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GASTON MAUGRAS
JOURNAL
D'UN ÉTUDIANT
(EDMOND GÉRAUD)
PENDANT LA RÉVOLUTION
1789-1793
NOUVELLE EDITION
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE 6*
I 9 I o
Tdits /iroîts réservés
JOURNAL D'UN ETUDIANT
PENDANT LA RÉVOLUTION
OUVRAGES DU MEME AUTEUR :
L'Abbé F. Galiani. Correspondance. (En collaboration avec Lucien
Perey.) Deux volumes.
(Ouvrage couronné par l'Académie française.)
La Jeunesse de Madame d'Ëpinay, d'après des lettres et des docu-
ments inédits. (En collaboration avec Lucien Perey.) Un volume.
(Ouvrage couronné far l'Académie française.)
Les Dernières Années, de Madame d'Ëpinay, d'après des lettres et
des documents inédits. (En collaboration avec Lucien Perey.) Un vol.
(Ouvrage couronné par l'Académie française.)
La Vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney. (En collabo-
ration avec Lucien Perey.) Un volume.
Voltaire et Jean-Jacques Rousseau. Un volume.
Trois mois à la cour de Frédéric. (Épuisé.) Un volume.
La Duchesse de Ghoiseul. (Épuisé.) Un volume.
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(Couronné par l'Académie française, prix Guizot.)
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Chartres. 2" édition. Un volume in-8» avec portrait i fr. 50
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14" édition. Un volume in-8» avec une héliogravure 7 fr. 50
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enfants et ses amis, g" édit. Un vol. in-8° avec un portrait. 7 fr. 50
La Marquise de Boufflers et son fils le chevalier de Boufflers.
• 5* édition. Un volume in-S" avec un portrait en héliogravure. 7 fr. 50
PARIS. TVP. PLON-NOURRIT ET C'«, 8, RUE GARANCIÈRB. — I3263.
GASTON MAUGRAS
JOURNAL
D'UN ÉTUDIANT
(EDMOND GÉRAUD)
PENDANT LA RÉVOLUTION
1789-1793
NOUVELLE EDITION
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE 6*
19 10
Tous droits réservés
î)6
Tous droits de reproduction et de traductio»
réservés pour tous paye.
PREFACE
L'ouvrage que nous mettons aujourd'hui sous
les yeux du public est extrait de la correspon-
dance d'un jeune étudiant de Paris avec sa
famille, de 1789 a 1792.
En réunissant ces documents nous n'avons
nullement eu la prétention d'écrire une histoire
de la Révolution et de composer un récit com-
plet et suivi des événements. Notre ambition a
été infiniment plus modeste.
Nous nous sommes borné à extraire des cor-
respondances que nous avions entre les mains
tout ce qui pouvait avoir quelque intérêt au point
de vue de l'histoire et des mœurs de l'époque,
tout ce qui pouvait contribuer à reconstituer la
vie quotidienne, non pas telle que nous nous la
figurons, mais telle qu'elle a existé dans la réalité.
Nous avons ajouté de brèves explications quand
le sujet nous a paru le mériter et nous avons
lï JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
relié les événements par quelques lignes d'un
court récit pour éviter l'obscurité qu'aurait pu
faire naître une correspondance forcément in-
complète et souvent interrompue.
Nous nous sommes imposé une extrême
réserve dans nos jugements et nos apprécia-
tions ; nous nous sommes presque toujours borné
au rôle de narrateur fidèle, exposant les idées
de notre héros et laissant à nos lecteurs, fort
bons juges en la matière, le soin de les approuver
ou de les blâmer.
Il ne faut chercher dans cette correspondance,
ni grandes vues politiques ni aperçus profonds
sur les hommes ou sur les événements, mais
c'est une peinture merveilleuse de la vie de tous
les jours, c'est un écho fidèle des impressions
de toute la classe bourgeoise, c'est un saisissant
tableau des petits faits de la Révolution, de
ces faits insaisissables, disparus sans laisser de
traces, mais qui n'en sont pas moins devenus
es facteurs essentiels des plus tragiques évé-
nements de l'histoire.
On voit dans ces lettres le mouvement révolu-
tionnaire se dessiner peu à peu, on voit les illu-
sions des uns, les intrigues des autres, on voit le
mal irréparable causé par l'émigration, on voit
Paris devenir le centre d'ardentes conspirations;
PENDANT LA RÉVOLUTION m
on comprend mieux comment les événements
se sont enchaînés, comment les menaces de la
contre- Révolution, la crainte de l'étranger, la
peur d'un retour à l'ancien Régime, le double
jeu de la Cour ont semé l'épouvante et insensi-
blement exaspéré et affolé les esprits; on
s'explique mieux comment à un attachement pas-
sionné pour le Roi, succède une haine irréconci-
liable, comment cette ère de fraternité et d'amour,
inaugurée avec un enthousiasme si sincère en
1789, finit par sombrer dans la haine et dans le
sang. Dans leur naïveté et leur simplicité ces
lettres éclairent d'un jour singulier bien des
événements qui nous paraissaient incompréhen-
sibles et inexplicables.
L'imagination, en effet, se refuse à com-
prendre comment tant de crimes ont pu être
commis sans soulever d'horreur toute la partie
saine, la partie honnête de la population, sans
qu'elle s'insurgeât et vînt à bout par la force
d'une bande d'égorgeurs.
L'explication devient plus simple quand on lit
notre correspondance.
On reste stupéfait de voir avec quelle rapidité
des gens de mœurs douces et d'une classe sociale
élevée, mais enthousiasmés de la Révolution et
de ses principes, se sont habitués aux pires
iV JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
excès, comment ils en sont arrivés à tout excu-
ser, à tout trouver légitime et à prendre de bonne
foi parti pour les bourreaux contre les victimes.
Mais on reste aussi frappé de la sincérité de
leurs convictions. Ils sont persuadés qu'ils rem-
plissent le devoir le plus strict; ils n'ont à la
bouche que les mots de justice, d'équité, de
droit. C'est au nom de ces grands principes
qu'ils vous égorgent, ou tout au moins assistent
impassibles à votre supplice.
Ces mêmes crimes qui, en temps ordinaire,
les révolteraient comme d'horribles assassinats,
leur paraissent tout simples, tout naturels, parce
que le bien général l'exige. Ils en arrivent à une
véritable inconscience, comme ces inquisiteurs,
qui, le cœur léger et sans remords, soumettaient
leurs victimes à d'effroyables tortures pour le
bien de leur âme, ou les brûlaient en grande
cérémonie pour l'édification publique et la plus
grande gloire de Dieu.
C'est un fanatisme d'un autre genre, et voilà
tout.
Eux aussi sont des illuminés et ils vivent dans
un rêve étrange. Eux aussi ils font intervenir
Dieu, la Providence, ils font appel àla protection
divine, ils se croient des justiciers. Ils se jugent
tous bons, vertueux, sensibles, ils ne parlent que
PENDANT LA RÉVOLUTION V
d'austérité, de pureté de mœurs, et leur unique
rêve est d'amener l'humanité à la perfection.
Il y a là un état d'âme bien singulier!
Nous avons fait d'assez nombreux emprunts à
un très curieux ouvrage paru il y a quelques
années et publié par M. Lockroy sous le titre de
Journal d'une bourgeoise pendant la Révolution.
Il nous a paru intéressant et infiniment probant
de rapprocher les opinions de deux personnes
d'âges bien différents, vivant dans des milieux
très distincts et cependant jugeant les événe-
ments dans des termes presque identiques.
Dans le Journal ditne bourgeoise le refrain ne
varie pas : l'ordre, la tranquillité, le calme le plus
complet régnent dans Paris; jamais on n'a vu
des mœurs plus douces, plus paisibles. On se
croirait transporté aux temps idylliques.
Notre étudiant donne une note exactement
semblable : le peuple est doux, paisible, ma-
gnanime, il n'aime que les plaisirs champêtres,
ces plaisirs qui remplissent le cœur de senti-
ments purs et élevés.
On s'attend, en lisant ces Mémoires intimes,
à la peinture d'une existence troublée, agitée, à
des appréhensions, à des alarmes continuelles.
Quelle erreur ! A en croire nos narrateurs,
jamais Paris n'a été plus tranquille. On ne
Vi JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
songe qu'à se régénérer, à se rendre digne du
beau titre de citoyen, à épurer ses mœurs, à
élever son âme vers l'Etre suprême, à chérir la
patrie, ce nom si doux qu'on vient de découvrir;
on ne songe qu'à imiter toutes les belles actions
de la Grèce et de Rome dont on a l'esprit encore
tout rempli; on ne songe qu'à acquérir toutes
les vertus. On veut devenir bon, honnête, ver-
tueux surtout; ce mot devient dans la langue du
peuple la synthèse de toutes ses aspirations. On
aime Robespierre parce qu'il est vertueux, on
aime Pétion parce qu'il est vertueux. Pour con-
quérir les faveurs populaires, avant tout il faut
être vertueux.
Dans les deux récits la note est identique, ils
se confirment et se complètent l'un l'autre, et il
y a là au point de vue de l'histoire un véritable
enseignement.
La correspondance dont nous nous sommes
servi possède encore à nos yeux un très grand
mérite : ce n'est pas un de ces pastiches plus
ou moins habiles, comme l'on en a tant fait
dans ces dernières années et dont le moindre
défaut est de présenter les événements suivant
le goût de l'auteur; ce n'est pas davantage une
réunion de pièces empruntées à des relations
officielles ou à des articles de journaux intéressés
PENDANT LA RÉVOLUTION vir
à travestir les événements ou à les défigurer
suivant les désirs et les passions des partis,
c'est l'œuvre honnête et spontanée d'un témoin
oculaire, d'un témoin dont la jeunesse suffit à
attester la sincérité et la bonne foi.
A ces divers titres, les documents dont nous
nous servons aujourd'hui nous ont paru mériter
de voir le jour.
Nous exprimons nos plus vifs remercîments à
Mme Jardel-Géraud qui a bien voulu, avec une
parfaite bonne grâce, nous confier toute la corres-
pondance de son père. Nous la prions d'agréer
l'hommage de cet ouvrage dont elle nous a fourni
tous les éléments essentiels et qui est pour elle
un véritable bien de famille.
LE
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
PENDANT LA RÉVOLUTION
CHAPITRE PREMIER
I 789- I 790
Sommaire : Voyage de Bordeaux à Paris. — Impressions de
route, — Installation à Paris. — Le Palais-Royal. — La
place Louis XV. — Le Garde-Meuble. — Les boulevards.
— Le Louvre. — Le Jardin des Tuileries. — Le jardin
du Luxembourg. — L'Opéra. — Le Théâtre-Italien. —
La Comédie-Française. — L'Assemblée nationale. — La
famille royale.
En décembre 1789,011 jeune homme d'une quinzaine
d'années faisait son entrée dans Paris, accompagné
de son précepteur. Ce jeune homme portait le nom
d'Edmond Géraud et appartenait à une famille de la
meilleure bourgeoisie de Bordeaux. Son père, riche
armateur, faisait le commerce avec l'étranger, et en
retirait d'honorables profits.
Edmond Géraud avait reçu une solide instruction,
il était nourri des classiques grecs, latins et français,
et son intelligence, d'une rare précocité, lui donnait
2 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
une valeur personnelle fort supérieure à son âge.
Enchantés des brillantes dispositions que montrait
leur fils et désireux de le mettre à même de les cul-
tiver, ses parents résolurent de l'envoyer passer quel-
ques années à Paris. Ils estimaient, non sans raison,
que les études sérieuses allaient seulement commencer
pour lui et que le véritable complément d'une éduca-
tion libérale ne pouvait se faire avec succès que dans
la capitale des lettres, des arts et des sciences, avec
les mille ressources intellectuelles qu'elle offrait à la
jeunesse et sous la direction des plus illustres profes-
seurs.
Edmond jusqu'alors n'avait jamais quitté le toit
paternel, si ce n'est pour faire de courtes villégia-
tures chez des amis et dans les environs de Bordeaux.
Quand ses parents se furent déterminés à se séparer
de lui, ils ne voulurent naturellement pas l'aban-
donner seul sur le pavé de la capitale; ils le con-
fièrent à un jeune médecin de vingt et quelques
années, M. Terrier, dont le caractère leur inspirait
toute sécurité, et qui devait, tout en surveillant et en
instruisant son élève, compléter lui-même ses études
de médecine et de chirurgie.
Après les événements si considérables qui venaient
de s'accomplir pendant l'année 1789, on peut aisé-
ment supposer combien la perspective d'assister dans
Paris même aux suites de la Révolution et aux modi-
fications si profondes qu'on pressentait devoir se
produire dans l'état social, devait enthousiasmer
deux jeunes provinciaux, passionnés comme tout le
monde à cette époque pour les idées nouvelles.
Les deux voyageurs, enchantés de leur sort, se
mettent en route au commencement de décembre.
Leurs moyen ne leur permettant pas de louer une
voiture pour eux seuls, ils prennent modestement
PENDANT LA RÉVOLUTION 3
la voiture commune, c'est-à-dire la diligence (i), con-
nue aussi sous le nom de « Turgotine » (2) ; comme
ils partent de la campagne de M. Géraud, située à
quelque distance de la ville, ils vont rejoindre la di-
ligence à Cubzac, où un premier malheur leur arrive.
En traversant la Dordogne, le batelier négligent
laisse tomber dans la rivière la valise qu'ils emportent
avec eux; on la rattrape à grand'peine; mais, hélas!
toute cette garde-robe si soignée, si bien préparée par
une mère vigilante, est grandement endommagée.
Pour comble d'infortune, Edmond, fort épris de pein-
ture, n'a eu garde d'oublier ses couleurs ; elles ont
fondu sous l'action des flots et tous ses effets ont
pris les teintes de l'arc-en-ciel. Bien loin de prendre
au tragique leur mésaventure, nos jeunes gens en
rient de bon cœur et n'en montent pas moins gaie-
ment dans l'intérieur de la voiture publique qui les
prend au passage. Ce qu'étaient ces véhicules de
l'époque, l'auteur de Paris en lySç va nous le dire :
a A certaines heures arrivent dans les quartiers du
centre les diligences, les carrosses, les carabas qui
viennent de province, lourds, massifs, énormes, lais-
sant apercevoir la silhouette des voyageurs entassés
dans les intérieurs trop étroits, avec leurs bâches
informes, leurs larges roues, leurs paniers attachés
par derrière et débordant de paquets, leurs sabots
rivés aux chaînes et sonnant la ferraille, avec les
essieux qui grincent, les soupentes qui gémissent, les
fers de roues qui sautent sur les pavés. Quatre ou six
chevaux blancs ou gris, la queue nouée, couverts de
harnais rapiécés, trottent pesamment, stimulés par
(i) La diligence coûtait seize sous par lieue. La chaise
de poste ou le cabriolet étaient beaucoup plus chers,
(2) La diligence fut ainsi nommée quand Turgot donna
aux Messageries du royaume un privilège exclusif.
4 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
les claquements répétés du fouet des postillons, en
gilet rouge, en veste galonnée d'argent, sautillant,
droits sur leur selle, dans leurs bottes bardées de
pièces de bois (i). »
Le passage de la diligence est effrayant : « Un
bruit tumultueux la précède et l'annonce, dit Mercier ;
si elle descend avec rapidité, elle risque de se ren-
verser. Quelquefois l'accident arrive, l'énorme car-
rosse tombe, et vous avez beau demander au directeur
le prix de vos bras et de vos jambes, il vous montre
froidement son privilège, et regarde votre personne
comme un ballot de plus, dont il ne doit pas sup-
porter les accidents, vu la loi éternelle du choc des
corps et celle des frottements. »
Mais qu'importent à la jeunesse la fatigue ou des
cahots plus ou moins fréquents ! Edmond Géraud et
Terrier n'en jouissent pas moins délicieusement de
leur liberté, du grand air, de tout ce qui frappe leurs
yeux, et les perspectives d'avenir qui s'ouvrent de-
vant eux ne leur paraissent pas moins séduisantes.
Pendant les rares arrêts de la voiture, ils ont encore
le temps de jeter un rapide coup d'œil sur les pro-
vinces qu'ils traversent.
a Les pays par où j'ai passé, dit Edmond, m'ont
fort étonné : j'ai aperçu, au sortir de Cubzac, un
ancien château de Renaud de Montauban; sur la
route j'ai vu aussi les ruines de plusieurs forteresses,
demeures des seigneurs du temps où le régime féodal
régnait en France.
a Nous avons eu le sort d'arriver dans les grandes
villes à nuit close. Nous nous levions toujours à
deux heures du matin, ainsi nous n'avons pu rien
voir que quelques villages où nous passions.
(i) Babeau, Paris en lySg.
PENDANT LA RÉVOLUTION 5
« Angoulême est fort bien située sur la crête d'une
montagne dont le pied est arrosé par la Charente ; la
ville domine sur une plaine immense. Le Poitou nous
a paru un pays assez pauvre. Poitiers répond à ses
environs; c'est une ville fort laide. J'y ai vu le poteau
qui marque la place oii Alaric fut tué par Clovis; les
plaines où Jean le Bon fut fait prisonnier par les
Anglais.
« La Touraine est appelée avec raison le jardin de
la France ; la Loire en arrose les campagnes, qui
offrent les aspects les plus diversifiés et les plus
agréables que l'on puisse imaginer, encore les avons-
nous traversées dans une saison qui ne leur était guère
favorable. Nous soupâmes à Tours ; ensuite nous
fûmes voir la ville ; il y a une superbe rue, fort
longue, où il y a des trottoirs, ainsi que sur le pont,
qui est très beau; mais l'hiver dernier les glaces en
abattirent cinq arches ; il y en avait douze ; on a
remplacé celles qui manquaient par un pont de
bois.
a Nous dînâmes à Blois; j'y vis la salle des Etats
sous Henri III et celle où fut poignardé le duc de
Guise.
« Le pont de Blois est encore plus beau que celui
de Tours. L'accent est en effet excellent dans cette
contrée, mais après les louanges qu'on m'avait faites
du langage, je fus fort étonné d'entendre plusieurs
barbarismes choquants ; il est vrai que c'était parmi
le menu peuple.
« Je ne te dirai rien d'Orléans, si ce n'est que je
fus voir la statue de la Pucelle, qui ne répond nulle-
ment à la renommée de Jeanne d'Arc. »
Fort heureusement nos voyageurs ont trouvé des
compagnons de route agréables : M. de Lostalot,
député par les communes du Béarn et qui porte à
6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Paris l'adhésion de sa province aux décrets de l'As-
semblée nationale; c'est un homme a plaisant, bon
patriote et plein d'esprit »; M. d'Argenton, « jeune
homme fort instruit et qui a beaucoup voyagé » ;
enfin un Parisien, M. Piaillé, « musicien plein de ta-
lent ». Dès le premier jour on a fait connaissance, on
s'est lié et le temps se passe le plus gaiement du
monde.
Malgré la saison avancée, ils sont si bien entassés
et si à l'étroit les uns contre les autres qu'ils ne
souffrent nullement du froid.
Enfin le 15 décembre, après six jours de route,
Edmond et Terrier arrivent sans encombre à Paris.
Aussitôt ils se mettent en quête d'un logement dans
le quartier oîi leurs travaux doivent les appeler le
plus fréquemment, c'est-à-dire dans le quartier latin.
Après quelques recherches, ils trouvent, rue Haute-
feuille, à l'hôtel de Touraine, un joli petit apparte-
ment bien aéré et qui paraît réunir toutes les condi-
tions désirables. Pour un louis par mois, on leur
loue une grande pièce à cheminée qui doit tenir lieu
de salon, une chambre à deux lits et un cabinet de
plus petites dimensions pour serrer le bois et se faire
coiffer, car la poudre est toujours en usage avec les
boucles et la queue (i).
Quant à leur nourriture, nos deux amis n'ont que
l'embarras du choix; on trouve dans le quartier un
grand nombre de tables d'hôte où, pour 28 sous ou
(i) « La rage de la frisure a gagné tous les états, dit
Mercier : garçons de boutiques, clercs de procureurs et de
notaires, domestiques, cuisiniers, marmitons, tous versent
à grands flots de la poudre sur leur tête, tous y ajustent
des toupets pointus, des boucles étagées. Douze cents per-
ruquiers emploient à peu près six mille garçons ; deux
mille chamberlans font en chambre le même métier; six
mille laquais n'ont guère que cet emploi. »
PENDANT LA RÉVOLUTION 7
47 SOUS par jour, on est relativement bien nourri (i).
Au bout de peu de jours ils se fatiguent du restau-
rant et se décident à manger chez eux.
« Nous vivons très à mon goût, mande Edmond à
sa famille; nous faisons apporter de chez un traiteur,
qui apprête assez bien et qui fait tout au beurre ;
notre ordinaire est excellent. Pour le vin, nous bu-
vons du bon Champagne qu'un chanoine de Sainte-
Geneviève nous a procuré ; il nous revient' un peu
cher, mais nous sommes sûrs qu'il n'est pas frelaté,
ce qui est bien rare à Paris. »
A peine arri\é, Edmond s'empresse naturellement
de tenir sa famille au courant de tout ce qu'il voit,
de tout ce qu'il entend, des moindres événements qui
lui arrivent; ses lettres avec leur enthousiasme juvé-
nile forment un tableau très saisissant non seulement
de l'aspect extérieur de Paris, mais aussi de son état
moral, et des passions politiques qui l'agitent.
La première lettre du jeune voyageur laisse éclater
tout à la fois et la joie naïve qu'il éprouve d'être
enfin dans la capitale et aussi une vague mélancolie
qu'il n'est pas le maître de dominer :
(( Enfin je suis à Paris ! Quel rêve pour moi ! Ce
départ m'avait si fort étourdi qu'aucun sentiment de
douleur ni de joie n'affectait mon âme... Pendant
la route il ne m'a pas été permis de faire la moindre
réflexion, tant de choses m'occupaient! Ah! que le
monde e.st grand! Arrivé à Paris, j'ai commencé à
m'apercevoir que je laissais ce que j'avais de plus
cher à cent trente lieues de moi; alors tout m'a paru
(i) Pour ce prix on avait pour déjeuner : une tasse de
café au lait avec un petit ])ain, un bon dîner avec dessert,
un souper avec viande froide, le vin compris. Les étu-
diants pouvaient trouver dans la Cité, pour dix sous, un
dîner composé de la soupe, du bouilli, d'une entrée, d'un
dessert et d'un demi- verre de vin. (BabE.\U, Paris en J/Sq.)
8 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
insipide et la douleur n'a pas tardé à s'emparer de
mon esprit, mais ma gaieté reviendra bientôt. D'ail-
leurs, je suis Gascon, et tu sais, comme disait
Henri IV à son jardinier, qu'ils prennent partout. »
Pendant les premiers temps de leur séjour, nos
jeunes gens ne songent qu'à visiter les principaux
monuments ainsi que les quartiers à la mode; leurs
lettres sont pleines de détails sur Paris.
Il ne faut pas perdre de vue que ces réflexions
sont l'œuvre d'un tout jeune homme; si elles sont
parfois un^^peu naïves, elles sont du moins empreintes
d'une grande sincérité et toutes spontanées. Quant à
l'emphase du style, elle est fort excusable, on sent
que l'écrivain vient de quitter les bancs du collège;
du reste ce tour pompeux qui nous surprend est de
mode à l'époque et se retrouve dans presque toutes
les correspondances du temps.
La première impression d'Edmond sur la capitale
est plutôt défavorable. Il visite d'abord le Luxem-
bourg, puis le Pont Neuf, qui est le centre du mou-
vement et de la circulation :
0 Le cheval d'Henri IV ne vaut pas celui de
Louis XV à Bordeaux, dit-il (i). La Samaritaine ne
répond pas à la grande idée que je m'en étais formée.
Les rues sont détestables, que les piétons y sont à
plaindre ! La malpropreté y est poussée au dernier
degré. Ne t'inquiète pas des voitures, j'y fais grande
attention, et puis le nombre n'en est pas aussi grand
qu'on pourrait l'imaginer.
(i) Le Pont Neuf, dit Mercier, est pour Paris ce que le
cœur est dans le corps humain. Tout le monde y passe :
pour rencontrer les personnes que l'on cherche, il suffit de
s'y promener une heure chaque jour. Les mouchard? char-
gés de retrouver les criminels s'installent sur le Pont Neuf
et quand, au bout de quelques jours, ils ne voient pas leur
homme, ils affirment hardiment qu'il n'est pas à Paris.
PENDANT LA RÉVOLUTION 9
« Paris, en général, ne m'a nullement frappé; je
m'attendais à beaucoup plus. Je crois que la Révolu-
tion l'a un peu changé; mais le peu d'effet qu'il a
produit sur mon esprit vient des idées exagérées que
l'on m'en avait faites. »
Mais à mesure qu'il pénètre dans les beaux quar-
tiers de la capitale, l'indifférence et le dédain du
jeune homme se change en une admiration sans
bornes. Aussitôt installé il se rend, ainsi que Terrier,
au Palais-Royal, que l'on appelle la capitale de Paris,
et dont la réputation de merveille, unique au monde,
a bien souvent troublé leurs rêves. Ils parcourent ce
magnifique jardin qui est devenu le rendez-vous des
élégants, des étrangers, des oisifs, depuis que pour
lui garder son cachet aristocratique, on en a interdit
l'entrée « aux soldats, aux gens de livrée, aux per-
sonnes en bonnet ou en veste, aux chiens et aux
ouvriers ». La beauté des bâtiments, la régularité et
l'élégance des arcades, la magnificence des boutiques
les frappent d'étonnement. Ils visitent ces galeries
élevées en 1784 et où sont réunies tout ce qui peut
séduire les yeux : pierres précieuses, bijoux artiste-
ment travaillés, montres admirables, étoffes étourdis-
santes, on trouve tout sous ces arcades où se pressent
les provinciaux et les étrangers : « Quelle opulence!
s'écrie Edmond, quelle richesse dans toutes ces bou-
tiques dont l'éclat fatigue les yeux éblouis! »
Ils entrent dans ces restaurants, dans ces cafés où
la foule se renouvelle sans cesse, dans ces petits
théâtres (i) qui attirent et amusent jes badauds, et
(i) II y a entre autres, le théâtre de Beaujolais, où des
enfants d'une douzaine d'années font des gestes sur la
scène pendant que d'autres chantent dans les coulisses; la
précision avec laquelle les gestes répondent aux paroles
fait une illusion complète. On n'a trouvé que ce moyen
lo JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
ils restent émerveillés de toutes ces attractions, de
toutes ces séductions si habilement réunies.
Les étrangers partageaient cet enthousiasme :
« Tout ce qu'on chercherait à Paris, on le trouve au
Palais-Royal, dit Karamsine ; on y pourrait passer sa
vie, la vie la plus longue, dans un enchantement per-
pétuel, et dire en mourant : « J'ai tout vu, tout
« connu. »
Le' lendemain, Edmond et Terrier visitent la place
Louis XV au milieu de laquelle s'élève une statue
équestre de ce roi, « mais celle-là encore ne vaut pas,
à beaucoup près, celle qui est à Bordeaux; la posture
du cheval n'est pas aussi vive, sa tête et tout son
corps sont froids ainsi que le cavalier ». La place est
magnifique : entourée de larges fossés, garnis sur
tout leur parcours de superbes balustres de pierre,
elle offre un aspect grandiose; à sa droite se trouve
le jardin des Tuileries, à sa gauche les Champs-Ely-
sées ; en face, en regardant la rue Royale, s'élèvent
deux magnifiques édifices construits par Gabriel. Ce-
lui de gauche renferme les joyaux de la Couronne et
est devenu un véritable palais des ?^lille et une nuits :
vases, bijoux, pierres précieuses, costumes, armes,
armures, tapisseries, c'est un amoncellement de ri-
chesses incalculables, de splendeurs inouïes (i).
« Nous allâmes voir mardi le garde-meuble, écrit
notre voyageur, l'un des établissements les plus cu-
rieux qui embellissent la capitale. L'extérieur et l'in-
térieur, tout annonce la magnificence.
d'éluder les réclamations de l'Académie royale de musique,
qui a le monopole du chant.
(0 Quelques années plu^ tard cette admirable collection
allait être pillée par des bandits et les trésors qu'elle ren-
fermait dispersés, presque tous perdus sans retour. II faut
lire dans les Joyaux de la Couronne, de M. Germain Bapst,
l'émouvant récit de ce vol prodigieux.
PENDANT LA RÉVOLUTION ii
« D'abord, au bas de l'escalier est un canon ancien
de près de six pieds. Il est tout chamarré d'argent et
très bien travaillé; la bouche en est très étroite, et il
paraît que dans ce temps-là l'on faisait les canons
très petits et l'on n'y mettait que des balles. Pendant
la Révolution, le peuple est venu faire une descente
dans cet endroit j^our avoir des armes ; outre beau-
coup de pièces curieuses, il a emporté un canon pareil
à celui dont je viens de te parler et l'on n'a pu
le retrouver malgré toutes les recherches que l'on a
faites.
« En entrant dans la première salle, notre attention
s'est d'abord fixée sur une rangée d'anciens fusils. La
plupart avaient quatre et même cinq canons qui par-
taient tous à la fois par la détente d'un seul chien.
J'ai remarqué surtout une couleuvrine de quinze
pieds de long; elle devait porter à une bien grande
distance !
« A côté de ces fusils est l'épée de parade
d'Henri IV; la poignée, d'argent doré, est garnie de
tous les portraits des rois ses prédécesseurs. Mais
auprès de cette épée de parade se trouve son épée de
bataille; celle-ci n'est pas aussi fragile : elle a deux
tranchants et une pointe, et derrière la lame est un
pistolet d'arçons.
« Nous avons admiré ensuite le travail de l'armure
de François I", pièce très curieuse : elle est d'acier;
l'on voit dessus des chasses à cerf, des batailles,
des danses, etc. Dans la même salle, il y a d'autres
armures, telles que celles de Philippe le Bel, du jeune
duc de Bourgogne; elles sont à peu près toutes sem-
blables à la première. Nous avons vu aussi un bou-
clier ancien trouvé- dans le Rhône : on y voit gravée
une bataille de cavalerie.
« Dans la seconde salle sont des tapisseries des Go-
13 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
belins, mais elles sont un peu passées et ont perdu
de leur prix.
a Dans la troisième l'on voit tous les présents que
les ambassadeurs étrangers donnaient au roi de
France. J'ai remarqué entre autres un vase et sa cu-
vette, le tout de diamants. J'en ai demandé le prix,
et l'on m'a dit que cela coûtait huit millions. »
La vue des joyaux de la Couronne, protégés par
de vastes vitrines, met le comble à l'admiration des
jeunes visiteurs, et ils quittent le garde-meuble abso-
lument émerveillés.
Prenant la rue Royale qui s'ouvre devant eux, nos
provinciaux s'engagent sur ces fameux boulevards
qu'ils ont hâte de connaître et qui, de la place
Louis XV, conduisent jusqu'aux ruines de la Bastille.
Au milieu est une large chaussée destinée aux voi-
tures ; sur chaque côté, une avenue de quatre rangées
d'arbres où se tiennent les gens à pied. Edmond et
Terrier ne rencontrent d'abord que des terrasses oii
les grilles des jardins qui entourent les magnifiques
hôtels de l'aristocratie. Bientôt la perspective s'égaye
et ils aperçoivent les bains Chinois avec leurs cloche-
tons, leurs lanternes, leurs pagodes, puis le pavillon
de Hanovre, l'hôtel du comte de Mercy-Argenteau,
les superbes jardins des hôtels de Saint-Farre,
d'Uzès, de Talaru, etc. Partout ils rencontrent des
marchands en grand nombre, partout ils trouvent
une animation extraordinaire. A partir de l'Ambigu
tous les phénomènes, toutes les monstruosités se don-
nent rendez-vous pour solliciter l'attention du public;
on n'entend que cris étranges, on ne voit que baraques
foraines; dans l'une, on montre des oiseaux qui por-
tent de l'eau ou des poissons qui prédisent le temps;
dans l'autre, un animal fantastique venu du centre
de l'Afrique, et qui n'est autre qu'un porc-épic; une
PENDANT LA RÉVOLUTION 13
troisième exhibe aux badauds enthousiasmés une Chi-
noise sans bras, qui écrit avec sa bouche et file avec
ses pieds !
Puis viennent les petits théâtres : les Délassements-
Comiques, le théâtre des Grands Danseurs du Roi,
le salon de Curtius (i), des charlatans avec leurs tré-
teaux, des joueurs de gobelets, etc. Puis les cafés-
concerts, le café Turc, le Wauxhall, à l'instar de
Londres (2), des restaurateurs, des pâtissiers, des
limonadiers ; enfin toutes les attractions sont réunies
dans cette partie des boulevards pour séduire le pu-
blic et le retenir.
« Les boulevards sont le plus beau quartier de
Paris, écrit Edmond ravi, l'art y est poussé au plus
haut degré de perfection en toutes choses. »
Une visite au Louvre plonge notre voyageur dans
une admiration profonde : « C'est un bâtiment su-
perbe, dit-il, je ne crois pas que rien puisse l'égaler
dans toute l'Europe. » C'est dans ce palais, où les
rois n'habitent plus depuis de longues années, que
sont installées l'Académie française, les académies
des belles-lettres, des sciences, de peinture et d'archi-
tecture, la Société Royale de médecine. Un grand
nombre d'artistes y ont leur logement et de vastes
salles sont mises à leur disposition pour y faire leurs
(i) Les figures en cire de Curtius étaient très célèbres et
très visitées; on y voyait les grands écrivains, les jolies
femmes et les voleurs fameux; on y voyait aussi la famille
royale assise à un banquet : » Entrez, entrez, messieurs,
criait-on à la porte, venez voir le grand couvert, c'est tout
comme à Versailles. » Curtius faisait quelquefois jusqu'à
cent écus par jour avec ses mannequins enluminés.
(2) C'était une salle de danse avec un grand jardin où se
réunissaient les plus jolies filles de Paris. Dans le jardin
il y avait un carrousel et des escarpolettes qui, grâce à
dheureux hasards, contribuaient singulièrement à l'agré-
ment des spectateurs.
14 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
cours. C'est dans une de ces salles qu'a lieu l'Expo-
sition de peinture.
En quittant le Louvre, nos jeunes gens se rendent
au jardin des Tuileries. A la vue de ces magnifiques
parterres, de ces larges bassins, de ces statues de
marbre, de ces vénérables marronniers qui déjà ont
vu passer sous leurs ombrages tant de générations,
leur enthousiasme redouble : « Il y a là les plus
belles allées que j'aie vues de ma vie », dit Edmond.
Ce jardin, dont l'entrée est interdite au peuple, est le
rendez-vous des bourgeoises honnêtes et des dames
de qualité : « Il a très bon genre, et l'on sait, en
entrant, qu'il est le refuge de la vertu. » Dans toutes
les allées, on rencontre des enfants qui y prennent
leurs joyeux ébats. Sur la terrasse du bord de l'eau,
les Suisses, gardes du jardin, ont établi de petites
guinguettes où l'on peut venir se rafraîchir. Ce qui
frappe le plus nos visiteurs, « c'est la vue que l'on
découvre depuis le perron du Louvre : de là, l'oeil,
perçant sous une sombre allée, aperçoit la statue de
Louis, et dans le lointain une chemin terminé par
une barrière et borné des deux côtés par les Champs-
Elysées j).
Il y avait un autre jardin ouvert au public qui fai-
sait les délices du jeune étudiant et de son précep-
teur, c'était celui du Luxembourg; situé près de leur
domicile, ils s'y rendaient fréquemment pour y res-
pirer plus à l'aise : o Pour moi, dit Edmond, ce
jardin est la plus jolie promenade de Paris ; je me
figure, quand j'y suis, être dans ces Champs-Elysées
dont parlent les poètes. » D'admirables quinconces,
des bassins, des parterres dessinés avec goût con-
tribuaient en effet à l'agrément de cette promenade;
elle avait encore une charme de plus, elle était peu
fréquentée ; on n'y rencontrait que quelques vieux mi-
PENDANT LA RÉVOLUTION 15
litaires, des abbés, quelques étudiants, et l'on y pou-
vait trouver, aves les agréments de la nature, le
calme et la tranquillité. Edmond et Terrier y venaient
souvent, un livre à la main, se reposer pendant des
heures, ou discuter, tout en se promenant paisible-
ment, les questions philosophiques qui souvent fai-
saient l'objet de leurs conversations.
Nous ne suivrons pas plus longtemps nos voya-
geurs à travers leurs pérégrinations dans Paris, et
nous les laisserons achever peu à peu et à leur loisir
la visite des principaux monuments et des plus riches
quartiers de la capitale.
Un de leurs premiers soins, dès qu'ils furent habi-
tués à leur nouvelle existence, fut de fréquenter les
grands théâtres. L'Opéra les attira tout d'abord.
Depuis l'incendie de 1781, qui avait dévoré la
salle située rue Saint-Honoré, on avait élevé sur les
boulevards un Opéra provisoire, qui devint plus tard
la Porte-Saint-IMartin (i). La salle était spacieuse
et il y avait quatre rangs de loges superbement
ornées.
Les étrangers ne pouvaient se lasser d'admirer ces
décors remarquables d'éclat et de vérité, cette figu-
ration immense avec ses riches costumes, et par-
dessus tout ces ballets incomparables qui vous trans-
portaient dans le monde des rêves (2). a Qui va à
Paris sans voir l'Opéra, écrit Karamsine, est comme
celui qui va à Rome sans voir le pape (3). »
a J'ai été à l'Opéra avec des billets d'auteurs, dit
(i) Cette salle fut construite en soixante-quinze jours.
(2) L'orchestre, avec ses trente violons, ses six altos, ses
douze violoncelles, ses quatre contrebasses, ses six bassons
et sa masse d'instruments à vent, était merveilleux et jouis-
sait d'une réiiutntion européenne.
(3) Le beau jour de l'Opéra était le vendredi; ce soir-là
la salle étincelait littéralement.
i6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Edmond. Quel ensemble! quelle réunion de talents!
soit dans la musique, les machines, les acteurs sur-
tout ! L'esprit est plongé dans une illusion complète.
On donnait un nouvel opéra pour la première fois :
Nephté, reine d'Egypie. J'y vis jouer les plus fameux
acteurs. Il y eut un ballet à la suite, où Vestris (i) et
Gardel (2) dansèrent; je me perdrais dans de vaines
descriptions pour dépeindre l'enthousiasme et le
charme où tous les deux me plongèrent.
a J'ai été aussi aux Italiens, où j'éprouvai, mais
dans un autre genre, le même plaisir qu'à l'Opéra (3).
Nous avons vu jouer Mme Dugazon. Suivant moi, elle
a le jeu dans son genre aussi bon que Mlle Sainval ;
elle remplissait le rôle de la femme de Barbe-Bleue
dans une pièce ainsi nommée. Ce Barbe-Bleu est le
conte suivi de point en point. Mme Dugazon est d'un
naturel et d'une naïveté qui enchantent.
« Voilà jusqu'à présent où se sont bornées mes
courses dramatiques, mais j'ai vainement cherché la
(i) Vestris était le fils naturel du danseur Vestris, qui
s'intitulait lui-même « le diou de la danse », et de Mlle Al-
lard ; on l'avait surnommé Vestrallard en raison de cette
origine. Le danseur Dauberval, qui avait eu également les
bonnes grâces de Mlle AUard, dit un jour un mot assez
plaisant. Des coulisses il assistait aux débuts du jeune
Vestris, et émerveillé, il s'écria : <( Quel malheur ! C'est
le fils de Vestris et ce n'est pas le mien ! Hélas ! je ne l'ai
manqué que d'un quart d'heure ! »
« Vestris, dit Karamsine, était semblable à Sirius au mi-
lieu des étoiles; son âme était dans ses jambes; d'un autre
côté, la flamme de sa physionomie en faisait un Cicéron
dans son genre. »
(2) Gardel était superbe dans la pantomime tragique.
(3) La salle du Théâtre-Italien avait été construite en
1783 sur les terrains appartenant au duc de Choiseul. Pour
donner satisfaction à la vanité des comédiens qui ne vou-
laient pas être confondus avec les petits comédiens des
boulevards du Temple, on avait construit la façade tour-
nant le dos au boulevard.
PENDANT LA RKVOLUTION 17
belle façade de la Comédie de Bordeaux. Où sont,
disais-je en moi-même, ces belles colonnades élevées
avec tant de hardiesse? Hélas! ici, combien peu le
dehors répond au dedans ! »
Après avoir visité l'Opéra et les Italiens, nos jeunes
gens s'empressent d'aller entendre ces comédiens
français dont la réputation est universelle : « Qui
n'a pas vu la comédie à Paris, écrit Von Vizine, n'a
pas l'idée de la comédie, et celui qui l'a vue n'ira
plus volontiers la voir ailleurs. »
Le Théâtre-Français est situé, depuis 1782, à
rOdéon ; la façade, ornée de colonnades, est majes-
tueuse; la salle, très vaste, est décorée avec simpli-
cité et contient sept rangs de loges .
a J'ai été, il y a quelques jours, voir jouer Médée
aux Français, mande Edmond ; la salle est fort élé-
gante, très jolie et surtout très commode; les décora-
tions m'ont paru peintes avec le plus grand goût;
elle est, au reste, assez petite, mais sonore; je crois
qu'on voit et qu'on entend bien de tous côtés. J'ai vu
jouer le rôle de Médée par Mlle Raucourt (r); elle
m'a fait beaucoup d'impression, elle m'a même ému
au dernier point; je me surpris à pleurer; mon illu-
(i) C'était une des plus célèbres actrices des Français :
<( Ses débuts plongèrent Paris dans une véritable ivresse.
La jeune femme était à peine âgée de dix-sept ans, grande,
bien faite, de la figure la plus intéressante ; son jeu plein
de noblesse et d'intelligence souleva des applaudissements
frénétiques ; le public riait et pleurait tout à la fois, enfin
le délire devint tel que les gens s'embrassaient sans se
connaître. Aux représentations suivantes les transports ne
firent qu'augmenter. Quand la débutante devait paraître,
les portes de la Comédie étaient assiégées dès le matin :
on s'y étouffait, les domestiques qu'on envoyait retenir des
places couraient risque de la vie, on en emportait chaque
fois plusieurs sans connaissance, et l'on prétend qu'il en
est mort des suites de leur intrépidité. » (GRLMM, Corres-p.
littér.)
i8 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
sion a été complète. Qu'elle remplissait bien par la
vivacité de son jeu le précepte que donne Horace
dans son Art -poétique :
Meàea sit invicta feroxque.
(Que Médée soit inexorable et féroce.)
a II se peut que Mlle Raucourt ne joue pas
aussi bien dans d'autres rôles tragiques, mais elle
est faite pour jouer celui de Médée. Son port, sa
voix, son visage, expriment parfaitement les fureurs
de cette magicienne. Elle excita, ce soir-là, la plus
grande émotion dans tous les cœurs et fut très
applaudie.
« Je la vis jouer ensuite dans une comédie, ce qui
me surprit beaucoup ; ce n'était plus la même per-
sonne, ce n'était plus cette Médée invicta et ferox,
c'était une bonne femme, gaie, contente; elle attira
encore tous les suffrages dans ce nouveau rôle. Com-
ment, m'écriai-je, peut-on exceller dans deux genres
si différents? Je l'avais vu faire à M. Larive (i), à
Bordeaux, mais je croyais qu'il était le seul. J'ad-
mirai aussi le jeu facile et le grand usage de la scène
de Mlle Comtat. J'ai oublié de te parler de la belle
déclamation de MM. Saint-Phalle et Vanhove.
Quoique les vers de Médée soient en général durs,
de difficile prononciation et quelquefois prosaïques,
ils paraissaient sonores et pleins d'harmonie dans leurs
bouches. »
Edmond retourne fréquemment aux Français, et il
est assez heureux pour revoir Larive. Le célèbre
(i) Larive (Jean ]\Iauduit de) (1749-1827) possédait une
demeure somptueuse : « Il y recevait avec beaucoup de
dignité dans une vaste pièce où son lit était dressé sous
une tente que décoraient les portraits de Gengiskan, de
Bayard, de Tancrède, de Spartacus et de beaucoup d'autres,
qui tous lui ressemblaient. » {Souvenirs d^un sexagénaire.)
PENDANT LA RÉVOLUTION 19
comédien avait abandonné la scène depuis long-
temps; en 1790, il ne consentit à remonter sur le
théâtre que sur les sollicitations instantes de l'abbé
Gouttes, président de l'Assemblée nationale. L'abbé,
ancien vicaire au Gros-Caillou, où Larive habitait,
était resté dans les meilleurs termes avec son parois-
sien; il lui montra sa rentrée comme un acte de
civisme, qui pourrait arrêter la décadence du théâtre
dont on accusait le nouvel état de choses. Le jour
de la première représentation de Larive, l'abbé se
fit remplacer comme président de l'Assemblée pour
pouvoir applaudir son protégé.
Edmond écrit à son père :
« Papa,
« J'ai vu avec un plaisir infini M. Larive dans une
superbe tragédie de Racine : Andromaque. Quel
homme ! avec quelle ardeur et quelle énergie il rend
les superbes morceaux dont cette tragédie est pleine !
Il remplissait le rôle d'Oreste et Mlle Sainval celui
d'Hermione. Celle-ci met aussi bien de l'expression
dans sa déclamation. Qu'elle rendit bien ce morceau
quand Pyrrhus vient lui faire l'aveu de sa passion
pour Andromaque et qu'elle lui répond avec une
ironie si bien marquée :
Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice,
J'aime à voir que, du moins, vous vous rendez justice.
« Laisse-moi te donner un exemple du feu que
mettait M. Larive; lorsque Hermione l'a abandonné,
et que Pilade lui a dit qu'elle s'est tuée, il s'écrie,
agité par les Furies :
Quels longs ruisseaux de sang coulent autour de moi !
« En prononçant ces vers il trépignait des pieds
20 JOURNAL D^UN ÉTUDIANT
comme pour s'écarter de ce sang dont il se croyait
entouré. »
Un des plus ardents désirs de nos jeunes gens était
d'assister à une séance de l'Assemblée nationale.
Enfin leurs vœux sont comblés, et ils peuvent péné-
trer dans l'enceinte sacrée. Ils s'y rendent non sans
émotion, bien convaincus qu'ils vont être saisis d'ad-
miration et rapporter de cette visite des impressions
profondes. Hélas! leurs illusions sont fortement dé-
çues et Edmond l'avoue assez ingénument :
a Passons à l'Assemblée nationale. Bon Dieu!
quelle idée on s'en fait en province ! L'on croit qu'en
la voyant on doit être frappé de respect et de vénéra-
tion, on se figure une assemblée auguste, tranquille,
dont le seul aspect inspire et l'étonnement, et l'admi-
ration. Elle n'est rien moins que cela ; figure-toi
plutôt une troupe de personnes assises çà et là, car
rarement ces messieurs y sont tous, agités de diffé-
rentes passions, de diverses opinions, n'écoutant point
l'orateur qui a obtenu la parole avec beaucoup de
peine, et le laissant pérorer tout à son aise, se parlant
entre eux avec beaucoup de feu, souvent ne s'enten-
dant pas, étourdis par une grosse cloche que M. le
président a toujours en main pour faire cesser le
bruit, qu'il semble se délecter à augmenter. Crois-tu
que quelqu'un qui veut se faire écouter par une 'troupe
si tumultueuse a besoin de bon organe ! »
La famille royale, qu'ils sont admis un dimanche à
contempler, ne leur laisse pas non plus une impres-
sion bien favorable :
« J'ai vu toute la famille royale à différentes re-
prises; la reme n'est pas fort jolie, elle n'a que la
taille de belle, mais elle possède un air noble et
majestueux ; le roi, cahin-caha. Ce qui m'a fait rire,
c'est de voir ces dames d'honneur avec leurs vastes
PENDANT LA RÉVOLUTION 21
paniers qui s'entre-choquent sans cesse (i); elles sont
obligées, au sortir de la messe du roi, de marcher par
côté au milieu du passage que les Suisses s'efforcent
de faire faire au peuple, qui toujours s'écrase pour
voir le trois-quart, quelquefois le profil de Sa Ma-
jesté. »
(0 Mercier prétend que les paniers furent inventes pour
dérober aux yeux du public des grossesses illégitimes et
les masquer jusqu'au dernier instant.
CHAPITRE II
1790
Sommaire : Les cours du Collège de France. — L'Hôtel-
Dieu. — Exécution du marquis de Favras. — Les frères
Agasse. — Tranquillité de la capitale. — Le roi à l'As-
semblée nationale. — Le serment civique.
Edmond n'était pas uniquement à Paris pour se
promener, visiter les monuments et les théâtres, sa
famille lui rappelait doucement qu'il devait songer à
ses études, et qu'après ces premiers temps consacrés
au plaisir, il était urgent de s'organiser pour le tra-
vail. Repasser tous les bons auteurs latins, étudier
la logique et les mathématiques, tel était le pro-
gramme que M. Géraud lui traçait; il l'engageait
également à prendre des professeurs de dessin,
d'armes, de danse et de déclamation, enfin à com-
pléter de toutes taçons son éducation.
C'étaient des gens excellents que les Géraud ; de
moeurs austères et d'une honorabilité incontestée, ils
jouissaient de la plus grande considération. Ils
avaient deux fils, Edmond et John, qu'ils avaient
élevés dans les meilleurs principes et sur lesquels
s'étaient concentrées toute leur tendresse et toutes
leurs espérances. John, d'un an plus jeune que son
frère, était resté près d'eux et leur plus vive sollici-
tude se reportait naturellement sur le fils absent.
M. Géraud traite Edmond avec une grande douceur
et l'affection la mieux entendue : « Je ne suis pas
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 23
seulement ton père, lui écrit-il, je suis surtout ton
ami », et il le lui prouve de mille manières. Il
n'exerce sur lui aucune pression ; il se borne à le
guider, à le diriger; il cherche à le faire profiter de
son expérience, mais il ne lui impose pour son avenir
aucune de ses propres idées.
Mme Géraud était la plus tendre des mères, ses
lettres sont des modèles d'affection maternelle et de
bonté. Elle adore ce fils qui vit si loin d'elle; c'est
avec une touchante sollicitude qu'elle s'inquiète de
son bien-être physique et moral. Sans cesse elle lui
envoie du linge, du chocolat, du sucre, des vêtements,
des bas de soie a pour danser », enfin les milles petits
riens qu'elle suppose pouvoir lui être utiles ou
agréables et que devine si bien un cœur de mère. Elle
se préoccupe aussi du salut de son âme; elle lui
recommande souvent de ne pas négliger, au milieu
du tourbillon dans lequel il vit, celui qui a est la
source de toutes les vertus et la cause première de
toutes choses »; elle l'exhorte à remplir exactement
les devoirs de la religion réformée à laquelle il appar-
tient.
La réponse du jeune homme est bien dans le ton de
l'époque :
« Je suis très persuadé, maman, de la vérité de
tout ce que tu me dis sur ma religion, aussi je ne
manque jamais de prier l'Etre suprême soir et matin;
je m'élève en esprit jusqu'à lui, autant que la gros-
sièreté de mon âme peut me le permettre. J'ai apporté
de Bordeaux un livre de prières que je laisse de
côté, tant je le trouve insipide. Je voudrais bien savoir
qui fut le premier après Jésus-Christ qui composa des
prières pour son prochain; voilà qui m'a paru de
tout temps fort ridicule. Personne ne peut mieux
savoir que moi où le soulier me blesse... »
24 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Mme Géraud insiste encore auprès de son fils pour
qu'il fréquente les dimanches l'hôtel de Hollande,
car l'exercice du culte étant interdit aux réformés,
ils ne peuvent assister aux offices que dans les hôtels
des ambassadeurs de leur religion.
Edmond s'empressa de se conformer aux désirs
paternels; il put bientôt annoncer qu'il traduisait les
Odes d'Horace, les Discours de Tacite et de Tite-
Live, et qu'il travaillait très sérieusement les mathé-
matiques. De plus, il suivait trois fois par semaine
au Collège de France les cours qui rentraient le
mieux dans le cadre de ses travaux.
Le Collège de France, fondé par François F'' sous
le nom de Collège Royal, avait été reconstruit en
entier sous Louis XVI sur les plans de Chalgrin.
Vingt professeurs, choisis parmi les plus éminents,
y enseignaient la littérature, les sciences, le droit,
l'histoire, la morale, les langues orientales et clas-
siques. Delille y professait la poésie, Lalande l'astro-
nomie, Daubenton la physique expérimentale, Four-
croy la chimie, etc., etc.
Notre jeune étudiant suivait particulièrement les
cours de M]\I. Sélis et Gournand :
« \l. Sélis est très érudit, dit-il, et possède des
connaissances profondes sur la littérature, jamais je
n'ai vu d'homme dont le visage exprimât mieux les
sentiments dont son cœur est agité. » Il lisait à ses
auditeurs VOdyssée et leur traduisait les fables de
Phèdre.
M. Gournand avait pris pour texte de ses confé-
rences le Contrat social :
« Outre ]\I. Sélis, écrit Edmond, je suis depuis
quelque temps, au Collège de France, les cours de
M. Gournand, autre professeur d'éloquence : il com-
mente le Contrat social de ].-). Rousseau. Tout le
PENDANT LA RÉVOLUTION 25
monde s'accorde à dire qu'il a de très bonnes ré-
flexions. Quoiqu'il soit ecclésiastique, il est partisan
zélé de la Révolution ; il n'a rien à perdre à la vérité,
aussi nous démontre-t-il avec force comment tout
ce qu'a prédit Jean-Jacques ne pouvait manquer d'ar-
river; il nous dévoile tous les biens à venir qui éma-
neront de la nouvelle Constitution; il nous met sans
cesse sous les yeux les Droits de Vhomme; il tonne
avec éclat sur tout le haut clergé, il lance des bro-
cards amers et satiriques sur les moines et sur la
Sorbonne. L'on a observé que dans toutes ses leçons,
il en revient toujours au mariage des prêtres et
qu'alors sa verve s'échauffe singulièrement; le bruit
court qu'il a depuis longtemps en vue quelque Dul-
cinée du Toboso. »
Edmond prenait encore deux fois par semaine, le
mardi et le vendredi, des leçons de dessin à l'Aca-
démie de peinture, qui se trouvait dans son voisinage :
a L'Académie de dessin est dirigée par MM. Ba-
chelier, peintre du roi, Godefroi, Macharty et Huet.
Nous sommes huit cents; je concours au premier prix
de l'année prochaine.
« Nous avons écrit une lettre à M. de Bailly et à
M. de La Fayette pour les prier de permettre que
leurs bustes soient placés dans l'Académie au milieu
de la principale salle. Ils nous l'ont accordé. »
Le concours auquel Edmond fait allusion durait
la plus grande partie de l'année :
a Nous concourons pendant six mois à l'Académie
de dessin. L'on change nos modèles de deux jours en
deux jours. Nous traitons tous le même sujet, c'est-à-
dire tous ceux qui peuvent concourir, car de huit
cents que nous sommes, il n'y en a que deux cents qui
en soient capables. Ce que je trouve de désagréable,
c'est que l'on garde tous les dessins que nous faisons;
26 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
on les encadre et ils sont exposés dans les salles
de l'Académie jusqu'à ce que l'on distribue les prix.
Je ne sais ce qu'ils deviennent ensuite : sans doute
qu'après avoir été longtemps un objet de gloire et
d'admiration, ils retombent dans le néant et servent
à chauffer notre vieux concierge, qui a la goutte. J'ai
remarqué qu'il les regardait avec des yeux avides et
qu'il semblait leur dire : Vaines images, vous rentre-
rez dans la poussière, mon feu vous consumera. »
Il était aussi convenu qu'au printemps le jeune
homme assisterait à des cours de chimie et de bota-
nique :
a Nous nous préparons, dit-il, à un cours de chimie
que l'éloquent Fourcroy va ouvrir au commencement
de mai. Sa facilité à manier la parole le rend un des
plus fermes appuis de la nouvelle théorie. MM. La-
voisier et BerthoUet font les découvertes et lui les
fait valoir dans ses leçons; aussi l'appelle-t-on le
trompette de Lavoisier. »
Edmond nous raconte lui-même l'emploi de sa
journée :
a A six ou sept heures nous sommes sur pied.
M. Terrier pour aller à l'hôpital, et moi pour tra-
vailler la leçon de mathématiques qu'il m'a donnée
la veille. II revient à huit heures les poches pleines
de quelque chose de bon pour déjeuner; alors, quit-
tant l'ouvrage, je me mets à jouer des dents. Cette
belle occupation finie, M. Terrier me donne une leçon
de mathématiques jusqu'à dix heures; il part pour
l'Hôtel-Dieu et j'analyse ce qu'il m'a expliqué jus-
qu'à onze heures. Je vais alors au Collège de France,
à la classe de M. Sélis. Toutes les fois que je l'en-
tends, il me semble écouter Ulysse haranguant les
Grecs; c'est auprès de lui qu'on peut à la fois se
former le goût, l'accent et le style.
PENDANT LA RÉVOLUTION 27
« Sa leçon finie, je retourne à la maison et j'étudie
les mathématiques jusqu'à midi. M. Terrier, revenu
alors de l'Hôtel-Dieu, corrige mon analyse; à deux
heures on apporte le dîner, sur lequel nous nous
jetons comme firent jadis les inciviles Harpies sur le
repas du pauvre Enée. Nous partons vers la prome-
nade, qui est ordinairement le Luxembourg. Notre
course finit à quatre heures. Une fois rentrés, nous
rallumons le feu et travaillons jusqu'à huit heures.
Je repasse Horace et Tacite. Nous soupons légère-
ment et nous nous couchons. Les jours où M. Sélis
ne donne pas de classe, le mardi et le vendredi,
je vais à l'Académie Royale de dessin qui est gra-
tuite. »
M. Terrier, de son côté, ne se bornait pas à complé-
ter l'éducation de l'élève qui lui avait été confié, il se
rendait chaque matin à la Faculté de ]\Iédecine et de
là à l'Hôtel-Dieu pour achever ses études.
La Faculté de médecine remontait au moyen âge;
ses cours avaient lieu dans un grand amphithéâtre
construit en 1744 près de l'Hôtel-Dieu (i).
Les détails que Terrier nous donne sur l'Hôtel-
Dieu font frémir d'horreur. Le spectacle qu'offre cet
hôpital est réellement déchirant, même pour un mé-
decin habitué à contempler toutes les misères, à voir
de sang-froid les plus navrantes douleurs.
Il n'y a pas plus de mille lits, dont six cents
grands et quatre cents petits, et souvent le nombre
des malades dépasse dix mille. On couche quatre,
cinq, six et jusqu'à dix dans le même lit (2). Ma-
lades, mourants, convalescents, morts, tout est mé-
(i) Le titre de docteur coûtait six mille livres.
(2) Les malades étaient entre-croisés comme le sont les
poissons dans les boîtes de conserve. L")ans les moments
d'épidémie on plaçait les malades jusque sur les ciels de lit.
28 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
langé. Les salles sont étroites, basses, c'est à peine si
l'air et la lumière y peuvent pénétrer.
Les convalescents sont forcés de sortir les jambes
nues, été comme hiver, pour respirer l'air extérieur
sur le pont Saint-Charles; il y a pour les convales-
centes une salle au troisième étage, à laquelle on ne
peut parvenir qu'en traversant la salle où sont les
petites véroles. La salle des fous est contiguë à celle
des malheureux qui ont souffert les plus cruelles
opérations, et ces derniers ne peuvent espérer de
repos dans le voisinage de ces insensés, dont les cris
frénétiques se font entendre jour et nuit. On ne tient
nul compte des maladies contagieuses; des galeux,
des varioleux, sont placés dans les mêmes salles, que
dis-je, dans les mêmes lits que des blessés ou des
fiévreux.
La salle des opérations où l'on trépane, où l'on
taille, où l'on ampute les membres, contient égale-
ment et ceux que l'on opère, et ceux qui doivent être
opérés, et ceux qui le sont déjà. Les opérations s'y
font au milieu de la salle même; on y voit ces pré-
paratifs de supplices, on y entend les cris du sup-
plicié; celui qui doit l'être le lendemain a devant lui
le tableau de ses souffrances futures, celui qui a
passé par cette terrible épreuve voit encore, au milieu
des transports de la fièvre, se dresser devant lui le
spectre de ses souffrances passées. Et qu'importa,
du reste! Tout blessé qui entre à l'hôpital, tout mal-
heureux qui s'y fait opérer, n'est-il pas d'avance con-
damné à une mort certaine? Personne n'en réchappe,
et la plaie la plus légère, dans cette atmosphère pu-
tride, vous conduit fatalement à votre demeure der-
nière.
On a calculé que de tous les infortunés qui vien-
nent chercher à l'hôpital la guérison de leurs maux,
PENDANT LA RÉVOLUTION 29
un cinquième au moins succombe. Voilà ce qu'est
l'Hôtel-Dieu de Paris avant 1789 (i).
Le peuple accepte avec résignation le sort auquel
il est destiné et qu'il n'ignore pas : a J'irai à l'hôpi-
tal, dit le pauvre, philosophiquement; mon père y
est mort, j'y mourrai aussi. »
Ces crimes de lèse-humanité révoltaient bien des
esprits : a Cruelle charité que celle de nos hôpitaux,
s'écrie Mercier. JMort cent fois plus triste et plus
affreuse que celle que l'indigent recevrait sous son
toit, abandonné à lui-même et à la nature! L'Hôtel-
Dieu, la maison de Dieu ! Et on ose l'appeler ainsi ! »
Depuis qu'il était à Paris, Edmond, en assistant
aux événements qui se déroulaient sous ses yeux, se
passionnait pour la politique. Ses impressions sont
fort curieuses et intéressantes, parce qu'elles donnent
la note de l'opinion de la bourgeoisie aisée dans la-
quelle il avait été élevé et dans laquelle il vivait. Ses
parents jouissaient d'une très jolie fortune sans la-
quelle ils n'auraient pu lui faire donner une éduca-
tion aussi soignée, et ils appartenaient à la classe
élevée dans la ville de Bordeaux : évidemment ce
n'était pas l'aristocratie, mais c'était la meilleure
bourgeoisie. Leurs impressions, les impressions de
leur fils sont donc l'écho très fi.dèle des idées de
toute une classe et d'une classe de gens paisibles,
vertueux, éminemment honorables, qui n'ont rien à
gagner au désordre, qui par principe, par tempéra-
ment et par intérêt, doivent être attachés à l'ordre
existant et en souhaiter le maintien. Les appréciations
(i) C'est pendant la Révolution et surtout après 1801 que
des changements considérables furent apportés dans l'orga-
nisation de l'Hôtel-Dieu. Les aliénés furent évacués sur
Charenton, la Salpêtrière et Bicêtre, et l'on créa des hôpi-
taux spéciaux pour les femmes en couches, les enfants ma-
lades, etc.
30 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
que nous relèv^erons dans leurs correspondances au
cours de ce récit vont donc beaucoup plus loin que
de simples appréciations personnelles; elles pren-
nent une valeur beaucoup plus large. Elles nous
montrent les modifications successives qui se sont
produites dans les esprits, et comment des gens de
moeurs douces et pures en sont arrivés à porter sur
les hommes et les événements des jugements qui nous
paraissent aujourd'hui absolument stupéfiants.
Au mois de janvier 1790 la situation politique
commence à s'aggraver singulièrement : la noblesse,
peu satisfaite de la perte de ses privilèges, n'a plus
qu'une idée : la contre-Révolution. Elle soulève des
séditions et fomente des complots qui, presque tous,
ont pour but d'enlever le roi de Paris pour lui rendre
sa liberté. Une des plus célèbres de ces conspirations
fut celle préparée par le marquis de Favras. Son but,
disait-on, était d'assassiner Bailly et La Fayette;
douze cents chevaux étaient prêts à Versailles pour
enlever le roi ; une armée composée de Suisses et de
Piémontais devait marcher sur Paris. Monsieur, frère
du roi, passait pour être l'instigateur du complot; il
eut beaucoup de peine à se disculper (i) et ne fit
rien pour sauver son complice. Favras fut livré au
Châtelet.
Un autre membre de la noblesse se trouvait à ce
moment déféré au même tribunal, le marquis de
Besenval, qui avait fait tirer sur la foule le 14 juillet
1789, lors de la prise de la Bastille. Il fallait une
victime au peuple : Besenval fut absous et Favras
condamné. Son exécution fut marquée par des scènes
(i) Monsieur, informé des bruits qui couraient sur sa
participation, se rendit à l'Hôtel de Ville, au sein de l'As-
semblée de la Commune, pour protester contre de telles
imputations.
PENDANT LA RÉVOLUTION 31
scandaleuses. Arrivé sur la place de Grève, l'infor-
tuné demanda à être conduit à l'Hôtel de Ville
pour y donner des explications. Là, il dicta son tes-
tament où il affirma mourir innocent, mais il eut
soin de ne compromettre personne. Sa déclaration fut
très longue et dura jusqu'à la nuit. Cependant la
foule, qui, depuis huit heures du matin, attendait
sa victime, s'indignait du retard. C'est que ce n'était
pas un spectacle ordinaire! Pour la première fois, on
allait voir l'égalité dans les supplices, pour la pre-
mière fois, on allait voir un noble, un marquis, mon-
ter au fatal gibet comme un vil roturier ! Lorsque
enfin Favras parut, un cri de joie et de haine s'éleva
de la multitude, mais à la lueur des torches qui illu-
minaient cette sinistre scène, tout le monde put voir
le front calme et la contenance assurée du condamné.
La populace montra une joie féroce : reproches, in-
jures, railleries, rien ne fut épargné au malheureux.
Le prêtre qui l'accompagnait s'évanouit. L'exécuteur
pleurait. Favras seul conserva jusqu'à la dernière mi-
nute une imperturbable sérénité.
Ce fut le premier et terrible spectacle populaire
auquel Edmond assista. Il en conserva une impres-
sion profonde et rendit justice au courage de la vic-
time :
a Que M. de Favras fût innocent ou non, dit-il, il
a montré une âme héroïque et le courage d'un Ro-
main. Sa mémoire durera longtemps et sa fermeté
servira d'exemple aux siècles à venir; dans l'histoire
l'on parlera de la fin courageuse du marquis de Fa-
vras, comme l'on parle de celle du comte de Mont-
morency.
« La constance et la fermeté qu'il a apportées au
supplice ont intéressé en sa faveur. La pitié a pris
bientôt la place de la haine, et ce peuple qui ne res-
32 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
pirait qu'après sa mort, eût voulu bientôt aptes pou-
voir le rendre à la vie; on ne blâme pas ouvertement
ses juges, mais on parle de son épouse, de lui-même
avec intérêt, on le plaint. »
En même temps qu'il raconte la mort de Favras et
qu'il cite l'exemple de la versatilité de la foule,
Edmond nous montre les singuliers sentiments qui
régnaient dans cette population, tourmentée déjà par
ses instincts sanguinaires et poursuivie en mêm.e
temps par des rêves humanitaires.
L'Assemblée nationale venait de déclarer que les
fautes étant personnelles, les peines et la honte de-
vaient l'être aussi. Le peuple s'empare de cette idée,
et lorsque les frères Agasse sont pendus pour crimes
de faux, sous prétexte de ne pas contrister une fa-
mille innocente, on leur fait de magnifiques obsèques
et on leur décerne des honneurs qu'on aurait à peine
accordés à de grands citoyens :
« Les deux frères Agasse, d'une famille très riche
et très honnête, ont été pendus dernièrement. Ils
avaient fait de fausses actions sur la caisse d'Es-
compte. Suivant le décret de l'Assemblée, le déshon-
neur n'a nullement rejailli sur la famille. Au con-
traire, leur oncle a été élevé au rang de colonel dans
son district. Après l'exécution, les deux corps ont
été transportés chez leur cousin ; la famille a fait dis-
tribuer les billets d'enterrement. Le convoi funèbre a
été superbe. Un détachement de la garde nationale
précédait et fermait la marche. Ils ont été ensevelis
dans l'église de Saint-André-des-Arts. Ces deux in-
fortunés intéressaient beaucoup le public. Le cri de
grâce s'est répété depuis le Châtelet jusqu'à la
Grève. »
Les troubles qui agitaient Paris, et dont le terrible
écho parvenait jusqu'aux extrémités des provinces,
PENDANT LA RÉVOLUTION 33
préoccupaient non sans raison les parents du jeune
étudiant; ils s'inquiétaient de voir leur ûls dans la
capitale, au milieu d'une situation qui paraissait si
menaçante, et ils s'en ouvraient à M. Terrier. Ce der-
nier se chargeait de les rassurer; à l'entendre, la sé-
curité dans Paris n'avait jamais été plus complète :
a II y a eu pendant ces derniers jours, écrit-il,
quelque fermentation dans la capitale, je ne vous
en parle que pour vous tranquilliser, si vous aviez
quelque inquiétude sur notre sûreté. Elle est tout
aussi grande ici que partout ailleurs. Les ennemis
du repos sont trop faibles et ses défenseurs trop forts
pour que la chose publique puisse être ébranlée. Ces
petites tracasseries n'inquiètent que les milices, tan-
dis que les autres citoyens et les étrangers jouissent
de la plus grande sécurité, au milieu, je dirai même
à la faveur du bruit des armes. »
C'est là une note étrange et qui n'est pas isolée;
elle revient à chaque instant dans la correspondance
des deux jeunes gens. Ils ne cessent de le répéter :
on jouit à Paris d'une tranquillité à nulle autre pa-
reille; chacun vaque en toute sûreté, l'un à ses occu-
pations, l'autre à ses plaisirs, un troisième à ses
études; la vie sociale n'est nullement interrompue
par les incidents tragiques et sanglants qui se repro-
duisent si fréquemment; après s'en être quoique peu
ému au début, on a fini par n'y attacher aucune im-
portance; après tout, c'est la justice du peuple; il
faut la laisser passer, et quelques aristocrates de plus
ou de moins à la lanterne, quelques assassinats et
quelques pillages de plus ou de moins ne parvien-
nent pas à troubler l'inaltérable quiétude de la capi-
tale. Et ce n'est pas là une exagération, c'est un fait
indéniable dont on trouvera mille preuves au cours
de ce récit.
34 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
La situation du roi devenait chaque jour plus déli-
cate; des troubles fréquents agitaient le pays et l'on
accusait le clergé, la noblesse, la cour, de les pro-
voquer. Les premiers émigrés, le comte d'Artois à
leur tête, ont quitté la France après le 14 juillet 1789,
et se sont dirigés vers Turin; c'est là qu'ils ont éta-
bli le siège de leurs conspirations. C'est de là qu^ils
dirigent leurs tentatives infructueuses pour soulever
les provinces du Alidi en y réveillant le fanatisme,
c'est de là qu'ils cherchent à fomenter pour le mois
de décembre 1790 une grande insurrection, dont le
camp de Jalès, occupé par les gentilshommes oppo-
sants du Lyonnais, du Forez, du Vivarais et de l'Au-
vergne, doit être le foyer. M. de Calonne est le mi-
nistre de la petite cour fugitive. C'est en vain que
la famille royale désapprouve les agissements du
comte d'Artois et de ses amis, on ne l'écoute pas, et
l'on conspire de plus belle, sans se soucier des dan-
gers auxquels on l'expose.
Marie-Antoinette peut écrire à Mercy le 20 juillet
1790 : « L'extravagance de Turin paraît à son
comble. Il n'est pas même sûr qu'on nous écoute da-
vantage; mais comme notre sûreté et peut-être notre
vie en dépendent, il faut tenter tous les moyens jus-
qu'à la fin (i). »
On soupçonnait le roi de pactiser avec les conspi-
rateurs et les émigrés; ses intentions devenaient de
plus en plus suspectes à la nation. C'est alors qu'il
chercha, par des actes spontanés, à convaincre le
peuple de sa sincérité. Quand le décret sur les dépar-
tements fut présenté (2), il se rendit à l'Assemblée
pour l'assurer de la loyauté de ses intentions et
(i) Feuillet de Conches.
(2) L'ancienne subdivision par provinces était remplacée
par quatre-vingt-trois départements.
PENDANT LA RÉVOLUTIQN 35
désavouer hautement les manœuvres des royalistes.
Il fit appel à la concorde : a Ne professons tous, je
vous en donne l'exemple, dit-il, qu'une seule opinion,
qu'un seul intérêt, qu'une seule volonté, l'attache-
ment à la Constitution nouvelle et le désir ardent de
la paix et la bonheur de la France. »
C'était la réconciliation complète du roi et de la
nation. L'Assemblée accueille par des acclamations
sans fin les paroles du monarque et elle y répond en
prêtant le serment civique.
Edmond se hâte d'annoncer à son père ces inci-
dents qui ont provoqué dans Paris un enthousiasme
indescriptible : aux yeux de tous, c'est la fin des
discordes qui, depuis plus d'un an, bouleversent si
gravement le pays :
« Le 5 février 1790.
a Papa,
« J'avais résolu de te parler de l'Académie de
dessin, mais je vais t'entretenir de choses bien plus
intéressantes. Jamais les Français ne recevront de
plus agréables nouvelles : la prise de la Bastille,
Paris et la France sauvées, l'arrivée du roi dans sa
capitale doivent céder le pas à celle-ci. Les esprits
sont ici dans le plus grand ravissement, l'ivresse de
la joie éclate sur tous les visages.
« Louis XVI, ce monarque citoyen, si digne du
nom de roi des Français, s'est rendu à l'Assemblée
nationale sans cérémonie. M. le Président (Bureau
de Puzy) a été à sa rencontre, accompagné d'un cer-
tain nombre de députés ; à peine le roi, précédé de ses
ministres, a paru dans les salles, que tous les dé-
putés et les spectateurs se sont levés et, par l'expres-
sion la plus touchante de leurs cœurs, l'ont assuré
combien ses jours étaient chers à son peuple. Le roi,
36 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
ainsi que toute l'Assemblée, est resté debout : alors
il a prononcé le discours le plus noble, le plus tendre,
enfin le plus digne de son caractère; jamais aucun roi
n'a exprimé de sentiments plus débonnaires, jamais
aucun roi et son peuple n'ont contracté d'union plus
sacrée avec autant d'énergie et de grandeur d'âme.
Je t'envoie ce discours : ce n'est pas un modèle d'élo-
quence, mais quelle bonté! qu'elle est attendrissante
dans la bouche d'un souverain!
0 M. le président lui a répondu avec tout l'esprit et
toute la finesse imaginable; sa réponse laconique
donne beaucoup à penser; tu la verras à la fin de
celle du roi. Les députés qui ont reçu le souverain
l'on reconduit au château; la reine et son auguste
famille étaient venues à sa rencontre : « Je partage,
« s'est écriée la reine en s'adressant aux députés, je
a partage tous les sentiments que vient de vous
« exprimer votre monarque, je me trouve heureuse
a d'avoir à instruire mon fils et j'aurai soin de le
« former à chérir de pareils exemples, ainsi que la
« nouvelle Constitution, la juste liberté du peuple et
« les lois de la nation. » On a répété à grands cris :
« Vive la reine! Vive la famille royale, qui doit
a faire le bonheur des Français ! »
« Les députés retournés à l'Assemblée, M. le prési-
dent a proposé aussitôt à tous les membres de jurer
individuellement le maintien de la Constitution. On
a réclamé l'appel nominal, et voici la formule du ser-
ment : « Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi, au
a roi, de maintenir de tout mon pouvoir la Constitu-
« tion décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée
« par le roi. » Après que M. le président a prononcé
le serment, chacun des députés est venu à son tour à
la tribune et a dit : o Je le jure. »
« Voilà la nouvelle du jour, bien faite, comme tu
PENDANT LA RÉVOLUTION 37
vois, pour rétablir le calme et pour faire succéder la
paix à de continuelles révolutions. Je crois que ces
nouvelles te parviendront avant le courrier qui les
publiera dans Bordeaux. Tout Paris est dans la joie;
on a illuminé. J'espère qu'on en fera autant chez
vous. »
En effet on chante des Te Deum, on illumine, on
danse, la capitale est en fête pendant plus de dix
jours.
M. Géraud répond à son fils en lui faisant
part des impressions non moins heureuses ressen-
ties en province à la réception des nouvelles de
Paris :
« Bordeaux, 13 février 1790.
0 Je te remercie, mon cher enfant, de l'attention
que tu as eue de m'envoyer le discours du roi à l'As-
semblée nationale. Je l'ai eu un des premiers, aussi
a-t-il bien couru. Il est autant goûté, admiré ici qu'à
Paris. On l'a lu dans nos vingt-huit districts, et dans
tous le serment civique a été fait ; dans tous le Te
Deum a été chanté.
a Ce n'est pas tout, un Te Deum général doit être
chanté demain dimanche à la cathédrale et toute la
ville sera illuminée.
« Ce discours à jamais mémorable va étouffer
toutes les haines et faire renaître l'ordre banni de-
puis longtemps de la plupart de nos provinces. Dans
le Quercy, l'Agenais, le Périgord, les paysans égares
par quelques scélérats commettent des infamies, des
horreurs; mais nous touchons au moment heureux de
la tranquillité générale. »
On le voit, l'illusion est complète : s'il y a eu
depuis un an des heures un peu dures à passer, l'âge
38 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
d'or va renaître et effacer tous les mauvais souvenirs ;
s'il y a eu avec le roi quelques malentendus passagers,
tout est oublié; jamais Louis XVI n'a été aimé et
chéri de son peuple comme il l'est aujourd'hui, ja-
mais il n'en a reçu autant de marques d'affection et
d'attachement. Il va se promener au faubourg Saint-
Antoine et il est accueilli par de telles acclamations
qu'il dit à la reine en rentrant : « On me trompe, je
suis encore roi des Français. »
Le serment civique, prêté d'abord par les seuls
députés, s'étendit bientôt à tous les citoyens et en-
suite à toute la France. Tout le monde se met à
jurer, on prête le serment sur les places publiques,
l'élan est universel ; comme les enfantillages sont tou-
jours fort goûtés aux époques troublées, on jugea
que la jeunesse n'était pas un obstacle à l'accom-
plissement de ce devoir nouveau, et l'on demanda le
serment aux moindres bambins des écoles et des ins-
titutions nationales. Quelques écoles privilégiées rece-
vaient même les honneurs de l'Assemblée :
<( Paris, 12 février 1790.
« Tout le monde, écrit Edmond, va prêter dans
chaque district le serment civique, dont je t'ai déjà
parlé, même les femmes et les enfants. Les écoliers
du collège Mazarin, ayant en tête leurs professeurs,
se sont rendus à l'Assemblée. M. le président leur a
fait une leçon pour les exhorter à se rendre dignes
de devenir un jour les représentants d'une nation
libre; puis il leur accorda la permission d'assister à
la séance. Mais comme l'intérieur de la barre ne pou-
vait les contenir tous, un député qui avait le plaisir
de voir son fils dans cette troupe fit aussitôt une
motion pour qu'il leur fût permis de se mêler avec
PENDANT LA RÉVOLUTION 39
les représentants de la nation ; ce qui fut accepté avec
joie par tous les députés. »
Edmond naturellement n'eut garde de se sous-
traire à l'épidémie régnante, et peu après il put
annoncer fièrement à son père que lui aussi avait
rempli ses devoirs de citoyen :
« J'ai prêté, ainsi que M. Terrier, le serment ci-
vique entre les mains de M. Necker. Je l'ai vu de
fort près; son portrait lui ressemble assez. Un jeune
homme lui a, sur le moment, adressé un quatrain à
sa louange. On en a demandé l'impression. aQu'est-il
besoin d'impression ! s'est écrié un soldat patriote, le
véritable n'est-elle pas dans tous nos cœurs? » L'on
a fort applaudi à ce propos, qui m'a paru plus
impromptu que le quatrain.
a Jamais Paris n'a joui d'un hiver aussi beau :
point de pluies, point de froid; je désire que ce
temps continue, à peine avons-nous acheté une voie
de bois. »
Pendant que le serment civique se prêtait à l'envi
dans la capitale, la province ne restait pas en arrière.
L'on y organisait les municipalités et cet événement
servait de prétexte à des manifestations patriotiques
en l'honneur du nouveau régime.
A Bordeaux la municipalité venait d'être consti-
tuée; M. de Fumel avait été nommé maire. Quelques
jours après eut lieu en grande pompe le serment de la
garde nationale :
« Bordeaux, le 6 avril 1790.
a Quelle journée fatigante que celle d'hier! écrit
M. Géraud père (i). Sous les armes depuis six heures
(i) M. Géraud avait été nommé à l'élection capitaine de
sa compagnie.
40 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
du matin, nous ne fûmes libres qu'à six heures du
soir. C'était la cérémonie auguste du serment de la
garde nationale à la nouvelle municipalité. Le jardin
public était le lieu de la séance. Au milieu de la
terrasse était une tente magnifique pour la munici-
palité et les chefs de la garde nationale; d'autres
tentes à droite et à gauche dans toute la longueur
de la terrasse mettaient les dames et le peuple (car
tout était confondu) à l'abri du soleil. Dans l'im-
mensité du jardin, les troupes, rangées avec beau-
coup d'ordre, offraient, ainsi qu'au peuple nombreux,
le coup d'œil le plus imposant. C'est là que nous ju-
râmes tous d'être fidèles à la nation, à la loi et au
roi, de maintenir la Constitution de tout notre pou-
voir et d'obéir aux ordres de la municipalité. Cette
cérémonie achevée, les municipaux accompagnés de
la cavalerie se rendirent à l'hôtel de ville au milieu
d'une double haie de gardes nationales. Comme pre-
mier régiment nous occupions l'hôtel de ville et
nous nous étendions jusqu'à la porte de Bourgogne,
aussi fûmes-nous les derniers à nous retirer.
0 On a remarqué que plusieurs aristocrates, offi-
ciers volontaires des gardes nationales, n'y ont pas
assisté, mais ils n'en seront pas quitte et on les appel-
lera à l'hôtel de ville. »
CHAPITRE III
1790
Sommaire : Les Invalides. — L'Ecole militaire. — Le
Champ de Mars. — La Sorbonne. — Notre-Dame. —
Sainte-Geneviève. — Les Champs-Elysées. — Le bois
de Boulogne. — Bagatelle. — Le mont Calvaire. —
Longchamps. — Saint-Cloud. — Sceaux. — Vincennes.
— Les Gobelins,
A mesure que la saison devenait meilleure, Ter-
rier et son élève avaient repris leurs courses dans
Paris : ils visitaient successivement les monuments
les plus célèbres et ils mettaient même à proût les
premiers beaux jours pour faire quelquefois des
excursions dans les environs. Edmond ne manquait
pas de décrire fidèlement à ses parents toutes les
merveilles qui passaient devant ses yeux.
L'hôtel des Invalides l'avait particulièrement
frappé. Ce superbe monument avec son dôme majes-
tueux, chef-d'œuvre de Mansard, était en effet un
objet d'admiration pour tous les étrangers; ses di-
mensions grandioses, son église, son magnifique
autel aux colonnes torses, saisissaient d'étonnement
tous les visiteurs. Les réfectoires étaient ornés de
fresques représentant les principales villes fortes du
royaume; dans les cuisines l'on s'extasiait devant ces
marmites colossales où, chaque jour, se préparait la
nourriture de plus de quatre mille hommes. Dans la
salle du Conseil se trouvaient les portraits de tous les
42 JOURNAL D'UN ETUDIANT •
ministres de la guerre depuis Louis XIV jusqu'à
Louis XVL Mais laissons notre étudiant nous dé-
peindre lui-même ses impressions :
a Papa,
« Ceux qui, par des blessures reçues pour la patrie,
se sont mis hors d'état de pouvoir la servir plus
longtemps, ont obtenu chez toutes les nations un
droit à sa reconnaissance et à ses bienfaits. Louis XIV
a cherché à rendre cet acte de reconnaissance aussi
glorieux que possible pour le militaire invalide, en
élevant, près de la capitale, ce vaste et superbe hôtel,
dernière mais honorable retraite des victimes de Mars.
C'est là que le soldat accablé ou d'années, ou d'in-
firmités, dénué de tout autre secours, est toujours sûr
de trouver un asile agréable et commode. L'hôtel
des Invalides, voilà ce qui m'a le plus frappé dans
Paris. D'abord cette place immense bordée de belles
promenades, qui s'étendent sur les deux ailes, m'a
paru superbe, quoiqu'elle soit maintenant couverte
de pierres et de bois employés à la construction du
pont de Louis XVI.
« La façade, vue du côté de la rivière, est des plus
magnifiques et des plus imposantes ; Mars et Minerve
occupent les deux côtés de la porte; l'on dirait que
les Invalides reposent sous la garde de ces deux di-
vinités. Le dôme, vu depuis dehors, paraît assez peu
élevé, à cause de l'immensité des bâtiments qui lui
servent de base, mais dans l'intérieur, quelle mer-
veille de perfection! quelle richesse! quelle splen-
deur! quelle hardiesse dans l'élévation des colonnes
qui le soutiennent ! L'église ne lui cède en rien pour
la magnificence, les dorures du maître-autel sont
accomplies.
« Des statues qui sont au haut du clocher ne pa-
PENDANT LA RÉVOLUTION 43
raissent hautes que de cinq pieds, tandis qu'elles
sont de dix-sept à dix-huit pieds. L'on peut juger
par là de la hauteur du dôme.
a J'ai parcouru toutes les galeries, j'ai vu la
chambre du Conseil qui répond parfaitement bien à
tout le reste. Il y a des peintures qui sont aussi très
belles. J'ai remarqué entre autres choses des dra-
peaux pris sur les Anglais et un vaisseau de carton
fait par un invalide aveugle. »
Le même jour, nos deux jeunes gens visitent l'Ecole
militaire, sa chapelle, siège de l'ordre de Saint-
Lazare, la salle d'armes, les écuries, le manège, etc.;
ils admirent le vaste escalier qui conduit aux appar-
tements du gouverneur et qui est orné des statues de
Condé, de Turenne, des maréchaux de Luxembourg
et de Saxe. Sur la façade qui donne du côté du
Champ-de-Mars, s'élève une statue colossale d'Her-
cule : a C'est un monument digne de la grandeur
de Louis XIV ! » s'écrie Edmond.
Le Champ-de-Mars avec ses dimensions immenses
frappe nos visiteurs d'étonnement ; ils croient voir
celui de Rome !
Pour terminer dignement cette journée, ils vont
dîner au Gros-Caillou et se régalent de ces exquises
fritures dont la renommée est célèbre parmi les
Parisiens.
Un autre jour, ils visitent la Sorbonne avec son
dôme d'une structure si hardie et le tombeau de
Richelieu, chef-d'œuvre de Girardon; le Val-de-
Grâce avec son église pavée de marbre et ses magni-
fiques jardins; Notre-Dame avec son portail gran-
diose, ses tableaux des peintres les plus illustres,
son autel de porphyre, le superbe mausolée du maré-
chal d'Harcourt, son trésor qui contient d'incalcu-
lables richesses, etc.
44 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
L'église Sainte-Geneviève leur paraît également
digne d'admiration : « J'ai assisté, écrit Terrier, à
une revue faite par M. de La Fayette sur la montagne
Sainte- Geneviève. Cela m'a donné occasion de voir le
dehors magnifique de l'église du même nom; après
Saint-Pierre de Rome, c'est tout ce qu'il y aura de
plus beau en Europe, quana elle sera finie. La façade
est d'une richesse étonnante; le dôme le dispute à
celui des Invalides. »
Une des choses qui frappent le plus nos deux pro-
meneurs, c'est l'opulence de la capitale; dans tous les
quartiers s'offrent à leurs yeux de superbes bou-
tiques avec de riches assortiments dans tous les
genres : « Il n'y a pas un rez-de-chaussée, dit
Edmond, qui ne soit occupé par un bijoutier, par un
orfèvre ou par un café. » Mais une réflexion assez
amère se joint à cet enthousiasme : « Ici l'on paye
tout, jusqu'à l'air qu'on respire, c'est un usage établi
plus que partout ailleurs. L'argent fait ouvrir de
grands yeux et est le grand mobile. » Cette obser-
vation est partagée par l'Allemand Schulz, lorsqu'il
écrit : « Tout s'achète à Paris; tout est achat ou
vente, gain ou perte; aucune main ne se meut sans
argent, aucun déplacement n'a lieu sans but, aucune
mine gracieuse sans dessein... partout l'égoïsme do-
mine. »
Au premier dimanche de beau temps, Edmond se
rend aux Champs-Elysées qu'il n'a pas encore eu le
temps de visiter. Il y trouve un monde prodigieux se
promenant sous les longues allées d'arbres; des en-
fants en grand nombre y prennent leurs joyeux ébats.
Le seul inconvénient de cette belle promenade est le
voisinage de la grande route de Versailles, qui y
répand une poussière insupportable.
Sur la gauche se trouve le Cours-la-Reine, fermé
PENDANT LA RÉVOLUTION 45
par des grilles aux deux extrémités ; il est séparé des
Champs-Elysées par un fossé profond et c'est dans
ce fossé que l'on peut voir les joueurs de balle et de
cochonnet déployer leurs talents.
Enfin les beaux jours arrivant, nos amis élargissent
un peu le cercle de leurs promenades et désormais
ils vont consacrer tous leurs dimanches à d'agréables
pérégrinations hors de la capitale. La première de
leurs excursions extra inuros est consacrée au bois
de Boulogne.
Le Bois, avec ses beaux ombrages, où l'on vient en
partie de plaisir les jours de fête, leur paraît un sé-
jour ravissant. Ils admirent le château de Madrid,
construit par François L"^ à son retour d'Espagne, et
percé d'autant de croisées qu'il y a de jours dans
l'année; ils visitent Bagatelle, maison de plaisance
du comte d'Artois, avec ses rochers, ses grottes, ses
eaux jaillissantes, ses prairies, son désert, sa mon-
tagne, son lac, etc. ; le pavillon est petit, mais meublé
avec goût; la chambre du prince, en forme de tente,
a pour tout ornement des armes et des drapeaux.
De là ils gravissent le mont Calvaire ou mont Va-
lérien ; au sommet se trouve un couvent tenu par
quelques ermites et où les âmes pieuses, amoureuses
de la belle nature, vont quelquefois faire des re-
traites. La vue des terrasses est unique : de là l'on
découvre non seulement la capitale entière, mais en-
core tous ses environs; l'on peut suivre la Seine et
ses gracieux détours, l'œil charmé aperçoit tous les
riants villages qui en décorent les rives. Edmond se
croit transporté sur les collines du Périgord !
Un grand crucifix est placé sur le point le plus
élevé de la colline; sept chapelles l'environnent et
dans chacune d'elles est représentée une des scènes
de la Passion. Pendant la semaine sainte il y a sur
46 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
le mont Calvaire un concours étonnant de peuple et
de bourgeois; beaucoup croient naïvement que ce
Calvaire est le Golgotha et qu'ils sont sur la mon-
tagne même oii les Juifs crucifièrent Jésus. Après
avoir accompli leurs dévotions, pèlerins et pèlerines
redescendent gaiement vers Suresnes ovi, pour se
remettre de leurs austérités, ils se livrent à de
joyeuses agapes dans les guinguettes si nombreuses
sur les rives du fleuve.
Il existe un autre couvent, situé non loin du mont
Calvaire et qui est également l'objet, pendant la
semaine sainte, d'un pèlerinage des plus fréquentés;
c'est celui de Longchamps, élevé sur le bord de la
Seine, à quelque distance du village de ce nom.
L'abbaye de Longchamps datait du treizième
siècle et avait été fondée par Isabelle de France,
sœur de saint Louis : les religieuses appartenaient à
l'ordre de Saint-François. Après avoir, pendant de
longues années, donné l'exemple de toutes les ver-
tus, les sœurs de Longchamps se relâchèrent singu-
lièrement de leur austérité première. On raconte
qu'Henri IV devint éperdument épris d'une jeune
religieuse de ce couvent, Catherine de Verdun, et
qu'il la remercia de ses faveurs en lui donnant
l'abbaye de Saint-Louis de Vernon.
Saint Vincent de Paul écrivait avec douleur au
cardinal Mazarin le 25 octobre 1652 : « Il est certain
déjà que depuis deux cents ans ce monastère a mar-
ché vers la ruine totale de la discipline et la dépra-
vation des mœurs. Les parloirs sont ouverts aux pre-
miers qui se présentent, même aux jeunes gens non
parents : là, les religieuses accourent quand il leur
plaît, seules et sans témoins, le plus souvent malgré
les ordres de l'abbesse; on a même remarqué qu'il y
avait dans ce lieu de petites fenêtres, au péril de cer-
PENDANT LA RÉVOLUTION' 47
taines vierges. Les frères mineurs, recteurs du mo-
nastère, n'arrêtent point le mal; bien plus, ils l'ag-
gravent eux-mêmes, car ils avouent hautement qu'ils
s'y introduisent pendant la nuit à des heures indues,
pour s'y entretenir avec les sœurs. L'un d'entre ces
frères a été trouvé la nuit dans une cellule, oii il avait
été introduit par l'une des plus jeunes religieuses.
Plusieurs autres introduisent aussi de la même ma-
nière des jeunes gens dans le couvent. »
Enfin, pour achever ce tableau désolant, les reli-
gieuses portaient des vêtements immodestes; elles se
montraient au parloir brillantes de couleurs emprun-
tées, avec des montres d'or! etc., etc.
Plus tard, l'abbaye acquit un autre genre de cé-
lébrité : en 1727, Mlle Le Maure, de l'Opéra, quitte
le monde pour chercher au pied des autels le par-
don de ses fautes : elle se retire à Longchamps. Non
seulement elle déploie aux cérémonies toutes les res-
sources de sa voix splendide, mais elle forme encore
ses compagnes, et, sous sa direction, les chants de
l'église deviennent admirables; c'est particulièrement
aux offices de la semaine sainte que les religieuses
font entendre leurs voix séraphiques. Aussitôt le bruit
s'en répand et tout Paris lance ses carrosses dorés à
travers les routes du Bois pour assister aux Ténèbres
de Longchamps. Il n'en faut pas davantage, la mode
est créée, et chaque année, le mercredi, le jeudi et le
vendredi saints, l'on voit défiler une suite intermi-
nable de carrosses qui se rendent à l'abbaye.
Tout le monde élégant veut faire partie de cette
réunion, les courtisanes s'en mêlent et on les voit
bientôt en carrosses à six chevaux, couvertes de pier-
reries, étalant audacieusement un luxe avec lequel les
dames de la cour s'efforcent en vain de rivaliser.
C'est à qui fera admirer la plus magnifique voiture,
48 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
les chevaux les plus fringants, la livrée la plus belle.
Cette pieuse promenade n'est plus qu'une indécente
exhibition. L'archevêque croit faire cesser le scandale
en interd'sant aux religieuses le chant et la musique.
Il n'en est rien. La mode est établie et persiste. La
promenade s'accomplit aux mêmes iours et dans les
mêmes conditions que par le passé, seulement l'on ne
va plus que jusqu'à la porte du couvent et l'on se
garde d'y entrer. L'église est déserte, mais les ca-
barets sont pleins et le peuple, qui vient en foule
assister à cette parade, boit et s'enivre de son mieux :
a Et c'est ainsi qu'on pleure la Passion de Jésus-
Christ! » L'usage se perpétue, immuable, jusqu'à la
Révolution. Pour la première fois, en 1790, l'on
s'avise que le temps n'est plus aux plaisanteries ni
aux exhibitions scandaleuses.
Edmond, qui en est resté aux souvenirs du passé,
court à Longchamps pendant la semaine sainte pour
jouir du spectacle accoutumé, mais il éprouve une
vive désillusion. La promenade est déserte, et c'est à
peine si l'on y voit deux cents voitures, dont la moitié
n'est composée que de misérables fiacres. « Les aris-
tocrates et les courtisanes qui faisaient le beau de
cette parade n'ont point osé y paraître- » Pour comble
de malheur, il règne un vent terrible qui soulève des
nuages de poussière; piétons et cavaliers sont aveu-
glés et ne savent oii se réfugier.
« Les carrosses étaient fort rares, écrit notre nar-
rateur; les cabriolets et phaétons qui auraient pu
paraîtres assez brillants, étaient pour le moment trop
saupoudrés de poussière. Transis, gelés de froid, nous
sortîmes bientôt du bois de Boulogne et reprîmes la
route de Paris. Nous eûmes le plaisir, en revenant,
de voir arriver vers le Bois d'assez belles voitures,
d'autres qui faisaient triste figure, d'autres qui exci-
PENDANT LA RÉVOLUTION 49
taient des éclats de rire immodérés. L'on avait placé
de distance en distance des piquets de gardes natio-
nales. Ils avaient eu soin de choisir pour postes les
différentes guinguettes qui fourmillent sur la route.
Et c'est là qu^ ces messieurs, s'empiffrant de maints
jambons et autres victuailles, bravaient tranquille-
ment le vent et ses efforts. »
Le jour de la Pentecôte, nos deux amis font la
partie d'aller visiter Saint-Cloud et d'y voir jouer les
eaux dont on leur a fait des descriptions enthou-
siastes. Ils se rendent à pied par la barrière de
l'Etoile et arrivent à Neuilly, où ils visitent les cé-
lèbres jardins de M. de Saint-James; on leur fait
admirer les grottes, les souterrains, les cascades, les
ponts, les pavillons chinois, pour lesquels on a pro-
digué l'or à pleines mains; ils parcourent des serres
immenses, remplies de plantes merveilleuses et de
fruits inconnus dans nos climats; ils restent stupé-
faits devant de véritables champs d'ananas, etc.
Ces jardins surpassent de beaucoup Bagatelle et
tout ce qu'ils ont encore vu dans ce genre.
Ils traversent le pont de Neuilly, qui passe pour le
plus beau de l'Europe, et arrivent à Suresnes, où ils
prennent un repas bien gagné. Après leur déjeuner,
et malgré une chaleur extrême, ils se dirigent vers
Saint-Cloud, qu'ils atteignent péniblement; là les
attend une cruelle déception : les eaux ne jouent
pas!
Le dimanche suivant, Edmond et Terrier renou-
vellent leur tentative, mais cette fois après avoir pris
soin de se renseigner et s'être assurés que leur dé-
placement ne sera pas infructueux.
Au lieu de prendre la route de la terre, ils ima-
ginent, pour varier leurs plaisirs, de voyager par
eau. Ils vont donc, dès huit heures du matin, au
4
50 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Pont-Royal et montent sur la galiote qui fait régu-
lièrement le service de Saint-Cloud et qui, les di-
manches et jours de fête, transporte les Parisiens à
la campagne pour une somme des plus modiques.
Cette galiote, appelée aussi coche d'eau, est un grand
bateau couvert qui contient, tant dans l'intérieur que
sur le pont, environ quatre cents personnes. Après
deux heures de navigation des plus heureuses, nos
deux voyageurs arrivent au pont de Sèvres, oii ils
débarquent.
« Nous fûmes par eau à Saint-Cloud dimanche
dernier, écrit Edmond ; la Seine, à certains endroits,
est des plus périlleuses à traverser à gué; ici elle n'a
qu'un pied de profondeur, à deux pas de là elle en
a soixante. Nous comptions y trouver le roi, mais le
restaurateur de la liberté française était retourné dès
le matin à Paris, afin d'apaiser les injustes soupçons
qui s'élevaient déjà dans le cœur de ses enfants.
Qu'avaient-ils à craindre?... Quand même le roi des
Français eût formé l'insensé projet de les abandon-
ner, comment l'aurait-il fait? L'infatigable M. de
La Fayette était à ses côtés, il était entouré d'ailleurs
d'une petite troupe de ses concitoyens; non, l'idée
de les abandonner n'entra jamais dans le cœur de
Louis XVL
« Nous vîmes jouer les eaux du parc. Dès que
j'aperçus la cascade, mon premier cri fut celui de la
plus vive admiration; cependant, peu après, elle me
sembla un peu confuse, je crus m'apercevoir que
nappes et les jets d'eaux étaient trop entremêlés;
l'art ne me parut pas assez fondu avec la nature. Les
statues, les groupes, les eaux, sont disposés avec le
plus grand goût, avec la plus grande élégance. En
dehors de la cascade, il y a deux cents gerbes d'eau,
cinquante jets sans bassin et enfin une trombe de
PENDANT LA RÉVOLUTION S»
quatre-vingts pieds de haut, dont l'effet est mer-
veilleux.
a Ces ruisseaux, ces torrents qui s'élancent impé-
rieusement du sein d'une terre parsemée de fleurs et
d'herbes toujours fraîches, ces fontaines qui semblent
sortir du corps des sphinx, des lions, des dauphins,
des grenouilles, etc., tout cela me parut admirable. »
Les arbres touffus et élevés donnaient une fraî-
cheur délicieuse. Des terrasses l'on dominait les cas-
cades et les allées d'arbres, le coup d'oeil était ravis-
sant. Une superbe orangerie, magnifiquement entre-
tenue, complétait ce séduisant séjour.
Emerveillé de tout ce qu'il voit, Edmond ne peut
s'empêcher de faire cet aveu, qui coûte cependant à
son amour-propre provincial : « Les environs de
Paris sont infiniment plus beaux que ceux de Bor-
deaux! » Et il ajoute ingénument : a Que dirai-je
quand j'aurai été sur la butte Montmartre! »
Saint-Cloud a tellement enthousiasmé nos voya-
geurs qu'ils y retournent encore le jour de la fête.
a II y avait un monde innombrable, on ne voyait
de tous côtés que danses, baladins, marchands, voi-
tures, etc. Les eaux jouèrent plusieurs fois. On ne
pouvait pas en approcher à cause de la quantité de
monde dont elles étaient entourées.
0 Nous avons vu dans le parc la reine qui se pro-
menait en une espèce de calèche avec le dauphin,
sa sœur et Monsieur, frère du roi. Ils avaient un atte-
lage fort modeste.
0 Toute la foule se précipitait dans le château
pour voir le roi qui, dit-on, mangeait comme quatre.
« Nous revînmes le soir par le bois de Boulogne;
il était éclairé par la quantité de torches que les
jeunes gens portaient et retentissait des chants et
des sifflets des Parisiens qui en avaient presque tous. »
52 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Un autre dimanche, Edmond et Terrier se rendent
au château de Sceaux, demeure du duc de Penthièvre.
Le parc et les eaux sont presque aussi beaux qu'à
Saint-Cloud, mais le château est bien inférieur.
Les prés Saint-Gervais et le bois de Romainville
sont le but d'une autre excursion : « C'est en fait de
bois ce que j'ai vu de plus beau, dit Edmond; il est
situé sur une hauteur, et l'on a une vue magnifique
sur les villages de Saint-Denis et de Pantin. »
Ils visitent le cabinet vétérinaire de Charenton, le
château de Vincennes, « vieille forteresse à laquelle
on peut appliquer ces vers de Voltaire :
Près de Paris était un vieux château
A pont-levis, mâchicoulis, tourelles,
Un long canal transparent à fleur d'eau,
En serpentant, tournait autour d'icelles. »
Pour augmenter encore l'agrément de ces courses
dominicales, nos jeunes gens ont emprunté un fusil
à un de leurs amis et, tout en parcourant les routes
des environs, ils usent de ce droit de chasse si ar-
demment souhaité et que possèdent désormais tous
les Français; leur chasse n'est pas miraculeuse, mais
ils tuent de petits oiseaux qu'ils font rôtir pour leur
déjeuner et qu'ils vont ensuite manger gaiement assis
le long de quelque ruisseau.
Souvent ils profitent de leurs promenades pour vi-
siter des monuments, des musées ou des manufac-
tures; c'est ainsi qu'ils se rendent aux Gobelins, dont
les merveilleuses tapisseries excitent leur ravissement.
Edmond mande à son père :
« J'ai été voir dernièrement les Gobelins. Je t'avoue
que ce genre de peinture m'a fort surpris; je ne con-
çois pas comment des ouvriers sans aucune règle de
dessin, sans aucun principe, peuvent faire des en-
PENDANT LA RÉVOLUTION 53
semblés si corrects, ayant d'ailleurs le modèle der-
rière eux, qu'ils ne regardent jamais, des teintes si
bien ménagées, si bien fondues, un coloris si frais,
un moelleux qui ne le cède en rien au coloris de nos
meilleurs peintres. Le jeune homme qui nous condui-
sait m'a dit qu'on restait sept ans pour le moins
à faire une tapisserie, assez vaste à la vérité : quelle
patience! J'ai parcouru les galeries; outre des tapis-
series, j'ai vu des tableaux des premiers maîtres du
monde : Thésée domptant le taureau de Marathon,
par Vanloo, Héliodore fouetté de verges, par Ra-
phaël, Fœtus et Aria, par Bouchardon, etc. »
C'est à ces amusantes excursions que nos jeunes
gens consacrent tous les dimanches de leur été; elles
font leur bonheur et leur joie, et ils y trouvent un
agréable délassement aux travaux plus sérieux de
la semaine.
CHAPITRE IV
1790
Sommaire : Vente des biens du clergé. — Les assignats.
— Le général Paoli à l'Assemblée. — Le droit de paix ou
de guerre. — La statue de la place Notre-Dame-des-
Victoire est détruite. — Suppression des titres, armes,
armoiries. — Fédération des départements. — John Gé-
raud vient à Paris. — Fête de la Fédération.
La Révolution suivait son cours; la crise finan-
cière s'aggravait tous les jours, les impôts rentraient
de moins en moins, « la hideuse banqueroute, disait
Mirabeau, était là, prête à nous consumer ». Il fallait
à tout prix trouver un expédient. Talleyrand de
Périgord, évêque d'Autun, proposa, 3u nom du co-
mité des finances, de déclarer que le clergé n'était
pas propriétaire, mais administrateur seulement des
biens que les fidèles lui avaient donnés depuis des
siècles, et que par conséquent la nation, en se char-
geant des frais du culte, était en droit de vendre les
propriétés ecclésiastiques pour éteindre la dette de
l'Etat. La proposition fut adoptée. L'Assemblée dé-
cida en outre que les municipalités seraient autori-
sées à acheter ces biens à l'Etat pour les revendre
elles-mêmes aux particuliers; mais comme elles
n'avaient pas les fonds nécessaires pour payer sur-
le-champ, elles donnèrent des bons avec lesquels le
Trésor remboursa ses créanciers. On changea bientôt
les billets municipaux en billets d'Etat ou assignats
et l'on en rendit la circulation forcée.
JOURNAL D'LN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 55
On peut supposer l'émotion causée dans le clergé
par de pareilles propositions et les protestations in-
dignées qu'elles soulevèrent. Les séances où l'on dis-
cuta ces diverses motions furent des plus orageuses :
(c Paris, 26 avril 1790.
a II nous a été impossible, malgré notre bonne en-
vie, écrit Terrier, d'entrer à l'x^ssemblée pendant
ces séances tumultueuses. L'afEuence qu'y attiraient
les débats des ministres d'un maître dont ils n'imi-
taient guère l'esprit pacifique et le désintéressement,
permettait à peine d'en approcher. La terrasse des
Feuillants et une partie du jardin des Tuileries
étaient couvertes d'une populace innombrable. Les
cris, les applaudissements que la terrasse recevait de
l'Assemblée et qu'elle transmettait au jardin, répétés
par la multitude, retentissaient jusque sur les quais,
tellement que le roi en fut effrayé et qu'on ferma les
Tuileries jusqu'à ce que la chose fût décidée. Les
deux partis montraient une chaleur égale. Chacun
semblait avoir pris pour devise : Vaincre ou mourir.
Cependant la majorité ou plutôt la bonne cause l'em-
porta et les ministres du Dieu de paix furent for-
cés, comme tant d'autres fois, de se résigner au
généreux sacrifice de ce qu'ils ne pouvaient conserver.
« J'ai remarqué que dans les discussions même les
plus sérieuses, la gauche, lorsqu'elle croit le résultat
douteux, s'arrange de façon à faire durer la dis-
cussion jusqu'à trois heures; à cette heure, on voit
tous les prélats tirer chacun sa montre et se dire à
l'oreille :
Trois heures vont sonner !
Qu'ils vont faire, en restant,
Refroidir le dîner !
56 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
a Ce doux souvenir du dîner étouffe le bouillon de
leur colère, l'esprit de dispute et de parti ne tient
pas davantage devant cette flatteuse image, et l'on
voit les prélats partir à la file jusqu'au dernier, lais-
sant le champ libre à leurs adversaires.
a La caisse d'escompte devait commencer aujour-
d'hui à payer en assignats; si ces derniers ont leurs
partisans, ils ont aussi leurs détracteurs; mais c'est
le petit nombre. On attend beaucoup de la vente des
biens du clergé. On espère que leur produit rétablira
l'ordre dans les finances et ramènera la circulation. »
Le clergé, exaspéré des mesures prises contre ses
biens, s'écria qu'on attaquait la religion catholique,
qu'on voulait la détruire, et il s'efforça de surexciter
dans toute la France les passions religieuses. C'est
particulièrement dans le Midi que ses efforts furent
couronnés de succès.
Edmond cite quelques exemples des contestations
qui s'élevèrent entre le peuple et les curés de Paris. Il '
ne faut pas s'étonner de la passion qu'il apporte dans
ces questions ; sa qualité de protestant opprimé de-
vait lui faire prendre parti avec violence contre le
clergé catholique.
« Le lo mai 1790.
a Les ministres de la religion, j'aurais mieux dit
de leurs intérêts, ont voulu suivre ici l'exemple de
leurs confrères de Toulouse ; ils n'avaient pas réfléchi
sans doute que la capitale plus éclairée était un lieu
peu propre à dresser leurs batteries. Aussi n'ont-ils
pas été bien loin. Le curé de Saint-Etienne avait affi-
ché des prière publiques pour invoquer le ciel en
faveur de la religion, à qui personne ne veut faire de
mal. Le district s'est transporté chez lui, l'a prié de
PENDANT LA RÉVOLUTION 57
modérer son zèle et de laisser le ciel en repos ainsi
que l'Assemblée nationale.
« Celui de Saint-Sulpice avait annoncé une messe
solennelle, avec un sermon par l'abbé de Boulogne,
pour remercier la Divinité des secours que les grands
n'avaient cessé de répandre sur le peuple dans le
cours de cette année. On lisait en texte : Pau fer et
dives obvier mit tibi. Le peuple, déjà prévenu contre
lui par un sermon peu modéré qu'il avait donné le
dimanche précédent, le somma de faire le sermon
lui-même et d'en peser les termes, sous peine du
fatal réverbère. Cet épouvantail aristocratique mo-
déra sa bile, la messe fut chantée ; mais il se dis-
pensa du sermon, sous prétexte d'incommodité.
« Les feuilles sont pleines chaque jour des émeutes
qui agitent les provinces, tandis que la capitale est
dans la plus grande sécurité. C'est une eau battue
dont le centre a recouvré son calme, tandis que les
ondulations se propagent encore au loin. »
La tranquillité, en effet, ne régnait guère en pro-
vmce, et la question religieuse provoquait presque
partout des soulèvements inquiétants.
« Bordeaux, 4 mai 1790.
a La superstition a failli occasionner des meurtres
à Toulouse et à Montauban, mande M. Géraud ; dans
la première ville, la conduite de la municipalité a
tout apaisé, mais dans la seconde, où la municipalité
est très aristocrate, les rumeurs du bas peuple contre
les protestants eussent été fatales à ceux-ci sans la
garde nationale. La populace, égarée par les prêtres,
est, dit-on, furieuse. »
Cinq ou six protestants furent assassinés et Bor-
deaux dut envoyer des secours pour rétablir l'ordre :
58 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
treize cents hommes d'infanterie, soixante-dix hommes
de cavalerie, une compagnie d'artillerie avec quatre
canons, quarante grenadiers et quarante chasseurs de
Champagne, partirent pour soumettre la ville rebelle.
Pendant que ces événements se passaient en pro-
vince, l'Assemblée poursuivait paisiblement le cours
de ses séances. Un incident qui eut un assez grand
retentissement vint l'interrompre un instant dans la
discussion des lois qu'on soumettait à son approba-
tion : Paoli qui nous avait si longtemps, et non sans
succès, combattu en Corse, venait d'être choisi comme
député par ses compatriotes. Le général se présenta à
la barre de l'Assemblée et il prêta le serment civique
aux applaudissements des spectateurs.
Après la séance, Paoli se rendit au Champ-de-Mars
escorté par La Fayette pour y passer une revue.
Edmond, qui y assista, écrivait à son père :
« Je fus hier au Champ-de-Mars, où M. de La
Fayette et le général Paoli passaient cinq mille
hommes en revue, sans compter un corps de cavalerie
assez considérable et plusieurs pièces d'artillerie.
L'on m'a assuré que ce n'était pas la dixième partie
des troupes parisiennes. M. de La Fayette, Vidolc
du peuple, et le général Paoli, tous deux à cheval,
étaient entourés d'un monde innombrable qui les
accompagnait par toute la plaine avec des applau-
dissements et des cris de joie réitérés. Quel triomphe!
avec quel plaisir il recevait les témoignages d'amour
de tout un peuple! son sort ne pouvait être envié
que par Louis XVL Aussi dit-on qu'il est fort mal
vu à la cour; la reine surtout le déteste; malgré tout
l'attachement qu'elle affecte pour lui en public, sa
haine perce toujours. »
Peu de temps après, une grave question s'imposait
inopinément aux délibérations de l'Assemblée et elle
PENDANT LA;' RÉVOLUTION 59
allait surexciter tous les esprits : fallait-il laisser à
la couronne le droit de décider de la paix ou de la
guerre, ou bien l'Assemblée devait-elle s'emparer
exclusivement de ce droit?
Cette question passionne le public, une foule
énorme se tient aux Tuileries, à la place Vendôme,
dans la rue Saint-Honoré, attendant avec anxiété les
nouvelles qu'on lui apporte de l'Assemblée.
Mirabeau soutient que la guerre éclatant presque
toujours de façon imprévue, le roi seul en peut dé-
cider. Cette théorie est attaquée avec la plus extrême
violence par Barnave. Les bruits les plus fâcheux
courent sur Mirabeau, on l'accuse detre vendu à la
cour; le peuple exaspéré lui montre une corde, des
pistolets, et acclame son adversaire; on fait imprimer
contre lui un libelle horrible : « Je savais bien, dit-il
simplement, qu'il n'y avait pas loin du Capitole à
la roche Tarpéienne. » La motion du puissant tribun
l'emporte cependant, mais elle est adoptée avec un
amendement qui oblige le roi, s'il commence les hos-
tilités, à réunir sans délai l'Assemblée pour lui sou-
mettre ses raisons et faire approuver sa conduite.
« Paris, 24 mai 1790.
a Apres huit jours de débat, écrit Edmond, nous
avons donc enfin une décision favorable sur la ques-
tion la plus importante, celle qui devait détruire
entièrement ou renouveler tout l'espoir des ennemis
du bien public. La motion de M. de Mirabeau avait
répandu les plus vives alarmes. M. Barnave, en la
combattant le lendemain, avait excite tous les ap-
plaudissements. Son éloquence faillit lui être funeste,
car au sortir de la séance, il fut entouré par la foule,
et tandis qu'on le complimentait, qu'on l'embrassait,
6o JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
chacun se pressant pour le voir, il pensa être étouffé
sous ses lauriers. On l'accompagna jusque hors des
Tuileries avec des applaudissements si longtemps
soutenus qu'ils attirèrent aux fenêtres la reine et les
dames de la cour. Le lendemain samedi devait enfi.n
fixer les opinions. Paris était dans une attente pleine
d'inquiétude. Dès le matin les rues retentirent de la
proclamation d'une diatribe intitulée : Trahison du
comte de Mirabeau découverte. Il y était traité de la
manière la plus outrageante, et le peuple toujours
extrême, la lisait avec d'autant plus d'avidité. Rome
en un mot revivait avec ses tribuns. »
La noblesse déjà privée de ses privilèges par les
décrets du 4 août allait perdre ses dernières distinc-
tions.
En 1686, on avait élevé, sur la place des Victoires,
aux frais du maréchal de La Feuillade et sur les
dessins de Desjardins, un groupe en bron/.e doré
représentant Louis XIV debout, couronné par la Vic-
toire et foulant aux pieds quatre esclaves enchaînés ;
ces esclaves figuraient des peuples vaincus; il y avait
en outre six bas-reliefs en bronze, dont l'un représen-
tait la conquête de la Franche-Comté en 1674 (i).
Un jour, à l'Assemblée, l'un des Lameth se lève et
demande la destruction de ces emblèmes outrageants :
a II ne faut pas souffrir, s'écrie-t-il, ces monuments
d'esclavage dans les jours de liberté. Il ne faut pas
que les Francs-Comtois, en arrivant à Paris, voient
leur image ainsi enchaînée. »
La discussion s'engage, lorsque tout à coup un
(i) Les cinq autres représentaient : le premier, l'abolis-
sement du duel ; le deuxième, la destruction de l'hérésie en
1685 ; le troisième, la préséance de la France reconnue par
l'Espagne en 1662 ; le quatrième, le passage du Rliin en
1672; le cinquième, la paix de Nimègue en 1678.
PENDANT LA RÉVOLUTION 61
député, sous l'influence des idées qui s'agitent, pro-
pose d'abolir les titres, les armes, les armoiries, de
défendre les livrées, etc. Après une assez longue dé-
libération, la motion est adoptée, en même temps
que celle qui concernait la statue de Louis XIV.
Cette loi sur les titres et les armoiries provoque
chez nos jeunes gens la plus vive allégresse. Aux
yeux d'Edmond, c'est le dernier coup porté à tout
ce qui reste de l'ancien régime :
« Tu as sûrement dû apprendre avec joie, écrit-il à
son père, ce charmant petit décret, qui abat avec tant
de légèreté tous ces vains ornements, tous ces vieux
titres, toutes ces belles armoiries, tous ces beaux noms,
faits pour flatter l'orgueil de nos misérables aris-
tocrates. Et que vont devenir ces belles livrées, si
bien chamarrées, si éclatantes, ces mots si sonores
de duc, prince, comte, vicomte, marquis, baron, che-
valier, etc., et surtout tous ces vieux parchemins?
Les uns iront à la friperie, d'autres rentreront dans
le néant, d'autres enfin iront à la géhenne du feu qui
ne s'éteint point, et c'est là oii il y aura des pleurs
et des grincements de dents. J'en ris de bon cœur,
je t'assure; aussi bien ces mots et ces marques dis-
tinctives nous choquaient l'oreille et les yeux; na-
turellement ils devaient bientôt disparaître.
a Le décret qui renverse les statues de la place des
Victoires nous a fait aussi beaucoup de plaisir, tu
dois en savoir le motif sûrement ; tu as vu ces nations
enchaînées et courbées servilement sous les pieds de
ce monarque altier et despote... c'est tout dire, ces
images flétrissantes pouvaient-elles exister? J'ai même
été étonné de ce qu'on laissait debout celle de
Louis XIV; mais le grand-pcre de Louis XVI méri-
tait bien cette grâce.
a Je ne sais si tu auras vu dans les papiers le
62 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
sarcasme piquant et bien appliqué de M. Lucas, dé-
puté de Bretagne, contre M. i'abbé Mauri (i). Ce der-
nier, s'opposant, selon sa coutume, au sentiment gé-
néral, voulait empêcher la destruction des titres, il
en résulta une grande rumeur, qui aussitôt se chan-
gea en risées par la saillie du député breton : « Eh !
« messieurs, dit-il, qu'il soit permis à M. l'abbé Mauri
« de porter ses armoiries. » Tout le monde sait que
l'abbé est issu d'un savetier. »
Ce terme d'aristocrate, dont nous venons de voir
notre jeune étudiant se servir, est devenu l'injure à
la mode. Au fond, on ne sait pas trop ce qu'il veut
dire, mais on désigne ainsi « tous ceux qui sont
contraires aux vœux du peuple ». « Ici, écrit Edmond,
tout ce qui ne va pas selon la fantaisie des Parisiens
est, sur-le-champ, taxé d'aristocratie. Jusqu'aux éco-
liers de l'Académie de dessin, qui accusent leurs
crayons de féodalité quand ils sont trop secs. » Un
serrurier offre à l'Hôtel de Ville, comme don pa-
triotique, une potence de fer pour y pendre les aris-
tocrates. Les cochers de âacre appellent aristocrates
leurs chevaux rétifs, et les garçons traiteurs, quand
ils servent des dindons aux navets, annoncent fine-
ment « des aristocrates aux navets ».
La loi sur les armoiries provoqua dans toute la
noblesse une vive irritation; cependant il fallut s'in-
cliner et se conformer aux prescriptions de l'Assem-
blée, mais pour bien marquer qu'on ne regardait
cette mesure que comme transitoire, on recouvrit les
inscriptions et les écussons des hôtels d'une simple
chemise de plâtre, facile à faire disparaître. De même
les armoiries des voitures furent cachées sous un lé-
(i) Il était né avec un esprit d'académicden, dit Mercier,
un talent de prédicateur et une audace d'antichambre.
PENDANT LA RÉVOLUTION 63
ger nuage, pour donner à entendre que le gros temps
passerait ; quelqu'un ajouta même cette devise expli-
cative : « Ce nuage n'est qu'un passage. »
Pendant que ces événements se déroulent à Paris,
les départements ne restent pas inactifs ; dans le
but de résister plus facilement aux ennemis de la
Révolution, ils ont créé entre eux des fédérations.
Provinces, villes, villages, tous se fédèrent, de façon
à faire disparaître les obstacles que la nature ou
les lois ont pu créer, et à constituer peu à peu l'unité
complète du pays.
Le 17 juin avait eu lieu à Bordeaux, dans le jardin
public, une fête qui avait comblé de joie tous les
assistants. M. Géraud père s'empresse d'en faire à
son fils la description :
<( 19 juin 1790.
« Notre fédération avec le régiment de Cham-
pagne, avec les gardes nationales du département de
la Gironde, de Toulouse, de Bergerac, s'est faite
le 17 de ce mois, époque qui sera fameuse dans l'his-
toire de l'Empire français, comme celle du 14 juillet.
C'est le 17 juin que les communes, ou ce qu'on appe-
lait tiers état, se constituèrent en Assemblée natio-
nale. Que cette cérémonie était auguste! le jardin pu-
blic est totalement changé. En conservant les allées
de côté et le bois qui est dans le fond, en comblant
le bassin qui était au milieu, en faisant disparaître
toutes ces plates-bandes, on a fait un Champ-de-AIars
immense. C'est au milieu qu'on avait élevé un autel
à la Patrie, et c'est là qu'on a juré au Dieu régéné-
rateur de l'Empire français de s'aimer, de se secourir
et de défendre la Constitution. Le silence le plus
profond, malgré l'immensité du peuple, régnait au
64 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
moment du serment, et chacun était profondément
pénétré d'un respect religieux. Mais quelque auguste
qu'ait été cette cérémonie, elle ne pourra point se
comparer à celle qui aura lieu à Paris le 14 juillet.
Vous voudrez vous y trouver, sans doute, et je
vous recommande de ne pas vous exposer dans les
foules. »
La municipalité de Paris, en effet, avait proposé une
Fédération générale de toute la France, et elle avait
offert de la célébrer au Champ-de-Mars, au milieu
des délégués de toutes les gardes nationales et de tous
les corps de l'armée. Ce projet fut accueilli avec en-
thousiasme et on en fixa la réalisation au 14 juillet,
à l'anniversaire de ce jour fameux qui avait vu la
prise de la Bastille et qui avait inauguré l'ère nou-
velle. Des préparatifs immenses furent commencés
pour célébrer dignement la cérémonie; tous les esprits
s'en occupaient fiévreusement.
« Vous vous faites aisément une idée de ce que
doit être cette fête, mande Terrier. Je ne connais rien
de comparable dans l'histoire. » Puis, se laissant
emporter par son lyrisme aux images les plus invrai-
semblables, il ajoute : « Quel spectacle pour l'être
sensible qui, s'élevant au centre de la terre à une
hauteur convenable, verra vingt-quatre millions
d'hommes réunis pour la cause commune, se jurant
le même jour, à la même heure, une union et une
fraternité indissolubles ! »
M. Géraud, nous l'avons vu, avait gardé près de
lui son second fils, John. Mais le jeune homme brû-
lait du désir d'aller retrouver son frère à Paris, et
la cérémonie qui se préparait dans la capitale lui
servit de prétexte pour insister de nouveau auprès
de ses parents. Il finit par obtenir l'autorisation qu'il
sollicitait, et au commencement de juillet 1790, il
PENDANT LA RÉVOLUTION 65
partit avec quelques amis de sa famille qui venaient
assister à la Fédération.
En se séparant de son second fils comme il s'était
déjà séparé du premier, M. Géraud s'imposait une
cruelle privation, mais il croyait agir dans l'intérêt
bien compris de ses enfants, et il le leur témoignait
en termes touchants; avec une exaltation qui peut
nous sembler singulière, mais qui, à l'époque, était
partagée par beaucoup de bons esprits, il leur de-
mande de se montrer dignes du grand siècle qui
s'annonce et il leur énumère complaisamment tous les
bienfaits dont ils vont jouir, puisqu'ils ont eu le
bonheur de naître au moment où la vertu va enfin
remplacer le vice sur la terre et triompher sans par-
tage :
« J'ai sacrifié tous les intérêts de mon cœur pour
vous rendre dignes, mes chers enfants, du siècle mé-
morable où vous allez vivre. Nous ne sommes plus
heureusement au temps où la vertu osait à peine se
montrer, où le vice était applaudi. Déjà l'on s'aper-
çoit des heureux changements qu'opère la Constitu-
tion. Que sera-ce donc dans vingt à vingt-cinq ans?
La réforme sera complète et le dix-neuvième siècle
aura, comme l'antiquité, des Socrates. Ce qu'on esti-
mera le plus et ce qu'on estimait le moins, ce sera les
bonnes mœurs, la vertu et puis les connaissances, les
talents. Conduits par un homme sage et éclairé, il
vous sera facile, avec de l'application, avec le désir
de seconder les vues paternelles et maternelles, d'ac-
quérir tous ces biens et de vous mettre à l'abri des
reproches que mérite notre nombreuse jeunesse, pour
qui les parents ne négligent rien et qui ne profite de
rien.
« Je te recommande de faire lire plus d'une fois
cette lettre à John. Vous allez, je le répète, être
é
66 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
réunis. Aimez-vous toujours bien tendrement et comp-
tez que le ciel vous bénira. »
Quand Edmond apprend que son frère va venir
partager son sort, il en éprouve une grande joie et
il s'empresse de la lui témoigner. De toutes les re-
commandations dont il l'accable pour ses préparatifs
de départ et pour sa route, nous n'en retiendrons
qu'une seule qui nous a paru assez plaisante et qui
montre avec quelle persistance les traditions se per-
pétuent à travers les générations : « Méfie-toi bien,
écrit Edmond à son frère, méfie-toi des couteaux que
des jeunes filles t'offriront à Châtellerault, au relais
de la diligence; c'est de la drogue, n'en achète pas.
Je puis t'en parler pertinemment. Comme un autre
Ulysse, ne te laisse pas toucher des prières de ces
sirènes ! » Quiconque a traversé la gare de Châtelle-
rault sait qu'on est assailli jusque dans les wagons
par des marchandes de couteaux et de ciseaux,
dignes émules des sirènes dont nous parle le jeune
homme.
John arrive à Paris sans incident digne d'être noté;
il était en uniforme de garde nationale de province
et son costume lui valut tout d'abord un succès de
curiosité qu'il supporta très gravement.
Cependant on avait fait courir des bruits sinistres :
on affirmait que des brigands pilleraient Paris pen-
dant que le peuple serait à la Fédération ; on prêtait
au duc d'Orléans des projets effrayants. M. Géraud
s'inquiétait un peu de tous ces bruits et il s'en ouvrait
au précepteur de ses enfants en lui recommandant la
plus grande prudence.
A en croire Terrier, toutes ces rumeurs n'étaient
que mensonges, méchamment propagées par les enne-
mis de la Constitution; jamais la tranquillité n'avait
été plus complète : « Les alarmes semées dans les
PENDANT LA RÉVOLUTION 67
provinces ne sont que les suites de celles qu'on a
voulu répandre ici, répond-il. Dans le principe, on
avait d'abord eu quelques inquiétudes, mais elles
ont fait place à la plus grande sécurité. On ne
saurait aujourd'hui témoigner de la crainte sans
s'exposer au ridicule. Cependant, comme la foule
sera grande, nous prendrons les précautions que
les circonstances exigeront, et si nous voyions le
moindre risque, nous passerions de l'autre côté de
la rivière, dans ces jardins de Chaillot, d'où, avec
une lunette, nous plongerons sur le champ de la
Fédération. »
Edmond, de son côté, s'étonne que la province
entière n'afflue pas à Paris :
(( 30 juin 1790.
« On attend ici avec la plus grande impatience
le jour à jamais mémorable de la Fédération; nous
nous promettons bien d'assister à cette auguste céré-
monie, de manière à ne rien perdre du coup d'œil,
qui, comme tu le penses, sera superbe. Je crois main-
tenant qu'il y a bien des personnes en province qui
voudraient être à notre place, qui donneraient bonnes
choses de pouvoir venir ici. Mais qui peut retenir
mon oncle, par exemple? Pourquoi ne vole-t-il pas
vers Paris? Mon oncle a peut-être l'humeur séden-
taire, mais aussi il me semble que la curiosité, l'en-
vie de voir des choses dont il sera parlé dans tous
les siècles à venir sont bien faites pour combattre
avec succès le doux penchant qui l'attache à Bor-
deaux. »
Les travaux du Champ-de-Mars n'avancent que
péniblement et l'on se demande avec anxiété si l'on
sera prêt pour le 14 juillet. Aussitôt, pour hâter les
68 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
préparatifs, l'on fait appel aux Parisiens, qui ac-
courent à l'envi :
a Paris, le 5 juillet 1790.
« Papa,
« L'on payait il y a quelques jours environ quinze
mille ouvriers pour travailler au Champ-de-Mars;
ce n'était qu'une foule de désœuvrés qui gueusaient
dans Paris; la ville leur donnait quarante sols par
jour et la nourriture, mais ces coquins, sentant bien
qu'on avait besoin d'eux, ont voulu se faire valoir.
C'est pourquoi ils ont commencé à travailler avec
nonchalance et les travaux ne marchaient pas. Non
contents de cela, ils allaient pendre un de leurs chefs
qui voulait leur représenter leur devoir, quand M. de
La Fayette arriva fort heureusement. Il contint cette
populace et, pour endormir leur fureur prête à écla-
ter, il leur promit quarante sols et la nourriture pen-
dant les quatre jours de Fédération, jours 011 ils ne
feront rien.
« L'ouvrage n'allant pas plus vite pour cela, les
Parisiens se sont rendus en foule au Champ-de-Mars,
se sont mêlés parmi ces ouvriers, et, pleins de zèle,
ils ont travaillé la terre pour la première fois de
leur vie. Les femmes même, enflammées du feu divin
du patriotisme, roulaient des charretées de terre. Des
femmes ! oui, des femmes, même fort honnêtes. M. de
La Fayette s'est rendu au Champ-de-lNIars et ayant
pris une bêche, travailla pendant deux heures avec
ses aides de camp. Quel général ! aussi comme il est
aimé! béni! loué! Tu dois juger combien les ouvriers
sont surpris, combien ils ont à rougir, s'ils le savent
toutefois. On voulut faire travailler un pauvre abbé
qui se trouvait là, et pour lui faire traîner une
brouette fort lourde, on fut chercher une corde. Notre
PENDANT LA RÉVOLUTION 69
ecclésiastique crut voir arriver l'instrument de son
supplice, il devint pâle et, saisi de frayeur, il de-
meurait comme enraciné. Il rappela cependant ses
esprits, voyant qu'on ne l'attachait que sur les
épaules, et travailla avec ardeur pendant deux
heures. Jamais esclave chez les Turcs n'eut un air
plus soumis; le monde souriait. On le pria cepen-
dant de laisser l'ouvrage; il jeta là son licou et se
promettant bien de ne plus revenir au Champ-de-
Mars, il court encore. »
Tous les contemporains parlent de cet enthou-
siasme extraordinaire :
« On ne vit peut-être chez aucun peuple cet éton-
nant et à jamais mémorable exemple de fraternité,
dit Mercier, ...c'est là que j'ai vu cent cinquante
mille citoyens de toutes les classes, de tout âge et de
tout sexe, formant le plus superbe tableau de con-
corde, de travail, de mouvement et d'allégresse qui
ait jamais été exposé.
« A côté des garçons jardiniers, distingués par des
fleurs et des laitues attachées à leurs instruments
étaient les élèves de peinture, qu'annonçait une ban-
nière représentant la France. A leur suite venait l'es-
poir des races futures, les rejetons de nos législa-
teurs, qui passaient gaiement des exercices du col-
lège au travail du Champ-de-Mars. Les charbon-
niers traînaient derrière eux leur bannière. Les bou-
chers avaient sur leur oriflamme un large couteau
et on lisait dessous : Tremblez, aristocrates, voici les
garçons bouchers. »
L'affluence des travailleurs, la vivacité des mouve-
ments, la bigarrure des habits, tout concourait à la
variété pittoresque de ce spectacle. Des étrangers qui
arrivaient par Versailles disaient les yeux baignés de
larmes : « Quels hommes que ces Parisiens! ■
70 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Toutes les classes étaient confondues :
a On voit des séminaristes, écrit Ferrières, des
écoliers, des sœurs du pot, des chartreux vieillis dans
la solitude, quitter leurs cloîtres et courir au Champ-
de-Mars, une pelle sur le dos... Là, tous les citoyens,
mêlés, confondus, forment un atelier immense; la
courtisane échevelée se trouve à côté de la citoyenne
pudibonde, le capucin traîne le baquet avec le che-
valier de Saint-Louis, le portefaix avec le petit-
maître du Palais-Royal, la robuste harengère traîne
la brouette remplie par la femme élégante et à va-
peurs... L'âme se sentait affaissée sous le poids d'une
délicieuse ivresse à la vue de tout un peuple redes-
cendu aux doux sentiments d'une fraternité primi-
tive. »
La fête du 14 juillet fut unique par l'enthousiasme
universel qu'elle excita ; chacun oubliait le passé pour
ne songer qu'à un avenir pur et sans mélange.
Les fédérés, au nombre de soixante mille, partirent
de la place de la Bastille pour se rendre aux Tuile-
ries et au Champ-de-Mars ; sur tout le parcours ils
reçurent les acclamations d'un peuple immense ré-
pandu dans les rues, sur les quais, placé aux fenêtres
des maisons et sur les toits. On leur descendait par
les fenêtres du vin, des jambons, des fruits... on
les comblait de bénédictions. Un pont de bateaux
jeté sur la Seine conduisait par un chemin jonché de
fleurs au champ de la Fédération. L'Assemblée na-
tionale marchait entre le bataillon des vétérans et
celui des jeunes élèves de la patrie. Une pluie tor-
rentielle ne cessait de tomber, mais personne ne s'en
apercevait : « Ce sont les pleurs de l'aristocratie »,
disait-on gaiement. Plus de six cent mille hommes
étaient réunis au Champ-de-Mars; trois cents prêtres
vêtus d'aubes blanches entouraient l'évêque d'Autun
PENDANT LA RÉVOLUTION 71
qui officiait. Après le Te Deum, La Fayette et les
fédérés renouvellent le serment civique pendant que
douze cents musiciens font entendre des accords dé-
licieux et que quarante pièces de canon font trembler
la terre. Le roi, la reine, l'Assemblée nationale, le
peuple entier suivent cet exemple au milieu d'un
enthousiasme indescriptible et des cris cent fois
répétés de : Vive la nation! Vive le roi! Vive la
reine !
Edmond est tellement occupé, qu'il ne peut donner
à sa famille qu'une courte description de la céré-
monie.
« Paris, 17 juillet 1790.
« Papa,
« Il est en&n passé ce grand jour qui, selon bien
des personnes, devait être le dernier de notre liberté.
Il faut que ces bruits se soient bien accrédités en pro-
vince, car M. Durand et M. Couderc (i) m'ont dit
que sur la route on les regardait d'avance comme
des victimes dévouées à la Patrie.
« Le Champ-de-Mars était disposé de manière à
dissiper toute espèce de crainte sur les dangers du
tumulte et de la foule : par les soins actifs des Pa-
risiens, il offrait le coup d'œil du plus superbe et du
plus majestueux cirque; il l'aurait disputé à ceux de
l'ancienne Grèce.
« Le cirque s'élevant en plan incliné était couvert
de gradins rangés par ordre. Il y avait, de distance
en distance, des sentinelles qui avaient soin de faire
placer les arrivants et de faire tenir le monde assis.
Tout autour du cirque étaient des escaliers fort larges
(i) Bordelais qui étaient venus à Paris pour assister à la
cérémonie.
72 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
pour laisser monter le peuple. Il n'y a point eu de
trouble ; la foule s'est écoulée par plus de trois cents
issues, sans nul danger. Un canonnier a seulement
eu le poignet fracassé, son canon ayant fait long
feu. Le pont de bateau était devant l'Arc de
triomphe.
« La Fédération eût été bien plus brillante et bien
plus grande sans une maudite pluie qui nous perça
jusqu'à la peau et qui dura pendant toute la céré-
monie. Nos députés de province supportèrent tout
cela le mieux du monde; la gaieté fut générale; au
plus fort de la pluie, ils firent une danse ronde au-
tour de l'autel ; le peuple répondit à leurs acclama-
tions, les chapeaux tournaient autour des fusils et
des sabres (i). Le cirque garni de parapluies de
différentes couleurs offrait une vue très gaie et très
amusante.
« Nous sommes dans les fêtes jusqu'au cou; il me
tarde que cela finisse, je ne me reconnais plus; ce
n'est plus que bals, festins, illuminations, joutes sur
l'eau, feux d'artifice. Encore un coup, je ne sais où
donner de la tête. Que de monde dans Paris ! »
Les fêtes, en effet, se continuent sans interruption
et Edmond n'a plus le temps d'écrire, absorbé par
les plaisirs sans nombre auxquels sont conviés les
Parisiens ravis.
(i) Edmond raconte à ce propos une anecdote assez
curieuse : « M. de Lafayette, fatigué de la longue marche
de la Fédération qu'il dirigeait et plus encore de la fré-
quence des pluies, arrivé près du Champ-de-Mars, reçut un
verre de vin d'un inconnu qu'il ne fit aucune difficulté de
boire, mais après un instant de réflexion. Le particulier s'en
aperçut et, croyant deviner sa pensée, il remplit le verre à
son tour et l'avala sur-le-champ. Le trait tant vanté du
héros macédonien n'a rien de plus sublime que celui du
général français qui n'a pu suspecter une intention per-
verse dans un de ses concitoyens. »
PENDANT LA RÉVOLUTION 73
La municipalité de Paris offre des réjouissances
aux Fédérés. Il y a joute sur la rivière, illumination,
bal à la halle au blé, bal sur l'emplacement de la
Bastille. On interdit la circulation des voitures pour
que le peuple ne soit pas troublé dans ses ébats, ni
choqué par la vue d'une richesse qu'il ne possède
pas. Aux Champs-Elysées des cordons de lumière
pendent à tous les arbres, des guirlandes de lam-
pions les enlacent les uns aux autres, des pyramides
de feu jettent une brillante clarté. Partout des
troupes de danseurs, partout des orchestres : « Une
joie douce, sentimentale, répandue sur tous les vi-
sages, brillant dans tous les yeux, dit Ferrières, retra-
çait les paisibles jouissances des ombres heureuses
dans les Champs-Elysées des anciens. Les robes
blanches d'une multitude de femmes errant sous les
arbres de ces belles allées augmentaient encore l'il-
lusion. »
CHAPITRE V
1791
Sommaire : Le Lycée. — Les clubs. — Les Jacobins.
En 1785, l'on avait fondé à Paris, près de la place
du Palais-Royal, un établissement qu'on supposait
appelé à une brillante destinée. C'était une sorte de
collège libre où des cours devaient être faits par les
plus savants professeurs, et qui servirait en même
temps de lieu de réunion pour les jeunes gens. Des
attractions nombreuses, telles que des journaux, des
livres, des lectures publiques, des concerts et même
des expositions de tableaux, devaient contribuer à
l'agrément des souscripteurs. Les portes étaient ou-
vertes de neuf heures du matin à minuit. Il y avait
des salles destinées à la conversation, d'autres à la
correspondance; enfin l'on trouvait réuni tout ce qui
pouvait aider à faire passer le temps d'une façon
aussi utile qu'agréable.
La particularité la plus singulière de cette insti-
tution est que les femmes y étaient admises tout aussi
bien que les hommes; leur cotisation était même
moins élevée; elles ne payaient que 50 francs par an,
alors que le sexe fort était taxé au double.
Ce collège prit le nom de Lycée, en souvenir des
établissements qui florissaient autrefois en Grèce.
Après avoir végété pendant plusieurs années, le
Lycée unit par réunir un assez grand nombre de
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 75
souscripteurs, et à la fin de 1790 il commençait à jouir
d'une très grande vogue : M. Sue y professait la
physiologie, M. Fourcroy la chimie et l'histoire na-
turelle, M. de La Harpe la littérature, M. de Parcieux
la physique, etc. Terrier s'empressa de se faire ins-
crire ainsi que ses deux élèves.
L'ouverture des cours du Lycée se fit en grande
cérémonie au commencement de janvier 1791 :
« Paris, 25 janvier 1791.
0 L'ouverture du Lycée s'est faite le 10 de ce mois,
écrit Edmond, elle a attiré un grand concours de
monde, et le grand nombre de dames qui y assis-
taient rendait cette assemblée très brillante.
« Quatre professeurs ont occupé d'une manière fort
intéressante le temps de la séance. MM. Fourcroy,
Sue, Boldoni et de La Harpe ont reçu tour à tour les
vifs applaudissements qu'ils méritaient. Le premier
a fait un tableau rapide et animé du Lycée actuel ; le
second a traité de la physique de l'homme; M. Bol-
doni a tracé d'une main savante les beaux jours de la
littérature italienne et M. de La Harpe a exposé à
ses auditeurs les excellents principes de goûts, la
saine critique et l'élégance de style qui distinguent
les écrits de ce célèbre académicien. »
Les cours commencent et nos jeunes gens les sui-
vent avec une grande régularité. Les leçons de chimie
et d'histoire naturelle de M. Fourcroy les intéressent
tout particulièrement :
« M. Fourcroy, professeur de chimie, entre avec
rapidité dans cette science qu'il nous enseigne d'une
manière toute nouvelle et beaucoup plus claire, dit-on,
que l'ancienne. Son système est très bon; il présente
sans cesse à ses auditeurs l'expérience et les faits.
76 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Son éloquence est facile, pure, aussi noble que le
grand art qu'il professe, il a une facilité, un choix
admirable d'expressions! Il explique ce qu'il veut
dire avec concision. Il est impossible de ne pas retenir
ce qu'il a dit. D'ailleurs, M. Brognard, qui est chargé
de la partie expérimentale, fait les expériences de-
vant nous ; il n'est point doué du talent de la parole,
comme M. Fourcroy, mais il manipule avec beaucoup
d'adresse et d'intelligence. Il fit partir un ballon
dernièrement avec du gaz hydrogène; c'est un gaz
qui s'émane de l'eau. Cela me surprit beaucoup. Le
ballon se gonfla sans aucune vapeur sensible, l'eau
bouillonnait seulement sur la surface. Je lui ai vu
faire une foule d'expériences fort étonnantes et ce-
pendant très simples. »
Le cours de physiologie offrait aussi un vif inté-
rêt : « La manière dont M. Sue nous démontre cette
science, est bien faite pour en donner tme notion
très générale. Il se sert de pièces d'anatomie injec-
tées sur le naturel, ou parfaitement imitées en cire.
Il a des pièces très curieuses. Pour l'homme, il a
un enfant de cire revêtu de sa peau ; on peut lui
ouvrir le ventre, dans lequel on voit tout ce qui
est dans l'homme vivant; rien n'a été oublié. Il a,
outre cela, un fœtus de deux mois et des pièces
séparées. Pour les quadrupèdes, il nous a fait voir
des squelettes de singe et de grenouille et des ani-
maux revêtus de leur cuir tels qu'une fouine, etc. Il
a passé ensuite aux oiseaux, aux insectes et enfin
aux plantes. Ce cours-là est très bon pour les ama-
teurs qui ne veulent avoir qu'une notion légère de
cette science. »
M. de Parcieux, professeur de physique expérimen-
tale, ne manquait pas d'un certain talent de parole,
mais il avait un accent fléplorable et l'enchaînement
PENDANT LA RÉVOLUTION 77
des idées lui faisait complètement défaut; son cours
était un des moins suivis.
La Harpe, dont la réputation était encore si
grande, attirait au contraire une énorme affluence à
ses leçons :
« M. de La Harpe nous a lu ses savants commen-
taires sur la poétique d'Aristote, le Traité du sublime
de Longin et la langue française comparée aux
langues anciennes. Sa leçon prochaine doit rouler sur
la poésie épique d'Homère. Ce cours de belles-lettres
sera complet; il a repris la littérature depuis son
enfance et doit nous développer d'une manière suivie
l'accroissement et l'étendue qu'elle a pris jusqu'à nos
jours, où sans doute elle est parvenue à son plus haut
degré de perfection.
« W. de La Harpe ne lit point un ouvrage pour le
commenter, comme M. Selis, mais il nous fait voir
par ce qu'il a écrit, tout un auteur dans une seule
leçon. Par ce moyen tu vois que, dans toute l'année,
il pourra nous faire voir beaucoup de littérature. »
L'écho de ces brillantes leçons se répandit rapide-
ment dans le public et valut au Lycée une recrudes-
cence de célébrité :
« 21 février 1791.
a Le nombre des souscripteurs du Lycée augmente
chaque jour, écrit Edmond ; nous sommes à présent
environ cent neuf ou cent dix. Nous y avons eu sa-
medi dernier un concert des plus brillants et quelques
jours auparavant une lecture d'un discours contre le
barbare préjugé du duel. Après tout ce qu'en a dit
J.-J. Rousseau il n'est pas possible d'écrire rien de
mieux. Les raisonnements victorieux de cet écrit ont
excité une sensation générale, et les applaudissements
78 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
les plus vifs et les plus continus ont été prodigués à
l'auteur. »
Des artistes célèbres contribuaient encore fréquem-
ment à donner de l'éclat aux réunions du Lycée;
Edmond et John n'avaient garde d'y manquer :
« 22 mars 1791.
« Jamais je n'avais entendu au Lycée d'aussi beau
concert que celui qui s'y donna samedi; les plus
grands talents y étaient réunis. MM. Garât, Chéron,
Rousseau y furent universellement applaudis, et
Mlle Renaud des Italiens, dont tu as sûrement en-
tendu parler, attira tous les suffrages, comme elle l'a
fait toujours, et elle reçut aussi les plus vifs applau-
dissements. Outre cela, il y avait le maître de musique
de la reine, qui toucha dans différentes pièces de
musique avec beaucoup de goût, ainsi qu'une jeune
demoiselle de douze ans; le mal, selon moi, qu'il y
eut dans ce concert, c'est que tous les virtuoses,
excepté M. Chéron et un castrat venu d'Italie, chan-
tèrent en italien, aussi ne me suis-je pas amusé au-
tant que dans les autres concerts où l'on chantait en
français, mais qui n'étaient pas aussi brillants. »
Le Lycée devint pour nos jeunes gens une ressource
des plus précieuses; tout le temps qu'ils ne consa-
craient pas à leurs études, ils le passaient dans ces
salles si commodes, si spacieuses, si bien aménagées;
ils y trouvaient tous les livres qui pouvaient les inté-
resser, les journaux du jour, ils y faisaient leur cor-
respondance :
« Les leçons si instructives et sans doute uniques
du Lycée, écrit Edmond, ne sont pas les seuls avan-
tages qu'on y rencontre.
a II y a d'abord un salon de lecture : c'est une
PENDANT LA RÉVOLUTION 79
vaste salle au milieu de laquelle est une longue
table couverte de papiers publics et en général de
tout ce qui paraît de nouveau, soit en fait de litté-
rature, poésie, chimie, physique, astronomie, etc. On
y observe un grand silence et tout est arrangé avec
le plus grand ordre. Chaque feuille a son carton,
oii l'on a soin de la remettre après l'avoir lue (i) .
« La salle de conversation est ornée de tableaux
(i) Il n'est pas inutile de donner la liste des journaux
qu'on recevait au Lycée :
JOURNAUX PATRIOTES
Le Journal de Paris, par M. Garât ; le Courrier de l'Eu-
rope, le Patriote français, par M. Brissot ; les Annales pa-
triotiques, par Mercier et Carra ; le Courrier dans les
8 s départements, par Gorsas ; le Point du Jour, V Assemblée
nationale et Corps administratifs, par Perlet ; la Feuille
villageoise, par Cerutti ; la Révolution de Brabant et de
France, par Desmoulins ; la Révolution de Paris, par
Fabre d'Eglantine ; le Journal du soir, le Journal général
de politique, de co>n7nerce et de littérature, la Chronique
de Paris, la Gazette universelle, l'Ami des Patriotes, par
Duquenoi ; le J ournal des Prêtres, le Courrier de Provence,
le Mercure universel, les Annales de Linguet, le Moniteur
universel, le Postillon, par Calais ; le Logographe, le Jour-
nal des amis de la Constitution, le Mercure ttational.
JOURNAUX ARISTOCRATIQUES
Le Journal général de France, le Mercure de France (il
n'y a que la partie politique de ce Mercure qui est aristo-
crate et la partie littéraire ne l'est pas du tout. La première
est rédigée par Mallet du Pan, la seconde par La Harpe
et Chamfort) ; le Spectateur, le Lendemain, la Gazette de
Leyde, la Gazette d'Amsterdam, le Déjeuner patriotique.
JOURNAUX DES SCIENCES ET ARTS
Le Journal de physique, le Journal des Savants, le J our-
nal de Médecine, par M. Fourcroy; le Journal de Chirur-
gie, par M. Desault ; le J ournal des Sciences utiles, le
Journal encyclopédique, le Journal de la langue française,
8o JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
des plus grands maîtres; j'y ai remarqué entre autres
une Eruption du Vésuve, par Volaise.
« Un autre salon est destiné à l'exposition des
gravures; les amateurs y trouvent chaque jour de
nouveaux sujets d'admiration et de curiosité.
« La bibliothèque n'est pas lort considérable, mais
aussi elle n'est composée que de bons livres; la mé-
diocrité n'est soufferte en aucun genre dans ce sanc-
tuaire des beaux-arts.
« La salle oii se tiennent les séances est la plus
grande de toutes; de quelques côtés que l'on jette
les yeux, l'on ne voit que des chefs-d'œuvre de l'es-
prit humain et que beautés de la nature.
« Le nombre de machines et d'instruments propres
aux différentes sciences est innombrable; joins à cela
un laboratoire de chimie des plus complets. »
Fréquentant assidûment le Lycée, nos jeunes gens
n'avaient pas tardé à s'y créer d'agréables relations
et ils échangeaient fréquemment, avec leurs amis,
leurs impressions sur les événements politiques, sur
les séances de l'Assemblée, sur les mille bruits du
jour. Situé près du Palais-Royal, le Lycée était de-
venu un véritable centre d'informations; dès qu'un
incident se produisait, c'est là qu'on accourait; l'on
était toujours sûr d'y trouver tout à la fois des nou-
velles et une société nombreuse et choisie.
Le soir, les souscripteurs s'y réunissaient régulière-
ment. On y attendait avec impatience h Postillon, le
seul journal du soir qui rendît compte des séances de
l'Assemblée; dès qu'il arrivait, on le lisait avidement,
VEsfrit des journaux, le Journal de la Société nationale
des Neuf Sœurs, les Petites Affiches.
JOURNAUX ANGLAIS
The monthly Revieiv.
PENDANT LA RÉVOLUTION 8i
on le passait de mains en mains, et les événements
quotidiens étaient l'objet de commentaires sans fin.
Souvent de superbes concerts ou des lectures pu-
bliques, sur des sujets intéressants, arrachaient les
jeunes gens à la politique et leur permettaient de
passer une charmante soirée. Garât, Chéron, Laïs,
Rousseau, toutes les étoiles de l'Académie de mu-
sique y chantaient très fréquemment et leur présence
attirait toujours nombreuse affluence. Jamais le Lycée
n'avait été aussi brillant. En mars i/Qi, le nombre
des souscripteurs s'élevait à près de trois cents.
L'âme de cette réunion était une femme, Mme de
Villette, la Belle et Bonne de Voltaire (i). Elle s'était
passionnée pour cette institution, elle en avait fait
sa chose, et elle s'ingéniait de mille manières pour
en augmenter l'éclat et la réputation. Grâce à ses
relations et au souvenir de Voltaire, elle n'était pas
sans crédit sur les littérateurs, les savants, les ar-
tistes, les gens de théâtre. C'est elle qui recherchait
pour les leçons toutes les illustrations des sciences
ou de la littérature, c'est elle qui organisait les
concerts, les lectures, les expositions; en un mot.
(i) Mlle de Varicourt, d'une bonne famille du pays de
Gex, mais sans fortune, était destinée au couvent. En
1775, elle vint avec ses oncles, MM. Desprez de Crassiez,
voir Voltaire à Ferney. Elle charma le patriarche par sa
grâce et sa simplicité et il la demanda à sa famille pour
aider Mme Denis dans les soins de la maison. Bientôt
après il ne l'appelait plus que Belle et Bonne, et le nom
lui resta. En 1777, le marquis de Villette vit Belle et Bonne
chez Voltaire, en devint éperdument épris et l'épousa :
« M. d» Villette a épousé dans ma chaumière de Ferney,
écrit le patriarche, une fille qui n'a pas un sou et dont la
dot est de la vertu, de la philosophie, de la cai. leur, de la
sensibilité, une extrême beauté, l'air le plus noble ; le tout a
dix-neuf ans. Les nouveaux mariés s'occupent jour et nuit
à me faire un petit philosophe. Cela me regaillardit dans
mes horribles souffrances. »
82 JOURXAL D'UN ÉTUDIANT
c'est à elle, à son zèle et à son intelligence que le
Lycée devait tous ses succès. Aussi y était-elle vénérée
et considérée comme la grande prêtresse du temple.
Avec leurs leçons particulières, les .cours du Col-
lège de France, ceux du Lycée, les distractions fré-
quentes qu'ils rencontraient dans ce dernier endroit,
les pupilles de M. Terrier devaient se trouver très
occupés et il leur restait évidemment fort peu de
loisirs.
Ils n'en demandèrent pas moins bientôt à leurs
parents l'autorisation de se présenter aux Jacobins, et
Terrier, que la perspective de faire partie du célèbre
club séduisait particulièrement, appuya leur de-
mande; il fit valoir, entre autres raisons, que la
dépense serait modique, car il n'en coûterait que
douze livres pour la réception et six livres tous les
trois mois pour l'entretien de la salle.
En 1791, il y a à Paris trois clubs fameux, qui
tous trois tirent leur nom des anciens couvents où
ils se réunissent :
Les Feuillants sont le club des modérés; c'est là
que l'on rencontre tous les constitutionnels.
Les Cordeliers ont pour chef Danton et Camille
Desmoulins. Leur violence en éloigne beaucoup de
citoyens.
Les Jacobms renferment tous les partisans de la
Révolution. C'est le plus ancien de tous les clubs et
le plus fréquenté. Un immense amphithéâtre s'élève
en forme de cirque et occupe toute la grande nef de
l'église, mais il est encore insuffisant pour contenir
la foule énorme des auditeurs. Les tribunes donnent
place à plus de quinze cents personnes et elles sont
remplies plusieurs heures avant l'ouverture de la
séance. Une foule d'équipages attendent leurs maîtres
à la porte, au milieu de la masse du peuple qui n'a
PENDANT LA RÉVOLUTION 83
pu pénétrer et qui recueille patiemment au dehors
les échos de la séance.
Chacun s'empresse de se faire inscrire sur les re-
gistres de la Société pour faire preuve de zèle patrio-
tique; presque tous les députés se présentent. Ils ne
faut pas croire que ce soit une réunion de sans-
culottes : « C'est la fleur des bourgeois de Paris... Il
y avait là deux ou trois cents dames aussi parées
qu'au spectacle (i). »
Les Jacobins entretiennent une correspondance
active avec les sociétés qui se sont formées dans toute
la France; on les nomme les sociétés affiliées et leur
concours donne une terrible puissance au club parisien.
Bien loin de trouver la demande de ses fils intem-
pestive, M. Géraud s'empresse d'y accéder. Il répond
à Terrier : « Je ne m'oppose en aucune façon à ce
que nos jeunes gens entrent avec vous au club des
Jacobins, je le désire même ardemment. C'est une
excellente école de constitution et de patriotisme,
011 les meilleurs orateurs de l'Assemblée nationale se
font souvent entendre. »
Puis il lui fait part de l'association analogue qui
a été fondée à Bordeaux sous le nom d'Amis de la
Constitution, et dont il fait déjà partie :
0 II s'est monté ici un club d'Amis de la Consti-
tution, à l'instar du fameux club des Jacobins de
Paris, auquel celui-ci s'est affilié. Déjà nombreux, il
le deviendra bien davantage, malgré la sévérité des
principes qu'on exige dans les candidats. J'en suis
un des membres. C'est aux Jacobins aussi que nous
tenons nos séances. Il est à souhaiter que partout il
se forme de pareilles associations. Elles contribue-
ront beaucoup à propager l'esprit public, les bons
(i) Journal (Vune bourgeoise, par M. LOCKROY.
84 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
principes et à rendre inébranlable la Constitution.
Le dimanche et le mercredi, le public assiste à nos
séances. Nous y avons des hommes de grand talent.
Vergniaud est notre Mirabeau, Guadet notre Pétion,
Ducos notre Barnave. »
Ses enfants lui ayant demandé si la question de
religion était un obstacle à l'entrée dans la société,
il s'empresse de les détromper et il leur parle en
même temps du succès croissant de cette réunion :
(( Bordeaux, 30 avril 1790.
a Tu me demandes si les Juifs sont admis dans
la société des Amis de la Constitution. Oui, sans
doute, et on y admettrait également des Turcs, s'ils
étaient enflammés de l'amour du patriotisme, avec la
réputation d'une bonne conduite. C'est tout ce qu'on
exige, et l'on n'a égard ni à la naissance, ni aux
places, ni aux richesses, ni à la profession, qui,
jadis, établissaient des distinctions si humiliantes.
« Nos séances attirent une grande affluence. Le
local ne contient que douze à quatorze cents per-
sonnes, mais fût-il dix fois plus grand, il serait tou-
jours plein. Les dames, pour être placées commodé-
ment, s'y rendent à trois heures et les séances ne
s'ouvrent qu'à six heures. Les soldats des troupes de
ligne y viennent en grand nombre et y prêtent tour à
tour le serment de soutenir la Constitution, de dé-
noncer les traîtres à la patrie et de défendre ceux
qui feront de telles dénonciations :
<( Bordeaux, 14 mai 1791.
« Notre club prend un grand accroissement. Le
local est trop petit et nous allons occuper une des
PENDANT LA RÉVOLUTION 85
églises supprimées; les matières actuellement à la
discussion sont le licenciement des officiers de l'ar-
mée, le duel, le mariage des princes. Nous avons des
orateurs d'une grande force. Heureux ceux qui pos-
sèdent le talent de l'improvisation ! De tels sujets,
rares encore, ne le seront pas dans la suite. Comme
le génie n'a plus d'entraves, il se déploiera en
France, de manière à faire oublier les orateurs les
plus fameux de la Grèce et de Rome. »
L'institution des clubs paraît à M. Géraud une
idée merveilleuse et qui doit produire de véritables
bienfaits, a Oh ! les heureux établissements que les
clubs, s'écrie-t-il, la France en est couverte ! Ils sont,
pour la chose publique, ce que l'air est pour l'exis-
tence. » A l'en croire, ils font le plus grand bien, ils
étendent prodigieusement l'esprit public : a II n'y a
plus cette même légèreté, cet amour des plaisirs, chacun
ambitionne d'acquérir des connaissances utiles en lé-
gislation, en administration, etc. » Il n'hésite pas à
leur attribuer un changement notable dans les mœurs
qui, chaque jour, deviennent plus pures, surtout dans
la province, qui était moins corrompue que la capi-
tale : « Nous serons sanctifiés plus tôt que les Pari-
siens, dit-il avec candeur, plus tôt qu'eux à la hauteur
de la Révolution! »
CHAPITRE VI
1791
SoitNLAIRE : L'émigration se transporte à Coblentz. — Me-
naces des émigrés. — Fuite des tantes du roi. — Maladie
du roi. — 28 février. — Loi proposée sur l'émigration.
— Maladie de Mirabeau. — Sa mort. — Ses obsèques.
Les mois qui suivent la fête de la Fédération ne
tiennent pas les promesses qu'avait fait concevoir
l'ivresse universelle soulevée par cette cérémonie.
Les troubles matériels augmentent, le trouble des
esprits s'accentue. Des bruits singuliers recommen-
cent à se répandre sur les projets de la cour, l'émi-
gration devient un objet de haine et d'horreur pour
le peuple :
« Tout est tranquille pour le moment, mande
Edmond, mais on craint une explosion prochaine
dans Paris ou sur les frontières. Le roi est triste,
inquiet, rêveur. Mîne Louis XVI est au contraire gaie
et pleine d'enjouement. L'on parle d'un voyage du
roi à Compiègne ou à Fontainebleau. L'on a arrêté
sur les frontières du département du Nord des voi-
tures aux armoiries du roi (car il en a malgré le
décret. Le roi sera-t-il donc au-dessus des lois?
Hélas! oui), remplies d'arm.es et de munitions pour
les émigrés. Ceux qui ne sont pas des bêtes ou des
Parisiens ne doutent point qu'il n'existe une cor-
respondance secrète entre la cour et les princes fu-
gitife. »
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 87
Les premiers émigrés, qui se sont établis à Turin
sous la conduite du comte d'Artois, n'ont pas réussi
dans leurs desseins, et leurs efforts pour soulever le
midi de la France sont restés infructueux.
Découragée par son insuccès, l'émigration se résout
à transporter le centre de ses opérations dans un
endroit qu'elle suppose devoir lui être plus favorable
et où il lui sera plus facile de solliciter et d'obtenir
l'appui des puissances. Elle s'établit à Coblentz, dans
le territoire de l'électeur de Trêves et elle s'organise
militairement sous le commandement du prince de
Condé pour marcher en tête des armées étrangères à
la conquête de la France rebelle.
A partir de ce moment le mouvement d'émigration
s'accentue d'une façon inquiétante. Ce n'est pas que
la situation soit plus troublée ni les dangers que
l'on court plus pressants, mais la mode s'en mêle et
il devient de bon ton d'aller grossir le nombre de
ceux qui attendent à l'étranger le retour imminent
de l'ancien ordre de choses. L'on court aux armes
contre son pays comme si l'on courait à l'accomplis-
sement du devoir le plus sacré. On monte en car-
rosse au sortir de l'Opéra et l'on part gaiement pour
Coblentz, muni d'un mince bagage. Qu'est-il besoin
d'emporter tant de choses pour une si courte absence ?
C'est à peine si l'on dit adieu à ses amis. Le retour
ne doit-il pas être prochain ?
Beaucoup ne devaient jamais revoir leur patrie;
les autres n'y devaient rentrer que vmgt-trois ans
plus tard.
Cependant ces rassemblements sur la frontière du
royaume commençaient à devenir gênants; on leur
prêtait, non sans motifs, des projets menaçants et
l'imagination populaire les exagérait encore. La pré-
sence du frère même du roi à la tête des émigrés ren-
88 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
dait singulièrement suspecte l'attitude de Louis XVI.
On le soupçonnait, ainsi que toute la famille royale,
d'entretenir des correspondances avec l'étranger et
d'abuser le peuple par une attitude hypocritement
satisfaite, alors que par-dessous main il se prépa-
rait par tous les moyens à rejoindre Coblentz.
Ces bruits prirent encore plus de consistance lors-
qu'en février 1791 l'on apprit que les tantes du roi,
Mesdames Victoire et Adélaïde, estimant le salut de
leur âme compromis en France, projetaient de quitter
Paris et de se retirer à l'étranger. Aussitôt l'émoi est
grand et les nouvelles les plus invraisemblables cir-
culent : Mesdames doivent enlever le dauphin dans
un fond de voiture, un autre enfant de son âge et
de même figure lui sera substitué; deux mille gen-
tihhoram-es doivent c,ccompagner les fugitives à la
frontière; ce départ, dit-on, n'est que le prélude
d'autres plus graves. Les uns veulent s'opposer à
l'exécution de ces projets, et de ce nombre sont les
districts (i), la municipalité, le club des Jacobins,
les dames de la Halle, etc.; d'autres ne conçoivent
pas comment on peut retenir les princesses malgré
elles, et leur donner des fers quand la nation brise
les siens. Enfin rien ne venant confirmer les inten-
tions prêtées à Mesdames, le bruit s'apaise.
Tout à coup la nouvelle se répand qu'elles ont
quitté Paris furtivement et gagné l'étranger, que
Monsieur allait les suivre lorsqu'il a été arrêté sor-
tant de chez la comtesse de Balbi, sa maîtresse, à
(i) Avant 1789, Paris était partagé en vingt et un quar-
tiers. Le 23 avril i7<Sg, un règlement divise la ville en
soixante arrondissements ou districts. La loi du 27 juin
1790 substitue aux districts quarante-huit sections. Ces sec-
tions établissent entre elles des communications actives et
rapides et deviennent un dés plus puissants éléments de la
l\.évolui:ioû.
PENDANT LA RÉVOLUTION S9
laquelle il venait de faire ses adieux. On dit haute-
ment que les tantes du roi emmènent le dauphin, et
qu'elles emportent des millions. La populace
s'ameute, la garde nationale prend les armes, l'émo-
tion la plus vive règne dans la capitale.
« 20 février 1791.
« Mesdames sont enûn parties la nuit du samedi,
écrit Terrier; elles ont fort bien fait de prendre le
devant, car les dames de la Halle se proposaient
d'aller les joindre dimanche à leur château de
Bellevue pour les accompagner sous bonne escorte
à celui des Tuileries. Ceux qui voient partout des
projets de contre-Révolution prétendent que ce dé-
part n'est qu'un prélude, que Monsieur va bientôt
demander d'aller aux eaux, que la reine avec le dau-
phin prétextera d'aller faire un tour à Fontaine-
bleau, qu'ainsi toute la famille royale s'évadera suc-
cessivement.
« Vannes vient de voir une autre Saint-Barthé-
lémy; le fanatisme plane sur toute la France, cher-
chant où il pourra allumer son flambeau incendiaire
au feu sacré de nos autels (i). »
« On n'attache autant d'importance à la fuite des
tantes du roi, écrit Edmond de son côté, que par la
crainte d'émigrations plus dangereuses; on a bien
raison de les redouter : je ne vois que ce moyen de
contre-Révolution qui puisse être efiicace. Je ne crois
pas que le roi soit sincèrement dans les sentiers de la
Révolution. Au reste, on s'attend que les tantes
(i) Les paysans bretons, excités par les prédications du
clergé, venaient de se soulever ; ils marchèrent sur Vannes,
mais la garde nationale leur barra le chemin et en tua un
assez grand nombre.
90 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
auront rencontré bien des obstacles sur leur chemin,
et qu'elles auront peut-être rebroussé. »
En effet, Mesdames avaient pris la route d'Italie,
mais elles furent arrêtées par la municipalité d'Ar-
nay-le-Duc et gardées à vues jusqu'à ce que l'As-
semblée eût statué sur leur sort. La délibération fut
longue et orageuse; Mirabeau demandant d'une voix
hautaine quelle loi s'opposait au voyage des prin-
cesses, un député lui répondit gravement : « Le
salut du peuple! » Menou eut l'esprit de mettre un
terme à la discussion en s'écriant : « L'Europe sera
bien étonnée, quand elle saura qu'une grande assem-
blée a mis plusieurs jours à décider si deux vieilles
femmes entendraient la messe à Rome ou à Paris ! »
Les tantes du roi furent remises en liberté, mais
leur départ fut regardé par l'aristocratie comme le
signal d'une émigration générale; à partir de ce
moment, les routes de l'étranger se couvrent de fu-
gitifs.
Lorsqu'on avait connu le départ de Mesdames, la
foule s'était portée au Luxembourg, où résidait Mon-
sieur. Le prince protesta de ses intentions, assura
qu'on le soupçonnait à tort de vouloir s'éloigner de
Paris et il fit le serment de ne point quitter le roi.
Le peuple, que les exemples du passé rendaient peu
confiant, força Monsieur à venir s'établir aux Tuile-
ries pour partager la semi-captivité de Louis XVL
A partir de ce moment, la surveillance redouble
autour du malheureux roi. Cependant sa popularité
n'a pas encore subi d'irrémédiables atteintes; au
fond, il est aimé dans le peuple, où on le croit animé
des meilleurs sentiments. En mars 1791, il tombe
malade, et la plus vive inquiétude se manifeste dans
la population. Son rétablissement provoque une allé-
gresse générale et le peuple témoigne son bonheur
PENDANT LA RÉVOLUTION 91
par d'étonnantes manifestations. Edmond mande à
son père :
« Les illuminations que l'on fit dimanche dernier
furent beaucoup troublées par un vent et de la pluie
qui tomba après plus de trois semaines de sec. C'est
dommage; les habitants étaient très portés à illu-
miner pour marquer leur joie de ce que le roi, qui
est chéri ici, et que l'on doit aussi chérir dans tous
les départements avaient recouvré heureusement la
santé. 9
Les derniers incidents auxquels nous venons de
faire allusion et les conséquences qu'ils ont provo-
quées dans la noblesse du royaume font demander
des mesures de répression contre l'émigration. Une
loi est proposée à l'Assemblée. Pendant qu'on la dis-
cute, surviennent de graves événements :
Le 28 février, le peuple, excité, dit-on, par le duc
d'Orléans, se porte au donjon de Vincennes, où se
trouvent de nombreux prisonniers, et l'attaque. La
Fayette accourt et rétablit l'ordre. En même temps
une émeute éclate aux Tuileries. Beaucoup de nobles
s'y sont réunis, armés de poignards, pour défendre
le roi, disent-ils, dont la vie est menacée. La garde
nationale les désarme et les arrête, non sans une
lutte des plus vives. Le bruit court qu'ils ont voulu
enlever Louis XVI, et on les surnomme les Cheva-
liers du Poignard. Ces manifestations armées de la
noblesse surexcitent l'imagination populaire; l'émo-
tion est à son comble.
a La journée du 28, écrit Terrier, a causé une
fermentation qui n'est pas encore apaisée. Chacun en
tire des conséquences plus ou moins sinistres, et il
serait difficile d'en tirer de bien favorables. On re-
garde comme un fait certain que M. Condé va
incessamment entrer en France avec une artoée de
92 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
dix mille hommes, qui doit être grossie de trente à
quarante mille mécontents. »
Les esprits sensés et clairvoyants peuvent déjà
prévoir les scènes tragiques que l'émigration va pro-
voquer dans un avenir prochain. M. Géraud s'en fait
l'écho par ces paroles véritablement prophétiques :
« La journée du 28, mon cher Terrier, doit en
effet inspirer de vives craintes et redoubler la sur-
veillance des bons patriotes. On croit assez générale-
ment ici que les conspirateurs avaient pour but l'en-
lèvement du roi, mais ce projet était aussi insensé
que celui qu'on prête à M. Condé. S'il osait entrer en
armes dans le pays, on ne donnerait pas, je crois, le
temps aux mécontents d'aller grossir des cohortes
scélérates, et de toutes parts nous apprendrions des
arrestations et sans doute des -punitions sanglantes.
Non, tant que les puissances n'épouseront pas les
querelles de ces pygmées, nous n'avons rien à
craindre. »
Le même jour et pendant que ces événements se
passaient dans Paris, l'Assemblée discutait la loi
sur l'émigration. Demandée avec rage par Barnave,
les Lameth et leurs partisans, elle fut attaquée avec
la plus extrême violence par Mirabeau; jamais il ne
montra plus de puissance, plus d'entraînante audace
que dans ce discours : « Je jure, s'écria-t-il, si une
loi d'émigration est votée, je jure de vous désobéir. »
Les arguments mis en avant par le tribun furent
passionnément commentés, en particulier une lettre
éloquente qu'il avait adressée autrefois à Frédéric-
Guillaume, et dans laquelle il réclamait la liberté
d'émigration comme un des droits les plus sacrés de
l'homme; il l'avait lue à la tribune.
a J'ose à peine vous déclarer mon opinion sur
M. Mirabeau, écrit Terrier; mais comment un homme
PENDANT LA RÉVOLUTION 93
de sens peut-il de bonne foi citer, dans une circons-
tance aussi urgente, une lettre écrite pour un Etat
paisible ! Quelle analogie y a-t-il donc entre la
Prusse tranquille, la Prusse en paix, et la France en
convulsion? On cite les droits de l'homme! Sans
doute ces droits auront toute leur étendue lorsque la
patrie sera sauvée, mais dans un temps de trouble,
de périls, où il faut des bras, des baïonnettes et peut-
être du sang, chaque citoyen doit défendre ses foyers
ou y renoncer, parce qu'il est souverainement injuste
que son voisin s'expose pour défendre ses propriétés
qu'il abandonne. Au reste, je ne vois pas qu'un dé-
cret qui défendrait les émigrations dans un temps
de troubles fût plus contraire aux droits de l'homme
et à la liberté que celui qui ordonne que tout citoyen
en âge de porter les armes s'armera pour défendre
sa patrie lorsqu'elle sera menacée. Pourquoi ne
pourrait-on pas rester tranquille chez soi s'il est
permis de s'absenter? »
Mirabeau triompha, mais ce fut presque sa der-
nière victoire. Depuis la fin de 1788, il se sentait
profondément atteint : a Les peines d'esprit, les
agitations de l'âme, les tempêtes, le travail forcé,
tout cela m'use ou m'a usé, disait-il, et je ne suis
plus invulnérable. » La maladie allait terrasser cette
puissante nature. Des yeux caves, la pâleur du
visage, des défaillances soudaines, faisaient pres-
sentir une crise imminente. Il ne parut plus qu'une
seule fois à la tribune de l'Assemblée; ce fut dans
la question des mines et pour donner la preuve
d'amitié la plus touchante. Le comte de la Marck,
avec lequel il était intimement lié, et qui lui servait
d'intermédiaire dans ses rapports avec la cour, avait
presque toute sa fortune placée dans les mines. Une
loi proposait de supprimer les concessions, et l'As-
94 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
semblée paraissait disposée à l'accueillir favorable-
ment. Le jour oii la question vint en discussion, Mi-
rabeau, quoiqu'il pût à peine se soutenir, se prépara à
se rendre à la séance. La Marck s'efforça de l'en
empêcher : a Mon ami, répondit le tribun, ces gens-là
vont vous ruiner si je n'y vais pas; je veux partir,
vous ne parviendrez pas à me retenir. » Quelques
heures après, il revenait en disant à son ami : «Votre
cause est gagnée, et moi, je suis mort », et il s'éva-
nouit. Il ne sortit plus de chez lui.
La nouvelle de sa maladie plongea Paris dans la
consternation; il semblait qu'une calamité publique
fût sur le point de frapper la France. Un peuple
immense se pressait autour de sa demeure et gardait
le plus profond silence. Le roi et la reine, terrifiés de
l'abandon dans lequel ils allaient se trouver si cette
main puissantes se retirait d'eux, envoyaient à chaque
heure du jour prendre des nouvelles du mourant. Le
rédacteur des Révolutions de Paris y qui déjà de-
mande la suppression de la royauté, apprend que
le roi a envoyé pour s'informer de Mirabeau, et il
écrit : a Sachons gré à Louis XVI de n'y avoir pas
été lui-même, c'eût été une diversion fâcheuse, on
l'aurait idolâtré. » A mesure que les bulletins ré-
pandus dans la foule devenaient plus inquiétants,
l'effroi et la douleur augmentaient. Démocrates, aris-
tocrates, tous venaient avec anxiété solliciter des
nouvelles. Cet empressement fut sensible au mori-
bond. Barnave, son ennemi, se présenta chez lui, au
nom des Jacobins, et Mirabeau en ressentit une douce
émotion.
Bien entendu, tous les partis se reprochaient sa
mort et s'accusaient mutuellement de l'avoir em-
poisonné.
En dépit des soins prodigués par ses amis, en
PENDANT LA RÉVOLUTION 95
dépit des vœux ardents de tout un peuple, Mirabeau
s'éteignit le 2 avril, « emportant avec lui les derniers
lambeaux de la monarchie ». Quand il sentit sa fin
approcher, il fit ouvrir les fenêtres : a Mon ami,
dit-il à Cabanis, je mourrai aujourd'hui, il ne reste
plus qu'à s'envelopper de parfums, qu'à se couron-
ner de fleurs, qu'à s'environner de musique, afin
d'entrer paisiblement dans le sommeil éternel. »
Il ne put cependant s'empêcher de déplorer lui-
même cette fin prématurée, qui enlevait à la Révolu-
tion le seul homme qui eût pu la diriger et la maî-
triser.
La consternation fut générale, lorsque se répandit
la fatale nouvelle, et nos jeunes étudiants nous don-
nent une peinture très spontanée et très vraie des
sentiments qui agitaient la population en présence
d'un événement qui changeait, à n'en pouvoir dou-
ter, les destinées mêmes de la patrie.
« Au Lycée, 2 avril 1791, à onze heures du matin,
0 Mirabeau n'est plus ! écrit Terrier. Après quatre
jours d'espoir et de crainte, nous avons enfin perdu
le premier orateur de l'Assemblée nationale. Un
émissaire vient de nous annoncer qu'il est mort ce
matin, à dix heures. Les derniers jours de sa vie ont
été les plus beaux de sa gloire; jamais regret ne fut
plus profond ; ses ennemis mêmes ne peuvent lui
refuser le leur. Ces jours derniers, tout Paris se
portait chez lui en foule, les visages étaient tristes,
pensifs, et quoique chacun connût son état, on se
plaisait encore à se le demander mutuellement,
comme si l'on eût cherché dans les autres, l'espoir
qu'on ne trouvait pas en soi-même. Il est mort d'une
fièvre intermittente d'une espèce maligne. »
96 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Edmond de son côté mande à son père tous les
détails qu'il a pu recueillir sur la fin de ce grand
citoyen :
« 3 avril.
« Cette mort, presque subite, a jeté ici une conster-
nation douloureuse, qui n'a pas sans doute tardé à se
répandre dans tous nos départements. Je partage la
tristesse publique bien vivement, je t'assure, et la
perte que la France vient de faire de cet homme
vraiment grand sous tous les rapports m'a singulière-
ment frappé. Ici, au Lycée, tout respire la plus pro-
fonde tristesse; le jour qu'il mourut, on écrivit sur
un grand tableau, en place de bulletins, ces mots
atterrants : « // est mort », en grandes lettres noires.
Le lendemain, il devait y avoir un concert, qui n'eut
pas lieu, et le mot « deuil » fut encore écrit sur le ta-
bleau. Chacun est costumé en noir : je ne peux encore
te donner de détails sur les derniers moments de ce
grand homme, ni sur son enterrement qui se fait
aujourd'hui, après l'ouverture de son corps, à la-
quelle on procède pour tranquilliser le peuple, qui a
soupçonné qu'il avait été empoisonné (i). »
« Paris, 5 avril 1791.
« Ce fut samedi dernier, à dix heures et demie du
matin, que Mirabeau mourut et qu'avec lui disparut
(i) Le corps fut ouvert en présence d'un commissaire de
chaque section. « Les préventions populaires en ont fait
une nécessité, écrivait le comte de la Marck, il' s'agit d'in-
terroger la mort sur le crime qu'elle a commis. » Mirabeau
prenait des bains qui renfermaient une dissolution de su-
blimé ; ils avaient produit chez lui cette teinte verdâtre
qu'on attribuait au poison.
PENDANT LA RÉVOLUTION 97
le plus grand génie de son siècle. Il attendit sa
fin aussi fermement qu'il brava pendant sa vie
toutes les insultes et les calomnies de ses ennemis.
La consternation, l'abattement, la tristesse, peints
sur le visage de tous les citoyens en général, dé-
montrent combien sa perte leur cause de douleur.
Livré pendant sa maladie aux soins d'un ami dont
il connaissait l'attachement, il n'a point voulu
voir d'autres médecins, et c'est avec beaucoup de
peine qu'il consentit à recevoir M. Petit, très célèbre
praticien. « Mon ami, disait-il à M. Cabanis, qui
a le soignait, c'est pour vous que je refuse de voir
a M. Petit; si je revenais à la vie, vous en auriez
« tout le mérite et il en aurait toute la gloire. »
Ce trait seul suffit pour confondre ceux qui ont
prétendu que ce grand homne ne connaissait pas
l'amitié.
a Deux jours avant sa mort, il entendit un bruit
extraordinaire, il en parut surpris ; on lui apprit que
c'était un coup de canon : a Serait-ce déjà, dit-il,
a les funérailles d'Achille? »
a Un concours nombreux de citoyens assiégeaient
sa porte; la rue était toujours pleine, et l'on voyait
bien, au calme parfait, au silence qui régnait, que
c'était l'intérêt qui les amenait et non la curiosité.
Cependant, malgré leurs précautions, les oreilles de
Mirabeau furent frappées de quelque bruit ; a C'est,
a lui dit-on, le peuple qui veut sans cesse apprendre
a de vos nouvelles. » — ot II m'a été doux de vivre
a pour le peuple, dit-il, il me sera glorieux de mourir
« au milieu de lui. »
a Ses facultés intellectuelles ne pouvaient se désor-
ganiser facilement, aussi les a-t-il conservées jusqu'à
sa mort, mais ses souffrances ont été cruelles et elles
n'ont point abattu son courage. Cependant, peu
98 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
d'instants avant d'expirer, il demanda plusieurs fois
de l'opium à son médecin.
« Samedi au soir, il reçut les députés de l'Assem-
blée nationale, a C'est aujourd'hui, dit-il à M. de
a Talleyrand, évêque d'Autun, que l'on doit traiter
a l'importante question des successions. J'avais prê-
te paré là-dessus un ouvrage qui aurait peut-être été
« utile; lisez-le si l'Assemblée veut le permettre. »
« Outre cet ouvrage, il en avait fait quatre autres
qu'il a donnés aussi aux députés ; c'était un traité sur
le mariage des prêtres, sur le divorce, sur l'éduca-
tion nationale et enfin sur les académies. Ses refus
constants d'accepter les insolentes provocations que
lui ont faites ses ennemis sont un excellent traité
sur le duel.
a Ecartons de sa tombe tous ses défauts et ne
pensons seulement qu'à donner des regrets à ses ta-
lents et à son grand génie. C'est le premier grand
homme qu'ait perdu la France libre.
a Ici, le club des Amis de la Constitution portera
le deuil pendant huit jours; indépendamment de
cela, la plus grande partie des patriotes le porte,
ainsi que les dames. »
Les funérailles du célèbre tribun furent gran-
dioses; La Fayette, tous les ministres (i), l'Assem-
blée tout entière, le club des Jacobins, toutes les
autorités, le département, les municipalités, les so-
ciétés populaires, l'armée accompagnaient le convoi,
escortés d'un peuple immense. Le cortège était si
long qu'on n'arriva qu'à huit heures à l'église Saint-
Eustache. Cerutti prononça l'éloge funèbre. Dès qu'il
fut terminé, vingt mille gardes nationaux déchar-
(i) Dans l'ancien régime un garde des sceaux ne portait
jamais le deuil, ne faisait aucune visite. M. Duport du
Tertre assista en simarre aux obsèques de Mirabeau.
PENDANT LA RÉVOLUTION 99
gèrent à la fois leurs armes. C'est à la lueur trem-
blante des torches qui éclairaient la scène qu'on
arriva à Sainte-Geneviève et que la lugubre cérémonie
prit fin. On s'étonna que le roi ne se soit pas joint
au Corps législatif pour suivre le cortège : l'impres-
sion eût été profonde dans l'esprit du peuple.
« Les obsèques de Mirabeau ont été, pour la"^
pompe, celles d'un monarque, écrit Edmond, mais ce
dont les rois ne peuvent pas trop se flatter, il em-
portait avec lui les regrets de tous les citoyens. Les
spectacles ont été fermés tous samedi, et aujourd'hui
les Français seulement. Les papiers publics se dis-
putent à qui en fera plus d'éloges; on ne sait oii le
porter, on ne trouve pas de place digne de lui. Le
département de Paris le qualifie de « citoyen élo-
a qiient et vertueux. »
Pour honorer la dépouille mortelle de l'illustre
homme d'Etat, l'église Sainte-Geneviève fut érigée
en Panthéon et l'on y fit graver cette inscription :
« Aux grands hommes la Patrie reconnaissante ».
a Si Louis XVI, qui paraît l'idole du peuple, mou-
rait, écrit un chroniqueur du temps, il pourrait rece-
voir les mêmes honneurs qui ont entouré les restes de
Mirabeau, mais il ne pourrait en recevoir de plus
grands (i). »
Le Lycée consacra une soirée tout entière à dé-
plorer la perte irréparable que venait d'éprouver la
France :
a Le Lycée a aussi jeté des fleurs sur la tombe de
Mirabeau, dit Edmond. Tous les talents se sont em-
pressés d'y venir chanter à l'envi le grand homme
que nous venons de perdre, et des éloges, des orai-
sons funèbres ont fait couler nos pleurs en redou-
(i) Correspondance secrète, publiée par M. DE Lescure.
loo JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
blant nos regrets. M. Cabanis, son médecin, a fait
lire un journal de la maladie qui nous l'a enlevé. Cet
ouvrage est écrit d'une manière on ne peut plus tou-
chante, ce sont les expressions naïves du sentiment
et du plus tendre attachement, c'est le cœur d'un
ami qui s'épanche, qui mêle ses vifs regrets à ceux de
ses concitoyens, et l'on voit bien que M. Cabanis,
en écrivant ce petit ouvrage, ne fait que sentir et se
ressouvenir. M. Chénier a lu ensuite quelques strophes
d'une ode sur la mort de notre Démosthène. Pendant
ces diverses lectures nous avions sous les yeux, d'un
côté, le buste du personnage qui en faisait le sujet,
et de l'autre, son portrait, tous deux d'une parfaite
ressemblance. Nous entendîmes ensuite une musique
lugubre, dont les accents déchirants remplirent d'ef-
froi tous les cœurs. Ce fut ainsi que se termina cette
soirée de tristesse. »
La province ne se montra pas moins pénétrée que la
capitale du douloureux événement qui venait de
s'accomplir. M. Géraud écrivait à son fils :
(( Bordeaux, 12 avril 1791.
« Le grand Mirabeau couvre de deuil toute la
France. Sous l'ancien régime, nos âmes abêties
n'eussent pas ainsi senti la perte de cet homme
célèbre, tant il est vrai qu'il n'est donné qu'aux
peuples libres et éclairés de bien apprécier les ta-
lents. Notre municipalité, nos tribunaux, nos corps
administratifs, tous les citoyens sont en deuil. On
a fait à la cathédrale un service pompeux. Les Amis
de la Constitution lui en ont décerné un aux Jaco-
bins, qui ne l'était pas moins. Leur tribune retentit
tous les jours des talents du grand homme et des
regrets de sa perte. Si c'eût été un homme ordinaire.
PENDANT LA RÉVOLUTION loi
on ne se souviendrait que de ses vices, car on ne peut
pas dire que Mirabeau ait été un homme vertueux.
Il ne lui manquait que de l'être pour éclipser tout ce
que les temps anciens et les temps modernes ont
produit de plus grand, et l'histoire en parlant de
cet homme extraordinaire ne se taira pas sur ce qui
obscurcit sa gloire. »
Après la mort du tribun dans lequel ils avaient
placé toute leur confiance, le roi et la reine se mon-
trèrent désolés : o Depuis la mort de Mirabeau,
disaient-ils à un envoyé de Léopold, nous avons
perdu toute espérance. »
Madame Elisabeth, que les événements n'avaient
pu instruire, plaisantait volontiers sur cette dispari-
tion, qui avait pourtant quelque importance :
0 Mirabeau a pris le parti d'aller voir dans l'autre
monde si la Révolution y était approuvée, écrivait-
elle à Mme de Raigecourt. Bon Dieu ! quel réveil
que le sien! On dit qu'il a vu une heure son curé. Il
est mort avec tranquillité, se croyant empoisonné...
Les aristocrates le regrettent beaucoup... Je ne puis
m'empêcher de regarder sa mort comme un trait de
la Providence sur ce royaume. Je ne crois pas que
ce soit par des gens sans principes et sans mœurs
que Dieu veuille nous sauver (i). »
(i) Feuillet de Conches.
CHAPITRE VII
1791
Sommaire : Les prêtres assermentés et les réfractaires. —
La bulle du pape. — L"Eglise protestante. — Suppres-
sion des barrières. — Rareté du numéraire. — Le roi ne
peut se rendre à Saint-Cloud. — Il accomplit ses Pâques
constitutionnelles.
Pendant qu'Edmond et John continuaient à mener
à Paris la vie la plus agréable pour des jeunes gens
de leur âge, et qu'ils s'y procuraient, tout en s'ins-
truisant, d'utiles distractions, la situation religieuse
et politique prenait une acuité chaque jour plus
grande.
L'Assemblée ne s'était pas contentée d'enlever au
clergé ses biens pour remplir les caisses vides de
l'Etat, elle supprima bientôt tous les ordres et con-
grégations et décréta que les évêques et les curés
seraient nommés par les électeurs; cette dernière me-
sure créait un véritable schisme dans l'Eglise et
allait amener de déplorables conséquences. La ma-
jorité du clergé s'insurgea et elle entreprit contre le
gouvernement une campagne des plus violentes, en
particulier dans la Vendée et dans les départements
du Midi, où, de connivence avec les émigrés, elle
s'efforça de soulever les populations.
L'Assemblée, pour venir à bout de cette résistance,
décida que tous les ecclésiastiques seraient astreints
à prêter serment à la Constitution. Ce serment im-
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 103
pliquait l'adhésion aux nouvelles lois ecclésiastiques.
Les prêtres qui le refusaient devaient être déchus de
leurs droits et remplacés immédiatement, mais ils
restaient libres d'exercer leur ministère à titre privé;
ils recevaient une pension et on leur laissait même
l'usage des églises pour y célébrer leurs offices.
Le roi, après avoir longtemps résisté, finit, de
guerre lasse, par sanctionner ce décret. La plus
grande partie du clergé refusa le serment; on des-
titua les réfractaires et on les remplaça par des
prêtres assermentés ou constitutionnels. L'exécution
des mesures prises par l'Assemblée souleva partout
les plus vives résistances et créa entre les membres
du clergé un antagonisme des plus fâcheux : beau-
coup de vicaires n'hésitèrent pas à prêter le serment
civique pour prendre la place de leur curé. Il en ré-
sulta dans bien des localités des scènes scanda •
leuses :
(( 7 janvier 1791.
« C'est dimanche prochain que nos curés doivent
prêter en chaire le serment civique, conformément
au décret du 27 novembre, écrit un chroniqueur de
l'époque. Jamais les habitants de Paris n'auront été
si exacts à assister à la messe paroissiale. On s'at-
tend bien que plusieurs curés voudront singer les
évêques, et essayeront quelque coup de théâtre pathé-
tique, soit par un refus, soit par une distinction sco-
lastique. Ils se compareront à des martyrs qui vont
être persécutés pour la religion, quoiqu'il ne soit
question ni de religion, ni de dogme, ni même de
discipline. Déjà le curé de Saint-Sulpice a annoncé à
ses dévotes qu'il dirait en chaire des choses bien im-
portantes; mais les poissardes de sa paroisse ont
I04 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
annoncé de leur côté qu'elles lui préparaient une
leçon bien sensible. Elles se proposent d'écouter pai-
siblement ses lamentations, mais de le saisir en
sortant de l'église, et de faire un grand exemple sur
la partie qui paye ordinairement pour les enfants
indociles (l). »
Les menaces n'empêchèrent nullement le curé de
Saint-Sulpice de mettre son projet à exécution. Au
jour et à l'heure dits, et en présence d'une foule
compacte, il monta en chaire et prêcha sur l'enfer :
0 Quand sa bouche, dit Mercier, eut vomi des blas-
phèmes contre l'Assemblée nationale, un cri universel
d'indignation fit retentir les voûtes du temple. Les
cris qui se faisaient entendre n'étaient point des
menaces, mais seulement des cris : « A l'ordre ! à
l'ordre ! » Tout à coup l'orgue majestueux remplit
l'église de ses sons harmonieux et fit retentir dans
tous les cœurs l'air si fameux -.Ah! ça ira! ça ira! (2).
a L'indignation se changea en allégresse patrio-
tique et on invita le motionnaire de contre-révolution
à chanter Ça ira. Il descendit de la chaire couvert
de risées, de honte et de sueur. Sommé de faire son
devoir en prêtant le serment civique, il refusa haute-
ment et se retira.
« Alors un officier municipal monta dans la chaire
et dit aux citoyens : « Messieurs, la loi n'oblige
a point cet homme à "prêter serment à la Nation. Par
a son refus il a seulement encouru la destitution de
« l'emploi public qui lui était confié. Il ne sera bien-
« tôt plus notre pasteur et vous serez appelés à en
(i) Corres-poniance secrète, publiée par M. DE Lescure.
(2) (( Le mot ça ira était d'ailleurs respectable par son
origine. Nous l'avions emprunté du célèbre Franklin :
c'était son expression favorite dans le plus fort de la
Révolution d'Amérique. » (IV^ERCIER.)
PENDANT LA RÉVOLUTION 105
a nommer un autre qui soit plus digne de votre con-
« fiance. »
a Ce peu de mots prononcés au nom de la loi rap-
pelèrent le respect qu'elle commande pour le lieu
saint, et le calme le plus profond régna. »
Edmond nous dépeint avec humour l'aspect de
Paris et des églises pendant toute cette journée.
« C'était hier que l'hydre envenimée du clergé
devait voir la plus fière de ses têtes abattue; à sept
heures du matin on &t l'appel. A huit heures, les
corps de garde furent pleins de soldats, les rues
couvertes de patrouilles; la populace se porta en
foule dans les églises ; on attendit avec impatience
l'heure de la grand'messe. Quelques prêtres se ren-
dirent à l'attente et aux désirs populaires, d'autres
ne se montrèrent pas, les autres enfin ne parurent
que pour insulter à la sagesse de nos lois et aux
vœux d'une nation entière. Ils auraient bientôt reçu
le prix de leur folie extravagante, si la garde na-
tionale n'eut partout modéré la juste indignation du
peuple. A peine leurs premières paroles avaient-elles
laissé percer des sentiments suspects que les mots
d' 0 à bas l'aristocrate », les menaces du fatal ré-
verbère leur imposèrent silence. Ce ne fut qu'avec
beaucoup de peine que la garde fit évader certains
d'entre eux. Dans quelques paroisses les vicaires
s'étant présentés pour prêter leur serment, ils furent
élus curés par acclamation. Ce coup vigoureux porté
sans hésiter par le clergé de Paris, fait voir à quel
degré de lumière et de philosophie on est parvenu
dans la capitale, mais sa maligne influence n'est-
elle pas à craindre pour les provinces fanatiques oiî
une ignorance encore barbare fait prendre pour des
oracles le texte des paroles criminelles, produit d'un
odieux intérêt. 9
io6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
A Bordeaux, la situation était très tendue et les
mesures décrétées par l'Assemblée y produisaient une
vive effervescence :
t( Bordeaux, février 1791.
« De nos treize curés, écrit M. Géraud, celui de
Saint-Mexent seul (M. Oré) a fait le serment. Les
douze autres sont encore réfractaires. Ils ont jusqu'à
dimanche pour tout délai. M. Oré a reçu des récom-
penses flatteuses de sa démarche civique. Tous les
corps l'ont complimenté et la garde nationale lui a
donné une sérénade superbe.
« Dans les campagnes et dans les petites villes,
les curés sont moins récalcitrants. Le plus grand
nombre obéit à la loi. Quand une fois cette crise sera
passée, que restera-t-il aux ennemis de la Révolu-
tion ? »
Les nouvelles qui arrivaient de provinces rela-
taient tous les différends qui s'élevaient entre prêtres
réfractaires et constitutionnels; c'était un sujet de
discussions passionnées parmi les membres du Lycée.
Edmond raconte quelques-uns des principaux in-
cidents qui parviennent à sa connaissance :
« Voici les nouvelles du jour. Un curé des environs
de Saint-Brieuc, échauffé comme beaucoup de ses
confrères par les libelles incendiaires qui inondent
tous les départements, monte en chaire, et déclame
violemment contre le serment exigé par l'Assemblée
nationale. Son vicaire prend ensuite sa place et pé-
rore avec chaleur en faveur du serment prescrit. Le
pasteur breton s'apercevant que son vicaire est écouté
avec satisfaction, se lève, et interrompant brusque-
ment l'orateur : a Ah! dit-il, je vois bien 011 tu
a veux en venir, tu t'imagines avoir ma cure, eh
PENDANT LA RÉVOLUTION 107
a bien, tu ne l'auras pas, car, pardieu, je prêterai
« mon serment. » Aussitôt, il se compose, remonte
paisiblement à l'autel, entonne sa préface, et n'a pas
plus tôt uni son office qu'il vient jurer d'une autre
manière entre les mains d'un officier municipal.
a M. Dusert a lu à l'Assemblée une lettre de la
municipalité de Vannes, dont le contenu fait frémir.
S'il faut en croire cette lettre, les prêtres de Vannes
ont renouvelé le forfait du cardinal de Lorraine,
lorsqu'il envoyait des assassins pour massacrer l'in-
fortuné amiral de Coligny. On a vu un prêtre célébrer
la messe à deux heures après minuit, tenant un cru-
cifix à la main, exhorter au massacre, au nom du
Dieu de paix, comme à une action commandée par
le ciel, des malheureux que le fanatisme avait égarés.
Mais la municipalité annonce que les espérances de
ces hommes sanguinaires ont été trompées. »
Le peuple naturellement prend parti pour les prê-
tres assermentés, qui, à ses yeux, sont les partisans
du gouvernement, tandis que les réfractaires repré-
sentent l'ancien régime. L'indignation est générale
quand on apprend que le pape a le mauvais goût de
ne pas approuver les nouvelles mesures, qu'il défend
aux élus du peuple d'administrer les sacrements,
enfin qu'il les excommunie :
(( Mai i/Qi.
0 Le pape s'est donc enfin expliqué! écrit Terrier;
le bruit public annonce qu'une bulle arrivée hier à
dix heures à M. de Montmorin, met le royaume en
interdiction, déclare nuls et sans effet les sacrements
administrés par les prêtres et évêques jureurs, etc.
Ce sera une arme de plus dans les mains des enne-
mis du bien public; puissent-ils n'en tirer pas plus
io8
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
de parti ailleurs que dans la capitale. On attend cette
bulle avec impatience, je dirai même avec une espèce
de plaisir; elle est destinée avec le mannequin de
son auteur, à servir de matière à un feu de joie dans
le jardin du Palais-Royal. »
C'est, en effet, ce qui arriva. La bulle ou tout au
moins son simulacre, fut brûlée au Palais-Royal au
milieu de l'allégresse générale, ainsi qu'un manne-
quin qui représentait le successeur de saint Pierre.
Edmond écrit :
a L'effigie du pape a été brûlée au Palais-Royal,
ainsi que son bref. Un particulier, dont les parents
ont péri des mains des fanatiques de Nîmes, a en-
foncé trois fois le couteau dans le corps de cette
vaine figure et a savouré ainsi une légère ombre de
vengeance.
« Pendant qu'il s'occupe à lancer ses sottes excom-
munications sur la France, nous nous moquons de
lui à merveille. Paris n'est plein que de caricatures,
de chansons, de quolibets, sur cet excommunicateur
berné ; le pauvre Pie VI n'est plus appelé que Margot
la Pie. »
L'animadversion contre les prêtres réfractaires re-
doubla et ils furent partout plus que jamais pour-
suivis par le cri sinistre : a A la lanterne, à la
lanterne ! »
Ces questions religieuses offraient à Edmond un
intérêt d'autant plus grand qu'il appartenait à la
religion réformée et qu'il avait souffert comme tous
ses coreligionnaires des entraves si dures mises par
l'Etat et l'Eglise à l'exercice de son culte. Il en
avait gardé une rancune profonde contre le clergé
catholique et il ne pouvait que se réjouir de tout
ce qui contribuait à abaisser la toute-puissance de
l'Eglise et placer ses représentants au niveau des
PENDANT LA RÉVOLUTION 109
simples citoyens. Quand on songe que jusqu'en 1787
les protestants si paisibles, si laborieux, n'avaient
pas encore d'état civil, qu'on ne les regardait pas
comme des hommes, qu'aux yeux de la loi ils ne
pouvaient ni naître, ni se marier, ni mourir, ni hériter,
que leurs enfants étaient bâtards! etc. Jusqu'en 1789,
ils sont exclus de tous les emplois civils, l'exercice
de leur culte leur est interdit ; pour se réunir et prier
en commun, ils doivent se rendre chez les ambassa-
deurs étrangers qui partagent leurs croyances (i).
(i) M. et Mme Géraud s'étaient mariés en 1774, devant
leur pasteur, mais ce n'est qu'en 1789 que leur situation, et
celle de leurs enfants, fut reconnue par la loi. Voici l'acte
de mariage qu'ils obtinrent enfin à cette époque :
Extrait des registres des déclarations des tnariages des
non-catholiques défosés au greffe du Sénéchal et Prési-
dîal de Guienne.
Aujourd'hui vingt-troisième du mois de mai mil sept cent
quatre-vingt-neuf, à Bordeaux, en notre hôtel, par-devant
nous Joseph-Sébastien de Larose, Conseiller d'Etat et hono-
raire au Parlement de Bordeaux, Président Présidial, Lieu-
tenant général en la Sénéchaussée de Guienne, Conserva-
teur des Privilèges royaux de l'Université de Bordeaux et
Prévôt royal de Lombrière, Ont comparu : sieur Charles
Géraud, négociant de cette ville, demeurant rue du Cha-
peau-Rouge, paroisse Saint-Remi, fils légitime de feu sieur
Jean Géraud, négociant, et de feu dame Marie Lesplette,
habitants de la ville de Bergerac, D'une part ; — Et de-
moiselle Elisabeth Pellissier, fille légitime de feu sieur
Pierre Pellissier, le jeune, négociant, et de feue dame Mag-
deleine Raimond, d'autre part ; — Lesquels, pour se con-
former à l'édit de Versailles du mois de novembre mil sept
cent quatre-vingt-sept, ont déclaré s'être mariés en cette
ville, le vingt-un décembre mil sept cent soixante et qua-
torze, et que de leur mariage ils ont deux enfants mâles,
savoir : Jean-Edmond né le vingt novembre mil sept
cent soixante et quinze ; — Et Jean-Charles-.Auguste, né le
six décembre mil sept cent soixante-dix-sept ; tous deux
baptisés à l'église de Saint-André de cette ville; de laquelle
déclaration avons octroyé acte en présence des sieurs Jean
Pelissier, négociant, demeurant rue du Chapeau-Rouge,
paroisse Saint-Remi, Jacques Raymond, ancien négociant,
no JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
i\Iais heureusement ces temps d'épreuves venaient
de prendre fin et désormais les tristes dissentiments
religieux qui, si longtemps, avaient creusé un abîme
entre enfants du même pays avaient à jamais dis-
paru. A en croire Géraud, l'union devenait chaque
jour plus intime, plus touchante, une extrême tolé-
rance avait succédé à un odieux fanatisme. Il en
cite un curieux exemple :
a Les protestants qui se trouvent en grand nombre
ici ont fait célébrer dans leur église de Saïnt-Tho-
mas-du- Louvre (oii nous allons souvent) un superbe
Te Deuin pour la fin de la constitution. La munici-
palité y a assisté en corps, une foule de catholiques
s'y sont aussi rendus, et cet exemple de tolérance et
de confraternité a rempli tous les cœurs d'une joie
pure et sincère (i). Le Te Deum était composé de
plusieurs pièces de poésie tirées de nos meilleurs
poètes, tels que Racine, Voltaire, Rousseau, etc. La
musique fait le plus grand honneur à M. Gossec, com-
demeurant rue et paroisse Sainte-Croix ; Pierre Trémolières,
négociant, demeurant rue Raze-aux-Chartrons, et Godefroy-
Auguste Windisch, négociant, demeurant sur le devant des
Chartrons, ces deux derniers, paroisse Saint-Remi, témoins
à ce requis, qui ont signé avec nous ainsi que lesdits sieurs
et dame Géraud. — Signé sur le registre : Ch. Géraud,
époux : Géraud-Pellissier, épouse ; Pellissier, Raymond,
AVindisch, Trémollières, Delarose et Lamaignère, greffier.
Collationné, certifié conforme à l'original et délivré par
nous, greffier soussigné à Bordeaux, le 23 mai 1789.
Signé : Lamaignère.
(i) Dans beaucoup d'endroits, catholiques et protestants
s'efforcent par leur concorde et par des politesses réci-
proques d'effacer tous les dissentiments passés : à Saint-
Jean-du-Gard, près d'Alais, le curé et le pasteur s'embras-
sent à l'autel. Les catholiques mènent les protestants à
l'église ; le pasteur siège à la première place du chœur. Les
mêmes honneurs sont rendus par les protestants au curé,
qui écoute avec recueillement le sermon du ministre.
PENDANT LA RÉVOLUTION m
positeur très distingué. M. Maron, prédicateur doué
de la plus touchante éloquence et des talents les plus
éminents dans cette partie, dans un discours imbu des
meilleurs principes de liberté, de morale et de philo-
sophie, a fait verser des larmes à tout l'auditoire
quand il a rappelé les persécutions cruelles qu'ont
éprouvées nos ancêtres. Le texte de son discours était :
« Cherchez la vérité et vous trouverez la liberté. »
Un événement qui allait combler de joie la France
entière vint apporter une heureuse diversion aux
querelles religieuses et faire oublier un moment les
prêtres réfractaires ou assermentés.
Une des entraves les plus considérables à la cir-
culation avait été l'établissement des octrois à l'en-
trée de toutes les villes du royaume. Nul impôt
n'était plus vexatoire, aucun ne pesait plus lourde-
ment sur les malheureux contribuables qui, comme
nous le faisons nous-mêmes aujourd'hui, gémissaient,
pestaient, et... se résignaient.
A Paris, ces droits d'octroi étaient particulière-
ment odieux. Il y avait soixante barrières dont vingt-
quatre principales, qui interceptaient toutes les en-
trées de la capitale; elles étaient ordinairement de
sapin, quelquefois de fer, mais elles auraient pu être
d'or massif, étant donné ce qu'elles rapportaient. De
chaque côté de la route s'élevaient deux construc-
tions qui étonnaient le voyageur par leur pesanteur
et la singularité de leur forme. Les unes ressem-
blaient à une chapelle funéraire, les autres à une
église, d'autres encore à une prison. Ces pavillons
monumentaux étaient destinés à abriter chacun une
demi-douzaine de commis taméliques et maigres,
chargés de taxer tout ce qui entrait dans Paris.
« Aux barrières, dit Mercier, un commis en redin-
gote, qui gagne cent misérables pistoles par an, l'œil
112 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
toujours ouvert, ne s'écartant jamais d'un pas, et qui
verrait passer une souris, se présente à la portière
de chaque équipage, l'ouvre subitement et vous dit :
N'avez-vous rien contre les ordres du roi? Il faut
toujours répondre voyez, et jamais autrement : alors
le commis monte, faite l'incommode visite, redescend
et ferme la portière. On le maudit tout haut ou tout
bas, il ne s'en embarrasse guère. Quand le commis
trouve quelque chose de sujet aux droits et que vous
n'avez pas déclaré, alors il dresse un procès- verbal...
Il se fait tous les jours un nombre infini de men-
songes par les plus honnêtes gens du monde, on se
fait un plaisir de tromper la fiscalité et le complot
est général ; on s'en applaudit et l'on s'en vante.
a Si votre poche est gonflée, le commis vous la
tâte. Tous les paquets sont ouverts. Certains jours de
la semaine arrivent les bœufs qui bouchent le pas-
sage pendant plus de deux heures ; il faut leur céder
le pas; on a fermé la principale porte : on en a
ouvert une petite qui ne donne passage qu'à l'animal ;
le commis compte tout le troupeau, après quoi vous
passez, si bon vous semble.
a Etes-vous manufacturier, négociant? votre ballot
va à la douane. On paye, on entre dans dix bureaux;
on donne vingt signatures pour un ballot ou pour
une valise. Si vous avez des livres avec vous, on vous
envoie encore faire un petit tour rue du Foin, à la
chambre syndicale, et l'inspecteur de la librairie
saura quel est le goût de vos lectures.
a Vous avez beau murmurer, vous plaindre, dire,
prouver que c'est une folie, une frénésie; que gêner
le commerce, c'est défendre à l'Etat de s'enrichir :
les commis et les forts de la douane ne vous enten-
dent pas. »
Déjà, en 178g, le peuple, dans sa haine aveugle,
PENDANT LA RÉVOLUTION 113
avait voulu incendier ces barrières qui étaient pour lui
le symbole des droits qui l'accablaient. Le 12 juillet,
deux jours avant la prise de la Bastille, il s'était
porté en masse aux portes de Paris pour les détruire,
mais il avait été repoussé.
On peut deviner quelle fut la joie générale, quand
/'Assemblée nationale vota l'abolition des barrières
dans toute la France. C'est à partir du i*"" mai que la
mesure reçut son effet. Edmond nous raconte com-
ment elle fut exécutée à Paris et il nous donne une
description très vivante et très imagée de l'enthou-
siasme inouï qu'elle provoqua dans les classes popu-
laires :
<( i^"" mai 1791.
a Chacun est ici dans la joie, il n'y a plus de bar-
rières autour de Paris. Hier, vers le milieu de la nuit,
la principale pièce de canon du Pont-Neuf fut tirée,
et à ce signal, les commis, ce qu'on nomme à Bor-
deaux pille-gigots, abandonnèrent les barrières. A
cinq heures du matin, les sapeurs de la garde natio-
nale s'y sont transportés et en ont renversé les grilles
à coups de hache. Bientôt, les dames de la halle, pa-
rées des rubans de la liberté, ont été couper, au
delà des barrières, un jeune arbre et sont revenues
le planter au Louvre, dans la place du Carrousel,
devant la fenêtre du roi. Le peuple y a attaché une
inscription, par laquelle il témoigne son allégresse
en termes libres et naïfs. Le mot Louis XVI y est
accompagnée de la douce épithète de Bien-aimé.
0 Nous nous sommes levés de très bonne heure et
avons couru à la grille Chaillot; les Champs-Elysées
étaient déjà pleins de danseurs, l'on entendait par-
tout le son aigre d'une foule de violons, relevé par
le murmure bruyant des tambourins. Des tonneaux,
8
114 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
inspirant la gaieté, disposés çà et là sur la route, par
ordre de la municipalité, faisaient ruisseler le vin
dans les verres, et, au besoin, dans les chapeaux,
d'une foule joyeuse. Le jour était superbe, le temps
qui avait été pluvieux toute la semaine semblait res-
pecter cette fête nationale. Aux barrières, on dansait
encore autour de ces antres enfumés, refuge de l'in-
solente canaille des rats de cave; plus loin, dans la
campagne qui était magnifique et parée de ses mois-
sons encore vertes, l'on voyait des vaches, qui four-
nissaient abondamment leur lait à de petits pelotons
épars sur l'herbe. Je m'arrêtais pour considérer un de
ces groupes ; il était composé de jeunes gens des deux
sexes; chacun s'empressait avec gaieté autour de
l'animal indolent et chacun voulait avoir le plaisir
de le toucher de ses mains impatientes, de lui tenir
les cornes. Nous ne sommes rentrés que fort tard à
la maison; des voitures de rouliers, ornées de longs
rameaux, chargées de vin, de cidre, de sucre, etc.,
et autres denrées, inondaient les rues de Paris, et
annonçaient aux habitants une abondance que ne
leur procurèrent jamais, sans doute, la magnificence
et le luxe des Louis XIV, des Louis XV et autres
rois de despotique mémoire : on répondait des fe-
nêtres au tumulte et au bruit dont les rues étaient
remplies par des acclamations, des cris de joie et de
vifs applaudissements. »
Cette idylle devait être de courte durée. Peu de
jours après, Edmond annonçait à son père que la
situation financière devenait fort inquiétante et que
le peuple se montrait menaçant :
« Paris, 24 mai 1791.
« L'argent est ici à 22 pour 100. Il y a des groupes
au Palais-Royal fort tumultueux; la garde natio-
PENDANT LA RÉVOLUTION iiS
nale est aujourd'hui sur pied ; les ouvriers murmurent
beaucoup; les petits assignats décrétés par l'Assem-
blée ne paraissent point encore. »
Le 29, il écrit de nouveau :
« L'argent est d'une rareté étonnante; nous ne
pourrons éviter une explosion, si l'on n'y apporte un
remède aussi prompt qu'efficace. Les marchands
refusent un billet de 60 livres pour une créance de
40 livres. Il faut pour terminer quelque chose que
les deux parties soient pourvues chacune d'une cer-
taine quantité de billets de différente valeur et
fassent ainsi leur appoint à quelques sous près. Vous
sentez combien c'est gênant. On nous fait espérer
pour mercredi prochain les assignats de 5 livres.
Opéreront-ils un bien durable? on les attend toujours
avec impatience. »
Si le numéraire manque, à qui la faute? N'en est-
elle pas aux émigrés, qui l'enlèvent pour fomenter la
guerre étrangère et mieux ruiner leur propre patrie?
«Toutes les nouvelles annoncent que le petit Condé
vit à Worms avec le plus grand luxe, et personne ne
doute que des traîtres ne lui fassent passer notre nu-
méraire; on s'étonne que le Corps législatif ne sé-
visse pas avec fermeté contre cette ridicule poignée
de rebelles, aussi ouvertement déclarés contre leur
patrie. Attend-il quelque incursion sur notre terri-
toire? Il est temps de prendre un parti. »
Et c'est ainsi que grandit peu à peu, dans l'esprit
de la populace, ce spectre de l'émigration qui va
devenir pour elle l'obsession, et qui la conduira plus
tard aux plus effroyables excès.
Depuis les rassemblements armés d'émigrés à Co-
blentz, l'irritation populaire ne faisait que croître.
La famille royale en supportait durement les consé-
ii6
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
quences : on suspectait de plus en plus ses inten-
tions, on l'accusait de vouloir fuir la capitale, et ses
moindres démarches étaient étroitement surveillées.
Le 17 avril, le roi se décide à aller passer la se-
maine sainte à Saint-Cloud, avec sa famille. Mais la
foule qui veille aux abords des Tuileries soupçonne
quelque dessein caché, elle se précipite au-devant des
chevaux et les dételle, on sonne le tocsin à Saint-
Roch, la garde nationale accourt. Edmond écrit à
son père :
(( Paris, avril 1791.
« Il paraît que la fin de chaque mois est l'époque
cil nos ennemis renouvellent leurs tentatives. Le
temps pascal leur paraît sans doute très favorable,
mais il ne leur réussira pas plus que les autres; on
aperçoit, depuis quelques jours, un concours plus
considérable de ci-devants aux Tuileries; quelques
menées sourdes se sont déjà fait sentir.
« Ce matin, le roi allait partir pour Saint-Cloud,
il était déjà dans sa voiture avec la reine, lorsque
le peuple l'a arrêté. MM. Bailly et La Fayette ont
en vain représenté au peuple que le roi devait avoir
la liberté d'aller à Saint-Cloud ; on a répondu que
ce voyage pouvait être funeste et qu'il n'aurait pas
lieu; sur la menace, dit-on, que M. de La Fayette a
faite d'aller donner sa démission, on lui a crié qu'il
y allât ; le roi est remonté dans ses appartements
qu'on a trouvés remplis de ci-devants évêques. »
En se rendant à Saint-Cloud, le roi n'avait d'autre
but que de se soustraire aux espions qui l'entouraient
et de pouvoir remplir, sans soulever de scandale, ses
devoirs religieux de la main d'un prêtre réfractaire.
Le malheureux monarque, en effet, au mépris de sa
PENDANT LA RÉVOLUTION 117
conscience et de ses scrupules, avait dû se résigner à
tolérer près de lui un prêtre assermenté (i); mais à
l'approche du temps pascal, il n'avait pu se ré-
soudre à accepter de ses mains la communion, c'est-à-
dire à commettre un acte qu'il considérait comme un
sacrilège, et il avait rappelé son grand aumônier qui
avait refusé le serment civique.
Il en résulta un véritable éclat et le club des Cor-
deliers dénonça avec violence la conduite du mo-
narque :
« Paris, 18 avril 1791.
a Le club des Cordeliers, mande Edmond, a tou-
jours montré, depuis la Révolution, une énergie qui
a surpassé toutes celles qu'ont pu montrer les autres.
Mais c'est aussi une énergie, la plupart du temps,
folle et insensée. Il y a quelque temps qu'il envoya
une députation au club des Jacobins, pour demander
que l'on cassât la municipalité de la capitale, à la
vérité trop faible et trop indolente, mais qui ne mé-
ritait point cette injure.
« Aujourd'hui, en passant sur le quai de l'Ecole
pour aller au Lycée, j'ai vu un placard autour du-
quel il y avait beaucoup de monde. C'était une dé-
nonciation contre le roi, qui ne satisfait guère depuis
quelques jours le peuple de Paris. Il a su que le
premier fonctionnaire public, ayant pris pour con-
(i) Dans ce temps, Madame fit publier qu'il y aurait chez
elle, à son dîner, deux couverts pour deux prêtres qui n'au-
raient pas fait le serment civique. Son cuisinier apprenant
linvitation de sa maîtresse dit : c Je leur prépare un régal
meilleur qu'ils ne pensent; j'écrirai le serment civique dans
de petits billets qui seront enfermés dans de petits pâtés.
S'ils ne veulent jj.is prononcer le serment, ils l'avaleront,
du moins. » (MERCIER.)
iiS JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
fesseur ]M. le curé de Saint-Eustache, honnête homme,
ecclésiastique assermenté, l'avait quitté pour en
prendre un non assermenté, premier point qui ne
contribua pas peu à le faire déchoir de l'amour pu-
blic. Il a su ensuite qu'il avait reçu la communion
pascale d'un prêtre non assermenté pareillement, il
en est résulté une grande effervescence.
a Tous ces motifs ont porté le club des Cordeliers
à cette dénonciation vigoureuse ; un grand nombre de
motions se font, suivant l'ordmaire, au Palais-
Royal et il y a un nombreux concours de monde aux
Tuileries.
a Je ne sais pas quelles peuvent être les causes qui
ont engagé le roi à violer le serment qu'il a fait; il
ne peut pas se plaindre du défaut d'amour du peuple
pour lui, car pendant sa maladie ou plutôt son in-
disposition, il doit avoir vu combien il en était aimé.
Il est faible, il peut s'être laissé gagner par quelques
gueux de réfractaires. J'oubliais de te dire qu'il avait
donné du logement, à Versailles et au Louvre, à plu-
sieurs ex-évêques et archevêques, et à toute cette sé-
quelle qui est rebelle aux lois de l'Assemblée. >
Peu de temps après, le roi adopte une attitude
toute différente; il feint d'entrer sincèrement dans
les idées de la Révolution et de se conformer aux
lois qu'il a lui-même promulguées :
0 Le roi est toujours décidé à partir dans les
quinze derniers jours de mai, écrit Fersen. Pour y
parvenir plus sûrement. Sa Majesté s'est décidée à
suivre un autre système de conduite; et, pour en-
dormir les factieux sur ses véritables intentions, il
aura l'air de reconnaître la nécessité de se mettre
tout à fait dans la Révolution, de se rapprocher
d'eux; il ne ^e dirigera que d'après leurs conseils et
préviendra sans cesse le vœu de la canaille, afin de
PENDANT LA RÉVOLUTION 119
leur ôter tout moyen, tout prétexte d'insurrection et
aûn de maintenir la tranquillité et leur inspirer la
confiance si nécessaire pour la sortie de Paris. Leurs
Majestés iront dimanche à la messe de leur paroisse,
et pour peu qu'on le désire, elles se confesseront et
feront leurs Pâques de la main d'un prêtre qui aura
fait le serment. »
Le peuple en effet demandait que la famille royale
donnât l'exemple de l'obéissance aux lois. Pour
mieux tromper leurs geôliers, le roi et la reine se
résignèrent ; ils se rendirent à leur paroisse où ils
firent leurs Pâques constitutionnelles. Lorsqu'ils mon-
tèrent en carrosse, la foule les acclama : Je ne veux
pas que le peuple me regarde comme un aristocrate v,
dit le roi, et il fit baisser les glaces. Alors les cris de
joie redoublèrent. La reine, qui avait orné sa coiffure
des couleurs nationales, fut également très applau-
die : a II lui serait facile de recouvrer l'affection du
peuple », dit le narrateur.
Pour bien montrer sa conversion, le roi éloigne les
prêtres réfractaires qui t'entouraient et qui desser-
vaient encore la chapelle des Tuileries.
« Le roi est à plaindre plus qu'à blâmer, écrit
Edmond, il vient de purger sa maison de tous les
mauvais sujets qui l'infectaient, et s'il persiste à ne
plus s'en entourer, nous ne lui verrons plus faire de
fautes. Il n'est pas méchant, mais il est faible, et on
dirait à tous les faux pas qu'on lui fait faire, qu'il
ne sait pas discerner le bien du mal. »
CHAPITRE VIII
Voyage à Versailles en 1791 (i).
« Septembre 1791.
a Maman,
«Nous partons demain pour Versailles, si toutefois
le temps le permet. Nous embrasserons dans notre
route et Marly, et Trianon, et Lucienne, et Nanterre,
et Neuilly... Que de villes! que de pays! Je me pré-
pare à faire un journal que je te dédie d'avance. Je
n'oublierai point mon bonnet de laine, car nous de-
vons rester trois jours dans notre tournée. Je vais
apprêter mes souliers, mes boucles, mes... Tiens, la
tête m'en tourne, il me semble déjà être sur le che-
min... Si tu me voyais sauter sur ma chaise en te
griffonnant cette épître..., que tu rirais! Voilà beau-
coup de joie, mais ce maudit temps..., je ne sais
quelle épithète lui donner, ce chien de temps est
à la pluie... Je tremble que ce vent de sud-est ne
nous amène de l'eau... et alors où seraient mon
journal, mon plaisir, mon bonnet de laine, mes
apprêts? »
Mon voyage à Versailles et à Marly, dédié à ma-
(i) M. Terrier et ses élèves n'accomplirent ce déplace-
ment qu'au mois de septembre ; nous en plaçons le récit un
peu plus tôt pour ne pas interrompre des événements poli-
tiques intéressants.
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 121
man ce 6 septembre lyçiy la seconde année de la
liberté :
0 Maman,
a Ce fut dans une de ces belles matinées du mois
de septembre qu'après nous être lestés d'un bon dé-
jeuner, M. Terrier, mon frère et moi prîmes la route
de Versailles. Les rayons du soleil avaient déjà dis-
sipé les brouillards de la nuit et préparé le plus
beau jour. Nous roulions déjà sur la place Louis XV,
portés dans un bon cabriolet : tout en&n paraissait
aller au gré de nos désirs... Mais non... jamais de
bonheur pur dans ce monde... car nous nous aper-
çûmes que notre cheval était boiteux et notre cocher
borgne (i).
(i) On allait en général à Versailles par la voiture pu-
blique appelée carabns. Mercier en fait une amusante des-
cription :
'( Qui ne connaît le majestueux carabas, attelé de huit
chevaux, lesquels font quatre petites lieues en six heures
et demie de temps ! Il mène les gens à Versailles ; il ren-
ferme dans une espèce de longue cage d'osier vingt per-
sonnes qui sont une heure à se chamailler avant que de
pouvoir prendre une attitude, tant elles sont pressées;
quand la machine part, voilà que toutes les têtes s'entre-
choquent; on tombe dans la barbe d'un capucin, ou dans
les tétons d'une nourrice. Un escalier de fer à larges
degrés oblige vieille et jeune à montrer au moins sa jambe
à tous curieux passants.
« Ce carabas n'a pas l'air de conduire les gens à une
cour brillante. S'il fait soleil, vous y arrivez grillé; s'il
pleut, vous êtes trempé comme une soupe. C'est dans cet
état qu'on débarque les Parisiens empressés de voir la
majesté du trône devant le château magnifique et la grille
dorée du riche souverain.
'( Il faut entrer dans ce carabas, ou dans des carrosses
dits pots-de-chambre, moins incommodes, mais constam-
ment ouverts à tous les vents.
« Quand vous prrncz un de ces pots-de-chambre, vous
avec des pages. Le cocher, qui n'a peint de gages, place, à
dûu2e soU par tête, quatre personnes, deux sur le devant,
122 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
a. Quoi qu'il en soit, après avoir traversé Sèvres,
petite ville fameuse par sa manufacture de porce-
laine, et laissé Saint-Cloud à la droite, nous sommes
arrivés à Versailles sur les onze heures.
« La façade du château de Versailles, qui vint
s'offrir d'abord à nos regards, n'a point la majes-
tueuse régularité qu'on admire dans celle du Louvre ;
elle est cependant riche et imposante, mais elle ne m'a
point autant frappé que je m'y étais attendu. Les
dehors de la chapelle sont remarquables ainsi que les
immenses cours par lesquelles on arrive au château,
surtout la dernière, qui est pavée de marbres de di-
verses couleurs.
a Quant aux appartements, il suffit de dire que
tout leur ensemble se ressent bien de la magnifi-
cence et de la grandeur de Louiâ XIV. Le seul dé-
faut qu'on puisse y trouv'er est la trop grande prodi-
galité de l'or; en quelques endroits que l'on jette les
yeux, ils ne sont frappés que de l'éclat de ce riche
métal. L'on y voit des tableaux de la plus grande
perfection. Parmi le grand nombre de ceux qui ont
excité mon admiration, je citerai : la Mort de saint
FrançoiSy par Annibal Carrache; rApparitio7î du
prophète Samuel au roi Saîil, par Salvator Rosa; la
Visite d'Alexandre et de Parjnénion aux femmes de
Darius, par Le Brun ; le Châtiment du roi Cyrus,
par Rubens, et quelques autres de Paul Véronèse.
Les peintures de la galerie représentent les victoires
de Louis XIV.
deux sur le derrière. Ceux qui sont sur le devant s'appellent
singes, et ceux qui sont sur le derrière, lapins. Le singe et
le lapin descendent à la grille dorée du château, ôtent la
poudre de leurs souliers, mettent l'épée au côté, entrent
dans la galerie, et les voilà qui contemplent à leur aise
la famille royale, et qui jugent de la physionomie et de
la bonne grâce des princesses. »
PENDANT LA RÉVOLUTION 123
« L'on nous a fait voir le lit où mourut ce roi;
c'est tout ce qu'on peut faire de plus majestueux et
de plus riche. Nous avons encore vu le salon d'Her-
cule, remarquable par son étendue et par ses pein-
tures de la plus grande beauté; c'est là où le roi
reçut pour la première fois les Etats généraux.
« Nous avons passé de là à la salle des Etats, qui
répond très bien au reste du château par sa majesté
et sa splendeur. Notre guide nous a fait monter sur le
théâtre, dont l'étendue est immense; je te dirai en
passant que c'était le bavard le plus impitoyable
que j'aie jamais trouvé : « Messieurs, nous disait-il,
et voilà la place où se mettent les ducs, les comtes,
« les marquis, les vicomtes et les barons ; voici les
« loges des chevaliers, des cordons bleus, des croix
(T de Saint-Louis, des commandeurs et des autres
« seigneurs, etc. » Notre homme était en trop beau
chemm pour finir si tôt; il parlait encore quand nous
l'avons prié de nous mener à la chapelle.
« L'intérieur de la chapelle est fort gai; les voûtes
et les plafonds sont d'un blanc éclatant sur lequel de
légers ornements en or font un effet merveilleux; le
marbre et les dorures y sont prodigués avec goût
et délicatesse.
« Nous avons visité ensuite la bibliothèque, où se
gardent les correspondances avec toutes les puis-
sances étrangères et les portraits des souverains de
l'Europe.
« Après dîner, nous avons tourné nos pas vers
l'orangerie; il y avait pour lors près de huit à neuf
cents orangers; les plus petits étaient d'environ six
à sept pieds; ils formaient une forêt odoriférante et
agréable.
« Après avoir monté une haute terrasse qui domine
sur les parterres de l'orangerie, nous nous sommes
124 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
avancés dans ces jardins dessinés par le célèbre Le
Nôtre. Que de beautés ! Ce n'est que merveille sur
merveille ! quelle élégance ! quelle agréable diversité
dans ces charmants parterres, dans ces longues ave-
nues, dans ces allées majestueuses, dans ces vastes
bassins, dans ces étangs immenses, dans ces superbes
cascades! Joins à cela des statues divines qu'on jure-
rait animées sans la blancheur éblouissante du mar-
bre, et si, c'est dire beaucoup, dignes, en un mot, du
ciseau de Praxitèle ou de Michel-Ange. Ah ! maman !
« Après avoir joui quelque temps d'une promenade
délicieuse dans les jardins et dans le petit parc du
château, nous avons passé au petit Trianon, maison
de plaisance de la reine; j'ai trouvé cette espèce de
colifichet tout aussi accompli dans son genre que les
jardins de Versailles. La maison, qui est meublée à
la moderne de la manière la plus élégante, n'a rien
de bien remarquable; mais aussi le petit bois qui
l'entoure est tout ce qu'on peut voir de plus char-
mant. En voici la description :
« Après avoir traversé une petite allée de tilleuls,
au bout de laquelle est un pavillon où nous avons vu
les figures de cire qui représentent les ambassadeurs
indiens venus à Versailles en 1788, nous sommes
entrés dans le labyrinthe tortueux qui nous a con-
duits vers une grotte sombre taillée dans le roc, en
voûtes pleines de rocailles ; au fond se trouvaient des
sièges de gazon et du sein du rocher jaillissait une
source limpide dont les eaux argentines, tombant
par petites cascades dans les différentes aspérités du
rocher, causaient un doux murmure qui provoquait le
sommeil ou la réflexion. Le même labyrinthe nous a
conduits ensuite sur un vieux pont de bois qui parais-
sait tomber en ruines, et sous lequel roulait avec fra-
cas, du haut d'un rocher menaçant, un torrent rapide
PENDANT LA RÉVOLUTION 125
qui s'enfuyait en bouillonnant au travers de la prairie.
« Nous sommes parvenus de là vers un petit
hameau dont les maisons étaient tapissées de lierre,
de chèvrefeuille et de treilles tortueuses. Nous y
avons vu une laiterie, un pigeonnier, une bergerie
avec tout l'attirail des pasteurs, petit chapeau, mu-
sette, panetière, houlette. Il y avait aussi les étables
et le bercail. Plus loin, sur les bords d'un lac, s'éle-
vait une tour chinoise construite sur la cime d'un ro-
cher, au pied duquel était attachée une légère nacelle.
Ici, c'était une vieille tour tombant en ruines ; le
temps paraissait avoir miné le roc, qui la soutenait
encore à peine, et l'on voyait, épars çà et là, les dé-
bris de ses créneaux. Là une île entourée de roseaux
au milieu de laquelle paraissait le temple de
l'Amour; la statue de ce dieu, chef-d'œuvre de sculp-
ture, était représentée se faisant un arc; elle avait à
ses pieds des couronnes, des armes, des bêches et des
houlettes; ses yeux malins étaient tournés vers la
porte du temple et il avait l'air de vous crier :
a Garde à vous ! »
« Nous sommes arrivés ensuite à l'ermitage de
la reine. L'intérieur était tapissé de mousse sèche,
tous les meubles étaient d'une grande simplicité. Il
était placé sur le penchant d'une petite colline, au
pied de laquelle on voyait une verte prairie, émaillée
de mille fleurs naissantes : une petite rivière coulait
au milieu.
Qui, partageant son cours en divers manières,
D'une rivière seule y formait vingt rivières.
« Un nouveau sentier qui descendait du sommet
de la colline nous a conduits à un salon de musique
fort élégant ; à côté s'élevait une petite salle de
spectacle dont les peintures en relief et les autres
126 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
ornements étaient d'un précieux et d'une délicatesse
admirables.
« Après plusieurs détours dans l'épaisseur du bois,
nos oreilles ont été frappées d'un léger bruit sem-
blable à celui que produit la meule d'un moulin à
eau : un moment après nous nous sommes trouvés
en effet auprès d'un petit moulin placé au bas d'une
cascade dont l'eau se précipitait impétueusement de
la hauteur de vingt pieds, pour le moins, et parais-
sait s'élancer du milieu de deux rochers
Qui menaçaient le ciel de leurs front sourcilleux.
a II y avait, de distance en distance, d'autres ro-
chers sur lesquels l'eau formait en tombant mille
petites nappes qui, réfléchissant les rayons du soleil,
produisaient un effet merveilleux. L'on arrivait au
moulin par un pont de pierre dont les arches se réflé-
chissaient dans l'onde d'un ravin profond formé par
l'impétuosité de la cascade.
a Nous sommes sortis enfln de ces lieux char-
mants : pour moi, je suis encore incertain s'ils
n'étaient pas enchantés. Je t'écris ceci dans une
plaine immense bordée de hauts peupliers; plus loin
est un bois touffu qui commence à nous dérober les
derniers rayons du soleil.
a Voilà une journée passée bien agréablement; j'es-
père que les autres s'écouleront de même. Ah ! comme
nous préférons ce séjour-ci à celui de Paris! Nous
nous y accoutumerions bien volontiers. Bonsoir, je
vais souper et me coucher bien vite.
« Ce 7 septembre.
« Je n'ai pas fermé l'œil de toute la nuit; un ré-
giment de Rominagrobis a fait près de ma chambre
PENDANT LA RÉVOLUTION 127
un interminable sabbat; il semblait qu'on les écor-
chait tout vifs. La tête sur un oreiller rembourré de
noyaux de pêches, je me suis imaginé que c'était
sans doute là que l'université des chats venait à mi-
nuit en robe fourrée tenir ses bruyants états.
a Ce matin nous avons été avant déjeuner au
grand Trianon. Quand on a vu les jardins de Ver-
sailles, ceux de ce dernier paraissent peu de chose.
L'entrée vers les promenades est cependant assez
remarquable; c'est une très belle colonnade toute en
marbre. Nous n'avons pas pu voir les appartements,
ils étaient fermés.
a Après déjeuner, nous avons tourné nos pas vers
la ménagerie. Pour premier animal, nous y avons
trouvé un suisse des plus féroces. Tiens, maman,
en voici le personnage en raccourci :
Son menton nourrissait une barbe touffue ;
Toute sa personne velue
Représentait un ours, mais un ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avait l'œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre.
« Cette espèce de capricorne, bien fait pour garder
des lions et des tigres, nous a ouvert la ménagerie
après mille difficultés. Nous y avons vu d'abord un
bœuf d'Afrique; il ressemble assez à un cerf par la
couleur de sa peau et par la forme de son corps. Ses
jambes de derrière sont plus courtes que celles de
devant, ce qui lui donne une figure assez singulière.
Nous avons examiné ensuite avec la plus grande
curiosité un rhinocéros. Cet animal est presque deux
fois gros comme un bœuf; il a les yeux très petits,
sa peau est d'un brun noir et paraît très dure; elle
forme de grands replis qui retombent les uns sur
les autres. Son haleine est infecte; on lui a creusé un
grand trou plein de boue au milieu de la cour où il
12S JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
est renfermé, dans lequel il se vautre; comme il
remue peu, j'ai eu le temps de l'esquisser; je t'envoie
ce croquis.
« On nous a montré de plus une espèce de zèbre :
cet animal, qui ressemble beaucoup à un âne, a la
démarche vive et légère ; les bandes qui lui sillonnent
le corps lui donnent un air gai, intéressant et font
un très joli effet. Il nous a approché avec assez de
familiarité.
« Nous sommes arrivés ensuite devant l'étable
grillée où dormait un lion, élevé dès sa jeunesse avec
un chien à qui il n'a jamais fait le moindre mal. A
notre abord, la bête s'est éveillée et s'est retirée au
fond de l'étable après nous avoir regardés fixement
tous les trois, d'un air assez paisible. Nous avons
remarqué qu'il commençait à se battre fièrement les
flancs de sa queue et à montrer ses griffes... Oh! oh!
me suis-je écrié, ceci ne me dit rien de bon... En
effet, à peine avais-je fini ces derniers mots, qu'il
s'est élancé vers nous avec l'impétuosité de l'éclair...
dans un clin d'œil il avait repris toute sa féro-
cité.
a Je t'avouerai franchement et sans gasconnades
que, malgré les barreaux et les rampes de fer qui
nous séparaient de lui, il m'a causé une grande
frayeur. Ce qui m'a un peu étonné, c'est de voir le
chien se jouer impunément avec sa queue pendant
que, l'œil étincelant de rage, ce dernier courait çà et
là dans l'étable.
« Nous avons vu encore plusieurs oiseaux étran-
gers des plus curieux; et voilà tout ce qu'il y avait
pour lors dans la ménagerie.
« Après dîner nous avons été visiter les grandes
et les petites écuries du roi; elles étaient (à ce qu'on
nous a dit) dégarnies des plus beaux chevaux : il y
PENDANT LA RÉVOLUTION 129
en avait cependant encore beaucoup. Le bâtiment des
écuries est superbe.
« Dans l'instant oii je t'écris ceci, je suis assis sur
le bord d'un vaste étang appelée la pièce d'eau des
Suisses ; il y a à côté de moi une foule de tristes
pêcheurs qui, après avoir pris quelques petits car-
pillons fretins, s'en retournent chez eux presque tout
aussi avancés que quand ils sont venus. Nous par-
tons et disons adieu à Versailles.
SECONDE P.A.RTIE
« La route de Versailles à Alarly est des plus
agréables; une allée d'ormes, antiques et majestueux,
la borde des deux côtés.
... La lumière
Précipitait ses traits daiis l'humide séjour,
OU, pour parler moins poétiquement, la nuit appro-
chait lorsque nous sommes arrivés vis-à-vis le châ-
teau de Marly ; après nous être avancés à la fraîcheur
vers le misérable bourg de Lucienne, nous avons
trouvé à l'entrée trois vieilles sibylles édentées...
tiens, maman, imagine-toi... trois siècles. Elles nous
ont appris que nous ne trouverions une auberge qu'à
l'autre extrémité du bourg et qu'on y était assez bien
couché.
a Après avoir longtemps suivi un très petit sentier,
nous sommes arrivés enfin à cette auberge; il était
temps, car la nuit devenait de plus en plus obs-
cure.
0 Je viens de faire avec deux œufs frais un souper
plein de sobriété. Ayant perdu mon crayon, je t'écris
auprès d'un bon feu dans la cuisine avec un petit
morceau de bois dont je fais brûler peu à peu le
bout à la chandelle. La fille de l'aubersre est à mon
I30 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
côté qui, dit-elle, s'extasie à me voir écrire avec une
allumette. Bonsoir. »
« Ce 8 septembre.
L'aurore cependant, au visage vermeil,
Ouvrait dans TOrient les portes du soleil.
La nuit en d'autres lieux portait ses voiles sombres,
Les songes voltigeants fuyaient avec les ombres,
lorsque ayant été réveillé par les jurements et le
bruit des fouets d'une douzaine de rouliers qui quit-
taient cette auberge, j'ai aperçu, au moyen d'une
faible clarté, M. Terrier enseveli sous un tas de ma-
telas. Ce spectacle était risible, il suait à grosses
gouttes et n'en pouvait plus. Comme la nuit a été
très fraîche, il ne s'est pas trouvé assez couvert, et
n'ayant autre chose, il a ôté les matelas de son lit, et
s'est englouti sous cette épaisse couverture.
a L'hôtesse nous a écorchés très gracieusement; il
est vrai que nous étions bien couchés et que nos
chambres étaient fort propres.
« Au sortir de l'auberge, nous nous sommes ache-
minés vers le château de Marly. Il est situé dans un
vallon et l'on y arrive par une longue avenue, qui va
en plongeant par une pente très rapide depuis le
sommet de la hauteur oii est placé le petit bourg de
Lucienne. Le château était fermé et l'on ne voyait
point les appartements; les dehors n'ont fien de bien
remarquable; il y a assez longtemps que la famille
royale n'y est venue.
a Autant le château de Versailles l'emporte sur
celui de Marly, autant les promenades de ce dernier
l'emportent sur celles du premier, non par la gran-
deur, la beauté et la magnificence, mais par leur
grâce et par leur heureuse position. Versailles est
PENDANT LA RÉVOLUTION 131
plus riche, plus majestueux; Marly est plus joli,
plus charmant. Le château, qui, comme je te l'ai déjà
dit, est placé dans un enfoncement, est aussi entouré
de riants coteaux, sur lesquels sont situés les pro-
menades; en face du bâtiment est une verte colline
ornée de cascades. Lorsque nous avons été en haut,
nos yeux ont découvert un horizon immense. La
Seine, répandue au loin dans la campagne, se déro-
bait à la vue en paisibles replis : mille hameaux,
mille palais champêtres, dispersés avec ce désordre
négligé de la nature, présentaient un tableau en-
chanteur. Une légère vapeur couvrait encore à peine
les campagnes et semblait s'évanouir déjà à l'ap-
proche du soleil qui s'élevait sur l'horizon avec sa
majestueuse lenteur.
« Nous venons de déjeuner très agréablement sous
un berceau de chèvrefeuille sur une vaste table de
charme.
« Après nous être longtemps promenés dans les
charmilles et dans les belles avenues du château,
nous avons tourné nos pas vers la machine de Marly.
Elle est placée sur les bords de la Seine, d'un côté
opposé au château.
« Cette machine, qui n'est qu'une vaste complica-
tion de cordes, de poutres, de barres de fer, de
larges roues, de pompes aspirantes et foulantes, pa-
raît, au premier coup d'ceil, effrayante par sa gran-
deur et son immensité. Elle sert à pousser l'eau à la
hauteur de cinq cent douze pieds. Les ouvriers qui
sont là sans cesse pour l'entretenir nous ont dit qu'il
y a cent quinze ans que cette machine fut construite.
L'eau qu'elle élève si haut malgré la pente rapide
de la colline est conduite de là par des tuyaux sou-
terrains dans les jardins de Marly, de Versailles et
de Saint-Cloud.
I3Ï JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
« Le pavillon de la fameuse Mme Du Barry est
situé sur le sommet de cette colline. La vue s'étend
dans l'espace de six lieues pour le moins.
« Après nous être extasiés quelque temps devant
le divin spectacle de la nature, nous sommes entrés
dans le pavillon. L'on voit à côté de ce temple octo-
gone deux superbes statues : l'une d'elles est la fa-
meuse Diane d'Allegrain, qui passe pour ce que nous
avons de mieux en fait de sculpture moderne. Elle
est d'un fini, d'un précieux... quels contours gracieux
et délicats ! quel moelleux dans ses chairs ! quel en-
semble admirable ! Le prix de cette statue pouvant
peut-être te donner quelque idée de sa grande per-
fection, je te dirai qu'elle a coûté trente mille francs.
« Le pavillon est à la fois un ensemble parfait de
goût, de délicatesse, de richesse et d'élégance. Le
chiffre de la déesse du lieu est gravé partout en
lettres d'or. On y remarque un riche sopha sur le
dossier duquel est assis un petit Amour qui copie
le portrait de Louis XV, et un autre qui sculpte le
buste de Mme Du Barry. On y voit une table ronde,
toute de porcelaine, ornée de peintures très délicates.
C'est un chef-d'œuvre de la manufacture de Sèvres.
Elle a coûté vingt-cinq mille francs. Nous y avons
vu le portrait de Mme Du Barry. Tous ses traits
m'ont paru réguliers, son air est doux et gracieux et
l'on peut dire qu'elle a une belle figure, mais l'on n'y
remarque rien de frappant; elle a les yeux d'un bleu
clair tirant un peu sur le gris.
« Après avoir fait un excellent dîner, nous avons
quitté le petit bourg de Lucienne et continué notre
route dans un chemin bordé de vignes. Aux environs
de Paris, les possessions ne sont point entourées
d'épaisses haies, ni de hautes murailles, ce n'est
point l'usage. Quand le raisin commence à mûrir,
PENDANT LA RÉVOLUTION i33
l'on se contente d'arroser de chaux détrempée dans
l'eau les premiers pieds de vi^e qui bordent la
route, et qui, par conséquent, sont les plus exposés
aux fréquentes attaques des passants. Je te laisse à
penser si cette belle précaution empêche de voler les
raisins! Cependant il faut avouer qu'à cet égard-là
le Parisien est fort discret et que j'ai trouvé singulier
qu'il s'en vole si peu.
Tous les chemins étaient entourés de charrettes
chargées de vendange; la vigne cachait de tous côtés
sous ses épais feuillages des troupes 'folâtres de ven-
dangeurs, qui, les mains toutes gluantes d'un jus
couleur de pourpre, la dépouillaient de son fruit à
l'envi les uns des autres.
a Nous avons continué notre route à travers
champs et sommes arrivés sur le soir au petit village
de Rueil. Après nous être assis près de la porte de la
ville et avoir vu rentrer la foule des vendangeurs qui,
revenant gaiement du travail, dansaient à qui mieux
mieux, nous nous sommes mis en quête d'une auberge.
a II était huit heures que nous ne savions encore
oii gîter. Vainement nous avions parcouru toutes les
auberges du village : de la paille à partager avec
une foule d'ouvriers, voilà ce qu'on nous offrait par-
tout où nous nous présentions. Toute notre crainte
était de coucher dans la rue ou dans un corps de
garde. Je maudissais Rueil et ses auberges, quand...
ô bonheur inespéré!... quand un petit garçon que
nous avions envoyé à la découverte est venu nous
tirer de cette cruelle incertitude : « Messieurs, venez
avec moi, je vais vous conduire chez ma tante, qui
a deux bons lits à votre service. » Aussitôt nous
l'avons suivi avec toute la vitesse imaginable et
sommes arrivés bientôt chez cette tante. Elle nous
a d'abord instruits du prix de son vin, de son jam-
134 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
bon, de sa chandelle, de ses lits, etc. Ce début,
quoique de mauvais augure, m'a beaucoup fait rire;
elle continuait encore et allait sans doute nous ins-
truire du prix de tous ses meubles et immeubles,
quand M. Terrier, l'ayant interrompue, lui a de-
mandé de nous faire voir ses chambres et ses lits.
a Cette tante, après nous avoir fait monter dans
un grenier, nous a offert pour chambre... un gale-
tas... J'en frémis encore quand j'y pense. Je l'ai
d'abord pris pour l'antre de la Sibylle.
« Joins à cela des meubles... peins-toi des chaises
boiteuses et qui menaçaient de tomber par morceaux
au moindre mouvement, deux lits, dont un de sangle,
avec les deux pieds de derrière plus courts que ceux
de devant, des rideaux sales, crasseux, et qui étaient
devenus depuis longtemps la pâture des souris dont
cette maison était infestée.
« Tout cela ne nous contentait guère, cependant
nous avons été fort heureux de trouver encore un pa-
reil logement. Nous attendions le souper fort triste-
ment, quand le bruit d'un tambour m'a tiré de ma
léthargie et m'a fait courir vers la porte; j'ai vu que
c'était une troupe de farceurs qui annonçait son
spectacle par les rues ; aussitôt nous avons résolu
d'assister à la farce avant de souper. Adieu, nous
allons nous rendre à la salle de spectacle qui est,
je crois, un grenier...
a ... Nous avons eu à côté de nous, aux premières
places, la femme du maire de l'endroit avec d'autres
dames de ses amies. Il ne s'est rien passé, à cette co-
médie, digne de remarque. Le maître de la troupe,
qui était, je crois. Provençal, a débuté par ces mots
en nous annonçant la pièce qu'on allait jouer :
a — Messieurs, mesdames, ou mesdames, mes-
sieurs, l'on va représenter ici la punition du prophète
PENDANT LA RÉVOLUTION 135
Jonas, perqué perquoi il avait désobéi à Dieu, or,
messieurs, mesdames, vous verrez comment la ba-
leine l'engloutissait et comment elle le revomissa. »
a Je te laisse à penser ici si ces derniers mots m'ont
fait rire. »
(( Ce g septembre.
« J'ai passé une fort mauvaise nuit : le vent en-
trait dans notre galetas par les carreaux de la fenêtre
dépourvues de vitres, ce qui ne nous réchauffait pas
du tout, je t'assure. Joins à cela un autre accident
assez singulier : m'étant un peu trop remué dans mon
lit de sangle, j'ai fait crouler une pyramide de tuiles
qui servaient à en élever le derrière, de manière que
nous avions les pieds bien plus hauts que la tête;
réveillé par cette mauvaise position et par le bruit
des rats, je me suis aperçu que le jour commençait à
poindre...
a Nous avons quitté Rueil avec tout le plaisir ima-
ginable et avons regagné Paris et notre domicile
ordinaire sans encombre. »
CHAPITRE IX
JUIN-JU ILLET I 79 I
Sommaire : Fuite de la famille royale. — Emotion pro-
fonde dans la capitale et dans les provinces. — Arresta-
tion des fugitifs à Varennes. — Rentrée du roi à Paris.
— Sa suspension. — Demande de déchéance. — Emeute
du Champ-de-Mars.
En juin 1791, le roi, poussé par son entourage,
finit par mettre à exécution le projet de fuite qui
s'agitait depuis si longtemps dans les conseils se-
crets de la couronne et que les événements, aussi
bien que la surveillance étroite dont il était l'objet,
n'avaient pas encore permis de réaliser.
Du reste, il fallait se hâter, sous peine des plus
extrêmes périls ; les émigrés annonçaient ouverte-
ment qu'ils entreraient en campagne le 15 juillet, que
l'empereur leur donnaient cent cinquante mille
hommes, et qu'ils viendraient à leur tête délivrer les
augustes prisonniers.
La décision est prise dans le plus grand mystère,
et la reine, secondée par le comte de Fersen (i), se
charge d'organiser tous les préparatifs de ce pé-
rilleux voyage. Le marquis de Bouille, dans lequel
on a la plus grande confiance et qui commande à
Nancy, est prévenu que l'on remet entre ses mains
(i) Colonel du régiment de Suède et capitaine des gardes
du roi.
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 137
les destinées de la famille royale et que les fugitifs
prendront la route de Montmédy. Au jour fixé, le
général masse ses troupes les plus sûres du côté in-
diqué.
Le 20 juin, à minuit, le roi, la reine, Madame Eli-
sabeth, Mme de Tourzel et les enfants de France se
rendent mystérieusement au Petit Carrousel et mon-
tent dans une voiture conduite par Fersen, déguisé
en cocher ; ils sont munis des passeports nécessaires.
Mme de Tourzel se donne pour une mère voyageant
avec ses enfants; le roi, en habit et chapeau gris, est
supposé son valet de chambre. Trois gardes du corps,
déguisés en courriers, courent devant la berline. Une
fois hors de Paris, le danger le plus pressant étant
écarté, Fersen est remplacé par un des gardes du
corps, et il rentre dans la capitale, pendant que les
voyageurs continuent leur route vers Châlons.
Le comte de Provence est parti de son côté avec
Madame, tous deux déguisés en Anglais, et ils ont
pris la route de Flandre. Ils arrivent à Mons sans
difficulté et annoncent la fuite de Louis XVI et de
Marie- Antoinette.
La nouvelle de cette double évasion se répand des
le matin dans la capitale; elle y cause une véritable
terreur. Que va-t-on devenir? A quels dangers in-
connus ne se trouve-t-on pas exposé? Ce peuple si
profondément monarchique ne peut se faire à l'idée
d'un gouvernement sans roi, et il est consterné quand
il se voit privé cle celui dont il s'imagine ne pas
pouvoir se passer. Mais, de plus, la famille royale
n'est-elle pas le gage qui protège contre l'invasion
étrangère et contre les entreprises des émigrés? Ces
précieux otages disparus, à quelles effrayantes pers-
pectives l'imagination populaire ne doit-elle pas
s'abandonner?
138 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Le peuple éperdu demande à grands cris la tête
de La Fayette et réclame le duc d'Orléans pour ré-
gent. On se presse à la porte de l'Assemblée natio-
nale et l'on acclame les députés : dans son effroi, la
foule se jette dans les bras de la seule autorité
qu'elle suppose capable de la protéger.
Sous le coup de l'émotion générale, Terrier écrit à
Bordeaux :
« Paris, 21 juin.
a Le roi est parti on ne sait à quelle heure de la
nuit dernière, avec la reine, le dauphin et Madame
Elisabeth. On ignore la route qu'ils ont tenue; on ne
s'est aperçu de leur évasion que ce matin à neuf
heures. La générale bat ; chacun court en avant ; les
rues sont hérissées de baïonnettes, tout est dans le
plus grand mouvement. Dans ce moment, on conduit
à la ville M. d'Aumont, commandant de la division,
qui était de garde cette nuit. Une foule immense le
suit en criant : A la lanterne! Il est douteux que la
garde puisse le sauver. On menace MM. Bailly et La
Fayette du fatal réverbère. L'indignation du peuple
est à son comble; il est impossible d'apprécier jus-
qu'oii elle se portera.
« On dit Monsieur et Madame partis.
a M. d'Aumont vient d'être massacré sur les mar-
ches de l'Hôtel de Ville.
« P.-S. — Le bruit se répand dans ce moment-ci
que le roi vient d'être arrêté à Meaux, à dix lieues
de Paris. Cette nouvelle est encore assez incer-
taine. »
La Fayette, qui, aux yeux de tous était le gardien
du roi, fut accusé de complicité avec la cour; il
courut les plus grands dangers : « Voici le moment,
PENDANT LA RÉVOLUTION 139
s'écriait Marat, de faire tomber la tête des ministres,
de La Fayette, de tous les scélérats de l'état-major,
de Bailly, de tous les municipaux, de tous les traîtres
de l'Assemblée. »
Les sections et les clubs s'établissent en perma-
nence; on détruit tous les insignes de la royauté; les
journaux avancés poussent de féroces cris de joie en
voyant la France a débarrassée d'un roi imbécile et
d'une scélérate qui réunit la lubricité de Messaline à
la soif de sang de Médicis ».
Les écrivains aristocratiques se contentent en gé-
néral d'annoncer dans leurs feuilles l'événement du
jour, mais sans y joindre de commentaires. Cepen-
dant Gauthier ose écrire : « Enfin, le roi, après dix-
huit mois d'une indigne captivité, a su tromper la
vigilance de ses vils gardiens et s'est échappé de sa
prison. »
Un autre écrivain, plus audacieux encore, prédit
l'arrivée prochaine du prince de Condé à la tête de
son armée, et il publie cette annonce menaçante dont
le seul effet devait être de pousser à l'exaspération
les passions populaires : 0 Tous ceux qui pourront
être compris dans l'amnistie du prince de Condé au-
ront la faculté de se faire enregistrer dans notre
bureau d'ici au mois d'août. Nous aurons quinze
cents registres pour la commodité du public; nous
n'en excepterons que cent cinquante individus. »
L'Assemblée se déclare en permanence. Elle prend
en mains le pouvoir exécutif et elle décide que ses
décrets auront force de loi sans sanction ni accepta-
tion. Toutes les gardes nationales sont appelées à
l'activité, et elles reçoivent l'ordre d'arrêter par tous
les moyens les fugitifs.
Comme le départ du roi crée pour la France les
plus redoutables dangers, l'Assemblée décide que
I40 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
les frontières vont être mises immédiatement en
état de défense.
Contre l'attente générale, l'ordre public ne fut pas
troublé.
« Paris, 25 juin.
a II est impossible de croire quelle tranquillité le
peuple a observée, lorsqu'il a appris la fuite ou l'en-
lèvement du roi, écrit Edmond; il a manifesté
d'abord de la surprise, à laquelle ont bientôt succédé
l'indignation et la rage : « Serait- il possible, di-
« sait-il, qu'après tous ses serments, ce traître nous
« ait abandonnés. » Il s'est porté en foule aux Tuile-
ries et à l'Assemblée nationale, qui a tout à la fois
montré la majesté et l'énergie dignes des représen-
tants d'une nation libre; chaque décret qu'elle ren-
dait était lu au peuple et était écouté attentivement
dans le plus profond silence.
« Nos ennemis se fondaient beaucoup sur les espé-
rances qu'ils avaient que cette fuite occasionnerait du
trouble et de la confusion, et ne laisserait pas le
loisir aux gardes nationaux de pourvoir au maintien
de la tranquillité publique. Mais qu'ils se sont trom-
pés ! Tout le monde se rallia autour de l'Assemblée
nationale, réunissant alors et le pouvoir législatif et
le pouvoir exécutif. Jamais on ne vit plus d'accord
et d'union, ce dont on avait extrêmement besoin.
Toutes les haines particulières sont tombées devant
le danger de la chose publique, et l'on vit avec
plaisir le soir même, aux Jacobins, MM. de La
Fayette, Barnave et Lameth, divisés par des ressen-
timents invétérés, les oublier et s'embrasser frater-
nellement en se promettant une amitié durable.
« Depuis cette évasion royale, les émigrants ont
PENDANT LA RÉVOLUTION 141
été obligés de concentrer sur eux-mêmes leur inso-
lence et leur joie, de peur de provoquer contre eux la
fureur populaire; elle a failli éclater contre M. Ca-
zalès, que le peuple avait déjà saisi, et que l'As-
semblée nationale a sauvé en ordonnant de le re-
lâcher.
« Voici maintenant quelques anecdotes sur le dé-
part de notre gros pouvoir exécutif.
« On raconte que la reine dit, la veille de cette
fuite, au commandant qui était de garde aux Tuile-
ries : a Gardez-nous bien, cette nuit, car on dit que
« nous nous en allons. » Une autre fois, elle lui
demanda : « Est-il vrai, monsieur le commandant,
a que l'on parle toujours de la fuite du roi? — Non,
« madame, a répondu le commandant, le peuple est
« trop persuadé qu'il est dans les bonnes voies et
ff qu'il ne voudrait pas consentir à un pareil coup.
« — Il a bien raison, a dit la reine, » et elle ajouta
d'un ton ironique : « Bonsoir, monsieur le comman-
0 dant. »
« Aucun papier aristocratique n'a paru à la poste.
Mallet du Pan, rédacteur de la partie politique du
Mercîire de France^ a fui comme un roi. Royou, au-
teur de Y Ami du roi, libelle périodique, n'a pas osé
sortir de son repaire aristocratique, ni faire paraître
son infâme feuille. »
En province, l'émotion n'avait pas été moins vive
qu'à Paris, et M. Géraud, fort alarmé à la pensée que
ses ûls se trouvaient dans la capitale dans un pareil
moment, écrivait à Terrier :
« Bordeaux, 25 juin.
0 Nous apprîmes avant-hier, dans la nuit, la fuite
du roi, et mes sollicitudes dans cette affreuse crise,
142 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
se portèrent sur vous et sur mes enfants. Mes iriquié-
tudes eussent été mortelles si en même temps nous
n'avions su que l'ordre régnait à Paris.
a Cette nouvelle n'a point troublé notre ville, et
le patriotisme des Bordelais en a pris plus d'énergie
encore. Qu'on nous imite partout, et la nation de-
meurera libre! Mais il en coûtera du sang et Paris
est plus exposé peut-être qu'aucune autre ville;
veillez, je vous en conjure, sur vous et sur vos pu-
pilles. »
Pendant que la capitale demeurait anxieuse sous
le coup de la nouvelle qui venait de la surprendre, la
famille royale poursuivait son voyage. Jusqu'à Châ-
lons, tout marcha bien, mais à partir de cette ville,
les mesures avaient été mal calculées. Et puis le roi,
dominé par ce dévorant appétit qui ne le quittait
pas, voulut s'arrêter en route pour manger; la reine
frémissait d'impatience et de colère sans pouvoir
vaincre la résistance obstinée de son époux. Enfin
l'on arriva à Pont-de-Sommervelle, oii l'on devait
rencontrer la première escorte. Personne. Les déta-
chements envoyés avec mission de recevoir et d'ac-
compagner un trésor avaient vainement attendu; ne
voyant rien venir, ils avaient cru à un malentendu
et étaient rentrés dans leurs quartiers. L'on con-
tinua cependant la route dans l'espoir de les ren-
contrer et de gagner la frontière qui n'était plus
qu'à quelques lieues, mais à Varennes Louis XVI
fut reconnu et la municipalité arrêta les fugitifs. La
nouvelle transmise aussitôt à Paris y causa une joie
sans égale, tant l'on était persuadé des conséquences
sanglantes qu'allait entraîner le départ de la famille
royale.
« Depuis le moment de la fuite du roi, les aristo-
crates manifestaient leur joie impudemment, dit
PENDANT LA RÉVOLUTION 143
Edmond, mais qu'elle a été de courte durée, cette
joie imprudente! Un courrier extraordinaire, arrivé
du département de la Meuse, l'a dissipée en un
instant, car il a annoncé que le roi, la reine, le dau-
phin, sa sœur et Madame Elisabeth étaient arrivés à
Varennes, à douze lieues de la frontière.
« Le maître de poste de Sainte-Menehould, ayant
conçu quelques soupçons sur les chaises de poste
qui venaient de traverser la ville, est monté à cheval,
les a dépassées, et s'est rendu sur-le-champ à la mu-
nicipalité de Varennes pour lui communiquer ses
craintes. Les voitures étant arrivées, deux jeunes
gens de la garde nationale les ont arrêtées, et quoique
les postillons pressassent les chevaux à coups d'épe-
rons et de fouet, les deux jeunes gens ont menacé
de coucher en joue les personnes qui étaient dans
les voitures. Ils ignoraient alors qui elles étaient.
Une de ces personnes est descendue pour se rendre
chez le procureur de la commune. Sur ces entre-
faites, M. Mangin est arrivé et a reconnu le roi,
la reine, le dauphin et Madame Royale ; il en a été
avertir tout de suite la municipalité, l'éveil a été
donné à toutes les gardes des environs. Le roi et
sa famille sont ensuite partis de Sainte-Menehould
pour Châlons, où ils ont couché sous une escorte
considérable de garde nationale. Lorsque le maire est
venu leur dire à tous qu'ils étaient arrêtés, le roi n'a
pu répondre que 0 bah ! », tant cela lui a causé de
surprise.
« Quelque temps après, se voyant entouré d'une
nombreuse troupe de garde nationale et de peuple,
il a dit d'un ton suppliant et bien indigne d'un mo-
narque : a Ne me faites pas de mal, ni à moi, ni à
« la reine. » Le commandant lui a répondu sur sa
tête de sa conservation. Nous comptons voir sa
144 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
seconde entrée dans Paris, peut-être ce soir ou tout
au plus demain soir. »
Dès qu'une lettre de la municipalité de Varennes
eut annoncé l'arrestation du roi, trois commissaires,
Latour-Maubourg, Pétion et Barnave, furent en-
voyés avec pleins pouvoirs, pour le ramener. Le
voyage dura huit jours et les épreuves les plus
pénibles ne furent pas épargnées aux prisonniers.
Barnave et Pétion montèrent dans la voiture royale,
mais autant le premier montra d'égards respectueux
et d'attentions délicates pour cette famille infor-
tunée, autant le second tint une conduite outra-
geante et grossière, indigne d'une âme quelque peu
élevée.
Le jour où l'on apprit que le roi allait rentrer dans
Paris, les plus grandes précautions furent prises
pour éviter les scènes déplorables que l'irritation
populaire ne faisait que trop prévoir. Un avis ainsi
conçu fut répandu et affiché partout : Quiconque ap-
plaudira le roi sera battu; quiconque V insultera sera
■pendu. On contourna la capitale pour éviter le fau-
bourg et la rue Saint-Martin, qui offraient de réels
dangers, et le triste cortège pénétra par les Champs-
Elysées jusqu'au château. Sur tout le parcours un
peuple immense était réuni, mais il garda le plus
profond silence. Au passage de la voiture royale
personne ne se découvrit. Si, pour mieux voir ou
à cause de la chaleur, on ôtait un instant son
chapeau, on s'empressait avec affectation de le re-
mettre. Des garçons perruquiers qui n'avaient pas
de chapeau furent forcés, pour obéir aux injonctions
de la foule, de s'en faire un avec leur cravate. Seul
un député royaliste, M. de Guilhermy, indigné de ce
qu'il voyait, jeta son chapeau au loin dans la foule,
en criant d'un air menaçant : « Qu'on ose me le
PENDANT LA RÉVOLUTION MS
rapporter! » personne ne dit mot. Mais laissons
Edmond nous raconter lui-même le navrant spec-
tacle auquel il a assisté :
<( 26 juin.
a Je t'ai déjà dit que Louis XVI avait en route
pour escorte deux mille cinq cent ou trois mille
hommes. Hier, à son arrivée, comme les Parisiens
avaient été au-devant de lui à près de quatre lieues
de la capitale, il y avait au moins quarante mille
hommes; c'est vers les six heures que s'est faite la
seconde entrée du roi et de sa famille dans Paris,
avec cette différence cependant que dans celle du
6 octobre, il y eut du sang répandu, et que dans
celle d'hier il n'y eut pas seulement une petite égra-
tignure.
a Un bruit lointain et sourd ayant averti que
l 'avant-garde approchait, le peuple s'est prompte-
ment rangée en haie, et quelque temps après, l'on a
vu paraître l'artillerie, composée de dix fortes pièces
de campagne. Venaient ensuite vingt-quatre tam-
bours et une colonne de garde nationale de seize
hommes de front. Ils étaient tout couverts de pous-
sière, et la cavalerie qui s'avançait après eux en
formait elle-même un nuage au travers duquel il
était difficile de voir. Des officiers municipaux,
d'autres gardes nationales du département, toute
cette avant-garde demeura une heure et demie à
défiler, et l'on vit enfin arriver la première berline
dans laquelle étaient sur le derrière M. Barnave
entre le roi et la reine et tenant sur ses genoux le
dauphin; sur le devant étaient Madame Elisabeth,
M. Piéton, tenant pareillement sur ses genoux Ma-
dame Royale, et enfin Mme de Tourzel, gouvernante
146 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
du dauphin; la voiture qui les portait était entourée
d'une colonne carrée et très épaisse de gardes na-
tionales, précédée elle-même de seize pièces de cam-
pagne. Après cette première berline en venait une
autre contenant les dames d'honneur de la reine (i).
Cette berline était suivie d'un char de triomphe
tout couronné de branches d'arbres, sur lequel se
trouvaient ceux qui avaient arrêté le roi ; ils furent
couverts d'applaudissements. Enfin, des gardes
de Paris, des ouvriers portant des piques, des char-
bonniers portant des fourches, et un gros de corps
de cavalerie parisienne formaient l'arrière-garde.
a Voilà quel était le nombreux cortège qui accom-
pagnait notre roi; il était lui-même dans sa voiture,
respirant avec peine, le visage pâle; la reine avait
la tête baissée et ne laissait pas voir son visage; le
dauphin, triste et abattu, versait des larmes. J'ai
oublié de te dire que sur la voiture même du roi, à
l'endroit où se placent les cochers, l'on avait mis les
trois gardes du corps, déguisés en postillons, qui ont
été arrêtés, accompagnant le roi. Ils étaient garrottés
et si élevés qu'on les voyait de fort loin. A la des-
cente de la famille royale, le peuple s'est jeté sur
ces gardes du corps et les aurait massacrés, malgré
tous les efforts de la garde nationale, si l'Assemblée
n'avait envoyé des députés pour les sauver; ils ont
été mis en prison.
« Quand le roi descendit de son carrosse, quelques
officiers de cavalerie firent le commandement de se
mettre sous les armes, mais tous les cavaliers remirent
immédiatement leurs sabres dans les fourreaux.
(i) Les dames d'honneur avaient quitté Paris le même
jour que la reine, mais quelques heures auparavant, pour
ne pas éveiller les soupçons. Elles avaient été arrêtées en
même temps que leur maîtresse.
PENDANT LA RÉVOLUTION 147
« Le roi et la reine subiront une espèce d'interro-
gatoire; ils auront aussi, ainsi que le dauphin, une
garde particulière, présidée par M. de La Fayette,
qui répondra d'eux. Le dauphin aura un gouverneur
choisi par l'Assemblée nationale.
a L'Assemblée garde le pouvoir exécutif jusqu'à
ce que l'on se prononce sur le sort du roi. Qu'en fera-
t-on? Cette question est plus aisée à poser qu'à ré-
soudre. On dit que le roi et la reine, après être montés
dans leurs appartements, ont versé des larmes en
abondance. Ce spectacle a attendri les spectateurs.
Mais sont-ce des larmes de repentir ou de regret?
Pour moi, je t'avoue que j'aurai toute ma vie une
commisération pour Louis XVI, mais jamais je n'en
aurai pour sa femme, je la détesterai éternellement. »
Le déchaînement contre Marie-Antoinette, contre
V Autrichienne, n'a plus de bornes, en effet; la plu-
part des journaux sont remplis d'horribles menaces
et d'affreux outrages. Les Révolutions de Paris dé-
clarent qu'elle est déjà rangée au nombre des grands
scélérats. L'Orateur du peuple demande qu'elle soit
traînée, comme Brunehaut, attachée à la queue d'un
cheval entier..
Le roi au contraire inspire à tous une pitié pro-
fonde :
a Au fond, dit un chroniqueur, tout le monde
plaint ce roi bon, honnête, vertueux, toujours vic-
time de son cœur et de sa faiblesse. Le peuple vou-
drait tant l'aimer! mais le peut-il quand il se voit
trompé? »
Quelques jours après, Edmond écrit encore à son
père pour lui parler des impressions diverses qu'a
provoquées le voyage de Varennes ; à ce propos il
épanche son cœur et dévoile avec naïveté toutes les
illusions de sa jeune âme :
14» JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
« 2 juillet.
a A la première nouvelle de la fuite du roi, c'est
sur la capitale que la France entière a tourné ses
regards inquiets, et Paris de son côté a tourné ses
regards alarmés sur tous les départements. L'on re-
doutait partout également la rage et la fureur du
peuple; chacun croyait déjà voir le sein de la ville
qu'il habitait, enflammé de l'incendie de la guerre
civile. L'inquiétude éclatait sur tous les visages, on
eût voulu pouvoir se transporter, à la fois, dans cent
endroits différents.
« C'est surtout à Paris, au milieu de cette multi-
tude immense, qu'il était intéressant d'observer l'effet
que produisit sur tous les esprits cette étonnante
nouvelle : « Le roi est parti! » Mais l'événement a
prouvé qu'une forte indignation, mêlée du plus pro-
fond mépris pour le roi, si lâchement infracteur à sa
parole, enfin la plus parfaite quiétude, ont été les
seuls sentiments qui ont partout inspiré les Français.
Autant le roi lui-même vient de dégrader et d'avilir
sa dignité, autant la majesté du peuple s'est montrée
dans toute sa grandeur et dans tout son éclat.
« Lors de l'arrivée de ce roi fuyard, pas une voix,
pas un cri ne se firent entendre; il semblait que tous
fussent également pénétrés de la grande vérité qui
est si bien exprimée par ce vers de Voltaire :
Le silence des peuples est la peine des rois.
« En un mot, Louis XVI fut reçu avec toutes ces
marques d'indifférence et de dédain qui, dans cette
occasion, convenaient si bien à un peuple libre et aux
Français régénérés. Où étaient-ils, cet amour, cette
idolâtrie, dont ils étaient jadis enivrés pour leur roi!
Les injures les plus grossières lui sont prodiguées
PENDANT LA RÉVOLUTION i49
dans tous les groupes, ainsi qu'à la reine; ils font
seuls le sujet des caricatures actuelles (i). Les choses
sont montées au point qu'on risque beaucoup à
vouloir témoigner publiquement quelque pitié pour
Louis XVL
« Beaucoup de personnes regardent son évasion
comme l'effet des suggestions de toute la vermine
aristocratique.
« L'on connaît le caractère de Louis XVI : son
caractère est de n'en point avoir. Ce ro-i malheureux
suit facilement, ou par bêtise, ou par faiblesse,
toutes les impulsions que lui donnent ceux qm l'en-
tourent; il est l'infortuné jouet des mauvais conseils,
des ixïsmuations perfides que lui souffle son indigne
épouse. Aussi toute la colère des personnes qui pen-
sent sainement se tourne contre cette Médicis mo-
derne, et c'est en effet cette reine infâme, cette Autri-
chienne au front d'airain, que devraient foudroyer
seule la fureur et l'exécration publiques. La pitié,
la commisération, devraient nous animer à l'égard
de ce roi, qui, par sa trop grande facilité ou sa pro-
fonde ineptie, est déjà assez malheureux. »
Il est non moins intéressant de voir l'indignation
profonde que provoquait également dans les pro-
vinces la conduite du roi. M. Géraud père se fait l'in-
terprète de ces sentiments quand il écrit de Bor-
deaux à son nls :
« Bordeaux, 12 mai.
« Tu m'as écrit tout ce qui s'est passé à la fuite et
au retour de Louis XVI ; tu le plains, mais le mérite-
Ci) Après le retour de Varennes, le malheureux mo-
narque ne fui plus représenté que sous la figure d'un pour-
ceau.
I50 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
t-il? Oui, sans doute, s'il est imbécile; mais s'il est
doué d'un peu de jugement, c'est un sentiment bien
opposé qu'il faut lui vouer.
« Quels crimes peut-on comparer aux crimes qu'au-
rait produit cette fuite si elle eût été heureuse, et sous
ce rapport, quel châtiment ne mériterait pas celui qui
ouvrait la porte à des maux incalculables! Pour moi,
la plume me tombe des mains quand je pense à sa
perfidie.
« Que de dévastations, que de sang, que de meur-
tres eussent couvert l'Empire! J'en frissonne encore,
et je n'oublierai jamais les impressions terribles que
j'éprouvai à la première nouvelle de sa fuite cou-
pable. J'étais mari, père et patriote, et les maux
affreux que je prévoyais plongeaient mon âme dans
la plus profonde tristesse.
a Chacun s'indigne de voir encore sans récom-
pense l'important service qu'ont rendu à la France
les citoyens intrépides qui ont arrêté le roi fuyard.
Ils sont les sauveurs de l'Etat. Que de sang ils
épargnent. »
Cette violence de langage de la part d'un homme
de l'âge et du caractère de M. Géraud, paraissait à
Terrier lui-même excessive et il ne pouvait le dis-
simuler :
« Paris, 5 juillet.
0 La manière dont vous vous exprimez sur le
compte du roi, répond-il, nous a surpris. Si les plus
modérés pensent ainsi, que doivent faire les autres !
Il est ici des têtes fort montées aussi, cependant
nous avons toujours eu pour lui plus de pitié que de
haine. Depuis quelques jours on ne parle plus que
du dauphin, on ne veut plus que lui pour roi. Un
roi de sept ans, ou un roi imbécile, c'est a peu près
PENDANT LA RÉVOLUTION 151
la même chose ! Le Conseil fera tout dans ce cas-là.
Autant vaut-il donner le Conseil à Louis XVI et
lui laisser l'ombre de la royauté; on évitera par là la
solution de la fameuse question : que fera-t-on du
roi? »
Cette question redoutable se posait en effet et elle
préoccupait à bon droit tous les esprits.
Ce n'était pas tout, en effet, que d'avoir un roi
prisonnier; la situation ne pouvait s'éterniser et il
fallait prendre un parti.
Déjà l'on agitait les solutions les plus graves. Les
Jacobins déclaraient que la fuite du roi équivalait à
une abdication et qu'on devait proclamer la Répu-
blique (i).
a L'opinion publique n'est pas encore bien fixée
sur ce qu'on fera de Louis XVI, écrit Edmond. L'As-
semblée nationale temporise et diffère cette question,
soit qu'elle attende que l'opinion se soit formée, soit
que son embarras soit extrême. Les gens sensés pen-
sent, et c'est assez vraisemblable, que le roi repren-
dra sa place et ses pouvoirs avec certaines modifica-
tions et certains amendements. Les démagogistes, ré-
publicanistes et enragés, soutiennent au contraire
qu'il est tout à fait impossible qu'il remonte sur le
(i) Jusqu'à ce moment, personne ne songeait à la répu-
blique : Le 25 janvier 1791, un député avait prononcé aux
Jacobins le mot de république : <( Nous ne sommes pas
des républicains », s'écria-t-on de toutes parts et l'assemblée
invita l'orateur à ne pas laisser subsister ce mot. En dehors
du roi, on ne voit pas d'issue à la situation présente. Gorsas
écrit encore, le 7 janvier 1791 : « On connaît mon respect
pour les vertus de notre auguste monarque. Ceux qui lisent
mon courrier, parvenu au vingtième volume, savent que
jamais je n'ai parlé qu'avecA'énération de ce ])rince chéri. »
Pétion ne cesse de faire des déclarations monarchiques.
« La loi et le roi, tel est désormais le cri de ralliement de
tdus les bons c'ittfj'enï », dit Vcrgniaud. Brissaud parle de
même.
152 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
trône. Ces esprits, aussi dangereux qu'ils sont exal-
tés, ces factieux, en un mot, qui sont heureusement
en petit nombre et dont le peuple ne doit cesser de se
méfier, demandent avec assez d'audace le gouverne-
ment républicain. Quelques clubs composés de ces
têtes échauffées, ont osé afficher de pareilles pétitions,
malgré le décret de l'Assemblée; la municipalité leur
a imposé sept cents francs d'amende. Du reste, le ré-
publicanisme n'a pas ici beaucoup de partisans; cha-
cun sent qu'un tel gouvernement ne saurait convenir
à une grande nation; mais tout en voulant un roi,
on le veut avec des pouvoirs si restreints qu'il ne
puisse jamais attenter à la liberté, et sous ce point
de vue, autant vaut et plus Louis XVI que son fils. »
Les bruits les plus faux couraient dans Paris t on
racontait que le roi avait encore essayé de s'évader;
on prétendait que dans des accès de colère, il avait
brisé les glaces de ses appartements. On le représen-
tait avec le corps d'un pourceau et le front d'un bé-
lier, a Les honnêtes gens, dit un chroniqueur, gé-
missent de ce que l'on avilit tant un monarque mal-
heureux, qui, enfin, sera toujours notre roi (i). »
L'Assemblée prit peur et rendit un décret qui sus-
pendait momentanément le roi de ses fonctions,
jusqu'à ce que la Constitution fût achevée et pré-
sentée à son acceptation. Il devait à cette époque re-
couvrer ses prérogatives, sa garde constitutionnelle,
sa liste civile. En attendant une garde lui fut donnée
pour répondre de sa personne : les chambres où cou-
chaient les illustres prisonniers étaient toujours ou-
vertes et le commandant de- la garde ne les perdait
jamais de vue. La surveillance fut poussée à un tel
point que la reine était obligée de faire placer de-
(i) Correspandanc^, secri'ie, pubhee par Jf. D£ LesciuE.
PENDANT LA RÉVOLUTION 153
vant son lit celui d'une de ses femmes aân que les
rideaux la protégeassent.
« 5 juillet.
a Le roi est vraiment prisonnier maintenant, écrit
Terrier, et je crois qu'il n'a pas droit de se plaindre.
M. de La Fayette couche dans une chambre attenante
à son appartement. Toutes les fausses portes et les
escaliers dérobés du château sont murés, la garde
doublée et sur le plus grand qui-vive. L'on n'entre
point aux Tuileries. Plusieurs ci-devant sont venus
pour faire ce qu'ils appellent leur cour, la garde
nationale n'a ponit entendu raison et les a renvoyés
sans façon, b
Tout en donnant ses soins à la sûreté extérieure
de l'Etat, l'Assemblée constituante, avant de se sé-
parer, se hâtait d'achever son œuvre constitutionnelle,
de rendre au roi ses fonctions et quelques-unes de ses
prérogatives.
Ce rôle n'était pas facile. Le mot nouveau de ré-
publique, qui d'abord n'avait que de rares partisans,
ralliait peu à peu bien des esprits. L'absence et^a
suspension du roi montraient qu'on pouvait se passer
de lui. Les Jacobins et les Cordeliers s'agitaient vio-
lemment : plus de roi ! tel était le cri des clubs, des
districts et des papiers publics.
Le 16 juillet eut lieu le rapport sur l'affaire de
Varennes; il fut décrété que le roi ne pouvait être
mis en cause pour le fait de son évasion et que par
conséquent il n'y avait pas lieu à déchéance.
La veille, les Jacobins avaient rédigé une pétition
à l'Assemblée pour demander qu'elle déclarât
Louis XVI déchu comme per&de et traître à ses ser-
ments, et (Qu'elle pourvût à son remplacement. On
154 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
décida de porter cette pétition au Champ-de-Mars
où chacun pourrait la signer sur l'autel de la Patrie.
Il s'ensuivit une émeute sanglante dans laquelle La
Fayette et Bailly firent tirer sur le peuple ; une cen-
taine de citoyens furent blessés ou tués. Il en ré-
sulta une scission complète entre les constitutionnels
et les républicains. La Fayette et Bailly perdirent
toute leur popularité.
CHAPITRE X
JUILLET- AOUT-SEPTEMBRE 179I
Sommaire : Les cendres de Voltaire sont transportées au
Panthéon. — Le 14 juillet. — ■ La reine montre le dau-
phin au peuple. — Fête aux Champs-Elysées. — Les
poissardes du Pont-Royal. — Le salon de peinture. —
Le roi accepte la Constitution. — Il se rend à l'Assem-
blée. — Représentation de Castor et Pollux. — Allégresse
du peuple. — Fin de la Constituante.
Des réjouissances publiques, de grande* fêtes po-
pulaires, l'apothéose des dieux de la Révolution,
l'anniversaire du 14 juillet 1790, amenaient de temps
à autre d'heureuses diversions aux passions politiques
qui, peu à peu, s'exaspéraient.
Edmond n'a garde de manquer à ces fêtes mémo-
rables et il en fait avec verve d'enthousiastes des-
criptions à sa famille.
La translation des cendres de Voltaire lui laisse
d'ineffaçables souvenirs. On s'en était particulière-
ment occupé au Lycée où Mme de Villette régnait en
souveraine reconnue et il avait été décidé, pour lui
faire honneur, que tous les membres assisteraient en
corps à la cérémonie.
« Paris, 19 juillet.
a II s'est passé dans cette ville, depuis que nous ne
l'avons écrit, deux événements qui feront époque
dans notre histoire. L'un est la translation du grand
iS6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Voltaire à Paris, et l'autre la commémoration du
serment du 14 juillet 1790. Celui-ci a écrasé l'hydre
du fanatisme, qui était déjà bien faible ici, et celui-
là a fait ressouvenir avec plus d'enthousiasme et de
la prise de la Bastille, époque de la naissance de
notre liberté, et du serment prêté par tous les Fran-
çais dans le champ de la Fédération le 14 juillet 1790.
a Après avoir été enlevé de dessus les ruines simu
lées de ^9. Bastille, 011 il avait été déposé, le corps de
Voltaire, enfermé dans un sarcophage de cuivre, fut
transporté sur un- char fait à l'antique et peint par
M. David ; il était suivi des députations, des collèges,
des clubs, de la garde nationale, des élèves mili-
taires, des ministres, de l'Assemblée nationale, etc.
Il a fait sa première station devant l'Opéra, où la
musique qui l'accompagnait chanta une hymne faite
par Voltaire lui-même et qui est dans son opéra de
Samson. Elle commence ainsi :
Peuple, éveille-toi, romps tes fers,
Reprends ta grandeur première.
« Là, le buste du grand homme a été couronné
par M. Chéron et Mme Ponteuil; dans son ravisse-
ment, cette dernière l'a embrassé deux fois. Puis le
cortège a continué sa route jusque devant le pavillon
de Flore, appartement de la reine, aux Tuileries, où
la marche a été exprès ralentie et où la musique c
joué l'hymne. On dit que le roi et sa femme étaient
cachés sous des jalousies, derrière lesquelles ils re-
gardaient passer le cortège; il était un peu différent
de celui avec lequel il fi.t sa seconde entrée dans Paris.
« Enfin le char est arrivé devant chez Mme de Vil-
lette, ûlle adoptive de Voltaire : il y avait devant sa
maison des gradins sur lesquels étaient les dames du
Lycée avec toutes le même costume. Mme de Villette
PENDANT LA RÉVOLUTION 157
avait fait élever un berceau de laurier en voûte au
bout duquel était une couronne, sous laquelle le buste
du grand homme fut posé; ensuite Mme de Villette,
tenant sa fille âgée de cinq ans, alla l'embrasser et
fit faire de même à son jeune enfant. Ce spectacle
arracha des larmes d'attendrissement à tous les assis-
tants. Enfin, le char ayant continué arriva devant le
théâtre de la Nation, ci-devant le Théâtre-Français.
Les titres de toutes les pièces de Voltaire étaient
écrits sur les colonnes, et sur le fronton on lisait en
grosses lettres : Il fit <i Irène » à quatre-vingt-trois
ans. Là encore son buste a été couronné par M. de
Larive et Mlle Sainval, et comme il commençait à
pleuvoir avec force, le char s'est rendu directement
au Panthéon, un peu plus vite qu'il n'avait fait la
principale partie de la route.
a Voilà, comme tu le vois, un narré bien succinct
de cette imposante cérémonie, qui a attiré tant
d'étrangers dans Paris, et qui a si peu coûté.
« La Fédération s'est faite dans le même ordre
que celle de l'année passée avec cette différente que
les drapeaux de tous les bataillons en défilant pas-
saient devant le maire, qui leur attachait des cravates
aux couleurs nationales. »
En attendant les graves événements qui se pré-
parent, Edmond contmue à mettre ses parents régu-
lièrement au courant de tout ce qui se passe à Paris.
Il leur envoie un véritable petit journal où, sous une
forme familière, l'on trouve d'intéressants détails
et un écho très exact des sentiments qui agitent la
population :
Un certain apaisement paraissant se produire dans
les esprits, l'orl ouvre le jardin des Tuileries, et la
foule y est aussitôt si considérable qu'on s'y porte
littéralement. On montre l'enfant royal à la foule, il
iS8 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
est acclamé : tout semble oublié, la réconciliation
paraît se faire entre le roi et le peuple.
« Louis XVI et son Êls se firent voir dernièrement
en grand costume à une fenêtre des Tuileries, ra-
conte Edmond; jamais bateleur ni charlatan n'as-
sembla plus de badauds en un plus court espace de
temps. Je me trouvais à cette ridicule parade; vaine-
ment voudrais-je te peindre les allures de l'Autri-
chienne; elle se mettait à la fenêtre, elle en sortait,
se levait, s'asseyait, prenait le dauphin dans ses
bras, l'embrassait, le montrait au peuple et nos amis
de la cour et surtout de la chère liste civile de crier
à plein gosier : « Vive le roi ! Vive la reine ! » et
autres jubilations d'ancien régime, et la gent pari-
sienne ou moutonnière de bêler à son tour : a Vive
le roi! vive le restaurateur de la liberté! » Mais je
finis, l'on pourrait peut-être m'accuser, suivant le res-
pectable décret de l'Assemblée, d'avilir les pouvoirs
constitués, quoique je crois que cela soit bien difficile.
Peuvent-ils l'être plus qu'ils ne le sont ? »
L'on célèbre la messe au château comme autrefois;
on y entend une superbe musique; la foule s'y pré-
cipite et sur le passage de la famille royale, on
pousse des vivats enthousiastes.
La disette menaçante, les craintes de la guerre
étrangère, n'empêchent pas la capitale d'envisager
l'avenir sous les plus riantes perspectives, et de vivre
dans une singulière quiétude; on recherche les plai-
sirs comme aux époques les plus calmes de l'histoire :
a On adore la Constitution, écrit une contempo-
raine, on admire l'Assemblée nationale. On voit déjà
le vaisseau dans le port; on craint peu les ennemis
du dehors; on se moque de ceux du dedans... Notre
constance et notre courage vaincront tout. L'amour
de la Constitution élève tous les cœurs à un certain
PENDANT LA RÉVOLUTION 159
'degré d'héroïsme. Pour cela, l'esprit public est mûr
et formé. Et puis, le respect pour la loi prend une
telle puissance, que, juste ou injuste, on lui veut
obéir. On n'entend que ce mot : La loi, la loi!
a II y a eu hier une fête superbe aux Champs-
Elysées, où tout Paris a couru. C'était un agneau
qu'on tirait, comme à la fête des bouchers que nous
avons vue à Lyon. Ne va pas croire que nous sommes
tristes; jamais la capitale n'a été plus brillante, plus
bruyante, plus magnifique, plus dansante, plus parée,
plus opulente; et tout cela en criant misère, en ayant
la plus horrible disette d'argent. Nous sommes tou-
jours Français; la gaieté nous accompagne et charme
tous nos maux. Paris est calme comme la surface
d'un étang (1). »
Edmond cite un trait amusant qui montre bien
l'état d'âme de cette singulière population :
« Dimanche dernier, il nous est arrivé une aventure
fort plaisante; nous allions nous promener du côté
des Champs-Eysées, et traversions le Pont-Royal en
causant tranquillement, lorsque nous voyons venir à
nous trois poissardes, le teint enluminé et parsemé
de rubis vermeils, la coiffe à la brigadière et sur
l'oreille, les poings sur les côtés : en un mot, les
figures les plus grotesques que j'aie vues de ma vie :
0 Ah ! mes enfants, nous dit une d'elles, en nous ap-
a prochant, recevez des bouquets des dames de la
0 nation », et sur-le-champ, ces dames de la nation
de nous offrir à chacun un bouquet, a Nous avons à
a nous acquitter envers vous, leur dit M. Terrier, per-
0 mettez donc que nous vous embrassions » ; c'était,
comme tu le vois, galanterie pour galanterie, hon-
nêteté pour honnêteté. — « Oh ! très volontiers, mes
(i) Journal d^une bourgeoise, par M. LOCKROY.
i6o JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
enfants. » Voilà donc de grandes accolades sur le
milieu du Pont-Royal ; une d'elles, la plus vieille,
m'est venue prendre par la tête et m'a baisé fort
amoureusement; je n'en ai pas ri le premier. »
En dépit de la politique et des soucis qu'elle pou-
vait légitimement inspirer, l'on courait au Salon de
peinture, oubliant et le roi, et l'Assemblée, et les émi-
grés. Pendant six semaines entières les flots du
peuple ne tarissent point du matin au soir ; il y a des
heures où l'on s'écrase.
Le Salon a lieu au Louvre, tous les deux ans, dans
une des salles consacrées aux cours de peinture :
« On y voit, dit Mercier, des tableaux de dix-huit
pieds de long qui montent dans la voûte spacieuse, et
des miniatures larges comme le pouce, à hauteur
d'appui. Le sacré, le profane, le pathétique, le gro-
tesque, tous les sujets historiques et fabuleux y sont
traités et pêle-mêle arrangés ; c'est la confusion
même. Les spectateurs ne sont pas plus bigarrés que
les objets qu'ils contemplent. »
Autrefois on y trouvait à profusion les bustes ou
les portraits de financiers, de traitants, de premiers
ou seconds commis, de dolentes marquises, de com-
tesses inconnues, avec leurs joues enluminées, car il
fallait peindre les femmes avec leur rouge; aujour-
d'hui tous ces souvenirs d'un autre âge ont disparu
pour faire place à l'actualité; on ne voit plus que
des sujets empruntés aux scènes de la Révolution.
Tous les portraits sont consacrés aux héros de l'ère
nouvelle. Notre jeune étudiant, fort amateur de pein-
ture, mande à son père :
« Octobre 1791.
a Nous avons été voir, il y a quelques jours, le
Salon de tableaux; il est très beau et plein de mor-
PENDANT LA RÉVOLUTION 161
ceaux des plus grands maîtres. Au milieu de cette mul-
titude immense de tableaux et de statues, Je n'ai été
vivement frappé que par une simple esquisse, celle du
tableau qui représentera la mémorable séance du Jeu
de Paume, et dont l'exécution a été confiée aux talents
supérieurs de M. David. Ce peintre s'immortalisera
par ce tableau ; il n'y a qu'un grand génie qui ait
pu enfanter une conception aussi sublime. Il y a fait
passer tout le feu de son imagination. L'on y voit
M. Bailly lisant le serment, et tous les autres députés
qui jurent. L'on remarque au premier plan Rabaud
embrassant dom Gerle, et Robespierre dans une atti-
tude qui marque toute la joie qu'il ressent. Ce tableau
était entouré d'une foule qui bouchait tout le passage.
« Le fameux Ser7nent des Horaces, du même
peintre, est encore exposé au Salon de cette année.
La Mort de Socrate et le Brulus, du même artiste,
attirent ensuite tous les regards.
a Rousseau, Voltaire, Franklin sont représentés
sous une infinité de formes, en bosse, en marbre,
en relief, on ne voit qu'eux. »
Cependant la Constitution était achevée. Les émi-
grés s'écriaient qu'en l'acceptant le roi se déshonore-
rait. D'autre part, Barnave et les constitutionnels le
suppliaient de ne pas s'engager dans une résistance
dont les suites pouvaient être incalculables.
Bientôt l'on apprend que le monarque se résigne à
s'incliner devant la nécessité, mais beaucoup déjà ne
lui en savent aucun gré.
a Le roi va sous peu déclarer son acceptation, écrit
Edmond. Voilà un moment de fièvre chaude, un mo-
ment de délire pour nos badauds de Paris. J'éviterai,
autant qu'il me sera possible, de me trouver à ces
réjouissances insensées que prépare un peuple qui se
repaît de vaines espérances. »
i62 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Marie- Antoinette écrit publiquement à son frère
qu'en acceptant la Constitution, le roi assure sa li-
berté et qu'il a enfin l'espoir de s'entendre avec l'As-
semblée. Mais en même temps un message confiden-
tiel avise Joseph II de ne pas ajouter la moindre foi
à ces assurances qui n'ont d'autre but que d'endormir
d'impitoyables geôliers :
a Les folies des princes et des émigrants nous ont
forcés dans nos démarches, mande secrètement la
reine; il est essentiel, en acceptant, d'ôter tout doute
que ce n'était pas de bonne foi... Plus nous avan-
cerons, plus ces gueux-ci sentiront leur malheur. Peut-
être en viendront-ils à désirer eux-mêmes les étran-
gers... »
Il fut décidé que le monarque ferait une démarche
solennelle auprès de l'Assemblée et qu'il se rendrait
dans son sein en grande cérémonie pour prêter ser-
ment à la Constitution.
« i6 septembre.
« Le roi vient d'accepter la Constitution, mande
Edmond à sa famille; chacun s'y attendait. J'ai
trouvé dans un de nos journaux patriotes des idées
sur cet objet assez conformes aux miennes; je les ai
trouvées surtout exprimées d'une manière originale
et piquante. Les voici :
<( Le roi vient d'accepter, je ne dis pas cet acte,
mais cet eunuque constitutionnel, et res vos plaudite
cives; applaudissez, citoyens, que le bruit des ca-
nons annonce avec fracas la joie universelle. Paris,
qu'une illumination, ordonnée par ta digne muni-
cipalité, soit le signal de ton allégresse; danse,
peuple français,... danse; quant à moi, qui n'aime pas
la danse, et qui me souviens des belles phrases qui
PENDANT LA RÉVOLUTION 163
ont précédé de quelques jours l'évasion de Louis le
fuyard, il ne me plaît pas de me réjouir ni d'illu-
miner jusqu'à nouvel ordre. Oui, sans doute, il ne
me plaît pas de crier : bravo! il ne me plaît pas de
me fier à un créancier qui m'a fait banqueroute; il
ne me plaît pas de me réjouir et si ma conduite dé-
plaît, je dirai comme Philoxène à Denys le Tyran
qui voulait le forcer à entendre et à admirer les sot-
tises que les André, les Barnave de ce temps-là, et
autres plats adulateurs avaient la lâcheté d'applau-
dir, je dirai en me retournant vers les satellites du
comité des recherches : « Reducite ad latomias. » —
« Esclaves du despotisme, ramenez-moi à V abbaye! »
(Extrait de Gorsas.)
a Louis XVI a été reçu dans le sein de l'Assem-
blée au milieu des bravos, qui étaient poussés avec
autant de frénésie que les cris d'indignation du
21 juin; la joie de nos représentants était des plus
indécentes, ce n'était point l'élan du sentiment et
de la reconnaissance qui se peignait dans leurs cris,
dans leurs regards et dans leurs gestes ; c'était cette
joie méprisable qui brille sur le visage d'un écolier
paresseux charmé d'avoir terminé sa tâche. Le roi est
arrivé près du président à travers les trépignements,
les applaudissements et les clameurs les plus insen-
sées et les plus ridicules. Les bureaux du président
et des secrétaires avaient fait place à un trône qui
s'élevait sur l'estrade; il était surmonté de colifi-
chets dorés, de casques, de plumes, et autres bêtises
semblables. L'on voyait en bas le fauteuil simple,
modeste, j'ai presque dit humble, de M. le prési-
dent; mais avant l'arrivée du roi, toutes ces déco-
rations puériles ou révoltantes avaient disparu à
la voix des Pétion et des Robespierre, qui firent
sentir le contraste ridicule et choquant de cet appa-
i64 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
reil d'opéra avec le timide fauteuil présidentiel.
« Louis XVI commença son discours avec une
dignité affectée qui l'abandonna bientôt. Voici com-
ment. L'Assemblée était convenue que lorsque le roi
prêterait son serment, elle s'assiérait et se couvrirait,
seule attitude digne des représentants d'un peuple
libre, recevant les serments de son premier fonction-
naire. Aussi, lorsque le roi eut prononcé les premiers
mots : a Je jure de... etc. », chacun observa la cé-
rémonie convenue. Le roi parut surpris, interloqué,
il resta muet un instant, finit par s'asseoir aussi et
continua. La réponse du président fut pleine d'une
vraie dignité, et les gens qui connaissent M. Thouret
n'attendaient pas cela de lui. Louis XVI et le prince
royal parurent ensuite dans la salle et furent cou-
verts d'applaudissements. Malgré toutes ces marques
vraies ou fausses d'allégresse, l'illustre famille avait
l'air de fort mauvaise humeur ; le roi surtout était
tout rechigné.
a Après la sortie du roi, l'infâme Duport, cour-
tisan vil et abject, proposa, sans rougir, à l'Assemblée
d'accompagner en corps le pouvoir exécutif. Cette
motion fut heureusement repoussée avec tout le mé-
pris qu'elle méritait, et accompagna le roi qui voulut.
Une salve d'artillerie, des cris perçants de « Vive
le roi ! Vive le restaurateur ! » un tintamarre aussi
bruyant que ridicule, un topinambour effroyable de
tous les clochers de Paris célébrèrent à l'instant la
grande acceptation pure et simple du restaurateur.
Pour la santé de mes oreilles et le maintien de mon
ouïe. Dieu veuille qu'il ne plaise pas au roi d'ac-
cepter fréquemment. Je ne savais plus oii j'en étais.
Hélas ! cet instant d'ivresse cessa bientôt, et tout
retomba dans la plus grande quiétude. J'observai
que malgré les ordres donnés, Paris ne fut que mé-
PENDANT LA RÉVOLUTION i6s
diocrement illuminé. C'était bien autre chose la nuit
qui suivit l'évasion du sire constitutionnel, déguisé
en valet d'une baronne de Korff.
« Cette mémorable journée, bien faite pour servir
de pendant à celle du 21 juin, n'a pas laissé cepen-
dant que de produire du bien. L'argent, qui était
à 20, est baissé sur-le-champ à 10 pour 100; voilà ce
que les malveillants et les ennemis du bien public
voudraient vainement se dissimuler. Dieu veuille que
cette confiance puisse durer. Mais je ne le crois pas.
« La réunion du Contat-Venaissin au royaume de
France, décrétée le même jour, réjouit à plus juste
titre les gens sensés et les patriotes exempts du fol
enthousiasme qui règne dans Paris (i). Les départe-
ments l'apprendront sans doute avec plaisir; quant
aux plats habitants de notre moderne Sybaris, à
peine y ont-ils fait attention; le roi seul les "occupait,
tout leur plaisir était de faire retentir les rues des
cris de « Vive le roi ! » Le pape est malade, dit-on ;
cette mauvaise nouvelle ne va pas le rétablir, je
pense.
a Ce qui me porte à me méfier beaucoup du nou-
veau serment de Louis, c'est que les départs de plu-
sieurs gardes du corps pour Coblentz sont plus fré-
quents que jamais. Tu ne dois pas ignorer que la cour
a député un envoyé vers les ci-devant princes, pour
les engager à rentrer; voilà la cause de ce message.
(i) Avignon et le Comtat-Venaissin formaient une en-
clave dans le royaume et déjà bien souvent l'on avait ré-
clamé leur réunion à la France. La Révolution précipita
les événements. Alors que le gouvernement français hési-
tait encore à s'emparer par la force d'un bien qui apparte-
nait au Saint-Siège, les révolutionnaires d'Avignon réso-
lurent de le mettre en présence d'un fait accompli. Ils
chassèrent le légat du pape et formèrent une commune qui
demanda à se réunir à la France,
i66 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
mais on n'en est pas dupe, et chacun est fortement
persuadé qu'il en est une secrète pour les engager à
rester.
a Voici l'ordre des événements que je crains de
voir bientôt arriver : hier le serment; aujourd'hui,
l'engouement; demain, le couronnement; après-de-
main, la fuite. Le comité diplomatique a d'ailleurs
annoncé que l'entrevue de Pilnitz, entre l'empereur
et M. d'Artois concernait les affaires de France; il
n'est donc point encore temps de nous endormir,
comme tu vois. »
L'acceptation de la Constitution souleva une allé-
gresse universelle. L'on croyait sincèrement que c'en
était fini désormais des discordes civiles, que la tran-
quillité allait renaître, que des jours paisibles se
levaient enfin pour ne jamais cesser. Dans toute la
France les cloches furent mises en branle, des feux
de joie furent allumés, partout des illuminations
spontanées témoignèrent de la satisfaction générale.
A Paris la joie populaire se manifesta de mille
manières et en particulier par des illuminations.
Le roi paraissait avoir reconquis toute sa popula-
rité.
Le lundi 19 septembre l'on donne au peuple une
représentation gratuite à l'Opéra, en l'honneur de
l'achèvement de la Constitution. L'on joue Castor
et Polliix.
Le lendemain la même pièce est donnée en présence
de la famille royale. Lorsque le roi, la reine, le
dauphin et Madame Elisabeth quittent les Tuileries
pour se rendre à l'Opéra, ils trouvent les rues et
les boulevards encombrés d'une foule immense qui
les acclame.
Au moment où Louis XVI paraît dans sa loge,
toute la salle se lève et éclate en applaudissements
PENDANT LA RÉVOLUTION 167
qui durent plusieurs minutes; au lieu de jouer l'ou-
verture de Castor et PolLiix, l'orchestre, pour se
mettre à l'unisson des spectateurs, commence l'air du
quatuor de Lucile :
Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille?
L'à-propos parait charmant et soulève des applau-
dissements frénétiques.
La pièce n'est qu'un long triomphe pour les au-
gustes spectateurs. On recherche toutes les allusions
qui peuvent se rapporter à la situation présente, et
on les souligne par des bravos enthousiastes.
A la an, lors de ces mots chantés par Laïs :
Tout l'univers demande ton retour,
Règne, règne sur un peuple fidèle,
l'enthousiasme populaire devient du délire, et la
reine, délicieusement émue, s'écrie : « Ah ! le bon
peuple, il ne demande qu'à aimer ! »
En se retirant, la famille royale reçoit les mêmes
témoignages d'affection qu'à son arrivée, et elle est
accompagnée jusqu'aux Tuileries par les vœux de
tout un peuple.
Madame Elisabeth croit que tous les fâcheux sou-
venirs sont effacés, que tout dissentiment a désormais
disparu entre le roi et la nation, et elle écrit, char-
mée, à son amie Mme de Raigecourt :
« 21 septembre 1791.
a II y a longtemps que je ne t'ai écrit, ma chère
Rage; il s'est passé encore bien des choses depuis.
Nous avons été à l'Opéra; nous irons demam à la
Comédie. Mon Dieu!... que de plaisir! J'en suis toute
ravie; et aujourd'hui nous avons eu, pendant la
i68 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
messe, le Te Deum. Il y en a eu un à Notre-Dame...
Ce soir nous avons encore une illumination, le jar-
din sera superbe, tout en lampions et en petites ma-
chines de verre, que, depuis deux ans, on ne peut
plus nommer sans horreur (i). »
Cette Constitution si péniblement élaborée était
l'œuvre suprême de la Constituante; aussitôt après
son acceptation, l'Assemblée devait se dissoudre; ses
membres ayant perdu presque tout crédit sur l'opi-
nion publique, ils avaient eux-mêmes décrétés qu'ils
ne pourraient être réélus.
Le 30 septembre 1791, le roi se présente à l'Assem-
blée et renouvelle sa déclaration de faire respecter
les droits de l'Etat. Il est acclamé : « Sire, lui dit
Thouret, qui présidait. Votre Majesté a fini la Révo-
lution par son acceptation si loyale et si franche de
la Constitution. »
L'Assemblée déclare ensuite sa mission terminée
et ses séances closes.
Le roi fait part officiellement aux cours étrangères
de son acceptation de la Constitution, mais en même
temps, par ses émissaires secrets, il leur déclare qu'il
n'a cédé qu'à la force et il sollicite leur concours
armé pour le rétablir sur le trône de ses pères.
(i) Feuillet de Conches.
CHAPITRE IX
1792
Sommaire : Le roi et le nation. — L'émigration. — L'idée
de patrie n'existe pas. — Coblentz.
Nous voyons, depuis le commencement de ce récit,
le roi et la reine jouer un double jeu, bien périlleux
pour eux, et qui dénote en même temps une étrange
absence de scrupules.
Pour se l'expliquer et pour bien comprendre les
événements qui se déroulent sous nos yeux, il est
utile de nettement préciser la situation des deux
partis en présence : le roi et la nation.
Il existe entre eux un effroyable malentendu
qu'ils semblent ignorer l'un et l'autre, que rien ne
pourra dissiper et qui subsistera jusqu'à la dernière
heure.
Quand le roi fait appel à l'étranger, commet-il une
action blâmable? Trahit-il son peuple? Mérite-t-il le
châtiment réservé aux traîtres et aux parjures?
La solution est différente, selon que l'on se place
au point de vue royal ou au point de vue de la na-
tion.
Le roi, cela n'est pas douteux, est convaincu de
son bon droit et de la justice de sa cause; à ses yeux,
il ne fait qu'exercer des revendications légitimes
quand il cherche à reconquérir le pouvoir qui lui
I70 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
appartenait et qu'on lui a arraché lambeaux par
lambeaux.
Quand il appelle à son aide les souverains étran-
gers, quand il leur demande de le rétablir dans la
plénitude de son autorité, à ses yeux, il ne commet
aucune trahison, il ne fait que se conformer aux
traditions et aux précédents des monarchies, il ne
fait qu'user de son droit strict. Ce n'est, en effet, ni
la première ni la dernière fois qu'on voit un souve-
rain faire appel à l'appui de ses voisins pour sou-
mettre un peuple rebelle. Les rois ne forment-ils pas
une seule et même famille, ne sont-ils pas cousins, ne
doivent-ils pas s'entr'aider comme de bons parents?
Cette patrie, qu'on reproche à Louis XVI de trahir,
mais c'est lui-même, elle s'incarne en lui, elle
n'existe pas sans lui. Il est l'arbitre unique de ses
destinées et lui seul est juge des mesures qu'il con-
vient de prendre pour le mieux de ses intérêts.
D'un autre côté, la nation qui, après des siècles
d'oppression et de servitude, a enûn secoué le joug,
ne peut comprendre ni admettre la conduite du roi.
Elle aussi se croit forte de son droit, et elle a
raison, puisqu'elle ne demande que la stricte appli-
cation des lois, de ces lois que Louis XVI, par des
serments réitérés, a approuvées et acceptées.
Aux yeux de la nation, quand le roi appelle
l'étranger, il trahit son pays ; quand il veut recon-
quérir les privilèges qu'on lui a enlevés, il trahit ses
serments; quand les émigrés s'arment à la frontière,
quand ils soudoient l'armée restée fidèle, quand ils
organisent l'insurrection, ils trahissent leur patrie et
tous méritent les châtiments réservés aux conspira-
teurs et aux traîtres.
Mais, dira-t-on, entre ces deux opinions opposées
et parfaitement défendables l'une et l'autre, la lo-
PENDANT LA RÉVOLUTION 171
gique et le bon sens veulent que l'on donne plutôt
raison au roi. Sa conduite repose sur des principes
rendus légitimes par un usage de plusieurs siècles;
la nation, au contraire, ne se base dans ses théories
et ses revendications que sur des idées récentes et
qu'on soupçonnait à peine dix-huit mois auparavant.
Cela est vrai, mais si la période d'incubation des
idées nouvelles a été longue, à peine écloses, elles se
sont propagées avec une effrayante rapidité, et il a
suffi de quelques mois pour en imprégner jusqu'aux
moelles toute la génération, et pour en faire, aux
yeux des contemporains, des idées vieilles de plu-
sieurs siècles.
Le roi et la cour vivent, depuis une longue suite
d'années, dans un certain courant d'idées, ils en sont
naturellement toujours imbus et pénétrés; comment
pourrait-il en être autrement? Comment leur deman-
der d'y renoncer bénévolement en quelques jours,
d'effacer volontairement le passé et de répudier toutes
ces traditions, tous ces souvenirs, patrimoine précieux
que leurs ancêtres leur ont transmis?
Mais, d'autre part, ces idées qui font partie inhé-
rente de la royauté et de la noblesse, qui ont toujours
été leurs, qu'elles considèrent comme des droits légi-
times et imprescriptibles, ces idées n'existent plus
pour la nation, elles ont à jamais disparu et ne lui
paraissent plus que de monstrueux anachronismes.
Essayez donc de faire comprendre à ces hommes,
enivrés de liberté, que leur délivrance date d'un an à
peine, que ce nouvel édifice est encore bien fragile,
bien incertain, que les droits de chacun sont encore
bien confus et que, de très bonne foi, l'on peut aisé-
ment s'y tromper! Quand le roi use d'un droit qu'au
fond de sa conscience, il croit toujours existant et
sincèrement lui appartenir, aux yeux de la nation il
172 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
est aussi coupable et il soulève la même indignation
que s'il prétendait, de sa propre autorité, faire revivre
quelque barbare coutume du temps de Clovis ou de
Charlemagne.
Donc, la nation et la cour ne parlent plus la même
langue, il leur est impossible de se comprendre, et
comme la fatalité des événements les force à vivre
ensemble, elles en arrivent, par des malentendus iné-
vitables et incessants, à une révolte et à une exas-
pération qui se terminent par les catastrophes que
l'on sait.
Il y a cependant, dans la conduite du roi, un
point sur lequel il serait douloureux d'insister, mais
qu'on ne peut pourtant passer complètement sous
silence. Si, à notre avis, ses actes, vis-à-vis de l'étran-
ger, peuvent s'expliquer et se défendre, la tâche est
plus difficile lorsqu'on veut trouver une excuse aux
serments qu'il prête si volontiers chaque fois qu'on
les lui demande, alors qu'il a la volonté bien arrêtée
de les violer. Il a beau se dire qu'on lui force la
main et qu'il ne jure jamais sans une restriction men-
tale qui le dégage de son serment, c'est là une pi-
toyable défaite; il y a, dans cette attitude, un
manque de bonne foi dont les circonstances si trou-
blantes que l'on traversait peuvent seules atténuer la
gravité.
Le malheureux monarque, au milieu d'événements
trop forts pour sa faiblesse, subit une fatalité de
race, d'éducation, d'entourage. Il se persuade qu'il
ne fait qu'obéir aux traditions de ses pères et se con-
former aux droits qu'il doit à sa naissance. C'est au
nom de ces droits qu'il se croit tout permis : le men-
songe, la duplicité, le faux serment, et qu'il marche
le front haut dans la voie équivoque dans laquelle il
s'est SI malheureusement engagé.
PENDANT LA RÉVOLUTION 173
Il y a une autre question qui préoccupe au plus
haut point l'opinion publique, et qui va devenir un
des facteurs les plus actifs des violences révolution-
naires : c'est l'émigration.
Avant d'aborder le récit des tristes jours qui mar-
quèrent la fin de 1792, nous voudrions montrer dans
quel état d'âme l'on vivait à Paris au moment où va
s'ouvrir cette terrible année qui doit voir les massacres
d'août et de septembre, nous voudrions montrer le
rôle considérable que l'émigration a joué dans ces
funestes événements.
A nos yeux, les émigrés ont été doublement cri-
minels : d'abord, ils ont abandonné le roi; en se-
cond lieu, ils ont porté les armes contre leur patrie.
En quittant la France, en effet, ils commettaient
un crime envers le roi, qu'ils laissaient exposé à tous
les périls et qu'ils abandonnaient au moment même
ou, plus que jamais, il avait le plus pressant besoin
de voir toute la noblesse française se serrer autour
de lui (i).
En portant les armes contre la France, ils ont com-
mis un crime de lèse-patrie.
Le second de ces crimes leur a été souvent et amè-
rement reproché.
Le crime d'émigration, au contraire, a rencontré de
nombreux défenseurs, et il s'est trouvé beaucoup
d'excellents esprits qui ont soutenu et affirmé qu'en
présence des périls sans nombre qu'elle courait en
France, la noblesse n'avait d'autre ressource que de
chercher un refuge à l'étranger.
Nous allons soutenir une thèse contraire.
(i) Mercier dit, en parlant de l'abbé Maury : « C'est lui
qui mit dans la tête de tous les nobles ce système d'émigra-
tion, le plus extravagant, le plus irapolitique et le plus
lâche de tous ceux que l'on pouvait choisir. »
174 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Sans les approuver assurément, nous croyons ce-
pendant qu'il est injuste de reprocher aux émigrés
de n'avoir pas eu des sentiments qu'on ignorait à peu
près complètement à leur époque.
L'idée de patrie se trouvait encore à l'état em-
bryonnaire. Certes l'on n'était plus au temps oîi
l'Eglise ayant imposé partout son joug, l'idée de
Dieu seule existait et dominait, où les provinces
étaient divisées les unes contre les autres, où les
Nemours, les Bourbon, les Guise, les Condé, les Bi-
ron, les Montmorency, etc. s'alliaient à l'étranger
pour marcher contre le roi de France; à l'idée de
Dieu était venue depuis longtemps s'ajouter l'idée
de fidélité au roi : Dieu et le roi, telle était la devise
invariable de la noblesse, et elle n'en soupçonnait
pas d'autre. Jusqu'en i/Sg, de patrie il n'est point
question, la fidélité au roi prime tous les autres de-
voirs (i).
Le patriotisme, tel que nous l'entendons aujour-
d'hui, domine toutes les préférences politiques ou re-
ligieuses, mais ce sentiment si puissant et si vif ne
s'est réellement développé que pendant la Révolution.
Le grand mouvement populaire de 89 a d'abord
fait germer les idées d'union et de fraternité; puis,
en supprimant les anciennes divisions politiques, la
Révolution a favorisé l'intimité des relations et fait
disparaître les haines qui se perpétuaient de pro-
vince à province; Bretons, Gascons, Provençaux,
Bourguignons ont disparu, il n'y a plus eu que des
Français.
(i) Pour la première fois, sous Napoléon P"", on voit
un drapeau français avec ces mots : Honneur et Patrie.
C'est celui du 4® dragons.
La décoration de la Légion d'honneur porte, dès sa fon-
dation, ces deux mots : Honneur et Patrie.
La Patrie a remplacé le Roi.
PENDANT LA RÉVOLUTION 175
L'antagonisme violent qui s'établit presque immé-
diatement entre les émigrés et la nation, la crainte
qu'éprouve le peuple de se voir enlever les biens si
péniblement conquis, contribuèrent aussi puissam-
ment à développer le sentiment du patriotisme.
Enfin les dangers terribles qui vont menacer la
France en 1792, provoqueront dans tout le pays un
admirable élan de sacrifice et de dévouement ; ils
achèveront l'œuvre commencée et créeront enfin
l'unité nationale.
C'est en suivant ces différentes phases que l'idée
de patrie s'est développée, c'est ainsi que cette idée,
née de la veille, a poussé si rapidement de profondes
racines, c'est ainsi que les événements l'ont rendue
si vivace et si puissante que le crime de lèse-patrie
devient en 1792 le plus grand de tous les crimes.
On ne peut donc, en bonne justice, reprocher aux
émigrés d'avoir méconnu un sentiment qui était resté
à peu près lettre morte jusqu'en 1789 (i).
Et c'est ce qui explique si bien comment tant de
Français, sans scrupules aucun, sans remords aucun,
sans se douter le moindrement qu'on pût un jour le
leur reprocher, ont pris les armes contre leur pays et
ont marché allègrement à sa conquête en compagnie
de l'étranger. Nous les jugeons avec une grande sévé-
(i) La meilleure preuve que l'on ne comprenait pas le
patriotisme au dix-huitième siècle comme nous le compre-
nons aujourd'hui, c'est que personne à l'époque n'a songé
à reprocher aux philosophes français leurs scandaleuses
adulations vis-à-vis du vainqueur de Rosbach. Celui qui,
de nos jours, et dans des circonstances analogues, écrirait
des lettres semblables à celles que d'Alembcrt ou Voltaire
adressaient à Frédéric, tomberait à juste titre sous le mé-
pris public. — Il y a en France des régiments suisses, alle-
mands, etc., avec des chefs de nationalité étrangère; les
commandements s'y font en langue étrangère. Pas plus en
France qu'à l'étranger, la notion, de la patrie n'existe.
176 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
rite et leui conduite nous indigne, parce que nous
l'apprécions avec nos idées actuelles; mais reportons-
nous à l'époque, aux idées qui avaient cours, et nous
verrons combien nous sommes injustes et peu équi-
tables.
Donc, sur ce point, nous croyons qu'il faut beau-
coup pardonner aux émigrés; mais sur le fait même
d'avoir quitté le roi, notre opinion est bien diffé-
rente.
Par cela même que la fidélité au roi était, aux yeux
de la noblesse, le seul et unique devoir, par cela même
qu'il leur tenait lieu de patrie et d'honneur, tous
ceux qui appartenaient à cette caste étaient au moins
tenus de rester auprès du monarque menacé et de
ne le point quitter. C'était là un devoir strict dont
rien ne les pouvait délier (i).
C'est en désertant ce poste de combat que les émi-
grés ont commis un véritable crime. Si les princes
et la noblesse étaient restés en France, s'ils s'étaient
groupés autour du roi, si toutes les forces vives de
(i) Le chancelier Pasquier, dans ses remarquables Mé-
moires, n'hésite pas à se montrer très sévère pour les émi-
grés, dont la conduite lui paraît folle et incompréhensible :
« Le roi, dit-il, blâmait la conduite de ses frères sortis
de France, entraînant avec eux tant de personnes sur le
dévouement desquelles il aurait voulu pouvoir s'appuyer.
Il sentait que leur conduite augmentait les méfiances de ses
ennemis et par conséquent les dangers si pressants qui le
menaçaient. « Pour beaucoup, dit encore le chancelier,
la mode, le bon air qui les engageait à émigrer », et il
ajoute excellemment : <( Les femmes ont mis en avant le
devoir, l'honneur, ont menacé les récalcitrants du plus
ineffaçable ridicule, ont envoyé des quenouilles et se sont
crues des disciples de saint Bernard prêchant une nouvelle
croisade. Mais les croisés de saint Bernard allaient con-
quérir une terre étrangère, et ne partaient pas pour
revenir conquérir la leur. »
{Mémoires au chancelier Pasquier. Plon-Nourrit et C®.
1893.)
PENDANT LA RÉVOLUTION 177
la monarchie s'étaient résolument réunies pour la
lutte, Louis XVI, bien entouré, soutenu, encouragé,
aurait pu très vraisemblablement, non pas arrêter
l'irrésistible mouvement des esprits, mais l'enrayer,
l'endiguer, le diriger.
Au lieu de cela, que voit-on ? Un monarque d'une
intelligence bornée, sans vigueur, sans énergie, aban-
donné de tous ceux qui auraient dû le soutenir, et
livré comme un jouet aux passions populaires dé-
chaînées.
Mais ce n'est pas tout. Les émigrés ne se sont
pas contentés d'abandonner le roi; ils l'ont compro-
mis de mille manières, et sous prétexte de le réta-
blir dans les droits de ses pères, ils ont joué contre
son assentiment une partie dont sa tête était l'en-
jeu.
En réalité, le roi leur importe peu; ce qu'ils veu-
lent, c'est rentrer en maître dans ce pays qu'ils ont
quitté, y reconquérir les droits qu'ils ont perdus, y
rétablir Vancien régime.
Pour atteindre leur but, ils emploient tous les
moyens, ils s'arment, ils lèvent des corps au nom du
roi, forment des cadres et instituent des grades qui
se vendent au plus offrant; ils appellent l'étranger,
ils soudoient des émissaires, ils ont recours à l'in-
surrection, à la trahison. Et leurs projets ne sont
pas mystérieux, ils ne complotent pas dans l'ombre
et le silence, c'est à ciel ouvert qu'ils conspirent,
et qu'ils menacent leurs compatriotes des pires ven-
geances quand ils seront redevenus les maîtres. Leurs
amis restés en France ne sont pas plus mesurés :
ils annoncent chaque jour la contre-Révolution pro-
chaine et la terrible punition des coupables.
A leur point de vue et avec leurs idées, cette con-
duite s'explique par les raisons que nous avons don-
178 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
nées plus haut; mais aux yeux du peuple, aux yeux
de cette population fanatisée par les idées nouvelles,
par les Droits de l'homme, par le patriotisme nais-
sant, comment lui faire admettre qu'elle doit volon-
tairement venir se replacer sous le joug, comment lui
faire admettre qu'elle doit patiemment tolérer, et sur
ses frontières, et à son foyer, la conspiration, la
trahison, comment lui faire admettre qu'elle doit
placer sous la protection des lois nouvelles ceux qui
n'ont d'autre but que de les renverser et de rétablir
l'ancien régime avec tous ses abus?
Et ce n'est pas la lie de la population qui pense
ainsi. Loin de là. Le paysan, l'artisan, le bourgeois,
tous travailleurs et gens honnêtes, sont prêts à verser
leur sang pour défendre les biens qu'on veut leur
ravir.
Car enûn, le fait est indéniable, tout n'est pas
chimérique dans ces craintes, tout n'est pas im.agi-
naire dans ces complots; il n'y a pas que forfanterie
et vaines menaces dans le langage des émigrés. Leurs
appels à l'étranger ne sont pas restés stériles :
l'Europe se prépare à marcher contre nous, la cons-
piration existe au dedans et au dehors, la patrie est
menacée des plus extrêmes périls, son existence même
est en jeu.
Les lettres que nous publions nous paraissent d'un
très vif intérêt, parce qu'elles montrent merveilleu-
sement et sous la forme la plus sincère, la plus
spontanée, comment l'inquiétude s'est glissée dans
les cœurs, comment les démarches des émigrés, le
double jeu de la cour, ont aigri les esprits, comment,
à force de braver audacieusement l'opinion publique,
on a fini par l'exaspérer, comment le peuple, affolé
a fini par voir rouge, comment peu à peu les pas-
sions populaires se sont déchaînées.
PENDANT LA RÉVOLUTION 179
L'émigration se montrait-elle au moins, par la di-
gnité de son attitude et la loyauté de sa conduite
vis-à-vis du roi, digne de sympathie? En aucune
façon. Il faut voir ce qu'était Coblentz dans les der-
niers mois de l'année 1791 ,:
Les idées des émigrés sont faussées à ce point
qu'ils n'ont pas assez de railleries pour ceux de leur
caste qui voient le devoir là oii il est en effet et qui
risquent leur vie pour partager la fortune de la fa-
mille royale. Ils osent les accuser de lâcheté et de
trahison.
« Ceux qui résistaient aux appels réitérés de Co-
blentz, écrit Mlle des Echerolles, étaient en quelque
sorte dégradés aux yeux de la noblesse et repoussés
de son sein. Ceux qui hésitaient encore, poursuivis
par le sarcasme et la crainte du ridicule, n'es-
pérant de repos qu'à Coblentz, couraient l'y cher-
cher (i). »
Malgré l'acceptation solennelle de la Constitu-
tion par Louis XVI, les émigrés n'en poursuivent
que plus ardemment leurs projets. Il n'est ques-
tion que de leurs préparatifs redoutables, et les
journaux royalistes parlent sans cesse de cette armée
de Condé qui va enfin envahir la France pour y
rétablir l'ordre et châtier comme il le mérite un
peuple rebelle. Et quand le malheureux monarque
désavoue formellement ces agissements, on se rit
de ses ordres; quand il enjoint aux émigrés de ren-
trer en France, pas un ne lui obéit. Le danger que
leur conduite fait courir à la famille royale est évi-
dent, mais peu importe à ces hommes qu'aveuglent
d'ardentes passions. Le roi, la reine ne se font au-
cune illusion sur les tristes services qu'ils rendent à
(i) Une famille noble sous la Terreur.
i8o JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
leur cause. ]\Iarie-Antoinette, éperdue, écrit à son
frère Léopold :
(( 8 septembre 1791.
« Je connais très bien l'âme des deux frères du
roi, il n'y a pas de meilleurs parents qu'eux. Ils dé-
sirent tous deux le bonheur, la gloire du roi unique-
ment; mais ce qui les entoure est bien différent : ils
ont tous fait des calculs particuliers pour leur for-
tune et leur ambition. Il est donc bien intéressant
que vous puissiez les contenir et surtout d'exiger des
princes et des Français en général de se tenir en
arrière dans tout ce qui pourra arriver, soit en négo-
ciations, soit que vous et les autres puissances fas-
siez avancer des troupes. Cette mesure devient d'au-
tant plus nécessaire que le roi allant accepter la
Constitution, ne pouvant faire autrement, les Fran-
çais au dehors se montrant contre son acceptation,
il serait regardé comme coupable par cette race de
tigres qui inondent ce royaume et bientôt ils nous
soupçonneraient d'accord avec eux (i). »
Quelque temps après, elle lui écrit encore :
(( 4 octobre 1791.
« Les émigrants rentrant en armes en France, tout
est perdu. Il serait impossible de persuader que nous
ne sommes pas de connivence avec eux. L'existence
d'une armée d'émigrants sur la frontière suffit même
pour entretenir le feu et fournir aliment aux accu-
sations contre nous. »
L'aspect de Coblentz est révoltant.
(i) Feuillet de Conches.
PENDANT LA RÉVOLUTION i8i
« Les vices de l'ancien régime, enlaidis par l'exil,
s'y étalaient dans un pêle-mêle insolent et grotesque.
Le cynisme de Versailles, en costume d'émigré, y
semblait « plus hideux encore ». C'était « un cloaque
« d'intrigues, de cabales, de sottises, de dépréda-
« tions, de singeries de l'ancienne cour ». Les princes
avaient fait de la résidence d'un Electeur ecclésioL3-
tique a un mauvais lieu (i) ».
On y tient sur le roi et sur la reine les propos
les plus méprisables. La reine surtout est l'objet de
la haine des émigrés : ils en parlent comme n'ose-
raient le faire les plus farouches démagogues : il n'y
a pas d'injures qu'ils ne prodiguent à cette femme
infortunée :
« Qu'a donc fait ma malheureuse sœur à vos
Français, pour qu'ils la déchirent partout, dans
mon parc, dans tous les lieux publics? disait l'ar-
chiduchesse Christine, régente des Pays-Bas, à un
émigré. La famille royale, et les périls auxquels ils
l'exposent par leurs témérités, ne comptent point à
leurs yeux. Le principe est tout, et ce principe est la
restauration de l'ancien régime. »
Marie-Antoinette, de son côté, détestait les émi-
grés. Elle soutenait que leur place était auprès du
roi et qu'ils avaient déserté, alors que le devoir,
l'honneur, la tradition, tout leur ordonnait de rester.
« Les lâches, écrivait-elle, après nous avoir aban-
donnés, veulent exiger que seuls nous nous exposions,
et seuls nous servions tous leurs intérêts. »
Louis XVI n'est plus traité qu'avec un mépris nul-
lement déguisé. Son arrestation à Varennes paraît à
tous un événement heureux et favorable aux desseins
(i) AUBURTIN, Esprit fublic au dix-huitième siècle
(d'après Augeard).
i82 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
de rémigration. Quand la nouvelle se répand, elle est
accueillie par une satisfaction mal contenue : « J'ai
vu des joies indécentes, » écrit Fersen. a Comme mon
désespoir et ma douleur étaient peints sur ma figure,
dit Augeard, voici ce qu'un pauvre maître de poste
me dit, je ne l'oublierai jamais : « Consolez-vous,
« monsieur, consolez-vous, l'arrestation du roi n'est
« pas, je crois, un si grand malheur. M. le comte
a d'Artois avait, ainsi que vous, l'air contristé, mais
« tous les messieurs qui étaient dans sa voiture
« avaient l'air très content. »
Jusqu'à son arrestation on a encore conservé
quelque apparence de respect pour Louis XVI, mais
après Varennes, on le traite plus bas que terre, a Ja-
mais, rapporte Goguelat, je n'ai ouï parler du roi
avec autant d'irrévérence : Le pauvre homme, le so-
liveau, le béat... On affiche pour sa vie, pour celle
des siens, le plus parfait dédain. La mort tragique
et désormais probable de ce nouveau a débonnaire »
donne à l'émigration ses coudées franches. On n'a
même pas la pudeur d'attendre la fin de ce monarque
infortuné; il est regardé comme prisonnier, donc sa
volonté n'est plus que celle de ses oppresseurs : les
émigrés proclament Monsieur régent du royaume et
le prince a le triste courage d'accepter; il organise
aussitôt autour de lui un gouvernement complet,
nomme des ministres, des ambassadeurs et révoque
ipso facto les envoyés de son frère.
CHAPITRE XII
SEPTEMBRE-DECEMBRE I79I
Sommaire : La Législative. — Inquiétude que cause l'émi-
gration. — Coblentz. — Cherté des vivres. — Déclaration
de Pillnitz. — Mesures rigoureuses contre les émigrés.
— Le roi oppose son droit de veto. — Lois contre les
prêtres réfractaires. — V eto du roi.
L'Assemblée législative s'ouvrit le i"'" octobre à
la salle du manège.
L'élection des nouveaux législateurs avait causé
dans toute la France un vif émoi ; mais Paris surtout
se préoccupait de ces hommes nouveaux, espoir de la
patrie, qui allaient succéder aux constituants et
prendre la direction des affaires dans une situation
si périlleuse : « Chacun pense qu'il va venir, du
fond des provinces, des Aristide, des Fabricius,
des Caton, des Cincinnatus, etc., écrit une contem-
poraine. Point de prêtres surtout, et pas de beaux
esprits ! Des gens vertueux, qui n'aiment point les
richesses (i). »
vSi le roi a retrouvé une éphémère popularité, ses
ministres sont loin d'avoir gagné la faveur du
peuple. On fait plus que suspecter leurs intentions,
on les accuse nettement de trahison, et les bruits les
plus fâcheux courent en particulier sur le ministre
de la guerre.
(1) Journal d'une bourgeoise.
i84 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
« L'on nous annonce que les puissances étrangères
vont fondre sur le Loyaume, mande Edmond; ici,
l'on n'en croit rien, mais cependant, vu que la mé-
fiance est la mère de la sûreté, l'on ne cesse de garnir
de troupes nos frontières. Le ministre de la guerre,
M. Duportail, excite par sa mauvaise conduite les
plus violents murmures. Tous nos journalistes pa-
triotes tonnent sur lui à qui mieux mieux; les dépar-
tements du Nord se plaignent et le menacent; il a
perdu toute la confiance de la nation; il envoie aux
uns des fusils dont la lumière n'est point forée, aux
autres des boulets qui ne sont point de calibre ; il a
soin de ne placer sur nos frontières que des régiments
étrangers et surtout allemands. Les autres ministres
ne se comportent guère mieux et ne sont guère plus
estimés. Ils étaient cependant excellents patriotes en
entrant dans leur emploi, mais auri sacra faunes! ô
maudite liste civile ! »
Cette question de la guerre étrangère est toujours
celle qui passionne le plus les esprits, celle qui les
prédispose le plus volontiers à la haine et à la vio-
lence. Les émigrations, qui ne cessent pas, paraissent
de plus en plus effrayantes; on se raconte qu'il y a
des provinces, l'Auvergne par exemple, où il ne reste
pas deux gentilshommes; on se raconte les projets
de l'émigration, son travail d'embauchage dans le
royaume, on se dit que l'heure va bientôt sonner où
les traîtres arriveront enfin au but de leurs efforts.
Notre étudiant écrit :
« 2î octobre.
K Rien de plus incertain que les renseignements qui
nous viennent de Coblentz et autres lieux de rassem-
blement de nos émigrés. Les nouvelles d'un jour nous
PENDANT LA RÉVOLUTION 185
les représentent sans espoir, et celles du lendemain
prêts à faire une attaque. Les lettres particulières ne
sont pas plus décisives. La seule chose qui soit cer-
taine, c'est que la frénésie de l'émigration est à son
comble, et qu'ils écrivent à tous ceux qui sont restés
dans le royaume pour solliciter leur départ par toute
espèce de prétexte. Chacun pense ici qu'ils feront au
moins quelques tentatives. »
Edmond s'indigne de la mansuétude dii gouverne-
ment et de la nation, de la patience coupable avec
laquelle ils envisagent les dangereuses menées de
l'émigration et des réfractaires.
« Nos émigrés, non contents de nous enlever notre
numéraire, nous forcent à jeter des millions, dépen-
sés bien ou mal, pour mettre nos frontières en état de
défense. Nos réfractaires, ces brigands en soutane,
nous coûtent du sang et des fatigues cruelles ; ils
fomentent parmi nous les discordes, les haines, et
des dissensions intestines. N'importe : la douceur!
la tolérance! telle est le cri général de nos sots Pa-
risiens. »
Quelquefois les lettres que l'on reçoit de l'étranger
dépeignent la situation des émigrés comme des plus
précaires.
« Septembre 1791.
« Plusieurs lettres de Coblentz, de Worms, de
Bruxelles, etc., annoncent que nos émigrés sont dans
la plus grande détresse; beaucoup sont logés dans
des écuries, manquant de tout leur nécessaire, même
de vêtements. Ils s'obstinent cependant à ne point
vouloir rentrer dans le sein de leur tolérante patrie,
tant l'orgueil les domine. »
Le souci constant de l'émisrration a donné nais-
i86 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
sance à un jeu qu'on a nommé gaiement le « Co-
blentz » et qui par cela même fait rage parmi la
jeunesse. Edmond ne peut comprendre l'incurable
insouciance de ses concitoyens, leur légèreté et leur
frivolité en présence d'une situation si grave :
<( 28 novembre.
« Depuis quelque temps, il est ici en vogue parmi
les jeunes gens de porter à la main, soit dans les
promenades ou les cafés, une espèce de roue sus-
pendue au bout d'une corde, et par le moyen d'un
ressort qui y est enfermé, elle s'élève et s'abaisse
suivant la volonté de celui qui la tient. Voilà le jeu
que nos émigrants ont inventé et que nos jeunes
gens portent continuellement à la main partout où
ils vont. La manie de porter ces Coblentz (car cet
objet est ainsi dénommé) est aussi grande que celle
qu'on avait sous Henri III de porter des bilboquets,
et voilà ce peuple régénéré, qui court après la liberté
et qui s'amuse avec des joujoux d'enfants. On ne
voit que cela dans le Palais-Royal, il y en a de
petits, de moyens, et de gros comme la tête, je n'exa-
gère point. Hélas! on aura beau dire et beau faire,
le Français sera toujours le Français, c'est-à-dire
toujours frivole, léger, vam, et avec cet esprit, le
peu de liberté qui nous reste sera bientôt à vau-
l'eau et ne tardera pas à couler à fond. O servum
■pecus! »
Malgré l'insouciance générale, le peuple se mon-
trait souvent inquiet et la cherté croissante des vivres
contribuait encore à le troubler; déjà il s'essayait
à des violences qu'on ne maîtrisait plus qu'avec
peine :
a Le pain est monté ici à une cherté excessive, ra-
PENDANT LA RÉVOLUTION 187
conte Terrier ; le peuple accuse la municipalité.
M. Bailli parut l'autre jour à la halle; sa présence
excita la rage et les clameurs des ouvriers; le cri
fatal : A la lanterne! se ût entendre à plusieurs
reprises, et M. le maire, assez effrayé, leur cria par
la portière de son carrosse de se rendre en députation
à l'Hôtel de Ville, qu'il leur rendrait justice. Et
puis, fouette cocher! »
Un des premiers soins qui incombe à la Législative
est de s'occuper de la question des émigrés. Jus-
qu'alors on a cherché à temporiser, à gagner du
temps, mais la situation devient tellement tendue,
le danger si pressant, qu'il faut enfin se décider à
prendre un parti.
La déclaration de Pillnitz du 27 août fait croire
à une coalition de l'Europe en faveur des émigrés,
à un complot de la cour avec les étrangers; la peur
de l'invasion s'empare de tous les esprits ; il de-
vient urgent de prendre des mesures contre ces Fran-
çais qui trahissent leur patrie, qu'on accuse d'être
la cause de tous les mau.x que l'on redoute.
Les ministres étaient tous d'accord pour souhaiter
le retour des émigrés; ils estimaient que leur rentrée
en France ferait cesser les alarmes, enlèverait tout
prétexte aux agitateurs, et qu'en réunissant leurs
efforts à ceux des constitutionnels, on pourrait pro-
téger la personne du roi et sauver son trône.
a II fallait, disaient-ils, employer tous les moyens
possibles d'augmenter la popularité du roi. Le plus
efficace et le plus utile de tous, dans ce moment,
était de rappeler les émigrés. Leur retour générale-
ment désiré aurait fait revivre en France le parti
royaliste que l'émigration avait entièrement désor-
ganisé. Ce parti fortifié par le discrédit de l'Assem-
blée, et recruté par les nombreux déserteurs du parti
i88 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
constitutionnel et par tous les mécontents, serait
bientôt devenu assez puissant pour rendre décisive
en faveur du roi l'explosion plus ou moins prochaine
à laquelle il fallait s'attendre. »
Non seulement les émigrés ne rentraient pas, mais
l'émigration augmentait tous les jours; elle sévis-
sait particulièrement dans l'armée et dans la marine,
et les officiers en grand nombre allaient grossir les
rangs de leurs camardes de Coblentz. C'est en vain
que Louis XVI adresse de pressantes exhortations
aux officiers pour leur rappeler leur devoir, les dé-
sertions continuent incessantes, et un jour le ministre
de la guerre peut venir annoncer ;; T Assemblée que
dix-neuf cents officiers ont quitté leur poste. A la un
d'octobre, on compte plus de dix mille émigrés en
armes; on estime qu'il y en aura quinze ou dix-huit
mille en février.
La persuasion et la douceur ne produisant aucun
effet, la Législative pensa qu'il fallait recourir aux
moyens énergiques. Elle demanda contre les émigrés
des peines rigoureuses (i).
Il n'y avait dans cette proposition aucune innova-
tion dont on eût lieu de s'étonner. Toutes les monar-
chies avaient sévèrement prohibé l'émigration et
édicté des lois terribles contre ceux qui volontaire-
ment quittaient leur pays (2). En France, en parti-
culier, il y avait un édit de Louis XIV, de 1669, qui
frappait de conliscation les biens des émigrés, et
(i) La Constituante s'était bornée, avant de se dissoudre,
à prononcer la destitution des fonctionnaires publics qui
étaient hors du royaume, et à frapper les biens des émigrés
d'une triple contribution. Mais ce décret avait été abrogé
le 15 septembre par l'amnistie générale qui suivit l'éta-
blissement de la Constitution.
(2) L'empereur venait tout récemment d'appliquer ces
lois aux Brabançons avec une effroyable dureté.
PENDANT LA RÉVOLUTION 189
on ne s'était pas fait faute de l'appliquer aux pro-
testants. S'il y avait complot ou simplement dessein
de complot, soit au dehors avec les étrangers, soit
avec des mécontents demeurés dans le royaume, la
peine était la mort et la confiscation. Quiconque fa-
vorisait ou prêtait la main à une émigration était
considéré comme complice et encourait les mêmes
châtiments.
Mais l'Assemblée nationale avait considéré ces
lois comme d'indignes instruments de despotisme,
et elle les avait abrogés en 1790; on ne pouvait donc
plus les appliquer, ou il fallait en voter de nou-
velles.
Lorsque le projet de loi fut soumis aux délibéra-
tions de la Législative, la discussion fut des plus
vives. D'un côté les constitutionnels soutenaient
qu'on devait continuer à dédaigner de stériles tenta-
tives comme on l'avait toujours fait jusqu'alors. De
l'autre, le parti avancé s'écriait que si l'on ne pre-
nait pas des mesures énergiques, l'on faisait courir
au royaume les plus extrêmes périls :
0 Je demande à l'Assemblée, à la France, s'écrie
Isnard, s'il est quelqu'un qui, de bonne foi, veuille
soutenir que les princes émigrés ne conspirent pas
contre la patrie? Je demande s'il est quelqu'un dans
cette Assemblée qui ose soutenir que tout homme qui
conspire ne doive pas être au plus tôt accusé, pour-
suivi et puni? Il est temps que le grand niveau de
l'égalité passe enfin sur la France libre. »
« L'Assemblée qui s'occupe de cette affaire paraît
extrêmement divisée, dit Edmond; les uns sont fort
détachés, les autres paraissent plus occupés de trou-
ver des punitions que des moyens de les exécuter. Je
ne voudrais pas qu'on se piquât d'une générosité
déplacée, et puisque ces messieurs nous obligent, pai
iço JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
les craintes, fondées ou non, qu'ils nous inspirent, à
faire de grandes dépenses, je ne vois pas qu'il y eût
d'injustice à s'emparer de leurs revenus, et après
avoir pourvu au besoin de leurs épouses et de leurs
enfants qui sont restés, à consacrer le reste au besoin
des troupes qu'ils nous forcent d'entretenir sur les
frontières. »
La crainte très réelle de l'émigration finit par
l'emporter : « Les émigrants, sans s'en douter, écri-
vait Rivarol, ont donné jusqu'ici un grand degré
d'énergie à l'Assemblée : ce sont les terreurs qu'ils
inspirent qui rallient tous les cœurs et tous les esprits
au Corps législatif. »
Deux décrets furent rendus : le premier enjoignait
à Monsieur, frère du roi, de rentrer sous deux mois,
faute de quoi il perdrait son droit éventuel à la
régence. Le second déclarait que les Français ras-
semblés au delà des frontières du royaume étaient
suspects de conjuration contre la France; que si, au
i" janvier prochain, ils étaient encore en état de
rassemblement, ils seraient déclarés coupables, pour-
suivis comme tels et punis de mort ; que les revenus
des contumax seraient, pendant leur vie, perçus au
profit de la nation, sans préjudice des droits des
femmes, enfants et créanciers légitimes; l'embau-
chement était puni de mort; l'officier qui abandon-
nait son poste était frappé de la même peine que le
soldat déserteur.
La situation du roi était des plus critiques. S'il
refusait de sanctionner les décrets, il passait pour
favoriser les émigrés, pour voir de bon œil leurs
agissements, en un mot il devenait leur complice et il
soulevait contre lui une indignation générale. S'il les
approuvait, il se montrait bien dur et bien sévère
pour des parents, des amis, des serviteurs, dont le
PENDANT LA RÉVOLUTION 19Î
seul crime, disaient-ils, était de vouloir lui rendre ses
anciens pouvoirs.
Louis crut donner satisfaction à l'opinion publique
en consentant au décret qui ordonnait à Monsieur de
rentrer en France. Quant au décret sur les émigrés
en général, il opposa son veto.
Il en résulta une irritation profonde et on en
conclut qu'il faisait cause commune avec les insurgés
de Coblentz. « En refusant de sanctionner le décret
contre les émigrants, dit Camille Desmoulins, le roi
sanctionne leurs criminels projets ... Avant peu la
nation se trouvera placée entre la nécessité de se
laisser égorger ou celle de désobéir, c'est-à-dire entre
la servitude et l'insurrection. »
Pour atténuer le désastreux effet produit par
l'usage de son droit de veto, Louis XVI fit publier
une proclamation aux émigrés et deux lettres parti-
culières à chacun de ses frères. Il les engageait à faire
cesser par leur retour les méfiances que les malveil-
lants se plaisaient à répandre et il les priait de ne
pas le réduire à employer contre eux des mesures
sévères ; quant à son défaut de liberté sur lequel on
s'appuyait pour ne pas lui obéir, il leur donnait
pour preuve du contraire le veto qu'il venait d'op-
poser en leur faveur.
Les princes répondirent à l'appel de leur frère
avec une ironie légère et badine qui pouvait paraître
fort spirituelle quand on se trouvait hors des fron-
tières et à l'abri de tout danger, mais qui empruntait
aux circonstances présentes un caractère particulière-
ment odieux.
En lisant les lettres de ses beaux-frères, la reine
ne put contenir son indignation; elle s'écriait dans
un accès de désespoir sincère : « Ils nous tuent,
ils nous égorgent; Monsieur nous livre, il nous assas-
192 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION •
sine! Quelle âme de fer! Caïn ! Caïn!... Il ne nous
reste plus qu'à mourir (i). »
Bien entendu, les émigrés ne tinrent pas plus
compte des ordres du roi qu'ils n'avaient tenu compte
de ses prières, et en France l'on ne sut aucun gré à
Louis XVI de ses démarches infructueuses.
En même temps qu'elle avait demandé des lois
contre les émigrés, la Législative avait proposé des
mesures non moins sévères contre les prêtres réfrac-
taires dont l'opposition violente était une cause in-
cessante de troubles.
La Constituante, on se le rappelle, avait privé de
leurs fonctions les prêtres qui refusaient le serment,
mais elle leur avait laissé une pension et la liberté
d'exercer leur culte à titre privé. Ils en avaient pro-
fité dans une foule de localités pour faire cause com-
mune avec la noblesse et avec l'émigration, pour
prêcher la guerre religeuse et chercher à soulever les
populations. La Législative, effrayée des renseigne-
ments qui lui parvenaient, exigea de nouveau des
prêtres le serment civique; elle priva de traitement
ceux qui le refuseraient, leur défendit l'exercice du
culte, même en particulier, et les menaça de déten-
tion et au besoin de déportation s'ils contrevenaient
à ses ordres.
Le roi de nouveau opposa son veto : « On m'ôtera
plutôt la vie, dit-il, que de sanctionner ce décret. »
(i) La famille royale, au milieu des circonstances ter-
ribles qu'elle traversait n'avait même pas la consolation de
jouir d'une vie de concorde et de douce union : Mme Eli-
sabeth défendait avec passion les princes émigrés, et il en
résultait des luttes doublement douloureuses dans un pa-
reil moment : (( C'est un enfer que notre intérieur, écrit la
reine à Fersen, il n'y a pas moyen de se parler, ou il fau-
drait se quereller tout le jour ». (31 octobre.)
CHAPITRE XIII
NOVEMBRE ET DECEMBRE I79I. JANVIER I792
Sommaire : Le Collège de France, — Le Lycée. — Lec-
tures publiques. — L'esprit public à Paris. — La contre-
Révolution, — Les orateurs de l'Assemblée.
Les événements qui s'accomplissaient à Paris n'ame-
naient pour ainsi dire aucune perturbation dans la
vie de chaque jour.
Edmond, bien que très agité par la politique, n'en
poursuivait pas moins ses études, et nous le voyons
à la fin de i/gi se préparer à suivre paisiblement les
leçons du Lycée et du Collège de France
« 4 octobre 1791.
« Les cours du Collège de France recommenceront
le II du mois prochain, dit-il. M. Selis va nous rap-
porter avec son zèle, son exactitude et ses talents
accoutumés, une santé raffermie par les eaux de
Forges. »
Au jour indiqué le Collège de France ouvre ses
portes à ses nombreux auditeurs :
(( 14 novembre 1791.
« Nous devons aller ce soir, à quatre heures, au
Collège de France. C'est aujourd'hui le jour de la
«3
194 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
rentrée des cours et tous les professeurs y prononcent
un discours analogue à la matière qu'ils traitent dans
leurs leçons. Tu ne doutes point que nous y allions
plus pour entendre M. l'abbé Delille que tous les
autres. Il y lit ordinairement des pièces de vers de
ses poèmes. Nous fûmes bien fâchés, l'année passée,
de ne nous y être pas trouvés; il y déclama la plus
grande partie de son poème de l'Imagination, qu'il
a fini, dit-on, et qu'il va bientôt mettre au jour. Tout
le monde l'attend avec impatience. Il sera certaine-
ment bien reçu, car l'on en a d'avance une haute idée,
d'après les morceaux qu'il a lus dans les sociétés. »
La cérémonie d'ouverture se fit en grande pompe
et conformément au programme annoncé. Tous les
professeurs vinrent successivement faire leur discours
et recevoir les marques d'approbation du public.
0 M. de Lalande a commencé la séance par l'his-
toire de l'astronomie en 1791 et a demandé avec
modestie à être interrompu dès qu'il deviendrait
ennuyeux.
« M. Lévesque, professeur d'histoire, a lu un mé-
moire sur la politique insidieuse de Louis XL Le
mauvais organe de l'auteur l'a fait entendre avec im-
patience, aussi l'a-t-on beaucoup applaudi quand il
s'est retiré.
a M. Gail, professeur de littérature grecque, a lu
une traduction de deux idylles de Théocrite avec un
discours sur la poésie pastorale.
« M. Gournand, professeur de littérature française,
est tout à la fois prêtre, poète, grenadier et marié. Il
a fait part à l'assemblée d'un mémoire sur l'art dra-
matique et le perfectionnement dont il est devenu
susceptible depuis la Révolution. C'est un fatras in-
digeste qui souleva les applaudissements ironiques. »
Enfin parut l'abbé Delille. Il était le plus impa-
PENDANT LA RÉVOLUTION 195
tiemment attendu et un profond silence régna aus-
sitôt dans l'assistance.
Notre étudiant nous retrace, en termes enthou-
siastes, le talent de l'auteur et les acclamations dont
sa lecture fut accueillie :
a L'abbé Delille commença par réciter plusieurs
grands morceaux de son beau poème de l'hnagina-
tioriy entre autres sur l'impression que produisent sur
l'imagination les lieux et les objets qui nous inté-
ressent sous différents rapports. Il nous peignit avec
les couleurs les plus belles, les plus variées, le lieu
où il avait reçu le jour, les campagnes qui l'en-
tourent, les ruisseaux limpides dont les jeux inno-
cents tyrannisaient les ondes pendant son enfance;
en un mot, il promena notre esprit sur cent objets
divers et partout il nous fit éprouver un charme inex-
primable; on eût dit une abeille se reposant sur
différentes fleurs et faisant du miel de toutes choses.
Aucun poète, ni Voltaire lui-même, n'a eu une poésie
plus riche, plus soutenue, un pinceau plus moelleux,
plus souple, aucun .poète n'a su, mieux que lui, a pas-
« ser du grave au doux, du plaisant au sévère ».
« L'abbé Delille déclame avec beaucoup de chaleur
et de vérité. L'enthousiasme dont il était animé et
qu'il a fait passer dans l'âme de ses auditeurs, s'est
manifesté par des applaudissements, si souvent et si
longtemps répétés, qu'ils semblaient être continus.
Toutes les fois que je l'entends, je m'écrie avec dou-
leur : 0 Quel dommage qu'un honmie pareil soit
a aristocrate, il serait le Tyrtée de notre Révolu-
Œ tion. »
Une mois après l'ouverture du Collège de France,
le Lycée, à son tour, ouvrait ses portes et les cours
recommençaient comme l'année précédente.
«Le Lycée, plus brillant que jamais, écrit Edmond,
196 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
va aussi reprendre incessamment sa carrière littéraire
sous les heureux auspices de tout ce qu'il y a de
savants et d'hommes de lettres dans le sein de la
capitale.. »
Il n'est pas sans intérêt d'indiquer le nombre et
la nature des cours qui formaient le programme de
1792. Ces cours, qui avaient lieu à midi et à sept
heures, comprenaient :
La physique , Par M. Deparcieux.
La chimie M. Fourcroy.
Histoire naturelle Le même.
Anatomie et physiologie. ... M. Sue.
Littérature M. Selis.
Littérature dramatique .... M. Cailhava.
Histoire ^I. Garât.
Réflexions sur l'art constitu-
tionnel Le même.
Langue française M. Domergue.
Langue anglaise M. Roberts.
Langue italienne M. Boldoni.
Langue grecque M. Constantin.
La séance d'ouverture du I.3'cée ne fut pas des
plus remarquables :
(( 10 décembre 1791.
« Le Lycée fit son ouverture samedi dernier, par
des lectures et de la musique, écrit Edmond. MM. La-
croix, Boldoni et Cailhava lurent chacun des dis-
cours analogues au genre de science qu'ils professent.
« M. Lacroix, sous prétexte qu'il ne devait pas
être indifférent pour des hommes libres de connaître
chez quel peuple ils prennent leur origine, a com-
mencé la séance par la lecture de ses recherches sur
les Goths et les Celtes. Assurément, c'était bien le
cas de dire avec La Fontaine :
On ne s'attendait guère
A voir les Celtes en cette affaire.
PENDANT LA RÉVOLUTION 197
« Sa lenteur et la monotonie de son débit rendirent
ce discours fort ennuyeux.
a M. Boldoni lui succéda et retraça les beaux jours
de la littérature italienne; il s'arrêta en particulier
sur le Dante; il sortit couvert d'applaudissements,
pour céder la place à M. Cailhava, qui, dans un très
petit discours, exposa le plan qu'il suivrait dans le
cours qu'il doit faire. Il prononça un discours plein
de goût et d'esprit, mais il avait un épouvantable
accent du Midi, dont il ne paraissait pas s'inquiéter.
« M. Cubières, en attendant les musiciens, vint
nous lire une misérable pièce de vers, dignes du
Pont-Neuf. La musique, quoique assez chétive, nous
désennuya un peu. »
Des lectures publiques venaient souvent apporter
une agréable diversion aux études sérieuses. Les
poètes et les auteurs en tous genres sollicitaient la
faveur de soumettre leurs productions au jugement
des amateurs du Lycée. Edmond cite quelques-uns
des morceaux qui l'ont le plus frappé. Ils méritent
d'être résumés, car ils donnent une plaisante idée
du ton et du goût de l'époque :
a M. Cubières nous lut dernièrement une pièce de
trois cents vers de sa composition; en voici le sujet :
a Dans un de ces beaux rêves qu'enfante l'imagi-
nation d'un jeune poète, M. Cubières se croit trans-
porté à la barre de l'Assemblée nationale de tous
les royaumes de l'Europe, présidée par le célèbre
abbé de Saint-Pierre. J.-J. Rousseau, Raynal, Mably,
en sont les secrétaires. M. le président loue ou im-
prouve la conduite des différents princes qui se
trouvent dans l'Assemblée; ensuite, il leur donne de
sages conseils sur la manière de gouverner leurs
peuples dorénavant, et leur fait apercevoir les abus
que chacun d'eux a à corriger. Ce cadre est ingénieux,
içS JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
comme tu vois ; il offre des détails charmants, pleins
de sel et de philosophie. L'auteur en a tiré tout le
parti imaginable, il y a dans cet ouvrage des vers
faibles, mais ils sont généralement assez bons; on y
voit briller une gaieté aimable et facile, des traits
heureux et piquants. Il a paru fort plaisant de voir
le pape s'offenser étrangement de s'entendre mora-
liser par M. le président qui n'est qu'un simple abbé;
il monte à la tribune pour le relever vertement de
cette impertinence, lorsque...
Se souciant fort peu d'entendre son discours
Monsieur le Président passe à l'ordre du jour.
« On a beaucoup applaudi un passage oij l'abbé
de Saint-Pierre reproche aux Anglais (qui ne sont
pas toujours aussi libres qu'ils voudraient le faire
croire), la violence indigne qu'emploie leur gouver-
nement pour forcer les matelots à s'exposer malgré
eux sur la mer et aux dangers de la guerre. Léopold,
l'impératrice de Russie, le sultan assistent aussi à
cette séance, qui finit par une fédération générale
entre toutes les puissances de l'Europe; tous s'em-
brassent, et l'auteur finit par ce dernier trait,
Comme on sait que jamais un prêtre ne pardonne,
Le pape fut le seul qui n'embrassa personne. »
Une autre fois le même Cubières, l'un des auteurs
les plus appréciés du Lycée, fut chargé de composer
un éloge de Voltaire, que devait accompagner une
musique appropriée au sujet. Voici comment il s'ac-
quitta de sa tâche :
« Il suppose Voltaire arrivant dans les Champs-
Elysées et rencontrant Zoïle, l'affreux Zoïle, échappé
furtivement du Ténare, sa demeure accoutumée. Ce-
lui-ci demande à l'auteur de la Henriade de quel
PENDANT LA RÉVOLUTION 199
droit il vient souiller de sa présence un lieu qui n'est
réservé qu'aux gens de mérite et de bien tels que lui,
et quel est le talent qui lui a procuré une place dans
ce bienheureux séjour. Voltaire, le méprisant, allait
passer outre, lorsque exhorté par ses amis, qui l'en-
touraient en foule, il se résout à répondre à ce vil
détracteur d'Homère; d'abord il lui exposa en détail
et avec modestie, comme oeuvres méritant de lui don-
ner une place dans la demeure 011 ce critique est entré
furtivement, sa Henriade, ensuite ses tragédies, telles
que Zàire, Brutus, Mahomet, Œdipe, Mérope, Alzire,
l'Orphelin de la Chine, Irène, 'Nanine, enfin toutes
ses autres œuvres. A tant de chefs-d'œuvre, Zoïle
trouve ses sophismes et ses critiques en défaut, il
s'enfuit précipitamment et va cacher sa honte dans
le noir séjour du Tartare.
a Voilà le précis de cet éloge, dans lequel, de plus,
l'auteur a fait prédire à Voltaire tout ce qui nous est
arrivé de plus remarquable, la prise de la Bastille, la
Fédération et son apothéose.
« La musique a été la même que dans les autres
concerts. On a chanté l'ode de M. Chénier sur Vol-
taire commençant ainsi :
Ce ne sont plus des fleurs qu'il est temps de répandre.
a Le chant en est superbe, il a été très bien exécuté
par MM. Laïs, Chéron, Charlilles, etc. »
Les concerts attiraient la même affluence que les
lectures, et ils étaient toujours délicieux; les artistes
les plus remarquables en faisaient les frais.
Comme les années précédentes, Edmond et son
frère suivirent assidûment les leçons du Lycée, mais
il y avait dans le personnel des auditeurs d'étranges
changements. Alors que les opinions du jeune homme
n'avaient fait que s'accentuer, celles de ses condis-
200 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
ciples s'étaient modiâées dans un sens tout différent.
Notre étudiant est navré de ces changements qui
lui rendent insupportable un séjour où il goûtait tant
de charmes et qui était pour lui une si précieuse
ressource :
« Le Lycée n'est rempli que de feuillants, d'aris-
tocrates, de jeunes fats, libertins, bavards, spadas-
sins. Etant en plus petit nombre, les patriotes sont
obligés de se taire, ou de criailler, d'en venir à des
personnalités grossières chaque fois que, venant des
cours, cette insupportable vermine se rend dans le
salon de conservation, et y vomit impunément les
plus détestables injures contre les meilleurs patriotes
tels que Pétion, Brissot, Vergniaud, etc. Imagine-toi
le dépit, les souffrances qu'éprouvent les bons pa-
triotes. Ah ! qu'il leur est doux ensuite lorsque cette
mauvaise engeance est partie, d'exprimer leurs opi-
nions sans crainte d'être interrompus d'une manière
insolente. Voilà en peu de mots quel est le patrio-
tisme qui domine au Lycée et c'est en grande partie
celui qui domine dans Paris, et si les départements
n'en avaient pas un autre les Français pourraient
dire adieu à la liberté. »
Enfin il en arrive à un tel degré d'exaspération
contre ses collègues qu'il s'écrie :
« Il y a des jours où j'aimerais mieux être à Co-
blentz qu'au Lycée. »
Mais ce n'est pas seulement au Lycée que la réac-
tion lève la tête, dans Paris, elle gagne du terrain, et
la Révolution va devenir la proie des aristocrates :
(( Paris, 21 décembre 1791.
0 La capitale est un peu agitée, dit Edmond.
L'aristocratie, sous le voile de la Constitution, fait
PENDANT LA RÉVOLUTION 20i
chaque jour des progrès étonnants, et le patriotisme
indigné s'emporte quelquefois au delà des bornes. Le
pouvoir exécutif détruit tous les moyens que le corps
législatif croit nécessaires pour calmer les troubles
et ne prend aucune mesure pour ramener l'ordre et
la tranquillité. Cependant le patriotisme pousse des
cris de toutes les parties de l'empire. Cet état de
choses ne saurait durer, il faut que la liberté se ré-
veille une seconde fois et que ce second réveil frappe
des coups peut-être plus cruels que les premiers. Nous
sommes menacés d'une guerre prochaine et inévi-
table. »
Le jeune homme ne cesse d'exprimer à son père
les craintes qui le hantent et le désespoir dont il est
saisi en voyant tant de belles espérances sur le
point de s'évanouir; la conduite des Parisiens T'in-
digne et le révolte :
« Non, les Parisiens ne sont plus les mêmes, ils
sont totalement abâtardis. Je le dis avec peine, mais
cela n'en est pas moins vrai. Ce ne sont plus ces
hommes de 89 persuadés que l'étendard de la liberté
est celui de la victoire; combien leur civisme est
refroidi ! L'égoïsme seul occupe les cœurs ! Tu penses
que je te répète ce que j'ai entendu dire à des
malveillants; je ne juge point du tout des Pari-
siens d'après les propos que j'entends tous les jours
dans leurs groupes, mais d'après l'opinion qui
se manifeste ici de tous côtés et par cent ma-
nières.
a Je te le dis de nouveau, les vrais patriotes
n'espèrent plus qu'en l'Assemblée et dans les dépar-
tements; ils regardent la contre-Révolution presque
achevée dans Paris et le nombre de ceux qui suivent
les vrais principes y diminue de jour en jour. Le
club des Feuillants renaît et recommence à rivaliser
202 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
fièrement avec celui des Jacobins. C'est un composé
immonde de tous les ministériels, de tous les mo-
dérés, de tous les faux patriotes qui se trouvent à
Paris, malheureusement dans le corps législatif lui-
même; c'est là oii sont venus se confondre les restes
impurs de l'Assemblée constituante, du club monar-
chique, de l'hôtel de Massiac, etc. Voilà la nouvelle
ligue qu'ont à combattre les généreux amis de la
liberté.
« L'on prétend que le roi veut encore apposer son
veto infernal sur le décret contre les prêtres; je le
désire, les yeux s'ouvriront et je pense, ainsi que toi,
qu'une crise un peu violente serait salutaire à la chose
publique. »
Paris leur échappant, c'est sur la province que les
vrais patriotes fondent toutes leurs espérances. Les
idées de décentralisation gagnent chaque jour du
terrain; c'est là qu'est le salut de l'Etat :
a J'ai toujours pensé que l'erreur la plus funeste
au maintien de la liberté et au salut de la chose pu-
blique serait de croire le sort de nos départements
toujours attaché à celui de Paris. Veuille le Ciel
qu'un pareil préjugé ne se répande pas dans le
Loyainne. Ne vois-tu pas la série de malheurs qui
nous accableraient si une ville influençait avec tant
de prépondérance le reste de l'Etat? Les hommes
libres des départements doivent enfin apprendre à
ne plus se modeler sur l'exemple d'une capitale et
oublier à jamais cette allure féodale. Que Paris de-
vienne la proie des flammes à l'instant où elle con-
sentira à servir et que la liberté radieuse continue
à planer sur ma patrie. »
L'opinion d'Edmond sur les Parisiens devient
chaque jour plus défavorable; soit trahison, soit
faiblesse, il les voit irrémédiablement vendus à la
1
PENDANT LA"RÉV0LUTI0N 203
cour et il en ressent pour eux un dégoût invin-
cible :
« Le 5 février 1792.
« Papa, toutes les fois que je veux arrêter ma
pensée sur les circonstances atterrantes oii nous nous
trouvons, mon cœur s'oppresse et mon esprit assom-
bri se plonge dans un abîme de réflexions aussi
amères que décourageantes.
«O liberté! combien les Parisiens te méconnaissent,
combien l'opinion publique s'altère et se corrompt
parmi eux ! et avec quelle rapidité ils se précipitent
vers l'abîme de la servitude!
« O erreur fatale ! des traîtres sont parvenus à per-
suader à ce peuple trop crédule, trop confiant, qu'un
roi qui, dès sa plus tendre enfance, huma le suc
vénéneux du despotisme était tout d'un coup converti
au patriotisme. De là la source des dangers incalcu-
lables qui assaillissent notre liberté naissante. On a
accumulé entre ses mains des sommes immenses, tré-
sors corrupteurs, on l'a environné d'un monde de
satellites, on lui a donné une force colossale... qu'ar-
rive-t-il ? Il se fait peu à peu de nombreux partisans,
il s'attache surtout l'opinion publique. . Il réveille
déjà les anciens préjugés, il entretient la déprava-
tion des mœurs, il étouffe le germe des vertus nou-
velles et bientôt de la force irrésistible des choses, il
parviendra à envahir la liberté nationale.
« Les Parisiens ont eux-mêmes l'air de vouloir
accélérer ce funeste moment. Entendez-les dans les
groupes du Palais-Royal et des Tuileries, voyez-les
aux spectacles, ils courent à un esclavage inévitable.
L'Assemblée nationale, de son côté, enferme dans
son sein une minorité effrayante de traîtres et de
204 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
lâches : les délits multipliés des ministres, les coups
réitérés qu'ils portent au patriotisme, leur insolente
audace y sont impunis. Que dis-je? y sont défendus
avec la dernière impudeur. Les patriotes y sont sans
cesse aux prises avec la mauvaise foi, la duplicité,
la bassesse et le ministérialisme le plus odieux et le
plus virulent.
« Qui eût pensé que ce peuple méconnaîtrait ses
vrais amis, jusqu'au point de se méfier de l'inesti-
mable Pétion et prodiguerait sa confiance et ses ap-
plaudissements à ces êtres perfides qui, profitant de
son aveuglement ou de sa torpeur, abusent des mots
sacrés de Loi et de C onstitution d'une manière assez
exécrable pour le conduire aux pieds d'un roi, aux
pieds d'un traître, d'un parjure, vrai tigre déguisé
en cochon.
« La garde nationale, surtout, a extraordinaire-
ment dégénéré, ce ne sont plus ces citoyens qui trou-
vaient dans la bienveillance de leurs frères indigents
la récompense la plus douce de leurs fatigues, le
charme de leurs peines et de leurs travaux. Ce sont
de vrais sbires animés de cet esprit de corps si fatal
à la liberté, regardant avec mépris tous ceux qui ne
portent pas l'habit bleu, obéissant aveuglement à
leurs chefs et prêts à fusiller, au moindre signal, ce
qu'ils appellent la canaille.
« Voilà quel est le triste état des choses à Paris
et je ne vois que deux grands maux capables de sau-
ver la liberté : la guerre ou la fuite du roi. Je dirai
même que je désire ardemment l'un de ces terribles
fléaux, parce que, comme nous l'a prédit Mirabeau,
notre liberté ne peut s'assurer qu'autant qu'elle aura
pour lit des matelas de cadavres et parce que, pour
assurer cette liberté, je consens, s'il le faut, à de-
venir un de ces cadavres. »
PENDANT LA RÉVOLUTION 205
M. Géraud père cherche à calmer l'exaltation de
son fils et il lui répond :
« Si les Parisiens n'ont plus au même degré les
vertus civiques, du moins conviendras-tu qu'ils n'ont
pas mal choisi le procureur et le substitut de la com-
mune. La crise nécessaire peut-être, pour ranimer le
patriotisme, pourrait bien naître du refus que fait
le roi de donner sa sanction aux deux fameux dé-
crets ; mais, si cette crise devait faire couler le sang,
faisons des vœux pour qu'elle n'arrive pas. b
Edmond ne se laisse pas convaincre, et dans son
enthousiasme juvénile, il réplique aussitôt :
« Lorsqu'en parlant de la crise bienheureuse que
j'espère et que je désire, tu me dis : « Mais si elle
« devait faire couler du sang, faisons des vœux pour
a qu'elle n'arrive pas. » Tu as trop écouté, ce me
semble, la voix de l'humanité et l'extrême sensibilité
de ton cœur. Tu ne me crois pas, sans doute, un
naturel féroce et sanguinaire, mais le sang dût-il
couler, je fais les vœux les plus ardents pour voir
arriver cette crise régénératrice de notre liberté; car
tu n'ignores point que la voix de l'humanité, la voix
de la tolérance doivent se taire devant celle de la
liberté. Tu n'ignores point que malheureusement la
liberté s'achète avec le sang. Non, le temps de la
clémence n'est pas encore arrivé; assurons les bases
de notre Constitution, qu'une foule de traîtres
cherche à renverser, et nous serons humains ensuite,
et nous serons tolérants ensuite; nous écouterons
alors la voix de la douceur et de la clémence. Jusque-
là, que le peuple soit inflexible, soupçonneux, j'oserai
même dire injuste. C'est seulement ainsi que Sparte,
Athènes, Rome, ont conservé le bien suprême, la'
liberté! >
Nos jeunes gens, autant que le permettaient les
2o6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
loisirs que leur laissaient leurs études, suivaient assez
assidûment les séances de l'Assemblée nationale.
Edmond prend plaisir à faire part à sa famille
de ses impressions sur l'éloquence des différents ora-
teurs :
2 janvier 1792.
a J'ai entendu dans diverses séances de l'Assem-
blée nationale le jeune Ducos, Isnard et Vergniaud.
Ce sont les trois orateurs, qui, selon moi, peuvent
se disputer la palme. L'éloquence des autres est ma-
niérée, sophistique, raffinée, académique, et n'a point
de caractère prononcé. Celle du jeune Ducos est inté-
ressante; tout ce qu'il dit attache ou émeut; tous
ses discours sont imbus de sentiment ; il vous per-
suade en vous attendrissant; il parle à votre sensi-
bilité.
« L'éloquence de Vergniaud a quelque chose de
plus nerveux, de plus mâle, de plus hardi; sa lo-
gique est serrée et rapide; chacun de ses raisonne-
ments est un trait de lumière; sa dialectique est forte
et animée, il convainc plus qu'il ne persuade, il parle
à votre raison.
a Isnard est doué d'une éloquence sublime, c'est
le terme technique; chez lui, tout est élevé, il plane
dans les nues; il ne parle jamais sans employer les
images les plus grandes, les plus fortes, les pein-
tures les plus frappantes ; les plus capables de laisser
dans l'âme des auditeurs une impression vive et du-
rable. On croirait voir en lui Pindare à la tribune.
Il n'est pas de sentiments dont il ne sache pénétrer
une assemblée nombreuse, il n'est pas de passions
qu'il ne sache exciter, remuer de la manière la plus
profonde et la plus pathétique. Il sait verser à
PENDANT LA RÉVOLUTION 207
grands flots l'enthousiasme qui l'anime dans l'âme
de ses auditeurs, il persuade moins qu'il n'inspire,
il parle à votre imagination. Plus les auditeurs sont
nombreux, plus l'orateur parvient à les électriser.
0 Après cette légère esquisse de ces différents genres
d'éloquence, tu sens que celle d'Isnard fera toujours
et en tous lieux une sensation plus grande que celle
de ses rivaux; de tout temps, les hommes se sont
laissés dominer par le pouvoir immense de l'ima-
gination ; on a dit que l'opinion était reine du monde,
l'imagination en est le despote. Heureux l'homme qui
peut réunir le talent divin de parler à la fois à la
raison, à la sensibilité et à l'imagination. »
CHAPITRE XIV
JANVIER-MARS I792
Sommaire : Monsieur est privé de la régence. — Les biens
des émigrés sont séquestrés. — Delessert est mis en
accusation. — Troubles dans Paris. — Inquiétudes que
cause l'émigration.
Les lois répressives contre les émigrés n'avaient
pu être exécutées, le roi ayant opposé son veto.
Les émigrés continuèrent donc paisiblement leurs
préparatifs de guerre. L'évêché de Strasbourg, le
territoire de l'électeur de Mayence, l'électorat de
Trêves contenaient de nombreuses troupes armées qui
se préparaient à envahir le territoire et qui s'effor-
çaient par tous les moyens de provoquer en France
des soulèvements.
Cette situation parut à l'Assemblée intolérable et
elle demanda que les électeurs fussent mis en de-
meure de dissoudre ces rassemblements formés sur
les frontières.
Le 14 décembre, le roi se rendit à l'Assemblée : il
dit que, redoutant le fléau de la guerre, il avait
essayé de ramener des Français égarés; que les insi-
nuations amicales ayant été inutiles, il avait déjà
signifié aux électeurs que si le 15 janvier tout attrou-
pement n'avait pas cessé, ils seraient considérés
comme ennemis de la France; qu'il avait écrit à
l'empereur pour réclamer son intervention en qualité
de chef de l'empire, et que dans le cas oii la satis-
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 209
faction ne serait pas obtenue, il proposerait la guerre.
L'Assemblée couvrit ce discours d'applaudisse-
ments.
Narbonne, ministre de la guerre, monta ensuite à
la tribune et annonça que cent cinquante mille
hommes allaient être réunis sur le Rhin, sous les
ordres des généraux Lùckner, Rochambeau et La
Fayette. Rochambeau commandait l'armée placée en
Flandre et dite du Nord ; La Fayette avait l'armée
du centre et campait à Metz ; Lùckner commandait
le corps qui occupait l'Alsace.
L'électeur de Trêves, effrayé, fit appel à la pro-
tection de Léopold. L'empereur consentit à la lui
accorder, mais à la condition qu'il se mettrait dans
son droit et qu'il dissiperait les rassemblements
d'émigrés. En attendant, Léopold notifia à la France
que dans le cas où l'électeur serait attaqué, il avait
chargé le général Bender de lui porter secours.
On se borna à répondre que si le 15 janvier les
électeurs n'avaient pas obéi, on emploierait contre
eux la voie des armes.
Les électeurs de Trêves et de Mayence, compre-
nant enfin que leur situation pouvait devenir cri-
tique, se décidèrent à se soumettre ; ils expulsèrent de
leurs territoires tous les émigrés, à l'exception des
deux frères du roi.
Condé et ses troupes se réfugièrent à Ettenheim,
sur les terres du cardinal de Rohan.
Les notifications officielles faites par le roi à ses
deux frères et aux émigrés n'avaient produit aucun
résultat. Le i" janvier, terme fixé par les décrets,
l'Assemblée mit en accusation Monsieur, le comte
d'Artois, le prince de Condé, Calonne, etc., comme
prévenus d'hostilités contre la France. Monsieur fut,
en outre, privé de ses droits éventuels à la régence.
14
210 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Un second décret frappa de séquestre les biens des
émigrés et autorisa la perception de leurs revenus au
proût de l'Etat. Cette fois le roi ne fit aucune objec-
tion, mais on lui sut peu de gré de sa résignation.
Les mesures furent trouvées tardives, et l'on se de-
mandait même si elles étaient prises sincèrement.
Le 5 janvier, l'Assemblée aborde le débat sur les
affaires étrangères. Le 14, au nom du comité diplo-
matique, Gensonné lit un rapport sur les relations
de la France avec la cour de Vienne, il demande
que l'empereur soit sommé de s'expliquer avant le
10 février. Au cours de son rapport il a dénoncé un
projet de congrès comme une trahison de la cour. A
ces mots Guadet s'élance à la tribune :
a Quel est ce congrès, ce complot? s'écria-t-il.
Apprenons donc à tous ces princes que la nation
maintiendra la Constitution tout entière ou qu'elle
périra avec elle.
« Marquons d'avance une place aux traîtres, et
que cette place soit Téchafaud. Je propose de décré-
ter à l'instant même que la nation française regarde
comme infâme, traître à la patrie, coupable du
crime de lèse-nation, tout agent du pouvoir exécutif,
tout Français qui prendrait part, directement ou in-
directement, soit à un congrès, dont l'objet serait
d'obtenir une modification à la Constitution, soit à
une médiation entre la nation et les rebelles, soit
enfin à une composition avec les princes posses-
sionnés en Alsace (i). »
(i) Cette question des princes allemands possessionnés
en Alsace restait toujours en suspens, sans qu'il fût pos-
sible de trouver une solution. Sous l'ancien régime, un
seigneur pouvait à la fois posséder dans les deux territoires,
être à la fois membre de l'empire et vassal du roi de
France, posséder des deux côtés ses domaines au titre
féodal et y exercer les droits féodaux. L'Assemblée natio-
PENDANT LA RÉVOLUTION 211
L'Assemblée couvre ces paroles d'applaudisse-
ments frénétiques, toutes les mains se lèvent, on n'en-
tend qu'un cri unanime de : « Nous le jurons, nous
le jurons! La Constitution ou la mort! » Le décret
est porté au roi, qui le sanctionne immédiatement.
Cependant si, en apparence, la conduite du roi vis-
à-vis des émigrés paraissait correcte, aux yeux de
bien des gens elle n'était pas exempte de suspicions.
On se demandait, non sans anxiété, s'il agissait
enfin de bonne foi, si ses instructions secrètes ne
démentaient pas ses actes et ses paroles publiques,
et s'il se préparait sans arrière-pensée à lancer ses
armées contre ses parents et ses anciens courtisans.
Les ministres étaient encore plus suspects à la na-
tion. On les accusait de correspondances avec l'étran-
ger et d'intrigues contre la Constitution. Bertrand de
Molleville, chargé du département de la marine, et
Delessart de celui des affaires étrangères, étaient
nettement soupçonnés de trahison. Un seul, Nar-
bonne, possédait la confiance de l'Assemblée; le roi
le renvoya.
Les Girondins citèrent à la barre de l'Assemblée
Bertrand et Delessart ; ce dernier avait confié au co-
mité diplomatique sa correspondance avec Kaunitz;
elle n'était pas digne du représentant d'un grand
pays.
Brissot accusa Delessart d'avoir toujours éludé
l'exécution des ordres de l'Assemblée et d'avoir trahi
les intérêts de la France dans ses diverses négocia-
tions. Vergniaud lui reprocha ensuite d'avoir, étant
nalc, par ses décrets de 89, enleva aux princes allemands
leurs possessions en Alsace et elle leur offrit une indemnité.
Mais ils la refusèrent énergiquement, car leur acceptation
eût entraîné la négation de leurs droits féodaux aussi bien
en Allemagne qu'en France.
212 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
ministre de l'intérieur, causé les massacres d'Avi-
gnon en ne publiant pas, en temps voulu, le décret
qui réunissait le Comtat à la France :
«Il mars 1792.
a Papa,
a L'Assemblée vient de prendre enfin l'attitude
de justice et de grandeur qu'elle ne devrait jamais
plus quitter et qu'il était urgent qu'elle prît. Elle
a enfin dégainé le glaive de la responsabilité et le
tient suspendu sur la tête de Delessart.
« La séance du 10 sera à jamais mémorable, tant
par l'exemple qu'elle présentera à la postérité que
par la hauteur où se sont élevés nos représentants.
Les attentats des ministres, surtout de celui des
affaires étrangères, étaient à leur comble; ils en
imposaient à la nation, ils avaient l'air de se jouer
d'elle et mûrissaient paisiblement la contre-Révolu-
tion. M. Brissot a exposé en quatorze chefs d^ accu-
sation les griefs contre le ministre des affaires étran-
gères. Son discours a été couvert d'applaudissements.
L'Assemblée avait cependant besoin d'être remuée
plus vivement.
« Vergniaud a volé à la tribune : après s'être élevé
à la hauteur de la délibération par un exorde calme
et plein de grandeur, il s'est livré à toute l'indigna-
tion dont il était animé, il a tonné de la manière la
plus terrible, et dans une prosopopée sublime, qui
égale tout ce que nous offre l'antiquité en ce genre,
dans une prosopopée digne des plus beaux moments
de Mirabeau et atterrante pour le coupable, il s'est
écrié : « Non, messieurs, ce n'est plus moi qui vous
« parle, c'est une voix gémissante qui s'élève de
« l'atroce glacière d'Avignon; l'entendez-vous, mes-
« sieurs, cette voix qui vous crie : « Je ne serais pas là
PENDANT LA RÉVOLUTION 213
tt si l'infâme Delessart n'eût pas retardé par la plus
« criminelle indolence et dans les intentions les plus
« perverses l'envoi du décret de réunion du Comtat
a à la France. » L'Assemblée a manifesté par des
cris perçants les impressions d'horretcr que l'orateur
ou plutôt que le dieu venait de faire passer dans tous
les cœurs. Il a continué, et dans un second mouve-
ment, presque aussi beau que le premier, il s'est pour
ainsi dire identifié avec Mirabeau. « Mirabeau, mes-
(( sieurs, a dit ici qu'il apercevait de cette même tri-
0 bune 011 je suis monté, la fenêtre d'oii un roi trop
« faible, égaré par les suggestions atroces des prêtres
« qui l'environnaient, se baigna dans le sang de ses
« sujets, et moi, je vous dirai, messieurs, que de cette
tt même tribune j'aperçois ce château où un roi trop
« crédule est livré aux suggestions non moins sangui-
« naires de cette tourbe scélérate qui l'entoure; le
« château où de lâches courtisans versent dans son
« âme le venin dont ils sont enivrés, ne lui conseillent
« que la trahison et le parjure, ne lui dictent que
« les mesures qu'ils croient le plus propres à pervertir
« l'opinion, à corrompre l'esprit public, à miner la
« Constitution et à renverser notre liberté. Mais qu'ils
0 apprennent que la tête du roi est seule inviolable,
« et qu'enfin la terreur et l'épouvante qui sont si sou-
« vent sorties de ce château y rentrent aujourd'hui
<t au nom de la patrie et de la loi. »
ff Ce dernier mouvement a entraîné l'Assemblée, et k
décret d'accusation et d'arrestation a été porté contre
Delessart (i).
tf Dans la même séance le roi a envoyé une lettre
au président par laquelle il annonce à l'Assemblée
(i) Linfortuûé ministre périt victime des massacret du
2 septembre 179.^.
214 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
le renvoi de M. de Narbonne; il ajoute que M. Ber-
trand mérite toute sa confiance et qu'il la lui a entiè-
rement donnée. On dit au château que le roi a remer-
cié Narbonne avec les témoignages de l'humeur la
plus violente. Celui-ci est parti pour les frontières,
où il servira sous M. de La Fayette en qualité de
maréchal de camp. Chacun est indigné ici de la dé-
marche du roi ; la haine se partage entre Bertrand et
lui. Le patriotisme et l'enthousiasme sont au plus
haut comble dans la capitale; toutes ces nouvelles
vont produire le plus grand effet dans les départe-
ments et relever toutes les espérances. Les fonds ont
singulièrement monté. M. de Grave remplace Nar-
bonne. On donne ce soir Brutiis à plusieurs spectacles.
Les Jacobins se sont donné rendez-vous au théâtre
Richelieu. Je te laisse à penser comme les allusions
y seront saisies et combien le patriotisme y prédo-
minera. Je me propose d'y aller aussi. »
Suivant la décision de l'Assemblée, Delessart fut
envoyé devant la haute Cour d'Orléans, instituée
pour juger les crimes de lèse-nation.
Pendant que ces événements se passaient à l'As-
semblée et que la situation politique s'assombrissait
de plus en plus, des troubles contmuels motivés par
la cherté des vivres éclataient dans Paris; mais ils
étaient devenus tellement fréquents qu'on n'y atta-
chait plus aucune importance, et que la -mort de
quelques citoyens passait complètement inaperçue.
Edmond écrit :
<t II y a du mouvement dans Pans occasionné par
la hausse considérable de toutes les denrées et parti-
culièrement par celle du sucre, qui n'a pas de prix.
Quelques accapareurs ont été victimes de leur cupi-
dité. On vient de nous dire que le peuple a arraché
les épaulettcs à un commandant de la garde natio-
PENDANT LA RÉVOLUTION 215
nale parce qu'il avait commandé de faire feu sur
un attroupement qui voulait forcer un épicier à céder
son sucre à un prix modéré. On parle assez sérieuse-
ment d'un évasion prochaine du roi, et quoique cette
opinion paraisse d'abord invraisemblable, il existe
plusieurs faits dont le rapprochement semble don-
ner des probabilités. Il paraît que la liberté, avant
d'être établie, aura encore de nouveaux combats à
livrer. »
A mesure que les événements deviennent plus pres-
sants, l'exaspération contre les émigrés ne connaît
plus de bornes. Elle est soigneusement entretenue par
les émigrés du dedans et du dehors qui, par leur
jactance, leurs propos menaçants, font croire à des
périls prochains et irrémédiables. Edmond écrit à sa
famille :
« i®'" mars 1792,
0 Les émigrés dans toutes leurs lettres nous me-
nacent beaucoup des hulans autrichiens, espèces de
houzards. Ils prétendent, pour nous donner une idée
de leur valeur, qu'ils mangent les coups de sabre
(c'est leur expression). Le temps est venu oii nous
allons les en rassasier. »
Le jeune homme se fait l'écho de l'indignation qui
s'est emparée de tous les patriotes, et, en proclamant
hautement la nécessité de châtier les coupables, il
laisse pressentir toutes les horreurs de l'avenir.
a Je crois que nous approchons de quelque grande
détonation, terrible supplément à la Révolution; il
est impossible que la chose publique demeure dans
l'état où elle est actuellement. Sous peu de jours,
bien des gens qui lèvent la tête et parlent trop haut,
se tairont et marcheront avec un pied de r.cr. , heu-
2i6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
reux, bien heureux de n'en être que pour leur courte
honte. J'espère... j'espère bien des choses. Le patrio-
tisme va bientôt se réveiller; que les traîtres pâ-
lissent! Avec quelle joie je verrais punir ces hommes
plus vils, plus méprisables, plus dignes de l'écha-
faud que nos anciens tyrans, qui appellent règle, jus-
tice, constitutionnel, légal, tout ce qui peut favoriser
le pouvoir absolu de leur maître (le roi) et qui nom-
nent trouble, faction, républicanisme, illégal, tout ce
qui peut maintenir la Constitution, la liberté et
l'égalité! Avec quelle joie je verrais sévir contre
eux ! »
Quelques jours après, hanté toujours par ces
mêmes préoccupations qui obsèdent tous les esprits,
il revient encore sur ce sujet brûlant et développe
ses idées :
a Lorsqu'on approfondit, écrit-il à son père, le
i8 mars 1792, les causes des troubles intérieurs qui
nous agitent, lorsqu'on songe aux sommes énormes
employées pour entretenir des forces imposantes sur
nos frontières, lorsque, avec cela, on porte ses regards
sur la pénurie de numéraire où nous nous trouvons,
lorsque en&n on veut sonder l'abîme terrible vers les
bords duquel le vaisseau de l'Etat semble s'appro-
cher de plus en plus : c'est alors que tout vrai pa-
triote s'aperçoit de quelle importance il est pour la
république de sévir avec la dernière rigueur contre
ces hordes de révoltés et de les anéantir à jamais;
c'est alors que tout vrai patriote s'indigne des voies
de douceur et de clémence qu'on a si longtemps sui-
vies à leur égard; c'est alors que tout vrai patriote
s'irrite des mesures vaines, impolitiques et dérisoires
qu'ont prises nos représentants. Jusques à quand l'As-
semblée nationale verra-t-elle patiemment les maux
que nous endurons avec une patience stoïque, il est
PENDANT LA RÉVOLUTION 217
vrai, mais qu'elle devrait craindre de lasser? Que si-
gnifient ces temporisations et ces délais? Mais, dira-
t-on, vous reprochez à l'Assemblée de n'employer que
des voies de douceur, cependant le décret d'accu-
sation... encore un coup, cette mesure est vaine...
quel effet a-t-elle produit? Elle est dérisoire... car,
n'est-il pas absurde d'accuser des hommes que vous
n'avez point en votre pouvoir et qui se moquent en
paix chez l'étranger de tous vos décrets d'accusation?
Il faut faire plus que séquestrer leurs biens, plus que
les accuser, il faut, au nom du droit des gens, au
nom de nos traités avec les puissances étrangères, au
nom de la justice enfin, il faut, dis-je, sommer les
électeurs de nous remettre les chefs des coupables
pieds et poings liés.
« Enfin, c'est une erreur également absurde et im-
morale que de croire qu'il existe encore des droits
d'hospitalité pour des scélérats qui ont rompu tous
les liens qui les attachaient à leur patrie et qui ont
tramé contre elle. Les électeurs ne peuvent, sans vio-
ler la foi des traités, se refuser à nous livrer les cons-
pirateurs réfugiés dans leurs Etats; nous devons le
leur demander et ils doivent sur-le-champ acquiescer
à notre juste demande ou sinon... la guerre.
« Quelques personnes débonnaires ne manqueront
pas de demander : a Quel mal nous font encore ces
a pauvres émigrés? Quel nouveau crime ont-ils com-
ff mis pour mériter un si terrible châtiment? » L'on
objectera peut-être qu'ils sont dispersés, désunis, loin
de nos frontières... Je répondrai à tout cela que les
faits sont faux, qu'on nous trompe, qu'on nous abuse
avec l'audace la plus indicible et la plus impudente...
que des lettres particulières ne cessent ne nous ap-
prendre le contraire... qu'il est de notoriété publique
que la légion Mirabeau existe toujours en corps, que
2i8 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Condé et Rohan sont toujours entourés de leurs
-preux chevaliers.
« Oui, je le répète, il est urgent d'abandonner une
clémence aussi impolitique, aussi préjudiciable à la
chose publique, je dirai même aussi barbare : car,
enfin, c'est une très grande cruauté envers les citoyens
d'un Etat, que la pitié envers les méchants, et c'est
aussi un attentat contre la liberté que l'indulgence
pour les traîtres et les conspirateurs qui s'efforcent
de la renverser. Voilà les vérités que les citoyens
devraient faire entendre à l'Assemblée nationale. Ils
devraient lui rappeler que l'impunité est la mère de
tous les crimes, que c'est toujours par trop de fai-
blesse que l'on perd les Etats.
a Je pense qu'il est autant dans la nécessité que
dans la justice d'épouvanter par un exemple terrible
les conspirateurs à venir et les traîtres dont nous
sommes entourés. Nous ne devons point nous borner
à les mulcter de peines pécuniaires, il faut d'abord
forcer les puissances germaniques à nous livrer les
chefs de la révolte, il faut ensuite exiler le reste des
coupables du sein d'une patrie qu'ils ont trop long-
temps et trop impunément outragée; il faut enfin,
s'ils osent y rentrer, faire tomber leurs têtes sur
l'échafaud. Tel est mon sentiment. »
Son père lui répond :
(( Bordeaux, 27 mars 179::.
a Ton opmion sur les émigrés est sans doute fon-
dées sur les principes de la justice. Des traîtres, des
scélérats qui n'ont fui que dans l'espoir de rentrer le
poignard et la flamme à la main, méritent incontes-
tablement toutes les peines des lois. Cependant la
force se plairait-elle à écraser la faiblesse? Ne de-
PENDANT LA RÉVOLUTION 219
vons-nous pas nous borner contre ces êtres vils et mé-
prisables à des peines pécuniaires? et sans verser leur
sang impur, ne remplirons-nous pas par là notre but
qui est de rendre impuissants tous leurs petits
efforts ? ils vivront pour s'abhorrer eux-mêmes et pour
être à jamais exécrés par les bons citoyens. »
CHAPITRE XV
MARS, AVRIL, MAI I792
Sommaire : Le roi change de ministres. — Dumouriez est
appelé au ministère. — Il va aux Jacobins. — Mort de
Joseph II. — Déclaration de guerre à l'Autriche. — Les
dons patriotiques. — Fête des Suisses de Châteauvieux.
— La fête de Pâques. — Le temple et l'église catholique.
— Défaite de Tournay et de Mons. — Emotion populaire.
Le roi, effrayé des mouvements populaires et des
dispositions de l'Assemblée, se décida à prendre son
ministère à gauche ; il donna la Guerre à Servan, les
Finances à Clavière, l'Intérieur à Roland, les Affaires
étrangères à Dumouriez.
« Le roi s'entoure enfin de bons conseillers, écrit
Edmond. Tous les nouveaux ministres possèdent la
confiance et l'estime publiques. Ils réunissent tous les
lumières, l'activité, le patriotisme et surtout un
caractère bien prononcé. S'ils continuent à suivre
dans le ministère la voie qu'ils ont toujours suivie
jusqu'à présent, je ne doute pas qu'ils ne soient fré-
quemment dénoncés par le côté droit. Cela sera fort
piquant. Quoi qu'il en arrive, n'oublions jamais que
la liberté naissante doit toujours être ombrageuse, et
que la première vertu d'une nation libre est la mé-
fiance; car la méfiance et la liberté ont dû naître en-
semble, ï
Tous les yeux se portent sur Dumouriez, qui de-
vient l'espoir de la Révolution. Il n'a été jusqu'ailors
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 221
qu'un brillant aventurier, mais si les circonstances le
servent, il peut, avec son esprit si prompt, si vaste,
jouer le premier rôle qu'il ambitionne depuis long-
temps. Sa première démarche, après sa nomination,
est pour les Jacobins, et il n'hésite pas, pour plaire à
ses amis, à se coiffer de ce bonnet rouge qui est de-
venu l'emblème de la liberté : « On en porte dans
tous les endroits publics, dans les sociétés patrio-
tiques, dans les galeries de l'Assemblée, aux théâtres,
dans les sections, partout en un mot (i). »
Edmond écrit à son père :
« Paris, ce 20 mars 1792, l'an IV* de la liberté.
a Je veux te faire part d'une scène intéressante qui
vient de se passer ce soir aux Jacobins. M. Dumouriez
y a paru; il a péroré à la tribune un bonnet rouge
sur la tête. Après avoir protesté de son dévouement à
la patrie et à la cause de la liberté, il a ajouté qu'il
allait incontinent entamer des négociations telles,
qu'avant peu nous aurions... ou la guerre ou une paix
définitive. A peine avait-il fini que Robespierre, à
qui il est attaché par la plus intime affinité de prin-
cipes et d'opinions, a pris la parole et lui a tracé ses
devoirs, avec cette sévérité de pensées et cette élo-
quence de l'âme que n'imitera jamais l'éloquence aca-
démique. Dumouriez, touché jusqu'aux larmes, s'est
précipité dans ses bras, et tous deux ont été couverts
d'applaudissements. Voilà donc un ministre patriote!
Veuille le ciel que la cour n'entrave pas sa marche !
« La Société a fait lire ensuite une lettre du maire
de Paris, qui, en qualité de membre de la Société,
(i) On l'avait adopté parce que c'était la coiffure habi-
tuelle des paysans. Aucune idée sanguinaire n'y était atta-
chée.
222 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
invite ses concitoyens à abandonner pour le moment
le bonnet rouge. La lettre respirait la vérité, la fran-
chise et l'amour du bien public; son invitation était
tellement motivée, ses considérations si sages et si
prudentes, qu'avant la fin de la lecture chacun avait
mis bas son bonnet. La Société a arrêté en outre
qu'elle n'en porterait plus que quand certaines cir-
constances, qu'on ne croit pas éloignées, l'exige-
raient. »
A ce moment, l'Autriche envoyait des troupes
contre nous, elle signait un traité d'alliance avec la
Prusse pour nous combattre et « mettre un terme aux
troubles de la France ».
Léopold, qui ne se préparait à la guerre qu'à
contre-cœur, mourut sur ces entrefaites. Cet événe-
ment imprévu provoqua dans Paris une animation
extrême.
<( II mars 1792.
« Papa,
« Un courrier extraordinaire vous aura sans doute
appris la grande nouvelle qui agite en ce moment
la capitale : l'empereur est mort d'une maladie in-
flammatoire qui l'a emporté en peu de jours; cette
nouvelle se confirme de plus en plus; elle a d'abord
été apportée à Paris par une lettre timbrée de Stras-
bourg, lettre que M. Millin, collaborateur de la Chro-
nique, nous a dit avoir lue à l'hôtel de Broglie. Tu
sens combien, dans les circonstances où nous nous
trouvons, cet événement inattendu doit changer la
face des affaires. »
François, qui succéda à son père, ne demandait
qu'à voir commencer les hostilités. Un de ses pre-
miers actes, à peine monté sur le trône, fut d'exiger
la restauration de la monarchie française telle qu'elle
PENDANT LA RÉVOLUTION 223
existait avant la Révolution; c'est-à-dire le rétablis-
sement des trois ordres, la restitution des biens du
clergé, et celle du Comtat-Venaissin. L'Autriche de-
mandait en outre la restitution aux princes de l'em-
pire des terres d'Alsace, avec tous leurs droits féo-
daux. « En vérité, dit Dumouriez, quand le cabinet
de Vienne aurait dormi trente-trois mois depuis la
séance de juin 89, sans avoir encore appris la prise
de la Bastille, ni tout ce qui a suivi, il n'aurait pas
fait des propositions plus étranges, plus incohérentes
avec la marche invincible qu'avait prise la Révolu-
tion. »
C'était la guerre inévitable. Le roi se rendit à
l'Assemblée et proposa la guerre contre le roi de
Bohême et de Hongrie. L'enthousiasme fut indescrip-
tible : a Quoi! l'étranger a l'audace de prétendre
nous donner un gouvernement ! s'écrie un député.
Votons la guerre. Dussions-nous tous périr, le dernier
de nous prononcerait le décret. » — « Si votre huma-
nité souffre à décréter en ce moment la mort de plu-
sieurs milliers d'hommes, dit un autre membre de
l'Assemblée, songez aussi qu'en même temps vous
décrétez la liberté du monde. »
La guerre fut votée au milieu d'acclamations fré-
nétiques.
Aux Tuileries la satisfaction fut grande. La reine
n'avait plus d'espoir que dans l'intervention des
étrangers pour la délivrer d'une situation odieuse et
intolérable. Elle envoie aussitôt à Vienne une mes-
sage secret pour désavouer tout ce qu'on l'oblige à
dire ainsi que le roi, et pour supplier qu'on vienne
promptement à leur secours.
A Paris, l'allégresse est générale. La Bourse est
dans une prospérité « miraculeuse », tous les effets
haussent, on ne doute pas un instant du succès, on
224 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
est convaincu que les peuples que nous allons déli-
vrer nous recevront à bras ouverts. Les dons patrio-
tiques affluent à l'Assemblée : « Ce n'est plus le
Rhin, comme disait certain député, qui roule ses
flots dans le manège et sépare la gauche de la droite,
c'est le Pactole. » C'est une fureur : pas un citoyen
qui ne se dépouille pour subvenir, dans la mesure de
ses forces, aux frais de la campagne qui va s'ouvrir.
« Les dons patriotiques se multiplient à l'inâni,
écrit Edmond; il ne se passe point de séance oià une
foule de citoyens de tout sexe et de tout âge ne
viennent présenter à l'Assemblée le généreux sacri-
fice d'une partie de leur fortune ou de leurs épargnes.
Certains y offrent leurs bourses et leurs bras. Espé-
rons que ce grand enthousiasme sera général et du-
rable. Combien ces heureux mouvements doivent nous
faire espérer du peuple français et des rapides pro-
grès de l'esprit public! Et sous combien de rapports
cette guerre doit nous être salutaire ! Nous avons tout
pour nous. Le désir indomptable de conserver notre
liberté, une haine mortelle pour les tyrans, le plus
brûlant patriotisme, de grands moyens, la plus iné-
branlable résolution de vaincre ou de mourir, et avec
tout cela, la justice, qui donne de la force à la force
elle-même. »
En province, l'enthousiasme n'est pas moindre.
M. Géraud père écrit de Bordeaux :
« 25 avril au soir, l'an IV^ de la liberté.
« Ta lettre du 21 m'est parvenue, elle nous a donné
la nouvelle de la guerre, confirmée ensuite par un
courrier arrivé au département au son du tambour.
Tous les cœurs sont embrasés, chacun veut contribuer
à la défense de sa patrie, les uns portent l'or et l'ar-
PENDANT LA RÉVOLUTION aas
gent qu'ils avaient pu conserver, les autres recom-
mandent leurs enfants et volent à la frontière. Jamais
peuple n'a montré un pareil dé/ouement, jamais jour-
née n'a été, à Bordeaux, plus belle. La Société des
Amis de la Constitution a aussi prouvé que son pa-
triotisme n'était seulement pas dans de belles pa-
roles, car, dans moins de deux heures, elle a trouvé
dans son sein quarante-cinq mille livres, dont trente
mille en espèces sonnantes. La foule était si grande
au bureau, que l'on fut obligé de prendre une déli-
bération pour que chacun, restant à sa place, fût ins-
crit à son tour. Cela n'empêcha pas que, de tous les
coins de la salle et des tribunes, on assomma le pré-
sident avec des louis et des écus.
a Point de doute que tous les tyrans ne se liguent
pour nous ravir la liberté, mais ce qui doit nous
rassurer, c'est qu'on n'a vu q\.e u:-- 'aver-^nt .-Ir-q
peuples libres vaincus par ues peuples esclaves, je le
prédis hardiment : que toute l'Europe soit contre
nous, si nos chefs ne nous trahissent pas, nous sorti-
rons triomphants de cette odieuse guerre. »
Une grande fête populaire, rappelant par quelques
côtés celle de la Fédération, vint faire diversion aux
préoccupations qui agitaient les esprits et permettre
aux patriotes de jeter un audacieux déû aux aris-
tocrates.
En 1790, quarante soldats du régiment suisse de
Châteauvieux avaient été condamnés à trente ans de
galères pour sédition militaire; ils avaient été excep-
tés de l'amnistie rendue après la promulgation de la
Constitution. Le 12 février 1792, l'Assemblée dé-
créta leur mise en liberté. Leur retour fut un
triomphe. La ville de B'-est leur offrit un banquet,
et, le 15 avril, la Ville de Paris donna au Champ-de-
Mars une grande fête en leur honneur. La contre-
826 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Révolution ât, paraît-il, tous ses efforts pour empêcher
ces réjouissances d'avoir lieu; elle répandait les
bruits les plus effrayants : on annonçait que les
troupes se tiendraient prêtes, qu'on forcerait Pétion
à mettre le drapeau rouge et qu'on balayerait avec
la mitraille tout ce peuple qui réclamait des fêtes.
<( Paris, l'an IV® de la liberté, du 15 avril,
le dimanche matin.
« C'est aujourd'hui, dit Edmond, le jour de la
fête civique célébrée par le peuple à l'occasion des
Suisses de Châteauvieux. La rage de nos aristocrates,
qui ont tout employé, tout mis en usage pour l'em-
pêcher, est maintenant à son plus haut comble; ils
voient avec horreur et même avec effroi ce jour où le
peuple, rassemblé dans une seule enceinte, pourra
prendre le sentiment de sa force, de ses droits, de sa
dignité. Jusqu'ici, leur impuissante fureur s'est ré-
pandue en sophismes et en maximes paradoxales;
ces moyens ayant eu fort peu de succès, ils ont eu
recours à leurs armes ordinaires : au mensonge, à
la calomnie, aux sarcasmes; ils n'ont rien omis, en
un mot, pour jeter la dissension, les haines, les ter-
reurs dans l'âme de tous les citoyens; le département
les a secondés à merveille dans leur atroce projet.
(Je sens qu'il est bien malheureux pour ces tigres
altérés de sang de ne point avoir un Bailly à la tête
de la municipalité.) Tous les coins de rues ont été
couverts des plus virulentes diatribes contre tout ce
que nous avons de respectable et de cher, contre les
Condorcet, les Brissot, les Pétion, les Robespierre, les
Manuel, les Collot-d'Hêrbois, etc.
0 Les pétitions les plus perfides, les placards les
plus insidieux ont été offerts aux yeux du peuple :
rien n'a pu l'égarer, rien n'a pu l'abuser; la vertu,
PENDANT LA RÉVOLUTION 227
l'innocence et la vérité ont prévalu dans son esprit.
Tu ne pourras jamais te faire une juste idée de l'em-
portement insensé auquel se livre cette poignée de
forcenés. Ils veulent se saisir de l'autel de la patrie
et des avenues du Champ de la Fédération, ils veu-
lent poignarder Pétion, Robespierre (i) et quelques
autres; les généreux soldats de Châteauvieux doivent
aussi tomber sous leurs coups. Ces ridicules menaces
avaient été écoutées jusqu'à présent avec le sourire
du mépris et de la pitié, mais à mesure que le mo-
ment approche, leur audace s'accroît de plus en plus,
ils publient hautement que ce jour de joie sera
changé en un jour de deuil et de troubles, et déjà le
bruit se répand que le roi est parti pour Saint-Cloud.
J'aimerais mieux que ce fût pour Coblentz.
a Quoi qu'il en soit, la fête aura lieu. D'ailleurs
le peuple sera là, et malheur aux téméraires qui ose-
ront troubler ses plaisirs; c'est un lion qui dort et
que je ne leur conseille pas d'éveiller. Adieu, nous
partons pour la fête ! »
En dépit des prédictions menaçantes de la contre-
Révolution, la cérémonie fut magnifique et aucun
fâcheux incident ne vint la troubler. Une foule im-
mense couvrait les boulevards, et de la barrière du
Trône au Champ-de-Mars, toutes les fenêtres étaient
bondées de monde.
Le défilé du cortège fut interminable. En tête, et
pour ouvrir la marche, s'avançaient les citoyens qui
(i) <( Celui-ci a déjà été menacé aux Champs-Elysées :
il a répondu avec cette fermeté stoïque qui le caractérise :
« J'attends sans épouvante les assassins de Guise et de
« Médicis, et l'instant où je verrai leurs poignards élevés
<( sur ma tête, sera celui où je les dénoncerai avec plus de
« force que jamais à la justice populaire, puisque celle
« des lois n'est pas employée. » Il désignait sous ces noms
si fameux l'infâme La Fayette et la reine. »
228 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
portaient les bannières. Puis venaient les tables de
la loi placées sur un brancard, que des hommes
robustes soutenaient sur leurs épaules.
a Ensuite les portraits des grands hommes, ornés
de couronnes civiques. Des pierres de la Bastille, sur
lesquelles étaient gravées Liberté, Egalité, étaient
portées sur un brancard décoré aux trois couleurs;
puis l'arche dans laquelle était le livre de notre
sainte Constitution; puis un sarcophage lugubre, en-
vironné de cyprès, couvert de crêpe, renfermant les
cendres des malheureux gardes nationaux morts à
Nancy. Une bannière élevée et revêtue des couleurs
du deuil portait en gros caractères cette triste lé-
gende : Les victimes de Bouille. Un corps de mu-
sique considérable accompagnait cette décoration
avec des sons analogues. Des troupes de gardes na-
tionaux, mêlés aux citoyens, se tenant sous le bras,
ayant parmi eux quelques femmes, marchaient dans
l'ordre du cortège.
a Dans tous les endroits oii ils ont passé, c'était
une effusion d'applaudissements. Les femmes, les
enfants leur tendaient les bras; les hommes tour-
naient leurs chapeaux, et les cris unanimes de Vive
Châteauvieux! retentissaient jusqu'au ciel, accompa-
gnés des cris de Vive la 'Nation! Vive la Liberté!
« Une galère et des rames portées sur un brancard
élevé avec cette inscription : Le crime fait la honte
et non -pas Véchafaud, étaient suivies peut-être par
cent jeunes demoiselles, mises comme des nymphes
et aussi belles, portant les fers des malheureux sol-
dats. Ce cortège brillant était terminé par un sarco-
phage d'une lugubre structure, avec des inscriptions
en l'honneur des soldats si inhumamement sacrifiés
par la cour martiale, et quarante jeunes filles por-
taient, sur des petites bannières, le nom de chacun
PENDANT LA RÉVOLUTION 229
des soldats de Châteauvieux, qui ont échappé à la
vengeance de la cour (i). »
Un char magnifique, traîné par vingt chevaux su-
perbes et parés des couleurs constitutionnelles, avec
des guides en bonnet rouge, terminait le cortège; ce
char, haut de deux étages, était surmonté d'une sta-
tue de la Liberté portant la corne d'abondance et
tous les attributs de la gloire et du bonheur.
Le cortège était interminable et il mit plus d'une
heure à défiler au milieu des applaudissements de
l'assistance et des cris mille fois répétés : 0 Vive
la Liberté! Vivre libre ou mourir! »
Pétion, maire de Paris, n'avait pris aucune mesure
de précaution ; il avait voulu confier au peuple lui-
même la police de ses plaisirs. Pas une patrouille,
pas une garde nationale en armes !
Tout se passa néanmoins dans un ordre parfait,
s'il faut en croire notre narrateur.
Edmond, bien entendu, suit la cérémonie 'd'un bout
à l'autre, et il en fait une description enthousiaste :
« 15 avril 1792, du dimanche soir à 9 heures.
a Nous arrivons du Champ de la Fédération excé-
dés de fatigue et de plaisirs; depuis trois heures en-
tières, nous n'avons fait que danser des farandoles
autour de l'autel de la patrie et crier : <r Vive la
a liberté ! » Nous en sommes enroués. Tout s'est passé
avec le plus grand ordre et la plus aimable gaieté.
Le peuple faisait lui-même la police; pas une seule
baïonnette n'a paru aujourd'hui dans cette enceinte
consacrée à l'allégresse publique. Voilà qui répond
à bien des calomnies... Dispense-moi de te détailler
(i) Journal d'une bourgeoise.
230 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
tous les incidents de cette délicieuse journée... je
suis encore plongé dans l'enthousiasme du plaisir,
mon cœur est encore plein des douces sensations dont
il s'y est abreuvé, et tu sais que le sentiment n'est
pas un état de l'âme qui dispose à l'analyse.
« Je ne puis cependant m'empêcher de te parler du
vertueux Pétion et de son digne ami Robespierre que
la bienveillance publique a seule fait remarquer, con-
fondus qu'ils étaient dans un cortège composé de
tous les vrais patriotes, qui se sont distingués dans
la carrière révolutionnaire. Ils se tenaient par la main
et donnaient à tous les cœurs le doux exemple de
l'union et du civisme. Arrivés sur l'autel, ils ont en-
tonné des hymnes à la liberté, dont les airs mélo-
dieux respiraient la gaieté la plus sentimentale; ils
étaient acompagnés par deux cents musiciens envi-
ron et par une troupe de jeunes filles. L'on n'a pas
oublié ensuite quelques-unes des chansons patrio-
tiques que je t'ai envoyées et principalement celle qui
commence par ces mots :
Veillons au salut de l'Empire, etc.
« Cet air martial était répété en chorus par deux
cent mille voix au moins et par tous les échos d'alen-
tour. L'autel était éclairé par plusieurs candélabres
et par une multitude de torches, ce qui formait
l'effet le plus imposant. Les danses et les chants
n'étaient interrompus que par les applaudissements
les plus longs et les plus multipliés. Tu ne pourras
t'imaginer combien cette fête a élevé le thermomètre
de l'esprit public... nos aristocrates en crèvent de
rage. Chénier a composé ces hymnes, Gossec la mu-
sique et David tous les dessins dont étaient décorés
les enseignes et le char de la Liberté, char dont j'ai
oublié de te parler, mais dont je crois te donner une
PENDANT LA RÉVOLUTION 231
idée assez juste en t'assurant qu'il surpassait en hau-
teur et en majesté celui qui servit à l'apothéose de
Voltaire.
a Adieu, j'ai grand besoin de repos, je vais me
mettre au lit, les rues retentissent de tous côtés des
cris de Vive la nation ! et des airs chéris de la liberté.
Le roi n'a point été à Saint-Cloud, mais les Tuileries
ont été fermées pendant tout le jour. Bonsoir. »
Quelques jours après, la fête de Pâques avait lieu;
notre étudiant en profitait pour se rendre au temple
et y remplir les devoirs de sa religion. Il est curieux
de voir comment le culte s'y célébrait pendant cette
période de la Révolution :
« Paris, le 24 avril 1792, l'an IV® de la liberté.
0 Maman,
« J'allai le jour de Pâques à la nouvelle église des
protestants, rue Saint-Thomas-du-Louvre ; elle ap-
partenait, comme tu sais, auparavant, aux catho-
liques. Depuis la réformation des églises, une société
protestante l'a achetée et n'y a laissé subsister que
l'orgue et un très beau mausolée qu'il eût été dom-
mage de détruire. La place de l'autel est cachée par
une tribune qui contient beaucoup de monde. Dans
plusieurs réduits, qui servaient de chapelle, l'on a
gravé les Droits de L^ homme, à l'opposite les comman-
dements de Dieu, ensuite dans d'autres endroits ces
grands principes que j'ai retenus :
Le devoir du citoyen est d'adorer Dieu, aimer la patrie,
obéir à la loi.
Plus bas
Paix avec surveillance,
Egalité sans indécence,
Liberté sans licence,
Voilà la véritable science.
232 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
c J'entendis prêcher M. Marron, qui me ht un
plaisir infi.ni; il parle avec feu, débite de même et il
a beaucoup d'éloquence; en un mot il possède toutes
les qualités qui constituent un bon orateur, et moi
qui me suis toujours ennuyé à la mort aux sermons
de M. Blanchon, qui sont les seuls que j'aie entendus,
j'ai pris un grand intérêt à celui de M. Marron et le
temps m'a paru très court ; il fit verser des larmes à
beaucoup de personnes. »
Il est intéressant de rapprocher de cette descrip-
tion une visite dans une église catholique où un
prêtre constitutionnel occupe la chaire.
a 19 mai 1792.
0 J'ai été au sermon à Saint-Eustache, écrit une
contemporaine. Jamais, non jamais, la chaire de vé-
rité n'a été si dignement remplie. L'orateur a fait un
discours, étincelant de traits d'éloquence, sur les
moyens de prévenir la guerre civile et de rendre
avantageuse la guerre étrangère. L'évangile et la
Constitution à la main, il a prêché la liberté, l'éga-
lité, la fraternité avec les foudres du génie. Les
tableaux qu'il a faits de la perversité des tyrans et
des cours, de l'avilissement et du malheur des
peuples, étaient d'une vérité si frappante, que je n'ai
rien lu de si beau et de si fort depuis la Révolution.
Le contraste, qu'il a amené avec art, d'un roi citoyen
qui, religieux à la foi du serment, marcherait d'un
pas ferme dans la carrière de la vertu, en s'élevant
avec la nation au sommet de la gloire, était d'une
ironie touchante et magnifique. Enfin, mon ami, les
Fléchier et les Bourdaloue dans leurs triomphes n'ont
rien de si beau. Dans le moment où il invoquait le
tonnerre de la justice divine sur les têtes criminelles
PENDANT LA RÉVOLUTION 233
par l'apostrophe la plus sublime, un véritable coup
de tonnerre a fait retentir les voûtes de l'église. La
superstition romaine en aurait bien auguré que Ju-
piter était favorable. Pour nous, nous avons admiré
en silence ce rapport singulier que le hasard a placé
si à propos; et, dans le secret des cœurs, nous avons
tous imploré la Divinité pour qu'elle manifestât sa
justice et sa puissance avec ce terrible éclat. L'audi-
toire était si transporté et si ravi d'entendre ce digne
ministre de l'Etre suprême, que les applaudissements
ont été répétés et retentissaient de tous côtés. »
Dumouriez avait résolu de surprendre l'Europe en
portant les premiers coups. Il conçut le plan de con-
quérir la Belgique qui se trouvait toujours sous la
domination autrichienne, et l'exécution de ce projet
fut fixée du 20 avril au 2 mai.
Sur ses ordres, trois colonnes de l'armée de Ro-
chambeau se dirigèrent sur Fumes, Tournay et Mons
pendant que La Fayette se portait de Stenay sur
Namur.
La colonne qui marchait sur Tournay se trouvait
sous les ordres de Théobald Dillon. Elle sort de
Lille, forte de deux mille hommes d'infanterie et
de mille chevaux, et marche à l'ennemi. Mais à la vue
des premières troupes autrichiennes, la cavalerie se
replie, l'infanterie se débande et tous rentrent à
Lille en désordre, abandonnant armes et bagages et
en criant à la trahison. Pour qu'en n'en pût douter,
les misérables assassinent Dillon et un autre officier.
Biron commandait la colonne qui devait s'emparer
de Mons; elle était forte de dix mille hommes. On
part de Valenciennes et on occupe Quiévrain; mais
en arrivant à Jemmapes, on rencontre six mille im-
p>ériaux. Avant même qu'on ait tiré un coup de fusil,
deux régiments de dragons prennent la fuite en
234 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
criant : « Nous sommes trahis! » Le reste de l'armée
se débande malgré tous les efforts des officiers.
En apprenant ces désastreuses nouvelles, La
Fayette s'arrête.
(( Paris, 2 mai 1792.
« Après avoir été flattés, écrit Terrier, pendant
tous ces jours par des nouvelles toutes favorables,
qui nous annonçaient que nos armées, à peine ébran-
lées, comptaient déjà des conquêtes, nous avons été
bien tristement affectés lorsqu'une lettre officielle est
venue substituer à ces belles chimères une vérité bien
affligeante.
Un détachement de la garnison de Lille, sous la
conduite de M. Dillon, est sorti le 28 au soir, pour
se porter sur Tournay; il a rencontré l'ennemi à
trois lieues de son départ; le combat s'est engagé et
nos troupes battues se sont retirées dans le plus
grand désordre. On évalue la perte à trois cents
hommes ; elle eût été plus considérable sans doute,
si un bataillon de gardes nationaux n'eût favorisé
leur retraite. M. Dillon a été massacré dans une
grange par ses soldats qui le soupçonnaient de
trahison. MM. Chaumont, aide de camp, Butois, offi-
cier du génie, ont eu le même sort. L'insurrection s'est
propagée dans Lille; un curé non assermenté, six
prisonniers autrichiens en ont été les victimes. Ces
actions sont barbares sans doute et d'un exemple
funeste, cependant suspendons notre jugement jus-
qu'à ce que nous ayons des détails plus circons-
tanciés.
« M. de Biron, qui marchait sur Mons, a trouvé les
Autrichiens sur les hauteurs qui couvrent cette ville,
et a été forcé de se replier sur Valenciennes. Ainsi
1
PENDANT LA RÉVOLUTION 235
donc partout nous avons été prévenus, partout l'en-
nemi nous attendait. Au reste, ces petits d<ésavan-
tages ne sont pas faits pour nous alarmer, et bien
moins pour nous abattre. Les revers développent le
courage, et notre bouillante jeunesse trépigne déjà
d'impatience d'aller venger l'honneur de la nation
française, et la cause de la liberté. »
Edmond écrit de son côté :
« Du 15 mai 1792, Tan IV^ de la liberté.
a Je suis un de ceux qui pensent que nous avons
été trahis dans l'affaire de Mons et que les chefs
qui commandaient l'attaque n'ont été que les ins-
truments passifs d'une manœuvre infernale enfantée
par le comité autrichien. Le malheureux Dillon, dont
le bouillant patriotisme déplaisait à la cour, a été
la victime de quelques scélérats appostés dans Lille
et dans l'armée pour exciter un peuple déjà furieux
de sa défaite et pour exécuter impunément au nom
de la multitude leur exécrable forfait. Ces forcenés
cherchèrent pendant longtemps le général Rocham-
beau pour lui faire subir le même sort.
« Il n'est plus douteux que le projet est déjà
formé, ou de faire périr nos généraux sous le fer des
assassins, ou de les épouvanter et de leur faire aban-
donner l'armée. Si l'on laisse à la cour le soin de
diriger la guerre, nos ennemis seront toujours ins-
truits d'avance de nos plans de campagne et nous
battront sans cesse : d'ailleurs il est absurde que le
roi et son conseil puissent, du fond du Louvre, juger
de la nécessité d'une attaque, ou d'une retraite, ou
d'un siège, etc. C'est aux généraux seuls qu'il ap-
partient de conduire leur armée.
« J'espère beaucoup en Lùckner, il montre du dé-
236 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
vouement et de l'activité. Quoique je n'aime point
La Fayette et que son patriotisme me soit plus que
suspect, j'ai cependant assez de confiance en lui ; il
est jeune, il aime la gloire, il a de grandes fautes à
réparer : voilà qui peut rassurer les patriotes qui ont
su l'apprécier à sa juste valeur.
a II faut avouer que les légers revers que nous
venons d'éprouver ont frappé de tristesse les Pari-
siens, qui ne s'attendaient qu'à des victoires. Je n'ai
point partagé la terreur presque générale, mais le
massacre des officiers m'a affligé, surtout lorsque j'ai
su qu'ils étaient entièrement dévoués à la Révolution.
Le bruit de la mort des chasseurs tyroliens faits pri-
sonniers ne se confirme pas; j'en suis bien aise (le
régiment des dragons de la reine mériterait d'être
décimé). Au reste, il paraît qu'il y a eu beaucoup
d'exagération dans les détails de cette triste journée.
Il fallait voir l'aristocratie, ou, ce qui revient au
même, le feuillantisme, laissant éclater sa joie scé-
lérate à travers une tristesse affectée, il fallait l'en-
tendre exagérer nos pertes, notre fuite, notre honte,
controuver une foule de nouvelles également faites
pour accroître les inquiétudes et le découragement.
Le Lycée est devenu une sentine d'aristocratie, le
patriotisme n'ose plus y élever la voix. L'on y disait
l'autre jour qu'on recevrait au bout de quelques mois
la loi des Autrichiens. Quelle lâcheté! Quelle impu-
dence! Mais ce triomphe ne sera qu'éphémère, et
nous repousserons bientôt sur les traîtres l'épouvante
dont ils ont voulu nous environner. Les soldats mon-
trent une ardeur incroyable et l'amour de la disci-
pline qui commence à se rétablir dans nos troupes,
nous est le garant d'une victoire certaine. Les intri-
gants de la capitale ne cessent de déclamer contre les
Jacobins ; le projet est formé depuis longtemps de
PENDANT LA RÉVOLUTION 237
détruire les sociétés patriotiques et les circonstances
actuelles leur paraissent propices pour un tel des-
sein. Cependant, malgré les funestes divisions qui
agitent la société mère, ils échoueront encore comme
tant d'autres fois, et la honte sera toujours leur
partage. »
Les défaites de Tournay et de Mons produisent
en France un effet d'autant plus désastreux, qu'on
n'imaginait pas que la France régénérée pût être
battue. On n'entend de tous côtés que les mots de
trahison! L'irritation et la défiance populaires sont
encore augmentées par la' joie bruyante des aristo-
crates qui se croient à la veille du triomphe.
Tous ces bruits de trahison n'étaient pas unique-
ment le résultat naturel de l'affolement des esprits,
ils avaient un fonds de réalité malheureusement
trop certain. Ces soupçons, qui ne reposaient que
sur des bruits vagues et mal assurés, n'étaient que
trop justifiés, et l'on peut dire que cet instinct qui
poussait le peuple à se croire trahi, n'était en
somme que clairvoyance et perspicacité. Tous nos
projets, tous nos desseins, tous nos plans de guerre
sont scrupuleusement envoyés aux ennemis ; car ces
mêmes hommes, qui, aux yeux de la nation, sont
des ennemis, aux yeux de la cour sont des libéra-
teurs. C'est toujours le même malentendu qui se per-
pétue.
« Marie-Antoinette n'envisage depuis longtemps
dans les ministres, dans l'Assemblée, dans la nation
révolutionnaire, que des criminels, contre lesquels
tous les moyens sont légitimes. Elle ne se fait point
scrupule d'épier ses adversaires et de découvrir leurs
desseins aux ennemis de la France : la France, à ses
yeux, c'est le roi, ce sont ses enfants; il s'agit de les
sauver et de les réhabiliter. Louis n'a point de
238 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
secrets pour elle; elle n'en a point pour leurs alliés.
Tout ce qu'elle peut pénétrer des plans de guerre,
l'attaque sur les Pays-Bas, elle le communique à
Montmorin, à Fersen, à Mercy (i). »
La trahison est flagrante, indéniable.
(i) SOREL, VEuro-pe et la Révolution française, 2" partie,
P- 424.
CI^APITRE XVI
MAI, JUIN, JUILLET I792
Sommaire : Robespierre perd sa popularité. — M. et
Mme Géraud partent pour Paris. — Décret sur les prêtres
réfractaires. — Les dons patriotiques. — La garde royale
est licenciée. — Triste situation de la famille royale. —
Le roi oppose son veto aux décrets sur les prêtres réfrac-
taires et sur le camp de vingt mille fédérés. — La
journée du 20 juin. — Impopularité de La Fayette. — La
patrie en danger.
A mesure que les événements se précipitaient, l'opi-
nion publique se modifiait. Bien des hommes qu'elle
s'eîait plu longtemps à considérer comme des dieux
perdaient leur auréole de gloire et elle les abaissait
d'autant plus qu'elle les avait élevés davantage.
C'est surtout contre Robespierre que l'opinion pre-
nait parti avec le plus de violence. Edmond se fait
l'écho de ces impressions nouvelles lorsqu'il écrit :
a Robespierre se perd de plus en plus; le nombre
de ses partisans diminue tous les jours. J'ai assisté
à plusieurs séances des Jacobins; c'est un scandale
révoltant ; la voix des hommes sages et éclairés y est
étouffée, le vrai patriotisme y est calomnié, les prin-
cipes méconnus, une bruyante minorité composée
d'hommes sans talents, sans mœurs, y fait la loi à
une majorité trop indolente qui s'obstine à vouloir
parler le langage de la raison à des factieux qui ne
parlent que celui de la passion. Je ne sais ce que tout
240 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
cela deviendra, mais j'en suis teriblement inquiet. »
Quelques jours après, il développe les raisons qui
ont amené l'opinion à se déchaîner contre son an-
cienne idole :
« Du 3 mai 1792, l'an IV® de la liberté.
a Je veux encore te parler de ce malheureux Robes-
pierre dont la conduite ouvre enfin les yeux à tous
les vrais patriotes. Oh! qu'il m'en a coûté et qu'il
m'en coûte encore pour le mésestimer ! Robespierre
n'est plus cet homme vertueux, modèle chéri de tous
les amis de la liberté... L'orgueil effréné qui le do-
mme, un amour-propre insatiable, un besoin indomp-
table de faire parler de lui, peut-être même celui de
commander... voilà ce qui le perd, voilà ce qui ternit
la grande réputation qu'il s'était justement acquise,
mais dont il se rend indigne de jour en jour, quoique
à force de flatter le peuple il l'ait aveuglé singu-
lièrement et se soit fait un parti puissant. S'il per-
siste dans sa faute, il tombera tôt ou tard sous le
glaive terrible de l'opinion publique.
a En effet, Robespierre est coupable. Si tu sentais
combien cet aveu me déchire, combien cette idée
m'assombrit et m'afflige! Je l'avoue, je lui avais pro-
digué mon estime, mon admiration, je dirai même
mon amour. Dans ce siècle d'intrigue et de corrup-
tion, j'aimais à retrouver en lui ces traits de vertu,
de générosité, de dévouement qui sont si chers à
mon cœur. Je fixais avec complaisance mes regards
attendris sur lui et sur Pétion : voilà, me disais-je,
les deux premiers hommes dont s'enorguillira la
France libre et régénérée ; tous deux ont été incorrup-
tibles, inébranlables dans les vrais principes, dignes en
un mot de la reconnaissance des véritables amis de la
PENDANT LA RÉVOLUTION 241
liberté et des lauriers précieux que décerne la postérité.
« Autant la bienveillance des Parisiens va crois-
sant de jour en jour pour le Caton de notre siècle (i),
autant leur mépris pour Robespierre s'augmente de
plus en plus. Cet insensé vendu à ses passions, égaré
surtout par un orgueil insatiable de louanges, con-
tinue à vomir feu et flammes contre tous nos bons
députés. L'on souffre de voir un homme à qui l'on
croyait autrefois des vertus et des intentions pures,
se livrer à de basses calomnies, à d'indignes men-
songes pour perdre des citoyens généreux qui ne
cessent, un seul instant, de bien mériter de la patrie,
et qui ne répondent à ces méprisables délations qu'en
dévoilant les perfides manœuvres dîi trop réel comité
autrichien, qu'en livrant à la hache du bourreau les
têtes coupables de deux ministres, traîtres à leurs ser-
ments, aux lois et à la nation, qu'en délivrant l'Etat
de ces prêtres séditieux, engeance exécrable, qui dé-
sole nos contrées et menace notre liberté. Tels sont
les titres des Brissot, des Guadet, des Vergniaud à
l'estime et à l'amour de leurs concitoyens; tandis
que leur infatigable détracteur, ayant déserté le poste
où l'avaient placé la confiance et la reconnaissance
publiques, s'abandonne, en furieux, à de pernicieuses
dénonciations, attentatoires à l'union et à la tran-
quillité qui doivent régner au milieu de nous. Tels
sont les titres de Robespierre à la haine de ses con-
citoyens. »
M. Géraud répond à son fils :
« J'ai, comme toi, cessé d'admirer Robespierre. Pé-
tion seul réunit mes vœux. S'il arrivait qu'il cessât
d'être Pétion, c'est-à-dire la vertu, je ne croirais plus
à l'incorruptibilité de personne. »
(i) Pétion.
16
242 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Malgré les préoccupations bien légitimes qu'inspi-
rait la situation, M. et Aime Géraud projetèrent, dans
les premiers jours de mai, d'aller passer quelque
temps a Paris avec leurs enfants, et ils les chargèrent
qu'ils occupaient eux-mêmes. Edmond, ravi de cette
de leur chercher un appartement voisin de celui
perspective, s'empresse de prévenir ses parents qu'il
a trouvé ce qu'ils désirent, et il les engage à ne pas
se laisser détourner de leurs projets par les bruits
plus ou moins menaçants que l'on répand sur la
tranquillité de la capitale :
« Paris, mai 1792.
« Nous vous destinons un logement à trois portes
de chez nous, rue de La Harpe, à l'hôtel du Berri
ou au Bœuf couronné. Je me rappellerai longtemps
que lors de la fuite du roi, le peuple, qui faisait
effacer son portrait ou son nom sur toutes les en-
seignes, comprit dans cette étrange proscription celle
de l'hôtel du Berri.
a Oii donc Mlle D... a-t-elle vu qu'il y avait du
danger à voyager aujourd'hui? Elle a rêvé cela près
de son feu. Je te prie de n'en rien croire. Paris est
plus tranquille que jamais; d'ailleurs quand il y
aurait quelque trouble, je puis t'assurer qu'il n'y a
nul péril à redouter. Les piques du faubourg de la
Liberté et les baïonnettes de la garde nationale
tiennent bien des gens en respect. »
Pendant que M. et Mme Géraud font leurs pré-
paratifs de départ, Edmond continue à les tenir au
courant des événements qui se passent à Paris.
En dépit des affirmations optimistes du jeune
homme, dans la capitale comme en province, la si-
tuation devenait de plus en plus troublée; l'inquié-
PENDANT LA RÉVOLUTION 243
tude régnait partout, ce n'étaient que soupçons, ar-
restations, délations.
La question religieuse en particulier agitait vive-
ment les esprits. Les prêtres insermentés parcouraient
les départements et provoquaient des agitations con-
tinuelles.
M. Géraud écrit à ses fils :
tt Nos prêtres réfractaires, dont le nombre se gros-
sit à un point effrayant par ceux des départements
voisms, travaillent et égarent les femmes. Le peuple
indigné se serait déjà porté contre eux aux der-
nières violences sans l'extrême prudence des autorités
constituées ; mais la fermentation est telle qu'à
chaque instant nous craignons de voir notre tran-
quillité compromise. »
Le veto opposé par le roi au décret contre les
prêtres avait empêché de mettre à exécution les me-
sures de rigueur projetées; mais la situation deve-
nait telle, dans certaines provinces, que l'on y récla-
mait de nouveau, impérieusement, une intervention
énergique de l'Etat.
a On attend impatiemment le décret sur les prêtres,
écrit M. Géraud le 22 avril. Le peuple ici est furieux
contre les réfractaires. Trois de ces boute- feux furent
arrêtés ces jours-ci et mis en état d'arrestation pour
les soustraire à la lanterne. »
François de Neufchâteau fut chargé de rédiger un
rapport sur la situation et sur les mesures qu'il con-
viendrait de prendre pour apporter un remède à ces
agitations religieuses qui désolaient les provinces.
Notre étudiant écrit à sa famille :
(( i»"" mai 1792.
a J'assistai, l'autre jour, à une séance de l'As-
semblée nationale, où j'entendis la lecture d'un long
244
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
rapport de M. François de Neuf château sur les causes
des troubles qui agitent le royaume. L'on en décréta
l'impression et l'envoi aux quatre-vingt-trois dépar-
tements. Ce rapport réunit tout ce qu'on peut dési-
rer : logique, éloquence, lumières, tout en un mot,
excepté un point bien essentiel dans les circonstances
actuelles, la sévérité.
« Le législateur doit être impassible commue la loi.
Rousseau l'a dit : « Il faudrait des dieux pour
« donner des lois aux hommes. » Et certes, M. Fran-
çois de Neufchâteau est bien éloigné de ce point de
perfection ,: philosophe sentimental, il a écouté la
voix de son cœur plutôt que celle de la raison; il
n'a pas senti combien cette sensibilité, toujours dé-
placée alors qu'elle compromet la chose publique, le
rendrait criminel dans un moment oi^i le peuple
souffre et demande à grands cris un remède à ses
maux; il a craint, pour ainsi dire, de punir les cou-
pables agitateurs qui désolent la France, et n'a pas
craint de laisser une nation entière exposée à des
troubles funestes, avant-coureurs d'une guerre civile
peut-être.
« Si l'on en juge d'après ce rapport, les mesures
qu'on soumettra à la discussion de l'Assemblée se-
ront vaines et dilatoires ; on devrait craindre cepen-
dant de lasser la longue patience du peuple. Si ses
représentants tolèrent, il pourrait bien, lui, ne pas
toujours tolérer. La déportation des prêtres en pays
étranger, me paraît être la seule mesure conforme
d'abord à la justice et ensuite à la saine politique
d'une nation libre. Qu'on temporise tant qu'on vou-
dra, l'on sera enfin forcé d'en venir là. Mais pour-
quoi ne pas prévenir les maux inévitables qui précé-
deront cet heureux moment? Pourquoi laisser le vais-
seau de l'Etat exposé à ces continuelles secousses? ,»
PENDANT LA RÉVOLUTION 245
Le trouble dans Paris devient extrême et ces dis-
cussions brûlantes contribuent encore à l'auguenter.
Tout est prétexte à suspicion. Le peuple se méfie de
la cour, de l'Assemblée, de la garde nationale. Sur
le conseil des Jacobins, il se forme en troupes armées
de piques. Edmond mande à son père :
(( 28 mai 1792.
« La garde du roi n'est déjà plus qu'un corps
de satellites entièrement dévoués aux volontés de
leurs chefs, c'est-à-dire ,à la cause de l'aristocratie ;
une foule d'anecdotes confirmées par quelques sol-
dats patriotes, qui en ont été chassés, ne prouvent
que trop combien l'air de pette cour est corrupteur
et combien l'ombre du trône est faite pour étouffer
dans les âmes communes et pusillanimes tout senti-
ment honnête et généreux. Les Parisiens prévoient,
enfin, que les journées du 3 et du 6 octobre pour-
raient bien se renouveler. Les piques du faubourg
de Gloire ne resteraient pas alors dans l'inaction.
Plusieurs faits semblent présager quelques grands
efforts de nos ennemis intérieurs. Paris est le centre
de ralliement; les rues sont pleines de personnages
inconnus, mais particulièrement de prêtres réfrac-
taires échappés de leurs départements. L'on pense
que la municipalité ne tardera pas à prendre quelque
grande mesure de police : au reste la surveillance est
extrême. Il paraît certain qu'on a résolu de travailler
la garde nationale et les troupes du centre; il s'est
glissé parmi elles une foule de mauvais sujets qui
lèveront le masque dès que le grand jour sera arrivé.
Hier l'un d'eux, plus imprudent que les autres,
s'avisa de crier dans les Tuileries au milieu d'un
groupe : Vive le roi! Vive la reine! A bas V As s cm-
246 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
blée nationale! On a eu toute la peine imaginable à
l'arracher à la lanterne. Il a été conduit dans la
maison de police correctionnelle.
« Que cette légère effervescence des esprits ne
retarde pas votre départ : encore une fois il n'y a
d'exposés à Paris que ceux qui veulent bien l'être. »
Au milieu de cette agitation, les dons patriotiques
continuaient à affluer à l'Assemblée :
a Cette sainte fureur, qui marque bien l'esprit pu-
blic, écrit une contemporaine, est tellement soutenue,
qu'il pleut de l'or, je n'exagère pas. Hier, un Bor-
delais a posé sur l'autel de la patrie cinquante-six
mille livres en espèces sonnantes ; et tous les jours
le bureau en est couvert (i). »
Edmond et John voulurent naturellement appor-
ter, eux aussi, leur modeste obole, et ils déposèrent
sur le bureau une somme de cent livres, qui leur avait
coûté cent soixante-six livres en papier. Ils furent
admis aux honneurs de la séance et purent assister à
la discussion de la loi sur les prêtres réfractaires ;
cette fois on cédait à la pression publique et on pro-
posait un décret qui frappait de déportation hors du
royaume les prêtres insermentés ; on leur accordait
un délai d'un mois pour se mettre en règle avec
les lois :
« 2g mai 1792.
a A la faveur de notre offrande patriotique, nous
avons assisté à la séance où fut porté le décret d'ex-
portation contre les prêtres réfractaires et perturba-
teurs. C'est en grande partie à l'éloquent Guadet que
nous en devons la sage rédaction. Les Feuillants, au
(i) Journal d\ine bourgeoise.
PENDANT LA RÉVOLUTION 247
nom de la Constitution, proposaient, selon leur
louable coutume, des moyens propres à retarder, à
entraver l'effet de cette salutaire mesure, qui n'a,
je crois, d'autre défaut que d'être venue un peu
tard. ]Mais on a répondu à tous leurs vains sophismes
et à leur pathos constitutionnel, par un passage du
Contrat social, et la victoire est demeurée aux pa-
triotes.
« L'on nous avait placés dans le côté droit, au
milieu des Ramond, des Genty, des Goujon, des
Dumolard, et nous fûmes pleinement à portée de voir
combien ces misérables sont infirmes d'esprit et com-
bien leur méchanceté est profonde et réfléchie.
« Quand le cœur est perverti, a dit Bergasse, rare-
a ment la raison est droite et saine, car l'esprit n'est
a que l'esclave et l'interprète du cœur. » Pour se
pénétrer de la vérité de cet adage, il n'y a qu'à en-
tendre ces messieurs.»
L'inquiétude grandissant dans les esprits, les bruits
de complots, de conspiration prenant plus de consis-
tance, l'Assemblée se déclare en permanence.
Il n'est question que de nouvelles menaçantes :
la municipalité de Neuilly envoie à l'Assemblée des
cocardes blanches arrachées aux Suisses par des
paysans; les gardes du roi, dans des orgies, portent
la santé de Condé, de Bouille; on assure qu'ils
comptent dans leurs rangs des réfractaires, des offi-
ciers de Coblentz; le comité autrichien s'agite; Paris
est plein de coblenzistes :
« 30 mai 1792.
a Les circonstances prennent, depuis hier, un ca-
ractère très imposant, écrit Edmond. Une foule de
faits, plus graves les uns que les autres, ont déter-
248 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
miné l'Assemblée à se déclarer permanente pendant
l'espace de huit jours, c'est-à-dire qu'il n'y aura
point d'interruption entre ses séances, vu que la chose
publique est en danger. Le public demande ardem-
ment, et la motion en a même été faite à l'Assem-
blée, que la garde du roi soit licenciée. Les incul-
pations se multiplient contre elle; la question a été
ajournée; le ministre de la guerre est venu pro-
poser les plus vastes mesures ; elles ont été adoptées
sans discussion. De grands événements se pré-
parent.
a M. Pétion s'est rendu, avant-hier, chez le roi. A
son arrivée, Louis XVI a fait sortir tout le monde
de sa chambre, et même M. Roland de la Plâtrière,
ministre de l'intérieur. Ils sont demeurés environ
deux heures ensemble, et tout ce que l'on peut dire
de cette conférence secrète, c'est qu'elle a été très
échauffée, et que le roi parlait très haut et d'une
manière véhémente. Notre digne maire, qui ne sait
pas flatter, et à qui l'on connaît une grande fran-
chise, lui aura dit quelques-unes de ces bonnes vé-
rités, telles qu'il aurait besoin d'en entendre souvent,
et le gros Capet se sera fâché tout rouge. Ces petites
scènes n'altèrent point la modération de Pétion; mais
quoique sa douceur et sa tranquillité l'aient fait re-
garder par quelques aristocrates comme un bonhomme,
ce bonhomme pourra bientôt leur développer son
caractère et leur donner du fi.1 à retordre. Au reste,
une anecdote sûre, c'est que ces jours passés le roi
a été trouvé se promenant seul, à minuit, dans les
allées des Tuileries, éloignées du château et près du
Pont-Tournant. Il avait l'air fort agité; on lui a
demandé ce qu'il faisait là à l'heure qu'il était; il
s'est troublé, enfin il a répondu qu'il prenait le
frais. Note que les nuits dcrniè-es ont été très fr'^ides
PENDANT LA RÉVOLUTION 249
et pluvieuses. Ce fait et plusieurs autres rapproche-
ments donnent beaucoup à penser. Le bruit se ré-
pand que, dans la séance du 28 au 2g, l'Assemblée
a suspendu, pour un temps limité, l'effet du veto
royal. Le faubourg de Gloire entoure l'enceinte de
l'Assemblée de ses piques redoutables. Tout Paris
est sous les armes. »
Le faubourg Saint-Marceau se présente à l'Assem-
blée et est admis à défiler :
« Six mille âmes, soldats, hommes, femmes, en-
fants, passèrent dans un ordre nouveau et tout à fait
piquant. Les groupes de citoyens étaient coupés à
diverses distances par trois ou quatre rangées de
soldats, et tout cela marchait au bruit d'un tambour
qui battait une marche gaie et douce. Toutes les
femmes avaient le bras droit levé ; les hommes étaient
armés de piques, de fourches, de tridents, de vo-
lants, mêlés aux baïonnettes des soldats. Les enfants
avaient des sabres nus, et la salle retentissait des
cris de : Vive libre ou mourir ; la Constitution ou
la mort; vive V Assemblée nationale; périssent les
tyrans; le peuple français est libre; il n'y a plus
qu'un maître^ la loi; vive la loi, vive la nation! et
cela durant une demi-heure. Le faubourg Saint-An-
toine, en plus grand nombre, a répété le soir ce que
j'avais vu et ce que je viens de vous raconter du
faubourg Saint-Marceau (i). »
L'Assemblée cède à la pression populaire : elle
décrète le licenciement de la garde du roi, elle or-
donne que les postes des Tuileries seront remis à la
garde nationale, et elle déclare que ce décret se pas-
sera de sanction.
Le duc de Cossé-Brissac, commandant de la garde
^i") Journal d'une bourgeoise.
350 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
du roi, est arrêté et conduit à Orléans pour y être
jugé par la haute Cour.
Ces mesures apaisent l'effervescence populaire, le
calme renaît, la satisfaction est générale, car tout le
monde est convaincu que l'on vient d'échapper à de
grands périls :
« Les dangers où nous avons été, écrit Mme X...,
l'insolence des aristocrates qui annonçaient la contre-
Révolution et une pluie de sang, comme on annonce
un orage bienfaisant, tout cela a dû irriter l'Etre
suprême, et je regarde tout ce qui vient d'arriver
comme autant de miracles de sa puissance et de sa
bonté envers le peuple. »
La journée s'est passée dans un calme étonnant :
« Le peuple était debout. Son respect pour la loi
a fait des prodiges. Je me suis trouvée aux Tuileries,
au milieu de cinquante mille âmes, et la majes-
tueuse agitation où nous étions tous n'a pas causé
le moindre désordre. On entendait partout : « Res-
te pect à la loi, obéissance à la loi ! (i). »
La situation de la famille royale devenait épou-
vantable. Sous ses fenêtres, elle entendait hurler
d'atroces invectives :
« Vous me voyez désolée, dit un jour la reine à
Dumouriez; je n'ose pas me mettre à la fenêtre du
côté du jardin. Hier au soir, pour prendre l'air, je me
suis montrée à la fenêtre de la cour : un canonnier
de garde m'a apostrophée d'une injure grossière, en
ajoutant : « Que j'aurais de plaisir à voir ta tête au
« bout de ma baïonnette! » Dans cet affreux jardin,
d'un côté, on voit un homme monté sur une chaise
lisant à haute voix, des horreurs contre nous ; d'un
autre, c'est un militaire ou un abbé qu'on traîne dans
(i) Journal cûune bourgeoise.
PENDANT LA RÉVOLUTION 251
un bassin, en l'accablant d'injures et de coups;
pendant ce temps, d'autres jouent au ballon ou
se promènent tranquillement. Quel séjour ! Quel
peuple (i) ! B
Le roi, profondément affecté de la situation et du
cours que prenaient les événements, en avait souvent
l'esprit troublé :
« Dernièrement, il ne reconnaissait point son âls
et, comme il s'avançait, demanda quel était cet en-
fant-là. A la promenade, il vit d'une éminence le
clocher de Saint-Denis : « Voilà, dit-il à quelqu'un,
« où je serai pour le jour de ma fête. » Après un
emportement momentané, au sujet des affaires pu-
bliques, il parut se calmer et s'écria : « Je m'en f...,
a je serai mort avant deux mois. » Il a pleuré et
pleure encore le départ de M. de Brissac, et lui a
dit en le quittant : « Vous allez en prison, j'en
« serai bien plus affligé encore si vous m'y laissiez
a moi-même. » Cette situation du roi est poignante
pour toute âme sensible, de quelque parti qu'on
soit (2). »
Sans avoir consulté ses collègues, Servan pro-
pose, à l'occasion de la prochaine Fédération du
14 juillet, de former un camp de vingt mille fédérés,
qui serait destiné à protéger l'Assemblée et la capi-
tale ; de cette façon, on déjouerait des complots sans
cesse renaissants. Ce projet est accueilli avec enthou-
siasme.
Sur ces entrefaites, Louis XVI renvoie ses mi-
nistres girondins et il les remplace par des Feuil-
lants; il en résulte une grande fermentation : a Tout
cela annonce encore un orage. Ce roi se comporte
(i) Mémoires de Dwnouries, liv. III, chap. vi.
(2) Correspondance secrète, par M. DE LescuRE.
252 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
avec tant de duplicité et de mauvaise foi qu'il fait
horreur aux âmes honnêtes. Il joue son trône, et
vingt-cinq millions d'hommes, comme il ferait une
partie de chasse (i). »
En attendant, une grande animation règne dan'
Paris. On plante un arbre de la liberté devant h
porte de chaque corps de garde, on va même en
planter un aux Tuileries. L'Assemblée est dans le
plus extrême embarras; ce qui lui manque, c'est un
homme :
« Un Mirabeau remuerait le sourcil, comme Ju-
piter, et tout irait; mais il est dans la tombe, et nous
n'avons que des paillasses de Mirabeau (2). »
La Fayette, qui est à l'armée, prend parti pour les
nouveaux ministres; il écrit à l'Assemblée pour de-
mander la suppression de tous les clubs.
Le roi oppose son veto aux décrets sur la déporta-
tion des prêtres et sur le camp de vingt mille fédérés
à Paris.
Le peuple décide de se rendre en armes à l'Assem-
blée et de là au palais des Tuileries pour porter des
pétitions. Le département prend aussitôt un arrêté
contre les rassemblements armés et charge Pétion de
l'exécuter.
Enfin la journée du 20 juin arrive (3) :
« Mercredi au soir, 20, anniversaire du Serment
du jeu de paume.
a Quel beau jour! Quel triomphe! Quelle protec-
tion signalée du ciel sur le bon peuple! J'étais partie
(i) Journal dhme bourgeoise.
(2) Ibid.
(3) M. et Mme Géraud se trouvant à Paris, la correspon-
dance de leur fils nous fait défaut pendant cette période de
PENDANT LA RÉVOLUTION 253
à près d'onze heures. En traversant la place du Car-
rousel, j'ai vu un triple rang de cavalerie flanquée
sur les murs et aux portes du château, dans toute la
longueur de cette vaste enceinte. Un peuple immense
de curieux remplissait le reste, et il y avait foule de
là jusqu'à l'Assemblée nationale.
« Jamais l'Assemblée n'avait été plus brillante et
plus majestueuse, pas un vide. La discussion s'en-
gage violente et passionnée pour savoir s'il faut
recevoir la multitude armée qui se presse aux portes
de la salle. Guadet rappelle qu'un empereur romain,
qui voulait prendre le peuple en infraction à la loi,
la faisait écrire d'une manière si inintelligible que
le pauvre peuple se trouvait toujours coupable. Enfin
l'Assemblée décide d'admettre les pétitionnaires à
sa barre.
a L'impression, la mention honorable, les hon-
neurs de la séance pour les pétitionnaires, le passage
dans l'Assemblée pour tous les citoyens, ont été
décrétés par acclamation. Tout le peuple était de-
bout. Le vrai souverain a su déployer une vraie ma-
jesté; il a été à passer deux heures, montre en main,
dans un ordre, dans une tranquillité magnifique. On
y voyait des citoyens armés de piques, des gardes na-
tionaux, des chasseurs, des grenadiers, des troupes
de ligne, des dames, des femmes du peuple, tous mé-
langés dans le véritable esprit de l'égalité et de
l'union fraternelle. On portait les tables sacrées des
droits de l'homme et mille emblèmes de la Constitu-
tion et de la liberté. La musique militaire jouait l'air
Ça ira. Les deux faubourgs Saint-Antoine et Saint-
Marceau étaient réunis, et cela était gravé sur un ta-
l'année 1792. Pour éviter une lacune trop considérable dans
le récit des événements, nous avons recours au Journal
d^une bourgeoise.
254 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
bleau allégorique, avec cette devise : Viinion fait
la force. Ils étaient quarante mille. »
Mme X... n'a pas vu la journée du 20 juin aux
Tuileries, mais elle la raconte d'après des témoins
oculaires. A l'en croire, le peuple a déployé partout
la plus grande modération et une sagesse admirable :
« Ils avaient fait ouvrir à la garde nationale la
porte du château, autant par la force de leur raison-
nement que par la puissance de leur nombre, et l'on
entendait partout : le peuple ne fera rien qui soit
indigne de lui, il ne veut que justice et loyauté. Les
aristocrates, qui avaient fondé sur cet événement l'ou-
verture de la guerre civile, répandaient mille faux
bruits dans Paris. On disait que le château était au
pillage et mille autres calomnies. Les faux frères
dans la garde nationale, les fayettistes étaient aux
abois. Deux fois ils ont fermé les portes du jardin,
deux fois on leur a fait ouvrir.
« Le peuple a pressé le roi de suivre la Constitu-
tion et de remplir ses promesses. Jamais Paris ne fut
plus joyeux et plus calme que dans cette singulière
agitation d'un grand peuple. J'ai tout vu et tout en-
tendu. Je suis allée à l'Assemblée nationale, sur les
places publiques, dans les rues; et je t'assure que je
n'y ai recueilli que des preuves de la bienveillance et
de la générosité d'une multitude assemblée sous la
bannière de la fraternité. »
Après cet attentat, un trouble profond règne dans
Paris; à l'Assemblée les constitutionnels protestent
avec indignation contre la violation de la demeure
royale. On fait venir La Fayette et il se présente à
l'Assemblée le 28. Au nom de son armée, il supplie
l'Assemblée de poursuivre les instigateurs du 20 juin,
de détruire une secte qui envahit la souveraineté na-
tionale, de faire respecter les autorités.
PENDANT LA RÉVOLUTION 255
Son discours provoque les plus vives protestations
de la gauche, on le traite de Catilina et les haines po-
pulaires se déchaînent contre lui.
Ramond l'ayant appelé le fils aîné de la liberté :
a Si c'est le fils aîné de la liberté, s'écrie Collot-
d'Herbois aux Jacobins, il assassine sa mère; si c'est
notre frère aîné, c'est notre Caïn. »
On l'a vu se promener dans Paris avec plusieurs
centaines d'officiers qui entouraient sa voiture et on
le compare aussitôt à Sylla dans Rome. On le soup-
çonne de vouloir donner des fers à sa patrie, de cher-
cher à jouer le rôle d'un despote. Dans son ancienne
idole le peuple ne voit plus que a le singe de Crom-
well ou de Monck ».
La cour est aussi suspecte que le général, qui passe
pour être devenu son plus fervent séide : dans les
moindres incidents on peut constater que l'éloigne-
ment du peuple s'accentue.
Depuis le 20 juin le roi avait fait fermer le jardin
des Tuileries. La terrasse des Feuillants, qui abou-
tissait à l'Assemblée, était seule restée ouverte, et
l'on y avait placé des sentmelles avec la consigne de
ne laisser passer personne de cette terrasse dans le
jardm. Cette interdiction fut tournée en plaisanterie.
Le peuple plaça un écriteau avec ces mots : a Défense
de passer sur le territoire étranger. » Aussitôt on
leva la consigne, mais le peuple s'obstina à la res-
pecter; la limite qu'on ne devait pas franchir fut
indiquée par un simple ruban tricolore et pas un
pied profane ne se portait au delà. La terrasse des
Feuillants est couverte d'une foule compacte, et le
jardin qu'on appelle la Forêt Noire reste absolument
désert. Les plaisanteries ne tarissent pas sur ce jar-
din si respecté : Coblcjî/s, V Autriche, tels sont les
noms dont on le désigne. Un jour, une dame, par
256 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
ignorance, franchit le cordon fatal : aussitôt on la
ramène sur la terrasse, et, aux grands éclats de rire
de l'assistance, on lui fait secouer avec soin cette
poussière étrangère dont elle a souillé ses pieds.
Malgré la gravité des événements et l'inquiétude
qu'ils devaient inspirer, tout respirait le calme, pa-
raît-il : « Nous croyez-vous épouvantés, faibles, éper-
dus, écrit Mme X...? Revenez de votre erreur. Nous
sommes fermes comme les rochers des Alpes, élevés
comme les cèdres du Liban, et calmes comme les eaux
d'un lac paisible. » (5 juillet.)
Le 7 juillet, l'on apprend que le directoire du dé-
partement de Paris a suspendu Pétion de ses fonc-
tions de maire pour n'avoir pas rempli son devoir
le 20 juin.
A cette nouvelle, une grande émotion s'empare de
la capitale; on s'indigne de voir ainsi traité un
homme vertueux, un « Aristide », un « Socrate », un
homme qui, le 20 juin, a sauvé la vie à vingt mille
âmes «qu'une cour perverse voulait faire assassiner».
La municipalité demande à partager le sort de son
chef. Les sections, les sociétés, le peuple crient :
« Rendez-nous Pétion ! »
CHAPITRE XVII
JUILLET-AOUT I792
Sommaire : La Prusse nous déclare la guerre. — Déchaîne-
ment contre la famille royale. — Discours de Vergniaud.
— Anniversaire de la Fédération. — Manifeste de
Brunswick. — Demandes de déchéance. — La Fayette
est mis en accusation. — Il est acquitté. — Journée du
10 août. — La famille royale est enfermée au Temple. —
Aspect de Paris.
La déclaration de guerre ne s'adressait qu'à l'Au-
triche, mais comme cette puissance avait contracté
une alliance avec la Prusse, Frédéric-Guillaume se
considéra lui aussi comme provoqué, et il se prépara
à commencer les hostilités. L'on apprit bientôt que
les Prussiens s'avançaient par Coblentz, au nombre
(le qu.J^e-vingt mille, sous le commandement du duc
de Brunswick. Le 6 juillet, Louis XVI annonça au.v
députés la déclaration de guerre du roi de Prusse :
« Je compte, dit il, sur l'union et le courage de tous
les Français pour combattre et repousser les ennemis
de la patrie et de la liberté. »
Liickner, n'ayant pas assez de troupes pour tenir
tête à Brunswick, fut obligé de se replier sur Lille
et Valenciennes.
Ces nouvelles causèrent à Paris une très vive émo-
tion; l'ennemi pouvait être dans six semaines sous la
capitale! A la cour, on comptait fermement sur son
arrivée prochaine et l'on estimait que l'heure de la
délivrance était proche.
«7
258 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
La reine avouait à ses femmes ses vœux et ses
espérances, a Une nuit, dit Mme Campan, que la
lune éclairait sa chambre, elle la contempla et me dit
que dans un mois elle ne verrait pas cette lune sans
être dégagée de ses chaînes. Elle me con&a que tout
marchait à la fois pour la délivrer. Elle m'apprit
que le siège de Lille allait se faire, qu'on leur faisait
craindre que, malgré le commandant militaire, l'au-
torité civile ne voulût défendre la ville. Elle avait
Vitinéraire des -princes et des Prussiens : tel jour,
ils devraient être à Verdun, et tel jour à un antre
endroit. Qu'arriverait-il à Paris? Le roi n'était pas
poltron, mais il avait peu d'énergie : « Je monterais
a bien à cheval, disait-elle encore, mais alors,
a j'anéantirais le roi... »
Les nouvelles les plus inquiétantes circulaient dans
le peuple. On répétait à l'envi que le roi était d'ac-
cord avec l'ennemi, qu'il paralysait volontairement
l'action de nos armées, qu'il usait de son veto pour
déjouer toutes les mesures de l'Assemblée, en un m.ot
qu'il trahissait son pays. Les secrètes menées de la
cour, qu'on soupçonnait sans les connaître positi-
vement, effrayaient les esprits, les surexcitaient ;
l'exaspération était portée à son comble.
A partir de ce moment, la fureur contre la famille
royale ne connaît plus de bornes; des affiches mena-
çantes couvrent les murs, les journaux demandent
audacieusement la déchéance d'un traître; Carra,
dans les Annales patriotiques, dénonce le comité au-
trichien, qui, depuis si longtemps, gouverne la France
et qui prépare aujourd'hui une Saint-Barthélémy de
patriotes.
Le déchaînement populaire gagne l'Assemblée, où
ont lieu les séances les plus violentes.
Le 30 juin, Vergniaud monte à la tribune et ter-
PENDANT LA RÉVOLUTION 259
mine un long réquisitoire contre Louis XVI par ces
paroles terribles :
a O roi, qui avez sans doute cru, avec le tyran
Lysandre, que la vérité ne valait pas mieux que le
mensonge, et qu'il fallait amuser les hommes avec
des serments comme on amuse les enfants avec des
osselets; qui n'avez feint d'aimer les lois que pour
conserver la puissance qui vous servirait à les braver ;
la Constitution, que pour qu'elle ne vous précipitât
pas du trône, où vous aviez besoin de rester pour
la détruire; la nation, que pour assurer le succès de
vos perfidies, en lui inspirant de la confiance ; pensez-
vous nous abuser aujourd'hui avec d'hypocrites pro-
testations? Pensez-vous nous donner le change sur la
cause de nos malheurs par l'artifice de vos excuses et
l'audace de vos sophismes? Etait-ce nous défendre
que d'opposer aux soldats étrangers des forces dont
l'infériorité ne laisse pas même d'mcertitude sur leur
défaite? Etait-ce nous défendre, que d'écarter les
projets tendant à fortifier l'intérieur du royaume ou
de faire des préparatifs de résistance pour l'époque
où nous serions déjà devenus la proie des tyrans?
La Constitution vous laissa-t-elle le choix des mi-
nistres pour notre bonheur ou notre ruine? Vous
fit-elle chef de l'armée pour notre gloire ou notre
honte? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction,
une liste civile, et tant de grandes prérogatives, pour
perdre constitutionnellement la Constitution et l'em-
pire? Non, non, homme que la générosité des Fran-
çais n'a pu émouvoir, homme que le seul amour du
despotisme a pu rendre sensible, vous n'avez pas
rempli le vœu de la Constitution ! Elle peut être
renversée, mais vous ne recueillerez pas le fruit de
votre parjure ! Vous n'êtes plus rien pour cette Cons-
titution, que vous avez si indignement violée, pour
26o JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
ce peuple, que vous avez si lâchement trahi! »
L'effet de ces paroles fut foudroyant, l'Assemblée
les couvrit d'applaudissements.
Après une réconciliation générale de tous les dé-
putés provoquée par un discours patriotique de l'abbé
Lamourette, la patrie est déclarée en danger.
A partir de ce moment, les séances de l'Assemblée
deviennent permanentes; des coups de canon sont
tirés d'heure en heure pour rappeler le danger du
pays; toutes les municipalités siègent sans interrup-
tion; au milieu des places publiques l'on élève des
amphithéâtres où les officiers municipaux reçoivent
les engagements volontaires.
On se rappelle que le roi avait refusé de sanction-
ner le décret qui réunissait vingt mille fédérés à
Paris.
L'Assemblée proposa alors un nouveau décret qui
établissait à Soissons une réserve de quarante-deux
bataillons de volontaires nationaux. Il n'y fut pas
fait d'opposition.
Mais l'annonce d'un camp de vingt mille fédérés
à Paris s'était répandue en province, des levées
spontanées avaient eu lieu dans certains départe-
ments et s'étaient immédiatement dirigées sur la
capitale. L'Assemblée décréta que ces troupes passe-
raient par Paris, s'y feraient inscrire, et de là rejoin-
draient Soissons; il fut décidé également que celles
qui se trouveraient dans la capitale avant le 14 juillet
assisteraient à l'anniversaire de la fête de la Fédé-
ration.
Cette cérémonie avait passé presque inaperçue en
1791 ; on résolut de la célébrer en 1792 avec un éclat
inaccoutumé.
Quatre-vingt-trois tentes représentaient les quatre-
vingt-trois départements. Une grande tente était des-
PENDANT LA RÉVOLUTION 261
tinée à l'Assemblée et au roi, une autre aux corps
administratifs de Paris. Le Champ-de-Mars ressem-
blait à un camp.
Placé au balcon de l'Ecole militaire, Louis XVI
et la famille royale virent dé&ler devant eux une
populace immense, criant, hurlant : a Vive Pétion !
Pétion ou la mort ! » Ce cri était reproduit sur tous
les chapeaux. Ensuite venaient en désordre les fédé-
rés, les légions de la garde nationale, les régiments
de la ligne, l'Assemblée :
« L'expression du visage de la reine ne s'effacera
jamais de mon souvenir, rapporte Mme de Staël; ses
yeux étaient abîmés de pleurs; la splendeur de sa
toilette, la dignité de son maintien contractaient avec
le cortège dont elle était environnée. »
Quand le défilé fut term.mé, le roi descendit et vint
' prêter le serment sur l'autel de la patrie :
a La roi se rendit à pied jusqu'à l'autel élevé à
l'extrémité du Champ-de-Mars, dit encore Mme de
Staël. C'est là qu'il devait prêter le serment pour la
seconde fois à la Constitution... Je suivis de loin sa
tête poudrée, au milieu de ces têtes à cheveux noirs ;
son habit, encore brodé comme jadis, ressortait à
coté du costume des gens du peuple qui se prcs-
r.aient autour de lui. Quand il monta les degré de
l'autel, on crut voir la victime sainte s'offrant vo-
lontairement en sacrifice. Il redescendit, ei', traver-
sant de nouveau les rangs en désordre, il revint
s'asseoir auprès de la reine et de ses enfants. Depuis
ce jour, le peuple ne l'a plus revu que sur Técha-
faud. B
Un arbre immense était placé sur un vaste bûchei".
C'était l'arbre de la féodalité, et à ses branches se
trouvaient suspendus des couronnes, des cordons
bleus, des tiares, des clefs de saint Pierre, des titres
2 62
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
de noblesse, des écussons, etc. On demanda au roi
d'y venir mettre le feu, mais il répondit avec à-pro-
pos que c'était inutile, puisque la féodalité n'existait
plus.
La situation intérieure prenait une tournure fort
dangereuse. Les fédérés arnvaient peu à peu à Pans
et y séjournaient au lieu de poursuivre leur route.
Ils déclarèrent à rAssemblée, par une adresse, qu'ils
ne s'éloigneraient pas tant que les ennemis de l'inté-
rieur ne seraient pas terrassés.
C'est dans ces circonstances que parut le manifeste
du duc de Brunswick, le 2/ juillet 1792.
Mane-Antoinette avait bien compris, étant donnée
l'exaltation populaire, a quels dangers allait l'ex-
poser l'entrée des étrangers en France. Aussi avait-
elle cherché à prévenir les graves inconvénients qui
en pouvaient résulter pour elle et sa famille ; c'est
dans ce but qu'elle avait écrit à Mercy : « Tout est
perdu, si l'on n'arrête pas les factieux par la crainte
d'une punition prochaine. Ils veulent à tout prix la
République; pour y arriver, ils ont résolu d'assas-
siner le roi. Il serait nécessaire qu'un manifeste ren-
dit l'Assemblée nationale et Paris responsables de
ses jours et de ceux de sa fdrnille. »
Le duc de Brunswick se conforma à cet avis, mais
son manifeste était conçu dans les termes les plus
malheureux.
Après avoir rappelé qu'il venait étouffer l'anarchie
et rétablir le pouvoir royal, Brunswick promettait de
traiter comme rebelles les gardes nationales qui
essaieraient de résister et les habitants qui oseraient
se défendre. Les membres de l'Assemblée et les admi-
nistrateurs de Paris étaient responsables, sur leurs
têtes, de tout ce qui se passerait dans la capitale. S'il
était fait la moindre violence, le moindre outrage
PENDANT LA RÉVOLUTION 263
à la famille royale, la ville de Paris serait mise à sac,
livrée à une subversion totale, et les révoltés con-
damnés aux derniers supplices.
Ces menaces ne pouvaient être que funestes à ceux
qu'on désirait protéger.
On croyait terroriser le peuple, on l'exaspéra et on
le poussa aux dernières extrémités. Il résolut de
prendre les devants et de s'assurer tout d'abord des
otages qui pouvaient être son salut.
C'est en vain que le roi désavoua le manifeste, il
ne put ramener ni l'Assemblée ni le peuple.
Le 30 juillet, les Marseillais arrivèrent à Paris; ils
étaient cinq cents et comptaient tout ce que le Midi
renfermait de plus exalté.
Santerre leur offrit un repas aux Champs-Elysées.
Des gardes nationaux dévoués à la cour se trouvaient
non loin de l'endroit où étaient réunis les Mar-
seillais; une collision s'ensuivit; il y eut des blessés
et des morts. La colère et les haines s'accrurent contre
les aristocrates.
Les nouvelles les plus étranges se répandent dans
la capitale. On prétend que les fédérés réunis à Sois-
sons ont été empoisonnés avec du verre mêlé à leur
pain, qu'il y a déjà des centaines de victimes. La
vérité est qu'on a trouvé quelques éclats de verre
tombés par accident dans un sac de farine ; mais
il n'y a eu ni malade ni mort.
Un autre jour, on raconte que la supérieure des
Sœurs grises de Rueil a perdu son porte-monnaie,
dans lequel on a trouvé la preuve qu'elle a envoyé,
en quelques mois, quarante-huit mille livres aux émi-
grés. On raconte que Paris est rempli de royalistes
cachés; on se passe de main en main des listes de
proscription où sont inscrite tous les patriotes; or.
publie des pamphlets annonçant au:; partisans de la
264 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Révolution le châtiment prochain et inévitable qui
les attend.
Toutes ces nouvelles, propagées à l'envi, contri-
buent à augmenter l'irritation et l'affolement de la
populace.
Le 25 juillet, un décret a rendu toutes les sections
de Paris permanentes. Elles se réunissent et chargent
Pétion de demander la déchéance de Louis XVI. Le
3 août, le maire de Paris prend la parole à l'Assem-
blée et remplit la mission dont il a été chargé; il
base ses motifs sur la trahison évidente du roi. La
discussion est renvoyée au g août.
De tous côtés arrivent des pétitions pour la dé-
chéance. Le frère de M. Géraud lui écrit de Bor-
deaux :
« Bordeaux, 3 août 1792.
a Je vois par ta lettre, mon cher ami, que la patrie
est dans un grand danger, et que nous devons nous
attendre à de graves événements. J'ai peur que ce
mois ne se passe pas sans qu'une guerre civile
n'éclate; Paris devrait être l'endroit où le patrio-
tisme devrait triompher ; au contraire, c'est le foyer
de l'aristocratie du royaume, car c'est le seul endroit
où il y ait du trouble. L'Assemblée ne s'est pas
comportée avec toute la fermeté qu'elle aurait dû
avoir à l'égard du veto et du pouvoir exécutif. Il y
a longtemps qu'elle aurait dû le déchoir de ses fonc-
tions. La France n'aura jamais une Constitution si
elle est toujours aussi indulgente. >
Les constitutionnels et La Fayette proposent à
Louis XVI de fuir, mais il s'y refuse.
Le général allait bientôt avoir à pourvoir lui-
même à sa propre sûreté. Gravement compromis dans
PENDANT LA RÉVOLUTION 265
les derniers événements, il était déjà en exécration
à la foule, lorsqu'on apprit qu'il avait arraché à
Liickner la promesse de marcher, s'il était nécessaire,
contre la capitale.
Il fut mis en accusation et l'Assemblée fut appelée
i prononcer son verdict le 8 août :
(( Jeudi g août 1793, l'an IV* de la liberté.
« L'Assemblée nationale, écrit Edmond à un de
ses amis, vient encore de donner à la France une
triste preuve de sa faiblesse et de sa pusillanimité :
La Fayette, le traitre La Fayette est absous de toute
accusation; une indicible duplicité, une mauvaise foi
révoltante ont présidé à la défense, et Vaublanc
s'est présenté le premier pour être le digne avocat
d'une si belle cause. Le mielleux orateur du côté
droit a pris la parole et, dans un discours éloquent,
adroit, mais plein de raisonnements captieux et so-
phistiques, de preuves et d'assertions également
vaines, absurdes et mensongères, de déclamations
insipides contre les clubs et les vrais amis du peuple,
il a récusé la déposition des députés patriotes comme
fausse et calomnieuse, s'est efforcé d'innocenter La
Fayette et, enfin, a fini par demander la question
préalable sur la proposition du décret d'accusation.
« Brissot a parlé ensuite et, après un examen im-
passible, approfondi, sévère, mais équitable, des
nombreux griefs contre le général, il l'a déclaré
atteint et convaincu de haute trahison : enfin, au
nom de la patrie en danger, au nom du souverain
outragé, de la Constitution impudemment violée, il
a conclu au décret d'accusation.
« A la majorité de 400 voix contre 226, l'Asscm-
bléc a dccidé qu'il n'y avait pas lieu à accusation.
266 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
« Un pareil décret a été reçu par le peuple avec la
plus véhémente indignation. L'effervescence est à son
comble; au sortir de l'Assemblée, MM. Vaublanc et
Girardin ont été maltraités, des citoyens ont porté sur
eux des mains sacrilèges, l'inviolabilité des représen-
tants du peuple a été lésée et on ignore ce qu'il en
serait arrivé s'ils n'avaient trouvé dans un corps de
garde un asile contre la fureur populaire. Ces excès
affligeants, l'exaltation qui enflamme tous les esprits,
en un mot, les dissensions intestines prêtes à éclater,
tous ces fléaux d'un Etat libre proviennent en
grande partie de la faiblesse de l'Assemblée natio-
nale : lorsqu'elle ne fait pas son devoir, lorsqu'au
mépris de l'opinion publique, elle transige lâchement
avec les principes, avec les lois éternelles de la jus-
tice et de la vérité, elle livre toujours le peuple aux
mouvements désordonnés des passions les plus fou-
gueuses, et fait faire à la Nation un pas de plus vers
la guerre civile. »
L'acquittement de La Fayette soulève dans Paris
une agitation extraordinaire : le tambour bat le rap-
pel dans tous les quartiers, la garde nationale se
réunit, l'inquiétude s'empare de tous les citoyens :
« Le peuple ne peut plus recourir qu'à lui-même,
s'écrie Danton aux Cordeliers, car l'Assemblée a
absous La Fayette; il ne reste donc plus que vous
pour vous sauver vous-mêmes. Hâtez-vous donc, car
cette nuit même, des satellites cachés dans le châ-
teau doivent faire une sortie sur le peuple et l'égor-
ger avant de quitter Pans pour rejoindre Coblentz.
Sauvez-vous donc ! Aux armes ! aux armes ! »
Mme X... écrit à ce moment :
« Tout cela nous achemine vers une tatastrophe
qui fait frémir les amis de l'humanité ; car il pletcvra
du sang, je n exagère point. Nous sommeô dans une
PENDANT LA RÉVOLUTION «67
crise plus terrible que toutes celles qui ont précédé;
mais il ne faut pas avoir l'ingratitude d'oublier
tous les miracles que le ciel a faits pour nous depuis
quatre années. La Providence nous couvre de ses
ailes, et malheur à ceux qui s'en méâent (i)! »
L'insurrection est proclamée; le tocsin sonne, tout
Paris est en armes Les rues sont pleines de monde.
La nuit arrive et l'obcurité augmente encore les an-
goisses des habitants. Enfin, les heures s'écoulent, et
les premières lueurs du jour dissipent un instant les
terreurs. On est au 10 août.
M. Géraud père assiste, avec ses fils, à cette célèbre
journée. Le lendemain, Edm-ond en fait à un de seo
amis une description que nous donnons sans en rien
retrancher. On ne peut qu'être stupéfait en voyant
ce jeune homme si foncièrement honnête, si doux, non
seulement excuser, mais approuver d'horribles mas-
sacres :
(( Paris, du II août 1792, l'an IV® de la liberté.
a Mon ami, mon cher ami,
« Ils sont enfin arrivés, les jours de la colère du
peuple, et les foudres de sa vengeance éclatent enfin
de toutes paris ; cette vengeance est terrible, exem-
plaire et mémorable : le 10 août 1792 achèvera, au-
près de la postérité, l'impression du 14 juillet 1789,
et si la prise de la Bastille a consacré à jamais la
conquête de nos droits, la chute du despotisme et
le réveil du souverain opprimé, les grands événe-
ments de cette journée consacreront à jamais l'affer-
missement de notre liberté, le supplément de la révo-
lution, la punition des conspirateurs et l'effroi de
nos ennemis.
(i) Journal tûune bourgeois».
268 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
(( La décision de l'Assemblée nationale sur le
compte de La Fayette avait aigri tous les esprits,
révolté toutes les âmes, ulcérées depuis longtemps
des attentats sans nombre impunément commis
contre la liberté : la plus grande fermentation ré-
gnait depuis deux jours dans la capitale, le second
jour elle était à son comble lorsque les ombres de
la nuit vinrent en augmentant le trouble et l'in-
quiétude des citoyens ajouter à l'audace des traîtres
que Pans recelait dans son sein. Plusieurs patriotes
avaient été provoqués, insultés, attaqués ; les fédérés
marseillais, assaillis par quelques satellites du roi,
avaient repoussé la force par la force; en un
mot, une profonde animosité enflammait les deux
partis.
a L'orage gronde toute la nuit, chacun veille, les
rues sont illum.inées, hérissées de piques et de baïon-
nettes : vers les deux heures du matin, sans ordre
donné, sans réquisition, sans signal, Paris retentit
tout à coup du son de toutes les cloches et du bruit
de tous les tambours. Les sections s'assemblent; à
l'instant même tous les liens sont rompus, tous les
pouvoirs publics oubliés ; la prudence populaire sus-
pend provisoirement le maire de Pans, le procureur
syndic de la commune et son substitut. La ville, les
faubourgs, les fédérés se portent simultanément au-
tour du palais du tyran et près de l'Assemblée na-
tionale qui, dès avant-hier, avait décrété sa perma-
nence. Une fausse pg-trouille assez considérable,
armée de sabres, de pistolets, de poignards, com-
posée de prêtres, de courtisans et de valets de la
cour, est surprise, arrêtée, incarcérée; les exécutions
populaires commencent avec le jour, et les coupables
jugés par les sections, ensuite livrés aux mains du
peuple, sont aussitôt égorgés et décollés. Sept têtes
PENDANT LA RÉVOLUTION 269
sont promenées dans les Tuileries et dans les autres
lieux adjacents.
a Cet événement sinistre n'était que l' avant-coureur
d'un autre événement bien plus terrible encore. La
roi sort à huit heures du matin, visite en personne
les postes du château, et passe en revue un corps
nombreux de gardes suisses que des ordres secrets
avaient mandé de Courbevoie; une poignée de gre-
nadiers de la section des Filles-Saint-Thomas s'ou-
blie jusqu'à crier Vive le roi! les citoyens placés sur
la terrasse des Feuillants ne leur répondent que par
des cris de fureur et d'indignation. Après cette
scène, Louis XVI, la reine, ses enfants et Madame
Elisabeth se retirèrent à l'Assemblée; en passant sur
la terrasse des Feuillants, la reine s'évanouit, dé-
chirée sans doute de remords, d'mquiétudes et d'un
funeste pressentiment. Un instant après leur retraite
dans le sem du Corps législatif, une troupe de Mar-
seillais et quelques vétérans de la garde nationale
s'avancent vers les Suisses, rangés en bataille dans
la cour du Carrousel, les invitent à se réunir au
peuple et à étouffer tout germe de division; ceux-ci
les laissent approcher, et les reçoivent avec un air
d'amitié; mais soudain leur bataillon fait un feu
roulant et renverse le corps des Marseillais qui venait
apporter des propositions de paix; des canons placés
dans le château aux embrasures des croisées balayent
une foule de citoyens rassemblés en armes dans la
place attenante au Carrousel ; le peuple fuit à grands
cris. L'artillerie des canonniers parisiens, qui se trou-
vait là, riposte à celle du château, et disperse le
bataillon suisse, qui rentre dans les appartements
et fait feu des fenêtres. Trois pièces de campagne
des Marseillais battent le château en ruine depuis la
terrasse des Feuillants; le peuple se rallie de toutes
270 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
parts et vient seconder les canonniers ; les forts de la
halle accourent tous bien armés, la gendarmerie na-
tionale à cheval les précède; bientôt le château est
investi, les gardes suisses massacrés, leurs chefs dé-
collés, un grand nombre jeté par les croisées; le
peuple incendie les écuries du roi et les casernes
des Suisses attenantes au château ; des tourbillons de
fumée enveloppent les vainqueurs et les vaincus; les
appartements sont inondés de sang, saccagés, tous
les meubles brisés, mutilés, mis en pièces ; plusieurs
Suisses échappés au carnage ont été massacrés impi-
toyablement dans les rues et les places publiques.
« Les victimes de la fureur du peuple se montent,
dit-on, à onze cents. L'on ne peut faire un pas sans
rencontrer une tête, un cadavre, des membres encore
palpitants; la voie publique est jonchée de ces
hideux débris : l'on a trouvé dans la poche de plu-
sieurs soldats suisses une grande quantité d'espèces
sonnantes : ces misérables s'étaient vendus pour de
l'or et du vin; quelque-uns d'entre eux ont voulu,
mais trop tard, se réunir au peuple; certains n'ayant
point voulu faire feu ont été jetés par les fenêtres
par leurs camarades. Les caves du château, pleines
de vin exquis, ont été dégarnies en un clin d'oeil,
tout y est jonché de bouteilles cassées. Le comman-
dant de la garde nationale a été emprisonné; l'on
croit qu'il a trahi ses concitoyens : le patriote San-
terre a été élu à sa place.
a Le roi, réfugié dans l'Assemblée pendant cette
terrible action qui a au moins duré deux heures, n'a
montré qu'une apathie stupide et féroce; il a de-
mandé un pain qu'il a mangé avec un air d'insou-
ciance et de froideur. La reine a toujours conservé un
air triste, mais plein d'impudence et de hauteur;
l'Assemblée s'est comportée avec calme, dignité et
PENDANT LA RÉVOLUTION 271
énergie. Au moment où le combat a commencé, à
peine la discussion a-t-elle été interrompue; Guadet,
qui présidait alors, a manifesté une grande intrépi-
dité et une présence d'esprit étonnante dans un ins-
tant aussi alarmant. Vergniaud, Gensonné ont aussi
présidé successivement ; le côté droit était désert, les
lâches avaient abandonné leur poste; très peu de
patriotes manquaient. Toutes les sections se ren-
daient en foule à la barre, toutes demandaient la
déchéance, et toutes accusaient le roi des plus hor-
ribles trahisons.
a L'Assemblée, après avoir juré solennellement au
nom de la nation, de la patrie en danger, de main-
tenir la liberté et légalité ou de mourir à son poste,
a décrété la suspension provisoire du pouvoir exé-
cutif et plusieurs grandes mesures accessoires; les
journaux vous donneront les détails.
« Je n'ajouterai aucune réflexion à ces faits dont je
vous garantis l'exacte vérité, puisque je les ai vus
en grande partie. Le peuple s'est comporté avec fé-
rocité, il faut l'avouer, mais combien de circons-
tances aggravent les délits de la cour et justifient
sa conduite! Quand vous les connaîtrez, vous jugerez
vous-mêmes combien il est, je ne dis pas excusable,
mais digne d'éloges. Au reste, s'il a été cruel, il a
aussi été courageux, vertueux et même désintéressé.
Il n'y a point eu de pillage. Les bijoux, la vaisselle,
l'argent monnayé ont été portés à l'Assemblée.
« Pendant la nuit du 9 au 10, Pétion, mandé au
château, y a été retenu comme otage. L'Assemblée,
instruite de ce coup d'autorité tyrannique, l'a envoyé
chercher et l'a mandé à la barre, d'où cet inestimable
magistrat s'est retiré sain et sauf à l'hôtel de la
mairie. Il y a été investi d'une force armée très con-
sidérable pendant toute la journée. Le décret sur
272 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
la convention nationale a été porté; il a été suivi
d'autres décrets secondaires sur l'organisation d'un
nouveau pouvoir exécutif.
« Adieu, mon ami, adieu, réjouissez-vous et donnez
à ma lettre toute la publicité que vous croirez conve-
nable. »
Rapprochons de ce récit celui que nous donne
Mme X... Nous trouvons sur les événements une ap-
préciation absolument identique :
« Paris, lo août 1792.
a Jour de sang, jour de carnage, et pourtant jour
de victoire, qui est arrosé de nos larmes; écoutez et
frémissez :
a La nuit s'était passée sans événements. La
grande question agitée devait attirer beaucoup de
monde, et, disait-on, les faubourgs ; c'est pourquoi
on avait rempli les Tuileries de gardes nationaux.
L'Assemblée aussi avait une triple garde. Le roi,
le matin, avait fait, au pont tournant, la revue des
Suisses, vers les six heures. A huit heures, il se rendit
à l'Assemblée nationale; les Marseillais venaient se
joindre fraternellement aux gardes parisiennes. On
entendait des cris vh'e le Roi! Au faubourg, la na-
tion criait : Vive la nation!
rt Tout à coup, toutes les fenêtres du château sont
garnies de Suisses et ils font subitement une dé-
charge à balle sur la garde nationale. Les portes du
château s'ouvrent, hérissées de canons, et lâchent une
bordée sur le peuple. Les Suisses redoublent. La
garde nationale avait à peine de quoi tirer deux
coups; elle est criblée, le peuple fuit; puis, la rage,
le désespoir rallient tout. Les Marseillais sont autant
de héros qui font des prodiges de valeur. On force
PENDANT LA RÉVOLUTION 273
le château. La justice du ciel aplanit toutes les
voies et les Suisses expient, par tous les genres de
mort, la basse trahison dont ils sont les instruments.
Toute la famille royale, jouet d'une faction sangui-
naire, s'était réfugiée à l'Assemblée dans un moment
favorable...
« C'était aujourd'hui, 10 août, que la contre-Ré-
volution devait éclater dans Paris. Toujours insen-
sés, nos adversaires croyaient que la corruption des
chefs d'une partie de la garde nationale, soutenue
des royalistes avec leurs Suisses et tous les valets
des Tuileries, feraient bonne contenance et étourdi-
raient les sans-culottes sans armes. Ils sont con-
fondus...
« Le peuple français a vaincu dans Paris l'Au-
triche et la Prusse. Ce jour, que deux ou trois aristo-
crates, que j'ai vus dans leur cave, m'avaient dit être
celui qui allait les faire voler aux Tuileries, les en
éloigne de dix mille lieues.
a Le peuple a tout brisé dans le château ; il a
foulé aux pieds toute la pompe des rois. Les ri-
chesses les plus précieuses ont volé par les fenêtres.
a Le roi est au Luxembourg, gardé par le peuple.
On a fait des choses admirables, et d'autres affreuses.
De pauvres sans-culottes ont reporté à la Commune
toutes les richesses qu'ils avaient prises.
« Paris est illuminé et les patrouilles se font
comme en 89. Le calme le plus profond règne ici, et
la surveillance est si active qu'on peut dormir en
repos (1). »
Ainsi voici deux récits fournis par deux témoins
oculaires et qui concordent sur tous les points. L'un
et l'autre appartiennent à la bourgeoisie; l'un et
(i) Journal â^une bourgeoise.
18
274 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
l'autre approuvent hautement ce qui s'est passé et
sont convaincus qu'ils viennent d'échapper aux plus
graves périls, et que le massacre des patriotes était
imminent si la cour n'avait été battue.
Mme X... revient sans cesse sur le complot
effroyable dont le peuple a failli être victime.
« 15 août 1792.
« Les mesures étaient tellement prises pour une
Saint-Barthélémy, que le miracle de l'Etre suprême
envers le peuple devient pour moi l'article de foi
le plus sacré.
« Si le parti contre-révolutionnaire avait eu le
dessus, des millions de patriotes auraient été ense-
velis avec la liberté sur tous les points de l'empire. »
Le lendemain, notre étudiant est toujours sous
l'heureuse impression des événements qui viennent
de se passer, et il écrit encore :
« Paris, du 12 août 1792, l'an V® de la liberté.
tt L'Assemblée nationale continue, mon ami, à bien
profiter des circonstances ; tous ses décrets sont cal-
qués désormais sur les Droits de l'homme.
« La journée du 10 août nous avance de dix ans
dans les routes brillantes de la liberté et de la pros-
périté publique. De nombreuses dépositions éclairent
à chaque instant les horribles complots du ci-devant
roi et des officiers suisses parmi lesquels se sont trou-
vés beaucoup de gardes du corps et de chevaliers
du poignard ; l'aristocrate Clermont-Tonnerre a été
massacré, ainsi qu'une foule d'autres de cette trempe.
Le gouvernement national des six ministres patriotes
est en activité; Servan, le seul qui y manquait, arri-
PENDANT LA RÉVOLUTION 275
vera certainement aujourd'hui du camp de Soissons.
« Nous voilà, sans nous en douter et sans que per-
sonne y fasse attention, sous un gouvernement répu-
blicain. Encore quelques instants et les sincères amis
de la liberté ne tarderont pas à sentir la salutaire
différence qui règne entre un tel ordre de choses et
une monarchie héréditaire, avec un roi contre-révo-
lutionnaire.
« Le peuple s'occupa hier à renverser toutes les
statues de rois qui souillaient nos places publiques.
L'on n'a pas même fait grâce à Henri IV; il était
roi, il était du sang des Bourbons, c'en est assez.
J'ai vu par terre la statue équestre de Louis XIV a
la place Vendôme. Chaudruc (i) a travaillé avec des
milliers de citoyens à renverser celle de la place des
Victoires. Cette effigie d'un tyran abhorré a bientôt
cédé aux efforts de tant de bras, et au moyen d'un
câble attaché autour de son cou, nous avons entraîné
vers la terre ce colosse menaçant qui semblait in-
sulter encore à un peuple libre et souverain. Soudain
l'on s'est précipité sur lui et on lui a tranché la tête
à coups de hache ou avec des scies; chacun voulait
s'asseoir sur cette masse énorme; l'on a chanté tout
autour la chute des rois et la conquête de notre
liberté : l'air Ça ira a retenti dans la place, et des
cris de : Vive la Nation! mort aux tyrans! ont ter-
miné cette joyeuse cérémonie. A la place Louis XV,
même chute, mêmes chants, même joie.
a L'Assemblée a soudain consacré et sanctionné
par un décret l'action des citoyens, et ces statues
royales serviront enfin à créer de la monnaie natio-
nale. Vous ne tarderez pas, j'espère, à imiter un pa-
(i) Bordelais, ami de Géraud. ft comme lui en séjour à
Paris.
276 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
reil exemple et les Bordelais ne souffriront plus sur
leur place cette insolente statue du plus infâme et du
plus endurci de tous les despotes, de Louis XV,
en un mot. Adieu. »
Que pensait la province des événements qui ve-
naient de s'accomplir à Paris?
Chaudruc, cet ami de Géraud, que nous venons de
voir travailler avec tant d'ardeur à renverser la
statue de la place des Victoires, avait quitté Paris
après cet exploit, pour se rendre à la Rochelle. C'est
de là qu'il écrivait à son ami pour lui raconter ses
impressions de route :
« La Rochelle, 27 août 1792.
a Partout, mon cher Géraud, j'ai trouvé le patrio-
tisme fortement électrisé par la journée du 10, à
jamais mémorable pour notre liberté. Pas un village
qui n'adhérât et n'applaudît aux sages décrets de
l'Assemblée nationale et au courage des Parisiens,
pas un individu raisonnant qui ne fût convaincu
de la nécessité de cette révolution, qui ne jurât une
haine éternelle au sang des Bourbons et ne de-
mandât la mort des traîtres.
a Voilà, mon ami, un des vrais plaisirs de ma
route : à chaque relais l'on m'entourait, l'on m'in-
terrogeait et chacun me souhaitait un bon voyage
pour mes bonnes nouvelles. Le dévouement le plus
étonnant anime les campagnes; un village de quinze
cents habitants avait sur les frontières deux cents
hommes ; c'est le rapport que me fit le maire du lieu.
Depuis Orléans jusqu'à Poitiers c'était une proces-
sion continuelle de jeunes gens se rendant aux ar-
mées, en criant vive la liberté! et bénissant le sort
de les avoir choisi pour défendre la patrie. Si
PENDANT LA RÉVOLUTION 277
MM. Frédéric et Léopold avaient voyagé avec moi,
ils eussent certainement été convaincus que c'est une
bien grande folie de vouloir enchaîner des Fran-
çais et que pour éviter la propagation de nos heureux
principes, une prompte retraite était pour eux le seul
moyen de l'éviter.
« J'irai aujourd'hui aux amis de la Constitution.
Hier, je prêtai le serment de défendre l'égalité; la
garde nationale me parut le jurer avec toute l'énergie
d'amants de la liberté. Les soldats d'un régiment
de troupes de ligne suivirent cette impulsion, mais
j'eus le malheur de remarquer que les officiers,
quoique presque tous nouveaux, ne firent qu'une sorte
de simulacre.
« Tous les bustes de Louis XIV qu'on voyait sur
tous les bastions ont dégringolé ; tout cela me pré-
sage du patriotisme dans cette ville. »
Dès le 10 août la Commune demande l'arrestation
de Louis XVI.
L'Assemblée suspend le roi de ses fonctions de
chef du pouvoir exécutif. Les ministres, réunis sous
le nom de Cotiseil exécutif, sont chargés de l'admi-
nistration et de l'exécution des lois. Roland est
nommé à l'Intérieur, Servan à la Guerre, Clavière
aux Finances, Danton à la Justice.
Le roi et sa famille sont enfermés au Temple; ils
y sont conduits dans la soirée du 13 août, et sur leur
passage la foule les couvre d'invectives et de huées.
Mais c'est toujours la reine que la population pour-
suit de sa haine et c'est surtout à elle que s'adressent
les plus grossières injures.
Le lendemain du 10 août, Prudhomme, dans son
journal (les Révolutions de Paris), demande que
l'on dresse l'échafaud et que l'on y fasse monter
Louis Nérot. a Les forfaits de Louis XVI sont avé-
278 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
rés, dit-il, il n'y a que des traîtres qui puissent les
révoquer en doute : ils crient vengeance... La Répu-
blique entière est couverte de ses crimes; il faut que
le glaive de la loi, trop longtemps suspendu, tombe
enfin et lui fasse, aux yeux de l'univers, expier ses
trahisons. »
Il y a un peu d'effervescence dans le peuple, parce
que « le sang de ceux qui ont succombé le 10 août,
pour sauver la liberté, fume encore et qu'il n'est
pas vengé ».
Un membre de la Commune se présente à l'Assem-
blée : « Comme citoyen, comme magistrat du peuple,
je viens vous annoncer que ce soir, à minuit, le tocsin
sonnera et la générale battra. Le peuple est las de
n'être point vengé. Craignez qu'il ne se fasse justice
lui-même. »
L'Assemblée effrayée institue un tribunal extraor-
dinaire pour juger les crimes du 10 août. En même
temps l'argent a pleut » pour les veuves et les orphe-
lins de ceux qui sont morts en défendant la cause
populaire. Un député donne sa croix de Saint-Louis,
et son exemple trouve de nombreux imitateurs.
Ces événements, qui se succèdent avec tant de ra-
pidité, ont-ils altéré l'aspect de la capitale, troublé
sa quiétude? en aucune façon.
L'après-midi, on se rend au jardin du roi, la foule
s'y presse, élégante et joyeuse. Le commerce est bril-
lant, les étrangers abondent. Tous les visages portent
l'empreinte de la cordialité. Dans tous les quartiers
règne le même calme, la même tranquillité. Le pro-
meneur charmé assiste souvent à des scènes qui rap-
pellent les temps idylliques :
« Je suis allée aujourd'hui à la mairie, écrit
Mme X... Mon Dieu, que le Français est gai et ai-
mable! Il sème des roses partout. Il y avait là, pour
PENDANT LA RÉVOLUTION 279
le coup, des fédérés des quatre-vingt-trois départe-
ments, avec des violons basques ; ils dansaient des
périgourdines, des bourrées, des danses étrangères,
avec une grâce, une légèreté, une gaieté charmantes;
ils étaient dans la cour et paraissaient nouveaux
débarqués ; c'était leur débotté, et ils étaient tous si
bizarres, que sûrement ils venaient de toutes les
extrémités de l'empire (i)- »
Le 22, des jeux funèbres ont lieu aux Tuileries.
Le cortège est magnifique, les décorations superbes;
le soir, il y a une grande illumination et on entend
une musique délicieuse. La foule est immense, tout
Paris est là; il n'y a pas un instant de trouble, le
peuple manifeste sa satisfaction par les cris inces-
samment répétés de : « Vive la nation ! »
Le roi avait été enfermé au Temple avec sa fa-
mille. La dignité de son maintien et sa tranquillité
apparente, qu'ils prenaient pour de l'insouciance,
stupéfiaient ses gardiens.
0 La nature de ces gens couronnés est véritable-
ment différente de la nôtre, écrit Mme X... Ils sont
sans âme; leur repas, leur sommeil, rien n'a été
dérangé; ils jouent au trictrac, et, insensibles dans
une calamité qui nous pénètre d'horreur, ils semblent
n'y pas penser.
« Louis dort et médite comme Vitellius; Médicis
est fière comme Agrippine ; ils attendent les Prus-
siens et les Autrichiens pour mettre à la raison cette
canaille, qu'on appelle hommes improprement (2). »
L'infortune de la famille royale n'a pu désarmer
les haines accumulées et déjà s'agite l'idée de la
peine capitale pour punir les crimes dont sont soup-
(i) Journal d'une bourgeoise.
(2) Ibid.
28o JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
çonnés le malheureux monarque et son épouse.
« Le peuple désire le jugement de la reine, raconte
un chroniqueur, et il sera peut-être difficile de le
faire attendre jusqu'à la Convention nationale. On
pense aujourd'hui que, dans quelque temps qu'on la
juge, elle échappera à la peine de mort. Louis XVI
l'évitera-t-il ? Voilà une grande question. Les gens
sages désirent qu'on se borne à le chasser honteuse-
ment de la France et à le laisser errer en pays étran-
ger, a&n qu'il serve d'exemple à tous les tyrans (i). »
(i) Correspondance secrète, par I.I. DE Lescure.
CHAPITRE XVIII
AOUT-SEPTEMBRE I792
Sommaire : Fuite de La Fayette. — Aspect de Paris. —
Prise de Longwy. — Emotion de la capitale. — Mas-
sacres de Septembre.
Pendant le courant du mois d'août, rexaspération
populaire ne fait que croître.
L'Assemblée avait envoyé des commissaires aux
armées pour leur annoncer la suspension du roi et
les événements du lo août. La Fayette fit arrêter les
trois commissaires qui se présentèrent. A cette nou-
velle, l'Assemblée le déclare traître à la patrie et
lance contre lui un décret d'accusation. Le général,
abandonné de ses troupes, s'enfuit aux avant-postes
autrichiens, où il est arrêté et de là conduit dans les
cachots d'Olmiitz.
Pendant ce temps, cent quarante mille hommes bien
organisés menacent la France. Plusieurs corps d'émi-
grés font partie des armées autrichiennes et prus-
siennes. Sur leurs renseignements, le roi de Prusse est
convaincu qu'il ne va faire en France qu'une simple
promenade militaire et qu'il ne rencontrera aucune
résistance sérieuse.
Les nouvelles de l'invasion troublaient profondé-
ment les esprits; à Paris surtout, l'inquiétude agi-
tait toute la population. On se disait avec terreur,
282 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
que l'on n'avait pas seulement à combattre l'ennemi
étranger, mais encore et surtout l'ennemi intérieur,
c'est-à-dire ces aristocrates, qui conspiraient depuis
des années pour détruire la liberté, qui appelaient les
armées étrangères à leur secours, et se préparaient à
leur ouvrir les portes de Paris. On se voyait environné
des plus épouvantables trahisons; la cassette de fer,
trouvée aux Tuileries, ne laissait plus de doute sur la
connivence du roi avec les traîtres. Une mouve-
ment de la part des royalistes réunis à Paris pa-
raissait imminent et l'idée d'une réaction affolait
les esprits. On parlait de rassemblements armés, de
conspirations, on s'attendait à chaque instant à voir
les contre-révolutionnaires descendre dans la rue,
délivrer le roi et livrer la France aux émigrés et
aux coalisés.
Le 26, la nouvelle se répand tout à coup que
Longwy vient de capituler après un bombardement
de quelques heures. La terreur s'empare de Paris ; il
devient évident pour tous que l'étranger a des intel-
ligences partout, dans toutes les places et que, grâce
à la trahison, rien ne pourra l'arrêter dans sa marche
en avant.
« Cette prise de Longwy nous consterne et ranime
les aristocrates, écrit Mme X... On voit clair comme
le jour qu'elle est l'effet de la trahison.
a L'Assemblée nationale et le Conseil exécutif
sont dans une activité permanente; mais peuvent-ils
réparer, d'un coup de baguette, l'œuvre ténébreuse
d'une cour sanguinaire et de ses nombreux agents
qui, depuis trois années, travaillent à notre perte et
ourdissent la trame qui nous enveloppe aujourd'hui.
On en a brisé bien des fils; mais il en reste assez
pour faire répandre encore bien des flots de sang. »
Pendant que Paris est dans la consternation, où le
PENDANT LA RÉVOLUTION 283
plonge cette nouvelle inattendue, les royalistes ne
peuvent dissimuler leur joie. Ils exultent et com-
mettent mille imprudences, mille folies. Ils annon-
cent que les Prussiens seront dans huit jours sous
Paris, qu'ils vont leur préparer des gîtes, que toutes
les villes frontières feront comme Longwy, etc.
« Vraiment, dit Mme X..., j'étais avec tous les
patriotes dans une espèce de consternation et d'in-
dignation d'entendre des Français former des vœux
impies contre des Français. Si leurs chers Prus-
siens ont encore un succès, ils rediront leurs sottises,
et je ne sais pas ce qui en arrivera; car la patience
des plus sages est à bout par leurs rodomontades (i).»
La foule n'est déjà que trop portée à accuser les
aristocrates de tous les maux qui pouvaient fondre
sur la France ; ces déplorables intempérances de lan-
gage réveillaient toutes les idées de trahison, surexci-
taient tous les soupçons.
L'Assemblée, pour apaiser l'émotion de la capi-
tale, décrète la peine de mort contre tout citoyen qui,
dans une place assiégée, parlera de se rendre. Des
mesures extraordinaires sont prises pour provoquer
les enrôlements et mettre Paris en état de résister.
On vide les arsenaux, on prend tous les moyens
de défense ; on forme quatre camps aux environs de
Paris; on creuse des fossés, etc. Dans toutes les
sections on arme les indigents et on leur donne une
paye; on ordonne le désarmement et l'arrestation
des suspects, on organise des visites domiciliaires pour
saisir toutes les armes et s'emparer de ceux qu'on
soupçonne de trahir leur pays, de tous « ces mau-
vais citoyens qui se cachent depuis le 10 août ».
Le 29 août, à quatre heures du soir, la générale
(i) Journal d'une bourgeoise.
284 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
bat, chacun est averti de rentrer dans son domicile
avant six heures. Toutes les boutiques sont fermées,
les barrières gardées ainsi que la rivière; Paris
devient un vaste désert. Il en est ainsi pendant
quarante-huit heures. Il est défendu de sortir de chez
soi, on doit y attendre la visite des commissaires de
la Commune, qui font leurs perquisitions assistés de
la force armée. Des milliers d'infortunés sont arrêtés
et jetés dans les prisons.
Paris présente l'aspect le plus effrayant : partout
des canons, des hommes armés; des affiches mena-
çantes à tous les coins de rue.
La capitale est encore sous le coup de la capitula-
tion de Longwy, quand elle apprend que les cam-
pagnes des Deux-Sèvres ont pris les armes, que le
Morbihan s'est soulevé, que Grenoble est en insurrec-
tion. De tous côtés arrivent des nouvelles désastreuses
qui augmentent encore le trouble des esprits et les
terreurs de l'avenir.
Le comité de la défense générale, établi dans l'As-
semblée, se réunit au Conseil exécutif pour aviser aux
mesures à prendre dans les circonstances critiques que
l'on traverse. Plusieurs sont d'avis que rien ne peut
arrêter la marche des Prussiens sur Paris, que leur
arrivée sous la capitale est imminente et que le gou-
vernement doit se retirer en province pour y organiser
la résistance.
Danton prend la parole :
« On vous propose, dit-il, de quitter Paris. Vous
n'ignorez pas que, dans l'opinion des ennemis, Paris
représente la France, et que, leur céder ce point, c'est
leur abandonner la Révolution. Reculer, c'est nous
perdre. Il faut donc nous maintenir ici par tous les
moyens, et nous sauver par l'audace.
a Parmi les moyens proposés, aucun ne m'a paru
i
PENDANT LA RÉVOLUTION 285
décisif. Il ne faut pas se dissimuler la situation dans
laquelle nous a placés le 10 août. Il nous a divisés en
républicains et en royalistes, les premiers peu nom-
breux et les seconds beaucoup. Dans cet état de fai-
blesse, nous, républicains, nous sommes exposés à
deux feux : celui de l'ennemi placé au dehors, et
celui des royalistes placés au dedans. Il est un direc-
toire qui siège secrètement à Paris, et correspond avec
l'armée prussienne. Pour le déconcerter et empêcher
sa funeste correspondance avec l'étranger, il faut...
il faut faire peur aux royalistes!... C'est dans Paris
surtout qu'il vous importe de vous maintenir, et ce
n'est pas en vous épuisant dans des combats incer-
tains que vous y réussirez. »
Cette opinion l'emporte : l'on décide de demeurer
à tout prix dans la capitale et, au besoin, de s'en-
sevelir sous ses ruines.
Dans le public, la haine contre les aristocrates,
contre les traîtres, contre les conspirateurs augmente
chaque jour. On se plaint de la lenteur du tribunal
chargé de punir les crimes du 10 août. Tout à coup,
l'on apprend que l'ancien ministre Montmorin vient
d'être acquitté. L'indignation éclate : décidément la
trahison est partout. En même temps les bruits les
plus menaçants circulent dans le public : on parle
d'une vaste conjuration : les prisonniers, armés par
des traîtres, doivent s'enfuir de leurs prisons, égor-
ger les patriotes et ouvrir la ville aux Prussiens. Ce
n'est pas seulement dans la lie du peuple que ces
bruits trouvent créance; les artisans, la bourgeoisie,
sont convaincus de leur réalité. Les têtes se montent,
les imagmations s'affolent, on ne voit autour de soi
que pièges, perfidies, trahisons; on se croit déjà sous
le joug de l'étranger et des émigrés qui vont exercer
d'atroces vengeances et inonder la France du sang
286 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
des patriotes. On se raconte que des potences sont
déjà préparées pour les Jacobins et on ne parle que
des atrocités commises par les troupes étrangères
sur les partisans de la Révolution.
Le 2 septembre était un dimanche et l'oisiveté
contribuait encore à augmenter le tumulte populaire.
De bonne heure se répand le bruit de la prise de
Verdun par les Prussiens (i). C'est la route de Paris
ouverte aux ennemis ; ils peuvent être en trois jours
devant la capitale. Une exaltation effrayante s'em-
pare de toute la ville :
0 II n'est plus temps de discourir, s'écrie Ver-
gniaud à l'Assemblée, il faut piocher la fosse de nos
ennemis, ou chaque pas qu'il font en avant pioche
la nôtre. »
a Le canon que vous allez entendre n'est point le
canon d'alarme, hurle Danton, c'est le pas de charge
sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, pour
les atterrer, que faut-il ? de l'audace, encore de l'au-
dace, et toujours de l'audace! »
La Commune décide la levée en masse de tous les
citoyens. On tire le canon d'alarme, on sonne le
tocsin, toute la ville est debout. Une terreur profonde
règne dans les prisons. Au Temple, la famille royale
se demande avec anxiété la cause de tant d'agita-
tions. Tout à coup le bruit se répand que les roya-
listes marchent sur les prisons et qu'ils vont livrer
la ville aux Prussiens. Ce bruit porte le dernier coup
aux imaginations surchauffées par les derniers événe-
ments.
Une troupe armée rencontre vingt-quatre prêtres
qu'on transférait de l'Hôtel de Ville à l'Abbaye :
« Voilà, disent les fédérés, les conspirateurs qui
(i) C'était une erreur, Verdun n'était qu'investi.
PENDANT LA RÉVOLUTION 287
doivent égorger nos femmes et nos enfants, tandis
que nous serons à la frontière », et les malheureux
sont massacrés sans pitié. Billaud-Varennes, membre
de la Commune, encourage les égorgeurs en leur di-
sant : a Peuple, tu immoles tes ennemis, tu fais ton
devoir. »
De là les assassins vont aux Carmes, où deux cents
prêtres sont enfermés, à l'Abbaye 011 sont de nom-
breux prisonniers ; partout ces infortunés sont mis à
mort sans merci, après un simulacre de jugement.
L'idée fixe de ces misérables est que les aristocrates
doivent égorger les femmes et les enfants des pa-
triotes partis pour la frontière, et qu'en les suppri-
mant ils sauvent des têtes innocentes.
Du reste, ils prétendent remplir un devoir civique
et ne frapper que les coupables : un jeune homme,
réclamé par sa section, est déclaré pur d'aristocratie.
Aussitôt il est acquitté et porté en triomphe sur les
bras sanglants des exécuteurs.
M. Journiac de Saint-Méard, auquel on reproche
d'avoir écrit dans le Journal de la cour, prouve son
innocence; on l'accuse d'avoir émigré; il démontre
qu'il y a erreur : « Mais tu es un aristocrate. — Oui,
répond-il hardiment, mais vous n'êtes pas ici pour
juger les opinions, vous ne devez juger que la con-
duite. » Son fier langage en impose et sa grâce est
proclamée. Aussitôt des cris de « Vive la nation ! b
retentissent, le prisonnier est embrassé et escorté
jusque chez lui par deux de ces monstres qui de-
mandent à être témoins de la joie de sa famille; puis
ils retournent au carnage.
Ils apprennent qu'un geôlier a laissé ses prison-
niers sans eau pendant vingt-quatre heures : ils s'in-
dignent et veulent le tuer pour le punir de son inhu-
manité; c'est à grand'peine qu'il leur échappe.
28S JOURNAL D'UX ÉTUDIANT
Au Châtelet, à la Force, à la Conciergerie, aux
Bernardins, à Saint-Firmin, à la Salpêtrière, à Bi-
cêtre, mêmes exécutions sanglantes, mêmes atrocités.
Le massacre continue toute la nuit.
Pendant cette soirée il y a foule aux Tuileries;
deux magnifiques pyramides de lumières placées sur
le grand bassin éclairent tout le jardin; sur la ter-
rasse des Feuillants on y voit comme en plein jour.
Dans les allées toutes les boutiques sont éclairées. Le
jardin est rempli de promeneurs, de groupes de
femmes et d'enfants. Tout le monde semble ignorer
les crimes horribles qui s'accomplissent.
Durant la nuit le silence règne dans Paris. On
n'entend ni le bruit des tambours, ni le bruit des
cloches; la capitale paraît dormir d'un sommeil
paisible.
Les massacres continuent pendant deux jours sans
qu'on fasse rien pour y mettre un terme. Ce ne sont
pas seulement des nobles, des aristocrates abhorrés,
qui sont victimes de cette ivresse sanguinaire : au
Châtelet, on massacre des voleurs ; aux Bernardins,
des forçats; à Bicêtre, des pauvres, des vieillards, des
malades, des enfants ; à la Salpêtrière, des femmes,
des orphelins.
Ces scènes effroyables, ces actes de cannibalisme,
dont le souvenir seul fait frémir d'horreur, ont-ils
terrifié Paris, ont-ils révolté la conscience publique,
vont-ils soulever une indignation universelle? Hélas!
non. L'imminence du péril, la rage d'avoir été trahi,
l'indignation contre tous les aristocrates ont à ce
point échauffé les esprits qu'on approuve ces abomi-
nables massacres.
Si quelques âmes sensibles s'apitoient sur le sort
des infortunées victimes, elles s'empressent d'ajouter
qu'après tout, le peuple a été juste, et qu'il n'a fait
PENDANT LA RÉVOLUTION 289
que devancer le glaive des lois qui ne pouvait man-
quer de frapper ces criminels : « Si on les eût laissé
vivre, ils nous auraient égorgés dans quelques jours,
disait-on : au moins maintenant, si nous sommes
vaincus, ils auront succombé avant nous. »
Il est juste d'ajouter qu'au premier moment, on
ne se rend pas bien compte de ce qui s'est passé, on
ne comprend ni le caractère, ni la portée de cet
atroce événement; on s'imagine que des criminels
seuls ont succombé, et l'on se dit que si l'humanité
en souffre, le salut de la patrie l'a exigé.
Mme X... écrit simplement :
« 2 septembre 1792.
a Quand on veut la fin, il faut vouloir les moyens;
point d'humanité barbare. Le peuple est levé ; le
peuple, terrible dans sa fureur, venge les crimes de
trois ans des plus lâches trahisons. Oh ! mon ami !
je me réfugie dans vos bras, pour verser un torrent
de larmes; mais je vous crie avant tout : la France
est sauvée! Ces larmes, je les répands sur le sort de
nos malheureux frères patriotes, tombés sous le fer
des Prussiens. Verdun est assiégé et ne peut tenir que
deux jours. La joie de nos féroces aristocrates con-
traste avec notre profonde affliction. Ecoutez; trem-
blez : le canon d'alarme tonne vers midi ; le tocsin
sonne, la générale bat. Des proclamations pathé-
tiques de la municipalité fixaient l'attention du
peuple et touchaient son cœur : a Volez au secours
(c de vos frères ! Aux armes ; aux armes ! » Chacun s'em-
presse, court. La fureur martiale, qui a saisi tous les
Parisiens, est un prodige; des pères de famille, des
bourgeois, des troupes, des sans-culottes, tout part.
Le peuple a dit : « Nous laissons dans nos foyers
19
290 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
a nos femmes, nos enfants, au milieu de nos ennemis ;
« purgeons-en la terre de la liberté. » Mon ami, je
jette ici, d'une main tremblante, un voile sur les
crimes qu'on a forcé le peuple à commettre par tous
ceux dont il est depuis trois ans la triste victime.
Les noirs complots qui se couvrent de toutes parts
portent la lumière la plus affreuse et la conviction la
plus certaine sur le sort qui attend et menace les
patriotes ; s'ils ne font pas périr, ils périssent !
Atroce nécessité, ouvrage funeste de nos ennemis !
Des têtes coupées, des prêtres massacés... Je ne puis
vous en faire le récit, quoique éclairée par ma raison,
qui me crie : les Prussiens et les rois en auraient bien
fait autant et mille fois davantage. Mon Dieu ! ayez
pitié d'un peuple qu'on précipite dans la voie du
carnage en le provoquant; ne lui imputez pas (i). »
Quant à notre étudiant, nous connaissons assez ses
sympathies pour prévoir les appréciations qu'il va
porter sur les événements :
L'an P"" de l'égalité.
u Du 4 septembre 1792. L'an IV" de la liberté,
« Depuis avant-hier, mon cher ami, nous sommes
entourés d'inquiétude, investis d'épouvante. Di-
manche, environ vers midi, l'on tira sur le Pont-Neuf
le canon d'alarme et le tocsin sonna à la Maison com-
mune. Au milieu du tumulte et de la rumeur pu-
blique, j'appris que Verdun, la dernière place forte
avant Paris, était au pouvoir des Autrichiens; cette
terrible nouvelle me parut exagérée et fort douteuse.
Un instant après une proclamation fut faite par
ordre de la municipalité dans tous les carrefours de
(i) Journal d'une bourgeoise.
PENDANT LA RÉVOLUTION 291
la ville, destinée à donner au peuple une impulsion
salutaire, à lui imprimer un grand mouvement ; elle
était conçue à peu près en ces termes :
« Citoyens, l'ennemi est aux portes de Paris. Ver-
te dun qui l'arrête ne peut tenir que huit jours; les
« habitants ont juré de vaincre ou de s'enterrer sous
« les ruines de la place; vous sentez tous qu'au mo-
« ment oîi ces courageux compatriotes se livrent pour
a nous défendre aux périls et à la mort, il est de
a notre devoir d'aller les secourir. Il faut donc que,
a dès aujourd'hui même, soixante mille hommes
« soient prêts à marcher à l'ennemi; prêts à périr sous
« ses coups ou à l'exterminer tout entier. »
« De tous côtés cette proclamation était suivie du
cri formidable : a Aux armes ! Aux armes ! » Avant
la nuit, plus de trente mille hommes s'étaient déjà
présentés à la mairie ou dans leurs sections respec-
tives. Les armes manquaient encore; mais le lende-
main, dans certains sections, l'on en eut plus qu'on
n'en voulait. Tous ceux qui ne pouvaient pas partir
s'étaient empressés de donner les leurs.
a L'Assemblée, dans ces premiers moments de
trouble et d'anxiété, s'est montrée grande, intrépide,
en un mot, digne de sa mission ; elle a constamment
éloigné d'elle toute idée de découragement, tout sen-
timent de terreur. Vergniaud, cet homme trop souvent
plongé dans le sommeil de l'indifférence et dans une
honteuse et coupable inaction, Vergniaud stimulé,
inspiré par l'urgence des circonstances, par le danger
imminent de la chose publique, a manifesté la plus
haute énergie : il a ébranlé par le discours le plus
fort, le plus pressant, le plus étincelant, l'Assemblée
tout entière qui, sur-le-champ, a décrété plusieurs
grandes mesures, dont une des plus remarquables est
de faire sonner le tocsin par toute la France. Ce toc-
292 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
sin ne sera point le signal de l'alarme, mais celui de
la charge, mais un signal de mort pour les ennemis.
On a lieu d'en attendre le plus heureux effet. Ce
bruit inquiétant et lugubre intimide d'abord le sol-
dat ennemi, jette ensuite peu à peu, et comme à son
insu, le trouble et l'effroi dans son cœur; bientôt son
imagination égarée ne lui offre plus, de tous côtés,
que de nouveaux sujets de terreur et de fuite, et
souvent l'on a vu des partis de paysans mettre en
déroute des escadrons entiers qu'un toscin continuel
et soutenu avait ainsi épouvantés. D'un autre côté,
les coups retentissants et multipliés des cloches de
tous les villages rassemblent les cultivateurs, leur
annoncent le danger, les animent et les font voler au
combat.
(( L'union, la concorde, les sentiments d'égalité,
de fraternité régnent plus que jamais dans la capi-
tale. La nouvelle du danger que courait Verdun a
rempli d'ardeur tous les citoyens; chacun veut voler
à l'ennemi. Cette nouvelle a été aussi le funeste signal
d'un massacre horrible de tous les criminels qu'enfer-
maient les prisons. Les traîtres, fiers de l'approche de
l'ennemi, redoublaient d'audace, menaçaient déjà et
tramaient sourdement les complots les plus atroces
et les plus sanguinaires; le projet était formé d'ou-
vrir, à l'arrivée des Prussiens, toutes les maisons de
force de la capitale, d'armer tous les brigands
qu'elles contiennent, d'égorger et de piller tous les
habitants demeurés dans la ville. Des preuves mani-
festes de cette infernale conjuration ont été décou-
vertes... Soudain, le peuple armé de piques, de sa-
bres, de haches, s'est porté en foule vers les prisons.
Les galériens, les voleurs, les assassins, les fabrica-
teurs de faux assignats, les Suisses qui restaient de
la journée du lo, les conspirateurs connus et arrêtés,
PENDANT LA RÉVOLUTION 293
les prêtres réfractaires, tout a été égorgé, massacré,
mutilé; les prisonniers détenus pour dettes ou pour
mois de nourrice ont seuls été relâchés.
« L'abbé Sicard, instituteur des sourds et muets,
et connu par son incivisme, n'a échappé à la mort que
par le courage et le dévouement d'un citoyen appelé
Monot. Mme de Lamballe, favorite de la reine, a
été enveloppée dans le nombre de ces coupables vic-
times. Sa tête a été portée en triomphe au bout d'une
pique et son corps déchiré par la multitude. Mme du
Barry a été aussitôt arrêtée; quelques personnes crai-
gnaient pour son sort. La quantité de criminels vic-
times par la fureur populaire est immense. On ren-
contre à chaque pas dans les rues les débris hideux
et sanglants de ces cadavres mutilés et entassés dans
de vastes tombereaux découverts. J'ai vu, pour ma
part, sept de ces tombereaux remplis d'autant de
corps qu'ils en pouvaient contenir ; de longues traces
de sang suivent la marche de ces horribles chariots;
l'image de la mort et du massacre se présente partout
et sous les formes les plus effroyables (i).
(i) Edmond raconte l'étrange évasion d'un malheureux
nommé Sinteil, enfermé à l'Abbaye comme suspect de pac-
tiser avec les réfractaires. C'était le fils d'un culottier de
la place Sainte-Colombe, à Bordeaux, et après avoir mira-
culeusement échappé à la mort, il exerça dans sa ville
natale la profession de chapelier. Voici comment Sinteil
fut sauvé :
« Au milieu du massacre, il imagina de se dépouiller à
moitié de ses habits et de se jeter, à la faveur des ténèbres,
parmi les cadavres qu'on amoncelait près des portes de la
prison. Vers le matin, arrivèrent des charrettes, il y fut
placé comme mort, avec le reste des victimes, qu'on allait
enterrer dans une de ces carrière abandonnées qui se
trouvent à l'entour de Paris. Quelques massacreurs sui-
vaient armés de sabres et de bûches. Le triste convoi étant
arrivé à la barrière, tandis qu'on la faisait ouvrir, et que
le charretier buvait l'eau-de-vie avec ses camarades, le
malheureux Sinteil, protégé par une brume fort épaisse.
294 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
« L'ex-ministre IMontmorin a été percé de coups
entre les jambes d'un député, il méritait mille morts.
C'est lui qui a refusé l'alliance offerte par la Prusse,
qui n'a nullement parlé à l'Assemblée des bonnes
dispositions de cette puissance à notre égard, et qui
nous a enfiji attiré les Prussiens sur les bras.
« Le peuple, dans les premiers moments de sa fu-
reur, s'est porté au Temple, mais M. Pétion est par-
venu à le calmer un peu. On craint toujours cepen-
dant pour la vie du traître Louis XVI.
0 Des nouvelles plus propices arrivent dans ce
moment-ci des armées. On a annoncé à l'Assemblée
nationale que les Prussiens ont levé le siège de
Verdun et ont rétrogradé sur Longwy. La ville a
soutenu deux assauts et un bombardement de douze
heures.
« Les armées de Dumouriez et de Kellermann vont
bientôt se réunir. Le soldat montre une ardeur m-
croyable. Nos troupes s'avancent sur l'ennemi de
concert, en bon ordre et avec l'impatience d'en venir
aux mains. Le camp de Soissons s'est aussi ébranlé.
se dégagea doucement de ce tas de cadavres, et se laissant
glisser de la charrette à terre, gagna à tout hasard une
maison voisine, dont il eut le bonheur de trouver la porte
entr'ouverte. La lueur d'une lampe le guida, à travers une
longue allée, vers une cuisine, où il aperçut une négresse,
qui s'était levée de fort bonne heure et qui, assise près du
feu, faisait du chocolat pour ses maîtres. A l'aspect de cet
homme presque nu, couvert de boue et de sang, la pauvre
négresse, croyant voir un fantôme, poussa un cri et s'éva-
nouit. Ses maîtres accoururent. Sinteil se jeta à genoux et
les conjura de le sauver. Fort heureusement, il avait
affaire à deux étrangers, qui devaient, dans ce même jour,
quitter Paris pour l'Angleterre. On convint de retarder le
départ jusqu'à ce qu'on se fût procuré un nouveau passe-
port, et, dans la soirée, Sinteil, qu'ils faisaient passer pour
leur domestique, monta en voiture avec eux, et s'éloigna
enfin de cette malheureuse ville, où il avait vu la mort de
si près. »
PENDANT LA RÉVOLUTION 295
Les campagnes vomissent des soldats; la terre semble
les produire; trois cent mille hommes s'arment dans
la campagne.
a P.-S. — La nouvelle de la levée du siège de
Verdun ne se confirme pas encore ; nous sommes
dans une incertitude cruelle. Demain nous irons tra-
vailler au camp qui se forme autour de Paris; tous
les citoyens s'y portent à l'envi; ces travaux seront
terminés avant peu. Chacun se prépare à recevoir les
Autrichiens. Le moment de tenir nos serments est
enfin arrivé, l'heure approche. Adieu, mon ami ; la
liberté ou la mort ! »
L'enthousiasme avec lequel on courait à la défense
de la patrie montre bien quelle modification pro-
fonde, au point de vue patriotique, s'était accomplie
dans l'esprit public depuis 1789.
a Rien n'honore plus la France, écrit Edmond,
rien ne fait voir davantage sa puissance, et rien aussi
ne fait tant de peine aux aristocrates que cette ardeur
de la jeunesse à combler le déficit de l'armée. Sous
l'ancien régime, quand le temps de la milice appro-
chait, tous les fils de fermiers et de paysans se déso-
laient : ce n'étaient que pleurs, ce n'était que tris-
tesse, beaucoup quittaient la campagne et allaient se
cacher dans les villes; aujourd'hui, l'Assemblée na-
tionale n'a qu'à faire une invitation, et aussitôt des
milliers de soldats sont à ses ordres. Jeudi dernier,
quatre hommes du pays de M. Terrier, qui partent
pour l'armée, sont venus lui porter une lettre de chez
lui. Je demandai à l'un d'eux s'il ne regrettait pas
son pays; il me répondit qu'il ne regrettait rien, puis-
qu'il allait servir la patrie. »
Un fait caractérise bien à quel point les mœurs
étaient changées : lors du décret du 28 décembre
1791, qui organisait les gardes nationales volon-
&g6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
taires et les engageait pour un an, on ne trouva
d'autre peine à infliger à ceux qui quitteraient le
service avant la fln de l'année que de les priver pen-
dant dix ans de l'honneur d'être soldats!
(( Paris, 6 septembre 1792.
« Le patriotisme est dans son triomphe, les enrôle-
ments, le départ des enrôlés, donnent une nouvelle
vie à la capitale et une telle activité au commerce que
les marchands doivent redevenir patriotes. La gaieté
et la sécurité marchent au bruit du tambour. On ne
voit que fédérés, on n'entend que musique militaire.
Les rues sont remplies de cette immense population,
qui fait toujours croire que tout l'univers est dans
Paris, et partout on crie à tue-tête : Vive la Nation!
Nous n'avons pas l'air d'un peuple menacé, ni d'un
peuple abattu ; mais d'une grande famille qui est en
liesse. Si l'on se fait de la capitale une autre idée,
on ne connaît pas les Français (i). »
Ce singulier état d'esprit, cette étrange quiétude,
cette sérénité imperturbable que nous voyons se pour-
suivre depuis trois ans au milieu d'événements qui,
à distance, nous paraissent encore si émouvants et si
troublants, ne seront pas modifiés, même aux heures
les plus terrifiantes de cette sinistre époque.
a Tandis que les Prussiens étaient en Champagne,
écrit Mercier, qui ne croirait pas que l'alarme la plus
profonde fût alors dans tous les esprits? Point du
tout; les spectacles, les restaurateurs également
pleins, n'offraient que des nouvellistes tranquilles.
Toutes les menaces orgueilleuses des ennemis, nous
ne les entendions pas. La capitale s'était toujours
(i) Journal d^une bourgeoise.
PENDANT LA RÉVOLUTION 297
crue inattaquable, à l'abri de tous les revers des
combats.
a Jamais le peuple ne fut intimidé, ni... ni par la
fuite du roi, ni par la prise de Verdun, ni par les
manifestes de tous les rois de l'Europe... Tandis
que dans l'Europe entière on disait : « C'en est fait
« de Paris ! Fût-ce le dernier des Bourbons, on en
« remettra un sur le trône », le peuple n'imagina
point la possibilité d'un danger. Il vit de sang-froid
l'érection d'un tribunal révolutionnaire, il continua
d'aller paisiblement à l'Opéra. Le rideau se leva
exactement à la même heure soit qu'on coupât
soixante têtes soit qu'on n'en coupât que trente. »
« Je ne me mêle pas des affaires du ménage »,
disait cet homme auquel on venait annoncer que le
feu était à sa maison. Voilà ce que disait chaque
boutiquier lorsqu'il apprenait les exécutions du jour
ou du lendemain (i).
(i) Mercier, Paris -pendant la Révolution. Dans notre
jeunesse, nous avons entendu raconter par un témoin
oculaire que, même pendant la Terreur, la vie sociale se
continuait comme aux époque paisibles et on nous en
citait un exemple bien terrible. Le mardi était le jour élé-
gant pour la Comédie-Française, et ce soir-là la salle était
toujours pleine. La Terreur n'avait rien changé à cette
habitude. En se rendant au théâtre en carrosse, l'on ren-
contrait presque toujours le tombereau qui transportait les
restes des malheureuses victimes tombées dans la journée
sous le fatal couperet. L'on se bornait à baisser les stores
du carrosse et l'on continuait sa route sans souci ni scru-
pule, pour aller entendre les déclamations des acteurs à la
mode.
CHAPITRE XIX
SEPTEMBRE, OCTOBRE, NOVEMBRE I792
Sommaire : Les élections pour la Convention. — L'Assem-
blée se réunit. — Abolition de la royauté. — Les députés
de Paris. — Projets sanguinaires de Marat et de Robes-
pierre. — Etat de Paris. — Victoires de Dumouriez. —
Enthousiasme de la capitale.
Dans les premiers jours de septembre, M. et
Mme Géraud quittent Paris et rentrent à Bordeaux;
ils sont assez rassurés sur la suite des événements
pour laisser sans crainte leurs enfants dans la capi-
pale. Dès qu'il les suppose arrivés à Bordeaux, Ter-
rier leur envoie des nouvelles :
« 15 septembre 1792.
0 Votre départ, leur écrit-il, a fait un grand vide
dans notre petit ménage.
« Demain dimanche, nous irons travailler au camp.
Dans le commencement de la semaine nous ferons le
voyage d'Ermenonville; les affaires politiques con-
tribuent beaucoup à distraire nos jeunes gens.
« La situation de Paris est à peu près telle que
vous l'avez laissée. Hier quelques personnes, sous le
masque du patriotisme et de l'amour de la chose pu-
blique, se permettaient de se faire livrer ou de
prendre de force les boucles d'argent, les montres,
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENBANT LA RÉVOLUTION 299
bijoux, etc. Cela fit d'abord quelque bruit, mais on se
rallia bientôt; les malintentionnés furent saisis,
quelques-uns furent de suite jugés populairement, les
autres ont été traduits en prison. »
Peu de jours après les massacres de Septembre,
ont lieu les élections pour la Convention; la faction
violente qui a dominé depuis le 10 Août continue à
terroriser la capitale :
(( 18 septembre.
« Les élections se poursuivent toujours ici dans le
même esprit, écrit Edmond ; la faction désorganisa-
trice des Marat et des Robespierre l'emporte plus que
jamais dans l'Assemblée électorale. Espérons qu'il
n'en sera pas de même dans la Convention. L'on ne
peut aborder la tribune si l'on ne se propose d'y
déclamer quelque nouvelle apologie de l'homme
incorruptible, ou quelque projet de loi agraire. Les
choses en sont à ce point-là.
a Le Garde-meuble a été volé la nuit passée ; beau-
coup de diamants et d'autres effets précieux ont été
enlevés; les préposés à la garde de ces riches trésors
ont été arrêtés, ainsi que plusieurs voleurs qui, dans
leur interrogatoire, ont dénoncé quelques personnes
de marque. Les visites domiciliaires vont recommen-
cer. Ce vol parait tenir à des complots contre-révolu-
tionnaires. »
La Convention se réunit le 21 septembre. Pétion
est nommé président.
Les Girondins et tous les modérés se rangent au-
tour de lui alors que les Jacobins suivent aveuglé-
ment Robespierre.
Dès la première séance l'on demande l'abolition
de la royauté :
300 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
« Toutes les dynasties, s'écrie levêque Grégoire,
n'ont jamais été que des races dévorantes, qui ne
vivent que de chair humaine. Je demande que par
une loi solennelle vous consacriez l'abolition de la
royauté. Les rois sont dans l'ordre moral ce que les
monstres sont dans l'ordre physique. Les cours sont
l'atelier des crimes et la tanière des tyrans. »
La proposition est adoptée et c'est le duc d'Or-
léans qui se lève le premier.
Le décret transmis sur-le-champ aux quarante-huit
sections est proclamé le soir même dans les rues de
la capitale ; toute la ville est illuminée, de tous côtés
l'on entend proférer des cris de mort contre la fa-
mille royale et les aristocrates.
Notre étudiant assiste à plusieurs séances de la
Convention et il adresse à son père un portrait suc-
cinct des principaux députés de Paris ; il n'est pas
sans intérêt de connaître les jugements qu'il porte
déjà sur ces figures dont la plupart ont laissé dans
l'histoire une si triste célébrité :
c( Paris, 2 octobre.
« Tu m'as demandé, papa, mon sentiment sur
chacun des députés de Paris; je satisfais à ton
voeu.
« Un de ceux dont la nomination atteste surtout
la lâcheté et l'étrange turpitude des électeurs, un de
ceux que l'opinion publique réprouve avec le plus
de force, est, comme tu ne l'ignores pas, le forcené
Marat. Quels que soient cependant les projets désas-
treux de cet homme sanguinaire, je crois qu'il y a
encore plus de folie dans sa tête que de perversité
dans son cœur. Quelle étonnante dégradation !
a Après le nom de Marat, l'opinion publique place,
PENDANT LA RÉVOLUTION 301
à regret sans doute, celui de Robespierre. Voilà quelle
est la juste récompense des excès où l'ont entraîné
son amour-propre et son opiniâtreté dans des opi-
nions erronées. Voilà quel est le triste résultat des
louanges sans nombre que nous lui avons prodi-
guées; c'est nous-mêmes qui gâtons les hommes pu-
blics. Lorsqu'à peine nous devrions leur témoigner
de la reconnaissance, nous les comblons d'honneurs
et de flatteries.
« Des vices domestiques, une conduite privée peu
estimable, des dettes nombreuses, voilà ce qu'on re-
proche à Danton; mais, en revanche, on admire en
lui l'homme d'Etat, de grandes vertus politiques, une
âme intrépide et forte, une éloquence irrésistible, une
vaste perspicacité de vues; heureux si avec ces
grands avantages, il ne se livrait trop souvent à
des passions hameuses et jalouses! Du reste, sa
conduite dans le ministère lui a mérité l'estime uni-
verselle.
a Collot-d'Herbois ne manque ni de talent ni
d'énergie. A la vérité, cette énergie dégénère quel-
quefois en exaltation. C'est un de ces hommes faits
pour un moment de crise et de révolution, un décla-
mateur adroit, quoique plein de chaleur et de véhé-
mence; je doute de ses talents en fait de législa-
tion, mais non en fait d'insurrection.
a Manuel, original dans ses opinions comme dans
son style, doué des grands principes à l'ordre du
jour, d'une grande facilité à s'énoncer, et d'un carac-
tère prononcé, a fait éclater beaucoup d'intelligence
et de patriotisme dans son administration de pro-
cureur de la Commune. Il m'a toujours paru un ma-
gistrat intègre, éclairé, courageux, pénétré surtout
de ce grand principe, qu'il faut tout tolérer, excepté
l'intolérance.
302 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
a Un homme dont j'attendais mieux est Billaud-
Varennes ; tout le monde est généralement mécontent
des principes exagérés qu'il a déjà manifestés. Le
défaut principal de tous ces messieurs est de se
croire toujours avant le lo Août; au reste j'ignore ses
talents.
a II est un être qui le dispute en immoralité et en
méchanceté à Marat lui-même, c'est Camille Desmou-
lins; il n'est pas de bassesses et de crimes qu'on ne
lui fît faire. Il a tout l'esprit et toute la malignité
d'un homme corrompu.
a Legendre a la manie de dénoncer sans cesse; je
ne lui ai vu faire que cela aux Jacobins. Si les auto-
rités constituées continuent à marcher dans le ,sens
des principes, il sera pour toujours réduit au silence;
je doute que sa tête puisse enfanter une loi sage et
prudente; il est bon, tout au plus, pour les mesures
d'urgence. On distingue en lui un grand caractère
d'indépendance; son éloquence est brute, mais mâle
et persuasive. La nature semble l'avoir fait pour
haranguer la multitude, mais voilà tout.
a Fréron, le fils du fameux Fréron si couvert de
ridicule et d'opprobre par Voltaire, est un frénétique
ami de Marat. Il a rédigé VOrateur du -peuple; c'est
donner la juste mesure de ses talents et de ses prin-
cipes.
a L'esprit se repose avec plaisir sur le bon et vé-
nérable Dussault; c'est la probité personnifiée. Son
patriotisme s'est prononcé depuis longtemps avec une
indicible véhémence, que les glaces de l'âge n'ont
point refroidie. Son élocution est fleurie et pleine
d'énergie. Il avait, dès l'ancien régime, consacré sa
plume et ses veilles à la liberté. Sa conduite à l'As-
semblée législative ne dément pas cette réputation
première.
PENDANT LA RÉVOLUTION 303
« Une imagination très vive, de la sagacité, des
principes quelquefois outrés, voilà ce qui distingue
Fabre d'Eglantine, connu d'ailleurs par la rédac-
tion des journaux de Prudhomme et par de char-
mantes pièces de comédie : il a des vues, des lu-
mières, et la connaissance du coeur humain.
« Le patriotisme de David est aussi grand que sa
célébrité et ses talents de peinture, mais il faut à un
législateur autre chose que le génie de la peinture et
il est dénué de moyens.
a Philippe-Egalité (ci-devant d'Orléans), n'a pour
sa part qu'un grand attachement au nouveau régime;
on eût pu mieux choisir. La dissolution de ses mœurs
eût dû l'éloigner de la Convention. On ne saurait
trop dans ces circonstances avoir égard aux vices
et aux vertus. C'est de cette considération que dé-
pend essentiellement le maintien des lois et le salut
de la République. Peuples libres, préférez la vertu
à tout ! Tel est le principe tutélaire que nous oublions
encore trop souvent.
0 Voilà une ébauche bien grossière des divers ca-
ractères des députés de Paris. Je les ai surtout jugés
par leurs actions. Dieu veuille que je me sois lourde-
ment trompé. Au reste, il serait ridicule de donner
encore quelque importance à la faction Marat ; tu as
dû voir combien elle a été écrasée dans une des
dernières séances de la Convention. »
Notre jeune étudiant commence à perdre peu à
peu cet imperturbable optimisme qui, depuis trois
ans, a résisté à tous les événements : comme il
est d'une entière bonne foi, d'une sincérité indis-
cutable, il ne peut plus dissimuler à sa famille les
déceptions profondes qu'il éprouve, les anxiétés
que lui causent les événements qui se préparent
dans l'ombre, l'effroi qu'il ressent en voyant Marat
304 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
et Robespierre afficher audacieusement leurs projets
sang^uinaires :
« Du 4 octobre.
« Ce ne sont pas les Jacobins qui soutiennent Marat ;
c'est seulement la lie des Jacobins; c'est environ une
centaine de membres, s'intitulant la société, qui cor-
respondent avec les clubs affiliés et qui sont parvenus
à faire déserter la place à tout homme doué de
quelques principes de justice et de moralité. Les vrais
Jacobins, les seuls encore digne de porter le nom
d'amis de la liberté et de l'égalité, sont les Brissot,
les Pétion, les Kersaint, les Barbaroux, les Guadet,
les Cambon, les Louvet, etc., en un mot tous les en-
nemis implacables des tyrans et des dictateurs. Ceux-
ci ont abandonné la société parce qu'ils n'ont pas
voulu se soumettre à de vils ambitieux, plus mépri-
sables, s'il est possible, que les antiques oppresseurs
que nous venons d'abattre; parce qu'ils n'ont pas
voulu se rendre les complices des fureurs d'une fac-
tion sanguinaire qui veut dominer par la terreur et
se venger par des massacres; tels sont les motifs
estimables de ces vrais républicains. Plusieurs d'entre
eux (et je le sais de bonne part) avaient juré de
poignarder l'infâme Robespierre s'il parvenait à ses
fins. Car qu'on ne croie pas que cette dictature soit
un monstre fantastique inventé à dessein : le projet
a existé, existe encore aujourd'hui et existera tant
qu'il y aura des troubles et dçs convulsions dans
l'intérieur. Oui, la France a été menacée d'avoir pour
nouveau dominateur un Robespierre et un Marat
peut-être; car qui peut savoir oii se serait arrêtée
cette coalition d'assassins?
0 Mais je me trompe, ceux qui portent la patrie et
PENDANT LA RÉVOLUTION 305
la liberté dans leur cœur, ceux qui ont juré la mort
des tyrans et qui s'inquiètent peu de la recevoir,
pourvu qu'ils la leur donnent, ceux-là, dis-je, au-
raient su arrêter ces projets désastreux : les poi-
gnards étaient prêts, ils n'attendaient plus que leurs
victimes, b
Quelle différence entre Paris et la province ! Com-
bien il est regrettable que la capitale ne suive pas
l'exemple qui lui est donné! Combien il faut dé-
plorer que les perspectives si brillantes de l'avenir
soient assombries par les projets d'hommes néfastes :
(( 16 octobre.
a Au milieu des succès brillants dont jouit notre
République, l'âme est peinée de ne pouvoir s'adonner
entièrement à la joie et d'avoir encore des sujets
d'inquiétude. Certainement, lorsque les bons citoyens
jettent leurs regards sur les départements, qu'ils y
voient le plus pur patriotisme animer tous les cœurs,
qu'ils y voient le règne des lois, de la concorde, de
la fraternité et de la douce égalité établi dans toute
sa rigueur, qu'ils voient les tyrans et leurs satel-
lites pourchassés et purgeant notre terre de leur
odieuse présence, certainement alors ils ont bien des
sujets d'ouvrir leur âme à l'espérance et de se livrer
à la joie. Mais en promenant leurs regards sur la
vaste étendue de la France, sur cette grande famille
de frères, en laissent-ils tomber par hasard un seul
sur Paris ! Soudain de noirs nuages de tristesse vien-
nent troubler cette joie, et elle fait place aux soucis,
aux tristes inquiétudes, au désespoir presque. Car
qu'y voient-ils dans ce Paris, dans cette ville qui de-
vrait donner aux départements l'exemple du patrio-
3o6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
tisme et de la soumission la plus aveugle aux lois?
Ils y voient un amas impur d'hommes dont tous les
projets tendent à perpétuer l'anarchie sans laquelle
ils ne sont rien, des hommes tout dégouttants encore
du sang qu'ils ont versé dans les journée de Sep-
tembre. Prêtes à excuser leurs sanguinaires desseins,
des sections qui obéissent formellement aux lois et
protestent contre elles, une Commune qui non seule-
ment favorise de tout son pouvoir les projets désor-
ganisateurs des méchants, mais qui dilapide les
fonds que la confiance publique a mis entre ses
mains; voilà bien des sujets de tristesse sans compter
que le peuple de Paris est égaré et suit aveuglément
des principes qui, s'ils duraient, l'entraîneraient à
sa perte. Mais espérons qu'il sera désabusé, qu'un
jour, il punira ses nouveaux tyrans, et qu'enfin, rendu
sage par l'expérience, il ne se livrera pas inconsidéré-
ment à quiconque fera semblant de prendre avec
zèle ses intérêts. »
On a compris enfin ce qu'ont été les massacres de
Septembre, on sait combien de têtes innocentes sont
tombées sous le fer des bourreaux. Ces forfaits, qu'on
a approuvés avant de les bien connaître, excitent
maintenant une réprobation générale. On redoute le
retour de pareilles atrocités, on se demande avec ter-
reur s'il faudra encore assister à ces scènes qui font
rougir l'humanité.
(( 1 1 novembre.
« Papa, voici un tableau trop vrai de la situation
de Paris. Je ne doute pas que cette ville ne soit
avant peu livrée à de nouvelles horreurs.
« Je désirerais bien que les Bordelais vinssent ici
se joindre aux Marseillais; tout nécessite cette dé-
PENDANT LA RÉVOLUTION 307
marche. Pourquoi faut-il que ces derniers les de-
vancent toujours dans ce qui peut être utile aux
intérêts de la République?
a L'état de Paris devient de plus en .plus alar-
mant; des scélérats qui respirent le crime et suent
l'assassinat, des anarchistes, avides de pillage et
dévorés d'une soif inextinguible de sang, tiennent
entre leurs mains les destinées de cette malheureuse
cité. Leur audace s'accroît par l'impunité, et déjà ils
brûlent de renouveler les horribles journées de sep-
tembre : ce n'est plus dans les ténèbres 'd'un sou-
terrain qu'ils aiguisent leurs poignards, c'est au
milieu même des places publiques; c'est là qu'ils de-
mandent à grands cris la tête des citoyens les plus
recommandables, c'est là qu'ils menacent d'une mort
prochaine plusieurs de nos représentants ; des listes
de proscriptions sont affichées par toutes les rues;
d'atroces placards invitent le feufle souverain de
Paris à une nouvelle insurrection; l'on n'ose pas
encore, c'est vrai, désigner formellement quelles au-
torités constituées doivent frapper les foudres du
peuple, mais l'on y exalte l'Assemblée de la Com-
mune, l'on y blasphème contre la Convention na-
tionale... et c'est en dire assez. De secrets agitateurs
répandus parmi le peuple, adoptant son langage,
ses manières, son costume, alimentent sa méfiance,
flattent ses excès, le séduisent, l 'égarent, lui com-
muniquent toutes leurs fureurs et leur sombre féro-
cité. De prétendus apôtres de la liberté professent
en tous lieux la doctrme de Marat, ils excitent ouver-
tement à la rébellion et au meurtre, ils appellent le
mépris sur la Convention et la confiance la plus
aveugle sur l'Assemblée de la Commune. La ques-
tion du partage des terres est sans cesse agitée par
eux, ils la reproduisent sous toutes les formes les
3o8 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
plus séduisantes et presque à chaque instant. La
classe la moins fortunée du peuple s'enivre avide-
ment de ce pernicieux système et savoure avec com-
plaisance ces opinions désordonnées, et c'est ainsi
que ces monstres parviennent à pervertir l'instinct
de justice qui distingue cette intéressante partie de
l'humanité, c'est ainsi qu'ils parviennent à tuer sa
moralité et à dégrader son caractère.
« Aux Jacobins règne le même esprit; malheur à
celui qui voudrait y faire entendre le langage austère
de la loi ; de forcenés déclamateurs y répètent chaque
jour qu'ils ont encore leurs poignards, que la hache
est encore levée, qu'ils tiennent encore la corde du
tocsin, et cette société, jadis la lumière du peuple,
l'égide de la liberté, l'effroi des tyrans, cette société,
dis-je, a aussi subi le joug : ces hommes qui osent
encore s'intituler les amis de la liberté et de V égalité,
ces hommes ne sont autre chose que de vils idolâtres,
que des esclaves, en un mot, qui, pour me servir de
l'énergique expression de Tacite, « sont dégénérés
« même de l'esclavage ». Il ne reste plus aux Jacobins
que la lie de cette société, c'est-à-dire la tourbe des
hommes faibles et pusillanimes qui sont nés esclaves
et qui mourront esclaves; puis cette coalition d'inso-
lents ambitieux, connue sous la dénomination de
faction Robespierre : coalition sanguinaire, qui re-
doute plus que la mort le retour de la paix, et qui,
pour dominer, ne s'épargnera jamais aucun crime.
Ces prêtres sont à la liberté, ce que les prêtres sont à
la religion, des sectaires fanatiques, qui, sous un nom
sacré, ne cherchent que domination et qu'intérêt per-
sonnel.
« Les sections de Paris sont infectées des mêmes
principes que la société des Jacobins ; les Maratistes
triomphent de toutes parts. Partout ils abusent le
PENDANT LA RÉVOLUTION 309
peuple et font trembler les citadins, qui n'osent plus
élever la voix dans les assemblées sectionnaires. La
force publique est nulle, point organisée ou mal
commandée; d'une part, l'égoïsme, la pusillanimité;
de l'autre, l'ambition, la scélératesse. Voilà les élé-
ments de troubles et de désordres qu'enferme Paris.
Les décrets de la Convention sur la police intérieure
de cette ville, sont enfreints continuellement, les ordres
des ministres méprisés, l'opinion publique pervertie,
les principes altérés ou violés à chaque instant. Les
factieux menacent ouvertement de recommencer le
cours des proscriptions, aûn de replonger nos repré-
sentants dans la stupeur et dans l'inertie. Tout nous
présage en un mot les plus sinistres événements ; tout
atteste le danger des mandataires du peuple et les
Bordelais balancent à marcher vers Paris ! et ils déli-
bèrent encore! il faut sauver la France des horreurs
d'une guerre civile, il faut sauver la Convention na-
tionale et ils attendent une loi! Grands dieux! Les
Marseillais ont-ils attendu qu'un décret leur ordon-
nât de forcer les portes du château des Tuileries, et
doit-on craindre de se livrer à une démarche illégale
pour sauver Paris, lorsque tant d'autres ne craignent
pas d'accumuler les infractions à la justice pour le
perdre? Ce faux système de modération ne tend
qu'à nous plonger dans un abîme de malheurs inter-
minables. »
Alors que la situation intérieure offre des perspec-
tives si désolantes, la République voit sur les fron-
tières tous les ennemis disparatîre les uns après les
autres.
Pendant le mois de septembre, Dumouriez a sauvé
la France : l'armée de Brunswick, qui s'avançait me-
naçante, est battue et démoralisée. Le 3 octobre, une
lettre de Dumouriez à la Convention annonce que les
3IO JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
troupes austro-prussiennes ont repris le chemin de la
frontière.
Cette nouvelle provoque dans Paris une véritable
ivresse de patriotisme. La joie est d'autant plus
grande que les craintes ont été plus vives, la terreur
plus profonde.
A l'Opéra a lieu une scène grandiose et vraiment
émouvante. Tous les acteurs réunis sur la scène s'age-
nouillent devant la Liberté, sous les traits de
Mlle Maillard ; puis ils entonnent cette Marseillaise^
qui a conduit nos troupes à la victoire. Le parterre,
les loges, la salle entière écoutent également à ge-
noux.
Après ces vers :
Que tes ennemis expirants
Voient ton triomphe et notre gloire,
les tambours battent, le tocsin sonne, une foule armée
de piques et de haches envahit la scène et tous re-
prennent en chœur le célèbre refrain.
Les mêmes scènes se renouvellent presque chaque
soir, et il en est de même dans les autres théâtres.
L'enthousiasme patriotique n'a plus de bornes.
Ravi de ces succès inespérés, Edmond écrit à sa.
famille :
<( Paris, 30 septembre, an I.
« La vigueur avec laquelle nos troupes acculèrent à
Spire, contre le Rhin, les troupes mayençaises, le cou-
rage et l'ardeur qu'elles ont montrés pour escalader
Mayence, la bravoure des volontaires de la Charente-
Inférieure qui ont chargé quinze cents Autrichiens et
les ont débusqués du poste important qu'ils occu-
paient; tous ces traits sont de grands arguments
PENDANT LA RÊVOLULION 311
contre ceux qui nous répétaient sans cesse qu'au pre-
mier coup de fusil de l'ennemi, nos gardes nationaux
fuieraient en jetant leurs armes, que nos soldats de
ligne, étant très indisciplinés, seraient battus com-
plètement. S'ils avaient été plus sensés, ils auraient
dit : « Nos troupes étant commandées par des gé-
« néraux vendus à la cour, elles seront presque tou-
« jours battues, parce qu'elles seront conduites dans
a de mauvais postes ou opposées à un ennemi inû-
« niment supérieur en nombre, etc. » C'est alors qu'ils
auraient eu raison, mais à présent que l'esprit du
soldat est débarrassé des entraves de la méfiance, le
caractère belliqueux de la nation va reparaître à nu,
et nos soldats combattant pour la liberté, je ne doute
pas que nos armées deviennent plus brillantes que
jamais. >
Terrier écrit de son côté :
0 Nous avons renvoyé à nos ennemis la fuite et
l'épouvante qu'ils avaient apportées parmi nous, et
ce qui doit mettre le comble à notre confiance et à
leur désespoir, c'est cet accueil fraternel que nous
recevons de tous nos voisins qui commencent enfin à
sentir que la cause pour laquelle nous combattons ne
leur est pas même étrangère, bien loin de leur être
contraire. La capitale seule est un peu agitée au mi-
lieu de la joie universelle. Mais la très grande ma-
jorité des suffrages se porte vers le vertueux Pétion,
et j'espère que son acceptation mettra fin à nos solli*
citudes et aux projets des factieux (i). »
« La République, répond M. Géraud, débute sous
de bien heureux auspices. Qu'on achève d'écraser à
(i) Pétion est nommé maire de Paris, le 15 octobre 1792.
par la presque unanimité des suffrages.
312 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Paris toutes les factions et nous n'aurons plus rien à
redouter de la ligue des tyrans. »
Les triomphes de la République se poursuivent.
Dumouriez arrive victorieux à Bruxelles et ces nou-
veaux succès portent la terreur et l'effroi dans toutes
les cours :
(( Paris, 21 novembre 1792.
« Dumouriez avait promis d'être le 15 à Bruxelles,
écrit Edmond, Dumouriez a tenu parole. Je crois que
c'est un grand argument contre ceux qui prétendent
que ce général est une tête brûlée, un aventurier que
la fortune a servi. Oui plus est, quand il était ici, il
donna rendez-vous à Talma pour le 24 à Bruxelles ;
celui-ci, aussitôt la prise de cette ville, est parti pour
aller y remplir le rôle de Titus dans Brutus. Certes,
il fallait que Dumouriez fût bien sûr de son fait et
qu'il ne fût pas sans prévoyance, pour oser affirmer
une chose, qui, s'il ne l'avait pas réalisée, l'aurait
couvert de honte et de ridicule. Quand l'Assemblée
législative lui conféra le commandement de l'armée
du traître La Fayette, il écrivit en propres termes :
« Quand j'aurai purgé le sol de la République des
« despotes et de leurs satellites qui le souillent, j'irai
« délivrer les Belges du joug odieux sous lequel ils
a sont courbés, etc. » Voilà à peu près ses expres-
sions; l'événement nous a prouvé qu'il voyait juste.
La Gazette de Leyde du 2 novembre, s'exprime
ainsi : « Le général Dumouriez qui, dans ses fan-
« faronnades ordinaires, avait dit qu'il irait dîner
« le 15 novembre à Bruxelles, en sera sans doute
« empêché par le général Clerfayt, qui arrive à Mons
a avec dix mille hommes. » Je suis bien curieux de
voir comment elle va rapporter la bataille de Jem-
iT^-^Des. B
PENDANT LA RÉVOLUTION 313
« Il faut que les autres peuples apprennent avec
«tonnement ce que peut l'amour de la liberté, ce que
peut l'énergie républicaine; qu'ils apprennent que
c'en était fait de la liberté lorsqu'un jour a lui, jour
d'épouvante pour les despotes, et la liberté triom-
phante a dirigé son vol rapide vers les plaines de la
Belgique; qu'ils apprennent qu'il a suffi de pronon-
cer ces paroles affligeantes, mais non pas désespé-
rantes : « Citoyens, la patrie est en danger », et que
des légions innombrables d'hommes libres se sont
levées et armées pour la sauver; qu'ils apprennent
qu'aidés de nos bras seulement, nous avons repoussé
les troupes qui passaient pour les meilleures de l'Eu-
rope; qu'ils apprennent toutes ces choses étonnantes
pour eux et qu'ils les imitent, s'ils se sentent capables
de le faire. Hélas! que n'avons-nous des mœurs!
nous laisserions bien loin derrière nous Ces Romains,
avides de conquêtes, qui ne faisaient la guerre que
pour asservir les nations. »
CHAPITRE XX
EPILOGUE
A la fin du mois de novembre, nos jeunes gens se
préparaient à suivre comme les années précédentes
les cours du Lycée et du Collège de France, lors-
qu'un événement inattendu vint les obliger à quitter
Paris.
Leur précepteur, M. Terrier, avait offert ses ser-
vices au gouvernement comme médecin militaire; peu
de temps après, il reçut l'ordre de partir immédiate-
ment pour l'armée des Pyrénées en qualité de méde-
cin en chef d'un hôpital ambulant. Le quartier gé-
néral de l'armée était à Toulouse.
C'est là qu'il se rendit aussitôt avec les deux jeunes
gens confiés à ses soins; tout en vaquant à ses nou-
velles occupations militaires, il conserva la direction
de leur éducation.
Une fois hors de Paris, Edmond naturellement
continue à entretenir avec sa famille une correspon-
dance suivie, mais il ne raconte plus les événements
que par ouï-dire, il est absorbé par les mille détails
de la vie militaire à laquelle il se trouve mêlé, et ses
lettres ne nous offrent plus qu'un intérêt très secon-
daire.
Nous arrêterions donc ici nos citations, si nous
ne voulions encore indiquer en quelque lignes la vie
du jeune homme pendant l'année 1793.
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 315
Le 21 janvier, Louis XVI monte sur l'échafaud.
En province aussi bien qu'à Paris, sa mort passe
presque inaperçue. Le peuple est convaincu qu'il a
trahi son pays, par conséquent qu'il a mérité son
sort et que la peine infligée n'est que le juste châti-
ment de ses crimes.
Lorsqu'on apprend à Bordeaux l'affreuse nouvelle,
M. Géraud écrit simplement à ses fils : « Je n'ai
donné nul regret à la mort du tyran ; néanmoins,
j'eusse été bien aise, dans l'intérêt de la chose pu-
blique, qu'on l'eût retenu prisonnier. C'eût été un
otage précieux en cas de revers. »
Et c'est tout.
Mme X... ne se montre pas plus émue :
« La mort du roi s'est passée à Paris comme le
bannissement des Tarquins à Rome. Le peuple a dé-
ployé un calme et une majesté qui feraient honneur
aux plus beaux jours de la république romame. Nos
ennemis, qui sont des lâches, et qui poignardent par
derrière, menacent tous les députés qui ont voté la
mort de leur chef (i). »
Il faut lire dans Mercier les réflexions que lui
inspire ce tragique événement pour se rendre compte
de l'insouciance profonde avec laquelle la popula-
tion a assisté au supplice :
a Est-ce bien le même homme que je vois bousculé
par quatre valets de bourreau, déshabillé de force,
dont le tambour étouffe la voix, garrotté à une
planche, se débattant encore, et recevant si mal le
coup de la guillotine, qu'il n'eut pas le col, mais l'oc-
ciput et la mâchoire horriblement coupés?
a Son sang coule; les cris de joie de quatre-vingt
mille hommes armés ont frappé les airs et mon
(i) Journal d'une bourgeoise.
3i6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
oreille; je vois les écoliers des quatre nations qui
élèvent leurs chapeaux en l'air. Son sang coule, c'est
à qui y trempera le bout de son doigt, une plume, un
morceau de papier; l'un le goûte et dit : « Il est
« bougrement salé ! » Un bourreau sur le bord de
l'échafaud vend et distribue de petits paquets de
ses cheveux. J'ai vu défiler tout le peuple se tenant
sous le bras, riant, causant familièrement, comme
lorsqu'on revient d'une fête.
« Aucune altération n'était sur les visages. Le jour
du supplice ne fit aucune impression. Les spectacles
s'ouvrirent comme de coutume; les cabarets du côté
de la place ensanglantée vidèrent leurs brocs comme
à l'ordinaire; on cria les gâteaux et les petits pâtés
autour du corps décapité. »
Le séjour d'Edmond et de John au camp de Tou-
louse avait exalté leur patriotisme. Ces jeunes gens,
qu'animaient toujours les plus nobles sentiments, s'in-
dignaient de demeurer dans l'inaction, alors que
beaucoup de leurs amis volaient aux frontières pour
défendre la patrie menacée. Déjà à plusieurs reprises
ils avaient ardemment sollicité de leurs parents la
permission de contracter un engagement volontaire,
mais M. Géraud s'y était jusqu'alors refusé, esti-
mant que leur âge ne leur permettait pas de s'ex-
poser encore aux dangers et aux fatigues de la
guerre.
Au mois de mars 1793, les jeunes gens renouvellent
leur demande. C'est Edmond qui, comme le plus âgé,
prend la parole :
« Nous sommes indifférents sur la manière de
marcher à l'ennemi, écrit-il, pourvu que nous y mar-
chions tous deux; nous brûlons de nous joindre aux
phalanges nationales qui se forment de toutes parts
sous nos yeux; défendre la patrie, voilà quel doit
PENDANT LA RÉVOLUTION 317
être aujourd'hui le premier de tous nos soins, le
plus sacré de nos devoirs, le but et le motif de
toutes nos démarches. La saison des combats ap-
proche, la France entière s'ébranle pour se précipiter
sur ses ennemis, toute la jeunesse vole aux armes, et
seuls nous languissons dans un lâche repos, seuls
nous demeurons spectateurs oisifs et tranquilles de
cette généreuse émulation ! »
Touché de ces pressantes instances, M. Géraud
cède et écrit à Terrier :
a Nos enfants ont trop bien plaidé leur cause
pour que leur mère et moi résistions, nous les vouons
à la patrie, quoiqu'il en coûte à nos coeurs. »
A peine connaît-il la réponse favorable de sa fa-
mille, qu'Edmond, ivre de joie, écrit à un de ses
amis déjà sous les drapeaux :
(( 17 mars 1793.
« Mon ami, mon Don ami, je suis au comble de mes
vœux, et mon cœur nage dans la joie. Mon père a
donc été touché de mes chaleureuses instances; nous
allons nous revoir dans peu sous les mêmes dra-
peaux.
« Depuis avant-hier, je suis calme, content, je sa-
voure à longs traits cette joie muette qui accompagne
toujours l'accomplissement des désirs honnêtes et
généreux. Je te vois partager mes sentiments avec
une satisfaction inexprimable; oui, tu es mon ami,
toi, et sans doute un véritable ami, puisque tu ne
penses pas comme les autres que je doive éviter les
dangers que la voix de la gloire, de mon cœur, et sur-
tout de ma patrie m'ordonne de braver. »
John, vu sa jeunesse, — il n'avait guère plus de seize
ans, — fut attaché à l'ambulance de Terrier. Peu de
3i8 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
temps après son corps d'armée partait pour Saint-
Jean-Pied-de-Port, où il devait combattre les Espa-
gnols.
Edmond fut appelé à Bordeaux et nommé sous-
lieutenant dans le bataillon des volontaires de la
Gironde. Dès le mois d'avril ce bataillon était dirigé
sur Saint-Jean-Pied-de-Port pour renforcer le corps
d'armée qui s'y trouvait déjà, et les deux frères
étaient de nouveau réunis.
Voici quelques-unes des lettres qu'Edmond écrit
à sa famille, du camp de Blanc-Pignon :
« lo mai 1793.
a Entouré de douze camarades, couvert d'une tente
dont le diamètre peut avoir dix pieds, assis sur un
pouce de paille, mon sac faisant mon pupitre, j'entre-
prends de vous donner de nos nouvelles. Nous jouis-
sons d'une forte santé; j'en juge par le peu d'effet
qu'ont produit sur nous les premières fatigues mili-
taires, celles qui auraient dû le plus nous éprouver;
cependant, voici le quatrième jour que nous sommes
sous la toile, nous dormons aussi bien, et même
mieux, je présume, que le premier financier, notre
seul souci étant le désir de recevoir de vos lettres et
de soigner nos armes; autrement toujours chantant,
dansant, mangeant d'un appétit vorace, travaillant à
la tranchée, ce qui est un peu pénible, gravissant les
montagnes pour aller aux différentes provisions du
camp ; insensiblement la retraite nous appelle au re-
pos sans nous être aperçus de la journée qui com-
mence à quatre heures le lendemain. Les brouillards,
extrêmement épais, et la neige nous empêchent de
sortir pour nos plaisirs. »
La première affaire sérieuse à laquelle nos jeunes
PENDANT LA RÉVOLUTION 319
gens assistent tourne d'une façon déplorable pour
nos armes :
« 6 juin 1793.
et Je vous écris à la hâte pour prévenir toutes les
inquiétudes qui pourraient vous assaillir. Oh ! quelle
journée désastreuse vient de se passer ! quand je te
dirai que nous avons perdu mille hommes, je n'exa-
gérerai pas, sans compter les blessés. Le bataillon de
la Gironde a été cruellement maltraité; nous nous
sommes enfuis Cluzeau, Chaudruc, Corbière et moi
sur des mulets que nous avons pris ; nous sommes
ici toujours sous la direction de M. Terrier, qui a
établi son ambulance dans un château d'ici. Nous
avons été trahis de la manière la plus indigne. Le
général est passé chez l'ennemi. Le camp de Blanc-
Pignon est pris et brûlé, les troupes sont rentrées à
la citadelle. Trois mille hommes des nôtres ont eu à
lutter contre quatorze mille Espagnols, une cavalerie
et une artillerie formidables. Les bombes pleuvaient
sur le camp comme la grêle. Saint-Jean est dans la
plus grande alarme. »
A la suite de cette défaite, nos troupes durent se
retirer; Edmond nous fait un tableau désolant de
cette retraite, et il ne peut s'empêcher d'exhaler des
plaintes amères sur les concussions dont ils sont les
tristes victimes et sur l'incurie de ceux qui les di-
rigent.
« Navarreins, 19 juin 1793.
« Pendant notre route de Saint-Palais à Navar-
reins, nous étions tous trois malades et souffreteux,
aussi nous a-t-elle paru fort longue en dépit de tous
320 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
les agréments qu'offrait à nos regards le spectacle
des campagnes vertes et fleuries. La chaleur était du
reste excessive. Chaudruc et Choïet étaient montés
dans un étroit chariot, traîné par deux bœufs. Pour
moi, armé d'un aiguillon hâtif, je m'avançais aussi
vite que mon extrême faiblesse pouvait le permettre
sur les pas de ces animaux nonchalants. Toute pé-
nible que m'ait été cette route, je préférais le plus
souvent aller à pied que de monter dans le chariot,
où nous étions fort mal à notre aise et horriblement
cahotés ; c'est cependant dans ces misérables tombe-
reaux, sur ces routes hérissées de cailloux, que l'on
transporte les blessés et les malades. Aussi dans la
dernière évacuation de l'hôpital militaire de Saint-
Jean-Pied-de-Port sur celui de Saint-Palais, cinq de
ces malheureux expirèrent au milieu de la route sur
ces bières ambulantes : défenseurs de la patrie, voilà
comme on nous traite, voilà comment d'iniques admi-
nistrations, de rapaces concussionnaires insultent à
l'humanité, et se jouent de notre vie. Mais quel
homme aujourd'hui osera faire entendre les rugisse-
ments de l'indignation? Quel homme osera dire ces
courageuses vérités? Le crime triomphe partout et
les lois se taisent !
« Pardonne-moi cette digression échappée d'un
cœur ulcéré depuis longtemps par les indicibles at-
tentats qui se commettent en tous lieux avec la plus
révoltante impunité. Au reste, ce n'est encore là que
pastorales et verdures auprès des innombrables mi-
sères dont je t'eusse déjà fait le tableau si je n'avais
été épouvanté de l'immensité de ces tristes détails.
Si jamais je puis rentrer dans mes foyers et me livrer
encore aux loisirs littéraires, avec quelle amertume
je vais retracer les infâmes concussions dont je suis
le témoin et quelquefois la victime. Qu'il me tarde de
PENDANT LA RÉVOLUTION 321
pouvoir épancher librement les flots de l'indignation
qui m'oppresse. Qu'ils tremblent, les cruels dilapi-
dateurs qui oppriment le soldat et corrodent nos
armées ! Qu'ils tremblent, le jour de la vengeance
arrivera, j'espère, avec celui de la justice! Les cris
des victimes seront entendus, ils retentiront sur le
coeur du philosophe et de leurs plaintes se composera
cette plainte terrible, solennelle, qu'il portera au
tribunal de ce juge qui fait justice à tous, je veux
dire au tribunal du peuple. »
La retraite avait eu lieu, en effet, dans des con-
ditions désastreuses pour les blessés. En arrivant à
Navarrems on ne trouva pour les recueillir qu'un
hôpital malsain, et 011 les malheureux furent en-
tassés dans des salles trop étroites : c'était pour eux
la mort certaine et prochaine. Emu de cette situation.
Terrier obtint de la municipalité le château d'un émi-
gré qui se trouvait dans le voisinage : là, au moins,
les malades respiraient un air pur, et le local était
suffisant pour en recevoir plus que quatre cents.
Fatigué de l'inaction dans laquelle demeurait le
corps d'armée auquel il appartenait, Edmond qui
rêvait gloire et conquête, chercha à obtenir un chan-
gement.
Au mois de juillet, grâce à la protection de quel-
ques amis, il fut désigné pour remplir les fonctions
d'aide de camp, auprès du général Dupuch, qui com-
mandait à l'armée du Nord.
Il partit aussitôt pour rejoindre son nouveau poste,
et M. Géraud l'accompagna jusqu'à Paris. En y
arrivant, ils apprirent que le général Dupuch était
suspendu.
Ce fâcheux incident laissait Edmond sans situa-
tion. Il ne perdit pas courage cependant, et il cher-
cha par ses relations à obtenir de nouvelles fonctions
21
322 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
à l'armée du Nord. En attendant que sa demande
reçût satisfaction, il resta à Paris avec son père.
C'est de là que M. Géraud écrit à sa femme en
lui racontant les incidents de leur existence.
Malgré les tragiques événements dont la ville est
ensanglantée, l'on continue, au dire de notre narra-
teur, à jouir d'une vie singulièrement paisible, rien
ne met obstacle aux distractions journalières, les pro-
menades sont plus fréquentées que jamais, tous les
théâtres sont ouverts et la foule s'y presse comme
aux époques les plus calmes de l'histoire.
(( Paris, 28 août 1793.
a Custine a été jugé à mort avant-hier au soir et à
l'heure que j'écris, il a cessé de vivre. D'ailleurs, rien
de nouveau, tout est parfaitement tranquille. »
c( Paris, i" septembre 1793.
« Je me disposais à partir jeudi 14 du mois, mais
voilà qu'on a suspendu la délivrance des passeports.
Un député que j'ai vu, m'a dit que cette mesure de
sûreté ne subsisterait que jusqu'après les visites do-
miciliaires; dans ce cas, j'espère quitter Pans dans
sept ou huit jours. Si mxon séjour ici se prolongeait
au delà de ce terme, j'en serais vivement affecté.
Comment ferais-tu seule avec John pour faire nos
vendanges ?
« Notre jeune homme attend toujours des nou-
velles qui l'appellent à l'armée du Nord, mais elles
ne viennent point. Quoique je fusse bien aise de con-
naître son sort avant de me séparer de lui, néanmoins
cette considération ne me retiendra pas une minute
quand une fois les voies seront libres.
PENDANT LA RÉVOLUTION 323
ce Les portes des boulangers sont toujours assié-
gées. Ce sont les seuls rassemblements que l'on voie.
Comment est-on à Bordeaux pour les subsistances? »
« Paris, 2 septembre 1793.
a Paris et ses boues et ses mauvaises odeurs me lasse
trop pour que je n'en sorte le plus tôt que je pourrai.
J'espère que ce sera au plus tard le 15. Tout y est
fort tranquille, même aux portes des boulangers,
malgré qu'on s'y porte en foule et qu'on y attende
longtemps. >
« Paris, 3 septembre 1793.
« As-tu entendu parler du nouveau muséum? C'est
une des mille et une merveilles de la Révolution.
Tout ce que nous possédions des Lebrun, des Le-
sueur, des Teniers, des Rubens, des Guide, des Do-
miniquin, des Gérard Dow, des Salvator Rosa, des
Raphaël, tout a été mis à contribution ; je te plains
de ne pouvoir admirer avec nous ces trophées élevés
aux arts.
a Hier, nous fûmes voir représenter Robert, au
théâtre de la République. Cette pièce y est jouée avec
beaucoup plus d'ensemble qu'au Marais; la variété
des costumes et des décorations surtout ne laisse rien
à désirer aux amateurs. Nous avons déjà visité dans
nos différentes tournées dramatiques, le théâtre Fey-
deau, celui de Molière, celui des Variétés amusantes,
celui du Palais, celui de la République, celui du
Vaudeville, et le nouveau théâtre de la Montansier,
rue Richelieu, dont la salle le dispute en tout à celle
du grand théâtre de Bordeaux. •
324 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
« Paris, 8 septembre 1793.
a Bonne nouvelle, on m'assure dans ce moment que
la suspension des passeforts est levée; nous allons
nous disposer à partir à la fin de la semaine, c'est-à-
dire le 13 ou le 14; je ne puis point t'indiquer ni le
moment ni le jour de notre arrivée; nous n'irons
point par la diligence : on n'a par cette voie de repos
ni la nuit ni le jour. J'amène un cabriolet qu'à coup
sûr je revendrai au delà de ce qu'il me coûte. C'est
avec bien du regret que je quitte notre jeune homme,
mais j'espère qu'il recevra enfin avant mon départ
des nouvelles favorables. On se porte avec moins
d'empressement chez les boulangers. La tranquillité
est toujours parfaite. Edmond va aujourd'hui à
Saint-Cloud ; je ne puis pas malheureusement être
de la partie; à pareil jour, l'année dernière, nous y
étions tous ensemble. »
M. Géraud, impatient de retourner à Bordeaux,
quitte Paris sans attendre son fils; celui-ci espérait
toujours que les fonctions qu'il sollicitait à l'armée
du Nord lui seraient accordées. Cependant à la fin de
septembre, toutes ses instances demeurant infruc-
tueuse, il perd patience et se décide à rejoindre sa
famille.
Le I*'' octobre, il va à la commune pour faire viser
son passeport; il est arrêté comme suspect et envoyé
devant le commissaire de police militaire, qui le fait
enfermer à la maison d'arrêt de la mairie; la cause
principale de son arrestation est qu'on le croit du
nombre des officiers destitués qu'un décret obligeait
de quitter Paris dans les vingt-quatre heures. Le
3 octobre, son identité ayant été reconnue, il est mis
en liberté et il se hâte de quitter la capitale.
PENDANT LA RÉVOLUTION 325
Edmond Géraud vécut paisible et ignoré pendant
les années qui suivirent son retour à Bordeaux.
Abandonnant la politique qui l'avait si vivement
passionné tout d'abord, il s'adonna tout entier au
culte des lettres et y consacra les brillantes dispo-
sitions dont la nature l'avait doué. Ses essais poé-
tiques, presque tous consacrés à la peinture du moyen
âge et de ses mœurs, sont restés des modèles du
genre, et l'on peut dire hardiment avec Saint-Beuve
qu'il a été le premier des romantiques.
FIN
TABLE DES MATIERES
Préface
CHAPITRE PREMIER
1789-1790
Sommaire : Voyage de Bordeaux à Paris. — Impres-
sions de route. — Installation à Paris. — Le Palais-
Royal. — La place Louis XV. — Le Garde-Meuble.
— Les boulevards. — Le Louvre. — Le Jardin des
Tuileries. — Le Jardin du Luxembourg. — L'Opéra.
— Le Théâtre-Italien. — La Comédie-Française. —
L'Assemblée nationale. — La famille royale
CHAPITRE II
1790
Sommaire : Les cours du Collège de France. — L'Hô-
tel-Dieu. — Exécution du marquis de Favras. « —
Les frères Agasse. — Tranquillité de la capitale. —
Le roi à l'Assemblée nationale. — Le serment ci-
vique
CHAPITRE III
1790
SOM.MAIRE : Les Invalides. — L'Ecole militaire. — Le
Champ-de-Mars. — La Sorbonne. — Notre-Dame.
— Sainte-Geneviève. — Les Champs-Elysées. — Le
328 TABLE DES MATIÈRES
Bois de Boulogne. — Bagatelle. — Le Mont Cal-
vaire. — Longchamps. — Saint-Cloud. — Sceaxix.
— Vincennes. — Les Gobelins 41
CHAPITRE IV
1790
Sommaire : Vente des biens du clergé. — Les assi-
gnats. — Le général Paoli à l'Assemblée. — Le droit
de paix ou de guerre. — La statue de la place
Notre-Dame-des-Victoires est détruite. — Suppres-
sion des titres, armes, armoiries. — Fédération des
départements. — John Géraud à Paris. — Fête de
la Fédération 54
CHAPITRE V
1791
Sommaire : Le Lycée. — Les clubs. — Les Jacobins. 74
CHAPITRE VI
1791
Sommaire : L'émigration se transporte à Coblentz. —
Menaces des émigrés. — Fuite des tantes du roi. —
Maladie du roi. — Le 28 février. — Loi proposée
sur l'émigration. — Maladie de Mirabeau. — Sa
mort. — Ses obsèques 86
CHAPITRE VII
1791
Sommaire : Les prêtres assermentés et les réfrac-
taires. — La bulle du pape. — L'Eglise protestante.
— Suppression des barrières. — Rareté du numé-
raire. — Le roi ne peut se rendre à Saint-Cloud. —
Il accomplit ses Pâques constitutionnelles 102
CHAPITRE VIII
Voyage à Versailles en 1 791 120
TABLE DES MATIÈRES 329
CHAPITRE IX
JUIN-J UILLET 1789
SOMM.\IRE : Fuite de la famille royale. — Emotion
profonde dans la capitale et dans les provinces. —
Arrestation des fugitifs à Varennes. — Rentrée du
roi à Paris. — Sa suspension. — Demandes de dé-
chéance. — Emeute du Champ-de-Mars 136
CHAPITRE X
JUILLET, AOUT, SEPTEMBRE IjSç
Sommaire : Les cendres de Voltaire sont transportées
au Panthéon. — Le 14 juillet. — La reine montre le
dauphin au peuple. — Fête aux Champs-Elysées. —
Les poissardes du Pont-Royal. — Le salon de pein-
ture. — Le roi accepte la Constitution. — Il se rend
à l'Assemblée. — Représentation de Castor et Pollux.
— Allégresse du peuple. — Fin de la Constituante . 155
CHAPITRE XI
1791
Sommaire : Le roi et la nation. — L'émigration. —
L'idée de patrie n'existe pas. — Coblentz 167
CHAPITRE XII
SEPTEMBRE-DÉCEMBRE I 79 I
Sommaire : La Législative. — Inquiétudes que cause
l'émigration. — Coblentz. — Cherté des vivres. —
Déclaration de Pillnitz. — Mesures rigoureuses
contre les émigrés. — Le roi oppose son droit de
veto — Lois contre les prêtres réfractaires. — Veto
durci «83
CHAPITRE XIII
NOVEMBRE ET DÉCEMBRE I79I — JANVIER I792
Sommaire : J *•, Collège de France. — Le lycée. —
330 TABLE DES MATIÈRES
Lectures publiques. — L'esprit public à Paris. — La
contre-Révolution. — Les orateurs de l'Assemblée.. 193
CHAPITRE XIV
/ JANVIER-M.\RS I792
Sommaire : Monsieur est privé de la régence. — Les
biens des émigrés sont séquestrés. — Delessart est
mis en accusation. — Troubles dans Paris. — In-
quiétudes que cause l'émigration 208
CHAPITRE XV
MARS, AVRIL, MAI I792
Sommaire : Le roi change de ministres. — Dumouriez
est appelé au ministère. — Il va aux Jacobins. —
Mort de Joseph IL — Déclaration de guerre à l'Au-
triche. — Les dons patriotiques. — Fête des Suisses
de Châteauvieux. — La fête de Pâques. — Le
temple et l'église catholique. — Défaite de Tournay
et de Mons. — Emotion populaire 220
CHAPITRE XVI
MAI, JUIN, JUILLET I792
Sommaire : Robespierre perd sa popularité. — M. et
Mme Géraud partent pour Paris. — Décret sur les
prêtres réfractaires. — Les dons patriotiques. — La
garde royale est licenciée. — Triste situation de la
famille royale. — Le roi oppose son veto aux décrets
sur les prêtres réfractaires et sur le camp de vingt
mille fédérés. La journée du 20 juin — Impopularité
de La Fayette. — La patrie en danger 239
CHAPITRE XVII
JUILLET-AOUT I792
Sommaire : La Prusse nous déclare la guerre. — Dé-
chaînement contre la famille royale. — Discours de
Vergniaud. — Anniversaire de la Fédération. —
Manifeste de Brunswick. — Demandes de déchéance.
— La Fayette est mis en accusation. — Il est ac-
TABLE DES MATIÈRES 331
quitté. — Journée du 10 août. — La famille royale
est enfermée au Temple. — Aspect de Paris 257
CHAPITRE XVIH
AOUT-SEPTEMBRE I792
Sommaire : Fuite de La Fayette. — Aspect de Paris.
— Prise de Longwy. — Emotion de la capitale. —
Massacres de septembre 281
CHAPITRE XIX
SEPTEMBRE, OCTOBRE, NOVEMBRE I792
SOMNLAIRE : Les élections pour la Convention. — L'As-
semblée se réunit. — Abolition de la royauté. — Les
députés de Paris. — Projets sanguinaires de Marat
et de Robespierre. — Etat de Paris. — Victoires de
Dumouriez. — Enthousiasme à Paris 298
CHAPITRE XX
Épilogue 314
Table des matières 327
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