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Schweitzer, J. S. Bach (franz.).
ALBERT SCHWEITZER
J.S.BACH
LE
MUSICIEN-POÈTE
A.VEC LA COLLABORATION DE
M. HUBERT GILLOT
DE L'UNIVEBSITÉ DE 8TBA3BOURO
PRÉFACE
DE
CH. M. WIDOR
4in«TIRAGE
LEIPZIG
BREITKOPF & HÀRTEL
Imprimé en Allemagne
A' 10
no y
A LA MÉMOIRE
DR
MADAME MATHILDE SCHWEITZER
HOMMAGE DE PROFONDE GRATITUDE
AVANT-PROPOS
J'avais dix ans quand je fis connaissance avec les chorals
de Bach. M. Eugène MUnch, l'organiste de l'église
St. Etienne de Mulhouse, m'emmenait à son orgue tous les
samedi soirs, quand il allait s'exercer pour l'office du lende-
main. C'est avec une émotion profonde que je suivais les
sons mystérieux qui allaient se perdre dans la vaste nef
sombre.
Les souvenirs de ces premières et profondes émotions ar-
tistiques me sont revenus quand j'ai entrepris d'écrire le
chapitre sur les chorals. Certaines phrases m'arrivaient toutes
formées au bout de la plume, et je m'aperçus alors que je
ne faisais que répéter les mots et les images par lesquels mon
premier maître d'orgue m'avait ouvert la compréhension de la
musique de Bach.
J'ai la douleur de ne pouvoir lui exprimer ma reconnais-
sance: il a été enlevé, dans la fleur de Vâge, à sa famille et
à ses amis.
Voilà dix ans que son frère, M. Ernest Miinch, m'a
associé, en qualité d'organiste, à la belle tâche qu'il a entre-
prise: faire entendre l'une après Vautre toutes les œuvres
vocales de Bach avec le chœur de l'église St. Guillaume de
Strasbourg. Toute grande œuvre d'art, comme toute grande
idée, a besoin d'une certaine atmosphère d'enthousiasme pour
se révéler dans toute sa beauté: les chanteurs du chœur de
St. Guillaume, si dévoués à la cause de Bach, avec leur vail-
lant directeur^ ont créé cette atmosphère autour de moi.
VI Avant-Propos
Mon étude veut plutôt être une étude esthétique qu'une
étude historique. La partie historique n'est plus à faire:
elle est faite par Spitta qui a rassemblé les documents bio-
graphiques, et par cette élite d'artistes érudits qui ont colla-
boré aux publications de la Bachgesellschaft. Les chapitres
historiques de l'ouvrage présent reposent sur les études de ces
historiens dont à chaque page je me suis senti le débiteur.
Je me fais un devoir de remercier ici mon ami et fidèle
collaborateur, M. Hubert Gillot, qui représente avec tant de
distinction les lettres françaises à l'Université de Strasbourg.
Si malgré ses précieux conseils l'influence du style allemand se
trahit çà et là, que le lecteur français pardonne. C'est là
l'héritage fatal de ceux qui vivent et qui pensent dans deux
langues. Mais, ne sont-ils pas nécessaires à la science et à
l'art surtout, ces esprits qui appartiennent à deux cultures?
Si de tout temps le beau privilège de l'Alsace a été de faire
connaître l'art français et la science française en Allemagne
et, en même temps, de frayer la voie, en France, à ceux des
penseurs et des artistes allemands qui ont une importance
européenne, cette tâche ne s'impose-t-elle pas aux alsaciens
de notre génération qui sont restés en contact avec la culture
française, plus qu'à ceux de n'importe quelle autre époque?
A. S.
PRÉFACE
rxans un article publié en novembre 1885 par la Revue des
Deux Mondes à l'occasion d'un concert de la Concordia,
où avait été exécutée la Passion de St. Matthieu, le très
regretté critique, M. René de Récy, s'en prenait aux biogra-
phes du maître et faisait remarquer les lacunes de leur œuvre
au point de vue esthétique. S'attaquant au plus célèbre
d'entre eux, „Spitta, disait-il, a noté les moindres incidents
de la vie de Bach, ... il commente en détail chaque com-
position, en retrace la genèse, en établit l'ordre chronologique,
en donne l'analyse .... C'est un vaste chantier où sont
préparés avec art les matériaux d'une oeuvre qui, malgré tout,
reste à faire; car rien n'est fait tant que la critique s'attache
à détailler à la loupe les beautés de tel ou tel passage, au
lieu de s'élever à la vue d'ensemble, son véritable domaine*.
Or, c'est précisément cette vue d'ensemble que nous offre
le présent travail dont l'histoire me paraît singulièrement
suggestive, car devant se limiter tout d'abord à l'étude des
chorals, la force des choses l'a peu a peu entraîné jusqu'à
embrasser l'œuvre entière.
Ce travail est né des hasards d'une conversation.
Il y a quelques années, je recevais assez souvent la vi-
site d'un jeune Strasbourgeois, docteur en philosophie et
maître de conférences à la Faculté de Théologie, en même
temps que musicien passionné, exécutant habile. II venait
me demander conseil sur l'interprétation des maîtres, se met-
tait à l'orgue, et je l'écoutais; puis nous discutions. Comme
vin Préface
il connaissait très bien les vieux textes Luthériens, je lui
faisais part de mon inquiétude en face de quelques œuvres,
de mon incompréhension de certains chorals passant brus-
quement d'un ordre d'idées à un autre, du chromatisme au
diatonisme, du grave à l'aigu, sans raison apparente ni dé-
duction logique:
„ Quelle peut être ici la pensée de l'auteur, qu'a-t-il voulu
dire? S'il rompt ainsi le fil de son discours, c'est donc
qu'il a un autre objectif que celui de la musique pure, et
que sans doute il tient à mettre en relief une idée litté-
raire . . . mais cette idée, comment la connaître?"
— „Tout simplement par les paroles du cantique", me
répondait Schweitzer; et alors il me récitait les vers du
Choral en question, lesquels justifiaient pleinement le mu-
sicien, et montraient la souplesse de son génie descriptif
aux prises avec le mot à mot du texte: je venais de con-
stater qu'il était impossible d'apprécier l'œuvre en ignorant
le sens des paroles sous-entendues.
Et c'est ainsi que nous nous mettions à feuilleter les trois
livres du recueil en découvrant l'exacte signification des
choses. Tout s'expliquait et s'éclairait, non-seulement dans
les grandes lignes de la composition, mais jusque dans le
plus petit détail. Musique et Poësie s'étreignaient étroite-
ment, chaque dessin musical correspondant à une idée lit-
téraire. Et c'est ainsi que ce recueil admiré jusqu'alors
comme un modèle de contrepoint pur, m'apparaissait comme
une suite de poëmes d'une éloquence , d'une intensité d'é-
motion sans pareilles.
La première conséquence de notre analyse fut que la
nécessité s'imposait d'une édition des chorals portant le texte
littéraire inscrit au-dessus de la musique qui le commente,
édition dans laquelle on respecterait l'ordre voulu par le
Compositeur, d'après la succession des fêtes de l'année.
La seconde, c'est qu'une étude sur le symbolisme de ces
Préface IX
trois livres ne s'imposait pas moins; et que s'il était un
critique tout indiqué pour l'entreprendre, c'était certainement
Schweitzer, grâce à ses aptitudes à la fois théologiques, phi-
losophiques et musicales.
Et il se mit au travail, commençant par assembler les
textes dont Bach s'était servi, recherche délicate, beaucoup
d'entre eux n'étant plus en usage dans la liturgie Luthérienne,
et par cela même assez difficiles à retrouver.
Mais bientôt il s'apercevait qu'à diverses époques, Bach
ayant traité les mêmes sujets soit instrumentalement, soit
vocalement, l'analyse des Chorals entraînait celle des Can-
tates: impossible de séparer les uns des autres, les mêmes
formules, les mêmes volontés, le même idéal se manifestant
çà et là. Bref, la petite étude que je lui avais demandée
devenait un gros travail d'ensemble. Il fallait écrire tout un
chapitre sur l'histoire de la musique religieuse en Allemagne,
afin de faire comprendre dans quel esprit Bach a travaillé,
montrer quelle est sa part d'invention, distinguer ses thèmes
à lui des mélodies qu'il a prises, pour les intercaler dans
ses Passions sous forme des Chorals, à droite et à gauche
dans un passé qui remonte quelquefois jusqu'au Moyen-âge;,
(toutes les mélodies de ces Chorals existaient avant lui).
Il fallait, de plus, laisser entrevoir l'invasion de la musique
dramatique dans la liturgie des Eglises Allemandes à cette
époque. Il fallait réserver enfin tout un long chapitre aux
notes et aux documents biographiques indispensables ....
— jjTant mieux, lui disais-je, votre œuvre n'en sera que
plus intéressante, écrivez autant de chapitres qu'il faudra,
rien ne presse".
Et lui, alors, de m'objecter ses terreurs en face d'un sujet
aux proportions sans cesse grandissantes, et la diversité de
ses travaux et les nécessités de sa carrière universi-
taire .... — " D'accord, mais avec de l'ordre et de la
volonté, que ne fait-on pas?" —
X Préface
Je connaissais ses facultés de travail que je pouvais con-
stater, d'ailleurs, à ses voyages à Paris, chaque fois qu'il
venait me lire le chapitre terminé.
M. Schweitzer qui a déjà publié un ouvrage très remarqué
sur Kant, une étude historique très personnelle sur la vie
de Jésus, nous livre aujourd'hui ce volume de haute critique,
dont vous allez juger de Tintérêt. Et pendant ces cinq ou
six années de rude labeur, malgré tant d'occupations absor-
bantes, il a su trouver les heures nécessaires pour entre-
tenir son mécanisme de virtuose, j'en prends à témoin les
fidèles de l'Eglise St. Guillaume où s'exécutent de si belles
œuvres, Motets, Cantates, Passions, M. Munch au pupitre de
Kappellmeister, M. Schweitzer au clavier.
Voici donc enfin le couronnement si longtemps attendu
de ce monument qui a pour assises les travaux des Forkel,
Hilgenfeld, Reissmann, Bitter, Spitta (pour l'Allemagne), des
Ernest David, William Cart, Pirro (pour la France), de Lane
Poole (pour l'Angleterre) etc., travaux admirables par les
recherches et l'abondance des documents. De tous ces bio-
graphes, il est curieux de constater que celui qui devrait,
sous certains rapports, le mieux nous renseigner, paraît au-
contraire le moins bien informé: Forkel qui fut l'ami des fils
de Bach et qui écrivait cinquante ans après sa mort, n'a pas
connu la moitié de son œuvre; c'est à peine s'il dit un mot
des Passions qu'il n'a peut-être jamais entendues.
Sauf l'ouvrage d'Hilgenfeld qui date de 1850, tous les
autres sont postérieurs à 1873.
Des générations nombreuses se sont succédé dans l'igno-
rance à peu près absolue de l'œuvre du maître d'Eisenach.
Composée en 1729, la Passion selon St. Matthieu était tombée
en oubli lorsque Zelter suggéra à son élève Mendelssohn
l'idée de la faire entendre. On peut dire que la gloire de
Bach date de cette exécution triomphale de Berlin, le ven-
dredi saint 1829; mais cette gloire ne commencera à ray-
Préface XI
onner sur le monde qu'au fur et à mesure des publications
de la Bach-Gesellschaft, c'est à dire à partir de 1850.
En France, le mouvement fut déterminé par de tout autres
causes, et seulement quelques années plus tard. Ces causes,
je les ai indiquées dans mon Appendice au Traité de Berlioz
{Technique de l'orchestre moderne, Breitkopf, 1904). La prin-
cipale, c'est la rencontre sur le grand chemin artistique, de
notre génial facteur d'orgues, A. Cavaillé-Coll, et du célèbre
organiste Belge, Lemmens, qui revenait alors de Breslau où
il était allé recueillir, chez le vieux Hesse, les pures traditions
classiques.
Lemmens a été mon maître, ainsi que celui de Guilmant,
et ces traditions, il nous les a laissées pour les transmettre
à notre tour.
Les magnifiques instruments de Cavaillé-Coll nous permi-
rent, par leur précision et leur sonorité, d'admirer de plus
près les œuvres des maîtres, de les mieux sentir. Quant
à celles de Bach, Sonates, Chorals, Préludes, Fugues, plus
nous les pratiquions, plus elles nous pénétraient. On accé-
lère inconsciemment le mouvement de certains auteurs dont
on joue plusieurs fois les mêmes pièces: ici, c'est tout le
contraire, car chaque note demande à être distinctement en-
tendue: dans cette admirable polyphonie, jamais rien d'inutile.
Cavaillé-Coll rappelait, toujours avec le même étonnement,
la lenteur de la Fugue en ré majeur sous les doigts du vieux
Hesse, à Paris, en l'Eglise S'* Clotilde dont l'orgue venait
d'être achevé.
Chaque fois qu'on redit une pièce de Bach, il semble
qu'on y découvre quelque détail nouveau. On cherche à mieux
rendre les intentions de l'auteur, et l'on va moins vite afin
de s'écouter mieux.
Elevés dans le culte de Bach, les organistes Français,
depuis quarante ou cinquante ans, se sont faits les propa-
gateurs dévoués de son œuvre vocale. La société que je
XII Préface
dirigeai près de dix ans, la Concordia, produisit bon nombre
de Cantates, le Magnificat, la Matthàus- Passion etc. . . . Plu-
sieurs autres sociétés chorales se sont formées depuis, dans
le même but.
Si le Maître d'Eisenach est aujourd'hui populaire dans le
monde artistique Parisien, ce n'est pas sans quelques se-
crètes affinités de race, sans quelques raisons d'assez proche
consanguinité. Nous savons qu'il a été fort épris de notre
art, fort admiratif des Grigny, Dieupart, Couperin, dont il
faisait copier les œuvres à ses élèves. Oui, certes, son
esprit reste très allemand, mais peut-on nier dans la forme,
l'influence des maîtres Français ou Italiens? Le fait est si
vrai que j'en trouve une curieuse constatation dans cette lettre
de Zelter à Goethe, datée du 5 avril 1827:
„Le vieux Bach avec toute son originalité, fils de son pays
et de son temps, n'a pas su échapper à l'influence des
Français, notamment à celle de Couperin. On veut se montrer
aimable (gefàllig enveisen), il en résulte des œuvres qui ne
sauraient rester telles qu'on les produit. Heureusement, il
n'y a qu'à enlever ces „ amabilités, ces couches de légère
dorure", et la vraie valeur apparaît aussitôt. C'est ainsi
que j'ai arrangé, pour mon usage propre, beaucoup de Can-
tates, et mon cœur me dit que de là-haut, le vieux Bach
m'approuve par un signe de tête, comme autrefois le bon
Haydn: „Oui . . . c'est bien!"
O candeur! Le signe de tête, nous le voyons d'ici: rouge
de colère, Bach saisit sa perruque et la lui jette au nez :
„Ah, tu te permets de gratter ma musique, attends un peu...!"
Zelter pouvait être un bon pédagogue, mais un artiste,
non. Ce qu'il admirait du Cantor de St. Thomas c'était l'extra-
ordinaire technique; quant au reste, il était loin d'en soup-
çonner la véritable grandeur.
Aujourd'hui le monde entier admire Bach précisément
parce que, tout en restant fidèle à ses origines, tout en gar-
Préface XIII
dant les traits caractéristiques sui generis, il parle à des
Français ou à des Italiens comme s'il était des leurs; chacun
peut s'entendre avec lui.
11 lisait tout: la preuve en est dans les sujets de Fugue
qu'il prenait aux uns et aux autres, aux Italiens comme aux
Allemands. Il entendait le latin et le français, ses manu-
scrits nous l'apprennent. C'était un penseur et un poëte; il
avait à la fois le sens du pittoresque et celui du drame.
Quant à sa religiosité et à son mysticisme, ils sont
d'ordre si pur, si vrai, si profond qu'ils planent au-dessus
de toutes les formules. Les cris de joie ou de douleur ne
sont-ils pas les mêmes dans toutes les langues? Devant une
tombe, en face de „rau-delà", suivant qu'il est protestant,
catholique ou orthodoxe, l'être humain prend-il différentes
attitudes? En tant qu'appuyée sur la poésie religieuse na-
tionale, l'œuvre de Bach synthétise et résume l'évolution
artistique qui se prépare en Allemagne dès le XIF siècle,
en dehors de toute tendance confessionelle. Dans certains
Chorals, on retrouve des thèmes Grégoriens. Le Cantor
chargé d'enseigner le catéchisme Luthérien aux élèves de
St. Thomas, écrit des Messes brèves, des Magnificat ^ et son
œuvre de prédilection, celle à laquelle il travaillera le plus
longtemps, la reprenant, la remaniant chaque fois qu'il en
a le loisir, c'est la Messe en si mineur.
Son génie s'inquiète peu des lignes de démarcation qui
cloisonnent notre planète, de toutes ces frontières morales
ou politiques établies par les hommes. Comme Homère,
comme Shakespeare, comme Dante, il méprise les injures
du Temps. Oubliez certaines expressions, certaines tournures
de phrase, ces cadences uniformes, ces progressions abu-
sives, en un mot, toutes les petites habitudes d'une époque,
le fond reste d'une vigueur, d'une jeunesse décourageantes
pour ses débiles successeurs.
A l'âge de trente ans, il s'était senti assez sûr de lui
XIV Préface
pour arrêter ses programmes et fixer définitivement le choix
de ses expressions mystiques: joie, tristesse, confiance se-
reine, quiétude etc., chacun de ces états d'âme aura désor-
mais sa formule, son étiquette musicale. Et avec quelle
finesse, quelle profondeur psychologique sait-il faire ressortir
les nuances de la même idée! Avec quel art use-t-il de ces
immuables formules, de ces leitmotiv auxquels il restera fidèle
toute sa vie, les assouplissant, les triturant à plaisir pour
traduire avec plus de subtilité et de précision ce qu'il a
dans le cœur!
Mieux que tous les discours du monde, les pages que
vous allez lire montreront la puissance de ce cerveau extra-
ordinaire, car elles vous donneront des exemples et des preu-
ves. Depuis Mozart jusqu'à Wagner, il n'est pas un musicien
qui n'aît jugé l'œuvre de Jean Sébastien Bach comme le plus
fécond des enseignements. Eh bien! Si telle était l'opinion
des Maîtres, alors qu'une partie de cette œuvre gisant ignorée,
enfouie sous la poussière des bibliothèques, il était difficile
d'en saisir l'entière signification, quelle sera la nôtre aujour-
d'hui que tout vient d'être publié?
Jusqu'ici c'étaient cette écriture, cette polyphonie, cette
technique que nous admirions, étonnante mixture d'habilité
et de clair bon-sens; pas une note qui ne parût le résultat
d'un long raisonnement et qui cependant ne fût venue „là*
au bout de la plume tout naturellement, la seule vraie, la seule
juste. Et voici qu'au-dessus de ces étonnantes qualités de
facture, nous allons en découvrir d'autres d'un ordre su-
périeur. C'est un penseur, un poëte^ un génial traducteur
d'idées qui tout à coup se révèle en ce prodigieux cise-
leur, c'est le père de l'école moderne, le Maître pathétique
et pittoresque.
Bach est mort le 18 juillet 1750; il aura donc fallu cent
cinquante cinq ans pour qu'il nous fût enfin permis de pénétrer
son symbolisme, de constater en lui un sentiment descriptif
Préface XV
et pictural semblable à celui des Primitifs, de suivre sa
pensée pas à pas, et de contempler en pleine lumière l'in-
comparable unité de son art.
En parcourant le livre de M. Schweitzer, il semble que
nous assistions à l'inauguration d'un monument : les derniers
échafaudages, les derniers voiles viennent de tomber, nous
circulons tout autour de l'édifice pour en étudier les détails,
puis nous reculons jusqu'au point d'où notre œil en embrasse
l'ensemble: et nous le jugeons.
Venise 20 octobre 1904. Ch. M. Widor.
TABLE DES MATIERES
PREMIÈRE PARTIE
LA MUSIQUE SACRÉE EN ALLEMAGNE JUSQU'A BACH 1-104
Page
L Le choral dans l'œuvre de Bach 1-4
Bach et Hândel 1. Le choral, la base de l'œuvre de Bach 2-4.
II. L'origine des textes de chorals 5-14
Bibliographie 4. Kirleisen du Moyen-Age 4-6. Luther et les chants spirituels
du Moyen-Age 4-8. Les poètes de la Réforme 8-10. Paul Gerhard 10-12. Le
Rationalisme et la décadence de la poésie spirituelle 13. La Restauration 14.
III. L'origine des mélodies de chorals 14-26
Bibliographie 14. Luther et Johann Walther 14-16. Le cantique de 1524. Les
mélodies profanes converties en chorals 17-20. L'influence de la chanson française
20-21. Nicolaï 22. Johann Criiger 23-24. La collaboration de Bach au cantique
de Sehemelli 24. Le rythme des mélodies de chorals 25-26.
IV. L'harmonisation du choral 27-36
Le chœur et le choral 27-30. Eccard 30. Les harmonisations de Bach. La
critique de Ch. M. de Weber 30-32. Le choral et l'orgue. Scheidt 33-35. Les
chorals de Bach harmonisés pour orgue 35-36.
V. Histoire des chorals pour orgue 36-67
Bibliographie 36. Le rôle de l'orgue dans la Liturgie 36-40. L'influence du
choral sur l'art de l'orgue. La Tabulatura nova de Scheidt 40-45. Pacbelbel et
son influence sur Bach 45-49. Bôhm 49-51. Reinken 51-53. Buxtebude 54-58.
Les premiers essais de Bach 58-60. Le caractère descriptif des chorals de jeu-
nesse 60-67.
VI. Histoire des Cantates et des Passions avant Bach .67-104
Bibliographie 67. L'origine liturgique de la cantate 68-72. L'art italien et
son influence sur le motet allemand 73-76. Schiitz et ses élèves 76-81. Les Abend-
musiken de Lùbeck 81-82. Johann Christoph Bach 82. L'origine des Passions
en musique 83-85. La nouvelle cantate en style d'opéra 85. L'opéra de Ham-
bourg. Keiser. Mattbeson. Telemann. Hândel 86-95. La Passion de Brockes et
!a réaction contre la nouvelle musique spirituelle 95-100. Neumeister et Franck.
Les premières cantates de Bach 100-104.
Table des Matières XVII
DEUXIÈME PARTIE
LA VIE ET LE CARACTÈRE DE BACH 105-170.
Pagî
VII. Bach et sa famille 105-115
D'Arastadt i Leipzig 105-107. Ba:b^ KAnt, et Hândel 108-109. Le mari et
le pire de famille 109-113. Emmanuel et Friedemann 113-114. Le sort d'Anne-
Madeleine 115.
VIII. La situation et les fonctions de Bach à Leipzig . 115-132
Le professeur et le Cantor 115-116. L'état de l'école St. Thomas 117-118.
L'office aux églises de Leipzig 119-122. Les supérieurs de Bach 122-123. L'affaire
Gfimer 123. L'affaire Gaudlitz 124. Les années 1729 et 1730. La lettre à Erd-
mann 125-127. Le Recteur Gesaer 128-130. Ernesti II et l'affaire Krause. La
position de Bach après 1740 130-132.
IX. L'amabilité et la modestie de Bach .... 133-136
Les expertises d'orgue 133-134. Marchand 135. L'admiration de Bach pour
Hândel 135-136.
X. Tournées artistiques; les critiques et les amis . 137-147
Bach à Cassel, à Halle, à Leipzig 1714, à Dresde 1717, à Karisbad 1720.
Les voyages à Dresde. Hasse 137-140. Le voyage à Potsdara (1747) 140-141.
La célébrité de Bach 141-143. Les_£.riti.quesj Mattheson et Scheibe 143-14i_
Les admirateurs; Gesner, Hudemann, Birn1>aum 144-147.
XL L'autodidacte et le professeur 147-163
Bach, un lettré 147-149. Son attitude vis à vis de la société de Mizler 149-150.
Bach, l'autodidacte. Couperin. Vivaldi 150-151. L'esprit inventeur de Bach
152-154. La réforme du toucher et du doigté 154-156. L'enseignement de Bach
157-161. Les élèves de Bach 161-163.
XIL La piété de Bach 163-167
La conception religieuse de la musique 163-164. Piétistes et orthodoxes
164-166. L'orthodoxie de Bach 166. Bach le mystique 166-167.
XIII. La physionomie de Bach. Summa vitae . . 168-170
Les portraits. Le buste de Seffner 168-169. Bach et Beethoven 169-170.
TROISIÈME PARTIE
LA GENÈSE DES ŒUVRES DE BACH 171-324.
XIV. Les différentes phases de l'activité créatrice de Bach 171-173
Amstadt (1703-1707). Miihlhausen (1707-1706). Les années d'apprentissage
171-172. Côtben, la station de repos 173.
XVIII Table des Matières
Page
XV. Les œuvres pour orgue 174-183
L'Infiuence des Italiens 174-175. Les rapports entre les préludes et les
fugues 175-176. Les œuvres destinées à l'enseignement. Petits préludes. Orgel-
bùchlein. Sonates 176-179. Les différentes publications de chorals 179-183.
XVI. Les œuvres pour clavecin 184-196
Les différentes publications 184-185. Les variations pour Goldberg 186. Les
Suites 187-189. Les petits préludes et les Inventions 189-191. Le Clavecin bien
tempéré 191-195. Les sonates 195. Les Toccates et les Fantaisies 195-196.
XVII. Les œuvres pour différents instruments . . 197-203
Bach violoniste 197. Les sonates pour violon seul 198-200. Les transcrip-
tions des œuvres pour violon 200-201. Les Suites pour violoncelle seul 201-202.
Les sonates pour clavecin et violon, les sonates pour flûte et clavecin et les so-
nates pour clavecin et viole de gambe 202-203.
XVIII. Les œuvres de musique de chambre . . . 204-209
Les concertos pour violon et les concertos pour clavecin 204-206. Les con-
certos pour le Margrave 206-207. Les Suites pour orchestre 208-209.
XIX. Les œuvres théoriques 210-220
La lettre de Bach à Frédéric le Grand 210-211. Les différents envois de
l'Offrande musicale 211-215. L'Art de la fugue et la fugue sur BACH 215-220.
XX. Les cantates profanes 220-241
La cantate de chasse écrite à Côthen 220-222. Les autres cantates profanes
de l'époque de Côthen 222-224. Henrici (Picander) le librettiste de Bach 224-226.
Eole satisfait 226-227. Œuvres perdues 228. Phébus et Pan 229-231. La can-
tate sur le café 231-232. Le choix d'Hercule 232-233. Les emprunts profanes
de l'Oratorio de Noël 233-236. Les cantates profanes de 1734 236-238. Les
dernières cantates profanes 238-241.
XXK Les cantates d'église de la première année de Leipzig 241-247
Les cinq cycles de cantates 241-242. La chronologie des cantates 242-243.
La cantate d'épreuve et la première cantate du nouveau Cantor 243-244. Les
particularités des cantates de le première époque 245-247.
i
XXIb. Le Magnificat et la Passion selon St. Jean . 247-257
Les compositions latines 247-248. Le Magnificat composé pour les Vêpres
de Noël 248-250. La Passion selon St. Luc, non authentique 250-251. La
Passion selon St. Jean, commencée à Côthen 252. La première audition 253.
Les remaniements 254. Le caractère musical de la Passion selon St. Jean 255-257.
XXII. Les cantates de 1724-1727 257-266
Les marques d-î papiers 257-258. Le caractère descriptif de certaines can-
tates de cette époque 259-261. Le retour vers l'ancienne cantate allemande
261-265. Le Da Capo dans la cantate pour la St. Michel (No. 19) 265-266.
Table des Matières XIX
Page
XXIII. L'ode funèbre et la Passion selon St. Matthieu 266-279
La Passion de 1725 (perdue) 266-267. La Passion selon St. Marc identique
à l'Ode funibre 267-289. Le texte de la Passion selon St. Matthieu 270-273.
Analyse musicale de la Passion selon St. Matthieu 274-279.
XXIV. Les Oratorios et les Messes 279-289
L'oi^torio de Pâques 279-280. L'oratorio de Noël 280-281. La Messe en si
mineur 281-284. Analyse musicale de la Messe en si mineur 285-286. Les
Messes brèves 287-289.
XXV. Les Motets 289-293
L'exicution des motets de Bach sous Doles. Mozart et les motets de Bach
289-290. Motets non authentiques 290. Le style vocal des motets 291. L'exé-
cution des motets 292-293.
XXVI. Les cantates de 1728 à 1734 294-310
Les cantates-chorals modernisées 294-295. Cantates pour solistes 296-297.
Les cantates avec organo obligato 297-302. Nouveaux essais vers la cantate-choral
302-307. Les grandes cantates pour solistes 307-308. Particularités descriptives
de certaines cantates 309-310.
XXVII. Les cantates écrites après 1734 .... 310-324
L'avant-dernier cycle de cantates 310-312. L'importance des textes bibliques
313-315. Le dernier cycle de cantates-chorals 315-318. L'invention musicale
dans les dernières cantates 318-324.
QUATRIÈME PARTIE
LE LANGAGE MUSICAL DE BACH 325-400.
XXVIII. Le symbolisme de Bach 325-341 -^
Les affinités entre les différents arts. Schiller. Gôthe. Keller. Bôcklin.
Nietzsche. Wagner 325-329. Le problème de la musique descriptive 329-332.
La façon dont Bach aborde son texte 332-334. L'instinct pictural de Bach 334-338.
Les panicularijés du langage musical de Bach 338-341.
XXIX. Le langage musical des chorals .... 341-359
Analyse des chorals du Petit recueil (Orgelbiichlein) 341-345. Les thèmes
de la démarche (Schrittmotive) 346-349. Les motifs de la quiétude 349-350. Les
motifs de la douleur 350-352. Les motifs de la joie 352-354. Les chorals ex-
pressifs 35S-359.
XXX. Le langage musical des cantates .... 359-400
Les thèmes imagés 359-370. Les motifs de la démarche 370-377. Le rythme
solennel 377-378. Les motifs de la quiétude 378-382. Les motifs de la terreur
383-384. Les motifs de la douleur 384-388. Les motifs de la joie 388-394. Les
thèmes composés 394-400.
XX Table des Matières
CINQUIÈME PARTIE
Page
SUR LA FAÇON D'EXÉCUTER LES ŒUVRES DE BACH 401-434
XXXL Le mouvement et le phraser 401-413
Le cercle restreint des mouvements de Bach 401-403. L'usage du rallentando
403-404. Les indications de Bach 404-405. Le phraser du violon comme phraser
universel de la musique de Bach 405-406. Exemples 406-409. L'accentuation
des thèmes de Bach 409-412. Les ornements 412-413.
XXXn. Les nuances 413-419
La différence entre les nuances dans la musique de Bach et dans la musique
moderne 413-416. L'application des deux sonorités 416-418. Le style gothique
dans la musique de Bach 41S-419.
XXXin. Registration et instrumentation .... 419-434
L'orgue moderne et la musique de Bach 419-421 Le piano moderne et la
musique de Bach 421-422. Les instruments de l'orchestre de Bach 422-424.
Les proportions entre l'orchestre et le chœur 425-426. L'exécution de la basse
chiffrée 426-429. De l'importance des basses 429-430. La registration pour
l'accompagnement des cantates 431-432. Conclusion 432-434.
Ir^l^
P PARTIE
LA MUSIQUE SACRÉE EN ALLEMAGNE JUSQU'À BACH
I. Le choral dans Tœuvre de Bach
Il y a une différence fondamentale entre Bach et Hândel.
L'œuvre de Bach a pour base le choral, Hândel, lui, n'en
fait aucun usage. Chez l'un, l'invention libre est tout, chez
l'autre, chez l'auteur des cantates et des Passions, elle jaillit
du choral et s'efface derrière lui. Les plus belles et les plus
profondes des œuvres de Bach, celles où s'exprime, sous
forme musicale, le plus intime de sa pensée philosophique,
sont des fantaisies pour orgue sur des mélodies de choral.
N'est-ce pas un fait curieux que Bach, génie créateur
s'il en fut, donne pour base à son œuvre des mélodies
toutes faites? C'est qu'aussi bien les circonstances extérieu-
res l'y contraignaient. Il était organiste et maître de cha-
pelle. Comme tel, il composait pour le culte. Ses cantates
et ses Passions sont destinées à trouver place dans la liturgie,
et, certes, il ne s'avisait guère qu'un jour elles seraient données
en dehors du culte. Ecrivant pour l'église, il se trouvait
obligé de rattacher ses œuvres au choral, principe unique de
la musique sacrée du protestantisme. Hândel était libre; il
n'écrivait pas des cantates, mais des oratorios pour concert
spirituel.
De la nécessité jaillit la force. C'est au choral, pré-
cisément, que l'œuvre de Bach doit sa grandeur. Le choral
le met non seulement en possession des trésors de la poésie
Schweitzer, Bacb. I
2 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
et de la musique protestante, mais encore, il lui ouvre les
richesses du Moyen-Age et de la musique sacrée latine dont
lui-même est issu. Par le choral, sa musique étend ses ra-
cines jusqu'au XIP siècle et se trouve, ainsi, en contact vivi-
fiant avec un grand passé. Elle n'est plus seulement un
phénomène individuel; en elle revivent les aspirations, les
efforts, l'âme même des générations antérieures. L'art de
Bach représente l'éclosion du choral sous le souffle d'un
grand génie. Ce n'est pas une génération, ce sont des siècles
qui ont produit cette œuvre colossale.
Or, s'il est vrai que le génie résume à lui seul une
génération toute entière, en exprimant sous une forme adé-
quate l'idée qui travaille son temps, et qu'il faille, partant,
pour le comprendre, l'examiner en fonction de l'époque d'où
il est sorti, une conséquence s'impose: asseoir l'étude de Bach
sur une base plus large encore. C'est ce qu'a bien compris
son grand biographe Spitta. Avant de nous donner son portrait,
il remonte dans le passé et nous retrace l'histoire de la
grande famille des Bach. Nous les voyons répandus dans
les petites villes de l'Allemagne du centre, tous organistes
et Cantors, tous droits, un peu entiers, tous énergiques, tous
modestes, avec pourtant le sentiment de leur valeur. Nous
assistons aux grandes réunions de famille, où ils cultivent
l'esprit de solidarité et un idéal commun. Nous parcourons
ce qui nous est parvenu de leurs œuvres. Et de ce milieu,
et de ces œuvres nous voyons sortir Sébastien Bach. Nous
le pressentons, nous le comprenons avant de le connaître.
Nous prévoyons que l'idée et les aspirations qui se mani-
festent dans cette famille ne sauraient s'arrêter là, mais
qu'elles se réaliseront nécessairement quelque jour, sous une
forme parfaite et définitive, dans un Bach unique en qui ré-
apparaîtront et survivront les personnalités différentes de cette
grande famille. Jean Sébastien Bach, pour parler le langage de
Kant, s'impose à nous comme une sorte de postulat historique.
Le choral dans l'œuvre de Bach 3
Ainsi procède le biographe à l'égard de l'homme; ainsi
doit procéder le musicien à l'égard de l'œuvre elle-même.
Une histoire du choral: telle est la base que réclame l'étude
de l'œuvre. L'évolution de la musique, tout comme l'évolu-
tion de la poésie religieuse du Moyen-Age allemand, condui-
sent à l'avènement du choral dans la Réforme. Mais elles
ne s'arrêtent pas là. Le point final, vers lequel toutes deux
convergent dans leur complexité, c'est Bach. Qu'on les suive
l'une ou l'autre: au bout du chemin, on rencontrera Sébastien
Bach.
Les plus belles fleurs de la poésie allemande depuis le
Moyen-Age jusqu'au XVIII^ siècle, les strophes de choral,
fleurissent ses cantates et ses Passions. C'est Bach qui en
révèle la beauté; c'est lui qui les extrait du recueil des can-
tiques pour en faire la propriété du monde entier.
Et, de même aussi, les essais d'harmonisation du choral,
qui occupent les maîtres antérieurs, ont en lui leur aboutis-
sant. C'est lui qui réalise l'harmonisation idéale.
Ce que les Scheidt, les Buxtehude et les Pachhelbel an-
noncent d'une façon lointaine dans leurs fantaisies sur choral,
est devenu réalité dans celles de Bach: elles sont des poèmes
pour orgue.
Du motet, qui se rattache au choral, sort, sous l'influence
de la musique orchestrale, italienne et française, la cantate.
Cette grande impulsion étrangère se poursuit et s'achève dans
les cantates de Bach. Un fait seulement: le chœur de la
première cantate qu'il fit entendre à Leipzig, en 1714 (No. 61),
est une ouverture française. Bach lui même l'intitule „ Ou-
verture" et se sert du mot «gai" pour indiquer le mouve-
ment de la partie médiane.
A la fin du XVIP siècle, le drame biblique, en faveur au
Moyen-Age, sous la forme du Drame-Passion en musique revient
frapper à la porte des églises. La lutte s'engage pour ou contre
cette création nouvelle. C'est Bach encore qui y met fin. Il ré-
4 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
habilite l'ancienne Passion en l'idéalisant: il écrit la Passion
selon St. Matthieu.
De quelque côté qu'on le considère, Bach est donc le
dernier terme d'une évolution artistique qui, préparée dès le
Moyen-Age, dégagée et activée par la Réforme, arrive à son
plein épanouissement au XVIII* siècle. Le choral est au centre
de cette évolution. Son histoire s'impose donc comme le
prélude nécessaire d'une étude sur Bach.
II. L'origine des textes de chorals*
Hoffmann von Fallersleben. Geschichte des deutschen Kirchenliedes
bis auf Luthers Zeit. 1854. 3^ Ed. 1861.
Philipp Wackernagel. Das deutsche Kirchenlied von der âltesten Zeit
bis zu Anfang des 17«n Jahrhunderts. 5 Volumes. 1864—1877.
Fischer. Kirchenliederlexikon. Perthes. Gotha 1878.
E. Koch. Geschichte des deutschen Kirchenlieds und Kirchengesangs.
7 Volumes. 3« Edit. 1866.
E. Wolf. Das deutsche Kirchenlied des 16ten und nw jahrhunderts.
1894. Stuttgart.
Albert Knapp. Evangelischer Liederschatz. 2 Volumes. 1ère Ed. 1837.
Philipp Dietz. Die Restauration des evangelischen Kirchenlieds.
Marburg 1903.
Voir la bibliographie complète dans la Realencyclopâdie fur Théo-
logie und Kirche de Hauck, article «Kirchenlied". Leipzig. Hin-
richs. 1901.
Il était d'usage dans l'Eglise des premiers siècles que l'as-
semblée des fidèles prît une part directe au culte en chantant
des hymnes, des Amen, des Kyrie et certaines doxologies. Mais
au tournant du VP et du VIP siècle, l'introduction du chant
Grégorien détermine une révolution qui supprime cette par-
ticipation des fidèles au profit d'un chœur. De l'ancien usage,
il ne subsiste que quelques petits privilèges accordés au
peuple, entre autres, celui de chanter le Kyrie à l'office de
Pâques. C'est de là, précisément, que va sortir la poésie
spirituelle allemande. En un pays où le peuple faisait grand
cas de son privilège, on en vint, au XIP siècle, au plus tard,
1. Les chorals de Bach sont cités d'après l'édition Peters où ils remplissent les vo-
ulmes V, VI, VII des œuvres pour orgue.
L'origine des textes de chorals
Halleluja, Halleluja, Halleluja.
Des sollen wir aile froh sein,
Christ soll unser Trost sein,
Kyrioleis.
à adjoindre au Kyrie des strophes allemandes. La poésie
allemande se trouvait ainsi introduite dans l'église.
Voici la première de ces poésies pascales:
„Christ ist erstanden
Von der Marter aile,
Des sollen wir aile froh sein.
Christ soll unser Trost sein,
Kyrioleis.
On appelait ces chants „Kirleisen", c'est à dire, chants
du Kyrie et, pendant longtemps, on ne s'émancipa point de la
tradition qui voulait que toute poésie spirituelle se terminât
soit par ^Kyrieleis" soit par «Halleluja".
Les Mystères, très en faveur au XI V^ et au XV^ siècle,
comme l'on sait, contribuèrent, eux aussi, au développement
de la poésie spirituelle. Nous possédons une série de chants
de Noël en forme de berceuses, composées à l'occasion de
la Nativité, et qu'il était d'usage de représenter à l'église.
Quelques unes d'entre elles sont fort curieuses, non seulement
pour leur caractère naïf, mais, surtout, pour l'alternance de
phrases allemandes et latines, qu'elles présentent. Le sens
en est difficile à. préciser. Tout n'y repose, en effet, que sur
l'assonnance de syllabes sonores et sur le bercement du
rythme, mais le charme n'en est pas moins indéniable.
Voici deux de ces cantiques, qui ont passé dans les chorals
de Bach:
„In dulci jubilo,
Nun singet und seid froh.
Unsers Herzens Wonne
Liegt in praesepio
.,Puer natus in Betblehem
In Bethlehem
Unde gaudet Jérusalem
Jérusalem
Halle, Hallelujah.
Ein Kind geborn zu Bethlehem
Zu Bethlehem
Des freuet sich Jérusalem
Halle, Hallel.
Und leuchtet aïs die Sonne
Matris in gremio
Alpha et O, Alpha et O."
(Bach V, No. 35.)
Cognovit bos et asinus
Asinus
Quod puer erat Dominus
Dominas
Halle, Hallel.
Das Oechslein und das Eselein
Eselein
Erkannten Gott, den Herren sein
Halle, Hallel."
(Bach V, No. 46.)
6 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
Une fois bien établie, la nouvelle poésie spirituelle songea
à aborder de nouveaux sujets, en paraphrasant en vers alle-
mands le Pater noster, le Credo, les dix Commandements
et les sept Paroles à la croix. De plus, elle s'appropria les
hymnes latines en les traduisant. Au total, le XIV^ et le
XV^ siècle marquent l'apogée de cette grande poésie spiri-
tuelle, dont les commencements remontent jusqu'au XP siècle.
La Réforme du XVP siècle, proclamant l'usage du chant
allemand dans les cérémonies du culte, se trouvait donc en
présence d'un nombre considérable de cantiques spirituels
hérités du Moyen-Age. Elle fit son choix et retoucha légère-
ment les poésies qui lui semblaient correspondre le mieux
à son inspiration. C'est à cette tâche que Luther consacre
les richesses de son talent. Cet homme, en qui Friedrich
Nietzsche lui-même n'a pas hésité à saluer le génie de la
langue allemande, possédait le don d'écouter le langage du
peuple, „de regarder sur la bouche des gens", comme il
disait lui-même et de reproduire ce langage avec naturel et
distinction à la fois.
Il se met donc à l'œuvre. Il retouche et modifie çà et
là, tout en sachant conserver leur fraîcheur à ces poésies an-
ciennes. Mais, par là même, il se trouve amené à faire œuvre
originale à la façon du Moyen-Age. Il entreprend de con-
tinuer l'œuvre qu'il est en train de réviser, en traduisant à
son tour des hymnes latines et des morceaux liturgiques et
en faisant des paraphrases de psaumes et de passages bibliques.
Dans ces traductions libres, il recrée, en quelque sorte, rori-
ginal sous une forme nouvelle, en revêtant des idées données
de sa belle langue souple et vigoureuse. Avec l'instinct du
génie, il se rend compte que pour bâtir solidement l'édifice
nouveau, il faut utiliser les fondations anciennes; il n'extir-
pera pas complètement la forêt; il laissera çà et là subsister
les troncs anciens et autour d'eux se développera la végé-
tation nouvelle. C'est précisément, faute de plonger par de
L'origine des textes de chorals 7
telles racines dans la poésie du Moyen-Age, que la Réforme
calviniste se trouvera condamnée à ressusciter presque exclu-
sivement la poésie du Psautier, se fermant ainsi toute possi-
bilité de produire une poésie spirituelle française.
Le premier recueil de cantiques parut en 1524. En voici
le titre: „Geistliche Gesangk Buchleyn. Wittenberg 1524".
Il renferme trente huit chants avec mélodies, pour la plupart
empruntés au Moyen-Age. A côté de Luther, citons Nicolaus
Décius (mort en 1541) et Nicolaus Selnekker (1530 — 1592).
Voici un aperçu des cantiques de cette première période,
tels que nous les retrouvons dans les chorals de Bach.
A. Chants spirituels du Moyen-Age.
1) Cantiques de Pâques:
Christ ist erstanden (Bach V, No. 4).
Christ lag in Todesbanden (Bach V, No. 5. VI, No. 15 et 16; can-
tate No. 4).
Jésus Christus unser Heiland, der den Tod (Bach V, No. 32),
2) Cantiques de Noël:
In dulci jubilo (Bach V, No. 35).
Puer natus in Bethlehem (Bach V, Nr. 46).
3) Paraphrases du Moyen- Age:
Da Jésus an dem Kreuze stund (Choral sur les 7 paroles; Bach V,
No. 9).
Dies sind die heil'gen zehn Gebot (Les 10 commandements; Bach
V, No. 12. VI, No. 19 et 20).
Vater unser im Himmelreich (Pater noster; Bach V, No. 47 et
48. VII, No. 52 et 53). (Choral de la dernière sonate pour orgue
de Mendelssohn).
Wir glauben ail an einen Gott (Credo; Bach VII, No. 60, 61 et 62).
4) Hymnes latines traduits au Moyen-Age:
Der Tag der ist so freudenreich (Dies est laetitiae; Bach V, No. 11).
Christum wir sollen loben schon (A solis ortus cardine; Bach V,
No. 6 et 7).
Erstanden ist der heilge Christ (Surrexit Christus hodie; Bach V,
No. 14).
Herr Gott dich loben wir (Te Deum laudamus; Bach VI, No. 26).
Komm Gott Schôpfer, heilger Geist (Veni creator spiritus; Bach
VII, No. 35).
Komm heilger Geist, Herre Gott (Veni sancte spiritus; Bach VI,
No. 36 et 37).
Nun komm der Heiden Heiland (Veni redemptor gentium; Bach V,
No. 42 et 43. VII, No. 45, 46 et 47; cantates No. 61 et 62).
8 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
B. Chants spirituels de Luther.
1) Traductions:
Jésus Christus unser Heiland, der den Zorn Gottes (Jésus Christus
nostra salus; Hymne de Jean Huss; cantique de la Passion;
Bach VI, No. 30, 31, 32 et 33).
Gelobet seist du Jésus Christ (Cantique de Noël; Grates nunc om-
nes reddamus; Bach V, No. 17 et 18).
2) Versifications des passages bibliques:
Aus tiefer Not schrei ich zu dir (Psaume 130; De profundis; Bach
VI, No. 13 et 14; cantate No. 38).
Ein feste Burg (Cantique de Luther; psaume 46, Bach VI, No. 22;
cantate No. 80).
Mit Fried und Freud ich fahr dahin (Cantique de Siméon ; St. Luc. 2;
Bach V, No. 41).
3) Poésies de libre invention:
Christ unser Herr zum Jordan kam (Cantique sur le baptême;
Bach VI, No. 17 et 18; cantate No. 7).
Vom Himmel hoch da komm ich her (Cantique de Noël; Bach V,
No. 49 et p. 92-101 VII, No. 54 et 55).
Vom Himmel kam der Engel Schaar (Cantique de Noël; Bach V,
No. 50).
C. Traductions et Paraphrases de différents auteurs.
Allein Gott in der Hôh sei Ehr (Gloria in excelsis; Nicolaus Dé-
cius t 1541. Bach VI, No. 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11).
Christe du Lamm Gottes (Agnus dei; simple; Bach V, No. 3).
O Lamm Gottes unschuldig (Agnus dei; amplifiéi Nicolaus Décius;
Bach V, No. 44. VII, No. 48).
An Wasserflussen Babylon (Psaume 137, Super flumina; Wolfgang
Dachstein; Bach VI, Nr. 12^ et 12b),
Christ der du bist der helle Tag (Christe qui lux est et dies; Bach
V, p. 60-61 ; Partita).
In dich hab ich gehoffet Herr (In Te Domine speravi; psaume 31;
Adam Reissner f 1563; Bach VI, No. 34).
Meine Seele erhebt den Herrn (Magnificat; Bach VII, No. 41 et 42;
cantate No. 10).
Kyrie, Gott Vater (Kyrie fons bonitatis ;Bach VII, No. 39» et 40^).
Christe, aller Welt Trost (Christe unice Dei Patris; Bach VII,
No. 39b et 40b).
Kyrie, Gott heiliger Geist (Kyrie ignis divine; Bach VII, No. 39=
et 40c).
Le travail d'assimilation de cette première période n'était,
toutefois, que le prélude d'un grand mouvement créateur.
Depuis la seconde moitié du XVI% en effet, jusqu'à la fin du
XVII' siècle, toute l'inspiration poétique en Allemagne con-
centre ses énergies sur la poésie spirituelle., L'Allemagne
traverse alors la période néfaste de la guerre de Trente ans.
L'origine des textes de chorals g
En ces mêmes années, où se développe en France une roy-
auté à la puissance sans cesse croissante, et, à sa suite, une
littérature nationale, soutenue et encouragée par la cour,
l'Allemagne végète dans une sorte d'agonie. La décomposi-
tion de l'empire en petites principautés, commencée au Moyen-
Age, s'achève alors. La nation, en tant que nation, disparaît
et, avec elle, le sentiment collectif de force intellectuelle,
seul capable d'engendrer un grand mouvement littéraire. Les
petites cours, appelées à jouer, vers la fin du XVIII= siècle, un
rôle si important dans le mouvement artistique, témoignent,
à l'époque, d'une absence complète d'intérêt pour les choses
de l'esprit. De tout son patrimoine antérieur, il ne restait à
l'Allemagne que la religion qui ne fût pas atteinte par la bar-
barie où retombait la nation. - Ajoutons que les malheurs qui
l'accablaient étaient faits pour détacher l'esprit des choses
profanes. C'est donc au sein de la religion que la poésie
vient se réfugier. De cette période de désolation sort ainsi
la grande poésie spirituelle allemande./
En elle viennent se refléter les événements extérieurs.
Le beau cantique funèbre de Valerius Herberger „Valet will
ich dir geben, du arge falsche Welt" (Bach VII, No. 50 et 51)
date de l'année 1613, où la peste ravageait la Silésie',
Martin Rinkart (1586 — 1649) compose son „Nun danket
aile Gott" (Bach VII, No. 43) vers la fin de la guerre de
Trente ans.
Tous ces poètes, certes, ne sont point des talents de pre-
mier ordre; mais une piété profonde et une langue formée
par la lecture de la Bible donnent une sorte de beauté grave
à leurs chants. Ils composent beaucoup, trop peut-être. Des
I. ,Vtlet will ich dir geben*. Ein andechtiges Gebet, damit die Evangeliscbe Biirger-
scbaft zu Frauensiadt Anno 1613 ira Herbst , Gott dem Herrn das Hertz erweichet bat,
daO er seine schariTe Zornruthe, unter welcber bev zweytausena Menschen schlafTen sind
gegangen, in Gnaden bat niedcrgelegt. So wol ein trôniicher Gesang, darinncn ein frommes
Hertz dieser Welt Valet giebt. Beydes genellet durch Valerium Herbergerum, Predigern
heym Kriplein Christi. Leipzig 1614.
JO La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
cantiques nombreux qu'ils ont écrits, il n'en survit souvent
qu'un seul, mais admirable, parce que réalisant l'idéal vers le-
quel tend vainement leur inspiration dans les autres. Johann
Rist (1607 — 1667), l'un des plus connus d'entre eux, en
comptait à lui seul 658; une demi-douzaine à peine en est
devenue populaire ^
Nous étonnerons-nous que Bach, âme profondément my-
stique, s'inspirant si souvent du Cantique des Cantiques, ait
tout particulièrement distingué les poètes à tendance mysti-
que: Philipp Nikolaï (1556—1608) et Johann Frank (1618
— 1677)? Il écrira une cantate sur chacun des deux cantiques
de Nikolai „Wie schôn leucht't uns der Morgenstern" (Belle
étoile du matin. No. 1) et „Wachet auf, ruft uns die Stimrae"
(Debout, c'est la voix du veilleur. No. 140); de cette dernière
il tirera encore un choral pour orgue (VII, No. 57). De même,
il consacrera deux chorals (V, No. 31 et VI, No. 29) et un
motet au cantique de Frank „Jesu, meine Freude" (Jésus,
ma joie); sur le chant de la Cène du même auteur „Schmiicke
dich, o liebe Seele" (Mon âme, pare-toi) il écrira la cantate
No. 180 et le beau choral mystique (VII. No. 49) qui fera
l'admiration de Schumann et de Mendelssohn.
Or, sous l'influence du mysticisme et d'une certaine ten-
dance didactique qui s'y introduit, la poésie spirituelle ris-
quait de tourner à un subjectivisme incompatible avec les
exigences d'un chant destiné au culte. La langue se maniérise
et le sentiment religieux se complique de recherche. C'est
le mérite de Paul Gerhardt (1607 — 1676), le plus grand de
tous les poètes du cantique, d'avoir retardé la décadence qui
se préparait. Pour quelques-uns même, son œuvre marque
la période classique de la poésie spirituelle allemande. Il
était pasteur luthérien à Berlin, où se livraient alors des
1, Citons encore: Paul Flemraing (1609—1640).
Johann Heermann (1585—1647).
Simon Dach (1605—1659).
L'origine des textes de chorals J I
luttes acharnées entre luthériens et calvinistes. L'Electeur
Frédéric Guillaume, partisan du calvinisme — par un hasard
curieux la maison des Hohenzollern était devenue calviniste
en 1613 — demanda, pour clore ces discussions, à tous les
pasteurs de signer une déclaration, par laquelle ils s'enga-
geaient „à traiter avec modération du haut de la chaire les
sujets de controverse". Paul Gerhardt s'y refusa malgré les
instances amicales du prince qui le tenait en grande estime
et qui voulait même lui faire grâce de sa signature et se
contenter de sa parole. Il préféra quitter ses fonctions et se
condamner avec sa famille à une vie errante, dans un état
de complète misère. Ne lui faisons pas tort. C'était là, non
pas étroitesse d'esprit, mais délicatesse de conscience exa-
gérée qui ne lui permettait pas de donner, ne fût-ce que le
consentement du silence, à une doctrine qu'il ne pouvait
admettre.
Ses poésies — elles sont au nombre de cent vingt dont plus
de trente sont devenues populaires — ne doivent rien au dogme.
Elles sont simples de forme, profondes d'idées. Comme seul
Luther avant lui, il possède le secret du beau langage popu-
laire. Une candeur admirable se mêle à une piété robuste
que les grands malheurs de sa vie ont approfondie encore.
Ses cantiques pénètrent dans l'église vers la fin du XVIF
siècle. Bach les admirait beaucoup et en fait abondamment
usage dans ses cantates et ses Passions. Dans la Passion
selon St. Matthieu, par exemple, il introduit cinq strophes du
cantique: „0 Haupt voll Blut undWunden"'. Détail curieux:
dans cette poésie Paul Gerhardt s'inspire du „Salve caput cruen-
tatum" de St. Bernard de Clairvaux. Le grand mystique catho-
lique fournit donc, lui aussi, un apport à l'œuvre de Bach.
Tel est le développement du cantique allemand depuis ses
commencements jusqu'à l'époque du maître. Veut-on se faire
1. Ptssion selon St. Matthieu : chortl Nr. 21, 23, 63 (2 versets) et 72. Le choril Nr. 53
.Beflebl du deine Wege* est également de Paul Gerhard.
12 ^a musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
une idée de l'abondance de cette production? Il suffira de
rapprocher les dates suivantes: le premier recueil de 1524
comptait trente huit chants, celui de 1555 (dit cantique de
Babst, d'après l'éditeur) en renferme cent un et le grand
recueil paru à Leipzig, en 1697, se compose de huit volumes
qui contiennent à eux tous près de cinq mille chants.
Ce dernier recueil^ qui par l'ampleur de son volume
n'était pas destiné à l'église mais à l'usage domestique,
est particulièrement intéressant pour l'étude de Bach. Le
maître le possédait, puisque ces volumes figurent sur la liste
de son inventaire qui nous est parvenue-. C'est dans ces
huit volumes qu'il feuilletait pour chercher les strophes de
choral dont il agrémentait ses textes. Quant à l'exemplaire
qu'il avait entre les mains, nul ne sait ce qu'il en est
advenu. Il a été égaré comme tant d'autres choses pré-
cieuses de sa succession.
Ce recueil, Bach le connaît à fond. D'une main sûre il
va droit à la strophe qu'il sent capable d'encadrer une scène
de Passion ou de fournir à une cantate la conclusion que
prescrit l'usage. Même, il lui arrive d'extraire une strophe
du milieu de strophes médiocres et de la mettre en valeur
par la place qu'il lui assigne. Une étude détaillée des
strophes de la Passion selon St. Matthieu nous fournirait, à
cet égard, des renseignements curieux. Elle nous révélerait
un art si consommé qu'il suffît de remplacer une strophe
par une autre pour détruire aussitôt l'harmonie de l'ensemble.
La grande période de floraison du cantique venait donc
de se clore au moment où Bach se mettait à l'œuvre. Aussi
le maître est-il encore sous l'influence de cette grande époque
lyrique. Il n'a qu'à puiser à pleines mains dans ces richesses
accumulées. Sans elles, son œuvre n'existerait pas.
!. En voici le titre exact: ,Andâchtiger Sellen geifUiches Brand- and Gantz-Opfer*.
Leipzig 1697.
2. Voir Spitta II, p. 96 et 751.
L'origine des textes de chorals 13
Le Rationalisme qui survient au courant du XVIIl* siècle, dé-
cide dans la poésie religieuse le triomphe de ce subjectivisme,
que Paul Gerhardt avait su contenir dans certaines limites.
C'est dès lors, l'invasion triomphante du genre didactique et
du raisonnement sentimental. Cet esprit nouveau trouve son
représentant typiq'ie en Christian FUrchtegott Gellert. Né
en 1715, il mourut professeur de philosophie à l'Université de
Leipzig, en 1769, vingt ans après Bach. Ses poésies et ses odes
exhalent un sentiment très vif des beautés de la nature.
Aussi font-elles l'admiration unanime de la seconde moitié
du XVIII* siècle. Les fils de Bach, Quantz le célèbre flû-
tiste et Beethoven lui-même, se complaisaient à leur trouver
des mélodies. Mais, au fond, le Rationalisme était funeste
à la vieille poésie religieuse. Non seulement il ne comprend pas
la beauté des anciens chants, mais il entreprend encore de les
moderniser, en y introduisant les nouvelles idées philosophiques
et en modifiant la langue ancienne qui lui semble démodée. Ne
nous étonnons point de voir les anciens chants nous apparaître
alors sous une sorte de travestissement souvent ridicule.
On ne revint de cette aberration qu'au commencement
du XIX' siècle. Il faudra la lutte entamée par des poètes
comme Ernst Moritz Arndt, pour réhabiliter les anciens can-
tiques. Ces efforts aboutiront à un mouvement de restau-
ration, qui se poursuit à travers tout le XIX* siècle. Dans
les nouveaux cantiques, on reprend les chants primitifs en se
bornant à changer, çà et là, des expressions qui choquent par
trop le sentiment moderne. Toutefois, de cette révolution ac-
complie par le Rationalisme dans les textes de cantiques,il restera
jusqu'à nos jours un désordre irréparable. La même poésie
existe parfois dans une douzaine de variantes. D'où la néces-
sité, pour expliquer les chorals de Bach, où souvent le moindre
détail du texte donne la clef de la musique, de consulter les
recueils d'alors. L'étude des chorals dans l'ouvrage présent
repose sur le texte du grand cantique de 1697.
]4 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
La restauration de l'ancien cantique au XIX^ siècle suscita
une brillante renaissance de la poésie spirituelle en Allemagne.
A côté d'Ernst Moritz Arndt (1769 — 1860), citons Max von
Schenkendorf (1783—1817), Fr. v. Hardenberg dit Novalis
(1772—1801) et, le plus distingué de tous, Philipp Spitta (1801
— 1859). Son recueil „Psalter und Harfe" a conquis la faveur
populaire, et ses poésies ont une place d'honneur dans les
cantiques de l'Eglise.
Cette révolution rationaliste explique l'oubli subit où tombe
l'œuvre de Bach, au lendemain même de la mort du maître.
Le Rationalisme ne comprend plus l'ancien cantique qui sert
de base à l'œuvre de Bach. Les cantates, les Passions et
les chorals pour orgue se trouvent donc partager l'exil de
l'ancienne poésie spirituelle. Conséquemment aussi, la réha-
bilitation de l'ancien cantique entraînera, tout naturellement,
la réhabilitation de l'œuvre de Bach. La première génération
du XIX* siècle consacre ses efforts à la résurrection du can-
tique, la seconde s'avise de la grandeur du maître oublié.
Et c'est ainsi que le fils du poète Philipp Spitta devient le
grand biographe de Bach.
III. L'origine des mélodies de chorals
A, Kôstlin. Luther als der Vater des evangelischen Kirchengesangs.
Sammlung musikalischer Vortrâge und Aufsâtze. Breitkopf &
Hârtel. Leipzig 1881.
Johannes Zahn. Die Melodien der deutschen evangelischen Kirchen-
lieder aus den Quellen geschôpft und mitgeteilt.
Ph. Wolfram. Die Entstehung und erste Entwicklung des deutschen
evangelischen Kirchenlieds in musikalischer Beziehung. Breitkopf
& Hàrtel. Leipzig 1890. Cet ouvrage est très précieux comme
résumé des études sur ce domaine et par les exemples en mu-
sique.
Ludwig Erk. J. S. Bachs Choralgesânge und geistliche Arien. 2 Vo-
lumes chez Peters. Leipzig. Ces deux volumes renferment tous
les chorals qui se trouvent dans les cantates et dans les Passions
de Bach avec les différentes harmonisations du maître.
Kûmmerle. Encyclopâdie der evangelischen Kircbenmusik. 1886.
Bertelsmann. Gûtersloh.
L'origine des mélodies de chorals 15
Pour la partie musicale du culte protestant, Luther appela
à son aide son ami Johann Walther, musicien de grand talent.
Johann Walther — né en Thuringe en 1496, mort en 1570 —
répondit à cet appel et vint, vers 1524, à Wittenberg, où il
resta quelques semaines, collaborant avec Luther à l'organi-
sation du chant protestant. Plus tard, après avoir été, dans
l'intervalle, au service de l'Electeur Frédéric à Torgau, il fut
nommé maître de chapelle à Dresde. C'est à lui que Luther
doit son éducation musicale. A côté de Walther, il admirait
surtout Ludwig Senfl, maître de chapelle à la cour de Vienne,
plus tard Hofkapellmeister à la cour de Bavière, mort en
1550. Un jour qu'on exécutait un de ses motets chez
Luther, celui-ci s'écria: „Jamais je ne pourrais composer chose
pareille, mais s'il lui fallait faire une homélie à ma place, il
serait bien embarassé à son tour^." «Quelle chose admirable,"
écrira encore Luther, en 1538, dans une lettre, qu'on est accou-
tumé d'intituler „Eloge de la musique", «que d'entendre trois
ou quatre, ou même cinq voix différentes chanter autour de
cette méchante et simplette mélodie — Ténor, ainsi que
l'appellent les musiciens — comme en poussant des cris de
joie; elles lui font une merveilleuse parure de sonorités, elles
exécutent en quelque sorte une ronde céleste, se rencontrant,
se poursuivant, s'enlaçant avec grâce, si bien que quiconque
s'entend un peu à cet art, est ému et ne peut s'empêcher
de s'étonner vivement 2". N'est-ce pas là une conception
pittoresque de la polyphonie?
Voici donc les deux amis à l'œuvre. Walther est assis à
1. Latbers Tlschreden. Ed. Irmiscber. B. 62. .Eine solcbe Mottete vermôcbt icb nicht
zu macben, wenn icb micb aucb zerreisen sollte, wie er dano auch wiederumb nlcbt einen
Psalrn predigen kônnte als ich*.
2. Luthers Lobrede auf die Musilc 1538. „Es ift sehr zu verwundern, daO einer eine
scblechte Wcise oder Ténor (wie es die Musici beiOen) hersinget, nebcn welcher drei, vier
oder fûnf andere Siimmen aucb gesungen werden, die utn solcbe schlechte, einfâltigc
Welse oder Ténor gleich als mit Jauchzcn ringsherum spielen und springen und mit
mancberlei Art und Klang dieselbige Weise wunderbariicb zieren und schmiicken und
gleicbwie einen himmlischen Tanzreyen Tiibren, freundlicb einander begegnen, und sich
gleich bertzen und lieblicben umbfangen, aiso daQ diejenigen, so ein solches ein wenig
versieben und bewegt werden, sich deO heftig vtrwundcrn miissen".
16 La musique sacrée în Allemagne jusqu'à Bach
la table et note les mélodies, Luther arpente la chambre
et les essaye sur un fifre, pour s'assurer qu'elles restent
bien dans l'oreille, car, disait-il, pour qu'une mélodie devienne
populaire, il faut avant tout qu'elle soit facile à saisir. Pour
les poésies spirituelles du Moyen- Age, la chose était simple:
on leur laissait leur mélodie'. De même pour les anciennes
hymnes latines, Luther ayant soin de les traduire de façon
que la traduction s'adaptât à l'ancienne mélodie^.
C'est ainsi que sur les trente cinq mélodies du cantique
de 1524, il s'en trouve une quinzaine du Moyen- Age.
A vrai dire, les auteurs de mélodies dont le nom nous
est parvenu, sont clairsemés dans cette première période.
Le plus marquant d'entre eux est Nicolaus Hermann, poète
et musicien tout ensemble, Cantor à Joachimsthal, en Bohême.
C'est lui l'auteur des mélodies „Lobt Gott ihr Christen"
(Bach V, No. 40) et «Erschienen ist der herrlich Tag* (Bach V,
No. 15). Parmi les mélodies attribuées à Luther ^ deux sont
particulièrement connues: „Ein feste Burg", le «choral de
Luther" (Bach VI, No. 22) et „Mit Fried und Freud ich fahr
dahin" (Bach V, No. 41). Fait à noter: certaines de ces
nouvelles mélodies accusent l'influence du chant Grégorien.
1. A remarquer parmi les aniennes mélodies du chant spirituel du Moyen-Age:
Christ ist erstanden du Xlle siècle. Bach V, No. 4.
Christ lag in Todesbanden. Bach V, No. 5, VI, No. 15 et 16.
Da Jésus an dem Kreuze stund. Bach V, No. 9.
Dies sind die heiiigen zebn Geboi. La mélodie est prise d'un chant de pèlerinage
du Moyen-Age : ,In Cottes Namen fahren wir". Bach V, No. 12. VI, No. 19 et 20.
Erstanden ist der heilige Christ. Bach V, No. H.
Gelobet seift du Jésus Christ. Bach V, No. 17 et VI, No. 23.
Jésus Christus unser Heiland der den Tod iiberwand. Bach V, No. 32.
In dulci iubilo. Bach V, No. 35.
Puer natus in Bethiehem. Bach V, No. 4b.
Christ unser Herr zum Jordan Kam. Bach VI, No. 17 und 18. Cette mélodie
parait déjà dans le cantique de 1524.
Konim heilger Geist, Herre Gott. Bach VU, No. 36 et .37.
Wir glauben ail' an einen Gott. Bach VII, No. 60, 61 et 62.
2. Voir la liste des hymnes traduites p. 6 et 7 de cet ouvrage. Bien entendu, une
partie seulement des mélodies et des hymnes que nous donnons dans ces listes figure
dans le premier cantique de 1524.
3. Quant aux mélodies qui remontent à Walther, elles sont difficiles à reconnaître,
car le nom de l'auteur n'est jamais Indiqué, ni dans ce premier recueil, ni dans les
anciens cantiques.
L'origine des mélodies de chorals 17
aEin feste Burg", par exemple, est tout parsemé de réminis-
cences du plain chant, et la mélodie que Nicolaus Décfus
composa pour le Gloria allemand „Allein Gott in der Hôh
sei Ehr" repose sur un Gloria pascal Grégorien'. C'est,
précisément, la mélodie que Bach a le plus souvent traitée
sous forme de choral pour orgue (Bach VI, No. 3 — 11).
Ne pouvant improviser du jour au lendemain toutes les
mélodies dont elle avait besoin, la Réforme mit à profit les
mélodies profanes. Les belles chansons populaires (Lieder)
abondaient à cette époque de floraison poétique qu'est, en
Allemagne, la fin du XV* et le début du XVP siècle. Et
c'est avec pleine conscience que la Réforme fit son bien des
mélodies courantes, car elle affichait hautement la prétention
de faire disparaître le chant profane et de le remplacer par
les nouveaux chants spirituels. On se mit donc à l'œuvre,
faisant des parodies spirituelles de chants profanes, et ce,
sans le moindre ménagement. „Le diable n'a pas besoin
de toutes les belles mélodies pour lui tout seul" dit Luther
et il compose le choral de Noël „Vom Himmel hoch, da komm
ich her" (Bach V, No. 49 et V, P. 92—101) en prenant pour
modèle un „Ràtsellied" (chant-énigme) alors bien connu „Aus
fremden Landen komm ich her". Grand nombre de poètes,
entre autres Hans Sachs (1494 — 1576), son contemporain et
son admirateur, suivirent son exemple et consacrèrent leur
talent à cette nouvelle tâche.
L'intention qui guide ces efforts s'exprime toute entière
dans le titre d'un recueil publié à Francfort, en 1571:
^Chansons des rues, chansons de cavaliers et chansons
montagnardes transformées en chansons chrétiennes et morales,
pour faire disparaître avec le temps la mauvaise habitude
1. La mélodie en question débute ainsi:
Schweitzer, Bacli.
18 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
qu'on a de chanter des chansonnettes légères dans les rues,
aux champs et à la maison, en les remplaçant par les beaux
textes spirituels et honnêtes que voici"'.
Les mélodies de chorals, tirées du chant populaire, sont
donc la nouvelle noblesse créée à la suite de cette révolution
que fut la Réforme. Et cette nouvelle noblesse a bien vite
oublié ses origines. De la chanson „Inspruck, ich muC dich
lassen" (Les adieux à Innsbruck) on tire le choral „0 Welt
ich muO dich lassen" (Les adieux au monde); a deux reprises
reparaît dans la Passion selon St. Matthieu (Chorals No. 16
et No. 44) la mélodie de ce chant profane du XV* siècle.
Une chanson de lansquenets sur la bataille de Pavie
(1525), le «Pavierton" („Ton" veut dire mélodie), fournit la
mélodie du choral sur le péché originel „Durch Adams Fall
ist ganz verderbt" (Bach V, No. 13).
Le choral „Von Gott will ich nicht lassen" (Bach VII,
No. 56) se chante sur la mélodie de la chanson d'amour
„Einmal thât ich spazieren"; la mélodie du choral „Ich hab
mein Sach Gott heimgestellt" (Bach VI, No. 28) est empruntée
à la chanson d'amour „Es gibt auf Erd' kein schwerer Leid'n";
le choral „Helft mir Gottes Giite preisen" (Bach V, No. 21)
figure encore en 1572 dans les „Tischgesânge", chansons
de table, de Joachim Magdeburg.
En 1601, Hans I^eo Hassler (1564 — 1612), élève de Gabrieli,
publie un recueil de chants profanes, où se trouve une chanson
d'amour „Mon cœur est troublé^". En 1613, cette même
mélodie apparaît déjà sous forme de choral funèbre sur le
texte „Herzlich thut mich verlangen" (Bach V, No. 27). Plus
tard, elle s'installera dans le choral „0 Haupt voll Blut tmd
1. .Gassenhauer, Reuter- und Bergliedlein, chriftlich, moraliter und sittlicb verândert,
damit die bôse und argerliche Weise unniitze und schampare Liedlein auf Cassen, Feldern
und in Hàusern zu singen mit der Zeit abgehen môchte, wenn man geistige gute, nijtie
Texte und Wone darunter haben môchte. Frankfort 1571.
2. ,Mein Gemiit ist verwirret, Das macht ein Jungfrau zart" etc. Le recueil est
intitulé: .Lustgarten neuer teutscher Gesânge, Palletti, Galliarden und Intraden mit vier,
fOnf und acht Stimmen. Niimberg 1601.
L'origine des mélodies de chorals 19
Wunden" de Paul Gerhardt et deviendra ainsi la „Leit-
raelodie" de la Passion selon St. Matthieu, où elle revient
quatre fois'.
Mais ce n'était pas assez encore de la chanson allemande:
on mit aussi à profit les chansons étrangères. On les arrêtait,
pour ainsi dire, à leur passage de la frontière pour les enrôler
dans la musique sacrée. C'est ainsi que le choral „In dir
ist Freude" (Bach, No. 34) est tiré des „Balletti" de Giov.
Gastoldi, qui parurent en 1591. La chanson française, en
particulier, exercera une influence d'autant plus importante,
qu'elle se trouve en relation avec la chanson allemande depuis
bien avant le XVP siècle. A cette époque déjà, le chant alle-
mand présente des traces de l'influence française: nous vou-
lons parler du schéma alors universellement admis et pratiqué
par les maîtres chanteurs du XV* siècle. Ce schéma est symé-
trique: il se compose de deux phrases parallèles (le plus sou-
vent la même phrase répétée) auxquelles vient s'en ajouter,
pour terminer, une troisième. Or, précisément, cette structure
simple est d'origine romane; elle s'est introduite en Allemagne
par l'intermédiaire des Trouvères, et ce sont alors les «maîtres-
chanteurs", issus eux-même des „Minnesânger" allemands
qui, à leur tour, l'introduisent dans la chanson populaire. Les
deux premières phrases se nomment „Stollen", la phrase
finale „der Abgesang". C'est cette structure que le Hans
Sachs de Wagner enseigne à Walther von Stolzing, au
troisième acte des Maîtres chanteurs: „Das war ein Stollen;
nun achtet wohl, daB ein ganz gleicher ihm folgen soll ....
Nun stellt mir einen Abgesang . . . den Stollen àhnlich, doch
nicht gleich, an eignen Reim und Tônen reich . . . ."
A les considérer au point de vue de leur structure, les
chorals se divisent donc en deux groupes. D'abord, un type
1 Voici les chorals de la Passion s. St. Matthieu, qui se chantent sur cette milodie:
No. 23: ,Ich wlll hier bei dir stehen*.
No. 53: .Beflehl du deine Wege".
No. 73: ,Wenn ich einmal soll scheîden*.
20 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
de choral qui n'accuse aucune structure et qui n'est en quelque
sorte qu'une succession de phrases mélodiques, sans recherche
aucune de symétrie: ce sont les anciens chorals, tirés des
hymnes latines et des chants allemands, tant spirituels que
profanes, du Moyen-Age. Citons: „Nun komm der Heiden
Heiland" (Bach V, No. 42), une ancienne hymne latine, ou bien
encore „Christ ist erstanden" (Bach V, No. 4), mélodie spirituelle
du Moyen-Age 1. Par contre, les nouveaux chorals qui re-
montent soit à la fin du XV^ soit au XVF siècle portent
l'empreinte du „Lied", tel qu'il a été cultivé par les „Meister-
singer"; leur structure est simple et repose sur les deux
phrases symétriques. Ainsi les chorals „ Durch Adams
FalP (Bach V, No. 13) et „Herzlich thut mich verlangen*
(Bach V, No. 27) qui sont nés tous deux du chant profane
du XVI' siècle. Le «choral de Luther", lui aussi, présente
le type à deux phrases répétées (Bach VI, No. 22). Donc,
aucune erreur possible: les chorals qui ne présentent ni
symétrie, ni phrase répétée, sont anciens, les autres, où se
rencontre la structure simple à trois phrases, sont nouveaux.
Le XV^ siècle est sur la limite. Dans les chorals pour orgue
de Bach, les nouveaux sont, à peu près, en même nombre que
les anciens^, car, à partir du XVP siècle jusqu'à l'époque
de Bach et jusqu'à nos jours, les auteurs de mélodies de
choral s'en tiennent uniquement au type à structure symétrique.
Revenons aux chansons françaises du XVP siècle. Elles
aussi, disions-nous, fournissent un apport considérable aux
mélodies de choral. Par exemple, la mélodie du choral
„Was mein Gott will, das g'scheh allzeit" (Que la volonté
de Dieu soit faite en tout temps) appartient à la chanson
d'amour „I1 me suffit de tous mes maux" qui figure dans
1. Pour d'autres exemples, voir la liste des mélodies page (7) de cette étude (V, No. 5
et U; VI, No. 15 et 16 font exception).
2. Voici les chorals à structure symétrique chez Bach;
V, No. 2, 13, 16, 22, 24, 25, 27, 30, 31, 36, 37, 44, 45, 52, 53, 54.
VI, No. 3— 11, 12a et b, 13, 14, 17, 18, 21, 22, 27, 29.
VII, No. 43, 44, 48, 49, 50, 51, 57, 59.
L'origine des mélodies de chorals 21
les ^Trente et quatre chansons musicales" publiées à Paris,
en 1529, chez le libraire Pierre Attaingnant, le premier im-
primeur de musique français'. Ce même choral se retrouve
dans la Passion selon St. Matthieu (No. 31): la France musi-
cale, elle aussi, a donc fourni une contribution à la grande
œuvre. Bach, en l'harmonisant, s'est-il douté de l'origine de
cette mélodie?
Un certain nombre de chansons françaises pénétrèrent
dans le choral allemand par l'intermédiaire du psautier français.
Il est établi qu'un très grand nombre des mélodies du psautier,
commencé par Clément Marot, continué et achevé par Théodore
de Bèze, sont empruntées à des chansons profanes que l'on
a simplifiées pour leur donner une allure grave. La valeur
musicale de ce psautier auquel avait collaboré Goudimel, le
maître de Palestrina, fut universellement reconnue en Alle-
magne. L'édition définitive avait paru en 1562. Dès 1565,
Ambrosius Lobwasser, professeur de droit à Konigsberg, avait
publié une traduction allemande des psaumes, qui s'adaptait
au cent vingt cinq mélodies du psautier français. A partir de
ce moment, une série des plus belles de ces mélodies pas-
sent dans le cantique allemand et deviennent mélodies de
choral. La mélodie „Wenn wir in hôchsten Nôten sind" sur
laquelle Bach, quelques jours avant sa mort, a dicté son dernier
choral pour orgue à son gendre Altnikol (VII, No. 58), est
empruntée au psautier français et a, vraisemblablement, ses
ancêtres dans la chanson profane.
Les hymnes latines et les chants spirituels allemands du
Moyen-Age, les chansons profanes du XV^ et du XVF siècle.
1. Voici les deux textes l'un en face de l'autre:
Chanson Française: il me suffist de tous mes tnaulx, puis qu'ils m'ont livré à la mort,
i'ay enduré peine et travaulx tant de douleur et descomfort.
Que faut-il que je Tace pour estrc en vostre grâce?
De douleur mon coeur est si mort s'il ne voit vostre face.
Choral Allemand: Was mcinGottwill das g'scheh' allzeit, sein WIU der ist der beste
Zu hcifen den' n er ist bercit, die an ihn glauben feste.
Er hilfi aus Noth, der frommc Gott und zijcbtigei mit Massen
Wer Gott vertraut, fest auf ihn haut, den will er nicht verlassen.
22 La musique sacrée en AHemagne jusqu'à Bach
— chansons italiennes, françaises, néerlandaises, aussi bien que
chansons allemandes — : telles sont donc les sources qui alimen-
tent les premiers recueils de mélodies de choral. On ne saurait
trop insister sur l'importance de l'ancien chant profane dans
la formation des mélodies de choral: trois mélodies de la
Passion selon St. Matthieu, qui ont, à elles seules, fourni sept
chorals, les plus beaux de l'œuvre, en sont sorties.
Toutefois, le nombre des mélodies dont on peut établir
l'origine est relativement restreint. Très souvent, le plus
souvent même, l'on ne peut que se borner à constater, qu'el-
les paraissent pour la première fois dans tel et tel recueil;
quant à dire si ce sont des créations originales ou des
mélodies d'emprunt, la chose est parfois bien difBcile à établir,
vu que, dans les anciens cantiques, il n'est pas d'usage
d'indiquer le nom de l'auteur. Ainsi, pour ne citer qu' ua
exemple, l'on est à se demander, si les belles mélodies des
cantiques mystiques de Nicolai „Wie schôn leuchtet der
Morgenstem" et „Wachet auf, ruft uns die Stimme" (Bach VII,
No. 57) sont du poète lui-même, ou d'un musicien de ses
amis, ou bien encore, si elles n'existaient point antérieurement,
à l'état de mélodies profanes. Elles apparaissent, pour la
première fois, en 1598, dans un traité sur les félicités de
la vie future, dont elles forment la conclusion. Et c'est là
tout ce que nous en saurions dire.
On dénomme une mélodie d'après la première phrase de
la poésie spirituelle à laquelle elle est venue s'adjoindre tout
d'abord. Ainsi les mélodies du psautier hébreu; des titres
comme „Sur les lis" ou «Colombe des thérébinthes lointains"
(voir les psaumes 45 et 56) indiquent la mélodie sur laquelle se
chantait le psaume. De même pour les mélodies de choral;
toute une série de cantiques se chante sur la même mélodie,
et comme ces cantiques expriment des sentiments variés,
tantôt la joie, tantôt la tristesse, il va de soi qu' une mélodie
employée à des usages aussi différents ne saurait avoir de
L'origine des mélodies de chorals 23
caractère déterminé. C'est une mélodie neutre, en quelque
sorte. Quand il s'agissait d'appliquer une mélodie à un chant
religieux, le caractère de la mélodie n' importait donc point.
La mélodie des lansquenets sur la bataille de Pavie devint,
nous l'avons vu, la mélodie d'un chant sur le péché originel
(Bach V, No. 13): nul ne s'en offensa. Le nombre des syllabes
de la poésie s'accordait-il avec la mélodie, on les unissait
sans plus de façon. N'oublions pas qu'au XVII* et même
au XVIII' siècle, les limites entre la musique profane et la
musique sacrée ne sont point encore aussi rigoureusement
tracées qu'elles le seront plus tard. Et puis, c'est un fait
connu que la vieilesse confère à la musique une certaine gravité
religieuse, le sentiment religieux s'associant tout naturelle-
ment à ce qui est primitif. C'est donc bien à tort que l'on
reprocherait à la Réforme d'avoir fait des emprunts au chant
profane. Elle voulait créer un chant qui fût à la fois religieux
et populaire: elle emploie donc concurremment les chansons
de la rue et les hymnes latines du Moyen-Age. Et le succès
justifie l'entreprise. Bach nous en est la meilleure preuve.
N'est-ce pas à cette sorte de renouvellement de sang que nous
devons la musique des chorals du maître?
Nous le disions ; le nombre des compositeurs de mélodies
de chorals n'est pas considérable au début de la Réforme.
Mais, vers la milieu du XVIh" siècle, une fois le type du
choral bien établi, l'on voit parallèlement à l'éclosion de la
poésie spirituelle se produire toute une floraison mélodique.
Les nouvelles poésies appelaient de nouvelles mélodies: les
musiciens se mettent à l'œuvre. Parmi eux, distinguons Jo-
hann Crùger, Cantor à l'église St. Nicolas de Berlin, né en
1598, mort en 1662. Il est pour la musique, ce que Paul
Gerhardt, son contemporain, était pour la poésie. Comme lui,
sans jamais se départir de la distinction, il sait trouver la
note simple et populaire. Ses mélodies composées pour les
poésies de Paul Gerhardt et de Johann Frank sont admirables.
24 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
Aussi n'ont-elles point échappé à Bach. De Johann Criiger
est la mélodie du premier choral de la Passion selon St.
Matthieu „Herzliebster Jesu" (No. 3). De lui sont encore:
„Jesu meine Freude" (Bach V, No. 31 et VI, No. 29), „Schmiicke
dich 0 liebe Seele" (Bach VII, No. 49) et „Nun danket aile
Gott« (Bach VII, No. 43).
Mais, avec la dernière génération du XVIP siècle, se
clôt la période de création, pour les mélodies de chorals,
tout comme pour la poésie spirituelle. La nouvelle géné-
ration a de trop vastes ambitions pour concentrer tous ses
efforts sur une simple mélodie; elle a perdu, en outre,
le contact avec la chanson populaire. On vit, dès lors,
dans la grande musique. C'est le règne de l'air italien, et
l'influence s'en fait sentir sur le choral. Voyons plutôt Bach.
En 1736, Schemelli, Cantor à Zeitz, fit paraître chez Breitkopf,
à Leipzig, un recueil contenant 954 cantiques, auquel Bach
avait collaboré, inventant des mélodies et ajoutant des basses
chiffrées à d'autres mélodies déjà connues. Les mélodies ne
portant pas de nom d'auteur, il est assez difficile de désigner
celles que Bach a inventées et d'en évaluer le nombre. Mais
une chose est certaine: toutes celles qu'on peut lui attribuer
avec quelque certitude, sans cesser pour cela d'être ad-
mirablement belles, sont des airs, des „geistliche Arien", plu-
tôt que des mélodies de choral. Aussi n'ont- elles guère
passé dans les recueils de chorals ^ Pour apprécier le genre
particulier de beauté que produit cette fusion de la mélodie de
choral et de l'air italien, il faut avoir entendu „Komm siiDer
Tod" (Erk No. 82) et „Gib dich zufrieden" (Erk No. 43). Cette
dernière mélodie se trouve dans le Klavierbiichlein d'Anna
Magdalena Bach, de 1725.
La génération qui suit, continue à s'éloigner de plus en
1. On trouve ces mélodies de Bach dans:
Zahn. 24 Geiftliche Lieder fur eine Singflimme. Giitersloh Bertelsmann.
Erk. J. s. Bachs Choralgesange und gciftiiche Lieder. 2 Volumes. Peters. Leipzig.
L'origine des mélodies de chorals 25
plus de la simple mélodie de choral. Les poésies de
Gellert invitaient les musiciens, disions-nous au chapitre
précédent, à créer des mélodies. Emmanuel Bach (1714-1788)^,
Johann Joachim Quantz (1697-1773), Joh. Adam Hiller (1728-
1804)- et Beethoven (1770-1827)3 se disputaient l'honneur
de les mettre en musique. Vains efforts! Ces musiciens
sont incapables d'atteindre à la simplicité de la mélodie de
choral; Beethoven surtout laisse voir, combien peu il est
dans le ton de l'ancien choral. Il va de soi que le XIX'^ siècle
n'a pour ainsi dire rien produit en ce genre.
Pour les mélodies donc, tout comme pour les textes, la
période classique du cantique se fermait au moment où Bach
entrait en scène. Son rôle n'était plus de créer des mélodies,
mais d'utiliser celles qu'il trouvait. Ici encore, il n'avait qu'à
faire son bien de ce que le passé lui fournissait. Mais re-
marquons le bien : les mélodies avaient, avec le temps, subi
une transformation importante.
Les anciens chants du Moyen-Age avaient un rythme libre;
la phrase se composait de tant et tant de syllabes de valeur
variable*. Plus tard, quand on entreprit d'enserrer ces ryth-
mes libres dans des mesures à valeur fixe, l'on chercha à
conserver un peu de la libre allure d'autrefois en faisant
usage de fréquents changements de mesure, tantôt à trois,
tantôt à quatre temps. Ce n'était là qu'un expédient et, avec
le temps, les mélodies de choral perdirent de plus en plus
leur caractère rythmique et se simplifièrent au point de se
mouvoir en notes égales. C'est sous cette forme simplifiée —
„abgeschliffen", comme on dirait en allemand — que Bach
les emploie.
1. Zwôlf geiftliche Oden und Lieder als ein Anhang zu Gellerts geiniichen Oden und
Liedern und Melodien von Cari Philipp Emmanuel Bach. Berlin 1764.
2. Choralmelodien zu Herrn Professer C. F. Gellerts geiniichen Oden und Liedern,
von Joh. Adam HIlIrr. Ed. Breitkopf. 1761.
3. Beethoven. Geiniiche Lieder.
4. Pour la notation des anciennes mélodies voir: Heinrich Bellermann. Die Mensural-
noten des XV. und XVI. Jahrhundens. 1858. Guflav Jakobsthal. Die Mensuralnotensthrift
des XII. und XIII. Jahrhundens, 1874.
26
La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
Voici, par exemple, les transformations successives qu'a
subies le choral de Luther:
1) Forme primitive d'après le manuscrit original.
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&-7^.
-g-grg'-
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i^:
-;?-S— g'-g^
S>-ç>-
i^-g'g'-g^
-<s>-sr<s>-
^ISt.
2) Le choral de Luther d'après un cantique de 1570 (Voir Wolf-
ram page 216).
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^
3) Le choral de Luther d'après Bach. Voir Erk II No. 190.
' ' • 9 0 s " ^ ^— =^ —
srfe
^
|.^^^^#f^j^^:j^j-;j4.f::^j:^^^E^
^
On a regardé cette simplification comme un appauvrissement,
et, au cours du XIX^ siècle, s'est dessiné un mouvement qui
tend à remonter au delà de Bach jusqu'à la forme primitive
des mélodies rythmiques. Historiquement, la tendance est
légitime. Mais encore les mélodies, chez Bach, sont-elles
d'une telle simplicité et d'une souplesse si naturelle, qu'on
aurait avantage à les accepter telles qu'il nous les a trans-
mises. Sans doute, le rythme qu'on veut leur restituer a
été le leur autrefois. Mais il ne répond plus au sentiment
moderne, tel que l'a développé en nous la musique de Bach.
Et comment se soustraire à une autorité comme celle de Bach?
1. L'histoire du choral de Luther à travers les différentes époques est retracÉe dans les
éfuJes sur „Ein feste Burg" de Friedrich Zelle, 1895, 96 et 97. Berlin. Gartners Verlag.
L'harmonisation du choral 27
IV. L'harmonisation du choral
De nos jours, on est habitué à entendre le choral accom-
pagné et soutenu par l'orgue. Il n'en était pas ainsi au dé-
but. L'orgue n'est appelé à ces importantes fonctions que
vers le milieu du XVIP siècle. Trop imparfait, à l'époque de
la Réforme, pour qu'on puisse faire appel à sa collaboration,
il se trouve, en outre, dans la première moitié du XVP siècle,
frappé d'une disgrâce momentanée. Non seulement, en effet,
le protestantisme réformé en avait aboli l'usage, mais encore,
au Concile de Trente, s'était discuté la question de savoir
s'il serait toléré plus longtemps dans les églises et plus d'une
voix s'était déclarée contre lui. Mais aussi, n'oublions pas
ce qu'étaient les orgues et les organistes, à l'époque.
Introduisant le choral dans le service religieux, Luther et
Walther ne songèrent donc nullement à l'orgue; c'est au
chœur qu'ils confièrent la mission de le chanter. Et c'est là
un point capital pour l'histoire de la musique protestante.
En principe, chanté par l'assemblée entière, comme le voulait
la Réforme, le choral eût dû supprimer le chœur. Mais
voilà que le chœur subsiste et garde sa place, lui aussi, dans
le culte protestant. Son rôle sera d'enseigner le choral; on
se figurait que les fidèles s'habitueraient avec le temps à se
joindre uni sono à la mélodie de choral qu'ils entendaient
chanter par le chœur.
Mais le chœur manqua à la tâche éducatrice qu'on lui
avait assignée. On avait l'habitude d'écrire la mélodie dans
le ténor. Ainsi dans le premier cantique de 1524, où l'har-
monisation est à cinq voix. Comment, alors, l'assemblée eût-
elle pu la saisir et la chanter? Les fidèles se trouvaient
donc, le plus souvent, réduits à écouter.
Les harmonisations de l'époque sont donc plutôt des mo-
tets sur des mélodies de choral que des chorals simples.
28 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
L'intérêt musical l'emporte sur le but pratique. Luther lui-
même était, d'ailleurs, beaucoup trop artiste, pour se résigner
à maintenir le chœur dans des fonctions quelque peu subal-
ternes. En réalité, donc, au lieu de s'astreindre à enseigner
le choral, le chœur cultiva le motet. Second point très im-
portant: grâce au motet la musique «concertante" garde une
place dans les Eglises qui dépendent de Luther, tandis que
dans les Eglises réformées proprement dites tout ce qui est
art musical se trouve impitoyablement banni. Dans les Eglises
luthériennes, plus d'obstacles, dès lors, au développement de
la grande musique sacrée. Du motet sortira, sous l'influence
de la musique instrumentale, la cantate, qui, nous le voyons,
se trouvera ainsi avoir sa place assignée dans le culte. Si
donc Luther n'avait pas maintenu le chœur, si, grâce au chœur,
le motet n'avait pas subsisté dans le culte luthérien, la can-
tate, pas plus que les Passions musicales, n'eût trouvé
place dans le service religieux. Bach n'eût pu y laisser
chanter son âme de génie; il eût écrit, sans doute, mais il eût
écrit d'autres œuvres. Que fût-il advenu si au lieu de vivre
à Leipzig, il eût vécu à Zurich ou à Genève?
La Réforme se trouve ainsi, dès ses débuts, mêlée au
grand mouvement d'art polyphonique qui illustre la seconde
moitié du XVP siècle. Tous les maîtres qui se consacrent
au choral, subissent l'influence d'Orlando Lasso (1532-1594,
mort à Munich, oti il vivait depuis 1562) et de Palestrina
(1514-1594). Faut-il s'étonner qu'uniquement soucieux de
donner du charme à la polyphonie ils aient peu songé à en-
seigner le choral simple'?
1. Citons quelques noms:
Hans Kugelraann, né à Augsbourg, Kapellmeister du prince Albrecht à Kônigsbsrg,
mort en 1542. „Concentus novi trium vocum Ecclesiarum usui in Prussia 1540".
Le Maistre, d'origine néerlandaise, successeur de Johann Walther à Dresde en 1554,
mort en 1577. ,Geiflliche und weltliche teutsche Gesange 1570".
SethusCalvisius, né en 1556, à la fois savant professeur de langues et de mathé-
matiques et musicien très célèbre. Nommé Cantor à l'église St. Thomas de Leipzig, il
fut donc un des prédécesseurs de Bach. Il mourut en 1615. Parmi ses œuvres citons:
L'harmonisation du choral 29
Donc, la polyphonie accapara l'intérêt aux dépens de la
mélodie. Mais, avec la génération suivante, s'accomplit un
revirement. L'influence de la musique italienne, qui tend à
la monodie, fait prédominer peu à peu la mélodie sur la
polyphonie. Et, du même coup, se trouve résolu le problème
du choral: l'union de la mélodie avec la polyphonie. Jus-
qu'alors la polyphonie l'avait emporté sur la mélodie. Voilà
la mélodie qui se dégage et l'emporte sur la polyphonie; le
choral, au lieu de rester dans le ténor, prend sa place dans
le soprano. Johann Walther avait déjà entrevu de loin cette
solution, et après lui, Melchior Vulpius; mais c'est aux maîtres
de la fin du XVI^ siècle, qu'il était réservé de mettre en va-
leur la mélodie du choral. Cette conception nouvelle se
trouve indiquée toute entière dans le titre de l'ouvrage de
Lucas Osiander, pasteur en Wurtemberg: „Chants spirituels
et psaumes à quatre parties en contrepoint pour les écoles
et les églises de la principauté de Wurtemberg, harmonisés
de façon à ce que l'assemblée chrétienne puisse se joindre
au chant"'.
,Kirchengesange und geistliche Lieder Dr. Lutheri und anderer frommer Christen . . ..
mit vier Stiromen contrapunktweis richtig gesetzt. Leipzig 1597."
Melcbior Vulpius, né vers 1560, fut appelé comme Canton à Weimar en 1600. Il
mourut en 1615. Parmi ses œuvres citons:
.Pars prima contionum saerarum cum VI, VII, VIII et pluribus vocibus. Jena 1602."
Passion s. St. Matthieu à 4 voi.v, imprimée à Erfurt.
,Kirchenges8ng und geistliche Lieder." Erfurt 1603.
I. Voici le titre exact: ,Fiinffzig geistliche Lieder und Psalmen. Mit vier Stimmcn
•uf conirapunctweise, fur die Kirchen und Schulen im lôblicben Fiirstenthumb \X'iirtcm-
berg, aiso gesetzct, daQ ein gantze christliche Gemein durchaus mitsingen kann. Lucas
Osiander, Dr. Wiirtembergischcr Hofprediger. Niirnberg 1586."
Citons encore:
Hans Léo Hasaler. Il naquit & Niirnberg en 1564. La célèbre famille des Fuggcr
l'envoya i l'ige de 20 ans en Italie, à Venise, pour y faire ses études musicales. En
1601, il entra au service de la ville de Niirnberg comme maître de choeurs et organiste.
Plus tard, en 1608, il alla se fi.ver i Dresde, oQ il mourut poitrinaire en 1612, à l'ige de
40 ans. Parmi ses œuvres citons:
„Cantlones sacrae de festis praecipuis totius anni, IV, V, VI, VII, VIII et plurium
Yocum. Niirnberg 1597."
,Sacri concentus 1601."
.Kirchengesting : Psalmen und geistliche Lieder, auf die gemeinen Melodien mit vier
Siimmen simpliciier gesetzt" 1607. Dans la préface de cette œuvre, il exprime le même
principe d'harmonisation qu'Osiander, en disant: ^Diese KIrchengesânge sind in solcher
30 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
Parmi tous ces maîtres, une place à part doit être faite
à Johann Eccard. Dans ses harmonies, on croit retrouver le
reflet de sa belle vie calme, de sa nature sereine, de son
caractère aimable. Né en 1553, il fit ses études chez Or-
lando Lasso, qui était alors à Munich. Après avoir été maître
de chapelle des Fugger à Augsbourg, il fut appelé, en cette
même qualité, à Konigsberg, auprès du duc Albert Frédéric
de Prusse, en 1585. C'est alors qu'il se mit à réunir les
mélodies de tous les chorals chantés en Prusse, en les har-
monisant à cinq voix. Cette œuvre, fruit d'un travail de plus de
dix années, parut en 1597 et 1598^ L'Electeur Joachim Fré-
déric appela l'homme célèbre à Berlin en 1607 et lui fit une
situation exceptionnelle pour l'époque. Outre le logement, il
avait deux cents Thalers de traitement, une subvention pour l'ha-
billement, im bœuf, deux cochons gras, trois moutons, un demi
tonneau de beurre, du fromage, du bois, du sel et d'autres
dons en nature. Il mourut en 1612.
D'Eccard à Bach, rien d'important à signaler dans l'his-
toire de l'harmonisation du choral pour chœur. C'est l'épo-
que où l'orgue commence à remplacer le chœur. L'ouvrage
où se marque cette évolution paraît en 1650. Ce sont les
cent chants spirituels harmonisés pour orgue, de Samuel
Scheidt (1587-1654), le grand maître sur lequel nous aurons
à revenir.
Chez Bach, nous trouvons des harmonisations pour chœur
et des harmonisations pour orgue. Des chorals pour chœur,
nous en possédons plus de trois cents: ceux qui figurent
dans ses Passions et dans ses cantates, chaque cantate, di-
Art and MaOen gefertigt, daC dieselbigen »uch m der christlichen Versammlung von dera
gemeinen Mann neben dem Figurai mitgesungen werden kônnen.*
Michael Praetorius, né en 1571, mort en 1621, Kapellmeister du duc de Braun-
schweig à partir de 1604. Parmi ses œuvres citons :
Musicae Sionae. Geistliche Concertgesânge Uber die fUmembsten Teutsche Psalmen
und Lieder, wie sic in der christlichen Kirchen gesungen werden mit VIII und XII Stim-
men gesetzet. 11 Volumes (1605-1610) contenant des centaines d'harmonisations de chorals.
1. En voici le titre: Geistliche Lieder aufden Choral, oder die gebrâuchliche Kirchen-
melodie gerichtet und fûnfstiramig gesetzt. 2 Volumes. Konigsberg. 1597 et 1598.
L'harmonisation du choral 31
sions-nous, se terminant par un simple choral pour chœur.
Des harmonisations de choral pour orgue, il nous en est à
peine parvenu une douzaine'.
Les harmonisations pour chœur ont leur histoire. Non
seulement elles restèrent incomprises longtemps, mais encore
elles suscitèrent toute une polémique dans le monde des
musiciens. Cari Philipp Emmanuel Bach, le fils du maître,
ayant réuni tous ces chorals, les avait édités à Leipzig^ pour
servir de modèles de contre-point, et ils étaient très répandus
et fort joués sur le clavecin et sur l'orgue. Or, en 1810,
Charles Marie de Weber fait paraître une petite étude^ où
il attaque l'harmonisation de Bach. Il défend contre les cho-
rals du maître de Leipzig les principes d'harmonisation que
professait son maître à lui, le célèbre abbé Vogler, qui avait
publié plusieurs traités sur l'art de l'harmonisation. Weber
ne doute point qu'en l'espèce, Vogler"* ne soit de beaucoup
supérieur à Bach et, pour appuyer son dire, il relève, à son
tour, dans les chorals du maître une série de duretés d'har-
monies, de péripéties harmoniques qui lui semblent injusti-
fiées, soulignant les fautes, corrigeant et améliorant.
Or il oublie l'essentiel: les paroles auxquelles s'appliquent
ces harmonisations. Quelle meilleure preuve du rôle que
joue la poésie dans la musique de Bach? De simples
harmonisations de choral deviennent énigmatiques dès qu'on
essaye de les comprendre comme de la musique pure, sans
tenir compte des paroles. Avec le texte, au contraire, tout
s'explique. On se trouve, alors, en présence d'une foule de
1. Il existait de Bach un recueil contenant 240 harmonisaiions de chorals. Le cata-
logue de Breitkopf le mentionne encore en 176t et fixe à 10 Thalers le prix de la copie.
Jusqu'à l'heure actuelle, l'on n'a pu retrouver ni le manuscrit ni une copie. Les basses
chlffries du cantique de Schemelll (Leipzig 1736), ainsi qu'il est dit dans la préface df
ce recueil, sont en partie de Bach. Voir Spitta II, p. 5SS-594.
2 Johann Sébastian Bachs vierstimmigc Choralgcsiingc gesamraelt von Philipp Eraa-
nuel Bach. Première partie 1765. Deuxième partie 1769.
3. Zwôlf Chorale von Seb. Bach. Umgearbeitet von Vogler, zergliedert von Cari Maria
vos Weber. 1810. (Ausgewàhltc Schriften von Cari Maria von Weber. Leipzig. Ed. Reclam.)
4. Vogler. ChurpTàlziscbe Tonschule 1778.
Choralsystem 1800.
32 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
détails plus intéressants les uns que les autres. Ce n'est
pas assez de dire que les harmonies se plient aux paroles:
les paroles se fondent dans les harmonies et elles en res-
sortent avec une étonnante plastique. Quel art dans la façon
de souligner les mots! Ainsi imprégnés et pénétrés de l'es-
prit du texte, les mélodies se transforment et prennent le
caractère des paroles. Nous voyons la même mélodie appa-
raître tantôt avec des accents majeurs, tantôt avec des accents
mineurs; telle mélodie d'une allure majestueuse prend un ca-
ractère lyrique, telle autre, d'allure modeste, se transforme en
chant de triomphe et s'avance portée par des harmonies puis-
santes.
Les mélodies, de chorals nous le savons, n'avaient pas d'in-
dividualité propre, parce qu'elles s'adaptaient aux textes les
plus différents, même les plus contradictoires. Or Bach —
et c'est là sa grandeur — leur donne une individualité par
l'harmonie dont il les revêt: l'individualité des paroles aux-
quelles, chaque fois, elles se trouvent liées. Ses prédéces-
seurs, les plus grands d'entre eux même, harmonisaient la mé-
lodie, et rien que la mélodie: Bach harmonise les paroles.
Faut-il s'étonner alors que l'auteur du Freyschiitz se soit trouvé
dérouté et induit à proclamer l'infériorité du maître en matière
d'harmonisation? Publiant les chorals sans les textes, le fils
de Bach, lui-même, n'avait-il pas méconnu ce qui, en l'espèce,
faisait l'originalité vraie et la grandeur de son père?
Le premier qui rendit justice à Bach fut Ludwig Erk
(1807-1883) de Berlin, musicien aussi sympathique par son ta-
lent que par sa modestie. Il réunit tous les chorals qui se
trouvent dans les cantates et dans les Passions et les publia^
avec les paroles. L'admiration ne fit, depuis lors, qu'aller
croissante pour ces chefs-d'œuvre.
Telle est l'histoire de l'harmonisation du choral pour
1. Ludwig Erk. Johann Sébastian Bachs Choratgesânge und geistliche Arien. Leipzig.
Peters. I. Teil 1850. 2. Teil 1865.
L'harmonisation du choral 33
chœur. Un mot encore sur l'harmonisation du choral pour
orgue. Nous le disions plus haut: les maîtres du temps d'Ec-
card, c'est à dire de la fin du XVI' siècle, ne connaissaient
qu'un moyen de conduire le choral : le chœur. L'orgue leur
servait tout au plus à soutenir les harmonies du chœur. Or,
vers le milieu du XVIP siècle, l'orgue se substitue au chœur
et prend la direction du choral. Les perfectionnements de
l'orgue, d'abord, invitent à cette innovation; l'usage s'en trouve,
en outre, imposé par l'appauvrissement matériel qui suit la
guerre de Trente ans. Faute de moyens, la plupart des com-
munes ne peuvent plus entretenir un chœur. C'est en ces
conjonctures que Samuel Scheidt, le plus grand génie de
l'orgue avant Bach, publie un recueil de cent harmonisations
de choral pour accompagner le chant de l'assemblée à l'orgue'.
Scheidt était né à Halle en 1587, et fut élève du célèbre or-
ganiste Sweelink, à Amsterdam. Plus tard il occupa une place
d'organiste dans sa ville natale et se trouva ainsi au centre
même des tristes événements de la guerre de Trente ans.
Il mourut en 1654.
Son innovation fit rapidement fortune. Du temps de Bach
l'orgue était considéré, avant tout, comme l'instrument d'accom-
pagnement du choral. Les chœurs, là où ils subsistaient, de-
meuraient chargés d'exécuter le motet et la cantate; ils
chantaient le choral avec l'orgue, mais c'était l'orgue qui con-
duisait.
Ce renversement des rôles eut, à son tour, la plus grande
influence sur l'art de l'orgue, car, de ce fait même, la polyphonie
vocale se trouvait transportée à l'orgue. Pour la première
fois, on s'avise que l'orgue n'est autre chose qu'un chœur
auquel manquent les paroles. C'est donc une notion toute
I. Tabulaturbuch 100 geistllcher Licder und Psalmcn Doctoris Martini Luthcri und
anderer gonseliger Manner, fur die Hcrren Organisten, mit der christllcben Kirchen ond
Gemeine au(f der Orgel, desgleicben auch zu Hause, zu spielen und zu singen. Auf aile
Fest und Sonniage durcbs gantze Jabr. Mit 4 Stimmen componiert von Samuel Scheidi.
G6rlitz laSO.
Schweitzer, Bach. 3
34 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
nouvelle du style d'orgue qui s'élabore. Samuel Scheidt a
pleinement conscience d'avoir découvert le vrai style de l'or-
gue: un style différent de celui des maîtres italiens et de
Sweelink. L'école allemande est déjà toute entière contenue
dans son œuvre. Il est le précurseur de Bach, qu'il précède
d'un siècle. Qu'on compare l'œuvre de ces deux contempo-
rains, Scheidt et Frescobaldi! Frescobaldi était plus célèbre
que Scheidt; c'est avec lui que la grande école italienne dont
il est le maître arrive à son apogée. Mais la carrière de cette
école est finie et s'achève avec Muffat, sans qu'elle se soit avisée
de la différence fondamentale qui sépare le clavecin de l'orgue.
En Allemagne, par contre, la vraie notion de la polyphonie
de l'orgue apparaît au moment oii l'orgue remplace le chœur
dans l'accompagnement du choral. La voie se trouvait ou-
verte, il fallait marcher de l'avant. Qu'importaient les guerres
qui ravageaient alors d'Allemagne, qu'importait la triste condi-
tion de la musique en Allemagne, comparée à celle de la
musique française et italienne? Les idées étaient plus fortes
que les circonstances. Ce n'était donc ni à Rome, ni à Mi-
lan, ni à Vienne, ni à Paris, que se préparait le grand art
de l'orgue, mais dans les pauvres petites villes d'Allemagne,
chez les maîtres d'école qui accompagnaient le choral. Ce
sont eux qui se trouvent, par ce fait même, amenés, comme
par instinct et par nécessité, à la notion la plus juste et la
plus simple du style d'orgue.
Chez Bach, le rôle éducateur du choral est très visible.
Nous possédons quelques harmonisations de choral qui sem-
blent dater de sa jeunesse. Il harmonise pour orgue, comme
il harmoniserait pour le clavecin, c'est à dire qu'il entasse
harmonies sur harmonies sans recherche aucune d'une sévère
polyphonie ^). Tout est encore à l'état de chaos, chaos qu'aug-
1. Bach V, p. 60; 68 et 102 No. 1 ; 103 No. 3; 106 No. 3 et 7. Il ne faut pas con-
fondre ces morceaux avec les chorals pour orgue: ce ne sont pas des fantaisies sur des
chorals, mais des harmonisations destinées à conduire le chant. Aussi est-ce à tort que
l'Edition Peters les a rangées dans le nombre des Choralvorspiele.
L'harmonisation du choral 35
mentent encore les interludes entre les différentes phrases
de la mélodie. Ces interludes étaient alors d'usage, et ils se
sont conservés, dans certaines parties de l'Allemagne, jusqu'à
nos jours. L'origine s'en explique aisément: à une époque
où les fidèles avaient encore de la peine à lire leur livre de
cantiques, on voulait leur laisser le temps de parcourir à l'a-
vance la phrase suivante. Or qu'advenait-il quand un jeune
organiste ne voyait dans ces interludes qu'une occasion de
s'abandonner à sa fougue et d'improviser des traits brillants?
Lisons plutôt le procès-verbal d'une séance oti le Conseil
municipal de la petite ville d'Arnstadt — c'est là que Bach
avait fait ses débuts d'organiste — reproche au jeune artiste
de dérouter l'assemblée par ses accompagnements de choral'.
Dans la suite, cet étalage de virtuosité disparaît de plus
en plus, et l'harmonisation pour orgue, en se mouvant dans
les limites de la plus stricte polyphonie, se rapproche pro-
gressivement de l'harmonisation pour chœur^.
Mais, à l'orgue aussi, Bach harmonise les paroles et non
la mélodie pure. Son intention de traduire la poésie par la
musique se manifeste déjà dès les premiers chorals; on n'en
comprend les péripéties qu'à l'aide du texte. Prenons, par
exemple, le choral de Noël: „Vom Himmel hoch da komm'
ich her" (Bach V p. 106 No. 7). Que signifient ces traits qui
montent et qui descendent? Ce sont les anges qui, nous
dit le texte, descendent du ciel pour annoncer la bonne nou-
velle aux hommes. Ce même procédé nous le retrouvons
dans les préludes sur des chorals de Noël (V No. 49 et 50).
Mais le chef-d'œuvre en ce genre, c'est l'harmonisation à cinq
voix du Te Deum Allemand (VI No. 26), qu'on a, bien à tort,
1. Spitu I, p. 313: .Halien ihin vor, daQ er bisber in dera Cboral viele wunderlicbe
Variatlones gemtcbet, viele fremde T6ne mit eingemischet, dafi die Gemeinde daruber con-
fundiret worden."
2. Voir Bach V, p. 39 (choral); V, p. 76, No. 3 (Quelle différence avec les harmoni-
sations des deux partlias p. 60 et 68!); VI, p. 26. Voir encore dans la grande Edition de
la Bacbgescliscbart Tome XL, p. 29, 30 et 72.
3*
36 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
rangée parmi les chorals pour orgue, alors qu'il ne s'agit que
d'une simple harmonisation destinée à accompagner le chant
et non pas d'un prélude sur une mélodie de choral. De ces
harmonies la poésie se dégage comme un parfum léger.
Quelques traits seulement à titre d'exemple. Au moment oii il
est question des anges du ciel „(A11 Engel" p. 65), intervien-
nent les gammes ascendantes et descendantes que nous avons
déjà rencontrées dans le choral de Noël; plus loin, quand il
s'agit de la majesté divine („Du Kônig der Ehren" p. 67),
ce sont de grandes basses calmes que nous retrouverons en-
core, et avec la même signification, dans les cantates; au mo-
ment oîi il est question de supplications („Nun hilf uns Herr"
p. 67), l'harmonisation est dominée par le motif chromatique
qui, lui aussi, joue un rôle si important dans les cantates; aux
paroles: „En toi Seigneur j'ai espéré", quelle quiétude dans
les harmonies! Toutes beautés, qui deviennent énigmatiques
dès qu'on fait abstraction du texte.
Poésie musicale — telle est donc au total la musique de
Bach. C'est là le secret de sa grandeur dans l'harmonisation
du choral. Quel dommage que nous ne puissions juger plus
abondamment de son art dans l'harmonisation du choral pour
orgue! Cependant le peu que nous possédons suffit pour nous
donner une idée de ce que devaient être les accompagnements
improvisés par le maître. Mais, parmi ses auditeurs, combien
y en avait-il, qui reconnaissaient dans ces harmonies la poésie
du cantique chanté par l'assemblée?
V. Histoire des chorals pour orgue
A. G. Ritter. Zur Geschichte des Orgelspiels, vornehmlich des deut-
schen, im 14. bis zum Anfang des 18. Jahrhunderts. Leipzig 1884.
2 Volumes, le premier contenant le texte, le second les exemples
en musique.
Dr. Georg Rietschl. Die Aufgaben der Orgel im Gottesdienst bis in
das 18. Jahrhundert. Leipzig 1893.
Franz Gommer. Musica sacra. 1er Volume. Bote & Bock. Berlin.
Spitta. Johann Sébastian Bach I, p. 95 et suivantes.
Histoire des chorals pour orgue 37
Les chorals pour orgue proprement dits sont des prélu-
des et des fantaisies sur des mélodies de choral'. Cette
façon de paraphraser des mélodies de choral était d'un usage
courant, bien longtemps avant au'on ne se servît de Torgue
pour accompagner le choral. Dans la seconde moitié du
XVP siècle, se fait jour, simultanément dans l'Eglise catho-
lique et dans l'Eglise protestante, la tendance à donner à
l'orgue une part plus active et plus importante à la fois dans
les cérémonies du culte. Des discussions qui eurent lieu
lors du concile de Trente (1545 — 63), nous le disions au
chapitre précédent, il ressort que l'orgue avait bien sa place
à l'église, mais une place, pour ainsi dire, en dehors du culte.y
On relève de tous côtés le caractère profane du jeu des
organistes à l'époque. Sans égard pour la sainteté du lieu,
la plupart exécutaient sur l'orgue des mélodies profanes
avec force variations et traits brillants. D'une façon gé-
nérale, autant qu'il est possible d'en juger, la première
moitié du XVP siècle avait été pour l'orgue une époque de
décadence.
Vers la fin du siècle, tout change. L'orgue qui n'avait été,
jusque là, que toléré à l'église — qu'on se souvienne que
St. Thomas d'Aquin avait été l'un de ses plus grand adversaires
— devient l'instrument sacré et se familiarise de plus en plus
avec les thèmes de la liturgie./ On le charge de répondre à
certaines phrases chantées par le chœur ou entonnées par le
prêtre; on le fait alterner avec le chœur dans l'exécution des
différents versets des chants liturgiques; quant au texte des
versets exécutés par l'orgue, on le fait dire en même temps
I. Du temps de Bach, la langue allemande n'avait pas encore de mot qui différenciât
le choral pour orgue, en tant que simple harmonisation de la mélodie pour accompagner
le chant de l'assemblée, et le choral pour orgue proprement dit. Bach, — les titres de
ses recueils nous l'apprennent — entend par .Choriile fiir die Orgel» des préludes et des
fanuisies pour orgue. Aujourd'hui, on évite la confusion en employant le terme: ,Choral-
satz fijr Orgcl" pour les simples harmonisations et celui de «Choralvorspiel" pour les pré-
ludes et les fantaisies sur les mélodies de choral.
38 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
par un choriste'. Dans l'Eglise catholique, ce caractère litur-
gique de l'orgue va s'accentuant de plus en plus dans les
œuvres de Volente, d'Asolo, de Frescobaldi, de Fasolo et
d'André Raison^. Pour ce qui est des Eglises protestantes,
la „Wittenberger Kirchenordnung" de 1536 (Règlement ecclé-
siastique de Wittenberg) avait déjà décrété que l'orgue et
le chœur alterneraient dans l'exécution des Kyrie et du Gloria;
elle avait également placé des interludes après la lecture de
l'Epître et de l'Evangile ^ /
Le rôle de l'orgue dans la liturgie protestante au commen-
cement du XVIF siècle apparaît nettement dans la Tabula-
tura nova, le grand ouvrage de Samuel Scheidt publié en 1624.
Cette œuvre comprend trois parties; les deux premières con-
tiennent des variations sur des chants profanes et sur des
chorals; la troisième est un annuaire liturgique pour l'orga-
niste. Elle renferme les répons du Kyrie et de nombreux
versets du Magnificat dans les différents tons./ Le Gloria
était chanté par le prêtre, comme l'indique la note „ Gloria
canit pastor", et l'orgue répondait par „et in terra pax".
Viennent ensuite les hymnes qui varient suivant les diffé-
rentes époques de l'année ecclésiastique; l'orgue en par-
tageait l'exécution avec le chœur*. La phrase dont les
1. C'est ainsi que le pape Clément Vil ordonne en 1600 au 28» chapitre du ,Caere-
moniale Episcoporum" : »Sed advertendum crit ut quandocunque per organum figuratnr
aliquid cantari seu responderi alternatim versiculis Hymnorum aut canticorum, ab aliquo
de choro intelligibili voce pronuntietur id quod ab organo respondendum est. Et laudabiie
esset ut aliquis cantor conjunctim cum organo voce clara idem cantaret.
2. Versi spirituali, A. C. Volente 1580.
Canto fermo sopra la Messe. G. M. Âsolo 1596.
Fiori musicali. G. Frescobaldi 1635.
Annuale. J. B. Fasolo 1645.
Livre d'orgue. A. Raison (Ne en 1650, êlêve de Jean Titelouse, nommé organiste à
l'Abbaye Ste. Geneviève de Paris en 1687.
3. Des ordonnances analogues se trouvent dans la ,Nûmberger Gemeindeordnung'
de 1606.
4. Dès 1601, avait paru une „Tabulatur" analogue à celle de Scheidt, la ,CelIische Ta-
bulatur" (Celle est une ville de l'Allemagne du Nord). Ce recueil, qui ne porte pas de
nom d'auteur, contient des versets sur le Kyrie, sur le Gloria et sur différents chorals
allemands qu'on désigne du nom commun de ^Katechismuslieder". Nous aurons à reparler
de cette catégorie de chorals. La Tabulatura nova de Scheidt est plus complète en ce
Histoire des chorals pour orgue 39
^cantionale" anciens se servent pour prescrire l'exécution
ainsi alternée d'un hymne est curieuse: Die Orgel solle unter
den Gesang schlagen (Qu'on frappe l'orgue entre le chant).
Voici donc l'orgue investi de la dignité d'instrument sacré,
fait beaucoup plus important pour l'époque que nous ne
serions tentés de le croire avec nos idées actuelles. C'est que
l'orgue était alors plus universellement répandu qu'aujourdhui.
Loin d'être exclusivement un instrument d'église, il occupait
dans les maisons et dans les salles de concert de l'époque,
la place du piano moderne, le clavecin étant encore fort ru-
dimentaire. C'était l'instrument le plus parfait sur lequel
un artiste pût se faire entendre. La musique d'orgue était
donc, avant tout, musique profane. Sans le moindre scrupule
on y jouait des danses et des variations sur des chants popu-
laires. Aussi, à la fin du XVI* siècle, quand l'orgue d'église
devient vraiment l'instrument sacré, c'est comme une con-
ception particulière qui vient s'ajouter à l'idée générale qu'on
s'était faite jusqu'alors de cet instrument. Les grands artis-
tes du tournant du XVP siècle, les Frescobaldi et les Scheidt,
trouvent tout naturel de composer à la fois pour l'orgue pro-
fane et pour l'orgue sacré. Dans les compositions libres de
Frescobaldi, par exemple, on sent que l'artiste vise continuelle-
ment à des effets de virtuosité; par contre, le Frescobaldi
des „Fiori musicali" écrivant pour le culte, atteint plus d'une
fois à la simplicité et à la gravité qui conviennent à l'instru-
ment sacré. Chez Scheidt, son grand contemporain, ce dualisme
et encore plus prononcé. Dans les deux premières parties
sens, qu'elle contient les hymnes ,de tempore", c'est-à-dire les hymnes affectées aux diffé-
rentes époques de l'année ecclésiastique. Toutes encore se chantaient en latin. Les voici:
Hymnus de adventu: Veni redemptor.
Hymnus de nativitate: A Solis ortus cardine.
Hymnus tempore quadrasesimatl: Christe qui lux es et dies.
Hymnus de resurrectione: Vita sanctorum, decus angelorum.
Hymnus de sancto spiritu: Veni creator Spiritus.
Hymnus de sancta Trinitate: O Lux, beata Trinitas.
Credo. (Choralis in Basso.)
Psalmus sub eommunione: Jésus Christus unser Helland.
40 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
de la Tabuiatura nova, des variations sur des chorals se trou-
vent pêle-mêle avec des variations sur des chansons profanes,
à savoir: douze Variations sur la cantio Belgica „Wehe, Wind-
gen, wehe"; dix sur la cantio Gallica „Est-ce Mars"; sept sur
la chanson allemande „Also gehts, also stehts" — et, à côté,
des variations sur des chorals que nous retrouverons ensuite chez
Bach. Cette double conception de l'orgue, qui nous étonne,
n'avait donc rien de choquant pour un maître aussi avancé
dans son art que l'était Scheidt^ Elle se retrouve, d'ailleurs,
aujourd'hui encore, chez les organistes américains, pour les-
quels l'orgue est, avant tout, l'instrument qui tient lieu d'or-
chestre dans la salle de concert.
Avec le XVII^ siècle, commence donc la période de trans-
ition qui précède le plein épanouissement de l'art pur de
l'orgue. Pour l'art protestant, cette période de transition de-
vait être plus courte que pour l'art catholique; une seule
génération sépare, en effet, Bach de Scheidt. Par contre, la
musique d'orgue catholique devait passer, d'abord, par une
longue période de déclin. Ce déclin s'annonce dès après
la mort de Frescobaldi^. Sans doute, le grand maître de la
Canzone et de la Toccate a eu un illustre élève: Johann
Jakob Froberger^; sans doute, l'art catholique comptera dans
la suite des représentants notoires comme Johann Kaspar
1. Ce mélange se retrouve dans tous les anciens livres d'orgue. Dans le célèbre re-
cueil que Pierre Attaingoant publia à Paris en 1529, des paraphrases de thèmes liturgiques
sont entourées de mélodies profanes. Nous en avons cité une plus haut (p. 20): Il me
suffit de tous mes maux. Il en est de même dans la ^Orgel und Instrument Tabulatur*
qu'Elias Nicolaus dit Ammerbach, organiste à St. Thomas de Leipzig, fit paraître en 1571-
2. Giorolamo Frescobaldi naquit en 1583 à Ferrare; il était organiste à St. Pierre et
mourut en 1644. Lui-même caractérise exactement son art dans la préface de la seconde
édition de ses deux volumes de Toccates (1634). Il demande un rubato sans limites pour
l'exécution de ses œuvres. Dans les compositions de son élève Froberger se trouvent
des remarques analogues. Bach devait tenir Frescobaldi en grande estime, à en juger par
le fait qu'en 1714, alors qu'il était un grand maître lui-même, il fit prendre une copie des
.Fiori Musicali" qui avaient paru en 1635. Cette copie existe encore avec la signature
J. S. Bach 1714.
3. Johann Jaltob Frohberger était le fils d'un Cantor de Halle. Né aux environs de
1610, il mourut en 1667. Il vécut à Vienne, à Rome, à Paris et à Héricourt; dans cette
dernière ville en qualité d'organiste de la duchesse de Wurtemberg. Sa tombe se trouve
à l'église de Bavilliers. Les .Denkmâler der Tonkunst in Osterreich" viennent de publier
ses œuvres.
Histoire des chorals pour orgue 4I
Kerll ', Georg Muffat-, Padre G. B. Martini-^, sans compter
les organistes parisiens d'alors; mais tous ces artistes, si
remarquables qu'ils fussent, n'ont rien ajouté à ce qui avait
été dit par Frescobaldi. C'est une décadence, brillante, si
l'on veut, mais c'est la décadence cependant. La meilleure
preuve de cet épuisement de l'art catholique, c'est que ni
Mozart, ni Beethoven n'ont écrit de grandes œuvres pour orgue.
Ce n'est donc ni à l'abondance, ni à la grandeur des per-
sonnalités, que tient le vigoureux essor que prit soudain
l'art protestant: c'est dans la nature même du choral qu'il
faut en chercher les causes. Le choral contenait en lui les
germes d'un développement illimité, tandisque les thèmes
grégoriens n'offraient rien qui pût faire avancer l'art catho-
lique.
D'abord l'accompagnement du choral et les préludes sur
chorals imposaient aux organistes protestants la solution
d'une foule de problèmes techniques, ce qui n'était pas le
cas pour les organistes catholiques. En second lieu, les mé-
lodies de choral étaient modernes, en ce sens qu'elles étaient
d'un dessin ferme et d'un rythme très marqué qui appe-
laient, tout naturellement, le contrepoint et se pliaient à toutes
les exigences d'une mesure rigoureuse. Les chants grégo-
riens , au contraire , arabesques fuyantes et insaisissables,
1. Kaspar Kerll, n6 en 1627, avait 6lé élève de Carissimi à Rome. Il fut nomnié or-
ganiste de l'église St. Etienne i Vienne et mourut à Munich en 1693. Les cours de
Vienne et de Munich se le disputaient; l'empereur Leopold l'anoblit; ses enfants avaient
des princes pour parrains, ce qui n'empêcha point sa famille de vivre dans la misère
après sa mort. Johann Pachelbel fut, pendant un certain temps, son élève et son sufTragant
i Vienne. Les œuvres de Kerll ont, également, paru dans les „Denkmaler dcr Tonkunst
in Ostcrreich".
2. Georg Muffat est né i Schlestadi (Basse-Alsace), en 1635; il fit ses études à Vienne,
1 Rome et à Paris ; après avoir été un certain temps aux services de l'évèque de Stras-
bourg, il fut nommé Hoforganist i Passau et y mourut le 23 février 1714. On le regar-
dait comme le grand rival de Buxtehude pour la Toccate. Il lui est inférieur cependant,
eo ce qu'il ne soupçonne même pas tout le parti qu'on pouvait tirer et qu'avait tirC-
Buxtehude de la pédale. L'apparaïus Musico-Organisticus, sa grande œuvre, parut en
1690 et a été rééditée depuis. Voir ses œuvres complètes dans les ,Denkmaler der Ton-
kunst in Osterreich*.
3. Glambattista Martini, appelle Padre Martini, né en 1706, vécut une vie calme dans
un couvent de Bologne, ou il mourut en 1784.
42 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
étaient, par nature, rebelles à une mesure rigide et à la poly-
phonie. Le choral, en outre, était naturellement apte à se
prêter merveilleusement à l'harmonisation des tonalités moder-
nes qui, préparées dans la seconde moitié du XVII' siècle,
réalisées par la découverte du nouveau tempérament des in-
struments, en 1651, furent inaugurées d'une façon si grandiose
par la musique de Bach.
L'infériorité des thèmes grégoriens, en tant que thèmes
de musique d'orgue, est donc incontestable; l'histoire en
fournit la preuve. Ils ne suffirent point à susciter une grande
musique d'orgue, comparable à la musique des chorals. L'art
catholique était donc condamné d'avance à un développement
limité et nous le voyons, en effet, s'arrêter vers le milieu du
XVIP siècle. La renaissance que l'avenir lui ménageait se
fera attendre deux siècles encore. Ce n'est que dans la seconde
moitié du XIX' siècle que, s'appliquant à l'étude de Bach,
il bénéficiera de tous les progrès réalisés entre temps par
l'art protestant, grâce au choral. Cette grande renaissance aura
donc pour point de départ l'étude de Bach, comme la renais-
sance des sciences, à la fin du Moyen-Age, l'étude d'Aristote.
En possession désormais de tout l'acquis dont Bach avait
enrichi l'art de l'orgue, l'art catholique pourra tenter de traiter,
sous forme symphonique, des thèmes grégoriens, comme Bach
l'avait fait pour les chorals ^ Toutefois, ces thèmes insaisis-
sables, aux contours flous, offrent, encore à l'heure actuelle,
de grandes difficultés à quiconque entreprend de les traiter 2.
Revenons au XVII' siècle. Les grands progrès que le
choral devait faire accomplir à l'art protestant, ne se réali-
sèrent pas tout d'un coup. Ils représentent le travail de trois
générations: Samuel Scheidt, Pachelbel et Buxtehude, et Jean
Sébastien Bach.
Avec Scheidt commencent les progrès techniques. La
1. Voir la Symphonie Gothique et la Symphonie Romane de Ch. M. Widor.
2. Voir la préface de la Symphonie Romane de Ch. M. Widor.
Histoire des chorals pour orgue 43
Tabulatura nova renferme tous les éléments de la nouvelle
musique d'orgue'. Elle en est, pour ainsi dire, le programme.
Scheidt y déclare la guerre au style „coloriste" superficiel
de l'école de Pierre Sweelink; de plus, il est le premier
à noter ses morceaux d'orgue en forme de partition à la façon
italienne. Avant lui, les Allemands se servaient pour l'orgue
de la „Buchstabentabulatur", c'est à dire de la notation par
lettres, employée aussi pour le luth. Cette notation ne
faisant pas ressortir suffisamment le dessin musical^, Scheidt
adopte la notation italienne et intitule son œuvre „Tabula-
tura nova". Mais ce qui l'élève bien au dessus de Frescobaldi,
c'est l'usage qu'il fait de la pédale. A la fin de la troi-
sième partie de la Tabulatura, il donne deux exemples d'har-
monisations de choral à double pédale^, innovation dont on
appréciera la hardiesse, en songeant que nous nous trouvons deux
générations avant Bach et qu'à l'époque, les maîtres italiens,
et les maîtres du Sud, en général, ne se servaient de la pédale
que pour soutenir certaines notes de la basse. C'est que
Scheidt s'est trouvé amené à une conception toute nouvelle
de l'orgue, en cherchant à résoudre le problème qui se po-
sait alors: faire ressortir la mélodie dans la basse, dans le
ténor et dans l'alto, aussi bien que dans le soprano. A cet
1. Samuel Scheidt naquit en 1587, un siicle avant Bach, et mourut en 1654. Il était
le contemporain de Frescobaldi (1583-1644) et de Heinricb Schutz (1585-1672). Fixé à
Halle, où il remplissait les fonctions d'organiste, il eut moins à souffrir de la guerre de
Trente ans que Schiitz qui était à Dresde. Son maître était Sweelink d'Amsterdam (1562-1621),
le grand chef de l'école du Nord, qui, lui-même, avait fait ses études avec Zarlino à Venise.
Mais Scheidt s'émancipa du style de Sweelink et déclara la guerre aux .coloristes". La
troisième partie de la Tabulatura nova, selon sa propre expression, est écrite „in gratiarum
organistaruro praecipue eorum qui Musice pure et absque celerrimis coloraturis organo
ludere gaudent." Il avait 37 ans, quand parut cette œuvre. Elle a été publiée dans les
.Denkmiler deutscher Tonkunst" (Breitkopf & Hartel, 1892).
2. Dans la .Buchstabentabulatur", on employait des lettres au lieu du système i plu-
sieurs lignes, et la valeur des notes était indiquée par des signes placés au-dessus de
ces lettres. C'est là l'origine des notes allemandes: a b c d e f g etc.; cette notation re-
monte au X» siècle. Scheidt note sa musique comme une partition pour chœur, c'est-
à-dire qu'il emploie un système différent pour chaque partie. Mais il admet que les
organistes transcrivent ses morceaux dans la Buchstabentabulatur qui leur était familière.
3. Modus ludendl pleno organo pedaliier. Deux harmonisations à six panies. Ces deHx
harmonisations font supposer que sa pédale à lui n'allait que jusqu'au la, mais, dans ses
remarques, il parle de pédales qui vont jusqu'au do.
44 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
égard les remarques insérées dans le troisième volume de
la Tabulatura nova témoignent d'une clairvoyance géniale.
Il n'a rien été dit, ni avant ni après Bach, sur la question,
qui ne s'y trouve déjà exprimé. „Si le choral est dans le
soprano, dit-il, il devra être joué de la main droite sur un
clavier, les deux autres parties de la main gauche sur l'autre,
et la basse dans la pédale. S'il est dans le ténor, on le
jouera de la main gauche sur un clavier, les deux autres par-
ties de la main droite sur l'autre, et la basse dans la pédale".
Pour faire ressortir la mélodie dans l'alto, il propose, ou bien
de jouer l'alto de la main gauche sur un clavier, le soprano
de la main droite sur l'autre, le ténor et la basse en
double pédale, ou bien encore l'alto dans la pédale avec un
quatre pieds. C'est la raison qui lui fait demander que dans
chaque pédale il y ait un quatre pieds. Scheidt est donc le
premier qui soit arrivé à une notion bien raisonnée des
ressources multiples qu'offre l'orgue. Les idées qu'il émet sur
la répartition de 8 et de 4 pieds, de sonorités variées, sur les
différents claviers, et les indications qu'il donne à propos de
la registration, sont d'autant plus étonnantes que Frescobaldi,
son contemporain, ne connaissait la sonorité de l'orgue que
comme «organo pleno", tous registres tirés, et n'avait jamais
songé à faire valoir le contraste des différents jeux. Scheidt,
par contre, pour ce qui est de la technique et de la regi-
stration, est tout à fait moderne. C'était un de ces esprits
mathématiques qui, grâce à une pensée claire, font à eux
seuls le chemin d'un siècle*. La musique d'orgue de
1. Voici les notes importantes de la fin de la troisiëme partie de la Tabulatura nova
qui inaugurent la nouvelle époque du jeu d'orgue: ,Ist es ein bicinium und der Choral
ein Diskant, so spielet man den Choral mit der rechten Hand auf dem Ober Clavier oder
Werk, und mit der linken Hand die 2 Partes auf dem Riickpositif. Ist der Choral ein
Diskant mit 4 Partien, so spielt man den Choral auf dem Riickpositif mit der rechten
Hand, den Alt und Tenor auf dem Ober Clavier oder Werk mit der linken Hand und
den BaQ mit dem Pedal. Ist der Choral ein Tenor, so spielt man den Choral auf dem
Riickpositif mit der linken Hand und die andern Partien auf dem Ober Clavier oder Werk
mit der rechten Hand, den BaO mit dem Pedal. Den Alt kann man auch absonderlich
spielen mit 4 Partien auf dem Riickpositif, aber man mufi den Diskant auf dem Ober
Clavier nehmen mit der rechten Hand, den Tenor und Baû auf dem Pedal zugleich 2
I
Histoire des chorals pour orgue 45
Bach ne sera autre chose que la réalisation de ces principes
qui, à l'heure actuelle, font encore loi.
Grâce à la Tabulatura nova, la supériorité des organistes
du Nord sur les organistes du Sud se trouvait désormais as-
surée. Comparés aux compositions des maîtres du Nord, les
morceau.x qui passaient dans le Sud pour des épreuves diffi-
ciles de virtuosité font l'effet d'études élémentaires'.
Chez Scheidt, même, on trouve déjà certaines intentions
de symbolisme musical. Pour les répons du „Sicut locutus"
dans le Magnificat, il met invariablement la mélodie dans la
pédale: c'est Dieu qui parle. Cependant, avant que l'attention
ne se portât sur le côté poétique et symbolique des textes,
il fallait que fussent créées les différentes formes du choral
pour orgue. C'est à cette tâche que va se consacrer la gé-
nération qui sépare Scheidt de Bach: les Pachelbel, les Bôhm,
les Reinken et les Buxtehude^. Bach entendit les trois der-
niers et les connut personnellement.
Il connut Pachelbel, par son frère aîné, Johann Christoph
Bach d'Ohrdruff, l'élève de ce maître. Mentionnons, en
passant, que la génération de Scheidt avait cultivé les
variations de choral sans connaître encore le vrai prélude
de chorale Ce n'est que vers le milieu du XVII* siècle,
Siinimen, aber es muQ sonderlich dazu componiert sein, daO dcr Ténor nicbt hôher als c,
dt man das d auf den Pcdalen selten flndct, und auch nicbt weit von einander setzet, nur
ein 8 oder 5 oder 3, denn man seiches sonsten mit den Fiiûen nicht voll erspannen kann.
NB. Ab«r dièse Manier ist die schônste und zum allerbequemsten zu thun, den Alt
auf dem Pedal zu spielen, dcr Handgriff und Vortcil aber ist an den Registern und Stimm-
werk in der Orgcl, daû man dieselben wohi zu disponieren wciû von 4 u. 8 Fuû Ton.
8 FuO Ton muû stets auf dem Positif sein und 4 FuO Ton auf dem Pedal." Ce style,
par sa précision mathématique, ne rappelle-t-il pas celui de Descartes?
1. Philipp Spitta. C'ber Joh. Seb. Bach. Sammiung Musilialischer Vortrage. Leipzig.
Brcitkopf & Hiinel, 1879: ,Was im Siiden als Probirstein hôchster Virtuositat angesehen
wurde, crschcint an den Compositionen der nordischcn Meister gemessen fast wie Ele-
mentarlibung."
2. Les ancêtres de Bach se sont aussi distingués dans le genre du choral. De Johann
Christoph Bach (1665-1703) organiste à Eisenach, nous possédons 44 petits préludes de
choral, de Johann Micbael Bach 7Z
3. La Tabulatura nova ne contient que des variations de choral. Le nombre des varia-
tions correspond au nombres de versets du cantique.
En 1627 Ulrich Steiglcdcr publia à Stuttgart un Tabulaturbuch ,darinnen das Vater-
unser auf 2, 3 und 4 Stimmen componiert und 40 mal variirt wird".
Bach, aussi, a débuté par des variations sur des chorals. Voir Bach V, p. 60-91.
46 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
une fois l'orgue devenu l'instrument d'accompagnement du
choral, que s'établit l'usage des préludes de choral.
Scheidt mourut en 1654; Pachelbel, né en 1653, mourut
en 1706, à Niirnberg alors qu'on commençait à parler du
jeune Bach. Il se trouve ainsi former le trait d'union entre
Scheidt et Bach.
Suffragant de Kaspar Kerll à Vienne, pendant un certain
temps, Pachelbel fut nommé, après différents séjours dans
d'autres villes, organiste à Erfurt, où il resta douze ans. Il y
devint le précepteur des Cantors de la Thuringe, le pays
par excellence des organistes. Sans être ce que l'on pour-
rait appeler un génie, il a le mérite d'avoir élevé le niveau
des organistes de l'Allemagne du centre, en les familiarisant
avec im style polyphonique correct et en leur faisant com-
prendre la dignité de leur instrument. Correction et dignité,
telles sont, en effet, les qualités principales de son art. Ses
compositions ne sont pas exemptes d'une certaine raideur,
ce qui fait qu'elles nous laissent froids. Poète il ne l'était
point; ce n'est que çà et là — nous pensons à un certain choral
de Noël — que l'on sent un souffle de poésie.
Trop simple, trop étranger à tous les effets de virtuosité,
il se confinait entièrement dans l'art sacré. L'orgue, pour
lui, est un instrument d'église, rien d'autre. Le dualisme que
nous avons rencontré chez Scheidt et Frescobaldi a donc
disparu. Il était grand comme professeur. Si la moyenne
des organistes allemands, à l'époque de Bach, nous apparaît
aussi remarquable, c'est à Pachelbel qu'en revient le mérite.
Prenons comme type de cette moyenne Johann Gott-
fried Walther, le collègue et l'ami de Bach à Weimar^
1. Johann Gottfried Walther, né en 1684, fut destiné d'abord à l'étude du droit; en
1702 il fut nommé organiste à Erfurt, en 1707 à Weimar. li était organiste à l'église de
la ville, tandis que Bach remplissait les mêmes fonctions à la chapelle ducale. C'est à
Weimar qu'il mourut en 1748. Mattheson l'appelait „le second Pachelbel". L'histoire de
la musique doit une foule de renseignements précieux à son dictionnaire de musique
(Musikalisches Lexikon) qui parut à Leipzig en 1732; il contient des appréciations et des
notes biographiques très intéressantes sur les musiciens de l'époque. Walther possédait
I
Histoire des chorals pour orgue 47
Il a écrit un grand nombre de chorals dont deux figurent par
erreur, dans l'édition Peters, parmi ceux de Bach (VI No. 28;
Voir Spitta I p. 385 et 828). La facture en est bonne; c'est
du vrai style d'orgue, parfois même un style ingénieux. Mais
l'inspiration et la profondeur lui font absolument défaut,
Pachelbel n'avait pu donner à ses élèves, ce qu'il ne possédait
point lui-même.
Les Choralvorspiele de Pachelbel se ressemblent tous en cela
qu'ils sont fugues. Tantôt, dans les petits chorals, c'est une
simple fughetta sur la première phrase de la mélodie; tantôt,
dans les grands, c'est une succession de fugues sur toutes
les phrases dont elle se compose. Aussi appelait-on ces
chorals tout simplement des fugues.
Il y a une certaine grandeur sévère dans cette conception du
choral pour orgue; mais ce qui manque, c'est l'impression d'en-
semble. Les grands chorals ne sont que des petites fugues reliées
les unes aux autres par le fait même que leurs thèmes, dans
leur succession naturelle, forment une mélodie de choral.
Pachelbel n'est par arrivé à se départir de la rigidité presque
inséparable d'un pareil procédé'. Bach grandit pour ainsi dire
parmi les chorals de Pachelbel qui à ce moment avait déjà
quitté Erfurt pour Nuremberg, où il remplit les fonction d'or-
un gnndc collection de chorals des maîtres anciens et contemporains, qu'il avait copiés
lui-mCme. Elle nous est également parvenue. C'est à lui que nous devons en grande
partie la connaissance des chorals de Buxiehude: il nous en a transmis plus de 30. Suivant
.Hattheson (Critica musica 172S), Walther aurait composé tout un annuaire de chorals dans
le genre de Pachelbel. Il aimait surtout à conduire la mélodie en canon, entre la basse et
le soprano. Bach et lui furent-trés intimes un certain temps; plus tard, leur amitié se re-
froidit sans que nous sachions pourquoi.
t. y. Wlnterfeld. Der evangelische Kirchengesang. 2e volume, p. 610-611: .Scheidi
und Pachelbel.* Voici les chorals de Pachelbel:
8 Choriile zum Priambulieren bel Christian Weigcl. Niirnberg 1693. Tabulaturbuch
geittllcber Gesângc sambt beigefijgten Choral-Fugen durchs gantzc Jahr, 1704: Ce recueil
se trouve i la bibliothèque de VCeimar; il comprend 160 mélodies harmonisées pour orgue
et 80 petits préludes fugues sur des chorals. Suivant RItter (I, p. 151), ces petits préludes
ne seraient que les premières phrases de grands chorals fugues, qu'on aurait détachées
pour en faire de petits préludes. Juste ou fausse — elle est probablement fausse — cette
hypothèse prouve l'incohérence des chorals de Pachelbel. Une partie des œuvres de ce
maître figure dans les .Denkmâler der Tonkunst in Osterrelch" (Ville année; T. II*).
Voir aussi les exemples chez Ritter et chez Coraraer.
48 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
ganiste à St. Sebald. Ne nous étonnons donc point de ren-
contrer dans ses œuvres de petits chorals fugues sur la pre-
mière phrase de la mélodie, entièrement exécutés dans la
manière de Pachelbel^ Il a écrit, même, un nombre considé-
rable de grands choral-fugues où paraissent tous les motifs
de la mélodie: fugues correctes et raides, sans ensemble,
comme celles de Pachelbel, mais, quelquefois, pleines d'esprit
dans le détail. Ce sont, en grande partie, des œuvres de
jeunesse et de l'époque de Weimar dont plusieurs paraissent
avoir été retouchées plus tard 2.
Puis vient un moment où cette forme de choral se
transforme et s'élargit entre ses mains. Il s'aperçoit que,
pour produire son effet, le choral de Pachelbel doit être
comme taillé dans le roc et exécuté dans des proportions
gigantesques. Et, en effet, les chorals de ce genre qu'il
publia dans les recueils de l'époque de Leipzig, sont écra-
sants^. Ce ne sont plus des fuguettes reliées les unes aux
autres, ce sont des blocs entassés les uns sur les autres.
Seulemement il n'applique plus cette forme indistinctement
à tous les chorals, comme le faisaient Pachelbel et ses
élèves: il faut que le texte du choral l'appelle.
Dans les cantates, aussi, nous rencontrons des chœurs sur
des chorals qui sont écrits sur le modèle des chorals de
Pachelbel*. En les entendant, on se rend compte que le
choral, conçu à la façon de Pachelbel, est „choral" en ce sens
qu'il repose sur le chœur plutôt que sur l'orgue: dès que
la parole est là, l'unité entre les fugues enchaînées ressort
beaucoup plus naturellement, le texte aidant.
1. Voir, par exemple, les petits chorals V, No. 7, 20, 23, 39, 43.
2. Voir VI, No. 1, 14, 21, 23, 25; VII, Ne 43 et 55.
3. Voir VI, No. 13.
VII, No. 39a, b, c. Toutefois ces trois derniers chorals otit des allures telle-
ment libres qu'on hésite k les ranger parmi les chorals dans la manière de Pachelbel.
4. Voir les cantates :
Ein feste Burg (No. 80).
Aus tiefer Not (No. 38).
Christ lag in Todesbanden (No. 4).
Histoire des chorals pour orgue 49
Vers la fin de sa vie, Bach se mit à revoir les chorals de
sa jeunesse et les retoucha, pour en préparer la publication'. La
mort le surprit au milieu de ce travail. En même temps que les
souvenirs de jeunesse lui revenaient à l'esprit, le choral de
Pachelbel surgissait devant lui. Couché dans une chambre
noire, il dictait, par un dernier effort de volonté, un choral à
son gendre Altnikol. Ce fut sa préparation à la mort. „Vor
deinen Thron tret ich allhier" (Seigneur, me voici devant
ton trône): tel est le titre du cantique qu'il fit inscrire en
tête de la page-. Le manuscrit nous dit ses luttes pour
aller jusqu'au bout de la dictée; l'écriture est presqu'illisible,
parce que tracée dans la chambre obscure; l'encre devient
de plus en plus blafarde ; l'on remarque les places où la
dictée reprend, après le repos qu'était obligé de s'accorder
le malade. Ce dernier choral, précisément, est écrit dans la
forme pure de Pachelbel. L'art de la fugue y est poussé
au plus haut point, Bach se servant du sujet renversé
comme contre-sujet. Mais qu'importe cette supériorité de
la forme? On l'oublie pour s'abandonner à l'impression de
quiétude et de sérénité que ce choral exhale. Rien n'y sent la
douleur; un sourire mystérieux illumine cette musique. Le
choral de Pachelbel s'anime et vit: l'âme de Bach mourant
s'y est incarnée.
Non moins considérable fut l'influence de Bôhm sur Bach.
C'était en 1700. Bach voyait qu'il devenait de trop dans
le ménage de son frère qui l'avait recueilli chez lui, à Ohr-
druff, et jugeait le temps venu de chercher son chemin tout
seul; il se fit admettre avec son ami Erdmann comme soprano
dans le chœur de l'église St. Michel à Liinebourg. Il de-
vait avoir alors environ quatorze ans, car, d'après le récit de
Forkel, qui tient le fait des fils de Bach, il mua bientôt et
1. Le recueil des 18 chorals dont nous parlerons encore. Vil No. 43 est un choral
dans le genre de Pachelbel que Bach a retouché & cette époque.
2. Dans nos recueils, on cite ce choral d'après le nom de la mélodie: ,Wenn wir in
hiichsten Nôten sind" (Bach Vil, No. 58).
Sehweitzer, Bach. a
50 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
perdit sa voix «sans en recouvrer aussitôt une autre" (For-
kel p. 5). Vraisemblablement, le séjour de Liinebourg dura
de 1700 à 1703.
En entendant Bôhm,' le plus célèbre élève de Reinken,
Bach dut se sentir transporté dans un autre monde. Autant
les chorals de Pachelbel étaient raides et sévères, autant
ceux de Bôhm, qui avait alors quarante ans et se trouvait
dans toute la force de son talent, étaient mouvementés,
exubérants même. Dans les chorals de Pachelbel, la mélodie
apparaît sous sa forme simple; aucun ornement, aucune fioriture.
Bôhm, élève de l'école du Nord, est un „coloriste"; ce qu'il
aime surtout, c'est, sur un accompagnement librement inventé,
décomposer la mélodie en une série de traits brillants, sur-
chargés d'ornements et de trilles. Bach s'approprie le procédé
de la paraphrase agrémentée, qui reviendra souvent dans
ses chorals, par la suite ^. Il vise au brillant, sans autre
souci que le brillant, à la façon de Bôhm, esprit fantaisiste,
sans profondeur aucune. Puis, il fit de Bôhm comme il avait
fait de Pachelbel: il l'approfondit et il l'idéalisa. Ses para-
phrases de la mélodie deviennent de plus en plus naturelles
et simples; les trilles et les ornements disparaissent presque
complètement; finalement, la paraphrase n'est plus qu'un
moyen de rendre la mélodie, en quelque sorte, parlante.
Et, avec le même discernement qui le guidera, plus tard,
dans l'emploi du choral de Pachelbel, il n'applique la
paraphrase qu'à des mélodies et des textes où il importe
de retracer par la musique les fins contours d'une idée poé-
tique^.
Un autre procédé de Bôhm reparaît dans les chorals de
1. Georg Bôhm, né en 1661, fut nommé organiste à l'église St. Jean de Liinebourg en
1698 et mourut dans cette ville en 1734. Il n'existe aucune édition complète de ses cho-
rals, dont 18 nous sont parvenus. On en trouve des exemples chez Gommer et Ritter.
Nous ne savons pas si Bach a été son élève ou s'il l'a seulement entendu jouer. En tout
cas l'influence de Bôhm se retrouve dans ses œuvres, surtout dans les œuvres de jeunesse.
2. Voir le choral V, No. 9 qui est écrit dans le genre de Bôhm.
3. Voir les chorals V, No. 10 et 45; VII, No. 45.
Histoire des chorals pour orgue 51
Bach: le basso obstinato. La maître de Liinebourg aimait à
accompagner la mélodie du choral d'un motif caractéris-
tique qu'il répétait continuellement dans la basse. C'est dans
cette voie que le Bach de Weimar cherchera et trouvera le
type de choral qui lui appartient en propre, le choral de l'Or-
gelbiichlein', où un motif descriptif, inspiré de l'idée de la
poésie, vient s'ajouter à la mélodie simple. Dans ces mêmes
chorals, se rencontre fréquemment le „basso obstinato" de
Bôhm^. Quant aux Partitas, c'est-à-dire aux variations de
choral que Bach a écrites à Arnstadt, — il avait alors entre
dix-huit et vingt ans — leur allure ne s'explique que par
l'influence de Bôhm^.
De Liinebourg, Bach fit plusieurs fois le voyage de Ham-
bourg pour entendre le maître de Bôhm, Johann Adam Reinken.
Suivant une tradition Reinken — né en 1623, mort en 1722, —
aurait été élève de Pierre Sweelink d'Amsterdam, le père de
l'école du Nord. Cette tradition est fausse, car à la naissance de
Reinken, Sweelink était mort depuis deux ans. Il était l'élève
d'un élève de Sweelink, Heinrich Scheidemann, organiste à
l'église S'^ Catherine de Hambourg, auquel il succéda en 1654.
Entre Reinken, qui n'avait pas très bon caractère, et Mattheson,
qui était très susceptible, il existait une certaine jalousie.
C'est pour cette raison que Mattheson, dans ses écrits,
parle peu favorablement de son collègue qui, pourtant,
eut le grand mérite d'être l'un des fondateurs de l'opéra
hambourgeois. Reinken était un virtuose tout à fait extra-
ordinaire, très épris de lui-même, mais dénué de tout
sentiment poétique. Outre une Toccate en sol majeur, nous
possédons de lui deux chorals: „Es ist gewisslich an der
Zeit" (262 mesures!) et „An Wasserfliissen Babylon" (335
mesures!). Il fit même graver ce dernier, dont il était par-
1. Voir les chorals du V» volume.
2. Voir V, No. 13, 14, 34, 46 et 55.
3. Voir V, p. 60-91.
52 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
ticulièrement fier. C'est un choral à double pédale; l'accom-
pagnement roule sur des motifs tirés de la mélodie; le chant
du choral est dénaturé par les ornements et surchargé de
traits de virtuosité. Bref, jamais œuvre savante ne fut d'aussi
mauvais goût. Il est à supposer que ses improvisations valaient
mieux que ce morceau de parade, autrement on ne s'ex-
pliquerait guère que Bach ait fait à plusieurs reprises le
voyage pour l'entendre.
Or, le même jeune homme qui, caché derrière un pilier,
écoutait émerveillé le grand virtuose, devait, plus tard, le rem-
plir, à son tour, d'admiration. C'était en 1720^ Bach songeait
alors à quitter la petite ville de Cothen et se mit en quête
d'une situation dans une grande ville, afin de pouvoir donner
une bonne éducation à ses fils qui commençaient à grandir.
Hambourg l'attirait. Quoique l'opéra n'y fût plus à la hau-
teur d'autrefois, c'était encore la métropole musicale de l'Alle-
magne. La ville possédait d'excellentes orgues et les artistes
y étaient considérés et rétribués mieux que partout ailleurs,
Dresde excepté. Bach entreprit donc le voyage, se fit entendre
dans les différentes églises et fut unanimement admiré. Le
vieux Reinken — presque centenaire — l'écouta, avec grand
intérêt, traiter le choral „An Wasserfliissen Babylon" (Super
flumina) sur lequel il avait lui-même composé le grand cho-
ral que nous connaissons. Quand Bach eut fini, il lui adressa
le compliment suivant: „Je croyais que cet art n'existait plus,
mais je vois qu'il vit encore en vous"^.
Il est à supposer que Bach avait choisi à dessein ce choral
pour rendre hommage à Reinken; sans doute, aussi, avait-il
écrit d'avance et appris par cœur une partie de ce qu'il vou-
lait lui jouer. Il se pourrait donc que les deux chorals „An
1. Forkel dans son récit dit „à peu près en 1722". D'après Spitta, qui suit les données
de Mattheson, ce voyage dut avoir lieu en 1720.
2. ,Ich dactite dièse Kunst wâre ausgestorben; ich sebe aber, daO sic in Ibnen noch
lebt." Cet épisode est raconté dans la biographie de Forkel qui est la source de toutes
les anecdotes sur Bach.
Histoire des chorals pour orgue
53
Wasserfliissen" (Super flumina) que nous possédons encore
(Peters VI N° 12" et 12^) aient été écrits en vue de ce
voyage. C'est pour ce même voyage aussi qu'il avait com-
posé une très belle cantate: „Wer sich selbst erhôht, der soll
erniedrigt werden" (Quiconque s'élève sera abaissé. N° 47.
17* dim, après la Trinité), sur un texte d'un certain Helbig,
Regierungssecretâr à Eisenach. Un thème de huit mesures
décrit d'une façon très caractéristique, pittoresque à l'excès,
l'élévation et l'abaissement.
Nous ne savons pas si cette cantate a été exécutée. Ce qui
semble certain, c'est que Bach, lors de son séjour à Hambourg en
1 720 — il y revint en 1 728 — a joué la grande fugue pour orgue
en sol mineur. Du moins, Mattheson en connaissait le sujet
en 1725, car il le cite comme ayant été donné en matière
d'épreuve à un concours d'organistes; il ajoute qu'il n'est pas
de lui, mais d'un autre compositeur connu, sans dire, toute-
fois, que cet autre, c'est Bach. Cependant le sujet de Mat-
theson diffère de celui de la fugue, telle qu'elle nous est
parvenue. Les voici l'un en face de l'autre:
sOÊ
Sujet de Mattheson.
mTfïr^-tg--^^
Sujet de Bach.
i^^^^^^^m^
^.
:^
Le sujet de Mattheson représente-t-il la forme primitive,
retouchée ensuite par Bach d'une façon très avantageuse, ou
sa défectuosité doit-elle être attribuée à l'inadvertance de
Mattheson?
Toutefois, malgré tous ces succès, le voyage de Hambourg
resta sans résultat. Lorsque, quelques mois plus tard, la
place d'organiste à St. Jacob devint vacante — Reinken était
à S'* Catherine — Bach posa sa candidature, tenté, sans
54 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
doute, par le bel orgue à quatre claviers que possédait cette
paroisse. Mais il se vit préférer un concurrent sans talent
qui avait offert une somme considérable pour avoir la place.
Cette façon d'agir déplut à un des pasteurs de l'église, Erd-
mann Neumeister, célèbre comme auteur de textes de can-
tates, grand admirateur de Bach, qui avait mis une série de
ses cantates en musique. L'élection de l'organiste avait eu
lieu au commencement de l'hiver. Dans son sermon de Noël,
parlant des anges de Bethléem, il fit une allusion à ce qui
s'était passé en disant: «Même l'un des anges de Bethléem,
s'il descendait du ciel pour devenir organiste à St. Jacob, ne
serait pas nommé. Il aurait beau jouer d'une façon divine,
s'il n'avait pas d'argent, il n'aurait qu'à s'en retourner d'où
il est venu" *.
De tous les maîtres du choral, Buxtehude était le plus
universellement doué. Né en 1637 à Helsingôr, il fut nommé,
en 1668, organiste à l'église S'^ Marie de Lûbeck, comme suc-
cesseur de Franz Tunder, le célèbre élève de Frescobaldi,
après avoir, selon la coutume, épousé la fille de son prédé-
cesseur.
Il mourut en 1707, un an après Pachelbel. Mattheson et
Hàndel étaient venus le voir depuis Hambourg en 1703;
Hândel, peut-être, avec l'idée de devenir son successeur.
Mais comme mademoiselle Buxtehude n'avait ni les agré-
ments de la jeunesse ni ceux de la beauté, ils s'en retour-
nèrent tous deux après un accueil charmant. Bach y vint en
1705.
Les œuvres de Buxtehude nous sont parvenues, en grande
partie, par les copies qu'en avait faites Walther qui l'ad-
mirait beaucoup, sans avoir jamais été son élève. Spitta a
1. ,Wenn selbst einer von den Bethlehemitischen Engeln vom Himmel kame, der gôtt-
llch spielte und woUte Organist zu St. Jacob werden, hàne aber kein Geld, so mdchte er
nur wieder davon fliegen.'
Histoire des chorals pour orgue 55
publié une grande partie de ses œuvres pour orgue en deux
volumes. [Breitkopf et Hârtel 1876-1877]. Le premier com-
prend les compositions libres, le second les chorals.
Buxtehude, pour le dire en passant, eut un élève d'un
talent tout à fait hors ligne: Nicolas Bruhns, né en 1665 â
Schwabstàdt en Slesvig. Malheureusement il mourut dès
1697, à Husum, âgé de trente deux ans seulement. Avec Bach,
il eût été, sans doute, le plus grand organiste de l'Allemagne.
Chez le maître de Liibeck, tout est intéressant. A cette
époque intermédiaire qui s'étend de Scheidt à Bach, il est
celui qui connaît le plus à fond toutes les ressources de
l'orgue. Comme tel il a puissamment contribué au dévelop-
pement de la Toccate, et Bach lui doit beaucoup en l'espèce.
Quant aux chorals pour orgue, on en trouve chez lui tous
les types, les plus simples comme les plus compliqués. Mais
son genre préféré c'était la fantaisie de choral. Tantôt, il
présente une mélodie ornementée et agrémentée, dominant
un accompagnement tout à fait simple; tantôt, il l'enveloppe
de croches ou de doubles croches. Ces petites fantaisies sont
toujours très ingénieuses et d'un goût parfait. Bach les imita ;
on en trouve un bon nombre dans ses compositions'.
Les grandes fantaisies amènent la mélodie, tantôt dans une
voix, tantôt dans l'autre, procédé qui se retrouve également
chez Bach. Bref, de tous les maîtres, Buxtehude est celui
qui a exercé sur lui la plus grande influence.
Bach avait environ vingt ans quand il vint à Liibeck. Il était
alors organiste à Arnstadt, où il avait été nommé en 1704, après
avoir été pendant quelques mois violoniste dans l'orchestre de
la cour de Weimar. Ayant obtenu un congé de quatre semaines,
1. Nous possédons de Buxtehude 32 petites fantaisies de ce genre. Bach leur donne
une tournure encore plus simple. (Voir V, No. 52, 58 et p. 103, No. 2). Les chorals V
No. 47 et 27 ressemblent beaucoup à des chorals de Buxtehude sur le mSmc sujet (voir
Buxtehude II, p. 110).
Tris intéressante est la comparaison du choral V, No. 36 avec les esquisses qui l'ont
précédé (V, p. 105, No. 4 et 5).
56 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
il fit à pied le voyage pour aller entendre le maître. Il ne fut pas
déçu. Le jeu de Buxtehude le fascina au point qu'il oublia de
rentrer chez lui; au lieu de rester quatre semaines, il resta
plusieurs mois. A son retour, il fut cité devant le Conseil
d'Arnstadt pour se justifier, ce qu'il fit, d'ailleurs, d'une façon
assez bourrue et peu soumise. Le procès-verbal de la séance
en question — elle eut lieu en février 1706 — se trouve dans
les archives d'Arnstadt (Voir Spitta I, p. 313). On profita de
l'occasion pour lui reprocher de faire trop de fantaisies en ac-
compagnant le choral, de négliger le chœur, et même, d'avoir
fait à l'église de la musique avec une dame, sans doute sa
cousine qu'il épousa l'année suivante! Au reste, il est indé-
niable qu'en la circonstance il n'ait agi avec une certaine
légèreté qu'il est malaisé de justifier. L'on s'étonne bien
plutôt, que ses supérieurs aient eu tant d'égards pour lui
et n'aient pas même exigé des excuses.
Cependant la situation, nécessairement quelque peu ten-
due, devenait désagréable au jeune artiste, et il fut heureux
de pouvoir quitter Arnstadt pour Miihlhausen en Thuringe,
où on l'appela comme organiste, en 1707. Il n'y resta qu'un
an. En 1708, le duc de Weimar lui offrit le poste d'organiste
de la cour. Il accepta ces fonctions qu'il remplit durant neuf
années, c'est à dire jusqu'en 1717.
L'influence de Buxtehude est très sensible dans les pre-
mières œuvres de Weimar. Le choral „Ein feste Burg**
(VI N° 22), par exemple, qu'il joua pour l'inauguration des
orgues de Miihlhausen, nouvellement restaurées, est une grande
fantaisie dans la manière du maître de Liibeck. La restau-
ration de ces orgues avait été décidée pendant que Bach
était à Muhlhausen. Mais à son départ pour Weimar, on le
pria de bien vouloir en surveiller les travaux. Il vint aussi
pour l'expertise et pour l'inauguration, accompagné de son
ami et collègue Walther, que nous connaissons déjà. C'est
à ce dernier que nous devons de posséder ce choral. Sur
Histoire des chorals pour orgue 57
la copie qu'il en a faite, il a même indiqué la registration que
Bach employa à Miihlhausen, soit qu'il ait été surpris de sa
hardiesse, soit qu'il l'ait notée pour son propre usage, étant
obligé de lui tirer les registres'.
Les maîtres du choral auprès desquels Bach fait son ap-
prentissage, ont, nous le voyons, créé et perfectionné les
différentes formes du choral pour orgue. On peut ramener
à trois les procédés qu'ils emploient. Le premier consiste
à bâtir un morceau sur les différentes phrases de la mélodie.
C'est le procédé „motiviste" de Pachelbel, le maître du
choral fugué. Le second est ce que nous ap- pellerons,
le procédé coloriste: la mélodie du choral est paraphrasée
d'une façon plus ou moins agrémentée. C'est là, plus
exclusivement, le procédé employé par les maîtres du Nord,
les Reinken, les Bœhm, les Buxtehude. Le troisième pro-
cédé est le plus libre de tous: la mélodie du choral ap-
paraît plus ou moins intacte dans une fantaisie, dont les mo-
tifs sont tout à fait indépendants de la mélodie ou, ne la rap-
pellent que très vaguement.
Il va sans dire que cette classification n'a rien d'absolu,
et que cette séparation des procédés n'est pas si rigoureuse,
dans tous les cas, qu'un même choral ne présente, à la fois,
celui-ci et celui-là. Les chorals de Reinken, par exemple,
I. La registration dans le manuscrit de Waither est un peu en désordre, parce que,
plus tard, il l'a modifiée pour l'adopter à son orgue de Weimar qui n'avait que deux cla-
viers, tandis que celui de Miihlhausen en comptait trois. Mais il n'est pas diTHcile de
la rétablir en son état primitif. Pour commencer, la main droite est sur le Positif, où Bach
avait fait mettre une bonne tierce; nous possédons encore le projet de cette reconstruction,
avec les remarques de Bach (voir Spitta I, p. 350). La main gauche est sur le Grand cla-
vier pour faire valoir le Fagotto de 16 pieds, également nouveau. A partir de la 20* me-
sure les deux mains sont sur le Récit; à la Pédale, la basse douce de 32 pieds que Bach
avait exigée comme absolument nécessaire; à partir de la 24« mesure, les deux mains
retournent sur le Positif (ou sur le Grand clavier); à la Pédale, les jeux d'anches que
Waither avait tirés entre temps; à partir de la 32» mesure, les deux mains sont de nou-
veau sur le Récit et, dans le Pédale, la basse douce de 32 pieds réapparaît; à partir de la
37» mesure les deux mains sont sur le Grand clavier. Tous les registres sont tirés,
de même dans la Pédale. On ne saurait imaginer une façon plus simple et plus in-
génieuse, à la fois, de faire valoir toutes les ressources de l'orgue dans un seul morceau.
Le choral certainement a été écrit pour cette occasion.
58 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
sont motivistes en ce que l'accompagnement en est fugué,
et coloristes par le fait que la mélodie y apparaît en para-
phrase.
Ce même caractère hybride se retrouve très fréquemment
dans les chorals de Bach. En effet, bon nombre de ses
grands chorals présentent une synthèse de la manière de
Pachelbel et de celle de Bohm. L'accompagnement est
traité à la façon motiviste, la mélodie à la façon coloriste,
et l'on se demande, si l'on a affaire à du Pachelbel ou à du
Bôhm idéalisé. Plus il avance, plus cette fusion des diffé-
rentes formes devient fréquente. Ce n'est plus du Pachelbel
ni du Boehm, ni du Reinken, ni du Buxtehude: c'est l'un et
l'autre à la fois et c'est autre chose encore — c'est du
Bach.
On observe dans le développement de tout grand génie
un moment oîi, tout en se trouvant encore obligé de se servir
des formes et des procédés que ses prédécesseurs lui ont
légués, il est tenté, inconsciemment peut-être, d'exprimer à
sa façon ses idées personnelles. C'est ce moment critique
qu'il s'agit de saisir dans les œuvres de jeunesse pour bien
reconnaître dans ses premières manifestations la véritable
nature du génie qui se cherche encore.
Si l'on avait demandé au jeune Bach d'Arnstadt et de Miihl-
hausen, en quoi il sentait autrement que les grands maîtres du
choral qu'il était allé écouter, il n'eût su le définir. Et cependant,
la différence est indéniable: il commence à sentir en poète.
Il demande plus au choral pour orgue que ne lui avaient de-
mandé ses prédécesseurs. Pas plus que dans les harmonisations
de choral, il ne se contente, dans les chorals pour orgue, de ne
traiter que la mélodie: il veut rendre la mélodie et la poésie
à la fois. Ses prédécesseurs ne s'étaient souciés que de la
forme; à peine percevons-nous, cà et là, dans la musique de
Pachelbel et de Buxtehude comme un souvenir lointain de la
poésie. Une fois, dans le choral sur le péché originel „Durch
Histoire des chorals pour orgue 59
Adams Fall" (Par la chute d'Adam), il arrive à Buxtehude de
décrire la chute par des basses qui tombent en quintes'.
Mais, en général, leur musique est pour ainsi dire en dehors
du texte.
Et pourtant, à nulle époque de la musique, on ne trou-
verait conditions plus favorables à la naissance d'une musique
descriptive. Disons plus: le temps de la musique descrip-
tive était arrivé, et c'était dans les préludes de choral que
cet art devait trouver son épanouissement. En effet, tous
les auditeurs, en entendant dans le prélude la mélodie du
choral, connaissaient les paroles que recouvrait cette mélo-
die; ils les avaient présentes à la mémoire; mieux encore:
sous les yeux, dans leur livre de cantiques; bien plus: ils
allaient les chanter dans quelques instants. Ne devaient-ils
pas chercher tout naturellement une concordance entre la
poésie et la musique? Donc, nul besoin d'explications pour
faire comprendre telle ou telle intention poétique ou de-
scriptive de la musique. Que la musique des préludes de
choral fût descriptive, c'est ce qui, semble-t-il, eût dû s'en-
tendre de soi pour l'organiste tout comme pour l'auditeur.
Et l'on se demande alors, comment les Scheidt, les Pachelbel
et les Buxtehude ne s'en avisèrent pas. En l'absence d'un
texte, le musicien est, d'ordinaire, forcé de recourir à un moyen
artificiel pour indiquer à l'auditeur ce qu'il a voulu exprimer
par la musique; un titre ou quelques paroles d'explication
sont nécessaires pour évoquer les choses décrites. Point
n'était besoin ici de pareils artifices, et l'on s'étonne d'autant
plus que les précurseurs de Bach aient passé à côté du
problème nouveau qui se posait, sans se douter même qu'un
problème se posât. C'est à Bach qu'il était réservé de
l'apercevoir et de le résoudre.
Du jour où il reconnut que le prélude du choral reste
1. Voir Buxtehude. Ed. Breitkopf et HSrtel, H» volume. Bach a traité le même cho-
ral: V, No. 13.
go La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
imparfait aussi longtemps que les paroles, les images, les
idées du texte n'y vivent pas, il cessa d'être l'élève des
Pachelbel et des Buxtehude: il fut lui-même.
L'art profane, lui, avait devancé l'art sacré dans la voie
de la musique descriptive. Dans la seconde moitié du XVIF
siècle et au commencement du XVIII% les essais en ce sens
deviennent de plus en plus fréquents. On en trouve dans
la musique italienne; les maîtres français du clavecin écrivent
des morceaux caractéristiques, avec des titres qui indiquent ce
que la musique veut décrire; les maîtres de Hambourg,
Keiser, Mattheson etTelemann, abusent de la description or-
chestrale daus leurs opéras et dans leurs oratorios; Froberger
excellait dans ce genre: il se plaisait à raconter des histoires
sur le clavecin et tout le monde l'admirait ^ L'ouvrage qui
résume tous les efforts de l'époque, ses tendances vers la
«musique de programme", parut en 1700. Ce sont les six
sonates pour clavecin de Johann Kuhnau.
Johann Kuhnau était né en 1667; en 1684, il fut nommé
organiste à l'église St. Thomas de Leipzig et devint, en 1701,
directeur des chœurs, Thomascantor; il fut donc de ce fait
le prédécesseur immédiat de Bach. Il mourut en 1722.
Bach et lui se connaissaient personnellement. En 1714,
Kuhnau lui permit de faire entendre une de ses cantates a
Leipzig.
Dans ses sonates, universellement remarquées et ad-
mirées, Kuhnau prétendait évoquer sur le clavecin des
épisodes de l'histoire sainte. Mais, comme à cette époque
déjà la musique descriptive était un genre fort discuté, il se
sentit obligé d'écrire une préface pour justifier son entre-
prise. Il se réclame de ses prédécesseurs qui ont décrit „des
batailles, des cascades et des tombeaux" et même ont com-
1. Mattheson en parle dans le „V'ollkommene Kapellmeister", Kuhnau dans la préface
de ses sonates.
Voir les œuvres de Froberger dans les ,Denkmaler der Tonkunst in Ôsterreich''.
Histoire des chorals pour orgue 61
posé des sonates entières „où des paroles, ajoutées à la mu-
sique devaient aider à découvrir l'intention des auteurs" • et
se croit donc autorisé à traiter d'une façon analogue des
histoires saintes bien connues et à raconter en musique les
six épisodes que voici ^r
1) David et Goliath.
2) David et Saiil.
3) Le mariage de Jacob.
4) La maladie du roi Ezéchias.
5) Gédéon, le sauveur d'Israël.
6) Mort et funérailles de Jacob.
Chaque sonate est précédée d'un petit récit où l'auteur
s'applique à bien faire ressortir les péripéties que l'auditeur
va entendre retracées par la musique. Le récit se termine
chaque fois par les mots: „Diesem nach exprimiret die Sonata"
(La sonate exprime donc); vient ensuite la sonate en question.
C'est donc à une véritable musique de programme, habi-
lement exécutée, que nous avons affaire ici. A l'examiner
de près, on se rend compte que le prédécesseur de Bach
était un musicien remarquable. Et pourtant, l'on ne saurait
bien souvent s'empêcher de sourire en voyant la naïveté
avec laquelle il procède dans la description. Pourvu que la
musique rappelle, ne serait-ce que de loin, les péripéties de
1. Ces sonates viennent d'être publiées dans les Denkmaler deutscber Tonkunst: „Jo-
hann Kuhnaus KlavieiTverke, 1901". Le passage principal de la préface est très intéressant:
«Hiermit Itsse ich zum vierten Maie einige Klaviersachen von meiner geringen Invention
im Kupferdrucke sehen. Es sind 6 Sonaten, in welchen ich dem Liebhaber etwas von
Biblischen Historien vorzuspielen versucht habe ... Ich bin nicht der erste, der auf der-
gleichen Inventionen geraten ist: denn sonst wurde man von des beriihmten Frobergers
und andern excellenten Componisten ihren unterschiedlichen Batailles, Wasscrfàllen, Tom-
beaux, wie nicht weniger von ganzen auf dergleichen Art gesetzten Sonaten nichts wissen,
da die bcigefUgten Worte die Intention dieser Autorum imraer mit haben entdecken sollcn.'
2. 1) Der Streit zwischen David und Goliath.
2) Der von David vermittelst der Music curirte Saul.
3) Jacobs Heirath.
4) Der todkranke und wieder gesunde Hiskias.
5) Der Heiland Israelis Gideon.
6) Jacobs Tod und Begriibnis.
62 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
l'épisode, l'auteur se déclare satisfait. C'est un primitif dans
la pleine acception du mot.
Quatre ans plus tard, en 1704, Bach composa un morceau du
même genre: le «Capricio sur le départ de son cher frère*".
Ce frère, Johann Jacob, âgé de vingt deux ans, — il était
l'aîné de Jean Sébastien — s'était engagé comme „Hautboïst"
dans la garde de Charles XII, dont l'armée venait alors d'en-
vahir la Pologne. Il fut de la bataille de Pultava et resta
fidèlement avec le roi à Bender, jusqu'en 1713, où celui-ci
lui permit de rentrer à Stockholm. Passant par Constan-
tinople, il s'y arrêta quelque temps pour y étudier la flûte
chez Pierre Gabriel BufFardin qui vint plus tard à Dresde et
fut le maître de Quantz. De Constantinople, Johann Jacob
Bach se rendit à Stockholm — nous ne savons pas s'il revit
sa famille en passant par l'Allemagne — et y vécut en qua-
lité de Hofmusicus (musicien de la cour) jusqu'en 1722, où
il mourut prématurément à la suite des fatigues et des pri-
vations endurées pendant la campagne de Russie.
C'est pour décrire la scène des adieux à la famille qui
a dû se passer en 1704, que Bach a composé le Capricio.
Les amis arrivent et essayent de détourner le voyageur de
son projet par des «cajoleries" (1); ils lui représentent tous
les cas (casus) qui l'attendent à l'étranger (2); ils se lamentent
(3); or, comme il ne cède pas, ils prennent congé de lui (4);
dans le lointain on entend la sonnerie du postillon (5); une
fuga air imitazione della cornetta di Postiglione termine cette
petite suite (6).^
1. Capricio sopra la lontananza del suo fratello diletissimo.
2. 1) Ist eine Schmeichelung der Freunde, um denselben von seiner Reise abzubalten.
2) Ist eine Vorstellung unterschiedlicher Casuum, die ihm in der Fremde kônnten
vorfallen.
3) Ist ein allgemeines Lamento der Freunde.
4) Âllhier kommen die Freunde, weil sie docii seben, daQ es anders nicht sein kanii(
und nehmen Abschied.
5) Aria di Postiglione.
6) Fuga ail' imitazione della cornetta di Postiglione
Histoire des chorals pour orgue 63
Cette composition est un chef-d'œuvre où s'annonce déjà
tout entier le Bach futur. Les différentes parties sont courtes
et précises, et d'un enchaînement parfaitement naturel. L'é-
pisode choisi, avec ses péripéties simples, appelle de lui-même
la description musicale. L'appareil artificiel des sonates de
Kuhnau est tombé: une simple indication suffit pour évoquer
la scène en question.
Par la suite, Bach fera preuve de cette même sûreté dans
le choix des sujets à décrire. Il ne décrira que quand le
sujet se prêtera si naturellement à la description qu'il ne
sera point besoin d'explications. Ne jamais laisser passer une
occasion de description musicale, mais ne jamais non plus
aller au delà des limites du possible: tel sera le principe du
premier maître de la musique descriptive. Et c'est là le
secret de sa grandeur en ce genre.
Mais pour lui les limites du possible étaient plus reculées
que pour les autres, car il possède une netteté et une pré-
cision de langue qui lui permettent de s'exprimer avec une
clarté surprenante, même là, où les autres sont impuissants à
se faire comprendre. Nous verrons plus tard, qu'il a pour
ainsi dire un vocabulaire à lui d'expressions musicales, qui
reviennent toujours les mêmes dans toutes ses œuvres, dans
les Passions et les cantates aussi bien que dans les chorals.
Pour telle ou telle idée, il a telle ou telle expression consa-
crée; la même formule musicale revient quand revient la même
idée. Dans le Cappricio, les éléments de cette langue musicale
apparaissent nettement déjà. Le „Lamento", par exemple, est
typique pour la façon, dont Bach, dans ses cantates et dans ses
chorals, exprimera, plus tard, toutes les nuances de la dou-
leur. Pour la douleur calme — qu'on se rappelle le chœur
final de la première partie de la Passion selon St. Matthieu —
il emploiera toujours des motifs en croches ou en doubles
croches liées deux par deux. Le Lamento débute par un
motif de ce genre:
64
La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
i^^r^^^rfd=^^^xsj^j^i^
Pour la douleur agitée et, pour ainsi dire, entrecoupée de
sanglots, il se servira d'un motif entrecoupé de syncopes
irrégulières; dans le Lamento, un motif de ce genre vient
remplacer le premier:
^^^^=^=^^\=r^^^f^^^-r^^r^r^
V-
La douleur aigiie, il l'exprimera par un motif chromatique
de cinq ou six notes; c'est ce motif chromatique qui dans le
Lamento inter-
vient en troi-
sième lieu:
Le Lamento contient donc déjà les trois grandes expressions
typiques de la douleur que Bach emploiera dans toutes les œuvres
suivantes, parce que ce morceau doit exprimer la douleur
variée des amis qui se pressent autour du fratello diletissimo.
Le surprenant, c'est justement la simplicité du procédé; pour
tout exprimer, il lui suffît de traiter la même série de notes dans
des rythmes différents. Ces quelques mesures — le morceau en
compte une cinquantaine — font époque dans l'histoire de la
musique descriptive. C'est la première fois dans la musique
entière qu'on rencontre pareille précision de langage. Comment
l'originalité de cette page classique par excellence a-t-elle, jus-
qu'ici, échappé à la critique musicale? Si jamais on écrit la
vraie histoire de la musique descriptive, elle méritera un
chapitre à elle seule.
Les premiers essais de chorals descriptifs datent de la
même époque, car les Partitas, dont nous voulons parler, ont
probablement été écrites à Arnstadt; la façon inexpérimentée
dont les deux premiers chorals sont harmonisés et l'usage
restreint qui y est fait de la pédale en sont la meilleure preuve ^
1. Bach V, 60-91.
Histoire des chorals pour orgue
65
Le nombre des variations correspond au nombre des versets du
cantique, tout comme chez Scheidt. Mais chez Bach, il arrive
un moment, où l'on s'aperçoit tout à coup qu'il a eu son
livre de cantiques ouvert devant lui, qu'il a lu et relu cer-
taines strophes pour en rendre la poésie en musique. Par
exemple, la poésie seule explique la tournure particulière des
trois dernières variations de la Partita sur „0 Gott, du
frommer Gott." La septième strophe parle de la mise au
tombeau'. Dans la musique, cette idée est exprimée par une
ligne admirable, qui symbolise la descente dans le séjour des
morts:
V, p.72.
m
fç=^
ïî
i
iÎD-
^
^3S
p=^^S
^^"cfT
i=j_J_l-ii^
ferS
Cette même ligne se retrouvera encore dans la cantate
„Ich steh mit einem Fuss im Grabe" (J'ai déjà un pied dans
la tombe) N° 156, écrite à Leipzig vers 1730.
La strophe suivante a pour sujet l'attente douloureuse du
signal de la résurrection^. C'est pourquoi cette variation
repose sur le motif chromatique de la souffrance que
nous avons déjà rencontré dans
le Capricio et qui reviendra
également dans les chorals et â^^H^^^£
dans les cantates.
Dans la dernière strophe, les ressuscites chantent les
V, p. 73.
-r^^
1. V, 72. Voici le texte de cette stroplie:
LaO mich an meincm End auf Christi Tod abscbeiden,
Die Seclc nimm zu dir, hinauf zu deinen Freuden
Dero Leib gônn eincn Raum bei frommer Christcn Grab,
Auf daO er seine Ruh an ihrer Seite bab.
2 U'ann du an jenem Tag die Todten wirst erwecken,
Wollst du auch deinc Hand zu mcinem Grabe stredcen,
Damit durch deine Stimm Icb wieder aufersteh
Und ganz verklan mit dir zu dciner Freude geh.
Schweitzer Bacb.
66 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
louanges de la Trinité': d'où ranimation grandiose de cette
variation.
Le poète s'annonce également dans une fantaisie sur
,Jesu meine Freude" (Jésus ma joie; VI, N° 29).^ La poésie
décrit la paix que l'âme trouve en Jésus au milieu des tour-
ments de la vie. Le motif agité de la première partie de
la fantaisie traduit les tourments; vient ensuite, comme con-
clusion, un dolce à trois temps: le repos en Christ. C'est
sur ce même choral que Bach écrira plus tard un de ses
plus beaux motets. Dans la fantaisie sur le choral de Pâques
„ Christ lag in Todesbanden (VI, N° 15)^ c'est la lutte entre la
vie et la mort qu'il veut dépeindre. Pour commencer, des
doubles croches lourdes, en mouvement descendant; ce sont
les liens de la mort dont parle le texte:
VI, p. 40.
Un peu plus loin, des triolets légers, et, pour terminer,
un allégro victorieux avec des doubles croches brillantes.
On sent que, pour écrire ce morceau, il s'est inspiré de cette
belle phrase de la poésie: „Es war ein wunderbarer Krieg,
da Tod und Leben rangen" (Quelle guerre merveilleuse,
quand la vie lutta avec la mort). Plus tard, dans le petit
recueil, il reprendra cette même idée à travers toute la sé-
rie des chorals de Pâques. Il amènera même les triolets
1. Gott Vater dir sei Preis, hier und im Himmel oben,
Gott Sohn, Herr Jesu Christ, dich will ich ewig loben,
Gott heilger Geist, dein Ruhm erschall je mehr und mehr,
Herr Gott, dreieinger Gott, dir sei Lob, Preis und Ehr.
2. Jesu meine Fraude, tneines Herzens Weide, meiner Seele Zier,
Ach wie lang, ach lange ist dem Herzen bange und verlangt nach dir.
Gottes Lamm, mein Brâutigam, auQer dir soll mîr auf Erden
Nichts sonst lieber werden.
3. Spitta, dans son ouvrage sur Bach, traitant ces Partitas, ne fait pas remarquer que
ce «ont des essais poétiques. La troisième (V, p. 76-91) a été remaniée à plusieurs reprises ;
la belle harmonisation du choral et l'usage de la pédale dans les dernières variations le
prouvent ; aussi le nombre et l'ordre des variations varient-ils dans les différentes copies
qai nous sont parvenues. (Voir Spitta I, p. 594).
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 67
d'une façon analogue, comme transition des doubles croches
qui symbolisent les liens de la mort, aux doubles croches qui
chantent la victoire de la vie (V, N° 5, 32 et 4).
Ce ne sont que des essais; mais on y surprend un sen-
timent poétique tellement puissant, qu'on se rend bien compte
que Bach ne s'arrêtera pas en chemin, mais qu'il ira jusqu'au
bout dans la recherche d'une forme de choral apte à expri-
mer les idées de la poésie.
Déjà dans ces premiers essais, avec une clairvoyance que
seul possède le génie, il a abandonné les procédés des Pachel-
bel, des Bôhm et des Reinken pour la forme libre de la
fantaisie de choral, à laquelle appartient en effet l'avenir. Il
la conservera dans la suite: il cherchera à la perfectionner et
à la rendre plus expressive encore, pour en faire son type
de choral à lui. C'est sous cette forme parfaite que nous le
trouverons dans le „Orgelbuchlein" (Petit recueil), la collec-
tion modèle des chorals de Weimar et de Cothen. Ce sont
des fantaisies sur un motif descriptif renfermant l'idée mar-
quante du texte.
VI. Histoire des cantates et des Passions avant Bach
V, Winterfeld. Der evangelische Kirchengesang und sein Verhâltnis
zur Tonkunst. Tome Ille; Der evangelische Kirchengesang im
IS'en Jahrhundert. Leipzig. Breitkopf 1847.
Wilhelm Ambros. Geschichte der Musik des n'en^ igten und IQ"»
Jahrhunderts. 2 Volumes. Leipzig 1882.
A. W. Ambros. Geschichte der Musik. 3= édit. 1887.
R. Freiherr von Liliencron. Liturgisch-musikalische Geschichte der
eyangelischen Gottesdienste von 1523—1700. Schleswig 1893.
Otto Kade. Die àlteste Passionskomposition bis zum Jahr 1631.
Gutersloh 1893.
Albert Soubies. Histoire de la musique allemande. Paris.
Cari Stiehl. Die Organisten an der St. Marienkirche und die Abend-
musiken in Lùbeck. Breitkopf & Hàrtel. 1886.
/ La cantate, telle que nous la trouvons dans l'œuvre de
Bach, est une création relativement récente de l'art protestant.
Elle n'apparaît pas avant la fin du XVII'^ siècle. A l'époque
5»
68 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
de Bach on discute encore fortement ses droits à l'existence;
après Bach, elle tombe dans l'oubllyCest donc à un phénomène
passager que nous avons affaire, phénomène dont la complexité
offre à l'étude historique des difficultés presque insurmontables.
Même à l'heure actuelle, il est impossible d'écrire une his-
toire complète de la cantate allemande. Il n'existe aucun grand
ouvrage sur le sujet; les histoires de la musique glissent
sur les difficultés et comblent les lacunes de leur information
par quelques remarques générales. Nous ne possédons que
quelques études préparatoires dont la plus remarquable est
celle de v. Liliencron. Il est le premier qui ait cherché à
démêler les origines liturgiques de la cantate. Comment et
pour quelles raisons trouve-t-elle sa place entre l'Evangile
et le sermon? Telle est la question qu'il se pose et qu'il
essaye de résoudre en débrouillant les documents de l'histoire
du culte protestant en Allemagne.
Mais, à côté de ce problème spécial, s'en pose un autre d'ordre
plus général. La cantate est due à l'influence de la musique
italienne sur l'art protestant. Pour comprendre comment elle
est sortie de l'ancien motet, il faut donc se représenter le
développement que prend l'art italien à la fin du XVP siècle;
il faut suivre les maîtres allemands à Venise, où ils font
connaissance avec le concerto et l'opéra, revenir en Allemagne
avec Schiitz et assister aux explosions d'enthousiasme que
provoque la musique dramatique parmi ses compatriotes. Plus
tard, quand l'influence de l'opéra sur la musique religieuse
deviendra par trop sensible, une lutte s'engagera contre l'art
dramatique qui menace d'envahir les églises. De cette lutte
sortira la cantate, qui n'est autre chose que l'Evangile de
chaque dimanche traduit en musique dramatique./
Essayons d'esquisser dans ses grandes lignes l'histoire
de la cantate, en commençant par la question liturgique. Ce
n'est rien moins, dirons-nous, que l'esprit de radicalisme qui
inspira Luther dans l'organisation du culte protestant. Il ne
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 69
pouvait se résoudre à abolir la langue latine, pas plus qu'à
s'émanciper des formes traditionelles de la messe, ce qu'il
eût fait, s'il eût été jusqu'au bout de ses idées. Dans la
même année, en 1523, il publie deux essais sur la nouvelle
organisation du culte. Le premier est intitulé: „Von der
Ordnung des Gottesdienstes in der Gemeine". Il y recom-
mande la plus grande simplicité: des chants allemands, une
lecture biblique et un sermon composeront seuls le culte.
Le second essai portait le titre: «Formula missae et com-
munionis pro ecclesia Wittenbergensi". La messe latine — telle
est l'idée principale de ce traité — n'est pas en contradiction
avec le dogme protestant, abstraction faite, toutefois, de
l'Offertoire et des parties liturgiques qui l'entourent. Luther
la maintient donc, mais substitue la prédication allemande à
l'Offertoire. Plus tard, en 1526, dans un nouveau traité
intitulé „Deutsche MeC" (La messe allemande) il prescrira, au
lieu de la messe latine, la messe allemande, tout en maintenant
provisoirement l'office latin pour les jours de fête^ Fait
curieux: il reculait devant l'abolition complète du latin. La
raison en était d'ordre purement pédagogique: il craignait que
le latin ne cessât, par là même, d'être aussi familier à la
jeunesse. Ce conservatisme qui à aucun moment n'abdique
devant les audaces du réformateur, est un trait caractéristique
de la nature de Luther. Jamais Zwingle ne connut ces
hésitations; partout, qu'il s'agît du dogme ou du culte, il allait
jusqu'aux dernières conséquences de ses idées. Ne nous
étonnons donc pas que, malgré toute l'admiration que Zwingle
professait pour Luther, ces deux hommes ne soient point
arrivés à se comprendre.
Se rendant bien compte que l'antagonisme des deux
principes empêchait une organisation définitive du culte, Luther
demandait lui-même qu'on ne considérât ses prescriptions
I. ,Aber mit den Festen . . . muO es geben wie bisher, Lateinisch, bis man deutscbe
Gesâng genug dazu hebe.*
70 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
que comme provisoires. Liberté entière fut laissée à chaque
principauté et à chaque ville d'adopter le mode de culte qui
lui conviendrait le mieux. Et c'est là ce qui complique si
étrangement toute recherche sur le culte protestant. L'ordre
en varie dans chacune des innombrables principautés de
l'Allemagne du XVP siècle, sans compter que les documents
en question ne sont publiés qu'en très petit nombre. Il est,
partant, aussi difficile d'écrire une histoire générale du culte
protestant qu'une histoire générale de l'Allemagne au XVP siècle.
Ce dont il faut se rendre compte avant tout, c'est qu'il exis-
tait comme deux types de liturgie: l'un pour les villes et les
Résidences, l'autre pour la campagne. Faute de moyens, les
paroisses de campagne durent se contenter d'une liturgie très
simple, oii la musique ne jouait qu'un rôle effacé. Il n'en
était pas de même des villes et des Résidences qui, disposant
de chœurs bien excercés, se faisaient une gloire d'entretenir
un culte somptueux et ne reculaient pour cela devant aucun
sacrifice. Tel, par exemple, le prince de Liegnitz, en Silésie,
tout appauvri qu'il fût par la guerre de Trente ans; telle la
petite ville de Mtihlhausen en Thuringe, qui posséda comme
organistes Rudolf Ahle, le célèbre auteur de mélodies de
chorals, bourgmestre et organiste tout ensemble, puis son fils
Georg Ahle et, après lui, en 1707, J. S. Bach. L'entretien d'un
beau culte était pour ces petites villes allemandes ce qu'é-
tait pour les cités grecques l'entretien d'un théâtre: un
devoir patriotique et religieux à la fois.
L'ordre adopté dans les cérémonies du culte était, dans la
majorité de cas, le suivant : Introït; Kyrie; Gloria ;Epître; Graduel;
Evangile; Credo; sermon en allemand; enfin. Communion,/ On
le voit, la première partie est une messe raccourcie; le latin
y domine. La seconde est de création nouvelle, un élément
allemand y prend place. D'où une sorte de concurrence et de
lutte. Laquelle des deux l'emportera, la messe ou la prédication?
Quelle langue conservera l'avantage, le latin ou l'allemand?
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 71
La langue allemande jouissait, dès l'abord, d'un privilège :
le Gloria et le Credo pouvaient être remplacés ad libitum
par les chorals allemands correspondants. Toutefois, là où il
y avait des chœurs, ces parties étaient exécutées en latin.
La Tabulatura nova de Scheidt, par exemple, nous apprend
qu'à Halle, au commencement du XVIP siècle, toutes les hymnes
se chantaient encore en latin. Par contre, là, où il n'y avait
pas de chœurs, le choral allemand, que le Cantor pouvait à
la rigueur conduire par le chant à l'unisson des enfants de
l'école, prenait la place des pièces latines. La lecture de
l'Epître et de l'Evangile se faisait tantôt en allemand, tantôt
en latin. A Leipzig, elle se faisait encore en latin à la fin
du XVII' siècle' et probablement encore du temps de Bach;
le prédicateur, avant le sermon, relisait l'Evangile en allemand.
Mais, par la logique même des choses, l'intérêt ne devait
pas tarder à se concentrer sur la prédication allemande et
ses entours. Il était d'usage de faire chanter un motet ou
un choral allemand avant et après le sermon; c'est précisé-
ment cette partie chantée qui, dans la suite, prit une im-
portance inattendue. L'Introït, l'une des constituantes de la
messe catholique, comme l'on sait, conservant sa forme
latine dans le culte protestant et variant chaque dimanche,
était condamné par là même à disparaître tôt ou tard du
culte protestant. Et comme le „de tempore", c'est à dire
le morceau affecté spécialement à chaque dimanche, était alors
absent de la liturgie, on en vint à donner aux chants alle-
mands intercalés entre l'Evangile et le sermon l'importance
qui revenait à l'Introït. L'Introït, nous le voyons, se trouve
donc, pour ainsi dire, transporté au centre du culte. Ce n'est
pas l'un des moindres mérites de v. Liliencron, d'avoir bien
mis en lumière cette évolution capitale.
Vers le milieu du XVP siècle, en effet, nous voyons
1. Leipziger KIrcbenandacbten 1694.
72 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
s'implanter peu à peu une tradition qui tend à prescrire pour
chaque dimanche un ou plusieurs chorals inspirés de l'Evangile
du jour et par conséquent classés par les recueils de can-
tiques dans l'ordre de l'année ecclésiastique. Ce sont les
„cantica de tempore", par opposition aux „cantica mobilia"
qui peuvent se chanter n'importe quel dimanche. Les recueils
de chorals reproduisent donc, en quelque sorte, la division
en deux parties du missale : Ordinarium — Proprium de Tem-
pore et de Sanctis. Le premier recueil où les chorals se
trouvent ainsi classés parut en 1566: „Geistliche Lieder nach
Ordnung der Jahreszeit ausgeteilt*. Chaque dimanche aura
donc un ou plusieurs chorals attitrés, comme le prouve un
rapprochement entre les recueils de cantiques et les „Gottes-
dienstordnungen" (Règlements du culte) de 1545 à 1694
(Voir V. Liliencron, p. 61-77). Nous nous expliquons, dès
lors, la tâche qu'entreprirent dans la suite les organistes,
Pachelbel entre autres: composer un annuaire de chorals
pour orgue. L'Orgelbiichlein, écrit par Bach à Côthen, n'est
autre chose qu'une collection de tous les chorals de tempore
dans l'ordre de l'année ecclésiastique. Par contre, l'annuaire
de Scheidt dans la Tabulatura nova de 1624 ne comprenait
que des hymnes latines de tempore; les chorals allemands de
tempore lui sont encore inconnus.
/Une nouvelle tâche s'imposait dès lors à la poésie spirituelle:
il s'agissait de créer des textes pour le motet qui se chantait
entre l'Evangile et le sermon, et qui, pour cette raison,
devaient chaque fois correspondre à l'Evangile du jour. On
demandait — et c'est là que se manifeste l'esprit protestant —
des textes nouveaux pour chaque année, et les poètes se
firent une gloire de composer des cycles de textes de motets
(Jahrgànge von Kirchenandachten) tout comme, plus tard, on
écrira des cycles de textes de cantates ^ /
1. Voici les cycles de motets les plus importants:
1542. Martin Agricola. „SangbiJclilein aller Sonntagsevangelien. Eine kurze deutsche
Segen-Music mit sampt den Evangelien durcbs gantze Jahr auf aile Sonntage.*
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 73
Or, c'est à ce moment même que les maîtres allemands
prennent contact avec l'art dramatique italien et s'avisent de
donner un caractère dramatique à la musique sur les Evangiles.
Le madrigal, dont est sorti la musique dramatique, a des
origines qui nous échappent. Toujours est-il, qu'il devint la
forme musicale à la mode vers le milieu du XVP siècle,
grâce à Arcadelt. Né dans les Pays-Bas, en 1514, ce maître
vécut d'abord à Rome, ensuite à Paris, où nous le trouvons
dans les fonctions de Regius musicus en 1557. En 1539, il
publia son premier livre de madrigaux; le succès de cette
œuvre fut tel, qu'en l'espace de trente ans elle eut seize éditions.
Orlando Lasso (1522-94), établi comme maître de chapelle à
Munich, après de nombreuses années passées en Italie, adopta
la forme du madrigal et l'agrandit ^ Vers le même temps,
Vincenzo Galiléï (1533-1591), le père de l'astronome, met
en musique pour une voix solo, avec accompagnement in-
strumental, les Lamentations de Jérémie et des parties de la
Divina Comœdia du Dante. A la même époque, existait à Rome
une congrégation de prêtres séculiers, la „Congregazione del
Oratorio", qui organisait des réunions populaires où l'on
expliquait l'histoire sainte. La musique jouait un grand rôle
dans ces réunions. Philippe Neri (1515-1595), le fondateur
de l'œuvre, s'était associé, pour la partie musicale, Ani-
muccia, le maître de chapelle du Pape. C'est dans une réunion
1560. Nicolaus Hermann, Cantor in Joachimsthal. ,Die Sonntagsevangelien liber
das gantze Jahr, in Gesenge verfasset."
1565. Homerus Herpol. Novum et insigne opus musicum, in quo textus evange-
liorum totius anni, vero ritui ccclesiae correspondens, quinque vocum modu-
iamlne singulari industria et gravitate exprimitur. (Freiburg im Breisgau.)
1581. Bartolomaus Ringwait. Evangelia, auf aile Sonntag und Fest, durchs gantze
Jahr neben etziichen BuOpsalmen in Reim und Gesangweise vertieret. (2e
édition.)
1616. Johann Heermann (pasteur en Silésie). ,Andachtige KirchseufTzer, oder Evan-
gelischc SchilcOglôcklein, in welche dcn Safft und Kern aller gewohnllchen
Sontags- und vornehmsten Fest Evangelien Reiniweis gegossen und damit seine
Predigten beschlossen hat Joh. Heermann."
1. Madrigall novamente composti à cinque voci. Niirnberg. 1581. Ses œuvres se
trouvent à la bibliothèque de Munich. Breiikopf & Hartel sont en train de les publier
depuis 1894. On estime qu'elles rempliront fiO volumes.
74 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
de cette Congrégation, que fut représenté, en. 1600, au Cou-
vent Santa Maria de Vallicella, le Mystère d'Emile del Ca-
valieri «Anima et Corpo", la première œuvre dramatique qu'ait
à relater l'histoire de la musique religieuse.
La même année, fut représenté à Florence, à l'occa-
sion du mariage de Marie de Médicis avec Henri IV, le
premier drame profane en musique: «l'Orphée", de Jacopo
Péri (1561-1633). Son rival Giulio Caccini (1550-1618) écrivit
aussitôt un opéra sur le même sujet et intrigua si bien,
qu'à la première de l'opéra de Péri on intercala des. parties
de son opéra à lui. Les deux œuvres furent imprimées. L'or-
chestre, dans ces premiers opéras, jouait derrière la scène et
devait déjà être assez important. Monteverde, qui fut nommé
en 1613 à St. Marc et contribua à la fondation du premier
opéra public à Venise, employait deux Contrabassi de Viola,
dix Viole di brazzo, un Arpa doppia, deux Violini piccicoli
alla francese, deux Chitarroni, deux Organi di legno, trois
Bassi da gamba, quatre Tromboni, deux Cornetti, un Flau-
tino, un Clarino, trois Trompe sordine.
St. Marc de Venise devint bientôt le centre de la musique
religieuse dramatique. Trois grands maîtres illustrent cette
église: Andréa Gabrieli (1510-1586), Claudio Merulo (1533-
1604) et Giovanni Gabrieli (1557-1612). Ils intitulaient leurs
œuvres «Dialogi''^ Le mot «Concerto", appliqué à ce nouveau
genre de musique sacrée, est employé pour la première fois
par Ludovico Viadana (1564-1645). Il publie, en 1604, des
monodies dramatiques qu'il intitule «Concerti da Chiesa".
Remarquons que Bach, dans ses partitions, n'emploie pas le
mot «Cantate" mais «Concerto". L'on désignait de préfé-
rence sous le nom de «Cantate" la cantate pour solistes.
Le mot cantate, tel que nous l'employons, n'existait donc
pas encore. Au XVII^ siècle, et même du temps de Bach,
1. Dialogi musical! .... di Annibale Podoano et di Andréa Gabrieli, Organistl in San
Marco. Venise. 1592.
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 75
on disait indifféremment Concerto, Symphonia, Dialogue, ou
encore, Motetta.
En Italie, la cantate atteint son plein développement avec
Giocamo Carissimi. Né en 1604, il fut appelé à Rome en
1628, comme maître de chapelle et mourut en 1674. Ses
contemporains l'appelaient «l'orateur en musique", et, en effet,
il possédait à fond les secrets de la déclamation musicale.
Il exerça une grande influence sur Haendel, indirectement,
par l'intermédiaire de son élève Agostino Steffani, qui fut
appelé à l'Opéra de Hanovre en 1685',
Or, en ces mêmes années où Carissimi faisait l'admiration
de l'Italie, l'Allemagne, elle aussi, possédait un grand maître, le
plus grand que l'histoire de la musique religieuse ait à citer
avant Bach: Heinrich Schutz^. Né dans la petite principauté
de ReuC en 1585, un siècle exactement avant Bach et Haendel,
Schiitz avait débuté par l'étude du droit. Mais en 1609 le Land-
grave Maurice de Saxe l'envoya à Venise auprès de Giovanno
Gabrieli dont il fut le disciple pendant trois ans. C'est d'Ita-
lie qu'il rapporte le Dialogue musical qui excita en Allemagne
une admiration universelle. Michael Praetorius (1571-1620),
le célèbre maître de chapelle de Wolfenbùttel, rencontra, à
Cassel, Schiitz, à son retour d'Italie, et s'éprit d'enthousiasme
pour le Concerto spirituel. C'est que ce genre lui apparaissait
comme la réalisation de ce que lui-même avait pressenti et
cherché dans ses œuvres, où les instruments jouent un rôle si
considérable pour l'époque. En 1617, Schiitz fut nommé maître
de chapelle de l'Electeur à Dresde. Malheureusement, la
Saxe devint, à partir de 1623, l'un des théâtres principaux
1. Les oratorios de Carissimi n'ont paru qu'en partie. En 1869 Fr. Chrysander, le
ciièbre biographe de Hândel, publia: Jepht6; le jugement de Salomon; Baltazar; Jonas.
A la Bibliothèque Nationale de Paris se trouvent encore les manuscrits des oratorios sui-
vants: Histoire de Job; la plainte des Damnés; Ezichias; David et Jonathan; Abraham et
Isaac; le mauvais riche; le Jugement dernier. (Voir Fttis, Biographie universelle des mu-
siciens, H* Ed., p. 190.)
2. Voir la belle conférence de Ph. Spitta: ,Hindel, Bach und Schiitz' (1885) publiée
depuis dans la ,Sammlung musikaliscber Vortriige* Breiticopf & Hiirtel 1892. Le Musik-
lexiicon de Walther (1732) contient des notes très précieuses sur Schiitz.
76 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
de la guerre de Trente ans; il en résulta pour le pays et pour
la cour une pénurie d'argent qui contraignit l'Electeur à re-
mercier ses musiciens. Ils se dispersèrent. Dès 1628, Schiitz
était retourné à Venise ; plus tard, ses voyages le conduisirent
jusqu'à Copenhague (1633). Enfin, en 1641, le plus fort
de l'orage passé, on put songer à réorganiser la chapelle de
la cour. Mais, cette fois, Schiitz ne retrouva plus le bonheur
d'antan. Il eut beaucoup à souffrir de la rivalité des
musiciens italiens qui s'étaient établis à Dresde, et, plus
d'une fois, il fut sur le point d'abandonner ses fonctions et
de chercher ailleurs. Hambourg, alors très florissant, le
tentait beaucoup. En 1673, une mort trop lente vint le délivrer.
L'Allemagne perdait en lui l'un de ses plus grands artistes
en même temps qu'une des personnalités les plus sym-
pathiques de son histoire ^
Il faut avoir entendu les sept Paroles ou la conversion
de Saiil, ou bien encore la Passion selon St. Matthieu, pour
se faire une idée du génie de cet homme qui durant les
années de sa maturité se trouva condamné à errer de ville
en ville. Dans les chœurs on sent encore quelque gêne;
on dirait qu'il se retient, comme s'il craignait de s'aban-
donner par trop à la fougue dramatique. Mais dans les soli
il déploie une richesse unique en son genre. La forme et
les cadences sont anciennes, mais l'esprit est tellement mo-
derne, qu'on s'attend à chaque instant à ce qu'il fasse éclater
la forme. Avec un art consommé, il sait choisir dans la
bible les versets qui se prêtent à être dramatisés par la mu-
sique. Il ne met en musique que des paroles bibliques; rien
donc ne vient gâter la jouissance que nous fait éprouver la
musique du maître de Dresde. Point n'est besoin de faire
abstraction d'un texte infecté du mauvais goût contemporain,
1. Schûtz resta longtemps oublié; v. Winterfeld, en 1834, fut un des premiers à attirer
et nouveau l'attention sur lui. Mais en vérité, on ne peut apprécier sa grandeur que depuis
l'édition de ses œuvres complètes que Spitta a publiées chez Breitkopf & Hartel. (1885 et
suivantes).
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 77
comme c'est trop souvent le cas chez Bach. Pourquoi l'au-
teur de la Passion selon St. Matthieu ne s'est-il pas mis au-
dessus de la mode de son temps? Pourquoi ne s'est-il point
borné à illustrer de son inspiration l'éternelle beauté des
paroles sacrées?'
Avec Schiitz, la victoire du genre ^concertant" à l'église
est un fait accompli. Le motet est envahi par la musique
instrumentale; mais, longtemps encore, on désignera sous le
nom de motets des morceaux qui, en réalité, sont des cantates.
C'est ainsi que Bach, en 1708, intitulera „Motetta" la cantate
„Gott ist mein Konig" (No. 71), écrite à Miihlhausen pour
l'inauguration du nouveau Conseil. „Hernach wird musicirt"
(Ensuite on fera de la musique) : c'est par cette formule que
les Kirchenordnungen du XVIP siècle désignent le moment 011
la cantate doit être exécutée 2.
Le compositeur le plus connu après Schiitz est Andréas
Hammerschmidt (1611-1675), organiste à Zittau. Les diffé-
rentes séries de ses „Musikalische Andachten" (Dévotions
musicales) et de ses „Musikalische Gesprâche iiber die
Evangelien" (Entretiens musicaux sur les Evangiles) étaient
alors universellement répandues^. Johann Daniel Gumprecht
dans la préface de ses Sabbatsgedanken (Idées de sabat; 1695)
1. Voici les oeuvres principales de Schiitz:
«Psalmen Davids sammt etlichen Motettcn und Concerter! mit 8 und mehr Stim-
men." 1619.
, Historié der frôhlichen und sicgreichen Auferstehung unseres einigen Erlosers und
Seligmacbers Jesu Christ!." 1623. Cette œuvre est précédée d'une préface très
importante qui traite du rôle de l'orchestre dans la nouvelle musique sacré:
«Geistliche Concerte" 1636 et 1639.
,Symphoniae sacrae." 1629, 1647 et 1650.
,Die 7 Worte am Kreuz." 1645.
En outre il a écrit quatre Passions, dont la plus célèbre est celle selon St. Matthieu.
2. Voir par exemple la Kirchenordnung pour l'église St. A\arie i Nuremberg. 1685.
3. Andréas Hammerschmidt. .Musikalische Andachten"; 1638, 1641, 1642, 1646.
«Musikalische Gesprâche zwischcn Gott und eincr glâubigen Seele, aus den biblischen
Textcn zusammcngestellt und componiert in 2, 3, 4 Stimmen, nebst dem Basso continuo."
Wolfgang Briegel, élève de Carissimi, maître de chapelle à Darmstadt: „Evangelischcr
Blumengarten Qber die Sonn- und Fest- und Aposteltagc auf madrigalischer Art, 4stim-
œig.* 1666-69.
Rudolf Ahle i MUhlhausen. ,Geistliche Dialoge zu 2, 3, 4 Stimmen." 1648.
78 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
demande qu'on mette chaque dimanche le texte imprimé de la
cantate entre les mains de l'assemblée, pour qu'elle puisse
bien suivre les paroles du chant. Il considère donc la can-
tate comme une sorte de concert spirituel intercalé dans la
liturgie. Nous ne savons pas jusqu'à quel point, dans les
différentes villes, on donna suite à cette proposition. Toute-
fois, nous apprenons qu'à Liibeck l'organiste faisait remettre
aux notables le texte des cantates pour les célèbres „ Musi-
ques du soir" (Abendmusiken), ce qui était une façon de leur
demander un gratification. A Leipzig, les textes des Passions
étaient, également, imprimés et distribués.
Jamais, peut-être, il n'y eut époque musicale plus pro-
ductive que le XVIP siècle en Allemagne. Tout maître de
chapelle était nécessairement compositeur. N'était-il pas ob-
ligé de fournir une cantate pour chaque dimanche? Impossible
d'évaluer le nombre des cycles de cantates qui furent alors
écrits. Certes, la moyenne des compositeurs était bien mé-
diocre souvent, et il n'y aurait aucun avantage à publier toutes
les partitions qui dorment dans les bibliothèques. Mais il
est à présumer que la publication des „Denkmâler deutscher
Tonkunst" (Monuments de la musique allemande) qui se pour-
suit à l'heure actuelle, nous ménage encore bien des sur-
prises et nous révélera de grands artistes dont nous con-
naissons aujourd'hui à peine le nom.
L'art nouveau exigeait de grandes ressources instrumen-
tales, partant aussi, de grandes ressources pécuniaires. Les
villes et les localités éprouvées par la guerre de Trente ans
n'étaient guère capables de pourvoir aux frais d'entretien
d'un orchestre et de bons chœurs. L'intérêt des princes, d'autre
part, se détournait de plus en plus de la musique sacrée pour
se porter vers l'opéra. Ils se ruinaient pour entretenir une
troupe italienne ou française et copier Versailles. Ce sont
donc les grandes villes libres, Hambourg et Lubeck, qui de-
viennent les centres de développement de la cantate. Les
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 79
deux plus grands élèves de Schiitz, Matthias Weckmann
(1621-1674) et Christoph Bernhard (1627-1692), sont appelés
à Hambourg. Christoph Bernhard avait été le bras droit de
Schiitz à Dresde; mais, comme lui, non plus, ne pouvait s'enten-
dre avec les Italiens, il fut heureux le jour où on l'appela à
Hambourg — en 1 664 — comme Cantor de St. Jacob. Une dépu-
tation de notables avec six voitures fit deux lieues pour venir
à sa rencontre, et c'est, accompagné de cette escorte, qu'il
fit son entrée dans la ville. En 1668, il y fonda une grande
société de musique, le Collegium musicum. A Liibeck, se
trouvait Franz Tunder (1614-1667), élève de Frescobaldi,
prédécesseur immédiat de Buxtehude, qui — nous le savons
— pour devenir son successeur, dut épouser sa fille aînée.
On ignorait jusqu'ici l'importance de Weckmann, Bernhard
et Tunder, car on ne connaissait pour ainsi dire rien de leurs
œuvres. Elles viennent seulement d'être publiées'. C'est à
un hasard que nous devons de les posséder. Il y avait alors
à Stockholm, un organiste et maître de chapelle, Gustav
Dûben, un Allemand, qui était lié d'amitié avec ces trois ar-
tistes et venait de temps en temps les voir, pour prendre des
copies de leurs œuvres, afin de les donner à Stockholm. Ces
copies nous ont été fort heureusement conservées. En lisant
ces cantates — elles datent pour la plupart de 1660-1670 —
l'on éprouve urie vive admiration pour ces maîtres. Franz
Tunder semble, même, supérieur à son successeur Buxtehude.
Il existe de lui, par exemple, une cantate sur le choral de
Luther (Ein feste Burg), qui est d'une vigueur surprenante.
Ce qu'il y a de remarquable chez Weckmann, c'est le rôle
important qu'il assigne à l'orchestre; il cherche visiblement
les effets de musique descriptive et traite les voix en instru-
ments d'orchestre, tout comme Bach le fera plus tard.
Les célèbres «Musiques du soir" existaient-elles déjà à
t. Denkmâler deutscber Tonkunst. T. III» : œuvres de Tunder.
T. VI* : ceuvret de Weckraaua et de Bernhard.
go La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
Liibeck du temps de Tunder? C'est ce que nous ignorons.
Mention en est faite pour la première fois dans les actes de
l'église S*^- Marie. Elles avaient lieu les cinq dimanches entre
la St. Martin et Noël, le premier de l'Avent excepté, et com-
mençaient à cinq heures du soir après les Vêpres. Leur durée
était d'une heure juste. Ces auditions étaient destinées à
fêter l'avent; on ne s'expliquerait guère, autrement, qu'elles
eussent lieu à l'époque la moins propice pour des concerts
d'église. Plus tard même, au XVIIF siècle, un contemporain
de Bach, le Cantor Ruetz, auquel nous devons maints ren-
seignements sur les Abendmusiken, se plaindra de ce qu'on
ait choisi la saison froide. «C'est trop demander, dira-t-il, à des
gens qui ont déjà passé trois heures dans une église froide pour
assister à l'office de l'après-midi, que de geler encore pendant
une quatrième pour entendre de la musique. En outre,
ajoute-t-il, il est impossible de maintenir l'ordre dans la
vaste nef à peine éclairée ; bien souvent, le bruit que fait une
jeunesse dissipée, en courant autour du chœur, couvre entiè-
rement la musique ^" Une quittance attachée à un programme
imprimé en 1700, nous apprend que la garde de l'Hôtel de
Ville était chargée de maintenir l'ordre à l'église et recevait
pour ces services une gratification de six Marks^. La place
réservée au chœur et à l'orchestre était assez restreinte ; elle
suffisait à peine pour quarante personnes. Autant que nous
sachions, pendant le service du matin à Liibeck, l'on ne faisait
pas de musique avec orchestre. Il est donc à présumer
que les cantates de Tunder furent également composées pour
les Abendmusiken. Les musiciens municipaux (Ratsmusikan-
1. Ruetz, „Der abscheulicbe Lârm der mutbwilligen Jugend und das unbândige Laufen,
Rennen und Toben hinter dem Cbor will einem fast aile Ânmut, die man von der Music
haben kônnte, benehmen , zu geschweigen der Siinden und Gottlosigkeiten, die unter der
Gunst der Dunkelbeit und des schwachen Licbts ausgeiibt werden".
2. Le programme porte la signature de Buxtehude, qui l'avait offert à un notable,
nommé Wulfratb. „Also auch fiir diesmal durcb Gottes Gnade die von alters her ûDlich
gewesenen Abend-Musicen. dieser Kircbe gehalten . . . . so bat derowegen, um allen Tumolt
zu verhùten, in und fiir der Kirchen die Rathbauswacbe aufwarten miissen, dafûr ibnea
wie gebràucblich gegeben — 6 Mark*.
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 81
ten) s'engageaient, lors de leur nomination, à prêter leur con-
cours gratuitement; les instrumentistes de la confrérie des
musiciens (Musikanten-Briiderschaft) étaient payés par l'or-
ganiste. Pour couvrir ses frais on allouait à Buxtehude tous
les ans une subvention de cent Marks. Les soli, jusqu'en
1733, n'étaient chantés que par des chanteurs du chœur,
jamais par des femmes; tel était, également, l'usage à
Leipzig.
Les cinq cantates, le plus souvent, formaient un en-
semble. Malheureusement, une grande partie des Abend-
musiken de Buxtehude sont perdus. La Bibliothèque de
Liibeck possède encore une vingtaine de ses cantates pour chœur
et cinq cantates nuptiales pour solistes*; il s'en trouve
quelques autres encore à Berlin. Sans être d'une conception
bien profonde, ces compositions révèlent un maître très ha-
bile qui, à l'occasion, recherche des effets d'orchestre tout
à fait modernes. Dans la grande composition funèbre sur
le décès de l'empereur Léopold I., il fait un usage merveil-
leux du choral sur la vanité des choses terrestres „Ach wie
nichtig, ach wie flùchtig." Elle fut exécutée le 2 décembre
1705. Bach était alors à Liibeck et assista certainement
à cette cérémonie. L'affluence de la foule était telle qu'il
fallut deux caporaux et dix-huit hommes pour maintenir l'ordre.
Buxtehude aimait les effets de trompettes. Son orchestre com-
prenait : trois violons, deux altos, trois cornets (Zinken), trois
trombones (Posaunen), deux trompettes, un basson, une contre-
basse et l'orgue. Dans la cantate „Dixit dominus", il fait
entendre les trompettes bouchées avec l'orgue seul.
Le successeur de Buxtehude, J. C. Schiefferdecker (mort en
1732), était un musicien de talent; il se faisait une gloire de four-
nir lui-même, chaque année, les cantates pour les Abendmusiken.
1. Les deux cantates ,Nun freut euch ihr Frommen" et „Dixlt Dominus* ont été
publiées dans les Monatshefte fur Musikgeschlchte. Voir la liste complète chez Stiehl
dans l'ouvrage cité en tête de ce chapitre.
Schweitzer, Bach. g
82 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
Les guerres de Napoléon mirent fin aux concerts spirituels
de Lubeck comme à beaucoup d'autres institutions ancien-
nes de l'Allemagne. En 1810 eut lieu la dernière „Abend-
musik".
Parmi les maîtres du centre de l'Allemagne citons, en
premier lieu, Rudolf Ahle, le père, organiste à Miihlhausen
en Thuringe (1625-1673), dont les œuvres viennent de paraître
dans les Denkmâler deutscher Tonkunst^ et Johann Christoph
Bach 2. La valeur de ce dernier a été établie d'une façon
indiscutable par le meilleur des juges, Jean Sébastien Bach,
qui professait une admiration profonde pour ses œuvres.
A Leipzig, il exécuta de lui, entre autres, la belle cantate pour
la St Michel „Es erhub sich ein Streit", qui est d'une puis-
sance tout à fait extraordinaire. En présence de cette cantate
à vingt deux parties obligées, avec ses modulations hardies, l'on
sent bien que l'on a affaire aut véritable précurseur de Jean
Sébastien Bach. Philipp Emmanuel hérita de son père le culte
pour le grand ancêtre dont les partitions lui étaient échues
en partage. Il se fit un plaisir de faire entendre les compo-
sitions de Johann Christoph à Forkel et ne manqua pas d'attirer
son attention sur toutes les modulations hardies qu'elles con-
tenaient. (Voir Forkel p. 2). Le frère de Johann Christoph,
Johann Michael Bach, organiste et greffier à Gehren, était,
lui aussi, un compositeur remarquable. Jean Sébastien a
copié plusieurs de ses motets dont l'un, à huit parties, passa,
par erreur, pour une de ses propres œuvres.
Telle est l'évolution parcourue par l'ancienne cantate
allemande, tels sont les maîtres qui l'ont illustrée. Quel-
ques mots encore sur l'histoire des Passions. Il ne s'agit
point ici des drames de la Passion dont on connaît la grande
fortune au Moyen- Age, puis la dégénérescence, qui motiva
finalement leur interdiction dans les églises, mais des Pas-
1. Denkmaler deutscher Tonkunst T. V*. Oeuvres de Rudolf Ahle.
2. Voir Spitta I, p, 38 et suiv.
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 83
sions en musique qui, au début, manquaient tout à fait de
caractère dramatique. Dès le IV^ siècle, s'implante une tra-
dition qui prescrit la récitation de la Passion d'après l'Evan-
gile selon St. Matthieu pour le dimanche des Rameaux, et
celui de St. Luc pour le mercredi suivant; au VHP et au
IX* siècle, on assigne la Passion selon St. Marc au mardi
et la Passion selon St. Jean au vendredi saint. Durandus
(mort en 1296), dans son „Rationale divinorum officiorum",
demande que l'on rende plus dramatique la lecture en caracté-
risant d'une façon spéciale les «douces paroles du Christ",
le récit simple de l'Evangéliste et les vociférations de
la foule impie'. C'est là la première indication de ce
genre.
A partir du XVP siècle, la musique s'empare des
Passions. Deux types différents apparaissent aussitôt: la
Passion -Motet et la Passion-Drame. Dans les premières, le
chœur est chargé de tous les rôles, non seulement des ré-
ponses de la foule, mais aussi du récit de l'Evangéliste et
des paroles du Christ. Il chante même l'intonation: Passio
domini nostri secundum etc. La première Passion de ce
genre fut écrite en 1505, par Jakobus Obrecht (1430-1505)
qui appartenait à l'école néerlandaise. Johann Walther, l'ami
de Luther, fit deux copies de cette Passion catholique; elle
fut même imprimée, en 1538, par Georg Rhaw, et Mélanchton,
le plus savant des Reformateurs, en écrivit la préface: preuve,
parmi beaucoup d'autres, que, sous le rapport des arts, la
communion entre l'Eglise catholique et l'Eglise protestante
était restée entière. Luther, lui-même, donnait l'exemple de
la bonne entente par sa vive admiration pour les motets de
Senfl (1492-1555), le compositeur de la cour de Vienne. Plus
1. ,Non legitur tota passio sub tono Evangelii, sed cantus verborum Christi duicius
moderatur. Evangelistae verba in tono Evangelii proTeruntur, verba vero impiissimorum
judaeorum clamose et cum aspcriiate vocanfur". Ceci toutefois n'implique pas qu'on
récitait la Passion en rôles partagés comme le suppose Kade dans son ouvrage important
cité en tête du chapitre.
6*
34 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
tard, les organistes protestants iront faire leur apprentissage
à St. Marc de Venise; Pachelbel, l'organiste protestant par
excellence, sera suffragant de Kaspar Kerl à St. Etienne de
Vienne; Tunder transplantera à l'église S'^- Marie de Liibeck
l'art de Frescobaldi. On trouvait tout naturel de chanter les
compositions des maîtres italiens dans les offices protestants^
et l'on exécutait aussi bien des Passions latines que des Pas-
sions allemandes. La première Passion allemande qui fut
imprimée, est l'œuvre de Joachim von Burck (1540-1616),
organiste à Miihlhausen en Thuringe. Elle parut en 1567.
Des dix Passions-Motets citées dans l'ouvrage de Kade —
l'énumération s'arrête au milieu du XVIP siècle — six sont en
allemand.
Tout autre est le procédé de la Passion-Drame : on laisse
intacte la psalmodie de l'Evangéliste et le récit des paroles du
Christ et l'on ne met en musique que les paroles prononcées
par la „turba" et les autres personnages. Telle la Passion de
Claudin Sermisy (1534), telles les quatre Passions d'Orlando
Lasso 2. La Passion selon ' St. Jean de William Byrd (1543-
1623), qui parut en 1607, est écrite dans le même genre.
Toutes ces Passions-Drames sont en latin. La première
Passion écrite en allemand est l'œuvre de Johann Walther. Elle
fut exécutée le dimanche des Rameaux 1530. Nous possé-
dons encore de lui une Passion selon St. Jean, exécutée le
vendredi saint, conformément à la tradition ancienne. Traduite
en tchèque, elle fut représentée tous les ans à Zittau, de 1609
jusqu'en 1816.
Toutefois, ce n'est qu'avec Schiitz que la Passion-Drame
atteint son plein développement. Sa Passion selon St. Matthieu
est unique dans sa simplicité. L'Intonation „ Passion de notre
1. Sacrée cantiones cum 5. 6. et plur. vocibus de festls prseclpuis totius anni a prse-
stantissimis Italiae musicis nuperimme concinnats. Norimbergs 1585. Friedr. Lindaer.
2. Passion selon St. Matthieu 1575.
St. Jean 1580.
, r, St. Marc 1582.
, St. Luc. ?
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 85
Seigneur etc." est encore conservée de l'ancienne Passion,
et dans le récit de l'Evangéliste, les réminiscences de l'ancienne
psalmodie reviennent sans cesse. Mais l'œuvre, prise dans son
ensemble, est d'une allure surprenante. Le réalisme dramatique
et l'absence de tout lyrisme lui donnent un caractère de sé-
vérité saisissante. Elle rappelle les tableaux de la Passion de
l'école primitive des Pays-Bas. Bien exécutée, elle produit
un effet aussi grandiose, en son genre, que celle de Bach'.
Ce que nous venons de retracer, c'est l'histoire des
anciennes cantates et des anciennes Passions. Des ancien-
nes: car tout autres sont les cantates et les Passions qu'é-
criront Bach et ses contemporains. Dès le commencement
du XVIII* siècle — l'année 1700 sépare pour ainsi dire les
deux époques — l'ancienne cantate et l'ancienne Passion sont
remplacées par la nouvelle cantate et la nouvelle Passion.
Le texte et la musique se transforment tous deux. Les
textes des anciennes cantates ne comprenaient que des ver-
sets bibliques et des strophes de cantique; tout au plus,
y rencontre-t-on encore des versets tirés des méditations de
St. Augustin ou des sermons de St. Bernard de Clairvaux.
Les textes de libre invention sont proscrits. La nouvelle
cantate, au contraire, comprend, avant tout, des récitatifs et
des airs sur des textes libres; les strophes de choral et les
versets bibliques n'y jouent qu'un rôle secondaire. Et de
même la musique. L'ancienne cantate ne comporte que des
chœurs et des ariosos. En vain y chercherait-on le récitatif
parlé et l'air en ritournelle. C'est aussi le cas des Passions;
celles de Schiitz ne se composent encore que des paroles de
l'Evangile; point de méditations lyriques. Bach, lui, intercale
des airs sur textes libres entre toutes les péripéties mar-
quantes de l'action.
1. Arnold Mendeissohn a publii la Passion selon St. Matthieu de Schiitz à l'usage des
auditions modernes. Dans l'édition primitive le récitatif de l'Evangéliste est encore noté
comme le plain-chant, et sans accompagnement.
g6 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
La nouvelle cantate et la nouvelle Passion sont donc
en style d'opéra italien. On distingue deux grandes époques
d'influence de la musique italienne sur l'art protestant. La
première est illustrée par Schiitz: l'élément dramatique pé-
nètre dans l'église. Le second mouvement ne part pas de
l'Italie directement, mais il se produit sous l'influence de l'opéra
italien cultivé alors en Allemagne. Créer un opéra spirit-
uel, tel est le rêve des compositeurs de l'époque.
Quelques mots encore sur l'importance de l'opéra allemand
contemporain et sur ses rapports avec la musique sacrée.
C'est encore jusqu'à Schiitz qu'il faut remonter. En 1627, il
composa le premier opéra allemand, Daphné, qui fut repré-
senté à la cour de Dresde. Le texte est de Rinuccini et fut
traduit de l'italien par Martin Opitz, dont l'on sait le rôle
important dans l'histoire de la littérature allemande. La musique
est perdue.
Tout comme en Italie, l'opéra en Allemagne fut d'abord
le privilège des cours; ce n'est qu'ensuite que les villes eu-
rent, elles aussi, leur Opéra. Hambourg, la cité riche, se trouva
tout naturellement à la tête du mouvement. Dès 1658, on y
donnait des opéras et en 1678, on inaugura une grande salle
de spectacle construite par une société artistique dont Gerhard
Schott, le licencié Liitjens et Reinken, l'organiste, étaient les
présidents. Très florissant au XVIP siècle, cet opéra, au
XVIIP siècle tombe en pleine décadence. C'est à ce moment
que l'opéra de Dresde, fondé en 1662 par Carlo Pallavicini,
arrive à sa pleine prospérité.
Ce que les fondateurs de l'opéra de Hambourg voulaient
créer, c'était une sorte d'opéra religieux. Aussi les premières
pièces représentées étaient - elles tirées de l'histoire sainte.
On débuta par „Adam et Eve"^ de Theile, un élève de
1. Adam und Eva. Der erschaCFene, gefallene und aufgericbtete Mensch. In einem
Sîngspiel dargestellt, 1679. Musik von Theile.
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 87
Schiitz. Tout comme la Daphné de Schiitz, cet opéra est perdu.
Vinrent ensuite: Michal et David (1679), la mère des Macca-
bées (1679), Esther (1680), la naissance du Christ (1681), Caïn
et Abel (1682)'. Les pasteurs de la ville favorisaient l'entre-
prise. Heinrich Elmenhorst, l'un d'entre eux, écrivit même
les textes de plusieurs pièces et du haut de la chaire invita les
fidèles à assister au spectacle religieux. Mais, pour assurer
le succès de l'entreprise, il était impossible de ne pas faire
de concessions au goût populaire: l'on introduisit des scènes
burlesques et le personnage comique traditionnel dans l'œuvre
sacrée, qui perdit, par là même, son caractère idéal. D'où
une discussion littéraire très passionnée. Dans sa „Theatro-
machia"^ Anton Reiser, pasteur à St. Jakob, classait l'opéra
parmi les œuvres de Satan. Pour le réfuter, un autre théo-
logien, Rauch, publia, au courant de la même année, une
„Theatrophania"^ En 1688, dans sa „Dramatalogia antiqua-
hodierna", le pasteur Elmenhorst tenta une dernière apologie
de l'opéra religieux. Il démontra qu'il n'était autre chose
que l'art grec christianisé. Non seulement, dans sa pensée,
le genre dramatique n'est nullement incompatible avec le
christianisme, mais encore, l'histoire sainte se prête au drame
aussi bien, sinon mieux, que la mythologie grecque. Les
Facultés de théologie de Rostock et de Wittenberg, aux-
quelles on avait demandé leur avis, se prononcèrent également
pour l'opéra religieux. Mais en vain Elmenhorst essaya-t-il
de sauver le caractère moral et religieux de ces représen-
tations; rien ne pouvait plus arrêter la dégénérescence d'une
entreprise vraiment classique dans sa conception primitive.
Un instant, cependant, la décadence sembla conjurée par
l'apparition d'un nouveau talent: Reinhard Keiser. Né en
1. Kain und Abel, oder der verzweifelte Brudenn6rder.
2. ,Theatromachia, oder die Werke der Finsternis" von Anton Reiser, Prediger zu
St. Jakob 1682.
3. ,Theatrophania zur Verteidigung der christliehen, vornebmlich «ber der musikalischen
Oper* von Rauch, Magister der Théologie 1682.
gg La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
1673, il avait débuté par „Le jugement de Salomon" (1703)
et «Nabuchodonosor* (1704) ^ Mais si bien doué qu'il fût, il
n'était pas homme à donner une nouvelle impulsion à l'opéra
religieux. Sa vie privée prêtait à la critique; il dut même
quitter Hambourg pendant un certain temps. Mattheson ra-
conte qu'il aimait mieux se donner des allures de cavalier
que de musicien^. Un détail significatif: il se faisait suivre
par deux laquais en riche livrée.
Donc, l'opéra s'avançait de plus en plus dans des voies
profanes, sans préjudice pour la musique spirituelle, d'ailleurs,
car les compositeurs d'opéras écrivaient en même temps des can-
tates. Alors, commence pour Hambourg la période la plus
brillante de son histoire artistique. Il devient le grand centre
d'attraction pour les talents de l'Allemagne entière et ras-
semble, à la fois, des hommes comme Keiser, Mattheson,
Hândel et, plus tard, Telemann. Bach, disions-nous au chapitre
précédent, faillit y être appelé en 1720 et, sans les thalers
que son concurrent fit valoir, au lieu de devenir le maître
de Leipzig, il fût devenu la maître de Hambourg. Mais dans
quelle voie son génie se fût-il alors engagé? N'eût-il pas,
lui aussi, comme Hândel, écrit des opéras? Ou, même à
Hambourg, eût-il persisté dans son aversion pour le théâtre?
Johann Mattheson est né à Hambourg en 1681; il était
donc de quatre ans l'aîné de Hândel et de Bach. Talent précoce,
il attira, tout enfant, l'attention de ses compatriotes. Son pre-
mier opéra fut représenté, alors qu'il n'avait que dix-huit ans.
Quand Hândel arriva à Hambourg, en 1703, Mattheson se
fit son protecteur. Il devina, prétend-il, dès le début, dans
le simple violoniste de l'orchestre le talent éminent qui devait
s'affirmer si brillamment le jour où il s'oifrit à remplacer au
1. ,Die iiber die Liebe triumphierende Weisheit, oder Salomon", in einem Singspiel
auf detn groQen Hamburgischen Schauplatze dargestellt 1703.
,ûer gestiirzte und wieder erhôhte Nebuludnezar, Kônig zu Babylon unter dem groDen
ropheten Daniel* !704.
2. ,Er liebt sich mehr als einen Cavalier, denn aïs musicus aufzufûhren" (Mattheson)
Histoire des cantates et des Passions avant Bach S9
clavecin l'accompagnateur absent. De même, Mattheson re-
vendique le mérite d'avoir „ façonné" Hândel. A son arivée
à Hambourg, nous raconte-t-il, il avait l'habitude d'écrire des
airs et des cantates interminables d'une tournure maladroite
et sans goût, encore que très correctes d'harmonie, jusqu'au
jour où grâce à l'opéra, il changea sa manière d'écrire'.
En 1704, l'amitié qui unissait les deux hommes faillit
prendre fi^ d'une façon tragique. Le 5 décembre, on donnait la
«Cléopàtre* de Mattheson. Le compositeur jouait lui-même
le rôle d'Antonius; mais, comme ce personnage mourait une
demi-heure avant la fin de la représentation, Mattheson, en
quittant la scène, avait l'habitude de prendre la place du chef
d'orchestre pour diriger la fin de l'opéra. Mal disposé, sans
doute, ce jour là, Hândel se refusa à la lui céder, ce qu'il
avait fait, jusque là, de bon cœur. En sortant, et sans
attendre, ils se battirent en duel sur la place du marché.
Fort heureusement, la lame de Mattheson se brisa contre un
bouton de l'habit de Hândel. On réussit à les séparer, et,
quelques semaines après, ils renouaient les liens un moment
rompus.
Cette aventure est typique pour le caractère de Mattheson,
car c'était là son faible de vouloir être tout à la fois. Doué
d'une façon extraordinairement universelle, il réussissait, en
effet, dans toutes les carrières. En 1705, il quitta la scène
après avoir chanté, comme dernier rôle, Néron dans l'opéra
du même nom de Hândel. Il devint ensuite secrétaire de
l'ambassadeur d'Angleterre à Hambourg, Johann von Wick,
qui, auparavant déjà, l'avait choisi comme précepteur de ses
enfants. Et, tout comme ses talents, sa culture était universelle.
Il avait fait des études classiques et modernes; il savait le
français, l'italien et l'anglais; il était juriste et architecte,
1. , Hândel scbrieb damais sebr lange, lange Arien und scbier unendlicbe Cantaten,
die docb nicbt das recbte Gescbick oder den recbten Gescbmack, obwohi eine vollkommene
Harmonie batten.'Er wurde aber bald durch die hohe Schule der Oper ganz anders zugestutzt.*
90 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
tout ensemble, et s'était, en outre, révélé diplomate habile.
Dans son autobiographie qui parut en 1740 dans la «Ehren-
pforte", il se dénomme lui même l'infatigable, „den niemals
MûCigen" et à l'appui de son dire il raconte l'emploi d'une
de ses journées de travail: Il est en train de composer; on
vient le déranger en lui apportant la correspondance diplo-
matique; la partition est mise de côté; le voilà tout
entier à son courrier; puis, on vient s'adresser ^ l'archi-
tecte; le voilà étalant devant lui des plans et examinant des
devis
En 1715, il fut nommé chanoine à la Cathédrale et on lui
confia le „Directorium musicum". C'est en cette qualité
qu'il écrivit une série de compositions spirituelles. Mais, une
surdité sans cesse croissante l'obligea à se démettre de ses
fonctions, en 1728. A sa place Reinhard Keiser fut nommé
Cantor Cathedralis. C'est à ce moment que Mattheson s'adonna
entièrement à la littérature et joua comme critique musical
le rôle que Lessing jouera plus tard à Hambourg même,
comme critique dramatique. Dans les quatre-vingt huit écrits qu'il
publia, il se fit le champion passionné des nouvelles tonalités*
que combattaient alors des musiciens de marque comme Johann
Heinrich Buttstedt, (1666-1727) organiste à Erfurt^, et Johann
Joseph Eux, maître de la chapelle impériale à Vienne (1660-
1741). Même, il découvre déjà que chacune de ces différentes
tonalités modernes a un caractère qui lui est propre. Mi
majeur, par exemple, lui apparaît comme la tonalité amoureuse.
Or, à cette même époque, Bach écrivait son clavecin bien
1 1713: „Das neueroffnete Orchester, oder universelle und grundiiche Anleitung, wie
ein galant-homme einen vollkommenen Begriff von der Hobeit und Wûrde
der edien Musik erlangen, seinen goût danach formiren, die terrainos technicos
verstehen und geschicklich von dieser vortrefflichen Wissenschaft raisonniren
môge".
1717: „Das beschûtzte Orchester",
1721 : „Das forschende Orchester".
2. Ut re mi la sol la, Tota musica et harmonia aeterna* : réplique de Buttstedt au
«Neueroffnete Orchester" de Mattheson.
Histoire des cantates et des Passions avant Bach Qi
tempéré, où il exprimait par la musique même le vrai caractère
de chaque tonalité.
En 1728 Mattheson publia le ,,Musikalische Patriot" pour
défendre la nouvelle cantate en style d'opéra; en 1731, parut
la „GroDe Generalbafischule"; en 1739, le „Vollkommene
Kapellmeister" et, en 1740, la „Grundlage einer Ehrenpforte".
Cette dernière publication, sorte de livre d'or, est des plus
importantes pour l'histoire de la musique allemande, car elle
contient l'autobiographie des musiciens alors les plus réputés.
Sans le „Syntagma musicum" (1614-20, en trois parties) de
Michael Praetorius (1571-1621), le „Musiklexikon" de Walther
(1732) et les publications de Mattheson, il serait tout à fait
impossible d'écrire l'histoire de la musique allemande au
XVir et dans la première moitié du XVIII^ siècle.
Le nom de Bach ne figure point dans la Ehrenpforte.
Serait-ce que Mattheson, lui ayant demandé sans succès
une autobiographie, se crut dispensé, par là même, d'écrire
la vie du maître? Mais n'était-ce point aussi le cas pour
Handel et Keiser, dont il publia cependant la biographie,
malgré leur refus de le renseigner sur eux-mêmes? Ne
faut-il point alors chercher une autre raison de cette ab-
stention? Mattheson était orgeuilleux et susceptible; Bach,
dans sa simplicité, ne sut sans doute pas, lors du voyage
de 1720, prendre cette attitude de protégé qui disposait
favorablement Mattheson à l'égard du talent d'autrui. Et
nous voyons, en effet, Mattheson ne laisser passer aucune
occasion de manifester son animosité à l'égard de Bach. C'est
ainsi qu'il publia, quelques années après cette entrevue, une
critique mesquine de la belle cantate „Ich batte viel Be-
kiimmernis" No. 21. Il est juste d'ajouter qu'après la mort
de Bach, mettant de côté toute vanité personnelle, il rendit
pleinement hommage au maître de Leipzig, dont il avait pris
le parti, auparavant déjà, contre les critiques malveillantes d'un
certain Scheibe. C'est même avec un véritable enthousiasme
92 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
qu'il salua la „Kunst der Fuge" (l'Art de la fugue) quand
elle parut, en 1752.
D'une façon générale, il est difficile d'être entièrement
juste à l'égard de Mattheson. Sans doute, l'art allemand lui
a les plus grandes obligations. N'a-t-il point contribué à le
faire connaître par ses écrits et à l'illustrer par ses com-
positions? N'a-t-il point été l'un des champions du progrès?
N'avons-nous pas toute raison de croire à la sincérité de
son enthousiasme pour l'art? Mais il était de ces hommes
qui indisposent par leur vanité et qui, par la trop haute
opinion qu'ils ont d'eux mêmes, nous mettent dans l'im-
possibilité de leur rendre justice ^
Hândel resta à Hambourg de 1703 à 1706. Il avait débuté
en 1704 par un opéra „Almira", qui eut un grand succès, et
continua par „Néron", qui fut représenté en 1705. Quand
en 1708, on joua ses opéras „Florindo" et „Daphné", il se
trouvait déjà en Italie. Il écrivait aussi pour l'église. De cette
époque datent une cantate sur le choral „Ach Herr mich
armen Sxinder" et un oratorio en deux parties pour la St. Jean
intitulé „Die Erlôsung des Volkes Gottes aus Àgypten" (Le
peuple de Dieu délivré de l'Egypte). Mais personne ne
pouvait alors soupçonner que ce serait lui, précisément, qui,
un jour, réaliserait dans ses oratorios l'idée des fondateurs
du théâtre hambourgeois. Quand, en 1731, dégoûté de l'opéra,
il revint à la musique religieuse, ce fut une sorte d'opéra
spirituel qu'il rêva. «Esther" (1731) fut représentée sur la
scène avec le chœur antique. Mais le Dr. Gibson, évêque de
Londres, en interdit les représentations. Hândel dut renoncer
à la scène et se trouva ainsi amené, par la force même des cir-
constances, à se tourner vers l'oratorio dramatique qu'il devait
traiter avec tant de grandeur. Les chefs-d'œuvre en ce genre:
1. Ludwig Meinardus dans sa conférence Johann Mattheson und seine Verdienste
um die deutsche Tonlcunst" (ISîQ) a fait son apologie d'une façon très méritoire. Peut-être
l'a-t-il un peu idéalisé. (Voir cette conférence dans la „Sanimlung musikallscher Vortrage"
Breitkopf e Hârtel. 1881).t
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 93
«Israël en Egypte" (1738), «Saiil" (1740), „le Messie" (1741),
„Samson" (1742), Judas Macchabée (1746), Josué (1747),
Jephté (1751) furent représentés soit en province, dans les
salles de concert, soit à Londres, au Haymarket-Théàtre.
Pendant le carême, il donnait douze oratorios dont il remplissait
les entr' actes avec des concertos pour orgue joués par lui-
même.
S'il fût resté en Allemagne, le Messie n'eût jamais été
écrit, car à cette époque la musique spirituelle ne se con-
cevait pas en dehors du service religieux. Les tentatives
faites en ce sens par les maîtres Hambourgeois, n'aboutirent,
finalement, qu'à un échec.
Telemann est moins intéressant que Mattheson et Keiser.
Né en 1681, à Magdebourg, il composa son premier opéra
„Sigismund" à l'âge de douze ans. En 1701, il se rendit à
Leipzig pour y étudier le droit. Remarquons, à ce propos, qu'il
n'est pas le seul juriste qui soit venu grossir le nombre des
musiciens allemands: Schûtz, Walther, Mattheson, Hândel,
Kuhnau et Emmanuel Bach, pour ne citer que les plus célèbres,
étaient tous destinés à l'étude du droit. En général, le niveau de
culture des artistes du temps était très élevé; en 1719, un
nommé Johann Beerens publia un petit traité: „0b ein Com-
ponist necessario musse studiert haben?" (Les études uni-
versitaires sont- elles indispensables au compositeur?). Il
répond par l'affirmative et demande qu'il ait pratiqué les
belles-lettres.
A Leipzig, Telemann se décida définitivement pour la
musique; il accepta le poste d'organiste au Temple neuf et
fonda le Collegium musicum, société de dilettantes qui se
recrutait surtout parmi les étudiants. C'est cette même société
que Bach dirigera plus tard. Après avoir été maître de
chapelle, successivement dans plusieurs villes, entre autres, à
Eisenach et à Gotha, il fut nommé, en 1721, Cantor du
Johanneum à Hambourg. A la mort de Kuhnau c'est, à lui
94 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
qu'on offrit d'abord la place de Cantor à St. Thomas, ce qui
prouve qu'il était alors beaucoup plus considéré que Bach
auquel on ne pensa qu'en second lieu. Mais les Hambourgeois
lui votèrent une si brillante augmentation de traitement qu'il
se décida à rester, retenu aussi, qu'il était, par l'opéra.
Ses œuvres sont innombrables. L'autobiographie qu'il
fournit à la Ehrenpforte, en 1740, énumère: 12 années com-
plètes de cantates d'église (Bach n'en a écrit que 5),
19 Passions (Bach n'en a écrit que 4), 700 airs, 35 opéras
pour Hambourg, 2 pour la cour de Bayreuth, 3 opérettes et
600 ouvertures. Des cycles entiers de ses cantates furent
publiés de son vivant; une seule de Bach eut pareille fortune.
Tels étaient les maîtres qui tentèrent de créer un nouvel
art sacré. Ils ne choisirent pas le théâtre, comme Reinken
et ses amis l'avaient fait trente ans auparavant, mais l'église.
En 1704 Reinhard Keiser composa une Passion »Der blutige
und sterbende Jésus" (Jésus sanglant et mourant) qui fut
exécutée à la Cathédrale, la semaine sainte, aux Vêpres du
lundi et du mercredi. Les pasteurs protestèrent, car elle ne
ressemblait en rien aux anciennes Passions. C'était en effet
une œuvre entièrement théâtrale avec un texte en libretto
d'opéra. L'on avait même remplacé les paroles de l'Evangile
par un récit de la Passion en vers, d'un caractère trivial.
Notons que dans cette Passion apparaît déjà la „ Fille de Sion",
le personnage mystique que nous retrouverons, plus tard, dans
la Passion selon St. Matthieu de Bach.
L'on ne pouvait tenter l'essai une seconde fois. Un Con-
seiller qui était en même temps poète, le licencié Brockes,
tout en gardant le plan et les éléments de la Passion de
Keiser, c'est à dire les récitatifs libres, les airs en ritournelle
et le personnage de la fille de Sion, écrivit un nouveau texte,
où il chercha à ne pas trop accentuer le caractère d'opéra.
Il suivait de plus près le texte des Evangiles dans son récit
en vers de la Passion et amenait des strophes de chorals à
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 95
quatre reprises'. Cependant, l'introduction même de l'élément
lyrique et les nouvelles formes italiennes, transformèrent
complètement l'ancienne Passion, et c'est ainsi transformée
qu'elle nous apparaît chez Bach. Il dépend des maîtres
Hambourgeois et surtout il connaît le texte de Brockes qu'il
a largement mis à contribution dans la Passion selon St. Jean
et dans celle selon St. Matthieu. C'est que ce texte était
alors considéré comme classique. Keiser le mit en musique
en 1712, Hàndel et Telemann en 1716, Mattheson en 1718.
La Passion de Keiser-Brockes fut exécutée en dehors de
l'église, parce que l'auteur confiait l'exécution des soli à des can-
tatrices, dont le concours n'était alors pas toléré dans l'enceinte
sacrée. Mais Mattheson, une fois nommé à la Cathédrale,
manœuvra si bien, qu'un an après sa nomination, dès 1716,
il obtint la permission d'y faire entendre des cantatrices d'opéra
dans des airs d'oratorio, succès dont il aimait à se glorifier'.
En cela, Bach ne suivait point l'exemple des Hambourgeois.
Tous ses airs, dans les cantates et dans les Passions, étaient
chantés par les choristes de St. Thomas; jamais une cantatrice
n'eut un rôle dans ses œuvres d'église. Hândel, par contre,
faisait tout naturellement interpréter les airs de ses oratorios
par des femmes.
La Passion de Mattheson-Brockes fut exécutée à l'église,
le dimanche des Rameaux de l'année 1718. L'auteur ne
manque pas de faire remarquer que la quête produisit ce jour-
1. Le procédé qui consiste à faire intervenir des chorals dans la Passion a été em-
ployé pour la première fois par Johann Sebastiani à Kônigsberg. „Passion, worinnen zur
Erweckung raehrer Dévotion unterschiedliche Verse aus denen gebrauchlichen Kirchenliedern
mit eingcfûhrt und dem Texte accomodiert werden" 1672. Les anciennes Passions ne con-
naissaient point cet usage du choral. C'est à tort qu'Arnold Mendeissohn dans son
édition de la Passion selon St. Matthieu de Schiiiz (1887), ménage une place à des strophes
de choral de son choix. La partition originale ne contient aucune indication à cet égard.
2. .^^attheson. GcneralbaOschule, p. 42 „Ich bin wohl der erste, der bel ordentlichen,
groOen Kirchenmusiken vor und nach der Predigt 3 bis 4 Sangerinnen angestellt hat;
aber mit welcher Miihe, VerdrieOlichkeit und Wider-Rede, das ist nicht zu beschreiben.
Ara Anfang lieu raan mich ersuchen, ich mochte doch ja kein Frauenzimmer auf das Chor
bringen; am Ende konnte man nicht gcnug davon haben". Nous connaissons encore les
noms des trois cantatrices avec lesquelles il fit le premier essai; c'étaient les dames Risch-
muller, Schwarz et Schobcr.
96 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
là trois fois autant qu'à un service ordinaire*. Dans le cou-
rant de la même année, Telemann fit exécuter, à Francfort,
sa musique sur le texte de Brockes. L'audition eut lieu à
l'église, mais pendant la semaine, en dehors du culte. Cette
Passion lui valut les plus grands succès dans de nombreuses
villes de l'Allemagne, ce qui n'empêche pas la musique d'en
être bien médiocre.
La façon dont Hândel^ illustre le texte de Brockes prouve
à quel point, dès cette époque, son art est en avance sur celui
des maîtres Hambourgeois; plus tard, les différentes parties de
cette Passion ont passé dans d'autres oratorios. Mais nous
possédons encore de l'oeuvre originale une copie que nous
devons à Bach et à sa femme. Le manuscrit compte soixante
pages; les vingt trois premières sont de la main de Bach,
les autres de celle d'Anna Magdalena.
Comment expliquer la grande faveur dout jouissait le texte de
Brockes? Elle ne tenait certes pas à la distinction du
langage. Qu'on juge plutôt de la vulgarité du style par ces
deux exemples:
Récitatif. La flagellation:
„Drauf zerrten die Kriegsknecht' iiin herein
und riefen ihre Wut mehr anzuflammen
die ganze Scliaar zusammen.
Die banden ihn an einen Stein
und geiBelten den zarten Rùcken
mit nàgelvoUen Stricken."
Air. Le désespoir de Pierre après le reniement:
„Heul du Schaum der Alenschenkinder,
winsle, wilder Sûndenknecht!
Thrânenwasser ist zu schlecht;
weine Blut, verstockter Sùnder."
Mais ce qui séduisait les musiciens d'alors, c'était, sans
doute, l'exaltation du langage pathétique et les nombreux
1. Mattheson. ,Es ist auch utn dièse Zeit bemerkt worden, daC bei Haltung einer
solchen Musik wenigstens dreimal so viel aïs sonst in den Gottesicasten gelcommen ist*.
2. „Der fur die SUnde der Welt gemarterte und sterbende Jésus, aus den vier Evangelien
in gebundener Rede dargestellt, von Tit. Herrn C. H. Broclces, Lie. und in die musique
gebracht von Monsieur Hendel 1716.
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 97
prétextes que fournissait le texte à la description musicale. Les
ressources dramatiques qu'offrait le libretto leur faisaient
fermer les yeux sur ses défauts. L'on sait, en outre, combien
l'Allemagne d'avant Lessing était peu sensible à la correction
du langage poétique. Bach a malheureusement vécu à cette
même époque.
Mattheson, Telemann et Keiser, qui jouissaient d'un grand
crédit, de par leur haute situation, usèrent de tous les
moyens pour donner droit de cité à la musique théâtrale dans
les églises. Leurs cantates contenaient des récitatifs parlés
et des airs en ritournelle; le choral n'y jouait, pour ainsi
dire, aucun rôle. Ils écrivaient des oratorios en deux parties
qu'ils exécutaient avant et après la prédication, sans que ces
morceaux eussent aucun rapport avec l'Evangile du jour*.
La musique du culte allait donc perdre tout à fait son caractère
liturgique; c'étaient, bel et bien, des concerts spirituels qu'on
intercalait dans le service religieux. Une réaction était néces-
saire; elle se produisit.
Le signal fut donné par un certain Joachim Meyer, docteur
en droit et professeur de musique à Gôttingue. En 1726 —
Bach se trouvait donc déjà à Leipzig — il lança contre
la musique d'église théâtrale^, un libelle, où il attaquait
vivement le nouveau genre des cantates et des Passions.
Il s'en suivit une polémique littéraire aussi acharnée que
celle qui s'était engagée à propos de la représentation des
drames bibliques au théâtre, trente ans auparavant^. Les
arguments que font valoir les protagonistes de la nouvelle
1. Voici quelques uns des stheatralische Soliloquia' de Telemsnn: Der verkaufte
Joseph; der von Zedekia geschiagenc Micba; Der von seinem Volke verfoigte David; Der
sterbende Simson ; Der versenkte Jonas.
2. ,Unvorgreifliche Gedanken iiber die neulicb elngerissene theatralische Kirclien-
musik und von den darin bisher iibiichen Cantatcn, mit Vergleichung der Musik voriger
Zciten zur Verbesserung der unsrigen vorgestellet" 1726.
3. Mattheson, se sentant directement attaqué, écrivit „Der neue Gôttingische, aber viel
scblechter aJs die alten lacedamonischen urtheilende Ephorus, wegen der Kirchenmusik
einesandern belchrt." 1727. En 1728, Meyer répliqua à son tour ,Der anmaOliche Hamburger
criticus sine crisi*. Sons le pseudonyme Innoceniius Frankenberg, un nommé Fuhrmann,
Cantor à Berlin, prit le parti de Mattheson et publia ,Cerechte Wagschal' 1729.
Schweitzer, Bach 7
98 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
musique se trouvent réunis dans le ^Musikalische Patriot de
Mattheson" (1728). «Pourquoi, dit-il, la musique nouvelle
rencontre-elle une opposition aussi acharnée? Avant tout,
parce qu'elle exige une bonne exécution. Nos chœurs
d'église, tels qu'ils sont, continue-t-il, pouvaient à la rigueur
suffire à la musique ancienne. Mais comment faire chanter
de grands airs modernes aux solistes qu'on recrute dans ces
chœurs"? Il les caractérise d'une façon très amusante: „Ein
Diskantist, mit einer schwachen Fistul, so als ein ait Miit-
terchen singet, der die Zâhne ausgefallen; ein Altist mit
einer kalblautenden Stimme; ein Tenorist, der wie ein rauh-
stimmiger Distelfresser schreit; ein Bassist, der das acht-
fiissige g in der Tiefe wie ein Maikàfer im hohlen Stiefel
brummt, daC kaum dreiCig Schritt davon ein schlafender
Hase erwachen môchte, hingegen das vierfussige g wie ein
indianischer Lôwe briillt u.s.w." ^ Qu'on accorde donc à la
nouvelle musique les éléments dont elle a besoin et, alors
seulement, il sera permis de se prononcer sur sa valeur ou
sur sa non-valeur. Ainsi raisonne Mattheson, un an avant
l'exécution de la Passion selon St. Matthieu à Leipzig.
Bach, en lisant ce traité, ne pouvait que l'approuver, car il
trouvait sous la plume de Mattheson les mêmes griefs que
lui-même devait, en 1730, formuler dans un mémoire adressé
au Conseil. Les premiers solistes qui chantèrent les airs de
la Passion selon St. Matthieu, ne différaient guère de ceux
que Mattheson décrit, avec tant d'humour, dans sa critique.
Quant au reproche adressé au caractère profane de la nou-
velle musique d'église, Mattheson objecte que la prétendue diffé-
rence entre la musique théâtrale et la musique d'église est
purement artificielle et n'existe pas en réalité. Dans l'antiquité,
le théâtre avait un caractère religieux; au fond, toute céré-
1. Un gdiscantiste" qui chante comme une vieille sans dents, un altiste, sans voix,
un ténor, dont l'organe rappelle l'âne, une basse, dont les notes graves donnent l'impres-
sion d'un bourdon enfermé dans une botte, et dont les notes hautes rappellent le rugisse-
ment d'un lion indien ete.
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 99
monie religieuse est théâtrale en ce sens, que les idées reli-
gieuses et l'histoire sainte y sont représentées sous forme
concrète. L'apologie de Mattheson est donc conçue dans le
même esprit qui avait inspiré Elmenhorst dans sa défense
de l'opéra religieux.
Toutefois, estime-t-il, il est un reproche dont on ne sau-
rait absoudre la nouvelle musique: elle ne fait aucun cas du
choral. Tant pis, ajoute-t-il. Déjà, dans la critica musica
de 1722, et dans celle de 1725, il avait avoué qu'à ses yeux,
les chorals ne sont pas de la véritable musique, pas plus
que les gens de l'assemblée qui les chantent, tant bien que
mal, ne sont des musiciens. Comment écrire des cantates
sur des strophes de choral? La poésie en strophes ne se
prête pas à la grande musique; elle en arrête, à tout instant,
le développement. Les strophes sont „une maladie de la
mélodie" — le jeu de mots français est de Mattheson lui-
même.
Mais, abandonner le choral, c'était rompre tout lien entre
l'église et la musique sacrée, c'était renier le passé de la
musique protestante, c'était lui enlever ce qu'elle avait de
plus vigoureux et de plus beau. Si les maîtres hambourgeois
ne s'en rendaient point compte, Bach, lui, vit clair, et il se
garda bien de renoncer au choral.
Sous l'influence du mouvement musical de Hambourg, les
Abendmusiken de Lûbeck prirent, également, un tout autre ca-
ractère. La vieille cantate allemande, qu'on y exécutait du
temps de Buxtehude, fut abolie du jour au lendemain par son
successeur SchiefFerdecker. Venant de Hambourg, où il rem-
plissait les fonctions de chef des chœurs à l'opéra, il n'admit
au programme que des oratorios dans le style hambourgeois.
Jamais, pendant les vingt cinq ans qu'il dirigea ces auditions, il
ne reprit une seule des cantates de Buxtehude. Et ce change-
ment dans les Abendmusiken s'opéra sans contestation aucune.
C'est que, dès 1700, la victoire de la cantate en style
7*
100 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
d'opéra était décidée dans l'Allemagne entière. En cette an-
née, parut le premier cycle des textes de cantates d'Erdmann
Neumeister, qui furent, pour les textes de cantates, ce que jadis
les dialogues de Hammerschmidt avaient été pour les textes
de motets. Neumeister, né en 1671, fut d'abord Hofdiaconus
à Weissenfels (1704) et, plus tard, prédicateur à la cour de
Sorau; en 1715, il fut appelé à Hambourg comme pasteur à
l'église St. Jacob. C'est lui, qui plus tard, lors de l'élection
d'un organiste à cette même église, ne pourra contenir l'in-
dignation que lui fera ressentir l'échec de Bach.
Les cantates du premier cycle — il fut écrit pour la cha-
pelle de la cour de Weissenfels et mis en musique par Phi-
lippe Krieger — se composent, chacune, de quatre airs et de
quatre récitatifs. Le texte est entièrement d'Invention libre,
et écrit à la façon d'un libretto d'opéra. «Pour m'expliquer
clairement — cette phrase est tirée de la préface de Neumeister
— une cantate n'est autre chose qu'un morceau d'un opéra (ein
Stiick aus einer Oper) et, comme celui-ci, doit se composer
d'airs et de récitatifs". Dans les cycles suivants, toutefois, il
fit quelques concessions; le second (1708), contient, de nou-
veau, des chœurs, et le troisième (1711), revient aux versets
bibliques et aux strophes de choral à côté des airs en ritour-
nelle et des récitatifs libres. C'est sous cette forme modi-
fiée que la cantate de Neumeister devint populaire. Tous les
librettistes de cantates l'imitèrent, et les compositeurs puisè-
rent de préférence dans ses cinq cycles réunis, qui furent
édités par Tilgner en 1716. Telemann, alors maître de cha-
pelle à Eisenach, mit en musique deux cycles entiers, le troi-
sième (1711), et le quatrième (1714). A côté de Neumeister,
citons le plus important de ses imitateurs: Salomo Franck,
secrétaire du Consistoire supérieur de Weimar (1659-1725),
qui publia des cycles de cantates à partir de 1711.
L'ancienne cantate allemande est donc partout délaissée,
au cours des vingt premières années du XVIIF siècle. Bach
Histoire des cantates et des Passions avant Bach IQI
suivit le mouvement général. Ses premières cantates sont
encore entièrement dans le genre ancien; on n'y trouve que
des chœurs et des récitatifs-ariosos sur des versets bibliques
et des strophes de cantiques: point de récitatifs parlés ni d'airs
en ritournelle. Voici les cantates de cette catégorie qui nous
sont parvenues:
aDenn du wirst meine Seele nicht in der Hôlle lassen".
No. 15. Pâques 1704. (Arnstadt). La forme actuelle de la
cantate date d'une rédaction postérieure.
„Gott ist mein Kônig". No. 71. „Kirchen-Motetta" pour
l'installation du Conseil de Miihlhausen. 4 février 1708.
jjNach dir Herr verlanget mich*. No. 150. Weimar. Ecrite
entre 1711 et 1713.
„Aus der Tiefe rufe ich" (Psaume 130). No, 131. Ecrite
à Miihlhausen ou à Weimar entre 1707 et 1712.
„Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit" (Actus Tragicus)
No. 106. Cantate sur la mort d'un inconnu, écrite à Weimar,
entre 1712 et 1714.
Telles sont les cantates de Bach dans l'ancien genre.
Mais Neumeister et Franck l'eurent bientôt converti au style
nouveau. Ce qui attirait le maître vers Franck c'était, avant
tout, le mysticisme de sa poésie. Dix-sept cantates nous sont
parvenues avec des textes de Franck, dont treize appar-
tiennent, certainement, à l'époque de Weimar, entre autres,
trois cantates sur la nostalgie de la mort, qui sont d'une
beauté saisissante:
„Komm du siiOe Todesstunde". No, 161. (16* dim. après
la Trinité 1715).
„Ach ich sehe, jetzt da ich zur Hochzeit gehe". No. 162
(20* dim. après la Trinité 1715).
j,Mein Gott wie lang". No. 155 (2* dimanche après l'Epi-
phanie 1716)'.
]. Voici les autres cantates sur des textes de Franck, composées i Weimar:
,lch batte viel Bekiimmernis' (J'avais beaucoup d'afâiction) No. 21 (3* dim. apris la
102 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bacb
Des cantates de Weimar composées sur des textes de
Neuraeister, sept nous sout parvenues.* A Leipzig même,
le maître eut encore souvent recours à ces deux librettistes.
Ce fut un malheur que Bach adoptât la nouvelle cantate, le
plus grand qui pût arriver à son œuvre. A voir les cantates
écrites dans le genre ancien, à voir surtout l'actus tragicus
(No. 106), l'idéal en l'espèce, l'on se prend à regretter que
Bach se soit, ensuite, converti au nouveau genre, guidé en
cela, non par le bon goût, mais par la mode de l'époque.
Quelle merveille que le texte de l'actus tragicus, cette
simple mosaïque de paroles bibliques! On ne peut se lasser
d'admirer la profondeur du sentiment et la justesse de l'in-
stinct dramatique qui inspirent le maître dans la recherche
et dans le groupement des versets de l'Ecriture. Et l'on se
dit que tous les textes de cantates seraient ainsi, si Bach
eût été assez clairvoyant pour réagir contre les tendances
de son temps./ Comment, doué d'un sens si fin pour le
dramatique, a-t-il pu se complaire au faux dramatique des
Trinité, désignée aussi per ogni tempo). Cette cantate fut composée pour Halle, en
1713 ou en 1714, et injustement critiquée par Mattbeson dans sa critica musica.
.Himmelskônig sei willkommen', No. 182, (Dim. des Rameaux 1714 on 1715).
.Der Himmel lacht, die Erde jubiliret", No. 31 (Pâques 1715).
,Ba.rmherziges Herzs der ewigen Liebe*, No. 185 (4« dim. après la Trinité 1715).
_Nur jedem das Seine", No. 163 (23« dim. après la Trinité 1715).
.Bereitet die Vege, bereitet die Bahn", No. 132 (4* dim. de l'Avent 1715).
.Tritt auf die Glaubensbahn", No. 152 (le Dim. après Noël 1715).
,Waohet betet". No. 70 (2» dim. de l'avent 1716; retravaillée en 1723).
,Herz und Mund und That und Leben", No. 147 (4« dim. de l'Avent 1716).
, Ailes was von Gon geboren* (Oculi 1716;. Orte cantate, plus tard, passera toute
entière dans la cantate ,Ein feste Burg' (Choral de Luther) No. 80.
1. Cantates sur des textes de Neumeister, composées à U'eimar.
• Uns ist ein Kind geboren', No. 142 (Noël; entre 1712 et 1714).
,Ich weiû, daO mein Erlôser lebt*. No. 160 (Pâques 1713 ou 1714).
.Gleichwie der Regen und Schnee vom Himmel tâ.Ut', No. 18 (Sexagesims 1713
ou 1714).
.Nun komra der Heiden Heiland", No. 61 (l*r dim. de l'Avent 1714) ; cette cantate
est composée pour Leipzig.
.Ver mich liebet, der wird mein Wort halten', No. 59 (Pentecôte 1714). Cette
cantate a été retravaillée plus tard.
Citons encore les deux cantates de l'époque de Côtben ;
-Das ist ja gewiDlicb wabr. No. 141 (3e dim. de l'Avent 1720).
,Wer sich selbst erhôbet, der soll emiedriget werden', No. 47 (17» dim. après la
Trinité). Cène cantate a été composée pour Hambourg, en 1720.
Histoire des cantates et des Passions avant Bach 103
textes en style de libretto d'opéra? Comment le grand poète
a-t-il pu se laisser entraîner par cette réaction mesquine
contre le classicisme du langage de la Bible et des anciens
chorals?
Il n'en va pas autrement de la musique. L'arioso simple,
tel qu'on le rencontre dans l'actus tragicus, est de beaucoup
supérieur à l'air en ritournelle. C'est une forme libre qui
représente la synthèse idéale du récitatif et de la mélodie.
L'accompagnement n'est qu'une simple succession d'harmo-
nies; mais, dès qu'il s'agit d'illustrer une idée saillante, il se
transforme en un morceau symphonique, bâti sur des motifs
descriptifs, pour redevenir simple enchaînement d'harmonies
dès que l'idée qu'il s'agissait de faire ressortir, a disparu.
Ce récitatif-arioso est une création du génie allemand, car
en somme, qu'est-il autre chose, sinon la forme première de
ce qui apparaîtra réalisé d'une façon si grandiose, dans la
musique de Wagner?
C'est cette forme si simple et si riche, à la fois, que
Bach a abandonnée pour le récitatif et l'air de l'opéra italien.
Il ne se rend pas compte que ces formes étrangères ne con-
viennent pas à son génie et il ne s'avise pas que le sché-
matisme de l'air en ritournelle sera un obstacle au déve-
loppement naturel de ses idées.
En réalité, il n'a jamais écrit d'air, au sens rigoureux du
mot, car l'air est une forme purement mélodique. Hândel
et Mozart ont écrit des airs. Chez Bach et Beethoven, par
contre, il prend une tournure symphonique: l'intérêt se porte,
avant tout, sur l'orchestre, et non sur le chant. Bach dé-
nature l'air italien, en ce sens, qu'en inventant le thème, il
songe aux instruments et non au chant. L'identité de thème,
dans le chant et dans l'accompagnement, si naturelle dans le
simple air italien, n'apparaît rien moins que naturelle chez"
Bach, dont la façon d'inventer est toute différente. S'il n'eût
pas été détourné de sa voie, il n'eût jamais songé à écrire
/
104 La musique sacrée en Allemagne jusqu'à Bach
autre chose qu'une déclamation parlante et mélodique, à la
fois rehaussée et illustrée par un accompagnement sympho-
nique. Est-il admirateur de Bach qui, en dehors de tout
raisonnement historique, n'ait pas éprouvé comme un regret
instinctif à l'entendre nous parler à travers des airs en
ritournelle?
^Inconsciemment, le maître s'est rendu coupable de tra-
hison vis à vis du génie de la musique allemande. Accepter
les formes étrangères, ce n'était pas seulement porter pré-
judice à son œuvre à lui, mais, encore, arrêter la musique
allemande dans la voie du développement possible. //Qne les
talents ordinaires se laissent entraîner par les tendances de
l'époque: il n'importe. Mais, quand les grands génies com-
mettent une erreur, ce sont les siècles à venir qui en por-
tent les conséquences. C'est précisément parce qu'il était
grand, qu'Aristote arrêta l'essor des sciences naturelles en
Grèce, alors qu'elles étaient sur la voie qui eût mené à la
découverte que devait faire plus tard Copernic. De même,
Bach, en se ralliant à l'art italien, arrêtait l'art allemand sur
la route qui l'eût conduit à la musique telle que la réali-
sera Wagner. Les textes et les formes qu'il accepta pour
être de mode à son époque, n'est-ce point là, justement, ce
qu'il y a de suranné dans son œuvre?
IP PARTIE
LA VIE ET LE CARACTÈRE DE BACH
VIL Bach et sa famille
Bach naquit à Eisenach le 21 mars 1685 et mourut à
Leipzig le 28 juillet 1750. Sa vie n'offre point de particula-
rités bien saillantes. C'est une vie bourgeoise, honnête et
laborieuse. Orphelin dès l'âge de dix ans, Bach trouva un
refuge chez son frère aîné, à Ohrdruff. Au bout de quelques
années, comme la famille de Johann Christoph devenait tou-
jours plus nombreuse, il se fit un devoir de ne pas rester
à sa charge et résolut de subvenir lui-même à ses besoins.
Sa belle voix le fit accepter comme choriste dans l'in-
ternat du lycée de Liinebourg dont il suivit toutes les classes.
Certes, il n'eût pas demandé mieux que de continuer ses
études à l'Université pour compléter sa culture générale ; mais,
avant de philosopher, il fallait vivre: Bach dut accepter les
fonctions de violoniste dans l'orchestre du prince de Weimar.
Quelques mois après, en 1704, il fut nommé organiste à
Arnstadt, où l'on venait de construire un nouvel orgue. Il y
resta quatre ans. Finalement, le séjour lui fut gâté par les dis-
sentiments qui éclatèrent entre lui et le conseil municipal, à
propos d'un congé qu'on lui avait accordé et qu'il avait pro-
longé de plus de deux mois, sans même en prévenir ses su-
périeurs'. Et puis, Arnstadt était trop petit pour lui; il s'y
sentait à l'étroit. C'est donc avec une réelle satisfaction qu'il
1. Voir p. 56. de cène itude.
jQg La vie et le caractère de Bach
accepta la place d'organiste à Miihlhausen en 1707. Il s'y
maria, aussitôt, avec Maria Barbara Bach, sa cousine. En juin
1708 il quitta Muhlhausen pour Weimar, où, pendant neuf ans,
il remplit les fonctions d'organiste de la cour et de musicien
de chambre. A ces titres il ajouta, en 1714, celui de Con-
certmeister, c'est-à-dire sous-chef d'orchestre. Mais, quand
la place de Capellmeister devint vacante, le prince, au lieu
de l'offrir à Bach qui croyait avoir de bonnes raisons d'y
compter, la donna à un musicien parfaitement insignifiant,
Johann Wilhelm Drese, dont le seul mérite était d'être le
fils de son père, l'ancien Capellmeister. Bach, dans ces con-
ditions, ne pouvait rester plus longtemps. Le prince de Côthen
lui offrait la place de Capellmeister à sa cour. Il accepta
et resta dans ces fonctions de 1717 à 1723. A la longue
cependant, elles cessèrent de lui plaire, car elles ne répon-
daient guère à la vocation qu'il se sentait. Il n'était, en effet,
que directeur de la musique de chambre du prince; des can-
tates on n'en exécutait point, car la cour, tout comme celle
de Prusse, n'était pas luthérienne, mais réformée; l'orgue de
la chapelle de la cour était un petit instrument qui comptait à
peine une dizaine de jeux, et encore, Bach n'était-il pas l'or-
ganiste en titre. Ajoutons que le prince Léopold ayant épousé
une femme qui ne s'intéressait nullement à la musique, son
amour pour l'art commençait à se refroidir. D'autres raisons
encore décidèrent Bach: ses fils grandissaient; il fallait son-
ger à leur éducation. Or Côthen, à cet égard, n'offrait guère
de ressources. Hambourg eût été la ville de son choix, mais
les intrigues et les Thalers de son concurrent l'emportèrent.
Et pourtant, quand la position de Thomascantor, c'est à
dire, de maître de chapelle des églises de Leipzig, fut deve-
nue vacante par suite de la mort de Kuhnau, en 1722, Bach
hésita plusieurs mois avant de poser sa candidature. Le
Thomascantor n'était qu'un simple professeur, hiérarchique-
ment le quatrième de l'école St. Thomas; il avait à donner
Bach et sa famille 107
certaines leçons et devait étudier et diriger les chœurs que les
internes exécutaient dans les deux églises principales. Pour
un maître de chapelle ducale, ce n'était point là un avance-
ment. Finalement, le père de famille se décida: le Capell-
meister accepta de devenir maître d'école. Le 31 mai 1723,
il débutait dans ses nouvelles fonctions; il devait les remplir
vingt-sept ans durant.
Bach jouissait d'une santé très robuste. A part une in-
disposition qui l'empêcha, en 1729, d'aller saluer Hândel à
Halle, nous ne savons pas qu'une maladie grave soit
venue entraver son activité. Sa partie faible, c'était les
yeux. Il était myope de naissance, et il va sans dire qu'il
n'améliorait point sa vue en écrivant de la musique et en
gravant lui-même sur cuivre ses compositions. Durant les
deux dernières années de sa vie, ses yeux allèrent toujours s'af-
faiblissant. L'opération pratiquée pendant l'hiver 1749-1750
par un oculiste anglais, de passage à Leipzig, bien loin de
le guérir, entraîna les suites les plus funestes: non seulement
il devint complètement aveugle, mais encore sa santé se
trouva fortement ébranlée. Le 18 juillet 1750, il recouvra
la vue tout à coup, mais, quelques heures après, une attaque
d'apoplexie le foudroyait. Il mourut dans la soirée du 28 juillet
et fut enterré le vendredi 31 juillet, au cimetière St. Jean.
Telle est, à quelques menus épisodes et quelques petits
voyages près, la vie du maître. Le nécrologue qui fut
rédigé par son fils Charles Philippe-Emmanuel et son élève
Agricola, et parut dans la Musikalische Bibliothek de Mizler,
en 1754*, ne donne guère que des dates. Plus tard, Forkel,
l'historien bien connu de la musique allemande, dans la
biographie qu'il donna de Bach, en 1802, ajouta à ces dates
les renseignements qu'il tenait des deux fils aînés du mu-
sicien, Friedemann et Emmanuel. Presque toutes les anecdotes
I. La , Bibliothek' de Mizler (tait une revue musicale qui paraissait i Leipzig. Le
nicrologue se trouve dans le 4* vol. 1* partie pag. 158—176 (1754>
La vie et le caractère de Bach
publiées sur Bach, remontent, sous leur forme originale, à
cette biographie ^
Puis, l'intérêt s'assoupit, et l'étude de Bach resta station-
naire pendant près de soixante ans. Le premier qui entreprit
de publier une nouvelle biographie, basée sur des recherches
plus approfondies, fut Bitter. Son ouvrage, paru en 1865, ne
devait pas tarder à être supplanté, lui-même, par un ouvrage
plus solide et plus vaste, la Bachbiographie de Philippe Spitta.
Cet ouvrage est le fruit de plus de quinze années d'études,
études singulièrement attirantes, sans doute, mais d'une
étrange difficulté. Que l'on songe qu'il existait à peine
quelques lettres de Bach; les renseignements des contem-
porains étaient insignifiants et insuffisants. Il fallait donc
faire parler les archives et les manuscrits. Et Spitta les fît
parler. Il feuilleta les registres ecclésiastiques des localités
cil Bach avait habité, parcourut les actes des assemblées
municipales, et il trouva plus qu'il n'eût jamais osé espérer.
En 1873 paraissait la première partie de cet ouvrage qui, achevé
en 1880, devait être pour l'histoirfe de la musique ce qu'est
le livre de Justi sur Winkelmann pour l'histoire de l'art 2.
Ces études plus récentes nous permettent de fixer avec
plus de précision la physionomie du maître. ' Involontai-
rement on est tenté d'établir un parallèle entre son exis-
tence et celle de Kant. Tous deux, ont vécu une vie bour-
geoise et toute simple, que ne signale aucun événement
saillant; mais, tout en demeurant confinés dans un milieu mo-
deste et tranquille, ils ont su rester en contact vivant avec
le monde; tous deux, ont eu l'art de laisser mûrir en eux
les nombreuses impressions qu'ils recueillaient du monde
1. aOber Johann Sebasian Bacbs Leben, Kunst und Kunstwerke. Fiir patriotische
Verebrer echter, musicaliscber Kunst von i. R. Forkel, Leipzig. Bureau de Musique 1802*.
69 pages. Cet ouvrage, inspiré par une admiration ardente pour Bach, est précieux en
son genre et doit être considéré comme le point de départ de toute étude sur Bach. —
Toutefois, il n'est pas exact sur tous les points.
2. Johann Sébastian Bach von Pbilipp Spitta Leipzig, Breitkopf und Hârtel. I. Band
(855 pages) 1873, II. Band (1514 pages) 1880. —
Bach et sa famille /^ 109
extérieur; tous deux, n'ont connu ni les grandes incertitudes,^
sur la voie à suivre, ni les grandes luttes pour conquérir
l'estime des contemporains; tous deux, ont écrit beaucoup,
sans écrire trop; tous deux, ont été plus grands, on pourrait
dire, plus heureux que d'autres génies, parce qu'il y avait
identité complète entre l'idéal qu'ils poursuivaient et leurs
occupations journalières: Kant voulait instruire la jeunesse,
Bach embellir le culte protestant.
Par contre, quelle différence entre l'existence de Bach et
celle de Hàndel! Hândel était déjà un virtuose et un com-
positeur admiré, alors que Bach, son égal en âge, n'était
qu'un simple violoniste obscur de l'orchestre ducal de Wei-
mar; Hândel se faisait entendre devant Buxtehude que
Bach, un an plus tard, venait écouter avec le respect et la
curiosité de l'élève désireux d'apprendre d'un tel maître;
Hândel se faisait applaudir en Italie; Bach était organiste dans
une petite ville d'Allemagne. Hândel vivait à la cour d'An-
gleterre et avait à sa disposition des orchestres, des chœurs
et des solistes de choix; Bach était maître d'école et n'avait
que des écoliers pour exécuter ses œuvres. Le Messie eut
un succès retentissant; personne n'avait parlé de la Passion
selon St. Matthieu. Hândel fut enterré dans l'Abbaye de
Westminster; l'on est réduit à des conjectures sur le lieu oîi
reposent les restes du Cantor de Leipzig. Et pourtant, de ces
deux destinées, laquelle préférons-nous: celle de Hândel qui
se méprit plus de vingt ans sur sa véritable vocation et chercha
dans l'opéra la gloire qu'il devait trouver dans l'oratorio, ou
celle de Bach qui, d'emblée, découvrit la voie où il devait
s'avancer avec tant de sûreté et avec tant de sécurité?...
Nous ne possédons, malheureusement, que très peu de ren-
seignements sur le Bach intime, le mari et le père de fa-
mille. Il se maria deux fois. Sa première femme mourut
subitement à Cothen en 1720, pendant qu'il se trouvait à
Carlsbad, où il avait dû accompagner le prince Léopold. A
IIQ La vie et la caractère de Bach
son retour, elle était déjà enterrée; il ne put qu'aller pleurer
sur la tombe encore fraîche de celle qui, pendant treize ans,
avait partagé sa vie et son labeur. Philipp Emmanuel, dans
le nécrologue, décrit d'une façon saisissante la douleur et
l'abattement de son père; il n'avait que six ans lors de la mort
de sa mère, mais les scènes poignantes auxquelles il assista
lui avaient laissé une impression inoubliable. Un an après, le
maître épousait Anna Magdalena Wiilken, la fille du trompette
(Hof- und Feldtrompeter) de l'orchestre de Weissenfels. Elle
avait alors vingt et un ans, Bach en comptait trente six. Cette
union fut parfaitement heureuse. Anne-Madeleine était à même
de comprendre son mari et de le suivre dans tous ses tra-
vaux. Elle était musicienne, elle-même, et possédait une belle
voix de soprano. C'est à la cour, où elle était cantatrice, que
Bach la connut, sans doute. Ajoutons, qu'elle était douée d'une
intelligence musicale remarquable que son mari se chargea
de développer. Nous possédons encore deux livres de cla-
vecin „Klavierbiichlein" d'Anne Madeleine; le premier est
de 1722, le second de 1725. Ils contiennent, parmi d'autres
compositions pour clavecin, les suites françaises, des geistliche
Lieder et des airs pour soprano. Le second de ces Klavier-
buchlein nous est particulièrement précieux, Bach y ayant
écrit les règles fondamentales pour la réalisation de la basse
chiffrée. Anne Madeleine n'était pas seulement la ménagère
économe — et l'économie, certes, s'imposait dans une famille
aussi nombreuse — mais encore, elle rendait de grands ser-
vices à son mari en copiant de la musique. C'est elle, par
exemple, qui copia la plus grande partie de la Passion de
Hândel. Détail curieux: son écriture va s'identifiant de
plus en plus à celle de son mari ; c'est à peine s'il est pos-
sible de les distinguer l'une de l'autre.
Quelle charmante scène de famille nous évoque, par exemple,
la partie du second hautbois dans la cantate: „Ihr, die ihr euch
von Christo nennet" No. 164! Les en-têtes et les clefs sont
Bach et sa famille 1 1 1
de la main d'Anne Madeleine, mais les notes, gauches et raides,
trahissent une main d'enfant. Au bas, se trouve un petit mono-
gramme très primitif qui s'efforce de combiner les trois lettres
W. F. B.: Wilhelm Friedemann, Bach! La cantate est très pro-
bablement de 1723; l'enfant avait alors treize ans; c'était sa
première belle copie. Voit-on la scène? La mère et le fils
sont assis à la même table; on entend un pas dans l'escalier:
„Dépêche-toi, dit la mère, c'est le père qui rentre".
Mais, par contre, que de scènes tristes sont évoquées par les
registres de Weimar, de Côthen et de Leipzig! Bach eut, en
tout, vingt et un enfants, sept de sa première femme, quatorze
de la seconde. Plusieurs moururent jeunes, d'autres, à un âge
plus avancé. Huit seulement, quatre filles et quatre fils, étaient
encore en vie à la mort du père. Que de fois ne dut-il pas
suivre le cercueil d'un être cher; 29 juin 1726, 1 nov. 1727,
21 sept. 1728, 4 janvier 1730, 30 août 1732, 25 avril 1733:
autant de jours de deuil pour la maison du Thomascantor.
La profonde tristesse de certaines cantates nous surprendra-
t-elle maintenant que nous savons dans quelles tristes cir-
constances elles ont vu le jour? Si les cantates pouvaient
nous raconter toutes ces tristesses, nous connaîtrions, dans
toute leur étendue, des douleurs que nous laisse à peine de-
viner l'inventaire dressé après la mort du maître, L'ainé des
fils d'Anne Madeleine — il s'appelait Gottfried Heinrich —
est représenté par un curateur, car il était idiot. Emmanuel
prétend qu'il avait du génie, mais qu'à un certain moment
son intelligence s'était arrêtée. Altnikol, le gendre de Bach,
le prit chez lui dès avant la mort du père; il ne mourut
qu'en 1763. C'est précisément ce Gottfried Heinrich qui
donna lieu à la légende du David Bach, le virtuose idiot,
dont le jeu étrange touchait, dit-on, les auditeurs jusqu'aux
larmes. Or, Bach n'eut jamais de fils de ce nom.
La plus heureuse époque de la vie de famille de Bach,
ce furent les années où ses fils aînés n'avaient pas encore
JJ2 La vie et le caractère de Bach
quitté la maison paternelle. Friedemann et Emmanuel avaient
reçu, tous deux, une éducation musicale très soignée. C'est
que Bach avait un talent qui n'est pas donné à tous les
pères: il savait instruire ses propres enfants. En 1720,
quand Friedemann eut atteint l'âge de neuf ans, il lui fit
commencer la musique et écrivit successivement pour lui
les morceaux qui composent le „Klavierbuchlein pour Wilhelm
Friedemann Bach". Les «Inventions" (1723) et, de même,
les six Sonates pour orgue, qui datent de la même époque,
étaient destinées à servir d'études aux deux aînés. Mais,
tout en poussant ses fils à la musique, il tint à ce qu'ils
fissent des études générales à l'Université de Leipzig; une
certaine culture universitaire était alors, disions-nous, estimée
indispensable à l'artiste. Du reste, Emmanuel, à qui son
père ne croyait pas assez de talent, n'était pas destiné à
la carrière artistique, mais à l'étude du droit. Ce n'est
qu'en 1738 qu'il choisit définitivement la musique. Une
lettre écrite par Bach, en 1730, à Erdmann, son ancien con-
disciple de Liineburg, nous renseigne accidentellement sur les
concerts de famille. Le motif de cette lettre n'est pas des
plus réjouissants: Bach, dégoûté de Leipzig par différentes
vexations de la part de ses supérieurs, s'adresse à son ami
qui remplissait alors à Dantzig les fonctions importantes
d'agent russe, le priant de pourvoir à son sort. Après lui
avoir exposé tous les désavantages de sa situation présente,
il en vient à parler de sa famille et lui raconte que ses
enfants, grands et petits, sont nés musiciens. «Avec ma
famille, dit-il, je puis déjà «former un concert", vocaliter
et instrumentaliter, surtout que ma femme chante un très
beau soprano et que, de son côté, ma fille aînée exécute sa
partie pas mal non plus". Bien des compositions du maître,
notamment les concerts pour un ou plusieurs clavecins avec
orchestre et certaines cantates de solo, ont été, sans nul doute,
écrites en vue de ces concerts de famille.
Bach et sa famille 1 13
Bacb vécut assez longtemps pour assister aux succès de
ses fils: Friedemann devint organiste à Halle; Emmanuel
claveciniste de Frédéric le Grand, et, plus tard, en 1767,
maître de chapelle à Hambourg, où il succéda à Telemann;
Johann Christoph Friederich remplit les fonctions de mu-
sicien de chambre du comte de Lippe, à Biickeburg; Johann
Christian, qui, par la suite, en 1759, devait succéder à Hàndel
dans les fonctions de maître de chapelle de la reine d'Angle-
terre, n'avait que quinze ans à la mort de son père. Bach
avait une haute opinion de son talent; il lui fit même cadeau,
à la fois, de trois clavecins à pédales, ce qui ne manqua pas
d'exciter la jalousie des frères aînés. Ce même Johann
Christian fut, un certain temps (1754), organiste à la cathé-
drale de Milan.
Une seule des filles de Bach, Juliane Frederike, se maria:
elle épousa Altnikol (1720-1759), organiste à Naumbourg, un
des élèves préférés du maître. Dans le post-scriptum d'une
lettre datée du 6 oct. 1748, Bach annonce avec une Certaine
fierté à son cousin Elias Bach qu'Emmanuel est père de deux
fils, non sans déplorer, toutefois, que l'aîné soit né à l'époque
de l'invasion prussienne en Saxe (1745): „Mein Sohn in
Berlin hat nun schon zwei mânnliche Erben, der erste ist
ohngefàhr um die Zeit geboren, da wir leider! die Preussische
Invasion hatten; der andere ist etwa 14 Tage ait."
Les compositions de ses fils l'intéressaient vivement. Il
copia de sa propre main le beau concerto pour orgue en
ré mineur de Friedemann, et l'on ne saurait dire à qui cette
copie — elle se trouve à la bibliothèque de Berlin — fait le
plus grand honneur: au père ou au fils.
Friedemann avait été de tout temps son préféré; sa manière
d'écrire pour le clavecin et pour l'orgue n'est pas sans rap-
peler, en effet, celle de Jean Sebastien. Mais les trente
cantates qu'il composa à Halle ne ressemblent en rien à cel-
les de son père; on dirait plutôt des œuvres antérieures à
l'époque de J. S. Bach. Emmanuel était moins génial que
Sch weitzer, Bach. g
2J4 La vie et le caractère de Bach
son frère, mais assidu au travail et consciencieux. C'est lui
qui transmit à sa génération les principes du toucher et du
style de Jean Sébastien. Il fait époque dans l'histoire de
la musique, car c'est avec lui que commence la technique du
piano moderne. Dans ses cantates et dans ses oratorios, il
est moderne à la façon de son temps. Il ne lui manque
que des idées, pour qu'on puisse le considérer, en quelque
sorte, comme le trait d'union entre Bach et Beethoven. Jo-
hann Christian, le „Bach de Londres", écrivit une quantité de
petits opéras sans valeur. Pour dire vrai, il semble que la
vieille souche des Bach se fût épuisée en produisant Jean
Sébastien; si les fils ont été des artistes remarquables, c'est
moins grâce à leur talent qu'à la solide instruction qu'ils
avaient reçue de leur père.
Quant à Wilhelm Friedemann, il eût fait le désespoir
de son père, s'il eût vécu assez longtemps pour assister à
sa déchéance. D'un caractère étrange et irascible, il avait, de
plus, un malheureux penchant à la boisson. En 1764 il
donna sa démission à Halle et mena, par la suite, une vie
de bohème. En vain, ses amis, qui le ramassaient ivre dans
la rue, essayèrent-ils de l'assister en payant ses dettes et
en lui cherchant une situation: il ne fît que déchoir de plus
en plus. Il délaissa femme et enfants pour aller traîner
avec son violon par les cabarets de village. Les précieux
manuscrits qui lui étaient échus en partage, furent égarés ou
vendus au premier venu pour des sommes dérisoires. Et
pourtant, de certaines fois, il se rappelait avec fierté qu'il
était le fils du grand Bach. On raconte qu'un jour, dans une
auberge, entendant dire à un musicien que les sonates pour
violon seul de J. S. Bach n'étaient pas jouables, il prit son
violon et les lui joua de mémoire, tout ivre qu'il était. Il ne
mourut qu'en 1784; Emmanuel vécut jusqu'en 1786^
1. Voir C. H. Bitter: Cari Pbilipp Emanuel und Wilhelm Friedemsnn Bach 2 Vol.
La situation et les fonctions de Bach à Leipzig 115
Anne Madeleine, elle, survécut à son mari de dix ans, et
ce, dans un complet dénûment. Les fils du premier lit la
délaissèrent totalement. La seule façon dont ils partagèrent
les manuscrits du père avant l'inventaire, ne témoigne guère
d'un sentiment bien tendre à l'égard de leur seconde mère.
En 1752, deux ans après la mort de Bach, pour pouvoir sub-
sister, elle et ses trois filles, la veuve du maître dût demander
un secours en argent au Conseil municipal. Et sa misère ne
fit qu'augmenter par la suite. Elle vivait d'aumônes et mourut
dans une pauvre maison de la HainstraOe. Personne ne sait
où elle est enterrée. Régine Susanne, la plus jeune des filles,
qui avait huit ans à la mort de Bach, vécut jusqu'en 1809.
Rochlitz, le grand admirateur des œuvres de Bach, apprenant
sa misère, fit un appel à la générosité de ses contemporains,
en faveur du dernier enfant de Bach. Le premier qui lui
envoya un don fut — Beethoven.
VIII. La situation et les fonctions de Bach à Leipzig
Bach habitait l'aile gauche de l'école St. Thomas; c'était là
le logement de service du Cantor. Après de longues hési-
tations, il s'était, enfin, décidé à accepter une situation qui
n'était point un avancement pour lui. Sans doute, c'était un
honneur de succéder au célèbre Kuhnau; sans doute, la
perspective de pouvoir se vouer entièrement à la musique
sacrée ne pouvait que lui sourire; mais quelles sujétions ne
l'attendaient point, par contre! En sa qualité de quatrième
professeur, il dépendait du Recteur et du Conseil; en sa qualité
de maître des chœurs, du Consistoire de l'église. On prévoit
les complications et les désagréments qui surviendront né-
cessairement le jour où son esprit d'indépendance viendra
Berlin 1868. Du ni£me auteur : Die Sfitine J. S. Bacbs. Sammlung musiicalischer Vortrige.
Breiikopr und Hirtel 5* volume.
S*
j j g La vie et le caractère de Bach
se heurter à toutes ces barrières. A lire les délibérations
qui précédèrent sa nomination et le contrat qu'il signa,
on ne peut se défendre d'une certaine humeur. Un homme
de la valeur de Bach se trouve réduit à en passer par
des conditions presque humjliantes: il lui est défendu de
quitter la ville sans la permission du bourgmestre-régent de
Leipzig; il devra assister aux convois funèbres et marcher
à côté des choristes de St. Thomas, chargés de chanter le
choral ou le motet; en outre, il lui est enjoint » d'arranger
la musique pour les offices de l'église de façon qu'elle soit
courte et ne ressemble pas à des opéras".
N'oublions point, pour être justes, que le Conseil municipal
ne cherchait qu'un maître d'école capable de diriger la musique
d'église; or, ce maître d'école, il ne le trouva pas en Bach.
Nous lisons, en effet, dans les délibérations qui précédèrent
la nomination de son successeur: »L'école a besoin d'un
Cantor et non d'un Capellmeister; Monsieur Bach était un
grand musicien, mais non un maître d'école". L'expérience
avait été malheureuse.
Tout d'abord, il sembla que tout allât pour le mieux. Bach
déclara vouloir donner lui-même les cinq leçons de latin par
semaine qui lui incombaient en troisième et en quatrième.
Dans la suite, cependant, avec l'autorisation de ses supérieurs,
il s'en libéra et se fit remplacer par un collègue qui consentit
à les donner, moyennant une indemnité de cinquante Thalers
par an. Quand ce remplaçant était empêché, c'était Bach lui-
même qui faisait la classe, et il se contentait alors de dicter
aux élèves un «exercice à élaborer" (ein Exercitium zum ela-
boriren) et de les surveiller.
Par malheur, l'école St. Thomas était alors dans un état
déplorable. Elle datait du XIIP siècle et avait été fondée
par les Augustins de St. Thomas. Lors de la sécularisation
des écoles, pendant la Réforme, elle devint école communale
et reçut des agrandissements considérables. On comptait une
La situation et les fonctions de Bach à Leipzig 117
cinquantaine d'internes. Ils se recrutaient parmi les jeunes
gens et les enfants pauvres de la ville et des environs
qui voulaient faire des études; on les élevait gratuitement,
mais on exigeait d'eux qu'il chantassent dans les chœurs
d'église. Deux fois par semaine, ils s'en allaient, chantant,
de maison en maison, répartis en quatre chœurs; les
dons qu'ils recevaient, ils se les partageaient, ainsi que
l'argent perçu à l'occasion d'enterrements ou de mariages,
après — bien entendu — que le Recteur, les profes-
seurs et le Cantor avaient prélevé la part qui leur revenait
de droit.
Cette schola cantorum était, on le voit, en même temps,
une schola pauperum; et bien arriérée était son organisation.
Les ^Thomaner** avaient une mauvaise réputation: la dis-
cipline n'était point leur fort. Il y en avait même, parmi eux,
qui couraient les rues, pieds nus, en mendiant. Le mauvais
entretien des salles de l'internat, la vie déréglée des choristes
faisaient de l'école St. Thomas un foyer d'épidémies. Bref,
au commencement du XVIIP siècle, l'établissement, autrefois
si célèbre et si prospère, se trouvait en pleine décadence.
Les familles honnêtes n'y envoyaient plus leurs enfants. De
cent vingt externes que les trois classes inférieures comptaient
autrefois, il n'en restait plus que cinquante trois en 1717.
En vain, le Conseil fit des enquêtes et publia des ordon-
nances en vue d'une réorganisation des études : ses efforts
ne pouvaient aboutir. Le Recteur Ernesti était un vieillard
sans énergie qui opposait une résistance passive à toutes les
tentatives de réforme: visant, avant tout, à une abolition
des quêtes, ces réformes eussent diminué ses revenus et
ceux des professeurs.
C'est à ce moment que débuta Bach; la situation n'était
guère brillante, on le voit, et elle ne fit qu'empirer jusqu'à la
mort d'Ernesti (1729). En 1730, Bach présenta au conseil
municipal un mémoire, où il exposait qu'il lui était impossible.
jjg La vie et le caractère de Bacb
vu le mauvais état des chœurs, d'exécuter dignement la
musique sacrée dans les églises de Leipzig.
Bien minces étaient, en effet, les ressources musicales
dont il disposait. Les églises n'entretenaient que huit instru-
mentistes. Pour avoir un orchestre complet — Bach, dans
son mémoire, exige dix-huit musiciens — le Cantor en était
réduit à compter sur les étudiants jouant d'un instrument,
qui consentaient à prêter régulièrement leur concours, soit par
amour de l'art, soit dans l'espoir d'une indemnité. Or, du
temps de Kuhnau, St. Thomas avait été délaissé de plus en
plus par les étudiants. Kuhnau manquait d'initiative et, de
plus, était un adversaire déclaré de la musique ^moderne",
en style d'opéra. Par contre, Telemann qui, au commencement
du XVIIP siècle, se trouvait étudier à Leipzig et occupait, en
même temps, la place d'organiste au Temple Neuf, était le
représentant de la nouvelle musique. Ses auditions avaient
un grand succès auprès des étudiants; il finit par les attirer
complètement de son côté en fondant le Collegium musicum,
au grand détriment de Kuhnau. Les meilleurs des choristes
de St. Thomas quittèrent l'école pour venir chez lui, espérant
être engagés plus tard, par son entremise, à l'opéra de Leipzig
ou à celui de Weissenfels. Son départ ne changea en rien
l'état de choses: son Collegium musicum resta le centre de
la vie artistique de Leipzig, et c'est en 1729, seulement, que
Bach s'assura le concours des étudiants, en prenant lui-même
la direction de la société.
Ajoutons, toutefois, que la position de Cantor avait aussi
ses avantages. La besogne journalière n'était point trop
absorbante. Bach donnait une leçon de chant, tous les jours,
de midi à une heure, le jeudi excepté. Le samedi, après-
midi, il faisait répéter la cantate du dimanche et le di-
manche, il dirigeait les chœurs soit à St. Thomas, soit à
St. Nicolas. C'était tout. Il restait donc au professeur d'a-
bondants loisirs, dont le compositeur profitait.
La situation et les fonctions de Bach à Leipzig Jip
L'internat de St. Thomas fournissait les chœurs à quatre
églises de la ville: St. Thomas, St. Nicolas, le Temple Neuf et
St. Pierre. Les cinquante- cinq internes formaient donc
quatre chœurs. Pour St. Pierre, on choisissait les plus
mauvais. „A l'église St. Pierre l'on envoie le rebut, c'est
à dire ceux qui n'entendent rien à la musique et savent à
peine chanter un choral." Ainsi s'exprime Bach lui-même
dans son mémoire de 1730'.
Le chœur du Temple Neuf était numériquement très faible,
car on avait besoin d'au moins trois voix de chaque partie
pour les chœurs des églises principales. „I1 serait à souhaiter,
dit Bach dans le même mémoire, qu'on pût prendre quatre
«sujets" pour chaque partie et avoir seize personnes dans chaque
chœur" ^. Le fait est, qu'il donna la Passion selon St. Matthieu
avec deux chœurs, dont chacun comptait douze, tout au plus,
seize voix, les solistes y compris, puisque c'étaient les pre-
miers choristes qui exécutaient les soli.
Chaque chœur était dirigé par un préfet (Praefectus) ;
c'était le droit du Cantor de choisir les préfets parmi les
meilleurs chanteurs. Ces postes étaient très enviés, les préfets
ayant une part spéciale aux revenus du chœur. Le Cantor
lui-même, ne dirigeait que le chœur qui exécutait la cantate,
la „Figuralmusik", comme l'on disait. Pour la cantate, de même
que pour les Passions, les deux églises principales alternaient.
Un dimanche, le Cantor exécutait la cantate à St. Thomas
et le premier préfet dirigeait le motet à St. Nicolas. Le
dimanche suivant, la cantate se donnait à St. Nicolas et le
premier préfet dirigeait le motet à St. Thomas. Cette alter-
nance était scrupuleusement observée. Une année, Bach
voulut exécuter la Passion à St. Thomas alors que c'était le
tour de St. Nicolas. Les programmes portant que la Pas-
1. ,In die Peterskircbe kommt der AusschuQ, nemlich die, so Icelne Musilc versteben,
sondern nur notbdôrfftig einen Choral singcn Jcônnen".
2. ,N. B. Wie wohl es noch besscr, wenn der Cœtus so bcscbafTcn wSrc, daQ man
zu leder Stimme 4 subjecte nebmen und aiso jeden Chor mit 16 Personen bestellcn konnte*
120
La vie et le caractère de Bach
sion aurait lieu à St. Thomas se trouvaient déjà entre les mains
du public: rien n'y fit; force lui fut d'abandonner son projet.
On exécutait une cantate chaque dimanche à l'exception
des trois derniers dimanches de l'Avent et des six dimanches
du Carême. Ajoutons les cantates des trois fêtes de Marie,
celles du Nouvel -An, de l'Epiphanie, de l'Ascension, de la
St. Jean, de la St. Michel et de la fête de la Réformation : en
tout cinquante neuf cantates par an. A supposer donc que
Bach ait composé cinq cycles de cantates (Jahrgânge), comme
l'indique le nécrologue et comme nous le raconte Forkel, il
en aurait écrit en tout deux cent quatre vingt quinze; une
centaine à peu près se trouverait donc perdue, car nous n'en
possédons que cent quatre vingt dix.
L'office des deux églises principales de Leipzig était
peut-être, de tous les offices protestants, celui qui ressem-
blait le plus à la messe catholique. C'est qu'en Saxe on était
très conservateur sous le rapport de la liturgie. Le détail
de cet office nous est connu, en partie, grâce, précisément,
aux notes écrites par Bach sur la couverture de la cantate
„Nun komm der Heiden Heiland", qu'il y fît exécuter le
premier dimanche de l'Avent de l'an 1714*. Le service
commençait à sept heures et finissait vers onze heures. Il se
composait des parties suivantes: Prélude de l'orgue; Motet;
Introït; Kyrie; intonation du Gloria, à laquelle le chœur répon-
dait par »et in terra pax"; souvent aussi, à la place du chœur,
c'était l'assemblée qui chantait, en allemand, le choral du
Gloria. Venait ensuite: l'Epître, suivie du choral allemand,
et l'Evangile, avec l'intonation du Credo; après le Credo,
1. Voici ces notes intéressantes : „Anordnung des Gottesdienstes in Leipzig am 1. Advent
Sonntag frijhe : 1) Prseludieret, 2) motetta, 3) Prœludieret auf das Kyrie, so ganz musiciret wird.
4) Intoniret vor dem Altar, 5) Epistola verlesen, 6) Wird Litaney gesungen, 7) Praeludieret
auf den Choral, 8) Evangeliutn verlesen, 9) Prseludieret auf die Hauptmusik, 10) Der
Glaube gesungen, 11) Die Predigt, 12) Nach der Predigt, wie gewôbnlich einige Verse aus
einem Liede gesungen, 13) Verba institutionis. 14) Prseludieret auf die Musik und nach
selbiger wechselweise prsludieret und Chorale gesungen, bis die Communion zu Ende et
sic porro".
La situation et les fonctions de Bach à Leipzig 121
l'organiste préludait, pour permettre aux instruments de s'ac-
corder. Sur un signe du Cantor, il s'arrêtait, et alors, com-
mençait l'exécution de la cantate, qui durait, en moyenne,
vingt minutes. Les cantates d'hiver étaient, en principe, un
peu plus courtes que celles d'été. Après la cantate, l'assemblée
chantait le Credo en allemand; puis venait le sermon, qui
ne durait pas moins d'une heure.
La deuxième partie de l'office était remplie par la célébra-
tion de la sainte-cène. Le sermon terminé, l'on chantait quel-
ques versets d'un choral allemand, puis on récitait les pa-
roles de l'institution. Pendant la communion, on chantait des
chorals de la sainte-cène, dont les différents versets étaient
entrecoupés de longs interludes d'orgue. Plusieurs des
grands chorals de Bach ont été écrits pour être joués pen-
dant la communion, entre autres, l'admirable choral mystique
„Schmiicke dich, o liebe Seele" (VII No. 49).
Après le grand office, en venait un plus court. La musique
n'y remplissait pas un rôle bien intéressant. Enfin, pendant
les Vêpres, qui commençaient à une heure un quart, on exécu-
tait un motet. La part faite à la musique était plus grande
encore aux jours de fête. Pendant le service principal, le
Kyrie et le Gloria étaient exécutés par le chœur, le Sanctus
pendant la célébration de la sainte-cène. Aux Vêpres de Noël,
on chantait le Magnificat et, à celles du Vendredi saint, une
Passion. Il y avait prêche à tous les offices, non seulement
aux deux offices du matin, mais aussi aux Vêpres. Les Pas-
sions se donnaient en deux parties, la première, avant, la
seconde, après le sermon des Vêpres du Vendredi saint.
L'église St. Thomas s'était montrée longtemps réfractaire
aux Passions en style moderne. Nous le disions: Kuhnau était
l'adversaire de tout ce qui était musique théâtrale. La Passion
que, cédant au goût public, il écrivit finalement dans le style
nouveau, et qui fut représentée en 1721, nous prouve combien
il se sentait mal à l'aise en un genre qui lui déplaisait;
J22 La vie et le caractère de Bach
l'esquisse que nous en possédons est fort médiocre. Notons,
en passant, que les Passions en musique disparurent du
culte de Leipzig au cours même du XVIIP siècle. La der-
nière fut exécutée en 1766, soit seize ans après la mort de
Bach. Il était arrivé juste à temps pour écrire la Passion
selon St. Matthieu.
Au total, Bach se trouvait dans les conditions les plus
favorables à la création musicale. Les petites difficultés et
les désagréments de sa position n'étaient point de nature
à entraver son activité artistique. Malheureusement, le maître
n'était point de ceux qui surmontent allègrement les menus
obstacles. Il s'y butait, se créant ainsi des ennuis qu'un
autre, plus calme et plus souple, eût esquivés. Et puis, il lui
manquait un talent essentiel pour remplir ses fonctions au
contentement de tous et de lui-même: il n'était rien moins
qu'organisateur. Quand il entreprenait quelque chose, c'était
avec l'impétuosité du génie. Son entourage ne se laissait-
il point gagner par son enthousiasme, Bach se sentait im-
puissant et désarmé. Il ignorait les moyens qui eussent per-
mis à un esprit lent et méthodique d'arriver, malgré tout, à
ses fins. Par exemple, et de là sortirent tous les désagré-
ments postérieurs, il était incapable de tenir en respect sa
classe et les chœurs. Il n'avait que l'autorité du génie, de
l'homme qui poursuit un idéal. Quand elle n'en imposait pas
aux élèves il se trouvait pris au dépourvu: l'autorité du simple
maître d'école lui manquait. C'était alors le laisser- aller
complet et le découragement. A Arnstadt, déjà, on lui
avait reproché de négliger le chœur. Il n'en fut pas autre-
ment à Leipzig. Plus souvent que de raison, il abandonnait
les leçons de chant au premier préfet. Et plus d'une fois
aussi, il dut recourir à l'autorité du Recteur pour maintenir
son autorité vis à vis des choristes. Sous les deux premiers
Recteurs, Ernesti l'âiné (mort en 1729) et Gesner (1730-34),
tout alla relativement bien; ils le soutenaient dans la mesure
La situation et les fonctions de Bach à Leipzig 123
de leur pouvoir. Mais le troisième, Ernesti le jeune (1734-59),
se brouilla avec Bach à propos de la nomination d'un préfet.
Abandonné par son supérieur, le maître se trouvait, dès lors,
dans la position la plus difficile.
Ne croyons pas, pour cela, que ses supérieurs fussent
mal disposés à son égard. Certes, ils ne savaient pas ap-
précier à sa valeur la grandeur de leur Cantor, mais, pour
être justes, reconnaissons qu'ils ne cessèrent point d'es-
timer Bach et qu'on ne saurait rien relever qui témoigne,
de leur part, d'une intention franchement malveillante. Il ne
tenait pas à eux d'éviter les frottements qui ne pouvaient
manquer de se produire, étant donné l'esprit d'indépendance
et l'humeur agressive du Cantor. Se sentait-il atteint le
moins du monde dans ses droits, il prenait feu et d'une ba-
gatelle il faisait une grosse histoire. Sans doute, dans les
nombreuses luttes qu'il soutint, il ne défendit jamais que son
bon droit, mais encore, on ne saurait approuver l'emportement
presque fanatique avec lequel il le défendait.
A peine installé, il commença la lutte'. Gômer, l'or-
ganiste de l'église St-Paul, qui était l'église de l'Université,
avait profité de la faiblesse de Kuhnau pour soustraire en
quelque sorte cette église à l'autorité du Thomascantor, qui
était directeur général de la musique sacrée de toutes les
églises de Leipzig. Autrefois, l'on ne donnait, à St-Paul,
de cantates qu'aux jours de fête, sous la direction du Tho-
mascantor qui touchait à cette occasion une rémunération
spéciale. Plus tard, on introduisit l'exécution régulière de
cantates, et c'était un usage établi au moment où Bach
arriva à Leipzig, que le Cantor dirigeât les cantates des jours
de fêtes. Corner celles des dimanches ordinaires, et que
tous deux se partageassent l'indemnité allouée par l'Université.
A peine arrivé, le premier soin de Bach fut de tenter l'im-
1. Voir Spitta II, p. 36 et suiv.
J24 La vie et le caractère de Bach
possible, pour rétablir la pleine autorité du Thomascantor
et, surtout, pour s'assurer l'honoraire intégral. En septembre
1725, il adressa même, à ce propos, une pétition directe
au roi qui fit étudier le cas et appuya la requête du maître,
sans réussir pourtant, semble- 1- il, à faire trancher le débat
entièrement en sa faveur; la preuve en est que, dans la suite,
Bach alterna avec son rival pour la composition des odes
exécutées lors des cérémonies solennelles de l'Université. Plus
tard, en 1730, Gôrner fut même nommé organiste à St. Thomas
et vexa le maître, plus d'une fois, sans doute, par son ignorance
et par son arrogance. Il ne se jugeait, en effet, point son sub-
ordonné, mais son égal. Suivant une anecdote, Bach, lors
d'une répétition, aurait été tellement impatienté par l'orga-
niste qui accompagnait la cantate, qu'il aurait pris sa per-
ruque et la lui aurait lancée à la tête, en s'écriant: «Vous auriez
mieux fait de vous faire cordonnier." Si cette anecdote est
vraie, il se pourrait bien que ce fût Gôrner qui reçut la
perruque de Bach au visage. A la longue, pourtant, les deux
hommes finirent par s'entendre ; plus tard, nous verrons Corner
figurer comme tuteur des quatre enfants mineurs de Bach,
ce qui ne s'expliquerait guère, s'ils eussent continué à vivre
en mauvaise intelligence.
En 1727, le magister Gaudliz qui remplissait les fonc-
tions de prédicateur pour les offices de l'après-midi s'attira,
à son tour, le courroux du maître ^ D'après l'usage, c'était
l'organiste qui choisissait parmi les chorals de tempore celui
qu'on allait chanter. Afin de les approprier à son sermon,
le magister Gaudliz préféra les désigner lui-même et de-
manda le consentement de Bach et du Consistoire. Ni l'un
ni l'autre ne firent de difficultés. Mais un an après, Bach
retira son consentement et, sans prévenir, fit chanter des can-
tiques de son choix, en affectant ignorer ceux que le prédica-
1. Voir Spina II, p. 57 et suiv.
La situation et les fonctions de Bach à Leipzig 125
teur avait indiqués. Le procédé n'était évidemment pas correct.
Gaudliz se plaignit au Consistoire qui prit son parti. Bach,
à son tour, adressa un mémoire au Conseil pour défendre „son
droit". Nous ignorons l'issue de cette affaire si typique pour
la tactique du maître, qui consistait à exciter le Conseil contre
le Consistoire, ou bien, le Consistoire contre le Conseil, et
à profiter des discussions qui s'engageaient pour en faire à son
idée. Lors même de son installation, la jalousie avait éclaté
entre les deux autorités: le Conseil prétendait que le repré-
sentant du Consistoire s'était donné une importance qui ne
lui revenait pas et l'on échangea force notes à ce sujet, sans
pouvoir s'entendre.
En 1729 et en 1730, les rapports entre Bach et le Conseil
étaient très tendus. Bach avait à examiner les élèves qui solli-
citaient l'admission à l'internat de St.-Thomas, et il était bien
entendu que ceux qu'il ne jugeait pas musiciens ne pourraient
être admis. Or, en 1729, à la rentrée de Pâques, quelques se-
maines après la première audition de la Passion selon St.
Matthieu, plusieurs sujets que Bach avait déclarés trop peu
doués pour la musique, avaient été admis, et d'autres, dont il
avait appuyé la demande par un bon certificat, refusés.
De plus, le Conseil avait retiré certains fonds qui, jus-
qu'alors, avaient été à la disposition du Cantor et lui servaient
à rémunérer les étudiants amateurs qui voulaient bien lui prêter
leur concours. Les conséquences ne se firent pas attendre.
L'exécution de la musique dans les églises baissa de plus en
plus, et le Conseil se crut en droit d'en faire un reproche à
Bach même. C'est pendant la séance du 2 août 1730 que le
mécontentement général contre le maître fit explosion. On se
plaignit, entre autres, que le collègue qu'il avait chargé de
donner les leçons de latin à sa place eût négligé ses fonctions,
que Bach eût quitté Leipzig sans en avertir le bourgmestre-
régent et qu'il donnât irrégulièrement ses leçons de chant.
Aucun des conseillers ne prit son parti. Monsieur le syndic
J26 La vie et le caractère de Bach
Job ajouta même: „Le Cantor est incorrigible." On lui vota
donc un blâme et, comme il était à supposer que ce blâme le
laisserait plutôt indifférent, on décida de lui retirer une partie
de ses revenus extraordinaires, provenant de certaines fon-
dations que se partageaient les professeurs de St. Thomas.
Et, en effet, les archives de l'école de St. Thomas prouvent
qu'en 1729 et 1730 Bach ne participa point aux rému-
nérations extraordinaires dont bénéficiaient ses collègues.
Ces procédés ne pouvaient manquer de le blesser profondé-
ment. Apre comme il l'était en matière d'argent — l'affaire
Gôrner nous en a fourni la preuve — il garda, pendant de
longues années, rancune à ses supérieurs d'avoir voulu l'at-
teindre par des mesures de ce genre. Quant au reproche
qu'on lui faisait d'avoir laissé péricliter la musique des églises,
il le réfuta dans le mémoire net et tranchant du 23 août
1730*; la défense suivit donc de près l'accusation. Le maître
y démontre, avec raison, que ces mêmes supérieurs qui se po-
sent en accusateurs sont coupables du mauvais état des chœurs.
N'est-ce point eux qui admettent les internes, sans se soucier
de leurs capacités musicales, et n'est-ce point eux, aussi, qui
retirent les fonds destinés à assurer le concours des étu-
diants? «Non seulement, ajoute-t-il, j'ai un grand nombre de
choristes incapables, mais encore, il me faut prendre pour
l'orchestre ceux d'entre les capables qui savent jouer d'un
instrument. Quoi d'étonnant alors que les chœurs soient si
peu nombreux et si mauvais! Si l'on me prive des moyens,
comment puis-je remédier au mal?" Et il prend tellement au
sérieux son rôle d'accusateur qu'il néglige même les règles
les plus élémentaires de la politesse et du respect requis
envers des supérieurs. Son mémoire se termine par une con-
statation sèche : Dans le chœur actuel se trouvent dix-sept sujets
capables, vingt qui ne sont pas encore à la hauteur de leur
1. aKurtzer, iedocb bôchstnôtbiger Entwurf einer wohlbestallten Kirchen-Music: nebst
eiiilgen unvorgreiflichen Bedenken von dem Verfall derselben".
La situation et les fonctions de Bach à Leipzig 127
tâche et dix-sept entièrement incapables." Signé: Bach, tout
court. Certes, le Conseil ne devait pas être accoutumé à lire
pareils mémoires. Monsieur le syndic Job avait raison: Le
Cantor était incorrigible.
C'est dans cette disposition d'esprit que le maître adressa
à son ami Erdmann la lettre pleine d'amertume oià il le
prie de lui chercher un autre poste. Il se plaint surtout
des désavantages matériels de sa situation. jOn la lui avait
présentée comme très avantageuse et, à première vue, elle
lui a paru telle, en effet: outre le logement on lui offrait
un fixe d'environ sept cents Thalers et chaque grand casuel
devait lui rapporter un à deux Thalers. Mais, en arrivant à
Leipzig, il s'est aperçu que la vie y était extrêmement chère.
„En Thuringe, dit-il, je vais plus loin avec quatre cents Thalers
qu'ici avec le double." Et puis, le casuel est très inégal.
En 1729, par exemple, comme «l'air était sain" il a perdu à
peu près cent Thalers par suite du petit nombre des décès.
A quelles petites causes ne tiennent point les grands ef-
fets! Cette année 1729, est pour nous une année bénie:
c'est elle qui nous a donné la Passion selon St. Matthieu. A
Bach, elle n'apporte que des sujets de mécontentement. L'on
sent, à travers toute cette lettre, que les mesures mesquines
prises par le Conseil l'ont piqué au vif; de dépit, il veut
aller chercher fortune ailleurs.
Toutefois, sa situation financière n'était point si mauvaise.
L'inventaire qu'on fit après sa mort et le luxe qu'il pouvait
se permettre en instruments de musique prouvent clairement
que, malgré ses charges de famille, il jouissait d'une certaine
aisance. La vérité, c'est que Bach était regardant en matière
d'argent. En est-il meilleure preuve que l'anecdote sui-
vante? En signe de reconnaissance pour l'hospitalité qu'il
lui avait donnée à Leipzig, son cousin Elias Bach, de Schwein-
fourt, lui avait envoyé une petite pièce de cidre. Or, il se
trouva, qu'arrivée à Leipzig, elle avait perdu un tiers de son
128
La vie et le caractère de Bach
contenu. Bach, dans une lettre de 1748, le remercie très
aimablement de son attention, mais, en post-scriptum, il lui
fait le calcul détaillé des frais de port, d'accise et d'octroi,
et le prie de ne plus lui faire pareil envoi, à l'avenir, .car,
dans ces conditions, ajoute-t-il, le cidre me revient trop cher
pour être un cadeau^".
Heureusement, le nouveau Recteur, Gesner, était un
admirateur de Bach et une amitié sincère ne tarda pas à
unir les deux hommes. Usant de son influence sur les
membres du Conseil, il fit libérer le maître de ses heures
de classe et obtint qu'il participât de nouveau à la réparti-
tion des dons. Mais la bienveillance du Recteur n'était point
encore une garantie suffisante, au gré de Bach. Déjà dans
l'affaire Gômer, il s'était adressé directement à ia cour de
Dresde; cette fois, pour se mettre à tout jamais à l'abri des
vexations, il brigua le titre de Hofcompositeur du Roi-Electeur,
son souverain. Comme ses compatriotes, en général, il atta-
chait une certaine importance aux titres. Tandis que Kuhnau,
par exemple, s'était intitulé „Cantor" tout court, Bach, sur-
tout vis à vis du Conseil, ressentait comme une certaine
honte à porter ce titre subalterne. Il s'intitulait de préfé-
rence Director Musices, ou encore Director Musices et Cantor,
et en tête de ses compositions il ne manquait point de faire
figurer les titres de Hofkapellmeister de Côthen et de Weis-
senfels. Mais les titres qu'il tenait de ces petits princes n'en
imposaient guère à ses supérieurs. L'important pour le
maître, c'était donc d'être attaché à la cour du souverain du
pays. Le voici, dès lors, accumulant les démarches pour obtenir
le titre si convoité de Hofcompositeur. Dans la requête qu'il
adresse à Auguste III, Roi de Pologne et Electeur de Saxe,
1. Voici ce post-scriptum: „Ohnerachtet der Herr Vetter sich geneigt offeriren, feraer-
hin mit desgleichen liqueur zu assistiren; so muO doch wegen ûbermâûigcr hiesiger Ab-
gaben es depreciren, denn da die Fracht 16 gr., der Oberbringer 2 gr., der Visitator 2 gr.,
die Landaccise 5 gr., 3 Pf. und gênerai accise 3 gr. gekostet bat; als kônnen der Herr
Vetter selbsten ermessen, daO mir jedes Mafi fast 5 gr. zu steben k6mt, welcbes denn vor
ein Gescbenke alzu kostbar ist*.
La situation et les fonctions de Bach à Leipzig 129
le 27 juillet 1733, il avoue franchement les raisons pratiques
qui lui font briguer le titre en question. Il lui dédie le Ky-
rie et le Gloria de la Messe en si mineur, les seules portions
de la grande œuvre qui fussent alors terminées, le priant de
daigner accepter son „pauvre travail" et de ne pas le juger
d'après cette «mauvaise composition", mais d'après sa «célèbre
clémence" et de prendre le compositeur „sous sa puissante
protection". «Voilà plusieurs années, continue-t-il, que je di-
rige la musique dans les deux églises principales de Leipzig;
plusieurs fois, sans aucune raison, j'ai eu à subir des vexa-
tions; on a même diminué les revenus accidentels attachés
à mes fonctions; tout cela cesserait, si votre Altesse Royale
voulait m'accorder la faveur de me conférer un titre qui m'at-
tache à la chapelle de la cour." En 1733, il se souvient
donc, encore, avec amertume, des mesures qu'on avait prises
contre lui en 1730, encore qu'elles fussent levées depuis deux
ans. Peines inutiles! En vain se rappela-t-il au souvenir
des souverains par mainte cantate de circonstance, composée
en leur honneur: il dut attendre trois ans encore la nomi-
nation si désirée. Les désordres de Pologne exigeaient la
présence du Roi-Electeur qui resta absent du 3 nov. 1734
au 7 août 1736. Le 19 nov. 1736, enfin, Bach recevait le
décret qui le faisait Hofcompositeur de la Chapelle Royale.
Cette nomination arrivait juste à temps pour le soutenir dans
une nouvelle lutte contre ses supérieurs.
En 1734, Gesner avait été nommé professeur à Gôttingue,
et un jeune savant de grand mérite — il s'appelait Ernesti,
comme le prédécesseur de Gesner — devint Recteur de
l'école St. Thomas. Il prit à cœur de mener à bonne fin la
réorganisation des études que Gesner avait entreprise. Mais
il lui manquait le tact de son prédécesseur. En outre,
dépourvu de tout intérêt pour l'art, il ne pouvait, non sans
raison d'ailleurs, que considérer comme perdu pour les études
le temps que les élèves consacraient à la musique. Au
Schweitzer, Bach. 9
2 30 La vie et le caractère de Bach
début cependant, tout alla bien. Le Recteur et le Cantor
s'étaient même liés d'amitié, et Bach choisit Ernesti comme
parrain de son fils Johann-Christian, né en 1735. Mais en
1736, Ernesti infligea une punition très grave au premier
préfet, Gottfried Theodor Krause, parce qu'il avait corrigé,
trop sévèrement peut-être, des choristes qui s'étaient montrés
indisciplinés pendant une messe de mariage. Bach, qui avait
Krause en grande estime, intercéda en sa faveur, mais
en vain: Gottfried Theodor Krause dut quitter l'école sans
avoir terminé ses études. A sa place, le Recteur promut au
grade de premier préfet un autre Krause, Johann Gottlob
Krause, dont Bach ne faisait pas grand cas; un an aupara-
vant, quand la place de quatrième préfet était devenue va-
cante et qu'Ernesti l'avait proposé pour ce poste, le maître
avait observé que c'était un mauvais sujet „ein liederlicher
Hund", suivant son énergique expression; mais comme il
était de bonne humeur ce soir là, rentrant en voiture, avec
Ernesti, d'un repas de noces, il ne s'opposa point à la no-
mination. Il ne trouva rien à redire non plus le jour où
Krause fut prom.u troisième, puis deuxième préfet. Il ne fit
pas davantage d'objection, comme c'eût été son droit, quand
Ernesti le donna pour successeur à son homonyme. Or, quel-
ques semaines plus tard, il le destituait brusquement; d'où
une affaire qui traîna plus de deux ans. Ernesti avançait, avec
raison, que Bach eût dû faire ses objections plus tôt, au
moment de la nomination; de plus, il était blessé par les
remarques désobligeantes que Bach avait faites sur lui, en
présence de ce même Krause. Bach, de son côté, prétendait
que c'était à lui, et non au Recteur de nommer les préfets.
C'est ainsi qu'il avait agi déjà dans l'affaire de Gaudlitz: il
laissait faire et un beau jour il se souvenait de „son droit*.
Le Recteur rendit sa place à Krause; mais le jour où celui-
ci s'avisa de diriger le motet, Bach le chassa en plein office.
Aux Vêpres, le Recteur monta à la tribune et interdit aux
La situation et les fonctions de Bach à Leipzig 131
choristes de chanter sous la direction d'un autre préfet que
Krause; Bach le chassa derechef. Et ce ne fut pas tout. La
lutte s'engagea. Bach arbora de nouveau son ancienne tactique,
excitant le Consistoire contre le Conseil; mais il s'y prit ma-
ladroitement, cette fois, et le Consistoire se tint sur ses gardes.
Les archives de Leipzig nous ont conservé les nombreuses
lettres et mémoires que Bach et Emesti adressèrent, tour à
tour, au Conseil, durant les deux années que traîna cette
malheureuse affaire'. Bach y apparaît emporté, aveuglé
même par ses parti-pris, mais toujours droit. Emesti est
prudent et reste maître de la situation en profitant, trop
habilement, peut-être, pour être tout à fait loyal, des mal-
adresses de tactique du Canton On se demande, comment
un Bach pouvait s'agiter ainsi pour une affaire si peu im-
portante au fond, surtout qu'il fut le premier à en payer les
frais. Les choristes exploitant le dissentiment qui régnait
entre le Recteur et le Cantor, il lui devint presque impossible
de maintenir la discipline. Même, plusieurs de ses supérieurs
ecclésiastiques qui, tout en lui voulant du bien, au fond,
étaient vexés des ennuis qu'il leur causait, lui retirèrent leur
sympathie, entre autres, le Superintendent et président du
Consistoire, Deyling, un homme d'une personnalité remar-
quable, qui, jusque là, avait été plein d'égards pour lui et
l'avait toujours soutenu de son mieux.
Malgré son titre de Hofcompositeur, Bach se vit donc
infliger un blâme, tout comme Ernesti, d'ailleurs. Comme
Krause devait avoir terminé ses classes à Pâques 1737, on
lui conserva sa situation jusqu'à cette date. Mais après son
départ, Bach, sans se décourager, reprit la lutte. Il voulait
obtenir pleine et entière liberté de faire les nominations à
son gré. Bien plus: il exigea qu'Ernesti lui fit des excuses
officielles afin de relever son autorité auprès des élèves. Le
1. Spitta les reproduit in extenso. Voir II, p. 8S)3-912.
9»
132 La vie et le caractère de Bach
18 octobre 1737, il adressa une requête au roi, qui, aussitôt,
envoya ordre au Consistoire de faire une enquête. En février
1738, elle n'était pas encore terminée; à Pâques, le roi vint
à Leipzig avec la reine, et Bach exécuta une Abendmusik sur
la place, en l'honneur des souverains. Nous ne la possédons
plus, mais nous savons par un article, publié en 1739, qu'elle
fit une excellente impression. Le roi intervint alors, sans doute,
en faveur de Bach, car, à partir de ce moment, nous ne trou-
vons plus aucune pièce relative à cette affaire. Ernesti
resta Recteur et suscita au maître des difficultés sans nombre.
Les autres professeurs prirent son parti et affectèrent un
mépris hautain pour tout ce qui concernait la musique à
l'école. Quand Ernesti trouvait un élève en train d'étudier
le violon, il ne manquait pas de se moquer de lui; le fait
nous est rapporté dans l'histoire des écoles de Leipzig, par
le pasteur Friedrich Kôhler.
C'en était donc fait de l'autorité morale de Bach, à l'école,
auprès des élèves, tout comme auprès des professeurs. On
peut dire, sans exagérer, que cette affaire lui gâta les dix
dernières années de sa vie. Il se sentait délaissé et isolé
à Leipzig; il eût cherché une autre situation, s'il eût été plus
jeune. Force lui était de se résigner et de vivre en étranger
dans le milieu de St. Thomas. Ce qu'on faisait à Leipzig
ne l'intéressait plus. C'est ainsi qu'il resta en dehors du
grand mouvement musical qui s'accomplissait dans cette ville,
à cette époque précisément. En 1743 — pour ne citer
que ce fait — s'était fondé une nouvelle société de con-
certs qui eut un grand succès et d'où sortit plus tard, en
1781, la société des Gewandhausconcerte. Bach ne témoigna
aucun intérêt à cette entreprise qui devait, par la suite,
placer Leipzig au premier rang des villes musicales du monde
entier.
L'amabilité et la modestie de Bach 133
IX. L'amabilité et la modestie de Bach
N'allons pas croire, toutefois, que Bach eût mauvais carac-
tère. La susceptibilité farouche dont il faisait preuve dès qu'il
croyait son indépendance menacée, n'empêchait point qu'il fût
d'un commerce fort agréable. Les témoignages sont unanimes
sur ce point. C'était, par dessus tout, un homme droit, in-
capable d'une injustice. Aussi, son impartialité n'était-elle
contestée par personne. Dans les expertises d'orgue, il était
sévère et minutieux; aucun détail ne lui échappait, et il signalait
sans égards ce qui lui paraissait mal fait. Forkel dit à ce
sujet très finement: „S'il s'agissait d'une expertise d'orgue
ou d'un concours d'organistes, il était tellement consciencieux
et impartial que le nombre de ses amis ne s'en trouvait
guère augmenté". Sa stricte justice ne fut, en effet, point
sans lui attirer des inimitiés; celle de Scheibe, par exemple.
Rien ne lui servit d'être le fils du célèbre facteur d'orgue,
le jour où il concourut pour la place d'organiste de St. Tho-
mas, devenue vacante en 1729: le maître, dans son im-
partialité, dut se prononcer en faveur de ce même Gôrner
avec qui il avait eu maille à partir, à propos de l'église de
l'Université. Scheibe se vengea, plus tard, par une critique
malveillante, qu'il publia dans le „Kritische musicus" de Ham-
bourg, en 1737. Tout piqué qu'il fût du procédé, Bach
n'en émit pas moins, dans la suite, les appréciations les plus
élogieuses sur les orgues du père Scheibe.
Bach était plus qu'impartial: il était bienveillant. Quand
il trouvait qu'un orgue était bien fait, nous raconte Forkel,
et que le gain du constructeur n'était point en rapport avec
le travail, il lui arrivait de demander une plus large rétribution.
Les certificats qu'il remettait aux jeunes organistes et aux
chanteurs en guise de recommandation, témoignent de la
m6me bienveillance. A cette aménité naturelle, se joignait
une modestie qui le rendait sympathique à tous ceux qui
J34 La vie et le caractère de Bach
l'approchaient. Autant il était d'une fierté altière, même
blessante, vis-à-vis des gens qu'il soupçonnait, à tort ou à
raison, de le considérer comme un subordonné quelconque,
autant il était simple et modeste, dès que son indépendance
ne lui semblait pas en jeu.
Ce n'était point cette modestie hypocrite et vaniteuse,
qu'affectent parfois les hommes célèbres, mais une modestie
saine et robuste, que soutenait le sentiment de sa valeur.
Il se sentait assez grand pour se permettre d'être modeste.
Et c'est là ce qui donne à la modestie de Bach sa valeur
morale et sa grandeur. Jamais il ne cessa de rester digne,
même en écrivant à des rois. Les pétitions qu'il adressait
au Roi-Electeur, son souverain, sont rédigées d'une façon
très soumise; mais, à travers les formules de déférence
outrée, qu'exigeait l'usage du temps, transparaît quelque
chose de fier et de décidé. On lit entre les lignes: moi,
J. S. Bach, j'ai le droit de vous adresser cette demande.
Tout autre est le ton de la lettre qui accompagne l'envoi du
«Musikalische Opfer" (Offrande musicale) à Frédéric le Grand.
Il lui parle en égal, tout en respectant sa dignité royale. Il
lui explique que son improvisation n'ayant pas réussi comme
il l'aurait voulu, il a senti le besoin «d'élaborer le thème
royal d'une façon plus approfondie et de le faire connaître
au monde, dans le but unique, poursuit-il, d'augmenter, ne
fût-ce que sur un point, la gloire d'un monarque dont tout
le monde admire la grandeur et la force, non seulement dans
les sciences de la guerre et de la paix (in allen Kriegs- und
Friedenswissenschaften), mais aussi, et surtout, en musique".
Qu'on déshabille cette phrase et qu'on enlève la fine politesse
qui l'enveloppe; que reste-t-il? Jean Sébastien Bach est
fier d'honorer Sa Majesté Frédéric le Grand en publiant une
fugue sur un sujet de son invention.
Ses élèves exceptés, il traitait tous les artistes en égaux.
Forkel raconte qu'il ne permettait pas qu'on parlât devant
L'amabilité et la modestie de Bach I35
lui de «l'affaire Marchand". Voici, en deux mots, cet épisode.
Jean Louis Marchand (1669-1732), «organiste du Roy", était
tombé en disgrâce et avait dû quitter Paris temporairement.
En 1717, il se trouva de passage à Dresde, où il eut beaucoup
de succès. Quelques personnages de la cour, amateurs de
musique, eurent l'idée d'organiser un tournoi musical entre
lui et Bach. Mais, au jour fixé, c'est en vain qu'on attendit
Marchand. Craignant un échec, il avait quitté la ville sans
dire mot, cédant la victoire à son grand adversaire. Bach
ne pouvait souffrir qu'on fît allusion à ce triomphe. C'était
s'honorer soi-même, en respectant son adversaire.
Quand on lui demandait comment il était arrivé à cette
perfection dans l'art, il répondait simplement: J'ai dû m'appli-
quer; quiconque s'appliquera de la même façon arrivera au
même résultat.
Jamais, dans ses jugements sur autrui, il ne se départissait
de cette justice bienveillante. On n'a pas d'exemple qu'il
ait jamais porté une seule appréciation sévère sur une com-
position ou sur le jeu d'un confrère, si vaniteux et si prétentieux
qu'il fût. C'est ainsi qu'il eut un jour la visite d'un certain
Hurlebusch de Braunschweig, virtuose ambulant, qui tenait à
se faire entendre devant lui. Il l'écouta patiemment; en
partant, Hurlebusch remit un volume de sonates, de sa com-
position sans doute, aux deux fils de Bach et les invita à
bien les étudier pour leur profit, ignorant combien ils étaient
déjà avancés dans l'art. Le maître dut sourire en lui-même,
mais ne se départit en aucune façon de son amabilité vis-à-vis
du visiteur. Forkel insiste sur tous ces traits de modestie.
Sans doute les fils de Bach tenaient à ce qu'on mît en lumière
ce côté du caractère paternel.
A défaut de ces anecdotes, son attitude vis-à-vis de Hàndel
suffirait, à elle seule, pour prouver combien Bach savait admirer
tout ce qui était grand, en laissant de côté toute vanité per-
sonnelle. S'il ne connut jamais son grand compatriote et con-
J36 La vie et le caractère de Bach
temporain, du moins fit-il tout pour le voir. Hândel, d'Ang-
leterre, vint trois fois à Halle, sa ville natale. La première
fois, vers 1719. Bach était encore à Côthen, c'est à dire à
quatre lieues de Halle. Il se mit en route aussitôt pour
aller lui faire visite; quand il arriva, Hândel venait de repartir.
La seconde fois, en 1729; Bach se trouvait déjà à Leipzig,
m.ais il était malade. Il dépêcha aussitôt Wilhelm Friedemann,
pour inviter Hândel à venir le voir. Hândel lui fit exprimer
ses regrets de ne pouvoir se rendre à son appel. Lors du
troisième séjour — c'était en 1752 ou 53 — Bach était déjà
mort. C'était un de ses regrets, de n'avoir point fait la con-
naissance de son grand rival. Non point qu'il eût songé jamais
à se mesurer avec lui, encore qu'en Allemagne on eût désiré
voir aux prises les deux célébrités musicales et qu'on discutât,
à l'avance, les chances de Hândel sur l'orgue, dont Bach
possédait si supérieurement la technique.
Mais quelle meilleure preuve de cette grande modestie de
Bach que les copies qu'il fit de Palestrina, Frescobaldi, Lotti,
Caldara, Ludwig et Bernhard Bach, Hândel, Telemann, Keiser,
Grigny, Dieupart et d'autres, non pas seulement au temps où
il se sentait encore l'élève de ces maîtres, mais à l'époque
où il était devenu maître lui-même? Il les dédaignait si peu
qu'il prenait le temps de copier leurs œuvres; et encore, ce
qui nous est parvenu ne représente-t-il, certainement, qu'une
faible partie de tout ce qu'il a copié. A le voir copier les can-
tates de Telemann, on se demande comment il ne fut pas
arrêté à maintes reprises par son sens critique. C'est qu'il
s'agissait de maîtres reconnus: il les respectait et les co-
piait. Pareille bonne fortune ne nous fût pas advenue, si
la partition originale de la Passion selon St. Matthieu eût
été perdue: aucun des maîtres contemporains ne prit la peine
de la copier.
Tournées artistiques; les critiques et les amis. 137
X. Tournées artistiques; les critiques et les amis
Tout modeste qu'il était, Bach tenait à se faire connaître;
chaque année, vers l'automne, il entreprenait une sorte de
petite tournée artistique. Sur ces sorties du maître nous ne
possédons que très peu de renseignements. Vers 1714, nous
le trouvons à Cassel, où il se fit entendre sur l'orgue. Un
solo de pédale qu'il exécuta devant le prince Frédéric, émer-
veilla tellement le futur roi de Suède, qu'enlevant de son
doigt une bague précieuse, il la lui remit en souvenir de
cette audition. L'anecdote nous est relatée par un certain
Bellermann, Recteur à Minden, dans son traité sur la musi-
que (1743).
Un an auparavant, en 1713, Bach s'était produit à Halle
avec un tel succès qu'on voulut, à tout prix, lui faire accep-
ter la place de Zachau (1663-1712), le maître de Hândel,
à la Liebfrauenkirche. Comme on était en train d'y cons-
truire un orgue superbe de 63 jeux, Bach ne fit pas de dif-
ficultés pour entrer en pourparlers. Il composa même une
cantate d'épreuve; mais le moment venu de prendre une dé-
cision ferme, il refusa d'accepter. Le Conseil de Halle lui
garda rancune de l'avoir laissé en suspens pendant plus d'une
année; on alla jusqu'à lui reprocher d'avoir entamé des
négociations dans l'unique but d'obtenir une augmentation
à Weimar. Nous possédons encore une lettre de Bach' qui
proteste très énergiquement contre ces insinuations, tout en
laissant voir, qu'en effet, il n'avait refusé que parce que, ren-
seignements pris, l'avancement pécuniaire ne lui parut pas
suffisant pour le décider à changer. Nouvelle preuve que
Bach ne traitait pas les questions d'argent comme un acces-
soire de la vie et ne s'en cachait pas, d'ailleurs. Ce trait de
caractère devait être assez prononcé, car, plus tard, Ernesti,
1. Voir Spitta I, p. 512.
J38 La vie et le caractère de Bach
dans un mémoire écrit à propos de l'affaire Krause, ira jus-
qu'à prétendre qu'un Thaler ne manquait jamais son effet
quand on sollicitait un certificat de Bach. L'accusation, sans
nul doute, n'était pas justifiée: elle retombe sur son auteur.
En décembre 1714, Bach vint à Leipzig pour faire en-
tendre sa cantate: „Nun komm, der Heiden Heiland" (No. 61);
il tint l'orgue pendant l'office. Nous n'insistons pas sur ce
voyage dont il a été suffisamment question plus haut. En
1717, nous le trouvons derechef à Halle. Le Conseil avait
oublié sa mauvaise humeur contre lui et, une fois l'orgue
terminé, il le pria de venir en faire l'expertise. Bach ré-
pondit par une lettre très polie et se fit un honneur d'accep-
ter l'invitation ^ En 1715 ou 1716, il dut se produire à la
cour de Meiningen, mais nous manquons de renseignements
précis sur ce voyage. Nous connaissons le voyage de 1717,
où il se rencontra avec Marchand à Dresde. Non seulement
ce succès le rendit célèbre dans toute l'Allemagne, mais en-
core il produisit bonne impression à la cour de Dresde, ce
qui, dans la suite, lui fut très utile à Leipzig.
Le séjour de Côthen fut coupé par des voyages nombreux.
Ses occupations lui laissaient beaucoup de loisirs et, de plus,
son prince l'emmenait avec lui dans ses voyages. En juillet
1720, par exemple, Bach dut l'accompagner à Karlsbad, et
c'est au retour de ce voyage qu'il eut la douloureuse sur-
prise d'apprendre la mort de sa femme. Trois ans aupara-
vant, en 1717, il avait été pour la seconde fois à Leipzig,
ayant à faire l'expertise du nouvel orgue de l'Eglise St.
Paul. Cet orgue avait été construit par Scheibe qui, jusque
là, avait passé pour un facteur assez médiocre; le procès-ver-
bal élogieux que Bach rédigea après l'expertise, le classa, du
coup, parmi les premiers maîtres-constructeurs de l'instrument
sacré. Cet orgue de St.-Paul était le plus parfait et le plus
1. Voir cette lettre dans Spitta I, p. 514.
Tournées artistiques; les critiques et les amis 139
complet de toutes les orgues de Leipzig, et Bach s'en servait
de préférence quand des étrangers venaient lui demander de
se faire entendre'.
Une fois installé à Leipzig, Bach ne renonça point à son
habitude de faire, au moins chaque année, une tournée artis-
tique. Il alla plusieurs fois jouer devant les cours amies de
Côthen et de Weissenfels. En 1727, nous le retrouvons à
Hambourg, et peu après, à Erfurt.
L'Opéra l'attirait souvent à Dresde, où il se faisait d'or-
dinaire accompagner par Wilhelm Friedemann. Une fois
son préféré installé dans les fonctions d'organiste à l'église
S"- Sophie de Dresde, en 1733, il eut une raison de plus
pour venir fréquemment au «paradis des musiciens", comme
on appelait Dresde, la ville d'Allemagne oii les artistes
étaient le plus splendidement payés. Bach, sans doute, n'était
pas sans envier des fonctions si largement rétribuées. Dans
une des lettres adressées au Conseil de Leipzig il se plaint,
entre autres, de cette inégalité du traitement des musiciens
de Leipzig et de Dresde.
De tous les bons amis qu'il avait parmi les musiciens de
la cour, ceux qui l'attiraient le plus, étaient Adolphe Hasse
et sa femme Faustina, la célèbre cantatrice. Hasse, en juillet
1731, avait été appelé de Venise à la direction de l'opéra
royal. Le lendemain de la première de „Cléophide" (13
septembre), qui fut un événement dont on parla dans toute
l'Allemagne, Bach qui était venu à Dresde pour la circons-
tance, se fit entendre sur l'orgue de l'église S"^- Sophie, en
présence de la chapelle toute entière. Son jeu excita une
admiration unanime. En 1736, après sa nomination au titre
1. Voir les dispositions des orgues de Leipzig dans Spitta II, p. 111-118. Le grand
orgue de St. Thomas avait 3 claviers avec 36 jeux, le petit 3 claviers et 21 jeux; l'orgue dz
St. Nicolas ne comptait également que 36 jeux répartis sur 3 claviers; mais le nouvel orgue
de St. Paul comptait 50 jeux sur 3 claviers. Il avait une tria bonne mécanique, car
Schelbe avait l'esprit inventeur et avait fait plusieurs découvertes tris heureuses.
140
La vie et le caractère de Bach
de Hofcompositeur, il revint à Dresde et donna une séance
d'orgue à la Liebfrauenkirche. Un public très choisi et très
nombreux vint l'écouter. Que de fois ne dut-il point établir
une comparaison entre le chant des admirables cantatrices de
l'opéra de Dresde et la façon dont les choristes de St. Tho-
mas exécutaient ses airs! Nous ignorons s'il entendit l'une
ou l'autre de ses compositions chantée par la Faustina. La
chose ne serait pas impossible, étant donné l'amitié qui les
unissait. Hasse et Faustina vinrent plusieurs fois chez lui à
Leipzig.
Son dernier voyage le conduisit à la cour de Frédéric le
Grand. Le roi, nous raconte Forkel, avait, à plusieurs reprises,
exprimé à Emmanuel Bach, qui était à son service depuis
1738, le désir de voir son père. Enfin, en 1747, Bach se
mit en route avec Wilhelm Friedemann. Frédéric II avait
l'habitude de parcourir tous les soirs la liste des étrangers
nouvellement arrivés. Un soir qu'il s'apprêtait à exécuter
un morceau sur la flûte, il vit sur le rapport le nom de Jean
Sébastien Bach. „ Messieurs, dit-il aux artistes réunis pour
le concert de chambre, le vieux Bach est arrivé." Il déposa
sa flûte et fît quérir Bach qui, sans même avoir le temps
de changer de costume, dut se présenter avec sa houppelande
de voyage et ses souliers poudreux, d'où — nous raconte
Forkel — un véritable dialogue entre l'artiste qui voulait
s'excuser, tout au long, et son hôte royal qui voulait couper
court à ses excuses. La flûte ne fut point reprise ce soir là.
Bach dut se produire sur tous les Fortepianos de Silbermann,
dont le roi possédait une quinzaine. Après avoir improvisé
plusieurs morceaux, Bach lui demanda un sujet de fugue.
Une fois le thème royal traité, Frédéric voulut entendre une
fugue à six parties. Bach fit observer que tout sujet n'était
pas propre à être traité à six parties et le pria de lui laisser
libre choix. La fugue qu'il exécuta ensuite stupéfia le roi.
Le lendemain il dut faire le tour de toutes les orgues de
Tournées artistiques; les critiques et les amis I4i
Potsdam; on lui fit également visiter Berlin. Rentré à Leipzig,
il écrivit le ,Musicalische Opfer" (Offrande musicale) sur le
thème du roi et le lui dédia.
Ses supérieurs ne voyaient pas d'un œil très favorable les
fréquentes absences du Cantor. «Monsieur Bach, est-il dit
dans le compte-rendu de la fameuse séance du 2 août 1730,
est parti en voyage sans demander un congé à Monsieur le
bourgmestre-régent." Ce fut également un voyage, entrepris
en juillet 1736, qui contribua à provoquer le conflit avec Er-
nesti; aussi, dans ses rapports au Conseil, le Recteur ne
manque-t-il pas de faire ses remarques sur les absences fré-
quentes de Bach, et nous apprend, incidemment, que l'orga-
niste du Temple Neuf dirigeait alors la cantate à sa place.
Il est à présumer que ces observations ne firent aucune im-
pression sur Bach. Il avait besoin de ces voyages pour re-
prendre haleine et se dégager de toutes les petites misères
et de toutes les étroitesses dont il souffrait à Leipzig.
La modestie et l'amabilité de l'homme, aussi bien que
l'art du virtuose, rendirent Bach universellement célèbre. Dès
1717 — c'est à dire à partir de son triomphe sur Marchand
— il se trouva classé parmi les gloires de l'Allemagne et
bénéficia de la jalousie que les musiciens allemands nouris-
saient alors contre les musiciens français et italiens qui, par-
tout, occupaient les meilleures places'. Ils étaient fiers de
pouvoir leur opposer, enfin, un adversaire invincible. Le
patriotisme allemand, dont il n'était alors pas encore ques-
tion sur le terrain politique, s'éveillait sur le terrain de l'art.
Jusqu'alors la supériorité de la musique étrangère et, surtout,
des virtuoses étrangers n'avait été mise en doute par per-
sonne. Frédéric le Grand ne voulait même pas admettre
qu'il pût exister de bonnes cantatrices allemandes, pas plus
I. Qu'on lise le .Musikalische Quactcsaiber" (Charlatan musical) de Kuhnau (1770),
pour se rendre compte de la disposition d'esprit des artistes allemands vis-à-vis de leurs
collègues italiens.
142 La vie et le caractère de Bach
qu'au temps même de Lessing, il ne voulait reconnaître qu'il
existât une littérature allemande. Bach devint donc une
sorte de héros national. On n'en comptait encore que deux
au XVIIP siècle: Luther et lui. Le troisième, celui qui de-
vait créer la philosophie allemande, Kant, était encore inconnu.
Frédéric le Grand mourut sans se douter de la grandeur du
simple professeur de Kônigsberg.
L'orgueil national fit même taire les jalousies personnelles.
Mattheson qui, loin de célébrer la grandeur de Bach, s'était
toujours plu à critiquer d'une façon peu bienveillante cer-
taines de ses œuvres, ne put s'empêcher après la mort de
Bach, de célébrer en lui un représentant du génie national,
invitant tous les artistes étrangers à risquer leur Louis d'or
pour acheter «l'Art de la fugue" qui venait alors de paraître.
A l'époque où les grands esprits de l'Allemagne, les
Goethe et les Hegel, fascinés par l'apparition de Napoléon I,
étaient encore bien éloignés de concevoir l'idée d'une patrie
allemande, telle qu'elle devait se réaliser au cours du XIX*
siècle, Forkel, le premier biographe de Bach dédie son œuvre
aux «admirateurs patriotiques du véritable art de la musique,*
et, dans la préface, il s'étend longuement sur le caractère
national de son entreprise. «Les œuvres que Jean Sébastien
Bach nous a laissées, dit-il, sont un patrimoine national d'une
valeur incommensurable; aucun autre peuple ne saurait lui
opposer une œuvre pareille." Plus loin encore: «Entretenir
vivant le souvenir de ce grand homme — qu'on me permette de le
dire encore une fois — ce n'est pas seulement un devoir
artistique, mais un devoir national." La personnalité de Bach
joue donc un rôle important lors du réveil du sentiment na-
tional en Allemagne. Le moment, où les restes de l'ancien
empire germanique allaient être réduits en miettes comme
les débris du glaive de Wotan, est précisément celui, où
l'Allemagne artistique inaugure le culte de Bach.
C'est dire que Bach n'eut aucunement à lutter pour con-
Tournées artistiques; les critiques et les amis 143
quérir dans l'opinion allemande la place à laquelle il avait
droit; sa célébrité se fit d'elle même. Notons, toutefois, que
le compositeur des cantates et des Passions ne participa
presque en rien de la célébrité du virtuose. Personne, pas
même ses ennemis, ne contestait qu'il fût le prince des cla-
vecinistes et le roi des organistes; mais personne, non plus,
même ses intimes, ne s'avisait de la vraie grandeur du com-
positeur.
Les critiques qu'il essuya de son vivant partaient de
gens malveillants qu'il avait blessés sans le savoir. Il est
à supposer que les remarques de Mattheson sur la cantate
„Ich batte viel Bekiimmernis" (J'avais beaucoup d'affliction)
No. 21 ne l'atteignirent point profondément, si toutefois il
en eut connaissance. Mais la critique de Scheibe qui parut,
en 1737, dans le „Kritische Musicus" de Hambourg et sus-
cita une polémique littéraire de plusieurs années, ne manqua
point de le blesser au vif. L'on ne saurait dire que cette
critique, si intéressante à tous égards, fiît maladroite, car
Scheibe ne manquait pas d'esprit. Ce n'est pas à la grandeur
du virtuose qu'il s'attaque, mais il reproche au compositeur de
manquer d'agrément et de naturel. „Bach obscurcit la beauté
de ses œuvres par un trop grand art. Aussi, continue le cri-
tique, sont-elles trop difficiles; Bach ne juge que d'après ses
doigts, et demande que les chanteurs et les instrumentistes
fassent avec leur voix et avec leurs instruments, ce qu'il fait
avec ses doigts sur le clavier. De plus, il ne laisse aucune
latitude à l'exécutant parce qu'il réalise expressément en notes
toutes les «manières" et tous les petits ornements. Bref, il
est ampoulé; c'est ce qui l'a conduit du naturel à l'artificiel,
du sublime à l'obscur. On admire le travail laborieux, en-
core qu'il ne pût pas aboutir, parce qu'il lutte contre la rai-
son."' Cette critique est en musique ce que la fameuse cri-
1. Critique de Scheibe: .Dieser groOe Mann warde die Bewunderung gânzer Nationen
se:n, weon er raehr Annebmlicbkeit hktte, und wenn er nicbt seioen Stijcken durcb cin
J44 La vie et le caractère de Bach
tique formulée par Garve-Feder contre la «Critique de la
raison pure" devait être, plus tard, en philosophie. Toutes
deux témoignent d'une sagacité d'esprit peu commune, mais
toutes deux, aussi, ne font, finalement, que prouver combien
peu les contemporains étaient à même de juger de la gran-
deur d'un Bach ou d'un Kant.
Scheibe est, peut-être, le premier qui se soit rendu compte
de la différence radicale qui sépare Bach des compositeurs
contemporains. Il a senti quelque chose d'irrationnel dans
cet art, quelque chose qui reste inexplicable, aussi longtemps
qu'on juge Bach en fonction des musiciens de son temps.
Cette clairvoyance lui fait honneur: la critique d'alors plaçait
le maître sur le même rang que Mattheson et Telemann, croyant
lui rendre ainsi l'hommage suprême. C'est dans le même
sens encore, qu'un an plus tard, Scheibe s'exprime sur les
cantates de Bach en particulier. Malheureusement, dans la
suite, il se laissa entraîner à des invectives d'ordre pure-
ment personnel et le critique finit en pamphlétaire. Mais, en
1739, et plus tard encore, en 1745, comprenant qu'un procédé
si peu digne de la grandeur d'un Bach ne lui faisait point
honneur, il fit, en quelque sorte, amende honorable dans le
aCritische Musikus" même.
Comme il advient d'ordinaire, ces critiques injustes de-
vaient tourner à l'honneur de Bach et faire éclater l'unani-
mité d'admiration des musiciens à son endroit; Mattheson
lui-même désapprouva ouvertement Scheibe. Un certain ma-
s:hwîilstiges und verworrenes Wesen das Natûrllcbe entzôge und ihre Schônheit durch all-
zugroOe Kunst verdunkelte. VTeil er nach seinen Fingern urteilt, so sind seine Stiicke
ûberaus scbwer zu spielen ; denn er veriangt, die Sànger und Instrumentalisten soUen durch
ihre Kehie und Instrumente eben das machen, was er auf dem Klavier spielen Icann. Diè-
ses aber ist unmôgUch. Aile Manieren , aile kleinen V'erzierungen und ailes , vas maa
unter der Méthode zu spielen versteht, drCickt er mit eigentlichen Noten aus, und das ent-
zieht seinen Stijcicen nicht nur die Schônheit der Harmonie, sondern es macht auch den
Gesang durchaus unvernehmlich. Kurz : er ist in der Musik dasjenige, was ehemals der
Herr von Lohenstein in der Poésie war. Die Scbwiilstigkeit hat beide von dem Natûr-
lichen auf das Kunstliche und von dem Erhabenen aufs Dunkle genihrt; und man bewun-
dert an beiden die beschwerliche Arbeit und eine ausnehmende Miibe; die doch vergebens
angewandt ist, weil sie wider die Vernunft streitet."
Tournées artistiques; les critiques et les amis 145
gister Birnbaum, professeur de Rhétorique à l'Université de
Leipzig, publia, à la défense de Bach, deux écrits qui té-
moignent de plus de bienveillance que de connaissance réelle
du sujet. Et c'est à peu près le cas de toutes les appré-
ciations portées à l'époque sur Bach: elles nous apprennent
peu de chose; ce sont des éloges uniquement élogieux. L'ad-
miration manque de critique. Gesner, l'ancien Recteur de
St. Thomas, par exemple, venant à parler de Bach dans une
édition annotée des „Institutiones oratoriae" de Quintilien, qu'il
fit paraître en 1738, représente le maître au clavecin, à l'orgue,
dirigeant son orchestre et termine ainsi: „Pour le reste, je suis
un grand admirateur de l'antiquité; mais je crois toutefois que
dans mon ami Bach, et dans ceux qui, peut-être, lui ressem-
blent, se trouvent contenus plusieurs artistes comme Orphée
et vingt chanteurs comme Arion" '. Ce témoignage d'amitié
et d'admiration sincère que lui rendait son ancien Recteur dut,
tout au moins, réconforter Bach; il arrivait au moment où le
maître était fort aigri par sa lutte contre Ernesti.
Un nommé Friedrich Hudemann, docteur en droit à Hambourg,
et, en même temps, dilettante musical remarquable, célébra
Bach dans une poésie qu'il publia en 1732. Elle se joue parmi
les allégories antiques tout comme les éloges de Gesner et,
comme eux aussi, s'adresse surtout au virtuose d'orgue^.
1. Quintilien: Institutiones oratoriae I, 12, 3. ,Haec omnia, Fabi, paucissima esse
diceres, si vidcre tibi ab inferis exitato contingeret Bachium, ut hoc potissimum uiar,
quod meus non ita pridem in Thomano Lipsiensi collega fuit: manu utraque et digitis
omnibus tractantem vel polycordem nostrum mulias unum citharas complexum, vel organum
illud organorum, cujus infinitae numéro tibiae follibus animantur etc. . . . Maximus alioquin
tntiquitatis fautor, multos unum Orphees et viginti Arlones complexum Bachium meum
et si quis illi similis sit forte arbitrer."
2. Ludwig Friedrich Hudemann: .Proben einiger Gediehte", Hamburg 1732.
,An Herrn Capellmeister J. S. Bach":
Wenn vor gar langer Zeit des Orpheus Harfenklang •
Wie er die Menschen traf, sich auch in Tiere drang,
So mutt es, groûer Bach, weit schôner dir gelingen.
Es kann nur deine Kunst verniinftge Seelen zwingen.
Apollo hat dicb langst des Lorbeers wcn gcschatzt,
Und deines Namens Ruhm In Marmor eingeatzt;
Du aber kannst allein, durch die beseelten Saiten,
Dir die Unsterblichkeit, vollkommner Bach, berciten.
Schweltzer, Bach. JQ
146 La vie et le caractère de Bach
II connaissait personnellement Bach, qui devait avoir quelque
estime pour lui, à en juger par le canon qu'il lui dédia en
Î727.
Donc Bach était estimé et fêté. Est-ce â dire qu'il ait
eu beaucoup d'amis vraiment intimes?
Nombreux furent ceux avec qui il resta en relations suivies :
Hasse et Faustina Hasse, Graun, Gesner, Birnbaum, Telemann
et tant d'autres; ses élèves ne cessèrent de lui être attachés
et ne manquaient aucune occasion de lui témoigner une
chaleureuse affection, à laquelle se mêlait l'orgueil d'avoir été
les disciples d'un tel maître; des princes, même, le traitaient
en ami : tels le prince Léopold de Côthen, le duc Ernst August
de Weimar, et le duc de Weissenfels. Forkel, sur le témoignage
des fils de Bach, rapporte expressément, que ces souverains
lui témoignaient une affection cordiale ^ Fidèle aux traditions
de famille, Bach maintenait les relations avec tout' son nom-
breux parentage et recevait chez lui tous les Bachs qui venaient
faire leurs études à Leipzig.
Mais ce n'était là point encore l'amitié intime. Bach,
en ressentait - il un besoin bien intense? Il ne semble
guère. Ses intimes, c'était sa famille; ses confidents, sa
femme et ses fils aînés. Sa grandeur, les soucis de sa pen-
sée sans cesse en travail ne lui permettaient guère d'autres
amitiés et faisaient de lui, forcément, un être «distant* pour
autrui. Un caractère impétueux et irascible, enfin, rendait son
intimité quelque peu dangeureuse. La vraie raison du re-
froidissement qui se produisit entre Walther et lui, aussi bien
1. Forkel 48. ^ÛberdieU gebrach es ihm in seinem Leben weder an Liebe und Freund-
echaft, noch an groQer Ehre. Der Fiirst Leopold in Côthen, Herzog Ernst August in Weimar
ùnd Herzog Christian in WeiCenfels waren ihm mit berzlicher Liebe zugethan, die dera
groDen Kiinstler ura so mehr werth sein muBte, da dièse Fiirsten nicht bloD Freunde son-
dern auch Kenner der Kunst waren. In Berlin und Dresden wurde er ebenfalls allgemein
geachtet und verehrt. Wenn man hierzu noch die Bewunderung der Kenner und Lieb-
haber der Kunst rechnet, die ihn gehôrt, oder seine Werke kennen gelernt batten, so wird
man leicht begreifen, dafi ein Mann wie Bach, der nur ,sich und den Musen sang", auch
aus den Hânden des Rubms ailes erhalten batte, was er sich wiinschen konnte, und was
fur ihn mehr Reitz batte, als die zweydeutigen Geschenke eines Ordensbandes oder einer
goldenen Kette."
L'autodidacte et le professeur I47
que de sa rupture avec Ernesti, ne fut-elle point l'irascibilité
de Bach et son entêtement à ne jamais avouer ses torts?
Ce qu'on ne saurait refuser au Recteur, c'est qu'il agit avec
loyauté, avec bienveillance même, jusqu'au moment où Bach,
sans raison apparente, s'attaqua personnellement à lui.
XI. L'autodidacte et le professeur
Au cours de sa polémique, Scheibe s'était risqué à dire
que la culture générale de Bach n'était pas celle qu'on attendait
d'un grand compositeur'. Que penser de cette accusation?
Bach, dirons-nous, était un lettré. Le lycée d'Ohrdruff,
où il avait commencé ses études, et, de même, celui de
Luneburg, où il les termina, jouissaient d'une grande ré-
putation. Il est à présumer qu'en quittant cette école, il
avait fait les deux ans de rhétorique qui lui eussent ouvert
l'accès de l'Université, n'eût été la dure nécessité qui le
contraignit à gagner sa vie. Bach dut donc s'en tenir à ce
qu'il avait rapporté du gymnase. Le latin lui était très fa-
milier; ses lettres et ses mémoires en témoignent. Se fût-il,
autrement, déclaré prêt à donner des leçons de latin en
troisième et en quatrième quand il s'agit de sa nomination à
Leipzig? On a même l'impression qu'il mit à cette décla-
ration un certain orgueil, ses concurrents ayant avoué ne
point posséder les connaissances requises. La connaissance
du vocabulaire de la rhétorique dont témoignent les expli-
cations musicales qu'il donnait à ses élèves, prouve que la
rhétorique, telle qu'on l'enseignait alors, ne lui était point
étrangère. Du reste magister Birnbaum, qui était lui-même pro-
I. ,Wie kann derjenige ganz obne Tadel In seinen musikalischen Arbeiten sein, welcher
sich durch die Weltweisbeit nicht fahlg gemacht bat, die Krifte der Naïur und Vernunft
zu untersuchen und zu keonen ? Wie will derjenige aile Vorteile erreicben, die zur Er-
langung des guten Geschmacks gehôren, welcber sIch am wenigsien um kritische Anmer-
kungen, Untersuchungen und um die Regelo bekûmmert bat, die aus der Redekunst und
Dicbikunst in der Musik docb so ootwendig siad, daO man aucb obne dieselben unmSglich
rûbrend und ausdrijckend setzen kann.*
10*
148
La vie et le caractère de Bach
fesseur de rhétorique, en prenant sa défense contre Scheibe,
insiste sur le fait que Bach, dans ses leçons et dans ses
causeries, aimait à revenir sur les analogies entre la rhétorique
et la théorie musicale. Donc, et au total, Bach possédait une
bonne culture classique. Et comme tous les lettrés d'alors,
il avait une certaine connaissance du français et de l'italien.
Les mots étrangers dont on abusait alors en écrivant l'alle-
mand, sont toujours employés par le maître de la façon la plus
correcte; les adresses de ses lettres sont souvent écrites
entièrement en français. Par exemple:
A Monsieur A. Becker, Licencié en Droit, Mon très honoré
ami à Halle.
Ou bien encore:
A Monsieur S. E. Bach, Chanteur et Inspecteur du Gymnase
à Schweinfourth.
Mais à défaut de ces preuves écrites, le cas que faisaient des
savants comme Gesner et Birnbaum, de sa société et de sa
conversation, suffirait à établir que Bach n'était point seule-
ment l'homme de son art. Eût-il attaché tant d'importance
à ce que ses fils reçussent une bonne éducation, s'il n'eût
eu lui-même le goût et l'estime de la culture intellectuelle?
Malheureusement, le meilleur moyen de préciser et de
contrôler les lectures de Bach nous échappe. Ses deux fils
aînés ayant mis préalablement de côté, pour se les par-
tager, comme ils le firent des partitions, tous les livres
qui se rapportaient aux sciences en général et à la théorie
de la musique en particulier, l'inventaire ne mentionne que des
livres de théologie. Mais, à lui seul, ce petit catalogue té-
moigne de la tournure scientifique de l'esprit de Bach.
On trouve, à côté des livres de piété, toutes les publications
théologiques d'actualité; Bach s'intéressait donc aux questions
religieuses qui s'agitaient alors autour de lui. En outre, le
même petit catalogue mentionne deux grandes éditions des
œuvres de Luther.
L'autodidacte et le professeur 149
Nous étonnerons-nous, connaissant le caractère de Bach,
que la littérature de polémique soit abondamment représentée?
Mais on y trouve même l'histoire des Juifs de Josèphe!
Qu'on se figure Bach lisant avec attention l'œuvre classique
de l'ami de Vespasien!
La critique de Scheibe tombe donc à faux. Et pourtant,
en lui reprochant d'être trop peu versé dans les études gé-
nérales qui se rattachent à la musique, il ne faisait qu'ex-
primer maladroitement une idée assez juste, au fond. Bach
était un autodidacte, et, comme tel, il avait horreur de toutes
les théories superflues. Il n'avait pas eu de professeur de
clavecin, ni d'orgue, ni d'harmonie, ni de composition; ce
n'est que par un travail incessant et par des expériences
toujours répétées, qu'il était arrivé à connaître les règles
fondamentales de l'art.
C'est dire que bien des théories et bien des raisonne-
ments sur l'art de la musique, curieux ou même nouveaux
pour d'autres, n'avaient aucun intérêt pour Bach, parce qu'il
avait vu jusqu'au fond des choses. Par exemple, il ne faisait
aucun cas de toutes les spéculations sur la nature mathé-
matique des harmonies et leurs rapports mutuels. Cette
indifférence du maître pour les prétendues découvertes en
ce sens, devait être assez prononcée, car Mattheson, dans un
de ses écrits, dit, que dans les leçons d'harmonie de Bach,
il n'était, certes, jamais question de spéculations mathémati-
ques. Et en effet, l'enseignement du maître, sur ce point, était
très sommaire : «Deux quintes et deux octaves ne doivent
pas se succéder; c'est là non seulement un vitium, mais encore
cela sonne mal". Et c'est tout. Cette phrase se trouve dans
la copie d'un cours sur la basse chiffrée qu'il fît à ses élèves
en 1738; il l'avait sans doute dictée telle quelle. „Mais encore
cela sonne mal" — ne croit-on pas le voir se promener dans
sa classe, le visage illuminé d'un superbe rire ironique?
Son indifférence pour toutes les entreprises savantes, sur
J50 La vie et le caractère de Bach
le terrain musical, ressort clairement de son attitude à l'égard
de la «société de Mizler". Lorenz Christoph Mizler, né en
1711, avait fait ses études à l'Université de Leipzig en même
temps qu'il étudiait le clavecin et la composition auprès de
Bach. Pour obtenir le grade de Magister, il publia — en
1734 — une dissertation: „Quod musica ars sit pars erudi-
tionis philosophicae" qu'il dédia à quatre musiciens, entre
autres Mattheson et Bach. En 1736, il inaugura des cours
sur les mathématiques, la philosophie et la musique et fonda,
en même temps, une Revue historique intitulée: „Neu erôffnete
musicalische Bibliothek" (1736-1744). La „Societât der musi-
kalischen Wissenschaften" date de 1738.
Cette société se proposait de réformer l'art en constituant
un système de la science musicale. Telemann en fit partie dès
1740; Hàndel fut nommé membre honoraire en 1745, mais
Bach s'y intéressait si peu que, malgré les instances de Mizler,
il ne se décida à solliciter son admission qu'en juin 1747.
Comme il fallait fournir un travail pour acquérir droit de
cité dans la société, il présenta les variations en canon sur
le choral de Noël: „Vom Himmel hoch, da komm ich her"
qu'il fit ensuite graver, après les avoir revues soigneusement'.
La destination de ces variations explique leur caractère abs-
trait et exclusivement scientifique. C'est à cette circonstance
aussi que nous devons le nécrologue détaillé de Bach qui
parut dans la „Musikalische Bibliothek" de 1754, et un por-
trait à l'huile fait par le peintre de la cour, Hausmann.
Ce portrait représente Bach tenant dans la main une feuille
où se trouve inscrit le canon qu'il présenta à son entrée.
Nous sommes donc les obligés de cette société. Ou plutôt,
n'est-ce point elle l'obligée de Bach? Sans lui, qui donc
connaîtrait aujourd'hui la „ Société de Mizler"?
Autodidacte, Bach l'était donc, si jamais artiste le fut. Il
1. Bach V, p. 92-102. Einige canonische Verïnderungen uber das Weihnachtslied:
pVom Himmel hoch, da komm ich her".
L'autodidacte et le professeur 151
n'appartenait à aucune école, et aucunes théories préconçues ne
le guidaient dans ses études. Il était l'élève de tous les
maîtres, les anciens et les modernes. Toutes les fois que
la distance et ses moyens le lui permettaient, il allait visiter
les artistes contemporains, pour les entendre, et pour se
rendre compte de leur manière de procéder. Il copiait les
œuvres des autres. Ainsi, sans avoir jamais quitté l'Allemagne,
il s'était familiarisé avec l'art français et l'art italien. Parmi
les Français, c'est surtout Couperin qui l'occupa. Pendant
l'époque Weimarienne il étudia spécialement Frescobaldi
(1583-1644), Legrenzi (1625-1690), qui fut le maître de
Lotti, Vivaldi (mort en 1743), Albinoni (1674-1745), un con-
temporain de Vivaldi, et Corelli (1653-1713).
Vivaldi l'intéressait particulièrement. Ses concertos pour vio-
lon et orchestre l'émerveillaient et il en transcrivit seize pour
clavecin et quatre pour orgue. Mais il ne se contentait pas
de les transcrire purement et simplement. Tout en les arran-
geant pour un autre instrument, il cherchait à les remettre à
neuf, en quelque sorte: il rendait les basses plus intéressantes,
inventait de nouvelles parties intermédiaires et introduisait des
imitations qui n'étaient pas prévues par l'auteur. II est re-
grettable que nous ne possédions plus tous les originaux;
la comparaison avec les transcriptions nous eût permis d'étu-
dier les remaniements faits par Bach, étude fort intéressante
en tout cas: la façon dont il a transcrit les effets de violon
sur le clavecin et sur l'orgue mériterait à elle seule une
analyse spéciale. Un fait est certain: il usait de la plus
grande liberté vis à vis des modèles et, bien des fois, il ne
garde guère de l'original que le thème et la disposition géné-
rale. La chose n'a rien qui nous surprenne; nous savons,
par d'autres exemples, qu'il avait l'habitude de s'approprier les
idées des autres, pour les traiter comme les siennes propres:
il écrivit une fugue d'orgue sur un sujet de Legrenzi (IV,
No. 6), une autre, sur un thème d'une sonate pour violon de
J52 La vie et le caractère de Bach
Corelli (IV No. 8), et deux autres encore (la majeur et la mineur)
sur des thèmes d'Albinoni, toutes compositions qui n'ont rien
de commun avec les originaux, dont elles empruntent le thème.
Elles sont beaucoup plus grandes et plus développées, et
l'on sent le plaisir que le maître a dû éprouver à constater
que, traités de la bonne façon, ces thèmes pouvaient rendre
beaucoup plus que les devanciers n'en avaient tiré. Ce sont
là travaux d'un élève qui devient dangereux à ses maîtres.
A Leipzig, Bach s'occupa plus spécialement des maîtres du
chant italien: il copia Palestrina (1515-1594), Lotti (1667-1740),
Caldara (1670-1736) et d'autres. Son apprentissage ne finit
jamais; comme tous les grands autodidactes, il garda, jusqu'à
sa mort, un désir ardent de s'instruire et une faculté d'assi-
milation surprenante./ C'est là une ressemblance de plus
avec Kant, qui eut toujours à cœur d'être exactement ren-
seigné sur la littérature européenne.
De l'autodidacte, Bach avait, en outre, l'esprit inventeur.
Autant les théories lui répugnaient, autant tout ce qui était
expérience pratique, l'attirait. Il connaissait à fond la structure
et la nature de tous les instruments et réfléchissait sans cesse
à la façon de les perfectionner. De là, sa sympathie pour
Scheibe, le facteur d'orgue, qui, lui aussi, avait le goût des
essais et des inventions; Bach dût l'encourager plus d'une
fois, à pousser ses recherches et à pénétrer plus avant dans
les secrets de son art. Pour ce qui était de la mécanique
des instruments, le moindre détail avait à ses yeux une
énorme importance. Un fait seulement: il ne se lassait de
demander qu'on construisît les touches des claviers d'orgue
petites et qu'on rapprochât les claviers superposés, autant que
possible les uns des autres, car il se rendait compte que le
jeu lié et le changement facile des claviers dépendaient en
grande partie de ces détails ^ Ce sont là préceptes dont les
1. Voir Adlung, Musica mech. organ. 1763, où l'on trouve une foule des notes intéres-
santes sur Bach, le praticien.
L'autodidacte et le professeur I53
facteurs d'orgue allemands n'ont pas tenu compte; ils cons-
truisent actuellement encore des claviers très distants et des
touches dont les proportions sont copiées sur celles du piano
moderne, compliquant ainsi la tâche au musicien qui veut
exécuter les œuvres de Bach avec la perfection voulue.
Bach ne se contentait point de formuler des observations
pratiques: il inventait. En vue de la rénovation de l'orgue
de Miihlhausen, il avait entrepris la construction d'un carillon
de vingt-quatre cloches qui devaient être reliées à la pédale;
nous ignorons s'il fut achevé, Bach ayant quitté la ville avant
que la réparation de l'orgue ne fût terminée.
A Côthen, il inventa la „Viola pomposa", instrument qui
tenait le milieu entre l'alto et le violoncelle; il était à cinq
cordes (do, sol, re, la, mi) et devait permettre l'exécution
rapide de phrases difficiles à rendre sur le violoncelle. Le
fils d'un de ses élèves, Gerber, qui vécut aux côtés du
maître, de 1724 à 1727, atteste que l'instrument était en
usage à l'époque où il était l'élève de Bach. Un luthier de
Leipzig, Hoffmann, l'avait construit d'après les indications du
maître. La dernière des six Suites pour violoncelle solo est
destinée à la viola pomposa.
La question du perfectionnement du clavecin le préoccupa
de tout temps. Il vit bien les commencements du piano mo-
derne, car, dès 1740, Gottfried Silbermann construisait des
Hammerclaviere (clavecins à marteaux). Frédéric le Grand, nous
nous l'avons dit, avait toute une collection de Fortepianos
sortant de sa fabrique. Mais, tout en encourageant Silber-
mann à poursuivre ses essais, Bach ne se déclarait satisfait ni
du mécanisme, ni du son du nouvel instrument. Il rêvait un ins-
trument à sonorité aussi souple, aussi flexible que possible et, se
fit, en 1740, construire par le facteur d'orgue, Zacharias Hil-
debrand, un clavecin-luth, qui devait remplir ces conditions.
Pour prolonger le son, il avait imaginé deux rangs de cordes
à boyau et, de plus, un rang de cordes métalliques en oc-
J54 La vie et le caractère de Bach
tave. De cette façon, il avait deux sonorités à sa disposition.
En appuyant la sourdine en feutre contre les cordes métal-
liques, on obtenait une sorte de luth en plus fort, sans la
sourdine, un instrument à son grave. L'essai ne satisfit
point Bach; il dut continuer à se servir du clavicord simple.
Forkel raconte que, malgré l'exiguïté du son, il le préférait
à tous les autres genres de clavecins, parce qu'il lui
permettait mieux que tout autre de nuancer à sa guise.
C'était lui-même qui accordait ses instruments et avec
tant d'habileté, qu'il ne lui fallait jamais plus d'un quart
d'heure ^
Il fut plus heureux dans sa tentative de réforme du toucher.
C'est lui l'inventeur du doigté moderne. Jusqu'au commen-
cement du XVIIF siècle, les clavecinistes ne faisaient point
usage du pouce; on jouait avec trois, tout au plus, avec
quatre doigts, qu'on tenait allongés et qu'on superposait et
croisait à volonté. Bach racontait à son fils Philipp Emma-
nuel, qui nous rapporte le propos dans son «Véritable art
de toucher le clavecin", avoir dans sa jeunesse entendu de
grands virtuoses, qui ne se servaient du pouce qu'à la der-
nière extrémité, quand il s'agissait de relier de grands écarts.
Or, la complication croissante de la technique appelait, tout
naturellement, l'emploi du pouce. En France, François Cou-
perin (1668-1733) en établit théoriquement la nécessité dans
son „Art de toucher le clavecin" qui parut en 1717. Mais
son doigté se rapproche beaucoup moins du doigté moderne
1. Forkel 17. „Am liebsten spielte er auf dem Clavichord. Die sogenannten Flugel,
obgleich auch auf ihnen ein gar verschiedener Vortrag stattfindet, warea ihm doch zu
seelenlos, und die Pianoforte waren bey seinem Leben noch zu sehr in ihrer ersten Ent-
stehung und noch viel zu plump, ais daQ sic ihm bâtten Geniige thun Iconnen. Er hielt
daher das Clavichord fiir das beste Instrument zum studieren, so wie Uberhaupt zur mu-
sicalischen Privatunterhaltung. Er fand es zum Vortrag seiner feinsten Gedanken am be-
quemsten und glaubte nicht, daQ auf irgend einem Fliigel oder Pianoforte eine solche Man-
nigfaltigkeit in den Schattierungen des Tones hervorgebracht werden konne, als auf diesem
zwar Ton-armen, aber im Kleinen auOerordentlich biegsamen Instrument. — Seinen Flugel
konnte ihm niemand zu Dank bekielen; er that es selbst. Auch stimrate er sowohl den
Fliigel als das Clavichord selbst, und war so geiibt in dieser Arbeit, daO sie ihm nie mehr
als eine Viertelstunde kostete."
L'autodidacte et le professeur 155
que celui de Bach. C'est Bach qui, le premier, eut l'idée du
doigté normal et constant de la gamme.
Gardons-nous, toutefois, d'identifier trop complètement le
doigté inventé par Bach et le doigté moderne; le doigté de
Bach était plus riche en ressources: il combinait l'usage
du doigté ancien et les procédés nouveaux. Il avait, par
exemple, fréquemment recours au croisement du deuxième
et du troisième, et du troisième et du quatrième doigt, ainsi
que le prouvent deux petits morceaux doigtés du Clavier-
bûchlein de Friedemann. Notre doigté n'offre point ces pos-
sibilités. Emmanuel Bach, l'auteur direct du doigté mo-
derne, simplifia et modernisa le doigté de son père, en
renonçant aux procédés antérieurs, c'est-à-dire, précisément,
au croisement entre le deuxième, le troisième et le qua-
trième doigt.
Cette réforme du doigté nous prouve avec quelle clair-
voyance et quelle méthode Bach procédait dans toutes ses
recherches. Si la vraie logique est celle de l'induction, Bach
était logique comme peu d'artistes l'ont été. Ses théories et
ses principes découlaient toujours des faits mêmes; elles étaient
la quintessence d'essais et d'expériences sans cesse renou-
velés. Il avait cette faculté rare qui permet de saisir l'en-
semble dans les détails et d'apercevoir tous les détails dans
l'ensemble. Spitta fait remarquer, avec justesse, la différence
qui sépare la façon dont composent Bach et Beethoven. Beet-
hoven accumulait les esquisses et expérimentait, en quelque
sorte, avec son idée principale, avant de trouver la forme
véritable pour l'énoncer. Les partitions de Bach, au con-
traire, jaillissaient d'un trait. Du moment où il commençait
à écrire, le plan de l'ensemble était déjà arrêté et les. détails
venaient alors se grouper, tout naturellement, autour de l'idée
centrale. Quand, dans la suite, il lui arrivait de reprendre
une de ses œuvres, il ne manquait jamais de la remanier,
mais sans que le remaniement s'étendît jusqu'au plan lui-
j5g La vie et le caractère de Bach
même, et, pas davantage, il n'allait, comme Beethoven, jus-
qu'à renverser l'idée première: les retouches ne portent que
sur le détail. En somme, il travaillait à la façon du mathé-
maticien qui aperçoit clairement devant lui toutes les phases
d'une opération compliquée et n'a plus que le souci de la
réaliser en chiffres.
C'est cette sûreté et cette clairvoyance toute mathéma-
tique qui donnent à ses exposés officiels leur admirable
netteté. Qu'il s'agisse d'une réparation d'orgue, d'un mé-
moire sur l'état des chœurs de St. Thomas, d'une riposte
aux attaques d'Ernesti: toujours les mots et les phrases
s'avancent avec une précision et une logique que rien ne
saurait arrêter. Rien en trop ou en trop peu; c'est un rap-
port solide et dense. On ne peut lire du Bach, ne serait-ce
qu'une petite lettre de recommandation, sans éprouver une
véritable jouissance esthétique.
Au fond, Bach était un architecte. Plus on approfondit
l'étude de son développement, plus on se rend compte que
tous les progrès que lui doit l'art musical se résument en
un mot: perfection sans cesse croissante de l'architecture
musicale. Pour ce qui est des fugues en particulier, les
fugues de jeunesse sont souvent admirables d'invention et
de richesse, mais elles manquent de plan; il y a surabon-
dance de péripéties „ subjectives". Avec le temps, cependant,
l'objectivité, cette qualité essentielle de l'architecture, apparaît
croissante; les fugues deviennent plus grandes et plus simples
à la fois. A cet égard, la plus parfaite est la fugue pour
orgue en sol mineur; malgré l'abondance et l'intérêt du
détail, rien d'imprévu qui vienne briser l'unité de la grande
ligne architecturale. Nous sommes en présence d'un édifice
idéal oii la force et la souplesse s'uniraient pour produire
l'impression de grandeur.
Il y a là plus qu'un parallélisme et une rencontre fortuite:
Bach possédait en matière d'architecture des connaissances
L'autodidacte et le professeur 157
peu communes. Lors de son séjour à Potsdam, il visita l'Opéra
de Berlin qu'on venait de terminer. Arrivé au grand foyer, il
monta sur la galerie, qui en faisait le tour et regarda atten-
tivement le plafond. „L'architecte, dit-il, a, probablement à son
insu, voulu ménager ici une surprise. Si une personne placée
au bout de la salle prononce une parole à voix basse en se
tournant du côté du mur, une autre personne, placée du
côté opposé et tournée également du côté du mur, com-
prendra distinctement; à n'importe quelle autre place de la
salle, on n'entendra rien du tout." La seule conformation
de la voûte avait révélé à Bach ce phénomène d'acous-
tique'.
Un homme doué d'une pareille netteté de pensée ne
pouvait manquer de posséder, à un haut degré, la faculté de
transmettre à d'autres ce qu'il avait acquis par son travail.
Bach était un professeur remarquable. Les échecs du
professeur de St. Thomas doivent être imputés beaucoup moins
à un manque d'aptitude professorale, qu'à son incapacité de
tenir en respect de tout jeunes gens. Le membre du Conseil
de Leipzig qui dit après sa mort: «Monsieur Bach était un
bon musicien mais un mauvais professeur", avait donc raison,
s'il entendait par professeur „maître d'école". Kant, parlant
de ses longues années de préceptorat, aimait à se railler lui-
même: „Jamais, dit-il, avec de meilleurs intentions il n'y eut
pire précepteur". De même, l'on pourrait dire de Bach:
1. Forkel 21. ,Als Bach im Jahre 1747 in Berlin war, wurde ihin das neue Opern-
haus gezeigt. Ailes was in der Aniage desselben in Hinsicht auf die Ausnahme der Musik
gut odcr fehlerhaft war, und was andere erst durch Erfahrung bemerkt hatten, entdeckte
cr beim ersten Anblick. Man fiihrte ibn in den darin befindiichen groQen Speisesaal: er
ging auf die oben herumlaufende Gallerie, besah die Decke, und sagte, ohne furs erste
weiter nachzuforschen, der Baumelster habe hier ein Kunststiick angebracht, ohne es viel-
leicht zu wollen, und ohne daû es jemand wisse. Wenn nehmlich Jemand an der einen
Ecke des langlich viereckichten Saals oben ganz leise gegen die Wand einige Worte sprach,
80 konnte es cin Anderer, welcher Dbers Kreuz an der andern Ecke mit dem Gesicht gegen
die Wand gerichtet stand, ganz deutlich hôren, sonst aber Niemand im ganzen Saal, weder
fn der Mitte, noch an irgeni einer andern Stelle. Dièse Wirkung kam von der Richtung
der an der Decke angebrachien Bogen, deren besonderc Beschaffenheit er beim ersten An-
blick entdeckte."
J58 La vie et le caractère de Bach
Jamais, avec plus grand talent pédagogique, il n'y eut pire
maître d'école. Par contre, ceux qui venaient à lui pour
étudier sous sa direction, trouvaient en lui le meilleur des
guides. La valeur de ses élèves en fait foi. Citons, parmi les
plus remarquables: Johann Tobias Krebs, plus tard Hoforganiste
à Altenburg (mort en 1780), Johann Philipp Kirnberger (1721-
1783), plus tard, Hofmusikus de la princesse Amélie de Prusse,
et Kittel. C'est ce dernier qui transmit au XIX^ siècle les
traditions du jeu d'orgue de Bach: il ne mourut qu'en 1809.
Forkel consacre un chapitre très intéressant à Bach le
professeur. Sans doute, Emmanuel lui avait fait à ce sujet
d'amples récits. Bach commençait ses élèves par des études
de toucher. On sait qu'il avait une méthode de toucher à
part: pour bien laisser vibrer la corde attaquée, il ne soulevait
pas le doigt de la touche directement, mais il le ramenait
en arrière et opérait ainsi un glissando rapide. Forkel décrit
ce toucher, sans pouvoir en expliquer les détails. Les élèves
restaient à ces exercices pendant plusieurs mois. Pour les
reposer, Bach leur faisait jouer des petits morceaux que souvent
il composait pendant les leçons mêmes. C'est là l'origine des
„ Préludes pour commençants" et des ^Inventions". Emmanuel
Bach raconte qu'il ne les laissait pas s'éterniser sur les
morceaux faciles, mais qu'il aimait à les aguerrir contre les
difficultés dès les débuts. Le „Clavierbûchlein" de Wilhelm
Friedemann, dont il a été déjà question plus haut, présente
en effet, très vite, à l'élève des petits morceaux d'une certaine
difficulté. Par exemple, le maître tenait, à le familiariser
dès le début, avec tous les genres d'ornements: sur la
première page du Clavierbiichlein de Friedemann, toutes les
indications d'ornements se trouvent réalisées en notes. C'est
pour nous un indice précieux; elles nous révèlent comment
il faut exécuter les «manières" et les agréments dans les
œuvres de Bach.
Pour encourager les élèves, il avait l'habitude de leur
L'autodidacte et le professeur 159
jouer, souvent même à plusieurs reprises, tout ce qu'il leur
donnait à étudier. Gerber, qui fut son élève de 1724 à 1727,
raconte que Bach ne lui a pas joué moins de trois fois la
première partie du Clavecin bien tempéré. „Parmi les heures
les plus heureuses de ma vie, dit-il, je compte celles où Bach,
prétendant qu'il n'était pas disposé à me faire étudier, s'asse-
yait devant un de ses admirables instruments et changeait ainsi
les heures en minutes".
Mais, tout en enseignant la technique à ses disciples, il
les instruisait sur les règles élémentaires de la composition.
Tous les morceaux qu'il leur faisait jouer, il les leur pré-
sentait, en même temps, comme modèles de composition et
leur en faisait faire une analyse. Cette double intention
ressort nettement du titre des Inventions et du titre de
rOrgelbiichlein. Les Inventions sont écrites pour enseigner
le jeu correct à deux et à trois parties, pour aider l'élève à
s'approprier une belle cantilène („einecantable Art im Spielen"),
ce qui est l'essentiel aux yeux de Bach, et, enfin, pour lui
donner un «fort avant-goût" de la composition'.
Pour les leçons spéciales de composition, il avait sa
méthode à lui, qui différait en tout des méthodes en cours.
Au lieu de commencer par des contrepoints simples, il faisait
aussitôt harmoniser des chorals à quatre parties et initiait ses
élèves à la façon de réaliser la basse chiffrée correctement
et d'une façon intéressante. Toute leçon d'harmonie était en
même temps déjà une leçon de contrepoint. Ses indications sur
1. Collection des Inventions et Sinfonies de 1723. ,Aufrichtige Anleiiung, wormit
denen Liebbabem des CItvIres, besonders abcr denen Lehrbegierigen, eine deutlicbe Art
gezeigt wird, nicht alleine mit zwel Stimmen rein spielen zu lernen, sondern auch bey wei-
teren Progressen mit dreyen obligaten Partien richtig nnd wohi zu verfahren, anbey auch
zugieich gute inventiones nicht alieine zu bekommen, sondern auch selbige wohI durch-
zufûhren, am meisten aber eine caniable Art im Spielen zu erlangen und darneben einen
•tarken Vorschraack von der Composition zu ijberkommen."
Voici le titre de l'OrgcIbiJchlein : ,Orgel-Bûchlein, worinne einem anfahenden Orga-
Bisten Anleiiung gegeben wird, aufT allerhand Artb einen Choral durchzufijhren, anbey auch
sicb Im Pedal studio zu babilitieren, indem in solcben darinne befindlichen Choralen das
Pedal ganz obligat tractiret wird. Dem hiichsten Gott allein zu Ebren, dem Naechsten^
draus sich zu belehren.*
160 La vie et le caractère de Bach
la basse chiffrée nous sont fort heureusement parvenues sous
différentes formes. Le Clavierbiichlein d'Anna Magdalena de
1725 contient quelques explications sommaires^ De plus, nous
possédons un cours complet sur le même sujet, grâce à la
copie qu'en fit prendre, en 1738, un certain Johann Peter
Kellner. Le manuscrit original a, sans doute, été écrit sous
la dictée de Bach s'adressant à une classe. Forkel ne mentionne
point ce cours, si précieux pour les nombreux exemples qu'il
fournit^. On ne peut se figurer un enseignement plus précis.
A elle seule, l'entrée en matière révèle le grand praticien.
Après avoir donné quelques renseignements étymologiques
et quelques définitions, expliqué de quels intervalles se com-
pose l'accord parfait, il en vient aussitôt à formuler la règle
générale: „I1 faut toujours faire marcher les mains en mou-
vements contraires, pour éviter les successions de quintes
et d'octaves." De la première leçon l'élève rapportait donc
déjà des expériences à faire.
Ajoutons un autre document non moins précieux. Bach
avait l'habitude de faire réaliser par écrit, aux élèves avan-
cés, des basses chiffrées de sonates étrangères, qu'il cor-
rigeait ensuite. C'est ainsi que Gerber, dont nous avons
déjà parlé, eut à élaborer une sonate pour violon d'Albinoni;
son manuscrit, avec les corrections de Bach, nous est par-
venu, grâce à son fils^.
Une fois familiarisés avec la basse chiffrée, ses élèves
se mettaient à l'étude de la fugue. Bach leur défendait de
composer au clavecin et voulait, avant tout, les amener à
raisonner clairement.
Il comparait chaque partie à une personne en train de
1. Elles se trouvent reproduites dans Spitta II, p. 951-952.
2. „Des Koniglichen Hof-Compositeurs und Capellmeisters in gleichea Directoris mu-
sices wie auch Cantoris der Thomasschule, Herrn Johann Sébastian Bach zu Leipzig Vor-
schriften und Grundsâtze zum vierstimmigen Spielen des General-BaO oder Accom-
pagnement, fiir seine Scholaren in der Musik 1738." Spitta reproduit ce manuscript
II, p. 913-952.
3. Le manuscrit se trouve reproduit dans Spitta, tout à la fia du secoad volume.
L'autodidacte et le professeur iO|
parler. Défense de l'interrompre ou de la faire taire avant
qu'elle n'ait dit tout ce qu'elle a à dire; défense, également, de
la laisser parler pour ne rien dire. En corrigeant leurs essais,
il leur recommandait, avant tout, d'éviter tout «désordre". Mais
la personnalité de chaque partie ainsi respectée, il leur per-
mettait toutes les libertés. Pas d'audace qu'il ne tolérât, à
condition qu'il y eût du raisonnement et des idées. Les
élèves qui n'avaient pas d'invention étaient éliminés dès les
débuts. Tout cela, néanmoins, ne constituait à ses yeux
que le premier apprentissage; pour vraiment progresser dans
l'art de la composition, il ne connaissait qu'un moyen, celui
qu'il avait pratiqué lui-même: l'étude des chefs-d'œuvre. Se
familiariser avec tout ce qui est beau, c'était là pour lui la
meilleure façon de s'instruire, et non seulement, il formulait
le principe, il faisait mieux encore: il l'appliquait.
Et cependant, parmi ses nombreux élèves, on ne saurait
en citer un seul qui soit devenu un grand compositeur, pas
même Friedemann, pas même Emmanuel. Ce n'étaient là que
des talents. Même Ludwig Krebs, dont Bach était le plus fier,
ne s'élève pas, dans ses compositions, au dessus d'une honnête
moyenne. Ils devinrent des Kapellmeister, des Cantors, ou des
organistes remarquables, mais, au fond, il devaient surtout leur
prestige et leur valeur à leur qualité d'anciens élèves de Bach.
Il n'y en eut que deux qui méritèrent réellement de la
postérité: Emmanuel Bach et Kirnberger. Encore, n'est-ce
point à leurs compositions qu'ils doivent leur célébrité —
quoique les compositions pour clavecin d'Emmanuel soient
vraiment remarquables sous certains rapports — mais aux
ouvrages théoriques dans lesquels ils fixèrent et populari-
sèrent les principes de l'enseignement du maître. Emmanuel
écrivit ses deux volumes: «Sur la véritable façon de toucher
du clavecin*", dont nous connaissons l'importance dans l'histoire
I. Phlllpp Emmanuel Bach (1714-1788): ,Versuch Dber die wîhre Art dis Clavier zu
splelen.* 2 Volumes, Leipzig 1753-62.
Scbweiczer, Bacb. ||
162 1-3 vie et le caractère de Bach
du piano moderne, Kirnberger, son grand ouvrage en deux
volumes sur la théorie de la composition, oîi il développait
les idées de l'enseignement de Bach et demandait, avant
tout, qu'on commençât par des harmonisations à quatre voix
et non par de petits exercices de contrepoint, ce qui ne
manqua pas de soulever de grandes discussions dans le
monde des théoriciens'.
Les élèves de Bach n'ont donc rien ajouté à la gloire de
leur maître et n'ont pas davantage contribué à faire connaître
ses œuvres. S'ils jouèrent ses compositions pour orgue et
pour clavecin, ils laissèrent l'oubli se faire sur les cantates
et les Passions. Emmanuel exécuta bien des cantates et
des Passions à Hambourg; mais son frère et lui gardèrent
pour eux toutes les partitions de leur père, et leurs amis
mêmes étaient obligés de payer pour pouvoir les parcourir.
A Leipzig, il n'était resté qu'un très petit nombre de can-
tates de Bach. De plus, Doles, un élève de Bach, qui fut
nommé Cantor de St. Thomas en 1755, n'était pas homme
à gérer le grand héritage qui lui était échu. Déjà du vivant
de Bach, alors qu'il était encore son élève, il avait cherché
à jouer un rôle, comme compositeur, à côté du maître. Ses
œuvres insignifiantes et sentimentales ne feraient certes pas
soupçonner de qui il fut le disciple. Il donna bien quelques
œuvres de Bach, mais sans songer à instaurer un culte de
Bach à St. Thomas.
Aussi bien, qu'importe aux grands génies la médiocrité
de leurs élèves directs? Ils continuent à enseigner par leurs
œuvres mêmes. En recommandant à ses élèves, avant tout,
l'étude des œuvres classiques, Bach ne se doutait pas que
son véritable enseignement ne commencerait qu'au moment
où la postérité découvrirait à nouveau ses Passions et ses
cantates. On raconte que Brahms attendait avec impatience
1. Johann Philipp Kirnberger: «Die Kunst des reinen Satzes in derMusik"; première
partie 1774; seconde partie 1776-1779. L'ouvrage n'est pas entièrement terminé.
La piété de Bach 163
l'apparition de chaque nouveau volume de l'édition de la Bach-
gesellschaft, et aussitôt qu'il le tenait, abandonnait tous ses
travaux pour le parcourir, car, disait-il, avec ce vieux Bach,
on a toujours des surprises et on apprend toujours quelque
chose de nouveau. Quand arrivait un nouveau volume de la
grande édition de Hàndel, il le mettait sur le rayon en disant:
„I1 doit être bien intéressant; je le parcourrai sitôt que j'en
aurai le temps."
XII. La piété de Bach
Un trait manque à cette esquisse de la physionomie de
Bach, le trait essentiel: Bach était un homme pieux. C'est
la piété, qui soutint et entretint sereine cette existence
laborieuse. Ses partitions, à défaut de tout autre document,
suffiraient à nous l'apprendre; presque toutes, elles portent
comme en-tête: S. D, G.: Soli Deo Gloria. Sur la couverture
de rOrgelbiichlein on lit le vers suivant:
Dem hôchsten Gott allein zu Ehren,
Dem Nâchsten draus sich zu belehren.
A Dieu puissant ce livre pour l'honorer,
A autrui pour l'instruire.
Cet esprit foncièrement religieux se trahit même dans le
Klaviexbiichlein de Friedemann; en haut de la page où se
trouvent les premiers petits morceaux à jouer, on lit: „In
nomine Jesu". Chez tout autre, ces déclarations de piété,
semées à tout propos et dans les circonstances les plus
insignifiantes, apparaîtraient exagérées, sinon prétentieuses.
Chez Bach, on sent qu'il n'y a là rien que de naturel.
Certes, c'était un génie profond, mais profond non point
à la façon de ceux qui, par une sorte de crainte jalouse,
dérobent anxieusement au public leur vie intérieure. /Sa
piété à lui avait quelque chose de franc. Il ne s'en cachait
pas; elle faisait partie intégrante de sa nature d'artiste.
11*
164 La vie et le caractère de Bach
S'il oraait toutes ses partitions de son S. D. G., c'est
qu'il se faisait une idée essentiellement religieuse de la
musique. Elle était, avant tout, le plus puissant moyen de
glorifier Dieu; la musique, agrément profane, ne venait qu'en
second lieu./ Cette conception si foncièrement religieuse de
l'art s'exprime toute entière dans la définition qu'il donne
de l'harmonie. „La basse chiffrée, dit-il, dans son cours,
est le fondement le plus parfait de la musique. On l'exé-
cute des deux mains: la main gauche joue les notes pres-
crites et la main droite y joint des consonnances et des dis-
sonannces, pour que le tout donne une harmonie agréable en
l'honneur de Dieu et pour la réjouissance légitime de l'âme.
Comme toute musique, la basse chiffrée n'a d'autre fin que
la gloire de Dieu et la récréation de l'esprit; autrement, ce
n'est plus une véritable musique, mais un bavardage et
rabâchage diabolique (ein teuflisches Geplerr und Geleyer)"V'
Il était donc tout naturel qu'il parlât d'une façon quelque peu
dédaigneuse de l'art profane. Témoin le propos qu'il tenait
à Friedemann quand il l'invitait à l'accompagner à l'opéra
de Dresde: „Si nous allions à nouveau écouter les jolies
petites chansons deDresde" (die schonen Dresdener Liederchen),
ce qui ne l'empêchait pas d'écrire, lui aussi, de la musique
profane et même des cantates burlesques! Au fond c'était
là, pour lui, moins œuvre d'art que passe-temps et délasse-
ment de l'esprit.
''^Cet artiste pieux possédait une culture théologique remar-
quable. Les livres de théologie mentionnés dans le cata-
logue de l'inventaire, lui permettaient, certes, d'avoir une opi-
1. Kap. 2. Von der Définition: ,Der General-BaO is't das vollkommenste Fundament
der Musik, welcher mit beiden Hânden gespielt wird, dergestalt, daO die linke Hand die
vorgeschriebenen Noten spielet, die rechte aber Con- und Dissonantien darzu greift, damit
dies eine vkohlklingende Harmonie gebe zur Ehre Gottes und zulâssiger Erhôhung des
Gemiitbs und soll, wie aile Musik, also auch des Général-Basses Finis- und End-Ursache
aoders nicht, als nur zu Gottes Ehre und Récréation des Gemûths seyn. Wo dièses nicbl
in Acht genommen wird, da ist keine eigentliche Musik, sondern ein teuflisches Geplerr
und Geleyer."
La piété de Bach 165
nion sur les nombreuses questions dogmatiques qui s'agitaient
alors dans le protestantisme./ Ne vivait-il point à cette épo-
que si agitée qui suit la Réforme, au temps de cette seconde
Réforme qui, on le sait, se produisit, au tournant du XVII*^ et
du XVIII' siècle et devait, avec le temps, opérer une trans-
formation de Tesprit protestant? Le subjectivisme en matière
religieuse, contenu par Luther dans certaines limites, réappa-
raît alors, dans toute sa force, en Spener, le chef du piétisme.
Spener était Alsacien de naissance; né à Ribeauvillé en
1635, il occupa des postes ecclésiastiques très importants, suc-
cessivement à Francfort s./M., à Dresde et à Berlin. C'est
dans cette dernière ville qu'il mourut en 1705. Sans vou-
loir porter atteinte au dogme fondamental de son Eglise, le
chef des piétistes insistait, cependant, sur l'importance de la
piété individuelle et, par cette insistance même, mettait en
doute, sans le vouloir, la valeur normative du dogme formulé.
En tout cas, l'orthodoxie luthérienne, qui, après la mort de
Luther, avait inauguré une sorte de nouvelle scolastique, se
sentit attaquée. La lutte ne manqua pas de s'engager sur tous
les points. Elle ne devait, à vrai dire, jamais finir. Les
mêmes rapports tendus subsistent encore à l'heure actuelle
entre le subjectivisme protestant et le dogme adopté par la
Réforme, entre le piétisme et l'orthodoxie.
/Or, précisément, du temps de Bach, cette lutte entre ortho-
doxes et piétistes battait son plein. L'on pourrait croire
que la piété individualiste du maître le porta vers les nouvel-
les tendances. Nombreuses sont, en effet, les traces de piétisme
dans ses œuvres. Les réflexions théologiques, la tournure des
phrases et, surtout, l'usage des diminutifs, bref, la sentimen-
talité, ce sont là autant de particularités qui attestent l'in-
fluence du piétisme. / Les Passions ne sauraient désavouer
leur date de naissance. On sent qu'elles ont vu le jour
à l'époque où le piétisme commence à s'implanter dans la
poésie spirituelle du protestantisme. Et, cependant, Bach
jgg La vie et le caractère de Bach
faisait partie du clan orthodoxe. Les registres de Weimar
sont là pour attester le fait: ils nous apprennent qu'il avait
donné comme parrain à son premier enfant, le pasteur Georg
Christian Eilmar, de Miihlhausen. Or, ce pasteur Eilmar était
le protagoniste du parti orthodoxe de Miihlhausen; il avait
attaqué d'une façon grossière le pasteur piétiste Frohne, son
collègue et son aîné. Au temps où Bach était à Miihlhausen,
le Conseil avait même dû intervenir, pour empêcher une
scission complète de la paroisse. Frohne — son attitude
pendant la lutte le prouve bien — était un homme profondé-
ment pieux, distingué, sympathique à tous égards. Eilmar,
lui, était juste le contraire; il était non seulement agressif,
mais rancunier, de plus, dénué de toute intelligence et de
tout sentiment religieux. Et c'est avec ce représentant de
l'orthodoxie que Bach s'était lié d'amitié! Autrement, l'eût-il
choisi comme parrain de son enfant, surtout qu'il avait déjà
quitté Miihlhausen, à l'époque du baptême?
Comment expliquer cette double attitude religieuse de
Bach? Au fond, c'était un esprit conservateur; tout natu-
rellement, il se rangeait donc du côté des orthodoxes et ne
voyait dans les piétistes que des novateurs inopportuns. Le
piétisme, en outre, était antiartistique en tant qu'il préconis-
sait la plus grande simplicité du culte, tenait l'art en suspi-
cion et ne voyait dans son introduction à l'église qu'une in-
vasion dangereuse des pompes mondaines. La cantate et
tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de „la musique
concertante" était suspect aux piétistes qui ne faisaient grâce
qu'au choral, pour sa simplicité. C'était donc à l'artiste Bach
que répugnait le piétisme. De là, à Miihlhausen, ses sym-
pathies pour un homme qui les méritait si peu par ailleurs.
•'''^Au fond, Bach n'était ni piétiste ni orthodoxe: c'était un
penseur mystique. Le mysticisme, voilà la source vive d'où
jaillissait sa piété. Il y a certains chorals et certaines cantates
où l'on sent, plus encore qu'ailleurs, que le maître y a mis toute
La piété de Bach 167
son âme. Ce sont, précisément, les chorals et les cantates mys-
tiques. Comme tous les mystiques, Bach était, on pourrait
dire, obsédé par le pessimisme religieux. Cet homme robuste
et sain, qui vivait entouré de l'affection d'une grande famille,
cet homme qui était l'énergie et l'activité même, qui, bien plus,
avait un goût prononcé pour le franc burlesque, ressentait, au
fond de son âme, le désir intense, la „Sehnsucht", du repos
étemel. Il connaissait la nostalgie de la mort, si jamais
être humain la connut. Jamais aussi, cette nostalgie de la
mort n'a été traduite en musique d'une façon plus saisissante.
Nombreuses sont les cantates *qu'il a écrites sur la lassitude
de la vie. Sitôt que l'Evangile effleurait l'idée chérie, Bach
s'en emparait et lui consacrait toute une description ^ Toutes
les cantates pour basse seule sont, en ce sens, des cantates
mystiques. Elles débutent par l'idée de la lassitude de la
vie; puis, de plus en plus, cette attente de la mort se rassé-
rène et s'illumine; en la mort, Bach fête la libératrice suprême
et décrit, en d'admirables berceuses spirituelles, la quiétude
qui envahit son âme, à cette pensée; ou bien encore, sa féli-
cité se traduit par des thèmes joyeux et exubérants, d'une
gaîté surnaturelle./^ L'on sent que son âme entière chante
dans cette musique et que le croyant l'a écrite dans une
sorte d'exaltation. Aussi, combien puissante en est l'impres-
sion! Quel charme pénétrant dans cette admirable berceuse :
„Schlummert ein ihr mûden Augen" (Fermez-vous, paupières
1. Voici quelques-anes de ces cantates:
Liebster Gott, wann werd ich sterben, No. 8.
Liebster Jesu, mein Verlangen, No. 32.
Schiage doch, gewunschte Stunde, No. 53.
Ich will dcn Kreuzstab gerne tragen, No. 56.
Selig ist der Mann, No. 57.
Ich babe genug. No. S2.
Gones Zeit ist die alierbeste Zeit, No. 106.
Ach iieben Christen seid geirost, No. 114.
Ich steb mit einem FuU im Grabe, No. 156.
Komm du siiOe Todesstunde, No. 161.
Acb ich sebe, jetzt da Ich zur Hochzeit gehe, No. 162.
jgg La vie et le caractère de Bach
fatiguées) de la cantate „Ich habe genug" (C'en est assez)
(No. 82), ou bien encore, dans la simple mélodie; „Komm,
sùfier Tod!" (Viens, ô douce mort!)
Ainsi désirée, ainsi attendue, la mort ne le surprit point.
Au moment suprême, son visage dût s'illuminer de ce sou-
rire surnaturel qu'on croit saisir dans ses cantates et ses
chorals mystiques.
XIII. La physionomie de Bach. Summa vitae
Quatre portraits à l'huile *nous ont conservé les traits
de Bach; l'un d'eux, celui qui fut exécuté par le peintre de la
cour Hausmann, pour la «Société Mizler", se trouve à l'école
St. Thomas. En outre, il existe de lui un buste moderne,,
qui a une valeur toute particulière, ayant été modelé d'après
un crâne trouvé au cimetière St. Jean à Leipzig, qui, sans
aucun doute, est le crâne même de Bach ^ En 1894, lors de
la reconstruction de l'église St. Jean, l'on fouilla l'ancien cime-
tière qui l'entourait. Or, nous savons par les registres, que
Bach y fut enterré dans une fosse peu profonde et dans
un cercueil de chêne, alors que les bières ordinaires se fai-
saient en sapin. De plus, une tradition locale rapportait qu'il
avait été enseveli au sud de l'église à six pas, en droite
ligne, de la porte. Et en effet, on trouva, à cette place, un
cercueil en chêne avec le squelette d'un homme âgé, dont
le crâne présentait les traits caractéristiques de la tête de
Bach, telle que nous la montrent ses portraits à l'huile: ar-
cade sourcillière saillante, angle nasal très marqué, mâchoire
inférieure quelque peu proéminente, menton fortement ac-
centué. Un sculpteur de renom, Seffner, prenant le moulage
de ce crâne pour base, modela un buste de Bach, avec le
précieux concours de M. His, professeur d'anatomie à l'Uni-
1. Voir l'étude sur Bach de William Cart, p. 252 et 253.
La physionomie de Bach, Summa vitae 169
versité de Leipzig, qui lui fournit des indications très précises
sur les proportions que présentent, à un âge donné, les parties
molles et les muscles de la tète. Le buste obtenu avec ces
données confirme et complète en quelque sorte les portraits
contemporains de Bach.
Et cependant, malgré ces portraits et malgré ce buste,
la physionomie réelle de Bach reste énigmatique. On lit
bien une certaine énergie sur le front, entre les sourcils
quelque chose de sévère et de sombre, tandis que la bouche
exprime une certaine bonté. Mais ce que ces artistes ne
rendent point, c'est l'ensemble de la physionomie. Ils ont
voulu saisir le visage à l'état de repos et cet état ne lui est
pas naturel; ils combinent et expriment simultanément les
aspects divers de la physionomie de Bach, mais sans en
accentuer l'expression caractéristique par excellence. Ces
portraits «composés", sont donc, en quelque sorte, des portraits
impersonnels, qui réunissent sur la même toile les différents
traits du maître, sans même chercher à saisir la personnalité
de sa physionomie.
Seul, un artiste de premier ordre eût pu faire le véritabe
portrait de Bach. Les portraitistes d'alors, tout considérables
qu'ils fussent, n'ont donc fait, en réalité, que nous fournir les
éléments d'un portrait du maître, et ce n'est que quand notre
imagination anime ces traits, en leur prêtant un sourire, ou
en les illuminant d'un éclair, que nous pouvons évoquer le
véritable Bach.
Au total, dirons-nous, en terminant, Bach fut un homme
heureux. Certes, les ennuis ne firent pas défaut à cette
longue carrière, pas plus que ne lui furent épargnées les
vexations; certes, il vécut dans un milieu trop étroit pour
ne pas se sentir souvent blessé, et les dernières années
de sa vie s'écoulèrent dans un certain isolement. Mais
il ne connut pas la douleur suprême de l'artiste: l'indif-
férence des contemporains. Justice lui fut rendue de son
170 La vie et le caractère de Bach
vivant même. Ses compatriotes le vénéraient; il put faire
exécuter lui-même toutes ses œuvres; il vivait entouré d'une
grande famille, à l'abri des soucis matériels, ayant pour con-
fidents et pour compagnons artistiques, sa femme et ses fils
aînés. Qu'eussent pu désirer de plus l'homme et l'artiste?
Que l'on compare cette existence calme aux tumultes et aux
discordes intérieures de celle d'un Beethoven, ou à la vie mou-
vementée, pleine de lutte, d'assauts et de désespoirs d'un
Wagner!
III' PARTIE
LA GENÈSE DES ŒUVRES DE BACH
XIV. Les différentes phases de Tactivité créatrice de
Bach
Il semble qu'une providence complaisante ait disposé les
événements de façon que Bach produisît tout naturellement
ce qu'il portait en lui. Tout concourt au plein épanouisse-
ment de son génie. Ce sont des raisons purement matérielles,
bien prosaïques souvent, qui motivent ses déplacements d'Arn-
stadt à Miihlhausen, de Miihlhausen à Weimar, de Weimar à
Côthen, de Côthen à Leipzig; et pourtant, chacun de ces change-
ments marque une époque dans son développement artistique.
Comme les œuvres de Goethe, toutes les œuvres de Bach
sont éminemment, et au sens le plus profond du mot, des œu-
vres de circonstance; il les a écrites parce que les circon-
stances les lui commandaient. Et les circonstances l'ont
admirablement guidé; pas plus qu'on ne saurait, une fois le
sujet donné, concevoir une fugue de Bach autre qu'il ne l'a
réalisée lui-même, l'on ne saurait imaginer circonstances plus
propres à aider la réalisation de toutes les puissances de son
riche talent.
Les années d'Arnstadt (1703-1707) et de Miihlhausen
<1707-1708) sont pour le futur maître de l'orgue les années
d'apprentissage. Durant ces cinq années, de dix huit à vingt trois
ans, Bach s'initie à tous les secrets de la technique de l'instru-
ment sacré, en même temps qu'il s'essaye dans tous les
J72 La genèse des œuvres de Bach
genres de composition pour orgue. Ses maîtres sont Pach-
helbel, Bôhm et Buxtehude, dont l'influence se trahit à
toutes les pages du cahier de l'apprentie Les thèmes sont
d'une invention très intéressante, la façon dont il les dével-
loppe, par contre, très embrouillée. On sent là une main
inexpérimentée. L'usage de la pédale, facultatif au début,,
s'impose de plus en plus, à mesure que Bach progresse dans
la technique: l'élève ne piétine pas sur place; il s'achemine
à grand pas vers la virtuosité. C'est qu'il n'épargne point
l'effort; le nécrologue raconte qu'à cette époque Bach passait
souvent des nuits entières à étudier. Ajoutons aussi, qu'il se
trouvait, à Arnstadt, dans des conditions de travail extrême-
ment favorables: ses fonctions ne lui prenaient que quelques
heures par semaine; il avait donc d'abondants loisirs à con-
sacrer à son art.
Les années de Weimar sont remplies par un travail moins
spécial. Ce sont, en quelque façon, des années d'apprentissage
universel. C'est à Weimar qu'il étudie et copie les maîtres
français et italiens. C'est là qu'il fait connaissance avec
l'art du clavecin français. En même temps, il se familiarise avec
la musique d'orchestre de tous les pays et de toutes les
époques et entreprend d'écrire des cantates où déjà l'or-
chestre joue un rôle de première importance, comme le
prouvent l'actus tragicus (No. 106) et la cantate „Nun komm
der Heiden Heiland" (No. 61) qu'il fit exécuter à Leipzig
en 1714.
Ses fonctions mêmes lui imposaient à Weimar une activité
1. Comme exemples des œuvres de l'époque d'Arnstadt-Mûhlhausen citons deux fugues
en do mineur (IV, No. 5 et 9), un prélude et fugue en la mineur (III, No. 9) une Fantasia
en sol majeur (IV, No. 11), un prélude et une fugue en la majeur (III, No. 7), le capprici»
pour clavecin (voir p. 63) et plusieurs chorals (voir p. 65 et 66). En fait de cantates, il y aurait
à mentionner une cantate de Pâques écrite à Arnstadt et remaniée plus tard „Denn du
wirst meine Seele" No. 15, la Ratswahlcantate de Miihlhausen ,Gott ist mein Kônig" No. 71,
composée et imprimée en 1708, une cantate sur le psaume 130» „Aus der Tiefe rufe ich*
No. 131 et la cantate niiptiale „Der Herr denket an uns" (T. XIII* 1» livraison). D'après
Spittà (I, p. 369) cette dernière cantate a été écrite pour le pasteur Stauber à Arnstadt, qu»
se remaria en secondes noces au moment où Bach quitta Miihlhausen.
Les différentes phases de l'activité créatrice de Bach 173
multiple et diverse. En sa qualité d'organiste de la cour, il
se trouvait tout naturellement amené à composer pour orgue,
et le nécrologue mentionne expressément que la plupart des
œuvres pour orgue ont été écrites à Weimar.
Pour l'orchestre, où il tenait tantôt le violon, tantôt le cla-
vecin, il avait à composer toutes sortes de morceaux, et,
lorsqu'en 1714, il fut nommé Concertmeister — nous dirions
aujourd'hui, sous-chef d'orchestre — il eut, en plus, l'obli-
gation d'écrire, tous les ans, un certain nombre de cantates
pour le service religieux.
Mais ce n'est qu'à Côthen que ces compositions ont, pour
la plupart, reçu leur forme définitive. Le séjour à Cothen
est, en effet, comme un entr' acte qui sépare la première et
la seconde partie de la vie du maître. Il n'avait point de
fonctions précises et comme il n'était pas organiste en titre,
ses occupations se réduisaient, presque exclusivement, à jouer
du clavecin au prince Léopold ou à l'accompagner quand il
chantait — le prince passait pour bon chanteur et jouait de
plusieurs instruments à cordes — ou, encore, à diriger le petit
orchestre. Disons le mot: Côthen fut pour Bach une station
de repos. La vie paisible et tranquille qu'il y mena de 1717
à 1723, c'est à dire de trente deux à trente huit ans, lui
permit de laisser mûrir en lui les impressions diverses qu'il
avait recueillies à Weimar et de mener à bonne fin les tra-
vaux entrepris jusque là. En quittant Côthen, il approchait
de la quarantaine; il s'était reposé des fatigues d'autrefois;
ce qu'il lui fallait maintenant, c'était une activité qui l'ab-
sorbât à nouveau, tout entier, et lui permît de dépenser les
forces accumulées. Il la trouva à Leipzig.
J74 La genèse des œuvres de Bach
XV. Les œuvres pour orgue
Edition de la Bachgesellschaft:
T, III^: Le grand recueil des chorals (Clavieriibung Ille partie).
T. XVe; Sonates, Préludes, Fugues et Toccates. Passacaglia.
T. XXVe 2e livraison: Les petits chorals; les six chorals tirés de
cantates; les dix-huit chorals.
T. XXXVIIIe; Préludes, Fugues, Fantaisies; Concertos de Vivaldi
transcrits pour orgue.
T. XLe: Les chorals qui existent isolément et les variations sur
chorals.
Edition Peters:
L Les Sonates et la Passacaglia.
II, III et IV. Préludes, Fugues et Toccates.
V. Petits chorals.
VI et VII. Grands chorals.
VIII. Concertos de Vivaldi transcrits pour orgue. Les huit petits
préludes.
IX. Oeuvres diverses.
Quoiqu'il soit très difficile d'établir une chronologie, ne
fût-elle qu'approximative, des œuvres pour orgue, il est à peu
près certain que, seuls, les quatre grands préludes et fugues
en do majeur (II No. 7), si mineur (II No. 10), mi mineur
(II No. 9) et mi bémol majeur (III No. 1) ont été écrits à
Leipzig. Par contre, Bach y a repris beaucoup d'esquisses
antérieurement ébauchées. C'est là une habitude chère au
maître: il remanie sans cesse. Nous avons, par exemple,
des preuves certaines qu'il a remis plusieurs fois sur le
métier les fugues en sol mineur et en la mineur. De même,
bien d'autres morceaux doivent leur dernier poli à un rema-
niement fait à Leipzig, alors que l'invention même en remonte
aux années de Weimar-Côthen.
C'est dans les compositions pour orgue que Bach atteint,
pour la première fois, la pleine maîtrise. A Weimar, les
sonates et les concertos des Italiens lui révèlent ce que les
Buxtehude et les Bôhm n'avaient pu lui enseigner, parce
qu'ils l'ignoraient eux-mêmes: l'architecture musicale. Cette
Les œuvres pour orgue 175
découverte l'enthousiasme et il se met, incontinent, à étudier
Vivaldi, Albinoni, Legrenzi et Corelli. Dans la Canzona (IV
No. 10) et dans l'Allabreve en ré majeur (VIII p. 72) il s'a-
bandonne entièrement au charme des créations italiennes.
Il se trouve ainsi avoir fait, d'un seul coup, un pas énorme
en avant. Laissant bien loin derrière lui, les maîtres alle-
mands, d'un bond il atteint la perfection. Il reste allemand,
car dans ses préludes et fugues on trouve encore l'art sur-
chargé et abondant en surprises de Buxtehude, mais au lieu
du laisser-aller d'autrefois, on sent l'effort vers la netteté et
la simplicité du plan. Or, ce qui donne à ses compositions
pour orgue leur grandeur et leur valeur d'œuvres classiques,
c'est précisément la fusion intime de l'esprit allemand et de la
forme pure italienne. On pourrait même aller jusqu'à dire
que c'est le rapport de proportion entre l'esprit italien et
l'esprit allemand qui détermine la personnalité d'un prélude ou
d'une fugue. Les fugues en la mineur et en sol mineur
sont essentiellement classiques, parce que le souci de la forme
pure y prédomine. Il en est de même, pour citer quel-
ques autres exemples, de la Toccate en fa majeur (III No. 2)
et de celle en ré mineur (III No. 3). Par contre, là où il y
a de l'imprévu, des surprises, des retours subits, là oij la
structure procède, non du raisonnement, mais du sentiment,
c'est l'esprit allemand qui l'a emporté. Dans cette catégorie
nous classons la fugue lyrique en la majeur (II No. 3), celle
en do majeur (II No. 7), la Fantasia en do mineur (III No. 6),
celle en sol mineur (III No. 4) et les quatre grands pré-
ludes et fugues de l'époque de Leipzig. Ces dernières com-
positions, précisément, marquent un retour puissant vers l'art
allemand. Qu'on examine de près le prélude en do (II No 7)
avec sa basse obstinée et son admirable fugue lyrique; celui
en si mineur (II No. 10), tissu fantastique de superbes guir-
landes, avec une fugue qui rappelle Schubert; le prélude
dramatique en mi mineur (II No. 9) et la fugue qui est un
176 La genèse des œuvres de Bach
drame musical passionné, une vraie lutte de Titans; le prélude
en mi bémol (III No. 1), qui, en réalité, est une symphonie,
avec sa triple fugue dont les trois parties semblent repré-
senter trois états d'âme différents: ces œuvres, que sont-elles,
sinon la reprise en grand de ce que les Buxtehude et les
Bôhm avaient rêvé de réaliser dans leurs compositions agitées
et entrecoupées?
Une question accessoire: Quel rapport y a-t-il, au juste,
entre les préludes et les fugues? La liaison est-elle pure-
ment donnée par la tonalité, ou bien, doit-elle être cherchée
plus avant, dans le caractère des deux morceaux? Il serait
difficile de fournir une réponse qui expliquât d'une façon
générale les rapports entre les préludes et les fugues. D'une
part, il est certain que bien des préludes et des fugues forment
un tout organique. C'est là, sans aucun doute, le cas pour
les grandes œuvres de l'époque de Leipzig, ou bien encore,
pour le prélude et la fugue en la majeur (II No. 3). D'autres,
par contre, n'ont été réunies qu'après coup. La fugue en
fa majeur (III No. 2) et celle en do mineur (III No. 6) ont
certainement été écrites bien avant les préludes auxquels
elles se trouvent reliées actuellement; l'on pourrait même se
demander si la fugue qui figure à la suite de la Passacaglia
a été composée en même temps que celle-ci: elle lui est
singulièrement inférieure.
Les œuvres destinées à l'enseignement tiennent une grande
place dans les compositions pour orgue. Bach, par une coïn-
cidence rare chez les grands génies, se sentait la vocation
d'enseigner, et ce, à un tel point, que toute une série de
ses plus belles œuvres ont été écrites dans cette intention.
Parmi la musique d'orgue, citons les huit petits préludes et
fugues (VIII), les six sonates (I) et le petit recueil de cho-
rals (Orgelbiichlein V). Avant Spitta, on considérait les huit
petits préludes et fugues comme des essais de jeunesse;
tout concourt à prouver, au contraire, qu'ils ont été composés
Les œuvres pour orgue 177
après une étude attentive des œuvres de Vivaldi, non pour
l'usage personnel du maître, mais dans le but d'initier ses
élèves à la technique de l'orgue. Ils datent donc de Weimar.
Les six sonates pour orgue sont postérieures aux petits
préludes. Bach, d'après Forkel, les composa successivement
pour Wilhelm Friedemann qu'il voulait rompre à la technique
du virtuose. Elles datent donc de la fin de l'époque de Co-
then; même, il est probable, d'après la chronologie établie
par Spitta, qu'elles n'ont été terminées et réunies que vers
1727. Forkel a trouvé le mot qui résume tout ce qu'on
pourrait en dire: „Man kann von ihrer Schônheit nicht genug
sagen" (L'on ne saurait assez dire de leur beauté).
Toutefois, en les jouant, on s'aperçoit qu'elles sont plutôt
composées pour être exécutées sur un clavecin à deux claviers
avec pédale que sur l'orgue. Elles forment une catégorie à
part, et l'on ne saurait guère citer d'autres morceaux pour
orgue de ce genre «musique de chambre", si ce n'est la
Passacaglia; or, Forkel fait remarquer, précisément, à son
propos, qu'elle aussi appelle plutôt le clavecin à pédale que
l'orgue. Quiconque a déjà fait des essais de registration pour
cette suite de variations, sans jamais arriver à un résultat
satisfaisant, lui donnera raison, ce qui n'implique point, as-
surément, que Bach ne l'ait pas jouée aussi sur l'orgue.
Quant aux sonates, le titre du manuscrit original les désigne
expressément comme sonates pour le clavecin à deux claviers
avec pédale. C'est donc à tort que l'on parle des «sonates
pour orgue" de Bach.
Mais la plus importante de ces œuvres écrites pour l'en-
seignement de l'orgue, c'est l'Orgelbiichlein, le recueil des
petits chorals. L'idée de composer un annuaire de chorals
pour orgue s'était tout naturellement présentée à l'esprit du
maître, étant donné l'importance des chorals de tempore'.
Walther, son collègue de Weimar, au dire de Mattheson, avait
1. Voir p. 72.
Schweitzer, Bach. l^
178 La genèse des œuvres de Bach
composé un recueil analogue. Or, c'est précisément à Weimar
que Bach se mit à réunir les petits chorals. Le premier
autographe de cette collection se trouva appartenir plus tard
à Félix Mendelssohn; les chorals de Noël et de l'Avent étant
perdus, il ne contient, en tout, que vingt-six chorals. Encore
manque-t-il trois feuillets que Mendelssohn avait coupés; sa
fiancée en reçut deux; le troisième, il le donna à Madame
Clara Schumann. A Côthen, le maître recopia tous ces
chorals sur un beau cahier de quatre vingt douze feuilles,
relié en cuir. Il inscrivit, d'avance, en haut de la page, en
suivant l'ordre de l'année ecclésiastique, le choral qu'elle
devait contenir. Sont prévus, en tout, cent soixante neuf chorals;
quarante cinq seulement ont été achevés; les autres — cent
vingt quatre — sont restés à l'état de pages blanches.
Quelles raisons l'empêchèrent d'achever l'œuvre projetée?
Serait-ce que la nomination de Leipzig, survenant entre temps,
fit dériver ses préoccupations vers d'autres objets? Mais alors,
pourquoi ne compléta-t-il point la collection plus tard? Pour-
quoi cet abandon définitif? Ce furent tout simplement les
difficultés de composition qui lui firent délaisser la tâche com-
mencée: les chorals non achevés étaient de ceux qui ne se
prêtent pas à la description musicale. Or, dans l'intention
primitive, les chorals du petit recueil devaient être tous
descriptifs.
Au point de vue de la forme, disions-nous, les chorals
du petit recueil présentent un type à part. La nouveauté du
procédé consiste à faire entendre la mélodie du choral accom-
pagnée et expliquée, pour ainsi dire, par un motif caractéris-
tique qui dépeint le côté saillant du texte. D'où une série
de descriptions, une luxuriante abondance de poésie musicale
qui fait de ce petit livre du maître l'un des chefs-d'œuvre
de son art, un chef-d'œuvre d'un charme tout à fait moderne.
Mais telle était la modestie de Bach, qu'il écrivit cette œuvre
dans l'intention bien humble d'exercer des élèves aux diffi-
Les œuvres pour orgue 179
cultes de la technique musicale! Il n'osa point la publier
parce qu'elle était incomplète!
Pour ce qui est de leur valeur pédagogique, ajoutons que
ces trois œuvres n'ont été ni remplacées ni surpassées jus-
qu'à l'heure actuelle et qu'elles ne le seront, vraisemblablement,
jamais. Elles sont l'école d'orgue par excellence. Bach sup-
posait avec raison que celui qui abordait l'étude de l'orgue,
possédait la technique du clavecin suffisamment pour être
capable de jouer correctement à plusieurs parties. Les huit
petits préludes n'offraient donc de difficulté que celle de la pé-
dale et il est certain que Bach les faisait étudier à ses élèves
sans autres exercices préparatoires, car il aimait à les lancer
en pleine difficulté; les petits chorals devaient, ensuite, les
familiariser avec la musique du culte; quant aux sonates, elles
sont vraiment hérissées de difficultés et exigent une telle
assurance, une telle indépendance des pieds et des mains,
que quiconque s'en est rendu maître n'a plus rien à désirer
au point de vue de la virtuosité. C'est à elles, en effet, que
Friedemann devait sa technique éblouissante. Et aujourd'hui
encore, quiconque aura fait cet apprentissage, ne rencontrera
point dans les œuvres modernes pour orgue, pas plus que
dans les classiques, de difficultés qu'il n'ait déjà trouvées et
vaincues à l'école de Bach, et, ce qui vaut mieux encore, il
n'aura point perdu une seconde; car si l'on peut adresser un
reproche aux auteurs de méthodes modernes, c'est de tenir trop
longtemps la porte entr'ouverte, avant de faire entrer le disciple.
La question de la chronologie des chorals est difficile à
résoudre. Spitta admet que la plupart des grands chorals, y
compris les dix-huit chorals, dont Bach était en train de
préparer la publication quand la mort le surprit, ont été
composés avant Leipzig. Rust, par contre, dans la préface du
Tome XXV* des œuvres du maître, prétend qu'ils datent de
Leipzig. Examinons la question de plus près.
Bach a réuni lui-même, en cinq recueils, tous les chorals
12*
jgO La genèse des œuvres de Bach
pour orgue auxquels il attachait de l'importance; ces cinq
recueils, contiennent environ quatre-vingt-dix chorals. Ce
sont: le petit recueil de Weimar-Côthen, dont nous venons
de parler; le grand recueil qui parut en 1739, dans la IIP partie
de la Clavieriibung; une collection de six chorals qu'il fit
paraître chez Schiibler, à Zeila, vers 1747; les variations en
canon sur un choral de Noël (V, p. 92-101), qu'il avait com-
posées en 1746-47 pour les présenter à la société de Mizler,
et les dix-huit chorals.
Eliminons, dès l'abord, le six chorals parus chez Schiibler*;
ils n'offrent aucun intérêt. Ce ne sont que des transcriptions
d'airs de cantates qui diffèrent, en tout, des autres chorals.
Nous avouons ne pas comprendre l'intérêt qui a pu pousser
Bach à faire cette publication; c'était, en quelque sorte, re-
nier ses véritables chorals pour orgue.
Outre ces recueils, la sollicitude de ses amis et élèves —
parmi lesquels Walther, Krebs, Kirnberger et Kittel — nous a
conservé encore une cinquantaine de chorals. Bach ne les
jugeait pas dignes de paraître; aussi ne les admit-il point
dans ces recueils, encore qu'il s'en trouve, dans le nombre,
de fort intéressants. En tout, donc, cent quarante à cent
cinquante chorals; Forkel en connaissait soixante dix et esti-
mait le total à environ cent chorals.
Pour ce qui est des chorals qui n'ont point figuré dans
les recueils de Bach, il est clair, que nous avons à faire à
des œuvres de jeunesse, c'est à dire à des œuvres de l'é-
poque d'Arnstadt, de Miihlhausen et de Weimar. Quelques
uns, les deux chorals sur le „ Super flumina" (Peters VI No. 12
a et b), par exemple, semblent avoir été écrits à Côthen.
Quant aux dix-huit chorals, il est presque certain que Spitta
a raison contre Rust: à en juger d'après les indices que nous
fournit la facture, ils appartiennent, sinon tous, du moins la
plupart, à l'époque de Weimar-Côthen. Il n'y a donc que
1. Ce sont les chorals VI, No. 2; VII, 38, 42, 57, 59 et 63.
Les œuvres pour orgue jgj
les variations sur le choral de Noël et les chorals du grand
recueil de 1739 qui aient été composés à Leipzig; et encore,
parmi les chorals du grand recueil, s'en trouve-t-il plusieurs
qui certainement ont été écrits bien avant que Bach n'eût
pensé à publier cette œuvre.
Le grand recueil contient vingt et un chorals, douze grands
et neuf petits. Dans la pensée de son auteur, c'était une sorte
de représentation du dogme par la musique. Qu'on se sou-
vienne, en effet, que les recueils de cantiques comprenaient
une catégorie spéciale, les Katechismuslieder, c'est à dire, les
chants du catéchisme, parmi lesquels figuraient: Le choral
sur les dix commandements „Dies sind die heilgen zehn
Gebot", celui sur le Credo „Wir glauben ail einen Gott",
celui sur le Pater „Vater unser im Himmelreich", celui sur
le baptême „Christ unser Herr zum Jordan kam", le choral
sur la pénitence „Aus tiefer Not schrei ich zu dir", la tra-
duction du De profundis, et l'hymne de Jean Huss sur la
sainte cène „Jesus Christus unser Heiland". Nous les citons
dans l'ordre des chapitres correspondants du catéchisme de
Luther, ordre que Bach a naturellement adopté dans son re-
cueil. Ces chorals forment la seconde partie du grand recueil;
la première est consacrée à la représentation de la Trinité.
Bach choisit, à cet effet, le Kyrie de la liturgie de Leipzig,
c'est à dire, les hymnes: Kyrie fons bonitatis (Kyrie, Gott
Vater in Ewigkeit), Christe, unice Dei Patris (Christe, aller
Welt Trost), Kyrie ignis divine (Kyrie, Gott heiliger Geist), et le
Gloria adressé à la Trinité, c'est-à-dire, le choral „Allein Gott in
der Hôh sei Ehr", qu'il traite, par conséquent, en trois versions.
Nous avons donc à faire à une œuvre d'un symbolisme
musical très prononcé. Notons, en effet, que Bach ne se con-
tente pas d'indiquer les idées d'une façon tout à fait géné-
rale: il veut qu'on cherche et qu'on découvre des intentions
cachées dans le détail. Un exemple seulement: chaque choral,
le gloria excepté, qui en compte trois, est traité en deux
jg2 La genèse des œuvres de Bach
versions, une grande et une petite. La grande est d'un abs-
trait qui, souvent, tourne à l'énigme; la petite est naturelle et
simple. Et la raison de cette duplicité étrange? C'est que
Luther a écrit deux catéchismes, un grand, en latin, pour les
penseurs et pour les pasteurs, et un petit, en allemand, pour
les enfants. Représentant le dogme sous forme musicale,
Bach a donc traité chaque choral de deux façons différentes,
parce que Luther en usait ainsi à l'égard des dogmes aux-
quels ces chorals se rapportent. Il va même plus loin en-
core: c'est le dogme luthérien, non pas un dogme général,
qu'il veut représenter en musique. La forme surprenante du
grand Credo (VII No. 60), par exemple, et le choral énigma-
tique de la sainte cène (VI No. 30) ne s'expliquent point, si l'on
n'a présentes à l'esprit les particularités du dogme luthérien ^
Le grand recueil est encadré du prélude et de la triple fugue
en mi bémol (III No. 1). Le prélude en mi bémol lui sert
d'introduction et doit dépeindre, avec ses rythmes solennels
et ses harmonies ensoleillées, la majesté et la sérénité du
Dieu éternel; la triple fugue clôt l'œuvre et rappelle encore
une fois, par ses trois parties, que le dogme fondamental
est celui de la Trinité.
Il est regrettable qu'en éditant les chorals de Bach, on
n'ait pas tenu compte des recueils par lesquels il en avait
préparé la publication. Déjà Forkel, parlant des chorals pour
orgue, ne mentionne pas qu'ils se trouvent dans différents
recueils, dont chacun a son caractère particulier. Quand,
vers le milieu du XIX^ siècle, Griepenkerl et Roitsch pub-
lièrent les chorals de Bach pour la maison Peters, rendant
ainsi un immense service à la cause du maître, ils n'en
commirent pas moins une faute en méconnaissant l'intention
qui lui avait dicté ces chorals. A l'ordre de l'année ecclé-
siastique du petit recueil et à l'ordre dogmatique du grand
recueil ils substituèrent l'ordre alphabétique, ce qui était
1. Voir l'analyse des chorals dans la quatrième partie de cet ouvrage.
Les œuvres pour orgue 183
porter atteinte à l'œuvre même. De plus, non seulement ils
mélangèrent les chorals des différents recueils, mais encore ils
intercalèrent dans l'ordre alphabétique ceux que Bach n'avait
pas admis dans ses recueils et que nous ne possédons que
par des copies, mettant ainsi des œuvres insignifiantes sur
le même plan que les plus beaux chorals.
Il va sans dire que ce mélange complique l'intelligence
des œuvres. Le résultat en fut que, pendant plus de cin-
quante ans, les organistes, quelques initiés exceptés, jouèrent
ces chorals avec une parfaite ignorance des intentions du maître.
L'édition de la Bachgesellschaft remit les choses au point,
en respectant les différents recueils. Mais les auteurs de
l'édition populaire publiée actuellement, avec la grande édition
pour base, sont retombés, en partie, dans la faute commise
par les auteurs de l'édition Peters: ils donnent les chorals
de rOrgelbiichlein, non dans l'ordre original, mais dans l'ordre
alphabétique. Nous ne contestons point les avantages pra-
tiques qu'offre cette disposition, mais les égards qu'on doit
au maître et aux intentions qui lui ont dicté son classement
devraient primer toute autre considération ^
1. A titre d'orientation, nous donnons, ci-dessous, le classement des chorals d'après
l'ordre original; ces indications permettront aux organistes qui ne possèdent pas la grande
édition de la Bachgesellschaft de démSIer l'ordre alphabétique des trois volumes de Peters
«t de reconstituer l'ordre naturel.
A) Orgelbttchlein de Weimar-Côthen (en manuscrit). (Ordre de l'année ecclésiastique
commençant à l'avent).
Peters V, No. 42, 19, 22, 38, 46, 17, 11, 49, 50, 35, 40, 31, 6, 55, 21, 10, 34,' 41,
24, 44, 3, 8, 9, 45, 56, 29, 5, 32, 4, 14, 15, 28; VII, No. 35 (première partie; la
seconde a été ajoutée plus tard); V, No. 25, 37, 12, 48, 16, 30, 33, 51, 54, 2, 1.
B) Grand recueil. Les chorals dogmatiques. Publié dans la troisième partie de la
Clavierijbung 1739; époque de Leipzig; classement d'après l'ordre du catéchisme.
Introduction: Prélude en mi bémol III, No. 1.
Grandes versions.
Petites versions.
Kyrie
VII No. 39» b
e
VII No. 40» b e
Gloria
VI No. 56 et
10
—
Les 10 commandements
VI No. 19
VI No. 20
Le Credo
VII No. 60
VII No. 61
Le Pater
VII No. 52
V No. 47
Le baptême
VI No. 17
VI No. 18
La pénitence
VI No. 13
VI No, 14
La •. cène
VI No. 30
VI No, 33
Conclusion. Triple fugiie en mi bémol III No. 1,
jg4 La genèse des œuvres de Bach
XVI. Les œuvres pour clavecin
Edition de la Bachgesellschaft:
T. III^: Inventions etSinfonies; Clavierùbung (4 parties); Toccates
(fa dièze mineur et do mineur) et Fugues (la mineur).
T. XlIIe 2e partie: Suites françaises et Suites anglaises. Cette pu-
blication — elle date de l'année 1863 — renfermant des erreurs
et des inexactitudes considérables, fut remplacée parle T. LXe.
T. XlVe; Le Clavecin bien tempéré.
T. XXXVIe: Suites, Toccates, Préludes, Fugues.
T. XLIIIe; Oeuvres diverses pour clavecins; seize Concertos de Vi-
valdi, transcrits pour clavecin.
T. XLIIJe 2e partie: Clavierbûchlein d'Anna Magdalena Bach. (1722-
1725.)
T. XLVe; Clavierbiichlein de Wilhelm Friedemann Bach.
Les œuvres pour clavecin ont paru au complet dans les éditions
Breitkopf, Peters (Czerny, Griepenkerl et Roitzsch) et Steingràber
(H. Bischoff).
Pour les concertos, voir le chapitre sur la musique de chambre.
Les œuvres pour clavecin, comme les oeuvres pour orgue
datent, en grande partie, de Weimar et de Côthen. Mais Bach
ne publia que les grandes compositions de l'époque de Leipzig:
sept grandes Partitas, le concerto italien, quatre duos et les
variations dites de Goldberg.
La première Partita parut en 1726; c'était la première
œuvre qu'il publiait ^ Il avait alors quarante et un ans! Dans
la suite, il fit paraître une Partita par an, pour la grande
foire des éditeurs qui avait lieu à Leipzig.
C) Les 6 chorals-transcriptions édités chez Schiibler à Zeila 1746.
VI, No. 2; VII, No. 38, 42, 57, 59, 63.
D) Les Variations en canon sur le choral de Noël „Vom Himmel hoch da komm ieb
her", composées pour la société de Mizler, éditées en 1747. V, p. 92-101.
E) Le recueil des dix-huit chorals, dont Bach prépara l'édition en 1749.
VII, No.36, 37; VI, No. 12b; VII, No. 49; VI, No.27; VII, No.4S; VII, No.
43, 56, 45, 46, 47; VI, No. 9, 8, 7, 31, 32; VII, Nos. 35, 58.
F) Chorals qui ne figurent pas dans les recueils de Bach, mais qui nous ont été con-
servés isolément pour la plupart par des copies de Walther, Krebs, Kirnberger
et Kittel.
Peters V, No. 7, 18, 20, 23, 26, 27, 36, 39, 43, 47, 52, 53 et tous les chorals de
l'appendix.
Peters VI, No. 1, 3, 4, 11, 12», 12b, 15, 16, 21, 22, 23, 25, 26, 28, 29, 34.
Peters VII, No. 41, 44, 50, 51, 53, 54, 55, 62.
1. Nous ne parlons pas ici de la Ratswahlcantate de Miiblhausen (1708) ,Gott ist
mein Kônig" (No. 71) : elle ne fut pas imprimée pour être publiée, mais seulement pour
rappeler la solennité à laquelle elle avait servi.
Les œuvres pour clavecin 1S5
En 1731, il réunit les six Partitas qui avaient paru
jusqu'alors et les publia sous le titre: «Clavieriibung", pre-
mière partie. Ce titre, comme celui de sonate, remonte à
Kuhnau qui avait ainsi désigné deux recueils de Suites qu'il
avait publiés en 1689 et en 1695. Notons que „Ubung"
ici ne signifie pas exercice, au sens „d'étude", mais que le
mot est pris dans le sens général et pourrait plutôt se tra-
duire par ^divertissement".
Cette publication révolutionna le monde artistique, car,
jamais encore, on n'avait vu compositions aussi grandioses et
surtout, aussi difficiles. L'enthousiasme ne fit qu'augmenter
quand, en 1735, parut chez Christoph Weigel, à Nuremberg,
ia seconde partie de la Clavieriibung, contenant le concerto
italien et une nouvelle Partita. Il n'est pas jusqu'à Scheibe,
le critique acerbe du maître, qui ne fit l'éloge de ce concerto.
En 1739, parut une troisième partie; elle ne devait contenir
que les grands chorals pour orgue, le dogme en musique,
dont nous avons parlé plus haut; toutefois, par une erreur
du graveur, s'y trouvaient en même temps quatre duos pour
clavecin. La quatrième partie de la Clavieriibung, contenant
les grandes variations, parut chez Balthasar Schmidt à Nu-
remberg. Forkel nous raconte qu'elles furent écrites pour le
claveciniste Goldberg, un élève de Bach, au service du comte
Je Kayserling qui fut quelque temps ambassadeur de Russie
à la cour de Dresde. Le comte avait fait la connaissance
de Bach et le protégeait beaucoup; nous savons que c'est
lui qui remit au maître sa nomination de „Hofcompositeur".
Comme il souffrait d'insomnies, Goldberg était obligé de lui
faire de la musique, durant des nuits entières, dans la
chambre avoisinante; ainsi, jadis, l'empereur Auguste cherchait
le sommeil en écoutant un orchestre lointain. Un jour, le
comte demanda à Bach de lui composer quelques morceaux
d'un caractère doux et gai en même temps, propres à le di-
vertir pendant les longues nuits d'insomnies. Bach résolut
186
La genèse des œuvres de Bach
d'écrire une série de variations, malgré son antipathie pour
les variations en général. Dans sa jeunesse, au commence-
ment de l'époque de Weimar, il avait bien composé une suite
de variations „alla maniera italiana", mais il avait ensuite
abandonné ce genre, tout comme il abandonna aussi les va-
riations sur des mélodies de choral, n'y trouvant aucune sa-
tisfaction. Cette fois, il pensait que des morceaux rappelant
toujours le même thème, conviendraient à l'usage que Kaiserling
voulait en faire. Il choisit comme thème une sarabande qui
se trouve déjà dans le second «Klavierbiichlein" d'Anne Ma-
deleine (1725); le thème existait donc, pour le moins, dix ou
quinze ans avant les variations. Les variations elles-même
sont douces et gaies, comme l'avait demandé Kayserling. De
la dernière, Bach fit même un „Quodlibet" en y introduisant
les mélodies des deux chants populaires que voici:
^f=i^i1ffff^y^MM^
^
JJJ J J
Kraut und Rûben, haben mich vertrieben. Hâtt mein Mutter
Fleisch gekocht, so wâr ich langer blieben.
Ce sont les choux et les navets qui m'ont chassé. Si ma mère
avait fait cuire de la viande, je serais resté plus longtemps.
^^^^^m
s
3^
Ich bin so lang nicht bei dirgewest; Ruck her, Ruck her, Ruckher.
Voilà bien longtemps que je n'ai été chez toi; approche-toi plus
près de moi.
Le comte fut ravi de l'œuvre de Bach; il ne pouvait se
lasser d'entendre „ses variations" et, chaque nuit d'insomnie,
il disait à son claveciniste: „Mon cher Goldberg, jouez-moi
donc une de mes variations". Comme récompense, il donna
à Bach un gobelet en or qui contenait cent Louis d'or; aucune
autre de ses compositions ne devait rapporter autant au maître.
Notons, en passant, que les variations de Goldberg et le con-
certo italien sont, suivant l'indication expresse de l'auteur,
écrits pour le clavecin à deux claviers.
Les quatre parties de la „Clavierûbung", les variations
Les œuvres pour clavecin 187
en canon sur le choral de Noël, pour la société de Mizler,
le «Musicalische Opfer" (Offrande musicale), dédié au roi de
Prusse, et les six chorals-transcriptions publiés chez Schiibler;
sont les seules de ses œuvres que Bach ait vues imprimées.
„L'art de la fugue" ne parut que deux ans après sa mort,
en 1752.
Il y a là de quoi nous étonner. Pourquoi ne fit-il paraître
aucune des belles compositions pour clavecin de l'époque
de Weimar et de Cothen? Il eût pu, sans peine, les publier
du jour au lendemain, car elles se trouvaient réunies en diffé-
rents recueils dont il avait pris non pas seulement une, mais
deux, souvent même, trois copies.
La raison en est toute simple et bien prosaïque: s'il ne
livra point à la grande publicité les Inventions, les Suites
françaises, les Suites anglaises, et les deux parties du Cla-
vecin bien tempéré, c'est qu'il n'osait point courir les risques
financiers d'une publication. Les frais de gravure étaient trop
considérables. Il préférait donc faire connaître ses œuvres
à un public plus restreint, par des copies d'élèves. Le Cla-
vecin bien tempéré, par exemple, a dû exister, pour le moins,
dans une trentaine de copies, dont nous connaissons encore
une quinzaine; de la Fantaisie chromatique nous possédons
vingt copies. On aurait donc tort de se figurer que ces
œuvres, pour n'avoir point été imprimées, ne furent pas
répandues: dès 1720, et auparavant même, on connaissait
des œuvres de Bach dans l'Allemagne entière.
Pour commencer par les compositions alors à la mode,
disons qu'il a écrit, en tout, vingt trois Suites: six Suites
françaises; six Suites anglaises; les six Partitas de la pre-
mière partie de la „Clavierûbung", qui ne sont que des Suites
agrandies; la Partita qui parut avec le concerto italien; trois
petites Suites, qui donnent l'impression d'être les ébauches
des Suites françaises, et, enfin, une petite suite en fa. Celle-
ci, la première qu'il ait écrite, ne se compose que de
188 La genèse des œuvres de Bach
trois parties: un menuet, une bourrée et une gigue. Quelle
distance entre cette petite suite miniature et les grandes Par-
titas de l'époque de Leipzig!
Les Suites anglaises sont ainsi nommées, au dire de Forkel,
parce qu'elles furent composées sur la commande d'un riche
Anglais; quant à la dénomination de Suites françaises, elle
est postérieure à Bach. Ce sont ses élèves qui les dési-
gnèrent ainsi pour leurs grandes qualités d'élégance et de
grâce. On essaya même de surnommer «Suites allemandes" les
grandes Partitas de l'époque de Leipzig, sans, toutefois, y réussir.
Les Suites anglaises ont dû être écrites à Côthen, car
Gerber, l'élève de Bach, auquel nous devons les renseigne-
ments sur la viola pomposa, en a copié quatre entre 1724
et 1727. Or, absorbé qu'il était par la composition des can-
tates, Bach, dans les premières années de Leipzig, ne prit
sans doute pas le temps d'écrire des Suites: il est donc vrais-
emblable qu'il les avait composées dès Côthen.
Les Suites françaises sont sensiblement plus anciennes:
elles datent, très probablement, de l'époque de Weimar, et
le charme tout à fait français qui s'en dégage, s'explique, en
partie, par le commerce suivi qu'avait alors Bach avec les
maîtres français tels que Grigny et Dieupart qu'il faisait, à
ce moment, copier à ses élèves.
La Suite était alors universellement cultivée: les maîtres
allemands, ceux du Nord et ceux du Sud, en écrivaient,
aussi bien que les français et les italiens. Originairement,
elle ne se composait que de quatre parties: l'Allemande, la
Courante, la Sarabande et la Gigue. Ces quatre morceaux
devaient découler du même motif. Au temps de Bach, il
était encore d'usage de faire sortir la Courante du thème
de l'Allemande et, dans les Suites de Hândel, parfois, on
remarque la tendance à bâtir la Suite entière sur un seul
motif. Il se conformait donc à une tradition qu'à part un
ou deux cas, Bach n'avait jamais respectée.
Les œuvres pour clavecin 189
La suite simple fut enrichie par les maîtres français, qui
y introduisirent la Gavotte, le Menuet, le Passepied, le Rigau-
don, le Rondeau, même des morceaux tout à fait étrangers
à la musique de danse.
Les Italiens, de leur côté, se montraient très négligents
à l'égard des rythmes. Spitta fait remarquer que les Sara-
bandes de Corelli ne sont souvent que des Sicilianos ralentis
et que, dans bien des cas, les morceaux en question ne
rappellent en rien les danses dont ils portent le titre.
Bach emprunte aux Français leur habitude d'enrichir la
Suite simple de certains accessoires, sans tomber pour cela
dans l'excès de Marchand et de Couperin. Aussi, observe-
t-il rigoureusement et jusque dans le détail, le rythme carac-
téristique de chaque danse, en quoi il se distingue des maîtres
italiens. Il élève donc la Suite à la dignité de grande mu-
sique, tout en lui conservant son caractère primitif de musique
de danse.
Dans la musique de clavecin aussi, les œuvres à intention
pédagogique occupent une large place. Nous possédons une
école progressive de clavecin qui se compose des petits pré-
ludes pour commençants, des Inventions et des Sinfonies, et
du Clavecin bien tempéré.
Les petits préludes pour commençants sont au nombre
d'une vingtaine. Dans le Clavierbiichlein de Wilhelm Frie-
demann, commencé le 22 janvier 1720, il s'en trouve sept,
écrits de la main du père. Trois sont intitulés Préambules.
Bach — nous le verrons dans la suite — avait, en effet, le
souci de varier ses titres. Les autres préludes faciles nous
sont parvenus par différentes copies. Il existait notamment
un petit recueil qui portait le titre suivant en français: Six
Préludes à l'usage des Commençants composés par Jean
Sébastien Bach. Forkel fut le premier qui le publia.
Les quinze Inventions à deux parties et les quinze Sin-
fonies — c'est ainsi que Bach nommait les Inventions à trois
190 La genèse des œuvres de Bach
parties — font suite à ces préludes pour commençants. Aupa-
ravant, dans le Clavierbiichlein de Friedemann, il avait appelé
Préambules des morceaux de ce genre; plus tard, il fut
longtemps à se demander s'il les appellerait Fantaisies ou
tout simplement Préludes. C'est en 1723, à la fin du séjour
de Côthen, qu'il réunit les Inventions et les Sinfonies, ou
pour mieux dire, qu'il opéra le triage parmi tous les mor-
ceaux de clavecin qu'il avait écrits à l'usage de ses fils
élèves. En même temps, on s'en souvient, il réunit dans un
recueil les petits chorals pour orgue. Nous possédons encore,
dans le genre des Inventions, plusieurs petits morceaux que
Bach n'a pas admis dans la collection parce qu'ils ne le satis-
faisaient pas: ils ne cadraient pas entièrement avec la nou-
velle forme qu'il s'était proposé de donner aux morceaux du
recueil en question.
Comme les petits chorals, en effet, les Inventions et les
Sinfonies sont, elles aussi, des créations tout à fait nouvelles;
en vain chercherait-on dans toute la littérature précédente
des morceaux qui leur ressemblent, ne fût-ce que de loin.
C'est que Bach a abandonné la forme du „Lied" en deux
parties qui, jusqu'alors, était universellement admise dans
les compositions pour clavecin, créant ainsi une forme entière-
ment libre, sans parties répétées et sans plan aucun, ce qui
lui permettait de développer un motif tout à son aise. C'est
justement la conscience de cette nouveauté qui le faisait hé-
siter sur le nom à donner. Cette fois encore, il suit tout
naturellement l'instinct du génie allemand. Il se rend compte
que sa musique, exige des formes plus libres et plus souples
que la musique italienne qui, avant tout, est mélodie. Le
courage de s'émanciper ne lui manque que pour la musique
de chant: malgré tous les efforts tentés, il n'arrivera pas à
s'affranchir de l'air en ritournelle.
Les Inventions et les Sinfonies se trouvent presque au
complet, déjà, dans le Clavierbiichlein de Friedemann; en
Les œuvres pour clavecin 191
outre, elles existent encore dans deux recueils autographes.
Bach a donc copié cette œuvre, pour le moins, trois fois.
L'un des autographes appartenait à Friedemann, qui, un jour
de disette, le vendit à un nommé Millier, organiste à la cathé-
drale de Brunswick, où il avait habité un certain temps, après
avoir quitté Halle. Ce même Millier possédait de lui un
autographe de la première partie du clavecin bien tempéré.
Les trois autographes des Inventions et des Sinfonies
nous montrent Bach sans cesse occupé à remanier ses œuvres.
L'ordre même des morceaux se trouve atteint par le remanie-
ment. Dans le Clavierbiichlein, les Inventions sont à part et,
de même, les Sinfonies; dans le manuscrit qui appartenait
à Friedemann, chaque Invention est suivie directement de
la Sinfonie correspondante; le troisième manuscrit rétablit
l'ordre du Clavierbiichlein. Mais, de la parenté des thèmes,
il ressort que Bach, avec chaque Invention, a créé, simultané-
ment, la Sinfonie correspondante.
La première partie du Clavecin bien tempéré est d'un
an plus ancienne que le recueil des Inventions: elle date
de 1722. Suivant une tradition, Bach aurait écrit cette pre-
mière partie dans une localité où il s'ennuyait et où il n'avait
pas même de clavecin à sa disposition. Il se peut qu'il y
ait du vrai dans cette légende et que le maître se soit trouvé
en pareille situation, à l'un des voyages qu'il fit avec le prince
de Côthen. C'est de cette façon, d'ailleurs, que Bach travail-
lait: il produisait coup sur coup toute une série d'œuvres
du même genre. Toutefois, l'on aurait tort de croire qu'il
ait composé tous les morceaux du Clavecin bien tempéré
à cette époque: onze préludes se trouvent déjà dans le Clavier-
biichlein de Friedemann, entre autres le célèbre prélude en
do majeur.
Il est intéressant d'étudier la façon dont Bach retoucha, re-
mania et agrandit ces morceaux, avant de les admettre dans le
Qavecin bien tempéré. Certains de ces préludes, sous leur
192 La genèse des œuvres de Bach
torme première, remontent jusqu'au commencement de l'épo-
que de Weimar. Le point d'orgue final de la fugue en
la mineur, par exemple, fait supposer qu'elle a été écrite
pour le cembalo avec pédales, comme les toutes premières
compositions de Bach, car il est impossible de tenir cette
note en jouant les deux autres parties de la main gauche.
Pour citer encore un autre exemple, remarquons que le pré-
lude en do mineur a certains caractères, qui en font, indé-
niablement, une œuvre de jeunesse pour tout connaisseur de
Bach.
Le but que se proposait Bach dans cette œuvre, était de
familiariser le monde musical avec les vingt-quatre tonalités
majeures et mineures, qui, jusqu'alors, n'avaient pas été
toutes pratiquables, vu qu'on n'était pas encore arrivé à «bien
tempérer" les instruments. Heinichen, un contemporain de
Bach, qui s'occupait beaucoup de théorie musicale, fait re-
marquer, dans un ouvrage sur la basse chiffrée de 1728 —
donc postérieur de cinq années au Clavecin bien tempéré —
qu'on ne jouait alors que rarement en si majeur et en la
bémol majeur, et jamais en fa dièze majeur ou en do dièze
majeur. Le Clavecin bien tempéré était donc une œuvre
révolutionnaire. Mais cette fois encore, l'on peut se rendre
compte de l'aversion que Bach ressentait pour tout ce qui
ressemblait de loin à des théories: au lieu d'observer l'en-
chaînement organique des tonalités déterminé par la suc-
cession des quintes, il s'en tient, pour l'ordre des morceaux,
tout simplement à la gamme chromatique. Des raisons pure-
ment pratiques le guidèrent donc dans sa classification.
Heinrich Gerber, nous le savons, fut l'un des premiers
qui eut le bonheur d'entendre jouer ces préludes et ces
fugues par Bach lui-même.
Nous possédons de cette première partie trois autographes
et un grand nombre de copies. Il est amusant de voir cer-
tains copistes éprouver le besoin de corriger Bach. L'un,
Les œuvres pour clavecin
193
notamment, trouvant, sans doute, que Bach péchait en écri-
vant d'une façon aussi inutilement compliquée, se fit un de-
voir de simplifier autant que possible et d'élaguer les œuvres
du maître. Voici, par exemple, la forme qu'il adopte pour
la célèbre fugue en ré majeur:
Les éditions faciles étaient donc d'usage dès cette époque.
Mais ce qui est plus étonnant encore, c'est qu'un musicien
comme Forkel, qui avait connu les fils de Bach et les avait
entendus jouer, ait pu croire que des simplifications de ce
genre étaient l'œuvre du maître lui-même et représentaient
la dernière forme qu'il avait donnée à son œuvre! Il a même
copié une série de préludes et de fugues dans cette forme pré-
tendue authentique. Par exemple, il nous a transmis le prélude
en do dans un raccourcissement qui fait pitié à voir: ce n'est
plus qu'un squelette à peine recouvert de lambeaux de chair.
A vrai dire, c'est à tort que nous parlons d'une seconde
partie du Clavecin bien tempéré; car lorsque, entre 1740 et
1744, Bach réunit encore vingt quatre préludes et vingt quatre
fugues dans l'ordre de la gamme chromatique, il les intitula
tout simplement „Vingt quatre nouveaux préludes et fugues".
Mais il est évident, qu'en réalité, ce recueil fait suite à la
première partie du Clavecin bien tempéré. Il y a peut-être
plus d'„art" dans ces nouvelles compositions, mais moins de
fraîcheur que dans celles du premier recueil. Parfois, l'on
sent déjà cette tendance à l'abstrait, qui ira croissante au
cours des dix dernières années de la vie du maître.
Toutefois, dans le nombre, se trouvent aussi des œuvres
de jeunesse. Avec l'année 1740, en effet, s'achève le grand
travail des cantates. Bach entreprend de revoir et de
Schweilzer, Btch.
13
J04 La genèse des œuvres de Bach
remanier ses anciennes compositions. Le second recueil de
préludes et fugues appartient déjà à cette époque et nous
pouvons préciser l'histoire de certains de ces morceaux à
l'aide de copies qui nous en montrent le devenir à travers
les différents stades de la vie de Bach. Le prélude en
do majeur, par exemple, a subi deux, sinon trois trans-
formations, avant d'atteindre la forme sous laquelle il
apparaît dans la seconde partie du Clavecin bien tempéré.
Primitivement, il ne comptait que dix-sept mesures; dans la
rédaction finale, il en a trente quatre. Bach a donc continué
à faire sur ses propres compositions, ce que jadis, au mo-
ment où il essayait ses forces, il s'était amusé à faire sur les
concertos et les sonates des compositeurs italiens. On sent
qu'il éprouve un réel plaisir à développer, allonger, corser
un morceau, pour lui donner une nouvelle forme, sans porter
atteinte, toutefois, au plan primitif. Somme toute — et l'on
ne saurait s'y tromper — il y a dans le second recueil des
morceaux qui remontent au delà de l'époque où Bach composa
la première partie du Clavecin bien tempéré, c'est à dire
jusqu'à la première époque de Weimar. Parfois, entre deux
morceaux qui se font suite, il s'est écoulé un espace de près
de trente ans. Aussi, la seconde collection, pour cette raison
même, est -elle plus inégale que la première, encore que
plus grandiose dans certaines parties, surtout en ce qui con-
cerne les fugues. Il fut un, temps où l'on préféra la seconde
partie, que l'on plaçait même, dans certaines éditions, avant
la première.
La première édition du Clavecin bien tempéré parut en
1800, chez Nàgeli, à Zurich, et fut aussitôt reproduite par
Richault à Paris; la première édition Peters est de 1801. Mais
ces éditions, et toutes celles qui les suivirent — il y en eut
une dizaine jusqu'en 1860 — étaient plus ou moins inexactes;
nous ne possédons le texte authentique que par l'édition
qu'en fît la Bachgesellschaft en 1864, en collationnant tous
Les œuvres pour clavecin I95
les manuscrits et toutes les copies. L'autographe principal de
la première partie, qui se trouvait à Pesth, fut endommagé
par l'eau, lors d'une inondation du Danube, vers 1850.
En dehors de ces collections, nous possédons encore,
grâce à des copies d'élèves, une cinquantaine de compositions,
parmi lesquelles se trouvent des œuvres de tout premier
ordre. Les sonates sont au nombre de quatre: la sonate
en ré majeur, œuvre de jeunesse, où, sans se mettre en frais
d'esprit, Bach imite une sonate de Kuhnau; la sonate en ré
mineur, qui n'est qu'une transcription de la sonate pour violon
solo en do mineur, et deux autres sonates (la mineur et do
mineur) qui ont été écrites à Côthen. En réalité, ces sonates
sont des Suites avec une grande introduction en plusieurs
parties. Les véritables grandes sonates de Bach, ce sont ses
Toccates. Nous en possédons sept; cinq d'entre elles, sont
certainement des œuvres de jeunesse, car elles semblent
avoir été composées en même temps pour l'orgue; l'intro-
druction de l'une, entre autres, est l'esquisse du prélude
pour orgue en ré majeur (IV No. 3). Plus tard, probable-
ment pendant la période de Cothen, Bach a encore écrit deux
Toccates, œuvres monumentales, d'idée et d'inspiration, qui
ne se comparent qu'aux dernières sonates de Beethoven.
Par des voies toutes différentes, les deux maîtres arrivent
à se rejoindre sur les hautes cimes du grand art classique:
Bach, en donnant plus de sévérité et plus de grandeur à l'an-
cienne Toccate, Beethoven, en fondant en une grande fantaisie
les différentes parties de la sonate.
Somme toute, la différence entre les Toccates et les Fan-
taisies est, chez Bach, purement nominale. Si différence il y
avait, ce serait plutôt à rebours des concepts courants qu'il fau-
drait la chercher: les fantaisies sont, en effet, beaucoup moins
„ Fantaisies" que les Toccates. De structure plutôt régulière,
elles tiennent le milieu entre le prélude et la Toccate. On
se souvient que le maître avait l'intention d'appeler Fantaisies
13»
196 La genèse des œuvres de Bach
les Inventions à trois parties que, finalement, il désigna
sous le nom de Sinfonies. Il lui arrive, même, d'intituler Fan-
taisie quelques accords en arpèges qui servent d'introduction
à une fugue. Des huit Fantaisies qui nous sont parvenues, citons,
comme les plus célèbres, celle en do mineur, dont la fugue
est malheureusement perdue, celle en la mineur et, enfin, la
Fantaisie chromatique avec sa fugue gigantesque; cette dernière
œuvre, sous sa première forme, appartient à l'époque deCothen;
la forme définitive date des environs de 1730. La Fantaisie en
la mineur et celle en do mineur ont été écrites à Leipzig.
Outre le Clavecin bien tempéré, nous possédons encore
une huitaine de préludes suivis de fugues, quelques préludes
et une douzaine de fugues isolées. Ces compositions exis-
taient déjà quand Bach constitua les deux recueils du Clavecin
bien tempéré, mais il ne les y admit point, pour une raison
ou pour une autre. Il va sans dire que cela n'enlève rien
à leur charme. Parmi les fugues, deux, une en la majeur
et une en si mineur, sont écrites sur des thèmes d'Albinoni.
La plus grande fugue de Bach pour clavecin est celle en la
mineur, précédée d'une petite fantaisie en arpèges. Elle compte
près de deux cents mesures. Non seulement elle est la plus
grande de toutes celles que nous possédons, mais la vie et l'en-
train qui y débordent, en font l'idéal de la fugue pour clavecin.
Telles sont les œuvres pour clavecin. Et les analyses et
les appréciations? dira-t-on. Nous renonçons à en fournir. A
quoi bon? Ces œuvres sont devenues bien commun. Comment,
au reste, décrire et analyser des beautés qui ne se révèlent
qu'à une étude toujours plus approfondie? Nous avons ra-
conté leur genèse; nous les avons replacées dans leur cadre
et nous n'entendons pas gâter la jouissance par des mots
qui resteraient toujours impuissants à traduire l'émotion de
celui qui, dans ces créations, découvre une âme. Il n'y a de
tel que les cicéroni pour gâter l'impression.
Les œuvres pour différents instruments 197
XVII. Les œuvres pour différents instruments
Œuvres pour le violon:
Six sonates et Suites pour violon seul: T. XXVIIe, !« livraison.
Suite pour clavecin et violon; six sona-
tes pour clavecin et violon; sonate
pour deux violons et basse chiffrée: T. IX^.
Sonate et fugue pour violon et basse
chiffrée: T. XLIIIs le livraison.
Œuvres pour la viole de gambe:
Trois Sonates pour clavecin et viole de
gambe: T. IXe.
Œuvres pour le violoncelle:
Six Suites pour le violoncelle seul: T. XXVIIe, le livraison.
Œuvres pour 1« flûte:
Trois sonates pour clavecin et flûte: T. IXe.
Trois sonates pour flûte avec accompag-
nement de basse chiffrée: T. XLIIIe, le partie.
Sonate pour deux flûtes avec accompag-
nement de basse chiffrée. Cette sonate
a été transcrite, ensuite, en sonate pour
clavecin et viole de gambe et figure
comme première de ces trois sonates: T. IXe.
Pour les trios et les concertos, voir le chapitre sur la musique de
chambre,
Bach était violoniste avant d'être claveciniste et organiste.
Dès sa jeunesse, il avait étudié le violon; en sortant du
collège de Liinebourg, il était à même de se faire agréer
comme violoniste dans l'orchestre de Weimar. Dans la suite,
il ne négligea pas les instruments à cordes; on sait qu'il
avait une préférence pour l'alto. Quand on faisait de la
musique de chambre, il prenait cet instrument, pour être, en
quelque sorte, au centre de l'exécution. En entendant les
autres parties au-dessus et au-dessous de lui, il jouissait,
disait-il, le mieux du charme de la polyphonie.
Possédait-il une grande virtuosité sur le violon? Nous
l'ignorons. Ce que nous pouvons affirmer, du moins, c'est
qu'il savait à fond la technique des instruments à cordes et
qu'il en connaissait toutes les ressources. Autrement, eût-il
entrepris d'écrire pour cette sorte d'instruments, des morceaux
198 La genèse des œuvres de Bach
où, exploitant habilement leurs moyens, il leur fait rendre
des effets qui leur donnent presque l'importance d'instru-
ments polyphoniques et indépendants?
En transplantant le style polyphonique sur le violon, il
ne faisait que suivre une tradition allemande. Les violonistes
allemands, tout en n'égalant pas pour la technique les violo-
nistes italiens, cultivaient, en effet, le jeu polyphonique sur
le violon et allaient même, en ce sens, jusqu'à d'étranges
combinaisons. C'est ainsi que Bruhns, le célèbre élève de
Buxtehude, jouait du violon à plusieurs parties, assis devant
son orgue, en s'accompagnant de la pédale; on l'admirait
beaucoup pour ce tour de force. La technique du jeu à
doubles cordes, comme celle de la double pédale, était donc
familière aux artistes de l'Allemagne du Nord. C'est d'eux
que la tient Bach.
Quoiqu'il s'agisse en réalité de trois sonates et de trois
Partitas, on a pris l'habitude de parler des six sonates pour
violon seul, en rangeant les Partitas au nombre des sonates.
Ces morceaux ont été composées à Côthen vers 1720; il
est impossible de distinguer si l'écriture du manuscrit ori-
ginal est de Bach ou d'Anne Madeleine, tant elles se ressem-
blent déjà, à cette époque. Sur les lignes vides du manuscrit,
une main d'enfant s'est exercée à écrire des notes d'après des
modèles tracés par une main habile: c'était Friedemann, qui
faisait ses premiers essais. Dans la suite, cet autographe se
trouva en possession du claveciniste Palschau de St. Péters-
bourg et, après sa mort, — en 1814 — allait être vendu
avec un stock de vieux papier, à un petit marchand, lorsque
Georg Pôlchau, un grand collectionneur d'autographes de
Bach, le découvrit et en fit l'acquisition incontinent. Il le
sauvait d'une destinée bien prosaïque: les sonates du maître
eussent, sans doute, servi à envelopper du beurre.
A Leipzig, Anne Madeleine fît une nouvelle copie de ces
morceaux et les réunit avec les sonates pour violoncelle seul
Les œuvres pour différents instruments 199
en un cahier, dont la couverture porte, en français, ^inscription
suivante:
„Violino solo: senza Basso. Composée par S"" Jean Seb.
Bach, Maître de la Chapelle et Directeur de la music
à Leipzic. Ecrite par Madame Bachen, son Epouse."
Les sonates pour violon seul parurent, pour la première
fois, en 1802, chez Simrock, à Bonn; en 1854, Robert Schu-
mann en fit une nouvelle édition chez Breitkopf — en y
ajoutant un accompagnement de piano.
On ne saurait dire ce qu'il faut admirer le plus dans
ces compositions uniques: la richesse des sons ou la hardiesse
de l'invention? L'on a beau les lire, les jouer, les entendre:
toujours, en les reprenant, on éprouve une nouvelle surprise.
Elles sont comme la révélation de toutes les ressources et
de toutes les beautés du violon. Bach est allé jusqu'à la
dernière limite du possible et, parfois, la jouissance idéale
qu'on éprouve à la lecture, se trouve quelque peu diminuée
à l'audition, les accords ne produisant pas bonne impression
sur le violon, si parfaite que soit l'exécution. C'est que la
polyphonie individuelle n'est point naturelle aux instruments
à cordes. Les œuvres pour violon seul de Bach sont donc
des oeuvres uniques en ce sens aussi qu'elles doivent rester
uniques.
La Chaconne qui se trouve à la fin de la seconde Partita
a, de tout temps, été considérée comme le morceau classique
pour violon seul. Et avec raison: car le thème aussi bien
que l'allure du morceau conviennent merveilleusement à l'in-
strument. C'est tout un monde de joie et de tristesse qui
s'ouvre à nous dans cette simple succession de variations.
Il n'y a qu'un morceau qu'on puisse comparer à cette Cha-
conne: la Passacaglia pour orgue. C'est que cette dernière
n'est point une Passacaglia simple, mais plutôt une sorte de
synthèse de la Passacaglia et de la Chaconne. Qu'on re-
marque, dans ces deux compositions, l'art avec lequel Bach
200 La genèse des œuvres de Bach
ménage des repos à l'auditeur. Nous rencontrerons le même
art plus tard encore, dans la Passion selon St. Matthieu. Si
l'on peut écouter la Chaconne sans éprouver aucune fatigue,
c'est grâce aux grands passages calmes qui se trouvent inter-
calés entre les arpèges.
Bach fit de nombreuses transcriptions de ces sonates.
Il arrangea pour orgue la fugue de la première sonate, en la
transposant de sol mineur en ré-mineur. En voici le sujet:
,. La seconde
t'^ T ^ 1 — • •? I sonate (la mi-
^^^^^^
, ^ , m neur)futtrans-
ente toute en-
tière pour le clavecin, ainsi que la première phrase de la
troisième sonate.
La fugue de cette troisième sonate existait aussi comme
fugue pour orgue. Il est même très probable que Bach la
joua comme fugue d'orgue lors de son voyage à Hambourg; car
nous savons qu'elle était connue de Mattheson à une époque
où il ignorait encore les sonates pour violon seul. Le sujet
est pris de la première phrase du „Veni Sancte spiritus:**
Allabreve. Enfin, le
maître s'est
encore servi
du prélude de la troisième Partita pour en faire l'introduction
de la Ratswahlcantate: „Wir danken dir Gott" (No. 29), com-
posée en 1731.
La question des transcriptions et des arrangements nous
occupera encore beaucoup dans la suite; de tous les com-
positeurs, Bach est, certainement, celui qui a fait le plus
souvent des transcriptions de ses propres œuvres. Au point
de vue de la technique, il est curieux de noter sa tendance
à transcrire des œuvres de violon pour le clavecin. Ses
concertos pour clavecin ne sont que des transcriptions, plus
ou moins réussies de concertos pour violon; l'on se sou-
Les œuvres pour différents instruments 201
vient, en outre, que le Bach de Weimar avait déjà entrepris
de transcrire pour le clavecin des concertos pour violon de
Vivaldi et avait écrit des fugues d'orgue sur des thèmes
empruntés à la musique de violon.
C'est qu'à ses yeux le style de violon représente le style
universel. Quand il compose, il compose pour le violon, ou
plutôt, pour un instrument idéal qui aurait de l'orgue la
puissance du son, et du violon la souplesse du phrasé. Qu'on
y regarde de près, et l'on s'apercevra que tous ses thèmes
pour orgue semblent, d'après la structure de la phrase, avoir
été inventés pour le violon. Dès qu'on se les représente exé-
cutés par un archet, le phrasé naturel apparaît aussitôt. Rappe-
lons-nous, aussi, quelle importance Bach, pour le toucher du
clavecin, attachait à la „cantilène" et les essais qu'il fit pour
arriver à relier une série de notes dans un même „glissando";
ce sont là autant d'efforts pour transplanter sur le clavecin le
phrasé que le violoniste obtient à l'aide de l'archet. Aussi
son syle de clavecin est-il, pour cette raison même, tout
différent de celui des clavecinistes de l'époque. Il les a de-
vancés d'un siècle. Ses œuvres appellent la mécanique per-
fectionnée du double échappement qui devait permettre, enfin,
le toucher tel qu'il l'avait rêvé.
Les six Suites pour violoncelle datent, également, de
l'époque de Côthen. Elles sont aussi remarquables en leur
genre, mais moins hardies, que les sonates pour violon
seul. Sous bien des rapports, elles rappellent les Suites
françaises pour clavecin. L'avant -dernière est intitulée:
, Suite discordable", parcequ'elle exige que la corde de la
soit accordée en sol.
La dernière est écrite pour la viola pomposa, l'instrument de
i
l'invention de Bach qui s'accordait de la façon suivante: 9' »
202 La genèse des œuvres de Bach
En ce qui concerne les compositions pour un instrument
solo avec accompagnement de clavecin, il importe de ne point
oublier la différence qu'on faisait à l'époque entre le clavecin
«obligé" et le clavecin d'accompagnement. Dans les mor-
ceaux avec clavecin obligé, c'est le clavecin qui tient le rôle
principal, car il exécute plusieurs parties, tandisque l'instru-
ment de solo n'en exécute qu'une. Bach ne dit pas „ So-
nates pour violon et clavecin" ou bien encore „ Sonates pour
flûte et clavecin", mais „ Sonates pour clavecin et violon" et
„ Sonates pour clavecin et flûte". Il était d'un usage courant de
désigner sous le nom de trio un duo entre le clavecin et un
instrument de solo. C'est qu'on comptait non les instru-
ments, mais les parties. Par «Sonates pour violon et cla-
vecin", Bach n'entendait que des sonates avec simple accom-
pagnement de basse chiffrée.
Citons une Suite et six sonates pour clavecin et violon,
une sonate (mi mineur) et une fugue (sol mineur) pour vio-
lon avec accompagnement de basse chiffrée. La Suite semble
avoir été écrite avant les sonates, car elle leur est considé-
rablement inférieure. Avec les sonates, par contre, Bach
laisse bien loin derrière lui son maître d'autrefois, Corelli. Vrai-
semblablement, il les a écrites d'un jet, habitué qu'il était à
produire d'un seul trait une série d'œuvres du même genre.
Elles sont comme son portrait, exprimant cette profonde tri-
stesse, ce mysticisme rêveur et cette vigueur mâle dont
l'union compose l'âme de Bach. En ces sonates se reflètent
des états d'âme et des luttes, aussi bien que dans celles
de Beethoven; mais au lieu de la passion, chez Bach, nous
trouvons la force. C'est toujours dans un morceau fugué et
bien serré, qu'il arrive à se ressaisir lui-même, à se réveiller
de ses rêveries mystiques, à secouer la douleur. Il nous
semble que dans le nombre des sonates il s'en trouve quelques
unes inspirées par la tristesse que lui causa la mort de sa
première femme. Le Siciliano de la cinquième sonate, par
Les œuvres de musique de chambre
203
exemple, n'est qu'une forme anticipée du grand air des san-
glots dans la Passion selon St. Matthieu. Voici les deux
thèmes l'un en face de l'autre:
Largo. Siciliano. Sonate V.
tr
|tL!i-^; ,jr I Fr^,
m
'S^
@3^
Air de la Passion s. St. Matthieu pour violon solo.
5^^^
^
^^g
::3=
=z3.
î^^.
^^dj^-:,^^
Enumérons, en terminant, les autres œuvres qui rentrent
dans cette catégorie: trois sonates pour clavecin obligé et
flûte, trois sonates pour flûte avec accompagnement de basse
chiffrée et trois sonates pour clavecin avec viole de gambe.
Bach a écrit aussi trois Partitas pour le luth: il n'en existe
plus qu'un petit morceau en trois parties. Mais le cata-
logue de Breitkopf de 1761 les mentionne encore et en offre
une copie à deux Thalers; on se souvient que le luth figure
aussi dans la partition de la Passion selon St. Jean et de
rOde funèbre.
XVni. Les œuvres de musique de chambre
XVIle.
XXIe, 2* livraison.
XXXIe, 3« livraison.
Concertos pour le clavecin:
Sept concertos pour clavecin: T,
Trois concertos à 2 clavecins: T,
Deux concertos à 3 clavecins: T
Un concerto à 4 clavecins d'après le
concerto pour 4 violons de Vivaldi: T. XLIIIc, 1* livraison
Concertos pour le violon:
Deux concertos pour violon.
Un concerto pour deux violons.
Un fragment pour violon et orchestre: T. XXI'-", 1* livraison.
Trios:
Sonate pour flûte et violon avec accom-
pagnement de la basse chiffrée: T. IX^.
204 La genèse des œuvres de Bach
Concerto pour clavecin, flûte et violon
avec accompagnement d'orchestre (la
mineur): T. XVIIe.
Concertos pour orchestre:
Six Concertos pour orchestre, dédiés au
Margrave de Brandebourg: T. XIXe.
Quatre Ouvertures et une Sinfonia pour
orchestre: T. XXJe, le livraison.
Les concertos de violon de Bach diffèrent entièrement
des concertos modernes; ce ne sont, en réalité, que des mor-
ceaux pour petit orchestre, dans lesquels un ou deux vio-
lons sont traités en instruments de solo. Ils datent de l'épo-
que de Côthen; le maître les a écrits pour le petit orchestre
du prince Léopold. Nous en possédons cinq, y compris le
concerto pour violon qui se trouve parmi les concertos dédiés
au Margrave de Brandebourg. Mais nous sommes à même
de prouver qu'il y en a eu, pour le moins, huit; deux con-
certos à un violon et un à deux violons qui, lors du partage,
échurent à Wilhelm Friedemann, ont été égarés; ils seraient
perdus pour nous si Bach n'avait transcrit tous ses concertos
pour violon en concertos pour clavecin.
Les sept concertos pour clavecin ne sont, en effet, à une
exception près, que des transcriptions faites à Leipzig, après
1730, en un temps où Bach se voyait dans la nécessité d'écrire
des concertos pour clavecin, autant pour les auditions de la so-
ciété de Telemann, dont il avait pris la direction en 1729, que
pour les petits concerts de famille qu'il organisait chez lui.
Ces transcriptions sont très inégales: quelques unes sont
faites avec art et recherche, dans d'autres, par contre, l'on
sent l'impatience d'en finir avec une besogne si peu intéres-
sante. Un seul des concertos pour clavecin n'est point sorti
d'un concerto pour violon; mais cette fois, encore, on peut
se demander si vraiment Ton a affaire à une œuvre ori-
ginale, car l'allégro est identique à l'introduction de la cantate
„Gott soll allein mein Herze haben" (No. 169), et le Siciliano
se trouve dans la cantate „Ich geh und suche mit Ver-
langen" (No. 49).
Les œuvres de musique de chambre 205
Le concerto pour deux violons a également été transcrit;
il porte le numéro trois dans les concertos à deux clavecins.
On ne pourrait dire qu'il ait gagné à la transcription; au
contraire: le largo, par exemple, est tout à fait dénaturé: Bach
conBe aux clavecins la belle cantilène qu'il destinait primi-
tivement aux violons. En voyant, par contre, les violons
prendre l'accompagnement en accords détachés, ce qui serait
plutôt l'afFaire du clavecin, on ne peut s'empêcher de se de-
mander, comment le maître a pu en user ainsi vis à vis d'une
de ses plus belles œuvres. Si tout autre que Bach eût fait
cette transcription, on crierait au sacrilège, et avec raison.
Le premier des trois concertos pour deux clavecins (do
mineur) est une transcription d'un concerto pour deux violons
dont l'original est perdu. Il n'y a donc que le deuxième des
concertos à deux clavecins (do majeur), qui soit une œuvre
originale. La facture nous l'apprend, d'ailleurs, au premier
coup d'œil. Le plus curieux, c'est que le maître a fait les
deux transcriptions après avoir écrit le concerto original pour
deux clavecins! Le concerto original a été composé vers 1730;
les transcriptions, comme permettent de l'affirmer certains in-
dices, sont de quelques années plus récentes.
Nous possédons encore deux concertos pour trois clave-
cins et un concerto pour quatre clavecins (la majeur). Ce
dernier n'est qu'un arrangement d'un concerto à quatre violons
de Vivaldi. Mais les deux concertos pour trois clavecins sont
des œuvres originales et comptent parmi les plus belles
créations de Bach. L'importance du quatuor à cordes s'y
trouve bien réduite ; il ne prend plus part au développement
des thèmes, et Spitta dit, avec raison, qu'il tient tout simple-
ment la place du clavecin d'accompagnement. On ne peut
se lasser d'étudier les combinaisons si variées que Bach
emploie pour faire valoir les trois clavecins et la richesse
d'invention dont ces morceaux témoignent. Dans le premier,
(ré mineur) un des clavecins prédomine sur les autres, tan-
206 La genèse des œuvres de Bach
dis que, dans le second, les trois instruments participent à
part égale au développement du thème. Les deux concertos
ont été écrits à Leipzig.
Le concerto pour violon, flûte et clavecin avec accompag-
nement d'orchestre (la mineur) présente l'un des remaniements
les plus intéressants qu'aient à citer les annales de la musique.
Dans la première et
dans la dernière par-
tie de ce concerto,
Bach a refait, en grand,
deux de ses anciens
morceaux de clavecin. Fugue.
Ce sont le prélude et ^ ^ tT^ jU^J^ pTT ff"
la fugue en la mineur ^^-^^^^=^^^==^^=^^ etc.
dont voici les thèmes:
Dans l'adagio, il reprend le thème de l'adagio de la troisième
^_ *
Prélude.
-rTU-.i=
^^^^
' 1 ï # ' . 9
sonate pour orgue: ^ g f ^ -j* ^ | fj^ kf Cj^
A la lecture de cette œuvre, l'on ressent la fierté qu'a dû
éprouver le maître en élargissant et agrandissant d'une façon
si audacieuse ses propres compositions. Nous aurons encore
l'occasion de citer quelques essais de ce genre.
Bach a réuni lui-même en un recueil six compositions pour
orchestre de l'époque de Côthen. Ce sont les „Branden-
burgische Concerte", c'est à dire les concertos dédiés au
Margrave Christian Ludwig de Brandebourg. Ce prince qui
vivait tantôt à Berlin, tantôt dans ses terres, était grand
amateur de musique; ayant des revenus très considérables, il
était à même d'entretenir un bon orchestre. Il fit la con-
naissance de Bach lors d'un voyage, où celui-ci accompagnait
son maître, le prince de Côthen, et lui demanda de lui en-
voyer de ses compositions. Bach, en 1721, lui adressa ces
six concertos pour divers instruments.
Les œuvres de musique de chambre 207
Nous ne savons pas quel accueil le prince fit à ces
œuvres et de quelle façon il récompensa la maître. Toujours
est-il que ces morceaux ne sont pas cités dans l'inventaire
de la musique du Margrave, qui fut fait après sa mort, en
1734; les concertos de Vivaldi, de Venturi et d'autres maîtres
italiens sont énumérés expressément, ceux de Bach doivent
se trouver dans les ^Soixante dix-sept Concerts de divers
maîtres" estimés ensemble douze Thalers, ou dans les „cent
concerts" estimés seize Thalers, ce qui fait quatre Groschen
par Concerto !
Plus tard, les concertos de Bach passèrent aux mains
de la princesse Amélie de Prusse, la sœur de Frédéric
le Grand, l'élève de Kirnberger, qui fit don de sa riche
collection de musique à la bibliothèque du collège Joachims-
thal à Berlin. Cette bibliothèque se trouve ainsi en posses-
sion d'une série des manuscrits les plus précieux de Bach.
Elle conserve, également, la dédicace française dont Bach
accompagna son envoi au Margrave.
Les concertos pour orchestre de cette époque opèrent
avec deux groupes différents: un petit corps d'instruments de
solo, le „concertino", et le Tutti, le „Ripieno". Le morceau
résulte en quelque sorte tout entier de l'antagonisme entre
le grand et le petit groupe. Les Italiens avaient créé cette
forme; Bach l'adopte, mais il l'emploie avec la plus entière
liberté. C'est ainsi que dans les deux premiers concertos, il
s'enhardit jusqu'à composer le „concertino" presque unique-
ment d'instruments à vent; pour le premier (fa majeur): deux
cors, trois hautbois, un basson, un violon; pour le second
(fa majeur, également), trompette, flûte, hautbois et violon.
Avant lui, personne n'avait osé traiter de cette façon les in-
struments à vent.
Les autres concertos sont plus simples; le troisième (sol
majeur est écrit pour trois trios: trois violons, trois violes
de gambC) trois violoncelles et contrebasse; le quatrième (sol
208 La genèse des œuvres de Bach
majeur) pour violon et deux flûtes avec accompagnement
d'instruments à cordes; le cinquième (ré majeur) pour cla-
vecin, flûte et violon, avec accompagnement d'instruments à
cordes; le sixième pour deux altos, deux gambes, violoncelle
et contrebasse.
Il va de soi que toutes ces compositions exigent un
clavecin d'accompagnement, car on ne se risquait pas, à l'é-
poque, à faire de la musique d'ensemble, sans être soutenu
par un clavecin. Les concertos pour le Margrave ont été,
de tout temps, rangés au nombre des plus grands chefs-
d'œuvre de Bach. C'est qu'on y trouve, au plus haut degré,
la richesse d'invention et la fraîcheur de jeunesse qui carac-
térisent les œuvres de l'époque de Côthen. Ils sont, en grand,
ce que les sonates pour clavecin et violon sont en petite
Restent les quatre grandes Suites pour orchestre (do ma-
jeur, si mineur, ré majeur, ré majeur) que Bach désignait
lui-même sous le nom «d'Ouvertures", parce qu'elles débu-
tent toutes par une grande ouverture qui, à elle seule, a au-
tant d'importance que les morceaux qui suivent. Les deux
premières datent de Côthen, les deux dernières semblent avoir
été écrites à Leipzig, à l'époque où Bach dirigeait la société
de Telemann, c'est à dire, entre 1729 et 1736. L'orchestre
comprend des instruments à cordes, des hautbois et des
trompettes. Ces Suites ressemblent beaucoup aux Suites an-
glaises. Le célèbre Air en ré majeur figure dans la troisième.
L'ouverture de la quatrième a passé dans la cantate de
Noël: „Unser Mund sei voU Lachens" (No. 110). Nous nous
trouvons ici en présence d'une transformation des plus cu-
rieuses: Bach a suspendu tout simplement un chœur à quatre
voix entre les parties d'orchestre, sans presque rien y changer.
On reste confondu en face de pareil tour de force, qui montre
1. Parmi les concertos il y en a deux qui ont passé ensuite dans des cantates : l'allé-
gro du premier (fa majeur), figure comme introduction de la cantate ,F^lscbe Welt, dir
trau ich nicht^ (No. 52), celui du troisième (sol majeur), comme introduction de la can-
tate ,Ich liebe den Hôchsten von ganzem Gemiithe* (No. 174).
Les œuvres théoriques 209
de quelle façon souveraine Bach se joue des difficultés.
C'est de la même façon que le chœur de la cantate „Wir
miissen durch viel Triibsal in das Reich Gottes eingehen"
(No. 146) et le Gloria de la Messe en la majeur ont été
ajustés, après coup, dans des morceaux d'orchestre. La
cantate de Noël (No. 110), dont nous venons de parler, débute
par ces mots: „Que notre bouche se remplisse de rires";
or, le Grave et l'Allégro de l'ouverture se composent de
thèmes qui semblent destinés à imiter le rire. Il se pourrait
donc que Bach, lors de la composition de cette ouverture,
ait eu présent à l'esprit le texte de la cantate. Dôrffel qui a
édité ces ouvertures pour la Bachgesellschaft, admet, dans
sa préface, que l'ouverture et le chœur ont été conçus
simultanément, sans, toutefois, faire remarquer à quel point
les thèmes de l'ouverture concordent avec le texte du chœur.
Outre les œuvres pour orchestre que nous venons de
mentionner, il existe encore un nombre considérable de mor-
ceaux symphoniques écrits pour servir d'introduction à des
cantates. Quelques uns d'entre eux sont d'un intérêt tout par-
ticulier, car ils prétendent préparer et résumer la cantate,
en représentant par la musique l'idée saillante du texte, la
„Stimmung", comme on dirait en allemand. Citons comme
chef-d'œuvre en l'espèce, l'introduction de la cantate pour
Quasimodo „Am Abend aber desselbigen Sabbats" (Le soir
de ce même sabbat) (No. 42), où Bach décrit la paix du
crépuscule du soir, qui peu à peu enveloppe et endort la
terre.
XIX. Les œuvres théoriques
L'offrande musicale (Das Musikalische Opfer) T. XXIe, 2^ partie.
L'art de la fugue (Die Kunst der Fuge) T. XXVe, le partie.
Canons divers. T. XLV.
L'Offrande musicale fut écrite par Bach au retour de
Potsdam, en 1747. Le voyage avait eu lieu au mois de mai;
Schweitzer, Bach. |^
210 La genèse des œuvres de Bach
Bach était arrivé chez le roi le dimanche soir, 7 mai. Rentré
à Leipzig, il se mit aussitôt à l'œuvre et, le 7 juillet, il lui
envoya son œuvre. Il l'a donc écrite et fait graver en
moins de deux mois; encore faut-il remarquer que le gra-
veur ne demeurait pas sur place: c'était Schiibler de Zeila qui
avait déjà publié de ses compositions pour clavecin et six
chorals pour orgue.
L'exemplaire original se trouve à la bibliothèque du collège
de Joachimsthal à Berlin; il avait appartenu à la princesse
Amélie. Voici la dédicace qui accompagnait l'envoi:
Allergnâdigster Kônig
Ew. Majestât weyhe hiermit in tieffster Unterthânigkeit ein Musi-
kalisches Opfer, dessen edelster Theil von Deroselben hoher Hand
selbst herrùhret. Mit einem ehrfurchtsvollen Vergniigen erinnere
ich mich annoch der ganz besonderen Kôniglichsn Gnade, da vor
einiger Zeit, bey meiner Anwesenheit in Potsdam, Ew. Majestât selbst,
ein Thema zu einer Fuge auf dem Clavier mir vorzuspielen geruheten,
und zugleich allergnàdigst auferlegten, solches alsobald in Deroselben
hôchsten Gegenwart auszufiihren. Ew. Majestât Befehl zu gehorsamen,
war meine unterthànigste Schuldigkeit. Ich bemerkte aber gar bald,
dafi wegen Mangels nôthiger Vorbereitung, die Ausfiirung nicht aiso
gerathen wollte, als es ein so treffliches Thema erforderte. Ich
fassete demnach den Entschluft, und machte mich sogleich anhei-
schig, dièses recht Kônigliche Thema vollkommen auszuarbeiten,
sodann der Welt bekannt zu machen. Dieser Vorsatz ist nunmehro
nach Vermôgen bewerkstelligt worden, und er hat keine andere als
nur dièse untadelhafte Absicht, den Ruhm aines Monarchen, ob gleich
nur in einem kleinen Punkte, zu verherrlichen, dessen Grôfie und
Stârke, gleich wie in allen Kriegs- und Friedenswissenschaften, also
auch besonders in der Musik, jedermann bewundern und verehren
muC, Ich erkûhne mich dièses unterthànigste Bitten hinzuzufûgen :
Ew. Majestât geruhen gegenwârtige wenige Arbeit mit einer gnâdigen
Aufnahme zu wûrdigen, und Deroselben allerhôchste Kônigliche
Gnade noch ferner weit zu gônnen
Ew. Majestât allerunterthânigst gehorsamsten Knecbte
dem Verfasser.
Leipzig den 7. Julii
1747.
Les œuvres théoriques 211
Sire
Je prends la liberté de vous présenter, dans la plus profonde sou-
mission, une Offrande musicale dont la partie la plus noble est de
la main de votre Majesté. C'est avec un respectueux plaisir que je
me souviens encore de la grâce toute royale que voulut bien me faire,
il V a quelque temps, votre Majesté en daignant me jouer, lors de ma
présence à Potsdam, un sujet de fugue, et en daignant me demander
de le traiter en son auguste présence. C'était mon devoir le plus
humble d'obéir à l'ordre de votre Majesté. Mais je remarquai bien-
tôt que, faute de la préparation nécessaire, il ne m'était point possible
de traiter un sujet aussi excellent de la façon qu'il méritait. Je me
décidai, alors, à travailler ce sujet vraiment royal en toute perfection,
et à le faire ensuite connaître au monde. Mon projet se trouve réa-
lisé maintenant, dans la mesure de mes forces, et je n'ai d'autre in-
tention que le désir louable d'augmenter, si peu que ce soit, la
gloire d'un monarque dont la force et la grandeur ne sauraient être
qu'un objet d'admiration pour tous, aussi bien dans tous les arts de
la guerre et de la paix, que, tout spécialement, dans la musique. Je
m'enhardis jusqu'à joindre cette très humble prière: Veuille votre Ma-
jesté daigner faire bon accueil à ce modeste ouvrage et me conserver
sa grâce royale souveraine.
Je suis de votre Majesté le très humble
Leipzig 7 juillet et très obéissant serviteur.
1747.
Toutefois, cet envoi ne contient que le premier tiers
de l'ouvrage complet; les deux autres furent adressés à
Frédéric, sans autre formalité. Les six feuilles de papier de
luxe, dont deux consacrées au titre et à la dédicace, contien-
nent: une fugue à trois parties super thema regium, intitulée
Ricercare, un „Canon perpetuus super thema regium", cinq
„Canones diversi super thema regium", et une „Fuga canonica
in Epidiapente".
Le Ricercare à trois parties ne ressemble guère aux au-
tres fugues de Bach, car il est bien loin de présenter le
travail serré qu'on est habitué à trouver chez lui. Au con-
traire: c'est plutôt une fantaisie fuguée, et Ton se demande,
pourquoi il n'a pas mis en tête de cette œuvre une fugue de
14»
212 La genèse des œuvres de Bach
plus d'importance. La réponse est bien simple: Bach s'est borné
à refaire, de mémoire, l'improvisation qu'il avait exécutée de-
vant le roi. Aussi le morceau nous déconcerte-t-il quand
nous le comparons aux autres fugues de Bach; c'est un
spécimen d'improvisation du maître et, comme tel, il est très
précieux.
Voici le „Thema regium" de Frédéric le Grand, sur lequel
l'Offrande musicale est bâtie toute entière:
jr
Les canons, en tant que charades musicales, étaient alors
très en vogue et Bach, on le conçoit aisément, s'intéressait
fort à ce genre. Il ne s'agit point ici des canons qui
interviennent au cours d'un morceau, mais des canons arti-
ficiels que les musiciens d'alors s'amusaient à inventer pour
faire preuve d'ingéniosité. Nous possédons de Bach un canon
perpétuel à quatre parties qui date de l'époque weimarienne,
et fut, probablement, dédié à son collègue Walther'. Un autre,
de l'année 1727, est dédié au docteur en droit, Friedrich
Hudemann, de Hambourg, grand admirateur de Bach 2. Vers
la fin de sa vie, l'intérêt du maître pour les canons artificiels
augmenta encore, à mesure que croissait son goût pour l'ab-
strait. Outre les canons du Musikalische Opfer, nous en
possédons encore deux de cette époque: l'un de 1747, dédié
à la société de Mizler (il se trouve sur le portrait de Bach
à l'école St. Thomas de Leipzig), l'autre de 1749; ce dernier,
à sept parties, est dédié à un certain Schmidt, probablement
Johann Schmidt, organiste à Zeila en Thuringe^.
Dans les six canons du premier envoi, Bach se complaît
à des combinaisons d^un ingénieux symbolisme musical; au
quatrième canon, „Per augmentionem contrario motu*, il
1. Voir ce canon chez Spitta I, p. 386.
2. Voir ce canon dans l'Edition de la Bachgesellschaft T. XLVe le partie.
3. Voir ce canon chez Spitta II, p. 717 et 718.
Les œuvres théoriques 213
ajoute: „Notulis crescentibus crescat Fortuna Régis" (Que
la fortune du Roi augmente avec l'augmentation des notes);
le cinquième, un canon circulaire, est agrémenté de la
phrase suivante: „Ascendenteque modulatione ascendat Gloria
Régis" (Que la gloire du roi s'élève avec la modulation
ascendante). Le titre de la première page contient même
un acrostiche: Régis Jussu Cantio Et Reliqua Canonica Arte
Resoluta ^ Ricercar.
Le second envoi se compose de quatre feuilles de papier
ordinaire réunies par une épingle. Nous voici bien loin du
luxe du premier envoi. Et cependant, cette seconde partie
renferme le morceau principal de l'œuvre entière: une fugue
à six parties (intitulée Ricercare, comme la première) sur le
sujet du roi, suivie de deux canons. On se souvient que le
roi avait demandé au maître d'improviser une fugue à six
parties et que celui-ci avait consenti, à la condition, toutefois,
qu'on lui laissât le choix libre du sujet, tout sujet ne se
prêtant pas à être traité à six parties. Mais une fois rentré
à Leipzig, il se piqua d'honneur, et voulut écrire aussi une
fugue à six parties sur le sujet royal: le Ricercare en question.
Il est noté sur six systèmes mais peut se jouer à deux mains
sur un clavecin. C'est le tissu de fugue le plus serré qui
soit jamais sorti des mains de Bach. Au point de vue art,
il est unique; mais, en vain y chercherait-on l'inspiration
et la poésie qui illuminent les fugues du clavecin bien tem-
péré. C'est, avant tout, une œuvre savante.
Les deux canons, l'un à deux, l'autre à quatre parties,
sont plus compliqués encore que ceux du premier envoi,
Bach n'ayant pas indiqué la solution comme il l'a fait pour
les autres. Il en donne les éléments, mais sans les rentrées,
et laisse au lecteur le soin de chercher. „Quaerendo inve-
nistis" (Cherchez, et vous trouverez), inscrit-il en tête de
ces deux canons. Le plus curieux, c'est qu'en cherchant, on
n'a pas trouvé une, mais quatre solutions au canon à deux
214
La genèse des œuvres de Bach
parties. Le canon est en mouvement contraire entre l'alto
et la basse. Or, on peut commencer, soit par l'alto soit par
la basse et faire rentrer la seconde partie, soit au cours de
la quatrième, soit au cours de la quatorzième mesure: de
toutes façons on obtient un canon parfait. Bach a-t-il soupçonné
la possibilité des quatre solutions, ou n'en a-t-il eu qu'une
seule en vue, celle où l'alto commence et où la basse inter-
vient à la quatrième mesure en mouvement contraire? Kirn-
berger, l'élève de Bach, la désigne comme la seule authentique.
C'est lui aussi qui donne les solutions des six canons du
premier envoi, dans la seconde partie de son ouvrage théo-
rique intitulé: „Die Kunst des reinen Satzes^".
Les feuilles que le maître envoya en dernier lieu, con-
tiennent une sonate pour flûte et violon avec accompagnement
de clavecin (Largo, Allégro, Andante, Finale) et un Canon
perpétuel. Le Largo ne rappelle le thème royal que d'une
façon très lointaine; dans l'Allégro fugué, il apparaît comme
canto fermo; l' Andante est bâti sur des motifs du Ricercare
à trois parties du premier envoi; mais l'Allégro final ramène
le thème royal, transformé de la façon suivante:
Bach a donc écrit, en tout, deux trios pour flûte, violon
et clavecin: l'un, en sol majeur, de l'époque de Côthen,
l'autre, dans le „Musikalische Opfer". Mais quelle diff'érence
entre les deux œuvres ! La première est d'une grâce naïve et
charmante; on croit cheminer le long d'un ruisseau, dans un
pré où la rosée aurait semé de diamants les chastes fleurs.
i. Voir les solutions de ces canons dans l'appendice du „MusIkallsche Opfer', Edition
de la Bachgesellschaft T. XXXU 2e partie.
Les œuvres théoriques 215
Le dernier nous transporte sur les hauteurs où toute végé-
tation cesse, parmi la solitude des hautes cimes. Sans
doute, cette dernière sonate est admirable et profonde, elle
aussi (qu'on songe, par exemple, à l'Andante!); mais elle
ne gagne rien à l'exécution. Elle est plutôt faite pour être
lue et entendue en imagination. Ainsi, seulement, on en a
la jouissance idéale. Au reste, il est à supposer que Fré-
déric le Grand ne se hasarda pas à jouer le trio de Bach;
la mesure n'était point son fort; à peine eût-il pu affronter
les difficultés qu'il présente. Mais il dut être exécuté
chez la princesse Amélie, car nous possédons encore la
basse chiffrée réalisée par Kirnberger. Ce manuscrit est
des plus précieux et des plus instructifs: il nous montre
de quelle façon concise et simple l'élève de Bach opérait
cette réalisation'.
Le Musikalische Opfer n'était qu'un essai qui ne pouvait
satisfaire le maître. Il l'avait entrepris sans plan arrêté,
comme le prouvent les trois envois successifs. De plus, le
sujet royal, tout remarquable qu'il fût, se prêtait peu à
être traité en fugue. Mais, à la suite de ce travail, Bach
conçut l'idée d'écrire sur l'art de la fugue un ouvrage systé-
matique qui occupa les derniers mois de sa vie. Il l'avait
terminé dès 1749, et le retoucha en 1750, pendant qu'on le
gravait.
L'on a, bien à tort, prétendu que la Kunst der Fuge était
inachevée. L'erreur provient de la façon dont elle fut éditée
après la mort du maître. Bach avait d'abord eu l'idée de la
graver lui-même; du moins, l'autographe, qui se trouve à la
bibliothèque de Berlin, contient-il trois feuilles qui, visiblement,
sont destinées à être copiées sur plaques. Mais, dans la suite,
il abandonna ce projet et s'adressa à un graveur, probable-
ment encore Schiibler de Zeila. Pendant sa maladie, Bach,
1. Voir cette riatisatloa T. XXXI» 2* partie.
216
La genèse des œuvres de Bach
en l'absence de ses grands fils, n'avait auprès de lui per-
sonne qui pût surveiller la gravure. Schiibler acheva donc
tant bien que mal. C'est dire que l'édition était pleine de
fautes ; le graveur n'avait pas même tenu compte d'un index
d'errata écrit par Bach lui-même au verso d'une page du
manuscrit de Berlin. Même, il lui était arrivé de graver
deux fois le même morceau, sans s'apercevoir qu'il ne s'agis-
sait que d'une variante. L'ordre naturel dans lequel les
différentes fugues devaient se suivre fut, également, inter-
verti à plusieurs reprises. Finalement, il commit encore l'er-
reur d'ajouter à cette œuvre deux morceaux étrangers, une
fugue inachevée à trois sujets, et le choral „Wenn wir in
hôchsten Nôten sind" (VII, No. 58), que la famille de Bach,
après la mort du maître, lui avait envoyés avec le reste du
manuscrit. Alors que toutes les fugues de la Kunst der
Fuge sont bâties sur le même sujet, la fugue inachevée
contient trois sujets tout différents; Bach l'avait composée
après avoir terminé l'Art de la fugue, mais sans la destiner
à lui servir de suite, pas plus que le choral „Wenn wir in
hôchsten Nôten sind**. Tout au plus, devait-elle y figurer
comme une sorte d'épilogue.
Toutefois, la fugue à trois sujets relève de la Kunst der
Fuge, en ce qu'elle est destinée avant tout à illustrer la
technique de la fugue et qu'elle opère avec les renversements
des sujets comme contre-sujets. Bach ne l'a poussée que
jusqu'à la deux cent trente neuvième mesure, c'est à dire,
jusqu'au point où, après avoir développé chaque sujet
séparément, il va les faire marcher de front. Les voici tous
les trois:
1
Premier sujet.
^E^i
=t
3^
Deuxième sujet.
Les œuvres théoriques
217
^h I ; il -^-i [ZFff
^^
Troisième sujet.
Bac h
c
=t
sr'^'=^^mg^
Les quatres premières notes du dernier sujet figurent le
nom de BACH. Les notes allemandes, on le sait, sont dé-
signées par des lettres; or, si bémol, est B, la, est A, do,
est C, et si, est H. A Weimar, déjà, Bach avait fait re-
marquer à Walther que son nom correspondait à un thème
musical et que c'était pour cette raison, probablement, que
tous les Bach étaient bons musiciens. Walther cite le
propos dans son Musiklexikon de 1732. Mais, si Bach
s'en était avisé dès cette époque, il est vraisemblable, qu'il
ne dut pas attendre jusqu'en 1749 pour écrire des fugues
sur BACH. Nous possédons, en effet, sur ce sujet deux
fugues anonymes qui pourraient bien être des œuvres de jeu-
nesse de Bach. Spitta (II, p. 685 et 686) appuie fortement
cette hypothèse. Cependant, Friedemann soutenait à Forkel
— c'est de lui que le tient Griepenkerl, et de ce dernier,
Roitzsch — que son père ne s'était jamais servi de son nom
comme sujet de fugue, sinon dans la grande fugue de la
Kunst der Fuge. Le père n'aurait-il donc rien dit à son fils
de ses fugues sur le nom de famille? Les compositeurs
modernes, entre autres Schumann et Liszt, et, en dernier
lieu, Reger, sont bien souvent revenus à ces quatres notes.
La première édition de la Kunst der Fuge ne parut
qu'après la mort de Bach. Mais personne ne l'acheta. Pour
la faire connaître, Emmanuel Bach, qui s'était chargé de la
vente, demanda à Marpurg (1718-1795), théoricien de la
musique très connu à Berlin, d'écrire une préface; et c'est,
ornée d'une nouvelle couverture et munie de cette préface,
que l'œuvre parut à la foire de Leipzig, en 1752. Le prix
213 La genèse des œuvres de Bach
de l'exemplaire était de quatre Thalers. La préface, toutefois,
n'était pas à l'avantage de l'œuvre, car Marpurg profitait de
l'occasion pour s'attaquer à la musique contemporaine qu'il
traitait d'efféminée, parce qu'elle ne tenait plus la fugue en
honneur. La réclame ne profita point à la vente. En au-
tomne 1756, on n'avait guère vendu plus de trente exemplai-
res; les cent vingt Thalers n'étaient pas même suffisants
pour payer les cuivres. Emmanuel qui avait espéré de
grands bénéfices, perdit patience et vendit les plaques au prix
du métal pour rentrer dans ses frais. Ce fut là le sort de
la dernière œuvre de Bach! Forkel, dans sa biographie, ne
peut contenir son indignation. „Si dans un autre pays, dit-il,
un homme de la valeur de Bach eût publié pareille œuvre,
dix éditions de luxe auraient été épuisées, par seul pa-
triotisme." Il n'oublie qu'une chose: de faire remarquer que
la Kunst der Fuge paraissait trop tard. Au cours des dernières
années de Bach, la musique allemande s'était engagée dans
une nouvelle voie; l'époque du lyrisme avait commencé.
Emmanuel lui-même était un représentant de la nouvelle
tendance. A sa mort, Bach, encore qu'admiré universel-
lement, n'en était donc pas moins déjà un étranger pour
ses contemporains. La préface de Marpurg le dit clairement,
et Marpurg lui-même, malgré sa connaissance approfondie de
la technique de la fugue, n'était plus de taille à saisir la vraie
grandeur du maître.
La „Kunst der Fuge", telle que Bach l'a conçue , com-
prend quinze fugues et quatre canons sur le sujet que voici:
^^^\ >' r I irr n ^'lli; iT
C'est ce sujet et son renversement qui, dans les trans-
formations les plus variées, fournissent les sujets des quinze
fugues. A vrai dire, c'est à peine si l'on peut parler de fugues,
car Bach, parce qu'écrivant un ouvrage théorique, les intitule
Les oeuvres théoriques
219
Contrepoints et les note en partition. Ces quinze Contre-
points représentent tous les procédés imaginables de la fugue,
depuis les plus simples jusqu'aux plus compliqués. On y
trouve même des types de fugues que Bach lui-même n'avait
jamais réalisés dans ses œuvres. Et le tout n'est pas une
simple démonstration, une collection d'exemples, mais une
œuvre vivante et, d'un bout à l'autre, pleine de vigueur.
Au moment oià il les composa, Bach était encore en pleine
santé; même, à voir l'écriture de l'autographe, on ne se
douterait jamais qu'il souffrait des yeux, tant elle est ferme
et nette, sans défaillance. Dans l'enchaînement des morceaux,
on remarque une gradation jusqu'à la onzième fugue, qui re-
pose sur la transformation suivante du sujet:
JMT^ f ' n ^-"' ' r I t-tf^^^lS^S
Les quatres dernières fugues forment deux couples où
la seconde fugue, chaque fois, est, note pour note, l'inverse
de la première. Nous nous trouvons donc en présence non
seulement d'une inversion du sujet, mais d'une inversion de
la fugue complète. Le premier couple est à quatre parties,
le second à trois. C'est ce dernier couple que Bach a arrangé
pour deux clavecins, en ajoutant une quatrième partie obligée
aux trois parties de la fugue, de façon que chaque clavecin
ait deux parties à exécuter. Encore un de ces remaniements,
où le compositeur se plaisait à déployer sa virtuosité! Ces
deux fugues à deux clavecins, très populaires dans la suite,
ont également été publiées dans la première édition de l'Art
de la fugue. En voici les sujets:
Premier sujet.
^
220 La genèse des œuvres de Bach
Deuxième sujet (Inversion).
m
—0pr PL
m
"^ r r f I Les autres fugues et les
-^ — I
canons n'ont pas été écrits
pour être exécutés par des instruments, mais uniquement pour
être entendus à la lecture. L'Art de la fugue est encore plus
abstrait que l'Offrande musicale.
XX. Les Cantates profanes
Edition de la Bachgesellschaft: T. IXe, 2e partie.
T. XXe, 2e partie.
T. XXIXe.
T. XXXI Ve.
L'auteur des cantates profanes est resté encore plus long-
temps dans l'oubli que l'auteur des cantates d'Eglise. Avant
que ces œuvres ne parussent dans l'Edition de la Bachgesell-
schaft, on en ignorait, pour ainsi dire, l'existence. Sans
doute, beaucoup de morceaux de ce genre ont été égarés, mais
ce qui nous reste — une vingtaine environ — est encore
bien considérable et nous révèle un Bach nouveau.
Sa première cantate profane date de l'époque de Côthen.
Elle est intitulée: »Was mir behagt, ist nur die muntre Jagd"
(Ce qui me réjouit, c'est la chasse gaie), et fut exécutée le
23 février 1716. Ce jour là, le duc Christian de Saxe-
Weissenfels fêtait son trente cinquième anniversaire de nais-
sance et avait organisé une grande chasse à laquelle il avait
aussi invité le prince de Côthen. C'est pendant le dîner de
chasse au Jâgerhof, que fut exécutée la cantate. Bach faisant
de la musique de table! Nous avons quelque peine à nous
le représenter dans ce rôle.
Et cependant, comme c'était sa première composition de
ce genre, il y apporta beaucoup d'ardeur. Le texte était
Les Cantates profanes 221
sans valeur, quoiqu'il fût de Salomon Frank, secrétaire gé-
néral du Consistoire de Weimar, qui fournit de beaux tex-
tes de cantates au maître et dont certaines poésies, disions-
nous, se retrouvent dans la Passion selon St. Matthieu. Dans
la cantate en question, le librettiste se conformant au goût
de son époque, s'était contenté d'une plate allégorie my-
thologique. Endymion est délaissé par Diane et lui reproche
son abandon; elle lui répond qu'il lui faut suivre les chas-
seurs pour rendre hommage à son favori, monsieur le duc
de Weissenfels qui fête son anniversaire de naissance en
parfaite santé. Endymion s'apaise, et tous deux, réconciliés,
chantent les vertus et la gloire du prince. Afin de parfaire
le quatuor, le Pan de la contrée et Pales, la déesse des
troupeaux, viennent se joindre à eux pour présenter, à leur
tour, leurs hommages à Christian de Weissenfels. Sur ce texte
banal, Bach écrivit une musique pleine de charme et de
grâce. Lui-même était tellement satisfait de l'œuvre qu'il
la reprit dans la suite plus d'une fois. Elle fut exécutée
à l'occasion de l'anniversaire du prince Ernst-August de
Saxe -Weimar qui régna à partir de 1728. Le nom de
Christian fut remplacé par Ernst-August; ce fut la seule
modification. Avec des changements de texte plus ou moins
considérables, cette cantate servit encore pour la fête de
Friedrich August, Roi-Electeur de Saxe, et pour une fête à
Weissenfels, probablement l'anniversaire de mariage du prince
Christian avec la comtesse Louise Christine de Stollberg.
C'est du moins ce que fait supposer le texte du chœur final,
que nous ne pouvons nous empêcher de reproduire à titre
de curiosité:
„Die Anmut umfange, das Gluck bediene
Den Hertzog und seine Louise Christine,
Sie weyden in Freuden auF Blumen und Klee,
Es pranget die Zierde der fùrstlichen Eh,
Die andre Dione
Fûrst Christians Krone.*
222 La genèse des œuvres de Bach
Ce sont les notes de la partition autographe qui nous
racontent l'histoire de ces divers emplois de la cantate.
Enfin, elle passa dans le répertoire sacré: le chœur
final reparaît dans le premier chœur de la cantate pour la
St. Michel „Man singet mit Freuden vom Sieg" (No. 149),
et les airs de Pan et de Pales se retrouvent dans la
cantate pour la Pentecôte de l'an 1731 „Also hat Gott
die Welt geliebet" (No. 68). En effet, le célèbre air de la
^t" F I ^ ë • r I I r r n'est
autre chose qu'un remaniement de l'air pastoral de la cantate
de chasse. La mélodie du chant est nouvelle et l'air entier a
été porté de trente six à soixante dix-huit mesures. Mais la
basse obstinée:
rtt:
^^^
r ir r. I
^
est d'origine ancienne.
Certes, l'air de la cantate de la Pentecôte est admirable.
Mais, à y regarder de près, on s'aperçoit, cependant, qu'il est
d'une autre conception que la basse sur laquelle il repose.
L'étage surajouté écrase le bâtiment primitif. En tant qu'œuvre
d'art pur, le petit air de la cantate de chasse, avec sa modeste
mélodie, lui est certainement supérieur.
C'est également à Côthen, probablement pendant la pre-
mière année de son séjour, que Bach composa la Sérénata
„Durchlaucht'ster Leopold" pour la fête de son prince. Elle
est écrite pour solistes (soprano et basse), car la cour de
Côthen n'entretenait pas de chœur. Le texte est l'un des
plus mauvais que le maître ait jamais mis en musique et
pourrait bien être de sa main: nous le savons, au besoin,
il faisait son libretto lui-même. La musique, par contre,
est pleine de vie et semble avoir été écrite à l'un des
Les Cantates profanes 223
moments les plus heureux de la vie du maître. Nous pen-
sons surtout au duo „al tempo di Menuetto". Plus tard, il
fit de cette musique joyeuse une cantate pour le second
jour de la Pentecôte: „Erhôhtes Fleisch und Blut" (No. 173).
La parodie du texte est des plus sommaires: Dieu prend la
place du prince Léopold,
Quand, en 1725, le prince épousa, en secondes noces, la
princesse Charlotte Friedericke Wilhelmine de Nassau, Bach
composa, pour l'anniversaire de naissance de la nouvelle
épouse, une cantate qui fut exécutée le 30 nov. 1726. Elle
porte le titre: ^Steigt freudig in die Luft, zu den er-
habenen Hôhen, ihr Wiinsche" (Elevez-vous, nos vœux, vers
les augustes hauteurs). Dans le premier chœur, l'orchestre
décrit cet élan à l'aide du motif suivant:
Cette cantate , elle
^^-fljT j^ j j-^^r ^ j I aussi, a servi à plu-
^ ^^^ 1 -^^J I sieurs fins; avec le
texte: «Schwingt freudig euch empor", elle fut exécutée
pour la fête d'un professeur, probablement le Recteur
Gesner; puis, elle fut convertie en cantate sacrée, pour
le premier dimanche de l'Avent (No. 36); finalement, vers
1733, elle fut rétablie dans sa qualité de cantate profane
avec le texte: „Die Freude reget sich", à l'occasion de
l'anniversaire de naissance d'un professeur de droit, Johann
Florens Rivinus.
Une seconde cantate pour la fête du prince Léopold:
„Mit Gnaden bekrone der Himmel die Zeiten", probablement
de l'année 1721, fut également désaffectée et devint cantate
sacrée (No. 134, mardi de Pâques). Sur la couverture de
la partition de la cantate profane, à laquelle manquent plu-
sieurs feuilles, Bach a fait des comptes de ménage, qui
s'élèvent à 206 Thalers, 10 Groschen, 5 Pfennig.
Mentionnons encore la cantate: „Weichet nur, betrûbte
Schatten", pour soprano solo, destinée à servir de musique
224
La genèse des œuvres de Bach
Viol. II.
i
m
^w^
:i^:
Viola.
^
de table à un repas de noces. viol. I.
Le mariage eut lieu au prin-
temps, ce qui fournit à Bach l'oc-
casion d'écrire sur un texte très
heureux, du reste, un poème prin-
tanier d'un charme indescriptible.
S'inspirant de l'idée du texte:
„ Disparaissez tristes ombres "
il dépeint la disparition des nu-
ages de la façon suivante:
Sur cet accompagnement, le hautbois chante une mélodie
rêveuse, comme seul Bach pouvait l'écrire. Dans ce monde
ensoleillé apparaît Phébus avec ses chevaux rapides. Le
thème de cet air: „Phôbus eilt mit schnellen Pferden" est
une description très caractéristique du mouvement rapide:
Allegro assai
S
3S •> a-
7^ .rrrr^^^'r I fÏÏ ÎU
^H^
^
>ff'#> ^fffl
i
C'est ce thème, précisé-
ment, qui permet d'établir la
chronologie de la cantate. Nous
en rencontrons comme une esquisse dans l'allégro de la
sixième sonate pour violon avec clavecin obligé; ces sonates
sont de l'époque de Côthen; il est donc très probable que
la cantate, elle aussi, a été composée à Côthen.
A Leipzig, ce qui manquait le moins au maître, c'était
les prétextes à compositions profanes. Les étudiants exé-
cutaient des cantates aux cérémonies solennelles de l'Univer-
sité et aux fêtes patriotiques; tout naturellement, on mit à
contribution le nouveau Cantor de St. Thomas qui, de son
côté, avait tout intérêt à prêter son concours et à s'attacher
les étudiants. Sans les étudiants — Kuhnau en avait fait
l'expérience — le Cantor de St. Thomas se trouvait, en effet,
singulièrement gêné dans la réalisation de ses projets.
Les Cantates profanes 225
Pour ces œuvres de circonstance, Bach dut chercher un
librettiste. Il s'aboucha avec un certain Christian Friedrich
Henrici (1700-1764) qui publiait alors des vers sous le pseu-
donyme de Picander. C'était un personnage bizarre et, au
total, peu sympathique. Il avait débuté par des satires, en
1722; mais ensuite, tout en continuant à écrire des œuvres
burlesques d'un fort mauvais goût, il s'adonna à la poésie
religieuse et composa des textes de cantates. Son but unique
était de faire parler de lui et d'obtenir un emploi. Aussi
réussit-il à se faire nommer dans les postes d'abord et ensuite
dans l'administration des impôts. C'est ce personnage si peu
distingué qui devint dans la suite le librettiste de Bach pour les
cantates profanes et pour les cantates religieuses. Bien plus:
Bach se lia d'amitié avec lui. Au fond, Picander n'était qu'un
rimailleur sans véritable talent; mais il ne manquait pas d'une
certaine habileté à tailler les libretti. Et puis, il savait rimer
d'une façon avantageuse pour la composition musicale. Ses
textes abondent en idées pittoresques qui appellent naturel-
lement la description musicale. Tout pauvres qu'ils soient
en eux-mêmes, ils sont riches en possibilités musicales, souvent
plus riches que ne le serait un texte irréprochable. C'est
précisément cette richesse que Bach savait apprécier. Ce qui
l'attirait, c'était une certaine poésie de la nature qui abonde
dans les textes de son librettiste. Picander fait intervenir les
tempêtes et les orages fort à propos — qu'on se souvienne
de l'arrestation de Jésus dans la Passion selon St. Matthieu — ;
il fait murmurer les sources; il évoque le clapotement des
vagues et le bruit des gouttes qui tombent; il sait faire chanter
dans ses vers la gaîté du printemps et la mélancolie des
feuilles tombantes; à ces moments, il est sincère et même
poète. Ne soyons donc pas injustes: les plus beaux morceaux
symphoniques de Bach, nous les devons à Picander, si mé-
diocre poète qu'il fût d'ailleurs.
Comme il se croyait grand poète, Picander eut soin de
Scbueiizer, Bach. 15
226 La genèse des œuvres de Bach
publier successivement tous ses libretti, ce qui lui valut un
grand succès. Jusqu'en 1748, il ne parut pas moins de
quatre éditions de ses œuvres! Qu'on juge par là du goût
littéraire de l'époque. Pour l'étude de Bach, ces publications
n'en ont pas moins une réelle importance; elles nous per-
mettent d'établir la chronologie de certaines de ses œuvres,
en l'absence de toute indication de date sur les partitions.
Sans le libretto imprimé dans le recueil des œuvres de Pi-
cander, par exemple, nous ignorerions que la Passion selon
St. Matthieu fut donnée pour la première fois en 1729.
Bach était arrivé à Leipzig en mai 1723; le 3 août 1725,
il fit exécuter une grande cantate profane — la première de
Leipzig, autant que nous sachions — en l'honneur de „Mon-
sieur August Friedrich MuUer" (1684-1762), professeur de
philosophie à l'Université, qui jouissait d'une grande popu-
larité parmi les étudiants. Voulant lui faire une ovation
le jour de sa fête, ceux-ci demandèrent une cantate à
Bach, qui aussitôt commanda un libretto à Picander. La
façon dont ce dernier s'acquitta de sa tâche est typique
pour les procédés qu'il employait. Il va sans dire qu'il puise
son sujet dans la mythologie. Eole, l'automne approchant,
va rendre leur liberté aux vents enchaînés. Déjà il se
réjouit de les voir à l'œuvre, secouant les arbres, chassant
les nuages, ameutant les vagues; les prières de Zéphir et de
Pomone ne peuvent le fléchir. Survient Pallas, lui annon-
çant que les Muses vont se rassembler sur l'Hélicon en
l'honneur de monsieur le professeur August Millier, leur pro-
tégé. Eole est subitement vaincu; il réemprisonne les vents; le
soleil et la joie reparaissent et le tout se termine par un «Vivat
August". L'invention ne témoigne certes pas d'un grand effort
et l'idée de faire intervenir les dieux et les muses pour un
monsieur MuUer, le nom le plus répandu et le plus banal
d'Allemagne, est bien grotesque. Mais en tant que libretto
musical, ce texte a ses qualités et l'on ne peut nier qu'il n'ait
Les Cantates profanes 227
suggéré à Bach un poème d'automne d'une rare beauté. C'est
avec une jouissance visible que le maître s'est abandonné
au plaisir de décrire. Après avoir dépeint les vents en fureur,
il exprime, dans l'air de Pomone, la mélancolie des feuilles
qui tombent par le motif suivant:
m^^^^^^MS^B
Ne dirait-on pas les voir tomber de branche en branche?
A la fin, quand l'automne s'est enfui, ce sont des flots
de lumière qui arrivent à travers les sons. Toutes ces
beautés pour monsieur Millier! Mais qui donc songe encore
qu'il s'agit de l'excellent professeur de Leipzig?
Dans la suite, cependant, Bach lui-même commit un
attentat contre son œuvre. Lorsqu'en janvier 1734, en sa
qualité de directeur de la société de Telemann, il dut monter
une cantate pour fêter le couronnement de l'Electeur Au-
guste II comme roi de Pologne, il reprit Eole satisfait avec
un texte de circonstance qu'il avait fait lui-même et qui existe
encore à la Bibliothèque de Dresde. A Eole, il substitue la
Bravoure, à Zéphire, la Justice; la Clémence prend la place
de Pomone, et Pallas, au lieu d'intercéder pour monsieur
August Millier, prie le roi Auguste de favoriser les Muses.
Ce nouveau texte est donc entièrement étranger aux intentions
poétiques de la musique et celle-ci, par le fait, porte à faux.
Comment Bach a-t-il pu se fourvoyer ainsi? C'est à se de-
mander jusqu'à quel point lui-même avait conscience du
caractère descriptif de sa musique.
En 1726, il composa la cantate „Vereinigte Zwietracht der
wechselnden Saiten", pour une fête universitaire en l'honneur
de ^Monsieur Gottlieb Kortte" (1698-1731) qui venait d'être
promu professeur de droit. C'était, cette fois encore, une fête
arrangée par les étudiants et non une cérémonie officielle de
15*
228 La genèse des œuvres de Bach
l'Université. Le Zèle, l'Honneur, le Bonheur et la Gratitude,
en une fade allégorie, viennent rendre hommage au jeune pro-
fesseur qui, quelques années plus tard, devait être enlevé
par une mort subite. Le premier chœur tout entier est sura-
jouté à la troisième partie du premier des Concertos de Bran-
debourg. Après 1733 — la date exacte nous est inconnue,
— Bach reprit cette cantate pour la fête du Roi -Electeur
Auguste III avec le texte „Auf, schmetternde Tône".
Plusieurs œuvres profanes de cette époque sont perdues,
entre autres une cantate pour une fête de l'Université: „Siehe
der Huter Israëls", que le catalogue de Breitkopf de 1776
mentionne encore, et une cantate exécutée le 5 juin 1732 pour
la réouverture de l'école St. Thomas, après la restauration
des bâtiments. De la cantate „Entfernt euch, ihr heitern
Sterne" nous ne connaissons également que le titre. Une
chronique contemporaine intitulée „Das frohlockende Leipzig"
(Leipzig en fête) nous renseigne sur son exécution. Elle
nous apprend qu'elle fut chantée par les étudiants sous la
direction de Bach, le 12 mai 1727, à l'occasion du jour de
naissance du Roi-Electeur Auguste II alors de passage à Leipzig,
en plein air sur la place du marché, devant la maison où était
descendu le souverain. Parmi les œuvres perdues, citons encore
la cantate „Vergnûgte PleiCenstadt", qui fut jouée comme
musique de table au repas de noces de Johann Heinrich Wolff.
La Pleisse et la Neisse, les deux fleuves de l'endroit, viennent
féliciter les nouveaux mariés. Picander fournit ainsi au
musicien l'occasion de dépeindre le mouvement des vagues,
comme il le fera dans plusieurs autres cantates. Mais, cette
fois encore, Bach devait piétiner plus tard sur sa propre musique:
il fit de cette cantate une parodie en l'honneur du Conseil
de Leipzig: „Erwâhlte Pleifienstadt" en substituant aux deux
fleuves Apollon et Mercure ^
1. Voir le texte de cette parodie chez Spitta II p. 891. Le texte est de Bach lui-même.
Les Cantates profanes
229
Les années 1731 et 1732 sont marquées par deux œuvres
qui appartiennent plutôt au genre burlesque: „Phébus et Pan"
et la cantate sur le café (Caffeecantate).
La première cantate, dont le sujet est emprunté à Ovide,
débute par un sextuor: Momus, Mercure, Tmolus, Mydas,
Phébus et Pan ordonnent aux vents de se retirer dans leur
antre pour ne pas troubler le tournoi qui va s'engager. Dere-
chef Picander fournit à Bach le prétexte à des descriptions
musicales, comme dans Eole satisfait. Le maître, on le devine,
s'empresse d'en profiter et déchaîne à travers l'orchestre
les tourbillons d'une musique impétueuse. Voici le motif
principal de Vivace e allegro.
cette descrip- :^^r^
tion orche-
strale:
Le tournoi s'engage. Phébus chante un Largo dont le
thème est, pour ainsi dire, la quintessence de toute une série
d'airs de Bach; il rappelle de très près l'air avec violon solo de
la Passion selon St. Matthieu. Le voici:
Violino I con sordino.
^^#^f+^^^a^^^^
Pan chante un air de danse:
^^^-i,l^^^r,f.\^ '.\\r^^£^^
Même, il essaye, dans une sorte de Largo, de parodier le
thème de Phébus. Mydas le déclare vainqueur parce qu'il a
chanté de façon à ce qu'on ait pu tout retenir:
„Ach Pan! wie hast du mich gestàrkt!
Dein Lied bat mir so wohl geklungen,
Dali ich es mir auf einmal gleich gemerkt."
Ah! Pan, comme tu m'as charmé et réconforté!
Ton chant a résonné si agréablement à mes oreilles
Qu'il s'est, à tout jamais, gravé dans ma mémoire.
230 ^2 genèse des œuvres de Bach
On lui met des oreilles d'âne et, après quelques airs, le tout
se termine par un hymne à la vraie musique qui peut sup-
porter la moquerie des hommes parce qu'elle plaît aux dieux:
Lafit euch meistern, laRt euch hôhnen
Sind doch euren sûGen Tônen
Selbst die Gôtter zugetan.
Laissez vous maîtriser, laissez vous railler,
A vos doux accents
Les dieux ne sont-ils pas eux-mêmes sensibles?
Dès 1856, S. W. Dehn, un grand connaisseur de Bach
à qui l'édition de la Bachgesellschaft a plus d'une obli-
gation, publia un article „ Johann Sébastian Bach als Polemiker",
où il prétendit que Bach écrivant Phébus et Pan avait visé
un personnage qui avait osé critiquer sa musique. Ce per-
sonnage était, suivant lui, le Recteur Biedermann de Freiberg.
Celui-ci, en effet, avait publié un traité ^De vita musica" où
il prétendait qu'on attachait trop d'importance à la musique
dans l'éducation de la jeunesse. Là-dessus s'était engagée une
vive polémique à laquelle prirent part Mattheson et les élèves
de Bach. Or, Dehn s'est trompé en croyant reconnaître dans
Phébus et Pan des intentions agressives contre Biedermann.
Son erreur provient d'un programme portant la date de 1749,
lequel se trouve joint à la partition autographe. Nous savons
maintenant que la cantate a été écrite aux environs de 1730,
et que le programme de 1749 a été imprimé lors de la reprise
de l'œuvre. Mais, si la cantate a été écrite aux environs de 1730,
elle ne peut viser que Scheibe le fils, le détracteur de Bach
dont nous avons parlé plus haut. C'est lui qui avait reproché
à la musique du maître d'être trop artificielle et trop peu à
la portée du public. Quoiqu'il n'ait publié sa critique fameuse
qu'en 1737, il est certain qu'il a tenu des propos de ce genre
au lendemain de son échec au concours ouvert pour la place
d'organiste à St. Thomas en 1729. C'est pour lui dire son
fait que Bach écrivit Phébus et Pan: Midas, c'est Scheibe,
Phébus, c'est Bach. C'est la vengeance de Hans Sachs contre
Les Cantates profanes 231
Beckmesser. Bach a écrit Phébus et Pan pour se consoler
et pour retrouver sa franche gaîté; c'est dans le même but
que Wagner écrivit ses Maîtres chanteurs. Ici et là, le même
mélange de sublime et de lourdeur qui, suivant Nietzsche,
constitue l'un des caractères essentiels de l'art allemand'.
La cantate sur le café — en vrai Saxon, Bach écrit Coffee
— est due à une idée de Picander. En 1727 déjà, il avait publié
une satire oiï il raconte que le roi de France avait interdit le
café et qu'à la suite de cet ordre, les gens de Paris mouraient
en masse comme décimés par la plus terrible des épidémies.
Ajoutons, en passant, que c'est à Paris, en 1703, que parut la
première cantate sur le café. Spitta mentionne une cantate
allemande de 1716 sur le même sujet. La cantate de Bach est
intitulée „Schlendrian mit seiner Tochter Liessgen". Le père
Schlendrian veut déshabituer du café sa fille Liessgen, qui est
une fervente du noir breuvage, une Caffeeschwester (sœur de
café), comme on dit en allemand. Vaines promesses et vaines
menaces! Enfin, il lui promet un mari, ce qui semble la
faire fléchir; mais, à peine son père est-il sorti pour lui chercher
l'époux promis qu'elle fait vœu de ne jamais épouser que
celui qui, dans le contrat de mariage, s'engagera à lui laisser
pleine liberté de prendre du café autant et aussi souvent qu'il
lui plaira. C'est le meilleur libretto que Picander ait jamais
écrit. Quant à la musique, on ne se douterait guère, en sor-
tant des grandes cantates, que Bach piit écrire si aisément
une véritable musique à l'Offenbach. Sans changement aucun,
on pourrait faire de cette cantate une opérette en un acte.
Au reste, c'est là une des rares cantates qui, du vivant du
maître, aient été représentées en dehors de Leipzig. La Gazette
de Francfort du mardi 7 avril 1739 — c'est Spitta qui signale
I. Voir le passage sur les Maîtres chanteurs dans „Par delà le Bien et le Mal": ,Une
certaine lourdeur même, qui est encore soulignée, comme si l'artiste voulait nous dire:
elle fait partie de mes intentions; un manteau pesant, quelque chose de volontairement
barbare et solennel, un clinquant de dentelles et de préciosités savantes et surannées,
quelque chose d'allemand, dans le meilleur et dans le plus mauvais sens du mot, quelque
chose de germaniquement multiple, d'informe et d'inépuisable . . . ."
232 L^ genèse des œuvres de Bach
le fait — annonce une soirée qui sera donnée au Kaufhaus
(Hôtel de commerce) par un musicien étranger. L'on représen-
tera, entre autres, un „drame": Schlendrian mit seiner Tochter
Liessgen. Il ne peut s'agir que de l'oeuvre de Bach, quoique
l'auteur de la pièce ne soit pas nommé.
Mentionnons ici la cantate „Von der Vergniigsamkeit"
(Eloge du contentement) qui pourrait bien dater de la même
époque. Etant écrite pour soprano solo, il va sans dire
qu'elle fut composée pour Anne Madeleine et exécutée à
l'un de ces concerts de famille dont Bach parle dans sa
lettre à Erdmann. Elle est très curieuse, car elle est,
pour ainsi dire, le portrait de l'âme de Bach. Au commen-
cement, on dirait qu'il ne s'agit que du savoir être content
tout prosaïque qui consiste à écarter de soi les soucis et les
passions et à chercher son bonheur dans la petite vie tran-
quille au coin du feu. C'est Bach le bourgeois qui parle.
Mais, insensiblement, la poésie prend son essor: il n'y a
de vrai contentement que dans le repos et la paix en Dieu.
La cantate qui avait débuté d'une façon vraiment banale finit
sur un accord religieux. C'était là l'état d'âme du grand
mystique confiné dans l'existence d'un paisible bourgeois du
XVIIP siècle.
En 1733, Bach, nous le disions, brigua le titre de compo-
siteur de la cour de Dresde. Ne nous étonnons donc pas de
rencontrer, à cette époque, une série d'œuvres de circonstance
par lesquelles il cherche à témoigner son dévouement aux sou-
verains. Ne nous étonnons pas non plus de retrouver une
grande partie de ces compositions profanes dans les deux
grandes œuvres spirituelles auxquelles il travaillait alors: la
Messe en si mineur et l'Oratorio de Noël.
Le 27 juillet, il avait fait remettre sa requête au roi; dès
le 5 septembre, il fit exécuter à la société de Telemann un
Dramma per Musica intitulé „Herkules auf dem Scheide-Wege"
(Le choix d'Hercule) pour l'anniversaire de naissance du prince
Les Cantates profanes 233
héritier qui avait alors onze ans. Cette date ne nous est connue
que par la publication des poésies de Picander qui écrivit
le libretto; l'autographe de Bach ne parle que d'une „ Cantate
de félicitation pour un prince saxon". La musique est
d'une vigueur descriptive surprenante; sans aucun doute,
comme le remarque Spitta, cette œuvre est supérieure au
Choix d'Hercule de Hàndel. Ajoutons qu'elle fut exécutée
en plein air, car en été les réunions du Collegium musicum
avaient lieu dans le jardin Zimmermann, devant la porte de
la ville.
L'oratorio de Noël n'a pas emprunté moins de six morceaux
à cette cantate. Le chœur d'entrée „LaCt uns sorgen" est
identique au chœur „Fallt mit Danken" de l'oratorio de Noël.
De la berceuse que la Volupté chante à Hercule, Bach a
fait, sans grands changements de texte, une berceuse pour
l'enfant Jésus. C'est
l'air bien connu:
^^=^=lM
Nous ne pouvons nous empêcher de rapprocher les deux
textes ;
Le choix d'Hercule.
La Volupté: Schlafe, mein Lieber, und pflege der Ruh,
Folge der Lockung entbrannter Gedanken,
Schmecke die Lust
Der lûsternen Brust
Und erkenne keine Schranken.
Oratorio de Noël.
Schlafe, mein Liebster, geniefie der Ruh
Wache nach diesem fur aller Gedeihen!
Labe die Brust,
Empfinde die Lust
Wo wir unser Herz erfreuen.
L'air d'écho „FlôDt mein Heiland" est également em-
prunté au choix d'Hercule; ici, dans l'air „Treues Echo", le
héros demande une réponse à l'écho; l'emploi de cet effet
musical est donc justifié, ce qui n'est pas le cas dans l'air
de l'Oratorio de Noël, où il n'y a ni question ni réponse.
234
La genèse des œuvres de Bach
A l'air „Auf meinen Flùgein sollst du schweben" (Sur
mes ailes tu planeras) correspond dans l'oratorio de Noël
l'air: „Ich will nur dir zu Ehren leben" (C'est en ton hon-
neur que je veux vivre). Cette fois encore, la musique trahit le
texte; dans l'air original elle dépeint le mouvement de «planer"
par un thème qui, en quelque sorte, évoque la vision d'un
aigle déployant ses ailes et planant suspendu en l'air:
Par contre, le texte de l'air correspondant de roratorio de
Noël n'a aucun rapport avec ce thème si admirablement des-
criptif. Pourquoi, en faisant sa parodie, Bach n'a-t-il pas pris
soin d'établir, ne fût-ce que par un simple mot, une liaison
entre le nouveau texte et la musique?
Il n'en va pas autrement de l'air „Ich will dich nicht hôren",
dans l'oratorio de Noël „Bereite dich Zion". Le thème de
la seconde partie de l'air ne s'explique que dans l'œuvre originale.
Comme par surprise, le violon se tait tout à coup et la basse
seule introduit le motif suivant:
^i=|=i
^fe=
-JLjL
s
î
&
Jt±
Que signifie-t-il? Il décrit les ondulations du serpent, motif
que nous retrouverons encore bien souvent dans les œuvres
de Bach. C'est qu'à ce moment le texte original parle des
serpents qui s'approchaient d'Hercule „en se berçant" („Denn
die Schlangen so mich wollten wiegend fangen"). Dans l'ora-
torio de Noël, ce thème caractéristique n'est nullement appelé
par les paroles.
Le duetto „Herr, dein Mitleid (C'est ta compassion. Sei-
gneur") de l'oratorio de Noël qui correspond au duo entre
Hercule et la Vertu „Ich bin deine", le dernier des six em-
prunts, nous fournit un nouvel exemple de parodie superfi-
Les Cantates profanes
235
cielle. Pour tout connaisseur de Bach il n'est point douteux
que les deux thèmes de cet air n'expriment la joie la plus
exubérante. Les voici:
-^^
Or, dans le texte original il est, en effet, question d'une
grande joie: Hercule se fiance à la Vertu; le texte de la
parodie, par contre, est tout à fait incolore et n'aurait jamais
suscité pareille musique. C'est tout autrement que Bach traduit
le mot «compassion".
Ces exemples de parodies réunis par hasard dans une même
œuvre sont typiques. Se douterait-on qu'ils font une seule et
même personne, ces deux Bach, dont l'un savait si admirable-
ment décrire le texte à l'aide des sons et l'autre si super-
ficiellement accoler un texte étranger à cette même musique?
Le 8 décembre 1733, trois mois à peine après le Choix
d'Hercule, Bach fit représenter une nouvelle cantate en l'hon-
neur des souverains: „Tônet ihr Pauken, erschalletTrompeten",
Dramma per musica pour l'anniversaire de naissance de la
reine. Elle ne fut terminée que la veille de l'exécution,
ainsi que l'indique une note à la fin de la partition autographe:
Fine D. S. G. L. 1 733 d. 7. Dec. Cette fois, Bach avait écrit
le texte lui-même, et Spitta fait remarquer, à juste titre, que
l'orthographe et les expressions saxonnes suffiraient à trahir
l'auteur. Voici, comme échantillon des vers de Bach, le
texte du premier chœur:
Thônet ihr Paucken. Erschailet Trompeten!
Klingende Saiten, erfûllet die Luft!
Singet itzt Lieder, ihr muntren Poeten,
Kônigin lebe, wird frôhlichst geruft.
Kônigin lebe, difî wùnscbet der Sachse,
Kônigin lebe und blùhe und wachse!
236 La genèse des œuvres de Bach
Aucune idée saillante qui pût appeler et provoquer la
musique. Le grand musicien était, en vérité, un médiocre
poète ^
En janvier 1734, pour fêter l'avènement de l'Electeur au
trône de Pologne, Bach reprit, nous le disions plus haut,
l'ancienne cantate „Eole satisfait". Le 2 octobre de la même
année, le roi et la reine vinrent à Leipzig et Bach dut écrire
à la hâte une cantate que les étudiants exécutèrent le 5 octobre
sur la place du Marché. C'était la cantate „Preise dein Gliicke,
gesegnetes Sachsen". Un programme de la fête, avec le texte
imprimé de la cantate, se trouve dans la Chronique de Leipzig,
rédigée par un nommé Salomon Riemern. Cette chronique
nous apprend encore que l'œuvre de Bach fut exécutée le soir à
neuf heures (au mois d'octobre!) et que 600 étudiants portaient
des flambeaux. La musique est extraordinairement vigoureuse.
Il va sans dire que cette cantate contient un bon nombre de
morceaux empruntés à d'autres compositions. Dans les réci-
tatifs on trouve des allusions à la campagne française sur les
bords du Rhin pendant la guerre de la succession de Pologne,
dont parlent également les cantates d'église de la même
époque^.
Deux jours après, le 7 octobre, le maître, pour fêter l'anni-
versaire de naissance du Roi-Electeur, exécuta la cantate:
„SchIeicht spielende Wellen", à laquelle il semble avoir tra-
vaillé avec beaucoup de plaisir. C'est que Picander faisait
1. Cette œuvre aussi a fourni quatre morceaux à l'oratorio de Noël, à savoir deux
chœurs: ^Jauclizet, frohlocket" et „Herrscher des Himmels", et deux airs: „Frohe Hirten*
et „GroCer Herr und starker Kônig".
2. Voici un récitatif contenant des allusions à la guerre:
,In einer Zeit, da ailes um uns blitzt und kracht,
Ja der Franzosen Macbt (die doch so vielmal scbon gedampfet worden),
Von Siiden und von Norden aucb unserm Vaterland mit Schwert und Feuer drâut,
Kann dièse Stadt so glucklicb sein, dich machtgen Schutzgott unsrer Linden
In ihrem ScboQ zu finden."
Ajoutons que le Hosanna de la Messe en si mineur nous a conservé la forme primi-
vite du premier cbœur de cette cantate et que l'air „Durcb die von Eifer entflammten
Waffen" revient dans l'oratorio de Noël avec le texte: ,Erleucbt aucb meine finstern Sinne".
Les Cantates profanes
237
parler les quatre fleuves qui parcourent les pays du souve-
rain, la Vistule, l'Elbe, le Danube et la Pleisse, pour lui
donner l'occasion de représenter le mouvement des vagues.
Les paroles du premier chœur sont vraiment suggestives:
„Schleicht spielende Wellen und murmelt gelinde! nein,
rauschet geschwinde!" (Glissez, vagues joueuses et murmurez
doucement! non, mugissez!) Et Bach a su en tirer parti.
Le premier chœur est un chef-d'œuvre: on demeure interdit
en face d'une pareille richesse de motifs et de rythmes. Voici,
par exemple, les motifs successifs des premiers violons dans
les vingt premières mesures:
p. - - _ f.
Cette description est des plus grandioses; on y trouve
jusqu'à ces mouvements irréguliers et imprévus qui charment
ceux qui savent écouter la chanson des vagues'. Se doutant
bien que tout l'effet de cette description dépendrait de l'exécu-
tion, Bach indiqua minutieusement dans les parties toutes
les liaisons, tous les staccatos et toutes les nuances. L'air
de l'Elbe „Jede Woge meiner Wellen ruft das goldne Wort
August" ! repose également sur la description du mouvement
Viol, solo
des vagues:
|i
:&
m
i
5^
Au total: en l'espace de treize mois, de septembre 1733 à
octobre 1734, Bach a fait exécuter cinq cantates en l'honneur
des souverains de Dresde. On ne saurait se montrer sujet
I. Le penilani de cette description du mouvement des vagues nous le trouverons dans
Is cantate d'église: «Christ notre seigneur vint au Jourdain* (No. 7); voir également le
choral VI No. 17,
238 La genèse des œuvres de Bach
plus dévoué! Peine perdue: il lui fallut encore attendre
deux ans le titre si ardemment désiré.
Dans la suite, les compositions profanes deviennent de
plus en plus rares. La cantate „Thomana saB annoch betrubt",
qui fut exécutée le 21 Nov. 1734 pour fêter la nomination
d'Ernesti II au rectorat de l'école St. Thomas, est perdue.
Nous n'en possédons plus que le texte qui se trouve dans la
chronique de Riemern. Cette même chronique nous a conservé
le texte d'une cantate exécutée le 28 avril 1738, en l'honneur
des souverains qui étaient venus à Leipzig avec la princesse
Amélie, la fiancée du roi des deux Siciles. Suivant cette
chronique, le baron Woldemar de Schmettau aurait fait à
l'église St. Paul, le matin à neuf heures, un discours solennel, en
vue du mariage qui devait avoir lieu prochainement. Le soir,
à neuf heures, les étudiants exécutèrent à la lueur des flambeaux
sur la place du Marché, „une belle musique de nuit", de la
composition de monsieur le Capellmeister Joh. Sébastian Bach.
Monsieur le comte de Zierotin, monsieur le baron de Schmettau,
monsieur de Leipnitz et Monsieur de Marschall eurent l'hon-
neur de remettre aux souverains le texte de la cantate et
furent admis au baise-main („und sind zum HandkuC gelassen
worden"). Le compositeur, il va sans dire, ne partagea pas
cet honneur. Cependant, un an plus tard, en 1739, le
magister Birnbaum, dans un article consacré à Bach, fera
l'éloge de cette cantate, ajoutant ainsi aux regrets que nous
laisse sa perte. Elle était intitulée: „Wilkommenihrherrschen-
den Gôtter der Erden."
En tout, nous ne possédons que trois cantates profanes
de cette dernière époque. La première „Angenehmes Wie-
derau" date de 1737. Le 28 septembre de cette année, Johann
Christian Hennicke, un ancien laquais devenu comte par la
faveur du tout puissant ministre, le comte Briihl, prit pos-
session de la terre de Wiederau. Et c'est pour ce parvenu
que Bach, probablement à l'instigation de Picander, car le
Les Cantates profanes 239
texte est de sa plume, écrivit une cantate. Sans doute
c'était de la musique bien payée; il en fit plus tard la can-
tate pour la St. Jean „Freue dich, erlôste Schaar" (No. 30).
La cantate burlesque „Mer hahn en neue Oberkeet (Nous
avons un nouveau gouvernement), écrite en dialecte saxon,
a été composée en l'honneur du chambellan Cari Heinrich
von Dieskau, qui prit possession de la terre de Klein-Zschocher
le 30 août 1742. C'était le protecteur de Picander, qui bri-
guait alors un emploi dans les impôts et, peut-être même,
l'avait déjà obtenu. Le librettiste attitré du maître lui demanda
de lui fournir la musique d'une cantate de paysan. L'idée
sourit à Bach, qui s'amusa à écrire une cantate rurale avec
un orchestre fort simple. L'ouverture est composée uniquement
d'airs de danse; les airs pour chant, eux aussi, sont écrits en
forme de danses. Il emploie même trois mélodies populaires
dont l'une apparaît aussi dans les variations de Goldberg, écrites
à la même époque: nous y retrouvons également l'air de Pan
de la cantate Phébus et Pan. On sent que Bach a pris plaisir
à écrire cette musique. Tout comme Wagner, le maître avait
l'instinct et le goût du burlesque.
Mentionnons encore la cantate „0 holder Tag" destinée
à accompagner un repas de noces. Le marié, à en juger
par quelques allusions du texte, était, sans doute, un amateur
de musique. Les pages des parties autographes — elles se
trouvent à Berlin — sont reliées avec des fils de soie: elles
proviennent de l'exemplaire remis aux mariés. Cette œuvre
date des dernières années de la vie de Bach. Comme il
en était très satisfait, il la fit encore une fois exécuter avec
un texte qu'on pourrait intituler: Eloge de la musique (O an-
genehme Mélodie). 11 tenait beaucoup à ce qu'elle fût exécutée
finement, car, cette fois encore, il prit soin d'indiquer tous
les mouvements, toutes les nuances, tous les legatos et tous
les staccatos.
Pour clore la liste, ajoutons les deux cantates italiennes qui
240 La genèse des œuvres de Bach
nous sont parvenues. Elles sont intitulées „Amore traditore"
et „Non sa che sia dolore". Toutes deux datent de l'époque
de Leipzig. La première est écrite pour basse seule avec
accompagnement de clavecin, la seconde, beaucoup plus im-
portante, pour soprano avec accompagnement d'orchestre.
Le texte de cette dernière est piteux; il est l'œuvre d'un
Allemand qui ne possédait pas bien l'italien. Toutefois, on
comprend qu'il s'agit d'un seigneur italien qui a passé quelque
temps à Ansbach et va retourner dans son pays après de
graves déceptions. Une troisième cantate italienne „Ancho
dall colle al prato" est perdue.
Nous avons traité en détail les cantates profanes, parce-
qu'elles représentent une partie presque ignorée de l'œuvre de
Bach. Elles sont aussi les seules qui nous renseignent sur
les événements qui émaillent la vie modeste du Cantor de
St. Thomas; événements bien insignifiants sans doute: le jour
de naissance d'un prince ou d'une princesse, une ovation aux
souverains de passage à Leipzig ou bien encore à un pro-
fesseur en vogue. Ils n'en constituent pas moins une di-
version à la monotonie de son existence et au labeur sérieux
de la composition: ils le forcent à écrire des œuvres de
circonstance.
Mais toutes les occasions sont bonnes au génie. Ces
œuvres sont plus que des compositions de circonstance, car
elles renferment quelques-unes des plus belles pages qu'il ait
écrites. Nul doute que, sans le texte qui les dépare, elles
figureraient depuis longtemps au programme de nos concerts.
Est-ce là vraiment un obstacle insurmontable? Bach a-t-il
mis en musique le texte de circonstance? Ne s'est-il pas
plutôt attaché à rendre les idées poétiques dont le librettiste
avait semé son texte? En l'honneur d'un professeur Millier,
il écrit un poème d'automne, en l'honneur d'un jeune couple
inconnu un poème de printemps, toutes œuvres où s'épanouit
la poésie de la nature et dont le charme, partant, est tout à
Les Cantates d'église de la première année de Leipzig 241
fait moderne. Rien ne s'opposerait donc à ce que, négligeant
le texte de circonstance, simple prétexte pour Bach, on le
remplaçât par le texte que le maître a véritablement mis en
musique, c'est à dire par une poésie d'automne ou de printemps.
Belle tâche pour un poète qui, revivant la musique de Bach,
lui prêterait les paroles qui lui conviennent! Bach lui-même
nous donne l'exemple de pareille substitution; nous l'avons
vu transformer une cantate de chasse toute ensoleillée de joie
printanière en une cantate de Pentecôte et une cantate nuptiale
qui s'adressait à un musicien, en une cantate sur l'Eloge
de la musique.
Rien de plus faux, en général, que de vouloir traduire
littéralement le texte des cantates et des Passions; en alle-
mand même, ils sont d'une telle insignifiance qu'il faut toute
la beauté de la musique pour les faire oublier. La traduction
pure et simple n'aurait d'autre résultat que de faire saillir
les défauts du texte en les amplifiant. En règle générale,
l'important ce n'est pas de traduire le texte du librettiste,
mais le texte que Bach a mis en musique. A y regarder
de près, on s'aperçoit qu'il ne s'est attaché qu'à une
idée, qu'à un mot qu'il a traduit et développé, exagérant
souvent et forçant la note. Cette fois encore, c'est cette idée
soulignée par la musique qu'il faut extraire du texte et mettre
uniquement en valeur dans la traduction, sans souci des mots
dont Bach lui-même a fait, en réalité, si peu de cas. Bref, il s'agit
d'extraire le peu d'or pur qu'enferme cette gangue abondante.
XXI. Les Cantates d'église de la première année
de Leipzig
Bach a écrit, en tout, cinq cycles complets de cantates
d'église, comme nous l'apprend le nécrologue dans la „Musi-
kalische Bibliothek" de Mitzler. Le cycle comprenait à Leipzig
cinquante neuf cantates par an ' : quarante trois cantates pour
1. Voir plus hiui p. 120 de cette iiude.
Scbwcitzer, Bacb. IQ
242 î-a genèse des œuvres de Bach
les dimanches ordinaires — on n'exécutait pas de cantate les
trois derniers dimanches de l'Avent et les six dimanches du
carême — trois cantates pour les trois jours de Noël, les
cantates pour le lundi et le mardi de Pâques, pour le lundi et
le mardi de Pentecôte, les cantates de la Purification, de
l'Annonciation, de la Visitation et les cantates du Nouvel an,
de l'Epiphanie, de l'Ascension, de la St. Jean, de la St. Michel
et de la fête de la Réformation. Bach a donc écrit, en tout,
environ deux cent quatre-vingt-quinze cantates. Une trentaine
certainement ont été composées à Weimar et à Côthen; restent
deux cent soixante-cinq cantates à répartir sur les vingt-sept
années de Leipzig, ce qui fait une moyenne de neuf à dix
cantates par an. Ce chiffre apparaît bien modeste, quand on
pense que Telemann et autres en écrivaient plus de cinquante
dans le même espace de temps. Encore faut-il ajouter que,
dans les dernières années, Bach n'a point atteint cette moyenne:
la plupart des cantates ont été écrites pendant les vingt pre-
mières années de Leipzig. La chronologie en a été établie
par Spitta et par Rust^ Parfois le titre mentionne l'année
de composition qui, il va sans dire, fut l'année de la pre-
mière exécution. Ce sont ces données précises jointes à
d'autres, d'une nature plus générale, qui ont permis aux deux
historiens d'arriver à un résultat. Voici quelques unes de ces
données. Les signatures de Bach varient; dans les premières
années, jusqu'en 1708, il signait G. B. ou Giov. Bastian Bach;
plus tard, jusqu'en 1720, G. S. ou Giov. Seb. Bach; à partir
de 1723, on ne trouve plus que la signature J. S., Joh. Seb.
ou Jean Sébastien, car il signait fréquemment en français.
Son écriture aussi varie, ainsi que le prouve le volume des
autographes publiés dans l'ordre chronologique par la Bach-
gesellschaft^. Mais ce qui est plus important encore,
c'est le papier. Il l'achetait en quantités considérables et
1. Voir les préfaces de Rust dans l'édition de la Bachgesellscbaft.
2, T. XXXXlVe de rédition de la Bachgesellscbaft,
Les Cantates d'église de la première année de Leipzig 243
épuisait sa provision avant de la renouveler. Toutes les can-
tates dont le papier porte la même marque de fabrique sont
donc de la même époque. On distingue, par exemple, le papier
de Côthen de celui de Leipzig et dans ce dernier, à nouveau,
l'on remarque une série d'achats. Plusieurs fois aussi, il est
arrivé à Bach d'esquisser une nouvelle cantate sur les lignes
vides d'une œuvre en voie d'achèvement. Nous pouvons
alors conclure avec certitude que toutes deux appartiennent
à la même époque. De plus, nous le savons, Bach avait
une tendance à produire coup sur coup plusieurs cantates du
même genre et à réaliser, pour ainsi dire, la même œuvre
en plusieurs exemplaires. Il ne s'agit donc pas d'établir l'ordre
chronologique de cantates isolées, mais de certaines séries de
cantates rattachées les unes aux autres par des liens de parenté,
ce qui facilite singulièrement la tâche. De ces deux cent quatre-
vingt-quinze cantates, cent quatre-vingt-dix seulement nous
sont parvenues; quatre-vingt à cent ont donc été égarées, en
grande partie par la négligence de Wilhelm Friedemann.
La première année de Leipzig fut bien remplie. Le di-
manche Estomihi, c'est à dire, le 7 février 1723, Bach vint
de Côthen pour faire exécuter sa cantate d'épreuve. Il en
avait écrit deux: „Du wahrer Gott und Davidssohn" No. 23,
et „Jesus nahm zu sich die Zwôlfe" No. 22. Sans doute, ses
amis lui avaient conseillé de ne pas faire entendre la pre-
mière: le public habitué aux cantates de Kuhnau ne l'eût pas
comprise. Il se décida alors à en écrire une seconde, plus
simple et d'intelligence plus facile, dans le style de Kuhnau.
Un Bach même ne dédaignait pas de faire, à l'occasion, des
concessions au goût du public.
Il fit son déménagement pendant le mois de mai 1723 et,
le 31, fut installé dans ses nouvelles fonctions. Le premier
dimanche après la Trinité, le nouveau Thomascantor donnait
sa première cantate: „Die Elenden sollen essen" No. 75.
Ce fut une dure année: jusqu'à la Trinité 1724, il dut com-
16*
244 La genèse des œuvres de Bach
poser, pour le moins, vingt à vingt-cinq cantates, sans compter
le Magnificat pour les Vêpres de Noël et la Passion selon
St. Jean qu'il fit exécuter le vendredi Saint 1724'. Pour les
autres dimanches, il reprit d'anciennes cantates ou donna
des œuvres d'autres maîtres. N'oublions pas qu'il a, entre
autres, copié, bien entendu pour les donner à St. Thomas,
dix-huit cantates de Johann Ludwig Bach, une cantate de
Telemann, la Passion selon St. Marc de Reinhard Keiser et
la Passion de ^monsieur Hendel". Et non seulement les
partitions, mais, très souvent aussi, toutes les parties sont
copiées de sa main. A combien faut-il évaluer le nombre
des copies perdues?
A Weimar, contrairement à l'usage de Leipzig, on donnait
des cantates pendant les quatre dimanches de l'Avent. Bach
en avait écrit deux en 1716, l'une pour le deuxième.
I. Voici la liste des cantates composées pendant la première année de Leipzig (d'après
Spitta) : Deux cantates pour le dimanche Estomihi (7. fevr. 1723) composées à Côthen
en vue du concours de Leipzig:
No. 22. Jésus nahm zu sich die Zwôlfe (exécutée).
No. 23. Du wahrer Gott und Davidssohn (non exécutée).
„Die Elenden sollen essen", No. 75 (lerdim. après la Trin.).
„Die Himmel erzahlen die Ehre Gottes", No. 76 (2e dim. après la Trin.).
„Ein ungefarbt Geraûthe", No. 24 (4e dim. après la Trin.).
„Àrgere dich, o Seele, nicht", No. 186 (7e dim. après la Trin.).
,Ihr, die ihr euch von Christo nennet", No. 164 (13e dira, après la Trin.).
^Wachet, betet* (ancienne cantate de Weimar écrite pour le 2e dim. de l'Avent), No. 70
(20e dira, après la Trin.).
„Christen, atzet diesen Tag", No. 63 (Noël 1723).
„Dazu ist erschienen", No. 40 (2* jour de Noël).
„Sehet, welcb eine Liebe", No. 64 (3e jour de Noël).
„Singet dem Herrn", No. 190 (Nouvel an).
,,Scbau lieber Gott wie meine Feind", No. 153 (dim. après le Nouvel an 1724).
„Sie werden aus Saba aile kommen", No. 65 (Epiphanie).
„Mein liebster Jésus ist verloren", No. 154 (1er dira, après l'Epiph.).
«Jésus schlâft, was soU ich hoffen", No. 81 (4e dim. après l'Epiph.).
«Erfreute Zeit im neuen Bunde", No. 83 (Purification 1724).
, Christ lag in Todesbanden", No. 4 (Pâques 1724).
eWeinen, Klagen, Sorgen, Zagen", No. 12 (Jubilate).
,.ErscbaIlet ihr Lieder", No. 172 (Pentecôte).
„Erwiinschtes Freudenlicht", No. 184 (mardi de Pent.).
„0 heilger Geist und Wasserbad", No. 165 (Trinité).
jPreise, Jérusalem, den Herrn", No. 110 (Cette cantate fut composée pour le service
religieux célébré lors de l'installation du nouveau Conseil de Leipzig, le 24. août 1723).
„Hôchst erwiinschtes Freudenfest", (Tome XXIX, pour l'inauguration de l'orgue de
Stôrmthal).
Les Cantates d'église de la première année de Leipzig 245
„Wachet, betet" (No. 70), l'autre, „Herz und Mund und
That und Leben (No. 147), pour le quatrième. Arrivé à Leipzig,
il remania ces deux cantates qui se trouvaient dès lors sans
destination et fit de la première une cantate pour le vingt-
sixième dimanche après la Trinité, de la seconde une cantate
pour la Visitation. Le manuscrit de cette seconde cantate
est écrit très soigneusement, ce qui prouve, ordinairement,
que nous avons à faire à une copie d'ancienne partition; de
plus, quatre feuilles proviennent encore de la provision de
Weimar, et deux seulement de l'achat de Leipzig: Bach
avait trouvé quelques feuilles vides dans l'ancienne partition
et, en homme économe, les avait employées. Sous leur
forme primitive, ces deux cantates n'étaient qu'à une partie;
mais en les remaniant, il les agrandit et en fit des cantates à
deux parties dont la première s'exécutait avant, la seconde
après le sermon. Ces grandes cantates à deux parties sont
caractéristiques pour la première manière de Leipzig; on sent
que le maître s'adonne avec bonheur à ses nouvelles fonctions.
Autres particularités. On se souvient qu'à Weimar Bach
s'était occupé presque uniquement de musique orchestrale.
Les premières cantates de Leipzig s'en ressentent: l'or-
chestre y joue un rôle prépondérant. On y rencontre de
grands chœurs taillés sur le patron des ouvertures françai-
ses; certaines cantates rappellent le style des Suites pour
orchestre. C'est le cas, par exemple, de la cantate „Hôchst
erwiinschtes Freudenfest" (Tome XXIX^), que Bach fit exé-
cuter le mardi 2 Novembre 1723 à Stôrmthal, près Leipzig,
pour l'inauguration de l'orgue: le premier chœur est écrit
en forme d'ouverture française; le premier air est un rondo,
le second une gavotte, le troisième une gigue et le qua-
trième un menuet.
De même, la cantate „Preise Jérusalem" (No. 110), écrite
pour la grande cérémonie de l'installation du nouveau Con-
seil de Leipzig, est essentiellement orchestrale. La cérémonie
246 La genèse des œuvres de Bach
avait lieu à St. Thomas, chaque année, au mois d'août;
en 1723, elle tomba le lundi 30 août. Le 25 avril 1843,
l'œuvre fut exécutée au Gewandhaus de Leipzig sous la
direction de Félix Mendelssohn-Bartholdy, lors de l'inauguration
du monument de Bach sur la place de l'école St. Thomas.
Parmi les cantates de la première année, plusieurs ont
en guise d'introduction soit de la première, soit de la se-
conde partie, une „Sinfonia" pour orchestre. Dans la can-
tate „Die Elenden soUen essen" (No. 75), nous rencontrons
même un choral pour orchestre seul. Bach aimait, on le
sait, à faire des effets avec la mélodie de choral exécutée en
Leitmotiv par l'orchestre. Citons comme exemple la cantate
„Du wahrer Gott und Davidssohn" (No. 23). Elle fut écrite,
disions-nous, pour le dimanche Estomihi, dont l'Evangile raconte
la guérison de l'aveugle de Jéricho (Luc 18, 31-43). L'aveugle
implore, en un récitatif, Jésus qui passe: „0, ne passe
pas, sauveur!". En même temps, on entend au dessus des
harmonies des violons r„Agnus dei" chanté d'une façon
plaintive par les hautbois; plus tard, le chœur s'emparera de
cette même mélodie. La cantate „Die Elenden sollen essen"
(No. 75), a pour Leitmotiv le choral „Was Gott tut, das ist
wohlgetan", la cantate „Wachet und betet" (No. 70), le choral
„Es ist gewiClich an der Zeit".
Qu'il nous suffise de ces quelques indications générales.
Entrer dans le détail des cantates de cette première année
nous entraînerait trop loin. Sur chacune d'elles Spitta a écrit
une notice particulière à laquelle nous renvoyons le lecteur.
La monotonie qu'entraine d'ordinaire pareille énumération,
a été habilement évitée par le grand historien, qui, par contre,
a peut-être le tort de ne pas faire ressortir suffisamment
les lignes principales de l'œuvre et de mettre trop peu en
lumière les grands principes qui guidaient Bach dans la com-
position et les procédés typiques qui lui sont familiers. Bach
était un esprit systématique; partant, pour le bien connaître
Le Magnificat et la Passion selon St. Jean 247
et donner de son art une idée juste, il faut l'étudier d'une
façon systématique. Nous nous contentons donc ici d'esquisser
l'histoire littéraire de ses œuvres, afin de bien mettre en
évidence les différentes phases de son activité; nous donnerons
plus tard une analyse, non des cantates isolées, mais des
éléments constitutifs de la musique de Bach en général.
Le Magnificat et la Passion selon St. Jean.
Edition de la Bachgesellschaft: T. Xle, le partie
et T. XIIc, le partie.
On se souvient que dans les églises de Leipzig les élé-
ments essentiels de la messe catholique, le Kyrie, le Gloria
et le Sanctus, figuraient à l'office. Aux grands jours de fête,
on les exécutait en musique «concertante", figuraliter, comme
on disait; le Sanctus était joué après la prédication du matin.
Le Magnificat se chantait après la prédication des Vêpres,
à Noël, à Pâques et à la Pentecôte.
C'est donc pour Leipzig que Bach copia une Messe à six
voix de Palestrina, une autre de Lotti et un Magnificat de
Caldara. Nous possédons bien d'autres copies encore, mais
sans être à môme d'en indiquer l'auteur. Elles nous sont
parvenues sans couverture et, malheureusement, Bach avait
l'habitude de n'inscrire le titre et l'auteur que sur la cou-
verture. Outre celles que nous venons de citer, nous possé-
dons en tout quatre Messes, un Magnificat, trois Sanctus et
deux Kyrie dans des copies de Bach. Certaines de ces com-
positions sont d'une valeur tout à fait douteuse et l'on se de-
mande, vraiment, comment Bach eut la patience de les copier*.
Il ne put s'empêcher, d'ailleurs, de faire ça et là quelques
retouches.
Dès la première année de Leipzig, il songea à écrire lui-
même des compositions latines. Parmi les quatre Sanctus
1. Voir la priftce de Rust au Tome XI« (1* panie) de la BacbgeselUcban.
248 La genèse des œuvres de Bach
authentiques qui nous sont parvenus (do majeur, ré mineur,
ré majeur, sol majeur), Spitta croit reconnaître celui qu'il
écrivit pour le jour de Noël 1723: c'est le Sanctus en do
majeur, dont l'invention rappelle, en effet, beaucoup la
cantate „Christen àtzet diesen Tag" (No. 63), composée pour
ce même jour.
Il était d'usage qu'aux grands jours de fête la cantate fût
chantée par le chœur principal, sous la direction du Thomas-
cantor dans l'église à laquelle était attaché le Superintendent,
c'est à dire le président du consistoire. Du temps de Bach,
c'était le pasteur Deyling de St. Nicolas. Aux jours de fête,
c'était donc le maître lui-même qui dirigeait la cantate du
matin à St. Nicolas, tandis que le premier préfet dirigeait la
cantate à St. Thomas. L'après-midi — aux jours de fête on
exécutait aussi une cantate l'après-midi — le préfet dirigeait
à St. Nicolas la cantate qui avait été donnée le matin à
St. Thomas, et Bach exécutait la sienne à St. Thomas. Après
le sermon venait le Magnificat. Pour Noël 1723, il composa
le grand Magnificat en ré majeur. Il existait de lui encore
un autre Magnificat pour soprano solo avec orchestre; l'auto-
graphe appartenait au professeur S. W. Dehn, chez qui
Rust déclare l'avoir encore vu; mais après la mort du pos-
sesseur, il disparut. C'est à dire qu'une œuvre de Bach s'est
perdue de nos jours, pour ainsi dire, sous les yeux des auteurs
de la grande édition de la Bachgesellschaft.
Le grand Magnificat nous est parvenu en deux partitions
autographes: une ancienne en mi bémol et une plus récente
en ré majeur. La partition primitive est écrite à la hâte et
presque illisible; n'oublions pas que Bach était obligé de tra-
vailler très rapidement cette première année. Pour une reprise
de l'œuvre, il revit la partition et fit une série de correc-
tions très heureuses, surtout dans les soli. L'instrumentation,
elle aussi, subit des changements: ce n'est qu'alors, par
exemple, qu'il ajouta les deux flûtes. Quand Pôlchau, en 1811,
Le Magnificat et la Passion selon St. Jean 249
publia le Magnificat chez Simrock — c'est une des premières
œuvres pour chœur qui ait été éditée — il n'eut pas connais-
sance de la seconde partition. Elle avait appartenu à Philippe
Emmanuel Bach qui donna le Magnificat à Hambourg en 1779,
ainsi que nous l'apprend un livret (Textbuch) qui se trouve
avec les parties. Notons, en passant, que le fameux Zelter
(1758-1832), qui trouvait que Bach s'appliquait trop peu à écrire
d'une façon simple et correcte, s'attaqua aussi au Magnificat
et fit remarquer que la fugue pour chœur „Sicut locutus"
était quelque peu défectueuse. Et pourtant, le Magnificat restera
l'une des œuvres les plus belles, peut-être l'œuvre la plus
populaire de Bach; c'est une de celles qui, dès leur
apparition, contribuèrent à le faire connaître et à le faire
aimer.
L'on sait que dans les églises allemandes du Moyen-Age
on représentait la Nativité pendant les vêpres de Noël; de
leurs chants Marie et Joseph berçaient l'enfant Jésus et des
enfants représentant les anges faisaient entendre le Gloria
et des chorals. Cet usage se maintint à Leipzig jusqu'au
XVIIP siècle. En vain le Conseil avait-il essayé de l'abolir:
la coutume l'emporta sur l'autorité, et du temps de Bach en-
core, on représentait la Nativité aux vêpres de Noël comme
jadis. La première partition du Magnificat est là pour attester
le fait: elle contient les chants qui accompagnaient la repré-
sentation de la Nativité ou du „Kindelwiegen" (bercement de
l'enfant), comme on dit en allemand.'
Ces chants n'étaient pas exécutés par le chœur qui chan-
tait le Magnificat, mais par quelques choristes postés sur la
tribune du petit orgue à l'autre bout de l'église, en face du
1. Ce sont: 1) Le choral : ^Vom Himmelhoch'en forme de petit motet aprësleaEtexultavit*.
2) Le choral: «Freuet euch und jubilierei" après le «Quia fecit".
3) Le Gloria in excelsis après le «Fecit poteniiam*.
4) Le «Virga Jesse floruit", une strophe d'une hymne moltii latine, moitii
allemande du Moyen-Age, après le ,Esurientes implcvit*.
Voir ces chants à l'appendice du T. XI» (1« partie).
250 La genèse des œuvres de Bach
grand orgue. Le Magnificat, dans la partition primitive, exigeait
donc deux orgues et deux chœurs en vis à vis, tout comme
la partition de la Passion selon St. Matthieu. Ces effets
de répons étaient très à la mode à l'époque: on exécutait
même des motets entiers avec des chœurs séparés. Pour
le second centenaire de la Réformation, en 1717, Kuhnau
avait composé une cantate à trois chœurs séparés qui fut
exécutée à l'église de l'Université. Dans cette même église,
du temps de Kuhnau, il n'y avait pas de place pour le
chœur devant l'orgue; on exécutait donc la cantate dans la
nef, vis à vis de l'autel, et l'orgue accompagnait malgré la
distance. En intercalant des morceaux destinés à être chantés
du haut de la tribune du petit orgue, Bach ne faisait que se
conformer à l'usage qu'il trouvait établi à Leipzig.
La seconde partition du Magnificat ne mentionne plus ces
morceaux. C'est que la reprise à laquelle elle était destinée,
n'eut pas lieu à Noël, mais à Pâques ou à la Pentecôte, où
l'on exécutait également le Magnificat aux Vêpres; dès lors,
les morceaux qui accompagnaient la représentation de la Nati-
vité n'avaient plus de raison d'être.
Le Vendredi Saint 1724, le maître fit exécuter sa première
Passion à Leipzig: la Passion selon St. Jean.
Est-ce bien là la première Passion qu'il ait écrite? D'après
le nécrologue, il en aurait composé cinq. Rochlitz, un des
historiens de la musique les plus notoires des débuts du
XIX^ siècle, raconte dans le quatrième volume de sa publication
„Fiir Freunde der Tonkunst" (p. 282 et suiv), qu'étant au collège
de Leipzig, il a chanté trois Passions de Bach sous la direction
de Doles. Or nous possédons encore une troisième Passion
de Bach, outre celle de St. Jean et St. Matthieu: la Passion
selon St. Luc'.
Toutefois, son authenticité est douteuse. L'autographe
est de Bach, incontestablement; l'on y trouve aussi le J. J.
1. Elle se trouve publiée dans l'édition de la Bachgesellscbaft.
Le Magnificat et la Passion selon St. Jean. 251
(Jésus Juva) des compositions authentiques. De plus, dans
son catalogue de 1761, Breitkopf la mentionne déjà comme
une composition du maître. Par contre, la partition elle-
même ne rappelle en rien l'auteur des grandes Passions.
Spitta', qui essaie de défendre son authenticité, a beau ad-
mettre que nous sommes en présence d'une composition
écrite avant Weimar: l'hypothèse n'explique rien, car les
autres compositions de jeunesse sont incomparablement
supérieures à cette Passion. Et cependant, à y regarder de
près, on trouverait dans cette musique sans caractère certains
traits qui pourraient bien être de Bach. Le plus curieux,
c'est que l'autographe de la partition est très probablement
postérieur à 1730. Bach a donc donné l'œuvre après avoir
fait entendre les deux grandes Passions! Or nous savons
combien il était indulgent, disons plus, aveugle, quand il
s'agissait des compositions d'autrui et combien il était sévère
pour les siennes. S'il avait repris une de ses anciennes
Passions, il ne l'aurait pas recopiée telle quelle, mais, étant
donné ses habitudes, il n'eût point manqué de la remanier à
fond, La Passion selon St. Luc ne peut donc pas être de
lui; cette fois encore, nous avons à faire à l'œuvre d'un
auteur inconnu que Bach aura recopiée non sans faire çà et
là quelques changements heureux; ce sont là les rares lueurs
qui brillent parmi toute cette insignifiance.
La Passion selon St. Jean est donc, en réalité, la première
qu'il ait écrite. C'était la quatrième Passion „moderne" qu'on
exécutait à Leipzig; Kuhnau, on le sait, n'avait pu se décider
qu'en 1721 à donner une Passion en style d'opéra. Si les
négociations qui précédèrent la nomination de Bach n'avaient
pas trainé en longueur, au lieu de commencer ses fonctions
le dimanche après la Trinité, il eût déjà pu être installé pour
le Vendredi Saint et la Passion selon St. Jean eût été exé-
cutée dès 1723. Afin d'être prêt pour toute éventualité, il
1. Sur la question des cinq Passions voir Spitia II p. 334 et suivantes.
252 L^ genèse des œuvres de Bach
se mit donc au travail à Côthen déjà, pendant l'hiver 1722 à
1723. Ne trouvant pas de librettiste, il se décida, impatient qu'il
était de commencer, à faire son texte lui-même, en utilisant
le célèbre texte de Brockes que Haendel et les maîtres Ham-
bourgeois avaient mis en musique. Certains airs de la Passion
selon St. Jean ne sont que des paraphrases du texte de
Brockes*. Et si heureux sont parfois ces remaniements
qu'on pourrait supposer que le maître s'est fait aider par un
homme de la partie, par un poète. La parodie que nous lui
avons vu faire d'une cantate profane ne dénote-t-elle point
une main inhabile et une absence complète de distinction
littéraire? Point de doute, par contre, qu'il n'ait choisi lui-
même les strophes de chorals. Le tout est assez heureuse-
ment combiné en vue de la composition musicale, autant
toutefois que le permet le texte le l'Evangile selon St. Jean
plutôt monotone et, dramatiquement, bien inférieur à celui
1. Voici les emprunts que Bach a faits à la Passion de Brockes:
1) Air pour Alto: Von den Stricken meiner Sunden.
2) Arioso pour Basse: Betrachte meine Seel.
3) Air pour Ténor: Erwâge, wie sein blutgefârbter RUcken.
4) Air pour Basse: Eilt ihr angefochtnen Seelen.
5) Arioso pour Ténor: Mein Herz, in dem die ganze Welt.
6) Air pour Soprano: ZerflieBe mein Herze.
7) Chœur: Ruhet wohl.
Pour donner une idée des remaniements que le maître fait subir à ses modèles, citons
les textes des No. 5 et 6 d'après Brockes et d'après Bach.
Brockes
Seele.
„Bei Jésus Tod und Leiden leidet
des Himmels Kreis, die ganze Welt;
der Mond, der sich in Trauer kleidet,
giebt Zeugnis, daQ sein Schôpfer fallt;
es scheint als lôsch in Jésus Blut
das Feur, der Sonne Strahl und Gluth ;
man spaltet ihm die Brust, — die kalten
Felsen spalten,
zum Zeichen, daQ auch sie den Schôpfer
sehn erkalten.
Was thust denn du, mein Herz?
Ersticke Gott zu Ehren,
in einer Siindfluth bittrer Zahren."
Bach
Ténor.
„Mein Herz, in dem die ganze Welt
bei Jesu Leiden gleichfalls leidet,
die Sonne sich in Trauer kleidet,
der Vorhang reiOt, der Fels zerfàllt,
die Erde bebt, die Grâber spalten,
weil sie den Schôpfer sehn erhalten;
Was willst du deines Ortes thun?
Soprano.
ZerflieCe mein Herze, in Fluthen der Zahren
dem Hôchsten zu Ehren,
Erzàhle der Welt und dem Himmel die Noth,
dein Jesu ist todt."
L'idée d'introduire des questions et des réponses pour donner de l'animation au texte
de Brockes est certainement de Bach, car il avait une préférence marquée pour tous les
textes en dialogue.
Le Magnificat et la Passion selon St. Jean 253
de St. Matthieu. Aussi Bach, pour rompre la monotonie,
n'hésite-t-il pas à intercaler dans le texte de St. Jean certains
traits du récit de St. Matthieu, le repentir de St. Pierre, par
exemple, et le tremblement de terre qui suit la mort de Jésus.
La Passion selon St. Jean est donc une œuvre hâtive;
on a l'impression que Bach commença à écrire avant d'avoir
arrêté le plan de l'ensemble et que, dans la suite, il ajouta
tout simplement un morceau à l'autre. Sinon, eût -il taillé
aussi peu avantageusement les scènes dans le texte?
La Passion selon St. Matthieu, à cet égard, comme à
tant d'autres, est supérieure à la Passion selon St. Jean.
C'est à ce travail hâtif qu'il faut également attribuer l'entière
similitude musicale de certains chœurs; du moins ne voit-on
aucune raison esthétique qui puisse justifier cette identité. *
De même, les récitatifs n'atteignent point à la beauté de
ceux de la Passion selon St. Matthieu. C'est que le texte,
plutôt ingrat, ne porte point le compositeur. Bref, les raisons
s'accumulent qui expliquent l'infériorité de la sœur aînée vis à
vis de la sœur cadette.
A la première audition de la Passion selon St. Jean se
rattache un épisode qui nous est déjà connu. Les deux
églises, St. Nicolas et St. Thomas, alternaient pour la re-
présentation des Passions. On en avait décidé ainsi en 1721,
quand Kuhnau avait exécuté sa Passion à St. Thomas. En
1724, c'était donc le tour de St. Nicolas, mais comme la
place pour le chœur et l'orchestre était assez restreinte dans
cette église, Bach, sans demander l'autorisation du Conseil,
décida que la Passion serait donnée à St. Thomas et fit im-
primer les programmes en conséquence. Là dessus, les
pasteurs de St. Nicolas de porter plainte auprès du Conseil
I. Voici ces chœurs identiques:
A) ,Ware dieser niclit ein Obeltbater" = «Wir diirfen niemand tôdien'
b) ,Sel gegrlJOt llcber Judenkônig" = «Schreibe nicht der Judenkonig*
c) .Wir haben ein Gesetz' = .Lassest du diesen los'
d) ^esuiti von Nazareth* = , Nicht diesen sondern Barrabara* = , Wir haben
lieinen Kônig".
254 La genèse des œuvres de Bach
et celui-ci de décider dans la séance du 3. Avril — l'audi-
tion devait avoir lieu le Vendredi Saint 7 Avril — que mon-
sieur le Cantor avait à se conformer aux usages établis et
que la Passion serait donnée à St. Nicolas.' Bach dut donc,
au dernier instant, modifier les dispositions prises et faire
imprimer de nouveaux programmes. Toutefois, le Conseil se
déclara prêt à supporter les frais d'impression des premiers,
que Bach eût dû payer de sa bourse, l'envoi des programmes
étant à Leipzig comme à Liibeck une entreprise privée du
Cantor. C'était là, en vérité, beaucoup de délicatesse et d'ama-
bilité de la part du Conseil.
La Passion qui fut exécutée en 1724 était bien différente
de la Passion selon St. Jean telle que nous la connaissons.
Elle n'a subi pas moins de quatre remaniements consécutifs,
à en juger d'après les partitions et les parties.^ Nous possé-
dons en effet deux partitions de cette même Passion: l'une, plus
ancienne, est en partie autographe, l'autre, la partition défi-
nitive, est une copie qu'Emmanuel Bach fit faire à Hambourg
lorsqu'il y exécuta l'œuvre. Les parties existent même en trois
rédactions. Voici, en deux mots, l'histoire des différents
remaniements. La Passion selon St. Jean de 1724 débutait
par un chœur-choral sur le texte: „0 Mensch, bewein dein
Siinde gross" (Homme pleure ton grand péché) et se termi-
nait par une fantaisie pour chœur sur le choral: „Christe
du Lamm Cottes" (Agnus dei). A la seconde rédaction, Bach
remplaça le premier chœur par le chœur actuel „Herr unser
Herrscher" (Dieu notre Seigneur); l'ancien premier chœur
de la Passion selon St. Jean devint le chœur final de la Passion
selon St. Matthieu. Le choral final: „Christe, du Lamm
Cottes"^ fut remplacé par cet autre: „Ach Gott, lafi dein
1. Voir Spitta II p. 783.
2. Voir la préface de Rust. Tome XIU (1"* partie).
3. Cet ancien choral de la Passion selon St. Jean figurera plus tard dans la caotate
«Du wahrer Gott und Davidssohn* No. 23.
Le Magnificat et la Passion selon St. Jean 255
lieb Engelein." Trois airs furent également remplacés. '
Cette seconde rédaction fut faite, probablement, à l'occasion
d'une reprise de l'œuvre en 1727.^ Quand la Passion fut
représentée une troisième fois, après 1730, elle contenait,
entre autres, une Sinfonia dont pas une note ne nous est
parvenue.^ Pour une quatrième représentation dont nous
ignorons la date, l'œuvre subit d'abondants changements de
détail. C'est ici qu'il faut voir le maître à l'œuvre, si l'on
veut se faire une idée de l'artiste consciencieux qui est en
lui. Le premier chœur, par exemple, est entièrement
remanié. Cette mise au point date probablement des der-
nières années de Leipzig, où le maître entreprit la révision de
toutes ses œuvres importantes, afin de leur donner leur forme
définitive.
Nous ignorons l'impression que produisit cette Passion
à la première audition, de même que nous ignorons l'effet
produit par la Passion selon St. Matthieu. Toutefois, il est à
supposer que le public ne fut pas empoigné sur le coup, les
beautés de la Passion selon St. Jean n'étant point de celles
qui se révèlent au premier abord. La Passion selon St.
Matthieu est, en cela, plus idéalement populaire. C'est que
Bach, en vrai poète, a subi l'influence du texte de l'Evan-
gile selon St. Jean, texte en quelque sorte contradictoire:
il attire par sa profondeur et, malgré tout, il laisse froid,
car il lui manque le charme naturel. La musique de Bach
en est l'expression fidèle: il faut se faire violence pour
aborder la Passion selon St. Jean. Mais, une fois bien au
point, l'on se sent conquis et comme attaché par la beauté
sévère et presque austère de cette Passion, beauté „intelli-
1. L'air pour Ténor „Ach mein Sinn" remplaça l'air .Zerschmettert mich", L'arioso
.Beirachte meinc Seel* remplaça l'air .Windet eueh nicht so, geplagie Seelen"; l'air
avec choral .Himmel reiOe, Welt crbebe" fut éliminé.
2. Voir Spitia II p. 812 et suivantes.
3. Cette Sinfonia se trouvait i la place du récitatif: ,Und siche da* qui décrit le
tremblement de terre.
256
La genèse des œuvres de Bach
gible" comme celle d'une idée philosophique.' C'est que
la musique de Bach est philosophique comme l'Evangile
selon St. Jean, qui n'est qu'une méditation sur la révéla-
tion de la divinité dans l'humilité. Fasciné par cette idée,
Bach sentit que le chœur d'introduction „0 Mensch, bewein
dein Siinde grofi" (Homme pleure ton grand péché) était
déplacé, parce qu'il ne se rattachait en rien à la philosophie
de l'Evangile selon St. Jean. Il le remplaça donc par le
chœur actuel „Dieu notre Seigneur" oii il essaie d'exprimer
la philosophie du quatrième Evangile. C'est dire que nous
avons à faire à une musique éminemment symbolique. Les
doubles croches des violons qui semblent suspendues en l'air,
éveillent la sensation d'une clarté diaphane et mystérieuse
et symbolisent l'esprit divin qui se contemple lui-même:
Les basses qui s'avancent toujours en croches ne sont
que de grands points d'orgues ani- ^bZ^^I^::^- -j j i p
m^M rftnr^sftnfflnt l'idftft Hft l'infini* 0 ^ ^ ' ^-^-^-^ — '
mes représentant l'idée de l'infini: ,- ,-
Les hautbois et les flûtes expriment la souffrance; ils ne
forment pas un thème déterminé; ce ne sont que d'immenses
gémissements:
Flauto traverse I.
Oboe I.
Flauto traverse II.
Oboe II.
^
:|=
t:
t«^
^
t
Efc
^b^»Mjr±=^^^=^
Plus loin, quand intervient la phrase: „ Montre-nous que
tu es le véritable fils de Dieu toujours, même dans la plus
1. Je parle par expérience: voilà trois fois que je tiens l'orgue pour l'exécution de la
Passion selon St. Jean; chaque fois, je me suis mis à l'étude avec regret. Mais une fois
les premières répétitions passées, je me sentais saisi au point de ne plus pouvoir goûter la
Passion selon St. Matthieu.
Les cantates de 1724-1727 257
grande humiliation" les violons s'éteignent et le motif en
doubles croches descend dans les basses:
^tz^^
— ' — 1 — t-jd ; — I — >-^ 1 — t — --^ 1 — I — h-,
■♦-#■*•• •*-W"*-* •^-^■*-' •*-V*'
N'est-ce point là un symbolisme poussé à l'extrême?
Aussi bien, nous savons que toute explication d'une pareille
musique ne saurait être que le symbole d'un symbole et que
l'idée du musicien s'alourdit et se fausse dès qu'on la re-
présente à l'aide des mots. Mais il y a des cas où Bach
ne nous laisse que l'alternative: ou bien trouver telle ou telle
explication, ou bien avouer que la musique est une énigme.
Le premier chœur de la Passion selon St. Jean ne saurait,
en aucun cas, être regardé comme de la musique pure. Il
faut donc y chercher un symbole et alors c'est tout un monde
qui s'ouvre devant nous. '
XXII. Les cantates de 1724-1727.
Les œuvres de la première année de Leipzig sont, pour
la plupart, écrites sur du papier marqué L M. K. Le maître
se servit de ce papier jusqu'en septembre 1727, c'est-à-dire
jusqu'à la composition de l'Ode funèbre. Alors apparaît un
autre papier marqué M. A. dont la provision durera plusieurs
années.
Trente cinq cantates, en tout, sont écrites sur le papier
l. M. K.^; une vingtaine appartiennent à la première année;
les autres ont été composées entre 1724 et 1727.^ Cette
1. Même Spitta qui conteste toute intention descriptive et, autant que possible, 6vita
d'expliquer la musique de Bach par le symbole, se sent contraint de commenter le premier
chœur de la Passion selon St. Jean (voir Spitta II p. 365 et 366). Suivant lui, l'orchestre
symbolise la douleur et le chœur la gloire divine.
2. Voir la liste de ces cantates chez Spitta II p. 776.
3. Voici, d'apris Spitta, la liste des cantates composées de la Trinité 1724 jusqu'à
septembre 1727:
,Siehe lu, daQ deine Gottesfurcht* (2« dim. après la Trinité) No. 179.
.Lobe den Herm, meine Seele* (I2« dlm. après la Trinité) No. 69,
,Es erbub sich ein Streit* (St. Michei) No. 19.
Schvtitxer, Bach. 17
258 La genèse des œuvres de Bach
chronologie est confirmée par maintes affinités que présentent
ces cantates. La cantate „Wo gehest du hin" (No. 166),
par exemple, ressemble de très près à la cantate „Wahrlich,
wahrlich, ich sage euch," (No. 86), et la cantate „Herr, gehe
nicht ins Gericht" (No. 105), est intimement apparentée à la
cantate „Schauet doch und sehet" (No. 46). Quant à la
cantate „Ich lasse dich nicht, du segnest mich denn" (No. 157),
nous pouvons en préciser la date: elle fut composée pour le
service funèbre du chambellan Johann Christian von Pônickau
qui eut lieu le 6 février 1727. Bach l'écrivit de telle façon
qu'avec quelques changements, il pût en même temps en faire
usage pour la fête de la Purification.
Parmi ces cantates, tout comme parmi celles de la pre-
mière année, il s'en trouve quelques-unes qui reposent sur
des morceaux anciens. Par exemple, la cantate „Herz und
Mund und Tat und Leben" (No. 147), a été composée à
Weimar pour le quatrième dimanche de l'Avent 1716; en 1727
elle devint une cantate pour la Visitation. La cantate „Erforsche
mich Gott" (No. 136), semble être la parodie d'une cantate
profane, car le texte est entièrement étranger à la musique.
Notons, en passant, qu'Anne Madeleine copia les parties d'or-
^Ich lasse dich nicht" (Purification) No. 157.
,Herz und Mund und That und Leben" (Visitation) No. 147.
,Herr Gon dich loben wir" (Te Deum ; Nouvel an) No. 16.
,Herr wie du willst" (3e dim. après l'Epiphanie) No. 73.
, Ailes nur nach Gones Willen" (3e dim. après l'Epiphanie) No. 72.
„Nimm was dein ist" (Septuagésime) No. 144.
^Leichtgesinnte Flattergeister" (Sexagésime) No. 181.
,Hali im Gedâchtnis" (Quasimodo) No. 67.
,Du Hirte Israels" (Misericordias) No. 104.
,Wo gehst du hin" (Cantate) No. 166.
^Wahrlich ich sage euch" (Rogate) No. 68.
„Sie werden euch in den Bann thun" (Exaudi) No. 44,
,0 Ewigkeit du Donnerwort" (le composition; 1er dim. après la Trinité) No. 20.
,lhr Menschen rûhmet Gottes Liebe" (St. Jean) No. 167.
,Erforsche mich Gott" (Se dim. après la Trinité) No. 136.
,Thue Rechnung, Donnerwort" (9* dim. après la Trinité) No. 168.
^Herr gehe nicht ins Gericht" (9e dim. après la Trinité) No. 105.
^Schauet doch und sehet" (10e dim. après la Trinité) No. 46.
,Du soUst Gott deinen Herren lieben" (13e dim. après la Trinité) No. 77.
yLiebster Gott, wann werd ich sterben* (16e dim. après la Trinité) No. 8.
,Gottlob nun geht das Jahr zu Ende" (Dim. après Noël) No. 28.
Les cantates de 1724-1727 259
chestre et de chœur de deux de ces cantates (No. 166 et
No. 167). Les œuvres dont nous nous occupons présentement
sont plus riches et d'un travail plus fouillé que celles de la
première année; de même, les symphonies qu'on y rencontre
ne sont plus simplement des ouvertures, mais elles se trouvent
étroitement rattachées au texte.
Arrêtons-nous à la cantate: „Liebster Gott, wann werd
ich sterben" (Dieu, quand vais-je mourir?) (No. 8). Déjà la
cantate: „Du wahrer Gott und Davidssohn" (No. 23) nous a
montré avec quelle intensité Bach se représente les scènes
bibliques; c'est le cas aussi de cette cantate qui traite
l'Evangile du fils de la veuve de Naïn. En écrivant le premier
chœur, Bach voit, comme seul peut voir un peintre, le
convoi funèbre sortir de la porte de la ville, ainsi qu'il est
dit dans l'Evangile, et la scène se déroule accompagnée par
un glas funèbre en mi-majeur; les petites clochettes des prés
sonnent à l'unisson avec les cloches du bourg sur la colline.
„Ein Tonbild wie aus Glockenklang und Blumenduft gewoben,
die Stimmung eines Kirchhofs im Friihling atmend", dit Spitta.
(„C'est là un tableau musical qui se compose en quelque sorte
de sons de cloches et de parfums de fleurs et respire la poésie
des cimetières aux jours de printemps").
Cette même intensité d'imagination, nous la retrouvons
dans la cantate „Leichtgesinnte Flattergeister" (Esprits volages)
No. 181. Le sujet en est la parabole du semeur, laquelle nous
montre les oiseaux du ciel venant picoter la semence. Bach,
dans le premier air, évoque la vision d'une bande de corbeaux
qui s'abattent sur le champ ensemencé; on croit voir un oiseau
qui bat des ailes en touchant le sol de ses pattes allongées:
Vivace. 1. •
260
La genèse des œuvres de Bach
Le thème de l'air suivant représente, par les staccati de
la basse, les épines et les ronces dont parle cette même para-
bole. Citons encore l'air „Dein Wetter tut sich auf von weitera"
de la cantate: „Schauet doch und sehet" (No. 46), oti il est
parlé d'un orage qui s'avance menaçant du fond de l'horizon.
Le texte inspire à Bach une description orchestrale d'une
beauté terrible. A lui seul, le mouvement de la basse suffit à
donner une idée de l'angoisse qu'il a su mettre dans cette
musique.
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■ë ê ë-*-
Dans la cantate ,Sie werden euch in den Bann thun"
(Ils lanceront sur vous l'anathème) No. 44, il a exprimé d'une
façon non moins saisissante la terreur du mot „Bann* (ana-
thème) par le thème suivant:
ai^4-r r r rnn
fS^'T-jOi
^
^
0-^
La basse de ce même air contient des passages comme
celui-ci: ^'j'-j^^^^^^
:t
^P^
Rien de plus étonnant que la simplicité des moyens qu'em-
ploie le maître pour se faire comprendre. Dans la cantate
pour le dimanche de Rogate „Wahrlich, ich sage euch"
(No. 86), il veut traduire la parole du Christ: „En vérité,
en vérité je vous le dis, ce que vous demanderez au Père
en mon nom il vous le donnera" (St. Jean 16, 23). Sur
ces paroles le maître écrit un air en fugue sévère; l'orchestre
en exécute quatre parties et le chant, avec une rigoureuse
nécessité, vient s'ajouter comme cinquième partie. La nécessité
rigoureuse avec laquelle se développe cette fugue est symbolique:
toute prière adressée au nom du Fils sera, de toute nécessité,
exaucée par le Père.
Les cantates de 1724-1727 261
En feuilletant ces cantates, on a l'impression que Bach
fait des efforts puissants pour arriver à des effets descriptifs.
Ce qu'il avait entrevu dans les œuvres de Weimar et
de Côthen, il se sent la force de le réaliser, maintenant
qu'il est en pleine possession de la science de l'orchestre.
Mais, en même temps, il semble qu'il se rende vaguement
compte que la forme de la cantate moderne créée par
Neumeister et Picander ne peut que lui être un obstacle
dans la voie où il s'engage. En outre, les libretti de cette
époque sont les plus mauvais qui lui aient jamais été fournis.
Picander n'était alors qu'un commençant — son premier re-
cueil de textes de cantates parut en 1724-1725 — et il ne
se mettait point en frais pour découvrir des idées saillantes
dans l'Evangile qu'il s'agissait de traiter en cantate. Ce
sont toujours les mêmes lieux communs; le plus souvent
il suffirait de changer un mot pour que le même texte
s'adapte à n'importe quel Evangile'. Or, c'est à ce moment
que Bach cherche précisément à revenir à l'ancienne cantate
allemande, où le musicien s'inspirait de versets bibliques et
de strophes de choral sans avoir recours à un librettiste.
Une série d'œuvres composées alors représentent la can-
tate telle qu'il l'eût écrite, s'il n'eût subi l'influence de la
musique italienne. Le chef-d'œuvre en l'espèce, c'est la
cantate „Herr, wie du willst, so schicks mit mir!" (No. 73),
cantate -choral, modernisée toutefois en ce sens que le
chœur d'entrée est entrecoupé de récitatifs libres. Ces
arrangements de textes de choral sont une trouvaille de
I. Voici comme exemple le ricitatif de la cantate „Siehe zu, daO deine Gottesfurcht
nicbt Heuchelei sei" (No. 179):
,Das lieutge Cbristentum ist leider schlecht bestellt:
die meisten Ctiristen in der Welt sind laulichte Laodicaer
und aufgeblasne Pharisaer, die sich von auOen fromm bezeigen
und wie ein Schilf den Kopf zur Erde beugen;
Im Herzen aber steht ein stolzer Eigenruhm,
sie geben zwar in Gottesbaus und tbun daseibst die auBerlicben Pflichten:
macht aber dies wobl einen Christen aus?
Nein! Heucbler (tonnens aucb verrichten*.
262
La genèse des œuvres de Bach
Picander, trouvaille malheureuse, hâtons-nous de le dire, car
le langage de ces récitatifs ne s'accorde en aucune façon avec
le texte classique du choral, et les réflexions du librettiste
ne semblent que plus banales encore à côté de la profonde
poésie du choral ancien ; mais c'était là pour Bach et Picander
un moyen de moderniser la cantate-chorale. Plus tard, un
bon nombre des plus beaux chorals seront ainsi convertis en
textes de cantates. Dans cette première cantate, cependant,
la musique fait tout oublier. Il s'agit de traduire les
paroles: „Dieu, fais de moi ce qu'il te plaira." Des quatre pre-
mières notes de la mélodie du choral Bach tire le motif suivant:
i> „, _ > /^— I J^^^ ^^^ rappelle le «Schicksalsmotiv"
• > "f~T • de la cinquième Symphonie de
s^^=^
Beethoven. C'est ce Leitmotiv que l'orchestre répète sans cesse,
l'offrant au chœur qui se refuse à ses instances, puis finit par
céder: dans les dernières mesures il l'accepte et le répète
par trois fois. Le grand air de la cantate est également bâti
sur la phrase „Dieu, comme tu voudras." A vrai dire, ce
morceau n'est pas un air — le chant commence sans prélude
aucun — mais un arioso en trois phrases d'une déclamation
fort simple qui s'élève sur une description orchestrale sai-
sissante.
Première phrase: „Dieu, si tu le veux, les souffrances de la
mort arracheront des soupirs à mon cœur."
On entend les soupirs:
Deuxième phrase: „Dieu, si tu le veux, mes membres
tomberont en cendre et en poussière."
L'orchestre dépeint l'anéantissement :
S
-^-
t^^^
^^m
Les cantates de 1724-1727
263
Troisième phrase: «Dieu, si tu le veux, les cloches funèbres
tinteront," On entend le glas funèbre:
fr\ ^ ^ I ] I I ■»-
M-j i ;-T
Cet air n'est donc autre chose que l'arioso de l'ancienne
cantate allemande transformé et idéalisé sous l'influence de
la musique orchestrale. Avec les ariosos de la Passion selon
St. Matthieu, il compte parmi les déclamations musicales les
plus parfaites du maître.
Nous retrouvons le Bach allemand qui se cherche lui-
même dans la cantate: „Herr, gehe nicht ins Gericht" (Dieu,
n'entre pas en justice avec moi) No. 105. Le premier
chœur dépeint la terreur de l'homme qui va être traîné
■au tribunal.
-:=r-p-p-
"^^
Ce même motif revient dans l'air „Wie zittern und
wanken" (Comment tremblent et trébuchent), où Bach confie la
basse à l'alto en renonçant à l'accompagnement de l'orgue, afin de
faire bien saillir l'effarement dans les doubles croches répétées:
i|.7i, «* •»«« «««« a«a« "1 ^^ choral de la fin „Nun ich
^
weiO, du wirst mich stillen"
(Maintenant que je sais que c'est toi qui me calmeras) amène
l'apaisement. Au début, l'orchestre accompagne encore avec
les doubles croches répétées, puis par des triolets, puis par
des croches et va se calmant de plus en plus jusqu'à la quié-
tude complète. Cette transformation, dont on chercherait en
vain d'autres exemples dans la musique classique, s'accom-
plit en vingt-quatre mesures de la façon suivante:
aî^=^
^
=eE;
ïir
~rr
^^
» — p—\ — ¥■
rr-ir
E
fct^^Ê3^^
264
La genèse des œuvres de Bach
Mais ce Leitmotiv qui fait l'unité de la cantate, n'est que
l'arrièrefond sur lequel se détachent les divers thèmes carac-
téristiques. Le thème du premier chœur (Dieu n'entre pas
en justice) se compose de deux motifs:
1
i:
:t
1^=^
^
^
#
t=t:
i
fc4=t
7S
%û=^
¥=^
^fefc^te
La signification est claire. Le premier motif figure des
pas humains ; à travers ce rythme syncopé on voit se dé-
battre et se raidir un homme qu'on veut entraîner de force;
le second est le motif des gémissements que nous connais-
sons déjà pour l'avoir rencontré dans le Lamento du Capriccio
et dans l'air de la cantate „Herr, wie du willt" (No. 73);
nous n'avons qu'à tourner deux pages dans la cantate
présente pour le retrouver encore dans, l'air »Wie zittern
und wanken" :
i
i:
-.bz
4=^
±=^
*=±
g^
^
îc
L'air „Kann ich nur Jesum mir zum Freunde machen"
(Si seulement je puis faire de Jésus mon ami) nous décrit la
libération du pécheur à l'aide d'un motif précipité, dont la
précipitation est encore accentuée par l'antagonisme entre
le phraser du thème et celui de la basse:
^^
-# —
-t— f-
rP:?q
-f-r-
y # #
-»-0—
-U — 1 —
4f^
-LJ —
-^
• •
1-0
«fcj-
Les cantates de 1724-1727 265
C'est ainsi que compose Bach quand il s'abandonne en-
tièrement à l'esprit de la musique allemande; c'est ainsi qu'il
eût écrit toujours s'il était resté allemand. Ce faisant, il eût
suivi l'instinct de son génie. La musique d'influence italienne
n'est qu'une déviation de son inspiration naturelle.
Les mêmes tendances s'accusent dans les cantates „Schauet
doch und sehet ob irgend ein Schmerz sei" No. 46, „0
Ewigkeit du Donnerwort" {V composition) No. 20, „Thue
Rechnung, Donnerwort" No. 168, et „HaIt im Gedâchtnis"
No. 67. Les airs que nous y trouvons sont en réalité des
ariosos allemands rehaussés par un accompagnement des-
criptif dans l'orchestre. La dernière partie de la cantate
„Halt im Gedâchtnis" No. 67, pour le dimanche Quasimodo,
par exemple, se compose d'un grand air oià l'orchestre
décrit la désolation des disciples qui après le départ du
Seigneur se trouvent seuls dans la lutte contre le monde.
Quatre fois, au plus fort de leur angoisse, le Christ res-
suscité leur apparaît pour leur dire „La paix soit avec vous*
(St. Jean 20, 27), tableau qu'évoque Bach avec une vigueur
digne d'une scène aussi grandiose.
Mais, malgré tout, ces efforts furent vains; Bach ne
réussit pas à s'émanciper de la musique italienne et ne se
rendit pas compte des vraies tendances de son instinct mu-
sical. Il n'osa pas déclarer la guerre ouverte au Da Capo,
formule commode que le maître contraint de composer sou-
vent à la hâte devait apprécier, sans se douter qu'un pareil
procédé pût devenir à l'occasion fatal à celui qui l'emploie.
C'est le cas de la cantate pour la St. Michel (1724) „Es
erhub sich ein Streit" (Une lutte s'engagea) No. 19. Bach
veut représenter le combat que l'armée de Satan livre à St.
Michel et à ses anges; il y réussit à l'aide d'une fugue fan-
tastique qui fait l'effet d'une vision de Michel -Ange réa-
lisée en musique. Le sujet, composé uniquement de con-
vulsions gigantesques, est l'archétype de tous les thèmes
266
La genèse des œuvres de Bach
sataniques qui apparaissent dans les œuvres de Bach: le
maître se représente visuellement Satan comme un être en
forme de serpent.
Voici le thème en question:
=&=
* * *
333
3^î
i
g
u
3î
antÉ
Pour décrire la chute de l'armée infernale il renverse en-
suite ce thème et lui imprime un mouvement descendant:
gg^i^P
' J * !
:S3t
-*-#-
=1=?
H 1 — |-
I r I I
9 M M
^33
iii.''^|^^^-^^^^g^
C'est une masse enchevêtrée qu'on voit choir lentement
avec des efforts vains pour se retenir, fresque grandiose, qui rap-
pelle certains des Jugements derniers de Rubens. Or, remar-
quons-le: le Da Capo ramène la première scène du combat.
C'est donc un recul au point de vue du développement
de l'action. D'un coup de pinceau maladroit le maître
détruit l'effet qu'il avait produit. Ce que nous disons de
ce chœur s'applique à l'œuvre entière de Bach. Son histoire
est celle d'un antagonisme latent entre l'idée poursuivie et la
forme employée: la forme trahit l'idée.
XXIII. L*Ode funèbre et la Passion selon St. Matthieu
Des cinq Passions dont parle le nécrologue, nous n'en
possédons que trois: la Passion selon St. Jean (1724),
la Passion selon St. Matthieu (1729) et la Passion selon
St. Luc qui, comme nous l'avons dit, n'est point du maître,
bien que classée parmi les cinq Passions traditionnelles par
les fils et les élèves de Bach qui se basèrent uniquement sur
L'Ode funèbre et la Passion selon St. Matthieu 267
l'écriture'. Deux Passions sont donc perdues. L'une d'elles
aurait été composée pour le Vendredi-Saint 1725; c'est du
moins ce que suppose Spitta, et voici sur quelles données
il fonde son hypothèse. Nous savons que Picander avait
l'habitude de publier ses libretti en recueils. Or, dans le
recueil de 1725- se trouve un texte de Passion écrit cer-
tainement pour Bach, dont Picander était le librettiste
attitré depuis 1724-^. Le maître, en mettant ce texte en mu-
sique, a dû se faire violence à lui-même, car c'est le plus
mauvais de tous les textes de Passion qu'on puisse concevoir.
Ce n'est qu'une pâle imitation du célèbre texte de Brockes,
dont il ne retient que les défauts. L'on s'étonne d'autant
plus que Bach ait pu se décider à mettre ce piteux libretto
en musique que le récit de l'Evangile se trouve remplacé
par un récit en vers, procédé qu'il n'approuvait pas.
Reste la dernière Passion. Où la trouver? Rust, avec
Spitta, le plus grand connaisseur de Bach, nous fournit la
solution du problème. Le recueil de Picander de 1732 con-
tient le libretto d'une Passion selon St. Marc; cette Passion
a dû être exécutée à St. Thomas en 1731. Or, ce texte pré-
sente une série de morceaux qui, sous le rapport métrique,
correspondent à différents morceaux de l'Ode funèbre. Il
s'en suit que Bach ne voulant pas laisser inutilisée la belle
musique qu'il avait composée pour le service funèbre de la
Princesse Christine Eberhardine, demanda à Picander d'ar-
ranger le texte de la Passion selon St. Marc de façon qu'il
1. Voir p. 250 de cette étude.
2. Sammiung Erbaulicber Gedanken iiber und tuf die gewôhniichen Sonn- und Feicr-
ttge, Leipzig 1725.
3. Voir ce texte chez Spitta II, p. 873. Voici un spécimen du récit de la Passion
«n rers :
,Und endiich kam die Môrder-Schaar
mit SpieQen und mit Stangen,
und Judas, der ihr FQhrer war,
gtb Jesum, oach gemachtem ScbluQ,
der Feinde Raserci gefangen.
Da wollt es Petrus wagen
mit seinem Schwerdte bineinzuschlagen*.
258 L^ genèse des œuvres de Bach
s'adaptât à cette musique ^ La cinquième Passion n'est donc
pas entièrement perdue pour nous; nous la possédons: elle
est identique à l'Ode funèbre 2.
Cette œuvre fut composée dans l'espace d'un mois: la
Princesse était morte le 7 septembre 1727 et le service fu-
nèbre où l'on exécuta la musique de Bach eut lieu le 17
octobre à l'église St. Paul. C'est du moins la date qu'indiquent
les Annales du chroniqueur de Leipzig Sicul. La partition
autographe, par contre, porte la date du 18 octobre^.
Le texte n'est pas de Picander; comme il s'agissait d'une
solennité de l'Université, la tâche de librettiste échut tout
naturellement au célèbre professeur Gottsched, le prince de
la littérature et l'un des réformateurs de la langue allemande
avant Lessing; la fameuse lutte qu'il avait entreprise contre le
langage maniéré des poètes de l'époque l'avait rendu célèbre,
comme l'on sait, dans les annales de la littérature de son pays.
C'était un sec rationaliste, à la remorque des Français, une
façon de Lamothe ou de Voltaire allemand en poésie; c'était,
en tout cas, l'homme le moins qualifié pour écrire un libretto.
Non seulement il n'était pas poète, mais il n'aimait pas la
musique: il ne s'y intéressa que plus tard, par dévouement
1. Rust a développé cette hypothèse qui, à vrai dire, a toutes les apparences de la
certitude dans la grande préface du Tome XX» (2e partie) où il donne un aperçu de toutes
les parodies que Bach a faites lui-même de ses œuvres. C'est dans cette même préface
qu'il démontre que la musique pour le service funèbre du Prince Lêopold de Côthen,
dont Forkel parlait avec une grande admiration et qui, depuis 1819, est perdue, est iden-
tique à certaines parties de la Passion selon St. Matthieu.
2. Voici, par exemple, le texte du premier chœur de l'Ode funèbre et celui du premier
chœur de la Passion selon St. Marc, écrit sur ce modèle:
Passion selon St. Marc.
Ode funèbre.
Laû Fiirstin, laû noch einen Strahl
aus Salems Stemgewôlben schieDen,
und sieh, mit wie viel ThranengieDen
umringen wir dein Ehrenraal.
Geh, Jesu, geh zu deiner Pein !
Ich will so lange dicb beweinen,
bis inir dein Trost wird wieder scheineo,
da ich versôhnet werde sein.
3. Voici le titre autographe de la partition : Trauer-Musik so Bey der Lob- und Trauer-
rede welche auf das Absterben Ihro Konigl. Maj. und Churf. zu Sachsen, Frauen Christianen
Eberhardinen, Kônigin in Pohlen etc. und Churfiirstin zu Sachsen etc. geb. Markgrâfin zu
Brandenburg-Bayreuth, von dem Hochwohlgeb. Herrn von Kirchbach in der Paaliner
Kirche zu Leipzig gehalten wurde, aufgefuhrt worden von Joh. Seb. Bach a. d. 1727 d. 18. Ocf.
Tombeau de S. M. la Reine de Pologne.
L'Ode funèbre et la Passion selon St. Matthieu 269
conjugal, une fois qu'il eut épousé une femme très musicienne
à qui Krebs, un élève distingué de Bach, enseignait la com-
position avec le zèle de l'homme tout épris du talent et du
charme de son élève. C'est à partir de cette époque (1735)
que Bach fréquenta la maison du célèbre littérateur.
L'Ode funèbre, ainsi que nous l'apprend une notice de la
partition autographe, ne fut terminée que deux jours avant la
solennité. Malgré toutes les difficultés dont elle est hérissée,
elle a donc été étudiée très à la hâte, comme mainte autre
cantate. La musique en est extrêmement intéressante et fait
pressentir la Passion selon St. Matthieu. Dans le premier
chœur, lugubre et solennel, retentit le tintement des cloches
de toutes les églises de Leipzig qui, au dire du chroniqueur,
sonnèrent le glas pendant que le cortège se rendait à St. Paul.
Dans le récitatif: „Der Glocken bebendes Getône" (Le tinte-
ment tremblant des cloches), le même effet revient de nouveau;
la description du glas funèbre est un des sujets affectionnés
du maître qui l'a traité au moins à vingt cinq reprises diffé-
rentes. Nous citions plus haut le tintement de la cantate
„Liebster Gott, wann werd ich sterben?" (No. 8), tout en-
soleillé de poésie printanière. Ici, par contre, Bach décrit
d'une façon entièrement réaliste les entrées successives des
différentes cloches: d'abord c'est le flauto- traverse I, en-
suite le flauto-traverso II, puis le premier hautbois, puis le
second; viennent ensuite le premier violon, le second, l'alto,
les deux gambes, les deux luths et, à la fin seulement, les
basses. Pour terminer, c'est l'inverse qui a lieu: les petites
cloches se taisent d'abord l'une après l'autre et la basse fait
entendre en dernier lieu sa voix. Dans le chœur final s'an-
nonce le rythme de 'Vs qui caractérise le premier chœur de
la Passion selon St. Matthieu. Pour faciliter l'exécution mo-
derne de cette belle œuvre, Rust a remplacé le texte de cir-
constance par un texte d'une signification plus générale qui
s'adapte parfaitement à la musique.
270 La genèse des œuvres de Bach
Arrivons à la Passion selon St. Matthieu. Bach et Pi-
cander en arrêtèrent le plan dès l'automne 1728. Or, à ce
moment même, survint la nouvelle du décès du Prince de
Côthen (le 19 novembre 1728), et Bach se vit dans la né-
cessité de se tenir prêt pour la grande cérémonie funèbre
qui devait avoir lieu au commencement de l'année 1729. Afin
d'éviter les arrêts dans la composition de la Passion, il pria
Picander d'écrire le texte de la Trauermusik sur le modèle
des airs et des chœurs de la Passion selon St. Matthieu.
Cette musique funèbre se compose donc de sept airs, d'un air
avec chœur et du chœur final empruntés à la Passion selon
St. Matthieu. Pour le grand chœur d'entrée, Bach eut recours
au premier chœur de l'Ode funèbre', ce qui fait supposer
qu'alors il n'avait pas encore term.iné le grand double chœur
de la Passion selon St. Matthieu. L'étonnant, toutefois, c'est
que Forkel qui avait sous les yeux la partition de la Trauer-
musik et celle de la Passion selon St. Matthieu ne se soit pas
aperçu de l'identité des deux compositions, preuve qu'il les
a parcourues très superficiellement. Après sa mort, en 1819,
quand on mit en vente ses manuscrits, la partition de la
Trauermusik avait disparu; longtemps l'on crut perdue l'une
des plus belles œuvres de Bach.
La partition autographe de la Passion selon St. Matthieu
avec les parties, également écrites de la main de Bach, se trouve
à la Bibliothèque de Berlin. Elle trahit un soin extrême: les
traits sont tirés à la règle et le texte de l'Evangile est écrit
à l'encre rouge pour le distinguer des autres. C'est d'après
cette partition que Mendelssohn-Bartholdy monta la Passion
selon St. Matthieu en 1829, événement, disions-nous, décisif
1. Voir la préface du Tome XX» (2e partie). Comme échantillon de double texte,
citons le chœur final de la Passion selon St. Matthieu et celui de la Trauermusik.
Passion selon St. Matthieu.
Wir setzen uns mit Thrânen nieder
und rufen dir im Grabe zu :
Ruhe sanfte! Sanfte ruh !
Ruht ihr ausgesognen Glieder!
Trauermusik pour le Prince Léopold.
Die Augen sehen nach deiner Leiche,
der Mund ruft in die Gruft hinein:
Schlafe siiCe, ruhe fein,
Labe dich im Himmelreiche!
L'Ode funèbre et la Passion selon St. Matthieu 271
dans l'histoire de l'œuvre de Bach, car, à partir de ce mo-
ment, l'enthousiasme alla toujours croissant et, aujourd'hui,
cette Passion, alors si discutée, est peut-être l'œuvre la plus
populaire d'Allemagne. Elle a déjà supplanté le Messie de
Haendel; il y a des villes où on la donne chaque année.
Bach avait gardé trop mauvais souvenir du texte de la
Passion de 1725 pour laisser main libre à son librettiste,
quand il s'agit d'en écrire une nouvelle: lui-même en traça le
plan, Picander ne fit que l'aider. Tout d'abord, il lui imposa
le récit de la Passion selon l'Evangile qu'il entrecoupa de
versets de chorals admirablement assortis. Avec un instinct
poétique très sûr, il choisit parmi toutes les strophes de choral
les plus belles et les plus appropriées au texte de l'Evangile
et il en encadre les différentes scènes de la Passion. Ces
scènes elles-mêmes sont taillées de main de maître; Bach
n'a point perdu ses peines. Que n'a-t-il assumé plus sou-
vent la tâche de librettiste ! Le langage lui aussi est incom-
parablement supérieur à la moyenne des textes de cantates.
Certains morceaux même sont d'une allure vraiment clas-
sique. Nous voulons parler des petits récitatifs en canti-
lène, au nombre d'une dizaine, qui précèdent les grands airs
et présentent une structure idéale au point de vue de la com-
position musicale. C'est un enchaînement de petites phrases
dont la gradation se termine sur un double point suivi de la
conclusion, ce qui est le principe même de la phrase musi-
cale. Voici par exemple le récitatif-arioso qui intervient après
la question de Pilate „Qua'-t-il donc fait de mal?"
Er hat uns allen wohlgethan: jll nous a fait du bien à tous;
Den Blinden gab er das Gesicht; il a donné la vue aux aveugles;
die Lahmen macht er gehend; il a fait marcher les paralytiques;
er sagt uns seines Vaters Wort; il nous a annoncé la parole de son
er trieb die Teufel fort; , il a chassé les démons; [père;
betrûbte hat er aufgericht; il a réconforté les affligés;
er nahm die Sunden auf und an: j il a assumé le poids de nos péchés:
Sonsthatmeinjesusnichtsgethan. A part cela, mon Jésus n'a point
I [fait de mal.
272 La genèse des œuvres de Bach
Peu de textes présentent un phraser musical aussi plas-
tique; les œuvres de Wagner même ne contiennent pas de
textes plus idéalement „ musicaux".
Le choix du texte des airs, lui aussi, trahit une main de
maître. Bach fit avec son librettiste le triage des idées con-
tenues dans la Passion de Brockes; il attira son attention
sur les poésies de Franck, son ancien librettiste de Weimar;
il lui signala dans la Passion de 1725 quelques motifs qui
lui semblaient heureux: et c'est sur ces indications que Pi-
cander se mit au travail. La richesse du texte en motifs
musicaux ne s'explique que par la part active que le musicien
prit au travail du librettiste.
Même, une fois le texte arrêté, Bach ne se fît point scru-
pule d'y introduire de nouveaux effets en vue d'augmenter
l'impression dramatique. Dans la pensée de Picander, par
exemple, le premier morceau de la Passion devait être un
air avec chœur. La Fille de Sion, le personnage allégorique
des Passions de Hunold-Menantes et de Brockes, appelle les
fidèles pour leur montrer le Christ:
La Fille de Sion: Venez mes sœurs, joignez-vous à mes plain-
tes! Voyez!
Le chœur: Qui?
La fille de Sion: L'époux! Voyez-le!
Le chœur: Comment?
La fille de Sion: Comme un agneaut
Mais ce dialogue ainsi placé en tête de la Passion et
destiné à lui servir d'entrée, manquait d'allure. Bach voyait
devant lui une foule pleine de terreur et d'angoisse se pres-
sant dans les rues de Jérusalem; il entendait les questions,
les réponses, les cris proférés autour du Seigneur qui s'a-
vance sous la croix: et c'est sous l'impression de cette vision
dramatique qu'il conçut l'idée du grand double chœur avec
le choral de l'Agnus dei, mais sans penser à faire dans le
L'Ode funèbre et la Passion selon St. Matthieu
273
texte les changements correspondants, à remplacer le singu-
lier „à mes plaintes" par le pluriel: , Venez, filles, joignez-
vous à nos plaintes".
Le premier morceau de la seconde partie, par contre, a gardé
sa forme originale: c'est un dialogue entre la Fille de Sion et
le chœur. Les deux morceaux sont d'un effet descriptif sai-
sissant. Le premier avec son thème lugubre, ses harmonies
heurtées qui traînent sur une basse agitée, ses cris et ses
réponses, donne vraiment l'impression du pêle-mêle bruyant
d'une foule effarée:
Pour exécuter ce morceau tel que Bach l'a conçu, il faut
en prendre le mouvement considérablement plus vite qu'on
ne le fait d'ordinaire, en appuyant bien sur le staccato et
en faisant porter l'accent principal sur le mi du second
temps de la troisième mesure.
Tout autre est le motif du premier morceau de la seconde
partie. La Fille de Sion erre à travers la nuit tombante dans
Gethsémané, cherchant le Seigneur. Ce sont donc des pas
errants et des frissons d'angoisse que figure le thème:
r
mm
*
m
33
^
3^*
^^^pf^^0^
Ici encore, pour être dans les intentions de Bach, il faut
exécuter le thème d'une façon légèrement saccadée et d'un
mouvement quelque peu précipité; autrement, ce ne sont plus
les pas errants et les arrêts brusques d'une femme éperdue
qui se trouvent évoqués; l'effet plastique du motif disparaît.
Schweitzer, Bseh.
18
274
La genèse des œuvres de Bach
Les récitatifs de la Passion selon St. Matthieu mériteraient
une étude toute spéciale, autant pour l'art de la déclamation
qui s'y révèle que pour l'art discret avec lequel Bach sait
souligner les paroles par la musique. Le départ, après la sainte
cène, est caractérisé par le t^^ttu <—' — t-i » ^
petit motif que voici: — Jt ^ i ^^
^
:t
Ce sont les pas lourds du Christ humain qui marche
vers la souffrance. Quelques mesures plus bas, quand Jésus
dit à ses disciples: „ Après que je serai ressuscité, j'irai de-
vant vous en Galilée", l'orchestre dépeint la démarche du
Christ ressuscité qui passe sur le sol sans le toucher:
4*-r^
Dans ce même récitatif, au moment oti le Christ cite
la parole du prophète: „Je frapperai le berger et les brebis
du troupeau seront dispersées", l'effarement du troupeau est
décrit par le motif que voici:
Vivace. Ç;^
gg=^
Une autre fois, c'est le mot „prier" qui se trouve souligné
à l'aide d'une petite cadence:
Pendant le reniement de Pierre, on entend chanter le
coq; après la mort du Christ, on voit le rideau du Temple se
fendre du haut en bas: bref, les traits plastiques se suivent, plus
intéressants les uns que les autres. Mais tout cela, et c'est
L'Ode funèbre et la Passion selon St. Matthieu
275
là précisément la grandeur de Bach, est destiné à passer
pour ainsi dire inaperçu.
La poésie de la nature est un élément essentiel dans la
Passion selon St. Matthieu. La fin de la première partie décrit
la venue de la nuit terrible où eut lieu l'arrestation du Seigneur.
On sent déjà planer l'angoisse dans le motif de l'air avec
chœur: „Je veux veiller
auprès de Jésus":
Le thème de hautbois que n'accompagne aucun instru-
ment, retentit comme un lointain signal d'alarme. Puis, après
l'arrestation, de sombres nuages s'avancent; c'est l'unisono
des instruments à cordes que nulle basse ne soutient:
Ce motif obsédant se prolonge pendant les soixante-quatre
mesures du duo: „So ist mein Jésus nun gefangen; Sonn' und
Mond sind vor Schmerzen untergangen". A travers les ténèbres
des grands arbres retentissent des cris lointains: Arrêtez, ne
l'emmenez pas; la nuit devient de plus en plus obscure;
tout à coup un éclair fend le ciel et le tonnerre gronde: la
nature et l'enfer conjurés se déchaînent:
iSsE^
Dans la seconde partie, le récitatif-arioso: „Am Abend,
da es kùhle ward" (Quand vint la fraîcheur du soir), illustre la
scène de la descente de croix. En voici le motif:
sempre p ^"—^
La paix sereine du crépuscule se répand sur la terre avec
la traînée mystérieuse de ces doubles croches liées.
Tout comme dans certaines cantates de la première période
de Leipzig, on trouve dans la Passion des morceaux qui sont
18*
276
La genèse des œuvres de Bach
reliés par un motif commun. A plusieurs reprises, nous
rencontrons des airs dont le thème procède du récitatif
précédent. La parenté est indéniable entre le récit des
sanglots de St. Pierre, par exemple, et l'air avec violon solo.
Les éléments caractéristiques du thème de l'air apparaissent
déjà dans les notes qui traduisent le passage: „et il pleura
amèrement".
Récitatif „et il pleura amèrement":
i
te
:«iiicf=filir
P^
5fi^T^-Tt
Air avec violon solo:
Donc les sanglots du disciple malheureux se poursuivent
à travers l'air tout entier. C'est là le procédé coutumier
du maître, toutes les fois qu'il s'agit d'airs précédés d'un
récitatif- arioso. Tous deux illustrent la même scène de la
Passion: il faut donc, estime Bach, que le retour du même
motif descriptif la tienne présente à l'esprit.
Les scènes ainsi décrites sont au nombre de quatre:
1) Le Seigneur dans le jardin des oliviers: „Er
Jésus se jeta sur sa face et pria ainsi".
Récitatif arioso: „Der Heiland fàllt vor seinem Vater nieder"
(Le Sauveur se prosterne devant son père).
Le motif illustre le mot «prosterner":
Air: „Gerne will ich mich bequemen, Kreuz und Bêcher anzu-
nehmen" (Je consens volontiers à accepter la croix et la coupe).
L'Ode funèbre et la Passion selon St Matthieu
277
Le motif représente encore le Seigneur prosterné devant son
père:
i:
^inr^:±:;*-rv^
-^■^-.
^5
-*-É-
^'I^Ki
i
r-f-T
53
1^
"z^ — ~^ *
-r— r
-{f*-
Qu'on remarque la structure de ce thème: il se relève
avec un certain effort d'une première cadence pour retomber
ensuite sur lui-même.
2) La flagellation: «Alors Pilate relâcha Barabbas; et
après avoir fait battre de verges Jésus, il le livra
pour être crucifié".
Récitatif- arioso: „Erbarm es Gott" (Ô Dieu, aie pitié).
Motif des coups de verge:
Air: „Kônnen Thrànen meiner Wangen nichts erlangen?"
(Les larmes de mes joues ne sauraient-elles vous fléchir?)
Le motif des coups de verge se continue:
1
fc>^— U-
î
' #^
3) Jésus portant sa croix: «Lorsqu'ils sortirent, ils
rencontrèrent un homme de Cyrène appelé Simon, et
ils le forcèrent à porter la croix de Jésus".
Récitatif-arioso: „Ja freilich will in uns das Fleisch und
Blut zum Kreuz gezwungen sein" (Oui, certes, chair et sang
veulent être en nous contraints à subir la croix).
Le motif représente Jésus chancelant sous la croix et tombant
en avant:
1
ffl5
^
■*^
^M^^fM^^^^ -^'^-.-j'f^
278
La genèse des œuvres de Bach
Air: „Komm, susses Kreuz" (Viens, o douce croix).
Le motif représente la démarche de l'homme qui a pris la
croix de Jésus:
^^S
i J j. j .. 1 1' i ■{ N J 1 .. 1-^—
Pour qu'il produise tout son effet, cet air doit être exécuté
dans un mouvement qui rappelle une lourde démarche.
4) Jésus mourant.
Récitatif-arioso: „Ach Golgatha, unsel'ges Golgatha" (Ah!
Golgatha, malheureux Golgatha).
Motif du glas funèbre:
Bach fait intervenir le motif du glas funèbre quoiqu'il n'en
soit pas question dans le texte; c'est là un de ses sujets
de prédilection: il n'a garde de manquer l'occasion qui s'offre
à lui. Quand survient l'air, c'est comme si un rayon de
soleil traversait les nuages: le tintement lugubre s'arrête
et les cloches de la rédemption entonnent un carillon d'allé-
gresse:
Air: „Sehet, Jésus hat die Hand uns zu fassen ausge-
spannt" (Voyez, Jésus a étendu la main pour nous saisir).
Motif du tintement joyeux:
Ce ne sont là que de petits détails: nous les relevons
pour faire mieux comprendre cette Passion, dont la richesse
défie toute analyse. Simple et grandiose d'architecture, pro-
Les Oratorios et les Messes 279
fonde d'inspiration, toute imprégnée de mysticisme, toute
parfumée de poésie de la nature, l'œuvre sacrée, où les sur-
prises abondent jusque dans les plus petits détails et où l'an
de la description ne se dément à aucun instant, fait partie
de ces chefs-d'œuvre qui n'appartiennent plus à aucun art
déterminé parceque tous les arts, architecture, poésie et
peinture, s'y trouvent représentés. La Passion selon St. Mat-
thieu est une somme et une synthèse artistique; sa grandeur
déborde les classifications et les catégories admises.
XXIV. Les Oratorios et les Messes.
L'oratorio de Pâques (T. XXI^ 3^ partie).
L'oratorio de Noël (T. Ve 3^ partie).
La Messe en si mineur (T. Vie).
Les Messes courtes (T. Ville).
Les oratorios de Pâques (Osteroratorien) ont une origine
très ancienne: Schiitz et Hammerschmidt, déjà, en ont com-
posé. Le sujet en était la visite des deux disciples à la
tombe de Jésus et leur entretien avec les femmes qui leur
annoncent l'apparition du Seigneur. C'est ce sujet traditionnel
que Bach traite dans son oratorio de Pâques: „Kommt, eilet
und laufet" (Venez, hâtez-vous, courez). L'œuvre, sous sa
forme primitive, débutait par un duo entre Pierre et Jean
s'en allant au sépulcre. Lors d'une seconde rédaction, un
chœur vint s'ajouter à ce duo: Bach voyait toute une foule
s'avancer à la suite des disciples; à la troisième rédaction, le
chœur prit encore plus d'importance. Une correction d'appa-
rence insignifiante, faite par le maître, nous apprend qu'il savait
déjà apprécier la valeur de l'allitération, devançant ainsi Wagner
qui l'érigera en principe poétique pour les textes musicaux.
Le librettiste avait écrit „Kommt, gehet und laufet"; Bach sub-
stitua „Kommt, eilet und laufet". Sans doute, l'allitération est
rudimentaire; mais, ajoutons que les exemples d'allitérations
caractérisées ne sont pas rares dans ses œuvres; Picander
280 La genèse des œuvres de Bach
les employait instinctivement; malgré son langage négligé, il
savait donc écrire pour la musique.
L'oratorio de Pâques est de la même époque que l'ora-
torio de Noël, c'est à dire des environs de 1734, comme le
prouve la qualité du papier. Remarquons la belle berceuse
spirituelle »Sanfte soll mein Todeskummer":
Viol. I.
Viol. II.
W^^' jni-i r,Ti jTT h-^
con sordini
E:
-=^
•#ji ^^:i: -^jj :jj;+
L'oratorio de Noël, nous le disions, n'est qu'une suite de
six cantates: les trois cantates pour les trois jours de Noël,
une cantate pour le nouvel an, une pour le dimanche suivant
et une pour l'Epiphanie. Chaque cantate fut donnée à son
jour, pendant les fêtes de Noël 1734. Bach les réunit par-
ce qu'il les avait composées pour la même année; mais il ne
lui serait jamais venu à l'idée de donner l'œuvre comme
un tout, en une fois. Nombreux sont les emprunts que ren-
ferment ces cantates. Ils proviennent des compositions écrites
en l'honneur de la maison du Roi-Electeur en 1733. Dans
la partition autographe, les parties empruntées, étant des copies,
se reconnaissent d'emblée à l'écriture dont la régularité tranche
avantageusement sur les autres parties écrites de l'écriture
hâtive des premières rédactions. Sur les cinquante et un mor-
ceaux de l'oratorio de Noël — nous ne comptons pas les chorals
— quatre proviennent du Dramma per musica en l'honneur de
la Reine, six du Choix d'Hercule, un de la Cantata gratulatoria
in adventum Régis et six d'œuvres que nous ne possédons
plus. En tout donc, dix-sept emprunts'.
1. Voici ta liste complète des emprunts:
Sont tirés du Oramma per musica en l'honneur de la Reine:
1) le chœur Jauchzet frohlocket" (1« cantate).
2) l'air „GroCer Herr und starker Kônig" (le cantate).
Les Oratorios et les Messes 281
Encore que la parodie n'ait pu qu'enlever de son origi-
nalité à la musique, comme nous le faisions remarquer en
parlant du „Choix d'Hercule", gardons-nous toutefois d'exagérer
la gravité du fait. Avec le Magnificat l'oratorio de Noël
restera toujours l'œuvre populaire par excellence. La musique
en est simple et gracieuse, riche en mélodies charmantes et
d'une délicieuse naïveté: on sent l'homme qui, chaque année,
vivait avec ses enfants la poésie de Noël.
Les chorals surtout, et tout spécialement ceux qui sont
entrecoupés de petits interludes d'orchestre, sont d'une rare
beauté. Dans la première cantate, Bach fait chanter le choral
de l'Avent „Wie soll ich dich empfangen" sur une mélodie
de la Passion, ce qui veut dire que Jésus est venu dans le
monde pour souffrir. L'oratorio de Noël est resté longtemps
perdu: on ne le connut que bien longtemps après la Passion
selon St. Matthieu. Les deux premières cantates furent exé-
cutées pour la première fois à Breslau en 1844, grâce à
l'initiative de Th. Mossevius.
Déjà avant l'oratorio de Noël, Bach avait entrepris la
Messe en si mineur, mais il ne la termina que plus tard.
Les deux premières parties, le Kyrie et le Gloria, en furent
remises à l'Electeur le 27 juillet 1733 avec une dédicace où
3) l'air .Frobe Hlnen eilt* (2* cantate)
4) le chœur .Herrscher des Himmels" (3* cantate).
Sont tiris du Choix d'Hercule:
1) l'air .Bereite dich, Zion* (1* cantate).
2) l'air sSchlafe mein Liebster" (2» cantate).
3) le duo „Herr, dein Miileid* (3* cantate).
4) le choeur ,Fallt mit Danken' (4« cantate).
5) l'air ,FlôQt, mein Heiland, flôQt dein Name* (4c cantate).
6) l'air ,Icb will nur dir zu Ehren leben*.
Sont liris de la Cantata gratulatoria in adventum Régis:
1) l'air ,Erleucht aucb meine flnstern Sinne" (5* cantate).
Sont tiris d'œuvres inconnues:
1) l'air ,Schlieûe, mein Herze, dies selige Wunder" (3« cantate).
2) If chœur ,Ehre sel dir, Gott. gesungen* (5« cantate).
3) le trio ,Ach, wann wird die Zeit erscheinen* (5» cantate).
4) le chœur ,Herr, wenn die stolzen Feinde" (6« cantate).
5) l'air ,Nur ein WInk von seinen Handen" (6» cantate).
6) l'air ,Nun mogt ihr stolzen Feinde schrecken" (6* cantate).
282 La genèse des œuvres de Bach
l'auteur sollicitait précisément le titre de „Hofîcompositeur".
Elles étaient destinées à la chapelle royale. On sait, en effet,
que la cour de Saxe était catholique, bien que le pays fût
protestant. Lors de son avènement au trône de Pologne, en
1697, l'Electeur Frédéric Auguste avait embrassé le catho-
licisme malgré les protestations de sa femme Christine
Eberhardine qui se retira de la cour, et malgré le pays qui
protesta à sa manière. Les services solennels qu'on célébra
spontanément à la mort de la Reine, dans certaines villes de
Saxe, étaient une sorte de manifestation contre le Roi-Electeur.
Et, à y regarder de près, le texte de l'Ode funèbre, lui aussi,
n'est point sans présenter quelques intentions aggressives:
il n'y est point question du mari de la défunte. Quand le
roi mourut à son tour, six ans après, la ville de Leipzig
s'abstint de toute cérémonie solennelle.
Les parties autographes du Kyrie et du Gloria se trouvent
à la bibliothèque de Dresde; elles sont absolument intactes:
la musique de Bach ne fut donc jamais exécutée à la chapelle
royale. Les autres morceaux furent écrits successivement;
les parties ne s'en trouvent pas à la bibliothèque royale; ou
Bach ne les y envoya pas, ou elles se sont égarées. Il
se peut même qu'elles se soient perdues en Bohême. C'est,
du moins, ce que fait supposer la notice suivante qui se
trouve à la fin du Sanctus, dans la partition autographe ap-
partenant à Emmanuel Bach: „Les parties sont en Bohême
chez le comte Spork". Ce comte Spork, gouverneur de
Bohême, s'intéressait beaucoup à la littérature et à la mu-
sique. Il envoyait même de ses sujets en France et en
Italie étudier la musique; deux de ses laquais, par exemple,
vinrent apprendre le cor à Paris. C'est à lui que Picander
avait, en 1725, dédié son premier recueil de textes de can-
tates. Les recherches faites en 1855, au nom de la Bach-
gesellschaft, parKittel, le directeur du conservatoire de Prague,
au château de Lissa en Bohême, dernier séjour du comte,
Les Oratorios et les Messes 283
n'aboutirent point. Un des employés du château raconta
au chercheur qu'on n'avait pris aucun soin des manuscrits
qui se trouvaient dans la bibliothèque: on en avait donné
à droite et à gauche, on en avait égaré, et les jardiniers
s'en étaient servis pour entourer les arbres (zum Umbinden
der Baume).
La Messe en si contient, elle aussi, des emprunts: le Gratias
est tiré de la cantate: „Wir danken dir" No 29; le „Qui
tollis" de la cantate «Schauet doch und sehet" No 46; le
„Patrem omnipotentem" de la cantate „Gott, wie ist dein
Name" No. 171; le „Crucifixus" de la cantate „Weinen,
Klagen" No. 12. Mais, cette fois, les emprunts ont la valeur
de compositions originales; Bach en faisant son choix a pris
soin que le texte latin fût, au point de vue de l'idée musi-
cale, identique au texte de l'original.
Cette Messe dont les dernières parties ont été écrites
vers 1738, a-t-elle jamais été exécutée en entier, du vivant
du maître? A Dresde, nous l'avons vu, on ne se soucia
pas même d'exécuter le Kyrie, et bien moins encore l'œuvre
entière, dont les proportions eussent, du reste, excédé la durée
de l'office. A Leipzig, Bach ne pouvait non plus la donner
en entier; mais il est certain qu'il en a exécuté des frag-
ments aux jours de fête. Rappelons-nous que le Kyrie était
chanté „figuraliter", c'est à dire en musique ^concertante",
le premier dimanche de l'Avent; le Gloria à Noël; le Sanctus
à Noël, à Pâques, à la Pentecôte; l'Hosanna, le Benedictus,
l'Agnus Dei et le Dona pendant la communion des grands
jours de fête, et le Credo au service de la fête de la Trinité.
C'est pour ces occasions que le maître avait copié des Messes
de Palestrina et de Lotti. Toutefois, avouons que nous ne
sommes plus à même d'indiquer exactement la place et
l'importance des éléments latins dans le culte de Leipzig,
au temps de Bach. A partir du XVIII'^ siècle, le Conseil
de la ville, en réponse à la conversion du Roi -Electeur,
284
La genèse des œuvres de Bach
fit tentative sur tentative pour supprimer les chants latins qui,
rappelant le catholicisme, lui apparaissaient comme un danger.
Les recherches de Spitta ont démontré qu'à la fin du siècle,
malgré ces efforts ininterrompus, on exécutait encore des Gloria,
des Agnus, des Sanctus et des Credo en musique à St. Thomas;
il est à présumer que du temps de Bach, l'importance des chants
latins était considérablement plus grande encore.
La Messe en si était donc aussi peu destinée par Bach à
être exécutée en une fois que l'oratorio de Noël. Dans la
partition autographe, le maître ne désigne sous le nom de
«Missa" que la première des quatre grandes parties dont
Tœuvre se compose, c'est à dire le Kyrie et le Gloria.
Emmanuel Bach n'exécuta pas non plus la Messe en entier;
autrement, il en eût fait copier les parties. Or nous savons
par le catalogue qu'il fit lui-même de sa musique, qu'il ne
possédait les copies que des parties du Credo. Lorsqu'il
donna ce morceau, il le fit précéder — c'est encore le cata-
logue qui nous l'apprend — d'une introduction pour orchestre
de sa propre composition.
Comme la Messe en si devait être une Messe catholique,
Bach y introduisit des motifs du chant grégorien. Le thème de la
fugue du Credo, par ex- ___^ ^ ^ ^ ^ ^ , g- p
emple, est emprunté à Sir:;— (^ : = '^ ^~^
l'intonation du Credo: Cre - do in u-num De-um
Comme le thème grégorien ne se prêtait pas à être traité
en fugue, il dut choisir pour le Confiteor un thème libre;
mais à partir de la soixante troizième mesure, il amène le
thème grégorien dans la basse, dans l'alto et finalement, en
agrandissement, dans le ténor:
^^E^
<g g.
L, ^-—JJTT
r^ , rs'
t:
^
Con
r=t
• fi -te -or
.j2_
u-num Bap-tis - ma
in re-
missio - o-nem
pec-ca-to - rum.
Les Oratorios et les Messes 285
Si la Messe en si est l'œuvre la plus vigoureuse et la
plus grandiose du maître, elle manque pourtant de cette unité
qui fait la beauté de la Passion selon St. Matthieu. Le sub-
jectivisme religieux qui est comme l'àme de la musique de
Bach, ne peut, dans la Messe, se donner librement carrière.
Certes, il y a dans cette œuvre des parties d'un subjectivisme
foncièrement allemand, par exemple, le „Et incarnatus est"
et le „Crucifixus", mais l'ensemble est plutôt d'un caractère
objectif. Cette Messe présente comme une synthèse incom-
plète de l'esprit subjectif protestant et de l'esprit objectif
catholique; les parties „ protestantes" n'ont aucun rapport de
grandeur avec celles où se trouve représenté le dogme
«catholique". Il y a disproportion entre le „Christe eleison"
écrit pour duo et le premier et le dernier «Kyrie eleison"
pour chœur. Le „Christe eleison" avec sa sérénité joyeuse
exprime précisément cette foi subjective en Christ qui fait le
fond du dogme luthérien. De même, au lieu de traiter le
„Laudamus te" sous forme chorale, comme ^exigerait le
texte, le maître en fait un morceau mystique où une voix
solo avec accompagnement de violon exprime le ravissement
de l'àme qui a trouvé la paix en Christ.
Le détail de cette musique est extrêmement intéressant.
Dans le «Et in unum Dominum Jesum Christum", Bach re-
présente le mystère du «consubstantialem", c'est à dire des
deux personnalités unies dans une même substance, par un
même thème phrasé de deux façons différentes:
Hautbois I.
Viol. I.
Hautbois II.
Viol. II.
ihr: ^ c 'i; ^
rr-J^-rtS'^
Le «Descendit de coelis" est illustré par le motif suivant, sur
lequel se greffera ensuite le thème > u ^•*- P%^
merveilleux du «Et incarnatus est": ^--'— <^— ^V<- ~^^"^ i
286
La genèse des œuvres de Bach
Dans le „Et incarnatus", l'esprit divin plane indécis sur
le monde, cherchant une existence où s'incarner
^a . , .j 1 , I , ^
-4^^
^^
Ce n'est qu'aux paroles ^Et homo factus est" que le motif
arrive subitement à la cadence finale:
£^
^
^
=^=^
S9^
^
1^
->* — • — —
Nous pourrions multiplier les détails symboliques de ce
genre. C'est là, en quelque sorte, la revanche de l'instinct
protestant dans une œuvre qui veut être catholique. Elle
figure, en effet, sous le titre de „Grande messe catholique"
dans le catalogue d'Emmanuel.
Quoiqu'on en possédât la partition originale et que l'édition,
par le fait, en fût singulièrement facile, la Messe en si ne
fut publiée que très tard. L'éditeur Nâgeli de Zurich avait
bien acheté la partition et ouvert une souscription dès 1818:
mais c'est en 1836, seulement, que parurent enfin le Kyrie
et le Gloria, sans les autres parties, qui ne furent éditées
qu'en 1845, chez Simrock à Bonn. L'édition de la Bach-
gesellschaft est de 1855. Aujourd'hui encore, la Messe en si
est une de ces œuvres dont on parle beaucoup et qu'on ne
connaît guère. On la donne rarement et il est peu vraisem-
blable qu'elle soit jamais exécutée fréquemment, vu sa dimen-
sion, à moins qu'on ne renonce, enfin, à la faire entendre inté-
gralement, conformément aux intentions de Bach, et qu'on ne
donne séparément les différentes œuvres groupées en cet
ensemble: la „Missa" proprement dite, comprenant le Kyrie et
le Gloria; le Credo, qu'Emmanuel exécutait isolément, le
Sanctus et l'Hosanna. Chacune de ces œuvres constitue, à elle
seule, une unité. L'œuvre, en tant qu'ensemble, existe aussi
peu que l'oratorio de Noël.
Les Oratorios et les Messes 287
Une fois nommé „Hoffcompositeur", Bach se préoccupa de
témoigner sa reconnaissance. Il écrivit des Messes brèves
pour la chapelle royale. Nous en possédons quatre : deux
d'entre elles (sol majeur et la majeur) ont été écrites en 1737;
les deux autres (sol mineur et fa majeur) ont vu le jour à
peu près à la même époque. Nous ne savons pas si la cour
avait commandé ces Messes brèves au maître. Quoi qu'il en
soit, Bach était tellement pressé d'affirmer sa gratitude qu'il ne
prit pas le temps d'écrire des compositions originales: ces
Messes se composent presque uniquement de fragments em-
pruntés aux cantates'. Encore ce ne sont que des parodies
tout à fait superficielles, où le maître, ce qui est rare, ne soigne
pas même la déclamation. La valeur artistique de ces Messes
brèves se trouve donc être singulièrement réduite. Que dire
du Gloria en mineur de la Messe en sol mineur emprunté
à la cantate «Ailes nur nach Gottes Willen" No. 72 (Que
la volonté de Dieu soit faite en tout)? Quel rapport y a-t-il
entre cette musique qui exprime la soumission et le texte
du Gloria? La virtuosité même de certains arrangements ne
peut faire oublier le contre-sens du procédé. Le Gloria de
1. Voici les emprunts que nous pouvons encore contrôler à l'aide des cantates qui
nous sont parvenues:
Messe en fa majeur: le ,Qui tollis" et le «Quoniam" sont tirés de la cantate No. 102,
,Herr, deine Augen sehen nach dem Glauben";
le ,Cura sancto spiritu" de la cantate No. 40, „Dazu Ist erschienen";
Messe en la majeur: le , Gloria" est tiré de la cantate No. 67, „Halt im Gedâchtnis
Jesum Christ";
le ,Qui tollis* de la cantate No. 179, „Siehe zu, daO deine
Gottesfurcht" ;
le .Quoniara' de la cantate No. 79, ,Gott der Herr ist Sonn
und Schild";
le nCum sancto spiritu' de la cantate No. 136, «Erforsche raich Gott*;
Messe en sol mineur: le , Kyrie* est tiré de la cantate No. 102, ,Herr, deine Augen';
le , Gloria" de la cantate No. 72, „Alles nur nach Gottes Willen';
le „Gratias- Domine-Cum sancto spiritu" de la cantate No. 187,
,Es wartet ailes auf dich";
Messe en sol majeur: le , Kyrie" et le ,Quoniam' sont tirés de la cantate No. 179,
,Siche zu, dad deine GottesTurcht* ;
le .Gloria* et le , Domine Deus* de la cantate No. 79, .Gott der
Herr ist Sonn und Schild*;
le .Gratias* de la cantate No. 138, .Warum betrijbst du dich";
le ,Cum sancto ipiritu' de la cantate No. 17, „Wer Dank opfert".
288
La genèse des œuvres de Bach
la Messe en la majeur est un air de la cantate „Halt im
Gedâchtnis Jesum Christ" No. 67, que le maître a converti
en chœur, sans changer une note de l'accompagnement or-
chestral. Mais cette virtuosité de technique n'aboutit qu'à dé-
truire un air admirable, sans réussir à produire un Gloria de va-
leur. Et cependant, nul doute que Bach, s'il eût pris son
temps, n'eût écrit des œuvres qui, en leur genre, eussent
été ce qu'est le Magnificat en ré. Les quelques parties ori-
ginales qui se trouvent dans ces Messes sont des merveilles.
Nous pensons au Kyrie de la Messe en fa majeur. Ce mor-
ceau a dû être écrit pour le premier dimanche de l'Avent,
car, dans le canto fermo de la basse, nous retrouvons le Kyrie
eleison qui termine la Litanie. Or la Litanie se chantait
à Leipzig au service du premier dimanche de l'Avent ^
Dans ce Kyrie, les trompettes et les hautbois exécutent à
trois reprises différentes le choral de l'Agnus dei (Christe,
du Lamm Cottes), qui fait un si grand effet dans la cantate
„Du wahrer Gott und Davidssohn" (No. 23). Voici ces deux
thèmes monumentaux qui se déroulent au cours de la grande
fugue libre du Kyrie:
Choral: Agnus Dei.
j^dijU^^^^" I -J J I J^^|^-H4-^
=«
â^
Le Kyrie final de la Litanie.
*=t
m
Ky-ri - e
le!
Christe
^îrr'n^Tr^
-t^
^
lei
Ky
e - lei
is
^m
son
lei
1. La remarque est de Spitta.^
Les Motets 289
Ce Kyrie, où un choral s'unit à une phrase de la Litanie,
est, en son genre, peut-être plus grand et plus profond que
celui de la Messe en si. Il réalise la véritable synthèse du
dogme catholique et du dogme protestant qu'on cherche en
vain dans la grande œuvre. Par une ironie étrange, ce furent
les deux Messes sans valeur (la majeur et sol majeur) qui
parurent parmi les premières œuvres vocales de Bach;
Simrock les publia à Bonn en 1818.
XXV. Les Motets
T. XXXIXe.
Le motet, nous l'avons dit en exposant l'ordre du culte
à Leipzig, se chantait au service du matin et à celui de
l'après-midi, immédiatement après le grand prélude d'orgue.
Bach dut donc écrire un nombre considérable d'œuvres de
ce genre. Forkel, dressant la liste des œuvres du maître,
mentionne de nombreux motets à un ou deux et même à
plusieurs chœurs, qu'il aurait composés.
Ces motets semblent être échus à Friedemann Bach qui, en
sa qualité de Cantor à Halle, pouvait plutôt y prétendre que
son frère Emmanuel, qui était alors musicien de chambre. Ils
se sont donc perdus; nous n'en possédons plus qu'une demi-
douzaine ^ Des motets latins de Bach, il n'en existe plus un
seul. Emst Ludwig Gerber raconte qu'en 1767 il a entendu,
avec une profonde émotion, un motet latin de Bach, à deux
chœurs, au service de Noël de St. Thomas.
Mozart connut les motets de Bach. Lors de son passage
à Leipzig, en 1789, le chœur de St. Thomas exécuta, sous
1. Voici les motets authentiques:
1) Singet dem Herm (à double chœur).
2) Fûrchte dich nicht (i double choeur).
3) Komm, Jesu, komm (à double chœur).
4) Jesu meine Freude (i 5 voix).
5) Der Geist bllft unserer Schwachheit auf (à double choeur».
6) Lobet den Herrn (pssume 117) (à 4 voix).
Schweitzer, Bsch. 19
290 La genèse des œuvres de Bach
la direction de Doles, le motet «Singet dem Herm ein
neues Lied". Le maître de Vienne fut émerveillé; il de-
manda aussitôt à voir tous les motets que possédait la
bibliothèque de St. Thomas. Comme les partitions avaient
été emportées par les fils de Bach, il étala les parties sur
la table et les lut avec une admiration croissante. Ce joli
épisode nous est relaté par Rochlitz', qui lui-même avait
chanté des motets de Bach comme choriste de St. Thomas.
On n'a donc jamais cessé d'exécuter à Leipzig certains
motets, dont on possédait les parties, et c'est d'après ces par-
ties que Schicht, plus tard Cantor à St. Thomas (1810-23),
publia six motets de Bach chez Breitkopf, en 1803. L'un de
ces six motets, toutefois, n'était pas authentique. C'est aussi
le cas pour d'autres motets que les publications suivantes at-
tribuèrent au maître; les fautes manifestes qu'ils renferment
suffisent à prouver que Bach ne saurait en être l'auteur
responsable^. Les six motets authentiques qui nous sont par-
venus, y compris le psaume No. 117 „Lobet den Herrn",
semblent, à en juger par la facture, dater des environs de
1730. Nous pouvons même affirmer que le motet „Der
Geist hilft unsrer Schwachheit auf", a été exécuté en octobre
1729, au service funèbre du Recteur Emesti I; une note
sur la couverture qui renferme les parties autographes nous
fournit, en effet, ce détail précieux.
Les motets de Bach sont supérieurs à ses cantates au
point de vue du texte: ils se composent uniquement de
strophes de chorals et de versets bibliques, ainsi qu'il était
1. ,Fur Freunde der Tonkunst' II, p. 130.
2. Motets faussement attribués à Bach :
Lob und Ehre und Weisheit.
Nun danket aile Gott.
Merk auf mein Herz und singe.
Deux autres motets sont très douteux: ,Ich lasse dichnicht".
jjSei Lob und Preis*.
Quant au motet „Unser Wandel aber ist im Himmel* Spitta incline à le regarder
comme une œuvre de jeunesse; l'édition de la Bacfagesellschaft, par contre, le
classe, avec raison, parmi les motets non authentiques.
Les Motets 291
d'usage pour tous les textes de musique sacrée avant l'ap-
parition de la cantate imitée de l'opéra italien. Quelle
merveille que le texte du motet „Jesu, meine Fraude"
(Jésus ma joie)! II se compose de différentes strophes du
choral mystique de Franck, entre lesquelles Bach, avec un
art consommé, digne de l'auteur du texte de la Passion
selon St. Matthieu, a intercalé des versets du huitième chapitre
de l'Epître aux Romains, la première grande page mystique
qu'ait inspirée le christianisme. Mais quelle merveille aussi
que la musique! Elle fait vivre le texte, tant elle le traduit,
tant elle interprète sa pensée. Il semble que jusque là chaque
strophe, chaque verset biblique aient tendu vers la vie et qu'ils
s'épanouissent enfin dans les harmonies de Bach, N'allons
pas croire, pourtant, que les motets constituent un genre à
part et diffèrent totalement des cantates. Ce ne sont point
des œuvres purement vocales; la facture en est tout aussi
orchestrale que celle des cantates. Pour tout dire, ce ne
sont que des cantates sans soli '. Comment, d'ailleurs, Bach
eût-il pu écrire des œuvres vocales pures? Depuis Schiitz,
la musique allemande avait perdu la notion du véritable style
vocal, et cet oubli du passé devait aller croissant jusqu'au
commencement du XVIII^ siècle. Traitant les voix comme
des instruments, les maîtres allemands se virent forcés de
leur donner un soutien. Aussi, par musique a capella en-
tendent-ils un chœur soutenu par l'orgue; le plus souvent
encore, des instruments viennent renforcer les voix. „0ù
sont", demande Mattheson dans un de ses écrits^, les „vo-
calistes" qui chantent aujourd'hui sans instruments, sans un
fondement (Fundament), fût-ce le clavecin ou l'orgue?" Du
1. Qu'on se souvienne que la Rtthswahicantate de Mûhlhausen ,Gott ist mein Kônig*,
No. 71, est intiiulie .Moiettt*; qu'on considère, d'autre part, qu'un grand nombre de chœurs
de cantates, où l'orchestre ne fait que doubler les parties de chant, sont en rialiti des
motets, et l'on comprendra que pour Bach la différence entre une cantate et un motet n'itait
point une difTirence fondamentale.
2. ,Das bcschiitzte Orchester' 1717. C'est Spitta qui cite cette note.
19*
292 La genèse des œuvres de Bach
temps de Kuhnau, les choristes de St. Thomas emportaient
une contre-basse ou un „Regal", sorte de petit orgue por-
tatif, quand ils allaient chanter dans les rues et dans les
maisons, ainsi qu'il appert d'un mémoire que le Cantor adressa
au Conseil en 1709, en vue d'obtenir la réparation de ces
instruments. Kirnberger, l'élève de Bach, comme aussi Zelter,
constate dans sa «Generalbasslehre" (1781) que tout chant a
capella était alors accompagné par l'orgue.
Mais alors, on se le demande, les motets de Bach se
chantaient-ils et doivent-ils se chanter avec accompagnement
d'orgue? Bien plus, avec accompagnement d'instruments ap-
puyant et doublant les parties de chant? Les parties auto-
graphes du motet „Der Geist hilft unsrer Schwachheit auf ,
qui fut exécuté au service funèbre d'Ernesti I, nous aident
à résoudre la question. A côté des parties pour chant, nous
trouvons des parties pour instruments' et, de plus, une basse
chiffrée pour orgue, qui est une sorte de compromis entre
les basses des deux chœurs. Il est donc certain que Bach,
dans cette occasion, a exécuté un de ses grands motets avec
accompagnement d'orgue et d'orchestre, nous autorisant ainsi
à user des mêmes ressources. L'accompagnement d'orgue,
du moins, semble indispensable; il est exigé par la facture
même de certains motets. Bach, dans le motet «Singet dem
Herrn", se fût-il avisé de faire débuter la basse par la note
tenue que voici: 9-^J^ ? \-
s'il n'eût compté sur l'orgue pour la soutenir? Le motet
„Lobe den Herrn" a même deux basses différentes: l'une
pour le chœur, l'autre, indépendante de celle-ci, pour l'orgue.
De plus, les motets à double chœur sont écrits de façon
qu'on puisse tout naturellement combiner les basses des deux
chœurs pour en faire la basse d'orgue. Ce détail de facture
1. Viol. I et II, Alto, Violoncelle, Hautbois I et II, Taille, Basson et Contrebasse.
Les Motets 293
nous semble décisif, et nous avons, pour le confirmer, le té-
moignage formel de Kirnberger, l'élève de Bach, qui dit que
toute musique d'église doit être exécutée sur le „ fondement" de
l'orgue; il faut remarquer aussi que l'orgue préludait au motet
et que, partant, il semblait tout indiqué qu'il l'accompagnât de
même. Du moins, aux époques de l'année ecclésiastique où
l'orgue se taisait, on n'exécutait pas non plus de motets; c'est
là un fait établi. Mais à quoi bon toutes ces déductions? Les
choristes de St. Thomas, tels que Bach les représente lui-même
dans son mémoire de 1730, étaient loin d'être capables de
chanter ces motets hérissés de difficultés sans être soutenus
par les instruments. L'expérience nous renseigne d'ailleurs
suffisamment sur ce point. On aura beau étudier un motet
jusque dans le détail, même avec un chœur habitué à chanter
du Bach: l'exécution a capella ne satisfera jamais entièrement,
car les voix sont par trop traitées en instruments et se heurtent
en les dissonnances les plus compliquées; le tout, pour dire
le mot, manque de fondu, tant que les harmonies de
l'orgue ne viennent donner la cohésion nécessaire'. Bien
exécutés, ces motets produisent une impression des plus
profondes, plus profonde peut-être que les cantates, parce
qu'ils ne représentent qu'une seule idée, sans recherche
aucune de diversion. Remarquons, surtout, les trois grands
motets: „Jesu meine Freude", „Komm, Jesu, komm" et „Der
Geist hilft unserer Schwachheit auf" : ils sont l'expression la
plus complète du mysticisme du maître.
1. Spitu, tout en admettant les raisons que nous venons d'examiner, préfère laisser
la question en suspens, d'une part, parce que les partitions ne contiennent pas de basse
chiffrée, de l'autre, parce que Ernst Ludwig Gerber, qui, en 1767, entendit un motet latin de
Bach i St. Thomas, fait remarquer ,que les choristes de St. Thomas avaient l'habitude
de les chanter sans accompagnement" (ohne einige Begleitung). Mais est-il bien vrai que
cette note exclue l'hypothèse d'un orgue d'accompagnement? En outre: i cette époque
suivait-on encore i St. Thomas les traditions de Bach?
294 L& genèse des œuvres de Bacb
XXVI. Les cantates de 1728 à 1734
La Passion selon St. Matthieu forme, en quelque sorte, la
limite entre la première et la seconde période de la vie de
Bach. Elle fut suivie de toute une série de grandes œuvres
dont la dernière est la Messe en si. Dans les cantates de
la seconde période, on distingue deux groupes: le premier
comprend les cantates contemporaines des grandes œuvres
(1728-34), le second celles qui furent écrites après 1734.
Parmi les cantates de 1728 à 1734, on trouve toute
une série qui est écrite pour solistes, à une, deux, trois
ou quatre voix. C'est précisément vers 1730 qu'avaient lieu
les concerts de famille dont Bach parle dans la lettre à
Erdmann: ses fils formaient l'orchestre, sa femme et sa fille
chantaient les soli. La facture de certaines de ces cantates
pour solistes prouve que primitivement elles furent écrites
pour l'usage privé et qu'ensuite seulement elles furent
affectées à l'église. La cantate pour soprano „Ich bin ver-
gniigt in meinem Gliicke" (No. 84), par exemple, a sans doute
été composée pour Anne Madeleine Bach.
A cette même époque, nous voyons s'accuser chez
le maître la tendance à reprendre la forme de l'ancienne
cantate-choral. Comme il ne peut se décider à renoncer
complètement aux airs et aux récitatifs de la cantate mo-
derne, il demande à Picander de lui fournir des textes
modernes dans la forme, mais basés sur des chorals. On
laissait intactes certaines strophes, on en remaniait forte-
ment d'autres, afin de leur donner la forme d'airs et de ré-
citatifs modernes. Picander ne se doutait guère qu'il faisait
là travail de Beckmesser; c'est le cœur léger qu'il se mit à
tailler dans les plus beaux chorals et à les parsemer de sa
propre poésie. Qu'elles font peine à voir les belles strophes
antiques ainsi entrecoupée? de réflexions banales, tantôt dé-^
Les cantates de 1728 à 1734 295
layées, tantôt étriquées'. Loin de se formaliser de ces pro-
cédés, Bach y applaudissait; il faisait, de son côté, une be-
sogne analogue. Jusqu'alors la mélodie de choral avait été
pour lui chose sacrée et, comme telle, à l'abri de tout change-
ment. Le voici qui s'amuse à la déchiqueter: tantôt on l'entend
dans un récitatif, tantôt on la distingue à travers un air de
cantate. Ces apparitions et ces transformations sont toujours
intéressantes, parce qu'elles sont l'œuvre d'un maître, mais
la dignité de la mélodie de choral s'en est allée et les com-
binaisons les plus ingénieuses ne peuvent nous faire oublier
cette profanation 2. Le maître s'égare en cherchant le chemin
qui le ramènera à la cantate-choral. Plus tard, il reconnaîtra
son erreur; il se gardera bien, dès lors, d'attenter à la dignité
de la mélodie sacrée.
Le nombre des cantates composées de 1728 à 1730
est naturellement assez restreint: la Passion selon St. Matthieu
et la Trauermusik pour le prince de Côthen absorbèrent le
maître presque entièrement. Picander avait écrit tout un
1. Voici un exemple du procédé:
Il s'agit d'un récitatif de la cantate -choral .Wer nur den lieben Gott lâOt valten',
No. 93 (5* dim. après la Trinité). Nous donnons d'abord la stroph: simple, ensuite la
strophe , farcie".
Strophe simple : ,^as helfen uns die scbweren Sorgen?
>X'as hilft uns unser Weh und Ach ?
Was hilft es, daO wir aile Morgen
Beseufzen unser Ungemacb?
Wir machen unser Kreuz und Leid
Nur groOer darcb die Traurigkeit."
La strophe convertie en texte de récitatif:
.Was helfen uns die scbweren Sorgen?*
(Sie driicken nur das Herz mit Centnerp:in , mit uusend Angst uad
Scbmerz.)
,Was hBft uns unser Weh und Ach?*
(Es bringt nur tiefes Ungemacb.)
,Was hilft es, daO wir aile Morgen — "
( — Mit Seufzen von dera S.:hlaf aufstehn und mit bethrintera Angesicht
* des Nachts zu Bette gehn.)
,Wlr machen unser Kreuz und Leid — '
( — durch bangeTraurigkeit nurgrôsser: drura tbut ein Christ viel besser,
er trâgt sein Kreuz mit christlicber Gelassenheit.)
2. La cantate typique en ce genre, c'est la cantate .Wer nur den lieben Gott UOt walten',
<No. 93); elle fut composée en 1738. Les autres, taillêet sur le même modèle, sont
postérieures à l'année 1731.
296 La genèse des œuvres de Bach
cycle de textes de cantates pour l'année 1728-29*; mais il
semble que Bach n'en ait composé qu'un petit nombre; il nous
en reste neuf, dont cinq ont été écrites de 1729 à 1730 et
quatre en 1731^. Mais il se peut que parmi les cantates per-
dues, il s'en trouve beaucoup qui fassent partie de ce cycle.
Signalons, dans le nombre des cantates pour solistes, deux
cantates tout à fait extraordinaires: les cantates - sœurs : „Ich
steh mit einem FuC im Grabe" (J'ai déjà un pied dans la
tombe) No. 156, (3^ dim. après l'Epiphanie), et: „Sehet, wir
gehen hinauf nach Jérusalem" (Voici, nous montons à Jéru-
salem) No. 159, (Estomihi). Cette fois encore, Bach s'ingénie
à caractériser la démarche par les sons. Le premier air de
la cantate „J'ai déjà un pied dans la tombe" (No. 156), roule
sur les notes syncopées que voici:
V^^^R^M^Jzibfc^
Ne dirait-on pas que Bach a eu devant les yeux le célèbre
monument du maréchal de Saxe à St. Thomas de Strasbourg, où
1. Ces textes paruretit en 1732, dans la troisième partie des œuvres de Picander
(jPicanders Ernst-Scherzhafte und satyrische Gedichte. 3. Teil.)
2. Voici les neuf cantates en question :
Les cinq cantates du cycle de Picander composées de 1729 à 1730:
1) ,,Ehre sei Gon" (Noël). Cette cantate n'existe plus que comme fragment;
elle est passée en partie dans la cantate nuptiale ,Gott ist unsere Zuversich:
(T. XIII, No. 3),
2) ,Gott, wie dein Name', No. 171 (Nouvel an),
3) „Ich steh mit einem Fuû im Grabe", No. 156 (3e dim. après l'Epiphanie)
cantate pour solistes (Alto, Ténor et Basse),
4) ,Sehet, wir gehen hinauf nach Jérusalem*, No. 159 (Estomihi); cantate pour
solistes (Alto, Ténor et Basse),
5) ,So du mit deinem Munde belcennest". No. 145 (Mardi de Pâques); Spina
cite cette cantate sous le titre »Ich lebe mein Herze".
Les quatre cantates du cycle de Picander composées en 1731 :
1) „Ich bin vergniigt". No. 84 (Septuagesimae); cantate pour Soprano solo,
2) ,Ich liebe den Hochsten von ganzem Gemiithe", No. 174 (Lundi de Pente-
côte); cantate pour solistes (Soprano, Alto, Ténor et Basse),
La ^Sinfonia" est empruntée au troisième concerto de Brandebourg.
3) ,.Man singet mit Freuden vom Sieg", No. 149 (St. Michel). Le chœur de cette
cantate est emprunté à la cantate de chasse „'Was mir behagt, ist nur die
muntre Jagd", écrite à C^then.
4) ,lch habe meine Zuversichf, No. 188 (21e dim. après la Trinité); cantate
pour solistes (Soprano, Alto, Ténor et Bassej avec orgue obligé. Le concerto
pour clavecin en ré mineur, transcrit pour orgue, comme l'indique une
notice de la partition, servait d'introduction à cette cantate.
Les cantates de 1728 à 1734 297
Pigalle représente le prince descendant vers le sarcophage?
Tandis que l'orchestre esquisse ce tableau, l'on entend ré-
sonner le choral: „Mach's mit mir, Gott, nach deiner Gute"
(Dieu, agis envers moi selon ta bonté).
La cantate «Voici, nous montons à Jérusalem", No. 159,
dépeint Jésus précédant ses disciples, par le motif que voici:
Arioso.
^^-^'-r^^^^^rr&f^i^
Cet arrêt brusque sur la septième produit un effet sai-
sissant: c'est Jésus qui s'arrête et qui se retourne vers ses
disciples pour leur annoncer qu'il marche vers la mort, ainsi
qu'il est dit dans le texte. Comme ils ne comprennent pas,
il s'arrête encore une fois pour le leur répéter.
C'est à cette époque que Bach écrivit les huit cantates
pour organo obligato, c'est à dire des cantates qui exigent
deux orgues: un orgue d'accompagnement et un orgue solo.
Comment le maître s'avisa-t-il de cette combinaison qui nous
semble si étrange? Rappelons-nous qu'il dirigeait ses can-
tates debout devant un clavecin placé entre le grand orgue
et le Positif (Ruckpositiv) du grand orgue, qui avançait dans
l'église. C'est ce qui ressort de la description enthousiaste
que Gessner, le Recteur de l'école St. Thomas, donne de sa
façon de diriger, dans l'édition annotée de Quintilien qu'il
fit en 1738. Une illustration de la première feuille du dic-
tionnaire de musique de Walther (1732) représente également
le directeur du choeur debout derrière l'organiste. C'était
la coutume à cette époque. Or pour les airs, surtout pour
ceux qui étaient d'une certaine difficulté, Bach se trouvait
obligé d'exécuter lui-même la basse chiffrée soit à l'orgue,
où il remplaçait alors l'organiste, soit au clavecin. Dans le
premier cas, il ne voyait pas les instrumentistes; il ne pouvait
donc pas les conduire, ni leur communiquer ses intentions,
soit par un regard, soit par un mouvement de tête comme
29S La genèse des œuvres de Bach
il l'eût désiré sans doute. Quant à l'accompagnement au cla-
vecin, il avait lui aussi ses inconvénients, étant donné l'exiguité
des sons de l'instrument. Tout naturellement, le maître devait
donc songer à tirer parti du Positif en lui donnant un cla-
vier spécial, de sorte qu'on pût en jouer séparément aussi
bien que du grand orgue. En 1722, Scheibe avait déjà cons-
truit un clavier spécial pour le Positif du Grand orgue du
Temple neuf et y avait, en plus, ajouté une pédale. C'est
de la même façon que Bach résolut d'utiliser le Positif de
l'orgue de St. Thomas, qui était très important: il comptait
treize registres, dont une Sesquialtera, qui y avait été ajoutée
lors de la grande réparation, en 1721. Cette Sesquialtera,
Bach la prescrit toujours pour l'exécution du canto fermo du
choral dans les chœurs. Il la demande expressément pour
le choral dans le premier chœur de la Passion selon
St. Matthieu.
Le maître dut réaliser son projet vers 1730.* C'est du
moins ce que font supposer les cantates avec orgue obligé
et le changement que subit la partition de la Passion selon
St. Matthieu après la première représentation. En 1729,
la Passion n'exigeait qu'un orgue, ainsi que l'atteste une
copie de la partition primitive que nous devons à Kirnberger.
Dans la partition définitive, chaque chœur a son orgue à lui.
Il faut donc qu'entre temps on ait installé un second orgue.
Cette hypothèse est confirmée par les registres des comptes
de l'église St. Thomas. Pour l'exercice de l'année 1730, le
budget mentionne, sans autre explication, une dépense de cin-
quante thalers pour réparation de l'orgue. C'est à peu près
ce que coûtait, à l'époque, l'installation d'un clavier. Comme
les travaux furent certainement entrepris en été, il est à sup-
poser que dès l'automne 1730 Bach, au lieu du clavecin
d'accompagnement, jouait sur le nouveau clavier du Positif.
1. Voir, pour ces notes, la préface de Rust au T. XXI le de la Bachgesellschaft
1
Les cantates de 1728 à 1734 299
Il pouvait dès lors accompagner lui-même certaines parties
qui lui semblaient particulièrement importantes, tout en con-
duisant l'orchestre. Aussi quand, dans la partie de la basse
chiffrée, on rencontre des passages non chiffrés ou des par-
ties avec „Organo tacet" ou bien encore „Senza l'organo",
la remarque ne s'adresse qu'à l'organiste du Grand orgue et
ne signifie pas que ces parties doivent être exécutées sans
orgue, mais que le maître se chargeait de les accompagner,
d'après la partition, sur le Positif. '
Comme il se trouvait que le Positif avait des registres
de première beauté, Bach songea à l'employer comme orgue
solo et l'idée lui vint d'écrire des cantates pour orgue obligé.
Le nouveau procédé l'intéressait au plus haut degré; il
prenait plaisir à conduire l'orchestre, le chœur, l'orgue d'ac-
compagnement et les solistes tout ensemble, en tenant le rôle
principal sur son petit orgue. Et cependant, à les voir de
près, ces cantates — nous en possédons huit — offrent moins
d'intérêt qu'on ne le croirait au premier abord. ^ C'est en
vain qu'on y cherche les beaux effets d'orgue où se recon-
naîtrait le Bach des grands préludes; c'est en vain qu'on y
1. On trouvera des exemples très instructifs i cet égard dans les cantates Nos. 92, <M,
95, 97, 99, 100 et surtout dans la cantate No. 177. Voir les préfaces de ces cantates dan*
rÛition de la Bachgesellschafi.
Voici les huit cantates avec organo obligato:
1) „Icb habe meine Zuversicht". Cantate pour solistes (Soprano, Alto, Ténor et
Basse); 21* ditnanche après la Trinité, No. 188.
2) .Erschallet, ihr Lieder', No. 172 (Pentecôte). Cette cantate appartient à la
première période de Leipzig, mais Bach la reprit après 1730 et l'arrangea
pour orgue obligé. C'est pour cette raison que plusieurs feuilles des parties
sont marquées M. A.; Bach, nous l'avons dit plus haut, ne se servit de ce
papier qu'4 partir de l'automne 1727.
3) ,Geist und Seele wird verwirret'. No. 35 (12* dim. après la Trinité).
4) „Gott soll allein mein Herze haben*. No. 169 (18* dim. après la Trinité); can-
tate pour Alto solo.
5) ,Ich geh und suche mit Verlangen*, No. 49 (20« dim. après la Trinité); cantata
pour solistes (Soprano et Basse).
8) ,Wir danken dir Gott', No. 29 (Ratswahlcantate pour le 27 août 1731).
7) ,Wer weiO, wie nahe mir mein Ende", No. 27 (16» dim. après la Trinité).
8) pVergniigte Ruh, beliebte Seelenlusf, No. 170 (6* dim. après la Trinité). Dans
cette cantate, pour Alto solo, se trouve un air accompagné par un orgue
à deux claviers; Bach a donc exécuté la partie d'orgue sur le grand orgue,
et non sur le clavier du Positif.
300 ^^ genèse des œuvres de Bach
cherche des effets qui résulteraient d'un contraste entre
l'individualité de l'orgue et celle de l'orchestre: rien de tout
cela. Ces cantates, et surtout les grandes Sinfonies qui leur
servent d'ouverture, sont quelque peu monotones; elles n'ont
ni le charme ni l'intérêt que présentent, par exemple, les
concertos pour orgue et orchestre de Hàndel. La partie
d'orgue n'est qu'à deux voix, ou plus exactement à une voix,
puisque la basse de l'orgue marche toujours avec celle de
l'orchestre. Somme toute, l'orgue obligé ne remplit que le
rôle d'une grande flûte au son puissant.
Les cantates pour orgue obligé reposent en grande partie
sur des transcriptions. Les introductions en sont tirées de
concerts pour clavecin ou pour violon', emprunts peu heureux,
étant donnée la différence qui existe entre le style d'orgue et le
style de clavecin ou de violon. Ces transcriptions prouvent
toutefois, comme nous l'avons déjà fait remarquer en parlant des
sonates pour violon seul, que l'instrument idéal auquel songeait
Bach tenait tout à la fois du clavecin, du violon et de l'orgue.
Dans ces cantates se rencontrent aussi des airs provenant de
transcriptions^; parfois une déclamation défectueuse en trahit
l'origine^. C'est ainsi que dans le duetto „Dich hab ich je
und je geliebt" de la cantate „Ich geh und suche mit Ver-
iangen" No. 49, le chant a dû être surajouté après coup à une
1. La cantate „lch habe meine Zuversicht", No. 188, a comme ouverture le conceno
pour clavecin en ré mineur, qui, lui-même, n'est qu'un arrangement de concerto pour
violon; la Sinfonia de la cantate ,Geist und Seele sind verwirret". No 35, comme nous
l'apprend l'écriture de l'autographe, n'est que la copie d'un concerto pour clavecin ou pour
violon, dont nous ne connaissons plus l'original; la Sinfonia de la cantate ^Gott soll allein
mein Herze haben", No. 169, est empruntée au concerto pour clavecin en mi mineur; le
final de ce même concerto figure comme Sinfonia dans la cantate ,Ich geh und sucbe mit
Verlangen", No. 49; la grande introduction de la cantate ,Wir danken dir Gott", No. 29, est
un arrangement du prélude de la grande suite en mi majeur pour violon solo.
2. L'air ,Stirb in mir" de la cantate »Gott soll allein mein Herze haben", No. 169,
est surajouté au Siciliano d'un concerto pour clavecin, dont l'allégro figure comme intro-
duction de cette même cantate. C'est un arrangement admirable; le chant se modelle
comme par enchantement sur les fins contours du Siciliaoo: mais ce n'est qu'un ar-
rangement.
3. Par exemple, l'air „Willkommen will ich sagen" de la cantate ,Wer weiB, wie oabe
mir mein Ende", No. 27, n'est guère heureux comme transcription.
Les cantates de 1728 à 1734
301
composition d'orchestre; autrement on ne s'expliquerait
pas qu'un Bach en soit arrivé à une déclamation du genre
:g^^=^^^
3^
z^cjrx:
m-
de celle-ci
^—^—v~^ ^ 1-^=* — •■ <~.0-^=^ —
Dich hab' ich je und je ge-lie-bet.
En général, les cantates pour orgue obligé ne produisent
guère d'effet; on a beau les étudier, on ne peut se défendre
d'un certain mécontentement. C'est que cette façon modeste
de traiter l'orgue plutôt comme un instrument de musique de
chambre nous est devenue entièrement étrangère, grâce à Bach
même. Et encore, comme nous n'avons qu'un seul orgue à
notre disposition, il nous faut combiner la partie de l'orgue
d'accompagnement avec celle de l'orgue obligé, si bien que
l'effet s'évanouit complètement. Du reste, Bach lui-même
devait combiner les deux parties quand il donnait ces can-
tates à St. Nicolas, où il n'avait point de Positif séparé.'
Aussi se lassa-t-il vite de ce genre de cantates; au bout de
deux ou trois ans, il renonça à en écrire. Citons, toutefois,
parmi les cantates pour orgue obligé, la cantate-choral: „Wer
weiC, wie nahe mir mein Ende" No. 27, pour son grand
chœur, qui est d'une rare beauté. En voici le texte:
Wer weifi, wie nahe mir mein Ende?
Hin geht die Zeit, her kommt der Tod ....
Qui sait combien ma fin est proche?
Le temps fuit, la mort approche ....
Pour dépeindre la fuite du temps, l'orchestre, pendant le
chant du choral, fait entendre un tic-tac mystérieux:
^^^^P
^
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jizzÉz
1. Nous savons par un programme qui se trouve dans la partition, que la Ratswabl-
cantaie avec orgue obligé ..Wir dankcn dir Gott*, No. 29, composée pour le 27 août 1731, Tut
ezicutée pour la même circonstance à S;. Nicolas, en 1749.
302 La genèse des œuvres de Bach
Le silence des violons sur le troisième temps est an-
goissant: on dirait un homme qui retient son haleine pour
écouter si le balancier continue sa marche, ou s'il s'est
arrêté pour toujours.
De plus en plus, Bach tendait à revenir à la cantate choral.
Nous possédons environ une vingtaine de cantates de ce
genre qu'il composa entre 1730 et 1734. Mais, au cours de
ces essais, il fut pris comme d'une aversion pour les strophes
de chorals arrangées par Picander et il résolut de s'en tenir
au texte simple. Comme il est presque impossible d'écrire
des récitatifs sur des strophes de choral — bien que le maître
Tait tenté à plusieurs reprises' — ces cantates se composent
exclusivement de chœurs et d'airs^. On ne saurait nier qu'elles
ne soient quelque peu monotones. L'intérêt principal y re-
pose sur le premier chœur; plusieurs, dans le nombre, sont
d'une beauté achevée, mais ils n'empoignent pas l'auditeur.
Quant aux airs, il est clair qu'une strophe de choral est
un texte beaucoup trop long pour un morceau de ce genre.
De plus, ces strophes se suivent sans aucun contraste,
sans aucun développement. Ce ne sont que les variations
sur la même idée et la musique s'en ressent nécessairement.
1. Voir les cantates No. 107 et No. 117.
2. Voici la liste de ces cantates-chorales:
1) ,Der Herr ist mein getreuer Hirt", No. 112 (Misericordias),
2) „lch ruf zu dir, Herr Jesu Christ", No. 177 (4« dimanche après la Trinité),
3) ,Gelobet sei der Herr", No. 129 (Trinité),
4) ^In allen meinen Thaten", No. 97,
5) ,.Lobe den Herren", No. 137 (12e dim. après la Trinité),
6) „Sei Lob und Ehr", No. 117,
7) ,Was willst du dich betriiben", No. 107 (7* dimanche après la Trinité),
8) ,Was Gott thut, das ist wohlgethan", le comp., No. 98,
9) „Was Gott thut, das ist wohlgethan", 2e comp.. No. 99,
10) ,Was Gott thut, das ist wohlgethan", 3* comp., No. 100,
11) ,Es ist das Heil uns kommen her", No. 9 (6* dim. après la Trinité). Ici nous
rencontrons de nouveau des récitatifs de Picander.
12) „Nun danket aile Gott"; cette cantate ne nous est parvenue qu'incomplètement.
Toutefois, il n'est pas dit que toutes ces cantates appartiennent à cette époque: les trois
cantates-chorals sur „Was Gott thut, das ist wohlgethan". Nos. 96, 99 et 100 ont été cer-
tainement composées à intervalles divers. Quelquefois aussi, dans la cantate „In allen
meinen Thaten" No. 97, par exemple, on croit saisir des traces qui prouvent que ce»
œuvres remontent en partie à des compositions de Weimar et de Cothen.
Les cantates de 1728 à 1734 303
Ajoutons qu'en général ces cantates sont très longues:
Bach a eu le malheur de choisir des chorals qui ont
jusqu'à huit et neuf versets! En réalité, le maître faisait là
un essai qui ne pouvait aboutir. Il voulait écrire des va-
riations de chorals pour chœur, soli et orchestre. Or pour
la musique d'orgue, il avait abandonné cette idée dès sa jeu-
nesse, se rendant compte qu'un procédé pareil suppose à
chaque strophe une individualité propre , susceptible d'être
exprimée par la musique. Les strophes manquant.de per-
sonnalité, la musique écrite sur un choral devient néces-
sairement quelconque, ce qui est le cas pour les cantates en
question. C'est que le nombre des chorals susceptibles
d'être traités en cantates est restreint. Mais, par contre,
toutes les fois que Bach rencontre un choral qui s'y prête,
il écrit une œuvre achevée. Nous en possédons deux de ce
genre: la cantate sur le choral de Luther: „Ein feste Burg"
(No. 80), et la cantate sur le choral mystique de Nicolaï:
„Wachet auf, ruft uns die Stimme" (No. 140).
Ce sont, avant tout, des chorals courts: le premier de
quatre, le second de trois versets. Encore le dernier verset
ne doit-il pas être compté: suivant la tradition, il était destiné
à être simplement harmonisé à quatre parties. Reste donc
pour la première cantate trois, pour la seconde deux strophes
à illustrer en musique, strophes dont chacune contient l'idée
d'un grand tableau musical. Qu'on juge d'après ces données
ce qui devait en sortir. Nous insistons sur ces considérations
préliminaires parce qu'on les a trop négligées jusqu'ici dans
les études sur Bach; et cela bien à tort, car le maître est
plus l'esclave de son texte que n'importe quel autre compo-
siteur, précisément parce qu'il veut traduire en musique la
poésie, non les mots.
La cantate „Ein feste Burg" (No. 80), a probablement été
composée pour la fête de la Réformation de 1730, qui fut
célébrée avec un éclat particulier, car on fêtait, cette année-
304 La genèse des œuvres de Bach
là, le deuxième centenaire de la Confession d'Augsbourg'.
Dans le premier chœur „Un fort rempart est notre Dieu",
Bach a traduit le «fort rempart" par un grand choral-fugué
dans le genre de Pachelbel; chaque phrase de la mélodie est
traitée en fugue et se termine par un canon sur le thème en
augmentation entre les trompettes de l'orchestre et les anches
de la pédale de l'orgue. L'ensemble est de dimensions
colossales (deux cent vingt huit mesures). Le texte du second
verset parle de Christ „le héros élu de Dieu", qui vient com-
battre pour les fidèles^. Bach dépeint le tumulte de la bataille
par un motif très caractéristique qu'on rencontre souvent
dans ses œuvres:
1
Au milieu de ce tumulte, le soprano chante le choral,
comme pour appeler au secours, et le héros répond par des
cris de triomphe.
La troisième strophe représente l'assaut des démons contre
le fort rempart:
Und wenn die Welt voll Teufel wàr
Und wollf uns gar verschlingen,
So fûrchten wir uns nicht so sehr ....
Et quand même le monde serait rempli de diables,
Et voudrait nous engloutir,
Nous ne craindrions rien ....
1. La fête de la Rérormation avait lieu le premier dimanche qui suivait le 31 octobre,
jour où Luther (en 1517) avait affiché ses thèses à l'église de >S''ittenberg. La Confession
d'Augsbourg avait été remise à Charles -Quint et au Reichstag le 25 juin 1530. Pour le
deuxième centenaire, il y eut des services religieux trois jours durant (25, 26 et 27 juin;
dans les églises de Leipzig. On exécuta les cantates: „Singet dem Herrn" (No. 190),
,Gott, man lobt dich" (No. 120), ,Wiinschet Jérusalem Gliick" (cette cantate est perdue).
2. Mit unsrer Maeht ist nichts gethan.
Wir sind gar bald verloren ;
Es streit fur uns der rechte Mann,
Den Gott selbst hat erkoren.
Fragst du, wer der ist?
Er helOt Jésus Christ,
Der Herr Zebaoth,
Und ist kein andrer Gott;
Das Fe!d muQ er behalten. —
Les cantates de 1728 à 1734
305
On entend une sorte de signal figuré par les premières
notes du choral ; aussitôt les hordes infernales s'élancent
à l'assaut du fort rempart:
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ij.-*-:^-*-
Le tableau rappelle celui de la lutte de St. Michel avec
l'armée de Satan dans la cantate: „Es erhub sich ein Streit",
No. 19. Au milieu de l'assaut, les fidèles chantent à l'unisson
la mélodie du choral et les assaillants retombent anéantis.
Entre les différentes strophes du choral de Luther, Bach
intercale plusieurs morceaux mystiques tirés de l'ancienne
cantate de Weimar „Alles was aus Gott geboren." ' Luthé-
ranisme et mysticisme, ainsi se résumait la profession de foi
du Cantor de St. Thomas à l'occasion du deuxième centenaire
de la Confession d'Augsbourg.
La cantate sur le choral „Wachet auf, ruft uns die Stimme",
(No. 140), traite la parabole des dix vierges, c'est à dire
l'Evangile du vingt-septième dimanche après la Trinité, très
rare, comme l'on sait, dans l'année ecclésiastique. Le premier
chœur „Wachet auf" (Debout, réveillez-vous) dépeint le grand
réveil. On entend dans le lointain un tintement merveilleux: le
fiancé arrive et les vierges endormies se dressent effarées:
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1. Cène cantate fut écrite pour le dimanche OcuH; Bach ne pouvait en faire usage
1 Leipzig, parce qu'on n'y exicutalt pas de cantates pendant la Passion.
Schweitzer, Bach.
20
306 La genèse des œuvres de Bach
Puis, pour le second verset, une simple ritournelle, en
forme d'air de danse, à laquelle se mêle le choral chanté
par le ténor:
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C'est le cortège du fiancé: il arrive, il passe; la joyeuse
ritournelle s'éteint dans le lointain, et les vierges qui n'étaient
pas prêtes restent seules, désespérées. Il faudra attendre
jusqu'à Berlioz pour rencontrer des pages musicales aussi
dramatiques.
Le maître se rendant compte que seuls les chorals courts
et caractéristiques se prêtent à la cantate, eut l'idée de
suppléer à leur rareté en composant une cantate par la réunion
des plus belles strophes de différents chorals. C'est là l'ori-
gine de la cantate: „Christus, der ist mein Leben" (Christ
est ma vie). No. 95 (16^ dimanche après la Trinité). Les ver-
sets sont tirés des chorals funèbres les plus connus; tous, ils
expriment l'attente joyeuse de la mort, mais avec des nuances
qui donnent à chacun une individualité distincte. Ce sont
précisément ces nuances dans l'expression de la nostalgie de
la mort que la musique exprime d'une façon merveilleuse.
Dans ces cantates, Bach est tout allemand. A la suite
de Schûtz qui, on le sait, avait écrit des Dialogues spirituels,
le maître écrit des Dialogues sur des chorals. Malheureuse-
ment, nous ne possédons que deux cantates de cette espèce:
„Ach Gott, wie manches Herzeleid", No. 58, pour Soprano et
Basse, et »0 Ewigkeit, du Donnerwort", No. 60.* Dans la
1. Il existe deux cantates sur chacun de ces chorals. (Voir encore No. 3 et No. 20).
La cantate No. 58 est écrite pour le dimanche après le Nouvel-an, la cantate No. 60 pour
le 24* dimanche après la Trinité.
Les cantates de 1728 à 1734 307
première, une àme meurtrie par la vie cherche le chemin
du ciel:
Ach Gott, wie manches Herzeleid
Begegnet mir zu dieser Zeit!
Hélas, ô Dieu, combien de maux
Font souffrir mon cœur présentement!
La Basse vient la consoler: «Patience, Patience, c'est le
chemin qui conduit à la félicité," Et le dialogue continue,
avec quelle intensité d'expression, on le devine.
Dans la cantate „0 Ewigkeit, du Donnerwort (No. 60), la
Peur chante la première strophe du choral: «Eternité, parole
de terreur," sur un accompagnement d'orchestre oià s'exprime
l'angoisse la plus saisissante. Survient l'Espoir, qui ne cesse
de répéter cette phrase: „Dieu, j'attends ton salut." Fina-
lement la voix du St. Esprit se fait entendre: «Bienheureux
dès à présent les morts qui meurent dans le Seigneur."
Les cantates pour solistes abondent à cette période dé la
vie de Bach. Outre celles que nous avons déjà mention-
nées, il nous en est parvenu neuf autres qui furent écrites
entre 1730 et 1734.' Ce sont les seules que Bach intitule
„Cantate", les cantates pour chœur étant désignées sous le
nom de Concerto. L'une d'entre elles «Widerstehe doch der
SUnde" (Résiste donc au péché) No. 54, fait J
époque dans l'histoire de la musique, car q: ^ E^jcâ-*---
elle commence sur l'accord de septième: ^ ^ i ' '
1) ,Icb will den Kreuzstab gerne tragcn", No. 56; cantate pour Basse solo (19« di-
manche après la Trinité),
2) ,Icb armer Mensch , ich Siindenknecht", No. 55; cantate pour Ténor solo
(22* dimanche après la Trinité),
3) ,Ich habe genug*, No. 82; Cantate pour Basse (Purification),
4) Jauchzet Gott in allen Landen", No. 51; cantate pour Soprano solo (15* di-
manche après la Trinité),
5) ,Ftlscbe Wclt, dir trau ich nicht". No. 52; cantate pour Soprano solo (23» di-
manche après la Trinité),
6) .Widerstehe doch der SiJnde*, No. 54; cantate pour Alto solo,
7) .Srhiage doch, gewijnschte Stunde", No. 53; cantate pour Alto solo,
8) ,Slebe ich will viel Fischer aussenden", No. 88; cantate pour solistes (Soprano,
Alto, Ténor et Basse); (5* dimanche après la Trinité),
9) ,Wa8 soll ich aus dir macben, Ephraim*, No. 89; cantate pour solistes (Soprano,
Alto et Basse); (22* dimanche après la Trinité).
20*
308
La genèse des œuvres de Bach
Ce n'est donc pas à Beethoven qu'il faut faire honneur du
procédé qui inaugure la musique moderne. Bach s'en était
avisé bien avant lui. Ces cantates pour solistes sont toutes
plus belles les unes que les autres; remarquons qu'il les a
écrites entre sa quarante -cinquième et sa cinquantième
année ^. La nostalgie de la mort emplissait alors son âme
plus que jamais. Qu'on se souvienne plutôt des deux can-
tates pour Basse solo: »Ich will den Kreuzstab gerne tragen"
(Je veux porter ma croix joyeusement), No. 56, et „Ich habe
genug" (C'en est assez), No. 82.
Citons une œuvre oii éclate plus que partout ailleurs la
merveilleuse richesse musicale des cantates d'alors, la can-
tate „Was soll ich aus dir machen, Ephraim?" No, 89, qui
a pour texte ce passage du prophète Osée:^
„Que te ferai-je, Ephraim?
Dois-je te préserver?
Te traiterai-je comme Adma?
Te rendrai-je semblable à Tseboïm?
Mais non, mon cœur a d'autres pensées;
Ma compassion est trop ardente". —
L'accompagnement symphonique de ce récitatif-arioso se
compose de trois motifs qui reviennent sans cesse et simul-
tanément. Le motif de basse exprime la colère de Dieu:
1. De la même époque sont les cantates:
1) „Wer da glaubet und getauft wird". No. 37 (Ascension). Il y a comme du ciel
bleu dans cette musique,
2) ,Ich glaube Herr, hilf meinem Unglauben", No. 109 (21* dira, après la Trinité),
3) ,Nun komm der Heiden Heiland", 2e composition, No. 62 (Ir dira, de l'Avent).
Cette cantate repose en partie sur la cantate pour l'anniversaire de naissance
de la princesse de Côthen.
Les cantates nuptiales (Tome XIII, 1» partie), pour la plupart, se composent d'emprunts:
En voici les titres:
1) ,Dem Gerechten muC das Lichf',
2) ,Gott ist unsere Zuversicht",
3) ,0 ewiges Feuer, o Ursprung der Liebe*,
4) ,Herr Gott, Beherrscher aller Dinge",
5) ,Der Herr denket an uns". Cette Cantate fut écrite i Muhibausen en 1708 pour
les secondes noces du pasteur Stauber i Amstadt, l'ami de Bach.
2. Osée 11, 8. Adma et Tseboïm furent enveloppées dans la catastrophe de Sodome
et de Gomorrhe.
Les cantates de 1728 à 1734
309
dans les violons éclate le motif de l'interrogation:
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les hautbois chantent celui de la douleur:
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Les motifs s'agitent et s'entrecroisent sans conclusion aucune,
comme les intentions mêmes de Dieu à l'égard de son peuple.
Cette précision de langage se retrouve dans deux cantates
pour chœur qui semblent dater de la même époque: „Herr
deine Augen sehen nach dem Glauben" (Dieu, tu regardes la
foi), No. 102 (10^ dim. après la Trinité), et „Es ist nichts Ge-
sundes an meinem Leibe" (Mon corps tout entier est meurtri),
No. 25 (14* dim. après la Trinité). Le chœur de la première
cantate se développe en une succession de trois thèmes, dont
l'un est particulièrement intéressant pour la façon dont il
caractérise la phrase:
aTu les frappes, mais ils ne le sentent pas."
La seconde cantate, cantate de la pénitence comme la pre-
mière, est d'un symbolisme plus profond. Pendant que le
chœur fait entendre cette plainte „Mon corps tout entier est
meurtri", les quatre trompettes, formant un chœur séparé,
exécutent le choral de la contrition „Ach Herr, mich armen
Sùnder" (O Dieu, aie pitié d'un pauvre pécheur), qui déjà a
fourni les thèmes au chœur. Les violons et les hautbois se
lamentent et gémissent:
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EB^^^53
310 La genèse des œuvres de Bach
Mais à partir du moment où, dans le texte, a surgi le mot
„Friede" (paix), les gémissements cessent et le chœur con-
tinue comme bercé par les vagues calmes de la basse:
9-<^rf,-!4:J^S^S
Ces deux belles cantates ont été revues et corrigées par
Emmanuel Bach, qui semble les avoir données à Hambourg,
non sans faire subir aux partitions de nombreuses ratures
qui font le désespoir du lecteur moderne. Tout est corrigé
à faux. Sa pédanterie sacrifie sans scrupule les plus beaux
effets. En outre, la basse chiffrée qui se trouve jointe aux
parties remaniées est inexacte du commencement à la fin.
C'est ainsi défigurée par le fils même du maître que la
cantate „Herr deine Augen", No. 102, parut pour la première
fois, en 1830.
t
XXVII. Les cantates écrites après 1734
Elles sont au nombre de soixante-dix: une trentaine de
cantates libres appartenant presque toutes aux années 1735
et 1736 et une quarantaine de cantates-chorals. Quelques-
unes sont manifestement de l'année 1735, à en juger par les
allusions aux événements contemporains qu'elles contiennent,
en particulier à la guerre de la succession de Pologne qui
battait alors son plein en Italie et sur les bords du Rhin.
La Saxe n'y fut pas mêlée et les habitants suivirent les
événements avec la satisfaction égoïste du spectateur désinté-
ressé. Aussi, dans la cantate du Nouvel an „Lobe den Herrn"
(Mon âme, bénis l'Eternel) No. 143, l'année écoulée, qui appa-
raît féconde en calamités pour les pays voisins, est-elle célébrée
comme une année de paix et de bénédiction pour la Saxe*.
1. Voici deux autres cantates où transparaissent les événements de 1735:
„Wâre Gott nicht mit uns ura dièse Zeit" (Si Dieu n'était pas avec nous par ce temps),
No. 14, (4» dimanche après l'Epiphanie).
„Gott der Herr ist Sonn und Schild" (Dieu, le Seigneur est le soleil et le bouclier),
No. 79, (Fête de la Réformation).
Les cantates écrites après 1734 31 ]
Il est à supposer que Bach élabora cette annêe-Ià un
cycle nouveau de cantates; du moins nous possédons encore
complète la série des cantates pour tous les dimanches entre
Pâques et la Pentecôte'.
Les tendances descriptives apparaissent encore plus déve-
loppées qu'auparavant; les thèmes caractéristiques abondent.
Voici, par exemple, le motif principal de la cantate pour l'As-
cension ,Gott fahrt auf mit Jauchzen" (Dieu s'élève avec
jubilation):
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— j(-f-^^gEfE=g=^^^^E^^==^g^
Dans la cantate „Es ist ein trotzig und verzagtes Ding", No. 176
(Trinité), le maître traduit le mot «Trotz" (obstination); la
cantate „Meine Seufzer, meine Trânen" (Mes gémissements,
mes pleurs). No. 13 (2- dim. après l'Epiphanie), se compose
uniquement de lamentations; de la cantate „Er rufet seinen
Schafen mit Namen" (Il appelle ses brebis par leur nom),
No. 175 (Mardi de Pentecôte), le maître tire une idylle pasto-
rale-. Dans la cantate „Brich dem Hungrigen dein Brot",
No. 39, sur le texte , Romps ton pain à celui qui a faim et
1. Les compositions de cette annie, elles aussi, contiennent beaucoup d'emprunts, dont
voici un aperçu ;
1) ,Wtr mich liebi, der wird mein Wort halten" (2« composition) No. 74 (Pente-
côte); cette cantate repose sur une cantate de Côtben. En la remaniant, Bach
a converti en cbœur le duo du commencement, ce qui n'est pas à l'avantage
de la piicc.
2) .Also bat Gotr die Welt gcliebt* No. 68 (Lundi de Pentecôte). Les soi:
de cette cantate, entre autres le c61£bre air de la Pentecôte, sont empruntés i
la cantate de chasse de l'époque de Côtben „VE'a5 mir behagt ist nur die muntre
Jagd (Voir p. 220 et suiv.).
3) .Unser Mund sei voll Lachens* (Noël) No. 110. Le premier chœur de cettt
cantate est «urajouté i l'Allégro de la Partita pour orchestre en ré majeur
(Voir p. 209).
4) ,V7ir mûssen durch viel Triibsal in das Reich Cottes eingeben' No. 143
(Jubilate). Le premier choeur est surajouté à l'adagio du concerto pour orchestre
en ré mineur.
5) .Freue dich, erlôste Scbaar" No. 30 (St. Jean 1738). Cette cantate repose en
partie sur la cantate profane ,Angenebmes Wiederau' (Voir p. 238).
6) ,0 ewiges Feuer, o Ursprung der Liebe" No. 34 (Pentecôte). Cette cantate
fut écrite primitivement pour la cérémonie du mariage d'un pasteur.
3. Voir dans cette cantate un charmant air pour trois flûtes.
312
La genèse des œuvres de Bach
ceux qui sont dans la misère, conduis-les dans ta maison",
la musique dépeint toute une bande de miséreux qui se
traînent péniblement sur la route: bref, chacune de ces can-
tates pourrait être citée comme un chef-d'oeuvre de descrip-
tion musicale. L'une des plus remarquables est celle pour le
dimanche Jubilate „Ihr werdet weinen und heulen". No. 103,
sur ce verset de St. Jean: »Vous pleurerez et vous vous la-
menterez et le monde se réjouira; vous serez dans la tristesse,
mais votre tristesse se changera en joie" (16, 20). Bach
pousse jusqu'à l'extrême la description du contraste entre la
douleur et la joie, par l'antagonisme de ces deux motifs:
Motif de la douleur.
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Motif de la joie.
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-1 — I — : 1 — I —
Signalons encore la cantate „Ich elender Mensch, wer wird
mich erlôsen", No. 48 (19^ dim. après la Trinité), sur cette pa-
role de St. Paul: «Malheureux que je suis! Qui me délivrera
de ce corps mortel?*, question désespérée que Bach formule
ainsi:
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En passant en revue les textes de ces cantates', on s'aper-
1. Voici les cantates libres pour choeur de cette époque, dont il n'a point encore été
fait mention :
1) .Erfreut euch ihr Herzen"; No. 66 (Mardi de Pâques).
2) „Es ist euch gut, dass ich hingehe"; No. 108 (Cantate).
3) ,Sie werden euch in den Bann thun*; 2« composition No. 183 (Exaudi).
4) „Auf Christi Hiramelfabrt allein"; No. 128 (Ascension).
5) aEs wartet ailes auf dich"; No. 187 (7* dim. après la Trinité). Nous avons
rencontré des parties de cette cantate dans la Messe en sol mineur.
6) ,Wer Dank opfert, der preiset mich"; No. 17 (14e dim. après la Trinité).
Les cantates écrites après 1734 313
çoit que la parole biblique y joue un rôle bien plus impor-
tant que dans les cantates précédentes. Or, comme l'ancienne
cantate allemande se composait ou bien de versets bibliques
ou bien de strophes de chorals, ces cantates, comme les
cantates-chorals, marquent, en quelque sorte, un retour en ar-
rière. Le maître imposa à son librettiste deux ou trois versets
bibliques pour chaque texte; à quelques exceptions près, les
grands chœurs, notamment, traitent tous des textes sacrés.
Ce retour aux textes de l'Ecriture devait entraîner tout
naturellement le rétablissement du récitatif-arioso, puisqu'il
était défendu de se servir du récitatif parlé et de l'air italien
pour traduire en musique les paroles sacrées. De là, dans ces
cantates, toute une série d'ariosos qui rappellent ceux de la
Passion selon St. Matthieu. Dans le nombre s'en trouvent
de tout à fait simples', dans le style du récit de l'institution de
la sainte cène. Mais le plus souvent, la déclamation est portée
par un grand accompagnement symphonique. Le morceau le
plus admirable en l'espèce, c'est l'arioso du Dialogue pour
Soprano et Basse „Selig ist der Mann", No. 57 (2* jour de
Noël), sur ce verset de l'Epître de St. Jacques: «Heureux
l'homme qui supporte patiemment l'épreuve; car, après lavoir
été éprouvé, il recevra la couronne de vie" (2. 12)^.
7) ,Nun ist dis Heil und die Kraft"; No. 50 (Sr. Michel). Cène cantate ne se
compose que d'un grand choeur en double fugue d'une vigueur tout à fait extra-
ordinaire Peut-être n'est-ce aussi qu'un fragment de cantate.
8) .Es ist dir gesagi, Mensch"; No. 45 (8* dlm. après la Trinité).
9) Bleib bei uns, denn es will Abend werden"; No. 6 (mardi de Pâques).
1. Voir les Cantates No. 39, No. 45 et No. 187.
2. Voici les autres cantates pour solistes de cette époque :
1) .Bisher habt ihr nichts gebeten In meinera Namen*; (Alto, Ténor et Basse)
No. 87 (Rogate).
2) ,Ich bin ein guter Hin*; (Soprano, Alto, Ténor, Basse) No. 85 (Misericordias).
3) .LIebster Jésus, mein Verlangen"; (Soprano et Basse) No. 32 (Epiphanie).
4) .Sùsser Trost, mein Jésus kommt"; (Soprano, Alto, Ténor, Ba.sse) No. 151
(3* jour de Noël).
5) .Es reifet euch ein scbreciclich Ende*; (Alto, Ténor, Basse) No. 90 (25* dim.
après la Trinité).
6) .Am Abend aber desselbigen Sabbathes' ; (Soprano, Alto, Ténor, Basse) No. 42
(Quasimodogeniti).
La cantate pour Ténor solo: .Meine Seele rùhmt und preist". No. 189, que
Spitta (II, p. 564) cite avec ces cantates, est une œuvre de jeunesse écrite vrai-
semblablement entre 1707 et 1710.
314
La genèse des œuvres de Bach
Cette fois encore, dès que le passage biblique renferme
une certaine poésie de la nature, la musique de Bach atteint
à la suprême beauté. II en est ainsi dans deux cantates sur
le crépuscule du soir: „Bleib bei uns, denn es will Abend
werden" (Reste avec nous, car le soir approche), No. 6 (Lundi
de Pâques), et „Am Abend aber desselbigen Sabbats" (Le soir
même de ce sabbat), No. 42 (Quasimodogeniti). La première
dit l'apparition de Jésus aux disciples d'Emmaiis, la seconde
commente ce verset de l'Evangile selon St. Jean: „Le soir
même de ce sabbat — les portes du lieu oii se trouvaient les
disciples étaient fermées, à cause de la crainte qu'ils avaient
des Juifs — Jésus vint et se présenta au milieu d'eux" (20, 19).
Comment analyser dignement cette page musicale? C'est la
clarté du jour qui s'évanouit; ce sont des appels lointains
qui se perdent; c'est le grand silence, la grande mélancolie,
l'immense paix du soir! L'arioso „Am Abend, da es kiihle
ward" de la Passion selon St. Matthieu avait déjà traduit
puissamment cette poésie du crépuscule. Or, la Sinfonia de la
seconde cantate n'est que la reprise en grand de cette esquisse.
Les deux motifs suivants donneront une idée de la façon
dont Bach traduit en musique le fuyant et l'insaisissable:
i
-»-f-
w^
ss
«
5
^^
-è^W-9-
rrrrrr^LU
cantabile
Quel n'eût pas été l'étonnement de l'auteur de la Symphonie
pastorale, s'il eût eu connaissance de cette œuvre de Bach!
Mais ce retour aux sources sacrées de la poésie biblique,
n'eût-il point dû, tout naturellement, entraîner un renouvelle-
ment complet de la cantate? Sans doute; et s'il n'en fut
rien, c'est que la longue habitude des rimes piteuses et des
fades libretti de Picander avait comme émoussé le goût
Les cantates écrites après 1734 315
poétique du maître. Au lieu de songer à combiner des
passages bibliques en une sorte de mosaïque, à puiser
directement dans l'Ecriture sainte, comme l'avait fait Schiitz,
il restait sous la tutelle de son librettiste. Et puis, il man-
quait de clairvoyance; il passa à côté des plus beaux passages
de la Bible, des passages de St. Paul et de l'Evangile selon St.
Jean, que lui seul, pourtant, le grand mystique, eût été à
môme de traduire en musique. Il n'a même pas découvert
le treizième chapitre de la première Epître aux Corinthiens.
Pour grande que soit son œuvre, elle est pauvre en grands
sujets — par sa faute. Cette fois encore, au lieu d'aller
jusqu'au bout du chemin sur lequel il s'était engagé, il revint
à la cantate-choral.
Un cycle entier de cantates-chorals était échu en partage
à Friedemann Bach. Nous savons ce détail par une lettre
de Forkel, écrite de Gôttingue à la date du 4 avril 1803. Il
y raconte qu'un moment il eut l'idée d'acheter ces cantates à
Friedemann, qui se trouvait alors dans la gêne; mais comme
il ne pouvait lui payer les vingt Louisd'or qu'il demandait, il
acheta pour deux Louisd'or la permission d'emporter chez lui
le cycle entier et de le parcourir. Il en profita pour copier les
deux cantates „Es ist das Heil uns kommen her" (No. 9), et
„Wo Gott, der Herr, nicht bei uns hait" (No. 178). Plus tard,
ce même cycle fut vendu douze Thalers. Forkel ne put
savoir quel en fut l'acquéreur'. Quoi qu'il en soit, d'heureux
1. Voici le passage en question de la lettre de Forkel (3 Avril 1803). ,Ich babe den
ganzen Jahrgang von Wilh. Friedemann Bach im Hause gehabt, und zwar gerade den-
ienigen, der so vortrefflich Uber Choralmelodien gcarbeitet ist. Friedem. Bach war damais
In grosser Noth, und forderte von mir fiir den eigenthumlichen Bcsitz des Jahrgangs
20 Louisd'or, fur die blosse ûurchsicht aber 2 Louisd'or. Ich war damais nicht reich
genug, mir auf einmal 20 Louisd'or anzulcgen, die 2 Louisd'or aber Iconnte Ich tragen.
Hâtte ich das Ganze in diesem halben Jahre abschreiben lasscn wollen, so wUrde es mir
mebr als 20 Louisd'or gekosiet haben. Ich beschloss daher mir einige der allervorziig-
llchsten Stlicke fijr meine 2 Louisd'or Communicationsgebûhren seibst aus diesem Jahr-
gang abzuschreiben. Ich besitze demnach jetzt nur 2 Stiicke ijber die Chorale ,Es ist das
Heil uns kommen her" und ,Wo Gott, der Herr nicht bei uns hiilt*. Beide Stiicke sind
ausserordentlich schôn. Der ganze Jahrgang, Tiir welchen ich 20 Louisd'or bczahlen sollte,
wurde hernach tus Noth flir 12 Thaler verkauft. Ich weiss aber nicht, wohin er gekom-
men ist."
316
La genèse des œuvres de Bach
hasards voulurent que, dans la suite, ces partitions dispersées
à travers l'Allemagne reparussent l'une après l'autre, soit en
autographes, soit en copies; si bien qu'à l'heure actuelle il
n'en manque guère plus d'une quinzaine pour que le cycle
soit complet. L'une ou l'autre se retrouvera certainement
quelque jour.
L'une de ces cantates contient des allusions aux événe-
ments de la seconde guerre de Silésie (1744-45): c'est la
cantate „Du Friedefiirst, Herr Jesu Christ" (Jésus -Christ,
Seigneur de la paix). No. 116, pour le 25^ dimanche après la
Trinité (15 Nov. 1744). Le pays saxon ayant eu beaucoup
à souffrir de l'invasion prussienne, la cantate supplie Dieu
de détourner ces maux. L'œuvre a été écrite sous le coup
d'une émotion profonde'. On com.prend alors que Bach, trois
ans plus tard, n'ait pas montré trop d'empressement à se
rendre à l'invitation de Frédéric -le -Grand, en qui il voyait
l'oppresseur de sa patrie. Si finalement il s'y décida, ce ne
fut que sur les instances d'Emmanuel, qui craignait que ce
refus n'entrainât sa disgrâce. Mais une fois en présence de
cette personnalité extraordinaire, Bach fut subjugué et alla
jusqu'à payer son tribut à l'ennemi de la Saxe: il écrivit
l'Offrande musicale.
En tout, nous possédons trente six cantates-chorals écrites
1. Voici la strophe du choral sur laquelle est écrite le premier choeur de cette cantate:
Chœur:
Du, Friedefiirst, Herr Jesu Christ
Wahr Mensch und wahrer Gott
Ein starker Nothhelfer du bist
Im Leben und im Tod.
Drum wir allein im Namen dein
Zu deinem Vater schreien.
Récitatif:
Ach lass uns durch die scharfen Ruten
Nicht allzuheftig bluten . . .
Wohlan, so strecke deine Hand
Auf ein erschreckt geplagtes Land !
Die kann der Feinde Macht bezwingen
Und uns bestandig Frieden bringen.
O prince de la paix, Seigneur Jésus,
Vrai homme et vrai Dieu,
Tu es un puissant secours
Dans la vie et dans la mort.
C'est pourquoi nous nous adressons
A ton père en ton nom.
Ah ! ne nous laisse pas saigner
Trop cruellement sous les verges . . .
Allons ! étends ta main
Sur un pays effrayé, désolé!
Elle peut réduire la puissance de l'ennemi,
Et nous assurer la paix pour toujours.
Les cantates écrites après 1734 317
entre 1735 et 1745'. Dans le nombre, il en est une écrite
sur un choral de Hans Sachs: „Warum betrùbst du dich,
mein Herz" (Mon cœur, pourquoi t'affliges-tu). No. 138.
Quant à la moyenne des textes, elle est d'une banalité
désolante; on sent que Bach, las de ses vaines tentatives,
a renoncé une fois pour toutes à trouver le texte idéal et
que, faute de mieux, il s'abandonne entièrement à Picander.
1. Voici, d'après Spitta la liste complète de ces dernières cantates par ordre alpha-
bétique:
1) ,Ach Gott, vom Himmel sieh darein" No. 2 (2« dim. après la Trinité).
2) ,Ach Gott, wie manches Herzeleid" No. 3 (2« dim. après l'Epiphanie).
3) ,Ach HeiT, mich armen Siinder" No. 135 (3» dim. après la Trinité).
4) ,Ach lieben Christen, seid getrôst" No. 114 <17o dim. après la Trinité).
5) ,Ach wie nichtig, ach wie fliichtig* No. 26 (14» dim. après la Trinité).
6) ,Allein zu dir Herr Jesu Christ" No. 33 (13» dim. après la Trinité).
7) ,Aus tiefer Not schrei ich zu dir" No. 38 (21e dim. après la Trinité).
8) ,Cbristum wir sollen loben scbon* (A solis ortus cardine) No. 121 (2* jour de
Noël).
9) .Christ unscr Herr zum Jordan kam" No. 7 (St. Jean).
10) ,Das neugeborne Kindelein" No. 122 (dimanche après Noël).
11) ,Du FriedeTùrst, Herr Jesu Christ" No. 116 (25» dim. après la Trinité).
12) ,ErhaIt uns Herr bel deinem Wort* No. 126 (6« dim. après la Trinité).
13) .Gelobet seist du Jesu Christ" No. 91 (Noël).
14) „Herr Christ, der einig Gottessohn" No. 96 (18» dim. après la Trinité).
15) .Herr Gott, dich loben aile wir' No. 130 (St. Michel).
16) „Herr Jesu Christ, du hôchstes Gut" No. 113 (11* dim. après la Trinité).
17) ,Herr Jesu Christ, wahr'r Mensch und Gott" No. 127 (Estomihi).
18) ,Ich freue mich in dir" No. 133 (3* jour de Noël).
19) ,Icb hab in Gottes Herz und Sinn* No. 92 (Septuagesimii). La mélodie
de ce choral est empruntée à une chanson française du commencement du
XVI» siècle: ,11 me suffit de tous mes maux" (voir p. 20).
20) «Jesu, der du meine Seele" No. 78 (14» dim. après la Trinité).
21) Jesu nun sei geprciset' No. 41 (Nouvel an).
22) .Liebster Immanuel, Herzog der Frommen" No. 123 (Epiphanie).
23) , Mâche, dich mein Geist bereit* No. 115 (22» dim. après la Trinité).
24) ,Meinen Jesum laQ ich nicht" No. 124 (l" dim. après l'Epiphanie).
25) ,Mein« Seel erhebet den Herrn' No. 10 (Visitation).
26) «Mit Fricd und Freud ich fahr dahin" No. 125 (Purification).
27) ,Nimm von uns, Herr, du treuer Gott" No. 101 (10» dim. après la Trinité).
28) ,Nun komm der Heiden Heiland" (2i»'ne composition) No. 62 (Ir Avcnt).
29) .Schmucke dich, o liebe Secle" No. 180 (2* dim. après la Trinité).
30) ,Warum betriibst du dich, mein Herz" No. 138 (15» dim. après la Trinité).
D'après certains indices de la partition autographe — entre autres la notation
du hautbois — cette cantate pourrait avoir été composée dès 1733.
31) .Was frag ich nach der Welf No. 94 (9« dim. après la Trinité).
32) .Was mein Gott will, das gescheh allzeit" No. 111 (3» dim. après la Trinité).
33) ,Wie schôn leuchtet der Morgenstern" No. 1 (Annonciation).
34) ,Wo Gott, der Herr, nicht bci uns hiilt' No. 178 (8» dim. après la Trinité).
35) ,Wohl dem, der sich auf seinen Gott" No. 139 (23» dim. après la Trinité).
36) .Wo 8oll ich fliehen hin' No. 5 (19» dim. après la Trinité).
318 La genèse des œuvres de Bach
Celui-ci, de son côté, travestit à son gré les plus beaux
chorals en textes de cantates. Nous connaissons les procédés
qu'il emploie, nous allions dire, les tortures qu'il fait subir
aux belles strophes anciennes, afin de les moderniser. Pour
être juste, disons que cette fois il y a mis un peu plus
de tact et de modération que naguère, lors des cantates-
chorals de l'époque moyenne. En général, il laisse intacte
la première strophe qui doit servir de texte au grand chœur
de la cantate; le choix des chorals est assez heureux; il en
est qui se prêtent vraiment à être traités en cantates. Ce-
pendant, malgré tout, le mieux n'est guère sensible et les
textes des dernières cantates de Bach n'en restent pas moins
défectueux.
La musique, par contre, ne trahit aucune faiblesse, à un tel
point qu'on se demande parfois si ce sont bien là des œuvres
de la dernière époque de Leipzig. L'inspiration en est si
jeune, qu'on serait tenté de les classer parmi les compositions
de Weimar, n'était une certaine perfection, disons, une certaine
routine de la forme qui prouve l'expérience consommée d'un
maître. Quelques-unes même sont plus fraîches et plus jeunes
que les œuvres de l'époque moyenne. Ce retour au primitif
se remarque assez fréquemment chez les grands génies, dans
le domaine de l'art aussi bien que dans celui de la pensée.
Chez Bach, il se trahit surtout par la simplicité de l'instru-
mentation; pour les airs notamment, le maître se contente
le plus souvent d'un ou de deux instruments, quand il ne
préfère pas l'accompagnement de la simple basse chiffrée.
Ce sont naturellement les cantates de Noël qu'il faut citer
avant tout parmi „les œuvres de jeunesse" de la dernière
époque de Leipzig: celui qui les écrivait approchait de la
soixantaine, mais les petits enfants qui jouaient à ses pieds
l'empêchaient de songer à son âge. Mentionnons tout spé-
cialement les cantates: „Gelobet seist du, Jesu Christ", No. 91
(Noël); „Das neugeborne Kindelein", No. 122 (dim. après Noël);.
Les cantates écrites après 1734 319
ajesu, nun sei gepreiset" No. 41 (Nouvel-an) et „Liebster
Immanuel, Herzog der Frommen" No. 123 (Epiphanie).
Cette dernière, en particulier, est une de celles que l'on
ne peut oublier, tant les harmonies en sont simples et leur
charme indéfinissable. L'orchestre et le chœur répètent, sans
relâche, le petit motif que voici:
-4=^
jÊizrz
La phrase est empruntée aux premières notes de la mélodie
du choral et correspond aux paroles: «Emmanuel, bien-aimé".
C'est ce mot que répète la foule nombreuse rassemblée au-
tour du Christ qui vient de se révéler au monde; elle lui
prodigue des caresses, lui saisit les mains, elle baise le bas
de sa robe, afin qu'il ne s'en aille point. Tel est le tableau
qu'évoquait aux yeux de Bach le récit de l'Epiphanie M
La seule particularité qui annonce l'œuvre de l'homme
mûr, c'est l'absence de toute recherche de formes nouvelles.
Quand Bach développe une idée, il manque ce je ne sais
quoi d'imprévu qui fait le charme des œuvres de jeunesse.
L'enchaînement des harmonies, lui aussi, est en quelque sorte
trop logique. Bach écrit comme un mathématicien qui a
trouvé des formules parfaites pour toutes les opérations et
qui ne se soucie plus d'en chercher d'autres. Ce qui ne veut
point dire que le maître en arrive à faire de la musique à l'aide
de formules et avec le seul secours de la science: l'invention
1. Mentionnons encore, pou leur simplicité, les cantates:
,Meinen Jesum laO Icb nicbt' No. 124 (Ir dira, apris l'Epiphanie).
.Mit Fried und Freud ich fahr dahin" No. 125 (Purification).
.Jesu nun sei gepreiset* No. 41 (Nouvel-an).
,Herr Jesu Christ, du hôchstcs Gut* No. 113 (11* dira, après l'Epiphanie).
,Herr Jesu Christ, wahr Mensch und Gotf No. 127 (Estomihl). Dans cette can-
tate aussi, comme dans celle pour Estomlhi ,Du wabrer Gott und Davidssohn*
No. 25, le morceau de concours pour Leipzig, le maître fait exicuier par le»
instruments la mttodie de l'Agnus dei
320
La genèse des œuvres de Bach
ne faiblit pas. Pour ce qui est des thèmes et des motifs,
les compositions de la dernière époque ne le cèdent en rien
à celles des autres. La vivacité avec laquelle le maître aborde
son texte est toujours la même; il n'est pas jusqu'à la tendance
à l'exagération que nous lui avons connue de tout temps,
qui ne persiste. Il continue à affectionner le descriptif; bien
plus, les exemples de thèmes caractéristiques sont plus abon-
dants que jamais. Dans la cantate „Herr Christ, der einzig
Gottessohn", No. 96, se trouve le texte suivant: «Tantôt à
droite, tantôt à gauche je dirige mes pas égarés*". Bach se
laisse aller au plaisir de décrire cette allure titubante, au
risque même de tomber dans le grotesque. Voici la démarche
de la basse:
^ 4-i1 ^^Hri-^^-P^ I i *' l*^ * Jl \T^^T^=^
Dans l'air: „Mes pas chancelaient de peur''^ de la can-
tate «Allein zu dir, Herr Jesu Christ", No. 33, le titubement
est ainsi représenté:
1
^^
^J {.'JJ'^^^fc — "tkb
Il n'est pas douteux que telle ne soit la signification de ce
thème, car il revient sous une forme plus simple dans l'air:
1. ,Bald zur Rechtea, bald zur Linken, ienkt sich mein verirrter Schritt.*
2. ,Wie furchtsam wanktea meine Schritte."
Les cantates écrites après 1734
321
, Comme elles tremblent et chancellent, les pensées des pé-
cheurs", de la cantate „Herr, gehe nicht ins Gericht" • :
I
^
^t^
^
i^ipzn
-1-#
3D«:
-'h-î'-
Si nombreux sont les motifs descriptifs dans ces dernières
cantates que l'on n'a que l'embarras du choix pour les
exemples. La cantate „Ich hab in Gottes Herz und Sinn*,
No. 92, illustre de la façon suivante les paroles „Voyez comme
se rompt et comme tombe tout ce qui n'est pas maintenu
par le bras puissant de Dieu":
§^=e=H^;=^^
'^
^Ê^^=^^¥^
m
Le motif est identique, on le voit, à celui du récitatif-arioso
de la Passion selon St. Matthieu „Le Sauveur se prosterne
devant son Père":
I
H^
=^=^
?=^=^
^EÎEl3iE^^E^*^^^
Dans un récitatif de la cantate „Herr Jesu Christ, du hôch-
stes Gut" (No. 113), figure le mot rire^. C'est pour le maître
une occasion de développer tout le récitatif sur une basse
obstinée qui fait entendre un rire puissant:
Parfois l'association d'idées picturales qui a donné nais-
sance au thème est tellement lointaine, qu'il faut faire tout
un détour pour la découvrir. Prenons, par exemple, l'air „Le
1. Voir lussi Is cantate: pich glaube Herr, hilf meinem Unglauben* No. lOd qui
traite la foi chancelante; elle repose toute entière sur le motif du titubement.
2. «Jedoch dein beilsam Wort das macht, daQ mir das Herze wieder lacht."
Schveltzer, Bach.
21
322
La genèse des œuvres de Bach
grain de blé ne peut produire aucun fruit, s'il ne tombe sur
le sol"', qui se développe sur la basse obstinée que voici:
-#-»-
Ê5?E6^^^^
î-rs
P^^Ê^l^^
-é H 0-
Quelle en est la signification? N'est-ce point le geste du
semeur que représente la musique? Car, alors, tout s'explique:
c'est, en effet, comme si, dans le lointain, l'on voyait à inter-
valles réguliers un bras s'étendre une fois, deux fois, trois
fois; la traînée des grains reste suspend" -.. l'air pendant
un instant, et puis tombe à terre. Thème unique en son
genre! On ne peut se lasser de le contempler avec une sur-
prise toujours nouvelle. Combien caractéristique est cet arrêt
entre les différents mouvements! Encore est-ce là un des
rares cas oîx nous puissions retracer la genèse du thème:
Bach, lui aussi, ne réussissait pas toujours du premier coup !
Déjà pendant la composition du premier chœur le thème de
l'air le hantait. Croyant le tenir, il le nota à la hâte au bas
de la page, sous cette forme:
La transformation a donc consisté, précisément, à remplacer
le rythme souple à trois temps par le rythme saccadé à quatre
temps, et à introduire des pauses: en un mot, à lui donner
le rythme caractéristique du mouvement du semeur, que l'es-
quisse n'exprimait qu'imparfaitement.
1. „Kein Frucbt das Weizenkômlein bringt es fall denn in die Erden"; cantate ,Acb
lieben Christen, seid getrost." No. 1 14.
Les cantates écrites après 1734
323
L'exemple de description musicale le plus grandiose que
contiennent les cantates de la dernière époque, c'est le chœur
de la cantate pour la St. Jean: «Christ, unser Herr, zum Jor-
dan kam", No. 7 (Jésus-Christ, notre Sauveur, vint au Jourdain).
Nous ne nous étonnerons pas que Bach ait saisi l'occasion de
décrire le mouvement des vagues du fleuve. Mais ce qu'il
y a de surprenant, c'est l'observation qui se trahit dans cette
description: le maître a vu les grandes et les petites vagues,
il a vu les vagues lentes renversées par les vagues rapides,
il a compris que ce rythme si monotone en apparence est
comme la résultante d'une diversité insaisissable de rythmes
toujours changeants. Tout naturellement il en arrive donc à
représenter les flots rapides du Jourdain par une série de
thèmes diversifiés qu'il agence simultanément:
^I^ÏIE
=5i^
=^
-1 — (— p — I — . — 1—1 — — I — I — I —
I > — I I I — I I — '
É^Ë^^^i^^^
p^^p ;«-M^^î^
--SC-=f:
-• — ^
:tf
Qu'on se figure l'effet que produit la simultanéité de ces
thèmes! Quel raffinement, raffinement qui n'est pourtant que
du réalisme, dans l'emploi de toutes les combinaisons ima-
ginables des motifs, en vue de produire ces enflements et
21*
324 La genèse des œuvres de Bach
ces decrescendos tantôt subits, tantôt lents des vagues d'un
fleuve rapide. Et cette basse avec ces intermittances irré-
gulières, n'évoque-t-elle pas ce bruit sourd qui sort de la
profondeur des ondes? Un instant, on cesse de l'entendre,
puis, tout à coup, le voici qui retentit à nouveau!
Est-ce trop de dire que cet accompagnement d'orchestre
fait époque dans l'histoire de la musique descriptive?
IV PARTIE
LE LANGAGE MUSICAL DE BACH
XXVIIL Le symbolisme de Bach
Bach était un poète et ce poète était, en même temps,
un peintre.
Ce n'est point là un paradoxe. Nous avons l'habitude de
dénommer un artiste d'après les moyens dont il se sert pour
traduire sa vie intérieure: musicien s'il emploie les sons,
peintre s'il emploie les couleurs, poète s'il emploie les mots.
Mais il faut bien convenir que ces catégories, établies d'après
un critérium extérieur, sont fort arbitraires. L'âme de l'ar-
tiste est un tout complexe où se mélangent en proportions
infiniment variables les dons du poète, du peintre, du musi-
cien. Rien ne nous force à poser en principe que des pro-
cédés d'un certain ordre doivent toujours exprimer un rêve
intérieur du même ordre, que, par exemple, on ne puisse, à
l'aide des sons transcrire qu'un rêve de nature musicale. Il
n'y a aucune impossibilité à concevoir un rêve de poète ré-
alisé par les couleurs ou un rêve de musicien réalisé par
les mots, et ainsi de suite. Les exemples de ces transpositions
abondent.
Schiller était musicien. En concevant ses œuvres, il avait
des sensations auditives. Dans une lettre à Korner, du
25. Mai 1792, il s'exprime ainsi: „La musique d'une poésie
est bien plus souvent présente à mon âme, quand je m'as-
sieds à ma table pour l'écrire, que l'idée nette du contenu, sur
326 L^ langage musical de Bach
lequel souvent je suis à peine d'accord avec moi-même"*.
Goethe, lui, était peintre au point qu'il fut longtemps hanté par
l'idée que sa vraie vocation était peut-être la peinture. Il
étudiait le dessin avec obstination et souffrait de ne pouvoir
rendre les choses telles qu'il les voyait. On sait comment, pour
en finir avec ces incertitudes, il imagina, au cours d'un voyage
à pied qui le ramenait de Wetzlar vers le Rhin, de consulter
le sort pour décider de son avenir. „Je suivais, raconte-t-il
dans Poésie et Vérité, la rive droite de la Lahn et voyais à
quelque distance au-dessous de moi la rivière, dissimulée
parfois par de riches saussaies, glisser aux rayons du soleil.
Alors se réveilla en moi mon ancien désir de pouvoir peindre
dignement de tels objets. Je tenais par hasard un beau
couteau de poche dans ma main gauche; et, à l'instant, j'en-
tendis retentir au fond de mon âme l'ordre impérieux de
lancer sur-le-champ ce couteau dans le fleuve. Si je le voyais
tomber, mon vœu d'artiste serait exaucé; si le plongeon du
couteau était dissimulé par les branches qui surplombaient,
il me fallait renoncer à mon souhait et à mes efforts. A
peine conçue, cette fantaisie fut mise à exécution, car, sans
avoir égard à l'utilité du couteau qui renfermait plusieurs
pièces, je le lançai aussitôt de toute ma force, avec la main
gauche, dans la rivière. Malheureusement, cette fois aussi,
je dus éprouver la trompeuse ambiguité des oracles, dont les
anciens déjà se plaignaient si fort. Le plongeon du couteau
me fut caché par les derniers rameaux des saules, mais l'eau
rejaillit sous le choc comme une puissante fontaine et me fut
parfaitement visible. Je n'expliquai pas la chose à mon
avantage et le doute qu'elle éveilla en mon esprit eut dans
la suite cette fâcheuse conséquence, que je me livrai à l'étude
du dessin d'une manière plus décousue et plus négligée, don-
nant ainsi moi-même à l'oracle l'occasion de s'accomplir."
1. „Das Musikalische eines Gedichtes scbwebt mir weit ôfter vor der Seele, wenn ich
mich binseize es zu machen, als der klare Begriff vom Inhalt, iiber den ich oft kaum mit
mir selber einig bin."
Le symbolisme de Bach 327
II devint donc poète tout en restant peintre: son œuvre
se compose de portraits et de paysages. L'évocation visuelle,
c'est là l'originalité et comme le secret de son talent narratif.
Ses lettres de Suisse sont des esquisses de tableaux, et
dans ses lettres d'Italie il se félicite „d'avoir eu de tout temps
le don de voir le monde avec les yeux du peintre, dont les
tableaux étaient présents à son esprit." Dans ses prome-
nades en gondole, Venise lui apparut comme une succession
de tableaux de l'école Vénitienne. Ses personnages sont des
portraits. Dans Faust, c'est lui-même qu'il peint. Toutes ces
scènes idylliques, naïves, tragiques, burlesques, fantastiques,
allégoriques de ce vaste drame, sont autant de toiles de fond
sur lesquelles se détache le portrait de Goethe aux différents
moments de sa vie. Il n'est pas jusqu'à la musique qu'il ne
perçût sous forme visuelle: en entendant du Bach, il voyait
des personnages raides dans leurs atours descendre un grand
escalier à pas solennels.
Est-il besoin de rappeler le cas classique de Taine, ce
peintre de la littérature? Gottfried Keller, l'auteur de „Romeo
et Juliette au village," avait également débuté par la peinture.
Inversement, Bocklin est un poète fourvoyé parmi les peintres.
Son imagination poétique le transporte dans les lointains
mythologiques et évoque devant les yeux du peintre, sous
forme de visions concrètes, ce monde des forces élémentaires
rêvé par les poètes panthéistes. Qu'importent dès lors au
poète les lignes et les couleurs? La composition picturale,
l'exactitude du dessin, il en fait bon marché; l'essentiel pour
lui, c'est, de plus en plus, d'exprimer des idées. Rien de
plus significatif à cet égard que l'œuvre dernière de Bocklin,
cette informe, mais si dramatique image de la Peste du
musée de Bâle.
Nietzsche était un musicien. Il s'essaya même dans la
composition musicale et soumit ses ébauches à Wagner.
Elles sont encore plus médiocres que les dessins de Goethe.
328 L^ langage musical de Bach
Et cependant, à un moment donné, il se crut les talents d'un
compositeur. Il les possédait en effet: c'est lui qui a créé
le style symphonique dans la littérature. Sa façon de com-
poser l'œuvre littéraire est celle d'un symphoniste; étudiez
à ce point de vue „Par de là le Bien et le Mal" et vous y
trouverez jusqu'aux petites fugues qui interviennent dans les
Symphonies de Beethoven. Lire une œuvre sans rythme
était une souffrance pour lui. ,,Même nos bons musiciens
écrivent mal," s'écrie-t-il avec humeur. N'est-elle pas étrange
cette affinité entre Nietzsche, le musicien parmi les penseurs
et Wagner, le penseur parmi les musiciens? Leur sort était
de se rencontrer pour se séparer, de s'aimer pour se haïr.
Et cependant, de tous les Wagnériens, Nietzsche est le seul
qui ait compris l'âme du maître de Bayreuth, lui qui a trouvé
pour caractériser l'esprit artistique de "Wagner cette formule
si vraie: „ Wagner en tant que musicien doit être classé
parmi les peintres, en tant que poète parmi les musiciens, en
tsnt qu'artiste, dans un sens plus général, parmi les acteurs."
C'est de cette coexistence des différents instincts artisti-
ques dans une même personnalité qu'il faut partir, pour établir
les rapports réciproques qui unissent les arts. Trop long-
temps, l'on s'est complu, en esthétique, à formuler des défini-
tions empruntées à la nature des différents arts et à échafau-
der sur cette base arbitraire théories et controverse. Il
devait en résulter, le plus souvent, des axiomes et des
jugements dont la solidité n'est qu'illusoire. Que n'a t-on dit
et écrit sur la musique descriptive! Pour les uns, elle n'est
rien moins que la fin dernière de toute musique; pour les
autres, elle représente une dégénérescence de la musique
pure, affirmations diamétralement contradictoires, qu'on ne
saurait taxer de fausseté et qui, pourtant, n'enferment qu'une
part de vérité. Comment résoudre l'antinomie? En étudiant,
dirons-nous, la question au point de vue de la psychologie
et de l'histoire.
Le symbolisme de Bach 329
Tout art, nous enseigne la psychologie, manifeste des ten-
dances «descriptives" en tant qu'il veut exprimer plus que
ne lui permettent ses moyens propres d'expression. La pein-
ture veut exprimer les sentiments du poète ; la poésie veut
évoquer des visions plastiques; la musique veut peindre et
exprimer des idées. C'est comme si l'âme de ^l'autre ar-
tiste* voulait parler, elle aussi. L'art pur n'est qu'une ab-
straction. Toute œuvre d'art, pour être comprise, doit suggérer
une représentation complexe où s'amalgament et s'harmonisent
des sensations de tout ordre. Celui qui, devant un tableau
représentant un paysage de bruyère, n'entend pas la vague
musique du bourdonnement des abeilles, ne sait pas voir, de
même que celui pour lequel la musique n'évoque aucune
vision, ne sait pas entendre. La logique de l'art, c'est la
logique de l'association des idées, et l'impression artistique
est d'autant plus forte, que la complexité des associations
d'idées conscientes et subconscientes de l'artiste se com-
munique, par l'entremise de son œuvre, d'une façon plus
intense et plus complète. L'art, c'est la transmission
des associations d'idées.
Les peintres ne copient pas simplement la nature, mais
ils la reproduisent pour nous faire partager la surprise et
l'émotion qu'ils ont ressenties devant elle, en la voyant en
poètes. Et ce qu'ils nous enseignent, qu'est-ce, sinon à voir
partout la nature avec les yeux du poète?
La musique descriptive est donc légitime puisque la
peinture et la poésie sont comme les éléments inconscients,
sans lesquels le langage des sons ne se concevrait pas. Il
y a du peintre dans tout musicien. Ecoutez-le parler, et cette
seconde nature vous apparaîtra aussitôt. Pour exprimer l'idée
la plus simple, les musiciens ne sauraient se passer d'avoir
recours à des images et à des métaphores. Leur langage est
une sorte de peinture en paroles; d'où l'allure si originale, si
pittoresque, souvent aussi, si bizarre et incohérente de leurs
330 Le langage musical de Bach
écrits. Rien de plus intéressant, à cet égard, que leurs
lettres: elles montrent leur esprit sans cesse travaillé par des
images visuelles.
La tendance descriptive apparaît déjà dans les œuvres des
primitifs. Ce sont des tendances imitatives très naïves ; ils
veulent reproduire le chant des oiseaux, le rire, les
gémissements, le bruit d'une source ou d'une cascade ; bien
plus: ils prétendent représenter des scènes entières, et
aboutissent ainsi à des narrations musicales oii les péri-
péties de la composition sont censées correspondre à celles
d'un récit. C'est précisément dans les deux générations
antérieures à Bach que nous voyons apparaître simultané-
ment en Italie, en Allemagne et en France, cette musique
descriptive rudimentaire. Ainsi, dans les morceaux caractéris-
tiques de Froberger et des clavecinistes français, que Bach
connaissait, dans les descriptions orchestrales des maîtres
hambourgeois, les Keiser, les Mattheson et les Telemapn, et
surtout, dans les sonates bibliques de Kuhnau, qui sont comme
l'expression classique de cette tendance.^
Cette musique descriptive primitive a si peu cessé d'e-
xister qu'elle reparaît avec toutes ses prétentions dans notre
musique à programme. Entre les mains de Liszt et des dis-
ciples, grands et petits, qui s'engagent dans cette voie, la sym-
phonie tourne au poème symphonique (Symphonische Dichtung).
Les péripéties ne s'expliquent plus par elles-mêmes; elles
nécessitent un commentaire qui annonce ce que la musi-
que va représenter. Qu'on ne s'y méprenne pas: pour grands
que soient les moyens qu'elle emploie et la netteté d'ex-
pression à laquelle elle atteint, cette musique descriptive n'en
reste pas moins primitive et comme en marge de la musique,
précisément parce qu'elle ne s'explique point par elle-même.
Et quand ce sont des musiciens de second ordre qui la
1. Les débuts de la musique descriptive mériteraient une étude spéciale. Il s'agirait
de réunir tout le matériel en question, ce qui n'a pas encore été fait.
Le symbolisme de Bach 331
pratiquent, ils ont beau multiplier les explications et commenter
chaque mesure: ce caractère «primitif ne fait que s'accentuer.
Tels les anciens peintres, qui figuraient les paroles de leurs
personnages par une guirlande de mots qui s'élançait de leur
bouche, au lieu de se contenter du geste et de l'expression.
L'histoire de la musique descriptive primitive comprend
donc deux périodes: une période ancienne et une période
moderne. Ici et là, nous sommes en présence de tendances
normales, qui, étant donné la façon dont elles se sont mani*
festées et développées, n'ont abouti qu'à un art faux.
Dans l'art pictural, nous constatons une anomalie ana-
logue: la peinture biblique. Séduits par des épisodes connus
de tous, les peintres, anciens et modernes, se sont laissés en-
traîner au-delà des limites naturelles de la narration picturale.
Ils croyaient représenter tel ou tel épisode de l'Histoire sainte,
en réunissant sur une même toile les personnages qui y
figurent; ils ne songeaient point à se demander si l'action de
l'épisode pouvait être concentrée dans une scène unique et
se traduire d'une façon concrète par l'attitude des person-
nages, comme l'exige la logique de toute composition pictu-
rale. Aussi ont-ils créé, presque tous, des tableaux qui sont,
en leur genre, aussi faux que la fausse musique descriptive.
Comme les scènes bibliques des Sonates de Kuhnau, leurs
œuvres ne s'expliquent que par des sous-entendus. Un
homme avec un couteau, un enfant avec les bras liés, une tête
qui surgit à travers les nuages, un bouc dans les arbustes:
tout cela réuni sur une toile représente l'histoire du sacrifice
d'Abraham. Une femme et un homme assis au bord d'une
citerne, douze hommes venant deux par deux sur la route,
dans le fond des gens sortant d'un bourg: c'est Jésus et la
Samaritaine.
La peinture biblique fournit en abondance des exemples
de cette fausse narration picturale qui, en vérité, n'est que
de la belle imagerie. Si achevée que soit l'exécution, elle
332 Le langage musical de Bach
ne réussit point à faire oublier l'absence complète de com-
position. C'est qu'en réalité, il n'y a qu'un très petit nombre
de scènes bibliques qui se prêtent à la peinture ; les autres
ne sont pas susceptibles de remplir les conditions voulues.
Le seul qui véritablement ait fait preuve de discernement
dans le choix des sujets et qui n'ait jamais fait de la fausse
peinture biblique, c'est Michel-Ange. Que l'on compare à ses
puissantes évocations de l'histoire sainte les simples illustra-
tions qu'en a données Véronèse. Si admirables et si presti-
gieuses que soient, au point de vue de la forme, les Noces
de Cana, ne nous croirions-nous pas tout simplement en pré-
sence d'un festin quelconque, n'était cette sorte de conven-
tion tacite passée entre le peintre et le public?
La peinture biblique et la peinture d'histoire, tels sont
les deux aspects du faux descriptif dans l'histoire de la pein-
ture; ces deux chapitres dans l'histoire des arts plastiques
ont leur parallèle dans celle de la musique. Les représen-
tants supérieurs du genre descriptif sont, pour l'art plastique,
Michel-Ange, pour la musique, Bach.
Bach était un poète. Mais il lui manquait le don de s'ex-
primer. Son langage était sans distinction, et son goût poétique
n'était pas plus développé que celui de ses contemporains.
Eût-il, autrement, accepté si volontiers les libretti de Picander?
Et pourtant il était poète dans l'âme, en ce qu'il cher-
chait dans un texte, avant tout, la poésie qu'il contient. Quelle
différence entre lui et Mozart! Mozart est purement musicien.
Il prend un texte donné et l'habille d'une belle mélodie. Bach,
au contraire, le creuse; il l'approfondit jusqu'à ce qu'il ait
trouvé l'idée qui, à ses yeux, représente l'essentiel, ce que
devra illustrer la musique. Il a horreur de la musique neutre
qui vient se superposer à un texte sans avoir rien de com-
mun avec lui que le rythme et un sentiment tout à fait gé-
néral. Souvent, sans doute, quand il se trouve en présence
d'un texte sans idée saillante, force lui est de faire contre
Le symbolisme de Bach 333
mauvaise fortune bon cœur. Mais avant de se résigner, il
fait l'impossible pour découvrir quelque germe musical dans le
texte même. Déjà la phrase musicale qu'il lui applique, est
née du rythme naturel des paroles. Par là il devance Wagner.
Chez Hândel, on perçoit souvent un antagonisme latent entre
la phrase du texte poétique et la phrase musicale qui vient se
superposer à celle-ci. Par exemple, il lui arrive de fragmenter
des périodes longues en plusieurs phrases, qui cessent, dès
lors, de former un tout. Chez Bach, au contraire, la période
musicale est modelée sur le phraser du texte. Elle en jaillit
naturellement. La phrase la plus longue, il la rend par une
de ses belles grandes périodes musicales dont il a le secret.
De passages sans structure aucune qui, au premier abord,
semblent réfractaires à toute déclamation, il tire les plus
belles phrases musicales, et avec une habileté si naturelle,
qu'on s'étonne de ne pas y avoir soupçonné ce phraser
jusque là'.
Son plus grand souci, c'est de donner au texte le relief
qu'exige la musique. Peu lui importe d'amplifier le senti-
ment exprimé par ces paroles. Le contentement devient
volontiers joie exubérante et la tristesse, douleur aiguë. Sou-
vent il s'attache à un seul mot qui résume, à ses yeux, tout
ce que le texte contient de substance musicale, et, par la com-
position, il lui donne une importance qu'il n'avait point en réa-
lité. C'est ainsi que du texte de la cantate „Es ist ein trotzig
und verzagtes Ding" (No. 176), il n'a réalisé en musique que
le mot «trotzig* (arrogant), alors que, dans l'ensemble, il s'agit
plutôt de contrition. En mainte occasion, il présente son
texte sous un jour faux; mais, toujours, l'idée qui se prête
à l'expression musicale se trouve amenée au premier plan.
1. Citons, par exemple, le premier chœur de la cantate ,Die Himmel erzShIen die
Ehre Gottes" (psaume 19, versets 2» et 4»), No. 76, et la cantate ,Nach dir Herr verlanget
mlch". No. 150. On apprécie cet art tout particulier, partout, où Bach a mis en musique des
versets bibliques. Ce sont eux, en effet, qui offrent le plus de difficultés i la déclamation
musicale, n'ayant jamais été destinés à être mis en musique et accusant un style étrange
et incohérent par suite des différentes traductions qu'ils ont subies.
334 ^^ langage musical de Bach
C'est elle que la composition fait ressortir comme en travail
repoussé.
Son instinct dramatique n'est pas moins développé. Le
plan de la Passion selon St. Matthieu, si admirablement conçu
au point de vue dramatique, est de son invention. Dans chaque
texte il cherche des contrastes, des oppositions, des gradations
à faire valoir par la musique. C'est dans le Petit recueil de
chorals («Orgelbiichlein") qu'éclate le mieux l'importance
qu'il attache aux contrastes et aux gradations: il y dispose
les chorals de manière que l'un donne du relief à l'autre.
De même, dans les cantates mystiques, il oppose la crainte
de la mort (Todesfurcht), à la joyeuse nostalgie de la mort
(Freudige Todessehnsucht). Souvent il rehausse un texte en
le commentant par un thème de choral qu'on entend dans
l'orchestre. Au texte „Ich steh mit einem FuC im Crabe"
(J'ai déjà un pied dans la tombe), vient s'ajouter le choral
«Dieu, agis envers moi selon ta bonté" (Cantate No. 156);
dans un récitatif de la cantate „Wachet, betet" (Veillez et
priez) No. 70, la trompette fait entendre tout à coup le choral
du jugement dernier „Es ist gewiClich an derZeit"; dans la
cantate „Sehet, wir gehen hinauf nach Jérusalem" (Voici, nous
allons monter à Jérusalem) No. 159, surgit le choral de la
Passion „0 Haupt voll Blut und Wunden"^
Mais ce qui tient la plus grande place dans son œuvre,,
c'est la poésie picturale. Avant tout, il recherche l'image,
tout différent en cela de Wagner, qui est plutôt un dramatique
lyrique. Bach, lui, est plus voisin de Berlioz et plus voisin
encore de Michel-Ange. S'il avait pu lui être donné de voir
un tableau de Michel-Ange, nul doute qu'il n'y eût retrouvé
quelque chose de son âme à lui.
Mais son âme de peintre resta ignorée de ses contempo-
rains. Ses élèves et ses fils ne se sont pas avisés de ses
1. Pour d'autres exemples de textes illustrés par des mélodies de choral, voir les
cantates No. H, 23, 25, 48, 75, 106, 127, 161.
Le symbolisme de Bach 335
instincts picturaux, pas plus qu'ils ne se sont doutés, que sa
véritable grandeur, c'était d'être un poète en musique. De
même Forkel, Mossevius, von Winterfeld, Bitter et Spitta.
Spitta, que sa connaissance approfondie des œuvres de Bach
mettait pourtant à même de voir juste, éprouve comme une
appréhension à pousser ses recherches dans cette direction.
Quand il ne peut faire autrement, il avoue que telle et telle
page contient de la musique descriptive, sans oublier jamais
d'ajouter que c'est là un pur accident auquel on aurait tort
d'attacher quelque importance. Ces exemples, pour lui, sont
des curiosités, rien de plus. En toute occasion, il affirme
que la musique de Bach est au dessus de „puérilités'' de ce
genre, qu'elle est de la musique pure, la seule qui soit clas-
sique. Cette appréhension l'égaré. La crainte qu'un jour
on ne vînt à découvrir chez Bach de la musique descriptive, et
que cette découverte ne portât atteinte à sa réputation d'au-
teur classique, l'empêchent de s'apercevoir du rôle qu'elle
joue dans ses compositions ^
Voyons Bach à l'œuvre. Quelque mauvais que soit le
texte, pourvu qu'il contienne une image, le voilà satisfait.
Vient-il à découvrir une idée picturale, elle lui tient lieu du
texte tout entier; il s'attache à elle au risque d'aller à ren-
contre de l'idée dominante qu'il renferme. Préoccupé qu'il
est exclusivement de l'élément pictural, il n'aperçoit point la
faiblesse et les défectuosités du libretto.
Il n'est pas jusqu'à la nature, qu'il ne sente, pour ainsi
dire, d'une façon picturale. La poésie de la nature dans son
œuvre n'est point lyrique, comme chez Wagner: elle est
plutôt vue que sentie. Ce sont des tourbillons de vent, des
nuages qui s'avancent à l'horizon, des feuilles qui tombent,
des vagues qui s'agitent.
I. Voir Spitta II, p. 406: .Wie gern Bach aucb inalerische Ziige einstreute, er that es
nicbt in Folge einer auf rousikalische Plastilc gericbteten Grundaoschauung. Jene Zûge
aind Siicbiigcn Anregungen entsprungene Wlize, deren Vorhandensein oder Fehien Werth
oder Verstiindlicbiceit des Tonsiuclies in seinem eigentlicbco Wesen nicbt iindert.*
336 Le langage musical de Bach
Son symbolisme, lui aussi, est visuel comme celui d'un
peintre. C'est par là qu'il arrive à exprimer des idées tout
à fait abstraites. Dans la cantate No. 77, pour le 13^ di-
manche après la Trinité, il traite ce verset de l'Evangile: „Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute
ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton
prochain comme toi-même" (Luc. 10, 27). C'est la réponse
du Christ au scribe qui lui avait demandé quel était le plus
grand de tous les commandements. Or, ces commandements,
petits et grands, la musique les représente par la mélodie du
choral „Dies sind die heilgen zehn Gebot" (Voici les dix
commandements), que les basses de l'orgue font entendre en
blanches, et les trompettes en noires, tandis que le chœur
exécute le verset du Seigneur qui proclame la nouvelle loi
d'amfur.
Bach a-t-il eu nettement conscience de cet instinct pic-
tural? Il ne semble guère. On ne trouve, à notre con-
naissance, dans ses confidences à ses élèves, aucune allusion
qui permette de l'affirmer. Le titre de l'Orgelbiichlein an-
nonce bien qu'il s'agit, en l'espèce, de chorals modèles, mais
il ne dit pas qu'ils sont typiques précisément parce qu'ils
sont descriptifs. Et puis, toutes les parodies qu'il fit de ses
œuvres, supprimant ainsi les intentions picturales de sa propre
musique, ne sont-elles pas là pour attester que l'instinct de-
scriptif, chez lui, était inconscient? Mais aussi bien, où est
chez le génie la limite du conscient et de l'inconscient?
N'est-il point l'un et l'autre à la fois? De même Bach; il
est inconscient quant à l'importance qu'a dans son œuvre la
musique descriptive; mais dans sa façon de discerner les
sujets à traiter et dans le choix des moyens, il est d'une
clairvoyance absolue.
La grande erreur de tous les primitifs consiste à vouloir
traduire en musique tout ce qui se trouve dans un texte.
Bach évite cet écueil. II se rend bien compte que les péri-
Le symbolisme de Bach 337
péries d'un texte doivent être, à la fois très simples et forte-
ment marquées pourqu'on puisse se risquer à les retracer
par les sons. Aussi les cas où il use de ce moyen sont-ils
très rares.
De plus, quand il suit les indications d'un texte, il n'appuie
pas à la façon prétentieuse des primitifs. On admirera de
quelle façon modeste il souligne, dans les récitatifs de la
Passion selon St. Matthieu, un mot par ci, un mot par là. Ce
sont comme de légères inflexions de la musique, destinées à
passer inaperçues. De même, dans les cantates et dans les
chorals. Par contre, un motif nouveau apparaît-il dans le
texte, la musique change aussitôt, car, pour Bach, une nouvelle
image nécessite un nouveau thème. Ils ne sont pas rares,
les grands chœurs, où deux et même trois thèmes successifs
interviennent à tour de rôle parce que le texte les appelle.
Ainsi dans la cantate „Siehe, ich will viel Fischer aussenden"
(No. 88), écrite sur ce texte de Jérémie: „ Voici, j'envoie une
multitude de pêcheurs, dit l'Eternel, et ils les pécheront; et
après cela j'enverrai une multitude de chasseurs, et ils les
chasseront." La musique de la première partie dépeint le
mouvement des vagues, car le mot «pêcheur" évoque url lac
aux yeux de Bach; dans la seconde moitié (Allegro quasi
presto), ce sont les chasseurs qui parcourent la montagne:
on entend des fanfares. Bien des airs présentent la même
singularité: le thème de la partie médiane correspond à une
autre image que celui de la partie principale.
Qu'est-ce à dire, sinon que la musique de Bach n'est de-
scriptivequ'en tant que ses thèmes sont toujours déterminés
par une association d'idées picturale? Cette association, tantôt
s'affirme énergiquement, tantôt est comme inconsciente. II
y a des thèmes dont, au premier abord, on ne soupçonnerait
pas l'origine picturale, s'il ne se trouvait, dans les autres
œuvres, toute une série de thèmes analogues dont l'origine
n'est point douteuse. Ce sont alors les thèmes plus accentués
Schwelizer, Bach. 22
338 L^ langage musical de Bach
qui éclairent l'origine des autres. En rapprochant les thèmes
de Bach, on découvre une série d'associations d'idées pictu-
rales qui se reproduisent régulièrement, quand le texte y
donne lieu. Cette régularité dans l'association des idées, on
ne la trouverait ni chez Beethoven, ni chez Berlioz, ni chez
Wagner. Le seul qu'on puisse comparer à Bach, c'est Schubert.
L'accompagnement de ses Lieder repose sur un langage de-
scriptif, dont les éléments sont identiques à celui de Bach,
sans toutefois atteindre à sa précision. Il ne connaissait
guère les œuvres du Cantor de Leipzig, mais voulant tra-
duire en musique la poésie des Lieder, il devait nécessaire-
ment se rencontrer avec celui qui avait traduit en musique
la poésie des chorals.
Le langage musical de Bach est le plus développé et le
plus précis qui existe. Il a, en quelque sorte, ses racines et
ses dérivations comme n'importe quelle langue.
Il existe toute une série de thèmes élémentaires procé-
dant d'images visuelles, dont chacun produit toute une fa-
mille de thèmes diversifiés, selon les différentes nuances de
ridée qu'il s'agit de traduire en musique. Souvent, pour une
même racine, on trouvera vingt à vingt-cinq variantes dans
les différentes œuvres; car, pour exprimer la même idée, Bach
revient toujours à la même formule fondamentale. C'est
ainsi que nous rencontrons les thèmes de la „ démarche **
(Schrittmotive) , traduisant la fermeté ou l'hésitation; les
thèmes syncopés de la lassitude, les thèmes de la quiétude,
qui représentent des ondulations calmes ; les thèmes de Satan,
exprimant une sorte de reptation fantastique; les thèmes de
la paix sereine; les thèmes des deux notes liées, qui expriment
la souffrance noblement supportée; les thèmes chromatiques
en cinq ou six notes, qui expriment la douleur aiguë, et,
finalement, la grande catégorie des thèmes de la joie.
Il existe une quinzaine ou une vingtaine de ces catégories
dans lesquelles on peut faire rentrer tous les motifs ex-
Le symbolisme de Bach 339
pressifs caractéristiques de Bach. La richesse de son langage
ne consiste pas dans l'abondance de thèmes différents, mais
dans les différentes inflexions que prend le même thème
suivant les occasions. Sans cette variété de nuances, on
pourrait même reprocher à son langage une certaine mono-
tonie. C'est en effet la monotonie du langage des grands
penseurs qui, pour rendre la même idée, ne trouvent toujours
qu'une expression unique, parce qu'elle est la seule vraie.
Mais son langage permet à Bach de préciser ses idées
d'une façon surprenante. Il dispose d'une variété de nuances
dans l'expression de la douleur et de la joie, qu'on cherche-
rait vainement chez d'autres musiciens. Une fois connus les
éléments de son langage, les compositions même qui ne se
rattachent à aucun texte, comme les préludes et les fugues
du Clavecin bien tempéré, deviennent parlantes et énoncent
en quelque sorte, une idée concrète. S'agit-il d'une musique
écrite sur des paroles, on peut, sans regarder le texte, en
préciser les idées caractéristiques à l'aide des thèmes seuls.
Mais le plus curieux, c'est que ce langage de Bach n'est
point le fruit d'une longue expérience. Les différents motifs
de la douleur se trouvent déjà dans le Lamento du Cappricio,
qu'il a écrit entre dix-huit et vingt ans. Quand il composait
l'Orgelbûchlein, qui date de l'époque de Weimar, il avait
environ trente ans. Or, à ce moment, tous ses motifs expres-
sifs typiques sont déjà arrêtés et fixés, et, dans la suite, ne
subiront plus aucun changement. C'est qu'en cherchant à
représenter en musique toute une série de chorals, il se
vit forcé de chercher les moyens de s'exprimer simplement
et clairement. Il renonce alors à décrire par le développe-
ment musical et adopte le procédé qui consiste à tout ex-
primer par le thème. En même temps il fixe les formules
principales de son langage musical.
Ces petits chorals sont donc le dictionnaire de la musi-
que de Bach. C'est de là qu'il faut partir, pour arriver à
22*
340 L^ langage musical de Bach
comprendre ce qu'il veut dire dans les cantates et dans
les Passions.
Toutefois, dans sa recherche de la trop grande précision
de langage, il lui arrive parfois d'outre-passer les limites
naturelles de la musique. Il est indéniable qu'on trouve dans
ses œuvres bien des pages qui causent une déception à l'audi-
tion. C'est que bon nombre de ses thèmes procèdent plutôt
de la vision que de l'imagination musicale proprement dite. En
cherchant à reproduire une image visuelle, il se laisse en-
traîner à créer des thèmes qui sont admirablement caracté-
ristiques, mais qui n'ont plus rien de la phrase musicale.
Dans les oeuvres de jeunesse ces exemples sont rares, parce-
que l'instinct mélodique est encore plus fort que l'instinct
descriptif. Mais plus tard, les exemples de cette musique
ultra-picturale deviennent assez fréquents. Parmi les grands
chorals de 1736, quelques-uns, comme les chorals sur la
sainte-cène (VI No. 30) et sur le baptême (VI No. 17), sont
déjà par delà les limites de la musique. Il en est de même
de tous les airs construits sur des thèmes figurant la démarche
d'un homme qui trébuche. C'est ainsi que la cantate „Ich
glaube Herr, hilf meinem Unglauben" (J'ai la foi Seigneur,
aide-moi dans mon doute) No. 109, est presque insupportable
à l'audition, parce qu'elle décrit la foi défaillante à l'aide de
thèmes de ce genre. Bach jouant lui-même ou dirigeant
ces morceaux, savait-il les faire agréer par la perfection
de l'exécution? Avait-il un secret d'interprétation que nous
n'avons pas encore découvert?
Quoi qu'il en soit, le fait reste certain: l'intérêt pictural
chez lui l'emporte parfois sur l'intérêt musical. Bach, lui
aussi, a outrepassé les limites de la musique pure. Mais
son erreur, n'est pas comparable à celle des grands et des
petits primitifs de la musique descriptive, qui péchaient par
ignorance des ressources techniques de l'art; elle a sa source
dans l'exceptionnelle hauteur de son inspiration. Goethe en
Le langage musical des chorals 341
composant son Faust croyait écrire une pièce propre à être
représentée au théâtre. Or, l'œuvre devint si grande et si
profonde, qu'elle peut à peine supporter la représentation
scénique. Chez Bach, de même, l'intensité d'une pensée
qui aspire à s'exprimer sans réticence et en toute sincérité
est parfois telle qu'elle fait tort à la beauté purement musi-
cale de ses ouvrages. II a pu se tromper: mais ses erreurs
sont de celles que seul le génie est capable de commettre.
XXIX. Le langage musical des chorals
Tout en suivant rigoureusement l'ordre de l'année ecclé-
siastique dans le recueil des petits chorals, le maître, par le
choix du détail, a manifestement cherché à les grouper en un
ensemble, de façon que chacun d'eux se détachât avec vigueur
de la masse.
Les chorals de Noël et de Pâques forment de petits ora-
torios, les chorals de la Passion une Passion de moindre
dimension, où s'annonce déjà le plan de la Passion selon
St. Matthieu ^ D'autres fois, c'est une intention de contraste
I. Oratorio de Noël.
L'Avent: ,Veni redemptor* V, No. 42.
Introduction: ,Gottes Sohn isi kommen" (Le fîls de Dieu est venu) V, No. 19.
,Herr Ciirist der einig Gottessohn" (Christ l'unique fils de Dieu) V, No. 22.
,Lob sei dem allmachtigen Gott" (Gloire soit au Tout puissant) V, No. 38.
La crèche: ,Puer nitus in Bethlehem" V, No. 46.
.Gelobet seist du, Jesu Christ' (Sois béni, Jésus Christ) V, No. 17.
,Der Tag, der ist so freudenreich" (Dies est laetitiae) V, No. 11.
L'appirition des «nges: „Voin Himmel hocb, da komni icb her' (Du haut du
ciel j'arrive) V, No. 49.
,V'oin Himmel kam der Engel Schaar" (Du haut du ciel apparut
la multitude des anges) V, No. 50.
L'adoration devant la crèche: ,In dulci jubilo* (Berceuse spirituelle du Moyen-
Age) V, No. 35.
,Lobt Gott, ihr Cbristen allzugleich* (Louez Dieu, chrétiens tous
ensemble) V, No. 40.
La contemplation mystique: Jesu meine Freude" (Jésus ma joie) Largo I V, No. 31.
,Cbristum wir sollen loben schon' (A solis ortus cardine) Adagio!
Canto fermo in alto V, No. 6.
Final: ,Wir Christenleut, ban jetzund Freud' (Nous chrétiens, nous sommes
remplis de joie) V, No. î."^.
,Helft mir Gottes GiJte prelsen* (Aidez -moi à louer la bonté de
Dieu) V, No. 21.
342 Le langage musical de Bach
qui guide le maître: des deux chorals de Nouvel -an, le
premier „Das alte Jahr vergangen ist" (La vieille année est
passée) V No. 20, est une méditation mélancolique au cré-
puscule de la dernière soirée, le second „In dir ist Freude"
(En toi est la joie) V No. 34, un chant d'allégresse au soleil
levant de la nouvelle année; des deux chorals sur le cantique
de Siméon, le premier „Mit Fried und Freud ich fahr dahin"
(C'est en paix et en joie que je m'en vais) V No. 41, dépeint
l'attente joyeuse de la mort, le second „Herr Gott nun schleuC
den Himmel auf" (Dieu, ouvre-moi le ciel, je t'en supplie),
V No. 24, la lassitude de la vie; le choral sur le péché ori-
ginel „Durch Adams Fall" (Par la chute d'Adam) V No. 13,
est immédiatement suivi du choral sur le salut en Christ
„Es ist das Heil uns kommen her" (Le salut nous est venu)
V No. 16, tout débordant de joie.
Parmi ces chorals, quelques uns ont un caractère descriptif
très prononcé. La chute d'Adam (V No. 13), par exemple,
est représentée par le basso obstinato que voici:
La Passion en chorals.
Introduction: Grand Agnus Dei V, No. 44.
Petit Agnus Dei V, No. 3.
Les Sept paroles: ,Da Jésus an dem Kreuze stund" (Quand Jésus fut sur la
croix) V, No. 9.
Jésus expirant: „0 Mensch, bewein dein Siinde groO" (Homme, pleure ton grand
péché) V, No. 45.
L'hymne de reconnaissance: „Wir danken dir, Herr Jesu Christ* (Nous te
remercions, Jésus Christ) V, No. 56.
Méditation: ,Hilf Gott, daO mir's gelinge" (Dieu aide-moi) V, No. 29.
La descente de croix, la sépulture, les adieux: ces chorals ne sont pas terminés.
L'oratorio de Pâques en chorals.
Le crépuscule et l'aurore: „Christ lag in Todesbanden* (Christ était retenu
dans les liens de la mort) V, No. 5.
,Jesus Christus unser Heiland, der den Tod ûberwand" (Jésus
Christ notre sauveur, qui maîtrisa la mort) V, No. 32.
„Christ ist erstanden" (Christ est ressuscité) V, No. 4.
L'annonce de la résurrection: „Erstanden ist der heilge Christ' (Christ est
ressuscité).
Ce choral représente un dialogue entre les femmes et l'ange
gardien de la tombe V, No. 14.
„Erschienen ist der herrliche Tag' (Elle a paru, la journée radieuse) V, No. 15.
,Heut triumphiret Gottes Sohn* (C'est le jour du triomphe du fils
de Dieu) V, No. 28-
Le langage musical des chorals 343
-te
9±rriHzr^:iJi^^r^r^
:â^=R
Dans le chant de la résurrection „Erstanden ist der heilge
Christ" No. 14, la basse fait entendre le motif:
:î=
L'apparition des anges dans les chorals „Vom Himmel
hoch" (V No. 49), et „Vom Himmel kam" (V No. 50), est dé-
crite par un charmant désordre de gammes ascendantes et
descendantes. Même description dans les variations en Canon
sur un choral de Noël (V p. 92-101), dans une fughetta
sur „Vom Himmel hoch" (VII No. 54), et dans une simple
harmonisation de ce choral (V p. 106). En traitant le Gloria,
Bach n'oublie jamais qu'il s'agit du chant des anges: il n'écrit
sur cette mélodie que des duos ou des trios d'une grâce in-
finiment charmante (VI No. 3-11); à deux reprises même,
(VI No. 5 et No. 10), l'impression purement musicale souffre de
cette extrême complaisance descriptive du maître, qui trop
exclusivement s'abandonne à la description du mouvement
gracieux qui doit représenter les anges apparaissant et dis-
paraissant dans les nuages. D'autres fois, il s'amuse à décrire
leur disparition par des cadences ascendantes (VI No. 8, 1 0 et 1 1).
Le texte du choral „Ach wie fliichtig, ach wie nichtig*
V No. 1, compare la vanité des choses d'ici bas au brouillard
que nous voyons se former et disparaître aussitôt'. Cette
fois encore, c'est par un ingénieux mouvement de gammes
que le maître traduit cette image; vingt ans plus tard, il
écrira sur ce même choral (Cantate No. 26), un chœur qui
ne sera qu'une sorte d'agrandissement de ce petit tableau
musical. Le même dessin, en plus vigoureux, se retrouve
1, Ach wie fltichtig, ach wie nichtig, Ist der Menschen Leben,
Wie ein Nebel bald entstehet und auch wieder bald vergehet,
So ist unter Leben, sehet.
344
Le langage musical de Bach
dans le premier chœur d'Eole satisfait, où les vents impétueux
chassent devant eux les nuages d'automne. Voici ces trois
exemples typiques pour l'immuabilité du langage musical de Bach :
Petit choral: Ach wie fliichtig. V No. 1.
^
S-*-B-#-
^^
=2=|t
Cantate-Choral: „Ach wie nichtig". No. 26.
Eole satisfait «Drarnma per musica". Premier chœur.
f
Le langage musical des chorals
345
Le choral sur le baptême „Christ unser Herr zum Jordan
kam" (Jésus-Christ, notre Seigneur vint au Jourdain )VI No. 17,
tout comme la cantate correspondante (No. 9), représente
une eau courante. Les vagues rapides des doubles croches
courent sur la mélodie qui est dans la basse: de même, dans
le dernier verset du choral, le baptême est décrit comme
une onde salutaire, teintée par le sang du Christ, qui passe
sur l'humanité et enlève toute souillure et tout péché.
Même description dans la petite version de ce choral
<VI No. 18); c'est une miniature curieuse, qu'on n'a pas en-
core analysée jusqu'ici. Quatre motifs s'avancent simulta-
nément: la première phrase de la mélodie et son renverse-
ment, la première phrase de la mélodie en mouvement accéléré
et son renversement.
Petite version du choral sur le baptême: «Christ unser
Herr zum Jordan kam" VI No. 18.
Première phrase de la
mélodie.
Renversement de la première phrase
de la mélodie.
Première phrase de la mélodie en mouvement accéléré.
Renversement de la première phrase de la mélodie en mouvement
accéléré.
^
ï
:*=p3:
:=4:
^i=aL
^J^=3L
5
N'est-ce point là de l'observation très. réaliste? On croit
voir les vagues s'élever et retomber, les vagues lentes cul-
butées par les vagues rapides? Mais n'est-ce point là aussi une
peinture musicale qui s'adresse plutôt à l'œil qu'à l'oreille?
Très primitif est le symbolisme du choral „Dies sind
die heilgen zehn Gebot" (Voici les dix commandements) V
No. 12: la pédale répète dix fois la première phrase de
346 L^ langage musical de Bach
la mélodie. Dans une fuguette sur ce même choral (VI No. 20),
le thème, comme l'idée l'exige, apparaît dix fois. Le sym-
bolisme d'une autre version du même choral (VI No. 19), qui
doit en représenter l'idée dogmatique, est plus abstrait. Dans
une grande fantaisie libre nous voyons les différentes par-
ties suivre leur chemin sans souci les unes des autres, sans
rythme, sans plan: tel le désordre moral dans le monde avant
la promulgation de la loi divine. Mais, tout à coup, la loi
apparaît représentée par un canon sévère sur la mélodie de
choral, qui se poursuit majestueusement à travers toute la
fantaisie. L'intention est ingénieuse, on le voit; et cependant
l'impression produite est peu agréable: c'est que l'opposition
de l'ordre et du désordre, sous cette forme abstraite, n'est
point de celles qui se prêtent à être traitées par la musique.
Toutefois, les exemples de ce descriptif tout extérieur
sont aussi rares que les textes qui le suggèrent au maître.
Là où éclate la vraie grandeur de Bach, c'est plutôt dans un
certain descriptif réfléchi: grâce à tout un système d'asso-
ciations d'idées picturales, il sait prêter des thèmes carac-
téristiques à des textes où un autre n'eût découvert aucune
idée saillante, susceptible d'être traduite en musique. Enumé-
rons les plus importantes de ces expressions musicales
Les thèmes de la démarche (Schrittmotive)
Des pas assurés représentent la fermeté et la force, des
pas chancelants, la lassitude et la défaillance. L'avant-dernier
des petits chorals de Noël „Wir Christenleut" V No. 55, par
exemple, recommande une foi ferme en Christ le Sauveur';
cette foi est symbolisée par la basse obstinée que voici:
3^J^4^^
Wir Christenleut, han jetzund Freud,
Weil uns zum Trost ist Christus Mensch geborea,
Hat uns erlôst, wer sich deO trôst
und glaubet fest, soll nicht werden verloren.
Le langage musical des chorals
347
Cette explication pourrait sembler discutable, si le même
thème ne revenait dans d'autres chorals avec une significa-
tion identique. Nous le retrouvons dans la grande version
du Credo (VII No. 60). Le morceau se compose d'une fan-
taisie plutôt rêveuse que grandiose sur un motif emprunté à
la première phrase de la mélodie: telle l'explication du Credo
dans le catéchisme de Luther, qui fait consister l'essentiel
de la foi dans une confiance toute enfantine en la bonté du
Père céleste. La croyance, conviction ferme, est représentée
dans ce choral par une basse analogue à celle que nous
connaissons déjà:
Dans la grande version du choral sur la sainte cène
„Jesus Christus unser Heiland" VI No. 30, c'est encore la foi
inébranlable qu'il s'agit de représenter. Le dogme luthérien,
comme l'on sait, prétendait, au contraire du rationalisme de
Zwingli, que les paroles de l'institution de la cène n'étaient
point une parabole, et il insistait sur la nécessité de croire
qu'un changement miraculeux se produit dans les éléments
à la suite des paroles de l'institution. Le credo quia absurdum
ne saurait être traduit que par un thème caractéristique à
l'excès, qui semble avoir été suggéré à Bach par la vision
d'un marin qui cherche un appui solide sur les planches
roulantes:
m
^iM
UJ^HUJ-J
• U
^^
î
^
Avouons, toutefois, que le thème, pour être très caracté-
ristique, n'est guère musical. De plus, Bach a exécuté cette
fantaisie dans des proportions beaucoup trop grandes; elle
manque d'unité, parce que le canto fermo de la mélodie, qui
devrait former comme le soutien du tout, se trouve fragmenté
348
Le langage musical de Bach
en différentes phrases entrecoupées de grands interludes.
D'où l'impossibilité de tout effet musical. Le procédé que
Bach emploie dans ces grands chorals est celui qu'il a
inauguré dans l'Orgelbuchlein, et qui consiste à illustrer la
mélodie par une ligne caractéristique. Ce procédé aboutit,
en quelque sorte, à la gravure musicale. Les petits chorals
de l'Orgelbuchlein sont du Durer en musique. Mais le
maître oublie que la gravure ne saurait s'accommoder de pro-
portions démesurées. Si admirable qu'en soit la conception,
ces grands chorals n'en sont pas moins des œuvres de forme
manquée.
Les pas chancelants représentent la lassitude. Dans le
second choral sur le cantique de Siméon »Herr Gott nun
schleuC den Himmel auf" (Dieu, ouvre-moi le ciel) V No. 24,
un homme qui a fini sa course et qui est las de la souffrance
et du combat de la vie, comme le dit le texte, vient frapper
à la porte du cieP. Voici par quel motif Bach dépeint
cette scène: ^(^ \f^
Dans la suite, le maître ne manquera jamais de rendre la
lassitude par le mouvement syncopé: le choral „Hilf Gott
daC mir's gelinge** V No. 29, comme texte et comme dessin
musical, est identique à celui dont nous venons de parler.
Dans le choral sur les Sept paroles „Da Jésus an dem Kreuze
stund" (V No. 9), la lassitude du Seigneur mourant est, de
nouveau, représentée par un motif de la même catégorie:
fnjT^_^-^^
9^(". 1 ^
^3:
Ne dirait-on pas voir un corps qui s'affaisse?
„Herr Gott nun schleufi den Himmel auf, mein Zeit zu End sicb neiget.
Icb hab vollendet meinen Lauf, deO sicb mein Seel sehr freuet.
Hab g'nug gelitten, mich miid gestritten,
Schick mich fein zu, zur ew'gen Ruh'
LaD fahren, was auf Erden: will lieber selig werden.*
Le langage musical des chorals
349
Les images sont, on le voit, surtout traduites par la
basse. Maître Bôhm de Liinebourg se doutait-il que le petit
choriste qui l'écoutait si attentivement écrirait un jour des
basses obstinées à sa façon? Voici, par exemple, celle du
,Puer natus in Bethlehem" (V. No. 46):
gS^
Tr-
^-#-
tx
ï=3:
ë±^fe
1=
^
-^=-#
^
t:
4=5:
Ce sont les révérences des Mages qui s'avancent vers la
crèche, ainsi que le prouvent des motifs analogues dans cer-
taines cantates. Le basso obstinato du choral de Pâques
„Heut triumphiret Gottes Sohn" (C'est aujourd'hui le jour de
triomphe du fils de Dieu) V No. 28, symbolise le mot «triomphe"
par un motif où l'on croirait voir un héros foulant ses en-
nemis aux pieds; certes cette image messianique des pro-
phètes n'a pas été sans inspirer Bach dans la conception de
ce thème:
§^^^^^^i3^E^
^T^
Dans le pre.nier des chorals de Pâques «Christ lag in
Todesbanden" (Christ était retenu dans les liens de la mort)
V No. 5, des basses lourdes suspendues à la mélodie repré-
sentent les liens de la mort.
- I- —, ., ■ irf — I — ^ K -L-
=i^T;
Les motifs de la quiétude
La quiétude joyeuse est ordinairement représentée par des
motifs dont voici l'archétype:
^s^T^^^^ff^r^p^^^^^M
Nous trouvons ce motif déjà dans les œuvres de jeunesse,
par exemple, dans la neuvième variation sur le choral „0 Gott
350
Le langage musical de Bach
du frommer Gott" (V, p. 74)*. Il se dessine également, plus
ou moins nettement, dans plusieurs chorals du petit recueil:
„Herr Christ der ein'ge Gottessohn" V, No. 22, «Gelobet
seist du Jesu Christ" V, No. 17, „Vater unser im Himmel-
reich" (Notre père qui es aux cieux) V, No. 48, et «Allé
Menschen miissen sterben" (Tous les hommes courent à la
mort) V, No. 2. Ce dernier étant un choral funèbre, on est
surpris d'y trouver le motif de la quiétude joyeuse; mais
comme le texte parle également de la félicité céleste qui
nous attend après cette vie^, Bach ne peut s'empêcher d'illu*
miner la mélodie funèbre en y faisant rayonner l'allégresse
de la félicité de l'au delà.
De par sa nature même, ce motif se prête aux modifia
cations les plus variées. Parfois, le dessin en est tout à
fait effacé: ainsi dans le choral mystique „Jesu meine Freude*
(Jésus ma joie) V, No. 31, où il revêt la forme suivante:
La basse du choral de Noël „Lob sei dem allerhôchsten
Gott" V, No. 38 nous le présente encore plus effacé.
Les motifs de la douleur
Les deux formes sous lesquelles apparaît le plus souvent
le sentiment de la douleur dans la musique de Bach sont:
le rythme des deux liées, pour la douleur noble et grande,
un motif chromatique de cinq ou six notes pour la douleur
aiguë. Comme exemple du rythme des deux liées, citons
le choral sur l'Agnus dei (O Lamm Gottes) V, No. 44:
1. Voici le texte du verset en question:
,Gott Vater, dir sei Preis, hier und im Himniel oben,
Gott Sohn, Herr Jesu Christ, Dich will ich allzeit loben.*
2. Aile Menschen miissen sterben, ailes Fleisch vergeht wie Heu,
Was da lebet, muQ verderben, soll es anders werden neu,
Dieser Leib der muO verwesen, wenn er ewig soll genesen
Zu der groOen Herrlicbkeit, die den Frommen ist bereit.
Le langage musical des chorals 35]
De ces deux liées la seconde doit être jouée tout à fait
légèrement: ce sont comme des soupirs idéalisés. Ce
rythme est très fréquent dans les cantates, en majeur aussi
bien qu'en mineur. Qu'on se souvienne, par exemple, du
grand chœur final de la première partie de la Passion selon
St. Matthieu „0 Mensch bewein dein Siinde groD" (Homme
pleure ton grand péché) qui repose tout entier sur ce motif:
Mais, cette fois encore, nous remarquons que certains
motifs de Bach ne supportent pas d'être exécutés dans de
trop grandes proportions; ce chœur d'une conception si admi-
rable nous désenchante quelque peu à l'audition: la souplesse
idéale qu'exige l'exécution de ce motif, n'est pas réalisable
par les instruments, surtout que le maître le confie de pré-
férence aux flûtes et aux hautbois alors qu'au fond ce serait
plutôt aux instruments à cordes qu'en reviendrait l'exécution.
Nous avons déjà eu l'occasion de signaler le motif chromatique
de la douleur aiguë, dont voici le type: ^^t^~'j'^»^»=f^ff~p —
Il 6gure dans le Lamento du Capriccio ainsi que dans la
huitième variation de la Partita „0 Gott du frommer Gott**
(V, p. 73). Dans les petits chorals, son usage est courant:
nous le trouvons dans la méditation mélancolique sur l'année
qui s'en va ^Das alte Jahr vergangen ist" V, No. 10, et dans
le choral de la Passion „Christus, der uns selig macht"
V, No. 8. Il intervient également à la fin du choral ^O
Mensch bewein dein Siinde groC" V, No. 45, pour dépeindre
la souffrance du Seigneur attaché à la croix.
\]o%^ \
352 Le langage musical de Bach
Les motifs de la joie
La joie s'exprime chez Bach sous deux formes différentes:
tantôt il la rend par un va et vient continu de croches ou
de doubles croches, tantôt par des motifs avec le rhythme
n= j"T2 r^ ST^' ^® premier mouvement qui représente
plutôt la joie naïve, se trouve dans les chorals „Erstanden
ist der heil'ge Christ (Christ est ressuscité) V, No. 14, „Es ist
das Heil uns kommen her" (Le salut nous est venu) V, No. 16,
„Gottes Sohn ist kommen*, (Le fils de Dieu est venu) V, No. 19,
„In dir ist Freude" (C'est en toi la joie) V, No. 34, „In dulci
jubilo" V, No. 35, „Lobt Gott ihr Christen allzugleich" (Louez
Dieu, vous Chrétiens tous ensemble) V, No. 40, et „Puer natus
in Bethlehem" V, No. 46. L'archétype du second motif, qui est
le plus important, se trouve dans le choral sur le cantique de
Siméon „Mit Fried und Freud ich fahr dahin" (C'est en paix
et en joie que je quitte ce monde) V, No. 41 :
C'est donc la paix joyeuse qu'il dépeint. Il arrive même
au maître de l'employer pour rendre la confiance sereine en
Dieu, comme, par exemple, dans le choral: „Wer nur den lieben
Gott làût walten" (Celui qui laisse faire le bon Dieu) V, No, 54.
Plus le motif est animé, plus vive est la joie qu'il traduit.
Il s'avance d'une allure victorieuse dans les deux chorals de
Pâques: „Der Tag, der ist so freudenreich" (C'est une journée
de joie) V, No. 11, et „Erschienen ist der herrlich Tag* (Elle
a paru la journée merveilleuse) V, No. 15; il apparaît un
peu plus modéré dans d'autres chorals tels que „In dich hab'
ich gehoffet Herr" (En toi Seigneur j'ai espéré) V, No. 33,
„Von Gott will ich nicht lassen" (Je ne laisserai point de
Dieu) VII, No. 56, et dans le choral de la Passion „Wir
danken dir Herr Jesu Christ" V, No. 56, qui est une action
de grâces au Christ sur la croix. Le maître a une préférence
marquée pour les motifs de cette catégorie, précisément parce
Le langage musical des chorals 353
qu'ils sont tellement flexibles et qu'ils lui permettent de nuancer
à sa guise l'expression de la joie. Dans les parties de contre-
basse des cantates, on voit de ces motifs de joie s'avancer comme
en sautant et en dansant, si bien qu'à côté d'eux le basso obsti-
nato du choral „In dir ist Freude' (C'est en toi la joie) V, No. 34,
malgré toute sa fougue, fait l'effet d'un thème plutôt calme.
La joie-extase, le maître la traduit par une arabesque
fantastique qui, fuyante et insaisissable, se déroule sur les
harmonies calmes. Le procédé est plutôt orchestral et a
donné naissance aux admirables solos de violon et de haut-
bois qui illustrent certains airs de cantates, sans parler du
Laudamus te de la Messe en si. L'orgue s'y prête moins,
parce que le registre le plus fin, surtout dans les orgues sans
boîte d'expression, comme l'était encore celui de Bach, n'atteint
pas à la souplesse requise pour des traits en arabesques.
Nous nous expliquons ainsi pourquoi le petit recueil ne con-
tient qu'un exemple de ce genre, mais tout à fait admirable:
le choral de Noël „Christum wir sollen loben schon" (Adagio!)
V, No. 6. Quelle exaltation joyeuse dans ce soprano qui plane
au dessus de la mélodie chantée par l'alto! C'est la Sainte
Vierge en contemplation devant son enfant. Cette même
exaltation joyeuse se retrouve dans la petite version du
Credo „Wir glauben ail an einen Gott" VII, No. 61, qui
correspond à la définition de la foi dans le petit catéchisme
de Luther, et dans la grande version du Notre Père «Vater
unser im Himmelreich" Vil, No. 52, qui prétend traduire la
touchante explication du Pater de Luther. Toutefois, ce dernier
morceau avec ses guirlandes fleuries qui entourent la mélodie
en canon est, lui aussi, conçu dans des proportions trop vastes
tout comme les autres grandes versions des chorals dogma-
tiques. Comment percevoir et comprendre à l'audition quatre-
vingt-onze mesures, sans architecture aucune?'
1. A vrai dire, sauf les grands Kyrie et le grand De profundis (Aus tiefer Not schrei
icb zu dir) (VI, No. 13), les grandes versions du recueil dogmatique ne se jouent guire.
Schweitzer, Bach. 23
354 Le langage musical de Bach
Les motifs parlants
Les prédécesseurs du maître avaient employé les motifs
empruntés à la mélodie sans aucune arrière -pensée. Bach,
lui, s'avise que ce procédé est plus qu'un simple expédient
musical et que la phrase empruntée à la mélodie représente,
en quelque sorte, les paroles correspondantes. Il n'emploie
donc ces motifs parlants que là où ils ont une véritable raison
d'être: dans le choral „Dies sind die heilgen zehn Gebot*
V, No. 12, par exemple, pour faire entendre dix fois » Voici
les dix commandements**, ou dans le choral „Helft mir Gottes
Giite preisen** V, No. 21, pour répéter l'appel: „ Aidez-moi à
louer la bonté de Dieu.** Même raisonnement dans le choral
„Herr Jesu Christ" (Seigneur Jésus Christ) V, No. 25, et
dans „Wenn wir in hôchsten Nôten sein** (Dans notre su-
prême détresse) V, No. 51. Tous les chorals sur le gloria, (VI,
No. 3-11), reposent sur le motif emprunté aux premières notes
de la mélodie ; il en est de même des Kyrie (VI, No. 39 a b c).
Dans la grande version du choral «Vater unser im Himmel-
reich" VII, No. 52, c'est le mot „Notre père** qui est traduit
en musique; dans le choral sur le Credo VI, No. 60, c'est la
phrase „Nous croyons tous**.
Par contre, l'emploi du canon, si fréquent dans les petits
chorals, n'a aucune signification poétique ^ exception faite, toute-
fois, pour la grande version du choral sur les Dix commande-
ments VI, No. 19, où il symbolise l'ordre divin. En règle
générale, le canon, chez Bach, est destiné à passer pour ainsi
dire inaperçu. Il n'y a donc aucune raison de le faire ressortir
au détriment de l'ensemble; il n'y a aucun mal, non plus, si
l'auditeur ne s'avise pas qu'un canon est caché sous les har-
monies qu'il entend. Le plus souvent, Bach s'est tout sim-
plement amusé à se jouer d'une difficulté en faisant en-
tendre la mélodie sous forme de canon; mais là s'arrête
l'importance du canon.
1. Voir: V, No. 3, 8, 15, 19, 35, 37, 44, VI, No. 13, VII, No. 52.
Le langage musical des chorals 355
Les chorals expressifs
Nous appelons chorals expressifs ceux où certaines péri-
péties du texte se trouvent figurées par la musique. Bach, nous
le disions, bien différent en cela des primitifs, ne se décide
qu'avec peine à se hasarder dans les régions de ce genre de-
scriptif. Tout au plus, souligne-t-il parfois tel ou tel mot
saillant. C'est ainsi que la surprise de la cadence en majeur
qui clôt le choral mélancolique du Nouvel an „Das alte Jahr
vergangen ist" V No. 10, est appelée par cette dernière phrase
du texte „A travers toute douleur et tout danger tu nous as
guidés fidèlement, ô Christ*.* Les trilles qui interviennent à
la fin du choral „In dir ist Freude" V No. 34, représentent
l'Alléluja par lequel se termine la strophe. De même, dans
le choral mystique sur le „Veni sancte spiritus" VII No. 37,
l'Alléluja final est marqué par de joyeuses doubles croches.
La cadence ascendante du choral „Valet will ich dir geben"
(Adieu, monde de misère) VII No. 50, est motivée par ces
paroles: „Au ciel il fait bon habiter; c'est là haut que j'as-
pire."^ C'est également une cadence ascendante très vigou-
reuse qui dans le choral «Jésus Christus unser Heiland"
VI No. 32, traduit la dernière phrase du texte: «De l'enfer il
nous a sauvés."
Une fois la signification des différents motifs établie, on
découvre encore des traits bien autrement caractéristiques
dans certains morceaux. C'est ainsi qu'on lit en quelque
sorte le texte à travers les dernières mesures du choral „0
Mensch bewein dein Sûnde groD" (O homme pleure ton
grand péché) V No. 45. L'intervention du motif chromatique
Das alte Jahr vergangen ist; wir danken dir Herr Jesu Christ,
DaO da in Not uod in Gefahr, so treu gefiihrt uns dièses Jahr.
Valet will ich dir geben, du arge falscbe Welt;
DeIn siindiich bSses Leben durchaus mir nicht gefillt.
Im HImmel ist gtit wohnen; blnauf steht mein Begier;
Da wird Gott ewlg lohnen dem, der ihm dient allhier.
23<
35G
Le langage musical de Bach
souligne le mot «sacrifié pour nous"; les doubles croches
haletantes qui suivent:
? « « 0 J «-* i « »-,
correspondent au passage: „De
''*'**"^^ ''**>4 nos péchés il porta le lourd
fardeau"; «l'Adagiosissimo" de la fin correspond à la phrase
„longtenips suspendu à la croix."* Un „ Adagio" qui se
termine par un point d'orgue de onze mesures représente,
dans la grande version du Gloria, VI No. 8, la phrase finale:
,, Voici maintenant la paix sans fin, finis toute lutte et tout
combat." 2 Vers la fin du „De profundis" (VI No. 13), le
maître fait intervenir le motif de la joie J^S J j-j, sans que
le texte, au premier abord, semble l'appeler; mais comme,
suivant le dogme luthérien, toute véritable contrition d'elle-
même conduit à la joyeuse certitude du salut, Bach ne pou-
vait terminer la phrase que se sur le motif de la joie.
Plus complexes encore sont les chorals où le maître
combine deux ou plusieurs motifs. Définir une idée par
1. Voici le texte de cette strophe
O Mensch, bewein dein Sùnde groD,
darum Christus seines Vaters SchoQ
âuOert und kam auf Erden.
Von einer Jungfrau rein und zart
fiir uns er hier geboren ward;
er woUt der Mittler werden.
Den Todten er das Leben gab,
Und legt dabei ail Krankheit ab,
bis sicb die Zeit herdrange,
daû er fiir uns geopfert wiird,
triig unsrer Siinden schwere Biird
wohl an dem Kreuze lange.
de choral :
i O homme, pleure tes lourdes fautes.
C'est pour elles que le Christ a quitté le sein
de son père
et s'en est venu sur terre.
D'une vierge pure et tendre
il est né pour nous, ici bas;
il a voulu devenir le médiateur.
Aux morts il a rendu la vie,
et il guérit toutes maladies,
jusqu'à ce que le temps vint
où il fut sacrifié pour nous
et porta le lourd fardeau de nos péchés,
longtemps suspendu à la croix.
2. ,Nun ist groO Fried ohn' UnterlaO; I Maintenant c'est la grande paix sans fin.
ail Fehd hat nun ein Ende." I Toute lutte cesse.
Le langage musical des chorals 357
plusieurs thèmes simultanés, c'est là, en effet, son procédé
préféré. Dans le choral de Pâques „Erstanden ist der heil'ge
Christ", V No. 14, les basses donnent le motif de la résur-
rection et les voix du milieu le motif de la joie; dans le
„Puer natus in Bethlehem" V No. 46, le motif de la joie
apparaît dans les voix du milieu et, dans la basse, le motif
des révérences; dans l'avant- dernier des chorals de Noël
„Wir Christenleut han jetzund Freud" V No. 55, les voix du
milieu rappellent de loin le motif de l'apparition des anges,
tandis que la basse obstinée, à l'aide du motif de la démarche,
insiste sur la croyance, comme le demande le texte. Quelle
finesse de description dans le choral „Wenn wir in hôchsten
Nôten sind" (V No. 51)! Le motif emprunté aux premières
notes de la mélodie répète sans cesse ces mots : „Dans
notre suprême détresse" et au-dessus de cette plainte plane,
comme une divine consolation, la paraphrase de la mélodie et,
finalement, par une admirable cadence, amène l'apaisement.
Somme toute, il n'y a que deux chorals où Bach repro-
duit en musique toutes les péripéties de son texte: ce sont
le troisième verset du grand Agnus dei, VII No. 48, et le choral
„Jesus Christus unser Heiland", VI No. 31. Le choral „0
Lamm Gottes" (Agnus Dei) comprend trois strophes entiè-
rement semblables, avec cette seule différence que les deux
premières se terminent par Kyrie eleison, la troisième
par Dona nobis pacem. C'est donc celle-ci que le maître
va modeler en musique. La description devient saisissante au
moment où apparaît le motif tiré de la mélodie qui correspond
aux paroles: „Air Sùnd' hast du getragen." (Tous nos péchés
tu les a pris sur toi): ^Jp-^-^i^l' T ' \ ' \ ^f"
Ce motif revient et revient encore dans toutes les voix, pour
évoquer la multitude des péchés de l'humanité qui com-
posent le lourd fardeau du Seigneur. Puis vient la phrase:
„Sonst muDten wir verzagen" (Sans toi, il nous faudrait dés-
358
Le langage musical de Bach
espérer) reproduite à l'aide du motif chromatique. Elle se
termine comme par un cri de désespoir:
ri*
¥
^^^m
p^
g
Mais soudain, avec le „Dona nobis pacem", les gammes bien
connues des chorals sur l'apparition des anges font leur
entrée. C'est que le mot „paix" évoque aux yeux du maître
la vision des anges qui chantent le „et in terra pax", et
l'Agnus Dei se termine par une cadence ascendante, comme
certaines versions du Gloria:
^3:
t^ ;
a
s * ' .5'
5ift
%^=W
j&_j
Le choral „Jesus Christus unser Heiland" avait déjà été
traité par Bach dans le Grand recueil, mais avec le souci
unique d'en faire un choral de la sainte cène, à l'aide du
motif exagéré de la démarche.* Cette fois, VI No. 31, dans
la version du dernier recueil, il traduit uniquement le texte
de la première strophe. Elle se compose des quatre phrases
que voici:
Jésus Christus unser Heiland,
Der von uns den Zorn Gottes wand;
Durch das bitter Leiden sein,
Half er uns aus der Hôllenpein.
Jésus Christ notre sauveur,
Qui de nous détourna la colère de Dieu;
Par sa Passion douloureuse
Nous tira des supplices de l'Enfer.
1. Voir VI, No. 30.
Le langage musical des cantates
350
La colère divine, dans la seconde phrase, est représentée par
l'imitation de coups de fouet, qui, comme rythme, est identique
au motif de la flagellation dans la passion selon St. Matthieu:
0 0 0-9-
rj Lii Lli yu "B=^
*=
Dans la troisième phrase, au mot „cruelle souffrance," Bach
fait intervenir le motif chromatique; la cadence de ce pas-
sage, pareille à celle qui, dans l'Agnus Del, dépeint le mot
„désespérer", s'effectue en mouvement contraire, ce qui est
le superlatif du chromatisme.
e^
P^
3h^
L>-^ ^ZS Mil P
r
j
Et puis, quand survient la dernière phrase „De l'enfer il
nous a sauvés", c'est une fantaisie brillante sur le motif de
la résurrection:
::p=fir
^^
Cette fantaisie, naturellement, se termine par une audacieuse
cadence ascendante. Dans ce choral, le plus grandiose de tous
ceux qu'ait écrits le maître, on se demande ce qu'il faut ad-
mirer le plus: la simplicité ou la clarté du langage musical?
XXX. Le langage musical des cantates
Les thèmes imagés
L'analyse des cantates nous a déjà révélé l'importance
des thèmes qui décrivent le mouvement des vagues. On
les rencontre principalement dans les cantates profanes, car
pour rehausser les textes de circonstance écrits en l'honneur
360
Le langage musical de Bach
des souverains de Saxe, Picander aimait à faire intervenir les
fleuves de leur pays et leur faisait chanter leurs louanges.
La cantate pour l'anniversaire d'Auguste III, par exemple,
„Schleicht, spielende Wellen" (Glissez, vagues rapides) [T. XX^
2^ partie], repose presque tout entière sur des motifs de
cette catégorie. Remarquons les ressemblances que présente
le motif du premier chœur avec celui de la barcarolle de
Schubert (Auf dem Wasser zu singen):
Dramma per musica: Glissez, vagues rapides.
Schubert: „Auf dem Wasser zu singen"
1
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3
-*iSzÉrtz
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-tt-
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Dans la cantate d'église „Jesus schlàft, was soll ich hofFen"
(Jésus dort, que puis-je espérer?). No. 81, qui dit l'his-
toire de la tempête apaisée par Jésus (St. Marc 4, 35-41),
nous voyons les vagues toujours grossissantes s'acharner sur
la barque du Seigneur endormi et subitement s'apaiser à
sa parole impérieuse •, Un seul mot, parfois, suffit pour appe-
ler le motif du mouvement des vagues. Par exemple, le
récitatif „Mon pèlerinage sur cette terre est comme une
navigation" de la cantate „Ich will den Kreuzstab gerne tragen"
No. 56, se trouve illustré par la basse que voici:
^^
Dans l'air de la cantate „Weichet nur betrùbte Schatten"
(Tome XP 2^ partie), intervient, à un certain moment, d'une
façon purement accidentelle, le mot „Wellen" (vagues); la
1. Voir aussi les vagues du Jourdain dans la cantate ^Christuaser Herr zum Jordan
kam" No. 7, dont nous avons parlé plus haut (p. 323). Qu'on remarque la différence
entre la description des vagues d'une eau courante et celle des vagues d'un lac.
Le langage musical des cantates
361
basse aussitôt s'empresse d'évoquer l'image correspondante;
W T W
Ce motif ressemble beaucoup à celui de la cantate „Voici,
je vais envoyer beaucoup de pêcheurs" No. 88, où Bach veut
représenter les ondulations du lac de Génézareth dont le seul
mot «pêcheur" évoque à ses yeux la vision:
idî:
«-é-*~4 — 0~*-0-à
Un motif analogue, dans l'air „Meine Seele sei vergniigt"
de la cantate „Von der Vergniigsamkeit" (Sur le contente-
ment) [Tome XF 2" partie], représente le mot Océan (Weltmeer),
qui pourtant n'a aucune importance dans le texte. Autre
exemple: Le récitatif de la cantate „Meine Seel' erhebt den
Herren" No. 10, contient une allusion à la promesse faite
par Dieu „de rendre la postérité d'Abraham aussi nombreuse
que le sable au bord de la mer" (Wie Sand am Meer). Ce
n'est, on le voit, qu'une allusion furtive;
Bach, cependant, n'a garde de la laisser
échapper et accompagne la seconde moi-
tié du récitatif de la façon suivante:
Un autre sujet préféré du maître, c'est le mouvement des
nuages. Le plus souvent il le représente par un mouvement
de gammes parallèles et contraires, comme on le trouve
dans le petit choral „Ach wie fliichtig" V No. 1, dans une
cantate sur le même choral (No. 26), et aussi dans le premier
chœur d'Eole satisfait (Tome XI^ 2^ partie). Ce sont des
gammes, également, qui, dans un air de la cantate „Was frag
ich nach der Welt" No. 94, illustrent le texte. „Le monde est
comme une fumée et comme une ombre qui passe". Des
arpèges ascendants représentent les brouillards qui se dis-
sipent aux rayons du soleil dans la cantate printannière
„Weichet nur betriibte Schatten" (Disparaissez, tristes ombres)
362 Le langage musical de Bach
{T. XP 2* partie]. Les nuages épais de nos péchés dont il
est question dans l'air de la cantate „Mein liebster Jésus ist
verloren" No. 154, sont figurés par le motif que voici:
Viol. I, II ^^#4-a- — ^. _ ^_ I _— r=^^ -^^g-r:^
et Viola, w^-^^-rrf^ — f-r-f-f-r-\ rrrr> rrff^rH
Cet effet de monotonie angoissante, nous l'avons déjà ren-
contré dans le duo de la Passion selon St. Matthieu qui dé-
peint la venue de l'orage après l'arrestation du Seigneur.
Un des autres sujets de prédilection de Bach, c'est, nous
le savons, le glas funèbre: si vague que soit l'association
d'idées que le texte offre au maître, elle suffit pour qu'il
fasse intervenir les pizzicati caractéristiques. Tantôt ce
n'est que la simple basse qui exécute le motif, tantôt, qu'on
se souvienne de la cantate „Liebster Gott, wann werd ich
sterben" (Dieu, quand vais-je mourir)? No. 8, et du récitatif
de l'Ode funèbre (T. XIIP 3^ partie), la description orches-
trale s'enfle et prend d'importantes proportions. Et alors,
quel réalisme dans les rythmes ! Qu'on prenne, par exemple,
la basse de l'air „Schlage doch bald, selge Stunde" (Sonne
donc bientôt, heure bien heureuse) de la cantate ,Christus,
der ist mein Leben" No. 95:
pizzicato
Non moins caractéristique est l'illustration de ce verset
de l'Apocalypse »Vois, je me tiens à la porte et je frappe"
(3,20) dans la cantate: „Nun komm der Heiden Heiland"
(Veni redemptor) No. 6 1 :
1. Pour d'autres exemples, voir les cantates :
„Komin du siiOe Todesstunde" No. 161.
„Meinen Jesurn laO ich nicht' No. 124.
,Herr Jesu Christ, wahr' Mensch und Gott" No. 127.
„Herr gehe nicht ins Gericht* No. 105,
Voir, également, dans la Passion selon St. Matthieu, le rëcitatif-arioso : ,Ach Gol-
gatha" et l'air ,Sehet Jésus bat die Hand".
Le langage musical des cantates
363
N N N
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-r. f i p i-f-i f 1
*-i P ^ P ^-^-'f-
:tï
A plusieurs reprises, Bach figure le rire à l'aide d'un
thème musical ; ainsi dans le grand chœur de la cantate
,Unser Mund sei voll Lachens" (Que notre bouche se rem-
plisse de rires; Psaume 126, 2) No. 1 10', et dans l'air „Comme
je vais rire gaiement" (Wie will ich lustig lachen) [Eole sa-
tisfait; T. XI' 3* partie]. Voici la façon dont il illustre, dans
la cantate „Wo gehest du hin" No. 166, le texte de l'air
«Qu'on prenne garde, quand la fortune vous rit" (Man
nehme sich in acht, wenn das Gliick lacht):
Satan est toujours [représenté par un serpentement vi-
goureux. Qu'on se souvienne de la cantate pour la St. Miche!
,Es erhub sich ein Streit" (No. 19), et du troisième verset
de la cantate sur le choral de Luther (No. 86) sur ce texte:
»Et si le monde était rempli de diables". Le même thème se
retrouve dans l'air: «Serpent de l'enfer, n'as-tu point peur?
Voici celui qui, vainqueur, va t'écraser la tête", de la cantate
de Noël „Dazu ist erschienen der Sohn Gottes" (Voici, il
est apparu, le fils de Dieu) No. 40. Et non seulement la
musique représente le serpentement de Satan, mais encore,
par le rythme de la basse, les coups de talons furieux, qui
lui écrasent la tête:
^^P
W=.
3^^
■n^
J-
m
I. Voir à ce sujet p. 208; citons 6gtlement le basso obstinato du récitatif: ^edoch
deia heitsames Wort macht, daO mir das Herze lacht*, de la cantate ,Herr Jesu Christ,
du hScbstes Gut* No. 113.
364
Le langage musical de Bach
^i
-*
S3^
:^t:
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^m
A remarquer encore qu'au moment où paraît le mot
^écraser", le thème du serpent surgit aussitôt dans la basse,
au-dessous de l'autre thème. Dans le récitatif de la même
cantate, le serpent rusé qui au paradis trompa la femme, est
dépeint par le mouvement que voici:
- ^
^:53:^
De basse, point. Bach le voit enroulé autour de l'arbre,
se penchant vers la femme. Une autre fois, dans la cantate
„0 heilger Geist und Wasserbad" No. 165, le librettiste du
maître appelle Jésus „le petit serpent du salut**, faisant allusion
à ce passage de St. Jean: „Et comme Moïse éleva le serpent
dans le désert, il faut de même que le Fils de l'homme soit
élevé, afin que quiconque croit en lui, ne périsse point, mais
ait la vie éternelle" (3,14). Tout autre ne se fût point avisé
de mettre en musique ce diminutif monstrueux; Bach, lui,
n'y voit qu'une nouvelle occasion de représenter le serpen-
tement fameux:
Les anffes sont caractérisés oar t
Les anges sont caractérisés par un motif souple et gracieux,
insuffisamment caractéristique, toutefois, pour s'expliquer de
lui-même. Avouons que l'association d'idées picturale est dans
ce cas difficile à préciser. Ce motif des anges apparaît dans
la Sinfonia de l'oratorio de Noël, où il alterne avec les cha-
lumeaux des bergers:
Le langage musical des cantates
365
Violons.
^^^-^-^
Hautbois et cors anglais.
Ce sont ces deux mêmes thèmes qui, par leur alternance,
constituent l'accompagnement du choral de Noël qui suit
immédiatement. Dans la cantate pour la St. Michel „Es erhub
sich ein Streit" No. 19, l'air ,,Vous, mes anges, restez auprès
de moi" pourrait sembler copié sur la Sinfonie de l'oratorio
de Noël, s'il ne lui était antérieur de dix ans au moins:
Ce même motif apparaît dans un air de la cantate de
Noël „Das neugeborene Kindelein" No. 122, sans que, tou-
tefois, le texte semble y donner prétexte:
T--Mx-tÂ
Mais qu'on prenne la peine de lire le récitatif précédent,
qui se termine par ces mots: „Les anges qui auparavant
vous appréhendaient comme des damnés, à présent remplis-
sent les airs", et l'emploi du thème se trouve aussitôt justifié.
Au total, ce sont donc tout particulièrement les expres-
sions et les images susceptibles de se traduire par un mou-
vement caractéristique que le maître fait ressortir en musique.
Jamais il ne laisse échapper des mots comme «ressusciter"
ou encore „élever". Signalons, à ce propos, le motif qui
366
Lé langage musical de Bach
illustre le «Et exspecto resurrectionem" de la Messe en sî
mineur:
^^
^
lEE^
^^--jM-r^-
-K
Il réapparaît dans l'air „Jch lebe, mein Herze** (Je vis,
mon cœur) de la cantate de Pâques: „So du mit deinem
Munde bekennest" No. 145:
Citons encore le motif de l'air «Mon Jésus est ressuscité'
de la cantate «Hait im Gedâchtnis" No. 67:
fe
ù T ^
:^:&
tÉZ
-^-f y i
:?=ff:
^E
C'est un motif analogue qui, dans le premier chœur de
la cantate „Wachet auf, ruft uns die Stimme" (Debout, c'est
la voix du veilleur) No. 140, traduit le mot „debout". Dans
la cantate „Mache dich mein Geist bereit, wache, fleh und
bete", il représente les mots «Veillez et priez". Citons en-
core le thème caractéristique la cantate de la Pentecôte
«Schwingt freudig euch empor" (Elevez-vous joyeusement):
Non moins caractéristique est la façon dont le maître,
dans la cantate de l'Ascension „Wer da glaubet und getauft
wird" No. 37, traduira le texte: „Der Glaubet schafft der
Seele Flûgel" (La foi prête des ailes à l'âme). Qu'on se
Le langage musical des cantates
367
souvienne également de l'accompagnement du Gloria de la
Messe en si mineur:
s — I I ■ ' H Il II — I •-
^
Le récitatif »Ils ouvrent leur gueule toute grande" de la
cantate „Wo Gott der Herr nicht bei uns hait" No. 178, est
illustré par le motif suivant:
^
^^^^^^^^^
En le renversant, on obtient le motif du récitatif „Le
Seigneur se prosterne devant son père" de la Passion selon
St. Matthieu, qui, lui-même, est identique à celui de l'air
aVoyez comme se rompt et comme tombe" de la cantate
„Ich hab in Gottes Herz und Sinn" No. 92, ou bien encore
à celui de l'air: ,Si tout se rompt, si tout tombe" de la
cantate ,Ich habe meine Zuversicht" No. 188. Pourquoi, dans
la cantate „Die Himmel erzàhlen die Ehre Gottes" No. 76,
le choral j,Dieu nous soit propice" est-il accompagné par le
motif en septième descendante, que nous avons rencontré
dans le choral sur la chute d'Adam (V No. 13)?:
C'est qu'il est dit à la fin du récitatif qui précède: „ Aussi,
en toute humilité, Dieu, Seigneur, nous t'adressons cette prière"
ce qui, aux yeux de Bach, évoque le tableau de toute une foule
qui, agenouillée et prosternée, chanterait le choral. Parfois
même, à force de réalisme dans la description de la chute,
Bach aboutit à des thèmes qui, au premier abord, semblent in-
utilement compliqués. Dans le récitatif „Tombe par terre" de
la cantate „Erhalt uns Herr bei deinem Wort" No. 126, il ne
suffit point au maître de décrire la chute de la femme or-
368
Le langage musical de Bach
gueilleuse de l'Apocalypse: il nous montre encore ses vains
efforts pour se relever:
C'est de la même façon qu'il décrira, une autre fois, dans
l'air «Déjà trop bas nous étions tombés" de la cantate No. 9,
la chute de l'humanité et ses vains efforts pour se relever
à l'aide de ses seules forces:
Dans la cantate „Wer sich selbst erhôhet" No. 47, il traduit
le texte de St. Luc „Car quiconque s'élève sera abaissé, et
quiconque s'abaisse sera élevé" par la double phrase:
„Car quiconque s'élève sera abaissé"
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„Et quiconque s'abaisse sera élevé"
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Le langage musical des cantates
369
Dans le récitatif de la cantate „Gott fàhretauf mit Jauchzen*
No. 43, paraît le mot disperser: il est illustré de la même
façon que la phrase „Et les brebis se disperseront", dans le
récitatif de la Passion selon St. Matthieu:
^-g^^^^^
'^Tznj
±=ift
Pour représenter les doctrines qui pervertissent la parole
de Dieu, dont il est question dans un air de la cantate „Ach
Gott vom Himmel sieh darein" No. 2, le maître emploie deux
thèmes informes, de mouvement contraire, et rend l'ensemble
plus désordonné encore en faisant avancer l'un en doubles
croches, l'autre en triolets. L'on se souvient, à ce propos,
du petit choral sur le Gloria (VI No. 5), qui dépeint le gra-
cieux désordre de l'apparition des anges.
Quels efforts et quelles contorsions dans le thème de
l'air „Mon cœur, brise les liens de Mammon", de la cantate
„Thue Rechnung Donnerwort" No, 168"!
^m^^^
Pour clore la série des thèmes imagés, citons la cantate
de Noël „Christum wir sollen loben schon" No. 121. Le
librettiste ayant fait allusion, dans son texte, au récit de
St. Luc „L'enfant d'Elisabeth, tressaillit dans le sein de sa
mère lorsque celle-ci entendit la salutation de Marie", Bach
écrit un air qui n'est qu'une convulsion continue:
Schweitzer, Bach. 24
370
Le langage musical de Bach
Violino I.
Continue
^5
IIËE^^S
^i:^
^^^.^s^
i^
-i -j.*
T^— *^
1^^^^^^
Les motifs de la démarche (Schrittmotive)
Bach emploie communément un procédé qui consiste à
représenter par les sons des mots tels que «marcher" ou
«courir". On se souvient que dans la cantate „Sehet, wir
gehen hinaufnach Jérusalem" (Voici, nous montons à Jérusalem)
No. 159, le maître nous dépeint Jésus précédant ses disciples,
s'arrêtant et se tournant vers eux pour leur annoncer sa mort:
S^^rTfÛTT^^^^-=^'^^^-^^
Dans la cantate „Es ist euch gut, daB ich hingehe" No. 108,
sur le verset de St. Jean: «Il est bon que je m'en aille, car
si je ne m'en vais pas, le consolateur ne viendra pas vers
vous" (16, 7), les instruments à cordes exécutent le motif de
la démarche, tandis que le hautbois, par une arabesque d'une
beauté ineffable, symbolise la consolation:
staccato sempre
Le langage musical des cantates
371
La même description se retrouve dans les cantates „Wo
gehest du hin!" (Où vas-tu?) No. 166, et „Tritt auf dieGlaubens-
bahn" (Avance dans la voie de la foi) No. 152; la dernière est
précédée d'une fugue sur le thème que voici:
^r î I ' f IT-JîTi^i^^
Dans la cantate „Nimm, was dein ist, und gehe hin" (Prends
ce qui t'appartient et va-t-en) No. 144, la musique exécute le
mot: „va-t-en!"; le récitatif «Monde va-t-en!" de la cantate „Seht
welch eine Liebe" No. 64, est illustré par un motif rappelant
note pour note celui qui, dans la Passion selon St. Matthieu,
souligne le départ du Seigneur et des çy—— T^T^ V
disciples pour le Mont des Oliviers: — '~^^ — '^i^ -
Voici par quel thème le maitre dans la cantate „Ach, Herr,
mich armen Siinder" No. 135, représente le texte: „Loin de
nous, vous tous, les malfaiteurs":
Allegro.
^3
^^^
^ttOttJ^
^
^
?^^
ii
£
I214J J r I [TTi^
^
:p
Non moins caractéristique est l'interprétation de l'air „Nous
accourons à pas faibles mais empressés" de la cantate „Jesu,
der du meine Seele" No. 78:
^^E^-
ï=f=
-4z
qtt
--r=f:
-H-l f-Ft-
Un thème analogue paraît dans la cantate „Erfreute Zeit
im neuen Bunde" No. 83, pour traduire le texte: „ Accours,
cœur rempli de joie!". Souvent aussi, pour mieux faire res-
sortir la hâte, le maître combine deux thèmes qui se pour-
suivent l'un l'autre'.
I. Voir comme exemple l'air: .Kommi ihr angefochtenen SiJnder, eilt und lituft, ibr
Adamskinder* de la cantate ,Freue dich" No. 30. Ou bien encore:
24*
372
Le langage musical de Bach
Des pas assurés symbolisent la fermeté. Citons la basse
du Credo de la Messe en si mineur:
=1
^-EË^
^,i_^_4- j I I , ) , , ii=p I .1 J-,— ?-f-7
C'est de cette même façon que s'avance la basse du Confîteor.
Des pas écartés représentent la fierté et la force. Voici, par
exemple, le thème du chœur „Herr wenn die stolzen Feinde"
(Dieu, si les ennemis fiers), de l'oratorio de Noël:
^^» — rrt
■^^
*
$
St=S
&
£
Le grand double chœur fugué de la cantate „Nun ist das
Heil und die Kraft" (Voici, le salut est venu et la puissance
et le règne et la force de notre Dieu) No. 50, repose sur le
thème suivant:
^^^
iti^
^
*^
1=4:
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I I i
f"^^-^T8«
?=?:
ÏÊ^
Qu'on se souvienne également du »Fecit potentiam" dans
le Magnificat:
i±
3_=E3E^ES^g3É^Ë^
■^—P-
Voici la basse du „Deposuit potentes":
g^ jJlr;rtgy|^^##â;ag|^
a^pgi^P
8*=
„Kommt, eilet und laufet". Oratorio de Pâques.
Air: ,lch foige dir gleichfalls" et ,Eilt ihr angefocbtnen Seelen". Passion selon St. Jean.
Air: ^Entziehe dich eilends, mein Herze, der Welt", de la cantate ,Meinen Jesum laQ
ich nicht* No. 124.
Air: „So schnell ein Rauschen Wasser scbieDet, so eilen unseres Lebens Tage", de la
cantate ^Ach wie nichtig" No. 26. ,Ach ich sehe, j'etzt, da Jch zur Hocbzeit gehe", de la
cantate No. 162.
Le langage musical des cantates
373
Elle représente le mot „potentes", tandis que les violons
illustrent le mot „deposuit" par le motif que voici:
Par contre, dans la cantate „Meine Seel' erhebt den Herm"
No. 10, le Magnificat allemand, le «Deposuitpotentes" est illustré
par un seul thème qui réunit les deux motifs:
Nous comprenons, dès lors, la signification du thème de la
fugue en mi mineur (Peters II, No. 9), laquelle représente une
véritable lutte de Titans:
^i:
^
W=i^'
Signalons comme dérivé de cette expression caractéristique
de la force, le thème du „tumulte" qui, dans la musique de
Bach, symbolise la lutte des orgueilleux contre Dieu. Nous en
trouvons l'archétype dans la cantate „Ein feste Burg" (No. 80),
où le maître illustre par la musique la seconde strophe du
choral de Luther: „Notre force n'y peut rien; c'est le héros
élu de Dieu qui combat pour nous":
li§î
■Ê-É-
^^=1
^
g
^77 7 7
^^e
^« — r-
-r^-ê-
Sous une forme un peu modifiée, ce motif reparaît dans
l'air „Streite, siège, starker Held!" (Lutte victorieusement,
héros redoutable!) de la cantate de l'Avent „Nun komm der
Heiden Heiland" No. 62 (2' composition):
374
Le langage musical de Bach
i-t-rrTrf
^ti=^
SE^
a L^i I fj^^^i.
Nous le retrouvons, sous une autre forme encore, dans la
cantate „Gott der Herr ist Sonn und Schild" No. 79, où il
traduit le texte «Dieu ne délaisse point les siens, contre les-
quels s'acharnent les ennemis":
fe^3^Ulj3
=P
:^^
ï^
%
i-^-t-
=«=?=«*=
Un thème de la même catégorie, dans un air de la cantate
„Wachet betet" No. 70, dépeint le grand tumulte de la fin
du monde:
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f:X=^
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i^cp:
fcÈ
^
* 0 0
Ce même thème fournit l'introduction et les interludes du
grand air „Friede sei mit euch" (Que la paix soit avec vous),
de la cantate pour le dimanche Quasimodo „Halt im Gedâchtnis"
No. 67, où le Seigneur ressuscité apparaît aux disciples contre
lesquels s'acharne le monde impie. Il se retrouve dans l'air
„Bonsoir, tumulte de la vie" (Gute Nacht, du Weltgetiimmel) de
la cantate „Wer weiC, wie nahe mir meine Ende" No. 27.
C'est encore ce même motif qu'emploie, le maître pour sou-
ligner, dans la Passion selon St. Jean, la parole du Christ
à Pilate: „Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs
auraient combattu pour moi."
Le langage musical des cantates 375
Les thèmes de la lassitude
La lassitude et la défaillance sont représentées par les
thèmes de la démarche, mais syncopés. On se souvient que
dans la cantate „Ich steh mit einem FuD im Grabe" No, 156,
la descente au tombeau est figurée par ce motif:
g^=ri-f-fiQTH=^^fci^:
Dans la cantate sur le cantique de Siméon „Mit Fried und
Freud fahr ich dahin" (C'est avec paix et joie que je m'en
vais) No. 125, tous les instruments à cordes ne font que
décrire la démarche défaillante:
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u^i,'^ r ix:^:^ # ;RT^t
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Ti "^ t 5 '^r\~V
^-i;fT-ï^^:^=M— ^-'H-g
=^=^^
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Cette description orchestrale nous l'avons déjà rencontrée
dans la cantate „Brich dem Hungrigen" (Romps ton pain à
l'indigent, et ceux qui sont dans la misère, conduis-les dans
ta maison) No. 39, où elle évoque le tableau de toute une
bande de malheureux qui vont se traînant dans la rue. Spitta
s'est mépris sur la signification de cette illustration musicale,
croyant qu'elle traduisait le mot ^rompre". C'est là un de ces
cas où, seul, le rapprochement de motifs analogues nous
permet de préciser les intentions du maître.
Dans la cantate-choral „ln allen meinen Taten" No. 97, se
trouve le texte suivant:
Leg ich mich spâte nieder, |Je me couche tard,
erwache frùhe wieder, j me réveille tôt,
lieg oder ziehe fort, reste couché ou pars
in Schwachheit und in Banden . . . . | faible et enchaîné ....
Bach traduit par un thème tellement caractéristique les
mots „se coucher", „se relever", qu'il semble qu'il ait voulu
faire violence aux moyens d'expression de son art;
376
Le langage musical de Bach
^
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::éz!L
^è^, i r^m f^^^^
Le motif des pas défaillants est aussi employé, comme
l'on sait, au sens figuré, pour dépeindre la foi chancelante:
ainsi dans la cantate „Ich glaube, lieber Herr, hilf meinem
Unglauben!" (J'ai la foi, Seigneur, aide-moi dans mon doute!)
No. 109. Citons aussi le thème de l'air „Wie zweifelhaftig ist
mein HofPen!" (Que mon espoir est douteux!)*:
|a^±^^^^^P
P
Sous leur forme idéalisée, les thèmes syncopés représentent
la lassitude qui a trouvé le repos en Christ. Dans cette
catégorie rentre le thème de la cantate „Christus der ist mein
Leben und Sterben ist mein Gewinn" (Christ est ma vie, et
la mort est mon gain) No. 95
^^^^m
I I ^
-•— ^
**=
Le motif de la cantate „Du Friedefiirst, Herr Jesu Christ"
(O Jésus-Christ, Seigneur de la paix) No. 116, présente la
même structure:
SZ t 9 .' *■> '
1. Voir encore l'air: „Bald zur Rechten, bald zur Linken, neigt sich mein verirrter
Schritt", de la cantate ,Herr Christ, der einig Gottessohn' No. 96, ou bien encore: ,Wie
Zittern und Wanken", de la cantate ,Herr gehe nicht ins Gericht" No. 105.
Le langage musical des cantates
377
Les grandes berceuses spirituelles reposent presque toutes
sur le thème idéalisé de la lassitude. Citons en deux, et des
plus belles, la première dans la cantate „Ich habe genug*
No. 82, sur le texte „Fermez-vous, paupières fatiguées!", la
seconde dans la cantate „0 ewiges Feuer" No. 34, sur le texte
«Bénies les âmes que Dieu a choisies pour sa demeure":
fec=a=g^=L^g^^
Le rythme solennel
Le rhythme j.j J.j J.j j.; s'associe, dans l'esprit de tout
musicien, à l'idée du solennel et du majestueux. Nous le
trouvons avec cette signification dans l'introduction de l'an-
cienne ouverture française aussi bien que dans la grande scène
du Graal de Parsifal. Bach, lui aussi, l'emploie pour les mêmes
fins: ainsi dans le grand prélude en mi bémol qui sert d'intro-
duction aux chorals dogmatiques et qui, pour cette raison,
doit être d'une allure particulièrement solennelle; ainsi dans
la cantate chorale de Pâques „ Christ lag in Todesbanden"
No. 4, pour illustrer la sixième strophe qui débute par ces
paroles «C'est à présent que nous célébrons les Pâques solen-
nelles"; ainsi encore dans l'introduction de la cantate „Hôchst-
erwunschtes Freudenfest", composée pour l'inauguration de
l'orgue de Stôrmthal. Dans la cantate pour le dimanche des
Rameaux «Himmelskonig, sei willkommen" No. 182, c'est ce
motif qui illustre le mot «Himmelskônig" (Roi des cieux):
Violino concertante.
378
Le langage musical de Bach
Des deux compositions sur le choral „0 Ewigkeit, du
Donnerwort" (Eternité, Parole de terreur), No. 20 et No. 60,
la première représente le mot «Eternité" par le rythme
solennel, sur lequel planent les accords angoissés des trois
hautbois, la seconde, uniquement, le mot «terreur" que figure
un motif en doubles croches répétées. Cette double façon de
concevoir le même texte est très intéressante.
Le rythme solennel est tout spécialement employé pour
symboliser la divinité du Christ dans son humble apparition
sur terre.
C'est par ce motif que dans la cantate de Noël «Gelobet
seist du, Jesu Christ" No. 91, le maître illustre le texte „Die
Armut, so Gott auf sich nimmt" (La pauvreté que Dieu prend
sur lui): feÈEzzf:
zin^iÉr
Nous le retrouvons dans la cantate „Herr Jesu Christ,
wahr'r Mensch und Gott" (Seigneur Jésus -Christ, en vérité
Homme et Dieu) No. 127. Dans un air de la cantate „Der
Himmel lacht, die Erde jubilieret" No. 31, le même rythme
illustre le mot „Fûrst des Lebens" (Prince de la vie):
Molto Adagio. ^ ^. ""*"
^^^^P
^^M
P^^H-^-J^
-.=t:
^
Les motifs de la quiétude
Dans les cantates, comme dans les chorals, le motif
•j fj^ J J I *? JTj J J I exprime une sorte de félicité calme. Ainsi,
dans la cantate „Erschallet ihr Lieder" No. 172, le duo „Komm
laB mich nicht langer warten, komm du sanfter Himmelswind!"
(Viens ne me laisse pas attendre plus longtemps, viens douce
brise céleste!), se chante sur cette basse obstinée:
Le langage musical des cantates
379
Voici la basse qui dans la cantate „Weinen, klagen" No. 12,
représente les paroles „Sois fidèle! après la pluie fleurit
la bénédiction" (Sei getreu! nach dem Regen blùht der
Segen):
Mais, le plus souvent, ce sont des variantes de cette basse
que nous rencontrons dans les cantates. Dans la cantate
»Auf Christi Himmelfahrt allein" No. 28, par exemple, le
thème présente une synthèse du motif de la quiétude et du
motif de la joie:
^^l^^^^lf^^i^
Ces thèmes hybrides exprimant une félicité quelque peu exu-
bérante sont très fréquents dans les œuvres du maître. D'autres
fois, le motif est rendu plus vivant par des gammes et revêt
alors la forme que nous rencontrons, par exemple, dans la
cantate „Lobe den Herren meine Seele" (Mon âme bénis
l'Etemel) No. 143:
-# --I I ! . I — !S gg . ^ » _ T-« . , » ^ T"^ f
^
Qt2:;3^
3^5^:
5&;
^
ÈSEÊ
âSH^fe?
^
*tt»
=5?
Souvent, au lieu de le renforcer, Bach atténue le motif
de la quiétude. Dans la cantate: „Nimm von uns Herr, du
treuer Gott" No. 101, le récitatif „0, Seigneur Dieu par ta
fidélité, notre pays jouira de la paix et de la tranquillité" est
accompagné par la basse suivante:
Un motif analogue, dans la cantate „Erhôhtes Fleisch und
Blut" No. 173, illustre le texte: .Une âme sanctifiée voit
380
Le langage musical de Bach
et goûte la bonté de Dieu" (Ein geheiligtes Gemiite sieht
und schmecket Gottes Giite):
Par contre, la sérénité parfaite est rendue par des
motifs qui rappellent les vagues douces d'une mer calme.
Voici, par exemple, le motif qui, dans la cantate „Ihr Men-
schen riihmet Gottes Liebe" No. 167, intervient aux paroles
„Gnade und Liebe" (La grâce et l'amour de Dieu):
^^^^^^
Le récitatif de l'Ode funèbre sur la mort sereine de
la princesse, est accompagné
par la basse suivante:
—0:^0 0T^0- ■ '
Dans l'air „Pardonne-nous, ô père, notre péché" de la
cantate „Bisher habt ihr nichts gebeten" No. 87, la confiance
sereine de l'âme pieuse est exprimée de la manière suivante:
^rfi^ ^.^^é^
Voici le thème de la berceuse spirituelle de l'oratorio de
Pâques „Sanfte soll mein Todeskummer" (Ma mort sera douce):
Un thème analogue, on le sait, intervient subitement dans
le premier chœur de le cantate „Es ist nichts Gesundes an
meinem Leibe" No. 25, pour souligner le mot „Friede" (paix):
-*-i — Fh — I—
s^fr'"lLf J
— ^-'^l 1 1 H-H — \ — I —
P 0 f à »
Le langage musical des cantates
381
Pour éclaircir l'origine de ce thème, il suffit de le
rapprocher du petit récitatif de la cantate profane: „Auf
schmetternde Tone", où il est question des petites vagues
d'un fleuve qui coule doucement (Die stille Pleiûe spielt
mit ihren kleinen Wellen):
2^B
Une autre nuance de la quiétude, la quiétude plutôt
joyeuse, se trouve exprimée par un motif qui, le plus sou-
vent, apparaît dans des rhythmes de 12/8 et de 9/8, parfois
de 6/8 et de 3/4. Un motif de cette catégorie, Bach l'em-
ploie dans Phébus et Pan pour caractériser sa musique
propre, la musique de la grâce (Anmut). Des thèmes de cette
structure ne se rencontrent guère chez d'autres musiciens.
Ce sont de grandes phrases, admirablement souples, dont
le rythme rappelle celui des motifs des anges et qui tradui-
sent cette sérénité surnaturelle qui naît de la grande douleur.
Citons le thème de l'air „Pense à nous avec ton amour et
enveloppe-nous de ta miséricorde!" (Gedenk an uns mit
deiner Liebe, schleuD uns in dein Erbarmen ein) de la
cantate „Wir danken dir Gott" No. 29:
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pâ>4
-f^
?=^-^^
4-4— U-
*^
l^-
^^^^
^=^
-m^^\^^=^!m^^i
Le même thème traduit, dans la cantate „Also hat Gott
die Welt geliebt" No. 68, ce verset de St. Jean: „Car Dieu
a tant aimé le monde qu'il a donné son fils unique, afin que
quiconque croit en lui, ne périsse point, mais qu'il ait la vie
éternelle" (3, 16):
^^^^^^-1=1-Î^^^<<^E^BS
382
Le langage musical de Bach
^^^^^^
Dans la cantate „Herz und Mund und Tat und Leben"
No. 147, les deux chorals qui fêtent en Jésus le grand con-
solateur se trouvent également accompagnés par des thèmes
de ce genre. Quel sourire mystérieux dans ce duo de la can-
tate „0 Ewigkeit du Donnerwort" No. 60: „Si je m'effraie
sur mon lit de mort, sur mon front aussitôt je sentirai la
main du sauveur"
(Mein letztes Lager will mich schrecken:
Mich wird des Heilands Hand bedecken):
.*-m.*-
I
^m
r^ ':^TT
'S^t
W=^
*T-#^
^-f^
Mais le plus beau de tous, c'est le thème qui dans la can-
tate „Ach Gott wie manches Herzeleid" No. 58, symbolise le
mot Geduld (patience):
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Ce thème donne si bien l'impression du surnaturel que le
maître l'emploie dans le grand air de la cantate de Quasi-
modo „Halt im Gedâchtnis" No. 67, pour évoquer l'apparition
du Christ ressuscité qui se présente aux disciples angoissés
en leur disant: „Que la paix soit avec vous":
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3i,-
^-^
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s
^a£^
E^^
EÉ
Le langage musical des cantates
383
Le motif de la terreur
Pour exprimer la terreur, Bach emploie des doubles
croches répétées, moyen assez primitif, mais qui, habilement
employé, n'est pas sans produire un grand effet. Nous l'avons
déjà rencontré dans les deux cantates „0 Ewigkeit du
Donnerwort*' (Eternité, parole de terreur) No. 60, et „Herr
gehe nicht ins Gericht,*' (Dieu n'entre pas en justice avec
moi) No. 105, qui toutes deux reposent presque entièrement
sur ce motif.
La phrase «Erschrecket ! ihr verstockten Siinder" (Soyez
terrifiés! vous malfaiteurs) de la cantate „Wachet, betet"
No. 70, est illustrée par des accords entiers en doubles
croches répétées:
a^c_j_i,^^^=^^
-= — s-
S!
é é É â
Dans la même cantate, le récitatif ,,Ach soll nicht dieser
grofîeTag", qui décrit la terreur du Jugement dernier, s'avance
entièrement sur des basses tremblantes; dans le récitatif
de la cantate „Schauet doch und sehet" No. 46, oià il est en-
core question du Jugement dernier, la basse est rendue plus
terrifiante encore par le motif chromatique qu'elle renferme:
^J)^
^-'^É-Ê-r
é É É à-É-if
ÉêÉèÉÉÉààÉëàé-â
384
Le langage musical de Bach
C'est une basse analogue qui, dans la cantate „Am
Abend aber desselbigen Sabbats" No. 42, dépeint la réunion
des disciples apeurés, ainsi qu'il est dit dans le verset de
St. Jean: „Le soir de ce même sabbat les portes du lieu
où se trouvaient les disciples étant fermées, à cause de la
crainte qu'ils avaient des Juifs, Jésus vint et se présenta au
milieu d'eux" (20, 19):
Continue.
Organo
et Fagotto,
m
E
m
Les motifs de la douleur
Pour exprimer la douleur, Bach emploie le motif chroma-
tique et le thème des soupirs. Parfois il fait intervenir le
motif chromatique pour souligner un seul mot. Ainsi dans
le chœur final de la cantate de Noël: „Christen âtzet diesen
Tag" No. 63, pour illustrer cette phrase: „Mais ne souffre
jamais que Satan nous tourmente" (aber niemals laC geschehen,
daC uns Satan môge quàlen): 9^ U \^i ^~^
i=
C'est de la même façon que le maître, dans un récitatif
de la cantate de Noël: „Gelobet seist du Jesu Christ"
No. 91, fait ressortir le mot „Jammertal" (vallée de misère).
Mais le plus souvent, de ces quelques notes il fait un basso
obstinato. Le premier chœur de la cantate „Jesu, der du
meine Seele hast durch deinen bittern Tod" (Jésus, toi qui
Le langage musical des cantates
385
par ta mort cruelle as délivré mon âme), No. 78, s'avance sur
cette basse:
as^it-T^^^^^f+^^-'^P
Citons la basse obstinée du premier verset de la cantate
sur le choral de Hans Sachs „Warum betriibst du dich, mein
Herz"? (Pourquoi t'affliges-tu, mon coeur?). No. 138.
Voici la basse obstinée du „Crucifixus" de la Messe en
si mineur, qui ne revient pas moins de treize fois:
§S=^i^^fgS^^^^^to^i^^^
5?
Le motif de soupirs apparaît sous deux formes princi-
pales: le motif plutôt réaliste et le motif idéalisé qui exprime
la noble douleur.
Parfois ce sont de véritables gémissements que la musi-
que fait entendre. Voici, par exemple, le thème qui traduit
le texte: „Àchzen und erbàrmlich Weinen" (Mes gémissements
et mes pleurs lamentables) de la cantate. „Meine Seufzer,
meine Tranen", No. 13:
Dans le premier chœur de la cantate ,,Schauet doch und
sehet ob irgend ein Schmerz sei wie mein Schmerz" (Voyez
Scbweitzer, Bach. 25
386
Le langage musical de Bach
donc s'il y a encore une douleur pareille à ma douleur),
No. 46, les altos font entendre un soupir perpétuel:
^
i=t^=t-
* 0 « -*
Voici le thème qui, dans la cantate, „Ich hatte viel Be-
kiimmernis", No. 21, traduit les paroles „Seufzer, Trànen,
Kummer, Not" (Mes soupirs, mes larmes, mon angoisse, ma
détresse):
I^Mt" C:ar rTX^^=^£^-=^^
L'on ne saurait nier que le maître n'ait bien souvent forcé
la note du texte pour s'abandonner à la description d'une
douleur poignante.
Le motif idéalisé des soupirs est, au fond, identique au
motif réaliste, car lui aussi se compose d'une succession de
deux liées; mais, au lieu de s'avancer en intervalles disso-
nants et heurtés, il présente une succession plutôt naturelle
et harmonieuse et exprime ainsi cette douleur transfigurée
que Bach seul a su décrire par les sons.
Dans un récitatif de l'Ode funèbre cette noble douleur se
traduit ainsi:
i
•«=:
|^^^T=f^--^^KH^^
Quand le maître eut à mettre en musique, pour le di-
manche Jubilate, le texte: „Wir miissen durch viel Trtibsal in
das Reich Gottes eingehen" (C'est par beaucoup de souffrance
que nous entrerons dans le royaume des cieux), No. 146, il
se souvint de l'Andante d'un concerto pour clavecin écrit sur
le motif des deux liées et il le prit pour base de la nouvelle
composition:
Le langage musical des cantates
387
^^m^^^m^^^
Dans la cantate „Selig ist der Mann", No. 57, le texte
„Je désirerais la mort, si toi, Jésus, tu ne m'aimais pas"
(Ich wiinschte mir den Tod, wenn du, mein Jesu, mich nicht
liebtest) est traduit par le thème que voici:
^p— a — =i l 'A J-#-F=^ — - — 9i^rn I im L.-U-;-
—h 1 1 I I ^—1 — 1 — r"
mm^.
C'est un thème analogue que nous rencontrons dans la
cantate „Ich will den Kreuzstab gerne tragen" (Volontiers je
veux porter ma croix). No. 56, et dans la Sinfonia de la can-
tate „Weinen, klagen" (Pleurer, gémir), Nr. 12, pour le di-
manche Jubilate. Voici la basse qui, dans la cantate
„Himmelskônig sei willkommen", No. 182, accompagne le
texte: „ Jésus, laisse moi te suivre dans le bonheur et dans
le malheur (Jesu, laB durch Wohl und Weh, mich auch mit
dir ziehen):
^bM=s^^^^^"^
5Ç
^^^^^^
Sous sa forme la plus idéale, ce motif dépeint la nostalgie
de la mort. Nous le rencontrons dans la cantate „Himmelskônig
sei willkommen". No. 31, sur ces paroles „Viens ma dernière
heure; paupières, fermez-vous":
25*
388
Le langage musical de Bach
i^^
53^
-* — »<= — ^=^
7="
^S
iri^ —
On le retrouve également dans la cantate mystique: „Ach
ich sehe, jetzt da ich zur Hochzeit gehe", No. 162, et dans
l'introduction de la cantate „Liebster Jesu mein Verlangen"
(Jésus c'est toi que je désire), No. 32. Qu'on se souvienne
aussi du rôle que joue le thème des deux liées dans le chœur
final de la Passion selon St. Matthieu.
Les motifs de la joie
Pour exprimer la joie, le maître emploie les deux
motifs que nous avons rencontrés déjà dans les chorals; le
premier, un mouvement continu de doubles croches, ex-
prime plutôt la joie naïve; le second, reposant sur le
rythme ^^ ^~] ff^ ^Z> "°® certaine animation joyeuse.
Citons, comme exemple typique du premier procédé, la can-
tate „Erfreute Zeit im neuen Bunde" (Temps heureux de la
nouvelle alliance). No. 83, oÉi un violon solo exécute la phrase
que voici:
m
w
^^^
.-ly-f I nr-f I r-
On retrouve ce même procédé dans le premier chœur de
la cantate pour le troisième jour de Noël „Ich freue mich in
Dir" (Je me réjouis en toi). No. 133. Le choral final „Sei Lob
und Preis" (Gloire et louanges) de la cantate „Ihr Menschen
Le langage musical des cantates
389
riihmct Gottes Liebe", No. 167, est accompagné de la façon
suivante:
^=^
|b
.^^0 rr-
1tt:*r«:;E353
^t^^
Plus fréquent est le second motif qui, se prêtant à toutes
les combinaisons, peut exprimer les nuances de la joie les
plus variées. On pourrait recueillir dans les œuvres de Bach
des centaines de thèmes qui reposent sur ce rythme, alors
que l'on chercherait vainement des thèmes analogues chez
Hàndel ou Beethoven. Citons comme exemple typique,
le solo de violon dans le „Laudamus te" de la Messe en
si mineur:
Le premier chœur de la cantate ,,Meine Seele erhebt den
Herren", No. 10, — le Magnificat allemand — s'avance sur
cette basse:
Vivace.
âSl^^^^^^p^^^
âs^^^^^^^
)É^^^^
Voici la basse du premier chœur de la cantate „Herr
Gott Dich loben wir" (Te Deum laudamus), No. 16:
390
Le langage musical de Bach
Dans la même catégorie rentre le motif caractéristique
de la cantate „Nun komm der Heiden Heiland" (Veni re-
demptor gentium), No. 62 :
_k „ ,,-m ^m ^ • - • * •— r-# s > ^ » P A. » *
^f- i* *= y^ ■= *- i i ' I '
Voici quelques types de basses joyeuses: Duo „Erkenntdie
rechten Freudenstunden" (C'est lui qui connaît les véritables
heures de joie) de la cantate „Wer nur den lieben Gott
làDt walten", No. 93:
Ë5S
EÉ
:f^=x:f-0 — *JLi=E
^
Chœur: „Lobe den Herrn meine Seele" (Mon âme bénis
l'Eternel) de la cantate, No. 69:
ms3^
>t 4- ' ^' '^
-f—¥-
C!^
=^=S=^
«^
Air: „Wohl mir, Jésus ist gefunden, nun bin ich nicht mehr
betriibt" (Jésus est retrouvé; je ne suis plus triste) de la
cantate „Mein liebster Jésus ist verloren", No. 154:
^i^^ 1 j;J ^
^ 0 * . •?— * * *
^L,-*:
i=^
^sëa^
F5F
Parfois, Bach force la note de textes qui n'expriment
qu'une certaine nuance de contentement afin de pouvoir les
traduire en musique par des motifs exubérants. C'est ainsi
Le langage musical des cantates
391
que dans la cantate „ Ach lieben Christen, seid getrost", No. 1 1 4,
il interprète le texte: ^Chrétiens ayez bon courage" par la
basse que voici;
ÏS^Ç
^^^^i^^^
:^l-l-f-*iî'r^gni^=g3=^
^
Ol^f-l-i-,-J^^^^
II fait de même dans les cantates -chorals „Was Gott
tut, das ist wohlgetan", No. 98, „In allen meinen Thaten",
No. 97, et „Was mein Gott will, das g'scheh allzeit",
No. 1 1 1 : les textes de ces chorals expriment la simple
confiance en Dieu et non la joie vive, que Bach figure par la
musique. Même, dans la cantate «Siehe, ich will viel
Fischer aussenden". No. 88, le maître n'hésite pas à tra-
duire le mot du Seigneur à Pierre: „Ne crains point; dé-
sormais tu seras pêcheur d'hommes" par un motif de joie
débordante:
^3^^
•«•■^#-
-'^
m
&r
r
Plus le thème est audacieux, plus l'intensité de la joie
est grande. On rencontre de ces basses qui semblent sauter
par dessus tous les obstacles. Voici trois types des thèmes
de la joie exubérante:
Air: „In meinem Gott bin ich erfreut" (Je me réjouis en
mon Dieu) de la cantate „Ach ich sehe, jetzt, da ich zur
Hochzeit gehe", No. 162:
^^g
£tfe£
^^
5£:
W-
Air: „ Remettez-vous . . . voilà Jésus qui revient! Oh joie
que rien n'égale!" de la cantate pour Jubilate ,Ihr werdet
weinen und heulen", No. 103:
392
§ji^^
Le langage musical de Bach
±=s
tf-
^±eE
^
ss=i
Air: «Loué soit Dieu mon Seigneur" de la cantate pour la
Trinité «Gelobet sei der Herr mein Gott", No. 129:
^^7:
*^t:
.♦"^
^L_t
g^-^Tf^
Pour traduire la joie-extase, Bach, renonçant à tout thème
précis, s'exprime par des espèces d'arabesques qui planent
rêveuses au dessus des harmonies. L'accompagnement du
violon-solo pour le „Laudamus" de la Messe en si mineur
rentre dans cette catégorie. Dans la belle cantate sur le
printemps „Weichet nur, betrubte Schatten!" (Disparaissez,
tristes ombres!), les instruments à cordes dépeignent les nuages
qui fuient, tandis que le hautbois exécute une fantaisie qui
exprime d'une façon saisissante la nostalgie et l'espoir du
printemps.
Adagio.
:E
^^^S:
Dans la cantate „Wahrlich ich sage euch". No. 86, le
texte: „Et pourtant je veux cueillir des roses, malgré les
Le langage musical des cantates
393
épines" est illustré par un solo de violon que le maître a
su empreindre d'une joie ineffable:
*fcï
s^
^^^W^-^^-
C'est également un solo de violon qui traduit la belle
strophe „C'est à sa bonté que je me fie" dans la cantate-
choral „In allen meinen Thaten", No. 97; un solo de fltjte,
dans la troisième strophe de la cantate-choral „Was Gott thut,
das ist wohl gethan", No. 100, exprime l'abandon complet en
Dieu. Dans la cantate „Ach lieben Christen, seid getrost",
No. 114, une voix demande „Dans cette vallée de misère, où
mon âme trouve-t-elle un refuge?", et une autre répond:
„ Allons vers Jésus". Nous entendons d'abord la question
douloureuse et ensuite l'éclat de joie que provoque la
réponse:
Question.
Réponse.
Vivace.
^
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Comment analyser par des mots la beauté des fantaisies
394 Le langage musical de Bach
de hautbois que nous rencontrons dans les cantates sur la
nostalgie de la mort telles que „Liebster Jesu mein Verlangen"
(Jésus, mon désir), No. 32, et „Ich habe genug" (C'en est
assez), No. 82? Qu'on lise aussi la cantate „Herr Jesu Christ"
(Seigneur Jésus -Christ), No. 127, oii, tandis que les autres
instruments exécutent le glas funèbre, le hautbois chante une
phrase d'un charme exquis qui traduit le texte «Quand la
terre couvrira ce corps, l'âme sera dans les mains de Jésus . . .
Appelez-moi donc, appelez-moi donc bientôt, cloches de la
mort."
Les thèmes composés
Tous les motifs caractéristiques ayant leur signification
bien précise dans la musique de Bach, l'on ne s'étonnera
point que le maître combine plusieurs de ces motifs, et avec
une hardiesse qui n'a guère d'analogie dans l'œuvre des
autres maîtres, représente une idée complexe par la musique.
Que l'on feuillette n'importe quel volume de cantates et l'on
découvrira aussitôt des exemples où plusieurs motifs réunis
résument un texte, soit par leur succession soit par leur
simultanéité. Dans l'oratorio de Noël (cinquième cantate), au
moment où les Mages racontent à Hérode effrayé la naissance
du Messie, intervient cette réflexion «Pourquoi vous effrayer?
ô, ne devriez-vous pas vous réjouir?" Bach la souligne par
le motif de la terreur et le motif de la joie:
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Nous avons déjà cité la cantate „Ihr werdet weinen und
heulen". No. 103, où le maître représente l'angoisse des dis-
ciples et la joie du monde par une sorte de lutte entre le
motif chromatique et le motif de la joie. C'est ce même
Le langage musical des cantates
395
antagonisme qui, dans la cantate „Jesu, der du meine Seele",
No. 78, lui sert à traduire le texte «Jésus toi, qui par ta
mort cruelle as sauvé mon âme".
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„L'air „Friede, sei mit euch" (Que la paix soit avec vous),
de la cantate „Halt im Gedâchtnis Jesum Christ, No. 67, et,
de même, l'air «Bonsoir, tumulte mondain" de la cantate
„Wer weiC wie nahe mir mein Ende", No. 27, repose sur le
conflit de deux thèmes: le thème de la paix et le thème
du tumulte; le «Deposuit potentes" du Magnificat se compose
du motif de la chute et du motif de la force; dans la can-
tate „Ihr Menschen riihmet Gottes Liebe" No. 167, le texte:
„La parole de Dieu ne trompe pas; ce qu'elle promet, Dieu
soit loué, est arrivé" est traduit par deux thèmes de la basse
dont le premier, le motif des pas assurés, représente l'as-
surance de la promesse divine, et le second, un motif de
la joie, le «Dieu soit loué":
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Cette explication est confirmée par la cantate de Pâques
„So du mit deinem Munde bekennest". No. 145, où le texte:
«Si avec ta bouche tu confesses de Jésus, qu'il est le Seigneur
et si dans ton cœur tu as la croyance que Dieu l'a ressus-
cité des morts, tu seras sauvé toi et ta maison" est traduit
par deux thèmes analogues:
396
Le langage musical de Bach
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Dans la cantate „Ach lieben Christen seid getrost", No. 1 14,
le maître figure le mot „getrost" (Prenez courage) par une
lutte entre le motif de la terreur et celui de la joie:
La hardiesse avec laquelle il oppose deux thèmes, esti-
mant qu'ils s'expliqueront mutuellement, va parfois jusqu'à
l'extrême. Dans la cantate : „Wohl dem, der sich auf seinen
Gott",No. 139, par exemple, où il s'agit de représenter le texte
suivant: „Le malheur m'enveloppe de toute part, comme
d'une pesante ceinture; mais tout à coup paraît la main qui
me délivre", la première phrase est traduite par un thème
qui décrit le mot «envelopper", la seconde par un autre qui
illustre le mot «délivrer".
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Vivace.
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Il n'est pas rare de rencontrer trois thèmes dans le
même morceau. On se souvient que dans l'air »Herr, so
du willst" (Mon Dieu que ta volonté soit faite) de la cantate
Le langage musical des cantates
397
„Herr, wie du willst", No. 73, interviennent trois motifs: le
premier pour exprimer les soupirs, le second pour décrire
l'anéantissement, et le troisième qui imite le glas funèbre;
on se souvient également du premier chœur de la cantate
„Was soll ich aus dir machen Ephraïm", No. 89, où trois
thèmes, l'un exprimant la colère divine, l'autre l'interrogation
douloureuse, l'autre la compassion, représentent les sentiments
contradictoires de Dieu à l'égard de son peuple. Souvent
aussi, une seule idée se trouve figurée par plusieurs motifs
de la même catégorie. Dans les grands chœurs des cantates
de Noël, on trouve régulièrement plusieurs motifs de la joie
et, pareillement, dans les chœurs qui expriment la douleur
plusieurs motifs de la douleur.
Ce sont là, en quelque sorte, les principes de la syntaxe
musicale de Bach. Or, cette terminologie si précise lui permet
même de former des „mots composés": nous voulons parler
des thèmes à deux motifs. Le „Deposuit potentes" du
Magnificat allemand (Cantate „Meine Seel' erhebt den Herrn",
No. 10), nous le savons, est traduit par le thème de la force
qui se termine par une chute:
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Dans la cantate „Nun ist das Heil und die Kraft", No. 50
le maître traduit un verset de l'Apocalypse qui parle de
l'avènement de la puissance de Dieu et du triomphe sur Satan
(12,10), par le motif de la force que termine le motif de la joie:
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398
Le langage musical de Bach
Le plus souvent, les thèmes complexes, si étranges
au premier abord, résultent de la combinaison de deux
motifs qui, à eux deux, figurent le texte. Dans la cantate
„Aechzen und erbàrmlich Weinen", No. 13, le texte: «Nos
pleurs et nos gémissements n'y peuvent rien; mais celui qui
élève son regard vers le ciel, apercevra une lumière de joie"
est traduit mot pour mot par le thème que voici :
Dans la seconde partie de la Passion selon St. Matthieu,
on ne trouve pas moins de quatre exemples, et des plus cu-
rieux, de thèmes composés. Dans le premier air avec chœur,
où la fille de Sion éperdue cherche le Seigneur dans le jardin
des Oliviers, le thème se compose du motif des pas errants
suivi du motif chromatique de la douleur:
^m^miimm^^m
Le texte „Geduld, Geduld, wenn mich falsche Zungen
stechen" (Patience, patience, quand les langues fausses s'atta-
quent à moi) est traduit ainsi:
Le langage musical des cantates
399
Les premières notes représentent le mot „Patience"; puis
l'on voit apparaître un serpent qui s'agite. Citons également
le thème de l'air „Si mes larmes ne vous fléchissent pas, oh,
prenez donc mon cœur".
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Les deux premières mesures représentent la scène de la
flagellation à laquelle se rapporte cet air; les deux suivantes ne
sont que la représentation musicale des cris ^ ~' '
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de la fllle de Sion qui interrompent le supplice du Seigneur.
L'air de l'expiation à Golgatha „ Voyez, Jésus a étendu la
main pour nous attirer vers lui" se compose du motif des
cloches de la rédemption et d'un mouvement ascendant qui,
se poursuivant chaque fois par deux mesures, figure le geste
du Seigneur attirant du haut de la croix l'humanité vers lui:
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400 Le langage musical de Bach
Tels sont les principes du langage musical de Bach. Nous
avons entrepris d'établir sa terminologie en définissant ses
racines et en énumérant leurs dérivés. Ce n'est qu'un essai,
sans doute; mais qu'on l'approuve ou le désapprouve, que
l'on trouve telle démonstration justifiée ou non: le seul fait
que pareil essai soit possible, n'en dit-il pas long sur la clarté
et la précision du langage musical de Bach?
1
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V PARTIE
SUR LA FAÇON D'EXÉCUTER LES ŒUVRES DE BACH
XXXI. Le mouvement et le phraser
Forkel nous rapporte que Bach étonnait ses contemporains
par la rapidité du mouvement qu'il prenait en exécutant ses
morceaux sur le clavecin. Il serait donc faux de supposer
qu'ils exigent cette lenteur prétendue classique que l'on crut
de rigueur un certain temps, pour la musique de Bach.
Toutefois, il faudrait bien se garder de tomber dans l'excès
contraire. La mécanique des clavecins de l'époque ne per-
mettait pas à l'exécutant notre allégro moderne. En jouant
les compositions de Bach sur d'anciens instruments, on s'a-
perçoit que son allégro rapide, le maximum de rapidité auquel
on pouvait prétendre sur ces instruments, ne dépasse guère
le mouvement qui équivaut à notre allégro moderato, ce qui
ne nous empêche pas d'utiliser le perfectionnement de la
mécanique de nos pianos pour jouer les œuvres du maître
plus vite qu'il ne les jouait lui-même. Telle ou telle d'entre
elles nous semblerait traîner, si nous voulions nous astreindre
à l'exécuter dans le mouvement «authentique". Il en est
ainsi, par exemple, des gigues des grandes Partîtes. Mais,
en règle générale, on ne devrait point dépasser l'allure d'un
allégro moderato énergique.
Les scherzi et les finales de Beethoven ont inauguré une
catégorie de mouvements rapides qu'il serait faux d'appliquer
à la musique des maîtres qui le précèdent. Le presto du
concerto italien n'est pas le presto d'un finale de l'auteur
Schweitzer, Bach. 26
402 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
de la neuvième symphonie; le jouer dans un mouvement
Beethovenien, c'est le dénaturer entièrement.
De même, les mouvements lents de Bach n'ont point la len-
teur de notre exécution moderne. Son Adagio, son Grave, son
Lento équivalent à notre dernière nuance de Moderato. Les
sons écourtés de son clavecin ne lui permettaient pas de jouer
ses morceaux lents aussi lentement qu'il nous est possible de
le faire étant donné la sonorité prolongée du piano moderne.
Tout naturellement, nous prendrons certaines pièces dans un
mouvement un peu plus lent que le mouvement „ authentique",
sans, toutefois, aller jusqu'à la lenteur de l'adagio moderne.
La musique de Bach se meut donc dans un cercle de
mouvements plus restreint que celui de la musique moderne.
Même lorsqu'il indique Alla brève, il n'entend point, par là,
doubler le mouvement du morceau. L'étude des partitions
nous apprend qu'il emploie indistinctement le C simple (C)
et le C barré ((h). Il lui arrive même de marquer Alla brève
les Graves d'ouvertures françaises.
En général, nous sommes tentés de jouer d'un mouvement
trop rapide les œuvres pour le clavecin, d'un mouvement
trop lent, par contre, les cantates et les Passions. C'est
ainsi que, le plus souvent, le mouvement habituel du premier
chœur de la Passion selon St. Matthieu supporterait d'être
accéléré considérablement pour que le choral produise l'effet
voulu. Au fond, le mouvement authentique d'un morceau de
Bach est facile à trouver: c'est celui qui fait ressortir à la
fois les grandes lignes et le détail.
Si donc les mouvements de Bach ne s'éloignent pas au-
tant d'un certain mouvement moyen que ceux de la musique
moderne, ce mouvement moyen, par contre, doit être dégradé
jusque dans ses plus fines nuances. La mesure rigide et
uniforme ne convient point à la musique du maître de Leipzig.
Il est vrai que l'on ne rencontre pas dans ses œuvres cette
opposition de thèmes d'allure différente, enserrés comme par
Le mouvement et le phraser 403
force dans une même mesure, opposition qui caractérise les
sonates de Beethoven: le rythme que Bach adopte dans la
première mesure se poursuit le plus souvent sans change-
ment aucun à travers le morceau entier. Mais ce mouvement
homogène, il l'exige souple et nuancé, 11 ne décrète pas
l'abolition de la mesure, comme le claveciniste Froberger
l'avait fait un siècle avant lui, mais il entend qu'en exécu-
tant ses œuvres avec tout le respect dû à la mesure, on y
apporte en même temps un fin rubato. Il suffit d'étudier
les compositions d'Emmanuel Bach pour se convaincre que
l'usage libre de la mesure s'entendait de soi aux yeux du
plus remarquable des élèves de clavecin de Jean Sébastien.
Toutefois, ces inflexions du mouvement et du rythme ne
doivent point faire saillie dans l'exécution. Elles n'ont pas
leur but en elles-mêmes: elles ne sont justifiées, qu'en tant
qu'elles font valoir la ligne du thème et de l'architecture du
morceau. Le petit ritenuto qui précède une entrée importante
ou une péripétie harmonique marquante, doit avoir pour seul
but d'avertir l'auditeur. Toute altération de mouvement qui
accaparerait l'intérêt pour elle-même est déplacée.
L'impression d'un morceau de Bach dépend avant tout
du relief avec lequel il apparaît à l'audition. D'où cette
règle fondamentale si simple, et cependant si souvent négligée
par les exécutants: il faut retenir le mouvement à mesure
que le dessin musical se complique, quitte à reprendre la
libre allure dès qu'il se simplifie.
Autre règle non moins importante: qu'on fasse le rallen-
tando plutôt avant que sur la cadence même. La cadence
de Bach, toute différente en cela de la cadence moderne, est
quelque chose de solide et de décidé, et ne supporte point
d'être afbiblie et amoindrie par un rallentando. La cadence
finale du morceau, elle-même, ne fait point exception. Mais,
par contre, il importe de ne point s'engager dans une cadence
quelle qu'elle soit, ou dans une péripétie harmonique d'une cer-
26*
404 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
taine importance, sans les signaler et les faire pressentir par
un petit ritenuto. Ce n'est qu'en donnant ainsi à chaque tran-
sition et à chaque cadence la valeur qui lui revient dans l'en-
semble, qu'on arrive à faire percevoir à l'auditeur l'architec-
ture du morceau, ce qui est indispensable pour la compré-
hension de la musique du maître. II suffît de laisser passer
inaperçue une cadence importante ou de donner à une tran-
sition de troisième ordre une valeur qu'elle n'a pas, pour
altérer aussitôt la structure du morceau, jusqu'à le rendre
souvent incompréhensible.
Il est rare que Bach indique les mouvements. Pour les
compositions de clavecin il ne le jugeait pas nécessaire, puisque
tout exécutant, à cette époque, était, jusqu'à un certain point,
compositeur lui-même et censé jouer les compositions des
autres comme les siennes propres. Quant aux cantates, Bach
n'éprouvait nul besoin d'inscrire les mouvements dans la
partition, vu qu'il conduisait lui-même et ne songeait point
à la publication. D'autres fois cependant, pour des œuvres
qui lui importent tout particulièrement, il prend soin d'in-
diquer les mouvements. Ainsi pour la première partie
de la Messe en si, qu'il envoya à Dresde, et, de même,
pour les cantates profanes qu'il donna avec la société de
Telemann.
Pour le grand chœur de la cantate No. 66 «Erfreut euch
ihr Herzen", il note expressément ^Andante" pour la partie
médiane qui, cependant, forme un tout entièrement homogène
avec le reste. D'autres fois, la facture musicale appelle
d'elle-même un mouvement particulier pour les différentes
parties du morceau. Les airs, aussi bien que les chœurs,
présentent cette particularité; le plus souvent, la partie mé-
diane exige un mouvement un peu plus lent que celui de la
partie principale.
On pourrait même aller jusqu'à dire que l'alternance de
deux mouvements légèrement différenciés constitue une par-
Le mouvement et le phraser 405
ticularité caractéristique du style de Bach. Les morceaux
de clavecin et les morceaux d'orgue réclament l'alternance
de deux mouvements, tout comme les morceaux pour or-
chestre et les œuvres vocales.
Pour ce qui est du phraser, rappelons-nous que le phraser
du violon est, en quelque sorte, le phraser universel de la
musique de Bach. Quiconque se représente les préludes et
les fugues du Clavecin bien tempéré exécutés par des ins-
truments à cordes et cherche à rendre sur le piano et le
phraser et les effets du quatuor à cordes, se trouvera les jouer
dans l'intention du maître. Bach ne connaît point l'égalité
mathématique dans la succession des sons que réclament,
par exemple, les études de Czerny. La relativité de la va-
leur des sons est plus grande chez lui que chez tout autre
compositeur. Il enseignait à ses élèves l'indépendance et
l'égalité absolue des doigts, pour obtenir ensuite cette sorte
d'inégalité voulue du toucher que réclame le style polypho-
nique sur le clavecin. Faire oublier qu'une mécanique relie
le doigt à la corde et donner l'illusion qu'on joue du clavecin
en promenant sur les cordes plusieurs archets en même temps,
tel était pour Bach l'idéal du phraser et du toucher.
Le jeu rigoureusement lié, on le sait, a été inauguré pré-
cisément par Bach. Toutefois la liaison chez lui, loin d'être
uniforme, sous-entend une variété infinie d'accents et d'in-
flexions. Elle doit être différenciée et animée à la façon du
jeu lié sur le violon. Il n'y a pas de petit détail de phraser
qui n'ait la plus grande importance. Nombreuses sont les
parties d'orchestre où le maître a indiqué le phraser mesure
par mesure, pour conjurer tout malentendu de la part de
l'exécutant. Qu'on lise à ce sujet les parties d'orchestre de
certaines cantates profanes et celle de la Messe en si mi-
neur! Le phraser de Bach ne saurait plus être douteux pour
quiconque a étudié attentivement ces œuvres. Tout natu-
rellement on appliquera le même phraser aux œuvres de cla-
406
Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
vecin, qui, presque toutes, nous sont parvenues sans la moindre
indication à cet égard.
Illustrons l'application de ce phraser par quelques exemples
tirés du Clavecin bien tempéré.
Première partie. Preludio II.
Première partie. Preludio XXIV.
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Deuxième partie. Preludio XI.
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Deuxième partie. Preludio XIX.
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Deuxième partie. Fuga XXI.
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De deux liées, la seconde doit être jouée très légèrement
et tenue seulement pour la moitié de sa valeur, avec cepen-
dant un petit accent sec:
Clavecin bien tempéré. Deuxième partie. Preludio XII.
I
lï^^^^^^S^
^ W"
Quant au staccato, remarquons que Bach ne connaît que
le staccato du doigt; il ignore le staccato moderne qui cor-
respond au pizzicato des instruments à cordes. Son staccato
garde toujours quelque chose de lourd et augmente la sono-
Le mouvement et le phraser 407
rité de la note plutôt qu'il ne l'atténue. Il équivaut à des
coups d'archet détachés et l'on devrait plutôt l'indiquer par
des petits traits que par -ùi._n — î"~]"i"I^"TT~f!"
des points. Par exemple: W— 4r ' "é*'é J -M^
Toutefois, des passages entiers en staccato — c'est là,
encore, l'un des caractères pré-Beethoveniens de sa mu-
sique — sont peu fréquents dans l'œuvre de Bach. Pour
lui, le staccato n'est, en quelque sorte, qu'un moyen de phraser.
Le seul rythme entièrement en notes détachées qu'il con-
naisse, c'est le rythme solennel: _-i j -j i •^. Dans ce rythme,
la petite note garde toute son importance: on la détachera
légèrement de la précédente et on la reliera plutôt à la sui-
vante pour bien rendre cette grâce solennelle, un peu lourde,
qui caractérise la musique de Bach. Par exemple:
Clavecin bien tempéré. Deuxième partie. Preludio XIII.
g^yuULê>-^;fe^jfcg-
Bfe^^J^=ig^^E^Ea=Ep^
Les rythmes j j^ et H i, avec toutes leurs variantes,
doivent également être rendus avec une élégance quelque
peu pédante, qui appuie sur les petites notes, de peur de
les laisser passer inaperçues. Encore, pour bien les faire
valoir, faut-il les séparer de la note précédente comme par
un petit soupir imperceptible. Par exemple:
Clavecin bien tempéré. Deuxième partie. Preludio XVII.
^I^I^^H^— ?^
^y=g3^-rjg-^
Le phraser de Bach consiste donc dans la fusion de ce
staccato louré et d'un legato parfait que les pianistes modernes
n'emploient malheureusement plus. Voici quelques exemples
de ce phraser composé:
408 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
Clavecin bien tempéré. Première partie. Fuga II.
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Première partie.
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Première partie. Fuga XII.
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Première partie. Fuga XVI.
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Première partie. Fuga XIX.
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J-*-* • h-*H M— i 1— ^*?F-
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Deuxième partie. Fuga VI.
Deuxième partie. Fuga VII.
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-f-firr
T^t^pit
Deuxième partie. Preludio XX.
p^=h^M^^^J^^f^^
et
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Très souvent, le phraser tel que l'indique Czerny dans
son édition du Clavecin bien tempéré* est complètement faux,
quoiqu'il s'autorise de Beethoven qu'il entendit souvent jouer
1. Ed. Peters.
Le mouvement et le phraser
409
ces morceaux. N'est-ce point la meilleure preuve que le
phraser Beethovenien et post-Beethovenien ne saurait con-
venir à la musique de Bach?
La question la plus importante, c'est de savoir où réside
l'accent principal. Le rythme des thèmes de Bach n'est
nullement le rythme naturel de la mesure avec l'accent du
temps fort; il se trouve, au contraire, en un certain anta-
gonisme avec le rythme naturel de la mesure par le fait que
le plus souvent l'accent principal porte sur un contre-temps.
C'est cette note caractéristique qu'il s'agit de faire ressortir
pour donner toute sa plastique à un thème de Bach.
Un thème est bien accentué quand on remarque, dès la
première note, comme une poussée vers la note caractéris-
tique. Que de fois les plus beaux thèmes de Bach devien-
nent quelconques, parce qu'au lieu d'accentuer la note carac-
téristique l'on accentue les temps forts! Voici comme exemple,
l'un des thèmes les plus admirables du Clavecin bien tem-
péré, dont c'est le sort d'être le plus souvent dénaturé par
un faux accent sur le temps fort:
Première partie. Preludio XXII.
Accent faux.
Accent juste.
Ce qu'il faut, avant tout, mettre en évidence, ce sont les
intervalles heurtés, même ceux qui interviennent à la fin de
la phrase. Qu'on se garde donc de rompre par un decres-
cendo déplacé l'admirable lourdeur d'un thème de Bach. Voici,
par exemple, l'accent que réclame le thème du prélude en
mi bémol mineur:
410
Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
Première partie. Preludio VIII.
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4-H-*-^--^^
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ZÉOÊl
Un des exemples les plus frappants de la façon presque
outrée dont doivent être phrasés et accentués certains thèmes
de Bach nous est fourni par l'air de la Passion selon St.
Matthieu „Kônnen Thrânen meiner Wangen?" (Les larmes
de mes yeux ne sauraient-elles vous fléchir?) Le deuxième
motif du thème reste sans caractère aucun, aussi longtemps
que l'on accentue le temps fort; mais dès qu'on se décide
à mettre l'accent principal sur la note en contre-temps, l'é-
trange beauté de la phrase se révèle aussitôt et, en même
temps, apparaît sa signification: on entend les cris désespérés
de la Fille de Sion qui assiste au supplice du Seigneur:
Le phraser de la basse, pour ne pas omettre ce détail
important, exige une attention toute particulière, car il arrive
très souvent que la basse ait son phraser à part, qui doit tran-
cher sur le phraser de l'ensemble des autres parties. Parfois,
l'effet d'un chœur ou d'un air s'évanouit uniquement par la
faute des contre-basses et des violoncelles, qui se contentent
de scander tout simplement en mesure, au lieu d'exécuter
avec toutes ses vigoureuses inflexions la ligne que Bach a
imaginée comme base de ses harmonies. Le phraser authen-
tique d'un thème de Bach ne se révèle pas toujours du
premier coup. Très souvent, on ne le découvrira qu'après
de nombreux essais, au cours desquels il se recommandera
et s'imposera par sa simplicité.
Le mouvement et le phraser 411
Souvent aussi, la difficulté du phraser réside dans le carac-
tère même de la musique de Bach. II n'est pas à nier que
beaucoup de ses thèmes ne soient trop hardis pour se prêter
à la pure forme musicale qu'il emploie pour les développer.
On se trouve alors obligé d'atténuer quelque peu la véhé-
mence du phraser naturel du thème en faveur de la beauté
musicale du morceau lui-même. C'est que parfois les thèmes
de Bach sont tellement modernes qu'ils ne supportent presque
plus d'être traités en contrepoint sévère, mais réclament plu-
tôt la libre allure de notre style symphonique.
Mais ces thèmes excentriques n'apparaissent que dans
la musique instrumentale; on n'en trouve guère dans la mu-
sique pour clavecin et point du tout dans la musique pour
orgue. En ce qui concerne l'invention des thèmes, nous
distinguerons comme trois degrés de hardiesse. Pour ce qui
est de la musique instrumentale Bach ne recule devant au-
cune hardiesse d'invention; pour ce qui est de la musique
de clavecin, la hardiesse est limitée, parce que la possi-
bilité du phraser elle-même est plus restreinte; quant aux
thèmes pour orgue, il ne saurait y être question d'un anta-
gonisme entre le rythme de la mesure et le phraser du
thème, parce que la mécanique de cet instrument n'ayant
d'autre accent que celui du temps fort serait tout à fait
impuissante à reproduire le phraser individuel du coup d'ar-
chet. Aussi voyons-nous tous les thèmes pour orgue
s'avancer dans le rhythme naturel de la mesure.
On a cru pendant quelque temps enrichir la littérature pour
orgue en transcrivant pour l'instrument sacré des préludes et
des fugues du Clavecin bien tempéré. Mais outre que la
facture de la fugue d'orgue chez Bach est toute différente
de celle de la fugue de clavecin, les thèmes mêmes du Cla-
vecin bien tempéré sont d'une structure beaucoup trop «osée"
pour que Bach les eût jamais destinés à l'orgue. Les trans-
criptions n'ont donc point leur raison d'être.
412
Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
Par contre, rien qui s'oppose à la transcription des œuvres
d'orgue pour le piano moderne, même si leurs thèmes sont,
en quelque sorte, trop grands et leur architecture trop simple
pour la véritable musique de piano. Ne reproduit-on pas les
grandes œuvres de l'art plastique par la gravure? Or, le
rôle du piano moderne, d'après Liszt, est précisément de
remplir le rôle de la gravure musicale et de mettre ainsi
à la portée de tous des œuvres qui, par elles-mêmes, appar-
tiennent à un art tout particulier.
Un mot seulement sur l'exécution des ornements. Elle
ne saurait être douteuse, car Bach lui-même, dans le Cla-
vierbiichlein de Friedemann, a réalisé en notes les signes
qu'il emploie:
„ExpUcation unterschiedlicher Zeichen, so gewisse Manieren artig
zu spielen andeuten.''
„Explication de différents signes qui indiquent comment on exécu-
tera avec goût certaines manières."
T:
Trillo.
Mordant. Trillo etMordant. Cadence. Double-Cadence.
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C4«li»
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Idem.
Double-Cadence
et Mordant.
Idem.
W^
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«k
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C**M
Accent Accent Accent et Accent et Trillo. Idem,
(ascendant), (tombant). Mordant.
fï
Ë^S=^Sg^a
Les nuances 413
Le trille, en règle générale, commence par la note supé-
rieure; toutefois, il y a des cas où il est avantageux de le
commencer sur la note principale', La sémiographie, du
temps de Bach, se trouvait dans un désordre complet, ainsi
que nous l'apprennent les théoriciens comme Heinichen et
comme Walther. Emmanuel, lui-même, dans sa Clavierschule
se plaindra du même désordre. Il se peut donc, comme le
fait remarquer Rust, que Bach, lui aussi, ait parfois employé
les signes avec une autre signification que celle qu'il établit
dans le Clavierbiichlein de Friedemann.
XXXII. Les nuances
Nul doute que l'exécution des cantates, sous la direction
même de Bach, ne fût parfois plutôt défectueuse. Quand
il lui arrivait de ne terminer l'œuvre que le vendredi soir,
d'en faire copier les parties le samedi matin et de l'exé-
cuter après une seule répétition, il va de soi que l'exécution
devait manquer de fini. Ce fut le cas certainement pour l'Ode
funèbre, qui ne fut terminée que la veille de l'audition,
le cas également pour la cantate „Meinen Jesum laO ich
nicht", (No. 124), dont la partition est d'une écriture si
hâtive, vers la fin surtout, qu'elle en devient illisible.
Dans une autre cantate „Herr Gott, dich loben aile wir",
(No. 130), le maître est tellement pressé d'arriver au bout,
qu'il efface, tout simplement, avec le pouce mouillé le pas-
sage où il s'est trompé, pour inscrire la correction sur le
papier encore humide. La partition de la cantate „Herr Jesu
Christ, wahr'r Mensch und Gott" (No. 127), également, est
presque illisible et les parties d'orchestre, conséquemment,
pleines de fautes. On se figure l'effet que devait produire
Pœuvre exécutée dans de pareilles conditions.
1. Voir sur l'exécution des manières chez Bach les remarques détaillies de Rust dans
la prtface du Tome VI le de la Bachgescllschaft, et celles de Franz Kroll dans la préface
du Tome XIV«, de même que l'ouvrage de Oannreuthcr: Ornamentation in music (Chapitre
Bach) et Klee: Oie Ornamentik der klassischcn Klaviermusik (BrcitkopO-
414 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
N'allons pas croire, pour cela, que Bach ne prétendît à
une exécution achevée jusque dans le moindre détail des
nuances. Quand il avait le temps de revoir les parties, il
indiquait le phraser et les nuances aussi minutieusement
que ne le ferait n'importe quel auteur moderne. Qu'on lise,
par exemple, la cantate „Aus tiefer Not" (No. 38), ou encore
„Jesu, der du meine Seele (No. 78), pour se convaincre que
les nuances ne sont point pour lui un accessoire. Quelle
profusion de nuances parfois dans les cantates profanes!
Les cantates dont Bach a revu les parties nous rensei-
gnent sur sa façon d'exécuter ses œuvres. Il serait faux de
les interpréter avec les nuances habituelles de la musique
moderne. L'architecture de sa musique est toute différente
de celle des modernes. Dans la musique moderne, c'est le
sentiment qui détermine les péripéties du morceau et par
conséquent aussi les nuances. Les œuvres de Bach, elles,
présentent une architecture musicale plus sévère et plus
plastique. Quand on les nuance en n'écoutant que l'inspi-
ration du sentiment, on en arrive à des fortes, à des pianos,
à des crescendi, à des decrescendi purement arbitraires et
sans aucun rapport avec l'architecture de la musique. Chez
Bach, en effet, les péripéties d'un morceau ne naissent point
du sentiment pur, comme chez Beethoven; elles sont dé-
terminées par une certaine intuition architecturale; partant,
les nuances aussi doivent découler non pas tant du sentiment
pur, que d'un certain sentiment de la plastique musicale.
Czerny, dans son édition du Clavecin bien tempéré^, s'est
laissé guider uniquement par le sentiment pur. Or, toutes
les nuances qu'il prescrit semblent inventées à dessein pour
détruire l'architecture musicale. Après avoir tant et tant de
fois passé du piano au forte et du forte au piano, comme le
prescrit Czerny, on s'arrête, tout simplement parce qu'on est
au bout du morceau. On ne lui a point donné cette con-
1. Ed. Peters.
Les nuances 415
clusion logique qu'enferme toute composition du maître; on
aurait pu finir plus tôt ou allonger le morceau, sans qu'il y
parût, tant le plan disparaît sous les nuances arbitraires.
Le style de Bach, ne l'oublions point, est le style de la
musique d'orgue. Or, dans un morceau d'orgue, les péri-
péties sont représentées par le passage d'un clavier à l'autre
et le développement tout entier résulte de la combinaison
de différents degrés de sonorité. Si donc les caractères du
style d'orgue reparaissent d'une façon plus ou moins nette
dans la musique du maître, il faut, pour rester dans ses
intentions, chercher à produire avec l'orchestre et sur le
clavecin des effets analogues à ceux de la musique d'orgue.
Bach ne connaît point le crescendo moderne, c'est à dire le
crescendo qui, insensiblement, passe du piano au forte, du
forte au fortissimo. Les différents degrés de sonorité re-
présentent pour lui différentes provinces. On ne passera
pas de l'une dans l'autre sans marquer le passage, mais on
fera nettement ressortir où finit l'ancien degré de sonorité
et où commence le nouveau. Qu'on remarque, dans les
cantates, combien variés sont les degrés de sonorité que
recherche le maître en faisant accompagner le chœur tantôt
par le Ripieno, tantôt par le Concertino, tantôt par l'orgue
seul. Qu'on étudie également, à ce propos, les Concertos
dédiés au Margrave de Brandebourg: on verra que l'effet
produit résulte de la combinaison de deux sonorités d'inten-
sité différente.
Il ne s'agit donc pas de rendre le contraste entre le Ripieno
et le aSenza Ripieni" par l'opposition d'un simple forte et
d'un simple piano, avec un nombre invariable d'exécutants. Le
^piano" de Bach exige une certaine exiguïté de son qu'on
ne saurait obtenir sans diminuer le nombre des exécutants.
Les airs, notamment, produisent un tout autre effet, dès
qu'on fait accompagner le soliste non par tous les instruments
qui jouent la ritournelle, mais par le Concertino seul.
416 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
Quant à la musique pour clavecin, rappelons-nous que le
Concerto italien et les Variations de Goldberg exigent un
instrument à deux claviers. Mais dans les morceaux pour
clavecin simple également, l'opposition des deux sonorités
n'est pas moins nettement indiquée. Telle partie d'une
fugue appelle la grande sonorité, telle autre la petite. Le
passage d'une sonorité à l'autre doit toujours être justifié
par le plan même du morceau. La musique de Bach est
d'un dessin franc; ce n'est point de la peinture musicale en
lignes effacées et fuyantes.
L'application des deux sonorités dans certains morceaux est
si nettement indiquée qu'en ne saurait s'y tromper. Tantôt
elles alternent: ainsi dans la fugue en ré majeur de la première
partie du Clavecin bien tempéré et dans le prélude en fa mineur
de la seconde; d'autres fois, les deux sonorités se font oppo-
sition simultanément, dans les deux mains; ainsi, dans le prélude
en mi bémol de la première partie du Clavecin bien tempéré,
dans le prélude en la mineur de la seconde et, en général,
dans tous les morceaux conçus en forme de duo. D'autres
morceaux, d'une structure plus compliquée, reposent sur la
combinaison de la simple alternance des deux sonorités et de
leur opposition simultanée dans les deux mains. La voie est
alors ouverte aux combinaisons les plus variées qu'il s'agit
d'essayer toutes, afin de découvrir celle qui est la plus
naturelle et donne le plus de plastique à l'expression.
Ajoutons, toutefois, que certains morceaux de clavecin se
jouent d'un bout à l'autre avec une seule sonorité, de même
que certains morceaux pour orgue n'exigent aucun change-
ment de clavier. On se contentera, dans ce cas, des simples
inflexions de nuances que réclame le phraser. Le prélude
en do majeur de la première partie du Clavecin bien tempéré
semble rentrer dans cette catégorie. Ce qui est certain,
c'est que tous les grands crescendos et diminuendos qu'on
a voulu découvrir dans ce morceau, ne sont nullement dans
Les nuances 417
l'esprit de Bach. Mais il se pourrait aussi que ce prélude
réclame une alternance entre le forte et le piano, ou du moins
l'alternance de deux sonorités différentes, car les effets d'écho
apparaissent fréquemment dans les œuvres de jeunesse de Bach.
Formulons trois axiomes négatifs qui représentent autant
de principes modernes qu'il faut abandonner quand on aborde
la musique de Bach, tout comme il faut abdiquer certains
axiomes de la trigonométrie sphérique pour revenir à la
trigonométrie simple,
1. Les morceaux de Bach débutent et se terminent par
la sonorité principale. Tous les effets de pianissimo au début
et à la fin du morceau répugnent au style du maître.
2. La cadence, chez Bach, ne représente pas un dimi-
nuendo, mais elle reste toujours dans la sonorité de la phrase
qu'elle termine, piano si celle-ci est piano, forte si elle
est forte. Il faut se garder, surtout, de porter atteinte à
l'effet du piano qui suit un forte en les reliant par un dimi-
nuendo. L'opposition nette du piano et du forte est un des
procédés élémentaires de la musique de Bach. Qu'on étudie
à ce sujet les nuances qu'il prescrit pour les concertes
dédiés au Margrave de Brandebourg.
3. Il est faux de faire une gradation artificielle dans les
fugues en jouant le sujet piano au début, pour n'atteindre
le forte qu'avec les rentrées successives. Point n'est besoin
de rehausser de cette façon la gradation naturelle qui résulte
de la simple succession des rentrées. La logique de la
fugue classique ne supporte aucune altération de sonorité
dans les premières rentrées du sujet, pas plus que la logique
de l'architecture ne permet que la nef principale d'une cathé-
drale gothique repose sur des piliers de différentes dimensions.
Dès la première mesure, les sujets de Bach s'avancent avec
une certaine grandeur, même avec une certaine fierté: c'est
comme s'ils transportaient les sentiments qu'ils représentent
dans une atmosphère élevée, absolument pure.
Schweitzer, Bach. 27
418 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
Il y a donc comme deux catégories de nuances à observer:
les grandes nuances, les nuances objectives, en quelque
sorte, qui doivent faire ressortir l'architecture du morceau,
et les nuances plutôt subjectives, destinées à faire valoir le
détail. Ces nuances de détail ne sont que relatives et se
tiennent toujours dans les limites de la sonorité adoptée pour
le passage en question. Elles n'en sont pas moins impor-
tantes. Bach, sans aucun doute, faisait vivement ressortir
les nuances de détail, et c'était cette vivacité de son jeu qui
étonnait les contemporains.
On a comparé le style de la musique de Bach au style
gothique. Il y a en effet entre l'un et l'autre une analogie
très prononcée. Un morceau de Bach n'est que la simple
éclosion d'un thème donné, tout comme une cathédrale
gothique n'est que l'éclosion d'un simple motif architectonique.
Mais si le plan se trouve chaque fois préétabli, en quelque
sorte, par le motif même et ne saurait guère varier dans les
grandes lignes, le détail dans le style de Bach, tout comme
dans le style gothique, n'en est pas moins important, de
beaucoup plus important que dans tel ou tel autre style, car,
chaque fois, c'est le détail qui donne sa personnalité propre
à l'œuvre d'art.
L'art des nuances, pour ce qui est de la musique de
Bach, consiste donc d'abord à bien faire saillir le plan du
morceau et, en même temps, à donner le relief le plus
plastique au détail. A vrai dire, il est presque impossible
d'indiquer exactement les nuances, vu qu'il existe toujours,
chez Bach, deux catégories différentes de nuances: les nuances
absolues et les nuances relatives. Ce n'est donc point par
des éditions chargées d'indications, dispensant l'exécutant de
chercher lui-même, qu'on rendra service à la cause du maître,
mais, tout au contraire, en les publiant telles qu'elles nous
sont parvenues, sans indication aucune. De cette façon,
l'exécutant, non seulement ne risquera pas d'être induit en
Registration et instrumentation 419
erreur par de fausses nuances, que souvent même il croit
authentiques, mais, de plus, il se trouvera amené par là à
étudier lui-même la structure et le caractère du morceau de
Bach pour arriver à le nuancer en conséquence.
XXXIII. Registration et instrumentation
L'orgue, l'instrument de prédilection de Bach, a subi des
changements considérables au cours de la seconde période
de son histoire, qui commence avec la deuxième moitié du
XIX'^ siècle. La mécanique et la soufflerie ont été admirable-
ment perfectionnées, les jeux parlent plus promptement et
avec plus de précision, et leur harmonisation est de beau-
coup plus achevée qu'à l'époque du maître. Tous ces pro-
grès, Bach les saluerait avec enthousiasme parce qu'ils
réalisent ce qu'il avait poursuivi avec tant d'ardeur dans
ses expériences. Il applaudirait, également, à l'importance
qu'a prise la boîte d'expression dans nos orgues, car, certes,
en jouant ses fugues, il devait se sentir gêné de ne pouvoir
prolonger les diminuendos même au-delà des limites de la
sonorité naturelle du troisième clavier.
Par contre, l'œuvre de Bach ne saurait guère profiter de
la sonorité de l'orgue moderne. Les jeux de fond y ont
pris trop d'importance par rapport aux mixtures; ils sont trop
nombreux et ont, en même temps, trop de „ volume". Les
mixtures de Bach, égalant en nombre les jeux de fond,
étaient beaucoup plus douces que nos mixtures modernes et
produisaient une sonorité intense et fine à la fois, qui met-
tait merveilleusement à jour le dessin d'une fugue.
Les orgues de Silbermann (1683-1753), le grand facteur
d'orgue contemporain du maître, qui construisit les orgues
de S"=- Sophie (31 jeux) et de la Liebfrauenkirche (43 jeux)
à Dresde, sont les orgues qui conviennent le mieux à la
musique de Bach. Il en existe très peu encore qui n'aient
27*
420 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
point perdu leurs qualités à une rénovation ultérieure. Mais
quelle satisfaction de jouer des fugues de Bach sur un orgue
resté intact, malgré la défectuosité de la mécanique! C'est
alors seulement qu'on découvre combien la sonorité de l'orgue
moderne fait peu valoir les œuvres du maître. Les fugues
y deviennent lourdes et massives comme des gravures qu'on
aurait reproduites au fusain.
De plus, les Positifs et les Récits des orgues modernes,
du moins en Allemagne, sont très souvent dépourvus presque
complètement de mixtures, alors que Bach, dans ses œuvres,
suppose précisément ces claviers chargés de jeux de com-
binaison. Impossible, dès lors, d'y jouer une fugue, car
celle-ci demande une sonorité homogène sur les trois claviers.
Et pas davantage, pour ce qui est des ressources, les
orgues allemandes ne répondent à l'idéal de Bach. Les jeux
s'y trouvent introduits d'une façon purement mécanique, par
le „rouleau" (Walze). Cette invention, en laquelle Liszt et
ses disciples voyaient l'avenir de l'orgue moderne, a été
funeste à la compréhension et à l'interprétation des œuvres
d'orgues de Bach. Comment aussi le crescendo automatique
que produit le rouleau pourrait-il convenir à la musique du
maître? La gradation d'une fugue doit se faire par l'ac-
couplement des claviers et par l'introduction successive des
jeux de combinaison des différents claviers, aux passages
indiqués par la facture. Le rouleau, par contre, au lieu de
produire le crescendo subitement, sur la péripétie même,
agit entre les péripéties et, de plus, introduit les jeux non
dans l'ordre que réclame chaque fois le développement du
morceau, mais dans un ordre immuable, établi une fois pour
toutes par le facteur d'orgues.
Les ressources de l'orgue allemand ne sont donc guère
appropriées aux exigences de la musique de Bach; l'orgue
français, avec ses pédales d'accouplement et ses pédales pour
l'introduction des combinaisons, convient mieux aux œuvres
Registration et instrumentation 421
du maître. Cavaillé-Coll, le créateur de l'orgue français,
sans s'inspirer particulièrement de la musique de Bach, se
trouve, pour ce qui est de la mécanique et de l'aménagement
des ressources, avoir réalisé l'orgue en lequel Bach recon-
naîtrait l'instrument qu'il rêvait en écrivant ses fugues. Ce
qu'il pourrait lui reprocher, ce serait la trop grande pré-
dominance des jeux d'anches dans le fortissimo.
Il n'en va pas autrement du piano moderne. Ici encore
la mécanique est admirablement perfectionnée. Grâce à
l'invention du double échappement (1823) et grâce à tous
les progrès qui résulteront de cette invention, le piano
à marteaux dont Bach ne vit que les commencements,
permet aujourd'hui la belle cantilène („die cantable Art zu
spielen") que le maître avait tant de peine à réaliser sur les
anciens instruments. La mécanique incomparable du piano
Erard dépasse certes les rêves les plus ambitieux du Cantor
de St. Thomas.
Mais, pour avoir gagné en ampleur, le piano moderne a
perdu le timbre d'instrument à cordes si caractéristique pour
l'ancien clavecin. Ce changement dans le caractère même
de la sonorité n'est pas à l'avantage des œuvres de Bach,
qui réclament un timbre clair et métallique plutôt qu'une
sonorité puissante. La sonorité du beau piano 1830 est,
sous bien des rapports, plus appropriée aux morceaux du
Clavecin bien tempéré que celle d'un grand piano moderne.
Parmi les pianos modernes, le piano Erard, grâce aux qualités
particulières de sa sonorité, nous semble le mieux qualifié
pour l'exécution des œuvres de Bach.
Ce n'est que dans les morceaux d'ensemble qu'on
s'aperçoit combien la sonorité de notre piano est différente de
celle du clavecin de Bach. Quand il écrivait ses sonates
pour clavecin et violon, les sonorités des deux instruments
étaient entièrement homogènes. Elles sont aujourd'hui ab-
solument différentes et se détachent l'une de l'autre sans
422 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
fusionner. Un auditeur qui a de l'oreille et qui par l'imagi-
nation a évoqué les œuvres de Bach avec une belle sonorité
homogène, n'est pas sans souffrir de l'antagonisme des deux
sonorités.
Mais bien plus grande encore est la distance qui sépare
l'orchestre moderne de l'orchestre de Bach. On ne trouve
plus dans nos orchestres le hautbois d'amour, la viole de
gambe, la flûte à bec, la petite trompette, qu'exigent les
partitions du maître. On arrive bien à transcrire ces parties
pour les instruments modernes correspondants, souvent en
donnant la partie à deux instruments divers. Mais l'effet
n'est guère heureux. Non seulement les instruments sont
obligés de jouer dans des régions de sonorité peu avanta-
geuses, tantôt trop dans le haut, tantôt trop dans le bas,
mais, de plus, leur timbre est loin de répondre à celui des
instruments de Bach. Notre trompette, par exemple, com-
parée à l'ancienne, est d'une sonorité trop forte et trop
éclatante.
Pour bien mettre en valeur la véritable beauté des œuvres
de Bach, force est donc de revenir aux anciens instruments.
Des essais en ce sens ont été faits dans plusieurs villes, entre
autres à Bruxelles, par M. Gevaërt, et par M. Siegfried Ochs
à Berlin. Le résultat a dépassé toute attente. Nul doute
qu'avec le temps, l'usage des anciens instruments pour l'exé-
cution des œuvres de Bach ne devienne courant et qu'alors
on n'enseigne à nos Conservatoires le hautbois d'amour, la
viole de gambe, l'ancienne trompette, aussi bien que les
instruments de l'orchestre moderne.
Ce n'est point tout: il s'agit encore de bien établir les
proportions entre les différents groupes d'instruments. La
partition de Bach ne comprend que des parties obligées: la
partie de flûte a donc autant d'importance et doit ressortir
au même degré que celle des premiers violons ou celle de
la trompette. Dans l'orchestre de Bach cet équilibre se
Registration et instrumentation 423
trouvait tout naturellement réalisé. Il n'avait que trois, tout
au plus quatre premiers, deux seconds violons et deux altos,
à côté desquels la flûte ou le hautbois n'avaient point de
peine à se faire valoir. Les proportions de l'orchestre
moderne, par contre, sont toutes différentes en ce sens que
les instruments à cordes prévalent de beaucoup sur les bois.
Pour que notre orchestre présente les conditions requises
pour l'exécution d'une partition uniquement composée de
parties obligées, il faut donc renforcer les flCites et les haut-
bois proportionellement aux instruments à cordes.
Précaution bien naturelle, semble-t-il, mais qu'on néglige
bien souvent au grand préjudice de la musique du maître!
Des morceaux comme le premier chœur de la Passion selon
St. Jean et celui de la cantate „Herr gehe nicht ins Gericht"
(No. 105), avec leurs si importantes parties de hautbois, de-
viennent complètement incomprésensibles, parce que les
instruments en bois sont complètement couverts par les
instruments à cordes. C'est aussi le sort habituel du premier
chœur de la Passion selon St. Matthieu: au lieu d'entendre
un puissant chœur de flûtes, on assiste à la lutte désespérée
de quelques pauvres petites flûtes avec un grand orchestre . . .
„rari nantes in gurgite vasto".
Il faut donc tripler, quadrupler le nombre des bois.
M. Siegfried Ochs, dans les célèbres auditions de cantates
qu'il donne avec le chœur et l'orchestre de la société phil-
harmonique de Berlin, emploie jusqu'à douze flûtes et dix
hautbois.
On se complut un certain temps à réorchestrer les par-
titions de Bach suivant les principes de l'instrumentation
moderne. Si tentante que soit cette entreprise, elle n'est
pas justifiée. Il est vrai qu'en fait d'instrumentation Bach
est un primitif. Mais ce primitivisme, loin d'être funeste à
ses œuvres, en fait précisément le charme. Il y a dans tous
les domaines de l'art, un certain primitivisme grandiose qui
424 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
peut se passer de toutes les retouches: les acquisitions
ultérieures de l'art ne sauraient lui profiter. Le primitivisme
de l'orchestration de Bach est de ceux-là.
A ce propos, M. Siegfried Ochs dit fort justement dans
un article sur Bach: „I1 me semble que le motif qui a inspiré
tous les essais de réorchestration des œuvres de Bach, a
été moins de servir la cause du maître, que de se faire
connaître, en associant un nom plus ou moins célèbre à
celui de Bach."
Nous concédons que l'orchestration des cantates et des
Passions n'est pas sans produire un effet quelque peu étrange
sur l'auditeur moderne. Il lui faut, en tout cas, un certain
temps pour s'habituer au timbre et au caractère de cette
sonorité, si différente de celle de l'orchestre moderne. Mais
à la longue il ne manque pas de se familiariser avec elle et
il lui découvre alors des charmes tout particuliers.
Les effets que Bach recherche dans son instrumentation
présentent une certaine analogie avec les effets de la regis-
tration à l'orgue. II associe les hautbois aux violons pour
obtenir une sonorité pareille à celle d'une belle montre;
d'autres fois, il double les violons par les flûtes, cherchant
ainsi à produire l'effet d'un quatre pieds. Il aurait, certes,
recherché pareils effets bien plus souvent encore si ses
ressources n'avaient été aussi limitées. De quels artifices
ne s'avise-t-il point parfois pour arriver à ses fins! Dans
le choral final de la cantate „Schauet doch und sehet" (No. 46),
par exemple, les parties des flûtes se trouvent notées aussi
sur les feuilles des hautbois. A ce moment donc les haut-
boïstes devaient déposer leurs instruments pour prendre les
flûtes à bec, afin de doubler in octava les flûtes traversières.
Dans la cantate No. 67, le flûtiste remplaçait ou doublait le
hautbois d'amour. Pour nous, qui ne sommes plus aussi li-
mités dans le nombre des instruments, ce sont là autant d'in-
dices précieux sur la façon d'interpréter les partitions. Libre
Registration et instrumentation 425
à nous de faire doubler les parties de certains instruments
par d'autres, libre à nous de prescrire çà et là des tacet
aux instruments qui, suivant la partition de Bach, devraient en
doubler d'autres, libre à nous de faire intervenir le Concer-
tino à la place des Ripieni, libre à nous de donner plus de
relief à certaines rentrées du chœur en soutenant les voix
par des instruments, là même où la partition de Bach ne
contient aucune indication en ce sens: tout ce qui peut faire
valoir la beauté naturelle de l'œuvre, tout ce qui rehausse
la plastique de l'exécution, tout ce qui donne à l'exécution
de la vigueur et en même temps de la finesse, est, non
seulement permis, mais directement commandé par la parti-
tion. Si Bach avait disposé de nos ressources, il n'eût pas
procédé autrement.
L'écueil, dans l'exécution moderne des œuvres de Bach,
c'est le trop grand nombre d'exécutants. Des chœurs de
trois cents à quatre cents chanteurs et des orchestres de
quatre-vingts à cent exécutants ne profitent guère à la musique
du maître de St. Thomas. Sa polyphonie, tout d'abord, est
bien trop compliquée pour supporter d'être alourdie par de
trop grandes masses sonores. De plus, avec des chœurs
qui comptent des centaines de chanteurs, comment établir la
juste proportion entre le groupe vocal et le groupe instru-
mental?
Le maître, en effet, suppose que les instruments sont à
peu près en nombre égal à celui des chanteurs. La flûte
et le hautbois ont la même importance que les sopranos et
les altos du chœur. Mais comment trouver l'équivalent in-
strumental quand chaque partie du chœur comprend plus de
cinquante chanteurs? L'idéal, pour l'exécution d'une œuvre
vocale de Bach, c'est un orchestre d'une trentaine d'instru-
mentistes d'élite et un chœur d'une cinquantaine de chanteurs.
M. Stockhausen à Francfort a même entrepris de donner la
passion selon St. Jean avec une vingtaine de chanteurs seu-
426 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
lement, et l'efret que produisit cette exécution fut loin d'être
défavorable; tout au contraire: certaines beautés appa-
raissaient avec une netteté extraordinaire à travers cette so-
norité transparente.
Mais nous oublions un élément de première importance:
l'instrument qui exécute la basse chiffrée. Pour Bach, le
clavecin et l'orgue d'accompagnement étaient d'une nécessité
absolue, car son orchestre et son chœur, étant donné leur
qualité et leur composition, avaient besoin d'un appui. Est-
ce à dire qu'avec des chœurs et des orchestres plus nom-
breux et mieux exercés l'instrument qui réalise la basse
chiffrée n'ait plus de raison d'être? Il y a des interprètes
de Bach, et de tout premier ordre, qui répondent par l'affir-
mative, et ne font réaliser le Continuo qu'aux endroits oii
les instruments écrits tout au long par Bach ne font pas en-
tendre l'harmonie complète. Toutefois, il nous semble que,
dans l'idée de Bach, l'harmonie n'est jamais complète sans
le Continuo, même quand tous les instruments obligés mar-
chent de front. L'orgue ou le clavecin d'accompagnement
est de rigueur aujourd'hui encore. C'est que l'harmonie de
la basse chiffrée n'est pas identique à celle des parties obli-
gées. Loin de là: l'harmonie qui résulte des parties d'or-
chestre n'est en quelque sorte qu'accidentelle et demande à
être déterminée et précisée par l'harmonie générale de la
basse chiffrée. Le Continuo représente donc le plan et la
marche de l'harmonie du morceau sans les incidents harmo-
niques produits par la rencontre des instruments obligés.
C'est la basse chiffrée qui donne à chaque péripétie harmo-
nique l'importance qui lui revient dans le développement du
morceau.
La fragile et si compliquée dentelle en pierre qui revêt
la façade de la cathédrale de Strasbourg ne se soutient que
parce qu'elle est montée sur un réseau de fines tiges
de fer; les audacieuses harmonies des parties obligées de
Registration et instrumentation 427
Bach cherchent un soutien analogue: elles s'appuyent sur le
Continuo. Bach n'aurait pas osé écrire pour tant de parties
obligées, s'il n'avait compté sur la basse chiffrée pour atténuer
les dissonances continuelles que la recontre de toutes ces
parties obligées ne peut manquer de produire. II est évident
que si la septième est seulement amenée par les parties
obligées et ne figure point dans la basse chiffrée, l'accord de
septième qui résulte des deux harmonies est de second ordre
comparé à un accord de septième où cet intervalle figure
aussi dans la basse chiffrée. La marche harmonique d'un
morceau de Bach, sans la basse chiffrée, est donc fausse en
ce sens que les dissonnances accidentelles y prennent alors
la même importance que celles qui entrent dans ,1e grand
plan des modulations de Bach. Parfois même, on perçoit
comme une sorte d'antagonisme entre les deux harmonies:
elles s'acheminent bien vers la même grande péripétie, mais
par des voies différentes. De quel droit alors supprimer
l'une d'elles?
L'harmonie réelle d'un morceau de Bach n'existe donc
que dans la synthèse de l'harmonie du Continuo et de l'har-
monie des parties obligées. Toutefois, il ne s'agit pas, dans
nos exécutions modernes, de réaliser tout simplement les
accords de la basse chiffrée, comme le faisait l'accompagnateur
de Bach, qui, ordinairement, ne voyait sa partie qu'à la pre-
mière répétition et plaquait des harmonies tant bien que mal,
sans connaissance de l'ensemble. Comme nos orchestres et
nos chœurs sont plus importants que ceux de Bach, l'orgue,
nécessairement jouera aussi plus fort; mais alors, en réali-
sant les accords tels quels, on alourdirait inutilement les har-
monies, au grand détriment de l'œuvre. On allégera donc
le Continuo, en ne réalisant que les notes caractéristiques
pour la marche de l'harmonie et en ne soulignant que les
grandes péripéties. Il faut que le chef d'orchestre et l'or-
ganiste étudient ensemble la partition et fixent le Continuo
428 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
tel qu'il doit être exécuté, pour que l'harmonie que Bach
entendait apparaisse nette et claire dans l'exécution morderne.
„C'est là, dit M. Siegfried Ochs, la première tâche à remplir,
quand il s'agit de préparer l'exécution d'une cantate ou d'une
Passion, tâche bien compliquée, qui demande beaucoup d'étude
et beaucoup de travail."
Toutefois, le Continuo ne comprend pas seulement l'exé-
cution des harmonies: non moins importante est l'exécution
de la partie de basse. Bach exige que l'orgue d'accompagne-
ment, dans les chœurs aussi bien que dans les airs, joue
toutes les notes de la basse, sauf les cas où il prescrit le
contraire. Le premier chœur de la Passion selon St. Jean
nous fournit un exemple d'une de ces exceptions: la basse
de l'orgue ne doit exécuter que des noires, tandis que les
basses de l'orchestre s'avancent en croches. Mais pareilles
exceptions sont bien rares. En règle générale, l'orgue doit
exécuter la basse intégralement.
La musique de Bach, en effet, exige un fondement beau-
coup plus solide que n'importe quelle autre musique. La
basse n'y est pas une simple basse, mais une partie obligée
aussi importante, plus importante même, que les autres. Pour
arriver à comprendre ces œuvres, il faut que l'auditeur mo-
derne s'habitue d'abord à entendre et à suivre la basse.
Mais, pour cela, il faudrait d'abord que dans nos exécutions
modernes la basse ne fût pas aussi effacée qu'elle l'est
d'ordinaire. Or, elle restera effacée, tant que l'orgue man-
quera à sa tâche! Les violoncelles et les contrebasses, à
eux seuls, ne peuvent faire ressortir la basse comme il con-
viendrait, pour la simple raison qu'ils n'ont pas la puissance
et l'égalité de sonorité voulues. C'est pour cette raison que
Bach n'écrit pas ses basses pour les contrebasses et les
violoncelles seuls, mais exige expressément le concours d'un
instrument à mécanique. Ce n'est que quand les basses de
l'orchestre viennent se fondre dans la basse de l'orgue, que
Registratlon et instrumentation 429
se trouve réalisée la grande basse souple et liée, capable de
faire valoir les belles phrases que Bach a écrites pour la
partie de basse.
Sans l'orgue, impossible aussi de nuancer les basses. Les
nuances de la basse, qu'on le remarque bien, doivent être
plus accentuées encore que les nuances des autres parties;
les crescendos et diminuendos, les oppositions des fortes et
des pianos ne produisent tout leur effet que si les basses
fournissent à chaque sonorité le fondement voulu. Or, les
violoncelles et les contrebasses sont bien trop limités dans
leur sonorité pour suffire à la tâche. Comment pourraient-
ils, à eux seuls, faire valoir le grand crescendo dans l'intro-
duction du premier chœur de la passion selon St. Matthieu?
Comment encore, pourraient-ils suffire aux nuances qu'exige
le dernier chœur de la première partie et le chœur final de
la seconde? C'est donc à l'orgue que revient la tâche de
donner chaque fois la puissance voulue à la basse.
Pour accompagner un chœur, il faut que l'organiste ait
préparé trois, souvent quatre basses de sonorités différentes;
pour les airs, deux suffisent, une pour le tutti, l'autre pour
l'accompagnement du chant.
Mais qu'on se garde d'alourdir la basse par une fausse
registration. Ce qu'il faut rechercher avant tout, c'est une
sonorité nette et claire. Que l'on n'abuse pas, surtout, des
16 pieds! Un seul doux bourdon de 16 pieds sur le Positif et
quelques huit pieds bien assortis du Positif ou du Grand
clavier donnent assez de «profondeur" à la basse même pour
les grands chœurs. Cela n'empêche point que, pour certains
chœurs, une basse composée de tous les fonds de 16 et de
8 pieds d'un orgue moyen, avec même des 4 pieds et des
mixtures, renforcée encore par les jeux de la pédale, bien
loin d'être trop forte, ne produise, au contraire, le meilleur
effet.
Mais, par contre, les pianissimos de la basse ne sauraient
430 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
être assez pianissimo. Parfois, dans les airs, il est avanta-
geux de supprimer les contrebasses et de se contenter de la
basse douce que donnent les violoncelles se joignant à un
doux seize pieds de l'orgue. En tout cas, l'on n'a aucun
intérêt à faire usage de la contrebasse dans les récitatifs
accompagnés simplement par le Continuo. Si Bach avait eu
sur son Positif un bourdon 16 aussi fin et aussi précis que
nous en avons dans nos orgues modernes, il se serait cer-
tainement passé de la contrebasse.
Une importance toute particulière doit être donnée à la
basse dans les airs accompagnés uniquement par le Continuo,
car ici la basse est la seule partie obligée. Dans ce cas,
beaucoup d'organistes commettent la faute de donner trop
d'importance aux harmonies, au détriment de la basse. Au
lieu de réaliser tout simplement les accords prescrits, ils
se croient autorisés à exécuter sur les harmonies indiquées,
en y mêlant les motifs de la partie de chant, une impro-
visation plus ou moins réussie. Or Bach, quand il renonce
à écrire en plusieurs parties obligées et se contente de la
simple basse chiffrée, demande bien qu'on exécute ses
chiffres d'une façon correcte, habile et intéressante, mais
jamais il ne suppose que ses chiffres ne seront que le canevas
d'une improvisation. S'il se prive d'écrire en plusieurs parties
obligées, c'est précisément pour que l'intérêt de l'auditeur
se porte sur la basse. C'est là un raisonnement bien simple
dont il s'agit de tenir compte plus qu'on ne l'a fait jusqu'ici.
Qu'on voie, par exemple, la façon dont Julius Stern, dans
l'édition Peters, a dénaturé l'air „Geduld, Geduld" (Patience,
Patience), et la façon dont les morceaux avec simple accom-
pagnement de Continuo se trouvent interprétés dans l'édition
de la Nouvelle Bachgesellschaft.
Faisons remarquer également qu'en général les partitions
pour piano et chœur contiennent parfois beaucoup de fautes.
C'est surtout la basse de la partie de piano qui est souvent
Registration et instrumentation 431
inexacte: tantôt elle rend la basse de la partie d'orchestre,
tantôt la basse du chœur, tantôt elle suit la partie du Ténor,
tantôt encore, c'est une sorte de compromis entre les trois.
Qu'on voie à ce sujet, dans l'édition Peters actuelle, la basse
du premier air avec chœur de la seconde partie de la Passion
selon St. Matthieu. Il nous manque des partitions correctes
pour piano et chœur, avec basse chiffrée, qui marquent nette-
ment la différence entre ce qui est de Bach et ce qui est
du Musikdirektor qui a bien voulu se charger de l'édition.
Avec les réductions actuelles, ceux qui ne possèdent pas les
partitions de la Bachgesellschaft se trouvent dans l'impossibi-
lité absolue de se faire une idée de l'œuvre sous sa forme
véritable.
En ce qui concerne la registration de l'accompagnement
d'orgue, il est assez difficile de donner des indications pré-
cises. M. Alexandre Guilmant se sert de préférence de jeux
qui n'ont pas le même timbre que les instruments employés
dans l'orchestre. D'autres, au contraire, recherchent précisé-
ment la parfaite homogénéité des sonorités de l'orgue et de
l'orchestre. A vrai dire, les expériences tentées à ce propos
sont toujours à recommencer, vu que l'effet de la registra-
tion varie suivant les orgues et les localités. Telle regis-
tration heureuse sur un certain orgue est défavorable sur un
autre. L'essentiel, c'est de rechercher une sonorité fine et
intense à la fois, où les instruments se fondent bien. Le
canto fermo dans un grand chœur choral se jouera toujours
sur le Grand clavier avec des cornets et des mixtures.
Les récitatifs doivent-ils se chanter avec accompagnement
d'orgue ou avec accompagnement de piano? Nous n'osons
trancher la question. Bach avait un clavecin sur la tribune
d'orgue et s'en servait certainement parfois, pour accom-
pagner des airs et des récitatifs. Mais, d'autre part, il n'est
guère admissible que pour les récitatifs son organiste ait
chaque fois quitté l'orgue pour se mettre au clavecin. En
432 Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
tout cas, étant donné les jeux doux que nous fournissent îes
Récits des orgues modernes, la nécessité d'avoir recours au
piano n'existe pas.
Par contre, on aura tout intérêt à faire usage du piano
d'accompagnement pour l'exécution de la musique de chambre
de Bach, ne fût-ce que pour donner plus de relief et plus
de fondu à la basse et pour bien faire saillir les péripéties
harmoniques importantes. Mais ici encore les avis sont par-
tagés. Très souvent on renonce complètement au piano
d'accompagnement, même pour l'exécution des harmonies
pendant le Tacet des parties obligées. On remplace alors le
clavecin par le quatuor à cordes; parfois aussi, on a recours
à l'harmonium.
Conclusion
Les quelques indications sommaires que nous venons de
donner sur l'exécution des œuvres de Bach ont pour seul
but d'exposer et d'éclairer les différents problèmes. Elles
n'ont pas la prétention d'apprendre quelque chose aux con-
naisseurs de Bach; nous voudrions qu'elles les incitent plutôt à
discuter avec eux-mêmes les principes qu'ils mettent en pratique
et à les considérer non comme des théories immuables, mais
comme de bonnes hypothèses qu'il s'agit de vérifier sans cesse
par des essais et des expériences toujours renouvelés. Pour
ce qui est de l'exécution moderne de Bach, nous ne sommes,
pas encore sortis, en effet, de l'époque des tâtonnements.
Plus on entre dans le détail de toutes les questions tech-
niques, plus on se rend compte qu'il est encore impossible
à l'heure actuelle d'énoncer les vrais principes sur la façon
d'interpréter les œuvres du grand Cantor. Les prétendues
traditions à ce sujet n'existent pas. Et si même elles exis-
taient, leur valeur normative n'existerait pas, car les nouvelles
conditions dans lesquelles nous faisons entendre les œuvres
de Bach et la transformation du sentiment musical que la
Registration et instrumentation 433
musique moderne a opéré en nous nécessitent un nouvel esprit
et l'emploi de nouveaux moyens dans l'exécution des cantates
et des Passions.
Nous ne pouvons que moderniser Bach. Les œuvres exé-
cutées comme on les exécutait de son temps ne produiraient
plus la même impression sur l'auditeur moderne, car il a, à
ce sujet, des exigences que n'avaient point les fidèles de
St. Thomas.
„Quel chef d'orchestre, demande M. Siegfried Ochs, fait
exécuter aujourd'hui les symphonies de Beethoven comme on
les exécutait du temps du maître? Comment alors oserions-
nous donner les œuvres de Bach tout simplement comme on
les exécutait à St. Thomas?"
La musique de Bach, en effet, a des prétentions bien plus
modernes que celles que lui supposaient les auditeurs d'alors.
Aussi était-elle destinée à rester incomprise d'abord, même
à tomber dans l'oubli, jusqu'à l'époque où une génération
dont l'esprit aurait été formé par la musique moderne, dé-
couvrirait le Bach moderne dans le Bach classique et s'avi-
serait de la poésie musicale que renferme son œuvre.
Ce n'est donc point assez d'exécuter ses œuvres: il faut
les interpréter; les interpréter de façon que, tout en restant
dans le style de la musique ancienne, on cherche à mettre
à jour les idées et les effets modernes que renferment les
partitions. Concilier le style ancien et les effets modernes,
tel est, en un mot, le problème qui se pose.
Ce problème, répétons-le, est loin d'être résolu. Il faudra
le travail et les essais de toute une génération d'artistes
pour établir les principes élémentaires de l'exécution moderne
des œuvres de Bach. Comment parler aujourd'hui en con-
naissance de cause, quand les plus belles et les plus mo-
dernes des cantates n'ont encore jamais été données nulle
part? L'on croit faire assez d'honneur au maître en exécu-
tant de temps en temps la Passion selon St. Matthieu, et on
Schweitzer, Baih. 28
434
Sur la façon d'exécuter les œuvres de Bach
ne soupçonne pas même toutes les richesses que renferment
les volumes de cantates de la Bachgesellschaft!
Mais, il nous semble que le temps du Bach des cantates
est venu, et que Bach, le musicien-poète, aura bientôt cessé
d'être un inconnu admiré, le jour où il se trouvera des mu-
siciens qui entreprendront de faire connaître ses cantates.
C'est là la grandeur et la faiblesse de la musique, d'avoir
besoin d'interprètes. Un beau tableau ancien s'impose au
public moderne par sa valeur même. La musique ancienne,
par contre, lui restera étrangère aussi longtemps qu'elle ne
lui est pas présentée d'une façon qui rappelle quelque peu
la musique moderne. Le caractère de l'œuvre s'altérera né-
cessairement suivant l'esprit et les vues de celui qui aura
entrepris de l'interpréter.
Mais qu'importent les divergences de l'interprétation actu-
elle? L'avenir décidera de la justesse ou de la fausseté des
principes dont nous essayons. Pour le moment, il n'importe
que de faire connaître la grande musique de Bach. Nous
ne saurions mieux terminer qu'en citant le joli propos que
nous tenait M. Gevaërt, l'un des plus anciens protagonistes
du Cantor de St. Thomas: „I1 en est de la musique de
Bach comme de l'Evangile: le public ne peut le connaître
que secundum Matthaeum, secundum Marcum, secundum
Lucam, secundum Johannem, évangiles qui diffèrent beaucoup,
mais qui sont toujours l'Evangile. Une seule chose est né-
cessaire, indispensable: émouvoir les âmes sensibles et
distinguées!"
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS
ET DES PERSONNES
Ahle (Georg) 70.
Ahle (Rudolf) 70. 77. 82.
Agricola (Martin) 72.
Albinoni 151.
Altnikol 113.
Amélie (Princesse de Prusse) 207.
Animuccia 73.
Arcadelt 73.
Aristote 104.
Arndt (Ernst Moritz) 13,
Asolo 38.
Attaingnant (Pierre) 21.
Bach (Anne-Madeleine) 110. 115.
198. 199.
Bach (Elias) 113. 127. 158.
Bach (Emmanuel) 25. 31. 82. 107.
111 suiv. 155. 161.217. 254. 282.
286. 289. 403. 413.
Bach (Friedemann) 107. 111. suiv.
158. 161. 164. 191. 204. 289. 315.
Bach (Gottfried Heinrich) 111.
Bach (Johann Christian) 114. 130.
Bach (Johann Christoph, l'aîné) 82.
Bach (Johann Christoph, frère de
J. S.) 45.
Bach (Johann Jakobi 62.
Bach (Johann Ludwig) 244.
Bach (Johann Michael) 82.
Bach (Juliane Frederike) 113.
Bach (Regina Susanna) 115.
Bach (Jean-Sebastien): Naissance
105. OhrdrufF et Lûnebourg 105.
Arnstadt et Mùhlhausen 106.
Côthen 106. Leipzig 107. Situa-
tion et fonctions à Leipzig 115
suiv. Hofcompositeur 128 suiv.
Culture littéraire 147 suiv.EIèves
158 suiv. Esprit religieux 167.
Portraits 168 suiv.
Beethoven 25. 103. 115. 262. 314.
338. 401.
Berlioz 334. 338.
Bernhard (Christoph) 79.
Bernard (de Clairvaux) 85,
Birnbaum (Magister) 145,
Bitter 108.
Bôcklin 327.
Briegel (Wolfgang) 77.
Brockes 94 suiv. 252. 272.
Bruhns 55. 198.
Buffardin 62.
Burk (Joachim v.) 84.
Buttstedt (Heinrich) 90.
Buxtehude 45. 54 suiv. 57. 58. 59.
81 suiv. 99.
Byrd (William) 84.
C«accini (Giulio) 74. .
Caldara 152.
Carissimi (Giacomo) 75.
Cavailié-Coll 421.
28*
436
Table alphabétique des noms et des personnes
Christian (Margrave de Brande-
bourg) 206 suiv.
Christian (duc de Saxe-Weifien-
fels) 220 suiv.
Claudin de Sermisy 84.
Corelli 151. 189. 202.
Couperin 151. 154 suiv. 189.
Crûger (Johann) 23.
Czerny 408. 414.
Decius (Nicolaus) 7. 17.
Dehn (S. W.) 230.
Deyling 248.
Doles 162. 290.
Eccard (Johann) 30.
Eilmar 166.
Elmenhorst 87.
Erard 421.
Erdmann 112. 127.
Erk (Ludwig) 32.
Ernesti I 117. 292.
Ernesti II 123. 130 suiv. 138.
Ernst August (Duc de WeiCenfels)
146.
Fasolo 38.
Forkel 107. 133 suiv. 142. 154. 158.
177. 182. 185. 189. 193. 217. 218.
289. 315.
Frank (Johann) 10. 23.
Frank (Salomon) 221. 272.
Frédéric le Grand 134. 140 suiv.
210. 316.
Frescobaldi34.38. 40. 41. 46.84.151.
Frohne 166.
Froberger (Jakob) 40. 60.
Fux (Joseph) 90.
Cjabrieli (Andréa) 74.
Gabrieli (Giovanni) 18. 74. 75.
Galiléï (Vincenzo) 73.
Gastoldi 19.
Gaudlitz (Magister) 124 suiv.
Gellert (Christian-Fûrchtegott) 13.
25.
Gerhardt (Paul)lO suiv. 19. 23 suiv.
Gerber 159 suiv. 192.
Gesner 128 suiv. 145. 297.
Gevaërt 422. 434.
Goethe 142. 326. 340.
Goldberg 185. 186. 416.
Gôrner 123 suiv.
Gottsched 268.
Goudimel 21.
Graun 146.
Gnepenkerl 182. 217.
Guilmant (Alexandre) 431.
Gumprecht (J. D.) 77.
Haendel 75. 88. 89 suiv. 92 suiv.
96. 103. 107. 109. 137 suiv. 150.
189. 233. 244, 333.
Hammerschmidt (Andréas) 77. 279.
Hans Sachs 317.
Masse (Adolph) 139.
Hassler (Hans Léo) 18.
Haussmann 168.
Heermann (Johann) 73.
Heinichen 192. 413.
Hegel (Friedrich) 142.
Herberger (Valerius) 9.
Hermann (Nicolaus) 16. 73.
Herpol (Homerus) 73.
Hildebrand (Zacharias) 153.
Hiller (Joh. Adam) 25.
Hudemann 145.
Hurlebusch 135.
Kade 84.
Kant 109.
Kayserling (comte de) 185.
Table alphabétique des noms et des personnes
437
Keiser 60. 88 suiv. 90. 244. 330,
Kerll (Johann Kaspar) 40. 84.
Kirnberger 158. 180. 207.
Kittel 158. 180.
Krause (GottfriedTheodor) 130suiv.
Krause (Johann Gottlobi 130 suiv.
Krebs (Tobiasi 158. 161. 180. 269.
Krieger (Philipp) 100.
Kuhnau (Johann) 60 suiv. 115. 118.
121. 185. 195. 250. 251. 331.
Lasso (Orlando) 30. 73. 84.
Legrenzi 151.
Leopold (Prince de Côthen) 146. 222.
Lessing (Gotthold-Ephraïm) 97.
Liszt 217.
Lobwasser (Ambrosius) 21.
Lotti 151.
Luther (D. Martin) 6 suiv. 15. 16.
Chants spirituels de L. 8, Cho-
ral de L. 26. 303. Organisation
du culte protestant par Luther
86 suiv.
Marchand (Jean Louis) 135.141.189.
Marpurg 217 suiv.
Marot (Clément) 21.
Martini (Padre) 41.
Mattheson 51. 53. 60. 88 suiv. 95.
98 suiv. 143. 200. 230. 291. 330.
Meyer (Joachim) 97.
Mendelssohn 178. 246. 270.
Merulo (Claudio) 74.
Michel-Ange 332. 334.
Mizler 107. 150. 212. 214.
Monteverde 74.
Mozart 103. 289. 332.
Muffat (Georges) 41.
MuUer (organiste à Brunswick) 191.
Muller (August, Professeur à Leip-
zig) 226.
Napoléon I 142.
Neri (Philippo) 73.
I Neumeister (Erdmann) 54. 100.
î Nicolaï (Philipp) 10. 22. 303.
î Nietzsche 6. 327.
I Novalis 14.
j Obrecht (Jacobus) 83.
Ochs (Siegfried) 422. 423. 424. 428.
I 433.
Osiander (Lucas) 29.
Pachelbel 45 suiv. 50. 57. 58. 59.
72. 84.
Palestrina 152.
Péri (Jacopo) 74.
Picander (Christian Friedrich Hen-
I rici) 225 suiv. 229 suiv. 261.
I 267 suiv. 271. 294. 317.
: Pôlchau 248.
\ Praetorius (Michael) 75,
C^uantz (Joh. Joach.) 25.
' Raison (André) 38.
JRauch 87.
I Reinken (Joh. Ad.) 45. 50. 51 . 53. 57.
I Reiser (Anton) 87.
I Ringwalt (Bartholomàus) 73.
Rinkart (Martin) 9.
Rochlitz 115. 250.
Roïtsch 182.
Ruetz (Cantor) 80.
Rust 179. 180.
Scheibe 133. 143suiv. 148 suiv. 230.
Scheidt (Samuel) 33 suiv. 38 suiv.
42 suiv. 46.
Schemelli 24.
Schenkendorf (Max von) 14.
Schiefferdecker (J. G.) 81. 99.
438
Table alphabétique des noms et des personnes
Schiller 325.
Schûbler (à Zeila) 180.
Schûtz (Heinrich) 68. 75 suiv. 84
suiv. 279. 306.
Schumann (Clara) 178.
Selnekker (Nicolaus) 7.
Senfl (Ludwig) 15. 83.
Schubert 338. 360.
Silbermann 140. 153. 419.
Spener 165.
Spitta (Philipp; le poète) 14.
Spitta (Philipp; le biographe de
Bach) 2. 108. 178. 180. 205. 248.
259. 267. 293. 335.
Spork (comte de) 282.
StefFano (Agostino) 75.
Sweelink (Pierre) 33. 43. 51.
Telemann 60. 93 suiv. 100. 119.
244. 330.
Theile 86.
Tunder (Franz) 79. 84.
Veronèse 332.
Viadana (Ludovico) 74.
Vivaldi 151. 177. 205.
Vogler (Abbé) 31.
Volente 38.
Wagner (Richard) 103. 104. 279.
328. 334. 335. 338.
Walther (Johann; ami de Luther)
15. 29. 83. 147.
Walther (Johann Gottfried; de
Weimar) 46. 47. 84. 180. 212. 297.
Weber (K. M. von) 31.
Weckmann (Matthias) 79.
Wick (Johann von) 89.
Zwingle 69.
Ir^lSid
RÉPERTOIRE DES ŒUVRES DE BACH
LES ŒUVRES INSTRUMENTALES
Les œuvres pour clavecin
r^ page
Œuvres de jeunesse (Cappricio) 63.
Œuvres de jeunesse (Sonates) 195.
Inventions; Sinfonies; Suites; Toccates;
Préludes et Fugues; clavecin bien tempéré 184 suiv.
Concertos 204 suiv.
Le mouvement et le phraser des morceaux pour clavecin 404 suiv.
Les nuances des morceaux de clavecin 416 suiv.
Les morceaux de clavecin sur le piano moderne . . 401. 421 suiv.
Les œuvres pour orgue
Les harmonisations de chorals pour orgue 34 suiv.
Chorals pour orgue; œuvres de jeunesse .... 48 suiv. 180 suiv.
Les premiers chorals descriptifs 65 suiv,
La chronologie des œuvres pour orgue 174 suiv.
Les œuvres destinées à l'enseignement (Huit petits Pré-
ludes; six sonates; l'Orgelbûchlein) 176 suiv.
Le grand recueil (Analyse) 181 suiv.
Les préludes et les fugues 175 suiv. 373.
Le langage musical des chorals 341-359.
Les œuvres de Bach sur l'orgue moderne 419 suiv.
Les œuvres pour instruments à cordes; les œuvres de
musique de chambre; les œuvres pour orchestre
Bach violoniste 197 suiv. 405 suiv.
Les sonates et les Partites pour violon seul .... 198 suiv.
Les sonates pour clavecin et violon 202. 421 suiv.
Concertos pour violon 204 suiv.
Les Suites pour violoncelle seul 201.
Concertos pour orchestre 206 suiv. 417.
440
Répertoire des œuvres de Bach
Les œuvres théoriques
L'Offrande musicale
L'Art de la fugue .
209-215-
215 suiv.
LES ŒUVRES VOCALES
Les Motets
Les motets authentiques et non-authentiques .... 289 suiv.
Sur la façon d'exécuter les motets 291 suiv.
Les Passions
Les Passions avant Bach 82 suiv. 121.
Les cinq Passions 250. 266.
La Passion selon St. Luc 250 suiv.
La Passion selon St. Marc 267 suiv.
La Passion de 1725 266 suiv.
La Passion selon St. Matthieu
12 suiv. 270 suiv. 298. 399 suiv. 402. 410. 423.
La Passion selon St. Jean 251 suiv. 423.
Les Oratorios et les compositions latines
Oratorio de Noël 233 suiv. 280 suiv. 365.
Oratorio de Pâques 279 suiv. 380-
L'ode funèbre 266 suiv.
La messe en si mineur 281 suiv.
Les messes brèves 287 suiv.
Motets latins 289.
Les cantates profanes
La cantate de chasse 220.
La Sérénata pour le Prince Léopold 222.
Eole satisfait 226.
Cantates profanes perdues 228.
Phébus et Pan 229 suiv.
Cantate sur le café 231 suiv.
Le Choix d'Hercule 232 suiv,
Schleicht spielende Wellen 236 suiv. 360.
Cantate burlesque 239.
La traduction des textes des cantates profanes .... 241.
Répertoire des œuvres de Bach 441
Les cantates d'église
La cantate avant Bach 67 suiv.
La cantate sous l'influence de l'opéra italien 100 suiv.
Les cantates à l'office de Leipzig 119 suiv.
Les cinq cycles de cantates de Bach 241. 315.
Cantates de jeunesse 101 suiv.
Les cantates de la première année de Leipzig .... 241 suiv.
Les cantates de 1724-1727 257 suiv.
Les cantates de 1728-1734 294 suiv.
Cantates pour orgue obligé 297 suiv.
Cantates-chorals 302 suiv. 315 suiv.
Cantates pour solistes 296. 299 suiv. 307 suiv. 313.
Les cantates écrites après 1734 310 suiv.
Le langage musical des cantates 359 suiv.
Sur la façon d'exécuter les cantates 402. 404. 410. 413 suiv. 422 suiv.
L'accompagnement d'orgue dans les cantates .... 426 suiv.
Répertoire des cantates d'église
N**- I. Wie schôn leuchtet der Morgenstern.
Annonciation 10. 317.
„ 2. Ach Gott, vom Himmel sieh darein.
2e dimanche après la Trinité 317. 369.
a 3. Ach Gott, wie manches Herzeleid.
2= dimanche après l'Epiphanie 306, 317.
„ 4. Christ lag in Todesbanden.
Pâques 7. 48. 244. 377.
a 5. Wo soll ich fliehen hin.
19« dimanche après la Trinité 317.
„ 6. Bleib bei uns, denn es will Abend werden.
Lundi de Pâques 313. 314.
„ 7. Christ unser Herr zum Jordan kam.
St. Jean 8. 237. 317. 323. 360.
„ 8. Liebster Gott, wann werd' ich sterben?
16c dimanche après la Trinité . . . 167. 258. 259. 362.
„ 9. Es ist das Heil uns kommen her.
6« dimanche après la Trinité 315. 345. 368.
„ 10. Meine Seel' erhebt den Herrn.
Visitation de Marie 317, 361. 373. 389. 397.
„ 11. Lobet Gott in seinen Reichen.
Ascension.
„ 12. Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen.
Jubilate 244. 283. 379. 387.
442
Répertoire des œuvres de Bach
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311.
258. 265.
Meine Seufzer, meine Thranen.
2e dimanche après l'Epiphanie . .
Wâr Gott nicht mit uns dièse Zeit.
4e dimanche après l'Epiphanie
Denn du wirst meine Seele nicht in der
Hôlle lassen.
Pâques
Herr Gott dich loben wir.
1er janvier
Wer Dank opfert, der preiset mich.
14e dimanche après la Trinité
Gleich wie der Regen und Schnee vom
Himmel fâllt.
Sexagésime
Es erhub sich ein Streit.
St. Michel 257. 265. 305.
O Ewigkeit, du Donnerwort.
1er dimanche après la Trinité . . .
Ich batte viel Bekûmmerniss.
Per ogni tempo
Jésus nahm zu sich die Zwôlfe.
Quinquagésime ou Esto mihi . , .
Du wahrer Gott und Davids Sohn,
Quinquagésime ou Esto mihi . . .
Ein ungefârbt Gemùte.
4e dimanche après la Trinité
Es ist nichts Gesundes an meinem Leibe.
14e dimanche après la Trinité . . . 309. 319.
Ach wie fliichtig, ach wie nichtig.
24e dimanche après la Trinité. . 317. 343. 344.
Wer weiB, wie nahe mir mein Ende.
16e dimanche après la Trinité . . 299. 300. 301.
Gottlob! nun geht das Jahr zu Ende.
Dimanche après Noël
Wir danken dir Gott, wir danken dir.
Election du Conseil 283. 299. 300.
Freue dich, erlôste Schaar.
St. Jean
Der Himmel lacht, die Erde jubiliret.
Pâques 102.
Liebster Jesu, mein Verlangen.
1er dimanche après l'Epiphanie . . 167. 313.
Allein zu dir, Herr Jesu Christ.
13e dimanche après la Trinité. ......
385. 398.
310. 334.
101. 172.
258. 389.
243. 246.
287. 312.
102.
363. 365."
306. 378.
101. 386.
243.
259. 334.
244.
334. 380.
361. 372.
374. 395.
258. 379.
301. 381.
311. 371.
378. 387.
388. 394.
317. 320.
Répertoire des œuvres de Bach 443
N"- 34. O ewiges Feuer, o Ursprung der Liebe.
Pentecôte 311. 377.
„ 35. Geist und Seele wird verwirret.
IZ"-' dimanche après la Trinité 299. 30C.
„ 36. Schwingt freudig euch empor.
1er dimanche de l'Avent . . 223.
B 37. Wer da glaubet und getauft wird.
Ascension 308. 366.
„ 38. Aus tiefer Noth schrei' ich zu dir.
24e dimanche après la Trinité . . . . 8. 48. 317. 414.
„ 39. Brich dem Hungrigen dein Brot.
ler dimanche après la Trinité 311. 313. 375.
, 40. Dazu ist erschienen der Sohn Gottes.
Second jour de Noël 244. 287. 363.
„ 41. Jesu, nun sei gepreiset.
1er janvier 317. 319.
„ 42. Am Abend aber desselbigen Sabbaths.
Quasimodo 209. 313. 314. 384.
„ 43. Gott fàhret auf mit Jauchzen.
Ascension 369.
„ 44. Sie werden euch in den Bann thun.
Exaudi 258. 260.
j, 45. Es ist dir gesagt, Mensch was gut ist.
3e dimanche après la Trinité 313.
„ 46. Schauet doch und sehet, ob irgend ein
Schmerz sei.
10e dimanche après la Trinité 258. 260. 265. 283. 386. 424.
y, 47. Wer sich selbst erhôJiet, der soll er-
niedriget werden.
17* dimanche après la Trinité 53. 102. 368.
„ 48. Ich elender Mensch, wer wird mich eriôsen.
19e dimanche après la Trinité 312. 334.
„ 49. Ich geh und suche mit Verlangen.
20e dimanche après la Trinité 299. 300.
„ 50. Nun ist das Heil und die Kraft.
St. Michel? 313.372.397.
, 51. Jauchzet Gott in allen Landen.
15e dimanche après la Trinité 307.
, 52. Falsche Welt dir trau ich nicht.
23e dim. après la Trinité. Pour solistes(Soprano) 208. 307.
„ 53. Schlage doch gewiinschte Stunde.
Pour solistes (Alto) 167. 307.
„ 54. Widerstehe doch der Sùnde.
Pour solistes (Alto) 307.
444
Répertoire des œuvres de Bach
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Ich armer Mensch, ich Sûndenknecht.
22e dim. après la Trinité. Pour solistes (Ténor)
Ich will den Kreuzstab gerne tragen.
19e dimanche après la Trinité. Pour solistes
(Basse) 167. 307. 308.
Selig ist der Mann.
2e jour de Noël. Pour solistes (Soprano et
Basse) 167.
Ach Gott, wie manches Herzeleid.
2e comp.
Circoncision. Pour solistes (Soprano et Basse)
Wer mich liebet, der wird mein Wort halten.
Ire comp.
Pentecôte. Pour solistes (Soprano et Basse) .
O Ewigkeit, du Donnerwort. 2e comp.
24e dimanche après la Trinité. Pour solistes
(Alto, Ténor, Basse) .... 306. 307. 378.
Nun komm, der Heiden Heiland. ire comp
1er dimanche de l'Avent ....
Nun komm, der Heiden Heiland.
1er dimanche de l'Avent ....
Christen âtzet diesen Tag.
Noël
Sehet, welch' eine Liebe bat uns der Vater
erzeiget.
Noël
Sie werden aus Saba Aile kommen.
Epiphanie
Erfreut euch, ihr Herzen.
Lundi de Pâques
Hait im Gedàchtniss Jesum Christ.
Quasimodo ... 258. 265. 287. 288. 366. 374.
Also hat Gott die Welt geliebt.
Lundi de Pentecôte 222. 258.
Lobe den Herrn, meine Seele.
Election du Conseil
Wachet, betet, seid bereit allezeit.
26e dim. après la Trinité 102. 244. 245. 246. 334.
Gott ist mein Kônig.
Installation du Conseil de Miihlhausen . 101.
Ailes nur nach Gottes Willen.
3e dimanche après l'Epiphanie
Herr, wie du willst, so schick's mit mir.
3e dimanche après l'Epiphanie .... 258.
3. 7. 102.
2e comp.
7. 308. 317.
244.
307.
360. 387.
313. 387.
306. 382.
102.
382. 383.
172. 362.
373. 390.
248. 384.
244. 371.
244.
312. 404.
382. 395.
311. 381.
257. 390.
374. 383.
172. 291.
258. 287.
264. 397.
Répertoire des œuvres de Bach 445
N°- 74. Wer mich liebet, der wird mein Wort halten.
Pentecôte 311.
„ 75. Die Elenden sollen essen.
W dimanche après la Trinité . . . 243. 244. 246. 334.
„ 76. Die Himmel erzâhlen die Ehre Gottes.
2e dimanche après la Trinité 244. 333. 367.
a 77. Du soUst Gott, deinen Herren lieben.
13= dimanche après la Trinité 258. 336.
„ 78. Jesu, der du meine Seele.
14= dimanche après la Trinité. . 317. 371. 385. 395. 414.
„ 79. Gott, der Herr, ist Sonn und Schild.
Fête de la Réformation 287. 310. 374.
„ 80. Ein' feste Burg ist unser Gott.
Fête de la Réformation 8. 48. 102. 303. 373.
„ 81. Jesu schlàft, was soll ich hofTen.
4« dimanche après l'Epiphanie 244. 360.
„ 82. Ich habe genug.
Purification de Marie 167. 307. 308. 377. 394.
„ 83. Erfreute Zeit im neuen Bunde.
Purification de Marie 244. 371. 388.
„ 84. Ich bin vergniigt mit meinem Glûcke.
Septuagésime 294. 296.
„ 85. Ich bin ein guter Hirt.
Misericordias 313.
„ 86. Wahrlich, ich sage euch.
Rogate 258. 260. 363. 392.
„ 87. Bisher habt ihr nichts gebeten in meinem
Namen.
Rogate 313. 380.
„ 88. Siehe, ich will viele Fischer aussenden,
spricht der Herr.
5= dimanche après la Trinité 307. 361. 391.
„ 89. Was soll ich aus dir machen, Ephraim?
22= dimanche après la Trinité 307. 308. 397.
„ 90. Es reifet euch ein schrecklich Ende.
25= dimanche après la Trinité 313.
„ 91. Gelobet seist du, Jesu Christ.
Noël 317. 318. 378. 384.
„ 92. Ich hab in Gottes Herz und Sinn.
Septuagésime 317. 321. 367.
„ 93. Wer nur den lieben Gott lâBt walten.
5= dimanche après la Trinité 261. 295. 390.
„ 94. Was frag' ich nach der Welt.
9= dimanche après la Trinité 317. 361.
446 Répertoire des œuvres de Bach
N°- 95. Christus, der ist mein Leben.
162 dimanche après la Trinité .... 306. 362. 376.
„ 96. Herr Christ, der ein'ge Gottessohn.
18î dimanche après la Trinité .... 317. 320. 376.
„ 97. In allen meinen Thaten.
302, 375. 391. 393.
» 98. Was Gott thut, das ist wohlgethan.
Ire comp.
21e dimanche après la Trinité 302. 391.
„ 99. Was Gott thut, das ist wohlgethan.
2e comp.
15e dimanche après la Trinité 302. j.
„ 100. Was Gott thut, das ist wohlgethan. >
3e comp. ii
302. 393. ^
„ 101. Nimm von uns, Herr, du treuer Gott. ^
10e dimanche après la Trinité 317. 379.
„ 102. Herr, deine Augen sehen nach dem Glauben. ';
10e dimanche après la Trinité .... 287. 309. 310. -i
„ 103. Ihr werdet weinen und heulen. ^i
Jubilate 312. 391. 394. i
a 104. Du Hirte Israëls, hôre. f
Misericordias 258. /
„ 105. Herr, gehe nicht ins Gericht. ^
9e dimanche après la Trinité 258. 263. 362. 376. 383. 423. '
„ 106. Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit. >
Actus tragicus 101. 167. 172. 334. ;.
„ 107. Was willst du dich betriiben.
7e dimanche après la Trinité 302.
„ 108. Es ist euch gut, daC ich hingehe.
Cantate 312.
„ 109. Ich glaube, lieber Herr.
21e dimanche après la Trinité .... 308. 321. 376.
„ 110. Unser Mund sei voll Lachens.
Noël 208. 244. 245. 311. 363.
„ 111. Was mein Gott will, das gescheh' allzeit.
3e dimanche après l'Epiphanie 317. 391.
„ 112. Der Herr ist mein getreuer Hirt.
Misericordias 302.
„ 113. Herr Jesu Christ, du hôchstes Gut.
Ile dimanche après la Trinité . . 317. 319. 321. 363.
„ 114. Ach lieben Christen, seid getrost.
17e dimanche après la Trinité 167. 317. 322. 391. 393. 396.
„ 115. Mâche dich, mein Geist, bereit.
22e dimanche après la Trinité 317.
Répertoire des œuvres de Bach 447
N*»- 116. Du Friedefurst, Herr Jesu Christ.
25e dimanche après la Trinité .... 316. 317. 376.
„ 117, Sei Lob und Ehr' dem hôchsten Gut.
302.
„ 118. O Jesu Christ, mein's Lebens Licht.
Service funèbre.
„ 119. Preise, Jérusalem, den Herrn
Election du Conseil.
„ 120. Gott, man lobet dich in der Stille.
Election du Conseil 304.
„ 121. Christum, wir sollen loben schon.
2e jour de Noël 317. 369.
» 122. Das neugebor'ne Kindelein.
Dimanche après Noël ....... 317. 318. 365.
„ 123. Liebster Immanuel, Herzog der Frommen.
Epiphanie 317. 319.
„ 124. Meinen Jesum lafi ich nicht.
1er dimanche après l'Epiphanie . 317. 319. 362. 373. 413.
„ 125. Mit Fried' und Freud' fahr ich dahin.
Purification de Marie 317. 319. 375.
„ 126. Erhalt' uns Herr, bei deinem Wort.
Sexagésime 317. 367.
„ 127. Herr Jesu Christ wahr'r Mensch und Qott.
Quinquagésime = Esto mihi 319. 334. 362. 378. 394. 413.
„ 128. Auf Christi Himmelfahrt allein.
Ascension 312.
„ 129. Gelobet sei der Herr, mein Gott.
Trinité 302. 392.
a 130. Herr Gott, dich loben aile wir.
Saint-Michel 317.
y, 131. Aus der Tiefe rufe ich, Herr, zu dir.
101. 172.
a 132. Bereitet die Wege, bereitet die Bahn.
4e dimanche de TAvent 102.
„ 133. Ich freue mich in dir.
3e jour de Noël 317. 388.
„ 134. Ein Herz, das seinen Jesum lebend weiD.
Mardi de Pâques 223.
y, 135. Ach Herr, mich armen Sùnder.
3e dimanche après la Trinité 317. 371.
„ 136. Erforsche mich, Gott, und erfahre mein Herz.
8e dimanche après la Trinité 258. 287.
» 137. Lobe den Herrn, den màchtigen Kônig der
Ehren.
12e dimanche après la Trinité 302.
448 Répertoire des œuvres de Bach
N"- 138. Warum betriibst du dich, mein Herz.
15e dimanche après la Trinité .... 287. 317. 385.
„ 139. Wohl dem, der sich auf seinen Gott.
23e dimanche après la Trinité 317. 396.
„ 140. Wachet auf, ruft uns die Stimme.
27e dimanche après la Trinité ... 10. 303. 305. 366.
„ 141. Das ist je gewiCIich wahr.
3e dimanche de l'Avent 102.
„ 142. Uns ist ein Kind geboren.
Noël 102.
„ 143. Lobe den Herrn, meine Seele.
1er janvier 310. 379.
„ 144. Nimm, was dein ist, und gehe hin.
Septuagésime 258. 371.
„ 145. So du mit deinem Munde bekennest Jesum.
Pâques 296. 366. 395.
„ 146. Wir miissen durch viel Triibsal in das
Reich Gottes eingehen.
Jubilate 209.311.386.
„ 147. Herz und Mund und That und Leben.
Visitation de Marie 102. 245. 258. 382.
„ 148. Bringet dem Herrn Ehre seines Namens.
17e dimanche après la Trinité.
„ 149. Man singet mit Freuden vom Sieg.
St. Michel 222. 296.
„ 150. Nach dir, Herr, verlanget mich.
101. 333.
„ 151. SiiCer Trost, mein Jesu kommt.
3e jour de Noël 313.
„ 152. Tritt auf die Glaubensbahn.
102. 371.
„ 153. Schau', lieber Gott, wie meine Feind!
244.
„ 154. Mein liebster Jesu ist verloren.
1er dimanche après l'Epiphanie .... 244. 362. 390.
„ 155. Mein Gott, wie lang, ach lange.
2e dimanche après l'Epiphanie 101.
„ 156. Ich steh' mit einem FuC im Grabe.
3e dimanche après l'Epiphanie . . 167. 296. 334. 375.
„ 157. Ich lasse dich nicht, du segnest mich denn.
Purification de Marie 258.
„ 158. Der Friede sei mit dir.
Mardi de Pâques.
, 159. Sehet, wir geh'n hinauf gen Jérusalem.
Esto mihi 296. 334. 370.
Répertoire des œuvres de Bach 449
N°- 160. Ich weiO, daO mein Eriôser lebt.
Pâques 102.
„ 161. Komm, du suGe Todesstunde.
16e dimanche après la Trinité . . 101. 167. 334. 362.
„ 162. Ach, ich sehe, jetzt da ich zur Hochzeit
gehe.
20- dimanche après la Trinité . 101. 167. 372. 388. 391.
„ 163. Nur Jedem das Seine.
23« dimanche après la Trinité 102.
B 164. Ihr, die ihr euch von Christo nennet.
13* dimanche après la Trinité 244.
, 165. O heil'ges Geist- und Wasserbad.
Trinité 244. 264.
» 166. Wo gehest du hin.
Cantate 258. 259. 363. 371.
„ 167. Ihr Menschen, rùhmet Gottes Liebe.
Saint-Jean 258. 259. 380. 389. 395.
„ 168. Thue Rechnung! Donnerwort!
9= dimanche après la Trinité 258. 265. 369.
„ 169. Gott soi! allein mein Herze haben.
IS': dimanche après la Trinité 299. 300.
„ 170. Vergniigte Ruh', beliebte Seelenlust.
6= dimanche après la Trinité 299.
„ 171. Gott, wie dein Name, so ist auch dein Ruhm.
ler janvier 283. 296.
„ 172. Erschallet, ihr Lieder.
Pentecôte 244. 299. 378.
„ 173. Erhôhtes Fleisch und Blut.
Lundi de Pentecôte 223. 379.
„ 174. Ich liebe den Hdchsten von ganzem Ge-
miithe.
Lundi de Pentecôte 208. 296.
„ 175. Er rufet seinen Schafen mit Namen.
Mardi de Pentecôte 311.
„ 176. Es ist ein trotzig und verzagt Ding.
Trinité 311. 333.
, 177. Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ.
4= dimanche après la Trinité 302.
, 178. Wo Gott der Herr nicht bei uns hait.
8= dimanche après la Trinité 315. 317. 367.
y, 179. Siehe zu, dafi deine Gottesfurcht nicht
Heuchelei sei.
2e ou lie dimanche après la Trinité .... 257. 287.
Scbweitzer, Btch. 29
450
Répertoire des œuvres de Bach
N"- 180. Schmiicke dich, o liebe Seele.
20^ dimanche après la Trinité 10. 317.
„ 181. Leichtgesinnte Flattergeister.
Sexagésirae 258. 259.
„ 182. Himmelskonig, sei willkommen.
Dimanche des Rameaux 102. 377. 387.
5, 183. Sie werden euch in den Bann thun. 2^ comp.
Exaudi 312.
„ 184. Erwunschtes Freudenlicht.
Mardi de Pentecôte 244.
„ 185. Barmherziges Herze der ewigen Liebe.
^ 4e dimanche après la Trinité 102.
„ 186. Àrg're dich, o Seele nicht.
7e dimanche après la Trinité 244.
„ 187. Es wartet ailes auf dich.
7* dimanche après la Trinité 287. 312. 313.
„ 188. Ich habe meine Zuversicht.
21e dimanche après la Trinité . . 296. 299. 300. 367.
., 189. Meine Seele riihmt und preist.
Pour solistes (Ténor) 313.
y 1 90. Singet dem Herrn ein neues Lied (Lobe, Zion,
deinen Gott).
1er janvier 244. 304.
LES ŒUVRES DE BACH
EDITION BREITKOPF ET HÂRTEL
Edition de la Bachgesellschaft
(Commencée en 1851)
Quarante-six années. Prix 690 Mes.
Prix du volume en souscription: 15 Mes.
Prix du volume séparé: 30 Mes.
le année. Cantates d'Eglise No. 1-10.
lie ^ Cantates d'Eglise No. 11-20.
llle „ Œuvres pour clavecin: Inventions. Klavierùbung 1-4.
Toccates.
IVe „ Passion selon St. Matthieu.
Ve „ le livraison. Cantates d'Eglise No. 21-30.
2e livraison. Oratorio de Noël.
Vie ^ Messe en si mineur.
Vile „ Cantates d'Eglise No. 31-40.
Ville „ Messes brèves.
IXe „ Musique de chambre.
Xe „ Cantates d'Eglise No. 41-50.
Xle , le livraison: Magnificat. Quatre Sanctus.
2e livraison: Cantates profanes.
Xlle , le livraison: Passion selon St. Jean.
2e livraison: Cantates d'Eglise No. 51-60.
Xllle „ le livraison: Cantates nuptiales.
3e livraison: Ode funèbre.
La 2e livraison comprenant les Suites françaises et an-
glaises a été remplacée par la première livraison de
l'année quarante-cinquième.
XlVe ^ Le Clavecin bien tempéré.
29»
452
Les œuvres de Bach
XVe année.
XVIe „
XVIIe „
XVIIIe „
XIXe „
XXe „
XXIe „
XXIIe
XXIIIe
XXIVe
XXVe
XXVle
XXVIIe
XXVIIIe
XXIXe
XXXe
XXXIe
XXXIIe
XXXIIIe
XXXIVe
XXXVe
XXXVIe
XXXVIIe
XXXVIIIe
XXXIXe
XLe
Œuvres pour orgue. Sonates. Préludes. Fugues.
Toccates. Passacaglia.
Cantates d'Eglise No. 61-70.
Musique de chambre. Concertos pour le clavecin.
Cantates d'Eglise No. 71-80.
Six concertos pour orchestre, dédiés au Margrave
de Brandebourg,
le livraison: Cantates d'Eglise No. 81-90.
2e livraison: Cantates profanes,
le livraison: Musique de chambre. Concertos pour
violon.
2e livraison: Musique de chambre. Concertos pour
deux clavecins.
3e livraison: Oratorio de Pâques.
Cantates d'Eglise No. 91-100.
Cantates d'Eglise No. 101-110.
Cantates d'Eglise No. 111-120.
le livraison: L'Art de la fugue.
2e livraison: L'Orgelbûchlein. Les six chorals. Les
dix-huit chorals.
Cantates d'Eglise No. 121-130.
le livraison: Sonates pour violon seul. Sonates
pour violoncelle seul.
2e livraison: Catalogue thématique des cantates
d'Eglise No. 1-120.
Cantates d'Eglise No. 131-140.
Cantates profanes.
Cantates d'Eglise No. 141-150.
le livraison: Ouvertures pour orchestre.
2- livraison: L'Offrande musicale.
3e livraison: Deux Concertos à trois clavecins.
Cantates d'Eglise No. 151-160.
Cantates d'Eglise No. 161-170.
Cantates profanes.
Cantates d'Eglise No. 171-180.
Œuvres pour clavecin. Préludes. Fugues. Fantaisies.
Cantates d Eglise No. 181-190.
le livraison: Œuvres pour orgue. Préludes. Fugues.
Fantaisies.
2e livraison: Concertos de Vivaldi.
le livraison: Motets.
2e livraison: Chorals et geistliche Lieder,
Choralvorspiele de la collection de Kirnberger.
Choralvorspiele et Variations sur chorals.
Les œuvres de Bach 453
XLIe année. Cantates d'Eglise incomplètes. Cantates d'authenti-
cité douteuse. Catalogue des œuvres de Joh.
Ludwig Bach de Meiningen.
XLII« „ Transcriptions. Œuvres d'authenticité douteuse.
XLIIIe „ le livraison: Œuvres de Musique de chambre. So-
nates pour flûte et clavecin. Concerto pour quatre
clavecins d'après Vivaldi.
2e livraison: Les deux Clavierbûchlein d'Anne Made-
leine Bach.
XLIVe „ Autographes de Bach par ordre chronologique.
XLVe „ le livraison: Nouvelle Edition des Suites anglaises et
françaises.
2e livraison: Passion selon St. Luc.
XLVIe „ Registre. Compte rendu des publications de la Bach-
gesellschaft.
Edition de la Nouvelle Bachgesellschaft
Gesamtausgabe fur den praktischen Gebrauch
(Cette édition est en train de paraître)
Partitions: Les cantates d'Eglise. 20 Volumes, 15 Mes le volume.
Les cantates profanes. 2 Volumes. (15 Mes et 10,50 Mes.)
Les motets. Un volume. 12 Mes.
Les oratorios. Un volume. 4,50 Mes.
Les Messes. 2 Volumes. 3 Mes et 10 Mes.
Les Passions. 3 Volumes à 3 Mes.
Chants spirituels (Geistliche Lieder). 1 Volume. 4 Mes.
Chorals pour chœur. 1 Volume. 6 Mes.
Les œuvres pour orgue. 9 Volumes à 3 A\cs.
Les œuvres pour clavecin (Cari Reinecke). 12 Volumes
à 2 Mes.
Les partitions des différentes cantates se vendent aussi
séparément.
EDITION PETERS
Cent cantates d'Eglise. Partition pour piano à 1,50 Mes.
Phébus et Pan. Cantate profane. Partition pour piano 1,50 Mes.
Les chorals pour chœur (Erk). Deux volumes à 3 Mes.
Passion selon St. Jean. Partition pour orchestre 12 Mes. Partition
pour piano 2,50 Mes.
Passion selon St. Matthieu. Partition pour orchestre 12 Mes. Par-
tition pour piano 2,50 Mes.
454 Les œuvres de Bach
Magnificat. Partition pour orchestre 4,50 Mes. Partition pour piano
1,50 Mes.
Messe en si mineur. Partition pour orchestre 12 Mes. Partition
pour piano 3 Mes.
Les Messes brèves. Partition pour orchestre. 12 Mes.
Motets. Partition 4,50 Mes.
Oratorio de Noël. Partition pour orchestre 12 Mes. Partition pour
piano 3 Mes.
Les oeuvres pour orchestre et musique de chambre. (Complètes.)
Les œuvres pour clavecin (complètes en vingt-trois volumes).
Les œuvres pour orgue. 9 volumes à 3 Mes. (Griepenkerl et Roitsch.)
Les œuvres vocales de Bach avec texte français
Ed. Lemoine: La Passion selon St. Matthieu (Gevaert). Partition
pour piano et chœur 12 frcs.
Ed. Choudens: La Passion selon St. Jean (Bouchor-Guilmant) 12 fres.
„ Cantate pour la fête de Pâques (Bouchor-Guilmant)
4 fres.
„ Cantate pour le premier jour de Noël (Wilder-Guil-
mant) 4 fres.
j, Cantate pour le dimanche Sexagésime (Ruelle-Guil-
mant) 3 Fes.
„ Cantate pour le troisième dimanche après l'Epiphanie
(Ruelle-Guilmant) 3 fres.
j. Cantate pour la fête de St. Jean-Baptiste (Durdilly-
Guilmant) 5 frcs.
0 Cantate pour le neuvième dimanche après la Trinité
(Bouchor-Guilmant) 4 fres.
y, Cantate pour tous les temps (Bouchor-Guilmant) 5 frcs.
Ed. Fischbaeher: Cantate No. 180 (Epiphanie). Réduction pour piano
et chant.
Transcriptions pour piano
Ed. Peters : Œuvres pour orgue transcrites pour piano à deux mains
par Franz Liszt, 2 vol. à 1,50 Mes.
9 Œuvres pour orgue transcrites pour piano à quatre
mains (Gleiehauf), 2 vol. à 3 Mes.
Ed. Breitkopf et Hârtel: Les chorals de l'Orgelbûcblein transcrits
pour piano à quatre mains (Richter).
» Chorals de Bach transcrits par Busoni (à 2 mains).
Ed. Âibl: Chorals de Bach transcrits par Reger.
Les œuvres de Bach 455
Piano à 2 mains
Toccate en ré mineur. Tausig. Busoni. J. Philipp. Reger.
Toccate en ut. Busoni. J. Philipp. Ansorge. Stradal.
Prélude et fugue en ré majeur et en mi bémol majeur. Busoni.
Reger. Stradal.
Fugues en ré mineur; ré majeur; sol mineur. J. Philipp.
Six Préludes et Fugues. d'Albert.
Passacaille. d'Albert. Stradal.
Sonate et Concerto. Stradal.
Fugue en sol mineur. Liszt.
Prélude et fugue en mi mineur. Chevillard. Busoni.
Chaconne. kaff. Busoni. J. Philipp.
Sonates pour violoncelle. Raff.
Suites pour orchestre. Raff. Martucci.
Pièces diverses. Saint-Saëns. J. Philipp. Viana dâ Motta.
Piano à 4 mains
Toccate (ré mineur). Fantaisie (mi). Fantaisie et fugue (sol mineur).
Prélude et fugue (la mineur). Reger.
A 2 pianos
Préludes et fugues de clavecin. Humperdink (Ed. Schotî).
Aria et variations (Goldberg). Rheinberger.
Cbaconne. Luzzato (Ed. Durand).
Passacaille. Ouverture de la 29^ cantate. Fugue en la mineur.
Fugue en ré majeur. Concerto en la mineur. Fantaisie et fugue
en sol mineur. J. Philipp (Ed. Durand).
Toccates (ré mineur, fa majeur, ut majeur, ré mineur). Préludes
et fugues (sol majeur, mi mineur, la majeur). Choral (sol ma-
jeur). Sonate (ut mineur). Préludes et fugues (ré mineur, fa
mineur, sol mineur). J. Philipp (Ed. Ricordi).
La V>lbtiothlqUit
Université d'Ottawa
Echéance
University of Ottawa
Date Due i
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