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Full text of "Journal d'un étudiant pendant la Révolution, 1789-1793. [Edité par] Gaston Maugras"

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GASTON   MAUGRAS 


JOURNAL 

D'UN  ÉTUDIANT 

(EDMOND    GÉRAUD) 

PENDANT  LA  RÉVOLUTION 

1789-1793 


NOUVELLE    EDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT  et  C",  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE     GARANCIÈRE    6* 

I  9  I  o 

Tdits  /iroîts  réservés 


JOURNAL   D'UN    ETUDIANT 

PENDANT  LA  RÉVOLUTION 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR  : 

L'Abbé  F.  Galiani.  Correspondance.  (En  collaboration  avec  Lucien 
Perey.)  Deux  volumes. 

(Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française.) 

La  Jeunesse  de  Madame  d'Ëpinay,  d'après  des  lettres  et  des  docu- 
ments inédits.  (En  collaboration  avec  Lucien  Perey.)  Un  volume. 

(Ouvrage  couronné  far  l'Académie  française.) 

Les  Dernières  Années,  de  Madame  d'Ëpinay,  d'après  des  lettres  et 
des  documents  inédits.  (En  collaboration  avec  Lucien  Perey.)   Un  vol. 

(Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française.) 

La  Vie  intime  de  Voltaire  aux  Délices  et  à  Ferney.  (En  collabo- 
ration avec  Lucien   Perey.)  Un  volume. 

Voltaire  et  Jean-Jacques  Rousseau.  Un  volume. 

Trois  mois  à  la  cour  de   Frédéric.  (Épuisé.)  Un  volume. 

La  Duchesse  de  Ghoiseul.  (Épuisé.)  Un  volume. 

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Les  Demoiselles  de  Verrières.  Nouvelle  édition.  Un  volume  in-i6 
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Louis  XV.  14»  édition.  Un  volume  in-S"  écu 3  fr.  50 

(Couronné  par  l'Académie  française,  prix  Guizot.) 

La  Fin  d'une  société.  Le  Duc  de  Lauzun  et  la  cour  de  Marie- 

li^,' Antoinette.    1 1*  édition.    Un  volume  in-S»  écu 3  ff-  50 

(Couronné  par  l'Académie  française,  prix  Guizot.) 

Le  Duc  et  la  duchesse  de  Ghoiseul.  Leur  vie  intime,  leurs  amis 
et  leur  temps,  g»  édition.  Un  volume  in-8°  avec  des  gravures  hors 
texte  et  un  portrait  en  héliogravure 7  fr.  50 

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Chanteloup,  le  retour  à  Paris,  la  mort.  6"  édition.   Un  volume  in-S* 

avec  des  gravures  hors  texte  et  un  portrait  en  héliogravure.  .      7  fr,  50 

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Chartres.  2"  édition.  Un  volume  in-8»  avec  portrait i   fr.  50 

La   Gour  de  Lunéville  au  dix-huitième  siècle.  Les  Marquises  de 

Boujflers    et   du    Châtelet,    Voltaire,    Devau,    Saint-Lambert,    etc. 

14"  édition.  Un  volume  in-8»  avec  une  héliogravure 7  fr.  50 

Dernières  Années  de  la  cour  de  Lunéville.  Mme  de  Boufflers,  ses 

enfants  et  ses  amis,  g"  édit.  Un  vol.  in-8°  avec  un  portrait.  7  fr.  50 
La  Marquise  de  Boufflers  et  son  fils  le  chevalier  de  Boufflers. 

•  5*  édition.   Un  volume  in-S"  avec  un  portrait  en  héliogravure.     7  fr.  50 

PARIS.    TVP.    PLON-NOURRIT    ET   C'«,    8,    RUE    GARANCIÈRB.    —    I3263. 


GASTON   MAUGRAS 


JOURNAL 

D'UN  ÉTUDIANT 

(EDMOND    GÉRAUD) 

PENDANT  LA  RÉVOLUTION 

1789-1793 


NOUVELLE    EDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT  et  C",  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE     GARANCIÈRE    6* 

19  10 

Tous  droits  réservés 


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Tous  droits  de  reproduction  et  de  traductio» 
réservés  pour  tous  paye. 


PREFACE 


L'ouvrage  que  nous  mettons  aujourd'hui  sous 
les  yeux  du  public  est  extrait  de  la  correspon- 
dance d'un  jeune  étudiant  de  Paris  avec  sa 
famille,  de  1789  a  1792. 

En  réunissant  ces  documents  nous  n'avons 
nullement  eu  la  prétention  d'écrire  une  histoire 
de  la  Révolution  et  de  composer  un  récit  com- 
plet et  suivi  des  événements.  Notre  ambition  a 
été  infiniment  plus  modeste. 

Nous  nous  sommes  borné  à  extraire  des  cor- 
respondances que  nous  avions  entre  les  mains 
tout  ce  qui  pouvait  avoir  quelque  intérêt  au  point 
de  vue  de  l'histoire  et  des  mœurs  de  l'époque, 
tout  ce  qui  pouvait  contribuer  à  reconstituer  la 
vie  quotidienne,  non  pas  telle  que  nous  nous  la 
figurons,  mais  telle  qu'elle  a  existé  dans  la  réalité. 
Nous  avons  ajouté  de  brèves  explications  quand 
le  sujet  nous  a  paru  le  mériter  et  nous  avons 


lï  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

relié  les  événements  par  quelques  lignes  d'un 
court  récit  pour  éviter  l'obscurité  qu'aurait  pu 
faire  naître  une  correspondance  forcément  in- 
complète et  souvent  interrompue. 

Nous  nous  sommes  imposé  une  extrême 
réserve  dans  nos  jugements  et  nos  apprécia- 
tions ;  nous  nous  sommes  presque  toujours  borné 
au  rôle  de  narrateur  fidèle,  exposant  les  idées 
de  notre  héros  et  laissant  à  nos  lecteurs,  fort 
bons  juges  en  la  matière,  le  soin  de  les  approuver 
ou  de  les  blâmer. 

Il  ne  faut  chercher  dans  cette  correspondance, 
ni  grandes  vues  politiques  ni  aperçus  profonds 
sur  les  hommes  ou  sur  les  événements,  mais 
c'est  une  peinture  merveilleuse  de  la  vie  de  tous 
les  jours,  c'est  un  écho  fidèle  des  impressions 
de  toute  la  classe  bourgeoise,  c'est  un  saisissant 
tableau  des  petits  faits  de  la  Révolution,  de 
ces  faits  insaisissables,  disparus  sans  laisser  de 
traces,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins  devenus 
es  facteurs  essentiels  des  plus  tragiques  évé- 
nements de  l'histoire. 

On  voit  dans  ces  lettres  le  mouvement  révolu- 
tionnaire se  dessiner  peu  à  peu,  on  voit  les  illu- 
sions des  uns,  les  intrigues  des  autres,  on  voit  le 
mal  irréparable  causé  par  l'émigration,  on  voit 
Paris  devenir  le  centre  d'ardentes  conspirations; 


PENDANT    LA   RÉVOLUTION  m 

on  comprend  mieux  comment  les  événements 
se  sont  enchaînés,  comment  les  menaces  de  la 
contre- Révolution,  la  crainte  de  l'étranger,  la 
peur  d'un  retour  à  l'ancien  Régime,  le  double 
jeu  de  la  Cour  ont  semé  l'épouvante  et  insensi- 
blement exaspéré  et  affolé  les  esprits;  on 
s'explique  mieux  comment  à  un  attachement  pas- 
sionné pour  le  Roi,  succède  une  haine  irréconci- 
liable, comment  cette  ère  de  fraternité  et  d'amour, 
inaugurée  avec  un  enthousiasme  si  sincère  en 
1789,  finit  par  sombrer  dans  la  haine  et  dans  le 
sang.  Dans  leur  naïveté  et  leur  simplicité  ces 
lettres  éclairent  d'un  jour  singulier  bien  des 
événements  qui  nous  paraissaient  incompréhen- 
sibles et  inexplicables. 

L'imagination,  en  effet,  se  refuse  à  com- 
prendre comment  tant  de  crimes  ont  pu  être 
commis  sans  soulever  d'horreur  toute  la  partie 
saine,  la  partie  honnête  de  la  population,  sans 
qu'elle  s'insurgeât  et  vînt  à  bout  par  la  force 
d'une  bande  d'égorgeurs. 

L'explication  devient  plus  simple  quand  on  lit 
notre  correspondance. 

On  reste  stupéfait  de  voir  avec  quelle  rapidité 
des  gens  de  mœurs  douces  et  d'une  classe  sociale 
élevée,  mais  enthousiasmés  de  la  Révolution  et 
de  ses  principes,   se  sont   habitués   aux  pires 


iV  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

excès,  comment  ils  en  sont  arrivés  à  tout  excu- 
ser, à  tout  trouver  légitime  et  à  prendre  de  bonne 
foi  parti  pour  les  bourreaux  contre  les  victimes. 

Mais  on  reste  aussi  frappé  de  la  sincérité  de 
leurs  convictions.  Ils  sont  persuadés  qu'ils  rem- 
plissent le  devoir  le  plus  strict;  ils  n'ont  à  la 
bouche  que  les  mots  de  justice,  d'équité,  de 
droit.  C'est  au  nom  de  ces  grands  principes 
qu'ils  vous  égorgent,  ou  tout  au  moins  assistent 
impassibles  à  votre  supplice. 

Ces  mêmes  crimes  qui,  en  temps  ordinaire, 
les  révolteraient  comme  d'horribles  assassinats, 
leur  paraissent  tout  simples,  tout  naturels,  parce 
que  le  bien  général  l'exige.  Ils  en  arrivent  à  une 
véritable  inconscience,  comme  ces  inquisiteurs, 
qui,  le  cœur  léger  et  sans  remords,  soumettaient 
leurs  victimes  à  d'effroyables  tortures  pour  le 
bien  de  leur  âme,  ou  les  brûlaient  en  grande 
cérémonie  pour  l'édification  publique  et  la  plus 
grande  gloire  de  Dieu. 

C'est  un  fanatisme  d'un  autre  genre,  et  voilà 
tout. 

Eux  aussi  sont  des  illuminés  et  ils  vivent  dans 
un  rêve  étrange.  Eux  aussi  ils  font  intervenir 
Dieu,  la  Providence,  ils  font  appel  àla  protection 
divine,  ils  se  croient  des  justiciers.  Ils  se  jugent 
tous  bons,  vertueux,  sensibles,  ils  ne  parlent  que 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  V 

d'austérité,  de  pureté  de  mœurs,  et  leur  unique 
rêve  est  d'amener  l'humanité  à  la  perfection. 

Il  y  a  là  un  état  d'âme  bien  singulier! 

Nous  avons  fait  d'assez  nombreux  emprunts  à 
un  très  curieux  ouvrage  paru  il  y  a  quelques 
années  et  publié  par  M.  Lockroy  sous  le  titre  de 
Journal  d'une  bourgeoise  pendant  la  Révolution. 
Il  nous  a  paru  intéressant  et  infiniment  probant 
de  rapprocher  les  opinions  de  deux  personnes 
d'âges  bien  différents,  vivant  dans  des  milieux 
très  distincts  et  cependant  jugeant  les  événe- 
ments dans  des  termes  presque  identiques. 

Dans  le  Journal  ditne  bourgeoise  le  refrain  ne 
varie  pas  :  l'ordre,  la  tranquillité,  le  calme  le  plus 
complet  régnent  dans  Paris;  jamais  on  n'a  vu 
des  mœurs  plus  douces,  plus  paisibles.  On  se 
croirait  transporté  aux  temps  idylliques. 

Notre  étudiant  donne  une  note  exactement 
semblable  :  le  peuple  est  doux,  paisible,  ma- 
gnanime, il  n'aime  que  les  plaisirs  champêtres, 
ces  plaisirs  qui  remplissent  le  cœur  de  senti- 
ments purs  et  élevés. 

On  s'attend,  en  lisant  ces  Mémoires  intimes, 
à  la  peinture  d'une  existence  troublée,  agitée,  à 
des  appréhensions,  à  des  alarmes  continuelles. 
Quelle  erreur  !  A  en  croire  nos  narrateurs, 
jamais    Paris    n'a   été    plus    tranquille.    On    ne 


Vi  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

songe  qu'à  se  régénérer,  à  se  rendre  digne  du 
beau  titre  de  citoyen,  à  épurer  ses  mœurs,  à 
élever  son  âme  vers  l'Etre  suprême,  à  chérir  la 
patrie,  ce  nom  si  doux  qu'on  vient  de  découvrir; 
on  ne  songe  qu'à  imiter  toutes  les  belles  actions 
de  la  Grèce  et  de  Rome  dont  on  a  l'esprit  encore 
tout  rempli;  on  ne  songe  qu'à  acquérir  toutes 
les  vertus.  On  veut  devenir  bon,  honnête,  ver- 
tueux surtout;  ce  mot  devient  dans  la  langue  du 
peuple  la  synthèse  de  toutes  ses  aspirations.  On 
aime  Robespierre  parce  qu'il  est  vertueux,  on 
aime  Pétion  parce  qu'il  est  vertueux.  Pour  con- 
quérir les  faveurs  populaires,  avant  tout  il  faut 
être  vertueux. 

Dans  les  deux  récits  la  note  est  identique,  ils 
se  confirment  et  se  complètent  l'un  l'autre,  et  il 
y  a  là  au  point  de  vue  de  l'histoire  un  véritable 
enseignement. 

La  correspondance  dont  nous  nous  sommes 
servi  possède  encore  à  nos  yeux  un  très  grand 
mérite  :  ce  n'est  pas  un  de  ces  pastiches  plus 
ou  moins  habiles,  comme  l'on  en  a  tant  fait 
dans  ces  dernières  années  et  dont  le  moindre 
défaut  est  de  présenter  les  événements  suivant 
le  goût  de  l'auteur;  ce  n'est  pas  davantage  une 
réunion  de  pièces  empruntées  à  des  relations 
officielles  ou  à  des  articles  de  journaux  intéressés 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  vir 

à  travestir  les  événements  ou  à  les  défigurer 
suivant  les  désirs  et  les  passions  des  partis, 
c'est  l'œuvre  honnête  et  spontanée  d'un  témoin 
oculaire,  d'un  témoin  dont  la  jeunesse  suffit  à 
attester  la  sincérité  et  la  bonne  foi. 

A  ces  divers  titres,  les  documents  dont  nous 
nous  servons  aujourd'hui  nous  ont  paru  mériter 
de  voir  le  jour. 

Nous  exprimons  nos  plus  vifs  remercîments  à 
Mme  Jardel-Géraud  qui  a  bien  voulu,  avec  une 
parfaite  bonne  grâce,  nous  confier  toute  la  corres- 
pondance de  son  père.  Nous  la  prions  d'agréer 
l'hommage  de  cet  ouvrage  dont  elle  nous  a  fourni 
tous  les  éléments  essentiels  et  qui  est  pour  elle 
un  véritable  bien  de  famille. 


LE 

JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT 

PENDANT  LA  RÉVOLUTION 


CHAPITRE  PREMIER 

I 789- I 790 

Sommaire  :  Voyage  de  Bordeaux  à  Paris.  —  Impressions  de 
route,  —  Installation  à  Paris.  —  Le  Palais-Royal.  —  La 
place  Louis  XV.  —  Le  Garde-Meuble.  —  Les  boulevards. 
—  Le  Louvre.  —  Le  Jardin  des  Tuileries.  —  Le  jardin 
du  Luxembourg.  —  L'Opéra.  —  Le  Théâtre-Italien.  — 
La  Comédie-Française.  —  L'Assemblée  nationale.  —  La 
famille  royale. 

En  décembre  1789,011  jeune  homme  d'une  quinzaine 
d'années  faisait  son  entrée  dans  Paris,  accompagné 
de  son  précepteur.  Ce  jeune  homme  portait  le  nom 
d'Edmond  Géraud  et  appartenait  à  une  famille  de  la 
meilleure  bourgeoisie  de  Bordeaux.  Son  père,  riche 
armateur,  faisait  le  commerce  avec  l'étranger,  et  en 
retirait  d'honorables  profits. 

Edmond  Géraud  avait  reçu  une  solide  instruction, 
il  était  nourri  des  classiques  grecs,  latins  et  français, 
et  son  intelligence,  d'une  rare  précocité,  lui  donnait 


2  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

une  valeur  personnelle  fort  supérieure  à  son  âge. 
Enchantés  des  brillantes  dispositions  que  montrait 
leur  fils  et  désireux  de  le  mettre  à  même  de  les  cul- 
tiver, ses  parents  résolurent  de  l'envoyer  passer  quel- 
ques années  à  Paris.  Ils  estimaient,  non  sans  raison, 
que  les  études  sérieuses  allaient  seulement  commencer 
pour  lui  et  que  le  véritable  complément  d'une  éduca- 
tion libérale  ne  pouvait  se  faire  avec  succès  que  dans 
la  capitale  des  lettres,  des  arts  et  des  sciences,  avec 
les  mille  ressources  intellectuelles  qu'elle  offrait  à  la 
jeunesse  et  sous  la  direction  des  plus  illustres  profes- 
seurs. 

Edmond  jusqu'alors  n'avait  jamais  quitté  le  toit 
paternel,  si  ce  n'est  pour  faire  de  courtes  villégia- 
tures chez  des  amis  et  dans  les  environs  de  Bordeaux. 
Quand  ses  parents  se  furent  déterminés  à  se  séparer 
de  lui,  ils  ne  voulurent  naturellement  pas  l'aban- 
donner seul  sur  le  pavé  de  la  capitale;  ils  le  con- 
fièrent à  un  jeune  médecin  de  vingt  et  quelques 
années,  M.  Terrier,  dont  le  caractère  leur  inspirait 
toute  sécurité,  et  qui  devait,  tout  en  surveillant  et  en 
instruisant  son  élève,  compléter  lui-même  ses  études 
de  médecine  et  de  chirurgie. 

Après  les  événements  si  considérables  qui  venaient 
de  s'accomplir  pendant  l'année  1789,  on  peut  aisé- 
ment supposer  combien  la  perspective  d'assister  dans 
Paris  même  aux  suites  de  la  Révolution  et  aux  modi- 
fications si  profondes  qu'on  pressentait  devoir  se 
produire  dans  l'état  social,  devait  enthousiasmer 
deux  jeunes  provinciaux,  passionnés  comme  tout  le 
monde  à  cette  époque  pour  les  idées  nouvelles. 

Les  deux  voyageurs,  enchantés  de  leur  sort,  se 
mettent  en  route  au  commencement  de  décembre. 
Leurs  moyen  ne  leur  permettant  pas  de  louer  une 
voiture   pour   eux    seuls,    ils    prennent    modestement 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  3 

la  voiture  commune,  c'est-à-dire  la  diligence  (i),  con- 
nue aussi  sous  le  nom  de  «  Turgotine  »  (2)  ;  comme 
ils  partent  de  la  campagne  de  M.  Géraud,  située  à 
quelque  distance  de  la  ville,  ils  vont  rejoindre  la  di- 
ligence à  Cubzac,  où  un  premier  malheur  leur  arrive. 
En  traversant  la  Dordogne,  le  batelier  négligent 
laisse  tomber  dans  la  rivière  la  valise  qu'ils  emportent 
avec  eux;  on  la  rattrape  à  grand'peine;  mais,  hélas! 
toute  cette  garde-robe  si  soignée,  si  bien  préparée  par 
une  mère  vigilante,  est  grandement  endommagée. 
Pour  comble  d'infortune,  Edmond,  fort  épris  de  pein- 
ture, n'a  eu  garde  d'oublier  ses  couleurs  ;  elles  ont 
fondu  sous  l'action  des  flots  et  tous  ses  effets  ont 
pris  les  teintes  de  l'arc-en-ciel.  Bien  loin  de  prendre 
au  tragique  leur  mésaventure,  nos  jeunes  gens  en 
rient  de  bon  cœur  et  n'en  montent  pas  moins  gaie- 
ment dans  l'intérieur  de  la  voiture  publique  qui  les 
prend  au  passage.  Ce  qu'étaient  ces  véhicules  de 
l'époque,  l'auteur  de  Paris  en  lySç  va  nous  le  dire  : 
a  A  certaines  heures  arrivent  dans  les  quartiers  du 
centre  les  diligences,  les  carrosses,  les  carabas  qui 
viennent  de  province,  lourds,  massifs,  énormes,  lais- 
sant apercevoir  la  silhouette  des  voyageurs  entassés 
dans  les  intérieurs  trop  étroits,  avec  leurs  bâches 
informes,  leurs  larges  roues,  leurs  paniers  attachés 
par  derrière  et  débordant  de  paquets,  leurs  sabots 
rivés  aux  chaînes  et  sonnant  la  ferraille,  avec  les 
essieux  qui  grincent,  les  soupentes  qui  gémissent,  les 
fers  de  roues  qui  sautent  sur  les  pavés.  Quatre  ou  six 
chevaux  blancs  ou  gris,  la  queue  nouée,  couverts  de 
harnais   rapiécés,  trottent   pesamment,   stimulés   par 

(i)  La  diligence  coûtait  seize  sous  par  lieue.  La  chaise 
de  poste  ou  le  cabriolet  étaient  beaucoup  plus  chers, 

(2)  La  diligence  fut  ainsi  nommée  quand  Turgot  donna 
aux  Messageries  du  royaume  un  privilège  exclusif. 


4  JOURNAL  D'UN   ÉTUDIANT 

les  claquements  répétés  du  fouet  des  postillons,  en 
gilet  rouge,  en  veste  galonnée  d'argent,  sautillant, 
droits  sur  leur  selle,  dans  leurs  bottes  bardées  de 
pièces  de  bois  (i).  » 

Le  passage  de  la  diligence  est  effrayant  :  «  Un 
bruit  tumultueux  la  précède  et  l'annonce,  dit  Mercier  ; 
si  elle  descend  avec  rapidité,  elle  risque  de  se  ren- 
verser. Quelquefois  l'accident  arrive,  l'énorme  car- 
rosse tombe,  et  vous  avez  beau  demander  au  directeur 
le  prix  de  vos  bras  et  de  vos  jambes,  il  vous  montre 
froidement  son  privilège,  et  regarde  votre  personne 
comme  un  ballot  de  plus,  dont  il  ne  doit  pas  sup- 
porter les  accidents,  vu  la  loi  éternelle  du  choc  des 
corps  et  celle  des  frottements.   » 

Mais  qu'importent  à  la  jeunesse  la  fatigue  ou  des 
cahots  plus  ou  moins  fréquents  !  Edmond  Géraud  et 
Terrier  n'en  jouissent  pas  moins  délicieusement  de 
leur  liberté,  du  grand  air,  de  tout  ce  qui  frappe  leurs 
yeux,  et  les  perspectives  d'avenir  qui  s'ouvrent  de- 
vant eux  ne  leur  paraissent  pas  moins  séduisantes. 
Pendant  les  rares  arrêts  de  la  voiture,  ils  ont  encore 
le  temps  de  jeter  un  rapide  coup  d'œil  sur  les  pro- 
vinces qu'ils  traversent. 

a  Les  pays  par  où  j'ai  passé,  dit  Edmond,  m'ont 
fort  étonné  :  j'ai  aperçu,  au  sortir  de  Cubzac,  un 
ancien  château  de  Renaud  de  Montauban;  sur  la 
route  j'ai  vu  aussi  les  ruines  de  plusieurs  forteresses, 
demeures  des  seigneurs  du  temps  où  le  régime  féodal 
régnait  en  France. 

a  Nous  avons  eu  le  sort  d'arriver  dans  les  grandes 
villes  à  nuit  close.  Nous  nous  levions  toujours  à 
deux  heures  du  matin,  ainsi  nous  n'avons  pu  rien 
voir  que  quelques  villages  où  nous  passions. 

(i)  Babeau,  Paris  en  lySg. 


PENDANT    LA   RÉVOLUTION  5 

«  Angoulême  est  fort  bien  située  sur  la  crête  d'une 
montagne  dont  le  pied  est  arrosé  par  la  Charente  ;  la 
ville  domine  sur  une  plaine  immense.  Le  Poitou  nous 
a  paru  un  pays  assez  pauvre.  Poitiers  répond  à  ses 
environs;  c'est  une  ville  fort  laide.  J'y  ai  vu  le  poteau 
qui  marque  la  place  oii  Alaric  fut  tué  par  Clovis;  les 
plaines  où  Jean  le  Bon  fut  fait  prisonnier  par  les 
Anglais. 

«  La  Touraine  est  appelée  avec  raison  le  jardin  de 
la  France  ;  la  Loire  en  arrose  les  campagnes,  qui 
offrent  les  aspects  les  plus  diversifiés  et  les  plus 
agréables  que  l'on  puisse  imaginer,  encore  les  avons- 
nous  traversées  dans  une  saison  qui  ne  leur  était  guère 
favorable.  Nous  soupâmes  à  Tours  ;  ensuite  nous 
fûmes  voir  la  ville  ;  il  y  a  une  superbe  rue,  fort 
longue,  où  il  y  a  des  trottoirs,  ainsi  que  sur  le  pont, 
qui  est  très  beau;  mais  l'hiver  dernier  les  glaces  en 
abattirent  cinq  arches  ;  il  y  en  avait  douze  ;  on  a 
remplacé  celles  qui  manquaient  par  un  pont  de 
bois. 

a  Nous  dînâmes  à  Blois;  j'y  vis  la  salle  des  Etats 
sous  Henri  III  et  celle  où  fut  poignardé  le  duc  de 
Guise. 

«  Le  pont  de  Blois  est  encore  plus  beau  que  celui 
de  Tours.  L'accent  est  en  effet  excellent  dans  cette 
contrée,  mais  après  les  louanges  qu'on  m'avait  faites 
du  langage,  je  fus  fort  étonné  d'entendre  plusieurs 
barbarismes  choquants  ;  il  est  vrai  que  c'était  parmi 
le  menu  peuple. 

«  Je  ne  te  dirai  rien  d'Orléans,  si  ce  n'est  que  je 
fus  voir  la  statue  de  la  Pucelle,  qui  ne  répond  nulle- 
ment à  la  renommée  de  Jeanne  d'Arc.  » 

Fort  heureusement  nos  voyageurs  ont  trouvé  des 
compagnons  de  route  agréables  :  M.  de  Lostalot, 
député  par  les  communes  du  Béarn  et  qui  porte  à 


6  JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 

Paris  l'adhésion  de  sa  province  aux  décrets  de  l'As- 
semblée nationale;  c'est  un  homme  a  plaisant,  bon 
patriote  et  plein  d'esprit  »;  M.  d'Argenton,  «  jeune 
homme  fort  instruit  et  qui  a  beaucoup  voyagé  »  ; 
enfin  un  Parisien,  M.  Piaillé,  «  musicien  plein  de  ta- 
lent ».  Dès  le  premier  jour  on  a  fait  connaissance,  on 
s'est  lié  et  le  temps  se  passe  le  plus  gaiement  du 
monde. 

Malgré  la  saison  avancée,  ils  sont  si  bien  entassés 
et  si  à  l'étroit  les  uns  contre  les  autres  qu'ils  ne 
souffrent  nullement  du  froid. 

Enfin  le  15  décembre,  après  six  jours  de  route, 
Edmond  et  Terrier  arrivent  sans  encombre  à  Paris. 
Aussitôt  ils  se  mettent  en  quête  d'un  logement  dans 
le  quartier  oîi  leurs  travaux  doivent  les  appeler  le 
plus  fréquemment,  c'est-à-dire  dans  le  quartier  latin. 
Après  quelques  recherches,  ils  trouvent,  rue  Haute- 
feuille,  à  l'hôtel  de  Touraine,  un  joli  petit  apparte- 
ment bien  aéré  et  qui  paraît  réunir  toutes  les  condi- 
tions désirables.  Pour  un  louis  par  mois,  on  leur 
loue  une  grande  pièce  à  cheminée  qui  doit  tenir  lieu 
de  salon,  une  chambre  à  deux  lits  et  un  cabinet  de 
plus  petites  dimensions  pour  serrer  le  bois  et  se  faire 
coiffer,  car  la  poudre  est  toujours  en  usage  avec  les 
boucles  et  la  queue  (i). 

Quant  à  leur  nourriture,  nos  deux  amis  n'ont  que 
l'embarras  du  choix;  on  trouve  dans  le  quartier  un 
grand  nombre  de  tables  d'hôte  où,  pour  28  sous  ou 

(i)  «  La  rage  de  la  frisure  a  gagné  tous  les  états,  dit 
Mercier  :  garçons  de  boutiques,  clercs  de  procureurs  et  de 
notaires,  domestiques,  cuisiniers,  marmitons,  tous  versent 
à  grands  flots  de  la  poudre  sur  leur  tête,  tous  y  ajustent 
des  toupets  pointus,  des  boucles  étagées.  Douze  cents  per- 
ruquiers emploient  à  peu  près  six  mille  garçons  ;  deux 
mille  chamberlans  font  en  chambre  le  même  métier;  six 
mille  laquais  n'ont  guère  que  cet  emploi.  » 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  7 

47  SOUS  par  jour,  on  est  relativement  bien  nourri  (i). 
Au  bout  de  peu  de  jours  ils  se  fatiguent  du  restau- 
rant et  se  décident  à  manger  chez  eux. 

«  Nous  vivons  très  à  mon  goût,  mande  Edmond  à 
sa  famille;  nous  faisons  apporter  de  chez  un  traiteur, 
qui  apprête  assez  bien  et  qui  fait  tout  au  beurre  ; 
notre  ordinaire  est  excellent.  Pour  le  vin,  nous  bu- 
vons du  bon  Champagne  qu'un  chanoine  de  Sainte- 
Geneviève  nous  a  procuré  ;  il  nous  revient'  un  peu 
cher,  mais  nous  sommes  sûrs  qu'il  n'est  pas  frelaté, 
ce  qui  est  bien  rare  à  Paris.  » 

A  peine  arri\é,  Edmond  s'empresse  naturellement 
de  tenir  sa  famille  au  courant  de  tout  ce  qu'il  voit, 
de  tout  ce  qu'il  entend,  des  moindres  événements  qui 
lui  arrivent;  ses  lettres  avec  leur  enthousiasme  juvé- 
nile forment  un  tableau  très  saisissant  non  seulement 
de  l'aspect  extérieur  de  Paris,  mais  aussi  de  son  état 
moral,  et  des  passions  politiques  qui  l'agitent. 

La  première  lettre  du  jeune  voyageur  laisse  éclater 
tout  à  la  fois  et  la  joie  naïve  qu'il  éprouve  d'être 
enfin  dans  la  capitale  et  aussi  une  vague  mélancolie 
qu'il  n'est  pas  le  maître  de  dominer  : 

((  Enfin  je  suis  à  Paris  !  Quel  rêve  pour  moi  !  Ce 
départ  m'avait  si  fort  étourdi  qu'aucun  sentiment  de 
douleur  ni  de  joie  n'affectait  mon  âme...  Pendant 
la  route  il  ne  m'a  pas  été  permis  de  faire  la  moindre 
réflexion,  tant  de  choses  m'occupaient!  Ah!  que  le 
monde  e.st  grand!  Arrivé  à  Paris,  j'ai  commencé  à 
m'apercevoir  que  je  laissais  ce  que  j'avais  de  plus 
cher  à  cent  trente  lieues  de  moi;  alors  tout  m'a  paru 

(i)  Pour  ce  prix  on  avait  pour  déjeuner  :  une  tasse  de 
café  au  lait  avec  un  petit  ])ain,  un  bon  dîner  avec  dessert, 
un  souper  avec  viande  froide,  le  vin  compris.  Les  étu- 
diants pouvaient  trouver  dans  la  Cité,  pour  dix  sous,  un 
dîner  composé  de  la  soupe,  du  bouilli,  d'une  entrée,  d'un 
dessert  et  d'un  demi- verre  de  vin.  (BabE.\U,  Paris  en  J/Sq.) 


8  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

insipide  et  la  douleur  n'a  pas  tardé  à  s'emparer  de 
mon  esprit,  mais  ma  gaieté  reviendra  bientôt.  D'ail- 
leurs, je  suis  Gascon,  et  tu  sais,  comme  disait 
Henri  IV  à  son  jardinier,  qu'ils  prennent  partout.  » 

Pendant  les  premiers  temps  de  leur  séjour,  nos 
jeunes  gens  ne  songent  qu'à  visiter  les  principaux 
monuments  ainsi  que  les  quartiers  à  la  mode;  leurs 
lettres  sont  pleines  de  détails  sur  Paris. 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  ces  réflexions 
sont  l'œuvre  d'un  tout  jeune  homme;  si  elles  sont 
parfois  un^^peu  naïves,  elles  sont  du  moins  empreintes 
d'une  grande  sincérité  et  toutes  spontanées.  Quant  à 
l'emphase  du  style,  elle  est  fort  excusable,  on  sent 
que  l'écrivain  vient  de  quitter  les  bancs  du  collège; 
du  reste  ce  tour  pompeux  qui  nous  surprend  est  de 
mode  à  l'époque  et  se  retrouve  dans  presque  toutes 
les  correspondances  du  temps. 

La  première  impression  d'Edmond  sur  la  capitale 
est  plutôt  défavorable.  Il  visite  d'abord  le  Luxem- 
bourg, puis  le  Pont  Neuf,  qui  est  le  centre  du  mou- 
vement et  de  la  circulation  : 

0  Le  cheval  d'Henri  IV  ne  vaut  pas  celui  de 
Louis  XV  à  Bordeaux,  dit-il  (i).  La  Samaritaine  ne 
répond  pas  à  la  grande  idée  que  je  m'en  étais  formée. 
Les  rues  sont  détestables,  que  les  piétons  y  sont  à 
plaindre  !  La  malpropreté  y  est  poussée  au  dernier 
degré.  Ne  t'inquiète  pas  des  voitures,  j'y  fais  grande 
attention,  et  puis  le  nombre  n'en  est  pas  aussi  grand 
qu'on  pourrait  l'imaginer. 

(i)  Le  Pont  Neuf,  dit  Mercier,  est  pour  Paris  ce  que  le 
cœur  est  dans  le  corps  humain.  Tout  le  monde  y  passe  : 
pour  rencontrer  les  personnes  que  l'on  cherche,  il  suffit  de 
s'y  promener  une  heure  chaque  jour.  Les  mouchard?  char- 
gés de  retrouver  les  criminels  s'installent  sur  le  Pont  Neuf 
et  quand,  au  bout  de  quelques  jours,  ils  ne  voient  pas  leur 
homme,  ils  affirment  hardiment  qu'il  n'est  pas  à  Paris. 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  9 

«  Paris,  en  général,  ne  m'a  nullement  frappé;  je 
m'attendais  à  beaucoup  plus.  Je  crois  que  la  Révolu- 
tion l'a  un  peu  changé;  mais  le  peu  d'effet  qu'il  a 
produit  sur  mon  esprit  vient  des  idées  exagérées  que 
l'on  m'en  avait  faites.  » 

Mais  à  mesure  qu'il  pénètre  dans  les  beaux  quar- 
tiers de  la  capitale,  l'indifférence  et  le  dédain  du 
jeune  homme  se  change  en  une  admiration  sans 
bornes.  Aussitôt  installé  il  se  rend,  ainsi  que  Terrier, 
au  Palais-Royal,  que  l'on  appelle  la  capitale  de  Paris, 
et  dont  la  réputation  de  merveille,  unique  au  monde, 
a  bien  souvent  troublé  leurs  rêves.  Ils  parcourent  ce 
magnifique  jardin  qui  est  devenu  le  rendez-vous  des 
élégants,  des  étrangers,  des  oisifs,  depuis  que  pour 
lui  garder  son  cachet  aristocratique,  on  en  a  interdit 
l'entrée  «  aux  soldats,  aux  gens  de  livrée,  aux  per- 
sonnes en  bonnet  ou  en  veste,  aux  chiens  et  aux 
ouvriers  ».  La  beauté  des  bâtiments,  la  régularité  et 
l'élégance  des  arcades,  la  magnificence  des  boutiques 
les  frappent  d'étonnement.  Ils  visitent  ces  galeries 
élevées  en  1784  et  où  sont  réunies  tout  ce  qui  peut 
séduire  les  yeux  :  pierres  précieuses,  bijoux  artiste- 
ment  travaillés,  montres  admirables,  étoffes  étourdis- 
santes, on  trouve  tout  sous  ces  arcades  où  se  pressent 
les  provinciaux  et  les  étrangers  :  «  Quelle  opulence! 
s'écrie  Edmond,  quelle  richesse  dans  toutes  ces  bou- 
tiques dont  l'éclat  fatigue  les  yeux  éblouis!   » 

Ils  entrent  dans  ces  restaurants,  dans  ces  cafés  où 
la  foule  se  renouvelle  sans  cesse,  dans  ces  petits 
théâtres  (i)  qui  attirent  et  amusent  jes  badauds,  et 


(i)  II  y  a  entre  autres,  le  théâtre  de  Beaujolais,  où  des 
enfants  d'une  douzaine  d'années  font  des  gestes  sur  la 
scène  pendant  que  d'autres  chantent  dans  les  coulisses;  la 
précision  avec  laquelle  les  gestes  répondent  aux  paroles 
fait   une  illusion  complète.   On   n'a   trouvé   que  ce  moyen 


lo  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

ils  restent  émerveillés   de  toutes  ces  attractions,  de 
toutes  ces  séductions  si  habilement  réunies. 

Les  étrangers  partageaient  cet  enthousiasme  : 
«  Tout  ce  qu'on  chercherait  à  Paris,  on  le  trouve  au 
Palais-Royal,  dit  Karamsine  ;  on  y  pourrait  passer  sa 
vie,  la  vie  la  plus  longue,  dans  un  enchantement  per- 
pétuel, et  dire  en  mourant  :  «  J'ai  tout  vu,  tout 
«  connu.  » 

Le' lendemain,  Edmond  et  Terrier  visitent  la  place 
Louis  XV  au  milieu  de  laquelle  s'élève  une  statue 
équestre  de  ce  roi,  «  mais  celle-là  encore  ne  vaut  pas, 
à  beaucoup  près,  celle  qui  est  à  Bordeaux;  la  posture 
du  cheval  n'est  pas  aussi  vive,  sa  tête  et  tout  son 
corps  sont  froids  ainsi  que  le  cavalier  ».  La  place  est 
magnifique  :  entourée  de  larges  fossés,  garnis  sur 
tout  leur  parcours  de  superbes  balustres  de  pierre, 
elle  offre  un  aspect  grandiose;  à  sa  droite  se  trouve 
le  jardin  des  Tuileries,  à  sa  gauche  les  Champs-Ely- 
sées ;  en  face,  en  regardant  la  rue  Royale,  s'élèvent 
deux  magnifiques  édifices  construits  par  Gabriel.  Ce- 
lui de  gauche  renferme  les  joyaux  de  la  Couronne  et 
est  devenu  un  véritable  palais  des  ?^lille  et  une  nuits  : 
vases,  bijoux,  pierres  précieuses,  costumes,  armes, 
armures,  tapisseries,  c'est  un  amoncellement  de  ri- 
chesses incalculables,  de  splendeurs  inouïes  (i). 

«  Nous  allâmes  voir  mardi  le  garde-meuble,  écrit 
notre  voyageur,  l'un  des  établissements  les  plus  cu- 
rieux qui  embellissent  la  capitale.  L'extérieur  et  l'in- 
térieur, tout  annonce  la  magnificence. 

d'éluder  les  réclamations  de  l'Académie  royale  de  musique, 
qui  a  le  monopole  du  chant. 

(0  Quelques  années  plu^  tard  cette  admirable  collection 
allait  être  pillée  par  des  bandits  et  les  trésors  qu'elle  ren- 
fermait dispersés,  presque  tous  perdus  sans  retour.  II  faut 
lire  dans  les  Joyaux  de  la  Couronne,  de  M.  Germain  Bapst, 
l'émouvant  récit  de  ce  vol  prodigieux. 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  ii 

«  D'abord,  au  bas  de  l'escalier  est  un  canon  ancien 
de  près  de  six  pieds.  Il  est  tout  chamarré  d'argent  et 
très  bien  travaillé;  la  bouche  en  est  très  étroite,  et  il 
paraît  que  dans  ce  temps-là  l'on  faisait  les  canons 
très  petits  et  l'on  n'y  mettait  que  des  balles.  Pendant 
la  Révolution,  le  peuple  est  venu  faire  une  descente 
dans  cet  endroit  j^our  avoir  des  armes  ;  outre  beau- 
coup de  pièces  curieuses,  il  a  emporté  un  canon  pareil 
à  celui  dont  je  viens  de  te  parler  et  l'on  n'a  pu 
le  retrouver  malgré  toutes  les  recherches  que  l'on  a 
faites. 

«  En  entrant  dans  la  première  salle,  notre  attention 
s'est  d'abord  fixée  sur  une  rangée  d'anciens  fusils.  La 
plupart  avaient  quatre  et  même  cinq  canons  qui  par- 
taient tous  à  la  fois  par  la  détente  d'un  seul  chien. 
J'ai  remarqué  surtout  une  couleuvrine  de  quinze 
pieds  de  long;  elle  devait  porter  à  une  bien  grande 
distance  ! 

«  A  côté  de  ces  fusils  est  l'épée  de  parade 
d'Henri  IV;  la  poignée,  d'argent  doré,  est  garnie  de 
tous  les  portraits  des  rois  ses  prédécesseurs.  Mais 
auprès  de  cette  épée  de  parade  se  trouve  son  épée  de 
bataille;  celle-ci  n'est  pas  aussi  fragile  :  elle  a  deux 
tranchants  et  une  pointe,  et  derrière  la  lame  est  un 
pistolet  d'arçons. 

«  Nous  avons  admiré  ensuite  le  travail  de  l'armure 
de  François  I",  pièce  très  curieuse  :  elle  est  d'acier; 
l'on  voit  dessus  des  chasses  à  cerf,  des  batailles, 
des  danses,  etc.  Dans  la  même  salle,  il  y  a  d'autres 
armures,  telles  que  celles  de  Philippe  le  Bel,  du  jeune 
duc  de  Bourgogne;  elles  sont  à  peu  près  toutes  sem- 
blables à  la  première.  Nous  avons  vu  aussi  un  bou- 
clier ancien  trouvé-  dans  le  Rhône  :  on  y  voit  gravée 
une  bataille  de  cavalerie. 

«  Dans  la  seconde  salle  sont  des  tapisseries  des  Go- 


13  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

belins,  mais  elles  sont  un  peu  passées  et  ont  perdu 
de  leur  prix. 

a  Dans  la  troisième  l'on  voit  tous  les  présents  que 
les  ambassadeurs  étrangers  donnaient  au  roi  de 
France.  J'ai  remarqué  entre  autres  un  vase  et  sa  cu- 
vette, le  tout  de  diamants.  J'en  ai  demandé  le  prix, 
et  l'on  m'a  dit  que  cela  coûtait  huit  millions.   » 

La  vue  des  joyaux  de  la  Couronne,  protégés  par 
de  vastes  vitrines,  met  le  comble  à  l'admiration  des 
jeunes  visiteurs,  et  ils  quittent  le  garde-meuble  abso- 
lument émerveillés. 

Prenant  la  rue  Royale  qui  s'ouvre  devant  eux,  nos 
provinciaux  s'engagent  sur  ces  fameux  boulevards 
qu'ils  ont  hâte  de  connaître  et  qui,  de  la  place 
Louis  XV,  conduisent  jusqu'aux  ruines  de  la  Bastille. 
Au  milieu  est  une  large  chaussée  destinée  aux  voi- 
tures ;  sur  chaque  côté,  une  avenue  de  quatre  rangées 
d'arbres  où  se  tiennent  les  gens  à  pied.  Edmond  et 
Terrier  ne  rencontrent  d'abord  que  des  terrasses  oii 
les  grilles  des  jardins  qui  entourent  les  magnifiques 
hôtels  de  l'aristocratie.  Bientôt  la  perspective  s'égaye 
et  ils  aperçoivent  les  bains  Chinois  avec  leurs  cloche- 
tons, leurs  lanternes,  leurs  pagodes,  puis  le  pavillon 
de  Hanovre,  l'hôtel  du  comte  de  Mercy-Argenteau, 
les  superbes  jardins  des  hôtels  de  Saint-Farre, 
d'Uzès,  de  Talaru,  etc.  Partout  ils  rencontrent  des 
marchands  en  grand  nombre,  partout  ils  trouvent 
une  animation  extraordinaire.  A  partir  de  l'Ambigu 
tous  les  phénomènes,  toutes  les  monstruosités  se  don- 
nent rendez-vous  pour  solliciter  l'attention  du  public; 
on  n'entend  que  cris  étranges,  on  ne  voit  que  baraques 
foraines;  dans  l'une,  on  montre  des  oiseaux  qui  por- 
tent de  l'eau  ou  des  poissons  qui  prédisent  le  temps; 
dans  l'autre,  un  animal  fantastique  venu  du  centre 
de  l'Afrique,  et  qui  n'est  autre  qu'un  porc-épic;  une 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  13 

troisième  exhibe  aux  badauds  enthousiasmés  une  Chi- 
noise sans  bras,  qui  écrit  avec  sa  bouche  et  file  avec 
ses  pieds  ! 

Puis  viennent  les  petits  théâtres  :  les  Délassements- 
Comiques,  le  théâtre  des  Grands  Danseurs  du  Roi, 
le  salon  de  Curtius  (i),  des  charlatans  avec  leurs  tré- 
teaux, des  joueurs  de  gobelets,  etc.  Puis  les  cafés- 
concerts,  le  café  Turc,  le  Wauxhall,  à  l'instar  de 
Londres  (2),  des  restaurateurs,  des  pâtissiers,  des 
limonadiers  ;  enfin  toutes  les  attractions  sont  réunies 
dans  cette  partie  des  boulevards  pour  séduire  le  pu- 
blic et  le  retenir. 

«  Les  boulevards  sont  le  plus  beau  quartier  de 
Paris,  écrit  Edmond  ravi,  l'art  y  est  poussé  au  plus 
haut  degré  de  perfection  en  toutes  choses.  » 

Une  visite  au  Louvre  plonge  notre  voyageur  dans 
une  admiration  profonde  :  «  C'est  un  bâtiment  su- 
perbe, dit-il,  je  ne  crois  pas  que  rien  puisse  l'égaler 
dans  toute  l'Europe.  »  C'est  dans  ce  palais,  où  les 
rois  n'habitent  plus  depuis  de  longues  années,  que 
sont  installées  l'Académie  française,  les  académies 
des  belles-lettres,  des  sciences,  de  peinture  et  d'archi- 
tecture, la  Société  Royale  de  médecine.  Un  grand 
nombre  d'artistes  y  ont  leur  logement  et  de  vastes 
salles  sont  mises  à  leur  disposition  pour  y  faire  leurs 

(i)  Les  figures  en  cire  de  Curtius  étaient  très  célèbres  et 
très  visitées;  on  y  voyait  les  grands  écrivains,  les  jolies 
femmes  et  les  voleurs  fameux;  on  y  voyait  aussi  la  famille 
royale  assise  à  un  banquet  :  »  Entrez,  entrez,  messieurs, 
criait-on  à  la  porte,  venez  voir  le  grand  couvert,  c'est  tout 
comme  à  Versailles.  »  Curtius  faisait  quelquefois  jusqu'à 
cent  écus  par  jour  avec  ses  mannequins  enluminés. 

(2)  C'était  une  salle  de  danse  avec  un  grand  jardin  où  se 
réunissaient  les  plus  jolies  filles  de  Paris.  Dans  le  jardin 
il  y  avait  un  carrousel  et  des  escarpolettes  qui,  grâce  à 
dheureux  hasards,  contribuaient  singulièrement  à  l'agré- 
ment des  spectateurs. 


14  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

cours.  C'est  dans  une  de  ces  salles  qu'a  lieu  l'Expo- 
sition de  peinture. 

En  quittant  le  Louvre,  nos  jeunes  gens  se  rendent 
au  jardin  des  Tuileries.  A  la  vue  de  ces  magnifiques 
parterres,  de  ces  larges  bassins,  de  ces  statues  de 
marbre,  de  ces  vénérables  marronniers  qui  déjà  ont 
vu  passer  sous  leurs  ombrages  tant  de  générations, 
leur  enthousiasme  redouble  :  «  Il  y  a  là  les  plus 
belles  allées  que  j'aie  vues  de  ma  vie  »,  dit  Edmond. 
Ce  jardin,  dont  l'entrée  est  interdite  au  peuple,  est  le 
rendez-vous  des  bourgeoises  honnêtes  et  des  dames 
de  qualité  :  «  Il  a  très  bon  genre,  et  l'on  sait,  en 
entrant,  qu'il  est  le  refuge  de  la  vertu.  »  Dans  toutes 
les  allées,  on  rencontre  des  enfants  qui  y  prennent 
leurs  joyeux  ébats.  Sur  la  terrasse  du  bord  de  l'eau, 
les  Suisses,  gardes  du  jardin,  ont  établi  de  petites 
guinguettes  où  l'on  peut  venir  se  rafraîchir.  Ce  qui 
frappe  le  plus  nos  visiteurs,  «  c'est  la  vue  que  l'on 
découvre  depuis  le  perron  du  Louvre  :  de  là,  l'oeil, 
perçant  sous  une  sombre  allée,  aperçoit  la  statue  de 
Louis,  et  dans  le  lointain  une  chemin  terminé  par 
une  barrière  et  borné  des  deux  côtés  par  les  Champs- 
Elysées   j). 

Il  y  avait  un  autre  jardin  ouvert  au  public  qui  fai- 
sait les  délices  du  jeune  étudiant  et  de  son  précep- 
teur, c'était  celui  du  Luxembourg;  situé  près  de  leur 
domicile,  ils  s'y  rendaient  fréquemment  pour  y  res- 
pirer plus  à  l'aise  :  o  Pour  moi,  dit  Edmond,  ce 
jardin  est  la  plus  jolie  promenade  de  Paris  ;  je  me 
figure,  quand  j'y  suis,  être  dans  ces  Champs-Elysées 
dont  parlent  les  poètes.  »  D'admirables  quinconces, 
des  bassins,  des  parterres  dessinés  avec  goût  con- 
tribuaient en  effet  à  l'agrément  de  cette  promenade; 
elle  avait  encore  une  charme  de  plus,  elle  était  peu 
fréquentée  ;  on  n'y  rencontrait  que  quelques  vieux  mi- 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  15 

litaires,  des  abbés,  quelques  étudiants,  et  l'on  y  pou- 
vait trouver,  aves  les  agréments  de  la  nature,  le 
calme  et  la  tranquillité.  Edmond  et  Terrier  y  venaient 
souvent,  un  livre  à  la  main,  se  reposer  pendant  des 
heures,  ou  discuter,  tout  en  se  promenant  paisible- 
ment, les  questions  philosophiques  qui  souvent  fai- 
saient l'objet  de  leurs  conversations. 

Nous  ne  suivrons  pas  plus  longtemps  nos  voya- 
geurs à  travers  leurs  pérégrinations  dans  Paris,  et 
nous  les  laisserons  achever  peu  à  peu  et  à  leur  loisir 
la  visite  des  principaux  monuments  et  des  plus  riches 
quartiers  de  la  capitale. 

Un  de  leurs  premiers  soins,  dès  qu'ils  furent  habi- 
tués à  leur  nouvelle  existence,  fut  de  fréquenter  les 
grands  théâtres.  L'Opéra  les  attira  tout  d'abord. 

Depuis  l'incendie  de  1781,  qui  avait  dévoré  la 
salle  située  rue  Saint-Honoré,  on  avait  élevé  sur  les 
boulevards  un  Opéra  provisoire,  qui  devint  plus  tard 
la  Porte-Saint-IMartin  (i).  La  salle  était  spacieuse 
et  il  y  avait  quatre  rangs  de  loges  superbement 
ornées. 

Les  étrangers  ne  pouvaient  se  lasser  d'admirer  ces 
décors  remarquables  d'éclat  et  de  vérité,  cette  figu- 
ration immense  avec  ses  riches  costumes,  et  par- 
dessus tout  ces  ballets  incomparables  qui  vous  trans- 
portaient dans  le  monde  des  rêves  (2).  a  Qui  va  à 
Paris  sans  voir  l'Opéra,  écrit  Karamsine,  est  comme 
celui  qui  va  à  Rome  sans  voir  le  pape  (3).  » 

a  J'ai  été  à  l'Opéra  avec  des  billets  d'auteurs,  dit 

(i)  Cette  salle  fut  construite  en  soixante-quinze  jours. 

(2)  L'orchestre,  avec  ses  trente  violons,  ses  six  altos,  ses 
douze  violoncelles,  ses  quatre  contrebasses,  ses  six  bassons 
et  sa  masse  d'instruments  à  vent,  était  merveilleux  et  jouis- 
sait d'une   réiiutntion   européenne. 

(3)  Le  beau  jour  de  l'Opéra  était  le  vendredi;  ce  soir-là 
la  salle  étincelait  littéralement. 


i6  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

Edmond.  Quel  ensemble!  quelle  réunion  de  talents! 
soit  dans  la  musique,  les  machines,  les  acteurs  sur- 
tout !  L'esprit  est  plongé  dans  une  illusion  complète. 
On  donnait  un  nouvel  opéra  pour  la  première  fois  : 
Nephté,  reine  d'Egypie.  J'y  vis  jouer  les  plus  fameux 
acteurs.  Il  y  eut  un  ballet  à  la  suite,  où  Vestris  (i)  et 
Gardel  (2)  dansèrent;  je  me  perdrais  dans  de  vaines 
descriptions  pour  dépeindre  l'enthousiasme  et  le 
charme  où  tous  les  deux  me  plongèrent. 

a  J'ai  été  aussi  aux  Italiens,  où  j'éprouvai,  mais 
dans  un  autre  genre,  le  même  plaisir  qu'à  l'Opéra  (3). 
Nous  avons  vu  jouer  Mme  Dugazon.  Suivant  moi,  elle 
a  le  jeu  dans  son  genre  aussi  bon  que  Mlle  Sainval  ; 
elle  remplissait  le  rôle  de  la  femme  de  Barbe-Bleue 
dans  une  pièce  ainsi  nommée.  Ce  Barbe-Bleu  est  le 
conte  suivi  de  point  en  point.  Mme  Dugazon  est  d'un 
naturel  et  d'une  naïveté  qui  enchantent. 

«  Voilà  jusqu'à  présent  où  se  sont  bornées  mes 
courses  dramatiques,  mais  j'ai  vainement  cherché  la 


(i)  Vestris  était  le  fils  naturel  du  danseur  Vestris,  qui 
s'intitulait  lui-même  «  le  diou  de  la  danse  »,  et  de  Mlle  Al- 
lard  ;  on  l'avait  surnommé  Vestrallard  en  raison  de  cette 
origine.  Le  danseur  Dauberval,  qui  avait  eu  également  les 
bonnes  grâces  de  Mlle  AUard,  dit  un  jour  un  mot  assez 
plaisant.  Des  coulisses  il  assistait  aux  débuts  du  jeune 
Vestris,  et  émerveillé,  il  s'écria  :  <(  Quel  malheur  !  C'est 
le  fils  de  Vestris  et  ce  n'est  pas  le  mien  !  Hélas  !  je  ne  l'ai 
manqué  que  d'un  quart  d'heure  !  » 

«  Vestris,  dit  Karamsine,  était  semblable  à  Sirius  au  mi- 
lieu des  étoiles;  son  âme  était  dans  ses  jambes;  d'un  autre 
côté,  la  flamme  de  sa  physionomie  en  faisait  un  Cicéron 
dans  son  genre.  » 

(2)  Gardel  était  superbe  dans  la  pantomime  tragique. 

(3)  La  salle  du  Théâtre-Italien  avait  été  construite  en 
1783  sur  les  terrains  appartenant  au  duc  de  Choiseul.  Pour 
donner  satisfaction  à  la  vanité  des  comédiens  qui  ne  vou- 
laient pas  être  confondus  avec  les  petits  comédiens  des 
boulevards  du  Temple,  on  avait  construit  la  façade  tour- 
nant le  dos  au  boulevard. 


PENDANT   LA    RKVOLUTION  17 

belle  façade  de  la  Comédie  de  Bordeaux.  Où  sont, 
disais-je  en  moi-même,  ces  belles  colonnades  élevées 
avec  tant  de  hardiesse?  Hélas!  ici,  combien  peu  le 
dehors  répond  au  dedans  !  » 

Après  avoir  visité  l'Opéra  et  les  Italiens,  nos  jeunes 
gens  s'empressent  d'aller  entendre  ces  comédiens 
français  dont  la  réputation  est  universelle  :  «  Qui 
n'a  pas  vu  la  comédie  à  Paris,  écrit  Von  Vizine,  n'a 
pas  l'idée  de  la  comédie,  et  celui  qui  l'a  vue  n'ira 
plus  volontiers  la  voir  ailleurs.  » 

Le  Théâtre-Français  est  situé,  depuis  1782,  à 
rOdéon  ;  la  façade,  ornée  de  colonnades,  est  majes- 
tueuse; la  salle,  très  vaste,  est  décorée  avec  simpli- 
cité et  contient  sept  rangs  de  loges  . 

a  J'ai  été,  il  y  a  quelques  jours,  voir  jouer  Médée 
aux  Français,  mande  Edmond  ;  la  salle  est  fort  élé- 
gante, très  jolie  et  surtout  très  commode;  les  décora- 
tions m'ont  paru  peintes  avec  le  plus  grand  goût; 
elle  est,  au  reste,  assez  petite,  mais  sonore;  je  crois 
qu'on  voit  et  qu'on  entend  bien  de  tous  côtés.  J'ai  vu 
jouer  le  rôle  de  Médée  par  Mlle  Raucourt  (r);  elle 
m'a  fait  beaucoup  d'impression,  elle  m'a  même  ému 
au  dernier  point;  je  me  surpris  à  pleurer;  mon  illu- 

(i)  C'était  une  des  plus  célèbres  actrices  des  Français  : 
<(  Ses  débuts  plongèrent  Paris  dans  une  véritable  ivresse. 
La  jeune  femme  était  à  peine  âgée  de  dix-sept  ans,  grande, 
bien  faite,  de  la  figure  la  plus  intéressante  ;  son  jeu  plein 
de  noblesse  et  d'intelligence  souleva  des  applaudissements 
frénétiques  ;  le  public  riait  et  pleurait  tout  à  la  fois,  enfin 
le  délire  devint  tel  que  les  gens  s'embrassaient  sans  se 
connaître.  Aux  représentations  suivantes  les  transports  ne 
firent  qu'augmenter.  Quand  la  débutante  devait  paraître, 
les  portes  de  la  Comédie  étaient  assiégées  dès  le  matin  : 
on  s'y  étouffait,  les  domestiques  qu'on  envoyait  retenir  des 
places  couraient  risque  de  la  vie,  on  en  emportait  chaque 
fois  plusieurs  sans  connaissance,  et  l'on  prétend  qu'il  en 
est  mort  des  suites  de  leur  intrépidité.  »  (GRLMM,  Corres-p. 
littér.) 


i8  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

sion  a  été  complète.  Qu'elle  remplissait  bien  par  la 
vivacité  de  son  jeu  le  précepte  que  donne  Horace 
dans  son  Art  -poétique  : 

Meàea  sit  invicta  feroxque. 

(Que  Médée  soit  inexorable  et  féroce.) 

a  II  se  peut  que  Mlle  Raucourt  ne  joue  pas 
aussi  bien  dans  d'autres  rôles  tragiques,  mais  elle 
est  faite  pour  jouer  celui  de  Médée.  Son  port,  sa 
voix,  son  visage,  expriment  parfaitement  les  fureurs 
de  cette  magicienne.  Elle  excita,  ce  soir-là,  la  plus 
grande  émotion  dans  tous  les  cœurs  et  fut  très 
applaudie. 

«  Je  la  vis  jouer  ensuite  dans  une  comédie,  ce  qui 
me  surprit  beaucoup  ;  ce  n'était  plus  la  même  per- 
sonne, ce  n'était  plus  cette  Médée  invicta  et  ferox, 
c'était  une  bonne  femme,  gaie,  contente;  elle  attira 
encore  tous  les  suffrages  dans  ce  nouveau  rôle.  Com- 
ment, m'écriai-je,  peut-on  exceller  dans  deux  genres 
si  différents?  Je  l'avais  vu  faire  à  M.  Larive  (i),  à 
Bordeaux,  mais  je  croyais  qu'il  était  le  seul.  J'ad- 
mirai aussi  le  jeu  facile  et  le  grand  usage  de  la  scène 
de  Mlle  Comtat.  J'ai  oublié  de  te  parler  de  la  belle 
déclamation  de  MM.  Saint-Phalle  et  Vanhove. 
Quoique  les  vers  de  Médée  soient  en  général  durs, 
de  difficile  prononciation  et  quelquefois  prosaïques, 
ils  paraissaient  sonores  et  pleins  d'harmonie  dans  leurs 
bouches.   » 

Edmond  retourne  fréquemment  aux  Français,  et  il 
est    assez    heureux    pour    revoir    Larive.    Le    célèbre 

(i)  Larive  (Jean  ]\Iauduit  de)  (1749-1827)  possédait  une 
demeure  somptueuse  :  «  Il  y  recevait  avec  beaucoup  de 
dignité  dans  une  vaste  pièce  où  son  lit  était  dressé  sous 
une  tente  que  décoraient  les  portraits  de  Gengiskan,  de 
Bayard,  de  Tancrède,  de  Spartacus  et  de  beaucoup  d'autres, 
qui  tous  lui  ressemblaient.  »  {Souvenirs  d^un  sexagénaire.) 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  19 

comédien  avait  abandonné  la  scène  depuis  long- 
temps; en  1790,  il  ne  consentit  à  remonter  sur  le 
théâtre  que  sur  les  sollicitations  instantes  de  l'abbé 
Gouttes,  président  de  l'Assemblée  nationale.  L'abbé, 
ancien  vicaire  au  Gros-Caillou,  où  Larive  habitait, 
était  resté  dans  les  meilleurs  termes  avec  son  parois- 
sien; il  lui  montra  sa  rentrée  comme  un  acte  de 
civisme,  qui  pourrait  arrêter  la  décadence  du  théâtre 
dont  on  accusait  le  nouvel  état  de  choses.  Le  jour 
de  la  première  représentation  de  Larive,  l'abbé  se 
fit  remplacer  comme  président  de  l'Assemblée  pour 
pouvoir  applaudir  son  protégé. 
Edmond  écrit  à  son  père  : 

«  Papa, 

«  J'ai  vu  avec  un  plaisir  infini  M.  Larive  dans  une 
superbe  tragédie  de  Racine  :  Andromaque.  Quel 
homme  !  avec  quelle  ardeur  et  quelle  énergie  il  rend 
les  superbes  morceaux  dont  cette  tragédie  est  pleine  ! 
Il  remplissait  le  rôle  d'Oreste  et  Mlle  Sainval  celui 
d'Hermione.  Celle-ci  met  aussi  bien  de  l'expression 
dans  sa  déclamation.  Qu'elle  rendit  bien  ce  morceau 
quand  Pyrrhus  vient  lui  faire  l'aveu  de  sa  passion 
pour  Andromaque  et  qu'elle  lui  répond  avec  une 
ironie  si  bien  marquée  : 

Seigneur,  dans  cet  aveu  dépouillé  d'artifice, 

J'aime  à  voir  que,  du  moins,  vous  vous  rendez  justice. 

«  Laisse-moi  te  donner  un  exemple  du  feu  que 
mettait  M.  Larive;  lorsque  Hermione  l'a  abandonné, 
et  que  Pilade  lui  a  dit  qu'elle  s'est  tuée,  il  s'écrie, 
agité  par  les  Furies  : 

Quels  longs  ruisseaux  de  sang  coulent  autour  de  moi  ! 
«   En  prononçant  ces  vers  il  trépignait  des  pieds 


20  JOURNAL   D^UN    ÉTUDIANT 

comme  pour  s'écarter  de  ce  sang  dont  il  se  croyait 
entouré.  » 

Un  des  plus  ardents  désirs  de  nos  jeunes  gens  était 
d'assister  à  une  séance  de  l'Assemblée  nationale. 
Enfin  leurs  vœux  sont  comblés,  et  ils  peuvent  péné- 
trer dans  l'enceinte  sacrée.  Ils  s'y  rendent  non  sans 
émotion,  bien  convaincus  qu'ils  vont  être  saisis  d'ad- 
miration et  rapporter  de  cette  visite  des  impressions 
profondes.  Hélas!  leurs  illusions  sont  fortement  dé- 
çues et  Edmond  l'avoue  assez  ingénument  : 

a  Passons  à  l'Assemblée  nationale.  Bon  Dieu! 
quelle  idée  on  s'en  fait  en  province  !  L'on  croit  qu'en 
la  voyant  on  doit  être  frappé  de  respect  et  de  vénéra- 
tion, on  se  figure  une  assemblée  auguste,  tranquille, 
dont  le  seul  aspect  inspire  et  l'étonnement,  et  l'admi- 
ration. Elle  n'est  rien  moins  que  cela  ;  figure-toi 
plutôt  une  troupe  de  personnes  assises  çà  et  là,  car 
rarement  ces  messieurs  y  sont  tous,  agités  de  diffé- 
rentes passions,  de  diverses  opinions,  n'écoutant  point 
l'orateur  qui  a  obtenu  la  parole  avec  beaucoup  de 
peine,  et  le  laissant  pérorer  tout  à  son  aise,  se  parlant 
entre  eux  avec  beaucoup  de  feu,  souvent  ne  s'enten- 
dant  pas,  étourdis  par  une  grosse  cloche  que  M.  le 
président  a  toujours  en  main  pour  faire  cesser  le 
bruit,  qu'il  semble  se  délecter  à  augmenter.  Crois-tu 
que  quelqu'un  qui  veut  se  faire  écouter  par  une  'troupe 
si  tumultueuse  a  besoin  de  bon  organe  !  » 

La  famille  royale,  qu'ils  sont  admis  un  dimanche  à 
contempler,  ne  leur  laisse  pas  non  plus  une  impres- 
sion bien  favorable  : 

«  J'ai  vu  toute  la  famille  royale  à  différentes  re- 
prises; la  reme  n'est  pas  fort  jolie,  elle  n'a  que  la 
taille  de  belle,  mais  elle  possède  un  air  noble  et 
majestueux  ;  le  roi,  cahin-caha.  Ce  qui  m'a  fait  rire, 
c'est  de  voir  ces  dames  d'honneur  avec  leurs  vastes 


PENDANT    LA   RÉVOLUTION  21 

paniers  qui  s'entre-choquent  sans  cesse  (i);  elles  sont 
obligées,  au  sortir  de  la  messe  du  roi,  de  marcher  par 
côté  au  milieu  du  passage  que  les  Suisses  s'efforcent 
de  faire  faire  au  peuple,  qui  toujours  s'écrase  pour 
voir  le  trois-quart,  quelquefois  le  profil  de  Sa  Ma- 
jesté.  » 

(0  Mercier  prétend  que  les  paniers  furent  inventes  pour 
dérober  aux  yeux  du  public  des  grossesses  illégitimes  et 
les  masquer  jusqu'au  dernier  instant. 


CHAPITRE  II 


1790 


Sommaire  :  Les  cours  du  Collège  de  France.  —  L'Hôtel- 
Dieu.  —  Exécution  du  marquis  de  Favras.  —  Les  frères 
Agasse.  —  Tranquillité  de  la  capitale.  —  Le  roi  à  l'As- 
semblée nationale.  —  Le  serment  civique. 


Edmond  n'était  pas  uniquement  à  Paris  pour  se 
promener,  visiter  les  monuments  et  les  théâtres,  sa 
famille  lui  rappelait  doucement  qu'il  devait  songer  à 
ses  études,  et  qu'après  ces  premiers  temps  consacrés 
au  plaisir,  il  était  urgent  de  s'organiser  pour  le  tra- 
vail. Repasser  tous  les  bons  auteurs  latins,  étudier 
la  logique  et  les  mathématiques,  tel  était  le  pro- 
gramme que  M.  Géraud  lui  traçait;  il  l'engageait 
également  à  prendre  des  professeurs  de  dessin, 
d'armes,  de  danse  et  de  déclamation,  enfin  à  com- 
pléter de  toutes  taçons  son  éducation. 

C'étaient  des  gens  excellents  que  les  Géraud  ;  de 
moeurs  austères  et  d'une  honorabilité  incontestée,  ils 
jouissaient  de  la  plus  grande  considération.  Ils 
avaient  deux  fils,  Edmond  et  John,  qu'ils  avaient 
élevés  dans  les  meilleurs  principes  et  sur  lesquels 
s'étaient  concentrées  toute  leur  tendresse  et  toutes 
leurs  espérances.  John,  d'un  an  plus  jeune  que  son 
frère,  était  resté  près  d'eux  et  leur  plus  vive  sollici- 
tude se  reportait  naturellement  sur  le  fils  absent. 
M.  Géraud  traite  Edmond  avec  une  grande  douceur 
et  l'affection  la  mieux  entendue  :  «   Je  ne  suis  pas 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION  23 

seulement  ton  père,  lui  écrit-il,  je  suis  surtout  ton 
ami  »,  et  il  le  lui  prouve  de  mille  manières.  Il 
n'exerce  sur  lui  aucune  pression  ;  il  se  borne  à  le 
guider,  à  le  diriger;  il  cherche  à  le  faire  profiter  de 
son  expérience,  mais  il  ne  lui  impose  pour  son  avenir 
aucune  de  ses  propres  idées. 

Mme  Géraud  était  la  plus  tendre  des  mères,  ses 
lettres  sont  des  modèles  d'affection  maternelle  et  de 
bonté.  Elle  adore  ce  fils  qui  vit  si  loin  d'elle;  c'est 
avec  une  touchante  sollicitude  qu'elle  s'inquiète  de 
son  bien-être  physique  et  moral.  Sans  cesse  elle  lui 
envoie  du  linge,  du  chocolat,  du  sucre,  des  vêtements, 
des  bas  de  soie  a  pour  danser  »,  enfin  les  milles  petits 
riens  qu'elle  suppose  pouvoir  lui  être  utiles  ou 
agréables  et  que  devine  si  bien  un  cœur  de  mère.  Elle 
se  préoccupe  aussi  du  salut  de  son  âme;  elle  lui 
recommande  souvent  de  ne  pas  négliger,  au  milieu 
du  tourbillon  dans  lequel  il  vit,  celui  qui  a  est  la 
source  de  toutes  les  vertus  et  la  cause  première  de 
toutes  choses  »;  elle  l'exhorte  à  remplir  exactement 
les  devoirs  de  la  religion  réformée  à  laquelle  il  appar- 
tient. 

La  réponse  du  jeune  homme  est  bien  dans  le  ton  de 
l'époque  : 

«  Je  suis  très  persuadé,  maman,  de  la  vérité  de 
tout  ce  que  tu  me  dis  sur  ma  religion,  aussi  je  ne 
manque  jamais  de  prier  l'Etre  suprême  soir  et  matin; 
je  m'élève  en  esprit  jusqu'à  lui,  autant  que  la  gros- 
sièreté de  mon  âme  peut  me  le  permettre.  J'ai  apporté 
de  Bordeaux  un  livre  de  prières  que  je  laisse  de 
côté,  tant  je  le  trouve  insipide.  Je  voudrais  bien  savoir 
qui  fut  le  premier  après  Jésus-Christ  qui  composa  des 
prières  pour  son  prochain;  voilà  qui  m'a  paru  de 
tout  temps  fort  ridicule.  Personne  ne  peut  mieux 
savoir  que  moi  où  le  soulier  me  blesse...   » 


24  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

Mme  Géraud  insiste  encore  auprès  de  son  fils  pour 
qu'il  fréquente  les  dimanches  l'hôtel  de  Hollande, 
car  l'exercice  du  culte  étant  interdit  aux  réformés, 
ils  ne  peuvent  assister  aux  offices  que  dans  les  hôtels 
des  ambassadeurs  de  leur  religion. 

Edmond  s'empressa  de  se  conformer  aux  désirs 
paternels;  il  put  bientôt  annoncer  qu'il  traduisait  les 
Odes  d'Horace,  les  Discours  de  Tacite  et  de  Tite- 
Live,  et  qu'il  travaillait  très  sérieusement  les  mathé- 
matiques. De  plus,  il  suivait  trois  fois  par  semaine 
au  Collège  de  France  les  cours  qui  rentraient  le 
mieux  dans  le  cadre  de  ses  travaux. 

Le  Collège  de  France,  fondé  par  François  F''  sous 
le  nom  de  Collège  Royal,  avait  été  reconstruit  en 
entier  sous  Louis  XVI  sur  les  plans  de  Chalgrin. 
Vingt  professeurs,  choisis  parmi  les  plus  éminents, 
y  enseignaient  la  littérature,  les  sciences,  le  droit, 
l'histoire,  la  morale,  les  langues  orientales  et  clas- 
siques. Delille  y  professait  la  poésie,  Lalande  l'astro- 
nomie, Daubenton  la  physique  expérimentale,  Four- 
croy  la  chimie,  etc.,  etc. 

Notre  jeune  étudiant  suivait  particulièrement  les 
cours  de  M]\I.  Sélis  et  Gournand  : 

«  \l.  Sélis  est  très  érudit,  dit-il,  et  possède  des 
connaissances  profondes  sur  la  littérature,  jamais  je 
n'ai  vu  d'homme  dont  le  visage  exprimât  mieux  les 
sentiments  dont  son  cœur  est  agité.  »  Il  lisait  à  ses 
auditeurs  VOdyssée  et  leur  traduisait  les  fables  de 
Phèdre. 

M.  Gournand  avait  pris  pour  texte  de  ses  confé- 
rences le  Contrat  social  : 

«  Outre  ]\I.  Sélis,  écrit  Edmond,  je  suis  depuis 
quelque  temps,  au  Collège  de  France,  les  cours  de 
M.  Gournand,  autre  professeur  d'éloquence  :  il  com- 
mente le  Contrat  social  de  ].-).  Rousseau.  Tout  le 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  25 

monde  s'accorde  à  dire  qu'il  a  de  très  bonnes  ré- 
flexions. Quoiqu'il  soit  ecclésiastique,  il  est  partisan 
zélé  de  la  Révolution  ;  il  n'a  rien  à  perdre  à  la  vérité, 
aussi  nous  démontre-t-il  avec  force  comment  tout 
ce  qu'a  prédit  Jean-Jacques  ne  pouvait  manquer  d'ar- 
river; il  nous  dévoile  tous  les  biens  à  venir  qui  éma- 
neront de  la  nouvelle  Constitution;  il  nous  met  sans 
cesse  sous  les  yeux  les  Droits  de  Vhomme;  il  tonne 
avec  éclat  sur  tout  le  haut  clergé,  il  lance  des  bro- 
cards amers  et  satiriques  sur  les  moines  et  sur  la 
Sorbonne.  L'on  a  observé  que  dans  toutes  ses  leçons, 
il  en  revient  toujours  au  mariage  des  prêtres  et 
qu'alors  sa  verve  s'échauffe  singulièrement;  le  bruit 
court  qu'il  a  depuis  longtemps  en  vue  quelque  Dul- 
cinée du  Toboso.  » 

Edmond  prenait  encore  deux  fois  par  semaine,  le 
mardi  et  le  vendredi,  des  leçons  de  dessin  à  l'Aca- 
démie de  peinture,  qui  se  trouvait  dans  son  voisinage  : 

a  L'Académie  de  dessin  est  dirigée  par  MM.  Ba- 
chelier, peintre  du  roi,  Godefroi,  Macharty  et  Huet. 
Nous  sommes  huit  cents;  je  concours  au  premier  prix 
de  l'année  prochaine. 

«  Nous  avons  écrit  une  lettre  à  M.  de  Bailly  et  à 
M.  de  La  Fayette  pour  les  prier  de  permettre  que 
leurs  bustes  soient  placés  dans  l'Académie  au  milieu 
de  la  principale  salle.  Ils  nous  l'ont  accordé.   » 

Le  concours  auquel  Edmond  fait  allusion  durait 
la  plus  grande  partie  de  l'année  : 

a  Nous  concourons  pendant  six  mois  à  l'Académie 
de  dessin.  L'on  change  nos  modèles  de  deux  jours  en 
deux  jours.  Nous  traitons  tous  le  même  sujet,  c'est-à- 
dire  tous  ceux  qui  peuvent  concourir,  car  de  huit 
cents  que  nous  sommes,  il  n'y  en  a  que  deux  cents  qui 
en  soient  capables.  Ce  que  je  trouve  de  désagréable, 
c'est  que  l'on  garde  tous  les  dessins  que  nous  faisons; 


26  JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 

on  les  encadre  et  ils  sont  exposés  dans  les  salles 
de  l'Académie  jusqu'à  ce  que  l'on  distribue  les  prix. 
Je  ne  sais  ce  qu'ils  deviennent  ensuite  :  sans  doute 
qu'après  avoir  été  longtemps  un  objet  de  gloire  et 
d'admiration,  ils  retombent  dans  le  néant  et  servent 
à  chauffer  notre  vieux  concierge,  qui  a  la  goutte.  J'ai 
remarqué  qu'il  les  regardait  avec  des  yeux  avides  et 
qu'il  semblait  leur  dire  :  Vaines  images,  vous  rentre- 
rez  dans   la  poussière,   mon   feu  vous  consumera.    » 

Il  était  aussi  convenu  qu'au  printemps  le  jeune 
homme  assisterait  à  des  cours  de  chimie  et  de  bota- 
nique : 

a  Nous  nous  préparons,  dit-il,  à  un  cours  de  chimie 
que  l'éloquent  Fourcroy  va  ouvrir  au  commencement 
de  mai.  Sa  facilité  à  manier  la  parole  le  rend  un  des 
plus  fermes  appuis  de  la  nouvelle  théorie.  MM.  La- 
voisier  et  BerthoUet  font  les  découvertes  et  lui  les 
fait  valoir  dans  ses  leçons;  aussi  l'appelle-t-on  le 
trompette  de  Lavoisier.  » 

Edmond  nous  raconte  lui-même  l'emploi  de  sa 
journée  : 

a  A  six  ou  sept  heures  nous  sommes  sur  pied. 
M.  Terrier  pour  aller  à  l'hôpital,  et  moi  pour  tra- 
vailler la  leçon  de  mathématiques  qu'il  m'a  donnée 
la  veille.  II  revient  à  huit  heures  les  poches  pleines 
de  quelque  chose  de  bon  pour  déjeuner;  alors,  quit- 
tant l'ouvrage,  je  me  mets  à  jouer  des  dents.  Cette 
belle  occupation  finie,  M.  Terrier  me  donne  une  leçon 
de  mathématiques  jusqu'à  dix  heures;  il  part  pour 
l'Hôtel-Dieu  et  j'analyse  ce  qu'il  m'a  expliqué  jus- 
qu'à onze  heures.  Je  vais  alors  au  Collège  de  France, 
à  la  classe  de  M.  Sélis.  Toutes  les  fois  que  je  l'en- 
tends, il  me  semble  écouter  Ulysse  haranguant  les 
Grecs;  c'est  auprès  de  lui  qu'on  peut  à  la  fois  se 
former  le  goût,  l'accent  et  le  style. 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  27 

«  Sa  leçon  finie,  je  retourne  à  la  maison  et  j'étudie 
les  mathématiques  jusqu'à  midi.  M.  Terrier,  revenu 
alors  de  l'Hôtel-Dieu,  corrige  mon  analyse;  à  deux 
heures  on  apporte  le  dîner,  sur  lequel  nous  nous 
jetons  comme  firent  jadis  les  inciviles  Harpies  sur  le 
repas  du  pauvre  Enée.  Nous  partons  vers  la  prome- 
nade, qui  est  ordinairement  le  Luxembourg.  Notre 
course  finit  à  quatre  heures.  Une  fois  rentrés,  nous 
rallumons  le  feu  et  travaillons  jusqu'à  huit  heures. 
Je  repasse  Horace  et  Tacite.  Nous  soupons  légère- 
ment et  nous  nous  couchons.  Les  jours  où  M.  Sélis 
ne  donne  pas  de  classe,  le  mardi  et  le  vendredi, 
je  vais  à  l'Académie  Royale  de  dessin  qui  est  gra- 
tuite. » 

M.  Terrier,  de  son  côté,  ne  se  bornait  pas  à  complé- 
ter l'éducation  de  l'élève  qui  lui  avait  été  confié,  il  se 
rendait  chaque  matin  à  la  Faculté  de  ]\Iédecine  et  de 
là  à  l'Hôtel-Dieu  pour  achever  ses  études. 

La  Faculté  de  médecine  remontait  au  moyen  âge; 
ses  cours  avaient  lieu  dans  un  grand  amphithéâtre 
construit  en  1744  près  de  l'Hôtel-Dieu  (i). 

Les  détails  que  Terrier  nous  donne  sur  l'Hôtel- 
Dieu  font  frémir  d'horreur.  Le  spectacle  qu'offre  cet 
hôpital  est  réellement  déchirant,  même  pour  un  mé- 
decin habitué  à  contempler  toutes  les  misères,  à  voir 
de  sang-froid  les  plus  navrantes  douleurs. 

Il  n'y  a  pas  plus  de  mille  lits,  dont  six  cents 
grands  et  quatre  cents  petits,  et  souvent  le  nombre 
des  malades  dépasse  dix  mille.  On  couche  quatre, 
cinq,  six  et  jusqu'à  dix  dans  le  même  lit  (2).  Ma- 
lades, mourants,  convalescents,  morts,  tout  est  mé- 

(i)  Le  titre  de  docteur  coûtait  six  mille  livres. 

(2)  Les  malades  étaient  entre-croisés  comme  le  sont  les 
poissons  dans  les  boîtes  de  conserve.  L")ans  les  moments 
d'épidémie  on  plaçait  les  malades  jusque  sur  les  ciels  de  lit. 


28  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

langé.  Les  salles  sont  étroites,  basses,  c'est  à  peine  si 
l'air  et  la  lumière  y  peuvent  pénétrer. 

Les  convalescents  sont  forcés  de  sortir  les  jambes 
nues,  été  comme  hiver,  pour  respirer  l'air  extérieur 
sur  le  pont  Saint-Charles;  il  y  a  pour  les  convales- 
centes une  salle  au  troisième  étage,  à  laquelle  on  ne 
peut  parvenir  qu'en  traversant  la  salle  où  sont  les 
petites  véroles.  La  salle  des  fous  est  contiguë  à  celle 
des  malheureux  qui  ont  souffert  les  plus  cruelles 
opérations,  et  ces  derniers  ne  peuvent  espérer  de 
repos  dans  le  voisinage  de  ces  insensés,  dont  les  cris 
frénétiques  se  font  entendre  jour  et  nuit.  On  ne  tient 
nul  compte  des  maladies  contagieuses;  des  galeux, 
des  varioleux,  sont  placés  dans  les  mêmes  salles,  que 
dis-je,  dans  les  mêmes  lits  que  des  blessés  ou  des 
fiévreux. 

La  salle  des  opérations  où  l'on  trépane,  où  l'on 
taille,  où  l'on  ampute  les  membres,  contient  égale- 
ment et  ceux  que  l'on  opère,  et  ceux  qui  doivent  être 
opérés,  et  ceux  qui  le  sont  déjà.  Les  opérations  s'y 
font  au  milieu  de  la  salle  même;  on  y  voit  ces  pré- 
paratifs de  supplices,  on  y  entend  les  cris  du  sup- 
plicié; celui  qui  doit  l'être  le  lendemain  a  devant  lui 
le  tableau  de  ses  souffrances  futures,  celui  qui  a 
passé  par  cette  terrible  épreuve  voit  encore,  au  milieu 
des  transports  de  la  fièvre,  se  dresser  devant  lui  le 
spectre  de  ses  souffrances  passées.  Et  qu'importa, 
du  reste!  Tout  blessé  qui  entre  à  l'hôpital,  tout  mal- 
heureux qui  s'y  fait  opérer,  n'est-il  pas  d'avance  con- 
damné à  une  mort  certaine?  Personne  n'en  réchappe, 
et  la  plaie  la  plus  légère,  dans  cette  atmosphère  pu- 
tride, vous  conduit  fatalement  à  votre  demeure  der- 
nière. 

On  a  calculé  que  de  tous  les  infortunés  qui  vien- 
nent chercher  à  l'hôpital  la  guérison  de  leurs  maux, 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  29 

un  cinquième  au  moins  succombe.  Voilà  ce  qu'est 
l'Hôtel-Dieu  de  Paris  avant  1789  (i). 

Le  peuple  accepte  avec  résignation  le  sort  auquel 
il  est  destiné  et  qu'il  n'ignore  pas  :  a  J'irai  à  l'hôpi- 
tal, dit  le  pauvre,  philosophiquement;  mon  père  y 
est  mort,  j'y  mourrai  aussi.  » 

Ces  crimes  de  lèse-humanité  révoltaient  bien  des 
esprits  :  a  Cruelle  charité  que  celle  de  nos  hôpitaux, 
s'écrie  Mercier.  JMort  cent  fois  plus  triste  et  plus 
affreuse  que  celle  que  l'indigent  recevrait  sous  son 
toit,  abandonné  à  lui-même  et  à  la  nature!  L'Hôtel- 
Dieu,  la  maison  de  Dieu  !  Et  on  ose  l'appeler  ainsi  !  » 

Depuis  qu'il  était  à  Paris,  Edmond,  en  assistant 
aux  événements  qui  se  déroulaient  sous  ses  yeux,  se 
passionnait  pour  la  politique.  Ses  impressions  sont 
fort  curieuses  et  intéressantes,  parce  qu'elles  donnent 
la  note  de  l'opinion  de  la  bourgeoisie  aisée  dans  la- 
quelle il  avait  été  élevé  et  dans  laquelle  il  vivait.  Ses 
parents  jouissaient  d'une  très  jolie  fortune  sans  la- 
quelle ils  n'auraient  pu  lui  faire  donner  une  éduca- 
tion aussi  soignée,  et  ils  appartenaient  à  la  classe 
élevée  dans  la  ville  de  Bordeaux  :  évidemment  ce 
n'était  pas  l'aristocratie,  mais  c'était  la  meilleure 
bourgeoisie.  Leurs  impressions,  les  impressions  de 
leur  fils  sont  donc  l'écho  très  fi.dèle  des  idées  de 
toute  une  classe  et  d'une  classe  de  gens  paisibles, 
vertueux,  éminemment  honorables,  qui  n'ont  rien  à 
gagner  au  désordre,  qui  par  principe,  par  tempéra- 
ment et  par  intérêt,  doivent  être  attachés  à  l'ordre 
existant  et  en  souhaiter  le  maintien.  Les  appréciations 

(i)  C'est  pendant  la  Révolution  et  surtout  après  1801  que 
des  changements  considérables  furent  apportés  dans  l'orga- 
nisation de  l'Hôtel-Dieu.  Les  aliénés  furent  évacués  sur 
Charenton,  la  Salpêtrière  et  Bicêtre,  et  l'on  créa  des  hôpi- 
taux spéciaux  pour  les  femmes  en  couches,  les  enfants  ma- 
lades, etc. 


30  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

que  nous  relèv^erons  dans  leurs  correspondances  au 
cours  de  ce  récit  vont  donc  beaucoup  plus  loin  que 
de  simples  appréciations  personnelles;  elles  pren- 
nent une  valeur  beaucoup  plus  large.  Elles  nous 
montrent  les  modifications  successives  qui  se  sont 
produites  dans  les  esprits,  et  comment  des  gens  de 
moeurs  douces  et  pures  en  sont  arrivés  à  porter  sur 
les  hommes  et  les  événements  des  jugements  qui  nous 
paraissent  aujourd'hui  absolument  stupéfiants. 

Au  mois  de  janvier  1790  la  situation  politique 
commence  à  s'aggraver  singulièrement  :  la  noblesse, 
peu  satisfaite  de  la  perte  de  ses  privilèges,  n'a  plus 
qu'une  idée  :  la  contre-Révolution.  Elle  soulève  des 
séditions  et  fomente  des  complots  qui,  presque  tous, 
ont  pour  but  d'enlever  le  roi  de  Paris  pour  lui  rendre 
sa  liberté.  Une  des  plus  célèbres  de  ces  conspirations 
fut  celle  préparée  par  le  marquis  de  Favras.  Son  but, 
disait-on,  était  d'assassiner  Bailly  et  La  Fayette; 
douze  cents  chevaux  étaient  prêts  à  Versailles  pour 
enlever  le  roi  ;  une  armée  composée  de  Suisses  et  de 
Piémontais  devait  marcher  sur  Paris.  Monsieur,  frère 
du  roi,  passait  pour  être  l'instigateur  du  complot;  il 
eut  beaucoup  de  peine  à  se  disculper  (i)  et  ne  fit 
rien  pour  sauver  son  complice.  Favras  fut  livré  au 
Châtelet. 

Un  autre  membre  de  la  noblesse  se  trouvait  à  ce 
moment  déféré  au  même  tribunal,  le  marquis  de 
Besenval,  qui  avait  fait  tirer  sur  la  foule  le  14  juillet 
1789,  lors  de  la  prise  de  la  Bastille.  Il  fallait  une 
victime  au  peuple  :  Besenval  fut  absous  et  Favras 
condamné.  Son  exécution  fut  marquée  par  des  scènes 

(i)  Monsieur,  informé  des  bruits  qui  couraient  sur  sa 
participation,  se  rendit  à  l'Hôtel  de  Ville,  au  sein  de  l'As- 
semblée de  la  Commune,  pour  protester  contre  de  telles 
imputations. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  31 

scandaleuses.  Arrivé  sur  la  place  de  Grève,  l'infor- 
tuné demanda  à  être  conduit  à  l'Hôtel  de  Ville 
pour  y  donner  des  explications.  Là,  il  dicta  son  tes- 
tament où  il  affirma  mourir  innocent,  mais  il  eut 
soin  de  ne  compromettre  personne.  Sa  déclaration  fut 
très  longue  et  dura  jusqu'à  la  nuit.  Cependant  la 
foule,  qui,  depuis  huit  heures  du  matin,  attendait 
sa  victime,  s'indignait  du  retard.  C'est  que  ce  n'était 
pas  un  spectacle  ordinaire!  Pour  la  première  fois,  on 
allait  voir  l'égalité  dans  les  supplices,  pour  la  pre- 
mière fois,  on  allait  voir  un  noble,  un  marquis,  mon- 
ter au  fatal  gibet  comme  un  vil  roturier  !  Lorsque 
enfin  Favras  parut,  un  cri  de  joie  et  de  haine  s'éleva 
de  la  multitude,  mais  à  la  lueur  des  torches  qui  illu- 
minaient cette  sinistre  scène,  tout  le  monde  put  voir 
le  front  calme  et  la  contenance  assurée  du  condamné. 
La  populace  montra  une  joie  féroce  :  reproches,  in- 
jures, railleries,  rien  ne  fut  épargné  au  malheureux. 
Le  prêtre  qui  l'accompagnait  s'évanouit.  L'exécuteur 
pleurait.  Favras  seul  conserva  jusqu'à  la  dernière  mi- 
nute une  imperturbable  sérénité. 

Ce  fut  le  premier  et  terrible  spectacle  populaire 
auquel  Edmond  assista.  Il  en  conserva  une  impres- 
sion profonde  et  rendit  justice  au  courage  de  la  vic- 
time : 

a  Que  M.  de  Favras  fût  innocent  ou  non,  dit-il,  il 
a  montré  une  âme  héroïque  et  le  courage  d'un  Ro- 
main. Sa  mémoire  durera  longtemps  et  sa  fermeté 
servira  d'exemple  aux  siècles  à  venir;  dans  l'histoire 
l'on  parlera  de  la  fin  courageuse  du  marquis  de  Fa- 
vras, comme  l'on  parle  de  celle  du  comte  de  Mont- 
morency. 

«  La  constance  et  la  fermeté  qu'il  a  apportées  au 
supplice  ont  intéressé  en  sa  faveur.  La  pitié  a  pris 
bientôt  la  place  de  la  haine,  et  ce  peuple  qui  ne  res- 


32  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

pirait  qu'après  sa  mort,  eût  voulu  bientôt  aptes  pou- 
voir le  rendre  à  la  vie;  on  ne  blâme  pas  ouvertement 
ses  juges,  mais  on  parle  de  son  épouse,  de  lui-même 
avec  intérêt,  on  le  plaint.   » 

En  même  temps  qu'il  raconte  la  mort  de  Favras  et 
qu'il  cite  l'exemple  de  la  versatilité  de  la  foule, 
Edmond  nous  montre  les  singuliers  sentiments  qui 
régnaient  dans  cette  population,  tourmentée  déjà  par 
ses  instincts  sanguinaires  et  poursuivie  en  mêm.e 
temps  par  des  rêves  humanitaires. 

L'Assemblée  nationale  venait  de  déclarer  que  les 
fautes  étant  personnelles,  les  peines  et  la  honte  de- 
vaient l'être  aussi.  Le  peuple  s'empare  de  cette  idée, 
et  lorsque  les  frères  Agasse  sont  pendus  pour  crimes 
de  faux,  sous  prétexte  de  ne  pas  contrister  une  fa- 
mille innocente,  on  leur  fait  de  magnifiques  obsèques 
et  on  leur  décerne  des  honneurs  qu'on  aurait  à  peine 
accordés  à  de  grands  citoyens  : 

«  Les  deux  frères  Agasse,  d'une  famille  très  riche 
et  très  honnête,  ont  été  pendus  dernièrement.  Ils 
avaient  fait  de  fausses  actions  sur  la  caisse  d'Es- 
compte. Suivant  le  décret  de  l'Assemblée,  le  déshon- 
neur n'a  nullement  rejailli  sur  la  famille.  Au  con- 
traire, leur  oncle  a  été  élevé  au  rang  de  colonel  dans 
son  district.  Après  l'exécution,  les  deux  corps  ont 
été  transportés  chez  leur  cousin  ;  la  famille  a  fait  dis- 
tribuer les  billets  d'enterrement.  Le  convoi  funèbre  a 
été  superbe.  Un  détachement  de  la  garde  nationale 
précédait  et  fermait  la  marche.  Ils  ont  été  ensevelis 
dans  l'église  de  Saint-André-des-Arts.  Ces  deux  in- 
fortunés intéressaient  beaucoup  le  public.  Le  cri  de 
grâce  s'est  répété  depuis  le  Châtelet  jusqu'à  la 
Grève.  » 

Les  troubles  qui  agitaient  Paris,  et  dont  le  terrible 
écho  parvenait  jusqu'aux  extrémités  des   provinces, 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  33 

préoccupaient  non  sans  raison  les  parents  du  jeune 
étudiant;  ils  s'inquiétaient  de  voir  leur  ûls  dans  la 
capitale,  au  milieu  d'une  situation  qui  paraissait  si 
menaçante,  et  ils  s'en  ouvraient  à  M.  Terrier.  Ce  der- 
nier se  chargeait  de  les  rassurer;  à  l'entendre,  la  sé- 
curité dans  Paris  n'avait  jamais  été  plus  complète  : 

a  II  y  a  eu  pendant  ces  derniers  jours,  écrit-il, 
quelque  fermentation  dans  la  capitale,  je  ne  vous 
en  parle  que  pour  vous  tranquilliser,  si  vous  aviez 
quelque  inquiétude  sur  notre  sûreté.  Elle  est  tout 
aussi  grande  ici  que  partout  ailleurs.  Les  ennemis 
du  repos  sont  trop  faibles  et  ses  défenseurs  trop  forts 
pour  que  la  chose  publique  puisse  être  ébranlée.  Ces 
petites  tracasseries  n'inquiètent  que  les  milices,  tan- 
dis que  les  autres  citoyens  et  les  étrangers  jouissent 
de  la  plus  grande  sécurité,  au  milieu,  je  dirai  même 
à  la  faveur  du  bruit  des  armes.  » 

C'est  là  une  note  étrange  et  qui  n'est  pas  isolée; 
elle  revient  à  chaque  instant  dans  la  correspondance 
des  deux  jeunes  gens.  Ils  ne  cessent  de  le  répéter  : 
on  jouit  à  Paris  d'une  tranquillité  à  nulle  autre  pa- 
reille; chacun  vaque  en  toute  sûreté,  l'un  à  ses  occu- 
pations, l'autre  à  ses  plaisirs,  un  troisième  à  ses 
études;  la  vie  sociale  n'est  nullement  interrompue 
par  les  incidents  tragiques  et  sanglants  qui  se  repro- 
duisent si  fréquemment;  après  s'en  être  quoique  peu 
ému  au  début,  on  a  fini  par  n'y  attacher  aucune  im- 
portance; après  tout,  c'est  la  justice  du  peuple;  il 
faut  la  laisser  passer,  et  quelques  aristocrates  de  plus 
ou  de  moins  à  la  lanterne,  quelques  assassinats  et 
quelques  pillages  de  plus  ou  de  moins  ne  parvien- 
nent pas  à  troubler  l'inaltérable  quiétude  de  la  capi- 
tale. Et  ce  n'est  pas  là  une  exagération,  c'est  un  fait 
indéniable  dont  on  trouvera  mille  preuves  au  cours 
de  ce  récit. 


34  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

La  situation  du  roi  devenait  chaque  jour  plus  déli- 
cate; des  troubles  fréquents  agitaient  le  pays  et  l'on 
accusait  le  clergé,  la  noblesse,  la  cour,  de  les  pro- 
voquer. Les  premiers  émigrés,  le  comte  d'Artois  à 
leur  tête,  ont  quitté  la  France  après  le  14  juillet  1789, 
et  se  sont  dirigés  vers  Turin;  c'est  là  qu'ils  ont  éta- 
bli le  siège  de  leurs  conspirations.  C'est  de  là  qu^ils 
dirigent  leurs  tentatives  infructueuses  pour  soulever 
les  provinces  du  Alidi  en  y  réveillant  le  fanatisme, 
c'est  de  là  qu'ils  cherchent  à  fomenter  pour  le  mois 
de  décembre  1790  une  grande  insurrection,  dont  le 
camp  de  Jalès,  occupé  par  les  gentilshommes  oppo- 
sants du  Lyonnais,  du  Forez,  du  Vivarais  et  de  l'Au- 
vergne, doit  être  le  foyer.  M.  de  Calonne  est  le  mi- 
nistre de  la  petite  cour  fugitive.  C'est  en  vain  que 
la  famille  royale  désapprouve  les  agissements  du 
comte  d'Artois  et  de  ses  amis,  on  ne  l'écoute  pas,  et 
l'on  conspire  de  plus  belle,  sans  se  soucier  des  dan- 
gers auxquels  on  l'expose. 

Marie-Antoinette  peut  écrire  à  Mercy  le  20  juillet 
1790  :  «  L'extravagance  de  Turin  paraît  à  son 
comble.  Il  n'est  pas  même  sûr  qu'on  nous  écoute  da- 
vantage; mais  comme  notre  sûreté  et  peut-être  notre 
vie  en  dépendent,  il  faut  tenter  tous  les  moyens  jus- 
qu'à la  fin  (i).   » 

On  soupçonnait  le  roi  de  pactiser  avec  les  conspi- 
rateurs et  les  émigrés;  ses  intentions  devenaient  de 
plus  en  plus  suspectes  à  la  nation.  C'est  alors  qu'il 
chercha,  par  des  actes  spontanés,  à  convaincre  le 
peuple  de  sa  sincérité.  Quand  le  décret  sur  les  dépar- 
tements fut  présenté  (2),  il  se  rendit  à  l'Assemblée 
pour   l'assurer   de   la   loyauté   de   ses   intentions   et 

(i)  Feuillet  de  Conches. 

(2)  L'ancienne  subdivision  par  provinces  était  remplacée 
par  quatre-vingt-trois  départements. 


PENDANT   LA   RÉVOLUTIQN  35 

désavouer  hautement  les  manœuvres  des  royalistes. 
Il  fit  appel  à  la  concorde  :  a  Ne  professons  tous,  je 
vous  en  donne  l'exemple,  dit-il,  qu'une  seule  opinion, 
qu'un  seul  intérêt,  qu'une  seule  volonté,  l'attache- 
ment à  la  Constitution  nouvelle  et  le  désir  ardent  de 
la  paix  et  la  bonheur  de  la  France.  » 

C'était  la  réconciliation  complète  du  roi  et  de  la 
nation.  L'Assemblée  accueille  par  des  acclamations 
sans  fin  les  paroles  du  monarque  et  elle  y  répond  en 
prêtant  le  serment  civique. 

Edmond  se  hâte  d'annoncer  à  son  père  ces  inci- 
dents qui  ont  provoqué  dans  Paris  un  enthousiasme 
indescriptible  :  aux  yeux  de  tous,  c'est  la  fin  des 
discordes  qui,  depuis  plus  d'un  an,  bouleversent  si 
gravement  le  pays  : 

«  Le  5  février  1790. 
a  Papa, 

«  J'avais  résolu  de  te  parler  de  l'Académie  de 
dessin,  mais  je  vais  t'entretenir  de  choses  bien  plus 
intéressantes.  Jamais  les  Français  ne  recevront  de 
plus  agréables  nouvelles  :  la  prise  de  la  Bastille, 
Paris  et  la  France  sauvées,  l'arrivée  du  roi  dans  sa 
capitale  doivent  céder  le  pas  à  celle-ci.  Les  esprits 
sont  ici  dans  le  plus  grand  ravissement,  l'ivresse  de 
la  joie  éclate  sur  tous  les  visages. 

«  Louis  XVI,  ce  monarque  citoyen,  si  digne  du 
nom  de  roi  des  Français,  s'est  rendu  à  l'Assemblée 
nationale  sans  cérémonie.  M.  le  Président  (Bureau 
de  Puzy)  a  été  à  sa  rencontre,  accompagné  d'un  cer- 
tain nombre  de  députés  ;  à  peine  le  roi,  précédé  de  ses 
ministres,  a  paru  dans  les  salles,  que  tous  les  dé- 
putés et  les  spectateurs  se  sont  levés  et,  par  l'expres- 
sion la  plus  touchante  de  leurs  cœurs,  l'ont  assuré 
combien  ses  jours  étaient  chers  à  son  peuple.  Le  roi, 


36  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

ainsi  que  toute  l'Assemblée,  est  resté  debout  :  alors 
il  a  prononcé  le  discours  le  plus  noble,  le  plus  tendre, 
enfin  le  plus  digne  de  son  caractère;  jamais  aucun  roi 
n'a  exprimé  de  sentiments  plus  débonnaires,  jamais 
aucun  roi  et  son  peuple  n'ont  contracté  d'union  plus 
sacrée  avec  autant  d'énergie  et  de  grandeur  d'âme. 
Je  t'envoie  ce  discours  :  ce  n'est  pas  un  modèle  d'élo- 
quence, mais  quelle  bonté!  qu'elle  est  attendrissante 
dans  la  bouche  d'un  souverain! 

0  M.  le  président  lui  a  répondu  avec  tout  l'esprit  et 
toute  la  finesse  imaginable;  sa  réponse  laconique 
donne  beaucoup  à  penser;  tu  la  verras  à  la  fin  de 
celle  du  roi.  Les  députés  qui  ont  reçu  le  souverain 
l'on  reconduit  au  château;  la  reine  et  son  auguste 
famille  étaient  venues  à  sa  rencontre  :  «  Je  partage, 
«  s'est  écriée  la  reine  en  s'adressant  aux  députés,  je 
a  partage  tous  les  sentiments  que  vient  de  vous 
«  exprimer  votre  monarque,  je  me  trouve  heureuse 
a  d'avoir  à  instruire  mon  fils  et  j'aurai  soin  de  le 
«  former  à  chérir  de  pareils  exemples,  ainsi  que  la 
«  nouvelle  Constitution,  la  juste  liberté  du  peuple  et 
«  les  lois  de  la  nation.  »  On  a  répété  à  grands  cris  : 
«  Vive  la  reine!  Vive  la  famille  royale,  qui  doit 
a  faire  le  bonheur  des  Français  !    » 

«  Les  députés  retournés  à  l'Assemblée,  M.  le  prési- 
dent a  proposé  aussitôt  à  tous  les  membres  de  jurer 
individuellement  le  maintien  de  la  Constitution.  On 
a  réclamé  l'appel  nominal,  et  voici  la  formule  du  ser- 
ment :  «  Je  jure  d'être  fidèle  à  la  nation,  à  la  loi,  au 
a  roi,  de  maintenir  de  tout  mon  pouvoir  la  Constitu- 
«  tion  décrétée  par  l'Assemblée  nationale  et  acceptée 
«  par  le  roi.  »  Après  que  M.  le  président  a  prononcé 
le  serment,  chacun  des  députés  est  venu  à  son  tour  à 
la  tribune  et  a  dit  :  o  Je  le  jure.  » 

«  Voilà  la  nouvelle  du  jour,  bien  faite,  comme  tu 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  37 

vois,  pour  rétablir  le  calme  et  pour  faire  succéder  la 
paix  à  de  continuelles  révolutions.  Je  crois  que  ces 
nouvelles  te  parviendront  avant  le  courrier  qui  les 
publiera  dans  Bordeaux.  Tout  Paris  est  dans  la  joie; 
on  a  illuminé.  J'espère  qu'on  en  fera  autant  chez 
vous.  » 

En  effet  on  chante  des  Te  Deum,  on  illumine,  on 
danse,  la  capitale  est  en  fête  pendant  plus  de  dix 
jours. 

M.  Géraud  répond  à  son  fils  en  lui  faisant 
part  des  impressions  non  moins  heureuses  ressen- 
ties en  province  à  la  réception  des  nouvelles  de 
Paris   : 

«  Bordeaux,  13  février  1790. 

0  Je  te  remercie,  mon  cher  enfant,  de  l'attention 
que  tu  as  eue  de  m'envoyer  le  discours  du  roi  à  l'As- 
semblée nationale.  Je  l'ai  eu  un  des  premiers,  aussi 
a-t-il  bien  couru.  Il  est  autant  goûté,  admiré  ici  qu'à 
Paris.  On  l'a  lu  dans  nos  vingt-huit  districts,  et  dans 
tous  le  serment  civique  a  été  fait  ;  dans  tous  le  Te 
Deum  a  été  chanté. 

a  Ce  n'est  pas  tout,  un  Te  Deum  général  doit  être 
chanté  demain  dimanche  à  la  cathédrale  et  toute  la 
ville  sera  illuminée. 

«  Ce  discours  à  jamais  mémorable  va  étouffer 
toutes  les  haines  et  faire  renaître  l'ordre  banni  de- 
puis longtemps  de  la  plupart  de  nos  provinces.  Dans 
le  Quercy,  l'Agenais,  le  Périgord,  les  paysans  égares 
par  quelques  scélérats  commettent  des  infamies,  des 
horreurs;  mais  nous  touchons  au  moment  heureux  de 
la  tranquillité  générale.    » 

On  le  voit,  l'illusion  est  complète  :  s'il  y  a  eu 
depuis  un  an  des  heures  un  peu  dures  à  passer,  l'âge 


38  JOURNAL  D'UN   ÉTUDIANT 

d'or  va  renaître  et  effacer  tous  les  mauvais  souvenirs  ; 
s'il  y  a  eu  avec  le  roi  quelques  malentendus  passagers, 
tout  est  oublié;  jamais  Louis  XVI  n'a  été  aimé  et 
chéri  de  son  peuple  comme  il  l'est  aujourd'hui,  ja- 
mais il  n'en  a  reçu  autant  de  marques  d'affection  et 
d'attachement.  Il  va  se  promener  au  faubourg  Saint- 
Antoine  et  il  est  accueilli  par  de  telles  acclamations 
qu'il  dit  à  la  reine  en  rentrant  :  «  On  me  trompe,  je 
suis  encore  roi  des  Français.  » 

Le  serment  civique,  prêté  d'abord  par  les  seuls 
députés,  s'étendit  bientôt  à  tous  les  citoyens  et  en- 
suite à  toute  la  France.  Tout  le  monde  se  met  à 
jurer,  on  prête  le  serment  sur  les  places  publiques, 
l'élan  est  universel  ;  comme  les  enfantillages  sont  tou- 
jours fort  goûtés  aux  époques  troublées,  on  jugea 
que  la  jeunesse  n'était  pas  un  obstacle  à  l'accom- 
plissement de  ce  devoir  nouveau,  et  l'on  demanda  le 
serment  aux  moindres  bambins  des  écoles  et  des  ins- 
titutions nationales.  Quelques  écoles  privilégiées  rece- 
vaient même  les  honneurs  de  l'Assemblée  : 

<(  Paris,  12  février  1790. 

«  Tout  le  monde,  écrit  Edmond,  va  prêter  dans 
chaque  district  le  serment  civique,  dont  je  t'ai  déjà 
parlé,  même  les  femmes  et  les  enfants.  Les  écoliers 
du  collège  Mazarin,  ayant  en  tête  leurs  professeurs, 
se  sont  rendus  à  l'Assemblée.  M.  le  président  leur  a 
fait  une  leçon  pour  les  exhorter  à  se  rendre  dignes 
de  devenir  un  jour  les  représentants  d'une  nation 
libre;  puis  il  leur  accorda  la  permission  d'assister  à 
la  séance.  Mais  comme  l'intérieur  de  la  barre  ne  pou- 
vait les  contenir  tous,  un  député  qui  avait  le  plaisir 
de  voir  son  fils  dans  cette  troupe  fit  aussitôt  une 
motion  pour  qu'il  leur  fût  permis  de  se  mêler  avec 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  39 

les  représentants  de  la  nation  ;  ce  qui  fut  accepté  avec 
joie  par  tous  les  députés.  » 

Edmond  naturellement  n'eut  garde  de  se  sous- 
traire à  l'épidémie  régnante,  et  peu  après  il  put 
annoncer  fièrement  à  son  père  que  lui  aussi  avait 
rempli  ses  devoirs  de  citoyen  : 

«  J'ai  prêté,  ainsi  que  M.  Terrier,  le  serment  ci- 
vique entre  les  mains  de  M.  Necker.  Je  l'ai  vu  de 
fort  près;  son  portrait  lui  ressemble  assez.  Un  jeune 
homme  lui  a,  sur  le  moment,  adressé  un  quatrain  à 
sa  louange.  On  en  a  demandé  l'impression.  aQu'est-il 
besoin  d'impression  !  s'est  écrié  un  soldat  patriote,  le 
véritable  n'est-elle  pas  dans  tous  nos  cœurs?  »  L'on 
a  fort  applaudi  à  ce  propos,  qui  m'a  paru  plus 
impromptu  que  le  quatrain. 

a  Jamais  Paris  n'a  joui  d'un  hiver  aussi  beau  : 
point  de  pluies,  point  de  froid;  je  désire  que  ce 
temps  continue,  à  peine  avons-nous  acheté  une  voie 
de  bois.  » 

Pendant  que  le  serment  civique  se  prêtait  à  l'envi 
dans  la  capitale,  la  province  ne  restait  pas  en  arrière. 
L'on  y  organisait  les  municipalités  et  cet  événement 
servait  de  prétexte  à  des  manifestations  patriotiques 
en  l'honneur  du  nouveau  régime. 

A  Bordeaux  la  municipalité  venait  d'être  consti- 
tuée; M.  de  Fumel  avait  été  nommé  maire.  Quelques 
jours  après  eut  lieu  en  grande  pompe  le  serment  de  la 
garde  nationale  : 

«  Bordeaux,  le  6  avril  1790. 

a  Quelle  journée  fatigante  que  celle  d'hier!  écrit 
M.  Géraud  père  (i).  Sous  les  armes  depuis  six  heures 

(i)  M.  Géraud  avait  été  nommé  à  l'élection  capitaine  de 
sa  compagnie. 


40  JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION 

du  matin,  nous  ne  fûmes  libres  qu'à  six  heures  du 
soir.  C'était  la  cérémonie  auguste  du  serment  de  la 
garde  nationale  à  la  nouvelle  municipalité.  Le  jardin 
public  était  le  lieu  de  la  séance.  Au  milieu  de  la 
terrasse  était  une  tente  magnifique  pour  la  munici- 
palité et  les  chefs  de  la  garde  nationale;  d'autres 
tentes  à  droite  et  à  gauche  dans  toute  la  longueur 
de  la  terrasse  mettaient  les  dames  et  le  peuple  (car 
tout  était  confondu)  à  l'abri  du  soleil.  Dans  l'im- 
mensité du  jardin,  les  troupes,  rangées  avec  beau- 
coup d'ordre,  offraient,  ainsi  qu'au  peuple  nombreux, 
le  coup  d'œil  le  plus  imposant.  C'est  là  que  nous  ju- 
râmes tous  d'être  fidèles  à  la  nation,  à  la  loi  et  au 
roi,  de  maintenir  la  Constitution  de  tout  notre  pou- 
voir et  d'obéir  aux  ordres  de  la  municipalité.  Cette 
cérémonie  achevée,  les  municipaux  accompagnés  de 
la  cavalerie  se  rendirent  à  l'hôtel  de  ville  au  milieu 
d'une  double  haie  de  gardes  nationales.  Comme  pre- 
mier régiment  nous  occupions  l'hôtel  de  ville  et 
nous  nous  étendions  jusqu'à  la  porte  de  Bourgogne, 
aussi  fûmes-nous  les  derniers  à  nous  retirer. 

0  On  a  remarqué  que  plusieurs  aristocrates,  offi- 
ciers volontaires  des  gardes  nationales,  n'y  ont  pas 
assisté,  mais  ils  n'en  seront  pas  quitte  et  on  les  appel- 
lera à  l'hôtel  de  ville.   » 


CHAPITRE  III 


1790 


Sommaire  :  Les  Invalides.  —  L'Ecole  militaire.  —  Le 
Champ  de  Mars.  —  La  Sorbonne.  —  Notre-Dame.  — 
Sainte-Geneviève.  —  Les  Champs-Elysées.  —  Le  bois 
de  Boulogne.  —  Bagatelle.  —  Le  mont  Calvaire.  — 
Longchamps.  —  Saint-Cloud.  —  Sceaux.  —  Vincennes. 
—  Les  Gobelins, 


A  mesure  que  la  saison  devenait  meilleure,  Ter- 
rier et  son  élève  avaient  repris  leurs  courses  dans 
Paris  :  ils  visitaient  successivement  les  monuments 
les  plus  célèbres  et  ils  mettaient  même  à  proût  les 
premiers  beaux  jours  pour  faire  quelquefois  des 
excursions  dans  les  environs.  Edmond  ne  manquait 
pas  de  décrire  fidèlement  à  ses  parents  toutes  les 
merveilles  qui  passaient  devant  ses  yeux. 

L'hôtel  des  Invalides  l'avait  particulièrement 
frappé.  Ce  superbe  monument  avec  son  dôme  majes- 
tueux, chef-d'œuvre  de  Mansard,  était  en  effet  un 
objet  d'admiration  pour  tous  les  étrangers;  ses  di- 
mensions grandioses,  son  église,  son  magnifique 
autel  aux  colonnes  torses,  saisissaient  d'étonnement 
tous  les  visiteurs.  Les  réfectoires  étaient  ornés  de 
fresques  représentant  les  principales  villes  fortes  du 
royaume;  dans  les  cuisines  l'on  s'extasiait  devant  ces 
marmites  colossales  où,  chaque  jour,  se  préparait  la 
nourriture  de  plus  de  quatre  mille  hommes.  Dans  la 
salle  du  Conseil  se  trouvaient  les  portraits  de  tous  les 


42  JOURNAL   D'UN   ETUDIANT      • 

ministres  de  la  guerre  depuis  Louis  XIV  jusqu'à 
Louis  XVL  Mais  laissons  notre  étudiant  nous  dé- 
peindre lui-même  ses  impressions  : 

a  Papa, 

«  Ceux  qui,  par  des  blessures  reçues  pour  la  patrie, 
se  sont  mis  hors  d'état  de  pouvoir  la  servir  plus 
longtemps,  ont  obtenu  chez  toutes  les  nations  un 
droit  à  sa  reconnaissance  et  à  ses  bienfaits.  Louis  XIV 
a  cherché  à  rendre  cet  acte  de  reconnaissance  aussi 
glorieux  que  possible  pour  le  militaire  invalide,  en 
élevant,  près  de  la  capitale,  ce  vaste  et  superbe  hôtel, 
dernière  mais  honorable  retraite  des  victimes  de  Mars. 
C'est  là  que  le  soldat  accablé  ou  d'années,  ou  d'in- 
firmités, dénué  de  tout  autre  secours,  est  toujours  sûr 
de  trouver  un  asile  agréable  et  commode.  L'hôtel 
des  Invalides,  voilà  ce  qui  m'a  le  plus  frappé  dans 
Paris.  D'abord  cette  place  immense  bordée  de  belles 
promenades,  qui  s'étendent  sur  les  deux  ailes,  m'a 
paru  superbe,  quoiqu'elle  soit  maintenant  couverte 
de  pierres  et  de  bois  employés  à  la  construction  du 
pont  de  Louis  XVI. 

«  La  façade,  vue  du  côté  de  la  rivière,  est  des  plus 
magnifiques  et  des  plus  imposantes  ;  Mars  et  Minerve 
occupent  les  deux  côtés  de  la  porte;  l'on  dirait  que 
les  Invalides  reposent  sous  la  garde  de  ces  deux  di- 
vinités. Le  dôme,  vu  depuis  dehors,  paraît  assez  peu 
élevé,  à  cause  de  l'immensité  des  bâtiments  qui  lui 
servent  de  base,  mais  dans  l'intérieur,  quelle  mer- 
veille de  perfection!  quelle  richesse!  quelle  splen- 
deur! quelle  hardiesse  dans  l'élévation  des  colonnes 
qui  le  soutiennent  !  L'église  ne  lui  cède  en  rien  pour 
la  magnificence,  les  dorures  du  maître-autel  sont 
accomplies. 

«  Des  statues  qui  sont  au  haut  du  clocher  ne  pa- 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  43 

raissent  hautes  que  de  cinq  pieds,  tandis  qu'elles 
sont  de  dix-sept  à  dix-huit  pieds.  L'on  peut  juger 
par  là  de  la  hauteur  du  dôme. 

a  J'ai  parcouru  toutes  les  galeries,  j'ai  vu  la 
chambre  du  Conseil  qui  répond  parfaitement  bien  à 
tout  le  reste.  Il  y  a  des  peintures  qui  sont  aussi  très 
belles.  J'ai  remarqué  entre  autres  choses  des  dra- 
peaux pris  sur  les  Anglais  et  un  vaisseau  de  carton 
fait  par  un  invalide  aveugle.  » 

Le  même  jour,  nos  deux  jeunes  gens  visitent  l'Ecole 
militaire,  sa  chapelle,  siège  de  l'ordre  de  Saint- 
Lazare,  la  salle  d'armes,  les  écuries,  le  manège,  etc.; 
ils  admirent  le  vaste  escalier  qui  conduit  aux  appar- 
tements du  gouverneur  et  qui  est  orné  des  statues  de 
Condé,  de  Turenne,  des  maréchaux  de  Luxembourg 
et  de  Saxe.  Sur  la  façade  qui  donne  du  côté  du 
Champ-de-Mars,  s'élève  une  statue  colossale  d'Her- 
cule :  a  C'est  un  monument  digne  de  la  grandeur 
de  Louis  XIV  !  »  s'écrie  Edmond. 

Le  Champ-de-Mars  avec  ses  dimensions  immenses 
frappe  nos  visiteurs  d'étonnement  ;  ils  croient  voir 
celui  de  Rome  ! 

Pour  terminer  dignement  cette  journée,  ils  vont 
dîner  au  Gros-Caillou  et  se  régalent  de  ces  exquises 
fritures  dont  la  renommée  est  célèbre  parmi  les 
Parisiens. 

Un  autre  jour,  ils  visitent  la  Sorbonne  avec  son 
dôme  d'une  structure  si  hardie  et  le  tombeau  de 
Richelieu,  chef-d'œuvre  de  Girardon;  le  Val-de- 
Grâce  avec  son  église  pavée  de  marbre  et  ses  magni- 
fiques jardins;  Notre-Dame  avec  son  portail  gran- 
diose, ses  tableaux  des  peintres  les  plus  illustres, 
son  autel  de  porphyre,  le  superbe  mausolée  du  maré- 
chal d'Harcourt,  son  trésor  qui  contient  d'incalcu- 
lables richesses,  etc. 


44  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

L'église  Sainte-Geneviève  leur  paraît  également 
digne  d'admiration  :  «  J'ai  assisté,  écrit  Terrier,  à 
une  revue  faite  par  M.  de  La  Fayette  sur  la  montagne 
Sainte- Geneviève.  Cela  m'a  donné  occasion  de  voir  le 
dehors  magnifique  de  l'église  du  même  nom;  après 
Saint-Pierre  de  Rome,  c'est  tout  ce  qu'il  y  aura  de 
plus  beau  en  Europe,  quana  elle  sera  finie.  La  façade 
est  d'une  richesse  étonnante;  le  dôme  le  dispute  à 
celui  des  Invalides.  » 

Une  des  choses  qui  frappent  le  plus  nos  deux  pro- 
meneurs, c'est  l'opulence  de  la  capitale;  dans  tous  les 
quartiers  s'offrent  à  leurs  yeux  de  superbes  bou- 
tiques avec  de  riches  assortiments  dans  tous  les 
genres  :  «  Il  n'y  a  pas  un  rez-de-chaussée,  dit 
Edmond,  qui  ne  soit  occupé  par  un  bijoutier,  par  un 
orfèvre  ou  par  un  café.  »  Mais  une  réflexion  assez 
amère  se  joint  à  cet  enthousiasme  :  «  Ici  l'on  paye 
tout,  jusqu'à  l'air  qu'on  respire,  c'est  un  usage  établi 
plus  que  partout  ailleurs.  L'argent  fait  ouvrir  de 
grands  yeux  et  est  le  grand  mobile.  »  Cette  obser- 
vation est  partagée  par  l'Allemand  Schulz,  lorsqu'il 
écrit  :  «  Tout  s'achète  à  Paris;  tout  est  achat  ou 
vente,  gain  ou  perte;  aucune  main  ne  se  meut  sans 
argent,  aucun  déplacement  n'a  lieu  sans  but,  aucune 
mine  gracieuse  sans  dessein...  partout  l'égoïsme  do- 
mine. » 

Au  premier  dimanche  de  beau  temps,  Edmond  se 
rend  aux  Champs-Elysées  qu'il  n'a  pas  encore  eu  le 
temps  de  visiter.  Il  y  trouve  un  monde  prodigieux  se 
promenant  sous  les  longues  allées  d'arbres;  des  en- 
fants en  grand  nombre  y  prennent  leurs  joyeux  ébats. 
Le  seul  inconvénient  de  cette  belle  promenade  est  le 
voisinage  de  la  grande  route  de  Versailles,  qui  y 
répand  une  poussière  insupportable. 

Sur  la  gauche  se  trouve  le  Cours-la-Reine,  fermé 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  45 

par  des  grilles  aux  deux  extrémités  ;  il  est  séparé  des 
Champs-Elysées  par  un  fossé  profond  et  c'est  dans 
ce  fossé  que  l'on  peut  voir  les  joueurs  de  balle  et  de 
cochonnet  déployer  leurs  talents. 

Enfin  les  beaux  jours  arrivant,  nos  amis  élargissent 
un  peu  le  cercle  de  leurs  promenades  et  désormais 
ils  vont  consacrer  tous  leurs  dimanches  à  d'agréables 
pérégrinations  hors  de  la  capitale.  La  première  de 
leurs  excursions  extra  inuros  est  consacrée  au  bois 
de  Boulogne. 

Le  Bois,  avec  ses  beaux  ombrages,  où  l'on  vient  en 
partie  de  plaisir  les  jours  de  fête,  leur  paraît  un  sé- 
jour ravissant.  Ils  admirent  le  château  de  Madrid, 
construit  par  François  L"^  à  son  retour  d'Espagne,  et 
percé  d'autant  de  croisées  qu'il  y  a  de  jours  dans 
l'année;  ils  visitent  Bagatelle,  maison  de  plaisance 
du  comte  d'Artois,  avec  ses  rochers,  ses  grottes,  ses 
eaux  jaillissantes,  ses  prairies,  son  désert,  sa  mon- 
tagne, son  lac,  etc.  ;  le  pavillon  est  petit,  mais  meublé 
avec  goût;  la  chambre  du  prince,  en  forme  de  tente, 
a  pour  tout  ornement  des  armes  et  des  drapeaux. 

De  là  ils  gravissent  le  mont  Calvaire  ou  mont  Va- 
lérien  ;  au  sommet  se  trouve  un  couvent  tenu  par 
quelques  ermites  et  où  les  âmes  pieuses,  amoureuses 
de  la  belle  nature,  vont  quelquefois  faire  des  re- 
traites. La  vue  des  terrasses  est  unique  :  de  là  l'on 
découvre  non  seulement  la  capitale  entière,  mais  en- 
core tous  ses  environs;  l'on  peut  suivre  la  Seine  et 
ses  gracieux  détours,  l'œil  charmé  aperçoit  tous  les 
riants  villages  qui  en  décorent  les  rives.  Edmond  se 
croit  transporté  sur  les  collines  du  Périgord  ! 

Un  grand  crucifix  est  placé  sur  le  point  le  plus 
élevé  de  la  colline;  sept  chapelles  l'environnent  et 
dans  chacune  d'elles  est  représentée  une  des  scènes 
de  la  Passion.  Pendant  la  semaine  sainte  il  y  a  sur 


46  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

le  mont  Calvaire  un  concours  étonnant  de  peuple  et 
de  bourgeois;  beaucoup  croient  naïvement  que  ce 
Calvaire  est  le  Golgotha  et  qu'ils  sont  sur  la  mon- 
tagne même  oii  les  Juifs  crucifièrent  Jésus.  Après 
avoir  accompli  leurs  dévotions,  pèlerins  et  pèlerines 
redescendent  gaiement  vers  Suresnes  ovi,  pour  se 
remettre  de  leurs  austérités,  ils  se  livrent  à  de 
joyeuses  agapes  dans  les  guinguettes  si  nombreuses 
sur  les  rives  du  fleuve. 

Il  existe  un  autre  couvent,  situé  non  loin  du  mont 
Calvaire  et  qui  est  également  l'objet,  pendant  la 
semaine  sainte,  d'un  pèlerinage  des  plus  fréquentés; 
c'est  celui  de  Longchamps,  élevé  sur  le  bord  de  la 
Seine,  à  quelque  distance  du  village  de  ce  nom. 

L'abbaye  de  Longchamps  datait  du  treizième 
siècle  et  avait  été  fondée  par  Isabelle  de  France, 
sœur  de  saint  Louis  :  les  religieuses  appartenaient  à 
l'ordre  de  Saint-François.  Après  avoir,  pendant  de 
longues  années,  donné  l'exemple  de  toutes  les  ver- 
tus, les  sœurs  de  Longchamps  se  relâchèrent  singu- 
lièrement de  leur  austérité  première.  On  raconte 
qu'Henri  IV  devint  éperdument  épris  d'une  jeune 
religieuse  de  ce  couvent,  Catherine  de  Verdun,  et 
qu'il  la  remercia  de  ses  faveurs  en  lui  donnant 
l'abbaye  de  Saint-Louis  de  Vernon. 

Saint  Vincent  de  Paul  écrivait  avec  douleur  au 
cardinal  Mazarin  le  25  octobre  1652  :  «  Il  est  certain 
déjà  que  depuis  deux  cents  ans  ce  monastère  a  mar- 
ché vers  la  ruine  totale  de  la  discipline  et  la  dépra- 
vation des  mœurs.  Les  parloirs  sont  ouverts  aux  pre- 
miers qui  se  présentent,  même  aux  jeunes  gens  non 
parents  :  là,  les  religieuses  accourent  quand  il  leur 
plaît,  seules  et  sans  témoins,  le  plus  souvent  malgré 
les  ordres  de  l'abbesse;  on  a  même  remarqué  qu'il  y 
avait  dans  ce  lieu  de  petites  fenêtres,  au  péril  de  cer- 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION'  47 

taines  vierges.  Les  frères  mineurs,  recteurs  du  mo- 
nastère, n'arrêtent  point  le  mal;  bien  plus,  ils  l'ag- 
gravent eux-mêmes,  car  ils  avouent  hautement  qu'ils 
s'y  introduisent  pendant  la  nuit  à  des  heures  indues, 
pour  s'y  entretenir  avec  les  sœurs.  L'un  d'entre  ces 
frères  a  été  trouvé  la  nuit  dans  une  cellule,  oii  il  avait 
été  introduit  par  l'une  des  plus  jeunes  religieuses. 
Plusieurs  autres  introduisent  aussi  de  la  même  ma- 
nière des  jeunes  gens  dans  le  couvent.  » 

Enfin,  pour  achever  ce  tableau  désolant,  les  reli- 
gieuses portaient  des  vêtements  immodestes;  elles  se 
montraient  au  parloir  brillantes  de  couleurs  emprun- 
tées, avec  des  montres  d'or!  etc.,  etc. 

Plus  tard,  l'abbaye  acquit  un  autre  genre  de  cé- 
lébrité :  en  1727,  Mlle  Le  Maure,  de  l'Opéra,  quitte 
le  monde  pour  chercher  au  pied  des  autels  le  par- 
don de  ses  fautes  :  elle  se  retire  à  Longchamps.  Non 
seulement  elle  déploie  aux  cérémonies  toutes  les  res- 
sources de  sa  voix  splendide,  mais  elle  forme  encore 
ses  compagnes,  et,  sous  sa  direction,  les  chants  de 
l'église  deviennent  admirables;  c'est  particulièrement 
aux  offices  de  la  semaine  sainte  que  les  religieuses 
font  entendre  leurs  voix  séraphiques.  Aussitôt  le  bruit 
s'en  répand  et  tout  Paris  lance  ses  carrosses  dorés  à 
travers  les  routes  du  Bois  pour  assister  aux  Ténèbres 
de  Longchamps.  Il  n'en  faut  pas  davantage,  la  mode 
est  créée,  et  chaque  année,  le  mercredi,  le  jeudi  et  le 
vendredi  saints,  l'on  voit  défiler  une  suite  intermi- 
nable de  carrosses  qui  se  rendent  à  l'abbaye. 

Tout  le  monde  élégant  veut  faire  partie  de  cette 
réunion,  les  courtisanes  s'en  mêlent  et  on  les  voit 
bientôt  en  carrosses  à  six  chevaux,  couvertes  de  pier- 
reries, étalant  audacieusement  un  luxe  avec  lequel  les 
dames  de  la  cour  s'efforcent  en  vain  de  rivaliser. 
C'est  à  qui  fera  admirer  la  plus  magnifique  voiture, 


48  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

les  chevaux  les  plus  fringants,  la  livrée  la  plus  belle. 
Cette  pieuse  promenade  n'est  plus  qu'une  indécente 
exhibition.  L'archevêque  croit  faire  cesser  le  scandale 
en  interd'sant  aux  religieuses  le  chant  et  la  musique. 
Il  n'en  est  rien.  La  mode  est  établie  et  persiste.  La 
promenade  s'accomplit  aux  mêmes  iours  et  dans  les 
mêmes  conditions  que  par  le  passé,  seulement  l'on  ne 
va  plus  que  jusqu'à  la  porte  du  couvent  et  l'on  se 
garde  d'y  entrer.  L'église  est  déserte,  mais  les  ca- 
barets sont  pleins  et  le  peuple,  qui  vient  en  foule 
assister  à  cette  parade,  boit  et  s'enivre  de  son  mieux  : 
a  Et  c'est  ainsi  qu'on  pleure  la  Passion  de  Jésus- 
Christ!  »  L'usage  se  perpétue,  immuable,  jusqu'à  la 
Révolution.  Pour  la  première  fois,  en  1790,  l'on 
s'avise  que  le  temps  n'est  plus  aux  plaisanteries  ni 
aux  exhibitions  scandaleuses. 

Edmond,  qui  en  est  resté  aux  souvenirs  du  passé, 
court  à  Longchamps  pendant  la  semaine  sainte  pour 
jouir  du  spectacle  accoutumé,  mais  il  éprouve  une 
vive  désillusion.  La  promenade  est  déserte,  et  c'est  à 
peine  si  l'on  y  voit  deux  cents  voitures,  dont  la  moitié 
n'est  composée  que  de  misérables  fiacres.  «  Les  aris- 
tocrates et  les  courtisanes  qui  faisaient  le  beau  de 
cette  parade  n'ont  point  osé  y  paraître-  »  Pour  comble 
de  malheur,  il  règne  un  vent  terrible  qui  soulève  des 
nuages  de  poussière;  piétons  et  cavaliers  sont  aveu- 
glés et  ne  savent  oii  se  réfugier. 

«  Les  carrosses  étaient  fort  rares,  écrit  notre  nar- 
rateur; les  cabriolets  et  phaétons  qui  auraient  pu 
paraîtres  assez  brillants,  étaient  pour  le  moment  trop 
saupoudrés  de  poussière.  Transis,  gelés  de  froid,  nous 
sortîmes  bientôt  du  bois  de  Boulogne  et  reprîmes  la 
route  de  Paris.  Nous  eûmes  le  plaisir,  en  revenant, 
de  voir  arriver  vers  le  Bois  d'assez  belles  voitures, 
d'autres  qui  faisaient  triste  figure,  d'autres  qui  exci- 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  49 

taient  des  éclats  de  rire  immodérés.  L'on  avait  placé 
de  distance  en  distance  des  piquets  de  gardes  natio- 
nales. Ils  avaient  eu  soin  de  choisir  pour  postes  les 
différentes  guinguettes  qui  fourmillent  sur  la  route. 
Et  c'est  là  qu^  ces  messieurs,  s'empiffrant  de  maints 
jambons  et  autres  victuailles,  bravaient  tranquille- 
ment le  vent  et  ses  efforts.  » 

Le  jour  de  la  Pentecôte,  nos  deux  amis  font  la 
partie  d'aller  visiter  Saint-Cloud  et  d'y  voir  jouer  les 
eaux  dont  on  leur  a  fait  des  descriptions  enthou- 
siastes. Ils  se  rendent  à  pied  par  la  barrière  de 
l'Etoile  et  arrivent  à  Neuilly,  où  ils  visitent  les  cé- 
lèbres jardins  de  M.  de  Saint-James;  on  leur  fait 
admirer  les  grottes,  les  souterrains,  les  cascades,  les 
ponts,  les  pavillons  chinois,  pour  lesquels  on  a  pro- 
digué l'or  à  pleines  mains;  ils  parcourent  des  serres 
immenses,  remplies  de  plantes  merveilleuses  et  de 
fruits  inconnus  dans  nos  climats;  ils  restent  stupé- 
faits devant  de  véritables  champs  d'ananas,  etc. 
Ces  jardins  surpassent  de  beaucoup  Bagatelle  et 
tout  ce  qu'ils  ont  encore  vu  dans  ce  genre. 

Ils  traversent  le  pont  de  Neuilly,  qui  passe  pour  le 
plus  beau  de  l'Europe,  et  arrivent  à  Suresnes,  où  ils 
prennent  un  repas  bien  gagné.  Après  leur  déjeuner, 
et  malgré  une  chaleur  extrême,  ils  se  dirigent  vers 
Saint-Cloud,  qu'ils  atteignent  péniblement;  là  les 
attend  une  cruelle  déception  :  les  eaux  ne  jouent 
pas! 

Le  dimanche  suivant,  Edmond  et  Terrier  renou- 
vellent leur  tentative,  mais  cette  fois  après  avoir  pris 
soin  de  se  renseigner  et  s'être  assurés  que  leur  dé- 
placement ne  sera  pas  infructueux. 

Au  lieu  de  prendre  la  route  de  la  terre,  ils  ima- 
ginent, pour  varier  leurs  plaisirs,  de  voyager  par 
eau.   Ils   vont   donc,   dès  huit  heures   du  matin,  au 

4 


50  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

Pont-Royal  et  montent  sur  la  galiote  qui  fait  régu- 
lièrement le  service  de  Saint-Cloud  et  qui,  les  di- 
manches et  jours  de  fête,  transporte  les  Parisiens  à 
la  campagne  pour  une  somme  des  plus  modiques. 
Cette  galiote,  appelée  aussi  coche  d'eau,  est  un  grand 
bateau  couvert  qui  contient,  tant  dans  l'intérieur  que 
sur  le  pont,  environ  quatre  cents  personnes.  Après 
deux  heures  de  navigation  des  plus  heureuses,  nos 
deux  voyageurs  arrivent  au  pont  de  Sèvres,  oii  ils 
débarquent. 

«  Nous  fûmes  par  eau  à  Saint-Cloud  dimanche 
dernier,  écrit  Edmond  ;  la  Seine,  à  certains  endroits, 
est  des  plus  périlleuses  à  traverser  à  gué;  ici  elle  n'a 
qu'un  pied  de  profondeur,  à  deux  pas  de  là  elle  en 
a  soixante.  Nous  comptions  y  trouver  le  roi,  mais  le 
restaurateur  de  la  liberté  française  était  retourné  dès 
le  matin  à  Paris,  afin  d'apaiser  les  injustes  soupçons 
qui  s'élevaient  déjà  dans  le  cœur  de  ses  enfants. 
Qu'avaient-ils  à  craindre?...  Quand  même  le  roi  des 
Français  eût  formé  l'insensé  projet  de  les  abandon- 
ner, comment  l'aurait-il  fait?  L'infatigable  M.  de 
La  Fayette  était  à  ses  côtés,  il  était  entouré  d'ailleurs 
d'une  petite  troupe  de  ses  concitoyens;  non,  l'idée 
de  les  abandonner  n'entra  jamais  dans  le  cœur  de 
Louis  XVL 

«  Nous  vîmes  jouer  les  eaux  du  parc.  Dès  que 
j'aperçus  la  cascade,  mon  premier  cri  fut  celui  de  la 
plus  vive  admiration;  cependant,  peu  après,  elle  me 
sembla  un  peu  confuse,  je  crus  m'apercevoir  que 
nappes  et  les  jets  d'eaux  étaient  trop  entremêlés; 
l'art  ne  me  parut  pas  assez  fondu  avec  la  nature.  Les 
statues,  les  groupes,  les  eaux,  sont  disposés  avec  le 
plus  grand  goût,  avec  la  plus  grande  élégance.  En 
dehors  de  la  cascade,  il  y  a  deux  cents  gerbes  d'eau, 
cinquante  jets  sans  bassin  et  enfin  une  trombe   de 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  S» 

quatre-vingts   pieds   de   haut,    dont  l'effet  est  mer- 
veilleux. 

a  Ces  ruisseaux,  ces  torrents  qui  s'élancent  impé- 
rieusement du  sein  d'une  terre  parsemée  de  fleurs  et 
d'herbes  toujours  fraîches,  ces  fontaines  qui  semblent 
sortir  du  corps  des  sphinx,  des  lions,  des  dauphins, 
des  grenouilles,  etc.,  tout  cela  me  parut  admirable.  » 

Les  arbres  touffus  et  élevés  donnaient  une  fraî- 
cheur délicieuse.  Des  terrasses  l'on  dominait  les  cas- 
cades et  les  allées  d'arbres,  le  coup  d'oeil  était  ravis- 
sant. Une  superbe  orangerie,  magnifiquement  entre- 
tenue,   complétait    ce    séduisant    séjour. 

Emerveillé  de  tout  ce  qu'il  voit,  Edmond  ne  peut 
s'empêcher  de  faire  cet  aveu,  qui  coûte  cependant  à 
son  amour-propre  provincial  :  «  Les  environs  de 
Paris  sont  infiniment  plus  beaux  que  ceux  de  Bor- 
deaux! »  Et  il  ajoute  ingénument  :  a  Que  dirai-je 
quand  j'aurai  été  sur  la  butte  Montmartre!  » 

Saint-Cloud  a  tellement  enthousiasmé  nos  voya- 
geurs qu'ils  y  retournent  encore  le  jour  de  la  fête. 

a  II  y  avait  un  monde  innombrable,  on  ne  voyait 
de  tous  côtés  que  danses,  baladins,  marchands,  voi- 
tures, etc.  Les  eaux  jouèrent  plusieurs  fois.  On  ne 
pouvait  pas  en  approcher  à  cause  de  la  quantité  de 
monde  dont  elles  étaient  entourées. 

0  Nous  avons  vu  dans  le  parc  la  reine  qui  se  pro- 
menait en  une  espèce  de  calèche  avec  le  dauphin, 
sa  sœur  et  Monsieur,  frère  du  roi.  Ils  avaient  un  atte- 
lage fort  modeste. 

0  Toute  la  foule  se  précipitait  dans  le  château 
pour  voir  le  roi  qui,  dit-on,  mangeait  comme  quatre. 

«  Nous  revînmes  le  soir  par  le  bois  de  Boulogne; 
il  était  éclairé  par  la  quantité  de  torches  que  les 
jeunes  gens  portaient  et  retentissait  des  chants  et 
des  sifflets  des  Parisiens  qui  en  avaient  presque  tous.  » 


52  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

Un  autre  dimanche,  Edmond  et  Terrier  se  rendent 
au  château  de  Sceaux,  demeure  du  duc  de  Penthièvre. 
Le  parc  et  les  eaux  sont  presque  aussi  beaux  qu'à 
Saint-Cloud,  mais  le  château  est  bien  inférieur. 

Les  prés  Saint-Gervais  et  le  bois  de  Romainville 
sont  le  but  d'une  autre  excursion  :  «  C'est  en  fait  de 
bois  ce  que  j'ai  vu  de  plus  beau,  dit  Edmond;  il  est 
situé  sur  une  hauteur,  et  l'on  a  une  vue  magnifique 
sur  les  villages  de  Saint-Denis  et  de  Pantin.  » 

Ils  visitent  le  cabinet  vétérinaire  de  Charenton,  le 
château  de  Vincennes,  «  vieille  forteresse  à  laquelle 
on  peut  appliquer  ces  vers  de  Voltaire  : 

Près  de  Paris  était  un  vieux  château 
A  pont-levis,  mâchicoulis,  tourelles, 
Un  long  canal  transparent  à  fleur  d'eau, 
En   serpentant,   tournait   autour  d'icelles.  » 

Pour  augmenter  encore  l'agrément  de  ces  courses 
dominicales,  nos  jeunes  gens  ont  emprunté  un  fusil 
à  un  de  leurs  amis  et,  tout  en  parcourant  les  routes 
des  environs,  ils  usent  de  ce  droit  de  chasse  si  ar- 
demment souhaité  et  que  possèdent  désormais  tous 
les  Français;  leur  chasse  n'est  pas  miraculeuse,  mais 
ils  tuent  de  petits  oiseaux  qu'ils  font  rôtir  pour  leur 
déjeuner  et  qu'ils  vont  ensuite  manger  gaiement  assis 
le  long  de  quelque  ruisseau. 

Souvent  ils  profitent  de  leurs  promenades  pour  vi- 
siter des  monuments,  des  musées  ou  des  manufac- 
tures; c'est  ainsi  qu'ils  se  rendent  aux  Gobelins,  dont 
les  merveilleuses  tapisseries  excitent  leur  ravissement. 
Edmond  mande  à  son  père  : 

«  J'ai  été  voir  dernièrement  les  Gobelins.  Je  t'avoue 
que  ce  genre  de  peinture  m'a  fort  surpris;  je  ne  con- 
çois pas  comment  des  ouvriers  sans  aucune  règle  de 
dessin,  sans  aucun  principe,  peuvent  faire  des  en- 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  53 

semblés  si  corrects,  ayant  d'ailleurs  le  modèle  der- 
rière eux,  qu'ils  ne  regardent  jamais,  des  teintes  si 
bien  ménagées,  si  bien  fondues,  un  coloris  si  frais, 
un  moelleux  qui  ne  le  cède  en  rien  au  coloris  de  nos 
meilleurs  peintres.  Le  jeune  homme  qui  nous  condui- 
sait m'a  dit  qu'on  restait  sept  ans  pour  le  moins 
à  faire  une  tapisserie,  assez  vaste  à  la  vérité  :  quelle 
patience!  J'ai  parcouru  les  galeries;  outre  des  tapis- 
series, j'ai  vu  des  tableaux  des  premiers  maîtres  du 
monde  :  Thésée  domptant  le  taureau  de  Marathon, 
par  Vanloo,  Héliodore  fouetté  de  verges,  par  Ra- 
phaël, Fœtus  et  Aria,  par  Bouchardon,  etc.  » 

C'est  à  ces  amusantes  excursions  que  nos  jeunes 
gens  consacrent  tous  les  dimanches  de  leur  été;  elles 
font  leur  bonheur  et  leur  joie,  et  ils  y  trouvent  un 
agréable  délassement  aux  travaux  plus  sérieux  de 
la  semaine. 


CHAPITRE  IV 


1790 


Sommaire  :  Vente  des  biens  du  clergé.  —  Les  assignats. 
—  Le  général  Paoli  à  l'Assemblée.  —  Le  droit  de  paix  ou 
de  guerre.  —  La  statue  de  la  place  Notre-Dame-des- 
Victoire  est  détruite.  —  Suppression  des  titres,  armes, 
armoiries.  —  Fédération  des  départements.  —  John  Gé- 
raud  vient  à  Paris.  —  Fête  de  la  Fédération. 


La  Révolution  suivait  son  cours;  la  crise  finan- 
cière s'aggravait  tous  les  jours,  les  impôts  rentraient 
de  moins  en  moins,  «  la  hideuse  banqueroute,  disait 
Mirabeau,  était  là,  prête  à  nous  consumer  ».  Il  fallait 
à  tout  prix  trouver  un  expédient.  Talleyrand  de 
Périgord,  évêque  d'Autun,  proposa,  3u  nom  du  co- 
mité des  finances,  de  déclarer  que  le  clergé  n'était 
pas  propriétaire,  mais  administrateur  seulement  des 
biens  que  les  fidèles  lui  avaient  donnés  depuis  des 
siècles,  et  que  par  conséquent  la  nation,  en  se  char- 
geant des  frais  du  culte,  était  en  droit  de  vendre  les 
propriétés  ecclésiastiques  pour  éteindre  la  dette  de 
l'Etat.  La  proposition  fut  adoptée.  L'Assemblée  dé- 
cida en  outre  que  les  municipalités  seraient  autori- 
sées à  acheter  ces  biens  à  l'Etat  pour  les  revendre 
elles-mêmes  aux  particuliers;  mais  comme  elles 
n'avaient  pas  les  fonds  nécessaires  pour  payer  sur- 
le-champ,  elles  donnèrent  des  bons  avec  lesquels  le 
Trésor  remboursa  ses  créanciers.  On  changea  bientôt 
les  billets  municipaux  en  billets  d'Etat  ou  assignats 
et  l'on  en  rendit  la  circulation  forcée. 


JOURNAL  D'LN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION     55 

On  peut  supposer  l'émotion  causée  dans  le  clergé 
par  de  pareilles  propositions  et  les  protestations  in- 
dignées qu'elles  soulevèrent.  Les  séances  où  l'on  dis- 
cuta ces  diverses  motions  furent  des  plus  orageuses  : 

(c  Paris,   26  avril    1790. 

a  II  nous  a  été  impossible,  malgré  notre  bonne  en- 
vie, écrit  Terrier,  d'entrer  à  l'x^ssemblée  pendant 
ces  séances  tumultueuses.  L'afEuence  qu'y  attiraient 
les  débats  des  ministres  d'un  maître  dont  ils  n'imi- 
taient guère  l'esprit  pacifique  et  le  désintéressement, 
permettait  à  peine  d'en  approcher.  La  terrasse  des 
Feuillants  et  une  partie  du  jardin  des  Tuileries 
étaient  couvertes  d'une  populace  innombrable.  Les 
cris,  les  applaudissements  que  la  terrasse  recevait  de 
l'Assemblée  et  qu'elle  transmettait  au  jardin,  répétés 
par  la  multitude,  retentissaient  jusque  sur  les  quais, 
tellement  que  le  roi  en  fut  effrayé  et  qu'on  ferma  les 
Tuileries  jusqu'à  ce  que  la  chose  fût  décidée.  Les 
deux  partis  montraient  une  chaleur  égale.  Chacun 
semblait  avoir  pris  pour  devise  :  Vaincre  ou  mourir. 
Cependant  la  majorité  ou  plutôt  la  bonne  cause  l'em- 
porta et  les  ministres  du  Dieu  de  paix  furent  for- 
cés, comme  tant  d'autres  fois,  de  se  résigner  au 
généreux  sacrifice  de  ce  qu'ils  ne  pouvaient  conserver. 

«  J'ai  remarqué  que  dans  les  discussions  même  les 
plus  sérieuses,  la  gauche,  lorsqu'elle  croit  le  résultat 
douteux,  s'arrange  de  façon  à  faire  durer  la  dis- 
cussion jusqu'à  trois  heures;  à  cette  heure,  on  voit 
tous  les  prélats  tirer  chacun  sa  montre  et  se  dire  à 
l'oreille  : 

Trois  heures  vont  sonner  ! 
Qu'ils  vont  faire,  en  restant, 
Refroidir  le  dîner  ! 


56  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

a  Ce  doux  souvenir  du  dîner  étouffe  le  bouillon  de 
leur  colère,  l'esprit  de  dispute  et  de  parti  ne  tient 
pas  davantage  devant  cette  flatteuse  image,  et  l'on 
voit  les  prélats  partir  à  la  file  jusqu'au  dernier,  lais- 
sant le  champ  libre  à  leurs  adversaires. 

a  La  caisse  d'escompte  devait  commencer  aujour- 
d'hui à  payer  en  assignats;  si  ces  derniers  ont  leurs 
partisans,  ils  ont  aussi  leurs  détracteurs;  mais  c'est 
le  petit  nombre.  On  attend  beaucoup  de  la  vente  des 
biens  du  clergé.  On  espère  que  leur  produit  rétablira 
l'ordre  dans  les  finances  et  ramènera  la  circulation.  » 

Le  clergé,  exaspéré  des  mesures  prises  contre  ses 
biens,  s'écria  qu'on  attaquait  la  religion  catholique, 
qu'on  voulait  la  détruire,  et  il  s'efforça  de  surexciter 
dans  toute  la  France  les  passions  religieuses.  C'est 
particulièrement  dans  le  Midi  que  ses  efforts  furent 
couronnés  de  succès. 

Edmond  cite  quelques  exemples  des  contestations 
qui  s'élevèrent  entre  le  peuple  et  les  curés  de  Paris.  Il  ' 
ne  faut  pas  s'étonner  de  la  passion  qu'il  apporte  dans 
ces  questions  ;  sa  qualité  de  protestant  opprimé  de- 
vait lui  faire  prendre  parti  avec  violence  contre  le 
clergé  catholique. 

«  Le   lo  mai   1790. 

a  Les  ministres  de  la  religion,  j'aurais  mieux  dit 
de  leurs  intérêts,  ont  voulu  suivre  ici  l'exemple  de 
leurs  confrères  de  Toulouse  ;  ils  n'avaient  pas  réfléchi 
sans  doute  que  la  capitale  plus  éclairée  était  un  lieu 
peu  propre  à  dresser  leurs  batteries.  Aussi  n'ont-ils 
pas  été  bien  loin.  Le  curé  de  Saint-Etienne  avait  affi- 
ché des  prière  publiques  pour  invoquer  le  ciel  en 
faveur  de  la  religion,  à  qui  personne  ne  veut  faire  de 
mal.  Le  district  s'est  transporté  chez  lui,  l'a  prié  de 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  57 

modérer  son  zèle  et  de  laisser  le  ciel  en  repos  ainsi 
que  l'Assemblée  nationale. 

«  Celui  de  Saint-Sulpice  avait  annoncé  une  messe 
solennelle,  avec  un  sermon  par  l'abbé  de  Boulogne, 
pour  remercier  la  Divinité  des  secours  que  les  grands 
n'avaient  cessé  de  répandre  sur  le  peuple  dans  le 
cours  de  cette  année.  On  lisait  en  texte  :  Pau  fer  et 
dives  obvier  mit  tibi.  Le  peuple,  déjà  prévenu  contre 
lui  par  un  sermon  peu  modéré  qu'il  avait  donné  le 
dimanche  précédent,  le  somma  de  faire  le  sermon 
lui-même  et  d'en  peser  les  termes,  sous  peine  du 
fatal  réverbère.  Cet  épouvantail  aristocratique  mo- 
déra sa  bile,  la  messe  fut  chantée  ;  mais  il  se  dis- 
pensa du  sermon,  sous  prétexte  d'incommodité. 

«  Les  feuilles  sont  pleines  chaque  jour  des  émeutes 
qui  agitent  les  provinces,  tandis  que  la  capitale  est 
dans  la  plus  grande  sécurité.  C'est  une  eau  battue 
dont  le  centre  a  recouvré  son  calme,  tandis  que  les 
ondulations  se  propagent  encore  au  loin.   » 

La  tranquillité,  en  effet,  ne  régnait  guère  en  pro- 
vmce,  et  la  question  religieuse  provoquait  presque 
partout  des  soulèvements  inquiétants. 

«  Bordeaux,  4  mai   1790. 

a  La  superstition  a  failli  occasionner  des  meurtres 
à  Toulouse  et  à  Montauban,  mande  M.  Géraud  ;  dans 
la  première  ville,  la  conduite  de  la  municipalité  a 
tout  apaisé,  mais  dans  la  seconde,  où  la  municipalité 
est  très  aristocrate,  les  rumeurs  du  bas  peuple  contre 
les  protestants  eussent  été  fatales  à  ceux-ci  sans  la 
garde  nationale.  La  populace,  égarée  par  les  prêtres, 
est,  dit-on,  furieuse.  » 

Cinq  ou  six  protestants  furent  assassinés  et  Bor- 
deaux dut  envoyer  des  secours  pour  rétablir  l'ordre  : 


58  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

treize  cents  hommes  d'infanterie,  soixante-dix  hommes 
de  cavalerie,  une  compagnie  d'artillerie  avec  quatre 
canons,  quarante  grenadiers  et  quarante  chasseurs  de 
Champagne,  partirent  pour  soumettre  la  ville  rebelle. 

Pendant  que  ces  événements  se  passaient  en  pro- 
vince, l'Assemblée  poursuivait  paisiblement  le  cours 
de  ses  séances.  Un  incident  qui  eut  un  assez  grand 
retentissement  vint  l'interrompre  un  instant  dans  la 
discussion  des  lois  qu'on  soumettait  à  son  approba- 
tion :  Paoli  qui  nous  avait  si  longtemps,  et  non  sans 
succès,  combattu  en  Corse,  venait  d'être  choisi  comme 
député  par  ses  compatriotes.  Le  général  se  présenta  à 
la  barre  de  l'Assemblée  et  il  prêta  le  serment  civique 
aux  applaudissements  des  spectateurs. 

Après  la  séance,  Paoli  se  rendit  au  Champ-de-Mars 
escorté  par  La  Fayette  pour  y  passer  une  revue. 
Edmond,  qui  y  assista,  écrivait  à  son  père  : 

«  Je  fus  hier  au  Champ-de-Mars,  où  M.  de  La 
Fayette  et  le  général  Paoli  passaient  cinq  mille 
hommes  en  revue,  sans  compter  un  corps  de  cavalerie 
assez  considérable  et  plusieurs  pièces  d'artillerie. 
L'on  m'a  assuré  que  ce  n'était  pas  la  dixième  partie 
des  troupes  parisiennes.  M.  de  La  Fayette,  Vidolc 
du  peuple,  et  le  général  Paoli,  tous  deux  à  cheval, 
étaient  entourés  d'un  monde  innombrable  qui  les 
accompagnait  par  toute  la  plaine  avec  des  applau- 
dissements et  des  cris  de  joie  réitérés.  Quel  triomphe! 
avec  quel  plaisir  il  recevait  les  témoignages  d'amour 
de  tout  un  peuple!  son  sort  ne  pouvait  être  envié 
que  par  Louis  XVL  Aussi  dit-on  qu'il  est  fort  mal 
vu  à  la  cour;  la  reine  surtout  le  déteste;  malgré  tout 
l'attachement  qu'elle  affecte  pour  lui  en  public,  sa 
haine  perce  toujours.  » 

Peu  de  temps  après,  une  grave  question  s'imposait 
inopinément  aux  délibérations  de  l'Assemblée  et  elle 


PENDANT    LA;' RÉVOLUTION  59 

allait  surexciter  tous  les  esprits  :  fallait-il  laisser  à 
la  couronne  le  droit  de  décider  de  la  paix  ou  de  la 
guerre,  ou  bien  l'Assemblée  devait-elle  s'emparer 
exclusivement  de  ce  droit? 

Cette  question  passionne  le  public,  une  foule 
énorme  se  tient  aux  Tuileries,  à  la  place  Vendôme, 
dans  la  rue  Saint-Honoré,  attendant  avec  anxiété  les 
nouvelles  qu'on  lui  apporte  de  l'Assemblée. 

Mirabeau  soutient  que  la  guerre  éclatant  presque 
toujours  de  façon  imprévue,  le  roi  seul  en  peut  dé- 
cider. Cette  théorie  est  attaquée  avec  la  plus  extrême 
violence  par  Barnave.  Les  bruits  les  plus  fâcheux 
courent  sur  Mirabeau,  on  l'accuse  detre  vendu  à  la 
cour;  le  peuple  exaspéré  lui  montre  une  corde,  des 
pistolets,  et  acclame  son  adversaire;  on  fait  imprimer 
contre  lui  un  libelle  horrible  :  «  Je  savais  bien,  dit-il 
simplement,  qu'il  n'y  avait  pas  loin  du  Capitole  à 
la  roche  Tarpéienne.  »  La  motion  du  puissant  tribun 
l'emporte  cependant,  mais  elle  est  adoptée  avec  un 
amendement  qui  oblige  le  roi,  s'il  commence  les  hos- 
tilités, à  réunir  sans  délai  l'Assemblée  pour  lui  sou- 
mettre ses  raisons  et  faire  approuver  sa  conduite. 

«  Paris,  24  mai  1790. 

a  Apres  huit  jours  de  débat,  écrit  Edmond,  nous 
avons  donc  enfin  une  décision  favorable  sur  la  ques- 
tion la  plus  importante,  celle  qui  devait  détruire 
entièrement  ou  renouveler  tout  l'espoir  des  ennemis 
du  bien  public.  La  motion  de  M.  de  Mirabeau  avait 
répandu  les  plus  vives  alarmes.  M.  Barnave,  en  la 
combattant  le  lendemain,  avait  excite  tous  les  ap- 
plaudissements. Son  éloquence  faillit  lui  être  funeste, 
car  au  sortir  de  la  séance,  il  fut  entouré  par  la  foule, 
et  tandis  qu'on  le  complimentait,  qu'on  l'embrassait, 


6o  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

chacun  se  pressant  pour  le  voir,  il  pensa  être  étouffé 
sous  ses  lauriers.  On  l'accompagna  jusque  hors  des 
Tuileries  avec  des  applaudissements  si  longtemps 
soutenus  qu'ils  attirèrent  aux  fenêtres  la  reine  et  les 
dames  de  la  cour.  Le  lendemain  samedi  devait  enfi.n 
fixer  les  opinions.  Paris  était  dans  une  attente  pleine 
d'inquiétude.  Dès  le  matin  les  rues  retentirent  de  la 
proclamation  d'une  diatribe  intitulée  :  Trahison  du 
comte  de  Mirabeau  découverte.  Il  y  était  traité  de  la 
manière  la  plus  outrageante,  et  le  peuple  toujours 
extrême,  la  lisait  avec  d'autant  plus  d'avidité.  Rome 
en  un  mot  revivait  avec  ses  tribuns.  » 

La  noblesse  déjà  privée  de  ses  privilèges  par  les 
décrets  du  4  août  allait  perdre  ses  dernières  distinc- 
tions. 

En  1686,  on  avait  élevé,  sur  la  place  des  Victoires, 
aux  frais  du  maréchal  de  La  Feuillade  et  sur  les 
dessins  de  Desjardins,  un  groupe  en  bron/.e  doré 
représentant  Louis  XIV  debout,  couronné  par  la  Vic- 
toire et  foulant  aux  pieds  quatre  esclaves  enchaînés  ; 
ces  esclaves  figuraient  des  peuples  vaincus;  il  y  avait 
en  outre  six  bas-reliefs  en  bronze,  dont  l'un  représen- 
tait la  conquête  de  la  Franche-Comté  en  1674  (i). 
Un  jour,  à  l'Assemblée,  l'un  des  Lameth  se  lève  et 
demande  la  destruction  de  ces  emblèmes  outrageants  : 
a  II  ne  faut  pas  souffrir,  s'écrie-t-il,  ces  monuments 
d'esclavage  dans  les  jours  de  liberté.  Il  ne  faut  pas 
que  les  Francs-Comtois,  en  arrivant  à  Paris,  voient 
leur  image  ainsi  enchaînée.  » 

La   discussion  s'engage,   lorsque   tout  à  coup   un 

(i)  Les  cinq  autres  représentaient  :  le  premier,  l'abolis- 
sement  du  duel  ;  le  deuxième,  la  destruction  de  l'hérésie  en 
1685  ;  le  troisième,  la  préséance  de  la  France  reconnue  par 
l'Espagne  en  1662  ;  le  quatrième,  le  passage  du  Rliin  en 
1672;  le  cinquième,  la  paix  de  Nimègue  en  1678. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  61 

député,  sous  l'influence  des  idées  qui  s'agitent,  pro- 
pose d'abolir  les  titres,  les  armes,  les  armoiries,  de 
défendre  les  livrées,  etc.  Après  une  assez  longue  dé- 
libération, la  motion  est  adoptée,  en  même  temps 
que  celle  qui  concernait  la  statue  de  Louis  XIV. 

Cette  loi  sur  les  titres  et  les  armoiries  provoque 
chez  nos  jeunes  gens  la  plus  vive  allégresse.  Aux 
yeux  d'Edmond,  c'est  le  dernier  coup  porté  à  tout 
ce  qui  reste  de  l'ancien  régime  : 

«  Tu  as  sûrement  dû  apprendre  avec  joie,  écrit-il  à 
son  père,  ce  charmant  petit  décret,  qui  abat  avec  tant 
de  légèreté  tous  ces  vains  ornements,  tous  ces  vieux 
titres,  toutes  ces  belles  armoiries,  tous  ces  beaux  noms, 
faits  pour  flatter  l'orgueil  de  nos  misérables  aris- 
tocrates. Et  que  vont  devenir  ces  belles  livrées,  si 
bien  chamarrées,  si  éclatantes,  ces  mots  si  sonores 
de  duc,  prince,  comte,  vicomte,  marquis,  baron,  che- 
valier, etc.,  et  surtout  tous  ces  vieux  parchemins? 
Les  uns  iront  à  la  friperie,  d'autres  rentreront  dans 
le  néant,  d'autres  enfin  iront  à  la  géhenne  du  feu  qui 
ne  s'éteint  point,  et  c'est  là  oii  il  y  aura  des  pleurs 
et  des  grincements  de  dents.  J'en  ris  de  bon  cœur, 
je  t'assure;  aussi  bien  ces  mots  et  ces  marques  dis- 
tinctives  nous  choquaient  l'oreille  et  les  yeux;  na- 
turellement ils  devaient  bientôt  disparaître. 

a  Le  décret  qui  renverse  les  statues  de  la  place  des 
Victoires  nous  a  fait  aussi  beaucoup  de  plaisir,  tu 
dois  en  savoir  le  motif  sûrement  ;  tu  as  vu  ces  nations 
enchaînées  et  courbées  servilement  sous  les  pieds  de 
ce  monarque  altier  et  despote...  c'est  tout  dire,  ces 
images  flétrissantes  pouvaient-elles  exister?  J'ai  même 
été  étonné  de  ce  qu'on  laissait  debout  celle  de 
Louis  XIV;  mais  le  grand-pcre  de  Louis  XVI  méri- 
tait bien  cette  grâce. 

a    Je  ne  sais  si  tu  auras  vu   dans  les  papiers  le 


62  JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 

sarcasme  piquant  et  bien  appliqué  de  M.  Lucas,  dé- 
puté de  Bretagne,  contre  M.  i'abbé  Mauri  (i).  Ce  der- 
nier, s'opposant,  selon  sa  coutume,  au  sentiment  gé- 
néral, voulait  empêcher  la  destruction  des  titres,  il 
en  résulta  une  grande  rumeur,  qui  aussitôt  se  chan- 
gea en  risées  par  la  saillie  du  député  breton  :  «  Eh  ! 
«  messieurs,  dit-il,  qu'il  soit  permis  à  M.  l'abbé  Mauri 
«  de  porter  ses  armoiries.  »  Tout  le  monde  sait  que 
l'abbé  est  issu  d'un  savetier.  » 

Ce  terme  d'aristocrate,  dont  nous  venons  de  voir 
notre  jeune  étudiant  se  servir,  est  devenu  l'injure  à 
la  mode.  Au  fond,  on  ne  sait  pas  trop  ce  qu'il  veut 
dire,  mais  on  désigne  ainsi  «  tous  ceux  qui  sont 
contraires  aux  vœux  du  peuple  ».  «  Ici,  écrit  Edmond, 
tout  ce  qui  ne  va  pas  selon  la  fantaisie  des  Parisiens 
est,  sur-le-champ,  taxé  d'aristocratie.  Jusqu'aux  éco- 
liers de  l'Académie  de  dessin,  qui  accusent  leurs 
crayons  de  féodalité  quand  ils  sont  trop  secs.  »  Un 
serrurier  offre  à  l'Hôtel  de  Ville,  comme  don  pa- 
triotique, une  potence  de  fer  pour  y  pendre  les  aris- 
tocrates. Les  cochers  de  âacre  appellent  aristocrates 
leurs  chevaux  rétifs,  et  les  garçons  traiteurs,  quand 
ils  servent  des  dindons  aux  navets,  annoncent  fine- 
ment «   des  aristocrates  aux  navets  ». 

La  loi  sur  les  armoiries  provoqua  dans  toute  la 
noblesse  une  vive  irritation;  cependant  il  fallut  s'in- 
cliner et  se  conformer  aux  prescriptions  de  l'Assem- 
blée, mais  pour  bien  marquer  qu'on  ne  regardait 
cette  mesure  que  comme  transitoire,  on  recouvrit  les 
inscriptions  et  les  écussons  des  hôtels  d'une  simple 
chemise  de  plâtre,  facile  à  faire  disparaître.  De  même 
les  armoiries  des  voitures  furent  cachées  sous  un  lé- 


(i)  Il  était  né  avec  un  esprit  d'académicden,  dit  Mercier, 
un  talent  de  prédicateur  et  une  audace  d'antichambre. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  63 

ger  nuage,  pour  donner  à  entendre  que  le  gros  temps 
passerait  ;  quelqu'un  ajouta  même  cette  devise  expli- 
cative :  «  Ce  nuage  n'est  qu'un  passage.  » 

Pendant  que  ces  événements  se  déroulent  à  Paris, 
les  départements  ne  restent  pas  inactifs  ;  dans  le 
but  de  résister  plus  facilement  aux  ennemis  de  la 
Révolution,  ils  ont  créé  entre  eux  des  fédérations. 
Provinces,  villes,  villages,  tous  se  fédèrent,  de  façon 
à  faire  disparaître  les  obstacles  que  la  nature  ou 
les  lois  ont  pu  créer,  et  à  constituer  peu  à  peu  l'unité 
complète  du  pays. 

Le  17  juin  avait  eu  lieu  à  Bordeaux,  dans  le  jardin 
public,  une  fête  qui  avait  comblé  de  joie  tous  les 
assistants.  M.  Géraud  père  s'empresse  d'en  faire  à 
son  fils  la  description  : 

<(  19  juin  1790. 

«  Notre  fédération  avec  le  régiment  de  Cham- 
pagne, avec  les  gardes  nationales  du  département  de 
la  Gironde,  de  Toulouse,  de  Bergerac,  s'est  faite 
le  17  de  ce  mois,  époque  qui  sera  fameuse  dans  l'his- 
toire de  l'Empire  français,  comme  celle  du  14  juillet. 
C'est  le  17  juin  que  les  communes,  ou  ce  qu'on  appe- 
lait tiers  état,  se  constituèrent  en  Assemblée  natio- 
nale. Que  cette  cérémonie  était  auguste!  le  jardin  pu- 
blic est  totalement  changé.  En  conservant  les  allées 
de  côté  et  le  bois  qui  est  dans  le  fond,  en  comblant 
le  bassin  qui  était  au  milieu,  en  faisant  disparaître 
toutes  ces  plates-bandes,  on  a  fait  un  Champ-de-AIars 
immense.  C'est  au  milieu  qu'on  avait  élevé  un  autel 
à  la  Patrie,  et  c'est  là  qu'on  a  juré  au  Dieu  régéné- 
rateur de  l'Empire  français  de  s'aimer,  de  se  secourir 
et  de  défendre  la  Constitution.  Le  silence  le  plus 
profond,  malgré  l'immensité  du  peuple,  régnait  au 


64  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

moment  du  serment,  et  chacun  était  profondément 
pénétré  d'un  respect  religieux.  Mais  quelque  auguste 
qu'ait  été  cette  cérémonie,  elle  ne  pourra  point  se 
comparer  à  celle  qui  aura  lieu  à  Paris  le  14  juillet. 
Vous  voudrez  vous  y  trouver,  sans  doute,  et  je 
vous  recommande  de  ne  pas  vous  exposer  dans  les 
foules.  » 

La  municipalité  de  Paris,  en  effet,  avait  proposé  une 
Fédération  générale  de  toute  la  France,  et  elle  avait 
offert  de  la  célébrer  au  Champ-de-Mars,  au  milieu 
des  délégués  de  toutes  les  gardes  nationales  et  de  tous 
les  corps  de  l'armée.  Ce  projet  fut  accueilli  avec  en- 
thousiasme et  on  en  fixa  la  réalisation  au  14  juillet, 
à  l'anniversaire  de  ce  jour  fameux  qui  avait  vu  la 
prise  de  la  Bastille  et  qui  avait  inauguré  l'ère  nou- 
velle. Des  préparatifs  immenses  furent  commencés 
pour  célébrer  dignement  la  cérémonie;  tous  les  esprits 
s'en  occupaient  fiévreusement. 

«  Vous  vous  faites  aisément  une  idée  de  ce  que 
doit  être  cette  fête,  mande  Terrier.  Je  ne  connais  rien 
de  comparable  dans  l'histoire.  »  Puis,  se  laissant 
emporter  par  son  lyrisme  aux  images  les  plus  invrai- 
semblables, il  ajoute  :  «  Quel  spectacle  pour  l'être 
sensible  qui,  s'élevant  au  centre  de  la  terre  à  une 
hauteur  convenable,  verra  vingt-quatre  millions 
d'hommes  réunis  pour  la  cause  commune,  se  jurant 
le  même  jour,  à  la  même  heure,  une  union  et  une 
fraternité  indissolubles  !   » 

M.  Géraud,  nous  l'avons  vu,  avait  gardé  près  de 
lui  son  second  fils,  John.  Mais  le  jeune  homme  brû- 
lait du  désir  d'aller  retrouver  son  frère  à  Paris,  et 
la  cérémonie  qui  se  préparait  dans  la  capitale  lui 
servit  de  prétexte  pour  insister  de  nouveau  auprès 
de  ses  parents.  Il  finit  par  obtenir  l'autorisation  qu'il 
sollicitait,  et  au  commencement  de  juillet   1790,   il 


PENDANT    LA   RÉVOLUTION  65 

partit  avec  quelques  amis  de  sa  famille  qui  venaient 
assister  à  la  Fédération. 

En  se  séparant  de  son  second  fils  comme  il  s'était 
déjà  séparé  du  premier,  M.  Géraud  s'imposait  une 
cruelle  privation,  mais  il  croyait  agir  dans  l'intérêt 
bien  compris  de  ses  enfants,  et  il  le  leur  témoignait 
en  termes  touchants;  avec  une  exaltation  qui  peut 
nous  sembler  singulière,  mais  qui,  à  l'époque,  était 
partagée  par  beaucoup  de  bons  esprits,  il  leur  de- 
mande de  se  montrer  dignes  du  grand  siècle  qui 
s'annonce  et  il  leur  énumère  complaisamment  tous  les 
bienfaits  dont  ils  vont  jouir,  puisqu'ils  ont  eu  le 
bonheur  de  naître  au  moment  où  la  vertu  va  enfin 
remplacer  le  vice  sur  la  terre  et  triompher  sans  par- 
tage : 

«  J'ai  sacrifié  tous  les  intérêts  de  mon  cœur  pour 
vous  rendre  dignes,  mes  chers  enfants,  du  siècle  mé- 
morable où  vous  allez  vivre.  Nous  ne  sommes  plus 
heureusement  au  temps  où  la  vertu  osait  à  peine  se 
montrer,  où  le  vice  était  applaudi.  Déjà  l'on  s'aper- 
çoit des  heureux  changements  qu'opère  la  Constitu- 
tion. Que  sera-ce  donc  dans  vingt  à  vingt-cinq  ans? 
La  réforme  sera  complète  et  le  dix-neuvième  siècle 
aura,  comme  l'antiquité,  des  Socrates.  Ce  qu'on  esti- 
mera le  plus  et  ce  qu'on  estimait  le  moins,  ce  sera  les 
bonnes  mœurs,  la  vertu  et  puis  les  connaissances,  les 
talents.  Conduits  par  un  homme  sage  et  éclairé,  il 
vous  sera  facile,  avec  de  l'application,  avec  le  désir 
de  seconder  les  vues  paternelles  et  maternelles,  d'ac- 
quérir tous  ces  biens  et  de  vous  mettre  à  l'abri  des 
reproches  que  mérite  notre  nombreuse  jeunesse,  pour 
qui  les  parents  ne  négligent  rien  et  qui  ne  profite  de 
rien. 

«  Je  te  recommande  de  faire  lire  plus  d'une  fois 
cette   lettre   à  John.   Vous   allez,    je   le  répète,   être 

é 


66  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

réunis.  Aimez-vous  toujours  bien  tendrement  et  comp- 
tez que  le  ciel  vous  bénira.  » 

Quand  Edmond  apprend  que  son  frère  va  venir 
partager  son  sort,  il  en  éprouve  une  grande  joie  et 
il  s'empresse  de  la  lui  témoigner.  De  toutes  les  re- 
commandations dont  il  l'accable  pour  ses  préparatifs 
de  départ  et  pour  sa  route,  nous  n'en  retiendrons 
qu'une  seule  qui  nous  a  paru  assez  plaisante  et  qui 
montre  avec  quelle  persistance  les  traditions  se  per- 
pétuent à  travers  les  générations  :  «  Méfie-toi  bien, 
écrit  Edmond  à  son  frère,  méfie-toi  des  couteaux  que 
des  jeunes  filles  t'offriront  à  Châtellerault,  au  relais 
de  la  diligence;  c'est  de  la  drogue,  n'en  achète  pas. 
Je  puis  t'en  parler  pertinemment.  Comme  un  autre 
Ulysse,  ne  te  laisse  pas  toucher  des  prières  de  ces 
sirènes  !  »  Quiconque  a  traversé  la  gare  de  Châtelle- 
rault sait  qu'on  est  assailli  jusque  dans  les  wagons 
par  des  marchandes  de  couteaux  et  de  ciseaux, 
dignes  émules  des  sirènes  dont  nous  parle  le  jeune 
homme. 

John  arrive  à  Paris  sans  incident  digne  d'être  noté; 
il  était  en  uniforme  de  garde  nationale  de  province 
et  son  costume  lui  valut  tout  d'abord  un  succès  de 
curiosité  qu'il  supporta  très  gravement. 

Cependant  on  avait  fait  courir  des  bruits  sinistres  : 
on  affirmait  que  des  brigands  pilleraient  Paris  pen- 
dant que  le  peuple  serait  à  la  Fédération  ;  on  prêtait 
au  duc  d'Orléans  des  projets  effrayants.  M.  Géraud 
s'inquiétait  un  peu  de  tous  ces  bruits  et  il  s'en  ouvrait 
au  précepteur  de  ses  enfants  en  lui  recommandant  la 
plus  grande  prudence. 

A  en  croire  Terrier,  toutes  ces  rumeurs  n'étaient 
que  mensonges,  méchamment  propagées  par  les  enne- 
mis de  la  Constitution;  jamais  la  tranquillité  n'avait 
été  plus  complète  :  «   Les  alarmes  semées  dans  les 


PENDANT    LA   RÉVOLUTION  67 

provinces  ne  sont  que  les  suites  de  celles  qu'on  a 
voulu  répandre  ici,  répond-il.  Dans  le  principe,  on 
avait  d'abord  eu  quelques  inquiétudes,  mais  elles 
ont  fait  place  à  la  plus  grande  sécurité.  On  ne 
saurait  aujourd'hui  témoigner  de  la  crainte  sans 
s'exposer  au  ridicule.  Cependant,  comme  la  foule 
sera  grande,  nous  prendrons  les  précautions  que 
les  circonstances  exigeront,  et  si  nous  voyions  le 
moindre  risque,  nous  passerions  de  l'autre  côté  de 
la  rivière,  dans  ces  jardins  de  Chaillot,  d'où,  avec 
une  lunette,  nous  plongerons  sur  le  champ  de  la 
Fédération.  » 

Edmond,  de  son  côté,  s'étonne  que  la  province 
entière  n'afflue  pas  à  Paris  : 

((  30  juin  1790. 

«  On  attend  ici  avec  la  plus  grande  impatience 
le  jour  à  jamais  mémorable  de  la  Fédération;  nous 
nous  promettons  bien  d'assister  à  cette  auguste  céré- 
monie, de  manière  à  ne  rien  perdre  du  coup  d'œil, 
qui,  comme  tu  le  penses,  sera  superbe.  Je  crois  main- 
tenant qu'il  y  a  bien  des  personnes  en  province  qui 
voudraient  être  à  notre  place,  qui  donneraient  bonnes 
choses  de  pouvoir  venir  ici.  Mais  qui  peut  retenir 
mon  oncle,  par  exemple?  Pourquoi  ne  vole-t-il  pas 
vers  Paris?  Mon  oncle  a  peut-être  l'humeur  séden- 
taire, mais  aussi  il  me  semble  que  la  curiosité,  l'en- 
vie de  voir  des  choses  dont  il  sera  parlé  dans  tous 
les  siècles  à  venir  sont  bien  faites  pour  combattre 
avec  succès  le  doux  penchant  qui  l'attache  à  Bor- 
deaux. » 

Les  travaux  du  Champ-de-Mars  n'avancent  que 
péniblement  et  l'on  se  demande  avec  anxiété  si  l'on 
sera  prêt  pour  le  14  juillet.  Aussitôt,  pour  hâter  les 


68  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

préparatifs,   l'on  fait  appel  aux  Parisiens,  qui  ac- 
courent à  l'envi   : 

a  Paris,  le  5  juillet  1790. 
«    Papa, 

«  L'on  payait  il  y  a  quelques  jours  environ  quinze 
mille  ouvriers  pour  travailler  au  Champ-de-Mars; 
ce  n'était  qu'une  foule  de  désœuvrés  qui  gueusaient 
dans  Paris;  la  ville  leur  donnait  quarante  sols  par 
jour  et  la  nourriture,  mais  ces  coquins,  sentant  bien 
qu'on  avait  besoin  d'eux,  ont  voulu  se  faire  valoir. 
C'est  pourquoi  ils  ont  commencé  à  travailler  avec 
nonchalance  et  les  travaux  ne  marchaient  pas.  Non 
contents  de  cela,  ils  allaient  pendre  un  de  leurs  chefs 
qui  voulait  leur  représenter  leur  devoir,  quand  M.  de 
La  Fayette  arriva  fort  heureusement.  Il  contint  cette 
populace  et,  pour  endormir  leur  fureur  prête  à  écla- 
ter, il  leur  promit  quarante  sols  et  la  nourriture  pen- 
dant les  quatre  jours  de  Fédération,  jours  011  ils  ne 
feront  rien. 

«  L'ouvrage  n'allant  pas  plus  vite  pour  cela,  les 
Parisiens  se  sont  rendus  en  foule  au  Champ-de-Mars, 
se  sont  mêlés  parmi  ces  ouvriers,  et,  pleins  de  zèle, 
ils  ont  travaillé  la  terre  pour  la  première  fois  de 
leur  vie.  Les  femmes  même,  enflammées  du  feu  divin 
du  patriotisme,  roulaient  des  charretées  de  terre.  Des 
femmes  !  oui,  des  femmes,  même  fort  honnêtes.  M.  de 
La  Fayette  s'est  rendu  au  Champ-de-lNIars  et  ayant 
pris  une  bêche,  travailla  pendant  deux  heures  avec 
ses  aides  de  camp.  Quel  général  !  aussi  comme  il  est 
aimé!  béni!  loué!  Tu  dois  juger  combien  les  ouvriers 
sont  surpris,  combien  ils  ont  à  rougir,  s'ils  le  savent 
toutefois.  On  voulut  faire  travailler  un  pauvre  abbé 
qui  se  trouvait  là,  et  pour  lui  faire  traîner  une 
brouette  fort  lourde,  on  fut  chercher  une  corde.  Notre 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  69 

ecclésiastique  crut  voir  arriver  l'instrument  de  son 
supplice,  il  devint  pâle  et,  saisi  de  frayeur,  il  de- 
meurait comme  enraciné.  Il  rappela  cependant  ses 
esprits,  voyant  qu'on  ne  l'attachait  que  sur  les 
épaules,  et  travailla  avec  ardeur  pendant  deux 
heures.  Jamais  esclave  chez  les  Turcs  n'eut  un  air 
plus  soumis;  le  monde  souriait.  On  le  pria  cepen- 
dant de  laisser  l'ouvrage;  il  jeta  là  son  licou  et  se 
promettant  bien  de  ne  plus  revenir  au  Champ-de- 
Mars,  il  court  encore.  » 

Tous  les  contemporains  parlent  de  cet  enthou- 
siasme extraordinaire  : 

«  On  ne  vit  peut-être  chez  aucun  peuple  cet  éton- 
nant et  à  jamais  mémorable  exemple  de  fraternité, 
dit  Mercier,  ...c'est  là  que  j'ai  vu  cent  cinquante 
mille  citoyens  de  toutes  les  classes,  de  tout  âge  et  de 
tout  sexe,  formant  le  plus  superbe  tableau  de  con- 
corde, de  travail,  de  mouvement  et  d'allégresse  qui 
ait  jamais  été  exposé. 

«  A  côté  des  garçons  jardiniers,  distingués  par  des 
fleurs  et  des  laitues  attachées  à  leurs  instruments 
étaient  les  élèves  de  peinture,  qu'annonçait  une  ban- 
nière représentant  la  France.  A  leur  suite  venait  l'es- 
poir des  races  futures,  les  rejetons  de  nos  législa- 
teurs, qui  passaient  gaiement  des  exercices  du  col- 
lège au  travail  du  Champ-de-Mars.  Les  charbon- 
niers traînaient  derrière  eux  leur  bannière.  Les  bou- 
chers avaient  sur  leur  oriflamme  un  large  couteau 
et  on  lisait  dessous  :  Tremblez,  aristocrates,  voici  les 
garçons  bouchers.  » 

L'affluence  des  travailleurs,  la  vivacité  des  mouve- 
ments, la  bigarrure  des  habits,  tout  concourait  à  la 
variété  pittoresque  de  ce  spectacle.  Des  étrangers  qui 
arrivaient  par  Versailles  disaient  les  yeux  baignés  de 
larmes  :  «  Quels  hommes  que  ces  Parisiens!  ■ 


70  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

Toutes  les  classes  étaient  confondues  : 

a  On  voit  des  séminaristes,  écrit  Ferrières,  des 
écoliers,  des  sœurs  du  pot,  des  chartreux  vieillis  dans 
la  solitude,  quitter  leurs  cloîtres  et  courir  au  Champ- 
de-Mars,  une  pelle  sur  le  dos...  Là,  tous  les  citoyens, 
mêlés,  confondus,  forment  un  atelier  immense;  la 
courtisane  échevelée  se  trouve  à  côté  de  la  citoyenne 
pudibonde,  le  capucin  traîne  le  baquet  avec  le  che- 
valier de  Saint-Louis,  le  portefaix  avec  le  petit- 
maître  du  Palais-Royal,  la  robuste  harengère  traîne 
la  brouette  remplie  par  la  femme  élégante  et  à  va- 
peurs... L'âme  se  sentait  affaissée  sous  le  poids  d'une 
délicieuse  ivresse  à  la  vue  de  tout  un  peuple  redes- 
cendu aux  doux  sentiments  d'une  fraternité  primi- 
tive. » 

La  fête  du  14  juillet  fut  unique  par  l'enthousiasme 
universel  qu'elle  excita  ;  chacun  oubliait  le  passé  pour 
ne  songer  qu'à  un  avenir  pur  et  sans  mélange. 

Les  fédérés,  au  nombre  de  soixante  mille,  partirent 
de  la  place  de  la  Bastille  pour  se  rendre  aux  Tuile- 
ries et  au  Champ-de-Mars  ;  sur  tout  le  parcours  ils 
reçurent  les  acclamations  d'un  peuple  immense  ré- 
pandu dans  les  rues,  sur  les  quais,  placé  aux  fenêtres 
des  maisons  et  sur  les  toits.  On  leur  descendait  par 
les  fenêtres  du  vin,  des  jambons,  des  fruits...  on 
les  comblait  de  bénédictions.  Un  pont  de  bateaux 
jeté  sur  la  Seine  conduisait  par  un  chemin  jonché  de 
fleurs  au  champ  de  la  Fédération.  L'Assemblée  na- 
tionale marchait  entre  le  bataillon  des  vétérans  et 
celui  des  jeunes  élèves  de  la  patrie.  Une  pluie  tor- 
rentielle ne  cessait  de  tomber,  mais  personne  ne  s'en 
apercevait  :  «  Ce  sont  les  pleurs  de  l'aristocratie  », 
disait-on  gaiement.  Plus  de  six  cent  mille  hommes 
étaient  réunis  au  Champ-de-Mars;  trois  cents  prêtres 
vêtus  d'aubes  blanches  entouraient  l'évêque  d'Autun 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  71 

qui  officiait.  Après  le  Te  Deum,  La  Fayette  et  les 
fédérés  renouvellent  le  serment  civique  pendant  que 
douze  cents  musiciens  font  entendre  des  accords  dé- 
licieux et  que  quarante  pièces  de  canon  font  trembler 
la  terre.  Le  roi,  la  reine,  l'Assemblée  nationale,  le 
peuple  entier  suivent  cet  exemple  au  milieu  d'un 
enthousiasme  indescriptible  et  des  cris  cent  fois 
répétés  de  :  Vive  la  nation!  Vive  le  roi!  Vive  la 
reine  ! 

Edmond  est  tellement  occupé,  qu'il  ne  peut  donner 
à  sa  famille  qu'une  courte  description  de  la  céré- 
monie. 

«  Paris,  17  juillet  1790. 
«   Papa, 

«  Il  est  en&n  passé  ce  grand  jour  qui,  selon  bien 
des  personnes,  devait  être  le  dernier  de  notre  liberté. 
Il  faut  que  ces  bruits  se  soient  bien  accrédités  en  pro- 
vince, car  M.  Durand  et  M.  Couderc  (i)  m'ont  dit 
que  sur  la  route  on  les  regardait  d'avance  comme 
des  victimes  dévouées  à  la  Patrie. 

«  Le  Champ-de-Mars  était  disposé  de  manière  à 
dissiper  toute  espèce  de  crainte  sur  les  dangers  du 
tumulte  et  de  la  foule  :  par  les  soins  actifs  des  Pa- 
risiens, il  offrait  le  coup  d'œil  du  plus  superbe  et  du 
plus  majestueux  cirque;  il  l'aurait  disputé  à  ceux  de 
l'ancienne  Grèce. 

«  Le  cirque  s'élevant  en  plan  incliné  était  couvert 
de  gradins  rangés  par  ordre.  Il  y  avait,  de  distance 
en  distance,  des  sentinelles  qui  avaient  soin  de  faire 
placer  les  arrivants  et  de  faire  tenir  le  monde  assis. 
Tout  autour  du  cirque  étaient  des  escaliers  fort  larges 


(i)  Bordelais  qui  étaient  venus  à  Paris  pour  assister  à  la 
cérémonie. 


72  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

pour  laisser  monter  le  peuple.  Il  n'y  a  point  eu  de 
trouble  ;  la  foule  s'est  écoulée  par  plus  de  trois  cents 
issues,  sans  nul  danger.  Un  canonnier  a  seulement 
eu  le  poignet  fracassé,  son  canon  ayant  fait  long 
feu.  Le  pont  de  bateau  était  devant  l'Arc  de 
triomphe. 

«  La  Fédération  eût  été  bien  plus  brillante  et  bien 
plus  grande  sans  une  maudite  pluie  qui  nous  perça 
jusqu'à  la  peau  et  qui  dura  pendant  toute  la  céré- 
monie. Nos  députés  de  province  supportèrent  tout 
cela  le  mieux  du  monde;  la  gaieté  fut  générale;  au 
plus  fort  de  la  pluie,  ils  firent  une  danse  ronde  au- 
tour de  l'autel  ;  le  peuple  répondit  à  leurs  acclama- 
tions, les  chapeaux  tournaient  autour  des  fusils  et 
des  sabres  (i).  Le  cirque  garni  de  parapluies  de 
différentes  couleurs  offrait  une  vue  très  gaie  et  très 
amusante. 

«  Nous  sommes  dans  les  fêtes  jusqu'au  cou;  il  me 
tarde  que  cela  finisse,  je  ne  me  reconnais  plus;  ce 
n'est  plus  que  bals,  festins,  illuminations,  joutes  sur 
l'eau,  feux  d'artifice.  Encore  un  coup,  je  ne  sais  où 
donner  de  la  tête.  Que  de  monde  dans  Paris  !  » 

Les  fêtes,  en  effet,  se  continuent  sans  interruption 
et  Edmond  n'a  plus  le  temps  d'écrire,  absorbé  par 
les  plaisirs  sans  nombre  auxquels  sont  conviés  les 
Parisiens  ravis. 

(i)  Edmond  raconte  à  ce  propos  une  anecdote  assez 
curieuse  :  «  M.  de  Lafayette,  fatigué  de  la  longue  marche 
de  la  Fédération  qu'il  dirigeait  et  plus  encore  de  la  fré- 
quence des  pluies,  arrivé  près  du  Champ-de-Mars,  reçut  un 
verre  de  vin  d'un  inconnu  qu'il  ne  fit  aucune  difficulté  de 
boire,  mais  après  un  instant  de  réflexion.  Le  particulier  s'en 
aperçut  et,  croyant  deviner  sa  pensée,  il  remplit  le  verre  à 
son  tour  et  l'avala  sur-le-champ.  Le  trait  tant  vanté  du 
héros  macédonien  n'a  rien  de  plus  sublime  que  celui  du 
général  français  qui  n'a  pu  suspecter  une  intention  per- 
verse dans  un  de  ses  concitoyens.  » 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  73 

La  municipalité  de  Paris  offre  des  réjouissances 
aux  Fédérés.  Il  y  a  joute  sur  la  rivière,  illumination, 
bal  à  la  halle  au  blé,  bal  sur  l'emplacement  de  la 
Bastille.  On  interdit  la  circulation  des  voitures  pour 
que  le  peuple  ne  soit  pas  troublé  dans  ses  ébats,  ni 
choqué  par  la  vue  d'une  richesse  qu'il  ne  possède 
pas.  Aux  Champs-Elysées  des  cordons  de  lumière 
pendent  à  tous  les  arbres,  des  guirlandes  de  lam- 
pions les  enlacent  les  uns  aux  autres,  des  pyramides 
de  feu  jettent  une  brillante  clarté.  Partout  des 
troupes  de  danseurs,  partout  des  orchestres  :  «  Une 
joie  douce,  sentimentale,  répandue  sur  tous  les  vi- 
sages, brillant  dans  tous  les  yeux,  dit  Ferrières,  retra- 
çait les  paisibles  jouissances  des  ombres  heureuses 
dans  les  Champs-Elysées  des  anciens.  Les  robes 
blanches  d'une  multitude  de  femmes  errant  sous  les 
arbres  de  ces  belles  allées  augmentaient  encore  l'il- 
lusion. » 


CHAPITRE  V 

1791 

Sommaire  :  Le  Lycée.  —  Les  clubs.  —  Les  Jacobins. 

En  1785,  l'on  avait  fondé  à  Paris,  près  de  la  place 
du  Palais-Royal,  un  établissement  qu'on  supposait 
appelé  à  une  brillante  destinée.  C'était  une  sorte  de 
collège  libre  où  des  cours  devaient  être  faits  par  les 
plus  savants  professeurs,  et  qui  servirait  en  même 
temps  de  lieu  de  réunion  pour  les  jeunes  gens.  Des 
attractions  nombreuses,  telles  que  des  journaux,  des 
livres,  des  lectures  publiques,  des  concerts  et  même 
des  expositions  de  tableaux,  devaient  contribuer  à 
l'agrément  des  souscripteurs.  Les  portes  étaient  ou- 
vertes de  neuf  heures  du  matin  à  minuit.  Il  y  avait 
des  salles  destinées  à  la  conversation,  d'autres  à  la 
correspondance;  enfin  l'on  trouvait  réuni  tout  ce  qui 
pouvait  aider  à  faire  passer  le  temps  d'une  façon 
aussi  utile  qu'agréable. 

La  particularité  la  plus  singulière  de  cette  insti- 
tution est  que  les  femmes  y  étaient  admises  tout  aussi 
bien  que  les  hommes;  leur  cotisation  était  même 
moins  élevée;  elles  ne  payaient  que  50  francs  par  an, 
alors  que  le  sexe  fort  était  taxé  au  double. 

Ce  collège  prit  le  nom  de  Lycée,  en  souvenir  des 
établissements  qui  florissaient  autrefois  en  Grèce. 

Après  avoir  végété  pendant  plusieurs  années,  le 
Lycée   unit  par  réunir  un   assez  grand   nombre   de 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION    75 

souscripteurs,  et  à  la  fin  de  1790  il  commençait  à  jouir 
d'une  très  grande  vogue  :  M.  Sue  y  professait  la 
physiologie,  M.  Fourcroy  la  chimie  et  l'histoire  na- 
turelle, M.  de  La  Harpe  la  littérature,  M.  de  Parcieux 
la  physique,  etc.  Terrier  s'empressa  de  se  faire  ins- 
crire ainsi  que  ses  deux  élèves. 

L'ouverture  des  cours  du  Lycée  se  fit  en  grande 
cérémonie  au  commencement  de  janvier  1791   : 

«  Paris,  25  janvier  1791. 

0  L'ouverture  du  Lycée  s'est  faite  le  10  de  ce  mois, 
écrit  Edmond,  elle  a  attiré  un  grand  concours  de 
monde,  et  le  grand  nombre  de  dames  qui  y  assis- 
taient rendait  cette  assemblée  très  brillante. 

«  Quatre  professeurs  ont  occupé  d'une  manière  fort 
intéressante  le  temps  de  la  séance.  MM.  Fourcroy, 
Sue,  Boldoni  et  de  La  Harpe  ont  reçu  tour  à  tour  les 
vifs  applaudissements  qu'ils  méritaient.  Le  premier 
a  fait  un  tableau  rapide  et  animé  du  Lycée  actuel  ;  le 
second  a  traité  de  la  physique  de  l'homme;  M.  Bol- 
doni a  tracé  d'une  main  savante  les  beaux  jours  de  la 
littérature  italienne  et  M.  de  La  Harpe  a  exposé  à 
ses  auditeurs  les  excellents  principes  de  goûts,  la 
saine  critique  et  l'élégance  de  style  qui  distinguent 
les  écrits  de  ce  célèbre  académicien.  » 

Les  cours  commencent  et  nos  jeunes  gens  les  sui- 
vent avec  une  grande  régularité.  Les  leçons  de  chimie 
et  d'histoire  naturelle  de  M.  Fourcroy  les  intéressent 
tout  particulièrement  : 

«  M.  Fourcroy,  professeur  de  chimie,  entre  avec 
rapidité  dans  cette  science  qu'il  nous  enseigne  d'une 
manière  toute  nouvelle  et  beaucoup  plus  claire,  dit-on, 
que  l'ancienne.  Son  système  est  très  bon;  il  présente 
sans  cesse  à  ses  auditeurs  l'expérience  et  les  faits. 


76  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

Son  éloquence  est  facile,  pure,  aussi  noble  que  le 
grand  art  qu'il  professe,  il  a  une  facilité,  un  choix 
admirable  d'expressions!  Il  explique  ce  qu'il  veut 
dire  avec  concision.  Il  est  impossible  de  ne  pas  retenir 
ce  qu'il  a  dit.  D'ailleurs,  M.  Brognard,  qui  est  chargé 
de  la  partie  expérimentale,  fait  les  expériences  de- 
vant nous  ;  il  n'est  point  doué  du  talent  de  la  parole, 
comme  M.  Fourcroy,  mais  il  manipule  avec  beaucoup 
d'adresse  et  d'intelligence.  Il  fit  partir  un  ballon 
dernièrement  avec  du  gaz  hydrogène;  c'est  un  gaz 
qui  s'émane  de  l'eau.  Cela  me  surprit  beaucoup.  Le 
ballon  se  gonfla  sans  aucune  vapeur  sensible,  l'eau 
bouillonnait  seulement  sur  la  surface.  Je  lui  ai  vu 
faire  une  foule  d'expériences  fort  étonnantes  et  ce- 
pendant très  simples.  » 

Le  cours  de  physiologie  offrait  aussi  un  vif  inté- 
rêt :  «  La  manière  dont  M.  Sue  nous  démontre  cette 
science,  est  bien  faite  pour  en  donner  tme  notion 
très  générale.  Il  se  sert  de  pièces  d'anatomie  injec- 
tées sur  le  naturel,  ou  parfaitement  imitées  en  cire. 
Il  a  des  pièces  très  curieuses.  Pour  l'homme,  il  a 
un  enfant  de  cire  revêtu  de  sa  peau  ;  on  peut  lui 
ouvrir  le  ventre,  dans  lequel  on  voit  tout  ce  qui 
est  dans  l'homme  vivant;  rien  n'a  été  oublié.  Il  a, 
outre  cela,  un  fœtus  de  deux  mois  et  des  pièces 
séparées.  Pour  les  quadrupèdes,  il  nous  a  fait  voir 
des  squelettes  de  singe  et  de  grenouille  et  des  ani- 
maux revêtus  de  leur  cuir  tels  qu'une  fouine,  etc.  Il 
a  passé  ensuite  aux  oiseaux,  aux  insectes  et  enfin 
aux  plantes.  Ce  cours-là  est  très  bon  pour  les  ama- 
teurs qui  ne  veulent  avoir  qu'une  notion  légère  de 
cette  science.  » 

M.  de  Parcieux,  professeur  de  physique  expérimen- 
tale, ne  manquait  pas  d'un  certain  talent  de  parole, 
mais  il  avait  un  accent  fléplorable  et  l'enchaînement 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  77 

des  idées  lui  faisait  complètement  défaut;  son  cours 
était  un  des  moins  suivis. 

La  Harpe,  dont  la  réputation  était  encore  si 
grande,  attirait  au  contraire  une  énorme  affluence  à 
ses  leçons  : 

«  M.  de  La  Harpe  nous  a  lu  ses  savants  commen- 
taires sur  la  poétique  d'Aristote,  le  Traité  du  sublime 
de  Longin  et  la  langue  française  comparée  aux 
langues  anciennes.  Sa  leçon  prochaine  doit  rouler  sur 
la  poésie  épique  d'Homère.  Ce  cours  de  belles-lettres 
sera  complet;  il  a  repris  la  littérature  depuis  son 
enfance  et  doit  nous  développer  d'une  manière  suivie 
l'accroissement  et  l'étendue  qu'elle  a  pris  jusqu'à  nos 
jours,  où  sans  doute  elle  est  parvenue  à  son  plus  haut 
degré  de  perfection. 

«  W.  de  La  Harpe  ne  lit  point  un  ouvrage  pour  le 
commenter,  comme  M.  Selis,  mais  il  nous  fait  voir 
par  ce  qu'il  a  écrit,  tout  un  auteur  dans  une  seule 
leçon.  Par  ce  moyen  tu  vois  que,  dans  toute  l'année, 
il  pourra  nous  faire  voir  beaucoup  de  littérature.   » 

L'écho  de  ces  brillantes  leçons  se  répandit  rapide- 
ment dans  le  public  et  valut  au  Lycée  une  recrudes- 
cence de  célébrité  : 

«  21   février   1791. 

a  Le  nombre  des  souscripteurs  du  Lycée  augmente 
chaque  jour,  écrit  Edmond  ;  nous  sommes  à  présent 
environ  cent  neuf  ou  cent  dix.  Nous  y  avons  eu  sa- 
medi dernier  un  concert  des  plus  brillants  et  quelques 
jours  auparavant  une  lecture  d'un  discours  contre  le 
barbare  préjugé  du  duel.  Après  tout  ce  qu'en  a  dit 
J.-J.  Rousseau  il  n'est  pas  possible  d'écrire  rien  de 
mieux.  Les  raisonnements  victorieux  de  cet  écrit  ont 
excité  une  sensation  générale,  et  les  applaudissements 


78  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

les  plus  vifs  et  les  plus  continus  ont  été  prodigués  à 
l'auteur.  » 

Des  artistes  célèbres  contribuaient  encore  fréquem- 
ment à  donner  de  l'éclat  aux  réunions  du  Lycée; 
Edmond  et  John  n'avaient  garde  d'y  manquer  : 

«  22  mars  1791. 

«  Jamais  je  n'avais  entendu  au  Lycée  d'aussi  beau 
concert  que  celui  qui  s'y  donna  samedi;  les  plus 
grands  talents  y  étaient  réunis.  MM.  Garât,  Chéron, 
Rousseau  y  furent  universellement  applaudis,  et 
Mlle  Renaud  des  Italiens,  dont  tu  as  sûrement  en- 
tendu parler,  attira  tous  les  suffrages,  comme  elle  l'a 
fait  toujours,  et  elle  reçut  aussi  les  plus  vifs  applau- 
dissements. Outre  cela,  il  y  avait  le  maître  de  musique 
de  la  reine,  qui  toucha  dans  différentes  pièces  de 
musique  avec  beaucoup  de  goût,  ainsi  qu'une  jeune 
demoiselle  de  douze  ans;  le  mal,  selon  moi,  qu'il  y 
eut  dans  ce  concert,  c'est  que  tous  les  virtuoses, 
excepté  M.  Chéron  et  un  castrat  venu  d'Italie,  chan- 
tèrent en  italien,  aussi  ne  me  suis-je  pas  amusé  au- 
tant que  dans  les  autres  concerts  où  l'on  chantait  en 
français,  mais  qui  n'étaient  pas  aussi  brillants.  » 

Le  Lycée  devint  pour  nos  jeunes  gens  une  ressource 
des  plus  précieuses;  tout  le  temps  qu'ils  ne  consa- 
craient pas  à  leurs  études,  ils  le  passaient  dans  ces 
salles  si  commodes,  si  spacieuses,  si  bien  aménagées; 
ils  y  trouvaient  tous  les  livres  qui  pouvaient  les  inté- 
resser, les  journaux  du  jour,  ils  y  faisaient  leur  cor- 
respondance : 

«  Les  leçons  si  instructives  et  sans  doute  uniques 
du  Lycée,  écrit  Edmond,  ne  sont  pas  les  seuls  avan- 
tages qu'on  y  rencontre. 

a   II  y  a  d'abord  un  salon  de  lecture  :  c'est  une 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  79 

vaste  salle  au  milieu  de  laquelle  est  une  longue 
table  couverte  de  papiers  publics  et  en  général  de 
tout  ce  qui  paraît  de  nouveau,  soit  en  fait  de  litté- 
rature, poésie,  chimie,  physique,  astronomie,  etc.  On 
y  observe  un  grand  silence  et  tout  est  arrangé  avec 
le  plus  grand  ordre.  Chaque  feuille  a  son  carton, 
oii  l'on  a  soin  de  la  remettre  après  l'avoir  lue  (i)  . 
«   La  salle  de  conversation  est  ornée  de  tableaux 


(i)  Il  n'est  pas  inutile  de  donner  la  liste  des  journaux 
qu'on  recevait  au  Lycée   : 

JOURNAUX    PATRIOTES 

Le  Journal  de  Paris,  par  M.  Garât  ;  le  Courrier  de  l'Eu- 
rope, le  Patriote  français,  par  M.  Brissot  ;  les  Annales  pa- 
triotiques, par  Mercier  et  Carra  ;  le  Courrier  dans  les 
8 s  départements,  par  Gorsas  ;  le  Point  du  Jour,  V Assemblée 
nationale  et  Corps  administratifs,  par  Perlet  ;  la  Feuille 
villageoise,  par  Cerutti  ;  la  Révolution  de  Brabant  et  de 
France,  par  Desmoulins  ;  la  Révolution  de  Paris,  par 
Fabre  d'Eglantine  ;  le  Journal  du  soir,  le  Journal  général 
de  politique,  de  co>n7nerce  et  de  littérature,  la  Chronique 
de  Paris,  la  Gazette  universelle,  l'Ami  des  Patriotes,  par 
Duquenoi  ;  le  J ournal  des  Prêtres,  le  Courrier  de  Provence, 
le  Mercure  universel,  les  Annales  de  Linguet,  le  Moniteur 
universel,  le  Postillon,  par  Calais  ;  le  Logographe,  le  Jour- 
nal des  amis  de  la  Constitution,  le  Mercure  ttational. 

JOURNAUX     ARISTOCRATIQUES 

Le  Journal  général  de  France,  le  Mercure  de  France  (il 
n'y  a  que  la  partie  politique  de  ce  Mercure  qui  est  aristo- 
crate et  la  partie  littéraire  ne  l'est  pas  du  tout.  La  première 
est  rédigée  par  Mallet  du  Pan,  la  seconde  par  La  Harpe 
et  Chamfort)  ;  le  Spectateur,  le  Lendemain,  la  Gazette  de 
Leyde,   la   Gazette  d'Amsterdam,   le   Déjeuner  patriotique. 

JOURNAUX     DES     SCIENCES     ET    ARTS 

Le  Journal  de  physique,  le  Journal  des  Savants,  le  J  our- 
nal de  Médecine,  par  M.  Fourcroy;  le  Journal  de  Chirur- 
gie, par  M.  Desault  ;  le  J  ournal  des  Sciences  utiles,  le 
Journal  encyclopédique,  le  Journal  de  la  langue  française, 


8o  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

des  plus  grands  maîtres;  j'y  ai  remarqué  entre  autres 
une  Eruption  du  Vésuve,  par  Volaise. 

«  Un  autre  salon  est  destiné  à  l'exposition  des 
gravures;  les  amateurs  y  trouvent  chaque  jour  de 
nouveaux  sujets  d'admiration  et  de  curiosité. 

«  La  bibliothèque  n'est  pas  lort  considérable,  mais 
aussi  elle  n'est  composée  que  de  bons  livres;  la  mé- 
diocrité n'est  soufferte  en  aucun  genre  dans  ce  sanc- 
tuaire des  beaux-arts. 

«  La  salle  oii  se  tiennent  les  séances  est  la  plus 
grande  de  toutes;  de  quelques  côtés  que  l'on  jette 
les  yeux,  l'on  ne  voit  que  des  chefs-d'œuvre  de  l'es- 
prit humain  et  que  beautés  de  la  nature. 

«  Le  nombre  de  machines  et  d'instruments  propres 
aux  différentes  sciences  est  innombrable;  joins  à  cela 
un  laboratoire  de  chimie  des  plus  complets.  » 

Fréquentant  assidûment  le  Lycée,  nos  jeunes  gens 
n'avaient  pas  tardé  à  s'y  créer  d'agréables  relations 
et  ils  échangeaient  fréquemment,  avec  leurs  amis, 
leurs  impressions  sur  les  événements  politiques,  sur 
les  séances  de  l'Assemblée,  sur  les  mille  bruits  du 
jour.  Situé  près  du  Palais-Royal,  le  Lycée  était  de- 
venu un  véritable  centre  d'informations;  dès  qu'un 
incident  se  produisait,  c'est  là  qu'on  accourait;  l'on 
était  toujours  sûr  d'y  trouver  tout  à  la  fois  des  nou- 
velles et  une  société  nombreuse  et  choisie. 

Le  soir,  les  souscripteurs  s'y  réunissaient  régulière- 
ment. On  y  attendait  avec  impatience  h  Postillon,  le 
seul  journal  du  soir  qui  rendît  compte  des  séances  de 
l'Assemblée;  dès  qu'il  arrivait,  on  le  lisait  avidement, 

VEsfrit  des  journaux,  le  Journal  de  la  Société  nationale 
des  Neuf  Sœurs,  les  Petites  Affiches. 

JOURNAUX     ANGLAIS 

The  monthly  Revieiv. 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  8i 

on  le  passait  de  mains  en  mains,  et  les  événements 
quotidiens  étaient  l'objet  de  commentaires  sans  fin. 

Souvent  de  superbes  concerts  ou  des  lectures  pu- 
bliques, sur  des  sujets  intéressants,  arrachaient  les 
jeunes  gens  à  la  politique  et  leur  permettaient  de 
passer  une  charmante  soirée.  Garât,  Chéron,  Laïs, 
Rousseau,  toutes  les  étoiles  de  l'Académie  de  mu- 
sique y  chantaient  très  fréquemment  et  leur  présence 
attirait  toujours  nombreuse  affluence.  Jamais  le  Lycée 
n'avait  été  aussi  brillant.  En  mars  i/Qi,  le  nombre 
des  souscripteurs  s'élevait  à  près  de  trois  cents. 

L'âme  de  cette  réunion  était  une  femme,  Mme  de 
Villette,  la  Belle  et  Bonne  de  Voltaire  (i).  Elle  s'était 
passionnée  pour  cette  institution,  elle  en  avait  fait 
sa  chose,  et  elle  s'ingéniait  de  mille  manières  pour 
en  augmenter  l'éclat  et  la  réputation.  Grâce  à  ses 
relations  et  au  souvenir  de  Voltaire,  elle  n'était  pas 
sans  crédit  sur  les  littérateurs,  les  savants,  les  ar- 
tistes, les  gens  de  théâtre.  C'est  elle  qui  recherchait 
pour  les  leçons  toutes  les  illustrations  des  sciences 
ou  de  la  littérature,  c'est  elle  qui  organisait  les 
concerts,    les   lectures,    les   expositions;   en   un   mot. 


(i)  Mlle  de  Varicourt,  d'une  bonne  famille  du  pays  de 
Gex,  mais  sans  fortune,  était  destinée  au  couvent.  En 
1775,  elle  vint  avec  ses  oncles,  MM.  Desprez  de  Crassiez, 
voir  Voltaire  à  Ferney.  Elle  charma  le  patriarche  par  sa 
grâce  et  sa  simplicité  et  il  la  demanda  à  sa  famille  pour 
aider  Mme  Denis  dans  les  soins  de  la  maison.  Bientôt 
après  il  ne  l'appelait  plus  que  Belle  et  Bonne,  et  le  nom 
lui  resta.  En  1777,  le  marquis  de  Villette  vit  Belle  et  Bonne 
chez  Voltaire,  en  devint  éperdument  épris  et  l'épousa  : 
«  M.  d»  Villette  a  épousé  dans  ma  chaumière  de  Ferney, 
écrit  le  patriarche,  une  fille  qui  n'a  pas  un  sou  et  dont  la 
dot  est  de  la  vertu,  de  la  philosophie,  de  la  cai.  leur,  de  la 
sensibilité,  une  extrême  beauté,  l'air  le  plus  noble  ;  le  tout  a 
dix-neuf  ans.  Les  nouveaux  mariés  s'occupent  jour  et  nuit 
à  me  faire  un  petit  philosophe.  Cela  me  regaillardit  dans 
mes  horribles  souffrances.  » 


82  JOURXAL    D'UN    ÉTUDIANT 

c'est  à  elle,  à  son  zèle  et  à  son  intelligence  que  le 
Lycée  devait  tous  ses  succès.  Aussi  y  était-elle  vénérée 
et  considérée  comme  la  grande  prêtresse  du  temple. 

Avec  leurs  leçons  particulières,  les  .cours  du  Col- 
lège de  France,  ceux  du  Lycée,  les  distractions  fré- 
quentes qu'ils  rencontraient  dans  ce  dernier  endroit, 
les  pupilles  de  M.  Terrier  devaient  se  trouver  très 
occupés  et  il  leur  restait  évidemment  fort  peu  de 
loisirs. 

Ils  n'en  demandèrent  pas  moins  bientôt  à  leurs 
parents  l'autorisation  de  se  présenter  aux  Jacobins,  et 
Terrier,  que  la  perspective  de  faire  partie  du  célèbre 
club  séduisait  particulièrement,  appuya  leur  de- 
mande; il  fit  valoir,  entre  autres  raisons,  que  la 
dépense  serait  modique,  car  il  n'en  coûterait  que 
douze  livres  pour  la  réception  et  six  livres  tous  les 
trois  mois  pour  l'entretien  de  la  salle. 

En  1791,  il  y  a  à  Paris  trois  clubs  fameux,  qui 
tous  trois  tirent  leur  nom  des  anciens  couvents  où 
ils  se  réunissent  : 

Les  Feuillants  sont  le  club  des  modérés;  c'est  là 
que  l'on  rencontre  tous  les  constitutionnels. 

Les  Cordeliers  ont  pour  chef  Danton  et  Camille 
Desmoulins.  Leur  violence  en  éloigne  beaucoup  de 
citoyens. 

Les  Jacobms  renferment  tous  les  partisans  de  la 
Révolution.  C'est  le  plus  ancien  de  tous  les  clubs  et 
le  plus  fréquenté.  Un  immense  amphithéâtre  s'élève 
en  forme  de  cirque  et  occupe  toute  la  grande  nef  de 
l'église,  mais  il  est  encore  insuffisant  pour  contenir 
la  foule  énorme  des  auditeurs.  Les  tribunes  donnent 
place  à  plus  de  quinze  cents  personnes  et  elles  sont 
remplies  plusieurs  heures  avant  l'ouverture  de  la 
séance.  Une  foule  d'équipages  attendent  leurs  maîtres 
à  la  porte,  au  milieu  de  la  masse  du  peuple  qui  n'a 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  83 

pu  pénétrer  et  qui  recueille  patiemment  au  dehors 
les  échos  de  la  séance. 

Chacun  s'empresse  de  se  faire  inscrire  sur  les  re- 
gistres de  la  Société  pour  faire  preuve  de  zèle  patrio- 
tique; presque  tous  les  députés  se  présentent.  Ils  ne 
faut  pas  croire  que  ce  soit  une  réunion  de  sans- 
culottes  :  «  C'est  la  fleur  des  bourgeois  de  Paris...  Il 
y  avait  là  deux  ou  trois  cents  dames  aussi  parées 
qu'au  spectacle  (i).   » 

Les  Jacobins  entretiennent  une  correspondance 
active  avec  les  sociétés  qui  se  sont  formées  dans  toute 
la  France;  on  les  nomme  les  sociétés  affiliées  et  leur 
concours  donne  une  terrible  puissance  au  club  parisien. 

Bien  loin  de  trouver  la  demande  de  ses  fils  intem- 
pestive, M.  Géraud  s'empresse  d'y  accéder.  Il  répond 
à  Terrier  :  «  Je  ne  m'oppose  en  aucune  façon  à  ce 
que  nos  jeunes  gens  entrent  avec  vous  au  club  des 
Jacobins,  je  le  désire  même  ardemment.  C'est  une 
excellente  école  de  constitution  et  de  patriotisme, 
011  les  meilleurs  orateurs  de  l'Assemblée  nationale  se 
font  souvent  entendre.    » 

Puis  il  lui  fait  part  de  l'association  analogue  qui 
a  été  fondée  à  Bordeaux  sous  le  nom  d'Amis  de  la 
Constitution,  et  dont  il  fait  déjà  partie  : 

0  II  s'est  monté  ici  un  club  d'Amis  de  la  Consti- 
tution, à  l'instar  du  fameux  club  des  Jacobins  de 
Paris,  auquel  celui-ci  s'est  affilié.  Déjà  nombreux,  il 
le  deviendra  bien  davantage,  malgré  la  sévérité  des 
principes  qu'on  exige  dans  les  candidats.  J'en  suis 
un  des  membres.  C'est  aux  Jacobins  aussi  que  nous 
tenons  nos  séances.  Il  est  à  souhaiter  que  partout  il 
se  forme  de  pareilles  associations.  Elles  contribue- 
ront beaucoup  à  propager  l'esprit  public,   les  bons 

(i)  Journal  (Vune  bourgeoise,  par  M.  LOCKROY. 


84  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

principes  et  à  rendre  inébranlable  la  Constitution. 
Le  dimanche  et  le  mercredi,  le  public  assiste  à  nos 
séances.  Nous  y  avons  des  hommes  de  grand  talent. 
Vergniaud  est  notre  Mirabeau,  Guadet  notre  Pétion, 
Ducos  notre  Barnave.  » 

Ses  enfants  lui  ayant  demandé  si  la  question  de 
religion  était  un  obstacle  à  l'entrée  dans  la  société, 
il  s'empresse  de  les  détromper  et  il  leur  parle  en 
même  temps  du  succès  croissant  de  cette  réunion    : 

((  Bordeaux,  30  avril   1790. 

a  Tu  me  demandes  si  les  Juifs  sont  admis  dans 
la  société  des  Amis  de  la  Constitution.  Oui,  sans 
doute,  et  on  y  admettrait  également  des  Turcs,  s'ils 
étaient  enflammés  de  l'amour  du  patriotisme,  avec  la 
réputation  d'une  bonne  conduite.  C'est  tout  ce  qu'on 
exige,  et  l'on  n'a  égard  ni  à  la  naissance,  ni  aux 
places,  ni  aux  richesses,  ni  à  la  profession,  qui, 
jadis,  établissaient  des  distinctions  si  humiliantes. 

«  Nos  séances  attirent  une  grande  affluence.  Le 
local  ne  contient  que  douze  à  quatorze  cents  per- 
sonnes, mais  fût-il  dix  fois  plus  grand,  il  serait  tou- 
jours plein.  Les  dames,  pour  être  placées  commodé- 
ment, s'y  rendent  à  trois  heures  et  les  séances  ne 
s'ouvrent  qu'à  six  heures.  Les  soldats  des  troupes  de 
ligne  y  viennent  en  grand  nombre  et  y  prêtent  tour  à 
tour  le  serment  de  soutenir  la  Constitution,  de  dé- 
noncer les  traîtres  à  la  patrie  et  de  défendre  ceux 
qui  feront  de  telles  dénonciations  : 

<(  Bordeaux,   14  mai  1791. 

«  Notre  club  prend  un  grand  accroissement.  Le 
local  est  trop  petit  et  nous  allons  occuper  une  des 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  85 

églises  supprimées;  les  matières  actuellement  à  la 
discussion  sont  le  licenciement  des  officiers  de  l'ar- 
mée, le  duel,  le  mariage  des  princes.  Nous  avons  des 
orateurs  d'une  grande  force.  Heureux  ceux  qui  pos- 
sèdent le  talent  de  l'improvisation  !  De  tels  sujets, 
rares  encore,  ne  le  seront  pas  dans  la  suite.  Comme 
le  génie  n'a  plus  d'entraves,  il  se  déploiera  en 
France,  de  manière  à  faire  oublier  les  orateurs  les 
plus  fameux  de  la  Grèce  et  de  Rome.  » 

L'institution  des  clubs  paraît  à  M.  Géraud  une 
idée  merveilleuse  et  qui  doit  produire  de  véritables 
bienfaits,  a  Oh  !  les  heureux  établissements  que  les 
clubs,  s'écrie-t-il,  la  France  en  est  couverte  !  Ils  sont, 
pour  la  chose  publique,  ce  que  l'air  est  pour  l'exis- 
tence. »  A  l'en  croire,  ils  font  le  plus  grand  bien,  ils 
étendent  prodigieusement  l'esprit  public  :  a  II  n'y  a 
plus  cette  même  légèreté,  cet  amour  des  plaisirs,  chacun 
ambitionne  d'acquérir  des  connaissances  utiles  en  lé- 
gislation, en  administration,  etc.  »  Il  n'hésite  pas  à 
leur  attribuer  un  changement  notable  dans  les  mœurs 
qui,  chaque  jour,  deviennent  plus  pures,  surtout  dans 
la  province,  qui  était  moins  corrompue  que  la  capi- 
tale :  «  Nous  serons  sanctifiés  plus  tôt  que  les  Pari- 
siens, dit-il  avec  candeur,  plus  tôt  qu'eux  à  la  hauteur 
de  la  Révolution!  » 


CHAPITRE  VI 


1791 


SoitNLAIRE  :  L'émigration  se  transporte  à  Coblentz.  —  Me- 
naces des  émigrés.  —  Fuite  des  tantes  du  roi.  —  Maladie 
du  roi.  —  28  février.  —  Loi  proposée  sur  l'émigration. 
—  Maladie  de  Mirabeau.  —  Sa  mort.  —  Ses  obsèques. 


Les  mois  qui  suivent  la  fête  de  la  Fédération  ne 
tiennent  pas  les  promesses  qu'avait  fait  concevoir 
l'ivresse  universelle  soulevée  par  cette  cérémonie. 
Les  troubles  matériels  augmentent,  le  trouble  des 
esprits  s'accentue.  Des  bruits  singuliers  recommen- 
cent à  se  répandre  sur  les  projets  de  la  cour,  l'émi- 
gration devient  un  objet  de  haine  et  d'horreur  pour 
le  peuple  : 

«  Tout  est  tranquille  pour  le  moment,  mande 
Edmond,  mais  on  craint  une  explosion  prochaine 
dans  Paris  ou  sur  les  frontières.  Le  roi  est  triste, 
inquiet,  rêveur.  Mîne  Louis  XVI  est  au  contraire  gaie 
et  pleine  d'enjouement.  L'on  parle  d'un  voyage  du 
roi  à  Compiègne  ou  à  Fontainebleau.  L'on  a  arrêté 
sur  les  frontières  du  département  du  Nord  des  voi- 
tures aux  armoiries  du  roi  (car  il  en  a  malgré  le 
décret.  Le  roi  sera-t-il  donc  au-dessus  des  lois? 
Hélas!  oui),  remplies  d'arm.es  et  de  munitions  pour 
les  émigrés.  Ceux  qui  ne  sont  pas  des  bêtes  ou  des 
Parisiens  ne  doutent  point  qu'il  n'existe  une  cor- 
respondance secrète  entre  la  cour  et  les  princes  fu- 
gitife.  » 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION  87 

Les  premiers  émigrés,  qui  se  sont  établis  à  Turin 
sous  la  conduite  du  comte  d'Artois,  n'ont  pas  réussi 
dans  leurs  desseins,  et  leurs  efforts  pour  soulever  le 
midi  de  la  France  sont  restés  infructueux. 

Découragée  par  son  insuccès,  l'émigration  se  résout 
à  transporter  le  centre  de  ses  opérations  dans  un 
endroit  qu'elle  suppose  devoir  lui  être  plus  favorable 
et  où  il  lui  sera  plus  facile  de  solliciter  et  d'obtenir 
l'appui  des  puissances.  Elle  s'établit  à  Coblentz,  dans 
le  territoire  de  l'électeur  de  Trêves  et  elle  s'organise 
militairement  sous  le  commandement  du  prince  de 
Condé  pour  marcher  en  tête  des  armées  étrangères  à 
la  conquête  de  la  France  rebelle. 

A  partir  de  ce  moment  le  mouvement  d'émigration 
s'accentue  d'une  façon  inquiétante.  Ce  n'est  pas  que 
la  situation  soit  plus  troublée  ni  les  dangers  que 
l'on  court  plus  pressants,  mais  la  mode  s'en  mêle  et 
il  devient  de  bon  ton  d'aller  grossir  le  nombre  de 
ceux  qui  attendent  à  l'étranger  le  retour  imminent 
de  l'ancien  ordre  de  choses.  L'on  court  aux  armes 
contre  son  pays  comme  si  l'on  courait  à  l'accomplis- 
sement du  devoir  le  plus  sacré.  On  monte  en  car- 
rosse au  sortir  de  l'Opéra  et  l'on  part  gaiement  pour 
Coblentz,  muni  d'un  mince  bagage.  Qu'est-il  besoin 
d'emporter  tant  de  choses  pour  une  si  courte  absence  ? 
C'est  à  peine  si  l'on  dit  adieu  à  ses  amis.  Le  retour 
ne  doit-il  pas  être  prochain  ? 

Beaucoup  ne  devaient  jamais  revoir  leur  patrie; 
les  autres  n'y  devaient  rentrer  que  vmgt-trois  ans 
plus  tard. 

Cependant  ces  rassemblements  sur  la  frontière  du 
royaume  commençaient  à  devenir  gênants;  on  leur 
prêtait,  non  sans  motifs,  des  projets  menaçants  et 
l'imagination  populaire  les  exagérait  encore.  La  pré- 
sence du  frère  même  du  roi  à  la  tête  des  émigrés  ren- 


88  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

dait  singulièrement  suspecte  l'attitude  de  Louis  XVI. 
On  le  soupçonnait,  ainsi  que  toute  la  famille  royale, 
d'entretenir  des  correspondances  avec  l'étranger  et 
d'abuser  le  peuple  par  une  attitude  hypocritement 
satisfaite,  alors  que  par-dessous  main  il  se  prépa- 
rait par  tous  les  moyens  à  rejoindre  Coblentz. 

Ces  bruits  prirent  encore  plus  de  consistance  lors- 
qu'en  février  1791  l'on  apprit  que  les  tantes  du  roi, 
Mesdames  Victoire  et  Adélaïde,  estimant  le  salut  de 
leur  âme  compromis  en  France,  projetaient  de  quitter 
Paris  et  de  se  retirer  à  l'étranger.  Aussitôt  l'émoi  est 
grand  et  les  nouvelles  les  plus  invraisemblables  cir- 
culent :  Mesdames  doivent  enlever  le  dauphin  dans 
un  fond  de  voiture,  un  autre  enfant  de  son  âge  et 
de  même  figure  lui  sera  substitué;  deux  mille  gen- 
tihhoram-es  doivent  c,ccompagner  les  fugitives  à  la 
frontière;  ce  départ,  dit-on,  n'est  que  le  prélude 
d'autres  plus  graves.  Les  uns  veulent  s'opposer  à 
l'exécution  de  ces  projets,  et  de  ce  nombre  sont  les 
districts  (i),  la  municipalité,  le  club  des  Jacobins, 
les  dames  de  la  Halle,  etc.;  d'autres  ne  conçoivent 
pas  comment  on  peut  retenir  les  princesses  malgré 
elles,  et  leur  donner  des  fers  quand  la  nation  brise 
les  siens.  Enfin  rien  ne  venant  confirmer  les  inten- 
tions prêtées  à  Mesdames,  le  bruit  s'apaise. 

Tout  à  coup  la  nouvelle  se  répand  qu'elles  ont 
quitté  Paris  furtivement  et  gagné  l'étranger,  que 
Monsieur  allait  les  suivre  lorsqu'il  a  été  arrêté  sor- 
tant de  chez  la  comtesse  de  Balbi,  sa  maîtresse,  à 

(i)  Avant  1789,  Paris  était  partagé  en  vingt  et  un  quar- 
tiers. Le  23  avril  i7<Sg,  un  règlement  divise  la  ville  en 
soixante  arrondissements  ou  districts.  La  loi  du  27  juin 
1790  substitue  aux  districts  quarante-huit  sections.  Ces  sec- 
tions établissent  entre  elles  des  communications  actives  et 
rapides  et  deviennent  un  dés  plus  puissants  éléments  de  la 
l\.évolui:ioû. 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  S9 

laquelle  il  venait  de  faire  ses  adieux.  On  dit  haute- 
ment que  les  tantes  du  roi  emmènent  le  dauphin,  et 
qu'elles  emportent  des  millions.  La  populace 
s'ameute,  la  garde  nationale  prend  les  armes,  l'émo- 
tion la  plus  vive  règne  dans  la  capitale. 

«  20  février  1791. 

«  Mesdames  sont  enûn  parties  la  nuit  du  samedi, 
écrit  Terrier;  elles  ont  fort  bien  fait  de  prendre  le 
devant,  car  les  dames  de  la  Halle  se  proposaient 
d'aller  les  joindre  dimanche  à  leur  château  de 
Bellevue  pour  les  accompagner  sous  bonne  escorte 
à  celui  des  Tuileries.  Ceux  qui  voient  partout  des 
projets  de  contre-Révolution  prétendent  que  ce  dé- 
part n'est  qu'un  prélude,  que  Monsieur  va  bientôt 
demander  d'aller  aux  eaux,  que  la  reine  avec  le  dau- 
phin prétextera  d'aller  faire  un  tour  à  Fontaine- 
bleau, qu'ainsi  toute  la  famille  royale  s'évadera  suc- 
cessivement. 

«  Vannes  vient  de  voir  une  autre  Saint-Barthé- 
lémy; le  fanatisme  plane  sur  toute  la  France,  cher- 
chant où  il  pourra  allumer  son  flambeau  incendiaire 
au  feu  sacré  de  nos  autels  (i).   » 

«  On  n'attache  autant  d'importance  à  la  fuite  des 
tantes  du  roi,  écrit  Edmond  de  son  côté,  que  par  la 
crainte  d'émigrations  plus  dangereuses;  on  a  bien 
raison  de  les  redouter  :  je  ne  vois  que  ce  moyen  de 
contre-Révolution  qui  puisse  être  efiicace.  Je  ne  crois 
pas  que  le  roi  soit  sincèrement  dans  les  sentiers  de  la 
Révolution.    Au    reste,    on    s'attend    que    les    tantes 

(i)  Les  paysans  bretons,  excités  par  les  prédications  du 
clergé,  venaient  de  se  soulever  ;  ils  marchèrent  sur  Vannes, 
mais  la  garde  nationale  leur  barra  le  chemin  et  en  tua  un 
assez  grand  nombre. 


90  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

auront  rencontré  bien  des  obstacles  sur  leur  chemin, 
et  qu'elles  auront  peut-être  rebroussé.  » 

En  effet,  Mesdames  avaient  pris  la  route  d'Italie, 
mais  elles  furent  arrêtées  par  la  municipalité  d'Ar- 
nay-le-Duc  et  gardées  à  vues  jusqu'à  ce  que  l'As- 
semblée eût  statué  sur  leur  sort.  La  délibération  fut 
longue  et  orageuse;  Mirabeau  demandant  d'une  voix 
hautaine  quelle  loi  s'opposait  au  voyage  des  prin- 
cesses, un  député  lui  répondit  gravement  :  «  Le 
salut  du  peuple!  »  Menou  eut  l'esprit  de  mettre  un 
terme  à  la  discussion  en  s'écriant  :  «  L'Europe  sera 
bien  étonnée,  quand  elle  saura  qu'une  grande  assem- 
blée a  mis  plusieurs  jours  à  décider  si  deux  vieilles 
femmes  entendraient  la  messe  à  Rome  ou  à  Paris  !  » 

Les  tantes  du  roi  furent  remises  en  liberté,  mais 
leur  départ  fut  regardé  par  l'aristocratie  comme  le 
signal  d'une  émigration  générale;  à  partir  de  ce 
moment,  les  routes  de  l'étranger  se  couvrent  de  fu- 
gitifs. 

Lorsqu'on  avait  connu  le  départ  de  Mesdames,  la 
foule  s'était  portée  au  Luxembourg,  où  résidait  Mon- 
sieur. Le  prince  protesta  de  ses  intentions,  assura 
qu'on  le  soupçonnait  à  tort  de  vouloir  s'éloigner  de 
Paris  et  il  fit  le  serment  de  ne  point  quitter  le  roi. 
Le  peuple,  que  les  exemples  du  passé  rendaient  peu 
confiant,  força  Monsieur  à  venir  s'établir  aux  Tuile- 
ries pour  partager  la  semi-captivité  de  Louis  XVL 

A  partir  de  ce  moment,  la  surveillance  redouble 
autour  du  malheureux  roi.  Cependant  sa  popularité 
n'a  pas  encore  subi  d'irrémédiables  atteintes;  au 
fond,  il  est  aimé  dans  le  peuple,  où  on  le  croit  animé 
des  meilleurs  sentiments.  En  mars  1791,  il  tombe 
malade,  et  la  plus  vive  inquiétude  se  manifeste  dans 
la  population.  Son  rétablissement  provoque  une  allé- 
gresse générale  et  le  peuple  témoigne  son  bonheur 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  91 

par  d'étonnantes  manifestations.  Edmond  mande  à 
son  père  : 

«  Les  illuminations  que  l'on  fit  dimanche  dernier 
furent  beaucoup  troublées  par  un  vent  et  de  la  pluie 
qui  tomba  après  plus  de  trois  semaines  de  sec.  C'est 
dommage;  les  habitants  étaient  très  portés  à  illu- 
miner pour  marquer  leur  joie  de  ce  que  le  roi,  qui 
est  chéri  ici,  et  que  l'on  doit  aussi  chérir  dans  tous 
les  départements  avaient  recouvré  heureusement  la 
santé.  9 

Les  derniers  incidents  auxquels  nous  venons  de 
faire  allusion  et  les  conséquences  qu'ils  ont  provo- 
quées dans  la  noblesse  du  royaume  font  demander 
des  mesures  de  répression  contre  l'émigration.  Une 
loi  est  proposée  à  l'Assemblée.  Pendant  qu'on  la  dis- 
cute, surviennent  de  graves  événements  : 

Le  28  février,  le  peuple,  excité,  dit-on,  par  le  duc 
d'Orléans,  se  porte  au  donjon  de  Vincennes,  où  se 
trouvent  de  nombreux  prisonniers,  et  l'attaque.  La 
Fayette  accourt  et  rétablit  l'ordre.  En  même  temps 
une  émeute  éclate  aux  Tuileries.  Beaucoup  de  nobles 
s'y  sont  réunis,  armés  de  poignards,  pour  défendre 
le  roi,  disent-ils,  dont  la  vie  est  menacée.  La  garde 
nationale  les  désarme  et  les  arrête,  non  sans  une 
lutte  des  plus  vives.  Le  bruit  court  qu'ils  ont  voulu 
enlever  Louis  XVI,  et  on  les  surnomme  les  Cheva- 
liers du  Poignard.  Ces  manifestations  armées  de  la 
noblesse  surexcitent  l'imagination  populaire;  l'émo- 
tion est  à  son  comble. 

a  La  journée  du  28,  écrit  Terrier,  a  causé  une 
fermentation  qui  n'est  pas  encore  apaisée.  Chacun  en 
tire  des  conséquences  plus  ou  moins  sinistres,  et  il 
serait  difficile  d'en  tirer  de  bien  favorables.  On  re- 
garde comme  un  fait  certain  que  M.  Condé  va 
incessamment  entrer  en  France  avec  une  artoée  de 


92  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

dix  mille  hommes,  qui  doit  être  grossie  de  trente  à 
quarante  mille  mécontents.  » 

Les  esprits  sensés  et  clairvoyants  peuvent  déjà 
prévoir  les  scènes  tragiques  que  l'émigration  va  pro- 
voquer dans  un  avenir  prochain.  M.  Géraud  s'en  fait 
l'écho  par  ces  paroles  véritablement  prophétiques   : 

«  La  journée  du  28,  mon  cher  Terrier,  doit  en 
effet  inspirer  de  vives  craintes  et  redoubler  la  sur- 
veillance des  bons  patriotes.  On  croit  assez  générale- 
ment ici  que  les  conspirateurs  avaient  pour  but  l'en- 
lèvement du  roi,  mais  ce  projet  était  aussi  insensé 
que  celui  qu'on  prête  à  M.  Condé.  S'il  osait  entrer  en 
armes  dans  le  pays,  on  ne  donnerait  pas,  je  crois,  le 
temps  aux  mécontents  d'aller  grossir  des  cohortes 
scélérates,  et  de  toutes  parts  nous  apprendrions  des 
arrestations  et  sans  doute  des  -punitions  sanglantes. 
Non,  tant  que  les  puissances  n'épouseront  pas  les 
querelles  de  ces  pygmées,  nous  n'avons  rien  à 
craindre.    » 

Le  même  jour  et  pendant  que  ces  événements  se 
passaient  dans  Paris,  l'Assemblée  discutait  la  loi 
sur  l'émigration.  Demandée  avec  rage  par  Barnave, 
les  Lameth  et  leurs  partisans,  elle  fut  attaquée  avec 
la  plus  extrême  violence  par  Mirabeau;  jamais  il  ne 
montra  plus  de  puissance,  plus  d'entraînante  audace 
que  dans  ce  discours  :  «  Je  jure,  s'écria-t-il,  si  une 
loi  d'émigration  est  votée,  je  jure  de  vous  désobéir.  » 

Les  arguments  mis  en  avant  par  le  tribun  furent 
passionnément  commentés,  en  particulier  une  lettre 
éloquente  qu'il  avait  adressée  autrefois  à  Frédéric- 
Guillaume,  et  dans  laquelle  il  réclamait  la  liberté 
d'émigration  comme  un  des  droits  les  plus  sacrés  de 
l'homme;  il  l'avait  lue  à  la  tribune. 

a  J'ose  à  peine  vous  déclarer  mon  opinion  sur 
M.  Mirabeau,  écrit  Terrier;  mais  comment  un  homme 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  93 

de  sens  peut-il  de  bonne  foi  citer,  dans  une  circons- 
tance aussi  urgente,  une  lettre  écrite  pour  un  Etat 
paisible  !  Quelle  analogie  y  a-t-il  donc  entre  la 
Prusse  tranquille,  la  Prusse  en  paix,  et  la  France  en 
convulsion?  On  cite  les  droits  de  l'homme!  Sans 
doute  ces  droits  auront  toute  leur  étendue  lorsque  la 
patrie  sera  sauvée,  mais  dans  un  temps  de  trouble, 
de  périls,  où  il  faut  des  bras,  des  baïonnettes  et  peut- 
être  du  sang,  chaque  citoyen  doit  défendre  ses  foyers 
ou  y  renoncer,  parce  qu'il  est  souverainement  injuste 
que  son  voisin  s'expose  pour  défendre  ses  propriétés 
qu'il  abandonne.  Au  reste,  je  ne  vois  pas  qu'un  dé- 
cret qui  défendrait  les  émigrations  dans  un  temps 
de  troubles  fût  plus  contraire  aux  droits  de  l'homme 
et  à  la  liberté  que  celui  qui  ordonne  que  tout  citoyen 
en  âge  de  porter  les  armes  s'armera  pour  défendre 
sa  patrie  lorsqu'elle  sera  menacée.  Pourquoi  ne 
pourrait-on  pas  rester  tranquille  chez  soi  s'il  est 
permis  de  s'absenter?    » 

Mirabeau  triompha,  mais  ce  fut  presque  sa  der- 
nière victoire.  Depuis  la  fin  de  1788,  il  se  sentait 
profondément  atteint  :  a  Les  peines  d'esprit,  les 
agitations  de  l'âme,  les  tempêtes,  le  travail  forcé, 
tout  cela  m'use  ou  m'a  usé,  disait-il,  et  je  ne  suis 
plus  invulnérable.  »  La  maladie  allait  terrasser  cette 
puissante  nature.  Des  yeux  caves,  la  pâleur  du 
visage,  des  défaillances  soudaines,  faisaient  pres- 
sentir une  crise  imminente.  Il  ne  parut  plus  qu'une 
seule  fois  à  la  tribune  de  l'Assemblée;  ce  fut  dans 
la  question  des  mines  et  pour  donner  la  preuve 
d'amitié  la  plus  touchante.  Le  comte  de  la  Marck, 
avec  lequel  il  était  intimement  lié,  et  qui  lui  servait 
d'intermédiaire  dans  ses  rapports  avec  la  cour,  avait 
presque  toute  sa  fortune  placée  dans  les  mines.  Une 
loi  proposait  de  supprimer  les  concessions,  et  l'As- 


94  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

semblée  paraissait  disposée  à  l'accueillir  favorable- 
ment. Le  jour  oii  la  question  vint  en  discussion,  Mi- 
rabeau, quoiqu'il  pût  à  peine  se  soutenir,  se  prépara  à 
se  rendre  à  la  séance.  La  Marck  s'efforça  de  l'en 
empêcher  :  a  Mon  ami,  répondit  le  tribun,  ces  gens-là 
vont  vous  ruiner  si  je  n'y  vais  pas;  je  veux  partir, 
vous  ne  parviendrez  pas  à  me  retenir.  »  Quelques 
heures  après,  il  revenait  en  disant  à  son  ami  :  «Votre 
cause  est  gagnée,  et  moi,  je  suis  mort  »,  et  il  s'éva- 
nouit. Il  ne  sortit  plus  de  chez  lui. 

La  nouvelle  de  sa  maladie  plongea  Paris  dans  la 
consternation;  il  semblait  qu'une  calamité  publique 
fût  sur  le  point  de  frapper  la  France.  Un  peuple 
immense  se  pressait  autour  de  sa  demeure  et  gardait 
le  plus  profond  silence.  Le  roi  et  la  reine,  terrifiés  de 
l'abandon  dans  lequel  ils  allaient  se  trouver  si  cette 
main  puissantes  se  retirait  d'eux,  envoyaient  à  chaque 
heure  du  jour  prendre  des  nouvelles  du  mourant.  Le 
rédacteur  des  Révolutions  de  Paris  y  qui  déjà  de- 
mande la  suppression  de  la  royauté,  apprend  que 
le  roi  a  envoyé  pour  s'informer  de  Mirabeau,  et  il 
écrit  :  a  Sachons  gré  à  Louis  XVI  de  n'y  avoir  pas 
été  lui-même,  c'eût  été  une  diversion  fâcheuse,  on 
l'aurait  idolâtré.  »  A  mesure  que  les  bulletins  ré- 
pandus dans  la  foule  devenaient  plus  inquiétants, 
l'effroi  et  la  douleur  augmentaient.  Démocrates,  aris- 
tocrates, tous  venaient  avec  anxiété  solliciter  des 
nouvelles.  Cet  empressement  fut  sensible  au  mori- 
bond. Barnave,  son  ennemi,  se  présenta  chez  lui,  au 
nom  des  Jacobins,  et  Mirabeau  en  ressentit  une  douce 
émotion. 

Bien  entendu,  tous  les  partis  se  reprochaient  sa 
mort  et  s'accusaient  mutuellement  de  l'avoir  em- 
poisonné. 

En   dépit   des   soins   prodigués   par   ses   amis,   en 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  95 

dépit  des  vœux  ardents  de  tout  un  peuple,  Mirabeau 
s'éteignit  le  2  avril,  «  emportant  avec  lui  les  derniers 
lambeaux  de  la  monarchie  ».  Quand  il  sentit  sa  fin 
approcher,  il  fit  ouvrir  les  fenêtres  :  a  Mon  ami, 
dit-il  à  Cabanis,  je  mourrai  aujourd'hui,  il  ne  reste 
plus  qu'à  s'envelopper  de  parfums,  qu'à  se  couron- 
ner de  fleurs,  qu'à  s'environner  de  musique,  afin 
d'entrer  paisiblement  dans  le  sommeil  éternel.  » 

Il  ne  put  cependant  s'empêcher  de  déplorer  lui- 
même  cette  fin  prématurée,  qui  enlevait  à  la  Révolu- 
tion le  seul  homme  qui  eût  pu  la  diriger  et  la  maî- 
triser. 

La  consternation  fut  générale,  lorsque  se  répandit 
la  fatale  nouvelle,  et  nos  jeunes  étudiants  nous  don- 
nent une  peinture  très  spontanée  et  très  vraie  des 
sentiments  qui  agitaient  la  population  en  présence 
d'un  événement  qui  changeait,  à  n'en  pouvoir  dou- 
ter, les  destinées  mêmes  de  la  patrie. 

«  Au  Lycée,  2  avril  1791,  à  onze  heures  du  matin, 

0  Mirabeau  n'est  plus  !  écrit  Terrier.  Après  quatre 
jours  d'espoir  et  de  crainte,  nous  avons  enfin  perdu 
le  premier  orateur  de  l'Assemblée  nationale.  Un 
émissaire  vient  de  nous  annoncer  qu'il  est  mort  ce 
matin,  à  dix  heures.  Les  derniers  jours  de  sa  vie  ont 
été  les  plus  beaux  de  sa  gloire;  jamais  regret  ne  fut 
plus  profond  ;  ses  ennemis  mêmes  ne  peuvent  lui 
refuser  le  leur.  Ces  jours  derniers,  tout  Paris  se 
portait  chez  lui  en  foule,  les  visages  étaient  tristes, 
pensifs,  et  quoique  chacun  connût  son  état,  on  se 
plaisait  encore  à  se  le  demander  mutuellement, 
comme  si  l'on  eût  cherché  dans  les  autres,  l'espoir 
qu'on  ne  trouvait  pas  en  soi-même.  Il  est  mort  d'une 
fièvre  intermittente  d'une  espèce  maligne.   » 


96  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

Edmond  de  son  côté  mande  à  son  père  tous  les 
détails  qu'il  a  pu  recueillir  sur  la  fin  de  ce  grand 
citoyen  : 

«  3  avril. 

«  Cette  mort,  presque  subite,  a  jeté  ici  une  conster- 
nation douloureuse,  qui  n'a  pas  sans  doute  tardé  à  se 
répandre  dans  tous  nos  départements.  Je  partage  la 
tristesse  publique  bien  vivement,  je  t'assure,  et  la 
perte  que  la  France  vient  de  faire  de  cet  homme 
vraiment  grand  sous  tous  les  rapports  m'a  singulière- 
ment frappé.  Ici,  au  Lycée,  tout  respire  la  plus  pro- 
fonde tristesse;  le  jour  qu'il  mourut,  on  écrivit  sur 
un  grand  tableau,  en  place  de  bulletins,  ces  mots 
atterrants  :  «  //  est  mort  »,  en  grandes  lettres  noires. 
Le  lendemain,  il  devait  y  avoir  un  concert,  qui  n'eut 
pas  lieu,  et  le  mot  «  deuil  »  fut  encore  écrit  sur  le  ta- 
bleau. Chacun  est  costumé  en  noir  :  je  ne  peux  encore 
te  donner  de  détails  sur  les  derniers  moments  de  ce 
grand  homme,  ni  sur  son  enterrement  qui  se  fait 
aujourd'hui,  après  l'ouverture  de  son  corps,  à  la- 
quelle on  procède  pour  tranquilliser  le  peuple,  qui  a 
soupçonné  qu'il  avait  été  empoisonné  (i).  » 

«  Paris,  5  avril  1791. 

«  Ce  fut  samedi  dernier,  à  dix  heures  et  demie  du 
matin,  que  Mirabeau  mourut  et  qu'avec  lui  disparut 

(i)  Le  corps  fut  ouvert  en  présence  d'un  commissaire  de 
chaque  section.  «  Les  préventions  populaires  en  ont  fait 
une  nécessité,  écrivait  le  comte  de  la  Marck,  il' s'agit  d'in- 
terroger la  mort  sur  le  crime  qu'elle  a  commis.  »  Mirabeau 
prenait  des  bains  qui  renfermaient  une  dissolution  de  su- 
blimé ;  ils  avaient  produit  chez  lui  cette  teinte  verdâtre 
qu'on  attribuait  au  poison. 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  97 

le  plus  grand  génie  de  son  siècle.  Il  attendit  sa 
fin  aussi  fermement  qu'il  brava  pendant  sa  vie 
toutes  les  insultes  et  les  calomnies  de  ses  ennemis. 
La  consternation,  l'abattement,  la  tristesse,  peints 
sur  le  visage  de  tous  les  citoyens  en  général,  dé- 
montrent combien  sa  perte  leur  cause  de  douleur. 
Livré  pendant  sa  maladie  aux  soins  d'un  ami  dont 
il  connaissait  l'attachement,  il  n'a  point  voulu 
voir  d'autres  médecins,  et  c'est  avec  beaucoup  de 
peine  qu'il  consentit  à  recevoir  M.  Petit,  très  célèbre 
praticien.  «  Mon  ami,  disait-il  à  M.  Cabanis,  qui 
a  le  soignait,  c'est  pour  vous  que  je  refuse  de  voir 
a  M.  Petit;  si  je  revenais  à  la  vie,  vous  en  auriez 
«  tout  le  mérite  et  il  en  aurait  toute  la  gloire.  » 
Ce  trait  seul  suffit  pour  confondre  ceux  qui  ont 
prétendu  que  ce  grand  homne  ne  connaissait  pas 
l'amitié. 

a  Deux  jours  avant  sa  mort,  il  entendit  un  bruit 
extraordinaire,  il  en  parut  surpris  ;  on  lui  apprit  que 
c'était  un  coup  de  canon  :  a  Serait-ce  déjà,  dit-il, 
a  les  funérailles  d'Achille?  » 

a  Un  concours  nombreux  de  citoyens  assiégeaient 
sa  porte;  la  rue  était  toujours  pleine,  et  l'on  voyait 
bien,  au  calme  parfait,  au  silence  qui  régnait,  que 
c'était  l'intérêt  qui  les  amenait  et  non  la  curiosité. 
Cependant,  malgré  leurs  précautions,  les  oreilles  de 
Mirabeau  furent  frappées  de  quelque  bruit  ;  a  C'est, 
a  lui  dit-on,  le  peuple  qui  veut  sans  cesse  apprendre 
a  de  vos  nouvelles.  »  —  ot  II  m'a  été  doux  de  vivre 
a  pour  le  peuple,  dit-il,  il  me  sera  glorieux  de  mourir 
«  au  milieu  de  lui.  » 

a  Ses  facultés  intellectuelles  ne  pouvaient  se  désor- 
ganiser facilement,  aussi  les  a-t-il  conservées  jusqu'à 
sa  mort,  mais  ses  souffrances  ont  été  cruelles  et  elles 
n'ont    point    abattu    son    courage.    Cependant,    peu 


98  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

d'instants  avant  d'expirer,  il  demanda  plusieurs  fois 
de  l'opium  à  son  médecin. 

«  Samedi  au  soir,  il  reçut  les  députés  de  l'Assem- 
blée nationale,  a  C'est  aujourd'hui,  dit-il  à  M.  de 
a  Talleyrand,  évêque  d'Autun,  que  l'on  doit  traiter 
a  l'importante  question  des  successions.  J'avais  prê- 
te paré  là-dessus  un  ouvrage  qui  aurait  peut-être  été 
«  utile;  lisez-le  si  l'Assemblée  veut  le  permettre.  » 
«  Outre  cet  ouvrage,  il  en  avait  fait  quatre  autres 
qu'il  a  donnés  aussi  aux  députés  ;  c'était  un  traité  sur 
le  mariage  des  prêtres,  sur  le  divorce,  sur  l'éduca- 
tion nationale  et  enfin  sur  les  académies.  Ses  refus 
constants  d'accepter  les  insolentes  provocations  que 
lui  ont  faites  ses  ennemis  sont  un  excellent  traité 
sur  le  duel. 

a  Ecartons  de  sa  tombe  tous  ses  défauts  et  ne 
pensons  seulement  qu'à  donner  des  regrets  à  ses  ta- 
lents et  à  son  grand  génie.  C'est  le  premier  grand 
homme  qu'ait  perdu  la  France  libre. 

a  Ici,  le  club  des  Amis  de  la  Constitution  portera 
le  deuil  pendant  huit  jours;  indépendamment  de 
cela,  la  plus  grande  partie  des  patriotes  le  porte, 
ainsi  que  les  dames.  » 

Les  funérailles  du  célèbre  tribun  furent  gran- 
dioses; La  Fayette,  tous  les  ministres  (i),  l'Assem- 
blée tout  entière,  le  club  des  Jacobins,  toutes  les 
autorités,  le  département,  les  municipalités,  les  so- 
ciétés populaires,  l'armée  accompagnaient  le  convoi, 
escortés  d'un  peuple  immense.  Le  cortège  était  si 
long  qu'on  n'arriva  qu'à  huit  heures  à  l'église  Saint- 
Eustache.  Cerutti  prononça  l'éloge  funèbre.  Dès  qu'il 
fut  terminé,  vingt   mille  gardes  nationaux   déchar- 

(i)  Dans  l'ancien  régime  un  garde  des  sceaux  ne  portait 
jamais  le  deuil,  ne  faisait  aucune  visite.  M.  Duport  du 
Tertre  assista  en  simarre  aux  obsèques  de  Mirabeau. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  99 

gèrent  à  la  fois  leurs  armes.  C'est  à  la  lueur  trem- 
blante des  torches  qui  éclairaient  la  scène  qu'on 
arriva  à  Sainte-Geneviève  et  que  la  lugubre  cérémonie 
prit  fin.  On  s'étonna  que  le  roi  ne  se  soit  pas  joint 
au  Corps  législatif  pour  suivre  le  cortège  :  l'impres- 
sion eût  été  profonde  dans  l'esprit  du  peuple. 

«  Les  obsèques  de  Mirabeau  ont  été,  pour  la"^ 
pompe,  celles  d'un  monarque,  écrit  Edmond,  mais  ce 
dont  les  rois  ne  peuvent  pas  trop  se  flatter,  il  em- 
portait avec  lui  les  regrets  de  tous  les  citoyens.  Les 
spectacles  ont  été  fermés  tous  samedi,  et  aujourd'hui 
les  Français  seulement.  Les  papiers  publics  se  dis- 
putent à  qui  en  fera  plus  d'éloges;  on  ne  sait  oii  le 
porter,  on  ne  trouve  pas  de  place  digne  de  lui.  Le 
département  de  Paris  le  qualifie  de  «  citoyen  élo- 
a  qiient  et  vertueux.  » 

Pour  honorer  la  dépouille  mortelle  de  l'illustre 
homme  d'Etat,  l'église  Sainte-Geneviève  fut  érigée 
en  Panthéon  et  l'on  y  fit  graver  cette  inscription  : 
«    Aux  grands  hommes  la  Patrie  reconnaissante    ». 

a  Si  Louis  XVI,  qui  paraît  l'idole  du  peuple,  mou- 
rait, écrit  un  chroniqueur  du  temps,  il  pourrait  rece- 
voir les  mêmes  honneurs  qui  ont  entouré  les  restes  de 
Mirabeau,  mais  il  ne  pourrait  en  recevoir  de  plus 
grands  (i).    » 

Le  Lycée  consacra  une  soirée  tout  entière  à  dé- 
plorer la  perte  irréparable  que  venait  d'éprouver  la 
France  : 

a  Le  Lycée  a  aussi  jeté  des  fleurs  sur  la  tombe  de 
Mirabeau,  dit  Edmond.  Tous  les  talents  se  sont  em- 
pressés d'y  venir  chanter  à  l'envi  le  grand  homme 
que  nous  venons  de  perdre,  et  des  éloges,  des  orai- 
sons funèbres  ont  fait  couler  nos  pleurs  en  redou- 

(i)  Correspondance  secrète,  publiée  par  M.  DE  Lescure. 


loo  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

blant  nos  regrets.  M.  Cabanis,  son  médecin,  a  fait 
lire  un  journal  de  la  maladie  qui  nous  l'a  enlevé.  Cet 
ouvrage  est  écrit  d'une  manière  on  ne  peut  plus  tou- 
chante, ce  sont  les  expressions  naïves  du  sentiment 
et  du  plus  tendre  attachement,  c'est  le  cœur  d'un 
ami  qui  s'épanche,  qui  mêle  ses  vifs  regrets  à  ceux  de 
ses  concitoyens,  et  l'on  voit  bien  que  M.  Cabanis, 
en  écrivant  ce  petit  ouvrage,  ne  fait  que  sentir  et  se 
ressouvenir.  M.  Chénier  a  lu  ensuite  quelques  strophes 
d'une  ode  sur  la  mort  de  notre  Démosthène.  Pendant 
ces  diverses  lectures  nous  avions  sous  les  yeux,  d'un 
côté,  le  buste  du  personnage  qui  en  faisait  le  sujet, 
et  de  l'autre,  son  portrait,  tous  deux  d'une  parfaite 
ressemblance.  Nous  entendîmes  ensuite  une  musique 
lugubre,  dont  les  accents  déchirants  remplirent  d'ef- 
froi tous  les  cœurs.  Ce  fut  ainsi  que  se  termina  cette 
soirée  de  tristesse.    » 

La  province  ne  se  montra  pas  moins  pénétrée  que  la 
capitale  du  douloureux  événement  qui  venait  de 
s'accomplir.  M.  Géraud  écrivait  à  son  fils  : 

((   Bordeaux,    12   avril    1791. 

«  Le  grand  Mirabeau  couvre  de  deuil  toute  la 
France.  Sous  l'ancien  régime,  nos  âmes  abêties 
n'eussent  pas  ainsi  senti  la  perte  de  cet  homme 
célèbre,  tant  il  est  vrai  qu'il  n'est  donné  qu'aux 
peuples  libres  et  éclairés  de  bien  apprécier  les  ta- 
lents. Notre  municipalité,  nos  tribunaux,  nos  corps 
administratifs,  tous  les  citoyens  sont  en  deuil.  On 
a  fait  à  la  cathédrale  un  service  pompeux.  Les  Amis 
de  la  Constitution  lui  en  ont  décerné  un  aux  Jaco- 
bins, qui  ne  l'était  pas  moins.  Leur  tribune  retentit 
tous  les  jours  des  talents  du  grand  homme  et  des 
regrets  de  sa  perte.  Si  c'eût  été  un  homme  ordinaire. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  loi 

on  ne  se  souviendrait  que  de  ses  vices,  car  on  ne  peut 
pas  dire  que  Mirabeau  ait  été  un  homme  vertueux. 
Il  ne  lui  manquait  que  de  l'être  pour  éclipser  tout  ce 
que  les  temps  anciens  et  les  temps  modernes  ont 
produit  de  plus  grand,  et  l'histoire  en  parlant  de 
cet  homme  extraordinaire  ne  se  taira  pas  sur  ce  qui 
obscurcit  sa  gloire.  » 

Après  la  mort  du  tribun  dans  lequel  ils  avaient 
placé  toute  leur  confiance,  le  roi  et  la  reine  se  mon- 
trèrent désolés  :  o  Depuis  la  mort  de  Mirabeau, 
disaient-ils  à  un  envoyé  de  Léopold,  nous  avons 
perdu  toute  espérance.  » 

Madame  Elisabeth,  que  les  événements  n'avaient 
pu  instruire,  plaisantait  volontiers  sur  cette  dispari- 
tion, qui  avait  pourtant  quelque  importance  : 

0  Mirabeau  a  pris  le  parti  d'aller  voir  dans  l'autre 
monde  si  la  Révolution  y  était  approuvée,  écrivait- 
elle  à  Mme  de  Raigecourt.  Bon  Dieu  !  quel  réveil 
que  le  sien!  On  dit  qu'il  a  vu  une  heure  son  curé.  Il 
est  mort  avec  tranquillité,  se  croyant  empoisonné... 
Les  aristocrates  le  regrettent  beaucoup...  Je  ne  puis 
m'empêcher  de  regarder  sa  mort  comme  un  trait  de 
la  Providence  sur  ce  royaume.  Je  ne  crois  pas  que 
ce  soit  par  des  gens  sans  principes  et  sans  mœurs 
que  Dieu  veuille  nous  sauver  (i).  » 

(i)  Feuillet   de   Conches. 


CHAPITRE  VII 


1791 

Sommaire  :  Les  prêtres  assermentés  et  les  réfractaires.  — 
La  bulle  du  pape.  —  L"Eglise  protestante.  —  Suppres- 
sion des  barrières.  —  Rareté  du  numéraire.  —  Le  roi  ne 
peut  se  rendre  à  Saint-Cloud.  —  Il  accomplit  ses  Pâques 
constitutionnelles. 


Pendant  qu'Edmond  et  John  continuaient  à  mener 
à  Paris  la  vie  la  plus  agréable  pour  des  jeunes  gens 
de  leur  âge,  et  qu'ils  s'y  procuraient,  tout  en  s'ins- 
truisant,  d'utiles  distractions,  la  situation  religieuse 
et  politique  prenait  une  acuité  chaque  jour  plus 
grande. 

L'Assemblée  ne  s'était  pas  contentée  d'enlever  au 
clergé  ses  biens  pour  remplir  les  caisses  vides  de 
l'Etat,  elle  supprima  bientôt  tous  les  ordres  et  con- 
grégations et  décréta  que  les  évêques  et  les  curés 
seraient  nommés  par  les  électeurs;  cette  dernière  me- 
sure créait  un  véritable  schisme  dans  l'Eglise  et 
allait  amener  de  déplorables  conséquences.  La  ma- 
jorité du  clergé  s'insurgea  et  elle  entreprit  contre  le 
gouvernement  une  campagne  des  plus  violentes,  en 
particulier  dans  la  Vendée  et  dans  les  départements 
du  Midi,  où,  de  connivence  avec  les  émigrés,  elle 
s'efforça  de  soulever  les  populations. 

L'Assemblée,  pour  venir  à  bout  de  cette  résistance, 
décida  que  tous  les  ecclésiastiques  seraient  astreints 
à  prêter  serment  à  la  Constitution.  Ce  serment  im- 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION  103 

pliquait  l'adhésion  aux  nouvelles  lois  ecclésiastiques. 
Les  prêtres  qui  le  refusaient  devaient  être  déchus  de 
leurs  droits  et  remplacés  immédiatement,  mais  ils 
restaient  libres  d'exercer  leur  ministère  à  titre  privé; 
ils  recevaient  une  pension  et  on  leur  laissait  même 
l'usage  des  églises  pour  y  célébrer  leurs  offices. 

Le  roi,  après  avoir  longtemps  résisté,  finit,  de 
guerre  lasse,  par  sanctionner  ce  décret.  La  plus 
grande  partie  du  clergé  refusa  le  serment;  on  des- 
titua les  réfractaires  et  on  les  remplaça  par  des 
prêtres  assermentés  ou  constitutionnels.  L'exécution 
des  mesures  prises  par  l'Assemblée  souleva  partout 
les  plus  vives  résistances  et  créa  entre  les  membres 
du  clergé  un  antagonisme  des  plus  fâcheux  :  beau- 
coup de  vicaires  n'hésitèrent  pas  à  prêter  le  serment 
civique  pour  prendre  la  place  de  leur  curé.  Il  en  ré- 
sulta dans  bien  des  localités  des  scènes  scanda  • 
leuses  : 


((  7  janvier  1791. 

«  C'est  dimanche  prochain  que  nos  curés  doivent 
prêter  en  chaire  le  serment  civique,  conformément 
au  décret  du  27  novembre,  écrit  un  chroniqueur  de 
l'époque.  Jamais  les  habitants  de  Paris  n'auront  été 
si  exacts  à  assister  à  la  messe  paroissiale.  On  s'at- 
tend bien  que  plusieurs  curés  voudront  singer  les 
évêques,  et  essayeront  quelque  coup  de  théâtre  pathé- 
tique, soit  par  un  refus,  soit  par  une  distinction  sco- 
lastique.  Ils  se  compareront  à  des  martyrs  qui  vont 
être  persécutés  pour  la  religion,  quoiqu'il  ne  soit 
question  ni  de  religion,  ni  de  dogme,  ni  même  de 
discipline.  Déjà  le  curé  de  Saint-Sulpice  a  annoncé  à 
ses  dévotes  qu'il  dirait  en  chaire  des  choses  bien  im- 
portantes;  mais   les  poissardes   de  sa   paroisse  ont 


I04  JOURNAL   D'UN  ÉTUDIANT 

annoncé  de  leur  côté  qu'elles  lui  préparaient  une 
leçon  bien  sensible.  Elles  se  proposent  d'écouter  pai- 
siblement ses  lamentations,  mais  de  le  saisir  en 
sortant  de  l'église,  et  de  faire  un  grand  exemple  sur 
la  partie  qui  paye  ordinairement  pour  les  enfants 
indociles  (l).   » 

Les  menaces  n'empêchèrent  nullement  le  curé  de 
Saint-Sulpice  de  mettre  son  projet  à  exécution.  Au 
jour  et  à  l'heure  dits,  et  en  présence  d'une  foule 
compacte,  il  monta  en  chaire  et  prêcha  sur  l'enfer  : 

0  Quand  sa  bouche,  dit  Mercier,  eut  vomi  des  blas- 
phèmes contre  l'Assemblée  nationale,  un  cri  universel 
d'indignation  fit  retentir  les  voûtes  du  temple.  Les 
cris  qui  se  faisaient  entendre  n'étaient  point  des 
menaces,  mais  seulement  des  cris  :  «  A  l'ordre  !  à 
l'ordre  !  »  Tout  à  coup  l'orgue  majestueux  remplit 
l'église  de  ses  sons  harmonieux  et  fit  retentir  dans 
tous  les  cœurs  l'air  si  fameux  -.Ah!  ça  ira!  ça  ira!  (2). 

a  L'indignation  se  changea  en  allégresse  patrio- 
tique et  on  invita  le  motionnaire  de  contre-révolution 
à  chanter  Ça  ira.  Il  descendit  de  la  chaire  couvert 
de  risées,  de  honte  et  de  sueur.  Sommé  de  faire  son 
devoir  en  prêtant  le  serment  civique,  il  refusa  haute- 
ment et  se  retira. 

«  Alors  un  officier  municipal  monta  dans  la  chaire 
et  dit  aux  citoyens  :  «  Messieurs,  la  loi  n'oblige 
a  point  cet  homme  à  "prêter  serment  à  la  Nation.  Par 
a  son  refus  il  a  seulement  encouru  la  destitution  de 
«  l'emploi  public  qui  lui  était  confié.  Il  ne  sera  bien- 
«  tôt  plus  notre  pasteur  et  vous  serez  appelés  à  en 


(i)  Corres-poniance  secrète,  publiée  par  M.  DE  Lescure. 

(2)  ((  Le  mot  ça  ira  était  d'ailleurs  respectable  par  son 
origine.  Nous  l'avions  emprunté  du  célèbre  Franklin  : 
c'était  son  expression  favorite  dans  le  plus  fort  de  la 
Révolution  d'Amérique.  »  (IV^ERCIER.) 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  105 

a  nommer  un  autre  qui  soit  plus  digne  de  votre  con- 
«  fiance.  » 

a  Ce  peu  de  mots  prononcés  au  nom  de  la  loi  rap- 
pelèrent le  respect  qu'elle  commande  pour  le  lieu 
saint,  et  le  calme  le  plus  profond  régna.  » 

Edmond  nous  dépeint  avec  humour  l'aspect  de 
Paris  et  des  églises  pendant  toute  cette  journée. 

«  C'était  hier  que  l'hydre  envenimée  du  clergé 
devait  voir  la  plus  fière  de  ses  têtes  abattue;  à  sept 
heures  du  matin  on  &t  l'appel.  A  huit  heures,  les 
corps  de  garde  furent  pleins  de  soldats,  les  rues 
couvertes  de  patrouilles;  la  populace  se  porta  en 
foule  dans  les  églises  ;  on  attendit  avec  impatience 
l'heure  de  la  grand'messe.  Quelques  prêtres  se  ren- 
dirent à  l'attente  et  aux  désirs  populaires,  d'autres 
ne  se  montrèrent  pas,  les  autres  enfin  ne  parurent 
que  pour  insulter  à  la  sagesse  de  nos  lois  et  aux 
vœux  d'une  nation  entière.  Ils  auraient  bientôt  reçu 
le  prix  de  leur  folie  extravagante,  si  la  garde  na- 
tionale n'eut  partout  modéré  la  juste  indignation  du 
peuple.  A  peine  leurs  premières  paroles  avaient-elles 
laissé  percer  des  sentiments  suspects  que  les  mots 
d'  0  à  bas  l'aristocrate  »,  les  menaces  du  fatal  ré- 
verbère leur  imposèrent  silence.  Ce  ne  fut  qu'avec 
beaucoup  de  peine  que  la  garde  fit  évader  certains 
d'entre  eux.  Dans  quelques  paroisses  les  vicaires 
s'étant  présentés  pour  prêter  leur  serment,  ils  furent 
élus  curés  par  acclamation.  Ce  coup  vigoureux  porté 
sans  hésiter  par  le  clergé  de  Paris,  fait  voir  à  quel 
degré  de  lumière  et  de  philosophie  on  est  parvenu 
dans  la  capitale,  mais  sa  maligne  influence  n'est- 
elle  pas  à  craindre  pour  les  provinces  fanatiques  oiî 
une  ignorance  encore  barbare  fait  prendre  pour  des 
oracles  le  texte  des  paroles  criminelles,  produit  d'un 
odieux  intérêt.  9 


io6  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

A  Bordeaux,  la  situation  était  très  tendue  et  les 
mesures  décrétées  par  l'Assemblée  y  produisaient  une 
vive  effervescence  : 

t(  Bordeaux,  février   1791. 

«  De  nos  treize  curés,  écrit  M.  Géraud,  celui  de 
Saint-Mexent  seul  (M.  Oré)  a  fait  le  serment.  Les 
douze  autres  sont  encore  réfractaires.  Ils  ont  jusqu'à 
dimanche  pour  tout  délai.  M.  Oré  a  reçu  des  récom- 
penses flatteuses  de  sa  démarche  civique.  Tous  les 
corps  l'ont  complimenté  et  la  garde  nationale  lui  a 
donné  une  sérénade  superbe. 

«  Dans  les  campagnes  et  dans  les  petites  villes, 
les  curés  sont  moins  récalcitrants.  Le  plus  grand 
nombre  obéit  à  la  loi.  Quand  une  fois  cette  crise  sera 
passée,  que  restera-t-il  aux  ennemis  de  la  Révolu- 
tion ?    » 

Les  nouvelles  qui  arrivaient  de  provinces  rela- 
taient tous  les  différends  qui  s'élevaient  entre  prêtres 
réfractaires  et  constitutionnels;  c'était  un  sujet  de 
discussions  passionnées  parmi  les  membres  du  Lycée. 

Edmond  raconte  quelques-uns  des  principaux  in- 
cidents qui  parviennent  à  sa  connaissance  : 

«  Voici  les  nouvelles  du  jour.  Un  curé  des  environs 
de  Saint-Brieuc,  échauffé  comme  beaucoup  de  ses 
confrères  par  les  libelles  incendiaires  qui  inondent 
tous  les  départements,  monte  en  chaire,  et  déclame 
violemment  contre  le  serment  exigé  par  l'Assemblée 
nationale.  Son  vicaire  prend  ensuite  sa  place  et  pé- 
rore avec  chaleur  en  faveur  du  serment  prescrit.  Le 
pasteur  breton  s'apercevant  que  son  vicaire  est  écouté 
avec  satisfaction,  se  lève,  et  interrompant  brusque- 
ment l'orateur  :  a  Ah!  dit-il,  je  vois  bien  011  tu 
a  veux   en    venir,    tu    t'imagines   avoir   ma   cure,   eh 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  107 

a  bien,  tu  ne  l'auras  pas,  car,  pardieu,  je  prêterai 
«  mon  serment.  »  Aussitôt,  il  se  compose,  remonte 
paisiblement  à  l'autel,  entonne  sa  préface,  et  n'a  pas 
plus  tôt  uni  son  office  qu'il  vient  jurer  d'une  autre 
manière  entre  les  mains  d'un  officier  municipal. 

a  M.  Dusert  a  lu  à  l'Assemblée  une  lettre  de  la 
municipalité  de  Vannes,  dont  le  contenu  fait  frémir. 
S'il  faut  en  croire  cette  lettre,  les  prêtres  de  Vannes 
ont  renouvelé  le  forfait  du  cardinal  de  Lorraine, 
lorsqu'il  envoyait  des  assassins  pour  massacrer  l'in- 
fortuné amiral  de  Coligny.  On  a  vu  un  prêtre  célébrer 
la  messe  à  deux  heures  après  minuit,  tenant  un  cru- 
cifix à  la  main,  exhorter  au  massacre,  au  nom  du 
Dieu  de  paix,  comme  à  une  action  commandée  par 
le  ciel,  des  malheureux  que  le  fanatisme  avait  égarés. 
Mais  la  municipalité  annonce  que  les  espérances  de 
ces  hommes  sanguinaires  ont  été  trompées.  » 

Le  peuple  naturellement  prend  parti  pour  les  prê- 
tres assermentés,  qui,  à  ses  yeux,  sont  les  partisans 
du  gouvernement,  tandis  que  les  réfractaires  repré- 
sentent l'ancien  régime.  L'indignation  est  générale 
quand  on  apprend  que  le  pape  a  le  mauvais  goût  de 
ne  pas  approuver  les  nouvelles  mesures,  qu'il  défend 
aux  élus  du  peuple  d'administrer  les  sacrements, 
enfin  qu'il  les  excommunie  : 

((  Mai   i/Qi. 

0  Le  pape  s'est  donc  enfin  expliqué!  écrit  Terrier; 
le  bruit  public  annonce  qu'une  bulle  arrivée  hier  à 
dix  heures  à  M.  de  Montmorin,  met  le  royaume  en 
interdiction,  déclare  nuls  et  sans  effet  les  sacrements 
administrés  par  les  prêtres  et  évêques  jureurs,  etc. 
Ce  sera  une  arme  de  plus  dans  les  mains  des  enne- 
mis du  bien  public;  puissent-ils  n'en  tirer  pas  plus 


io8 


JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 


de  parti  ailleurs  que  dans  la  capitale.  On  attend  cette 
bulle  avec  impatience,  je  dirai  même  avec  une  espèce 
de  plaisir;  elle  est  destinée  avec  le  mannequin  de 
son  auteur,  à  servir  de  matière  à  un  feu  de  joie  dans 
le  jardin  du  Palais-Royal.  » 

C'est,  en  effet,  ce  qui  arriva.  La  bulle  ou  tout  au 
moins  son  simulacre,  fut  brûlée  au  Palais-Royal  au 
milieu  de  l'allégresse  générale,  ainsi  qu'un  manne- 
quin qui  représentait  le  successeur  de  saint  Pierre. 
Edmond  écrit  : 

a  L'effigie  du  pape  a  été  brûlée  au  Palais-Royal, 
ainsi  que  son  bref.  Un  particulier,  dont  les  parents 
ont  péri  des  mains  des  fanatiques  de  Nîmes,  a  en- 
foncé trois  fois  le  couteau  dans  le  corps  de  cette 
vaine  figure  et  a  savouré  ainsi  une  légère  ombre  de 
vengeance. 

«  Pendant  qu'il  s'occupe  à  lancer  ses  sottes  excom- 
munications sur  la  France,  nous  nous  moquons  de 
lui  à  merveille.  Paris  n'est  plein  que  de  caricatures, 
de  chansons,  de  quolibets,  sur  cet  excommunicateur 
berné  ;  le  pauvre  Pie  VI  n'est  plus  appelé  que  Margot 
la  Pie.  » 

L'animadversion  contre  les  prêtres  réfractaires  re- 
doubla et  ils  furent  partout  plus  que  jamais  pour- 
suivis par  le  cri  sinistre  :  a  A  la  lanterne,  à  la 
lanterne  !   » 

Ces  questions  religieuses  offraient  à  Edmond  un 
intérêt  d'autant  plus  grand  qu'il  appartenait  à  la 
religion  réformée  et  qu'il  avait  souffert  comme  tous 
ses  coreligionnaires  des  entraves  si  dures  mises  par 
l'Etat  et  l'Eglise  à  l'exercice  de  son  culte.  Il  en 
avait  gardé  une  rancune  profonde  contre  le  clergé 
catholique  et  il  ne  pouvait  que  se  réjouir  de  tout 
ce  qui  contribuait  à  abaisser  la  toute-puissance  de 
l'Eglise  et  placer  ses  représentants  au  niveau  des 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  109 

simples  citoyens.  Quand  on  songe  que  jusqu'en  1787 
les  protestants  si  paisibles,  si  laborieux,  n'avaient 
pas  encore  d'état  civil,  qu'on  ne  les  regardait  pas 
comme  des  hommes,  qu'aux  yeux  de  la  loi  ils  ne 
pouvaient  ni  naître,  ni  se  marier,  ni  mourir,  ni  hériter, 
que  leurs  enfants  étaient  bâtards!  etc.  Jusqu'en  1789, 
ils  sont  exclus  de  tous  les  emplois  civils,  l'exercice 
de  leur  culte  leur  est  interdit  ;  pour  se  réunir  et  prier 
en  commun,  ils  doivent  se  rendre  chez  les  ambassa- 
deurs étrangers   qui   partagent   leurs  croyances   (i). 

(i)  M.  et  Mme  Géraud  s'étaient  mariés  en  1774,  devant 
leur  pasteur,  mais  ce  n'est  qu'en  1789  que  leur  situation,  et 
celle  de  leurs  enfants,  fut  reconnue  par  la  loi.  Voici  l'acte 
de  mariage  qu'ils  obtinrent  enfin  à  cette  époque   : 

Extrait  des  registres  des  déclarations  des  tnariages  des 
non-catholiques  défosés  au  greffe  du  Sénéchal  et  Prési- 
dîal  de  Guienne. 

Aujourd'hui  vingt-troisième  du  mois  de  mai  mil  sept  cent 
quatre-vingt-neuf,  à  Bordeaux,  en  notre  hôtel,  par-devant 
nous  Joseph-Sébastien  de  Larose,  Conseiller  d'Etat  et  hono- 
raire au  Parlement  de  Bordeaux,  Président  Présidial,  Lieu- 
tenant général  en  la  Sénéchaussée  de  Guienne,  Conserva- 
teur des  Privilèges  royaux  de  l'Université  de  Bordeaux  et 
Prévôt  royal  de  Lombrière,  Ont  comparu  :  sieur  Charles 
Géraud,  négociant  de  cette  ville,  demeurant  rue  du  Cha- 
peau-Rouge, paroisse  Saint-Remi,  fils  légitime  de  feu  sieur 
Jean  Géraud,  négociant,  et  de  feu  dame  Marie  Lesplette, 
habitants  de  la  ville  de  Bergerac,  D'une  part  ;  —  Et  de- 
moiselle Elisabeth  Pellissier,  fille  légitime  de  feu  sieur 
Pierre  Pellissier,  le  jeune,  négociant,  et  de  feue  dame  Mag- 
deleine  Raimond,  d'autre  part  ;  —  Lesquels,  pour  se  con- 
former à  l'édit  de  Versailles  du  mois  de  novembre  mil  sept 
cent  quatre-vingt-sept,  ont  déclaré  s'être  mariés  en  cette 
ville,  le  vingt-un  décembre  mil  sept  cent  soixante  et  qua- 
torze, et  que  de  leur  mariage  ils  ont  deux  enfants  mâles, 
savoir  :  Jean-Edmond  né  le  vingt  novembre  mil  sept 
cent  soixante  et  quinze  ;  —  Et  Jean-Charles-.Auguste,  né  le 
six  décembre  mil  sept  cent  soixante-dix-sept  ;  tous  deux 
baptisés  à  l'église  de  Saint-André  de  cette  ville;  de  laquelle 
déclaration  avons  octroyé  acte  en  présence  des  sieurs  Jean 
Pelissier,  négociant,  demeurant  rue  du  Chapeau-Rouge, 
paroisse  Saint-Remi,  Jacques  Raymond,  ancien  négociant, 


no  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

i\Iais  heureusement  ces  temps  d'épreuves  venaient 
de  prendre  fin  et  désormais  les  tristes  dissentiments 
religieux  qui,  si  longtemps,  avaient  creusé  un  abîme 
entre  enfants  du  même  pays  avaient  à  jamais  dis- 
paru. A  en  croire  Géraud,  l'union  devenait  chaque 
jour  plus  intime,  plus  touchante,  une  extrême  tolé- 
rance avait  succédé  à  un  odieux  fanatisme.  Il  en 
cite  un  curieux  exemple  : 

a  Les  protestants  qui  se  trouvent  en  grand  nombre 
ici  ont  fait  célébrer  dans  leur  église  de  Saïnt-Tho- 
mas-du- Louvre  (oii  nous  allons  souvent)  un  superbe 
Te  Deuin  pour  la  fin  de  la  constitution.  La  munici- 
palité y  a  assisté  en  corps,  une  foule  de  catholiques 
s'y  sont  aussi  rendus,  et  cet  exemple  de  tolérance  et 
de  confraternité  a  rempli  tous  les  cœurs  d'une  joie 
pure  et  sincère  (i).  Le  Te  Deum  était  composé  de 
plusieurs  pièces  de  poésie  tirées  de  nos  meilleurs 
poètes,  tels  que  Racine,  Voltaire,  Rousseau,  etc.  La 
musique  fait  le  plus  grand  honneur  à  M.  Gossec,  com- 


demeurant  rue  et  paroisse  Sainte-Croix  ;  Pierre  Trémolières, 
négociant,  demeurant  rue  Raze-aux-Chartrons,  et  Godefroy- 
Auguste  Windisch,  négociant,  demeurant  sur  le  devant  des 
Chartrons,  ces  deux  derniers,  paroisse  Saint-Remi,  témoins 
à  ce  requis,  qui  ont  signé  avec  nous  ainsi  que  lesdits  sieurs 
et  dame  Géraud.  —  Signé  sur  le  registre  :  Ch.  Géraud, 
époux  :  Géraud-Pellissier,  épouse  ;  Pellissier,  Raymond, 
AVindisch,  Trémollières,  Delarose  et  Lamaignère,  greffier. 
Collationné,  certifié  conforme  à  l'original  et  délivré  par 
nous,  greffier  soussigné  à  Bordeaux,  le  23  mai  1789. 

Signé  :  Lamaignère. 

(i)  Dans  beaucoup  d'endroits,  catholiques  et  protestants 
s'efforcent  par  leur  concorde  et  par  des  politesses  réci- 
proques d'effacer  tous  les  dissentiments  passés  :  à  Saint- 
Jean-du-Gard,  près  d'Alais,  le  curé  et  le  pasteur  s'embras- 
sent à  l'autel.  Les  catholiques  mènent  les  protestants  à 
l'église  ;  le  pasteur  siège  à  la  première  place  du  chœur.  Les 
mêmes  honneurs  sont  rendus  par  les  protestants  au  curé, 
qui  écoute  avec  recueillement  le  sermon  du  ministre. 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  m 

positeur  très  distingué.  M.  Maron,  prédicateur  doué 
de  la  plus  touchante  éloquence  et  des  talents  les  plus 
éminents  dans  cette  partie,  dans  un  discours  imbu  des 
meilleurs  principes  de  liberté,  de  morale  et  de  philo- 
sophie, a  fait  verser  des  larmes  à  tout  l'auditoire 
quand  il  a  rappelé  les  persécutions  cruelles  qu'ont 
éprouvées  nos  ancêtres.  Le  texte  de  son  discours  était  : 
«  Cherchez  la  vérité  et  vous  trouverez  la  liberté.  » 
Un  événement  qui  allait  combler  de  joie  la  France 
entière  vint  apporter  une  heureuse  diversion  aux 
querelles  religieuses  et  faire  oublier  un  moment  les 
prêtres  réfractaires  ou  assermentés. 

Une  des  entraves  les  plus  considérables  à  la  cir- 
culation avait  été  l'établissement  des  octrois  à  l'en- 
trée de  toutes  les  villes  du  royaume.  Nul  impôt 
n'était  plus  vexatoire,  aucun  ne  pesait  plus  lourde- 
ment sur  les  malheureux  contribuables  qui,  comme 
nous  le  faisons  nous-mêmes  aujourd'hui,  gémissaient, 
pestaient,  et...  se  résignaient. 

A  Paris,  ces  droits  d'octroi  étaient  particulière- 
ment odieux.  Il  y  avait  soixante  barrières  dont  vingt- 
quatre  principales,  qui  interceptaient  toutes  les  en- 
trées de  la  capitale;  elles  étaient  ordinairement  de 
sapin,  quelquefois  de  fer,  mais  elles  auraient  pu  être 
d'or  massif,  étant  donné  ce  qu'elles  rapportaient.  De 
chaque  côté  de  la  route  s'élevaient  deux  construc- 
tions qui  étonnaient  le  voyageur  par  leur  pesanteur 
et  la  singularité  de  leur  forme.  Les  unes  ressem- 
blaient à  une  chapelle  funéraire,  les  autres  à  une 
église,  d'autres  encore  à  une  prison.  Ces  pavillons 
monumentaux  étaient  destinés  à  abriter  chacun  une 
demi-douzaine  de  commis  taméliques  et  maigres, 
chargés  de  taxer  tout  ce  qui  entrait  dans  Paris. 

«  Aux  barrières,  dit  Mercier,  un  commis  en  redin- 
gote, qui  gagne  cent  misérables  pistoles  par  an,  l'œil 


112  JOURNAL  D'UN   ÉTUDIANT 

toujours  ouvert,  ne  s'écartant  jamais  d'un  pas,  et  qui 
verrait  passer  une  souris,  se  présente  à  la  portière 
de  chaque  équipage,  l'ouvre  subitement  et  vous  dit  : 
N'avez-vous  rien  contre  les  ordres  du  roi?  Il  faut 
toujours  répondre  voyez,  et  jamais  autrement  :  alors 
le  commis  monte,  faite  l'incommode  visite,  redescend 
et  ferme  la  portière.  On  le  maudit  tout  haut  ou  tout 
bas,  il  ne  s'en  embarrasse  guère.  Quand  le  commis 
trouve  quelque  chose  de  sujet  aux  droits  et  que  vous 
n'avez  pas  déclaré,  alors  il  dresse  un  procès- verbal... 
Il  se  fait  tous  les  jours  un  nombre  infini  de  men- 
songes par  les  plus  honnêtes  gens  du  monde,  on  se 
fait  un  plaisir  de  tromper  la  fiscalité  et  le  complot 
est  général  ;  on  s'en  applaudit  et  l'on  s'en  vante. 

a  Si  votre  poche  est  gonflée,  le  commis  vous  la 
tâte.  Tous  les  paquets  sont  ouverts.  Certains  jours  de 
la  semaine  arrivent  les  bœufs  qui  bouchent  le  pas- 
sage pendant  plus  de  deux  heures  ;  il  faut  leur  céder 
le  pas;  on  a  fermé  la  principale  porte  :  on  en  a 
ouvert  une  petite  qui  ne  donne  passage  qu'à  l'animal  ; 
le  commis  compte  tout  le  troupeau,  après  quoi  vous 
passez,  si  bon  vous  semble. 

a  Etes-vous  manufacturier,  négociant?  votre  ballot 
va  à  la  douane.  On  paye,  on  entre  dans  dix  bureaux; 
on  donne  vingt  signatures  pour  un  ballot  ou  pour 
une  valise.  Si  vous  avez  des  livres  avec  vous,  on  vous 
envoie  encore  faire  un  petit  tour  rue  du  Foin,  à  la 
chambre  syndicale,  et  l'inspecteur  de  la  librairie 
saura  quel  est  le  goût  de  vos  lectures. 

a  Vous  avez  beau  murmurer,  vous  plaindre,  dire, 
prouver  que  c'est  une  folie,  une  frénésie;  que  gêner 
le  commerce,  c'est  défendre  à  l'Etat  de  s'enrichir  : 
les  commis  et  les  forts  de  la  douane  ne  vous  enten- 
dent pas.  » 

Déjà,  en   178g,  le  peuple,  dans  sa  haine  aveugle, 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  113 

avait  voulu  incendier  ces  barrières  qui  étaient  pour  lui 
le  symbole  des  droits  qui  l'accablaient.  Le  12  juillet, 
deux  jours  avant  la  prise  de  la  Bastille,  il  s'était 
porté  en  masse  aux  portes  de  Paris  pour  les  détruire, 
mais  il  avait  été  repoussé. 

On  peut  deviner  quelle  fut  la  joie  générale,  quand 
/'Assemblée  nationale  vota  l'abolition  des  barrières 
dans  toute  la  France.  C'est  à  partir  du  i*""  mai  que  la 
mesure  reçut  son  effet.  Edmond  nous  raconte  com- 
ment elle  fut  exécutée  à  Paris  et  il  nous  donne  une 
description  très  vivante  et  très  imagée  de  l'enthou- 
siasme inouï  qu'elle  provoqua  dans  les  classes  popu- 
laires : 

<(   i^""  mai   1791. 

a  Chacun  est  ici  dans  la  joie,  il  n'y  a  plus  de  bar- 
rières autour  de  Paris.  Hier,  vers  le  milieu  de  la  nuit, 
la  principale  pièce  de  canon  du  Pont-Neuf  fut  tirée, 
et  à  ce  signal,  les  commis,  ce  qu'on  nomme  à  Bor- 
deaux pille-gigots,  abandonnèrent  les  barrières.  A 
cinq  heures  du  matin,  les  sapeurs  de  la  garde  natio- 
nale s'y  sont  transportés  et  en  ont  renversé  les  grilles 
à  coups  de  hache.  Bientôt,  les  dames  de  la  halle,  pa- 
rées des  rubans  de  la  liberté,  ont  été  couper,  au 
delà  des  barrières,  un  jeune  arbre  et  sont  revenues 
le  planter  au  Louvre,  dans  la  place  du  Carrousel, 
devant  la  fenêtre  du  roi.  Le  peuple  y  a  attaché  une 
inscription,  par  laquelle  il  témoigne  son  allégresse 
en  termes  libres  et  naïfs.  Le  mot  Louis  XVI  y  est 
accompagnée  de  la  douce  épithète  de  Bien-aimé. 

0  Nous  nous  sommes  levés  de  très  bonne  heure  et 
avons  couru  à  la  grille  Chaillot;  les  Champs-Elysées 
étaient  déjà  pleins  de  danseurs,  l'on  entendait  par- 
tout le  son  aigre  d'une  foule  de  violons,  relevé  par 
le  murmure  bruyant  des  tambourins.  Des  tonneaux, 

8 


114  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

inspirant  la  gaieté,  disposés  çà  et  là  sur  la  route,  par 
ordre  de  la  municipalité,  faisaient  ruisseler  le  vin 
dans  les  verres,  et,  au  besoin,  dans  les  chapeaux, 
d'une  foule  joyeuse.  Le  jour  était  superbe,  le  temps 
qui  avait  été  pluvieux  toute  la  semaine  semblait  res- 
pecter cette  fête  nationale.  Aux  barrières,  on  dansait 
encore  autour  de  ces  antres  enfumés,  refuge  de  l'in- 
solente canaille  des  rats  de  cave;  plus  loin,  dans  la 
campagne  qui  était  magnifique  et  parée  de  ses  mois- 
sons encore  vertes,  l'on  voyait  des  vaches,  qui  four- 
nissaient abondamment  leur  lait  à  de  petits  pelotons 
épars  sur  l'herbe.  Je  m'arrêtais  pour  considérer  un  de 
ces  groupes  ;  il  était  composé  de  jeunes  gens  des  deux 
sexes;  chacun  s'empressait  avec  gaieté  autour  de 
l'animal  indolent  et  chacun  voulait  avoir  le  plaisir 
de  le  toucher  de  ses  mains  impatientes,  de  lui  tenir 
les  cornes.  Nous  ne  sommes  rentrés  que  fort  tard  à 
la  maison;  des  voitures  de  rouliers,  ornées  de  longs 
rameaux,  chargées  de  vin,  de  cidre,  de  sucre,  etc., 
et  autres  denrées,  inondaient  les  rues  de  Paris,  et 
annonçaient  aux  habitants  une  abondance  que  ne 
leur  procurèrent  jamais,  sans  doute,  la  magnificence 
et  le  luxe  des  Louis  XIV,  des  Louis  XV  et  autres 
rois  de  despotique  mémoire  :  on  répondait  des  fe- 
nêtres au  tumulte  et  au  bruit  dont  les  rues  étaient 
remplies  par  des  acclamations,  des  cris  de  joie  et  de 
vifs  applaudissements.  » 

Cette  idylle  devait  être  de  courte  durée.  Peu  de 
jours  après,  Edmond  annonçait  à  son  père  que  la 
situation  financière  devenait  fort  inquiétante  et  que 
le  peuple  se  montrait  menaçant  : 

«  Paris,  24  mai  1791. 

«  L'argent  est  ici  à  22  pour  100.  Il  y  a  des  groupes 
au   Palais-Royal    fort  tumultueux;   la   garde  natio- 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  iiS 

nale  est  aujourd'hui  sur  pied  ;  les  ouvriers  murmurent 
beaucoup;  les  petits  assignats  décrétés  par  l'Assem- 
blée ne  paraissent  point  encore.  » 

Le  29,  il  écrit  de  nouveau  : 

«  L'argent  est  d'une  rareté  étonnante;  nous  ne 
pourrons  éviter  une  explosion,  si  l'on  n'y  apporte  un 
remède  aussi  prompt  qu'efficace.  Les  marchands 
refusent  un  billet  de  60  livres  pour  une  créance  de 
40  livres.  Il  faut  pour  terminer  quelque  chose  que 
les  deux  parties  soient  pourvues  chacune  d'une  cer- 
taine quantité  de  billets  de  différente  valeur  et 
fassent  ainsi  leur  appoint  à  quelques  sous  près.  Vous 
sentez  combien  c'est  gênant.  On  nous  fait  espérer 
pour  mercredi  prochain  les  assignats  de  5  livres. 
Opéreront-ils  un  bien  durable?  on  les  attend  toujours 
avec  impatience.    » 

Si  le  numéraire  manque,  à  qui  la  faute?  N'en  est- 
elle  pas  aux  émigrés,  qui  l'enlèvent  pour  fomenter  la 
guerre  étrangère  et  mieux  ruiner  leur  propre  patrie? 

«Toutes  les  nouvelles  annoncent  que  le  petit  Condé 
vit  à  Worms  avec  le  plus  grand  luxe,  et  personne  ne 
doute  que  des  traîtres  ne  lui  fassent  passer  notre  nu- 
méraire; on  s'étonne  que  le  Corps  législatif  ne  sé- 
visse pas  avec  fermeté  contre  cette  ridicule  poignée 
de  rebelles,  aussi  ouvertement  déclarés  contre  leur 
patrie.  Attend-il  quelque  incursion  sur  notre  terri- 
toire? Il  est  temps  de  prendre  un  parti.   » 

Et  c'est  ainsi  que  grandit  peu  à  peu,  dans  l'esprit 
de  la  populace,  ce  spectre  de  l'émigration  qui  va 
devenir  pour  elle  l'obsession,  et  qui  la  conduira  plus 
tard  aux  plus  effroyables  excès. 

Depuis  les  rassemblements  armés  d'émigrés  à  Co- 
blentz,  l'irritation  populaire  ne  faisait  que  croître. 
La  famille  royale  en  supportait  durement  les  consé- 


ii6 


JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 


quences  :  on  suspectait  de  plus  en  plus  ses  inten- 
tions, on  l'accusait  de  vouloir  fuir  la  capitale,  et  ses 
moindres  démarches  étaient  étroitement  surveillées. 
Le  17  avril,  le  roi  se  décide  à  aller  passer  la  se- 
maine sainte  à  Saint-Cloud,  avec  sa  famille.  Mais  la 
foule  qui  veille  aux  abords  des  Tuileries  soupçonne 
quelque  dessein  caché,  elle  se  précipite  au-devant  des 
chevaux  et  les  dételle,  on  sonne  le  tocsin  à  Saint- 
Roch,  la  garde  nationale  accourt.  Edmond  écrit  à 
son  père  : 


((  Paris,  avril  1791. 

«  Il  paraît  que  la  fin  de  chaque  mois  est  l'époque 
cil  nos  ennemis  renouvellent  leurs  tentatives.  Le 
temps  pascal  leur  paraît  sans  doute  très  favorable, 
mais  il  ne  leur  réussira  pas  plus  que  les  autres;  on 
aperçoit,  depuis  quelques  jours,  un  concours  plus 
considérable  de  ci-devants  aux  Tuileries;  quelques 
menées  sourdes  se  sont  déjà  fait  sentir. 

«  Ce  matin,  le  roi  allait  partir  pour  Saint-Cloud, 
il  était  déjà  dans  sa  voiture  avec  la  reine,  lorsque 
le  peuple  l'a  arrêté.  MM.  Bailly  et  La  Fayette  ont 
en  vain  représenté  au  peuple  que  le  roi  devait  avoir 
la  liberté  d'aller  à  Saint-Cloud  ;  on  a  répondu  que 
ce  voyage  pouvait  être  funeste  et  qu'il  n'aurait  pas 
lieu;  sur  la  menace,  dit-on,  que  M.  de  La  Fayette  a 
faite  d'aller  donner  sa  démission,  on  lui  a  crié  qu'il 
y  allât  ;  le  roi  est  remonté  dans  ses  appartements 
qu'on   a   trouvés   remplis    de  ci-devants   évêques.    » 

En  se  rendant  à  Saint-Cloud,  le  roi  n'avait  d'autre 
but  que  de  se  soustraire  aux  espions  qui  l'entouraient 
et  de  pouvoir  remplir,  sans  soulever  de  scandale,  ses 
devoirs  religieux  de  la  main  d'un  prêtre  réfractaire. 

Le  malheureux  monarque,  en  effet,  au  mépris  de  sa 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  117 

conscience  et  de  ses  scrupules,  avait  dû  se  résigner  à 
tolérer  près  de  lui  un  prêtre  assermenté  (i);  mais  à 
l'approche  du  temps  pascal,  il  n'avait  pu  se  ré- 
soudre à  accepter  de  ses  mains  la  communion,  c'est-à- 
dire  à  commettre  un  acte  qu'il  considérait  comme  un 
sacrilège,  et  il  avait  rappelé  son  grand  aumônier  qui 
avait  refusé  le  serment  civique. 

Il  en  résulta  un  véritable  éclat  et  le  club  des  Cor- 
deliers  dénonça  avec  violence  la  conduite  du  mo- 
narque : 

«   Paris,    18   avril    1791. 

a  Le  club  des  Cordeliers,  mande  Edmond,  a  tou- 
jours montré,  depuis  la  Révolution,  une  énergie  qui 
a  surpassé  toutes  celles  qu'ont  pu  montrer  les  autres. 
Mais  c'est  aussi  une  énergie,  la  plupart  du  temps, 
folle  et  insensée.  Il  y  a  quelque  temps  qu'il  envoya 
une  députation  au  club  des  Jacobins,  pour  demander 
que  l'on  cassât  la  municipalité  de  la  capitale,  à  la 
vérité  trop  faible  et  trop  indolente,  mais  qui  ne  mé- 
ritait point  cette  injure. 

«  Aujourd'hui,  en  passant  sur  le  quai  de  l'Ecole 
pour  aller  au  Lycée,  j'ai  vu  un  placard  autour  du- 
quel il  y  avait  beaucoup  de  monde.  C'était  une  dé- 
nonciation contre  le  roi,  qui  ne  satisfait  guère  depuis 
quelques  jours  le  peuple  de  Paris.  Il  a  su  que  le 
premier  fonctionnaire  public,   ayant  pris  pour  con- 

(i)  Dans  ce  temps,  Madame  fit  publier  qu'il  y  aurait  chez 
elle,  à  son  dîner,  deux  couverts  pour  deux  prêtres  qui  n'au- 
raient pas  fait  le  serment  civique.  Son  cuisinier  apprenant 
linvitation  de  sa  maîtresse  dit  :  c  Je  leur  prépare  un  régal 
meilleur  qu'ils  ne  pensent;  j'écrirai  le  serment  civique  dans 
de  petits  billets  qui  seront  enfermés  dans  de  petits  pâtés. 
S'ils  ne  veulent  jj.is  prononcer  le  serment,  ils  l'avaleront, 
du  moins.  »  (MERCIER.) 


iiS  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

fesseur  ]M.  le  curé  de  Saint-Eustache,  honnête  homme, 
ecclésiastique  assermenté,  l'avait  quitté  pour  en 
prendre  un  non  assermenté,  premier  point  qui  ne 
contribua  pas  peu  à  le  faire  déchoir  de  l'amour  pu- 
blic. Il  a  su  ensuite  qu'il  avait  reçu  la  communion 
pascale  d'un  prêtre  non  assermenté  pareillement,  il 
en  est  résulté  une  grande  effervescence. 

a  Tous  ces  motifs  ont  porté  le  club  des  Cordeliers 
à  cette  dénonciation  vigoureuse  ;  un  grand  nombre  de 
motions  se  font,  suivant  l'ordmaire,  au  Palais- 
Royal  et  il  y  a  un  nombreux  concours  de  monde  aux 
Tuileries. 

a  Je  ne  sais  pas  quelles  peuvent  être  les  causes  qui 
ont  engagé  le  roi  à  violer  le  serment  qu'il  a  fait;  il 
ne  peut  pas  se  plaindre  du  défaut  d'amour  du  peuple 
pour  lui,  car  pendant  sa  maladie  ou  plutôt  son  in- 
disposition, il  doit  avoir  vu  combien  il  en  était  aimé. 
Il  est  faible,  il  peut  s'être  laissé  gagner  par  quelques 
gueux  de  réfractaires.  J'oubliais  de  te  dire  qu'il  avait 
donné  du  logement,  à  Versailles  et  au  Louvre,  à  plu- 
sieurs ex-évêques  et  archevêques,  et  à  toute  cette  sé- 
quelle qui  est  rebelle  aux  lois  de  l'Assemblée.    > 

Peu  de  temps  après,  le  roi  adopte  une  attitude 
toute  différente;  il  feint  d'entrer  sincèrement  dans 
les  idées  de  la  Révolution  et  de  se  conformer  aux 
lois  qu'il  a  lui-même  promulguées  : 

0  Le  roi  est  toujours  décidé  à  partir  dans  les 
quinze  derniers  jours  de  mai,  écrit  Fersen.  Pour  y 
parvenir  plus  sûrement.  Sa  Majesté  s'est  décidée  à 
suivre  un  autre  système  de  conduite;  et,  pour  en- 
dormir les  factieux  sur  ses  véritables  intentions,  il 
aura  l'air  de  reconnaître  la  nécessité  de  se  mettre 
tout  à  fait  dans  la  Révolution,  de  se  rapprocher 
d'eux;  il  ne  ^e  dirigera  que  d'après  leurs  conseils  et 
préviendra  sans  cesse  le  vœu  de  la  canaille,  afin  de 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  119 

leur  ôter  tout  moyen,  tout  prétexte  d'insurrection  et 
aûn  de  maintenir  la  tranquillité  et  leur  inspirer  la 
confiance  si  nécessaire  pour  la  sortie  de  Paris.  Leurs 
Majestés  iront  dimanche  à  la  messe  de  leur  paroisse, 
et  pour  peu  qu'on  le  désire,  elles  se  confesseront  et 
feront  leurs  Pâques  de  la  main  d'un  prêtre  qui  aura 
fait  le  serment.  » 

Le  peuple  en  effet  demandait  que  la  famille  royale 
donnât  l'exemple  de  l'obéissance  aux  lois.  Pour 
mieux  tromper  leurs  geôliers,  le  roi  et  la  reine  se 
résignèrent  ;  ils  se  rendirent  à  leur  paroisse  où  ils 
firent  leurs  Pâques  constitutionnelles.  Lorsqu'ils  mon- 
tèrent en  carrosse,  la  foule  les  acclama  :  Je  ne  veux 
pas  que  le  peuple  me  regarde  comme  un  aristocrate  v, 
dit  le  roi,  et  il  fit  baisser  les  glaces.  Alors  les  cris  de 
joie  redoublèrent.  La  reine,  qui  avait  orné  sa  coiffure 
des  couleurs  nationales,  fut  également  très  applau- 
die :  a  II  lui  serait  facile  de  recouvrer  l'affection  du 
peuple  »,  dit  le  narrateur. 

Pour  bien  montrer  sa  conversion,  le  roi  éloigne  les 
prêtres  réfractaires  qui  t'entouraient  et  qui  desser- 
vaient encore  la  chapelle  des  Tuileries. 

«  Le  roi  est  à  plaindre  plus  qu'à  blâmer,  écrit 
Edmond,  il  vient  de  purger  sa  maison  de  tous  les 
mauvais  sujets  qui  l'infectaient,  et  s'il  persiste  à  ne 
plus  s'en  entourer,  nous  ne  lui  verrons  plus  faire  de 
fautes.  Il  n'est  pas  méchant,  mais  il  est  faible,  et  on 
dirait  à  tous  les  faux  pas  qu'on  lui  fait  faire,  qu'il 
ne  sait  pas  discerner  le  bien  du  mal.   » 


CHAPITRE  VIII 

Voyage  à  Versailles  en   1791   (i). 

«  Septembre  1791. 
a   Maman, 

«Nous  partons  demain  pour  Versailles,  si  toutefois 
le  temps  le  permet.  Nous  embrasserons  dans  notre 
route  et  Marly,  et  Trianon,  et  Lucienne,  et  Nanterre, 
et  Neuilly...  Que  de  villes!  que  de  pays!  Je  me  pré- 
pare à  faire  un  journal  que  je  te  dédie  d'avance.  Je 
n'oublierai  point  mon  bonnet  de  laine,  car  nous  de- 
vons rester  trois  jours  dans  notre  tournée.  Je  vais 
apprêter  mes  souliers,  mes  boucles,  mes...  Tiens,  la 
tête  m'en  tourne,  il  me  semble  déjà  être  sur  le  che- 
min... Si  tu  me  voyais  sauter  sur  ma  chaise  en  te 
griffonnant  cette  épître...,  que  tu  rirais!  Voilà  beau- 
coup de  joie,  mais  ce  maudit  temps...,  je  ne  sais 
quelle  épithète  lui  donner,  ce  chien  de  temps  est 
à  la  pluie...  Je  tremble  que  ce  vent  de  sud-est  ne 
nous  amène  de  l'eau...  et  alors  où  seraient  mon 
journal,  mon  plaisir,  mon  bonnet  de  laine,  mes 
apprêts?  » 

Mon  voyage  à  Versailles  et  à  Marly,  dédié  à  ma- 

(i)  M.  Terrier  et  ses  élèves  n'accomplirent  ce  déplace- 
ment qu'au  mois  de  septembre  ;  nous  en  plaçons  le  récit  un 
peu  plus  tôt  pour  ne  pas  interrompre  des  événements  poli- 
tiques intéressants. 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION  121 

man  ce  6  septembre  lyçiy  la  seconde  année  de  la 
liberté  : 

0   Maman, 

a  Ce  fut  dans  une  de  ces  belles  matinées  du  mois 
de  septembre  qu'après  nous  être  lestés  d'un  bon  dé- 
jeuner, M.  Terrier,  mon  frère  et  moi  prîmes  la  route 
de  Versailles.  Les  rayons  du  soleil  avaient  déjà  dis- 
sipé les  brouillards  de  la  nuit  et  préparé  le  plus 
beau  jour.  Nous  roulions  déjà  sur  la  place  Louis  XV, 
portés  dans  un  bon  cabriolet  :  tout  en&n  paraissait 
aller  au  gré  de  nos  désirs...  Mais  non...  jamais  de 
bonheur  pur  dans  ce  monde...  car  nous  nous  aper- 
çûmes que  notre  cheval  était  boiteux  et  notre  cocher 
borgne  (i). 

(i)  On  allait  en  général  à  Versailles  par  la  voiture  pu- 
blique appelée  carabns.  Mercier  en  fait  une  amusante  des- 
cription  : 

'(  Qui  ne  connaît  le  majestueux  carabas,  attelé  de  huit 
chevaux,  lesquels  font  quatre  petites  lieues  en  six  heures 
et  demie  de  temps  !  Il  mène  les  gens  à  Versailles  ;  il  ren- 
ferme dans  une  espèce  de  longue  cage  d'osier  vingt  per- 
sonnes qui  sont  une  heure  à  se  chamailler  avant  que  de 
pouvoir  prendre  une  attitude,  tant  elles  sont  pressées; 
quand  la  machine  part,  voilà  que  toutes  les  têtes  s'entre- 
choquent; on  tombe  dans  la  barbe  d'un  capucin,  ou  dans 
les  tétons  d'une  nourrice.  Un  escalier  de  fer  à  larges 
degrés  oblige  vieille  et  jeune  à  montrer  au  moins  sa  jambe 
à  tous  curieux  passants. 

«  Ce  carabas  n'a  pas  l'air  de  conduire  les  gens  à  une 
cour  brillante.  S'il  fait  soleil,  vous  y  arrivez  grillé;  s'il 
pleut,  vous  êtes  trempé  comme  une  soupe.  C'est  dans  cet 
état  qu'on  débarque  les  Parisiens  empressés  de  voir  la 
majesté  du  trône  devant  le  château  magnifique  et  la  grille 
dorée  du  riche  souverain. 

'(  Il  faut  entrer  dans  ce  carabas,  ou  dans  des  carrosses 
dits  pots-de-chambre,  moins  incommodes,  mais  constam- 
ment ouverts  à  tous  les  vents. 

«  Quand  vous  prrncz  un  de  ces  pots-de-chambre,  vous 
avec  des  pages.  Le  cocher,  qui  n'a  peint  de  gages,  place,  à 
dûu2e  soU  par  tête,  quatre  personnes,  deux  sur  le  devant, 


122  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

a.  Quoi  qu'il  en  soit,  après  avoir  traversé  Sèvres, 
petite  ville  fameuse  par  sa  manufacture  de  porce- 
laine, et  laissé  Saint-Cloud  à  la  droite,  nous  sommes 
arrivés  à  Versailles  sur  les  onze  heures. 

«  La  façade  du  château  de  Versailles,  qui  vint 
s'offrir  d'abord  à  nos  regards,  n'a  point  la  majes- 
tueuse régularité  qu'on  admire  dans  celle  du  Louvre  ; 
elle  est  cependant  riche  et  imposante,  mais  elle  ne  m'a 
point  autant  frappé  que  je  m'y  étais  attendu.  Les 
dehors  de  la  chapelle  sont  remarquables  ainsi  que  les 
immenses  cours  par  lesquelles  on  arrive  au  château, 
surtout  la  dernière,  qui  est  pavée  de  marbres  de  di- 
verses couleurs. 

a  Quant  aux  appartements,  il  suffit  de  dire  que 
tout  leur  ensemble  se  ressent  bien  de  la  magnifi- 
cence et  de  la  grandeur  de  Louiâ  XIV.  Le  seul  dé- 
faut qu'on  puisse  y  trouv'er  est  la  trop  grande  prodi- 
galité de  l'or;  en  quelques  endroits  que  l'on  jette  les 
yeux,  ils  ne  sont  frappés  que  de  l'éclat  de  ce  riche 
métal.  L'on  y  voit  des  tableaux  de  la  plus  grande 
perfection.  Parmi  le  grand  nombre  de  ceux  qui  ont 
excité  mon  admiration,  je  citerai  :  la  Mort  de  saint 
FrançoiSy  par  Annibal  Carrache;  rApparitio7î  du 
prophète  Samuel  au  roi  Saîil,  par  Salvator  Rosa;  la 
Visite  d'Alexandre  et  de  Parjnénion  aux  femmes  de 
Darius,  par  Le  Brun  ;  le  Châtiment  du  roi  Cyrus, 
par  Rubens,  et  quelques  autres  de  Paul  Véronèse. 
Les  peintures  de  la  galerie  représentent  les  victoires 
de  Louis  XIV. 

deux  sur  le  derrière.  Ceux  qui  sont  sur  le  devant  s'appellent 
singes,  et  ceux  qui  sont  sur  le  derrière,  lapins.  Le  singe  et 
le  lapin  descendent  à  la  grille  dorée  du  château,  ôtent  la 
poudre  de  leurs  souliers,  mettent  l'épée  au  côté,  entrent 
dans  la  galerie,  et  les  voilà  qui  contemplent  à  leur  aise 
la  famille  royale,  et  qui  jugent  de  la  physionomie  et  de 
la  bonne  grâce  des  princesses.  » 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  123 

«  L'on  nous  a  fait  voir  le  lit  où  mourut  ce  roi; 
c'est  tout  ce  qu'on  peut  faire  de  plus  majestueux  et 
de  plus  riche.  Nous  avons  encore  vu  le  salon  d'Her- 
cule, remarquable  par  son  étendue  et  par  ses  pein- 
tures de  la  plus  grande  beauté;  c'est  là  où  le  roi 
reçut  pour  la  première  fois  les  Etats  généraux. 

«  Nous  avons  passé  de  là  à  la  salle  des  Etats,  qui 
répond  très  bien  au  reste  du  château  par  sa  majesté 
et  sa  splendeur.  Notre  guide  nous  a  fait  monter  sur  le 
théâtre,  dont  l'étendue  est  immense;  je  te  dirai  en 
passant  que  c'était  le  bavard  le  plus  impitoyable 
que  j'aie  jamais  trouvé  :  «  Messieurs,  nous  disait-il, 
et  voilà  la  place  où  se  mettent  les  ducs,  les  comtes, 
«  les  marquis,  les  vicomtes  et  les  barons  ;  voici  les 
«  loges  des  chevaliers,  des  cordons  bleus,  des  croix 
(T  de  Saint-Louis,  des  commandeurs  et  des  autres 
«  seigneurs,  etc.  »  Notre  homme  était  en  trop  beau 
chemm  pour  finir  si  tôt;  il  parlait  encore  quand  nous 
l'avons  prié  de  nous  mener  à  la  chapelle. 

«  L'intérieur  de  la  chapelle  est  fort  gai;  les  voûtes 
et  les  plafonds  sont  d'un  blanc  éclatant  sur  lequel  de 
légers  ornements  en  or  font  un  effet  merveilleux;  le 
marbre  et  les  dorures  y  sont  prodigués  avec  goût 
et  délicatesse. 

«  Nous  avons  visité  ensuite  la  bibliothèque,  où  se 
gardent  les  correspondances  avec  toutes  les  puis- 
sances étrangères  et  les  portraits  des  souverains  de 
l'Europe. 

«  Après  dîner,  nous  avons  tourné  nos  pas  vers 
l'orangerie;  il  y  avait  pour  lors  près  de  huit  à  neuf 
cents  orangers;  les  plus  petits  étaient  d'environ  six 
à  sept  pieds;  ils  formaient  une  forêt  odoriférante  et 
agréable. 

«  Après  avoir  monté  une  haute  terrasse  qui  domine 
sur  les  parterres  de  l'orangerie,  nous  nous  sommes 


124  JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 

avancés  dans  ces  jardins  dessinés  par  le  célèbre  Le 
Nôtre.  Que  de  beautés  !  Ce  n'est  que  merveille  sur 
merveille  !  quelle  élégance  !  quelle  agréable  diversité 
dans  ces  charmants  parterres,  dans  ces  longues  ave- 
nues, dans  ces  allées  majestueuses,  dans  ces  vastes 
bassins,  dans  ces  étangs  immenses,  dans  ces  superbes 
cascades!  Joins  à  cela  des  statues  divines  qu'on  jure- 
rait animées  sans  la  blancheur  éblouissante  du  mar- 
bre, et  si,  c'est  dire  beaucoup,  dignes,  en  un  mot,  du 
ciseau  de  Praxitèle  ou  de  Michel-Ange.  Ah  !  maman  ! 

«  Après  avoir  joui  quelque  temps  d'une  promenade 
délicieuse  dans  les  jardins  et  dans  le  petit  parc  du 
château,  nous  avons  passé  au  petit  Trianon,  maison 
de  plaisance  de  la  reine;  j'ai  trouvé  cette  espèce  de 
colifichet  tout  aussi  accompli  dans  son  genre  que  les 
jardins  de  Versailles.  La  maison,  qui  est  meublée  à 
la  moderne  de  la  manière  la  plus  élégante,  n'a  rien 
de  bien  remarquable;  mais  aussi  le  petit  bois  qui 
l'entoure  est  tout  ce  qu'on  peut  voir  de  plus  char- 
mant. En  voici  la  description  : 

«  Après  avoir  traversé  une  petite  allée  de  tilleuls, 
au  bout  de  laquelle  est  un  pavillon  où  nous  avons  vu 
les  figures  de  cire  qui  représentent  les  ambassadeurs 
indiens  venus  à  Versailles  en  1788,  nous  sommes 
entrés  dans  le  labyrinthe  tortueux  qui  nous  a  con- 
duits vers  une  grotte  sombre  taillée  dans  le  roc,  en 
voûtes  pleines  de  rocailles  ;  au  fond  se  trouvaient  des 
sièges  de  gazon  et  du  sein  du  rocher  jaillissait  une 
source  limpide  dont  les  eaux  argentines,  tombant 
par  petites  cascades  dans  les  différentes  aspérités  du 
rocher,  causaient  un  doux  murmure  qui  provoquait  le 
sommeil  ou  la  réflexion.  Le  même  labyrinthe  nous  a 
conduits  ensuite  sur  un  vieux  pont  de  bois  qui  parais- 
sait tomber  en  ruines,  et  sous  lequel  roulait  avec  fra- 
cas, du  haut  d'un  rocher  menaçant,  un  torrent  rapide 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  125 

qui  s'enfuyait  en  bouillonnant  au  travers  de  la  prairie. 

«  Nous  sommes  parvenus  de  là  vers  un  petit 
hameau  dont  les  maisons  étaient  tapissées  de  lierre, 
de  chèvrefeuille  et  de  treilles  tortueuses.  Nous  y 
avons  vu  une  laiterie,  un  pigeonnier,  une  bergerie 
avec  tout  l'attirail  des  pasteurs,  petit  chapeau,  mu- 
sette, panetière,  houlette.  Il  y  avait  aussi  les  étables 
et  le  bercail.  Plus  loin,  sur  les  bords  d'un  lac,  s'éle- 
vait une  tour  chinoise  construite  sur  la  cime  d'un  ro- 
cher, au  pied  duquel  était  attachée  une  légère  nacelle. 
Ici,  c'était  une  vieille  tour  tombant  en  ruines  ;  le 
temps  paraissait  avoir  miné  le  roc,  qui  la  soutenait 
encore  à  peine,  et  l'on  voyait,  épars  çà  et  là,  les  dé- 
bris de  ses  créneaux.  Là  une  île  entourée  de  roseaux 
au  milieu  de  laquelle  paraissait  le  temple  de 
l'Amour;  la  statue  de  ce  dieu,  chef-d'œuvre  de  sculp- 
ture, était  représentée  se  faisant  un  arc;  elle  avait  à 
ses  pieds  des  couronnes,  des  armes,  des  bêches  et  des 
houlettes;  ses  yeux  malins  étaient  tournés  vers  la 
porte  du  temple  et  il  avait  l'air  de  vous  crier  : 
a  Garde  à  vous  !  » 

«  Nous  sommes  arrivés  ensuite  à  l'ermitage  de 
la  reine.  L'intérieur  était  tapissé  de  mousse  sèche, 
tous  les  meubles  étaient  d'une  grande  simplicité.  Il 
était  placé  sur  le  penchant  d'une  petite  colline,  au 
pied  de  laquelle  on  voyait  une  verte  prairie,  émaillée 
de  mille  fleurs  naissantes  :  une  petite  rivière  coulait 
au  milieu. 

Qui,  partageant  son  cours  en  divers  manières, 
D'une  rivière  seule  y  formait  vingt  rivières. 

«  Un  nouveau  sentier  qui  descendait  du  sommet 
de  la  colline  nous  a  conduits  à  un  salon  de  musique 
fort  élégant  ;  à  côté  s'élevait  une  petite  salle  de 
spectacle  dont  les  peintures  en  relief  et  les  autres 


126  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

ornements  étaient  d'un  précieux  et  d'une  délicatesse 
admirables. 

«  Après  plusieurs  détours  dans  l'épaisseur  du  bois, 
nos  oreilles  ont  été  frappées  d'un  léger  bruit  sem- 
blable à  celui  que  produit  la  meule  d'un  moulin  à 
eau  :  un  moment  après  nous  nous  sommes  trouvés 
en  effet  auprès  d'un  petit  moulin  placé  au  bas  d'une 
cascade  dont  l'eau  se  précipitait  impétueusement  de 
la  hauteur  de  vingt  pieds,  pour  le  moins,  et  parais- 
sait s'élancer  du  milieu  de  deux  rochers 

Qui  menaçaient  le  ciel  de  leurs  front  sourcilleux. 

a  II  y  avait,  de  distance  en  distance,  d'autres  ro- 
chers sur  lesquels  l'eau  formait  en  tombant  mille 
petites  nappes  qui,  réfléchissant  les  rayons  du  soleil, 
produisaient  un  effet  merveilleux.  L'on  arrivait  au 
moulin  par  un  pont  de  pierre  dont  les  arches  se  réflé- 
chissaient dans  l'onde  d'un  ravin  profond  formé  par 
l'impétuosité  de  la  cascade. 

a  Nous  sommes  sortis  enfln  de  ces  lieux  char- 
mants :  pour  moi,  je  suis  encore  incertain  s'ils 
n'étaient  pas  enchantés.  Je  t'écris  ceci  dans  une 
plaine  immense  bordée  de  hauts  peupliers;  plus  loin 
est  un  bois  touffu  qui  commence  à  nous  dérober  les 
derniers  rayons  du  soleil. 

a  Voilà  une  journée  passée  bien  agréablement;  j'es- 
père que  les  autres  s'écouleront  de  même.  Ah  !  comme 
nous  préférons  ce  séjour-ci  à  celui  de  Paris!  Nous 
nous  y  accoutumerions  bien  volontiers.  Bonsoir,  je 
vais  souper  et  me  coucher  bien  vite. 

«   Ce   7   septembre. 

«  Je  n'ai  pas  fermé  l'œil  de  toute  la  nuit;  un  ré- 
giment de  Rominagrobis  a  fait  près  de  ma  chambre 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  127 

un  interminable  sabbat;  il  semblait  qu'on  les  écor- 
chait  tout  vifs.  La  tête  sur  un  oreiller  rembourré  de 
noyaux  de  pêches,  je  me  suis  imaginé  que  c'était 
sans  doute  là  que  l'université  des  chats  venait  à  mi- 
nuit en  robe  fourrée  tenir  ses  bruyants  états. 

a  Ce  matin  nous  avons  été  avant  déjeuner  au 
grand  Trianon.  Quand  on  a  vu  les  jardins  de  Ver- 
sailles, ceux  de  ce  dernier  paraissent  peu  de  chose. 
L'entrée  vers  les  promenades  est  cependant  assez 
remarquable;  c'est  une  très  belle  colonnade  toute  en 
marbre.  Nous  n'avons  pas  pu  voir  les  appartements, 
ils  étaient  fermés. 

a  Après  déjeuner,  nous  avons  tourné  nos  pas  vers 
la  ménagerie.  Pour  premier  animal,  nous  y  avons 
trouvé  un  suisse  des  plus  féroces.  Tiens,  maman, 
en  voici  le  personnage  en  raccourci  : 

Son   menton   nourrissait   une  barbe   touffue  ; 

Toute  sa  personne  velue 
Représentait  un  ours,  mais  un  ours  mal  léché. 
Sous  un  sourcil  épais  il  avait  l'œil  caché, 
Le  regard  de  travers,  nez  tortu,  grosse  lèvre. 

«  Cette  espèce  de  capricorne,  bien  fait  pour  garder 
des  lions  et  des  tigres,  nous  a  ouvert  la  ménagerie 
après  mille  difficultés.  Nous  y  avons  vu  d'abord  un 
bœuf  d'Afrique;  il  ressemble  assez  à  un  cerf  par  la 
couleur  de  sa  peau  et  par  la  forme  de  son  corps.  Ses 
jambes  de  derrière  sont  plus  courtes  que  celles  de 
devant,  ce  qui  lui  donne  une  figure  assez  singulière. 
Nous  avons  examiné  ensuite  avec  la  plus  grande 
curiosité  un  rhinocéros.  Cet  animal  est  presque  deux 
fois  gros  comme  un  bœuf;  il  a  les  yeux  très  petits, 
sa  peau  est  d'un  brun  noir  et  paraît  très  dure;  elle 
forme  de  grands  replis  qui  retombent  les  uns  sur 
les  autres.  Son  haleine  est  infecte;  on  lui  a  creusé  un 
grand  trou  plein  de  boue  au  milieu  de  la  cour  où  il 


12S  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

est  renfermé,  dans  lequel  il  se  vautre;  comme  il 
remue  peu,  j'ai  eu  le  temps  de  l'esquisser;  je  t'envoie 
ce  croquis. 

«  On  nous  a  montré  de  plus  une  espèce  de  zèbre  : 
cet  animal,  qui  ressemble  beaucoup  à  un  âne,  a  la 
démarche  vive  et  légère  ;  les  bandes  qui  lui  sillonnent 
le  corps  lui  donnent  un  air  gai,  intéressant  et  font 
un  très  joli  effet.  Il  nous  a  approché  avec  assez  de 
familiarité. 

«  Nous  sommes  arrivés  ensuite  devant  l'étable 
grillée  où  dormait  un  lion,  élevé  dès  sa  jeunesse  avec 
un  chien  à  qui  il  n'a  jamais  fait  le  moindre  mal.  A 
notre  abord,  la  bête  s'est  éveillée  et  s'est  retirée  au 
fond  de  l'étable  après  nous  avoir  regardés  fixement 
tous  les  trois,  d'un  air  assez  paisible.  Nous  avons 
remarqué  qu'il  commençait  à  se  battre  fièrement  les 
flancs  de  sa  queue  et  à  montrer  ses  griffes...  Oh!  oh! 
me  suis-je  écrié,  ceci  ne  me  dit  rien  de  bon...  En 
effet,  à  peine  avais-je  fini  ces  derniers  mots,  qu'il 
s'est  élancé  vers  nous  avec  l'impétuosité  de  l'éclair... 
dans  un  clin  d'œil  il  avait  repris  toute  sa  féro- 
cité. 

a  Je  t'avouerai  franchement  et  sans  gasconnades 
que,  malgré  les  barreaux  et  les  rampes  de  fer  qui 
nous  séparaient  de  lui,  il  m'a  causé  une  grande 
frayeur.  Ce  qui  m'a  un  peu  étonné,  c'est  de  voir  le 
chien  se  jouer  impunément  avec  sa  queue  pendant 
que,  l'œil  étincelant  de  rage,  ce  dernier  courait  çà  et 
là  dans  l'étable. 

«  Nous  avons  vu  encore  plusieurs  oiseaux  étran- 
gers des  plus  curieux;  et  voilà  tout  ce  qu'il  y  avait 
pour  lors  dans  la  ménagerie. 

«  Après  dîner  nous  avons  été  visiter  les  grandes 
et  les  petites  écuries  du  roi;  elles  étaient  (à  ce  qu'on 
nous  a  dit)  dégarnies  des  plus  beaux  chevaux  :  il  y 


PENDANT  LA   RÉVOLUTION  129 

en  avait  cependant  encore  beaucoup.  Le  bâtiment  des 
écuries  est  superbe. 

«  Dans  l'instant  oii  je  t'écris  ceci,  je  suis  assis  sur 
le  bord  d'un  vaste  étang  appelée  la  pièce  d'eau  des 
Suisses  ;  il  y  a  à  côté  de  moi  une  foule  de  tristes 
pêcheurs  qui,  après  avoir  pris  quelques  petits  car- 
pillons  fretins,  s'en  retournent  chez  eux  presque  tout 
aussi  avancés  que  quand  ils  sont  venus.  Nous  par- 
tons et  disons  adieu  à  Versailles. 

SECONDE     P.A.RTIE 

«  La  route  de  Versailles  à  Alarly  est  des  plus 
agréables;  une  allée  d'ormes,  antiques  et  majestueux, 
la  borde  des  deux  côtés. 

...  La  lumière 
Précipitait  ses  traits  daiis  l'humide  séjour, 

OU,  pour  parler  moins  poétiquement,  la  nuit  appro- 
chait lorsque  nous  sommes  arrivés  vis-à-vis  le  châ- 
teau de  Marly  ;  après  nous  être  avancés  à  la  fraîcheur 
vers  le  misérable  bourg  de  Lucienne,  nous  avons 
trouvé  à  l'entrée  trois  vieilles  sibylles  édentées... 
tiens,  maman,  imagine-toi...  trois  siècles.  Elles  nous 
ont  appris  que  nous  ne  trouverions  une  auberge  qu'à 
l'autre  extrémité  du  bourg  et  qu'on  y  était  assez  bien 
couché. 

a  Après  avoir  longtemps  suivi  un  très  petit  sentier, 
nous  sommes  arrivés  enfin  à  cette  auberge;  il  était 
temps,  car  la  nuit  devenait  de  plus  en  plus  obs- 
cure. 

0  Je  viens  de  faire  avec  deux  œufs  frais  un  souper 
plein  de  sobriété.  Ayant  perdu  mon  crayon,  je  t'écris 
auprès  d'un  bon  feu  dans  la  cuisine  avec  un  petit 
morceau  de  bois  dont  je  fais  brûler  peu  à  peu  le 
bout  à  la  chandelle.  La  fille  de  l'aubersre  est  à  mon 


I30  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

côté  qui,  dit-elle,  s'extasie  à  me  voir  écrire  avec  une 
allumette.  Bonsoir.  » 


«   Ce  8   septembre. 

L'aurore  cependant,  au  visage  vermeil, 

Ouvrait  dans  TOrient  les  portes  du  soleil. 

La   nuit  en   d'autres   lieux   portait   ses   voiles   sombres, 

Les  songes  voltigeants  fuyaient  avec  les  ombres, 

lorsque  ayant  été  réveillé  par  les  jurements  et  le 
bruit  des  fouets  d'une  douzaine  de  rouliers  qui  quit- 
taient cette  auberge,  j'ai  aperçu,  au  moyen  d'une 
faible  clarté,  M.  Terrier  enseveli  sous  un  tas  de  ma- 
telas. Ce  spectacle  était  risible,  il  suait  à  grosses 
gouttes  et  n'en  pouvait  plus.  Comme  la  nuit  a  été 
très  fraîche,  il  ne  s'est  pas  trouvé  assez  couvert,  et 
n'ayant  autre  chose,  il  a  ôté  les  matelas  de  son  lit,  et 
s'est  englouti  sous  cette  épaisse  couverture. 

a  L'hôtesse  nous  a  écorchés  très  gracieusement;  il 
est  vrai  que  nous  étions  bien  couchés  et  que  nos 
chambres  étaient  fort  propres. 

«  Au  sortir  de  l'auberge,  nous  nous  sommes  ache- 
minés vers  le  château  de  Marly.  Il  est  situé  dans  un 
vallon  et  l'on  y  arrive  par  une  longue  avenue,  qui  va 
en  plongeant  par  une  pente  très  rapide  depuis  le 
sommet  de  la  hauteur  oii  est  placé  le  petit  bourg  de 
Lucienne.  Le  château  était  fermé  et  l'on  ne  voyait 
point  les  appartements;  les  dehors  n'ont  fien  de  bien 
remarquable;  il  y  a  assez  longtemps  que  la  famille 
royale  n'y  est  venue. 

a  Autant  le  château  de  Versailles  l'emporte  sur 
celui  de  Marly,  autant  les  promenades  de  ce  dernier 
l'emportent  sur  celles  du  premier,  non  par  la  gran- 
deur, la  beauté  et  la  magnificence,  mais  par  leur 
grâce  et   par   leur   heureuse  position.   Versailles  est 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  131 

plus  riche,  plus  majestueux;  Marly  est  plus  joli, 
plus  charmant.  Le  château,  qui,  comme  je  te  l'ai  déjà 
dit,  est  placé  dans  un  enfoncement,  est  aussi  entouré 
de  riants  coteaux,  sur  lesquels  sont  situés  les  pro- 
menades; en  face  du  bâtiment  est  une  verte  colline 
ornée  de  cascades.  Lorsque  nous  avons  été  en  haut, 
nos  yeux  ont  découvert  un  horizon  immense.  La 
Seine,  répandue  au  loin  dans  la  campagne,  se  déro- 
bait à  la  vue  en  paisibles  replis  :  mille  hameaux, 
mille  palais  champêtres,  dispersés  avec  ce  désordre 
négligé  de  la  nature,  présentaient  un  tableau  en- 
chanteur. Une  légère  vapeur  couvrait  encore  à  peine 
les  campagnes  et  semblait  s'évanouir  déjà  à  l'ap- 
proche du  soleil  qui  s'élevait  sur  l'horizon  avec  sa 
majestueuse  lenteur. 

«  Nous  venons  de  déjeuner  très  agréablement  sous 
un  berceau  de  chèvrefeuille  sur  une  vaste  table  de 
charme. 

«  Après  nous  être  longtemps  promenés  dans  les 
charmilles  et  dans  les  belles  avenues  du  château, 
nous  avons  tourné  nos  pas  vers  la  machine  de  Marly. 
Elle  est  placée  sur  les  bords  de  la  Seine,  d'un  côté 
opposé  au  château. 

«  Cette  machine,  qui  n'est  qu'une  vaste  complica- 
tion de  cordes,  de  poutres,  de  barres  de  fer,  de 
larges  roues,  de  pompes  aspirantes  et  foulantes,  pa- 
raît, au  premier  coup  d'ceil,  effrayante  par  sa  gran- 
deur et  son  immensité.  Elle  sert  à  pousser  l'eau  à  la 
hauteur  de  cinq  cent  douze  pieds.  Les  ouvriers  qui 
sont  là  sans  cesse  pour  l'entretenir  nous  ont  dit  qu'il 
y  a  cent  quinze  ans  que  cette  machine  fut  construite. 
L'eau  qu'elle  élève  si  haut  malgré  la  pente  rapide 
de  la  colline  est  conduite  de  là  par  des  tuyaux  sou- 
terrains dans  les  jardins  de  Marly,  de  Versailles  et 
de  Saint-Cloud. 


I3Ï  JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 

«  Le  pavillon  de  la  fameuse  Mme  Du  Barry  est 
situé  sur  le  sommet  de  cette  colline.  La  vue  s'étend 
dans  l'espace  de  six  lieues  pour  le  moins. 

«  Après  nous  être  extasiés  quelque  temps  devant 
le  divin  spectacle  de  la  nature,  nous  sommes  entrés 
dans  le  pavillon.  L'on  voit  à  côté  de  ce  temple  octo- 
gone deux  superbes  statues  :  l'une  d'elles  est  la  fa- 
meuse Diane  d'Allegrain,  qui  passe  pour  ce  que  nous 
avons  de  mieux  en  fait  de  sculpture  moderne.  Elle 
est  d'un  fini,  d'un  précieux...  quels  contours  gracieux 
et  délicats  !  quel  moelleux  dans  ses  chairs  !  quel  en- 
semble admirable  !  Le  prix  de  cette  statue  pouvant 
peut-être  te  donner  quelque  idée  de  sa  grande  per- 
fection, je  te  dirai  qu'elle  a  coûté  trente  mille  francs. 

«  Le  pavillon  est  à  la  fois  un  ensemble  parfait  de 
goût,  de  délicatesse,  de  richesse  et  d'élégance.  Le 
chiffre  de  la  déesse  du  lieu  est  gravé  partout  en 
lettres  d'or.  On  y  remarque  un  riche  sopha  sur  le 
dossier  duquel  est  assis  un  petit  Amour  qui  copie 
le  portrait  de  Louis  XV,  et  un  autre  qui  sculpte  le 
buste  de  Mme  Du  Barry.  On  y  voit  une  table  ronde, 
toute  de  porcelaine,  ornée  de  peintures  très  délicates. 
C'est  un  chef-d'œuvre  de  la  manufacture  de  Sèvres. 
Elle  a  coûté  vingt-cinq  mille  francs.  Nous  y  avons 
vu  le  portrait  de  Mme  Du  Barry.  Tous  ses  traits 
m'ont  paru  réguliers,  son  air  est  doux  et  gracieux  et 
l'on  peut  dire  qu'elle  a  une  belle  figure,  mais  l'on  n'y 
remarque  rien  de  frappant;  elle  a  les  yeux  d'un  bleu 
clair  tirant  un  peu  sur  le  gris. 

«  Après  avoir  fait  un  excellent  dîner,  nous  avons 
quitté  le  petit  bourg  de  Lucienne  et  continué  notre 
route  dans  un  chemin  bordé  de  vignes.  Aux  environs 
de  Paris,  les  possessions  ne  sont  point  entourées 
d'épaisses  haies,  ni  de  hautes  murailles,  ce  n'est 
point  l'usage.  Quand   le  raisin  commence  à  mûrir, 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  i33 

l'on  se  contente  d'arroser  de  chaux  détrempée  dans 
l'eau  les  premiers  pieds  de  vi^e  qui  bordent  la 
route,  et  qui,  par  conséquent,  sont  les  plus  exposés 
aux  fréquentes  attaques  des  passants.  Je  te  laisse  à 
penser  si  cette  belle  précaution  empêche  de  voler  les 
raisins!  Cependant  il  faut  avouer  qu'à  cet  égard-là 
le  Parisien  est  fort  discret  et  que  j'ai  trouvé  singulier 
qu'il  s'en  vole  si  peu. 

Tous  les  chemins  étaient  entourés  de  charrettes 
chargées  de  vendange;  la  vigne  cachait  de  tous  côtés 
sous  ses  épais  feuillages  des  troupes  'folâtres  de  ven- 
dangeurs, qui,  les  mains  toutes  gluantes  d'un  jus 
couleur  de  pourpre,  la  dépouillaient  de  son  fruit  à 
l'envi  les  uns  des  autres. 

a  Nous  avons  continué  notre  route  à  travers 
champs  et  sommes  arrivés  sur  le  soir  au  petit  village 
de  Rueil.  Après  nous  être  assis  près  de  la  porte  de  la 
ville  et  avoir  vu  rentrer  la  foule  des  vendangeurs  qui, 
revenant  gaiement  du  travail,  dansaient  à  qui  mieux 
mieux,  nous  nous  sommes  mis  en  quête  d'une  auberge. 

a  II  était  huit  heures  que  nous  ne  savions  encore 
oii  gîter.  Vainement  nous  avions  parcouru  toutes  les 
auberges  du  village  :  de  la  paille  à  partager  avec 
une  foule  d'ouvriers,  voilà  ce  qu'on  nous  offrait  par- 
tout où  nous  nous  présentions.  Toute  notre  crainte 
était  de  coucher  dans  la  rue  ou  dans  un  corps  de 
garde.  Je  maudissais  Rueil  et  ses  auberges,  quand... 
ô  bonheur  inespéré!...  quand  un  petit  garçon  que 
nous  avions  envoyé  à  la  découverte  est  venu  nous 
tirer  de  cette  cruelle  incertitude  :  «  Messieurs,  venez 
avec  moi,  je  vais  vous  conduire  chez  ma  tante,  qui 
a  deux  bons  lits  à  votre  service.  »  Aussitôt  nous 
l'avons  suivi  avec  toute  la  vitesse  imaginable  et 
sommes  arrivés  bientôt  chez  cette  tante.  Elle  nous 
a  d'abord  instruits  du  prix  de  son  vin,  de  son  jam- 


134  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

bon,  de  sa  chandelle,  de  ses  lits,  etc.  Ce  début, 
quoique  de  mauvais  augure,  m'a  beaucoup  fait  rire; 
elle  continuait  encore  et  allait  sans  doute  nous  ins- 
truire du  prix  de  tous  ses  meubles  et  immeubles, 
quand  M.  Terrier,  l'ayant  interrompue,  lui  a  de- 
mandé de  nous  faire  voir  ses  chambres  et  ses  lits. 

a  Cette  tante,  après  nous  avoir  fait  monter  dans 
un  grenier,  nous  a  offert  pour  chambre...  un  gale- 
tas... J'en  frémis  encore  quand  j'y  pense.  Je  l'ai 
d'abord  pris  pour  l'antre  de  la  Sibylle. 

«  Joins  à  cela  des  meubles...  peins-toi  des  chaises 
boiteuses  et  qui  menaçaient  de  tomber  par  morceaux 
au  moindre  mouvement,  deux  lits,  dont  un  de  sangle, 
avec  les  deux  pieds  de  derrière  plus  courts  que  ceux 
de  devant,  des  rideaux  sales,  crasseux,  et  qui  étaient 
devenus  depuis  longtemps  la  pâture  des  souris  dont 
cette  maison  était  infestée. 

«  Tout  cela  ne  nous  contentait  guère,  cependant 
nous  avons  été  fort  heureux  de  trouver  encore  un  pa- 
reil logement.  Nous  attendions  le  souper  fort  triste- 
ment, quand  le  bruit  d'un  tambour  m'a  tiré  de  ma 
léthargie  et  m'a  fait  courir  vers  la  porte;  j'ai  vu  que 
c'était  une  troupe  de  farceurs  qui  annonçait  son 
spectacle  par  les  rues  ;  aussitôt  nous  avons  résolu 
d'assister  à  la  farce  avant  de  souper.  Adieu,  nous 
allons  nous  rendre  à  la  salle  de  spectacle  qui  est, 
je  crois,  un  grenier... 

a  ...  Nous  avons  eu  à  côté  de  nous,  aux  premières 
places,  la  femme  du  maire  de  l'endroit  avec  d'autres 
dames  de  ses  amies.  Il  ne  s'est  rien  passé,  à  cette  co- 
médie, digne  de  remarque.  Le  maître  de  la  troupe, 
qui  était,  je  crois.  Provençal,  a  débuté  par  ces  mots 
en  nous  annonçant  la  pièce  qu'on  allait  jouer  : 

a  —  Messieurs,  mesdames,  ou  mesdames,  mes- 
sieurs, l'on  va  représenter  ici  la  punition  du  prophète 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  135 

Jonas,  perqué  perquoi  il  avait  désobéi  à  Dieu,  or, 
messieurs,  mesdames,  vous  verrez  comment  la  ba- 
leine l'engloutissait  et  comment  elle  le  revomissa.  » 
a  Je  te  laisse  à  penser  ici  si  ces  derniers  mots  m'ont 
fait  rire.  » 


((  Ce  g  septembre. 

«  J'ai  passé  une  fort  mauvaise  nuit  :  le  vent  en- 
trait dans  notre  galetas  par  les  carreaux  de  la  fenêtre 
dépourvues  de  vitres,  ce  qui  ne  nous  réchauffait  pas 
du  tout,  je  t'assure.  Joins  à  cela  un  autre  accident 
assez  singulier  :  m'étant  un  peu  trop  remué  dans  mon 
lit  de  sangle,  j'ai  fait  crouler  une  pyramide  de  tuiles 
qui  servaient  à  en  élever  le  derrière,  de  manière  que 
nous  avions  les  pieds  bien  plus  hauts  que  la  tête; 
réveillé  par  cette  mauvaise  position  et  par  le  bruit 
des  rats,  je  me  suis  aperçu  que  le  jour  commençait  à 
poindre... 

a  Nous  avons  quitté  Rueil  avec  tout  le  plaisir  ima- 
ginable et  avons  regagné  Paris  et  notre  domicile 
ordinaire  sans  encombre.    » 


CHAPITRE   IX 


JUIN-JU  ILLET    I  79  I 


Sommaire  :  Fuite  de  la  famille  royale.  —  Emotion  pro- 
fonde dans  la  capitale  et  dans  les  provinces.  —  Arresta- 
tion des  fugitifs  à  Varennes.  —  Rentrée  du  roi  à  Paris. 
—  Sa  suspension.  —  Demande  de  déchéance.  —  Emeute 
du  Champ-de-Mars. 

En  juin  1791,  le  roi,  poussé  par  son  entourage, 
finit  par  mettre  à  exécution  le  projet  de  fuite  qui 
s'agitait  depuis  si  longtemps  dans  les  conseils  se- 
crets de  la  couronne  et  que  les  événements,  aussi 
bien  que  la  surveillance  étroite  dont  il  était  l'objet, 
n'avaient  pas  encore  permis  de  réaliser. 

Du  reste,  il  fallait  se  hâter,  sous  peine  des  plus 
extrêmes  périls  ;  les  émigrés  annonçaient  ouverte- 
ment qu'ils  entreraient  en  campagne  le  15  juillet,  que 
l'empereur  leur  donnaient  cent  cinquante  mille 
hommes,  et  qu'ils  viendraient  à  leur  tête  délivrer  les 
augustes   prisonniers. 

La  décision  est  prise  dans  le  plus  grand  mystère, 
et  la  reine,  secondée  par  le  comte  de  Fersen  (i),  se 
charge  d'organiser  tous  les  préparatifs  de  ce  pé- 
rilleux voyage.  Le  marquis  de  Bouille,  dans  lequel 
on  a  la  plus  grande  confiance  et  qui  commande  à 
Nancy,  est  prévenu  que  l'on  remet  entre  ses  mains 


(i)  Colonel  du  régiment  de  Suède  et  capitaine  des  gardes 
du  roi. 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION  137 

les  destinées  de  la  famille  royale  et  que  les  fugitifs 
prendront  la  route  de  Montmédy.  Au  jour  fixé,  le 
général  masse  ses  troupes  les  plus  sûres  du  côté  in- 
diqué. 

Le  20  juin,  à  minuit,  le  roi,  la  reine,  Madame  Eli- 
sabeth, Mme  de  Tourzel  et  les  enfants  de  France  se 
rendent  mystérieusement  au  Petit  Carrousel  et  mon- 
tent dans  une  voiture  conduite  par  Fersen,  déguisé 
en  cocher  ;  ils  sont  munis  des  passeports  nécessaires. 
Mme  de  Tourzel  se  donne  pour  une  mère  voyageant 
avec  ses  enfants;  le  roi,  en  habit  et  chapeau  gris,  est 
supposé  son  valet  de  chambre.  Trois  gardes  du  corps, 
déguisés  en  courriers,  courent  devant  la  berline.  Une 
fois  hors  de  Paris,  le  danger  le  plus  pressant  étant 
écarté,  Fersen  est  remplacé  par  un  des  gardes  du 
corps,  et  il  rentre  dans  la  capitale,  pendant  que  les 
voyageurs  continuent  leur  route  vers  Châlons. 

Le  comte  de  Provence  est  parti  de  son  côté  avec 
Madame,  tous  deux  déguisés  en  Anglais,  et  ils  ont 
pris  la  route  de  Flandre.  Ils  arrivent  à  Mons  sans 
difficulté  et  annoncent  la  fuite  de  Louis  XVI  et  de 
Marie- Antoinette. 

La  nouvelle  de  cette  double  évasion  se  répand  des 
le  matin  dans  la  capitale;  elle  y  cause  une  véritable 
terreur.  Que  va-t-on  devenir?  A  quels  dangers  in- 
connus ne  se  trouve-t-on  pas  exposé?  Ce  peuple  si 
profondément  monarchique  ne  peut  se  faire  à  l'idée 
d'un  gouvernement  sans  roi,  et  il  est  consterné  quand 
il  se  voit  privé  cle  celui  dont  il  s'imagine  ne  pas 
pouvoir  se  passer.  Mais,  de  plus,  la  famille  royale 
n'est-elle  pas  le  gage  qui  protège  contre  l'invasion 
étrangère  et  contre  les  entreprises  des  émigrés?  Ces 
précieux  otages  disparus,  à  quelles  effrayantes  pers- 
pectives l'imagination  populaire  ne  doit-elle  pas 
s'abandonner? 


138  JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 

Le  peuple  éperdu  demande  à  grands  cris  la  tête 
de  La  Fayette  et  réclame  le  duc  d'Orléans  pour  ré- 
gent. On  se  presse  à  la  porte  de  l'Assemblée  natio- 
nale et  l'on  acclame  les  députés  :  dans  son  effroi,  la 
foule  se  jette  dans  les  bras  de  la  seule  autorité 
qu'elle  suppose  capable  de  la  protéger. 

Sous  le  coup  de  l'émotion  générale,  Terrier  écrit  à 
Bordeaux  : 


«  Paris,  21  juin. 

a  Le  roi  est  parti  on  ne  sait  à  quelle  heure  de  la 
nuit  dernière,  avec  la  reine,  le  dauphin  et  Madame 
Elisabeth.  On  ignore  la  route  qu'ils  ont  tenue;  on  ne 
s'est  aperçu  de  leur  évasion  que  ce  matin  à  neuf 
heures.  La  générale  bat  ;  chacun  court  en  avant  ;  les 
rues  sont  hérissées  de  baïonnettes,  tout  est  dans  le 
plus  grand  mouvement.  Dans  ce  moment,  on  conduit 
à  la  ville  M.  d'Aumont,  commandant  de  la  division, 
qui  était  de  garde  cette  nuit.  Une  foule  immense  le 
suit  en  criant  :  A  la  lanterne!  Il  est  douteux  que  la 
garde  puisse  le  sauver.  On  menace  MM.  Bailly  et  La 
Fayette  du  fatal  réverbère.  L'indignation  du  peuple 
est  à  son  comble;  il  est  impossible  d'apprécier  jus- 
qu'oii  elle  se  portera. 

«  On  dit  Monsieur  et  Madame  partis. 

a  M.  d'Aumont  vient  d'être  massacré  sur  les  mar- 
ches de  l'Hôtel  de  Ville. 

«  P.-S.  —  Le  bruit  se  répand  dans  ce  moment-ci 
que  le  roi  vient  d'être  arrêté  à  Meaux,  à  dix  lieues 
de  Paris.  Cette  nouvelle  est  encore  assez  incer- 
taine. » 

La  Fayette,  qui,  aux  yeux  de  tous  était  le  gardien 
du  roi,  fut  accusé  de  complicité  avec  la  cour;  il 
courut  les  plus  grands  dangers  :  «  Voici  le  moment, 


PENDANT    LA   RÉVOLUTION  139 

s'écriait  Marat,  de  faire  tomber  la  tête  des  ministres, 
de  La  Fayette,  de  tous  les  scélérats  de  l'état-major, 
de  Bailly,  de  tous  les  municipaux,  de  tous  les  traîtres 
de  l'Assemblée.   » 

Les  sections  et  les  clubs  s'établissent  en  perma- 
nence; on  détruit  tous  les  insignes  de  la  royauté;  les 
journaux  avancés  poussent  de  féroces  cris  de  joie  en 
voyant  la  France  a  débarrassée  d'un  roi  imbécile  et 
d'une  scélérate  qui  réunit  la  lubricité  de  Messaline  à 
la  soif  de  sang  de  Médicis   ». 

Les  écrivains  aristocratiques  se  contentent  en  gé- 
néral d'annoncer  dans  leurs  feuilles  l'événement  du 
jour,  mais  sans  y  joindre  de  commentaires.  Cepen- 
dant Gauthier  ose  écrire  :  «  Enfin,  le  roi,  après  dix- 
huit  mois  d'une  indigne  captivité,  a  su  tromper  la 
vigilance  de  ses  vils  gardiens  et  s'est  échappé  de  sa 
prison.    » 

Un  autre  écrivain,  plus  audacieux  encore,  prédit 
l'arrivée  prochaine  du  prince  de  Condé  à  la  tête  de 
son  armée,  et  il  publie  cette  annonce  menaçante  dont 
le  seul  effet  devait  être  de  pousser  à  l'exaspération 
les  passions  populaires  :  0  Tous  ceux  qui  pourront 
être  compris  dans  l'amnistie  du  prince  de  Condé  au- 
ront la  faculté  de  se  faire  enregistrer  dans  notre 
bureau  d'ici  au  mois  d'août.  Nous  aurons  quinze 
cents  registres  pour  la  commodité  du  public;  nous 
n'en  excepterons  que  cent  cinquante  individus.  » 

L'Assemblée  se  déclare  en  permanence.  Elle  prend 
en  mains  le  pouvoir  exécutif  et  elle  décide  que  ses 
décrets  auront  force  de  loi  sans  sanction  ni  accepta- 
tion. Toutes  les  gardes  nationales  sont  appelées  à 
l'activité,  et  elles  reçoivent  l'ordre  d'arrêter  par  tous 
les  moyens  les  fugitifs. 

Comme  le  départ  du  roi  crée  pour  la  France  les 
plus   redoutables    dangers,   l'Assemblée    décide   que 


I40  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

les    frontières    vont    être    mises    immédiatement    en 
état  de  défense. 

Contre  l'attente  générale,  l'ordre  public  ne  fut  pas 
troublé. 


«  Paris,  25  juin. 

a  II  est  impossible  de  croire  quelle  tranquillité  le 
peuple  a  observée,  lorsqu'il  a  appris  la  fuite  ou  l'en- 
lèvement du  roi,  écrit  Edmond;  il  a  manifesté 
d'abord  de  la  surprise,  à  laquelle  ont  bientôt  succédé 
l'indignation  et  la  rage  :  «  Serait-  il  possible,  di- 
«  sait-il,  qu'après  tous  ses  serments,  ce  traître  nous 
«  ait  abandonnés.  »  Il  s'est  porté  en  foule  aux  Tuile- 
ries et  à  l'Assemblée  nationale,  qui  a  tout  à  la  fois 
montré  la  majesté  et  l'énergie  dignes  des  représen- 
tants d'une  nation  libre;  chaque  décret  qu'elle  ren- 
dait était  lu  au  peuple  et  était  écouté  attentivement 
dans  le  plus  profond  silence. 

«  Nos  ennemis  se  fondaient  beaucoup  sur  les  espé- 
rances qu'ils  avaient  que  cette  fuite  occasionnerait  du 
trouble  et  de  la  confusion,  et  ne  laisserait  pas  le 
loisir  aux  gardes  nationaux  de  pourvoir  au  maintien 
de  la  tranquillité  publique.  Mais  qu'ils  se  sont  trom- 
pés !  Tout  le  monde  se  rallia  autour  de  l'Assemblée 
nationale,  réunissant  alors  et  le  pouvoir  législatif  et 
le  pouvoir  exécutif.  Jamais  on  ne  vit  plus  d'accord 
et  d'union,  ce  dont  on  avait  extrêmement  besoin. 
Toutes  les  haines  particulières  sont  tombées  devant 
le  danger  de  la  chose  publique,  et  l'on  vit  avec 
plaisir  le  soir  même,  aux  Jacobins,  MM.  de  La 
Fayette,  Barnave  et  Lameth,  divisés  par  des  ressen- 
timents invétérés,  les  oublier  et  s'embrasser  frater- 
nellement en  se  promettant  une  amitié  durable. 

«   Depuis  cette  évasion  royale,  les  émigrants  ont 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  141 

été  obligés  de  concentrer  sur  eux-mêmes  leur  inso- 
lence et  leur  joie,  de  peur  de  provoquer  contre  eux  la 
fureur  populaire;  elle  a  failli  éclater  contre  M.  Ca- 
zalès,  que  le  peuple  avait  déjà  saisi,  et  que  l'As- 
semblée nationale  a  sauvé  en  ordonnant  de  le  re- 
lâcher. 

«  Voici  maintenant  quelques  anecdotes  sur  le  dé- 
part de  notre  gros  pouvoir  exécutif. 

«  On  raconte  que  la  reine  dit,  la  veille  de  cette 
fuite,  au  commandant  qui  était  de  garde  aux  Tuile- 
ries :  a  Gardez-nous  bien,  cette  nuit,  car  on  dit  que 
«  nous  nous  en  allons.  »  Une  autre  fois,  elle  lui 
demanda  :  «  Est-il  vrai,  monsieur  le  commandant, 
a  que  l'on  parle  toujours  de  la  fuite  du  roi?  —  Non, 
«  madame,  a  répondu  le  commandant,  le  peuple  est 
«  trop  persuadé  qu'il  est  dans  les  bonnes  voies  et 
ff  qu'il  ne  voudrait  pas  consentir  à  un  pareil  coup. 
«  —  Il  a  bien  raison,  a  dit  la  reine,  »  et  elle  ajouta 
d'un  ton  ironique  :  «  Bonsoir,  monsieur  le  comman- 
0  dant.  » 

«  Aucun  papier  aristocratique  n'a  paru  à  la  poste. 
Mallet  du  Pan,  rédacteur  de  la  partie  politique  du 
Mercîire  de  France^  a  fui  comme  un  roi.  Royou,  au- 
teur de  Y  Ami  du  roi,  libelle  périodique,  n'a  pas  osé 
sortir  de  son  repaire  aristocratique,  ni  faire  paraître 
son  infâme  feuille.   » 

En  province,  l'émotion  n'avait  pas  été  moins  vive 
qu'à  Paris,  et  M.  Géraud,  fort  alarmé  à  la  pensée  que 
ses  ûls  se  trouvaient  dans  la  capitale  dans  un  pareil 
moment,  écrivait  à  Terrier  : 


«  Bordeaux,  25  juin. 

0  Nous  apprîmes  avant-hier,  dans  la  nuit,  la  fuite 
du  roi,  et  mes  sollicitudes  dans  cette  affreuse  crise, 


142  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

se  portèrent  sur  vous  et  sur  mes  enfants.  Mes  iriquié- 
tudes  eussent  été  mortelles  si  en  même  temps  nous 
n'avions  su  que  l'ordre  régnait  à  Paris. 

a  Cette  nouvelle  n'a  point  troublé  notre  ville,  et 
le  patriotisme  des  Bordelais  en  a  pris  plus  d'énergie 
encore.  Qu'on  nous  imite  partout,  et  la  nation  de- 
meurera libre!  Mais  il  en  coûtera  du  sang  et  Paris 
est  plus  exposé  peut-être  qu'aucune  autre  ville; 
veillez,  je  vous  en  conjure,  sur  vous  et  sur  vos  pu- 
pilles.  » 

Pendant  que  la  capitale  demeurait  anxieuse  sous 
le  coup  de  la  nouvelle  qui  venait  de  la  surprendre,  la 
famille  royale  poursuivait  son  voyage.  Jusqu'à  Châ- 
lons,  tout  marcha  bien,  mais  à  partir  de  cette  ville, 
les  mesures  avaient  été  mal  calculées.  Et  puis  le  roi, 
dominé  par  ce  dévorant  appétit  qui  ne  le  quittait 
pas,  voulut  s'arrêter  en  route  pour  manger;  la  reine 
frémissait  d'impatience  et  de  colère  sans  pouvoir 
vaincre  la  résistance  obstinée  de  son  époux.  Enfin 
l'on  arriva  à  Pont-de-Sommervelle,  oii  l'on  devait 
rencontrer  la  première  escorte.  Personne.  Les  déta- 
chements envoyés  avec  mission  de  recevoir  et  d'ac- 
compagner un  trésor  avaient  vainement  attendu;  ne 
voyant  rien  venir,  ils  avaient  cru  à  un  malentendu 
et  étaient  rentrés  dans  leurs  quartiers.  L'on  con- 
tinua cependant  la  route  dans  l'espoir  de  les  ren- 
contrer et  de  gagner  la  frontière  qui  n'était  plus 
qu'à  quelques  lieues,  mais  à  Varennes  Louis  XVI 
fut  reconnu  et  la  municipalité  arrêta  les  fugitifs.  La 
nouvelle  transmise  aussitôt  à  Paris  y  causa  une  joie 
sans  égale,  tant  l'on  était  persuadé  des  conséquences 
sanglantes  qu'allait  entraîner  le  départ  de  la  famille 
royale. 

«  Depuis  le  moment  de  la  fuite  du  roi,  les  aristo- 
crates   manifestaient    leur    joie    impudemment,    dit 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  143 

Edmond,  mais  qu'elle  a  été  de  courte  durée,  cette 
joie  imprudente!  Un  courrier  extraordinaire,  arrivé 
du  département  de  la  Meuse,  l'a  dissipée  en  un 
instant,  car  il  a  annoncé  que  le  roi,  la  reine,  le  dau- 
phin, sa  sœur  et  Madame  Elisabeth  étaient  arrivés  à 
Varennes,  à  douze  lieues  de  la  frontière. 

«  Le  maître  de  poste  de  Sainte-Menehould,  ayant 
conçu  quelques  soupçons  sur  les  chaises  de  poste 
qui  venaient  de  traverser  la  ville,  est  monté  à  cheval, 
les  a  dépassées,  et  s'est  rendu  sur-le-champ  à  la  mu- 
nicipalité de  Varennes  pour  lui  communiquer  ses 
craintes.  Les  voitures  étant  arrivées,  deux  jeunes 
gens  de  la  garde  nationale  les  ont  arrêtées,  et  quoique 
les  postillons  pressassent  les  chevaux  à  coups  d'épe- 
rons et  de  fouet,  les  deux  jeunes  gens  ont  menacé 
de  coucher  en  joue  les  personnes  qui  étaient  dans 
les  voitures.  Ils  ignoraient  alors  qui  elles  étaient. 
Une  de  ces  personnes  est  descendue  pour  se  rendre 
chez  le  procureur  de  la  commune.  Sur  ces  entre- 
faites, M.  Mangin  est  arrivé  et  a  reconnu  le  roi, 
la  reine,  le  dauphin  et  Madame  Royale  ;  il  en  a  été 
avertir  tout  de  suite  la  municipalité,  l'éveil  a  été 
donné  à  toutes  les  gardes  des  environs.  Le  roi  et 
sa  famille  sont  ensuite  partis  de  Sainte-Menehould 
pour  Châlons,  où  ils  ont  couché  sous  une  escorte 
considérable  de  garde  nationale.  Lorsque  le  maire  est 
venu  leur  dire  à  tous  qu'ils  étaient  arrêtés,  le  roi  n'a 
pu  répondre  que  0  bah  !  »,  tant  cela  lui  a  causé  de 
surprise. 

«  Quelque  temps  après,  se  voyant  entouré  d'une 
nombreuse  troupe  de  garde  nationale  et  de  peuple, 
il  a  dit  d'un  ton  suppliant  et  bien  indigne  d'un  mo- 
narque :  a  Ne  me  faites  pas  de  mal,  ni  à  moi,  ni  à 
«  la  reine.  »  Le  commandant  lui  a  répondu  sur  sa 
tête    de    sa   conservation.    Nous    comptons    voir    sa 


144  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

seconde  entrée  dans  Paris,  peut-être  ce  soir  ou  tout 
au  plus  demain  soir.  » 

Dès  qu'une  lettre  de  la  municipalité  de  Varennes 
eut  annoncé  l'arrestation  du  roi,  trois  commissaires, 
Latour-Maubourg,  Pétion  et  Barnave,  furent  en- 
voyés avec  pleins  pouvoirs,  pour  le  ramener.  Le 
voyage  dura  huit  jours  et  les  épreuves  les  plus 
pénibles  ne  furent  pas  épargnées  aux  prisonniers. 
Barnave  et  Pétion  montèrent  dans  la  voiture  royale, 
mais  autant  le  premier  montra  d'égards  respectueux 
et  d'attentions  délicates  pour  cette  famille  infor- 
tunée, autant  le  second  tint  une  conduite  outra- 
geante et  grossière,  indigne  d'une  âme  quelque  peu 
élevée. 

Le  jour  où  l'on  apprit  que  le  roi  allait  rentrer  dans 
Paris,  les  plus  grandes  précautions  furent  prises 
pour  éviter  les  scènes  déplorables  que  l'irritation 
populaire  ne  faisait  que  trop  prévoir.  Un  avis  ainsi 
conçu  fut  répandu  et  affiché  partout  :  Quiconque  ap- 
plaudira le  roi  sera  battu;  quiconque  V insultera  sera 
■pendu.  On  contourna  la  capitale  pour  éviter  le  fau- 
bourg et  la  rue  Saint-Martin,  qui  offraient  de  réels 
dangers,  et  le  triste  cortège  pénétra  par  les  Champs- 
Elysées  jusqu'au  château.  Sur  tout  le  parcours  un 
peuple  immense  était  réuni,  mais  il  garda  le  plus 
profond  silence.  Au  passage  de  la  voiture  royale 
personne  ne  se  découvrit.  Si,  pour  mieux  voir  ou 
à  cause  de  la  chaleur,  on  ôtait  un  instant  son 
chapeau,  on  s'empressait  avec  affectation  de  le  re- 
mettre. Des  garçons  perruquiers  qui  n'avaient  pas 
de  chapeau  furent  forcés,  pour  obéir  aux  injonctions 
de  la  foule,  de  s'en  faire  un  avec  leur  cravate.  Seul 
un  député  royaliste,  M.  de  Guilhermy,  indigné  de  ce 
qu'il  voyait,  jeta  son  chapeau  au  loin  dans  la  foule, 
en  criant  d'un  air  menaçant   :  «    Qu'on  ose  me  le 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  MS 

rapporter!  »  personne  ne  dit  mot.  Mais  laissons 
Edmond  nous  raconter  lui-même  le  navrant  spec- 
tacle auquel  il  a  assisté  : 

<(  26  juin. 

a  Je  t'ai  déjà  dit  que  Louis  XVI  avait  en  route 
pour  escorte  deux  mille  cinq  cent  ou  trois  mille 
hommes.  Hier,  à  son  arrivée,  comme  les  Parisiens 
avaient  été  au-devant  de  lui  à  près  de  quatre  lieues 
de  la  capitale,  il  y  avait  au  moins  quarante  mille 
hommes;  c'est  vers  les  six  heures  que  s'est  faite  la 
seconde  entrée  du  roi  et  de  sa  famille  dans  Paris, 
avec  cette  différence  cependant  que  dans  celle  du 
6  octobre,  il  y  eut  du  sang  répandu,  et  que  dans 
celle  d'hier  il  n'y  eut  pas  seulement  une  petite  égra- 
tignure. 

a  Un  bruit  lointain  et  sourd  ayant  averti  que 
l 'avant-garde  approchait,  le  peuple  s'est  prompte- 
ment  rangée  en  haie,  et  quelque  temps  après,  l'on  a 
vu  paraître  l'artillerie,  composée  de  dix  fortes  pièces 
de  campagne.  Venaient  ensuite  vingt-quatre  tam- 
bours et  une  colonne  de  garde  nationale  de  seize 
hommes  de  front.  Ils  étaient  tout  couverts  de  pous- 
sière, et  la  cavalerie  qui  s'avançait  après  eux  en 
formait  elle-même  un  nuage  au  travers  duquel  il 
était  difficile  de  voir.  Des  officiers  municipaux, 
d'autres  gardes  nationales  du  département,  toute 
cette  avant-garde  demeura  une  heure  et  demie  à 
défiler,  et  l'on  vit  enfin  arriver  la  première  berline 
dans  laquelle  étaient  sur  le  derrière  M.  Barnave 
entre  le  roi  et  la  reine  et  tenant  sur  ses  genoux  le 
dauphin;  sur  le  devant  étaient  Madame  Elisabeth, 
M.  Piéton,  tenant  pareillement  sur  ses  genoux  Ma- 
dame Royale,  et  enfin  Mme  de  Tourzel,  gouvernante 


146  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

du  dauphin;  la  voiture  qui  les  portait  était  entourée 
d'une  colonne  carrée  et  très  épaisse  de  gardes  na- 
tionales, précédée  elle-même  de  seize  pièces  de  cam- 
pagne. Après  cette  première  berline  en  venait  une 
autre  contenant  les  dames  d'honneur  de  la  reine  (i). 
Cette  berline  était  suivie  d'un  char  de  triomphe 
tout  couronné  de  branches  d'arbres,  sur  lequel  se 
trouvaient  ceux  qui  avaient  arrêté  le  roi  ;  ils  furent 
couverts  d'applaudissements.  Enfin,  des  gardes 
de  Paris,  des  ouvriers  portant  des  piques,  des  char- 
bonniers portant  des  fourches,  et  un  gros  de  corps 
de  cavalerie  parisienne  formaient  l'arrière-garde. 

a  Voilà  quel  était  le  nombreux  cortège  qui  accom- 
pagnait notre  roi;  il  était  lui-même  dans  sa  voiture, 
respirant  avec  peine,  le  visage  pâle;  la  reine  avait 
la  tête  baissée  et  ne  laissait  pas  voir  son  visage;  le 
dauphin,  triste  et  abattu,  versait  des  larmes.  J'ai 
oublié  de  te  dire  que  sur  la  voiture  même  du  roi,  à 
l'endroit  où  se  placent  les  cochers,  l'on  avait  mis  les 
trois  gardes  du  corps,  déguisés  en  postillons,  qui  ont 
été  arrêtés,  accompagnant  le  roi.  Ils  étaient  garrottés 
et  si  élevés  qu'on  les  voyait  de  fort  loin.  A  la  des- 
cente de  la  famille  royale,  le  peuple  s'est  jeté  sur 
ces  gardes  du  corps  et  les  aurait  massacrés,  malgré 
tous  les  efforts  de  la  garde  nationale,  si  l'Assemblée 
n'avait  envoyé  des  députés  pour  les  sauver;  ils  ont 
été  mis  en  prison. 

«  Quand  le  roi  descendit  de  son  carrosse,  quelques 
officiers  de  cavalerie  firent  le  commandement  de  se 
mettre  sous  les  armes,  mais  tous  les  cavaliers  remirent 
immédiatement    leurs    sabres    dans    les    fourreaux. 


(i)  Les  dames  d'honneur  avaient  quitté  Paris  le  même 
jour  que  la  reine,  mais  quelques  heures  auparavant,  pour 
ne  pas  éveiller  les  soupçons.  Elles  avaient  été  arrêtées  en 
même  temps  que  leur  maîtresse. 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  147 

«  Le  roi  et  la  reine  subiront  une  espèce  d'interro- 
gatoire; ils  auront  aussi,  ainsi  que  le  dauphin,  une 
garde  particulière,  présidée  par  M.  de  La  Fayette, 
qui  répondra  d'eux.  Le  dauphin  aura  un  gouverneur 
choisi  par  l'Assemblée  nationale. 

a  L'Assemblée  garde  le  pouvoir  exécutif  jusqu'à 
ce  que  l'on  se  prononce  sur  le  sort  du  roi.  Qu'en  fera- 
t-on?  Cette  question  est  plus  aisée  à  poser  qu'à  ré- 
soudre. On  dit  que  le  roi  et  la  reine,  après  être  montés 
dans  leurs  appartements,  ont  versé  des  larmes  en 
abondance.  Ce  spectacle  a  attendri  les  spectateurs. 
Mais  sont-ce  des  larmes  de  repentir  ou  de  regret? 
Pour  moi,  je  t'avoue  que  j'aurai  toute  ma  vie  une 
commisération  pour  Louis  XVI,  mais  jamais  je  n'en 
aurai  pour  sa  femme,  je  la  détesterai  éternellement.  » 

Le  déchaînement  contre  Marie-Antoinette,  contre 
V Autrichienne,  n'a  plus  de  bornes,  en  effet;  la  plu- 
part des  journaux  sont  remplis  d'horribles  menaces 
et  d'affreux  outrages.  Les  Révolutions  de  Paris  dé- 
clarent qu'elle  est  déjà  rangée  au  nombre  des  grands 
scélérats.  L'Orateur  du  peuple  demande  qu'elle  soit 
traînée,  comme  Brunehaut,  attachée  à  la  queue  d'un 
cheval  entier.. 

Le  roi  au  contraire  inspire  à  tous  une  pitié  pro- 
fonde  : 

a  Au  fond,  dit  un  chroniqueur,  tout  le  monde 
plaint  ce  roi  bon,  honnête,  vertueux,  toujours  vic- 
time de  son  cœur  et  de  sa  faiblesse.  Le  peuple  vou- 
drait tant  l'aimer!  mais  le  peut-il  quand  il  se  voit 
trompé?  » 

Quelques  jours  après,  Edmond  écrit  encore  à  son 
père  pour  lui  parler  des  impressions  diverses  qu'a 
provoquées  le  voyage  de  Varennes  ;  à  ce  propos  il 
épanche  son  cœur  et  dévoile  avec  naïveté  toutes  les 
illusions  de  sa  jeune  âme  : 


14»  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

«  2  juillet. 

a  A  la  première  nouvelle  de  la  fuite  du  roi,  c'est 
sur  la  capitale  que  la  France  entière  a  tourné  ses 
regards  inquiets,  et  Paris  de  son  côté  a  tourné  ses 
regards  alarmés  sur  tous  les  départements.  L'on  re- 
doutait partout  également  la  rage  et  la  fureur  du 
peuple;  chacun  croyait  déjà  voir  le  sein  de  la  ville 
qu'il  habitait,  enflammé  de  l'incendie  de  la  guerre 
civile.  L'inquiétude  éclatait  sur  tous  les  visages,  on 
eût  voulu  pouvoir  se  transporter,  à  la  fois,  dans  cent 
endroits  différents. 

«  C'est  surtout  à  Paris,  au  milieu  de  cette  multi- 
tude immense,  qu'il  était  intéressant  d'observer  l'effet 
que  produisit  sur  tous  les  esprits  cette  étonnante 
nouvelle  :  «  Le  roi  est  parti!  »  Mais  l'événement  a 
prouvé  qu'une  forte  indignation,  mêlée  du  plus  pro- 
fond mépris  pour  le  roi,  si  lâchement  infracteur  à  sa 
parole,  enfin  la  plus  parfaite  quiétude,  ont  été  les 
seuls  sentiments  qui  ont  partout  inspiré  les  Français. 
Autant  le  roi  lui-même  vient  de  dégrader  et  d'avilir 
sa  dignité,  autant  la  majesté  du  peuple  s'est  montrée 
dans  toute  sa  grandeur  et  dans  tout  son  éclat. 

«  Lors  de  l'arrivée  de  ce  roi  fuyard,  pas  une  voix, 
pas  un  cri  ne  se  firent  entendre;  il  semblait  que  tous 
fussent  également  pénétrés  de  la  grande  vérité  qui 
est  si  bien  exprimée  par  ce  vers  de  Voltaire  : 

Le    silence    des    peuples   est    la    peine    des    rois. 

«  En  un  mot,  Louis  XVI  fut  reçu  avec  toutes  ces 
marques  d'indifférence  et  de  dédain  qui,  dans  cette 
occasion,  convenaient  si  bien  à  un  peuple  libre  et  aux 
Français  régénérés.  Où  étaient-ils,  cet  amour,  cette 
idolâtrie,  dont  ils  étaient  jadis  enivrés  pour  leur  roi! 
Les  injures  les  plus  grossières  lui  sont  prodiguées 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  i49 

dans  tous  les  groupes,  ainsi  qu'à  la  reine;  ils  font 
seuls  le  sujet  des  caricatures  actuelles  (i).  Les  choses 
sont  montées  au  point  qu'on  risque  beaucoup  à 
vouloir  témoigner  publiquement  quelque  pitié  pour 
Louis  XVL 

«  Beaucoup  de  personnes  regardent  son  évasion 
comme  l'effet  des  suggestions  de  toute  la  vermine 
aristocratique. 

«  L'on  connaît  le  caractère  de  Louis  XVI  :  son 
caractère  est  de  n'en  point  avoir.  Ce  ro-i  malheureux 
suit  facilement,  ou  par  bêtise,  ou  par  faiblesse, 
toutes  les  impulsions  que  lui  donnent  ceux  qm  l'en- 
tourent; il  est  l'infortuné  jouet  des  mauvais  conseils, 
des  ixïsmuations  perfides  que  lui  souffle  son  indigne 
épouse.  Aussi  toute  la  colère  des  personnes  qui  pen- 
sent sainement  se  tourne  contre  cette  Médicis  mo- 
derne, et  c'est  en  effet  cette  reine  infâme,  cette  Autri- 
chienne au  front  d'airain,  que  devraient  foudroyer 
seule  la  fureur  et  l'exécration  publiques.  La  pitié, 
la  commisération,  devraient  nous  animer  à  l'égard 
de  ce  roi,  qui,  par  sa  trop  grande  facilité  ou  sa  pro- 
fonde ineptie,  est  déjà  assez  malheureux.  » 

Il  est  non  moins  intéressant  de  voir  l'indignation 
profonde  que  provoquait  également  dans  les  pro- 
vinces la  conduite  du  roi.  M.  Géraud  père  se  fait  l'in- 
terprète de  ces  sentiments  quand  il  écrit  de  Bor- 
deaux à  son  nls  : 

«  Bordeaux,  12  mai. 

«  Tu  m'as  écrit  tout  ce  qui  s'est  passé  à  la  fuite  et 
au  retour  de  Louis  XVI  ;  tu  le  plains,  mais  le  mérite- 
Ci)  Après    le    retour    de    Varennes,    le    malheureux    mo- 
narque ne  fui  plus  représenté  que  sous  la  figure  d'un  pour- 
ceau. 


I50  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

t-il?  Oui,  sans  doute,  s'il  est  imbécile;  mais  s'il  est 
doué  d'un  peu  de  jugement,  c'est  un  sentiment  bien 
opposé  qu'il  faut  lui  vouer. 

«  Quels  crimes  peut-on  comparer  aux  crimes  qu'au- 
rait produit  cette  fuite  si  elle  eût  été  heureuse,  et  sous 
ce  rapport,  quel  châtiment  ne  mériterait  pas  celui  qui 
ouvrait  la  porte  à  des  maux  incalculables!  Pour  moi, 
la  plume  me  tombe  des  mains  quand  je  pense  à  sa 
perfidie. 

«  Que  de  dévastations,  que  de  sang,  que  de  meur- 
tres eussent  couvert  l'Empire!  J'en  frissonne  encore, 
et  je  n'oublierai  jamais  les  impressions  terribles  que 
j'éprouvai  à  la  première  nouvelle  de  sa  fuite  cou- 
pable. J'étais  mari,  père  et  patriote,  et  les  maux 
affreux  que  je  prévoyais  plongeaient  mon  âme  dans 
la  plus  profonde  tristesse. 

a  Chacun  s'indigne  de  voir  encore  sans  récom- 
pense l'important  service  qu'ont  rendu  à  la  France 
les  citoyens  intrépides  qui  ont  arrêté  le  roi  fuyard. 
Ils  sont  les  sauveurs  de  l'Etat.  Que  de  sang  ils 
épargnent.  » 

Cette  violence  de  langage  de  la  part  d'un  homme 
de  l'âge  et  du  caractère  de  M.  Géraud,  paraissait  à 
Terrier  lui-même  excessive  et  il  ne  pouvait  le  dis- 
simuler : 

«  Paris,  5  juillet. 

0  La  manière  dont  vous  vous  exprimez  sur  le 
compte  du  roi,  répond-il,  nous  a  surpris.  Si  les  plus 
modérés  pensent  ainsi,  que  doivent  faire  les  autres  ! 
Il  est  ici  des  têtes  fort  montées  aussi,  cependant 
nous  avons  toujours  eu  pour  lui  plus  de  pitié  que  de 
haine.  Depuis  quelques  jours  on  ne  parle  plus  que 
du  dauphin,  on  ne  veut  plus  que  lui  pour  roi.  Un 
roi  de  sept  ans,  ou  un  roi  imbécile,  c'est  a  peu  près 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  151 

la  même  chose  !  Le  Conseil  fera  tout  dans  ce  cas-là. 
Autant  vaut-il  donner  le  Conseil  à  Louis  XVI  et 
lui  laisser  l'ombre  de  la  royauté;  on  évitera  par  là  la 
solution  de  la  fameuse  question  :  que  fera-t-on  du 
roi?   » 

Cette  question  redoutable  se  posait  en  effet  et  elle 
préoccupait  à  bon  droit  tous  les  esprits. 

Ce  n'était  pas  tout,  en  effet,  que  d'avoir  un  roi 
prisonnier;  la  situation  ne  pouvait  s'éterniser  et  il 
fallait  prendre  un  parti. 

Déjà  l'on  agitait  les  solutions  les  plus  graves.  Les 
Jacobins  déclaraient  que  la  fuite  du  roi  équivalait  à 
une  abdication  et  qu'on  devait  proclamer  la  Répu- 
blique (i). 

a  L'opinion  publique  n'est  pas  encore  bien  fixée 
sur  ce  qu'on  fera  de  Louis  XVI,  écrit  Edmond.  L'As- 
semblée nationale  temporise  et  diffère  cette  question, 
soit  qu'elle  attende  que  l'opinion  se  soit  formée,  soit 
que  son  embarras  soit  extrême.  Les  gens  sensés  pen- 
sent, et  c'est  assez  vraisemblable,  que  le  roi  repren- 
dra sa  place  et  ses  pouvoirs  avec  certaines  modifica- 
tions et  certains  amendements.  Les  démagogistes,  ré- 
publicanistes  et  enragés,  soutiennent  au  contraire 
qu'il  est  tout  à  fait  impossible  qu'il  remonte  sur  le 

(i)  Jusqu'à  ce  moment,  personne  ne  songeait  à  la  répu- 
blique :  Le  25  janvier  1791,  un  député  avait  prononcé  aux 
Jacobins  le  mot  de  république  :  <(  Nous  ne  sommes  pas 
des  républicains  »,  s'écria-t-on  de  toutes  parts  et  l'assemblée 
invita  l'orateur  à  ne  pas  laisser  subsister  ce  mot.  En  dehors 
du  roi,  on  ne  voit  pas  d'issue  à  la  situation  présente.  Gorsas 
écrit  encore,  le  7  janvier  1791  :  «  On  connaît  mon  respect 
pour  les  vertus  de  notre  auguste  monarque.  Ceux  qui  lisent 
mon  courrier,  parvenu  au  vingtième  volume,  savent  que 
jamais  je  n'ai  parlé  qu'avecA'énération  de  ce  ])rince  chéri.  » 

Pétion  ne  cesse  de  faire  des  déclarations  monarchiques. 
«  La  loi  et  le  roi,  tel  est  désormais  le  cri  de  ralliement  de 
tdus  les  bons  c'ittfj'enï  »,  dit  Vcrgniaud.  Brissaud  parle  de 
même. 


152  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

trône.  Ces  esprits,  aussi  dangereux  qu'ils  sont  exal- 
tés, ces  factieux,  en  un  mot,  qui  sont  heureusement 
en  petit  nombre  et  dont  le  peuple  ne  doit  cesser  de  se 
méfier,  demandent  avec  assez  d'audace  le  gouverne- 
ment républicain.  Quelques  clubs  composés  de  ces 
têtes  échauffées,  ont  osé  afficher  de  pareilles  pétitions, 
malgré  le  décret  de  l'Assemblée;  la  municipalité  leur 
a  imposé  sept  cents  francs  d'amende.  Du  reste,  le  ré- 
publicanisme n'a  pas  ici  beaucoup  de  partisans;  cha- 
cun sent  qu'un  tel  gouvernement  ne  saurait  convenir 
à  une  grande  nation;  mais  tout  en  voulant  un  roi, 
on  le  veut  avec  des  pouvoirs  si  restreints  qu'il  ne 
puisse  jamais  attenter  à  la  liberté,  et  sous  ce  point 
de  vue,  autant  vaut  et  plus  Louis  XVI  que  son  fils.  » 

Les  bruits  les  plus  faux  couraient  dans  Paris  t  on 
racontait  que  le  roi  avait  encore  essayé  de  s'évader; 
on  prétendait  que  dans  des  accès  de  colère,  il  avait 
brisé  les  glaces  de  ses  appartements.  On  le  représen- 
tait avec  le  corps  d'un  pourceau  et  le  front  d'un  bé- 
lier, a  Les  honnêtes  gens,  dit  un  chroniqueur,  gé- 
missent de  ce  que  l'on  avilit  tant  un  monarque  mal- 
heureux, qui,  enfin,  sera  toujours  notre  roi  (i).  » 

L'Assemblée  prit  peur  et  rendit  un  décret  qui  sus- 
pendait momentanément  le  roi  de  ses  fonctions, 
jusqu'à  ce  que  la  Constitution  fût  achevée  et  pré- 
sentée à  son  acceptation.  Il  devait  à  cette  époque  re- 
couvrer ses  prérogatives,  sa  garde  constitutionnelle, 
sa  liste  civile.  En  attendant  une  garde  lui  fut  donnée 
pour  répondre  de  sa  personne  :  les  chambres  où  cou- 
chaient les  illustres  prisonniers  étaient  toujours  ou- 
vertes et  le  commandant  de-  la  garde  ne  les  perdait 
jamais  de  vue.  La  surveillance  fut  poussée  à  un  tel 
point  que  la  reine  était  obligée  de  faire  placer  de- 

(i)  Correspandanc^,  secri'ie,  pubhee  par  Jf.  D£  LesciuE. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  153 

vant  son  lit  celui  d'une  de  ses  femmes  aân  que  les 
rideaux  la  protégeassent. 


«  5  juillet. 

a  Le  roi  est  vraiment  prisonnier  maintenant,  écrit 
Terrier,  et  je  crois  qu'il  n'a  pas  droit  de  se  plaindre. 
M.  de  La  Fayette  couche  dans  une  chambre  attenante 
à  son  appartement.  Toutes  les  fausses  portes  et  les 
escaliers  dérobés  du  château  sont  murés,  la  garde 
doublée  et  sur  le  plus  grand  qui-vive.  L'on  n'entre 
point  aux  Tuileries.  Plusieurs  ci-devant  sont  venus 
pour  faire  ce  qu'ils  appellent  leur  cour,  la  garde 
nationale  n'a  ponit  entendu  raison  et  les  a  renvoyés 
sans  façon,  b 

Tout  en  donnant  ses  soins  à  la  sûreté  extérieure 
de  l'Etat,  l'Assemblée  constituante,  avant  de  se  sé- 
parer, se  hâtait  d'achever  son  œuvre  constitutionnelle, 
de  rendre  au  roi  ses  fonctions  et  quelques-unes  de  ses 
prérogatives. 

Ce  rôle  n'était  pas  facile.  Le  mot  nouveau  de  ré- 
publique, qui  d'abord  n'avait  que  de  rares  partisans, 
ralliait  peu  à  peu  bien  des  esprits.  L'absence  et^a 
suspension  du  roi  montraient  qu'on  pouvait  se  passer 
de  lui.  Les  Jacobins  et  les  Cordeliers  s'agitaient  vio- 
lemment :  plus  de  roi  !  tel  était  le  cri  des  clubs,  des 
districts  et  des  papiers  publics. 

Le  16  juillet  eut  lieu  le  rapport  sur  l'affaire  de 
Varennes;  il  fut  décrété  que  le  roi  ne  pouvait  être 
mis  en  cause  pour  le  fait  de  son  évasion  et  que  par 
conséquent  il  n'y  avait  pas  lieu  à  déchéance. 

La  veille,  les  Jacobins  avaient  rédigé  une  pétition 
à  l'Assemblée  pour  demander  qu'elle  déclarât 
Louis  XVI  déchu  comme  per&de  et  traître  à  ses  ser- 
ments, et  (Qu'elle  pourvût  à  son  remplacement.  On 


154  JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION 

décida  de  porter  cette  pétition  au  Champ-de-Mars 
où  chacun  pourrait  la  signer  sur  l'autel  de  la  Patrie. 
Il  s'ensuivit  une  émeute  sanglante  dans  laquelle  La 
Fayette  et  Bailly  firent  tirer  sur  le  peuple  ;  une  cen- 
taine de  citoyens  furent  blessés  ou  tués.  Il  en  ré- 
sulta une  scission  complète  entre  les  constitutionnels 
et  les  républicains.  La  Fayette  et  Bailly  perdirent 
toute  leur  popularité. 


CHAPITRE    X 

JUILLET- AOUT-SEPTEMBRE     179I 

Sommaire  :  Les  cendres  de  Voltaire  sont  transportées  au 
Panthéon.  —  Le  14  juillet.  — ■  La  reine  montre  le  dau- 
phin au  peuple.  —  Fête  aux  Champs-Elysées.  —  Les 
poissardes  du  Pont-Royal.  —  Le  salon  de  peinture.  — 
Le  roi  accepte  la  Constitution.  —  Il  se  rend  à  l'Assem- 
blée. —  Représentation  de  Castor  et  Pollux.  —  Allégresse 
du  peuple.  —  Fin  de  la  Constituante. 

Des  réjouissances  publiques,  de  grande*  fêtes  po- 
pulaires, l'apothéose  des  dieux  de  la  Révolution, 
l'anniversaire  du  14  juillet  1790,  amenaient  de  temps 
à  autre  d'heureuses  diversions  aux  passions  politiques 
qui,  peu  à  peu,  s'exaspéraient. 

Edmond  n'a  garde  de  manquer  à  ces  fêtes  mémo- 
rables et  il  en  fait  avec  verve  d'enthousiastes  des- 
criptions à  sa  famille. 

La  translation  des  cendres  de  Voltaire  lui  laisse 
d'ineffaçables  souvenirs.  On  s'en  était  particulière- 
ment occupé  au  Lycée  où  Mme  de  Villette  régnait  en 
souveraine  reconnue  et  il  avait  été  décidé,  pour  lui 
faire  honneur,  que  tous  les  membres  assisteraient  en 
corps  à  la  cérémonie. 

«  Paris,   19  juillet. 

a  II  s'est  passé  dans  cette  ville,  depuis  que  nous  ne 
l'avons  écrit,  deux  événements  qui  feront  époque 
dans  notre  histoire.  L'un  est  la  translation  du  grand 


iS6  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

Voltaire  à  Paris,  et  l'autre  la  commémoration  du 
serment  du  14  juillet  1790.  Celui-ci  a  écrasé  l'hydre 
du  fanatisme,  qui  était  déjà  bien  faible  ici,  et  celui- 
là  a  fait  ressouvenir  avec  plus  d'enthousiasme  et  de 
la  prise  de  la  Bastille,  époque  de  la  naissance  de 
notre  liberté,  et  du  serment  prêté  par  tous  les  Fran- 
çais dans  le  champ  de  la  Fédération  le  14  juillet  1790. 
a  Après  avoir  été  enlevé  de  dessus  les  ruines  simu 
lées  de  ^9.  Bastille,  011  il  avait  été  déposé,  le  corps  de 
Voltaire,  enfermé  dans  un  sarcophage  de  cuivre,  fut 
transporté  sur  un-  char  fait  à  l'antique  et  peint  par 
M.  David  ;  il  était  suivi  des  députations,  des  collèges, 
des  clubs,  de  la  garde  nationale,  des  élèves  mili- 
taires, des  ministres,  de  l'Assemblée  nationale,  etc. 
Il  a  fait  sa  première  station  devant  l'Opéra,  où  la 
musique  qui  l'accompagnait  chanta  une  hymne  faite 
par  Voltaire  lui-même  et  qui  est  dans  son  opéra  de 
Samson.  Elle  commence  ainsi  : 

Peuple,  éveille-toi,   romps  tes  fers, 
Reprends  ta  grandeur  première. 

«  Là,  le  buste  du  grand  homme  a  été  couronné 
par  M.  Chéron  et  Mme  Ponteuil;  dans  son  ravisse- 
ment, cette  dernière  l'a  embrassé  deux  fois.  Puis  le 
cortège  a  continué  sa  route  jusque  devant  le  pavillon 
de  Flore,  appartement  de  la  reine,  aux  Tuileries,  où 
la  marche  a  été  exprès  ralentie  et  où  la  musique  c 
joué  l'hymne.  On  dit  que  le  roi  et  sa  femme  étaient 
cachés  sous  des  jalousies,  derrière  lesquelles  ils  re- 
gardaient passer  le  cortège;  il  était  un  peu  différent 
de  celui  avec  lequel  il  fi.t  sa  seconde  entrée  dans  Paris. 

«  Enfin  le  char  est  arrivé  devant  chez  Mme  de  Vil- 
lette,  ûlle  adoptive  de  Voltaire  :  il  y  avait  devant  sa 
maison  des  gradins  sur  lesquels  étaient  les  dames  du 
Lycée  avec  toutes  le  même  costume.  Mme  de  Villette 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  157 

avait  fait  élever  un  berceau  de  laurier  en  voûte  au 
bout  duquel  était  une  couronne,  sous  laquelle  le  buste 
du  grand  homme  fut  posé;  ensuite  Mme  de  Villette, 
tenant  sa  fille  âgée  de  cinq  ans,  alla  l'embrasser  et 
fit  faire  de  même  à  son  jeune  enfant.  Ce  spectacle 
arracha  des  larmes  d'attendrissement  à  tous  les  assis- 
tants. Enfin,  le  char  ayant  continué  arriva  devant  le 
théâtre  de  la  Nation,  ci-devant  le  Théâtre-Français. 
Les  titres  de  toutes  les  pièces  de  Voltaire  étaient 
écrits  sur  les  colonnes,  et  sur  le  fronton  on  lisait  en 
grosses  lettres  :  Il  fit  <i  Irène  »  à  quatre-vingt-trois 
ans.  Là  encore  son  buste  a  été  couronné  par  M.  de 
Larive  et  Mlle  Sainval,  et  comme  il  commençait  à 
pleuvoir  avec  force,  le  char  s'est  rendu  directement 
au  Panthéon,  un  peu  plus  vite  qu'il  n'avait  fait  la 
principale  partie  de  la  route. 

a  Voilà,  comme  tu  le  vois,  un  narré  bien  succinct 
de  cette  imposante  cérémonie,  qui  a  attiré  tant 
d'étrangers  dans  Paris,  et  qui  a  si  peu  coûté. 

«  La  Fédération  s'est  faite  dans  le  même  ordre 
que  celle  de  l'année  passée  avec  cette  différente  que 
les  drapeaux  de  tous  les  bataillons  en  défilant  pas- 
saient devant  le  maire,  qui  leur  attachait  des  cravates 
aux  couleurs  nationales.  » 

En  attendant  les  graves  événements  qui  se  pré- 
parent, Edmond  contmue  à  mettre  ses  parents  régu- 
lièrement au  courant  de  tout  ce  qui  se  passe  à  Paris. 
Il  leur  envoie  un  véritable  petit  journal  où,  sous  une 
forme  familière,  l'on  trouve  d'intéressants  détails 
et  un  écho  très  exact  des  sentiments  qui  agitent  la 
population  : 

Un  certain  apaisement  paraissant  se  produire  dans 
les  esprits,  l'orl  ouvre  le  jardin  des  Tuileries,  et  la 
foule  y  est  aussitôt  si  considérable  qu'on  s'y  porte 
littéralement.  On  montre  l'enfant  royal  à  la  foule,  il 


iS8  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

est  acclamé    :   tout  semble  oublié,  la  réconciliation 
paraît  se  faire  entre  le  roi  et  le  peuple. 

«  Louis  XVI  et  son  Êls  se  firent  voir  dernièrement 
en  grand  costume  à  une  fenêtre  des  Tuileries,  ra- 
conte Edmond;  jamais  bateleur  ni  charlatan  n'as- 
sembla plus  de  badauds  en  un  plus  court  espace  de 
temps.  Je  me  trouvais  à  cette  ridicule  parade;  vaine- 
ment voudrais-je  te  peindre  les  allures  de  l'Autri- 
chienne; elle  se  mettait  à  la  fenêtre,  elle  en  sortait, 
se  levait,  s'asseyait,  prenait  le  dauphin  dans  ses 
bras,  l'embrassait,  le  montrait  au  peuple  et  nos  amis 
de  la  cour  et  surtout  de  la  chère  liste  civile  de  crier 
à  plein  gosier  :  «  Vive  le  roi  !  Vive  la  reine  !  »  et 
autres  jubilations  d'ancien  régime,  et  la  gent  pari- 
sienne ou  moutonnière  de  bêler  à  son  tour  :  a  Vive 
le  roi!  vive  le  restaurateur  de  la  liberté!  »  Mais  je 
finis,  l'on  pourrait  peut-être  m'accuser,  suivant  le  res- 
pectable décret  de  l'Assemblée,  d'avilir  les  pouvoirs 
constitués,  quoique  je  crois  que  cela  soit  bien  difficile. 
Peuvent-ils  l'être  plus  qu'ils  ne  le  sont  ?   » 

L'on  célèbre  la  messe  au  château  comme  autrefois; 
on  y  entend  une  superbe  musique;  la  foule  s'y  pré- 
cipite et  sur  le  passage  de  la  famille  royale,  on 
pousse  des  vivats  enthousiastes. 

La  disette  menaçante,  les  craintes  de  la  guerre 
étrangère,  n'empêchent  pas  la  capitale  d'envisager 
l'avenir  sous  les  plus  riantes  perspectives,  et  de  vivre 
dans  une  singulière  quiétude;  on  recherche  les  plai- 
sirs comme  aux  époques  les  plus  calmes  de  l'histoire  : 

a  On  adore  la  Constitution,  écrit  une  contempo- 
raine, on  admire  l'Assemblée  nationale.  On  voit  déjà 
le  vaisseau  dans  le  port;  on  craint  peu  les  ennemis 
du  dehors;  on  se  moque  de  ceux  du  dedans...  Notre 
constance  et  notre  courage  vaincront  tout.  L'amour 
de  la  Constitution  élève  tous  les  cœurs  à  un  certain 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  159 

'degré  d'héroïsme.  Pour  cela,  l'esprit  public  est  mûr 
et  formé.  Et  puis,  le  respect  pour  la  loi  prend  une 
telle  puissance,  que,  juste  ou  injuste,  on  lui  veut 
obéir.  On  n'entend  que  ce  mot  :  La  loi,  la  loi! 

a  II  y  a  eu  hier  une  fête  superbe  aux  Champs- 
Elysées,  où  tout  Paris  a  couru.  C'était  un  agneau 
qu'on  tirait,  comme  à  la  fête  des  bouchers  que  nous 
avons  vue  à  Lyon.  Ne  va  pas  croire  que  nous  sommes 
tristes;  jamais  la  capitale  n'a  été  plus  brillante,  plus 
bruyante,  plus  magnifique,  plus  dansante,  plus  parée, 
plus  opulente;  et  tout  cela  en  criant  misère,  en  ayant 
la  plus  horrible  disette  d'argent.  Nous  sommes  tou- 
jours Français;  la  gaieté  nous  accompagne  et  charme 
tous  nos  maux.  Paris  est  calme  comme  la  surface 
d'un  étang  (1).  » 

Edmond  cite  un  trait  amusant  qui  montre  bien 
l'état  d'âme  de  cette  singulière  population  : 

«  Dimanche  dernier,  il  nous  est  arrivé  une  aventure 
fort  plaisante;  nous  allions  nous  promener  du  côté 
des  Champs-Eysées,  et  traversions  le  Pont-Royal  en 
causant  tranquillement,  lorsque  nous  voyons  venir  à 
nous  trois  poissardes,  le  teint  enluminé  et  parsemé 
de  rubis  vermeils,  la  coiffe  à  la  brigadière  et  sur 
l'oreille,  les  poings  sur  les  côtés  :  en  un  mot,  les 
figures  les  plus  grotesques  que  j'aie  vues  de  ma  vie  : 
0  Ah  !  mes  enfants,  nous  dit  une  d'elles,  en  nous  ap- 
a  prochant,  recevez  des  bouquets  des  dames  de  la 
0  nation  »,  et  sur-le-champ,  ces  dames  de  la  nation 
de  nous  offrir  à  chacun  un  bouquet,  a  Nous  avons  à 
a  nous  acquitter  envers  vous,  leur  dit  M.  Terrier,  per- 
0  mettez  donc  que  nous  vous  embrassions  »  ;  c'était, 
comme  tu  le  vois,  galanterie  pour  galanterie,  hon- 
nêteté pour  honnêteté.  —  «  Oh  !  très  volontiers,  mes 

(i)  Journal  d^une  bourgeoise,   par  M.    LOCKROY. 


i6o  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

enfants.  »  Voilà  donc  de  grandes  accolades  sur  le 
milieu  du  Pont-Royal  ;  une  d'elles,  la  plus  vieille, 
m'est  venue  prendre  par  la  tête  et  m'a  baisé  fort 
amoureusement;  je  n'en  ai  pas  ri  le  premier.  » 

En  dépit  de  la  politique  et  des  soucis  qu'elle  pou- 
vait légitimement  inspirer,  l'on  courait  au  Salon  de 
peinture,  oubliant  et  le  roi,  et  l'Assemblée,  et  les  émi- 
grés. Pendant  six  semaines  entières  les  flots  du 
peuple  ne  tarissent  point  du  matin  au  soir  ;  il  y  a  des 
heures  où  l'on  s'écrase. 

Le  Salon  a  lieu  au  Louvre,  tous  les  deux  ans,  dans 
une  des  salles  consacrées  aux  cours  de  peinture  : 
«  On  y  voit,  dit  Mercier,  des  tableaux  de  dix-huit 
pieds  de  long  qui  montent  dans  la  voûte  spacieuse,  et 
des  miniatures  larges  comme  le  pouce,  à  hauteur 
d'appui.  Le  sacré,  le  profane,  le  pathétique,  le  gro- 
tesque, tous  les  sujets  historiques  et  fabuleux  y  sont 
traités  et  pêle-mêle  arrangés  ;  c'est  la  confusion 
même.  Les  spectateurs  ne  sont  pas  plus  bigarrés  que 
les  objets  qu'ils  contemplent.  » 

Autrefois  on  y  trouvait  à  profusion  les  bustes  ou 
les  portraits  de  financiers,  de  traitants,  de  premiers 
ou  seconds  commis,  de  dolentes  marquises,  de  com- 
tesses inconnues,  avec  leurs  joues  enluminées,  car  il 
fallait  peindre  les  femmes  avec  leur  rouge;  aujour- 
d'hui tous  ces  souvenirs  d'un  autre  âge  ont  disparu 
pour  faire  place  à  l'actualité;  on  ne  voit  plus  que 
des  sujets  empruntés  aux  scènes  de  la  Révolution. 
Tous  les  portraits  sont  consacrés  aux  héros  de  l'ère 
nouvelle.  Notre  jeune  étudiant,  fort  amateur  de  pein- 
ture, mande  à  son  père  : 

«  Octobre   1791. 

a  Nous  avons  été  voir,  il  y  a  quelques  jours,  le 
Salon  de  tableaux;  il  est  très  beau  et  plein  de  mor- 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  161 

ceaux  des  plus  grands  maîtres.  Au  milieu  de  cette  mul- 
titude immense  de  tableaux  et  de  statues,  Je  n'ai  été 
vivement  frappé  que  par  une  simple  esquisse,  celle  du 
tableau  qui  représentera  la  mémorable  séance  du  Jeu 
de  Paume,  et  dont  l'exécution  a  été  confiée  aux  talents 
supérieurs  de  M.  David.  Ce  peintre  s'immortalisera 
par  ce  tableau  ;  il  n'y  a  qu'un  grand  génie  qui  ait 
pu  enfanter  une  conception  aussi  sublime.  Il  y  a  fait 
passer  tout  le  feu  de  son  imagination.  L'on  y  voit 
M.  Bailly  lisant  le  serment,  et  tous  les  autres  députés 
qui  jurent.  L'on  remarque  au  premier  plan  Rabaud 
embrassant  dom  Gerle,  et  Robespierre  dans  une  atti- 
tude qui  marque  toute  la  joie  qu'il  ressent.  Ce  tableau 
était  entouré  d'une  foule  qui  bouchait  tout  le  passage. 

«  Le  fameux  Ser7nent  des  Horaces,  du  même 
peintre,  est  encore  exposé  au  Salon  de  cette  année. 
La  Mort  de  Socrate  et  le  Brulus,  du  même  artiste, 
attirent  ensuite  tous  les  regards. 

a  Rousseau,  Voltaire,  Franklin  sont  représentés 
sous  une  infinité  de  formes,  en  bosse,  en  marbre, 
en  relief,  on  ne  voit  qu'eux.  » 

Cependant  la  Constitution  était  achevée.  Les  émi- 
grés s'écriaient  qu'en  l'acceptant  le  roi  se  déshonore- 
rait. D'autre  part,  Barnave  et  les  constitutionnels  le 
suppliaient  de  ne  pas  s'engager  dans  une  résistance 
dont  les  suites  pouvaient  être  incalculables. 

Bientôt  l'on  apprend  que  le  monarque  se  résigne  à 
s'incliner  devant  la  nécessité,  mais  beaucoup  déjà  ne 
lui  en  savent  aucun  gré. 

a  Le  roi  va  sous  peu  déclarer  son  acceptation,  écrit 
Edmond.  Voilà  un  moment  de  fièvre  chaude,  un  mo- 
ment de  délire  pour  nos  badauds  de  Paris.  J'éviterai, 
autant  qu'il  me  sera  possible,  de  me  trouver  à  ces 
réjouissances  insensées  que  prépare  un  peuple  qui  se 
repaît  de  vaines  espérances.  » 


i62  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

Marie- Antoinette  écrit  publiquement  à  son  frère 
qu'en  acceptant  la  Constitution,  le  roi  assure  sa  li- 
berté et  qu'il  a  enfin  l'espoir  de  s'entendre  avec  l'As- 
semblée. Mais  en  même  temps  un  message  confiden- 
tiel avise  Joseph  II  de  ne  pas  ajouter  la  moindre  foi 
à  ces  assurances  qui  n'ont  d'autre  but  que  d'endormir 
d'impitoyables  geôliers  : 

a  Les  folies  des  princes  et  des  émigrants  nous  ont 
forcés  dans  nos  démarches,  mande  secrètement  la 
reine;  il  est  essentiel,  en  acceptant,  d'ôter  tout  doute 
que  ce  n'était  pas  de  bonne  foi...  Plus  nous  avan- 
cerons, plus  ces  gueux-ci  sentiront  leur  malheur.  Peut- 
être  en  viendront-ils  à  désirer  eux-mêmes  les  étran- 
gers... » 

Il  fut  décidé  que  le  monarque  ferait  une  démarche 
solennelle  auprès  de  l'Assemblée  et  qu'il  se  rendrait 
dans  son  sein  en  grande  cérémonie  pour  prêter  ser- 
ment à  la  Constitution. 

«    i6   septembre. 

«  Le  roi  vient  d'accepter  la  Constitution,  mande 
Edmond  à  sa  famille;  chacun  s'y  attendait.  J'ai 
trouvé  dans  un  de  nos  journaux  patriotes  des  idées 
sur  cet  objet  assez  conformes  aux  miennes;  je  les  ai 
trouvées  surtout  exprimées  d'une  manière  originale 
et  piquante.  Les  voici  : 

<(  Le  roi  vient  d'accepter,  je  ne  dis  pas  cet  acte, 
mais  cet  eunuque  constitutionnel,  et  res  vos  plaudite 
cives;  applaudissez,  citoyens,  que  le  bruit  des  ca- 
nons annonce  avec  fracas  la  joie  universelle.  Paris, 
qu'une  illumination,  ordonnée  par  ta  digne  muni- 
cipalité, soit  le  signal  de  ton  allégresse;  danse, 
peuple  français,...  danse;  quant  à  moi,  qui  n'aime  pas 
la  danse,  et  qui  me  souviens  des  belles  phrases  qui 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  163 

ont  précédé  de  quelques  jours  l'évasion  de  Louis  le 
fuyard,  il  ne  me  plaît  pas  de  me  réjouir  ni  d'illu- 
miner jusqu'à  nouvel  ordre.  Oui,  sans  doute,  il  ne 
me  plaît  pas  de  crier  :  bravo!  il  ne  me  plaît  pas  de 
me  fier  à  un  créancier  qui  m'a  fait  banqueroute;  il 
ne  me  plaît  pas  de  me  réjouir  et  si  ma  conduite  dé- 
plaît, je  dirai  comme  Philoxène  à  Denys  le  Tyran 
qui  voulait  le  forcer  à  entendre  et  à  admirer  les  sot- 
tises que  les  André,  les  Barnave  de  ce  temps-là,  et 
autres  plats  adulateurs  avaient  la  lâcheté  d'applau- 
dir, je  dirai  en  me  retournant  vers  les  satellites  du 
comité  des  recherches  :  «  Reducite  ad  latomias.  »  — 
«  Esclaves  du  despotisme,  ramenez-moi  à  V abbaye!  » 
(Extrait  de  Gorsas.) 

a  Louis  XVI  a  été  reçu  dans  le  sein  de  l'Assem- 
blée au  milieu  des  bravos,  qui  étaient  poussés  avec 
autant  de  frénésie  que  les  cris  d'indignation  du 
21  juin;  la  joie  de  nos  représentants  était  des  plus 
indécentes,  ce  n'était  point  l'élan  du  sentiment  et 
de  la  reconnaissance  qui  se  peignait  dans  leurs  cris, 
dans  leurs  regards  et  dans  leurs  gestes  ;  c'était  cette 
joie  méprisable  qui  brille  sur  le  visage  d'un  écolier 
paresseux  charmé  d'avoir  terminé  sa  tâche.  Le  roi  est 
arrivé  près  du  président  à  travers  les  trépignements, 
les  applaudissements  et  les  clameurs  les  plus  insen- 
sées et  les  plus  ridicules.  Les  bureaux  du  président 
et  des  secrétaires  avaient  fait  place  à  un  trône  qui 
s'élevait  sur  l'estrade;  il  était  surmonté  de  colifi- 
chets dorés,  de  casques,  de  plumes,  et  autres  bêtises 
semblables.  L'on  voyait  en  bas  le  fauteuil  simple, 
modeste,  j'ai  presque  dit  humble,  de  M.  le  prési- 
dent; mais  avant  l'arrivée  du  roi,  toutes  ces  déco- 
rations puériles  ou  révoltantes  avaient  disparu  à 
la  voix  des  Pétion  et  des  Robespierre,  qui  firent 
sentir  le  contraste  ridicule  et  choquant  de  cet  appa- 


i64  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

reil    d'opéra    avec    le    timide    fauteuil    présidentiel. 

«  Louis  XVI  commença  son  discours  avec  une 
dignité  affectée  qui  l'abandonna  bientôt.  Voici  com- 
ment. L'Assemblée  était  convenue  que  lorsque  le  roi 
prêterait  son  serment,  elle  s'assiérait  et  se  couvrirait, 
seule  attitude  digne  des  représentants  d'un  peuple 
libre,  recevant  les  serments  de  son  premier  fonction- 
naire. Aussi,  lorsque  le  roi  eut  prononcé  les  premiers 
mots  :  a  Je  jure  de...  etc.  »,  chacun  observa  la  cé- 
rémonie convenue.  Le  roi  parut  surpris,  interloqué, 
il  resta  muet  un  instant,  finit  par  s'asseoir  aussi  et 
continua.  La  réponse  du  président  fut  pleine  d'une 
vraie  dignité,  et  les  gens  qui  connaissent  M.  Thouret 
n'attendaient  pas  cela  de  lui.  Louis  XVI  et  le  prince 
royal  parurent  ensuite  dans  la  salle  et  furent  cou- 
verts d'applaudissements.  Malgré  toutes  ces  marques 
vraies  ou  fausses  d'allégresse,  l'illustre  famille  avait 
l'air  de  fort  mauvaise  humeur  ;  le  roi  surtout  était 
tout  rechigné. 

a  Après  la  sortie  du  roi,  l'infâme  Duport,  cour- 
tisan vil  et  abject,  proposa,  sans  rougir,  à  l'Assemblée 
d'accompagner  en  corps  le  pouvoir  exécutif.  Cette 
motion  fut  heureusement  repoussée  avec  tout  le  mé- 
pris qu'elle  méritait,  et  accompagna  le  roi  qui  voulut. 
Une  salve  d'artillerie,  des  cris  perçants  de  «  Vive 
le  roi  !  Vive  le  restaurateur  !  »  un  tintamarre  aussi 
bruyant  que  ridicule,  un  topinambour  effroyable  de 
tous  les  clochers  de  Paris  célébrèrent  à  l'instant  la 
grande  acceptation  pure  et  simple  du  restaurateur. 
Pour  la  santé  de  mes  oreilles  et  le  maintien  de  mon 
ouïe.  Dieu  veuille  qu'il  ne  plaise  pas  au  roi  d'ac- 
cepter fréquemment.  Je  ne  savais  plus  oii  j'en  étais. 
Hélas  !  cet  instant  d'ivresse  cessa  bientôt,  et  tout 
retomba  dans  la  plus  grande  quiétude.  J'observai 
que  malgré  les  ordres  donnés,  Paris  ne  fut  que  mé- 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  i6s 

diocrement  illuminé.  C'était  bien  autre  chose  la  nuit 
qui  suivit  l'évasion  du  sire  constitutionnel,  déguisé 
en  valet  d'une  baronne  de  Korff. 

«  Cette  mémorable  journée,  bien  faite  pour  servir 
de  pendant  à  celle  du  21  juin,  n'a  pas  laissé  cepen- 
dant que  de  produire  du  bien.  L'argent,  qui  était 
à  20,  est  baissé  sur-le-champ  à  10  pour  100;  voilà  ce 
que  les  malveillants  et  les  ennemis  du  bien  public 
voudraient  vainement  se  dissimuler.  Dieu  veuille  que 
cette  confiance  puisse  durer.  Mais  je  ne  le  crois  pas. 

«  La  réunion  du  Contat-Venaissin  au  royaume  de 
France,  décrétée  le  même  jour,  réjouit  à  plus  juste 
titre  les  gens  sensés  et  les  patriotes  exempts  du  fol 
enthousiasme  qui  règne  dans  Paris  (i).  Les  départe- 
ments l'apprendront  sans  doute  avec  plaisir;  quant 
aux  plats  habitants  de  notre  moderne  Sybaris,  à 
peine  y  ont-ils  fait  attention;  le  roi  seul  les  "occupait, 
tout  leur  plaisir  était  de  faire  retentir  les  rues  des 
cris  de  «  Vive  le  roi  !  »  Le  pape  est  malade,  dit-on  ; 
cette  mauvaise  nouvelle  ne  va  pas  le  rétablir,  je 
pense. 

a  Ce  qui  me  porte  à  me  méfier  beaucoup  du  nou- 
veau serment  de  Louis,  c'est  que  les  départs  de  plu- 
sieurs gardes  du  corps  pour  Coblentz  sont  plus  fré- 
quents que  jamais.  Tu  ne  dois  pas  ignorer  que  la  cour 
a  député  un  envoyé  vers  les  ci-devant  princes,  pour 
les  engager  à  rentrer;  voilà  la  cause  de  ce  message. 


(i)  Avignon  et  le  Comtat-Venaissin  formaient  une  en- 
clave dans  le  royaume  et  déjà  bien  souvent  l'on  avait  ré- 
clamé leur  réunion  à  la  France.  La  Révolution  précipita 
les  événements.  Alors  que  le  gouvernement  français  hési- 
tait encore  à  s'emparer  par  la  force  d'un  bien  qui  apparte- 
nait au  Saint-Siège,  les  révolutionnaires  d'Avignon  réso- 
lurent de  le  mettre  en  présence  d'un  fait  accompli.  Ils 
chassèrent  le  légat  du  pape  et  formèrent  une  commune  qui 
demanda  à  se  réunir  à  la  France, 


i66  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

mais  on  n'en  est  pas  dupe,  et  chacun  est  fortement 
persuadé  qu'il  en  est  une  secrète  pour  les  engager  à 
rester. 

a  Voici  l'ordre  des  événements  que  je  crains  de 
voir  bientôt  arriver  :  hier  le  serment;  aujourd'hui, 
l'engouement;  demain,  le  couronnement;  après-de- 
main, la  fuite.  Le  comité  diplomatique  a  d'ailleurs 
annoncé  que  l'entrevue  de  Pilnitz,  entre  l'empereur 
et  M.  d'Artois  concernait  les  affaires  de  France;  il 
n'est  donc  point  encore  temps  de  nous  endormir, 
comme  tu  vois.    » 

L'acceptation  de  la  Constitution  souleva  une  allé- 
gresse universelle.  L'on  croyait  sincèrement  que  c'en 
était  fini  désormais  des  discordes  civiles,  que  la  tran- 
quillité allait  renaître,  que  des  jours  paisibles  se 
levaient  enfin  pour  ne  jamais  cesser.  Dans  toute  la 
France  les  cloches  furent  mises  en  branle,  des  feux 
de  joie  furent  allumés,  partout  des  illuminations 
spontanées  témoignèrent  de  la  satisfaction  générale. 

A  Paris  la  joie  populaire  se  manifesta  de  mille 
manières  et  en  particulier  par   des  illuminations. 

Le  roi  paraissait  avoir  reconquis  toute  sa  popula- 
rité. 

Le  lundi  19  septembre  l'on  donne  au  peuple  une 
représentation  gratuite  à  l'Opéra,  en  l'honneur  de 
l'achèvement  de  la  Constitution.  L'on  joue  Castor 
et  Polliix. 

Le  lendemain  la  même  pièce  est  donnée  en  présence 
de  la  famille  royale.  Lorsque  le  roi,  la  reine,  le 
dauphin  et  Madame  Elisabeth  quittent  les  Tuileries 
pour  se  rendre  à  l'Opéra,  ils  trouvent  les  rues  et 
les  boulevards  encombrés  d'une  foule  immense  qui 
les  acclame. 

Au  moment  où  Louis  XVI  paraît  dans  sa  loge, 
toute  la  salle  se  lève  et  éclate  en  applaudissements 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  167 

qui  durent  plusieurs  minutes;  au  lieu  de  jouer  l'ou- 
verture de  Castor  et  PolLiix,  l'orchestre,  pour  se 
mettre  à  l'unisson  des  spectateurs,  commence  l'air  du 
quatuor  de  Lucile  : 

Où  peut-on  être  mieux  qu'au  sein  de  sa  famille? 

L'à-propos  parait  charmant  et  soulève  des  applau- 
dissements   frénétiques. 

La  pièce  n'est  qu'un  long  triomphe  pour  les  au- 
gustes spectateurs.  On  recherche  toutes  les  allusions 
qui  peuvent  se  rapporter  à  la  situation  présente,  et 
on  les  souligne  par  des  bravos  enthousiastes. 

A  la  an,  lors  de  ces  mots  chantés  par  Laïs  : 

Tout   l'univers  demande  ton  retour, 
Règne,  règne  sur  un  peuple  fidèle, 

l'enthousiasme  populaire  devient  du  délire,  et  la 
reine,  délicieusement  émue,  s'écrie  :  «  Ah  !  le  bon 
peuple,  il  ne  demande  qu'à  aimer  !  » 

En  se  retirant,  la  famille  royale  reçoit  les  mêmes 
témoignages  d'affection  qu'à  son  arrivée,  et  elle  est 
accompagnée  jusqu'aux  Tuileries  par  les  vœux  de 
tout  un  peuple. 

Madame  Elisabeth  croit  que  tous  les  fâcheux  sou- 
venirs sont  effacés,  que  tout  dissentiment  a  désormais 
disparu  entre  le  roi  et  la  nation,  et  elle  écrit,  char- 
mée, à  son  amie  Mme  de  Raigecourt  : 

«  21    septembre   1791. 

a  II  y  a  longtemps  que  je  ne  t'ai  écrit,  ma  chère 
Rage;  il  s'est  passé  encore  bien  des  choses  depuis. 
Nous  avons  été  à  l'Opéra;  nous  irons  demam  à  la 
Comédie.  Mon  Dieu!...  que  de  plaisir!  J'en  suis  toute 
ravie;   et   aujourd'hui    nous   avons   eu,    pendant    la 


i68  JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION 

messe,  le  Te  Deum.  Il  y  en  a  eu  un  à  Notre-Dame... 
Ce  soir  nous  avons  encore  une  illumination,  le  jar- 
din sera  superbe,  tout  en  lampions  et  en  petites  ma- 
chines de  verre,  que,  depuis  deux  ans,  on  ne  peut 
plus  nommer  sans  horreur  (i).  » 

Cette  Constitution  si  péniblement  élaborée  était 
l'œuvre  suprême  de  la  Constituante;  aussitôt  après 
son  acceptation,  l'Assemblée  devait  se  dissoudre;  ses 
membres  ayant  perdu  presque  tout  crédit  sur  l'opi- 
nion publique,  ils  avaient  eux-mêmes  décrétés  qu'ils 
ne  pourraient  être  réélus. 

Le  30  septembre  1791,  le  roi  se  présente  à  l'Assem- 
blée et  renouvelle  sa  déclaration  de  faire  respecter 
les  droits  de  l'Etat.  Il  est  acclamé  :  «  Sire,  lui  dit 
Thouret,  qui  présidait.  Votre  Majesté  a  fini  la  Révo- 
lution par  son  acceptation  si  loyale  et  si  franche  de 
la  Constitution.  » 

L'Assemblée  déclare  ensuite  sa  mission  terminée 
et  ses  séances  closes. 

Le  roi  fait  part  officiellement  aux  cours  étrangères 
de  son  acceptation  de  la  Constitution,  mais  en  même 
temps,  par  ses  émissaires  secrets,  il  leur  déclare  qu'il 
n'a  cédé  qu'à  la  force  et  il  sollicite  leur  concours 
armé  pour  le  rétablir  sur  le  trône  de  ses  pères. 

(i)  Feuillet  de  Conches. 


CHAPITRE   IX 


1792 


Sommaire  :  Le  roi  et  le  nation.  —  L'émigration.  —  L'idée 
de  patrie  n'existe  pas.  —  Coblentz. 


Nous  voyons,  depuis  le  commencement  de  ce  récit, 
le  roi  et  la  reine  jouer  un  double  jeu,  bien  périlleux 
pour  eux,  et  qui  dénote  en  même  temps  une  étrange 
absence  de  scrupules. 

Pour  se  l'expliquer  et  pour  bien  comprendre  les 
événements  qui  se  déroulent  sous  nos  yeux,  il  est 
utile  de  nettement  préciser  la  situation  des  deux 
partis  en  présence  :  le  roi  et  la  nation. 

Il  existe  entre  eux  un  effroyable  malentendu 
qu'ils  semblent  ignorer  l'un  et  l'autre,  que  rien  ne 
pourra  dissiper  et  qui  subsistera  jusqu'à  la  dernière 
heure. 

Quand  le  roi  fait  appel  à  l'étranger,  commet-il  une 
action  blâmable?  Trahit-il  son  peuple?  Mérite-t-il  le 
châtiment  réservé  aux  traîtres  et  aux  parjures? 

La  solution  est  différente,  selon  que  l'on  se  place 
au  point  de  vue  royal  ou  au  point  de  vue  de  la  na- 
tion. 

Le  roi,  cela  n'est  pas  douteux,  est  convaincu  de 
son  bon  droit  et  de  la  justice  de  sa  cause;  à  ses  yeux, 
il  ne  fait  qu'exercer  des  revendications  légitimes 
quand   il   cherche  à  reconquérir  le   pouvoir  qui   lui 


I70  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

appartenait  et  qu'on  lui  a  arraché  lambeaux  par 
lambeaux. 

Quand  il  appelle  à  son  aide  les  souverains  étran- 
gers, quand  il  leur  demande  de  le  rétablir  dans  la 
plénitude  de  son  autorité,  à  ses  yeux,  il  ne  commet 
aucune  trahison,  il  ne  fait  que  se  conformer  aux 
traditions  et  aux  précédents  des  monarchies,  il  ne 
fait  qu'user  de  son  droit  strict.  Ce  n'est,  en  effet,  ni 
la  première  ni  la  dernière  fois  qu'on  voit  un  souve- 
rain faire  appel  à  l'appui  de  ses  voisins  pour  sou- 
mettre un  peuple  rebelle.  Les  rois  ne  forment-ils  pas 
une  seule  et  même  famille,  ne  sont-ils  pas  cousins,  ne 
doivent-ils  pas  s'entr'aider  comme  de  bons  parents? 

Cette  patrie,  qu'on  reproche  à  Louis  XVI  de  trahir, 
mais  c'est  lui-même,  elle  s'incarne  en  lui,  elle 
n'existe  pas  sans  lui.  Il  est  l'arbitre  unique  de  ses 
destinées  et  lui  seul  est  juge  des  mesures  qu'il  con- 
vient de  prendre  pour  le  mieux  de  ses  intérêts. 

D'un  autre  côté,  la  nation  qui,  après  des  siècles 
d'oppression  et  de  servitude,  a  enûn  secoué  le  joug, 
ne  peut  comprendre  ni  admettre  la  conduite  du  roi. 

Elle  aussi  se  croit  forte  de  son  droit,  et  elle  a 
raison,  puisqu'elle  ne  demande  que  la  stricte  appli- 
cation des  lois,  de  ces  lois  que  Louis  XVI,  par  des 
serments  réitérés,  a  approuvées  et  acceptées. 

Aux  yeux  de  la  nation,  quand  le  roi  appelle 
l'étranger,  il  trahit  son  pays  ;  quand  il  veut  recon- 
quérir les  privilèges  qu'on  lui  a  enlevés,  il  trahit  ses 
serments;  quand  les  émigrés  s'arment  à  la  frontière, 
quand  ils  soudoient  l'armée  restée  fidèle,  quand  ils 
organisent  l'insurrection,  ils  trahissent  leur  patrie  et 
tous  méritent  les  châtiments  réservés  aux  conspira- 
teurs et  aux  traîtres. 

Mais,  dira-t-on,  entre  ces  deux  opinions  opposées 
et  parfaitement  défendables  l'une  et  l'autre,  la  lo- 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  171 

gique  et  le  bon  sens  veulent  que  l'on  donne  plutôt 
raison  au  roi.  Sa  conduite  repose  sur  des  principes 
rendus  légitimes  par  un  usage  de  plusieurs  siècles; 
la  nation,  au  contraire,  ne  se  base  dans  ses  théories 
et  ses  revendications  que  sur  des  idées  récentes  et 
qu'on  soupçonnait  à  peine  dix-huit  mois  auparavant. 

Cela  est  vrai,  mais  si  la  période  d'incubation  des 
idées  nouvelles  a  été  longue,  à  peine  écloses,  elles  se 
sont  propagées  avec  une  effrayante  rapidité,  et  il  a 
suffi  de  quelques  mois  pour  en  imprégner  jusqu'aux 
moelles  toute  la  génération,  et  pour  en  faire,  aux 
yeux  des  contemporains,  des  idées  vieilles  de  plu- 
sieurs siècles. 

Le  roi  et  la  cour  vivent,  depuis  une  longue  suite 
d'années,  dans  un  certain  courant  d'idées,  ils  en  sont 
naturellement  toujours  imbus  et  pénétrés;  comment 
pourrait-il  en  être  autrement?  Comment  leur  deman- 
der d'y  renoncer  bénévolement  en  quelques  jours, 
d'effacer  volontairement  le  passé  et  de  répudier  toutes 
ces  traditions,  tous  ces  souvenirs,  patrimoine  précieux 
que  leurs  ancêtres  leur  ont  transmis? 

Mais,  d'autre  part,  ces  idées  qui  font  partie  inhé- 
rente de  la  royauté  et  de  la  noblesse,  qui  ont  toujours 
été  leurs,  qu'elles  considèrent  comme  des  droits  légi- 
times et  imprescriptibles,  ces  idées  n'existent  plus 
pour  la  nation,  elles  ont  à  jamais  disparu  et  ne  lui 
paraissent  plus  que  de  monstrueux  anachronismes. 
Essayez  donc  de  faire  comprendre  à  ces  hommes, 
enivrés  de  liberté,  que  leur  délivrance  date  d'un  an  à 
peine,  que  ce  nouvel  édifice  est  encore  bien  fragile, 
bien  incertain,  que  les  droits  de  chacun  sont  encore 
bien  confus  et  que,  de  très  bonne  foi,  l'on  peut  aisé- 
ment s'y  tromper!  Quand  le  roi  use  d'un  droit  qu'au 
fond  de  sa  conscience,  il  croit  toujours  existant  et 
sincèrement  lui  appartenir,  aux  yeux  de  la  nation  il 


172  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

est  aussi  coupable  et  il  soulève  la  même  indignation 
que  s'il  prétendait,  de  sa  propre  autorité,  faire  revivre 
quelque  barbare  coutume  du  temps  de  Clovis  ou  de 
Charlemagne. 

Donc,  la  nation  et  la  cour  ne  parlent  plus  la  même 
langue,  il  leur  est  impossible  de  se  comprendre,  et 
comme  la  fatalité  des  événements  les  force  à  vivre 
ensemble,  elles  en  arrivent,  par  des  malentendus  iné- 
vitables et  incessants,  à  une  révolte  et  à  une  exas- 
pération qui  se  terminent  par  les  catastrophes  que 
l'on  sait. 

Il  y  a  cependant,  dans  la  conduite  du  roi,  un 
point  sur  lequel  il  serait  douloureux  d'insister,  mais 
qu'on  ne  peut  pourtant  passer  complètement  sous 
silence.  Si,  à  notre  avis,  ses  actes,  vis-à-vis  de  l'étran- 
ger, peuvent  s'expliquer  et  se  défendre,  la  tâche  est 
plus  difficile  lorsqu'on  veut  trouver  une  excuse  aux 
serments  qu'il  prête  si  volontiers  chaque  fois  qu'on 
les  lui  demande,  alors  qu'il  a  la  volonté  bien  arrêtée 
de  les  violer.  Il  a  beau  se  dire  qu'on  lui  force  la 
main  et  qu'il  ne  jure  jamais  sans  une  restriction  men- 
tale qui  le  dégage  de  son  serment,  c'est  là  une  pi- 
toyable défaite;  il  y  a,  dans  cette  attitude,  un 
manque  de  bonne  foi  dont  les  circonstances  si  trou- 
blantes que  l'on  traversait  peuvent  seules  atténuer  la 
gravité. 

Le  malheureux  monarque,  au  milieu  d'événements 
trop  forts  pour  sa  faiblesse,  subit  une  fatalité  de 
race,  d'éducation,  d'entourage.  Il  se  persuade  qu'il 
ne  fait  qu'obéir  aux  traditions  de  ses  pères  et  se  con- 
former aux  droits  qu'il  doit  à  sa  naissance.  C'est  au 
nom  de  ces  droits  qu'il  se  croit  tout  permis  :  le  men- 
songe, la  duplicité,  le  faux  serment,  et  qu'il  marche 
le  front  haut  dans  la  voie  équivoque  dans  laquelle  il 
s'est  SI  malheureusement  engagé. 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  173 

Il  y  a  une  autre  question  qui  préoccupe  au  plus 
haut  point  l'opinion  publique,  et  qui  va  devenir  un 
des  facteurs  les  plus  actifs  des  violences  révolution- 
naires :  c'est  l'émigration. 

Avant  d'aborder  le  récit  des  tristes  jours  qui  mar- 
quèrent la  fin  de  1792,  nous  voudrions  montrer  dans 
quel  état  d'âme  l'on  vivait  à  Paris  au  moment  où  va 
s'ouvrir  cette  terrible  année  qui  doit  voir  les  massacres 
d'août  et  de  septembre,  nous  voudrions  montrer  le 
rôle  considérable  que  l'émigration  a  joué  dans  ces 
funestes  événements. 

A  nos  yeux,  les  émigrés  ont  été  doublement  cri- 
minels :  d'abord,  ils  ont  abandonné  le  roi;  en  se- 
cond lieu,  ils  ont  porté  les  armes  contre  leur  patrie. 

En  quittant  la  France,  en  effet,  ils  commettaient 
un  crime  envers  le  roi,  qu'ils  laissaient  exposé  à  tous 
les  périls  et  qu'ils  abandonnaient  au  moment  même 
ou,  plus  que  jamais,  il  avait  le  plus  pressant  besoin 
de  voir  toute  la  noblesse  française  se  serrer  autour 
de  lui  (i). 

En  portant  les  armes  contre  la  France,  ils  ont  com- 
mis un  crime   de  lèse-patrie. 

Le  second  de  ces  crimes  leur  a  été  souvent  et  amè- 
rement reproché. 

Le  crime  d'émigration,  au  contraire,  a  rencontré  de 
nombreux  défenseurs,  et  il  s'est  trouvé  beaucoup 
d'excellents  esprits  qui  ont  soutenu  et  affirmé  qu'en 
présence  des  périls  sans  nombre  qu'elle  courait  en 
France,  la  noblesse  n'avait  d'autre  ressource  que  de 
chercher  un  refuge  à  l'étranger. 

Nous  allons  soutenir  une  thèse  contraire. 

(i)  Mercier  dit,  en  parlant  de  l'abbé  Maury  :  «  C'est  lui 
qui  mit  dans  la  tête  de  tous  les  nobles  ce  système  d'émigra- 
tion, le  plus  extravagant,  le  plus  irapolitique  et  le  plus 
lâche  de  tous  ceux  que  l'on  pouvait  choisir.   » 


174  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

Sans  les  approuver  assurément,  nous  croyons  ce- 
pendant qu'il  est  injuste  de  reprocher  aux  émigrés 
de  n'avoir  pas  eu  des  sentiments  qu'on  ignorait  à  peu 
près  complètement  à  leur  époque. 

L'idée  de  patrie  se  trouvait  encore  à  l'état  em- 
bryonnaire. Certes  l'on  n'était  plus  au  temps  oîi 
l'Eglise  ayant  imposé  partout  son  joug,  l'idée  de 
Dieu  seule  existait  et  dominait,  où  les  provinces 
étaient  divisées  les  unes  contre  les  autres,  où  les 
Nemours,  les  Bourbon,  les  Guise,  les  Condé,  les  Bi- 
ron,  les  Montmorency,  etc.  s'alliaient  à  l'étranger 
pour  marcher  contre  le  roi  de  France;  à  l'idée  de 
Dieu  était  venue  depuis  longtemps  s'ajouter  l'idée 
de  fidélité  au  roi  :  Dieu  et  le  roi,  telle  était  la  devise 
invariable  de  la  noblesse,  et  elle  n'en  soupçonnait 
pas  d'autre.  Jusqu'en  i/Sg,  de  patrie  il  n'est  point 
question,  la  fidélité  au  roi  prime  tous  les  autres  de- 
voirs (i). 

Le  patriotisme,  tel  que  nous  l'entendons  aujour- 
d'hui, domine  toutes  les  préférences  politiques  ou  re- 
ligieuses, mais  ce  sentiment  si  puissant  et  si  vif  ne 
s'est  réellement  développé  que  pendant  la  Révolution. 

Le  grand  mouvement  populaire  de  89  a  d'abord 
fait  germer  les  idées  d'union  et  de  fraternité;  puis, 
en  supprimant  les  anciennes  divisions  politiques,  la 
Révolution  a  favorisé  l'intimité  des  relations  et  fait 
disparaître  les  haines  qui  se  perpétuaient  de  pro- 
vince à  province;  Bretons,  Gascons,  Provençaux, 
Bourguignons  ont  disparu,  il  n'y  a  plus  eu  que  des 
Français. 

(i)  Pour  la  première  fois,  sous  Napoléon  P"",  on  voit 
un  drapeau  français  avec  ces  mots  :  Honneur  et  Patrie. 
C'est  celui  du  4®  dragons. 

La  décoration  de  la  Légion  d'honneur  porte,  dès  sa  fon- 
dation, ces  deux  mots  :  Honneur  et  Patrie. 

La  Patrie  a  remplacé  le  Roi. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  175 

L'antagonisme  violent  qui  s'établit  presque  immé- 
diatement entre  les  émigrés  et  la  nation,  la  crainte 
qu'éprouve  le  peuple  de  se  voir  enlever  les  biens  si 
péniblement  conquis,  contribuèrent  aussi  puissam- 
ment à  développer  le  sentiment  du  patriotisme. 

Enfin  les  dangers  terribles  qui  vont  menacer  la 
France  en  1792,  provoqueront  dans  tout  le  pays  un 
admirable  élan  de  sacrifice  et  de  dévouement  ;  ils 
achèveront  l'œuvre  commencée  et  créeront  enfin 
l'unité  nationale. 

C'est  en  suivant  ces  différentes  phases  que  l'idée 
de  patrie  s'est  développée,  c'est  ainsi  que  cette  idée, 
née  de  la  veille,  a  poussé  si  rapidement  de  profondes 
racines,  c'est  ainsi  que  les  événements  l'ont  rendue 
si  vivace  et  si  puissante  que  le  crime  de  lèse-patrie 
devient  en    1792  le  plus  grand   de  tous  les  crimes. 

On  ne  peut  donc,  en  bonne  justice,  reprocher  aux 
émigrés  d'avoir  méconnu  un  sentiment  qui  était  resté 
à  peu  près  lettre  morte  jusqu'en  1789  (i). 

Et  c'est  ce  qui  explique  si  bien  comment  tant  de 
Français,  sans  scrupules  aucun,  sans  remords  aucun, 
sans  se  douter  le  moindrement  qu'on  pût  un  jour  le 
leur  reprocher,  ont  pris  les  armes  contre  leur  pays  et 
ont  marché  allègrement  à  sa  conquête  en  compagnie 
de  l'étranger.  Nous  les  jugeons  avec  une  grande  sévé- 


(i)  La  meilleure  preuve  que  l'on  ne  comprenait  pas  le 
patriotisme  au  dix-huitième  siècle  comme  nous  le  compre- 
nons aujourd'hui,  c'est  que  personne  à  l'époque  n'a  songé 
à  reprocher  aux  philosophes  français  leurs  scandaleuses 
adulations  vis-à-vis  du  vainqueur  de  Rosbach.  Celui  qui, 
de  nos  jours,  et  dans  des  circonstances  analogues,  écrirait 
des  lettres  semblables  à  celles  que  d'Alembcrt  ou  Voltaire 
adressaient  à  Frédéric,  tomberait  à  juste  titre  sous  le  mé- 
pris public.  —  Il  y  a  en  France  des  régiments  suisses,  alle- 
mands, etc.,  avec  des  chefs  de  nationalité  étrangère;  les 
commandements  s'y  font  en  langue  étrangère.  Pas  plus  en 
France  qu'à  l'étranger,  la  notion,  de  la  patrie  n'existe. 


176  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

rite  et  leui  conduite  nous  indigne,  parce  que  nous 
l'apprécions  avec  nos  idées  actuelles;  mais  reportons- 
nous  à  l'époque,  aux  idées  qui  avaient  cours,  et  nous 
verrons  combien  nous  sommes  injustes  et  peu  équi- 
tables. 

Donc,  sur  ce  point,  nous  croyons  qu'il  faut  beau- 
coup pardonner  aux  émigrés;  mais  sur  le  fait  même 
d'avoir  quitté  le  roi,  notre  opinion  est  bien  diffé- 
rente. 

Par  cela  même  que  la  fidélité  au  roi  était,  aux  yeux 
de  la  noblesse,  le  seul  et  unique  devoir,  par  cela  même 
qu'il  leur  tenait  lieu  de  patrie  et  d'honneur,  tous 
ceux  qui  appartenaient  à  cette  caste  étaient  au  moins 
tenus  de  rester  auprès  du  monarque  menacé  et  de 
ne  le  point  quitter.  C'était  là  un  devoir  strict  dont 
rien  ne  les  pouvait  délier  (i). 

C'est  en  désertant  ce  poste  de  combat  que  les  émi- 
grés ont  commis  un  véritable  crime.  Si  les  princes 
et  la  noblesse  étaient  restés  en  France,  s'ils  s'étaient 
groupés  autour  du  roi,  si  toutes  les  forces  vives  de 


(i)  Le  chancelier  Pasquier,  dans  ses  remarquables  Mé- 
moires, n'hésite  pas  à  se  montrer  très  sévère  pour  les  émi- 
grés, dont  la  conduite  lui  paraît  folle  et  incompréhensible  : 

«  Le  roi,  dit-il,  blâmait  la  conduite  de  ses  frères  sortis 
de  France,  entraînant  avec  eux  tant  de  personnes  sur  le 
dévouement  desquelles  il  aurait  voulu  pouvoir  s'appuyer. 
Il  sentait  que  leur  conduite  augmentait  les  méfiances  de  ses 
ennemis  et  par  conséquent  les  dangers  si  pressants  qui  le 
menaçaient.  «  Pour  beaucoup,  dit  encore  le  chancelier, 
la  mode,  le  bon  air  qui  les  engageait  à  émigrer  »,  et  il 
ajoute  excellemment  :  <(  Les  femmes  ont  mis  en  avant  le 
devoir,  l'honneur,  ont  menacé  les  récalcitrants  du  plus 
ineffaçable  ridicule,  ont  envoyé  des  quenouilles  et  se  sont 
crues  des  disciples  de  saint  Bernard  prêchant  une  nouvelle 
croisade.  Mais  les  croisés  de  saint  Bernard  allaient  con- 
quérir une  terre  étrangère,  et  ne  partaient  pas  pour 
revenir  conquérir  la  leur.  » 

{Mémoires  au  chancelier  Pasquier.  Plon-Nourrit  et  C®. 
1893.) 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  177 

la  monarchie  s'étaient  résolument  réunies  pour  la 
lutte,  Louis  XVI,  bien  entouré,  soutenu,  encouragé, 
aurait  pu  très  vraisemblablement,  non  pas  arrêter 
l'irrésistible  mouvement  des  esprits,  mais  l'enrayer, 
l'endiguer,  le  diriger. 

Au  lieu  de  cela,  que  voit-on  ?  Un  monarque  d'une 
intelligence  bornée,  sans  vigueur,  sans  énergie,  aban- 
donné de  tous  ceux  qui  auraient  dû  le  soutenir,  et 
livré  comme  un  jouet  aux  passions  populaires  dé- 
chaînées. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Les  émigrés  ne  se  sont 
pas  contentés  d'abandonner  le  roi;  ils  l'ont  compro- 
mis de  mille  manières,  et  sous  prétexte  de  le  réta- 
blir dans  les  droits  de  ses  pères,  ils  ont  joué  contre 
son  assentiment  une  partie  dont  sa  tête  était  l'en- 
jeu. 

En  réalité,  le  roi  leur  importe  peu;  ce  qu'ils  veu- 
lent, c'est  rentrer  en  maître  dans  ce  pays  qu'ils  ont 
quitté,  y  reconquérir  les  droits  qu'ils  ont  perdus,  y 
rétablir  Vancien  régime. 

Pour  atteindre  leur  but,  ils  emploient  tous  les 
moyens,  ils  s'arment,  ils  lèvent  des  corps  au  nom  du 
roi,  forment  des  cadres  et  instituent  des  grades  qui 
se  vendent  au  plus  offrant;  ils  appellent  l'étranger, 
ils  soudoient  des  émissaires,  ils  ont  recours  à  l'in- 
surrection, à  la  trahison.  Et  leurs  projets  ne  sont 
pas  mystérieux,  ils  ne  complotent  pas  dans  l'ombre 
et  le  silence,  c'est  à  ciel  ouvert  qu'ils  conspirent, 
et  qu'ils  menacent  leurs  compatriotes  des  pires  ven- 
geances quand  ils  seront  redevenus  les  maîtres.  Leurs 
amis  restés  en  France  ne  sont  pas  plus  mesurés  : 
ils  annoncent  chaque  jour  la  contre-Révolution  pro- 
chaine et  la  terrible  punition  des  coupables. 

A  leur  point  de  vue  et  avec  leurs  idées,  cette  con- 
duite s'explique  par  les  raisons  que  nous  avons  don- 


178  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

nées  plus  haut;  mais  aux  yeux  du  peuple,  aux  yeux 
de  cette  population  fanatisée  par  les  idées  nouvelles, 
par  les  Droits  de  l'homme,  par  le  patriotisme  nais- 
sant, comment  lui  faire  admettre  qu'elle  doit  volon- 
tairement venir  se  replacer  sous  le  joug,  comment  lui 
faire  admettre  qu'elle  doit  patiemment  tolérer,  et  sur 
ses  frontières,  et  à  son  foyer,  la  conspiration,  la 
trahison,  comment  lui  faire  admettre  qu'elle  doit 
placer  sous  la  protection  des  lois  nouvelles  ceux  qui 
n'ont  d'autre  but  que  de  les  renverser  et  de  rétablir 
l'ancien  régime  avec  tous  ses  abus? 

Et  ce  n'est  pas  la  lie  de  la  population  qui  pense 
ainsi.  Loin  de  là.  Le  paysan,  l'artisan,  le  bourgeois, 
tous  travailleurs  et  gens  honnêtes,  sont  prêts  à  verser 
leur  sang  pour  défendre  les  biens  qu'on  veut  leur 
ravir. 

Car  enûn,  le  fait  est  indéniable,  tout  n'est  pas 
chimérique  dans  ces  craintes,  tout  n'est  pas  im.agi- 
naire  dans  ces  complots;  il  n'y  a  pas  que  forfanterie 
et  vaines  menaces  dans  le  langage  des  émigrés.  Leurs 
appels  à  l'étranger  ne  sont  pas  restés  stériles  : 
l'Europe  se  prépare  à  marcher  contre  nous,  la  cons- 
piration existe  au  dedans  et  au  dehors,  la  patrie  est 
menacée  des  plus  extrêmes  périls,  son  existence  même 
est  en  jeu. 

Les  lettres  que  nous  publions  nous  paraissent  d'un 
très  vif  intérêt,  parce  qu'elles  montrent  merveilleu- 
sement et  sous  la  forme  la  plus  sincère,  la  plus 
spontanée,  comment  l'inquiétude  s'est  glissée  dans 
les  cœurs,  comment  les  démarches  des  émigrés,  le 
double  jeu  de  la  cour,  ont  aigri  les  esprits,  comment, 
à  force  de  braver  audacieusement  l'opinion  publique, 
on  a  fini  par  l'exaspérer,  comment  le  peuple,  affolé 
a  fini  par  voir  rouge,  comment  peu  à  peu  les  pas- 
sions populaires  se  sont  déchaînées. 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  179 

L'émigration  se  montrait-elle  au  moins,  par  la  di- 
gnité de  son  attitude  et  la  loyauté  de  sa  conduite 
vis-à-vis  du  roi,  digne  de  sympathie?  En  aucune 
façon.  Il  faut  voir  ce  qu'était  Coblentz  dans  les  der- 
niers mois  de  l'année  1791  ,: 

Les  idées  des  émigrés  sont  faussées  à  ce  point 
qu'ils  n'ont  pas  assez  de  railleries  pour  ceux  de  leur 
caste  qui  voient  le  devoir  là  oii  il  est  en  effet  et  qui 
risquent  leur  vie  pour  partager  la  fortune  de  la  fa- 
mille royale.  Ils  osent  les  accuser  de  lâcheté  et  de 
trahison. 

«  Ceux  qui  résistaient  aux  appels  réitérés  de  Co- 
blentz, écrit  Mlle  des  Echerolles,  étaient  en  quelque 
sorte  dégradés  aux  yeux  de  la  noblesse  et  repoussés 
de  son  sein.  Ceux  qui  hésitaient  encore,  poursuivis 
par  le  sarcasme  et  la  crainte  du  ridicule,  n'es- 
pérant de  repos  qu'à  Coblentz,  couraient  l'y  cher- 
cher (i).  » 

Malgré  l'acceptation  solennelle  de  la  Constitu- 
tion par  Louis  XVI,  les  émigrés  n'en  poursuivent 
que  plus  ardemment  leurs  projets.  Il  n'est  ques- 
tion que  de  leurs  préparatifs  redoutables,  et  les 
journaux  royalistes  parlent  sans  cesse  de  cette  armée 
de  Condé  qui  va  enfin  envahir  la  France  pour  y 
rétablir  l'ordre  et  châtier  comme  il  le  mérite  un 
peuple  rebelle.  Et  quand  le  malheureux  monarque 
désavoue  formellement  ces  agissements,  on  se  rit 
de  ses  ordres;  quand  il  enjoint  aux  émigrés  de  ren- 
trer en  France,  pas  un  ne  lui  obéit.  Le  danger  que 
leur  conduite  fait  courir  à  la  famille  royale  est  évi- 
dent, mais  peu  importe  à  ces  hommes  qu'aveuglent 
d'ardentes  passions.  Le  roi,  la  reine  ne  se  font  au- 
cune illusion  sur  les  tristes  services  qu'ils  rendent  à 

(i)  Une  famille  noble  sous  la  Terreur. 


i8o  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

leur   cause.    ]\Iarie-Antoinette,    éperdue,    écrit   à    son 
frère  Léopold  : 


((  8  septembre  1791. 

«  Je  connais  très  bien  l'âme  des  deux  frères  du 
roi,  il  n'y  a  pas  de  meilleurs  parents  qu'eux.  Ils  dé- 
sirent tous  deux  le  bonheur,  la  gloire  du  roi  unique- 
ment; mais  ce  qui  les  entoure  est  bien  différent  :  ils 
ont  tous  fait  des  calculs  particuliers  pour  leur  for- 
tune et  leur  ambition.  Il  est  donc  bien  intéressant 
que  vous  puissiez  les  contenir  et  surtout  d'exiger  des 
princes  et  des  Français  en  général  de  se  tenir  en 
arrière  dans  tout  ce  qui  pourra  arriver,  soit  en  négo- 
ciations, soit  que  vous  et  les  autres  puissances  fas- 
siez avancer  des  troupes.  Cette  mesure  devient  d'au- 
tant plus  nécessaire  que  le  roi  allant  accepter  la 
Constitution,  ne  pouvant  faire  autrement,  les  Fran- 
çais au  dehors  se  montrant  contre  son  acceptation, 
il  serait  regardé  comme  coupable  par  cette  race  de 
tigres  qui  inondent  ce  royaume  et  bientôt  ils  nous 
soupçonneraient  d'accord  avec  eux  (i).  » 

Quelque  temps  après,  elle  lui  écrit  encore  : 

((   4   octobre    1791. 

«  Les  émigrants  rentrant  en  armes  en  France,  tout 
est  perdu.  Il  serait  impossible  de  persuader  que  nous 
ne  sommes  pas  de  connivence  avec  eux.  L'existence 
d'une  armée  d'émigrants  sur  la  frontière  suffit  même 
pour  entretenir  le  feu  et  fournir  aliment  aux  accu- 
sations contre  nous.   » 

L'aspect  de  Coblentz  est  révoltant. 

(i)  Feuillet  de  Conches. 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  i8i 

«  Les  vices  de  l'ancien  régime,  enlaidis  par  l'exil, 
s'y  étalaient  dans  un  pêle-mêle  insolent  et  grotesque. 
Le  cynisme  de  Versailles,  en  costume  d'émigré,  y 
semblait  «  plus  hideux  encore  ».  C'était  «  un  cloaque 
«  d'intrigues,  de  cabales,  de  sottises,  de  dépréda- 
«  tions,  de  singeries  de  l'ancienne  cour  ».  Les  princes 
avaient  fait  de  la  résidence  d'un  Electeur  ecclésioL3- 
tique  a  un  mauvais  lieu  (i)   ». 

On  y  tient  sur  le  roi  et  sur  la  reine  les  propos 
les  plus  méprisables.  La  reine  surtout  est  l'objet  de 
la  haine  des  émigrés  :  ils  en  parlent  comme  n'ose- 
raient le  faire  les  plus  farouches  démagogues  :  il  n'y 
a  pas  d'injures  qu'ils  ne  prodiguent  à  cette  femme 
infortunée  : 

«  Qu'a  donc  fait  ma  malheureuse  sœur  à  vos 
Français,  pour  qu'ils  la  déchirent  partout,  dans 
mon  parc,  dans  tous  les  lieux  publics?  disait  l'ar- 
chiduchesse Christine,  régente  des  Pays-Bas,  à  un 
émigré.  La  famille  royale,  et  les  périls  auxquels  ils 
l'exposent  par  leurs  témérités,  ne  comptent  point  à 
leurs  yeux.  Le  principe  est  tout,  et  ce  principe  est  la 
restauration  de  l'ancien  régime.   » 

Marie-Antoinette,  de  son  côté,  détestait  les  émi- 
grés. Elle  soutenait  que  leur  place  était  auprès  du 
roi  et  qu'ils  avaient  déserté,  alors  que  le  devoir, 
l'honneur,  la  tradition,  tout  leur  ordonnait  de  rester. 
«  Les  lâches,  écrivait-elle,  après  nous  avoir  aban- 
donnés, veulent  exiger  que  seuls  nous  nous  exposions, 
et  seuls  nous  servions  tous  leurs  intérêts.   » 

Louis  XVI  n'est  plus  traité  qu'avec  un  mépris  nul- 
lement déguisé.  Son  arrestation  à  Varennes  paraît  à 
tous  un  événement  heureux  et  favorable  aux  desseins 


(i)     AUBURTIN,     Esprit     fublic     au     dix-huitième     siècle 
(d'après  Augeard). 


i82  JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION 

de  rémigration.  Quand  la  nouvelle  se  répand,  elle  est 
accueillie  par  une  satisfaction  mal  contenue  :  «  J'ai 
vu  des  joies  indécentes,  »  écrit  Fersen.  a  Comme  mon 
désespoir  et  ma  douleur  étaient  peints  sur  ma  figure, 
dit  Augeard,  voici  ce  qu'un  pauvre  maître  de  poste 
me  dit,  je  ne  l'oublierai  jamais  :  «  Consolez-vous, 
«  monsieur,  consolez-vous,  l'arrestation  du  roi  n'est 
«  pas,  je  crois,  un  si  grand  malheur.  M.  le  comte 
a  d'Artois  avait,  ainsi  que  vous,  l'air  contristé,  mais 
«  tous  les  messieurs  qui  étaient  dans  sa  voiture 
«  avaient  l'air  très  content.  » 

Jusqu'à  son  arrestation  on  a  encore  conservé 
quelque  apparence  de  respect  pour  Louis  XVI,  mais 
après  Varennes,  on  le  traite  plus  bas  que  terre,  a  Ja- 
mais, rapporte  Goguelat,  je  n'ai  ouï  parler  du  roi 
avec  autant  d'irrévérence  :  Le  pauvre  homme,  le  so- 
liveau, le  béat...  On  affiche  pour  sa  vie,  pour  celle 
des  siens,  le  plus  parfait  dédain.  La  mort  tragique 
et  désormais  probable  de  ce  nouveau  a  débonnaire  » 
donne  à  l'émigration  ses  coudées  franches.  On  n'a 
même  pas  la  pudeur  d'attendre  la  fin  de  ce  monarque 
infortuné;  il  est  regardé  comme  prisonnier,  donc  sa 
volonté  n'est  plus  que  celle  de  ses  oppresseurs  :  les 
émigrés  proclament  Monsieur  régent  du  royaume  et 
le  prince  a  le  triste  courage  d'accepter;  il  organise 
aussitôt  autour  de  lui  un  gouvernement  complet, 
nomme  des  ministres,  des  ambassadeurs  et  révoque 
ipso  facto  les  envoyés  de  son  frère. 


CHAPITRE  XII 


SEPTEMBRE-DECEMBRE     I79I 


Sommaire  :  La  Législative.  —  Inquiétude  que  cause  l'émi- 
gration. —  Coblentz.  —  Cherté  des  vivres.  —  Déclaration 
de  Pillnitz.  —  Mesures  rigoureuses  contre  les  émigrés. 
—  Le  roi  oppose  son  droit  de  veto.  —  Lois  contre  les 
prêtres  réfractaires.  —  V eto  du  roi. 


L'Assemblée  législative  s'ouvrit  le  i"'"  octobre  à 
la  salle  du  manège. 

L'élection  des  nouveaux  législateurs  avait  causé 
dans  toute  la  France  un  vif  émoi  ;  mais  Paris  surtout 
se  préoccupait  de  ces  hommes  nouveaux,  espoir  de  la 
patrie,  qui  allaient  succéder  aux  constituants  et 
prendre  la  direction  des  affaires  dans  une  situation 
si  périlleuse  :  «  Chacun  pense  qu'il  va  venir,  du 
fond  des  provinces,  des  Aristide,  des  Fabricius, 
des  Caton,  des  Cincinnatus,  etc.,  écrit  une  contem- 
poraine. Point  de  prêtres  surtout,  et  pas  de  beaux 
esprits  !  Des  gens  vertueux,  qui  n'aiment  point  les 
richesses  (i).   » 

vSi  le  roi  a  retrouvé  une  éphémère  popularité,  ses 
ministres  sont  loin  d'avoir  gagné  la  faveur  du 
peuple.  On  fait  plus  que  suspecter  leurs  intentions, 
on  les  accuse  nettement  de  trahison,  et  les  bruits  les 
plus  fâcheux  courent  en  particulier  sur  le  ministre 
de  la  guerre. 

(1)  Journal  d'une  bourgeoise. 


i84  JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 

«  L'on  nous  annonce  que  les  puissances  étrangères 
vont  fondre  sur  le  Loyaume,  mande  Edmond;  ici, 
l'on  n'en  croit  rien,  mais  cependant,  vu  que  la  mé- 
fiance est  la  mère  de  la  sûreté,  l'on  ne  cesse  de  garnir 
de  troupes  nos  frontières.  Le  ministre  de  la  guerre, 
M.  Duportail,  excite  par  sa  mauvaise  conduite  les 
plus  violents  murmures.  Tous  nos  journalistes  pa- 
triotes tonnent  sur  lui  à  qui  mieux  mieux;  les  dépar- 
tements du  Nord  se  plaignent  et  le  menacent;  il  a 
perdu  toute  la  confiance  de  la  nation;  il  envoie  aux 
uns  des  fusils  dont  la  lumière  n'est  point  forée,  aux 
autres  des  boulets  qui  ne  sont  point  de  calibre  ;  il  a 
soin  de  ne  placer  sur  nos  frontières  que  des  régiments 
étrangers  et  surtout  allemands.  Les  autres  ministres 
ne  se  comportent  guère  mieux  et  ne  sont  guère  plus 
estimés.  Ils  étaient  cependant  excellents  patriotes  en 
entrant  dans  leur  emploi,  mais  auri  sacra  faunes!  ô 
maudite  liste  civile  !    » 

Cette  question  de  la  guerre  étrangère  est  toujours 
celle  qui  passionne  le  plus  les  esprits,  celle  qui  les 
prédispose  le  plus  volontiers  à  la  haine  et  à  la  vio- 
lence. Les  émigrations,  qui  ne  cessent  pas,  paraissent 
de  plus  en  plus  effrayantes;  on  se  raconte  qu'il  y  a 
des  provinces,  l'Auvergne  par  exemple,  où  il  ne  reste 
pas  deux  gentilshommes;  on  se  raconte  les  projets 
de  l'émigration,  son  travail  d'embauchage  dans  le 
royaume,  on  se  dit  que  l'heure  va  bientôt  sonner  où 
les  traîtres  arriveront  enfin  au  but  de  leurs  efforts. 
Notre  étudiant  écrit  : 

«  2î  octobre. 

K  Rien  de  plus  incertain  que  les  renseignements  qui 
nous  viennent  de  Coblentz  et  autres  lieux  de  rassem- 
blement de  nos  émigrés.  Les  nouvelles  d'un  jour  nous 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  185 

les  représentent  sans  espoir,  et  celles  du  lendemain 
prêts  à  faire  une  attaque.  Les  lettres  particulières  ne 
sont  pas  plus  décisives.  La  seule  chose  qui  soit  cer- 
taine, c'est  que  la  frénésie  de  l'émigration  est  à  son 
comble,  et  qu'ils  écrivent  à  tous  ceux  qui  sont  restés 
dans  le  royaume  pour  solliciter  leur  départ  par  toute 
espèce  de  prétexte.  Chacun  pense  ici  qu'ils  feront  au 
moins  quelques  tentatives.    » 

Edmond  s'indigne  de  la  mansuétude  dii  gouverne- 
ment et  de  la  nation,  de  la  patience  coupable  avec 
laquelle  ils  envisagent  les  dangereuses  menées  de 
l'émigration  et  des  réfractaires. 

«  Nos  émigrés,  non  contents  de  nous  enlever  notre 
numéraire,  nous  forcent  à  jeter  des  millions,  dépen- 
sés bien  ou  mal,  pour  mettre  nos  frontières  en  état  de 
défense.  Nos  réfractaires,  ces  brigands  en  soutane, 
nous  coûtent  du  sang  et  des  fatigues  cruelles  ;  ils 
fomentent  parmi  nous  les  discordes,  les  haines,  et 
des  dissensions  intestines.  N'importe  :  la  douceur! 
la  tolérance!  telle  est  le  cri  général  de  nos  sots  Pa- 
risiens. » 

Quelquefois  les  lettres  que  l'on  reçoit  de  l'étranger 
dépeignent  la  situation  des  émigrés  comme  des  plus 
précaires. 

«  Septembre  1791. 

«  Plusieurs  lettres  de  Coblentz,  de  Worms,  de 
Bruxelles,  etc.,  annoncent  que  nos  émigrés  sont  dans 
la  plus  grande  détresse;  beaucoup  sont  logés  dans 
des  écuries,  manquant  de  tout  leur  nécessaire,  même 
de  vêtements.  Ils  s'obstinent  cependant  à  ne  point 
vouloir  rentrer  dans  le  sein  de  leur  tolérante  patrie, 
tant  l'orgueil  les  domine.  » 

Le  souci  constant  de  l'émisrration  a  donné  nais- 


i86  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

sance  à  un  jeu  qu'on  a  nommé  gaiement  le  «  Co- 
blentz  »  et  qui  par  cela  même  fait  rage  parmi  la 
jeunesse.  Edmond  ne  peut  comprendre  l'incurable 
insouciance  de  ses  concitoyens,  leur  légèreté  et  leur 
frivolité  en  présence  d'une  situation  si  grave   : 

<(   28   novembre. 

«  Depuis  quelque  temps,  il  est  ici  en  vogue  parmi 
les  jeunes  gens  de  porter  à  la  main,  soit  dans  les 
promenades  ou  les  cafés,  une  espèce  de  roue  sus- 
pendue au  bout  d'une  corde,  et  par  le  moyen  d'un 
ressort  qui  y  est  enfermé,  elle  s'élève  et  s'abaisse 
suivant  la  volonté  de  celui  qui  la  tient.  Voilà  le  jeu 
que  nos  émigrants  ont  inventé  et  que  nos  jeunes 
gens  portent  continuellement  à  la  main  partout  où 
ils  vont.  La  manie  de  porter  ces  Coblentz  (car  cet 
objet  est  ainsi  dénommé)  est  aussi  grande  que  celle 
qu'on  avait  sous  Henri  III  de  porter  des  bilboquets, 
et  voilà  ce  peuple  régénéré,  qui  court  après  la  liberté 
et  qui  s'amuse  avec  des  joujoux  d'enfants.  On  ne 
voit  que  cela  dans  le  Palais-Royal,  il  y  en  a  de 
petits,  de  moyens,  et  de  gros  comme  la  tête,  je  n'exa- 
gère point.  Hélas!  on  aura  beau  dire  et  beau  faire, 
le  Français  sera  toujours  le  Français,  c'est-à-dire 
toujours  frivole,  léger,  vam,  et  avec  cet  esprit,  le 
peu  de  liberté  qui  nous  reste  sera  bientôt  à  vau- 
l'eau  et  ne  tardera  pas  à  couler  à  fond.  O  servum 
■pecus!  » 

Malgré  l'insouciance  générale,  le  peuple  se  mon- 
trait souvent  inquiet  et  la  cherté  croissante  des  vivres 
contribuait  encore  à  le  troubler;  déjà  il  s'essayait 
à  des  violences  qu'on  ne  maîtrisait  plus  qu'avec 
peine  : 

a  Le  pain  est  monté  ici  à  une  cherté  excessive,  ra- 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  187 

conte  Terrier  ;  le  peuple  accuse  la  municipalité. 
M.  Bailli  parut  l'autre  jour  à  la  halle;  sa  présence 
excita  la  rage  et  les  clameurs  des  ouvriers;  le  cri 
fatal  :  A  la  lanterne!  se  ût  entendre  à  plusieurs 
reprises,  et  M.  le  maire,  assez  effrayé,  leur  cria  par 
la  portière  de  son  carrosse  de  se  rendre  en  députation 
à  l'Hôtel  de  Ville,  qu'il  leur  rendrait  justice.  Et 
puis,  fouette  cocher!  » 

Un  des  premiers  soins  qui  incombe  à  la  Législative 
est  de  s'occuper  de  la  question  des  émigrés.  Jus- 
qu'alors on  a  cherché  à  temporiser,  à  gagner  du 
temps,  mais  la  situation  devient  tellement  tendue, 
le  danger  si  pressant,  qu'il  faut  enfin  se  décider  à 
prendre  un  parti. 

La  déclaration  de  Pillnitz  du  27  août  fait  croire 
à  une  coalition  de  l'Europe  en  faveur  des  émigrés, 
à  un  complot  de  la  cour  avec  les  étrangers;  la  peur 
de  l'invasion  s'empare  de  tous  les  esprits  ;  il  de- 
vient urgent  de  prendre  des  mesures  contre  ces  Fran- 
çais qui  trahissent  leur  patrie,  qu'on  accuse  d'être 
la  cause  de  tous  les  mau.x  que  l'on  redoute. 

Les  ministres  étaient  tous  d'accord  pour  souhaiter 
le  retour  des  émigrés;  ils  estimaient  que  leur  rentrée 
en  France  ferait  cesser  les  alarmes,  enlèverait  tout 
prétexte  aux  agitateurs,  et  qu'en  réunissant  leurs 
efforts  à  ceux  des  constitutionnels,  on  pourrait  pro- 
téger la  personne  du  roi  et  sauver  son  trône. 

a  II  fallait,  disaient-ils,  employer  tous  les  moyens 
possibles  d'augmenter  la  popularité  du  roi.  Le  plus 
efficace  et  le  plus  utile  de  tous,  dans  ce  moment, 
était  de  rappeler  les  émigrés.  Leur  retour  générale- 
ment désiré  aurait  fait  revivre  en  France  le  parti 
royaliste  que  l'émigration  avait  entièrement  désor- 
ganisé. Ce  parti  fortifié  par  le  discrédit  de  l'Assem- 
blée, et  recruté  par  les  nombreux  déserteurs  du  parti 


i88  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

constitutionnel  et  par  tous  les  mécontents,  serait 
bientôt  devenu  assez  puissant  pour  rendre  décisive 
en  faveur  du  roi  l'explosion  plus  ou  moins  prochaine 
à  laquelle  il  fallait  s'attendre.  » 

Non  seulement  les  émigrés  ne  rentraient  pas,  mais 
l'émigration  augmentait  tous  les  jours;  elle  sévis- 
sait particulièrement  dans  l'armée  et  dans  la  marine, 
et  les  officiers  en  grand  nombre  allaient  grossir  les 
rangs  de  leurs  camardes  de  Coblentz.  C'est  en  vain 
que  Louis  XVI  adresse  de  pressantes  exhortations 
aux  officiers  pour  leur  rappeler  leur  devoir,  les  dé- 
sertions continuent  incessantes,  et  un  jour  le  ministre 
de  la  guerre  peut  venir  annoncer  ;;  T Assemblée  que 
dix-neuf  cents  officiers  ont  quitté  leur  poste.  A  la  un 
d'octobre,  on  compte  plus  de  dix  mille  émigrés  en 
armes;  on  estime  qu'il  y  en  aura  quinze  ou  dix-huit 
mille  en  février. 

La  persuasion  et  la  douceur  ne  produisant  aucun 
effet,  la  Législative  pensa  qu'il  fallait  recourir  aux 
moyens  énergiques.  Elle  demanda  contre  les  émigrés 
des  peines  rigoureuses  (i). 

Il  n'y  avait  dans  cette  proposition  aucune  innova- 
tion dont  on  eût  lieu  de  s'étonner.  Toutes  les  monar- 
chies avaient  sévèrement  prohibé  l'émigration  et 
édicté  des  lois  terribles  contre  ceux  qui  volontaire- 
ment quittaient  leur  pays  (2).  En  France,  en  parti- 
culier, il  y  avait  un  édit  de  Louis  XIV,  de  1669,  qui 
frappait   de   conliscation   les   biens    des   émigrés,   et 

(i)  La  Constituante  s'était  bornée,  avant  de  se  dissoudre, 
à  prononcer  la  destitution  des  fonctionnaires  publics  qui 
étaient  hors  du  royaume,  et  à  frapper  les  biens  des  émigrés 
d'une  triple  contribution.  Mais  ce  décret  avait  été  abrogé 
le  15  septembre  par  l'amnistie  générale  qui  suivit  l'éta- 
blissement  de   la   Constitution. 

(2)  L'empereur  venait  tout  récemment  d'appliquer  ces 
lois  aux  Brabançons  avec  une  effroyable  dureté. 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  189 

on  ne  s'était  pas  fait  faute  de  l'appliquer  aux  pro- 
testants. S'il  y  avait  complot  ou  simplement  dessein 
de  complot,  soit  au  dehors  avec  les  étrangers,  soit 
avec  des  mécontents  demeurés  dans  le  royaume,  la 
peine  était  la  mort  et  la  confiscation.  Quiconque  fa- 
vorisait ou  prêtait  la  main  à  une  émigration  était 
considéré  comme  complice  et  encourait  les  mêmes 
châtiments. 

Mais  l'Assemblée  nationale  avait  considéré  ces 
lois  comme  d'indignes  instruments  de  despotisme, 
et  elle  les  avait  abrogés  en  1790;  on  ne  pouvait  donc 
plus  les  appliquer,  ou  il  fallait  en  voter  de  nou- 
velles. 

Lorsque  le  projet  de  loi  fut  soumis  aux  délibéra- 
tions de  la  Législative,  la  discussion  fut  des  plus 
vives.  D'un  côté  les  constitutionnels  soutenaient 
qu'on  devait  continuer  à  dédaigner  de  stériles  tenta- 
tives comme  on  l'avait  toujours  fait  jusqu'alors.  De 
l'autre,  le  parti  avancé  s'écriait  que  si  l'on  ne  pre- 
nait pas  des  mesures  énergiques,  l'on  faisait  courir 
au  royaume  les  plus  extrêmes  périls  : 

0  Je  demande  à  l'Assemblée,  à  la  France,  s'écrie 
Isnard,  s'il  est  quelqu'un  qui,  de  bonne  foi,  veuille 
soutenir  que  les  princes  émigrés  ne  conspirent  pas 
contre  la  patrie?  Je  demande  s'il  est  quelqu'un  dans 
cette  Assemblée  qui  ose  soutenir  que  tout  homme  qui 
conspire  ne  doive  pas  être  au  plus  tôt  accusé,  pour- 
suivi et  puni?  Il  est  temps  que  le  grand  niveau  de 
l'égalité  passe  enfin  sur  la  France  libre.  » 

«  L'Assemblée  qui  s'occupe  de  cette  affaire  paraît 
extrêmement  divisée,  dit  Edmond;  les  uns  sont  fort 
détachés,  les  autres  paraissent  plus  occupés  de  trou- 
ver des  punitions  que  des  moyens  de  les  exécuter.  Je 
ne  voudrais  pas  qu'on  se  piquât  d'une  générosité 
déplacée,  et  puisque  ces  messieurs  nous  obligent,  pai 


iço  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

les  craintes,  fondées  ou  non,  qu'ils  nous  inspirent,  à 
faire  de  grandes  dépenses,  je  ne  vois  pas  qu'il  y  eût 
d'injustice  à  s'emparer  de  leurs  revenus,  et  après 
avoir  pourvu  au  besoin  de  leurs  épouses  et  de  leurs 
enfants  qui  sont  restés,  à  consacrer  le  reste  au  besoin 
des  troupes  qu'ils  nous  forcent  d'entretenir  sur  les 
frontières.   » 

La  crainte  très  réelle  de  l'émigration  finit  par 
l'emporter  :  «  Les  émigrants,  sans  s'en  douter,  écri- 
vait Rivarol,  ont  donné  jusqu'ici  un  grand  degré 
d'énergie  à  l'Assemblée  :  ce  sont  les  terreurs  qu'ils 
inspirent  qui  rallient  tous  les  cœurs  et  tous  les  esprits 
au  Corps  législatif.  » 

Deux  décrets  furent  rendus  :  le  premier  enjoignait 
à  Monsieur,  frère  du  roi,  de  rentrer  sous  deux  mois, 
faute  de  quoi  il  perdrait  son  droit  éventuel  à  la 
régence.  Le  second  déclarait  que  les  Français  ras- 
semblés au  delà  des  frontières  du  royaume  étaient 
suspects  de  conjuration  contre  la  France;  que  si,  au 
i"  janvier  prochain,  ils  étaient  encore  en  état  de 
rassemblement,  ils  seraient  déclarés  coupables,  pour- 
suivis comme  tels  et  punis  de  mort  ;  que  les  revenus 
des  contumax  seraient,  pendant  leur  vie,  perçus  au 
profit  de  la  nation,  sans  préjudice  des  droits  des 
femmes,  enfants  et  créanciers  légitimes;  l'embau- 
chement  était  puni  de  mort;  l'officier  qui  abandon- 
nait son  poste  était  frappé  de  la  même  peine  que  le 
soldat  déserteur. 

La  situation  du  roi  était  des  plus  critiques.  S'il 
refusait  de  sanctionner  les  décrets,  il  passait  pour 
favoriser  les  émigrés,  pour  voir  de  bon  œil  leurs 
agissements,  en  un  mot  il  devenait  leur  complice  et  il 
soulevait  contre  lui  une  indignation  générale.  S'il  les 
approuvait,  il  se  montrait  bien  dur  et  bien  sévère 
pour  des  parents,  des  amis,  des  serviteurs,   dont  le 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  19Î 

seul  crime,  disaient-ils,  était  de  vouloir  lui  rendre  ses 
anciens  pouvoirs. 

Louis  crut  donner  satisfaction  à  l'opinion  publique 
en  consentant  au  décret  qui  ordonnait  à  Monsieur  de 
rentrer  en  France.  Quant  au  décret  sur  les  émigrés 
en  général,  il  opposa  son  veto. 

Il  en  résulta  une  irritation  profonde  et  on  en 
conclut  qu'il  faisait  cause  commune  avec  les  insurgés 
de  Coblentz.  «  En  refusant  de  sanctionner  le  décret 
contre  les  émigrants,  dit  Camille  Desmoulins,  le  roi 
sanctionne  leurs  criminels  projets  ...  Avant  peu  la 
nation  se  trouvera  placée  entre  la  nécessité  de  se 
laisser  égorger  ou  celle  de  désobéir,  c'est-à-dire  entre 
la  servitude  et  l'insurrection.  » 

Pour  atténuer  le  désastreux  effet  produit  par 
l'usage  de  son  droit  de  veto,  Louis  XVI  fit  publier 
une  proclamation  aux  émigrés  et  deux  lettres  parti- 
culières à  chacun  de  ses  frères.  Il  les  engageait  à  faire 
cesser  par  leur  retour  les  méfiances  que  les  malveil- 
lants se  plaisaient  à  répandre  et  il  les  priait  de  ne 
pas  le  réduire  à  employer  contre  eux  des  mesures 
sévères  ;  quant  à  son  défaut  de  liberté  sur  lequel  on 
s'appuyait  pour  ne  pas  lui  obéir,  il  leur  donnait 
pour  preuve  du  contraire  le  veto  qu'il  venait  d'op- 
poser en  leur  faveur. 

Les  princes  répondirent  à  l'appel  de  leur  frère 
avec  une  ironie  légère  et  badine  qui  pouvait  paraître 
fort  spirituelle  quand  on  se  trouvait  hors  des  fron- 
tières et  à  l'abri  de  tout  danger,  mais  qui  empruntait 
aux  circonstances  présentes  un  caractère  particulière- 
ment odieux. 

En  lisant  les  lettres  de  ses  beaux-frères,  la  reine 
ne  put  contenir  son  indignation;  elle  s'écriait  dans 
un  accès  de  désespoir  sincère  :  «  Ils  nous  tuent, 
ils  nous  égorgent;  Monsieur  nous  livre,  il  nous  assas- 


192  JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION        • 

sine!  Quelle  âme  de  fer!  Caïn  !  Caïn!...  Il  ne  nous 
reste  plus  qu'à  mourir  (i).  » 

Bien  entendu,  les  émigrés  ne  tinrent  pas  plus 
compte  des  ordres  du  roi  qu'ils  n'avaient  tenu  compte 
de  ses  prières,  et  en  France  l'on  ne  sut  aucun  gré  à 
Louis  XVI  de  ses  démarches  infructueuses. 

En  même  temps  qu'elle  avait  demandé  des  lois 
contre  les  émigrés,  la  Législative  avait  proposé  des 
mesures  non  moins  sévères  contre  les  prêtres  réfrac- 
taires  dont  l'opposition  violente  était  une  cause  in- 
cessante de  troubles. 

La  Constituante,  on  se  le  rappelle,  avait  privé  de 
leurs  fonctions  les  prêtres  qui  refusaient  le  serment, 
mais  elle  leur  avait  laissé  une  pension  et  la  liberté 
d'exercer  leur  culte  à  titre  privé.  Ils  en  avaient  pro- 
fité dans  une  foule  de  localités  pour  faire  cause  com- 
mune avec  la  noblesse  et  avec  l'émigration,  pour 
prêcher  la  guerre  religeuse  et  chercher  à  soulever  les 
populations.  La  Législative,  effrayée  des  renseigne- 
ments qui  lui  parvenaient,  exigea  de  nouveau  des 
prêtres  le  serment  civique;  elle  priva  de  traitement 
ceux  qui  le  refuseraient,  leur  défendit  l'exercice  du 
culte,  même  en  particulier,  et  les  menaça  de  déten- 
tion et  au  besoin  de  déportation  s'ils  contrevenaient 
à  ses  ordres. 

Le  roi  de  nouveau  opposa  son  veto  :  «  On  m'ôtera 
plutôt  la  vie,  dit-il,  que  de  sanctionner  ce  décret.   » 

(i)  La  famille  royale,  au  milieu  des  circonstances  ter- 
ribles qu'elle  traversait  n'avait  même  pas  la  consolation  de 
jouir  d'une  vie  de  concorde  et  de  douce  union  :  Mme  Eli- 
sabeth défendait  avec  passion  les  princes  émigrés,  et  il  en 
résultait  des  luttes  doublement  douloureuses  dans  un  pa- 
reil moment  :  ((  C'est  un  enfer  que  notre  intérieur,  écrit  la 
reine  à  Fersen,  il  n'y  a  pas  moyen  de  se  parler,  ou  il  fau- 
drait se  quereller  tout  le  jour  ».  (31  octobre.) 


CHAPITRE  XIII 


NOVEMBRE    ET    DECEMBRE     I79I.    JANVIER     I792 

Sommaire  :  Le  Collège  de  France,  —  Le  Lycée.  —  Lec- 
tures publiques.  —  L'esprit  public  à  Paris.  —  La  contre- 
Révolution,  —  Les  orateurs  de  l'Assemblée. 


Les  événements  qui  s'accomplissaient  à  Paris  n'ame- 
naient pour  ainsi  dire  aucune  perturbation  dans  la 
vie  de  chaque  jour. 

Edmond,  bien  que  très  agité  par  la  politique,  n'en 
poursuivait  pas  moins  ses  études,  et  nous  le  voyons 
à  la  fin  de  i/gi  se  préparer  à  suivre  paisiblement  les 
leçons  du  Lycée  et  du  Collège  de  France 

«  4  octobre  1791. 

«  Les  cours  du  Collège  de  France  recommenceront 
le  II  du  mois  prochain,  dit-il.  M.  Selis  va  nous  rap- 
porter avec  son  zèle,  son  exactitude  et  ses  talents 
accoutumés,  une  santé  raffermie  par  les  eaux  de 
Forges.  » 

Au  jour  indiqué  le  Collège  de  France  ouvre  ses 
portes  à  ses  nombreux  auditeurs  : 

((   14  novembre   1791. 

«  Nous  devons  aller  ce  soir,  à  quatre  heures,  au 
Collège  de  France.  C'est  aujourd'hui  le  jour  de  la 

«3 


194  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

rentrée  des  cours  et  tous  les  professeurs  y  prononcent 
un  discours  analogue  à  la  matière  qu'ils  traitent  dans 
leurs  leçons.  Tu  ne  doutes  point  que  nous  y  allions 
plus  pour  entendre  M.  l'abbé  Delille  que  tous  les 
autres.  Il  y  lit  ordinairement  des  pièces  de  vers  de 
ses  poèmes.  Nous  fûmes  bien  fâchés,  l'année  passée, 
de  ne  nous  y  être  pas  trouvés;  il  y  déclama  la  plus 
grande  partie  de  son  poème  de  l'Imagination,  qu'il 
a  fini,  dit-on,  et  qu'il  va  bientôt  mettre  au  jour.  Tout 
le  monde  l'attend  avec  impatience.  Il  sera  certaine- 
ment bien  reçu,  car  l'on  en  a  d'avance  une  haute  idée, 
d'après  les  morceaux  qu'il  a  lus  dans  les  sociétés.   » 

La  cérémonie  d'ouverture  se  fit  en  grande  pompe 
et  conformément  au  programme  annoncé.  Tous  les 
professeurs  vinrent  successivement  faire  leur  discours 
et   recevoir    les    marques    d'approbation    du    public. 

0  M.  de  Lalande  a  commencé  la  séance  par  l'his- 
toire de  l'astronomie  en  1791  et  a  demandé  avec 
modestie  à  être  interrompu  dès  qu'il  deviendrait 
ennuyeux. 

«  M.  Lévesque,  professeur  d'histoire,  a  lu  un  mé- 
moire sur  la  politique  insidieuse  de  Louis  XL  Le 
mauvais  organe  de  l'auteur  l'a  fait  entendre  avec  im- 
patience, aussi  l'a-t-on  beaucoup  applaudi  quand  il 
s'est  retiré. 

a  M.  Gail,  professeur  de  littérature  grecque,  a  lu 
une  traduction  de  deux  idylles  de  Théocrite  avec  un 
discours  sur  la  poésie  pastorale. 

«  M.  Gournand,  professeur  de  littérature  française, 
est  tout  à  la  fois  prêtre,  poète,  grenadier  et  marié.  Il 
a  fait  part  à  l'assemblée  d'un  mémoire  sur  l'art  dra- 
matique et  le  perfectionnement  dont  il  est  devenu 
susceptible  depuis  la  Révolution.  C'est  un  fatras  in- 
digeste qui  souleva  les  applaudissements  ironiques.  » 

Enfin  parut  l'abbé  Delille.  Il  était  le  plus  impa- 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  195 

tiemment  attendu  et  un  profond  silence  régna  aus- 
sitôt dans  l'assistance. 

Notre  étudiant  nous  retrace,  en  termes  enthou- 
siastes, le  talent  de  l'auteur  et  les  acclamations  dont 
sa  lecture  fut  accueillie  : 

a  L'abbé  Delille  commença  par  réciter  plusieurs 
grands  morceaux  de  son  beau  poème  de  l'hnagina- 
tioriy  entre  autres  sur  l'impression  que  produisent  sur 
l'imagination  les  lieux  et  les  objets  qui  nous  inté- 
ressent sous  différents  rapports.  Il  nous  peignit  avec 
les  couleurs  les  plus  belles,  les  plus  variées,  le  lieu 
où  il  avait  reçu  le  jour,  les  campagnes  qui  l'en- 
tourent, les  ruisseaux  limpides  dont  les  jeux  inno- 
cents tyrannisaient  les  ondes  pendant  son  enfance; 
en  un  mot,  il  promena  notre  esprit  sur  cent  objets 
divers  et  partout  il  nous  fit  éprouver  un  charme  inex- 
primable; on  eût  dit  une  abeille  se  reposant  sur 
différentes  fleurs  et  faisant  du  miel  de  toutes  choses. 
Aucun  poète,  ni  Voltaire  lui-même,  n'a  eu  une  poésie 
plus  riche,  plus  soutenue,  un  pinceau  plus  moelleux, 
plus  souple,  aucun  .poète  n'a  su,  mieux  que  lui,  a  pas- 
«  ser  du  grave  au  doux,  du  plaisant  au  sévère  ». 

«  L'abbé  Delille  déclame  avec  beaucoup  de  chaleur 
et  de  vérité.  L'enthousiasme  dont  il  était  animé  et 
qu'il  a  fait  passer  dans  l'âme  de  ses  auditeurs,  s'est 
manifesté  par  des  applaudissements,  si  souvent  et  si 
longtemps  répétés,  qu'ils  semblaient  être  continus. 
Toutes  les  fois  que  je  l'entends,  je  m'écrie  avec  dou- 
leur :  0  Quel  dommage  qu'un  honmie  pareil  soit 
a  aristocrate,  il  serait  le  Tyrtée  de  notre  Révolu- 
Œ  tion.  » 

Une  mois  après  l'ouverture  du  Collège  de  France, 
le  Lycée,  à  son  tour,  ouvrait  ses  portes  et  les  cours 
recommençaient  comme  l'année  précédente. 

«Le  Lycée,  plus  brillant  que  jamais,  écrit  Edmond, 


196  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

va  aussi  reprendre  incessamment  sa  carrière  littéraire 
sous  les  heureux  auspices  de  tout  ce  qu'il  y  a  de 
savants  et  d'hommes  de  lettres  dans  le  sein  de  la 
capitale..  » 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  d'indiquer  le  nombre  et 
la  nature  des  cours  qui  formaient  le  programme  de 
1792.  Ces  cours,  qui  avaient  lieu  à  midi  et  à  sept 
heures,  comprenaient    : 

La  physique   , Par  M.  Deparcieux. 

La    chimie M.  Fourcroy. 

Histoire  naturelle Le  même. 

Anatomie  et  physiologie.  ...  M.  Sue. 

Littérature M.  Selis. 

Littérature  dramatique   ....  M.  Cailhava. 

Histoire ^I.  Garât. 

Réflexions    sur    l'art    constitu- 
tionnel     Le  même. 

Langue  française M.  Domergue. 

Langue  anglaise M.  Roberts. 

Langue  italienne M.  Boldoni. 

Langue  grecque M.  Constantin. 

La  séance  d'ouverture  du  I.3'cée  ne  fut  pas  des 
plus  remarquables  : 

((  10  décembre  1791. 

«  Le  Lycée  fit  son  ouverture  samedi  dernier,  par 
des  lectures  et  de  la  musique,  écrit  Edmond.  MM.  La- 
croix, Boldoni  et  Cailhava  lurent  chacun  des  dis- 
cours analogues  au  genre  de  science  qu'ils  professent. 

«  M.  Lacroix,  sous  prétexte  qu'il  ne  devait  pas 
être  indifférent  pour  des  hommes  libres  de  connaître 
chez  quel  peuple  ils  prennent  leur  origine,  a  com- 
mencé la  séance  par  la  lecture  de  ses  recherches  sur 
les  Goths  et  les  Celtes.  Assurément,  c'était  bien  le 
cas  de  dire  avec  La  Fontaine  : 

On  ne  s'attendait  guère 

A  voir  les  Celtes  en  cette  affaire. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  197 

«  Sa  lenteur  et  la  monotonie  de  son  débit  rendirent 
ce  discours  fort  ennuyeux. 

a  M.  Boldoni  lui  succéda  et  retraça  les  beaux  jours 
de  la  littérature  italienne;  il  s'arrêta  en  particulier 
sur  le  Dante;  il  sortit  couvert  d'applaudissements, 
pour  céder  la  place  à  M.  Cailhava,  qui,  dans  un  très 
petit  discours,  exposa  le  plan  qu'il  suivrait  dans  le 
cours  qu'il  doit  faire.  Il  prononça  un  discours  plein 
de  goût  et  d'esprit,  mais  il  avait  un  épouvantable 
accent  du  Midi,  dont  il  ne  paraissait  pas  s'inquiéter. 

«  M.  Cubières,  en  attendant  les  musiciens,  vint 
nous  lire  une  misérable  pièce  de  vers,  dignes  du 
Pont-Neuf.  La  musique,  quoique  assez  chétive,  nous 
désennuya  un  peu.   » 

Des  lectures  publiques  venaient  souvent  apporter 
une  agréable  diversion  aux  études  sérieuses.  Les 
poètes  et  les  auteurs  en  tous  genres  sollicitaient  la 
faveur  de  soumettre  leurs  productions  au  jugement 
des  amateurs  du  Lycée.  Edmond  cite  quelques-uns 
des  morceaux  qui  l'ont  le  plus  frappé.  Ils  méritent 
d'être  résumés,  car  ils  donnent  une  plaisante  idée 
du  ton  et  du  goût  de  l'époque  : 

a  M.  Cubières  nous  lut  dernièrement  une  pièce  de 
trois  cents  vers  de  sa  composition;  en  voici  le  sujet  : 

a  Dans  un  de  ces  beaux  rêves  qu'enfante  l'imagi- 
nation d'un  jeune  poète,  M.  Cubières  se  croit  trans- 
porté à  la  barre  de  l'Assemblée  nationale  de  tous 
les  royaumes  de  l'Europe,  présidée  par  le  célèbre 
abbé  de  Saint-Pierre.  J.-J.  Rousseau,  Raynal,  Mably, 
en  sont  les  secrétaires.  M.  le  président  loue  ou  im- 
prouve la  conduite  des  différents  princes  qui  se 
trouvent  dans  l'Assemblée;  ensuite,  il  leur  donne  de 
sages  conseils  sur  la  manière  de  gouverner  leurs 
peuples  dorénavant,  et  leur  fait  apercevoir  les  abus 
que  chacun  d'eux  a  à  corriger.  Ce  cadre  est  ingénieux, 


içS  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

comme  tu  vois  ;  il  offre  des  détails  charmants,  pleins 
de  sel  et  de  philosophie.  L'auteur  en  a  tiré  tout  le 
parti  imaginable,  il  y  a  dans  cet  ouvrage  des  vers 
faibles,  mais  ils  sont  généralement  assez  bons;  on  y 
voit  briller  une  gaieté  aimable  et  facile,  des  traits 
heureux  et  piquants.  Il  a  paru  fort  plaisant  de  voir 
le  pape  s'offenser  étrangement  de  s'entendre  mora- 
liser par  M.  le  président  qui  n'est  qu'un  simple  abbé; 
il  monte  à  la  tribune  pour  le  relever  vertement  de 
cette  impertinence,  lorsque... 

Se   souciant   fort   peu   d'entendre   son  discours 
Monsieur  le  Président  passe  à  l'ordre  du  jour. 

«  On  a  beaucoup  applaudi  un  passage  oij  l'abbé 
de  Saint-Pierre  reproche  aux  Anglais  (qui  ne  sont 
pas  toujours  aussi  libres  qu'ils  voudraient  le  faire 
croire),  la  violence  indigne  qu'emploie  leur  gouver- 
nement pour  forcer  les  matelots  à  s'exposer  malgré 
eux  sur  la  mer  et  aux  dangers  de  la  guerre.  Léopold, 
l'impératrice  de  Russie,  le  sultan  assistent  aussi  à 
cette  séance,  qui  finit  par  une  fédération  générale 
entre  toutes  les  puissances  de  l'Europe;  tous  s'em- 
brassent, et  l'auteur  finit  par  ce  dernier  trait, 

Comme  on  sait  que  jamais  un  prêtre  ne  pardonne, 
Le  pape  fut  le  seul  qui  n'embrassa  personne.  » 

Une  autre  fois  le  même  Cubières,  l'un  des  auteurs 
les  plus  appréciés  du  Lycée,  fut  chargé  de  composer 
un  éloge  de  Voltaire,  que  devait  accompagner  une 
musique  appropriée  au  sujet.  Voici  comment  il  s'ac- 
quitta de  sa  tâche  : 

«  Il  suppose  Voltaire  arrivant  dans  les  Champs- 
Elysées  et  rencontrant  Zoïle,  l'affreux  Zoïle,  échappé 
furtivement  du  Ténare,  sa  demeure  accoutumée.  Ce- 
lui-ci  demande  à  l'auteur  de  la  Henriade  de  quel 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  199 

droit  il  vient  souiller  de  sa  présence  un  lieu  qui  n'est 
réservé  qu'aux  gens  de  mérite  et  de  bien  tels  que  lui, 
et  quel  est  le  talent  qui  lui  a  procuré  une  place  dans 
ce  bienheureux  séjour.  Voltaire,  le  méprisant,  allait 
passer  outre,  lorsque  exhorté  par  ses  amis,  qui  l'en- 
touraient en  foule,  il  se  résout  à  répondre  à  ce  vil 
détracteur  d'Homère;  d'abord  il  lui  exposa  en  détail 
et  avec  modestie,  comme  oeuvres  méritant  de  lui  don- 
ner une  place  dans  la  demeure  011  ce  critique  est  entré 
furtivement,  sa  Henriade,  ensuite  ses  tragédies,  telles 
que  Zàire,  Brutus,  Mahomet,  Œdipe,  Mérope,  Alzire, 
l'Orphelin  de  la  Chine,  Irène,  'Nanine,  enfin  toutes 
ses  autres  œuvres.  A  tant  de  chefs-d'œuvre,  Zoïle 
trouve  ses  sophismes  et  ses  critiques  en  défaut,  il 
s'enfuit  précipitamment  et  va  cacher  sa  honte  dans 
le  noir  séjour  du  Tartare. 

a  Voilà  le  précis  de  cet  éloge,  dans  lequel,  de  plus, 
l'auteur  a  fait  prédire  à  Voltaire  tout  ce  qui  nous  est 
arrivé  de  plus  remarquable,  la  prise  de  la  Bastille,  la 
Fédération  et  son  apothéose. 

«  La  musique  a  été  la  même  que  dans  les  autres 
concerts.  On  a  chanté  l'ode  de  M.  Chénier  sur  Vol- 
taire commençant  ainsi  : 

Ce  ne  sont  plus  des  fleurs  qu'il  est  temps  de  répandre. 

a  Le  chant  en  est  superbe,  il  a  été  très  bien  exécuté 
par  MM.  Laïs,  Chéron,  Charlilles,  etc.   » 

Les  concerts  attiraient  la  même  affluence  que  les 
lectures,  et  ils  étaient  toujours  délicieux;  les  artistes 
les  plus  remarquables  en  faisaient  les  frais. 

Comme  les  années  précédentes,  Edmond  et  son 
frère  suivirent  assidûment  les  leçons  du  Lycée,  mais 
il  y  avait  dans  le  personnel  des  auditeurs  d'étranges 
changements.  Alors  que  les  opinions  du  jeune  homme 
n'avaient  fait  que  s'accentuer,  celles  de  ses  condis- 


200  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

ciples  s'étaient  modiâées  dans  un  sens  tout  différent. 

Notre  étudiant  est  navré  de  ces  changements  qui 
lui  rendent  insupportable  un  séjour  où  il  goûtait  tant 
de  charmes  et  qui  était  pour  lui  une  si  précieuse 
ressource  : 

«  Le  Lycée  n'est  rempli  que  de  feuillants,  d'aris- 
tocrates, de  jeunes  fats,  libertins,  bavards,  spadas- 
sins. Etant  en  plus  petit  nombre,  les  patriotes  sont 
obligés  de  se  taire,  ou  de  criailler,  d'en  venir  à  des 
personnalités  grossières  chaque  fois  que,  venant  des 
cours,  cette  insupportable  vermine  se  rend  dans  le 
salon  de  conservation,  et  y  vomit  impunément  les 
plus  détestables  injures  contre  les  meilleurs  patriotes 
tels  que  Pétion,  Brissot,  Vergniaud,  etc.  Imagine-toi 
le  dépit,  les  souffrances  qu'éprouvent  les  bons  pa- 
triotes. Ah  !  qu'il  leur  est  doux  ensuite  lorsque  cette 
mauvaise  engeance  est  partie,  d'exprimer  leurs  opi- 
nions sans  crainte  d'être  interrompus  d'une  manière 
insolente.  Voilà  en  peu  de  mots  quel  est  le  patrio- 
tisme qui  domine  au  Lycée  et  c'est  en  grande  partie 
celui  qui  domine  dans  Paris,  et  si  les  départements 
n'en  avaient  pas  un  autre  les  Français  pourraient 
dire  adieu  à  la  liberté.  » 

Enfin  il  en  arrive  à  un  tel  degré  d'exaspération 
contre  ses  collègues  qu'il  s'écrie  : 

«  Il  y  a  des  jours  où  j'aimerais  mieux  être  à  Co- 
blentz  qu'au  Lycée.   » 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  au  Lycée  que  la  réac- 
tion lève  la  tête,  dans  Paris,  elle  gagne  du  terrain,  et 
la  Révolution  va  devenir  la  proie  des  aristocrates  : 

((  Paris,  21  décembre  1791. 

0  La  capitale  est  un  peu  agitée,  dit  Edmond. 
L'aristocratie,  sous  le  voile  de  la  Constitution,  fait 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  20i 

chaque  jour  des  progrès  étonnants,  et  le  patriotisme 
indigné  s'emporte  quelquefois  au  delà  des  bornes.  Le 
pouvoir  exécutif  détruit  tous  les  moyens  que  le  corps 
législatif  croit  nécessaires  pour  calmer  les  troubles 
et  ne  prend  aucune  mesure  pour  ramener  l'ordre  et 
la  tranquillité.  Cependant  le  patriotisme  pousse  des 
cris  de  toutes  les  parties  de  l'empire.  Cet  état  de 
choses  ne  saurait  durer,  il  faut  que  la  liberté  se  ré- 
veille une  seconde  fois  et  que  ce  second  réveil  frappe 
des  coups  peut-être  plus  cruels  que  les  premiers.  Nous 
sommes  menacés  d'une  guerre  prochaine  et  inévi- 
table. » 

Le  jeune  homme  ne  cesse  d'exprimer  à  son  père 
les  craintes  qui  le  hantent  et  le  désespoir  dont  il  est 
saisi  en  voyant  tant  de  belles  espérances  sur  le 
point  de  s'évanouir;  la  conduite  des  Parisiens  T'in- 
digne et  le  révolte  : 

«  Non,  les  Parisiens  ne  sont  plus  les  mêmes,  ils 
sont  totalement  abâtardis.  Je  le  dis  avec  peine,  mais 
cela  n'en  est  pas  moins  vrai.  Ce  ne  sont  plus  ces 
hommes  de  89  persuadés  que  l'étendard  de  la  liberté 
est  celui  de  la  victoire;  combien  leur  civisme  est 
refroidi  !  L'égoïsme  seul  occupe  les  cœurs  !  Tu  penses 
que  je  te  répète  ce  que  j'ai  entendu  dire  à  des 
malveillants;  je  ne  juge  point  du  tout  des  Pari- 
siens d'après  les  propos  que  j'entends  tous  les  jours 
dans  leurs  groupes,  mais  d'après  l'opinion  qui 
se  manifeste  ici  de  tous  côtés  et  par  cent  ma- 
nières. 

a  Je  te  le  dis  de  nouveau,  les  vrais  patriotes 
n'espèrent  plus  qu'en  l'Assemblée  et  dans  les  dépar- 
tements; ils  regardent  la  contre-Révolution  presque 
achevée  dans  Paris  et  le  nombre  de  ceux  qui  suivent 
les  vrais  principes  y  diminue  de  jour  en  jour.  Le 
club  des  Feuillants  renaît  et  recommence  à  rivaliser 


202  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

fièrement  avec  celui  des  Jacobins.  C'est  un  composé 
immonde  de  tous  les  ministériels,  de  tous  les  mo- 
dérés, de  tous  les  faux  patriotes  qui  se  trouvent  à 
Paris,  malheureusement  dans  le  corps  législatif  lui- 
même;  c'est  là  oii  sont  venus  se  confondre  les  restes 
impurs  de  l'Assemblée  constituante,  du  club  monar- 
chique, de  l'hôtel  de  Massiac,  etc.  Voilà  la  nouvelle 
ligue  qu'ont  à  combattre  les  généreux  amis  de  la 
liberté. 

«  L'on  prétend  que  le  roi  veut  encore  apposer  son 
veto  infernal  sur  le  décret  contre  les  prêtres;  je  le 
désire,  les  yeux  s'ouvriront  et  je  pense,  ainsi  que  toi, 
qu'une  crise  un  peu  violente  serait  salutaire  à  la  chose 
publique.  » 

Paris  leur  échappant,  c'est  sur  la  province  que  les 
vrais  patriotes  fondent  toutes  leurs  espérances.  Les 
idées  de  décentralisation  gagnent  chaque  jour  du 
terrain;  c'est  là  qu'est  le  salut  de  l'Etat  : 

a  J'ai  toujours  pensé  que  l'erreur  la  plus  funeste 
au  maintien  de  la  liberté  et  au  salut  de  la  chose  pu- 
blique serait  de  croire  le  sort  de  nos  départements 
toujours  attaché  à  celui  de  Paris.  Veuille  le  Ciel 
qu'un  pareil  préjugé  ne  se  répande  pas  dans  le 
Loyainne.  Ne  vois-tu  pas  la  série  de  malheurs  qui 
nous  accableraient  si  une  ville  influençait  avec  tant 
de  prépondérance  le  reste  de  l'Etat?  Les  hommes 
libres  des  départements  doivent  enfin  apprendre  à 
ne  plus  se  modeler  sur  l'exemple  d'une  capitale  et 
oublier  à  jamais  cette  allure  féodale.  Que  Paris  de- 
vienne la  proie  des  flammes  à  l'instant  où  elle  con- 
sentira à  servir  et  que  la  liberté  radieuse  continue 
à  planer  sur  ma  patrie.  » 

L'opinion  d'Edmond  sur  les  Parisiens  devient 
chaque  jour  plus  défavorable;  soit  trahison,  soit 
faiblesse,  il  les  voit  irrémédiablement  vendus  à  la 


1 


PENDANT    LA"RÉV0LUTI0N  203 

cour   et   il    en    ressent   pour    eux    un    dégoût    invin- 
cible : 


«  Le  5  février  1792. 

«  Papa,  toutes  les  fois  que  je  veux  arrêter  ma 
pensée  sur  les  circonstances  atterrantes  oii  nous  nous 
trouvons,  mon  cœur  s'oppresse  et  mon  esprit  assom- 
bri se  plonge  dans  un  abîme  de  réflexions  aussi 
amères  que  décourageantes. 

«O  liberté!  combien  les  Parisiens  te  méconnaissent, 
combien  l'opinion  publique  s'altère  et  se  corrompt 
parmi  eux  !  et  avec  quelle  rapidité  ils  se  précipitent 
vers  l'abîme  de  la  servitude! 

«  O  erreur  fatale  !  des  traîtres  sont  parvenus  à  per- 
suader à  ce  peuple  trop  crédule,  trop  confiant,  qu'un 
roi  qui,  dès  sa  plus  tendre  enfance,  huma  le  suc 
vénéneux  du  despotisme  était  tout  d'un  coup  converti 
au  patriotisme.  De  là  la  source  des  dangers  incalcu- 
lables qui  assaillissent  notre  liberté  naissante.  On  a 
accumulé  entre  ses  mains  des  sommes  immenses,  tré- 
sors corrupteurs,  on  l'a  environné  d'un  monde  de 
satellites,  on  lui  a  donné  une  force  colossale...  qu'ar- 
rive-t-il  ?  Il  se  fait  peu  à  peu  de  nombreux  partisans, 
il  s'attache  surtout  l'opinion  publique.  .  Il  réveille 
déjà  les  anciens  préjugés,  il  entretient  la  déprava- 
tion des  mœurs,  il  étouffe  le  germe  des  vertus  nou- 
velles et  bientôt  de  la  force  irrésistible  des  choses,  il 
parviendra  à  envahir  la  liberté  nationale. 

«  Les  Parisiens  ont  eux-mêmes  l'air  de  vouloir 
accélérer  ce  funeste  moment.  Entendez-les  dans  les 
groupes  du  Palais-Royal  et  des  Tuileries,  voyez-les 
aux  spectacles,  ils  courent  à  un  esclavage  inévitable. 
L'Assemblée  nationale,  de  son  côté,  enferme  dans 
son  sein  une  minorité  effrayante  de  traîtres  et   de 


204  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

lâches  :  les  délits  multipliés  des  ministres,  les  coups 
réitérés  qu'ils  portent  au  patriotisme,  leur  insolente 
audace  y  sont  impunis.  Que  dis-je?  y  sont  défendus 
avec  la  dernière  impudeur.  Les  patriotes  y  sont  sans 
cesse  aux  prises  avec  la  mauvaise  foi,  la  duplicité, 
la  bassesse  et  le  ministérialisme  le  plus  odieux  et  le 
plus  virulent. 

«  Qui  eût  pensé  que  ce  peuple  méconnaîtrait  ses 
vrais  amis,  jusqu'au  point  de  se  méfier  de  l'inesti- 
mable Pétion  et  prodiguerait  sa  confiance  et  ses  ap- 
plaudissements à  ces  êtres  perfides  qui,  profitant  de 
son  aveuglement  ou  de  sa  torpeur,  abusent  des  mots 
sacrés  de  Loi  et  de  C onstitution  d'une  manière  assez 
exécrable  pour  le  conduire  aux  pieds  d'un  roi,  aux 
pieds  d'un  traître,  d'un  parjure,  vrai  tigre  déguisé 
en  cochon. 

«  La  garde  nationale,  surtout,  a  extraordinaire- 
ment  dégénéré,  ce  ne  sont  plus  ces  citoyens  qui  trou- 
vaient dans  la  bienveillance  de  leurs  frères  indigents 
la  récompense  la  plus  douce  de  leurs  fatigues,  le 
charme  de  leurs  peines  et  de  leurs  travaux.  Ce  sont 
de  vrais  sbires  animés  de  cet  esprit  de  corps  si  fatal 
à  la  liberté,  regardant  avec  mépris  tous  ceux  qui  ne 
portent  pas  l'habit  bleu,  obéissant  aveuglement  à 
leurs  chefs  et  prêts  à  fusiller,  au  moindre  signal,  ce 
qu'ils  appellent  la  canaille. 

«  Voilà  quel  est  le  triste  état  des  choses  à  Paris 
et  je  ne  vois  que  deux  grands  maux  capables  de  sau- 
ver la  liberté  :  la  guerre  ou  la  fuite  du  roi.  Je  dirai 
même  que  je  désire  ardemment  l'un  de  ces  terribles 
fléaux,  parce  que,  comme  nous  l'a  prédit  Mirabeau, 
notre  liberté  ne  peut  s'assurer  qu'autant  qu'elle  aura 
pour  lit  des  matelas  de  cadavres  et  parce  que,  pour 
assurer  cette  liberté,  je  consens,  s'il  le  faut,  à  de- 
venir un  de  ces  cadavres.  » 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  205 

M.  Géraud  père  cherche  à  calmer  l'exaltation  de 
son  fils  et  il  lui  répond  : 

«  Si  les  Parisiens  n'ont  plus  au  même  degré  les 
vertus  civiques,  du  moins  conviendras-tu  qu'ils  n'ont 
pas  mal  choisi  le  procureur  et  le  substitut  de  la  com- 
mune. La  crise  nécessaire  peut-être,  pour  ranimer  le 
patriotisme,  pourrait  bien  naître  du  refus  que  fait 
le  roi  de  donner  sa  sanction  aux  deux  fameux  dé- 
crets ;  mais,  si  cette  crise  devait  faire  couler  le  sang, 
faisons  des  vœux  pour  qu'elle  n'arrive  pas.  b 

Edmond  ne  se  laisse  pas  convaincre,  et  dans  son 
enthousiasme  juvénile,  il  réplique  aussitôt  : 

«  Lorsqu'en  parlant  de  la  crise  bienheureuse  que 
j'espère  et  que  je  désire,  tu  me  dis  :  «  Mais  si  elle 
«  devait  faire  couler  du  sang,  faisons  des  vœux  pour 
a  qu'elle  n'arrive  pas.  »  Tu  as  trop  écouté,  ce  me 
semble,  la  voix  de  l'humanité  et  l'extrême  sensibilité 
de  ton  cœur.  Tu  ne  me  crois  pas,  sans  doute,  un 
naturel  féroce  et  sanguinaire,  mais  le  sang  dût-il 
couler,  je  fais  les  vœux  les  plus  ardents  pour  voir 
arriver  cette  crise  régénératrice  de  notre  liberté;  car 
tu  n'ignores  point  que  la  voix  de  l'humanité,  la  voix 
de  la  tolérance  doivent  se  taire  devant  celle  de  la 
liberté.  Tu  n'ignores  point  que  malheureusement  la 
liberté  s'achète  avec  le  sang.  Non,  le  temps  de  la 
clémence  n'est  pas  encore  arrivé;  assurons  les  bases 
de  notre  Constitution,  qu'une  foule  de  traîtres 
cherche  à  renverser,  et  nous  serons  humains  ensuite, 
et  nous  serons  tolérants  ensuite;  nous  écouterons 
alors  la  voix  de  la  douceur  et  de  la  clémence.  Jusque- 
là,  que  le  peuple  soit  inflexible,  soupçonneux,  j'oserai 
même  dire  injuste.  C'est  seulement  ainsi  que  Sparte, 
Athènes,  Rome,  ont  conservé  le  bien  suprême,  la' 
liberté!  > 

Nos  jeunes  gens,   autant  que  le   permettaient   les 


2o6  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

loisirs  que  leur  laissaient  leurs  études,  suivaient  assez 
assidûment  les  séances  de  l'Assemblée  nationale. 

Edmond  prend  plaisir  à  faire  part  à  sa  famille 
de  ses  impressions  sur  l'éloquence  des  différents  ora- 
teurs : 


2   janvier    1792. 

a  J'ai  entendu  dans  diverses  séances  de  l'Assem- 
blée nationale  le  jeune  Ducos,  Isnard  et  Vergniaud. 
Ce  sont  les  trois  orateurs,  qui,  selon  moi,  peuvent 
se  disputer  la  palme.  L'éloquence  des  autres  est  ma- 
niérée, sophistique,  raffinée,  académique,  et  n'a  point 
de  caractère  prononcé.  Celle  du  jeune  Ducos  est  inté- 
ressante; tout  ce  qu'il  dit  attache  ou  émeut;  tous 
ses  discours  sont  imbus  de  sentiment  ;  il  vous  per- 
suade en  vous  attendrissant;  il  parle  à  votre  sensi- 
bilité. 

«  L'éloquence  de  Vergniaud  a  quelque  chose  de 
plus  nerveux,  de  plus  mâle,  de  plus  hardi;  sa  lo- 
gique est  serrée  et  rapide;  chacun  de  ses  raisonne- 
ments est  un  trait  de  lumière;  sa  dialectique  est  forte 
et  animée,  il  convainc  plus  qu'il  ne  persuade,  il  parle 
à  votre  raison. 

a  Isnard  est  doué  d'une  éloquence  sublime,  c'est 
le  terme  technique;  chez  lui,  tout  est  élevé,  il  plane 
dans  les  nues;  il  ne  parle  jamais  sans  employer  les 
images  les  plus  grandes,  les  plus  fortes,  les  pein- 
tures les  plus  frappantes  ;  les  plus  capables  de  laisser 
dans  l'âme  des  auditeurs  une  impression  vive  et  du- 
rable. On  croirait  voir  en  lui  Pindare  à  la  tribune. 
Il  n'est  pas  de  sentiments  dont  il  ne  sache  pénétrer 
une  assemblée  nombreuse,  il  n'est  pas  de  passions 
qu'il  ne  sache  exciter,  remuer  de  la  manière  la  plus 
profonde   et    la    plus    pathétique.    Il    sait    verser    à 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  207 

grands  flots  l'enthousiasme  qui  l'anime  dans  l'âme 
de  ses  auditeurs,  il  persuade  moins  qu'il  n'inspire, 
il  parle  à  votre  imagination.  Plus  les  auditeurs  sont 
nombreux,  plus  l'orateur  parvient  à  les  électriser. 
0  Après  cette  légère  esquisse  de  ces  différents  genres 
d'éloquence,  tu  sens  que  celle  d'Isnard  fera  toujours 
et  en  tous  lieux  une  sensation  plus  grande  que  celle 
de  ses  rivaux;  de  tout  temps,  les  hommes  se  sont 
laissés  dominer  par  le  pouvoir  immense  de  l'ima- 
gination ;  on  a  dit  que  l'opinion  était  reine  du  monde, 
l'imagination  en  est  le  despote.  Heureux  l'homme  qui 
peut  réunir  le  talent  divin  de  parler  à  la  fois  à  la 
raison,  à  la  sensibilité  et  à  l'imagination.  » 


CHAPITRE  XIV 


JANVIER-MARS    I792 


Sommaire  :  Monsieur  est  privé  de  la  régence.  —  Les  biens 
des  émigrés  sont  séquestrés.  —  Delessert  est  mis  en 
accusation.  —  Troubles  dans  Paris.  —  Inquiétudes  que 
cause  l'émigration. 


Les  lois  répressives  contre  les  émigrés  n'avaient 
pu  être  exécutées,  le  roi  ayant  opposé  son  veto. 

Les  émigrés  continuèrent  donc  paisiblement  leurs 
préparatifs  de  guerre.  L'évêché  de  Strasbourg,  le 
territoire  de  l'électeur  de  Mayence,  l'électorat  de 
Trêves  contenaient  de  nombreuses  troupes  armées  qui 
se  préparaient  à  envahir  le  territoire  et  qui  s'effor- 
çaient par  tous  les  moyens  de  provoquer  en  France 
des  soulèvements. 

Cette  situation  parut  à  l'Assemblée  intolérable  et 
elle  demanda  que  les  électeurs  fussent  mis  en  de- 
meure de  dissoudre  ces  rassemblements  formés  sur 
les  frontières. 

Le  14  décembre,  le  roi  se  rendit  à  l'Assemblée  :  il 
dit  que,  redoutant  le  fléau  de  la  guerre,  il  avait 
essayé  de  ramener  des  Français  égarés;  que  les  insi- 
nuations amicales  ayant  été  inutiles,  il  avait  déjà 
signifié  aux  électeurs  que  si  le  15  janvier  tout  attrou- 
pement n'avait  pas  cessé,  ils  seraient  considérés 
comme  ennemis  de  la  France;  qu'il  avait  écrit  à 
l'empereur  pour  réclamer  son  intervention  en  qualité 
de  chef  de  l'empire,  et  que  dans  le  cas  oii  la  satis- 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION  209 

faction  ne  serait  pas  obtenue,  il  proposerait  la  guerre. 
L'Assemblée    couvrit    ce    discours    d'applaudisse- 
ments. 

Narbonne,  ministre  de  la  guerre,  monta  ensuite  à 
la  tribune  et  annonça  que  cent  cinquante  mille 
hommes  allaient  être  réunis  sur  le  Rhin,  sous  les 
ordres  des  généraux  Lùckner,  Rochambeau  et  La 
Fayette.  Rochambeau  commandait  l'armée  placée  en 
Flandre  et  dite  du  Nord  ;  La  Fayette  avait  l'armée 
du  centre  et  campait  à  Metz  ;  Lùckner  commandait 
le  corps  qui  occupait  l'Alsace. 

L'électeur  de  Trêves,  effrayé,  fit  appel  à  la  pro- 
tection de  Léopold.  L'empereur  consentit  à  la  lui 
accorder,  mais  à  la  condition  qu'il  se  mettrait  dans 
son  droit  et  qu'il  dissiperait  les  rassemblements 
d'émigrés.  En  attendant,  Léopold  notifia  à  la  France 
que  dans  le  cas  où  l'électeur  serait  attaqué,  il  avait 
chargé  le  général  Bender  de  lui  porter  secours. 

On  se  borna  à  répondre  que  si  le  15  janvier  les 
électeurs  n'avaient  pas  obéi,  on  emploierait  contre 
eux  la  voie  des  armes. 

Les  électeurs  de  Trêves  et  de  Mayence,  compre- 
nant enfin  que  leur  situation  pouvait  devenir  cri- 
tique, se  décidèrent  à  se  soumettre  ;  ils  expulsèrent  de 
leurs  territoires  tous  les  émigrés,  à  l'exception  des 
deux  frères  du  roi. 

Condé  et  ses  troupes  se  réfugièrent  à  Ettenheim, 
sur  les  terres  du  cardinal  de  Rohan. 

Les  notifications  officielles  faites  par  le  roi  à  ses 
deux  frères  et  aux  émigrés  n'avaient  produit  aucun 
résultat.  Le  i"  janvier,  terme  fixé  par  les  décrets, 
l'Assemblée  mit  en  accusation  Monsieur,  le  comte 
d'Artois,  le  prince  de  Condé,  Calonne,  etc.,  comme 
prévenus  d'hostilités  contre  la  France.  Monsieur  fut, 
en  outre,  privé  de  ses  droits  éventuels  à  la  régence. 

14 


210  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

Un  second  décret  frappa  de  séquestre  les  biens  des 
émigrés  et  autorisa  la  perception  de  leurs  revenus  au 
proût  de  l'Etat.  Cette  fois  le  roi  ne  fit  aucune  objec- 
tion, mais  on  lui  sut  peu  de  gré  de  sa  résignation. 
Les  mesures  furent  trouvées  tardives,  et  l'on  se  de- 
mandait  même    si   elles   étaient   prises    sincèrement. 

Le  5  janvier,  l'Assemblée  aborde  le  débat  sur  les 
affaires  étrangères.  Le  14,  au  nom  du  comité  diplo- 
matique, Gensonné  lit  un  rapport  sur  les  relations 
de  la  France  avec  la  cour  de  Vienne,  il  demande 
que  l'empereur  soit  sommé  de  s'expliquer  avant  le 
10  février.  Au  cours  de  son  rapport  il  a  dénoncé  un 
projet  de  congrès  comme  une  trahison  de  la  cour.  A 
ces  mots  Guadet  s'élance  à  la  tribune  : 

a  Quel  est  ce  congrès,  ce  complot?  s'écria-t-il. 
Apprenons  donc  à  tous  ces  princes  que  la  nation 
maintiendra  la  Constitution  tout  entière  ou  qu'elle 
périra  avec  elle. 

«  Marquons  d'avance  une  place  aux  traîtres,  et 
que  cette  place  soit  Téchafaud.  Je  propose  de  décré- 
ter à  l'instant  même  que  la  nation  française  regarde 
comme  infâme,  traître  à  la  patrie,  coupable  du 
crime  de  lèse-nation,  tout  agent  du  pouvoir  exécutif, 
tout  Français  qui  prendrait  part,  directement  ou  in- 
directement, soit  à  un  congrès,  dont  l'objet  serait 
d'obtenir  une  modification  à  la  Constitution,  soit  à 
une  médiation  entre  la  nation  et  les  rebelles,  soit 
enfin  à  une  composition  avec  les  princes  posses- 
sionnés  en  Alsace  (i).  » 

(i)  Cette  question  des  princes  allemands  possessionnés 
en  Alsace  restait  toujours  en  suspens,  sans  qu'il  fût  pos- 
sible de  trouver  une  solution.  Sous  l'ancien  régime,  un 
seigneur  pouvait  à  la  fois  posséder  dans  les  deux  territoires, 
être  à  la  fois  membre  de  l'empire  et  vassal  du  roi  de 
France,  posséder  des  deux  côtés  ses  domaines  au  titre 
féodal  et  y  exercer  les  droits  féodaux.  L'Assemblée  natio- 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  211 

L'Assemblée  couvre  ces  paroles  d'applaudisse- 
ments frénétiques,  toutes  les  mains  se  lèvent,  on  n'en- 
tend qu'un  cri  unanime  de  :  «  Nous  le  jurons,  nous 
le  jurons!  La  Constitution  ou  la  mort!  »  Le  décret 
est  porté  au  roi,  qui  le  sanctionne  immédiatement. 

Cependant  si,  en  apparence,  la  conduite  du  roi  vis- 
à-vis  des  émigrés  paraissait  correcte,  aux  yeux  de 
bien  des  gens  elle  n'était  pas  exempte  de  suspicions. 

On  se  demandait,  non  sans  anxiété,  s'il  agissait 
enfin  de  bonne  foi,  si  ses  instructions  secrètes  ne 
démentaient  pas  ses  actes  et  ses  paroles  publiques, 
et  s'il  se  préparait  sans  arrière-pensée  à  lancer  ses 
armées  contre  ses  parents  et  ses  anciens  courtisans. 

Les  ministres  étaient  encore  plus  suspects  à  la  na- 
tion. On  les  accusait  de  correspondances  avec  l'étran- 
ger et  d'intrigues  contre  la  Constitution.  Bertrand  de 
Molleville,  chargé  du  département  de  la  marine,  et 
Delessart  de  celui  des  affaires  étrangères,  étaient 
nettement  soupçonnés  de  trahison.  Un  seul,  Nar- 
bonne,  possédait  la  confiance  de  l'Assemblée;  le  roi 
le  renvoya. 

Les  Girondins  citèrent  à  la  barre  de  l'Assemblée 
Bertrand  et  Delessart  ;  ce  dernier  avait  confié  au  co- 
mité diplomatique  sa  correspondance  avec  Kaunitz; 
elle  n'était  pas  digne  du  représentant  d'un  grand 
pays. 

Brissot  accusa  Delessart  d'avoir  toujours  éludé 
l'exécution  des  ordres  de  l'Assemblée  et  d'avoir  trahi 
les  intérêts  de  la  France  dans  ses  diverses  négocia- 
tions. Vergniaud  lui  reprocha  ensuite  d'avoir,  étant 


nalc,  par  ses  décrets  de  89,  enleva  aux  princes  allemands 
leurs  possessions  en  Alsace  et  elle  leur  offrit  une  indemnité. 
Mais  ils  la  refusèrent  énergiquement,  car  leur  acceptation 
eût  entraîné  la  négation  de  leurs  droits  féodaux  aussi  bien 
en  Allemagne  qu'en  France. 


212  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

ministre  de  l'intérieur,  causé  les  massacres  d'Avi- 
gnon en  ne  publiant  pas,  en  temps  voulu,  le  décret 
qui  réunissait  le  Comtat  à  la  France  : 

«Il   mars   1792. 
a  Papa, 

a  L'Assemblée  vient  de  prendre  enfin  l'attitude 
de  justice  et  de  grandeur  qu'elle  ne  devrait  jamais 
plus  quitter  et  qu'il  était  urgent  qu'elle  prît.  Elle 
a  enfin  dégainé  le  glaive  de  la  responsabilité  et  le 
tient  suspendu  sur  la  tête  de  Delessart. 

«  La  séance  du  10  sera  à  jamais  mémorable,  tant 
par  l'exemple  qu'elle  présentera  à  la  postérité  que 
par  la  hauteur  où  se  sont  élevés  nos  représentants. 
Les  attentats  des  ministres,  surtout  de  celui  des 
affaires  étrangères,  étaient  à  leur  comble;  ils  en 
imposaient  à  la  nation,  ils  avaient  l'air  de  se  jouer 
d'elle  et  mûrissaient  paisiblement  la  contre-Révolu- 
tion. M.  Brissot  a  exposé  en  quatorze  chefs  d^ accu- 
sation les  griefs  contre  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères. Son  discours  a  été  couvert  d'applaudissements. 
L'Assemblée  avait  cependant  besoin  d'être  remuée 
plus  vivement. 

«  Vergniaud  a  volé  à  la  tribune  :  après  s'être  élevé 
à  la  hauteur  de  la  délibération  par  un  exorde  calme 
et  plein  de  grandeur,  il  s'est  livré  à  toute  l'indigna- 
tion dont  il  était  animé,  il  a  tonné  de  la  manière  la 
plus  terrible,  et  dans  une  prosopopée  sublime,  qui 
égale  tout  ce  que  nous  offre  l'antiquité  en  ce  genre, 
dans  une  prosopopée  digne  des  plus  beaux  moments 
de  Mirabeau  et  atterrante  pour  le  coupable,  il  s'est 
écrié  :  «  Non,  messieurs,  ce  n'est  plus  moi  qui  vous 
«  parle,  c'est  une  voix  gémissante  qui  s'élève  de 
«  l'atroce  glacière  d'Avignon;  l'entendez-vous,  mes- 
«  sieurs,  cette  voix  qui  vous  crie  :  «  Je  ne  serais  pas  là 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  213 

tt  si  l'infâme  Delessart  n'eût  pas  retardé  par  la  plus 
«  criminelle  indolence  et  dans  les  intentions  les  plus 
«  perverses  l'envoi  du  décret  de  réunion  du  Comtat 
a  à  la  France.  »  L'Assemblée  a  manifesté  par  des 
cris  perçants  les  impressions  d'horretcr  que  l'orateur 
ou  plutôt  que  le  dieu  venait  de  faire  passer  dans  tous 
les  cœurs.  Il  a  continué,  et  dans  un  second  mouve- 
ment, presque  aussi  beau  que  le  premier,  il  s'est  pour 
ainsi  dire  identifié  avec  Mirabeau.  «  Mirabeau,  mes- 
((  sieurs,  a  dit  ici  qu'il  apercevait  de  cette  même  tri- 
0  bune  011  je  suis  monté,  la  fenêtre  d'oii  un  roi  trop 
«  faible,  égaré  par  les  suggestions  atroces  des  prêtres 
«  qui  l'environnaient,  se  baigna  dans  le  sang  de  ses 
«  sujets,  et  moi,  je  vous  dirai,  messieurs,  que  de  cette 
tt  même  tribune  j'aperçois  ce  château  où  un  roi  trop 
«  crédule  est  livré  aux  suggestions  non  moins  sangui- 
«  naires  de  cette  tourbe  scélérate  qui  l'entoure;  le 
«  château  où  de  lâches  courtisans  versent  dans  son 
«  âme  le  venin  dont  ils  sont  enivrés,  ne  lui  conseillent 
«  que  la  trahison  et  le  parjure,  ne  lui  dictent  que 
«  les  mesures  qu'ils  croient  le  plus  propres  à  pervertir 
«  l'opinion,  à  corrompre  l'esprit  public,  à  miner  la 
«  Constitution  et  à  renverser  notre  liberté.  Mais  qu'ils 
0  apprennent  que  la  tête  du  roi  est  seule  inviolable, 
«  et  qu'enfin  la  terreur  et  l'épouvante  qui  sont  si  sou- 
«  vent  sorties  de  ce  château  y  rentrent  aujourd'hui 
<t  au  nom  de  la  patrie  et  de  la  loi.  » 

ff  Ce  dernier  mouvement  a  entraîné  l'Assemblée,  et  k 
décret  d'accusation  et  d'arrestation  a  été  porté  contre 
Delessart  (i). 

tf  Dans  la  même  séance  le  roi  a  envoyé  une  lettre 
au  président  par  laquelle  il  annonce  à  l'Assemblée 


(i)  Linfortuûé  ministre  périt  victime  des  massacret  du 
2  septembre  179.^. 


214  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

le  renvoi  de  M.  de  Narbonne;  il  ajoute  que  M.  Ber- 
trand mérite  toute  sa  confiance  et  qu'il  la  lui  a  entiè- 
rement donnée.  On  dit  au  château  que  le  roi  a  remer- 
cié Narbonne  avec  les  témoignages  de  l'humeur  la 
plus  violente.  Celui-ci  est  parti  pour  les  frontières, 
où  il  servira  sous  M.  de  La  Fayette  en  qualité  de 
maréchal  de  camp.  Chacun  est  indigné  ici  de  la  dé- 
marche du  roi  ;  la  haine  se  partage  entre  Bertrand  et 
lui.  Le  patriotisme  et  l'enthousiasme  sont  au  plus 
haut  comble  dans  la  capitale;  toutes  ces  nouvelles 
vont  produire  le  plus  grand  effet  dans  les  départe- 
ments et  relever  toutes  les  espérances.  Les  fonds  ont 
singulièrement  monté.  M.  de  Grave  remplace  Nar- 
bonne. On  donne  ce  soir  Brutiis  à  plusieurs  spectacles. 
Les  Jacobins  se  sont  donné  rendez-vous  au  théâtre 
Richelieu.  Je  te  laisse  à  penser  comme  les  allusions 
y  seront  saisies  et  combien  le  patriotisme  y  prédo- 
minera. Je  me  propose  d'y  aller  aussi.    » 

Suivant  la  décision  de  l'Assemblée,  Delessart  fut 
envoyé  devant  la  haute  Cour  d'Orléans,  instituée 
pour  juger  les  crimes  de  lèse-nation. 

Pendant  que  ces  événements  se  passaient  à  l'As- 
semblée et  que  la  situation  politique  s'assombrissait 
de  plus  en  plus,  des  troubles  contmuels  motivés  par 
la  cherté  des  vivres  éclataient  dans  Paris;  mais  ils 
étaient  devenus  tellement  fréquents  qu'on  n'y  atta- 
chait plus  aucune  importance,  et  que  la  -mort  de 
quelques  citoyens  passait  complètement  inaperçue. 
Edmond  écrit  : 

<t  II  y  a  du  mouvement  dans  Pans  occasionné  par 
la  hausse  considérable  de  toutes  les  denrées  et  parti- 
culièrement par  celle  du  sucre,  qui  n'a  pas  de  prix. 
Quelques  accapareurs  ont  été  victimes  de  leur  cupi- 
dité. On  vient  de  nous  dire  que  le  peuple  a  arraché 
les  épaulettcs  à  un  commandant  de  la  garde  natio- 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  215 

nale  parce  qu'il  avait  commandé  de  faire  feu  sur 
un  attroupement  qui  voulait  forcer  un  épicier  à  céder 
son  sucre  à  un  prix  modéré.  On  parle  assez  sérieuse- 
ment d'un  évasion  prochaine  du  roi,  et  quoique  cette 
opinion  paraisse  d'abord  invraisemblable,  il  existe 
plusieurs  faits  dont  le  rapprochement  semble  don- 
ner des  probabilités.  Il  paraît  que  la  liberté,  avant 
d'être  établie,  aura  encore  de  nouveaux  combats  à 
livrer.  » 

A  mesure  que  les  événements  deviennent  plus  pres- 
sants, l'exaspération  contre  les  émigrés  ne  connaît 
plus  de  bornes.  Elle  est  soigneusement  entretenue  par 
les  émigrés  du  dedans  et  du  dehors  qui,  par  leur 
jactance,  leurs  propos  menaçants,  font  croire  à  des 
périls  prochains  et  irrémédiables.  Edmond  écrit  à  sa 
famille  : 

«  i®'"  mars  1792, 

0  Les  émigrés  dans  toutes  leurs  lettres  nous  me- 
nacent beaucoup  des  hulans  autrichiens,  espèces  de 
houzards.  Ils  prétendent,  pour  nous  donner  une  idée 
de  leur  valeur,  qu'ils  mangent  les  coups  de  sabre 
(c'est  leur  expression).  Le  temps  est  venu  oii  nous 
allons  les  en  rassasier.  » 

Le  jeune  homme  se  fait  l'écho  de  l'indignation  qui 
s'est  emparée  de  tous  les  patriotes,  et,  en  proclamant 
hautement  la  nécessité  de  châtier  les  coupables,  il 
laisse  pressentir  toutes  les  horreurs  de  l'avenir. 

a  Je  crois  que  nous  approchons  de  quelque  grande 
détonation,  terrible  supplément  à  la  Révolution;  il 
est  impossible  que  la  chose  publique  demeure  dans 
l'état  où  elle  est  actuellement.  Sous  peu  de  jours, 
bien  des  gens  qui  lèvent  la  tête  et  parlent  trop  haut, 
se  tairont  et  marcheront  avec  un  pied  de  r.cr. ,  heu- 


2i6  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

reux,  bien  heureux  de  n'en  être  que  pour  leur  courte 
honte.  J'espère...  j'espère  bien  des  choses.  Le  patrio- 
tisme va  bientôt  se  réveiller;  que  les  traîtres  pâ- 
lissent! Avec  quelle  joie  je  verrais  punir  ces  hommes 
plus  vils,  plus  méprisables,  plus  dignes  de  l'écha- 
faud  que  nos  anciens  tyrans,  qui  appellent  règle,  jus- 
tice, constitutionnel,  légal,  tout  ce  qui  peut  favoriser 
le  pouvoir  absolu  de  leur  maître  (le  roi)  et  qui  nom- 
nent  trouble,  faction,  républicanisme,  illégal,  tout  ce 
qui  peut  maintenir  la  Constitution,  la  liberté  et 
l'égalité!  Avec  quelle  joie  je  verrais  sévir  contre 
eux  !  » 

Quelques  jours  après,  hanté  toujours  par  ces 
mêmes  préoccupations  qui  obsèdent  tous  les  esprits, 
il  revient  encore  sur  ce  sujet  brûlant  et  développe 
ses  idées  : 

a  Lorsqu'on  approfondit,  écrit-il  à  son  père,  le 
i8  mars  1792,  les  causes  des  troubles  intérieurs  qui 
nous  agitent,  lorsqu'on  songe  aux  sommes  énormes 
employées  pour  entretenir  des  forces  imposantes  sur 
nos  frontières,  lorsque,  avec  cela,  on  porte  ses  regards 
sur  la  pénurie  de  numéraire  où  nous  nous  trouvons, 
lorsque  en&n  on  veut  sonder  l'abîme  terrible  vers  les 
bords  duquel  le  vaisseau  de  l'Etat  semble  s'appro- 
cher de  plus  en  plus  :  c'est  alors  que  tout  vrai  pa- 
triote s'aperçoit  de  quelle  importance  il  est  pour  la 
république  de  sévir  avec  la  dernière  rigueur  contre 
ces  hordes  de  révoltés  et  de  les  anéantir  à  jamais; 
c'est  alors  que  tout  vrai  patriote  s'indigne  des  voies 
de  douceur  et  de  clémence  qu'on  a  si  longtemps  sui- 
vies à  leur  égard;  c'est  alors  que  tout  vrai  patriote 
s'irrite  des  mesures  vaines,  impolitiques  et  dérisoires 
qu'ont  prises  nos  représentants.  Jusques  à  quand  l'As- 
semblée nationale  verra-t-elle  patiemment  les  maux 
que  nous  endurons  avec  une  patience  stoïque,  il  est 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  217 

vrai,  mais  qu'elle  devrait  craindre  de  lasser?  Que  si- 
gnifient ces  temporisations  et  ces  délais?  Mais,  dira- 
t-on,  vous  reprochez  à  l'Assemblée  de  n'employer  que 
des  voies  de  douceur,  cependant  le  décret  d'accu- 
sation... encore  un  coup,  cette  mesure  est  vaine... 
quel  effet  a-t-elle  produit?  Elle  est  dérisoire...  car, 
n'est-il  pas  absurde  d'accuser  des  hommes  que  vous 
n'avez  point  en  votre  pouvoir  et  qui  se  moquent  en 
paix  chez  l'étranger  de  tous  vos  décrets  d'accusation? 
Il  faut  faire  plus  que  séquestrer  leurs  biens,  plus  que 
les  accuser,  il  faut,  au  nom  du  droit  des  gens,  au 
nom  de  nos  traités  avec  les  puissances  étrangères,  au 
nom  de  la  justice  enfin,  il  faut,  dis-je,  sommer  les 
électeurs  de  nous  remettre  les  chefs  des  coupables 
pieds  et  poings  liés. 

«  Enfin,  c'est  une  erreur  également  absurde  et  im- 
morale que  de  croire  qu'il  existe  encore  des  droits 
d'hospitalité  pour  des  scélérats  qui  ont  rompu  tous 
les  liens  qui  les  attachaient  à  leur  patrie  et  qui  ont 
tramé  contre  elle.  Les  électeurs  ne  peuvent,  sans  vio- 
ler la  foi  des  traités,  se  refuser  à  nous  livrer  les  cons- 
pirateurs réfugiés  dans  leurs  Etats;  nous  devons  le 
leur  demander  et  ils  doivent  sur-le-champ  acquiescer 
à  notre  juste  demande  ou  sinon...  la  guerre. 

«  Quelques  personnes  débonnaires  ne  manqueront 
pas  de  demander  :  a  Quel  mal  nous  font  encore  ces 
a  pauvres  émigrés?  Quel  nouveau  crime  ont-ils  com- 
ff  mis  pour  mériter  un  si  terrible  châtiment?  »  L'on 
objectera  peut-être  qu'ils  sont  dispersés,  désunis,  loin 
de  nos  frontières...  Je  répondrai  à  tout  cela  que  les 
faits  sont  faux,  qu'on  nous  trompe,  qu'on  nous  abuse 
avec  l'audace  la  plus  indicible  et  la  plus  impudente... 
que  des  lettres  particulières  ne  cessent  ne  nous  ap- 
prendre le  contraire...  qu'il  est  de  notoriété  publique 
que  la  légion  Mirabeau  existe  toujours  en  corps,  que 


2i8  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

Condé  et  Rohan  sont  toujours  entourés  de  leurs 
-preux  chevaliers. 

«  Oui,  je  le  répète,  il  est  urgent  d'abandonner  une 
clémence  aussi  impolitique,  aussi  préjudiciable  à  la 
chose  publique,  je  dirai  même  aussi  barbare  :  car, 
enfin,  c'est  une  très  grande  cruauté  envers  les  citoyens 
d'un  Etat,  que  la  pitié  envers  les  méchants,  et  c'est 
aussi  un  attentat  contre  la  liberté  que  l'indulgence 
pour  les  traîtres  et  les  conspirateurs  qui  s'efforcent 
de  la  renverser.  Voilà  les  vérités  que  les  citoyens 
devraient  faire  entendre  à  l'Assemblée  nationale.  Ils 
devraient  lui  rappeler  que  l'impunité  est  la  mère  de 
tous  les  crimes,  que  c'est  toujours  par  trop  de  fai- 
blesse que  l'on  perd  les  Etats. 

a  Je  pense  qu'il  est  autant  dans  la  nécessité  que 
dans  la  justice  d'épouvanter  par  un  exemple  terrible 
les  conspirateurs  à  venir  et  les  traîtres  dont  nous 
sommes  entourés.  Nous  ne  devons  point  nous  borner 
à  les  mulcter  de  peines  pécuniaires,  il  faut  d'abord 
forcer  les  puissances  germaniques  à  nous  livrer  les 
chefs  de  la  révolte,  il  faut  ensuite  exiler  le  reste  des 
coupables  du  sein  d'une  patrie  qu'ils  ont  trop  long- 
temps et  trop  impunément  outragée;  il  faut  enfin, 
s'ils  osent  y  rentrer,  faire  tomber  leurs  têtes  sur 
l'échafaud.  Tel  est  mon  sentiment.    » 

Son  père  lui  répond   : 

((  Bordeaux,   27  mars   179::. 

a  Ton  opmion  sur  les  émigrés  est  sans  doute  fon- 
dées sur  les  principes  de  la  justice.  Des  traîtres,  des 
scélérats  qui  n'ont  fui  que  dans  l'espoir  de  rentrer  le 
poignard  et  la  flamme  à  la  main,  méritent  incontes- 
tablement toutes  les  peines  des  lois.  Cependant  la 
force  se  plairait-elle  à  écraser  la  faiblesse?  Ne  de- 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  219 

vons-nous  pas  nous  borner  contre  ces  êtres  vils  et  mé- 
prisables à  des  peines  pécuniaires?  et  sans  verser  leur 
sang  impur,  ne  remplirons-nous  pas  par  là  notre  but 
qui  est  de  rendre  impuissants  tous  leurs  petits 
efforts  ?  ils  vivront  pour  s'abhorrer  eux-mêmes  et  pour 
être  à  jamais  exécrés  par  les  bons  citoyens.  » 


CHAPITRE  XV 

MARS,      AVRIL,      MAI      I792 

Sommaire  :  Le  roi  change  de  ministres.  —  Dumouriez  est 
appelé  au  ministère.  —  Il  va  aux  Jacobins.  —  Mort  de 
Joseph  II.  —  Déclaration  de  guerre  à  l'Autriche.  —  Les 
dons  patriotiques.  —  Fête  des  Suisses  de  Châteauvieux. 

—  La  fête  de  Pâques.  —  Le  temple  et  l'église  catholique. 

—  Défaite  de  Tournay  et  de  Mons.  —  Emotion  populaire. 

Le  roi,  effrayé  des  mouvements  populaires  et  des 
dispositions  de  l'Assemblée,  se  décida  à  prendre  son 
ministère  à  gauche  ;  il  donna  la  Guerre  à  Servan,  les 
Finances  à  Clavière,  l'Intérieur  à  Roland,  les  Affaires 
étrangères  à  Dumouriez. 

«  Le  roi  s'entoure  enfin  de  bons  conseillers,  écrit 
Edmond.  Tous  les  nouveaux  ministres  possèdent  la 
confiance  et  l'estime  publiques.  Ils  réunissent  tous  les 
lumières,  l'activité,  le  patriotisme  et  surtout  un 
caractère  bien  prononcé.  S'ils  continuent  à  suivre 
dans  le  ministère  la  voie  qu'ils  ont  toujours  suivie 
jusqu'à  présent,  je  ne  doute  pas  qu'ils  ne  soient  fré- 
quemment dénoncés  par  le  côté  droit.  Cela  sera  fort 
piquant.  Quoi  qu'il  en  arrive,  n'oublions  jamais  que 
la  liberté  naissante  doit  toujours  être  ombrageuse,  et 
que  la  première  vertu  d'une  nation  libre  est  la  mé- 
fiance;  car  la  méfiance  et  la  liberté  ont  dû  naître  en- 
semble, ï 

Tous  les  yeux  se  portent  sur  Dumouriez,  qui  de- 
vient l'espoir  de  la  Révolution.  Il  n'a  été  jusqu'ailors 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION  221 

qu'un  brillant  aventurier,  mais  si  les  circonstances  le 
servent,  il  peut,  avec  son  esprit  si  prompt,  si  vaste, 
jouer  le  premier  rôle  qu'il  ambitionne  depuis  long- 
temps. Sa  première  démarche,  après  sa  nomination, 
est  pour  les  Jacobins,  et  il  n'hésite  pas,  pour  plaire  à 
ses  amis,  à  se  coiffer  de  ce  bonnet  rouge  qui  est  de- 
venu l'emblème  de  la  liberté  :  «  On  en  porte  dans 
tous  les  endroits  publics,  dans  les  sociétés  patrio- 
tiques, dans  les  galeries  de  l'Assemblée,  aux  théâtres, 
dans  les  sections,  partout  en  un  mot  (i).  » 
Edmond  écrit  à  son  père   : 

«  Paris,  ce  20  mars  1792,  l'an  IV*  de  la  liberté. 

a  Je  veux  te  faire  part  d'une  scène  intéressante  qui 
vient  de  se  passer  ce  soir  aux  Jacobins.  M.  Dumouriez 
y  a  paru;  il  a  péroré  à  la  tribune  un  bonnet  rouge 
sur  la  tête.  Après  avoir  protesté  de  son  dévouement  à 
la  patrie  et  à  la  cause  de  la  liberté,  il  a  ajouté  qu'il 
allait  incontinent  entamer  des  négociations  telles, 
qu'avant  peu  nous  aurions...  ou  la  guerre  ou  une  paix 
définitive.  A  peine  avait-il  fini  que  Robespierre,  à 
qui  il  est  attaché  par  la  plus  intime  affinité  de  prin- 
cipes et  d'opinions,  a  pris  la  parole  et  lui  a  tracé  ses 
devoirs,  avec  cette  sévérité  de  pensées  et  cette  élo- 
quence de  l'âme  que  n'imitera  jamais  l'éloquence  aca- 
démique. Dumouriez,  touché  jusqu'aux  larmes,  s'est 
précipité  dans  ses  bras,  et  tous  deux  ont  été  couverts 
d'applaudissements.  Voilà  donc  un  ministre  patriote! 
Veuille  le  ciel  que  la  cour  n'entrave  pas  sa  marche  ! 

«  La  Société  a  fait  lire  ensuite  une  lettre  du  maire 
de  Paris,  qui,  en  qualité  de  membre  de  la  Société, 

(i)  On  l'avait  adopté  parce  que  c'était  la  coiffure  habi- 
tuelle des  paysans.  Aucune  idée  sanguinaire  n'y  était  atta- 
chée. 


222  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

invite  ses  concitoyens  à  abandonner  pour  le  moment 
le  bonnet  rouge.  La  lettre  respirait  la  vérité,  la  fran- 
chise et  l'amour  du  bien  public;  son  invitation  était 
tellement  motivée,  ses  considérations  si  sages  et  si 
prudentes,  qu'avant  la  fin  de  la  lecture  chacun  avait 
mis  bas  son  bonnet.  La  Société  a  arrêté  en  outre 
qu'elle  n'en  porterait  plus  que  quand  certaines  cir- 
constances, qu'on  ne  croit  pas  éloignées,  l'exige- 
raient.  » 

A  ce  moment,  l'Autriche  envoyait  des  troupes 
contre  nous,  elle  signait  un  traité  d'alliance  avec  la 
Prusse  pour  nous  combattre  et  «  mettre  un  terme  aux 
troubles  de  la  France  ». 

Léopold,  qui  ne  se  préparait  à  la  guerre  qu'à 
contre-cœur,  mourut  sur  ces  entrefaites.  Cet  événe- 
ment imprévu  provoqua  dans  Paris  une  animation 
extrême. 

<(    II    mars    1792. 
«   Papa, 

«  Un  courrier  extraordinaire  vous  aura  sans  doute 
appris  la  grande  nouvelle  qui  agite  en  ce  moment 
la  capitale  :  l'empereur  est  mort  d'une  maladie  in- 
flammatoire qui  l'a  emporté  en  peu  de  jours;  cette 
nouvelle  se  confirme  de  plus  en  plus;  elle  a  d'abord 
été  apportée  à  Paris  par  une  lettre  timbrée  de  Stras- 
bourg, lettre  que  M.  Millin,  collaborateur  de  la  Chro- 
nique, nous  a  dit  avoir  lue  à  l'hôtel  de  Broglie.  Tu 
sens  combien,  dans  les  circonstances  où  nous  nous 
trouvons,  cet  événement  inattendu  doit  changer  la 
face  des  affaires.   » 

François,  qui  succéda  à  son  père,  ne  demandait 
qu'à  voir  commencer  les  hostilités.  Un  de  ses  pre- 
miers actes,  à  peine  monté  sur  le  trône,  fut  d'exiger 
la  restauration  de  la  monarchie  française  telle  qu'elle 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  223 

existait  avant  la  Révolution;  c'est-à-dire  le  rétablis- 
sement des  trois  ordres,  la  restitution  des  biens  du 
clergé,  et  celle  du  Comtat-Venaissin.  L'Autriche  de- 
mandait en  outre  la  restitution  aux  princes  de  l'em- 
pire des  terres  d'Alsace,  avec  tous  leurs  droits  féo- 
daux. «  En  vérité,  dit  Dumouriez,  quand  le  cabinet 
de  Vienne  aurait  dormi  trente-trois  mois  depuis  la 
séance  de  juin  89,  sans  avoir  encore  appris  la  prise 
de  la  Bastille,  ni  tout  ce  qui  a  suivi,  il  n'aurait  pas 
fait  des  propositions  plus  étranges,  plus  incohérentes 
avec  la  marche  invincible  qu'avait  prise  la  Révolu- 
tion. » 

C'était  la  guerre  inévitable.  Le  roi  se  rendit  à 
l'Assemblée  et  proposa  la  guerre  contre  le  roi  de 
Bohême  et  de  Hongrie.  L'enthousiasme  fut  indescrip- 
tible :  a  Quoi!  l'étranger  a  l'audace  de  prétendre 
nous  donner  un  gouvernement  !  s'écrie  un  député. 
Votons  la  guerre.  Dussions-nous  tous  périr,  le  dernier 
de  nous  prononcerait  le  décret.  »  —  «  Si  votre  huma- 
nité souffre  à  décréter  en  ce  moment  la  mort  de  plu- 
sieurs milliers  d'hommes,  dit  un  autre  membre  de 
l'Assemblée,  songez  aussi  qu'en  même  temps  vous 
décrétez  la  liberté  du  monde.  » 

La  guerre  fut  votée  au  milieu  d'acclamations  fré- 
nétiques. 

Aux  Tuileries  la  satisfaction  fut  grande.  La  reine 
n'avait  plus  d'espoir  que  dans  l'intervention  des 
étrangers  pour  la  délivrer  d'une  situation  odieuse  et 
intolérable.  Elle  envoie  aussitôt  à  Vienne  une  mes- 
sage secret  pour  désavouer  tout  ce  qu'on  l'oblige  à 
dire  ainsi  que  le  roi,  et  pour  supplier  qu'on  vienne 
promptement  à  leur  secours. 

A  Paris,  l'allégresse  est  générale.  La  Bourse  est 
dans  une  prospérité  «  miraculeuse  »,  tous  les  effets 
haussent,  on  ne  doute  pas  un  instant  du  succès,  on 


224  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

est  convaincu  que  les  peuples  que  nous  allons  déli- 
vrer nous  recevront  à  bras  ouverts.  Les  dons  patrio- 
tiques affluent  à  l'Assemblée  :  «  Ce  n'est  plus  le 
Rhin,  comme  disait  certain  député,  qui  roule  ses 
flots  dans  le  manège  et  sépare  la  gauche  de  la  droite, 
c'est  le  Pactole.  »  C'est  une  fureur  :  pas  un  citoyen 
qui  ne  se  dépouille  pour  subvenir,  dans  la  mesure  de 
ses  forces,  aux  frais  de  la  campagne  qui  va  s'ouvrir. 

«  Les  dons  patriotiques  se  multiplient  à  l'inâni, 
écrit  Edmond;  il  ne  se  passe  point  de  séance  oià  une 
foule  de  citoyens  de  tout  sexe  et  de  tout  âge  ne 
viennent  présenter  à  l'Assemblée  le  généreux  sacri- 
fice d'une  partie  de  leur  fortune  ou  de  leurs  épargnes. 
Certains  y  offrent  leurs  bourses  et  leurs  bras.  Espé- 
rons que  ce  grand  enthousiasme  sera  général  et  du- 
rable. Combien  ces  heureux  mouvements  doivent  nous 
faire  espérer  du  peuple  français  et  des  rapides  pro- 
grès de  l'esprit  public!  Et  sous  combien  de  rapports 
cette  guerre  doit  nous  être  salutaire  !  Nous  avons  tout 
pour  nous.  Le  désir  indomptable  de  conserver  notre 
liberté,  une  haine  mortelle  pour  les  tyrans,  le  plus 
brûlant  patriotisme,  de  grands  moyens,  la  plus  iné- 
branlable résolution  de  vaincre  ou  de  mourir,  et  avec 
tout  cela,  la  justice,  qui  donne  de  la  force  à  la  force 
elle-même.   » 

En  province,  l'enthousiasme  n'est  pas  moindre. 
M.  Géraud  père  écrit  de  Bordeaux  : 

«  25  avril  au  soir,  l'an  IV^  de  la  liberté. 

«  Ta  lettre  du  21  m'est  parvenue,  elle  nous  a  donné 
la  nouvelle  de  la  guerre,  confirmée  ensuite  par  un 
courrier  arrivé  au  département  au  son  du  tambour. 
Tous  les  cœurs  sont  embrasés,  chacun  veut  contribuer 
à  la  défense  de  sa  patrie,  les  uns  portent  l'or  et  l'ar- 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  aas 

gent  qu'ils  avaient  pu  conserver,  les  autres  recom- 
mandent leurs  enfants  et  volent  à  la  frontière.  Jamais 
peuple  n'a  montré  un  pareil  dé/ouement,  jamais  jour- 
née n'a  été,  à  Bordeaux,  plus  belle.  La  Société  des 
Amis  de  la  Constitution  a  aussi  prouvé  que  son  pa- 
triotisme n'était  seulement  pas  dans  de  belles  pa- 
roles, car,  dans  moins  de  deux  heures,  elle  a  trouvé 
dans  son  sein  quarante-cinq  mille  livres,  dont  trente 
mille  en  espèces  sonnantes.  La  foule  était  si  grande 
au  bureau,  que  l'on  fut  obligé  de  prendre  une  déli- 
bération pour  que  chacun,  restant  à  sa  place,  fût  ins- 
crit à  son  tour.  Cela  n'empêcha  pas  que,  de  tous  les 
coins  de  la  salle  et  des  tribunes,  on  assomma  le  pré- 
sident avec  des  louis  et  des  écus. 

a  Point  de  doute  que  tous  les  tyrans  ne  se  liguent 
pour  nous  ravir  la  liberté,  mais  ce  qui  doit  nous 
rassurer,  c'est  qu'on  n'a  vu  q\.e  u:--  'aver-^nt  .-Ir-q 
peuples  libres  vaincus  par  ues  peuples  esclaves,  je  le 
prédis  hardiment  :  que  toute  l'Europe  soit  contre 
nous,  si  nos  chefs  ne  nous  trahissent  pas,  nous  sorti- 
rons triomphants  de  cette  odieuse  guerre.  » 

Une  grande  fête  populaire,  rappelant  par  quelques 
côtés  celle  de  la  Fédération,  vint  faire  diversion  aux 
préoccupations  qui  agitaient  les  esprits  et  permettre 
aux  patriotes  de  jeter  un  audacieux  déû  aux  aris- 
tocrates. 

En  1790,  quarante  soldats  du  régiment  suisse  de 
Châteauvieux  avaient  été  condamnés  à  trente  ans  de 
galères  pour  sédition  militaire;  ils  avaient  été  excep- 
tés de  l'amnistie  rendue  après  la  promulgation  de  la 
Constitution.  Le  12  février  1792,  l'Assemblée  dé- 
créta leur  mise  en  liberté.  Leur  retour  fut  un 
triomphe.  La  ville  de  B'-est  leur  offrit  un  banquet, 
et,  le  15  avril,  la  Ville  de  Paris  donna  au  Champ-de- 
Mars  une  grande  fête  en  leur  honneur.  La  contre- 


826  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

Révolution  ât,  paraît-il,  tous  ses  efforts  pour  empêcher 
ces  réjouissances  d'avoir  lieu;  elle  répandait  les 
bruits  les  plus  effrayants  :  on  annonçait  que  les 
troupes  se  tiendraient  prêtes,  qu'on  forcerait  Pétion 
à  mettre  le  drapeau  rouge  et  qu'on  balayerait  avec 
la  mitraille  tout  ce  peuple  qui  réclamait  des  fêtes. 

<(  Paris,  l'an  IV®  de  la  liberté,  du  15  avril, 
le  dimanche  matin. 

«  C'est  aujourd'hui,  dit  Edmond,  le  jour  de  la 
fête  civique  célébrée  par  le  peuple  à  l'occasion  des 
Suisses  de  Châteauvieux.  La  rage  de  nos  aristocrates, 
qui  ont  tout  employé,  tout  mis  en  usage  pour  l'em- 
pêcher, est  maintenant  à  son  plus  haut  comble;  ils 
voient  avec  horreur  et  même  avec  effroi  ce  jour  où  le 
peuple,  rassemblé  dans  une  seule  enceinte,  pourra 
prendre  le  sentiment  de  sa  force,  de  ses  droits,  de  sa 
dignité.  Jusqu'ici,  leur  impuissante  fureur  s'est  ré- 
pandue en  sophismes  et  en  maximes  paradoxales; 
ces  moyens  ayant  eu  fort  peu  de  succès,  ils  ont  eu 
recours  à  leurs  armes  ordinaires  :  au  mensonge,  à 
la  calomnie,  aux  sarcasmes;  ils  n'ont  rien  omis,  en 
un  mot,  pour  jeter  la  dissension,  les  haines,  les  ter- 
reurs dans  l'âme  de  tous  les  citoyens;  le  département 
les  a  secondés  à  merveille  dans  leur  atroce  projet. 
(Je  sens  qu'il  est  bien  malheureux  pour  ces  tigres 
altérés  de  sang  de  ne  point  avoir  un  Bailly  à  la  tête 
de  la  municipalité.)  Tous  les  coins  de  rues  ont  été 
couverts  des  plus  virulentes  diatribes  contre  tout  ce 
que  nous  avons  de  respectable  et  de  cher,  contre  les 
Condorcet,  les  Brissot,  les  Pétion,  les  Robespierre,  les 
Manuel,  les  Collot-d'Hêrbois,  etc. 

0  Les  pétitions  les  plus  perfides,  les  placards  les 
plus  insidieux  ont  été  offerts  aux  yeux  du  peuple  : 
rien  n'a  pu  l'égarer,  rien  n'a  pu  l'abuser;  la  vertu, 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  227 

l'innocence  et  la  vérité  ont  prévalu  dans  son  esprit. 
Tu  ne  pourras  jamais  te  faire  une  juste  idée  de  l'em- 
portement insensé  auquel  se  livre  cette  poignée  de 
forcenés.  Ils  veulent  se  saisir  de  l'autel  de  la  patrie 
et  des  avenues  du  Champ  de  la  Fédération,  ils  veu- 
lent poignarder  Pétion,  Robespierre  (i)  et  quelques 
autres;  les  généreux  soldats  de  Châteauvieux  doivent 
aussi  tomber  sous  leurs  coups.  Ces  ridicules  menaces 
avaient  été  écoutées  jusqu'à  présent  avec  le  sourire 
du  mépris  et  de  la  pitié,  mais  à  mesure  que  le  mo- 
ment approche,  leur  audace  s'accroît  de  plus  en  plus, 
ils  publient  hautement  que  ce  jour  de  joie  sera 
changé  en  un  jour  de  deuil  et  de  troubles,  et  déjà  le 
bruit  se  répand  que  le  roi  est  parti  pour  Saint-Cloud. 
J'aimerais  mieux  que  ce  fût  pour  Coblentz. 

a  Quoi  qu'il  en  soit,  la  fête  aura  lieu.  D'ailleurs 
le  peuple  sera  là,  et  malheur  aux  téméraires  qui  ose- 
ront troubler  ses  plaisirs;  c'est  un  lion  qui  dort  et 
que  je  ne  leur  conseille  pas  d'éveiller.  Adieu,  nous 
partons  pour  la  fête  !  » 

En  dépit  des  prédictions  menaçantes  de  la  contre- 
Révolution,  la  cérémonie  fut  magnifique  et  aucun 
fâcheux  incident  ne  vint  la  troubler.  Une  foule  im- 
mense couvrait  les  boulevards,  et  de  la  barrière  du 
Trône  au  Champ-de-Mars,  toutes  les  fenêtres  étaient 
bondées  de  monde. 

Le  défilé  du  cortège  fut  interminable.  En  tête,  et 
pour  ouvrir  la  marche,  s'avançaient  les  citoyens  qui 

(i)  <(  Celui-ci  a  déjà  été  menacé  aux  Champs-Elysées  : 
il  a  répondu  avec  cette  fermeté  stoïque  qui  le  caractérise  : 
«  J'attends  sans  épouvante  les  assassins  de  Guise  et  de 
«  Médicis,  et  l'instant  où  je  verrai  leurs  poignards  élevés 
<(  sur  ma  tête,  sera  celui  où  je  les  dénoncerai  avec  plus  de 
«  force  que  jamais  à  la  justice  populaire,  puisque  celle 
«  des  lois  n'est  pas  employée.  »  Il  désignait  sous  ces  noms 
si  fameux  l'infâme  La  Fayette  et  la  reine.  » 


228  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

portaient  les  bannières.  Puis  venaient  les  tables  de 
la  loi  placées  sur  un  brancard,  que  des  hommes 
robustes  soutenaient  sur  leurs  épaules. 

a  Ensuite  les  portraits  des  grands  hommes,  ornés 
de  couronnes  civiques.  Des  pierres  de  la  Bastille,  sur 
lesquelles  étaient  gravées  Liberté,  Egalité,  étaient 
portées  sur  un  brancard  décoré  aux  trois  couleurs; 
puis  l'arche  dans  laquelle  était  le  livre  de  notre 
sainte  Constitution;  puis  un  sarcophage  lugubre,  en- 
vironné de  cyprès,  couvert  de  crêpe,  renfermant  les 
cendres  des  malheureux  gardes  nationaux  morts  à 
Nancy.  Une  bannière  élevée  et  revêtue  des  couleurs 
du  deuil  portait  en  gros  caractères  cette  triste  lé- 
gende :  Les  victimes  de  Bouille.  Un  corps  de  mu- 
sique considérable  accompagnait  cette  décoration 
avec  des  sons  analogues.  Des  troupes  de  gardes  na- 
tionaux, mêlés  aux  citoyens,  se  tenant  sous  le  bras, 
ayant  parmi  eux  quelques  femmes,  marchaient  dans 
l'ordre  du  cortège. 

a  Dans  tous  les  endroits  oii  ils  ont  passé,  c'était 
une  effusion  d'applaudissements.  Les  femmes,  les 
enfants  leur  tendaient  les  bras;  les  hommes  tour- 
naient leurs  chapeaux,  et  les  cris  unanimes  de  Vive 
Châteauvieux!  retentissaient  jusqu'au  ciel,  accompa- 
gnés des  cris  de  Vive  la  'Nation!  Vive  la  Liberté! 

«  Une  galère  et  des  rames  portées  sur  un  brancard 
élevé  avec  cette  inscription  :  Le  crime  fait  la  honte 
et  non  -pas  Véchafaud,  étaient  suivies  peut-être  par 
cent  jeunes  demoiselles,  mises  comme  des  nymphes 
et  aussi  belles,  portant  les  fers  des  malheureux  sol- 
dats. Ce  cortège  brillant  était  terminé  par  un  sarco- 
phage d'une  lugubre  structure,  avec  des  inscriptions 
en  l'honneur  des  soldats  si  inhumamement  sacrifiés 
par  la  cour  martiale,  et  quarante  jeunes  filles  por- 
taient, sur  des  petites  bannières,  le  nom  de  chacun 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  229 

des  soldats  de  Châteauvieux,  qui  ont  échappé  à  la 
vengeance  de  la  cour  (i).    » 

Un  char  magnifique,  traîné  par  vingt  chevaux  su- 
perbes et  parés  des  couleurs  constitutionnelles,  avec 
des  guides  en  bonnet  rouge,  terminait  le  cortège;  ce 
char,  haut  de  deux  étages,  était  surmonté  d'une  sta- 
tue de  la  Liberté  portant  la  corne  d'abondance  et 
tous  les  attributs  de  la  gloire  et  du  bonheur. 

Le  cortège  était  interminable  et  il  mit  plus  d'une 
heure  à  défiler  au  milieu  des  applaudissements  de 
l'assistance  et  des  cris  mille  fois  répétés  :  0  Vive 
la  Liberté!  Vivre  libre  ou  mourir!  » 

Pétion,  maire  de  Paris,  n'avait  pris  aucune  mesure 
de  précaution  ;  il  avait  voulu  confier  au  peuple  lui- 
même  la  police  de  ses  plaisirs.  Pas  une  patrouille, 
pas  une  garde  nationale  en  armes  ! 

Tout  se  passa  néanmoins  dans  un  ordre  parfait, 
s'il  faut  en  croire  notre  narrateur. 

Edmond,  bien  entendu,  suit  la  cérémonie 'd'un  bout 
à  l'autre,  et  il  en  fait  une  description  enthousiaste  : 

«  15  avril  1792,  du  dimanche  soir  à  9  heures. 

a  Nous  arrivons  du  Champ  de  la  Fédération  excé- 
dés de  fatigue  et  de  plaisirs;  depuis  trois  heures  en- 
tières, nous  n'avons  fait  que  danser  des  farandoles 
autour  de  l'autel  de  la  patrie  et  crier  :  <r  Vive  la 
a  liberté  !  »  Nous  en  sommes  enroués.  Tout  s'est  passé 
avec  le  plus  grand  ordre  et  la  plus  aimable  gaieté. 
Le  peuple  faisait  lui-même  la  police;  pas  une  seule 
baïonnette  n'a  paru  aujourd'hui  dans  cette  enceinte 
consacrée  à  l'allégresse  publique.  Voilà  qui  répond 
à  bien  des  calomnies...  Dispense-moi  de  te  détailler 

(i)  Journal  d'une  bourgeoise. 


230  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

tous  les  incidents  de  cette  délicieuse  journée...  je 
suis  encore  plongé  dans  l'enthousiasme  du  plaisir, 
mon  cœur  est  encore  plein  des  douces  sensations  dont 
il  s'y  est  abreuvé,  et  tu  sais  que  le  sentiment  n'est 
pas  un  état  de  l'âme  qui  dispose  à  l'analyse. 

«  Je  ne  puis  cependant  m'empêcher  de  te  parler  du 
vertueux  Pétion  et  de  son  digne  ami  Robespierre  que 
la  bienveillance  publique  a  seule  fait  remarquer,  con- 
fondus qu'ils  étaient  dans  un  cortège  composé  de 
tous  les  vrais  patriotes,  qui  se  sont  distingués  dans 
la  carrière  révolutionnaire.  Ils  se  tenaient  par  la  main 
et  donnaient  à  tous  les  cœurs  le  doux  exemple  de 
l'union  et  du  civisme.  Arrivés  sur  l'autel,  ils  ont  en- 
tonné des  hymnes  à  la  liberté,  dont  les  airs  mélo- 
dieux respiraient  la  gaieté  la  plus  sentimentale;  ils 
étaient  acompagnés  par  deux  cents  musiciens  envi- 
ron et  par  une  troupe  de  jeunes  filles.  L'on  n'a  pas 
oublié  ensuite  quelques-unes  des  chansons  patrio- 
tiques que  je  t'ai  envoyées  et  principalement  celle  qui 
commence  par  ces  mots  : 

Veillons  au  salut  de  l'Empire,   etc. 

«  Cet  air  martial  était  répété  en  chorus  par  deux 
cent  mille  voix  au  moins  et  par  tous  les  échos  d'alen- 
tour. L'autel  était  éclairé  par  plusieurs  candélabres 
et  par  une  multitude  de  torches,  ce  qui  formait 
l'effet  le  plus  imposant.  Les  danses  et  les  chants 
n'étaient  interrompus  que  par  les  applaudissements 
les  plus  longs  et  les  plus  multipliés.  Tu  ne  pourras 
t'imaginer  combien  cette  fête  a  élevé  le  thermomètre 
de  l'esprit  public...  nos  aristocrates  en  crèvent  de 
rage.  Chénier  a  composé  ces  hymnes,  Gossec  la  mu- 
sique et  David  tous  les  dessins  dont  étaient  décorés 
les  enseignes  et  le  char  de  la  Liberté,  char  dont  j'ai 
oublié  de  te  parler,  mais  dont  je  crois  te  donner  une 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  231 

idée  assez  juste  en  t'assurant  qu'il  surpassait  en  hau- 
teur et  en  majesté  celui  qui  servit  à  l'apothéose  de 
Voltaire. 

a  Adieu,  j'ai  grand  besoin  de  repos,  je  vais  me 
mettre  au  lit,  les  rues  retentissent  de  tous  côtés  des 
cris  de  Vive  la  nation  !  et  des  airs  chéris  de  la  liberté. 
Le  roi  n'a  point  été  à  Saint-Cloud,  mais  les  Tuileries 
ont  été  fermées  pendant  tout  le  jour.  Bonsoir.  » 

Quelques  jours  après,  la  fête  de  Pâques  avait  lieu; 
notre  étudiant  en  profitait  pour  se  rendre  au  temple 
et  y  remplir  les  devoirs  de  sa  religion.  Il  est  curieux 
de  voir  comment  le  culte  s'y  célébrait  pendant  cette 
période  de  la  Révolution  : 

«  Paris,  le  24  avril  1792,  l'an  IV®  de  la  liberté. 
0   Maman, 

«  J'allai  le  jour  de  Pâques  à  la  nouvelle  église  des 
protestants,  rue  Saint-Thomas-du-Louvre  ;  elle  ap- 
partenait, comme  tu  sais,  auparavant,  aux  catho- 
liques. Depuis  la  réformation  des  églises,  une  société 
protestante  l'a  achetée  et  n'y  a  laissé  subsister  que 
l'orgue  et  un  très  beau  mausolée  qu'il  eût  été  dom- 
mage de  détruire.  La  place  de  l'autel  est  cachée  par 
une  tribune  qui  contient  beaucoup  de  monde.  Dans 
plusieurs  réduits,  qui  servaient  de  chapelle,  l'on  a 
gravé  les  Droits  de  L^ homme,  à  l'opposite  les  comman- 
dements de  Dieu,  ensuite  dans  d'autres  endroits  ces 
grands  principes  que  j'ai  retenus  : 

Le  devoir  du  citoyen  est  d'adorer  Dieu,  aimer  la  patrie, 
obéir  à  la  loi. 


Plus  bas 


Paix  avec  surveillance, 
Egalité  sans  indécence, 
Liberté  sans  licence, 
Voilà  la  véritable  science. 


232  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

c  J'entendis  prêcher  M.  Marron,  qui  me  ht  un 
plaisir  infi.ni;  il  parle  avec  feu,  débite  de  même  et  il 
a  beaucoup  d'éloquence;  en  un  mot  il  possède  toutes 
les  qualités  qui  constituent  un  bon  orateur,  et  moi 
qui  me  suis  toujours  ennuyé  à  la  mort  aux  sermons 
de  M.  Blanchon,  qui  sont  les  seuls  que  j'aie  entendus, 
j'ai  pris  un  grand  intérêt  à  celui  de  M.  Marron  et  le 
temps  m'a  paru  très  court  ;  il  fit  verser  des  larmes  à 
beaucoup  de  personnes.  » 

Il  est  intéressant  de  rapprocher  de  cette  descrip- 
tion une  visite  dans  une  église  catholique  où  un 
prêtre  constitutionnel  occupe  la  chaire. 

a  19  mai  1792. 

0  J'ai  été  au  sermon  à  Saint-Eustache,  écrit  une 
contemporaine.  Jamais,  non  jamais,  la  chaire  de  vé- 
rité n'a  été  si  dignement  remplie.  L'orateur  a  fait  un 
discours,  étincelant  de  traits  d'éloquence,  sur  les 
moyens  de  prévenir  la  guerre  civile  et  de  rendre 
avantageuse  la  guerre  étrangère.  L'évangile  et  la 
Constitution  à  la  main,  il  a  prêché  la  liberté,  l'éga- 
lité, la  fraternité  avec  les  foudres  du  génie.  Les 
tableaux  qu'il  a  faits  de  la  perversité  des  tyrans  et 
des  cours,  de  l'avilissement  et  du  malheur  des 
peuples,  étaient  d'une  vérité  si  frappante,  que  je  n'ai 
rien  lu  de  si  beau  et  de  si  fort  depuis  la  Révolution. 
Le  contraste,  qu'il  a  amené  avec  art,  d'un  roi  citoyen 
qui,  religieux  à  la  foi  du  serment,  marcherait  d'un 
pas  ferme  dans  la  carrière  de  la  vertu,  en  s'élevant 
avec  la  nation  au  sommet  de  la  gloire,  était  d'une 
ironie  touchante  et  magnifique.  Enfin,  mon  ami,  les 
Fléchier  et  les  Bourdaloue  dans  leurs  triomphes  n'ont 
rien  de  si  beau.  Dans  le  moment  où  il  invoquait  le 
tonnerre  de  la  justice  divine  sur  les  têtes  criminelles 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  233 

par  l'apostrophe  la  plus  sublime,  un  véritable  coup 
de  tonnerre  a  fait  retentir  les  voûtes  de  l'église.  La 
superstition  romaine  en  aurait  bien  auguré  que  Ju- 
piter était  favorable.  Pour  nous,  nous  avons  admiré 
en  silence  ce  rapport  singulier  que  le  hasard  a  placé 
si  à  propos;  et,  dans  le  secret  des  cœurs,  nous  avons 
tous  imploré  la  Divinité  pour  qu'elle  manifestât  sa 
justice  et  sa  puissance  avec  ce  terrible  éclat.  L'audi- 
toire était  si  transporté  et  si  ravi  d'entendre  ce  digne 
ministre  de  l'Etre  suprême,  que  les  applaudissements 
ont  été  répétés  et  retentissaient  de  tous  côtés.  » 

Dumouriez  avait  résolu  de  surprendre  l'Europe  en 
portant  les  premiers  coups.  Il  conçut  le  plan  de  con- 
quérir la  Belgique  qui  se  trouvait  toujours  sous  la 
domination  autrichienne,  et  l'exécution  de  ce  projet 
fut  fixée  du  20  avril  au  2  mai. 

Sur  ses  ordres,  trois  colonnes  de  l'armée  de  Ro- 
chambeau  se  dirigèrent  sur  Fumes,  Tournay  et  Mons 
pendant  que  La  Fayette  se  portait  de  Stenay  sur 
Namur. 

La  colonne  qui  marchait  sur  Tournay  se  trouvait 
sous  les  ordres  de  Théobald  Dillon.  Elle  sort  de 
Lille,  forte  de  deux  mille  hommes  d'infanterie  et 
de  mille  chevaux,  et  marche  à  l'ennemi.  Mais  à  la  vue 
des  premières  troupes  autrichiennes,  la  cavalerie  se 
replie,  l'infanterie  se  débande  et  tous  rentrent  à 
Lille  en  désordre,  abandonnant  armes  et  bagages  et 
en  criant  à  la  trahison.  Pour  qu'en  n'en  pût  douter, 
les  misérables  assassinent  Dillon  et  un  autre  officier. 

Biron  commandait  la  colonne  qui  devait  s'emparer 
de  Mons;  elle  était  forte  de  dix  mille  hommes.  On 
part  de  Valenciennes  et  on  occupe  Quiévrain;  mais 
en  arrivant  à  Jemmapes,  on  rencontre  six  mille  im- 
p>ériaux.  Avant  même  qu'on  ait  tiré  un  coup  de  fusil, 
deux   régiments    de    dragons   prennent    la    fuite   en 


234  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

criant  :  «  Nous  sommes  trahis!  »  Le  reste  de  l'armée 
se  débande  malgré  tous  les  efforts  des  officiers. 

En  apprenant  ces  désastreuses  nouvelles,  La 
Fayette  s'arrête. 

((  Paris,  2  mai  1792. 

«  Après  avoir  été  flattés,  écrit  Terrier,  pendant 
tous  ces  jours  par  des  nouvelles  toutes  favorables, 
qui  nous  annonçaient  que  nos  armées,  à  peine  ébran- 
lées, comptaient  déjà  des  conquêtes,  nous  avons  été 
bien  tristement  affectés  lorsqu'une  lettre  officielle  est 
venue  substituer  à  ces  belles  chimères  une  vérité  bien 
affligeante. 

Un  détachement  de  la  garnison  de  Lille,  sous  la 
conduite  de  M.  Dillon,  est  sorti  le  28  au  soir,  pour 
se  porter  sur  Tournay;  il  a  rencontré  l'ennemi  à 
trois  lieues  de  son  départ;  le  combat  s'est  engagé  et 
nos  troupes  battues  se  sont  retirées  dans  le  plus 
grand  désordre.  On  évalue  la  perte  à  trois  cents 
hommes  ;  elle  eût  été  plus  considérable  sans  doute, 
si  un  bataillon  de  gardes  nationaux  n'eût  favorisé 
leur  retraite.  M.  Dillon  a  été  massacré  dans  une 
grange  par  ses  soldats  qui  le  soupçonnaient  de 
trahison.  MM.  Chaumont,  aide  de  camp,  Butois,  offi- 
cier du  génie,  ont  eu  le  même  sort.  L'insurrection  s'est 
propagée  dans  Lille;  un  curé  non  assermenté,  six 
prisonniers  autrichiens  en  ont  été  les  victimes.  Ces 
actions  sont  barbares  sans  doute  et  d'un  exemple 
funeste,  cependant  suspendons  notre  jugement  jus- 
qu'à ce  que  nous  ayons  des  détails  plus  circons- 
tanciés. 

«  M.  de  Biron,  qui  marchait  sur  Mons,  a  trouvé  les 
Autrichiens  sur  les  hauteurs  qui  couvrent  cette  ville, 
et  a  été  forcé  de  se  replier  sur  Valenciennes.  Ainsi 


1 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  235 

donc  partout  nous  avons  été  prévenus,  partout  l'en- 
nemi nous  attendait.  Au  reste,  ces  petits  d<ésavan- 
tages  ne  sont  pas  faits  pour  nous  alarmer,  et  bien 
moins  pour  nous  abattre.  Les  revers  développent  le 
courage,  et  notre  bouillante  jeunesse  trépigne  déjà 
d'impatience  d'aller  venger  l'honneur  de  la  nation 
française,  et  la  cause  de  la  liberté.  » 
Edmond  écrit  de  son  côté  : 


«  Du   15  mai   1792,  Tan  IV^  de  la  liberté. 

a  Je  suis  un  de  ceux  qui  pensent  que  nous  avons 
été  trahis  dans  l'affaire  de  Mons  et  que  les  chefs 
qui  commandaient  l'attaque  n'ont  été  que  les  ins- 
truments passifs  d'une  manœuvre  infernale  enfantée 
par  le  comité  autrichien.  Le  malheureux  Dillon,  dont 
le  bouillant  patriotisme  déplaisait  à  la  cour,  a  été 
la  victime  de  quelques  scélérats  appostés  dans  Lille 
et  dans  l'armée  pour  exciter  un  peuple  déjà  furieux 
de  sa  défaite  et  pour  exécuter  impunément  au  nom 
de  la  multitude  leur  exécrable  forfait.  Ces  forcenés 
cherchèrent  pendant  longtemps  le  général  Rocham- 
beau  pour  lui  faire  subir  le  même  sort. 

«  Il  n'est  plus  douteux  que  le  projet  est  déjà 
formé,  ou  de  faire  périr  nos  généraux  sous  le  fer  des 
assassins,  ou  de  les  épouvanter  et  de  leur  faire  aban- 
donner l'armée.  Si  l'on  laisse  à  la  cour  le  soin  de 
diriger  la  guerre,  nos  ennemis  seront  toujours  ins- 
truits d'avance  de  nos  plans  de  campagne  et  nous 
battront  sans  cesse  :  d'ailleurs  il  est  absurde  que  le 
roi  et  son  conseil  puissent,  du  fond  du  Louvre,  juger 
de  la  nécessité  d'une  attaque,  ou  d'une  retraite,  ou 
d'un  siège,  etc.  C'est  aux  généraux  seuls  qu'il  ap- 
partient de  conduire  leur  armée. 

«  J'espère  beaucoup  en  Lùckner,  il  montre  du  dé- 


236  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

vouement  et  de  l'activité.  Quoique  je  n'aime  point 
La  Fayette  et  que  son  patriotisme  me  soit  plus  que 
suspect,  j'ai  cependant  assez  de  confiance  en  lui  ;  il 
est  jeune,  il  aime  la  gloire,  il  a  de  grandes  fautes  à 
réparer  :  voilà  qui  peut  rassurer  les  patriotes  qui  ont 
su  l'apprécier  à  sa  juste  valeur. 

a  II  faut  avouer  que  les  légers  revers  que  nous 
venons  d'éprouver  ont  frappé  de  tristesse  les  Pari- 
siens, qui  ne  s'attendaient  qu'à  des  victoires.  Je  n'ai 
point  partagé  la  terreur  presque  générale,  mais  le 
massacre  des  officiers  m'a  affligé,  surtout  lorsque  j'ai 
su  qu'ils  étaient  entièrement  dévoués  à  la  Révolution. 
Le  bruit  de  la  mort  des  chasseurs  tyroliens  faits  pri- 
sonniers ne  se  confirme  pas;  j'en  suis  bien  aise  (le 
régiment  des  dragons  de  la  reine  mériterait  d'être 
décimé).  Au  reste,  il  paraît  qu'il  y  a  eu  beaucoup 
d'exagération  dans  les  détails  de  cette  triste  journée. 
Il  fallait  voir  l'aristocratie,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  le  feuillantisme,  laissant  éclater  sa  joie  scé- 
lérate à  travers  une  tristesse  affectée,  il  fallait  l'en- 
tendre exagérer  nos  pertes,  notre  fuite,  notre  honte, 
controuver  une  foule  de  nouvelles  également  faites 
pour  accroître  les  inquiétudes  et  le  découragement. 
Le  Lycée  est  devenu  une  sentine  d'aristocratie,  le 
patriotisme  n'ose  plus  y  élever  la  voix.  L'on  y  disait 
l'autre  jour  qu'on  recevrait  au  bout  de  quelques  mois 
la  loi  des  Autrichiens.  Quelle  lâcheté!  Quelle  impu- 
dence! Mais  ce  triomphe  ne  sera  qu'éphémère,  et 
nous  repousserons  bientôt  sur  les  traîtres  l'épouvante 
dont  ils  ont  voulu  nous  environner.  Les  soldats  mon- 
trent une  ardeur  incroyable  et  l'amour  de  la  disci- 
pline qui  commence  à  se  rétablir  dans  nos  troupes, 
nous  est  le  garant  d'une  victoire  certaine.  Les  intri- 
gants de  la  capitale  ne  cessent  de  déclamer  contre  les 
Jacobins  ;  le  projet  est  formé  depuis  longtemps  de 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  237 

détruire  les  sociétés  patriotiques  et  les  circonstances 
actuelles  leur  paraissent  propices  pour  un  tel  des- 
sein. Cependant,  malgré  les  funestes  divisions  qui 
agitent  la  société  mère,  ils  échoueront  encore  comme 
tant  d'autres  fois,  et  la  honte  sera  toujours  leur 
partage.   » 

Les  défaites  de  Tournay  et  de  Mons  produisent 
en  France  un  effet  d'autant  plus  désastreux,  qu'on 
n'imaginait  pas  que  la  France  régénérée  pût  être 
battue.  On  n'entend  de  tous  côtés  que  les  mots  de 
trahison!  L'irritation  et  la  défiance  populaires  sont 
encore  augmentées  par  la'  joie  bruyante  des  aristo- 
crates qui  se  croient  à  la  veille  du  triomphe. 

Tous  ces  bruits  de  trahison  n'étaient  pas  unique- 
ment le  résultat  naturel  de  l'affolement  des  esprits, 
ils  avaient  un  fonds  de  réalité  malheureusement 
trop  certain.  Ces  soupçons,  qui  ne  reposaient  que 
sur  des  bruits  vagues  et  mal  assurés,  n'étaient  que 
trop  justifiés,  et  l'on  peut  dire  que  cet  instinct  qui 
poussait  le  peuple  à  se  croire  trahi,  n'était  en 
somme  que  clairvoyance  et  perspicacité.  Tous  nos 
projets,  tous  nos  desseins,  tous  nos  plans  de  guerre 
sont  scrupuleusement  envoyés  aux  ennemis  ;  car  ces 
mêmes  hommes,  qui,  aux  yeux  de  la  nation,  sont 
des  ennemis,  aux  yeux  de  la  cour  sont  des  libéra- 
teurs. C'est  toujours  le  même  malentendu  qui  se  per- 
pétue. 

«  Marie-Antoinette  n'envisage  depuis  longtemps 
dans  les  ministres,  dans  l'Assemblée,  dans  la  nation 
révolutionnaire,  que  des  criminels,  contre  lesquels 
tous  les  moyens  sont  légitimes.  Elle  ne  se  fait  point 
scrupule  d'épier  ses  adversaires  et  de  découvrir  leurs 
desseins  aux  ennemis  de  la  France  :  la  France,  à  ses 
yeux,  c'est  le  roi,  ce  sont  ses  enfants;  il  s'agit  de  les 
sauver    et    de    les    réhabiliter.    Louis    n'a    point    de 


238  JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION 

secrets  pour  elle;  elle  n'en  a  point  pour  leurs  alliés. 
Tout  ce  qu'elle  peut  pénétrer  des  plans  de  guerre, 
l'attaque   sur   les   Pays-Bas,   elle  le   communique   à 
Montmorin,  à  Fersen,  à  Mercy  (i).  » 
La  trahison  est  flagrante,  indéniable. 


(i)  SOREL,  VEuro-pe  et  la  Révolution  française,  2"  partie, 
P-  424. 


CI^APITRE  XVI 

MAI,    JUIN,     JUILLET     I792 

Sommaire  :  Robespierre  perd  sa  popularité.  —  M.  et 
Mme  Géraud  partent  pour  Paris.  —  Décret  sur  les  prêtres 
réfractaires.  —  Les  dons  patriotiques.  —  La  garde  royale 
est  licenciée.  —  Triste  situation  de  la  famille  royale.  — 
Le  roi  oppose  son  veto  aux  décrets  sur  les  prêtres  réfrac- 
taires et  sur  le  camp  de  vingt  mille  fédérés.  —  La 
journée  du  20  juin.  —  Impopularité  de  La  Fayette.  —  La 
patrie  en  danger. 

A  mesure  que  les  événements  se  précipitaient,  l'opi- 
nion publique  se  modifiait.  Bien  des  hommes  qu'elle 
s'eîait  plu  longtemps  à  considérer  comme  des  dieux 
perdaient  leur  auréole  de  gloire  et  elle  les  abaissait 
d'autant  plus  qu'elle  les  avait  élevés  davantage. 
C'est  surtout  contre  Robespierre  que  l'opinion  pre- 
nait parti  avec  le  plus  de  violence.  Edmond  se  fait 
l'écho  de  ces  impressions  nouvelles  lorsqu'il  écrit   : 

a  Robespierre  se  perd  de  plus  en  plus;  le  nombre 
de  ses  partisans  diminue  tous  les  jours.  J'ai  assisté 
à  plusieurs  séances  des  Jacobins;  c'est  un  scandale 
révoltant  ;  la  voix  des  hommes  sages  et  éclairés  y  est 
étouffée,  le  vrai  patriotisme  y  est  calomnié,  les  prin- 
cipes méconnus,  une  bruyante  minorité  composée 
d'hommes  sans  talents,  sans  mœurs,  y  fait  la  loi  à 
une  majorité  trop  indolente  qui  s'obstine  à  vouloir 
parler  le  langage  de  la  raison  à  des  factieux  qui  ne 
parlent  que  celui  de  la  passion.  Je  ne  sais  ce  que  tout 


240  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

cela  deviendra,  mais  j'en  suis  teriblement  inquiet.  » 
Quelques  jours  après,  il  développe  les  raisons  qui 
ont  amené  l'opinion  à  se  déchaîner  contre  son  an- 
cienne idole  : 

«  Du  3  mai  1792,  l'an  IV®  de  la  liberté. 

a  Je  veux  encore  te  parler  de  ce  malheureux  Robes- 
pierre dont  la  conduite  ouvre  enfin  les  yeux  à  tous 
les  vrais  patriotes.  Oh!  qu'il  m'en  a  coûté  et  qu'il 
m'en  coûte  encore  pour  le  mésestimer  !  Robespierre 
n'est  plus  cet  homme  vertueux,  modèle  chéri  de  tous 
les  amis  de  la  liberté...  L'orgueil  effréné  qui  le  do- 
mme,  un  amour-propre  insatiable,  un  besoin  indomp- 
table de  faire  parler  de  lui,  peut-être  même  celui  de 
commander...  voilà  ce  qui  le  perd,  voilà  ce  qui  ternit 
la  grande  réputation  qu'il  s'était  justement  acquise, 
mais  dont  il  se  rend  indigne  de  jour  en  jour,  quoique 
à  force  de  flatter  le  peuple  il  l'ait  aveuglé  singu- 
lièrement et  se  soit  fait  un  parti  puissant.  S'il  per- 
siste dans  sa  faute,  il  tombera  tôt  ou  tard  sous  le 
glaive  terrible  de  l'opinion  publique. 

a  En  effet,  Robespierre  est  coupable.  Si  tu  sentais 
combien  cet  aveu  me  déchire,  combien  cette  idée 
m'assombrit  et  m'afflige!  Je  l'avoue,  je  lui  avais  pro- 
digué mon  estime,  mon  admiration,  je  dirai  même 
mon  amour.  Dans  ce  siècle  d'intrigue  et  de  corrup- 
tion, j'aimais  à  retrouver  en  lui  ces  traits  de  vertu, 
de  générosité,  de  dévouement  qui  sont  si  chers  à 
mon  cœur.  Je  fixais  avec  complaisance  mes  regards 
attendris  sur  lui  et  sur  Pétion  :  voilà,  me  disais-je, 
les  deux  premiers  hommes  dont  s'enorguillira  la 
France  libre  et  régénérée  ;  tous  deux  ont  été  incorrup- 
tibles, inébranlables  dans  les  vrais  principes,  dignes  en 
un  mot  de  la  reconnaissance  des  véritables  amis  de  la 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  241 

liberté  et  des  lauriers  précieux  que  décerne  la  postérité. 

«  Autant  la  bienveillance  des  Parisiens  va  crois- 
sant de  jour  en  jour  pour  le  Caton  de  notre  siècle  (i), 
autant  leur  mépris  pour  Robespierre  s'augmente  de 
plus  en  plus.  Cet  insensé  vendu  à  ses  passions,  égaré 
surtout  par  un  orgueil  insatiable  de  louanges,  con- 
tinue à  vomir  feu  et  flammes  contre  tous  nos  bons 
députés.  L'on  souffre  de  voir  un  homme  à  qui  l'on 
croyait  autrefois  des  vertus  et  des  intentions  pures, 
se  livrer  à  de  basses  calomnies,  à  d'indignes  men- 
songes pour  perdre  des  citoyens  généreux  qui  ne 
cessent,  un  seul  instant,  de  bien  mériter  de  la  patrie, 
et  qui  ne  répondent  à  ces  méprisables  délations  qu'en 
dévoilant  les  perfides  manœuvres  dîi  trop  réel  comité 
autrichien,  qu'en  livrant  à  la  hache  du  bourreau  les 
têtes  coupables  de  deux  ministres,  traîtres  à  leurs  ser- 
ments, aux  lois  et  à  la  nation,  qu'en  délivrant  l'Etat 
de  ces  prêtres  séditieux,  engeance  exécrable,  qui  dé- 
sole nos  contrées  et  menace  notre  liberté.  Tels  sont 
les  titres  des  Brissot,  des  Guadet,  des  Vergniaud  à 
l'estime  et  à  l'amour  de  leurs  concitoyens;  tandis 
que  leur  infatigable  détracteur,  ayant  déserté  le  poste 
où  l'avaient  placé  la  confiance  et  la  reconnaissance 
publiques,  s'abandonne,  en  furieux,  à  de  pernicieuses 
dénonciations,  attentatoires  à  l'union  et  à  la  tran- 
quillité qui  doivent  régner  au  milieu  de  nous.  Tels 
sont  les  titres  de  Robespierre  à  la  haine  de  ses  con- 
citoyens.  » 

M.  Géraud  répond  à  son  fils  : 

«  J'ai,  comme  toi,  cessé  d'admirer  Robespierre.  Pé- 
tion  seul  réunit  mes  vœux.  S'il  arrivait  qu'il  cessât 
d'être  Pétion,  c'est-à-dire  la  vertu,  je  ne  croirais  plus 
à  l'incorruptibilité  de  personne.     » 

(i)  Pétion. 

16 


242  JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 

Malgré  les  préoccupations  bien  légitimes  qu'inspi- 
rait la  situation,  M.  et  Aime  Géraud  projetèrent,  dans 
les  premiers  jours  de  mai,  d'aller  passer  quelque 
temps  a  Paris  avec  leurs  enfants,  et  ils  les  chargèrent 
qu'ils  occupaient  eux-mêmes.  Edmond,  ravi  de  cette 
de  leur  chercher  un  appartement  voisin  de  celui 
perspective,  s'empresse  de  prévenir  ses  parents  qu'il 
a  trouvé  ce  qu'ils  désirent,  et  il  les  engage  à  ne  pas 
se  laisser  détourner  de  leurs  projets  par  les  bruits 
plus  ou  moins  menaçants  que  l'on  répand  sur  la 
tranquillité  de  la  capitale  : 

«  Paris,  mai  1792. 

«  Nous  vous  destinons  un  logement  à  trois  portes 
de  chez  nous,  rue  de  La  Harpe,  à  l'hôtel  du  Berri 
ou  au  Bœuf  couronné.  Je  me  rappellerai  longtemps 
que  lors  de  la  fuite  du  roi,  le  peuple,  qui  faisait 
effacer  son  portrait  ou  son  nom  sur  toutes  les  en- 
seignes, comprit  dans  cette  étrange  proscription  celle 
de  l'hôtel  du  Berri. 

a  Oii  donc  Mlle  D...  a-t-elle  vu  qu'il  y  avait  du 
danger  à  voyager  aujourd'hui?  Elle  a  rêvé  cela  près 
de  son  feu.  Je  te  prie  de  n'en  rien  croire.  Paris  est 
plus  tranquille  que  jamais;  d'ailleurs  quand  il  y 
aurait  quelque  trouble,  je  puis  t'assurer  qu'il  n'y  a 
nul  péril  à  redouter.  Les  piques  du  faubourg  de  la 
Liberté  et  les  baïonnettes  de  la  garde  nationale 
tiennent  bien  des  gens  en  respect.  » 

Pendant  que  M.  et  Mme  Géraud  font  leurs  pré- 
paratifs de  départ,  Edmond  continue  à  les  tenir  au 
courant  des  événements  qui  se  passent  à  Paris. 

En  dépit  des  affirmations  optimistes  du  jeune 
homme,  dans  la  capitale  comme  en  province,  la  si- 
tuation devenait  de  plus  en  plus  troublée;  l'inquié- 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  243 

tude  régnait  partout,  ce  n'étaient  que  soupçons,  ar- 
restations, délations. 

La  question  religieuse  en  particulier  agitait  vive- 
ment les  esprits.  Les  prêtres  insermentés  parcouraient 
les  départements  et  provoquaient  des  agitations  con- 
tinuelles. 

M.  Géraud  écrit  à  ses  fils  : 

tt  Nos  prêtres  réfractaires,  dont  le  nombre  se  gros- 
sit à  un  point  effrayant  par  ceux  des  départements 
voisms,  travaillent  et  égarent  les  femmes.  Le  peuple 
indigné  se  serait  déjà  porté  contre  eux  aux  der- 
nières violences  sans  l'extrême  prudence  des  autorités 
constituées  ;  mais  la  fermentation  est  telle  qu'à 
chaque  instant  nous  craignons  de  voir  notre  tran- 
quillité compromise.  » 

Le  veto  opposé  par  le  roi  au  décret  contre  les 
prêtres  avait  empêché  de  mettre  à  exécution  les  me- 
sures de  rigueur  projetées;  mais  la  situation  deve- 
nait telle,  dans  certaines  provinces,  que  l'on  y  récla- 
mait de  nouveau,  impérieusement,  une  intervention 
énergique  de  l'Etat. 

a  On  attend  impatiemment  le  décret  sur  les  prêtres, 
écrit  M.  Géraud  le  22  avril.  Le  peuple  ici  est  furieux 
contre  les  réfractaires.  Trois  de  ces  boute- feux  furent 
arrêtés  ces  jours-ci  et  mis  en  état  d'arrestation  pour 
les  soustraire  à  la  lanterne.  » 

François  de  Neufchâteau  fut  chargé  de  rédiger  un 
rapport  sur  la  situation  et  sur  les  mesures  qu'il  con- 
viendrait de  prendre  pour  apporter  un  remède  à  ces 
agitations  religieuses  qui  désolaient  les  provinces. 
Notre  étudiant  écrit  à  sa  famille  : 

((   i»""  mai   1792. 

a  J'assistai,  l'autre  jour,  à  une  séance  de  l'As- 
semblée nationale,  où  j'entendis  la  lecture  d'un  long 


244 


JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 


rapport  de  M.  François  de  Neuf  château  sur  les  causes 
des  troubles  qui  agitent  le  royaume.  L'on  en  décréta 
l'impression  et  l'envoi  aux  quatre-vingt-trois  dépar- 
tements. Ce  rapport  réunit  tout  ce  qu'on  peut  dési- 
rer :  logique,  éloquence,  lumières,  tout  en  un  mot, 
excepté  un  point  bien  essentiel  dans  les  circonstances 
actuelles,  la  sévérité. 

«  Le  législateur  doit  être  impassible  commue  la  loi. 
Rousseau  l'a  dit  :  «  Il  faudrait  des  dieux  pour 
«  donner  des  lois  aux  hommes.  »  Et  certes,  M.  Fran- 
çois de  Neufchâteau  est  bien  éloigné  de  ce  point  de 
perfection  ,:  philosophe  sentimental,  il  a  écouté  la 
voix  de  son  cœur  plutôt  que  celle  de  la  raison;  il 
n'a  pas  senti  combien  cette  sensibilité,  toujours  dé- 
placée alors  qu'elle  compromet  la  chose  publique,  le 
rendrait  criminel  dans  un  moment  oi^i  le  peuple 
souffre  et  demande  à  grands  cris  un  remède  à  ses 
maux;  il  a  craint,  pour  ainsi  dire,  de  punir  les  cou- 
pables agitateurs  qui  désolent  la  France,  et  n'a  pas 
craint  de  laisser  une  nation  entière  exposée  à  des 
troubles  funestes,  avant-coureurs  d'une  guerre  civile 
peut-être. 

«  Si  l'on  en  juge  d'après  ce  rapport,  les  mesures 
qu'on  soumettra  à  la  discussion  de  l'Assemblée  se- 
ront vaines  et  dilatoires  ;  on  devrait  craindre  cepen- 
dant de  lasser  la  longue  patience  du  peuple.  Si  ses 
représentants  tolèrent,  il  pourrait  bien,  lui,  ne  pas 
toujours  tolérer.  La  déportation  des  prêtres  en  pays 
étranger,  me  paraît  être  la  seule  mesure  conforme 
d'abord  à  la  justice  et  ensuite  à  la  saine  politique 
d'une  nation  libre.  Qu'on  temporise  tant  qu'on  vou- 
dra, l'on  sera  enfin  forcé  d'en  venir  là.  Mais  pour- 
quoi ne  pas  prévenir  les  maux  inévitables  qui  précé- 
deront cet  heureux  moment?  Pourquoi  laisser  le  vais- 
seau de  l'Etat  exposé  à  ces  continuelles  secousses?  ,» 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  245 

Le  trouble  dans  Paris  devient  extrême  et  ces  dis- 
cussions brûlantes  contribuent  encore  à  l'auguenter. 
Tout  est  prétexte  à  suspicion.  Le  peuple  se  méfie  de 
la  cour,  de  l'Assemblée,  de  la  garde  nationale.  Sur 
le  conseil  des  Jacobins,  il  se  forme  en  troupes  armées 
de  piques.  Edmond  mande  à  son  père  : 

((  28  mai  1792. 

«  La  garde  du  roi  n'est  déjà  plus  qu'un  corps 
de  satellites  entièrement  dévoués  aux  volontés  de 
leurs  chefs,  c'est-à-dire  ,à  la  cause  de  l'aristocratie  ; 
une  foule  d'anecdotes  confirmées  par  quelques  sol- 
dats patriotes,  qui  en  ont  été  chassés,  ne  prouvent 
que  trop  combien  l'air  de  pette  cour  est  corrupteur 
et  combien  l'ombre  du  trône  est  faite  pour  étouffer 
dans  les  âmes  communes  et  pusillanimes  tout  senti- 
ment honnête  et  généreux.  Les  Parisiens  prévoient, 
enfin,  que  les  journées  du  3  et  du  6  octobre  pour- 
raient bien  se  renouveler.  Les  piques  du  faubourg 
de  Gloire  ne  resteraient  pas  alors  dans  l'inaction. 
Plusieurs  faits  semblent  présager  quelques  grands 
efforts  de  nos  ennemis  intérieurs.  Paris  est  le  centre 
de  ralliement;  les  rues  sont  pleines  de  personnages 
inconnus,  mais  particulièrement  de  prêtres  réfrac- 
taires  échappés  de  leurs  départements.  L'on  pense 
que  la  municipalité  ne  tardera  pas  à  prendre  quelque 
grande  mesure  de  police  :  au  reste  la  surveillance  est 
extrême.  Il  paraît  certain  qu'on  a  résolu  de  travailler 
la  garde  nationale  et  les  troupes  du  centre;  il  s'est 
glissé  parmi  elles  une  foule  de  mauvais  sujets  qui 
lèveront  le  masque  dès  que  le  grand  jour  sera  arrivé. 
Hier  l'un  d'eux,  plus  imprudent  que  les  autres, 
s'avisa  de  crier  dans  les  Tuileries  au  milieu  d'un 
groupe  :  Vive  le  roi!  Vive  la  reine!  A  bas  V  As  s  cm- 


246  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

blée  nationale!  On  a  eu  toute  la  peine  imaginable  à 
l'arracher  à  la  lanterne.  Il  a  été  conduit  dans  la 
maison  de  police  correctionnelle. 

«  Que  cette  légère  effervescence  des  esprits  ne 
retarde  pas  votre  départ  :  encore  une  fois  il  n'y  a 
d'exposés  à  Paris  que  ceux  qui  veulent  bien  l'être.   » 

Au  milieu  de  cette  agitation,  les  dons  patriotiques 
continuaient  à  affluer  à  l'Assemblée  : 

a  Cette  sainte  fureur,  qui  marque  bien  l'esprit  pu- 
blic, écrit  une  contemporaine,  est  tellement  soutenue, 
qu'il  pleut  de  l'or,  je  n'exagère  pas.  Hier,  un  Bor- 
delais a  posé  sur  l'autel  de  la  patrie  cinquante-six 
mille  livres  en  espèces  sonnantes  ;  et  tous  les  jours 
le  bureau  en  est  couvert  (i).  » 

Edmond  et  John  voulurent  naturellement  appor- 
ter, eux  aussi,  leur  modeste  obole,  et  ils  déposèrent 
sur  le  bureau  une  somme  de  cent  livres,  qui  leur  avait 
coûté  cent  soixante-six  livres  en  papier.  Ils  furent 
admis  aux  honneurs  de  la  séance  et  purent  assister  à 
la  discussion  de  la  loi  sur  les  prêtres  réfractaires  ; 
cette  fois  on  cédait  à  la  pression  publique  et  on  pro- 
posait un  décret  qui  frappait  de  déportation  hors  du 
royaume  les  prêtres  insermentés  ;  on  leur  accordait 
un  délai  d'un  mois  pour  se  mettre  en  règle  avec 
les  lois  : 

«  2g  mai   1792. 

a  A  la  faveur  de  notre  offrande  patriotique,  nous 
avons  assisté  à  la  séance  où  fut  porté  le  décret  d'ex- 
portation contre  les  prêtres  réfractaires  et  perturba- 
teurs. C'est  en  grande  partie  à  l'éloquent  Guadet  que 
nous  en  devons  la  sage  rédaction.  Les  Feuillants,  au 

(i)  Journal  d\ine  bourgeoise. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  247 

nom  de  la  Constitution,  proposaient,  selon  leur 
louable  coutume,  des  moyens  propres  à  retarder,  à 
entraver  l'effet  de  cette  salutaire  mesure,  qui  n'a, 
je  crois,  d'autre  défaut  que  d'être  venue  un  peu 
tard.  ]Mais  on  a  répondu  à  tous  leurs  vains  sophismes 
et  à  leur  pathos  constitutionnel,  par  un  passage  du 
Contrat  social,  et  la  victoire  est  demeurée  aux  pa- 
triotes. 

«  L'on  nous  avait  placés  dans  le  côté  droit,  au 
milieu  des  Ramond,  des  Genty,  des  Goujon,  des 
Dumolard,  et  nous  fûmes  pleinement  à  portée  de  voir 
combien  ces  misérables  sont  infirmes  d'esprit  et  com- 
bien leur  méchanceté  est  profonde  et  réfléchie. 
«  Quand  le  cœur  est  perverti,  a  dit  Bergasse,  rare- 
a  ment  la  raison  est  droite  et  saine,  car  l'esprit  n'est 
a  que  l'esclave  et  l'interprète  du  cœur.  »  Pour  se 
pénétrer  de  la  vérité  de  cet  adage,  il  n'y  a  qu'à  en- 
tendre ces  messieurs.» 

L'inquiétude  grandissant  dans  les  esprits,  les  bruits 
de  complots,  de  conspiration  prenant  plus  de  consis- 
tance, l'Assemblée  se  déclare  en  permanence. 

Il  n'est  question  que  de  nouvelles  menaçantes  : 
la  municipalité  de  Neuilly  envoie  à  l'Assemblée  des 
cocardes  blanches  arrachées  aux  Suisses  par  des 
paysans;  les  gardes  du  roi,  dans  des  orgies,  portent 
la  santé  de  Condé,  de  Bouille;  on  assure  qu'ils 
comptent  dans  leurs  rangs  des  réfractaires,  des  offi- 
ciers de  Coblentz;  le  comité  autrichien  s'agite;  Paris 
est  plein  de  coblenzistes  : 

«  30  mai    1792. 

a  Les  circonstances  prennent,  depuis  hier,  un  ca- 
ractère très  imposant,  écrit  Edmond.  Une  foule  de 
faits,  plus  graves  les  uns  que  les  autres,  ont  déter- 


248  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

miné  l'Assemblée  à  se  déclarer  permanente  pendant 
l'espace  de  huit  jours,  c'est-à-dire  qu'il  n'y  aura 
point  d'interruption  entre  ses  séances,  vu  que  la  chose 
publique  est  en  danger.  Le  public  demande  ardem- 
ment, et  la  motion  en  a  même  été  faite  à  l'Assem- 
blée, que  la  garde  du  roi  soit  licenciée.  Les  incul- 
pations se  multiplient  contre  elle;  la  question  a  été 
ajournée;  le  ministre  de  la  guerre  est  venu  pro- 
poser les  plus  vastes  mesures  ;  elles  ont  été  adoptées 
sans  discussion.  De  grands  événements  se  pré- 
parent. 

a  M.  Pétion  s'est  rendu,  avant-hier,  chez  le  roi.  A 
son  arrivée,  Louis  XVI  a  fait  sortir  tout  le  monde 
de  sa  chambre,  et  même  M.  Roland  de  la  Plâtrière, 
ministre    de    l'intérieur.    Ils    sont    demeurés    environ 
deux  heures  ensemble,  et  tout  ce  que  l'on  peut  dire 
de  cette  conférence  secrète,   c'est  qu'elle  a  été  très 
échauffée,  et  que  le  roi   parlait  très  haut  et   d'une 
manière  véhémente.  Notre  digne  maire,  qui  ne  sait 
pas  flatter,  et  à  qui  l'on  connaît  une  grande  fran- 
chise, lui  aura  dit  quelques-unes  de  ces  bonnes  vé- 
rités, telles  qu'il  aurait  besoin  d'en  entendre  souvent, 
et  le  gros  Capet  se  sera  fâché  tout  rouge.  Ces  petites 
scènes  n'altèrent  point  la  modération  de  Pétion;  mais 
quoique  sa  douceur  et  sa  tranquillité  l'aient  fait  re- 
garder par  quelques  aristocrates  comme  un  bonhomme, 
ce   bonhomme    pourra   bientôt   leur   développer    son 
caractère  et  leur  donner  du  fi.1  à  retordre.  Au  reste, 
une  anecdote  sûre,  c'est  que  ces  jours  passés  le  roi 
a  été  trouvé  se  promenant  seul,  à  minuit,  dans  les 
allées  des  Tuileries,  éloignées  du  château  et  près  du 
Pont-Tournant.    Il    avait   l'air   fort   agité;    on   lui   a 
demandé  ce  qu'il  faisait  là  à  l'heure  qu'il  était;  il 
s'est   troublé,    enfin    il    a   répondu   qu'il    prenait    le 
frais.  Note  que  les  nuits  dcrniè-es  ont  été  très  fr'^ides 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  249 

et  pluvieuses.  Ce  fait  et  plusieurs  autres  rapproche- 
ments donnent  beaucoup  à  penser.  Le  bruit  se  ré- 
pand que,  dans  la  séance  du  28  au  2g,  l'Assemblée 
a  suspendu,  pour  un  temps  limité,  l'effet  du  veto 
royal.  Le  faubourg  de  Gloire  entoure  l'enceinte  de 
l'Assemblée  de  ses  piques  redoutables.  Tout  Paris 
est  sous  les  armes.  » 

Le  faubourg  Saint-Marceau  se  présente  à  l'Assem- 
blée et  est  admis  à  défiler  : 

«  Six  mille  âmes,  soldats,  hommes,  femmes,  en- 
fants, passèrent  dans  un  ordre  nouveau  et  tout  à  fait 
piquant.  Les  groupes  de  citoyens  étaient  coupés  à 
diverses  distances  par  trois  ou  quatre  rangées  de 
soldats,  et  tout  cela  marchait  au  bruit  d'un  tambour 
qui  battait  une  marche  gaie  et  douce.  Toutes  les 
femmes  avaient  le  bras  droit  levé  ;  les  hommes  étaient 
armés  de  piques,  de  fourches,  de  tridents,  de  vo- 
lants, mêlés  aux  baïonnettes  des  soldats.  Les  enfants 
avaient  des  sabres  nus,  et  la  salle  retentissait  des 
cris  de  :  Vive  libre  ou  mourir  ;  la  Constitution  ou 
la  mort;  vive  V Assemblée  nationale;  périssent  les 
tyrans;  le  peuple  français  est  libre;  il  n'y  a  plus 
qu'un  maître^  la  loi;  vive  la  loi,  vive  la  nation!  et 
cela  durant  une  demi-heure.  Le  faubourg  Saint-An- 
toine, en  plus  grand  nombre,  a  répété  le  soir  ce  que 
j'avais  vu  et  ce  que  je  viens  de  vous  raconter  du 
faubourg  Saint-Marceau  (i).  » 

L'Assemblée  cède  à  la  pression  populaire  :  elle 
décrète  le  licenciement  de  la  garde  du  roi,  elle  or- 
donne que  les  postes  des  Tuileries  seront  remis  à  la 
garde  nationale,  et  elle  déclare  que  ce  décret  se  pas- 
sera de  sanction. 

Le  duc  de  Cossé-Brissac,  commandant  de  la  garde 

^i")  Journal  d'une  bourgeoise. 


350  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

du  roi,  est  arrêté  et  conduit  à  Orléans  pour  y  être 
jugé  par  la  haute  Cour. 

Ces  mesures  apaisent  l'effervescence  populaire,  le 
calme  renaît,  la  satisfaction  est  générale,  car  tout  le 
monde  est  convaincu  que  l'on  vient  d'échapper  à  de 
grands  périls  : 

«  Les  dangers  où  nous  avons  été,  écrit  Mme  X..., 
l'insolence  des  aristocrates  qui  annonçaient  la  contre- 
Révolution  et  une  pluie  de  sang,  comme  on  annonce 
un  orage  bienfaisant,  tout  cela  a  dû  irriter  l'Etre 
suprême,  et  je  regarde  tout  ce  qui  vient  d'arriver 
comme  autant  de  miracles  de  sa  puissance  et  de  sa 
bonté  envers  le  peuple.   » 

La  journée  s'est  passée  dans  un  calme  étonnant  : 

«  Le  peuple  était  debout.  Son  respect  pour  la  loi 
a  fait  des  prodiges.  Je  me  suis  trouvée  aux  Tuileries, 
au  milieu  de  cinquante  mille  âmes,  et  la  majes- 
tueuse agitation  où  nous  étions  tous  n'a  pas  causé 
le  moindre  désordre.  On  entendait  partout  :  «  Res- 
te pect  à  la  loi,  obéissance  à  la  loi  !  (i).  » 

La  situation  de  la  famille  royale  devenait  épou- 
vantable. Sous  ses  fenêtres,  elle  entendait  hurler 
d'atroces  invectives  : 

«  Vous  me  voyez  désolée,  dit  un  jour  la  reine  à 
Dumouriez;  je  n'ose  pas  me  mettre  à  la  fenêtre  du 
côté  du  jardin.  Hier  au  soir,  pour  prendre  l'air,  je  me 
suis  montrée  à  la  fenêtre  de  la  cour  :  un  canonnier 
de  garde  m'a  apostrophée  d'une  injure  grossière,  en 
ajoutant  :  «  Que  j'aurais  de  plaisir  à  voir  ta  tête  au 
«  bout  de  ma  baïonnette!  »  Dans  cet  affreux  jardin, 
d'un  côté,  on  voit  un  homme  monté  sur  une  chaise 
lisant  à  haute  voix,  des  horreurs  contre  nous  ;  d'un 
autre,  c'est  un  militaire  ou  un  abbé  qu'on  traîne  dans 

(i)  Journal  cûune  bourgeoise. 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  251 

un  bassin,  en  l'accablant  d'injures  et  de  coups; 
pendant  ce  temps,  d'autres  jouent  au  ballon  ou 
se  promènent  tranquillement.  Quel  séjour  !  Quel 
peuple  (i)  !  B 

Le  roi,  profondément  affecté  de  la  situation  et  du 
cours  que  prenaient  les  événements,  en  avait  souvent 
l'esprit  troublé  : 

«  Dernièrement,  il  ne  reconnaissait  point  son  âls 
et,  comme  il  s'avançait,  demanda  quel  était  cet  en- 
fant-là. A  la  promenade,  il  vit  d'une  éminence  le 
clocher  de  Saint-Denis  :  «  Voilà,  dit-il  à  quelqu'un, 
«  où  je  serai  pour  le  jour  de  ma  fête.  »  Après  un 
emportement  momentané,  au  sujet  des  affaires  pu- 
bliques, il  parut  se  calmer  et  s'écria  :  «  Je  m'en  f..., 
a  je  serai  mort  avant  deux  mois.  »  Il  a  pleuré  et 
pleure  encore  le  départ  de  M.  de  Brissac,  et  lui  a 
dit  en  le  quittant  :  «  Vous  allez  en  prison,  j'en 
«  serai  bien  plus  affligé  encore  si  vous  m'y  laissiez 
a  moi-même.  »  Cette  situation  du  roi  est  poignante 
pour  toute  âme  sensible,  de  quelque  parti  qu'on 
soit  (2).   » 

Sans  avoir  consulté  ses  collègues,  Servan  pro- 
pose, à  l'occasion  de  la  prochaine  Fédération  du 
14  juillet,  de  former  un  camp  de  vingt  mille  fédérés, 
qui  serait  destiné  à  protéger  l'Assemblée  et  la  capi- 
tale ;  de  cette  façon,  on  déjouerait  des  complots  sans 
cesse  renaissants.  Ce  projet  est  accueilli  avec  enthou- 
siasme. 

Sur  ces  entrefaites,  Louis  XVI  renvoie  ses  mi- 
nistres girondins  et  il  les  remplace  par  des  Feuil- 
lants; il  en  résulte  une  grande  fermentation  :  a  Tout 
cela  annonce  encore  un  orage.   Ce  roi   se  comporte 


(i)  Mémoires  de  Dwnouries,  liv.  III,  chap.  vi. 
(2)  Correspondance  secrète,  par  M.  DE  LescuRE. 


252  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

avec  tant  de  duplicité  et  de  mauvaise  foi  qu'il  fait 
horreur  aux  âmes  honnêtes.  Il  joue  son  trône,  et 
vingt-cinq  millions  d'hommes,  comme  il  ferait  une 
partie  de  chasse  (i).   » 

En  attendant,  une  grande  animation  règne  dan' 
Paris.  On  plante  un  arbre  de  la  liberté  devant  h 
porte  de  chaque  corps  de  garde,  on  va  même  en 
planter  un  aux  Tuileries.  L'Assemblée  est  dans  le 
plus  extrême  embarras;  ce  qui  lui  manque,  c'est  un 
homme  : 

«  Un  Mirabeau  remuerait  le  sourcil,  comme  Ju- 
piter, et  tout  irait;  mais  il  est  dans  la  tombe,  et  nous 
n'avons  que  des  paillasses  de  Mirabeau  (2).  » 

La  Fayette,  qui  est  à  l'armée,  prend  parti  pour  les 
nouveaux  ministres;  il  écrit  à  l'Assemblée  pour  de- 
mander la  suppression  de  tous  les  clubs. 

Le  roi  oppose  son  veto  aux  décrets  sur  la  déporta- 
tion des  prêtres  et  sur  le  camp  de  vingt  mille  fédérés 
à  Paris. 

Le  peuple  décide  de  se  rendre  en  armes  à  l'Assem- 
blée et  de  là  au  palais  des  Tuileries  pour  porter  des 
pétitions.  Le  département  prend  aussitôt  un  arrêté 
contre  les  rassemblements  armés  et  charge  Pétion  de 
l'exécuter. 

Enfin  la  journée  du  20  juin  arrive  (3)  : 


«  Mercredi  au  soir,  20,  anniversaire  du  Serment 
du  jeu  de  paume. 

a  Quel  beau  jour!  Quel  triomphe!  Quelle  protec- 
tion signalée  du  ciel  sur  le  bon  peuple!  J'étais  partie 

(i)  Journal  dhme  bourgeoise. 

(2)  Ibid. 

(3)  M.  et  Mme  Géraud  se  trouvant  à  Paris,  la  correspon- 
dance de  leur  fils  nous  fait  défaut  pendant  cette  période  de 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  253 

à  près  d'onze  heures.  En  traversant  la  place  du  Car- 
rousel, j'ai  vu  un  triple  rang  de  cavalerie  flanquée 
sur  les  murs  et  aux  portes  du  château,  dans  toute  la 
longueur  de  cette  vaste  enceinte.  Un  peuple  immense 
de  curieux  remplissait  le  reste,  et  il  y  avait  foule  de 
là  jusqu'à  l'Assemblée  nationale. 

«  Jamais  l'Assemblée  n'avait  été  plus  brillante  et 
plus  majestueuse,  pas  un  vide.  La  discussion  s'en- 
gage violente  et  passionnée  pour  savoir  s'il  faut 
recevoir  la  multitude  armée  qui  se  presse  aux  portes 
de  la  salle.  Guadet  rappelle  qu'un  empereur  romain, 
qui  voulait  prendre  le  peuple  en  infraction  à  la  loi, 
la  faisait  écrire  d'une  manière  si  inintelligible  que 
le  pauvre  peuple  se  trouvait  toujours  coupable.  Enfin 
l'Assemblée  décide  d'admettre  les  pétitionnaires  à 
sa  barre. 

a  L'impression,  la  mention  honorable,  les  hon- 
neurs de  la  séance  pour  les  pétitionnaires,  le  passage 
dans  l'Assemblée  pour  tous  les  citoyens,  ont  été 
décrétés  par  acclamation.  Tout  le  peuple  était  de- 
bout. Le  vrai  souverain  a  su  déployer  une  vraie  ma- 
jesté; il  a  été  à  passer  deux  heures,  montre  en  main, 
dans  un  ordre,  dans  une  tranquillité  magnifique.  On 
y  voyait  des  citoyens  armés  de  piques,  des  gardes  na- 
tionaux, des  chasseurs,  des  grenadiers,  des  troupes 
de  ligne,  des  dames,  des  femmes  du  peuple,  tous  mé- 
langés dans  le  véritable  esprit  de  l'égalité  et  de 
l'union  fraternelle.  On  portait  les  tables  sacrées  des 
droits  de  l'homme  et  mille  emblèmes  de  la  Constitu- 
tion et  de  la  liberté.  La  musique  militaire  jouait  l'air 
Ça  ira.  Les  deux  faubourgs  Saint-Antoine  et  Saint- 
Marceau  étaient  réunis,  et  cela  était  gravé  sur  un  ta- 

l'année  1792.  Pour  éviter  une  lacune  trop  considérable  dans 
le  récit  des  événements,  nous  avons  recours  au  Journal 
d^une  bourgeoise. 


254  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

bleau  allégorique,  avec  cette  devise  :  Viinion  fait 
la  force.  Ils  étaient  quarante  mille.    » 

Mme  X...  n'a  pas  vu  la  journée  du  20  juin  aux 
Tuileries,  mais  elle  la  raconte  d'après  des  témoins 
oculaires.  A  l'en  croire,  le  peuple  a  déployé  partout 
la  plus  grande  modération  et  une  sagesse  admirable  : 

«  Ils  avaient  fait  ouvrir  à  la  garde  nationale  la 
porte  du  château,  autant  par  la  force  de  leur  raison- 
nement que  par  la  puissance  de  leur  nombre,  et  l'on 
entendait  partout  :  le  peuple  ne  fera  rien  qui  soit 
indigne  de  lui,  il  ne  veut  que  justice  et  loyauté.  Les 
aristocrates,  qui  avaient  fondé  sur  cet  événement  l'ou- 
verture de  la  guerre  civile,  répandaient  mille  faux 
bruits  dans  Paris.  On  disait  que  le  château  était  au 
pillage  et  mille  autres  calomnies.  Les  faux  frères 
dans  la  garde  nationale,  les  fayettistes  étaient  aux 
abois.  Deux  fois  ils  ont  fermé  les  portes  du  jardin, 
deux  fois  on  leur  a  fait  ouvrir. 

«  Le  peuple  a  pressé  le  roi  de  suivre  la  Constitu- 
tion et  de  remplir  ses  promesses.  Jamais  Paris  ne  fut 
plus  joyeux  et  plus  calme  que  dans  cette  singulière 
agitation  d'un  grand  peuple.  J'ai  tout  vu  et  tout  en- 
tendu. Je  suis  allée  à  l'Assemblée  nationale,  sur  les 
places  publiques,  dans  les  rues;  et  je  t'assure  que  je 
n'y  ai  recueilli  que  des  preuves  de  la  bienveillance  et 
de  la  générosité  d'une  multitude  assemblée  sous  la 
bannière  de  la  fraternité.  » 

Après  cet  attentat,  un  trouble  profond  règne  dans 
Paris;  à  l'Assemblée  les  constitutionnels  protestent 
avec  indignation  contre  la  violation  de  la  demeure 
royale.  On  fait  venir  La  Fayette  et  il  se  présente  à 
l'Assemblée  le  28.  Au  nom  de  son  armée,  il  supplie 
l'Assemblée  de  poursuivre  les  instigateurs  du  20  juin, 
de  détruire  une  secte  qui  envahit  la  souveraineté  na- 
tionale, de  faire  respecter  les  autorités. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  255 

Son  discours  provoque  les  plus  vives  protestations 
de  la  gauche,  on  le  traite  de  Catilina  et  les  haines  po- 
pulaires se  déchaînent  contre  lui. 

Ramond  l'ayant  appelé  le  fils  aîné  de  la  liberté  : 
a  Si  c'est  le  fils  aîné  de  la  liberté,  s'écrie  Collot- 
d'Herbois  aux  Jacobins,  il  assassine  sa  mère;  si  c'est 
notre  frère  aîné,  c'est  notre  Caïn.  » 

On  l'a  vu  se  promener  dans  Paris  avec  plusieurs 
centaines  d'officiers  qui  entouraient  sa  voiture  et  on 
le  compare  aussitôt  à  Sylla  dans  Rome.  On  le  soup- 
çonne de  vouloir  donner  des  fers  à  sa  patrie,  de  cher- 
cher à  jouer  le  rôle  d'un  despote.  Dans  son  ancienne 
idole  le  peuple  ne  voit  plus  que  a  le  singe  de  Crom- 
well  ou  de  Monck  ». 

La  cour  est  aussi  suspecte  que  le  général,  qui  passe 
pour  être  devenu  son  plus  fervent  séide  :  dans  les 
moindres  incidents  on  peut  constater  que  l'éloigne- 
ment  du  peuple  s'accentue. 

Depuis  le  20  juin  le  roi  avait  fait  fermer  le  jardin 
des  Tuileries.  La  terrasse  des  Feuillants,  qui  abou- 
tissait à  l'Assemblée,  était  seule  restée  ouverte,  et 
l'on  y  avait  placé  des  sentmelles  avec  la  consigne  de 
ne  laisser  passer  personne  de  cette  terrasse  dans  le 
jardm.  Cette  interdiction  fut  tournée  en  plaisanterie. 
Le  peuple  plaça  un  écriteau  avec  ces  mots  :  a  Défense 
de  passer  sur  le  territoire  étranger.  »  Aussitôt  on 
leva  la  consigne,  mais  le  peuple  s'obstina  à  la  res- 
pecter; la  limite  qu'on  ne  devait  pas  franchir  fut 
indiquée  par  un  simple  ruban  tricolore  et  pas  un 
pied  profane  ne  se  portait  au  delà.  La  terrasse  des 
Feuillants  est  couverte  d'une  foule  compacte,  et  le 
jardin  qu'on  appelle  la  Forêt  Noire  reste  absolument 
désert.  Les  plaisanteries  ne  tarissent  pas  sur  ce  jar- 
din si  respecté  :  Coblcjî/s,  V Autriche,  tels  sont  les 
noms  dont  on  le  désigne.  Un  jour,  une  dame,  par 


256  JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION 

ignorance,  franchit  le  cordon  fatal  :  aussitôt  on  la 
ramène  sur  la  terrasse,  et,  aux  grands  éclats  de  rire 
de  l'assistance,  on  lui  fait  secouer  avec  soin  cette 
poussière  étrangère  dont  elle  a  souillé  ses  pieds. 

Malgré  la  gravité  des  événements  et  l'inquiétude 
qu'ils  devaient  inspirer,  tout  respirait  le  calme,  pa- 
raît-il :  «  Nous  croyez-vous  épouvantés,  faibles,  éper- 
dus, écrit  Mme  X...?  Revenez  de  votre  erreur.  Nous 
sommes  fermes  comme  les  rochers  des  Alpes,  élevés 
comme  les  cèdres  du  Liban,  et  calmes  comme  les  eaux 
d'un  lac  paisible.  »  (5  juillet.) 

Le  7  juillet,  l'on  apprend  que  le  directoire  du  dé- 
partement de  Paris  a  suspendu  Pétion  de  ses  fonc- 
tions de  maire  pour  n'avoir  pas  rempli  son  devoir 
le  20  juin. 

A  cette  nouvelle,  une  grande  émotion  s'empare  de 
la  capitale;  on  s'indigne  de  voir  ainsi  traité  un 
homme  vertueux,  un  «  Aristide  »,  un  «  Socrate  »,  un 
homme  qui,  le  20  juin,  a  sauvé  la  vie  à  vingt  mille 
âmes  «qu'une  cour  perverse  voulait  faire  assassiner». 
La  municipalité  demande  à  partager  le  sort  de  son 
chef.  Les  sections,  les  sociétés,  le  peuple  crient  : 
«  Rendez-nous  Pétion  !  » 


CHAPITRE  XVII 


JUILLET-AOUT     I792 

Sommaire  :  La  Prusse  nous  déclare  la  guerre.  —  Déchaîne- 
ment contre  la  famille  royale.  —  Discours  de  Vergniaud. 
—  Anniversaire  de  la  Fédération.  —  Manifeste  de 
Brunswick.  —  Demandes  de  déchéance.  —  La  Fayette 
est  mis  en  accusation.  —  Il  est  acquitté.  —  Journée  du 
10  août.  —  La  famille  royale  est  enfermée  au  Temple.  — 
Aspect  de  Paris. 


La  déclaration  de  guerre  ne  s'adressait  qu'à  l'Au- 
triche, mais  comme  cette  puissance  avait  contracté 
une  alliance  avec  la  Prusse,  Frédéric-Guillaume  se 
considéra  lui  aussi  comme  provoqué,  et  il  se  prépara 
à  commencer  les  hostilités.  L'on  apprit  bientôt  que 
les  Prussiens  s'avançaient  par  Coblentz,  au  nombre 
(le  qu.J^e-vingt  mille,  sous  le  commandement  du  duc 
de  Brunswick.  Le  6  juillet,  Louis  XVI  annonça  au.v 
députés  la  déclaration  de  guerre  du  roi  de  Prusse  : 
«  Je  compte,  dit  il,  sur  l'union  et  le  courage  de  tous 
les  Français  pour  combattre  et  repousser  les  ennemis 
de  la  patrie  et  de  la  liberté.  » 

Liickner,  n'ayant  pas  assez  de  troupes  pour  tenir 
tête  à  Brunswick,  fut  obligé  de  se  replier  sur  Lille 
et  Valenciennes. 

Ces  nouvelles  causèrent  à  Paris  une  très  vive  émo- 
tion; l'ennemi  pouvait  être  dans  six  semaines  sous  la 
capitale!  A  la  cour,  on  comptait  fermement  sur  son 
arrivée  prochaine  et  l'on  estimait  que  l'heure  de  la 
délivrance  était  proche. 

«7 


258  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

La  reine  avouait  à  ses  femmes  ses  vœux  et  ses 
espérances,  a  Une  nuit,  dit  Mme  Campan,  que  la 
lune  éclairait  sa  chambre,  elle  la  contempla  et  me  dit 
que  dans  un  mois  elle  ne  verrait  pas  cette  lune  sans 
être  dégagée  de  ses  chaînes.  Elle  me  con&a  que  tout 
marchait  à  la  fois  pour  la  délivrer.  Elle  m'apprit 
que  le  siège  de  Lille  allait  se  faire,  qu'on  leur  faisait 
craindre  que,  malgré  le  commandant  militaire,  l'au- 
torité civile  ne  voulût  défendre  la  ville.  Elle  avait 
Vitinéraire  des  -princes  et  des  Prussiens  :  tel  jour, 
ils  devraient  être  à  Verdun,  et  tel  jour  à  un  antre 
endroit.  Qu'arriverait-il  à  Paris?  Le  roi  n'était  pas 
poltron,  mais  il  avait  peu  d'énergie  :  «  Je  monterais 
a  bien  à  cheval,  disait-elle  encore,  mais  alors, 
a  j'anéantirais  le  roi...  » 

Les  nouvelles  les  plus  inquiétantes  circulaient  dans 
le  peuple.  On  répétait  à  l'envi  que  le  roi  était  d'ac- 
cord avec  l'ennemi,  qu'il  paralysait  volontairement 
l'action  de  nos  armées,  qu'il  usait  de  son  veto  pour 
déjouer  toutes  les  mesures  de  l'Assemblée,  en  un  m.ot 
qu'il  trahissait  son  pays.  Les  secrètes  menées  de  la 
cour,  qu'on  soupçonnait  sans  les  connaître  positi- 
vement, effrayaient  les  esprits,  les  surexcitaient  ; 
l'exaspération  était  portée  à  son  comble. 

A  partir  de  ce  moment,  la  fureur  contre  la  famille 
royale  ne  connaît  plus  de  bornes;  des  affiches  mena- 
çantes couvrent  les  murs,  les  journaux  demandent 
audacieusement  la  déchéance  d'un  traître;  Carra, 
dans  les  Annales  patriotiques,  dénonce  le  comité  au- 
trichien, qui,  depuis  si  longtemps,  gouverne  la  France 
et  qui  prépare  aujourd'hui  une  Saint-Barthélémy  de 
patriotes. 

Le  déchaînement  populaire  gagne  l'Assemblée,  où 
ont  lieu  les  séances  les  plus  violentes. 

Le  30  juin,  Vergniaud  monte  à  la  tribune  et  ter- 


PENDANT    LA   RÉVOLUTION  259 

mine  un  long  réquisitoire  contre  Louis  XVI  par  ces 
paroles  terribles  : 

a  O  roi,  qui  avez  sans  doute  cru,  avec  le  tyran 
Lysandre,  que  la  vérité  ne  valait  pas  mieux  que  le 
mensonge,  et  qu'il  fallait  amuser  les  hommes  avec 
des  serments  comme  on  amuse  les  enfants  avec  des 
osselets;  qui  n'avez  feint  d'aimer  les  lois  que  pour 
conserver  la  puissance  qui  vous  servirait  à  les  braver  ; 
la  Constitution,  que  pour  qu'elle  ne  vous  précipitât 
pas  du  trône,  où  vous  aviez  besoin  de  rester  pour 
la  détruire;  la  nation,  que  pour  assurer  le  succès  de 
vos  perfidies,  en  lui  inspirant  de  la  confiance  ;  pensez- 
vous  nous  abuser  aujourd'hui  avec  d'hypocrites  pro- 
testations? Pensez-vous  nous  donner  le  change  sur  la 
cause  de  nos  malheurs  par  l'artifice  de  vos  excuses  et 
l'audace  de  vos  sophismes?  Etait-ce  nous  défendre 
que  d'opposer  aux  soldats  étrangers  des  forces  dont 
l'infériorité  ne  laisse  pas  même  d'mcertitude  sur  leur 
défaite?  Etait-ce  nous  défendre,  que  d'écarter  les 
projets  tendant  à  fortifier  l'intérieur  du  royaume  ou 
de  faire  des  préparatifs  de  résistance  pour  l'époque 
où  nous  serions  déjà  devenus  la  proie  des  tyrans? 
La  Constitution  vous  laissa-t-elle  le  choix  des  mi- 
nistres pour  notre  bonheur  ou  notre  ruine?  Vous 
fit-elle  chef  de  l'armée  pour  notre  gloire  ou  notre 
honte?  Vous  donna-t-elle  enfin  le  droit  de  sanction, 
une  liste  civile,  et  tant  de  grandes  prérogatives,  pour 
perdre  constitutionnellement  la  Constitution  et  l'em- 
pire? Non,  non,  homme  que  la  générosité  des  Fran- 
çais n'a  pu  émouvoir,  homme  que  le  seul  amour  du 
despotisme  a  pu  rendre  sensible,  vous  n'avez  pas 
rempli  le  vœu  de  la  Constitution  !  Elle  peut  être 
renversée,  mais  vous  ne  recueillerez  pas  le  fruit  de 
votre  parjure  !  Vous  n'êtes  plus  rien  pour  cette  Cons- 
titution, que  vous  avez  si  indignement  violée,  pour 


26o  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

ce    peuple,    que    vous    avez    si    lâchement    trahi!    » 

L'effet  de  ces  paroles  fut  foudroyant,  l'Assemblée 
les  couvrit  d'applaudissements. 

Après  une  réconciliation  générale  de  tous  les  dé- 
putés provoquée  par  un  discours  patriotique  de  l'abbé 
Lamourette,  la  patrie  est  déclarée  en  danger. 

A  partir  de  ce  moment,  les  séances  de  l'Assemblée 
deviennent  permanentes;  des  coups  de  canon  sont 
tirés  d'heure  en  heure  pour  rappeler  le  danger  du 
pays;  toutes  les  municipalités  siègent  sans  interrup- 
tion; au  milieu  des  places  publiques  l'on  élève  des 
amphithéâtres  où  les  officiers  municipaux  reçoivent 
les  engagements  volontaires. 

On  se  rappelle  que  le  roi  avait  refusé  de  sanction- 
ner le  décret  qui  réunissait  vingt  mille  fédérés  à 
Paris. 

L'Assemblée  proposa  alors  un  nouveau  décret  qui 
établissait  à  Soissons  une  réserve  de  quarante-deux 
bataillons  de  volontaires  nationaux.  Il  n'y  fut  pas 
fait  d'opposition. 

Mais  l'annonce  d'un  camp  de  vingt  mille  fédérés 
à  Paris  s'était  répandue  en  province,  des  levées 
spontanées  avaient  eu  lieu  dans  certains  départe- 
ments et  s'étaient  immédiatement  dirigées  sur  la 
capitale.  L'Assemblée  décréta  que  ces  troupes  passe- 
raient par  Paris,  s'y  feraient  inscrire,  et  de  là  rejoin- 
draient Soissons;  il  fut  décidé  également  que  celles 
qui  se  trouveraient  dans  la  capitale  avant  le  14  juillet 
assisteraient  à  l'anniversaire  de  la  fête  de  la  Fédé- 
ration. 

Cette  cérémonie  avait  passé  presque  inaperçue  en 
1791  ;  on  résolut  de  la  célébrer  en  1792  avec  un  éclat 
inaccoutumé. 

Quatre-vingt-trois  tentes  représentaient  les  quatre- 
vingt-trois  départements.  Une  grande  tente  était  des- 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  261 

tinée  à  l'Assemblée  et  au  roi,  une  autre  aux  corps 
administratifs  de  Paris.  Le  Champ-de-Mars  ressem- 
blait à  un  camp. 

Placé  au  balcon  de  l'Ecole  militaire,  Louis  XVI 
et  la  famille  royale  virent  dé&ler  devant  eux  une 
populace  immense,  criant,  hurlant  :  a  Vive  Pétion  ! 
Pétion  ou  la  mort  !  »  Ce  cri  était  reproduit  sur  tous 
les  chapeaux.  Ensuite  venaient  en  désordre  les  fédé- 
rés, les  légions  de  la  garde  nationale,  les  régiments 
de  la  ligne,  l'Assemblée  : 

«  L'expression  du  visage  de  la  reine  ne  s'effacera 
jamais  de  mon  souvenir,  rapporte  Mme  de  Staël;  ses 
yeux  étaient  abîmés  de  pleurs;  la  splendeur  de  sa 
toilette,  la  dignité  de  son  maintien  contractaient  avec 
le  cortège  dont  elle  était  environnée.  » 

Quand  le  défilé  fut  term.mé,  le  roi  descendit  et  vint 
'  prêter  le  serment  sur  l'autel  de  la  patrie  : 

a  La  roi  se  rendit  à  pied  jusqu'à  l'autel  élevé  à 
l'extrémité  du  Champ-de-Mars,  dit  encore  Mme  de 
Staël.  C'est  là  qu'il  devait  prêter  le  serment  pour  la 
seconde  fois  à  la  Constitution...  Je  suivis  de  loin  sa 
tête  poudrée,  au  milieu  de  ces  têtes  à  cheveux  noirs  ; 
son  habit,  encore  brodé  comme  jadis,  ressortait  à 
coté  du  costume  des  gens  du  peuple  qui  se  prcs- 
r.aient  autour  de  lui.  Quand  il  monta  les  degré  de 
l'autel,  on  crut  voir  la  victime  sainte  s'offrant  vo- 
lontairement en  sacrifice.  Il  redescendit,  ei',  traver- 
sant de  nouveau  les  rangs  en  désordre,  il  revint 
s'asseoir  auprès  de  la  reine  et  de  ses  enfants.  Depuis 
ce  jour,  le  peuple  ne  l'a  plus  revu  que  sur  Técha- 
faud.  B 

Un  arbre  immense  était  placé  sur  un  vaste  bûchei". 
C'était  l'arbre  de  la  féodalité,  et  à  ses  branches  se 
trouvaient  suspendus  des  couronnes,  des  cordons 
bleus,  des  tiares,  des  clefs  de  saint  Pierre,  des  titres 


2  62 


JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 


de  noblesse,  des  écussons,  etc.  On  demanda  au  roi 
d'y  venir  mettre  le  feu,  mais  il  répondit  avec  à-pro- 
pos que  c'était  inutile,  puisque  la  féodalité  n'existait 
plus. 

La  situation  intérieure  prenait  une  tournure  fort 
dangereuse.  Les  fédérés  arnvaient  peu  à  peu  à  Pans 
et  y  séjournaient  au  lieu  de  poursuivre  leur  route. 
Ils  déclarèrent  à  rAssemblée,  par  une  adresse,  qu'ils 
ne  s'éloigneraient  pas  tant  que  les  ennemis  de  l'inté- 
rieur ne  seraient  pas  terrassés. 

C'est  dans  ces  circonstances  que  parut  le  manifeste 
du  duc  de  Brunswick,  le  2/  juillet  1792. 

Mane-Antoinette  avait  bien  compris,  étant  donnée 
l'exaltation  populaire,  a  quels  dangers  allait  l'ex- 
poser l'entrée  des  étrangers  en  France.  Aussi  avait- 
elle  cherché  à  prévenir  les  graves  inconvénients  qui 
en  pouvaient  résulter  pour  elle  et  sa  famille  ;  c'est 
dans  ce  but  qu'elle  avait  écrit  à  Mercy  :  «  Tout  est 
perdu,  si  l'on  n'arrête  pas  les  factieux  par  la  crainte 
d'une  punition  prochaine.  Ils  veulent  à  tout  prix  la 
République;  pour  y  arriver,  ils  ont  résolu  d'assas- 
siner le  roi.  Il  serait  nécessaire  qu'un  manifeste  ren- 
dit l'Assemblée  nationale  et  Paris  responsables  de 
ses  jours  et  de  ceux  de  sa  fdrnille.  » 

Le  duc  de  Brunswick  se  conforma  à  cet  avis,  mais 
son  manifeste  était  conçu  dans  les  termes  les  plus 
malheureux. 

Après  avoir  rappelé  qu'il  venait  étouffer  l'anarchie 
et  rétablir  le  pouvoir  royal,  Brunswick  promettait  de 
traiter  comme  rebelles  les  gardes  nationales  qui 
essaieraient  de  résister  et  les  habitants  qui  oseraient 
se  défendre.  Les  membres  de  l'Assemblée  et  les  admi- 
nistrateurs de  Paris  étaient  responsables,  sur  leurs 
têtes,  de  tout  ce  qui  se  passerait  dans  la  capitale.  S'il 
était   fait  la  moindre  violence,   le  moindre  outrage 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  263 

à  la  famille  royale,  la  ville  de  Paris  serait  mise  à  sac, 
livrée  à  une  subversion  totale,  et  les  révoltés  con- 
damnés aux  derniers  supplices. 

Ces  menaces  ne  pouvaient  être  que  funestes  à  ceux 
qu'on  désirait  protéger. 

On  croyait  terroriser  le  peuple,  on  l'exaspéra  et  on 
le  poussa  aux  dernières  extrémités.  Il  résolut  de 
prendre  les  devants  et  de  s'assurer  tout  d'abord  des 
otages  qui  pouvaient  être  son  salut. 

C'est  en  vain  que  le  roi  désavoua  le  manifeste,  il 
ne  put  ramener  ni  l'Assemblée  ni  le  peuple. 

Le  30  juillet,  les  Marseillais  arrivèrent  à  Paris;  ils 
étaient  cinq  cents  et  comptaient  tout  ce  que  le  Midi 
renfermait   de  plus  exalté. 

Santerre  leur  offrit  un  repas  aux  Champs-Elysées. 
Des  gardes  nationaux  dévoués  à  la  cour  se  trouvaient 
non  loin  de  l'endroit  où  étaient  réunis  les  Mar- 
seillais; une  collision  s'ensuivit;  il  y  eut  des  blessés 
et  des  morts.  La  colère  et  les  haines  s'accrurent  contre 
les  aristocrates. 

Les  nouvelles  les  plus  étranges  se  répandent  dans 
la  capitale.  On  prétend  que  les  fédérés  réunis  à  Sois- 
sons  ont  été  empoisonnés  avec  du  verre  mêlé  à  leur 
pain,  qu'il  y  a  déjà  des  centaines  de  victimes.  La 
vérité  est  qu'on  a  trouvé  quelques  éclats  de  verre 
tombés  par  accident  dans  un  sac  de  farine  ;  mais 
il  n'y  a  eu  ni  malade  ni  mort. 

Un  autre  jour,  on  raconte  que  la  supérieure  des 
Sœurs  grises  de  Rueil  a  perdu  son  porte-monnaie, 
dans  lequel  on  a  trouvé  la  preuve  qu'elle  a  envoyé, 
en  quelques  mois,  quarante-huit  mille  livres  aux  émi- 
grés. On  raconte  que  Paris  est  rempli  de  royalistes 
cachés;  on  se  passe  de  main  en  main  des  listes  de 
proscription  où  sont  inscrite  tous  les  patriotes;  or. 
publie  des  pamphlets  annonçant  au:;  partisans  de  la 


264  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

Révolution  le  châtiment  prochain  et  inévitable  qui 
les  attend. 

Toutes  ces  nouvelles,  propagées  à  l'envi,  contri- 
buent à  augmenter  l'irritation  et  l'affolement  de  la 
populace. 

Le  25  juillet,  un  décret  a  rendu  toutes  les  sections 
de  Paris  permanentes.  Elles  se  réunissent  et  chargent 
Pétion  de  demander  la  déchéance  de  Louis  XVI.  Le 
3  août,  le  maire  de  Paris  prend  la  parole  à  l'Assem- 
blée et  remplit  la  mission  dont  il  a  été  chargé;  il 
base  ses  motifs  sur  la  trahison  évidente  du  roi.  La 
discussion  est  renvoyée  au  g  août. 

De  tous  côtés  arrivent  des  pétitions  pour  la  dé- 
chéance. Le  frère  de  M.  Géraud  lui  écrit  de  Bor- 
deaux  : 

«   Bordeaux,   3   août    1792. 

a  Je  vois  par  ta  lettre,  mon  cher  ami,  que  la  patrie 
est  dans  un  grand  danger,  et  que  nous  devons  nous 
attendre  à  de  graves  événements.  J'ai  peur  que  ce 
mois  ne  se  passe  pas  sans  qu'une  guerre  civile 
n'éclate;  Paris  devrait  être  l'endroit  où  le  patrio- 
tisme devrait  triompher  ;  au  contraire,  c'est  le  foyer 
de  l'aristocratie  du  royaume,  car  c'est  le  seul  endroit 
où  il  y  ait  du  trouble.  L'Assemblée  ne  s'est  pas 
comportée  avec  toute  la  fermeté  qu'elle  aurait  dû 
avoir  à  l'égard  du  veto  et  du  pouvoir  exécutif.  Il  y 
a  longtemps  qu'elle  aurait  dû  le  déchoir  de  ses  fonc- 
tions. La  France  n'aura  jamais  une  Constitution  si 
elle  est  toujours  aussi  indulgente.   > 

Les  constitutionnels  et  La  Fayette  proposent  à 
Louis  XVI  de  fuir,  mais  il  s'y  refuse. 

Le  général  allait  bientôt  avoir  à  pourvoir  lui- 
même  à  sa  propre  sûreté.  Gravement  compromis  dans 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  265 

les  derniers  événements,  il  était  déjà  en  exécration 
à  la  foule,  lorsqu'on  apprit  qu'il  avait  arraché  à 
Liickner  la  promesse  de  marcher,  s'il  était  nécessaire, 
contre  la  capitale. 

Il  fut  mis  en  accusation  et  l'Assemblée  fut  appelée 
i  prononcer  son  verdict  le  8  août  : 

((  Jeudi  g  août  1793,  l'an  IV*  de  la  liberté. 

«  L'Assemblée  nationale,  écrit  Edmond  à  un  de 
ses  amis,  vient  encore  de  donner  à  la  France  une 
triste  preuve  de  sa  faiblesse  et  de  sa  pusillanimité  : 
La  Fayette,  le  traitre  La  Fayette  est  absous  de  toute 
accusation;  une  indicible  duplicité,  une  mauvaise  foi 
révoltante  ont  présidé  à  la  défense,  et  Vaublanc 
s'est  présenté  le  premier  pour  être  le  digne  avocat 
d'une  si  belle  cause.  Le  mielleux  orateur  du  côté 
droit  a  pris  la  parole  et,  dans  un  discours  éloquent, 
adroit,  mais  plein  de  raisonnements  captieux  et  so- 
phistiques, de  preuves  et  d'assertions  également 
vaines,  absurdes  et  mensongères,  de  déclamations 
insipides  contre  les  clubs  et  les  vrais  amis  du  peuple, 
il  a  récusé  la  déposition  des  députés  patriotes  comme 
fausse  et  calomnieuse,  s'est  efforcé  d'innocenter  La 
Fayette  et,  enfin,  a  fini  par  demander  la  question 
préalable  sur  la  proposition  du  décret  d'accusation. 

«  Brissot  a  parlé  ensuite  et,  après  un  examen  im- 
passible, approfondi,  sévère,  mais  équitable,  des 
nombreux  griefs  contre  le  général,  il  l'a  déclaré 
atteint  et  convaincu  de  haute  trahison  :  enfin,  au 
nom  de  la  patrie  en  danger,  au  nom  du  souverain 
outragé,  de  la  Constitution  impudemment  violée,  il 
a  conclu  au  décret  d'accusation. 

«  A  la  majorité  de  400  voix  contre  226,  l'Asscm- 
bléc  a  dccidé  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  à  accusation. 


266  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

«  Un  pareil  décret  a  été  reçu  par  le  peuple  avec  la 
plus  véhémente  indignation.  L'effervescence  est  à  son 
comble;  au  sortir  de  l'Assemblée,  MM.  Vaublanc  et 
Girardin  ont  été  maltraités,  des  citoyens  ont  porté  sur 
eux  des  mains  sacrilèges,  l'inviolabilité  des  représen- 
tants du  peuple  a  été  lésée  et  on  ignore  ce  qu'il  en 
serait  arrivé  s'ils  n'avaient  trouvé  dans  un  corps  de 
garde  un  asile  contre  la  fureur  populaire.  Ces  excès 
affligeants,  l'exaltation  qui  enflamme  tous  les  esprits, 
en  un  mot,  les  dissensions  intestines  prêtes  à  éclater, 
tous  ces  fléaux  d'un  Etat  libre  proviennent  en 
grande  partie  de  la  faiblesse  de  l'Assemblée  natio- 
nale :  lorsqu'elle  ne  fait  pas  son  devoir,  lorsqu'au 
mépris  de  l'opinion  publique,  elle  transige  lâchement 
avec  les  principes,  avec  les  lois  éternelles  de  la  jus- 
tice et  de  la  vérité,  elle  livre  toujours  le  peuple  aux 
mouvements  désordonnés  des  passions  les  plus  fou- 
gueuses, et  fait  faire  à  la  Nation  un  pas  de  plus  vers 
la  guerre  civile.  » 

L'acquittement  de  La  Fayette  soulève  dans  Paris 
une  agitation  extraordinaire  :  le  tambour  bat  le  rap- 
pel dans  tous  les  quartiers,  la  garde  nationale  se 
réunit,  l'inquiétude  s'empare  de  tous  les  citoyens   : 

«  Le  peuple  ne  peut  plus  recourir  qu'à  lui-même, 
s'écrie  Danton  aux  Cordeliers,  car  l'Assemblée  a 
absous  La  Fayette;  il  ne  reste  donc  plus  que  vous 
pour  vous  sauver  vous-mêmes.  Hâtez-vous  donc,  car 
cette  nuit  même,  des  satellites  cachés  dans  le  châ- 
teau doivent  faire  une  sortie  sur  le  peuple  et  l'égor- 
ger avant  de  quitter  Pans  pour  rejoindre  Coblentz. 
Sauvez-vous   donc  !   Aux  armes  !   aux  armes  !    » 

Mme  X...  écrit  à  ce  moment  : 

«  Tout  cela  nous  achemine  vers  une  tatastrophe 
qui  fait  frémir  les  amis  de  l'humanité  ;  car  il  pletcvra 
du  sang,  je  n  exagère  point.  Nous  sommeô  dans  une 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  «67 

crise  plus  terrible  que  toutes  celles  qui  ont  précédé; 
mais  il  ne  faut  pas  avoir  l'ingratitude  d'oublier 
tous  les  miracles  que  le  ciel  a  faits  pour  nous  depuis 
quatre  années.  La  Providence  nous  couvre  de  ses 
ailes,  et  malheur  à  ceux  qui  s'en  méâent  (i)!   » 

L'insurrection  est  proclamée;  le  tocsin  sonne,  tout 
Paris  est  en  armes  Les  rues  sont  pleines  de  monde. 
La  nuit  arrive  et  l'obcurité  augmente  encore  les  an- 
goisses des  habitants.  Enfin,  les  heures  s'écoulent,  et 
les  premières  lueurs  du  jour  dissipent  un  instant  les 
terreurs.  On  est  au  10  août. 

M.  Géraud  père  assiste,  avec  ses  fils,  à  cette  célèbre 
journée.  Le  lendemain,  Edm-ond  en  fait  à  un  de  seo 
amis  une  description  que  nous  donnons  sans  en  rien 
retrancher.  On  ne  peut  qu'être  stupéfait  en  voyant 
ce  jeune  homme  si  foncièrement  honnête,  si  doux,  non 
seulement  excuser,  mais  approuver  d'horribles  mas- 
sacres : 

((  Paris,  du  II  août  1792,  l'an  IV®  de  la  liberté. 
a   Mon  ami,  mon  cher  ami, 

«  Ils  sont  enfin  arrivés,  les  jours  de  la  colère  du 
peuple,  et  les  foudres  de  sa  vengeance  éclatent  enfin 
de  toutes  paris  ;  cette  vengeance  est  terrible,  exem- 
plaire et  mémorable  :  le  10  août  1792  achèvera,  au- 
près de  la  postérité,  l'impression  du  14  juillet  1789, 
et  si  la  prise  de  la  Bastille  a  consacré  à  jamais  la 
conquête  de  nos  droits,  la  chute  du  despotisme  et 
le  réveil  du  souverain  opprimé,  les  grands  événe- 
ments de  cette  journée  consacreront  à  jamais  l'affer- 
missement de  notre  liberté,  le  supplément  de  la  révo- 
lution, la  punition  des  conspirateurs  et  l'effroi  de 
nos  ennemis. 

(i)  Journal  tûune  bourgeois». 


268  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

((  La  décision  de  l'Assemblée  nationale  sur  le 
compte  de  La  Fayette  avait  aigri  tous  les  esprits, 
révolté  toutes  les  âmes,  ulcérées  depuis  longtemps 
des  attentats  sans  nombre  impunément  commis 
contre  la  liberté  :  la  plus  grande  fermentation  ré- 
gnait depuis  deux  jours  dans  la  capitale,  le  second 
jour  elle  était  à  son  comble  lorsque  les  ombres  de 
la  nuit  vinrent  en  augmentant  le  trouble  et  l'in- 
quiétude des  citoyens  ajouter  à  l'audace  des  traîtres 
que  Pans  recelait  dans  son  sein.  Plusieurs  patriotes 
avaient  été  provoqués,  insultés,  attaqués  ;  les  fédérés 
marseillais,  assaillis  par  quelques  satellites  du  roi, 
avaient  repoussé  la  force  par  la  force;  en  un 
mot,  une  profonde  animosité  enflammait  les  deux 
partis. 

a  L'orage  gronde  toute  la  nuit,  chacun  veille,  les 
rues  sont  illum.inées,  hérissées  de  piques  et  de  baïon- 
nettes :  vers  les  deux  heures  du  matin,  sans  ordre 
donné,  sans  réquisition,  sans  signal,  Paris  retentit 
tout  à  coup  du  son  de  toutes  les  cloches  et  du  bruit 
de  tous  les  tambours.  Les  sections  s'assemblent;  à 
l'instant  même  tous  les  liens  sont  rompus,  tous  les 
pouvoirs  publics  oubliés  ;  la  prudence  populaire  sus- 
pend provisoirement  le  maire  de  Pans,  le  procureur 
syndic  de  la  commune  et  son  substitut.  La  ville,  les 
faubourgs,  les  fédérés  se  portent  simultanément  au- 
tour du  palais  du  tyran  et  près  de  l'Assemblée  na- 
tionale qui,  dès  avant-hier,  avait  décrété  sa  perma- 
nence. Une  fausse  pg-trouille  assez  considérable, 
armée  de  sabres,  de  pistolets,  de  poignards,  com- 
posée de  prêtres,  de  courtisans  et  de  valets  de  la 
cour,  est  surprise,  arrêtée,  incarcérée;  les  exécutions 
populaires  commencent  avec  le  jour,  et  les  coupables 
jugés  par  les  sections,  ensuite  livrés  aux  mains  du 
peuple,  sont  aussitôt  égorgés  et  décollés.  Sept  têtes 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  269 

sont  promenées  dans  les  Tuileries  et  dans  les  autres 
lieux  adjacents. 

a  Cet  événement  sinistre  n'était  que  l' avant-coureur 
d'un  autre  événement  bien  plus  terrible  encore.  La 
roi  sort  à  huit  heures  du  matin,  visite  en  personne 
les  postes  du  château,  et  passe  en  revue  un  corps 
nombreux  de  gardes  suisses  que  des  ordres  secrets 
avaient  mandé  de  Courbevoie;  une  poignée  de  gre- 
nadiers de  la  section  des  Filles-Saint-Thomas  s'ou- 
blie jusqu'à  crier  Vive  le  roi!  les  citoyens  placés  sur 
la  terrasse  des  Feuillants  ne  leur  répondent  que  par 
des  cris  de  fureur  et  d'indignation.  Après  cette 
scène,  Louis  XVI,  la  reine,  ses  enfants  et  Madame 
Elisabeth  se  retirèrent  à  l'Assemblée;  en  passant  sur 
la  terrasse  des  Feuillants,  la  reine  s'évanouit,  dé- 
chirée sans  doute  de  remords,  d'mquiétudes  et  d'un 
funeste  pressentiment.  Un  instant  après  leur  retraite 
dans  le  sem  du  Corps  législatif,  une  troupe  de  Mar- 
seillais et  quelques  vétérans  de  la  garde  nationale 
s'avancent  vers  les  Suisses,  rangés  en  bataille  dans 
la  cour  du  Carrousel,  les  invitent  à  se  réunir  au 
peuple  et  à  étouffer  tout  germe  de  division;  ceux-ci 
les  laissent  approcher,  et  les  reçoivent  avec  un  air 
d'amitié;  mais  soudain  leur  bataillon  fait  un  feu 
roulant  et  renverse  le  corps  des  Marseillais  qui  venait 
apporter  des  propositions  de  paix;  des  canons  placés 
dans  le  château  aux  embrasures  des  croisées  balayent 
une  foule  de  citoyens  rassemblés  en  armes  dans  la 
place  attenante  au  Carrousel  ;  le  peuple  fuit  à  grands 
cris.  L'artillerie  des  canonniers  parisiens,  qui  se  trou- 
vait là,  riposte  à  celle  du  château,  et  disperse  le 
bataillon  suisse,  qui  rentre  dans  les  appartements 
et  fait  feu  des  fenêtres.  Trois  pièces  de  campagne 
des  Marseillais  battent  le  château  en  ruine  depuis  la 
terrasse  des  Feuillants;  le  peuple  se  rallie  de  toutes 


270  JOURNAL   D'UN   ÉTUDIANT 

parts  et  vient  seconder  les  canonniers  ;  les  forts  de  la 
halle  accourent  tous  bien  armés,  la  gendarmerie  na- 
tionale à  cheval  les  précède;  bientôt  le  château  est 
investi,  les  gardes  suisses  massacrés,  leurs  chefs  dé- 
collés, un  grand  nombre  jeté  par  les  croisées;  le 
peuple  incendie  les  écuries  du  roi  et  les  casernes 
des  Suisses  attenantes  au  château  ;  des  tourbillons  de 
fumée  enveloppent  les  vainqueurs  et  les  vaincus;  les 
appartements  sont  inondés  de  sang,  saccagés,  tous 
les  meubles  brisés,  mutilés,  mis  en  pièces  ;  plusieurs 
Suisses  échappés  au  carnage  ont  été  massacrés  impi- 
toyablement  dans  les  rues  et  les  places  publiques. 

«  Les  victimes  de  la  fureur  du  peuple  se  montent, 
dit-on,  à  onze  cents.  L'on  ne  peut  faire  un  pas  sans 
rencontrer  une  tête,  un  cadavre,  des  membres  encore 
palpitants;  la  voie  publique  est  jonchée  de  ces 
hideux  débris  :  l'on  a  trouvé  dans  la  poche  de  plu- 
sieurs soldats  suisses  une  grande  quantité  d'espèces 
sonnantes  :  ces  misérables  s'étaient  vendus  pour  de 
l'or  et  du  vin;  quelque-uns  d'entre  eux  ont  voulu, 
mais  trop  tard,  se  réunir  au  peuple;  certains  n'ayant 
point  voulu  faire  feu  ont  été  jetés  par  les  fenêtres 
par  leurs  camarades.  Les  caves  du  château,  pleines 
de  vin  exquis,  ont  été  dégarnies  en  un  clin  d'oeil, 
tout  y  est  jonché  de  bouteilles  cassées.  Le  comman- 
dant de  la  garde  nationale  a  été  emprisonné;  l'on 
croit  qu'il  a  trahi  ses  concitoyens  :  le  patriote  San- 
terre  a  été  élu  à  sa  place. 

a  Le  roi,  réfugié  dans  l'Assemblée  pendant  cette 
terrible  action  qui  a  au  moins  duré  deux  heures,  n'a 
montré  qu'une  apathie  stupide  et  féroce;  il  a  de- 
mandé un  pain  qu'il  a  mangé  avec  un  air  d'insou- 
ciance et  de  froideur.  La  reine  a  toujours  conservé  un 
air  triste,  mais  plein  d'impudence  et  de  hauteur; 
l'Assemblée  s'est  comportée  avec  calme,   dignité  et 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  271 

énergie.  Au  moment  où  le  combat  a  commencé,  à 
peine  la  discussion  a-t-elle  été  interrompue;  Guadet, 
qui  présidait  alors,  a  manifesté  une  grande  intrépi- 
dité et  une  présence  d'esprit  étonnante  dans  un  ins- 
tant aussi  alarmant.  Vergniaud,  Gensonné  ont  aussi 
présidé  successivement  ;  le  côté  droit  était  désert,  les 
lâches  avaient  abandonné  leur  poste;  très  peu  de 
patriotes  manquaient.  Toutes  les  sections  se  ren- 
daient en  foule  à  la  barre,  toutes  demandaient  la 
déchéance,  et  toutes  accusaient  le  roi  des  plus  hor- 
ribles trahisons. 

a  L'Assemblée,  après  avoir  juré  solennellement  au 
nom  de  la  nation,  de  la  patrie  en  danger,  de  main- 
tenir la  liberté  et  légalité  ou  de  mourir  à  son  poste, 
a  décrété  la  suspension  provisoire  du  pouvoir  exé- 
cutif et  plusieurs  grandes  mesures  accessoires;  les 
journaux  vous  donneront  les  détails. 

«  Je  n'ajouterai  aucune  réflexion  à  ces  faits  dont  je 
vous  garantis  l'exacte  vérité,  puisque  je  les  ai  vus 
en  grande  partie.  Le  peuple  s'est  comporté  avec  fé- 
rocité, il  faut  l'avouer,  mais  combien  de  circons- 
tances aggravent  les  délits  de  la  cour  et  justifient 
sa  conduite!  Quand  vous  les  connaîtrez,  vous  jugerez 
vous-mêmes  combien  il  est,  je  ne  dis  pas  excusable, 
mais  digne  d'éloges.  Au  reste,  s'il  a  été  cruel,  il  a 
aussi  été  courageux,  vertueux  et  même  désintéressé. 
Il  n'y  a  point  eu  de  pillage.  Les  bijoux,  la  vaisselle, 
l'argent  monnayé  ont  été  portés  à  l'Assemblée. 

«  Pendant  la  nuit  du  9  au  10,  Pétion,  mandé  au 
château,  y  a  été  retenu  comme  otage.  L'Assemblée, 
instruite  de  ce  coup  d'autorité  tyrannique,  l'a  envoyé 
chercher  et  l'a  mandé  à  la  barre,  d'où  cet  inestimable 
magistrat  s'est  retiré  sain  et  sauf  à  l'hôtel  de  la 
mairie.  Il  y  a  été  investi  d'une  force  armée  très  con- 
sidérable  pendant  toute  la  journée.   Le   décret   sur 


272  JOURNAL    D'UN   ÉTUDIANT 

la  convention  nationale  a  été  porté;  il  a  été  suivi 
d'autres  décrets  secondaires  sur  l'organisation  d'un 
nouveau  pouvoir  exécutif. 

«  Adieu,  mon  ami,  adieu,  réjouissez-vous  et  donnez 
à  ma  lettre  toute  la  publicité  que  vous  croirez  conve- 
nable. » 

Rapprochons  de  ce  récit  celui  que  nous  donne 
Mme  X...  Nous  trouvons  sur  les  événements  une  ap- 
préciation absolument  identique  : 

«  Paris,   lo  août  1792. 

a  Jour  de  sang,  jour  de  carnage,  et  pourtant  jour 
de  victoire,  qui  est  arrosé  de  nos  larmes;  écoutez  et 
frémissez   : 

a  La  nuit  s'était  passée  sans  événements.  La 
grande  question  agitée  devait  attirer  beaucoup  de 
monde,  et,  disait-on,  les  faubourgs  ;  c'est  pourquoi 
on  avait  rempli  les  Tuileries  de  gardes  nationaux. 
L'Assemblée  aussi  avait  une  triple  garde.  Le  roi, 
le  matin,  avait  fait,  au  pont  tournant,  la  revue  des 
Suisses,  vers  les  six  heures.  A  huit  heures,  il  se  rendit 
à  l'Assemblée  nationale;  les  Marseillais  venaient  se 
joindre  fraternellement  aux  gardes  parisiennes.  On 
entendait  des  cris  vh'e  le  Roi!  Au  faubourg,  la  na- 
tion criait  :  Vive  la  nation! 

rt  Tout  à  coup,  toutes  les  fenêtres  du  château  sont 
garnies  de  Suisses  et  ils  font  subitement  une  dé- 
charge à  balle  sur  la  garde  nationale.  Les  portes  du 
château  s'ouvrent,  hérissées  de  canons,  et  lâchent  une 
bordée  sur  le  peuple.  Les  Suisses  redoublent.  La 
garde  nationale  avait  à  peine  de  quoi  tirer  deux 
coups;  elle  est  criblée,  le  peuple  fuit;  puis,  la  rage, 
le  désespoir  rallient  tout.  Les  Marseillais  sont  autant 
de  héros  qui  font  des  prodiges  de  valeur.  On  force 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  273 

le  château.  La  justice  du  ciel  aplanit  toutes  les 
voies  et  les  Suisses  expient,  par  tous  les  genres  de 
mort,  la  basse  trahison  dont  ils  sont  les  instruments. 
Toute  la  famille  royale,  jouet  d'une  faction  sangui- 
naire, s'était  réfugiée  à  l'Assemblée  dans  un  moment 
favorable... 

«  C'était  aujourd'hui,  10  août,  que  la  contre-Ré- 
volution devait  éclater  dans  Paris.  Toujours  insen- 
sés, nos  adversaires  croyaient  que  la  corruption  des 
chefs  d'une  partie  de  la  garde  nationale,  soutenue 
des  royalistes  avec  leurs  Suisses  et  tous  les  valets 
des  Tuileries,  feraient  bonne  contenance  et  étourdi- 
raient les  sans-culottes  sans  armes.  Ils  sont  con- 
fondus... 

«  Le  peuple  français  a  vaincu  dans  Paris  l'Au- 
triche et  la  Prusse.  Ce  jour,  que  deux  ou  trois  aristo- 
crates, que  j'ai  vus  dans  leur  cave,  m'avaient  dit  être 
celui  qui  allait  les  faire  voler  aux  Tuileries,  les  en 
éloigne  de  dix  mille  lieues. 

a  Le  peuple  a  tout  brisé  dans  le  château  ;  il  a 
foulé  aux  pieds  toute  la  pompe  des  rois.  Les  ri- 
chesses les  plus  précieuses  ont  volé  par  les  fenêtres. 

a  Le  roi  est  au  Luxembourg,  gardé  par  le  peuple. 
On  a  fait  des  choses  admirables,  et  d'autres  affreuses. 
De  pauvres  sans-culottes  ont  reporté  à  la  Commune 
toutes  les  richesses  qu'ils  avaient  prises. 

«  Paris  est  illuminé  et  les  patrouilles  se  font 
comme  en  89.  Le  calme  le  plus  profond  règne  ici,  et 
la  surveillance  est  si  active  qu'on  peut  dormir  en 
repos  (1).   » 

Ainsi  voici  deux  récits  fournis  par  deux  témoins 
oculaires  et  qui  concordent  sur  tous  les  points.  L'un 
et    l'autre   appartiennent    à   la   bourgeoisie;    l'un    et 

(i)  Journal  â^une  bourgeoise. 

18 


274  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

l'autre  approuvent  hautement  ce  qui  s'est  passé  et 
sont  convaincus  qu'ils  viennent  d'échapper  aux  plus 
graves  périls,  et  que  le  massacre  des  patriotes  était 
imminent  si  la  cour  n'avait  été  battue. 

Mme  X...  revient  sans  cesse  sur  le  complot 
effroyable  dont  le  peuple  a  failli  être  victime. 

«  15  août  1792. 

«  Les  mesures  étaient  tellement  prises  pour  une 
Saint-Barthélémy,  que  le  miracle  de  l'Etre  suprême 
envers  le  peuple  devient  pour  moi  l'article  de  foi 
le  plus  sacré. 

«  Si  le  parti  contre-révolutionnaire  avait  eu  le 
dessus,  des  millions  de  patriotes  auraient  été  ense- 
velis avec  la  liberté  sur  tous  les  points  de  l'empire.  » 

Le  lendemain,  notre  étudiant  est  toujours  sous 
l'heureuse  impression  des  événements  qui  viennent 
de  se  passer,  et  il  écrit  encore  : 

«  Paris,  du  12  août  1792,  l'an  V®  de  la  liberté. 

tt  L'Assemblée  nationale  continue,  mon  ami,  à  bien 
profiter  des  circonstances  ;  tous  ses  décrets  sont  cal- 
qués désormais  sur  les  Droits  de  l'homme. 

«  La  journée  du  10  août  nous  avance  de  dix  ans 
dans  les  routes  brillantes  de  la  liberté  et  de  la  pros- 
périté publique.  De  nombreuses  dépositions  éclairent 
à  chaque  instant  les  horribles  complots  du  ci-devant 
roi  et  des  officiers  suisses  parmi  lesquels  se  sont  trou- 
vés beaucoup  de  gardes  du  corps  et  de  chevaliers 
du  poignard  ;  l'aristocrate  Clermont-Tonnerre  a  été 
massacré,  ainsi  qu'une  foule  d'autres  de  cette  trempe. 
Le  gouvernement  national  des  six  ministres  patriotes 
est  en  activité;  Servan,  le  seul  qui  y  manquait,  arri- 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  275 

vera  certainement  aujourd'hui  du  camp  de  Soissons. 

«  Nous  voilà,  sans  nous  en  douter  et  sans  que  per- 
sonne y  fasse  attention,  sous  un  gouvernement  répu- 
blicain. Encore  quelques  instants  et  les  sincères  amis 
de  la  liberté  ne  tarderont  pas  à  sentir  la  salutaire 
différence  qui  règne  entre  un  tel  ordre  de  choses  et 
une  monarchie  héréditaire,  avec  un  roi  contre-révo- 
lutionnaire. 

«  Le  peuple  s'occupa  hier  à  renverser  toutes  les 
statues  de  rois  qui  souillaient  nos  places  publiques. 
L'on  n'a  pas  même  fait  grâce  à  Henri  IV;  il  était 
roi,  il  était  du  sang  des  Bourbons,  c'en  est  assez. 
J'ai  vu  par  terre  la  statue  équestre  de  Louis  XIV  a 
la  place  Vendôme.  Chaudruc  (i)  a  travaillé  avec  des 
milliers  de  citoyens  à  renverser  celle  de  la  place  des 
Victoires.  Cette  effigie  d'un  tyran  abhorré  a  bientôt 
cédé  aux  efforts  de  tant  de  bras,  et  au  moyen  d'un 
câble  attaché  autour  de  son  cou,  nous  avons  entraîné 
vers  la  terre  ce  colosse  menaçant  qui  semblait  in- 
sulter encore  à  un  peuple  libre  et  souverain.  Soudain 
l'on  s'est  précipité  sur  lui  et  on  lui  a  tranché  la  tête 
à  coups  de  hache  ou  avec  des  scies;  chacun  voulait 
s'asseoir  sur  cette  masse  énorme;  l'on  a  chanté  tout 
autour  la  chute  des  rois  et  la  conquête  de  notre 
liberté  :  l'air  Ça  ira  a  retenti  dans  la  place,  et  des 
cris  de  :  Vive  la  Nation!  mort  aux  tyrans!  ont  ter- 
miné cette  joyeuse  cérémonie.  A  la  place  Louis  XV, 
même  chute,  mêmes  chants,  même  joie. 

a  L'Assemblée  a  soudain  consacré  et  sanctionné 
par  un  décret  l'action  des  citoyens,  et  ces  statues 
royales  serviront  enfin  à  créer  de  la  monnaie  natio- 
nale. Vous  ne  tarderez  pas,  j'espère,  à  imiter  un  pa- 


(i)  Bordelais,  ami  de  Géraud.  ft  comme  lui  en  séjour  à 
Paris. 


276  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

reil  exemple  et  les  Bordelais  ne  souffriront  plus  sur 
leur  place  cette  insolente  statue  du  plus  infâme  et  du 
plus  endurci  de  tous  les  despotes,  de  Louis  XV, 
en  un  mot.  Adieu.  » 

Que  pensait  la  province  des  événements  qui  ve- 
naient de  s'accomplir  à  Paris? 

Chaudruc,  cet  ami  de  Géraud,  que  nous  venons  de 
voir  travailler  avec  tant  d'ardeur  à  renverser  la 
statue  de  la  place  des  Victoires,  avait  quitté  Paris 
après  cet  exploit,  pour  se  rendre  à  la  Rochelle.  C'est 
de  là  qu'il  écrivait  à  son  ami  pour  lui  raconter  ses 
impressions  de  route  : 

«  La  Rochelle,  27  août  1792. 

a  Partout,  mon  cher  Géraud,  j'ai  trouvé  le  patrio- 
tisme fortement  électrisé  par  la  journée  du  10,  à 
jamais  mémorable  pour  notre  liberté.  Pas  un  village 
qui  n'adhérât  et  n'applaudît  aux  sages  décrets  de 
l'Assemblée  nationale  et  au  courage  des  Parisiens, 
pas  un  individu  raisonnant  qui  ne  fût  convaincu 
de  la  nécessité  de  cette  révolution,  qui  ne  jurât  une 
haine  éternelle  au  sang  des  Bourbons  et  ne  de- 
mandât la  mort  des  traîtres. 

a  Voilà,  mon  ami,  un  des  vrais  plaisirs  de  ma 
route  :  à  chaque  relais  l'on  m'entourait,  l'on  m'in- 
terrogeait et  chacun  me  souhaitait  un  bon  voyage 
pour  mes  bonnes  nouvelles.  Le  dévouement  le  plus 
étonnant  anime  les  campagnes;  un  village  de  quinze 
cents  habitants  avait  sur  les  frontières  deux  cents 
hommes  ;  c'est  le  rapport  que  me  fit  le  maire  du  lieu. 
Depuis  Orléans  jusqu'à  Poitiers  c'était  une  proces- 
sion continuelle  de  jeunes  gens  se  rendant  aux  ar- 
mées, en  criant  vive  la  liberté!  et  bénissant  le  sort 
de    les    avoir    choisi    pour    défendre    la    patrie.    Si 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  277 

MM.  Frédéric  et  Léopold  avaient  voyagé  avec  moi, 
ils  eussent  certainement  été  convaincus  que  c'est  une 
bien  grande  folie  de  vouloir  enchaîner  des  Fran- 
çais et  que  pour  éviter  la  propagation  de  nos  heureux 
principes,  une  prompte  retraite  était  pour  eux  le  seul 
moyen  de  l'éviter. 

«  J'irai  aujourd'hui  aux  amis  de  la  Constitution. 
Hier,  je  prêtai  le  serment  de  défendre  l'égalité;  la 
garde  nationale  me  parut  le  jurer  avec  toute  l'énergie 
d'amants  de  la  liberté.  Les  soldats  d'un  régiment 
de  troupes  de  ligne  suivirent  cette  impulsion,  mais 
j'eus  le  malheur  de  remarquer  que  les  officiers, 
quoique  presque  tous  nouveaux,  ne  firent  qu'une  sorte 
de  simulacre. 

«  Tous  les  bustes  de  Louis  XIV  qu'on  voyait  sur 
tous  les  bastions  ont  dégringolé  ;  tout  cela  me  pré- 
sage du  patriotisme  dans  cette  ville.  » 

Dès  le  10  août  la  Commune  demande  l'arrestation 
de  Louis  XVI. 

L'Assemblée  suspend  le  roi  de  ses  fonctions  de 
chef  du  pouvoir  exécutif.  Les  ministres,  réunis  sous 
le  nom  de  Cotiseil  exécutif,  sont  chargés  de  l'admi- 
nistration et  de  l'exécution  des  lois.  Roland  est 
nommé  à  l'Intérieur,  Servan  à  la  Guerre,  Clavière 
aux  Finances,  Danton  à  la  Justice. 

Le  roi  et  sa  famille  sont  enfermés  au  Temple;  ils 
y  sont  conduits  dans  la  soirée  du  13  août,  et  sur  leur 
passage  la  foule  les  couvre  d'invectives  et  de  huées. 
Mais  c'est  toujours  la  reine  que  la  population  pour- 
suit de  sa  haine  et  c'est  surtout  à  elle  que  s'adressent 
les  plus  grossières  injures. 

Le  lendemain  du  10  août,  Prudhomme,  dans  son 
journal  (les  Révolutions  de  Paris),  demande  que 
l'on  dresse  l'échafaud  et  que  l'on  y  fasse  monter 
Louis  Nérot.  a  Les  forfaits  de  Louis  XVI  sont  avé- 


278  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

rés,  dit-il,  il  n'y  a  que  des  traîtres  qui  puissent  les 
révoquer  en  doute  :  ils  crient  vengeance...  La  Répu- 
blique entière  est  couverte  de  ses  crimes;  il  faut  que 
le  glaive  de  la  loi,  trop  longtemps  suspendu,  tombe 
enfin  et  lui  fasse,  aux  yeux  de  l'univers,  expier  ses 
trahisons.  » 

Il  y  a  un  peu  d'effervescence  dans  le  peuple,  parce 
que  «  le  sang  de  ceux  qui  ont  succombé  le  10  août, 
pour  sauver  la  liberté,  fume  encore  et  qu'il  n'est 
pas  vengé  ». 

Un  membre  de  la  Commune  se  présente  à  l'Assem- 
blée :  «  Comme  citoyen,  comme  magistrat  du  peuple, 
je  viens  vous  annoncer  que  ce  soir,  à  minuit,  le  tocsin 
sonnera  et  la  générale  battra.  Le  peuple  est  las  de 
n'être  point  vengé.  Craignez  qu'il  ne  se  fasse  justice 
lui-même.   » 

L'Assemblée  effrayée  institue  un  tribunal  extraor- 
dinaire pour  juger  les  crimes  du  10  août.  En  même 
temps  l'argent  a  pleut  »  pour  les  veuves  et  les  orphe- 
lins de  ceux  qui  sont  morts  en  défendant  la  cause 
populaire.  Un  député  donne  sa  croix  de  Saint-Louis, 
et  son  exemple  trouve  de  nombreux  imitateurs. 

Ces  événements,  qui  se  succèdent  avec  tant  de  ra- 
pidité, ont-ils  altéré  l'aspect  de  la  capitale,  troublé 
sa  quiétude?  en  aucune  façon. 

L'après-midi,  on  se  rend  au  jardin  du  roi,  la  foule 
s'y  presse,  élégante  et  joyeuse.  Le  commerce  est  bril- 
lant, les  étrangers  abondent.  Tous  les  visages  portent 
l'empreinte  de  la  cordialité.  Dans  tous  les  quartiers 
règne  le  même  calme,  la  même  tranquillité.  Le  pro- 
meneur charmé  assiste  souvent  à  des  scènes  qui  rap- 
pellent les  temps  idylliques  : 

«  Je  suis  allée  aujourd'hui  à  la  mairie,  écrit 
Mme  X...  Mon  Dieu,  que  le  Français  est  gai  et  ai- 
mable! Il  sème  des  roses  partout.  Il  y  avait  là,  pour 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  279 

le  coup,  des  fédérés  des  quatre-vingt-trois  départe- 
ments, avec  des  violons  basques  ;  ils  dansaient  des 
périgourdines,  des  bourrées,  des  danses  étrangères, 
avec  une  grâce,  une  légèreté,  une  gaieté  charmantes; 
ils  étaient  dans  la  cour  et  paraissaient  nouveaux 
débarqués  ;  c'était  leur  débotté,  et  ils  étaient  tous  si 
bizarres,  que  sûrement  ils  venaient  de  toutes  les 
extrémités  de  l'empire  (i)-  » 

Le  22,  des  jeux  funèbres  ont  lieu  aux  Tuileries. 
Le  cortège  est  magnifique,  les  décorations  superbes; 
le  soir,  il  y  a  une  grande  illumination  et  on  entend 
une  musique  délicieuse.  La  foule  est  immense,  tout 
Paris  est  là;  il  n'y  a  pas  un  instant  de  trouble,  le 
peuple  manifeste  sa  satisfaction  par  les  cris  inces- 
samment répétés  de  :  «  Vive  la  nation  !  » 

Le  roi  avait  été  enfermé  au  Temple  avec  sa  fa- 
mille. La  dignité  de  son  maintien  et  sa  tranquillité 
apparente,  qu'ils  prenaient  pour  de  l'insouciance, 
stupéfiaient  ses  gardiens. 

0  La  nature  de  ces  gens  couronnés  est  véritable- 
ment différente  de  la  nôtre,  écrit  Mme  X...  Ils  sont 
sans  âme;  leur  repas,  leur  sommeil,  rien  n'a  été 
dérangé;  ils  jouent  au  trictrac,  et,  insensibles  dans 
une  calamité  qui  nous  pénètre  d'horreur,  ils  semblent 
n'y  pas  penser. 

«  Louis  dort  et  médite  comme  Vitellius;  Médicis 
est  fière  comme  Agrippine  ;  ils  attendent  les  Prus- 
siens et  les  Autrichiens  pour  mettre  à  la  raison  cette 
canaille,  qu'on  appelle  hommes  improprement  (2).   » 

L'infortune  de  la  famille  royale  n'a  pu  désarmer 
les  haines  accumulées  et  déjà  s'agite  l'idée  de  la 
peine  capitale  pour  punir  les  crimes  dont  sont  soup- 


(i)  Journal  d'une  bourgeoise. 
(2)  Ibid. 


28o  JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION 

çonnés  le  malheureux  monarque  et  son  épouse. 
«  Le  peuple  désire  le  jugement  de  la  reine,  raconte 
un  chroniqueur,  et  il  sera  peut-être  difficile  de  le 
faire  attendre  jusqu'à  la  Convention  nationale.  On 
pense  aujourd'hui  que,  dans  quelque  temps  qu'on  la 
juge,  elle  échappera  à  la  peine  de  mort.  Louis  XVI 
l'évitera-t-il  ?  Voilà  une  grande  question.  Les  gens 
sages  désirent  qu'on  se  borne  à  le  chasser  honteuse- 
ment de  la  France  et  à  le  laisser  errer  en  pays  étran- 
ger, a&n  qu'il  serve  d'exemple  à  tous  les  tyrans  (i).  » 

(i)   Correspondance  secrète,  par  I.I.  DE  Lescure. 


CHAPITRE  XVIII 

AOUT-SEPTEMBRE     I792 


Sommaire  :  Fuite  de  La  Fayette.  —  Aspect  de  Paris.  — 
Prise  de  Longwy.  —  Emotion  de  la  capitale.  —  Mas- 
sacres de  Septembre. 


Pendant  le  courant  du  mois  d'août,  rexaspération 
populaire  ne  fait  que  croître. 

L'Assemblée  avait  envoyé  des  commissaires  aux 
armées  pour  leur  annoncer  la  suspension  du  roi  et 
les  événements  du  lo  août.  La  Fayette  fit  arrêter  les 
trois  commissaires  qui  se  présentèrent.  A  cette  nou- 
velle, l'Assemblée  le  déclare  traître  à  la  patrie  et 
lance  contre  lui  un  décret  d'accusation.  Le  général, 
abandonné  de  ses  troupes,  s'enfuit  aux  avant-postes 
autrichiens,  où  il  est  arrêté  et  de  là  conduit  dans  les 
cachots   d'Olmiitz. 

Pendant  ce  temps,  cent  quarante  mille  hommes  bien 
organisés  menacent  la  France.  Plusieurs  corps  d'émi- 
grés font  partie  des  armées  autrichiennes  et  prus- 
siennes. Sur  leurs  renseignements,  le  roi  de  Prusse  est 
convaincu  qu'il  ne  va  faire  en  France  qu'une  simple 
promenade  militaire  et  qu'il  ne  rencontrera  aucune 
résistance  sérieuse. 

Les  nouvelles  de  l'invasion  troublaient  profondé- 
ment les  esprits;  à  Paris  surtout,  l'inquiétude  agi- 
tait toute  la  population.  On  se  disait  avec  terreur, 


282  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

que  l'on  n'avait  pas  seulement  à  combattre  l'ennemi 
étranger,  mais  encore  et  surtout  l'ennemi  intérieur, 
c'est-à-dire  ces  aristocrates,  qui  conspiraient  depuis 
des  années  pour  détruire  la  liberté,  qui  appelaient  les 
armées  étrangères  à  leur  secours,  et  se  préparaient  à 
leur  ouvrir  les  portes  de  Paris.  On  se  voyait  environné 
des  plus  épouvantables  trahisons;  la  cassette  de  fer, 
trouvée  aux  Tuileries,  ne  laissait  plus  de  doute  sur  la 
connivence  du  roi  avec  les  traîtres.  Une  mouve- 
ment de  la  part  des  royalistes  réunis  à  Paris  pa- 
raissait imminent  et  l'idée  d'une  réaction  affolait 
les  esprits.  On  parlait  de  rassemblements  armés,  de 
conspirations,  on  s'attendait  à  chaque  instant  à  voir 
les  contre-révolutionnaires  descendre  dans  la  rue, 
délivrer  le  roi  et  livrer  la  France  aux  émigrés  et 
aux   coalisés. 

Le  26,  la  nouvelle  se  répand  tout  à  coup  que 
Longwy  vient  de  capituler  après  un  bombardement 
de  quelques  heures.  La  terreur  s'empare  de  Paris  ;  il 
devient  évident  pour  tous  que  l'étranger  a  des  intel- 
ligences partout,  dans  toutes  les  places  et  que,  grâce 
à  la  trahison,  rien  ne  pourra  l'arrêter  dans  sa  marche 
en  avant. 

«  Cette  prise  de  Longwy  nous  consterne  et  ranime 
les  aristocrates,  écrit  Mme  X...  On  voit  clair  comme 
le  jour  qu'elle  est  l'effet  de  la  trahison. 

a  L'Assemblée  nationale  et  le  Conseil  exécutif 
sont  dans  une  activité  permanente;  mais  peuvent-ils 
réparer,  d'un  coup  de  baguette,  l'œuvre  ténébreuse 
d'une  cour  sanguinaire  et  de  ses  nombreux  agents 
qui,  depuis  trois  années,  travaillent  à  notre  perte  et 
ourdissent  la  trame  qui  nous  enveloppe  aujourd'hui. 
On  en  a  brisé  bien  des  fils;  mais  il  en  reste  assez 
pour  faire  répandre  encore  bien  des  flots  de  sang.  » 

Pendant  que  Paris  est  dans  la  consternation,  où  le 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  283 

plonge  cette  nouvelle  inattendue,  les  royalistes  ne 
peuvent  dissimuler  leur  joie.  Ils  exultent  et  com- 
mettent mille  imprudences,  mille  folies.  Ils  annon- 
cent que  les  Prussiens  seront  dans  huit  jours  sous 
Paris,  qu'ils  vont  leur  préparer  des  gîtes,  que  toutes 
les    villes    frontières    feront   comme   Longwy,    etc. 

«  Vraiment,  dit  Mme  X...,  j'étais  avec  tous  les 
patriotes  dans  une  espèce  de  consternation  et  d'in- 
dignation d'entendre  des  Français  former  des  vœux 
impies  contre  des  Français.  Si  leurs  chers  Prus- 
siens ont  encore  un  succès,  ils  rediront  leurs  sottises, 
et  je  ne  sais  pas  ce  qui  en  arrivera;  car  la  patience 
des  plus  sages  est  à  bout  par  leurs  rodomontades  (i).» 

La  foule  n'est  déjà  que  trop  portée  à  accuser  les 
aristocrates  de  tous  les  maux  qui  pouvaient  fondre 
sur  la  France  ;  ces  déplorables  intempérances  de  lan- 
gage réveillaient  toutes  les  idées  de  trahison,  surexci- 
taient tous  les  soupçons. 

L'Assemblée,  pour  apaiser  l'émotion  de  la  capi- 
tale, décrète  la  peine  de  mort  contre  tout  citoyen  qui, 
dans  une  place  assiégée,  parlera  de  se  rendre.  Des 
mesures  extraordinaires  sont  prises  pour  provoquer 
les  enrôlements  et  mettre  Paris  en  état  de  résister. 

On  vide  les  arsenaux,  on  prend  tous  les  moyens 
de  défense  ;  on  forme  quatre  camps  aux  environs  de 
Paris;  on  creuse  des  fossés,  etc.  Dans  toutes  les 
sections  on  arme  les  indigents  et  on  leur  donne  une 
paye;  on  ordonne  le  désarmement  et  l'arrestation 
des  suspects,  on  organise  des  visites  domiciliaires  pour 
saisir  toutes  les  armes  et  s'emparer  de  ceux  qu'on 
soupçonne  de  trahir  leur  pays,  de  tous  «  ces  mau- 
vais citoyens  qui   se  cachent   depuis   le    10  août    ». 

Le  29  août,  à  quatre  heures  du  soir,  la  générale 

(i)  Journal  d'une  bourgeoise. 


284  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

bat,  chacun  est  averti  de  rentrer  dans  son  domicile 
avant  six  heures.  Toutes  les  boutiques  sont  fermées, 
les  barrières  gardées  ainsi  que  la  rivière;  Paris 
devient  un  vaste  désert.  Il  en  est  ainsi  pendant 
quarante-huit  heures.  Il  est  défendu  de  sortir  de  chez 
soi,  on  doit  y  attendre  la  visite  des  commissaires  de 
la  Commune,  qui  font  leurs  perquisitions  assistés  de 
la  force  armée.  Des  milliers  d'infortunés  sont  arrêtés 
et  jetés  dans  les  prisons. 

Paris  présente  l'aspect  le  plus  effrayant  :  partout 
des  canons,  des  hommes  armés;  des  affiches  mena- 
çantes à  tous  les  coins  de  rue. 

La  capitale  est  encore  sous  le  coup  de  la  capitula- 
tion de  Longwy,  quand  elle  apprend  que  les  cam- 
pagnes des  Deux-Sèvres  ont  pris  les  armes,  que  le 
Morbihan  s'est  soulevé,  que  Grenoble  est  en  insurrec- 
tion. De  tous  côtés  arrivent  des  nouvelles  désastreuses 
qui  augmentent  encore  le  trouble  des  esprits  et  les 
terreurs  de  l'avenir. 

Le  comité  de  la  défense  générale,  établi  dans  l'As- 
semblée, se  réunit  au  Conseil  exécutif  pour  aviser  aux 
mesures  à  prendre  dans  les  circonstances  critiques  que 
l'on  traverse.  Plusieurs  sont  d'avis  que  rien  ne  peut 
arrêter  la  marche  des  Prussiens  sur  Paris,  que  leur 
arrivée  sous  la  capitale  est  imminente  et  que  le  gou- 
vernement doit  se  retirer  en  province  pour  y  organiser 
la  résistance. 

Danton  prend  la  parole  : 

«  On  vous  propose,  dit-il,  de  quitter  Paris.  Vous 
n'ignorez  pas  que,  dans  l'opinion  des  ennemis,  Paris 
représente  la  France,  et  que,  leur  céder  ce  point,  c'est 
leur  abandonner  la  Révolution.  Reculer,  c'est  nous 
perdre.  Il  faut  donc  nous  maintenir  ici  par  tous  les 
moyens,  et  nous  sauver  par  l'audace. 

a   Parmi  les  moyens  proposés,  aucun  ne  m'a  paru 


i 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  285 

décisif.  Il  ne  faut  pas  se  dissimuler  la  situation  dans 
laquelle  nous  a  placés  le  10  août.  Il  nous  a  divisés  en 
républicains  et  en  royalistes,  les  premiers  peu  nom- 
breux et  les  seconds  beaucoup.  Dans  cet  état  de  fai- 
blesse, nous,  républicains,  nous  sommes  exposés  à 
deux  feux  :  celui  de  l'ennemi  placé  au  dehors,  et 
celui  des  royalistes  placés  au  dedans.  Il  est  un  direc- 
toire qui  siège  secrètement  à  Paris,  et  correspond  avec 
l'armée  prussienne.  Pour  le  déconcerter  et  empêcher 
sa  funeste  correspondance  avec  l'étranger,  il  faut... 
il  faut  faire  peur  aux  royalistes!...  C'est  dans  Paris 
surtout  qu'il  vous  importe  de  vous  maintenir,  et  ce 
n'est  pas  en  vous  épuisant  dans  des  combats  incer- 
tains que  vous  y  réussirez.   » 

Cette  opinion  l'emporte  :  l'on  décide  de  demeurer 
à  tout  prix  dans  la  capitale  et,  au  besoin,  de  s'en- 
sevelir sous  ses  ruines. 

Dans  le  public,  la  haine  contre  les  aristocrates, 
contre  les  traîtres,  contre  les  conspirateurs  augmente 
chaque  jour.  On  se  plaint  de  la  lenteur  du  tribunal 
chargé  de  punir  les  crimes  du  10  août.  Tout  à  coup, 
l'on  apprend  que  l'ancien  ministre  Montmorin  vient 
d'être  acquitté.  L'indignation  éclate  :  décidément  la 
trahison  est  partout.  En  même  temps  les  bruits  les 
plus  menaçants  circulent  dans  le  public  :  on  parle 
d'une  vaste  conjuration  :  les  prisonniers,  armés  par 
des  traîtres,  doivent  s'enfuir  de  leurs  prisons,  égor- 
ger les  patriotes  et  ouvrir  la  ville  aux  Prussiens.  Ce 
n'est  pas  seulement  dans  la  lie  du  peuple  que  ces 
bruits  trouvent  créance;  les  artisans,  la  bourgeoisie, 
sont  convaincus  de  leur  réalité.  Les  têtes  se  montent, 
les  imagmations  s'affolent,  on  ne  voit  autour  de  soi 
que  pièges,  perfidies,  trahisons;  on  se  croit  déjà  sous 
le  joug  de  l'étranger  et  des  émigrés  qui  vont  exercer 
d'atroces  vengeances  et  inonder  la  France  du  sang 


286  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

des  patriotes.  On  se  raconte  que  des  potences  sont 
déjà  préparées  pour  les  Jacobins  et  on  ne  parle  que 
des  atrocités  commises  par  les  troupes  étrangères 
sur  les  partisans  de  la  Révolution. 

Le  2  septembre  était  un  dimanche  et  l'oisiveté 
contribuait  encore  à  augmenter  le  tumulte  populaire. 
De  bonne  heure  se  répand  le  bruit  de  la  prise  de 
Verdun  par  les  Prussiens  (i).  C'est  la  route  de  Paris 
ouverte  aux  ennemis  ;  ils  peuvent  être  en  trois  jours 
devant  la  capitale.  Une  exaltation  effrayante  s'em- 
pare de  toute  la  ville  : 

0  II  n'est  plus  temps  de  discourir,  s'écrie  Ver- 
gniaud  à  l'Assemblée,  il  faut  piocher  la  fosse  de  nos 
ennemis,  ou  chaque  pas  qu'il  font  en  avant  pioche 
la  nôtre.  » 

a  Le  canon  que  vous  allez  entendre  n'est  point  le 
canon  d'alarme,  hurle  Danton,  c'est  le  pas  de  charge 
sur  les  ennemis  de  la  patrie.  Pour  les  vaincre,  pour 
les  atterrer,  que  faut-il  ?  de  l'audace,  encore  de  l'au- 
dace, et  toujours  de  l'audace!  » 

La  Commune  décide  la  levée  en  masse  de  tous  les 
citoyens.  On  tire  le  canon  d'alarme,  on  sonne  le 
tocsin,  toute  la  ville  est  debout.  Une  terreur  profonde 
règne  dans  les  prisons.  Au  Temple,  la  famille  royale 
se  demande  avec  anxiété  la  cause  de  tant  d'agita- 
tions. Tout  à  coup  le  bruit  se  répand  que  les  roya- 
listes marchent  sur  les  prisons  et  qu'ils  vont  livrer 
la  ville  aux  Prussiens.  Ce  bruit  porte  le  dernier  coup 
aux  imaginations  surchauffées  par  les  derniers  événe- 
ments. 

Une  troupe  armée  rencontre  vingt-quatre  prêtres 
qu'on  transférait  de  l'Hôtel  de  Ville  à  l'Abbaye  : 
«    Voilà,    disent    les    fédérés,    les   conspirateurs    qui 

(i)  C'était  une  erreur,  Verdun  n'était  qu'investi. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  287 

doivent  égorger  nos  femmes  et  nos  enfants,  tandis 
que  nous  serons  à  la  frontière  »,  et  les  malheureux 
sont  massacrés  sans  pitié.  Billaud-Varennes,  membre 
de  la  Commune,  encourage  les  égorgeurs  en  leur  di- 
sant :  a  Peuple,  tu  immoles  tes  ennemis,  tu  fais  ton 
devoir.   » 

De  là  les  assassins  vont  aux  Carmes,  où  deux  cents 
prêtres  sont  enfermés,  à  l'Abbaye  011  sont  de  nom- 
breux prisonniers  ;  partout  ces  infortunés  sont  mis  à 
mort  sans  merci,  après  un  simulacre  de  jugement. 
L'idée  fixe  de  ces  misérables  est  que  les  aristocrates 
doivent  égorger  les  femmes  et  les  enfants  des  pa- 
triotes partis  pour  la  frontière,  et  qu'en  les  suppri- 
mant ils  sauvent  des  têtes  innocentes. 

Du  reste,  ils  prétendent  remplir  un  devoir  civique 
et  ne  frapper  que  les  coupables  :  un  jeune  homme, 
réclamé  par  sa  section,  est  déclaré  pur  d'aristocratie. 
Aussitôt  il  est  acquitté  et  porté  en  triomphe  sur  les 
bras  sanglants  des  exécuteurs. 

M.  Journiac  de  Saint-Méard,  auquel  on  reproche 
d'avoir  écrit  dans  le  Journal  de  la  cour,  prouve  son 
innocence;  on  l'accuse  d'avoir  émigré;  il  démontre 
qu'il  y  a  erreur  :  «  Mais  tu  es  un  aristocrate.  —  Oui, 
répond-il  hardiment,  mais  vous  n'êtes  pas  ici  pour 
juger  les  opinions,  vous  ne  devez  juger  que  la  con- 
duite. »  Son  fier  langage  en  impose  et  sa  grâce  est 
proclamée.  Aussitôt  des  cris  de  «  Vive  la  nation  !  b 
retentissent,  le  prisonnier  est  embrassé  et  escorté 
jusque  chez  lui  par  deux  de  ces  monstres  qui  de- 
mandent à  être  témoins  de  la  joie  de  sa  famille;  puis 
ils  retournent  au  carnage. 

Ils  apprennent  qu'un  geôlier  a  laissé  ses  prison- 
niers sans  eau  pendant  vingt-quatre  heures  :  ils  s'in- 
dignent et  veulent  le  tuer  pour  le  punir  de  son  inhu- 
manité; c'est  à  grand'peine  qu'il  leur  échappe. 


28S  JOURNAL    D'UX    ÉTUDIANT 

Au  Châtelet,  à  la  Force,  à  la  Conciergerie,  aux 
Bernardins,  à  Saint-Firmin,  à  la  Salpêtrière,  à  Bi- 
cêtre,  mêmes  exécutions  sanglantes,  mêmes  atrocités. 
Le  massacre  continue  toute  la  nuit. 

Pendant  cette  soirée  il  y  a  foule  aux  Tuileries; 
deux  magnifiques  pyramides  de  lumières  placées  sur 
le  grand  bassin  éclairent  tout  le  jardin;  sur  la  ter- 
rasse des  Feuillants  on  y  voit  comme  en  plein  jour. 
Dans  les  allées  toutes  les  boutiques  sont  éclairées.  Le 
jardin  est  rempli  de  promeneurs,  de  groupes  de 
femmes  et  d'enfants.  Tout  le  monde  semble  ignorer 
les   crimes   horribles   qui   s'accomplissent. 

Durant  la  nuit  le  silence  règne  dans  Paris.  On 
n'entend  ni  le  bruit  des  tambours,  ni  le  bruit  des 
cloches;  la  capitale  paraît  dormir  d'un  sommeil 
paisible. 

Les  massacres  continuent  pendant  deux  jours  sans 
qu'on  fasse  rien  pour  y  mettre  un  terme.  Ce  ne  sont 
pas  seulement  des  nobles,  des  aristocrates  abhorrés, 
qui  sont  victimes  de  cette  ivresse  sanguinaire  :  au 
Châtelet,  on  massacre  des  voleurs  ;  aux  Bernardins, 
des  forçats;  à  Bicêtre,  des  pauvres,  des  vieillards,  des 
malades,  des  enfants  ;  à  la  Salpêtrière,  des  femmes, 
des  orphelins. 

Ces  scènes  effroyables,  ces  actes  de  cannibalisme, 
dont  le  souvenir  seul  fait  frémir  d'horreur,  ont-ils 
terrifié  Paris,  ont-ils  révolté  la  conscience  publique, 
vont-ils  soulever  une  indignation  universelle?  Hélas! 
non.  L'imminence  du  péril,  la  rage  d'avoir  été  trahi, 
l'indignation  contre  tous  les  aristocrates  ont  à  ce 
point  échauffé  les  esprits  qu'on  approuve  ces  abomi- 
nables massacres. 

Si  quelques  âmes  sensibles  s'apitoient  sur  le  sort 
des  infortunées  victimes,  elles  s'empressent  d'ajouter 
qu'après  tout,  le  peuple  a  été  juste,  et  qu'il  n'a  fait 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  289 

que  devancer  le  glaive  des  lois  qui  ne  pouvait  man- 
quer de  frapper  ces  criminels  :  «  Si  on  les  eût  laissé 
vivre,  ils  nous  auraient  égorgés  dans  quelques  jours, 
disait-on  :  au  moins  maintenant,  si  nous  sommes 
vaincus,  ils  auront  succombé  avant  nous.   » 

Il  est  juste  d'ajouter  qu'au  premier  moment,  on 
ne  se  rend  pas  bien  compte  de  ce  qui  s'est  passé,  on 
ne  comprend  ni  le  caractère,  ni  la  portée  de  cet 
atroce  événement;  on  s'imagine  que  des  criminels 
seuls  ont  succombé,  et  l'on  se  dit  que  si  l'humanité 
en  souffre,  le  salut  de  la  patrie  l'a  exigé. 

Mme  X...  écrit  simplement  : 

«   2   septembre    1792. 

a  Quand  on  veut  la  fin,  il  faut  vouloir  les  moyens; 
point  d'humanité  barbare.  Le  peuple  est  levé  ;  le 
peuple,  terrible  dans  sa  fureur,  venge  les  crimes  de 
trois  ans  des  plus  lâches  trahisons.  Oh  !  mon  ami  ! 
je  me  réfugie  dans  vos  bras,  pour  verser  un  torrent 
de  larmes;  mais  je  vous  crie  avant  tout  :  la  France 
est  sauvée!  Ces  larmes,  je  les  répands  sur  le  sort  de 
nos  malheureux  frères  patriotes,  tombés  sous  le  fer 
des  Prussiens.  Verdun  est  assiégé  et  ne  peut  tenir  que 
deux  jours.  La  joie  de  nos  féroces  aristocrates  con- 
traste avec  notre  profonde  affliction.  Ecoutez;  trem- 
blez :  le  canon  d'alarme  tonne  vers  midi  ;  le  tocsin 
sonne,  la  générale  bat.  Des  proclamations  pathé- 
tiques de  la  municipalité  fixaient  l'attention  du 
peuple  et  touchaient  son  cœur  :  a  Volez  au  secours 
(c  de  vos  frères  !  Aux  armes  ;  aux  armes  !  »  Chacun  s'em- 
presse, court.  La  fureur  martiale,  qui  a  saisi  tous  les 
Parisiens,  est  un  prodige;  des  pères  de  famille,  des 
bourgeois,  des  troupes,  des  sans-culottes,  tout  part. 
Le  peuple  a  dit  :  «   Nous  laissons  dans  nos  foyers 

19 


290  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

a  nos  femmes,  nos  enfants,  au  milieu  de  nos  ennemis  ; 
«  purgeons-en  la  terre  de  la  liberté.  »  Mon  ami,  je 
jette  ici,  d'une  main  tremblante,  un  voile  sur  les 
crimes  qu'on  a  forcé  le  peuple  à  commettre  par  tous 
ceux  dont  il  est  depuis  trois  ans  la  triste  victime. 
Les  noirs  complots  qui  se  couvrent  de  toutes  parts 
portent  la  lumière  la  plus  affreuse  et  la  conviction  la 
plus  certaine  sur  le  sort  qui  attend  et  menace  les 
patriotes  ;  s'ils  ne  font  pas  périr,  ils  périssent  ! 
Atroce  nécessité,  ouvrage  funeste  de  nos  ennemis  ! 
Des  têtes  coupées,  des  prêtres  massacés...  Je  ne  puis 
vous  en  faire  le  récit,  quoique  éclairée  par  ma  raison, 
qui  me  crie  :  les  Prussiens  et  les  rois  en  auraient  bien 
fait  autant  et  mille  fois  davantage.  Mon  Dieu  !  ayez 
pitié  d'un  peuple  qu'on  précipite  dans  la  voie  du 
carnage  en  le  provoquant;  ne  lui  imputez  pas  (i).  » 
Quant  à  notre  étudiant,  nous  connaissons  assez  ses 
sympathies  pour  prévoir  les  appréciations  qu'il  va 
porter  sur  les  événements  : 

L'an  P""  de  l'égalité. 
u  Du  4  septembre  1792.  L'an  IV"  de  la  liberté, 

«  Depuis  avant-hier,  mon  cher  ami,  nous  sommes 
entourés  d'inquiétude,  investis  d'épouvante.  Di- 
manche, environ  vers  midi,  l'on  tira  sur  le  Pont-Neuf 
le  canon  d'alarme  et  le  tocsin  sonna  à  la  Maison  com- 
mune. Au  milieu  du  tumulte  et  de  la  rumeur  pu- 
blique, j'appris  que  Verdun,  la  dernière  place  forte 
avant  Paris,  était  au  pouvoir  des  Autrichiens;  cette 
terrible  nouvelle  me  parut  exagérée  et  fort  douteuse. 
Un  instant  après  une  proclamation  fut  faite  par 
ordre  de  la  municipalité  dans  tous  les  carrefours  de 

(i)  Journal  d'une  bourgeoise. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  291 

la  ville,  destinée  à  donner  au  peuple  une  impulsion 
salutaire,  à  lui  imprimer  un  grand  mouvement  ;  elle 
était  conçue  à  peu  près  en  ces  termes  : 

«  Citoyens,  l'ennemi  est  aux  portes  de  Paris.  Ver- 
te dun  qui  l'arrête  ne  peut  tenir  que  huit  jours;  les 
«  habitants  ont  juré  de  vaincre  ou  de  s'enterrer  sous 
«  les  ruines  de  la  place;  vous  sentez  tous  qu'au  mo- 
«  ment  oîi  ces  courageux  compatriotes  se  livrent  pour 
a  nous  défendre  aux  périls  et  à  la  mort,  il  est  de 
a  notre  devoir  d'aller  les  secourir.  Il  faut  donc  que, 
a  dès  aujourd'hui  même,  soixante  mille  hommes 
«  soient  prêts  à  marcher  à  l'ennemi;  prêts  à  périr  sous 
«  ses  coups  ou  à  l'exterminer  tout  entier.  » 

«  De  tous  côtés  cette  proclamation  était  suivie  du 
cri  formidable  :  a  Aux  armes  !  Aux  armes  !  »  Avant 
la  nuit,  plus  de  trente  mille  hommes  s'étaient  déjà 
présentés  à  la  mairie  ou  dans  leurs  sections  respec- 
tives. Les  armes  manquaient  encore;  mais  le  lende- 
main, dans  certains  sections,  l'on  en  eut  plus  qu'on 
n'en  voulait.  Tous  ceux  qui  ne  pouvaient  pas  partir 
s'étaient  empressés  de  donner  les  leurs. 

a  L'Assemblée,  dans  ces  premiers  moments  de 
trouble  et  d'anxiété,  s'est  montrée  grande,  intrépide, 
en  un  mot,  digne  de  sa  mission  ;  elle  a  constamment 
éloigné  d'elle  toute  idée  de  découragement,  tout  sen- 
timent de  terreur.  Vergniaud,  cet  homme  trop  souvent 
plongé  dans  le  sommeil  de  l'indifférence  et  dans  une 
honteuse  et  coupable  inaction,  Vergniaud  stimulé, 
inspiré  par  l'urgence  des  circonstances,  par  le  danger 
imminent  de  la  chose  publique,  a  manifesté  la  plus 
haute  énergie  :  il  a  ébranlé  par  le  discours  le  plus 
fort,  le  plus  pressant,  le  plus  étincelant,  l'Assemblée 
tout  entière  qui,  sur-le-champ,  a  décrété  plusieurs 
grandes  mesures,  dont  une  des  plus  remarquables  est 
de  faire  sonner  le  tocsin  par  toute  la  France.  Ce  toc- 


292  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

sin  ne  sera  point  le  signal  de  l'alarme,  mais  celui  de 
la  charge,  mais  un  signal  de  mort  pour  les  ennemis. 
On  a  lieu  d'en  attendre  le  plus  heureux  effet.  Ce 
bruit  inquiétant  et  lugubre  intimide  d'abord  le  sol- 
dat ennemi,  jette  ensuite  peu  à  peu,  et  comme  à  son 
insu,  le  trouble  et  l'effroi  dans  son  cœur;  bientôt  son 
imagination  égarée  ne  lui  offre  plus,  de  tous  côtés, 
que  de  nouveaux  sujets  de  terreur  et  de  fuite,  et 
souvent  l'on  a  vu  des  partis  de  paysans  mettre  en 
déroute  des  escadrons  entiers  qu'un  toscin  continuel 
et  soutenu  avait  ainsi  épouvantés.  D'un  autre  côté, 
les  coups  retentissants  et  multipliés  des  cloches  de 
tous  les  villages  rassemblent  les  cultivateurs,  leur 
annoncent  le  danger,  les  animent  et  les  font  voler  au 
combat. 

((  L'union,  la  concorde,  les  sentiments  d'égalité, 
de  fraternité  régnent  plus  que  jamais  dans  la  capi- 
tale. La  nouvelle  du  danger  que  courait  Verdun  a 
rempli  d'ardeur  tous  les  citoyens;  chacun  veut  voler 
à  l'ennemi.  Cette  nouvelle  a  été  aussi  le  funeste  signal 
d'un  massacre  horrible  de  tous  les  criminels  qu'enfer- 
maient les  prisons.  Les  traîtres,  fiers  de  l'approche  de 
l'ennemi,  redoublaient  d'audace,  menaçaient  déjà  et 
tramaient  sourdement  les  complots  les  plus  atroces 
et  les  plus  sanguinaires;  le  projet  était  formé  d'ou- 
vrir, à  l'arrivée  des  Prussiens,  toutes  les  maisons  de 
force  de  la  capitale,  d'armer  tous  les  brigands 
qu'elles  contiennent,  d'égorger  et  de  piller  tous  les 
habitants  demeurés  dans  la  ville.  Des  preuves  mani- 
festes de  cette  infernale  conjuration  ont  été  décou- 
vertes... Soudain,  le  peuple  armé  de  piques,  de  sa- 
bres, de  haches,  s'est  porté  en  foule  vers  les  prisons. 
Les  galériens,  les  voleurs,  les  assassins,  les  fabrica- 
teurs  de  faux  assignats,  les  Suisses  qui  restaient  de 
la  journée  du  lo,  les  conspirateurs  connus  et  arrêtés, 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  293 

les  prêtres  réfractaires,  tout  a  été  égorgé,  massacré, 
mutilé;  les  prisonniers  détenus  pour  dettes  ou  pour 
mois  de  nourrice  ont  seuls  été  relâchés. 

«  L'abbé  Sicard,  instituteur  des  sourds  et  muets, 
et  connu  par  son  incivisme,  n'a  échappé  à  la  mort  que 
par  le  courage  et  le  dévouement  d'un  citoyen  appelé 
Monot.  Mme  de  Lamballe,  favorite  de  la  reine,  a 
été  enveloppée  dans  le  nombre  de  ces  coupables  vic- 
times. Sa  tête  a  été  portée  en  triomphe  au  bout  d'une 
pique  et  son  corps  déchiré  par  la  multitude.  Mme  du 
Barry  a  été  aussitôt  arrêtée;  quelques  personnes  crai- 
gnaient pour  son  sort.  La  quantité  de  criminels  vic- 
times par  la  fureur  populaire  est  immense.  On  ren- 
contre à  chaque  pas  dans  les  rues  les  débris  hideux 
et  sanglants  de  ces  cadavres  mutilés  et  entassés  dans 
de  vastes  tombereaux  découverts.  J'ai  vu,  pour  ma 
part,  sept  de  ces  tombereaux  remplis  d'autant  de 
corps  qu'ils  en  pouvaient  contenir  ;  de  longues  traces 
de  sang  suivent  la  marche  de  ces  horribles  chariots; 
l'image  de  la  mort  et  du  massacre  se  présente  partout 
et  sous  les  formes  les  plus  effroyables  (i). 

(i)  Edmond  raconte  l'étrange  évasion  d'un  malheureux 
nommé  Sinteil,  enfermé  à  l'Abbaye  comme  suspect  de  pac- 
tiser avec  les  réfractaires.  C'était  le  fils  d'un  culottier  de 
la  place  Sainte-Colombe,  à  Bordeaux,  et  après  avoir  mira- 
culeusement échappé  à  la  mort,  il  exerça  dans  sa  ville 
natale  la  profession  de  chapelier.  Voici  comment  Sinteil 
fut  sauvé  : 

«  Au  milieu  du  massacre,  il  imagina  de  se  dépouiller  à 
moitié  de  ses  habits  et  de  se  jeter,  à  la  faveur  des  ténèbres, 
parmi  les  cadavres  qu'on  amoncelait  près  des  portes  de  la 
prison.  Vers  le  matin,  arrivèrent  des  charrettes,  il  y  fut 
placé  comme  mort,  avec  le  reste  des  victimes,  qu'on  allait 
enterrer  dans  une  de  ces  carrière  abandonnées  qui  se 
trouvent  à  l'entour  de  Paris.  Quelques  massacreurs  sui- 
vaient armés  de  sabres  et  de  bûches.  Le  triste  convoi  étant 
arrivé  à  la  barrière,  tandis  qu'on  la  faisait  ouvrir,  et  que 
le  charretier  buvait  l'eau-de-vie  avec  ses  camarades,  le 
malheureux   Sinteil,   protégé   par  une  brume   fort   épaisse. 


294  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

«  L'ex-ministre  IMontmorin  a  été  percé  de  coups 
entre  les  jambes  d'un  député,  il  méritait  mille  morts. 
C'est  lui  qui  a  refusé  l'alliance  offerte  par  la  Prusse, 
qui  n'a  nullement  parlé  à  l'Assemblée  des  bonnes 
dispositions  de  cette  puissance  à  notre  égard,  et  qui 
nous  a  enfiji  attiré  les  Prussiens  sur  les  bras. 

«  Le  peuple,  dans  les  premiers  moments  de  sa  fu- 
reur, s'est  porté  au  Temple,  mais  M.  Pétion  est  par- 
venu à  le  calmer  un  peu.  On  craint  toujours  cepen- 
dant pour  la  vie  du  traître  Louis  XVI. 

0  Des  nouvelles  plus  propices  arrivent  dans  ce 
moment-ci  des  armées.  On  a  annoncé  à  l'Assemblée 
nationale  que  les  Prussiens  ont  levé  le  siège  de 
Verdun  et  ont  rétrogradé  sur  Longwy.  La  ville  a 
soutenu  deux  assauts  et  un  bombardement  de  douze 
heures. 

«  Les  armées  de  Dumouriez  et  de  Kellermann  vont 
bientôt  se  réunir.  Le  soldat  montre  une  ardeur  m- 
croyable.  Nos  troupes  s'avancent  sur  l'ennemi  de 
concert,  en  bon  ordre  et  avec  l'impatience  d'en  venir 
aux  mains.  Le  camp  de  Soissons  s'est  aussi  ébranlé. 

se  dégagea  doucement  de  ce  tas  de  cadavres,  et  se  laissant 
glisser  de  la  charrette  à  terre,  gagna  à  tout  hasard  une 
maison  voisine,  dont  il  eut  le  bonheur  de  trouver  la  porte 
entr'ouverte.  La  lueur  d'une  lampe  le  guida,  à  travers  une 
longue  allée,  vers  une  cuisine,  où  il  aperçut  une  négresse, 
qui  s'était  levée  de  fort  bonne  heure  et  qui,  assise  près  du 
feu,  faisait  du  chocolat  pour  ses  maîtres.  A  l'aspect  de  cet 
homme  presque  nu,  couvert  de  boue  et  de  sang,  la  pauvre 
négresse,  croyant  voir  un  fantôme,  poussa  un  cri  et  s'éva- 
nouit. Ses  maîtres  accoururent.  Sinteil  se  jeta  à  genoux  et 
les  conjura  de  le  sauver.  Fort  heureusement,  il  avait 
affaire  à  deux  étrangers,  qui  devaient,  dans  ce  même  jour, 
quitter  Paris  pour  l'Angleterre.  On  convint  de  retarder  le 
départ  jusqu'à  ce  qu'on  se  fût  procuré  un  nouveau  passe- 
port, et,  dans  la  soirée,  Sinteil,  qu'ils  faisaient  passer  pour 
leur  domestique,  monta  en  voiture  avec  eux,  et  s'éloigna 
enfin  de  cette  malheureuse  ville,  où  il  avait  vu  la  mort  de 
si  près.  » 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  295 

Les  campagnes  vomissent  des  soldats;  la  terre  semble 
les  produire;  trois  cent  mille  hommes  s'arment  dans 
la  campagne. 

a  P.-S.  —  La  nouvelle  de  la  levée  du  siège  de 
Verdun  ne  se  confirme  pas  encore  ;  nous  sommes 
dans  une  incertitude  cruelle.  Demain  nous  irons  tra- 
vailler au  camp  qui  se  forme  autour  de  Paris;  tous 
les  citoyens  s'y  portent  à  l'envi;  ces  travaux  seront 
terminés  avant  peu.  Chacun  se  prépare  à  recevoir  les 
Autrichiens.  Le  moment  de  tenir  nos  serments  est 
enfin  arrivé,  l'heure  approche.  Adieu,  mon  ami  ;  la 
liberté  ou  la  mort  !  » 

L'enthousiasme  avec  lequel  on  courait  à  la  défense 
de  la  patrie  montre  bien  quelle  modification  pro- 
fonde, au  point  de  vue  patriotique,  s'était  accomplie 
dans  l'esprit  public  depuis   1789. 

a  Rien  n'honore  plus  la  France,  écrit  Edmond, 
rien  ne  fait  voir  davantage  sa  puissance,  et  rien  aussi 
ne  fait  tant  de  peine  aux  aristocrates  que  cette  ardeur 
de  la  jeunesse  à  combler  le  déficit  de  l'armée.  Sous 
l'ancien  régime,  quand  le  temps  de  la  milice  appro- 
chait, tous  les  fils  de  fermiers  et  de  paysans  se  déso- 
laient :  ce  n'étaient  que  pleurs,  ce  n'était  que  tris- 
tesse, beaucoup  quittaient  la  campagne  et  allaient  se 
cacher  dans  les  villes;  aujourd'hui,  l'Assemblée  na- 
tionale n'a  qu'à  faire  une  invitation,  et  aussitôt  des 
milliers  de  soldats  sont  à  ses  ordres.  Jeudi  dernier, 
quatre  hommes  du  pays  de  M.  Terrier,  qui  partent 
pour  l'armée,  sont  venus  lui  porter  une  lettre  de  chez 
lui.  Je  demandai  à  l'un  d'eux  s'il  ne  regrettait  pas 
son  pays;  il  me  répondit  qu'il  ne  regrettait  rien,  puis- 
qu'il allait  servir  la  patrie.   » 

Un  fait  caractérise  bien  à  quel  point  les  mœurs 
étaient  changées  :  lors  du  décret  du  28  décembre 
1791,    qui    organisait    les   gardes    nationales    volon- 


&g6  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

taires  et  les  engageait  pour  un  an,  on  ne  trouva 
d'autre  peine  à  infliger  à  ceux  qui  quitteraient  le 
service  avant  la  fln  de  l'année  que  de  les  priver  pen- 
dant dix  ans  de  l'honneur  d'être  soldats! 


((  Paris,  6  septembre  1792. 

«  Le  patriotisme  est  dans  son  triomphe,  les  enrôle- 
ments, le  départ  des  enrôlés,  donnent  une  nouvelle 
vie  à  la  capitale  et  une  telle  activité  au  commerce  que 
les  marchands  doivent  redevenir  patriotes.  La  gaieté 
et  la  sécurité  marchent  au  bruit  du  tambour.  On  ne 
voit  que  fédérés,  on  n'entend  que  musique  militaire. 
Les  rues  sont  remplies  de  cette  immense  population, 
qui  fait  toujours  croire  que  tout  l'univers  est  dans 
Paris,  et  partout  on  crie  à  tue-tête  :  Vive  la  Nation! 
Nous  n'avons  pas  l'air  d'un  peuple  menacé,  ni  d'un 
peuple  abattu  ;  mais  d'une  grande  famille  qui  est  en 
liesse.  Si  l'on  se  fait  de  la  capitale  une  autre  idée, 
on  ne  connaît  pas  les  Français  (i).  » 

Ce  singulier  état  d'esprit,  cette  étrange  quiétude, 
cette  sérénité  imperturbable  que  nous  voyons  se  pour- 
suivre depuis  trois  ans  au  milieu  d'événements  qui, 
à  distance,  nous  paraissent  encore  si  émouvants  et  si 
troublants,  ne  seront  pas  modifiés,  même  aux  heures 
les  plus  terrifiantes  de  cette  sinistre  époque. 

a  Tandis  que  les  Prussiens  étaient  en  Champagne, 
écrit  Mercier,  qui  ne  croirait  pas  que  l'alarme  la  plus 
profonde  fût  alors  dans  tous  les  esprits?  Point  du 
tout;  les  spectacles,  les  restaurateurs  également 
pleins,  n'offraient  que  des  nouvellistes  tranquilles. 
Toutes  les  menaces  orgueilleuses  des  ennemis,  nous 
ne  les  entendions  pas.   La  capitale  s'était  toujours 

(i)  Journal  d^une  bourgeoise. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  297 

crue  inattaquable,  à  l'abri  de  tous  les  revers  des 
combats. 

a  Jamais  le  peuple  ne  fut  intimidé,  ni...  ni  par  la 
fuite  du  roi,  ni  par  la  prise  de  Verdun,  ni  par  les 
manifestes  de  tous  les  rois  de  l'Europe...  Tandis 
que  dans  l'Europe  entière  on  disait  :  «  C'en  est  fait 
«  de  Paris  !  Fût-ce  le  dernier  des  Bourbons,  on  en 
«  remettra  un  sur  le  trône  »,  le  peuple  n'imagina 
point  la  possibilité  d'un  danger.  Il  vit  de  sang-froid 
l'érection  d'un  tribunal  révolutionnaire,  il  continua 
d'aller  paisiblement  à  l'Opéra.  Le  rideau  se  leva 
exactement  à  la  même  heure  soit  qu'on  coupât 
soixante  têtes  soit  qu'on  n'en  coupât  que  trente.  » 

«  Je  ne  me  mêle  pas  des  affaires  du  ménage  », 
disait  cet  homme  auquel  on  venait  annoncer  que  le 
feu  était  à  sa  maison.  Voilà  ce  que  disait  chaque 
boutiquier  lorsqu'il  apprenait  les  exécutions  du  jour 
ou  du  lendemain  (i). 

(i)  Mercier,  Paris  -pendant  la  Révolution.  Dans  notre 
jeunesse,  nous  avons  entendu  raconter  par  un  témoin 
oculaire  que,  même  pendant  la  Terreur,  la  vie  sociale  se 
continuait  comme  aux  époque  paisibles  et  on  nous  en 
citait  un  exemple  bien  terrible.  Le  mardi  était  le  jour  élé- 
gant pour  la  Comédie-Française,  et  ce  soir-là  la  salle  était 
toujours  pleine.  La  Terreur  n'avait  rien  changé  à  cette 
habitude.  En  se  rendant  au  théâtre  en  carrosse,  l'on  ren- 
contrait presque  toujours  le  tombereau  qui  transportait  les 
restes  des  malheureuses  victimes  tombées  dans  la  journée 
sous  le  fatal  couperet.  L'on  se  bornait  à  baisser  les  stores 
du  carrosse  et  l'on  continuait  sa  route  sans  souci  ni  scru- 
pule, pour  aller  entendre  les  déclamations  des  acteurs  à  la 
mode. 


CHAPITRE  XIX 


SEPTEMBRE,     OCTOBRE,    NOVEMBRE    I792 

Sommaire  :  Les  élections  pour  la  Convention.  —  L'Assem- 
blée se  réunit.  —  Abolition  de  la  royauté.  —  Les  députés 
de  Paris.  —  Projets  sanguinaires  de  Marat  et  de  Robes- 
pierre. —  Etat  de  Paris.  —  Victoires  de  Dumouriez.  — 
Enthousiasme  de  la  capitale. 


Dans  les  premiers  jours  de  septembre,  M.  et 
Mme  Géraud  quittent  Paris  et  rentrent  à  Bordeaux; 
ils  sont  assez  rassurés  sur  la  suite  des  événements 
pour  laisser  sans  crainte  leurs  enfants  dans  la  capi- 
pale.  Dès  qu'il  les  suppose  arrivés  à  Bordeaux,  Ter- 
rier leur  envoie  des  nouvelles  : 

«   15  septembre   1792. 

0  Votre  départ,  leur  écrit-il,  a  fait  un  grand  vide 
dans  notre  petit  ménage. 

«  Demain  dimanche,  nous  irons  travailler  au  camp. 
Dans  le  commencement  de  la  semaine  nous  ferons  le 
voyage  d'Ermenonville;  les  affaires  politiques  con- 
tribuent beaucoup  à  distraire  nos  jeunes  gens. 

«  La  situation  de  Paris  est  à  peu  près  telle  que 
vous  l'avez  laissée.  Hier  quelques  personnes,  sous  le 
masque  du  patriotisme  et  de  l'amour  de  la  chose  pu- 
blique, se  permettaient  de  se  faire  livrer  ou  de 
prendre  de  force  les  boucles  d'argent,  les  montres, 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENBANT  LA  RÉVOLUTION  299 

bijoux,  etc.  Cela  fit  d'abord  quelque  bruit,  mais  on  se 
rallia  bientôt;  les  malintentionnés  furent  saisis, 
quelques-uns  furent  de  suite  jugés  populairement,  les 
autres  ont  été  traduits  en  prison.   » 

Peu  de  jours  après  les  massacres  de  Septembre, 
ont  lieu  les  élections  pour  la  Convention;  la  faction 
violente  qui  a  dominé  depuis  le  10  Août  continue  à 
terroriser  la  capitale  : 

((  18  septembre. 

«  Les  élections  se  poursuivent  toujours  ici  dans  le 
même  esprit,  écrit  Edmond  ;  la  faction  désorganisa- 
trice  des  Marat  et  des  Robespierre  l'emporte  plus  que 
jamais  dans  l'Assemblée  électorale.  Espérons  qu'il 
n'en  sera  pas  de  même  dans  la  Convention.  L'on  ne 
peut  aborder  la  tribune  si  l'on  ne  se  propose  d'y 
déclamer  quelque  nouvelle  apologie  de  l'homme 
incorruptible,  ou  quelque  projet  de  loi  agraire.  Les 
choses  en  sont  à  ce  point-là. 

a  Le  Garde-meuble  a  été  volé  la  nuit  passée  ;  beau- 
coup de  diamants  et  d'autres  effets  précieux  ont  été 
enlevés;  les  préposés  à  la  garde  de  ces  riches  trésors 
ont  été  arrêtés,  ainsi  que  plusieurs  voleurs  qui,  dans 
leur  interrogatoire,  ont  dénoncé  quelques  personnes 
de  marque.  Les  visites  domiciliaires  vont  recommen- 
cer. Ce  vol  parait  tenir  à  des  complots  contre-révolu- 
tionnaires.  » 

La  Convention  se  réunit  le  21  septembre.  Pétion 
est  nommé  président. 

Les  Girondins  et  tous  les  modérés  se  rangent  au- 
tour de  lui  alors  que  les  Jacobins  suivent  aveuglé- 
ment Robespierre. 

Dès  la  première  séance  l'on  demande  l'abolition 
de  la  royauté  : 


300  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

«  Toutes  les  dynasties,  s'écrie  levêque  Grégoire, 
n'ont  jamais  été  que  des  races  dévorantes,  qui  ne 
vivent  que  de  chair  humaine.  Je  demande  que  par 
une  loi  solennelle  vous  consacriez  l'abolition  de  la 
royauté.  Les  rois  sont  dans  l'ordre  moral  ce  que  les 
monstres  sont  dans  l'ordre  physique.  Les  cours  sont 
l'atelier  des  crimes  et  la  tanière  des  tyrans.  » 

La  proposition  est  adoptée  et  c'est  le  duc  d'Or- 
léans qui  se  lève  le  premier. 

Le  décret  transmis  sur-le-champ  aux  quarante-huit 
sections  est  proclamé  le  soir  même  dans  les  rues  de 
la  capitale  ;  toute  la  ville  est  illuminée,  de  tous  côtés 
l'on  entend  proférer  des  cris  de  mort  contre  la  fa- 
mille royale  et  les  aristocrates. 

Notre  étudiant  assiste  à  plusieurs  séances  de  la 
Convention  et  il  adresse  à  son  père  un  portrait  suc- 
cinct des  principaux  députés  de  Paris  ;  il  n'est  pas 
sans  intérêt  de  connaître  les  jugements  qu'il  porte 
déjà  sur  ces  figures  dont  la  plupart  ont  laissé  dans 
l'histoire  une  si  triste  célébrité  : 

c(  Paris,  2  octobre. 

«  Tu  m'as  demandé,  papa,  mon  sentiment  sur 
chacun  des  députés  de  Paris;  je  satisfais  à  ton 
voeu. 

«  Un  de  ceux  dont  la  nomination  atteste  surtout 
la  lâcheté  et  l'étrange  turpitude  des  électeurs,  un  de 
ceux  que  l'opinion  publique  réprouve  avec  le  plus 
de  force,  est,  comme  tu  ne  l'ignores  pas,  le  forcené 
Marat.  Quels  que  soient  cependant  les  projets  désas- 
treux de  cet  homme  sanguinaire,  je  crois  qu'il  y  a 
encore  plus  de  folie  dans  sa  tête  que  de  perversité 
dans  son  cœur.  Quelle  étonnante  dégradation  ! 

a  Après  le  nom  de  Marat,  l'opinion  publique  place, 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  301 

à  regret  sans  doute,  celui  de  Robespierre.  Voilà  quelle 
est  la  juste  récompense  des  excès  où  l'ont  entraîné 
son  amour-propre  et  son  opiniâtreté  dans  des  opi- 
nions erronées.  Voilà  quel  est  le  triste  résultat  des 
louanges  sans  nombre  que  nous  lui  avons  prodi- 
guées; c'est  nous-mêmes  qui  gâtons  les  hommes  pu- 
blics. Lorsqu'à  peine  nous  devrions  leur  témoigner 
de  la  reconnaissance,  nous  les  comblons  d'honneurs 
et   de  flatteries. 

«  Des  vices  domestiques,  une  conduite  privée  peu 
estimable,  des  dettes  nombreuses,  voilà  ce  qu'on  re- 
proche à  Danton;  mais,  en  revanche,  on  admire  en 
lui  l'homme  d'Etat,  de  grandes  vertus  politiques,  une 
âme  intrépide  et  forte,  une  éloquence  irrésistible,  une 
vaste  perspicacité  de  vues;  heureux  si  avec  ces 
grands  avantages,  il  ne  se  livrait  trop  souvent  à 
des  passions  hameuses  et  jalouses!  Du  reste,  sa 
conduite  dans  le  ministère  lui  a  mérité  l'estime  uni- 
verselle. 

a  Collot-d'Herbois  ne  manque  ni  de  talent  ni 
d'énergie.  A  la  vérité,  cette  énergie  dégénère  quel- 
quefois en  exaltation.  C'est  un  de  ces  hommes  faits 
pour  un  moment  de  crise  et  de  révolution,  un  décla- 
mateur  adroit,  quoique  plein  de  chaleur  et  de  véhé- 
mence; je  doute  de  ses  talents  en  fait  de  législa- 
tion, mais  non  en  fait  d'insurrection. 

a  Manuel,  original  dans  ses  opinions  comme  dans 
son  style,  doué  des  grands  principes  à  l'ordre  du 
jour,  d'une  grande  facilité  à  s'énoncer,  et  d'un  carac- 
tère prononcé,  a  fait  éclater  beaucoup  d'intelligence 
et  de  patriotisme  dans  son  administration  de  pro- 
cureur de  la  Commune.  Il  m'a  toujours  paru  un  ma- 
gistrat intègre,  éclairé,  courageux,  pénétré  surtout 
de  ce  grand  principe,  qu'il  faut  tout  tolérer,  excepté 
l'intolérance. 


302  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

a  Un  homme  dont  j'attendais  mieux  est  Billaud- 
Varennes  ;  tout  le  monde  est  généralement  mécontent 
des  principes  exagérés  qu'il  a  déjà  manifestés.  Le 
défaut  principal  de  tous  ces  messieurs  est  de  se 
croire  toujours  avant  le  lo  Août;  au  reste  j'ignore  ses 
talents. 

a  II  est  un  être  qui  le  dispute  en  immoralité  et  en 
méchanceté  à  Marat  lui-même,  c'est  Camille  Desmou- 
lins; il  n'est  pas  de  bassesses  et  de  crimes  qu'on  ne 
lui  fît  faire.  Il  a  tout  l'esprit  et  toute  la  malignité 
d'un  homme  corrompu. 

a  Legendre  a  la  manie  de  dénoncer  sans  cesse;  je 
ne  lui  ai  vu  faire  que  cela  aux  Jacobins.  Si  les  auto- 
rités constituées  continuent  à  marcher  dans  le  ,sens 
des  principes,  il  sera  pour  toujours  réduit  au  silence; 
je  doute  que  sa  tête  puisse  enfanter  une  loi  sage  et 
prudente;  il  est  bon,  tout  au  plus,  pour  les  mesures 
d'urgence.  On  distingue  en  lui  un  grand  caractère 
d'indépendance;  son  éloquence  est  brute,  mais  mâle 
et  persuasive.  La  nature  semble  l'avoir  fait  pour 
haranguer  la  multitude,  mais  voilà  tout. 

a  Fréron,  le  fils  du  fameux  Fréron  si  couvert  de 
ridicule  et  d'opprobre  par  Voltaire,  est  un  frénétique 
ami  de  Marat.  Il  a  rédigé  VOrateur  du  -peuple;  c'est 
donner  la  juste  mesure  de  ses  talents  et  de  ses  prin- 
cipes. 

a  L'esprit  se  repose  avec  plaisir  sur  le  bon  et  vé- 
nérable Dussault;  c'est  la  probité  personnifiée.  Son 
patriotisme  s'est  prononcé  depuis  longtemps  avec  une 
indicible  véhémence,  que  les  glaces  de  l'âge  n'ont 
point  refroidie.  Son  élocution  est  fleurie  et  pleine 
d'énergie.  Il  avait,  dès  l'ancien  régime,  consacré  sa 
plume  et  ses  veilles  à  la  liberté.  Sa  conduite  à  l'As- 
semblée législative  ne  dément  pas  cette  réputation 
première. 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION  303 

«  Une  imagination  très  vive,  de  la  sagacité,  des 
principes  quelquefois  outrés,  voilà  ce  qui  distingue 
Fabre  d'Eglantine,  connu  d'ailleurs  par  la  rédac- 
tion des  journaux  de  Prudhomme  et  par  de  char- 
mantes pièces  de  comédie  :  il  a  des  vues,  des  lu- 
mières, et  la  connaissance  du  coeur  humain. 

«  Le  patriotisme  de  David  est  aussi  grand  que  sa 
célébrité  et  ses  talents  de  peinture,  mais  il  faut  à  un 
législateur  autre  chose  que  le  génie  de  la  peinture  et 
il  est  dénué  de  moyens. 

a  Philippe-Egalité  (ci-devant  d'Orléans),  n'a  pour 
sa  part  qu'un  grand  attachement  au  nouveau  régime; 
on  eût  pu  mieux  choisir.  La  dissolution  de  ses  mœurs 
eût  dû  l'éloigner  de  la  Convention.  On  ne  saurait 
trop  dans  ces  circonstances  avoir  égard  aux  vices 
et  aux  vertus.  C'est  de  cette  considération  que  dé- 
pend essentiellement  le  maintien  des  lois  et  le  salut 
de  la  République.  Peuples  libres,  préférez  la  vertu 
à  tout  !  Tel  est  le  principe  tutélaire  que  nous  oublions 
encore  trop  souvent. 

0  Voilà  une  ébauche  bien  grossière  des  divers  ca- 
ractères des  députés  de  Paris.  Je  les  ai  surtout  jugés 
par  leurs  actions.  Dieu  veuille  que  je  me  sois  lourde- 
ment trompé.  Au  reste,  il  serait  ridicule  de  donner 
encore  quelque  importance  à  la  faction  Marat  ;  tu  as 
dû  voir  combien  elle  a  été  écrasée  dans  une  des 
dernières  séances  de  la  Convention.    » 

Notre  jeune  étudiant  commence  à  perdre  peu  à 
peu  cet  imperturbable  optimisme  qui,  depuis  trois 
ans,  a  résisté  à  tous  les  événements  :  comme  il 
est  d'une  entière  bonne  foi,  d'une  sincérité  indis- 
cutable, il  ne  peut  plus  dissimuler  à  sa  famille  les 
déceptions  profondes  qu'il  éprouve,  les  anxiétés 
que  lui  causent  les  événements  qui  se  préparent 
dans  l'ombre,  l'effroi  qu'il  ressent  en  voyant  Marat 


304  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

et  Robespierre  afficher  audacieusement  leurs  projets 
sang^uinaires  : 


«  Du  4  octobre. 

«  Ce  ne  sont  pas  les  Jacobins  qui  soutiennent  Marat  ; 
c'est  seulement  la  lie  des  Jacobins;  c'est  environ  une 
centaine  de  membres,  s'intitulant  la  société,  qui  cor- 
respondent avec  les  clubs  affiliés  et  qui  sont  parvenus 
à  faire  déserter  la  place  à  tout  homme  doué  de 
quelques  principes  de  justice  et  de  moralité.  Les  vrais 
Jacobins,  les  seuls  encore  digne  de  porter  le  nom 
d'amis  de  la  liberté  et  de  l'égalité,  sont  les  Brissot, 
les  Pétion,  les  Kersaint,  les  Barbaroux,  les  Guadet, 
les  Cambon,  les  Louvet,  etc.,  en  un  mot  tous  les  en- 
nemis implacables  des  tyrans  et  des  dictateurs.  Ceux- 
ci  ont  abandonné  la  société  parce  qu'ils  n'ont  pas 
voulu  se  soumettre  à  de  vils  ambitieux,  plus  mépri- 
sables, s'il  est  possible,  que  les  antiques  oppresseurs 
que  nous  venons  d'abattre;  parce  qu'ils  n'ont  pas 
voulu  se  rendre  les  complices  des  fureurs  d'une  fac- 
tion sanguinaire  qui  veut  dominer  par  la  terreur  et 
se  venger  par  des  massacres;  tels  sont  les  motifs 
estimables  de  ces  vrais  républicains.  Plusieurs  d'entre 
eux  (et  je  le  sais  de  bonne  part)  avaient  juré  de 
poignarder  l'infâme  Robespierre  s'il  parvenait  à  ses 
fins.  Car  qu'on  ne  croie  pas  que  cette  dictature  soit 
un  monstre  fantastique  inventé  à  dessein  :  le  projet 
a  existé,  existe  encore  aujourd'hui  et  existera  tant 
qu'il  y  aura  des  troubles  et  dçs  convulsions  dans 
l'intérieur.  Oui,  la  France  a  été  menacée  d'avoir  pour 
nouveau  dominateur  un  Robespierre  et  un  Marat 
peut-être;  car  qui  peut  savoir  oii  se  serait  arrêtée 
cette  coalition   d'assassins? 

0  Mais  je  me  trompe,  ceux  qui  portent  la  patrie  et 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  305 

la  liberté  dans  leur  cœur,  ceux  qui  ont  juré  la  mort 
des  tyrans  et  qui  s'inquiètent  peu  de  la  recevoir, 
pourvu  qu'ils  la  leur  donnent,  ceux-là,  dis-je,  au- 
raient su  arrêter  ces  projets  désastreux  :  les  poi- 
gnards étaient  prêts,  ils  n'attendaient  plus  que  leurs 
victimes,  b 

Quelle  différence  entre  Paris  et  la  province  !  Com- 
bien il  est  regrettable  que  la  capitale  ne  suive  pas 
l'exemple  qui  lui  est  donné!  Combien  il  faut  dé- 
plorer que  les  perspectives  si  brillantes  de  l'avenir 
soient  assombries  par  les  projets  d'hommes  néfastes  : 


((    16   octobre. 

a  Au  milieu  des  succès  brillants  dont  jouit  notre 
République,  l'âme  est  peinée  de  ne  pouvoir  s'adonner 
entièrement  à  la  joie  et  d'avoir  encore  des  sujets 
d'inquiétude.  Certainement,  lorsque  les  bons  citoyens 
jettent  leurs  regards  sur  les  départements,  qu'ils  y 
voient  le  plus  pur  patriotisme  animer  tous  les  cœurs, 
qu'ils  y  voient  le  règne  des  lois,  de  la  concorde,  de 
la  fraternité  et  de  la  douce  égalité  établi  dans  toute 
sa  rigueur,  qu'ils  voient  les  tyrans  et  leurs  satel- 
lites pourchassés  et  purgeant  notre  terre  de  leur 
odieuse  présence,  certainement  alors  ils  ont  bien  des 
sujets  d'ouvrir  leur  âme  à  l'espérance  et  de  se  livrer 
à  la  joie.  Mais  en  promenant  leurs  regards  sur  la 
vaste  étendue  de  la  France,  sur  cette  grande  famille 
de  frères,  en  laissent-ils  tomber  par  hasard  un  seul 
sur  Paris  !  Soudain  de  noirs  nuages  de  tristesse  vien- 
nent troubler  cette  joie,  et  elle  fait  place  aux  soucis, 
aux  tristes  inquiétudes,  au  désespoir  presque.  Car 
qu'y  voient-ils  dans  ce  Paris,  dans  cette  ville  qui  de- 
vrait donner  aux  départements  l'exemple  du  patrio- 


3o6  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

tisme  et  de  la  soumission  la  plus  aveugle  aux  lois? 
Ils  y  voient  un  amas  impur  d'hommes  dont  tous  les 
projets  tendent  à  perpétuer  l'anarchie  sans  laquelle 
ils  ne  sont  rien,  des  hommes  tout  dégouttants  encore 
du  sang  qu'ils  ont  versé  dans  les  journée  de  Sep- 
tembre. Prêtes  à  excuser  leurs  sanguinaires  desseins, 
des  sections  qui  obéissent  formellement  aux  lois  et 
protestent  contre  elles,  une  Commune  qui  non  seule- 
ment favorise  de  tout  son  pouvoir  les  projets  désor- 
ganisateurs  des  méchants,  mais  qui  dilapide  les 
fonds  que  la  confiance  publique  a  mis  entre  ses 
mains;  voilà  bien  des  sujets  de  tristesse  sans  compter 
que  le  peuple  de  Paris  est  égaré  et  suit  aveuglément 
des  principes  qui,  s'ils  duraient,  l'entraîneraient  à 
sa  perte.  Mais  espérons  qu'il  sera  désabusé,  qu'un 
jour,  il  punira  ses  nouveaux  tyrans,  et  qu'enfin,  rendu 
sage  par  l'expérience,  il  ne  se  livrera  pas  inconsidéré- 
ment à  quiconque  fera  semblant  de  prendre  avec 
zèle  ses  intérêts.    » 

On  a  compris  enfin  ce  qu'ont  été  les  massacres  de 
Septembre,  on  sait  combien  de  têtes  innocentes  sont 
tombées  sous  le  fer  des  bourreaux.  Ces  forfaits,  qu'on 
a  approuvés  avant  de  les  bien  connaître,  excitent 
maintenant  une  réprobation  générale.  On  redoute  le 
retour  de  pareilles  atrocités,  on  se  demande  avec  ter- 
reur s'il  faudra  encore  assister  à  ces  scènes  qui  font 
rougir  l'humanité. 

((   1 1   novembre. 

«  Papa,  voici  un  tableau  trop  vrai  de  la  situation 
de  Paris.  Je  ne  doute  pas  que  cette  ville  ne  soit 
avant  peu  livrée  à  de  nouvelles  horreurs. 

«  Je  désirerais  bien  que  les  Bordelais  vinssent  ici 
se  joindre  aux  Marseillais;  tout  nécessite  cette  dé- 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  307 

marche.  Pourquoi  faut-il  que  ces  derniers  les  de- 
vancent toujours  dans  ce  qui  peut  être  utile  aux 
intérêts  de  la  République? 

a   L'état  de  Paris  devient  de  plus  en  .plus  alar- 
mant; des  scélérats  qui  respirent  le  crime  et  suent 
l'assassinat,    des   anarchistes,    avides   de   pillage   et 
dévorés   d'une  soif   inextinguible  de  sang,  tiennent 
entre  leurs  mains  les  destinées  de  cette  malheureuse 
cité.  Leur  audace  s'accroît  par  l'impunité,  et  déjà  ils 
brûlent  de  renouveler  les  horribles  journées  de  sep- 
tembre  :  ce  n'est  plus  dans  les  ténèbres 'd'un  sou- 
terrain   qu'ils    aiguisent    leurs    poignards,    c'est    au 
milieu  même  des  places  publiques;  c'est  là  qu'ils  de- 
mandent à  grands  cris  la  tête  des  citoyens  les  plus 
recommandables,  c'est  là  qu'ils  menacent  d'une  mort 
prochaine  plusieurs  de  nos  représentants  ;  des  listes 
de  proscriptions  sont  affichées  par  toutes  les  rues; 
d'atroces  placards  invitent  le  feufle  souverain  de 
Paris   à   une   nouvelle   insurrection;    l'on   n'ose   pas 
encore,  c'est  vrai,  désigner  formellement  quelles  au- 
torités constituées   doivent    frapper  les   foudres    du 
peuple,  mais  l'on  y  exalte  l'Assemblée  de  la  Com- 
mune,  l'on  y  blasphème  contre  la  Convention   na- 
tionale... et  c'est  en  dire  assez.  De  secrets  agitateurs 
répandus   parmi    le   peuple,   adoptant  son   langage, 
ses  manières,   son  costume,  alimentent  sa  méfiance, 
flattent   ses  excès,   le  séduisent,  l 'égarent,   lui  com- 
muniquent toutes  leurs  fureurs  et  leur  sombre  féro- 
cité.  De  prétendus  apôtres   de  la  liberté  professent 
en  tous  lieux  la  doctrme  de  Marat,  ils  excitent  ouver- 
tement à  la  rébellion  et  au  meurtre,  ils  appellent  le 
mépris   sur   la   Convention   et    la   confiance   la   plus 
aveugle  sur  l'Assemblée  de  la  Commune.  La  ques- 
tion du  partage  des  terres  est  sans  cesse  agitée  par 
eux,   ils  la  reproduisent  sous  toutes  les   formes  les 


3o8  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

plus  séduisantes  et  presque  à  chaque  instant.  La 
classe  la  moins  fortunée  du  peuple  s'enivre  avide- 
ment de  ce  pernicieux  système  et  savoure  avec  com- 
plaisance ces  opinions  désordonnées,  et  c'est  ainsi 
que  ces  monstres  parviennent  à  pervertir  l'instinct 
de  justice  qui  distingue  cette  intéressante  partie  de 
l'humanité,  c'est  ainsi  qu'ils  parviennent  à  tuer  sa 
moralité  et  à  dégrader  son  caractère. 

«  Aux  Jacobins  règne  le  même  esprit;  malheur  à 
celui  qui  voudrait  y  faire  entendre  le  langage  austère 
de  la  loi  ;  de  forcenés  déclamateurs  y  répètent  chaque 
jour  qu'ils  ont  encore  leurs  poignards,  que  la  hache 
est  encore  levée,  qu'ils  tiennent  encore  la  corde  du 
tocsin,  et  cette  société,  jadis  la  lumière  du  peuple, 
l'égide  de  la  liberté,  l'effroi  des  tyrans,  cette  société, 
dis-je,  a  aussi  subi  le  joug  :  ces  hommes  qui  osent 
encore  s'intituler  les  amis  de  la  liberté  et  de  V égalité, 
ces  hommes  ne  sont  autre  chose  que  de  vils  idolâtres, 
que  des  esclaves,  en  un  mot,  qui,  pour  me  servir  de 
l'énergique  expression  de  Tacite,  «  sont  dégénérés 
«  même  de  l'esclavage  ».  Il  ne  reste  plus  aux  Jacobins 
que  la  lie  de  cette  société,  c'est-à-dire  la  tourbe  des 
hommes  faibles  et  pusillanimes  qui  sont  nés  esclaves 
et  qui  mourront  esclaves;  puis  cette  coalition  d'inso- 
lents ambitieux,  connue  sous  la  dénomination  de 
faction  Robespierre  :  coalition  sanguinaire,  qui  re- 
doute plus  que  la  mort  le  retour  de  la  paix,  et  qui, 
pour  dominer,  ne  s'épargnera  jamais  aucun  crime. 
Ces  prêtres  sont  à  la  liberté,  ce  que  les  prêtres  sont  à 
la  religion,  des  sectaires  fanatiques,  qui,  sous  un  nom 
sacré,  ne  cherchent  que  domination  et  qu'intérêt  per- 
sonnel. 

«  Les  sections  de  Paris  sont  infectées  des  mêmes 
principes  que  la  société  des  Jacobins  ;  les  Maratistes 
triomphent   de  toutes   parts.   Partout   ils   abusent   le 


PENDANT   LA    RÉVOLUTION  309 

peuple  et  font  trembler  les  citadins,  qui  n'osent  plus 
élever  la  voix  dans  les  assemblées  sectionnaires.  La 
force  publique  est  nulle,  point  organisée  ou  mal 
commandée;  d'une  part,  l'égoïsme,  la  pusillanimité; 
de  l'autre,  l'ambition,  la  scélératesse.  Voilà  les  élé- 
ments de  troubles  et  de  désordres  qu'enferme  Paris. 
Les  décrets  de  la  Convention  sur  la  police  intérieure 
de  cette  ville,  sont  enfreints  continuellement,  les  ordres 
des  ministres  méprisés,  l'opinion  publique  pervertie, 
les  principes  altérés  ou  violés  à  chaque  instant.  Les 
factieux  menacent  ouvertement  de  recommencer  le 
cours  des  proscriptions,  aûn  de  replonger  nos  repré- 
sentants dans  la  stupeur  et  dans  l'inertie.  Tout  nous 
présage  en  un  mot  les  plus  sinistres  événements  ;  tout 
atteste  le  danger  des  mandataires  du  peuple  et  les 
Bordelais  balancent  à  marcher  vers  Paris  !  et  ils  déli- 
bèrent encore!  il  faut  sauver  la  France  des  horreurs 
d'une  guerre  civile,  il  faut  sauver  la  Convention  na- 
tionale et  ils  attendent  une  loi!  Grands  dieux!  Les 
Marseillais  ont-ils  attendu  qu'un  décret  leur  ordon- 
nât de  forcer  les  portes  du  château  des  Tuileries,  et 
doit-on  craindre  de  se  livrer  à  une  démarche  illégale 
pour  sauver  Paris,  lorsque  tant  d'autres  ne  craignent 
pas  d'accumuler  les  infractions  à  la  justice  pour  le 
perdre?  Ce  faux  système  de  modération  ne  tend 
qu'à  nous  plonger  dans  un  abîme  de  malheurs  inter- 
minables.  » 

Alors  que  la  situation  intérieure  offre  des  perspec- 
tives si  désolantes,  la  République  voit  sur  les  fron- 
tières tous  les  ennemis  disparatîre  les  uns  après  les 
autres. 

Pendant  le  mois  de  septembre,  Dumouriez  a  sauvé 
la  France  :  l'armée  de  Brunswick,  qui  s'avançait  me- 
naçante, est  battue  et  démoralisée.  Le  3  octobre,  une 
lettre  de  Dumouriez  à  la  Convention  annonce  que  les 


3IO  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

troupes  austro-prussiennes  ont  repris  le  chemin  de  la 
frontière. 

Cette  nouvelle  provoque  dans  Paris  une  véritable 
ivresse  de  patriotisme.  La  joie  est  d'autant  plus 
grande  que  les  craintes  ont  été  plus  vives,  la  terreur 
plus  profonde. 

A  l'Opéra  a  lieu  une  scène  grandiose  et  vraiment 
émouvante.  Tous  les  acteurs  réunis  sur  la  scène  s'age- 
nouillent devant  la  Liberté,  sous  les  traits  de 
Mlle  Maillard  ;  puis  ils  entonnent  cette  Marseillaise^ 
qui  a  conduit  nos  troupes  à  la  victoire.  Le  parterre, 
les  loges,  la  salle  entière  écoutent  également  à  ge- 
noux. 

Après  ces  vers  : 

Que  tes  ennemis  expirants 

Voient    ton   triomphe    et    notre    gloire, 

les  tambours  battent,  le  tocsin  sonne,  une  foule  armée 
de  piques  et  de  haches  envahit  la  scène  et  tous  re- 
prennent en  chœur  le  célèbre  refrain. 

Les  mêmes  scènes  se  renouvellent  presque  chaque 
soir,  et  il  en  est  de  même  dans  les  autres  théâtres. 
L'enthousiasme  patriotique  n'a  plus  de  bornes. 

Ravi  de  ces  succès  inespérés,  Edmond  écrit  à  sa. 
famille  : 

<(  Paris,  30  septembre,  an  I. 

«  La  vigueur  avec  laquelle  nos  troupes  acculèrent  à 
Spire,  contre  le  Rhin,  les  troupes  mayençaises,  le  cou- 
rage et  l'ardeur  qu'elles  ont  montrés  pour  escalader 
Mayence,  la  bravoure  des  volontaires  de  la  Charente- 
Inférieure  qui  ont  chargé  quinze  cents  Autrichiens  et 
les  ont  débusqués  du  poste  important  qu'ils  occu- 
paient;  tous   ces   traits   sont    de   grands   arguments 


PENDANT    LA    RÊVOLULION  311 

contre  ceux  qui  nous  répétaient  sans  cesse  qu'au  pre- 
mier coup  de  fusil  de  l'ennemi,  nos  gardes  nationaux 
fuieraient  en  jetant  leurs  armes,  que  nos  soldats  de 
ligne,  étant  très  indisciplinés,  seraient  battus  com- 
plètement. S'ils  avaient  été  plus  sensés,  ils  auraient 
dit  :  «  Nos  troupes  étant  commandées  par  des  gé- 
«  néraux  vendus  à  la  cour,  elles  seront  presque  tou- 
«  jours  battues,  parce  qu'elles  seront  conduites  dans 
a  de  mauvais  postes  ou  opposées  à  un  ennemi  inû- 
«  niment  supérieur  en  nombre,  etc.  »  C'est  alors  qu'ils 
auraient  eu  raison,  mais  à  présent  que  l'esprit  du 
soldat  est  débarrassé  des  entraves  de  la  méfiance,  le 
caractère  belliqueux  de  la  nation  va  reparaître  à  nu, 
et  nos  soldats  combattant  pour  la  liberté,  je  ne  doute 
pas  que  nos  armées  deviennent  plus  brillantes  que 
jamais.  > 

Terrier  écrit  de  son  côté  : 

0  Nous  avons  renvoyé  à  nos  ennemis  la  fuite  et 
l'épouvante  qu'ils  avaient  apportées  parmi  nous,  et 
ce  qui  doit  mettre  le  comble  à  notre  confiance  et  à 
leur  désespoir,  c'est  cet  accueil  fraternel  que  nous 
recevons  de  tous  nos  voisins  qui  commencent  enfin  à 
sentir  que  la  cause  pour  laquelle  nous  combattons  ne 
leur  est  pas  même  étrangère,  bien  loin  de  leur  être 
contraire.  La  capitale  seule  est  un  peu  agitée  au  mi- 
lieu de  la  joie  universelle.  Mais  la  très  grande  ma- 
jorité des  suffrages  se  porte  vers  le  vertueux  Pétion, 
et  j'espère  que  son  acceptation  mettra  fin  à  nos  solli* 
citudes  et  aux  projets  des  factieux  (i).  » 

«  La  République,  répond  M.  Géraud,  débute  sous 
de  bien  heureux  auspices.  Qu'on  achève  d'écraser  à 


(i)  Pétion  est  nommé  maire  de  Paris,  le  15  octobre  1792. 
par  la  presque  unanimité  des  suffrages. 


312  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

Paris  toutes  les  factions  et  nous  n'aurons  plus  rien  à 
redouter  de  la  ligue  des  tyrans.  » 

Les  triomphes  de  la  République  se  poursuivent. 
Dumouriez  arrive  victorieux  à  Bruxelles  et  ces  nou- 
veaux succès  portent  la  terreur  et  l'effroi  dans  toutes 
les  cours   : 

((  Paris,   21   novembre   1792. 

«  Dumouriez  avait  promis  d'être  le  15  à  Bruxelles, 
écrit  Edmond,  Dumouriez  a  tenu  parole.  Je  crois  que 
c'est  un  grand  argument  contre  ceux  qui  prétendent 
que  ce  général  est  une  tête  brûlée,  un  aventurier  que 
la  fortune  a  servi.  Oui  plus  est,  quand  il  était  ici,  il 
donna  rendez-vous  à  Talma  pour  le  24  à  Bruxelles  ; 
celui-ci,  aussitôt  la  prise  de  cette  ville,  est  parti  pour 
aller  y  remplir  le  rôle  de  Titus  dans  Brutus.  Certes, 
il  fallait  que  Dumouriez  fût  bien  sûr  de  son  fait  et 
qu'il  ne  fût  pas  sans  prévoyance,  pour  oser  affirmer 
une  chose,   qui,   s'il  ne  l'avait  pas  réalisée,  l'aurait 
couvert  de  honte  et  de  ridicule.  Quand  l'Assemblée 
législative  lui  conféra  le  commandement  de  l'armée 
du  traître  La  Fayette,  il  écrivit  en  propres  termes   : 
«  Quand  j'aurai  purgé  le  sol  de  la  République  des 
«  despotes  et  de  leurs  satellites  qui  le  souillent,  j'irai 
«  délivrer  les  Belges  du  joug  odieux  sous  lequel  ils 
a  sont  courbés,  etc.    »  Voilà  à  peu  près  ses  expres- 
sions; l'événement  nous  a  prouvé  qu'il  voyait  juste. 
La    Gazette    de    Leyde    du    2    novembre,    s'exprime 
ainsi   :  «   Le  général  Dumouriez  qui,  dans  ses  fan- 
«  faronnades  ordinaires,  avait   dit  qu'il   irait   dîner 
«  le    15   novembre   à  Bruxelles,   en   sera  sans   doute 
«  empêché  par  le  général  Clerfayt,  qui  arrive  à  Mons 
a  avec  dix  mille  hommes.   »  Je  suis  bien  curieux  de 
voir  comment  elle  va  rapporter  la  bataille  de  Jem- 
iT^-^Des.   B 


PENDANT    LA   RÉVOLUTION  313 

«  Il  faut  que  les  autres  peuples  apprennent  avec 
«tonnement  ce  que  peut  l'amour  de  la  liberté,  ce  que 
peut  l'énergie  républicaine;  qu'ils  apprennent  que 
c'en  était  fait  de  la  liberté  lorsqu'un  jour  a  lui,  jour 
d'épouvante  pour  les  despotes,  et  la  liberté  triom- 
phante a  dirigé  son  vol  rapide  vers  les  plaines  de  la 
Belgique;  qu'ils  apprennent  qu'il  a  suffi  de  pronon- 
cer ces  paroles  affligeantes,  mais  non  pas  désespé- 
rantes :  «  Citoyens,  la  patrie  est  en  danger  »,  et  que 
des  légions  innombrables  d'hommes  libres  se  sont 
levées  et  armées  pour  la  sauver;  qu'ils  apprennent 
qu'aidés  de  nos  bras  seulement,  nous  avons  repoussé 
les  troupes  qui  passaient  pour  les  meilleures  de  l'Eu- 
rope; qu'ils  apprennent  toutes  ces  choses  étonnantes 
pour  eux  et  qu'ils  les  imitent,  s'ils  se  sentent  capables 
de  le  faire.  Hélas!  que  n'avons-nous  des  mœurs! 
nous  laisserions  bien  loin  derrière  nous  Ces  Romains, 
avides  de  conquêtes,  qui  ne  faisaient  la  guerre  que 
pour  asservir  les  nations.  » 


CHAPITRE  XX 


EPILOGUE 


A  la  fin  du  mois  de  novembre,  nos  jeunes  gens  se 
préparaient  à  suivre  comme  les  années  précédentes 
les  cours  du  Lycée  et  du  Collège  de  France,  lors- 
qu'un événement  inattendu  vint  les  obliger  à  quitter 
Paris. 

Leur  précepteur,  M.  Terrier,  avait  offert  ses  ser- 
vices au  gouvernement  comme  médecin  militaire;  peu 
de  temps  après,  il  reçut  l'ordre  de  partir  immédiate- 
ment pour  l'armée  des  Pyrénées  en  qualité  de  méde- 
cin en  chef  d'un  hôpital  ambulant.  Le  quartier  gé- 
néral de  l'armée  était  à  Toulouse. 

C'est  là  qu'il  se  rendit  aussitôt  avec  les  deux  jeunes 
gens  confiés  à  ses  soins;  tout  en  vaquant  à  ses  nou- 
velles occupations  militaires,  il  conserva  la  direction 
de  leur  éducation. 

Une  fois  hors  de  Paris,  Edmond  naturellement 
continue  à  entretenir  avec  sa  famille  une  correspon- 
dance suivie,  mais  il  ne  raconte  plus  les  événements 
que  par  ouï-dire,  il  est  absorbé  par  les  mille  détails 
de  la  vie  militaire  à  laquelle  il  se  trouve  mêlé,  et  ses 
lettres  ne  nous  offrent  plus  qu'un  intérêt  très  secon- 
daire. 

Nous  arrêterions  donc  ici  nos  citations,  si  nous 
ne  voulions  encore  indiquer  en  quelque  lignes  la  vie 
du  jeune  homme  pendant  l'année  1793. 


JOURNAL  D'UN  ÉTUDIANT  PENDANT  LA  RÉVOLUTION  315 

Le  21  janvier,  Louis  XVI  monte  sur  l'échafaud. 
En  province  aussi  bien  qu'à  Paris,  sa  mort  passe 
presque  inaperçue.  Le  peuple  est  convaincu  qu'il  a 
trahi  son  pays,  par  conséquent  qu'il  a  mérité  son 
sort  et  que  la  peine  infligée  n'est  que  le  juste  châti- 
ment de  ses  crimes. 

Lorsqu'on  apprend  à  Bordeaux  l'affreuse  nouvelle, 
M.  Géraud  écrit  simplement  à  ses  fils  :  «  Je  n'ai 
donné  nul  regret  à  la  mort  du  tyran  ;  néanmoins, 
j'eusse  été  bien  aise,  dans  l'intérêt  de  la  chose  pu- 
blique, qu'on  l'eût  retenu  prisonnier.  C'eût  été  un 
otage  précieux  en  cas  de  revers.  » 

Et  c'est  tout. 

Mme  X...  ne  se  montre  pas  plus  émue  : 

«  La  mort  du  roi  s'est  passée  à  Paris  comme  le 
bannissement  des  Tarquins  à  Rome.  Le  peuple  a  dé- 
ployé un  calme  et  une  majesté  qui  feraient  honneur 
aux  plus  beaux  jours  de  la  république  romame.  Nos 
ennemis,  qui  sont  des  lâches,  et  qui  poignardent  par 
derrière,  menacent  tous  les  députés  qui  ont  voté  la 
mort  de  leur  chef  (i).  » 

Il  faut  lire  dans  Mercier  les  réflexions  que  lui 
inspire  ce  tragique  événement  pour  se  rendre  compte 
de  l'insouciance  profonde  avec  laquelle  la  popula- 
tion a  assisté  au  supplice  : 

a  Est-ce  bien  le  même  homme  que  je  vois  bousculé 
par  quatre  valets  de  bourreau,  déshabillé  de  force, 
dont  le  tambour  étouffe  la  voix,  garrotté  à  une 
planche,  se  débattant  encore,  et  recevant  si  mal  le 
coup  de  la  guillotine,  qu'il  n'eut  pas  le  col,  mais  l'oc- 
ciput et  la  mâchoire  horriblement  coupés? 

a  Son  sang  coule;  les  cris  de  joie  de  quatre-vingt 
mille    hommes    armés   ont    frappé    les    airs   et    mon 

(i)  Journal  d'une  bourgeoise. 


3i6  JOURNAL   D'UN    ÉTUDIANT 

oreille;  je  vois  les  écoliers  des  quatre  nations  qui 
élèvent  leurs  chapeaux  en  l'air.  Son  sang  coule,  c'est 
à  qui  y  trempera  le  bout  de  son  doigt,  une  plume,  un 
morceau  de  papier;  l'un  le  goûte  et  dit  :  «  Il  est 
«  bougrement  salé  !  »  Un  bourreau  sur  le  bord  de 
l'échafaud  vend  et  distribue  de  petits  paquets  de 
ses  cheveux.  J'ai  vu  défiler  tout  le  peuple  se  tenant 
sous  le  bras,  riant,  causant  familièrement,  comme 
lorsqu'on  revient  d'une  fête. 

«  Aucune  altération  n'était  sur  les  visages.  Le  jour 
du  supplice  ne  fit  aucune  impression.  Les  spectacles 
s'ouvrirent  comme  de  coutume;  les  cabarets  du  côté 
de  la  place  ensanglantée  vidèrent  leurs  brocs  comme 
à  l'ordinaire;  on  cria  les  gâteaux  et  les  petits  pâtés 
autour  du  corps  décapité.   » 

Le  séjour  d'Edmond  et  de  John  au  camp  de  Tou- 
louse avait  exalté  leur  patriotisme.  Ces  jeunes  gens, 
qu'animaient  toujours  les  plus  nobles  sentiments,  s'in- 
dignaient de  demeurer  dans  l'inaction,  alors  que 
beaucoup  de  leurs  amis  volaient  aux  frontières  pour 
défendre  la  patrie  menacée.  Déjà  à  plusieurs  reprises 
ils  avaient  ardemment  sollicité  de  leurs  parents  la 
permission  de  contracter  un  engagement  volontaire, 
mais  M.  Géraud  s'y  était  jusqu'alors  refusé,  esti- 
mant que  leur  âge  ne  leur  permettait  pas  de  s'ex- 
poser encore  aux  dangers  et  aux  fatigues  de  la 
guerre. 

Au  mois  de  mars  1793,  les  jeunes  gens  renouvellent 
leur  demande.  C'est  Edmond  qui,  comme  le  plus  âgé, 
prend  la  parole  : 

«  Nous  sommes  indifférents  sur  la  manière  de 
marcher  à  l'ennemi,  écrit-il,  pourvu  que  nous  y  mar- 
chions tous  deux;  nous  brûlons  de  nous  joindre  aux 
phalanges  nationales  qui  se  forment  de  toutes  parts 
sous  nos  yeux;   défendre  la  patrie,  voilà  quel   doit 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  317 

être  aujourd'hui  le  premier  de  tous  nos  soins,  le 
plus  sacré  de  nos  devoirs,  le  but  et  le  motif  de 
toutes  nos  démarches.  La  saison  des  combats  ap- 
proche, la  France  entière  s'ébranle  pour  se  précipiter 
sur  ses  ennemis,  toute  la  jeunesse  vole  aux  armes,  et 
seuls  nous  languissons  dans  un  lâche  repos,  seuls 
nous  demeurons  spectateurs  oisifs  et  tranquilles  de 
cette  généreuse  émulation  !   » 

Touché  de  ces  pressantes  instances,  M.  Géraud 
cède  et  écrit  à  Terrier  : 

a  Nos  enfants  ont  trop  bien  plaidé  leur  cause 
pour  que  leur  mère  et  moi  résistions,  nous  les  vouons 
à  la  patrie,  quoiqu'il  en  coûte  à  nos  coeurs.  » 

A  peine  connaît-il  la  réponse  favorable  de  sa  fa- 
mille, qu'Edmond,  ivre  de  joie,  écrit  à  un  de  ses 
amis  déjà  sous  les  drapeaux  : 

((  17  mars  1793. 

«  Mon  ami,  mon  Don  ami,  je  suis  au  comble  de  mes 
vœux,  et  mon  cœur  nage  dans  la  joie.  Mon  père  a 
donc  été  touché  de  mes  chaleureuses  instances;  nous 
allons  nous  revoir  dans  peu  sous  les  mêmes  dra- 
peaux. 

«  Depuis  avant-hier,  je  suis  calme,  content,  je  sa- 
voure à  longs  traits  cette  joie  muette  qui  accompagne 
toujours  l'accomplissement  des  désirs  honnêtes  et 
généreux.  Je  te  vois  partager  mes  sentiments  avec 
une  satisfaction  inexprimable;  oui,  tu  es  mon  ami, 
toi,  et  sans  doute  un  véritable  ami,  puisque  tu  ne 
penses  pas  comme  les  autres  que  je  doive  éviter  les 
dangers  que  la  voix  de  la  gloire,  de  mon  cœur,  et  sur- 
tout de  ma  patrie  m'ordonne  de  braver.    » 

John,  vu  sa  jeunesse,  —  il  n'avait  guère  plus  de  seize 
ans,  —  fut  attaché  à  l'ambulance  de  Terrier.  Peu  de 


3i8  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

temps  après  son  corps  d'armée  partait  pour  Saint- 
Jean-Pied-de-Port,  où  il  devait  combattre  les  Espa- 
gnols. 

Edmond  fut  appelé  à  Bordeaux  et  nommé  sous- 
lieutenant  dans  le  bataillon  des  volontaires  de  la 
Gironde.  Dès  le  mois  d'avril  ce  bataillon  était  dirigé 
sur  Saint-Jean-Pied-de-Port  pour  renforcer  le  corps 
d'armée  qui  s'y  trouvait  déjà,  et  les  deux  frères 
étaient  de  nouveau  réunis. 

Voici  quelques-unes  des  lettres  qu'Edmond  écrit 
à  sa  famille,  du  camp  de  Blanc-Pignon  : 

«    lo   mai    1793. 

a  Entouré  de  douze  camarades,  couvert  d'une  tente 
dont  le  diamètre  peut  avoir  dix  pieds,  assis  sur  un 
pouce  de  paille,  mon  sac  faisant  mon  pupitre,  j'entre- 
prends de  vous  donner  de  nos  nouvelles.  Nous  jouis- 
sons d'une  forte  santé;  j'en  juge  par  le  peu  d'effet 
qu'ont  produit  sur  nous  les  premières  fatigues  mili- 
taires, celles  qui  auraient  dû  le  plus  nous  éprouver; 
cependant,  voici  le  quatrième  jour  que  nous  sommes 
sous  la  toile,  nous  dormons  aussi  bien,  et  même 
mieux,  je  présume,  que  le  premier  financier,  notre 
seul  souci  étant  le  désir  de  recevoir  de  vos  lettres  et 
de  soigner  nos  armes;  autrement  toujours  chantant, 
dansant,  mangeant  d'un  appétit  vorace,  travaillant  à 
la  tranchée,  ce  qui  est  un  peu  pénible,  gravissant  les 
montagnes  pour  aller  aux  différentes  provisions  du 
camp  ;  insensiblement  la  retraite  nous  appelle  au  re- 
pos sans  nous  être  aperçus  de  la  journée  qui  com- 
mence à  quatre  heures  le  lendemain.  Les  brouillards, 
extrêmement  épais,  et  la  neige  nous  empêchent  de 
sortir  pour  nos  plaisirs.    » 

La  première  affaire  sérieuse  à  laquelle  nos  jeunes 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  319 

gens  assistent  tourne   d'une   façon   déplorable  pour 
nos  armes  : 


«  6  juin  1793. 

et  Je  vous  écris  à  la  hâte  pour  prévenir  toutes  les 
inquiétudes  qui  pourraient  vous  assaillir.  Oh  !  quelle 
journée  désastreuse  vient  de  se  passer  !  quand  je  te 
dirai  que  nous  avons  perdu  mille  hommes,  je  n'exa- 
gérerai pas,  sans  compter  les  blessés.  Le  bataillon  de 
la  Gironde  a  été  cruellement  maltraité;  nous  nous 
sommes  enfuis  Cluzeau,  Chaudruc,  Corbière  et  moi 
sur  des  mulets  que  nous  avons  pris  ;  nous  sommes 
ici  toujours  sous  la  direction  de  M.  Terrier,  qui  a 
établi  son  ambulance  dans  un  château  d'ici.  Nous 
avons  été  trahis  de  la  manière  la  plus  indigne.  Le 
général  est  passé  chez  l'ennemi.  Le  camp  de  Blanc- 
Pignon  est  pris  et  brûlé,  les  troupes  sont  rentrées  à 
la  citadelle.  Trois  mille  hommes  des  nôtres  ont  eu  à 
lutter  contre  quatorze  mille  Espagnols,  une  cavalerie 
et  une  artillerie  formidables.  Les  bombes  pleuvaient 
sur  le  camp  comme  la  grêle.  Saint-Jean  est  dans  la 
plus  grande  alarme.  » 

A  la  suite  de  cette  défaite,  nos  troupes  durent  se 
retirer;  Edmond  nous  fait  un  tableau  désolant  de 
cette  retraite,  et  il  ne  peut  s'empêcher  d'exhaler  des 
plaintes  amères  sur  les  concussions  dont  ils  sont  les 
tristes  victimes  et  sur  l'incurie  de  ceux  qui  les  di- 
rigent. 

«  Navarreins,   19  juin   1793. 

«  Pendant  notre  route  de  Saint-Palais  à  Navar- 
reins, nous  étions  tous  trois  malades  et  souffreteux, 
aussi  nous  a-t-elle  paru  fort  longue  en  dépit  de  tous 


320  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

les  agréments  qu'offrait  à  nos  regards  le  spectacle 
des  campagnes  vertes  et  fleuries.  La  chaleur  était  du 
reste  excessive.  Chaudruc  et  Choïet  étaient  montés 
dans  un  étroit  chariot,  traîné  par  deux  bœufs.  Pour 
moi,  armé  d'un  aiguillon  hâtif,  je  m'avançais  aussi 
vite  que  mon  extrême  faiblesse  pouvait  le  permettre 
sur  les  pas  de  ces  animaux  nonchalants.  Toute  pé- 
nible que  m'ait  été  cette  route,  je  préférais  le  plus 
souvent  aller  à  pied  que  de  monter  dans  le  chariot, 
où  nous  étions  fort  mal  à  notre  aise  et  horriblement 
cahotés  ;  c'est  cependant  dans  ces  misérables  tombe- 
reaux, sur  ces  routes  hérissées  de  cailloux,  que  l'on 
transporte  les  blessés  et  les  malades.  Aussi  dans  la 
dernière  évacuation  de  l'hôpital  militaire  de  Saint- 
Jean-Pied-de-Port  sur  celui  de  Saint-Palais,  cinq  de 
ces  malheureux  expirèrent  au  milieu  de  la  route  sur 
ces  bières  ambulantes  :  défenseurs  de  la  patrie,  voilà 
comme  on  nous  traite,  voilà  comment  d'iniques  admi- 
nistrations, de  rapaces  concussionnaires  insultent  à 
l'humanité,  et  se  jouent  de  notre  vie.  Mais  quel 
homme  aujourd'hui  osera  faire  entendre  les  rugisse- 
ments de  l'indignation?  Quel  homme  osera  dire  ces 
courageuses  vérités?  Le  crime  triomphe  partout  et 
les  lois  se  taisent  ! 

«  Pardonne-moi  cette  digression  échappée  d'un 
cœur  ulcéré  depuis  longtemps  par  les  indicibles  at- 
tentats qui  se  commettent  en  tous  lieux  avec  la  plus 
révoltante  impunité.  Au  reste,  ce  n'est  encore  là  que 
pastorales  et  verdures  auprès  des  innombrables  mi- 
sères dont  je  t'eusse  déjà  fait  le  tableau  si  je  n'avais 
été  épouvanté  de  l'immensité  de  ces  tristes  détails. 
Si  jamais  je  puis  rentrer  dans  mes  foyers  et  me  livrer 
encore  aux  loisirs  littéraires,  avec  quelle  amertume 
je  vais  retracer  les  infâmes  concussions  dont  je  suis 
le  témoin  et  quelquefois  la  victime.  Qu'il  me  tarde  de 


PENDANT    LA   RÉVOLUTION  321 

pouvoir  épancher  librement  les  flots  de  l'indignation 
qui  m'oppresse.  Qu'ils  tremblent,  les  cruels  dilapi- 
dateurs  qui  oppriment  le  soldat  et  corrodent  nos 
armées  !  Qu'ils  tremblent,  le  jour  de  la  vengeance 
arrivera,  j'espère,  avec  celui  de  la  justice!  Les  cris 
des  victimes  seront  entendus,  ils  retentiront  sur  le 
coeur  du  philosophe  et  de  leurs  plaintes  se  composera 
cette  plainte  terrible,  solennelle,  qu'il  portera  au 
tribunal  de  ce  juge  qui  fait  justice  à  tous,  je  veux 
dire  au  tribunal  du  peuple.  » 

La  retraite  avait  eu  lieu,  en  effet,  dans  des  con- 
ditions désastreuses  pour  les  blessés.  En  arrivant  à 
Navarrems  on  ne  trouva  pour  les  recueillir  qu'un 
hôpital  malsain,  et  011  les  malheureux  furent  en- 
tassés dans  des  salles  trop  étroites  :  c'était  pour  eux 
la  mort  certaine  et  prochaine.  Emu  de  cette  situation. 
Terrier  obtint  de  la  municipalité  le  château  d'un  émi- 
gré qui  se  trouvait  dans  le  voisinage  :  là,  au  moins, 
les  malades  respiraient  un  air  pur,  et  le  local  était 
suffisant  pour  en  recevoir  plus  que  quatre  cents. 

Fatigué  de  l'inaction  dans  laquelle  demeurait  le 
corps  d'armée  auquel  il  appartenait,  Edmond  qui 
rêvait  gloire  et  conquête,  chercha  à  obtenir  un  chan- 
gement. 

Au  mois  de  juillet,  grâce  à  la  protection  de  quel- 
ques amis,  il  fut  désigné  pour  remplir  les  fonctions 
d'aide  de  camp,  auprès  du  général  Dupuch,  qui  com- 
mandait à  l'armée  du  Nord. 

Il  partit  aussitôt  pour  rejoindre  son  nouveau  poste, 
et  M.  Géraud  l'accompagna  jusqu'à  Paris.  En  y 
arrivant,  ils  apprirent  que  le  général  Dupuch  était 
suspendu. 

Ce  fâcheux  incident  laissait  Edmond  sans  situa- 
tion. Il  ne  perdit  pas  courage  cependant,  et  il  cher- 
cha par  ses  relations  à  obtenir  de  nouvelles  fonctions 

21 


322  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 

à  l'armée  du  Nord.  En  attendant  que  sa  demande 
reçût  satisfaction,  il  resta  à  Paris  avec  son  père. 

C'est  de  là  que  M.  Géraud  écrit  à  sa  femme  en 
lui  racontant  les  incidents  de  leur  existence. 

Malgré  les  tragiques  événements  dont  la  ville  est 
ensanglantée,  l'on  continue,  au  dire  de  notre  narra- 
teur, à  jouir  d'une  vie  singulièrement  paisible,  rien 
ne  met  obstacle  aux  distractions  journalières,  les  pro- 
menades sont  plus  fréquentées  que  jamais,  tous  les 
théâtres  sont  ouverts  et  la  foule  s'y  presse  comme 
aux  époques  les  plus  calmes  de  l'histoire. 

((  Paris,  28  août  1793. 

a  Custine  a  été  jugé  à  mort  avant-hier  au  soir  et  à 
l'heure  que  j'écris,  il  a  cessé  de  vivre.  D'ailleurs,  rien 
de  nouveau,  tout  est  parfaitement  tranquille.   » 

c(  Paris,   i"  septembre  1793. 

«  Je  me  disposais  à  partir  jeudi  14  du  mois,  mais 
voilà  qu'on  a  suspendu  la  délivrance  des  passeports. 
Un  député  que  j'ai  vu,  m'a  dit  que  cette  mesure  de 
sûreté  ne  subsisterait  que  jusqu'après  les  visites  do- 
miciliaires; dans  ce  cas,  j'espère  quitter  Pans  dans 
sept  ou  huit  jours.  Si  mxon  séjour  ici  se  prolongeait 
au  delà  de  ce  terme,  j'en  serais  vivement  affecté. 
Comment  ferais-tu  seule  avec  John  pour  faire  nos 
vendanges  ? 

«  Notre  jeune  homme  attend  toujours  des  nou- 
velles qui  l'appellent  à  l'armée  du  Nord,  mais  elles 
ne  viennent  point.  Quoique  je  fusse  bien  aise  de  con- 
naître son  sort  avant  de  me  séparer  de  lui,  néanmoins 
cette  considération  ne  me  retiendra  pas  une  minute 
quand  une  fois  les  voies  seront  libres. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  323 

ce  Les  portes  des  boulangers  sont  toujours  assié- 
gées. Ce  sont  les  seuls  rassemblements  que  l'on  voie. 
Comment  est-on  à  Bordeaux  pour  les  subsistances?  » 

«  Paris,  2  septembre  1793. 

a  Paris  et  ses  boues  et  ses  mauvaises  odeurs  me  lasse 
trop  pour  que  je  n'en  sorte  le  plus  tôt  que  je  pourrai. 
J'espère  que  ce  sera  au  plus  tard  le  15.  Tout  y  est 
fort  tranquille,  même  aux  portes  des  boulangers, 
malgré  qu'on  s'y  porte  en  foule  et  qu'on  y  attende 
longtemps.   > 

«  Paris,  3   septembre   1793. 

«  As-tu  entendu  parler  du  nouveau  muséum?  C'est 
une  des  mille  et  une  merveilles  de  la  Révolution. 
Tout  ce  que  nous  possédions  des  Lebrun,  des  Le- 
sueur,  des  Teniers,  des  Rubens,  des  Guide,  des  Do- 
miniquin,  des  Gérard  Dow,  des  Salvator  Rosa,  des 
Raphaël,  tout  a  été  mis  à  contribution  ;  je  te  plains 
de  ne  pouvoir  admirer  avec  nous  ces  trophées  élevés 
aux  arts. 

a  Hier,  nous  fûmes  voir  représenter  Robert,  au 
théâtre  de  la  République.  Cette  pièce  y  est  jouée  avec 
beaucoup  plus  d'ensemble  qu'au  Marais;  la  variété 
des  costumes  et  des  décorations  surtout  ne  laisse  rien 
à  désirer  aux  amateurs.  Nous  avons  déjà  visité  dans 
nos  différentes  tournées  dramatiques,  le  théâtre  Fey- 
deau,  celui  de  Molière,  celui  des  Variétés  amusantes, 
celui  du  Palais,  celui  de  la  République,  celui  du 
Vaudeville,  et  le  nouveau  théâtre  de  la  Montansier, 
rue  Richelieu,  dont  la  salle  le  dispute  en  tout  à  celle 
du  grand  théâtre  de  Bordeaux.   • 


324  JOURNAL    D'UN    ÉTUDIANT 


«   Paris,   8   septembre   1793. 

a  Bonne  nouvelle,  on  m'assure  dans  ce  moment  que 
la  suspension  des  passeforts  est  levée;  nous  allons 
nous  disposer  à  partir  à  la  fin  de  la  semaine,  c'est-à- 
dire  le  13  ou  le  14;  je  ne  puis  point  t'indiquer  ni  le 
moment  ni  le  jour  de  notre  arrivée;  nous  n'irons 
point  par  la  diligence  :  on  n'a  par  cette  voie  de  repos 
ni  la  nuit  ni  le  jour.  J'amène  un  cabriolet  qu'à  coup 
sûr  je  revendrai  au  delà  de  ce  qu'il  me  coûte.  C'est 
avec  bien  du  regret  que  je  quitte  notre  jeune  homme, 
mais  j'espère  qu'il  recevra  enfin  avant  mon  départ 
des  nouvelles  favorables.  On  se  porte  avec  moins 
d'empressement  chez  les  boulangers.  La  tranquillité 
est  toujours  parfaite.  Edmond  va  aujourd'hui  à 
Saint-Cloud  ;  je  ne  puis  pas  malheureusement  être 
de  la  partie;  à  pareil  jour,  l'année  dernière,  nous  y 
étions  tous  ensemble.   » 

M.  Géraud,  impatient  de  retourner  à  Bordeaux, 
quitte  Paris  sans  attendre  son  fils;  celui-ci  espérait 
toujours  que  les  fonctions  qu'il  sollicitait  à  l'armée 
du  Nord  lui  seraient  accordées.  Cependant  à  la  fin  de 
septembre,  toutes  ses  instances  demeurant  infruc- 
tueuse, il  perd  patience  et  se  décide  à  rejoindre  sa 
famille. 

Le  I*''  octobre,  il  va  à  la  commune  pour  faire  viser 
son  passeport;  il  est  arrêté  comme  suspect  et  envoyé 
devant  le  commissaire  de  police  militaire,  qui  le  fait 
enfermer  à  la  maison  d'arrêt  de  la  mairie;  la  cause 
principale  de  son  arrestation  est  qu'on  le  croit  du 
nombre  des  officiers  destitués  qu'un  décret  obligeait 
de  quitter  Paris  dans  les  vingt-quatre  heures.  Le 
3  octobre,  son  identité  ayant  été  reconnue,  il  est  mis 
en  liberté  et  il  se  hâte  de  quitter  la  capitale. 


PENDANT    LA    RÉVOLUTION  325 

Edmond  Géraud  vécut  paisible  et  ignoré  pendant 
les  années  qui  suivirent  son  retour  à  Bordeaux. 

Abandonnant  la  politique  qui  l'avait  si  vivement 
passionné  tout  d'abord,  il  s'adonna  tout  entier  au 
culte  des  lettres  et  y  consacra  les  brillantes  dispo- 
sitions dont  la  nature  l'avait  doué.  Ses  essais  poé- 
tiques, presque  tous  consacrés  à  la  peinture  du  moyen 
âge  et  de  ses  mœurs,  sont  restés  des  modèles  du 
genre,  et  l'on  peut  dire  hardiment  avec  Saint-Beuve 
qu'il  a  été  le  premier  des  romantiques. 


FIN 


TABLE   DES   MATIERES 


Préface 


CHAPITRE   PREMIER 

1789-1790 

Sommaire  :  Voyage  de  Bordeaux  à  Paris.  —  Impres- 
sions de  route.  —  Installation  à  Paris.  —  Le  Palais- 
Royal.  —  La  place  Louis  XV.  —  Le  Garde-Meuble. 

—  Les  boulevards.  —  Le  Louvre.  —  Le  Jardin  des 
Tuileries.  —  Le  Jardin  du  Luxembourg.  —  L'Opéra. 

—  Le  Théâtre-Italien.  —  La  Comédie-Française.  — 
L'Assemblée  nationale.  —  La  famille  royale 

CHAPITRE    II 

1790 

Sommaire  :  Les  cours  du  Collège  de  France.  —  L'Hô- 
tel-Dieu. —  Exécution  du  marquis  de  Favras.  « — 
Les  frères  Agasse.  —  Tranquillité  de  la  capitale.  — 
Le  roi  à  l'Assemblée  nationale.  —  Le  serment  ci- 
vique   

CHAPITRE    III 

1790 

SOM.MAIRE  :  Les  Invalides.  —  L'Ecole  militaire.  —  Le 
Champ-de-Mars.   —   La   Sorbonne.  —   Notre-Dame. 

—  Sainte-Geneviève.  —  Les  Champs-Elysées.  —  Le 


328  TABLE    DES    MATIÈRES 

Bois  de   Boulogne.   —  Bagatelle.   —  Le  Mont  Cal- 
vaire. —  Longchamps.  —  Saint-Cloud.  —  Sceaxix. 

—  Vincennes.  —  Les  Gobelins 41 


CHAPITRE    IV 
1790 

Sommaire  :  Vente  des  biens  du  clergé.  —  Les  assi- 
gnats. —  Le  général  Paoli  à  l'Assemblée.  —  Le  droit 
de  paix  ou  de  guerre.  —  La  statue  de  la  place 
Notre-Dame-des-Victoires  est  détruite.  —  Suppres- 
sion des  titres,  armes,  armoiries.  —  Fédération  des 
départements.  —  John  Géraud  à  Paris.  —  Fête  de 
la  Fédération 54 

CHAPITRE   V 
1791 

Sommaire  :  Le  Lycée.  —  Les  clubs.  —  Les  Jacobins.       74 

CHAPITRE  VI 
1791 

Sommaire  :  L'émigration  se  transporte  à  Coblentz.  — 
Menaces  des  émigrés.  —  Fuite  des  tantes  du  roi.  — 
Maladie  du  roi.  —  Le  28  février.  —  Loi  proposée 
sur  l'émigration.  —  Maladie  de  Mirabeau.  —  Sa 
mort.  —  Ses  obsèques 86 

CHAPITRE  VII 
1791 

Sommaire  :  Les  prêtres  assermentés  et  les  réfrac- 
taires.  —  La  bulle  du  pape.  —  L'Eglise  protestante. 
—  Suppression  des  barrières.  —  Rareté  du  numé- 
raire. —  Le  roi  ne  peut  se  rendre  à  Saint-Cloud.  — 
Il  accomplit  ses  Pâques  constitutionnelles 102 

CHAPITRE  VIII 
Voyage  à  Versailles  en  1 791 120 


TABLE   DES    MATIÈRES  329 

CHAPITRE   IX 

JUIN-J  UILLET      1789 

SOMM.\IRE  :  Fuite  de  la  famille  royale.  —  Emotion 
profonde  dans  la  capitale  et  dans  les  provinces.  — 
Arrestation  des  fugitifs  à  Varennes.  —  Rentrée  du 
roi  à  Paris.  —  Sa  suspension.  —  Demandes  de  dé- 
chéance. —  Emeute  du  Champ-de-Mars 136 

CHAPITRE   X 

JUILLET,     AOUT,     SEPTEMBRE     IjSç 

Sommaire  :  Les  cendres  de  Voltaire  sont  transportées 
au  Panthéon.  —  Le  14  juillet.  —  La  reine  montre  le 
dauphin  au  peuple.  —  Fête  aux  Champs-Elysées.  — 
Les  poissardes  du  Pont-Royal.  —  Le  salon  de  pein- 
ture. —  Le  roi  accepte  la  Constitution.  —  Il  se  rend 
à  l'Assemblée.  —  Représentation  de  Castor  et  Pollux. 
—  Allégresse  du  peuple.  —  Fin  de  la  Constituante .     155 

CHAPITRE   XI 
1791 

Sommaire  :  Le  roi  et  la  nation.  —  L'émigration.  — 
L'idée  de  patrie  n'existe  pas.  —  Coblentz 167 

CHAPITRE  XII 

SEPTEMBRE-DÉCEMBRE     I 79 I 

Sommaire  :  La  Législative.  —  Inquiétudes  que  cause 
l'émigration.  —  Coblentz.  —  Cherté  des  vivres.  — 
Déclaration  de  Pillnitz.  —  Mesures  rigoureuses 
contre  les  émigrés.  —  Le  roi  oppose  son  droit  de 
veto  —  Lois  contre  les  prêtres  réfractaires.  —  Veto 
durci «83 

CHAPITRE  XIII 

NOVEMBRE  ET  DÉCEMBRE  I79I  —  JANVIER  I792 

Sommaire   :  J  *•,  Collège  de  France.  —  Le  lycée.  — 


330  TABLE   DES   MATIÈRES 

Lectures  publiques.  —  L'esprit  public  à  Paris.  —  La 
contre-Révolution.  —  Les  orateurs  de  l'Assemblée..      193 

CHAPITRE  XIV 

/  JANVIER-M.\RS      I792 

Sommaire  :  Monsieur  est  privé  de  la  régence.  —  Les 
biens  des  émigrés  sont  séquestrés.  —  Delessart  est 
mis  en  accusation.  —  Troubles  dans  Paris.  —  In- 
quiétudes que  cause  l'émigration 208 

CHAPITRE   XV 

MARS,     AVRIL,     MAI      I792 

Sommaire  :  Le  roi  change  de  ministres.  —  Dumouriez 
est  appelé  au  ministère.  —  Il  va  aux  Jacobins.  — 
Mort  de  Joseph  IL  —  Déclaration  de  guerre  à  l'Au- 
triche. —  Les  dons  patriotiques.  —  Fête  des  Suisses 
de  Châteauvieux.  —  La  fête  de  Pâques.  —  Le 
temple  et  l'église  catholique.  —  Défaite  de  Tournay 
et  de   Mons.   —  Emotion  populaire 220 

CHAPITRE  XVI 

MAI,     JUIN,     JUILLET      I792 

Sommaire  :  Robespierre  perd  sa  popularité.  —  M.  et 
Mme  Géraud  partent  pour  Paris.  —  Décret  sur  les 
prêtres  réfractaires.  —  Les  dons  patriotiques.  —  La 
garde  royale  est  licenciée.  —  Triste  situation  de  la 
famille  royale.  —  Le  roi  oppose  son  veto  aux  décrets 
sur  les  prêtres  réfractaires  et  sur  le  camp  de  vingt 
mille  fédérés.  La  journée  du  20  juin  —  Impopularité 
de  La  Fayette.  —  La  patrie  en  danger 239 

CHAPITRE  XVII 

JUILLET-AOUT      I792 

Sommaire  :  La  Prusse  nous  déclare  la  guerre.  —  Dé- 
chaînement contre  la  famille  royale.  —  Discours  de 
Vergniaud.  —  Anniversaire  de  la  Fédération.  — 
Manifeste  de  Brunswick.  —  Demandes  de  déchéance. 
—  La  Fayette  est  mis  en  accusation.  —  Il  est  ac- 


TABLE    DES    MATIÈRES  331 

quitté.  —  Journée  du  10  août.  —  La  famille  royale 

est  enfermée  au  Temple.  —  Aspect  de  Paris 257 

CHAPITRE  XVIH 

AOUT-SEPTEMBRE      I792 

Sommaire  :  Fuite  de  La  Fayette.  —  Aspect  de  Paris. 
—  Prise  de  Longwy.  —  Emotion  de  la  capitale.  — 
Massacres  de   septembre 281 

CHAPITRE  XIX 

SEPTEMBRE,     OCTOBRE,     NOVEMBRE     I792 

SOMNLAIRE  :  Les  élections  pour  la  Convention.  —  L'As- 
semblée se  réunit.  —  Abolition  de  la  royauté.  —  Les 
députés  de  Paris.  —  Projets  sanguinaires  de  Marat 
et  de  Robespierre.  —  Etat  de  Paris.  —  Victoires  de 
Dumouriez.  —  Enthousiasme  à  Paris 298 

CHAPITRE   XX 

Épilogue 314 

Table  des  matières 327 


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mémoires    de   Madame  de    Cha.stenay   (I  Ï^I-ISIS),    publiés 
par  Alphonse  Roserot. 
Tome  I"  :  L'Ancien  régime  —  la  Rècolution.  3«  édition.  In-S»  avec 

deux  portraits 7  fr.  50 

Tome  11  :  L'Empire  —  la  Restauration  —  les  Cenl-Joiirs.  2«  édition. 

Un  volume  in-S" 7  fr.  50 

Le  roman  d'un  Rojaliste  sous  la  Révolution.  Souvenirs  du 
comte  de  Yirieu,  par  le  marquis  Costa  de  Beauregard,  de  l'Aca- 
démie française.  3'  édition.  Un  vol.  iu-8"  avec  deux  portraits .  7  fr.  50 
En  Emigration.  Souvenirs  tirés  des  papiers  du  comte  A.  de  La 
Ferronnays  (1  9  9  9-1814),  parle  marquis  Costa  de  Beauregard. 
2"  édition.  Un  volume  in-S'avec  un  portrait  en  héliogravure.     7  fr.  50 

mémoires  du  duc  Des  Cars,  colonel  du  régiment  de  dragons -Artois, 
brigadier  de  cavalerie,  premier  maître  d'hôtel  du  Roi,  publiés  par 
son  neveu  le  duc  des  Cars,  avec  une  introduction  et  des  notes  par  le 
comte  Henri  de  l'Eiinois.  Deux  vol.  in-8"  accompagnés  de  deux 
portraits 15  fr. 

L'ne  Famille  noble  sous  la  Terreur,  par  Alexandrine  des  Eche- 
rolles.  5«  édition.  Un  volume  in-18 3  fr.  50 

La  Révolution,  la  Terreur,  le  Direetoire  (1991-1999),  par 
le  baron  Despatvs,  ancien  membre  du  Conseil  municipal  de  Paris, 
d'après  les  mémoires  do  Gaillard,  ancien  président  du  Directoire 
exécutif  de  Seine-et-Marne.  Un  \olume  in-8»  avec  un  portrait  en 
héliogravure 7  fr.  50 

mémoires  de  madame  la  duchesse  de  Ciontaut,  gouvernante  des 
Enfants  de  France  pendant  la  Restauration  (1773-1836).  o'  édition.  Un 
vol.  in-8°  écu 3  fr.  50 

mémoires  de  m"'°  la  duchesse  de  Tourzel,  gouvernante  des 
Enfants  de  France  pendantles  années  1789,  1790, 1791, 1792, 1793,  1795, 
publiés  par  le  duc  des  Gars.  Ouvrage  enrichi  du  dernier  portrait  de 
la  Reine.  4«  édition.  Deux  vol.  in-8'' 15  fr. 

Journal  de  Càouverneur  morris,  ministre  plénipotentiaire  des 
Etats-Unis  en  France  de  1792  à  1794,  pendant  les  années  1789,  1790, 
1791  et  1792.  Traduction  autorisée  de  l'anglais,  par  E.  Pariset.  Un 
volume  in-8" 7  fr    50 

Le  Tribunal  révolutiohnaire  de  l*arî.s,  par  Cahpardo.n.  Ouvrage 
composé  d'après  les  documents  originaux  conservés  aux  Archives 
nationales,  suivi  de  la  Liste  complète  des  personnes  qui  ont  comparu 
devant  le  tribunal,  et  enrichi  d'une  gravure  et  de  fac-similés.  Deux 
volumes  in-S"  cavalier 16  fr. 

Journal  des  prisons  de  mon  père,  de  ma  mère  et  des 
miennes,  par  Mme  la  duchesse  di:  Duras,  née  Noaillcs.  Un  vol. 
in-8'>  orné  d'un  portrait 7  fr.  50 

PAniS.   TVP.  PLON-NOUnniT  ET  C">,  8,  RUE  GARANCIÉRE   —  13263. 


9   . 


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DC  G^raud,   Edmond 

146  Journal  d'un  étudiant 

G35A3  Nouv  éd. 

1910 


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