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Full text of "J. S. Bach le musicien-poète;"

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University  of  Toronto 


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Schweitzer,  J.  S.  Bach  (franz.). 


ALBERT  SCHWEITZER 

J.S.BACH 

LE 

MUSICIEN-POÈTE 


A.VEC  LA  COLLABORATION  DE 

M.  HUBERT  GILLOT 

DE  L'UNIVEBSITÉ  DE  8TBA3BOURO 


PRÉFACE 

DE 

CH.  M.  WIDOR 

4in«TIRAGE 


LEIPZIG 
BREITKOPF  &  HÀRTEL 

Imprimé  en  Allemagne 


A' 10 

no  y 


A  LA  MÉMOIRE 
DR 

MADAME  MATHILDE  SCHWEITZER 

HOMMAGE  DE  PROFONDE  GRATITUDE 


AVANT-PROPOS 

J'avais  dix  ans  quand  je  fis  connaissance  avec  les  chorals 
de  Bach.  M.  Eugène  MUnch,  l'organiste  de  l'église 
St.  Etienne  de  Mulhouse,  m'emmenait  à  son  orgue  tous  les 
samedi  soirs,  quand  il  allait  s'exercer  pour  l'office  du  lende- 
main. C'est  avec  une  émotion  profonde  que  je  suivais  les 
sons  mystérieux  qui  allaient  se  perdre  dans  la  vaste  nef 
sombre. 

Les  souvenirs  de  ces  premières  et  profondes  émotions  ar- 
tistiques me  sont  revenus  quand  j'ai  entrepris  d'écrire  le 
chapitre  sur  les  chorals.  Certaines  phrases  m'arrivaient  toutes 
formées  au  bout  de  la  plume,  et  je  m'aperçus  alors  que  je 
ne  faisais  que  répéter  les  mots  et  les  images  par  lesquels  mon 
premier  maître  d'orgue  m'avait  ouvert  la  compréhension  de  la 
musique  de  Bach. 

J'ai  la  douleur  de  ne  pouvoir  lui  exprimer  ma  reconnais- 
sance: il  a  été  enlevé,  dans  la  fleur  de  Vâge,  à  sa  famille  et 
à  ses  amis. 

Voilà  dix  ans  que  son  frère,  M.  Ernest  Miinch,  m'a 
associé,  en  qualité  d'organiste,  à  la  belle  tâche  qu'il  a  entre- 
prise: faire  entendre  l'une  après  Vautre  toutes  les  œuvres 
vocales  de  Bach  avec  le  chœur  de  l'église  St.  Guillaume  de 
Strasbourg.  Toute  grande  œuvre  d'art,  comme  toute  grande 
idée,  a  besoin  d'une  certaine  atmosphère  d'enthousiasme  pour 
se  révéler  dans  toute  sa  beauté:  les  chanteurs  du  chœur  de 
St.  Guillaume,  si  dévoués  à  la  cause  de  Bach,  avec  leur  vail- 
lant directeur^  ont  créé  cette  atmosphère  autour  de  moi. 


VI  Avant-Propos 

Mon  étude  veut  plutôt  être  une  étude  esthétique  qu'une 
étude  historique.  La  partie  historique  n'est  plus  à  faire: 
elle  est  faite  par  Spitta  qui  a  rassemblé  les  documents  bio- 
graphiques, et  par  cette  élite  d'artistes  érudits  qui  ont  colla- 
boré aux  publications  de  la  Bachgesellschaft.  Les  chapitres 
historiques  de  l'ouvrage  présent  reposent  sur  les  études  de  ces 
historiens  dont  à  chaque  page  je  me  suis  senti  le  débiteur. 

Je  me  fais  un  devoir  de  remercier  ici  mon  ami  et  fidèle 
collaborateur,  M.  Hubert  Gillot,  qui  représente  avec  tant  de 
distinction  les  lettres  françaises  à  l'Université  de  Strasbourg. 
Si  malgré  ses  précieux  conseils  l'influence  du  style  allemand  se 
trahit  çà  et  là,  que  le  lecteur  français  pardonne.  C'est  là 
l'héritage  fatal  de  ceux  qui  vivent  et  qui  pensent  dans  deux 
langues.  Mais,  ne  sont-ils  pas  nécessaires  à  la  science  et  à 
l'art  surtout,  ces  esprits  qui  appartiennent  à  deux  cultures? 

Si  de  tout  temps  le  beau  privilège  de  l'Alsace  a  été  de  faire 
connaître  l'art  français  et  la  science  française  en  Allemagne 
et,  en  même  temps,  de  frayer  la  voie,  en  France,  à  ceux  des 
penseurs  et  des  artistes  allemands  qui  ont  une  importance 
européenne,  cette  tâche  ne  s'impose-t-elle  pas  aux  alsaciens 
de  notre  génération  qui  sont  restés  en  contact  avec  la  culture 
française,  plus  qu'à  ceux  de  n'importe  quelle  autre  époque? 

A.  S. 


PRÉFACE 

rxans  un  article  publié  en  novembre  1885  par  la  Revue  des 
Deux  Mondes  à  l'occasion  d'un  concert  de  la  Concordia, 
où  avait  été  exécutée  la  Passion  de  St.  Matthieu,  le  très 
regretté  critique,  M.  René  de  Récy,  s'en  prenait  aux  biogra- 
phes du  maître  et  faisait  remarquer  les  lacunes  de  leur  œuvre 
au  point  de  vue  esthétique.  S'attaquant  au  plus  célèbre 
d'entre  eux,  „Spitta,  disait-il,  a  noté  les  moindres  incidents 
de  la  vie  de  Bach,  ...  il  commente  en  détail  chaque  com- 
position, en  retrace  la  genèse,  en  établit  l'ordre  chronologique, 
en  donne  l'analyse  ....  C'est  un  vaste  chantier  où  sont 
préparés  avec  art  les  matériaux  d'une  oeuvre  qui,  malgré  tout, 
reste  à  faire;  car  rien  n'est  fait  tant  que  la  critique  s'attache 
à  détailler  à  la  loupe  les  beautés  de  tel  ou  tel  passage,  au 
lieu  de  s'élever  à  la  vue  d'ensemble,  son  véritable  domaine*. 

Or,  c'est  précisément  cette  vue  d'ensemble  que  nous  offre 
le  présent  travail  dont  l'histoire  me  paraît  singulièrement 
suggestive,  car  devant  se  limiter  tout  d'abord  à  l'étude  des 
chorals,  la  force  des  choses  l'a  peu  a  peu  entraîné  jusqu'à 
embrasser  l'œuvre  entière. 

Ce  travail  est  né  des  hasards  d'une  conversation. 

Il  y  a  quelques  années,  je  recevais  assez  souvent  la  vi- 
site d'un  jeune  Strasbourgeois,  docteur  en  philosophie  et 
maître  de  conférences  à  la  Faculté  de  Théologie,  en  même 
temps  que  musicien  passionné,  exécutant  habile.  II  venait 
me  demander  conseil  sur  l'interprétation  des  maîtres,  se  met- 
tait à  l'orgue,  et  je  l'écoutais;  puis  nous  discutions.    Comme 


vin  Préface 

il  connaissait  très  bien  les  vieux  textes  Luthériens,  je  lui 
faisais  part  de  mon  inquiétude  en  face  de  quelques  œuvres, 
de  mon  incompréhension  de  certains  chorals  passant  brus- 
quement d'un  ordre  d'idées  à  un  autre,  du  chromatisme  au 
diatonisme,  du  grave  à  l'aigu,  sans  raison  apparente  ni  dé- 
duction logique: 

„  Quelle  peut  être  ici  la  pensée  de  l'auteur,  qu'a-t-il  voulu 
dire?  S'il  rompt  ainsi  le  fil  de  son  discours,  c'est  donc 
qu'il  a  un  autre  objectif  que  celui  de  la  musique  pure,  et 
que  sans  doute  il  tient  à  mettre  en  relief  une  idée  litté- 
raire .  .  .  mais  cette  idée,  comment  la  connaître?" 

—  „Tout  simplement  par  les  paroles  du  cantique",  me 
répondait  Schweitzer;  et  alors  il  me  récitait  les  vers  du 
Choral  en  question,  lesquels  justifiaient  pleinement  le  mu- 
sicien, et  montraient  la  souplesse  de  son  génie  descriptif 
aux  prises  avec  le  mot  à  mot  du  texte:  je  venais  de  con- 
stater qu'il  était  impossible  d'apprécier  l'œuvre  en  ignorant 
le  sens  des  paroles  sous-entendues. 

Et  c'est  ainsi  que  nous  nous  mettions  à  feuilleter  les  trois 
livres  du  recueil  en  découvrant  l'exacte  signification  des 
choses.  Tout  s'expliquait  et  s'éclairait,  non-seulement  dans 
les  grandes  lignes  de  la  composition,  mais  jusque  dans  le 
plus  petit  détail.  Musique  et  Poësie  s'étreignaient  étroite- 
ment, chaque  dessin  musical  correspondant  à  une  idée  lit- 
téraire. Et  c'est  ainsi  que  ce  recueil  admiré  jusqu'alors 
comme  un  modèle  de  contrepoint  pur,  m'apparaissait  comme 
une  suite  de  poëmes  d'une  éloquence ,  d'une  intensité  d'é- 
motion sans  pareilles. 

La  première  conséquence  de  notre  analyse  fut  que  la 
nécessité  s'imposait  d'une  édition  des  chorals  portant  le  texte 
littéraire  inscrit  au-dessus  de  la  musique  qui  le  commente, 
édition  dans  laquelle  on  respecterait  l'ordre  voulu  par  le 
Compositeur,  d'après  la  succession  des  fêtes  de  l'année. 

La  seconde,  c'est  qu'une  étude  sur  le  symbolisme  de  ces 


Préface  IX 

trois  livres  ne  s'imposait  pas  moins;  et  que  s'il  était  un 
critique  tout  indiqué  pour  l'entreprendre,  c'était  certainement 
Schweitzer,  grâce  à  ses  aptitudes  à  la  fois  théologiques,  phi- 
losophiques et  musicales. 

Et  il  se  mit  au  travail,  commençant  par  assembler  les 
textes  dont  Bach  s'était  servi,  recherche  délicate,  beaucoup 
d'entre  eux  n'étant  plus  en  usage  dans  la  liturgie  Luthérienne, 
et  par  cela  même  assez  difficiles  à  retrouver. 

Mais  bientôt  il  s'apercevait  qu'à  diverses  époques,  Bach 
ayant  traité  les  mêmes  sujets  soit  instrumentalement,  soit 
vocalement,  l'analyse  des  Chorals  entraînait  celle  des  Can- 
tates: impossible  de  séparer  les  uns  des  autres,  les  mêmes 
formules,  les  mêmes  volontés,  le  même  idéal  se  manifestant 
çà  et  là.  Bref,  la  petite  étude  que  je  lui  avais  demandée 
devenait  un  gros  travail  d'ensemble.  Il  fallait  écrire  tout  un 
chapitre  sur  l'histoire  de  la  musique  religieuse  en  Allemagne, 
afin  de  faire  comprendre  dans  quel  esprit  Bach  a  travaillé, 
montrer  quelle  est  sa  part  d'invention,  distinguer  ses  thèmes 
à  lui  des  mélodies  qu'il  a  prises,  pour  les  intercaler  dans 
ses  Passions  sous  forme  des  Chorals,  à  droite  et  à  gauche 
dans  un  passé  qui  remonte  quelquefois  jusqu'au  Moyen-âge;, 
(toutes  les  mélodies  de  ces  Chorals  existaient  avant  lui). 
Il  fallait,  de  plus,  laisser  entrevoir  l'invasion  de  la  musique 
dramatique  dans  la  liturgie  des  Eglises  Allemandes  à  cette 
époque.  Il  fallait  réserver  enfin  tout  un  long  chapitre  aux 
notes  et  aux  documents  biographiques  indispensables  .... 

—  jjTant  mieux,  lui  disais-je,  votre  œuvre  n'en  sera  que 
plus  intéressante,  écrivez  autant  de  chapitres  qu'il  faudra, 
rien  ne  presse". 

Et  lui,  alors,  de  m'objecter  ses  terreurs  en  face  d'un  sujet 
aux  proportions  sans  cesse  grandissantes,  et  la  diversité  de 
ses  travaux  et  les  nécessités  de  sa  carrière  universi- 
taire ....  — "  D'accord,  mais  avec  de  l'ordre  et  de  la 
volonté,  que  ne  fait-on  pas?"  — 


X  Préface 

Je  connaissais  ses  facultés  de  travail  que  je  pouvais  con- 
stater, d'ailleurs,  à  ses  voyages  à  Paris,  chaque  fois  qu'il 
venait  me  lire  le  chapitre  terminé. 

M.  Schweitzer  qui  a  déjà  publié  un  ouvrage  très  remarqué 
sur  Kant,  une  étude  historique  très  personnelle  sur  la  vie 
de  Jésus,  nous  livre  aujourd'hui  ce  volume  de  haute  critique, 
dont  vous  allez  juger  de  Tintérêt.  Et  pendant  ces  cinq  ou 
six  années  de  rude  labeur,  malgré  tant  d'occupations  absor- 
bantes, il  a  su  trouver  les  heures  nécessaires  pour  entre- 
tenir son  mécanisme  de  virtuose,  j'en  prends  à  témoin  les 
fidèles  de  l'Eglise  St.  Guillaume  où  s'exécutent  de  si  belles 
œuvres,  Motets,  Cantates,  Passions,  M.  Munch  au  pupitre  de 
Kappellmeister,  M.  Schweitzer  au  clavier. 

Voici  donc  enfin  le  couronnement  si  longtemps  attendu 
de  ce  monument  qui  a  pour  assises  les  travaux  des  Forkel, 
Hilgenfeld,  Reissmann,  Bitter,  Spitta  (pour  l'Allemagne),  des 
Ernest  David,  William  Cart,  Pirro  (pour  la  France),  de  Lane 
Poole  (pour  l'Angleterre)  etc.,  travaux  admirables  par  les 
recherches  et  l'abondance  des  documents.  De  tous  ces  bio- 
graphes, il  est  curieux  de  constater  que  celui  qui  devrait, 
sous  certains  rapports,  le  mieux  nous  renseigner,  paraît  au- 
contraire  le  moins  bien  informé:  Forkel  qui  fut  l'ami  des  fils 
de  Bach  et  qui  écrivait  cinquante  ans  après  sa  mort,  n'a  pas 
connu  la  moitié  de  son  œuvre;  c'est  à  peine  s'il  dit  un  mot 
des  Passions  qu'il  n'a  peut-être  jamais  entendues. 

Sauf  l'ouvrage  d'Hilgenfeld  qui  date  de  1850,  tous  les 
autres  sont  postérieurs  à  1873. 

Des  générations  nombreuses  se  sont  succédé  dans  l'igno- 
rance à  peu  près  absolue  de  l'œuvre  du  maître  d'Eisenach. 
Composée  en  1729,  la  Passion  selon  St.  Matthieu  était  tombée 
en  oubli  lorsque  Zelter  suggéra  à  son  élève  Mendelssohn 
l'idée  de  la  faire  entendre.  On  peut  dire  que  la  gloire  de 
Bach  date  de  cette  exécution  triomphale  de  Berlin,  le  ven- 
dredi saint  1829;    mais  cette  gloire    ne    commencera  à  ray- 


Préface  XI 

onner  sur  le  monde  qu'au  fur  et  à  mesure  des  publications 
de  la  Bach-Gesellschaft,  c'est  à  dire  à  partir  de   1850. 

En  France,  le  mouvement  fut  déterminé  par  de  tout  autres 
causes,  et  seulement  quelques  années  plus  tard.  Ces  causes, 
je  les  ai  indiquées  dans  mon  Appendice  au  Traité  de  Berlioz 
{Technique  de  l'orchestre  moderne,  Breitkopf,  1904).  La  prin- 
cipale, c'est  la  rencontre  sur  le  grand  chemin  artistique,  de 
notre  génial  facteur  d'orgues,  A.  Cavaillé-Coll,  et  du  célèbre 
organiste  Belge,  Lemmens,  qui  revenait  alors  de  Breslau  où 
il  était  allé  recueillir,  chez  le  vieux  Hesse,  les  pures  traditions 
classiques. 

Lemmens  a  été  mon  maître,  ainsi  que  celui  de  Guilmant, 
et  ces  traditions,  il  nous  les  a  laissées  pour  les  transmettre 
à  notre  tour. 

Les  magnifiques  instruments  de  Cavaillé-Coll  nous  permi- 
rent, par  leur  précision  et  leur  sonorité,  d'admirer  de  plus 
près  les  œuvres  des  maîtres,  de  les  mieux  sentir.  Quant 
à  celles  de  Bach,  Sonates,  Chorals,  Préludes,  Fugues,  plus 
nous  les  pratiquions,  plus  elles  nous  pénétraient.  On  accé- 
lère inconsciemment  le  mouvement  de  certains  auteurs  dont 
on  joue  plusieurs  fois  les  mêmes  pièces:  ici,  c'est  tout  le 
contraire,  car  chaque  note  demande  à  être  distinctement  en- 
tendue: dans  cette  admirable  polyphonie,  jamais  rien  d'inutile. 

Cavaillé-Coll  rappelait,  toujours  avec  le  même  étonnement, 
la  lenteur  de  la  Fugue  en  ré  majeur  sous  les  doigts  du  vieux 
Hesse,  à  Paris,  en  l'Eglise  S'*  Clotilde  dont  l'orgue  venait 
d'être  achevé. 

Chaque  fois  qu'on  redit  une  pièce  de  Bach,  il  semble 
qu'on  y  découvre  quelque  détail  nouveau.  On  cherche  à  mieux 
rendre  les  intentions  de  l'auteur,  et  l'on  va  moins  vite  afin 
de  s'écouter  mieux. 

Elevés  dans  le  culte  de  Bach,  les  organistes  Français, 
depuis  quarante  ou  cinquante  ans,  se  sont  faits  les  propa- 
gateurs   dévoués  de  son   œuvre   vocale.     La  société    que  je 


XII  Préface 

dirigeai  près  de  dix  ans,  la  Concordia,  produisit  bon  nombre 
de  Cantates,  le  Magnificat,  la  Matthàus- Passion  etc.  .  .  .  Plu- 
sieurs autres  sociétés  chorales  se  sont  formées  depuis,  dans 
le  même  but. 

Si  le  Maître  d'Eisenach  est  aujourd'hui  populaire  dans  le 
monde  artistique  Parisien,  ce  n'est  pas  sans  quelques  se- 
crètes affinités  de  race,  sans  quelques  raisons  d'assez  proche 
consanguinité.  Nous  savons  qu'il  a  été  fort  épris  de  notre 
art,  fort  admiratif  des  Grigny,  Dieupart,  Couperin,  dont  il 
faisait  copier  les  œuvres  à  ses  élèves.  Oui,  certes,  son 
esprit  reste  très  allemand,  mais  peut-on  nier  dans  la  forme, 
l'influence  des  maîtres  Français  ou  Italiens?  Le  fait  est  si 
vrai  que  j'en  trouve  une  curieuse  constatation  dans  cette  lettre 
de  Zelter  à  Goethe,  datée  du  5  avril  1827: 

„Le  vieux  Bach  avec  toute  son  originalité,  fils  de  son  pays 
et  de  son  temps,  n'a  pas  su  échapper  à  l'influence  des 
Français,  notamment  à  celle  de  Couperin.  On  veut  se  montrer 
aimable  (gefàllig  enveisen),  il  en  résulte  des  œuvres  qui  ne 
sauraient  rester  telles  qu'on  les  produit.  Heureusement,  il 
n'y  a  qu'à  enlever  ces  „ amabilités,  ces  couches  de  légère 
dorure",  et  la  vraie  valeur  apparaît  aussitôt.  C'est  ainsi 
que  j'ai  arrangé,  pour  mon  usage  propre,  beaucoup  de  Can- 
tates, et  mon  cœur  me  dit  que  de  là-haut,  le  vieux  Bach 
m'approuve  par  un  signe  de  tête,  comme  autrefois  le  bon 
Haydn:  „Oui  .  .  .  c'est  bien!" 

O  candeur!  Le  signe  de  tête,  nous  le  voyons  d'ici:  rouge 
de  colère,  Bach  saisit  sa  perruque  et  la  lui  jette  au  nez  : 
„Ah,  tu  te  permets  de  gratter  ma  musique,  attends  un  peu...!" 

Zelter  pouvait  être  un  bon  pédagogue,  mais  un  artiste, 
non.  Ce  qu'il  admirait  du  Cantor  de  St.  Thomas  c'était  l'extra- 
ordinaire technique;  quant  au  reste,  il  était  loin  d'en  soup- 
çonner la  véritable  grandeur. 

Aujourd'hui  le  monde  entier  admire  Bach  précisément 
parce  que,  tout  en  restant  fidèle  à  ses  origines,  tout  en  gar- 


Préface  XIII 

dant  les  traits  caractéristiques  sui  generis,  il  parle  à  des 
Français  ou  à  des  Italiens  comme  s'il  était  des  leurs;  chacun 
peut  s'entendre  avec  lui. 

11  lisait  tout:  la  preuve  en  est  dans  les  sujets  de  Fugue 
qu'il  prenait  aux  uns  et  aux  autres,  aux  Italiens  comme  aux 
Allemands.  Il  entendait  le  latin  et  le  français,  ses  manu- 
scrits nous  l'apprennent.  C'était  un  penseur  et  un  poëte;  il 
avait  à  la  fois  le  sens  du  pittoresque  et  celui  du  drame. 

Quant  à  sa  religiosité  et  à  son  mysticisme,  ils  sont 
d'ordre  si  pur,  si  vrai,  si  profond  qu'ils  planent  au-dessus 
de  toutes  les  formules.  Les  cris  de  joie  ou  de  douleur  ne 
sont-ils  pas  les  mêmes  dans  toutes  les  langues?  Devant  une 
tombe,  en  face  de  „rau-delà",  suivant  qu'il  est  protestant, 
catholique  ou  orthodoxe,  l'être  humain  prend-il  différentes 
attitudes?  En  tant  qu'appuyée  sur  la  poésie  religieuse  na- 
tionale, l'œuvre  de  Bach  synthétise  et  résume  l'évolution 
artistique  qui  se  prépare  en  Allemagne  dès  le  XIF  siècle, 
en  dehors  de  toute  tendance  confessionelle.  Dans  certains 
Chorals,  on  retrouve  des  thèmes  Grégoriens.  Le  Cantor 
chargé  d'enseigner  le  catéchisme  Luthérien  aux  élèves  de 
St.  Thomas,  écrit  des  Messes  brèves,  des  Magnificat ^  et  son 
œuvre  de  prédilection,  celle  à  laquelle  il  travaillera  le  plus 
longtemps,  la  reprenant,  la  remaniant  chaque  fois  qu'il  en 
a  le  loisir,  c'est  la  Messe  en  si  mineur. 

Son  génie  s'inquiète  peu  des  lignes  de  démarcation  qui 
cloisonnent  notre  planète,  de  toutes  ces  frontières  morales 
ou  politiques  établies  par  les  hommes.  Comme  Homère, 
comme  Shakespeare,  comme  Dante,  il  méprise  les  injures 
du  Temps.  Oubliez  certaines  expressions,  certaines  tournures 
de  phrase,  ces  cadences  uniformes,  ces  progressions  abu- 
sives, en  un  mot,  toutes  les  petites  habitudes  d'une  époque, 
le  fond  reste  d'une  vigueur,  d'une  jeunesse  décourageantes 
pour  ses  débiles  successeurs. 

A  l'âge  de  trente  ans,  il   s'était   senti   assez  sûr  de  lui 


XIV  Préface 

pour  arrêter  ses  programmes  et  fixer  définitivement  le  choix 
de  ses  expressions  mystiques:  joie,  tristesse,  confiance  se- 
reine, quiétude  etc.,  chacun  de  ces  états  d'âme  aura  désor- 
mais sa  formule,  son  étiquette  musicale.  Et  avec  quelle 
finesse,  quelle  profondeur  psychologique  sait-il  faire  ressortir 
les  nuances  de  la  même  idée!  Avec  quel  art  use-t-il  de  ces 
immuables  formules,  de  ces  leitmotiv  auxquels  il  restera  fidèle 
toute  sa  vie,  les  assouplissant,  les  triturant  à  plaisir  pour 
traduire  avec  plus  de  subtilité  et  de  précision  ce  qu'il  a 
dans  le  cœur! 

Mieux  que  tous  les  discours  du  monde,  les  pages  que 
vous  allez  lire  montreront  la  puissance  de  ce  cerveau  extra- 
ordinaire, car  elles  vous  donneront  des  exemples  et  des  preu- 
ves. Depuis  Mozart  jusqu'à  Wagner,  il  n'est  pas  un  musicien 
qui  n'aît  jugé  l'œuvre  de  Jean  Sébastien  Bach  comme  le  plus 
fécond  des  enseignements.  Eh  bien!  Si  telle  était  l'opinion 
des  Maîtres,  alors  qu'une  partie  de  cette  œuvre  gisant  ignorée, 
enfouie  sous  la  poussière  des  bibliothèques,  il  était  difficile 
d'en  saisir  l'entière  signification,  quelle  sera  la  nôtre  aujour- 
d'hui que  tout  vient  d'être  publié? 

Jusqu'ici  c'étaient  cette  écriture,  cette  polyphonie,  cette 
technique  que  nous  admirions,  étonnante  mixture  d'habilité 
et  de  clair  bon-sens;  pas  une  note  qui  ne  parût  le  résultat 
d'un  long  raisonnement  et  qui  cependant  ne  fût  venue  „là* 
au  bout  de  la  plume  tout  naturellement,  la  seule  vraie,  la  seule 
juste.  Et  voici  qu'au-dessus  de  ces  étonnantes  qualités  de 
facture,  nous  allons  en  découvrir  d'autres  d'un  ordre  su- 
périeur. C'est  un  penseur,  un  poëte^  un  génial  traducteur 
d'idées  qui  tout  à  coup  se  révèle  en  ce  prodigieux  cise- 
leur, c'est  le  père  de  l'école  moderne,  le  Maître  pathétique 
et  pittoresque. 

Bach  est  mort  le  18  juillet  1750;  il  aura  donc  fallu  cent 
cinquante  cinq  ans  pour  qu'il  nous  fût  enfin  permis  de  pénétrer 
son  symbolisme,  de  constater  en  lui  un  sentiment  descriptif 


Préface  XV 

et  pictural  semblable  à  celui  des  Primitifs,  de  suivre  sa 
pensée  pas  à  pas,  et  de  contempler  en  pleine  lumière  l'in- 
comparable unité  de  son  art. 

En  parcourant  le  livre  de  M.  Schweitzer,  il  semble  que 
nous  assistions  à  l'inauguration  d'un  monument  :  les  derniers 
échafaudages,  les  derniers  voiles  viennent  de  tomber,  nous 
circulons  tout  autour  de  l'édifice  pour  en  étudier  les  détails, 
puis  nous  reculons  jusqu'au  point  d'où  notre  œil  en  embrasse 
l'ensemble:  et  nous  le  jugeons. 

Venise  20  octobre  1904.  Ch.  M.  Widor. 


TABLE  DES  MATIERES 

PREMIÈRE  PARTIE 
LA  MUSIQUE  SACRÉE  EN  ALLEMAGNE  JUSQU'A  BACH  1-104 

Page 

L   Le  choral  dans  l'œuvre  de  Bach 1-4 

Bach  et  Hândel  1.     Le  choral,  la  base  de  l'œuvre  de  Bach  2-4. 

II.    L'origine  des  textes  de  chorals 5-14 

Bibliographie  4.  Kirleisen  du  Moyen-Age  4-6.  Luther  et  les  chants  spirituels 
du  Moyen-Age  4-8.  Les  poètes  de  la  Réforme  8-10.  Paul  Gerhard  10-12.  Le 
Rationalisme  et  la  décadence  de  la  poésie  spirituelle  13.     La  Restauration  14. 

III.    L'origine  des  mélodies  de  chorals 14-26 

Bibliographie  14.  Luther  et  Johann  Walther  14-16.  Le  cantique  de  1524.  Les 
mélodies  profanes  converties  en  chorals  17-20.  L'influence  de  la  chanson  française 
20-21.  Nicolaï  22.  Johann  Criiger  23-24.  La  collaboration  de  Bach  au  cantique 
de  Sehemelli  24.     Le  rythme  des  mélodies  de  chorals  25-26. 

IV.   L'harmonisation  du  choral 27-36 

Le  chœur  et  le  choral  27-30.  Eccard  30.  Les  harmonisations  de  Bach.  La 
critique  de  Ch.  M.  de  Weber  30-32.  Le  choral  et  l'orgue.  Scheidt  33-35.  Les 
chorals  de  Bach  harmonisés  pour  orgue  35-36. 

V.   Histoire  des  chorals  pour  orgue 36-67 

Bibliographie  36.  Le  rôle  de  l'orgue  dans  la  Liturgie  36-40.  L'influence  du 
choral  sur  l'art  de  l'orgue.  La  Tabulatura  nova  de  Scheidt  40-45.  Pacbelbel  et 
son  influence  sur  Bach  45-49.  Bôhm  49-51.  Reinken  51-53.  Buxtebude  54-58. 
Les  premiers  essais  de  Bach  58-60.  Le  caractère  descriptif  des  chorals  de  jeu- 
nesse 60-67. 

VI.  Histoire  des  Cantates  et  des  Passions  avant  Bach  .67-104 

Bibliographie  67.  L'origine  liturgique  de  la  cantate  68-72.  L'art  italien  et 
son  influence  sur  le  motet  allemand  73-76.  Schiitz  et  ses  élèves  76-81.  Les  Abend- 
musiken  de  Lùbeck  81-82.  Johann  Christoph  Bach  82.  L'origine  des  Passions 
en  musique  83-85.  La  nouvelle  cantate  en  style  d'opéra  85.  L'opéra  de  Ham- 
bourg. Keiser.  Mattbeson.  Telemann.  Hândel  86-95.  La  Passion  de  Brockes  et 
!a  réaction  contre  la  nouvelle  musique  spirituelle  95-100.  Neumeister  et  Franck. 
Les  premières  cantates  de  Bach  100-104. 


Table  des  Matières  XVII 

DEUXIÈME  PARTIE 

LA  VIE  ET  LE  CARACTÈRE  DE  BACH  105-170. 

Pagî 

VII.    Bach  et  sa  famille 105-115 

D'Arastadt  i  Leipzig  105-107.  Ba:b^  KAnt,  et  Hândel  108-109.  Le  mari  et 
le  pire  de  famille  109-113.  Emmanuel  et  Friedemann  113-114.  Le  sort  d'Anne- 
Madeleine  115. 

VIII.  La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  .  115-132 

Le  professeur  et  le  Cantor  115-116.  L'état  de  l'école  St.  Thomas  117-118. 
L'office  aux  églises  de  Leipzig  119-122.  Les  supérieurs  de  Bach  122-123.  L'affaire 
Gfimer  123.  L'affaire  Gaudlitz  124.  Les  années  1729  et  1730.  La  lettre  à  Erd- 
mann  125-127.  Le  Recteur  Gesaer  128-130.  Ernesti  II  et  l'affaire  Krause.  La 
position  de  Bach  après  1740  130-132. 

IX.    L'amabilité  et  la  modestie  de  Bach   ....  133-136 

Les  expertises  d'orgue  133-134.  Marchand  135.  L'admiration  de  Bach  pour 
Hândel  135-136. 

X.   Tournées  artistiques;  les  critiques  et  les  amis  .  137-147 

Bach   à   Cassel,   à  Halle,   à  Leipzig  1714,    à  Dresde  1717,  à  Karisbad  1720. 
Les  voyages  à  Dresde.      Hasse  137-140.      Le  voyage  à  Potsdara  (1747)   140-141. 
La  célébrité   de   Bach    141-143.      Les_£.riti.quesj   Mattheson   et   Scheibe  143-14i_ 
Les  admirateurs;  Gesner,  Hudemann,  Birn1>aum  144-147. 

XL    L'autodidacte  et  le  professeur 147-163 

Bach,  un  lettré  147-149.  Son  attitude  vis  à  vis  de  la  société  de  Mizler  149-150. 
Bach,  l'autodidacte.  Couperin.  Vivaldi  150-151.  L'esprit  inventeur  de  Bach 
152-154.  La  réforme  du  toucher  et  du  doigté  154-156.  L'enseignement  de  Bach 
157-161.     Les  élèves  de  Bach   161-163. 

XIL   La  piété  de  Bach 163-167 

La  conception  religieuse  de  la  musique  163-164.  Piétistes  et  orthodoxes 
164-166.     L'orthodoxie  de  Bach  166.     Bach  le  mystique  166-167. 

XIII.   La  physionomie  de  Bach.    Summa  vitae  .  .  168-170 

Les  portraits.     Le  buste  de  Seffner  168-169.     Bach  et  Beethoven  169-170. 


TROISIÈME  PARTIE 
LA  GENÈSE  DES  ŒUVRES  DE  BACH  171-324. 
XIV.   Les  différentes  phases  de  l'activité  créatrice  de  Bach  171-173 

Amstadt  (1703-1707).    Miihlhausen  (1707-1706).     Les  années  d'apprentissage 
171-172.    Côtben,  la  station  de  repos  173. 


XVIII  Table  des  Matières 

Page 
XV.   Les  œuvres  pour  orgue 174-183 

L'Infiuence  des  Italiens  174-175.  Les  rapports  entre  les  préludes  et  les 
fugues  175-176.  Les  œuvres  destinées  à  l'enseignement.  Petits  préludes.  Orgel- 
bùchlein.    Sonates  176-179.    Les  différentes  publications  de  chorals  179-183. 

XVI.   Les  œuvres  pour  clavecin 184-196 

Les  différentes  publications  184-185.  Les  variations  pour  Goldberg  186.  Les 
Suites  187-189.  Les  petits  préludes  et  les  Inventions  189-191.  Le  Clavecin  bien 
tempéré  191-195.    Les  sonates  195.    Les  Toccates  et  les  Fantaisies  195-196. 

XVII.   Les  œuvres  pour  différents  instruments  .  .  197-203 

Bach  violoniste  197.  Les  sonates  pour  violon  seul  198-200.  Les  transcrip- 
tions des  œuvres  pour  violon  200-201.  Les  Suites  pour  violoncelle  seul  201-202. 
Les  sonates  pour  clavecin  et  violon,  les  sonates  pour  flûte  et  clavecin  et  les  so- 
nates pour  clavecin  et  viole  de  gambe  202-203. 

XVIII.    Les  œuvres  de  musique  de  chambre .  .  .  204-209 

Les  concertos  pour  violon  et  les  concertos  pour  clavecin  204-206.  Les  con- 
certos pour  le  Margrave  206-207.     Les  Suites  pour  orchestre  208-209. 

XIX.   Les  œuvres  théoriques 210-220 

La  lettre  de  Bach  à  Frédéric  le  Grand  210-211.  Les  différents  envois  de 
l'Offrande  musicale  211-215.    L'Art  de  la  fugue  et  la  fugue  sur  BACH  215-220. 

XX.    Les  cantates  profanes 220-241 

La  cantate  de  chasse  écrite  à  Côthen  220-222.  Les  autres  cantates  profanes 
de  l'époque  de  Côthen  222-224.  Henrici  (Picander)  le  librettiste  de  Bach  224-226. 
Eole  satisfait  226-227.  Œuvres  perdues  228.  Phébus  et  Pan  229-231.  La  can- 
tate sur  le  café  231-232.  Le  choix  d'Hercule  232-233.  Les  emprunts  profanes 
de  l'Oratorio  de  Noël  233-236.  Les  cantates  profanes  de  1734  236-238.  Les 
dernières  cantates  profanes  238-241. 

XXK   Les  cantates  d'église  de  la  première  année  de  Leipzig  241-247 

Les  cinq  cycles  de  cantates  241-242.  La  chronologie  des  cantates  242-243. 
La  cantate  d'épreuve  et  la  première  cantate  du  nouveau  Cantor  243-244.  Les 
particularités  des  cantates  de  le  première  époque  245-247. 

i 

XXIb.   Le  Magnificat  et  la  Passion  selon  St.  Jean  .  247-257 

Les  compositions  latines  247-248.  Le  Magnificat  composé  pour  les  Vêpres 
de  Noël  248-250.  La  Passion  selon  St.  Luc,  non  authentique  250-251.  La 
Passion  selon  St.  Jean,  commencée  à  Côthen  252.  La  première  audition  253. 
Les  remaniements  254.     Le  caractère  musical  de  la  Passion  selon  St.  Jean  255-257. 

XXII.    Les  cantates  de  1724-1727 257-266 

Les  marques  d-î  papiers  257-258.  Le  caractère  descriptif  de  certaines  can- 
tates de  cette  époque  259-261.  Le  retour  vers  l'ancienne  cantate  allemande 
261-265.     Le  Da  Capo  dans  la  cantate  pour  la  St.  Michel  (No.  19)  265-266. 


Table  des  Matières  XIX 

Page 

XXIII.   L'ode  funèbre  et  la  Passion  selon  St.  Matthieu  266-279 

La  Passion  de  1725  (perdue)  266-267.  La  Passion  selon  St.  Marc  identique 
à  l'Ode  funibre  267-289.  Le  texte  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  270-273. 
Analyse  musicale  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  274-279. 

XXIV.    Les  Oratorios  et  les  Messes 279-289 

L'oi^torio  de  Pâques  279-280.  L'oratorio  de  Noël  280-281.  La  Messe  en  si 
mineur  281-284.  Analyse  musicale  de  la  Messe  en  si  mineur  285-286.  Les 
Messes  brèves  287-289. 

XXV.    Les  Motets 289-293 

L'exicution  des  motets  de  Bach  sous  Doles.  Mozart  et  les  motets  de  Bach 
289-290.  Motets  non  authentiques  290.  Le  style  vocal  des  motets  291.  L'exé- 
cution des  motets  292-293. 

XXVI.    Les  cantates  de  1728  à  1734 294-310 

Les  cantates-chorals  modernisées  294-295.  Cantates  pour  solistes  296-297. 
Les  cantates  avec  organo  obligato  297-302.  Nouveaux  essais  vers  la  cantate-choral 
302-307.  Les  grandes  cantates  pour  solistes  307-308.  Particularités  descriptives 
de  certaines  cantates  309-310. 

XXVII.    Les  cantates  écrites  après  1734  ....  310-324 

L'avant-dernier  cycle  de  cantates  310-312.  L'importance  des  textes  bibliques 
313-315.  Le  dernier  cycle  de  cantates-chorals  315-318.  L'invention  musicale 
dans  les  dernières  cantates  318-324. 


QUATRIÈME  PARTIE 

LE  LANGAGE  MUSICAL  DE  BACH  325-400. 


XXVIII.   Le  symbolisme  de  Bach 325-341    -^ 


Les  affinités  entre  les  différents  arts.  Schiller.  Gôthe.  Keller.  Bôcklin. 
Nietzsche.  Wagner  325-329.  Le  problème  de  la  musique  descriptive  329-332. 
La  façon  dont  Bach  aborde  son  texte  332-334.  L'instinct  pictural  de  Bach  334-338. 
Les  panicularijés  du  langage  musical  de  Bach  338-341. 

XXIX.  Le  langage  musical  des  chorals    ....  341-359 

Analyse  des  chorals  du  Petit  recueil  (Orgelbiichlein)  341-345.  Les  thèmes 
de  la  démarche  (Schrittmotive)  346-349.  Les  motifs  de  la  quiétude  349-350.  Les 
motifs  de  la  douleur  350-352.  Les  motifs  de  la  joie  352-354.  Les  chorals  ex- 
pressifs 35S-359. 

XXX.  Le  langage  musical  des  cantates    ....  359-400 

Les  thèmes  imagés  359-370.  Les  motifs  de  la  démarche  370-377.  Le  rythme 
solennel  377-378.  Les  motifs  de  la  quiétude  378-382.  Les  motifs  de  la  terreur 
383-384.  Les  motifs  de  la  douleur  384-388.  Les  motifs  de  la  joie  388-394.  Les 
thèmes  composés  394-400. 


XX  Table  des  Matières 

CINQUIÈME  PARTIE 

Page 
SUR   LA  FAÇON  D'EXÉCUTER   LES  ŒUVRES   DE   BACH  401-434 

XXXL    Le  mouvement  et  le  phraser 401-413 

Le  cercle  restreint  des  mouvements  de  Bach  401-403.  L'usage  du  rallentando 
403-404.  Les  indications  de  Bach  404-405.  Le  phraser  du  violon  comme  phraser 
universel  de  la  musique  de  Bach  405-406.  Exemples  406-409.  L'accentuation 
des  thèmes  de  Bach  409-412.     Les  ornements  412-413. 

XXXn.    Les  nuances 413-419 

La  différence  entre  les  nuances  dans  la  musique  de  Bach  et  dans  la  musique 
moderne  413-416.  L'application  des  deux  sonorités  416-418.  Le  style  gothique 
dans  la  musique  de  Bach  41S-419. 

XXXin.    Registration  et  instrumentation   ....  419-434 

L'orgue  moderne  et  la  musique  de  Bach  419-421  Le  piano  moderne  et  la 
musique  de  Bach  421-422.  Les  instruments  de  l'orchestre  de  Bach  422-424. 
Les  proportions  entre  l'orchestre  et  le  chœur  425-426.  L'exécution  de  la  basse 
chiffrée  426-429.  De  l'importance  des  basses  429-430.  La  registration  pour 
l'accompagnement  des  cantates  431-432.     Conclusion  432-434. 


Ir^l^ 


P  PARTIE 

LA  MUSIQUE  SACRÉE  EN  ALLEMAGNE  JUSQU'À  BACH 

I.    Le  choral  dans  Tœuvre  de  Bach 

Il  y  a  une  différence  fondamentale  entre  Bach  et  Hândel. 
L'œuvre  de  Bach  a  pour  base  le  choral,  Hândel,  lui,  n'en 
fait  aucun  usage.  Chez  l'un,  l'invention  libre  est  tout,  chez 
l'autre,  chez  l'auteur  des  cantates  et  des  Passions,  elle  jaillit 
du  choral  et  s'efface  derrière  lui.  Les  plus  belles  et  les  plus 
profondes  des  œuvres  de  Bach,  celles  où  s'exprime,  sous 
forme  musicale,  le  plus  intime  de  sa  pensée  philosophique, 
sont   des  fantaisies  pour  orgue  sur  des  mélodies  de  choral. 

N'est-ce  pas  un  fait  curieux  que  Bach,  génie  créateur 
s'il  en  fut,  donne  pour  base  à  son  œuvre  des  mélodies 
toutes  faites?  C'est  qu'aussi  bien  les  circonstances  extérieu- 
res l'y  contraignaient.  Il  était  organiste  et  maître  de  cha- 
pelle. Comme  tel,  il  composait  pour  le  culte.  Ses  cantates 
et  ses  Passions  sont  destinées  à  trouver  place  dans  la  liturgie, 
et,  certes,  il  ne  s'avisait  guère  qu'un  jour  elles  seraient  données 
en  dehors  du  culte.  Ecrivant  pour  l'église,  il  se  trouvait 
obligé  de  rattacher  ses  œuvres  au  choral,  principe  unique  de 
la  musique  sacrée  du  protestantisme.  Hândel  était  libre;  il 
n'écrivait  pas  des  cantates,  mais  des  oratorios  pour  concert 
spirituel. 

De  la  nécessité  jaillit  la  force.  C'est  au  choral,  pré- 
cisément, que  l'œuvre  de  Bach  doit  sa  grandeur.  Le  choral 
le  met  non  seulement  en  possession  des  trésors  de  la  poésie 

Schweitzer,  Bacb.  I 


2  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

et  de  la  musique  protestante,  mais  encore,  il  lui  ouvre  les 
richesses  du  Moyen-Age  et  de  la  musique  sacrée  latine  dont 
lui-même  est  issu.  Par  le  choral,  sa  musique  étend  ses  ra- 
cines jusqu'au  XIP  siècle  et  se  trouve,  ainsi,  en  contact  vivi- 
fiant avec  un  grand  passé.  Elle  n'est  plus  seulement  un 
phénomène  individuel;  en  elle  revivent  les  aspirations,  les 
efforts,  l'âme  même  des  générations  antérieures.  L'art  de 
Bach  représente  l'éclosion  du  choral  sous  le  souffle  d'un 
grand  génie.  Ce  n'est  pas  une  génération,  ce  sont  des  siècles 
qui  ont  produit  cette  œuvre  colossale. 

Or,  s'il  est  vrai  que  le  génie  résume  à  lui  seul  une 
génération  toute  entière,  en  exprimant  sous  une  forme  adé- 
quate l'idée  qui  travaille  son  temps,  et  qu'il  faille,  partant, 
pour  le  comprendre,  l'examiner  en  fonction  de  l'époque  d'où 
il  est  sorti,  une  conséquence  s'impose:  asseoir  l'étude  de  Bach 
sur  une  base  plus  large  encore.  C'est  ce  qu'a  bien  compris 
son  grand  biographe  Spitta.  Avant  de  nous  donner  son  portrait, 
il  remonte  dans  le  passé  et  nous  retrace  l'histoire  de  la 
grande  famille  des  Bach.  Nous  les  voyons  répandus  dans 
les  petites  villes  de  l'Allemagne  du  centre,  tous  organistes 
et  Cantors,  tous  droits,  un  peu  entiers,  tous  énergiques,  tous 
modestes,  avec  pourtant  le  sentiment  de  leur  valeur.  Nous 
assistons  aux  grandes  réunions  de  famille,  où  ils  cultivent 
l'esprit  de  solidarité  et  un  idéal  commun.  Nous  parcourons 
ce  qui  nous  est  parvenu  de  leurs  œuvres.  Et  de  ce  milieu, 
et  de  ces  œuvres  nous  voyons  sortir  Sébastien  Bach.  Nous 
le  pressentons,  nous  le  comprenons  avant  de  le  connaître. 
Nous  prévoyons  que  l'idée  et  les  aspirations  qui  se  mani- 
festent dans  cette  famille  ne  sauraient  s'arrêter  là,  mais 
qu'elles  se  réaliseront  nécessairement  quelque  jour,  sous  une 
forme  parfaite  et  définitive,  dans  un  Bach  unique  en  qui  ré- 
apparaîtront et  survivront  les  personnalités  différentes  de  cette 
grande  famille.  Jean  Sébastien  Bach,  pour  parler  le  langage  de 
Kant,  s'impose  à  nous  comme  une  sorte  de  postulat  historique. 


Le  choral  dans  l'œuvre  de  Bach  3 

Ainsi  procède  le  biographe  à  l'égard  de  l'homme;  ainsi 
doit  procéder  le  musicien  à  l'égard  de  l'œuvre  elle-même. 
Une  histoire  du  choral:  telle  est  la  base  que  réclame  l'étude 
de  l'œuvre.  L'évolution  de  la  musique,  tout  comme  l'évolu- 
tion de  la  poésie  religieuse  du  Moyen-Age  allemand,  condui- 
sent à  l'avènement  du  choral  dans  la  Réforme.  Mais  elles 
ne  s'arrêtent  pas  là.  Le  point  final,  vers  lequel  toutes  deux 
convergent  dans  leur  complexité,  c'est  Bach.  Qu'on  les  suive 
l'une  ou  l'autre:  au  bout  du  chemin,  on  rencontrera  Sébastien 
Bach. 

Les  plus  belles  fleurs  de  la  poésie  allemande  depuis  le 
Moyen-Age  jusqu'au  XVIII^  siècle,  les  strophes  de  choral, 
fleurissent  ses  cantates  et  ses  Passions.  C'est  Bach  qui  en 
révèle  la  beauté;  c'est  lui  qui  les  extrait  du  recueil  des  can- 
tiques pour  en  faire  la  propriété  du  monde  entier. 

Et,  de  même  aussi,  les  essais  d'harmonisation  du  choral, 
qui  occupent  les  maîtres  antérieurs,  ont  en  lui  leur  aboutis- 
sant.    C'est  lui  qui  réalise  l'harmonisation  idéale. 

Ce  que  les  Scheidt,  les  Buxtehude  et  les  Pachhelbel  an- 
noncent d'une  façon  lointaine  dans  leurs  fantaisies  sur  choral, 
est  devenu  réalité  dans  celles  de  Bach:  elles  sont  des  poèmes 
pour  orgue. 

Du  motet,  qui  se  rattache  au  choral,  sort,  sous  l'influence 
de  la  musique  orchestrale,  italienne  et  française,  la  cantate. 
Cette  grande  impulsion  étrangère  se  poursuit  et  s'achève  dans 
les  cantates  de  Bach.  Un  fait  seulement:  le  chœur  de  la 
première  cantate  qu'il  fit  entendre  à  Leipzig,  en  1714  (No.  61), 
est  une  ouverture  française.  Bach  lui  même  l'intitule  „ Ou- 
verture" et  se  sert  du  mot  «gai"  pour  indiquer  le  mouve- 
ment de  la  partie  médiane. 

A  la  fin  du  XVIP  siècle,  le  drame  biblique,  en  faveur  au 
Moyen-Age,  sous  la  forme  du  Drame-Passion  en  musique  revient 
frapper  à  la  porte  des  églises.  La  lutte  s'engage  pour  ou  contre 
cette  création  nouvelle.  C'est  Bach  encore  qui  y  met  fin.  Il  ré- 


4  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

habilite  l'ancienne  Passion  en  l'idéalisant:  il  écrit  la  Passion 
selon  St.  Matthieu. 

De  quelque  côté  qu'on  le  considère,  Bach  est  donc  le 
dernier  terme  d'une  évolution  artistique  qui,  préparée  dès  le 
Moyen-Age,  dégagée  et  activée  par  la  Réforme,  arrive  à  son 
plein  épanouissement  au  XVIII*  siècle.  Le  choral  est  au  centre 
de  cette  évolution.  Son  histoire  s'impose  donc  comme  le 
prélude  nécessaire  d'une  étude  sur  Bach. 

II.    L'origine  des  textes  de  chorals* 

Hoffmann  von  Fallersleben.    Geschichte  des  deutschen  Kirchenliedes 

bis  auf  Luthers  Zeit.    1854.    3^  Ed.  1861. 
Philipp  Wackernagel.    Das  deutsche  Kirchenlied  von  der  âltesten  Zeit 

bis  zu  Anfang  des  17«n  Jahrhunderts.    5  Volumes.    1864—1877. 
Fischer.    Kirchenliederlexikon.    Perthes.    Gotha  1878. 
E.  Koch.  Geschichte  des  deutschen  Kirchenlieds  und  Kirchengesangs. 

7  Volumes.    3«  Edit.     1866. 
E.  Wolf.    Das  deutsche  Kirchenlied  des  16ten  und  nw  jahrhunderts. 

1894.    Stuttgart. 
Albert  Knapp.   Evangelischer  Liederschatz.   2  Volumes.  1ère  Ed.  1837. 
Philipp   Dietz.     Die   Restauration    des   evangelischen    Kirchenlieds. 

Marburg  1903. 
Voir  la  bibliographie  complète   dans   la  Realencyclopâdie  fur  Théo- 
logie und  Kirche  de  Hauck,  article  «Kirchenlied".   Leipzig.    Hin- 

richs.    1901. 

Il  était  d'usage  dans  l'Eglise  des  premiers  siècles  que  l'as- 
semblée des  fidèles  prît  une  part  directe  au  culte  en  chantant 
des  hymnes,  des  Amen,  des  Kyrie  et  certaines  doxologies.  Mais 
au  tournant  du  VP  et  du  VIP  siècle,  l'introduction  du  chant 
Grégorien  détermine  une  révolution  qui  supprime  cette  par- 
ticipation des  fidèles  au  profit  d'un  chœur.  De  l'ancien  usage, 
il  ne  subsiste  que  quelques  petits  privilèges  accordés  au 
peuple,  entre  autres,  celui  de  chanter  le  Kyrie  à  l'office  de 
Pâques.  C'est  de  là,  précisément,  que  va  sortir  la  poésie 
spirituelle  allemande.  En  un  pays  où  le  peuple  faisait  grand 
cas  de  son  privilège,  on  en  vint,  au  XIP  siècle,  au  plus  tard, 

1.  Les  chorals  de  Bach   sont  cités  d'après  l'édition  Peters  où  ils  remplissent  les  vo- 
ulmes  V,  VI,  VII  des  œuvres  pour  orgue. 


L'origine  des  textes  de  chorals 


Halleluja,  Halleluja,  Halleluja. 
Des  sollen  wir  aile  froh  sein, 
Christ  soll  unser  Trost  sein, 
Kyrioleis. 


à  adjoindre  au  Kyrie    des    strophes    allemandes.     La   poésie 
allemande  se  trouvait  ainsi  introduite  dans  l'église. 

Voici  la  première  de  ces  poésies  pascales: 

„Christ  ist  erstanden 

Von  der  Marter  aile, 

Des  sollen  wir  aile  froh  sein. 

Christ  soll  unser  Trost  sein, 

Kyrioleis. 

On  appelait  ces  chants  „Kirleisen",  c'est  à  dire,  chants 
du  Kyrie  et,  pendant  longtemps,  on  ne  s'émancipa  point  de  la 
tradition  qui  voulait  que  toute  poésie  spirituelle  se  terminât 
soit  par  ^Kyrieleis"  soit  par  «Halleluja". 

Les  Mystères,  très  en  faveur  au  XI V^  et  au  XV^  siècle, 
comme  l'on  sait,  contribuèrent,  eux  aussi,  au  développement 
de  la  poésie  spirituelle.  Nous  possédons  une  série  de  chants 
de  Noël  en  forme  de  berceuses,  composées  à  l'occasion  de 
la  Nativité,  et  qu'il  était  d'usage  de  représenter  à  l'église. 
Quelques  unes  d'entre  elles  sont  fort  curieuses,  non  seulement 
pour  leur  caractère  naïf,  mais,  surtout,  pour  l'alternance  de 
phrases  allemandes  et  latines,  qu'elles  présentent.  Le  sens 
en  est  difficile  à.  préciser.  Tout  n'y  repose,  en  effet,  que  sur 
l'assonnance  de  syllabes  sonores  et  sur  le  bercement  du 
rythme,  mais  le  charme  n'en  est  pas  moins  indéniable. 
Voici  deux  de  ces  cantiques,  qui  ont  passé  dans  les  chorals 
de  Bach: 


„In  dulci  jubilo, 
Nun  singet  und  seid  froh. 
Unsers  Herzens  Wonne 
Liegt  in  praesepio 

.,Puer  natus  in  Betblehem 

In  Bethlehem 

Unde  gaudet  Jérusalem 

Jérusalem 

Halle,  Hallelujah. 

Ein  Kind  geborn  zu  Bethlehem 

Zu  Bethlehem 

Des  freuet  sich  Jérusalem 

Halle,  Hallel. 


Und  leuchtet  aïs  die  Sonne 

Matris  in  gremio 

Alpha  et  O,  Alpha  et  O." 

(Bach  V,  No.  35.) 

Cognovit  bos  et  asinus 

Asinus 

Quod  puer  erat  Dominus 

Dominas 

Halle,  Hallel. 

Das  Oechslein  und  das  Eselein 

Eselein 

Erkannten  Gott,  den  Herren  sein 

Halle,  Hallel." 

(Bach  V,  No.  46.) 


6  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

Une  fois  bien  établie,  la  nouvelle  poésie  spirituelle  songea 
à  aborder  de  nouveaux  sujets,  en  paraphrasant  en  vers  alle- 
mands le  Pater  noster,  le  Credo,  les  dix  Commandements 
et  les  sept  Paroles  à  la  croix.  De  plus,  elle  s'appropria  les 
hymnes  latines  en  les  traduisant.  Au  total,  le  XIV^  et  le 
XV^  siècle  marquent  l'apogée  de  cette  grande  poésie  spiri- 
tuelle, dont  les  commencements  remontent  jusqu'au  XP  siècle. 

La  Réforme  du  XVP  siècle,  proclamant  l'usage  du  chant 
allemand  dans  les  cérémonies  du  culte,  se  trouvait  donc  en 
présence  d'un  nombre  considérable  de  cantiques  spirituels 
hérités  du  Moyen-Age.  Elle  fit  son  choix  et  retoucha  légère- 
ment les  poésies  qui  lui  semblaient  correspondre  le  mieux 
à  son  inspiration.  C'est  à  cette  tâche  que  Luther  consacre 
les  richesses  de  son  talent.  Cet  homme,  en  qui  Friedrich 
Nietzsche  lui-même  n'a  pas  hésité  à  saluer  le  génie  de  la 
langue  allemande,  possédait  le  don  d'écouter  le  langage  du 
peuple,  „de  regarder  sur  la  bouche  des  gens",  comme  il 
disait  lui-même  et  de  reproduire  ce  langage  avec  naturel  et 
distinction  à  la  fois. 

Il  se  met  donc  à  l'œuvre.  Il  retouche  et  modifie  çà  et 
là,  tout  en  sachant  conserver  leur  fraîcheur  à  ces  poésies  an- 
ciennes. Mais,  par  là  même,  il  se  trouve  amené  à  faire  œuvre 
originale  à  la  façon  du  Moyen-Age.  Il  entreprend  de  con- 
tinuer l'œuvre  qu'il  est  en  train  de  réviser,  en  traduisant  à 
son  tour  des  hymnes  latines  et  des  morceaux  liturgiques  et 
en  faisant  des  paraphrases  de  psaumes  et  de  passages  bibliques. 
Dans  ces  traductions  libres,  il  recrée,  en  quelque  sorte,  rori- 
ginal  sous  une  forme  nouvelle,  en  revêtant  des  idées  données 
de  sa  belle  langue  souple  et  vigoureuse.  Avec  l'instinct  du 
génie,  il  se  rend  compte  que  pour  bâtir  solidement  l'édifice 
nouveau,  il  faut  utiliser  les  fondations  anciennes;  il  n'extir- 
pera pas  complètement  la  forêt;  il  laissera  çà  et  là  subsister 
les  troncs  anciens  et  autour  d'eux  se  développera  la  végé- 
tation nouvelle.     C'est  précisément,  faute  de  plonger  par  de 


L'origine  des  textes  de  chorals  7 

telles  racines  dans  la  poésie  du  Moyen-Age,  que  la  Réforme 
calviniste  se  trouvera  condamnée  à  ressusciter  presque  exclu- 
sivement la  poésie  du  Psautier,  se  fermant  ainsi  toute  possi- 
bilité de  produire  une  poésie  spirituelle  française. 

Le  premier  recueil  de  cantiques  parut  en  1524.  En  voici 
le  titre:  „Geistliche  Gesangk  Buchleyn.  Wittenberg  1524". 
Il  renferme  trente  huit  chants  avec  mélodies,  pour  la  plupart 
empruntés  au  Moyen-Age.  A  côté  de  Luther,  citons  Nicolaus 
Décius  (mort  en  1541)  et  Nicolaus  Selnekker  (1530 — 1592). 
Voici  un  aperçu  des  cantiques  de  cette  première  période, 
tels  que  nous  les  retrouvons  dans  les  chorals  de  Bach. 

A.  Chants  spirituels  du  Moyen-Age. 

1)  Cantiques  de  Pâques: 

Christ  ist  erstanden  (Bach  V,  No.  4). 

Christ  lag  in  Todesbanden  (Bach  V,  No.  5.   VI,  No.  15  et  16;  can- 
tate No.  4). 
Jésus  Christus  unser  Heiland,  der  den  Tod  (Bach  V,  No.  32), 

2)  Cantiques  de  Noël: 

In  dulci  jubilo  (Bach  V,  No.  35). 

Puer  natus  in  Bethlehem  (Bach  V,  Nr.  46). 

3)  Paraphrases  du  Moyen- Age: 

Da  Jésus  an  dem  Kreuze  stund  (Choral  sur  les  7  paroles;  Bach  V, 

No.  9). 
Dies  sind  die  heil'gen  zehn  Gebot  (Les  10  commandements;  Bach 

V,  No.  12.    VI,  No.  19  et  20). 
Vater    unser   im  Himmelreich   (Pater   noster;   Bach   V,  No.  47  et 

48.  VII,  No.  52  et  53).  (Choral  de  la  dernière  sonate  pour  orgue 

de  Mendelssohn). 
Wir  glauben  ail  an  einen  Gott  (Credo;  Bach  VII,  No.  60,  61  et  62). 

4)  Hymnes  latines  traduits  au  Moyen-Age: 

Der  Tag  der  ist  so  freudenreich  (Dies  est  laetitiae;  Bach  V,  No.  11). 
Christum  wir  sollen  loben  schon  (A  solis  ortus  cardine;   Bach  V, 

No.  6  et  7). 
Erstanden  ist  der  heilge  Christ   (Surrexit  Christus  hodie;  Bach  V, 

No.  14). 
Herr  Gott  dich  loben  wir  (Te  Deum  laudamus;   Bach  VI,  No.  26). 
Komm  Gott  Schôpfer,  heilger  Geist  (Veni   creator  spiritus;  Bach 

VII,  No.  35). 
Komm  heilger  Geist,  Herre  Gott  (Veni  sancte  spiritus;  Bach  VI, 

No.  36  et  37). 
Nun  komm  der  Heiden  Heiland  (Veni  redemptor  gentium;  Bach  V, 

No.  42  et  43.   VII,  No.  45,  46  et  47;  cantates  No.  61  et  62). 


8  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

B.  Chants  spirituels  de  Luther. 

1)  Traductions: 

Jésus  Christus  unser  Heiland,  der  den  Zorn  Gottes  (Jésus  Christus 
nostra  salus;  Hymne  de  Jean  Huss;  cantique  de  la  Passion; 
Bach  VI,  No.  30,  31,  32  et  33). 

Gelobet  seist  du  Jésus  Christ  (Cantique  de  Noël;  Grates  nunc  om- 
nes  reddamus;  Bach  V,  No.  17  et  18). 

2)  Versifications  des  passages  bibliques: 

Aus  tiefer  Not  schrei  ich  zu  dir  (Psaume  130;  De  profundis;  Bach 

VI,  No.  13  et  14;  cantate  No.  38). 
Ein  feste  Burg  (Cantique  de  Luther;  psaume  46,  Bach  VI,  No.  22; 

cantate  No.  80). 
Mit  Fried  und  Freud  ich  fahr  dahin  (Cantique  de  Siméon  ;  St.  Luc.  2; 

Bach  V,  No.  41). 

3)  Poésies  de  libre  invention: 

Christ  unser  Herr  zum  Jordan   kam  (Cantique  sur    le   baptême; 

Bach  VI,  No.  17  et  18;  cantate  No.  7). 
Vom  Himmel  hoch  da  komm  ich  her  (Cantique  de  Noël;  Bach  V, 

No.  49  et  p.  92-101  VII,  No.  54  et  55). 
Vom  Himmel  kam  der  Engel  Schaar  (Cantique  de  Noël;  Bach  V, 

No.  50). 

C.  Traductions  et  Paraphrases  de  différents  auteurs. 

Allein  Gott  in  der  Hôh  sei  Ehr  (Gloria  in  excelsis;  Nicolaus  Dé- 

cius  t  1541.   Bach  VI,  No.  3,  4,  5,  6,  7,  8,  9,  10,  11). 

Christe  du  Lamm  Gottes  (Agnus  dei;  simple;  Bach  V,  No.  3). 

O  Lamm  Gottes  unschuldig  (Agnus  dei;  amplifiéi  Nicolaus  Décius; 

Bach  V,  No.  44.    VII,  No.  48). 
An  Wasserflussen  Babylon  (Psaume  137,  Super  flumina;  Wolfgang 

Dachstein;  Bach  VI,  Nr.  12^  et  12b), 
Christ  der  du  bist  der  helle  Tag  (Christe  qui  lux  est  et  dies;  Bach 

V,  p.  60-61  ;  Partita). 
In  dich  hab  ich  gehoffet  Herr  (In  Te  Domine  speravi;  psaume  31; 

Adam  Reissner  f  1563;  Bach  VI,  No.  34). 
Meine  Seele  erhebt  den  Herrn  (Magnificat;  Bach  VII,  No.  41  et  42; 

cantate  No.  10). 
Kyrie,  Gott  Vater  (Kyrie  fons  bonitatis  ;Bach  VII,  No.  39»  et  40^). 
Christe,   aller    Welt   Trost  (Christe    unice   Dei  Patris;  Bach  VII, 

No.  39b  et  40b). 
Kyrie,  Gott  heiliger  Geist  (Kyrie  ignis  divine;  Bach  VII,  No.  39= 

et  40c). 

Le  travail  d'assimilation  de  cette  première  période  n'était, 
toutefois,  que  le  prélude  d'un  grand  mouvement  créateur. 
Depuis  la  seconde  moitié  du  XVI%  en  effet,  jusqu'à  la  fin  du 
XVII'  siècle,  toute  l'inspiration  poétique  en  Allemagne  con- 
centre ses  énergies  sur  la  poésie  spirituelle.,  L'Allemagne 
traverse  alors  la  période  néfaste  de  la  guerre  de  Trente  ans. 


L'origine  des  textes  de  chorals  g 

En  ces  mêmes  années,  où  se  développe  en  France  une  roy- 
auté à  la  puissance  sans  cesse  croissante,  et,  à  sa  suite,  une 
littérature  nationale,  soutenue  et  encouragée  par  la  cour, 
l'Allemagne  végète  dans  une  sorte  d'agonie.  La  décomposi- 
tion de  l'empire  en  petites  principautés,  commencée  au  Moyen- 
Age,  s'achève  alors.  La  nation,  en  tant  que  nation,  disparaît 
et,  avec  elle,  le  sentiment  collectif  de  force  intellectuelle, 
seul  capable  d'engendrer  un  grand  mouvement  littéraire.  Les 
petites  cours,  appelées  à  jouer,  vers  la  fin  du  XVIII=  siècle,  un 
rôle  si  important  dans  le  mouvement  artistique,  témoignent, 
à  l'époque,  d'une  absence  complète  d'intérêt  pour  les  choses 
de  l'esprit.  De  tout  son  patrimoine  antérieur,  il  ne  restait  à 
l'Allemagne  que  la  religion  qui  ne  fût  pas  atteinte  par  la  bar- 
barie où  retombait  la  nation.  -  Ajoutons  que  les  malheurs  qui 
l'accablaient  étaient  faits  pour  détacher  l'esprit  des  choses 
profanes.  C'est  donc  au  sein  de  la  religion  que  la  poésie 
vient  se  réfugier.  De  cette  période  de  désolation  sort  ainsi 
la  grande  poésie  spirituelle  allemande./ 

En  elle  viennent  se  refléter  les  événements  extérieurs. 
Le  beau  cantique  funèbre  de  Valerius  Herberger  „Valet  will 
ich  dir  geben,  du  arge  falsche  Welt"  (Bach  VII,  No.  50  et  51) 
date  de  l'année  1613,  où  la  peste  ravageait  la  Silésie', 
Martin  Rinkart  (1586 — 1649)  compose  son  „Nun  danket 
aile  Gott"  (Bach  VII,  No.  43)  vers  la  fin  de  la  guerre  de 
Trente  ans. 

Tous  ces  poètes,  certes,  ne  sont  point  des  talents  de  pre- 
mier ordre;  mais  une  piété  profonde  et  une  langue  formée 
par  la  lecture  de  la  Bible  donnent  une  sorte  de  beauté  grave 
à  leurs  chants.    Ils  composent  beaucoup,  trop  peut-être.    Des 


I.  ,Vtlet  will  ich  dir  geben*.  Ein  andechtiges  Gebet,  damit  die  Evangeliscbe  Biirger- 
scbaft  zu  Frauensiadt  Anno  1613  ira  Herbst ,  Gott  dem  Herrn  das  Hertz  erweichet  bat, 
daO  er  seine  schariTe  Zornruthe,  unter  welcber  bev  zweytausena  Menschen  schlafTen  sind 
gegangen,  in  Gnaden  bat  niedcrgelegt.  So  wol  ein  trôniicher  Gesang,  darinncn  ein  frommes 
Hertz  dieser  Welt  Valet  giebt.  Beydes  genellet  durch  Valerium  Herbergerum,  Predigern 
heym  Kriplein  Christi.    Leipzig  1614. 


JO  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

cantiques  nombreux  qu'ils  ont  écrits,  il  n'en  survit  souvent 
qu'un  seul,  mais  admirable,  parce  que  réalisant  l'idéal  vers  le- 
quel tend  vainement  leur  inspiration  dans  les  autres.  Johann 
Rist  (1607 — 1667),  l'un  des  plus  connus  d'entre  eux,  en 
comptait  à  lui  seul  658;  une  demi-douzaine  à  peine  en  est 
devenue  populaire  ^ 

Nous  étonnerons-nous  que  Bach,  âme  profondément  my- 
stique, s'inspirant  si  souvent  du  Cantique  des  Cantiques,  ait 
tout  particulièrement  distingué  les  poètes  à  tendance  mysti- 
que: Philipp  Nikolaï  (1556—1608)  et  Johann  Frank  (1618 
— 1677)?  Il  écrira  une  cantate  sur  chacun  des  deux  cantiques 
de  Nikolai  „Wie  schôn  leucht't  uns  der  Morgenstern"  (Belle 
étoile  du  matin.  No.  1)  et  „Wachet  auf,  ruft  uns  die  Stimrae" 
(Debout,  c'est  la  voix  du  veilleur.  No.  140);  de  cette  dernière 
il  tirera  encore  un  choral  pour  orgue  (VII,  No.  57).  De  même, 
il  consacrera  deux  chorals  (V,  No.  31  et  VI,  No.  29)  et  un 
motet  au  cantique  de  Frank  „Jesu,  meine  Freude"  (Jésus, 
ma  joie);  sur  le  chant  de  la  Cène  du  même  auteur  „Schmiicke 
dich,  o  liebe  Seele"  (Mon  âme,  pare-toi)  il  écrira  la  cantate 
No.  180  et  le  beau  choral  mystique  (VII.  No.  49)  qui  fera 
l'admiration  de  Schumann  et  de  Mendelssohn. 

Or,  sous  l'influence  du  mysticisme  et  d'une  certaine  ten- 
dance didactique  qui  s'y  introduit,  la  poésie  spirituelle  ris- 
quait de  tourner  à  un  subjectivisme  incompatible  avec  les 
exigences  d'un  chant  destiné  au  culte.  La  langue  se  maniérise 
et  le  sentiment  religieux  se  complique  de  recherche.  C'est 
le  mérite  de  Paul  Gerhardt  (1607 — 1676),  le  plus  grand  de 
tous  les  poètes  du  cantique,  d'avoir  retardé  la  décadence  qui 
se  préparait.  Pour  quelques-uns  même,  son  œuvre  marque 
la  période  classique  de  la  poésie  spirituelle  allemande.  Il 
était   pasteur   luthérien   à   Berlin,   où   se   livraient   alors  des 


1,  Citons  encore:  Paul  Flemraing  (1609—1640). 

Johann  Heermann  (1585—1647). 
Simon  Dach  (1605—1659). 


L'origine  des  textes  de  chorals  J I 

luttes  acharnées  entre  luthériens  et  calvinistes.  L'Electeur 
Frédéric  Guillaume,  partisan  du  calvinisme  —  par  un  hasard 
curieux  la  maison  des  Hohenzollern  était  devenue  calviniste 
en  1613  —  demanda,  pour  clore  ces  discussions,  à  tous  les 
pasteurs  de  signer  une  déclaration,  par  laquelle  ils  s'enga- 
geaient „à  traiter  avec  modération  du  haut  de  la  chaire  les 
sujets  de  controverse".  Paul  Gerhardt  s'y  refusa  malgré  les 
instances  amicales  du  prince  qui  le  tenait  en  grande  estime 
et  qui  voulait  même  lui  faire  grâce  de  sa  signature  et  se 
contenter  de  sa  parole.  Il  préféra  quitter  ses  fonctions  et  se 
condamner  avec  sa  famille  à  une  vie  errante,  dans  un  état 
de  complète  misère.  Ne  lui  faisons  pas  tort.  C'était  là,  non 
pas  étroitesse  d'esprit,  mais  délicatesse  de  conscience  exa- 
gérée qui  ne  lui  permettait  pas  de  donner,  ne  fût-ce  que  le 
consentement  du  silence,  à  une  doctrine  qu'il  ne  pouvait 
admettre. 

Ses  poésies  —  elles  sont  au  nombre  de  cent  vingt  dont  plus 
de  trente  sont  devenues  populaires  —  ne  doivent  rien  au  dogme. 
Elles  sont  simples  de  forme,  profondes  d'idées.  Comme  seul 
Luther  avant  lui,  il  possède  le  secret  du  beau  langage  popu- 
laire. Une  candeur  admirable  se  mêle  à  une  piété  robuste 
que  les  grands  malheurs  de  sa  vie  ont  approfondie  encore. 
Ses  cantiques  pénètrent  dans  l'église  vers  la  fin  du  XVIF 
siècle.  Bach  les  admirait  beaucoup  et  en  fait  abondamment 
usage  dans  ses  cantates  et  ses  Passions.  Dans  la  Passion 
selon  St.  Matthieu,  par  exemple,  il  introduit  cinq  strophes  du 
cantique:  „0  Haupt  voll  Blut  undWunden"'.  Détail  curieux: 
dans  cette  poésie  Paul  Gerhardt  s'inspire  du  „Salve  caput  cruen- 
tatum"  de  St.  Bernard  de  Clairvaux.  Le  grand  mystique  catho- 
lique fournit  donc,  lui  aussi,  un  apport  à  l'œuvre  de  Bach. 

Tel  est  le  développement  du  cantique  allemand  depuis  ses 
commencements  jusqu'à  l'époque  du  maître.    Veut-on  se  faire 

1.  Ptssion  selon  St.  Matthieu  :  chortl  Nr.  21,  23,  63  (2  versets)  et  72.    Le  choril  Nr.  53 
.Beflebl  du  deine  Wege*  est  également  de  Paul  Gerhard. 


12  ^a  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

une  idée  de  l'abondance  de  cette  production?  Il  suffira  de 
rapprocher  les  dates  suivantes:  le  premier  recueil  de  1524 
comptait  trente  huit  chants,  celui  de  1555  (dit  cantique  de 
Babst,  d'après  l'éditeur)  en  renferme  cent  un  et  le  grand 
recueil  paru  à  Leipzig,  en  1697,  se  compose  de  huit  volumes 
qui  contiennent  à  eux  tous  près  de  cinq  mille  chants. 

Ce  dernier  recueil^  qui  par  l'ampleur  de  son  volume 
n'était  pas  destiné  à  l'église  mais  à  l'usage  domestique, 
est  particulièrement  intéressant  pour  l'étude  de  Bach.  Le 
maître  le  possédait,  puisque  ces  volumes  figurent  sur  la  liste 
de  son  inventaire  qui  nous  est  parvenue-.  C'est  dans  ces 
huit  volumes  qu'il  feuilletait  pour  chercher  les  strophes  de 
choral  dont  il  agrémentait  ses  textes.  Quant  à  l'exemplaire 
qu'il  avait  entre  les  mains,  nul  ne  sait  ce  qu'il  en  est 
advenu.  Il  a  été  égaré  comme  tant  d'autres  choses  pré- 
cieuses de  sa  succession. 

Ce  recueil,  Bach  le  connaît  à  fond.  D'une  main  sûre  il 
va  droit  à  la  strophe  qu'il  sent  capable  d'encadrer  une  scène 
de  Passion  ou  de  fournir  à  une  cantate  la  conclusion  que 
prescrit  l'usage.  Même,  il  lui  arrive  d'extraire  une  strophe 
du  milieu  de  strophes  médiocres  et  de  la  mettre  en  valeur 
par  la  place  qu'il  lui  assigne.  Une  étude  détaillée  des 
strophes  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  nous  fournirait,  à 
cet  égard,  des  renseignements  curieux.  Elle  nous  révélerait 
un  art  si  consommé  qu'il  suffît  de  remplacer  une  strophe 
par  une  autre  pour  détruire  aussitôt  l'harmonie  de  l'ensemble. 

La  grande  période  de  floraison  du  cantique  venait  donc 
de  se  clore  au  moment  où  Bach  se  mettait  à  l'œuvre.  Aussi 
le  maître  est-il  encore  sous  l'influence  de  cette  grande  époque 
lyrique.  Il  n'a  qu'à  puiser  à  pleines  mains  dans  ces  richesses 
accumulées.     Sans  elles,  son  œuvre  n'existerait  pas. 


!.  En  voici  le  titre  exact:   ,Andâchtiger  Sellen  geifUiches  Brand-  and  Gantz-Opfer*. 
Leipzig  1697. 

2.  Voir  Spitta  II,  p.  96  et  751. 


L'origine  des  textes  de  chorals  13 

Le  Rationalisme  qui  survient  au  courant  du  XVIIl*  siècle,  dé- 
cide dans  la  poésie  religieuse  le  triomphe  de  ce  subjectivisme, 
que  Paul  Gerhardt  avait  su  contenir  dans  certaines  limites. 
C'est  dès  lors,  l'invasion  triomphante  du  genre  didactique  et 
du  raisonnement  sentimental.  Cet  esprit  nouveau  trouve  son 
représentant  typiq'ie  en  Christian  FUrchtegott  Gellert.  Né 
en  1715,  il  mourut  professeur  de  philosophie  à  l'Université  de 
Leipzig,  en  1769,  vingt  ans  après  Bach.  Ses  poésies  et  ses  odes 
exhalent  un  sentiment  très  vif  des  beautés  de  la  nature. 
Aussi  font-elles  l'admiration  unanime  de  la  seconde  moitié 
du  XVIII*  siècle.  Les  fils  de  Bach,  Quantz  le  célèbre  flû- 
tiste et  Beethoven  lui-même,  se  complaisaient  à  leur  trouver 
des  mélodies.  Mais,  au  fond,  le  Rationalisme  était  funeste 
à  la  vieille  poésie  religieuse.  Non  seulement  il  ne  comprend  pas 
la  beauté  des  anciens  chants,  mais  il  entreprend  encore  de  les 
moderniser,  en  y  introduisant  les  nouvelles  idées  philosophiques 
et  en  modifiant  la  langue  ancienne  qui  lui  semble  démodée.  Ne 
nous  étonnons  point  de  voir  les  anciens  chants  nous  apparaître 
alors  sous  une  sorte  de  travestissement  souvent  ridicule. 

On  ne  revint  de  cette  aberration  qu'au  commencement 
du  XIX'  siècle.  Il  faudra  la  lutte  entamée  par  des  poètes 
comme  Ernst  Moritz  Arndt,  pour  réhabiliter  les  anciens  can- 
tiques. Ces  efforts  aboutiront  à  un  mouvement  de  restau- 
ration, qui  se  poursuit  à  travers  tout  le  XIX*  siècle.  Dans 
les  nouveaux  cantiques,  on  reprend  les  chants  primitifs  en  se 
bornant  à  changer,  çà  et  là,  des  expressions  qui  choquent  par 
trop  le  sentiment  moderne.  Toutefois,  de  cette  révolution  ac- 
complie par  le  Rationalisme  dans  les  textes  de  cantiques,il  restera 
jusqu'à  nos  jours  un  désordre  irréparable.  La  même  poésie 
existe  parfois  dans  une  douzaine  de  variantes.  D'où  la  néces- 
sité, pour  expliquer  les  chorals  de  Bach,  où  souvent  le  moindre 
détail  du  texte  donne  la  clef  de  la  musique,  de  consulter  les 
recueils  d'alors.  L'étude  des  chorals  dans  l'ouvrage  présent 
repose  sur  le  texte  du  grand  cantique  de  1697. 


]4  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

La  restauration  de  l'ancien  cantique  au  XIX^  siècle  suscita 
une  brillante  renaissance  de  la  poésie  spirituelle  en  Allemagne. 
A  côté  d'Ernst  Moritz  Arndt  (1769 — 1860),  citons  Max  von 
Schenkendorf  (1783—1817),  Fr.  v.  Hardenberg  dit  Novalis 
(1772—1801)  et,  le  plus  distingué  de  tous,  Philipp  Spitta  (1801 
— 1859).  Son  recueil  „Psalter  und  Harfe"  a  conquis  la  faveur 
populaire,  et  ses  poésies  ont  une  place  d'honneur  dans  les 
cantiques  de  l'Eglise. 

Cette  révolution  rationaliste  explique  l'oubli  subit  où  tombe 
l'œuvre  de  Bach,  au  lendemain  même  de  la  mort  du  maître. 
Le  Rationalisme  ne  comprend  plus  l'ancien  cantique  qui  sert 
de  base  à  l'œuvre  de  Bach.  Les  cantates,  les  Passions  et 
les  chorals  pour  orgue  se  trouvent  donc  partager  l'exil  de 
l'ancienne  poésie  spirituelle.  Conséquemment  aussi,  la  réha- 
bilitation de  l'ancien  cantique  entraînera,  tout  naturellement, 
la  réhabilitation  de  l'œuvre  de  Bach.  La  première  génération 
du  XIX*  siècle  consacre  ses  efforts  à  la  résurrection  du  can- 
tique, la  seconde  s'avise  de  la  grandeur  du  maître  oublié. 
Et  c'est  ainsi  que  le  fils  du  poète  Philipp  Spitta  devient  le 
grand  biographe  de  Bach. 

III.   L'origine  des  mélodies  de  chorals 

A,  Kôstlin.    Luther  als  der  Vater  des  evangelischen  Kirchengesangs. 
Sammlung   musikalischer   Vortrâge    und  Aufsâtze.     Breitkopf   & 
Hârtel.     Leipzig  1881. 
Johannes  Zahn.   Die  Melodien  der  deutschen  evangelischen  Kirchen- 
lieder  aus  den  Quellen  geschôpft  und  mitgeteilt. 

Ph.  Wolfram.  Die  Entstehung  und  erste  Entwicklung  des  deutschen 
evangelischen  Kirchenlieds  in  musikalischer  Beziehung.  Breitkopf 
&  Hàrtel.  Leipzig  1890.  Cet  ouvrage  est  très  précieux  comme 
résumé  des  études  sur  ce  domaine  et  par  les  exemples  en  mu- 
sique. 

Ludwig  Erk.  J.  S.  Bachs  Choralgesânge  und  geistliche  Arien.  2  Vo- 
lumes chez  Peters.  Leipzig.  Ces  deux  volumes  renferment  tous 
les  chorals  qui  se  trouvent  dans  les  cantates  et  dans  les  Passions 
de  Bach  avec  les  différentes  harmonisations  du  maître. 

Kûmmerle.  Encyclopâdie  der  evangelischen  Kircbenmusik.  1886. 
Bertelsmann.     Gûtersloh. 


L'origine  des  mélodies  de  chorals  15 

Pour  la  partie  musicale  du  culte  protestant,  Luther  appela 
à  son  aide  son  ami  Johann  Walther,  musicien  de  grand  talent. 
Johann  Walther  —  né  en  Thuringe  en  1496,  mort  en  1570  — 
répondit  à  cet  appel  et  vint,  vers  1524,  à  Wittenberg,  où  il 
resta  quelques  semaines,  collaborant  avec  Luther  à  l'organi- 
sation du  chant  protestant.  Plus  tard,  après  avoir  été,  dans 
l'intervalle,  au  service  de  l'Electeur  Frédéric  à  Torgau,  il  fut 
nommé  maître  de  chapelle  à  Dresde.  C'est  à  lui  que  Luther 
doit  son  éducation  musicale.  A  côté  de  Walther,  il  admirait 
surtout  Ludwig  Senfl,  maître  de  chapelle  à  la  cour  de  Vienne, 
plus  tard  Hofkapellmeister  à  la  cour  de  Bavière,  mort  en 
1550.  Un  jour  qu'on  exécutait  un  de  ses  motets  chez 
Luther,  celui-ci  s'écria:  „Jamais  je  ne  pourrais  composer  chose 
pareille,  mais  s'il  lui  fallait  faire  une  homélie  à  ma  place,  il 
serait  bien  embarassé  à  son  tour^."  «Quelle  chose  admirable," 
écrira  encore  Luther,  en  1538,  dans  une  lettre,  qu'on  est  accou- 
tumé d'intituler  „Eloge  de  la  musique",  «que  d'entendre  trois 
ou  quatre,  ou  même  cinq  voix  différentes  chanter  autour  de 
cette  méchante  et  simplette  mélodie  —  Ténor,  ainsi  que 
l'appellent  les  musiciens  —  comme  en  poussant  des  cris  de 
joie;  elles  lui  font  une  merveilleuse  parure  de  sonorités,  elles 
exécutent  en  quelque  sorte  une  ronde  céleste,  se  rencontrant, 
se  poursuivant,  s'enlaçant  avec  grâce,  si  bien  que  quiconque 
s'entend  un  peu  à  cet  art,  est  ému  et  ne  peut  s'empêcher 
de  s'étonner  vivement 2".  N'est-ce  pas  là  une  conception 
pittoresque  de  la  polyphonie? 

Voici  donc  les  deux  amis  à  l'œuvre.    Walther  est  assis  à 

1.  Latbers  Tlschreden.  Ed.  Irmiscber.  B.  62.  .Eine  solcbe  Mottete  vermôcbt  icb  nicht 
zu  macben,  wenn  icb  micb  aucb  zerreisen  sollte,  wie  er  dano  auch  wiederumb  nlcbt  einen 
Psalrn  predigen  kônnte  als  ich*. 

2.  Luthers  Lobrede  auf  die  Musilc  1538.  „Es  ift  sehr  zu  verwundern,  daO  einer  eine 
scblechte  Wcise  oder  Ténor  (wie  es  die  Musici  beiOen)  hersinget,  nebcn  welcher  drei,  vier 
oder  fûnf  andere  Siimmen  aucb  gesungen  werden,  die  utn  solcbe  schlechte,  einfâltigc 
Welse  oder  Ténor  gleich  als  mit  Jauchzcn  ringsherum  spielen  und  springen  und  mit 
mancberlei  Art  und  Klang  dieselbige  Weise  wunderbariicb  zieren  und  schmiicken  und 
gleicbwie  einen  himmlischen  Tanzreyen  Tiibren,  freundlicb  einander  begegnen,  und  sich 
gleich  bertzen  und  lieblicben  umbfangen,  aiso  daQ  diejenigen,  so  ein  solches  ein  wenig 
versieben  und  bewegt  werden,  sich  deO  heftig  vtrwundcrn  miissen". 


16  La  musique  sacrée  în  Allemagne  jusqu'à  Bach 

la  table  et  note  les  mélodies,  Luther  arpente  la  chambre 
et  les  essaye  sur  un  fifre,  pour  s'assurer  qu'elles  restent 
bien  dans  l'oreille,  car,  disait-il,  pour  qu'une  mélodie  devienne 
populaire,  il  faut  avant  tout  qu'elle  soit  facile  à  saisir.  Pour 
les  poésies  spirituelles  du  Moyen- Age,  la  chose  était  simple: 
on  leur  laissait  leur  mélodie'.  De  même  pour  les  anciennes 
hymnes  latines,  Luther  ayant  soin  de  les  traduire  de  façon 
que  la  traduction  s'adaptât  à  l'ancienne  mélodie^. 

C'est  ainsi  que  sur  les  trente  cinq  mélodies  du  cantique 
de  1524,  il  s'en  trouve  une  quinzaine  du  Moyen- Age. 

A  vrai  dire,  les  auteurs  de  mélodies  dont  le  nom  nous 
est  parvenu,  sont  clairsemés  dans  cette  première  période. 
Le  plus  marquant  d'entre  eux  est  Nicolaus  Hermann,  poète 
et  musicien  tout  ensemble,  Cantor  à  Joachimsthal,  en  Bohême. 
C'est  lui  l'auteur  des  mélodies  „Lobt  Gott  ihr  Christen" 
(Bach  V,  No.  40)  et  «Erschienen  ist  der  herrlich  Tag*  (Bach  V, 
No.  15).  Parmi  les  mélodies  attribuées  à  Luther ^  deux  sont 
particulièrement  connues:  „Ein  feste  Burg",  le  «choral  de 
Luther"  (Bach  VI,  No.  22)  et  „Mit  Fried  und  Freud  ich  fahr 
dahin"  (Bach  V,  No.  41).  Fait  à  noter:  certaines  de  ces 
nouvelles  mélodies   accusent  l'influence  du  chant  Grégorien. 

1.  A  remarquer  parmi  les  aniennes  mélodies  du  chant  spirituel  du  Moyen-Age: 
Christ  ist  erstanden  du  Xlle  siècle.     Bach  V,  No.  4. 

Christ  lag  in  Todesbanden.     Bach  V,  No.  5,  VI,  No.  15  et  16. 

Da  Jésus  an  dem  Kreuze  stund.     Bach  V,  No.  9. 

Dies  sind  die  heiiigen  zebn  Geboi.     La  mélodie  est  prise  d'un  chant  de  pèlerinage 

du  Moyen-Age  :  ,In  Cottes  Namen  fahren  wir".    Bach  V,  No.  12.   VI,  No.  19  et  20. 
Erstanden  ist  der  heilige  Christ.     Bach  V,  No.  H. 
Gelobet  seift  du  Jésus  Christ.     Bach  V,  No.  17  et  VI,  No.  23. 
Jésus  Christus  unser  Heiland  der  den  Tod  iiberwand.     Bach  V,  No.  32. 
In  dulci  iubilo.    Bach  V,  No.  35. 
Puer  natus  in  Bethiehem.     Bach  V,  No.  4b. 
Christ  unser    Herr  zum  Jordan   Kam.     Bach   VI,   No.  17  und  18.     Cette  mélodie 

parait  déjà  dans  le  cantique  de  1524. 
Konim  heilger  Geist,  Herre  Gott.     Bach  VU,  No.  36  et  .37. 
Wir  glauben  ail'  an  einen  Gott.     Bach  VII,  No.  60,  61  et  62. 

2.  Voir  la  liste  des  hymnes  traduites  p.  6  et  7  de  cet  ouvrage.  Bien  entendu,  une 
partie  seulement  des  mélodies  et  des  hymnes  que  nous  donnons  dans  ces  listes  figure 
dans  le  premier  cantique  de  1524. 

3.  Quant  aux  mélodies  qui  remontent  à  Walther,  elles  sont  difficiles  à  reconnaître, 
car  le  nom  de  l'auteur  n'est  jamais  Indiqué,  ni  dans  ce  premier  recueil,  ni  dans  les 
anciens  cantiques. 


L'origine  des  mélodies  de  chorals  17 

aEin  feste  Burg",  par  exemple,  est  tout  parsemé  de  réminis- 
cences du  plain  chant,  et  la  mélodie  que  Nicolaus  Décfus 
composa  pour  le  Gloria  allemand  „Allein  Gott  in  der  Hôh 
sei  Ehr"  repose  sur  un  Gloria  pascal  Grégorien'.  C'est, 
précisément,  la  mélodie  que  Bach  a  le  plus  souvent  traitée 
sous  forme  de  choral  pour  orgue  (Bach  VI,  No.  3 — 11). 

Ne  pouvant  improviser  du  jour  au  lendemain  toutes  les 
mélodies  dont  elle  avait  besoin,  la  Réforme  mit  à  profit  les 
mélodies  profanes.  Les  belles  chansons  populaires  (Lieder) 
abondaient  à  cette  époque  de  floraison  poétique  qu'est,  en 
Allemagne,  la  fin  du  XV*  et  le  début  du  XVP  siècle.  Et 
c'est  avec  pleine  conscience  que  la  Réforme  fit  son  bien  des 
mélodies  courantes,  car  elle  affichait  hautement  la  prétention 
de  faire  disparaître  le  chant  profane  et  de  le  remplacer  par 
les  nouveaux  chants  spirituels.  On  se  mit  donc  à  l'œuvre, 
faisant  des  parodies  spirituelles  de  chants  profanes,  et  ce, 
sans  le  moindre  ménagement.  „Le  diable  n'a  pas  besoin 
de  toutes  les  belles  mélodies  pour  lui  tout  seul"  dit  Luther 
et  il  compose  le  choral  de  Noël  „Vom  Himmel  hoch,  da  komm 
ich  her"  (Bach  V,  No.  49  et  V,  P.  92—101)  en  prenant  pour 
modèle  un  „Ràtsellied"  (chant-énigme)  alors  bien  connu  „Aus 
fremden  Landen  komm  ich  her".  Grand  nombre  de  poètes, 
entre  autres  Hans  Sachs  (1494 — 1576),  son  contemporain  et 
son  admirateur,  suivirent  son  exemple  et  consacrèrent  leur 
talent  à  cette  nouvelle  tâche. 

L'intention  qui  guide  ces  efforts  s'exprime  toute  entière 
dans  le  titre  d'un  recueil  publié  à  Francfort,  en  1571: 
^Chansons  des  rues,  chansons  de  cavaliers  et  chansons 
montagnardes  transformées  en  chansons  chrétiennes  et  morales, 
pour    faire    disparaître    avec   le  temps   la   mauvaise   habitude 

1.  La  mélodie  en  question  débute  ainsi: 


Schweitzer,  Bacli. 


18  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

qu'on  a  de  chanter  des  chansonnettes  légères  dans  les  rues, 
aux  champs  et  à  la  maison,  en  les  remplaçant  par  les  beaux 
textes  spirituels  et  honnêtes  que  voici"'. 

Les  mélodies  de  chorals,  tirées  du  chant  populaire,  sont 
donc  la  nouvelle  noblesse  créée  à  la  suite  de  cette  révolution 
que  fut  la  Réforme.  Et  cette  nouvelle  noblesse  a  bien  vite 
oublié  ses  origines.  De  la  chanson  „Inspruck,  ich  muC  dich 
lassen"  (Les  adieux  à  Innsbruck)  on  tire  le  choral  „0  Welt 
ich  muO  dich  lassen"  (Les  adieux  au  monde);  a  deux  reprises 
reparaît  dans  la  Passion  selon  St.  Matthieu  (Chorals  No.  16 
et  No.  44)  la  mélodie  de  ce  chant  profane  du  XV*  siècle. 

Une  chanson  de  lansquenets  sur  la  bataille  de  Pavie 
(1525),  le  «Pavierton"  („Ton"  veut  dire  mélodie),  fournit  la 
mélodie  du  choral  sur  le  péché  originel  „Durch  Adams  Fall 
ist  ganz  verderbt"  (Bach  V,  No.  13). 

Le  choral  „Von  Gott  will  ich  nicht  lassen"  (Bach  VII, 
No.  56)  se  chante  sur  la  mélodie  de  la  chanson  d'amour 
„Einmal  thât  ich  spazieren";  la  mélodie  du  choral  „Ich  hab 
mein  Sach  Gott  heimgestellt"  (Bach  VI,  No.  28)  est  empruntée 
à  la  chanson  d'amour  „Es  gibt  auf  Erd'  kein  schwerer  Leid'n"; 
le  choral  „Helft  mir  Gottes  Giite  preisen"  (Bach  V,  No.  21) 
figure  encore  en  1572  dans  les  „Tischgesânge",  chansons 
de  table,  de  Joachim  Magdeburg. 

En  1601,  Hans  I^eo  Hassler  (1564 — 1612),  élève  de  Gabrieli, 
publie  un  recueil  de  chants  profanes,  où  se  trouve  une  chanson 
d'amour  „Mon  cœur  est  troublé^".  En  1613,  cette  même 
mélodie  apparaît  déjà  sous  forme  de  choral  funèbre  sur  le 
texte  „Herzlich  thut  mich  verlangen"  (Bach  V,  No.  27).  Plus 
tard,  elle  s'installera  dans  le  choral  „0  Haupt  voll  Blut  tmd 

1.  .Gassenhauer,  Reuter-  und  Bergliedlein,  chriftlich,  moraliter  und  sittlicb  verândert, 
damit  die  bôse  und  argerliche  Weise  unniitze  und  schampare  Liedlein  auf  Cassen,  Feldern 
und  in  Hàusern  zu  singen  mit  der  Zeit  abgehen  môchte,  wenn  man  geistige  gute,  nijtie 
Texte  und  Wone  darunter  haben  môchte.     Frankfort  1571. 

2.  ,Mein  Gemiit  ist  verwirret,  Das  macht  ein  Jungfrau  zart"  etc.  Le  recueil  est 
intitulé:  .Lustgarten  neuer  teutscher  Gesânge,  Palletti,  Galliarden  und  Intraden  mit  vier, 
fOnf  und  acht  Stimmen.     Niimberg  1601. 


L'origine  des  mélodies  de  chorals  19 

Wunden"  de  Paul  Gerhardt  et  deviendra  ainsi  la  „Leit- 
raelodie"  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu,  où  elle  revient 
quatre  fois'. 

Mais  ce  n'était  pas  assez  encore  de  la  chanson  allemande: 
on  mit  aussi  à  profit  les  chansons  étrangères.  On  les  arrêtait, 
pour  ainsi  dire,  à  leur  passage  de  la  frontière  pour  les  enrôler 
dans  la  musique  sacrée.  C'est  ainsi  que  le  choral  „In  dir 
ist  Freude"  (Bach,  No.  34)  est  tiré  des  „Balletti"  de  Giov. 
Gastoldi,  qui  parurent  en  1591.  La  chanson  française,  en 
particulier,  exercera  une  influence  d'autant  plus  importante, 
qu'elle  se  trouve  en  relation  avec  la  chanson  allemande  depuis 
bien  avant  le  XVP  siècle.  A  cette  époque  déjà,  le  chant  alle- 
mand présente  des  traces  de  l'influence  française:  nous  vou- 
lons parler  du  schéma  alors  universellement  admis  et  pratiqué 
par  les  maîtres  chanteurs  du  XV*  siècle.  Ce  schéma  est  symé- 
trique: il  se  compose  de  deux  phrases  parallèles  (le  plus  sou- 
vent la  même  phrase  répétée)  auxquelles  vient  s'en  ajouter, 
pour  terminer,  une  troisième.  Or,  précisément,  cette  structure 
simple  est  d'origine  romane;  elle  s'est  introduite  en  Allemagne 
par  l'intermédiaire  des  Trouvères,  et  ce  sont  alors  les  «maîtres- 
chanteurs",  issus  eux-même  des  „Minnesânger"  allemands 
qui,  à  leur  tour,  l'introduisent  dans  la  chanson  populaire.  Les 
deux  premières  phrases  se  nomment  „Stollen",  la  phrase 
finale  „der  Abgesang".  C'est  cette  structure  que  le  Hans 
Sachs  de  Wagner  enseigne  à  Walther  von  Stolzing,  au 
troisième  acte  des  Maîtres  chanteurs:  „Das  war  ein  Stollen; 
nun  achtet  wohl,  daB  ein  ganz  gleicher  ihm  folgen  soll  .... 
Nun  stellt  mir  einen  Abgesang  .  .  .  den  Stollen  àhnlich,  doch 
nicht  gleich,  an  eignen  Reim  und  Tônen  reich  .  .  .  ." 

A  les  considérer  au  point  de  vue  de  leur  structure,  les 
chorals  se  divisent  donc  en  deux  groupes.    D'abord,  un  type 

1    Voici  les  chorals  de  la  Passion  s.  St.  Matthieu,  qui  se  chantent  sur  cette  milodie: 
No.  23:  ,Ich  wlll  hier  bei  dir  stehen*. 
No.  53:  .Beflehl  du  deine  Wege". 
No.  73:  ,Wenn  ich  einmal  soll  scheîden*. 


20  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

de  choral  qui  n'accuse  aucune  structure  et  qui  n'est  en  quelque 
sorte  qu'une  succession  de  phrases  mélodiques,  sans  recherche 
aucune  de  symétrie:  ce  sont  les  anciens  chorals,  tirés  des 
hymnes  latines  et  des  chants  allemands,  tant  spirituels  que 
profanes,  du  Moyen-Age.  Citons:  „Nun  komm  der  Heiden 
Heiland"  (Bach  V,  No.  42),  une  ancienne  hymne  latine,  ou  bien 
encore  „Christ  ist  erstanden"  (Bach  V,  No.  4),  mélodie  spirituelle 
du  Moyen-Age  1.  Par  contre,  les  nouveaux  chorals  qui  re- 
montent soit  à  la  fin  du  XV^  soit  au  XVF  siècle  portent 
l'empreinte  du  „Lied",  tel  qu'il  a  été  cultivé  par  les  „Meister- 
singer";  leur  structure  est  simple  et  repose  sur  les  deux 
phrases  symétriques.  Ainsi  les  chorals  „  Durch  Adams 
FalP  (Bach  V,  No.  13)  et  „Herzlich  thut  mich  verlangen* 
(Bach  V,  No.  27)  qui  sont  nés  tous  deux  du  chant  profane 
du  XVI'  siècle.  Le  «choral  de  Luther",  lui  aussi,  présente 
le  type  à  deux  phrases  répétées  (Bach  VI,  No.  22).  Donc, 
aucune  erreur  possible:  les  chorals  qui  ne  présentent  ni 
symétrie,  ni  phrase  répétée,  sont  anciens,  les  autres,  où  se 
rencontre  la  structure  simple  à  trois  phrases,  sont  nouveaux. 
Le  XV^  siècle  est  sur  la  limite.  Dans  les  chorals  pour  orgue 
de  Bach,  les  nouveaux  sont,  à  peu  près,  en  même  nombre  que 
les  anciens^,  car,  à  partir  du  XVP  siècle  jusqu'à  l'époque 
de  Bach  et  jusqu'à  nos  jours,  les  auteurs  de  mélodies  de 
choral  s'en  tiennent  uniquement  au  type  à  structure  symétrique. 
Revenons  aux  chansons  françaises  du  XVP  siècle.  Elles 
aussi,  disions-nous,  fournissent  un  apport  considérable  aux 
mélodies  de  choral.  Par  exemple,  la  mélodie  du  choral 
„Was  mein  Gott  will,  das  g'scheh  allzeit"  (Que  la  volonté 
de  Dieu  soit  faite  en  tout  temps)  appartient  à  la  chanson 
d'amour    „I1   me   suffit   de   tous   mes  maux"   qui  figure  dans 

1.  Pour  d'autres  exemples,  voir  la  liste  des  mélodies  page  (7)  de  cette  étude  (V,  No.  5 
et  U;  VI,  No.  15  et  16  font  exception). 

2.  Voici  les  chorals  à  structure  symétrique  chez  Bach; 

V,  No.  2,  13,  16,  22,  24,  25,  27,  30,  31,  36,  37,  44,  45,  52,  53,  54. 

VI,  No.  3— 11,  12a  et  b,  13,  14,  17,  18,  21,  22,  27,  29. 

VII,  No.  43,  44,  48,  49,  50,  51,  57,  59. 


L'origine  des  mélodies  de  chorals  21 

les  ^Trente  et  quatre  chansons  musicales"  publiées  à  Paris, 
en  1529,  chez  le  libraire  Pierre  Attaingnant,  le  premier  im- 
primeur de  musique  français'.  Ce  même  choral  se  retrouve 
dans  la  Passion  selon  St.  Matthieu  (No.  31):  la  France  musi- 
cale, elle  aussi,  a  donc  fourni  une  contribution  à  la  grande 
œuvre.  Bach,  en  l'harmonisant,  s'est-il  douté  de  l'origine  de 
cette  mélodie? 

Un  certain  nombre  de  chansons  françaises  pénétrèrent 
dans  le  choral  allemand  par  l'intermédiaire  du  psautier  français. 
Il  est  établi  qu'un  très  grand  nombre  des  mélodies  du  psautier, 
commencé  par  Clément  Marot,  continué  et  achevé  par  Théodore 
de  Bèze,  sont  empruntées  à  des  chansons  profanes  que  l'on 
a  simplifiées  pour  leur  donner  une  allure  grave.  La  valeur 
musicale  de  ce  psautier  auquel  avait  collaboré  Goudimel,  le 
maître  de  Palestrina,  fut  universellement  reconnue  en  Alle- 
magne. L'édition  définitive  avait  paru  en  1562.  Dès  1565, 
Ambrosius  Lobwasser,  professeur  de  droit  à  Konigsberg,  avait 
publié  une  traduction  allemande  des  psaumes,  qui  s'adaptait 
au  cent  vingt  cinq  mélodies  du  psautier  français.  A  partir  de 
ce  moment,  une  série  des  plus  belles  de  ces  mélodies  pas- 
sent dans  le  cantique  allemand  et  deviennent  mélodies  de 
choral.  La  mélodie  „Wenn  wir  in  hôchsten  Nôten  sind"  sur 
laquelle  Bach,  quelques  jours  avant  sa  mort,  a  dicté  son  dernier 
choral  pour  orgue  à  son  gendre  Altnikol  (VII,  No.  58),  est 
empruntée  au  psautier  français  et  a,  vraisemblablement,  ses 
ancêtres  dans  la  chanson  profane. 

Les  hymnes  latines  et  les  chants  spirituels  allemands  du 
Moyen-Age,  les  chansons  profanes  du  XV^  et  du  XVF  siècle. 


1.  Voici  les  deux  textes  l'un  en  face  de  l'autre: 

Chanson  Française:  il  me  suffist  de  tous  mes  tnaulx,  puis  qu'ils  m'ont  livré  à  la  mort, 
i'ay  enduré  peine  et  travaulx  tant  de  douleur  et  descomfort. 
Que  faut-il  que  je  Tace  pour  estrc  en  vostre  grâce? 
De  douleur  mon  coeur  est  si  mort  s'il  ne  voit  vostre  face. 
Choral  Allemand:  Was  mcinGottwill  das  g'scheh' allzeit,  sein  WIU  der  ist  der  beste 
Zu  hcifen  den'  n  er  ist  bercit,  die  an  ihn  glauben  feste. 
Er   hilfi   aus  Noth,   der   frommc  Gott  und  zijcbtigei  mit  Massen 
Wer  Gott  vertraut,  fest  auf  ihn  haut,  den  will  er  nicht  verlassen. 


22  La  musique  sacrée  en  AHemagne  jusqu'à  Bach 

—  chansons  italiennes,  françaises,  néerlandaises,  aussi  bien  que 
chansons  allemandes — :  telles  sont  donc  les  sources  qui  alimen- 
tent les  premiers  recueils  de  mélodies  de  choral.  On  ne  saurait 
trop  insister  sur  l'importance  de  l'ancien  chant  profane  dans 
la  formation  des  mélodies  de  choral:  trois  mélodies  de  la 
Passion  selon  St.  Matthieu,  qui  ont,  à  elles  seules,  fourni  sept 
chorals,  les  plus  beaux  de  l'œuvre,  en  sont  sorties. 

Toutefois,  le  nombre  des  mélodies  dont  on  peut  établir 
l'origine  est  relativement  restreint.  Très  souvent,  le  plus 
souvent  même,  l'on  ne  peut  que  se  borner  à  constater,  qu'el- 
les paraissent  pour  la  première  fois  dans  tel  et  tel  recueil; 
quant  à  dire  si  ce  sont  des  créations  originales  ou  des 
mélodies  d'emprunt,  la  chose  est  parfois  bien  difBcile  à  établir, 
vu  que,  dans  les  anciens  cantiques,  il  n'est  pas  d'usage 
d'indiquer  le  nom  de  l'auteur.  Ainsi,  pour  ne  citer  qu'  ua 
exemple,  l'on  est  à  se  demander,  si  les  belles  mélodies  des 
cantiques  mystiques  de  Nicolai  „Wie  schôn  leuchtet  der 
Morgenstem"  et  „Wachet  auf,  ruft  uns  die  Stimme"  (Bach  VII, 
No.  57)  sont  du  poète  lui-même,  ou  d'un  musicien  de  ses 
amis,  ou  bien  encore,  si  elles  n'existaient  point  antérieurement, 
à  l'état  de  mélodies  profanes.  Elles  apparaissent,  pour  la 
première  fois,  en  1598,  dans  un  traité  sur  les  félicités  de 
la  vie  future,  dont  elles  forment  la  conclusion.  Et  c'est  là 
tout  ce  que  nous  en  saurions  dire. 

On  dénomme  une  mélodie  d'après  la  première  phrase  de 
la  poésie  spirituelle  à  laquelle  elle  est  venue  s'adjoindre  tout 
d'abord.  Ainsi  les  mélodies  du  psautier  hébreu;  des  titres 
comme  „Sur  les  lis"  ou  «Colombe  des  thérébinthes  lointains" 
(voir  les  psaumes  45  et  56)  indiquent  la  mélodie  sur  laquelle  se 
chantait  le  psaume.  De  même  pour  les  mélodies  de  choral; 
toute  une  série  de  cantiques  se  chante  sur  la  même  mélodie, 
et  comme  ces  cantiques  expriment  des  sentiments  variés, 
tantôt  la  joie,  tantôt  la  tristesse,  il  va  de  soi  qu'  une  mélodie 
employée   à   des  usages   aussi   différents  ne  saurait  avoir  de 


L'origine  des  mélodies  de  chorals  23 

caractère  déterminé.  C'est  une  mélodie  neutre,  en  quelque 
sorte.  Quand  il  s'agissait  d'appliquer  une  mélodie  à  un  chant 
religieux,  le  caractère  de  la  mélodie  n'  importait  donc  point. 
La  mélodie  des  lansquenets  sur  la  bataille  de  Pavie  devint, 
nous  l'avons  vu,  la  mélodie  d'un  chant  sur  le  péché  originel 
(Bach  V,  No.  13):  nul  ne  s'en  offensa.  Le  nombre  des  syllabes 
de  la  poésie  s'accordait-il  avec  la  mélodie,  on  les  unissait 
sans  plus  de  façon.  N'oublions  pas  qu'au  XVII*  et  même 
au  XVIII'  siècle,  les  limites  entre  la  musique  profane  et  la 
musique  sacrée  ne  sont  point  encore  aussi  rigoureusement 
tracées  qu'elles  le  seront  plus  tard.  Et  puis,  c'est  un  fait 
connu  que  la  vieilesse  confère  à  la  musique  une  certaine  gravité 
religieuse,  le  sentiment  religieux  s'associant  tout  naturelle- 
ment à  ce  qui  est  primitif.  C'est  donc  bien  à  tort  que  l'on 
reprocherait  à  la  Réforme  d'avoir  fait  des  emprunts  au  chant 
profane.  Elle  voulait  créer  un  chant  qui  fût  à  la  fois  religieux 
et  populaire:  elle  emploie  donc  concurremment  les  chansons 
de  la  rue  et  les  hymnes  latines  du  Moyen-Age.  Et  le  succès 
justifie  l'entreprise.  Bach  nous  en  est  la  meilleure  preuve. 
N'est-ce  pas  à  cette  sorte  de  renouvellement  de  sang  que  nous 
devons  la  musique  des  chorals  du  maître? 

Nous  le  disions  ;  le  nombre  des  compositeurs  de  mélodies 
de  chorals  n'est  pas  considérable  au  début  de  la  Réforme. 
Mais,  vers  la  milieu  du  XVIh"  siècle,  une  fois  le  type  du 
choral  bien  établi,  l'on  voit  parallèlement  à  l'éclosion  de  la 
poésie  spirituelle  se  produire  toute  une  floraison  mélodique. 
Les  nouvelles  poésies  appelaient  de  nouvelles  mélodies:  les 
musiciens  se  mettent  à  l'œuvre.  Parmi  eux,  distinguons  Jo- 
hann Crùger,  Cantor  à  l'église  St.  Nicolas  de  Berlin,  né  en 
1598,  mort  en  1662.  Il  est  pour  la  musique,  ce  que  Paul 
Gerhardt,  son  contemporain,  était  pour  la  poésie.  Comme  lui, 
sans  jamais  se  départir  de  la  distinction,  il  sait  trouver  la 
note  simple  et  populaire.  Ses  mélodies  composées  pour  les 
poésies  de  Paul  Gerhardt  et  de  Johann  Frank  sont  admirables. 


24  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

Aussi  n'ont-elles  point  échappé  à  Bach.  De  Johann  Criiger 
est  la  mélodie  du  premier  choral  de  la  Passion  selon  St. 
Matthieu  „Herzliebster  Jesu"  (No.  3).  De  lui  sont  encore: 
„Jesu  meine  Freude"  (Bach  V,  No.  31  et  VI,  No.  29),  „Schmiicke 
dich  0  liebe  Seele"  (Bach  VII,  No.  49)  et  „Nun  danket  aile 
Gott«  (Bach  VII,  No.  43). 

Mais,  avec  la  dernière  génération  du  XVIP  siècle,  se 
clôt  la  période  de  création,  pour  les  mélodies  de  chorals, 
tout  comme  pour  la  poésie  spirituelle.  La  nouvelle  géné- 
ration a  de  trop  vastes  ambitions  pour  concentrer  tous  ses 
efforts  sur  une  simple  mélodie;  elle  a  perdu,  en  outre, 
le  contact  avec  la  chanson  populaire.  On  vit,  dès  lors, 
dans  la  grande  musique.  C'est  le  règne  de  l'air  italien,  et 
l'influence  s'en  fait  sentir  sur  le  choral.  Voyons  plutôt  Bach. 
En  1736,  Schemelli,  Cantor  à  Zeitz,  fit  paraître  chez  Breitkopf, 
à  Leipzig,  un  recueil  contenant  954  cantiques,  auquel  Bach 
avait  collaboré,  inventant  des  mélodies  et  ajoutant  des  basses 
chiffrées  à  d'autres  mélodies  déjà  connues.  Les  mélodies  ne 
portant  pas  de  nom  d'auteur,  il  est  assez  difficile  de  désigner 
celles  que  Bach  a  inventées  et  d'en  évaluer  le  nombre.  Mais 
une  chose  est  certaine:  toutes  celles  qu'on  peut  lui  attribuer 
avec  quelque  certitude,  sans  cesser  pour  cela  d'être  ad- 
mirablement belles,  sont  des  airs,  des  „geistliche  Arien",  plu- 
tôt que  des  mélodies  de  choral.  Aussi  n'ont- elles  guère 
passé  dans  les  recueils  de  chorals  ^  Pour  apprécier  le  genre 
particulier  de  beauté  que  produit  cette  fusion  de  la  mélodie  de 
choral  et  de  l'air  italien,  il  faut  avoir  entendu  „Komm  siiDer 
Tod"  (Erk  No.  82)  et  „Gib  dich  zufrieden"  (Erk  No.  43).  Cette 
dernière  mélodie  se  trouve  dans  le  Klavierbiichlein  d'Anna 
Magdalena  Bach,  de  1725. 

La  génération   qui  suit,  continue  à  s'éloigner   de  plus  en 


1.  On  trouve  ces  mélodies  de  Bach  dans: 

Zahn.    24  Geiftliche  Lieder  fur  eine  Singflimme.    Giitersloh  Bertelsmann. 

Erk.  J.  s.  Bachs  Choralgesange  und  gciftiiche  Lieder.    2  Volumes.    Peters.   Leipzig. 


L'origine  des  mélodies  de  chorals  25 

plus  de  la  simple  mélodie  de  choral.  Les  poésies  de 
Gellert  invitaient  les  musiciens,  disions-nous  au  chapitre 
précédent,  à  créer  des  mélodies.  Emmanuel  Bach  (1714-1788)^, 
Johann  Joachim  Quantz  (1697-1773),  Joh.  Adam  Hiller  (1728- 
1804)-  et  Beethoven  (1770-1827)3  se  disputaient  l'honneur 
de  les  mettre  en  musique.  Vains  efforts!  Ces  musiciens 
sont  incapables  d'atteindre  à  la  simplicité  de  la  mélodie  de 
choral;  Beethoven  surtout  laisse  voir,  combien  peu  il  est 
dans  le  ton  de  l'ancien  choral.  Il  va  de  soi  que  le  XIX'^  siècle 
n'a  pour  ainsi  dire  rien  produit  en  ce  genre. 

Pour  les  mélodies  donc,  tout  comme  pour  les  textes,  la 
période  classique  du  cantique  se  fermait  au  moment  où  Bach 
entrait  en  scène.  Son  rôle  n'était  plus  de  créer  des  mélodies, 
mais  d'utiliser  celles  qu'il  trouvait.  Ici  encore,  il  n'avait  qu'à 
faire  son  bien  de  ce  que  le  passé  lui  fournissait.  Mais  re- 
marquons le  bien  :  les  mélodies  avaient,  avec  le  temps,  subi 
une  transformation  importante. 

Les  anciens  chants  du  Moyen-Age  avaient  un  rythme  libre; 
la  phrase  se  composait  de  tant  et  tant  de  syllabes  de  valeur 
variable*.  Plus  tard,  quand  on  entreprit  d'enserrer  ces  ryth- 
mes libres  dans  des  mesures  à  valeur  fixe,  l'on  chercha  à 
conserver  un  peu  de  la  libre  allure  d'autrefois  en  faisant 
usage  de  fréquents  changements  de  mesure,  tantôt  à  trois, 
tantôt  à  quatre  temps.  Ce  n'était  là  qu'un  expédient  et,  avec 
le  temps,  les  mélodies  de  choral  perdirent  de  plus  en  plus 
leur  caractère  rythmique  et  se  simplifièrent  au  point  de  se 
mouvoir  en  notes  égales.  C'est  sous  cette  forme  simplifiée  — 
„abgeschliffen",  comme  on  dirait  en  allemand  —  que  Bach 
les  emploie. 

1.  Zwôlf  geiftliche  Oden  und  Lieder  als  ein  Anhang  zu  Gellerts  geiniichen  Oden  und 
Liedern  und  Melodien  von  Cari  Philipp  Emmanuel  Bach.     Berlin  1764. 

2.  Choralmelodien  zu  Herrn  Professer  C.  F.  Gellerts  geiniichen  Oden  und  Liedern, 
von  Joh.  Adam  HIlIrr.    Ed.  Breitkopf.    1761. 

3.  Beethoven.    Geiniiche  Lieder. 

4.  Pour  la  notation  des  anciennes  mélodies  voir:  Heinrich  Bellermann.  Die  Mensural- 
noten  des  XV.  und  XVI.  Jahrhundens.  1858.  Guflav  Jakobsthal.  Die  Mensuralnotensthrift 
des  XII.  und  XIII.  Jahrhundens,  1874. 


26 


La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 


Voici,  par  exemple,  les   transformations  successives  qu'a 
subies  le  choral  de  Luther: 

1)  Forme  primitive  d'après  le  manuscrit  original. 


;^-^^ 


&-7^. 


-g-grg'- 


^g-zsh 


i^: 


-;?-S— g'-g^ 


S>-ç>- 


i^-g'g'-g^ 


-<s>-sr<s>- 


^ISt. 


2)  Le  choral  de  Luther  d'après  un  cantique  de  1570  (Voir  Wolf- 
ram page  216). 


^i 


=E 


^ 


*  ha  .-g 


^3* 


3^4r 


-g'-^s^ 


•■îs^ 


2= 


m 


^=ï: 


:^=5 


^ 


2^ 


S 


^ 


^ 


3)  Le  choral  de  Luther  d'après  Bach.     Voir  Erk  II  No.  190. 


' '  •  9  0  s   "  ^  ^— =^ — 


srfe 


^ 


|.^^^^#f^j^^:j^j-;j4.f::^j:^^^E^ 


^ 


On  a  regardé  cette  simplification  comme  un  appauvrissement, 
et,  au  cours  du  XIX^  siècle,  s'est  dessiné  un  mouvement  qui 
tend  à  remonter  au  delà  de  Bach  jusqu'à  la  forme  primitive 
des  mélodies  rythmiques.  Historiquement,  la  tendance  est 
légitime.  Mais  encore  les  mélodies,  chez  Bach,  sont-elles 
d'une  telle  simplicité  et  d'une  souplesse  si  naturelle,  qu'on 
aurait  avantage  à  les  accepter  telles  qu'il  nous  les  a  trans- 
mises. Sans  doute,  le  rythme  qu'on  veut  leur  restituer  a 
été  le  leur  autrefois.  Mais  il  ne  répond  plus  au  sentiment 
moderne,  tel  que  l'a  développé  en  nous  la  musique  de  Bach. 
Et  comment  se  soustraire  à  une  autorité  comme  celle  de  Bach? 


1.  L'histoire  du  choral  de  Luther  à  travers  les  différentes  époques  est  retracÉe  dans  les 
éfuJes  sur  „Ein  feste  Burg"  de  Friedrich  Zelle,  1895,  96  et  97.    Berlin.    Gartners  Verlag. 


L'harmonisation  du  choral  27 

IV.    L'harmonisation  du  choral 

De  nos  jours,  on  est  habitué  à  entendre  le  choral  accom- 
pagné et  soutenu  par  l'orgue.  Il  n'en  était  pas  ainsi  au  dé- 
but. L'orgue  n'est  appelé  à  ces  importantes  fonctions  que 
vers  le  milieu  du  XVIP  siècle.  Trop  imparfait,  à  l'époque  de 
la  Réforme,  pour  qu'on  puisse  faire  appel  à  sa  collaboration, 
il  se  trouve,  en  outre,  dans  la  première  moitié  du  XVP  siècle, 
frappé  d'une  disgrâce  momentanée.  Non  seulement,  en  effet, 
le  protestantisme  réformé  en  avait  aboli  l'usage,  mais  encore, 
au  Concile  de  Trente,  s'était  discuté  la  question  de  savoir 
s'il  serait  toléré  plus  longtemps  dans  les  églises  et  plus  d'une 
voix  s'était  déclarée  contre  lui.  Mais  aussi,  n'oublions  pas 
ce  qu'étaient  les  orgues  et  les  organistes,  à  l'époque. 

Introduisant  le  choral  dans  le  service  religieux,  Luther  et 
Walther  ne  songèrent  donc  nullement  à  l'orgue;  c'est  au 
chœur  qu'ils  confièrent  la  mission  de  le  chanter.  Et  c'est  là 
un  point  capital  pour  l'histoire  de  la  musique  protestante. 
En  principe,  chanté  par  l'assemblée  entière,  comme  le  voulait 
la  Réforme,  le  choral  eût  dû  supprimer  le  chœur.  Mais 
voilà  que  le  chœur  subsiste  et  garde  sa  place,  lui  aussi,  dans 
le  culte  protestant.  Son  rôle  sera  d'enseigner  le  choral;  on 
se  figurait  que  les  fidèles  s'habitueraient  avec  le  temps  à  se 
joindre  uni  sono  à  la  mélodie  de  choral  qu'ils  entendaient 
chanter  par  le  chœur. 

Mais  le  chœur  manqua  à  la  tâche  éducatrice  qu'on  lui 
avait  assignée.  On  avait  l'habitude  d'écrire  la  mélodie  dans 
le  ténor.  Ainsi  dans  le  premier  cantique  de  1524,  où  l'har- 
monisation est  à  cinq  voix.  Comment,  alors,  l'assemblée  eût- 
elle  pu  la  saisir  et  la  chanter?  Les  fidèles  se  trouvaient 
donc,  le  plus  souvent,  réduits  à  écouter. 

Les  harmonisations  de  l'époque  sont  donc  plutôt  des  mo- 
tets   sur    des   mélodies   de   choral   que   des    chorals  simples. 


28  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

L'intérêt  musical  l'emporte  sur  le  but  pratique.  Luther  lui- 
même  était,  d'ailleurs,  beaucoup  trop  artiste,  pour  se  résigner 
à  maintenir  le  chœur  dans  des  fonctions  quelque  peu  subal- 
ternes. En  réalité,  donc,  au  lieu  de  s'astreindre  à  enseigner 
le  choral,  le  chœur  cultiva  le  motet.  Second  point  très  im- 
portant: grâce  au  motet  la  musique  «concertante"  garde  une 
place  dans  les  Eglises  qui  dépendent  de  Luther,  tandis  que 
dans  les  Eglises  réformées  proprement  dites  tout  ce  qui  est 
art  musical  se  trouve  impitoyablement  banni.  Dans  les  Eglises 
luthériennes,  plus  d'obstacles,  dès  lors,  au  développement  de 
la  grande  musique  sacrée.  Du  motet  sortira,  sous  l'influence 
de  la  musique  instrumentale,  la  cantate,  qui,  nous  le  voyons, 
se  trouvera  ainsi  avoir  sa  place  assignée  dans  le  culte.  Si 
donc  Luther  n'avait  pas  maintenu  le  chœur,  si,  grâce  au  chœur, 
le  motet  n'avait  pas  subsisté  dans  le  culte  luthérien,  la  can- 
tate, pas  plus  que  les  Passions  musicales,  n'eût  trouvé 
place  dans  le  service  religieux.  Bach  n'eût  pu  y  laisser 
chanter  son  âme  de  génie;  il  eût  écrit,  sans  doute,  mais  il  eût 
écrit  d'autres  œuvres.  Que  fût-il  advenu  si  au  lieu  de  vivre 
à  Leipzig,  il  eût  vécu  à  Zurich  ou  à  Genève? 

La  Réforme  se  trouve  ainsi,  dès  ses  débuts,  mêlée  au 
grand  mouvement  d'art  polyphonique  qui  illustre  la  seconde 
moitié  du  XVP  siècle.  Tous  les  maîtres  qui  se  consacrent 
au  choral,  subissent  l'influence  d'Orlando  Lasso  (1532-1594, 
mort  à  Munich,  oti  il  vivait  depuis  1562)  et  de  Palestrina 
(1514-1594).  Faut-il  s'étonner  qu'uniquement  soucieux  de 
donner  du  charme  à  la  polyphonie  ils  aient  peu  songé  à  en- 
seigner le  choral  simple'? 


1.  Citons  quelques  noms: 

Hans  Kugelraann,  né  à  Augsbourg,  Kapellmeister  du  prince  Albrecht  à  Kônigsbsrg, 
mort  en  1542.    „Concentus  novi  trium  vocum  Ecclesiarum  usui  in  Prussia  1540". 

Le  Maistre,  d'origine  néerlandaise,  successeur  de  Johann  Walther  à  Dresde  en  1554, 
mort  en  1577.    ,Geiflliche  und  weltliche  teutsche  Gesange  1570". 

SethusCalvisius,  né  en  1556,  à  la  fois  savant  professeur  de  langues  et  de  mathé- 
matiques et  musicien  très  célèbre.  Nommé  Cantor  à  l'église  St.  Thomas  de  Leipzig,  il 
fut  donc  un  des  prédécesseurs  de  Bach.    Il  mourut  en  1615.    Parmi  ses  œuvres  citons: 


L'harmonisation  du  choral  29 

Donc,  la  polyphonie  accapara  l'intérêt  aux  dépens  de  la 
mélodie.  Mais,  avec  la  génération  suivante,  s'accomplit  un 
revirement.  L'influence  de  la  musique  italienne,  qui  tend  à 
la  monodie,  fait  prédominer  peu  à  peu  la  mélodie  sur  la 
polyphonie.  Et,  du  même  coup,  se  trouve  résolu  le  problème 
du  choral:  l'union  de  la  mélodie  avec  la  polyphonie.  Jus- 
qu'alors la  polyphonie  l'avait  emporté  sur  la  mélodie.  Voilà 
la  mélodie  qui  se  dégage  et  l'emporte  sur  la  polyphonie;  le 
choral,  au  lieu  de  rester  dans  le  ténor,  prend  sa  place  dans 
le  soprano.  Johann  Walther  avait  déjà  entrevu  de  loin  cette 
solution,  et  après  lui,  Melchior  Vulpius;  mais  c'est  aux  maîtres 
de  la  fin  du  XVI^  siècle,  qu'il  était  réservé  de  mettre  en  va- 
leur la  mélodie  du  choral.  Cette  conception  nouvelle  se 
trouve  indiquée  toute  entière  dans  le  titre  de  l'ouvrage  de 
Lucas  Osiander,  pasteur  en  Wurtemberg:  „Chants  spirituels 
et  psaumes  à  quatre  parties  en  contrepoint  pour  les  écoles 
et  les  églises  de  la  principauté  de  Wurtemberg,  harmonisés 
de  façon  à  ce  que  l'assemblée  chrétienne  puisse  se  joindre 
au  chant"'. 


,Kirchengesange  und  geistliche  Lieder  Dr.  Lutheri  und  anderer  frommer  Christen  . . .. 
mit  vier  Stiromen  contrapunktweis  richtig  gesetzt.     Leipzig  1597." 

Melcbior  Vulpius,  né  vers  1560,  fut  appelé  comme  Canton  à  Weimar  en  1600.  Il 
mourut  en  1615.     Parmi  ses  œuvres  citons: 

.Pars  prima  contionum  saerarum  cum  VI,  VII,  VIII  et  pluribus  vocibus.    Jena  1602." 

Passion  s.  St.  Matthieu  à  4  voi.v,  imprimée  à  Erfurt. 

,Kirchenges8ng  und  geistliche  Lieder."     Erfurt  1603. 

I.  Voici  le  titre  exact:  ,Fiinffzig  geistliche  Lieder  und  Psalmen.  Mit  vier  Stimmcn 
•uf  conirapunctweise,  fur  die  Kirchen  und  Schulen  im  lôblicben  Fiirstenthumb  \X'iirtcm- 
berg,  aiso  gesetzct,  daQ  ein  gantze  christliche  Gemein  durchaus  mitsingen  kann.  Lucas 
Osiander,  Dr.  Wiirtembergischcr  Hofprediger.     Niirnberg  1586." 

Citons  encore: 

Hans  Léo  Hasaler.  Il  naquit  &  Niirnberg  en  1564.  La  célèbre  famille  des  Fuggcr 
l'envoya  i  l'ige  de  20  ans  en  Italie,  à  Venise,  pour  y  faire  ses  études  musicales.  En 
1601,  il  entra  au  service  de  la  ville  de  Niirnberg  comme  maître  de  choeurs  et  organiste. 
Plus  tard,  en  1608,  il  alla  se  fi.ver  i  Dresde,  oQ  il  mourut  poitrinaire  en  1612,  à  l'ige  de 
40  ans.     Parmi  ses  œuvres  citons: 

„Cantlones  sacrae  de  festis  praecipuis  totius  anni,  IV,  V,  VI,  VII,  VIII  et  plurium 
Yocum.     Niirnberg  1597." 

,Sacri  concentus  1601." 

.Kirchengesting  :  Psalmen  und  geistliche  Lieder,  auf  die  gemeinen  Melodien  mit  vier 
Siimmen  simpliciier  gesetzt"  1607.  Dans  la  préface  de  cette  œuvre,  il  exprime  le  même 
principe  d'harmonisation  qu'Osiander,  en  disant:  ^Diese  KIrchengesânge  sind   in  solcher 


30  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

Parmi  tous  ces  maîtres,  une  place  à  part  doit  être  faite 
à  Johann  Eccard.  Dans  ses  harmonies,  on  croit  retrouver  le 
reflet  de  sa  belle  vie  calme,  de  sa  nature  sereine,  de  son 
caractère  aimable.  Né  en  1553,  il  fit  ses  études  chez  Or- 
lando  Lasso,  qui  était  alors  à  Munich.  Après  avoir  été  maître 
de  chapelle  des  Fugger  à  Augsbourg,  il  fut  appelé,  en  cette 
même  qualité,  à  Konigsberg,  auprès  du  duc  Albert  Frédéric 
de  Prusse,  en  1585.  C'est  alors  qu'il  se  mit  à  réunir  les 
mélodies  de  tous  les  chorals  chantés  en  Prusse,  en  les  har- 
monisant à  cinq  voix.  Cette  œuvre,  fruit  d'un  travail  de  plus  de 
dix  années,  parut  en  1597  et  1598^  L'Electeur  Joachim  Fré- 
déric appela  l'homme  célèbre  à  Berlin  en  1607  et  lui  fit  une 
situation  exceptionnelle  pour  l'époque.  Outre  le  logement,  il 
avait  deux  cents  Thalers  de  traitement,  une  subvention  pour  l'ha- 
billement, im  bœuf,  deux  cochons  gras,  trois  moutons,  un  demi 
tonneau  de  beurre,  du  fromage,  du  bois,  du  sel  et  d'autres 
dons  en  nature.     Il  mourut  en  1612. 

D'Eccard  à  Bach,  rien  d'important  à  signaler  dans  l'his- 
toire de  l'harmonisation  du  choral  pour  chœur.  C'est  l'épo- 
que où  l'orgue  commence  à  remplacer  le  chœur.  L'ouvrage 
où  se  marque  cette  évolution  paraît  en  1650.  Ce  sont  les 
cent  chants  spirituels  harmonisés  pour  orgue,  de  Samuel 
Scheidt  (1587-1654),  le  grand  maître  sur  lequel  nous  aurons 
à  revenir. 

Chez  Bach,  nous  trouvons  des  harmonisations  pour  chœur 
et  des  harmonisations  pour  orgue.  Des  chorals  pour  chœur, 
nous  en  possédons  plus  de  trois  cents:  ceux  qui  figurent 
dans  ses  Passions   et  dans  ses  cantates,   chaque  cantate,  di- 

Art  and  MaOen  gefertigt,  daC  dieselbigen  »uch  m  der  christlichen  Versammlung  von  dera 
gemeinen  Mann  neben  dem  Figurai  mitgesungen  werden  kônnen.* 

Michael  Praetorius,  né  en  1571,  mort  en  1621,  Kapellmeister  du  duc  de  Braun- 
schweig  à  partir  de  1604.     Parmi  ses  œuvres  citons  : 

Musicae  Sionae.  Geistliche  Concertgesânge  Uber  die  fUmembsten  Teutsche  Psalmen 
und  Lieder,  wie  sic  in  der  christlichen  Kirchen  gesungen  werden  mit  VIII  und  XII  Stim- 
men  gesetzet.    11  Volumes  (1605-1610)  contenant  des  centaines  d'harmonisations  de  chorals. 

1.  En  voici  le  titre:  Geistliche  Lieder  aufden  Choral,  oder  die  gebrâuchliche  Kirchen- 
melodie  gerichtet  und  fûnfstiramig  gesetzt.    2  Volumes.     Konigsberg.     1597  et  1598. 


L'harmonisation  du  choral  31 

sions-nous,  se  terminant  par  un  simple  choral  pour  chœur. 
Des  harmonisations  de  choral  pour  orgue,  il  nous  en  est  à 
peine  parvenu  une  douzaine'. 

Les  harmonisations  pour  chœur  ont  leur  histoire.  Non 
seulement  elles  restèrent  incomprises  longtemps,  mais  encore 
elles  suscitèrent  toute  une  polémique  dans  le  monde  des 
musiciens.  Cari  Philipp  Emmanuel  Bach,  le  fils  du  maître, 
ayant  réuni  tous  ces  chorals,  les  avait  édités  à  Leipzig^  pour 
servir  de  modèles  de  contre-point,  et  ils  étaient  très  répandus 
et  fort  joués  sur  le  clavecin  et  sur  l'orgue.  Or,  en  1810, 
Charles  Marie  de  Weber  fait  paraître  une  petite  étude^  où 
il  attaque  l'harmonisation  de  Bach.  Il  défend  contre  les  cho- 
rals du  maître  de  Leipzig  les  principes  d'harmonisation  que 
professait  son  maître  à  lui,  le  célèbre  abbé  Vogler,  qui  avait 
publié  plusieurs  traités  sur  l'art  de  l'harmonisation.  Weber 
ne  doute  point  qu'en  l'espèce,  Vogler"*  ne  soit  de  beaucoup 
supérieur  à  Bach  et,  pour  appuyer  son  dire,  il  relève,  à  son 
tour,  dans  les  chorals  du  maître  une  série  de  duretés  d'har- 
monies, de  péripéties  harmoniques  qui  lui  semblent  injusti- 
fiées, soulignant  les  fautes,  corrigeant  et  améliorant. 

Or  il  oublie  l'essentiel:  les  paroles  auxquelles  s'appliquent 
ces  harmonisations.  Quelle  meilleure  preuve  du  rôle  que 
joue  la  poésie  dans  la  musique  de  Bach?  De  simples 
harmonisations  de  choral  deviennent  énigmatiques  dès  qu'on 
essaye  de  les  comprendre  comme  de  la  musique  pure,  sans 
tenir  compte  des  paroles.  Avec  le  texte,  au  contraire,  tout 
s'explique.    On  se  trouve,  alors,  en  présence  d'une  foule  de 

1.  Il  existait  de  Bach  un  recueil  contenant  240  harmonisaiions  de  chorals.  Le  cata- 
logue de  Breitkopf  le  mentionne  encore  en  176t  et  fixe  à  10  Thalers  le  prix  de  la  copie. 
Jusqu'à  l'heure  actuelle,  l'on  n'a  pu  retrouver  ni  le  manuscrit  ni  une  copie.  Les  basses 
chlffries  du  cantique  de  Schemelll  (Leipzig  1736),  ainsi  qu'il  est  dit  dans  la  préface  df 
ce  recueil,  sont  en  partie  de  Bach.    Voir  Spitta  II,  p.  5SS-594. 

2  Johann  Sébastian  Bachs  vierstimmigc  Choralgcsiingc  gesamraelt  von  Philipp  Eraa- 
nuel  Bach.     Première  partie  1765.     Deuxième  partie  1769. 

3.  Zwôlf  Chorale  von  Seb.  Bach.  Umgearbeitet  von  Vogler,  zergliedert  von  Cari  Maria 
vos  Weber.  1810.  (Ausgewàhltc  Schriften  von  Cari  Maria  von  Weber.  Leipzig.  Ed.  Reclam.) 

4.  Vogler.     ChurpTàlziscbe  Tonschule  1778. 

Choralsystem  1800. 


32  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

détails  plus  intéressants  les  uns  que  les  autres.  Ce  n'est 
pas  assez  de  dire  que  les  harmonies  se  plient  aux  paroles: 
les  paroles  se  fondent  dans  les  harmonies  et  elles  en  res- 
sortent  avec  une  étonnante  plastique.  Quel  art  dans  la  façon 
de  souligner  les  mots!  Ainsi  imprégnés  et  pénétrés  de  l'es- 
prit du  texte,  les  mélodies  se  transforment  et  prennent  le 
caractère  des  paroles.  Nous  voyons  la  même  mélodie  appa- 
raître tantôt  avec  des  accents  majeurs,  tantôt  avec  des  accents 
mineurs;  telle  mélodie  d'une  allure  majestueuse  prend  un  ca- 
ractère lyrique,  telle  autre,  d'allure  modeste,  se  transforme  en 
chant  de  triomphe  et  s'avance  portée  par  des  harmonies  puis- 
santes. 

Les  mélodies,  de  chorals  nous  le  savons,  n'avaient  pas  d'in- 
dividualité propre,  parce  qu'elles  s'adaptaient  aux  textes  les 
plus  différents,  même  les  plus  contradictoires.  Or  Bach  — 
et  c'est  là  sa  grandeur  —  leur  donne  une  individualité  par 
l'harmonie  dont  il  les  revêt:  l'individualité  des  paroles  aux- 
quelles, chaque  fois,  elles  se  trouvent  liées.  Ses  prédéces- 
seurs, les  plus  grands  d'entre  eux  même,  harmonisaient  la  mé- 
lodie, et  rien  que  la  mélodie:  Bach  harmonise  les  paroles. 
Faut-il  s'étonner  alors  que  l'auteur  du  Freyschiitz  se  soit  trouvé 
dérouté  et  induit  à  proclamer  l'infériorité  du  maître  en  matière 
d'harmonisation?  Publiant  les  chorals  sans  les  textes,  le  fils 
de  Bach,  lui-même,  n'avait-il  pas  méconnu  ce  qui,  en  l'espèce, 
faisait  l'originalité  vraie  et  la  grandeur  de  son  père? 

Le  premier  qui  rendit  justice  à  Bach  fut  Ludwig  Erk 
(1807-1883)  de  Berlin,  musicien  aussi  sympathique  par  son  ta- 
lent que  par  sa  modestie.  Il  réunit  tous  les  chorals  qui  se 
trouvent  dans  les  cantates  et  dans  les  Passions  et  les  publia^ 
avec  les  paroles.  L'admiration  ne  fit,  depuis  lors,  qu'aller 
croissante  pour  ces  chefs-d'œuvre. 

Telle    est    l'histoire    de    l'harmonisation    du    choral  pour 

1.  Ludwig  Erk.  Johann  Sébastian  Bachs  Choratgesânge  und  geistliche  Arien.  Leipzig. 
Peters.    I.  Teil  1850.    2.  Teil  1865. 


L'harmonisation  du  choral  33 

chœur.  Un  mot  encore  sur  l'harmonisation  du  choral  pour 
orgue.  Nous  le  disions  plus  haut:  les  maîtres  du  temps  d'Ec- 
card,  c'est  à  dire  de  la  fin  du  XVI'  siècle,  ne  connaissaient 
qu'un  moyen  de  conduire  le  choral  :  le  chœur.  L'orgue  leur 
servait  tout  au  plus  à  soutenir  les  harmonies  du  chœur.  Or, 
vers  le  milieu  du  XVIP  siècle,  l'orgue  se  substitue  au  chœur 
et  prend  la  direction  du  choral.  Les  perfectionnements  de 
l'orgue,  d'abord,  invitent  à  cette  innovation;  l'usage  s'en  trouve, 
en  outre,  imposé  par  l'appauvrissement  matériel  qui  suit  la 
guerre  de  Trente  ans.  Faute  de  moyens,  la  plupart  des  com- 
munes ne  peuvent  plus  entretenir  un  chœur.  C'est  en  ces 
conjonctures  que  Samuel  Scheidt,  le  plus  grand  génie  de 
l'orgue  avant  Bach,  publie  un  recueil  de  cent  harmonisations 
de  choral  pour  accompagner  le  chant  de  l'assemblée  à  l'orgue'. 
Scheidt  était  né  à  Halle  en  1587,  et  fut  élève  du  célèbre  or- 
ganiste Sweelink,  à  Amsterdam.  Plus  tard  il  occupa  une  place 
d'organiste  dans  sa  ville  natale  et  se  trouva  ainsi  au  centre 
même  des  tristes  événements  de  la  guerre  de  Trente  ans. 
Il  mourut  en  1654. 

Son  innovation  fit  rapidement  fortune.  Du  temps  de  Bach 
l'orgue  était  considéré,  avant  tout,  comme  l'instrument  d'accom- 
pagnement du  choral.  Les  chœurs,  là  où  ils  subsistaient,  de- 
meuraient chargés  d'exécuter  le  motet  et  la  cantate;  ils 
chantaient  le  choral  avec  l'orgue,  mais  c'était  l'orgue  qui  con- 
duisait. 

Ce  renversement  des  rôles  eut,  à  son  tour,  la  plus  grande 
influence  sur  l'art  de  l'orgue,  car,  de  ce  fait  même,  la  polyphonie 
vocale  se  trouvait  transportée  à  l'orgue.  Pour  la  première 
fois,  on  s'avise  que  l'orgue  n'est  autre  chose  qu'un  chœur 
auquel   manquent  les  paroles.     C'est  donc  une  notion  toute 


I.  Tabulaturbuch  100  geistllcher  Licder  und  Psalmcn  Doctoris  Martini  Luthcri  und 
anderer  gonseliger  Manner,  fur  die  Hcrren  Organisten,  mit  der  christllcben  Kirchen  ond 
Gemeine  au(f  der  Orgel,  desgleicben  auch  zu  Hause,  zu  spielen  und  zu  singen.  Auf  aile 
Fest  und  Sonniage  durcbs  gantze  Jabr.  Mit  4  Stimmen  componiert  von  Samuel  Scheidi. 
G6rlitz  laSO. 

Schweitzer,  Bach.  3 


34  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

nouvelle  du  style  d'orgue  qui  s'élabore.  Samuel  Scheidt  a 
pleinement  conscience  d'avoir  découvert  le  vrai  style  de  l'or- 
gue: un  style  différent  de  celui  des  maîtres  italiens  et  de 
Sweelink.  L'école  allemande  est  déjà  toute  entière  contenue 
dans  son  œuvre.  Il  est  le  précurseur  de  Bach,  qu'il  précède 
d'un  siècle.  Qu'on  compare  l'œuvre  de  ces  deux  contempo- 
rains, Scheidt  et  Frescobaldi!  Frescobaldi  était  plus  célèbre 
que  Scheidt;  c'est  avec  lui  que  la  grande  école  italienne  dont 
il  est  le  maître  arrive  à  son  apogée.  Mais  la  carrière  de  cette 
école  est  finie  et  s'achève  avec  Muffat,  sans  qu'elle  se  soit  avisée 
de  la  différence  fondamentale  qui  sépare  le  clavecin  de  l'orgue. 
En  Allemagne,  par  contre,  la  vraie  notion  de  la  polyphonie 
de  l'orgue  apparaît  au  moment  oii  l'orgue  remplace  le  chœur 
dans  l'accompagnement  du  choral.  La  voie  se  trouvait  ou- 
verte, il  fallait  marcher  de  l'avant.  Qu'importaient  les  guerres 
qui  ravageaient  alors  d'Allemagne,  qu'importait  la  triste  condi- 
tion de  la  musique  en  Allemagne,  comparée  à  celle  de  la 
musique  française  et  italienne?  Les  idées  étaient  plus  fortes 
que  les  circonstances.  Ce  n'était  donc  ni  à  Rome,  ni  à  Mi- 
lan, ni  à  Vienne,  ni  à  Paris,  que  se  préparait  le  grand  art 
de  l'orgue,  mais  dans  les  pauvres  petites  villes  d'Allemagne, 
chez  les  maîtres  d'école  qui  accompagnaient  le  choral.  Ce 
sont  eux  qui  se  trouvent,  par  ce  fait  même,  amenés,  comme 
par  instinct  et  par  nécessité,  à  la  notion  la  plus  juste  et  la 
plus  simple  du  style  d'orgue. 

Chez  Bach,  le  rôle  éducateur  du  choral  est  très  visible. 
Nous  possédons  quelques  harmonisations  de  choral  qui  sem- 
blent dater  de  sa  jeunesse.  Il  harmonise  pour  orgue,  comme 
il  harmoniserait  pour  le  clavecin,  c'est  à  dire  qu'il  entasse 
harmonies  sur  harmonies  sans  recherche  aucune  d'une  sévère 
polyphonie  ^).     Tout  est  encore  à  l'état  de  chaos,  chaos  qu'aug- 

1.  Bach  V,  p.  60;  68  et  102  No.  1  ;  103  No.  3;  106  No.  3  et  7.  Il  ne  faut  pas  con- 
fondre ces  morceaux  avec  les  chorals  pour  orgue:  ce  ne  sont  pas  des  fantaisies  sur  des 
chorals,  mais  des  harmonisations  destinées  à  conduire  le  chant.  Aussi  est-ce  à  tort  que 
l'Edition  Peters  les  a  rangées  dans  le  nombre  des  Choralvorspiele. 


L'harmonisation  du  choral  35 

mentent  encore  les  interludes  entre  les  différentes  phrases 
de  la  mélodie.  Ces  interludes  étaient  alors  d'usage,  et  ils  se 
sont  conservés,  dans  certaines  parties  de  l'Allemagne,  jusqu'à 
nos  jours.  L'origine  s'en  explique  aisément:  à  une  époque 
où  les  fidèles  avaient  encore  de  la  peine  à  lire  leur  livre  de 
cantiques,  on  voulait  leur  laisser  le  temps  de  parcourir  à  l'a- 
vance la  phrase  suivante.  Or  qu'advenait-il  quand  un  jeune 
organiste  ne  voyait  dans  ces  interludes  qu'une  occasion  de 
s'abandonner  à  sa  fougue  et  d'improviser  des  traits  brillants? 
Lisons  plutôt  le  procès-verbal  d'une  séance  oti  le  Conseil 
municipal  de  la  petite  ville  d'Arnstadt  —  c'est  là  que  Bach 
avait  fait  ses  débuts  d'organiste  —  reproche  au  jeune  artiste 
de  dérouter  l'assemblée  par  ses  accompagnements  de  choral'. 

Dans  la  suite,  cet  étalage  de  virtuosité  disparaît  de  plus 
en  plus,  et  l'harmonisation  pour  orgue,  en  se  mouvant  dans 
les  limites  de  la  plus  stricte  polyphonie,  se  rapproche  pro- 
gressivement de  l'harmonisation  pour  chœur^. 

Mais,  à  l'orgue  aussi,  Bach  harmonise  les  paroles  et  non 
la  mélodie  pure.  Son  intention  de  traduire  la  poésie  par  la 
musique  se  manifeste  déjà  dès  les  premiers  chorals;  on  n'en 
comprend  les  péripéties  qu'à  l'aide  du  texte.  Prenons,  par 
exemple,  le  choral  de  Noël:  „Vom  Himmel  hoch  da  komm' 
ich  her"  (Bach  V  p.  106  No.  7).  Que  signifient  ces  traits  qui 
montent  et  qui  descendent?  Ce  sont  les  anges  qui,  nous 
dit  le  texte,  descendent  du  ciel  pour  annoncer  la  bonne  nou- 
velle aux  hommes.  Ce  même  procédé  nous  le  retrouvons 
dans  les  préludes  sur  des  chorals  de  Noël  (V  No.  49  et  50). 
Mais  le  chef-d'œuvre  en  ce  genre,  c'est  l'harmonisation  à  cinq 
voix  du  Te  Deum  Allemand  (VI  No.  26),  qu'on  a,  bien  à  tort, 


1.  Spitu  I,  p.  313:  .Halien  ihin  vor,  daQ  er  bisber  in  dera  Cboral  viele  wunderlicbe 
Variatlones  gemtcbet,  viele  fremde  T6ne  mit  eingemischet,  dafi  die  Gemeinde  daruber  con- 
fundiret  worden." 

2.  Voir  Bach  V,  p.  39  (choral);  V,  p.  76,  No.  3  (Quelle  différence  avec  les  harmoni- 
sations des  deux  partlias  p.  60  et  68!);  VI,  p.  26.  Voir  encore  dans  la  grande  Edition  de 
la  Bacbgescliscbart  Tome  XL,  p.  29,  30  et  72. 

3* 


36  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

rangée  parmi  les  chorals  pour  orgue,  alors  qu'il  ne  s'agit  que 
d'une  simple  harmonisation  destinée  à  accompagner  le  chant 
et  non  pas  d'un  prélude  sur  une  mélodie  de  choral.  De  ces 
harmonies  la  poésie  se  dégage  comme  un  parfum  léger. 
Quelques  traits  seulement  à  titre  d'exemple.  Au  moment  oii  il 
est  question  des  anges  du  ciel  „(A11  Engel"  p.  65),  intervien- 
nent les  gammes  ascendantes  et  descendantes  que  nous  avons 
déjà  rencontrées  dans  le  choral  de  Noël;  plus  loin,  quand  il 
s'agit  de  la  majesté  divine  („Du  Kônig  der  Ehren"  p.  67), 
ce  sont  de  grandes  basses  calmes  que  nous  retrouverons  en- 
core, et  avec  la  même  signification,  dans  les  cantates;  au  mo- 
ment oîi  il  est  question  de  supplications  („Nun  hilf  uns  Herr" 
p.  67),  l'harmonisation  est  dominée  par  le  motif  chromatique 
qui,  lui  aussi,  joue  un  rôle  si  important  dans  les  cantates;  aux 
paroles:  „En  toi  Seigneur  j'ai  espéré",  quelle  quiétude  dans 
les  harmonies!  Toutes  beautés,  qui  deviennent  énigmatiques 
dès  qu'on  fait  abstraction  du  texte. 

Poésie  musicale  —  telle  est  donc  au  total  la  musique  de 
Bach.  C'est  là  le  secret  de  sa  grandeur  dans  l'harmonisation 
du  choral.  Quel  dommage  que  nous  ne  puissions  juger  plus 
abondamment  de  son  art  dans  l'harmonisation  du  choral  pour 
orgue!  Cependant  le  peu  que  nous  possédons  suffit  pour  nous 
donner  une  idée  de  ce  que  devaient  être  les  accompagnements 
improvisés  par  le  maître.  Mais,  parmi  ses  auditeurs,  combien 
y  en  avait-il,  qui  reconnaissaient  dans  ces  harmonies  la  poésie 
du  cantique  chanté  par  l'assemblée? 

V.   Histoire  des  chorals  pour  orgue 

A.  G.  Ritter.  Zur  Geschichte  des  Orgelspiels,  vornehmlich  des  deut- 

schen,  im  14.  bis  zum  Anfang  des  18.  Jahrhunderts.   Leipzig  1884. 

2  Volumes,  le  premier  contenant  le  texte,  le  second  les  exemples 

en  musique. 
Dr.  Georg  Rietschl.    Die  Aufgaben  der  Orgel  im  Gottesdienst  bis  in 

das  18.  Jahrhundert.    Leipzig  1893. 
Franz  Gommer.    Musica  sacra.     1er  Volume.    Bote  &  Bock.    Berlin. 
Spitta.    Johann  Sébastian  Bach  I,  p.  95  et  suivantes. 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  37 

Les  chorals  pour  orgue  proprement  dits  sont  des  prélu- 
des et  des  fantaisies  sur  des  mélodies  de  choral'.  Cette 
façon  de  paraphraser  des  mélodies  de  choral  était  d'un  usage 
courant,  bien  longtemps  avant  au'on  ne  se  servît  de  Torgue 
pour  accompagner  le  choral.  Dans  la  seconde  moitié  du 
XVP  siècle,  se  fait  jour,  simultanément  dans  l'Eglise  catho- 
lique et  dans  l'Eglise  protestante,  la  tendance  à  donner  à 
l'orgue  une  part  plus  active  et  plus  importante  à  la  fois  dans 
les  cérémonies  du  culte.  Des  discussions  qui  eurent  lieu 
lors  du  concile  de  Trente  (1545 — 63),  nous  le  disions  au 
chapitre  précédent,  il  ressort  que  l'orgue  avait  bien  sa  place 
à  l'église,  mais  une  place,  pour  ainsi  dire,  en  dehors  du  culte.y 
On  relève  de  tous  côtés  le  caractère  profane  du  jeu  des 
organistes  à  l'époque.  Sans  égard  pour  la  sainteté  du  lieu, 
la  plupart  exécutaient  sur  l'orgue  des  mélodies  profanes 
avec  force  variations  et  traits  brillants.  D'une  façon  gé- 
nérale, autant  qu'il  est  possible  d'en  juger,  la  première 
moitié  du  XVP  siècle  avait  été  pour  l'orgue  une  époque  de 
décadence. 

Vers  la  fin  du  siècle,  tout  change.  L'orgue  qui  n'avait  été, 
jusque  là,  que  toléré  à  l'église  —  qu'on  se  souvienne  que 
St.  Thomas  d'Aquin  avait  été  l'un  de  ses  plus  grand  adversaires 
—  devient  l'instrument  sacré  et  se  familiarise  de  plus  en  plus 
avec  les  thèmes  de  la  liturgie./  On  le  charge  de  répondre  à 
certaines  phrases  chantées  par  le  chœur  ou  entonnées  par  le 
prêtre;  on  le  fait  alterner  avec  le  chœur  dans  l'exécution  des 
différents  versets  des  chants  liturgiques;  quant  au  texte  des 
versets  exécutés  par  l'orgue,  on  le  fait  dire  en  même  temps 


I.  Du  temps  de  Bach,  la  langue  allemande  n'avait  pas  encore  de  mot  qui  différenciât 
le  choral  pour  orgue,  en  tant  que  simple  harmonisation  de  la  mélodie  pour  accompagner 
le  chant  de  l'assemblée,  et  le  choral  pour  orgue  proprement  dit.  Bach,  —  les  titres  de 
ses  recueils  nous  l'apprennent  —  entend  par  .Choriile  fiir  die  Orgel»  des  préludes  et  des 
fanuisies  pour  orgue.  Aujourd'hui,  on  évite  la  confusion  en  employant  le  terme:  ,Choral- 
satz  fijr  Orgcl"  pour  les  simples  harmonisations  et  celui  de  «Choralvorspiel"  pour  les  pré- 
ludes et  les  fantaisies  sur  les  mélodies  de  choral. 


38  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

par  un  choriste'.  Dans  l'Eglise  catholique,  ce  caractère  litur- 
gique de  l'orgue  va  s'accentuant  de  plus  en  plus  dans  les 
œuvres  de  Volente,  d'Asolo,  de  Frescobaldi,  de  Fasolo  et 
d'André  Raison^.  Pour  ce  qui  est  des  Eglises  protestantes, 
la  „Wittenberger  Kirchenordnung"  de  1536  (Règlement  ecclé- 
siastique de  Wittenberg)  avait  déjà  décrété  que  l'orgue  et 
le  chœur  alterneraient  dans  l'exécution  des  Kyrie  et  du  Gloria; 
elle  avait  également  placé  des  interludes  après  la  lecture  de 
l'Epître  et  de  l'Evangile ^  / 

Le  rôle  de  l'orgue  dans  la  liturgie  protestante  au  commen- 
cement du  XVIF  siècle  apparaît  nettement  dans  la  Tabula- 
tura  nova,  le  grand  ouvrage  de  Samuel  Scheidt  publié  en  1624. 
Cette  œuvre  comprend  trois  parties;  les  deux  premières  con- 
tiennent des  variations  sur  des  chants  profanes  et  sur  des 
chorals;  la  troisième  est  un  annuaire  liturgique  pour  l'orga- 
niste. Elle  renferme  les  répons  du  Kyrie  et  de  nombreux 
versets  du  Magnificat  dans  les  différents  tons./  Le  Gloria 
était  chanté  par  le  prêtre,  comme  l'indique  la  note  „ Gloria 
canit  pastor",  et  l'orgue  répondait  par  „et  in  terra  pax". 
Viennent  ensuite  les  hymnes  qui  varient  suivant  les  diffé- 
rentes époques  de  l'année  ecclésiastique;  l'orgue  en  par- 
tageait  l'exécution    avec    le    chœur*.      La   phrase    dont   les 


1.  C'est  ainsi  que  le  pape  Clément  Vil  ordonne  en  1600  au  28»  chapitre  du  ,Caere- 
moniale  Episcoporum"  :  »Sed  advertendum  crit  ut  quandocunque  per  organum  figuratnr 
aliquid  cantari  seu  responderi  alternatim  versiculis  Hymnorum  aut  canticorum,  ab  aliquo 
de  choro  intelligibili  voce  pronuntietur  id  quod  ab  organo  respondendum  est.  Et  laudabiie 
esset  ut  aliquis  cantor  conjunctim  cum  organo  voce  clara  idem  cantaret. 

2.  Versi  spirituali,     A.  C.  Volente  1580. 

Canto  fermo  sopra  la  Messe.    G.  M.  Âsolo  1596. 
Fiori  musicali.    G.  Frescobaldi  1635. 
Annuale.    J.  B.  Fasolo  1645. 

Livre  d'orgue.    A.  Raison  (Ne  en  1650,  êlêve  de  Jean  Titelouse,  nommé  organiste  à 
l'Abbaye  Ste.  Geneviève  de  Paris  en  1687. 

3.  Des  ordonnances  analogues  se  trouvent  dans  la  ,Nûmberger  Gemeindeordnung' 
de  1606. 

4.  Dès  1601,  avait  paru  une  „Tabulatur"  analogue  à  celle  de  Scheidt,  la  ,CelIische  Ta- 
bulatur"  (Celle  est  une  ville  de  l'Allemagne  du  Nord).  Ce  recueil,  qui  ne  porte  pas  de 
nom  d'auteur,  contient  des  versets  sur  le  Kyrie,  sur  le  Gloria  et  sur  différents  chorals 
allemands  qu'on  désigne  du  nom  commun  de  ^Katechismuslieder".  Nous  aurons  à  reparler 
de   cette  catégorie  de  chorals.     La  Tabulatura   nova  de   Scheidt  est  plus  complète  en  ce 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  39 

^cantionale"  anciens  se  servent  pour  prescrire  l'exécution 
ainsi  alternée  d'un  hymne  est  curieuse:  Die  Orgel  solle  unter 
den  Gesang  schlagen  (Qu'on  frappe  l'orgue  entre  le  chant). 

Voici  donc  l'orgue  investi  de  la  dignité  d'instrument  sacré, 
fait  beaucoup  plus  important  pour  l'époque  que  nous  ne 
serions  tentés  de  le  croire  avec  nos  idées  actuelles.  C'est  que 
l'orgue  était  alors  plus  universellement  répandu  qu'aujourdhui. 
Loin  d'être  exclusivement  un  instrument  d'église,  il  occupait 
dans  les  maisons  et  dans  les  salles  de  concert  de  l'époque, 
la  place  du  piano  moderne,  le  clavecin  étant  encore  fort  ru- 
dimentaire.  C'était  l'instrument  le  plus  parfait  sur  lequel 
un  artiste  pût  se  faire  entendre.  La  musique  d'orgue  était 
donc,  avant  tout,  musique  profane.  Sans  le  moindre  scrupule 
on  y  jouait  des  danses  et  des  variations  sur  des  chants  popu- 
laires. Aussi,  à  la  fin  du  XVI*  siècle,  quand  l'orgue  d'église 
devient  vraiment  l'instrument  sacré,  c'est  comme  une  con- 
ception particulière  qui  vient  s'ajouter  à  l'idée  générale  qu'on 
s'était  faite  jusqu'alors  de  cet  instrument.  Les  grands  artis- 
tes du  tournant  du  XVP  siècle,  les  Frescobaldi  et  les  Scheidt, 
trouvent  tout  naturel  de  composer  à  la  fois  pour  l'orgue  pro- 
fane et  pour  l'orgue  sacré.  Dans  les  compositions  libres  de 
Frescobaldi,  par  exemple,  on  sent  que  l'artiste  vise  continuelle- 
ment à  des  effets  de  virtuosité;  par  contre,  le  Frescobaldi 
des  „Fiori  musicali"  écrivant  pour  le  culte,  atteint  plus  d'une 
fois  à  la  simplicité  et  à  la  gravité  qui  conviennent  à  l'instru- 
ment sacré.  Chez  Scheidt,  son  grand  contemporain,  ce  dualisme 
et   encore   plus   prononcé.     Dans  les  deux  premières  parties 

sens,  qu'elle  contient  les  hymnes  ,de  tempore",  c'est-à-dire  les  hymnes  affectées  aux  diffé- 
rentes époques  de  l'année  ecclésiastique.   Toutes  encore  se  chantaient  en  latin.    Les  voici: 

Hymnus  de  adventu:  Veni  redemptor. 

Hymnus  de  nativitate:  A  Solis  ortus  cardine. 

Hymnus  tempore  quadrasesimatl:  Christe  qui  lux  es  et  dies. 

Hymnus  de  resurrectione:  Vita  sanctorum,  decus  angelorum. 

Hymnus  de  sancto  spiritu:  Veni  creator  Spiritus. 

Hymnus  de  sancta  Trinitate:  O  Lux,  beata  Trinitas. 

Credo.     (Choralis  in  Basso.) 

Psalmus  sub  eommunione:  Jésus  Christus  unser  Helland. 


40  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

de  la  Tabuiatura  nova,  des  variations  sur  des  chorals  se  trou- 
vent pêle-mêle  avec  des  variations  sur  des  chansons  profanes, 
à  savoir:  douze  Variations  sur  la  cantio  Belgica  „Wehe,  Wind- 
gen,  wehe";  dix  sur  la  cantio  Gallica  „Est-ce  Mars";  sept  sur 
la  chanson  allemande  „Also  gehts,  also  stehts"  —  et,  à  côté, 
des  variations  sur  des  chorals  que  nous  retrouverons  ensuite  chez 
Bach.  Cette  double  conception  de  l'orgue,  qui  nous  étonne, 
n'avait  donc  rien  de  choquant  pour  un  maître  aussi  avancé 
dans  son  art  que  l'était  Scheidt^  Elle  se  retrouve,  d'ailleurs, 
aujourd'hui  encore,  chez  les  organistes  américains,  pour  les- 
quels l'orgue  est,  avant  tout,  l'instrument  qui  tient  lieu  d'or- 
chestre dans  la  salle  de  concert. 

Avec  le  XVII^  siècle,  commence  donc  la  période  de  trans- 
ition qui  précède  le  plein  épanouissement  de  l'art  pur  de 
l'orgue.  Pour  l'art  protestant,  cette  période  de  transition  de- 
vait être  plus  courte  que  pour  l'art  catholique;  une  seule 
génération  sépare,  en  effet,  Bach  de  Scheidt.  Par  contre,  la 
musique  d'orgue  catholique  devait  passer,  d'abord,  par  une 
longue  période  de  déclin.  Ce  déclin  s'annonce  dès  après 
la  mort  de  Frescobaldi^.  Sans  doute,  le  grand  maître  de  la 
Canzone  et  de  la  Toccate  a  eu  un  illustre  élève:  Johann 
Jakob  Froberger^;  sans  doute,  l'art  catholique  comptera  dans 
la    suite    des    représentants  notoires  comme  Johann  Kaspar 

1.  Ce  mélange  se  retrouve  dans  tous  les  anciens  livres  d'orgue.  Dans  le  célèbre  re- 
cueil que  Pierre  Attaingoant  publia  à  Paris  en  1529,  des  paraphrases  de  thèmes  liturgiques 
sont  entourées  de  mélodies  profanes.  Nous  en  avons  cité  une  plus  haut  (p.  20):  Il  me 
suffit  de  tous  mes  maux.  Il  en  est  de  même  dans  la  ^Orgel  und  Instrument  Tabulatur* 
qu'Elias  Nicolaus  dit  Ammerbach,  organiste  à  St.  Thomas  de  Leipzig,  fit  paraître  en  1571- 

2.  Giorolamo  Frescobaldi  naquit  en  1583  à  Ferrare;  il  était  organiste  à  St.  Pierre  et 
mourut  en  1644.  Lui-même  caractérise  exactement  son  art  dans  la  préface  de  la  seconde 
édition  de  ses  deux  volumes  de  Toccates  (1634).  Il  demande  un  rubato  sans  limites  pour 
l'exécution  de  ses  œuvres.  Dans  les  compositions  de  son  élève  Froberger  se  trouvent 
des  remarques  analogues.  Bach  devait  tenir  Frescobaldi  en  grande  estime,  à  en  juger  par 
le  fait  qu'en  1714,  alors  qu'il  était  un  grand  maître  lui-même,  il  fit  prendre  une  copie  des 
.Fiori  Musicali"  qui  avaient  paru  en  1635.  Cette  copie  existe  encore  avec  la  signature 
J.  S.  Bach  1714. 

3.  Johann  Jaltob  Frohberger  était  le  fils  d'un  Cantor  de  Halle.  Né  aux  environs  de 
1610,  il  mourut  en  1667.  Il  vécut  à  Vienne,  à  Rome,  à  Paris  et  à  Héricourt;  dans  cette 
dernière  ville  en  qualité  d'organiste  de  la  duchesse  de  Wurtemberg.  Sa  tombe  se  trouve 
à  l'église  de  Bavilliers.  Les  .Denkmâler  der  Tonkunst  in  Osterreich"  viennent  de  publier 
ses  œuvres. 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  4I 

Kerll ',  Georg  Muffat-,  Padre  G.  B.  Martini-^,  sans  compter 
les  organistes  parisiens  d'alors;  mais  tous  ces  artistes,  si 
remarquables  qu'ils  fussent,  n'ont  rien  ajouté  à  ce  qui  avait 
été  dit  par  Frescobaldi.  C'est  une  décadence,  brillante,  si 
l'on  veut,  mais  c'est  la  décadence  cependant.  La  meilleure 
preuve  de  cet  épuisement  de  l'art  catholique,  c'est  que  ni 
Mozart,  ni  Beethoven  n'ont  écrit  de  grandes  œuvres  pour  orgue. 

Ce  n'est  donc  ni  à  l'abondance,  ni  à  la  grandeur  des  per- 
sonnalités, que  tient  le  vigoureux  essor  que  prit  soudain 
l'art  protestant:  c'est  dans  la  nature  même  du  choral  qu'il 
faut  en  chercher  les  causes.  Le  choral  contenait  en  lui  les 
germes  d'un  développement  illimité,  tandisque  les  thèmes 
grégoriens  n'offraient  rien  qui  pût  faire  avancer  l'art  catho- 
lique. 

D'abord  l'accompagnement  du  choral  et  les  préludes  sur 
chorals  imposaient  aux  organistes  protestants  la  solution 
d'une  foule  de  problèmes  techniques,  ce  qui  n'était  pas  le 
cas  pour  les  organistes  catholiques.  En  second  lieu,  les  mé- 
lodies de  choral  étaient  modernes,  en  ce  sens  qu'elles  étaient 
d'un  dessin  ferme  et  d'un  rythme  très  marqué  qui  appe- 
laient, tout  naturellement,  le  contrepoint  et  se  pliaient  à  toutes 
les  exigences  d'une  mesure  rigoureuse.  Les  chants  grégo- 
riens ,  au    contraire ,    arabesques    fuyantes   et  insaisissables, 

1.  Kaspar  Kerll,  n6  en  1627,  avait  6lé  élève  de  Carissimi  à  Rome.  Il  fut  nomnié  or- 
ganiste de  l'église  St.  Etienne  i  Vienne  et  mourut  à  Munich  en  1693.  Les  cours  de 
Vienne  et  de  Munich  se  le  disputaient;  l'empereur  Leopold  l'anoblit;  ses  enfants  avaient 
des  princes  pour  parrains,  ce  qui  n'empêcha  point  sa  famille  de  vivre  dans  la  misère 
après  sa  mort.  Johann  Pachelbel  fut,  pendant  un  certain  temps,  son  élève  et  son  sufTragant 
i  Vienne.  Les  œuvres  de  Kerll  ont,  également,  paru  dans  les  „Denkmaler  dcr  Tonkunst 
in  Ostcrreich". 

2.  Georg  Muffat  est  né  i  Schlestadi  (Basse-Alsace),  en  1635;  il  fit  ses  études  à  Vienne, 
1  Rome  et  à  Paris  ;  après  avoir  été  un  certain  temps  aux  services  de  l'évèque  de  Stras- 
bourg, il  fut  nommé  Hoforganist  i  Passau  et  y  mourut  le  23  février  1714.  On  le  regar- 
dait comme  le  grand  rival  de  Buxtehude  pour  la  Toccate.  Il  lui  est  inférieur  cependant, 
eo  ce  qu'il  ne  soupçonne  même  pas  tout  le  parti  qu'on  pouvait  tirer  et  qu'avait  tirC- 
Buxtehude  de  la  pédale.  L'apparaïus  Musico-Organisticus,  sa  grande  œuvre,  parut  en 
1690  et  a  été  rééditée  depuis.  Voir  ses  œuvres  complètes  dans  les  ,Denkmaler  der  Ton- 
kunst  in  Osterreich*. 

3.  Glambattista  Martini,  appelle  Padre  Martini,  né  en  1706,  vécut  une  vie  calme  dans 
un  couvent  de  Bologne,  ou  il  mourut  en  1784. 


42  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

étaient,  par  nature,  rebelles  à  une  mesure  rigide  et  à  la  poly- 
phonie. Le  choral,  en  outre,  était  naturellement  apte  à  se 
prêter  merveilleusement  à  l'harmonisation  des  tonalités  moder- 
nes qui,  préparées  dans  la  seconde  moitié  du  XVII'  siècle, 
réalisées  par  la  découverte  du  nouveau  tempérament  des  in- 
struments, en  1651,  furent  inaugurées  d'une  façon  si  grandiose 
par  la  musique  de  Bach. 

L'infériorité  des  thèmes  grégoriens,  en  tant  que  thèmes 
de  musique  d'orgue,  est  donc  incontestable;  l'histoire  en 
fournit  la  preuve.  Ils  ne  suffirent  point  à  susciter  une  grande 
musique  d'orgue,  comparable  à  la  musique  des  chorals.  L'art 
catholique  était  donc  condamné  d'avance  à  un  développement 
limité  et  nous  le  voyons,  en  effet,  s'arrêter  vers  le  milieu  du 
XVIP  siècle.  La  renaissance  que  l'avenir  lui  ménageait  se 
fera  attendre  deux  siècles  encore.  Ce  n'est  que  dans  la  seconde 
moitié  du  XIX'  siècle  que,  s'appliquant  à  l'étude  de  Bach, 
il  bénéficiera  de  tous  les  progrès  réalisés  entre  temps  par 
l'art  protestant,  grâce  au  choral.  Cette  grande  renaissance  aura 
donc  pour  point  de  départ  l'étude  de  Bach,  comme  la  renais- 
sance des  sciences,  à  la  fin  du  Moyen-Age,  l'étude  d'Aristote. 
En  possession  désormais  de  tout  l'acquis  dont  Bach  avait 
enrichi  l'art  de  l'orgue,  l'art  catholique  pourra  tenter  de  traiter, 
sous  forme  symphonique,  des  thèmes  grégoriens,  comme  Bach 
l'avait  fait  pour  les  chorals  ^  Toutefois,  ces  thèmes  insaisis- 
sables, aux  contours  flous,  offrent,  encore  à  l'heure  actuelle, 
de  grandes  difficultés  à  quiconque  entreprend  de  les  traiter 2. 

Revenons  au  XVII'  siècle.  Les  grands  progrès  que  le 
choral  devait  faire  accomplir  à  l'art  protestant,  ne  se  réali- 
sèrent pas  tout  d'un  coup.  Ils  représentent  le  travail  de  trois 
générations:  Samuel  Scheidt,  Pachelbel  et  Buxtehude,  et  Jean 
Sébastien  Bach. 

Avec   Scheidt    commencent    les    progrès  techniques.     La 

1.  Voir  la  Symphonie  Gothique  et  la  Symphonie  Romane  de  Ch.  M.  Widor. 

2.  Voir  la  préface  de  la  Symphonie  Romane  de  Ch.  M.  Widor. 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  43 

Tabulatura    nova   renferme    tous   les   éléments  de  la  nouvelle 
musique  d'orgue'.    Elle  en  est,  pour  ainsi  dire,  le  programme. 
Scheidt   y    déclare    la  guerre    au  style  „coloriste"  superficiel 
de    l'école    de   Pierre    Sweelink;   de   plus,  il   est    le    premier 
à  noter  ses  morceaux  d'orgue  en  forme  de  partition  à  la  façon 
italienne.   Avant  lui,  les  Allemands  se  servaient  pour  l'orgue 
de    la   „Buchstabentabulatur",   c'est  à  dire  de  la  notation  par 
lettres,    employée     aussi     pour  le    luth.      Cette    notation   ne 
faisant  pas  ressortir  suffisamment  le  dessin  musical^,  Scheidt 
adopte    la  notation  italienne    et  intitule    son    œuvre   „Tabula- 
tura  nova".    Mais  ce  qui  l'élève  bien  au  dessus  de  Frescobaldi, 
c'est    l'usage   qu'il    fait  de  la   pédale.      A  la  fin  de  la  troi- 
sième partie  de  la  Tabulatura,  il  donne  deux  exemples  d'har- 
monisations  de   choral   à   double   pédale^,  innovation  dont  on 
appréciera  la  hardiesse,  en  songeant  que  nous  nous  trouvons  deux 
générations  avant  Bach  et  qu'à  l'époque,  les  maîtres  italiens, 
et  les  maîtres  du  Sud,  en  général,  ne  se  servaient  de  la  pédale 
que  pour  soutenir    certaines    notes   de   la  basse.     C'est  que 
Scheidt   s'est  trouvé  amené  à  une  conception  toute  nouvelle 
de  l'orgue,  en   cherchant  à  résoudre  le  problème  qui  se  po- 
sait alors:    faire  ressortir  la   mélodie  dans  la  basse,  dans  le 
ténor  et  dans  l'alto,  aussi  bien  que  dans  le  soprano.     A  cet 

1.  Samuel  Scheidt  naquit  en  1587,  un  siicle  avant  Bach,  et  mourut  en  1654.  Il  était 
le  contemporain  de  Frescobaldi  (1583-1644)  et  de  Heinricb  Schutz  (1585-1672).  Fixé  à 
Halle,  où  il  remplissait  les  fonctions  d'organiste,  il  eut  moins  à  souffrir  de  la  guerre  de 
Trente  ans  que  Schiitz  qui  était  à  Dresde.  Son  maître  était  Sweelink  d'Amsterdam  (1562-1621), 
le  grand  chef  de  l'école  du  Nord,  qui,  lui-même,  avait  fait  ses  études  avec  Zarlino  à  Venise. 
Mais  Scheidt  s'émancipa  du  style  de  Sweelink  et  déclara  la  guerre  aux  .coloristes".  La 
troisième  partie  de  la  Tabulatura  nova,  selon  sa  propre  expression,  est  écrite  „in  gratiarum 
organistaruro  praecipue  eorum  qui  Musice  pure  et  absque  celerrimis  coloraturis  organo 
ludere  gaudent."  Il  avait  37  ans,  quand  parut  cette  œuvre.  Elle  a  été  publiée  dans  les 
.Denkmiler  deutscher  Tonkunst"  (Breitkopf  &  Hartel,  1892). 

2.  Dans  la  .Buchstabentabulatur",  on  employait  des  lettres  au  lieu  du  système  i  plu- 
sieurs lignes,  et  la  valeur  des  notes  était  indiquée  par  des  signes  placés  au-dessus  de 
ces  lettres.  C'est  là  l'origine  des  notes  allemandes:  a  b  c  d  e  f  g  etc.;  cette  notation  re- 
monte au  X»  siècle.  Scheidt  note  sa  musique  comme  une  partition  pour  chœur,  c'est- 
à-dire  qu'il  emploie  un  système  différent  pour  chaque  partie.  Mais  il  admet  que  les 
organistes  transcrivent  ses  morceaux  dans  la  Buchstabentabulatur  qui  leur  était  familière. 

3.  Modus  ludendl  pleno  organo  pedaliier.  Deux  harmonisations  à  six  panies.  Ces  deHx 
harmonisations  font  supposer  que  sa  pédale  à  lui  n'allait  que  jusqu'au  la,  mais,  dans  ses 
remarques,  il  parle  de  pédales  qui  vont  jusqu'au  do. 


44  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

égard  les  remarques  insérées  dans  le  troisième  volume  de 
la  Tabulatura  nova  témoignent  d'une  clairvoyance  géniale. 
Il  n'a  rien  été  dit,  ni  avant  ni  après  Bach,  sur  la  question, 
qui  ne  s'y  trouve  déjà  exprimé.  „Si  le  choral  est  dans  le 
soprano,  dit-il,  il  devra  être  joué  de  la  main  droite  sur  un 
clavier,  les  deux  autres  parties  de  la  main  gauche  sur  l'autre, 
et  la  basse  dans  la  pédale.  S'il  est  dans  le  ténor,  on  le 
jouera  de  la  main  gauche  sur  un  clavier,  les  deux  autres  par- 
ties de  la  main  droite  sur  l'autre,  et  la  basse  dans  la  pédale". 
Pour  faire  ressortir  la  mélodie  dans  l'alto,  il  propose,  ou  bien 
de  jouer  l'alto  de  la  main  gauche  sur  un  clavier,  le  soprano 
de  la  main  droite  sur  l'autre,  le  ténor  et  la  basse  en 
double  pédale,  ou  bien  encore  l'alto  dans  la  pédale  avec  un 
quatre  pieds.  C'est  la  raison  qui  lui  fait  demander  que  dans 
chaque  pédale  il  y  ait  un  quatre  pieds.  Scheidt  est  donc  le 
premier  qui  soit  arrivé  à  une  notion  bien  raisonnée  des 
ressources  multiples  qu'offre  l'orgue.  Les  idées  qu'il  émet  sur 
la  répartition  de  8  et  de  4  pieds,  de  sonorités  variées,  sur  les 
différents  claviers,  et  les  indications  qu'il  donne  à  propos  de 
la  registration,  sont  d'autant  plus  étonnantes  que  Frescobaldi, 
son  contemporain,  ne  connaissait  la  sonorité  de  l'orgue  que 
comme  «organo  pleno",  tous  registres  tirés,  et  n'avait  jamais 
songé  à  faire  valoir  le  contraste  des  différents  jeux.  Scheidt, 
par  contre,  pour  ce  qui  est  de  la  technique  et  de  la  regi- 
stration, est  tout  à  fait  moderne.  C'était  un  de  ces  esprits 
mathématiques  qui,  grâce  à  une  pensée  claire,  font  à  eux 
seuls    le     chemin     d'un    siècle*.      La   musique    d'orgue    de 

1.  Voici  les  notes  importantes  de  la  fin  de  la  troisiëme  partie  de  la  Tabulatura  nova 
qui  inaugurent  la  nouvelle  époque  du  jeu  d'orgue:  ,Ist  es  ein  bicinium  und  der  Choral 
ein  Diskant,  so  spielet  man  den  Choral  mit  der  rechten  Hand  auf  dem  Ober  Clavier  oder 
Werk,  und  mit  der  linken  Hand  die  2  Partes  auf  dem  Riickpositif.  Ist  der  Choral  ein 
Diskant  mit  4  Partien,  so  spielt  man  den  Choral  auf  dem  Riickpositif  mit  der  rechten 
Hand,  den  Alt  und  Tenor  auf  dem  Ober  Clavier  oder  Werk  mit  der  linken  Hand  und 
den  BaQ  mit  dem  Pedal.  Ist  der  Choral  ein  Tenor,  so  spielt  man  den  Choral  auf  dem 
Riickpositif  mit  der  linken  Hand  und  die  andern  Partien  auf  dem  Ober  Clavier  oder  Werk 
mit  der  rechten  Hand,  den  BaO  mit  dem  Pedal.  Den  Alt  kann  man  auch  absonderlich 
spielen  mit  4  Partien  auf  dem  Riickpositif,  aber  man  mufi  den  Diskant  auf  dem  Ober 
Clavier  nehmen   mit   der  rechten    Hand,   den   Tenor   und   Baû  auf  dem  Pedal  zugleich  2 


I 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  45 

Bach  ne  sera  autre  chose  que  la  réalisation  de  ces  principes 
qui,  à  l'heure  actuelle,  font  encore  loi. 

Grâce  à  la  Tabulatura  nova,  la  supériorité  des  organistes 
du  Nord  sur  les  organistes  du  Sud  se  trouvait  désormais  as- 
surée. Comparés  aux  compositions  des  maîtres  du  Nord,  les 
morceau.x  qui  passaient  dans  le  Sud  pour  des  épreuves  diffi- 
ciles de  virtuosité  font  l'effet  d'études  élémentaires'. 

Chez  Scheidt,  même,  on  trouve  déjà  certaines  intentions 
de  symbolisme  musical.  Pour  les  répons  du  „Sicut  locutus" 
dans  le  Magnificat,  il  met  invariablement  la  mélodie  dans  la 
pédale:  c'est  Dieu  qui  parle.  Cependant,  avant  que  l'attention 
ne  se  portât  sur  le  côté  poétique  et  symbolique  des  textes, 
il  fallait  que  fussent  créées  les  différentes  formes  du  choral 
pour  orgue.  C'est  à  cette  tâche  que  va  se  consacrer  la  gé- 
nération qui  sépare  Scheidt  de  Bach:  les  Pachelbel,  les  Bôhm, 
les  Reinken  et  les  Buxtehude^.  Bach  entendit  les  trois  der- 
niers et  les  connut  personnellement. 

Il  connut  Pachelbel,  par  son  frère  aîné,  Johann  Christoph 
Bach  d'Ohrdruff,  l'élève  de  ce  maître.  Mentionnons,  en 
passant,  que  la  génération  de  Scheidt  avait  cultivé  les 
variations  de  choral  sans  connaître  encore  le  vrai  prélude 
de  chorale      Ce  n'est   que  vers  le  milieu  du  XVII*  siècle, 

Siinimen,  aber  es  muQ  sonderlich  dazu  componiert  sein,  daO  dcr  Ténor  nicbt  hôher  als  c, 
dt  man  das  d  auf  den  Pcdalen  selten  flndct,  und  auch  nicbt  weit  von  einander  setzet,  nur 
ein  8  oder  5  oder  3,  denn  man  seiches  sonsten  mit  den  Fiiûen  nicht  voll  erspannen  kann. 
NB.  Ab«r  dièse  Manier  ist  die  schônste  und  zum  allerbequemsten  zu  thun,  den  Alt 
auf  dem  Pedal  zu  spielen,  dcr  Handgriff  und  Vortcil  aber  ist  an  den  Registern  und  Stimm- 
werk  in  der  Orgcl,  daû  man  dieselben  wohi  zu  disponieren  wciû  von  4  u.  8  Fuû  Ton. 
8  FuO  Ton  muû  stets  auf  dem  Positif  sein  und  4  FuO  Ton  auf  dem  Pedal."  Ce  style, 
par  sa  précision  mathématique,  ne  rappelle-t-il  pas  celui  de  Descartes? 

1.  Philipp  Spitta.  C'ber  Joh.  Seb.  Bach.  Sammiung  Musilialischer  Vortrage.  Leipzig. 
Brcitkopf  &  Hiinel,  1879:  ,Was  im  Siiden  als  Probirstein  hôchster  Virtuositat  angesehen 
wurde,  crschcint  an  den  Compositionen  der  nordischcn  Meister  gemessen  fast  wie  Ele- 
mentarlibung." 

2.  Les  ancêtres  de  Bach  se  sont  aussi  distingués  dans  le  genre  du  choral.  De  Johann 
Christoph  Bach  (1665-1703)  organiste  à  Eisenach,  nous  possédons  44  petits  préludes  de 
choral,  de  Johann  Micbael  Bach  7Z 

3.  La  Tabulatura  nova  ne  contient  que  des  variations  de  choral.  Le  nombre  des  varia- 
tions correspond  au  nombres  de  versets  du  cantique. 

En  1627  Ulrich  Steiglcdcr  publia  à  Stuttgart  un  Tabulaturbuch  ,darinnen  das  Vater- 
unser  auf  2,  3  und  4  Stimmen  componiert  und  40  mal  variirt  wird". 

Bach,  aussi,  a  débuté  par  des  variations  sur  des  chorals.     Voir  Bach  V,  p.  60-91. 


46  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

une  fois  l'orgue  devenu  l'instrument  d'accompagnement  du 
choral,  que  s'établit  l'usage  des  préludes  de  choral. 

Scheidt  mourut  en  1654;  Pachelbel,  né  en  1653,  mourut 
en  1706,  à  Niirnberg  alors  qu'on  commençait  à  parler  du 
jeune  Bach.  Il  se  trouve  ainsi  former  le  trait  d'union  entre 
Scheidt  et  Bach. 

Suffragant  de  Kaspar  Kerll  à  Vienne,  pendant  un  certain 
temps,  Pachelbel  fut  nommé,  après  différents  séjours  dans 
d'autres  villes,  organiste  à  Erfurt,  où  il  resta  douze  ans.  Il  y 
devint  le  précepteur  des  Cantors  de  la  Thuringe,  le  pays 
par  excellence  des  organistes.  Sans  être  ce  que  l'on  pour- 
rait appeler  un  génie,  il  a  le  mérite  d'avoir  élevé  le  niveau 
des  organistes  de  l'Allemagne  du  centre,  en  les  familiarisant 
avec  im  style  polyphonique  correct  et  en  leur  faisant  com- 
prendre la  dignité  de  leur  instrument.  Correction  et  dignité, 
telles  sont,  en  effet,  les  qualités  principales  de  son  art.  Ses 
compositions  ne  sont  pas  exemptes  d'une  certaine  raideur, 
ce  qui  fait  qu'elles  nous  laissent  froids.  Poète  il  ne  l'était 
point;  ce  n'est  que  çà  et  là  —  nous  pensons  à  un  certain  choral 
de  Noël  —  que  l'on  sent  un  souffle  de  poésie. 

Trop  simple,  trop  étranger  à  tous  les  effets  de  virtuosité, 
il  se  confinait  entièrement  dans  l'art  sacré.  L'orgue,  pour 
lui,  est  un  instrument  d'église,  rien  d'autre.  Le  dualisme  que 
nous  avons  rencontré  chez  Scheidt  et  Frescobaldi  a  donc 
disparu.  Il  était  grand  comme  professeur.  Si  la  moyenne 
des  organistes  allemands,  à  l'époque  de  Bach,  nous  apparaît 
aussi  remarquable,  c'est  à  Pachelbel  qu'en  revient  le  mérite. 

Prenons  comme  type  de  cette  moyenne  Johann  Gott- 
fried  Walther,    le    collègue    et   l'ami    de   Bach    à   Weimar^ 

1.  Johann  Gottfried  Walther,  né  en  1684,  fut  destiné  d'abord  à  l'étude  du  droit;  en 
1702  il  fut  nommé  organiste  à  Erfurt,  en  1707  à  Weimar.  li  était  organiste  à  l'église  de 
la  ville,  tandis  que  Bach  remplissait  les  mêmes  fonctions  à  la  chapelle  ducale.  C'est  à 
Weimar  qu'il  mourut  en  1748.  Mattheson  l'appelait  „le  second  Pachelbel".  L'histoire  de 
la  musique  doit  une  foule  de  renseignements  précieux  à  son  dictionnaire  de  musique 
(Musikalisches  Lexikon)  qui  parut  à  Leipzig  en  1732;  il  contient  des  appréciations  et  des 
notes  biographiques  très  intéressantes  sur  les  musiciens  de  l'époque.     Walther   possédait 


I 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  47 

Il  a  écrit  un  grand  nombre  de  chorals  dont  deux  figurent  par 
erreur,  dans  l'édition  Peters,  parmi  ceux  de  Bach  (VI  No.  28; 
Voir  Spitta  I  p.  385  et  828).  La  facture  en  est  bonne;  c'est 
du  vrai  style  d'orgue,  parfois  même  un  style  ingénieux.  Mais 
l'inspiration  et  la  profondeur  lui  font  absolument  défaut, 
Pachelbel  n'avait  pu  donner  à  ses  élèves,  ce  qu'il  ne  possédait 
point  lui-même. 

Les  Choralvorspiele  de  Pachelbel  se  ressemblent  tous  en  cela 
qu'ils  sont  fugues.  Tantôt,  dans  les  petits  chorals,  c'est  une 
simple  fughetta  sur  la  première  phrase  de  la  mélodie;  tantôt, 
dans  les  grands,  c'est  une  succession  de  fugues  sur  toutes 
les  phrases  dont  elle  se  compose.  Aussi  appelait-on  ces 
chorals  tout  simplement  des  fugues. 

Il  y  a  une  certaine  grandeur  sévère  dans  cette  conception  du 
choral  pour  orgue;  mais  ce  qui  manque,  c'est  l'impression  d'en- 
semble. Les  grands  chorals  ne  sont  que  des  petites  fugues  reliées 
les  unes  aux  autres  par  le  fait  même  que  leurs  thèmes,  dans 
leur  succession  naturelle,  forment  une  mélodie  de  choral. 
Pachelbel  n'est  par  arrivé  à  se  départir  de  la  rigidité  presque 
inséparable  d'un  pareil  procédé'.  Bach  grandit  pour  ainsi  dire 
parmi  les  chorals  de  Pachelbel  qui  à  ce  moment  avait  déjà 
quitté  Erfurt  pour  Nuremberg,  où  il  remplit  les  fonction  d'or- 


un  gnndc  collection  de  chorals  des  maîtres  anciens  et  contemporains,  qu'il  avait  copiés 
lui-mCme.  Elle  nous  est  également  parvenue.  C'est  à  lui  que  nous  devons  en  grande 
partie  la  connaissance  des  chorals  de  Buxiehude:  il  nous  en  a  transmis  plus  de  30.  Suivant 
.Hattheson  (Critica  musica  172S),  Walther  aurait  composé  tout  un  annuaire  de  chorals  dans 
le  genre  de  Pachelbel.  Il  aimait  surtout  à  conduire  la  mélodie  en  canon,  entre  la  basse  et 
le  soprano.  Bach  et  lui  furent-trés  intimes  un  certain  temps;  plus  tard,  leur  amitié  se  re- 
froidit sans  que  nous  sachions  pourquoi. 

t.  y.  Wlnterfeld.  Der  evangelische  Kirchengesang.  2e  volume,  p.  610-611:  .Scheidi 
und  Pachelbel.*     Voici  les  chorals  de  Pachelbel: 

8  Choriile  zum  Priambulieren  bel  Christian  Weigcl.  Niirnberg  1693.  Tabulaturbuch 
geittllcber  Gesângc  sambt  beigefijgten  Choral-Fugen  durchs  gantzc  Jahr,  1704:  Ce  recueil 
se  trouve  i  la  bibliothèque  de  VCeimar;  il  comprend  160  mélodies  harmonisées  pour  orgue 
et  80  petits  préludes  fugues  sur  des  chorals.  Suivant  RItter  (I,  p.  151),  ces  petits  préludes 
ne  seraient  que  les  premières  phrases  de  grands  chorals  fugues,  qu'on  aurait  détachées 
pour  en  faire  de  petits  préludes.  Juste  ou  fausse  — elle  est  probablement  fausse  —  cette 
hypothèse  prouve  l'incohérence  des  chorals  de  Pachelbel.  Une  partie  des  œuvres  de  ce 
maître  figure  dans  les  .Denkmâler  der  Tonkunst  in  Osterrelch"  (Ville  année;  T.  II*). 
Voir  aussi  les  exemples  chez  Ritter  et  chez  Coraraer. 


48  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

ganiste  à  St.  Sebald.  Ne  nous  étonnons  donc  point  de  ren- 
contrer dans  ses  œuvres  de  petits  chorals  fugues  sur  la  pre- 
mière phrase  de  la  mélodie,  entièrement  exécutés  dans  la 
manière  de  Pachelbel^  Il  a  écrit,  même,  un  nombre  considé- 
rable de  grands  choral-fugues  où  paraissent  tous  les  motifs 
de  la  mélodie:  fugues  correctes  et  raides,  sans  ensemble, 
comme  celles  de  Pachelbel,  mais,  quelquefois,  pleines  d'esprit 
dans  le  détail.  Ce  sont,  en  grande  partie,  des  œuvres  de 
jeunesse  et  de  l'époque  de  Weimar  dont  plusieurs  paraissent 
avoir  été  retouchées  plus  tard  2. 

Puis  vient  un  moment  où  cette  forme  de  choral  se 
transforme  et  s'élargit  entre  ses  mains.  Il  s'aperçoit  que, 
pour  produire  son  effet,  le  choral  de  Pachelbel  doit  être 
comme  taillé  dans  le  roc  et  exécuté  dans  des  proportions 
gigantesques.  Et,  en  effet,  les  chorals  de  ce  genre  qu'il 
publia  dans  les  recueils  de  l'époque  de  Leipzig,  sont  écra- 
sants^. Ce  ne  sont  plus  des  fuguettes  reliées  les  unes  aux 
autres,  ce  sont  des  blocs  entassés  les  uns  sur  les  autres. 
Seulemement  il  n'applique  plus  cette  forme  indistinctement 
à  tous  les  chorals,  comme  le  faisaient  Pachelbel  et  ses 
élèves:   il  faut  que  le  texte  du  choral  l'appelle. 

Dans  les  cantates,  aussi,  nous  rencontrons  des  chœurs  sur 
des  chorals  qui  sont  écrits  sur  le  modèle  des  chorals  de 
Pachelbel*.  En  les  entendant,  on  se  rend  compte  que  le 
choral,  conçu  à  la  façon  de  Pachelbel,  est  „choral"  en  ce  sens 
qu'il  repose  sur  le  chœur  plutôt  que  sur  l'orgue:  dès  que 
la  parole  est  là,  l'unité  entre  les  fugues  enchaînées  ressort 
beaucoup  plus  naturellement,  le  texte  aidant. 

1.  Voir,  par  exemple,  les  petits  chorals  V,  No.  7,  20,  23,  39,  43. 

2.  Voir  VI,  No.  1,  14,  21,  23,  25;  VII,  Ne   43  et  55. 

3.  Voir  VI,  No.  13. 

VII,  No.  39a,  b,  c.    Toutefois  ces  trois  derniers  chorals  otit  des  allures  telle- 
ment  libres  qu'on  hésite  k  les   ranger  parmi   les   chorals   dans  la  manière  de  Pachelbel. 

4.  Voir  les  cantates  : 

Ein  feste  Burg  (No.  80). 
Aus  tiefer  Not  (No.  38). 
Christ  lag  in  Todesbanden  (No.  4). 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  49 

Vers  la  fin  de  sa  vie,  Bach  se  mit  à  revoir  les  chorals  de 
sa  jeunesse  et  les  retoucha,  pour  en  préparer  la  publication'.  La 
mort  le  surprit  au  milieu  de  ce  travail.  En  même  temps  que  les 
souvenirs  de  jeunesse  lui  revenaient  à  l'esprit,  le  choral  de 
Pachelbel  surgissait  devant  lui.  Couché  dans  une  chambre 
noire,  il  dictait,  par  un  dernier  effort  de  volonté,  un  choral  à 
son  gendre  Altnikol.  Ce  fut  sa  préparation  à  la  mort.  „Vor 
deinen  Thron  tret  ich  allhier"  (Seigneur,  me  voici  devant 
ton  trône):  tel  est  le  titre  du  cantique  qu'il  fit  inscrire  en 
tête  de  la  page-.  Le  manuscrit  nous  dit  ses  luttes  pour 
aller  jusqu'au  bout  de  la  dictée;  l'écriture  est  presqu'illisible, 
parce  que  tracée  dans  la  chambre  obscure;  l'encre  devient 
de  plus  en  plus  blafarde  ;  l'on  remarque  les  places  où  la 
dictée  reprend,  après  le  repos  qu'était  obligé  de  s'accorder 
le  malade.  Ce  dernier  choral,  précisément,  est  écrit  dans  la 
forme  pure  de  Pachelbel.  L'art  de  la  fugue  y  est  poussé 
au  plus  haut  point,  Bach  se  servant  du  sujet  renversé 
comme  contre-sujet.  Mais  qu'importe  cette  supériorité  de 
la  forme?  On  l'oublie  pour  s'abandonner  à  l'impression  de 
quiétude  et  de  sérénité  que  ce  choral  exhale.  Rien  n'y  sent  la 
douleur;  un  sourire  mystérieux  illumine  cette  musique.  Le 
choral  de  Pachelbel  s'anime  et  vit:  l'âme  de  Bach  mourant 
s'y  est  incarnée. 

Non  moins  considérable  fut  l'influence  de  Bôhm  sur  Bach. 
C'était  en  1700.  Bach  voyait  qu'il  devenait  de  trop  dans 
le  ménage  de  son  frère  qui  l'avait  recueilli  chez  lui,  à  Ohr- 
druff,  et  jugeait  le  temps  venu  de  chercher  son  chemin  tout 
seul;  il  se  fit  admettre  avec  son  ami  Erdmann  comme  soprano 
dans  le  chœur  de  l'église  St.  Michel  à  Liinebourg.  Il  de- 
vait avoir  alors  environ  quatorze  ans,  car,  d'après  le  récit  de 
Forkel,    qui   tient   le   fait  des  fils  de  Bach,  il  mua  bientôt  et 


1.  Le  recueil  des   18  chorals  dont  nous  parlerons  encore.    Vil  No.  43  est  un  choral 
dans  le  genre  de  Pachelbel  que  Bach  a  retouché  &  cette  époque. 

2.  Dans   nos  recueils,  on  cite  ce  choral  d'après  le  nom  de  la  mélodie:   ,Wenn  wir  in 
hiichsten  Nôten  sind"  (Bach  Vil,  No.  58). 

Sehweitzer,  Bach.  a 


50  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

perdit  sa  voix  «sans  en  recouvrer  aussitôt  une  autre"  (For- 
kel  p.  5).  Vraisemblablement,  le  séjour  de  Liinebourg  dura 
de   1700  à  1703. 

En  entendant  Bôhm,'  le  plus  célèbre  élève  de  Reinken, 
Bach  dut  se  sentir  transporté  dans  un  autre  monde.  Autant 
les  chorals  de  Pachelbel  étaient  raides  et  sévères,  autant 
ceux  de  Bôhm,  qui  avait  alors  quarante  ans  et  se  trouvait 
dans  toute  la  force  de  son  talent,  étaient  mouvementés, 
exubérants  même.  Dans  les  chorals  de  Pachelbel,  la  mélodie 
apparaît  sous  sa  forme  simple;  aucun  ornement,  aucune  fioriture. 
Bôhm,  élève  de  l'école  du  Nord,  est  un  „coloriste";  ce  qu'il 
aime  surtout,  c'est,  sur  un  accompagnement  librement  inventé, 
décomposer  la  mélodie  en  une  série  de  traits  brillants,  sur- 
chargés d'ornements  et  de  trilles.  Bach  s'approprie  le  procédé 
de  la  paraphrase  agrémentée,  qui  reviendra  souvent  dans 
ses  chorals,  par  la  suite  ^.  Il  vise  au  brillant,  sans  autre 
souci  que  le  brillant,  à  la  façon  de  Bôhm,  esprit  fantaisiste, 
sans  profondeur  aucune.  Puis,  il  fit  de  Bôhm  comme  il  avait 
fait  de  Pachelbel:  il  l'approfondit  et  il  l'idéalisa.  Ses  para- 
phrases de  la  mélodie  deviennent  de  plus  en  plus  naturelles 
et  simples;  les  trilles  et  les  ornements  disparaissent  presque 
complètement;  finalement,  la  paraphrase  n'est  plus  qu'un 
moyen  de  rendre  la  mélodie,  en  quelque  sorte,  parlante. 
Et,  avec  le  même  discernement  qui  le  guidera,  plus  tard, 
dans  l'emploi  du  choral  de  Pachelbel,  il  n'applique  la 
paraphrase  qu'à  des  mélodies  et  des  textes  où  il  importe 
de  retracer  par  la  musique  les  fins  contours  d'une  idée  poé- 
tique^. 

Un  autre  procédé  de  Bôhm  reparaît  dans  les  chorals  de 

1.  Georg  Bôhm,  né  en  1661,  fut  nommé  organiste  à  l'église  St.  Jean  de  Liinebourg  en 
1698  et  mourut  dans  cette  ville  en  1734.  Il  n'existe  aucune  édition  complète  de  ses  cho- 
rals, dont  18  nous  sont  parvenus.  On  en  trouve  des  exemples  chez  Gommer  et  Ritter. 
Nous  ne  savons  pas  si  Bach  a  été  son  élève  ou  s'il  l'a  seulement  entendu  jouer.  En  tout 
cas  l'influence  de  Bôhm  se  retrouve  dans  ses  œuvres,  surtout  dans  les  œuvres  de  jeunesse. 

2.  Voir  le  choral  V,  No.  9  qui  est  écrit  dans  le  genre  de  Bôhm. 

3.  Voir  les  chorals  V,  No.  10  et  45;  VII,  No.  45. 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  51 

Bach:  le  basso  obstinato.  La  maître  de  Liinebourg  aimait  à 
accompagner  la  mélodie  du  choral  d'un  motif  caractéris- 
tique qu'il  répétait  continuellement  dans  la  basse.  C'est  dans 
cette  voie  que  le  Bach  de  Weimar  cherchera  et  trouvera  le 
type  de  choral  qui  lui  appartient  en  propre,  le  choral  de  l'Or- 
gelbiichlein',  où  un  motif  descriptif,  inspiré  de  l'idée  de  la 
poésie,  vient  s'ajouter  à  la  mélodie  simple.  Dans  ces  mêmes 
chorals,  se  rencontre  fréquemment  le  „basso  obstinato"  de 
Bôhm^.  Quant  aux  Partitas,  c'est-à-dire  aux  variations  de 
choral  que  Bach  a  écrites  à  Arnstadt,  —  il  avait  alors  entre 
dix-huit  et  vingt  ans  —  leur  allure  ne  s'explique  que  par 
l'influence  de  Bôhm^. 

De  Liinebourg,  Bach  fit  plusieurs  fois  le  voyage  de  Ham- 
bourg pour  entendre  le  maître  de  Bôhm,  Johann  Adam  Reinken. 
Suivant  une  tradition  Reinken  —  né  en  1623,  mort  en  1722,  — 
aurait  été  élève  de  Pierre  Sweelink  d'Amsterdam,  le  père  de 
l'école  du  Nord.  Cette  tradition  est  fausse,  car  à  la  naissance  de 
Reinken,  Sweelink  était  mort  depuis  deux  ans.  Il  était  l'élève 
d'un  élève  de  Sweelink,  Heinrich  Scheidemann,  organiste  à 
l'église  S'^  Catherine  de  Hambourg,  auquel  il  succéda  en  1654. 
Entre  Reinken,  qui  n'avait  pas  très  bon  caractère,  et  Mattheson, 
qui  était  très  susceptible,  il  existait  une  certaine  jalousie. 
C'est  pour  cette  raison  que  Mattheson,  dans  ses  écrits, 
parle  peu  favorablement  de  son  collègue  qui,  pourtant, 
eut  le  grand  mérite  d'être  l'un  des  fondateurs  de  l'opéra 
hambourgeois.  Reinken  était  un  virtuose  tout  à  fait  extra- 
ordinaire, très  épris  de  lui-même,  mais  dénué  de  tout 
sentiment  poétique.  Outre  une  Toccate  en  sol  majeur,  nous 
possédons  de  lui  deux  chorals:  „Es  ist  gewisslich  an  der 
Zeit"  (262  mesures!)  et  „An  Wasserfliissen  Babylon"  (335 
mesures!).    Il   fit   même  graver  ce  dernier,  dont  il  était  par- 


1.  Voir  les  chorals  du  V»  volume. 

2.  Voir  V,  No.  13,  14,  34,  46  et  55. 

3.  Voir  V,  p.  60-91. 


52  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

ticulièrement  fier.  C'est  un  choral  à  double  pédale;  l'accom- 
pagnement  roule  sur  des  motifs  tirés  de  la  mélodie;  le  chant 
du  choral  est  dénaturé  par  les  ornements  et  surchargé  de 
traits  de  virtuosité.  Bref,  jamais  œuvre  savante  ne  fut  d'aussi 
mauvais  goût.  Il  est  à  supposer  que  ses  improvisations  valaient 
mieux  que  ce  morceau  de  parade,  autrement  on  ne  s'ex- 
pliquerait guère  que  Bach  ait  fait  à  plusieurs  reprises  le 
voyage  pour  l'entendre. 

Or,  le  même  jeune  homme  qui,  caché  derrière  un  pilier, 
écoutait  émerveillé  le  grand  virtuose,  devait,  plus  tard,  le  rem- 
plir, à  son  tour,  d'admiration.  C'était  en  1720^  Bach  songeait 
alors  à  quitter  la  petite  ville  de  Cothen  et  se  mit  en  quête 
d'une  situation  dans  une  grande  ville,  afin  de  pouvoir  donner 
une  bonne  éducation  à  ses  fils  qui  commençaient  à  grandir. 
Hambourg  l'attirait.  Quoique  l'opéra  n'y  fût  plus  à  la  hau- 
teur d'autrefois,  c'était  encore  la  métropole  musicale  de  l'Alle- 
magne. La  ville  possédait  d'excellentes  orgues  et  les  artistes 
y  étaient  considérés  et  rétribués  mieux  que  partout  ailleurs, 
Dresde  excepté.  Bach  entreprit  donc  le  voyage,  se  fit  entendre 
dans  les  différentes  églises  et  fut  unanimement  admiré.  Le 
vieux  Reinken  —  presque  centenaire  —  l'écouta,  avec  grand 
intérêt,  traiter  le  choral  „An  Wasserfliissen  Babylon"  (Super 
flumina)  sur  lequel  il  avait  lui-même  composé  le  grand  cho- 
ral que  nous  connaissons.  Quand  Bach  eut  fini,  il  lui  adressa 
le  compliment  suivant:  „Je  croyais  que  cet  art  n'existait  plus, 
mais  je  vois  qu'il  vit  encore  en  vous"^. 

Il  est  à  supposer  que  Bach  avait  choisi  à  dessein  ce  choral 
pour  rendre  hommage  à  Reinken;  sans  doute,  aussi,  avait-il 
écrit  d'avance  et  appris  par  cœur  une  partie  de  ce  qu'il  vou- 
lait lui  jouer.    Il  se  pourrait  donc  que  les  deux  chorals  „An 

1.  Forkel  dans  son  récit  dit  „à  peu  près  en  1722".  D'après  Spitta,  qui  suit  les  données 
de  Mattheson,  ce  voyage  dut  avoir  lieu  en  1720. 

2.  ,Ich  dactite  dièse  Kunst  wâre  ausgestorben;  ich  sebe  aber,  daO  sic  in  Ibnen  noch 
lebt."  Cet  épisode  est  raconté  dans  la  biographie  de  Forkel  qui  est  la  source  de  toutes 
les  anecdotes  sur  Bach. 


Histoire  des  chorals  pour  orgue 


53 


Wasserfliissen"  (Super  flumina)  que  nous  possédons  encore 
(Peters  VI  N°  12"  et  12^)  aient  été  écrits  en  vue  de  ce 
voyage.  C'est  pour  ce  même  voyage  aussi  qu'il  avait  com- 
posé une  très  belle  cantate:  „Wer  sich  selbst  erhôht,  der  soll 
erniedrigt  werden"  (Quiconque  s'élève  sera  abaissé.  N°  47. 
17*  dim,  après  la  Trinité),  sur  un  texte  d'un  certain  Helbig, 
Regierungssecretâr  à  Eisenach.  Un  thème  de  huit  mesures 
décrit  d'une  façon  très  caractéristique,  pittoresque  à  l'excès, 
l'élévation  et  l'abaissement. 

Nous  ne  savons  pas  si  cette  cantate  a  été  exécutée.  Ce  qui 
semble  certain,  c'est  que  Bach,  lors  de  son  séjour  à  Hambourg  en 
1 720  —  il  y  revint  en  1 728  —  a  joué  la  grande  fugue  pour  orgue 
en  sol  mineur.  Du  moins,  Mattheson  en  connaissait  le  sujet 
en  1725,  car  il  le  cite  comme  ayant  été  donné  en  matière 
d'épreuve  à  un  concours  d'organistes;  il  ajoute  qu'il  n'est  pas 
de  lui,  mais  d'un  autre  compositeur  connu,  sans  dire,  toute- 
fois, que  cet  autre,  c'est  Bach.  Cependant  le  sujet  de  Mat- 
theson diffère  de  celui  de  la  fugue,  telle  qu'elle  nous  est 
parvenue.     Les  voici  l'un  en  face  de  l'autre: 


sOÊ 


Sujet  de  Mattheson. 


mTfïr^-tg--^^ 


Sujet  de  Bach. 


i^^^^^^^m^ 


^. 


:^ 


Le  sujet  de  Mattheson  représente-t-il  la  forme  primitive, 
retouchée  ensuite  par  Bach  d'une  façon  très  avantageuse,  ou 
sa  défectuosité  doit-elle  être  attribuée  à  l'inadvertance  de 
Mattheson? 

Toutefois,  malgré  tous  ces  succès,  le  voyage  de  Hambourg 
resta  sans  résultat.  Lorsque,  quelques  mois  plus  tard,  la 
place  d'organiste  à  St.  Jacob  devint  vacante  —  Reinken  était 
à    S'*  Catherine    —    Bach   posa   sa    candidature,   tenté,    sans 


54  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

doute,  par  le  bel  orgue  à  quatre  claviers  que  possédait  cette 
paroisse.  Mais  il  se  vit  préférer  un  concurrent  sans  talent 
qui  avait  offert  une  somme  considérable  pour  avoir  la  place. 
Cette  façon  d'agir  déplut  à  un  des  pasteurs  de  l'église,  Erd- 
mann  Neumeister,  célèbre  comme  auteur  de  textes  de  can- 
tates, grand  admirateur  de  Bach,  qui  avait  mis  une  série  de 
ses  cantates  en  musique.  L'élection  de  l'organiste  avait  eu 
lieu  au  commencement  de  l'hiver.  Dans  son  sermon  de  Noël, 
parlant  des  anges  de  Bethléem,  il  fit  une  allusion  à  ce  qui 
s'était  passé  en  disant:  «Même  l'un  des  anges  de  Bethléem, 
s'il  descendait  du  ciel  pour  devenir  organiste  à  St.  Jacob,  ne 
serait  pas  nommé.  Il  aurait  beau  jouer  d'une  façon  divine, 
s'il  n'avait  pas  d'argent,  il  n'aurait  qu'à  s'en  retourner  d'où 
il  est  venu"  *. 

De  tous  les  maîtres  du  choral,  Buxtehude  était  le  plus 
universellement  doué.  Né  en  1637  à  Helsingôr,  il  fut  nommé, 
en  1668,  organiste  à  l'église  S'^  Marie  de  Lûbeck,  comme  suc- 
cesseur de  Franz  Tunder,  le  célèbre  élève  de  Frescobaldi, 
après  avoir,  selon  la  coutume,  épousé  la  fille  de  son  prédé- 
cesseur. 

Il  mourut  en  1707,  un  an  après  Pachelbel.  Mattheson  et 
Hàndel  étaient  venus  le  voir  depuis  Hambourg  en  1703; 
Hândel,  peut-être,  avec  l'idée  de  devenir  son  successeur. 
Mais  comme  mademoiselle  Buxtehude  n'avait  ni  les  agré- 
ments de  la  jeunesse  ni  ceux  de  la  beauté,  ils  s'en  retour- 
nèrent tous  deux  après  un  accueil  charmant.  Bach  y  vint  en 
1705. 

Les  œuvres  de  Buxtehude  nous  sont  parvenues,  en  grande 
partie,  par  les  copies  qu'en  avait  faites  Walther  qui  l'ad- 
mirait beaucoup,  sans  avoir  jamais  été  son  élève.    Spitta  a 


1.  ,Wenn  selbst  einer  von  den  Bethlehemitischen  Engeln  vom  Himmel  kame,  der  gôtt- 
llch  spielte  und  woUte  Organist  zu  St.  Jacob  werden,  hàne  aber  kein  Geld,  so  mdchte  er 
nur  wieder  davon  fliegen.' 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  55 

publié  une  grande  partie  de  ses  œuvres  pour  orgue  en  deux 
volumes.  [Breitkopf  et  Hârtel  1876-1877].  Le  premier  com- 
prend les  compositions  libres,  le  second  les  chorals. 

Buxtehude,  pour  le  dire  en  passant,  eut  un  élève  d'un 
talent  tout  à  fait  hors  ligne:  Nicolas  Bruhns,  né  en  1665  â 
Schwabstàdt  en  Slesvig.  Malheureusement  il  mourut  dès 
1697,  à  Husum,  âgé  de  trente  deux  ans  seulement.  Avec  Bach, 
il  eût  été,  sans  doute,  le  plus  grand  organiste  de  l'Allemagne. 

Chez  le  maître  de  Liibeck,  tout  est  intéressant.  A  cette 
époque  intermédiaire  qui  s'étend  de  Scheidt  à  Bach,  il  est 
celui  qui  connaît  le  plus  à  fond  toutes  les  ressources  de 
l'orgue.  Comme  tel  il  a  puissamment  contribué  au  dévelop- 
pement de  la  Toccate,  et  Bach  lui  doit  beaucoup  en  l'espèce. 
Quant  aux  chorals  pour  orgue,  on  en  trouve  chez  lui  tous 
les  types,  les  plus  simples  comme  les  plus  compliqués.  Mais 
son  genre  préféré  c'était  la  fantaisie  de  choral.  Tantôt,  il 
présente  une  mélodie  ornementée  et  agrémentée,  dominant 
un  accompagnement  tout  à  fait  simple;  tantôt,  il  l'enveloppe 
de  croches  ou  de  doubles  croches.  Ces  petites  fantaisies  sont 
toujours  très  ingénieuses  et  d'un  goût  parfait.  Bach  les  imita  ; 
on  en  trouve  un  bon  nombre  dans  ses  compositions'. 
Les  grandes  fantaisies  amènent  la  mélodie,  tantôt  dans  une 
voix,  tantôt  dans  l'autre,  procédé  qui  se  retrouve  également 
chez  Bach.  Bref,  de  tous  les  maîtres,  Buxtehude  est  celui 
qui  a  exercé  sur  lui  la  plus  grande  influence. 

Bach  avait  environ  vingt  ans  quand  il  vint  à  Liibeck.  Il  était 
alors  organiste  à  Arnstadt,  où  il  avait  été  nommé  en  1704,  après 
avoir  été  pendant  quelques  mois  violoniste  dans  l'orchestre  de 
la  cour  de  Weimar.  Ayant  obtenu  un  congé  de  quatre  semaines, 


1.  Nous  possédons  de  Buxtehude  32  petites  fantaisies  de  ce  genre.  Bach  leur  donne 
une  tournure  encore  plus  simple.  (Voir  V,  No.  52,  58  et  p.  103,  No.  2).  Les  chorals  V 
No.  47  et  27  ressemblent  beaucoup  à  des  chorals  de  Buxtehude  sur  le  mSmc  sujet  (voir 
Buxtehude  II,  p.  110). 

Tris  intéressante  est  la  comparaison  du  choral  V,  No.  36  avec  les  esquisses  qui  l'ont 
précédé  (V,  p.  105,  No.  4  et  5). 


56  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

il  fit  à  pied  le  voyage  pour  aller  entendre  le  maître.  Il  ne  fut  pas 
déçu.  Le  jeu  de  Buxtehude  le  fascina  au  point  qu'il  oublia  de 
rentrer  chez  lui;  au  lieu  de  rester  quatre  semaines,  il  resta 
plusieurs  mois.  A  son  retour,  il  fut  cité  devant  le  Conseil 
d'Arnstadt  pour  se  justifier,  ce  qu'il  fit,  d'ailleurs,  d'une  façon 
assez  bourrue  et  peu  soumise.  Le  procès-verbal  de  la  séance 
en  question  —  elle  eut  lieu  en  février  1706  —  se  trouve  dans 
les  archives  d'Arnstadt  (Voir  Spitta  I,  p.  313).  On  profita  de 
l'occasion  pour  lui  reprocher  de  faire  trop  de  fantaisies  en  ac- 
compagnant le  choral,  de  négliger  le  chœur,  et  même,  d'avoir 
fait  à  l'église  de  la  musique  avec  une  dame,  sans  doute  sa 
cousine  qu'il  épousa  l'année  suivante!  Au  reste,  il  est  indé- 
niable qu'en  la  circonstance  il  n'ait  agi  avec  une  certaine 
légèreté  qu'il  est  malaisé  de  justifier.  L'on  s'étonne  bien 
plutôt,  que  ses  supérieurs  aient  eu  tant  d'égards  pour  lui 
et  n'aient  pas  même  exigé  des  excuses. 

Cependant  la  situation,  nécessairement  quelque  peu  ten- 
due, devenait  désagréable  au  jeune  artiste,  et  il  fut  heureux 
de  pouvoir  quitter  Arnstadt  pour  Miihlhausen  en  Thuringe, 
où  on  l'appela  comme  organiste,  en  1707.  Il  n'y  resta  qu'un 
an.  En  1708,  le  duc  de  Weimar  lui  offrit  le  poste  d'organiste 
de  la  cour.  Il  accepta  ces  fonctions  qu'il  remplit  durant  neuf 
années,  c'est  à  dire  jusqu'en  1717. 

L'influence  de  Buxtehude  est  très  sensible  dans  les  pre- 
mières œuvres  de  Weimar.  Le  choral  „Ein  feste  Burg** 
(VI  N°  22),  par  exemple,  qu'il  joua  pour  l'inauguration  des 
orgues  de  Miihlhausen,  nouvellement  restaurées,  est  une  grande 
fantaisie  dans  la  manière  du  maître  de  Liibeck.  La  restau- 
ration de  ces  orgues  avait  été  décidée  pendant  que  Bach 
était  à  Muhlhausen.  Mais  à  son  départ  pour  Weimar,  on  le 
pria  de  bien  vouloir  en  surveiller  les  travaux.  Il  vint  aussi 
pour  l'expertise  et  pour  l'inauguration,  accompagné  de  son 
ami  et  collègue  Walther,  que  nous  connaissons  déjà.  C'est 
à   ce   dernier  que  nous   devons  de  posséder  ce  choral.     Sur 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  57 

la  copie  qu'il  en  a  faite,  il  a  même  indiqué  la  registration  que 
Bach  employa  à  Miihlhausen,  soit  qu'il  ait  été  surpris  de  sa 
hardiesse,  soit  qu'il  l'ait  notée  pour  son  propre  usage,  étant 
obligé  de  lui  tirer  les  registres'. 

Les  maîtres  du  choral  auprès  desquels  Bach  fait  son  ap- 
prentissage, ont,  nous  le  voyons,  créé  et  perfectionné  les 
différentes  formes  du  choral  pour  orgue.  On  peut  ramener 
à  trois  les  procédés  qu'ils  emploient.  Le  premier  consiste 
à  bâtir  un  morceau  sur  les  différentes  phrases  de  la  mélodie. 
C'est  le  procédé  „motiviste"  de  Pachelbel,  le  maître  du 
choral  fugué.  Le  second  est  ce  que  nous  ap-  pellerons, 
le  procédé  coloriste:  la  mélodie  du  choral  est  paraphrasée 
d'une  façon  plus  ou  moins  agrémentée.  C'est  là,  plus 
exclusivement,  le  procédé  employé  par  les  maîtres  du  Nord, 
les  Reinken,  les  Bœhm,  les  Buxtehude.  Le  troisième  pro- 
cédé est  le  plus  libre  de  tous:  la  mélodie  du  choral  ap- 
paraît plus  ou  moins  intacte  dans  une  fantaisie,  dont  les  mo- 
tifs sont  tout  à  fait  indépendants  de  la  mélodie  ou,  ne  la  rap- 
pellent que  très  vaguement. 

Il  va  sans  dire  que  cette  classification  n'a  rien  d'absolu, 
et  que  cette  séparation  des  procédés  n'est  pas  si  rigoureuse, 
dans  tous  les  cas,  qu'un  même  choral  ne  présente,  à  la  fois, 
celui-ci    et  celui-là.     Les   chorals   de  Reinken,   par   exemple, 


I.  La  registration  dans  le  manuscrit  de  Waither  est  un  peu  en  désordre,  parce  que, 
plus  tard,  il  l'a  modifiée  pour  l'adopter  à  son  orgue  de  Weimar  qui  n'avait  que  deux  cla- 
viers, tandis  que  celui  de  Miihlhausen  en  comptait  trois.  Mais  il  n'est  pas  diTHcile  de 
la  rétablir  en  son  état  primitif.  Pour  commencer,  la  main  droite  est  sur  le  Positif,  où  Bach 
avait  fait  mettre  une  bonne  tierce;  nous  possédons  encore  le  projet  de  cette  reconstruction, 
avec  les  remarques  de  Bach  (voir  Spitta  I,  p.  350).  La  main  gauche  est  sur  le  Grand  cla- 
vier pour  faire  valoir  le  Fagotto  de  16  pieds,  également  nouveau.  A  partir  de  la  20*  me- 
sure les  deux  mains  sont  sur  le  Récit;  à  la  Pédale,  la  basse  douce  de  32  pieds  que  Bach 
avait  exigée  comme  absolument  nécessaire;  à  partir  de  la  24«  mesure,  les  deux  mains 
retournent  sur  le  Positif  (ou  sur  le  Grand  clavier);  à  la  Pédale,  les  jeux  d'anches  que 
Waither  avait  tirés  entre  temps;  à  partir  de  la  32»  mesure,  les  deux  mains  sont  de  nou- 
veau sur  le  Récit  et,  dans  le  Pédale,  la  basse  douce  de  32  pieds  réapparaît;  à  partir  de  la 
37»  mesure  les  deux  mains  sont  sur  le  Grand  clavier.  Tous  les  registres  sont  tirés, 
de  même  dans  la  Pédale.  On  ne  saurait  imaginer  une  façon  plus  simple  et  plus  in- 
génieuse, à  la  fois,  de  faire  valoir  toutes  les  ressources  de  l'orgue  dans  un  seul  morceau. 
Le  choral  certainement  a  été  écrit  pour  cette  occasion. 


58  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

sont  motivistes  en  ce  que  l'accompagnement  en  est  fugué, 
et  coloristes  par  le  fait  que  la  mélodie  y  apparaît  en  para- 
phrase. 

Ce  même  caractère  hybride  se  retrouve  très  fréquemment 
dans  les  chorals  de  Bach.  En  effet,  bon  nombre  de  ses 
grands  chorals  présentent  une  synthèse  de  la  manière  de 
Pachelbel  et  de  celle  de  Bohm.  L'accompagnement  est 
traité  à  la  façon  motiviste,  la  mélodie  à  la  façon  coloriste, 
et  l'on  se  demande,  si  l'on  a  affaire  à  du  Pachelbel  ou  à  du 
Bôhm  idéalisé.  Plus  il  avance,  plus  cette  fusion  des  diffé- 
rentes formes  devient  fréquente.  Ce  n'est  plus  du  Pachelbel 
ni  du  Boehm,  ni  du  Reinken,  ni  du  Buxtehude:  c'est  l'un  et 
l'autre  à  la  fois  et  c'est  autre  chose  encore  —  c'est  du 
Bach. 

On  observe  dans  le  développement  de  tout  grand  génie 
un  moment  oîi,  tout  en  se  trouvant  encore  obligé  de  se  servir 
des  formes  et  des  procédés  que  ses  prédécesseurs  lui  ont 
légués,  il  est  tenté,  inconsciemment  peut-être,  d'exprimer  à 
sa  façon  ses  idées  personnelles.  C'est  ce  moment  critique 
qu'il  s'agit  de  saisir  dans  les  œuvres  de  jeunesse  pour  bien 
reconnaître  dans  ses  premières  manifestations  la  véritable 
nature  du  génie  qui  se  cherche  encore. 

Si  l'on  avait  demandé  au  jeune  Bach  d'Arnstadt  et  de  Miihl- 
hausen,  en  quoi  il  sentait  autrement  que  les  grands  maîtres  du 
choral  qu'il  était  allé  écouter,  il  n'eût  su  le  définir.  Et  cependant, 
la  différence  est  indéniable:  il  commence  à  sentir  en  poète. 
Il  demande  plus  au  choral  pour  orgue  que  ne  lui  avaient  de- 
mandé ses  prédécesseurs.  Pas  plus  que  dans  les  harmonisations 
de  choral,  il  ne  se  contente,  dans  les  chorals  pour  orgue,  de  ne 
traiter  que  la  mélodie:  il  veut  rendre  la  mélodie  et  la  poésie 
à  la  fois.  Ses  prédécesseurs  ne  s'étaient  souciés  que  de  la 
forme;  à  peine  percevons-nous,  cà  et  là,  dans  la  musique  de 
Pachelbel  et  de  Buxtehude  comme  un  souvenir  lointain  de  la 
poésie.     Une  fois,  dans  le  choral  sur  le  péché  originel  „Durch 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  59 

Adams  Fall"  (Par  la  chute  d'Adam),  il  arrive  à  Buxtehude  de 
décrire  la  chute  par  des  basses  qui  tombent  en  quintes'. 
Mais,  en  général,  leur  musique  est  pour  ainsi  dire  en  dehors 
du  texte. 

Et  pourtant,  à  nulle  époque  de  la  musique,  on  ne  trou- 
verait conditions  plus  favorables  à  la  naissance  d'une  musique 
descriptive.  Disons  plus:  le  temps  de  la  musique  descrip- 
tive était  arrivé,  et  c'était  dans  les  préludes  de  choral  que 
cet  art  devait  trouver  son  épanouissement.  En  effet,  tous 
les  auditeurs,  en  entendant  dans  le  prélude  la  mélodie  du 
choral,  connaissaient  les  paroles  que  recouvrait  cette  mélo- 
die; ils  les  avaient  présentes  à  la  mémoire;  mieux  encore: 
sous  les  yeux,  dans  leur  livre  de  cantiques;  bien  plus:  ils 
allaient  les  chanter  dans  quelques  instants.  Ne  devaient-ils 
pas  chercher  tout  naturellement  une  concordance  entre  la 
poésie  et  la  musique?  Donc,  nul  besoin  d'explications  pour 
faire  comprendre  telle  ou  telle  intention  poétique  ou  de- 
scriptive de  la  musique.  Que  la  musique  des  préludes  de 
choral  fût  descriptive,  c'est  ce  qui,  semble-t-il,  eût  dû  s'en- 
tendre de  soi  pour  l'organiste  tout  comme  pour  l'auditeur. 
Et  l'on  se  demande  alors,  comment  les  Scheidt,  les  Pachelbel 
et  les  Buxtehude  ne  s'en  avisèrent  pas.  En  l'absence  d'un 
texte,  le  musicien  est,  d'ordinaire,  forcé  de  recourir  à  un  moyen 
artificiel  pour  indiquer  à  l'auditeur  ce  qu'il  a  voulu  exprimer 
par  la  musique;  un  titre  ou  quelques  paroles  d'explication 
sont  nécessaires  pour  évoquer  les  choses  décrites.  Point 
n'était  besoin  ici  de  pareils  artifices,  et  l'on  s'étonne  d'autant 
plus  que  les  précurseurs  de  Bach  aient  passé  à  côté  du 
problème  nouveau  qui  se  posait,  sans  se  douter  même  qu'un 
problème  se  posât.  C'est  à  Bach  qu'il  était  réservé  de 
l'apercevoir  et  de  le  résoudre. 

Du   jour  où  il   reconnut  que  le  prélude   du  choral  reste 

1.  Voir  Buxtehude.     Ed.  Breitkopf  et  HSrtel,  H»  volume.     Bach  a  traité  le  même  cho- 
ral: V,  No.  13. 


go  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

imparfait  aussi  longtemps  que  les  paroles,  les  images,  les 
idées  du  texte  n'y  vivent  pas,  il  cessa  d'être  l'élève  des 
Pachelbel  et  des  Buxtehude:  il  fut  lui-même. 

L'art  profane,  lui,  avait  devancé  l'art  sacré  dans  la  voie 
de  la  musique  descriptive.  Dans  la  seconde  moitié  du  XVIF 
siècle  et  au  commencement  du  XVIII%  les  essais  en  ce  sens 
deviennent  de  plus  en  plus  fréquents.  On  en  trouve  dans 
la  musique  italienne;  les  maîtres  français  du  clavecin  écrivent 
des  morceaux  caractéristiques,  avec  des  titres  qui  indiquent  ce 
que  la  musique  veut  décrire;  les  maîtres  de  Hambourg, 
Keiser,  Mattheson  etTelemann,  abusent  de  la  description  or- 
chestrale daus  leurs  opéras  et  dans  leurs  oratorios;  Froberger 
excellait  dans  ce  genre:  il  se  plaisait  à  raconter  des  histoires 
sur  le  clavecin  et  tout  le  monde  l'admirait  ^  L'ouvrage  qui 
résume  tous  les  efforts  de  l'époque,  ses  tendances  vers  la 
«musique  de  programme",  parut  en  1700.  Ce  sont  les  six 
sonates  pour  clavecin  de  Johann  Kuhnau. 

Johann  Kuhnau  était  né  en  1667;  en  1684,  il  fut  nommé 
organiste  à  l'église  St.  Thomas  de  Leipzig  et  devint,  en  1701, 
directeur  des  chœurs,  Thomascantor;  il  fut  donc  de  ce  fait 
le  prédécesseur  immédiat  de  Bach.  Il  mourut  en  1722. 
Bach  et  lui  se  connaissaient  personnellement.  En  1714, 
Kuhnau  lui  permit  de  faire  entendre  une  de  ses  cantates  a 
Leipzig. 

Dans  ses  sonates,  universellement  remarquées  et  ad- 
mirées, Kuhnau  prétendait  évoquer  sur  le  clavecin  des 
épisodes  de  l'histoire  sainte.  Mais,  comme  à  cette  époque 
déjà  la  musique  descriptive  était  un  genre  fort  discuté,  il  se 
sentit  obligé  d'écrire  une  préface  pour  justifier  son  entre- 
prise. Il  se  réclame  de  ses  prédécesseurs  qui  ont  décrit  „des 
batailles,  des  cascades   et  des  tombeaux"  et  même  ont  com- 

1.  Mattheson  en  parle  dans  le  „V'ollkommene  Kapellmeister",  Kuhnau  dans  la  préface 
de  ses  sonates. 

Voir  les  œuvres  de  Froberger  dans  les  ,Denkmaler  der  Tonkunst  in  Ôsterreich''. 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  61 

posé  des  sonates  entières  „où  des  paroles,  ajoutées  à  la  mu- 
sique devaient  aider  à  découvrir  l'intention  des  auteurs"  •  et 
se  croit  donc  autorisé  à  traiter  d'une  façon  analogue  des 
histoires  saintes  bien  connues  et  à  raconter  en  musique  les 
six  épisodes  que  voici  ^r 

1)  David  et  Goliath. 

2)  David  et  Saiil. 

3)  Le  mariage  de  Jacob. 

4)  La  maladie  du  roi  Ezéchias. 

5)  Gédéon,  le  sauveur  d'Israël. 

6)  Mort  et  funérailles  de  Jacob. 

Chaque  sonate  est  précédée  d'un  petit  récit  où  l'auteur 
s'applique  à  bien  faire  ressortir  les  péripéties  que  l'auditeur 
va  entendre  retracées  par  la  musique.  Le  récit  se  termine 
chaque  fois  par  les  mots:  „Diesem  nach  exprimiret  die  Sonata" 
(La  sonate  exprime  donc);  vient  ensuite  la  sonate  en  question. 

C'est  donc  à  une  véritable  musique  de  programme,  habi- 
lement exécutée,  que  nous  avons  affaire  ici.  A  l'examiner 
de  près,  on  se  rend  compte  que  le  prédécesseur  de  Bach 
était  un  musicien  remarquable.  Et  pourtant,  l'on  ne  saurait 
bien  souvent  s'empêcher  de  sourire  en  voyant  la  naïveté 
avec  laquelle  il  procède  dans  la  description.  Pourvu  que  la 
musique  rappelle,  ne  serait-ce  que  de  loin,  les  péripéties  de 


1.  Ces  sonates  viennent  d'être  publiées  dans  les  Denkmaler  deutscber  Tonkunst:  „Jo- 
hann  Kuhnaus  KlavieiTverke,  1901".  Le  passage  principal  de  la  préface  est  très  intéressant: 
«Hiermit  Itsse  ich  zum  vierten  Maie  einige  Klaviersachen  von  meiner  geringen  Invention 
im  Kupferdrucke  sehen.  Es  sind  6  Sonaten,  in  welchen  ich  dem  Liebhaber  etwas  von 
Biblischen  Historien  vorzuspielen  versucht  habe  ...  Ich  bin  nicht  der  erste,  der  auf  der- 
gleichen  Inventionen  geraten  ist:  denn  sonst  wurde  man  von  des  beriihmten  Frobergers 
und  andern  excellenten  Componisten  ihren  unterschiedlichen  Batailles,  Wasscrfàllen,  Tom- 
beaux, wie  nicht  weniger  von  ganzen  auf  dergleichen  Art  gesetzten  Sonaten  nichts  wissen, 
da  die  bcigefUgten  Worte  die  Intention  dieser  Autorum  imraer  mit  haben  entdecken  sollcn.' 

2.  1)  Der  Streit  zwischen  David  und  Goliath. 

2)  Der  von  David  vermittelst  der  Music  curirte  Saul. 

3)  Jacobs  Heirath. 

4)  Der  todkranke  und  wieder  gesunde  Hiskias. 

5)  Der  Heiland  Israelis  Gideon. 

6)  Jacobs  Tod  und  Begriibnis. 


62  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

l'épisode,  l'auteur  se  déclare  satisfait.  C'est  un  primitif  dans 
la  pleine  acception  du  mot. 

Quatre  ans  plus  tard,  en  1704,  Bach  composa  un  morceau  du 
même  genre:  le  «Capricio  sur  le  départ  de  son  cher  frère*". 
Ce  frère,  Johann  Jacob,  âgé  de  vingt  deux  ans,  —  il  était 
l'aîné  de  Jean  Sébastien  —  s'était  engagé  comme  „Hautboïst" 
dans  la  garde  de  Charles  XII,  dont  l'armée  venait  alors  d'en- 
vahir la  Pologne.  Il  fut  de  la  bataille  de  Pultava  et  resta 
fidèlement  avec  le  roi  à  Bender,  jusqu'en  1713,  où  celui-ci 
lui  permit  de  rentrer  à  Stockholm.  Passant  par  Constan- 
tinople,  il  s'y  arrêta  quelque  temps  pour  y  étudier  la  flûte 
chez  Pierre  Gabriel  BufFardin  qui  vint  plus  tard  à  Dresde  et 
fut  le  maître  de  Quantz.  De  Constantinople,  Johann  Jacob 
Bach  se  rendit  à  Stockholm  —  nous  ne  savons  pas  s'il  revit 
sa  famille  en  passant  par  l'Allemagne  —  et  y  vécut  en  qua- 
lité de  Hofmusicus  (musicien  de  la  cour)  jusqu'en  1722,  où 
il  mourut  prématurément  à  la  suite  des  fatigues  et  des  pri- 
vations endurées  pendant  la  campagne  de  Russie. 

C'est  pour  décrire  la  scène  des  adieux  à  la  famille  qui 
a  dû  se  passer  en  1704,  que  Bach  a  composé  le  Capricio. 
Les  amis  arrivent  et  essayent  de  détourner  le  voyageur  de 
son  projet  par  des  «cajoleries"  (1);  ils  lui  représentent  tous 
les  cas  (casus)  qui  l'attendent  à  l'étranger  (2);  ils  se  lamentent 
(3);  or,  comme  il  ne  cède  pas,  ils  prennent  congé  de  lui  (4); 
dans  le  lointain  on  entend  la  sonnerie  du  postillon  (5);  une 
fuga  air  imitazione  della  cornetta  di  Postiglione  termine  cette 
petite  suite  (6).^ 


1.  Capricio   sopra   la  lontananza  del  suo  fratello  diletissimo. 

2.  1)  Ist  eine  Schmeichelung  der  Freunde,  um  denselben  von  seiner  Reise  abzubalten. 

2)  Ist  eine  Vorstellung  unterschiedlicher  Casuum,  die  ihm  in   der  Fremde    kônnten 
vorfallen. 

3)  Ist  ein  allgemeines  Lamento  der  Freunde. 

4)  Âllhier  kommen  die  Freunde,  weil  sie  docii  seben,  daQ  es  anders  nicht  sein  kanii( 
und  nehmen  Abschied. 

5)  Aria  di  Postiglione. 

6)  Fuga  ail'  imitazione  della  cornetta  di  Postiglione 


Histoire  des  chorals  pour  orgue  63 

Cette  composition  est  un  chef-d'œuvre  où  s'annonce  déjà 
tout  entier  le  Bach  futur.  Les  différentes  parties  sont  courtes 
et  précises,  et  d'un  enchaînement  parfaitement  naturel.  L'é- 
pisode choisi,  avec  ses  péripéties  simples,  appelle  de  lui-même 
la  description  musicale.  L'appareil  artificiel  des  sonates  de 
Kuhnau  est  tombé:  une  simple  indication  suffit  pour  évoquer 
la  scène  en  question. 

Par  la  suite,  Bach  fera  preuve  de  cette  même  sûreté  dans 
le  choix  des  sujets  à  décrire.  Il  ne  décrira  que  quand  le 
sujet  se  prêtera  si  naturellement  à  la  description  qu'il  ne 
sera  point  besoin  d'explications.  Ne  jamais  laisser  passer  une 
occasion  de  description  musicale,  mais  ne  jamais  non  plus 
aller  au  delà  des  limites  du  possible:  tel  sera  le  principe  du 
premier  maître  de  la  musique  descriptive.  Et  c'est  là  le 
secret  de  sa  grandeur  en  ce  genre. 

Mais  pour  lui  les  limites  du  possible  étaient  plus  reculées 
que  pour  les  autres,  car  il  possède  une  netteté  et  une  pré- 
cision de  langue  qui  lui  permettent  de  s'exprimer  avec  une 
clarté  surprenante,  même  là,  où  les  autres  sont  impuissants  à 
se  faire  comprendre.  Nous  verrons  plus  tard,  qu'il  a  pour 
ainsi  dire  un  vocabulaire  à  lui  d'expressions  musicales,  qui 
reviennent  toujours  les  mêmes  dans  toutes  ses  œuvres,  dans 
les  Passions  et  les  cantates  aussi  bien  que  dans  les  chorals. 
Pour  telle  ou  telle  idée,  il  a  telle  ou  telle  expression  consa- 
crée; la  même  formule  musicale  revient  quand  revient  la  même 
idée.  Dans  le  Cappricio,  les  éléments  de  cette  langue  musicale 
apparaissent  nettement  déjà.  Le  „Lamento",  par  exemple,  est 
typique  pour  la  façon,  dont  Bach,  dans  ses  cantates  et  dans  ses 
chorals,  exprimera,  plus  tard,  toutes  les  nuances  de  la  dou- 
leur. Pour  la  douleur  calme  —  qu'on  se  rappelle  le  chœur 
final  de  la  première  partie  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  — 
il  emploiera  toujours  des  motifs  en  croches  ou  en  doubles 
croches  liées  deux  par  deux.  Le  Lamento  débute  par  un 
motif  de  ce  genre: 


64 


La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 


i^^r^^^rfd=^^^xsj^j^i^ 


Pour  la  douleur  agitée  et,  pour  ainsi  dire,  entrecoupée  de 
sanglots,  il  se  servira  d'un  motif  entrecoupé  de  syncopes 
irrégulières;  dans  le  Lamento,  un  motif  de  ce  genre  vient 
remplacer  le  premier: 


^^^^=^=^^\=r^^^f^^^-r^^r^r^ 


V- 


La  douleur  aigiie,  il  l'exprimera  par  un  motif  chromatique 
de  cinq  ou  six  notes;  c'est  ce  motif  chromatique  qui  dans  le 
Lamento  inter- 


vient   en  troi- 
sième lieu: 

Le  Lamento  contient  donc  déjà  les  trois  grandes  expressions 
typiques  de  la  douleur  que  Bach  emploiera  dans  toutes  les  œuvres 
suivantes,  parce  que  ce  morceau  doit  exprimer  la  douleur 
variée  des  amis  qui  se  pressent  autour  du  fratello  diletissimo. 
Le  surprenant,  c'est  justement  la  simplicité  du  procédé;  pour 
tout  exprimer,  il  lui  suffît  de  traiter  la  même  série  de  notes  dans 
des  rythmes  différents.  Ces  quelques  mesures  —  le  morceau  en 
compte  une  cinquantaine  —  font  époque  dans  l'histoire  de  la 
musique  descriptive.  C'est  la  première  fois  dans  la  musique 
entière  qu'on  rencontre  pareille  précision  de  langage.  Comment 
l'originalité  de  cette  page  classique  par  excellence  a-t-elle,  jus- 
qu'ici, échappé  à  la  critique  musicale?  Si  jamais  on  écrit  la 
vraie  histoire  de  la  musique  descriptive,  elle  méritera  un 
chapitre  à  elle  seule. 

Les  premiers  essais  de  chorals  descriptifs  datent  de  la 
même  époque,  car  les  Partitas,  dont  nous  voulons  parler,  ont 
probablement  été  écrites  à  Arnstadt;  la  façon  inexpérimentée 
dont  les  deux  premiers  chorals  sont  harmonisés  et  l'usage 
restreint  qui  y  est  fait  de  la  pédale  en  sont  la  meilleure  preuve  ^ 

1.  Bach  V,  60-91. 


Histoire  des  chorals  pour  orgue 


65 


Le  nombre  des  variations  correspond  au  nombre  des  versets  du 
cantique,  tout  comme  chez  Scheidt.  Mais  chez  Bach,  il  arrive 
un  moment,  où  l'on  s'aperçoit  tout  à  coup  qu'il  a  eu  son 
livre  de  cantiques  ouvert  devant  lui,  qu'il  a  lu  et  relu  cer- 
taines strophes  pour  en  rendre  la  poésie  en  musique.  Par 
exemple,  la  poésie  seule  explique  la  tournure  particulière  des 
trois  dernières  variations  de  la  Partita  sur  „0  Gott,  du 
frommer  Gott."  La  septième  strophe  parle  de  la  mise  au 
tombeau'.  Dans  la  musique,  cette  idée  est  exprimée  par  une 
ligne  admirable,  qui  symbolise  la  descente  dans  le  séjour  des 
morts: 

V,  p.72. 


m 


fç=^ 


ïî 


i 


iÎD- 


^ 


^3S 


p=^^S 


^^"cfT 


i=j_J_l-ii^ 


ferS 


Cette  même  ligne  se  retrouvera  encore  dans  la  cantate 
„Ich  steh  mit  einem  Fuss  im  Grabe"  (J'ai  déjà  un  pied  dans 
la  tombe)  N°  156,  écrite  à  Leipzig  vers   1730. 

La  strophe  suivante  a  pour  sujet  l'attente  douloureuse  du 
signal  de  la  résurrection^.  C'est  pourquoi  cette  variation 
repose  sur  le  motif  chromatique  de  la  souffrance  que 
nous  avons  déjà  rencontré  dans 

le    Capricio    et    qui   reviendra 

également  dans   les  chorals  et  â^^H^^^£ 
dans  les  cantates. 

Dans    la   dernière    strophe,    les    ressuscites    chantent   les 


V,  p.  73. 


-r^^ 


1.  V,  72.     Voici  le  texte  de  cette  stroplie: 

LaO  mich  an  meincm  End    auf  Christi  Tod  abscbeiden, 
Die  Seclc  nimm  zu  dir,  hinauf  zu  deinen  Freuden 
Dero  Leib  gônn  eincn  Raum  bei  frommer  Christcn  Grab, 
Auf  daO  er  seine  Ruh  an  ihrer  Seite  bab. 

2  U'ann  du  an  jenem  Tag  die  Todten  wirst  erwecken, 

Wollst  du  auch  deinc  Hand  zu  mcinem  Grabe  stredcen, 
Damit  durch  deine  Stimm  Icb  wieder  aufersteh 
Und  ganz  verklan  mit  dir  zu  dciner  Freude  geh. 

Schweitzer     Bacb. 


66  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

louanges  de  la  Trinité':   d'où  ranimation  grandiose  de  cette 
variation. 

Le  poète  s'annonce  également  dans  une  fantaisie  sur 
,Jesu  meine  Freude"  (Jésus  ma  joie;  VI,  N°  29).^  La  poésie 
décrit  la  paix  que  l'âme  trouve  en  Jésus  au  milieu  des  tour- 
ments de  la  vie.  Le  motif  agité  de  la  première  partie  de 
la  fantaisie  traduit  les  tourments;  vient  ensuite,  comme  con- 
clusion, un  dolce  à  trois  temps:  le  repos  en  Christ.  C'est 
sur  ce  même  choral  que  Bach  écrira  plus  tard  un  de  ses 
plus  beaux  motets.  Dans  la  fantaisie  sur  le  choral  de  Pâques 
„  Christ  lag  in  Todesbanden  (VI,  N°  15)^  c'est  la  lutte  entre  la 
vie  et  la  mort  qu'il  veut  dépeindre.  Pour  commencer,  des 
doubles  croches  lourdes,  en  mouvement  descendant;  ce  sont 
les  liens  de  la  mort  dont  parle  le  texte: 
VI,  p.  40. 


Un  peu  plus  loin,  des  triolets  légers,  et,  pour  terminer, 
un  allégro  victorieux  avec  des  doubles  croches  brillantes. 
On  sent  que,  pour  écrire  ce  morceau,  il  s'est  inspiré  de  cette 
belle  phrase  de  la  poésie:  „Es  war  ein  wunderbarer  Krieg, 
da  Tod  und  Leben  rangen"  (Quelle  guerre  merveilleuse, 
quand  la  vie  lutta  avec  la  mort).  Plus  tard,  dans  le  petit 
recueil,  il  reprendra  cette  même  idée  à  travers  toute  la  sé- 
rie   des   chorals   de  Pâques.     Il  amènera  même  les   triolets 

1.  Gott  Vater  dir  sei  Preis,  hier  und  im  Himmel  oben, 
Gott  Sohn,  Herr  Jesu  Christ,  dich  will  ich  ewig  loben, 
Gott  heilger  Geist,  dein  Ruhm  erschall  je  mehr  und  mehr, 
Herr  Gott,  dreieinger  Gott,  dir  sei  Lob,  Preis  und  Ehr. 

2.  Jesu  meine  Fraude,  tneines  Herzens  Weide,  meiner  Seele  Zier, 

Ach  wie  lang,  ach  lange  ist  dem  Herzen  bange  und  verlangt  nach  dir. 
Gottes  Lamm,  mein  Brâutigam,  auQer  dir  soll  mîr  auf  Erden 
Nichts  sonst  lieber  werden. 

3.  Spitta,  dans  son  ouvrage  sur  Bach,  traitant  ces  Partitas,  ne  fait  pas  remarquer  que 
ce  «ont  des  essais  poétiques.  La  troisième  (V,  p.  76-91)  a  été  remaniée  à  plusieurs  reprises  ; 
la  belle  harmonisation  du  choral  et  l'usage  de  la  pédale  dans  les  dernières  variations  le 
prouvent  ;  aussi  le  nombre  et  l'ordre  des  variations  varient-ils  dans  les  différentes  copies 
qai  nous  sont  parvenues.    (Voir  Spitta  I,  p.  594). 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  67 

d'une  façon  analogue,  comme  transition  des  doubles  croches 
qui  symbolisent  les  liens  de  la  mort,  aux  doubles  croches  qui 
chantent  la  victoire  de  la  vie  (V,  N°  5,  32  et  4). 

Ce  ne  sont  que  des  essais;  mais  on  y  surprend  un  sen- 
timent poétique  tellement  puissant,  qu'on  se  rend  bien  compte 
que  Bach  ne  s'arrêtera  pas  en  chemin,  mais  qu'il  ira  jusqu'au 
bout  dans  la  recherche  d'une  forme  de  choral  apte  à  expri- 
mer les  idées  de  la  poésie. 

Déjà  dans  ces  premiers  essais,  avec  une  clairvoyance  que 
seul  possède  le  génie,  il  a  abandonné  les  procédés  des  Pachel- 
bel,  des  Bôhm  et  des  Reinken  pour  la  forme  libre  de  la 
fantaisie  de  choral,  à  laquelle  appartient  en  effet  l'avenir.  Il 
la  conservera  dans  la  suite:  il  cherchera  à  la  perfectionner  et 
à  la  rendre  plus  expressive  encore,  pour  en  faire  son  type 
de  choral  à  lui.  C'est  sous  cette  forme  parfaite  que  nous  le 
trouverons  dans  le  „Orgelbuchlein"  (Petit  recueil),  la  collec- 
tion modèle  des  chorals  de  Weimar  et  de  Cothen.  Ce  sont 
des  fantaisies  sur  un  motif  descriptif  renfermant  l'idée  mar- 
quante du  texte. 

VI.   Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach 

V,  Winterfeld.    Der  evangelische  Kirchengesang  und  sein  Verhâltnis 

zur  Tonkunst.     Tome   Ille;    Der  evangelische  Kirchengesang   im 

IS'en  Jahrhundert.    Leipzig.    Breitkopf  1847. 
Wilhelm  Ambros.     Geschichte   der  Musik  des    n'en^   igten   und  IQ"» 

Jahrhunderts.    2  Volumes.    Leipzig  1882. 
A.  W.  Ambros.     Geschichte  der  Musik.    3=  édit.     1887. 
R.  Freiherr  von  Liliencron.     Liturgisch-musikalische  Geschichte   der 

eyangelischen  Gottesdienste  von  1523—1700.     Schleswig  1893. 
Otto    Kade.     Die    àlteste    Passionskomposition    bis    zum   Jahr    1631. 

Gutersloh  1893. 
Albert  Soubies.     Histoire  de  la  musique  allemande.     Paris. 
Cari  Stiehl.    Die  Organisten  an  der  St.  Marienkirche  und  die  Abend- 

musiken  in  Lùbeck.    Breitkopf  &  Hàrtel.     1886. 

/  La  cantate,  telle  que  nous  la  trouvons  dans  l'œuvre  de 
Bach,  est  une  création  relativement  récente  de  l'art  protestant. 
Elle  n'apparaît  pas  avant  la  fin  du  XVII'^  siècle.     A  l'époque 

5» 


68  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

de  Bach  on  discute  encore  fortement  ses  droits  à  l'existence; 
après  Bach,  elle  tombe  dans  l'oubllyCest  donc  à  un  phénomène 
passager  que  nous  avons  affaire,  phénomène  dont  la  complexité 
offre  à  l'étude  historique  des  difficultés  presque  insurmontables. 
Même  à  l'heure  actuelle,  il  est  impossible  d'écrire  une  his- 
toire complète  de  la  cantate  allemande.  Il  n'existe  aucun  grand 
ouvrage  sur  le  sujet;  les  histoires  de  la  musique  glissent 
sur  les  difficultés  et  comblent  les  lacunes  de  leur  information 
par  quelques  remarques  générales.  Nous  ne  possédons  que 
quelques  études  préparatoires  dont  la  plus  remarquable  est 
celle  de  v.  Liliencron.  Il  est  le  premier  qui  ait  cherché  à 
démêler  les  origines  liturgiques  de  la  cantate.  Comment  et 
pour  quelles  raisons  trouve-t-elle  sa  place  entre  l'Evangile 
et  le  sermon?  Telle  est  la  question  qu'il  se  pose  et  qu'il 
essaye  de  résoudre  en  débrouillant  les  documents  de  l'histoire 
du  culte  protestant  en  Allemagne. 

Mais,  à  côté  de  ce  problème  spécial,  s'en  pose  un  autre  d'ordre 
plus  général.  La  cantate  est  due  à  l'influence  de  la  musique 
italienne  sur  l'art  protestant.  Pour  comprendre  comment  elle 
est  sortie  de  l'ancien  motet,  il  faut  donc  se  représenter  le 
développement  que  prend  l'art  italien  à  la  fin  du  XVP  siècle; 
il  faut  suivre  les  maîtres  allemands  à  Venise,  où  ils  font 
connaissance  avec  le  concerto  et  l'opéra,  revenir  en  Allemagne 
avec  Schiitz  et  assister  aux  explosions  d'enthousiasme  que 
provoque  la  musique  dramatique  parmi  ses  compatriotes.  Plus 
tard,  quand  l'influence  de  l'opéra  sur  la  musique  religieuse 
deviendra  par  trop  sensible,  une  lutte  s'engagera  contre  l'art 
dramatique  qui  menace  d'envahir  les  églises.  De  cette  lutte 
sortira  la  cantate,  qui  n'est  autre  chose  que  l'Evangile  de 
chaque  dimanche  traduit  en  musique  dramatique./ 

Essayons  d'esquisser  dans  ses  grandes  lignes  l'histoire 
de  la  cantate,  en  commençant  par  la  question  liturgique.  Ce 
n'est  rien  moins,  dirons-nous,  que  l'esprit  de  radicalisme  qui 
inspira  Luther  dans  l'organisation  du  culte  protestant.     Il  ne 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  69 

pouvait  se  résoudre  à  abolir  la  langue  latine,  pas  plus  qu'à 
s'émanciper  des  formes  traditionelles  de  la  messe,  ce  qu'il 
eût  fait,  s'il  eût  été  jusqu'au  bout  de  ses  idées.  Dans  la 
même  année,  en  1523,  il  publie  deux  essais  sur  la  nouvelle 
organisation  du  culte.  Le  premier  est  intitulé:  „Von  der 
Ordnung  des  Gottesdienstes  in  der  Gemeine".  Il  y  recom- 
mande la  plus  grande  simplicité:  des  chants  allemands,  une 
lecture  biblique  et  un  sermon  composeront  seuls  le  culte. 
Le  second  essai  portait  le  titre:  «Formula  missae  et  com- 
munionis  pro  ecclesia  Wittenbergensi".  La  messe  latine  —  telle 
est  l'idée  principale  de  ce  traité  —  n'est  pas  en  contradiction 
avec  le  dogme  protestant,  abstraction  faite,  toutefois,  de 
l'Offertoire  et  des  parties  liturgiques  qui  l'entourent.  Luther 
la  maintient  donc,  mais  substitue  la  prédication  allemande  à 
l'Offertoire.  Plus  tard,  en  1526,  dans  un  nouveau  traité 
intitulé  „Deutsche  MeC"  (La  messe  allemande)  il  prescrira,  au 
lieu  de  la  messe  latine,  la  messe  allemande,  tout  en  maintenant 
provisoirement  l'office  latin  pour  les  jours  de  fête^  Fait 
curieux:  il  reculait  devant  l'abolition  complète  du  latin.  La 
raison  en  était  d'ordre  purement  pédagogique:  il  craignait  que 
le  latin  ne  cessât,  par  là  même,  d'être  aussi  familier  à  la 
jeunesse.  Ce  conservatisme  qui  à  aucun  moment  n'abdique 
devant  les  audaces  du  réformateur,  est  un  trait  caractéristique 
de  la  nature  de  Luther.  Jamais  Zwingle  ne  connut  ces 
hésitations;  partout,  qu'il  s'agît  du  dogme  ou  du  culte,  il  allait 
jusqu'aux  dernières  conséquences  de  ses  idées.  Ne  nous 
étonnons  donc  pas  que,  malgré  toute  l'admiration  que  Zwingle 
professait  pour  Luther,  ces  deux  hommes  ne  soient  point 
arrivés  à  se  comprendre. 

Se  rendant  bien  compte  que  l'antagonisme  des  deux 
principes  empêchait  une  organisation  définitive  du  culte,  Luther 
demandait   lui-même    qu'on    ne    considérât    ses   prescriptions 

I.  ,Aber  mit  den  Festen  .  .  .  muO  es  geben  wie  bisher,  Lateinisch,  bis  man  deutscbe 
Gesâng  genug  dazu  hebe.* 


70  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

que  comme  provisoires.  Liberté  entière  fut  laissée  à  chaque 
principauté  et  à  chaque  ville  d'adopter  le  mode  de  culte  qui 
lui  conviendrait  le  mieux.  Et  c'est  là  ce  qui  complique  si 
étrangement  toute  recherche  sur  le  culte  protestant.  L'ordre 
en  varie  dans  chacune  des  innombrables  principautés  de 
l'Allemagne  du  XVP  siècle,  sans  compter  que  les  documents 
en  question  ne  sont  publiés  qu'en  très  petit  nombre.  Il  est, 
partant,  aussi  difficile  d'écrire  une  histoire  générale  du  culte 
protestant  qu'une  histoire  générale  de  l'Allemagne  au  XVP  siècle. 
Ce  dont  il  faut  se  rendre  compte  avant  tout,  c'est  qu'il  exis- 
tait comme  deux  types  de  liturgie:  l'un  pour  les  villes  et  les 
Résidences,  l'autre  pour  la  campagne.  Faute  de  moyens,  les 
paroisses  de  campagne  durent  se  contenter  d'une  liturgie  très 
simple,  oii  la  musique  ne  jouait  qu'un  rôle  effacé.  Il  n'en 
était  pas  de  même  des  villes  et  des  Résidences  qui,  disposant 
de  chœurs  bien  excercés,  se  faisaient  une  gloire  d'entretenir 
un  culte  somptueux  et  ne  reculaient  pour  cela  devant  aucun 
sacrifice.  Tel,  par  exemple,  le  prince  de  Liegnitz,  en  Silésie, 
tout  appauvri  qu'il  fût  par  la  guerre  de  Trente  ans;  telle  la 
petite  ville  de  Mtihlhausen  en  Thuringe,  qui  posséda  comme 
organistes  Rudolf  Ahle,  le  célèbre  auteur  de  mélodies  de 
chorals,  bourgmestre  et  organiste  tout  ensemble,  puis  son  fils 
Georg  Ahle  et,  après  lui,  en  1707,  J.  S.  Bach.  L'entretien  d'un 
beau  culte  était  pour  ces  petites  villes  allemandes  ce  qu'é- 
tait pour  les  cités  grecques  l'entretien  d'un  théâtre:  un 
devoir  patriotique  et  religieux  à  la  fois. 

L'ordre  adopté  dans  les  cérémonies  du  culte  était,  dans  la 
majorité  de  cas,  le  suivant  :  Introït;  Kyrie;  Gloria  ;Epître;  Graduel; 
Evangile;  Credo;  sermon  en  allemand;  enfin.  Communion,/  On 
le  voit,  la  première  partie  est  une  messe  raccourcie;  le  latin 
y  domine.  La  seconde  est  de  création  nouvelle,  un  élément 
allemand  y  prend  place.  D'où  une  sorte  de  concurrence  et  de 
lutte.  Laquelle  des  deux  l'emportera,  la  messe  ou  la  prédication? 
Quelle  langue  conservera  l'avantage,  le  latin  ou   l'allemand? 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  71 

La  langue  allemande  jouissait,  dès  l'abord,  d'un  privilège  : 
le  Gloria  et  le  Credo  pouvaient  être  remplacés  ad  libitum 
par  les  chorals  allemands  correspondants.  Toutefois,  là  où  il 
y  avait  des  chœurs,  ces  parties  étaient  exécutées  en  latin. 
La  Tabulatura  nova  de  Scheidt,  par  exemple,  nous  apprend 
qu'à  Halle,  au  commencement  du  XVIP  siècle,  toutes  les  hymnes 
se  chantaient  encore  en  latin.  Par  contre,  là,  où  il  n'y  avait 
pas  de  chœurs,  le  choral  allemand,  que  le  Cantor  pouvait  à 
la  rigueur  conduire  par  le  chant  à  l'unisson  des  enfants  de 
l'école,  prenait  la  place  des  pièces  latines.  La  lecture  de 
l'Epître  et  de  l'Evangile  se  faisait  tantôt  en  allemand,  tantôt 
en  latin.  A  Leipzig,  elle  se  faisait  encore  en  latin  à  la  fin 
du  XVII'  siècle'  et  probablement  encore  du  temps  de  Bach; 
le  prédicateur,  avant  le  sermon,  relisait  l'Evangile  en  allemand. 

Mais,  par  la  logique  même  des  choses,  l'intérêt  ne  devait 
pas  tarder  à  se  concentrer  sur  la  prédication  allemande  et 
ses  entours.  Il  était  d'usage  de  faire  chanter  un  motet  ou 
un  choral  allemand  avant  et  après  le  sermon;  c'est  précisé- 
ment cette  partie  chantée  qui,  dans  la  suite,  prit  une  im- 
portance inattendue.  L'Introït,  l'une  des  constituantes  de  la 
messe  catholique,  comme  l'on  sait,  conservant  sa  forme 
latine  dans  le  culte  protestant  et  variant  chaque  dimanche, 
était  condamné  par  là  même  à  disparaître  tôt  ou  tard  du 
culte  protestant.  Et  comme  le  „de  tempore",  c'est  à  dire 
le  morceau  affecté  spécialement  à  chaque  dimanche,  était  alors 
absent  de  la  liturgie,  on  en  vint  à  donner  aux  chants  alle- 
mands intercalés  entre  l'Evangile  et  le  sermon  l'importance 
qui  revenait  à  l'Introït.  L'Introït,  nous  le  voyons,  se  trouve 
donc,  pour  ainsi  dire,  transporté  au  centre  du  culte.  Ce  n'est 
pas  l'un  des  moindres  mérites  de  v.  Liliencron,  d'avoir  bien 
mis  en  lumière  cette  évolution  capitale. 

Vers    le   milieu    du    XVP  siècle,    en   effet,    nous  voyons 

1.  Leipziger  KIrcbenandacbten  1694. 


72  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

s'implanter  peu  à  peu  une  tradition  qui  tend  à  prescrire  pour 
chaque  dimanche  un  ou  plusieurs  chorals  inspirés  de  l'Evangile 
du  jour  et  par  conséquent  classés  par  les  recueils  de  can- 
tiques dans  l'ordre  de  l'année  ecclésiastique.  Ce  sont  les 
„cantica  de  tempore",  par  opposition  aux  „cantica  mobilia" 
qui  peuvent  se  chanter  n'importe  quel  dimanche.  Les  recueils 
de  chorals  reproduisent  donc,  en  quelque  sorte,  la  division 
en  deux  parties  du  missale  :  Ordinarium  —  Proprium  de  Tem- 
pore  et  de  Sanctis.  Le  premier  recueil  où  les  chorals  se 
trouvent  ainsi  classés  parut  en  1566:  „Geistliche  Lieder  nach 
Ordnung  der  Jahreszeit  ausgeteilt*.  Chaque  dimanche  aura 
donc  un  ou  plusieurs  chorals  attitrés,  comme  le  prouve  un 
rapprochement  entre  les  recueils  de  cantiques  et  les  „Gottes- 
dienstordnungen"  (Règlements  du  culte)  de  1545  à  1694 
(Voir  V.  Liliencron,  p.  61-77).  Nous  nous  expliquons,  dès 
lors,  la  tâche  qu'entreprirent  dans  la  suite  les  organistes, 
Pachelbel  entre  autres:  composer  un  annuaire  de  chorals 
pour  orgue.  L'Orgelbiichlein,  écrit  par  Bach  à  Côthen,  n'est 
autre  chose  qu'une  collection  de  tous  les  chorals  de  tempore 
dans  l'ordre  de  l'année  ecclésiastique.  Par  contre,  l'annuaire 
de  Scheidt  dans  la  Tabulatura  nova  de  1624  ne  comprenait 
que  des  hymnes  latines  de  tempore;  les  chorals  allemands  de 
tempore  lui  sont  encore  inconnus. 

/Une  nouvelle  tâche  s'imposait  dès  lors  à  la  poésie  spirituelle: 
il  s'agissait  de  créer  des  textes  pour  le  motet  qui  se  chantait 
entre  l'Evangile  et  le  sermon,  et  qui,  pour  cette  raison, 
devaient  chaque  fois  correspondre  à  l'Evangile  du  jour.  On 
demandait  —  et  c'est  là  que  se  manifeste  l'esprit  protestant  — 
des  textes  nouveaux  pour  chaque  année,  et  les  poètes  se 
firent  une  gloire  de  composer  des  cycles  de  textes  de  motets 
(Jahrgànge  von  Kirchenandachten)  tout  comme,  plus  tard,  on 
écrira  des  cycles  de  textes  de  cantates  ^  / 

1.  Voici  les  cycles  de  motets  les  plus  importants: 

1542.   Martin  Agricola.    „SangbiJclilein  aller  Sonntagsevangelien.    Eine  kurze  deutsche 
Segen-Music  mit  sampt  den  Evangelien  durcbs  gantze  Jahr  auf  aile  Sonntage.* 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  73 

Or,  c'est  à  ce  moment  même  que  les  maîtres  allemands 
prennent  contact  avec  l'art  dramatique  italien  et  s'avisent  de 
donner  un  caractère  dramatique  à  la  musique  sur  les  Evangiles. 
Le  madrigal,  dont  est  sorti  la  musique  dramatique,  a  des 
origines  qui  nous  échappent.  Toujours  est-il,  qu'il  devint  la 
forme  musicale  à  la  mode  vers  le  milieu  du  XVP  siècle, 
grâce  à  Arcadelt.  Né  dans  les  Pays-Bas,  en  1514,  ce  maître 
vécut  d'abord  à  Rome,  ensuite  à  Paris,  où  nous  le  trouvons 
dans  les  fonctions  de  Regius  musicus  en  1557.  En  1539,  il 
publia  son  premier  livre  de  madrigaux;  le  succès  de  cette 
œuvre  fut  tel,  qu'en  l'espace  de  trente  ans  elle  eut  seize  éditions. 
Orlando  Lasso  (1522-94),  établi  comme  maître  de  chapelle  à 
Munich,  après  de  nombreuses  années  passées  en  Italie,  adopta 
la  forme  du  madrigal  et  l'agrandit  ^  Vers  le  même  temps, 
Vincenzo  Galiléï  (1533-1591),  le  père  de  l'astronome,  met 
en  musique  pour  une  voix  solo,  avec  accompagnement  in- 
strumental, les  Lamentations  de  Jérémie  et  des  parties  de  la 
Divina  Comœdia  du  Dante.  A  la  même  époque,  existait  à  Rome 
une  congrégation  de  prêtres  séculiers,  la  „Congregazione  del 
Oratorio",  qui  organisait  des  réunions  populaires  où  l'on 
expliquait  l'histoire  sainte.  La  musique  jouait  un  grand  rôle 
dans  ces  réunions.  Philippe  Neri  (1515-1595),  le  fondateur 
de  l'œuvre,  s'était  associé,  pour  la  partie  musicale,  Ani- 
muccia,  le  maître  de  chapelle  du  Pape.   C'est  dans  une  réunion 


1560.    Nicolaus  Hermann,  Cantor   in  Joachimsthal.     ,Die   Sonntagsevangelien   liber 

das  gantze  Jahr,  in  Gesenge  verfasset." 
1565.    Homerus  Herpol.     Novum   et  insigne   opus   musicum,  in  quo  textus  evange- 

liorum  totius  anni,  vero  ritui  ccclesiae  correspondens,  quinque  vocum  modu- 

iamlne  singulari  industria  et  gravitate  exprimitur.     (Freiburg  im  Breisgau.) 
1581.    Bartolomaus  Ringwait.     Evangelia,  auf  aile  Sonntag  und  Fest,   durchs  gantze 

Jahr    neben   etziichen    BuOpsalmen   in  Reim    und  Gesangweise  vertieret.    (2e 

édition.) 
1616.  Johann  Heermann  (pasteur  en  Silésie).   ,Andachtige  KirchseufTzer,  oder  Evan- 

gelischc   SchilcOglôcklein,    in   welche  dcn  Safft  und  Kern   aller  gewohnllchen 

Sontags-  und  vornehmsten  Fest  Evangelien  Reiniweis  gegossen  und  damit  seine 

Predigten  beschlossen  hat  Joh.  Heermann." 
1.  Madrigall    novamente  composti   à   cinque   voci.     Niirnberg.     1581.     Ses   œuvres  se 
trouvent  à   la   bibliothèque   de  Munich.     Breiikopf  &  Hartel   sont  en   train  de  les  publier 
depuis  1894.     On  estime  qu'elles  rempliront  fiO  volumes. 


74  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

de  cette  Congrégation,  que  fut  représenté,  en.  1600,  au  Cou- 
vent Santa  Maria  de  Vallicella,  le  Mystère  d'Emile  del  Ca- 
valieri  «Anima  et  Corpo",  la  première  œuvre  dramatique  qu'ait 
à  relater  l'histoire  de  la  musique  religieuse. 

La  même  année,  fut  représenté  à  Florence,  à  l'occa- 
sion du  mariage  de  Marie  de  Médicis  avec  Henri  IV,  le 
premier  drame  profane  en  musique:  «l'Orphée",  de  Jacopo 
Péri  (1561-1633).  Son  rival  Giulio  Caccini  (1550-1618)  écrivit 
aussitôt  un  opéra  sur  le  même  sujet  et  intrigua  si  bien, 
qu'à  la  première  de  l'opéra  de  Péri  on  intercala  des. parties 
de  son  opéra  à  lui.  Les  deux  œuvres  furent  imprimées.  L'or- 
chestre, dans  ces  premiers  opéras,  jouait  derrière  la  scène  et 
devait  déjà  être  assez  important.  Monteverde,  qui  fut  nommé 
en  1613  à  St.  Marc  et  contribua  à  la  fondation  du  premier 
opéra  public  à  Venise,  employait  deux  Contrabassi  de  Viola, 
dix  Viole  di  brazzo,  un  Arpa  doppia,  deux  Violini  piccicoli 
alla  francese,  deux  Chitarroni,  deux  Organi  di  legno,  trois 
Bassi  da  gamba,  quatre  Tromboni,  deux  Cornetti,  un  Flau- 
tino,  un  Clarino,  trois  Trompe  sordine. 

St.  Marc  de  Venise  devint  bientôt  le  centre  de  la  musique 
religieuse  dramatique.  Trois  grands  maîtres  illustrent  cette 
église:  Andréa  Gabrieli  (1510-1586),  Claudio  Merulo  (1533- 
1604)  et  Giovanni  Gabrieli  (1557-1612).  Ils  intitulaient  leurs 
œuvres  «Dialogi''^  Le  mot  «Concerto",  appliqué  à  ce  nouveau 
genre  de  musique  sacrée,  est  employé  pour  la  première  fois 
par  Ludovico  Viadana  (1564-1645).  Il  publie,  en  1604,  des 
monodies  dramatiques  qu'il  intitule  «Concerti  da  Chiesa". 
Remarquons  que  Bach,  dans  ses  partitions,  n'emploie  pas  le 
mot  «Cantate"  mais  «Concerto".  L'on  désignait  de  préfé- 
rence sous  le  nom  de  «Cantate"  la  cantate  pour  solistes. 
Le  mot  cantate,  tel  que  nous  l'employons,  n'existait  donc 
pas  encore.     Au  XVII^  siècle,   et  même   du  temps  de  Bach, 

1.  Dialogi  musical!  ....  di  Annibale  Podoano  et  di  Andréa  Gabrieli,  Organistl  in  San 
Marco.    Venise.    1592. 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  75 

on  disait  indifféremment  Concerto,   Symphonia,  Dialogue,  ou 
encore,  Motetta. 

En  Italie,  la  cantate  atteint  son  plein  développement  avec 
Giocamo  Carissimi.  Né  en  1604,  il  fut  appelé  à  Rome  en 
1628,  comme  maître  de  chapelle  et  mourut  en  1674.  Ses 
contemporains  l'appelaient  «l'orateur  en  musique",  et,  en  effet, 
il  possédait  à  fond  les  secrets  de  la  déclamation  musicale. 
Il  exerça  une  grande  influence  sur  Haendel,  indirectement, 
par  l'intermédiaire  de  son  élève  Agostino  Steffani,  qui  fut 
appelé  à  l'Opéra  de  Hanovre  en  1685', 

Or,  en  ces  mêmes  années  où  Carissimi  faisait  l'admiration 
de  l'Italie,  l'Allemagne,  elle  aussi,  possédait  un  grand  maître,  le 
plus  grand  que  l'histoire  de  la  musique  religieuse  ait  à  citer 
avant  Bach:  Heinrich  Schutz^.  Né  dans  la  petite  principauté 
de  ReuC  en  1585,  un  siècle  exactement  avant  Bach  et  Haendel, 
Schiitz  avait  débuté  par  l'étude  du  droit.  Mais  en  1609  le  Land- 
grave Maurice  de  Saxe  l'envoya  à  Venise  auprès  de  Giovanno 
Gabrieli  dont  il  fut  le  disciple  pendant  trois  ans.  C'est  d'Ita- 
lie qu'il  rapporte  le  Dialogue  musical  qui  excita  en  Allemagne 
une  admiration  universelle.  Michael  Praetorius  (1571-1620), 
le  célèbre  maître  de  chapelle  de  Wolfenbùttel,  rencontra,  à 
Cassel,  Schiitz,  à  son  retour  d'Italie,  et  s'éprit  d'enthousiasme 
pour  le  Concerto  spirituel.  C'est  que  ce  genre  lui  apparaissait 
comme  la  réalisation  de  ce  que  lui-même  avait  pressenti  et 
cherché  dans  ses  œuvres,  où  les  instruments  jouent  un  rôle  si 
considérable  pour  l'époque.  En  1617,  Schiitz  fut  nommé  maître 
de  chapelle  de  l'Electeur  à  Dresde.  Malheureusement,  la 
Saxe  devint,  à   partir  de   1623,  l'un   des    théâtres    principaux 

1.  Les  oratorios  de  Carissimi  n'ont  paru  qu'en  partie.  En  1869  Fr.  Chrysander,  le 
ciièbre  biographe  de  Hândel,  publia:  Jepht6;  le  jugement  de  Salomon;  Baltazar;  Jonas. 
A  la  Bibliothèque  Nationale  de  Paris  se  trouvent  encore  les  manuscrits  des  oratorios  sui- 
vants: Histoire  de  Job;  la  plainte  des  Damnés;  Ezichias;  David  et  Jonathan;  Abraham  et 
Isaac;  le  mauvais  riche;  le  Jugement  dernier.  (Voir  Fttis,  Biographie  universelle  des  mu- 
siciens, H*  Ed.,  p.  190.) 

2.  Voir  la  belle  conférence  de  Ph.  Spitta:  ,Hindel,  Bach  und  Schiitz'  (1885)  publiée 
depuis  dans  la  ,Sammlung  musikaliscber  Vortriige*  Breiticopf  &  Hiirtel  1892.  Le  Musik- 
lexiicon  de  Walther  (1732)  contient  des  notes  très  précieuses  sur  Schiitz. 


76  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

de  la  guerre  de  Trente  ans;  il  en  résulta  pour  le  pays  et  pour 
la  cour  une  pénurie  d'argent  qui  contraignit  l'Electeur  à  re- 
mercier ses  musiciens.  Ils  se  dispersèrent.  Dès  1628,  Schiitz 
était  retourné  à  Venise  ;  plus  tard,  ses  voyages  le  conduisirent 
jusqu'à  Copenhague  (1633).  Enfin,  en  1641,  le  plus  fort 
de  l'orage  passé,  on  put  songer  à  réorganiser  la  chapelle  de 
la  cour.  Mais,  cette  fois,  Schiitz  ne  retrouva  plus  le  bonheur 
d'antan.  Il  eut  beaucoup  à  souffrir  de  la  rivalité  des 
musiciens  italiens  qui  s'étaient  établis  à  Dresde,  et,  plus 
d'une  fois,  il  fut  sur  le  point  d'abandonner  ses  fonctions  et 
de  chercher  ailleurs.  Hambourg,  alors  très  florissant,  le 
tentait  beaucoup.  En  1673,  une  mort  trop  lente  vint  le  délivrer. 
L'Allemagne  perdait  en  lui  l'un  de  ses  plus  grands  artistes 
en  même  temps  qu'une  des  personnalités  les  plus  sym- 
pathiques de  son  histoire  ^ 

Il  faut  avoir  entendu  les  sept  Paroles  ou  la  conversion 
de  Saiil,  ou  bien  encore  la  Passion  selon  St.  Matthieu,  pour 
se  faire  une  idée  du  génie  de  cet  homme  qui  durant  les 
années  de  sa  maturité  se  trouva  condamné  à  errer  de  ville 
en  ville.  Dans  les  chœurs  on  sent  encore  quelque  gêne; 
on  dirait  qu'il  se  retient,  comme  s'il  craignait  de  s'aban- 
donner par  trop  à  la  fougue  dramatique.  Mais  dans  les  soli 
il  déploie  une  richesse  unique  en  son  genre.  La  forme  et 
les  cadences  sont  anciennes,  mais  l'esprit  est  tellement  mo- 
derne, qu'on  s'attend  à  chaque  instant  à  ce  qu'il  fasse  éclater 
la  forme.  Avec  un  art  consommé,  il  sait  choisir  dans  la 
bible  les  versets  qui  se  prêtent  à  être  dramatisés  par  la  mu- 
sique. Il  ne  met  en  musique  que  des  paroles  bibliques;  rien 
donc  ne  vient  gâter  la  jouissance  que  nous  fait  éprouver  la 
musique  du  maître  de  Dresde.  Point  n'est  besoin  de  faire 
abstraction  d'un  texte  infecté  du  mauvais  goût  contemporain, 

1.  Schûtz  resta  longtemps  oublié;  v.  Winterfeld,  en  1834,  fut  un  des  premiers  à  attirer 
et  nouveau  l'attention  sur  lui.  Mais  en  vérité,  on  ne  peut  apprécier  sa  grandeur  que  depuis 
l'édition  de  ses  œuvres  complètes  que  Spitta  a  publiées  chez  Breitkopf  &  Hartel.  (1885  et 
suivantes). 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  77 

comme  c'est  trop  souvent  le  cas  chez  Bach.  Pourquoi  l'au- 
teur de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  ne  s'est-il  pas  mis  au- 
dessus  de  la  mode  de  son  temps?  Pourquoi  ne  s'est-il  point 
borné  à  illustrer  de  son  inspiration  l'éternelle  beauté  des 
paroles  sacrées?' 

Avec  Schiitz,  la  victoire  du  genre  ^concertant"  à  l'église 
est  un  fait  accompli.  Le  motet  est  envahi  par  la  musique 
instrumentale;  mais,  longtemps  encore,  on  désignera  sous  le 
nom  de  motets  des  morceaux  qui,  en  réalité,  sont  des  cantates. 
C'est  ainsi  que  Bach,  en  1708,  intitulera  „Motetta"  la  cantate 
„Gott  ist  mein  Konig"  (No.  71),  écrite  à  Miihlhausen  pour 
l'inauguration  du  nouveau  Conseil.  „Hernach  wird  musicirt" 
(Ensuite  on  fera  de  la  musique)  :  c'est  par  cette  formule  que 
les  Kirchenordnungen  du  XVIP  siècle  désignent  le  moment  011 
la  cantate  doit  être  exécutée  2. 

Le  compositeur  le  plus  connu  après  Schiitz  est  Andréas 
Hammerschmidt  (1611-1675),  organiste  à  Zittau.  Les  diffé- 
rentes séries  de  ses  „Musikalische  Andachten"  (Dévotions 
musicales)  et  de  ses  „Musikalische  Gesprâche  iiber  die 
Evangelien"  (Entretiens  musicaux  sur  les  Evangiles)  étaient 
alors  universellement  répandues^.  Johann  Daniel  Gumprecht 
dans  la  préface  de  ses  Sabbatsgedanken  (Idées  de  sabat;  1695) 


1.  Voici  les  oeuvres  principales  de  Schiitz: 

«Psalmen  Davids  sammt  etlichen  Motettcn  und  Concerter!  mit  8  und  mehr  Stim- 
men."     1619. 

, Historié  der  frôhlichen  und  sicgreichen  Auferstehung  unseres  einigen  Erlosers  und 
Seligmacbers  Jesu  Christ!."  1623.  Cette  œuvre  est  précédée  d'une  préface  très 
importante  qui  traite  du  rôle  de  l'orchestre  dans  la  nouvelle  musique  sacré: 

«Geistliche  Concerte"     1636  et  1639. 

,Symphoniae  sacrae."     1629,  1647  et  1650. 

,Die  7  Worte  am  Kreuz."     1645. 
En  outre  il  a  écrit  quatre  Passions,  dont  la  plus  célèbre  est  celle   selon  St.  Matthieu. 

2.  Voir  par  exemple  la  Kirchenordnung  pour  l'église  St.  A\arie  i  Nuremberg.     1685. 

3.  Andréas  Hammerschmidt.  .Musikalische  Andachten";  1638,  1641,  1642,  1646. 
«Musikalische  Gesprâche  zwischcn  Gott  und  eincr  glâubigen  Seele,  aus  den  biblischen 
Textcn  zusammcngestellt  und  componiert  in  2,  3,  4  Stimmen,  nebst  dem  Basso  continuo." 

Wolfgang  Briegel,  élève  de  Carissimi,  maître  de  chapelle  à  Darmstadt:  „Evangelischcr 
Blumengarten  Qber  die  Sonn-  und  Fest-  und  Aposteltagc  auf  madrigalischer  Art,  4stim- 
œig.*     1666-69. 

Rudolf  Ahle  i  MUhlhausen.     ,Geistliche  Dialoge  zu  2,  3,  4  Stimmen."     1648. 


78  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

demande  qu'on  mette  chaque  dimanche  le  texte  imprimé  de  la 
cantate  entre  les  mains  de  l'assemblée,  pour  qu'elle  puisse 
bien  suivre  les  paroles  du  chant.  Il  considère  donc  la  can- 
tate comme  une  sorte  de  concert  spirituel  intercalé  dans  la 
liturgie.  Nous  ne  savons  pas  jusqu'à  quel  point,  dans  les 
différentes  villes,  on  donna  suite  à  cette  proposition.  Toute- 
fois, nous  apprenons  qu'à  Liibeck  l'organiste  faisait  remettre 
aux  notables  le  texte  des  cantates  pour  les  célèbres  „ Musi- 
ques du  soir"  (Abendmusiken),  ce  qui  était  une  façon  de  leur 
demander  un  gratification.  A  Leipzig,  les  textes  des  Passions 
étaient,  également,  imprimés  et  distribués. 

Jamais,  peut-être,  il  n'y  eut  époque  musicale  plus  pro- 
ductive que  le  XVIP  siècle  en  Allemagne.  Tout  maître  de 
chapelle  était  nécessairement  compositeur.  N'était-il  pas  ob- 
ligé de  fournir  une  cantate  pour  chaque  dimanche?  Impossible 
d'évaluer  le  nombre  des  cycles  de  cantates  qui  furent  alors 
écrits.  Certes,  la  moyenne  des  compositeurs  était  bien  mé- 
diocre souvent,  et  il  n'y  aurait  aucun  avantage  à  publier  toutes 
les  partitions  qui  dorment  dans  les  bibliothèques.  Mais  il 
est  à  présumer  que  la  publication  des  „Denkmâler  deutscher 
Tonkunst"  (Monuments  de  la  musique  allemande)  qui  se  pour- 
suit à  l'heure  actuelle,  nous  ménage  encore  bien  des  sur- 
prises et  nous  révélera  de  grands  artistes  dont  nous  con- 
naissons aujourd'hui  à  peine  le  nom. 

L'art  nouveau  exigeait  de  grandes  ressources  instrumen- 
tales, partant  aussi,  de  grandes  ressources  pécuniaires.  Les 
villes  et  les  localités  éprouvées  par  la  guerre  de  Trente  ans 
n'étaient  guère  capables  de  pourvoir  aux  frais  d'entretien 
d'un  orchestre  et  de  bons  chœurs.  L'intérêt  des  princes,  d'autre 
part,  se  détournait  de  plus  en  plus  de  la  musique  sacrée  pour 
se  porter  vers  l'opéra.  Ils  se  ruinaient  pour  entretenir  une 
troupe  italienne  ou  française  et  copier  Versailles.  Ce  sont 
donc  les  grandes  villes  libres,  Hambourg  et  Lubeck,  qui  de- 
viennent les  centres   de  développement  de  la   cantate.     Les 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  79 

deux  plus  grands  élèves  de  Schiitz,  Matthias  Weckmann 
(1621-1674)  et  Christoph  Bernhard  (1627-1692),  sont  appelés 
à  Hambourg.  Christoph  Bernhard  avait  été  le  bras  droit  de 
Schiitz  à  Dresde;  mais,  comme  lui,  non  plus,  ne  pouvait  s'enten- 
dre avec  les  Italiens,  il  fut  heureux  le  jour  où  on  l'appela  à 
Hambourg  —  en  1 664  —  comme  Cantor  de  St.  Jacob.  Une  dépu- 
tation  de  notables  avec  six  voitures  fit  deux  lieues  pour  venir 
à  sa  rencontre,  et  c'est,  accompagné  de  cette  escorte,  qu'il 
fit  son  entrée  dans  la  ville.  En  1668,  il  y  fonda  une  grande 
société  de  musique,  le  Collegium  musicum.  A  Liibeck,  se 
trouvait  Franz  Tunder  (1614-1667),  élève  de  Frescobaldi, 
prédécesseur  immédiat  de  Buxtehude,  qui  —  nous  le  savons 
—  pour  devenir  son   successeur,  dut  épouser  sa  fille  aînée. 

On  ignorait  jusqu'ici  l'importance  de  Weckmann,  Bernhard 
et  Tunder,  car  on  ne  connaissait  pour  ainsi  dire  rien  de  leurs 
œuvres.  Elles  viennent  seulement  d'être  publiées'.  C'est  à 
un  hasard  que  nous  devons  de  les  posséder.  Il  y  avait  alors 
à  Stockholm,  un  organiste  et  maître  de  chapelle,  Gustav 
Dûben,  un  Allemand,  qui  était  lié  d'amitié  avec  ces  trois  ar- 
tistes et  venait  de  temps  en  temps  les  voir,  pour  prendre  des 
copies  de  leurs  œuvres,  afin  de  les  donner  à  Stockholm.  Ces 
copies  nous  ont  été  fort  heureusement  conservées.  En  lisant 
ces  cantates  —  elles  datent  pour  la  plupart  de  1660-1670  — 
l'on  éprouve  urie  vive  admiration  pour  ces  maîtres.  Franz 
Tunder  semble,  même,  supérieur  à  son  successeur  Buxtehude. 
Il  existe  de  lui,  par  exemple,  une  cantate  sur  le  choral  de 
Luther  (Ein  feste  Burg),  qui  est  d'une  vigueur  surprenante. 
Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  chez  Weckmann,  c'est  le  rôle 
important  qu'il  assigne  à  l'orchestre;  il  cherche  visiblement 
les  effets  de  musique  descriptive  et  traite  les  voix  en  instru- 
ments d'orchestre,  tout  comme  Bach  le  fera  plus  tard. 

Les  célèbres  «Musiques   du  soir"   existaient-elles   déjà   à 

t.  Denkmâler  deutscber  Tonkunst.     T.  III»  :  œuvres  de  Tunder. 

T.  VI*  :  ceuvret  de  Weckraaua  et  de  Bernhard. 


go  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

Liibeck  du  temps  de  Tunder?  C'est  ce  que  nous  ignorons. 
Mention  en  est  faite  pour  la  première  fois  dans  les  actes  de 
l'église  S*^-  Marie.  Elles  avaient  lieu  les  cinq  dimanches  entre 
la  St.  Martin  et  Noël,  le  premier  de  l'Avent  excepté,  et  com- 
mençaient à  cinq  heures  du  soir  après  les  Vêpres.  Leur  durée 
était  d'une  heure  juste.  Ces  auditions  étaient  destinées  à 
fêter  l'avent;  on  ne  s'expliquerait  guère,  autrement,  qu'elles 
eussent  lieu  à  l'époque  la  moins  propice  pour  des  concerts 
d'église.  Plus  tard  même,  au  XVIIF  siècle,  un  contemporain 
de  Bach,  le  Cantor  Ruetz,  auquel  nous  devons  maints  ren- 
seignements sur  les  Abendmusiken,  se  plaindra  de  ce  qu'on 
ait  choisi  la  saison  froide.  «C'est  trop  demander,  dira-t-il,  à  des 
gens  qui  ont  déjà  passé  trois  heures  dans  une  église  froide  pour 
assister  à  l'office  de  l'après-midi,  que  de  geler  encore  pendant 
une  quatrième  pour  entendre  de  la  musique.  En  outre, 
ajoute-t-il,  il  est  impossible  de  maintenir  l'ordre  dans  la 
vaste  nef  à  peine  éclairée  ;  bien  souvent,  le  bruit  que  fait  une 
jeunesse  dissipée,  en  courant  autour  du  chœur,  couvre  entiè- 
rement la  musique  ^"  Une  quittance  attachée  à  un  programme 
imprimé  en  1700,  nous  apprend  que  la  garde  de  l'Hôtel  de 
Ville  était  chargée  de  maintenir  l'ordre  à  l'église  et  recevait 
pour  ces  services  une  gratification  de  six  Marks^.  La  place 
réservée  au  chœur  et  à  l'orchestre  était  assez  restreinte  ;  elle 
suffisait  à  peine  pour  quarante  personnes.  Autant  que  nous 
sachions,  pendant  le  service  du  matin  à  Liibeck,  l'on  ne  faisait 
pas  de  musique  avec  orchestre.  Il  est  donc  à  présumer 
que  les  cantates  de  Tunder  furent  également  composées  pour 
les  Abendmusiken.     Les  musiciens  municipaux  (Ratsmusikan- 

1.  Ruetz,  „Der  abscheulicbe  Lârm  der  mutbwilligen  Jugend  und  das  unbândige  Laufen, 
Rennen  und  Toben  hinter  dem  Cbor  will  einem  fast  aile  Ânmut,  die  man  von  der  Music 
haben  kônnte,  benehmen ,  zu  geschweigen  der  Siinden  und  Gottlosigkeiten,  die  unter  der 
Gunst  der  Dunkelbeit  und  des  schwachen  Licbts  ausgeiibt  werden". 

2.  Le  programme  porte  la  signature  de  Buxtehude,  qui  l'avait  offert  à  un  notable, 
nommé  Wulfratb.  „Also  auch  fiir  diesmal  durcb  Gottes  Gnade  die  von  alters  her  ûDlich 
gewesenen  Abend-Musicen.  dieser  Kircbe  gehalten  .  .  .  .  so  bat  derowegen,  um  allen  Tumolt 
zu  verhùten,  in  und  fiir  der  Kirchen  die  Rathbauswacbe  aufwarten  miissen,  dafûr  ibnea 
wie  gebràucblich  gegeben  —  6  Mark*. 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  81 

ten)  s'engageaient,  lors  de  leur  nomination,  à  prêter  leur  con- 
cours gratuitement;  les  instrumentistes  de  la  confrérie  des 
musiciens  (Musikanten-Briiderschaft)  étaient  payés  par  l'or- 
ganiste. Pour  couvrir  ses  frais  on  allouait  à  Buxtehude  tous 
les  ans  une  subvention  de  cent  Marks.  Les  soli,  jusqu'en 
1733,  n'étaient  chantés  que  par  des  chanteurs  du  chœur, 
jamais  par  des  femmes;  tel  était,  également,  l'usage  à 
Leipzig. 

Les  cinq  cantates,  le  plus  souvent,  formaient  un  en- 
semble. Malheureusement,  une  grande  partie  des  Abend- 
musiken  de  Buxtehude  sont  perdus.  La  Bibliothèque  de 
Liibeck  possède  encore  une  vingtaine  de  ses  cantates  pour  chœur 
et  cinq  cantates  nuptiales  pour  solistes*;  il  s'en  trouve 
quelques  autres  encore  à  Berlin.  Sans  être  d'une  conception 
bien  profonde,  ces  compositions  révèlent  un  maître  très  ha- 
bile qui,  à  l'occasion,  recherche  des  effets  d'orchestre  tout 
à  fait  modernes.  Dans  la  grande  composition  funèbre  sur 
le  décès  de  l'empereur  Léopold  I.,  il  fait  un  usage  merveil- 
leux du  choral  sur  la  vanité  des  choses  terrestres  „Ach  wie 
nichtig,  ach  wie  flùchtig."  Elle  fut  exécutée  le  2  décembre 
1705.  Bach  était  alors  à  Liibeck  et  assista  certainement 
à  cette  cérémonie.  L'affluence  de  la  foule  était  telle  qu'il 
fallut  deux  caporaux  et  dix-huit  hommes  pour  maintenir  l'ordre. 
Buxtehude  aimait  les  effets  de  trompettes.  Son  orchestre  com- 
prenait :  trois  violons,  deux  altos,  trois  cornets  (Zinken),  trois 
trombones  (Posaunen),  deux  trompettes,  un  basson,  une  contre- 
basse et  l'orgue.  Dans  la  cantate  „Dixit  dominus",  il  fait 
entendre  les  trompettes  bouchées  avec  l'orgue  seul. 

Le  successeur  de  Buxtehude,  J.  C.  Schiefferdecker  (mort  en 
1732),  était  un  musicien  de  talent;  il  se  faisait  une  gloire  de  four- 
nir lui-même,  chaque  année,  les  cantates  pour  les  Abendmusiken. 


1.  Les  deux  cantates  ,Nun  freut  euch  ihr  Frommen"  et  „Dixlt  Dominus*  ont  été 
publiées  dans  les  Monatshefte  fur  Musikgeschlchte.  Voir  la  liste  complète  chez  Stiehl 
dans  l'ouvrage  cité  en  tête  de  ce  chapitre. 

Schweitzer,  Bach.  g 


82  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

Les  guerres  de  Napoléon  mirent  fin  aux  concerts  spirituels 
de  Lubeck  comme  à  beaucoup  d'autres  institutions  ancien- 
nes de  l'Allemagne.  En  1810  eut  lieu  la  dernière  „Abend- 
musik". 

Parmi  les  maîtres  du  centre  de  l'Allemagne  citons,  en 
premier  lieu,  Rudolf  Ahle,  le  père,  organiste  à  Miihlhausen 
en  Thuringe  (1625-1673),  dont  les  œuvres  viennent  de  paraître 
dans  les  Denkmâler  deutscher  Tonkunst^  et  Johann  Christoph 
Bach  2.  La  valeur  de  ce  dernier  a  été  établie  d'une  façon 
indiscutable  par  le  meilleur  des  juges,  Jean  Sébastien  Bach, 
qui  professait  une  admiration  profonde  pour  ses  œuvres. 
A  Leipzig,  il  exécuta  de  lui,  entre  autres,  la  belle  cantate  pour 
la  St  Michel  „Es  erhub  sich  ein  Streit",  qui  est  d'une  puis- 
sance tout  à  fait  extraordinaire.  En  présence  de  cette  cantate 
à  vingt  deux  parties  obligées,  avec  ses  modulations  hardies,  l'on 
sent  bien  que  l'on  a  affaire  aut  véritable  précurseur  de  Jean 
Sébastien  Bach.  Philipp  Emmanuel  hérita  de  son  père  le  culte 
pour  le  grand  ancêtre  dont  les  partitions  lui  étaient  échues 
en  partage.  Il  se  fit  un  plaisir  de  faire  entendre  les  compo- 
sitions de  Johann  Christoph  à  Forkel  et  ne  manqua  pas  d'attirer 
son  attention  sur  toutes  les  modulations  hardies  qu'elles  con- 
tenaient. (Voir  Forkel  p.  2).  Le  frère  de  Johann  Christoph, 
Johann  Michael  Bach,  organiste  et  greffier  à  Gehren,  était, 
lui  aussi,  un  compositeur  remarquable.  Jean  Sébastien  a 
copié  plusieurs  de  ses  motets  dont  l'un,  à  huit  parties,  passa, 
par  erreur,  pour  une  de  ses  propres  œuvres. 

Telle  est  l'évolution  parcourue  par  l'ancienne  cantate 
allemande,  tels  sont  les  maîtres  qui  l'ont  illustrée.  Quel- 
ques mots  encore  sur  l'histoire  des  Passions.  Il  ne  s'agit 
point  ici  des  drames  de  la  Passion  dont  on  connaît  la  grande 
fortune  au  Moyen- Age,  puis  la  dégénérescence,  qui  motiva 
finalement  leur   interdiction  dans  les  églises,   mais  des  Pas- 

1.  Denkmaler  deutscher  Tonkunst  T.  V*.     Oeuvres  de  Rudolf  Ahle. 

2.  Voir  Spitta  I,  p,  38  et  suiv. 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  83 

sions  en  musique  qui,  au  début,  manquaient  tout  à  fait  de 
caractère  dramatique.  Dès  le  IV^  siècle,  s'implante  une  tra- 
dition qui  prescrit  la  récitation  de  la  Passion  d'après  l'Evan- 
gile selon  St.  Matthieu  pour  le  dimanche  des  Rameaux,  et 
celui  de  St.  Luc  pour  le  mercredi  suivant;  au  VHP  et  au 
IX*  siècle,  on  assigne  la  Passion  selon  St.  Marc  au  mardi 
et  la  Passion  selon  St.  Jean  au  vendredi  saint.  Durandus 
(mort  en  1296),  dans  son  „Rationale  divinorum  officiorum", 
demande  que  l'on  rende  plus  dramatique  la  lecture  en  caracté- 
risant d'une  façon  spéciale  les  «douces  paroles  du  Christ", 
le  récit  simple  de  l'Evangéliste  et  les  vociférations  de 
la  foule  impie'.  C'est  là  la  première  indication  de  ce 
genre. 

A  partir  du  XVP  siècle,  la  musique  s'empare  des 
Passions.  Deux  types  différents  apparaissent  aussitôt:  la 
Passion -Motet  et  la  Passion-Drame.  Dans  les  premières,  le 
chœur  est  chargé  de  tous  les  rôles,  non  seulement  des  ré- 
ponses de  la  foule,  mais  aussi  du  récit  de  l'Evangéliste  et 
des  paroles  du  Christ.  Il  chante  même  l'intonation:  Passio 
domini  nostri  secundum  etc.  La  première  Passion  de  ce 
genre  fut  écrite  en  1505,  par  Jakobus  Obrecht  (1430-1505) 
qui  appartenait  à  l'école  néerlandaise.  Johann  Walther,  l'ami 
de  Luther,  fit  deux  copies  de  cette  Passion  catholique;  elle 
fut  même  imprimée,  en  1538,  par  Georg  Rhaw,  et  Mélanchton, 
le  plus  savant  des  Reformateurs,  en  écrivit  la  préface:  preuve, 
parmi  beaucoup  d'autres,  que,  sous  le  rapport  des  arts,  la 
communion  entre  l'Eglise  catholique  et  l'Eglise  protestante 
était  restée  entière.  Luther,  lui-même,  donnait  l'exemple  de 
la  bonne  entente  par  sa  vive  admiration  pour  les  motets  de 
Senfl  (1492-1555),  le  compositeur  de  la  cour  de  Vienne.    Plus 

1.  ,Non  legitur  tota  passio  sub  tono  Evangelii,  sed  cantus  verborum  Christi  duicius 
moderatur.  Evangelistae  verba  in  tono  Evangelii  proTeruntur,  verba  vero  impiissimorum 
judaeorum  clamose  et  cum  aspcriiate  vocanfur".  Ceci  toutefois  n'implique  pas  qu'on 
récitait  la  Passion  en  rôles  partagés  comme  le  suppose  Kade  dans  son  ouvrage  important 
cité  en  tête  du  chapitre. 

6* 


34  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

tard,  les  organistes  protestants  iront  faire  leur  apprentissage 
à  St.  Marc  de  Venise;  Pachelbel,  l'organiste  protestant  par 
excellence,  sera  suffragant  de  Kaspar  Kerl  à  St.  Etienne  de 
Vienne;  Tunder  transplantera  à  l'église  S'^-  Marie  de  Liibeck 
l'art  de  Frescobaldi.  On  trouvait  tout  naturel  de  chanter  les 
compositions  des  maîtres  italiens  dans  les  offices  protestants^ 
et  l'on  exécutait  aussi  bien  des  Passions  latines  que  des  Pas- 
sions allemandes.  La  première  Passion  allemande  qui  fut 
imprimée,  est  l'œuvre  de  Joachim  von  Burck  (1540-1616), 
organiste  à  Miihlhausen  en  Thuringe.  Elle  parut  en  1567. 
Des  dix  Passions-Motets  citées  dans  l'ouvrage  de  Kade  — 
l'énumération  s'arrête  au  milieu  du  XVIP  siècle  —  six  sont  en 
allemand. 

Tout  autre  est  le  procédé  de  la  Passion-Drame  :  on  laisse 
intacte  la  psalmodie  de  l'Evangéliste  et  le  récit  des  paroles  du 
Christ  et  l'on  ne  met  en  musique  que  les  paroles  prononcées 
par  la  „turba"  et  les  autres  personnages.  Telle  la  Passion  de 
Claudin  Sermisy  (1534),  telles  les  quatre  Passions  d'Orlando 
Lasso  2.  La  Passion  selon  '  St.  Jean  de  William  Byrd  (1543- 
1623),  qui  parut  en  1607,  est  écrite  dans  le  même  genre. 

Toutes  ces  Passions-Drames  sont  en  latin.  La  première 
Passion  écrite  en  allemand  est  l'œuvre  de  Johann  Walther.  Elle 
fut  exécutée  le  dimanche  des  Rameaux  1530.  Nous  possé- 
dons encore  de  lui  une  Passion  selon  St.  Jean,  exécutée  le 
vendredi  saint,  conformément  à  la  tradition  ancienne.  Traduite 
en  tchèque,  elle  fut  représentée  tous  les  ans  à  Zittau,  de  1609 
jusqu'en  1816. 

Toutefois,  ce  n'est  qu'avec  Schiitz  que  la  Passion-Drame 
atteint  son  plein  développement.  Sa  Passion  selon  St.  Matthieu 
est  unique  dans  sa  simplicité.    L'Intonation  „  Passion  de  notre 

1.  Sacrée  cantiones  cum  5.  6.  et  plur.  vocibus  de  festls  prseclpuis  totius  anni  a  prse- 
stantissimis  Italiae  musicis  nuperimme  concinnats.     Norimbergs  1585.     Friedr.  Lindaer. 

2.  Passion  selon  St.  Matthieu  1575. 

St.  Jean  1580. 
,  r,       St.  Marc  1582. 

,       St.  Luc.      ? 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  85 

Seigneur  etc."  est  encore  conservée  de  l'ancienne  Passion, 
et  dans  le  récit  de  l'Evangéliste,  les  réminiscences  de  l'ancienne 
psalmodie  reviennent  sans  cesse.  Mais  l'œuvre,  prise  dans  son 
ensemble,  est  d'une  allure  surprenante.  Le  réalisme  dramatique 
et  l'absence  de  tout  lyrisme  lui  donnent  un  caractère  de  sé- 
vérité saisissante.  Elle  rappelle  les  tableaux  de  la  Passion  de 
l'école  primitive  des  Pays-Bas.  Bien  exécutée,  elle  produit 
un  effet  aussi  grandiose,   en  son  genre,  que  celle  de  Bach'. 

Ce  que  nous  venons  de  retracer,  c'est  l'histoire  des 
anciennes  cantates  et  des  anciennes  Passions.  Des  ancien- 
nes: car  tout  autres  sont  les  cantates  et  les  Passions  qu'é- 
criront Bach  et  ses  contemporains.  Dès  le  commencement 
du  XVIII*  siècle  —  l'année  1700  sépare  pour  ainsi  dire  les 
deux  époques  —  l'ancienne  cantate  et  l'ancienne  Passion  sont 
remplacées  par  la  nouvelle  cantate    et  la   nouvelle  Passion. 

Le  texte  et  la  musique  se  transforment  tous  deux.  Les 
textes  des  anciennes  cantates  ne  comprenaient  que  des  ver- 
sets bibliques  et  des  strophes  de  cantique;  tout  au  plus, 
y  rencontre-t-on  encore  des  versets  tirés  des  méditations  de 
St.  Augustin  ou  des  sermons  de  St.  Bernard  de  Clairvaux. 
Les  textes  de  libre  invention  sont  proscrits.  La  nouvelle 
cantate,  au  contraire,  comprend,  avant  tout,  des  récitatifs  et 
des  airs  sur  des  textes  libres;  les  strophes  de  choral  et  les 
versets  bibliques  n'y  jouent  qu'un  rôle  secondaire.  Et  de 
même  la  musique.  L'ancienne  cantate  ne  comporte  que  des 
chœurs  et  des  ariosos.  En  vain  y  chercherait-on  le  récitatif 
parlé  et  l'air  en  ritournelle.  C'est  aussi  le  cas  des  Passions; 
celles  de  Schiitz  ne  se  composent  encore  que  des  paroles  de 
l'Evangile;  point  de  méditations  lyriques.  Bach,  lui,  intercale 
des  airs  sur  textes  libres  entre  toutes  les  péripéties  mar- 
quantes de  l'action. 


1.  Arnold  Mendeissohn  a  publii  la  Passion  selon  St.  Matthieu  de  Schiitz  à  l'usage  des 
auditions  modernes.  Dans  l'édition  primitive  le  récitatif  de  l'Evangéliste  est  encore  noté 
comme  le  plain-chant,  et  sans  accompagnement. 


g6  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

La  nouvelle  cantate  et  la  nouvelle  Passion  sont  donc 
en  style  d'opéra  italien.  On  distingue  deux  grandes  époques 
d'influence  de  la  musique  italienne  sur  l'art  protestant.  La 
première  est  illustrée  par  Schiitz:  l'élément  dramatique  pé- 
nètre dans  l'église.  Le  second  mouvement  ne  part  pas  de 
l'Italie  directement,  mais  il  se  produit  sous  l'influence  de  l'opéra 
italien  cultivé  alors  en  Allemagne.  Créer  un  opéra  spirit- 
uel, tel  est  le  rêve  des  compositeurs  de  l'époque. 

Quelques  mots  encore  sur  l'importance  de  l'opéra  allemand 
contemporain  et  sur  ses  rapports  avec  la  musique  sacrée. 
C'est  encore  jusqu'à  Schiitz  qu'il  faut  remonter.  En  1627,  il 
composa  le  premier  opéra  allemand,  Daphné,  qui  fut  repré- 
senté à  la  cour  de  Dresde.  Le  texte  est  de  Rinuccini  et  fut 
traduit  de  l'italien  par  Martin  Opitz,  dont  l'on  sait  le  rôle 
important  dans  l'histoire  de  la  littérature  allemande.  La  musique 
est  perdue. 

Tout  comme  en  Italie,  l'opéra  en  Allemagne  fut  d'abord 
le  privilège  des  cours;  ce  n'est  qu'ensuite  que  les  villes  eu- 
rent, elles  aussi,  leur  Opéra.  Hambourg,  la  cité  riche,  se  trouva 
tout  naturellement  à  la  tête  du  mouvement.  Dès  1658,  on  y 
donnait  des  opéras  et  en  1678,  on  inaugura  une  grande  salle 
de  spectacle  construite  par  une  société  artistique  dont  Gerhard 
Schott,  le  licencié  Liitjens  et  Reinken,  l'organiste,  étaient  les 
présidents.  Très  florissant  au  XVIP  siècle,  cet  opéra,  au 
XVIIP  siècle  tombe  en  pleine  décadence.  C'est  à  ce  moment 
que  l'opéra  de  Dresde,  fondé  en  1662  par  Carlo  Pallavicini, 
arrive  à  sa  pleine  prospérité. 

Ce  que  les  fondateurs  de  l'opéra  de  Hambourg  voulaient 
créer,  c'était  une  sorte  d'opéra  religieux.  Aussi  les  premières 
pièces  représentées  étaient  -  elles  tirées  de  l'histoire  sainte. 
On   débuta    par   „Adam  et  Eve"^    de    Theile,    un    élève    de 


1.  Adam  und   Eva.    Der  erschaCFene,  gefallene   und   aufgericbtete   Mensch.     In  einem 
Sîngspiel  dargestellt,  1679.    Musik  von  Theile. 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  87 

Schiitz.  Tout  comme  la  Daphné  de  Schiitz,  cet  opéra  est  perdu. 
Vinrent  ensuite:  Michal  et  David  (1679),  la  mère  des  Macca- 
bées  (1679),  Esther  (1680),  la  naissance  du  Christ  (1681),  Caïn 
et  Abel  (1682)'.  Les  pasteurs  de  la  ville  favorisaient  l'entre- 
prise. Heinrich  Elmenhorst,  l'un  d'entre  eux,  écrivit  même 
les  textes  de  plusieurs  pièces  et  du  haut  de  la  chaire  invita  les 
fidèles  à  assister  au  spectacle  religieux.  Mais,  pour  assurer 
le  succès  de  l'entreprise,  il  était  impossible  de  ne  pas  faire 
de  concessions  au  goût  populaire:  l'on  introduisit  des  scènes 
burlesques  et  le  personnage  comique  traditionnel  dans  l'œuvre 
sacrée,  qui  perdit,  par  là  même,  son  caractère  idéal.  D'où 
une  discussion  littéraire  très  passionnée.  Dans  sa  „Theatro- 
machia"^  Anton  Reiser,  pasteur  à  St.  Jakob,  classait  l'opéra 
parmi  les  œuvres  de  Satan.  Pour  le  réfuter,  un  autre  théo- 
logien, Rauch,  publia,  au  courant  de  la  même  année,  une 
„Theatrophania"^  En  1688,  dans  sa  „Dramatalogia  antiqua- 
hodierna",  le  pasteur  Elmenhorst  tenta  une  dernière  apologie 
de  l'opéra  religieux.  Il  démontra  qu'il  n'était  autre  chose 
que  l'art  grec  christianisé.  Non  seulement,  dans  sa  pensée, 
le  genre  dramatique  n'est  nullement  incompatible  avec  le 
christianisme,  mais  encore,  l'histoire  sainte  se  prête  au  drame 
aussi  bien,  sinon  mieux,  que  la  mythologie  grecque.  Les 
Facultés  de  théologie  de  Rostock  et  de  Wittenberg,  aux- 
quelles on  avait  demandé  leur  avis,  se  prononcèrent  également 
pour  l'opéra  religieux.  Mais  en  vain  Elmenhorst  essaya-t-il 
de  sauver  le  caractère  moral  et  religieux  de  ces  représen- 
tations; rien  ne  pouvait  plus  arrêter  la  dégénérescence  d'une 
entreprise  vraiment  classique  dans  sa  conception  primitive. 

Un  instant,  cependant,  la  décadence  sembla  conjurée  par 
l'apparition    d'un   nouveau   talent:    Reinhard    Keiser.      Né  en 


1.  Kain  und  Abel,  oder  der  verzweifelte  Brudenn6rder. 

2.  ,Theatromachia,    oder    die   Werke  der   Finsternis"   von   Anton  Reiser,    Prediger  zu 
St.  Jakob  1682. 

3.  ,Theatrophania  zur  Verteidigung  der  christliehen,  vornebmlich  «ber  der  musikalischen 
Oper*  von  Rauch,   Magister  der  Théologie  1682. 


gg  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

1673,  il  avait  débuté  par  „Le  jugement  de  Salomon"  (1703) 
et  «Nabuchodonosor*  (1704)  ^  Mais  si  bien  doué  qu'il  fût,  il 
n'était  pas  homme  à  donner  une  nouvelle  impulsion  à  l'opéra 
religieux.  Sa  vie  privée  prêtait  à  la  critique;  il  dut  même 
quitter  Hambourg  pendant  un  certain  temps.  Mattheson  ra- 
conte qu'il  aimait  mieux  se  donner  des  allures  de  cavalier 
que  de  musicien^.  Un  détail  significatif:  il  se  faisait  suivre 
par  deux  laquais  en  riche  livrée. 

Donc,  l'opéra  s'avançait  de  plus  en  plus  dans  des  voies 
profanes,  sans  préjudice  pour  la  musique  spirituelle,  d'ailleurs, 
car  les  compositeurs  d'opéras  écrivaient  en  même  temps  des  can- 
tates. Alors,  commence  pour  Hambourg  la  période  la  plus 
brillante  de  son  histoire  artistique.  Il  devient  le  grand  centre 
d'attraction  pour  les  talents  de  l'Allemagne  entière  et  ras- 
semble, à  la  fois,  des  hommes  comme  Keiser,  Mattheson, 
Hândel  et,  plus  tard,  Telemann.  Bach,  disions-nous  au  chapitre 
précédent,  faillit  y  être  appelé  en  1720  et,  sans  les  thalers 
que  son  concurrent  fit  valoir,  au  lieu  de  devenir  le  maître 
de  Leipzig,  il  fût  devenu  la  maître  de  Hambourg.  Mais  dans 
quelle  voie  son  génie  se  fût-il  alors  engagé?  N'eût-il  pas, 
lui  aussi,  comme  Hândel,  écrit  des  opéras?  Ou,  même  à 
Hambourg,  eût-il  persisté  dans  son  aversion  pour  le  théâtre? 

Johann  Mattheson  est  né  à  Hambourg  en  1681;  il  était 
donc  de  quatre  ans  l'aîné  de  Hândel  et  de  Bach.  Talent  précoce, 
il  attira,  tout  enfant,  l'attention  de  ses  compatriotes.  Son  pre- 
mier opéra  fut  représenté,  alors  qu'il  n'avait  que  dix-huit  ans. 
Quand  Hândel  arriva  à  Hambourg,  en  1703,  Mattheson  se 
fit  son  protecteur.  Il  devina,  prétend-il,  dès  le  début,  dans 
le  simple  violoniste  de  l'orchestre  le  talent  éminent  qui  devait 
s'affirmer  si  brillamment  le  jour  où  il  s'oifrit  à  remplacer  au 


1.  ,Die   iiber  die   Liebe  triumphierende  Weisheit,  oder  Salomon",   in  einem  Singspiel 
auf  detn  groQen  Hamburgischen  Schauplatze  dargestellt  1703. 

,ûer  gestiirzte  und  wieder  erhôhte  Nebuludnezar,  Kônig  zu  Babylon  unter  dem  groDen 
ropheten  Daniel*  !704. 

2.  ,Er  liebt  sich  mehr  als  einen  Cavalier,  denn  aïs  musicus  aufzufûhren"  (Mattheson) 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  S9 

clavecin  l'accompagnateur  absent.  De  même,  Mattheson  re- 
vendique le  mérite  d'avoir  „ façonné"  Hândel.  A  son  arivée 
à  Hambourg,  nous  raconte-t-il,  il  avait  l'habitude  d'écrire  des 
airs  et  des  cantates  interminables  d'une  tournure  maladroite 
et  sans  goût,  encore  que  très  correctes  d'harmonie,  jusqu'au 
jour  où  grâce  à  l'opéra,  il  changea  sa  manière  d'écrire'. 

En  1704,  l'amitié  qui  unissait  les  deux  hommes  faillit 
prendre  fi^  d'une  façon  tragique.  Le  5  décembre,  on  donnait  la 
«Cléopàtre*  de  Mattheson.  Le  compositeur  jouait  lui-même 
le  rôle  d'Antonius;  mais,  comme  ce  personnage  mourait  une 
demi-heure  avant  la  fin  de  la  représentation,  Mattheson,  en 
quittant  la  scène,  avait  l'habitude  de  prendre  la  place  du  chef 
d'orchestre  pour  diriger  la  fin  de  l'opéra.  Mal  disposé,  sans 
doute,  ce  jour  là,  Hândel  se  refusa  à  la  lui  céder,  ce  qu'il 
avait  fait,  jusque  là,  de  bon  cœur.  En  sortant,  et  sans 
attendre,  ils  se  battirent  en  duel  sur  la  place  du  marché. 
Fort  heureusement,  la  lame  de  Mattheson  se  brisa  contre  un 
bouton  de  l'habit  de  Hândel.  On  réussit  à  les  séparer,  et, 
quelques  semaines  après,  ils  renouaient  les  liens  un  moment 
rompus. 

Cette  aventure  est  typique  pour  le  caractère  de  Mattheson, 
car  c'était  là  son  faible  de  vouloir  être  tout  à  la  fois.  Doué 
d'une  façon  extraordinairement  universelle,  il  réussissait,  en 
effet,  dans  toutes  les  carrières.  En  1705,  il  quitta  la  scène 
après  avoir  chanté,  comme  dernier  rôle,  Néron  dans  l'opéra 
du  même  nom  de  Hândel.  Il  devint  ensuite  secrétaire  de 
l'ambassadeur  d'Angleterre  à  Hambourg,  Johann  von  Wick, 
qui,  auparavant  déjà,  l'avait  choisi  comme  précepteur  de  ses 
enfants.  Et,  tout  comme  ses  talents,  sa  culture  était  universelle. 
Il  avait  fait  des  études  classiques  et  modernes;  il  savait  le 
français,    l'italien    et  l'anglais;    il    était  juriste    et  architecte, 


1.  , Hândel  scbrieb  damais  sebr  lange,  lange  Arien  und  scbier  unendlicbe  Cantaten, 
die  docb  nicbt  das  recbte  Gescbick  oder  den  recbten  Gescbmack,  obwohi  eine  vollkommene 
Harmonie  batten.'Er  wurde  aber  bald  durch  die  hohe  Schule  der  Oper  ganz  anders  zugestutzt.* 


90  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

tout  ensemble,  et  s'était,  en  outre,  révélé  diplomate  habile. 
Dans  son  autobiographie  qui  parut  en  1740  dans  la  «Ehren- 
pforte",  il  se  dénomme  lui  même  l'infatigable,  „den  niemals 
MûCigen"  et  à  l'appui  de  son  dire  il  raconte  l'emploi  d'une 
de  ses  journées  de  travail:  Il  est  en  train  de  composer;  on 
vient  le  déranger  en  lui  apportant  la  correspondance  diplo- 
matique; la  partition  est  mise  de  côté;  le  voilà  tout 
entier  à  son  courrier;  puis,  on  vient  s'adresser  ^  l'archi- 
tecte; le  voilà  étalant  devant  lui  des  plans  et  examinant  des 
devis 

En  1715,  il  fut  nommé  chanoine  à  la  Cathédrale  et  on  lui 
confia  le  „Directorium  musicum".  C'est  en  cette  qualité 
qu'il  écrivit  une  série  de  compositions  spirituelles.  Mais,  une 
surdité  sans  cesse  croissante  l'obligea  à  se  démettre  de  ses 
fonctions,  en  1728.  A  sa  place  Reinhard  Keiser  fut  nommé 
Cantor  Cathedralis.  C'est  à  ce  moment  que  Mattheson  s'adonna 
entièrement  à  la  littérature  et  joua  comme  critique  musical 
le  rôle  que  Lessing  jouera  plus  tard  à  Hambourg  même, 
comme  critique  dramatique.  Dans  les  quatre-vingt  huit  écrits  qu'il 
publia,  il  se  fit  le  champion  passionné  des  nouvelles  tonalités* 
que  combattaient  alors  des  musiciens  de  marque  comme  Johann 
Heinrich  Buttstedt,  (1666-1727)  organiste  à  Erfurt^,  et  Johann 
Joseph  Eux,  maître  de  la  chapelle  impériale  à  Vienne  (1660- 
1741).  Même,  il  découvre  déjà  que  chacune  de  ces  différentes 
tonalités  modernes  a  un  caractère  qui  lui  est  propre.  Mi 
majeur,  par  exemple,  lui  apparaît  comme  la  tonalité  amoureuse. 
Or,   à  cette  même  époque,   Bach  écrivait  son  clavecin   bien 


1    1713:  „Das  neueroffnete  Orchester,  oder   universelle  und  grundiiche  Anleitung,  wie 
ein   galant-homme  einen   vollkommenen   Begriff  von  der  Hobeit  und  Wûrde 
der  edien  Musik  erlangen,  seinen  goût  danach  formiren,  die  terrainos  technicos 
verstehen  und  geschicklich  von  dieser  vortrefflichen  Wissenschaft  raisonniren 
môge". 
1717:  „Das  beschûtzte  Orchester", 
1721  :  „Das  forschende  Orchester". 
2.  Ut   re   mi    la  sol  la,  Tota  musica  et   harmonia  aeterna*  :    réplique  de  Buttstedt  au 
«Neueroffnete  Orchester"  de  Mattheson. 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  Qi 

tempéré,  où  il  exprimait  par  la  musique  même  le  vrai  caractère 
de  chaque  tonalité. 

En  1728  Mattheson  publia  le  ,,Musikalische  Patriot"  pour 
défendre  la  nouvelle  cantate  en  style  d'opéra;  en  1731,  parut 
la  „GroDe  Generalbafischule";  en  1739,  le  „Vollkommene 
Kapellmeister"  et,  en  1740,  la  „Grundlage  einer  Ehrenpforte". 
Cette  dernière  publication,  sorte  de  livre  d'or,  est  des  plus 
importantes  pour  l'histoire  de  la  musique  allemande,  car  elle 
contient  l'autobiographie  des  musiciens  alors  les  plus  réputés. 
Sans  le  „Syntagma  musicum"  (1614-20,  en  trois  parties)  de 
Michael  Praetorius  (1571-1621),  le  „Musiklexikon"  de  Walther 
(1732)  et  les  publications  de  Mattheson,  il  serait  tout  à  fait 
impossible  d'écrire  l'histoire  de  la  musique  allemande  au 
XVir  et  dans  la  première  moitié  du  XVIII^  siècle. 

Le  nom  de  Bach  ne  figure  point  dans  la  Ehrenpforte. 
Serait-ce  que  Mattheson,  lui  ayant  demandé  sans  succès 
une  autobiographie,  se  crut  dispensé,  par  là  même,  d'écrire 
la  vie  du  maître?  Mais  n'était-ce  point  aussi  le  cas  pour 
Handel  et  Keiser,  dont  il  publia  cependant  la  biographie, 
malgré  leur  refus  de  le  renseigner  sur  eux-mêmes?  Ne 
faut-il  point  alors  chercher  une  autre  raison  de  cette  ab- 
stention? Mattheson  était  orgeuilleux  et  susceptible;  Bach, 
dans  sa  simplicité,  ne  sut  sans  doute  pas,  lors  du  voyage 
de  1720,  prendre  cette  attitude  de  protégé  qui  disposait 
favorablement  Mattheson  à  l'égard  du  talent  d'autrui.  Et 
nous  voyons,  en  effet,  Mattheson  ne  laisser  passer  aucune 
occasion  de  manifester  son  animosité  à  l'égard  de  Bach.  C'est 
ainsi  qu'il  publia,  quelques  années  après  cette  entrevue,  une 
critique  mesquine  de  la  belle  cantate  „Ich  batte  viel  Be- 
kiimmernis"  No.  21.  Il  est  juste  d'ajouter  qu'après  la  mort 
de  Bach,  mettant  de  côté  toute  vanité  personnelle,  il  rendit 
pleinement  hommage  au  maître  de  Leipzig,  dont  il  avait  pris 
le  parti,  auparavant  déjà,  contre  les  critiques  malveillantes  d'un 
certain  Scheibe.    C'est  même  avec  un  véritable  enthousiasme 


92  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

qu'il  salua  la  „Kunst  der  Fuge"  (l'Art  de  la  fugue)  quand 
elle  parut,  en  1752. 

D'une  façon  générale,  il  est  difficile  d'être  entièrement 
juste  à  l'égard  de  Mattheson.  Sans  doute,  l'art  allemand  lui 
a  les  plus  grandes  obligations.  N'a-t-il  point  contribué  à  le 
faire  connaître  par  ses  écrits  et  à  l'illustrer  par  ses  com- 
positions? N'a-t-il  point  été  l'un  des  champions  du  progrès? 
N'avons-nous  pas  toute  raison  de  croire  à  la  sincérité  de 
son  enthousiasme  pour  l'art?  Mais  il  était  de  ces  hommes 
qui  indisposent  par  leur  vanité  et  qui,  par  la  trop  haute 
opinion  qu'ils  ont  d'eux  mêmes,  nous  mettent  dans  l'im- 
possibilité de  leur  rendre  justice  ^ 

Hândel  resta  à  Hambourg  de  1703  à  1706.  Il  avait  débuté 
en  1704  par  un  opéra  „Almira",  qui  eut  un  grand  succès,  et 
continua  par  „Néron",  qui  fut  représenté  en  1705.  Quand 
en  1708,  on  joua  ses  opéras  „Florindo"  et  „Daphné",  il  se 
trouvait  déjà  en  Italie.  Il  écrivait  aussi  pour  l'église.  De  cette 
époque  datent  une  cantate  sur  le  choral  „Ach  Herr  mich 
armen  Sxinder"  et  un  oratorio  en  deux  parties  pour  la  St.  Jean 
intitulé  „Die  Erlôsung  des  Volkes  Gottes  aus  Àgypten"  (Le 
peuple  de  Dieu  délivré  de  l'Egypte).  Mais  personne  ne 
pouvait  alors  soupçonner  que  ce  serait  lui,  précisément,  qui, 
un  jour,  réaliserait  dans  ses  oratorios  l'idée  des  fondateurs 
du  théâtre  hambourgeois.  Quand,  en  1731,  dégoûté  de  l'opéra, 
il  revint  à  la  musique  religieuse,  ce  fut  une  sorte  d'opéra 
spirituel  qu'il  rêva.  «Esther"  (1731)  fut  représentée  sur  la 
scène  avec  le  chœur  antique.  Mais  le  Dr.  Gibson,  évêque  de 
Londres,  en  interdit  les  représentations.  Hândel  dut  renoncer 
à  la  scène  et  se  trouva  ainsi  amené,  par  la  force  même  des  cir- 
constances, à  se  tourner  vers  l'oratorio  dramatique  qu'il  devait 
traiter  avec  tant  de  grandeur.    Les  chefs-d'œuvre  en  ce  genre: 

1.  Ludwig  Meinardus  dans  sa  conférence  Johann  Mattheson  und  seine  Verdienste 
um  die  deutsche  Tonlcunst"  (ISîQ)  a  fait  son  apologie  d'une  façon  très  méritoire.  Peut-être 
l'a-t-il  un  peu  idéalisé.  (Voir  cette  conférence  dans  la  „Sanimlung  musikallscher  Vortrage" 
Breitkopf  e  Hârtel.    1881).t 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  93 

«Israël  en  Egypte"  (1738),  «Saiil"  (1740),  „le  Messie"  (1741), 
„Samson"  (1742),  Judas  Macchabée  (1746),  Josué  (1747), 
Jephté  (1751)  furent  représentés  soit  en  province,  dans  les 
salles  de  concert,  soit  à  Londres,  au  Haymarket-Théàtre. 
Pendant  le  carême,  il  donnait  douze  oratorios  dont  il  remplissait 
les  entr' actes  avec  des  concertos  pour  orgue  joués  par  lui- 
même. 

S'il  fût  resté  en  Allemagne,  le  Messie  n'eût  jamais  été 
écrit,  car  à  cette  époque  la  musique  spirituelle  ne  se  con- 
cevait pas  en  dehors  du  service  religieux.  Les  tentatives 
faites  en  ce  sens  par  les  maîtres  Hambourgeois,  n'aboutirent, 
finalement,  qu'à  un  échec. 

Telemann  est  moins  intéressant  que  Mattheson  et  Keiser. 
Né  en  1681,  à  Magdebourg,  il  composa  son  premier  opéra 
„Sigismund"  à  l'âge  de  douze  ans.  En  1701,  il  se  rendit  à 
Leipzig  pour  y  étudier  le  droit.  Remarquons,  à  ce  propos,  qu'il 
n'est  pas  le  seul  juriste  qui  soit  venu  grossir  le  nombre  des 
musiciens  allemands:  Schûtz,  Walther,  Mattheson,  Hândel, 
Kuhnau  et  Emmanuel  Bach,  pour  ne  citer  que  les  plus  célèbres, 
étaient  tous  destinés  à  l'étude  du  droit.  En  général,  le  niveau  de 
culture  des  artistes  du  temps  était  très  élevé;  en  1719,  un 
nommé  Johann  Beerens  publia  un  petit  traité:  „0b  ein  Com- 
ponist  necessario  musse  studiert  haben?"  (Les  études  uni- 
versitaires sont- elles  indispensables  au  compositeur?).  Il 
répond  par  l'affirmative  et  demande  qu'il  ait  pratiqué  les 
belles-lettres. 

A  Leipzig,  Telemann  se  décida  définitivement  pour  la 
musique;  il  accepta  le  poste  d'organiste  au  Temple  neuf  et 
fonda  le  Collegium  musicum,  société  de  dilettantes  qui  se 
recrutait  surtout  parmi  les  étudiants.  C'est  cette  même  société 
que  Bach  dirigera  plus  tard.  Après  avoir  été  maître  de 
chapelle,  successivement  dans  plusieurs  villes,  entre  autres,  à 
Eisenach  et  à  Gotha,  il  fut  nommé,  en  1721,  Cantor  du 
Johanneum  à  Hambourg.     A  la  mort  de  Kuhnau  c'est,  à  lui 


94  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

qu'on  offrit  d'abord  la  place  de  Cantor  à  St.  Thomas,  ce  qui 
prouve  qu'il  était  alors  beaucoup  plus  considéré  que  Bach 
auquel  on  ne  pensa  qu'en  second  lieu.  Mais  les  Hambourgeois 
lui  votèrent  une  si  brillante  augmentation  de  traitement  qu'il 
se  décida  à  rester,  retenu  aussi,  qu'il  était,  par  l'opéra. 

Ses  œuvres  sont  innombrables.  L'autobiographie  qu'il 
fournit  à  la  Ehrenpforte,  en  1740,  énumère:  12  années  com- 
plètes de  cantates  d'église  (Bach  n'en  a  écrit  que  5), 
19  Passions  (Bach  n'en  a  écrit  que  4),  700  airs,  35  opéras 
pour  Hambourg,  2  pour  la  cour  de  Bayreuth,  3  opérettes  et 
600  ouvertures.  Des  cycles  entiers  de  ses  cantates  furent 
publiés  de  son  vivant;  une  seule  de  Bach  eut  pareille  fortune. 

Tels  étaient  les  maîtres  qui  tentèrent  de  créer  un  nouvel 
art  sacré.  Ils  ne  choisirent  pas  le  théâtre,  comme  Reinken 
et  ses  amis  l'avaient  fait  trente  ans  auparavant,  mais  l'église. 
En  1704  Reinhard  Keiser  composa  une  Passion  »Der  blutige 
und  sterbende  Jésus"  (Jésus  sanglant  et  mourant)  qui  fut 
exécutée  à  la  Cathédrale,  la  semaine  sainte,  aux  Vêpres  du 
lundi  et  du  mercredi.  Les  pasteurs  protestèrent,  car  elle  ne 
ressemblait  en  rien  aux  anciennes  Passions.  C'était  en  effet 
une  œuvre  entièrement  théâtrale  avec  un  texte  en  libretto 
d'opéra.  L'on  avait  même  remplacé  les  paroles  de  l'Evangile 
par  un  récit  de  la  Passion  en  vers,  d'un  caractère  trivial. 
Notons  que  dans  cette  Passion  apparaît  déjà  la  „  Fille  de  Sion", 
le  personnage  mystique  que  nous  retrouverons,  plus  tard,  dans 
la  Passion  selon  St.  Matthieu  de  Bach. 

L'on  ne  pouvait  tenter  l'essai  une  seconde  fois.  Un  Con- 
seiller qui  était  en  même  temps  poète,  le  licencié  Brockes, 
tout  en  gardant  le  plan  et  les  éléments  de  la  Passion  de 
Keiser,  c'est  à  dire  les  récitatifs  libres,  les  airs  en  ritournelle 
et  le  personnage  de  la  fille  de  Sion,  écrivit  un  nouveau  texte, 
où  il  chercha  à  ne  pas  trop  accentuer  le  caractère  d'opéra. 
Il  suivait  de  plus  près  le  texte  des  Evangiles  dans  son  récit 
en  vers  de  la  Passion  et  amenait  des  strophes  de  chorals  à 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  95 

quatre  reprises'.  Cependant,  l'introduction  même  de  l'élément 
lyrique  et  les  nouvelles  formes  italiennes,  transformèrent 
complètement  l'ancienne  Passion,  et  c'est  ainsi  transformée 
qu'elle  nous  apparaît  chez  Bach.  Il  dépend  des  maîtres 
Hambourgeois  et  surtout  il  connaît  le  texte  de  Brockes  qu'il 
a  largement  mis  à  contribution  dans  la  Passion  selon  St.  Jean 
et  dans  celle  selon  St.  Matthieu.  C'est  que  ce  texte  était 
alors  considéré  comme  classique.  Keiser  le  mit  en  musique 
en  1712,  Hàndel  et  Telemann  en  1716,  Mattheson  en  1718. 
La  Passion  de  Keiser-Brockes  fut  exécutée  en  dehors  de 
l'église,  parce  que  l'auteur  confiait  l'exécution  des  soli  à  des  can- 
tatrices, dont  le  concours  n'était  alors  pas  toléré  dans  l'enceinte 
sacrée.  Mais  Mattheson,  une  fois  nommé  à  la  Cathédrale, 
manœuvra  si  bien,  qu'un  an  après  sa  nomination,  dès  1716, 
il  obtint  la  permission  d'y  faire  entendre  des  cantatrices  d'opéra 
dans  des  airs  d'oratorio,  succès  dont  il  aimait  à  se  glorifier'. 
En  cela,  Bach  ne  suivait  point  l'exemple  des  Hambourgeois. 
Tous  ses  airs,  dans  les  cantates  et  dans  les  Passions,  étaient 
chantés  par  les  choristes  de  St.  Thomas;  jamais  une  cantatrice 
n'eut  un  rôle  dans  ses  œuvres  d'église.  Hândel,  par  contre, 
faisait  tout  naturellement  interpréter  les  airs  de  ses  oratorios 
par  des  femmes. 

La  Passion  de  Mattheson-Brockes  fut  exécutée  à  l'église, 
le  dimanche  des  Rameaux  de  l'année  1718.  L'auteur  ne 
manque  pas  de  faire  remarquer  que  la  quête  produisit  ce  jour- 

1.  Le  procédé  qui  consiste  à  faire  intervenir  des  chorals  dans  la  Passion  a  été  em- 
ployé pour  la  première  fois  par  Johann  Sebastiani  à  Kônigsberg.  „Passion,  worinnen  zur 
Erweckung  raehrer  Dévotion  unterschiedliche  Verse  aus  denen  gebrauchlichen  Kirchenliedern 
mit  eingcfûhrt  und  dem  Texte  accomodiert  werden"  1672.  Les  anciennes  Passions  ne  con- 
naissaient point  cet  usage  du  choral.  C'est  à  tort  qu'Arnold  Mendeissohn  dans  son 
édition  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  de  Schiiiz  (1887),  ménage  une  place  à  des  strophes 
de  choral   de   son  choix.     La  partition  originale  ne  contient  aucune  indication  à  cet  égard. 

2.  .^^attheson.  GcneralbaOschule,  p.  42  „Ich  bin  wohl  der  erste,  der  bel  ordentlichen, 
groOen  Kirchenmusiken  vor  und  nach  der  Predigt  3  bis  4  Sangerinnen  angestellt  hat; 
aber  mit  welcher  Miihe,  VerdrieOlichkeit  und  Wider-Rede,  das  ist  nicht  zu  beschreiben. 
Ara  Anfang  lieu  raan  mich  ersuchen,  ich  mochte  doch  ja  kein  Frauenzimmer  auf  das  Chor 
bringen;  am  Ende  konnte  man  nicht  gcnug  davon  haben".  Nous  connaissons  encore  les 
noms  des  trois  cantatrices  avec  lesquelles  il  fit  le  premier  essai;  c'étaient  les  dames  Risch- 
muller,  Schwarz  et  Schobcr. 


96  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

là  trois  fois  autant  qu'à  un  service  ordinaire*.  Dans  le  cou- 
rant de  la  même  année,  Telemann  fit  exécuter,  à  Francfort, 
sa  musique  sur  le  texte  de  Brockes.  L'audition  eut  lieu  à 
l'église,  mais  pendant  la  semaine,  en  dehors  du  culte.  Cette 
Passion  lui  valut  les  plus  grands  succès  dans  de  nombreuses 
villes  de  l'Allemagne,  ce  qui  n'empêche  pas  la  musique  d'en 
être  bien  médiocre. 

La  façon  dont  Hândel^  illustre  le  texte  de  Brockes  prouve 
à  quel  point,  dès  cette  époque,  son  art  est  en  avance  sur  celui 
des  maîtres  Hambourgeois;  plus  tard,  les  différentes  parties  de 
cette  Passion  ont  passé  dans  d'autres  oratorios.  Mais  nous 
possédons  encore  de  l'oeuvre  originale  une  copie  que  nous 
devons  à  Bach  et  à  sa  femme.  Le  manuscrit  compte  soixante 
pages;  les  vingt  trois  premières  sont  de  la  main  de  Bach, 
les  autres  de  celle  d'Anna  Magdalena. 

Comment  expliquer  la  grande  faveur  dout  jouissait  le  texte  de 
Brockes?  Elle  ne  tenait  certes  pas  à  la  distinction  du 
langage.  Qu'on  juge  plutôt  de  la  vulgarité  du  style  par  ces 
deux  exemples: 

Récitatif.     La  flagellation: 

„Drauf  zerrten  die  Kriegsknecht'  iiin  herein 
und  riefen  ihre  Wut  mehr  anzuflammen 
die  ganze  Scliaar  zusammen. 
Die  banden  ihn  an  einen  Stein 
und  geiBelten  den  zarten  Rùcken 
mit  nàgelvoUen  Stricken." 

Air.    Le  désespoir  de  Pierre  après  le  reniement: 

„Heul  du  Schaum  der  Alenschenkinder, 
winsle,  wilder  Sûndenknecht! 
Thrânenwasser  ist  zu  schlecht; 
weine  Blut,  verstockter  Sùnder." 

Mais  ce  qui  séduisait  les  musiciens  d'alors,  c'était,  sans 
doute,    l'exaltation    du    langage    pathétique    et   les   nombreux 

1.  Mattheson.  ,Es  ist  auch  utn  dièse  Zeit  bemerkt  worden,  daC  bei  Haltung  einer 
solchen  Musik  wenigstens  dreimal  so  viel  aïs  sonst  in  den  Gottesicasten  gelcommen  ist*. 

2.  „Der  fur  die  SUnde  der  Welt  gemarterte  und  sterbende  Jésus,  aus  den  vier  Evangelien 
in  gebundener  Rede  dargestellt,  von  Tit.  Herrn  C.  H.  Broclces,  Lie.  und  in  die  musique 
gebracht  von  Monsieur  Hendel  1716. 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  97 

prétextes  que  fournissait  le  texte  à  la  description  musicale.  Les 
ressources  dramatiques  qu'offrait  le  libretto  leur  faisaient 
fermer  les  yeux  sur  ses  défauts.  L'on  sait,  en  outre,  combien 
l'Allemagne  d'avant  Lessing  était  peu  sensible  à  la  correction 
du  langage  poétique.  Bach  a  malheureusement  vécu  à  cette 
même  époque. 

Mattheson,  Telemann  et  Keiser,  qui  jouissaient  d'un  grand 
crédit,  de  par  leur  haute  situation,  usèrent  de  tous  les 
moyens  pour  donner  droit  de  cité  à  la  musique  théâtrale  dans 
les  églises.  Leurs  cantates  contenaient  des  récitatifs  parlés 
et  des  airs  en  ritournelle;  le  choral  n'y  jouait,  pour  ainsi 
dire,  aucun  rôle.  Ils  écrivaient  des  oratorios  en  deux  parties 
qu'ils  exécutaient  avant  et  après  la  prédication,  sans  que  ces 
morceaux  eussent  aucun  rapport  avec  l'Evangile  du  jour*. 
La  musique  du  culte  allait  donc  perdre  tout  à  fait  son  caractère 
liturgique;  c'étaient,  bel  et  bien,  des  concerts  spirituels  qu'on 
intercalait  dans  le  service  religieux.  Une  réaction  était  néces- 
saire; elle  se  produisit. 

Le  signal  fut  donné  par  un  certain  Joachim  Meyer,  docteur 
en  droit  et  professeur  de  musique  à  Gôttingue.  En  1726  — 
Bach  se  trouvait  donc  déjà  à  Leipzig  —  il  lança  contre 
la  musique  d'église  théâtrale^,  un  libelle,  où  il  attaquait 
vivement  le  nouveau  genre  des  cantates  et  des  Passions. 
Il  s'en  suivit  une  polémique  littéraire  aussi  acharnée  que 
celle  qui  s'était  engagée  à  propos  de  la  représentation  des 
drames  bibliques  au  théâtre,  trente  ans  auparavant^.  Les 
arguments  que   font  valoir  les   protagonistes  de   la  nouvelle 

1.  Voici  quelques  uns  des  stheatralische  Soliloquia'  de  Telemsnn:  Der  verkaufte 
Joseph;  der  von  Zedekia  geschiagenc  Micba;  Der  von  seinem  Volke  verfoigte  David;  Der 
sterbende  Simson  ;  Der  versenkte  Jonas. 

2.  ,Unvorgreifliche  Gedanken  iiber  die  neulicb  elngerissene  theatralische  Kirclien- 
musik  und  von  den  darin  bisher  iibiichen  Cantatcn,  mit  Vergleichung  der  Musik  voriger 
Zciten  zur  Verbesserung  der  unsrigen  vorgestellet"  1726. 

3.  Mattheson,  se  sentant  directement  attaqué,  écrivit  „Der  neue  Gôttingische,  aber  viel 
scblechter  aJs  die  alten  lacedamonischen  urtheilende  Ephorus,  wegen  der  Kirchenmusik 
einesandern  belchrt."  1727.  En  1728,  Meyer  répliqua  à  son  tour  ,Der  anmaOliche  Hamburger 
criticus  sine  crisi*.  Sons  le  pseudonyme  Innoceniius  Frankenberg,  un  nommé  Fuhrmann, 
Cantor  à  Berlin,  prit  le  parti  de  Mattheson  et  publia  ,Cerechte  Wagschal'  1729. 

Schweitzer,  Bach  7 


98  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

musique  se  trouvent  réunis  dans  le  ^Musikalische  Patriot  de 
Mattheson"  (1728).  «Pourquoi,  dit-il,  la  musique  nouvelle 
rencontre-elle  une  opposition  aussi  acharnée?  Avant  tout, 
parce  qu'elle  exige  une  bonne  exécution.  Nos  chœurs 
d'église,  tels  qu'ils  sont,  continue-t-il,  pouvaient  à  la  rigueur 
suffire  à  la  musique  ancienne.  Mais  comment  faire  chanter 
de  grands  airs  modernes  aux  solistes  qu'on  recrute  dans  ces 
chœurs"?  Il  les  caractérise  d'une  façon  très  amusante:  „Ein 
Diskantist,  mit  einer  schwachen  Fistul,  so  als  ein  ait  Miit- 
terchen  singet,  der  die  Zâhne  ausgefallen;  ein  Altist  mit 
einer  kalblautenden  Stimme;  ein  Tenorist,  der  wie  ein  rauh- 
stimmiger  Distelfresser  schreit;  ein  Bassist,  der  das  acht- 
fiissige  g  in  der  Tiefe  wie  ein  Maikàfer  im  hohlen  Stiefel 
brummt,  daC  kaum  dreiCig  Schritt  davon  ein  schlafender 
Hase  erwachen  môchte,  hingegen  das  vierfussige  g  wie  ein 
indianischer  Lôwe  briillt  u.s.w."  ^  Qu'on  accorde  donc  à  la 
nouvelle  musique  les  éléments  dont  elle  a  besoin  et,  alors 
seulement,  il  sera  permis  de  se  prononcer  sur  sa  valeur  ou 
sur  sa  non-valeur.  Ainsi  raisonne  Mattheson,  un  an  avant 
l'exécution  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  à  Leipzig. 
Bach,  en  lisant  ce  traité,  ne  pouvait  que  l'approuver,  car  il 
trouvait  sous  la  plume  de  Mattheson  les  mêmes  griefs  que 
lui-même  devait,  en  1730,  formuler  dans  un  mémoire  adressé 
au  Conseil.  Les  premiers  solistes  qui  chantèrent  les  airs  de 
la  Passion  selon  St.  Matthieu,  ne  différaient  guère  de  ceux 
que  Mattheson  décrit,  avec  tant  d'humour,  dans  sa  critique. 
Quant  au  reproche  adressé  au  caractère  profane  de  la  nou- 
velle musique  d'église,  Mattheson  objecte  que  la  prétendue  diffé- 
rence entre  la  musique  théâtrale  et  la  musique  d'église  est 
purement  artificielle  et  n'existe  pas  en  réalité.  Dans  l'antiquité, 
le  théâtre  avait  un  caractère  religieux;  au  fond,  toute   céré- 

1.  Un  gdiscantiste"  qui  chante  comme  une  vieille  sans  dents,  un  altiste,  sans  voix, 
un  ténor,  dont  l'organe  rappelle  l'âne,  une  basse,  dont  les  notes  graves  donnent  l'impres- 
sion d'un  bourdon  enfermé  dans  une  botte,  et  dont  les  notes  hautes  rappellent  le  rugisse- 
ment d'un  lion  indien  ete. 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  99 

monie  religieuse  est  théâtrale  en  ce  sens,  que  les  idées  reli- 
gieuses et  l'histoire  sainte  y  sont  représentées  sous  forme 
concrète.  L'apologie  de  Mattheson  est  donc  conçue  dans  le 
même  esprit  qui  avait  inspiré  Elmenhorst  dans  sa  défense 
de  l'opéra  religieux. 

Toutefois,  estime-t-il,  il  est  un  reproche  dont  on  ne  sau- 
rait absoudre  la  nouvelle  musique:  elle  ne  fait  aucun  cas  du 
choral.  Tant  pis,  ajoute-t-il.  Déjà,  dans  la  critica  musica 
de  1722,  et  dans  celle  de  1725,  il  avait  avoué  qu'à  ses  yeux, 
les  chorals  ne  sont  pas  de  la  véritable  musique,  pas  plus 
que  les  gens  de  l'assemblée  qui  les  chantent,  tant  bien  que 
mal,  ne  sont  des  musiciens.  Comment  écrire  des  cantates 
sur  des  strophes  de  choral?  La  poésie  en  strophes  ne  se 
prête  pas  à  la  grande  musique;  elle  en  arrête,  à  tout  instant, 
le  développement.  Les  strophes  sont  „une  maladie  de  la 
mélodie"  —  le  jeu  de  mots  français  est  de  Mattheson  lui- 
même. 

Mais,  abandonner  le  choral,  c'était  rompre  tout  lien  entre 
l'église  et  la  musique  sacrée,  c'était  renier  le  passé  de  la 
musique  protestante,  c'était  lui  enlever  ce  qu'elle  avait  de 
plus  vigoureux  et  de  plus  beau.  Si  les  maîtres  hambourgeois 
ne  s'en  rendaient  point  compte,  Bach,  lui,  vit  clair,  et  il  se 
garda  bien  de  renoncer  au  choral. 

Sous  l'influence  du  mouvement  musical  de  Hambourg,  les 
Abendmusiken  de  Lûbeck  prirent,  également,  un  tout  autre  ca- 
ractère. La  vieille  cantate  allemande,  qu'on  y  exécutait  du 
temps  de  Buxtehude,  fut  abolie  du  jour  au  lendemain  par  son 
successeur  SchiefFerdecker.  Venant  de  Hambourg,  où  il  rem- 
plissait les  fonctions  de  chef  des  chœurs  à  l'opéra,  il  n'admit 
au  programme  que  des  oratorios  dans  le  style  hambourgeois. 
Jamais,  pendant  les  vingt  cinq  ans  qu'il  dirigea  ces  auditions,  il 
ne  reprit  une  seule  des  cantates  de  Buxtehude.  Et  ce  change- 
ment dans  les  Abendmusiken  s'opéra  sans  contestation  aucune. 

C'est  que,  dès    1700,    la  victoire   de   la  cantate   en   style 

7* 


100  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

d'opéra  était  décidée  dans  l'Allemagne  entière.  En  cette  an- 
née, parut  le  premier  cycle  des  textes  de  cantates  d'Erdmann 
Neumeister,  qui  furent,  pour  les  textes  de  cantates,  ce  que  jadis 
les  dialogues  de  Hammerschmidt  avaient  été  pour  les  textes 
de  motets.  Neumeister,  né  en  1671,  fut  d'abord  Hofdiaconus 
à  Weissenfels  (1704)  et,  plus  tard,  prédicateur  à  la  cour  de 
Sorau;  en  1715,  il  fut  appelé  à  Hambourg  comme  pasteur  à 
l'église  St.  Jacob.  C'est  lui,  qui  plus  tard,  lors  de  l'élection 
d'un  organiste  à  cette  même  église,  ne  pourra  contenir  l'in- 
dignation que  lui  fera  ressentir  l'échec  de  Bach. 

Les  cantates  du  premier  cycle  —  il  fut  écrit  pour  la  cha- 
pelle de  la  cour  de  Weissenfels  et  mis  en  musique  par  Phi- 
lippe Krieger  —  se  composent,  chacune,  de  quatre  airs  et  de 
quatre  récitatifs.  Le  texte  est  entièrement  d'Invention  libre, 
et  écrit  à  la  façon  d'un  libretto  d'opéra.  «Pour  m'expliquer 
clairement  —  cette  phrase  est  tirée  de  la  préface  de  Neumeister 
—  une  cantate  n'est  autre  chose  qu'un  morceau  d'un  opéra  (ein 
Stiick  aus  einer  Oper)  et,  comme  celui-ci,  doit  se  composer 
d'airs  et  de  récitatifs".  Dans  les  cycles  suivants,  toutefois,  il 
fit  quelques  concessions;  le  second  (1708),  contient,  de  nou- 
veau, des  chœurs,  et  le  troisième  (1711),  revient  aux  versets 
bibliques  et  aux  strophes  de  choral  à  côté  des  airs  en  ritour- 
nelle et  des  récitatifs  libres.  C'est  sous  cette  forme  modi- 
fiée que  la  cantate  de  Neumeister  devint  populaire.  Tous  les 
librettistes  de  cantates  l'imitèrent,  et  les  compositeurs  puisè- 
rent de  préférence  dans  ses  cinq  cycles  réunis,  qui  furent 
édités  par  Tilgner  en  1716.  Telemann,  alors  maître  de  cha- 
pelle à  Eisenach,  mit  en  musique  deux  cycles  entiers,  le  troi- 
sième (1711),  et  le  quatrième  (1714).  A  côté  de  Neumeister, 
citons  le  plus  important  de  ses  imitateurs:  Salomo  Franck, 
secrétaire  du  Consistoire  supérieur  de  Weimar  (1659-1725), 
qui  publia  des  cycles  de  cantates  à  partir  de  1711. 

L'ancienne  cantate  allemande  est  donc  partout  délaissée, 
au  cours  des  vingt  premières  années  du  XVIIF  siècle.     Bach 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  IQI 

suivit  le  mouvement  général.  Ses  premières  cantates  sont 
encore  entièrement  dans  le  genre  ancien;  on  n'y  trouve  que 
des  chœurs  et  des  récitatifs-ariosos  sur  des  versets  bibliques 
et  des  strophes  de  cantiques:  point  de  récitatifs  parlés  ni  d'airs 
en  ritournelle.  Voici  les  cantates  de  cette  catégorie  qui  nous 
sont  parvenues: 

aDenn  du  wirst  meine  Seele  nicht  in  der  Hôlle  lassen". 
No.  15.  Pâques  1704.  (Arnstadt).  La  forme  actuelle  de  la 
cantate  date  d'une  rédaction  postérieure. 

„Gott  ist  mein  Kônig".  No.  71.  „Kirchen-Motetta"  pour 
l'installation  du  Conseil  de  Miihlhausen.    4  février  1708. 

jjNach  dir  Herr  verlanget  mich*.  No.  150.  Weimar.  Ecrite 
entre   1711   et  1713. 

„Aus  der  Tiefe  rufe  ich"  (Psaume  130).  No,  131.  Ecrite 
à  Miihlhausen  ou  à  Weimar  entre  1707  et  1712. 

„Gottes  Zeit  ist  die  allerbeste  Zeit"  (Actus  Tragicus) 
No.  106.  Cantate  sur  la  mort  d'un  inconnu,  écrite  à  Weimar, 
entre   1712  et   1714. 

Telles  sont  les  cantates  de  Bach  dans  l'ancien  genre. 
Mais  Neumeister  et  Franck  l'eurent  bientôt  converti  au  style 
nouveau.  Ce  qui  attirait  le  maître  vers  Franck  c'était,  avant 
tout,  le  mysticisme  de  sa  poésie.  Dix-sept  cantates  nous  sont 
parvenues  avec  des  textes  de  Franck,  dont  treize  appar- 
tiennent, certainement,  à  l'époque  de  Weimar,  entre  autres, 
trois  cantates  sur  la  nostalgie  de  la  mort,  qui  sont  d'une 
beauté  saisissante: 

„Komm  du  siiOe  Todesstunde".  No,  161.  (16*  dim.  après 
la  Trinité  1715). 

„Ach  ich  sehe,  jetzt  da  ich  zur  Hochzeit  gehe".  No.  162 
(20*  dim.  après  la  Trinité   1715). 

j,Mein  Gott  wie  lang".  No.  155  (2*  dimanche  après  l'Epi- 
phanie 1716)'. 

].  Voici  les  autres  cantates  sur  des  textes  de  Franck,  composées  i  Weimar: 

,lch  batte  viel  Bekiimmernis'  (J'avais  beaucoup  d'afâiction)  No.  21  (3*  dim.  apris  la 


102  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bacb 

Des  cantates  de  Weimar  composées  sur  des  textes  de 
Neuraeister,  sept  nous  sout  parvenues.*  A  Leipzig  même, 
le  maître  eut  encore  souvent  recours  à  ces  deux  librettistes. 

Ce  fut  un  malheur  que  Bach  adoptât  la  nouvelle  cantate,  le 
plus  grand  qui  pût  arriver  à  son  œuvre.  A  voir  les  cantates 
écrites  dans  le  genre  ancien,  à  voir  surtout  l'actus  tragicus 
(No.  106),  l'idéal  en  l'espèce,  l'on  se  prend  à  regretter  que 
Bach  se  soit,  ensuite,  converti  au  nouveau  genre,  guidé  en 
cela,  non  par  le  bon  goût,  mais  par  la  mode  de  l'époque. 

Quelle  merveille  que  le  texte  de  l'actus  tragicus,  cette 
simple  mosaïque  de  paroles  bibliques!  On  ne  peut  se  lasser 
d'admirer  la  profondeur  du  sentiment  et  la  justesse  de  l'in- 
stinct dramatique  qui  inspirent  le  maître  dans  la  recherche 
et  dans  le  groupement  des  versets  de  l'Ecriture.  Et  l'on  se 
dit  que  tous  les  textes  de  cantates  seraient  ainsi,  si  Bach 
eût  été  assez  clairvoyant  pour  réagir  contre  les  tendances 
de  son  temps./  Comment,  doué  d'un  sens  si  fin  pour  le 
dramatique,   a-t-il   pu   se    complaire    au   faux   dramatique  des 

Trinité,  désignée  aussi  per  ogni  tempo).  Cette  cantate  fut  composée  pour  Halle,  en 

1713  ou  en   1714,  et  injustement  critiquée  par  Mattbeson  dans  sa  critica  musica. 
.Himmelskônig  sei  willkommen',  No.  182,  (Dim.  des  Rameaux  1714  on  1715). 
.Der  Himmel  lacht,  die  Erde  jubiliret",  No.  31  (Pâques  1715). 
,Ba.rmherziges  Herzs  der  ewigen  Liebe*,  No.  185  (4«  dim.  après  la  Trinité  1715). 
_Nur  jedem  das  Seine",  No.  163  (23«  dim.  après  la  Trinité  1715). 
.Bereitet  die  Vege,  bereitet  die  Bahn",  No.  132  (4*  dim.  de  l'Avent  1715). 
.Tritt  auf  die  Glaubensbahn",  No.  152  (le  Dim.  après  Noël  1715). 
,Waohet  betet".  No.  70  (2»  dim.  de  l'avent  1716;  retravaillée  en  1723). 
,Herz  und  Mund  und  That  und  Leben",  No.  147  (4«  dim.  de  l'Avent  1716). 
, Ailes  was   von  Gon  geboren*  (Oculi  1716;.     Orte  cantate,  plus  tard,  passera  toute 

entière  dans  la  cantate   ,Ein  feste  Burg'  (Choral  de  Luther)  No.  80. 
1.  Cantates  sur  des  textes  de  Neumeister,  composées  à  U'eimar. 
•  Uns  ist  ein  Kind  geboren',  No.  142  (Noël;  entre  1712  et  1714). 
,Ich  weiû,  daO  mein  Erlôser  lebt*.  No.  160  (Pâques  1713  ou  1714). 
.Gleichwie  der  Regen   und  Schnee  vom    Himmel  tâ.Ut',   No.  18  (Sexagesims  1713 

ou  1714). 
.Nun  komra   der  Heiden  Heiland",   No.  61  (l*r  dim.  de  l'Avent  1714)  ;  cette  cantate 

est  composée  pour  Leipzig. 
.Ver  mich   liebet,    der  wird   mein   Wort  halten',    No.  59  (Pentecôte  1714).     Cette 

cantate  a  été  retravaillée  plus  tard. 
Citons  encore  les  deux  cantates  de  l'époque  de  Côtben  ; 
-Das  ist  ja  gewiDlicb  wabr.  No.  141  (3e  dim.  de  l'Avent  1720). 
,Wer  sich  selbst  erhôbet,   der  soll  emiedriget  werden',   No.  47  (17»  dim.  après  la 

Trinité).    Cène  cantate  a  été  composée  pour  Hambourg,  en  1720. 


Histoire  des  cantates  et  des  Passions  avant  Bach  103 

textes  en  style  de  libretto  d'opéra?  Comment  le  grand  poète 
a-t-il  pu  se  laisser  entraîner  par  cette  réaction  mesquine 
contre  le  classicisme  du  langage  de  la  Bible  et  des  anciens 
chorals? 

Il  n'en  va  pas  autrement  de  la  musique.  L'arioso  simple, 
tel  qu'on  le  rencontre  dans  l'actus  tragicus,  est  de  beaucoup 
supérieur  à  l'air  en  ritournelle.  C'est  une  forme  libre  qui 
représente  la  synthèse  idéale  du  récitatif  et  de  la  mélodie. 
L'accompagnement  n'est  qu'une  simple  succession  d'harmo- 
nies; mais,  dès  qu'il  s'agit  d'illustrer  une  idée  saillante,  il  se 
transforme  en  un  morceau  symphonique,  bâti  sur  des  motifs 
descriptifs,  pour  redevenir  simple  enchaînement  d'harmonies 
dès  que  l'idée  qu'il  s'agissait  de  faire  ressortir,  a  disparu. 
Ce  récitatif-arioso  est  une  création  du  génie  allemand,  car 
en  somme,  qu'est-il  autre  chose,  sinon  la  forme  première  de 
ce  qui  apparaîtra  réalisé  d'une  façon  si  grandiose,  dans  la 
musique  de  Wagner? 

C'est  cette  forme  si  simple  et  si  riche,  à  la  fois,  que 
Bach  a  abandonnée  pour  le  récitatif  et  l'air  de  l'opéra  italien. 
Il  ne  se  rend  pas  compte  que  ces  formes  étrangères  ne  con- 
viennent pas  à  son  génie  et  il  ne  s'avise  pas  que  le  sché- 
matisme de  l'air  en  ritournelle  sera  un  obstacle  au  déve- 
loppement naturel  de  ses  idées. 

En  réalité,  il  n'a  jamais  écrit  d'air,  au  sens  rigoureux  du 
mot,  car  l'air  est  une  forme  purement  mélodique.  Hândel 
et  Mozart  ont  écrit  des  airs.  Chez  Bach  et  Beethoven,  par 
contre,  il  prend  une  tournure  symphonique:  l'intérêt  se  porte, 
avant  tout,  sur  l'orchestre,  et  non  sur  le  chant.  Bach  dé- 
nature l'air  italien,  en  ce  sens,  qu'en  inventant  le  thème,  il 
songe  aux  instruments  et  non  au  chant.  L'identité  de  thème, 
dans  le  chant  et  dans  l'accompagnement,  si  naturelle  dans  le 
simple  air  italien,  n'apparaît  rien  moins  que  naturelle  chez" 
Bach,  dont  la  façon  d'inventer  est  toute  différente.  S'il  n'eût 
pas   été   détourné  de  sa  voie,  il  n'eût  jamais  songé  à  écrire 

/ 


104  La  musique  sacrée  en  Allemagne  jusqu'à  Bach 

autre  chose  qu'une  déclamation  parlante  et  mélodique,  à  la 
fois  rehaussée  et  illustrée  par  un  accompagnement  sympho- 
nique.  Est-il  admirateur  de  Bach  qui,  en  dehors  de  tout 
raisonnement  historique,  n'ait  pas  éprouvé  comme  un  regret 
instinctif  à  l'entendre  nous  parler  à  travers  des  airs  en 
ritournelle? 

^Inconsciemment,  le  maître  s'est  rendu  coupable  de  tra- 
hison vis  à  vis  du  génie  de  la  musique  allemande.  Accepter 
les  formes  étrangères,  ce  n'était  pas  seulement  porter  pré- 
judice à  son  œuvre  à  lui,  mais,  encore,  arrêter  la  musique 
allemande  dans  la  voie  du  développement  possible.  //Qne  les 
talents  ordinaires  se  laissent  entraîner  par  les  tendances  de 
l'époque:  il  n'importe.  Mais,  quand  les  grands  génies  com- 
mettent une  erreur,  ce  sont  les  siècles  à  venir  qui  en  por- 
tent les  conséquences.  C'est  précisément  parce  qu'il  était 
grand,  qu'Aristote  arrêta  l'essor  des  sciences  naturelles  en 
Grèce,  alors  qu'elles  étaient  sur  la  voie  qui  eût  mené  à  la 
découverte  que  devait  faire  plus  tard  Copernic.  De  même, 
Bach,  en  se  ralliant  à  l'art  italien,  arrêtait  l'art  allemand  sur 
la  route  qui  l'eût  conduit  à  la  musique  telle  que  la  réali- 
sera Wagner.  Les  textes  et  les  formes  qu'il  accepta  pour 
être  de  mode  à  son  époque,  n'est-ce  point  là,  justement,  ce 
qu'il  y  a  de  suranné  dans  son  œuvre? 


IP  PARTIE 

LA  VIE  ET  LE  CARACTÈRE  DE  BACH 

VIL    Bach  et  sa  famille 

Bach  naquit  à  Eisenach  le  21  mars  1685  et  mourut  à 
Leipzig  le  28  juillet  1750.  Sa  vie  n'offre  point  de  particula- 
rités bien  saillantes.  C'est  une  vie  bourgeoise,  honnête  et 
laborieuse.  Orphelin  dès  l'âge  de  dix  ans,  Bach  trouva  un 
refuge  chez  son  frère  aîné,  à  Ohrdruff.  Au  bout  de  quelques 
années,  comme  la  famille  de  Johann  Christoph  devenait  tou- 
jours plus  nombreuse,  il  se  fit  un  devoir  de  ne  pas  rester 
à  sa  charge  et  résolut  de  subvenir  lui-même  à  ses  besoins. 
Sa  belle  voix  le  fit  accepter  comme  choriste  dans  l'in- 
ternat du  lycée  de  Liinebourg  dont  il  suivit  toutes  les  classes. 
Certes,  il  n'eût  pas  demandé  mieux  que  de  continuer  ses 
études  à  l'Université  pour  compléter  sa  culture  générale  ;  mais, 
avant  de  philosopher,  il  fallait  vivre:  Bach  dut  accepter  les 
fonctions  de  violoniste  dans  l'orchestre  du  prince  de  Weimar. 
Quelques  mois  après,  en  1704,  il  fut  nommé  organiste  à 
Arnstadt,  où  l'on  venait  de  construire  un  nouvel  orgue.  Il  y 
resta  quatre  ans.  Finalement,  le  séjour  lui  fut  gâté  par  les  dis- 
sentiments qui  éclatèrent  entre  lui  et  le  conseil  municipal,  à 
propos  d'un  congé  qu'on  lui  avait  accordé  et  qu'il  avait  pro- 
longé de  plus  de  deux  mois,  sans  même  en  prévenir  ses  su- 
périeurs'. Et  puis,  Arnstadt  était  trop  petit  pour  lui;  il  s'y 
sentait  à  l'étroit.     C'est  donc  avec  une  réelle  satisfaction  qu'il 

1.  Voir  p.  56.    de  cène  itude. 


jQg  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

accepta  la  place  d'organiste  à  Miihlhausen  en  1707.  Il  s'y 
maria,  aussitôt,  avec  Maria  Barbara  Bach,  sa  cousine.  En  juin 
1708  il  quitta  Muhlhausen  pour  Weimar,  où,  pendant  neuf  ans, 
il  remplit  les  fonctions  d'organiste  de  la  cour  et  de  musicien 
de  chambre.  A  ces  titres  il  ajouta,  en  1714,  celui  de  Con- 
certmeister,  c'est-à-dire  sous-chef  d'orchestre.  Mais,  quand 
la  place  de  Capellmeister  devint  vacante,  le  prince,  au  lieu 
de  l'offrir  à  Bach  qui  croyait  avoir  de  bonnes  raisons  d'y 
compter,  la  donna  à  un  musicien  parfaitement  insignifiant, 
Johann  Wilhelm  Drese,  dont  le  seul  mérite  était  d'être  le 
fils  de  son  père,  l'ancien  Capellmeister.  Bach,  dans  ces  con- 
ditions, ne  pouvait  rester  plus  longtemps.  Le  prince  de  Côthen 
lui  offrait  la  place  de  Capellmeister  à  sa  cour.  Il  accepta 
et  resta  dans  ces  fonctions  de  1717  à  1723.  A  la  longue 
cependant,  elles  cessèrent  de  lui  plaire,  car  elles  ne  répon- 
daient guère  à  la  vocation  qu'il  se  sentait.  Il  n'était,  en  effet, 
que  directeur  de  la  musique  de  chambre  du  prince;  des  can- 
tates on  n'en  exécutait  point,  car  la  cour,  tout  comme  celle 
de  Prusse,  n'était  pas  luthérienne,  mais  réformée;  l'orgue  de 
la  chapelle  de  la  cour  était  un  petit  instrument  qui  comptait  à 
peine  une  dizaine  de  jeux,  et  encore,  Bach  n'était-il  pas  l'or- 
ganiste en  titre.  Ajoutons  que  le  prince  Léopold  ayant  épousé 
une  femme  qui  ne  s'intéressait  nullement  à  la  musique,  son 
amour  pour  l'art  commençait  à  se  refroidir.  D'autres  raisons 
encore  décidèrent  Bach:  ses  fils  grandissaient;  il  fallait  son- 
ger à  leur  éducation.  Or  Côthen,  à  cet  égard,  n'offrait  guère 
de  ressources.  Hambourg  eût  été  la  ville  de  son  choix,  mais 
les  intrigues  et  les  Thalers  de  son  concurrent  l'emportèrent. 
Et  pourtant,  quand  la  position  de  Thomascantor,  c'est  à 
dire,  de  maître  de  chapelle  des  églises  de  Leipzig,  fut  deve- 
nue vacante  par  suite  de  la  mort  de  Kuhnau,  en  1722,  Bach 
hésita  plusieurs  mois  avant  de  poser  sa  candidature.  Le 
Thomascantor  n'était  qu'un  simple  professeur,  hiérarchique- 
ment le  quatrième  de  l'école  St.  Thomas;  il  avait  à  donner 


Bach  et  sa  famille  107 

certaines  leçons  et  devait  étudier  et  diriger  les  chœurs  que  les 
internes  exécutaient  dans  les  deux  églises  principales.  Pour 
un  maître  de  chapelle  ducale,  ce  n'était  point  là  un  avance- 
ment. Finalement,  le  père  de  famille  se  décida:  le  Capell- 
meister  accepta  de  devenir  maître  d'école.  Le  31  mai  1723, 
il  débutait  dans  ses  nouvelles  fonctions;  il  devait  les  remplir 
vingt-sept  ans  durant. 

Bach  jouissait  d'une  santé  très  robuste.  A  part  une  in- 
disposition qui  l'empêcha,  en  1729,  d'aller  saluer  Hândel  à 
Halle,  nous  ne  savons  pas  qu'une  maladie  grave  soit 
venue  entraver  son  activité.  Sa  partie  faible,  c'était  les 
yeux.  Il  était  myope  de  naissance,  et  il  va  sans  dire  qu'il 
n'améliorait  point  sa  vue  en  écrivant  de  la  musique  et  en 
gravant  lui-même  sur  cuivre  ses  compositions.  Durant  les 
deux  dernières  années  de  sa  vie,  ses  yeux  allèrent  toujours  s'af- 
faiblissant.  L'opération  pratiquée  pendant  l'hiver  1749-1750 
par  un  oculiste  anglais,  de  passage  à  Leipzig,  bien  loin  de 
le  guérir,  entraîna  les  suites  les  plus  funestes:  non  seulement 
il  devint  complètement  aveugle,  mais  encore  sa  santé  se 
trouva  fortement  ébranlée.  Le  18  juillet  1750,  il  recouvra 
la  vue  tout  à  coup,  mais,  quelques  heures  après,  une  attaque 
d'apoplexie  le  foudroyait.  Il  mourut  dans  la  soirée  du  28  juillet 
et  fut  enterré  le  vendredi    31  juillet,   au  cimetière  St.  Jean. 

Telle  est,  à  quelques  menus  épisodes  et  quelques  petits 
voyages  près,  la  vie  du  maître.  Le  nécrologue  qui  fut 
rédigé  par  son  fils  Charles  Philippe-Emmanuel  et  son  élève 
Agricola,  et  parut  dans  la  Musikalische  Bibliothek  de  Mizler, 
en  1754*,  ne  donne  guère  que  des  dates.  Plus  tard,  Forkel, 
l'historien  bien  connu  de  la  musique  allemande,  dans  la 
biographie  qu'il  donna  de  Bach,  en  1802,  ajouta  à  ces  dates 
les  renseignements  qu'il  tenait  des  deux  fils  aînés  du  mu- 
sicien, Friedemann  et  Emmanuel.  Presque  toutes  les  anecdotes 

I.  La  , Bibliothek'  de    Mizler  (tait   une   revue   musicale  qui  paraissait  i  Leipzig.     Le 
nicrologue  se  trouve  dans  le  4*  vol.  1*  partie  pag.  158—176  (1754> 


La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

publiées  sur  Bach,  remontent,  sous  leur  forme  originale,  à 
cette  biographie  ^ 

Puis,  l'intérêt  s'assoupit,  et  l'étude  de  Bach  resta  station- 
naire  pendant  près  de  soixante  ans.  Le  premier  qui  entreprit 
de  publier  une  nouvelle  biographie,  basée  sur  des  recherches 
plus  approfondies,  fut  Bitter.  Son  ouvrage,  paru  en  1865,  ne 
devait  pas  tarder  à  être  supplanté,  lui-même,  par  un  ouvrage 
plus  solide  et  plus  vaste,  la  Bachbiographie  de  Philippe  Spitta. 
Cet  ouvrage  est  le  fruit  de  plus  de  quinze  années  d'études, 
études  singulièrement  attirantes,  sans  doute,  mais  d'une 
étrange  difficulté.  Que  l'on  songe  qu'il  existait  à  peine 
quelques  lettres  de  Bach;  les  renseignements  des  contem- 
porains étaient  insignifiants  et  insuffisants.  Il  fallait  donc 
faire  parler  les  archives  et  les  manuscrits.  Et  Spitta  les  fît 
parler.  Il  feuilleta  les  registres  ecclésiastiques  des  localités 
cil  Bach  avait  habité,  parcourut  les  actes  des  assemblées 
municipales,  et  il  trouva  plus  qu'il  n'eût  jamais  osé  espérer. 
En  1873  paraissait  la  première  partie  de  cet  ouvrage  qui,  achevé 
en  1880,  devait  être  pour  l'histoirfe  de  la  musique  ce  qu'est 
le  livre    de  Justi  sur  Winkelmann    pour    l'histoire  de  l'art  2. 

Ces  études  plus  récentes  nous  permettent  de  fixer  avec 
plus  de  précision  la  physionomie  du  maître.  '  Involontai- 
rement on  est  tenté  d'établir  un  parallèle  entre  son  exis- 
tence et  celle  de  Kant.  Tous  deux,  ont  vécu  une  vie  bour- 
geoise et  toute  simple,  que  ne  signale  aucun  événement 
saillant;  mais,  tout  en  demeurant  confinés  dans  un  milieu  mo- 
deste et  tranquille,  ils  ont  su  rester  en  contact  vivant  avec 
le  monde;  tous  deux,  ont  eu  l'art  de  laisser  mûrir  en  eux 
les    nombreuses    impressions    qu'ils    recueillaient  du    monde 

1.  aOber  Johann  Sebasian  Bacbs  Leben,  Kunst  und  Kunstwerke.  Fiir  patriotische 
Verebrer  echter,  musicaliscber  Kunst  von  i.  R.  Forkel,  Leipzig.  Bureau  de  Musique  1802*. 
69  pages.  Cet  ouvrage,  inspiré  par  une  admiration  ardente  pour  Bach,  est  précieux  en 
son  genre  et  doit  être  considéré  comme  le  point  de  départ  de  toute  étude  sur  Bach.  — 
Toutefois,  il  n'est  pas  exact  sur  tous  les  points. 

2.  Johann  Sébastian  Bach  von  Pbilipp  Spitta  Leipzig,  Breitkopf  und  Hârtel.  I.  Band 
(855  pages)  1873,  II.  Band  (1514  pages)  1880.  — 


Bach  et  sa  famille  /^   109 

extérieur;  tous  deux,  n'ont  connu  ni  les  grandes  incertitudes,^ 
sur  la  voie  à  suivre,  ni  les  grandes  luttes  pour  conquérir 
l'estime  des  contemporains;  tous  deux,  ont  écrit  beaucoup, 
sans  écrire  trop;  tous  deux,  ont  été  plus  grands,  on  pourrait 
dire,  plus  heureux  que  d'autres  génies,  parce  qu'il  y  avait 
identité  complète  entre  l'idéal  qu'ils  poursuivaient  et  leurs 
occupations  journalières:  Kant  voulait  instruire  la  jeunesse, 
Bach  embellir  le  culte  protestant. 

Par  contre,  quelle  différence  entre  l'existence  de  Bach  et 
celle  de  Hàndel!  Hândel  était  déjà  un  virtuose  et  un  com- 
positeur admiré,  alors  que  Bach,  son  égal  en  âge,  n'était 
qu'un  simple  violoniste  obscur  de  l'orchestre  ducal  de  Wei- 
mar;  Hândel  se  faisait  entendre  devant  Buxtehude  que 
Bach,  un  an  plus  tard,  venait  écouter  avec  le  respect  et  la 
curiosité  de  l'élève  désireux  d'apprendre  d'un  tel  maître; 
Hândel  se  faisait  applaudir  en  Italie;  Bach  était  organiste  dans 
une  petite  ville  d'Allemagne.  Hândel  vivait  à  la  cour  d'An- 
gleterre et  avait  à  sa  disposition  des  orchestres,  des  chœurs 
et  des  solistes  de  choix;  Bach  était  maître  d'école  et  n'avait 
que  des  écoliers  pour  exécuter  ses  œuvres.  Le  Messie  eut 
un  succès  retentissant;  personne  n'avait  parlé  de  la  Passion 
selon  St.  Matthieu.  Hândel  fut  enterré  dans  l'Abbaye  de 
Westminster;  l'on  est  réduit  à  des  conjectures  sur  le  lieu  oîi 
reposent  les  restes  du  Cantor  de  Leipzig.  Et  pourtant,  de  ces 
deux  destinées,  laquelle  préférons-nous:  celle  de  Hândel  qui 
se  méprit  plus  de  vingt  ans  sur  sa  véritable  vocation  et  chercha 
dans  l'opéra  la  gloire  qu'il  devait  trouver  dans  l'oratorio,  ou 
celle  de  Bach  qui,  d'emblée,  découvrit  la  voie  où  il  devait 
s'avancer  avec  tant  de  sûreté  et  avec  tant  de  sécurité?... 

Nous  ne  possédons,  malheureusement,  que  très  peu  de  ren- 
seignements sur  le  Bach  intime,  le  mari  et  le  père  de  fa- 
mille. Il  se  maria  deux  fois.  Sa  première  femme  mourut 
subitement  à  Cothen  en  1720,  pendant  qu'il  se  trouvait  à 
Carlsbad,   où   il  avait  dû  accompagner  le  prince  Léopold.     A 


IIQ  La  vie  et  la  caractère  de  Bach 

son  retour,  elle  était  déjà  enterrée;  il  ne  put  qu'aller  pleurer 
sur  la  tombe  encore  fraîche  de  celle  qui,  pendant  treize  ans, 
avait  partagé  sa  vie  et  son  labeur.  Philipp  Emmanuel,  dans 
le  nécrologue,  décrit  d'une  façon  saisissante  la  douleur  et 
l'abattement  de  son  père;  il  n'avait  que  six  ans  lors  de  la  mort 
de  sa  mère,  mais  les  scènes  poignantes  auxquelles  il  assista 
lui  avaient  laissé  une  impression  inoubliable.  Un  an  après,  le 
maître  épousait  Anna  Magdalena  Wiilken,  la  fille  du  trompette 
(Hof-  und  Feldtrompeter)  de  l'orchestre  de  Weissenfels.  Elle 
avait  alors  vingt  et  un  ans,  Bach  en  comptait  trente  six.  Cette 
union  fut  parfaitement  heureuse.  Anne-Madeleine  était  à  même 
de  comprendre  son  mari  et  de  le  suivre  dans  tous  ses  tra- 
vaux. Elle  était  musicienne,  elle-même,  et  possédait  une  belle 
voix  de  soprano.  C'est  à  la  cour,  où  elle  était  cantatrice,  que 
Bach  la  connut,  sans  doute.  Ajoutons,  qu'elle  était  douée  d'une 
intelligence  musicale  remarquable  que  son  mari  se  chargea 
de  développer.  Nous  possédons  encore  deux  livres  de  cla- 
vecin „Klavierbiichlein"  d'Anne  Madeleine;  le  premier  est 
de  1722,  le  second  de  1725.  Ils  contiennent,  parmi  d'autres 
compositions  pour  clavecin,  les  suites  françaises,  des  geistliche 
Lieder  et  des  airs  pour  soprano.  Le  second  de  ces  Klavier- 
buchlein  nous  est  particulièrement  précieux,  Bach  y  ayant 
écrit  les  règles  fondamentales  pour  la  réalisation  de  la  basse 
chiffrée.  Anne  Madeleine  n'était  pas  seulement  la  ménagère 
économe  —  et  l'économie,  certes,  s'imposait  dans  une  famille 
aussi  nombreuse  —  mais  encore,  elle  rendait  de  grands  ser- 
vices à  son  mari  en  copiant  de  la  musique.  C'est  elle,  par 
exemple,  qui  copia  la  plus  grande  partie  de  la  Passion  de 
Hândel.  Détail  curieux:  son  écriture  va  s'identifiant  de 
plus  en  plus  à  celle  de  son  mari  ;  c'est  à  peine  s'il  est  pos- 
sible de  les  distinguer  l'une  de  l'autre. 

Quelle  charmante  scène  de  famille  nous  évoque,  par  exemple, 
la  partie  du  second  hautbois  dans  la  cantate:  „Ihr,  die  ihr  euch 
von  Christo  nennet"  No.   164!    Les  en-têtes  et  les  clefs  sont 


Bach  et  sa  famille  1 1 1 

de  la  main  d'Anne  Madeleine,  mais  les  notes,  gauches  et  raides, 
trahissent  une  main  d'enfant.  Au  bas,  se  trouve  un  petit  mono- 
gramme très  primitif  qui  s'efforce  de  combiner  les  trois  lettres 
W.  F.  B.:  Wilhelm  Friedemann,  Bach!  La  cantate  est  très  pro- 
bablement de  1723;  l'enfant  avait  alors  treize  ans;  c'était  sa 
première  belle  copie.  Voit-on  la  scène?  La  mère  et  le  fils 
sont  assis  à  la  même  table;  on  entend  un  pas  dans  l'escalier: 
„Dépêche-toi,  dit  la  mère,  c'est  le  père  qui  rentre". 

Mais,  par  contre,  que  de  scènes  tristes  sont  évoquées  par  les 
registres  de  Weimar,  de  Côthen  et  de  Leipzig!  Bach  eut,  en 
tout,  vingt  et  un  enfants,  sept  de  sa  première  femme,  quatorze 
de  la  seconde.  Plusieurs  moururent  jeunes,  d'autres,  à  un  âge 
plus  avancé.  Huit  seulement,  quatre  filles  et  quatre  fils,  étaient 
encore  en  vie  à  la  mort  du  père.  Que  de  fois  ne  dut-il  pas 
suivre  le  cercueil  d'un  être  cher;  29  juin  1726,  1  nov.  1727, 
21  sept.  1728,  4  janvier  1730,  30  août  1732,  25  avril  1733: 
autant  de  jours  de  deuil  pour  la  maison  du  Thomascantor. 
La  profonde  tristesse  de  certaines  cantates  nous  surprendra- 
t-elle  maintenant  que  nous  savons  dans  quelles  tristes  cir- 
constances elles  ont  vu  le  jour?  Si  les  cantates  pouvaient 
nous  raconter  toutes  ces  tristesses,  nous  connaîtrions,  dans 
toute  leur  étendue,  des  douleurs  que  nous  laisse  à  peine  de- 
viner l'inventaire  dressé  après  la  mort  du  maître,  L'ainé  des 
fils  d'Anne  Madeleine  —  il  s'appelait  Gottfried  Heinrich  — 
est  représenté  par  un  curateur,  car  il  était  idiot.  Emmanuel 
prétend  qu'il  avait  du  génie,  mais  qu'à  un  certain  moment 
son  intelligence  s'était  arrêtée.  Altnikol,  le  gendre  de  Bach, 
le  prit  chez  lui  dès  avant  la  mort  du  père;  il  ne  mourut 
qu'en  1763.  C'est  précisément  ce  Gottfried  Heinrich  qui 
donna  lieu  à  la  légende  du  David  Bach,  le  virtuose  idiot, 
dont  le  jeu  étrange  touchait,  dit-on,  les  auditeurs  jusqu'aux 
larmes.     Or,  Bach  n'eut  jamais  de  fils  de  ce  nom. 

La  plus  heureuse  époque  de  la  vie  de  famille  de  Bach, 
ce  furent  les  années    où   ses    fils  aînés  n'avaient  pas  encore 


JJ2  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

quitté  la  maison  paternelle.  Friedemann  et  Emmanuel  avaient 
reçu,  tous  deux,  une  éducation  musicale  très  soignée.  C'est 
que  Bach  avait  un  talent  qui  n'est  pas  donné  à  tous  les 
pères:  il  savait  instruire  ses  propres  enfants.  En  1720, 
quand  Friedemann  eut  atteint  l'âge  de  neuf  ans,  il  lui  fit 
commencer  la  musique  et  écrivit  successivement  pour  lui 
les  morceaux  qui  composent  le  „Klavierbuchlein  pour  Wilhelm 
Friedemann  Bach".  Les  «Inventions"  (1723)  et,  de  même, 
les  six  Sonates  pour  orgue,  qui  datent  de  la  même  époque, 
étaient  destinées  à  servir  d'études  aux  deux  aînés.  Mais, 
tout  en  poussant  ses  fils  à  la  musique,  il  tint  à  ce  qu'ils 
fissent  des  études  générales  à  l'Université  de  Leipzig;  une 
certaine  culture  universitaire  était  alors,  disions-nous,  estimée 
indispensable  à  l'artiste.  Du  reste,  Emmanuel,  à  qui  son 
père  ne  croyait  pas  assez  de  talent,  n'était  pas  destiné  à 
la  carrière  artistique,  mais  à  l'étude  du  droit.  Ce  n'est 
qu'en  1738  qu'il  choisit  définitivement  la  musique.  Une 
lettre  écrite  par  Bach,  en  1730,  à  Erdmann,  son  ancien  con- 
disciple de  Liineburg,  nous  renseigne  accidentellement  sur  les 
concerts  de  famille.  Le  motif  de  cette  lettre  n'est  pas  des 
plus  réjouissants:  Bach,  dégoûté  de  Leipzig  par  différentes 
vexations  de  la  part  de  ses  supérieurs,  s'adresse  à  son  ami 
qui  remplissait  alors  à  Dantzig  les  fonctions  importantes 
d'agent  russe,  le  priant  de  pourvoir  à  son  sort.  Après  lui 
avoir  exposé  tous  les  désavantages  de  sa  situation  présente, 
il  en  vient  à  parler  de  sa  famille  et  lui  raconte  que  ses 
enfants,  grands  et  petits,  sont  nés  musiciens.  «Avec  ma 
famille,  dit-il,  je  puis  déjà  «former  un  concert",  vocaliter 
et  instrumentaliter,  surtout  que  ma  femme  chante  un  très 
beau  soprano  et  que,  de  son  côté,  ma  fille  aînée  exécute  sa 
partie  pas  mal  non  plus".  Bien  des  compositions  du  maître, 
notamment  les  concerts  pour  un  ou  plusieurs  clavecins  avec 
orchestre  et  certaines  cantates  de  solo,  ont  été,  sans  nul  doute, 
écrites  en  vue  de  ces  concerts  de  famille. 


Bach  et  sa  famille  1 13 

Bacb  vécut  assez  longtemps  pour  assister  aux  succès  de 
ses  fils:  Friedemann  devint  organiste  à  Halle;  Emmanuel 
claveciniste  de  Frédéric  le  Grand,  et,  plus  tard,  en  1767, 
maître  de  chapelle  à  Hambourg,  où  il  succéda  à  Telemann; 
Johann  Christoph  Friederich  remplit  les  fonctions  de  mu- 
sicien de  chambre  du  comte  de  Lippe,  à  Biickeburg;  Johann 
Christian,  qui,  par  la  suite,  en  1759,  devait  succéder  à  Hàndel 
dans  les  fonctions  de  maître  de  chapelle  de  la  reine  d'Angle- 
terre, n'avait  que  quinze  ans  à  la  mort  de  son  père.  Bach 
avait  une  haute  opinion  de  son  talent;  il  lui  fit  même  cadeau, 
à  la  fois,  de  trois  clavecins  à  pédales,  ce  qui  ne  manqua  pas 
d'exciter  la  jalousie  des  frères  aînés.  Ce  même  Johann 
Christian  fut,  un  certain  temps  (1754),  organiste  à  la  cathé- 
drale de  Milan. 

Une  seule  des  filles  de  Bach,  Juliane  Frederike,  se  maria: 
elle  épousa  Altnikol  (1720-1759),  organiste  à  Naumbourg,  un 
des  élèves  préférés  du  maître.  Dans  le  post-scriptum  d'une 
lettre  datée  du  6  oct.  1748,  Bach  annonce  avec  une  Certaine 
fierté  à  son  cousin  Elias  Bach  qu'Emmanuel  est  père  de  deux 
fils,  non  sans  déplorer,  toutefois,  que  l'aîné  soit  né  à  l'époque 
de  l'invasion  prussienne  en  Saxe  (1745):  „Mein  Sohn  in 
Berlin  hat  nun  schon  zwei  mânnliche  Erben,  der  erste  ist 
ohngefàhr  um  die  Zeit  geboren,  da  wir  leider!  die  Preussische 
Invasion  hatten;  der  andere  ist  etwa  14  Tage  ait." 

Les  compositions  de  ses  fils  l'intéressaient  vivement.  Il 
copia  de  sa  propre  main  le  beau  concerto  pour  orgue  en 
ré  mineur  de  Friedemann,  et  l'on  ne  saurait  dire  à  qui  cette 
copie  —  elle  se  trouve  à  la  bibliothèque  de  Berlin  —  fait  le 
plus  grand  honneur:  au  père  ou  au  fils. 

Friedemann  avait  été  de  tout  temps  son  préféré;  sa  manière 
d'écrire  pour  le  clavecin  et  pour  l'orgue  n'est  pas  sans  rap- 
peler, en  effet,  celle  de  Jean  Sebastien.  Mais  les  trente 
cantates  qu'il  composa  à  Halle  ne  ressemblent  en  rien  à  cel- 
les de  son  père;  on  dirait  plutôt  des  œuvres  antérieures  à 
l'époque   de   J.  S.  Bach.     Emmanuel  était  moins  génial  que 

Sch weitzer,  Bach.  g 


2J4  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

son  frère,  mais  assidu  au  travail  et  consciencieux.  C'est  lui 
qui  transmit  à  sa  génération  les  principes  du  toucher  et  du 
style  de  Jean  Sébastien.  Il  fait  époque  dans  l'histoire  de 
la  musique,  car  c'est  avec  lui  que  commence  la  technique  du 
piano  moderne.  Dans  ses  cantates  et  dans  ses  oratorios,  il 
est  moderne  à  la  façon  de  son  temps.  Il  ne  lui  manque 
que  des  idées,  pour  qu'on  puisse  le  considérer,  en  quelque 
sorte,  comme  le  trait  d'union  entre  Bach  et  Beethoven.  Jo- 
hann Christian,  le  „Bach  de  Londres",  écrivit  une  quantité  de 
petits  opéras  sans  valeur.  Pour  dire  vrai,  il  semble  que  la 
vieille  souche  des  Bach  se  fût  épuisée  en  produisant  Jean 
Sébastien;  si  les  fils  ont  été  des  artistes  remarquables,  c'est 
moins  grâce  à  leur  talent  qu'à  la  solide  instruction  qu'ils 
avaient  reçue  de  leur  père. 

Quant  à  Wilhelm  Friedemann,  il  eût  fait  le  désespoir 
de  son  père,  s'il  eût  vécu  assez  longtemps  pour  assister  à 
sa  déchéance.  D'un  caractère  étrange  et  irascible,  il  avait,  de 
plus,  un  malheureux  penchant  à  la  boisson.  En  1764  il 
donna  sa  démission  à  Halle  et  mena,  par  la  suite,  une  vie 
de  bohème.  En  vain,  ses  amis,  qui  le  ramassaient  ivre  dans 
la  rue,  essayèrent-ils  de  l'assister  en  payant  ses  dettes  et 
en  lui  cherchant  une  situation:  il  ne  fît  que  déchoir  de  plus 
en  plus.  Il  délaissa  femme  et  enfants  pour  aller  traîner 
avec  son  violon  par  les  cabarets  de  village.  Les  précieux 
manuscrits  qui  lui  étaient  échus  en  partage,  furent  égarés  ou 
vendus  au  premier  venu  pour  des  sommes  dérisoires.  Et 
pourtant,  de  certaines  fois,  il  se  rappelait  avec  fierté  qu'il 
était  le  fils  du  grand  Bach.  On  raconte  qu'un  jour,  dans  une 
auberge,  entendant  dire  à  un  musicien  que  les  sonates  pour 
violon  seul  de  J.  S.  Bach  n'étaient  pas  jouables,  il  prit  son 
violon  et  les  lui  joua  de  mémoire,  tout  ivre  qu'il  était.  Il  ne 
mourut  qu'en   1784;  Emmanuel  vécut  jusqu'en  1786^ 

1.  Voir  C.  H.  Bitter:    Cari    Pbilipp   Emanuel   und  Wilhelm   Friedemsnn   Bach  2  Vol. 


La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  115 

Anne  Madeleine,  elle,  survécut  à  son  mari  de  dix  ans,  et 
ce,  dans  un  complet  dénûment.  Les  fils  du  premier  lit  la 
délaissèrent  totalement.  La  seule  façon  dont  ils  partagèrent 
les  manuscrits  du  père  avant  l'inventaire,  ne  témoigne  guère 
d'un  sentiment  bien  tendre  à  l'égard  de  leur  seconde  mère. 
En  1752,  deux  ans  après  la  mort  de  Bach,  pour  pouvoir  sub- 
sister, elle  et  ses  trois  filles,  la  veuve  du  maître  dût  demander 
un  secours  en  argent  au  Conseil  municipal.  Et  sa  misère  ne 
fit  qu'augmenter  par  la  suite.  Elle  vivait  d'aumônes  et  mourut 
dans  une  pauvre  maison  de  la  HainstraOe.  Personne  ne  sait 
où  elle  est  enterrée.  Régine  Susanne,  la  plus  jeune  des  filles, 
qui  avait  huit  ans  à  la  mort  de  Bach,  vécut  jusqu'en  1809. 
Rochlitz,  le  grand  admirateur  des  œuvres  de  Bach,  apprenant 
sa  misère,  fit  un  appel  à  la  générosité  de  ses  contemporains, 
en  faveur  du  dernier  enfant  de  Bach.  Le  premier  qui  lui 
envoya  un  don  fut  —  Beethoven. 


VIII.  La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig 

Bach  habitait  l'aile  gauche  de  l'école  St.  Thomas;  c'était  là 
le  logement  de  service  du  Cantor.  Après  de  longues  hési- 
tations, il  s'était,  enfin,  décidé  à  accepter  une  situation  qui 
n'était  point  un  avancement  pour  lui.  Sans  doute,  c'était  un 
honneur  de  succéder  au  célèbre  Kuhnau;  sans  doute,  la 
perspective  de  pouvoir  se  vouer  entièrement  à  la  musique 
sacrée  ne  pouvait  que  lui  sourire;  mais  quelles  sujétions  ne 
l'attendaient  point,  par  contre!  En  sa  qualité  de  quatrième 
professeur,  il  dépendait  du  Recteur  et  du  Conseil;  en  sa  qualité 
de  maître  des  chœurs,  du  Consistoire  de  l'église.  On  prévoit 
les  complications  et  les  désagréments  qui  surviendront  né- 
cessairement   le   jour  où  son   esprit   d'indépendance  viendra 


Berlin  1868.   Du  ni£me  auteur  :  Die  Sfitine  J.  S.  Bacbs.   Sammlung  musiicalischer  Vortrige. 
Breiikopr  und  Hirtel  5*  volume. 

S* 


j  j  g  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

se  heurter  à  toutes  ces  barrières.  A  lire  les  délibérations 
qui  précédèrent  sa  nomination  et  le  contrat  qu'il  signa, 
on  ne  peut  se  défendre  d'une  certaine  humeur.  Un  homme 
de  la  valeur  de  Bach  se  trouve  réduit  à  en  passer  par 
des  conditions  presque  humjliantes:  il  lui  est  défendu  de 
quitter  la  ville  sans  la  permission  du  bourgmestre-régent  de 
Leipzig;  il  devra  assister  aux  convois  funèbres  et  marcher 
à  côté  des  choristes  de  St.  Thomas,  chargés  de  chanter  le 
choral  ou  le  motet;  en  outre,  il  lui  est  enjoint  »  d'arranger 
la  musique  pour  les  offices  de  l'église  de  façon  qu'elle  soit 
courte  et  ne  ressemble  pas  à  des  opéras". 

N'oublions  point,  pour  être  justes,  que  le  Conseil  municipal 
ne  cherchait  qu'un  maître  d'école  capable  de  diriger  la  musique 
d'église;  or,  ce  maître  d'école,  il  ne  le  trouva  pas  en  Bach. 
Nous  lisons,  en  effet,  dans  les  délibérations  qui  précédèrent 
la  nomination  de  son  successeur:  »L'école  a  besoin  d'un 
Cantor  et  non  d'un  Capellmeister;  Monsieur  Bach  était  un 
grand  musicien,  mais  non  un  maître  d'école".  L'expérience 
avait  été  malheureuse. 

Tout  d'abord,  il  sembla  que  tout  allât  pour  le  mieux.  Bach 
déclara  vouloir  donner  lui-même  les  cinq  leçons  de  latin  par 
semaine  qui  lui  incombaient  en  troisième  et  en  quatrième. 
Dans  la  suite,  cependant,  avec  l'autorisation  de  ses  supérieurs, 
il  s'en  libéra  et  se  fit  remplacer  par  un  collègue  qui  consentit 
à  les  donner,  moyennant  une  indemnité  de  cinquante  Thalers 
par  an.  Quand  ce  remplaçant  était  empêché,  c'était  Bach  lui- 
même  qui  faisait  la  classe,  et  il  se  contentait  alors  de  dicter 
aux  élèves  un  «exercice  à  élaborer"  (ein  Exercitium  zum  ela- 
boriren)  et  de  les  surveiller. 

Par  malheur,  l'école  St.  Thomas  était  alors  dans  un  état 
déplorable.  Elle  datait  du  XIIP  siècle  et  avait  été  fondée 
par  les  Augustins  de  St.  Thomas.  Lors  de  la  sécularisation 
des  écoles,  pendant  la  Réforme,  elle  devint  école  communale 
et  reçut  des  agrandissements  considérables.    On  comptait  une 


La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  117 

cinquantaine  d'internes.  Ils  se  recrutaient  parmi  les  jeunes 
gens  et  les  enfants  pauvres  de  la  ville  et  des  environs 
qui  voulaient  faire  des  études;  on  les  élevait  gratuitement, 
mais  on  exigeait  d'eux  qu'il  chantassent  dans  les  chœurs 
d'église.  Deux  fois  par  semaine,  ils  s'en  allaient,  chantant, 
de  maison  en  maison,  répartis  en  quatre  chœurs;  les 
dons  qu'ils  recevaient,  ils  se  les  partageaient,  ainsi  que 
l'argent  perçu  à  l'occasion  d'enterrements  ou  de  mariages, 
après  —  bien  entendu  —  que  le  Recteur,  les  profes- 
seurs et  le  Cantor  avaient  prélevé  la  part  qui  leur  revenait 
de  droit. 

Cette  schola  cantorum  était,  on  le  voit,  en  même  temps, 
une  schola  pauperum;  et  bien  arriérée  était  son  organisation. 
Les  ^Thomaner**  avaient  une  mauvaise  réputation:  la  dis- 
cipline n'était  point  leur  fort.  Il  y  en  avait  même,  parmi  eux, 
qui  couraient  les  rues,  pieds  nus,  en  mendiant.  Le  mauvais 
entretien  des  salles  de  l'internat,  la  vie  déréglée  des  choristes 
faisaient  de  l'école  St.  Thomas  un  foyer  d'épidémies.  Bref, 
au  commencement  du  XVIIP  siècle,  l'établissement,  autrefois 
si  célèbre  et  si  prospère,  se  trouvait  en  pleine  décadence. 
Les  familles  honnêtes  n'y  envoyaient  plus  leurs  enfants.  De 
cent  vingt  externes  que  les  trois  classes  inférieures  comptaient 
autrefois,  il  n'en  restait  plus  que  cinquante  trois  en  1717. 
En  vain,  le  Conseil  fit  des  enquêtes  et  publia  des  ordon- 
nances en  vue  d'une  réorganisation  des  études  :  ses  efforts 
ne  pouvaient  aboutir.  Le  Recteur  Ernesti  était  un  vieillard 
sans  énergie  qui  opposait  une  résistance  passive  à  toutes  les 
tentatives  de  réforme:  visant,  avant  tout,  à  une  abolition 
des  quêtes,  ces  réformes  eussent  diminué  ses  revenus  et 
ceux  des  professeurs. 

C'est  à  ce  moment  que  débuta  Bach;  la  situation  n'était 
guère  brillante,  on  le  voit,  et  elle  ne  fit  qu'empirer  jusqu'à  la 
mort  d'Ernesti  (1729).  En  1730,  Bach  présenta  au  conseil 
municipal  un  mémoire,  où  il  exposait  qu'il  lui  était  impossible. 


jjg  La  vie  et  le  caractère  de  Bacb 

vu  le  mauvais  état  des  chœurs,  d'exécuter  dignement  la 
musique  sacrée  dans  les  églises  de  Leipzig. 

Bien  minces  étaient,  en  effet,  les  ressources  musicales 
dont  il  disposait.  Les  églises  n'entretenaient  que  huit  instru- 
mentistes. Pour  avoir  un  orchestre  complet  —  Bach,  dans 
son  mémoire,  exige  dix-huit  musiciens  —  le  Cantor  en  était 
réduit  à  compter  sur  les  étudiants  jouant  d'un  instrument, 
qui  consentaient  à  prêter  régulièrement  leur  concours,  soit  par 
amour  de  l'art,  soit  dans  l'espoir  d'une  indemnité.  Or,  du 
temps  de  Kuhnau,  St.  Thomas  avait  été  délaissé  de  plus  en 
plus  par  les  étudiants.  Kuhnau  manquait  d'initiative  et,  de 
plus,  était  un  adversaire  déclaré  de  la  musique  ^moderne", 
en  style  d'opéra.  Par  contre,  Telemann  qui,  au  commencement 
du  XVIIP  siècle,  se  trouvait  étudier  à  Leipzig  et  occupait,  en 
même  temps,  la  place  d'organiste  au  Temple  Neuf,  était  le 
représentant  de  la  nouvelle  musique.  Ses  auditions  avaient 
un  grand  succès  auprès  des  étudiants;  il  finit  par  les  attirer 
complètement  de  son  côté  en  fondant  le  Collegium  musicum, 
au  grand  détriment  de  Kuhnau.  Les  meilleurs  des  choristes 
de  St.  Thomas  quittèrent  l'école  pour  venir  chez  lui,  espérant 
être  engagés  plus  tard,  par  son  entremise,  à  l'opéra  de  Leipzig 
ou  à  celui  de  Weissenfels.  Son  départ  ne  changea  en  rien 
l'état  de  choses:  son  Collegium  musicum  resta  le  centre  de 
la  vie  artistique  de  Leipzig,  et  c'est  en  1729,  seulement,  que 
Bach  s'assura  le  concours  des  étudiants,  en  prenant  lui-même 
la  direction  de  la  société. 

Ajoutons,  toutefois,  que  la  position  de  Cantor  avait  aussi 
ses  avantages.  La  besogne  journalière  n'était  point  trop 
absorbante.  Bach  donnait  une  leçon  de  chant,  tous  les  jours, 
de  midi  à  une  heure,  le  jeudi  excepté.  Le  samedi,  après- 
midi,  il  faisait  répéter  la  cantate  du  dimanche  et  le  di- 
manche, il  dirigeait  les  chœurs  soit  à  St.  Thomas,  soit  à 
St.  Nicolas.  C'était  tout.  Il  restait  donc  au  professeur  d'a- 
bondants loisirs,  dont  le  compositeur  profitait. 


La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  Jip 

L'internat  de  St.  Thomas  fournissait  les  chœurs  à  quatre 
églises  de  la  ville:  St.  Thomas,  St.  Nicolas,  le  Temple  Neuf  et 
St.  Pierre.  Les  cinquante- cinq  internes  formaient  donc 
quatre  chœurs.  Pour  St.  Pierre,  on  choisissait  les  plus 
mauvais.  „A  l'église  St.  Pierre  l'on  envoie  le  rebut,  c'est 
à  dire  ceux  qui  n'entendent  rien  à  la  musique  et  savent  à 
peine  chanter  un  choral."  Ainsi  s'exprime  Bach  lui-même 
dans  son  mémoire  de   1730'. 

Le  chœur  du  Temple  Neuf  était  numériquement  très  faible, 
car  on  avait  besoin  d'au  moins  trois  voix  de  chaque  partie 
pour  les  chœurs  des  églises  principales.  „I1  serait  à  souhaiter, 
dit  Bach  dans  le  même  mémoire,  qu'on  pût  prendre  quatre 
«sujets"  pour  chaque  partie  et  avoir  seize  personnes  dans  chaque 
chœur"  ^.  Le  fait  est,  qu'il  donna  la  Passion  selon  St.  Matthieu 
avec  deux  chœurs,  dont  chacun  comptait  douze,  tout  au  plus, 
seize  voix,  les  solistes  y  compris,  puisque  c'étaient  les  pre- 
miers choristes  qui  exécutaient  les  soli. 

Chaque  chœur  était  dirigé  par  un  préfet  (Praefectus)  ; 
c'était  le  droit  du  Cantor  de  choisir  les  préfets  parmi  les 
meilleurs  chanteurs.  Ces  postes  étaient  très  enviés,  les  préfets 
ayant  une  part  spéciale  aux  revenus  du  chœur.  Le  Cantor 
lui-même,  ne  dirigeait  que  le  chœur  qui  exécutait  la  cantate, 
la  „Figuralmusik",  comme  l'on  disait.  Pour  la  cantate,  de  même 
que  pour  les  Passions,  les  deux  églises  principales  alternaient. 
Un  dimanche,  le  Cantor  exécutait  la  cantate  à  St.  Thomas 
et  le  premier  préfet  dirigeait  le  motet  à  St.  Nicolas.  Le 
dimanche  suivant,  la  cantate  se  donnait  à  St.  Nicolas  et  le 
premier  préfet  dirigeait  le  motet  à  St.  Thomas.  Cette  alter- 
nance était  scrupuleusement  observée.  Une  année,  Bach 
voulut  exécuter  la  Passion  à  St.  Thomas  alors  que  c'était  le 
tour    de    St.  Nicolas.     Les   programmes    portant   que  la  Pas- 

1.  ,In  die  Peterskircbe  kommt  der  AusschuQ,  nemlich  die,  so  Icelne  Musilc  versteben, 
sondern  nur  notbdôrfftig  einen  Choral  singcn  Jcônnen". 

2.  ,N.  B.   Wie  wohl   es   noch   besscr,   wenn   der  Cœtus   so  bcscbafTcn  wSrc,  daQ  man 
zu  leder  Stimme  4  subjecte  nebmen  und  aiso  jeden  Chor  mit  16  Personen  bestellcn  konnte* 


120 


La  vie  et  le  caractère  de  Bach 


sion  aurait  lieu  à  St.  Thomas  se  trouvaient  déjà  entre  les  mains 
du  public:  rien  n'y  fit;  force  lui  fut  d'abandonner  son  projet. 

On  exécutait  une  cantate  chaque  dimanche  à  l'exception 
des  trois  derniers  dimanches  de  l'Avent  et  des  six  dimanches 
du  Carême.  Ajoutons  les  cantates  des  trois  fêtes  de  Marie, 
celles  du  Nouvel -An,  de  l'Epiphanie,  de  l'Ascension,  de  la 
St.  Jean,  de  la  St.  Michel  et  de  la  fête  de  la  Réformation  :  en 
tout  cinquante  neuf  cantates  par  an.  A  supposer  donc  que 
Bach  ait  composé  cinq  cycles  de  cantates  (Jahrgânge),  comme 
l'indique  le  nécrologue  et  comme  nous  le  raconte  Forkel,  il 
en  aurait  écrit  en  tout  deux  cent  quatre  vingt  quinze;  une 
centaine  à  peu  près  se  trouverait  donc  perdue,  car  nous  n'en 
possédons  que  cent  quatre  vingt  dix. 

L'office  des  deux  églises  principales  de  Leipzig  était 
peut-être,  de  tous  les  offices  protestants,  celui  qui  ressem- 
blait le  plus  à  la  messe  catholique.  C'est  qu'en  Saxe  on  était 
très  conservateur  sous  le  rapport  de  la  liturgie.  Le  détail 
de  cet  office  nous  est  connu,  en  partie,  grâce,  précisément, 
aux  notes  écrites  par  Bach  sur  la  couverture  de  la  cantate 
„Nun  komm  der  Heiden  Heiland",  qu'il  y  fît  exécuter  le 
premier  dimanche  de  l'Avent  de  l'an  1714*.  Le  service 
commençait  à  sept  heures  et  finissait  vers  onze  heures.  Il  se 
composait  des  parties  suivantes:  Prélude  de  l'orgue;  Motet; 
Introït;  Kyrie;  intonation  du  Gloria,  à  laquelle  le  chœur  répon- 
dait par  »et  in  terra  pax";  souvent  aussi,  à  la  place  du  chœur, 
c'était  l'assemblée  qui  chantait,  en  allemand,  le  choral  du 
Gloria.  Venait  ensuite:  l'Epître,  suivie  du  choral  allemand, 
et    l'Evangile,   avec   l'intonation  du  Credo;  après    le    Credo, 


1.  Voici  ces  notes  intéressantes  :  „Anordnung  des  Gottesdienstes  in  Leipzig  am  1.  Advent 
Sonntag  frijhe  :  1)  Prseludieret,  2)  motetta,  3)  Prœludieret  auf  das  Kyrie,  so  ganz  musiciret  wird. 
4)  Intoniret  vor  dem  Altar,  5)  Epistola  verlesen,  6)  Wird  Litaney  gesungen,  7)  Praeludieret 
auf  den  Choral,  8)  Evangeliutn  verlesen,  9)  Prseludieret  auf  die  Hauptmusik,  10)  Der 
Glaube  gesungen,  11)  Die  Predigt,  12)  Nach  der  Predigt,  wie  gewôbnlich  einige  Verse  aus 
einem  Liede  gesungen,  13)  Verba  institutionis.  14)  Prseludieret  auf  die  Musik  und  nach 
selbiger  wechselweise  prsludieret  und  Chorale  gesungen,  bis  die  Communion  zu  Ende  et 
sic  porro". 


La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  121 

l'organiste  préludait,  pour  permettre  aux  instruments  de  s'ac- 
corder. Sur  un  signe  du  Cantor,  il  s'arrêtait,  et  alors,  com- 
mençait l'exécution  de  la  cantate,  qui  durait,  en  moyenne, 
vingt  minutes.  Les  cantates  d'hiver  étaient,  en  principe,  un 
peu  plus  courtes  que  celles  d'été.  Après  la  cantate,  l'assemblée 
chantait  le  Credo  en  allemand;  puis  venait  le  sermon,  qui 
ne  durait  pas  moins  d'une  heure. 

La  deuxième  partie  de  l'office  était  remplie  par  la  célébra- 
tion de  la  sainte-cène.  Le  sermon  terminé,  l'on  chantait  quel- 
ques versets  d'un  choral  allemand,  puis  on  récitait  les  pa- 
roles de  l'institution.  Pendant  la  communion,  on  chantait  des 
chorals  de  la  sainte-cène,  dont  les  différents  versets  étaient 
entrecoupés  de  longs  interludes  d'orgue.  Plusieurs  des 
grands  chorals  de  Bach  ont  été  écrits  pour  être  joués  pen- 
dant la  communion,  entre  autres,  l'admirable  choral  mystique 
„Schmiicke  dich,  o  liebe  Seele"  (VII  No.  49). 

Après  le  grand  office,  en  venait  un  plus  court.  La  musique 
n'y  remplissait  pas  un  rôle  bien  intéressant.  Enfin,  pendant 
les  Vêpres,  qui  commençaient  à  une  heure  un  quart,  on  exécu- 
tait un  motet.  La  part  faite  à  la  musique  était  plus  grande 
encore  aux  jours  de  fête.  Pendant  le  service  principal,  le 
Kyrie  et  le  Gloria  étaient  exécutés  par  le  chœur,  le  Sanctus 
pendant  la  célébration  de  la  sainte-cène.  Aux  Vêpres  de  Noël, 
on  chantait  le  Magnificat  et,  à  celles  du  Vendredi  saint,  une 
Passion.  Il  y  avait  prêche  à  tous  les  offices,  non  seulement 
aux  deux  offices  du  matin,  mais  aussi  aux  Vêpres.  Les  Pas- 
sions se  donnaient  en  deux  parties,  la  première,  avant,  la 
seconde,    après    le    sermon    des   Vêpres    du   Vendredi    saint. 

L'église  St.  Thomas  s'était  montrée  longtemps  réfractaire 
aux  Passions  en  style  moderne.  Nous  le  disions:  Kuhnau  était 
l'adversaire  de  tout  ce  qui  était  musique  théâtrale.  La  Passion 
que,  cédant  au  goût  public,  il  écrivit  finalement  dans  le  style 
nouveau,  et  qui  fut  représentée  en  1721,  nous  prouve  combien 
il    se    sentait  mal  à    l'aise   en   un    genre   qui    lui  déplaisait; 


J22  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

l'esquisse  que  nous  en  possédons  est  fort  médiocre.  Notons, 
en  passant,  que  les  Passions  en  musique  disparurent  du 
culte  de  Leipzig  au  cours  même  du  XVIIP  siècle.  La  der- 
nière fut  exécutée  en  1766,  soit  seize  ans  après  la  mort  de 
Bach.  Il  était  arrivé  juste  à  temps  pour  écrire  la  Passion 
selon  St.  Matthieu. 

Au  total,  Bach  se  trouvait  dans  les  conditions  les  plus 
favorables  à  la  création  musicale.  Les  petites  difficultés  et 
les  désagréments  de  sa  position  n'étaient  point  de  nature 
à  entraver  son  activité  artistique.  Malheureusement,  le  maître 
n'était  point  de  ceux  qui  surmontent  allègrement  les  menus 
obstacles.  Il  s'y  butait,  se  créant  ainsi  des  ennuis  qu'un 
autre,  plus  calme  et  plus  souple,  eût  esquivés.  Et  puis,  il  lui 
manquait  un  talent  essentiel  pour  remplir  ses  fonctions  au 
contentement  de  tous  et  de  lui-même:  il  n'était  rien  moins 
qu'organisateur.  Quand  il  entreprenait  quelque  chose,  c'était 
avec  l'impétuosité  du  génie.  Son  entourage  ne  se  laissait- 
il  point  gagner  par  son  enthousiasme,  Bach  se  sentait  im- 
puissant et  désarmé.  Il  ignorait  les  moyens  qui  eussent  per- 
mis à  un  esprit  lent  et  méthodique  d'arriver,  malgré  tout,  à 
ses  fins.  Par  exemple,  et  de  là  sortirent  tous  les  désagré- 
ments postérieurs,  il  était  incapable  de  tenir  en  respect  sa 
classe  et  les  chœurs.  Il  n'avait  que  l'autorité  du  génie,  de 
l'homme  qui  poursuit  un  idéal.  Quand  elle  n'en  imposait  pas 
aux  élèves  il  se  trouvait  pris  au  dépourvu:  l'autorité  du  simple 
maître  d'école  lui  manquait.  C'était  alors  le  laisser- aller 
complet  et  le  découragement.  A  Arnstadt,  déjà,  on  lui 
avait  reproché  de  négliger  le  chœur.  Il  n'en  fut  pas  autre- 
ment à  Leipzig.  Plus  souvent  que  de  raison,  il  abandonnait 
les  leçons  de  chant  au  premier  préfet.  Et  plus  d'une  fois 
aussi,  il  dut  recourir  à  l'autorité  du  Recteur  pour  maintenir 
son  autorité  vis  à  vis  des  choristes.  Sous  les  deux  premiers 
Recteurs,  Ernesti  l'âiné  (mort  en  1729)  et  Gesner  (1730-34), 
tout  alla  relativement  bien;  ils  le  soutenaient  dans  la  mesure 


La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  123 

de  leur  pouvoir.  Mais  le  troisième,  Ernesti  le  jeune  (1734-59), 
se  brouilla  avec  Bach  à  propos  de  la  nomination  d'un  préfet. 
Abandonné  par  son  supérieur,  le  maître  se  trouvait,  dès  lors, 
dans  la  position  la  plus  difficile. 

Ne  croyons  pas,  pour  cela,  que  ses  supérieurs  fussent 
mal  disposés  à  son  égard.  Certes,  ils  ne  savaient  pas  ap- 
précier à  sa  valeur  la  grandeur  de  leur  Cantor,  mais,  pour 
être  justes,  reconnaissons  qu'ils  ne  cessèrent  point  d'es- 
timer Bach  et  qu'on  ne  saurait  rien  relever  qui  témoigne, 
de  leur  part,  d'une  intention  franchement  malveillante.  Il  ne 
tenait  pas  à  eux  d'éviter  les  frottements  qui  ne  pouvaient 
manquer  de  se  produire,  étant  donné  l'esprit  d'indépendance 
et  l'humeur  agressive  du  Cantor.  Se  sentait-il  atteint  le 
moins  du  monde  dans  ses  droits,  il  prenait  feu  et  d'une  ba- 
gatelle il  faisait  une  grosse  histoire.  Sans  doute,  dans  les 
nombreuses  luttes  qu'il  soutint,  il  ne  défendit  jamais  que  son 
bon  droit,  mais  encore,  on  ne  saurait  approuver  l'emportement 
presque  fanatique  avec  lequel  il  le  défendait. 

A  peine  installé,  il  commença  la  lutte'.  Gômer,  l'or- 
ganiste de  l'église  St-Paul,  qui  était  l'église  de  l'Université, 
avait  profité  de  la  faiblesse  de  Kuhnau  pour  soustraire  en 
quelque  sorte  cette  église  à  l'autorité  du  Thomascantor,  qui 
était  directeur  général  de  la  musique  sacrée  de  toutes  les 
églises  de  Leipzig.  Autrefois,  l'on  ne  donnait,  à  St-Paul, 
de  cantates  qu'aux  jours  de  fête,  sous  la  direction  du  Tho- 
mascantor qui  touchait  à  cette  occasion  une  rémunération 
spéciale.  Plus  tard,  on  introduisit  l'exécution  régulière  de 
cantates,  et  c'était  un  usage  établi  au  moment  où  Bach 
arriva  à  Leipzig,  que  le  Cantor  dirigeât  les  cantates  des  jours 
de  fêtes.  Corner  celles  des  dimanches  ordinaires,  et  que 
tous  deux  se  partageassent  l'indemnité  allouée  par  l'Université. 
A  peine  arrivé,    le  premier  soin  de  Bach  fut  de  tenter  l'im- 

1.  Voir  Spitta  II,  p.  36  et  suiv. 


J24  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

possible,  pour  rétablir  la  pleine  autorité  du  Thomascantor 
et,  surtout,  pour  s'assurer  l'honoraire  intégral.  En  septembre 
1725,  il  adressa  même,  à  ce  propos,  une  pétition  directe 
au  roi  qui  fit  étudier  le  cas  et  appuya  la  requête  du  maître, 
sans  réussir  pourtant,  semble- 1- il,  à  faire  trancher  le  débat 
entièrement  en  sa  faveur;  la  preuve  en  est  que,  dans  la  suite, 
Bach  alterna  avec  son  rival  pour  la  composition  des  odes 
exécutées  lors  des  cérémonies  solennelles  de  l'Université.  Plus 
tard,  en  1730,  Gôrner  fut  même  nommé  organiste  à  St.  Thomas 
et  vexa  le  maître,  plus  d'une  fois,  sans  doute,  par  son  ignorance 
et  par  son  arrogance.  Il  ne  se  jugeait,  en  effet,  point  son  sub- 
ordonné, mais  son  égal.  Suivant  une  anecdote,  Bach,  lors 
d'une  répétition,  aurait  été  tellement  impatienté  par  l'orga- 
niste qui  accompagnait  la  cantate,  qu'il  aurait  pris  sa  per- 
ruque et  la  lui  aurait  lancée  à  la  tête,  en  s'écriant:  «Vous  auriez 
mieux  fait  de  vous  faire  cordonnier."  Si  cette  anecdote  est 
vraie,  il  se  pourrait  bien  que  ce  fût  Gôrner  qui  reçut  la 
perruque  de  Bach  au  visage.  A  la  longue,  pourtant,  les  deux 
hommes  finirent  par  s'entendre  ;  plus  tard,  nous  verrons  Corner 
figurer  comme  tuteur  des  quatre  enfants  mineurs  de  Bach, 
ce  qui  ne  s'expliquerait  guère,  s'ils  eussent  continué  à  vivre 
en  mauvaise  intelligence. 

En  1727,  le  magister  Gaudliz  qui  remplissait  les  fonc- 
tions de  prédicateur  pour  les  offices  de  l'après-midi  s'attira, 
à  son  tour,  le  courroux  du  maître  ^  D'après  l'usage,  c'était 
l'organiste  qui  choisissait  parmi  les  chorals  de  tempore  celui 
qu'on  allait  chanter.  Afin  de  les  approprier  à  son  sermon, 
le  magister  Gaudliz  préféra  les  désigner  lui-même  et  de- 
manda le  consentement  de  Bach  et  du  Consistoire.  Ni  l'un 
ni  l'autre  ne  firent  de  difficultés.  Mais  un  an  après,  Bach 
retira  son  consentement  et,  sans  prévenir,  fit  chanter  des  can- 
tiques de  son  choix,  en  affectant  ignorer  ceux  que  le  prédica- 

1.  Voir  Spina  II,  p.  57  et  suiv. 


La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  125 

teur  avait  indiqués.  Le  procédé  n'était  évidemment  pas  correct. 
Gaudliz  se  plaignit  au  Consistoire  qui  prit  son  parti.  Bach, 
à  son  tour,  adressa  un  mémoire  au  Conseil  pour  défendre  „son 
droit".  Nous  ignorons  l'issue  de  cette  affaire  si  typique  pour 
la  tactique  du  maître,  qui  consistait  à  exciter  le  Conseil  contre 
le  Consistoire,  ou  bien,  le  Consistoire  contre  le  Conseil,  et 
à  profiter  des  discussions  qui  s'engageaient  pour  en  faire  à  son 
idée.  Lors  même  de  son  installation,  la  jalousie  avait  éclaté 
entre  les  deux  autorités:  le  Conseil  prétendait  que  le  repré- 
sentant du  Consistoire  s'était  donné  une  importance  qui  ne 
lui  revenait  pas  et  l'on  échangea  force  notes  à  ce  sujet,  sans 
pouvoir  s'entendre. 

En  1729  et  en  1730,  les  rapports  entre  Bach  et  le  Conseil 
étaient  très  tendus.  Bach  avait  à  examiner  les  élèves  qui  solli- 
citaient l'admission  à  l'internat  de  St.-Thomas,  et  il  était  bien 
entendu  que  ceux  qu'il  ne  jugeait  pas  musiciens  ne  pourraient 
être  admis.  Or,  en  1729,  à  la  rentrée  de  Pâques,  quelques  se- 
maines après  la  première  audition  de  la  Passion  selon  St. 
Matthieu,  plusieurs  sujets  que  Bach  avait  déclarés  trop  peu 
doués  pour  la  musique,  avaient  été  admis,  et  d'autres,  dont  il 
avait  appuyé  la  demande  par  un  bon  certificat,  refusés. 
De  plus,  le  Conseil  avait  retiré  certains  fonds  qui,  jus- 
qu'alors, avaient  été  à  la  disposition  du  Cantor  et  lui  servaient 
à  rémunérer  les  étudiants  amateurs  qui  voulaient  bien  lui  prêter 
leur  concours.  Les  conséquences  ne  se  firent  pas  attendre. 
L'exécution  de  la  musique  dans  les  églises  baissa  de  plus  en 
plus,  et  le  Conseil  se  crut  en  droit  d'en  faire  un  reproche  à 
Bach  même.  C'est  pendant  la  séance  du  2  août  1730  que  le 
mécontentement  général  contre  le  maître  fit  explosion.  On  se 
plaignit,  entre  autres,  que  le  collègue  qu'il  avait  chargé  de 
donner  les  leçons  de  latin  à  sa  place  eût  négligé  ses  fonctions, 
que  Bach  eût  quitté  Leipzig  sans  en  avertir  le  bourgmestre- 
régent  et  qu'il  donnât  irrégulièrement  ses  leçons  de  chant. 
Aucun  des  conseillers  ne  prit  son  parti.     Monsieur  le  syndic 


J26  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

Job  ajouta  même:  „Le  Cantor  est  incorrigible."  On  lui  vota 
donc  un  blâme  et,  comme  il  était  à  supposer  que  ce  blâme  le 
laisserait  plutôt  indifférent,  on  décida  de  lui  retirer  une  partie 
de  ses  revenus  extraordinaires,  provenant  de  certaines  fon- 
dations que  se  partageaient  les  professeurs  de  St.  Thomas. 
Et,  en  effet,  les  archives  de  l'école  de  St.  Thomas  prouvent 
qu'en  1729  et  1730  Bach  ne  participa  point  aux  rému- 
nérations extraordinaires  dont  bénéficiaient  ses  collègues. 
Ces  procédés  ne  pouvaient  manquer  de  le  blesser  profondé- 
ment. Apre  comme  il  l'était  en  matière  d'argent  —  l'affaire 
Gôrner  nous  en  a  fourni  la  preuve  —  il  garda,  pendant  de 
longues  années,  rancune  à  ses  supérieurs  d'avoir  voulu  l'at- 
teindre par  des  mesures  de  ce  genre.  Quant  au  reproche 
qu'on  lui  faisait  d'avoir  laissé  péricliter  la  musique  des  églises, 
il  le  réfuta  dans  le  mémoire  net  et  tranchant  du  23  août 
1730*;  la  défense  suivit  donc  de  près  l'accusation.  Le  maître 
y  démontre,  avec  raison,  que  ces  mêmes  supérieurs  qui  se  po- 
sent en  accusateurs  sont  coupables  du  mauvais  état  des  chœurs. 
N'est-ce  point  eux  qui  admettent  les  internes,  sans  se  soucier 
de  leurs  capacités  musicales,  et  n'est-ce  point  eux,  aussi,  qui 
retirent  les  fonds  destinés  à  assurer  le  concours  des  étu- 
diants? «Non  seulement,  ajoute-t-il,  j'ai  un  grand  nombre  de 
choristes  incapables,  mais  encore,  il  me  faut  prendre  pour 
l'orchestre  ceux  d'entre  les  capables  qui  savent  jouer  d'un 
instrument.  Quoi  d'étonnant  alors  que  les  chœurs  soient  si 
peu  nombreux  et  si  mauvais!  Si  l'on  me  prive  des  moyens, 
comment  puis-je  remédier  au  mal?"  Et  il  prend  tellement  au 
sérieux  son  rôle  d'accusateur  qu'il  néglige  même  les  règles 
les  plus  élémentaires  de  la  politesse  et  du  respect  requis 
envers  des  supérieurs.  Son  mémoire  se  termine  par  une  con- 
statation sèche  :  Dans  le  chœur  actuel  se  trouvent  dix-sept  sujets 
capables,  vingt  qui  ne  sont  pas  encore  à  la  hauteur  de  leur 

1.  aKurtzer,  iedocb  bôchstnôtbiger  Entwurf  einer  wohlbestallten  Kirchen-Music:  nebst 
eiiilgen  unvorgreiflichen  Bedenken  von  dem  Verfall  derselben". 


La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  127 

tâche  et  dix-sept  entièrement  incapables."  Signé:  Bach,  tout 
court.  Certes,  le  Conseil  ne  devait  pas  être  accoutumé  à  lire 
pareils  mémoires.  Monsieur  le  syndic  Job  avait  raison:  Le 
Cantor  était  incorrigible. 

C'est  dans  cette  disposition  d'esprit  que  le  maître  adressa 
à  son  ami  Erdmann  la  lettre  pleine  d'amertume  oià  il  le 
prie  de  lui  chercher  un  autre  poste.  Il  se  plaint  surtout 
des  désavantages  matériels  de  sa  situation.  jOn  la  lui  avait 
présentée  comme  très  avantageuse  et,  à  première  vue,  elle 
lui  a  paru  telle,  en  effet:  outre  le  logement  on  lui  offrait 
un  fixe  d'environ  sept  cents  Thalers  et  chaque  grand  casuel 
devait  lui  rapporter  un  à  deux  Thalers.  Mais,  en  arrivant  à 
Leipzig,  il  s'est  aperçu  que  la  vie  y  était  extrêmement  chère. 
„En  Thuringe,  dit-il,  je  vais  plus  loin  avec  quatre  cents  Thalers 
qu'ici  avec  le  double."  Et  puis,  le  casuel  est  très  inégal. 
En  1729,  par  exemple,  comme  «l'air  était  sain"  il  a  perdu  à 
peu  près  cent  Thalers  par  suite   du  petit  nombre  des  décès. 

A  quelles  petites  causes  ne  tiennent  point  les  grands  ef- 
fets! Cette  année  1729,  est  pour  nous  une  année  bénie: 
c'est  elle  qui  nous  a  donné  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  A 
Bach,  elle  n'apporte  que  des  sujets  de  mécontentement.  L'on 
sent,  à  travers  toute  cette  lettre,  que  les  mesures  mesquines 
prises  par  le  Conseil  l'ont  piqué  au  vif;  de  dépit,  il  veut 
aller  chercher  fortune  ailleurs. 

Toutefois,  sa  situation  financière  n'était  point  si  mauvaise. 
L'inventaire  qu'on  fit  après  sa  mort  et  le  luxe  qu'il  pouvait 
se  permettre  en  instruments  de  musique  prouvent  clairement 
que,  malgré  ses  charges  de  famille,  il  jouissait  d'une  certaine 
aisance.  La  vérité,  c'est  que  Bach  était  regardant  en  matière 
d'argent.  En  est-il  meilleure  preuve  que  l'anecdote  sui- 
vante? En  signe  de  reconnaissance  pour  l'hospitalité  qu'il 
lui  avait  donnée  à  Leipzig,  son  cousin  Elias  Bach,  de  Schwein- 
fourt,  lui  avait  envoyé  une  petite  pièce  de  cidre.  Or,  il  se 
trouva,  qu'arrivée  à  Leipzig,  elle  avait  perdu  un  tiers  de  son 


128 


La  vie  et  le  caractère  de  Bach 


contenu.  Bach,  dans  une  lettre  de  1748,  le  remercie  très 
aimablement  de  son  attention,  mais,  en  post-scriptum,  il  lui 
fait  le  calcul  détaillé  des  frais  de  port,  d'accise  et  d'octroi, 
et  le  prie  de  ne  plus  lui  faire  pareil  envoi,  à  l'avenir,  .car, 
dans  ces  conditions,  ajoute-t-il,  le  cidre  me  revient  trop  cher 
pour  être  un  cadeau^". 

Heureusement,  le  nouveau  Recteur,  Gesner,  était  un 
admirateur  de  Bach  et  une  amitié  sincère  ne  tarda  pas  à 
unir  les  deux  hommes.  Usant  de  son  influence  sur  les 
membres  du  Conseil,  il  fit  libérer  le  maître  de  ses  heures 
de  classe  et  obtint  qu'il  participât  de  nouveau  à  la  réparti- 
tion des  dons.  Mais  la  bienveillance  du  Recteur  n'était  point 
encore  une  garantie  suffisante,  au  gré  de  Bach.  Déjà  dans 
l'affaire  Gômer,  il  s'était  adressé  directement  à  ia  cour  de 
Dresde;  cette  fois,  pour  se  mettre  à  tout  jamais  à  l'abri  des 
vexations,  il  brigua  le  titre  de  Hofcompositeur  du  Roi-Electeur, 
son  souverain.  Comme  ses  compatriotes,  en  général,  il  atta- 
chait une  certaine  importance  aux  titres.  Tandis  que  Kuhnau, 
par  exemple,  s'était  intitulé  „Cantor"  tout  court,  Bach,  sur- 
tout vis  à  vis  du  Conseil,  ressentait  comme  une  certaine 
honte  à  porter  ce  titre  subalterne.  Il  s'intitulait  de  préfé- 
rence Director  Musices,  ou  encore  Director  Musices  et  Cantor, 
et  en  tête  de  ses  compositions  il  ne  manquait  point  de  faire 
figurer  les  titres  de  Hofkapellmeister  de  Côthen  et  de  Weis- 
senfels.  Mais  les  titres  qu'il  tenait  de  ces  petits  princes  n'en 
imposaient  guère  à  ses  supérieurs.  L'important  pour  le 
maître,  c'était  donc  d'être  attaché  à  la  cour  du  souverain  du 
pays.  Le  voici,  dès  lors,  accumulant  les  démarches  pour  obtenir 
le  titre  si  convoité  de  Hofcompositeur.  Dans  la  requête  qu'il 
adresse  à  Auguste  III,  Roi  de  Pologne  et  Electeur  de  Saxe, 

1.  Voici  ce  post-scriptum:  „Ohnerachtet  der  Herr  Vetter  sich  geneigt  offeriren,  feraer- 
hin  mit  desgleichen  liqueur  zu  assistiren;  so  muO  doch  wegen  ûbermâûigcr  hiesiger  Ab- 
gaben  es  depreciren,  denn  da  die  Fracht  16  gr.,  der  Oberbringer  2  gr.,  der  Visitator  2  gr., 
die  Landaccise  5  gr.,  3  Pf.  und  gênerai  accise  3  gr.  gekostet  bat;  als  kônnen  der  Herr 
Vetter  selbsten  ermessen,  daO  mir  jedes  Mafi  fast  5  gr.  zu  steben  k6mt,  welcbes  denn  vor 
ein  Gescbenke  alzu  kostbar  ist*. 


La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  129 

le  27  juillet  1733,  il  avoue  franchement  les  raisons  pratiques 
qui  lui  font  briguer  le  titre  en  question.  Il  lui  dédie  le  Ky- 
rie et  le  Gloria  de  la  Messe  en  si  mineur,  les  seules  portions 
de  la  grande  œuvre  qui  fussent  alors  terminées,  le  priant  de 
daigner  accepter  son  „pauvre  travail"  et  de  ne  pas  le  juger 
d'après  cette  «mauvaise  composition",  mais  d'après  sa  «célèbre 
clémence"  et  de  prendre  le  compositeur  „sous  sa  puissante 
protection".  «Voilà  plusieurs  années,  continue-t-il,  que  je  di- 
rige la  musique  dans  les  deux  églises  principales  de  Leipzig; 
plusieurs  fois,  sans  aucune  raison,  j'ai  eu  à  subir  des  vexa- 
tions; on  a  même  diminué  les  revenus  accidentels  attachés 
à  mes  fonctions;  tout  cela  cesserait,  si  votre  Altesse  Royale 
voulait  m'accorder  la  faveur  de  me  conférer  un  titre  qui  m'at- 
tache à  la  chapelle  de  la  cour."  En  1733,  il  se  souvient 
donc,  encore,  avec  amertume,  des  mesures  qu'on  avait  prises 
contre  lui  en  1730,  encore  qu'elles  fussent  levées  depuis  deux 
ans.  Peines  inutiles!  En  vain  se  rappela-t-il  au  souvenir 
des  souverains  par  mainte  cantate  de  circonstance,  composée 
en  leur  honneur:  il  dut  attendre  trois  ans  encore  la  nomi- 
nation si  désirée.  Les  désordres  de  Pologne  exigeaient  la 
présence  du  Roi-Electeur  qui  resta  absent  du  3  nov.  1734 
au  7  août  1736.  Le  19  nov.  1736,  enfin,  Bach  recevait  le 
décret  qui  le  faisait  Hofcompositeur  de  la  Chapelle  Royale. 
Cette  nomination  arrivait  juste  à  temps  pour  le  soutenir  dans 
une  nouvelle  lutte  contre  ses  supérieurs. 

En  1734,  Gesner  avait  été  nommé  professeur  à  Gôttingue, 
et  un  jeune  savant  de  grand  mérite  —  il  s'appelait  Ernesti, 
comme  le  prédécesseur  de  Gesner  —  devint  Recteur  de 
l'école  St.  Thomas.  Il  prit  à  cœur  de  mener  à  bonne  fin  la 
réorganisation  des  études  que  Gesner  avait  entreprise.  Mais 
il  lui  manquait  le  tact  de  son  prédécesseur.  En  outre, 
dépourvu  de  tout  intérêt  pour  l'art,  il  ne  pouvait,  non  sans 
raison  d'ailleurs,  que  considérer  comme  perdu  pour  les  études 
le    temps   que    les    élèves    consacraient  à    la    musique.     Au 

Schweitzer,  Bach.  9 


2  30  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

début  cependant,  tout  alla  bien.  Le  Recteur  et  le  Cantor 
s'étaient  même  liés  d'amitié,  et  Bach  choisit  Ernesti  comme 
parrain  de  son  fils  Johann-Christian,  né  en  1735.  Mais  en 
1736,  Ernesti  infligea  une  punition  très  grave  au  premier 
préfet,  Gottfried  Theodor  Krause,  parce  qu'il  avait  corrigé, 
trop  sévèrement  peut-être,  des  choristes  qui  s'étaient  montrés 
indisciplinés  pendant  une  messe  de  mariage.  Bach,  qui  avait 
Krause  en  grande  estime,  intercéda  en  sa  faveur,  mais 
en  vain:  Gottfried  Theodor  Krause  dut  quitter  l'école  sans 
avoir  terminé  ses  études.  A  sa  place,  le  Recteur  promut  au 
grade  de  premier  préfet  un  autre  Krause,  Johann  Gottlob 
Krause,  dont  Bach  ne  faisait  pas  grand  cas;  un  an  aupara- 
vant, quand  la  place  de  quatrième  préfet  était  devenue  va- 
cante et  qu'Ernesti  l'avait  proposé  pour  ce  poste,  le  maître 
avait  observé  que  c'était  un  mauvais  sujet  „ein  liederlicher 
Hund",  suivant  son  énergique  expression;  mais  comme  il 
était  de  bonne  humeur  ce  soir  là,  rentrant  en  voiture,  avec 
Ernesti,  d'un  repas  de  noces,  il  ne  s'opposa  point  à  la  no- 
mination. Il  ne  trouva  rien  à  redire  non  plus  le  jour  où 
Krause  fut  prom.u  troisième,  puis  deuxième  préfet.  Il  ne  fit 
pas  davantage  d'objection,  comme  c'eût  été  son  droit,  quand 
Ernesti  le  donna  pour  successeur  à  son  homonyme.  Or,  quel- 
ques semaines  plus  tard,  il  le  destituait  brusquement;  d'où 
une  affaire  qui  traîna  plus  de  deux  ans.  Ernesti  avançait,  avec 
raison,  que  Bach  eût  dû  faire  ses  objections  plus  tôt,  au 
moment  de  la  nomination;  de  plus,  il  était  blessé  par  les 
remarques  désobligeantes  que  Bach  avait  faites  sur  lui,  en 
présence  de  ce  même  Krause.  Bach,  de  son  côté,  prétendait 
que  c'était  à  lui,  et  non  au  Recteur  de  nommer  les  préfets. 
C'est  ainsi  qu'il  avait  agi  déjà  dans  l'affaire  de  Gaudlitz:  il 
laissait  faire  et  un  beau  jour  il  se  souvenait  de  „son  droit*. 
Le  Recteur  rendit  sa  place  à  Krause;  mais  le  jour  où  celui- 
ci  s'avisa  de  diriger  le  motet,  Bach  le  chassa  en  plein  office. 
Aux  Vêpres,  le  Recteur    monta  à  la  tribune   et   interdit   aux 


La  situation  et  les  fonctions  de  Bach  à  Leipzig  131 

choristes  de  chanter  sous  la  direction  d'un  autre  préfet  que 
Krause;  Bach  le  chassa  derechef.  Et  ce  ne  fut  pas  tout.  La 
lutte  s'engagea.  Bach  arbora  de  nouveau  son  ancienne  tactique, 
excitant  le  Consistoire  contre  le  Conseil;  mais  il  s'y  prit  ma- 
ladroitement, cette  fois,  et  le  Consistoire  se  tint  sur  ses  gardes. 
Les  archives  de  Leipzig  nous  ont  conservé  les  nombreuses 
lettres  et  mémoires  que  Bach  et  Emesti  adressèrent,  tour  à 
tour,  au  Conseil,  durant  les  deux  années  que  traîna  cette 
malheureuse  affaire'.  Bach  y  apparaît  emporté,  aveuglé 
même  par  ses  parti-pris,  mais  toujours  droit.  Emesti  est 
prudent  et  reste  maître  de  la  situation  en  profitant,  trop 
habilement,  peut-être,  pour  être  tout  à  fait  loyal,  des  mal- 
adresses de  tactique  du  Canton  On  se  demande,  comment 
un  Bach  pouvait  s'agiter  ainsi  pour  une  affaire  si  peu  im- 
portante au  fond,  surtout  qu'il  fut  le  premier  à  en  payer  les 
frais.  Les  choristes  exploitant  le  dissentiment  qui  régnait 
entre  le  Recteur  et  le  Cantor,  il  lui  devint  presque  impossible 
de  maintenir  la  discipline.  Même,  plusieurs  de  ses  supérieurs 
ecclésiastiques  qui,  tout  en  lui  voulant  du  bien,  au  fond, 
étaient  vexés  des  ennuis  qu'il  leur  causait,  lui  retirèrent  leur 
sympathie,  entre  autres,  le  Superintendent  et  président  du 
Consistoire,  Deyling,  un  homme  d'une  personnalité  remar- 
quable, qui,  jusque  là,  avait  été  plein  d'égards  pour  lui  et 
l'avait   toujours    soutenu  de  son  mieux. 

Malgré  son  titre  de  Hofcompositeur,  Bach  se  vit  donc 
infliger  un  blâme,  tout  comme  Ernesti,  d'ailleurs.  Comme 
Krause  devait  avoir  terminé  ses  classes  à  Pâques  1737,  on 
lui  conserva  sa  situation  jusqu'à  cette  date.  Mais  après  son 
départ,  Bach,  sans  se  décourager,  reprit  la  lutte.  Il  voulait 
obtenir  pleine  et  entière  liberté  de  faire  les  nominations  à 
son  gré.  Bien  plus:  il  exigea  qu'Ernesti  lui  fit  des  excuses 
officielles  afin  de  relever  son  autorité  auprès  des  élèves.    Le 

1.  Spitta  les  reproduit  in  extenso.    Voir  II,  p.  8S)3-912. 

9» 


132  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

18  octobre  1737,  il  adressa  une  requête  au  roi,  qui,  aussitôt, 
envoya  ordre  au  Consistoire  de  faire  une  enquête.  En  février 
1738,  elle  n'était  pas  encore  terminée;  à  Pâques,  le  roi  vint 
à  Leipzig  avec  la  reine,  et  Bach  exécuta  une  Abendmusik  sur 
la  place,  en  l'honneur  des  souverains.  Nous  ne  la  possédons 
plus,  mais  nous  savons  par  un  article,  publié  en  1739,  qu'elle 
fit  une  excellente  impression.  Le  roi  intervint  alors,  sans  doute, 
en  faveur  de  Bach,  car,  à  partir  de  ce  moment,  nous  ne  trou- 
vons plus  aucune  pièce  relative  à  cette  affaire.  Ernesti 
resta  Recteur  et  suscita  au  maître  des  difficultés  sans  nombre. 
Les  autres  professeurs  prirent  son  parti  et  affectèrent  un 
mépris  hautain  pour  tout  ce  qui  concernait  la  musique  à 
l'école.  Quand  Ernesti  trouvait  un  élève  en  train  d'étudier 
le  violon,  il  ne  manquait  pas  de  se  moquer  de  lui;  le  fait 
nous  est  rapporté  dans  l'histoire  des  écoles  de  Leipzig,  par 
le  pasteur  Friedrich  Kôhler. 

C'en  était  donc  fait  de  l'autorité  morale  de  Bach,  à  l'école, 
auprès  des  élèves,  tout  comme  auprès  des  professeurs.  On 
peut  dire,  sans  exagérer,  que  cette  affaire  lui  gâta  les  dix 
dernières  années  de  sa  vie.  Il  se  sentait  délaissé  et  isolé 
à  Leipzig;  il  eût  cherché  une  autre  situation,  s'il  eût  été  plus 
jeune.  Force  lui  était  de  se  résigner  et  de  vivre  en  étranger 
dans  le  milieu  de  St.  Thomas.  Ce  qu'on  faisait  à  Leipzig 
ne  l'intéressait  plus.  C'est  ainsi  qu'il  resta  en  dehors  du 
grand  mouvement  musical  qui  s'accomplissait  dans  cette  ville, 
à  cette  époque  précisément.  En  1743  —  pour  ne  citer 
que  ce  fait  —  s'était  fondé  une  nouvelle  société  de  con- 
certs qui  eut  un  grand  succès  et  d'où  sortit  plus  tard,  en 
1781,  la  société  des  Gewandhausconcerte.  Bach  ne  témoigna 
aucun  intérêt  à  cette  entreprise  qui  devait,  par  la  suite, 
placer  Leipzig  au  premier  rang  des  villes  musicales  du  monde 
entier. 


L'amabilité  et  la  modestie  de  Bach  133 

IX.    L'amabilité  et  la  modestie  de  Bach 

N'allons  pas  croire,  toutefois,  que  Bach  eût  mauvais  carac- 
tère. La  susceptibilité  farouche  dont  il  faisait  preuve  dès  qu'il 
croyait  son  indépendance  menacée,  n'empêchait  point  qu'il  fût 
d'un  commerce  fort  agréable.  Les  témoignages  sont  unanimes 
sur  ce  point.  C'était,  par  dessus  tout,  un  homme  droit,  in- 
capable d'une  injustice.  Aussi,  son  impartialité  n'était-elle 
contestée  par  personne.  Dans  les  expertises  d'orgue,  il  était 
sévère  et  minutieux;  aucun  détail  ne  lui  échappait,  et  il  signalait 
sans  égards  ce  qui  lui  paraissait  mal  fait.  Forkel  dit  à  ce 
sujet  très  finement:  „S'il  s'agissait  d'une  expertise  d'orgue 
ou  d'un  concours  d'organistes,  il  était  tellement  consciencieux 
et  impartial  que  le  nombre  de  ses  amis  ne  s'en  trouvait 
guère  augmenté".  Sa  stricte  justice  ne  fut,  en  effet,  point 
sans  lui  attirer  des  inimitiés;  celle  de  Scheibe,  par  exemple. 
Rien  ne  lui  servit  d'être  le  fils  du  célèbre  facteur  d'orgue, 
le  jour  où  il  concourut  pour  la  place  d'organiste  de  St.  Tho- 
mas, devenue  vacante  en  1729:  le  maître,  dans  son  im- 
partialité, dut  se  prononcer  en  faveur  de  ce  même  Gôrner 
avec  qui  il  avait  eu  maille  à  partir,  à  propos  de  l'église  de 
l'Université.  Scheibe  se  vengea,  plus  tard,  par  une  critique 
malveillante,  qu'il  publia  dans  le  „Kritische  musicus"  de  Ham- 
bourg, en  1737.  Tout  piqué  qu'il  fût  du  procédé,  Bach 
n'en  émit  pas  moins,  dans  la  suite,  les  appréciations  les  plus 
élogieuses  sur  les  orgues  du  père  Scheibe. 

Bach  était  plus  qu'impartial:  il  était  bienveillant.  Quand 
il  trouvait  qu'un  orgue  était  bien  fait,  nous  raconte  Forkel, 
et  que  le  gain  du  constructeur  n'était  point  en  rapport  avec 
le  travail,  il  lui  arrivait  de  demander  une  plus  large  rétribution. 
Les  certificats  qu'il  remettait  aux  jeunes  organistes  et  aux 
chanteurs  en  guise  de  recommandation,  témoignent  de  la 
m6me  bienveillance.  A  cette  aménité  naturelle,  se  joignait 
une   modestie   qui    le   rendait    sympathique  à  tous  ceux  qui 


J34  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

l'approchaient.  Autant  il  était  d'une  fierté  altière,  même 
blessante,  vis-à-vis  des  gens  qu'il  soupçonnait,  à  tort  ou  à 
raison,  de  le  considérer  comme  un  subordonné  quelconque, 
autant  il  était  simple  et  modeste,  dès  que  son  indépendance 
ne  lui  semblait  pas  en  jeu. 

Ce  n'était  point  cette  modestie  hypocrite  et  vaniteuse, 
qu'affectent  parfois  les  hommes  célèbres,  mais  une  modestie 
saine  et  robuste,  que  soutenait  le  sentiment  de  sa  valeur. 
Il  se  sentait  assez  grand  pour  se  permettre  d'être  modeste. 
Et  c'est  là  ce  qui  donne  à  la  modestie  de  Bach  sa  valeur 
morale  et  sa  grandeur.  Jamais  il  ne  cessa  de  rester  digne, 
même  en  écrivant  à  des  rois.  Les  pétitions  qu'il  adressait 
au  Roi-Electeur,  son  souverain,  sont  rédigées  d'une  façon 
très  soumise;  mais,  à  travers  les  formules  de  déférence 
outrée,  qu'exigeait  l'usage  du  temps,  transparaît  quelque 
chose  de  fier  et  de  décidé.  On  lit  entre  les  lignes:  moi, 
J.  S.  Bach,  j'ai  le  droit  de  vous  adresser  cette  demande. 
Tout  autre  est  le  ton  de  la  lettre  qui  accompagne  l'envoi  du 
«Musikalische  Opfer"  (Offrande  musicale)  à  Frédéric  le  Grand. 
Il  lui  parle  en  égal,  tout  en  respectant  sa  dignité  royale.  Il 
lui  explique  que  son  improvisation  n'ayant  pas  réussi  comme 
il  l'aurait  voulu,  il  a  senti  le  besoin  «d'élaborer  le  thème 
royal  d'une  façon  plus  approfondie  et  de  le  faire  connaître 
au  monde,  dans  le  but  unique,  poursuit-il,  d'augmenter,  ne 
fût-ce  que  sur  un  point,  la  gloire  d'un  monarque  dont  tout 
le  monde  admire  la  grandeur  et  la  force,  non  seulement  dans 
les  sciences  de  la  guerre  et  de  la  paix  (in  allen  Kriegs-  und 
Friedenswissenschaften),  mais  aussi,  et  surtout,  en  musique". 
Qu'on  déshabille  cette  phrase  et  qu'on  enlève  la  fine  politesse 
qui  l'enveloppe;  que  reste-t-il?  Jean  Sébastien  Bach  est 
fier  d'honorer  Sa  Majesté  Frédéric  le  Grand  en  publiant  une 
fugue  sur  un  sujet  de  son  invention. 

Ses  élèves  exceptés,  il  traitait  tous  les  artistes  en  égaux. 
Forkel  raconte  qu'il   ne  permettait  pas  qu'on   parlât   devant 


L'amabilité  et  la  modestie  de  Bach  I35 

lui  de  «l'affaire  Marchand".  Voici,  en  deux  mots,  cet  épisode. 
Jean  Louis  Marchand  (1669-1732),  «organiste  du  Roy",  était 
tombé  en  disgrâce  et  avait  dû  quitter  Paris  temporairement. 
En  1717,  il  se  trouva  de  passage  à  Dresde,  où  il  eut  beaucoup 
de  succès.  Quelques  personnages  de  la  cour,  amateurs  de 
musique,  eurent  l'idée  d'organiser  un  tournoi  musical  entre 
lui  et  Bach.  Mais,  au  jour  fixé,  c'est  en  vain  qu'on  attendit 
Marchand.  Craignant  un  échec,  il  avait  quitté  la  ville  sans 
dire  mot,  cédant  la  victoire  à  son  grand  adversaire.  Bach 
ne  pouvait  souffrir  qu'on  fît  allusion  à  ce  triomphe.  C'était 
s'honorer  soi-même,  en  respectant  son  adversaire. 

Quand  on  lui  demandait  comment  il  était  arrivé  à  cette 
perfection  dans  l'art,  il  répondait  simplement:  J'ai  dû  m'appli- 
quer;  quiconque  s'appliquera  de  la  même  façon  arrivera  au 
même  résultat. 

Jamais,  dans  ses  jugements  sur  autrui,  il  ne  se  départissait 
de  cette  justice  bienveillante.  On  n'a  pas  d'exemple  qu'il 
ait  jamais  porté  une  seule  appréciation  sévère  sur  une  com- 
position ou  sur  le  jeu  d'un  confrère,  si  vaniteux  et  si  prétentieux 
qu'il  fût.  C'est  ainsi  qu'il  eut  un  jour  la  visite  d'un  certain 
Hurlebusch  de  Braunschweig,  virtuose  ambulant,  qui  tenait  à 
se  faire  entendre  devant  lui.  Il  l'écouta  patiemment;  en 
partant,  Hurlebusch  remit  un  volume  de  sonates,  de  sa  com- 
position sans  doute,  aux  deux  fils  de  Bach  et  les  invita  à 
bien  les  étudier  pour  leur  profit,  ignorant  combien  ils  étaient 
déjà  avancés  dans  l'art.  Le  maître  dut  sourire  en  lui-même, 
mais  ne  se  départit  en  aucune  façon  de  son  amabilité  vis-à-vis 
du  visiteur.  Forkel  insiste  sur  tous  ces  traits  de  modestie. 
Sans  doute  les  fils  de  Bach  tenaient  à  ce  qu'on  mît  en  lumière 
ce  côté  du  caractère  paternel. 

A  défaut  de  ces  anecdotes,  son  attitude  vis-à-vis  de  Hàndel 
suffirait,  à  elle  seule,  pour  prouver  combien  Bach  savait  admirer 
tout  ce  qui  était  grand,  en  laissant  de  côté  toute  vanité  per- 
sonnelle.   S'il  ne  connut  jamais  son  grand  compatriote  et  con- 


J36  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

temporain,  du  moins  fit-il  tout  pour  le  voir.  Hândel,  d'Ang- 
leterre, vint  trois  fois  à  Halle,  sa  ville  natale.  La  première 
fois,  vers  1719.  Bach  était  encore  à  Côthen,  c'est  à  dire  à 
quatre  lieues  de  Halle.  Il  se  mit  en  route  aussitôt  pour 
aller  lui  faire  visite;  quand  il  arriva,  Hândel  venait  de  repartir. 
La  seconde  fois,  en  1729;  Bach  se  trouvait  déjà  à  Leipzig, 
m.ais  il  était  malade.  Il  dépêcha  aussitôt  Wilhelm  Friedemann, 
pour  inviter  Hândel  à  venir  le  voir.  Hândel  lui  fit  exprimer 
ses  regrets  de  ne  pouvoir  se  rendre  à  son  appel.  Lors  du 
troisième  séjour  —  c'était  en  1752  ou  53 —  Bach  était  déjà 
mort.  C'était  un  de  ses  regrets,  de  n'avoir  point  fait  la  con- 
naissance de  son  grand  rival.  Non  point  qu'il  eût  songé  jamais 
à  se  mesurer  avec  lui,  encore  qu'en  Allemagne  on  eût  désiré 
voir  aux  prises  les  deux  célébrités  musicales  et  qu'on  discutât, 
à  l'avance,  les  chances  de  Hândel  sur  l'orgue,  dont  Bach 
possédait  si  supérieurement  la  technique. 

Mais  quelle  meilleure  preuve  de  cette  grande  modestie  de 
Bach  que  les  copies  qu'il  fit  de  Palestrina,  Frescobaldi,  Lotti, 
Caldara,  Ludwig  et  Bernhard  Bach,  Hândel,  Telemann,  Keiser, 
Grigny,  Dieupart  et  d'autres,  non  pas  seulement  au  temps  où 
il  se  sentait  encore  l'élève  de  ces  maîtres,  mais  à  l'époque 
où  il  était  devenu  maître  lui-même?  Il  les  dédaignait  si  peu 
qu'il  prenait  le  temps  de  copier  leurs  œuvres;  et  encore,  ce 
qui  nous  est  parvenu  ne  représente-t-il,  certainement,  qu'une 
faible  partie  de  tout  ce  qu'il  a  copié.  A  le  voir  copier  les  can- 
tates de  Telemann,  on  se  demande  comment  il  ne  fut  pas 
arrêté  à  maintes  reprises  par  son  sens  critique.  C'est  qu'il 
s'agissait  de  maîtres  reconnus:  il  les  respectait  et  les  co- 
piait. Pareille  bonne  fortune  ne  nous  fût  pas  advenue,  si 
la  partition  originale  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  eût 
été  perdue:  aucun  des  maîtres  contemporains  ne  prit  la  peine 
de  la  copier. 


Tournées  artistiques;  les  critiques  et  les  amis.  137 

X.    Tournées  artistiques;  les  critiques  et  les  amis 

Tout  modeste  qu'il  était,  Bach  tenait  à  se  faire  connaître; 
chaque  année,  vers  l'automne,  il  entreprenait  une  sorte  de 
petite  tournée  artistique.  Sur  ces  sorties  du  maître  nous  ne 
possédons  que  très  peu  de  renseignements.  Vers  1714,  nous 
le  trouvons  à  Cassel,  où  il  se  fit  entendre  sur  l'orgue.  Un 
solo  de  pédale  qu'il  exécuta  devant  le  prince  Frédéric,  émer- 
veilla tellement  le  futur  roi  de  Suède,  qu'enlevant  de  son 
doigt  une  bague  précieuse,  il  la  lui  remit  en  souvenir  de 
cette  audition.  L'anecdote  nous  est  relatée  par  un  certain 
Bellermann,  Recteur  à  Minden,  dans  son  traité  sur  la  musi- 
que (1743). 

Un  an  auparavant,  en  1713,  Bach  s'était  produit  à  Halle 
avec  un  tel  succès  qu'on  voulut,  à  tout  prix,  lui  faire  accep- 
ter la  place  de  Zachau  (1663-1712),  le  maître  de  Hândel, 
à  la  Liebfrauenkirche.  Comme  on  était  en  train  d'y  cons- 
truire un  orgue  superbe  de  63  jeux,  Bach  ne  fit  pas  de  dif- 
ficultés pour  entrer  en  pourparlers.  Il  composa  même  une 
cantate  d'épreuve;  mais  le  moment  venu  de  prendre  une  dé- 
cision ferme,  il  refusa  d'accepter.  Le  Conseil  de  Halle  lui 
garda  rancune  de  l'avoir  laissé  en  suspens  pendant  plus  d'une 
année;  on  alla  jusqu'à  lui  reprocher  d'avoir  entamé  des 
négociations  dans  l'unique  but  d'obtenir  une  augmentation 
à  Weimar.  Nous  possédons  encore  une  lettre  de  Bach'  qui 
proteste  très  énergiquement  contre  ces  insinuations,  tout  en 
laissant  voir,  qu'en  effet,  il  n'avait  refusé  que  parce  que,  ren- 
seignements pris,  l'avancement  pécuniaire  ne  lui  parut  pas 
suffisant  pour  le  décider  à  changer.  Nouvelle  preuve  que 
Bach  ne  traitait  pas  les  questions  d'argent  comme  un  acces- 
soire de  la  vie  et  ne  s'en  cachait  pas,  d'ailleurs.  Ce  trait  de 
caractère  devait  être  assez  prononcé,  car,   plus   tard,  Ernesti, 

1.  Voir  Spitta  I,  p.  512. 


J38  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

dans  un  mémoire  écrit  à  propos  de  l'affaire  Krause,  ira  jus- 
qu'à prétendre  qu'un  Thaler  ne  manquait  jamais  son  effet 
quand  on  sollicitait  un  certificat  de  Bach.  L'accusation,  sans 
nul  doute,  n'était  pas  justifiée:  elle  retombe  sur  son  auteur. 

En  décembre  1714,  Bach  vint  à  Leipzig  pour  faire  en- 
tendre sa  cantate:  „Nun  komm,  der  Heiden  Heiland"  (No.  61); 
il  tint  l'orgue  pendant  l'office.  Nous  n'insistons  pas  sur  ce 
voyage  dont  il  a  été  suffisamment  question  plus  haut.  En 
1717,  nous  le  trouvons  derechef  à  Halle.  Le  Conseil  avait 
oublié  sa  mauvaise  humeur  contre  lui  et,  une  fois  l'orgue 
terminé,  il  le  pria  de  venir  en  faire  l'expertise.  Bach  ré- 
pondit par  une  lettre  très  polie  et  se  fit  un  honneur  d'accep- 
ter l'invitation  ^  En  1715  ou  1716,  il  dut  se  produire  à  la 
cour  de  Meiningen,  mais  nous  manquons  de  renseignements 
précis  sur  ce  voyage.  Nous  connaissons  le  voyage  de  1717, 
où  il  se  rencontra  avec  Marchand  à  Dresde.  Non  seulement 
ce  succès  le  rendit  célèbre  dans  toute  l'Allemagne,  mais  en- 
core il  produisit  bonne  impression  à  la  cour  de  Dresde,  ce 
qui,  dans  la  suite,  lui  fut  très  utile  à  Leipzig. 

Le  séjour  de  Côthen  fut  coupé  par  des  voyages  nombreux. 
Ses  occupations  lui  laissaient  beaucoup  de  loisirs  et,  de  plus, 
son  prince  l'emmenait  avec  lui  dans  ses  voyages.  En  juillet 
1720,  par  exemple,  Bach  dut  l'accompagner  à  Karlsbad,  et 
c'est  au  retour  de  ce  voyage  qu'il  eut  la  douloureuse  sur- 
prise d'apprendre  la  mort  de  sa  femme.  Trois  ans  aupara- 
vant, en  1717,  il  avait  été  pour  la  seconde  fois  à  Leipzig, 
ayant  à  faire  l'expertise  du  nouvel  orgue  de  l'Eglise  St. 
Paul.  Cet  orgue  avait  été  construit  par  Scheibe  qui,  jusque 
là,  avait  passé  pour  un  facteur  assez  médiocre;  le  procès-ver- 
bal élogieux  que  Bach  rédigea  après  l'expertise,  le  classa,  du 
coup,  parmi  les  premiers  maîtres-constructeurs  de  l'instrument 
sacré.     Cet  orgue  de  St.-Paul  était  le  plus  parfait  et  le  plus 

1.  Voir  cette  lettre  dans  Spitta  I,  p.  514. 


Tournées  artistiques;  les  critiques  et  les  amis  139 

complet  de  toutes  les  orgues  de  Leipzig,  et  Bach  s'en  servait 
de  préférence  quand  des  étrangers  venaient  lui  demander  de 
se  faire  entendre'. 

Une  fois  installé  à  Leipzig,  Bach  ne  renonça  point  à  son 
habitude  de  faire,  au  moins  chaque  année,  une  tournée  artis- 
tique. Il  alla  plusieurs  fois  jouer  devant  les  cours  amies  de 
Côthen  et  de  Weissenfels.  En  1727,  nous  le  retrouvons  à 
Hambourg,  et  peu  après,  à  Erfurt. 

L'Opéra  l'attirait  souvent  à  Dresde,  où  il  se  faisait  d'or- 
dinaire accompagner  par  Wilhelm  Friedemann.  Une  fois 
son  préféré  installé  dans  les  fonctions  d'organiste  à  l'église 
S"- Sophie  de  Dresde,  en  1733,  il  eut  une  raison  de  plus 
pour  venir  fréquemment  au  «paradis  des  musiciens",  comme 
on  appelait  Dresde,  la  ville  d'Allemagne  oii  les  artistes 
étaient  le  plus  splendidement  payés.  Bach,  sans  doute,  n'était 
pas  sans  envier  des  fonctions  si  largement  rétribuées.  Dans 
une  des  lettres  adressées  au  Conseil  de  Leipzig  il  se  plaint, 
entre  autres,  de  cette  inégalité  du  traitement  des  musiciens 
de  Leipzig  et  de   Dresde. 

De  tous  les  bons  amis  qu'il  avait  parmi  les  musiciens  de 
la  cour,  ceux  qui  l'attiraient  le  plus,  étaient  Adolphe  Hasse 
et  sa  femme  Faustina,  la  célèbre  cantatrice.  Hasse,  en  juillet 
1731,  avait  été  appelé  de  Venise  à  la  direction  de  l'opéra 
royal.  Le  lendemain  de  la  première  de  „Cléophide"  (13 
septembre),  qui  fut  un  événement  dont  on  parla  dans  toute 
l'Allemagne,  Bach  qui  était  venu  à  Dresde  pour  la  circons- 
tance, se  fit  entendre  sur  l'orgue  de  l'église  S"^-  Sophie,  en 
présence  de  la  chapelle  toute  entière.  Son  jeu  excita  une 
admiration  unanime.     En   1736,  après  sa  nomination  au  titre 


1.  Voir  les  dispositions  des  orgues  de  Leipzig  dans  Spitta  II,  p.  111-118.  Le  grand 
orgue  de  St.  Thomas  avait  3  claviers  avec  36  jeux,  le  petit  3  claviers  et  21  jeux;  l'orgue  dz 
St.  Nicolas  ne  comptait  également  que  36  jeux  répartis  sur  3  claviers;  mais  le  nouvel  orgue 
de  St.  Paul  comptait  50  jeux  sur  3  claviers.  Il  avait  une  tria  bonne  mécanique,  car 
Schelbe  avait  l'esprit  inventeur  et  avait  fait  plusieurs  découvertes  tris  heureuses. 


140 


La  vie  et  le  caractère  de  Bach 


de  Hofcompositeur,  il  revint  à  Dresde  et  donna  une  séance 
d'orgue  à  la  Liebfrauenkirche.  Un  public  très  choisi  et  très 
nombreux  vint  l'écouter.  Que  de  fois  ne  dut-il  point  établir 
une  comparaison  entre  le  chant  des  admirables  cantatrices  de 
l'opéra  de  Dresde  et  la  façon  dont  les  choristes  de  St.  Tho- 
mas exécutaient  ses  airs!  Nous  ignorons  s'il  entendit  l'une 
ou  l'autre  de  ses  compositions  chantée  par  la  Faustina.  La 
chose  ne  serait  pas  impossible,  étant  donné  l'amitié  qui  les 
unissait.  Hasse  et  Faustina  vinrent  plusieurs  fois  chez  lui  à 
Leipzig. 

Son  dernier  voyage  le  conduisit  à  la  cour  de  Frédéric  le 
Grand.  Le  roi,  nous  raconte  Forkel,  avait,  à  plusieurs  reprises, 
exprimé  à  Emmanuel  Bach,  qui  était  à  son  service  depuis 
1738,  le  désir  de  voir  son  père.  Enfin,  en  1747,  Bach  se 
mit  en  route  avec  Wilhelm  Friedemann.  Frédéric  II  avait 
l'habitude  de  parcourir  tous  les  soirs  la  liste  des  étrangers 
nouvellement  arrivés.  Un  soir  qu'il  s'apprêtait  à  exécuter 
un  morceau  sur  la  flûte,  il  vit  sur  le  rapport  le  nom  de  Jean 
Sébastien  Bach.  „ Messieurs,  dit-il  aux  artistes  réunis  pour 
le  concert  de  chambre,  le  vieux  Bach  est  arrivé."  Il  déposa 
sa  flûte  et  fît  quérir  Bach  qui,  sans  même  avoir  le  temps 
de  changer  de  costume,  dut  se  présenter  avec  sa  houppelande 
de  voyage  et  ses  souliers  poudreux,  d'où  —  nous  raconte 
Forkel  —  un  véritable  dialogue  entre  l'artiste  qui  voulait 
s'excuser,  tout  au  long,  et  son  hôte  royal  qui  voulait  couper 
court  à  ses  excuses.  La  flûte  ne  fut  point  reprise  ce  soir  là. 
Bach  dut  se  produire  sur  tous  les  Fortepianos  de  Silbermann, 
dont  le  roi  possédait  une  quinzaine.  Après  avoir  improvisé 
plusieurs  morceaux,  Bach  lui  demanda  un  sujet  de  fugue. 
Une  fois  le  thème  royal  traité,  Frédéric  voulut  entendre  une 
fugue  à  six  parties.  Bach  fit  observer  que  tout  sujet  n'était 
pas  propre  à  être  traité  à  six  parties  et  le  pria  de  lui  laisser 
libre  choix.  La  fugue  qu'il  exécuta  ensuite  stupéfia  le  roi. 
Le  lendemain   il   dut  faire  le   tour  de  toutes   les  orgues  de 


Tournées  artistiques;  les  critiques  et  les  amis  I4i 

Potsdam;  on  lui  fit  également  visiter  Berlin.  Rentré  à  Leipzig, 
il  écrivit  le  ,Musicalische  Opfer"  (Offrande  musicale)  sur  le 
thème    du   roi   et   le   lui  dédia. 

Ses  supérieurs  ne  voyaient  pas  d'un  œil  très  favorable  les 
fréquentes  absences  du  Cantor.  «Monsieur  Bach,  est-il  dit 
dans  le  compte-rendu  de  la  fameuse  séance  du  2  août  1730, 
est  parti  en  voyage  sans  demander  un  congé  à  Monsieur  le 
bourgmestre-régent."  Ce  fut  également  un  voyage,  entrepris 
en  juillet  1736,  qui  contribua  à  provoquer  le  conflit  avec  Er- 
nesti;  aussi,  dans  ses  rapports  au  Conseil,  le  Recteur  ne 
manque-t-il  pas  de  faire  ses  remarques  sur  les  absences  fré- 
quentes de  Bach,  et  nous  apprend,  incidemment,  que  l'orga- 
niste du  Temple  Neuf  dirigeait  alors  la  cantate  à  sa  place. 
Il  est  à  présumer  que  ces  observations  ne  firent  aucune  im- 
pression sur  Bach.  Il  avait  besoin  de  ces  voyages  pour  re- 
prendre haleine  et  se  dégager  de  toutes  les  petites  misères 
et  de  toutes  les  étroitesses  dont  il  souffrait  à  Leipzig. 

La  modestie  et  l'amabilité  de  l'homme,  aussi  bien  que 
l'art  du  virtuose,  rendirent  Bach  universellement  célèbre.  Dès 
1717  —  c'est  à  dire  à  partir  de  son  triomphe  sur  Marchand 
—  il  se  trouva  classé  parmi  les  gloires  de  l'Allemagne  et 
bénéficia  de  la  jalousie  que  les  musiciens  allemands  nouris- 
saient  alors  contre  les  musiciens  français  et  italiens  qui,  par- 
tout, occupaient  les  meilleures  places'.  Ils  étaient  fiers  de 
pouvoir  leur  opposer,  enfin,  un  adversaire  invincible.  Le 
patriotisme  allemand,  dont  il  n'était  alors  pas  encore  ques- 
tion sur  le  terrain  politique,  s'éveillait  sur  le  terrain  de  l'art. 
Jusqu'alors  la  supériorité  de  la  musique  étrangère  et,  surtout, 
des  virtuoses  étrangers  n'avait  été  mise  en  doute  par  per- 
sonne. Frédéric  le  Grand  ne  voulait  même  pas  admettre 
qu'il   pût   exister  de  bonnes  cantatrices  allemandes,  pas  plus 


I.  Qu'on  lise  le  .Musikalische  Quactcsaiber"  (Charlatan  musical)  de  Kuhnau  (1770), 
pour  se  rendre  compte  de  la  disposition  d'esprit  des  artistes  allemands  vis-à-vis  de  leurs 
collègues  italiens. 


142  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

qu'au  temps  même  de  Lessing,  il  ne  voulait  reconnaître  qu'il 
existât  une  littérature  allemande.  Bach  devint  donc  une 
sorte  de  héros  national.  On  n'en  comptait  encore  que  deux 
au  XVIIP  siècle:  Luther  et  lui.  Le  troisième,  celui  qui  de- 
vait créer  la  philosophie  allemande,  Kant,  était  encore  inconnu. 
Frédéric  le  Grand  mourut  sans  se  douter  de  la  grandeur  du 
simple  professeur  de  Kônigsberg. 

L'orgueil  national  fit  même  taire  les  jalousies  personnelles. 
Mattheson  qui,  loin  de  célébrer  la  grandeur  de  Bach,  s'était 
toujours  plu  à  critiquer  d'une  façon  peu  bienveillante  cer- 
taines de  ses  œuvres,  ne  put  s'empêcher  après  la  mort  de 
Bach,  de  célébrer  en  lui  un  représentant  du  génie  national, 
invitant  tous  les  artistes  étrangers  à  risquer  leur  Louis  d'or 
pour  acheter  «l'Art  de  la  fugue"  qui  venait  alors  de  paraître. 

A  l'époque  où  les  grands  esprits  de  l'Allemagne,  les 
Goethe  et  les  Hegel,  fascinés  par  l'apparition  de  Napoléon  I, 
étaient  encore  bien  éloignés  de  concevoir  l'idée  d'une  patrie 
allemande,  telle  qu'elle  devait  se  réaliser  au  cours  du  XIX* 
siècle,  Forkel,  le  premier  biographe  de  Bach  dédie  son  œuvre 
aux  «admirateurs  patriotiques  du  véritable  art  de  la  musique,* 
et,  dans  la  préface,  il  s'étend  longuement  sur  le  caractère 
national  de  son  entreprise.  «Les  œuvres  que  Jean  Sébastien 
Bach  nous  a  laissées,  dit-il,  sont  un  patrimoine  national  d'une 
valeur  incommensurable;  aucun  autre  peuple  ne  saurait  lui 
opposer  une  œuvre  pareille."  Plus  loin  encore:  «Entretenir 
vivant  le  souvenir  de  ce  grand  homme  —  qu'on  me  permette  de  le 
dire  encore  une  fois  —  ce  n'est  pas  seulement  un  devoir 
artistique,  mais  un  devoir  national."  La  personnalité  de  Bach 
joue  donc  un  rôle  important  lors  du  réveil  du  sentiment  na- 
tional en  Allemagne.  Le  moment,  où  les  restes  de  l'ancien 
empire  germanique  allaient  être  réduits  en  miettes  comme 
les  débris  du  glaive  de  Wotan,  est  précisément  celui,  où 
l'Allemagne  artistique  inaugure  le  culte  de  Bach. 

C'est  dire  que  Bach  n'eut  aucunement  à  lutter  pour  con- 


Tournées  artistiques;  les  critiques  et  les  amis  143 

quérir  dans  l'opinion  allemande  la  place  à  laquelle  il  avait 
droit;  sa  célébrité  se  fit  d'elle  même.  Notons,  toutefois,  que 
le  compositeur  des  cantates  et  des  Passions  ne  participa 
presque  en  rien  de  la  célébrité  du  virtuose.  Personne,  pas 
même  ses  ennemis,  ne  contestait  qu'il  fût  le  prince  des  cla- 
vecinistes et  le  roi  des  organistes;  mais  personne,  non  plus, 
même  ses  intimes,  ne  s'avisait  de  la  vraie  grandeur  du  com- 
positeur. 

Les  critiques  qu'il  essuya  de  son  vivant  partaient  de 
gens  malveillants  qu'il  avait  blessés  sans  le  savoir.  Il  est 
à  supposer  que  les  remarques  de  Mattheson  sur  la  cantate 
„Ich  batte  viel  Bekiimmernis"  (J'avais  beaucoup  d'affliction) 
No.  21  ne  l'atteignirent  point  profondément,  si  toutefois  il 
en  eut  connaissance.  Mais  la  critique  de  Scheibe  qui  parut, 
en  1737,  dans  le  „Kritische  Musicus"  de  Hambourg  et  sus- 
cita une  polémique  littéraire  de  plusieurs  années,  ne  manqua 
point  de  le  blesser  au  vif.  L'on  ne  saurait  dire  que  cette 
critique,  si  intéressante  à  tous  égards,  fiît  maladroite,  car 
Scheibe  ne  manquait  pas  d'esprit.  Ce  n'est  pas  à  la  grandeur 
du  virtuose  qu'il  s'attaque,  mais  il  reproche  au  compositeur  de 
manquer  d'agrément  et  de  naturel.  „Bach  obscurcit  la  beauté 
de  ses  œuvres  par  un  trop  grand  art.  Aussi,  continue  le  cri- 
tique, sont-elles  trop  difficiles;  Bach  ne  juge  que  d'après  ses 
doigts,  et  demande  que  les  chanteurs  et  les  instrumentistes 
fassent  avec  leur  voix  et  avec  leurs  instruments,  ce  qu'il  fait 
avec  ses  doigts  sur  le  clavier.  De  plus,  il  ne  laisse  aucune 
latitude  à  l'exécutant  parce  qu'il  réalise  expressément  en  notes 
toutes  les  «manières"  et  tous  les  petits  ornements.  Bref,  il 
est  ampoulé;  c'est  ce  qui  l'a  conduit  du  naturel  à  l'artificiel, 
du  sublime  à  l'obscur.  On  admire  le  travail  laborieux,  en- 
core qu'il  ne  pût  pas  aboutir,  parce  qu'il  lutte  contre  la  rai- 
son."' Cette  critique  est  en  musique  ce  que  la  fameuse  cri- 


1.  Critique  de  Scheibe:  .Dieser  groOe  Mann  warde  die  Bewunderung  gânzer  Nationen 
se:n,   weon   er   raehr  Annebmlicbkeit   hktte,   und  wenn  er  nicbt  seioen  Stijcken  durcb  cin 


J44  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

tique  formulée  par  Garve-Feder  contre  la  «Critique  de  la 
raison  pure"  devait  être,  plus  tard,  en  philosophie.  Toutes 
deux  témoignent  d'une  sagacité  d'esprit  peu  commune,  mais 
toutes  deux,  aussi,  ne  font,  finalement,  que  prouver  combien 
peu  les  contemporains  étaient  à  même  de  juger  de  la  gran- 
deur d'un  Bach  ou  d'un  Kant. 

Scheibe  est,  peut-être,  le  premier  qui  se  soit  rendu  compte 
de  la  différence  radicale  qui  sépare  Bach  des  compositeurs 
contemporains.  Il  a  senti  quelque  chose  d'irrationnel  dans 
cet  art,  quelque  chose  qui  reste  inexplicable,  aussi  longtemps 
qu'on  juge  Bach  en  fonction  des  musiciens  de  son  temps. 
Cette  clairvoyance  lui  fait  honneur:  la  critique  d'alors  plaçait 
le  maître  sur  le  même  rang  que  Mattheson  et  Telemann,  croyant 
lui  rendre  ainsi  l'hommage  suprême.  C'est  dans  le  même 
sens  encore,  qu'un  an  plus  tard,  Scheibe  s'exprime  sur  les 
cantates  de  Bach  en  particulier.  Malheureusement,  dans  la 
suite,  il  se  laissa  entraîner  à  des  invectives  d'ordre  pure- 
ment personnel  et  le  critique  finit  en  pamphlétaire.  Mais,  en 
1739,  et  plus  tard  encore,  en  1745,  comprenant  qu'un  procédé 
si  peu  digne  de  la  grandeur  d'un  Bach  ne  lui  faisait  point 
honneur,  il  fit,  en  quelque  sorte,  amende  honorable  dans  le 
aCritische  Musikus"  même. 

Comme  il  advient  d'ordinaire,  ces  critiques  injustes  de- 
vaient tourner  à  l'honneur  de  Bach  et  faire  éclater  l'unani- 
mité d'admiration  des  musiciens  à  son  endroit;  Mattheson 
lui-même  désapprouva  ouvertement  Scheibe.    Un  certain  ma- 

s:hwîilstiges  und  verworrenes  Wesen  das  Natûrllcbe  entzôge  und  ihre  Schônheit  durch  all- 
zugroOe  Kunst  verdunkelte.  VTeil  er  nach  seinen  Fingern  urteilt,  so  sind  seine  Stiicke 
ûberaus  scbwer  zu  spielen  ;  denn  er  veriangt,  die  Sànger  und  Instrumentalisten  soUen  durch 
ihre  Kehie  und  Instrumente  eben  das  machen,  was  er  auf  dem  Klavier  spielen  Icann.  Diè- 
ses aber  ist  unmôgUch.  Aile  Manieren ,  aile  kleinen  V'erzierungen  und  ailes ,  vas  maa 
unter  der  Méthode  zu  spielen  versteht,  drCickt  er  mit  eigentlichen  Noten  aus,  und  das  ent- 
zieht  seinen  Stijcicen  nicht  nur  die  Schônheit  der  Harmonie,  sondern  es  macht  auch  den 
Gesang  durchaus  unvernehmlich.  Kurz  :  er  ist  in  der  Musik  dasjenige,  was  ehemals  der 
Herr  von  Lohenstein  in  der  Poésie  war.  Die  Scbwiilstigkeit  hat  beide  von  dem  Natûr- 
lichen  auf  das  Kunstliche  und  von  dem  Erhabenen  aufs  Dunkle  genihrt;  und  man  bewun- 
dert  an  beiden  die  beschwerliche  Arbeit  und  eine  ausnehmende  Miibe;  die  doch  vergebens 
angewandt  ist,  weil  sie  wider  die  Vernunft  streitet." 


Tournées  artistiques;  les  critiques  et  les  amis  145 

gister  Birnbaum,  professeur  de  Rhétorique  à  l'Université  de 
Leipzig,  publia,  à  la  défense  de  Bach,  deux  écrits  qui  té- 
moignent de  plus  de  bienveillance  que  de  connaissance  réelle 
du  sujet.  Et  c'est  à  peu  près  le  cas  de  toutes  les  appré- 
ciations portées  à  l'époque  sur  Bach:  elles  nous  apprennent 
peu  de  chose;  ce  sont  des  éloges  uniquement  élogieux.  L'ad- 
miration manque  de  critique.  Gesner,  l'ancien  Recteur  de 
St.  Thomas,  par  exemple,  venant  à  parler  de  Bach  dans  une 
édition  annotée  des  „Institutiones  oratoriae"  de  Quintilien,  qu'il 
fit  paraître  en  1738,  représente  le  maître  au  clavecin,  à  l'orgue, 
dirigeant  son  orchestre  et  termine  ainsi:  „Pour  le  reste,  je  suis 
un  grand  admirateur  de  l'antiquité;  mais  je  crois  toutefois  que 
dans  mon  ami  Bach,  et  dans  ceux  qui,  peut-être,  lui  ressem- 
blent, se  trouvent  contenus  plusieurs  artistes  comme  Orphée 
et  vingt  chanteurs  comme  Arion"  '.  Ce  témoignage  d'amitié 
et  d'admiration  sincère  que  lui  rendait  son  ancien  Recteur  dut, 
tout  au  moins,  réconforter  Bach;  il  arrivait  au  moment  où  le 
maître  était  fort  aigri  par  sa  lutte  contre  Ernesti. 

Un  nommé  Friedrich  Hudemann,  docteur  en  droit  à  Hambourg, 
et,  en  même  temps,  dilettante  musical  remarquable,  célébra 
Bach  dans  une  poésie  qu'il  publia  en  1732.  Elle  se  joue  parmi 
les  allégories  antiques  tout  comme  les  éloges  de  Gesner  et, 
comme    eux    aussi,    s'adresse    surtout   au  virtuose  d'orgue^. 

1.  Quintilien:  Institutiones  oratoriae  I,  12,  3.  ,Haec  omnia,  Fabi,  paucissima  esse 
diceres,  si  vidcre  tibi  ab  inferis  exitato  contingeret  Bachium,  ut  hoc  potissimum  uiar, 
quod  meus  non  ita  pridem  in  Thomano  Lipsiensi  collega  fuit:  manu  utraque  et  digitis 
omnibus  tractantem  vel  polycordem  nostrum  mulias  unum  citharas  complexum,  vel  organum 
illud  organorum,  cujus  infinitae  numéro  tibiae  follibus  animantur  etc.  . . .  Maximus  alioquin 
tntiquitatis  fautor,  multos  unum  Orphees  et  viginti  Arlones  complexum  Bachium  meum 
et  si  quis  illi  similis  sit  forte  arbitrer." 

2.  Ludwig  Friedrich  Hudemann:  .Proben  einiger  Gediehte",  Hamburg  1732. 

,An  Herrn  Capellmeister  J.  S.  Bach": 

Wenn  vor  gar  langer  Zeit  des  Orpheus  Harfenklang  • 

Wie  er  die  Menschen  traf,  sich  auch  in  Tiere  drang, 

So  mutt  es,  groûer  Bach,  weit  schôner  dir  gelingen. 

Es  kann  nur  deine  Kunst  verniinftge  Seelen  zwingen. 

Apollo  hat  dicb  langst  des  Lorbeers  wcn  gcschatzt, 

Und  deines  Namens  Ruhm  In  Marmor  eingeatzt; 

Du  aber  kannst  allein,  durch  die  beseelten  Saiten, 

Dir  die  Unsterblichkeit,  vollkommner  Bach,  berciten. 

Schweltzer,  Bach.  JQ 


146  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

II  connaissait  personnellement  Bach,  qui  devait  avoir  quelque 
estime  pour  lui,  à  en  juger  par  le  canon  qu'il  lui  dédia  en 
Î727. 

Donc  Bach  était  estimé  et  fêté.  Est-ce  â  dire  qu'il  ait 
eu  beaucoup  d'amis  vraiment  intimes? 

Nombreux  furent  ceux  avec  qui  il  resta  en  relations  suivies  : 
Hasse  et  Faustina  Hasse,  Graun,  Gesner,  Birnbaum,  Telemann 
et  tant  d'autres;  ses  élèves  ne  cessèrent  de  lui  être  attachés 
et  ne  manquaient  aucune  occasion  de  lui  témoigner  une 
chaleureuse  affection,  à  laquelle  se  mêlait  l'orgueil  d'avoir  été 
les  disciples  d'un  tel  maître;  des  princes,  même,  le  traitaient 
en  ami  :  tels  le  prince  Léopold  de  Côthen,  le  duc  Ernst  August 
de  Weimar,  et  le  duc  de  Weissenfels.  Forkel,  sur  le  témoignage 
des  fils  de  Bach,  rapporte  expressément,  que  ces  souverains 
lui  témoignaient  une  affection  cordiale  ^  Fidèle  aux  traditions 
de  famille,  Bach  maintenait  les  relations  avec  tout' son  nom- 
breux parentage  et  recevait  chez  lui  tous  les  Bachs  qui  venaient 
faire  leurs  études  à  Leipzig. 

Mais  ce  n'était  là  point  encore  l'amitié  intime.  Bach, 
en  ressentait  -  il  un  besoin  bien  intense?  Il  ne  semble 
guère.  Ses  intimes,  c'était  sa  famille;  ses  confidents,  sa 
femme  et  ses  fils  aînés.  Sa  grandeur,  les  soucis  de  sa  pen- 
sée sans  cesse  en  travail  ne  lui  permettaient  guère  d'autres 
amitiés  et  faisaient  de  lui,  forcément,  un  être  «distant*  pour 
autrui.  Un  caractère  impétueux  et  irascible,  enfin,  rendait  son 
intimité  quelque  peu  dangeureuse.  La  vraie  raison  du  re- 
froidissement qui  se  produisit  entre  Walther  et  lui,  aussi  bien 

1.  Forkel  48.  ^ÛberdieU  gebrach  es  ihm  in  seinem  Leben  weder  an  Liebe  und  Freund- 
echaft,  noch  an  groQer  Ehre.  Der  Fiirst  Leopold  in  Côthen,  Herzog  Ernst  August  in  Weimar 
ùnd  Herzog  Christian  in  WeiCenfels  waren  ihm  mit  berzlicher  Liebe  zugethan,  die  dera 
groDen  Kiinstler  ura  so  mehr  werth  sein  muBte,  da  dièse  Fiirsten  nicht  bloD  Freunde  son- 
dern  auch  Kenner  der  Kunst  waren.  In  Berlin  und  Dresden  wurde  er  ebenfalls  allgemein 
geachtet  und  verehrt.  Wenn  man  hierzu  noch  die  Bewunderung  der  Kenner  und  Lieb- 
haber  der  Kunst  rechnet,  die  ihn  gehôrt,  oder  seine  Werke  kennen  gelernt  batten,  so  wird 
man  leicht  begreifen,  dafi  ein  Mann  wie  Bach,  der  nur  ,sich  und  den  Musen  sang",  auch 
aus  den  Hânden  des  Rubms  ailes  erhalten  batte,  was  er  sich  wiinschen  konnte,  und  was 
fur  ihn  mehr  Reitz  batte,  als  die  zweydeutigen  Geschenke  eines  Ordensbandes  oder  einer 
goldenen  Kette." 


L'autodidacte  et  le  professeur  I47 

que  de  sa  rupture  avec  Ernesti,  ne  fut-elle  point  l'irascibilité 
de  Bach  et  son  entêtement  à  ne  jamais  avouer  ses  torts? 
Ce  qu'on  ne  saurait  refuser  au  Recteur,  c'est  qu'il  agit  avec 
loyauté,  avec  bienveillance  même,  jusqu'au  moment  où  Bach, 
sans  raison  apparente,  s'attaqua  personnellement  à  lui. 


XI.    L'autodidacte  et  le  professeur 

Au  cours  de  sa  polémique,  Scheibe  s'était  risqué  à  dire 
que  la  culture  générale  de  Bach  n'était  pas  celle  qu'on  attendait 
d'un  grand   compositeur'.     Que   penser  de  cette  accusation? 

Bach,  dirons-nous,  était  un  lettré.  Le  lycée  d'Ohrdruff, 
où  il  avait  commencé  ses  études,  et,  de  même,  celui  de 
Luneburg,  où  il  les  termina,  jouissaient  d'une  grande  ré- 
putation. Il  est  à  présumer  qu'en  quittant  cette  école,  il 
avait  fait  les  deux  ans  de  rhétorique  qui  lui  eussent  ouvert 
l'accès  de  l'Université,  n'eût  été  la  dure  nécessité  qui  le 
contraignit  à  gagner  sa  vie.  Bach  dut  donc  s'en  tenir  à  ce 
qu'il  avait  rapporté  du  gymnase.  Le  latin  lui  était  très  fa- 
milier; ses  lettres  et  ses  mémoires  en  témoignent.  Se  fût-il, 
autrement,  déclaré  prêt  à  donner  des  leçons  de  latin  en 
troisième  et  en  quatrième  quand  il  s'agit  de  sa  nomination  à 
Leipzig?  On  a  même  l'impression  qu'il  mit  à  cette  décla- 
ration un  certain  orgueil,  ses  concurrents  ayant  avoué  ne 
point  posséder  les  connaissances  requises.  La  connaissance 
du  vocabulaire  de  la  rhétorique  dont  témoignent  les  expli- 
cations musicales  qu'il  donnait  à  ses  élèves,  prouve  que  la 
rhétorique,  telle  qu'on  l'enseignait  alors,  ne  lui  était  point 
étrangère.  Du  reste  magister  Birnbaum,  qui  était  lui-même  pro- 

I.  ,Wie  kann  derjenige  ganz  obne  Tadel  In  seinen  musikalischen  Arbeiten  sein,  welcher 
sich  durch  die  Weltweisbeit  nicht  fahlg  gemacht  bat,  die  Krifte  der  Naïur  und  Vernunft 
zu  untersuchen  und  zu  keonen  ?  Wie  will  derjenige  aile  Vorteile  erreicben,  die  zur  Er- 
langung  des  guten  Geschmacks  gehôren,  welcber  sIch  am  wenigsien  um  kritische  Anmer- 
kungen,  Untersuchungen  und  um  die  Regelo  bekûmmert  bat,  die  aus  der  Redekunst  und 
Dicbikunst  in  der  Musik  docb  so  ootwendig  siad,  daO  man  aucb  obne  dieselben  unmSglich 
rûbrend  und  ausdrijckend  setzen  kann.* 

10* 


148 


La  vie  et  le  caractère  de  Bach 


fesseur  de  rhétorique,  en  prenant  sa  défense  contre  Scheibe, 
insiste  sur  le  fait  que  Bach,  dans  ses  leçons  et  dans  ses 
causeries,  aimait  à  revenir  sur  les  analogies  entre  la  rhétorique 
et  la  théorie  musicale.  Donc,  et  au  total,  Bach  possédait  une 
bonne  culture  classique.  Et  comme  tous  les  lettrés  d'alors, 
il  avait  une  certaine  connaissance  du  français  et  de  l'italien. 
Les  mots  étrangers  dont  on  abusait  alors  en  écrivant  l'alle- 
mand, sont  toujours  employés  par  le  maître  de  la  façon  la  plus 
correcte;  les  adresses  de  ses  lettres  sont  souvent  écrites 
entièrement  en  français.     Par  exemple: 

A  Monsieur  A.  Becker,  Licencié  en  Droit,  Mon  très  honoré 

ami  à  Halle. 
Ou  bien  encore: 

A  Monsieur  S.  E.  Bach,  Chanteur  et  Inspecteur  du  Gymnase 

à  Schweinfourth. 
Mais  à  défaut  de  ces  preuves  écrites,  le  cas  que  faisaient  des 
savants  comme  Gesner  et  Birnbaum,  de  sa  société  et  de  sa 
conversation,  suffirait  à  établir  que  Bach  n'était  point  seule- 
ment l'homme  de  son  art.  Eût-il  attaché  tant  d'importance 
à  ce  que  ses  fils  reçussent  une  bonne  éducation,  s'il  n'eût 
eu  lui-même  le  goût  et  l'estime  de  la  culture  intellectuelle? 

Malheureusement,  le  meilleur  moyen  de  préciser  et  de 
contrôler  les  lectures  de  Bach  nous  échappe.  Ses  deux  fils 
aînés  ayant  mis  préalablement  de  côté,  pour  se  les  par- 
tager, comme  ils  le  firent  des  partitions,  tous  les  livres 
qui  se  rapportaient  aux  sciences  en  général  et  à  la  théorie 
de  la  musique  en  particulier,  l'inventaire  ne  mentionne  que  des 
livres  de  théologie.  Mais,  à  lui  seul,  ce  petit  catalogue  té- 
moigne de  la  tournure  scientifique  de  l'esprit  de  Bach. 
On  trouve,  à  côté  des  livres  de  piété,  toutes  les  publications 
théologiques  d'actualité;  Bach  s'intéressait  donc  aux  questions 
religieuses  qui  s'agitaient  alors  autour  de  lui.  En  outre,  le 
même  petit  catalogue  mentionne  deux  grandes  éditions  des 
œuvres  de  Luther. 


L'autodidacte  et  le  professeur  149 

Nous  étonnerons-nous,  connaissant  le  caractère  de  Bach, 
que  la  littérature  de  polémique  soit  abondamment  représentée? 
Mais  on  y  trouve  même  l'histoire  des  Juifs  de  Josèphe! 
Qu'on  se  figure  Bach  lisant  avec  attention  l'œuvre  classique 
de  l'ami  de  Vespasien! 

La  critique  de  Scheibe  tombe  donc  à  faux.  Et  pourtant, 
en  lui  reprochant  d'être  trop  peu  versé  dans  les  études  gé- 
nérales qui  se  rattachent  à  la  musique,  il  ne  faisait  qu'ex- 
primer maladroitement  une  idée  assez  juste,  au  fond.  Bach 
était  un  autodidacte,  et,  comme  tel,  il  avait  horreur  de  toutes 
les  théories  superflues.  Il  n'avait  pas  eu  de  professeur  de 
clavecin,  ni  d'orgue,  ni  d'harmonie,  ni  de  composition;  ce 
n'est  que  par  un  travail  incessant  et  par  des  expériences 
toujours  répétées,  qu'il  était  arrivé  à  connaître  les  règles 
fondamentales  de  l'art. 

C'est  dire  que  bien  des  théories  et  bien  des  raisonne- 
ments sur  l'art  de  la  musique,  curieux  ou  même  nouveaux 
pour  d'autres,  n'avaient  aucun  intérêt  pour  Bach,  parce  qu'il 
avait  vu  jusqu'au  fond  des  choses.  Par  exemple,  il  ne  faisait 
aucun  cas  de  toutes  les  spéculations  sur  la  nature  mathé- 
matique des  harmonies  et  leurs  rapports  mutuels.  Cette 
indifférence  du  maître  pour  les  prétendues  découvertes  en 
ce  sens,  devait  être  assez  prononcée,  car  Mattheson,  dans  un 
de  ses  écrits,  dit,  que  dans  les  leçons  d'harmonie  de  Bach, 
il  n'était,  certes,  jamais  question  de  spéculations  mathémati- 
ques. Et  en  effet,  l'enseignement  du  maître,  sur  ce  point,  était 
très  sommaire  :  «Deux  quintes  et  deux  octaves  ne  doivent 
pas  se  succéder;  c'est  là  non  seulement  un  vitium,  mais  encore 
cela  sonne  mal".  Et  c'est  tout.  Cette  phrase  se  trouve  dans 
la  copie  d'un  cours  sur  la  basse  chiffrée  qu'il  fît  à  ses  élèves 
en  1738;  il  l'avait  sans  doute  dictée  telle  quelle.  „Mais  encore 
cela  sonne  mal"  —  ne  croit-on  pas  le  voir  se  promener  dans 
sa  classe,  le  visage  illuminé  d'un  superbe  rire  ironique? 

Son  indifférence  pour  toutes  les  entreprises  savantes,  sur 


J50  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

le  terrain  musical,  ressort  clairement  de  son  attitude  à  l'égard 
de  la  «société  de  Mizler".  Lorenz  Christoph  Mizler,  né  en 
1711,  avait  fait  ses  études  à  l'Université  de  Leipzig  en  même 
temps  qu'il  étudiait  le  clavecin  et  la  composition  auprès  de 
Bach.  Pour  obtenir  le  grade  de  Magister,  il  publia  —  en 
1734  —  une  dissertation:  „Quod  musica  ars  sit  pars  erudi- 
tionis  philosophicae"  qu'il  dédia  à  quatre  musiciens,  entre 
autres  Mattheson  et  Bach.  En  1736,  il  inaugura  des  cours 
sur  les  mathématiques,  la  philosophie  et  la  musique  et  fonda, 
en  même  temps,  une  Revue  historique  intitulée:  „Neu  erôffnete 
musicalische  Bibliothek"  (1736-1744).  La  „Societât  der  musi- 
kalischen  Wissenschaften"  date  de   1738. 

Cette  société  se  proposait  de  réformer  l'art  en  constituant 
un  système  de  la  science  musicale.  Telemann  en  fit  partie  dès 
1740;  Hàndel  fut  nommé  membre  honoraire  en  1745,  mais 
Bach  s'y  intéressait  si  peu  que,  malgré  les  instances  de  Mizler, 
il  ne  se  décida  à  solliciter  son  admission  qu'en  juin  1747. 
Comme  il  fallait  fournir  un  travail  pour  acquérir  droit  de 
cité  dans  la  société,  il  présenta  les  variations  en  canon  sur 
le  choral  de  Noël:  „Vom  Himmel  hoch,  da  komm  ich  her" 
qu'il  fit  ensuite  graver,  après  les  avoir  revues  soigneusement'. 
La  destination  de  ces  variations  explique  leur  caractère  abs- 
trait et  exclusivement  scientifique.  C'est  à  cette  circonstance 
aussi  que  nous  devons  le  nécrologue  détaillé  de  Bach  qui 
parut  dans  la  „Musikalische  Bibliothek"  de  1754,  et  un  por- 
trait à  l'huile  fait  par  le  peintre  de  la  cour,  Hausmann. 
Ce  portrait  représente  Bach  tenant  dans  la  main  une  feuille 
où  se  trouve  inscrit  le  canon  qu'il  présenta  à  son  entrée. 
Nous  sommes  donc  les  obligés  de  cette  société.  Ou  plutôt, 
n'est-ce  point  elle  l'obligée  de  Bach?  Sans  lui,  qui  donc 
connaîtrait  aujourd'hui  la  „ Société  de  Mizler"? 

Autodidacte,  Bach  l'était  donc,  si  jamais  artiste  le  fut.    Il 

1.  Bach  V,  p.  92-102.    Einige  canonische  Verïnderungen  uber  das    Weihnachtslied: 
pVom  Himmel  hoch,  da  komm  ich  her". 


L'autodidacte  et  le  professeur  151 

n'appartenait  à  aucune  école,  et  aucunes  théories  préconçues  ne 
le  guidaient  dans  ses  études.  Il  était  l'élève  de  tous  les 
maîtres,  les  anciens  et  les  modernes.  Toutes  les  fois  que 
la  distance  et  ses  moyens  le  lui  permettaient,  il  allait  visiter 
les  artistes  contemporains,  pour  les  entendre,  et  pour  se 
rendre  compte  de  leur  manière  de  procéder.  Il  copiait  les 
œuvres  des  autres.  Ainsi,  sans  avoir  jamais  quitté  l'Allemagne, 
il  s'était  familiarisé  avec  l'art  français  et  l'art  italien.  Parmi 
les  Français,  c'est  surtout  Couperin  qui  l'occupa.  Pendant 
l'époque  Weimarienne  il  étudia  spécialement  Frescobaldi 
(1583-1644),  Legrenzi  (1625-1690),  qui  fut  le  maître  de 
Lotti,  Vivaldi  (mort  en  1743),  Albinoni  (1674-1745),  un  con- 
temporain de  Vivaldi,  et  Corelli  (1653-1713). 

Vivaldi  l'intéressait  particulièrement.  Ses  concertos  pour  vio- 
lon et  orchestre  l'émerveillaient  et  il  en  transcrivit  seize  pour 
clavecin  et  quatre  pour  orgue.  Mais  il  ne  se  contentait  pas 
de  les  transcrire  purement  et  simplement.  Tout  en  les  arran- 
geant pour  un  autre  instrument,  il  cherchait  à  les  remettre  à 
neuf,  en  quelque  sorte:  il  rendait  les  basses  plus  intéressantes, 
inventait  de  nouvelles  parties  intermédiaires  et  introduisait  des 
imitations  qui  n'étaient  pas  prévues  par  l'auteur.  II  est  re- 
grettable que  nous  ne  possédions  plus  tous  les  originaux; 
la  comparaison  avec  les  transcriptions  nous  eût  permis  d'étu- 
dier les  remaniements  faits  par  Bach,  étude  fort  intéressante 
en  tout  cas:  la  façon  dont  il  a  transcrit  les  effets  de  violon 
sur  le  clavecin  et  sur  l'orgue  mériterait  à  elle  seule  une 
analyse  spéciale.  Un  fait  est  certain:  il  usait  de  la  plus 
grande  liberté  vis  à  vis  des  modèles  et,  bien  des  fois,  il  ne 
garde  guère  de  l'original  que  le  thème  et  la  disposition  géné- 
rale. La  chose  n'a  rien  qui  nous  surprenne;  nous  savons, 
par  d'autres  exemples,  qu'il  avait  l'habitude  de  s'approprier  les 
idées  des  autres,  pour  les  traiter  comme  les  siennes  propres: 
il  écrivit  une  fugue  d'orgue  sur  un  sujet  de  Legrenzi  (IV, 
No.  6),  une  autre,  sur  un  thème  d'une  sonate  pour  violon  de 


J52  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

Corelli  (IV  No.  8),  et  deux  autres  encore  (la  majeur  et  la  mineur) 
sur  des  thèmes  d'Albinoni,  toutes  compositions  qui  n'ont  rien 
de  commun  avec  les  originaux,  dont  elles  empruntent  le  thème. 
Elles  sont  beaucoup  plus  grandes  et  plus  développées,  et 
l'on  sent  le  plaisir  que  le  maître  a  dû  éprouver  à  constater 
que,  traités  de  la  bonne  façon,  ces  thèmes  pouvaient  rendre 
beaucoup  plus  que  les  devanciers  n'en  avaient  tiré.  Ce  sont 
là   travaux  d'un  élève  qui   devient  dangereux  à  ses  maîtres. 

A  Leipzig,  Bach  s'occupa  plus  spécialement  des  maîtres  du 
chant  italien:  il  copia  Palestrina  (1515-1594),  Lotti  (1667-1740), 
Caldara  (1670-1736)  et  d'autres.  Son  apprentissage  ne  finit 
jamais;  comme  tous  les  grands  autodidactes,  il  garda,  jusqu'à 
sa  mort,  un  désir  ardent  de  s'instruire  et  une  faculté  d'assi- 
milation surprenante./  C'est  là  une  ressemblance  de  plus 
avec  Kant,  qui  eut  toujours  à  cœur  d'être  exactement  ren- 
seigné sur  la  littérature  européenne. 

De  l'autodidacte,  Bach  avait,  en  outre,  l'esprit  inventeur. 
Autant  les  théories  lui  répugnaient,  autant  tout  ce  qui  était 
expérience  pratique,  l'attirait.  Il  connaissait  à  fond  la  structure 
et  la  nature  de  tous  les  instruments  et  réfléchissait  sans  cesse 
à  la  façon  de  les  perfectionner.  De  là,  sa  sympathie  pour 
Scheibe,  le  facteur  d'orgue,  qui,  lui  aussi,  avait  le  goût  des 
essais  et  des  inventions;  Bach  dût  l'encourager  plus  d'une 
fois,  à  pousser  ses  recherches  et  à  pénétrer  plus  avant  dans 
les  secrets  de  son  art.  Pour  ce  qui  était  de  la  mécanique 
des  instruments,  le  moindre  détail  avait  à  ses  yeux  une 
énorme  importance.  Un  fait  seulement:  il  ne  se  lassait  de 
demander  qu'on  construisît  les  touches  des  claviers  d'orgue 
petites  et  qu'on  rapprochât  les  claviers  superposés,  autant  que 
possible  les  uns  des  autres,  car  il  se  rendait  compte  que  le 
jeu  lié  et  le  changement  facile  des  claviers  dépendaient  en 
grande  partie  de  ces  détails  ^     Ce  sont  là  préceptes  dont  les 

1.  Voir  Adlung,  Musica  mech.  organ.  1763,  où  l'on  trouve  une  foule  des  notes  intéres- 
santes sur  Bach,  le  praticien. 


L'autodidacte  et  le  professeur  I53 

facteurs  d'orgue  allemands  n'ont  pas  tenu  compte;  ils  cons- 
truisent actuellement  encore  des  claviers  très  distants  et  des 
touches  dont  les  proportions  sont  copiées  sur  celles  du  piano 
moderne,  compliquant  ainsi  la  tâche  au  musicien  qui  veut 
exécuter  les  œuvres  de  Bach  avec  la  perfection  voulue. 

Bach  ne  se  contentait  point  de  formuler  des  observations 
pratiques:  il  inventait.  En  vue  de  la  rénovation  de  l'orgue 
de  Miihlhausen,  il  avait  entrepris  la  construction  d'un  carillon 
de  vingt-quatre  cloches  qui  devaient  être  reliées  à  la  pédale; 
nous  ignorons  s'il  fut  achevé,  Bach  ayant  quitté  la  ville  avant 
que  la  réparation  de  l'orgue  ne  fût  terminée. 

A  Côthen,  il  inventa  la  „Viola  pomposa",  instrument  qui 
tenait  le  milieu  entre  l'alto  et  le  violoncelle;  il  était  à  cinq 
cordes  (do,  sol,  re,  la,  mi)  et  devait  permettre  l'exécution 
rapide  de  phrases  difficiles  à  rendre  sur  le  violoncelle.  Le 
fils  d'un  de  ses  élèves,  Gerber,  qui  vécut  aux  côtés  du 
maître,  de  1724  à  1727,  atteste  que  l'instrument  était  en 
usage  à  l'époque  où  il  était  l'élève  de  Bach.  Un  luthier  de 
Leipzig,  Hoffmann,  l'avait  construit  d'après  les  indications  du 
maître.  La  dernière  des  six  Suites  pour  violoncelle  solo  est 
destinée  à  la  viola  pomposa. 

La  question  du  perfectionnement  du  clavecin  le  préoccupa 
de  tout  temps.  Il  vit  bien  les  commencements  du  piano  mo- 
derne, car,  dès  1740,  Gottfried  Silbermann  construisait  des 
Hammerclaviere  (clavecins  à  marteaux).  Frédéric  le  Grand,  nous 
nous  l'avons  dit,  avait  toute  une  collection  de  Fortepianos 
sortant  de  sa  fabrique.  Mais,  tout  en  encourageant  Silber- 
mann à  poursuivre  ses  essais,  Bach  ne  se  déclarait  satisfait  ni 
du  mécanisme,  ni  du  son  du  nouvel  instrument.  Il  rêvait  un  ins- 
trument à  sonorité  aussi  souple,  aussi  flexible  que  possible  et,  se 
fit,  en  1740,  construire  par  le  facteur  d'orgue,  Zacharias  Hil- 
debrand,  un  clavecin-luth,  qui  devait  remplir  ces  conditions. 
Pour  prolonger  le  son,  il  avait  imaginé  deux  rangs  de  cordes 
à  boyau  et,   de   plus,    un  rang  de  cordes   métalliques  en  oc- 


J54  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

tave.  De  cette  façon,  il  avait  deux  sonorités  à  sa  disposition. 
En  appuyant  la  sourdine  en  feutre  contre  les  cordes  métal- 
liques, on  obtenait  une  sorte  de  luth  en  plus  fort,  sans  la 
sourdine,  un  instrument  à  son  grave.  L'essai  ne  satisfit 
point  Bach;  il  dut  continuer  à  se  servir  du  clavicord  simple. 
Forkel  raconte  que,  malgré  l'exiguïté  du  son,  il  le  préférait 
à  tous  les  autres  genres  de  clavecins,  parce  qu'il  lui 
permettait  mieux  que  tout  autre  de  nuancer  à  sa  guise. 
C'était  lui-même  qui  accordait  ses  instruments  et  avec 
tant  d'habileté,  qu'il  ne  lui  fallait  jamais  plus  d'un  quart 
d'heure  ^ 

Il  fut  plus  heureux  dans  sa  tentative  de  réforme  du  toucher. 
C'est  lui  l'inventeur  du  doigté  moderne.  Jusqu'au  commen- 
cement du  XVIIF  siècle,  les  clavecinistes  ne  faisaient  point 
usage  du  pouce;  on  jouait  avec  trois,  tout  au  plus,  avec 
quatre  doigts,  qu'on  tenait  allongés  et  qu'on  superposait  et 
croisait  à  volonté.  Bach  racontait  à  son  fils  Philipp  Emma- 
nuel, qui  nous  rapporte  le  propos  dans  son  «Véritable  art 
de  toucher  le  clavecin",  avoir  dans  sa  jeunesse  entendu  de 
grands  virtuoses,  qui  ne  se  servaient  du  pouce  qu'à  la  der- 
nière extrémité,  quand  il  s'agissait  de  relier  de  grands  écarts. 
Or,  la  complication  croissante  de  la  technique  appelait,  tout 
naturellement,  l'emploi  du  pouce.  En  France,  François  Cou- 
perin  (1668-1733)  en  établit  théoriquement  la  nécessité  dans 
son  „Art  de  toucher  le  clavecin"  qui  parut  en  1717.  Mais 
son  doigté  se  rapproche  beaucoup  moins  du  doigté  moderne 

1.  Forkel  17.  „Am  liebsten  spielte  er  auf  dem  Clavichord.  Die  sogenannten  Flugel, 
obgleich  auch  auf  ihnen  ein  gar  verschiedener  Vortrag  stattfindet,  warea  ihm  doch  zu 
seelenlos,  und  die  Pianoforte  waren  bey  seinem  Leben  noch  zu  sehr  in  ihrer  ersten  Ent- 
stehung  und  noch  viel  zu  plump,  ais  daQ  sic  ihm  bâtten  Geniige  thun  Iconnen.  Er  hielt 
daher  das  Clavichord  fiir  das  beste  Instrument  zum  studieren,  so  wie  Uberhaupt  zur  mu- 
sicalischen  Privatunterhaltung.  Er  fand  es  zum  Vortrag  seiner  feinsten  Gedanken  am  be- 
quemsten  und  glaubte  nicht,  daQ  auf  irgend  einem  Fliigel  oder  Pianoforte  eine  solche  Man- 
nigfaltigkeit  in  den  Schattierungen  des  Tones  hervorgebracht  werden  konne,  als  auf  diesem 
zwar  Ton-armen,  aber  im  Kleinen  auOerordentlich  biegsamen  Instrument.  —  Seinen  Flugel 
konnte  ihm  niemand  zu  Dank  bekielen;  er  that  es  selbst.  Auch  stimrate  er  sowohl  den 
Fliigel  als  das  Clavichord  selbst,  und  war  so  geiibt  in  dieser  Arbeit,  daO  sie  ihm  nie  mehr 
als  eine  Viertelstunde  kostete." 


L'autodidacte  et  le  professeur  155 

que  celui  de  Bach.  C'est  Bach  qui,  le  premier,  eut  l'idée  du 
doigté  normal  et  constant  de  la  gamme. 

Gardons-nous,  toutefois,  d'identifier  trop  complètement  le 
doigté  inventé  par  Bach  et  le  doigté  moderne;  le  doigté  de 
Bach  était  plus  riche  en  ressources:  il  combinait  l'usage 
du  doigté  ancien  et  les  procédés  nouveaux.  Il  avait,  par 
exemple,  fréquemment  recours  au  croisement  du  deuxième 
et  du  troisième,  et  du  troisième  et  du  quatrième  doigt,  ainsi 
que  le  prouvent  deux  petits  morceaux  doigtés  du  Clavier- 
bûchlein  de  Friedemann.  Notre  doigté  n'offre  point  ces  pos- 
sibilités. Emmanuel  Bach,  l'auteur  direct  du  doigté  mo- 
derne, simplifia  et  modernisa  le  doigté  de  son  père,  en 
renonçant  aux  procédés  antérieurs,  c'est-à-dire,  précisément, 
au  croisement  entre  le  deuxième,  le  troisième  et  le  qua- 
trième doigt. 

Cette  réforme  du  doigté  nous  prouve  avec  quelle  clair- 
voyance et  quelle  méthode  Bach  procédait  dans  toutes  ses 
recherches.  Si  la  vraie  logique  est  celle  de  l'induction,  Bach 
était  logique  comme  peu  d'artistes  l'ont  été.  Ses  théories  et 
ses  principes  découlaient  toujours  des  faits  mêmes;  elles  étaient 
la  quintessence  d'essais  et  d'expériences  sans  cesse  renou- 
velés. Il  avait  cette  faculté  rare  qui  permet  de  saisir  l'en- 
semble dans  les  détails  et  d'apercevoir  tous  les  détails  dans 
l'ensemble.  Spitta  fait  remarquer,  avec  justesse,  la  différence 
qui  sépare  la  façon  dont  composent  Bach  et  Beethoven.  Beet- 
hoven accumulait  les  esquisses  et  expérimentait,  en  quelque 
sorte,  avec  son  idée  principale,  avant  de  trouver  la  forme 
véritable  pour  l'énoncer.  Les  partitions  de  Bach,  au  con- 
traire, jaillissaient  d'un  trait.  Du  moment  où  il  commençait 
à  écrire,  le  plan  de  l'ensemble  était  déjà  arrêté  et  les. détails 
venaient  alors  se  grouper,  tout  naturellement,  autour  de  l'idée 
centrale.  Quand,  dans  la  suite,  il  lui  arrivait  de  reprendre 
une  de  ses  œuvres,  il  ne  manquait  jamais  de  la  remanier, 
mais  sans  que  le    remaniement  s'étendît  jusqu'au    plan  lui- 


j5g  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

même,  et,  pas  davantage,  il  n'allait,  comme  Beethoven,  jus- 
qu'à renverser  l'idée  première:  les  retouches  ne  portent  que 
sur  le  détail.  En  somme,  il  travaillait  à  la  façon  du  mathé- 
maticien qui  aperçoit  clairement  devant  lui  toutes  les  phases 
d'une  opération  compliquée  et  n'a  plus  que  le  souci  de  la 
réaliser  en  chiffres. 

C'est  cette  sûreté  et  cette  clairvoyance  toute  mathéma- 
tique qui  donnent  à  ses  exposés  officiels  leur  admirable 
netteté.  Qu'il  s'agisse  d'une  réparation  d'orgue,  d'un  mé- 
moire sur  l'état  des  chœurs  de  St.  Thomas,  d'une  riposte 
aux  attaques  d'Ernesti:  toujours  les  mots  et  les  phrases 
s'avancent  avec  une  précision  et  une  logique  que  rien  ne 
saurait  arrêter.  Rien  en  trop  ou  en  trop  peu;  c'est  un  rap- 
port solide  et  dense.  On  ne  peut  lire  du  Bach,  ne  serait-ce 
qu'une  petite  lettre  de  recommandation,  sans  éprouver  une 
véritable  jouissance  esthétique. 

Au  fond,  Bach  était  un  architecte.  Plus  on  approfondit 
l'étude  de  son  développement,  plus  on  se  rend  compte  que 
tous  les  progrès  que  lui  doit  l'art  musical  se  résument  en 
un  mot:  perfection  sans  cesse  croissante  de  l'architecture 
musicale.  Pour  ce  qui  est  des  fugues  en  particulier,  les 
fugues  de  jeunesse  sont  souvent  admirables  d'invention  et 
de  richesse,  mais  elles  manquent  de  plan;  il  y  a  surabon- 
dance de  péripéties  „ subjectives".  Avec  le  temps,  cependant, 
l'objectivité,  cette  qualité  essentielle  de  l'architecture,  apparaît 
croissante;  les  fugues  deviennent  plus  grandes  et  plus  simples 
à  la  fois.  A  cet  égard,  la  plus  parfaite  est  la  fugue  pour 
orgue  en  sol  mineur;  malgré  l'abondance  et  l'intérêt  du 
détail,  rien  d'imprévu  qui  vienne  briser  l'unité  de  la  grande 
ligne  architecturale.  Nous  sommes  en  présence  d'un  édifice 
idéal  oii  la  force  et  la  souplesse  s'uniraient  pour  produire 
l'impression  de  grandeur. 

Il  y  a  là  plus  qu'un  parallélisme  et  une  rencontre  fortuite: 
Bach  possédait   en  matière  d'architecture  des   connaissances 


L'autodidacte  et  le  professeur  157 

peu  communes.  Lors  de  son  séjour  à  Potsdam,  il  visita  l'Opéra 
de  Berlin  qu'on  venait  de  terminer.  Arrivé  au  grand  foyer,  il 
monta  sur  la  galerie,  qui  en  faisait  le  tour  et  regarda  atten- 
tivement le  plafond.  „L'architecte,  dit-il,  a,  probablement  à  son 
insu,  voulu  ménager  ici  une  surprise.  Si  une  personne  placée 
au  bout  de  la  salle  prononce  une  parole  à  voix  basse  en  se 
tournant  du  côté  du  mur,  une  autre  personne,  placée  du 
côté  opposé  et  tournée  également  du  côté  du  mur,  com- 
prendra distinctement;  à  n'importe  quelle  autre  place  de  la 
salle,  on  n'entendra  rien  du  tout."  La  seule  conformation 
de  la  voûte  avait  révélé  à  Bach  ce  phénomène  d'acous- 
tique'. 

Un  homme  doué  d'une  pareille  netteté  de  pensée  ne 
pouvait  manquer  de  posséder,  à  un  haut  degré,  la  faculté  de 
transmettre  à  d'autres  ce  qu'il  avait  acquis  par  son  travail. 
Bach  était  un  professeur  remarquable.  Les  échecs  du 
professeur  de  St.  Thomas  doivent  être  imputés  beaucoup  moins 
à  un  manque  d'aptitude  professorale,  qu'à  son  incapacité  de 
tenir  en  respect  de  tout  jeunes  gens.  Le  membre  du  Conseil 
de  Leipzig  qui  dit  après  sa  mort:  «Monsieur  Bach  était  un 
bon  musicien  mais  un  mauvais  professeur",  avait  donc  raison, 
s'il  entendait  par  professeur  „maître  d'école".  Kant,  parlant 
de  ses  longues  années  de  préceptorat,  aimait  à  se  railler  lui- 
même:  „Jamais,  dit-il,  avec  de  meilleurs  intentions  il  n'y  eut 
pire    précepteur".     De    même,    l'on   pourrait  dire    de    Bach: 


1.  Forkel  21.  ,Als  Bach  im  Jahre  1747  in  Berlin  war,  wurde  ihin  das  neue  Opern- 
haus  gezeigt.  Ailes  was  in  der  Aniage  desselben  in  Hinsicht  auf  die  Ausnahme  der  Musik 
gut  odcr  fehlerhaft  war,  und  was  andere  erst  durch  Erfahrung  bemerkt  hatten,  entdeckte 
cr  beim  ersten  Anblick.  Man  fiihrte  ibn  in  den  darin  befindiichen  groQen  Speisesaal:  er 
ging  auf  die  oben  herumlaufende  Gallerie,  besah  die  Decke,  und  sagte,  ohne  furs  erste 
weiter  nachzuforschen,  der  Baumelster  habe  hier  ein  Kunststiick  angebracht,  ohne  es  viel- 
leicht  zu  wollen,  und  ohne  daû  es  jemand  wisse.  Wenn  nehmlich  Jemand  an  der  einen 
Ecke  des  langlich  viereckichten  Saals  oben  ganz  leise  gegen  die  Wand  einige  Worte  sprach, 
80  konnte  es  cin  Anderer,  welcher  Dbers  Kreuz  an  der  andern  Ecke  mit  dem  Gesicht  gegen 
die  Wand  gerichtet  stand,  ganz  deutlich  hôren,  sonst  aber  Niemand  im  ganzen  Saal,  weder 
fn  der  Mitte,  noch  an  irgeni  einer  andern  Stelle.  Dièse  Wirkung  kam  von  der  Richtung 
der  an  der  Decke  angebrachien  Bogen,  deren  besonderc  Beschaffenheit  er  beim  ersten  An- 
blick entdeckte." 


J58  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

Jamais,  avec  plus  grand  talent  pédagogique,  il  n'y  eut  pire 
maître  d'école.  Par  contre,  ceux  qui  venaient  à  lui  pour 
étudier  sous  sa  direction,  trouvaient  en  lui  le  meilleur  des 
guides.  La  valeur  de  ses  élèves  en  fait  foi.  Citons,  parmi  les 
plus  remarquables:  Johann  Tobias  Krebs,  plus  tard  Hoforganiste 
à  Altenburg  (mort  en  1780),  Johann  Philipp  Kirnberger  (1721- 
1783),  plus  tard,  Hofmusikus  de  la  princesse  Amélie  de  Prusse, 
et  Kittel.  C'est  ce  dernier  qui  transmit  au  XIX^  siècle  les 
traditions  du  jeu  d'orgue  de  Bach:  il  ne  mourut  qu'en  1809. 

Forkel  consacre  un  chapitre  très  intéressant  à  Bach  le 
professeur.  Sans  doute,  Emmanuel  lui  avait  fait  à  ce  sujet 
d'amples  récits.  Bach  commençait  ses  élèves  par  des  études 
de  toucher.  On  sait  qu'il  avait  une  méthode  de  toucher  à 
part:  pour  bien  laisser  vibrer  la  corde  attaquée,  il  ne  soulevait 
pas  le  doigt  de  la  touche  directement,  mais  il  le  ramenait 
en  arrière  et  opérait  ainsi  un  glissando  rapide.  Forkel  décrit 
ce  toucher,  sans  pouvoir  en  expliquer  les  détails.  Les  élèves 
restaient  à  ces  exercices  pendant  plusieurs  mois.  Pour  les 
reposer,  Bach  leur  faisait  jouer  des  petits  morceaux  que  souvent 
il  composait  pendant  les  leçons  mêmes.  C'est  là  l'origine  des 
„ Préludes  pour  commençants"  et  des  ^Inventions".  Emmanuel 
Bach  raconte  qu'il  ne  les  laissait  pas  s'éterniser  sur  les 
morceaux  faciles,  mais  qu'il  aimait  à  les  aguerrir  contre  les 
difficultés  dès  les  débuts.  Le  „Clavierbûchlein"  de  Wilhelm 
Friedemann,  dont  il  a  été  déjà  question  plus  haut,  présente 
en  effet,  très  vite,  à  l'élève  des  petits  morceaux  d'une  certaine 
difficulté.  Par  exemple,  le  maître  tenait,  à  le  familiariser 
dès  le  début,  avec  tous  les  genres  d'ornements:  sur  la 
première  page  du  Clavierbiichlein  de  Friedemann,  toutes  les 
indications  d'ornements  se  trouvent  réalisées  en  notes.  C'est 
pour  nous  un  indice  précieux;  elles  nous  révèlent  comment 
il  faut  exécuter  les  «manières"  et  les  agréments  dans  les 
œuvres  de  Bach. 

Pour  encourager   les    élèves,  il   avait   l'habitude  de  leur 


L'autodidacte  et  le  professeur  159 

jouer,  souvent  même  à  plusieurs  reprises,  tout  ce  qu'il  leur 
donnait  à  étudier.  Gerber,  qui  fut  son  élève  de  1724  à  1727, 
raconte  que  Bach  ne  lui  a  pas  joué  moins  de  trois  fois  la 
première  partie  du  Clavecin  bien  tempéré.  „Parmi  les  heures 
les  plus  heureuses  de  ma  vie,  dit-il,  je  compte  celles  où  Bach, 
prétendant  qu'il  n'était  pas  disposé  à  me  faire  étudier,  s'asse- 
yait devant  un  de  ses  admirables  instruments  et  changeait  ainsi 
les  heures  en  minutes". 

Mais,  tout  en  enseignant  la  technique  à  ses  disciples,  il 
les  instruisait  sur  les  règles  élémentaires  de  la  composition. 
Tous  les  morceaux  qu'il  leur  faisait  jouer,  il  les  leur  pré- 
sentait, en  même  temps,  comme  modèles  de  composition  et 
leur  en  faisait  faire  une  analyse.  Cette  double  intention 
ressort  nettement  du  titre  des  Inventions  et  du  titre  de 
rOrgelbiichlein.  Les  Inventions  sont  écrites  pour  enseigner 
le  jeu  correct  à  deux  et  à  trois  parties,  pour  aider  l'élève  à 
s'approprier  une  belle  cantilène  („einecantable  Art  im  Spielen"), 
ce  qui  est  l'essentiel  aux  yeux  de  Bach,  et,  enfin,  pour  lui 
donner  un  «fort  avant-goût"  de  la  composition'. 

Pour  les  leçons  spéciales  de  composition,  il  avait  sa 
méthode  à  lui,  qui  différait  en  tout  des  méthodes  en  cours. 
Au  lieu  de  commencer  par  des  contrepoints  simples,  il  faisait 
aussitôt  harmoniser  des  chorals  à  quatre  parties  et  initiait  ses 
élèves  à  la  façon  de  réaliser  la  basse  chiffrée  correctement 
et  d'une  façon  intéressante.  Toute  leçon  d'harmonie  était  en 
même  temps  déjà  une  leçon  de  contrepoint.  Ses  indications  sur 

1.  Collection  des  Inventions  et  Sinfonies  de  1723.  ,Aufrichtige  Anleiiung,  wormit 
denen  Liebbabem  des  CItvIres,  besonders  abcr  denen  Lehrbegierigen,  eine  deutlicbe  Art 
gezeigt  wird,  nicht  alleine  mit  zwel  Stimmen  rein  spielen  zu  lernen,  sondern  auch  bey  wei- 
teren  Progressen  mit  dreyen  obligaten  Partien  richtig  nnd  wohi  zu  verfahren,  anbey  auch 
zugieich  gute  inventiones  nicht  alieine  zu  bekommen,  sondern  auch  selbige  wohI  durch- 
zufûhren,  am  meisten  aber  eine  caniable  Art  im  Spielen  zu  erlangen  und  darneben  einen 
•tarken  Vorschraack  von  der  Composition  zu  ijberkommen." 

Voici  le  titre  de  l'OrgcIbiJchlein  :  ,Orgel-Bûchlein,  worinne  einem  anfahenden  Orga- 
Bisten  Anleiiung  gegeben  wird,  aufT  allerhand  Artb  einen  Choral  durchzufijhren,  anbey  auch 
sicb  Im  Pedal  studio  zu  babilitieren,  indem  in  solcben  darinne  befindlichen  Choralen  das 
Pedal  ganz  obligat  tractiret  wird.  Dem  hiichsten  Gott  allein  zu  Ebren,  dem  Naechsten^ 
draus  sich  zu  belehren.* 


160  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

la  basse  chiffrée  nous  sont  fort  heureusement  parvenues  sous 
différentes  formes.  Le  Clavierbiichlein  d'Anna  Magdalena  de 
1725  contient  quelques  explications  sommaires^  De  plus,  nous 
possédons  un  cours  complet  sur  le  même  sujet,  grâce  à  la 
copie  qu'en  fit  prendre,  en  1738,  un  certain  Johann  Peter 
Kellner.  Le  manuscrit  original  a,  sans  doute,  été  écrit  sous 
la  dictée  de  Bach  s'adressant  à  une  classe.  Forkel  ne  mentionne 
point  ce  cours,  si  précieux  pour  les  nombreux  exemples  qu'il 
fournit^.  On  ne  peut  se  figurer  un  enseignement  plus  précis. 
A  elle  seule,  l'entrée  en  matière  révèle  le  grand  praticien. 
Après  avoir  donné  quelques  renseignements  étymologiques 
et  quelques  définitions,  expliqué  de  quels  intervalles  se  com- 
pose l'accord  parfait,  il  en  vient  aussitôt  à  formuler  la  règle 
générale:  „I1  faut  toujours  faire  marcher  les  mains  en  mou- 
vements contraires,  pour  éviter  les  successions  de  quintes 
et  d'octaves."  De  la  première  leçon  l'élève  rapportait  donc 
déjà  des  expériences  à  faire. 

Ajoutons  un  autre  document  non  moins  précieux.  Bach 
avait  l'habitude  de  faire  réaliser  par  écrit,  aux  élèves  avan- 
cés, des  basses  chiffrées  de  sonates  étrangères,  qu'il  cor- 
rigeait ensuite.  C'est  ainsi  que  Gerber,  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  eut  à  élaborer  une  sonate  pour  violon  d'Albinoni; 
son  manuscrit,  avec  les  corrections  de  Bach,  nous  est  par- 
venu, grâce  à  son  fils^. 

Une  fois  familiarisés  avec  la  basse  chiffrée,  ses  élèves 
se  mettaient  à  l'étude  de  la  fugue.  Bach  leur  défendait  de 
composer  au  clavecin  et  voulait,  avant  tout,  les  amener  à 
raisonner  clairement. 

Il  comparait  chaque  partie  à   une  personne   en  train   de 

1.  Elles  se  trouvent  reproduites  dans  Spitta  II,  p.  951-952. 

2.  „Des  Koniglichen  Hof-Compositeurs  und  Capellmeisters  in  gleichea  Directoris  mu- 
sices  wie  auch  Cantoris  der  Thomasschule,  Herrn  Johann  Sébastian  Bach  zu  Leipzig  Vor- 
schriften  und  Grundsâtze  zum  vierstimmigen  Spielen  des  General-BaO  oder  Accom- 
pagnement, fiir  seine  Scholaren  in  der  Musik  1738."  Spitta  reproduit  ce  manuscript 
II,  p.  913-952. 

3.  Le  manuscrit  se  trouve  reproduit  dans  Spitta,  tout  à  la  fia  du  secoad  volume. 


L'autodidacte  et  le  professeur  iO| 

parler.  Défense  de  l'interrompre  ou  de  la  faire  taire  avant 
qu'elle  n'ait  dit  tout  ce  qu'elle  a  à  dire;  défense,  également,  de 
la  laisser  parler  pour  ne  rien  dire.  En  corrigeant  leurs  essais, 
il  leur  recommandait,  avant  tout,  d'éviter  tout  «désordre".  Mais 
la  personnalité  de  chaque  partie  ainsi  respectée,  il  leur  per- 
mettait toutes  les  libertés.  Pas  d'audace  qu'il  ne  tolérât,  à 
condition  qu'il  y  eût  du  raisonnement  et  des  idées.  Les 
élèves  qui  n'avaient  pas  d'invention  étaient  éliminés  dès  les 
débuts.  Tout  cela,  néanmoins,  ne  constituait  à  ses  yeux 
que  le  premier  apprentissage;  pour  vraiment  progresser  dans 
l'art  de  la  composition,  il  ne  connaissait  qu'un  moyen,  celui 
qu'il  avait  pratiqué  lui-même:  l'étude  des  chefs-d'œuvre.  Se 
familiariser  avec  tout  ce  qui  est  beau,  c'était  là  pour  lui  la 
meilleure  façon  de  s'instruire,  et  non  seulement,  il  formulait 
le  principe,  il  faisait  mieux  encore:  il  l'appliquait. 

Et  cependant,  parmi  ses  nombreux  élèves,  on  ne  saurait 
en  citer  un  seul  qui  soit  devenu  un  grand  compositeur,  pas 
même  Friedemann,  pas  même  Emmanuel.  Ce  n'étaient  là  que 
des  talents.  Même  Ludwig  Krebs,  dont  Bach  était  le  plus  fier, 
ne  s'élève  pas,  dans  ses  compositions,  au  dessus  d'une  honnête 
moyenne.  Ils  devinrent  des  Kapellmeister,  des  Cantors,  ou  des 
organistes  remarquables,  mais,  au  fond,  il  devaient  surtout  leur 
prestige  et  leur  valeur  à  leur  qualité  d'anciens  élèves  de  Bach. 

Il  n'y  en  eut  que  deux  qui  méritèrent  réellement  de  la 
postérité:  Emmanuel  Bach  et  Kirnberger.  Encore,  n'est-ce 
point  à  leurs  compositions  qu'ils  doivent  leur  célébrité  — 
quoique  les  compositions  pour  clavecin  d'Emmanuel  soient 
vraiment  remarquables  sous  certains  rapports  —  mais  aux 
ouvrages  théoriques  dans  lesquels  ils  fixèrent  et  populari- 
sèrent les  principes  de  l'enseignement  du  maître.  Emmanuel 
écrivit  ses  deux  volumes:  «Sur  la  véritable  façon  de  toucher 
du  clavecin*",  dont  nous  connaissons  l'importance  dans  l'histoire 

I.  Phlllpp  Emmanuel  Bach  (1714-1788):  ,Versuch  Dber  die  wîhre  Art  dis  Clavier  zu 
splelen.*    2  Volumes,  Leipzig  1753-62. 

Scbweiczer,  Bacb.  || 


162  1-3  vie  et  le  caractère  de  Bach 

du  piano  moderne,  Kirnberger,  son  grand  ouvrage  en  deux 
volumes  sur  la  théorie  de  la  composition,  oîi  il  développait 
les  idées  de  l'enseignement  de  Bach  et  demandait,  avant 
tout,  qu'on  commençât  par  des  harmonisations  à  quatre  voix 
et  non  par  de  petits  exercices  de  contrepoint,  ce  qui  ne 
manqua  pas  de  soulever  de  grandes  discussions  dans  le 
monde  des  théoriciens'. 

Les  élèves  de  Bach  n'ont  donc  rien  ajouté  à  la  gloire  de 
leur  maître  et  n'ont  pas  davantage  contribué  à  faire  connaître 
ses  œuvres.  S'ils  jouèrent  ses  compositions  pour  orgue  et 
pour  clavecin,  ils  laissèrent  l'oubli  se  faire  sur  les  cantates 
et  les  Passions.  Emmanuel  exécuta  bien  des  cantates  et 
des  Passions  à  Hambourg;  mais  son  frère  et  lui  gardèrent 
pour  eux  toutes  les  partitions  de  leur  père,  et  leurs  amis 
mêmes  étaient  obligés  de  payer  pour  pouvoir  les  parcourir. 
A  Leipzig,  il  n'était  resté  qu'un  très  petit  nombre  de  can- 
tates de  Bach.  De  plus,  Doles,  un  élève  de  Bach,  qui  fut 
nommé  Cantor  de  St.  Thomas  en  1755,  n'était  pas  homme 
à  gérer  le  grand  héritage  qui  lui  était  échu.  Déjà  du  vivant 
de  Bach,  alors  qu'il  était  encore  son  élève,  il  avait  cherché 
à  jouer  un  rôle,  comme  compositeur,  à  côté  du  maître.  Ses 
œuvres  insignifiantes  et  sentimentales  ne  feraient  certes  pas 
soupçonner  de  qui  il  fut  le  disciple.  Il  donna  bien  quelques 
œuvres  de  Bach,  mais  sans  songer  à  instaurer  un  culte  de 
Bach  à  St.  Thomas. 

Aussi  bien,  qu'importe  aux  grands  génies  la  médiocrité 
de  leurs  élèves  directs?  Ils  continuent  à  enseigner  par  leurs 
œuvres  mêmes.  En  recommandant  à  ses  élèves,  avant  tout, 
l'étude  des  œuvres  classiques,  Bach  ne  se  doutait  pas  que 
son  véritable  enseignement  ne  commencerait  qu'au  moment 
où  la  postérité  découvrirait  à  nouveau  ses  Passions  et  ses 
cantates.     On  raconte  que  Brahms  attendait  avec  impatience 

1.  Johann  Philipp  Kirnberger:  «Die  Kunst  des  reinen  Satzes  in  derMusik";  première 
partie  1774;  seconde  partie  1776-1779.    L'ouvrage  n'est  pas  entièrement  terminé. 


La  piété  de  Bach  163 

l'apparition  de  chaque  nouveau  volume  de  l'édition  de  la  Bach- 
gesellschaft,  et  aussitôt  qu'il  le  tenait,  abandonnait  tous  ses 
travaux  pour  le  parcourir,  car,  disait-il,  avec  ce  vieux  Bach, 
on  a  toujours  des  surprises  et  on  apprend  toujours  quelque 
chose  de  nouveau.  Quand  arrivait  un  nouveau  volume  de  la 
grande  édition  de  Hàndel,  il  le  mettait  sur  le  rayon  en  disant: 
„I1  doit  être  bien  intéressant;  je  le  parcourrai  sitôt  que  j'en 
aurai  le  temps." 


XII.   La  piété  de  Bach 

Un  trait  manque  à  cette  esquisse  de  la  physionomie  de 
Bach,  le  trait  essentiel:  Bach  était  un  homme  pieux.  C'est 
la  piété,  qui  soutint  et  entretint  sereine  cette  existence 
laborieuse.  Ses  partitions,  à  défaut  de  tout  autre  document, 
suffiraient  à  nous  l'apprendre;  presque  toutes,  elles  portent 
comme  en-tête:  S.  D,  G.:  Soli  Deo  Gloria.  Sur  la  couverture 
de  rOrgelbiichlein  on  lit  le  vers  suivant: 

Dem  hôchsten  Gott  allein  zu  Ehren, 
Dem  Nâchsten  draus  sich  zu  belehren. 

A  Dieu  puissant  ce  livre  pour  l'honorer, 
A  autrui  pour  l'instruire. 

Cet  esprit  foncièrement  religieux  se  trahit  même  dans  le 
Klaviexbiichlein  de  Friedemann;  en  haut  de  la  page  où  se 
trouvent  les  premiers  petits  morceaux  à  jouer,  on  lit:  „In 
nomine  Jesu".  Chez  tout  autre,  ces  déclarations  de  piété, 
semées  à  tout  propos  et  dans  les  circonstances  les  plus 
insignifiantes,  apparaîtraient  exagérées,  sinon  prétentieuses. 
Chez  Bach,  on  sent  qu'il  n'y  a  là  rien  que  de  naturel. 
Certes,  c'était  un  génie  profond,  mais  profond  non  point 
à  la  façon  de  ceux  qui,  par  une  sorte  de  crainte  jalouse, 
dérobent  anxieusement  au  public  leur  vie  intérieure.  /Sa 
piété  à  lui  avait  quelque  chose  de  franc.  Il  ne  s'en  cachait 
pas;    elle    faisait    partie    intégrante    de    sa   nature    d'artiste. 

11* 


164  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

S'il  oraait  toutes  ses  partitions  de  son  S.  D.  G.,  c'est 
qu'il  se  faisait  une  idée  essentiellement  religieuse  de  la 
musique.  Elle  était,  avant  tout,  le  plus  puissant  moyen  de 
glorifier  Dieu;  la  musique,  agrément  profane,  ne  venait  qu'en 
second  lieu./ Cette  conception  si  foncièrement  religieuse  de 
l'art  s'exprime  toute  entière  dans  la  définition  qu'il  donne 
de  l'harmonie.  „La  basse  chiffrée,  dit-il,  dans  son  cours, 
est  le  fondement  le  plus  parfait  de  la  musique.  On  l'exé- 
cute des  deux  mains:  la  main  gauche  joue  les  notes  pres- 
crites et  la  main  droite  y  joint  des  consonnances  et  des  dis- 
sonannces,  pour  que  le  tout  donne  une  harmonie  agréable  en 
l'honneur  de  Dieu  et  pour  la  réjouissance  légitime  de  l'âme. 
Comme  toute  musique,  la  basse  chiffrée  n'a  d'autre  fin  que 
la  gloire  de  Dieu  et  la  récréation  de  l'esprit;  autrement,  ce 
n'est  plus  une  véritable  musique,  mais  un  bavardage  et 
rabâchage  diabolique  (ein  teuflisches  Geplerr  und  Geleyer)"V' 
Il  était  donc  tout  naturel  qu'il  parlât  d'une  façon  quelque  peu 
dédaigneuse  de  l'art  profane.  Témoin  le  propos  qu'il  tenait 
à  Friedemann  quand  il  l'invitait  à  l'accompagner  à  l'opéra 
de  Dresde:  „Si  nous  allions  à  nouveau  écouter  les  jolies 
petites  chansons  deDresde"  (die  schonen  Dresdener  Liederchen), 
ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'écrire,  lui  aussi,  de  la  musique 
profane  et  même  des  cantates  burlesques!  Au  fond  c'était 
là,  pour  lui,  moins  œuvre  d'art  que  passe-temps  et  délasse- 
ment de  l'esprit. 

''^Cet  artiste  pieux  possédait  une  culture  théologique  remar- 
quable. Les  livres  de  théologie  mentionnés  dans  le  cata- 
logue de  l'inventaire,  lui  permettaient,  certes,  d'avoir  une  opi- 


1.  Kap.  2.  Von  der  Définition:  ,Der  General-BaO  is't  das  vollkommenste  Fundament 
der  Musik,  welcher  mit  beiden  Hânden  gespielt  wird,  dergestalt,  daO  die  linke  Hand  die 
vorgeschriebenen  Noten  spielet,  die  rechte  aber  Con-  und  Dissonantien  darzu  greift,  damit 
dies  eine  vkohlklingende  Harmonie  gebe  zur  Ehre  Gottes  und  zulâssiger  Erhôhung  des 
Gemiitbs  und  soll,  wie  aile  Musik,  also  auch  des  Général-Basses  Finis-  und  End-Ursache 
aoders  nicht,  als  nur  zu  Gottes  Ehre  und  Récréation  des  Gemûths  seyn.  Wo  dièses  nicbl 
in  Acht  genommen  wird,  da  ist  keine  eigentliche  Musik,  sondern  ein  teuflisches  Geplerr 
und  Geleyer." 


La  piété  de  Bach  165 

nion  sur  les  nombreuses  questions  dogmatiques  qui  s'agitaient 
alors  dans  le  protestantisme./  Ne  vivait-il  point  à  cette  épo- 
que si  agitée  qui  suit  la  Réforme,  au  temps  de  cette  seconde 
Réforme  qui,  on  le  sait,  se  produisit,  au  tournant  du  XVII*^  et 
du  XVIII'  siècle  et  devait,  avec  le  temps,  opérer  une  trans- 
formation de  Tesprit  protestant?  Le  subjectivisme  en  matière 
religieuse,  contenu  par  Luther  dans  certaines  limites,  réappa- 
raît alors,  dans  toute  sa  force,  en  Spener,  le  chef  du  piétisme. 
Spener  était  Alsacien  de  naissance;  né  à  Ribeauvillé  en 
1635,  il  occupa  des  postes  ecclésiastiques  très  importants,  suc- 
cessivement à  Francfort  s./M.,  à  Dresde  et  à  Berlin.  C'est 
dans  cette  dernière  ville  qu'il  mourut  en  1705.  Sans  vou- 
loir porter  atteinte  au  dogme  fondamental  de  son  Eglise,  le 
chef  des  piétistes  insistait,  cependant,  sur  l'importance  de  la 
piété  individuelle  et,  par  cette  insistance  même,  mettait  en 
doute,  sans  le  vouloir,  la  valeur  normative  du  dogme  formulé. 
En  tout  cas,  l'orthodoxie  luthérienne,  qui,  après  la  mort  de 
Luther,  avait  inauguré  une  sorte  de  nouvelle  scolastique,  se 
sentit  attaquée.  La  lutte  ne  manqua  pas  de  s'engager  sur  tous 
les  points.  Elle  ne  devait,  à  vrai  dire,  jamais  finir.  Les 
mêmes  rapports  tendus  subsistent  encore  à  l'heure  actuelle 
entre  le  subjectivisme  protestant  et  le  dogme  adopté  par  la 
Réforme,  entre  le  piétisme  et  l'orthodoxie. 

/Or,  précisément,  du  temps  de  Bach,  cette  lutte  entre  ortho- 
doxes et  piétistes  battait  son  plein.  L'on  pourrait  croire 
que  la  piété  individualiste  du  maître  le  porta  vers  les  nouvel- 
les tendances.  Nombreuses  sont,  en  effet,  les  traces  de  piétisme 
dans  ses  œuvres.  Les  réflexions  théologiques,  la  tournure  des 
phrases  et,  surtout,  l'usage  des  diminutifs,  bref,  la  sentimen- 
talité, ce  sont  là  autant  de  particularités  qui  attestent  l'in- 
fluence du  piétisme.  /  Les  Passions  ne  sauraient  désavouer 
leur  date  de  naissance.  On  sent  qu'elles  ont  vu  le  jour 
à  l'époque  où  le  piétisme  commence  à  s'implanter  dans  la 
poésie    spirituelle    du    protestantisme.     Et,    cependant,    Bach 


jgg  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

faisait  partie  du  clan  orthodoxe.  Les  registres  de  Weimar 
sont  là  pour  attester  le  fait:  ils  nous  apprennent  qu'il  avait 
donné  comme  parrain  à  son  premier  enfant,  le  pasteur  Georg 
Christian  Eilmar,  de  Miihlhausen.  Or,  ce  pasteur  Eilmar  était 
le  protagoniste  du  parti  orthodoxe  de  Miihlhausen;  il  avait 
attaqué  d'une  façon  grossière  le  pasteur  piétiste  Frohne,  son 
collègue  et  son  aîné.  Au  temps  où  Bach  était  à  Miihlhausen, 
le  Conseil  avait  même  dû  intervenir,  pour  empêcher  une 
scission  complète  de  la  paroisse.  Frohne  —  son  attitude 
pendant  la  lutte  le  prouve  bien  —  était  un  homme  profondé- 
ment pieux,  distingué,  sympathique  à  tous  égards.  Eilmar, 
lui,  était  juste  le  contraire;  il  était  non  seulement  agressif, 
mais  rancunier,  de  plus,  dénué  de  toute  intelligence  et  de 
tout  sentiment  religieux.  Et  c'est  avec  ce  représentant  de 
l'orthodoxie  que  Bach  s'était  lié  d'amitié!  Autrement,  l'eût-il 
choisi  comme  parrain  de  son  enfant,  surtout  qu'il  avait  déjà 
quitté  Miihlhausen,  à  l'époque  du  baptême? 

Comment  expliquer  cette  double  attitude  religieuse  de 
Bach?  Au  fond,  c'était  un  esprit  conservateur;  tout  natu- 
rellement, il  se  rangeait  donc  du  côté  des  orthodoxes  et  ne 
voyait  dans  les  piétistes  que  des  novateurs  inopportuns.  Le 
piétisme,  en  outre,  était  antiartistique  en  tant  qu'il  préconis- 
sait  la  plus  grande  simplicité  du  culte,  tenait  l'art  en  suspi- 
cion et  ne  voyait  dans  son  introduction  à  l'église  qu'une  in- 
vasion dangereuse  des  pompes  mondaines.  La  cantate  et 
tout  ce  qui  ressemblait  de  près  ou  de  loin  à  de  „la  musique 
concertante"  était  suspect  aux  piétistes  qui  ne  faisaient  grâce 
qu'au  choral,  pour  sa  simplicité.  C'était  donc  à  l'artiste  Bach 
que  répugnait  le  piétisme.  De  là,  à  Miihlhausen,  ses  sym- 
pathies pour  un  homme  qui  les  méritait  si  peu  par  ailleurs. 
•'''^Au  fond,  Bach  n'était  ni  piétiste  ni  orthodoxe:  c'était  un 
penseur  mystique.  Le  mysticisme,  voilà  la  source  vive  d'où 
jaillissait  sa  piété.  Il  y  a  certains  chorals  et  certaines  cantates 
où  l'on  sent,  plus  encore  qu'ailleurs,  que  le  maître  y  a  mis  toute 


La  piété  de  Bach  167 

son  âme.  Ce  sont,  précisément,  les  chorals  et  les  cantates  mys- 
tiques. Comme  tous  les  mystiques,  Bach  était,  on  pourrait 
dire,  obsédé  par  le  pessimisme  religieux.  Cet  homme  robuste 
et  sain,  qui  vivait  entouré  de  l'affection  d'une  grande  famille, 
cet  homme  qui  était  l'énergie  et  l'activité  même,  qui,  bien  plus, 
avait  un  goût  prononcé  pour  le  franc  burlesque,  ressentait,  au 
fond  de  son  âme,  le  désir  intense,  la  „Sehnsucht",  du  repos 
étemel.  Il  connaissait  la  nostalgie  de  la  mort,  si  jamais 
être  humain  la  connut.  Jamais  aussi,  cette  nostalgie  de  la 
mort  n'a  été  traduite  en  musique  d'une  façon  plus  saisissante. 
Nombreuses  sont  les  cantates  *qu'il  a  écrites  sur  la  lassitude 
de  la  vie.  Sitôt  que  l'Evangile  effleurait  l'idée  chérie,  Bach 
s'en  emparait  et  lui  consacrait  toute  une  description  ^  Toutes 
les  cantates  pour  basse  seule  sont,  en  ce  sens,  des  cantates 
mystiques.  Elles  débutent  par  l'idée  de  la  lassitude  de  la 
vie;  puis,  de  plus  en  plus,  cette  attente  de  la  mort  se  rassé- 
rène et  s'illumine;  en  la  mort,  Bach  fête  la  libératrice  suprême 
et  décrit,  en  d'admirables  berceuses  spirituelles,  la  quiétude 
qui  envahit  son  âme,  à  cette  pensée;  ou  bien  encore,  sa  féli- 
cité se  traduit  par  des  thèmes  joyeux  et  exubérants,  d'une 
gaîté  surnaturelle./^  L'on  sent  que  son  âme  entière  chante 
dans  cette  musique  et  que  le  croyant  l'a  écrite  dans  une 
sorte  d'exaltation.  Aussi,  combien  puissante  en  est  l'impres- 
sion! Quel  charme  pénétrant  dans  cette  admirable  berceuse  : 
„Schlummert  ein  ihr  mûden  Augen"  (Fermez-vous,  paupières 

1.  Voici  quelques-anes  de  ces  cantates: 

Liebster  Gott,  wann  werd  ich  sterben,  No.  8. 

Liebster  Jesu,  mein  Verlangen,  No.  32. 

Schiage  doch,  gewunschte  Stunde,  No.  53. 

Ich  will  dcn  Kreuzstab  gerne  tragen,  No.  56. 

Selig  ist  der  Mann,  No.  57. 

Ich  babe  genug.  No.  S2. 

Gones  Zeit  ist  die  alierbeste  Zeit,  No.  106. 

Ach  iieben  Christen  seid  geirost,  No.  114. 

Ich  steb  mit  einem  FuU  im  Grabe,  No.  156. 

Komm  du  siiOe  Todesstunde,  No.  161. 

Acb  ich  sebe,  jetzt  da  Ich  zur  Hochzeit  gehe,  No.  162. 


jgg  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

fatiguées)  de  la  cantate  „Ich  habe  genug"  (C'en  est  assez) 
(No.  82),  ou  bien  encore,  dans  la  simple  mélodie;  „Komm, 
sùfier  Tod!"  (Viens,  ô  douce  mort!) 

Ainsi  désirée,  ainsi  attendue,  la  mort  ne  le  surprit  point. 
Au  moment  suprême,  son  visage  dût  s'illuminer  de  ce  sou- 
rire surnaturel  qu'on  croit  saisir  dans  ses  cantates  et  ses 
chorals  mystiques. 

XIII.   La  physionomie  de  Bach.     Summa  vitae 

Quatre  portraits  à  l'huile  *nous  ont  conservé  les  traits 
de  Bach;  l'un  d'eux,  celui  qui  fut  exécuté  par  le  peintre  de  la 
cour  Hausmann,  pour  la  «Société  Mizler",  se  trouve  à  l'école 
St.  Thomas.  En  outre,  il  existe  de  lui  un  buste  moderne,, 
qui  a  une  valeur  toute  particulière,  ayant  été  modelé  d'après 
un  crâne  trouvé  au  cimetière  St.  Jean  à  Leipzig,  qui,  sans 
aucun  doute,  est  le  crâne  même  de  Bach  ^  En  1894,  lors  de 
la  reconstruction  de  l'église  St.  Jean,  l'on  fouilla  l'ancien  cime- 
tière qui  l'entourait.  Or,  nous  savons  par  les  registres,  que 
Bach  y  fut  enterré  dans  une  fosse  peu  profonde  et  dans 
un  cercueil  de  chêne,  alors  que  les  bières  ordinaires  se  fai- 
saient en  sapin.  De  plus,  une  tradition  locale  rapportait  qu'il 
avait  été  enseveli  au  sud  de  l'église  à  six  pas,  en  droite 
ligne,  de  la  porte.  Et  en  effet,  on  trouva,  à  cette  place,  un 
cercueil  en  chêne  avec  le  squelette  d'un  homme  âgé,  dont 
le  crâne  présentait  les  traits  caractéristiques  de  la  tête  de 
Bach,  telle  que  nous  la  montrent  ses  portraits  à  l'huile:  ar- 
cade sourcillière  saillante,  angle  nasal  très  marqué,  mâchoire 
inférieure  quelque  peu  proéminente,  menton  fortement  ac- 
centué. Un  sculpteur  de  renom,  Seffner,  prenant  le  moulage 
de  ce  crâne  pour  base,  modela  un  buste  de  Bach,  avec  le 
précieux  concours  de  M.  His,  professeur  d'anatomie  à  l'Uni- 

1.  Voir  l'étude  sur  Bach  de  William  Cart,  p.  252  et  253. 


La  physionomie  de  Bach,    Summa  vitae  169 

versité  de  Leipzig,  qui  lui  fournit  des  indications  très  précises 
sur  les  proportions  que  présentent,  à  un  âge  donné,  les  parties 
molles  et  les  muscles  de  la  tète.  Le  buste  obtenu  avec  ces 
données  confirme  et  complète  en  quelque  sorte  les  portraits 
contemporains  de  Bach. 

Et  cependant,  malgré  ces  portraits  et  malgré  ce  buste, 
la  physionomie  réelle  de  Bach  reste  énigmatique.  On  lit 
bien  une  certaine  énergie  sur  le  front,  entre  les  sourcils 
quelque  chose  de  sévère  et  de  sombre,  tandis  que  la  bouche 
exprime  une  certaine  bonté.  Mais  ce  que  ces  artistes  ne 
rendent  point,  c'est  l'ensemble  de  la  physionomie.  Ils  ont 
voulu  saisir  le  visage  à  l'état  de  repos  et  cet  état  ne  lui  est 
pas  naturel;  ils  combinent  et  expriment  simultanément  les 
aspects  divers  de  la  physionomie  de  Bach,  mais  sans  en 
accentuer  l'expression  caractéristique  par  excellence.  Ces 
portraits  «composés",  sont  donc,  en  quelque  sorte,  des  portraits 
impersonnels,  qui  réunissent  sur  la  même  toile  les  différents 
traits  du  maître,  sans  même  chercher  à  saisir  la  personnalité 
de  sa  physionomie. 

Seul,  un  artiste  de  premier  ordre  eût  pu  faire  le  véritabe 
portrait  de  Bach.  Les  portraitistes  d'alors,  tout  considérables 
qu'ils  fussent,  n'ont  donc  fait,  en  réalité,  que  nous  fournir  les 
éléments  d'un  portrait  du  maître,  et  ce  n'est  que  quand  notre 
imagination  anime  ces  traits,  en  leur  prêtant  un  sourire,  ou 
en  les  illuminant  d'un  éclair,  que  nous  pouvons  évoquer  le 
véritable  Bach. 

Au  total,  dirons-nous,  en  terminant,  Bach  fut  un  homme 
heureux.  Certes,  les  ennuis  ne  firent  pas  défaut  à  cette 
longue  carrière,  pas  plus  que  ne  lui  furent  épargnées  les 
vexations;  certes,  il  vécut  dans  un  milieu  trop  étroit  pour 
ne  pas  se  sentir  souvent  blessé,  et  les  dernières  années 
de  sa  vie  s'écoulèrent  dans  un  certain  isolement.  Mais 
il  ne  connut  pas  la  douleur  suprême  de  l'artiste:  l'indif- 
férence des  contemporains.     Justice  lui   fut    rendue  de   son 


170  La  vie  et  le  caractère  de  Bach 

vivant  même.  Ses  compatriotes  le  vénéraient;  il  put  faire 
exécuter  lui-même  toutes  ses  œuvres;  il  vivait  entouré  d'une 
grande  famille,  à  l'abri  des  soucis  matériels,  ayant  pour  con- 
fidents et  pour  compagnons  artistiques,  sa  femme  et  ses  fils 
aînés.  Qu'eussent  pu  désirer  de  plus  l'homme  et  l'artiste? 
Que  l'on  compare  cette  existence  calme  aux  tumultes  et  aux 
discordes  intérieures  de  celle  d'un  Beethoven,  ou  à  la  vie  mou- 
vementée, pleine  de  lutte,  d'assauts  et  de  désespoirs  d'un 
Wagner! 


III'  PARTIE 

LA  GENÈSE  DES  ŒUVRES  DE  BACH 

XIV.   Les  différentes  phases  de  Tactivité  créatrice  de 

Bach 

Il  semble  qu'une  providence  complaisante  ait  disposé  les 
événements  de  façon  que  Bach  produisît  tout  naturellement 
ce  qu'il  portait  en  lui.  Tout  concourt  au  plein  épanouisse- 
ment de  son  génie.  Ce  sont  des  raisons  purement  matérielles, 
bien  prosaïques  souvent,  qui  motivent  ses  déplacements  d'Arn- 
stadt  à  Miihlhausen,  de  Miihlhausen  à  Weimar,  de  Weimar  à 
Côthen,  de  Côthen  à  Leipzig;  et  pourtant,  chacun  de  ces  change- 
ments marque  une  époque  dans  son  développement  artistique. 
Comme  les  œuvres  de  Goethe,  toutes  les  œuvres  de  Bach 
sont  éminemment,  et  au  sens  le  plus  profond  du  mot,  des  œu- 
vres de  circonstance;  il  les  a  écrites  parce  que  les  circon- 
stances les  lui  commandaient.  Et  les  circonstances  l'ont 
admirablement  guidé;  pas  plus  qu'on  ne  saurait,  une  fois  le 
sujet  donné,  concevoir  une  fugue  de  Bach  autre  qu'il  ne  l'a 
réalisée  lui-même,  l'on  ne  saurait  imaginer  circonstances  plus 
propres  à  aider  la  réalisation  de  toutes  les  puissances  de  son 
riche  talent. 

Les  années  d'Arnstadt  (1703-1707)  et  de  Miihlhausen 
<1707-1708)  sont  pour  le  futur  maître  de  l'orgue  les  années 
d'apprentissage.  Durant  ces  cinq  années,  de  dix  huit  à  vingt  trois 
ans,  Bach  s'initie  à  tous  les  secrets  de  la  technique  de  l'instru- 
ment   sacré,    en    même    temps    qu'il   s'essaye   dans  tous  les 


J72  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

genres  de  composition  pour  orgue.  Ses  maîtres  sont  Pach- 
helbel,  Bôhm  et  Buxtehude,  dont  l'influence  se  trahit  à 
toutes  les  pages  du  cahier  de  l'apprentie  Les  thèmes  sont 
d'une  invention  très  intéressante,  la  façon  dont  il  les  dével- 
loppe,  par  contre,  très  embrouillée.  On  sent  là  une  main 
inexpérimentée.  L'usage  de  la  pédale,  facultatif  au  début,, 
s'impose  de  plus  en  plus,  à  mesure  que  Bach  progresse  dans 
la  technique:  l'élève  ne  piétine  pas  sur  place;  il  s'achemine 
à  grand  pas  vers  la  virtuosité.  C'est  qu'il  n'épargne  point 
l'effort;  le  nécrologue  raconte  qu'à  cette  époque  Bach  passait 
souvent  des  nuits  entières  à  étudier.  Ajoutons  aussi,  qu'il  se 
trouvait,  à  Arnstadt,  dans  des  conditions  de  travail  extrême- 
ment favorables:  ses  fonctions  ne  lui  prenaient  que  quelques 
heures  par  semaine;  il  avait  donc  d'abondants  loisirs  à  con- 
sacrer à  son  art. 

Les  années  de  Weimar  sont  remplies  par  un  travail  moins 
spécial.  Ce  sont,  en  quelque  façon,  des  années  d'apprentissage 
universel.  C'est  à  Weimar  qu'il  étudie  et  copie  les  maîtres 
français  et  italiens.  C'est  là  qu'il  fait  connaissance  avec 
l'art  du  clavecin  français.  En  même  temps,  il  se  familiarise  avec 
la  musique  d'orchestre  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les 
époques  et  entreprend  d'écrire  des  cantates  où  déjà  l'or- 
chestre joue  un  rôle  de  première  importance,  comme  le 
prouvent  l'actus  tragicus  (No.  106)  et  la  cantate  „Nun  komm 
der  Heiden  Heiland"  (No.  61)  qu'il  fit  exécuter  à  Leipzig 
en  1714. 

Ses  fonctions  mêmes  lui  imposaient  à  Weimar  une  activité 


1.  Comme  exemples  des  œuvres  de  l'époque  d'Arnstadt-Mûhlhausen  citons  deux  fugues 
en  do  mineur  (IV,  No.  5  et  9),  un  prélude  et  fugue  en  la  mineur  (III,  No.  9)  une  Fantasia 
en  sol  majeur  (IV,  No.  11),  un  prélude  et  une  fugue  en  la  majeur  (III,  No.  7),  le  capprici» 
pour  clavecin  (voir  p.  63)  et  plusieurs  chorals  (voir  p.  65  et  66).  En  fait  de  cantates,  il  y  aurait 
à  mentionner  une  cantate  de  Pâques  écrite  à  Arnstadt  et  remaniée  plus  tard  „Denn  du 
wirst  meine  Seele"  No.  15,  la  Ratswahlcantate  de  Miihlhausen  ,Gott  ist  mein  Kônig"  No.  71, 
composée  et  imprimée  en  1708,  une  cantate  sur  le  psaume  130»  „Aus  der  Tiefe  rufe  ich* 
No.  131  et  la  cantate  niiptiale  „Der  Herr  denket  an  uns"  (T.  XIII*  1»  livraison).  D'après 
Spittà  (I,  p.  369)  cette  dernière  cantate  a  été  écrite  pour  le  pasteur  Stauber  à  Arnstadt,  qu» 
se  remaria  en  secondes  noces  au  moment  où  Bach  quitta  Miihlhausen. 


Les  différentes  phases  de  l'activité  créatrice  de  Bach       173 

multiple  et  diverse.  En  sa  qualité  d'organiste  de  la  cour,  il 
se  trouvait  tout  naturellement  amené  à  composer  pour  orgue, 
et  le  nécrologue  mentionne  expressément  que  la  plupart  des 
œuvres  pour  orgue  ont  été  écrites  à  Weimar. 

Pour  l'orchestre,  où  il  tenait  tantôt  le  violon,  tantôt  le  cla- 
vecin, il  avait  à  composer  toutes  sortes  de  morceaux,  et, 
lorsqu'en  1714,  il  fut  nommé  Concertmeister  —  nous  dirions 
aujourd'hui,  sous-chef  d'orchestre  —  il  eut,  en  plus,  l'obli- 
gation d'écrire,  tous  les  ans,  un  certain  nombre  de  cantates 
pour  le  service  religieux. 

Mais  ce  n'est  qu'à  Côthen  que  ces  compositions  ont,  pour 
la  plupart,  reçu  leur  forme  définitive.  Le  séjour  à  Cothen 
est,  en  effet,  comme  un  entr'  acte  qui  sépare  la  première  et 
la  seconde  partie  de  la  vie  du  maître.  Il  n'avait  point  de 
fonctions  précises  et  comme  il  n'était  pas  organiste  en  titre, 
ses  occupations  se  réduisaient,  presque  exclusivement,  à  jouer 
du  clavecin  au  prince  Léopold  ou  à  l'accompagner  quand  il 
chantait  —  le  prince  passait  pour  bon  chanteur  et  jouait  de 
plusieurs  instruments  à  cordes  —  ou,  encore,  à  diriger  le  petit 
orchestre.  Disons  le  mot:  Côthen  fut  pour  Bach  une  station 
de  repos.  La  vie  paisible  et  tranquille  qu'il  y  mena  de  1717 
à  1723,  c'est  à  dire  de  trente  deux  à  trente  huit  ans,  lui 
permit  de  laisser  mûrir  en  lui  les  impressions  diverses  qu'il 
avait  recueillies  à  Weimar  et  de  mener  à  bonne  fin  les  tra- 
vaux entrepris  jusque  là.  En  quittant  Côthen,  il  approchait 
de  la  quarantaine;  il  s'était  reposé  des  fatigues  d'autrefois; 
ce  qu'il  lui  fallait  maintenant,  c'était  une  activité  qui  l'ab- 
sorbât à  nouveau,  tout  entier,  et  lui  permît  de  dépenser  les 
forces  accumulées.     Il  la  trouva  à  Leipzig. 


J74  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


XV.   Les  œuvres  pour  orgue 

Edition  de  la  Bachgesellschaft: 

T,  III^:  Le  grand  recueil  des  chorals  (Clavieriibung  Ille  partie). 

T.  XVe;  Sonates,  Préludes,  Fugues  et  Toccates.     Passacaglia. 

T.  XXVe  2e  livraison:  Les  petits  chorals;  les   six  chorals   tirés  de 

cantates;  les  dix-huit  chorals. 
T.  XXXVIIIe;  Préludes,  Fugues,  Fantaisies;  Concertos   de    Vivaldi 

transcrits  pour  orgue. 
T.  XLe:   Les  chorals  qui   existent  isolément  et  les  variations  sur 

chorals. 

Edition  Peters: 

L  Les  Sonates  et  la  Passacaglia. 

II,  III  et  IV.  Préludes,  Fugues  et  Toccates. 

V.  Petits  chorals. 

VI  et  VII.  Grands  chorals. 

VIII.  Concertos  de  Vivaldi  transcrits  pour  orgue.    Les  huit  petits 
préludes. 

IX.  Oeuvres  diverses. 

Quoiqu'il  soit  très  difficile  d'établir  une  chronologie,  ne 
fût-elle  qu'approximative,  des  œuvres  pour  orgue,  il  est  à  peu 
près  certain  que,  seuls,  les  quatre  grands  préludes  et  fugues 
en  do  majeur  (II  No.  7),  si  mineur  (II  No.  10),  mi  mineur 
(II  No.  9)  et  mi  bémol  majeur  (III  No.  1)  ont  été  écrits  à 
Leipzig.  Par  contre,  Bach  y  a  repris  beaucoup  d'esquisses 
antérieurement  ébauchées.  C'est  là  une  habitude  chère  au 
maître:  il  remanie  sans  cesse.  Nous  avons,  par  exemple, 
des  preuves  certaines  qu'il  a  remis  plusieurs  fois  sur  le 
métier  les  fugues  en  sol  mineur  et  en  la  mineur.  De  même, 
bien  d'autres  morceaux  doivent  leur  dernier  poli  à  un  rema- 
niement fait  à  Leipzig,  alors  que  l'invention  même  en  remonte 
aux  années  de  Weimar-Côthen. 

C'est  dans  les  compositions  pour  orgue  que  Bach  atteint, 
pour  la  première  fois,  la  pleine  maîtrise.  A  Weimar,  les 
sonates  et  les  concertos  des  Italiens  lui  révèlent  ce  que  les 
Buxtehude  et  les  Bôhm  n'avaient  pu  lui  enseigner,  parce 
qu'ils  l'ignoraient  eux-mêmes:  l'architecture  musicale.     Cette 


Les  œuvres  pour  orgue  175 

découverte  l'enthousiasme  et  il  se  met,  incontinent,  à  étudier 
Vivaldi,  Albinoni,  Legrenzi  et  Corelli.  Dans  la  Canzona  (IV 
No.  10)  et  dans  l'Allabreve  en  ré  majeur  (VIII  p.  72)  il  s'a- 
bandonne entièrement  au  charme  des  créations  italiennes. 
Il  se  trouve  ainsi  avoir  fait,  d'un  seul  coup,  un  pas  énorme 
en  avant.  Laissant  bien  loin  derrière  lui,  les  maîtres  alle- 
mands, d'un  bond  il  atteint  la  perfection.  Il  reste  allemand, 
car  dans  ses  préludes  et  fugues  on  trouve  encore  l'art  sur- 
chargé et  abondant  en  surprises  de  Buxtehude,  mais  au  lieu 
du  laisser-aller  d'autrefois,  on  sent  l'effort  vers  la  netteté  et 
la  simplicité  du  plan.  Or,  ce  qui  donne  à  ses  compositions 
pour  orgue  leur  grandeur  et  leur  valeur  d'œuvres  classiques, 
c'est  précisément  la  fusion  intime  de  l'esprit  allemand  et  de  la 
forme  pure  italienne.  On  pourrait  même  aller  jusqu'à  dire 
que  c'est  le  rapport  de  proportion  entre  l'esprit  italien  et 
l'esprit  allemand  qui  détermine  la  personnalité  d'un  prélude  ou 
d'une  fugue.  Les  fugues  en  la  mineur  et  en  sol  mineur 
sont  essentiellement  classiques,  parce  que  le  souci  de  la  forme 
pure  y  prédomine.  Il  en  est  de  même,  pour  citer  quel- 
ques autres  exemples,  de  la  Toccate  en  fa  majeur  (III  No.  2) 
et  de  celle  en  ré  mineur  (III  No.  3).  Par  contre,  là  où  il  y 
a  de  l'imprévu,  des  surprises,  des  retours  subits,  là  oij  la 
structure  procède,  non  du  raisonnement,  mais  du  sentiment, 
c'est  l'esprit  allemand  qui  l'a  emporté.  Dans  cette  catégorie 
nous  classons  la  fugue  lyrique  en  la  majeur  (II  No.  3),  celle 
en  do  majeur  (II  No.  7),  la  Fantasia  en  do  mineur  (III  No.  6), 
celle  en  sol  mineur  (III  No.  4)  et  les  quatre  grands  pré- 
ludes et  fugues  de  l'époque  de  Leipzig.  Ces  dernières  com- 
positions, précisément,  marquent  un  retour  puissant  vers  l'art 
allemand.  Qu'on  examine  de  près  le  prélude  en  do  (II  No  7) 
avec  sa  basse  obstinée  et  son  admirable  fugue  lyrique;  celui 
en  si  mineur  (II  No.  10),  tissu  fantastique  de  superbes  guir- 
landes, avec  une  fugue  qui  rappelle  Schubert;  le  prélude 
dramatique  en  mi    mineur   (II  No.  9)   et  la  fugue  qui  est  un 


176  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

drame  musical  passionné,  une  vraie  lutte  de  Titans;  le  prélude 
en  mi  bémol  (III  No.  1),  qui,  en  réalité,  est  une  symphonie, 
avec  sa  triple  fugue  dont  les  trois  parties  semblent  repré- 
senter trois  états  d'âme  différents:  ces  œuvres,  que  sont-elles, 
sinon  la  reprise  en  grand  de  ce  que  les  Buxtehude  et  les 
Bôhm  avaient  rêvé  de  réaliser  dans  leurs  compositions  agitées 
et  entrecoupées? 

Une  question  accessoire:  Quel  rapport  y  a-t-il,  au  juste, 
entre  les  préludes  et  les  fugues?  La  liaison  est-elle  pure- 
ment donnée  par  la  tonalité,  ou  bien,  doit-elle  être  cherchée 
plus  avant,  dans  le  caractère  des  deux  morceaux?  Il  serait 
difficile  de  fournir  une  réponse  qui  expliquât  d'une  façon 
générale  les  rapports  entre  les  préludes  et  les  fugues.  D'une 
part,  il  est  certain  que  bien  des  préludes  et  des  fugues  forment 
un  tout  organique.  C'est  là,  sans  aucun  doute,  le  cas  pour 
les  grandes  œuvres  de  l'époque  de  Leipzig,  ou  bien  encore, 
pour  le  prélude  et  la  fugue  en  la  majeur  (II  No.  3).  D'autres, 
par  contre,  n'ont  été  réunies  qu'après  coup.  La  fugue  en 
fa  majeur  (III  No.  2)  et  celle  en  do  mineur  (III  No.  6)  ont 
certainement  été  écrites  bien  avant  les  préludes  auxquels 
elles  se  trouvent  reliées  actuellement;  l'on  pourrait  même  se 
demander  si  la  fugue  qui  figure  à  la  suite  de  la  Passacaglia 
a  été  composée  en  même  temps  que  celle-ci:  elle  lui  est 
singulièrement  inférieure. 

Les  œuvres  destinées  à  l'enseignement  tiennent  une  grande 
place  dans  les  compositions  pour  orgue.  Bach,  par  une  coïn- 
cidence rare  chez  les  grands  génies,  se  sentait  la  vocation 
d'enseigner,  et  ce,  à  un  tel  point,  que  toute  une  série  de 
ses  plus  belles  œuvres  ont  été  écrites  dans  cette  intention. 
Parmi  la  musique  d'orgue,  citons  les  huit  petits  préludes  et 
fugues  (VIII),  les  six  sonates  (I)  et  le  petit  recueil  de  cho- 
rals (Orgelbiichlein  V).  Avant  Spitta,  on  considérait  les  huit 
petits  préludes  et  fugues  comme  des  essais  de  jeunesse; 
tout  concourt  à  prouver,  au  contraire,  qu'ils  ont  été  composés 


Les  œuvres  pour  orgue  177 

après  une  étude  attentive  des  œuvres  de  Vivaldi,  non  pour 
l'usage  personnel  du  maître,  mais  dans  le  but  d'initier  ses 
élèves  à  la  technique  de  l'orgue.    Ils  datent  donc  de  Weimar. 

Les  six  sonates  pour  orgue  sont  postérieures  aux  petits 
préludes.  Bach,  d'après  Forkel,  les  composa  successivement 
pour  Wilhelm  Friedemann  qu'il  voulait  rompre  à  la  technique 
du  virtuose.  Elles  datent  donc  de  la  fin  de  l'époque  de  Co- 
then;  même,  il  est  probable,  d'après  la  chronologie  établie 
par  Spitta,  qu'elles  n'ont  été  terminées  et  réunies  que  vers 
1727.  Forkel  a  trouvé  le  mot  qui  résume  tout  ce  qu'on 
pourrait  en  dire:  „Man  kann  von  ihrer  Schônheit  nicht  genug 
sagen"  (L'on  ne  saurait  assez  dire  de  leur  beauté). 

Toutefois,  en  les  jouant,  on  s'aperçoit  qu'elles  sont  plutôt 
composées  pour  être  exécutées  sur  un  clavecin  à  deux  claviers 
avec  pédale  que  sur  l'orgue.  Elles  forment  une  catégorie  à 
part,  et  l'on  ne  saurait  guère  citer  d'autres  morceaux  pour 
orgue  de  ce  genre  «musique  de  chambre",  si  ce  n'est  la 
Passacaglia;  or,  Forkel  fait  remarquer,  précisément,  à  son 
propos,  qu'elle  aussi  appelle  plutôt  le  clavecin  à  pédale  que 
l'orgue.  Quiconque  a  déjà  fait  des  essais  de  registration  pour 
cette  suite  de  variations,  sans  jamais  arriver  à  un  résultat 
satisfaisant,  lui  donnera  raison,  ce  qui  n'implique  point,  as- 
surément, que  Bach  ne  l'ait  pas  jouée  aussi  sur  l'orgue. 
Quant  aux  sonates,  le  titre  du  manuscrit  original  les  désigne 
expressément  comme  sonates  pour  le  clavecin  à  deux  claviers 
avec  pédale.  C'est  donc  à  tort  que  l'on  parle  des  «sonates 
pour  orgue"  de  Bach. 

Mais  la  plus  importante  de  ces  œuvres  écrites  pour  l'en- 
seignement de  l'orgue,  c'est  l'Orgelbiichlein,  le  recueil  des 
petits  chorals.  L'idée  de  composer  un  annuaire  de  chorals 
pour  orgue  s'était  tout  naturellement  présentée  à  l'esprit  du 
maître,  étant  donné  l'importance  des  chorals  de  tempore'. 
Walther,  son  collègue  de  Weimar,  au  dire  de  Mattheson,  avait 

1.  Voir  p.  72. 

Schweitzer,  Bach.  l^ 


178  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

composé  un  recueil  analogue.  Or,  c'est  précisément  à  Weimar 
que  Bach  se  mit  à  réunir  les  petits  chorals.  Le  premier 
autographe  de  cette  collection  se  trouva  appartenir  plus  tard 
à  Félix  Mendelssohn;  les  chorals  de  Noël  et  de  l'Avent  étant 
perdus,  il  ne  contient,  en  tout,  que  vingt-six  chorals.  Encore 
manque-t-il  trois  feuillets  que  Mendelssohn  avait  coupés;  sa 
fiancée  en  reçut  deux;  le  troisième,  il  le  donna  à  Madame 
Clara  Schumann.  A  Côthen,  le  maître  recopia  tous  ces 
chorals  sur  un  beau  cahier  de  quatre  vingt  douze  feuilles, 
relié  en  cuir.  Il  inscrivit,  d'avance,  en  haut  de  la  page,  en 
suivant  l'ordre  de  l'année  ecclésiastique,  le  choral  qu'elle 
devait  contenir.  Sont  prévus,  en  tout,  cent  soixante  neuf  chorals; 
quarante  cinq  seulement  ont  été  achevés;  les  autres  —  cent 
vingt  quatre  —  sont  restés  à  l'état  de  pages  blanches. 

Quelles  raisons  l'empêchèrent  d'achever  l'œuvre  projetée? 
Serait-ce  que  la  nomination  de  Leipzig,  survenant  entre  temps, 
fit  dériver  ses  préoccupations  vers  d'autres  objets?  Mais  alors, 
pourquoi  ne  compléta-t-il  point  la  collection  plus  tard?  Pour- 
quoi cet  abandon  définitif?  Ce  furent  tout  simplement  les 
difficultés  de  composition  qui  lui  firent  délaisser  la  tâche  com- 
mencée: les  chorals  non  achevés  étaient  de  ceux  qui  ne  se 
prêtent  pas  à  la  description  musicale.  Or,  dans  l'intention 
primitive,  les  chorals  du  petit  recueil  devaient  être  tous 
descriptifs. 

Au  point  de  vue  de  la  forme,  disions-nous,  les  chorals 
du  petit  recueil  présentent  un  type  à  part.  La  nouveauté  du 
procédé  consiste  à  faire  entendre  la  mélodie  du  choral  accom- 
pagnée et  expliquée,  pour  ainsi  dire,  par  un  motif  caractéris- 
tique qui  dépeint  le  côté  saillant  du  texte.  D'où  une  série 
de  descriptions,  une  luxuriante  abondance  de  poésie  musicale 
qui  fait  de  ce  petit  livre  du  maître  l'un  des  chefs-d'œuvre 
de  son  art,  un  chef-d'œuvre  d'un  charme  tout  à  fait  moderne. 
Mais  telle  était  la  modestie  de  Bach,  qu'il  écrivit  cette  œuvre 
dans  l'intention  bien  humble   d'exercer  des  élèves  aux  diffi- 


Les  œuvres  pour  orgue  179 

cultes  de  la  technique  musicale!  Il  n'osa  point  la  publier 
parce  qu'elle  était  incomplète! 

Pour  ce  qui  est  de  leur  valeur  pédagogique,  ajoutons  que 
ces  trois  œuvres  n'ont  été  ni  remplacées  ni  surpassées  jus- 
qu'à l'heure  actuelle  et  qu'elles  ne  le  seront,  vraisemblablement, 
jamais.  Elles  sont  l'école  d'orgue  par  excellence.  Bach  sup- 
posait avec  raison  que  celui  qui  abordait  l'étude  de  l'orgue, 
possédait  la  technique  du  clavecin  suffisamment  pour  être 
capable  de  jouer  correctement  à  plusieurs  parties.  Les  huit 
petits  préludes  n'offraient  donc  de  difficulté  que  celle  de  la  pé- 
dale et  il  est  certain  que  Bach  les  faisait  étudier  à  ses  élèves 
sans  autres  exercices  préparatoires,  car  il  aimait  à  les  lancer 
en  pleine  difficulté;  les  petits  chorals  devaient,  ensuite,  les 
familiariser  avec  la  musique  du  culte;  quant  aux  sonates,  elles 
sont  vraiment  hérissées  de  difficultés  et  exigent  une  telle 
assurance,  une  telle  indépendance  des  pieds  et  des  mains, 
que  quiconque  s'en  est  rendu  maître  n'a  plus  rien  à  désirer 
au  point  de  vue  de  la  virtuosité.  C'est  à  elles,  en  effet,  que 
Friedemann  devait  sa  technique  éblouissante.  Et  aujourd'hui 
encore,  quiconque  aura  fait  cet  apprentissage,  ne  rencontrera 
point  dans  les  œuvres  modernes  pour  orgue,  pas  plus  que 
dans  les  classiques,  de  difficultés  qu'il  n'ait  déjà  trouvées  et 
vaincues  à  l'école  de  Bach,  et,  ce  qui  vaut  mieux  encore,  il 
n'aura  point  perdu  une  seconde;  car  si  l'on  peut  adresser  un 
reproche  aux  auteurs  de  méthodes  modernes,  c'est  de  tenir  trop 
longtemps  la  porte  entr'ouverte,  avant  de  faire  entrer  le  disciple. 

La  question  de  la  chronologie  des  chorals  est  difficile  à 
résoudre.  Spitta  admet  que  la  plupart  des  grands  chorals,  y 
compris  les  dix-huit  chorals,  dont  Bach  était  en  train  de 
préparer  la  publication  quand  la  mort  le  surprit,  ont  été 
composés  avant  Leipzig.  Rust,  par  contre,  dans  la  préface  du 
Tome  XXV*  des  œuvres  du  maître,  prétend  qu'ils  datent  de 
Leipzig.    Examinons  la  question  de  plus  près. 

Bach  a  réuni  lui-même,  en  cinq  recueils,  tous  les  chorals 

12* 


jgO  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

pour  orgue  auxquels  il  attachait  de  l'importance;  ces  cinq 
recueils,  contiennent  environ  quatre-vingt-dix  chorals.  Ce 
sont:  le  petit  recueil  de  Weimar-Côthen,  dont  nous  venons 
de  parler;  le  grand  recueil  qui  parut  en  1739,  dans  la  IIP  partie 
de  la  Clavieriibung;  une  collection  de  six  chorals  qu'il  fit 
paraître  chez  Schiibler,  à  Zeila,  vers  1747;  les  variations  en 
canon  sur  un  choral  de  Noël  (V,  p.  92-101),  qu'il  avait  com- 
posées en  1746-47  pour  les  présenter  à  la  société  de  Mizler, 
et  les  dix-huit  chorals. 

Eliminons,  dès  l'abord,  le  six  chorals  parus  chez  Schiibler*; 
ils  n'offrent  aucun  intérêt.  Ce  ne  sont  que  des  transcriptions 
d'airs  de  cantates  qui  diffèrent,  en  tout,  des  autres  chorals. 
Nous  avouons  ne  pas  comprendre  l'intérêt  qui  a  pu  pousser 
Bach  à  faire  cette  publication;  c'était,  en  quelque  sorte,  re- 
nier ses  véritables  chorals  pour  orgue. 

Outre  ces  recueils,  la  sollicitude  de  ses  amis  et  élèves  — 
parmi  lesquels  Walther,  Krebs,  Kirnberger  et  Kittel  —  nous  a 
conservé  encore  une  cinquantaine  de  chorals.  Bach  ne  les 
jugeait  pas  dignes  de  paraître;  aussi  ne  les  admit-il  point 
dans  ces  recueils,  encore  qu'il  s'en  trouve,  dans  le  nombre, 
de  fort  intéressants.  En  tout,  donc,  cent  quarante  à  cent 
cinquante  chorals;  Forkel  en  connaissait  soixante  dix  et  esti- 
mait le  total  à  environ  cent  chorals. 

Pour  ce  qui  est  des  chorals  qui  n'ont  point  figuré  dans 
les  recueils  de  Bach,  il  est  clair,  que  nous  avons  à  faire  à 
des  œuvres  de  jeunesse,  c'est  à  dire  à  des  œuvres  de  l'é- 
poque d'Arnstadt,  de  Miihlhausen  et  de  Weimar.  Quelques 
uns,  les  deux  chorals  sur  le  „  Super  flumina"  (Peters  VI  No.  12 
a  et  b),  par  exemple,  semblent  avoir  été  écrits  à  Côthen. 
Quant  aux  dix-huit  chorals,  il  est  presque  certain  que  Spitta 
a  raison  contre  Rust:  à  en  juger  d'après  les  indices  que  nous 
fournit  la  facture,  ils  appartiennent,  sinon  tous,  du  moins  la 
plupart,  à  l'époque  de  Weimar-Côthen.     Il   n'y  a  donc   que 

1.  Ce  sont  les  chorals  VI,  No.  2;  VII,  38,  42,  57,  59  et  63. 


Les  œuvres  pour  orgue  jgj 

les  variations  sur  le  choral  de  Noël  et  les  chorals  du  grand 
recueil  de  1739  qui  aient  été  composés  à  Leipzig;  et  encore, 
parmi  les  chorals  du  grand  recueil,  s'en  trouve-t-il  plusieurs 
qui  certainement  ont  été  écrits  bien  avant  que  Bach  n'eût 
pensé  à  publier  cette  œuvre. 

Le  grand  recueil  contient  vingt  et  un  chorals,  douze  grands 
et  neuf  petits.  Dans  la  pensée  de  son  auteur,  c'était  une  sorte 
de  représentation  du  dogme  par  la  musique.  Qu'on  se  sou- 
vienne, en  effet,  que  les  recueils  de  cantiques  comprenaient 
une  catégorie  spéciale,  les  Katechismuslieder,  c'est  à  dire,  les 
chants  du  catéchisme,  parmi  lesquels  figuraient:  Le  choral 
sur  les  dix  commandements  „Dies  sind  die  heilgen  zehn 
Gebot",  celui  sur  le  Credo  „Wir  glauben  ail  einen  Gott", 
celui  sur  le  Pater  „Vater  unser  im  Himmelreich",  celui  sur 
le  baptême  „Christ  unser  Herr  zum  Jordan  kam",  le  choral 
sur  la  pénitence  „Aus  tiefer  Not  schrei  ich  zu  dir",  la  tra- 
duction du  De  profundis,  et  l'hymne  de  Jean  Huss  sur  la 
sainte  cène  „Jesus  Christus  unser  Heiland".  Nous  les  citons 
dans  l'ordre  des  chapitres  correspondants  du  catéchisme  de 
Luther,  ordre  que  Bach  a  naturellement  adopté  dans  son  re- 
cueil. Ces  chorals  forment  la  seconde  partie  du  grand  recueil; 
la  première  est  consacrée  à  la  représentation  de  la  Trinité. 
Bach  choisit,  à  cet  effet,  le  Kyrie  de  la  liturgie  de  Leipzig, 
c'est  à  dire,  les  hymnes:  Kyrie  fons  bonitatis  (Kyrie,  Gott 
Vater  in  Ewigkeit),  Christe,  unice  Dei  Patris  (Christe,  aller 
Welt  Trost),  Kyrie  ignis  divine  (Kyrie,  Gott  heiliger  Geist),  et  le 
Gloria  adressé  à  la  Trinité,  c'est-à-dire,  le  choral  „Allein  Gott  in 
der  Hôh  sei  Ehr",  qu'il  traite,  par  conséquent,  en  trois  versions. 

Nous  avons  donc  à  faire  à  une  œuvre  d'un  symbolisme 
musical  très  prononcé.  Notons,  en  effet,  que  Bach  ne  se  con- 
tente pas  d'indiquer  les  idées  d'une  façon  tout  à  fait  géné- 
rale: il  veut  qu'on  cherche  et  qu'on  découvre  des  intentions 
cachées  dans  le  détail.  Un  exemple  seulement:  chaque  choral, 
le    gloria  excepté,    qui   en    compte  trois,   est  traité   en   deux 


jg2  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

versions,  une  grande  et  une  petite.  La  grande  est  d'un  abs- 
trait qui,  souvent,  tourne  à  l'énigme;  la  petite  est  naturelle  et 
simple.  Et  la  raison  de  cette  duplicité  étrange?  C'est  que 
Luther  a  écrit  deux  catéchismes,  un  grand,  en  latin,  pour  les 
penseurs  et  pour  les  pasteurs,  et  un  petit,  en  allemand,  pour 
les  enfants.  Représentant  le  dogme  sous  forme  musicale, 
Bach  a  donc  traité  chaque  choral  de  deux  façons  différentes, 
parce  que  Luther  en  usait  ainsi  à  l'égard  des  dogmes  aux- 
quels ces  chorals  se  rapportent.  Il  va  même  plus  loin  en- 
core: c'est  le  dogme  luthérien,  non  pas  un  dogme  général, 
qu'il  veut  représenter  en  musique.  La  forme  surprenante  du 
grand  Credo  (VII  No.  60),  par  exemple,  et  le  choral  énigma- 
tique  de  la  sainte  cène  (VI  No.  30)  ne  s'expliquent  point,  si  l'on 
n'a  présentes  à  l'esprit  les  particularités  du  dogme  luthérien  ^ 

Le  grand  recueil  est  encadré  du  prélude  et  de  la  triple  fugue 
en  mi  bémol  (III  No.  1).  Le  prélude  en  mi  bémol  lui  sert 
d'introduction  et  doit  dépeindre,  avec  ses  rythmes  solennels 
et  ses  harmonies  ensoleillées,  la  majesté  et  la  sérénité  du 
Dieu  éternel;  la  triple  fugue  clôt  l'œuvre  et  rappelle  encore 
une  fois,  par  ses  trois  parties,  que  le  dogme  fondamental 
est  celui  de  la  Trinité. 

Il  est  regrettable  qu'en  éditant  les  chorals  de  Bach,  on 
n'ait  pas  tenu  compte  des  recueils  par  lesquels  il  en  avait 
préparé  la  publication.  Déjà  Forkel,  parlant  des  chorals  pour 
orgue,  ne  mentionne  pas  qu'ils  se  trouvent  dans  différents 
recueils,  dont  chacun  a  son  caractère  particulier.  Quand, 
vers  le  milieu  du  XIX^  siècle,  Griepenkerl  et  Roitsch  pub- 
lièrent les  chorals  de  Bach  pour  la  maison  Peters,  rendant 
ainsi  un  immense  service  à  la  cause  du  maître,  ils  n'en 
commirent  pas  moins  une  faute  en  méconnaissant  l'intention 
qui  lui  avait  dicté  ces  chorals.  A  l'ordre  de  l'année  ecclé- 
siastique du  petit  recueil  et  à  l'ordre  dogmatique  du  grand 
recueil   ils    substituèrent   l'ordre   alphabétique,    ce    qui    était 

1.  Voir  l'analyse  des  chorals  dans  la  quatrième  partie  de  cet  ouvrage. 


Les  œuvres  pour  orgue  183 

porter  atteinte  à  l'œuvre  même.  De  plus,  non  seulement  ils 
mélangèrent  les  chorals  des  différents  recueils,  mais  encore  ils 
intercalèrent  dans  l'ordre  alphabétique  ceux  que  Bach  n'avait 
pas  admis  dans  ses  recueils  et  que  nous  ne  possédons  que 
par  des  copies,  mettant  ainsi  des  œuvres  insignifiantes  sur 
le  même  plan  que  les  plus  beaux  chorals. 

Il  va  sans  dire  que  ce  mélange  complique  l'intelligence 
des  œuvres.  Le  résultat  en  fut  que,  pendant  plus  de  cin- 
quante ans,  les  organistes,  quelques  initiés  exceptés,  jouèrent 
ces  chorals  avec  une  parfaite  ignorance  des  intentions  du  maître. 
L'édition  de  la  Bachgesellschaft  remit  les  choses  au  point, 
en  respectant  les  différents  recueils.  Mais  les  auteurs  de 
l'édition  populaire  publiée  actuellement,  avec  la  grande  édition 
pour  base,  sont  retombés,  en  partie,  dans  la  faute  commise 
par  les  auteurs  de  l'édition  Peters:  ils  donnent  les  chorals 
de  rOrgelbiichlein,  non  dans  l'ordre  original,  mais  dans  l'ordre 
alphabétique.  Nous  ne  contestons  point  les  avantages  pra- 
tiques qu'offre  cette  disposition,  mais  les  égards  qu'on  doit 
au  maître  et  aux  intentions  qui  lui  ont  dicté  son  classement 
devraient  primer  toute  autre  considération  ^ 


1.  A  titre  d'orientation,  nous  donnons,  ci-dessous,  le  classement  des  chorals  d'après 
l'ordre  original;  ces  indications  permettront  aux  organistes  qui  ne  possèdent  pas  la  grande 
édition  de  la  Bachgesellschaft  de  démSIer  l'ordre  alphabétique  des  trois  volumes  de  Peters 
«t  de  reconstituer  l'ordre  naturel. 

A)  Orgelbttchlein  de  Weimar-Côthen  (en  manuscrit).    (Ordre  de  l'année  ecclésiastique 
commençant  à  l'avent). 

Peters  V,  No.  42,  19,  22,  38,  46,  17,  11,  49,  50,  35,  40,  31,  6,  55,  21,  10,  34,' 41, 
24,  44,  3,  8,  9,  45,  56,  29,  5,  32,  4,  14,  15,  28;  VII,  No.  35  (première  partie;  la 
seconde  a  été  ajoutée  plus  tard);  V,  No.  25,  37,  12,  48,  16,  30,  33,  51,  54,  2,  1. 

B)  Grand  recueil.     Les    chorals  dogmatiques.     Publié   dans   la   troisième  partie  de  la 
Clavierijbung   1739;   époque  de  Leipzig;  classement  d'après  l'ordre  du  catéchisme. 

Introduction:  Prélude  en  mi  bémol  III,  No.  1. 


Grandes  versions. 

Petites  versions. 

Kyrie 

VII  No.  39»  b 

e 

VII  No.  40»  b  e 

Gloria 

VI    No.  56  et 

10 

— 

Les  10  commandements 

VI    No.  19 

VI    No.  20 

Le  Credo 

VII  No.  60 

VII  No.  61 

Le  Pater 

VII  No.  52 

V     No.  47 

Le  baptême 

VI    No.  17 

VI    No.  18 

La  pénitence 

VI    No.  13 

VI    No,  14 

La  •.  cène 

VI    No.  30 

VI    No,  33 

Conclusion.    Triple  fugiie  en  mi  bémol  III  No.  1, 


jg4  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


XVI.   Les  œuvres  pour  clavecin 

Edition  de  la  Bachgesellschaft: 

T.  III^:  Inventions  etSinfonies;  Clavierùbung  (4  parties);  Toccates 

(fa  dièze  mineur  et  do  mineur)  et  Fugues  (la  mineur). 
T.  XlIIe  2e  partie:  Suites  françaises  et  Suites  anglaises.    Cette  pu- 
blication —  elle  date  de  l'année  1863  —  renfermant  des  erreurs 
et  des  inexactitudes  considérables,  fut  remplacée  parle  T.  LXe. 
T.  XlVe;  Le  Clavecin  bien  tempéré. 
T.  XXXVIe:  Suites,  Toccates,  Préludes,  Fugues. 
T.  XLIIIe;  Oeuvres  diverses  pour  clavecins;  seize  Concertos  de  Vi- 
valdi, transcrits  pour  clavecin. 
T.  XLIIJe  2e  partie:  Clavierbûchlein  d'Anna  Magdalena  Bach.  (1722- 

1725.) 
T.  XLVe;  Clavierbiichlein  de  Wilhelm  Friedemann  Bach. 
Les  œuvres  pour  clavecin  ont  paru  au  complet  dans  les  éditions 
Breitkopf,   Peters  (Czerny,  Griepenkerl  et  Roitzsch)   et  Steingràber 
(H.  Bischoff). 

Pour  les  concertos,  voir  le  chapitre  sur  la  musique  de  chambre. 

Les  œuvres  pour  clavecin,  comme  les  oeuvres  pour  orgue 
datent,  en  grande  partie,  de  Weimar  et  de  Côthen.  Mais  Bach 
ne  publia  que  les  grandes  compositions  de  l'époque  de  Leipzig: 
sept  grandes  Partitas,  le  concerto  italien,  quatre  duos  et  les 
variations  dites  de  Goldberg. 

La  première  Partita  parut  en  1726;  c'était  la  première 
œuvre  qu'il  publiait ^  Il  avait  alors  quarante  et  un  ans!  Dans 
la  suite,  il  fit  paraître  une  Partita  par  an,  pour  la  grande 
foire  des  éditeurs  qui  avait  lieu  à  Leipzig. 

C)  Les  6  chorals-transcriptions  édités  chez  Schiibler  à  Zeila  1746. 

VI,  No.  2;  VII,  No.  38,  42,  57,  59,  63. 

D)  Les  Variations  en  canon  sur  le  choral  de  Noël  „Vom  Himmel  hoch  da  komm  ieb 
her",  composées  pour  la  société  de  Mizler,  éditées  en  1747.    V,  p.  92-101. 

E)  Le  recueil  des  dix-huit  chorals,  dont  Bach  prépara  l'édition  en  1749. 

VII,  No.36,  37;    VI,  No.  12b;    VII,  No.  49;    VI,  No.27;    VII,  No.4S;    VII,  No. 
43,  56,  45,  46,  47;  VI,  No.  9,  8,  7,  31,  32;  VII,  Nos.  35,  58. 

F)  Chorals  qui  ne  figurent  pas  dans  les  recueils  de  Bach,  mais  qui  nous  ont  été  con- 
servés isolément  pour  la  plupart  par  des  copies  de  Walther,  Krebs,  Kirnberger 
et  Kittel. 

Peters  V,  No.  7,  18,  20,  23,  26,  27,  36,  39,  43,  47,  52,  53  et  tous  les  chorals   de 

l'appendix. 
Peters  VI,  No.  1,  3,  4,  11,  12»,  12b,  15,  16,  21,  22,  23,  25,  26,  28,  29,  34. 
Peters  VII,  No.  41,  44,  50,  51,  53,  54,  55,  62. 
1.  Nous   ne   parlons   pas   ici   de   la   Ratswahlcantate  de  Miiblhausen    (1708)   ,Gott  ist 
mein  Kônig"  (No.  71)  :  elle  ne  fut  pas  imprimée   pour  être  publiée,   mais  seulement  pour 
rappeler  la  solennité  à  laquelle  elle  avait  servi. 


Les  œuvres  pour  clavecin  1S5 

En  1731,  il  réunit  les  six  Partitas  qui  avaient  paru 
jusqu'alors  et  les  publia  sous  le  titre:  «Clavieriibung",  pre- 
mière partie.  Ce  titre,  comme  celui  de  sonate,  remonte  à 
Kuhnau  qui  avait  ainsi  désigné  deux  recueils  de  Suites  qu'il 
avait  publiés  en  1689  et  en  1695.  Notons  que  „Ubung" 
ici  ne  signifie  pas  exercice,  au  sens  „d'étude",  mais  que  le 
mot  est  pris  dans  le  sens  général  et  pourrait  plutôt  se  tra- 
duire par  ^divertissement". 

Cette  publication  révolutionna  le  monde  artistique,  car, 
jamais  encore,  on  n'avait  vu  compositions  aussi  grandioses  et 
surtout,  aussi  difficiles.  L'enthousiasme  ne  fit  qu'augmenter 
quand,  en  1735,  parut  chez  Christoph  Weigel,  à  Nuremberg, 
ia  seconde  partie  de  la  Clavieriibung,  contenant  le  concerto 
italien  et  une  nouvelle  Partita.  Il  n'est  pas  jusqu'à  Scheibe, 
le  critique  acerbe  du  maître,  qui  ne  fit  l'éloge  de  ce  concerto. 
En  1739,  parut  une  troisième  partie;  elle  ne  devait  contenir 
que  les  grands  chorals  pour  orgue,  le  dogme  en  musique, 
dont  nous  avons  parlé  plus  haut;  toutefois,  par  une  erreur 
du  graveur,  s'y  trouvaient  en  même  temps  quatre  duos  pour 
clavecin.  La  quatrième  partie  de  la  Clavieriibung,  contenant 
les  grandes  variations,  parut  chez  Balthasar  Schmidt  à  Nu- 
remberg. Forkel  nous  raconte  qu'elles  furent  écrites  pour  le 
claveciniste  Goldberg,  un  élève  de  Bach,  au  service  du  comte 
Je  Kayserling  qui  fut  quelque  temps  ambassadeur  de  Russie 
à  la  cour  de  Dresde.  Le  comte  avait  fait  la  connaissance 
de  Bach  et  le  protégeait  beaucoup;  nous  savons  que  c'est 
lui  qui  remit  au  maître  sa  nomination  de  „Hofcompositeur". 
Comme  il  souffrait  d'insomnies,  Goldberg  était  obligé  de  lui 
faire  de  la  musique,  durant  des  nuits  entières,  dans  la 
chambre  avoisinante;  ainsi,  jadis,  l'empereur  Auguste  cherchait 
le  sommeil  en  écoutant  un  orchestre  lointain.  Un  jour,  le 
comte  demanda  à  Bach  de  lui  composer  quelques  morceaux 
d'un  caractère  doux  et  gai  en  même  temps,  propres  à  le  di- 
vertir  pendant   les  longues  nuits  d'insomnies.     Bach  résolut 


186 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


d'écrire  une  série  de  variations,  malgré  son  antipathie  pour 
les  variations  en  général.  Dans  sa  jeunesse,  au  commence- 
ment de  l'époque  de  Weimar,  il  avait  bien  composé  une  suite 
de  variations  „alla  maniera  italiana",  mais  il  avait  ensuite 
abandonné  ce  genre,  tout  comme  il  abandonna  aussi  les  va- 
riations sur  des  mélodies  de  choral,  n'y  trouvant  aucune  sa- 
tisfaction. Cette  fois,  il  pensait  que  des  morceaux  rappelant 
toujours  le  même  thème,  conviendraient  à  l'usage  que  Kaiserling 
voulait  en  faire.  Il  choisit  comme  thème  une  sarabande  qui 
se  trouve  déjà  dans  le  second  «Klavierbiichlein"  d'Anne  Ma- 
deleine (1725);  le  thème  existait  donc,  pour  le  moins,  dix  ou 
quinze  ans  avant  les  variations.  Les  variations  elles-même 
sont  douces  et  gaies,  comme  l'avait  demandé  Kayserling.  De 
la  dernière,  Bach  fit  même  un  „Quodlibet"  en  y  introduisant 
les  mélodies  des  deux  chants  populaires  que  voici: 


^f=i^i1ffff^y^MM^ 


^ 


JJJ  J  J 


Kraut   und  Rûben,  haben    mich  vertrieben.    Hâtt  mein  Mutter 
Fleisch  gekocht,  so  wâr  ich  langer  blieben. 
Ce  sont  les  choux  et  les  navets  qui  m'ont  chassé.  Si  ma  mère 
avait  fait  cuire  de  la  viande,  je  serais  resté  plus  longtemps. 


^^^^^m 


s 


3^ 


Ich  bin  so  lang  nicht  bei  dirgewest;  Ruck  her,  Ruck  her,  Ruckher. 
Voilà  bien  longtemps  que  je  n'ai  été  chez  toi;  approche-toi  plus 

près  de  moi. 

Le  comte  fut  ravi  de  l'œuvre  de  Bach;  il  ne  pouvait  se 
lasser  d'entendre  „ses  variations"  et,  chaque  nuit  d'insomnie, 
il  disait  à  son  claveciniste:  „Mon  cher  Goldberg,  jouez-moi 
donc  une  de  mes  variations".  Comme  récompense,  il  donna 
à  Bach  un  gobelet  en  or  qui  contenait  cent  Louis  d'or;  aucune 
autre  de  ses  compositions  ne  devait  rapporter  autant  au  maître. 
Notons,  en  passant,  que  les  variations  de  Goldberg  et  le  con- 
certo italien  sont,  suivant  l'indication  expresse  de  l'auteur, 
écrits  pour  le  clavecin  à  deux  claviers. 

Les   quatre   parties   de   la   „Clavierûbung",  les  variations 


Les  œuvres  pour  clavecin  187 

en  canon  sur  le  choral  de  Noël,  pour  la  société  de  Mizler, 
le  «Musicalische  Opfer"  (Offrande  musicale),  dédié  au  roi  de 
Prusse,  et  les  six  chorals-transcriptions  publiés  chez  Schiibler; 
sont  les  seules  de  ses  œuvres  que  Bach  ait  vues  imprimées. 
„L'art  de  la  fugue"  ne  parut  que  deux  ans  après  sa  mort, 
en   1752. 

Il  y  a  là  de  quoi  nous  étonner.  Pourquoi  ne  fit-il  paraître 
aucune  des  belles  compositions  pour  clavecin  de  l'époque 
de  Weimar  et  de  Cothen?  Il  eût  pu,  sans  peine,  les  publier 
du  jour  au  lendemain,  car  elles  se  trouvaient  réunies  en  diffé- 
rents recueils  dont  il  avait  pris  non  pas  seulement  une,  mais 
deux,  souvent  même,  trois  copies. 

La  raison  en  est  toute  simple  et  bien  prosaïque:  s'il  ne 
livra  point  à  la  grande  publicité  les  Inventions,  les  Suites 
françaises,  les  Suites  anglaises,  et  les  deux  parties  du  Cla- 
vecin bien  tempéré,  c'est  qu'il  n'osait  point  courir  les  risques 
financiers  d'une  publication.  Les  frais  de  gravure  étaient  trop 
considérables.  Il  préférait  donc  faire  connaître  ses  œuvres 
à  un  public  plus  restreint,  par  des  copies  d'élèves.  Le  Cla- 
vecin bien  tempéré,  par  exemple,  a  dû  exister,  pour  le  moins, 
dans  une  trentaine  de  copies,  dont  nous  connaissons  encore 
une  quinzaine;  de  la  Fantaisie  chromatique  nous  possédons 
vingt  copies.  On  aurait  donc  tort  de  se  figurer  que  ces 
œuvres,  pour  n'avoir  point  été  imprimées,  ne  furent  pas 
répandues:  dès  1720,  et  auparavant  même,  on  connaissait 
des  œuvres  de  Bach  dans  l'Allemagne  entière. 

Pour  commencer  par  les  compositions  alors  à  la  mode, 
disons  qu'il  a  écrit,  en  tout,  vingt  trois  Suites:  six  Suites 
françaises;  six  Suites  anglaises;  les  six  Partitas  de  la  pre- 
mière partie  de  la  „Clavierûbung",  qui  ne  sont  que  des  Suites 
agrandies;  la  Partita  qui  parut  avec  le  concerto  italien;  trois 
petites  Suites,  qui  donnent  l'impression  d'être  les  ébauches 
des  Suites  françaises,  et,  enfin,  une  petite  suite  en  fa.  Celle- 
ci,    la    première    qu'il    ait    écrite,    ne    se    compose    que    de 


188  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

trois  parties:  un  menuet,  une  bourrée  et  une  gigue.  Quelle 
distance  entre  cette  petite  suite  miniature  et  les  grandes  Par- 
titas  de  l'époque  de  Leipzig! 

Les  Suites  anglaises  sont  ainsi  nommées,  au  dire  de  Forkel, 
parce  qu'elles  furent  composées  sur  la  commande  d'un  riche 
Anglais;  quant  à  la  dénomination  de  Suites  françaises,  elle 
est  postérieure  à  Bach.  Ce  sont  ses  élèves  qui  les  dési- 
gnèrent ainsi  pour  leurs  grandes  qualités  d'élégance  et  de 
grâce.  On  essaya  même  de  surnommer  «Suites  allemandes"  les 
grandes  Partitas  de  l'époque  de  Leipzig,  sans,  toutefois,  y  réussir. 

Les  Suites  anglaises  ont  dû  être  écrites  à  Côthen,  car 
Gerber,  l'élève  de  Bach,  auquel  nous  devons  les  renseigne- 
ments sur  la  viola  pomposa,  en  a  copié  quatre  entre  1724 
et  1727.  Or,  absorbé  qu'il  était  par  la  composition  des  can- 
tates, Bach,  dans  les  premières  années  de  Leipzig,  ne  prit 
sans  doute  pas  le  temps  d'écrire  des  Suites:  il  est  donc  vrais- 
emblable qu'il  les  avait  composées  dès  Côthen. 

Les  Suites  françaises  sont  sensiblement  plus  anciennes: 
elles  datent,  très  probablement,  de  l'époque  de  Weimar,  et 
le  charme  tout  à  fait  français  qui  s'en  dégage,  s'explique,  en 
partie,  par  le  commerce  suivi  qu'avait  alors  Bach  avec  les 
maîtres  français  tels  que  Grigny  et  Dieupart  qu'il  faisait,  à 
ce  moment,  copier  à  ses  élèves. 

La  Suite  était  alors  universellement  cultivée:  les  maîtres 
allemands,  ceux  du  Nord  et  ceux  du  Sud,  en  écrivaient, 
aussi  bien  que  les  français  et  les  italiens.  Originairement, 
elle  ne  se  composait  que  de  quatre  parties:  l'Allemande,  la 
Courante,  la  Sarabande  et  la  Gigue.  Ces  quatre  morceaux 
devaient  découler  du  même  motif.  Au  temps  de  Bach,  il 
était  encore  d'usage  de  faire  sortir  la  Courante  du  thème 
de  l'Allemande  et,  dans  les  Suites  de  Hândel,  parfois,  on 
remarque  la  tendance  à  bâtir  la  Suite  entière  sur  un  seul 
motif.  Il  se  conformait  donc  à  une  tradition  qu'à  part  un 
ou  deux  cas,  Bach  n'avait  jamais  respectée. 


Les  œuvres  pour  clavecin  189 

La  suite  simple  fut  enrichie  par  les  maîtres  français,  qui 
y  introduisirent  la  Gavotte,  le  Menuet,  le  Passepied,  le  Rigau- 
don, le  Rondeau,  même  des  morceaux  tout  à  fait  étrangers 
à  la  musique  de  danse. 

Les  Italiens,  de  leur  côté,  se  montraient  très  négligents 
à  l'égard  des  rythmes.  Spitta  fait  remarquer  que  les  Sara- 
bandes de  Corelli  ne  sont  souvent  que  des  Sicilianos  ralentis 
et  que,  dans  bien  des  cas,  les  morceaux  en  question  ne 
rappellent  en  rien  les  danses  dont  ils  portent  le  titre. 

Bach  emprunte  aux  Français  leur  habitude  d'enrichir  la 
Suite  simple  de  certains  accessoires,  sans  tomber  pour  cela 
dans  l'excès  de  Marchand  et  de  Couperin.  Aussi,  observe- 
t-il  rigoureusement  et  jusque  dans  le  détail,  le  rythme  carac- 
téristique de  chaque  danse,  en  quoi  il  se  distingue  des  maîtres 
italiens.  Il  élève  donc  la  Suite  à  la  dignité  de  grande  mu- 
sique, tout  en  lui  conservant  son  caractère  primitif  de  musique 
de  danse. 

Dans  la  musique  de  clavecin  aussi,  les  œuvres  à  intention 
pédagogique  occupent  une  large  place.  Nous  possédons  une 
école  progressive  de  clavecin  qui  se  compose  des  petits  pré- 
ludes pour  commençants,  des  Inventions  et  des  Sinfonies,  et 
du  Clavecin  bien  tempéré. 

Les  petits  préludes  pour  commençants  sont  au  nombre 
d'une  vingtaine.  Dans  le  Clavierbiichlein  de  Wilhelm  Frie- 
demann,  commencé  le  22  janvier  1720,  il  s'en  trouve  sept, 
écrits  de  la  main  du  père.  Trois  sont  intitulés  Préambules. 
Bach  —  nous  le  verrons  dans  la  suite  —  avait,  en  effet,  le 
souci  de  varier  ses  titres.  Les  autres  préludes  faciles  nous 
sont  parvenus  par  différentes  copies.  Il  existait  notamment 
un  petit  recueil  qui  portait  le  titre  suivant  en  français:  Six 
Préludes  à  l'usage  des  Commençants  composés  par  Jean 
Sébastien  Bach.     Forkel  fut  le  premier  qui  le  publia. 

Les  quinze  Inventions  à  deux  parties  et  les  quinze  Sin- 
fonies —  c'est  ainsi  que  Bach  nommait  les  Inventions  à  trois 


190  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

parties  —  font  suite  à  ces  préludes  pour  commençants.  Aupa- 
ravant, dans  le  Clavierbiichlein  de  Friedemann,  il  avait  appelé 
Préambules  des  morceaux  de  ce  genre;  plus  tard,  il  fut 
longtemps  à  se  demander  s'il  les  appellerait  Fantaisies  ou 
tout  simplement  Préludes.  C'est  en  1723,  à  la  fin  du  séjour 
de  Côthen,  qu'il  réunit  les  Inventions  et  les  Sinfonies,  ou 
pour  mieux  dire,  qu'il  opéra  le  triage  parmi  tous  les  mor- 
ceaux de  clavecin  qu'il  avait  écrits  à  l'usage  de  ses  fils 
élèves.  En  même  temps,  on  s'en  souvient,  il  réunit  dans  un 
recueil  les  petits  chorals  pour  orgue.  Nous  possédons  encore, 
dans  le  genre  des  Inventions,  plusieurs  petits  morceaux  que 
Bach  n'a  pas  admis  dans  la  collection  parce  qu'ils  ne  le  satis- 
faisaient pas:  ils  ne  cadraient  pas  entièrement  avec  la  nou- 
velle forme  qu'il  s'était  proposé  de  donner  aux  morceaux  du 
recueil  en  question. 

Comme  les  petits  chorals,  en  effet,  les  Inventions  et  les 
Sinfonies  sont,  elles  aussi,  des  créations  tout  à  fait  nouvelles; 
en  vain  chercherait-on  dans  toute  la  littérature  précédente 
des  morceaux  qui  leur  ressemblent,  ne  fût-ce  que  de  loin. 
C'est  que  Bach  a  abandonné  la  forme  du  „Lied"  en  deux 
parties  qui,  jusqu'alors,  était  universellement  admise  dans 
les  compositions  pour  clavecin,  créant  ainsi  une  forme  entière- 
ment libre,  sans  parties  répétées  et  sans  plan  aucun,  ce  qui 
lui  permettait  de  développer  un  motif  tout  à  son  aise.  C'est 
justement  la  conscience  de  cette  nouveauté  qui  le  faisait  hé- 
siter sur  le  nom  à  donner.  Cette  fois  encore,  il  suit  tout 
naturellement  l'instinct  du  génie  allemand.  Il  se  rend  compte 
que  sa  musique,  exige  des  formes  plus  libres  et  plus  souples 
que  la  musique  italienne  qui,  avant  tout,  est  mélodie.  Le 
courage  de  s'émanciper  ne  lui  manque  que  pour  la  musique 
de  chant:  malgré  tous  les  efforts  tentés,  il  n'arrivera  pas  à 
s'affranchir  de  l'air  en  ritournelle. 

Les  Inventions  et  les  Sinfonies  se  trouvent  presque  au 
complet,   déjà,    dans    le   Clavierbiichlein    de  Friedemann;  en 


Les  œuvres  pour  clavecin  191 

outre,  elles  existent  encore  dans  deux  recueils  autographes. 
Bach  a  donc  copié  cette  œuvre,  pour  le  moins,  trois  fois. 
L'un  des  autographes  appartenait  à  Friedemann,  qui,  un  jour 
de  disette,  le  vendit  à  un  nommé  Millier,  organiste  à  la  cathé- 
drale de  Brunswick,  où  il  avait  habité  un  certain  temps,  après 
avoir  quitté  Halle.  Ce  même  Millier  possédait  de  lui  un 
autographe  de   la    première  partie  du  clavecin  bien  tempéré. 

Les  trois  autographes  des  Inventions  et  des  Sinfonies 
nous  montrent  Bach  sans  cesse  occupé  à  remanier  ses  œuvres. 
L'ordre  même  des  morceaux  se  trouve  atteint  par  le  remanie- 
ment. Dans  le  Clavierbiichlein,  les  Inventions  sont  à  part  et, 
de  même,  les  Sinfonies;  dans  le  manuscrit  qui  appartenait 
à  Friedemann,  chaque  Invention  est  suivie  directement  de 
la  Sinfonie  correspondante;  le  troisième  manuscrit  rétablit 
l'ordre  du  Clavierbiichlein.  Mais,  de  la  parenté  des  thèmes, 
il  ressort  que  Bach,  avec  chaque  Invention,  a  créé,  simultané- 
ment, la  Sinfonie  correspondante. 

La  première  partie  du  Clavecin  bien  tempéré  est  d'un 
an  plus  ancienne  que  le  recueil  des  Inventions:  elle  date 
de  1722.  Suivant  une  tradition,  Bach  aurait  écrit  cette  pre- 
mière partie  dans  une  localité  où  il  s'ennuyait  et  où  il  n'avait 
pas  même  de  clavecin  à  sa  disposition.  Il  se  peut  qu'il  y 
ait  du  vrai  dans  cette  légende  et  que  le  maître  se  soit  trouvé 
en  pareille  situation,  à  l'un  des  voyages  qu'il  fit  avec  le  prince 
de  Côthen.  C'est  de  cette  façon,  d'ailleurs,  que  Bach  travail- 
lait: il  produisait  coup  sur  coup  toute  une  série  d'œuvres 
du  même  genre.  Toutefois,  l'on  aurait  tort  de  croire  qu'il 
ait  composé  tous  les  morceaux  du  Clavecin  bien  tempéré 
à  cette  époque:  onze  préludes  se  trouvent  déjà  dans  le  Clavier- 
biichlein de  Friedemann,  entre  autres  le  célèbre  prélude  en 
do  majeur. 

Il  est  intéressant  d'étudier  la  façon  dont  Bach  retoucha,  re- 
mania et  agrandit  ces  morceaux,  avant  de  les  admettre  dans  le 
Qavecin  bien  tempéré.    Certains  de  ces  préludes,  sous  leur 


192  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

torme  première,  remontent  jusqu'au  commencement  de  l'épo- 
que de  Weimar.  Le  point  d'orgue  final  de  la  fugue  en 
la  mineur,  par  exemple,  fait  supposer  qu'elle  a  été  écrite 
pour  le  cembalo  avec  pédales,  comme  les  toutes  premières 
compositions  de  Bach,  car  il  est  impossible  de  tenir  cette 
note  en  jouant  les  deux  autres  parties  de  la  main  gauche. 
Pour  citer  encore  un  autre  exemple,  remarquons  que  le  pré- 
lude en  do  mineur  a  certains  caractères,  qui  en  font,  indé- 
niablement, une  œuvre  de  jeunesse  pour  tout  connaisseur  de 
Bach. 

Le  but  que  se  proposait  Bach  dans  cette  œuvre,  était  de 
familiariser  le  monde  musical  avec  les  vingt-quatre  tonalités 
majeures  et  mineures,  qui,  jusqu'alors,  n'avaient  pas  été 
toutes  pratiquables,  vu  qu'on  n'était  pas  encore  arrivé  à  «bien 
tempérer"  les  instruments.  Heinichen,  un  contemporain  de 
Bach,  qui  s'occupait  beaucoup  de  théorie  musicale,  fait  re- 
marquer, dans  un  ouvrage  sur  la  basse  chiffrée  de  1728  — 
donc  postérieur  de  cinq  années  au  Clavecin  bien  tempéré  — 
qu'on  ne  jouait  alors  que  rarement  en  si  majeur  et  en  la 
bémol  majeur,  et  jamais  en  fa  dièze  majeur  ou  en  do  dièze 
majeur.  Le  Clavecin  bien  tempéré  était  donc  une  œuvre 
révolutionnaire.  Mais  cette  fois  encore,  l'on  peut  se  rendre 
compte  de  l'aversion  que  Bach  ressentait  pour  tout  ce  qui 
ressemblait  de  loin  à  des  théories:  au  lieu  d'observer  l'en- 
chaînement organique  des  tonalités  déterminé  par  la  suc- 
cession des  quintes,  il  s'en  tient,  pour  l'ordre  des  morceaux, 
tout  simplement  à  la  gamme  chromatique.  Des  raisons  pure- 
ment pratiques  le  guidèrent  donc  dans  sa  classification. 

Heinrich  Gerber,  nous  le  savons,  fut  l'un  des  premiers 
qui  eut  le  bonheur  d'entendre  jouer  ces  préludes  et  ces 
fugues  par  Bach  lui-même. 

Nous  possédons  de  cette  première  partie  trois  autographes 
et  un  grand  nombre  de  copies.  Il  est  amusant  de  voir  cer- 
tains  copistes  éprouver  le  besoin  de   corriger  Bach.     L'un, 


Les  œuvres  pour  clavecin 


193 


notamment,  trouvant,  sans  doute,  que  Bach  péchait  en  écri- 
vant d'une  façon  aussi  inutilement  compliquée,  se  fit  un  de- 
voir de  simplifier  autant  que  possible  et  d'élaguer  les  œuvres 
du  maître.  Voici,  par  exemple,  la  forme  qu'il  adopte  pour 
la  célèbre  fugue  en  ré  majeur: 


Les  éditions    faciles  étaient   donc    d'usage  dès  cette  époque. 

Mais  ce  qui  est  plus  étonnant  encore,  c'est  qu'un  musicien 
comme  Forkel,  qui  avait  connu  les  fils  de  Bach  et  les  avait 
entendus  jouer,  ait  pu  croire  que  des  simplifications  de  ce 
genre  étaient  l'œuvre  du  maître  lui-même  et  représentaient 
la  dernière  forme  qu'il  avait  donnée  à  son  œuvre!  Il  a  même 
copié  une  série  de  préludes  et  de  fugues  dans  cette  forme  pré- 
tendue authentique.  Par  exemple,  il  nous  a  transmis  le  prélude 
en  do  dans  un  raccourcissement  qui  fait  pitié  à  voir:  ce  n'est 
plus  qu'un  squelette  à  peine  recouvert  de  lambeaux  de  chair. 

A  vrai  dire,  c'est  à  tort  que  nous  parlons  d'une  seconde 
partie  du  Clavecin  bien  tempéré;  car  lorsque,  entre  1740  et 
1744,  Bach  réunit  encore  vingt  quatre  préludes  et  vingt  quatre 
fugues  dans  l'ordre  de  la  gamme  chromatique,  il  les  intitula 
tout  simplement  „Vingt  quatre  nouveaux  préludes  et  fugues". 
Mais  il  est  évident,  qu'en  réalité,  ce  recueil  fait  suite  à  la 
première  partie  du  Clavecin  bien  tempéré.  Il  y  a  peut-être 
plus  d'„art"  dans  ces  nouvelles  compositions,  mais  moins  de 
fraîcheur  que  dans  celles  du  premier  recueil.  Parfois,  l'on 
sent  déjà  cette  tendance  à  l'abstrait,  qui  ira  croissante  au 
cours  des  dix  dernières  années  de  la  vie  du  maître. 

Toutefois,  dans  le  nombre,  se  trouvent  aussi  des  œuvres 
de  jeunesse.  Avec  l'année  1740,  en  effet,  s'achève  le  grand 
travail    des    cantates.       Bach    entreprend    de    revoir    et    de 


Schweilzer,  Btch. 


13 


J04  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

remanier  ses  anciennes  compositions.  Le  second  recueil  de 
préludes  et  fugues  appartient  déjà  à  cette  époque  et  nous 
pouvons  préciser  l'histoire  de  certains  de  ces  morceaux  à 
l'aide  de  copies  qui  nous  en  montrent  le  devenir  à  travers 
les  différents  stades  de  la  vie  de  Bach.  Le  prélude  en 
do  majeur,  par  exemple,  a  subi  deux,  sinon  trois  trans- 
formations, avant  d'atteindre  la  forme  sous  laquelle  il 
apparaît  dans  la  seconde  partie  du  Clavecin  bien  tempéré. 
Primitivement,  il  ne  comptait  que  dix-sept  mesures;  dans  la 
rédaction  finale,  il  en  a  trente  quatre.  Bach  a  donc  continué 
à  faire  sur  ses  propres  compositions,  ce  que  jadis,  au  mo- 
ment où  il  essayait  ses  forces,  il  s'était  amusé  à  faire  sur  les 
concertos  et  les  sonates  des  compositeurs  italiens.  On  sent 
qu'il  éprouve  un  réel  plaisir  à  développer,  allonger,  corser 
un  morceau,  pour  lui  donner  une  nouvelle  forme,  sans  porter 
atteinte,  toutefois,  au  plan  primitif.  Somme  toute  —  et  l'on 
ne  saurait  s'y  tromper  —  il  y  a  dans  le  second  recueil  des 
morceaux  qui  remontent  au  delà  de  l'époque  où  Bach  composa 
la  première  partie  du  Clavecin  bien  tempéré,  c'est  à  dire 
jusqu'à  la  première  époque  de  Weimar.  Parfois,  entre  deux 
morceaux  qui  se  font  suite,  il  s'est  écoulé  un  espace  de  près 
de  trente  ans.  Aussi,  la  seconde  collection,  pour  cette  raison 
même,  est -elle  plus  inégale  que  la  première,  encore  que 
plus  grandiose  dans  certaines  parties,  surtout  en  ce  qui  con- 
cerne les  fugues.  Il  fut  un,  temps  où  l'on  préféra  la  seconde 
partie,  que  l'on  plaçait  même,  dans  certaines  éditions,  avant 
la  première. 

La  première  édition  du  Clavecin  bien  tempéré  parut  en 
1800,  chez  Nàgeli,  à  Zurich,  et  fut  aussitôt  reproduite  par 
Richault  à  Paris;  la  première  édition  Peters  est  de  1801.  Mais 
ces  éditions,  et  toutes  celles  qui  les  suivirent  —  il  y  en  eut 
une  dizaine  jusqu'en  1860  —  étaient  plus  ou  moins  inexactes; 
nous  ne  possédons  le  texte  authentique  que  par  l'édition 
qu'en  fît  la  Bachgesellschaft  en  1864,   en  collationnant  tous 


Les  œuvres  pour  clavecin  I95 

les  manuscrits  et  toutes  les  copies.  L'autographe  principal  de 
la  première  partie,  qui  se  trouvait  à  Pesth,  fut  endommagé 
par  l'eau,  lors  d'une  inondation  du  Danube,  vers   1850. 

En  dehors  de  ces  collections,  nous  possédons  encore, 
grâce  à  des  copies  d'élèves,  une  cinquantaine  de  compositions, 
parmi  lesquelles  se  trouvent  des  œuvres  de  tout  premier 
ordre.  Les  sonates  sont  au  nombre  de  quatre:  la  sonate 
en  ré  majeur,  œuvre  de  jeunesse,  où,  sans  se  mettre  en  frais 
d'esprit,  Bach  imite  une  sonate  de  Kuhnau;  la  sonate  en  ré 
mineur,  qui  n'est  qu'une  transcription  de  la  sonate  pour  violon 
solo  en  do  mineur,  et  deux  autres  sonates  (la  mineur  et  do 
mineur)  qui  ont  été  écrites  à  Côthen.  En  réalité,  ces  sonates 
sont  des  Suites  avec  une  grande  introduction  en  plusieurs 
parties.  Les  véritables  grandes  sonates  de  Bach,  ce  sont  ses 
Toccates.  Nous  en  possédons  sept;  cinq  d'entre  elles,  sont 
certainement  des  œuvres  de  jeunesse,  car  elles  semblent 
avoir  été  composées  en  même  temps  pour  l'orgue;  l'intro- 
druction  de  l'une,  entre  autres,  est  l'esquisse  du  prélude 
pour  orgue  en  ré  majeur  (IV  No.  3).  Plus  tard,  probable- 
ment pendant  la  période  de  Cothen,  Bach  a  encore  écrit  deux 
Toccates,  œuvres  monumentales,  d'idée  et  d'inspiration,  qui 
ne  se  comparent  qu'aux  dernières  sonates  de  Beethoven. 
Par  des  voies  toutes  différentes,  les  deux  maîtres  arrivent 
à  se  rejoindre  sur  les  hautes  cimes  du  grand  art  classique: 
Bach,  en  donnant  plus  de  sévérité  et  plus  de  grandeur  à  l'an- 
cienne Toccate,  Beethoven,  en  fondant  en  une  grande  fantaisie 
les  différentes  parties  de  la  sonate. 

Somme  toute,  la  différence  entre  les  Toccates  et  les  Fan- 
taisies est,  chez  Bach,  purement  nominale.  Si  différence  il  y 
avait,  ce  serait  plutôt  à  rebours  des  concepts  courants  qu'il  fau- 
drait la  chercher:  les  fantaisies  sont,  en  effet,  beaucoup  moins 
„ Fantaisies"  que  les  Toccates.  De  structure  plutôt  régulière, 
elles  tiennent  le  milieu  entre  le  prélude  et  la  Toccate.  On 
se  souvient  que  le  maître  avait  l'intention  d'appeler  Fantaisies 

13» 


196  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

les  Inventions  à  trois  parties  que,  finalement,  il  désigna 
sous  le  nom  de  Sinfonies.  Il  lui  arrive,  même,  d'intituler  Fan- 
taisie quelques  accords  en  arpèges  qui  servent  d'introduction 
à  une  fugue.  Des  huit  Fantaisies  qui  nous  sont  parvenues,  citons, 
comme  les  plus  célèbres,  celle  en  do  mineur,  dont  la  fugue 
est  malheureusement  perdue,  celle  en  la  mineur  et,  enfin,  la 
Fantaisie  chromatique  avec  sa  fugue  gigantesque;  cette  dernière 
œuvre,  sous  sa  première  forme,  appartient  à  l'époque  deCothen; 
la  forme  définitive  date  des  environs  de  1730.  La  Fantaisie  en 
la  mineur  et  celle  en  do  mineur  ont  été  écrites  à  Leipzig. 

Outre  le  Clavecin  bien  tempéré,  nous  possédons  encore 
une  huitaine  de  préludes  suivis  de  fugues,  quelques  préludes 
et  une  douzaine  de  fugues  isolées.  Ces  compositions  exis- 
taient déjà  quand  Bach  constitua  les  deux  recueils  du  Clavecin 
bien  tempéré,  mais  il  ne  les  y  admit  point,  pour  une  raison 
ou  pour  une  autre.  Il  va  sans  dire  que  cela  n'enlève  rien 
à  leur  charme.  Parmi  les  fugues,  deux,  une  en  la  majeur 
et  une  en  si  mineur,  sont  écrites  sur  des  thèmes  d'Albinoni. 
La  plus  grande  fugue  de  Bach  pour  clavecin  est  celle  en  la 
mineur,  précédée  d'une  petite  fantaisie  en  arpèges.  Elle  compte 
près  de  deux  cents  mesures.  Non  seulement  elle  est  la  plus 
grande  de  toutes  celles  que  nous  possédons,  mais  la  vie  et  l'en- 
train qui  y  débordent,  en  font  l'idéal  de  la  fugue  pour  clavecin. 

Telles  sont  les  œuvres  pour  clavecin.  Et  les  analyses  et 
les  appréciations?  dira-t-on.  Nous  renonçons  à  en  fournir.  A 
quoi  bon?  Ces  œuvres  sont  devenues  bien  commun.  Comment, 
au  reste,  décrire  et  analyser  des  beautés  qui  ne  se  révèlent 
qu'à  une  étude  toujours  plus  approfondie?  Nous  avons  ra- 
conté leur  genèse;  nous  les  avons  replacées  dans  leur  cadre 
et  nous  n'entendons  pas  gâter  la  jouissance  par  des  mots 
qui  resteraient  toujours  impuissants  à  traduire  l'émotion  de 
celui  qui,  dans  ces  créations,  découvre  une  âme.  Il  n'y  a  de 
tel  que  les  cicéroni  pour  gâter  l'impression. 


Les  œuvres  pour  différents  instruments  197 


XVII.    Les  œuvres  pour  différents  instruments 

Œuvres  pour  le  violon: 

Six   sonates   et  Suites   pour  violon   seul:  T.  XXVIIe,  !«  livraison. 

Suite  pour  clavecin  et  violon;  six  sona- 
tes pour  clavecin  et  violon;  sonate 
pour  deux  violons   et  basse    chiffrée:  T.  IX^. 

Sonate  et  fugue  pour  violon  et  basse 
chiffrée:  T.  XLIIIs    le  livraison. 

Œuvres  pour  la  viole  de  gambe: 

Trois  Sonates  pour  clavecin  et  viole   de 

gambe:  T.  IXe. 

Œuvres  pour  le  violoncelle: 

Six  Suites  pour  le  violoncelle  seul:  T.  XXVIIe,  le  livraison. 

Œuvres  pour  1«  flûte: 

Trois    sonates    pour    clavecin    et    flûte:  T.  IXe. 

Trois  sonates  pour  flûte  avec  accompag- 
nement de  basse  chiffrée:  T.  XLIIIe,  le  partie. 

Sonate  pour  deux  flûtes  avec  accompag- 
nement de  basse  chiffrée.  Cette  sonate 
a  été  transcrite,  ensuite,  en  sonate  pour 
clavecin  et  viole  de  gambe  et  figure 
comme  première  de  ces  trois  sonates:  T.  IXe. 

Pour  les  trios  et  les  concertos,  voir  le  chapitre  sur  la  musique  de 

chambre, 

Bach  était  violoniste  avant  d'être  claveciniste  et  organiste. 
Dès  sa  jeunesse,  il  avait  étudié  le  violon;  en  sortant  du 
collège  de  Liinebourg,  il  était  à  même  de  se  faire  agréer 
comme  violoniste  dans  l'orchestre  de  Weimar.  Dans  la  suite, 
il  ne  négligea  pas  les  instruments  à  cordes;  on  sait  qu'il 
avait  une  préférence  pour  l'alto.  Quand  on  faisait  de  la 
musique  de  chambre,  il  prenait  cet  instrument,  pour  être,  en 
quelque  sorte,  au  centre  de  l'exécution.  En  entendant  les 
autres  parties  au-dessus  et  au-dessous  de  lui,  il  jouissait, 
disait-il,  le  mieux  du  charme  de  la  polyphonie. 

Possédait-il  une  grande  virtuosité  sur  le  violon?  Nous 
l'ignorons.  Ce  que  nous  pouvons  affirmer,  du  moins,  c'est 
qu'il  savait  à  fond  la  technique  des  instruments  à  cordes  et 
qu'il  en  connaissait  toutes  les  ressources.  Autrement,  eût-il 
entrepris  d'écrire  pour  cette  sorte  d'instruments,  des  morceaux 


198  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

où,  exploitant  habilement  leurs  moyens,  il  leur  fait  rendre 
des  effets  qui  leur  donnent  presque  l'importance  d'instru- 
ments polyphoniques  et  indépendants? 

En  transplantant  le  style  polyphonique  sur  le  violon,  il 
ne  faisait  que  suivre  une  tradition  allemande.  Les  violonistes 
allemands,  tout  en  n'égalant  pas  pour  la  technique  les  violo- 
nistes italiens,  cultivaient,  en  effet,  le  jeu  polyphonique  sur 
le  violon  et  allaient  même,  en  ce  sens,  jusqu'à  d'étranges 
combinaisons.  C'est  ainsi  que  Bruhns,  le  célèbre  élève  de 
Buxtehude,  jouait  du  violon  à  plusieurs  parties,  assis  devant 
son  orgue,  en  s'accompagnant  de  la  pédale;  on  l'admirait 
beaucoup  pour  ce  tour  de  force.  La  technique  du  jeu  à 
doubles  cordes,  comme  celle  de  la  double  pédale,  était  donc 
familière  aux  artistes  de  l'Allemagne  du  Nord.  C'est  d'eux 
que  la  tient  Bach. 

Quoiqu'il  s'agisse  en  réalité  de  trois  sonates  et  de  trois 
Partitas,  on  a  pris  l'habitude  de  parler  des  six  sonates  pour 
violon  seul,  en  rangeant  les  Partitas  au  nombre  des  sonates. 
Ces  morceaux  ont  été  composées  à  Côthen  vers  1720;  il 
est  impossible  de  distinguer  si  l'écriture  du  manuscrit  ori- 
ginal est  de  Bach  ou  d'Anne  Madeleine,  tant  elles  se  ressem- 
blent déjà,  à  cette  époque.  Sur  les  lignes  vides  du  manuscrit, 
une  main  d'enfant  s'est  exercée  à  écrire  des  notes  d'après  des 
modèles  tracés  par  une  main  habile:  c'était  Friedemann,  qui 
faisait  ses  premiers  essais.  Dans  la  suite,  cet  autographe  se 
trouva  en  possession  du  claveciniste  Palschau  de  St.  Péters- 
bourg  et,  après  sa  mort,  —  en  1814  —  allait  être  vendu 
avec  un  stock  de  vieux  papier,  à  un  petit  marchand,  lorsque 
Georg  Pôlchau,  un  grand  collectionneur  d'autographes  de 
Bach,  le  découvrit  et  en  fit  l'acquisition  incontinent.  Il  le 
sauvait  d'une  destinée  bien  prosaïque:  les  sonates  du  maître 
eussent,  sans  doute,  servi  à  envelopper  du  beurre. 

A  Leipzig,  Anne  Madeleine  fît  une  nouvelle  copie  de  ces 
morceaux  et  les  réunit  avec  les  sonates  pour  violoncelle  seul 


Les  œuvres  pour  différents  instruments  199 

en  un  cahier,  dont  la  couverture  porte,  en  français,  ^inscription 
suivante: 

„Violino  solo:  senza  Basso.  Composée  par  S""  Jean  Seb. 
Bach,  Maître  de  la  Chapelle  et  Directeur  de  la  music 
à  Leipzic.     Ecrite  par  Madame  Bachen,  son  Epouse." 

Les  sonates  pour  violon  seul  parurent,  pour  la  première 
fois,  en  1802,  chez  Simrock,  à  Bonn;  en  1854,  Robert  Schu- 
mann  en  fit  une  nouvelle  édition  chez  Breitkopf  —  en  y 
ajoutant  un  accompagnement  de  piano. 

On  ne  saurait  dire  ce  qu'il  faut  admirer  le  plus  dans 
ces  compositions  uniques:  la  richesse  des  sons  ou  la  hardiesse 
de  l'invention?  L'on  a  beau  les  lire,  les  jouer,  les  entendre: 
toujours,  en  les  reprenant,  on  éprouve  une  nouvelle  surprise. 
Elles  sont  comme  la  révélation  de  toutes  les  ressources  et 
de  toutes  les  beautés  du  violon.  Bach  est  allé  jusqu'à  la 
dernière  limite  du  possible  et,  parfois,  la  jouissance  idéale 
qu'on  éprouve  à  la  lecture,  se  trouve  quelque  peu  diminuée 
à  l'audition,  les  accords  ne  produisant  pas  bonne  impression 
sur  le  violon,  si  parfaite  que  soit  l'exécution.  C'est  que  la 
polyphonie  individuelle  n'est  point  naturelle  aux  instruments 
à  cordes.  Les  œuvres  pour  violon  seul  de  Bach  sont  donc 
des  oeuvres  uniques  en  ce  sens  aussi  qu'elles  doivent  rester 
uniques. 

La  Chaconne  qui  se  trouve  à  la  fin  de  la  seconde  Partita 
a,  de  tout  temps,  été  considérée  comme  le  morceau  classique 
pour  violon  seul.  Et  avec  raison:  car  le  thème  aussi  bien 
que  l'allure  du  morceau  conviennent  merveilleusement  à  l'in- 
strument. C'est  tout  un  monde  de  joie  et  de  tristesse  qui 
s'ouvre  à  nous  dans  cette  simple  succession  de  variations. 
Il  n'y  a  qu'un  morceau  qu'on  puisse  comparer  à  cette  Cha- 
conne: la  Passacaglia  pour  orgue.  C'est  que  cette  dernière 
n'est  point  une  Passacaglia  simple,  mais  plutôt  une  sorte  de 
synthèse  de  la  Passacaglia  et  de  la  Chaconne.  Qu'on  re- 
marque,  dans  ces  deux  compositions,  l'art  avec  lequel  Bach 


200  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

ménage  des  repos  à  l'auditeur.  Nous  rencontrerons  le  même 
art  plus  tard  encore,  dans  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  Si 
l'on  peut  écouter  la  Chaconne  sans  éprouver  aucune  fatigue, 
c'est  grâce  aux  grands  passages  calmes  qui  se  trouvent  inter- 
calés entre  les  arpèges. 

Bach  fit  de  nombreuses  transcriptions  de  ces  sonates. 
Il  arrangea  pour  orgue  la  fugue  de  la  première  sonate,  en  la 
transposant  de  sol  mineur  en  ré-mineur.     En  voici  le  sujet: 

,.  La  seconde 

t'^  T     ^  1 — •  •?     I    sonate  (la  mi- 


^^^^^^ 


,  ^    ,  m        neur)futtrans- 
ente  toute  en- 
tière  pour  le  clavecin,  ainsi  que  la   première  phrase  de   la 
troisième  sonate. 

La  fugue  de  cette  troisième  sonate  existait  aussi  comme 
fugue  pour  orgue.  Il  est  même  très  probable  que  Bach  la 
joua  comme  fugue  d'orgue  lors  de  son  voyage  à  Hambourg;  car 
nous  savons  qu'elle  était  connue  de  Mattheson  à  une  époque 
où  il  ignorait  encore  les  sonates  pour  violon  seul.  Le  sujet 
est  pris  de  la  première  phrase  du  „Veni  Sancte  spiritus:** 
Allabreve. Enfin,     le 


maître    s'est 
encore  servi 

du  prélude  de  la  troisième  Partita  pour  en  faire  l'introduction 
de  la  Ratswahlcantate:  „Wir  danken  dir  Gott"  (No.  29),  com- 
posée en  1731. 

La  question  des  transcriptions  et  des  arrangements  nous 
occupera  encore  beaucoup  dans  la  suite;  de  tous  les  com- 
positeurs, Bach  est,  certainement,  celui  qui  a  fait  le  plus 
souvent  des  transcriptions  de  ses  propres  œuvres.  Au  point 
de  vue  de  la  technique,  il  est  curieux  de  noter  sa  tendance 
à  transcrire  des  œuvres  de  violon  pour  le  clavecin.  Ses 
concertos  pour  clavecin  ne  sont  que  des  transcriptions,  plus 
ou   moins   réussies  de   concertos  pour  violon;  l'on  se  sou- 


Les  œuvres  pour  différents  instruments  201 

vient,  en  outre,  que  le  Bach  de  Weimar  avait  déjà  entrepris 
de  transcrire  pour  le  clavecin  des  concertos  pour  violon  de 
Vivaldi  et  avait  écrit  des  fugues  d'orgue  sur  des  thèmes 
empruntés  à  la  musique  de  violon. 

C'est  qu'à  ses  yeux  le  style  de  violon  représente  le  style 
universel.  Quand  il  compose,  il  compose  pour  le  violon,  ou 
plutôt,  pour  un  instrument  idéal  qui  aurait  de  l'orgue  la 
puissance  du  son,  et  du  violon  la  souplesse  du  phrasé.  Qu'on 
y  regarde  de  près,  et  l'on  s'apercevra  que  tous  ses  thèmes 
pour  orgue  semblent,  d'après  la  structure  de  la  phrase,  avoir 
été  inventés  pour  le  violon.  Dès  qu'on  se  les  représente  exé- 
cutés par  un  archet,  le  phrasé  naturel  apparaît  aussitôt.  Rappe- 
lons-nous, aussi,  quelle  importance  Bach,  pour  le  toucher  du 
clavecin,  attachait  à  la  „cantilène"  et  les  essais  qu'il  fit  pour 
arriver  à  relier  une  série  de  notes  dans  un  même  „glissando"; 
ce  sont  là  autant  d'efforts  pour  transplanter  sur  le  clavecin  le 
phrasé  que  le  violoniste  obtient  à  l'aide  de  l'archet.  Aussi 
son  syle  de  clavecin  est-il,  pour  cette  raison  même,  tout 
différent  de  celui  des  clavecinistes  de  l'époque.  Il  les  a  de- 
vancés d'un  siècle.  Ses  œuvres  appellent  la  mécanique  per- 
fectionnée du  double  échappement  qui  devait  permettre,  enfin, 
le  toucher  tel  qu'il  l'avait  rêvé. 

Les  six  Suites  pour  violoncelle  datent,  également,  de 
l'époque  de  Côthen.  Elles  sont  aussi  remarquables  en  leur 
genre,  mais  moins  hardies,  que  les  sonates  pour  violon 
seul.  Sous  bien  des  rapports,  elles  rappellent  les  Suites 
françaises  pour  clavecin.  L'avant -dernière  est  intitulée: 
, Suite  discordable",  parcequ'elle  exige  que  la  corde  de  la 
soit  accordée  en  sol. 

La  dernière  est  écrite  pour  la  viola  pomposa,  l'instrument  de 

i 


l'invention  de  Bach  qui  s'accordait  de  la  façon  suivante:  9'     » 


202  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

En  ce  qui  concerne  les  compositions  pour  un  instrument 
solo  avec  accompagnement  de  clavecin,  il  importe  de  ne  point 
oublier  la  différence  qu'on  faisait  à  l'époque  entre  le  clavecin 
«obligé"  et  le  clavecin  d'accompagnement.  Dans  les  mor- 
ceaux avec  clavecin  obligé,  c'est  le  clavecin  qui  tient  le  rôle 
principal,  car  il  exécute  plusieurs  parties,  tandisque  l'instru- 
ment de  solo  n'en  exécute  qu'une.  Bach  ne  dit  pas  „  So- 
nates pour  violon  et  clavecin"  ou  bien  encore  „ Sonates  pour 
flûte  et  clavecin",  mais  „ Sonates  pour  clavecin  et  violon"  et 
„ Sonates  pour  clavecin  et  flûte".  Il  était  d'un  usage  courant  de 
désigner  sous  le  nom  de  trio  un  duo  entre  le  clavecin  et  un 
instrument  de  solo.  C'est  qu'on  comptait  non  les  instru- 
ments, mais  les  parties.  Par  «Sonates  pour  violon  et  cla- 
vecin", Bach  n'entendait  que  des  sonates  avec  simple  accom- 
pagnement de  basse  chiffrée. 

Citons  une  Suite  et  six  sonates  pour  clavecin  et  violon, 
une  sonate  (mi  mineur)  et  une  fugue  (sol  mineur)  pour  vio- 
lon avec  accompagnement  de  basse  chiffrée.  La  Suite  semble 
avoir  été  écrite  avant  les  sonates,  car  elle  leur  est  considé- 
rablement inférieure.  Avec  les  sonates,  par  contre,  Bach 
laisse  bien  loin  derrière  lui  son  maître  d'autrefois,  Corelli.  Vrai- 
semblablement, il  les  a  écrites  d'un  jet,  habitué  qu'il  était  à 
produire  d'un  seul  trait  une  série  d'œuvres  du  même  genre. 
Elles  sont  comme  son  portrait,  exprimant  cette  profonde  tri- 
stesse, ce  mysticisme  rêveur  et  cette  vigueur  mâle  dont 
l'union  compose  l'âme  de  Bach.  En  ces  sonates  se  reflètent 
des  états  d'âme  et  des  luttes,  aussi  bien  que  dans  celles 
de  Beethoven;  mais  au  lieu  de  la  passion,  chez  Bach,  nous 
trouvons  la  force.  C'est  toujours  dans  un  morceau  fugué  et 
bien  serré,  qu'il  arrive  à  se  ressaisir  lui-même,  à  se  réveiller 
de  ses  rêveries  mystiques,  à  secouer  la  douleur.  Il  nous 
semble  que  dans  le  nombre  des  sonates  il  s'en  trouve  quelques 
unes  inspirées  par  la  tristesse  que  lui  causa  la  mort  de  sa 
première  femme.     Le  Siciliano  de  la  cinquième   sonate,  par 


Les  œuvres  de  musique  de  chambre 


203 


exemple,  n'est  qu'une  forme  anticipée  du  grand  air  des  san- 
glots   dans    la   Passion   selon   St.  Matthieu.     Voici    les    deux 
thèmes  l'un  en  face  de  l'autre: 
Largo.   Siciliano.   Sonate  V. 

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|tL!i-^;  ,jr  I  Fr^, 


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Air  de  la  Passion  s.  St.  Matthieu  pour  violon  solo. 


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î^^. 


^^dj^-:,^^ 


Enumérons,  en  terminant,  les  autres  œuvres  qui  rentrent 
dans  cette  catégorie:  trois  sonates  pour  clavecin  obligé  et 
flûte,  trois  sonates  pour  flûte  avec  accompagnement  de  basse 
chiffrée  et  trois  sonates  pour  clavecin  avec  viole  de  gambe. 
Bach  a  écrit  aussi  trois  Partitas  pour  le  luth:  il  n'en  existe 
plus  qu'un  petit  morceau  en  trois  parties.  Mais  le  cata- 
logue de  Breitkopf  de  1761  les  mentionne  encore  et  en  offre 
une  copie  à  deux  Thalers;  on  se  souvient  que  le  luth  figure 
aussi  dans  la  partition  de  la  Passion  selon  St.  Jean  et  de 
rOde  funèbre. 


XVni.    Les  œuvres  de  musique  de  chambre 


XVIle. 

XXIe,  2*  livraison. 
XXXIe,  3«  livraison. 


Concertos  pour  le  clavecin: 

Sept  concertos  pour  clavecin:  T, 

Trois  concertos  à  2  clavecins:  T, 

Deux  concertos  à  3  clavecins:  T 

Un    concerto    à    4   clavecins    d'après   le 

concerto    pour   4   violons    de   Vivaldi:  T.  XLIIIc,  1*  livraison 
Concertos  pour  le  violon: 

Deux  concertos  pour  violon. 

Un  concerto  pour  deux  violons. 

Un  fragment  pour  violon  et  orchestre:     T.  XXI'-",  1*  livraison. 
Trios: 

Sonate  pour  flûte  et  violon  avec  accom- 
pagnement de  la  basse  chiffrée:  T.  IX^. 


204  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Concerto  pour  clavecin,  flûte  et  violon 

avec  accompagnement  d'orchestre  (la 

mineur):  T.  XVIIe. 

Concertos  pour  orchestre: 

Six  Concertos  pour  orchestre,  dédiés  au 

Margrave  de  Brandebourg:  T.  XIXe. 

Quatre  Ouvertures  et  une  Sinfonia  pour 

orchestre:  T.  XXJe,  le  livraison. 

Les  concertos  de  violon  de  Bach  diffèrent  entièrement 
des  concertos  modernes;  ce  ne  sont,  en  réalité,  que  des  mor- 
ceaux pour  petit  orchestre,  dans  lesquels  un  ou  deux  vio- 
lons sont  traités  en  instruments  de  solo.  Ils  datent  de  l'épo- 
que de  Côthen;  le  maître  les  a  écrits  pour  le  petit  orchestre 
du  prince  Léopold.  Nous  en  possédons  cinq,  y  compris  le 
concerto  pour  violon  qui  se  trouve  parmi  les  concertos  dédiés 
au  Margrave  de  Brandebourg.  Mais  nous  sommes  à  même 
de  prouver  qu'il  y  en  a  eu,  pour  le  moins,  huit;  deux  con- 
certos à  un  violon  et  un  à  deux  violons  qui,  lors  du  partage, 
échurent  à  Wilhelm  Friedemann,  ont  été  égarés;  ils  seraient 
perdus  pour  nous  si  Bach  n'avait  transcrit  tous  ses  concertos 
pour  violon  en  concertos  pour  clavecin. 

Les  sept  concertos  pour  clavecin  ne  sont,  en  effet,  à  une 
exception  près,  que  des  transcriptions  faites  à  Leipzig,  après 
1730,  en  un  temps  où  Bach  se  voyait  dans  la  nécessité  d'écrire 
des  concertos  pour  clavecin,  autant  pour  les  auditions  de  la  so- 
ciété de  Telemann,  dont  il  avait  pris  la  direction  en  1729,  que 
pour  les  petits  concerts  de  famille  qu'il  organisait  chez  lui. 
Ces  transcriptions  sont  très  inégales:  quelques  unes  sont 
faites  avec  art  et  recherche,  dans  d'autres,  par  contre,  l'on 
sent  l'impatience  d'en  finir  avec  une  besogne  si  peu  intéres- 
sante. Un  seul  des  concertos  pour  clavecin  n'est  point  sorti 
d'un  concerto  pour  violon;  mais  cette  fois,  encore,  on  peut 
se  demander  si  vraiment  Ton  a  affaire  à  une  œuvre  ori- 
ginale, car  l'allégro  est  identique  à  l'introduction  de  la  cantate 
„Gott  soll  allein  mein  Herze  haben"  (No.  169),  et  le  Siciliano 
se  trouve  dans  la  cantate  „Ich  geh  und  suche  mit  Ver- 
langen"  (No.  49). 


Les  œuvres  de  musique  de  chambre  205 

Le  concerto  pour  deux  violons  a  également  été  transcrit; 
il  porte  le  numéro  trois  dans  les  concertos  à  deux  clavecins. 
On  ne  pourrait  dire  qu'il  ait  gagné  à  la  transcription;  au 
contraire:  le  largo,  par  exemple,  est  tout  à  fait  dénaturé:  Bach 
conBe  aux  clavecins  la  belle  cantilène  qu'il  destinait  primi- 
tivement aux  violons.  En  voyant,  par  contre,  les  violons 
prendre  l'accompagnement  en  accords  détachés,  ce  qui  serait 
plutôt  l'afFaire  du  clavecin,  on  ne  peut  s'empêcher  de  se  de- 
mander, comment  le  maître  a  pu  en  user  ainsi  vis  à  vis  d'une 
de  ses  plus  belles  œuvres.  Si  tout  autre  que  Bach  eût  fait 
cette  transcription,  on  crierait  au  sacrilège,  et  avec  raison. 

Le  premier  des  trois  concertos  pour  deux  clavecins  (do 
mineur)  est  une  transcription  d'un  concerto  pour  deux  violons 
dont  l'original  est  perdu.  Il  n'y  a  donc  que  le  deuxième  des 
concertos  à  deux  clavecins  (do  majeur),  qui  soit  une  œuvre 
originale.  La  facture  nous  l'apprend,  d'ailleurs,  au  premier 
coup  d'œil.  Le  plus  curieux,  c'est  que  le  maître  a  fait  les 
deux  transcriptions  après  avoir  écrit  le  concerto  original  pour 
deux  clavecins!  Le  concerto  original  a  été  composé  vers  1730; 
les  transcriptions,  comme  permettent  de  l'affirmer  certains  in- 
dices, sont  de  quelques  années  plus  récentes. 

Nous  possédons  encore  deux  concertos  pour  trois  clave- 
cins et  un  concerto  pour  quatre  clavecins  (la  majeur).  Ce 
dernier  n'est  qu'un  arrangement  d'un  concerto  à  quatre  violons 
de  Vivaldi.  Mais  les  deux  concertos  pour  trois  clavecins  sont 
des  œuvres  originales  et  comptent  parmi  les  plus  belles 
créations  de  Bach.  L'importance  du  quatuor  à  cordes  s'y 
trouve  bien  réduite  ;  il  ne  prend  plus  part  au  développement 
des  thèmes,  et  Spitta  dit,  avec  raison,  qu'il  tient  tout  simple- 
ment la  place  du  clavecin  d'accompagnement.  On  ne  peut 
se  lasser  d'étudier  les  combinaisons  si  variées  que  Bach 
emploie  pour  faire  valoir  les  trois  clavecins  et  la  richesse 
d'invention  dont  ces  morceaux  témoignent.  Dans  le  premier, 
(ré  mineur)   un  des  clavecins  prédomine  sur  les  autres,  tan- 


206  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

dis  que,  dans  le  second,  les  trois  instruments  participent  à 
part  égale  au  développement  du  thème.  Les  deux  concertos 
ont  été  écrits  à  Leipzig. 

Le  concerto  pour  violon,  flûte  et  clavecin  avec  accompag- 
nement d'orchestre  (la  mineur)  présente  l'un  des  remaniements 
les  plus  intéressants  qu'aient  à  citer  les  annales  de  la  musique. 
Dans  la  première  et 
dans  la  dernière  par- 
tie de  ce  concerto, 
Bach  a  refait,  en  grand, 
deux  de  ses  anciens 
morceaux  de  clavecin.  Fugue. 

Ce  sont  le  prélude  et  ^  ^    tT^  jU^J^    pTT       ff" 

la  fugue  en  la  mineur  ^^-^^^^=^^^==^^=^^  etc. 
dont  voici  les  thèmes: 

Dans  l'adagio,  il  reprend  le  thème  de  l'adagio  de  la  troisième 

^_  * 


Prélude. 

-rTU-.i= 

^^^^ 

'      1        ï         #         '       .       9 

sonate    pour     orgue:      ^  g    f  ^  -j*   ^  |     fj^  kf   Cj^ 


A  la  lecture  de  cette  œuvre,  l'on  ressent  la  fierté  qu'a  dû 
éprouver  le  maître  en  élargissant  et  agrandissant  d'une  façon 
si  audacieuse  ses  propres  compositions.  Nous  aurons  encore 
l'occasion  de  citer  quelques  essais  de  ce  genre. 

Bach  a  réuni  lui-même  en  un  recueil  six  compositions  pour 
orchestre  de  l'époque  de  Côthen.  Ce  sont  les  „Branden- 
burgische  Concerte",  c'est  à  dire  les  concertos  dédiés  au 
Margrave  Christian  Ludwig  de  Brandebourg.  Ce  prince  qui 
vivait  tantôt  à  Berlin,  tantôt  dans  ses  terres,  était  grand 
amateur  de  musique;  ayant  des  revenus  très  considérables,  il 
était  à  même  d'entretenir  un  bon  orchestre.  Il  fit  la  con- 
naissance de  Bach  lors  d'un  voyage,  où  celui-ci  accompagnait 
son  maître,  le  prince  de  Côthen,  et  lui  demanda  de  lui  en- 
voyer de  ses  compositions.  Bach,  en  1721,  lui  adressa  ces 
six  concertos  pour  divers  instruments. 


Les  œuvres  de  musique  de  chambre  207 

Nous  ne  savons  pas  quel  accueil  le  prince  fit  à  ces 
œuvres  et  de  quelle  façon  il  récompensa  la  maître.  Toujours 
est-il  que  ces  morceaux  ne  sont  pas  cités  dans  l'inventaire 
de  la  musique  du  Margrave,  qui  fut  fait  après  sa  mort,  en 
1734;  les  concertos  de  Vivaldi,  de  Venturi  et  d'autres  maîtres 
italiens  sont  énumérés  expressément,  ceux  de  Bach  doivent 
se  trouver  dans  les  ^Soixante  dix-sept  Concerts  de  divers 
maîtres"  estimés  ensemble  douze  Thalers,  ou  dans  les  „cent 
concerts"  estimés  seize  Thalers,  ce  qui  fait  quatre  Groschen 
par  Concerto  ! 

Plus  tard,  les  concertos  de  Bach  passèrent  aux  mains 
de  la  princesse  Amélie  de  Prusse,  la  sœur  de  Frédéric 
le  Grand,  l'élève  de  Kirnberger,  qui  fit  don  de  sa  riche 
collection  de  musique  à  la  bibliothèque  du  collège  Joachims- 
thal  à  Berlin.  Cette  bibliothèque  se  trouve  ainsi  en  posses- 
sion d'une  série  des  manuscrits  les  plus  précieux  de  Bach. 
Elle  conserve,  également,  la  dédicace  française  dont  Bach 
accompagna  son  envoi  au  Margrave. 

Les  concertos  pour  orchestre  de  cette  époque  opèrent 
avec  deux  groupes  différents:  un  petit  corps  d'instruments  de 
solo,  le  „concertino",  et  le  Tutti,  le  „Ripieno".  Le  morceau 
résulte  en  quelque  sorte  tout  entier  de  l'antagonisme  entre 
le  grand  et  le  petit  groupe.  Les  Italiens  avaient  créé  cette 
forme;  Bach  l'adopte,  mais  il  l'emploie  avec  la  plus  entière 
liberté.  C'est  ainsi  que  dans  les  deux  premiers  concertos,  il 
s'enhardit  jusqu'à  composer  le  „concertino"  presque  unique- 
ment d'instruments  à  vent;  pour  le  premier  (fa  majeur):  deux 
cors,  trois  hautbois,  un  basson,  un  violon;  pour  le  second 
(fa  majeur,  également),  trompette,  flûte,  hautbois  et  violon. 
Avant  lui,  personne  n'avait  osé  traiter  de  cette  façon  les  in- 
struments à  vent. 

Les  autres  concertos  sont  plus  simples;  le  troisième  (sol 
majeur  est  écrit  pour  trois  trios:  trois  violons,  trois  violes 
de  gambC)  trois  violoncelles  et  contrebasse;  le  quatrième  (sol 


208  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

majeur)  pour  violon  et  deux  flûtes  avec  accompagnement 
d'instruments  à  cordes;  le  cinquième  (ré  majeur)  pour  cla- 
vecin, flûte  et  violon,  avec  accompagnement  d'instruments  à 
cordes;  le  sixième  pour  deux  altos,  deux  gambes,  violoncelle 
et  contrebasse. 

Il  va  de  soi  que  toutes  ces  compositions  exigent  un 
clavecin  d'accompagnement,  car  on  ne  se  risquait  pas,  à  l'é- 
poque, à  faire  de  la  musique  d'ensemble,  sans  être  soutenu 
par  un  clavecin.  Les  concertos  pour  le  Margrave  ont  été, 
de  tout  temps,  rangés  au  nombre  des  plus  grands  chefs- 
d'œuvre  de  Bach.  C'est  qu'on  y  trouve,  au  plus  haut  degré, 
la  richesse  d'invention  et  la  fraîcheur  de  jeunesse  qui  carac- 
térisent les  œuvres  de  l'époque  de  Côthen.  Ils  sont,  en  grand, 
ce   que  les  sonates  pour    clavecin   et  violon   sont  en  petite 

Restent  les  quatre  grandes  Suites  pour  orchestre  (do  ma- 
jeur, si  mineur,  ré  majeur,  ré  majeur)  que  Bach  désignait 
lui-même  sous  le  nom  «d'Ouvertures",  parce  qu'elles  débu- 
tent toutes  par  une  grande  ouverture  qui,  à  elle  seule,  a  au- 
tant d'importance  que  les  morceaux  qui  suivent.  Les  deux 
premières  datent  de  Côthen,  les  deux  dernières  semblent  avoir 
été  écrites  à  Leipzig,  à  l'époque  où  Bach  dirigeait  la  société 
de  Telemann,  c'est  à  dire,  entre  1729  et  1736.  L'orchestre 
comprend  des  instruments  à  cordes,  des  hautbois  et  des 
trompettes.  Ces  Suites  ressemblent  beaucoup  aux  Suites  an- 
glaises.   Le  célèbre  Air  en  ré  majeur  figure  dans  la  troisième. 

L'ouverture  de  la  quatrième  a  passé  dans  la  cantate  de 
Noël:  „Unser  Mund  sei  voU  Lachens"  (No.  110).  Nous  nous 
trouvons  ici  en  présence  d'une  transformation  des  plus  cu- 
rieuses: Bach  a  suspendu  tout  simplement  un  chœur  à  quatre 
voix  entre  les  parties  d'orchestre,  sans  presque  rien  y  changer. 
On  reste  confondu  en  face  de  pareil  tour  de  force,  qui  montre 

1.  Parmi  les  concertos  il  y  en  a  deux  qui  ont  passé  ensuite  dans  des  cantates  :  l'allé- 
gro du  premier  (fa  majeur),  figure  comme  introduction  de  la  cantate  ,F^lscbe  Welt,  dir 
trau  ich  nicht^  (No.  52),  celui  du  troisième  (sol  majeur),  comme  introduction  de  la  can- 
tate ,Ich  liebe  den  Hôchsten  von  ganzem  Gemiithe*  (No.  174). 


Les  œuvres  théoriques  209 

de  quelle  façon  souveraine  Bach  se  joue  des  difficultés. 
C'est  de  la  même  façon  que  le  chœur  de  la  cantate  „Wir 
miissen  durch  viel  Triibsal  in  das  Reich  Gottes  eingehen" 
(No.  146)  et  le  Gloria  de  la  Messe  en  la  majeur  ont  été 
ajustés,  après  coup,  dans  des  morceaux  d'orchestre.  La 
cantate  de  Noël  (No.  110),  dont  nous  venons  de  parler,  débute 
par  ces  mots:  „Que  notre  bouche  se  remplisse  de  rires"; 
or,  le  Grave  et  l'Allégro  de  l'ouverture  se  composent  de 
thèmes  qui  semblent  destinés  à  imiter  le  rire.  Il  se  pourrait 
donc  que  Bach,  lors  de  la  composition  de  cette  ouverture, 
ait  eu  présent  à  l'esprit  le  texte  de  la  cantate.  Dôrffel  qui  a 
édité  ces  ouvertures  pour  la  Bachgesellschaft,  admet,  dans 
sa  préface,  que  l'ouverture  et  le  chœur  ont  été  conçus 
simultanément,  sans,  toutefois,  faire  remarquer  à  quel  point 
les  thèmes  de  l'ouverture  concordent  avec  le  texte  du  chœur. 
Outre  les  œuvres  pour  orchestre  que  nous  venons  de 
mentionner,  il  existe  encore  un  nombre  considérable  de  mor- 
ceaux symphoniques  écrits  pour  servir  d'introduction  à  des 
cantates.  Quelques  uns  d'entre  eux  sont  d'un  intérêt  tout  par- 
ticulier, car  ils  prétendent  préparer  et  résumer  la  cantate, 
en  représentant  par  la  musique  l'idée  saillante  du  texte,  la 
„Stimmung",  comme  on  dirait  en  allemand.  Citons  comme 
chef-d'œuvre  en  l'espèce,  l'introduction  de  la  cantate  pour 
Quasimodo  „Am  Abend  aber  desselbigen  Sabbats"  (Le  soir 
de  ce  même  sabbat)  (No.  42),  où  Bach  décrit  la  paix  du 
crépuscule  du  soir,  qui  peu  à  peu  enveloppe  et  endort  la 
terre. 

XIX.    Les  œuvres  théoriques 

L'offrande  musicale  (Das  Musikalische  Opfer)  T.  XXIe,  2^  partie. 
L'art  de  la  fugue  (Die  Kunst  der  Fuge)  T.  XXVe,  le  partie. 
Canons  divers.     T.  XLV. 

L'Offrande    musicale    fut   écrite    par  Bach    au    retour    de 
Potsdam,  en  1747.     Le  voyage  avait  eu  lieu  au  mois  de  mai; 

Schweitzer,  Bach.  |^ 


210  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Bach  était  arrivé  chez  le  roi  le  dimanche  soir,  7  mai.  Rentré 
à  Leipzig,  il  se  mit  aussitôt  à  l'œuvre  et,  le  7  juillet,  il  lui 
envoya  son  œuvre.  Il  l'a  donc  écrite  et  fait  graver  en 
moins  de  deux  mois;  encore  faut-il  remarquer  que  le  gra- 
veur ne  demeurait  pas  sur  place:  c'était  Schiibler  de  Zeila  qui 
avait  déjà  publié  de  ses  compositions  pour  clavecin  et  six 
chorals  pour  orgue. 

L'exemplaire  original  se  trouve  à  la  bibliothèque  du  collège 
de  Joachimsthal  à  Berlin;  il  avait  appartenu  à  la  princesse 
Amélie.     Voici  la  dédicace  qui  accompagnait  l'envoi: 

Allergnâdigster  Kônig 

Ew.  Majestât  weyhe  hiermit  in  tieffster  Unterthânigkeit  ein  Musi- 
kalisches  Opfer,  dessen  edelster  Theil  von  Deroselben  hoher  Hand 
selbst  herrùhret.  Mit  einem  ehrfurchtsvollen  Vergniigen  erinnere 
ich  mich  annoch  der  ganz  besonderen  Kôniglichsn  Gnade,  da  vor 
einiger  Zeit,  bey  meiner  Anwesenheit  in  Potsdam,  Ew.  Majestât  selbst, 
ein  Thema  zu  einer  Fuge  auf  dem  Clavier  mir  vorzuspielen  geruheten, 
und  zugleich  allergnàdigst  auferlegten,  solches  alsobald  in  Deroselben 
hôchsten  Gegenwart  auszufiihren.  Ew.  Majestât  Befehl  zu  gehorsamen, 
war  meine  unterthànigste  Schuldigkeit.  Ich  bemerkte  aber  gar  bald, 
dafi  wegen  Mangels  nôthiger  Vorbereitung,  die  Ausfiirung  nicht  aiso 
gerathen  wollte,  als  es  ein  so  treffliches  Thema  erforderte.  Ich 
fassete  demnach  den  Entschluft,  und  machte  mich  sogleich  anhei- 
schig,  dièses  recht  Kônigliche  Thema  vollkommen  auszuarbeiten, 
sodann  der  Welt  bekannt  zu  machen.  Dieser  Vorsatz  ist  nunmehro 
nach  Vermôgen  bewerkstelligt  worden,  und  er  hat  keine  andere  als 
nur  dièse  untadelhafte  Absicht,  den  Ruhm  aines  Monarchen,  ob  gleich 
nur  in  einem  kleinen  Punkte,  zu  verherrlichen,  dessen  Grôfie  und 
Stârke,  gleich  wie  in  allen  Kriegs-  und  Friedenswissenschaften,  also 
auch  besonders  in  der  Musik,  jedermann  bewundern  und  verehren 
muC,  Ich  erkûhne  mich  dièses  unterthànigste  Bitten  hinzuzufûgen  : 
Ew.  Majestât  geruhen  gegenwârtige  wenige  Arbeit  mit  einer  gnâdigen 
Aufnahme  zu  wûrdigen,  und  Deroselben  allerhôchste  Kônigliche 
Gnade  noch  ferner  weit  zu  gônnen 

Ew.  Majestât  allerunterthânigst  gehorsamsten  Knecbte 
dem  Verfasser. 

Leipzig  den  7.  Julii 
1747. 


Les  œuvres  théoriques  211 

Sire 
Je  prends  la  liberté  de  vous  présenter,  dans  la  plus  profonde  sou- 
mission, une  Offrande  musicale  dont  la  partie  la  plus  noble  est  de 
la  main  de  votre  Majesté.  C'est  avec  un  respectueux  plaisir  que  je 
me  souviens  encore  de  la  grâce  toute  royale  que  voulut  bien  me  faire, 
il  V  a  quelque  temps,  votre  Majesté  en  daignant  me  jouer,  lors  de  ma 
présence  à  Potsdam,  un  sujet  de  fugue,  et  en  daignant  me  demander 
de  le  traiter  en  son  auguste  présence.  C'était  mon  devoir  le  plus 
humble  d'obéir  à  l'ordre  de  votre  Majesté.  Mais  je  remarquai  bien- 
tôt que,  faute  de  la  préparation  nécessaire,  il  ne  m'était  point  possible 
de  traiter  un  sujet  aussi  excellent  de  la  façon  qu'il  méritait.  Je  me 
décidai,  alors,  à  travailler  ce  sujet  vraiment  royal  en  toute  perfection, 
et  à  le  faire  ensuite  connaître  au  monde.  Mon  projet  se  trouve  réa- 
lisé maintenant,  dans  la  mesure  de  mes  forces,  et  je  n'ai  d'autre  in- 
tention que  le  désir  louable  d'augmenter,  si  peu  que  ce  soit,  la 
gloire  d'un  monarque  dont  la  force  et  la  grandeur  ne  sauraient  être 
qu'un  objet  d'admiration  pour  tous,  aussi  bien  dans  tous  les  arts  de 
la  guerre  et  de  la  paix,  que,  tout  spécialement,  dans  la  musique.  Je 
m'enhardis  jusqu'à  joindre  cette  très  humble  prière:  Veuille  votre  Ma- 
jesté daigner  faire  bon  accueil  à  ce  modeste  ouvrage  et  me  conserver 
sa  grâce  royale  souveraine. 

Je  suis  de  votre  Majesté  le  très  humble 
Leipzig  7  juillet  et  très  obéissant  serviteur. 

1747. 

Toutefois,  cet  envoi  ne  contient  que  le  premier  tiers 
de  l'ouvrage  complet;  les  deux  autres  furent  adressés  à 
Frédéric,  sans  autre  formalité.  Les  six  feuilles  de  papier  de 
luxe,  dont  deux  consacrées  au  titre  et  à  la  dédicace,  contien- 
nent: une  fugue  à  trois  parties  super  thema  regium,  intitulée 
Ricercare,  un  „Canon  perpetuus  super  thema  regium",  cinq 
„Canones  diversi  super  thema  regium",  et  une  „Fuga  canonica 
in  Epidiapente". 

Le  Ricercare  à  trois  parties  ne  ressemble  guère  aux  au- 
tres fugues  de  Bach,  car  il  est  bien  loin  de  présenter  le 
travail  serré  qu'on  est  habitué  à  trouver  chez  lui.  Au  con- 
traire: c'est  plutôt  une  fantaisie  fuguée,  et  Ton  se  demande, 
pourquoi  il  n'a  pas  mis  en  tête  de  cette  œuvre  une  fugue  de 

14» 


212  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

plus  d'importance.  La  réponse  est  bien  simple:  Bach  s'est  borné 
à  refaire,  de  mémoire,  l'improvisation  qu'il  avait  exécutée  de- 
vant le  roi.  Aussi  le  morceau  nous  déconcerte-t-il  quand 
nous  le  comparons  aux  autres  fugues  de  Bach;  c'est  un 
spécimen  d'improvisation  du  maître  et,  comme  tel,  il  est  très 
précieux. 

Voici  le  „Thema  regium"  de  Frédéric  le  Grand,  sur  lequel 
l'Offrande  musicale  est  bâtie  toute  entière: 


jr 


Les  canons,  en  tant  que  charades  musicales,  étaient  alors 
très  en  vogue  et  Bach,  on  le  conçoit  aisément,  s'intéressait 
fort  à  ce  genre.  Il  ne  s'agit  point  ici  des  canons  qui 
interviennent  au  cours  d'un  morceau,  mais  des  canons  arti- 
ficiels que  les  musiciens  d'alors  s'amusaient  à  inventer  pour 
faire  preuve  d'ingéniosité.  Nous  possédons  de  Bach  un  canon 
perpétuel  à  quatre  parties  qui  date  de  l'époque  weimarienne, 
et  fut,  probablement,  dédié  à  son  collègue  Walther'.  Un  autre, 
de  l'année  1727,  est  dédié  au  docteur  en  droit,  Friedrich 
Hudemann,  de  Hambourg,  grand  admirateur  de  Bach  2.  Vers 
la  fin  de  sa  vie,  l'intérêt  du  maître  pour  les  canons  artificiels 
augmenta  encore,  à  mesure  que  croissait  son  goût  pour  l'ab- 
strait. Outre  les  canons  du  Musikalische  Opfer,  nous  en 
possédons  encore  deux  de  cette  époque:  l'un  de  1747,  dédié 
à  la  société  de  Mizler  (il  se  trouve  sur  le  portrait  de  Bach 
à  l'école  St.  Thomas  de  Leipzig),  l'autre  de  1749;  ce  dernier, 
à  sept  parties,  est  dédié  à  un  certain  Schmidt,  probablement 
Johann  Schmidt,  organiste  à  Zeila  en  Thuringe^. 

Dans  les  six  canons  du  premier  envoi,  Bach  se  complaît 
à  des  combinaisons  d^un  ingénieux  symbolisme  musical;  au 
quatrième    canon,    „Per    augmentionem    contrario    motu*,    il 

1.  Voir  ce  canon  chez  Spitta  I,  p.  386. 

2.  Voir  ce  canon  dans  l'Edition  de  la  Bachgesellschaft  T.  XLVe  le  partie. 

3.  Voir  ce  canon  chez  Spitta  II,  p.  717  et  718. 


Les  œuvres  théoriques  213 

ajoute:  „Notulis  crescentibus  crescat  Fortuna  Régis"  (Que 
la  fortune  du  Roi  augmente  avec  l'augmentation  des  notes); 
le  cinquième,  un  canon  circulaire,  est  agrémenté  de  la 
phrase  suivante:  „Ascendenteque  modulatione  ascendat  Gloria 
Régis"  (Que  la  gloire  du  roi  s'élève  avec  la  modulation 
ascendante).  Le  titre  de  la  première  page  contient  même 
un  acrostiche:  Régis  Jussu  Cantio  Et  Reliqua  Canonica  Arte 
Resoluta  ^  Ricercar. 

Le  second  envoi  se  compose  de  quatre  feuilles  de  papier 
ordinaire  réunies  par  une  épingle.  Nous  voici  bien  loin  du 
luxe  du  premier  envoi.  Et  cependant,  cette  seconde  partie 
renferme  le  morceau  principal  de  l'œuvre  entière:  une  fugue 
à  six  parties  (intitulée  Ricercare,  comme  la  première)  sur  le 
sujet  du  roi,  suivie  de  deux  canons.  On  se  souvient  que  le 
roi  avait  demandé  au  maître  d'improviser  une  fugue  à  six 
parties  et  que  celui-ci  avait  consenti,  à  la  condition,  toutefois, 
qu'on  lui  laissât  le  choix  libre  du  sujet,  tout  sujet  ne  se 
prêtant  pas  à  être  traité  à  six  parties.  Mais  une  fois  rentré 
à  Leipzig,  il  se  piqua  d'honneur,  et  voulut  écrire  aussi  une 
fugue  à  six  parties  sur  le  sujet  royal:  le  Ricercare  en  question. 
Il  est  noté  sur  six  systèmes  mais  peut  se  jouer  à  deux  mains 
sur  un  clavecin.  C'est  le  tissu  de  fugue  le  plus  serré  qui 
soit  jamais  sorti  des  mains  de  Bach.  Au  point  de  vue  art, 
il  est  unique;  mais,  en  vain  y  chercherait-on  l'inspiration 
et  la  poésie  qui  illuminent  les  fugues  du  clavecin  bien  tem- 
péré.    C'est,  avant  tout,  une  œuvre  savante. 

Les  deux  canons,  l'un  à  deux,  l'autre  à  quatre  parties, 
sont  plus  compliqués  encore  que  ceux  du  premier  envoi, 
Bach  n'ayant  pas  indiqué  la  solution  comme  il  l'a  fait  pour 
les  autres.  Il  en  donne  les  éléments,  mais  sans  les  rentrées, 
et  laisse  au  lecteur  le  soin  de  chercher.  „Quaerendo  inve- 
nistis"  (Cherchez,  et  vous  trouverez),  inscrit-il  en  tête  de 
ces  deux  canons.  Le  plus  curieux,  c'est  qu'en  cherchant,  on 
n'a  pas  trouvé   une,   mais  quatre  solutions  au  canon  à  deux 


214 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


parties.  Le  canon  est  en  mouvement  contraire  entre  l'alto 
et  la  basse.  Or,  on  peut  commencer,  soit  par  l'alto  soit  par 
la  basse  et  faire  rentrer  la  seconde  partie,  soit  au  cours  de 
la  quatrième,  soit  au  cours  de  la  quatorzième  mesure:  de 
toutes  façons  on  obtient  un  canon  parfait.  Bach  a-t-il  soupçonné 
la  possibilité  des  quatre  solutions,  ou  n'en  a-t-il  eu  qu'une 
seule  en  vue,  celle  où  l'alto  commence  et  où  la  basse  inter- 
vient à  la  quatrième  mesure  en  mouvement  contraire?  Kirn- 
berger,  l'élève  de  Bach,  la  désigne  comme  la  seule  authentique. 
C'est  lui  aussi  qui  donne  les  solutions  des  six  canons  du 
premier  envoi,  dans  la  seconde  partie  de  son  ouvrage  théo- 
rique intitulé:  „Die  Kunst  des  reinen  Satzes^". 

Les  feuilles  que  le  maître  envoya  en  dernier  lieu,  con- 
tiennent une  sonate  pour  flûte  et  violon  avec  accompagnement 
de  clavecin  (Largo,  Allégro,  Andante,  Finale)  et  un  Canon 
perpétuel.  Le  Largo  ne  rappelle  le  thème  royal  que  d'une 
façon  très  lointaine;  dans  l'Allégro  fugué,  il  apparaît  comme 
canto  fermo;  l' Andante  est  bâti  sur  des  motifs  du  Ricercare 
à  trois  parties  du  premier  envoi;  mais  l'Allégro  final  ramène 
le  thème  royal,  transformé  de  la  façon  suivante: 


Bach  a  donc  écrit,  en  tout,  deux  trios  pour  flûte,  violon 
et  clavecin:  l'un,  en  sol  majeur,  de  l'époque  de  Côthen, 
l'autre,  dans  le  „Musikalische  Opfer".  Mais  quelle  diff'érence 
entre  les  deux  œuvres  !  La  première  est  d'une  grâce  naïve  et 
charmante;  on  croit  cheminer  le  long  d'un  ruisseau,  dans  un 
pré  où   la  rosée  aurait  semé  de  diamants  les  chastes  fleurs. 


i.  Voir  les  solutions  de  ces  canons  dans  l'appendice  du  „MusIkallsche  Opfer',  Edition 
de  la  Bachgesellschaft  T.  XXXU  2e  partie. 


Les  œuvres  théoriques  215 

Le  dernier  nous  transporte  sur  les  hauteurs  où  toute  végé- 
tation cesse,  parmi  la  solitude  des  hautes  cimes.  Sans 
doute,  cette  dernière  sonate  est  admirable  et  profonde,  elle 
aussi  (qu'on  songe,  par  exemple,  à  l'Andante!);  mais  elle 
ne  gagne  rien  à  l'exécution.  Elle  est  plutôt  faite  pour  être 
lue  et  entendue  en  imagination.  Ainsi,  seulement,  on  en  a 
la  jouissance  idéale.  Au  reste,  il  est  à  supposer  que  Fré- 
déric le  Grand  ne  se  hasarda  pas  à  jouer  le  trio  de  Bach; 
la  mesure  n'était  point  son  fort;  à  peine  eût-il  pu  affronter 
les  difficultés  qu'il  présente.  Mais  il  dut  être  exécuté 
chez  la  princesse  Amélie,  car  nous  possédons  encore  la 
basse  chiffrée  réalisée  par  Kirnberger.  Ce  manuscrit  est 
des  plus  précieux  et  des  plus  instructifs:  il  nous  montre 
de  quelle  façon  concise  et  simple  l'élève  de  Bach  opérait 
cette  réalisation'. 

Le  Musikalische  Opfer  n'était  qu'un  essai  qui  ne  pouvait 
satisfaire  le  maître.  Il  l'avait  entrepris  sans  plan  arrêté, 
comme  le  prouvent  les  trois  envois  successifs.  De  plus,  le 
sujet  royal,  tout  remarquable  qu'il  fût,  se  prêtait  peu  à 
être  traité  en  fugue.  Mais,  à  la  suite  de  ce  travail,  Bach 
conçut  l'idée  d'écrire  sur  l'art  de  la  fugue  un  ouvrage  systé- 
matique qui  occupa  les  derniers  mois  de  sa  vie.  Il  l'avait 
terminé  dès  1749,  et  le  retoucha  en  1750,  pendant  qu'on  le 
gravait. 

L'on  a,  bien  à  tort,  prétendu  que  la  Kunst  der  Fuge  était 
inachevée.  L'erreur  provient  de  la  façon  dont  elle  fut  éditée 
après  la  mort  du  maître.  Bach  avait  d'abord  eu  l'idée  de  la 
graver  lui-même;  du  moins,  l'autographe,  qui  se  trouve  à  la 
bibliothèque  de  Berlin,  contient-il  trois  feuilles  qui,  visiblement, 
sont  destinées  à  être  copiées  sur  plaques.  Mais,  dans  la  suite, 
il  abandonna  ce  projet  et  s'adressa  à  un  graveur,  probable- 
ment encore  Schiibler  de  Zeila.     Pendant  sa   maladie,  Bach, 

1.  Voir  cette  riatisatloa  T.  XXXI»  2*  partie. 


216 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


en  l'absence  de  ses  grands  fils,  n'avait  auprès  de  lui  per- 
sonne qui  pût  surveiller  la  gravure.  Schiibler  acheva  donc 
tant  bien  que  mal.  C'est  dire  que  l'édition  était  pleine  de 
fautes  ;  le  graveur  n'avait  pas  même  tenu  compte  d'un  index 
d'errata  écrit  par  Bach  lui-même  au  verso  d'une  page  du 
manuscrit  de  Berlin.  Même,  il  lui  était  arrivé  de  graver 
deux  fois  le  même  morceau,  sans  s'apercevoir  qu'il  ne  s'agis- 
sait que  d'une  variante.  L'ordre  naturel  dans  lequel  les 
différentes  fugues  devaient  se  suivre  fut,  également,  inter- 
verti à  plusieurs  reprises.  Finalement,  il  commit  encore  l'er- 
reur d'ajouter  à  cette  œuvre  deux  morceaux  étrangers,  une 
fugue  inachevée  à  trois  sujets,  et  le  choral  „Wenn  wir  in 
hôchsten  Nôten  sind"  (VII,  No.  58),  que  la  famille  de  Bach, 
après  la  mort  du  maître,  lui  avait  envoyés  avec  le  reste  du 
manuscrit.  Alors  que  toutes  les  fugues  de  la  Kunst  der 
Fuge  sont  bâties  sur  le  même  sujet,  la  fugue  inachevée 
contient  trois  sujets  tout  différents;  Bach  l'avait  composée 
après  avoir  terminé  l'Art  de  la  fugue,  mais  sans  la  destiner 
à  lui  servir  de  suite,  pas  plus  que  le  choral  „Wenn  wir  in 
hôchsten  Nôten  sind**.  Tout  au  plus,  devait-elle  y  figurer 
comme  une  sorte  d'épilogue. 

Toutefois,  la  fugue  à  trois  sujets  relève  de  la  Kunst  der 
Fuge,  en  ce  qu'elle  est  destinée  avant  tout  à  illustrer  la 
technique  de  la  fugue  et  qu'elle  opère  avec  les  renversements 
des  sujets  comme  contre-sujets.  Bach  ne  l'a  poussée  que 
jusqu'à  la  deux  cent  trente  neuvième  mesure,  c'est  à  dire, 
jusqu'au  point  où,  après  avoir  développé  chaque  sujet 
séparément,  il  va  les  faire  marcher  de  front.  Les  voici  tous 
les  trois: 


1 


Premier  sujet. 


^E^i 


=t 


3^ 


Deuxième  sujet. 


Les  œuvres  théoriques 


217 


^h    I  ;  il  -^-i  [ZFff 


^^ 


Troisième  sujet. 

Bac  h 

c 


=t 


sr'^'=^^mg^ 


Les  quatres  premières  notes  du  dernier  sujet  figurent  le 
nom  de  BACH.  Les  notes  allemandes,  on  le  sait,  sont  dé- 
signées par  des  lettres;  or,  si  bémol,  est  B,  la,  est  A,  do, 
est  C,  et  si,  est  H.  A  Weimar,  déjà,  Bach  avait  fait  re- 
marquer à  Walther  que  son  nom  correspondait  à  un  thème 
musical  et  que  c'était  pour  cette  raison,  probablement,  que 
tous  les  Bach  étaient  bons  musiciens.  Walther  cite  le 
propos  dans  son  Musiklexikon  de  1732.  Mais,  si  Bach 
s'en  était  avisé  dès  cette  époque,  il  est  vraisemblable,  qu'il 
ne  dut  pas  attendre  jusqu'en  1749  pour  écrire  des  fugues 
sur  BACH.  Nous  possédons,  en  effet,  sur  ce  sujet  deux 
fugues  anonymes  qui  pourraient  bien  être  des  œuvres  de  jeu- 
nesse de  Bach.  Spitta  (II,  p.  685  et  686)  appuie  fortement 
cette  hypothèse.  Cependant,  Friedemann  soutenait  à  Forkel 
—  c'est  de  lui  que  le  tient  Griepenkerl,  et  de  ce  dernier, 
Roitzsch  —  que  son  père  ne  s'était  jamais  servi  de  son  nom 
comme  sujet  de  fugue,  sinon  dans  la  grande  fugue  de  la 
Kunst  der  Fuge.  Le  père  n'aurait-il  donc  rien  dit  à  son  fils 
de  ses  fugues  sur  le  nom  de  famille?  Les  compositeurs 
modernes,  entre  autres  Schumann  et  Liszt,  et,  en  dernier 
lieu,  Reger,   sont  bien  souvent  revenus  à  ces  quatres  notes. 

La  première  édition  de  la  Kunst  der  Fuge  ne  parut 
qu'après  la  mort  de  Bach.  Mais  personne  ne  l'acheta.  Pour 
la  faire  connaître,  Emmanuel  Bach,  qui  s'était  chargé  de  la 
vente,  demanda  à  Marpurg  (1718-1795),  théoricien  de  la 
musique  très  connu  à  Berlin,  d'écrire  une  préface;  et  c'est, 
ornée  d'une  nouvelle  couverture  et  munie  de  cette  préface, 
que  l'œuvre   parut  à  la  foire  de  Leipzig,  en   1752.     Le  prix 


213  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

de  l'exemplaire  était  de  quatre  Thalers.  La  préface,  toutefois, 
n'était  pas  à  l'avantage  de  l'œuvre,  car  Marpurg  profitait  de 
l'occasion  pour  s'attaquer  à  la  musique  contemporaine  qu'il 
traitait  d'efféminée,  parce  qu'elle  ne  tenait  plus  la  fugue  en 
honneur.  La  réclame  ne  profita  point  à  la  vente.  En  au- 
tomne 1756,  on  n'avait  guère  vendu  plus  de  trente  exemplai- 
res; les  cent  vingt  Thalers  n'étaient  pas  même  suffisants 
pour  payer  les  cuivres.  Emmanuel  qui  avait  espéré  de 
grands  bénéfices,  perdit  patience  et  vendit  les  plaques  au  prix 
du  métal  pour  rentrer  dans  ses  frais.  Ce  fut  là  le  sort  de 
la  dernière  œuvre  de  Bach!  Forkel,  dans  sa  biographie,  ne 
peut  contenir  son  indignation.  „Si  dans  un  autre  pays,  dit-il, 
un  homme  de  la  valeur  de  Bach  eût  publié  pareille  œuvre, 
dix  éditions  de  luxe  auraient  été  épuisées,  par  seul  pa- 
triotisme." Il  n'oublie  qu'une  chose:  de  faire  remarquer  que 
la  Kunst  der  Fuge  paraissait  trop  tard.  Au  cours  des  dernières 
années  de  Bach,  la  musique  allemande  s'était  engagée  dans 
une  nouvelle  voie;  l'époque  du  lyrisme  avait  commencé. 
Emmanuel  lui-même  était  un  représentant  de  la  nouvelle 
tendance.  A  sa  mort,  Bach,  encore  qu'admiré  universel- 
lement, n'en  était  donc  pas  moins  déjà  un  étranger  pour 
ses  contemporains.  La  préface  de  Marpurg  le  dit  clairement, 
et  Marpurg  lui-même,  malgré  sa  connaissance  approfondie  de 
la  technique  de  la  fugue,  n'était  plus  de  taille  à  saisir  la  vraie 
grandeur  du  maître. 

La   „Kunst  der  Fuge",  telle  que  Bach  l'a  conçue ,  com- 
prend quinze  fugues  et  quatre  canons  sur  le  sujet  que  voici: 


^^^\  >'  r  I  irr  n  ^'lli;  iT 


C'est  ce  sujet  et  son  renversement  qui,  dans  les  trans- 
formations les  plus  variées,  fournissent  les  sujets  des  quinze 
fugues.  A  vrai  dire,  c'est  à  peine  si  l'on  peut  parler  de  fugues, 
car  Bach,  parce  qu'écrivant  un  ouvrage  théorique,  les  intitule 


Les  oeuvres  théoriques 


219 


Contrepoints  et  les  note  en  partition.  Ces  quinze  Contre- 
points représentent  tous  les  procédés  imaginables  de  la  fugue, 
depuis  les  plus  simples  jusqu'aux  plus  compliqués.  On  y 
trouve  même  des  types  de  fugues  que  Bach  lui-même  n'avait 
jamais  réalisés  dans  ses  œuvres.  Et  le  tout  n'est  pas  une 
simple  démonstration,  une  collection  d'exemples,  mais  une 
œuvre  vivante  et,  d'un  bout  à  l'autre,  pleine  de  vigueur. 
Au  moment  oià  il  les  composa,  Bach  était  encore  en  pleine 
santé;  même,  à  voir  l'écriture  de  l'autographe,  on  ne  se 
douterait  jamais  qu'il  souffrait  des  yeux,  tant  elle  est  ferme 
et  nette,  sans  défaillance.  Dans  l'enchaînement  des  morceaux, 
on  remarque  une  gradation  jusqu'à  la  onzième  fugue,  qui  re- 
pose sur  la  transformation  suivante  du  sujet: 


JMT^  f  '  n  ^-"'  '  r  I  t-tf^^^lS^S 


Les  quatres  dernières  fugues  forment  deux  couples  où 
la  seconde  fugue,  chaque  fois,  est,  note  pour  note,  l'inverse 
de  la  première.  Nous  nous  trouvons  donc  en  présence  non 
seulement  d'une  inversion  du  sujet,  mais  d'une  inversion  de 
la  fugue  complète.  Le  premier  couple  est  à  quatre  parties, 
le  second  à  trois.  C'est  ce  dernier  couple  que  Bach  a  arrangé 
pour  deux  clavecins,  en  ajoutant  une  quatrième  partie  obligée 
aux  trois  parties  de  la  fugue,  de  façon  que  chaque  clavecin 
ait  deux  parties  à  exécuter.  Encore  un  de  ces  remaniements, 
où  le  compositeur  se  plaisait  à  déployer  sa  virtuosité!  Ces 
deux  fugues  à  deux  clavecins,  très  populaires  dans  la  suite, 
ont  également  été  publiées  dans  la  première  édition  de  l'Art 
de  la  fugue.     En  voici  les  sujets: 


Premier  sujet. 


^ 


220  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Deuxième  sujet  (Inversion). 


m 


—0pr  PL 


m 


"^  r  r  f    I         Les  autres  fugues  et  les 
-^ — I 

canons  n'ont  pas  été  écrits 

pour  être  exécutés  par  des  instruments,  mais  uniquement  pour 

être  entendus  à  la  lecture.    L'Art  de  la  fugue  est  encore  plus 

abstrait  que  l'Offrande  musicale. 


XX.   Les  Cantates  profanes 

Edition  de  la  Bachgesellschaft:   T.  IXe,  2e  partie. 

T.  XXe,  2e  partie. 
T.  XXIXe. 
T.  XXXI Ve. 

L'auteur  des  cantates  profanes  est  resté  encore  plus  long- 
temps dans  l'oubli  que  l'auteur  des  cantates  d'Eglise.  Avant 
que  ces  œuvres  ne  parussent  dans  l'Edition  de  la  Bachgesell- 
schaft, on  en  ignorait,  pour  ainsi  dire,  l'existence.  Sans 
doute,  beaucoup  de  morceaux  de  ce  genre  ont  été  égarés,  mais 
ce  qui  nous  reste  —  une  vingtaine  environ  —  est  encore 
bien  considérable  et  nous  révèle  un  Bach  nouveau. 

Sa  première  cantate  profane  date  de  l'époque  de  Côthen. 
Elle  est  intitulée:  »Was  mir  behagt,  ist  nur  die  muntre  Jagd" 
(Ce  qui  me  réjouit,  c'est  la  chasse  gaie),  et  fut  exécutée  le 
23  février  1716.  Ce  jour  là,  le  duc  Christian  de  Saxe- 
Weissenfels  fêtait  son  trente  cinquième  anniversaire  de  nais- 
sance et  avait  organisé  une  grande  chasse  à  laquelle  il  avait 
aussi  invité  le  prince  de  Côthen.  C'est  pendant  le  dîner  de 
chasse  au  Jâgerhof,  que  fut  exécutée  la  cantate.  Bach  faisant 
de  la  musique  de  table!  Nous  avons  quelque  peine  à  nous 
le  représenter  dans  ce  rôle. 

Et  cependant,  comme  c'était  sa  première  composition  de 
ce   genre,   il  y  apporta   beaucoup   d'ardeur.      Le  texte  était 


Les  Cantates  profanes  221 

sans  valeur,  quoiqu'il  fût  de  Salomon  Frank,  secrétaire  gé- 
néral du  Consistoire  de  Weimar,  qui  fournit  de  beaux  tex- 
tes de  cantates  au  maître  et  dont  certaines  poésies,  disions- 
nous,  se  retrouvent  dans  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  Dans 
la  cantate  en  question,  le  librettiste  se  conformant  au  goût 
de  son  époque,  s'était  contenté  d'une  plate  allégorie  my- 
thologique. Endymion  est  délaissé  par  Diane  et  lui  reproche 
son  abandon;  elle  lui  répond  qu'il  lui  faut  suivre  les  chas- 
seurs pour  rendre  hommage  à  son  favori,  monsieur  le  duc 
de  Weissenfels  qui  fête  son  anniversaire  de  naissance  en 
parfaite  santé.  Endymion  s'apaise,  et  tous  deux,  réconciliés, 
chantent  les  vertus  et  la  gloire  du  prince.  Afin  de  parfaire 
le  quatuor,  le  Pan  de  la  contrée  et  Pales,  la  déesse  des 
troupeaux,  viennent  se  joindre  à  eux  pour  présenter,  à  leur 
tour,  leurs  hommages  à  Christian  de  Weissenfels.  Sur  ce  texte 
banal,  Bach  écrivit  une  musique  pleine  de  charme  et  de 
grâce.  Lui-même  était  tellement  satisfait  de  l'œuvre  qu'il 
la  reprit  dans  la  suite  plus  d'une  fois.  Elle  fut  exécutée 
à  l'occasion  de  l'anniversaire  du  prince  Ernst-August  de 
Saxe -Weimar  qui  régna  à  partir  de  1728.  Le  nom  de 
Christian  fut  remplacé  par  Ernst-August;  ce  fut  la  seule 
modification.  Avec  des  changements  de  texte  plus  ou  moins 
considérables,  cette  cantate  servit  encore  pour  la  fête  de 
Friedrich  August,  Roi-Electeur  de  Saxe,  et  pour  une  fête  à 
Weissenfels,  probablement  l'anniversaire  de  mariage  du  prince 
Christian  avec  la  comtesse  Louise  Christine  de  Stollberg. 
C'est  du  moins  ce  que  fait  supposer  le  texte  du  chœur  final, 
que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  reproduire  à  titre 
de  curiosité: 

„Die  Anmut  umfange,  das  Gluck  bediene 

Den  Hertzog  und  seine  Louise  Christine, 

Sie  weyden  in  Freuden  auF  Blumen  und  Klee, 

Es  pranget  die  Zierde  der  fùrstlichen  Eh, 

Die  andre  Dione 

Fûrst  Christians  Krone.* 


222  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Ce  sont  les  notes  de  la  partition  autographe  qui  nous 
racontent  l'histoire  de  ces  divers  emplois  de  la  cantate. 

Enfin,  elle  passa  dans  le  répertoire  sacré:  le  chœur 
final  reparaît  dans  le  premier  chœur  de  la  cantate  pour  la 
St.  Michel  „Man  singet  mit  Freuden  vom  Sieg"  (No.  149), 
et  les  airs  de  Pan  et  de  Pales  se  retrouvent  dans  la 
cantate  pour  la  Pentecôte  de  l'an  1731  „Also  hat  Gott 
die  Welt  geliebet"   (No.  68).     En  effet,  le  célèbre  air  de  la 


^t"    F    I    ^  ë  •     r  I  I  r     r         n'est 


autre  chose  qu'un  remaniement  de  l'air  pastoral  de  la  cantate 
de  chasse.  La  mélodie  du  chant  est  nouvelle  et  l'air  entier  a 
été  porté  de  trente  six  à  soixante  dix-huit  mesures.  Mais  la 
basse  obstinée: 


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est  d'origine  ancienne. 

Certes,  l'air  de  la  cantate  de  la  Pentecôte  est  admirable. 
Mais,  à  y  regarder  de  près,  on  s'aperçoit,  cependant,  qu'il  est 
d'une  autre  conception  que  la  basse  sur  laquelle  il  repose. 
L'étage  surajouté  écrase  le  bâtiment  primitif.  En  tant  qu'œuvre 
d'art  pur,  le  petit  air  de  la  cantate  de  chasse,  avec  sa  modeste 
mélodie,  lui  est  certainement  supérieur. 

C'est  également  à  Côthen,  probablement  pendant  la  pre- 
mière année  de  son  séjour,  que  Bach  composa  la  Sérénata 
„Durchlaucht'ster  Leopold"  pour  la  fête  de  son  prince.  Elle 
est  écrite  pour  solistes  (soprano  et  basse),  car  la  cour  de 
Côthen  n'entretenait  pas  de  chœur.  Le  texte  est  l'un  des 
plus  mauvais  que  le  maître  ait  jamais  mis  en  musique  et 
pourrait  bien  être  de  sa  main:  nous  le  savons,  au  besoin, 
il  faisait  son  libretto  lui-même.  La  musique,  par  contre, 
est   pleine    de    vie    et   semble    avoir   été    écrite    à   l'un  des 


Les  Cantates  profanes  223 

moments  les  plus  heureux  de  la  vie  du  maître.  Nous  pen- 
sons surtout  au  duo  „al  tempo  di  Menuetto".  Plus  tard,  il 
fit  de  cette  musique  joyeuse  une  cantate  pour  le  second 
jour  de  la  Pentecôte:  „Erhôhtes  Fleisch  und  Blut"  (No.  173). 
La  parodie  du  texte  est  des  plus  sommaires:  Dieu  prend  la 
place  du  prince  Léopold, 

Quand,  en  1725,  le  prince  épousa,  en  secondes  noces,  la 
princesse  Charlotte  Friedericke  Wilhelmine  de  Nassau,  Bach 
composa,  pour  l'anniversaire  de  naissance  de  la  nouvelle 
épouse,  une  cantate  qui  fut  exécutée  le  30  nov.  1726.  Elle 
porte  le  titre:  ^Steigt  freudig  in  die  Luft,  zu  den  er- 
habenen  Hôhen,  ihr  Wiinsche"  (Elevez-vous,  nos  vœux,  vers 
les  augustes  hauteurs).  Dans  le  premier  chœur,  l'orchestre 
décrit  cet  élan  à  l'aide  du  motif  suivant: 

Cette    cantate ,    elle 


^^-fljT  j^   j   j-^^r  ^    j     I   aussi,    a    servi    à   plu- 
^    ^^^  1  -^^J  I   sieurs     fins;     avec     le 


texte:  «Schwingt  freudig  euch  empor",  elle  fut  exécutée 
pour  la  fête  d'un  professeur,  probablement  le  Recteur 
Gesner;  puis,  elle  fut  convertie  en  cantate  sacrée,  pour 
le  premier  dimanche  de  l'Avent  (No.  36);  finalement,  vers 
1733,  elle  fut  rétablie  dans  sa  qualité  de  cantate  profane 
avec  le  texte:  „Die  Freude  reget  sich",  à  l'occasion  de 
l'anniversaire  de  naissance  d'un  professeur  de  droit,  Johann 
Florens  Rivinus. 

Une  seconde  cantate  pour  la  fête  du  prince  Léopold: 
„Mit  Gnaden  bekrone  der  Himmel  die  Zeiten",  probablement 
de  l'année  1721,  fut  également  désaffectée  et  devint  cantate 
sacrée  (No.  134,  mardi  de  Pâques).  Sur  la  couverture  de 
la  partition  de  la  cantate  profane,  à  laquelle  manquent  plu- 
sieurs feuilles,  Bach  a  fait  des  comptes  de  ménage,  qui 
s'élèvent  à  206  Thalers,   10  Groschen,  5  Pfennig. 

Mentionnons  encore  la  cantate:  „Weichet  nur,  betrûbte 
Schatten",   pour  soprano  solo,    destinée  à  servir  de  musique 


224 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


Viol.  II. 


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Viola. 


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de  table  à  un    repas    de    noces.  viol.  I. 

Le  mariage  eut  lieu  au  prin- 
temps, ce  qui  fournit  à  Bach  l'oc- 
casion d'écrire  sur  un  texte  très 
heureux,  du  reste,  un  poème  prin- 
tanier  d'un  charme  indescriptible. 
S'inspirant  de  l'idée  du  texte: 
„  Disparaissez  tristes  ombres  " 
il  dépeint  la  disparition  des  nu- 
ages de  la  façon  suivante: 

Sur  cet  accompagnement,  le  hautbois  chante  une  mélodie 
rêveuse,  comme  seul  Bach  pouvait  l'écrire.  Dans  ce  monde 
ensoleillé  apparaît  Phébus  avec  ses  chevaux  rapides.  Le 
thème  de  cet  air:  „Phôbus  eilt  mit  schnellen  Pferden"  est 
une  description  très  caractéristique  du  mouvement  rapide: 
Allegro  assai 


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C'est  ce  thème,  précisé- 
ment, qui  permet  d'établir  la 
chronologie  de  la  cantate.  Nous 
en  rencontrons  comme  une  esquisse  dans  l'allégro  de  la 
sixième  sonate  pour  violon  avec  clavecin  obligé;  ces  sonates 
sont  de  l'époque  de  Côthen;  il  est  donc  très  probable  que 
la  cantate,  elle  aussi,  a  été  composée  à  Côthen. 

A  Leipzig,  ce  qui  manquait  le  moins  au  maître,  c'était 
les  prétextes  à  compositions  profanes.  Les  étudiants  exé- 
cutaient des  cantates  aux  cérémonies  solennelles  de  l'Univer- 
sité et  aux  fêtes  patriotiques;  tout  naturellement,  on  mit  à 
contribution  le  nouveau  Cantor  de  St.  Thomas  qui,  de  son 
côté,  avait  tout  intérêt  à  prêter  son  concours  et  à  s'attacher 
les  étudiants.  Sans  les  étudiants  —  Kuhnau  en  avait  fait 
l'expérience  —  le  Cantor  de  St.  Thomas  se  trouvait,  en  effet, 
singulièrement  gêné  dans  la  réalisation  de  ses  projets. 


Les  Cantates  profanes  225 

Pour  ces  œuvres  de  circonstance,  Bach  dut  chercher  un 
librettiste.  Il  s'aboucha  avec  un  certain  Christian  Friedrich 
Henrici  (1700-1764)  qui  publiait  alors  des  vers  sous  le  pseu- 
donyme de  Picander.  C'était  un  personnage  bizarre  et,  au 
total,  peu  sympathique.  Il  avait  débuté  par  des  satires,  en 
1722;  mais  ensuite,  tout  en  continuant  à  écrire  des  œuvres 
burlesques  d'un  fort  mauvais  goût,  il  s'adonna  à  la  poésie 
religieuse  et  composa  des  textes  de  cantates.  Son  but  unique 
était  de  faire  parler  de  lui  et  d'obtenir  un  emploi.  Aussi 
réussit-il  à  se  faire  nommer  dans  les  postes  d'abord  et  ensuite 
dans  l'administration  des  impôts.  C'est  ce  personnage  si  peu 
distingué  qui  devint  dans  la  suite  le  librettiste  de  Bach  pour  les 
cantates  profanes  et  pour  les  cantates  religieuses.  Bien  plus: 
Bach  se  lia  d'amitié  avec  lui.  Au  fond,  Picander  n'était  qu'un 
rimailleur  sans  véritable  talent;  mais  il  ne  manquait  pas  d'une 
certaine  habileté  à  tailler  les  libretti.  Et  puis,  il  savait  rimer 
d'une  façon  avantageuse  pour  la  composition  musicale.  Ses 
textes  abondent  en  idées  pittoresques  qui  appellent  naturel- 
lement la  description  musicale.  Tout  pauvres  qu'ils  soient 
en  eux-mêmes,  ils  sont  riches  en  possibilités  musicales,  souvent 
plus  riches  que  ne  le  serait  un  texte  irréprochable.  C'est 
précisément  cette  richesse  que  Bach  savait  apprécier.  Ce  qui 
l'attirait,  c'était  une  certaine  poésie  de  la  nature  qui  abonde 
dans  les  textes  de  son  librettiste.  Picander  fait  intervenir  les 
tempêtes  et  les  orages  fort  à  propos  —  qu'on  se  souvienne 
de  l'arrestation  de  Jésus  dans  la  Passion  selon  St.  Matthieu  — ; 
il  fait  murmurer  les  sources;  il  évoque  le  clapotement  des 
vagues  et  le  bruit  des  gouttes  qui  tombent;  il  sait  faire  chanter 
dans  ses  vers  la  gaîté  du  printemps  et  la  mélancolie  des 
feuilles  tombantes;  à  ces  moments,  il  est  sincère  et  même 
poète.  Ne  soyons  donc  pas  injustes:  les  plus  beaux  morceaux 
symphoniques  de  Bach,  nous  les  devons  à  Picander,  si  mé- 
diocre poète  qu'il  fût  d'ailleurs. 

Comme  il   se   croyait  grand   poète,  Picander  eut  soin  de 

Scbueiizer,  Bach.  15 


226  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

publier  successivement  tous  ses  libretti,  ce  qui  lui  valut  un 
grand  succès.  Jusqu'en  1748,  il  ne  parut  pas  moins  de 
quatre  éditions  de  ses  œuvres!  Qu'on  juge  par  là  du  goût 
littéraire  de  l'époque.  Pour  l'étude  de  Bach,  ces  publications 
n'en  ont  pas  moins  une  réelle  importance;  elles  nous  per- 
mettent d'établir  la  chronologie  de  certaines  de  ses  œuvres, 
en  l'absence  de  toute  indication  de  date  sur  les  partitions. 
Sans  le  libretto  imprimé  dans  le  recueil  des  œuvres  de  Pi- 
cander,  par  exemple,  nous  ignorerions  que  la  Passion  selon 
St.  Matthieu  fut  donnée  pour  la  première  fois  en  1729. 

Bach  était  arrivé  à  Leipzig  en  mai  1723;  le  3  août  1725, 
il  fit  exécuter  une  grande  cantate  profane  —  la  première  de 
Leipzig,  autant  que  nous  sachions  —  en  l'honneur  de  „Mon- 
sieur  August  Friedrich  MuUer"  (1684-1762),  professeur  de 
philosophie  à  l'Université,  qui  jouissait  d'une  grande  popu- 
larité parmi  les  étudiants.  Voulant  lui  faire  une  ovation 
le  jour  de  sa  fête,  ceux-ci  demandèrent  une  cantate  à 
Bach,  qui  aussitôt  commanda  un  libretto  à  Picander.  La 
façon  dont  ce  dernier  s'acquitta  de  sa  tâche  est  typique 
pour  les  procédés  qu'il  employait.  Il  va  sans  dire  qu'il  puise 
son  sujet  dans  la  mythologie.  Eole,  l'automne  approchant, 
va  rendre  leur  liberté  aux  vents  enchaînés.  Déjà  il  se 
réjouit  de  les  voir  à  l'œuvre,  secouant  les  arbres,  chassant 
les  nuages,  ameutant  les  vagues;  les  prières  de  Zéphir  et  de 
Pomone  ne  peuvent  le  fléchir.  Survient  Pallas,  lui  annon- 
çant que  les  Muses  vont  se  rassembler  sur  l'Hélicon  en 
l'honneur  de  monsieur  le  professeur  August  Millier,  leur  pro- 
tégé. Eole  est  subitement  vaincu;  il  réemprisonne  les  vents;  le 
soleil  et  la  joie  reparaissent  et  le  tout  se  termine  par  un  «Vivat 
August".  L'invention  ne  témoigne  certes  pas  d'un  grand  effort 
et  l'idée  de  faire  intervenir  les  dieux  et  les  muses  pour  un 
monsieur  MuUer,  le  nom  le  plus  répandu  et  le  plus  banal 
d'Allemagne,  est  bien  grotesque.  Mais  en  tant  que  libretto 
musical,  ce  texte  a  ses  qualités  et  l'on  ne  peut  nier  qu'il  n'ait 


Les  Cantates  profanes  227 

suggéré  à  Bach  un  poème  d'automne  d'une  rare  beauté.  C'est 
avec  une  jouissance  visible  que  le  maître  s'est  abandonné 
au  plaisir  de  décrire.  Après  avoir  dépeint  les  vents  en  fureur, 
il  exprime,  dans  l'air  de  Pomone,  la  mélancolie  des  feuilles 
qui  tombent  par  le  motif  suivant: 


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Ne  dirait-on  pas  les  voir  tomber  de  branche  en  branche? 

A  la  fin,  quand  l'automne  s'est  enfui,  ce  sont  des  flots 
de  lumière  qui  arrivent  à  travers  les  sons.  Toutes  ces 
beautés  pour  monsieur  Millier!  Mais  qui  donc  songe  encore 
qu'il    s'agit    de  l'excellent  professeur  de  Leipzig? 

Dans  la  suite,  cependant,  Bach  lui-même  commit  un 
attentat  contre  son  œuvre.  Lorsqu'en  janvier  1734,  en  sa 
qualité  de  directeur  de  la  société  de  Telemann,  il  dut  monter 
une  cantate  pour  fêter  le  couronnement  de  l'Electeur  Au- 
guste II  comme  roi  de  Pologne,  il  reprit  Eole  satisfait  avec 
un  texte  de  circonstance  qu'il  avait  fait  lui-même  et  qui  existe 
encore  à  la  Bibliothèque  de  Dresde.  A  Eole,  il  substitue  la 
Bravoure,  à  Zéphire,  la  Justice;  la  Clémence  prend  la  place 
de  Pomone,  et  Pallas,  au  lieu  d'intercéder  pour  monsieur 
August  Millier,  prie  le  roi  Auguste  de  favoriser  les  Muses. 
Ce  nouveau  texte  est  donc  entièrement  étranger  aux  intentions 
poétiques  de  la  musique  et  celle-ci,  par  le  fait,  porte  à  faux. 
Comment  Bach  a-t-il  pu  se  fourvoyer  ainsi?  C'est  à  se  de- 
mander jusqu'à  quel  point  lui-même  avait  conscience  du 
caractère  descriptif  de  sa  musique. 

En  1726,  il  composa  la  cantate  „Vereinigte  Zwietracht  der 
wechselnden  Saiten",  pour  une  fête  universitaire  en  l'honneur 
de  ^Monsieur  Gottlieb  Kortte"  (1698-1731)  qui  venait  d'être 
promu  professeur  de  droit.  C'était,  cette  fois  encore,  une  fête 
arrangée  par  les  étudiants  et  non  une  cérémonie  officielle  de 

15* 


228  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

l'Université.  Le  Zèle,  l'Honneur,  le  Bonheur  et  la  Gratitude, 
en  une  fade  allégorie,  viennent  rendre  hommage  au  jeune  pro- 
fesseur qui,  quelques  années  plus  tard,  devait  être  enlevé 
par  une  mort  subite.  Le  premier  chœur  tout  entier  est  sura- 
jouté à  la  troisième  partie  du  premier  des  Concertos  de  Bran- 
debourg. Après  1733  —  la  date  exacte  nous  est  inconnue, 
—  Bach  reprit  cette  cantate  pour  la  fête  du  Roi -Electeur 
Auguste  III  avec  le  texte  „Auf,  schmetternde  Tône". 

Plusieurs  œuvres  profanes  de  cette  époque  sont  perdues, 
entre  autres  une  cantate  pour  une  fête  de  l'Université:  „Siehe 
der  Huter  Israëls",  que  le  catalogue  de  Breitkopf  de  1776 
mentionne  encore,  et  une  cantate  exécutée  le  5  juin  1732  pour 
la  réouverture  de  l'école  St.  Thomas,  après  la  restauration 
des  bâtiments.  De  la  cantate  „Entfernt  euch,  ihr  heitern 
Sterne"  nous  ne  connaissons  également  que  le  titre.  Une 
chronique  contemporaine  intitulée  „Das  frohlockende  Leipzig" 
(Leipzig  en  fête)  nous  renseigne  sur  son  exécution.  Elle 
nous  apprend  qu'elle  fut  chantée  par  les  étudiants  sous  la 
direction  de  Bach,  le  12  mai  1727,  à  l'occasion  du  jour  de 
naissance  du  Roi-Electeur  Auguste  II  alors  de  passage  à  Leipzig, 
en  plein  air  sur  la  place  du  marché,  devant  la  maison  où  était 
descendu  le  souverain.  Parmi  les  œuvres  perdues,  citons  encore 
la  cantate  „Vergnûgte  PleiCenstadt",  qui  fut  jouée  comme 
musique  de  table  au  repas  de  noces  de  Johann  Heinrich  Wolff. 
La  Pleisse  et  la  Neisse,  les  deux  fleuves  de  l'endroit,  viennent 
féliciter  les  nouveaux  mariés.  Picander  fournit  ainsi  au 
musicien  l'occasion  de  dépeindre  le  mouvement  des  vagues, 
comme  il  le  fera  dans  plusieurs  autres  cantates.  Mais,  cette 
fois  encore,  Bach  devait  piétiner  plus  tard  sur  sa  propre  musique: 
il  fit  de  cette  cantate  une  parodie  en  l'honneur  du  Conseil 
de  Leipzig:  „Erwâhlte  Pleifienstadt"  en  substituant  aux  deux 
fleuves  Apollon  et  Mercure  ^ 

1.  Voir  le  texte  de  cette  parodie  chez  Spitta  II  p.  891.     Le  texte  est  de  Bach  lui-même. 


Les  Cantates  profanes 


229 


Les  années  1731  et  1732  sont  marquées  par  deux  œuvres 
qui  appartiennent  plutôt  au  genre  burlesque:  „Phébus  et  Pan" 
et  la  cantate  sur  le  café  (Caffeecantate). 

La  première  cantate,  dont  le  sujet  est  emprunté  à  Ovide, 
débute  par  un  sextuor:  Momus,  Mercure,  Tmolus,  Mydas, 
Phébus  et  Pan  ordonnent  aux  vents  de  se  retirer  dans  leur 
antre  pour  ne  pas  troubler  le  tournoi  qui  va  s'engager.  Dere- 
chef Picander  fournit  à  Bach  le  prétexte  à  des  descriptions 
musicales,  comme  dans  Eole  satisfait.  Le  maître,  on  le  devine, 
s'empresse  d'en  profiter  et  déchaîne  à  travers  l'orchestre 
les  tourbillons  d'une  musique  impétueuse.  Voici  le  motif 
principal  de  Vivace  e  allegro. 
cette  descrip-  :^^r^ 
tion  orche- 
strale: 

Le  tournoi   s'engage.     Phébus    chante   un   Largo  dont  le 
thème  est,  pour  ainsi  dire,  la  quintessence  de  toute  une  série 
d'airs  de  Bach;  il  rappelle  de  très  près  l'air  avec  violon  solo  de 
la  Passion  selon  St.  Matthieu.     Le  voici: 
Violino  I  con  sordino. 


^^#^f+^^^a^^^^ 


Pan  chante  un  air  de  danse: 


^^^-i,l^^^r,f.\^ '.\\r^^£^^ 


Même,  il  essaye,  dans  une  sorte  de  Largo,  de  parodier  le 

thème  de  Phébus.     Mydas  le  déclare  vainqueur  parce  qu'il  a 

chanté  de  façon  à  ce  qu'on  ait  pu  tout  retenir: 

„Ach  Pan!  wie  hast  du  mich  gestàrkt! 
Dein  Lied  bat  mir  so  wohl  geklungen, 
Dali  ich  es  mir  auf  einmal  gleich  gemerkt." 

Ah!  Pan,  comme  tu  m'as  charmé  et  réconforté! 
Ton  chant  a  résonné  si  agréablement  à  mes  oreilles 
Qu'il  s'est,  à  tout  jamais,  gravé  dans  ma  mémoire. 


230  ^2  genèse  des  œuvres  de  Bach 

On  lui  met  des  oreilles  d'âne  et,  après  quelques  airs,  le  tout 
se  termine  par  un  hymne  à  la  vraie  musique  qui  peut  sup- 
porter la  moquerie  des  hommes  parce  qu'elle  plaît  aux  dieux: 

Lafit  euch  meistern,  laRt  euch  hôhnen 
Sind  doch  euren  sûGen  Tônen 
Selbst  die  Gôtter  zugetan. 

Laissez  vous  maîtriser,  laissez  vous  railler, 

A  vos  doux  accents 

Les  dieux  ne  sont-ils  pas  eux-mêmes  sensibles? 

Dès  1856,  S.  W.  Dehn,  un  grand  connaisseur  de  Bach 
à  qui  l'édition  de  la  Bachgesellschaft  a  plus  d'une  obli- 
gation, publia  un  article  „  Johann  Sébastian  Bach  als  Polemiker", 
où  il  prétendit  que  Bach  écrivant  Phébus  et  Pan  avait  visé 
un  personnage  qui  avait  osé  critiquer  sa  musique.  Ce  per- 
sonnage était,  suivant  lui,  le  Recteur  Biedermann  de  Freiberg. 
Celui-ci,  en  effet,  avait  publié  un  traité  ^De  vita  musica"  où 
il  prétendait  qu'on  attachait  trop  d'importance  à  la  musique 
dans  l'éducation  de  la  jeunesse.  Là-dessus  s'était  engagée  une 
vive  polémique  à  laquelle  prirent  part  Mattheson  et  les  élèves 
de  Bach.  Or,  Dehn  s'est  trompé  en  croyant  reconnaître  dans 
Phébus  et  Pan  des  intentions  agressives  contre  Biedermann. 
Son  erreur  provient  d'un  programme  portant  la  date  de  1749, 
lequel  se  trouve  joint  à  la  partition  autographe.  Nous  savons 
maintenant  que  la  cantate  a  été  écrite  aux  environs  de  1730, 
et  que  le  programme  de  1749  a  été  imprimé  lors  de  la  reprise 
de  l'œuvre.  Mais,  si  la  cantate  a  été  écrite  aux  environs  de  1730, 
elle  ne  peut  viser  que  Scheibe  le  fils,  le  détracteur  de  Bach 
dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  C'est  lui  qui  avait  reproché 
à  la  musique  du  maître  d'être  trop  artificielle  et  trop  peu  à 
la  portée  du  public.  Quoiqu'il  n'ait  publié  sa  critique  fameuse 
qu'en  1737,  il  est  certain  qu'il  a  tenu  des  propos  de  ce  genre 
au  lendemain  de  son  échec  au  concours  ouvert  pour  la  place 
d'organiste  à  St.  Thomas  en  1729.  C'est  pour  lui  dire  son 
fait  que  Bach  écrivit  Phébus  et  Pan:  Midas,  c'est  Scheibe, 
Phébus,  c'est  Bach.    C'est  la  vengeance  de  Hans  Sachs  contre 


Les  Cantates  profanes  231 

Beckmesser.  Bach  a  écrit  Phébus  et  Pan  pour  se  consoler 
et  pour  retrouver  sa  franche  gaîté;  c'est  dans  le  même  but 
que  Wagner  écrivit  ses  Maîtres  chanteurs.  Ici  et  là,  le  même 
mélange  de  sublime  et  de  lourdeur  qui,  suivant  Nietzsche, 
constitue  l'un  des  caractères  essentiels  de  l'art  allemand'. 
La  cantate  sur  le  café  —  en  vrai  Saxon,  Bach  écrit  Coffee 
—  est  due  à  une  idée  de  Picander.  En  1727  déjà,  il  avait  publié 
une  satire  oiï  il  raconte  que  le  roi  de  France  avait  interdit  le 
café  et  qu'à  la  suite  de  cet  ordre,  les  gens  de  Paris  mouraient 
en  masse  comme  décimés  par  la  plus  terrible  des  épidémies. 
Ajoutons,  en  passant,  que  c'est  à  Paris,  en  1703,  que  parut  la 
première  cantate  sur  le  café.  Spitta  mentionne  une  cantate 
allemande  de  1716  sur  le  même  sujet.  La  cantate  de  Bach  est 
intitulée  „Schlendrian  mit  seiner  Tochter  Liessgen".  Le  père 
Schlendrian  veut  déshabituer  du  café  sa  fille  Liessgen,  qui  est 
une  fervente  du  noir  breuvage,  une  Caffeeschwester  (sœur  de 
café),  comme  on  dit  en  allemand.  Vaines  promesses  et  vaines 
menaces!  Enfin,  il  lui  promet  un  mari,  ce  qui  semble  la 
faire  fléchir;  mais,  à  peine  son  père  est-il  sorti  pour  lui  chercher 
l'époux  promis  qu'elle  fait  vœu  de  ne  jamais  épouser  que 
celui  qui,  dans  le  contrat  de  mariage,  s'engagera  à  lui  laisser 
pleine  liberté  de  prendre  du  café  autant  et  aussi  souvent  qu'il 
lui  plaira.  C'est  le  meilleur  libretto  que  Picander  ait  jamais 
écrit.  Quant  à  la  musique,  on  ne  se  douterait  guère,  en  sor- 
tant des  grandes  cantates,  que  Bach  piit  écrire  si  aisément 
une  véritable  musique  à  l'Offenbach.  Sans  changement  aucun, 
on  pourrait  faire  de  cette  cantate  une  opérette  en  un  acte. 
Au  reste,  c'est  là  une  des  rares  cantates  qui,  du  vivant  du 
maître,  aient  été  représentées  en  dehors  de  Leipzig.  La  Gazette 
de  Francfort  du  mardi  7  avril  1739  —  c'est  Spitta  qui  signale 

I.  Voir  le  passage  sur  les  Maîtres  chanteurs  dans  „Par  delà  le  Bien  et  le  Mal":  ,Une 
certaine  lourdeur  même,  qui  est  encore  soulignée,  comme  si  l'artiste  voulait  nous  dire: 
elle  fait  partie  de  mes  intentions;  un  manteau  pesant,  quelque  chose  de  volontairement 
barbare  et  solennel,  un  clinquant  de  dentelles  et  de  préciosités  savantes  et  surannées, 
quelque  chose  d'allemand,  dans  le  meilleur  et  dans  le  plus  mauvais  sens  du  mot,  quelque 
chose  de  germaniquement  multiple,  d'informe  et  d'inépuisable  .  .  .  ." 


232  L^  genèse  des  œuvres  de  Bach 

le  fait  —  annonce  une  soirée  qui  sera  donnée  au  Kaufhaus 
(Hôtel  de  commerce)  par  un  musicien  étranger.  L'on  représen- 
tera, entre  autres,  un  „drame":  Schlendrian  mit  seiner  Tochter 
Liessgen.  Il  ne  peut  s'agir  que  de  l'oeuvre  de  Bach,  quoique 
l'auteur  de  la  pièce  ne  soit  pas  nommé. 

Mentionnons  ici  la  cantate  „Von  der  Vergniigsamkeit" 
(Eloge  du  contentement)  qui  pourrait  bien  dater  de  la  même 
époque.  Etant  écrite  pour  soprano  solo,  il  va  sans  dire 
qu'elle  fut  composée  pour  Anne  Madeleine  et  exécutée  à 
l'un  de  ces  concerts  de  famille  dont  Bach  parle  dans  sa 
lettre  à  Erdmann.  Elle  est  très  curieuse,  car  elle  est, 
pour  ainsi  dire,  le  portrait  de  l'âme  de  Bach.  Au  commen- 
cement, on  dirait  qu'il  ne  s'agit  que  du  savoir  être  content 
tout  prosaïque  qui  consiste  à  écarter  de  soi  les  soucis  et  les 
passions  et  à  chercher  son  bonheur  dans  la  petite  vie  tran- 
quille au  coin  du  feu.  C'est  Bach  le  bourgeois  qui  parle. 
Mais,  insensiblement,  la  poésie  prend  son  essor:  il  n'y  a 
de  vrai  contentement  que  dans  le  repos  et  la  paix  en  Dieu. 
La  cantate  qui  avait  débuté  d'une  façon  vraiment  banale  finit 
sur  un  accord  religieux.  C'était  là  l'état  d'âme  du  grand 
mystique  confiné  dans  l'existence  d'un  paisible  bourgeois  du 
XVIIP  siècle. 

En  1733,  Bach,  nous  le  disions,  brigua  le  titre  de  compo- 
siteur de  la  cour  de  Dresde.  Ne  nous  étonnons  donc  pas  de 
rencontrer,  à  cette  époque,  une  série  d'œuvres  de  circonstance 
par  lesquelles  il  cherche  à  témoigner  son  dévouement  aux  sou- 
verains. Ne  nous  étonnons  pas  non  plus  de  retrouver  une 
grande  partie  de  ces  compositions  profanes  dans  les  deux 
grandes  œuvres  spirituelles  auxquelles  il  travaillait  alors:  la 
Messe  en  si  mineur  et  l'Oratorio  de  Noël. 

Le  27  juillet,  il  avait  fait  remettre  sa  requête  au  roi;  dès 
le  5  septembre,  il  fit  exécuter  à  la  société  de  Telemann  un 
Dramma  per  Musica  intitulé  „Herkules  auf  dem  Scheide-Wege" 
(Le  choix  d'Hercule)  pour  l'anniversaire  de  naissance  du  prince 


Les  Cantates  profanes  233 

héritier  qui  avait  alors  onze  ans.  Cette  date  ne  nous  est  connue 
que  par  la  publication  des  poésies  de  Picander  qui  écrivit 
le  libretto;  l'autographe  de  Bach  ne  parle  que  d'une  „ Cantate 
de  félicitation  pour  un  prince  saxon".  La  musique  est 
d'une  vigueur  descriptive  surprenante;  sans  aucun  doute, 
comme  le  remarque  Spitta,  cette  œuvre  est  supérieure  au 
Choix  d'Hercule  de  Hàndel.  Ajoutons  qu'elle  fut  exécutée 
en  plein  air,  car  en  été  les  réunions  du  Collegium  musicum 
avaient  lieu  dans  le  jardin  Zimmermann,  devant  la  porte  de 
la  ville. 

L'oratorio  de  Noël  n'a  pas  emprunté  moins  de  six  morceaux 
à  cette  cantate.  Le  chœur  d'entrée  „LaCt  uns  sorgen"  est 
identique  au  chœur  „Fallt  mit  Danken"  de  l'oratorio  de  Noël. 
De  la  berceuse  que  la  Volupté  chante  à  Hercule,  Bach  a 
fait,  sans  grands  changements  de  texte,  une  berceuse  pour 
l'enfant  Jésus.  C'est 
l'air     bien     connu: 


^^=^=lM 


Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  rapprocher  les  deux 
textes  ; 

Le  choix  d'Hercule. 
La  Volupté:  Schlafe,  mein  Lieber,  und  pflege  der  Ruh, 
Folge  der  Lockung  entbrannter  Gedanken, 
Schmecke  die  Lust 
Der  lûsternen  Brust 
Und  erkenne  keine  Schranken. 

Oratorio  de  Noël. 
Schlafe,  mein  Liebster,  geniefie  der  Ruh 
Wache  nach  diesem  fur  aller  Gedeihen! 
Labe  die  Brust, 
Empfinde  die  Lust 
Wo  wir  unser  Herz  erfreuen. 

L'air  d'écho  „FlôDt  mein  Heiland"  est  également  em- 
prunté au  choix  d'Hercule;  ici,  dans  l'air  „Treues  Echo",  le 
héros  demande  une  réponse  à  l'écho;  l'emploi  de  cet  effet 
musical  est  donc  justifié,  ce  qui  n'est  pas  le  cas  dans  l'air 
de  l'Oratorio  de  Noël,  où  il  n'y  a  ni  question  ni  réponse. 


234 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


A  l'air  „Auf  meinen  Flùgein  sollst  du  schweben"  (Sur 
mes  ailes  tu  planeras)  correspond  dans  l'oratorio  de  Noël 
l'air:  „Ich  will  nur  dir  zu  Ehren  leben"  (C'est  en  ton  hon- 
neur que  je  veux  vivre).  Cette  fois  encore,  la  musique  trahit  le 
texte;  dans  l'air  original  elle  dépeint  le  mouvement  de  «planer" 
par  un  thème  qui,  en  quelque  sorte,  évoque  la  vision  d'un 
aigle  déployant  ses  ailes  et  planant  suspendu  en  l'air: 


Par  contre,  le  texte  de  l'air  correspondant  de  roratorio  de 
Noël  n'a  aucun  rapport  avec  ce  thème  si  admirablement  des- 
criptif. Pourquoi,  en  faisant  sa  parodie,  Bach  n'a-t-il  pas  pris 
soin  d'établir,  ne  fût-ce  que  par  un  simple  mot,  une  liaison 
entre  le  nouveau  texte  et  la  musique? 

Il  n'en  va  pas  autrement  de  l'air  „Ich  will  dich  nicht  hôren", 
dans  l'oratorio  de  Noël  „Bereite  dich  Zion".  Le  thème  de 
la  seconde  partie  de  l'air  ne  s'explique  que  dans  l'œuvre  originale. 
Comme  par  surprise,  le  violon  se  tait  tout  à  coup  et  la  basse 
seule  introduit  le  motif  suivant: 


^i=|=i 


^fe= 


-JLjL 


s 


î 


& 


Jt± 


Que  signifie-t-il?  Il  décrit  les  ondulations  du  serpent,  motif 
que  nous  retrouverons  encore  bien  souvent  dans  les  œuvres 
de  Bach.  C'est  qu'à  ce  moment  le  texte  original  parle  des 
serpents  qui  s'approchaient  d'Hercule  „en  se  berçant"  („Denn 
die  Schlangen  so  mich  wollten  wiegend  fangen").  Dans  l'ora- 
torio de  Noël,  ce  thème  caractéristique  n'est  nullement  appelé 
par  les  paroles. 

Le  duetto  „Herr,  dein  Mitleid  (C'est  ta  compassion.  Sei- 
gneur") de  l'oratorio  de  Noël  qui  correspond  au  duo  entre 
Hercule  et  la  Vertu  „Ich  bin  deine",  le  dernier  des  six  em- 
prunts, nous   fournit  un  nouvel   exemple  de   parodie  superfi- 


Les  Cantates  profanes 


235 


cielle.  Pour  tout  connaisseur  de  Bach  il  n'est  point  douteux 
que  les  deux  thèmes  de  cet  air  n'expriment  la  joie  la  plus 
exubérante.     Les  voici: 


-^^ 


Or,  dans  le  texte  original  il  est,  en  effet,  question  d'une 
grande  joie:  Hercule  se  fiance  à  la  Vertu;  le  texte  de  la 
parodie,  par  contre,  est  tout  à  fait  incolore  et  n'aurait  jamais 
suscité  pareille  musique.  C'est  tout  autrement  que  Bach  traduit 
le    mot    «compassion". 

Ces  exemples  de  parodies  réunis  par  hasard  dans  une  même 
œuvre  sont  typiques.  Se  douterait-on  qu'ils  font  une  seule  et 
même  personne,  ces  deux  Bach,  dont  l'un  savait  si  admirable- 
ment décrire  le  texte  à  l'aide  des  sons  et  l'autre  si  super- 
ficiellement accoler  un  texte  étranger  à  cette  même  musique? 

Le  8  décembre  1733,  trois  mois  à  peine  après  le  Choix 
d'Hercule,  Bach  fit  représenter  une  nouvelle  cantate  en  l'hon- 
neur des  souverains:  „Tônet  ihr  Pauken,  erschalletTrompeten", 
Dramma  per  musica  pour  l'anniversaire  de  naissance  de  la 
reine.  Elle  ne  fut  terminée  que  la  veille  de  l'exécution, 
ainsi  que  l'indique  une  note  à  la  fin  de  la  partition  autographe: 
Fine  D.  S.  G.  L.  1 733  d.  7.  Dec.  Cette  fois,  Bach  avait  écrit 
le  texte  lui-même,  et  Spitta  fait  remarquer,  à  juste  titre,  que 
l'orthographe  et  les  expressions  saxonnes  suffiraient  à  trahir 
l'auteur.  Voici,  comme  échantillon  des  vers  de  Bach,  le 
texte  du  premier  chœur: 

Thônet  ihr  Paucken.     Erschailet  Trompeten! 
Klingende  Saiten,  erfûllet  die  Luft! 
Singet  itzt  Lieder,  ihr  muntren  Poeten, 
Kônigin  lebe,  wird  frôhlichst  geruft. 
Kônigin  lebe,  difî  wùnscbet  der  Sachse, 
Kônigin  lebe  und  blùhe  und  wachse! 


236  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Aucune  idée  saillante  qui  pût  appeler  et  provoquer  la 
musique.  Le  grand  musicien  était,  en  vérité,  un  médiocre 
poète  ^ 

En  janvier  1734,  pour  fêter  l'avènement  de  l'Electeur  au 
trône  de  Pologne,  Bach  reprit,  nous  le  disions  plus  haut, 
l'ancienne  cantate  „Eole  satisfait".  Le  2  octobre  de  la  même 
année,  le  roi  et  la  reine  vinrent  à  Leipzig  et  Bach  dut  écrire 
à  la  hâte  une  cantate  que  les  étudiants  exécutèrent  le  5  octobre 
sur  la  place  du  Marché.  C'était  la  cantate  „Preise  dein  Gliicke, 
gesegnetes  Sachsen".  Un  programme  de  la  fête,  avec  le  texte 
imprimé  de  la  cantate,  se  trouve  dans  la  Chronique  de  Leipzig, 
rédigée  par  un  nommé  Salomon  Riemern.  Cette  chronique 
nous  apprend  encore  que  l'œuvre  de  Bach  fut  exécutée  le  soir  à 
neuf  heures  (au  mois  d'octobre!)  et  que  600  étudiants  portaient 
des  flambeaux.  La  musique  est  extraordinairement  vigoureuse. 
Il  va  sans  dire  que  cette  cantate  contient  un  bon  nombre  de 
morceaux  empruntés  à  d'autres  compositions.  Dans  les  réci- 
tatifs on  trouve  des  allusions  à  la  campagne  française  sur  les 
bords  du  Rhin  pendant  la  guerre  de  la  succession  de  Pologne, 
dont  parlent  également  les  cantates  d'église  de  la  même 
époque^. 

Deux  jours  après,  le  7  octobre,  le  maître,  pour  fêter  l'anni- 
versaire de  naissance  du  Roi-Electeur,  exécuta  la  cantate: 
„SchIeicht  spielende  Wellen",  à  laquelle  il  semble  avoir  tra- 
vaillé avec   beaucoup   de  plaisir.     C'est  que  Picander  faisait 


1.  Cette  œuvre  aussi  a  fourni  quatre  morceaux  à  l'oratorio  de  Noël,  à  savoir  deux 
chœurs:  ^Jauclizet,  frohlocket"  et  „Herrscher  des  Himmels",  et  deux  airs:  „Frohe  Hirten* 
et  „GroCer  Herr  und  starker  Kônig". 

2.  Voici  un  récitatif  contenant  des  allusions  à  la  guerre: 

,In  einer  Zeit,  da  ailes  um  uns  blitzt  und  kracht, 
Ja  der  Franzosen  Macbt  (die  doch  so  vielmal  scbon  gedampfet  worden), 
Von  Siiden  und  von  Norden  aucb  unserm  Vaterland  mit  Schwert  und  Feuer  drâut, 
Kann  dièse  Stadt  so  glucklicb  sein,  dich  machtgen  Schutzgott  unsrer  Linden 
In  ihrem  ScboQ  zu  finden." 
Ajoutons  que  le  Hosanna  de  la  Messe  en  si  mineur  nous  a  conservé  la  forme  primi- 
vite  du   premier  cbœur  de  cette  cantate    et  que  l'air   „Durcb   die  von  Eifer  entflammten 
Waffen"  revient  dans  l'oratorio  de  Noël  avec  le  texte:  ,Erleucbt  aucb  meine  finstern  Sinne". 


Les  Cantates  profanes 


237 


parler  les  quatre  fleuves  qui  parcourent  les  pays  du  souve- 
rain, la  Vistule,  l'Elbe,  le  Danube  et  la  Pleisse,  pour  lui 
donner  l'occasion  de  représenter  le  mouvement  des  vagues. 
Les  paroles  du  premier  chœur  sont  vraiment  suggestives: 
„Schleicht  spielende  Wellen  und  murmelt  gelinde!  nein, 
rauschet  geschwinde!"  (Glissez,  vagues  joueuses  et  murmurez 
doucement!  non,  mugissez!)  Et  Bach  a  su  en  tirer  parti. 
Le  premier  chœur  est  un  chef-d'œuvre:  on  demeure  interdit 
en  face  d'une  pareille  richesse  de  motifs  et  de  rythmes.  Voici, 
par  exemple,  les  motifs  successifs  des  premiers  violons  dans 
les  vingt  premières  mesures: 

p.        - -     _  f. 


Cette  description  est  des  plus  grandioses;  on  y  trouve 
jusqu'à  ces  mouvements  irréguliers  et  imprévus  qui  charment 
ceux  qui  savent  écouter  la  chanson  des  vagues'.  Se  doutant 
bien  que  tout  l'effet  de  cette  description  dépendrait  de  l'exécu- 
tion, Bach  indiqua  minutieusement  dans  les  parties  toutes 
les  liaisons,  tous  les  staccatos  et  toutes  les  nuances.  L'air 
de  l'Elbe  „Jede  Woge  meiner  Wellen  ruft  das  goldne  Wort 
August"  !  repose  également  sur  la  description  du  mouvement 
Viol,  solo 


des  vagues: 


|i 


:& 


m 


i 


5^ 


Au  total:  en  l'espace  de  treize  mois,  de  septembre  1733  à 
octobre  1734,  Bach  a  fait  exécuter  cinq  cantates  en  l'honneur 
des  souverains  de  Dresde.     On  ne   saurait  se  montrer  sujet 


I.  Le  penilani  de  cette  description  du  mouvement  des  vagues  nous  le  trouverons  dans 
Is  cantate  d'église:  «Christ  notre  seigneur  vint  au  Jourdain*  (No.  7);  voir  également  le 
choral  VI  No.  17, 


238  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

plus  dévoué!  Peine  perdue:  il  lui  fallut  encore  attendre 
deux  ans  le  titre  si  ardemment  désiré. 

Dans  la  suite,  les  compositions  profanes  deviennent  de 
plus  en  plus  rares.  La  cantate  „Thomana  saB  annoch  betrubt", 
qui  fut  exécutée  le  21  Nov.  1734  pour  fêter  la  nomination 
d'Ernesti  II  au  rectorat  de  l'école  St.  Thomas,  est  perdue. 
Nous  n'en  possédons  plus  que  le  texte  qui  se  trouve  dans  la 
chronique  de  Riemern.  Cette  même  chronique  nous  a  conservé 
le  texte  d'une  cantate  exécutée  le  28  avril  1738,  en  l'honneur 
des  souverains  qui  étaient  venus  à  Leipzig  avec  la  princesse 
Amélie,  la  fiancée  du  roi  des  deux  Siciles.  Suivant  cette 
chronique,  le  baron  Woldemar  de  Schmettau  aurait  fait  à 
l'église  St.  Paul,  le  matin  à  neuf  heures,  un  discours  solennel,  en 
vue  du  mariage  qui  devait  avoir  lieu  prochainement.  Le  soir, 
à  neuf  heures,  les  étudiants  exécutèrent  à  la  lueur  des  flambeaux 
sur  la  place  du  Marché,  „une  belle  musique  de  nuit",  de  la 
composition  de  monsieur  le  Capellmeister  Joh.  Sébastian  Bach. 
Monsieur  le  comte  de  Zierotin,  monsieur  le  baron  de  Schmettau, 
monsieur  de  Leipnitz  et  Monsieur  de  Marschall  eurent  l'hon- 
neur de  remettre  aux  souverains  le  texte  de  la  cantate  et 
furent  admis  au  baise-main  („und  sind  zum  HandkuC  gelassen 
worden").  Le  compositeur,  il  va  sans  dire,  ne  partagea  pas 
cet  honneur.  Cependant,  un  an  plus  tard,  en  1739,  le 
magister  Birnbaum,  dans  un  article  consacré  à  Bach,  fera 
l'éloge  de  cette  cantate,  ajoutant  ainsi  aux  regrets  que  nous 
laisse  sa  perte.  Elle  était  intitulée:  „Wilkommenihrherrschen- 
den  Gôtter  der  Erden." 

En  tout,  nous  ne  possédons  que  trois  cantates  profanes 
de  cette  dernière  époque.  La  première  „Angenehmes  Wie- 
derau"  date  de  1737.  Le  28  septembre  de  cette  année,  Johann 
Christian  Hennicke,  un  ancien  laquais  devenu  comte  par  la 
faveur  du  tout  puissant  ministre,  le  comte  Briihl,  prit  pos- 
session de  la  terre  de  Wiederau.  Et  c'est  pour  ce  parvenu 
que  Bach,   probablement  à  l'instigation  de  Picander,    car  le 


Les  Cantates  profanes  239 

texte  est  de  sa  plume,  écrivit  une  cantate.  Sans  doute 
c'était  de  la  musique  bien  payée;  il  en  fit  plus  tard  la  can- 
tate  pour  la  St.  Jean   „Freue  dich,  erlôste  Schaar"   (No.  30). 

La  cantate  burlesque  „Mer  hahn  en  neue  Oberkeet  (Nous 
avons  un  nouveau  gouvernement),  écrite  en  dialecte  saxon, 
a  été  composée  en  l'honneur  du  chambellan  Cari  Heinrich 
von  Dieskau,  qui  prit  possession  de  la  terre  de  Klein-Zschocher 
le  30  août  1742.  C'était  le  protecteur  de  Picander,  qui  bri- 
guait alors  un  emploi  dans  les  impôts  et,  peut-être  même, 
l'avait  déjà  obtenu.  Le  librettiste  attitré  du  maître  lui  demanda 
de  lui  fournir  la  musique  d'une  cantate  de  paysan.  L'idée 
sourit  à  Bach,  qui  s'amusa  à  écrire  une  cantate  rurale  avec 
un  orchestre  fort  simple.  L'ouverture  est  composée  uniquement 
d'airs  de  danse;  les  airs  pour  chant,  eux  aussi,  sont  écrits  en 
forme  de  danses.  Il  emploie  même  trois  mélodies  populaires 
dont  l'une  apparaît  aussi  dans  les  variations  de  Goldberg,  écrites 
à  la  même  époque:  nous  y  retrouvons  également  l'air  de  Pan 
de  la  cantate  Phébus  et  Pan.  On  sent  que  Bach  a  pris  plaisir 
à  écrire  cette  musique.  Tout  comme  Wagner,  le  maître  avait 
l'instinct  et  le  goût  du  burlesque. 

Mentionnons  encore  la  cantate  „0  holder  Tag"  destinée 
à  accompagner  un  repas  de  noces.  Le  marié,  à  en  juger 
par  quelques  allusions  du  texte,  était,  sans  doute,  un  amateur 
de  musique.  Les  pages  des  parties  autographes  —  elles  se 
trouvent  à  Berlin  —  sont  reliées  avec  des  fils  de  soie:  elles 
proviennent  de  l'exemplaire  remis  aux  mariés.  Cette  œuvre 
date  des  dernières  années  de  la  vie  de  Bach.  Comme  il 
en  était  très  satisfait,  il  la  fit  encore  une  fois  exécuter  avec 
un  texte  qu'on  pourrait  intituler:  Eloge  de  la  musique  (O  an- 
genehme  Mélodie).  11  tenait  beaucoup  à  ce  qu'elle  fût  exécutée 
finement,  car,  cette  fois  encore,  il  prit  soin  d'indiquer  tous 
les  mouvements,  toutes  les  nuances,  tous  les  legatos  et  tous 
les  staccatos. 

Pour  clore  la  liste,  ajoutons  les  deux  cantates  italiennes  qui 


240  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

nous  sont  parvenues.  Elles  sont  intitulées  „Amore  traditore" 
et  „Non  sa  che  sia  dolore".  Toutes  deux  datent  de  l'époque 
de  Leipzig.  La  première  est  écrite  pour  basse  seule  avec 
accompagnement  de  clavecin,  la  seconde,  beaucoup  plus  im- 
portante, pour  soprano  avec  accompagnement  d'orchestre. 
Le  texte  de  cette  dernière  est  piteux;  il  est  l'œuvre  d'un 
Allemand  qui  ne  possédait  pas  bien  l'italien.  Toutefois,  on 
comprend  qu'il  s'agit  d'un  seigneur  italien  qui  a  passé  quelque 
temps  à  Ansbach  et  va  retourner  dans  son  pays  après  de 
graves  déceptions.  Une  troisième  cantate  italienne  „Ancho 
dall  colle  al  prato"  est  perdue. 

Nous  avons  traité  en  détail  les  cantates  profanes,  parce- 
qu'elles  représentent  une  partie  presque  ignorée  de  l'œuvre  de 
Bach.  Elles  sont  aussi  les  seules  qui  nous  renseignent  sur 
les  événements  qui  émaillent  la  vie  modeste  du  Cantor  de 
St.  Thomas;  événements  bien  insignifiants  sans  doute:  le  jour 
de  naissance  d'un  prince  ou  d'une  princesse,  une  ovation  aux 
souverains  de  passage  à  Leipzig  ou  bien  encore  à  un  pro- 
fesseur en  vogue.  Ils  n'en  constituent  pas  moins  une  di- 
version à  la  monotonie  de  son  existence  et  au  labeur  sérieux 
de  la  composition:  ils  le  forcent  à  écrire  des  œuvres  de 
circonstance. 

Mais  toutes  les  occasions  sont  bonnes  au  génie.  Ces 
œuvres  sont  plus  que  des  compositions  de  circonstance,  car 
elles  renferment  quelques-unes  des  plus  belles  pages  qu'il  ait 
écrites.  Nul  doute  que,  sans  le  texte  qui  les  dépare,  elles 
figureraient  depuis  longtemps  au  programme  de  nos  concerts. 
Est-ce  là  vraiment  un  obstacle  insurmontable?  Bach  a-t-il 
mis  en  musique  le  texte  de  circonstance?  Ne  s'est-il  pas 
plutôt  attaché  à  rendre  les  idées  poétiques  dont  le  librettiste 
avait  semé  son  texte?  En  l'honneur  d'un  professeur  Millier, 
il  écrit  un  poème  d'automne,  en  l'honneur  d'un  jeune  couple 
inconnu  un  poème  de  printemps,  toutes  œuvres  où  s'épanouit 
la  poésie  de  la  nature  et  dont  le  charme,  partant,  est  tout  à 


Les  Cantates  d'église  de  la  première  année  de  Leipzig      241 

fait  moderne.  Rien  ne  s'opposerait  donc  à  ce  que,  négligeant 
le  texte  de  circonstance,  simple  prétexte  pour  Bach,  on  le 
remplaçât  par  le  texte  que  le  maître  a  véritablement  mis  en 
musique,  c'est  à  dire  par  une  poésie  d'automne  ou  de  printemps. 
Belle  tâche  pour  un  poète  qui,  revivant  la  musique  de  Bach, 
lui  prêterait  les  paroles  qui  lui  conviennent!  Bach  lui-même 
nous  donne  l'exemple  de  pareille  substitution;  nous  l'avons 
vu  transformer  une  cantate  de  chasse  toute  ensoleillée  de  joie 
printanière  en  une  cantate  de  Pentecôte  et  une  cantate  nuptiale 
qui  s'adressait  à  un  musicien,  en  une  cantate  sur  l'Eloge 
de  la  musique. 

Rien  de  plus  faux,  en  général,  que  de  vouloir  traduire 
littéralement  le  texte  des  cantates  et  des  Passions;  en  alle- 
mand même,  ils  sont  d'une  telle  insignifiance  qu'il  faut  toute 
la  beauté  de  la  musique  pour  les  faire  oublier.  La  traduction 
pure  et  simple  n'aurait  d'autre  résultat  que  de  faire  saillir 
les  défauts  du  texte  en  les  amplifiant.  En  règle  générale, 
l'important  ce  n'est  pas  de  traduire  le  texte  du  librettiste, 
mais  le  texte  que  Bach  a  mis  en  musique.  A  y  regarder 
de  près,  on  s'aperçoit  qu'il  ne  s'est  attaché  qu'à  une 
idée,  qu'à  un  mot  qu'il  a  traduit  et  développé,  exagérant 
souvent  et  forçant  la  note.  Cette  fois  encore,  c'est  cette  idée 
soulignée  par  la  musique  qu'il  faut  extraire  du  texte  et  mettre 
uniquement  en  valeur  dans  la  traduction,  sans  souci  des  mots 
dont  Bach  lui-même  a  fait,  en  réalité,  si  peu  de  cas.  Bref,  il  s'agit 
d'extraire  le  peu  d'or  pur  qu'enferme  cette  gangue  abondante. 

XXI.  Les  Cantates  d'église  de  la  première  année 
de  Leipzig 

Bach  a  écrit,  en  tout,  cinq  cycles  complets  de  cantates 
d'église,  comme  nous  l'apprend  le  nécrologue  dans  la  „Musi- 
kalische  Bibliothek"  de  Mitzler.  Le  cycle  comprenait  à  Leipzig 
cinquante  neuf  cantates  par  an  '  :  quarante  trois  cantates  pour 

1.  Voir  plus  hiui  p.  120  de  cette  iiude. 

Scbwcitzer,  Bacb.  IQ 


242  î-a  genèse  des  œuvres  de  Bach 

les  dimanches  ordinaires  —  on  n'exécutait  pas  de  cantate  les 
trois  derniers  dimanches  de  l'Avent  et  les  six  dimanches  du 
carême  —  trois  cantates  pour  les  trois  jours  de  Noël,  les 
cantates  pour  le  lundi  et  le  mardi  de  Pâques,  pour  le  lundi  et 
le  mardi  de  Pentecôte,  les  cantates  de  la  Purification,  de 
l'Annonciation,  de  la  Visitation  et  les  cantates  du  Nouvel  an, 
de  l'Epiphanie,  de  l'Ascension,  de  la  St.  Jean,  de  la  St.  Michel 
et  de  la  fête  de  la  Réformation.  Bach  a  donc  écrit,  en  tout, 
environ  deux  cent  quatre-vingt-quinze  cantates.  Une  trentaine 
certainement  ont  été  composées  à  Weimar  et  à  Côthen;  restent 
deux  cent  soixante-cinq  cantates  à  répartir  sur  les  vingt-sept 
années  de  Leipzig,  ce  qui  fait  une  moyenne  de  neuf  à  dix 
cantates  par  an.  Ce  chiffre  apparaît  bien  modeste,  quand  on 
pense  que  Telemann  et  autres  en  écrivaient  plus  de  cinquante 
dans  le  même  espace  de  temps.  Encore  faut-il  ajouter  que, 
dans  les  dernières  années,  Bach  n'a  point  atteint  cette  moyenne: 
la  plupart  des  cantates  ont  été  écrites  pendant  les  vingt  pre- 
mières années  de  Leipzig.  La  chronologie  en  a  été  établie 
par  Spitta  et  par  Rust^  Parfois  le  titre  mentionne  l'année 
de  composition  qui,  il  va  sans  dire,  fut  l'année  de  la  pre- 
mière exécution.  Ce  sont  ces  données  précises  jointes  à 
d'autres,  d'une  nature  plus  générale,  qui  ont  permis  aux  deux 
historiens  d'arriver  à  un  résultat.  Voici  quelques  unes  de  ces 
données.  Les  signatures  de  Bach  varient;  dans  les  premières 
années,  jusqu'en  1708,  il  signait  G.  B.  ou  Giov.  Bastian  Bach; 
plus  tard,  jusqu'en  1720,  G.  S.  ou  Giov.  Seb.  Bach;  à  partir 
de  1723,  on  ne  trouve  plus  que  la  signature  J.  S.,  Joh.  Seb. 
ou  Jean  Sébastien,  car  il  signait  fréquemment  en  français. 
Son  écriture  aussi  varie,  ainsi  que  le  prouve  le  volume  des 
autographes  publiés  dans  l'ordre  chronologique  par  la  Bach- 
gesellschaft^.  Mais  ce  qui  est  plus  important  encore, 
c'est    le    papier.     Il  l'achetait   en   quantités  considérables    et 

1.  Voir  les  préfaces  de  Rust  dans  l'édition  de  la  Bachgesellscbaft. 

2,  T.  XXXXlVe  de  rédition  de  la  Bachgesellscbaft, 


Les  Cantates  d'église  de  la  première  année  de  Leipzig      243 

épuisait  sa  provision  avant  de  la  renouveler.  Toutes  les  can- 
tates dont  le  papier  porte  la  même  marque  de  fabrique  sont 
donc  de  la  même  époque.  On  distingue,  par  exemple,  le  papier 
de  Côthen  de  celui  de  Leipzig  et  dans  ce  dernier,  à  nouveau, 
l'on  remarque  une  série  d'achats.  Plusieurs  fois  aussi,  il  est 
arrivé  à  Bach  d'esquisser  une  nouvelle  cantate  sur  les  lignes 
vides  d'une  œuvre  en  voie  d'achèvement.  Nous  pouvons 
alors  conclure  avec  certitude  que  toutes  deux  appartiennent 
à  la  même  époque.  De  plus,  nous  le  savons,  Bach  avait 
une  tendance  à  produire  coup  sur  coup  plusieurs  cantates  du 
même  genre  et  à  réaliser,  pour  ainsi  dire,  la  même  œuvre 
en  plusieurs  exemplaires.  Il  ne  s'agit  donc  pas  d'établir  l'ordre 
chronologique  de  cantates  isolées,  mais  de  certaines  séries  de 
cantates  rattachées  les  unes  aux  autres  par  des  liens  de  parenté, 
ce  qui  facilite  singulièrement  la  tâche.  De  ces  deux  cent  quatre- 
vingt-quinze  cantates,  cent  quatre-vingt-dix  seulement  nous 
sont  parvenues;  quatre-vingt  à  cent  ont  donc  été  égarées,  en 
grande  partie  par  la  négligence  de  Wilhelm  Friedemann. 

La  première  année  de  Leipzig  fut  bien  remplie.  Le  di- 
manche Estomihi,  c'est  à  dire,  le  7  février  1723,  Bach  vint 
de  Côthen  pour  faire  exécuter  sa  cantate  d'épreuve.  Il  en 
avait  écrit  deux:  „Du  wahrer  Gott  und  Davidssohn"  No.  23, 
et  „Jesus  nahm  zu  sich  die  Zwôlfe"  No.  22.  Sans  doute,  ses 
amis  lui  avaient  conseillé  de  ne  pas  faire  entendre  la  pre- 
mière: le  public  habitué  aux  cantates  de  Kuhnau  ne  l'eût  pas 
comprise.  Il  se  décida  alors  à  en  écrire  une  seconde,  plus 
simple  et  d'intelligence  plus  facile,  dans  le  style  de  Kuhnau. 
Un  Bach  même  ne  dédaignait  pas  de  faire,  à  l'occasion,  des 
concessions  au  goût  du  public. 

Il  fit  son  déménagement  pendant  le  mois  de  mai  1723  et, 
le  31,  fut  installé  dans  ses  nouvelles  fonctions.  Le  premier 
dimanche  après  la  Trinité,  le  nouveau  Thomascantor  donnait 
sa  première  cantate:  „Die  Elenden  sollen  essen"  No.  75. 
Ce  fut  une  dure  année:  jusqu'à  la  Trinité   1724,  il  dut  com- 

16* 


244  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

poser,  pour  le  moins,  vingt  à  vingt-cinq  cantates,  sans  compter 
le  Magnificat  pour  les  Vêpres  de  Noël  et  la  Passion  selon 
St.  Jean  qu'il  fit  exécuter  le  vendredi  Saint  1724'.  Pour  les 
autres  dimanches,  il  reprit  d'anciennes  cantates  ou  donna 
des  œuvres  d'autres  maîtres.  N'oublions  pas  qu'il  a,  entre 
autres,  copié,  bien  entendu  pour  les  donner  à  St.  Thomas, 
dix-huit  cantates  de  Johann  Ludwig  Bach,  une  cantate  de 
Telemann,  la  Passion  selon  St.  Marc  de  Reinhard  Keiser  et 
la  Passion  de  ^monsieur  Hendel".  Et  non  seulement  les 
partitions,  mais,  très  souvent  aussi,  toutes  les  parties  sont 
copiées  de  sa  main.  A  combien  faut-il  évaluer  le  nombre 
des  copies  perdues? 

A  Weimar,  contrairement  à  l'usage  de  Leipzig,  on  donnait 
des  cantates  pendant  les  quatre  dimanches  de  l'Avent.  Bach 
en    avait    écrit    deux    en     1716,    l'une    pour    le    deuxième. 


I.  Voici  la  liste  des  cantates  composées  pendant  la  première  année  de  Leipzig  (d'après 
Spitta)  :  Deux  cantates  pour  le  dimanche  Estomihi  (7.  fevr.  1723)  composées  à  Côthen 

en  vue  du  concours  de  Leipzig: 

No.  22.  Jésus  nahm  zu  sich  die  Zwôlfe  (exécutée). 
No.  23.  Du  wahrer  Gott  und  Davidssohn  (non  exécutée). 
„Die  Elenden  sollen  essen",  No.  75  (lerdim.  après  la  Trin.). 
„Die  Himmel  erzahlen  die  Ehre  Gottes",  No.  76  (2e  dim.  après  la  Trin.). 
„Ein  ungefarbt  Geraûthe",  No.  24  (4e  dim.  après  la  Trin.). 
„Àrgere  dich,  o  Seele,  nicht",  No.  186  (7e  dim.  après  la  Trin.). 
,Ihr,  die  ihr  euch  von  Christo  nennet",  No.  164  (13e  dira,  après  la  Trin.). 
^Wachet,  betet*  (ancienne  cantate  de  Weimar  écrite  pour  le  2e  dim.  de  l'Avent),  No.  70 

(20e  dira,  après  la  Trin.). 
„Christen,  atzet  diesen  Tag",  No.  63  (Noël  1723). 
„Dazu  ist  erschienen",  No.  40  (2*  jour  de  Noël). 
„Sehet,  welcb  eine  Liebe",  No.  64  (3e  jour  de  Noël). 
„Singet  dem  Herrn",  No.  190  (Nouvel  an). 

,,Scbau  lieber  Gott  wie  meine  Feind",  No.  153  (dim.  après  le  Nouvel  an  1724). 
„Sie  werden  aus  Saba  aile  kommen",  No.  65  (Epiphanie). 
„Mein  liebster  Jésus  ist  verloren",  No.  154  (1er  dira,  après  l'Epiph.). 
«Jésus  schlâft,  was  soU  ich  hoffen",  No.  81  (4e  dim.  après  l'Epiph.). 
«Erfreute  Zeit  im  neuen  Bunde",  No.  83  (Purification  1724). 
, Christ  lag  in  Todesbanden",  No.  4  (Pâques  1724). 
eWeinen,  Klagen,  Sorgen,  Zagen",  No.  12  (Jubilate). 
,.ErscbaIlet  ihr  Lieder",  No.  172  (Pentecôte). 
„Erwiinschtes  Freudenlicht",  No.  184  (mardi  de  Pent.). 
„0  heilger  Geist  und  Wasserbad",  No.  165  (Trinité). 
jPreise,  Jérusalem,  den  Herrn",  No.  110  (Cette  cantate  fut  composée  pour  le  service 

religieux  célébré  lors  de  l'installation  du  nouveau  Conseil  de  Leipzig,  le  24.  août  1723). 
„Hôchst  erwiinschtes  Freudenfest",  (Tome  XXIX,  pour  l'inauguration  de  l'orgue  de 

Stôrmthal). 


Les  Cantates  d'église  de  la  première  année  de  Leipzig      245 

„Wachet,  betet"  (No.  70),  l'autre,  „Herz  und  Mund  und 
That  und  Leben  (No.  147),  pour  le  quatrième.  Arrivé  à  Leipzig, 
il  remania  ces  deux  cantates  qui  se  trouvaient  dès  lors  sans 
destination  et  fit  de  la  première  une  cantate  pour  le  vingt- 
sixième  dimanche  après  la  Trinité,  de  la  seconde  une  cantate 
pour  la  Visitation.  Le  manuscrit  de  cette  seconde  cantate 
est  écrit  très  soigneusement,  ce  qui  prouve,  ordinairement, 
que  nous  avons  à  faire  à  une  copie  d'ancienne  partition;  de 
plus,  quatre  feuilles  proviennent  encore  de  la  provision  de 
Weimar,  et  deux  seulement  de  l'achat  de  Leipzig:  Bach 
avait  trouvé  quelques  feuilles  vides  dans  l'ancienne  partition 
et,  en  homme  économe,  les  avait  employées.  Sous  leur 
forme  primitive,  ces  deux  cantates  n'étaient  qu'à  une  partie; 
mais  en  les  remaniant,  il  les  agrandit  et  en  fit  des  cantates  à 
deux  parties  dont  la  première  s'exécutait  avant,  la  seconde 
après  le  sermon.  Ces  grandes  cantates  à  deux  parties  sont 
caractéristiques  pour  la  première  manière  de  Leipzig;  on  sent 
que  le  maître  s'adonne  avec  bonheur  à  ses  nouvelles  fonctions. 

Autres  particularités.  On  se  souvient  qu'à  Weimar  Bach 
s'était  occupé  presque  uniquement  de  musique  orchestrale. 
Les  premières  cantates  de  Leipzig  s'en  ressentent:  l'or- 
chestre y  joue  un  rôle  prépondérant.  On  y  rencontre  de 
grands  chœurs  taillés  sur  le  patron  des  ouvertures  françai- 
ses; certaines  cantates  rappellent  le  style  des  Suites  pour 
orchestre.  C'est  le  cas,  par  exemple,  de  la  cantate  „Hôchst 
erwiinschtes  Freudenfest"  (Tome  XXIX^),  que  Bach  fit  exé- 
cuter le  mardi  2  Novembre  1723  à  Stôrmthal,  près  Leipzig, 
pour  l'inauguration  de  l'orgue:  le  premier  chœur  est  écrit 
en  forme  d'ouverture  française;  le  premier  air  est  un  rondo, 
le  second  une  gavotte,  le  troisième  une  gigue  et  le  qua- 
trième un  menuet. 

De  même,  la  cantate  „Preise  Jérusalem"  (No.  110),  écrite 
pour  la  grande  cérémonie  de  l'installation  du  nouveau  Con- 
seil de  Leipzig,  est  essentiellement  orchestrale.    La  cérémonie 


246  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

avait  lieu  à  St.  Thomas,  chaque  année,  au  mois  d'août; 
en  1723,  elle  tomba  le  lundi  30  août.  Le  25  avril  1843, 
l'œuvre  fut  exécutée  au  Gewandhaus  de  Leipzig  sous  la 
direction  de  Félix  Mendelssohn-Bartholdy,  lors  de  l'inauguration 
du  monument   de  Bach  sur   la  place   de  l'école  St.  Thomas. 

Parmi  les  cantates  de  la  première  année,  plusieurs  ont 
en  guise  d'introduction  soit  de  la  première,  soit  de  la  se- 
conde partie,  une  „Sinfonia"  pour  orchestre.  Dans  la  can- 
tate „Die  Elenden  soUen  essen"  (No.  75),  nous  rencontrons 
même  un  choral  pour  orchestre  seul.  Bach  aimait,  on  le 
sait,  à  faire  des  effets  avec  la  mélodie  de  choral  exécutée  en 
Leitmotiv  par  l'orchestre.  Citons  comme  exemple  la  cantate 
„Du  wahrer  Gott  und  Davidssohn"  (No.  23).  Elle  fut  écrite, 
disions-nous,  pour  le  dimanche  Estomihi,  dont  l'Evangile  raconte 
la  guérison  de  l'aveugle  de  Jéricho  (Luc  18,  31-43).  L'aveugle 
implore,  en  un  récitatif,  Jésus  qui  passe:  „0,  ne  passe 
pas,  sauveur!".  En  même  temps,  on  entend  au  dessus  des 
harmonies  des  violons  r„Agnus  dei"  chanté  d'une  façon 
plaintive  par  les  hautbois;  plus  tard,  le  chœur  s'emparera  de 
cette  même  mélodie.  La  cantate  „Die  Elenden  sollen  essen" 
(No.  75),  a  pour  Leitmotiv  le  choral  „Was  Gott  tut,  das  ist 
wohlgetan",  la  cantate  „Wachet  und  betet"  (No.  70),  le  choral 
„Es  ist  gewiClich  an  der  Zeit". 

Qu'il  nous  suffise  de  ces  quelques  indications  générales. 
Entrer  dans  le  détail  des  cantates  de  cette  première  année 
nous  entraînerait  trop  loin.  Sur  chacune  d'elles  Spitta  a  écrit 
une  notice  particulière  à  laquelle  nous  renvoyons  le  lecteur. 
La  monotonie  qu'entraine  d'ordinaire  pareille  énumération, 
a  été  habilement  évitée  par  le  grand  historien,  qui,  par  contre, 
a  peut-être  le  tort  de  ne  pas  faire  ressortir  suffisamment 
les  lignes  principales  de  l'œuvre  et  de  mettre  trop  peu  en 
lumière  les  grands  principes  qui  guidaient  Bach  dans  la  com- 
position et  les  procédés  typiques  qui  lui  sont  familiers.  Bach 
était  un  esprit  systématique;  partant,  pour  le  bien  connaître 


Le  Magnificat  et  la  Passion  selon  St.  Jean  247 

et  donner  de  son  art  une  idée  juste,  il  faut  l'étudier  d'une 
façon  systématique.  Nous  nous  contentons  donc  ici  d'esquisser 
l'histoire  littéraire  de  ses  œuvres,  afin  de  bien  mettre  en 
évidence  les  différentes  phases  de  son  activité;  nous  donnerons 
plus  tard  une  analyse,  non  des  cantates  isolées,  mais  des 
éléments  constitutifs  de  la  musique  de  Bach  en  général. 


Le  Magnificat  et  la  Passion  selon  St.  Jean. 

Edition  de  la  Bachgesellschaft:  T.  Xle,  le  partie 

et  T.  XIIc,  le  partie. 

On  se  souvient  que  dans  les  églises  de  Leipzig  les  élé- 
ments essentiels  de  la  messe  catholique,  le  Kyrie,  le  Gloria 
et  le  Sanctus,  figuraient  à  l'office.  Aux  grands  jours  de  fête, 
on  les  exécutait  en  musique  «concertante",  figuraliter,  comme 
on  disait;  le  Sanctus  était  joué  après  la  prédication  du  matin. 
Le  Magnificat  se  chantait  après  la  prédication  des  Vêpres, 
à  Noël,  à  Pâques  et  à  la  Pentecôte. 

C'est  donc  pour  Leipzig  que  Bach  copia  une  Messe  à  six 
voix  de  Palestrina,  une  autre  de  Lotti  et  un  Magnificat  de 
Caldara.  Nous  possédons  bien  d'autres  copies  encore,  mais 
sans  être  à  môme  d'en  indiquer  l'auteur.  Elles  nous  sont 
parvenues  sans  couverture  et,  malheureusement,  Bach  avait 
l'habitude  de  n'inscrire  le  titre  et  l'auteur  que  sur  la  cou- 
verture. Outre  celles  que  nous  venons  de  citer,  nous  possé- 
dons en  tout  quatre  Messes,  un  Magnificat,  trois  Sanctus  et 
deux  Kyrie  dans  des  copies  de  Bach.  Certaines  de  ces  com- 
positions sont  d'une  valeur  tout  à  fait  douteuse  et  l'on  se  de- 
mande, vraiment,  comment  Bach  eut  la  patience  de  les  copier*. 
Il  ne  put  s'empêcher,  d'ailleurs,  de  faire  ça  et  là  quelques 
retouches. 

Dès  la  première  année  de  Leipzig,  il  songea  à  écrire  lui- 
même   des   compositions  latines.     Parmi    les   quatre    Sanctus 

1.  Voir  la  priftce  de  Rust  au  Tome  XI«  (1*  panie)  de  la  BacbgeselUcban. 


248  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

authentiques  qui  nous  sont  parvenus  (do  majeur,  ré  mineur, 
ré  majeur,  sol  majeur),  Spitta  croit  reconnaître  celui  qu'il 
écrivit  pour  le  jour  de  Noël  1723:  c'est  le  Sanctus  en  do 
majeur,  dont  l'invention  rappelle,  en  effet,  beaucoup  la 
cantate  „Christen  àtzet  diesen  Tag"  (No.  63),  composée  pour 
ce  même  jour. 

Il  était  d'usage  qu'aux  grands  jours  de  fête  la  cantate  fût 
chantée  par  le  chœur  principal,  sous  la  direction  du  Thomas- 
cantor  dans  l'église  à  laquelle  était  attaché  le  Superintendent, 
c'est  à  dire  le  président  du  consistoire.  Du  temps  de  Bach, 
c'était  le  pasteur  Deyling  de  St.  Nicolas.  Aux  jours  de  fête, 
c'était  donc  le  maître  lui-même  qui  dirigeait  la  cantate  du 
matin  à  St.  Nicolas,  tandis  que  le  premier  préfet  dirigeait  la 
cantate  à  St.  Thomas.  L'après-midi  —  aux  jours  de  fête  on 
exécutait  aussi  une  cantate  l'après-midi  —  le  préfet  dirigeait 
à  St.  Nicolas  la  cantate  qui  avait  été  donnée  le  matin  à 
St.  Thomas,  et  Bach  exécutait  la  sienne  à  St.  Thomas.  Après 
le  sermon  venait  le  Magnificat.  Pour  Noël  1723,  il  composa 
le  grand  Magnificat  en  ré  majeur.  Il  existait  de  lui  encore 
un  autre  Magnificat  pour  soprano  solo  avec  orchestre;  l'auto- 
graphe appartenait  au  professeur  S.  W.  Dehn,  chez  qui 
Rust  déclare  l'avoir  encore  vu;  mais  après  la  mort  du  pos- 
sesseur, il  disparut.  C'est  à  dire  qu'une  œuvre  de  Bach  s'est 
perdue  de  nos  jours,  pour  ainsi  dire,  sous  les  yeux  des  auteurs 
de  la  grande  édition  de  la  Bachgesellschaft. 

Le  grand  Magnificat  nous  est  parvenu  en  deux  partitions 
autographes:  une  ancienne  en  mi  bémol  et  une  plus  récente 
en  ré  majeur.  La  partition  primitive  est  écrite  à  la  hâte  et 
presque  illisible;  n'oublions  pas  que  Bach  était  obligé  de  tra- 
vailler très  rapidement  cette  première  année.  Pour  une  reprise 
de  l'œuvre,  il  revit  la  partition  et  fit  une  série  de  correc- 
tions très  heureuses,  surtout  dans  les  soli.  L'instrumentation, 
elle  aussi,  subit  des  changements:  ce  n'est  qu'alors,  par 
exemple,  qu'il  ajouta  les  deux  flûtes.    Quand  Pôlchau,  en  1811, 


Le  Magnificat  et  la  Passion  selon  St.  Jean  249 

publia  le  Magnificat  chez  Simrock  —  c'est  une  des  premières 
œuvres  pour  chœur  qui  ait  été  éditée  —  il  n'eut  pas  connais- 
sance de  la  seconde  partition.  Elle  avait  appartenu  à  Philippe 
Emmanuel  Bach  qui  donna  le  Magnificat  à  Hambourg  en  1779, 
ainsi  que  nous  l'apprend  un  livret  (Textbuch)  qui  se  trouve 
avec  les  parties.  Notons,  en  passant,  que  le  fameux  Zelter 
(1758-1832),  qui  trouvait  que  Bach  s'appliquait  trop  peu  à  écrire 
d'une  façon  simple  et  correcte,  s'attaqua  aussi  au  Magnificat 
et  fit  remarquer  que  la  fugue  pour  chœur  „Sicut  locutus" 
était  quelque  peu  défectueuse.  Et  pourtant,  le  Magnificat  restera 
l'une  des  œuvres  les  plus  belles,  peut-être  l'œuvre  la  plus 
populaire  de  Bach;  c'est  une  de  celles  qui,  dès  leur 
apparition,  contribuèrent  à  le  faire  connaître  et  à  le  faire 
aimer. 

L'on  sait  que  dans  les  églises  allemandes  du  Moyen-Age 
on  représentait  la  Nativité  pendant  les  vêpres  de  Noël;  de 
leurs  chants  Marie  et  Joseph  berçaient  l'enfant  Jésus  et  des 
enfants  représentant  les  anges  faisaient  entendre  le  Gloria 
et  des  chorals.  Cet  usage  se  maintint  à  Leipzig  jusqu'au 
XVIIP  siècle.  En  vain  le  Conseil  avait-il  essayé  de  l'abolir: 
la  coutume  l'emporta  sur  l'autorité,  et  du  temps  de  Bach  en- 
core, on  représentait  la  Nativité  aux  vêpres  de  Noël  comme 
jadis.  La  première  partition  du  Magnificat  est  là  pour  attester 
le  fait:  elle  contient  les  chants  qui  accompagnaient  la  repré- 
sentation de  la  Nativité  ou  du  „Kindelwiegen"  (bercement  de 
l'enfant),  comme  on  dit  en  allemand.' 

Ces  chants  n'étaient  pas  exécutés  par  le  chœur  qui  chan- 
tait le  Magnificat,  mais  par  quelques  choristes  postés  sur  la 
tribune  du  petit  orgue  à  l'autre  bout  de  l'église,  en  face  du 


1.  Ce  sont:  1)  Le  choral  :  ^Vom  Himmelhoch'en  forme  de  petit  motet  aprësleaEtexultavit*. 

2)  Le  choral:  «Freuet  euch  und  jubilierei"  après  le  «Quia  fecit". 

3)  Le  Gloria  in  excelsis  après  le  «Fecit  poteniiam*. 

4)  Le  «Virga  Jesse  floruit",  une  strophe   d'une  hymne  moltii  latine,  moitii 
allemande  du  Moyen-Age,  après  le  ,Esurientes  implcvit*. 

Voir  ces  chants  à  l'appendice  du  T.  XI»  (1«  partie). 


250  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

grand  orgue.  Le  Magnificat,  dans  la  partition  primitive,  exigeait 
donc  deux  orgues  et  deux  chœurs  en  vis  à  vis,  tout  comme 
la  partition  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  Ces  effets 
de  répons  étaient  très  à  la  mode  à  l'époque:  on  exécutait 
même  des  motets  entiers  avec  des  chœurs  séparés.  Pour 
le  second  centenaire  de  la  Réformation,  en  1717,  Kuhnau 
avait  composé  une  cantate  à  trois  chœurs  séparés  qui  fut 
exécutée  à  l'église  de  l'Université.  Dans  cette  même  église, 
du  temps  de  Kuhnau,  il  n'y  avait  pas  de  place  pour  le 
chœur  devant  l'orgue;  on  exécutait  donc  la  cantate  dans  la 
nef,  vis  à  vis  de  l'autel,  et  l'orgue  accompagnait  malgré  la 
distance.  En  intercalant  des  morceaux  destinés  à  être  chantés 
du  haut  de  la  tribune  du  petit  orgue,  Bach  ne  faisait  que  se 
conformer  à  l'usage  qu'il  trouvait  établi  à  Leipzig. 

La  seconde  partition  du  Magnificat  ne  mentionne  plus  ces 
morceaux.  C'est  que  la  reprise  à  laquelle  elle  était  destinée, 
n'eut  pas  lieu  à  Noël,  mais  à  Pâques  ou  à  la  Pentecôte,  où 
l'on  exécutait  également  le  Magnificat  aux  Vêpres;  dès  lors, 
les  morceaux  qui  accompagnaient  la  représentation  de  la  Nati- 
vité n'avaient  plus  de  raison  d'être. 

Le  Vendredi  Saint  1724,  le  maître  fit  exécuter  sa  première 
Passion  à  Leipzig:  la  Passion  selon  St.  Jean. 

Est-ce  bien  là  la  première  Passion  qu'il  ait  écrite?  D'après 
le  nécrologue,  il  en  aurait  composé  cinq.  Rochlitz,  un  des 
historiens  de  la  musique  les  plus  notoires  des  débuts  du 
XIX^  siècle,  raconte  dans  le  quatrième  volume  de  sa  publication 
„Fiir  Freunde  der  Tonkunst"  (p.  282  et  suiv),  qu'étant  au  collège 
de  Leipzig,  il  a  chanté  trois  Passions  de  Bach  sous  la  direction 
de  Doles.  Or  nous  possédons  encore  une  troisième  Passion 
de  Bach,  outre  celle  de  St.  Jean  et  St.  Matthieu:  la  Passion 
selon  St.  Luc'. 

Toutefois,  son  authenticité  est  douteuse.  L'autographe 
est  de  Bach,   incontestablement;  l'on  y  trouve  aussi  le  J.  J. 

1.  Elle  se  trouve  publiée  dans  l'édition  de  la  Bachgesellscbaft. 


Le  Magnificat  et  la  Passion  selon  St.  Jean.  251 

(Jésus  Juva)  des  compositions  authentiques.  De  plus,  dans 
son  catalogue  de  1761,  Breitkopf  la  mentionne  déjà  comme 
une  composition  du  maître.  Par  contre,  la  partition  elle- 
même  ne  rappelle  en  rien  l'auteur  des  grandes  Passions. 
Spitta',  qui  essaie  de  défendre  son  authenticité,  a  beau  ad- 
mettre que  nous  sommes  en  présence  d'une  composition 
écrite  avant  Weimar:  l'hypothèse  n'explique  rien,  car  les 
autres  compositions  de  jeunesse  sont  incomparablement 
supérieures  à  cette  Passion.  Et  cependant,  à  y  regarder  de 
près,  on  trouverait  dans  cette  musique  sans  caractère  certains 
traits  qui  pourraient  bien  être  de  Bach.  Le  plus  curieux, 
c'est  que  l'autographe  de  la  partition  est  très  probablement 
postérieur  à  1730.  Bach  a  donc  donné  l'œuvre  après  avoir 
fait  entendre  les  deux  grandes  Passions!  Or  nous  savons 
combien  il  était  indulgent,  disons  plus,  aveugle,  quand  il 
s'agissait  des  compositions  d'autrui  et  combien  il  était  sévère 
pour  les  siennes.  S'il  avait  repris  une  de  ses  anciennes 
Passions,  il  ne  l'aurait  pas  recopiée  telle  quelle,  mais,  étant 
donné  ses  habitudes,  il  n'eût  point  manqué  de  la  remanier  à 
fond,  La  Passion  selon  St.  Luc  ne  peut  donc  pas  être  de 
lui;  cette  fois  encore,  nous  avons  à  faire  à  l'œuvre  d'un 
auteur  inconnu  que  Bach  aura  recopiée  non  sans  faire  çà  et 
là  quelques  changements  heureux;  ce  sont  là  les  rares  lueurs 
qui  brillent  parmi  toute  cette  insignifiance. 

La  Passion  selon  St.  Jean  est  donc,  en  réalité,  la  première 
qu'il  ait  écrite.  C'était  la  quatrième  Passion  „moderne"  qu'on 
exécutait  à  Leipzig;  Kuhnau,  on  le  sait,  n'avait  pu  se  décider 
qu'en  1721  à  donner  une  Passion  en  style  d'opéra.  Si  les 
négociations  qui  précédèrent  la  nomination  de  Bach  n'avaient 
pas  trainé  en  longueur,  au  lieu  de  commencer  ses  fonctions 
le  dimanche  après  la  Trinité,  il  eût  déjà  pu  être  installé  pour 
le  Vendredi  Saint  et  la  Passion  selon  St.  Jean  eût  été  exé- 
cutée   dès   1723.     Afin  d'être  prêt   pour  toute  éventualité,   il 

1.  Sur  la  question  des  cinq  Passions  voir  Spitia  II  p.  334  et  suivantes. 


252  L^  genèse  des  œuvres  de  Bach 

se  mit  donc  au  travail  à  Côthen  déjà,  pendant  l'hiver  1722  à 
1723.  Ne  trouvant  pas  de  librettiste,  il  se  décida,  impatient  qu'il 
était  de  commencer,  à  faire  son  texte  lui-même,  en  utilisant 
le  célèbre  texte  de  Brockes  que  Haendel  et  les  maîtres  Ham- 
bourgeois  avaient  mis  en  musique.  Certains  airs  de  la  Passion 
selon  St.  Jean  ne  sont  que  des  paraphrases  du  texte  de 
Brockes*.  Et  si  heureux  sont  parfois  ces  remaniements 
qu'on  pourrait  supposer  que  le  maître  s'est  fait  aider  par  un 
homme  de  la  partie,  par  un  poète.  La  parodie  que  nous  lui 
avons  vu  faire  d'une  cantate  profane  ne  dénote-t-elle  point 
une  main  inhabile  et  une  absence  complète  de  distinction 
littéraire?  Point  de  doute,  par  contre,  qu'il  n'ait  choisi  lui- 
même  les  strophes  de  chorals.  Le  tout  est  assez  heureuse- 
ment combiné  en  vue  de  la  composition  musicale,  autant 
toutefois  que  le  permet  le  texte  le  l'Evangile  selon  St.  Jean 
plutôt  monotone    et,   dramatiquement,   bien  inférieur  à  celui 

1.  Voici  les  emprunts  que  Bach  a  faits  à  la  Passion  de  Brockes: 

1)  Air  pour  Alto:  Von  den  Stricken  meiner  Sunden. 

2)  Arioso  pour  Basse:  Betrachte  meine  Seel. 

3)  Air  pour  Ténor:        Erwâge,  wie  sein  blutgefârbter  RUcken. 

4)  Air  pour  Basse:        Eilt  ihr  angefochtnen  Seelen. 

5)  Arioso  pour  Ténor:  Mein  Herz,  in  dem  die  ganze  Welt. 

6)  Air  pour  Soprano:    ZerflieBe  mein  Herze. 

7)  Chœur:  Ruhet  wohl. 

Pour  donner  une  idée  des  remaniements  que  le  maître  fait  subir  à  ses  modèles,  citons 
les  textes  des  No.  5  et  6  d'après  Brockes  et  d'après  Bach. 


Brockes 
Seele. 
„Bei  Jésus  Tod  und  Leiden  leidet 
des  Himmels  Kreis,  die  ganze  Welt; 
der  Mond,  der  sich  in  Trauer  kleidet, 
giebt  Zeugnis,  daQ  sein  Schôpfer  fallt; 
es  scheint  als  lôsch  in  Jésus  Blut 
das  Feur,  der  Sonne  Strahl  und  Gluth  ; 
man  spaltet  ihm   die   Brust,   —    die   kalten 

Felsen  spalten, 
zum  Zeichen,   daQ   auch   sie   den    Schôpfer 

sehn  erkalten. 
Was  thust  denn  du,  mein  Herz? 
Ersticke  Gott  zu  Ehren, 
in  einer  Siindfluth  bittrer  Zahren." 


Bach 

Ténor. 
„Mein  Herz,  in  dem  die  ganze  Welt 
bei  Jesu  Leiden  gleichfalls  leidet, 
die  Sonne  sich  in  Trauer  kleidet, 
der  Vorhang  reiOt,  der  Fels  zerfàllt, 
die  Erde  bebt,  die  Grâber  spalten, 
weil  sie  den  Schôpfer  sehn  erhalten; 
Was  willst  du  deines  Ortes  thun? 

Soprano. 
ZerflieCe  mein  Herze,  in  Fluthen  der  Zahren 
dem  Hôchsten  zu  Ehren, 
Erzàhle  der  Welt  und  dem  Himmel  die  Noth, 
dein  Jesu  ist  todt." 


L'idée  d'introduire  des  questions  et  des  réponses  pour  donner  de  l'animation  au  texte 
de  Brockes  est  certainement  de  Bach,  car  il  avait  une  préférence  marquée  pour  tous  les 
textes  en  dialogue. 


Le  Magnificat  et  la  Passion  selon  St.  Jean  253 

de  St.  Matthieu.  Aussi  Bach,  pour  rompre  la  monotonie, 
n'hésite-t-il  pas  à  intercaler  dans  le  texte  de  St.  Jean  certains 
traits  du  récit  de  St.  Matthieu,  le  repentir  de  St.  Pierre,  par 
exemple,  et  le  tremblement  de  terre  qui  suit  la  mort  de  Jésus. 

La  Passion  selon  St.  Jean  est  donc  une  œuvre  hâtive; 
on  a  l'impression  que  Bach  commença  à  écrire  avant  d'avoir 
arrêté  le  plan  de  l'ensemble  et  que,  dans  la  suite,  il  ajouta 
tout  simplement  un  morceau  à  l'autre.  Sinon,  eût -il  taillé 
aussi  peu  avantageusement  les  scènes  dans  le  texte? 

La  Passion  selon  St.  Matthieu,  à  cet  égard,  comme  à 
tant  d'autres,  est  supérieure  à  la  Passion  selon  St.  Jean. 
C'est  à  ce  travail  hâtif  qu'il  faut  également  attribuer  l'entière 
similitude  musicale  de  certains  chœurs;  du  moins  ne  voit-on 
aucune  raison  esthétique  qui  puisse  justifier  cette  identité.  * 
De  même,  les  récitatifs  n'atteignent  point  à  la  beauté  de 
ceux  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  C'est  que  le  texte, 
plutôt  ingrat,  ne  porte  point  le  compositeur.  Bref,  les  raisons 
s'accumulent  qui  expliquent  l'infériorité  de  la  sœur  aînée  vis  à 
vis  de  la  sœur  cadette. 

A  la  première  audition  de  la  Passion  selon  St.  Jean  se 
rattache  un  épisode  qui  nous  est  déjà  connu.  Les  deux 
églises,  St.  Nicolas  et  St.  Thomas,  alternaient  pour  la  re- 
présentation des  Passions.  On  en  avait  décidé  ainsi  en  1721, 
quand  Kuhnau  avait  exécuté  sa  Passion  à  St.  Thomas.  En 
1724,  c'était  donc  le  tour  de  St.  Nicolas,  mais  comme  la 
place  pour  le  chœur  et  l'orchestre  était  assez  restreinte  dans 
cette  église,  Bach,  sans  demander  l'autorisation  du  Conseil, 
décida  que  la  Passion  serait  donnée  à  St.  Thomas  et  fit  im- 
primer les  programmes  en  conséquence.  Là  dessus,  les 
pasteurs  de  St.  Nicolas  de  porter  plainte   auprès  du  Conseil 

I.  Voici  ces  chœurs  identiques: 

A)  ,Ware  dieser  niclit  ein  Obeltbater"  =  «Wir  diirfen  niemand  tôdien' 

b)  ,Sel  gegrlJOt  llcber  Judenkônig"  =  «Schreibe  nicht  der  Judenkonig* 

c)  .Wir  haben  ein  Gesetz'  =  .Lassest  du  diesen  los' 

d)  ^esuiti  von  Nazareth*  =  , Nicht  diesen  sondern  Barrabara*  =  , Wir  haben 

lieinen  Kônig". 


254  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

et  celui-ci  de  décider  dans  la  séance  du  3.  Avril  —  l'audi- 
tion devait  avoir  lieu  le  Vendredi  Saint  7  Avril  —  que  mon- 
sieur le  Cantor  avait  à  se  conformer  aux  usages  établis  et 
que  la  Passion  serait  donnée  à  St.  Nicolas.'  Bach  dut  donc, 
au  dernier  instant,  modifier  les  dispositions  prises  et  faire 
imprimer  de  nouveaux  programmes.  Toutefois,  le  Conseil  se 
déclara  prêt  à  supporter  les  frais  d'impression  des  premiers, 
que  Bach  eût  dû  payer  de  sa  bourse,  l'envoi  des  programmes 
étant  à  Leipzig  comme  à  Liibeck  une  entreprise  privée  du 
Cantor.  C'était  là,  en  vérité,  beaucoup  de  délicatesse  et  d'ama- 
bilité de  la  part  du  Conseil. 

La  Passion  qui  fut  exécutée  en  1724  était  bien  différente 
de  la  Passion  selon  St.  Jean  telle  que  nous  la  connaissons. 
Elle  n'a  subi  pas  moins  de  quatre  remaniements  consécutifs, 
à  en  juger  d'après  les  partitions  et  les  parties.^  Nous  possé- 
dons en  effet  deux  partitions  de  cette  même  Passion:  l'une,  plus 
ancienne,  est  en  partie  autographe,  l'autre,  la  partition  défi- 
nitive, est  une  copie  qu'Emmanuel  Bach  fit  faire  à  Hambourg 
lorsqu'il  y  exécuta  l'œuvre.  Les  parties  existent  même  en  trois 
rédactions.  Voici,  en  deux  mots,  l'histoire  des  différents 
remaniements.  La  Passion  selon  St.  Jean  de  1724  débutait 
par  un  chœur-choral  sur  le  texte:  „0  Mensch,  bewein  dein 
Siinde  gross"  (Homme  pleure  ton  grand  péché)  et  se  termi- 
nait par  une  fantaisie  pour  chœur  sur  le  choral:  „Christe 
du  Lamm  Cottes"  (Agnus  dei).  A  la  seconde  rédaction,  Bach 
remplaça  le  premier  chœur  par  le  chœur  actuel  „Herr  unser 
Herrscher"  (Dieu  notre  Seigneur);  l'ancien  premier  chœur 
de  la  Passion  selon  St.  Jean  devint  le  chœur  final  de  la  Passion 
selon  St.  Matthieu.  Le  choral  final:  „Christe,  du  Lamm 
Cottes"^    fut    remplacé  par  cet  autre:   „Ach   Gott,  lafi   dein 


1.  Voir  Spitta  II  p.  783. 

2.  Voir  la  préface  de  Rust.  Tome  XIU  (1"*  partie). 

3.  Cet  ancien  choral   de  la  Passion  selon  St.  Jean    figurera  plus  tard  dans  la  caotate 
«Du  wahrer  Gott  und  Davidssohn*  No.  23. 


Le  Magnificat  et  la  Passion  selon  St.  Jean  255 

lieb  Engelein."  Trois  airs  furent  également  remplacés.  ' 
Cette  seconde  rédaction  fut  faite,  probablement,  à  l'occasion 
d'une  reprise  de  l'œuvre  en  1727.^  Quand  la  Passion  fut 
représentée  une  troisième  fois,  après  1730,  elle  contenait, 
entre  autres,  une  Sinfonia  dont  pas  une  note  ne  nous  est 
parvenue.^  Pour  une  quatrième  représentation  dont  nous 
ignorons  la  date,  l'œuvre  subit  d'abondants  changements  de 
détail.  C'est  ici  qu'il  faut  voir  le  maître  à  l'œuvre,  si  l'on 
veut  se  faire  une  idée  de  l'artiste  consciencieux  qui  est  en 
lui.  Le  premier  chœur,  par  exemple,  est  entièrement 
remanié.  Cette  mise  au  point  date  probablement  des  der- 
nières années  de  Leipzig,  où  le  maître  entreprit  la  révision  de 
toutes  ses  œuvres  importantes,  afin  de  leur  donner  leur  forme 
définitive. 

Nous  ignorons  l'impression  que  produisit  cette  Passion 
à  la  première  audition,  de  même  que  nous  ignorons  l'effet 
produit  par  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  Toutefois,  il  est  à 
supposer  que  le  public  ne  fut  pas  empoigné  sur  le  coup,  les 
beautés  de  la  Passion  selon  St.  Jean  n'étant  point  de  celles 
qui  se  révèlent  au  premier  abord.  La  Passion  selon  St. 
Matthieu  est,  en  cela,  plus  idéalement  populaire.  C'est  que 
Bach,  en  vrai  poète,  a  subi  l'influence  du  texte  de  l'Evan- 
gile selon  St.  Jean,  texte  en  quelque  sorte  contradictoire: 
il  attire  par  sa  profondeur  et,  malgré  tout,  il  laisse  froid, 
car  il  lui  manque  le  charme  naturel.  La  musique  de  Bach 
en  est  l'expression  fidèle:  il  faut  se  faire  violence  pour 
aborder  la  Passion  selon  St.  Jean.  Mais,  une  fois  bien  au 
point,  l'on  se  sent  conquis  et  comme  attaché  par  la  beauté 
sévère  et  presque  austère  de  cette  Passion,    beauté  „intelli- 


1.  L'air  pour  Ténor  „Ach  mein  Sinn"  remplaça  l'air  .Zerschmettert  mich",  L'arioso 
.Beirachte  meinc  Seel*  remplaça  l'air  .Windet  eueh  nicht  so,  geplagie  Seelen";  l'air 
avec  choral  .Himmel  reiOe,  Welt  crbebe"  fut  éliminé. 

2.  Voir  Spitia  II  p.  812  et  suivantes. 

3.  Cette  Sinfonia  se  trouvait  i  la  place  du  récitatif:  ,Und  siche  da*  qui  décrit  le 
tremblement  de  terre. 


256 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


gible"  comme  celle  d'une  idée  philosophique.'  C'est  que 
la  musique  de  Bach  est  philosophique  comme  l'Evangile 
selon  St.  Jean,  qui  n'est  qu'une  méditation  sur  la  révéla- 
tion de  la  divinité  dans  l'humilité.  Fasciné  par  cette  idée, 
Bach  sentit  que  le  chœur  d'introduction  „0  Mensch,  bewein 
dein  Siinde  grofi"  (Homme  pleure  ton  grand  péché)  était 
déplacé,  parce  qu'il  ne  se  rattachait  en  rien  à  la  philosophie 
de  l'Evangile  selon  St.  Jean.  Il  le  remplaça  donc  par  le 
chœur  actuel  „Dieu  notre  Seigneur"  oii  il  essaie  d'exprimer 
la  philosophie  du  quatrième  Evangile.  C'est  dire  que  nous 
avons  à  faire  à  une  musique  éminemment  symbolique.  Les 
doubles  croches  des  violons  qui  semblent  suspendues  en  l'air, 
éveillent  la  sensation  d'une  clarté  diaphane  et  mystérieuse 
et  symbolisent  l'esprit  divin  qui  se  contemple  lui-même: 


Les   basses  qui  s'avancent  toujours  en    croches  ne   sont 
que  de  grands  points  d'orgues  ani-  ^bZ^^I^::^-     -j  j  i  p 

m^M    rftnr^sftnfflnt    l'idftft    Hft    l'infini*    0  ^  ^  '      ^-^-^-^ — ' 


mes  représentant  l'idée  de  l'infini:  ,-  ,- 

Les  hautbois  et  les  flûtes  expriment  la  souffrance;  ils  ne 
forment  pas  un  thème  déterminé;  ce  ne  sont  que  d'immenses 
gémissements: 


Flauto  traverse  I. 
Oboe  I. 

Flauto  traverse  II. 
Oboe  II. 


^ 


:|= 


t: 


t«^ 


^ 


t 


Efc 


^b^»Mjr±=^^^=^ 


Plus  loin,  quand  intervient  la  phrase:   „ Montre-nous  que 
tu  es  le  véritable  fils  de  Dieu  toujours,    même  dans  la  plus 


1.  Je  parle  par  expérience:  voilà  trois  fois  que  je  tiens  l'orgue  pour  l'exécution  de  la 
Passion  selon  St. Jean;  chaque  fois,  je  me  suis  mis  à  l'étude  avec  regret.  Mais  une  fois 
les  premières  répétitions  passées,  je  me  sentais  saisi  au  point  de  ne  plus  pouvoir  goûter  la 
Passion  selon  St.  Matthieu. 


Les  cantates  de  1724-1727  257 

grande    humiliation"    les   violons    s'éteignent   et  le    motif  en 
doubles  croches  descend  dans  les  basses: 


^tz^^ 


— ' — 1 — t-jd ; — I — >-^ 1 — t — --^ 1 — I — h-, 

■♦-#■*••       •*-W"*-*        •^-^■*-'        •*-V*' 


N'est-ce  point  là  un  symbolisme  poussé  à  l'extrême? 
Aussi  bien,  nous  savons  que  toute  explication  d'une  pareille 
musique  ne  saurait  être  que  le  symbole  d'un  symbole  et  que 
l'idée  du  musicien  s'alourdit  et  se  fausse  dès  qu'on  la  re- 
présente à  l'aide  des  mots.  Mais  il  y  a  des  cas  où  Bach 
ne  nous  laisse  que  l'alternative:  ou  bien  trouver  telle  ou  telle 
explication,  ou  bien  avouer  que  la  musique  est  une  énigme. 
Le  premier  chœur  de  la  Passion  selon  St.  Jean  ne  saurait, 
en  aucun  cas,  être  regardé  comme  de  la  musique  pure.  Il 
faut  donc  y  chercher  un  symbole  et  alors  c'est  tout  un  monde 
qui  s'ouvre  devant  nous.  ' 

XXII.   Les  cantates  de  1724-1727. 

Les  œuvres  de  la  première  année  de  Leipzig  sont,  pour 
la  plupart,  écrites  sur  du  papier  marqué  L  M.  K.  Le  maître 
se  servit  de  ce  papier  jusqu'en  septembre  1727,  c'est-à-dire 
jusqu'à  la  composition  de  l'Ode  funèbre.  Alors  apparaît  un 
autre  papier  marqué  M.  A.  dont  la  provision  durera  plusieurs 
années. 

Trente  cinq  cantates,  en  tout,  sont  écrites  sur  le  papier 
l.  M.  K.^;  une  vingtaine  appartiennent  à  la  première  année; 
les   autres  ont  été    composées  entre    1724  et  1727.^     Cette 

1.  Même  Spitta  qui  conteste  toute  intention  descriptive  et,  autant  que  possible,  6vita 
d'expliquer  la  musique  de  Bach  par  le  symbole,  se  sent  contraint  de  commenter  le  premier 
chœur  de  la  Passion  selon  St.  Jean  (voir  Spitta  II  p.  365  et  366).  Suivant  lui,  l'orchestre 
symbolise  la  douleur  et  le  chœur  la  gloire  divine. 

2.  Voir  la  liste  de  ces  cantates  chez  Spitta  II  p.  776. 

3.  Voici,  d'apris  Spitta,  la  liste  des  cantates  composées  de  la  Trinité  1724  jusqu'à 
septembre  1727: 

,Siehe  lu,  daQ  deine  Gottesfurcht*  (2«  dim.  après  la  Trinité)  No.  179. 
.Lobe  den  Herm,  meine  Seele*  (I2«  dlm.  après  la  Trinité)  No.  69, 
,Es  erbub  sich  ein  Streit*  (St.  Michei)  No.  19. 

Schvtitxer,  Bach.  17 


258  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

chronologie  est  confirmée  par  maintes  affinités  que  présentent 
ces  cantates.  La  cantate  „Wo  gehest  du  hin"  (No.  166), 
par  exemple,  ressemble  de  très  près  à  la  cantate  „Wahrlich, 
wahrlich,  ich  sage  euch,"  (No.  86),  et  la  cantate  „Herr,  gehe 
nicht  ins  Gericht"  (No.  105),  est  intimement  apparentée  à  la 
cantate  „Schauet  doch  und  sehet"  (No.  46).  Quant  à  la 
cantate  „Ich  lasse  dich  nicht,  du  segnest  mich  denn"  (No.  157), 
nous  pouvons  en  préciser  la  date:  elle  fut  composée  pour  le 
service  funèbre  du  chambellan  Johann  Christian  von  Pônickau 
qui  eut  lieu  le  6  février  1727.  Bach  l'écrivit  de  telle  façon 
qu'avec  quelques  changements,  il  pût  en  même  temps  en  faire 
usage  pour  la  fête  de  la  Purification. 

Parmi  ces  cantates,  tout  comme  parmi  celles  de  la  pre- 
mière année,  il  s'en  trouve  quelques-unes  qui  reposent  sur 
des  morceaux  anciens.  Par  exemple,  la  cantate  „Herz  und 
Mund  und  Tat  und  Leben"  (No.  147),  a  été  composée  à 
Weimar  pour  le  quatrième  dimanche  de  l'Avent  1716;  en  1727 
elle  devint  une  cantate  pour  la  Visitation.  La  cantate  „Erforsche 
mich  Gott"  (No.  136),  semble  être  la  parodie  d'une  cantate 
profane,  car  le  texte  est  entièrement  étranger  à  la  musique. 
Notons,  en  passant,  qu'Anne  Madeleine  copia  les  parties  d'or- 

^Ich  lasse  dich  nicht"  (Purification)  No.  157. 

,Herz  und  Mund  und  That  und  Leben"  (Visitation)  No.  147. 

,Herr  Gon  dich  loben  wir"  (Te  Deum  ;  Nouvel  an)  No.  16. 

,Herr  wie  du  willst"  (3e  dim.  après  l'Epiphanie)  No.  73. 

, Ailes  nur  nach  Gones  Willen"  (3e  dim.  après  l'Epiphanie)  No.  72. 

„Nimm  was  dein  ist"  (Septuagésime)  No.  144. 

^Leichtgesinnte  Flattergeister"  (Sexagésime)  No.  181. 

,Hali  im  Gedâchtnis"  (Quasimodo)  No.  67. 

,Du  Hirte  Israels"  (Misericordias)  No.  104. 

,Wo  gehst  du  hin"  (Cantate)  No.  166. 

^Wahrlich  ich  sage  euch"  (Rogate)  No.  68. 

„Sie  werden  euch  in  den  Bann  thun"  (Exaudi)  No.  44, 

,0  Ewigkeit  du  Donnerwort"  (le  composition;  1er  dim.  après  la  Trinité)  No.  20. 

,lhr  Menschen  rûhmet  Gottes  Liebe"  (St.  Jean)  No.  167. 

,Erforsche  mich  Gott"  (Se  dim.  après  la  Trinité)  No.  136. 

,Thue  Rechnung,  Donnerwort"  (9*  dim.  après  la  Trinité)  No.  168. 

^Herr  gehe  nicht  ins  Gericht"  (9e  dim.  après  la  Trinité)  No.  105. 

^Schauet  doch  und  sehet"  (10e  dim.  après  la  Trinité)  No.  46. 

,Du  soUst  Gott  deinen  Herren  lieben"  (13e  dim.  après  la  Trinité)  No.  77. 

yLiebster  Gott,  wann  werd  ich  sterben*  (16e  dim.  après  la  Trinité)  No.  8. 

,Gottlob  nun  geht  das  Jahr  zu  Ende"  (Dim.  après  Noël)  No.  28. 


Les  cantates  de  1724-1727  259 

chestre  et  de  chœur  de  deux  de  ces  cantates  (No.  166  et 
No.  167).  Les  œuvres  dont  nous  nous  occupons  présentement 
sont  plus  riches  et  d'un  travail  plus  fouillé  que  celles  de  la 
première  année;  de  même,  les  symphonies  qu'on  y  rencontre 
ne  sont  plus  simplement  des  ouvertures,  mais  elles  se  trouvent 
étroitement  rattachées  au  texte. 

Arrêtons-nous  à  la  cantate:  „Liebster  Gott,  wann  werd 
ich  sterben"  (Dieu,  quand  vais-je  mourir?)  (No.  8).  Déjà  la 
cantate:  „Du  wahrer  Gott  und  Davidssohn"  (No.  23)  nous  a 
montré  avec  quelle  intensité  Bach  se  représente  les  scènes 
bibliques;  c'est  le  cas  aussi  de  cette  cantate  qui  traite 
l'Evangile  du  fils  de  la  veuve  de  Naïn.  En  écrivant  le  premier 
chœur,  Bach  voit,  comme  seul  peut  voir  un  peintre,  le 
convoi  funèbre  sortir  de  la  porte  de  la  ville,  ainsi  qu'il  est 
dit  dans  l'Evangile,  et  la  scène  se  déroule  accompagnée  par 
un  glas  funèbre  en  mi-majeur;  les  petites  clochettes  des  prés 
sonnent  à  l'unisson  avec  les  cloches  du  bourg  sur  la  colline. 
„Ein  Tonbild  wie  aus  Glockenklang  und  Blumenduft  gewoben, 
die  Stimmung  eines  Kirchhofs  im  Friihling  atmend",  dit  Spitta. 
(„C'est  là  un  tableau  musical  qui  se  compose  en  quelque  sorte 
de  sons  de  cloches  et  de  parfums  de  fleurs  et  respire  la  poésie 
des  cimetières  aux  jours  de  printemps"). 

Cette  même  intensité  d'imagination,  nous  la  retrouvons 
dans  la  cantate  „Leichtgesinnte  Flattergeister"  (Esprits  volages) 
No.  181.  Le  sujet  en  est  la  parabole  du  semeur,  laquelle  nous 
montre  les  oiseaux  du  ciel  venant  picoter  la  semence.  Bach, 
dans  le  premier  air,  évoque  la  vision  d'une  bande  de  corbeaux 
qui  s'abattent  sur  le  champ  ensemencé;  on  croit  voir  un  oiseau 
qui  bat  des  ailes  en  touchant  le  sol  de  ses  pattes  allongées: 

Vivace.  1.  • 


260 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


Le  thème  de  l'air  suivant  représente,  par  les  staccati  de 
la  basse,  les  épines  et  les  ronces  dont  parle  cette  même  para- 
bole. Citons  encore  l'air  „Dein  Wetter  tut  sich  auf  von  weitera" 
de  la  cantate:  „Schauet  doch  und  sehet"  (No.  46),  oti  il  est 
parlé  d'un  orage  qui  s'avance  menaçant  du  fond  de  l'horizon. 
Le  texte  inspire  à  Bach  une  description  orchestrale  d'une 
beauté  terrible.  A  lui  seul,  le  mouvement  de  la  basse  suffit  à 
donner  une  idée  de  l'angoisse  qu'il  a  su  mettre  dans  cette 
musique. 


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55: 


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Dans  la  cantate  ,Sie  werden  euch  in  den  Bann  thun" 
(Ils  lanceront  sur  vous  l'anathème)  No.  44,  il  a  exprimé  d'une 
façon  non  moins  saisissante  la  terreur  du  mot  „Bann*  (ana- 
thème)  par  le  thème  suivant: 


ai^4-r  r  r  rnn 


fS^'T-jOi 


^ 


^ 


0-^ 


La  basse  de  ce  même  air  contient  des  passages  comme 
celui-ci:   ^'j'-j^^^^^^ 


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^P^ 


Rien  de  plus  étonnant  que  la  simplicité  des  moyens  qu'em- 
ploie le  maître  pour  se  faire  comprendre.  Dans  la  cantate 
pour  le  dimanche  de  Rogate  „Wahrlich,  ich  sage  euch" 
(No.  86),  il  veut  traduire  la  parole  du  Christ:  „En  vérité, 
en  vérité  je  vous  le  dis,  ce  que  vous  demanderez  au  Père 
en  mon  nom  il  vous  le  donnera"  (St.  Jean  16,  23).  Sur 
ces  paroles  le  maître  écrit  un  air  en  fugue  sévère;  l'orchestre 
en  exécute  quatre  parties  et  le  chant,  avec  une  rigoureuse 
nécessité,  vient  s'ajouter  comme  cinquième  partie.  La  nécessité 
rigoureuse  avec  laquelle  se  développe  cette  fugue  est  symbolique: 
toute  prière  adressée  au  nom  du  Fils  sera,  de  toute  nécessité, 
exaucée  par  le  Père. 


Les  cantates  de  1724-1727  261 

En  feuilletant  ces  cantates,  on  a  l'impression  que  Bach 
fait  des  efforts  puissants  pour  arriver  à  des  effets  descriptifs. 
Ce  qu'il  avait  entrevu  dans  les  œuvres  de  Weimar  et 
de  Côthen,  il  se  sent  la  force  de  le  réaliser,  maintenant 
qu'il  est  en  pleine  possession  de  la  science  de  l'orchestre. 
Mais,  en  même  temps,  il  semble  qu'il  se  rende  vaguement 
compte  que  la  forme  de  la  cantate  moderne  créée  par 
Neumeister  et  Picander  ne  peut  que  lui  être  un  obstacle 
dans  la  voie  où  il  s'engage.  En  outre,  les  libretti  de  cette 
époque  sont  les  plus  mauvais  qui  lui  aient  jamais  été  fournis. 
Picander  n'était  alors  qu'un  commençant  —  son  premier  re- 
cueil de  textes  de  cantates  parut  en  1724-1725  —  et  il  ne 
se  mettait  point  en  frais  pour  découvrir  des  idées  saillantes 
dans  l'Evangile  qu'il  s'agissait  de  traiter  en  cantate.  Ce 
sont  toujours  les  mêmes  lieux  communs;  le  plus  souvent 
il  suffirait  de  changer  un  mot  pour  que  le  même  texte 
s'adapte  à  n'importe  quel  Evangile'.  Or,  c'est  à  ce  moment 
que  Bach  cherche  précisément  à  revenir  à  l'ancienne  cantate 
allemande,  où  le  musicien  s'inspirait  de  versets  bibliques  et 
de  strophes  de  choral  sans  avoir  recours  à  un  librettiste. 
Une  série  d'œuvres  composées  alors  représentent  la  can- 
tate telle  qu'il  l'eût  écrite,  s'il  n'eût  subi  l'influence  de  la 
musique  italienne.  Le  chef-d'œuvre  en  l'espèce,  c'est  la 
cantate  „Herr,  wie  du  willst,  so  schicks  mit  mir!"  (No.  73), 
cantate -choral,  modernisée  toutefois  en  ce  sens  que  le 
chœur  d'entrée  est  entrecoupé  de  récitatifs  libres.  Ces 
arrangements    de    textes    de    choral    sont    une    trouvaille    de 

I.  Voici  comme  exemple  le  ricitatif  de  la  cantate  „Siehe  zu,  daO  deine  Gottesfurcht 
nicbt  Heuchelei  sei"  (No.  179): 

,Das  lieutge  Cbristentum  ist  leider  schlecht  bestellt: 

die  meisten  Ctiristen  in  der  Welt  sind  laulichte  Laodicaer 

und  aufgeblasne  Pharisaer,  die  sich  von  auOen  fromm  bezeigen 

und  wie  ein  Schilf  den  Kopf  zur  Erde  beugen; 

Im  Herzen  aber  steht  ein  stolzer  Eigenruhm, 

sie  geben  zwar  in  Gottesbaus  und  tbun  daseibst  die  auBerlicben  Pflichten: 

macht  aber  dies  wobl  einen  Christen  aus? 

Nein!    Heucbler  (tonnens  aucb  verrichten*. 


262 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


Picander,  trouvaille  malheureuse,  hâtons-nous  de  le  dire,  car 
le  langage  de  ces  récitatifs  ne  s'accorde  en  aucune  façon  avec 
le  texte  classique  du  choral,  et  les  réflexions  du  librettiste 
ne  semblent  que  plus  banales  encore  à  côté  de  la  profonde 
poésie  du  choral  ancien  ;  mais  c'était  là  pour  Bach  et  Picander 
un  moyen  de  moderniser  la  cantate-chorale.  Plus  tard,  un 
bon  nombre  des  plus  beaux  chorals  seront  ainsi  convertis  en 
textes  de  cantates.  Dans  cette  première  cantate,  cependant, 
la  musique  fait  tout  oublier.  Il  s'agit  de  traduire  les 
paroles:  „Dieu,  fais  de  moi  ce  qu'il  te  plaira."  Des  quatre  pre- 
mières notes  de  la  mélodie  du  choral  Bach  tire  le  motif  suivant: 
i>  „,  _  >  /^— I  J^^^  ^^^  rappelle  le  «Schicksalsmotiv" 
•  >  "f~T    •        de    la   cinquième    Symphonie    de 


s^^=^ 


Beethoven.  C'est  ce  Leitmotiv  que  l'orchestre  répète  sans  cesse, 
l'offrant  au  chœur  qui  se  refuse  à  ses  instances,  puis  finit  par 
céder:  dans  les  dernières  mesures  il  l'accepte  et  le  répète 
par  trois  fois.  Le  grand  air  de  la  cantate  est  également  bâti 
sur  la  phrase  „Dieu,  comme  tu  voudras."  A  vrai  dire,  ce 
morceau  n'est  pas  un  air  —  le  chant  commence  sans  prélude 
aucun  —  mais  un  arioso  en  trois  phrases  d'une  déclamation 
fort  simple  qui  s'élève  sur  une  description  orchestrale  sai- 
sissante. 

Première  phrase:  „Dieu,  si  tu  le  veux,  les  souffrances  de  la 
mort  arracheront  des  soupirs  à  mon  cœur." 
On  entend  les  soupirs: 


Deuxième  phrase:  „Dieu,  si  tu  le  veux,  mes  membres 
tomberont  en  cendre  et  en  poussière." 
L'orchestre  dépeint  l'anéantissement  : 


S 


-^- 


t^^^ 


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Les  cantates  de  1724-1727 


263 


Troisième  phrase:  «Dieu,  si  tu  le  veux,  les  cloches  funèbres 
tinteront,"     On  entend  le  glas  funèbre: 


fr\  ^      ^   I   ]   I   I  ■»- 


M-j  i  ;-T 


Cet  air  n'est  donc  autre  chose  que  l'arioso  de  l'ancienne 
cantate  allemande  transformé  et  idéalisé  sous  l'influence  de 
la  musique  orchestrale.  Avec  les  ariosos  de  la  Passion  selon 
St.  Matthieu,  il  compte  parmi  les  déclamations  musicales  les 
plus  parfaites  du  maître. 

Nous  retrouvons  le  Bach  allemand  qui  se  cherche  lui- 
même  dans  la  cantate:  „Herr,  gehe  nicht  ins  Gericht"  (Dieu, 
n'entre  pas  en  justice  avec  moi)  No.  105.  Le  premier 
chœur    dépeint    la    terreur    de    l'homme    qui    va    être    traîné 


■au  tribunal. 


-:=r-p-p- 


"^^ 


Ce  même  motif  revient  dans  l'air  „Wie  zittern  und 
wanken"  (Comment  tremblent  et  trébuchent),  où  Bach  confie  la 
basse  à  l'alto  en  renonçant  à  l'accompagnement  de  l'orgue,  afin  de 
faire  bien  saillir  l'effarement  dans  les  doubles  croches  répétées: 
i|.7i,    «*    •»««   ««««   a«a«    "1  ^^  choral  de  la  fin  „Nun  ich 


^ 


weiO,  du  wirst  mich  stillen" 
(Maintenant  que  je  sais  que  c'est  toi  qui  me  calmeras)  amène 
l'apaisement.  Au  début,  l'orchestre  accompagne  encore  avec 
les  doubles  croches  répétées,  puis  par  des  triolets,  puis  par 
des  croches  et  va  se  calmant  de  plus  en  plus  jusqu'à  la  quié- 
tude complète.  Cette  transformation,  dont  on  chercherait  en 
vain  d'autres  exemples  dans  la  musique  classique,  s'accom- 
plit en  vingt-quatre  mesures  de  la  façon  suivante: 


aî^=^ 


^ 


=eE; 


ïir 


~rr 


^^ 


» — p—\ — ¥■ 


rr-ir 


E 


fct^^Ê3^^ 


264 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


Mais  ce  Leitmotiv  qui  fait  l'unité  de  la  cantate,  n'est  que 
l'arrièrefond  sur  lequel  se  détachent  les  divers  thèmes  carac- 
téristiques. Le  thème  du  premier  chœur  (Dieu  n'entre  pas 
en  justice)  se  compose  de  deux  motifs: 


1 


i: 


:t 


1^=^ 


^ 


^ 


# 


t=t: 


i 


fc4=t 


7S 


%û=^ 


¥=^ 


^fefc^te 


La  signification  est  claire.  Le  premier  motif  figure  des 
pas  humains  ;  à  travers  ce  rythme  syncopé  on  voit  se  dé- 
battre et  se  raidir  un  homme  qu'on  veut  entraîner  de  force; 
le  second  est  le  motif  des  gémissements  que  nous  connais- 
sons déjà  pour  l'avoir  rencontré  dans  le  Lamento  du  Capriccio 
et  dans  l'air  de  la  cantate  „Herr,  wie  du  willt"  (No.  73); 
nous  n'avons  qu'à  tourner  deux  pages  dans  la  cantate 
présente    pour  le  retrouver  encore    dans,  l'air    »Wie  zittern 


und   wanken"  : 


i 


i: 


-.bz 


4=^ 


±=^ 


*=± 


g^ 


^ 


îc 


L'air  „Kann  ich  nur  Jesum  mir  zum  Freunde  machen" 
(Si  seulement  je  puis  faire  de  Jésus  mon  ami)  nous  décrit  la 
libération  du  pécheur  à  l'aide  d'un  motif  précipité,  dont  la 
précipitation  est  encore  accentuée  par  l'antagonisme  entre 
le  phraser  du  thème  et  celui  de  la  basse: 


^^ 

-# — 
-t— f- 

rP:?q 

-f-r- 

y   #      # 

-»-0— 

-U — 1 — 

4f^ 

-LJ — 

-^ 

•  • 

1-0 

«fcj- 

Les  cantates  de  1724-1727  265 

C'est  ainsi  que  compose  Bach  quand  il  s'abandonne  en- 
tièrement à  l'esprit  de  la  musique  allemande;  c'est  ainsi  qu'il 
eût  écrit  toujours  s'il  était  resté  allemand.  Ce  faisant,  il  eût 
suivi  l'instinct  de  son  génie.  La  musique  d'influence  italienne 
n'est  qu'une  déviation  de  son  inspiration  naturelle. 

Les  mêmes  tendances  s'accusent  dans  les  cantates  „Schauet 
doch  und  sehet  ob  irgend  ein  Schmerz  sei"  No.  46,  „0 
Ewigkeit  du  Donnerwort"  {V  composition)  No.  20,  „Thue 
Rechnung,  Donnerwort"  No.  168,  et  „HaIt  im  Gedâchtnis" 
No.  67.  Les  airs  que  nous  y  trouvons  sont  en  réalité  des 
ariosos  allemands  rehaussés  par  un  accompagnement  des- 
criptif dans  l'orchestre.  La  dernière  partie  de  la  cantate 
„Halt  im  Gedâchtnis"  No.  67,  pour  le  dimanche  Quasimodo, 
par  exemple,  se  compose  d'un  grand  air  oià  l'orchestre 
décrit  la  désolation  des  disciples  qui  après  le  départ  du 
Seigneur  se  trouvent  seuls  dans  la  lutte  contre  le  monde. 
Quatre  fois,  au  plus  fort  de  leur  angoisse,  le  Christ  res- 
suscité leur  apparaît  pour  leur  dire  „La  paix  soit  avec  vous* 
(St.  Jean  20,  27),  tableau  qu'évoque  Bach  avec  une  vigueur 
digne  d'une  scène  aussi  grandiose. 

Mais,  malgré  tout,  ces  efforts  furent  vains;  Bach  ne 
réussit  pas  à  s'émanciper  de  la  musique  italienne  et  ne  se 
rendit  pas  compte  des  vraies  tendances  de  son  instinct  mu- 
sical. Il  n'osa  pas  déclarer  la  guerre  ouverte  au  Da  Capo, 
formule  commode  que  le  maître  contraint  de  composer  sou- 
vent à  la  hâte  devait  apprécier,  sans  se  douter  qu'un  pareil 
procédé  pût  devenir  à  l'occasion  fatal  à  celui  qui  l'emploie. 
C'est  le  cas  de  la  cantate  pour  la  St.  Michel  (1724)  „Es 
erhub  sich  ein  Streit"  (Une  lutte  s'engagea)  No.  19.  Bach 
veut  représenter  le  combat  que  l'armée  de  Satan  livre  à  St. 
Michel  et  à  ses  anges;  il  y  réussit  à  l'aide  d'une  fugue  fan- 
tastique qui  fait  l'effet  d'une  vision  de  Michel -Ange  réa- 
lisée en  musique.  Le  sujet,  composé  uniquement  de  con- 
vulsions  gigantesques,    est   l'archétype    de  tous    les   thèmes 


266 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


sataniques  qui  apparaissent  dans  les  œuvres  de  Bach:  le 
maître  se  représente  visuellement  Satan  comme  un  être  en 
forme  de  serpent. 

Voici  le  thème  en  question: 


=&= 


*  *  * 


333 


3^î 


i 


g 


u 


3î 


antÉ 


Pour  décrire  la  chute  de  l'armée  infernale  il  renverse  en- 
suite ce  thème  et  lui  imprime  un  mouvement  descendant: 


gg^i^P 


'  J  *    ! 


:S3t 


-*-#- 


=1=? 


H 1 — |- 


I  r  I  I 

9      M      M 


^33 


iii.''^|^^^-^^^^g^ 


C'est  une  masse  enchevêtrée  qu'on  voit  choir  lentement 
avec  des  efforts  vains  pour  se  retenir,  fresque  grandiose,  qui  rap- 
pelle certains  des  Jugements  derniers  de  Rubens.  Or,  remar- 
quons-le: le  Da  Capo  ramène  la  première  scène  du  combat. 
C'est  donc  un  recul  au  point  de  vue  du  développement 
de  l'action.  D'un  coup  de  pinceau  maladroit  le  maître 
détruit  l'effet  qu'il  avait  produit.  Ce  que  nous  disons  de 
ce  chœur  s'applique  à  l'œuvre  entière  de  Bach.  Son  histoire 
est  celle  d'un  antagonisme  latent  entre  l'idée  poursuivie  et  la 
forme  employée:  la  forme  trahit  l'idée. 


XXIII.   L*Ode  funèbre  et  la  Passion  selon  St.  Matthieu 

Des  cinq  Passions  dont  parle  le  nécrologue,  nous  n'en 
possédons  que  trois:  la  Passion  selon  St.  Jean  (1724), 
la  Passion  selon  St.  Matthieu  (1729)  et  la  Passion  selon 
St.  Luc  qui,  comme  nous  l'avons  dit,  n'est  point  du  maître, 
bien  que  classée  parmi  les  cinq  Passions  traditionnelles  par 
les  fils  et  les  élèves  de  Bach  qui  se  basèrent  uniquement  sur 


L'Ode  funèbre  et  la  Passion  selon  St.  Matthieu  267 

l'écriture'.  Deux  Passions  sont  donc  perdues.  L'une  d'elles 
aurait  été  composée  pour  le  Vendredi-Saint  1725;  c'est  du 
moins  ce  que  suppose  Spitta,  et  voici  sur  quelles  données 
il  fonde  son  hypothèse.  Nous  savons  que  Picander  avait 
l'habitude  de  publier  ses  libretti  en  recueils.  Or,  dans  le 
recueil  de  1725-  se  trouve  un  texte  de  Passion  écrit  cer- 
tainement pour  Bach,  dont  Picander  était  le  librettiste 
attitré  depuis  1724-^.  Le  maître,  en  mettant  ce  texte  en  mu- 
sique, a  dû  se  faire  violence  à  lui-même,  car  c'est  le  plus 
mauvais  de  tous  les  textes  de  Passion  qu'on  puisse  concevoir. 
Ce  n'est  qu'une  pâle  imitation  du  célèbre  texte  de  Brockes, 
dont  il  ne  retient  que  les  défauts.  L'on  s'étonne  d'autant 
plus  que  Bach  ait  pu  se  décider  à  mettre  ce  piteux  libretto 
en  musique  que  le  récit  de  l'Evangile  se  trouve  remplacé 
par  un  récit  en  vers,  procédé  qu'il  n'approuvait  pas. 

Reste  la  dernière  Passion.  Où  la  trouver?  Rust,  avec 
Spitta,  le  plus  grand  connaisseur  de  Bach,  nous  fournit  la 
solution  du  problème.  Le  recueil  de  Picander  de  1732  con- 
tient le  libretto  d'une  Passion  selon  St.  Marc;  cette  Passion 
a  dû  être  exécutée  à  St.  Thomas  en  1731.  Or,  ce  texte  pré- 
sente une  série  de  morceaux  qui,  sous  le  rapport  métrique, 
correspondent  à  différents  morceaux  de  l'Ode  funèbre.  Il 
s'en  suit  que  Bach  ne  voulant  pas  laisser  inutilisée  la  belle 
musique  qu'il  avait  composée  pour  le  service  funèbre  de  la 
Princesse  Christine  Eberhardine,  demanda  à  Picander  d'ar- 
ranger le  texte  de    la  Passion   selon  St.  Marc  de  façon  qu'il 

1.  Voir  p.  250  de  cette  étude. 

2.  Sammiung  Erbaulicber  Gedanken  iiber  und  tuf  die  gewôhniichen  Sonn-  und  Feicr- 
ttge,  Leipzig  1725. 

3.  Voir  ce  texte  chez  Spitta  II,   p.  873.     Voici   un   spécimen  du   récit  de  la   Passion 
«n  rers  : 

,Und  endiich  kam  die  Môrder-Schaar 

mit  SpieQen  und  mit  Stangen, 

und  Judas,  der  ihr  FQhrer  war, 

gtb  Jesum,  oach  gemachtem  ScbluQ, 

der  Feinde  Raserci  gefangen. 

Da  wollt  es  Petrus  wagen 

mit  seinem  Schwerdte  bineinzuschlagen*. 


258  L^  genèse  des  œuvres  de  Bach 

s'adaptât  à  cette  musique  ^  La  cinquième  Passion  n'est  donc 
pas  entièrement  perdue  pour  nous;  nous  la  possédons:  elle 
est  identique  à  l'Ode  funèbre  2. 

Cette  œuvre  fut  composée  dans  l'espace  d'un  mois:  la 
Princesse  était  morte  le  7  septembre  1727  et  le  service  fu- 
nèbre où  l'on  exécuta  la  musique  de  Bach  eut  lieu  le  17 
octobre  à  l'église  St.  Paul.  C'est  du  moins  la  date  qu'indiquent 
les  Annales  du  chroniqueur  de  Leipzig  Sicul.  La  partition 
autographe,  par  contre,  porte  la  date  du   18  octobre^. 

Le  texte  n'est  pas  de  Picander;  comme  il  s'agissait  d'une 
solennité  de  l'Université,  la  tâche  de  librettiste  échut  tout 
naturellement  au  célèbre  professeur  Gottsched,  le  prince  de 
la  littérature  et  l'un  des  réformateurs  de  la  langue  allemande 
avant  Lessing;  la  fameuse  lutte  qu'il  avait  entreprise  contre  le 
langage  maniéré  des  poètes  de  l'époque  l'avait  rendu  célèbre, 
comme  l'on  sait,  dans  les  annales  de  la  littérature  de  son  pays. 
C'était  un  sec  rationaliste,  à  la  remorque  des  Français,  une 
façon  de  Lamothe  ou  de  Voltaire  allemand  en  poésie;  c'était, 
en  tout  cas,  l'homme  le  moins  qualifié  pour  écrire  un  libretto. 
Non  seulement  il  n'était  pas  poète,  mais  il  n'aimait  pas  la 
musique:    il   ne  s'y  intéressa  que  plus  tard,  par  dévouement 


1.  Rust  a  développé  cette  hypothèse  qui,  à  vrai  dire,  a  toutes  les  apparences  de  la 
certitude  dans  la  grande  préface  du  Tome  XX»  (2e  partie)  où  il  donne  un  aperçu  de  toutes 
les  parodies  que  Bach  a  faites  lui-même  de  ses  œuvres.  C'est  dans  cette  même  préface 
qu'il  démontre  que  la  musique  pour  le  service  funèbre  du  Prince  Lêopold  de  Côthen, 
dont  Forkel  parlait  avec  une  grande  admiration  et  qui,  depuis  1819,  est  perdue,  est  iden- 
tique à  certaines  parties  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu. 

2.  Voici,  par  exemple,  le  texte  du  premier  chœur  de  l'Ode  funèbre  et  celui  du  premier 
chœur  de  la  Passion  selon  St.  Marc,  écrit  sur  ce  modèle: 

Passion  selon  St.  Marc. 


Ode  funèbre. 
Laû  Fiirstin,  laû  noch  einen  Strahl 
aus  Salems  Stemgewôlben  schieDen, 
und  sieh,  mit  wie  viel  ThranengieDen 
umringen  wir  dein  Ehrenraal. 


Geh,  Jesu,  geh  zu  deiner  Pein  ! 

Ich  will  so  lange  dicb  beweinen, 

bis  inir  dein  Trost  wird  wieder  scheineo, 

da  ich  versôhnet  werde  sein. 


3.  Voici  le  titre  autographe  de  la  partition  :  Trauer-Musik  so  Bey  der  Lob-  und  Trauer- 
rede  welche  auf  das  Absterben  Ihro  Konigl.  Maj.  und  Churf.  zu  Sachsen,  Frauen  Christianen 
Eberhardinen,  Kônigin  in  Pohlen  etc.  und  Churfiirstin  zu  Sachsen  etc.  geb.  Markgrâfin  zu 
Brandenburg-Bayreuth,  von  dem  Hochwohlgeb.  Herrn  von  Kirchbach  in  der  Paaliner 
Kirche  zu  Leipzig  gehalten  wurde,  aufgefuhrt  worden  von  Joh.  Seb.  Bach  a.  d.  1727  d.  18.  Ocf. 
Tombeau  de  S.  M.  la  Reine  de  Pologne. 


L'Ode  funèbre  et  la  Passion  selon  St.  Matthieu  269 

conjugal,  une  fois  qu'il  eut  épousé  une  femme  très  musicienne 
à  qui  Krebs,  un  élève  distingué  de  Bach,  enseignait  la  com- 
position avec  le  zèle  de  l'homme  tout  épris  du  talent  et  du 
charme  de  son  élève.  C'est  à  partir  de  cette  époque  (1735) 
que  Bach  fréquenta  la  maison  du  célèbre  littérateur. 

L'Ode  funèbre,  ainsi  que  nous  l'apprend  une  notice  de  la 
partition  autographe,  ne  fut  terminée  que  deux  jours  avant  la 
solennité.  Malgré  toutes  les  difficultés  dont  elle  est  hérissée, 
elle  a  donc  été  étudiée  très  à  la  hâte,  comme  mainte  autre 
cantate.  La  musique  en  est  extrêmement  intéressante  et  fait 
pressentir  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  Dans  le  premier 
chœur,  lugubre  et  solennel,  retentit  le  tintement  des  cloches 
de  toutes  les  églises  de  Leipzig  qui,  au  dire  du  chroniqueur, 
sonnèrent  le  glas  pendant  que  le  cortège  se  rendait  à  St.  Paul. 
Dans  le  récitatif:  „Der  Glocken  bebendes  Getône"  (Le  tinte- 
ment tremblant  des  cloches),  le  même  effet  revient  de  nouveau; 
la  description  du  glas  funèbre  est  un  des  sujets  affectionnés 
du  maître  qui  l'a  traité  au  moins  à  vingt  cinq  reprises  diffé- 
rentes. Nous  citions  plus  haut  le  tintement  de  la  cantate 
„Liebster  Gott,  wann  werd  ich  sterben?"  (No.  8),  tout  en- 
soleillé de  poésie  printanière.  Ici,  par  contre,  Bach  décrit 
d'une  façon  entièrement  réaliste  les  entrées  successives  des 
différentes  cloches:  d'abord  c'est  le  flauto- traverse  I,  en- 
suite le  flauto-traverso  II,  puis  le  premier  hautbois,  puis  le 
second;  viennent  ensuite  le  premier  violon,  le  second,  l'alto, 
les  deux  gambes,  les  deux  luths  et,  à  la  fin  seulement,  les 
basses.  Pour  terminer,  c'est  l'inverse  qui  a  lieu:  les  petites 
cloches  se  taisent  d'abord  l'une  après  l'autre  et  la  basse  fait 
entendre  en  dernier  lieu  sa  voix.  Dans  le  chœur  final  s'an- 
nonce le  rythme  de  'Vs  qui  caractérise  le  premier  chœur  de 
la  Passion  selon  St.  Matthieu.  Pour  faciliter  l'exécution  mo- 
derne de  cette  belle  œuvre,  Rust  a  remplacé  le  texte  de  cir- 
constance par  un  texte  d'une  signification  plus  générale  qui 
s'adapte  parfaitement  à  la  musique. 


270  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Arrivons  à  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  Bach  et  Pi- 
cander  en  arrêtèrent  le  plan  dès  l'automne  1728.  Or,  à  ce 
moment  même,  survint  la  nouvelle  du  décès  du  Prince  de 
Côthen  (le  19  novembre  1728),  et  Bach  se  vit  dans  la  né- 
cessité de  se  tenir  prêt  pour  la  grande  cérémonie  funèbre 
qui  devait  avoir  lieu  au  commencement  de  l'année  1729.  Afin 
d'éviter  les  arrêts  dans  la  composition  de  la  Passion,  il  pria 
Picander  d'écrire  le  texte  de  la  Trauermusik  sur  le  modèle 
des  airs  et  des  chœurs  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu. 
Cette  musique  funèbre  se  compose  donc  de  sept  airs,  d'un  air 
avec  chœur  et  du  chœur  final  empruntés  à  la  Passion  selon 
St.  Matthieu.  Pour  le  grand  chœur  d'entrée,  Bach  eut  recours 
au  premier  chœur  de  l'Ode  funèbre',  ce  qui  fait  supposer 
qu'alors  il  n'avait  pas  encore  term.iné  le  grand  double  chœur 
de  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  L'étonnant,  toutefois,  c'est 
que  Forkel  qui  avait  sous  les  yeux  la  partition  de  la  Trauer- 
musik et  celle  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  ne  se  soit  pas 
aperçu  de  l'identité  des  deux  compositions,  preuve  qu'il  les 
a  parcourues  très  superficiellement.  Après  sa  mort,  en  1819, 
quand  on  mit  en  vente  ses  manuscrits,  la  partition  de  la 
Trauermusik  avait  disparu;  longtemps  l'on  crut  perdue  l'une 
des  plus  belles  œuvres  de  Bach. 

La  partition  autographe  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu 
avec  les  parties,  également  écrites  de  la  main  de  Bach,  se  trouve 
à  la  Bibliothèque  de  Berlin.  Elle  trahit  un  soin  extrême:  les 
traits  sont  tirés  à  la  règle  et  le  texte  de  l'Evangile  est  écrit 
à  l'encre  rouge  pour  le  distinguer  des  autres.  C'est  d'après 
cette  partition  que  Mendelssohn-Bartholdy  monta  la  Passion 
selon  St.  Matthieu   en  1829,  événement,  disions-nous,  décisif 

1.   Voir   la   préface  du  Tome  XX»  (2e  partie).     Comme  échantillon   de  double  texte, 
citons  le  chœur  final  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  et  celui  de  la  Trauermusik. 


Passion  selon  St.  Matthieu. 
Wir  setzen  uns  mit  Thrânen  nieder 
und  rufen  dir  im  Grabe  zu  : 
Ruhe  sanfte!    Sanfte  ruh  ! 
Ruht  ihr  ausgesognen  Glieder! 


Trauermusik  pour  le  Prince  Léopold. 
Die  Augen  sehen  nach  deiner  Leiche, 
der  Mund  ruft  in  die  Gruft  hinein: 
Schlafe  siiCe,  ruhe  fein, 
Labe  dich  im  Himmelreiche! 


L'Ode  funèbre  et  la  Passion  selon  St.  Matthieu  271 

dans  l'histoire  de  l'œuvre  de  Bach,  car,  à  partir  de  ce  mo- 
ment, l'enthousiasme  alla  toujours  croissant  et,  aujourd'hui, 
cette  Passion,  alors  si  discutée,  est  peut-être  l'œuvre  la  plus 
populaire  d'Allemagne.  Elle  a  déjà  supplanté  le  Messie  de 
Haendel;  il  y  a  des  villes  où  on  la  donne  chaque  année. 

Bach  avait  gardé  trop  mauvais  souvenir  du  texte  de  la 
Passion  de  1725  pour  laisser  main  libre  à  son  librettiste, 
quand  il  s'agit  d'en  écrire  une  nouvelle:  lui-même  en  traça  le 
plan,  Picander  ne  fit  que  l'aider.  Tout  d'abord,  il  lui  imposa 
le  récit  de  la  Passion  selon  l'Evangile  qu'il  entrecoupa  de 
versets  de  chorals  admirablement  assortis.  Avec  un  instinct 
poétique  très  sûr,  il  choisit  parmi  toutes  les  strophes  de  choral 
les  plus  belles  et  les  plus  appropriées  au  texte  de  l'Evangile 
et  il  en  encadre  les  différentes  scènes  de  la  Passion.  Ces 
scènes  elles-mêmes  sont  taillées  de  main  de  maître;  Bach 
n'a  point  perdu  ses  peines.  Que  n'a-t-il  assumé  plus  sou- 
vent la  tâche  de  librettiste  !  Le  langage  lui  aussi  est  incom- 
parablement supérieur  à  la  moyenne  des  textes  de  cantates. 
Certains  morceaux  même  sont  d'une  allure  vraiment  clas- 
sique. Nous  voulons  parler  des  petits  récitatifs  en  canti- 
lène,  au  nombre  d'une  dizaine,  qui  précèdent  les  grands  airs 
et  présentent  une  structure  idéale  au  point  de  vue  de  la  com- 
position musicale.  C'est  un  enchaînement  de  petites  phrases 
dont  la  gradation  se  termine  sur  un  double  point  suivi  de  la 
conclusion,  ce  qui  est  le  principe  même  de  la  phrase  musi- 
cale. Voici  par  exemple  le  récitatif-arioso  qui  intervient  après 
la  question  de  Pilate  „Qua'-t-il  donc  fait  de  mal?" 

Er  hat  uns  allen  wohlgethan:         jll  nous  a  fait  du  bien  à  tous; 
Den  Blinden  gab  er  das  Gesicht;    il  a  donné  la  vue  aux  aveugles; 
die  Lahmen  macht  er  gehend;         il  a  fait  marcher  les  paralytiques; 
er  sagt  uns  seines  Vaters  Wort;     il  nous  a  annoncé  la  parole  de  son 
er  trieb  die  Teufel  fort;  ,  il  a  chassé  les  démons;       [père; 

betrûbte  hat  er  aufgericht;  il  a  réconforté  les  affligés; 

er  nahm  die  Sunden  auf  und  an:  j  il  a  assumé  le  poids  de  nos  péchés: 
Sonsthatmeinjesusnichtsgethan.   A  part  cela,  mon  Jésus  n'a  point 

I  [fait  de  mal. 


272  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Peu  de  textes  présentent  un  phraser  musical  aussi  plas- 
tique; les  œuvres  de  Wagner  même  ne  contiennent  pas  de 
textes  plus  idéalement  „ musicaux". 

Le  choix  du  texte  des  airs,  lui  aussi,  trahit  une  main  de 
maître.  Bach  fit  avec  son  librettiste  le  triage  des  idées  con- 
tenues dans  la  Passion  de  Brockes;  il  attira  son  attention 
sur  les  poésies  de  Franck,  son  ancien  librettiste  de  Weimar; 
il  lui  signala  dans  la  Passion  de  1725  quelques  motifs  qui 
lui  semblaient  heureux:  et  c'est  sur  ces  indications  que  Pi- 
cander  se  mit  au  travail.  La  richesse  du  texte  en  motifs 
musicaux  ne  s'explique  que  par  la  part  active  que  le  musicien 
prit  au  travail  du  librettiste. 

Même,  une  fois  le  texte  arrêté,  Bach  ne  se  fît  point  scru- 
pule d'y  introduire  de  nouveaux  effets  en  vue  d'augmenter 
l'impression  dramatique.  Dans  la  pensée  de  Picander,  par 
exemple,  le  premier  morceau  de  la  Passion  devait  être  un 
air  avec  chœur.  La  Fille  de  Sion,  le  personnage  allégorique 
des  Passions  de  Hunold-Menantes  et  de  Brockes,  appelle  les 
fidèles  pour  leur  montrer  le  Christ: 

La  Fille  de  Sion:  Venez  mes  sœurs,  joignez-vous  à  mes  plain- 
tes!  Voyez! 
Le  chœur:  Qui? 

La  fille  de  Sion:  L'époux!   Voyez-le! 
Le  chœur:  Comment? 

La  fille  de  Sion:  Comme  un  agneaut 

Mais  ce  dialogue  ainsi  placé  en  tête  de  la  Passion  et 
destiné  à  lui  servir  d'entrée,  manquait  d'allure.  Bach  voyait 
devant  lui  une  foule  pleine  de  terreur  et  d'angoisse  se  pres- 
sant dans  les  rues  de  Jérusalem;  il  entendait  les  questions, 
les  réponses,  les  cris  proférés  autour  du  Seigneur  qui  s'a- 
vance sous  la  croix:  et  c'est  sous  l'impression  de  cette  vision 
dramatique  qu'il  conçut  l'idée  du  grand  double  chœur  avec 
le  choral  de  l'Agnus   dei,  mais  sans  penser  à  faire  dans  le 


L'Ode  funèbre  et  la  Passion  selon  St.  Matthieu 


273 


texte  les  changements  correspondants,  à  remplacer  le  singu- 
lier „à  mes  plaintes"  par  le  pluriel:  , Venez,  filles,  joignez- 
vous  à  nos  plaintes". 

Le  premier  morceau  de  la  seconde  partie,  par  contre,  a  gardé 
sa  forme  originale:  c'est  un  dialogue  entre  la  Fille  de  Sion  et 
le  chœur.  Les  deux  morceaux  sont  d'un  effet  descriptif  sai- 
sissant. Le  premier  avec  son  thème  lugubre,  ses  harmonies 
heurtées  qui  traînent  sur  une  basse  agitée,  ses  cris  et  ses 
réponses,  donne  vraiment  l'impression  du  pêle-mêle  bruyant 
d'une  foule  effarée: 


Pour  exécuter  ce  morceau  tel  que  Bach  l'a  conçu,  il  faut 
en  prendre  le  mouvement  considérablement  plus  vite  qu'on 
ne  le  fait  d'ordinaire,  en  appuyant  bien  sur  le  staccato  et 
en  faisant  porter  l'accent  principal  sur  le  mi  du  second 
temps  de  la  troisième  mesure. 

Tout  autre  est  le  motif  du  premier  morceau  de  la  seconde 
partie.  La  Fille  de  Sion  erre  à  travers  la  nuit  tombante  dans 
Gethsémané,  cherchant  le  Seigneur.  Ce  sont  donc  des  pas 
errants  et  des  frissons  d'angoisse  que  figure  le  thème: 


r 


mm 


* 


m 


33 


^ 


3^* 


^^^pf^^0^ 


Ici  encore,  pour  être  dans  les  intentions  de  Bach,  il  faut 
exécuter  le  thème  d'une  façon  légèrement  saccadée  et  d'un 
mouvement  quelque  peu  précipité;  autrement,  ce  ne  sont  plus 
les  pas  errants  et  les  arrêts  brusques  d'une  femme  éperdue 
qui   se  trouvent  évoqués;  l'effet  plastique  du  motif  disparaît. 


Schweitzer,  Bseh. 


18 


274 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


Les  récitatifs  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  mériteraient 
une  étude  toute  spéciale,  autant  pour  l'art  de  la  déclamation 
qui  s'y  révèle  que  pour  l'art  discret  avec  lequel  Bach  sait 
souligner  les  paroles  par  la  musique.  Le  départ,  après  la  sainte 
cène,  est  caractérisé  par  le  t^^ttu <—' — t-i  »  ^ 


petit  motif  que  voici:  — Jt   ^         i   ^^ 


^ 


:t 


Ce  sont  les  pas  lourds  du  Christ  humain  qui  marche 
vers  la  souffrance.  Quelques  mesures  plus  bas,  quand  Jésus 
dit  à  ses  disciples:  „ Après  que  je  serai  ressuscité,  j'irai  de- 
vant vous  en  Galilée",  l'orchestre  dépeint  la  démarche  du 
Christ  ressuscité  qui  passe  sur  le  sol  sans  le  toucher: 


4*-r^ 


Dans  ce  même  récitatif,  au  moment  oti  le  Christ  cite 
la  parole  du  prophète:  „Je  frapperai  le  berger  et  les  brebis 
du  troupeau  seront  dispersées",  l'effarement  du  troupeau  est 
décrit  par  le  motif  que  voici: 

Vivace.  Ç;^ 


gg=^ 


Une  autre  fois,  c'est  le  mot  „prier"  qui  se  trouve  souligné 
à  l'aide  d'une  petite  cadence: 


Pendant  le  reniement  de  Pierre,  on  entend  chanter  le 
coq;  après  la  mort  du  Christ,  on  voit  le  rideau  du  Temple  se 
fendre  du  haut  en  bas:  bref,  les  traits  plastiques  se  suivent,  plus 
intéressants  les  uns  que  les  autres.     Mais  tout  cela,  et  c'est 


L'Ode  funèbre  et  la  Passion  selon  St.  Matthieu 


275 


là   précisément    la  grandeur  de   Bach,    est   destiné    à  passer 
pour  ainsi  dire  inaperçu. 

La  poésie  de  la  nature  est  un  élément  essentiel  dans  la 
Passion  selon  St.  Matthieu.  La  fin  de  la  première  partie  décrit 
la  venue  de  la  nuit  terrible  où  eut  lieu  l'arrestation  du  Seigneur. 
On  sent  déjà  planer  l'angoisse  dans  le  motif  de  l'air  avec 
chœur:  „Je  veux  veiller 
auprès    de  Jésus": 

Le  thème  de  hautbois  que  n'accompagne  aucun  instru- 
ment, retentit  comme  un  lointain  signal  d'alarme.  Puis,  après 
l'arrestation,  de  sombres  nuages  s'avancent;  c'est  l'unisono 
des  instruments  à  cordes  que  nulle  basse  ne  soutient: 


Ce  motif  obsédant  se  prolonge  pendant  les  soixante-quatre 
mesures  du  duo:  „So  ist  mein  Jésus  nun  gefangen;  Sonn'  und 
Mond  sind  vor  Schmerzen  untergangen".  A  travers  les  ténèbres 
des  grands  arbres  retentissent  des  cris  lointains:  Arrêtez,  ne 
l'emmenez  pas;  la  nuit  devient  de  plus  en  plus  obscure; 
tout  à  coup  un  éclair  fend  le  ciel  et  le  tonnerre  gronde:  la 
nature  et  l'enfer  conjurés  se  déchaînent: 


iSsE^ 


Dans  la  seconde  partie,  le  récitatif-arioso:  „Am  Abend, 
da  es  kùhle  ward"  (Quand  vint  la  fraîcheur  du  soir),  illustre  la 
scène  de  la  descente  de  croix.    En  voici  le  motif: 


sempre  p  ^"—^       

La  paix  sereine  du  crépuscule  se  répand  sur  la  terre  avec 
la  traînée  mystérieuse  de  ces  doubles  croches  liées. 

Tout  comme  dans  certaines  cantates  de  la  première  période 
de  Leipzig,  on  trouve  dans  la  Passion  des  morceaux  qui  sont 

18* 


276 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


reliés  par  un  motif  commun.  A  plusieurs  reprises,  nous 
rencontrons  des  airs  dont  le  thème  procède  du  récitatif 
précédent.  La  parenté  est  indéniable  entre  le  récit  des 
sanglots  de  St.  Pierre,  par  exemple,  et  l'air  avec  violon  solo. 
Les  éléments  caractéristiques  du  thème  de  l'air  apparaissent 
déjà  dans  les  notes  qui  traduisent  le  passage:  „et  il  pleura 
amèrement". 

Récitatif  „et  il  pleura  amèrement": 


i 


te 


:«iiicf=filir 


P^ 


5fi^T^-Tt 


Air  avec  violon  solo: 


Donc  les  sanglots  du  disciple  malheureux  se  poursuivent 
à  travers  l'air  tout  entier.  C'est  là  le  procédé  coutumier 
du  maître,  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  d'airs  précédés  d'un 
récitatif- arioso.  Tous  deux  illustrent  la  même  scène  de  la 
Passion:  il  faut  donc,  estime  Bach,  que  le  retour  du  même 
motif  descriptif  la  tienne  présente  à  l'esprit. 

Les  scènes  ainsi  décrites  sont  au  nombre  de  quatre: 
1)  Le  Seigneur  dans  le  jardin  des   oliviers:    „Er 
Jésus  se  jeta  sur  sa  face  et  pria  ainsi". 
Récitatif  arioso:  „Der  Heiland  fàllt  vor  seinem  Vater  nieder" 
(Le  Sauveur  se  prosterne  devant  son  père). 

Le  motif  illustre  le  mot  «prosterner": 


Air:  „Gerne  will  ich  mich  bequemen,  Kreuz  und  Bêcher  anzu- 
nehmen"  (Je  consens  volontiers  à  accepter  la  croix  et  la  coupe). 


L'Ode  funèbre  et  la  Passion  selon  St  Matthieu 


277 


Le  motif  représente  encore  le  Seigneur  prosterné  devant  son 

père: 


i: 


^inr^:±:;*-rv^ 


-^■^-. 


^5 


-*-É- 


^'I^Ki 


i 


r-f-T 


53 


1^ 


"z^ — ~^ * 


-r— r 


-{f*- 


Qu'on  remarque  la  structure  de  ce  thème:  il  se  relève 
avec  un  certain  effort  d'une  première  cadence  pour  retomber 
ensuite  sur  lui-même. 

2)  La  flagellation:  «Alors  Pilate  relâcha  Barabbas;  et 
après   avoir  fait  battre  de   verges  Jésus,  il  le  livra 
pour  être  crucifié". 
Récitatif- arioso:    „Erbarm    es   Gott"  (Ô  Dieu,    aie   pitié). 

Motif  des  coups  de  verge: 


Air:  „Kônnen  Thrànen  meiner  Wangen  nichts  erlangen?" 
(Les  larmes   de  mes  joues   ne  sauraient-elles  vous   fléchir?) 

Le  motif  des  coups  de  verge  se  continue: 


1 


fc>^— U- 


î 


' #^ 

3)  Jésus  portant  sa  croix:   «Lorsqu'ils  sortirent,  ils 

rencontrèrent  un  homme  de  Cyrène  appelé  Simon,  et 

ils  le  forcèrent  à  porter  la  croix  de  Jésus". 

Récitatif-arioso:    „Ja  freilich  will  in  uns  das  Fleisch  und 

Blut  zum  Kreuz  gezwungen  sein"  (Oui,  certes,  chair  et  sang 

veulent  être  en  nous  contraints  à  subir  la  croix). 

Le  motif  représente  Jésus  chancelant  sous  la  croix  et  tombant 

en  avant: 


1 


ffl5 


^ 


■*^ 


^M^^fM^^^^      -^'^-.-j'f^ 


278 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


Air:  „Komm,  susses  Kreuz"  (Viens,  o  douce  croix). 
Le  motif  représente  la  démarche   de  l'homme   qui  a  pris   la 
croix  de  Jésus: 


^^S 


i  J  j.  j  ..  1 1'  i  ■{    N  J 1  ..  1-^— 


Pour  qu'il  produise  tout  son  effet,  cet  air  doit  être  exécuté 
dans  un  mouvement  qui  rappelle  une  lourde  démarche. 
4)  Jésus  mourant. 
Récitatif-arioso:  „Ach  Golgatha,  unsel'ges  Golgatha"  (Ah! 
Golgatha,  malheureux  Golgatha). 

Motif  du  glas  funèbre: 


Bach  fait  intervenir  le  motif  du  glas  funèbre  quoiqu'il  n'en 
soit  pas  question  dans  le  texte;  c'est  là  un  de  ses  sujets 
de  prédilection:  il  n'a  garde  de  manquer  l'occasion  qui  s'offre 
à  lui.  Quand  survient  l'air,  c'est  comme  si  un  rayon  de 
soleil  traversait  les  nuages:  le  tintement  lugubre  s'arrête 
et  les  cloches  de  la  rédemption  entonnent  un  carillon  d'allé- 
gresse: 

Air:    „Sehet,  Jésus  hat  die  Hand  uns  zu  fassen  ausge- 
spannt"  (Voyez,  Jésus  a  étendu  la  main  pour  nous  saisir). 
Motif  du  tintement  joyeux: 


Ce  ne  sont  là  que  de  petits  détails:  nous  les  relevons 
pour  faire  mieux  comprendre  cette  Passion,  dont  la  richesse 
défie  toute  analyse.     Simple  et  grandiose  d'architecture,  pro- 


Les  Oratorios  et  les  Messes  279 

fonde  d'inspiration,  toute  imprégnée  de  mysticisme,  toute 
parfumée  de  poésie  de  la  nature,  l'œuvre  sacrée,  où  les  sur- 
prises abondent  jusque  dans  les  plus  petits  détails  et  où  l'an 
de  la  description  ne  se  dément  à  aucun  instant,  fait  partie 
de  ces  chefs-d'œuvre  qui  n'appartiennent  plus  à  aucun  art 
déterminé  parceque  tous  les  arts,  architecture,  poésie  et 
peinture,  s'y  trouvent  représentés.  La  Passion  selon  St.  Mat- 
thieu est  une  somme  et  une  synthèse  artistique;  sa  grandeur 
déborde  les  classifications  et  les  catégories  admises. 


XXIV.     Les  Oratorios  et  les  Messes. 

L'oratorio  de  Pâques      (T.  XXI^  3^  partie). 
L'oratorio  de  Noël  (T.  Ve  3^  partie). 

La  Messe  en  si  mineur  (T.  Vie). 
Les  Messes  courtes        (T.  Ville). 

Les  oratorios  de  Pâques  (Osteroratorien)  ont  une  origine 
très  ancienne:  Schiitz  et  Hammerschmidt,  déjà,  en  ont  com- 
posé. Le  sujet  en  était  la  visite  des  deux  disciples  à  la 
tombe  de  Jésus  et  leur  entretien  avec  les  femmes  qui  leur 
annoncent  l'apparition  du  Seigneur.  C'est  ce  sujet  traditionnel 
que  Bach  traite  dans  son  oratorio  de  Pâques:  „Kommt,  eilet 
und  laufet"  (Venez,  hâtez-vous,  courez).  L'œuvre,  sous  sa 
forme  primitive,  débutait  par  un  duo  entre  Pierre  et  Jean 
s'en  allant  au  sépulcre.  Lors  d'une  seconde  rédaction,  un 
chœur  vint  s'ajouter  à  ce  duo:  Bach  voyait  toute  une  foule 
s'avancer  à  la  suite  des  disciples;  à  la  troisième  rédaction,  le 
chœur  prit  encore  plus  d'importance.  Une  correction  d'appa- 
rence insignifiante,  faite  par  le  maître,  nous  apprend  qu'il  savait 
déjà  apprécier  la  valeur  de  l'allitération,  devançant  ainsi  Wagner 
qui  l'érigera  en  principe  poétique  pour  les  textes  musicaux. 
Le  librettiste  avait  écrit  „Kommt,  gehet  und  laufet";  Bach  sub- 
stitua „Kommt,  eilet  und  laufet".  Sans  doute,  l'allitération  est 
rudimentaire;  mais,  ajoutons  que  les  exemples  d'allitérations 
caractérisées  ne   sont  pas   rares  dans   ses  œuvres;   Picander 


280  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

les  employait  instinctivement;  malgré  son  langage  négligé,  il 
savait  donc  écrire  pour  la  musique. 

L'oratorio  de  Pâques  est  de  la  même  époque  que  l'ora- 
torio de  Noël,  c'est  à  dire  des  environs  de  1734,  comme  le 
prouve  la  qualité  du  papier.  Remarquons  la  belle  berceuse 
spirituelle  »Sanfte  soll  mein  Todeskummer": 


Viol.  I. 


Viol.  II. 


W^^'  jni-i  r,Ti  jTT  h-^ 


con  sordini 


E: 


-=^ 


•#ji     ^^:i:     -^jj     :jj;+ 

L'oratorio  de  Noël,  nous  le  disions,  n'est  qu'une  suite  de 
six  cantates:  les  trois  cantates  pour  les  trois  jours  de  Noël, 
une  cantate  pour  le  nouvel  an,  une  pour  le  dimanche  suivant 
et  une  pour  l'Epiphanie.  Chaque  cantate  fut  donnée  à  son 
jour,  pendant  les  fêtes  de  Noël  1734.  Bach  les  réunit  par- 
ce qu'il  les  avait  composées  pour  la  même  année;  mais  il  ne 
lui  serait  jamais  venu  à  l'idée  de  donner  l'œuvre  comme 
un  tout,  en  une  fois.  Nombreux  sont  les  emprunts  que  ren- 
ferment ces  cantates.  Ils  proviennent  des  compositions  écrites 
en  l'honneur  de  la  maison  du  Roi-Electeur  en  1733.  Dans 
la  partition  autographe,  les  parties  empruntées,  étant  des  copies, 
se  reconnaissent  d'emblée  à  l'écriture  dont  la  régularité  tranche 
avantageusement  sur  les  autres  parties  écrites  de  l'écriture 
hâtive  des  premières  rédactions.  Sur  les  cinquante  et  un  mor- 
ceaux de  l'oratorio  de  Noël  — nous  ne  comptons  pas  les  chorals 
—  quatre  proviennent  du  Dramma  per  musica  en  l'honneur  de 
la  Reine,  six  du  Choix  d'Hercule,  un  de  la  Cantata  gratulatoria 
in  adventum  Régis  et  six  d'œuvres  que  nous  ne  possédons 
plus.     En  tout  donc,  dix-sept  emprunts'. 

1.  Voici  ta  liste  complète  des  emprunts: 
Sont  tirés  du  Oramma  per  musica  en  l'honneur  de  la  Reine: 

1)  le  chœur  Jauchzet  frohlocket"  (1«  cantate). 

2)  l'air  „GroCer  Herr  und  starker  Kônig"  (le  cantate). 


Les  Oratorios  et  les  Messes  281 

Encore  que  la  parodie  n'ait  pu  qu'enlever  de  son  origi- 
nalité à  la  musique,  comme  nous  le  faisions  remarquer  en 
parlant  du  „Choix  d'Hercule",  gardons-nous  toutefois  d'exagérer 
la  gravité  du  fait.  Avec  le  Magnificat  l'oratorio  de  Noël 
restera  toujours  l'œuvre  populaire  par  excellence.  La  musique 
en  est  simple  et  gracieuse,  riche  en  mélodies  charmantes  et 
d'une  délicieuse  naïveté:  on  sent  l'homme  qui,  chaque  année, 
vivait  avec  ses  enfants  la  poésie  de  Noël. 

Les  chorals  surtout,  et  tout  spécialement  ceux  qui  sont 
entrecoupés  de  petits  interludes  d'orchestre,  sont  d'une  rare 
beauté.  Dans  la  première  cantate,  Bach  fait  chanter  le  choral 
de  l'Avent  „Wie  soll  ich  dich  empfangen"  sur  une  mélodie 
de  la  Passion,  ce  qui  veut  dire  que  Jésus  est  venu  dans  le 
monde  pour  souffrir.  L'oratorio  de  Noël  est  resté  longtemps 
perdu:  on  ne  le  connut  que  bien  longtemps  après  la  Passion 
selon  St.  Matthieu.  Les  deux  premières  cantates  furent  exé- 
cutées pour  la  première  fois  à  Breslau  en  1844,  grâce  à 
l'initiative  de  Th.  Mossevius. 

Déjà  avant  l'oratorio  de  Noël,  Bach  avait  entrepris  la 
Messe  en  si  mineur,  mais  il  ne  la  termina  que  plus  tard. 
Les  deux  premières  parties,  le  Kyrie  et  le  Gloria,  en  furent 
remises  à  l'Electeur  le  27  juillet  1733  avec  une  dédicace  où 


3)  l'air  .Frobe  Hlnen  eilt*  (2*  cantate) 

4)  le  chœur  .Herrscher  des  Himmels"  (3*  cantate). 
Sont  tiris  du  Choix  d'Hercule: 

1)  l'air  .Bereite  dich,  Zion*  (1*  cantate). 

2)  l'air  sSchlafe  mein  Liebster"  (2»  cantate). 

3)  le  duo  „Herr,  dein  Miileid*  (3*  cantate). 

4)  le  choeur  ,Fallt  mit  Danken'  (4«  cantate). 

5)  l'air  ,FlôQt,  mein  Heiland,  flôQt  dein  Name*  (4c  cantate). 

6)  l'air  ,Icb  will  nur  dir  zu  Ehren  leben*. 
Sont  liris  de  la  Cantata  gratulatoria  in  adventum  Régis: 

1)  l'air  ,Erleucht  aucb  meine  flnstern  Sinne"  (5*  cantate). 
Sont  tiris  d'œuvres  inconnues: 

1)  l'air  ,Schlieûe,  mein  Herze,  dies  selige  Wunder"  (3«  cantate). 

2)  If  chœur  ,Ehre  sel  dir,  Gott.  gesungen*  (5«  cantate). 

3)  le  trio  ,Ach,  wann  wird  die  Zeit  erscheinen*  (5»  cantate). 

4)  le  chœur  ,Herr,  wenn  die  stolzen  Feinde"  (6«  cantate). 

5)  l'air  ,Nur  ein  WInk  von  seinen  Handen"  (6»  cantate). 

6)  l'air  ,Nun  mogt  ihr  stolzen  Feinde  schrecken"  (6*  cantate). 


282  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

l'auteur  sollicitait  précisément  le  titre  de  „Hofîcompositeur". 
Elles  étaient  destinées  à  la  chapelle  royale.  On  sait,  en  effet, 
que  la  cour  de  Saxe  était  catholique,  bien  que  le  pays  fût 
protestant.  Lors  de  son  avènement  au  trône  de  Pologne,  en 
1697,  l'Electeur  Frédéric  Auguste  avait  embrassé  le  catho- 
licisme malgré  les  protestations  de  sa  femme  Christine 
Eberhardine  qui  se  retira  de  la  cour,  et  malgré  le  pays  qui 
protesta  à  sa  manière.  Les  services  solennels  qu'on  célébra 
spontanément  à  la  mort  de  la  Reine,  dans  certaines  villes  de 
Saxe,  étaient  une  sorte  de  manifestation  contre  le  Roi-Electeur. 
Et,  à  y  regarder  de  près,  le  texte  de  l'Ode  funèbre,  lui  aussi, 
n'est  point  sans  présenter  quelques  intentions  aggressives: 
il  n'y  est  point  question  du  mari  de  la  défunte.  Quand  le 
roi  mourut  à  son  tour,  six  ans  après,  la  ville  de  Leipzig 
s'abstint  de  toute  cérémonie  solennelle. 

Les  parties  autographes  du  Kyrie  et  du  Gloria  se  trouvent 
à  la  bibliothèque  de  Dresde;  elles  sont  absolument  intactes: 
la  musique  de  Bach  ne  fut  donc  jamais  exécutée  à  la  chapelle 
royale.  Les  autres  morceaux  furent  écrits  successivement; 
les  parties  ne  s'en  trouvent  pas  à  la  bibliothèque  royale;  ou 
Bach  ne  les  y  envoya  pas,  ou  elles  se  sont  égarées.  Il 
se  peut  même  qu'elles  se  soient  perdues  en  Bohême.  C'est, 
du  moins,  ce  que  fait  supposer  la  notice  suivante  qui  se 
trouve  à  la  fin  du  Sanctus,  dans  la  partition  autographe  ap- 
partenant à  Emmanuel  Bach:  „Les  parties  sont  en  Bohême 
chez  le  comte  Spork".  Ce  comte  Spork,  gouverneur  de 
Bohême,  s'intéressait  beaucoup  à  la  littérature  et  à  la  mu- 
sique. Il  envoyait  même  de  ses  sujets  en  France  et  en 
Italie  étudier  la  musique;  deux  de  ses  laquais,  par  exemple, 
vinrent  apprendre  le  cor  à  Paris.  C'est  à  lui  que  Picander 
avait,  en  1725,  dédié  son  premier  recueil  de  textes  de  can- 
tates. Les  recherches  faites  en  1855,  au  nom  de  la  Bach- 
gesellschaft,  parKittel,  le  directeur  du  conservatoire  de  Prague, 
au    château   de  Lissa  en  Bohême,   dernier   séjour  du  comte, 


Les  Oratorios  et  les  Messes  283 

n'aboutirent  point.  Un  des  employés  du  château  raconta 
au  chercheur  qu'on  n'avait  pris  aucun  soin  des  manuscrits 
qui  se  trouvaient  dans  la  bibliothèque:  on  en  avait  donné 
à  droite  et  à  gauche,  on  en  avait  égaré,  et  les  jardiniers 
s'en  étaient  servis  pour  entourer  les  arbres  (zum  Umbinden 
der  Baume). 

La  Messe  en  si  contient,  elle  aussi,  des  emprunts:  le  Gratias 
est  tiré  de  la  cantate:  „Wir  danken  dir"  No  29;  le  „Qui 
tollis"  de  la  cantate  «Schauet  doch  und  sehet"  No  46;  le 
„Patrem  omnipotentem"  de  la  cantate  „Gott,  wie  ist  dein 
Name"  No.  171;  le  „Crucifixus"  de  la  cantate  „Weinen, 
Klagen"  No.  12.  Mais,  cette  fois,  les  emprunts  ont  la  valeur 
de  compositions  originales;  Bach  en  faisant  son  choix  a  pris 
soin  que  le  texte  latin  fût,  au  point  de  vue  de  l'idée  musi- 
cale, identique  au  texte  de  l'original. 

Cette  Messe  dont  les  dernières  parties  ont  été  écrites 
vers  1738,  a-t-elle  jamais  été  exécutée  en  entier,  du  vivant 
du  maître?  A  Dresde,  nous  l'avons  vu,  on  ne  se  soucia 
pas  même  d'exécuter  le  Kyrie,  et  bien  moins  encore  l'œuvre 
entière,  dont  les  proportions  eussent,  du  reste,  excédé  la  durée 
de  l'office.  A  Leipzig,  Bach  ne  pouvait  non  plus  la  donner 
en  entier;  mais  il  est  certain  qu'il  en  a  exécuté  des  frag- 
ments aux  jours  de  fête.  Rappelons-nous  que  le  Kyrie  était 
chanté  „figuraliter",  c'est  à  dire  en  musique  ^concertante", 
le  premier  dimanche  de  l'Avent;  le  Gloria  à  Noël;  le  Sanctus 
à  Noël,  à  Pâques,  à  la  Pentecôte;  l'Hosanna,  le  Benedictus, 
l'Agnus  Dei  et  le  Dona  pendant  la  communion  des  grands 
jours  de  fête,  et  le  Credo  au  service  de  la  fête  de  la  Trinité. 
C'est  pour  ces  occasions  que  le  maître  avait  copié  des  Messes 
de  Palestrina  et  de  Lotti.  Toutefois,  avouons  que  nous  ne 
sommes  plus  à  même  d'indiquer  exactement  la  place  et 
l'importance  des  éléments  latins  dans  le  culte  de  Leipzig, 
au  temps  de  Bach.  A  partir  du  XVIII'^  siècle,  le  Conseil 
de  la  ville,  en    réponse    à    la  conversion    du    Roi -Electeur, 


284 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


fit  tentative  sur  tentative  pour  supprimer  les  chants  latins  qui, 
rappelant  le  catholicisme,  lui  apparaissaient  comme  un  danger. 
Les  recherches  de  Spitta  ont  démontré  qu'à  la  fin  du  siècle, 
malgré  ces  efforts  ininterrompus,  on  exécutait  encore  des  Gloria, 
des  Agnus,  des  Sanctus  et  des  Credo  en  musique  à  St.  Thomas; 
il  est  à  présumer  que  du  temps  de  Bach,  l'importance  des  chants 
latins  était  considérablement  plus  grande  encore. 

La  Messe  en  si  était  donc  aussi  peu  destinée  par  Bach  à 
être  exécutée  en  une  fois  que  l'oratorio  de  Noël.  Dans  la 
partition  autographe,  le  maître  ne  désigne  sous  le  nom  de 
«Missa"  que  la  première  des  quatre  grandes  parties  dont 
Tœuvre  se  compose,  c'est  à  dire  le  Kyrie  et  le  Gloria. 
Emmanuel  Bach  n'exécuta  pas  non  plus  la  Messe  en  entier; 
autrement,  il  en  eût  fait  copier  les  parties.  Or  nous  savons 
par  le  catalogue  qu'il  fit  lui-même  de  sa  musique,  qu'il  ne 
possédait  les  copies  que  des  parties  du  Credo.  Lorsqu'il 
donna  ce  morceau,  il  le  fit  précéder  —  c'est  encore  le  cata- 
logue qui  nous  l'apprend  —  d'une  introduction  pour  orchestre 
de  sa  propre  composition. 

Comme  la  Messe  en  si  devait  être  une  Messe  catholique, 
Bach  y  introduisit  des  motifs  du  chant  grégorien.   Le  thème  de  la 

fugue  du  Credo,  par  ex-  ___^ ^    ^  ^  ^    ^         ,    g-    p 

emple,  est  emprunté  à  Sir:;— (^ :  =  '^ ^~^ 

l'intonation  du  Credo:  Cre  -  do    in       u-num     De-um 

Comme  le  thème  grégorien  ne  se  prêtait  pas  à  être  traité 
en  fugue,  il  dut  choisir  pour  le  Confiteor  un  thème  libre; 
mais  à  partir  de  la  soixante  troizième  mesure,  il  amène  le 
thème  grégorien  dans  la  basse,  dans  l'alto  et  finalement,  en 
agrandissement,  dans  le  ténor: 


^^E^ 


<g  g. 


L,    ^-—JJTT 


r^ ,  rs' 


t: 


^ 


Con 


r=t 


•  fi -te -or 

.j2_ 


u-num  Bap-tis  -  ma 


in  re- 


missio  -  o-nem 


pec-ca-to  -  rum. 


Les  Oratorios  et  les  Messes  285 

Si  la  Messe  en  si  est  l'œuvre  la  plus  vigoureuse  et  la 
plus  grandiose  du  maître,  elle  manque  pourtant  de  cette  unité 
qui  fait  la  beauté  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu.  Le  sub- 
jectivisme  religieux  qui  est  comme  l'àme  de  la  musique  de 
Bach,  ne  peut,  dans  la  Messe,  se  donner  librement  carrière. 
Certes,  il  y  a  dans  cette  œuvre  des  parties  d'un  subjectivisme 
foncièrement  allemand,  par  exemple,  le  „Et  incarnatus  est" 
et  le  „Crucifixus",  mais  l'ensemble  est  plutôt  d'un  caractère 
objectif.  Cette  Messe  présente  comme  une  synthèse  incom- 
plète de  l'esprit  subjectif  protestant  et  de  l'esprit  objectif 
catholique;  les  parties  „ protestantes"  n'ont  aucun  rapport  de 
grandeur  avec  celles  où  se  trouve  représenté  le  dogme 
«catholique".  Il  y  a  disproportion  entre  le  „Christe  eleison" 
écrit  pour  duo  et  le  premier  et  le  dernier  «Kyrie  eleison" 
pour  chœur.  Le  „Christe  eleison"  avec  sa  sérénité  joyeuse 
exprime  précisément  cette  foi  subjective  en  Christ  qui  fait  le 
fond  du  dogme  luthérien.  De  même,  au  lieu  de  traiter  le 
„Laudamus  te"  sous  forme  chorale,  comme  ^exigerait  le 
texte,  le  maître  en  fait  un  morceau  mystique  où  une  voix 
solo  avec  accompagnement  de  violon  exprime  le  ravissement 
de  l'àme  qui  a  trouvé  la  paix  en  Christ. 

Le  détail  de  cette  musique  est  extrêmement  intéressant. 
Dans  le  «Et  in  unum  Dominum  Jesum  Christum",  Bach  re- 
présente le  mystère  du  «consubstantialem",  c'est  à  dire  des 
deux  personnalités  unies  dans  une  même  substance,  par  un 
même  thème  phrasé  de  deux  façons  différentes: 


Hautbois  I. 
Viol.  I. 

Hautbois  II. 
Viol.  II. 


ihr:  ^  c  'i;  ^ 


rr-J^-rtS'^ 


Le  «Descendit  de  coelis"  est  illustré  par  le  motif  suivant,  sur 

lequel  se  greffera  ensuite  le  thème  >  u        ^•*-  P%^ 

merveilleux  du  «Et  incarnatus  est":  ^--'— <^— ^V<-    ~^^"^    i 


286 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


Dans  le    „Et  incarnatus",  l'esprit  divin  plane  indécis  sur 
le  monde,  cherchant  une  existence  où  s'incarner 

^a . , .j  1  ,      I    , ^ 


-4^^ 


^^ 


Ce  n'est  qu'aux  paroles  ^Et  homo  factus  est"  que  le  motif 
arrive  subitement  à  la  cadence  finale: 


£^ 


^ 


^ 


=^=^ 


S9^ 


^ 


1^ 


->* — • — — 


Nous  pourrions  multiplier  les  détails  symboliques  de  ce 
genre.  C'est  là,  en  quelque  sorte,  la  revanche  de  l'instinct 
protestant  dans  une  œuvre  qui  veut  être  catholique.  Elle 
figure,  en  effet,  sous  le  titre  de  „Grande  messe  catholique" 
dans  le  catalogue  d'Emmanuel. 

Quoiqu'on  en  possédât  la  partition  originale  et  que  l'édition, 
par  le  fait,  en  fût  singulièrement  facile,  la  Messe  en  si  ne 
fut  publiée  que  très  tard.  L'éditeur  Nâgeli  de  Zurich  avait 
bien  acheté  la  partition  et  ouvert  une  souscription  dès  1818: 
mais  c'est  en  1836,  seulement,  que  parurent  enfin  le  Kyrie 
et  le  Gloria,  sans  les  autres  parties,  qui  ne  furent  éditées 
qu'en  1845,  chez  Simrock  à  Bonn.  L'édition  de  la  Bach- 
gesellschaft  est  de  1855.  Aujourd'hui  encore,  la  Messe  en  si 
est  une  de  ces  œuvres  dont  on  parle  beaucoup  et  qu'on  ne 
connaît  guère.  On  la  donne  rarement  et  il  est  peu  vraisem- 
blable qu'elle  soit  jamais  exécutée  fréquemment,  vu  sa  dimen- 
sion, à  moins  qu'on  ne  renonce,  enfin,  à  la  faire  entendre  inté- 
gralement, conformément  aux  intentions  de  Bach,  et  qu'on  ne 
donne  séparément  les  différentes  œuvres  groupées  en  cet 
ensemble:  la  „Missa"  proprement  dite,  comprenant  le  Kyrie  et 
le  Gloria;  le  Credo,  qu'Emmanuel  exécutait  isolément,  le 
Sanctus  et  l'Hosanna.  Chacune  de  ces  œuvres  constitue,  à  elle 
seule,  une  unité.  L'œuvre,  en  tant  qu'ensemble,  existe  aussi 
peu  que  l'oratorio  de  Noël. 


Les  Oratorios  et  les  Messes  287 

Une  fois  nommé  „Hoffcompositeur",  Bach  se  préoccupa  de 
témoigner  sa  reconnaissance.  Il  écrivit  des  Messes  brèves 
pour  la  chapelle  royale.  Nous  en  possédons  quatre  :  deux 
d'entre  elles  (sol  majeur  et  la  majeur)  ont  été  écrites  en  1737; 
les  deux  autres  (sol  mineur  et  fa  majeur)  ont  vu  le  jour  à 
peu  près  à  la  même  époque.  Nous  ne  savons  pas  si  la  cour 
avait  commandé  ces  Messes  brèves  au  maître.  Quoi  qu'il  en 
soit,  Bach  était  tellement  pressé  d'affirmer  sa  gratitude  qu'il  ne 
prit  pas  le  temps  d'écrire  des  compositions  originales:  ces 
Messes  se  composent  presque  uniquement  de  fragments  em- 
pruntés aux  cantates'.  Encore  ce  ne  sont  que  des  parodies 
tout  à  fait  superficielles,  où  le  maître,  ce  qui  est  rare,  ne  soigne 
pas  même  la  déclamation.  La  valeur  artistique  de  ces  Messes 
brèves  se  trouve  donc  être  singulièrement  réduite.  Que  dire 
du  Gloria  en  mineur  de  la  Messe  en  sol  mineur  emprunté 
à  la  cantate  «Ailes  nur  nach  Gottes  Willen"  No.  72  (Que 
la  volonté  de  Dieu  soit  faite  en  tout)?  Quel  rapport  y  a-t-il 
entre  cette  musique  qui  exprime  la  soumission  et  le  texte 
du  Gloria?  La  virtuosité  même  de  certains  arrangements  ne 
peut  faire  oublier  le   contre-sens  du  procédé.     Le  Gloria  de 

1.  Voici   les   emprunts   que   nous   pouvons   encore   contrôler  à  l'aide   des   cantates  qui 
nous  sont  parvenues: 
Messe  en  fa  majeur:    le  ,Qui  tollis"   et  le  «Quoniam"  sont  tirés  de  la  cantate  No.  102, 
,Herr,  deine  Augen  sehen  nach  dem  Glauben"; 
le  ,Cura  sancto  spiritu"  de  la  cantate  No.  40,  „Dazu  Ist  erschienen"; 
Messe  en  la  majeur:    le  , Gloria"  est  tiré  de  la  cantate  No.  67,    „Halt   im   Gedâchtnis 
Jesum  Christ"; 
le  ,Qui    tollis*    de    la    cantate    No.    179,    „Siehe    zu,    daO    deine 

Gottesfurcht"  ; 
le  .Quoniara'   de   la   cantate   No.  79,    ,Gott   der   Herr   ist   Sonn 

und  Schild"; 
le  nCum  sancto  spiritu'  de  la  cantate  No.  136,  «Erforsche  raich  Gott*; 
Messe  en  sol  mineur:    le  , Kyrie*  est  tiré  de  la  cantate  No.  102,  ,Herr,  deine  Augen'; 
le  , Gloria"  de  la  cantate  No.  72,  „Alles  nur  nach  Gottes  Willen'; 
le  „Gratias- Domine-Cum  sancto  spiritu"    de   la  cantate  No.  187, 
,Es  wartet  ailes  auf  dich"; 
Messe  en  sol  majeur:    le  , Kyrie"   et   le   ,Quoniam'   sont    tirés    de    la    cantate    No.  179, 
,Siche  zu,  dad  deine  GottesTurcht*  ; 
le  .Gloria*  et  le  , Domine  Deus*  de  la  cantate  No.  79,  .Gott  der 

Herr  ist  Sonn  und  Schild*; 
le  .Gratias*  de  la  cantate  No.  138,  .Warum  betrijbst  du  dich"; 
le  ,Cum  sancto  ipiritu'  de  la  cantate  No.  17,  „Wer  Dank  opfert". 


288 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


la  Messe  en  la  majeur  est  un  air  de  la  cantate  „Halt  im 
Gedâchtnis  Jesum  Christ"  No.  67,  que  le  maître  a  converti 
en  chœur,  sans  changer  une  note  de  l'accompagnement  or- 
chestral. Mais  cette  virtuosité  de  technique  n'aboutit  qu'à  dé- 
truire un  air  admirable,  sans  réussir  à  produire  un  Gloria  de  va- 
leur. Et  cependant,  nul  doute  que  Bach,  s'il  eût  pris  son 
temps,  n'eût  écrit  des  œuvres  qui,  en  leur  genre,  eussent 
été  ce  qu'est  le  Magnificat  en  ré.  Les  quelques  parties  ori- 
ginales qui  se  trouvent  dans  ces  Messes  sont  des  merveilles. 
Nous  pensons  au  Kyrie  de  la  Messe  en  fa  majeur.  Ce  mor- 
ceau a  dû  être  écrit  pour  le  premier  dimanche  de  l'Avent, 
car,  dans  le  canto  fermo  de  la  basse,  nous  retrouvons  le  Kyrie 
eleison  qui  termine  la  Litanie.  Or  la  Litanie  se  chantait 
à  Leipzig  au  service  du  premier  dimanche  de  l'Avent  ^ 
Dans  ce  Kyrie,  les  trompettes  et  les  hautbois  exécutent  à 
trois  reprises  différentes  le  choral  de  l'Agnus  dei  (Christe, 
du  Lamm  Cottes),  qui  fait  un  si  grand  effet  dans  la  cantate 
„Du  wahrer  Gott  und  Davidssohn"  (No.  23).  Voici  ces  deux 
thèmes  monumentaux  qui  se  déroulent  au  cours  de  la  grande 
fugue  libre  du  Kyrie: 
Choral:  Agnus  Dei. 


j^dijU^^^^"  I  -J  J I  J^^|^-H4-^ 


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â^ 


Le  Kyrie  final  de  la  Litanie. 


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Ky-ri  -  e 


le! 


Christe 


^îrr'n^Tr^ 


-t^ 


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e  -  lei 


is 


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son 


lei 


1.  La  remarque  est  de  Spitta.^ 


Les  Motets  289 

Ce  Kyrie,  où  un  choral  s'unit  à  une  phrase  de  la  Litanie, 
est,  en  son  genre,  peut-être  plus  grand  et  plus  profond  que 
celui  de  la  Messe  en  si.  Il  réalise  la  véritable  synthèse  du 
dogme  catholique  et  du  dogme  protestant  qu'on  cherche  en 
vain  dans  la  grande  œuvre.  Par  une  ironie  étrange,  ce  furent 
les  deux  Messes  sans  valeur  (la  majeur  et  sol  majeur)  qui 
parurent  parmi  les  premières  œuvres  vocales  de  Bach; 
Simrock  les  publia  à  Bonn  en   1818. 

XXV.    Les  Motets 

T.  XXXIXe. 

Le  motet,  nous  l'avons  dit  en  exposant  l'ordre  du  culte 
à  Leipzig,  se  chantait  au  service  du  matin  et  à  celui  de 
l'après-midi,  immédiatement  après  le  grand  prélude  d'orgue. 
Bach  dut  donc  écrire  un  nombre  considérable  d'œuvres  de 
ce  genre.  Forkel,  dressant  la  liste  des  œuvres  du  maître, 
mentionne  de  nombreux  motets  à  un  ou  deux  et  même  à 
plusieurs  chœurs,  qu'il  aurait  composés. 

Ces  motets  semblent  être  échus  à  Friedemann  Bach  qui,  en 
sa  qualité  de  Cantor  à  Halle,  pouvait  plutôt  y  prétendre  que 
son  frère  Emmanuel,  qui  était  alors  musicien  de  chambre.  Ils 
se  sont  donc  perdus;  nous  n'en  possédons  plus  qu'une  demi- 
douzaine  ^  Des  motets  latins  de  Bach,  il  n'en  existe  plus  un 
seul.  Emst  Ludwig  Gerber  raconte  qu'en  1767  il  a  entendu, 
avec  une  profonde  émotion,  un  motet  latin  de  Bach,  à  deux 
chœurs,  au  service  de  Noël  de  St.  Thomas. 

Mozart  connut  les  motets  de  Bach.  Lors  de  son  passage 
à  Leipzig,    en  1789,    le  chœur  de  St.  Thomas  exécuta,  sous 


1.  Voici  les  motets  authentiques: 

1)  Singet  dem  Herm  (à  double  chœur). 

2)  Fûrchte  dich  nicht  (i  double  choeur). 

3)  Komm,  Jesu,  komm  (à  double  chœur). 

4)  Jesu  meine  Freude  (i  5  voix). 

5)  Der  Geist  bllft  unserer  Schwachheit  auf  (à  double  choeur». 

6)  Lobet  den  Herrn  (pssume  117)  (à  4  voix). 

Schweitzer,  Bsch.  19 


290  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

la  direction  de  Doles,  le  motet  «Singet  dem  Herm  ein 
neues  Lied".  Le  maître  de  Vienne  fut  émerveillé;  il  de- 
manda aussitôt  à  voir  tous  les  motets  que  possédait  la 
bibliothèque  de  St.  Thomas.  Comme  les  partitions  avaient 
été  emportées  par  les  fils  de  Bach,  il  étala  les  parties  sur 
la  table  et  les  lut  avec  une  admiration  croissante.  Ce  joli 
épisode  nous  est  relaté  par  Rochlitz',  qui  lui-même  avait 
chanté  des  motets   de  Bach  comme  choriste  de  St.  Thomas. 

On  n'a  donc  jamais  cessé  d'exécuter  à  Leipzig  certains 
motets,  dont  on  possédait  les  parties,  et  c'est  d'après  ces  par- 
ties que  Schicht,  plus  tard  Cantor  à  St.  Thomas  (1810-23), 
publia  six  motets  de  Bach  chez  Breitkopf,  en  1803.  L'un  de 
ces  six  motets,  toutefois,  n'était  pas  authentique.  C'est  aussi 
le  cas  pour  d'autres  motets  que  les  publications  suivantes  at- 
tribuèrent au  maître;  les  fautes  manifestes  qu'ils  renferment 
suffisent  à  prouver  que  Bach  ne  saurait  en  être  l'auteur 
responsable^.  Les  six  motets  authentiques  qui  nous  sont  par- 
venus, y  compris  le  psaume  No.  117  „Lobet  den  Herrn", 
semblent,  à  en  juger  par  la  facture,  dater  des  environs  de 
1730.  Nous  pouvons  même  affirmer  que  le  motet  „Der 
Geist  hilft  unsrer  Schwachheit  auf",  a  été  exécuté  en  octobre 
1729,  au  service  funèbre  du  Recteur  Emesti  I;  une  note 
sur  la  couverture  qui  renferme  les  parties  autographes  nous 
fournit,  en  effet,  ce  détail  précieux. 

Les  motets  de  Bach  sont  supérieurs  à  ses  cantates  au 
point  de  vue  du  texte:  ils  se  composent  uniquement  de 
strophes  de  chorals  et  de  versets  bibliques,  ainsi  qu'il  était 


1.  ,Fur  Freunde  der  Tonkunst'  II,  p.  130. 

2.  Motets  faussement  attribués  à  Bach  : 

Lob  und  Ehre  und  Weisheit. 
Nun  danket  aile  Gott. 
Merk  auf  mein  Herz  und  singe. 
Deux  autres  motets  sont  très  douteux:  ,Ich  lasse  dichnicht". 

jjSei  Lob  und  Preis*. 
Quant  au  motet  „Unser  Wandel  aber  ist  im  Himmel*   Spitta  incline  à  le  regarder 
comme  une  œuvre  de  jeunesse;   l'édition  de  la  Bacfagesellschaft,    par  contre,   le 
classe,  avec  raison,  parmi  les  motets  non  authentiques. 


Les  Motets  291 

d'usage  pour  tous  les  textes  de  musique  sacrée  avant  l'ap- 
parition de  la  cantate  imitée  de  l'opéra  italien.  Quelle 
merveille  que  le  texte  du  motet  „Jesu,  meine  Fraude" 
(Jésus  ma  joie)!  II  se  compose  de  différentes  strophes  du 
choral  mystique  de  Franck,  entre  lesquelles  Bach,  avec  un 
art  consommé,  digne  de  l'auteur  du  texte  de  la  Passion 
selon  St.  Matthieu,  a  intercalé  des  versets  du  huitième  chapitre 
de  l'Epître  aux  Romains,  la  première  grande  page  mystique 
qu'ait  inspirée  le  christianisme.  Mais  quelle  merveille  aussi 
que  la  musique!  Elle  fait  vivre  le  texte,  tant  elle  le  traduit, 
tant  elle  interprète  sa  pensée.  Il  semble  que  jusque  là  chaque 
strophe,  chaque  verset  biblique  aient  tendu  vers  la  vie  et  qu'ils 
s'épanouissent  enfin  dans  les  harmonies  de  Bach,  N'allons 
pas  croire,  pourtant,  que  les  motets  constituent  un  genre  à 
part  et  diffèrent  totalement  des  cantates.  Ce  ne  sont  point 
des  œuvres  purement  vocales;  la  facture  en  est  tout  aussi 
orchestrale  que  celle  des  cantates.  Pour  tout  dire,  ce  ne 
sont  que  des  cantates  sans  soli  '.  Comment,  d'ailleurs,  Bach 
eût-il  pu  écrire  des  œuvres  vocales  pures?  Depuis  Schiitz, 
la  musique  allemande  avait  perdu  la  notion  du  véritable  style 
vocal,  et  cet  oubli  du  passé  devait  aller  croissant  jusqu'au 
commencement  du  XVIII^  siècle.  Traitant  les  voix  comme 
des  instruments,  les  maîtres  allemands  se  virent  forcés  de 
leur  donner  un  soutien.  Aussi,  par  musique  a  capella  en- 
tendent-ils un  chœur  soutenu  par  l'orgue;  le  plus  souvent 
encore,  des  instruments  viennent  renforcer  les  voix.  „0ù 
sont",  demande  Mattheson  dans  un  de  ses  écrits^,  les  „vo- 
calistes"  qui  chantent  aujourd'hui  sans  instruments,  sans  un 
fondement  (Fundament),  fût-ce  le  clavecin  ou  l'orgue?"     Du 


1.  Qu'on  se  souvienne  que  la  Rtthswahicantate  de  Mûhlhausen  ,Gott  ist  mein  Kônig*, 
No.  71,  est  intiiulie  .Moiettt*;  qu'on  considère,  d'autre  part,  qu'un  grand  nombre  de  chœurs 
de  cantates,  où  l'orchestre  ne  fait  que  doubler  les  parties  de  chant,  sont  en  rialiti  des 
motets,  et  l'on  comprendra  que  pour  Bach  la  différence  entre  une  cantate  et  un  motet  n'itait 
point  une  difTirence  fondamentale. 

2.  ,Das  bcschiitzte  Orchester'  1717.    C'est  Spitta  qui  cite  cette  note. 

19* 


292  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

temps  de  Kuhnau,  les  choristes  de  St.  Thomas  emportaient 
une  contre-basse  ou  un  „Regal",  sorte  de  petit  orgue  por- 
tatif, quand  ils  allaient  chanter  dans  les  rues  et  dans  les 
maisons,  ainsi  qu'il  appert  d'un  mémoire  que  le  Cantor  adressa 
au  Conseil  en  1709,  en  vue  d'obtenir  la  réparation  de  ces 
instruments.  Kirnberger,  l'élève  de  Bach,  comme  aussi  Zelter, 
constate  dans  sa  «Generalbasslehre"  (1781)  que  tout  chant  a 
capella  était  alors  accompagné  par  l'orgue. 

Mais  alors,  on  se  le  demande,  les  motets  de  Bach  se 
chantaient-ils  et  doivent-ils  se  chanter  avec  accompagnement 
d'orgue?  Bien  plus,  avec  accompagnement  d'instruments  ap- 
puyant et  doublant  les  parties  de  chant?  Les  parties  auto- 
graphes du  motet  „Der  Geist  hilft  unsrer  Schwachheit  auf , 
qui  fut  exécuté  au  service  funèbre  d'Ernesti  I,  nous  aident 
à  résoudre  la  question.  A  côté  des  parties  pour  chant,  nous 
trouvons  des  parties  pour  instruments'  et,  de  plus,  une  basse 
chiffrée  pour  orgue,  qui  est  une  sorte  de  compromis  entre 
les  basses  des  deux  chœurs.  Il  est  donc  certain  que  Bach, 
dans  cette  occasion,  a  exécuté  un  de  ses  grands  motets  avec 
accompagnement  d'orgue  et  d'orchestre,  nous  autorisant  ainsi 
à  user  des  mêmes  ressources.  L'accompagnement  d'orgue, 
du  moins,  semble  indispensable;  il  est  exigé  par  la  facture 
même  de  certains  motets.  Bach,  dans  le  motet  «Singet  dem 
Herrn",  se  fût-il  avisé  de  faire  débuter  la  basse  par  la  note 


tenue  que  voici:     9-^J^    ?    \- 


s'il  n'eût  compté  sur  l'orgue  pour  la  soutenir?  Le  motet 
„Lobe  den  Herrn"  a  même  deux  basses  différentes:  l'une 
pour  le  chœur,  l'autre,  indépendante  de  celle-ci,  pour  l'orgue. 
De  plus,  les  motets  à  double  chœur  sont  écrits  de  façon 
qu'on  puisse  tout  naturellement  combiner  les  basses  des  deux 
chœurs  pour  en  faire  la  basse  d'orgue.     Ce  détail  de  facture 

1.  Viol.  I  et  II,  Alto,  Violoncelle,  Hautbois  I  et  II,  Taille,  Basson  et  Contrebasse. 


Les  Motets  293 

nous  semble  décisif,  et  nous  avons,  pour  le  confirmer,  le  té- 
moignage formel  de  Kirnberger,  l'élève  de  Bach,  qui  dit  que 
toute  musique  d'église  doit  être  exécutée  sur  le  „ fondement"  de 
l'orgue;  il  faut  remarquer  aussi  que  l'orgue  préludait  au  motet 
et  que,  partant,  il  semblait  tout  indiqué  qu'il  l'accompagnât  de 
même.  Du  moins,  aux  époques  de  l'année  ecclésiastique  où 
l'orgue  se  taisait,  on  n'exécutait  pas  non  plus  de  motets;  c'est 
là  un  fait  établi.  Mais  à  quoi  bon  toutes  ces  déductions?  Les 
choristes  de  St.  Thomas,  tels  que  Bach  les  représente  lui-même 
dans  son  mémoire  de  1730,  étaient  loin  d'être  capables  de 
chanter  ces  motets  hérissés  de  difficultés  sans  être  soutenus 
par  les  instruments.  L'expérience  nous  renseigne  d'ailleurs 
suffisamment  sur  ce  point.  On  aura  beau  étudier  un  motet 
jusque  dans  le  détail,  même  avec  un  chœur  habitué  à  chanter 
du  Bach:  l'exécution  a  capella  ne  satisfera  jamais  entièrement, 
car  les  voix  sont  par  trop  traitées  en  instruments  et  se  heurtent 
en  les  dissonnances  les  plus  compliquées;  le  tout,  pour  dire 
le  mot,  manque  de  fondu,  tant  que  les  harmonies  de 
l'orgue  ne  viennent  donner  la  cohésion  nécessaire'.  Bien 
exécutés,  ces  motets  produisent  une  impression  des  plus 
profondes,  plus  profonde  peut-être  que  les  cantates,  parce 
qu'ils  ne  représentent  qu'une  seule  idée,  sans  recherche 
aucune  de  diversion.  Remarquons,  surtout,  les  trois  grands 
motets:  „Jesu  meine  Freude",  „Komm,  Jesu,  komm"  et  „Der 
Geist  hilft  unserer  Schwachheit  auf"  :  ils  sont  l'expression  la 
plus  complète  du  mysticisme  du  maître. 


1.  Spitu,  tout  en  admettant  les  raisons  que  nous  venons  d'examiner,  préfère  laisser 
la  question  en  suspens,  d'une  part,  parce  que  les  partitions  ne  contiennent  pas  de  basse 
chiffrée,  de  l'autre,  parce  que  Ernst  Ludwig  Gerber,  qui,  en  1767,  entendit  un  motet  latin  de 
Bach  i  St.  Thomas,  fait  remarquer  ,que  les  choristes  de  St.  Thomas  avaient  l'habitude 
de  les  chanter  sans  accompagnement"  (ohne  einige  Begleitung).  Mais  est-il  bien  vrai  que 
cette  note  exclue  l'hypothèse  d'un  orgue  d'accompagnement?  En  outre:  i  cette  époque 
suivait-on  encore  i  St.  Thomas  les  traditions  de  Bach? 


294  L&  genèse  des  œuvres  de  Bacb 


XXVI.   Les  cantates  de  1728  à  1734 

La  Passion  selon  St.  Matthieu  forme,  en  quelque  sorte,  la 
limite  entre  la  première  et  la  seconde  période  de  la  vie  de 
Bach.  Elle  fut  suivie  de  toute  une  série  de  grandes  œuvres 
dont  la  dernière  est  la  Messe  en  si.  Dans  les  cantates  de 
la  seconde  période,  on  distingue  deux  groupes:  le  premier 
comprend  les  cantates  contemporaines  des  grandes  œuvres 
(1728-34),  le  second  celles  qui  furent  écrites  après  1734. 

Parmi  les  cantates  de  1728  à  1734,  on  trouve  toute 
une  série  qui  est  écrite  pour  solistes,  à  une,  deux,  trois 
ou  quatre  voix.  C'est  précisément  vers  1730  qu'avaient  lieu 
les  concerts  de  famille  dont  Bach  parle  dans  la  lettre  à 
Erdmann:  ses  fils  formaient  l'orchestre,  sa  femme  et  sa  fille 
chantaient  les  soli.  La  facture  de  certaines  de  ces  cantates 
pour  solistes  prouve  que  primitivement  elles  furent  écrites 
pour  l'usage  privé  et  qu'ensuite  seulement  elles  furent 
affectées  à  l'église.  La  cantate  pour  soprano  „Ich  bin  ver- 
gniigt  in  meinem  Gliicke"  (No.  84),  par  exemple,  a  sans  doute 
été  composée  pour  Anne  Madeleine  Bach. 

A  cette  même  époque,  nous  voyons  s'accuser  chez 
le  maître  la  tendance  à  reprendre  la  forme  de  l'ancienne 
cantate-choral.  Comme  il  ne  peut  se  décider  à  renoncer 
complètement  aux  airs  et  aux  récitatifs  de  la  cantate  mo- 
derne, il  demande  à  Picander  de  lui  fournir  des  textes 
modernes  dans  la  forme,  mais  basés  sur  des  chorals.  On 
laissait  intactes  certaines  strophes,  on  en  remaniait  forte- 
ment d'autres,  afin  de  leur  donner  la  forme  d'airs  et  de  ré- 
citatifs modernes.  Picander  ne  se  doutait  guère  qu'il  faisait 
là  travail  de  Beckmesser;  c'est  le  cœur  léger  qu'il  se  mit  à 
tailler  dans  les  plus  beaux  chorals  et  à  les  parsemer  de  sa 
propre  poésie.  Qu'elles  font  peine  à  voir  les  belles  strophes 
antiques  ainsi   entrecoupée?   de  réflexions  banales,  tantôt  dé-^ 


Les  cantates  de  1728  à  1734  295 

layées,  tantôt  étriquées'.  Loin  de  se  formaliser  de  ces  pro- 
cédés, Bach  y  applaudissait;  il  faisait,  de  son  côté,  une  be- 
sogne analogue.  Jusqu'alors  la  mélodie  de  choral  avait  été 
pour  lui  chose  sacrée  et,  comme  telle,  à  l'abri  de  tout  change- 
ment. Le  voici  qui  s'amuse  à  la  déchiqueter:  tantôt  on  l'entend 
dans  un  récitatif,  tantôt  on  la  distingue  à  travers  un  air  de 
cantate.  Ces  apparitions  et  ces  transformations  sont  toujours 
intéressantes,  parce  qu'elles  sont  l'œuvre  d'un  maître,  mais 
la  dignité  de  la  mélodie  de  choral  s'en  est  allée  et  les  com- 
binaisons les  plus  ingénieuses  ne  peuvent  nous  faire  oublier 
cette  profanation 2.  Le  maître  s'égare  en  cherchant  le  chemin 
qui  le  ramènera  à  la  cantate-choral.  Plus  tard,  il  reconnaîtra 
son  erreur;  il  se  gardera  bien,  dès  lors,  d'attenter  à  la  dignité 
de  la  mélodie  sacrée. 

Le  nombre  des  cantates  composées  de  1728  à  1730 
est  naturellement  assez  restreint:  la  Passion  selon  St.  Matthieu 
et  la  Trauermusik  pour  le  prince  de  Côthen  absorbèrent  le 
maître    presque   entièrement.      Picander   avait   écrit   tout   un 


1.  Voici  un  exemple  du  procédé: 

Il  s'agit  d'un  récitatif  de  la  cantate -choral  .Wer  nur  den  lieben  Gott  lâOt  valten', 
No.  93  (5*  dim.  après  la  Trinité).  Nous  donnons  d'abord  la  stroph:  simple,  ensuite  la 
strophe  , farcie". 

Strophe  simple  :  ,^as  helfen  uns  die  scbweren  Sorgen? 
>X'as  hilft  uns  unser  Weh  und  Ach  ? 
Was  hilft  es,  daO  wir  aile  Morgen 
Beseufzen  unser  Ungemacb? 
Wir  machen  unser  Kreuz  und  Leid 
Nur  groOer  darcb  die  Traurigkeit." 
La  strophe  convertie  en  texte  de  récitatif: 

.Was  helfen  uns  die  scbweren  Sorgen?* 

(Sie  driicken  nur  das  Herz  mit  Centnerp:in  ,   mit  uusend  Angst  uad 

Scbmerz.) 
,Was  hBft  uns  unser  Weh  und  Ach?* 
(Es  bringt  nur  tiefes  Ungemacb.) 
,Was  hilft  es,  daO  wir  aile  Morgen  — " 

( —  Mit  Seufzen  von  dera  S.:hlaf  aufstehn  und  mit  bethrintera  Angesicht 
*  des  Nachts  zu  Bette  gehn.) 

,Wlr  machen  unser  Kreuz  und  Leid  — ' 

( —  durch  bangeTraurigkeit  nurgrôsser:  drura  tbut  ein  Christ  viel  besser, 
er  trâgt  sein  Kreuz  mit  christlicber  Gelassenheit.) 

2.  La  cantate  typique  en  ce  genre,  c'est  la  cantate  .Wer  nur  den  lieben  Gott  UOt  walten', 
<No.  93);  elle  fut  composée  en  1738.  Les  autres,  taillêet  sur  le  même  modèle,  sont 
postérieures  à  l'année  1731. 


296  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

cycle  de  textes  de  cantates  pour  l'année  1728-29*;  mais  il 
semble  que  Bach  n'en  ait  composé  qu'un  petit  nombre;  il  nous 
en  reste  neuf,  dont  cinq  ont  été  écrites  de  1729  à  1730  et 
quatre  en  1731^.  Mais  il  se  peut  que  parmi  les  cantates  per- 
dues, il  s'en  trouve  beaucoup  qui  fassent  partie  de  ce  cycle. 
Signalons,  dans  le  nombre  des  cantates  pour  solistes,  deux 
cantates  tout  à  fait  extraordinaires:  les  cantates  -  sœurs  :  „Ich 
steh  mit  einem  FuC  im  Grabe"  (J'ai  déjà  un  pied  dans  la 
tombe)  No.  156,  (3^  dim.  après  l'Epiphanie),  et:  „Sehet,  wir 
gehen  hinauf  nach  Jérusalem"  (Voici,  nous  montons  à  Jéru- 
salem) No.  159,  (Estomihi).  Cette  fois  encore,  Bach  s'ingénie 
à  caractériser  la  démarche  par  les  sons.  Le  premier  air  de 
la  cantate  „J'ai  déjà  un  pied  dans  la  tombe"  (No.  156),  roule 
sur  les  notes  syncopées  que  voici: 


V^^^R^M^Jzibfc^ 


Ne  dirait-on  pas  que  Bach  a  eu  devant  les  yeux  le  célèbre 
monument  du  maréchal  de  Saxe  à  St.  Thomas  de  Strasbourg,  où 

1.  Ces  textes    paruretit   en    1732,    dans    la   troisième    partie    des   œuvres    de  Picander 
(jPicanders  Ernst-Scherzhafte  und  satyrische  Gedichte.    3.  Teil.) 

2.  Voici  les  neuf  cantates  en  question  : 

Les  cinq  cantates  du  cycle  de  Picander  composées  de  1729  à  1730: 

1)  ,,Ehre  sei  Gon"  (Noël).  Cette  cantate  n'existe  plus  que  comme  fragment; 
elle  est  passée  en  partie  dans  la  cantate  nuptiale  ,Gott  ist  unsere  Zuversich: 
(T.  XIII,  No.  3), 

2)  ,Gott,  wie  dein  Name',  No.  171  (Nouvel  an), 

3)  „Ich  steh  mit  einem  Fuû  im  Grabe",  No.  156  (3e  dim.  après  l'Epiphanie) 
cantate  pour  solistes  (Alto,  Ténor  et  Basse), 

4)  ,Sehet,  wir  gehen  hinauf  nach  Jérusalem*,  No.  159  (Estomihi);  cantate  pour 
solistes  (Alto,  Ténor  et  Basse), 

5)  ,So  du  mit  deinem  Munde  belcennest".  No.  145  (Mardi  de  Pâques);  Spina 
cite  cette  cantate  sous  le  titre  »Ich  lebe  mein  Herze". 

Les  quatre  cantates  du  cycle  de  Picander  composées  en  1731  : 

1)  „Ich  bin  vergniigt".  No.  84  (Septuagesimae);  cantate  pour  Soprano  solo, 

2)  ,Ich  liebe  den  Hochsten  von  ganzem  Gemiithe",  No.  174  (Lundi  de  Pente- 
côte); cantate  pour  solistes  (Soprano,  Alto,  Ténor  et  Basse), 

La  ^Sinfonia"  est  empruntée  au  troisième  concerto  de  Brandebourg. 

3)  ,.Man  singet  mit  Freuden  vom  Sieg",  No.  149  (St.  Michel).  Le  chœur  de  cette 
cantate  est  emprunté  à  la  cantate  de  chasse  „'Was  mir  behagt,  ist  nur  die 
muntre  Jagd",  écrite  à  C^then. 

4)  ,lch  habe  meine  Zuversichf,  No.  188  (21e  dim.  après  la  Trinité);  cantate 
pour  solistes  (Soprano,  Alto,  Ténor  et  Bassej  avec  orgue  obligé.  Le  concerto 
pour  clavecin  en  ré  mineur,  transcrit  pour  orgue,  comme  l'indique  une 
notice  de  la  partition,  servait  d'introduction  à  cette  cantate. 


Les  cantates  de  1728  à  1734  297 

Pigalle  représente  le  prince  descendant  vers  le  sarcophage? 
Tandis  que  l'orchestre  esquisse  ce  tableau,  l'on  entend  ré- 
sonner le  choral:  „Mach's  mit  mir,  Gott,  nach  deiner  Gute" 
(Dieu,  agis  envers  moi  selon  ta  bonté). 

La  cantate  «Voici,   nous  montons  à  Jérusalem",  No.  159, 
dépeint  Jésus  précédant  ses  disciples,  par  le  motif  que  voici: 
Arioso. 


^^-^'-r^^^^^rr&f^i^ 


Cet  arrêt  brusque  sur  la  septième  produit  un  effet  sai- 
sissant: c'est  Jésus  qui  s'arrête  et  qui  se  retourne  vers  ses 
disciples  pour  leur  annoncer  qu'il  marche  vers  la  mort,  ainsi 
qu'il  est  dit  dans  le  texte.  Comme  ils  ne  comprennent  pas, 
il  s'arrête  encore  une  fois  pour  le  leur  répéter. 

C'est  à  cette  époque  que  Bach  écrivit  les  huit  cantates 
pour  organo  obligato,  c'est  à  dire  des  cantates  qui  exigent 
deux  orgues:  un  orgue  d'accompagnement  et  un  orgue  solo. 
Comment  le  maître  s'avisa-t-il  de  cette  combinaison  qui  nous 
semble  si  étrange?  Rappelons-nous  qu'il  dirigeait  ses  can- 
tates debout  devant  un  clavecin  placé  entre  le  grand  orgue 
et  le  Positif  (Ruckpositiv)  du  grand  orgue,  qui  avançait  dans 
l'église.  C'est  ce  qui  ressort  de  la  description  enthousiaste 
que  Gessner,  le  Recteur  de  l'école  St.  Thomas,  donne  de  sa 
façon  de  diriger,  dans  l'édition  annotée  de  Quintilien  qu'il 
fit  en  1738.  Une  illustration  de  la  première  feuille  du  dic- 
tionnaire de  musique  de  Walther  (1732)  représente  également 
le  directeur  du  choeur  debout  derrière  l'organiste.  C'était 
la  coutume  à  cette  époque.  Or  pour  les  airs,  surtout  pour 
ceux  qui  étaient  d'une  certaine  difficulté,  Bach  se  trouvait 
obligé  d'exécuter  lui-même  la  basse  chiffrée  soit  à  l'orgue, 
où  il  remplaçait  alors  l'organiste,  soit  au  clavecin.  Dans  le 
premier  cas,  il  ne  voyait  pas  les  instrumentistes;  il  ne  pouvait 
donc  pas  les  conduire,  ni  leur  communiquer  ses  intentions, 
soit  par  un  regard,   soit  par  un  mouvement  de   tête  comme 


29S  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

il  l'eût  désiré  sans  doute.  Quant  à  l'accompagnement  au  cla- 
vecin, il  avait  lui  aussi  ses  inconvénients,  étant  donné  l'exiguité 
des  sons  de  l'instrument.  Tout  naturellement,  le  maître  devait 
donc  songer  à  tirer  parti  du  Positif  en  lui  donnant  un  cla- 
vier spécial,  de  sorte  qu'on  pût  en  jouer  séparément  aussi 
bien  que  du  grand  orgue.  En  1722,  Scheibe  avait  déjà  cons- 
truit un  clavier  spécial  pour  le  Positif  du  Grand  orgue  du 
Temple  neuf  et  y  avait,  en  plus,  ajouté  une  pédale.  C'est 
de  la  même  façon  que  Bach  résolut  d'utiliser  le  Positif  de 
l'orgue  de  St.  Thomas,  qui  était  très  important:  il  comptait 
treize  registres,  dont  une  Sesquialtera,  qui  y  avait  été  ajoutée 
lors  de  la  grande  réparation,  en  1721.  Cette  Sesquialtera, 
Bach  la  prescrit  toujours  pour  l'exécution  du  canto  fermo  du 
choral  dans  les  chœurs.  Il  la  demande  expressément  pour 
le  choral  dans  le  premier  chœur  de  la  Passion  selon 
St.  Matthieu. 

Le  maître  dut  réaliser  son  projet  vers  1730.*  C'est  du 
moins  ce  que  font  supposer  les  cantates  avec  orgue  obligé 
et  le  changement  que  subit  la  partition  de  la  Passion  selon 
St.  Matthieu  après  la  première  représentation.  En  1729, 
la  Passion  n'exigeait  qu'un  orgue,  ainsi  que  l'atteste  une 
copie  de  la  partition  primitive  que  nous  devons  à  Kirnberger. 
Dans  la  partition  définitive,  chaque  chœur  a  son  orgue  à  lui. 
Il  faut  donc  qu'entre  temps  on  ait  installé  un  second  orgue. 
Cette  hypothèse  est  confirmée  par  les  registres  des  comptes 
de  l'église  St.  Thomas.  Pour  l'exercice  de  l'année  1730,  le 
budget  mentionne,  sans  autre  explication,  une  dépense  de  cin- 
quante thalers  pour  réparation  de  l'orgue.  C'est  à  peu  près 
ce  que  coûtait,  à  l'époque,  l'installation  d'un  clavier.  Comme 
les  travaux  furent  certainement  entrepris  en  été,  il  est  à  sup- 
poser que  dès  l'automne  1730  Bach,  au  lieu  du  clavecin 
d'accompagnement,  jouait  sur  le  nouveau  clavier  du  Positif. 

1.  Voir,  pour  ces  notes,  la  préface  de  Rust  au  T.  XXI le  de  la  Bachgesellschaft 


1 


Les  cantates  de  1728  à  1734  299 

Il  pouvait  dès  lors  accompagner  lui-même  certaines  parties 
qui  lui  semblaient  particulièrement  importantes,  tout  en  con- 
duisant l'orchestre.  Aussi  quand,  dans  la  partie  de  la  basse 
chiffrée,  on  rencontre  des  passages  non  chiffrés  ou  des  par- 
ties avec  „Organo  tacet"  ou  bien  encore  „Senza  l'organo", 
la  remarque  ne  s'adresse  qu'à  l'organiste  du  Grand  orgue  et 
ne  signifie  pas  que  ces  parties  doivent  être  exécutées  sans 
orgue,  mais  que  le  maître  se  chargeait  de  les  accompagner, 
d'après  la  partition,  sur  le  Positif.  ' 

Comme  il  se  trouvait  que  le  Positif  avait  des  registres 
de  première  beauté,  Bach  songea  à  l'employer  comme  orgue 
solo  et  l'idée  lui  vint  d'écrire  des  cantates  pour  orgue  obligé. 
Le  nouveau  procédé  l'intéressait  au  plus  haut  degré;  il 
prenait  plaisir  à  conduire  l'orchestre,  le  chœur,  l'orgue  d'ac- 
compagnement et  les  solistes  tout  ensemble,  en  tenant  le  rôle 
principal  sur  son  petit  orgue.  Et  cependant,  à  les  voir  de 
près,  ces  cantates  —  nous  en  possédons  huit  —  offrent  moins 
d'intérêt  qu'on  ne  le  croirait  au  premier  abord.  ^  C'est  en 
vain  qu'on  y  cherche  les  beaux  effets  d'orgue  où  se  recon- 
naîtrait le  Bach  des  grands  préludes;   c'est  en  vain  qu'on  y 

1.  On  trouvera  des  exemples  très  instructifs  i  cet  égard  dans  les  cantates  Nos.  92,  <M, 
95,  97,  99,  100  et  surtout  dans  la  cantate  No.  177.  Voir  les  préfaces  de  ces  cantates  dan* 
rÛition  de  la  Bachgesellschafi. 

Voici  les  huit  cantates  avec  organo  obligato: 

1)  „Icb  habe  meine  Zuversicht".     Cantate  pour  solistes  (Soprano,   Alto,   Ténor  et 

Basse);  21*  ditnanche  après  la  Trinité,  No.  188. 

2)  .Erschallet,    ihr  Lieder',    No.  172   (Pentecôte).     Cette   cantate  appartient  à   la 

première  période  de  Leipzig,  mais  Bach  la  reprit  après  1730  et  l'arrangea 
pour  orgue  obligé.  C'est  pour  cette  raison  que  plusieurs  feuilles  des  parties 
sont  marquées  M.  A.;  Bach,  nous  l'avons  dit  plus  haut,  ne  se  servit  de  ce 
papier  qu'4  partir  de  l'automne  1727. 

3)  ,Geist  und  Seele  wird  verwirret'.  No.  35  (12*  dim.  après  la  Trinité). 

4)  „Gott  soll  allein  mein  Herze  haben*.  No.  169  (18*  dim.  après  la  Trinité);  can- 

tate pour  Alto  solo. 

5)  ,Ich  geh  und  suche  mit  Verlangen*,  No.  49  (20«  dim.  après  la  Trinité);  cantata 

pour  solistes  (Soprano  et  Basse). 
8)  ,Wir  danken  dir  Gott',  No.  29  (Ratswahlcantate  pour  le  27  août  1731). 

7)  ,Wer  weiO,  wie  nahe  mir  mein  Ende",  No.  27  (16»  dim.  après  la  Trinité). 

8)  pVergniigte  Ruh,  beliebte  Seelenlusf,  No.  170  (6*  dim.  après  la  Trinité).    Dans 

cette  cantate,  pour  Alto  solo,  se  trouve  un  air  accompagné  par  un  orgue 
à  deux  claviers;  Bach  a  donc  exécuté  la  partie  d'orgue  sur  le  grand  orgue, 
et  non  sur  le  clavier  du  Positif. 


300  ^^  genèse  des  œuvres  de  Bach 

cherche  des  effets  qui  résulteraient  d'un  contraste  entre 
l'individualité  de  l'orgue  et  celle  de  l'orchestre:  rien  de  tout 
cela.  Ces  cantates,  et  surtout  les  grandes  Sinfonies  qui  leur 
servent  d'ouverture,  sont  quelque  peu  monotones;  elles  n'ont 
ni  le  charme  ni  l'intérêt  que  présentent,  par  exemple,  les 
concertos  pour  orgue  et  orchestre  de  Hàndel.  La  partie 
d'orgue  n'est  qu'à  deux  voix,  ou  plus  exactement  à  une  voix, 
puisque  la  basse  de  l'orgue  marche  toujours  avec  celle  de 
l'orchestre.  Somme  toute,  l'orgue  obligé  ne  remplit  que  le 
rôle  d'une  grande  flûte  au  son  puissant. 

Les  cantates  pour  orgue  obligé  reposent  en  grande  partie 
sur  des  transcriptions.  Les  introductions  en  sont  tirées  de 
concerts  pour  clavecin  ou  pour  violon',  emprunts  peu  heureux, 
étant  donnée  la  différence  qui  existe  entre  le  style  d'orgue  et  le 
style  de  clavecin  ou  de  violon.  Ces  transcriptions  prouvent 
toutefois,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer  en  parlant  des 
sonates  pour  violon  seul,  que  l'instrument  idéal  auquel  songeait 
Bach  tenait  tout  à  la  fois  du  clavecin,  du  violon  et  de  l'orgue. 
Dans  ces  cantates  se  rencontrent  aussi  des  airs  provenant  de 
transcriptions^;  parfois  une  déclamation  défectueuse  en  trahit 
l'origine^.  C'est  ainsi  que  dans  le  duetto  „Dich  hab  ich  je 
und  je  geliebt"  de  la  cantate  „Ich  geh  und  suche  mit  Ver- 
iangen"  No.  49,  le  chant  a  dû  être  surajouté  après  coup  à  une 


1.  La  cantate  „lch  habe  meine  Zuversicht",  No.  188,  a  comme  ouverture  le  conceno 
pour  clavecin  en  ré  mineur,  qui,  lui-même,  n'est  qu'un  arrangement  de  concerto  pour 
violon;  la  Sinfonia  de  la  cantate  ,Geist  und  Seele  sind  verwirret".  No  35,  comme  nous 
l'apprend  l'écriture  de  l'autographe,  n'est  que  la  copie  d'un  concerto  pour  clavecin  ou  pour 
violon,  dont  nous  ne  connaissons  plus  l'original;  la  Sinfonia  de  la  cantate  ^Gott  soll  allein 
mein  Herze  haben",  No.  169,  est  empruntée  au  concerto  pour  clavecin  en  mi  mineur;  le 
final  de  ce  même  concerto  figure  comme  Sinfonia  dans  la  cantate  ,Ich  geh  und  sucbe  mit 
Verlangen",  No.  49;  la  grande  introduction  de  la  cantate  ,Wir  danken  dir  Gott",  No.  29,  est 
un  arrangement  du  prélude  de  la  grande  suite  en  mi  majeur  pour  violon  solo. 

2.  L'air  ,Stirb  in  mir"  de  la  cantate  »Gott  soll  allein  mein  Herze  haben",  No.  169, 
est  surajouté  au  Siciliano  d'un  concerto  pour  clavecin,  dont  l'allégro  figure  comme  intro- 
duction de  cette  même  cantate.  C'est  un  arrangement  admirable;  le  chant  se  modelle 
comme  par  enchantement  sur  les  fins  contours  du  Siciliaoo:  mais  ce  n'est  qu'un  ar- 
rangement. 

3.  Par  exemple,  l'air  „Willkommen  will  ich  sagen"  de  la  cantate  ,Wer  weiB,  wie  oabe 
mir  mein  Ende",  No.  27,  n'est  guère  heureux  comme  transcription. 


Les  cantates  de  1728  à  1734 


301 


composition    d'orchestre;     autrement     on     ne     s'expliquerait 
pas  qu'un  Bach    en   soit   arrivé   à  une   déclamation  du  genre 


:g^^=^^^ 


3^ 


z^cjrx: 


m- 


de  celle-ci    

^—^—v~^ ^ 1-^=* — •■ <~.0-^=^ — 

Dich  hab'     ich  je und  je ge-lie-bet. 

En  général,  les  cantates  pour  orgue  obligé  ne  produisent 
guère  d'effet;  on  a  beau  les  étudier,  on  ne  peut  se  défendre 
d'un  certain  mécontentement.  C'est  que  cette  façon  modeste 
de  traiter  l'orgue  plutôt  comme  un  instrument  de  musique  de 
chambre  nous  est  devenue  entièrement  étrangère,  grâce  à  Bach 
même.  Et  encore,  comme  nous  n'avons  qu'un  seul  orgue  à 
notre  disposition,  il  nous  faut  combiner  la  partie  de  l'orgue 
d'accompagnement  avec  celle  de  l'orgue  obligé,  si  bien  que 
l'effet  s'évanouit  complètement.  Du  reste,  Bach  lui-même 
devait  combiner  les  deux  parties  quand  il  donnait  ces  can- 
tates à  St.  Nicolas,  où  il  n'avait  point  de  Positif  séparé.' 
Aussi  se  lassa-t-il  vite  de  ce  genre  de  cantates;  au  bout  de 
deux  ou  trois  ans,  il  renonça  à  en  écrire.  Citons,  toutefois, 
parmi  les  cantates  pour  orgue  obligé,  la  cantate-choral:  „Wer 
weiC,  wie  nahe  mir  mein  Ende"  No.  27,  pour  son  grand 
chœur,  qui   est  d'une  rare  beauté.     En  voici  le  texte: 

Wer  weifi,  wie  nahe  mir  mein  Ende? 
Hin  geht  die  Zeit,  her  kommt  der  Tod  .... 

Qui  sait  combien  ma  fin  est  proche? 
Le  temps  fuit,  la  mort  approche  .... 

Pour  dépeindre  la  fuite  du  temps,  l'orchestre,  pendant  le 
chant  du  choral,  fait  entendre  un  tic-tac  mystérieux: 


^^^^P 


^ 


3=3 


m 


jizzÉz 


1.  Nous  savons  par  un  programme  qui  se  trouve  dans  la  partition,  que  la  Ratswabl- 
cantaie  avec  orgue  obligé  ..Wir  dankcn  dir  Gott*,  No.  29,  composée  pour  le  27  août  1731,  Tut 
ezicutée  pour  la  même  circonstance  à  S;.  Nicolas,  en   1749. 


302  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Le  silence  des  violons  sur  le  troisième  temps  est  an- 
goissant: on  dirait  un  homme  qui  retient  son  haleine  pour 
écouter  si  le  balancier  continue  sa  marche,  ou  s'il  s'est 
arrêté  pour  toujours. 

De  plus  en  plus,  Bach  tendait  à  revenir  à  la  cantate  choral. 
Nous  possédons  environ  une  vingtaine  de  cantates  de  ce 
genre  qu'il  composa  entre  1730  et  1734.  Mais,  au  cours  de 
ces  essais,  il  fut  pris  comme  d'une  aversion  pour  les  strophes 
de  chorals  arrangées  par  Picander  et  il  résolut  de  s'en  tenir 
au  texte  simple.  Comme  il  est  presque  impossible  d'écrire 
des  récitatifs  sur  des  strophes  de  choral  —  bien  que  le  maître 
Tait  tenté  à  plusieurs  reprises'  —  ces  cantates  se  composent 
exclusivement  de  chœurs  et  d'airs^.  On  ne  saurait  nier  qu'elles 
ne  soient  quelque  peu  monotones.  L'intérêt  principal  y  re- 
pose sur  le  premier  chœur;  plusieurs,  dans  le  nombre,  sont 
d'une  beauté  achevée,  mais  ils  n'empoignent  pas  l'auditeur. 
Quant  aux  airs,  il  est  clair  qu'une  strophe  de  choral  est 
un  texte  beaucoup  trop  long  pour  un  morceau  de  ce  genre. 
De  plus,  ces  strophes  se  suivent  sans  aucun  contraste, 
sans  aucun  développement.  Ce  ne  sont  que  les  variations 
sur  la  même  idée  et  la  musique  s'en  ressent  nécessairement. 


1.  Voir  les  cantates  No.  107  et  No.  117. 

2.  Voici  la  liste  de  ces  cantates-chorales: 

1)  ,Der  Herr  ist  mein  getreuer  Hirt",  No.  112  (Misericordias), 

2)  „lch  ruf  zu  dir,  Herr  Jesu  Christ",  No.  177  (4«  dimanche  après  la  Trinité), 

3)  ,Gelobet  sei  der  Herr",  No.  129  (Trinité), 

4)  ^In  allen  meinen  Thaten",  No.  97, 

5)  ,.Lobe  den  Herren",  No.  137  (12e  dim.  après  la  Trinité), 

6)  „Sei  Lob  und  Ehr",  No.  117, 

7)  ,Was  willst  du  dich  betriiben",  No.  107  (7*  dimanche  après  la  Trinité), 

8)  ,Was  Gott  thut,  das  ist  wohlgethan",  le  comp.,  No.  98, 

9)  „Was  Gott  thut,  das  ist  wohlgethan",  2e  comp..  No.  99, 

10)  ,Was  Gott  thut,  das  ist  wohlgethan",  3*  comp.,  No.  100, 

11)  ,Es  ist  das  Heil  uns  kommen  her",  No.  9  (6*  dim.  après  la  Trinité).     Ici  nous 

rencontrons  de  nouveau  des  récitatifs  de  Picander. 

12)  „Nun  danket  aile  Gott";  cette  cantate  ne  nous  est  parvenue  qu'incomplètement. 
Toutefois,  il  n'est  pas  dit  que  toutes  ces  cantates  appartiennent  à  cette  époque:  les  trois 

cantates-chorals  sur  „Was  Gott  thut,  das  ist  wohlgethan".  Nos.  96,  99  et  100  ont  été  cer- 
tainement composées  à  intervalles  divers.  Quelquefois  aussi,  dans  la  cantate  „In  allen 
meinen  Thaten"  No.  97,  par  exemple,  on  croit  saisir  des  traces  qui  prouvent  que  ce» 
œuvres  remontent  en  partie  à  des  compositions  de  Weimar  et  de  Cothen. 


Les  cantates  de  1728  à  1734  303 

Ajoutons  qu'en  général  ces  cantates  sont  très  longues: 
Bach  a  eu  le  malheur  de  choisir  des  chorals  qui  ont 
jusqu'à  huit  et  neuf  versets!  En  réalité,  le  maître  faisait  là 
un  essai  qui  ne  pouvait  aboutir.  Il  voulait  écrire  des  va- 
riations de  chorals  pour  chœur,  soli  et  orchestre.  Or  pour 
la  musique  d'orgue,  il  avait  abandonné  cette  idée  dès  sa  jeu- 
nesse, se  rendant  compte  qu'un  procédé  pareil  suppose  à 
chaque  strophe  une  individualité  propre ,  susceptible  d'être 
exprimée  par  la  musique.  Les  strophes  manquant.de  per- 
sonnalité, la  musique  écrite  sur  un  choral  devient  néces- 
sairement quelconque,  ce  qui  est  le  cas  pour  les  cantates  en 
question.  C'est  que  le  nombre  des  chorals  susceptibles 
d'être  traités  en  cantates  est  restreint.  Mais,  par  contre, 
toutes  les  fois  que  Bach  rencontre  un  choral  qui  s'y  prête, 
il  écrit  une  œuvre  achevée.  Nous  en  possédons  deux  de  ce 
genre:  la  cantate  sur  le  choral  de  Luther:  „Ein  feste  Burg" 
(No.  80),  et  la  cantate  sur  le  choral  mystique  de  Nicolaï: 
„Wachet  auf,  ruft  uns  die  Stimme"  (No.  140). 

Ce  sont,  avant  tout,  des  chorals  courts:  le  premier  de 
quatre,  le  second  de  trois  versets.  Encore  le  dernier  verset 
ne  doit-il  pas  être  compté:  suivant  la  tradition,  il  était  destiné 
à  être  simplement  harmonisé  à  quatre  parties.  Reste  donc 
pour  la  première  cantate  trois,  pour  la  seconde  deux  strophes 
à  illustrer  en  musique,  strophes  dont  chacune  contient  l'idée 
d'un  grand  tableau  musical.  Qu'on  juge  d'après  ces  données 
ce  qui  devait  en  sortir.  Nous  insistons  sur  ces  considérations 
préliminaires  parce  qu'on  les  a  trop  négligées  jusqu'ici  dans 
les  études  sur  Bach;  et  cela  bien  à  tort,  car  le  maître  est 
plus  l'esclave  de  son  texte  que  n'importe  quel  autre  compo- 
siteur, précisément  parce  qu'il  veut  traduire  en  musique  la 
poésie,  non  les  mots. 

La  cantate  „Ein  feste  Burg"  (No.  80),  a  probablement  été 
composée  pour  la  fête  de  la  Réformation  de  1730,  qui  fut 
célébrée  avec  un  éclat  particulier,  car  on  fêtait,  cette  année- 


304  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

là,  le  deuxième  centenaire  de  la  Confession  d'Augsbourg'. 
Dans  le  premier  chœur  „Un  fort  rempart  est  notre  Dieu", 
Bach  a  traduit  le  «fort  rempart"  par  un  grand  choral-fugué 
dans  le  genre  de  Pachelbel;  chaque  phrase  de  la  mélodie  est 
traitée  en  fugue  et  se  termine  par  un  canon  sur  le  thème  en 
augmentation  entre  les  trompettes  de  l'orchestre  et  les  anches 
de  la  pédale  de  l'orgue.  L'ensemble  est  de  dimensions 
colossales  (deux  cent  vingt  huit  mesures).  Le  texte  du  second 
verset  parle  de  Christ  „le  héros  élu  de  Dieu",  qui  vient  com- 
battre pour  les  fidèles^.  Bach  dépeint  le  tumulte  de  la  bataille 
par  un  motif  très  caractéristique  qu'on  rencontre  souvent 
dans  ses  œuvres: 


1 


Au  milieu  de  ce  tumulte,  le  soprano  chante  le  choral, 
comme  pour  appeler  au  secours,  et  le  héros  répond  par  des 
cris  de  triomphe. 

La  troisième  strophe  représente  l'assaut  des  démons  contre 
le  fort  rempart: 

Und  wenn  die  Welt  voll  Teufel  wàr 

Und  wollf  uns  gar  verschlingen, 

So  fûrchten  wir  uns  nicht  so  sehr  .... 

Et  quand  même  le  monde  serait  rempli  de  diables, 
Et  voudrait  nous  engloutir, 
Nous  ne  craindrions  rien  .... 

1.  La  fête  de  la  Rérormation  avait  lieu  le  premier  dimanche  qui  suivait  le  31  octobre, 
jour  où  Luther  (en  1517)  avait  affiché  ses  thèses  à  l'église  de  >S''ittenberg.  La  Confession 
d'Augsbourg  avait  été  remise  à  Charles -Quint  et  au  Reichstag  le  25  juin  1530.  Pour  le 
deuxième  centenaire,  il  y  eut  des  services  religieux  trois  jours  durant  (25,  26  et  27  juin; 
dans  les  églises  de  Leipzig.  On  exécuta  les  cantates:  „Singet  dem  Herrn"  (No.  190), 
,Gott,  man  lobt  dich"  (No.  120),   ,Wiinschet  Jérusalem  Gliick"    (cette  cantate  est  perdue). 

2.  Mit  unsrer  Maeht  ist  nichts  gethan. 
Wir  sind  gar  bald  verloren  ; 

Es  streit  fur  uns  der  rechte  Mann, 

Den  Gott  selbst  hat  erkoren. 

Fragst  du,  wer  der  ist? 

Er  helOt  Jésus  Christ, 

Der  Herr  Zebaoth, 

Und  ist  kein  andrer  Gott; 

Das  Fe!d  muQ  er  behalten.  — 


Les  cantates  de  1728  à  1734 


305 


On  entend  une  sorte  de  signal  figuré  par  les  premières 
notes  du  choral  ;  aussitôt  les  hordes  infernales  s'élancent 
à  l'assaut  du  fort  rempart: 


^^^^^^ 


ij.-*-:^-*- 


Le  tableau  rappelle  celui  de  la  lutte  de  St.  Michel  avec 
l'armée  de  Satan  dans  la  cantate:  „Es  erhub  sich  ein  Streit", 
No.  19.  Au  milieu  de  l'assaut,  les  fidèles  chantent  à  l'unisson 
la  mélodie  du  choral  et  les  assaillants  retombent  anéantis. 
Entre  les  différentes  strophes  du  choral  de  Luther,  Bach 
intercale  plusieurs  morceaux  mystiques  tirés  de  l'ancienne 
cantate  de  Weimar  „Alles  was  aus  Gott  geboren."  '  Luthé- 
ranisme et  mysticisme,  ainsi  se  résumait  la  profession  de  foi 
du  Cantor  de  St.  Thomas  à  l'occasion  du  deuxième  centenaire 
de  la  Confession  d'Augsbourg. 

La  cantate  sur  le  choral  „Wachet  auf,  ruft  uns  die  Stimme", 
(No.  140),  traite  la  parabole  des  dix  vierges,  c'est  à  dire 
l'Evangile  du  vingt-septième  dimanche  après  la  Trinité,  très 
rare,  comme  l'on  sait,  dans  l'année  ecclésiastique.  Le  premier 
chœur  „Wachet  auf"  (Debout,  réveillez-vous)  dépeint  le  grand 
réveil.  On  entend  dans  le  lointain  un  tintement  merveilleux:  le 
fiancé  arrive  et  les  vierges  endormies  se  dressent  effarées: 


^^jeM^^^^^I^ 


1.  Cène  cantate  fut  écrite   pour  le   dimanche  OcuH;    Bach    ne   pouvait  en  faire  usage 
1  Leipzig,  parce  qu'on  n'y  exicutalt  pas  de  cantates  pendant  la  Passion. 

Schweitzer,  Bach. 


20 


306  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Puis,    pour  le   second  verset,  une  simple  ritournelle,  en 

forme   d'air  de  danse,   à  laquelle   se   mêle   le   choral  chanté 
par  le  ténor: 


i 


p^ 


^^  \     r 


-t- 


^37*    *J    "^4=^^ 


^     ^ 


~rj- 


gri    r*, 


-r»-*-é- 


-r-"^ 


-rf- 


•*:t 


C'est  le  cortège  du  fiancé:  il  arrive,  il  passe;  la  joyeuse 
ritournelle  s'éteint  dans  le  lointain,  et  les  vierges  qui  n'étaient 
pas  prêtes  restent  seules,  désespérées.  Il  faudra  attendre 
jusqu'à  Berlioz  pour  rencontrer  des  pages  musicales  aussi 
dramatiques. 

Le  maître  se  rendant  compte  que  seuls  les  chorals  courts 
et  caractéristiques  se  prêtent  à  la  cantate,  eut  l'idée  de 
suppléer  à  leur  rareté  en  composant  une  cantate  par  la  réunion 
des  plus  belles  strophes  de  différents  chorals.  C'est  là  l'ori- 
gine de  la  cantate:  „Christus,  der  ist  mein  Leben"  (Christ 
est  ma  vie).  No.  95  (16^  dimanche  après  la  Trinité).  Les  ver- 
sets sont  tirés  des  chorals  funèbres  les  plus  connus;  tous,  ils 
expriment  l'attente  joyeuse  de  la  mort,  mais  avec  des  nuances 
qui  donnent  à  chacun  une  individualité  distincte.  Ce  sont 
précisément  ces  nuances  dans  l'expression  de  la  nostalgie  de 
la  mort   que  la  musique  exprime   d'une  façon  merveilleuse. 

Dans  ces  cantates,  Bach  est  tout  allemand.  A  la  suite 
de  Schûtz  qui,  on  le  sait,  avait  écrit  des  Dialogues  spirituels, 
le  maître  écrit  des  Dialogues  sur  des  chorals.  Malheureuse- 
ment, nous  ne  possédons  que  deux  cantates  de  cette  espèce: 
„Ach  Gott,  wie  manches  Herzeleid",  No.  58,  pour  Soprano  et 
Basse,   et    »0  Ewigkeit,  du  Donnerwort",  No.  60.*     Dans  la 


1.  Il  existe  deux  cantates  sur  chacun  de  ces  chorals.  (Voir  encore  No.  3  et  No.  20). 
La  cantate  No.  58  est  écrite  pour  le  dimanche  après  le  Nouvel-an,  la  cantate  No.  60  pour 
le  24*  dimanche  après  la  Trinité. 


Les  cantates  de  1728  à  1734  307 

première,  une   àme   meurtrie    par   la   vie   cherche   le   chemin 

du  ciel: 

Ach  Gott,  wie  manches  Herzeleid 
Begegnet  mir  zu  dieser  Zeit! 

Hélas,  ô  Dieu,  combien  de  maux 
Font  souffrir  mon  cœur  présentement! 

La  Basse  vient  la  consoler:  «Patience,  Patience,  c'est  le 
chemin  qui  conduit  à  la  félicité,"  Et  le  dialogue  continue, 
avec  quelle  intensité  d'expression,  on  le  devine. 

Dans  la  cantate  „0  Ewigkeit,  du  Donnerwort  (No.  60),  la 
Peur  chante  la  première  strophe  du  choral:  «Eternité,  parole 
de  terreur,"  sur  un  accompagnement  d'orchestre  oià  s'exprime 
l'angoisse  la  plus  saisissante.  Survient  l'Espoir,  qui  ne  cesse 
de  répéter  cette  phrase:  „Dieu,  j'attends  ton  salut."  Fina- 
lement la  voix  du  St.  Esprit  se  fait  entendre:  «Bienheureux 
dès  à  présent  les  morts  qui  meurent  dans  le  Seigneur." 

Les  cantates  pour  solistes  abondent  à  cette  période  dé  la 
vie  de  Bach.  Outre  celles  que  nous  avons  déjà  mention- 
nées, il  nous  en  est  parvenu  neuf  autres  qui  furent  écrites 
entre  1730  et  1734.'  Ce  sont  les  seules  que  Bach  intitule 
„Cantate",  les  cantates  pour  chœur  étant  désignées  sous  le 
nom  de  Concerto.  L'une  d'entre  elles  «Widerstehe  doch  der 
SUnde"  (Résiste  donc  au  péché)  No.  54,  fait  J 

époque  dans  l'histoire  de  la  musique,  car  q:  ^     E^jcâ-*--- 
elle  commence  sur  l'accord  de  septième:       ^  ^         i  '      ' 


1)  ,Icb  will  den  Kreuzstab  gerne  tragcn",  No.  56;   cantate  pour  Basse  solo  (19«  di- 

manche après  la  Trinité), 

2)  ,Icb   armer   Mensch ,    ich   Siindenknecht",    No.   55;    cantate    pour   Ténor  solo 

(22*  dimanche  après  la  Trinité), 

3)  ,Ich  habe  genug*,  No.  82;  Cantate  pour  Basse  (Purification), 

4)  Jauchzet  Gott   in   allen  Landen",   No.  51;   cantate    pour  Soprano   solo   (15*  di- 

manche après  la  Trinité), 

5)  ,Ftlscbe  Wclt,  dir  trau  ich  nicht".   No.  52;  cantate  pour  Soprano  solo  (23»  di- 

manche après  la  Trinité), 

6)  .Widerstehe  doch  der  SiJnde*,  No.  54;  cantate  pour  Alto  solo, 

7)  .Srhiage  doch,  gewijnschte  Stunde",  No.  53;  cantate  pour  Alto  solo, 

8)  ,Slebe  ich  will  viel  Fischer  aussenden",  No.  88;  cantate  pour  solistes  (Soprano, 

Alto,  Ténor  et  Basse);   (5*  dimanche  après  la  Trinité), 

9)  ,Wa8  soll  ich  aus  dir  macben,  Ephraim*,  No.  89;  cantate  pour  solistes  (Soprano, 

Alto  et  Basse);  (22*  dimanche  après  la  Trinité). 


20* 


308 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


Ce  n'est  donc  pas  à  Beethoven  qu'il  faut  faire  honneur  du 
procédé  qui  inaugure  la  musique  moderne.  Bach  s'en  était 
avisé  bien  avant  lui.  Ces  cantates  pour  solistes  sont  toutes 
plus  belles  les  unes  que  les  autres;  remarquons  qu'il  les  a 
écrites  entre  sa  quarante -cinquième  et  sa  cinquantième 
année  ^.  La  nostalgie  de  la  mort  emplissait  alors  son  âme 
plus  que  jamais.  Qu'on  se  souvienne  plutôt  des  deux  can- 
tates pour  Basse  solo:  »Ich  will  den  Kreuzstab  gerne  tragen" 
(Je  veux  porter  ma  croix  joyeusement),  No.  56,  et  „Ich  habe 
genug"  (C'en  est  assez),  No.  82. 

Citons  une  œuvre  oii  éclate  plus  que  partout  ailleurs  la 
merveilleuse  richesse  musicale  des  cantates  d'alors,  la  can- 
tate „Was  soll  ich  aus  dir  machen,  Ephraim?"  No,  89,  qui 
a  pour  texte  ce  passage  du  prophète  Osée:^ 

„Que  te  ferai-je,  Ephraim? 

Dois-je  te  préserver? 

Te  traiterai-je  comme  Adma? 

Te  rendrai-je  semblable  à  Tseboïm? 

Mais  non,  mon  cœur  a  d'autres  pensées; 

Ma  compassion  est  trop  ardente".  — 

L'accompagnement  symphonique  de  ce  récitatif-arioso  se 
compose  de  trois  motifs  qui  reviennent  sans  cesse  et  simul- 
tanément.     Le   motif  de   basse   exprime   la  colère   de   Dieu: 


1.  De  la  même  époque  sont  les  cantates: 

1)  „Wer  da  glaubet  und  getauft  wird".  No.  37  (Ascension).     Il  y  a  comme  du  ciel 

bleu  dans  cette  musique, 

2)  ,Ich  glaube  Herr,  hilf  meinem  Unglauben",  No.  109  (21*  dira,  après  la  Trinité), 

3)  ,Nun  komm  der  Heiden  Heiland",  2e  composition,   No.  62  (Ir  dira,  de  l'Avent). 

Cette  cantate  repose  en  partie  sur  la  cantate  pour  l'anniversaire  de  naissance 
de  la  princesse  de  Côthen. 
Les  cantates  nuptiales  (Tome  XIII,  1»  partie),  pour  la  plupart,  se  composent  d'emprunts: 
En  voici  les  titres: 

1)  ,Dem  Gerechten  muC  das  Lichf', 

2)  ,Gott  ist  unsere  Zuversicht", 

3)  ,0  ewiges  Feuer,  o  Ursprung  der  Liebe*, 

4)  ,Herr  Gott,  Beherrscher  aller  Dinge", 

5)  ,Der  Herr  denket  an  uns".    Cette  Cantate  fut  écrite  i  Muhibausen  en  1708  pour 

les  secondes  noces  du  pasteur  Stauber  i  Amstadt,  l'ami  de  Bach. 

2.  Osée  11,  8.    Adma  et  Tseboïm  furent  enveloppées  dans   la  catastrophe  de  Sodome 
et  de  Gomorrhe. 


Les  cantates  de  1728  à  1734 


309 


dans  les  violons  éclate  le  motif  de  l'interrogation: 


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iCi 


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les  hautbois  chantent  celui  de  la  douleur: 


i^r-^+PTî-^^^PN=&=^ 


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Les  motifs  s'agitent  et  s'entrecroisent  sans  conclusion  aucune, 
comme  les  intentions  mêmes  de  Dieu  à  l'égard  de  son  peuple. 
Cette  précision  de  langage  se  retrouve  dans  deux  cantates 
pour  chœur  qui  semblent  dater  de  la  même  époque:  „Herr 
deine  Augen  sehen  nach  dem  Glauben"  (Dieu,  tu  regardes  la 
foi),  No.  102  (10^  dim.  après  la  Trinité),  et  „Es  ist  nichts  Ge- 
sundes  an  meinem  Leibe"  (Mon  corps  tout  entier  est  meurtri), 
No.  25  (14*  dim.  après  la  Trinité).  Le  chœur  de  la  première 
cantate  se  développe  en  une  succession  de  trois  thèmes,  dont 
l'un  est  particulièrement  intéressant  pour  la  façon  dont  il 
caractérise  la  phrase: 

aTu  les  frappes,  mais  ils  ne  le  sentent  pas." 


La  seconde  cantate,  cantate  de  la  pénitence  comme  la  pre- 
mière, est  d'un  symbolisme  plus  profond.  Pendant  que  le 
chœur  fait  entendre  cette  plainte  „Mon  corps  tout  entier  est 
meurtri",  les  quatre  trompettes,  formant  un  chœur  séparé, 
exécutent  le  choral  de  la  contrition  „Ach  Herr,  mich  armen 
Sùnder"  (O  Dieu,  aie  pitié  d'un  pauvre  pécheur),  qui  déjà  a 
fourni  les  thèmes  au  chœur.  Les  violons  et  les  hautbois  se 
lamentent  et  gémissent: 


'^^^^^^^^m 


EB^^^53 


310  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Mais  à  partir  du  moment  où,  dans  le  texte,  a  surgi  le  mot 
„Friede"  (paix),  les  gémissements  cessent  et  le  chœur  con- 
tinue comme  bercé  par  les  vagues  calmes  de  la  basse: 


9-<^rf,-!4:J^S^S 


Ces  deux  belles  cantates  ont  été  revues  et  corrigées  par 
Emmanuel  Bach,  qui  semble  les  avoir  données  à  Hambourg, 
non  sans  faire  subir  aux  partitions  de  nombreuses  ratures 
qui  font  le  désespoir  du  lecteur  moderne.  Tout  est  corrigé 
à  faux.  Sa  pédanterie  sacrifie  sans  scrupule  les  plus  beaux 
effets.  En  outre,  la  basse  chiffrée  qui  se  trouve  jointe  aux 
parties  remaniées  est  inexacte  du  commencement  à  la  fin. 
C'est  ainsi  défigurée  par  le  fils  même  du  maître  que  la 
cantate  „Herr  deine  Augen",  No.  102,  parut  pour  la  première 
fois,  en  1830. 

t 
XXVII.   Les  cantates  écrites  après  1734 

Elles  sont  au  nombre  de  soixante-dix:  une  trentaine  de 
cantates  libres  appartenant  presque  toutes  aux  années  1735 
et  1736  et  une  quarantaine  de  cantates-chorals.  Quelques- 
unes  sont  manifestement  de  l'année  1735,  à  en  juger  par  les 
allusions  aux  événements  contemporains  qu'elles  contiennent, 
en  particulier  à  la  guerre  de  la  succession  de  Pologne  qui 
battait  alors  son  plein  en  Italie  et  sur  les  bords  du  Rhin. 
La  Saxe  n'y  fut  pas  mêlée  et  les  habitants  suivirent  les 
événements  avec  la  satisfaction  égoïste  du  spectateur  désinté- 
ressé. Aussi,  dans  la  cantate  du  Nouvel  an  „Lobe  den  Herrn" 
(Mon  âme,  bénis  l'Eternel)  No.  143,  l'année  écoulée,  qui  appa- 
raît féconde  en  calamités  pour  les  pays  voisins,  est-elle  célébrée 
comme  une  année  de  paix  et  de  bénédiction  pour  la  Saxe*. 

1.  Voici  deux  autres  cantates  où  transparaissent  les  événements  de  1735: 

„Wâre  Gott  nicht  mit  uns  ura  dièse  Zeit"  (Si  Dieu  n'était  pas  avec  nous  par  ce  temps), 

No.  14,  (4»  dimanche  après  l'Epiphanie). 

„Gott  der  Herr  ist  Sonn  und  Schild"  (Dieu,   le  Seigneur  est  le  soleil  et  le  bouclier), 

No.  79,  (Fête  de  la  Réformation). 


Les  cantates  écrites  après  1734  31  ] 

Il  est  à  supposer  que  Bach  élabora  cette  annêe-Ià  un 
cycle  nouveau  de  cantates;  du  moins  nous  possédons  encore 
complète  la  série  des  cantates  pour  tous  les  dimanches  entre 
Pâques  et  la  Pentecôte'. 

Les  tendances  descriptives  apparaissent  encore  plus  déve- 
loppées qu'auparavant;  les  thèmes  caractéristiques  abondent. 
Voici,  par  exemple,  le  motif  principal  de  la  cantate  pour  l'As- 
cension ,Gott  fahrt  auf  mit  Jauchzen"  (Dieu  s'élève  avec 
jubilation): 


^^^i^' — r 


— j(-f-^^gEfE=g=^^^^E^^==^g^ 


Dans  la  cantate  „Es  ist  ein  trotzig  und  verzagtes  Ding",  No.  176 
(Trinité),  le  maître  traduit  le  mot  «Trotz"  (obstination);  la 
cantate  „Meine  Seufzer,  meine  Trânen"  (Mes  gémissements, 
mes  pleurs).  No.  13  (2-  dim.  après  l'Epiphanie),  se  compose 
uniquement  de  lamentations;  de  la  cantate  „Er  rufet  seinen 
Schafen  mit  Namen"  (Il  appelle  ses  brebis  par  leur  nom), 
No.  175  (Mardi  de  Pentecôte),  le  maître  tire  une  idylle  pasto- 
rale-. Dans  la  cantate  „Brich  dem  Hungrigen  dein  Brot", 
No.  39,  sur  le   texte  , Romps  ton  pain  à  celui   qui  a  faim   et 

1.  Les  compositions  de  cette  annie,  elles  aussi,  contiennent  beaucoup  d'emprunts,  dont 
voici  un  aperçu  ; 

1)  ,Wtr  mich  liebi,  der  wird  mein  Wort  halten"  (2«  composition)  No.  74  (Pente- 
côte); cette  cantate  repose  sur  une  cantate  de  Côtben.  En  la  remaniant,  Bach 
a  converti  en  cbœur  le  duo  du  commencement,  ce  qui  n'est  pas  à  l'avantage 
de  la  piicc. 

2)  .Also  bat  Gotr  die  Welt  gcliebt*  No.  68  (Lundi  de  Pentecôte).  Les  soi: 
de  cette  cantate,  entre  autres  le  c61£bre  air  de  la  Pentecôte,  sont  empruntés  i 
la  cantate  de  chasse  de  l'époque  de  Côtben  „VE'a5  mir  behagt  ist  nur  die  muntre 

Jagd  (Voir  p.  220  et  suiv.). 

3)  .Unser  Mund  sei  voll  Lachens*  (Noël)  No.  110.  Le  premier  chœur  de  cettt 
cantate  est  «urajouté  i  l'Allégro  de  la  Partita  pour  orchestre  en  ré  majeur 
(Voir  p.  209). 

4)  ,V7ir  mûssen  durch  viel  Triibsal  in  das  Reich  Cottes  eingeben'  No.  143 
(Jubilate).  Le  premier  choeur  est  surajouté  à  l'adagio  du  concerto  pour  orchestre 
en  ré  mineur. 

5)  .Freue  dich,  erlôste  Scbaar"  No.  30  (St.  Jean  1738).  Cette  cantate  repose  en 
partie  sur  la  cantate  profane  ,Angenebmes  Wiederau'   (Voir  p.  238). 

6)  ,0  ewiges  Feuer,  o  Ursprung  der  Liebe"  No.  34  (Pentecôte).  Cette  cantate 
fut  écrite  primitivement  pour  la  cérémonie  du  mariage  d'un  pasteur. 

3.  Voir  dans  cette  cantate  un  charmant  air  pour  trois  flûtes. 


312 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


ceux  qui  sont  dans  la  misère,  conduis-les  dans  ta  maison", 
la  musique  dépeint  toute  une  bande  de  miséreux  qui  se 
traînent  péniblement  sur  la  route:  bref,  chacune  de  ces  can- 
tates pourrait  être  citée  comme  un  chef-d'oeuvre  de  descrip- 
tion musicale.  L'une  des  plus  remarquables  est  celle  pour  le 
dimanche  Jubilate  „Ihr  werdet  weinen  und  heulen".  No.  103, 
sur  ce  verset  de  St.  Jean:  »Vous  pleurerez  et  vous  vous  la- 
menterez et  le  monde  se  réjouira;  vous  serez  dans  la  tristesse, 
mais  votre  tristesse  se  changera  en  joie"  (16,  20).  Bach 
pousse  jusqu'à  l'extrême  la  description  du  contraste  entre  la 
douleur  et  la  joie,  par  l'antagonisme  de  ces  deux  motifs: 

Motif  de  la  douleur. 


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't- 


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-^ 


^ 


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Motif  de  la  joie. 


-*-*- 


:p: 


t: 


-1 — I — : 1 — I — 


Signalons  encore  la  cantate  „Ich  elender  Mensch,  wer  wird 
mich  erlôsen",  No.  48  (19^  dim.  après  la  Trinité),  sur  cette  pa- 
role de  St.  Paul:  «Malheureux  que  je  suis!  Qui  me  délivrera 
de  ce  corps  mortel?*,  question  désespérée  que  Bach  formule 
ainsi: 


1 


i: 


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ss 


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*: 


-#-» 


w^^*-"^     ^ 


h'rr\'f^ 


En  passant  en  revue  les  textes  de  ces  cantates',  on  s'aper- 

1.  Voici  les  cantates  libres  pour  choeur  de  cette   époque,  dont  il  n'a  point  encore  été 
fait  mention  : 

1)  .Erfreut  euch  ihr  Herzen";  No.  66  (Mardi  de  Pâques). 

2)  „Es  ist  euch  gut,  dass  ich  hingehe";  No.  108  (Cantate). 

3)  ,Sie  werden  euch  in  den  Bann  thun*;  2«  composition  No.  183  (Exaudi). 

4)  „Auf  Christi  Hiramelfabrt  allein";  No.  128  (Ascension). 

5)  aEs  wartet  ailes   auf  dich";    No.  187  (7*  dim.   après  la  Trinité).     Nous  avons 
rencontré  des  parties  de  cette  cantate  dans  la  Messe  en  sol  mineur. 

6)  ,Wer  Dank  opfert,  der  preiset  mich";  No.  17  (14e  dim.  après  la  Trinité). 


Les  cantates  écrites  après  1734  313 

çoit  que  la  parole  biblique  y  joue  un  rôle  bien  plus  impor- 
tant que  dans  les  cantates  précédentes.  Or,  comme  l'ancienne 
cantate  allemande  se  composait  ou  bien  de  versets  bibliques 
ou  bien  de  strophes  de  chorals,  ces  cantates,  comme  les 
cantates-chorals,  marquent,  en  quelque  sorte,  un  retour  en  ar- 
rière. Le  maître  imposa  à  son  librettiste  deux  ou  trois  versets 
bibliques  pour  chaque  texte;  à  quelques  exceptions  près,  les 
grands  chœurs,  notamment,  traitent  tous  des  textes  sacrés. 

Ce  retour  aux  textes  de  l'Ecriture  devait  entraîner  tout 
naturellement  le  rétablissement  du  récitatif-arioso,  puisqu'il 
était  défendu  de  se  servir  du  récitatif  parlé  et  de  l'air  italien 
pour  traduire  en  musique  les  paroles  sacrées.  De  là,  dans  ces 
cantates,  toute  une  série  d'ariosos  qui  rappellent  ceux  de  la 
Passion  selon  St.  Matthieu.  Dans  le  nombre  s'en  trouvent 
de  tout  à  fait  simples',  dans  le  style  du  récit  de  l'institution  de 
la  sainte  cène.  Mais  le  plus  souvent,  la  déclamation  est  portée 
par  un  grand  accompagnement  symphonique.  Le  morceau  le 
plus  admirable  en  l'espèce,  c'est  l'arioso  du  Dialogue  pour 
Soprano  et  Basse  „Selig  ist  der  Mann",  No.  57  (2*  jour  de 
Noël),  sur  ce  verset  de  l'Epître  de  St.  Jacques:  «Heureux 
l'homme  qui  supporte  patiemment  l'épreuve;  car,  après  lavoir 
été  éprouvé,  il  recevra  la  couronne  de  vie"  (2.  12)^. 

7)  ,Nun  ist  dis  Heil  und  die  Kraft";  No.  50  (Sr.  Michel).  Cène  cantate  ne  se 
compose  que  d'un  grand  choeur  en  double  fugue  d'une  vigueur  tout  à  fait  extra- 
ordinaire     Peut-être  n'est-ce  aussi  qu'un  fragment  de  cantate. 

8)  .Es  ist  dir  gesagi,  Mensch";  No.  45  (8*  dlm.  après  la  Trinité). 

9)  Bleib  bei  uns,  denn  es  will  Abend  werden";  No.  6  (mardi  de  Pâques). 

1.  Voir  les  Cantates  No.  39,  No.  45  et  No.  187. 

2.  Voici  les  autres  cantates  pour  solistes  de  cette  époque  : 

1)  .Bisher  habt  ihr  nichts  gebeten  In  meinera  Namen*;  (Alto,  Ténor  et  Basse) 
No.  87  (Rogate). 

2)  ,Ich  bin  ein  guter  Hin*;  (Soprano,  Alto,  Ténor,  Basse)  No.  85  (Misericordias). 

3)  .LIebster  Jésus,  mein  Verlangen";  (Soprano  et  Basse)  No.  32  (Epiphanie). 

4)  .Sùsser  Trost,  mein  Jésus  kommt";  (Soprano,  Alto,  Ténor,  Ba.sse)  No.  151 
(3*  jour  de  Noël). 

5)  .Es  reifet  euch  ein  scbreciclich  Ende*;  (Alto,  Ténor,  Basse)  No.  90  (25*  dim. 
après  la  Trinité). 

6)  .Am  Abend  aber  desselbigen  Sabbathes'  ;  (Soprano,  Alto,  Ténor,  Basse)  No.  42 
(Quasimodogeniti). 

La  cantate  pour  Ténor  solo:  .Meine  Seele  rùhmt  und  preist".  No.  189,  que 
Spitta  (II,  p.  564)  cite  avec  ces  cantates,  est  une  œuvre  de  jeunesse  écrite  vrai- 
semblablement entre  1707  et  1710. 


314 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


Cette  fois  encore,  dès  que  le  passage  biblique  renferme 
une  certaine  poésie  de  la  nature,  la  musique  de  Bach  atteint 
à  la  suprême  beauté.  II  en  est  ainsi  dans  deux  cantates  sur 
le  crépuscule  du  soir:  „Bleib  bei  uns,  denn  es  will  Abend 
werden"  (Reste  avec  nous,  car  le  soir  approche),  No.  6  (Lundi 
de  Pâques),  et  „Am  Abend  aber  desselbigen  Sabbats"  (Le  soir 
même  de  ce  sabbat),  No.  42  (Quasimodogeniti).  La  première 
dit  l'apparition  de  Jésus  aux  disciples  d'Emmaiis,  la  seconde 
commente  ce  verset  de  l'Evangile  selon  St.  Jean:  „Le  soir 
même  de  ce  sabbat  —  les  portes  du  lieu  oii  se  trouvaient  les 
disciples  étaient  fermées,  à  cause  de  la  crainte  qu'ils  avaient 
des  Juifs  — Jésus  vint  et  se  présenta  au  milieu  d'eux"  (20,  19). 
Comment  analyser  dignement  cette  page  musicale?  C'est  la 
clarté  du  jour  qui  s'évanouit;  ce  sont  des  appels  lointains 
qui  se  perdent;  c'est  le  grand  silence,  la  grande  mélancolie, 
l'immense  paix  du  soir!  L'arioso  „Am  Abend,  da  es  kiihle 
ward"  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  avait  déjà  traduit 
puissamment  cette  poésie  du  crépuscule.  Or,  la  Sinfonia  de  la 
seconde  cantate  n'est  que  la  reprise  en  grand  de  cette  esquisse. 
Les  deux  motifs  suivants  donneront  une  idée  de  la  façon 
dont  Bach  traduit  en  musique  le  fuyant  et  l'insaisissable: 


i 


-»-f- 


w^ 


ss 


« 


5 


^^ 


-è^W-9- 


rrrrrr^LU 


cantabile 


Quel  n'eût  pas  été  l'étonnement  de  l'auteur  de  la  Symphonie 
pastorale,  s'il  eût  eu  connaissance  de  cette  œuvre  de  Bach! 
Mais  ce  retour  aux  sources  sacrées  de  la  poésie  biblique, 
n'eût-il  point  dû,  tout  naturellement,  entraîner  un  renouvelle- 
ment complet  de  la  cantate?  Sans  doute;  et  s'il  n'en  fut 
rien,  c'est  que  la  longue  habitude  des  rimes  piteuses  et  des 
fades    libretti    de    Picander    avait   comme    émoussé    le    goût 


Les  cantates  écrites  après  1734  315 

poétique  du  maître.  Au  lieu  de  songer  à  combiner  des 
passages  bibliques  en  une  sorte  de  mosaïque,  à  puiser 
directement  dans  l'Ecriture  sainte,  comme  l'avait  fait  Schiitz, 
il  restait  sous  la  tutelle  de  son  librettiste.  Et  puis,  il  man- 
quait de  clairvoyance;  il  passa  à  côté  des  plus  beaux  passages 
de  la  Bible,  des  passages  de  St.  Paul  et  de  l'Evangile  selon  St. 
Jean,  que  lui  seul,  pourtant,  le  grand  mystique,  eût  été  à 
môme  de  traduire  en  musique.  Il  n'a  même  pas  découvert 
le  treizième  chapitre  de  la  première  Epître  aux  Corinthiens. 
Pour  grande  que  soit  son  œuvre,  elle  est  pauvre  en  grands 
sujets  —  par  sa  faute.  Cette  fois  encore,  au  lieu  d'aller 
jusqu'au  bout  du  chemin  sur  lequel  il  s'était  engagé,  il  revint 

à  la  cantate-choral. 

Un  cycle  entier  de  cantates-chorals  était  échu  en  partage 
à  Friedemann  Bach.  Nous  savons  ce  détail  par  une  lettre 
de  Forkel,  écrite  de  Gôttingue  à  la  date  du  4  avril  1803.  Il 
y  raconte  qu'un  moment  il  eut  l'idée  d'acheter  ces  cantates  à 
Friedemann,  qui  se  trouvait  alors  dans  la  gêne;  mais  comme 
il  ne  pouvait  lui  payer  les  vingt  Louisd'or  qu'il  demandait,  il 
acheta  pour  deux  Louisd'or  la  permission  d'emporter  chez  lui 
le  cycle  entier  et  de  le  parcourir.  Il  en  profita  pour  copier  les 
deux  cantates  „Es  ist  das  Heil  uns  kommen  her"  (No.  9),  et 
„Wo  Gott,  der  Herr,  nicht  bei  uns  hait"  (No.  178).  Plus  tard, 
ce  même  cycle  fut  vendu  douze  Thalers.  Forkel  ne  put 
savoir  quel  en  fut  l'acquéreur'.    Quoi  qu'il  en  soit,  d'heureux 

1.  Voici  le  passage  en  question  de  la  lettre  de  Forkel  (3  Avril  1803).  ,Ich  babe  den 
ganzen  Jahrgang  von  Wilh.  Friedemann  Bach  im  Hause  gehabt,  und  zwar  gerade  den- 
ienigen,  der  so  vortrefflich  Uber  Choralmelodien  gcarbeitet  ist.  Friedem.  Bach  war  damais 
In  grosser  Noth,  und  forderte  von  mir  fiir  den  eigenthumlichen  Bcsitz  des  Jahrgangs 
20  Louisd'or,  fur  die  blosse  ûurchsicht  aber  2  Louisd'or.  Ich  war  damais  nicht  reich 
genug,  mir  auf  einmal  20  Louisd'or  anzulcgen,  die  2  Louisd'or  aber  Iconnte  Ich  tragen. 
Hâtte  ich  das  Ganze  in  diesem  halben  Jahre  abschreiben  lasscn  wollen,  so  wUrde  es  mir 
mebr  als  20  Louisd'or  gekosiet  haben.  Ich  beschloss  daher  mir  einige  der  allervorziig- 
llchsten  Stlicke  fijr  meine  2  Louisd'or  Communicationsgebûhren  seibst  aus  diesem  Jahr- 
gang abzuschreiben.  Ich  besitze  demnach  jetzt  nur  2  Stiicke  ijber  die  Chorale  ,Es  ist  das 
Heil  uns  kommen  her"  und  ,Wo  Gott,  der  Herr  nicht  bei  uns  hiilt*.  Beide  Stiicke  sind 
ausserordentlich  schôn.  Der  ganze  Jahrgang,  Tiir  welchen  ich  20  Louisd'or  bczahlen  sollte, 
wurde  hernach  tus  Noth  flir  12  Thaler  verkauft.  Ich  weiss  aber  nicht,  wohin  er  gekom- 
men  ist." 


316 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


hasards  voulurent  que,  dans  la  suite,  ces  partitions  dispersées 
à  travers  l'Allemagne  reparussent  l'une  après  l'autre,  soit  en 
autographes,  soit  en  copies;  si  bien  qu'à  l'heure  actuelle  il 
n'en  manque  guère  plus  d'une  quinzaine  pour  que  le  cycle 
soit  complet.  L'une  ou  l'autre  se  retrouvera  certainement 
quelque  jour. 

L'une  de  ces  cantates  contient  des  allusions  aux  événe- 
ments de  la  seconde  guerre  de  Silésie  (1744-45):  c'est  la 
cantate  „Du  Friedefiirst,  Herr  Jesu  Christ"  (Jésus -Christ, 
Seigneur  de  la  paix).  No.  116,  pour  le  25^  dimanche  après  la 
Trinité  (15  Nov.  1744).  Le  pays  saxon  ayant  eu  beaucoup 
à  souffrir  de  l'invasion  prussienne,  la  cantate  supplie  Dieu 
de  détourner  ces  maux.  L'œuvre  a  été  écrite  sous  le  coup 
d'une  émotion  profonde'.  On  com.prend  alors  que  Bach,  trois 
ans  plus  tard,  n'ait  pas  montré  trop  d'empressement  à  se 
rendre  à  l'invitation  de  Frédéric -le -Grand,  en  qui  il  voyait 
l'oppresseur  de  sa  patrie.  Si  finalement  il  s'y  décida,  ce  ne 
fut  que  sur  les  instances  d'Emmanuel,  qui  craignait  que  ce 
refus  n'entrainât  sa  disgrâce.  Mais  une  fois  en  présence  de 
cette  personnalité  extraordinaire,  Bach  fut  subjugué  et  alla 
jusqu'à  payer  son  tribut  à  l'ennemi  de  la  Saxe:  il  écrivit 
l'Offrande  musicale. 

En  tout,  nous  possédons  trente  six  cantates-chorals  écrites 


1.  Voici  la  strophe  du  choral  sur  laquelle  est  écrite  le  premier  choeur  de  cette  cantate: 
Chœur: 
Du,  Friedefiirst,  Herr  Jesu  Christ 
Wahr  Mensch  und  wahrer  Gott 
Ein  starker  Nothhelfer  du  bist 
Im  Leben  und  im  Tod. 
Drum  wir  allein  im  Namen  dein 
Zu  deinem  Vater  schreien. 


Récitatif: 
Ach  lass  uns  durch  die  scharfen  Ruten 
Nicht  allzuheftig  bluten  .  .  . 
Wohlan,  so  strecke  deine  Hand 
Auf  ein  erschreckt  geplagtes  Land  ! 
Die  kann  der  Feinde  Macht  bezwingen 
Und  uns  bestandig  Frieden  bringen. 


O  prince  de  la  paix,  Seigneur  Jésus, 

Vrai  homme  et  vrai  Dieu, 

Tu  es  un  puissant  secours 

Dans  la  vie  et  dans  la  mort. 

C'est  pourquoi  nous  nous  adressons 

A  ton  père  en  ton  nom. 


Ah  !  ne  nous  laisse  pas  saigner 

Trop  cruellement  sous  les  verges  .  .  . 

Allons  !  étends  ta  main 

Sur  un  pays  effrayé,  désolé! 

Elle  peut  réduire  la  puissance  de  l'ennemi, 

Et  nous  assurer  la  paix  pour  toujours. 


Les  cantates  écrites  après  1734  317 

entre  1735  et  1745'.  Dans  le  nombre,  il  en  est  une  écrite 
sur  un  choral  de  Hans  Sachs:  „Warum  betrùbst  du  dich, 
mein  Herz"  (Mon  cœur,  pourquoi  t'affliges-tu).  No.  138. 

Quant  à  la  moyenne  des  textes,  elle  est  d'une  banalité 
désolante;  on  sent  que  Bach,  las  de  ses  vaines  tentatives, 
a  renoncé  une  fois  pour  toutes  à  trouver  le  texte  idéal  et 
que,  faute   de  mieux,  il  s'abandonne  entièrement  à  Picander. 


1.  Voici,  d'après   Spitta   la   liste   complète  de  ces  dernières   cantates    par   ordre  alpha- 
bétique: 

1)  ,Ach  Gott,  vom  Himmel  sieh  darein"  No.  2  (2«  dim.  après  la  Trinité). 

2)  ,Ach  Gott,  wie  manches  Herzeleid"  No.  3  (2«  dim.  après  l'Epiphanie). 

3)  ,Ach  HeiT,  mich  armen  Siinder"  No.  135  (3»  dim.  après  la  Trinité). 

4)  ,Ach  lieben  Christen,  seid  getrôst"  No.  114  <17o  dim.  après  la  Trinité). 

5)  ,Ach  wie  nichtig,  ach  wie  fliichtig*  No.  26  (14»  dim.  après  la  Trinité). 

6)  ,Allein  zu  dir  Herr  Jesu  Christ"  No.  33  (13»  dim.  après  la  Trinité). 

7)  ,Aus  tiefer  Not  schrei  ich  zu  dir"  No.  38  (21e  dim.  après  la  Trinité). 

8)  ,Cbristum  wir  sollen  loben  scbon*  (A  solis  ortus  cardine)  No.  121  (2*  jour  de 
Noël). 

9)  .Christ  unscr  Herr  zum  Jordan  kam"  No.  7  (St.  Jean). 

10)  ,Das  neugeborne  Kindelein"  No.  122  (dimanche  après  Noël). 

11)  ,Du  FriedeTùrst,  Herr  Jesu  Christ"  No.  116  (25»  dim.  après  la  Trinité). 

12)  ,ErhaIt  uns  Herr  bel  deinem  Wort*  No.  126  (6«  dim.  après  la  Trinité). 

13)  .Gelobet  seist  du  Jesu  Christ"  No.  91  (Noël). 

14)  „Herr  Christ,  der  einig  Gottessohn"  No.  96  (18»  dim.  après  la  Trinité). 

15)  .Herr  Gott,  dich  loben  aile  wir'  No.   130  (St.  Michel). 

16)  „Herr  Jesu  Christ,  du  hôchstes  Gut"  No.  113  (11*  dim.  après  la  Trinité). 

17)  ,Herr  Jesu  Christ,  wahr'r  Mensch  und  Gott"  No.  127  (Estomihi). 

18)  ,Ich  freue  mich  in  dir"  No.  133  (3*  jour  de  Noël). 

19)  ,Icb  hab  in  Gottes  Herz  und  Sinn*  No.  92  (Septuagesimii).  La  mélodie 
de  ce  choral  est  empruntée  à  une  chanson  française  du  commencement  du 
XVI»  siècle:  ,11  me  suffit  de  tous  mes  maux"  (voir  p.  20). 

20)  «Jesu,  der  du  meine  Seele"  No.  78  (14»  dim.  après  la  Trinité). 

21)  Jesu  nun  sei  geprciset'  No.  41  (Nouvel  an). 

22)  .Liebster  Immanuel,  Herzog  der  Frommen"  No.  123  (Epiphanie). 

23)  , Mâche,  dich  mein  Geist  bereit*  No.  115  (22»  dim.  après  la  Trinité). 

24)  ,Meinen  Jesum  laQ  ich  nicht"  No.  124  (l"  dim.  après  l'Epiphanie). 

25)  ,Mein«  Seel  erhebet  den  Herrn'  No.  10  (Visitation). 

26)  «Mit  Fricd  und  Freud  ich  fahr  dahin"  No.  125  (Purification). 

27)  ,Nimm  von    uns,  Herr,   du   treuer  Gott"    No.  101  (10»  dim.  après  la  Trinité). 

28)  ,Nun  komm  der  Heiden  Heiland"  (2i»'ne  composition)  No.  62  (Ir  Avcnt). 

29)  .Schmucke  dich,  o  liebe  Secle"  No.  180  (2*  dim.  après  la  Trinité). 

30)  ,Warum  betriibst  du  dich,  mein  Herz"  No.  138  (15»  dim.  après  la  Trinité). 
D'après  certains  indices  de  la  partition  autographe  —  entre  autres  la  notation 
du  hautbois  —  cette   cantate  pourrait  avoir  été  composée  dès  1733. 

31)  .Was  frag  ich  nach  der  Welf  No.  94  (9«  dim.  après  la  Trinité). 

32)  .Was  mein  Gott  will,  das  gescheh  allzeit"    No.  111  (3»  dim.  après  la  Trinité). 

33)  ,Wie  schôn  leuchtet  der  Morgenstern"  No.  1  (Annonciation). 

34)  ,Wo  Gott,  der  Herr,  nicht  bci  uns  hiilt'  No.   178  (8»  dim.  après  la  Trinité). 

35)  ,Wohl  dem,  der  sich  auf  seinen  Gott"  No.  139  (23»  dim.  après  la  Trinité). 

36)  .Wo  8oll  ich  fliehen  hin'  No.  5  (19»  dim.  après  la  Trinité). 


318  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

Celui-ci,  de  son  côté,  travestit  à  son  gré  les  plus  beaux 
chorals  en  textes  de  cantates.  Nous  connaissons  les  procédés 
qu'il  emploie,  nous  allions  dire,  les  tortures  qu'il  fait  subir 
aux  belles  strophes  anciennes,  afin  de  les  moderniser.  Pour 
être  juste,  disons  que  cette  fois  il  y  a  mis  un  peu  plus 
de  tact  et  de  modération  que  naguère,  lors  des  cantates- 
chorals  de  l'époque  moyenne.  En  général,  il  laisse  intacte 
la  première  strophe  qui  doit  servir  de  texte  au  grand  chœur 
de  la  cantate;  le  choix  des  chorals  est  assez  heureux;  il  en 
est  qui  se  prêtent  vraiment  à  être  traités  en  cantates.  Ce- 
pendant, malgré  tout,  le  mieux  n'est  guère  sensible  et  les 
textes  des  dernières  cantates  de  Bach  n'en  restent  pas  moins 
défectueux. 

La  musique,  par  contre,  ne  trahit  aucune  faiblesse,  à  un  tel 
point  qu'on  se  demande  parfois  si  ce  sont  bien  là  des  œuvres 
de  la  dernière  époque  de  Leipzig.  L'inspiration  en  est  si 
jeune,  qu'on  serait  tenté  de  les  classer  parmi  les  compositions 
de  Weimar,  n'était  une  certaine  perfection,  disons,  une  certaine 
routine  de  la  forme  qui  prouve  l'expérience  consommée  d'un 
maître.  Quelques-unes  même  sont  plus  fraîches  et  plus  jeunes 
que  les  œuvres  de  l'époque  moyenne.  Ce  retour  au  primitif 
se  remarque  assez  fréquemment  chez  les  grands  génies,  dans 
le  domaine  de  l'art  aussi  bien  que  dans  celui  de  la  pensée. 
Chez  Bach,  il  se  trahit  surtout  par  la  simplicité  de  l'instru- 
mentation; pour  les  airs  notamment,  le  maître  se  contente 
le  plus  souvent  d'un  ou  de  deux  instruments,  quand  il  ne 
préfère  pas  l'accompagnement  de  la  simple  basse  chiffrée. 
Ce  sont  naturellement  les  cantates  de  Noël  qu'il  faut  citer 
avant  tout  parmi  „les  œuvres  de  jeunesse"  de  la  dernière 
époque  de  Leipzig:  celui  qui  les  écrivait  approchait  de  la 
soixantaine,  mais  les  petits  enfants  qui  jouaient  à  ses  pieds 
l'empêchaient  de  songer  à  son  âge.  Mentionnons  tout  spé- 
cialement les  cantates:  „Gelobet  seist  du,  Jesu  Christ",  No.  91 
(Noël);  „Das  neugeborne  Kindelein",  No.  122  (dim.  après  Noël);. 


Les  cantates  écrites  après  1734  319 

ajesu,   nun   sei   gepreiset"   No.  41   (Nouvel-an)   et   „Liebster 
Immanuel,  Herzog  der  Frommen"  No.  123  (Epiphanie). 

Cette  dernière,  en  particulier,  est  une  de  celles  que  l'on 
ne  peut  oublier,  tant  les  harmonies  en  sont  simples  et  leur 
charme  indéfinissable.  L'orchestre  et  le  chœur  répètent,  sans 
relâche,  le  petit  motif  que  voici: 


-4=^ 


jÊizrz 


La  phrase  est  empruntée  aux  premières  notes  de  la  mélodie 
du  choral  et  correspond  aux  paroles:  «Emmanuel,  bien-aimé". 
C'est  ce  mot  que  répète  la  foule  nombreuse  rassemblée  au- 
tour du  Christ  qui  vient  de  se  révéler  au  monde;  elle  lui 
prodigue  des  caresses,  lui  saisit  les  mains,  elle  baise  le  bas 
de  sa  robe,  afin  qu'il  ne  s'en  aille  point.  Tel  est  le  tableau 
qu'évoquait  aux  yeux  de  Bach  le  récit  de  l'Epiphanie  M 

La  seule  particularité  qui  annonce  l'œuvre  de  l'homme 
mûr,  c'est  l'absence  de  toute  recherche  de  formes  nouvelles. 
Quand  Bach  développe  une  idée,  il  manque  ce  je  ne  sais 
quoi  d'imprévu  qui  fait  le  charme  des  œuvres  de  jeunesse. 
L'enchaînement  des  harmonies,  lui  aussi,  est  en  quelque  sorte 
trop  logique.  Bach  écrit  comme  un  mathématicien  qui  a 
trouvé  des  formules  parfaites  pour  toutes  les  opérations  et 
qui  ne  se  soucie  plus  d'en  chercher  d'autres.  Ce  qui  ne  veut 
point  dire  que  le  maître  en  arrive  à  faire  de  la  musique  à  l'aide 
de  formules  et  avec  le  seul  secours  de  la  science:  l'invention 


1.  Mentionnons  encore,  pou    leur  simplicité,  les  cantates: 

,Meinen  Jesum  laO  Icb  nicbt'  No.  124  (Ir  dira,  apris  l'Epiphanie). 

.Mit  Fried  und  Freud  ich  fahr  dahin"  No.  125  (Purification). 

.Jesu  nun  sei  gepreiset*  No.  41  (Nouvel-an). 

,Herr  Jesu  Christ,  du  hôchstcs  Gut*  No.  113  (11*  dira,  après  l'Epiphanie). 

,Herr  Jesu  Christ,  wahr  Mensch  und  Gotf  No.  127  (Estomihl).  Dans  cette  can- 
tate aussi,  comme  dans  celle  pour  Estomlhi  ,Du  wabrer  Gott  und  Davidssohn* 
No.  25,  le  morceau  de  concours  pour  Leipzig,  le  maître  fait  exicuier  par  le» 
instruments  la  mttodie  de  l'Agnus  dei 


320 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


ne  faiblit  pas.  Pour  ce  qui  est  des  thèmes  et  des  motifs, 
les  compositions  de  la  dernière  époque  ne  le  cèdent  en  rien 
à  celles  des  autres.  La  vivacité  avec  laquelle  le  maître  aborde 
son  texte  est  toujours  la  même;  il  n'est  pas  jusqu'à  la  tendance 
à  l'exagération  que  nous  lui  avons  connue  de  tout  temps, 
qui  ne  persiste.  Il  continue  à  affectionner  le  descriptif;  bien 
plus,  les  exemples  de  thèmes  caractéristiques  sont  plus  abon- 
dants que  jamais.  Dans  la  cantate  „Herr  Christ,  der  einzig 
Gottessohn",  No.  96,  se  trouve  le  texte  suivant:  «Tantôt  à 
droite,  tantôt  à  gauche  je  dirige  mes  pas  égarés*".  Bach  se 
laisse  aller  au  plaisir  de  décrire  cette  allure  titubante,  au 
risque  même  de  tomber  dans  le  grotesque.  Voici  la  démarche 
de  la  basse: 


^    4-i1  ^^Hri-^^-P^  I  i       *'     l*^    *    Jl    \T^^T^=^ 


Dans  l'air:  „Mes  pas  chancelaient  de  peur''^  de  la  can- 
tate «Allein  zu  dir,  Herr  Jesu  Christ",  No.  33,  le  titubement 
est  ainsi  représenté: 


1 


^^ 


^J  {.'JJ'^^^fc — "tkb 


Il  n'est  pas  douteux  que  telle  ne  soit  la  signification  de  ce 
thème,  car  il  revient  sous  une  forme  plus  simple  dans  l'air: 


1.  ,Bald  zur  Rechtea,  bald  zur  Linken,  ienkt  sich  mein  verirrter  Schritt.* 

2.  ,Wie  furchtsam  wanktea  meine  Schritte." 


Les  cantates  écrites  après  1734 


321 


, Comme  elles  tremblent  et  chancellent,  les  pensées  des  pé- 
cheurs", de  la  cantate  „Herr,  gehe  nicht  ins  Gericht"  •  : 


I 


^ 


^t^ 


^ 


i^ipzn 


-1-# 


3D«: 


-'h-î'- 


Si  nombreux  sont  les  motifs  descriptifs  dans  ces  dernières 
cantates  que  l'on  n'a  que  l'embarras  du  choix  pour  les 
exemples.  La  cantate  „Ich  hab  in  Gottes  Herz  und  Sinn*, 
No.  92,  illustre  de  la  façon  suivante  les  paroles  „Voyez  comme 
se  rompt  et  comme  tombe  tout  ce  qui  n'est  pas  maintenu 
par  le  bras  puissant  de  Dieu": 


§^=e=H^;=^^ 


'^ 


^Ê^^=^^¥^ 


m 


Le  motif  est  identique,  on  le  voit,  à  celui  du  récitatif-arioso 
de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  „Le  Sauveur  se  prosterne 
devant  son  Père": 


I 


H^ 


=^=^ 


?=^=^ 


^EÎEl3iE^^E^*^^^ 


Dans  un  récitatif  de  la  cantate  „Herr  Jesu  Christ,  du  hôch- 
stes  Gut"  (No.  113),  figure  le  mot  rire^.  C'est  pour  le  maître 
une  occasion  de  développer  tout  le  récitatif  sur  une  basse 
obstinée  qui  fait  entendre  un  rire  puissant: 


Parfois  l'association  d'idées  picturales  qui  a  donné  nais- 
sance au  thème  est  tellement  lointaine,  qu'il  faut  faire  tout 
un  détour  pour  la  découvrir.    Prenons,  par  exemple,  l'air  „Le 


1.  Voir  lussi   Is   cantate:    pich    glaube    Herr,    hilf   meinem    Unglauben*    No.  lOd  qui 
traite  la  foi  chancelante;  elle  repose  toute  entière   sur  le   motif  du  titubement. 

2.  «Jedoch  dein  beilsam  Wort  das  macht,  daQ  mir  das  Herze  wieder  lacht." 
Schveltzer,  Bach. 


21 


322 


La  genèse  des  œuvres  de  Bach 


grain  de  blé  ne  peut  produire  aucun  fruit,  s'il  ne  tombe  sur 
le  sol"',  qui  se  développe  sur  la  basse  obstinée  que  voici: 


-#-»- 


Ê5?E6^^^^ 


î-rs 


P^^Ê^l^^ 


-é  H  0- 


Quelle  en  est  la  signification?  N'est-ce  point  le  geste  du 
semeur  que  représente  la  musique?  Car,  alors,  tout  s'explique: 
c'est,  en  effet,  comme  si,  dans  le  lointain,  l'on  voyait  à  inter- 
valles réguliers  un  bras  s'étendre  une  fois,  deux  fois,  trois 
fois;  la  traînée  des  grains  reste  suspend"  -..  l'air  pendant 
un  instant,  et  puis  tombe  à  terre.  Thème  unique  en  son 
genre!  On  ne  peut  se  lasser  de  le  contempler  avec  une  sur- 
prise toujours  nouvelle.  Combien  caractéristique  est  cet  arrêt 
entre  les  différents  mouvements!  Encore  est-ce  là  un  des 
rares  cas  oîx  nous  puissions  retracer  la  genèse  du  thème: 
Bach,  lui  aussi,  ne  réussissait  pas  toujours  du  premier  coup  ! 
Déjà  pendant  la  composition  du  premier  chœur  le  thème  de 
l'air  le  hantait.  Croyant  le  tenir,  il  le  nota  à  la  hâte  au  bas 
de  la  page,  sous  cette  forme: 


La  transformation  a  donc  consisté,  précisément,  à  remplacer 
le  rythme  souple  à  trois  temps  par  le  rythme  saccadé  à  quatre 
temps,  et  à  introduire  des  pauses:  en  un  mot,  à  lui  donner 
le  rythme  caractéristique  du  mouvement  du  semeur,  que  l'es- 
quisse n'exprimait  qu'imparfaitement. 


1.  „Kein  Frucbt  das  Weizenkômlein   bringt  es  fall  denn   in  die  Erden";  cantate  ,Acb 
lieben  Christen,  seid  getrost."     No.  1 14. 


Les  cantates  écrites  après  1734 


323 


L'exemple  de  description  musicale  le  plus  grandiose  que 
contiennent  les  cantates  de  la  dernière  époque,  c'est  le  chœur 
de  la  cantate  pour  la  St.  Jean:  «Christ,  unser  Herr,  zum  Jor- 
dan kam",  No.  7  (Jésus-Christ,  notre  Sauveur,  vint  au  Jourdain). 
Nous  ne  nous  étonnerons  pas  que  Bach  ait  saisi  l'occasion  de 
décrire  le  mouvement  des  vagues  du  fleuve.  Mais  ce  qu'il 
y  a  de  surprenant,  c'est  l'observation  qui  se  trahit  dans  cette 
description:  le  maître  a  vu  les  grandes  et  les  petites  vagues, 
il  a  vu  les  vagues  lentes  renversées  par  les  vagues  rapides, 
il  a  compris  que  ce  rythme  si  monotone  en  apparence  est 
comme  la  résultante  d'une  diversité  insaisissable  de  rythmes 
toujours  changeants.  Tout  naturellement  il  en  arrive  donc  à 
représenter  les  flots  rapides  du  Jourdain  par  une  série  de 
thèmes  diversifiés  qu'il  agence  simultanément: 


^I^ÏIE 


=5i^ 


=^ 


-1 — (— p — I — . — 1—1 — — I — I — I — 
I     > — I  I     I — I        I — ' 


É^Ë^^^i^^^ 


p^^p  ;«-M^^î^ 


--SC-=f: 


-• — ^ 


:tf 


Qu'on  se  figure  l'effet  que  produit  la  simultanéité  de  ces 
thèmes!  Quel  raffinement,  raffinement  qui  n'est  pourtant  que 
du  réalisme,  dans  l'emploi  de  toutes  les  combinaisons  ima- 
ginables des    motifs,  en  vue   de  produire  ces  enflements   et 

21* 


324  La  genèse  des  œuvres  de  Bach 

ces  decrescendos  tantôt  subits,  tantôt  lents  des  vagues  d'un 
fleuve  rapide.  Et  cette  basse  avec  ces  intermittances  irré- 
gulières, n'évoque-t-elle  pas  ce  bruit  sourd  qui  sort  de  la 
profondeur  des  ondes?  Un  instant,  on  cesse  de  l'entendre, 
puis,  tout  à  coup,  le  voici  qui  retentit  à  nouveau! 

Est-ce  trop  de  dire  que  cet  accompagnement  d'orchestre 
fait  époque  dans  l'histoire  de  la  musique  descriptive? 


IV  PARTIE 

LE  LANGAGE  MUSICAL  DE  BACH 

XXVIIL    Le  symbolisme  de  Bach 

Bach  était  un  poète  et  ce  poète  était,  en  même  temps, 
un  peintre. 

Ce  n'est  point  là  un  paradoxe.  Nous  avons  l'habitude  de 
dénommer  un  artiste  d'après  les  moyens  dont  il  se  sert  pour 
traduire  sa  vie  intérieure:  musicien  s'il  emploie  les  sons, 
peintre  s'il  emploie  les  couleurs,  poète  s'il  emploie  les  mots. 
Mais  il  faut  bien  convenir  que  ces  catégories,  établies  d'après 
un  critérium  extérieur,  sont  fort  arbitraires.  L'âme  de  l'ar- 
tiste est  un  tout  complexe  où  se  mélangent  en  proportions 
infiniment  variables  les  dons  du  poète,  du  peintre,  du  musi- 
cien. Rien  ne  nous  force  à  poser  en  principe  que  des  pro- 
cédés d'un  certain  ordre  doivent  toujours  exprimer  un  rêve 
intérieur  du  même  ordre,  que,  par  exemple,  on  ne  puisse,  à 
l'aide  des  sons  transcrire  qu'un  rêve  de  nature  musicale.  Il 
n'y  a  aucune  impossibilité  à  concevoir  un  rêve  de  poète  ré- 
alisé par  les  couleurs  ou  un  rêve  de  musicien  réalisé  par 
les  mots,  et  ainsi  de  suite.  Les  exemples  de  ces  transpositions 
abondent. 

Schiller  était  musicien.  En  concevant  ses  œuvres,  il  avait 
des  sensations  auditives.  Dans  une  lettre  à  Korner,  du 
25.  Mai  1792,  il  s'exprime  ainsi:  „La  musique  d'une  poésie 
est  bien  plus  souvent  présente  à  mon  âme,  quand  je  m'as- 
sieds à  ma  table  pour  l'écrire,  que  l'idée  nette  du  contenu,  sur 


326  L^  langage  musical  de  Bach 

lequel  souvent  je  suis  à  peine  d'accord  avec  moi-même"*. 
Goethe,  lui,  était  peintre  au  point  qu'il  fut  longtemps  hanté  par 
l'idée  que  sa  vraie  vocation  était  peut-être  la  peinture.  Il 
étudiait  le  dessin  avec  obstination  et  souffrait  de  ne  pouvoir 
rendre  les  choses  telles  qu'il  les  voyait.  On  sait  comment,  pour 
en  finir  avec  ces  incertitudes,  il  imagina,  au  cours  d'un  voyage 
à  pied  qui  le  ramenait  de  Wetzlar  vers  le  Rhin,  de  consulter 
le  sort  pour  décider  de  son  avenir.  „Je  suivais,  raconte-t-il 
dans  Poésie  et  Vérité,  la  rive  droite  de  la  Lahn  et  voyais  à 
quelque  distance  au-dessous  de  moi  la  rivière,  dissimulée 
parfois  par  de  riches  saussaies,  glisser  aux  rayons  du  soleil. 
Alors  se  réveilla  en  moi  mon  ancien  désir  de  pouvoir  peindre 
dignement  de  tels  objets.  Je  tenais  par  hasard  un  beau 
couteau  de  poche  dans  ma  main  gauche;  et,  à  l'instant,  j'en- 
tendis retentir  au  fond  de  mon  âme  l'ordre  impérieux  de 
lancer  sur-le-champ  ce  couteau  dans  le  fleuve.  Si  je  le  voyais 
tomber,  mon  vœu  d'artiste  serait  exaucé;  si  le  plongeon  du 
couteau  était  dissimulé  par  les  branches  qui  surplombaient, 
il  me  fallait  renoncer  à  mon  souhait  et  à  mes  efforts.  A 
peine  conçue,  cette  fantaisie  fut  mise  à  exécution,  car,  sans 
avoir  égard  à  l'utilité  du  couteau  qui  renfermait  plusieurs 
pièces,  je  le  lançai  aussitôt  de  toute  ma  force,  avec  la  main 
gauche,  dans  la  rivière.  Malheureusement,  cette  fois  aussi, 
je  dus  éprouver  la  trompeuse  ambiguité  des  oracles,  dont  les 
anciens  déjà  se  plaignaient  si  fort.  Le  plongeon  du  couteau 
me  fut  caché  par  les  derniers  rameaux  des  saules,  mais  l'eau 
rejaillit  sous  le  choc  comme  une  puissante  fontaine  et  me  fut 
parfaitement  visible.  Je  n'expliquai  pas  la  chose  à  mon 
avantage  et  le  doute  qu'elle  éveilla  en  mon  esprit  eut  dans 
la  suite  cette  fâcheuse  conséquence,  que  je  me  livrai  à  l'étude 
du  dessin  d'une  manière  plus  décousue  et  plus  négligée,  don- 
nant ainsi  moi-même  à  l'oracle  l'occasion  de  s'accomplir." 

1.  „Das  Musikalische  eines  Gedichtes  scbwebt  mir  weit  ôfter  vor  der  Seele,  wenn  ich 
mich  binseize  es  zu  machen,  als  der  klare  Begriff  vom  Inhalt,  iiber  den  ich  oft  kaum  mit 
mir  selber  einig  bin." 


Le  symbolisme  de  Bach  327 

II  devint  donc  poète  tout  en  restant  peintre:  son  œuvre 
se  compose  de  portraits  et  de  paysages.  L'évocation  visuelle, 
c'est  là  l'originalité  et  comme  le  secret  de  son  talent  narratif. 
Ses  lettres  de  Suisse  sont  des  esquisses  de  tableaux,  et 
dans  ses  lettres  d'Italie  il  se  félicite  „d'avoir  eu  de  tout  temps 
le  don  de  voir  le  monde  avec  les  yeux  du  peintre,  dont  les 
tableaux  étaient  présents  à  son  esprit."  Dans  ses  prome- 
nades en  gondole,  Venise  lui  apparut  comme  une  succession 
de  tableaux  de  l'école  Vénitienne.  Ses  personnages  sont  des 
portraits.  Dans  Faust,  c'est  lui-même  qu'il  peint.  Toutes  ces 
scènes  idylliques,  naïves,  tragiques,  burlesques,  fantastiques, 
allégoriques  de  ce  vaste  drame,  sont  autant  de  toiles  de  fond 
sur  lesquelles  se  détache  le  portrait  de  Goethe  aux  différents 
moments  de  sa  vie.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  musique  qu'il  ne 
perçût  sous  forme  visuelle:  en  entendant  du  Bach,  il  voyait 
des  personnages  raides  dans  leurs  atours  descendre  un  grand 
escalier  à  pas  solennels. 

Est-il  besoin  de  rappeler  le  cas  classique  de  Taine,  ce 
peintre  de  la  littérature?  Gottfried  Keller,  l'auteur  de  „Romeo 
et  Juliette  au  village,"  avait  également  débuté  par  la  peinture. 
Inversement,  Bocklin  est  un  poète  fourvoyé  parmi  les  peintres. 
Son  imagination  poétique  le  transporte  dans  les  lointains 
mythologiques  et  évoque  devant  les  yeux  du  peintre,  sous 
forme  de  visions  concrètes,  ce  monde  des  forces  élémentaires 
rêvé  par  les  poètes  panthéistes.  Qu'importent  dès  lors  au 
poète  les  lignes  et  les  couleurs?  La  composition  picturale, 
l'exactitude  du  dessin,  il  en  fait  bon  marché;  l'essentiel  pour 
lui,  c'est,  de  plus  en  plus,  d'exprimer  des  idées.  Rien  de 
plus  significatif  à  cet  égard  que  l'œuvre  dernière  de  Bocklin, 
cette  informe,  mais  si  dramatique  image  de  la  Peste  du 
musée  de  Bâle. 

Nietzsche  était  un  musicien.  Il  s'essaya  même  dans  la 
composition  musicale  et  soumit  ses  ébauches  à  Wagner. 
Elles  sont  encore  plus  médiocres  que  les  dessins  de  Goethe. 


328  L^  langage  musical  de  Bach 

Et  cependant,  à  un  moment  donné,  il  se  crut  les  talents  d'un 
compositeur.  Il  les  possédait  en  effet:  c'est  lui  qui  a  créé 
le  style  symphonique  dans  la  littérature.  Sa  façon  de  com- 
poser l'œuvre  littéraire  est  celle  d'un  symphoniste;  étudiez 
à  ce  point  de  vue  „Par  de  là  le  Bien  et  le  Mal"  et  vous  y 
trouverez  jusqu'aux  petites  fugues  qui  interviennent  dans  les 
Symphonies  de  Beethoven.  Lire  une  œuvre  sans  rythme 
était  une  souffrance  pour  lui.  ,,Même  nos  bons  musiciens 
écrivent  mal,"  s'écrie-t-il  avec  humeur.  N'est-elle  pas  étrange 
cette  affinité  entre  Nietzsche,  le  musicien  parmi  les  penseurs 
et  Wagner,  le  penseur  parmi  les  musiciens?  Leur  sort  était 
de  se  rencontrer  pour  se  séparer,  de  s'aimer  pour  se  haïr. 
Et  cependant,  de  tous  les  Wagnériens,  Nietzsche  est  le  seul 
qui  ait  compris  l'âme  du  maître  de  Bayreuth,  lui  qui  a  trouvé 
pour  caractériser  l'esprit  artistique  de  "Wagner  cette  formule 
si  vraie:  „ Wagner  en  tant  que  musicien  doit  être  classé 
parmi  les  peintres,  en  tant  que  poète  parmi  les  musiciens,  en 
tsnt  qu'artiste,  dans  un  sens  plus  général,  parmi  les  acteurs." 
C'est  de  cette  coexistence  des  différents  instincts  artisti- 
ques dans  une  même  personnalité  qu'il  faut  partir,  pour  établir 
les  rapports  réciproques  qui  unissent  les  arts.  Trop  long- 
temps, l'on  s'est  complu,  en  esthétique,  à  formuler  des  défini- 
tions empruntées  à  la  nature  des  différents  arts  et  à  échafau- 
der  sur  cette  base  arbitraire  théories  et  controverse.  Il 
devait  en  résulter,  le  plus  souvent,  des  axiomes  et  des 
jugements  dont  la  solidité  n'est  qu'illusoire.  Que  n'a  t-on  dit 
et  écrit  sur  la  musique  descriptive!  Pour  les  uns,  elle  n'est 
rien  moins  que  la  fin  dernière  de  toute  musique;  pour  les 
autres,  elle  représente  une  dégénérescence  de  la  musique 
pure,  affirmations  diamétralement  contradictoires,  qu'on  ne 
saurait  taxer  de  fausseté  et  qui,  pourtant,  n'enferment  qu'une 
part  de  vérité.  Comment  résoudre  l'antinomie?  En  étudiant, 
dirons-nous,  la  question  au  point  de  vue  de  la  psychologie 
et  de  l'histoire. 


Le  symbolisme  de  Bach  329 

Tout  art,  nous  enseigne  la  psychologie,  manifeste  des  ten- 
dances «descriptives"  en  tant  qu'il  veut  exprimer  plus  que 
ne  lui  permettent  ses  moyens  propres  d'expression.  La  pein- 
ture veut  exprimer  les  sentiments  du  poète  ;  la  poésie  veut 
évoquer  des  visions  plastiques;  la  musique  veut  peindre  et 
exprimer  des  idées.  C'est  comme  si  l'âme  de  ^l'autre  ar- 
tiste* voulait  parler,  elle  aussi.  L'art  pur  n'est  qu'une  ab- 
straction. Toute  œuvre  d'art,  pour  être  comprise,  doit  suggérer 
une  représentation  complexe  où  s'amalgament  et  s'harmonisent 
des  sensations  de  tout  ordre.  Celui  qui,  devant  un  tableau 
représentant  un  paysage  de  bruyère,  n'entend  pas  la  vague 
musique  du  bourdonnement  des  abeilles,  ne  sait  pas  voir,  de 
même  que  celui  pour  lequel  la  musique  n'évoque  aucune 
vision,  ne  sait  pas  entendre.  La  logique  de  l'art,  c'est  la 
logique  de  l'association  des  idées,  et  l'impression  artistique 
est  d'autant  plus  forte,  que  la  complexité  des  associations 
d'idées  conscientes  et  subconscientes  de  l'artiste  se  com- 
munique, par  l'entremise  de  son  œuvre,  d'une  façon  plus 
intense  et  plus  complète.  L'art,  c'est  la  transmission 
des  associations  d'idées. 

Les  peintres  ne  copient  pas  simplement  la  nature,  mais 
ils  la  reproduisent  pour  nous  faire  partager  la  surprise  et 
l'émotion  qu'ils  ont  ressenties  devant  elle,  en  la  voyant  en 
poètes.  Et  ce  qu'ils  nous  enseignent,  qu'est-ce,  sinon  à  voir 
partout  la  nature  avec  les  yeux  du  poète? 

La  musique  descriptive  est  donc  légitime  puisque  la 
peinture  et  la  poésie  sont  comme  les  éléments  inconscients, 
sans  lesquels  le  langage  des  sons  ne  se  concevrait  pas.  Il 
y  a  du  peintre  dans  tout  musicien.  Ecoutez-le  parler,  et  cette 
seconde  nature  vous  apparaîtra  aussitôt.  Pour  exprimer  l'idée 
la  plus  simple,  les  musiciens  ne  sauraient  se  passer  d'avoir 
recours  à  des  images  et  à  des  métaphores.  Leur  langage  est 
une  sorte  de  peinture  en  paroles;  d'où  l'allure  si  originale,  si 
pittoresque,  souvent  aussi,  si  bizarre  et  incohérente  de  leurs 


330  Le  langage  musical  de  Bach 

écrits.  Rien  de  plus  intéressant,  à  cet  égard,  que  leurs 
lettres:  elles  montrent  leur  esprit  sans  cesse  travaillé  par  des 
images  visuelles. 

La  tendance  descriptive  apparaît  déjà  dans  les  œuvres  des 
primitifs.  Ce  sont  des  tendances  imitatives  très  naïves  ;  ils 
veulent  reproduire  le  chant  des  oiseaux,  le  rire,  les 
gémissements,  le  bruit  d'une  source  ou  d'une  cascade  ;  bien 
plus:  ils  prétendent  représenter  des  scènes  entières,  et 
aboutissent  ainsi  à  des  narrations  musicales  oii  les  péri- 
péties de  la  composition  sont  censées  correspondre  à  celles 
d'un  récit.  C'est  précisément  dans  les  deux  générations 
antérieures  à  Bach  que  nous  voyons  apparaître  simultané- 
ment en  Italie,  en  Allemagne  et  en  France,  cette  musique 
descriptive  rudimentaire.  Ainsi,  dans  les  morceaux  caractéris- 
tiques de  Froberger  et  des  clavecinistes  français,  que  Bach 
connaissait,  dans  les  descriptions  orchestrales  des  maîtres 
hambourgeois,  les  Keiser,  les  Mattheson  et  les  Telemapn,  et 
surtout,  dans  les  sonates  bibliques  de  Kuhnau,  qui  sont  comme 
l'expression  classique  de  cette  tendance.^ 

Cette  musique  descriptive  primitive  a  si  peu  cessé  d'e- 
xister qu'elle  reparaît  avec  toutes  ses  prétentions  dans  notre 
musique  à  programme.  Entre  les  mains  de  Liszt  et  des  dis- 
ciples, grands  et  petits,  qui  s'engagent  dans  cette  voie,  la  sym- 
phonie tourne  au  poème  symphonique  (Symphonische  Dichtung). 
Les  péripéties  ne  s'expliquent  plus  par  elles-mêmes;  elles 
nécessitent  un  commentaire  qui  annonce  ce  que  la  musi- 
que va  représenter.  Qu'on  ne  s'y  méprenne  pas:  pour  grands 
que  soient  les  moyens  qu'elle  emploie  et  la  netteté  d'ex- 
pression à  laquelle  elle  atteint,  cette  musique  descriptive  n'en 
reste  pas  moins  primitive  et  comme  en  marge  de  la  musique, 
précisément  parce  qu'elle  ne  s'explique  point  par  elle-même. 
Et   quand  ce    sont  des  musiciens    de    second    ordre    qui    la 

1.  Les  débuts  de  la  musique  descriptive  mériteraient  une  étude  spéciale.  Il  s'agirait 
de  réunir  tout  le  matériel  en  question,  ce  qui  n'a  pas  encore  été  fait. 


Le  symbolisme  de  Bach  331 

pratiquent,  ils  ont  beau  multiplier  les  explications  et  commenter 
chaque  mesure:  ce  caractère  «primitif  ne  fait  que  s'accentuer. 
Tels  les  anciens  peintres,  qui  figuraient  les  paroles  de  leurs 
personnages  par  une  guirlande  de  mots  qui  s'élançait  de  leur 
bouche,  au  lieu  de  se  contenter  du  geste  et  de  l'expression. 

L'histoire  de  la  musique  descriptive  primitive  comprend 
donc  deux  périodes:  une  période  ancienne  et  une  période 
moderne.  Ici  et  là,  nous  sommes  en  présence  de  tendances 
normales,  qui,  étant  donné  la  façon  dont  elles  se  sont  mani* 
festées  et  développées,  n'ont  abouti  qu'à  un  art  faux. 

Dans  l'art  pictural,  nous  constatons  une  anomalie  ana- 
logue: la  peinture  biblique.  Séduits  par  des  épisodes  connus 
de  tous,  les  peintres,  anciens  et  modernes,  se  sont  laissés  en- 
traîner au-delà  des  limites  naturelles  de  la  narration  picturale. 
Ils  croyaient  représenter  tel  ou  tel  épisode  de  l'Histoire  sainte, 
en  réunissant  sur  une  même  toile  les  personnages  qui  y 
figurent;  ils  ne  songeaient  point  à  se  demander  si  l'action  de 
l'épisode  pouvait  être  concentrée  dans  une  scène  unique  et 
se  traduire  d'une  façon  concrète  par  l'attitude  des  person- 
nages, comme  l'exige  la  logique  de  toute  composition  pictu- 
rale. Aussi  ont-ils  créé,  presque  tous,  des  tableaux  qui  sont, 
en  leur  genre,  aussi  faux  que  la  fausse  musique  descriptive. 
Comme  les  scènes  bibliques  des  Sonates  de  Kuhnau,  leurs 
œuvres  ne  s'expliquent  que  par  des  sous-entendus.  Un 
homme  avec  un  couteau,  un  enfant  avec  les  bras  liés,  une  tête 
qui  surgit  à  travers  les  nuages,  un  bouc  dans  les  arbustes: 
tout  cela  réuni  sur  une  toile  représente  l'histoire  du  sacrifice 
d'Abraham.  Une  femme  et  un  homme  assis  au  bord  d'une 
citerne,  douze  hommes  venant  deux  par  deux  sur  la  route, 
dans  le  fond  des  gens  sortant  d'un  bourg:  c'est  Jésus  et  la 
Samaritaine. 

La  peinture  biblique  fournit  en  abondance  des  exemples 
de  cette  fausse  narration  picturale  qui,  en  vérité,  n'est  que 
de  la  belle    imagerie.     Si  achevée  que  soit  l'exécution,  elle 


332  Le  langage  musical  de  Bach 

ne  réussit  point  à  faire  oublier  l'absence  complète  de  com- 
position. C'est  qu'en  réalité,  il  n'y  a  qu'un  très  petit  nombre 
de  scènes  bibliques  qui  se  prêtent  à  la  peinture  ;  les  autres 
ne  sont  pas  susceptibles   de  remplir  les   conditions  voulues. 

Le  seul  qui  véritablement  ait  fait  preuve  de  discernement 
dans  le  choix  des  sujets  et  qui  n'ait  jamais  fait  de  la  fausse 
peinture  biblique,  c'est  Michel-Ange.  Que  l'on  compare  à  ses 
puissantes  évocations  de  l'histoire  sainte  les  simples  illustra- 
tions qu'en  a  données  Véronèse.  Si  admirables  et  si  presti- 
gieuses que  soient,  au  point  de  vue  de  la  forme,  les  Noces 
de  Cana,  ne  nous  croirions-nous  pas  tout  simplement  en  pré- 
sence d'un  festin  quelconque,  n'était  cette  sorte  de  conven- 
tion tacite  passée  entre  le  peintre  et  le  public? 

La  peinture  biblique  et  la  peinture  d'histoire,  tels  sont 
les  deux  aspects  du  faux  descriptif  dans  l'histoire  de  la  pein- 
ture; ces  deux  chapitres  dans  l'histoire  des  arts  plastiques 
ont  leur  parallèle  dans  celle  de  la  musique.  Les  représen- 
tants supérieurs  du  genre  descriptif  sont,  pour  l'art  plastique, 
Michel-Ange,  pour  la  musique,  Bach. 

Bach  était  un  poète.  Mais  il  lui  manquait  le  don  de  s'ex- 
primer. Son  langage  était  sans  distinction,  et  son  goût  poétique 
n'était  pas  plus  développé  que  celui  de  ses  contemporains. 
Eût-il,  autrement,  accepté  si  volontiers  les  libretti  de  Picander? 

Et  pourtant  il  était  poète  dans  l'âme,  en  ce  qu'il  cher- 
chait dans  un  texte,  avant  tout,  la  poésie  qu'il  contient.  Quelle 
différence  entre  lui  et  Mozart!  Mozart  est  purement  musicien. 
Il  prend  un  texte  donné  et  l'habille  d'une  belle  mélodie.  Bach, 
au  contraire,  le  creuse;  il  l'approfondit  jusqu'à  ce  qu'il  ait 
trouvé  l'idée  qui,  à  ses  yeux,  représente  l'essentiel,  ce  que 
devra  illustrer  la  musique.  Il  a  horreur  de  la  musique  neutre 
qui  vient  se  superposer  à  un  texte  sans  avoir  rien  de  com- 
mun avec  lui  que  le  rythme  et  un  sentiment  tout  à  fait  gé- 
néral. Souvent,  sans  doute,  quand  il  se  trouve  en  présence 
d'un  texte   sans   idée   saillante,   force  lui  est  de  faire  contre 


Le  symbolisme  de  Bach  333 

mauvaise  fortune  bon  cœur.  Mais  avant  de  se  résigner,  il 
fait  l'impossible  pour  découvrir  quelque  germe  musical  dans  le 
texte  même.  Déjà  la  phrase  musicale  qu'il  lui  applique,  est 
née  du  rythme  naturel  des  paroles.  Par  là  il  devance  Wagner. 
Chez  Hândel,  on  perçoit  souvent  un  antagonisme  latent  entre 
la  phrase  du  texte  poétique  et  la  phrase  musicale  qui  vient  se 
superposer  à  celle-ci.  Par  exemple,  il  lui  arrive  de  fragmenter 
des  périodes  longues  en  plusieurs  phrases,  qui  cessent,  dès 
lors,  de  former  un  tout.  Chez  Bach,  au  contraire,  la  période 
musicale  est  modelée  sur  le  phraser  du  texte.  Elle  en  jaillit 
naturellement.  La  phrase  la  plus  longue,  il  la  rend  par  une 
de  ses  belles  grandes  périodes  musicales  dont  il  a  le  secret. 
De  passages  sans  structure  aucune  qui,  au  premier  abord, 
semblent  réfractaires  à  toute  déclamation,  il  tire  les  plus 
belles  phrases  musicales,  et  avec  une  habileté  si  naturelle, 
qu'on  s'étonne  de  ne  pas  y  avoir  soupçonné  ce  phraser 
jusque  là'. 

Son  plus  grand  souci,  c'est  de  donner  au  texte  le  relief 
qu'exige  la  musique.  Peu  lui  importe  d'amplifier  le  senti- 
ment exprimé  par  ces  paroles.  Le  contentement  devient 
volontiers  joie  exubérante  et  la  tristesse,  douleur  aiguë.  Sou- 
vent il  s'attache  à  un  seul  mot  qui  résume,  à  ses  yeux,  tout 
ce  que  le  texte  contient  de  substance  musicale,  et,  par  la  com- 
position, il  lui  donne  une  importance  qu'il  n'avait  point  en  réa- 
lité. C'est  ainsi  que  du  texte  de  la  cantate  „Es  ist  ein  trotzig 
und  verzagtes  Ding"  (No.  176),  il  n'a  réalisé  en  musique  que 
le  mot  «trotzig*  (arrogant),  alors  que,  dans  l'ensemble,  il  s'agit 
plutôt  de  contrition.  En  mainte  occasion,  il  présente  son 
texte  sous  un  jour  faux;  mais,  toujours,  l'idée  qui  se  prête 
à  l'expression  musicale  se  trouve  amenée   au   premier  plan. 

1.  Citons,  par  exemple,  le  premier  chœur  de  la  cantate  ,Die  Himmel  erzShIen  die 
Ehre  Gottes"  (psaume  19,  versets  2»  et  4»),  No.  76,  et  la  cantate  ,Nach  dir  Herr  verlanget 
mlch".  No.  150.  On  apprécie  cet  art  tout  particulier,  partout,  où  Bach  a  mis  en  musique  des 
versets  bibliques.  Ce  sont  eux,  en  effet,  qui  offrent  le  plus  de  difficultés  i  la  déclamation 
musicale,  n'ayant  jamais  été  destinés  à  être  mis  en  musique  et  accusant  un  style  étrange 
et  incohérent  par  suite  des  différentes  traductions  qu'ils  ont  subies. 


334  ^^  langage  musical  de  Bach 

C'est  elle  que  la  composition  fait  ressortir  comme  en  travail 
repoussé. 

Son  instinct  dramatique  n'est  pas  moins  développé.  Le 
plan  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu,  si  admirablement  conçu 
au  point  de  vue  dramatique,  est  de  son  invention.  Dans  chaque 
texte  il  cherche  des  contrastes,  des  oppositions,  des  gradations 
à  faire  valoir  par  la  musique.  C'est  dans  le  Petit  recueil  de 
chorals  («Orgelbiichlein")  qu'éclate  le  mieux  l'importance 
qu'il  attache  aux  contrastes  et  aux  gradations:  il  y  dispose 
les  chorals  de  manière  que  l'un  donne  du  relief  à  l'autre. 
De  même,  dans  les  cantates  mystiques,  il  oppose  la  crainte 
de  la  mort  (Todesfurcht),  à  la  joyeuse  nostalgie  de  la  mort 
(Freudige  Todessehnsucht).  Souvent  il  rehausse  un  texte  en 
le  commentant  par  un  thème  de  choral  qu'on  entend  dans 
l'orchestre.  Au  texte  „Ich  steh  mit  einem  FuC  im  Crabe" 
(J'ai  déjà  un  pied  dans  la  tombe),  vient  s'ajouter  le  choral 
«Dieu,  agis  envers  moi  selon  ta  bonté"  (Cantate  No.  156); 
dans  un  récitatif  de  la  cantate  „Wachet,  betet"  (Veillez  et 
priez)  No.  70,  la  trompette  fait  entendre  tout  à  coup  le  choral 
du  jugement  dernier  „Es  ist  gewiClich  an  derZeit";  dans  la 
cantate  „Sehet,  wir  gehen  hinauf  nach  Jérusalem"  (Voici,  nous 
allons  monter  à  Jérusalem)  No.  159,  surgit  le  choral  de  la 
Passion  „0  Haupt  voll  Blut  und  Wunden"^ 

Mais  ce  qui  tient  la  plus  grande  place  dans  son  œuvre,, 
c'est  la  poésie  picturale.  Avant  tout,  il  recherche  l'image, 
tout  différent  en  cela  de  Wagner,  qui  est  plutôt  un  dramatique 
lyrique.  Bach,  lui,  est  plus  voisin  de  Berlioz  et  plus  voisin 
encore  de  Michel-Ange.  S'il  avait  pu  lui  être  donné  de  voir 
un  tableau  de  Michel-Ange,  nul  doute  qu'il  n'y  eût  retrouvé 
quelque  chose  de  son  âme  à  lui. 

Mais  son  âme  de  peintre  resta  ignorée  de  ses  contempo- 
rains.    Ses   élèves  et   ses  fils  ne  se  sont  pas  avisés  de  ses 

1.  Pour  d'autres  exemples  de  textes  illustrés  par  des  mélodies  de  choral,  voir  les 
cantates  No.  H,  23,  25,  48,  75,  106,  127,  161. 


Le  symbolisme  de  Bach  335 

instincts  picturaux,  pas  plus  qu'ils  ne  se  sont  doutés,  que  sa 
véritable  grandeur,  c'était  d'être  un  poète  en  musique.  De 
même  Forkel,  Mossevius,  von  Winterfeld,  Bitter  et  Spitta. 
Spitta,  que  sa  connaissance  approfondie  des  œuvres  de  Bach 
mettait  pourtant  à  même  de  voir  juste,  éprouve  comme  une 
appréhension  à  pousser  ses  recherches  dans  cette  direction. 
Quand  il  ne  peut  faire  autrement,  il  avoue  que  telle  et  telle 
page  contient  de  la  musique  descriptive,  sans  oublier  jamais 
d'ajouter  que  c'est  là  un  pur  accident  auquel  on  aurait  tort 
d'attacher  quelque  importance.  Ces  exemples,  pour  lui,  sont 
des  curiosités,  rien  de  plus.  En  toute  occasion,  il  affirme 
que  la  musique  de  Bach  est  au  dessus  de  „puérilités''  de  ce 
genre,  qu'elle  est  de  la  musique  pure,  la  seule  qui  soit  clas- 
sique. Cette  appréhension  l'égaré.  La  crainte  qu'un  jour 
on  ne  vînt  à  découvrir  chez  Bach  de  la  musique  descriptive,  et 
que  cette  découverte  ne  portât  atteinte  à  sa  réputation  d'au- 
teur classique,  l'empêchent  de  s'apercevoir  du  rôle  qu'elle 
joue  dans  ses  compositions  ^ 

Voyons  Bach  à  l'œuvre.  Quelque  mauvais  que  soit  le 
texte,  pourvu  qu'il  contienne  une  image,  le  voilà  satisfait. 
Vient-il  à  découvrir  une  idée  picturale,  elle  lui  tient  lieu  du 
texte  tout  entier;  il  s'attache  à  elle  au  risque  d'aller  à  ren- 
contre de  l'idée  dominante  qu'il  renferme.  Préoccupé  qu'il 
est  exclusivement  de  l'élément  pictural,  il  n'aperçoit  point  la 
faiblesse  et  les  défectuosités  du  libretto. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  nature,  qu'il  ne  sente,  pour  ainsi 
dire,  d'une  façon  picturale.  La  poésie  de  la  nature  dans  son 
œuvre  n'est  point  lyrique,  comme  chez  Wagner:  elle  est 
plutôt  vue  que  sentie.  Ce  sont  des  tourbillons  de  vent,  des 
nuages  qui  s'avancent  à  l'horizon,  des  feuilles  qui  tombent, 
des  vagues  qui  s'agitent. 

I.  Voir  Spitta  II,  p.  406:  .Wie  gern  Bach  aucb  inalerische  Ziige  einstreute,  er  that  es 
nicbt  in  Folge  einer  auf  rousikalische  Plastilc  gericbteten  Grundaoschauung.  Jene  Zûge 
aind  Siicbiigcn  Anregungen  entsprungene  Wlize,  deren  Vorhandensein  oder  Fehien  Werth 
oder  Verstiindlicbiceit  des  Tonsiuclies  in  seinem  eigentlicbco  Wesen  nicbt  iindert.* 


336  Le  langage  musical  de  Bach 

Son  symbolisme,  lui  aussi,  est  visuel  comme  celui  d'un 
peintre.  C'est  par  là  qu'il  arrive  à  exprimer  des  idées  tout 
à  fait  abstraites.  Dans  la  cantate  No.  77,  pour  le  13^  di- 
manche après  la  Trinité,  il  traite  ce  verset  de  l'Evangile:  „Tu 
aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu,  de  tout  ton  cœur,  de  toute 
ton  âme,  de  toute  ta  force  et  de  toute  ta  pensée,  et  ton 
prochain  comme  toi-même"  (Luc.  10,  27).  C'est  la  réponse 
du  Christ  au  scribe  qui  lui  avait  demandé  quel  était  le  plus 
grand  de  tous  les  commandements.  Or,  ces  commandements, 
petits  et  grands,  la  musique  les  représente  par  la  mélodie  du 
choral  „Dies  sind  die  heilgen  zehn  Gebot"  (Voici  les  dix 
commandements),  que  les  basses  de  l'orgue  font  entendre  en 
blanches,  et  les  trompettes  en  noires,  tandis  que  le  chœur 
exécute  le  verset  du  Seigneur  qui  proclame  la  nouvelle  loi 
d'amfur. 

Bach  a-t-il  eu  nettement  conscience  de  cet  instinct  pic- 
tural? Il  ne  semble  guère.  On  ne  trouve,  à  notre  con- 
naissance, dans  ses  confidences  à  ses  élèves,  aucune  allusion 
qui  permette  de  l'affirmer.  Le  titre  de  l'Orgelbiichlein  an- 
nonce bien  qu'il  s'agit,  en  l'espèce,  de  chorals  modèles,  mais 
il  ne  dit  pas  qu'ils  sont  typiques  précisément  parce  qu'ils 
sont  descriptifs.  Et  puis,  toutes  les  parodies  qu'il  fit  de  ses 
œuvres,  supprimant  ainsi  les  intentions  picturales  de  sa  propre 
musique,  ne  sont-elles  pas  là  pour  attester  que  l'instinct  de- 
scriptif, chez  lui,  était  inconscient?  Mais  aussi  bien,  où  est 
chez  le  génie  la  limite  du  conscient  et  de  l'inconscient? 
N'est-il  point  l'un  et  l'autre  à  la  fois?  De  même  Bach;  il 
est  inconscient  quant  à  l'importance  qu'a  dans  son  œuvre  la 
musique  descriptive;  mais  dans  sa  façon  de  discerner  les 
sujets  à  traiter  et  dans  le  choix  des  moyens,  il  est  d'une 
clairvoyance  absolue. 

La  grande  erreur  de  tous  les  primitifs  consiste  à  vouloir 
traduire  en  musique  tout  ce  qui  se  trouve  dans  un  texte. 
Bach  évite  cet  écueil.  II    se  rend  bien  compte  que  les  péri- 


Le  symbolisme  de  Bach  337 

péries  d'un  texte  doivent  être,  à  la  fois  très  simples  et  forte- 
ment marquées  pourqu'on  puisse  se  risquer  à  les  retracer 
par  les  sons.  Aussi  les  cas  où  il  use  de  ce  moyen  sont-ils 
très  rares. 

De  plus,  quand  il  suit  les  indications  d'un  texte,  il  n'appuie 
pas  à  la  façon  prétentieuse  des  primitifs.  On  admirera  de 
quelle  façon  modeste  il  souligne,  dans  les  récitatifs  de  la 
Passion  selon  St.  Matthieu,  un  mot  par  ci,  un  mot  par  là.  Ce 
sont  comme  de  légères  inflexions  de  la  musique,  destinées  à 
passer  inaperçues.  De  même,  dans  les  cantates  et  dans  les 
chorals.  Par  contre,  un  motif  nouveau  apparaît-il  dans  le 
texte,  la  musique  change  aussitôt,  car,  pour  Bach,  une  nouvelle 
image  nécessite  un  nouveau  thème.  Ils  ne  sont  pas  rares, 
les  grands  chœurs,  où  deux  et  même  trois  thèmes  successifs 
interviennent  à  tour  de  rôle  parce  que  le  texte  les  appelle. 
Ainsi  dans  la  cantate  „Siehe,  ich  will  viel  Fischer  aussenden" 
(No.  88),  écrite  sur  ce  texte  de  Jérémie:  „  Voici,  j'envoie  une 
multitude  de  pêcheurs,  dit  l'Eternel,  et  ils  les  pécheront;  et 
après  cela  j'enverrai  une  multitude  de  chasseurs,  et  ils  les 
chasseront."  La  musique  de  la  première  partie  dépeint  le 
mouvement  des  vagues,  car  le  mot  «pêcheur"  évoque  url  lac 
aux  yeux  de  Bach;  dans  la  seconde  moitié  (Allegro  quasi 
presto),  ce  sont  les  chasseurs  qui  parcourent  la  montagne: 
on  entend  des  fanfares.  Bien  des  airs  présentent  la  même 
singularité:  le  thème  de  la  partie  médiane  correspond  à  une 
autre  image  que  celui  de  la  partie  principale. 

Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  la  musique  de  Bach  n'est  de- 
scriptivequ'en  tant  que  ses  thèmes  sont  toujours  déterminés 
par  une  association  d'idées  picturale?  Cette  association,  tantôt 
s'affirme  énergiquement,  tantôt  est  comme  inconsciente.  II 
y  a  des  thèmes  dont,  au  premier  abord,  on  ne  soupçonnerait 
pas  l'origine  picturale,  s'il  ne  se  trouvait,  dans  les  autres 
œuvres,  toute  une  série  de  thèmes  analogues  dont  l'origine 
n'est  point  douteuse.    Ce  sont  alors  les  thèmes  plus  accentués 

Schwelizer,  Bach.  22 


338  L^  langage  musical  de  Bach 

qui  éclairent  l'origine  des  autres.  En  rapprochant  les  thèmes 
de  Bach,  on  découvre  une  série  d'associations  d'idées  pictu- 
rales qui  se  reproduisent  régulièrement,  quand  le  texte  y 
donne  lieu.  Cette  régularité  dans  l'association  des  idées,  on 
ne  la  trouverait  ni  chez  Beethoven,  ni  chez  Berlioz,  ni  chez 
Wagner.  Le  seul  qu'on  puisse  comparer  à  Bach,  c'est  Schubert. 
L'accompagnement  de  ses  Lieder  repose  sur  un  langage  de- 
scriptif, dont  les  éléments  sont  identiques  à  celui  de  Bach, 
sans  toutefois  atteindre  à  sa  précision.  Il  ne  connaissait 
guère  les  œuvres  du  Cantor  de  Leipzig,  mais  voulant  tra- 
duire en  musique  la  poésie  des  Lieder,  il  devait  nécessaire- 
ment se  rencontrer  avec  celui  qui  avait  traduit  en  musique 
la  poésie  des  chorals. 

Le  langage  musical  de  Bach  est  le  plus  développé  et  le 
plus  précis  qui  existe.  Il  a,  en  quelque  sorte,  ses  racines  et 
ses  dérivations  comme  n'importe  quelle  langue. 

Il  existe  toute  une  série  de  thèmes  élémentaires  procé- 
dant d'images  visuelles,  dont  chacun  produit  toute  une  fa- 
mille de  thèmes  diversifiés,  selon  les  différentes  nuances  de 
ridée  qu'il  s'agit  de  traduire  en  musique.  Souvent,  pour  une 
même  racine,  on  trouvera  vingt  à  vingt-cinq  variantes  dans 
les  différentes  œuvres;  car,  pour  exprimer  la  même  idée,  Bach 
revient  toujours  à  la  même  formule  fondamentale.  C'est 
ainsi  que  nous  rencontrons  les  thèmes  de  la  „  démarche ** 
(Schrittmotive) ,  traduisant  la  fermeté  ou  l'hésitation;  les 
thèmes  syncopés  de  la  lassitude,  les  thèmes  de  la  quiétude, 
qui  représentent  des  ondulations  calmes  ;  les  thèmes  de  Satan, 
exprimant  une  sorte  de  reptation  fantastique;  les  thèmes  de 
la  paix  sereine;  les  thèmes  des  deux  notes  liées,  qui  expriment 
la  souffrance  noblement  supportée;  les  thèmes  chromatiques 
en  cinq  ou  six  notes,  qui  expriment  la  douleur  aiguë,  et, 
finalement,  la  grande  catégorie  des  thèmes  de  la  joie. 

Il  existe  une  quinzaine  ou  une  vingtaine  de  ces  catégories 
dans    lesquelles   on   peut   faire   rentrer  tous  les  motifs    ex- 


Le  symbolisme  de  Bach  339 

pressifs  caractéristiques  de  Bach.  La  richesse  de  son  langage 
ne  consiste  pas  dans  l'abondance  de  thèmes  différents,  mais 
dans  les  différentes  inflexions  que  prend  le  même  thème 
suivant  les  occasions.  Sans  cette  variété  de  nuances,  on 
pourrait  même  reprocher  à  son  langage  une  certaine  mono- 
tonie. C'est  en  effet  la  monotonie  du  langage  des  grands 
penseurs  qui,  pour  rendre  la  même  idée,  ne  trouvent  toujours 
qu'une    expression   unique,    parce   qu'elle   est  la  seule  vraie. 

Mais  son  langage  permet  à  Bach  de  préciser  ses  idées 
d'une  façon  surprenante.  Il  dispose  d'une  variété  de  nuances 
dans  l'expression  de  la  douleur  et  de  la  joie,  qu'on  cherche- 
rait vainement  chez  d'autres  musiciens.  Une  fois  connus  les 
éléments  de  son  langage,  les  compositions  même  qui  ne  se 
rattachent  à  aucun  texte,  comme  les  préludes  et  les  fugues 
du  Clavecin  bien  tempéré,  deviennent  parlantes  et  énoncent 
en  quelque  sorte,  une  idée  concrète.  S'agit-il  d'une  musique 
écrite  sur  des  paroles,  on  peut,  sans  regarder  le  texte,  en 
préciser  les  idées  caractéristiques  à  l'aide  des  thèmes  seuls. 

Mais  le  plus  curieux,  c'est  que  ce  langage  de  Bach  n'est 
point  le  fruit  d'une  longue  expérience.  Les  différents  motifs 
de  la  douleur  se  trouvent  déjà  dans  le  Lamento  du  Cappricio, 
qu'il  a  écrit  entre  dix-huit  et  vingt  ans.  Quand  il  composait 
l'Orgelbûchlein,  qui  date  de  l'époque  de  Weimar,  il  avait 
environ  trente  ans.  Or,  à  ce  moment,  tous  ses  motifs  expres- 
sifs typiques  sont  déjà  arrêtés  et  fixés,  et,  dans  la  suite,  ne 
subiront  plus  aucun  changement.  C'est  qu'en  cherchant  à 
représenter  en  musique  toute  une  série  de  chorals,  il  se 
vit  forcé  de  chercher  les  moyens  de  s'exprimer  simplement 
et  clairement.  Il  renonce  alors  à  décrire  par  le  développe- 
ment musical  et  adopte  le  procédé  qui  consiste  à  tout  ex- 
primer par  le  thème.  En  même  temps  il  fixe  les  formules 
principales  de  son  langage  musical. 

Ces  petits  chorals  sont  donc  le  dictionnaire  de  la  musi- 
que de  Bach.      C'est   de  là  qu'il   faut  partir,   pour  arriver  à 

22* 


340  L^  langage  musical  de  Bach 

comprendre  ce  qu'il  veut  dire  dans  les  cantates  et  dans 
les  Passions. 

Toutefois,  dans  sa  recherche  de  la  trop  grande  précision 
de  langage,  il  lui  arrive  parfois  d'outre-passer  les  limites 
naturelles  de  la  musique.  Il  est  indéniable  qu'on  trouve  dans 
ses  œuvres  bien  des  pages  qui  causent  une  déception  à  l'audi- 
tion. C'est  que  bon  nombre  de  ses  thèmes  procèdent  plutôt 
de  la  vision  que  de  l'imagination  musicale  proprement  dite.  En 
cherchant  à  reproduire  une  image  visuelle,  il  se  laisse  en- 
traîner à  créer  des  thèmes  qui  sont  admirablement  caracté- 
ristiques, mais  qui  n'ont  plus  rien  de  la  phrase  musicale. 
Dans  les  oeuvres  de  jeunesse  ces  exemples  sont  rares,  parce- 
que  l'instinct  mélodique  est  encore  plus  fort  que  l'instinct 
descriptif.  Mais  plus  tard,  les  exemples  de  cette  musique 
ultra-picturale  deviennent  assez  fréquents.  Parmi  les  grands 
chorals  de  1736,  quelques-uns,  comme  les  chorals  sur  la 
sainte-cène  (VI  No.  30)  et  sur  le  baptême  (VI  No.  17),  sont 
déjà  par  delà  les  limites  de  la  musique.  Il  en  est  de  même 
de  tous  les  airs  construits  sur  des  thèmes  figurant  la  démarche 
d'un  homme  qui  trébuche.  C'est  ainsi  que  la  cantate  „Ich 
glaube  Herr,  hilf  meinem  Unglauben"  (J'ai  la  foi  Seigneur, 
aide-moi  dans  mon  doute)  No.  109,  est  presque  insupportable 
à  l'audition,  parce  qu'elle  décrit  la  foi  défaillante  à  l'aide  de 
thèmes  de  ce  genre.  Bach  jouant  lui-même  ou  dirigeant 
ces  morceaux,  savait-il  les  faire  agréer  par  la  perfection 
de  l'exécution?  Avait-il  un  secret  d'interprétation  que  nous 
n'avons  pas  encore  découvert? 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  fait  reste  certain:  l'intérêt  pictural 
chez  lui  l'emporte  parfois  sur  l'intérêt  musical.  Bach,  lui 
aussi,  a  outrepassé  les  limites  de  la  musique  pure.  Mais 
son  erreur,  n'est  pas  comparable  à  celle  des  grands  et  des 
petits  primitifs  de  la  musique  descriptive,  qui  péchaient  par 
ignorance  des  ressources  techniques  de  l'art;  elle  a  sa  source 
dans  l'exceptionnelle  hauteur  de   son  inspiration.     Goethe  en 


Le  langage  musical  des  chorals  341 

composant  son  Faust  croyait  écrire  une  pièce  propre  à  être 
représentée  au  théâtre.  Or,  l'œuvre  devint  si  grande  et  si 
profonde,  qu'elle  peut  à  peine  supporter  la  représentation 
scénique.  Chez  Bach,  de  même,  l'intensité  d'une  pensée 
qui  aspire  à  s'exprimer  sans  réticence  et  en  toute  sincérité 
est  parfois  telle  qu'elle  fait  tort  à  la  beauté  purement  musi- 
cale de  ses  ouvrages.  II  a  pu  se  tromper:  mais  ses  erreurs 
sont  de  celles  que    seul   le  génie  est  capable  de  commettre. 


XXIX.    Le  langage  musical  des  chorals 

Tout  en  suivant  rigoureusement  l'ordre  de  l'année  ecclé- 
siastique dans  le  recueil  des  petits  chorals,  le  maître,  par  le 
choix  du  détail,  a  manifestement  cherché  à  les  grouper  en  un 
ensemble,  de  façon  que  chacun  d'eux  se  détachât  avec  vigueur 
de  la  masse. 

Les  chorals  de  Noël  et  de  Pâques  forment  de  petits  ora- 
torios, les  chorals  de  la  Passion  une  Passion  de  moindre 
dimension,  où  s'annonce  déjà  le  plan  de  la  Passion  selon 
St.  Matthieu  ^    D'autres  fois,  c'est  une  intention  de  contraste 

I.  Oratorio  de  Noël. 

L'Avent:  ,Veni  redemptor*  V,  No.  42. 

Introduction:  ,Gottes  Sohn  isi  kommen"  (Le  fîls  de  Dieu  est  venu)  V,  No.  19. 

,Herr  Ciirist  der  einig  Gottessohn"  (Christ  l'unique  fils  de  Dieu)    V,  No.  22. 

,Lob  sei  dem  allmachtigen  Gott"  (Gloire  soit  au  Tout  puissant)      V,  No.  38. 

La  crèche:  ,Puer  nitus  in  Bethlehem"  V,  No.  46. 

.Gelobet  seist  du,  Jesu  Christ'  (Sois  béni,  Jésus  Christ)  V,  No.  17. 

,Der  Tag,  der  ist  so  freudenreich"  (Dies  est  laetitiae)  V,  No.  11. 

L'appirition  des  «nges:  „Voin  Himmel  hocb,  da  komni  icb  her'  (Du  haut  du 

ciel  j'arrive)  V,  No.  49. 

,V'oin  Himmel  kam  der  Engel  Schaar"   (Du  haut   du   ciel  apparut 

la  multitude  des  anges)  V,  No.  50. 

L'adoration  devant  la  crèche:  ,In  dulci  jubilo*  (Berceuse  spirituelle  du  Moyen- 
Age)  V,  No.  35. 
,Lobt  Gott,   ihr  Cbristen  allzugleich*  (Louez  Dieu,  chrétiens  tous 

ensemble)  V,  No.  40. 

La  contemplation  mystique:  Jesu    meine   Freude"   (Jésus  ma  joie)  Largo I  V,  No.  31. 

,Cbristum  wir  sollen  loben  schon'  (A  solis  ortus  cardine)  Adagio! 

Canto  fermo  in  alto  V,  No.    6. 

Final:  ,Wir  Christenleut,  ban  jetzund  Freud'  (Nous  chrétiens,  nous  sommes 

remplis  de  joie)  V,  No.  î."^. 

,Helft  mir  Gottes  GiJte  prelsen*  (Aidez -moi   à  louer  la  bonté  de 

Dieu)  V,  No.  21. 


342  Le  langage  musical  de  Bach 

qui  guide  le  maître:  des  deux  chorals  de  Nouvel -an,  le 
premier  „Das  alte  Jahr  vergangen  ist"  (La  vieille  année  est 
passée)  V  No.  20,  est  une  méditation  mélancolique  au  cré- 
puscule de  la  dernière  soirée,  le  second  „In  dir  ist  Freude" 
(En  toi  est  la  joie)  V  No.  34,  un  chant  d'allégresse  au  soleil 
levant  de  la  nouvelle  année;  des  deux  chorals  sur  le  cantique 
de  Siméon,  le  premier  „Mit  Fried  und  Freud  ich  fahr  dahin" 
(C'est  en  paix  et  en  joie  que  je  m'en  vais)  V  No.  41,  dépeint 
l'attente  joyeuse  de  la  mort,  le  second  „Herr  Gott  nun  schleuC 
den   Himmel  auf"  (Dieu,  ouvre-moi  le   ciel,  je  t'en  supplie), 

V  No.  24,  la  lassitude  de  la  vie;  le  choral  sur  le  péché  ori- 
ginel „Durch  Adams  Fall"  (Par  la  chute  d'Adam)  V  No.  13, 
est  immédiatement  suivi  du  choral  sur  le  salut  en  Christ 
„Es  ist  das  Heil  uns  kommen  her"    (Le  salut  nous  est  venu) 

V  No.   16,  tout  débordant  de  joie. 

Parmi  ces  chorals,  quelques  uns  ont  un  caractère  descriptif 
très  prononcé.  La  chute  d'Adam  (V  No.  13),  par  exemple, 
est  représentée  par  le  basso  obstinato  que  voici: 


La  Passion  en  chorals. 
Introduction:  Grand  Agnus  Dei  V,  No.  44. 

Petit  Agnus  Dei  V,  No.    3. 

Les  Sept  paroles:   ,Da  Jésus  an  dem  Kreuze  stund"  (Quand  Jésus  fut  sur  la 

croix)  V,  No.    9. 

Jésus  expirant:  „0  Mensch,  bewein  dein  Siinde  groO"  (Homme,  pleure  ton  grand 

péché)  V,  No.  45. 

L'hymne  de   reconnaissance:    „Wir  danken  dir,   Herr  Jesu  Christ*   (Nous  te 

remercions,  Jésus  Christ)  V,  No.  56. 

Méditation:  ,Hilf  Gott,  daO  mir's  gelinge"  (Dieu  aide-moi)  V,  No.  29. 

La  descente  de  croix,  la  sépulture,  les  adieux:  ces  chorals  ne  sont  pas  terminés. 

L'oratorio  de  Pâques  en  chorals. 
Le  crépuscule  et  l'aurore:   „Christ  lag  in  Todesbanden*  (Christ  était  retenu 

dans  les  liens  de  la  mort)  V,  No.    5. 

,Jesus  Christus   unser  Heiland,   der  den  Tod  ûberwand"   (Jésus 

Christ  notre  sauveur,  qui  maîtrisa  la  mort)  V,  No.  32. 

„Christ  ist  erstanden"  (Christ  est  ressuscité)  V,  No.     4. 

L'annonce  de  la  résurrection:   „Erstanden   ist  der  heilge  Christ'   (Christ  est 
ressuscité). 
Ce   choral    représente    un    dialogue    entre  les   femmes    et   l'ange 

gardien  de  la  tombe  V,  No.  14. 

„Erschienen  ist  der  herrliche  Tag'  (Elle  a  paru,  la  journée  radieuse)    V,  No.  15. 
,Heut  triumphiret  Gottes  Sohn*  (C'est  le  jour  du  triomphe  du  fils 

de  Dieu)  V,  No.  28- 


Le  langage  musical  des  chorals  343 

-te 


9±rriHzr^:iJi^^r^r^ 


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Dans  le  chant  de  la  résurrection  „Erstanden  ist  der  heilge 
Christ"  No.   14,  la  basse  fait  entendre  le  motif: 


:î= 


L'apparition  des  anges  dans  les  chorals  „Vom  Himmel 
hoch"  (V  No.  49),  et  „Vom  Himmel  kam"  (V  No.  50),  est  dé- 
crite par  un  charmant  désordre  de  gammes  ascendantes  et 
descendantes.  Même  description  dans  les  variations  en  Canon 
sur  un  choral  de  Noël  (V  p.  92-101),  dans  une  fughetta 
sur  „Vom  Himmel  hoch"  (VII  No.  54),  et  dans  une  simple 
harmonisation  de  ce  choral  (V  p.  106).  En  traitant  le  Gloria, 
Bach  n'oublie  jamais  qu'il  s'agit  du  chant  des  anges:  il  n'écrit 
sur  cette  mélodie  que  des  duos  ou  des  trios  d'une  grâce  in- 
finiment charmante  (VI  No.  3-11);  à  deux  reprises  même, 
(VI  No.  5  et  No.  10),  l'impression  purement  musicale  souffre  de 
cette  extrême  complaisance  descriptive  du  maître,  qui  trop 
exclusivement  s'abandonne  à  la  description  du  mouvement 
gracieux  qui  doit  représenter  les  anges  apparaissant  et  dis- 
paraissant dans  les  nuages.  D'autres  fois,  il  s'amuse  à  décrire 
leur  disparition  par  des  cadences  ascendantes  (VI  No.  8, 1 0  et  1 1). 

Le  texte  du  choral  „Ach  wie  fliichtig,  ach  wie  nichtig* 
V  No.  1,  compare  la  vanité  des  choses  d'ici  bas  au  brouillard 
que  nous  voyons  se  former  et  disparaître  aussitôt'.  Cette 
fois  encore,  c'est  par  un  ingénieux  mouvement  de  gammes 
que  le  maître  traduit  cette  image;  vingt  ans  plus  tard,  il 
écrira  sur  ce  même  choral  (Cantate  No.  26),  un  chœur  qui 
ne  sera  qu'une  sorte  d'agrandissement  de  ce  petit  tableau 
musical.     Le   même  dessin,    en  plus  vigoureux,    se   retrouve 

1,  Ach  wie  fltichtig,  ach  wie  nichtig,  Ist  der  Menschen  Leben, 

Wie  ein  Nebel  bald  entstehet  und  auch  wieder  bald  vergehet, 
So  ist  unter  Leben,  sehet. 


344 


Le  langage  musical  de  Bach 


dans  le  premier  chœur  d'Eole  satisfait,  où  les  vents  impétueux 
chassent  devant  eux  les  nuages  d'automne.  Voici  ces  trois 
exemples  typiques  pour  l'immuabilité  du  langage  musical  de  Bach  : 

Petit  choral:  Ach  wie  fliichtig.  V  No.  1. 


^ 


S-*-B-#- 


^^ 


=2=|t 


Cantate-Choral:  „Ach  wie  nichtig".    No.  26. 


Eole  satisfait  «Drarnma  per  musica".     Premier  chœur. 


f 


Le  langage  musical  des  chorals 


345 


Le  choral  sur  le  baptême  „Christ  unser  Herr  zum  Jordan 
kam"  (Jésus-Christ,  notre  Seigneur  vint  au  Jourdain  )VI  No.  17, 
tout  comme  la  cantate  correspondante  (No.  9),  représente 
une  eau  courante.  Les  vagues  rapides  des  doubles  croches 
courent  sur  la  mélodie  qui  est  dans  la  basse:  de  même,  dans 
le  dernier  verset  du  choral,  le  baptême  est  décrit  comme 
une  onde  salutaire,  teintée  par  le  sang  du  Christ,  qui  passe 
sur  l'humanité  et  enlève  toute  souillure  et  tout  péché. 

Même  description  dans  la  petite  version  de  ce  choral 
<VI  No.  18);  c'est  une  miniature  curieuse,  qu'on  n'a  pas  en- 
core analysée  jusqu'ici.  Quatre  motifs  s'avancent  simulta- 
nément: la  première  phrase  de  la  mélodie  et  son  renverse- 
ment, la  première  phrase  de  la  mélodie  en  mouvement  accéléré 
et  son  renversement. 

Petite  version  du  choral  sur  le  baptême:  «Christ  unser 
Herr  zum  Jordan  kam"  VI  No.   18. 


Première  phrase  de  la 
mélodie. 


Renversement  de  la  première  phrase 
de  la  mélodie. 


Première  phrase  de  la  mélodie  en  mouvement  accéléré. 


Renversement  de  la  première  phrase  de  la  mélodie  en  mouvement 

accéléré. 


^ 


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:*=p3: 


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^J^=3L 


5 


N'est-ce  point  là  de  l'observation  très. réaliste?  On  croit 
voir  les  vagues  s'élever  et  retomber,  les  vagues  lentes  cul- 
butées par  les  vagues  rapides?  Mais  n'est-ce  point  là  aussi  une 
peinture   musicale   qui  s'adresse  plutôt  à  l'œil  qu'à  l'oreille? 

Très  primitif  est  le  symbolisme  du  choral  „Dies  sind 
die  heilgen  zehn  Gebot"  (Voici  les  dix  commandements)  V 
No.   12:     la    pédale    répète    dix    fois   la  première  phrase    de 


346  L^  langage  musical  de  Bach 

la  mélodie.  Dans  une  fuguette  sur  ce  même  choral  (VI  No.  20), 
le  thème,  comme  l'idée  l'exige,  apparaît  dix  fois.  Le  sym- 
bolisme d'une  autre  version  du  même  choral  (VI  No.  19),  qui 
doit  en  représenter  l'idée  dogmatique,  est  plus  abstrait.  Dans 
une  grande  fantaisie  libre  nous  voyons  les  différentes  par- 
ties suivre  leur  chemin  sans  souci  les  unes  des  autres,  sans 
rythme,  sans  plan:  tel  le  désordre  moral  dans  le  monde  avant 
la  promulgation  de  la  loi  divine.  Mais,  tout  à  coup,  la  loi 
apparaît  représentée  par  un  canon  sévère  sur  la  mélodie  de 
choral,  qui  se  poursuit  majestueusement  à  travers  toute  la 
fantaisie.  L'intention  est  ingénieuse,  on  le  voit;  et  cependant 
l'impression  produite  est  peu  agréable:  c'est  que  l'opposition 
de  l'ordre  et  du  désordre,  sous  cette  forme  abstraite,  n'est 
point  de  celles  qui  se  prêtent  à  être  traitées  par  la  musique. 
Toutefois,  les  exemples  de  ce  descriptif  tout  extérieur 
sont  aussi  rares  que  les  textes  qui  le  suggèrent  au  maître. 
Là  où  éclate  la  vraie  grandeur  de  Bach,  c'est  plutôt  dans  un 
certain  descriptif  réfléchi:  grâce  à  tout  un  système  d'asso- 
ciations d'idées  picturales,  il  sait  prêter  des  thèmes  carac- 
téristiques à  des  textes  où  un  autre  n'eût  découvert  aucune 
idée  saillante,  susceptible  d'être  traduite  en  musique.  Enumé- 
rons  les  plus  importantes  de  ces  expressions  musicales 

Les  thèmes  de  la  démarche  (Schrittmotive) 
Des  pas  assurés  représentent  la  fermeté  et  la  force,  des 
pas  chancelants,  la  lassitude  et  la  défaillance.  L'avant-dernier 
des  petits  chorals  de  Noël  „Wir  Christenleut"  V  No.  55,  par 
exemple,  recommande  une  foi  ferme  en  Christ  le  Sauveur'; 
cette  foi  est  symbolisée  par  la  basse  obstinée  que  voici: 


3^J^4^^ 


Wir  Christenleut,  han  jetzund  Freud, 

Weil  uns  zum  Trost  ist  Christus  Mensch  geborea, 

Hat  uns  erlôst,  wer  sich  deO  trôst 

und  glaubet  fest,  soll  nicht  werden  verloren. 


Le  langage  musical  des  chorals 


347 


Cette  explication  pourrait  sembler  discutable,  si  le  même 
thème  ne  revenait  dans  d'autres  chorals  avec  une  significa- 
tion identique.  Nous  le  retrouvons  dans  la  grande  version 
du  Credo  (VII  No.  60).  Le  morceau  se  compose  d'une  fan- 
taisie plutôt  rêveuse  que  grandiose  sur  un  motif  emprunté  à 
la  première  phrase  de  la  mélodie:  telle  l'explication  du  Credo 
dans  le  catéchisme  de  Luther,  qui  fait  consister  l'essentiel 
de  la  foi  dans  une  confiance  toute  enfantine  en  la  bonté  du 
Père  céleste.  La  croyance,  conviction  ferme,  est  représentée 
dans  ce  choral  par  une  basse  analogue  à  celle  que  nous 
connaissons  déjà: 


Dans  la  grande  version  du  choral  sur  la  sainte  cène 
„Jesus  Christus  unser  Heiland"  VI  No.  30,  c'est  encore  la  foi 
inébranlable  qu'il  s'agit  de  représenter.  Le  dogme  luthérien, 
comme  l'on  sait,  prétendait,  au  contraire  du  rationalisme  de 
Zwingli,  que  les  paroles  de  l'institution  de  la  cène  n'étaient 
point  une  parabole,  et  il  insistait  sur  la  nécessité  de  croire 
qu'un  changement  miraculeux  se  produit  dans  les  éléments 
à  la  suite  des  paroles  de  l'institution.  Le  credo  quia  absurdum 
ne  saurait  être  traduit  que  par  un  thème  caractéristique  à 
l'excès,  qui  semble  avoir  été  suggéré  à  Bach  par  la  vision 
d'un  marin  qui  cherche  un  appui  solide  sur  les  planches 
roulantes: 


m 


^iM 


UJ^HUJ-J 


•  U 


^^ 


î 


^ 


Avouons,  toutefois,  que  le  thème,  pour  être  très  caracté- 
ristique, n'est  guère  musical.  De  plus,  Bach  a  exécuté  cette 
fantaisie  dans  des  proportions  beaucoup  trop  grandes;  elle 
manque  d'unité,  parce  que  le  canto  fermo  de  la  mélodie,  qui 
devrait  former  comme  le  soutien  du  tout,  se  trouve  fragmenté 


348 


Le  langage  musical  de  Bach 


en  différentes  phrases  entrecoupées  de  grands  interludes. 
D'où  l'impossibilité  de  tout  effet  musical.  Le  procédé  que 
Bach  emploie  dans  ces  grands  chorals  est  celui  qu'il  a 
inauguré  dans  l'Orgelbuchlein,  et  qui  consiste  à  illustrer  la 
mélodie  par  une  ligne  caractéristique.  Ce  procédé  aboutit, 
en  quelque  sorte,  à  la  gravure  musicale.  Les  petits  chorals 
de  l'Orgelbuchlein  sont  du  Durer  en  musique.  Mais  le 
maître  oublie  que  la  gravure  ne  saurait  s'accommoder  de  pro- 
portions démesurées.  Si  admirable  qu'en  soit  la  conception, 
ces  grands  chorals  n'en  sont  pas  moins  des  œuvres  de  forme 
manquée. 

Les  pas  chancelants  représentent  la  lassitude.  Dans  le 
second  choral  sur  le  cantique  de  Siméon  »Herr  Gott  nun 
schleuC  den  Himmel  auf"  (Dieu,  ouvre-moi  le  ciel)  V  No.  24, 
un  homme  qui  a  fini  sa  course  et  qui  est  las  de  la  souffrance 
et  du  combat  de  la  vie,  comme  le  dit  le  texte,  vient  frapper 
à   la   porte    du    cieP.     Voici    par    quel    motif   Bach    dépeint 


cette  scène:    ^(^    \f^ 


Dans  la  suite,  le  maître  ne  manquera  jamais  de  rendre  la 
lassitude  par  le  mouvement  syncopé:  le  choral  „Hilf  Gott 
daC  mir's  gelinge**  V  No.  29,  comme  texte  et  comme  dessin 
musical,  est  identique  à  celui  dont  nous  venons  de  parler. 
Dans  le  choral  sur  les  Sept  paroles  „Da  Jésus  an  dem  Kreuze 
stund"  (V  No.  9),  la  lassitude  du  Seigneur  mourant  est,  de 
nouveau,  représentée  par  un  motif  de  la  même  catégorie: 


fnjT^_^-^^ 


9^(".   1   ^ 


^3: 


Ne  dirait-on  pas  voir  un  corps  qui  s'affaisse? 


„Herr  Gott  nun  schleufi  den  Himmel  auf,  mein  Zeit  zu  End  sicb  neiget. 

Icb  hab  vollendet  meinen  Lauf,  deO  sicb  mein  Seel  sehr  freuet. 

Hab  g'nug  gelitten,  mich  miid  gestritten, 

Schick  mich  fein  zu,  zur  ew'gen  Ruh' 

LaD  fahren,  was  auf  Erden:  will  lieber  selig  werden.* 


Le  langage  musical  des  chorals 


349 


Les  images  sont,  on  le  voit,  surtout  traduites  par  la 
basse.  Maître  Bôhm  de  Liinebourg  se  doutait-il  que  le  petit 
choriste  qui  l'écoutait  si  attentivement  écrirait  un  jour  des 
basses  obstinées  à  sa  façon?  Voici,  par  exemple,  celle  du 
,Puer  natus  in  Bethlehem"  (V.  No.  46): 


gS^ 


Tr- 


^-#- 


tx 


ï=3: 


ë±^fe 


1= 


^ 


-^=-# 


^ 


t: 


4=5: 


Ce  sont  les  révérences  des  Mages  qui  s'avancent  vers  la 
crèche,  ainsi  que  le  prouvent  des  motifs  analogues  dans  cer- 
taines cantates.  Le  basso  obstinato  du  choral  de  Pâques 
„Heut  triumphiret  Gottes  Sohn"  (C'est  aujourd'hui  le  jour  de 
triomphe  du  fils  de  Dieu)  V  No.  28,  symbolise  le  mot  «triomphe" 
par  un  motif  où  l'on  croirait  voir  un  héros  foulant  ses  en- 
nemis aux  pieds;  certes  cette  image  messianique  des  pro- 
phètes n'a  pas  été  sans  inspirer  Bach  dans  la  conception  de 
ce  thème: 


§^^^^^^i3^E^ 


^T^ 


Dans  le  pre.nier  des  chorals  de  Pâques  «Christ  lag  in 
Todesbanden"  (Christ  était  retenu  dans  les  liens  de  la  mort) 
V  No.  5,  des  basses  lourdes  suspendues  à  la  mélodie  repré- 
sentent les  liens  de  la  mort. 


-    I-       —,       .,  ■  irf — I — ^ K -L- 


=i^T; 


Les  motifs  de  la  quiétude 
La  quiétude  joyeuse  est  ordinairement  représentée  par  des 
motifs  dont  voici  l'archétype: 


^s^T^^^^ff^r^p^^^^^M 


Nous  trouvons  ce  motif  déjà  dans  les  œuvres  de  jeunesse, 
par  exemple,  dans  la  neuvième  variation  sur  le  choral  „0  Gott 


350 


Le  langage  musical  de  Bach 


du  frommer  Gott"  (V,  p.  74)*.  Il  se  dessine  également,  plus 
ou  moins  nettement,  dans  plusieurs  chorals  du  petit  recueil: 
„Herr  Christ  der  ein'ge  Gottessohn"  V,  No.  22,  «Gelobet 
seist  du  Jesu  Christ"  V,  No.  17,  „Vater  unser  im  Himmel- 
reich"  (Notre  père  qui  es  aux  cieux)  V,  No.  48,  et  «Allé 
Menschen  miissen  sterben"  (Tous  les  hommes  courent  à  la 
mort)  V,  No.  2.  Ce  dernier  étant  un  choral  funèbre,  on  est 
surpris  d'y  trouver  le  motif  de  la  quiétude  joyeuse;  mais 
comme  le  texte  parle  également  de  la  félicité  céleste  qui 
nous  attend  après  cette  vie^,  Bach  ne  peut  s'empêcher  d'illu* 
miner  la  mélodie  funèbre  en  y  faisant  rayonner  l'allégresse 
de  la  félicité  de  l'au  delà. 

De  par  sa  nature  même,  ce  motif  se  prête  aux  modifia 
cations  les  plus  variées.  Parfois,  le  dessin  en  est  tout  à 
fait  effacé:  ainsi  dans  le  choral  mystique  „Jesu  meine  Freude* 
(Jésus  ma  joie)  V,  No.  31,  où  il  revêt  la  forme  suivante: 


La  basse  du  choral  de  Noël    „Lob  sei  dem  allerhôchsten 
Gott"  V,  No.  38  nous  le  présente  encore  plus  effacé. 

Les  motifs  de  la  douleur 
Les  deux  formes  sous  lesquelles  apparaît  le  plus  souvent 
le  sentiment  de  la  douleur  dans  la  musique  de  Bach  sont: 
le  rythme  des  deux  liées,  pour  la  douleur  noble  et  grande, 
un  motif  chromatique  de  cinq  ou  six  notes  pour  la  douleur 
aiguë.  Comme  exemple  du  rythme  des  deux  liées,  citons 
le  choral  sur  l'Agnus  dei  (O  Lamm  Gottes)  V,  No.  44: 


1.  Voici  le  texte  du  verset  en  question: 

,Gott  Vater,  dir  sei  Preis,  hier  und  im  Himniel  oben, 
Gott  Sohn,  Herr  Jesu  Christ,  Dich  will  ich  allzeit  loben.* 

2.  Aile  Menschen  miissen  sterben,  ailes  Fleisch  vergeht  wie  Heu, 
Was  da  lebet,  muQ  verderben,  soll  es  anders  werden  neu, 
Dieser  Leib  der  muO  verwesen,  wenn  er  ewig  soll  genesen 

Zu  der  groOen  Herrlicbkeit,  die  den  Frommen  ist  bereit. 


Le  langage  musical  des  chorals  35] 


De  ces  deux  liées  la  seconde  doit  être  jouée  tout  à  fait 
légèrement:  ce  sont  comme  des  soupirs  idéalisés.  Ce 
rythme  est  très  fréquent  dans  les  cantates,  en  majeur  aussi 
bien  qu'en  mineur.  Qu'on  se  souvienne,  par  exemple,  du 
grand  chœur  final  de  la  première  partie  de  la  Passion  selon 
St.  Matthieu  „0  Mensch  bewein  dein  Siinde  groD"  (Homme 
pleure  ton  grand  péché)  qui  repose  tout  entier  sur  ce  motif: 


Mais,  cette  fois  encore,  nous  remarquons  que  certains 
motifs  de  Bach  ne  supportent  pas  d'être  exécutés  dans  de 
trop  grandes  proportions;  ce  chœur  d'une  conception  si  admi- 
rable nous  désenchante  quelque  peu  à  l'audition:  la  souplesse 
idéale  qu'exige  l'exécution  de  ce  motif,  n'est  pas  réalisable 
par  les  instruments,  surtout  que  le  maître  le  confie  de  pré- 
férence aux  flûtes  et  aux  hautbois  alors  qu'au  fond  ce  serait 
plutôt  aux  instruments  à  cordes  qu'en  reviendrait  l'exécution. 
Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  signaler  le  motif  chromatique 
de  la  douleur  aiguë,  dont  voici  le  type:    ^^t^~'j'^»^»=f^ff~p — 


Il  6gure  dans  le  Lamento  du  Capriccio  ainsi  que  dans  la 
huitième  variation  de  la  Partita  „0  Gott  du  frommer  Gott** 
(V,  p.  73).  Dans  les  petits  chorals,  son  usage  est  courant: 
nous  le  trouvons  dans  la  méditation  mélancolique  sur  l'année 
qui  s'en  va  ^Das  alte  Jahr  vergangen  ist"  V,  No.  10,  et  dans 
le  choral  de  la  Passion  „Christus,  der  uns  selig  macht" 
V,  No.  8.  Il  intervient  également  à  la  fin  du  choral  ^O 
Mensch  bewein  dein  Siinde  groC"  V,  No.  45,  pour  dépeindre 
la  souffrance  du  Seigneur  attaché  à  la  croix. 


\]o%^  \ 


352  Le  langage  musical  de  Bach 

Les  motifs  de  la  joie 
La  joie  s'exprime  chez  Bach  sous  deux  formes  différentes: 
tantôt  il  la  rend  par  un  va  et  vient  continu  de  croches  ou 
de  doubles  croches,  tantôt  par  des  motifs  avec  le  rhythme 
n=  j"T2  r^  ST^'  ^®  premier  mouvement  qui  représente 
plutôt  la  joie  naïve,  se  trouve  dans  les  chorals  „Erstanden 
ist  der  heil'ge  Christ  (Christ  est  ressuscité)  V,  No.  14,  „Es  ist 
das  Heil  uns  kommen  her"  (Le  salut  nous  est  venu)  V,  No.  16, 
„Gottes  Sohn  ist  kommen*,  (Le  fils  de  Dieu  est  venu)  V,  No.  19, 
„In  dir  ist  Freude"  (C'est  en  toi  la  joie)  V,  No.  34,  „In  dulci 
jubilo"  V,  No.  35,  „Lobt  Gott  ihr  Christen  allzugleich"  (Louez 
Dieu,  vous  Chrétiens  tous  ensemble)  V,  No.  40,  et  „Puer  natus 
in  Bethlehem"  V,  No.  46.  L'archétype  du  second  motif,  qui  est 
le  plus  important,  se  trouve  dans  le  choral  sur  le  cantique  de 
Siméon  „Mit  Fried  und  Freud  ich  fahr  dahin"  (C'est  en  paix 
et  en  joie  que  je  quitte  ce  monde)  V,  No.  41  : 


C'est  donc  la  paix  joyeuse  qu'il  dépeint.  Il  arrive  même 
au  maître  de  l'employer  pour  rendre  la  confiance  sereine  en 
Dieu,  comme,  par  exemple,  dans  le  choral:  „Wer  nur  den  lieben 
Gott  làût  walten"  (Celui  qui  laisse  faire  le  bon  Dieu)  V,  No,  54. 
Plus  le  motif  est  animé,  plus  vive  est  la  joie  qu'il  traduit. 
Il  s'avance  d'une  allure  victorieuse  dans  les  deux  chorals  de 
Pâques:  „Der  Tag,  der  ist  so  freudenreich"  (C'est  une  journée 
de  joie)  V,  No.  11,  et  „Erschienen  ist  der  herrlich  Tag*  (Elle 
a  paru  la  journée  merveilleuse)  V,  No.  15;  il  apparaît  un 
peu  plus  modéré  dans  d'autres  chorals  tels  que  „In  dich  hab' 
ich  gehoffet  Herr"  (En  toi  Seigneur  j'ai  espéré)  V,  No.  33, 
„Von  Gott  will  ich  nicht  lassen"  (Je  ne  laisserai  point  de 
Dieu)  VII,  No.  56,  et  dans  le  choral  de  la  Passion  „Wir 
danken  dir  Herr  Jesu  Christ"  V,  No.  56,  qui  est  une  action 
de  grâces  au  Christ  sur  la  croix.  Le  maître  a  une  préférence 
marquée  pour  les  motifs  de  cette  catégorie,  précisément  parce 


Le  langage  musical  des  chorals  353 

qu'ils  sont  tellement  flexibles  et  qu'ils  lui  permettent  de  nuancer 
à  sa  guise  l'expression  de  la  joie.  Dans  les  parties  de  contre- 
basse des  cantates,  on  voit  de  ces  motifs  de  joie  s'avancer  comme 
en  sautant  et  en  dansant,  si  bien  qu'à  côté  d'eux  le  basso  obsti- 
nato  du  choral  „In  dir  ist  Freude'  (C'est  en  toi  la  joie)  V,  No.  34, 
malgré  toute  sa  fougue,  fait  l'effet  d'un  thème  plutôt  calme. 
La  joie-extase,  le  maître  la  traduit  par  une  arabesque 
fantastique  qui,  fuyante  et  insaisissable,  se  déroule  sur  les 
harmonies  calmes.  Le  procédé  est  plutôt  orchestral  et  a 
donné  naissance  aux  admirables  solos  de  violon  et  de  haut- 
bois qui  illustrent  certains  airs  de  cantates,  sans  parler  du 
Laudamus  te  de  la  Messe  en  si.  L'orgue  s'y  prête  moins, 
parce  que  le  registre  le  plus  fin,  surtout  dans  les  orgues  sans 
boîte  d'expression,  comme  l'était  encore  celui  de  Bach,  n'atteint 
pas  à  la  souplesse  requise  pour  des  traits  en  arabesques. 
Nous  nous  expliquons  ainsi  pourquoi  le  petit  recueil  ne  con- 
tient qu'un  exemple  de  ce  genre,  mais  tout  à  fait  admirable: 
le  choral  de  Noël  „Christum  wir  sollen  loben  schon"  (Adagio!) 
V,  No.  6.  Quelle  exaltation  joyeuse  dans  ce  soprano  qui  plane 
au  dessus  de  la  mélodie  chantée  par  l'alto!  C'est  la  Sainte 
Vierge  en  contemplation  devant  son  enfant.  Cette  même 
exaltation  joyeuse  se  retrouve  dans  la  petite  version  du 
Credo  „Wir  glauben  ail  an  einen  Gott"  VII,  No.  61,  qui 
correspond  à  la  définition  de  la  foi  dans  le  petit  catéchisme 
de  Luther,  et  dans  la  grande  version  du  Notre  Père  «Vater 
unser  im  Himmelreich"  Vil,  No.  52,  qui  prétend  traduire  la 
touchante  explication  du  Pater  de  Luther.  Toutefois,  ce  dernier 
morceau  avec  ses  guirlandes  fleuries  qui  entourent  la  mélodie 
en  canon  est,  lui  aussi,  conçu  dans  des  proportions  trop  vastes 
tout  comme  les  autres  grandes  versions  des  chorals  dogma- 
tiques. Comment  percevoir  et  comprendre  à  l'audition  quatre- 
vingt-onze  mesures,  sans  architecture  aucune?' 

1.  A  vrai  dire,  sauf  les  grands  Kyrie  et  le  grand  De  profundis   (Aus  tiefer  Not  schrei 
icb  zu  dir)  (VI,  No.  13),   les   grandes   versions    du  recueil  dogmatique  ne  se  jouent  guire. 

Schweitzer,  Bach.  23 


354  Le  langage  musical  de  Bach 

Les  motifs  parlants 

Les  prédécesseurs  du  maître  avaient  employé  les  motifs 
empruntés  à  la  mélodie  sans  aucune  arrière -pensée.  Bach, 
lui,  s'avise  que  ce  procédé  est  plus  qu'un  simple  expédient 
musical  et  que  la  phrase  empruntée  à  la  mélodie  représente, 
en  quelque  sorte,  les  paroles  correspondantes.  Il  n'emploie 
donc  ces  motifs  parlants  que  là  où  ils  ont  une  véritable  raison 
d'être:  dans  le  choral  „Dies  sind  die  heilgen  zehn  Gebot* 
V,  No.  12,  par  exemple,  pour  faire  entendre  dix  fois  »  Voici 
les  dix  commandements**,  ou  dans  le  choral  „Helft  mir  Gottes 
Giite  preisen**  V,  No.  21,  pour  répéter  l'appel:  „ Aidez-moi  à 
louer  la  bonté  de  Dieu.**  Même  raisonnement  dans  le  choral 
„Herr  Jesu  Christ"  (Seigneur  Jésus  Christ)  V,  No.  25,  et 
dans  „Wenn  wir  in  hôchsten  Nôten  sein**  (Dans  notre  su- 
prême détresse)  V,  No.  51.  Tous  les  chorals  sur  le  gloria,  (VI, 
No.  3-11),  reposent  sur  le  motif  emprunté  aux  premières  notes 
de  la  mélodie  ;  il  en  est  de  même  des  Kyrie  (VI,  No.  39  a  b  c). 
Dans  la  grande  version  du  choral  «Vater  unser  im  Himmel- 
reich"  VII,  No.  52,  c'est  le  mot  „Notre  père**  qui  est  traduit 
en  musique;  dans  le  choral  sur  le  Credo  VI,  No.  60,  c'est  la 
phrase  „Nous  croyons  tous**. 

Par  contre,  l'emploi  du  canon,  si  fréquent  dans  les  petits 
chorals,  n'a  aucune  signification  poétique  ^  exception  faite,  toute- 
fois, pour  la  grande  version  du  choral  sur  les  Dix  commande- 
ments VI,  No.  19,  où  il  symbolise  l'ordre  divin.  En  règle 
générale,  le  canon,  chez  Bach,  est  destiné  à  passer  pour  ainsi 
dire  inaperçu.  Il  n'y  a  donc  aucune  raison  de  le  faire  ressortir 
au  détriment  de  l'ensemble;  il  n'y  a  aucun  mal,  non  plus,  si 
l'auditeur  ne  s'avise  pas  qu'un  canon  est  caché  sous  les  har- 
monies qu'il  entend.  Le  plus  souvent,  Bach  s'est  tout  sim- 
plement amusé  à  se  jouer  d'une  difficulté  en  faisant  en- 
tendre la  mélodie  sous  forme  de  canon;  mais  là  s'arrête 
l'importance  du  canon. 

1.  Voir:  V,  No.  3,  8,  15,  19,  35,  37,  44,  VI,  No.  13,  VII,  No.  52. 


Le  langage  musical  des  chorals  355 

Les  chorals  expressifs 

Nous  appelons  chorals  expressifs  ceux  où  certaines  péri- 
péties du  texte  se  trouvent  figurées  par  la  musique.  Bach,  nous 
le  disions,  bien  différent  en  cela  des  primitifs,  ne  se  décide 
qu'avec  peine  à  se  hasarder  dans  les  régions  de  ce  genre  de- 
scriptif. Tout  au  plus,  souligne-t-il  parfois  tel  ou  tel  mot 
saillant.  C'est  ainsi  que  la  surprise  de  la  cadence  en  majeur 
qui  clôt  le  choral  mélancolique  du  Nouvel  an  „Das  alte  Jahr 
vergangen  ist"  V  No.  10,  est  appelée  par  cette  dernière  phrase 
du  texte  „A  travers  toute  douleur  et  tout  danger  tu  nous  as 
guidés  fidèlement,  ô  Christ*.*  Les  trilles  qui  interviennent  à 
la  fin  du  choral  „In  dir  ist  Freude"  V  No.  34,  représentent 
l'Alléluja  par  lequel  se  termine  la  strophe.  De  même,  dans 
le  choral  mystique  sur  le  „Veni  sancte  spiritus"  VII  No.  37, 
l'Alléluja  final  est  marqué  par  de  joyeuses  doubles  croches. 
La  cadence  ascendante  du  choral  „Valet  will  ich  dir  geben" 
(Adieu,  monde  de  misère)  VII  No.  50,  est  motivée  par  ces 
paroles:  „Au  ciel  il  fait  bon  habiter;  c'est  là  haut  que  j'as- 
pire."^ C'est  également  une  cadence  ascendante  très  vigou- 
reuse qui  dans  le  choral  «Jésus  Christus  unser  Heiland" 
VI  No.  32,  traduit  la  dernière  phrase  du  texte:  «De  l'enfer  il 
nous  a  sauvés." 

Une  fois  la  signification  des  différents  motifs  établie,  on 
découvre  encore  des  traits  bien  autrement  caractéristiques 
dans  certains  morceaux.  C'est  ainsi  qu'on  lit  en  quelque 
sorte  le  texte  à  travers  les  dernières  mesures  du  choral  „0 
Mensch  bewein  dein  Sûnde  groD"  (O  homme  pleure  ton 
grand  péché)  V  No.  45.    L'intervention  du  motif  chromatique 


Das  alte  Jahr  vergangen  ist;  wir  danken  dir  Herr  Jesu  Christ, 

DaO  da  in  Not  uod  in  Gefahr,  so  treu  gefiihrt  uns  dièses  Jahr. 

Valet  will  ich  dir  geben,  du  arge  falscbe  Welt; 

DeIn  siindiich  bSses  Leben    durchaus  mir  nicht  gefillt. 

Im  HImmel  ist  gtit  wohnen;  blnauf  steht  mein  Begier; 

Da  wird  Gott  ewlg  lohnen  dem,  der  ihm  dient  allhier. 

23< 


35G 


Le  langage  musical  de  Bach 


souligne    le  mot   «sacrifié    pour  nous";   les  doubles  croches 
haletantes  qui  suivent: 


? « « 0      J     «-* i « »-, 


correspondent  au  passage:  „De 
''*'**"^^        ''**>4  nos  péchés  il  porta   le  lourd 

fardeau";  «l'Adagiosissimo"  de  la  fin  correspond  à  la  phrase 
„longtenips  suspendu  à  la  croix."*  Un  „ Adagio"  qui  se 
termine  par  un  point  d'orgue  de  onze  mesures  représente, 
dans  la  grande  version  du  Gloria,  VI  No.  8,  la  phrase  finale: 
,, Voici  maintenant  la  paix  sans  fin,  finis  toute  lutte  et  tout 
combat."  2  Vers  la  fin  du  „De  profundis"  (VI  No.  13),  le 
maître  fait  intervenir  le  motif  de  la  joie  J^S  J  j-j,  sans  que 
le  texte,  au  premier  abord,  semble  l'appeler;  mais  comme, 
suivant  le  dogme  luthérien,  toute  véritable  contrition  d'elle- 
même  conduit  à  la  joyeuse  certitude  du  salut,  Bach  ne  pou- 
vait terminer  la  phrase  que  se  sur  le  motif  de  la  joie. 

Plus    complexes    encore    sont    les  chorals    où    le  maître 
combine  deux    ou    plusieurs    motifs.     Définir    une    idée  par 


1.  Voici  le  texte  de  cette  strophe 
O  Mensch,  bewein  dein  Sùnde  groD, 
darum  Christus  seines  Vaters  SchoQ 

âuOert  und  kam  auf  Erden. 
Von  einer  Jungfrau  rein  und  zart 
fiir  uns  er  hier  geboren  ward; 
er  woUt  der  Mittler  werden. 
Den  Todten  er  das  Leben  gab, 
Und  legt  dabei  ail  Krankheit  ab, 
bis  sicb  die  Zeit  herdrange, 
daû  er  fiir  uns  geopfert  wiird, 
triig  unsrer  Siinden  schwere  Biird 
wohl  an  dem  Kreuze  lange. 


de  choral  : 

i  O  homme,  pleure  tes  lourdes  fautes. 
C'est  pour  elles  que  le  Christ  a  quitté  le  sein 

de  son  père 
et  s'en  est  venu  sur  terre. 
D'une  vierge  pure  et  tendre 
il  est  né  pour  nous,  ici  bas; 
il  a  voulu  devenir  le  médiateur. 
Aux  morts  il  a  rendu  la  vie, 
et  il  guérit  toutes  maladies, 
jusqu'à  ce  que  le  temps  vint 
où  il  fut  sacrifié  pour  nous 
et  porta  le  lourd  fardeau  de  nos  péchés, 
longtemps  suspendu  à  la  croix. 


2.  ,Nun  ist  groO  Fried  ohn'  UnterlaO;    I  Maintenant  c'est  la  grande  paix  sans  fin. 
ail  Fehd  hat  nun  ein  Ende."  I  Toute  lutte  cesse. 


Le  langage  musical  des  chorals  357 

plusieurs  thèmes  simultanés,  c'est  là,  en  effet,  son  procédé 
préféré.  Dans  le  choral  de  Pâques  „Erstanden  ist  der  heil'ge 
Christ",  V  No.  14,  les  basses  donnent  le  motif  de  la  résur- 
rection et  les  voix  du  milieu  le  motif  de  la  joie;  dans  le 
„Puer  natus  in  Bethlehem"  V  No.  46,  le  motif  de  la  joie 
apparaît  dans  les  voix  du  milieu  et,  dans  la  basse,  le  motif 
des  révérences;  dans  l'avant- dernier  des  chorals  de  Noël 
„Wir  Christenleut  han  jetzund  Freud"  V  No.  55,  les  voix  du 
milieu  rappellent  de  loin  le  motif  de  l'apparition  des  anges, 
tandis  que  la  basse  obstinée,  à  l'aide  du  motif  de  la  démarche, 
insiste  sur  la  croyance,  comme  le  demande  le  texte.  Quelle 
finesse  de  description  dans  le  choral  „Wenn  wir  in  hôchsten 
Nôten  sind"  (V  No.  51)!  Le  motif  emprunté  aux  premières 
notes  de  la  mélodie  répète  sans  cesse  ces  mots  :  „Dans 
notre  suprême  détresse"  et  au-dessus  de  cette  plainte  plane, 
comme  une  divine  consolation,  la  paraphrase  de  la  mélodie  et, 
finalement,  par  une  admirable  cadence,  amène  l'apaisement. 
Somme  toute,  il  n'y  a  que  deux  chorals  où  Bach  repro- 
duit en  musique  toutes  les  péripéties  de  son  texte:  ce  sont 
le  troisième  verset  du  grand  Agnus  dei,  VII  No.  48,  et  le  choral 
„Jesus  Christus  unser  Heiland",  VI  No.  31.  Le  choral  „0 
Lamm  Gottes"  (Agnus  Dei)  comprend  trois  strophes  entiè- 
rement semblables,  avec  cette  seule  différence  que  les  deux 
premières  se  terminent  par  Kyrie  eleison,  la  troisième 
par  Dona  nobis  pacem.  C'est  donc  celle-ci  que  le  maître 
va  modeler  en  musique.  La  description  devient  saisissante  au 
moment  où  apparaît  le  motif  tiré  de  la  mélodie  qui  correspond 
aux  paroles:  „Air  Sùnd'  hast  du  getragen."     (Tous  nos  péchés 

tu   les   a  pris   sur  toi):    ^Jp-^-^i^l'    T   '        \   '   \  ^f" 


Ce  motif  revient  et  revient  encore  dans  toutes  les  voix,  pour 
évoquer  la  multitude  des  péchés  de  l'humanité  qui  com- 
posent le  lourd  fardeau  du  Seigneur.  Puis  vient  la  phrase: 
„Sonst  muDten  wir  verzagen"  (Sans  toi,  il  nous  faudrait  dés- 


358 


Le  langage  musical  de  Bach 


espérer)  reproduite  à  l'aide  du  motif  chromatique.    Elle  se 
termine  comme  par  un  cri  de  désespoir: 

ri* 


¥ 


^^^m 


p^ 


g 


Mais  soudain,  avec  le  „Dona  nobis  pacem",  les  gammes  bien 
connues  des  chorals  sur  l'apparition  des  anges  font  leur 
entrée.  C'est  que  le  mot  „paix"  évoque  aux  yeux  du  maître 
la  vision  des  anges  qui  chantent  le  „et  in  terra  pax",  et 
l'Agnus  Dei  se  termine  par  une  cadence  ascendante,  comme 
certaines  versions  du  Gloria: 


^3: 


t^ ; 


a 


s  *  '    .5' 


5ift 


%^=W 


j&_j 


Le   choral    „Jesus   Christus   unser   Heiland"    avait   déjà    été 

traité   par  Bach  dans   le  Grand  recueil,  mais  avec  le  souci 

unique    d'en  faire  un  choral  de   la   sainte  cène,  à  l'aide  du 

motif  exagéré  de  la  démarche.*     Cette  fois,  VI  No.  31,  dans 

la  version  du  dernier  recueil,  il  traduit  uniquement  le  texte 

de  la  première  strophe.    Elle  se  compose  des  quatre  phrases 

que  voici: 

Jésus  Christus  unser  Heiland, 
Der  von  uns  den  Zorn  Gottes  wand; 
Durch  das  bitter  Leiden  sein, 
Half  er  uns  aus  der  Hôllenpein. 

Jésus  Christ  notre  sauveur, 

Qui  de  nous  détourna  la  colère  de  Dieu; 

Par  sa  Passion  douloureuse 

Nous  tira  des  supplices  de  l'Enfer. 


1.  Voir  VI,  No.  30. 


Le  langage  musical  des  cantates 


350 


La  colère  divine,  dans  la  seconde  phrase,  est  représentée  par 
l'imitation  de  coups  de  fouet,  qui,  comme  rythme,  est  identique 
au  motif  de  la  flagellation  dans  la  passion  selon  St.  Matthieu: 


0      0         0-9- 


rj  Lii  Lli  yu  "B=^ 


*= 


Dans  la  troisième  phrase,  au  mot  „cruelle  souffrance,"  Bach 
fait  intervenir  le  motif  chromatique;  la  cadence  de  ce  pas- 
sage, pareille  à  celle  qui,  dans  l'Agnus  Del,  dépeint  le  mot 
„désespérer",  s'effectue  en  mouvement  contraire,  ce  qui  est 
le  superlatif  du  chromatisme. 


e^ 


P^ 


3h^ 


L>-^         ^ZS     Mil       P 


r 
j 


Et   puis,    quand   survient   la   dernière   phrase    „De    l'enfer   il 
nous  a  sauvés",  c'est  une  fantaisie  brillante  sur  le  motif  de 


la   résurrection: 


::p=fir 


^^ 


Cette  fantaisie,  naturellement,  se  termine  par  une  audacieuse 
cadence  ascendante.  Dans  ce  choral,  le  plus  grandiose  de  tous 
ceux  qu'ait  écrits  le  maître,  on  se  demande  ce  qu'il  faut  ad- 
mirer le  plus:  la  simplicité  ou  la  clarté  du  langage  musical? 


XXX.    Le  langage  musical  des  cantates 

Les  thèmes  imagés 

L'analyse  des  cantates  nous  a  déjà  révélé  l'importance 
des  thèmes  qui  décrivent  le  mouvement  des  vagues.  On 
les  rencontre  principalement  dans  les  cantates  profanes,  car 
pour  rehausser  les  textes  de  circonstance  écrits  en  l'honneur 


360 


Le  langage  musical  de  Bach 


des  souverains  de  Saxe,  Picander  aimait  à  faire  intervenir  les 
fleuves  de  leur  pays  et  leur  faisait  chanter  leurs  louanges. 
La  cantate  pour  l'anniversaire  d'Auguste  III,  par  exemple, 
„Schleicht,  spielende  Wellen"  (Glissez,  vagues  rapides)  [T.  XX^ 
2^  partie],  repose  presque  tout  entière  sur  des  motifs  de 
cette  catégorie.  Remarquons  les  ressemblances  que  présente 
le  motif  du  premier  chœur  avec  celui  de  la  barcarolle  de 
Schubert  (Auf  dem  Wasser  zu  singen): 

Dramma  per  musica:  Glissez,  vagues  rapides. 


Schubert:  „Auf  dem  Wasser  zu  singen" 


1 


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^ 


3 


-*iSzÉrtz 


^^5=j 


-tt- 


ÉIÉL 


i 


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Dans  la  cantate  d'église  „Jesus  schlàft,  was  soll  ich  hofFen" 
(Jésus  dort,  que  puis-je  espérer?).  No.  81,  qui  dit  l'his- 
toire de  la  tempête  apaisée  par  Jésus  (St.  Marc  4,  35-41), 
nous  voyons  les  vagues  toujours  grossissantes  s'acharner  sur 
la  barque  du  Seigneur  endormi  et  subitement  s'apaiser  à 
sa  parole  impérieuse  •,  Un  seul  mot,  parfois,  suffit  pour  appe- 
ler le  motif  du  mouvement  des  vagues.  Par  exemple,  le 
récitatif  „Mon  pèlerinage  sur  cette  terre  est  comme  une 
navigation"  de  la  cantate  „Ich  will  den  Kreuzstab  gerne  tragen" 
No.  56,  se  trouve  illustré  par  la  basse  que  voici: 


^^ 


Dans  l'air  de  la  cantate  „Weichet  nur  betrùbte  Schatten" 
(Tome  XP  2^  partie),  intervient,  à  un  certain  moment,  d'une 
façon  purement   accidentelle,    le   mot  „Wellen"   (vagues);  la 

1.  Voir  aussi  les  vagues  du  Jourdain  dans  la  cantate  ^Christuaser  Herr  zum  Jordan 
kam"  No.  7,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  (p.  323).  Qu'on  remarque  la  différence 
entre  la  description  des  vagues  d'une  eau  courante  et  celle  des  vagues  d'un  lac. 


Le  langage  musical  des  cantates 


361 


basse  aussitôt  s'empresse   d'évoquer  l'image  correspondante; 


W T W 


Ce  motif  ressemble  beaucoup  à  celui  de  la  cantate  „Voici, 
je  vais  envoyer  beaucoup  de  pêcheurs"  No.  88,  où  Bach  veut 
représenter  les  ondulations  du  lac  de  Génézareth  dont  le  seul 
mot  «pêcheur"  évoque  à  ses  yeux  la  vision: 


idî: 


«-é-*~4 — 0~*-0-à 


Un  motif  analogue,  dans  l'air  „Meine  Seele  sei  vergniigt" 
de  la  cantate  „Von  der  Vergniigsamkeit"  (Sur  le  contente- 
ment) [Tome  XF  2"  partie],  représente  le  mot  Océan  (Weltmeer), 
qui  pourtant  n'a  aucune  importance  dans  le  texte.  Autre 
exemple:  Le  récitatif  de  la  cantate  „Meine  Seel'  erhebt  den 
Herren"  No.  10,  contient  une  allusion  à  la  promesse  faite 
par  Dieu  „de  rendre  la  postérité  d'Abraham  aussi  nombreuse 
que  le  sable  au  bord  de  la  mer"  (Wie  Sand  am  Meer).  Ce 
n'est,  on  le  voit,  qu'une  allusion  furtive; 
Bach,  cependant,  n'a  garde  de  la  laisser 
échapper  et  accompagne  la  seconde  moi- 
tié du  récitatif  de  la  façon  suivante: 

Un  autre  sujet  préféré  du  maître,  c'est  le  mouvement  des 
nuages.  Le  plus  souvent  il  le  représente  par  un  mouvement 
de  gammes  parallèles  et  contraires,  comme  on  le  trouve 
dans  le  petit  choral  „Ach  wie  fliichtig"  V  No.  1,  dans  une 
cantate  sur  le  même  choral  (No.  26),  et  aussi  dans  le  premier 
chœur  d'Eole  satisfait  (Tome  XI^  2^  partie).  Ce  sont  des 
gammes,  également,  qui,  dans  un  air  de  la  cantate  „Was  frag 
ich  nach  der  Welt"  No.  94,  illustrent  le  texte.  „Le  monde  est 
comme  une  fumée  et  comme  une  ombre  qui  passe".  Des 
arpèges  ascendants  représentent  les  brouillards  qui  se  dis- 
sipent aux  rayons  du  soleil  dans  la  cantate  printannière 
„Weichet  nur  betriibte  Schatten"  (Disparaissez,  tristes  ombres) 


362  Le  langage  musical  de  Bach 

{T.  XP  2*  partie].  Les  nuages  épais  de  nos  péchés  dont  il 
est  question  dans  l'air  de  la  cantate  „Mein  liebster  Jésus  ist 
verloren"  No.  154,  sont  figurés  par  le  motif  que  voici: 


Viol.  I,  II  ^^#4-a- —     ^.  _    ^_        I     _— r=^^ -^^g-r:^ 

et  Viola,  w^-^^-rrf^ — f-r-f-f-r-\  rrrr>     rrff^rH 


Cet  effet  de  monotonie  angoissante,  nous  l'avons  déjà  ren- 
contré dans  le  duo  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  qui  dé- 
peint la  venue  de  l'orage  après  l'arrestation  du  Seigneur. 

Un  des  autres  sujets  de  prédilection  de  Bach,  c'est,  nous 
le  savons,  le  glas  funèbre:  si  vague  que  soit  l'association 
d'idées  que  le  texte  offre  au  maître,  elle  suffit  pour  qu'il 
fasse  intervenir  les  pizzicati  caractéristiques.  Tantôt  ce 
n'est  que  la  simple  basse  qui  exécute  le  motif,  tantôt,  qu'on 
se  souvienne  de  la  cantate  „Liebster  Gott,  wann  werd  ich 
sterben"  (Dieu,  quand  vais-je  mourir)?  No.  8,  et  du  récitatif 
de  l'Ode  funèbre  (T.  XIIP  3^  partie),  la  description  orches- 
trale s'enfle  et  prend  d'importantes  proportions.  Et  alors, 
quel  réalisme  dans  les  rythmes  !  Qu'on  prenne,  par  exemple, 
la  basse  de  l'air  „Schlage  doch  bald,  selge  Stunde"  (Sonne 
donc  bientôt,  heure  bien  heureuse)  de  la  cantate  ,Christus, 
der  ist  mein  Leben"  No.  95: 
pizzicato 


Non  moins  caractéristique  est  l'illustration  de  ce  verset 
de  l'Apocalypse  »Vois,  je  me  tiens  à  la  porte  et  je  frappe" 
(3,20)  dans  la  cantate:  „Nun  komm  der  Heiden  Heiland" 
(Veni  redemptor)  No.  6 1  : 

1.  Pour  d'autres  exemples,  voir  les  cantates  : 
„Komin  du  siiOe  Todesstunde"  No.  161. 
„Meinen  Jesurn  laO  ich  nicht'  No.  124. 
,Herr  Jesu  Christ,  wahr'  Mensch  und  Gott"  No.  127. 
„Herr  gehe  nicht  ins  Gericht*  No.  105, 

Voir,  également,  dans  la  Passion  selon  St.  Matthieu,  le  rëcitatif-arioso  :  ,Ach  Gol- 
gatha"  et  l'air  ,Sehet  Jésus  bat  die  Hand". 


Le  langage  musical  des  cantates 


363 


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A  plusieurs  reprises,  Bach  figure  le  rire  à  l'aide  d'un 
thème  musical  ;  ainsi  dans  le  grand  chœur  de  la  cantate 
,Unser  Mund  sei  voll  Lachens"  (Que  notre  bouche  se  rem- 
plisse de  rires;  Psaume  126,  2)  No.  1 10',  et  dans  l'air  „Comme 
je  vais  rire  gaiement"  (Wie  will  ich  lustig  lachen)  [Eole  sa- 
tisfait; T.  XI'  3*  partie].  Voici  la  façon  dont  il  illustre,  dans 
la  cantate  „Wo  gehest  du  hin"  No.  166,  le  texte  de  l'air 
«Qu'on  prenne  garde,  quand  la  fortune  vous  rit"  (Man 
nehme  sich  in  acht,  wenn  das  Gliick  lacht): 


Satan  est  toujours  [représenté  par  un  serpentement  vi- 
goureux. Qu'on  se  souvienne  de  la  cantate  pour  la  St.  Miche! 
,Es  erhub  sich  ein  Streit"  (No.  19),  et  du  troisième  verset 
de  la  cantate  sur  le  choral  de  Luther  (No.  86)  sur  ce  texte: 
»Et  si  le  monde  était  rempli  de  diables".  Le  même  thème  se 
retrouve  dans  l'air:  «Serpent  de  l'enfer,  n'as-tu  point  peur? 
Voici  celui  qui,  vainqueur,  va  t'écraser  la  tête",  de  la  cantate 
de  Noël  „Dazu  ist  erschienen  der  Sohn  Gottes"  (Voici,  il 
est  apparu,  le  fils  de  Dieu)  No.  40.  Et  non  seulement  la 
musique  représente  le  serpentement  de  Satan,  mais  encore, 
par  le  rythme  de  la  basse,  les  coups  de  talons  furieux,  qui 
lui  écrasent  la  tête: 


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J- 


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I.  Voir  à  ce  sujet  p.  208;  citons  6gtlement  le  basso  obstinato  du  récitatif:  ^edoch 
deia  heitsames  Wort  macht,  daO  mir  das  Herze  lacht*,  de  la  cantate  ,Herr  Jesu  Christ, 
du  hScbstes  Gut*  No.  113. 


364 


Le  langage  musical  de  Bach 


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-* 


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A  remarquer  encore  qu'au  moment  où  paraît  le  mot 
^écraser",  le  thème  du  serpent  surgit  aussitôt  dans  la  basse, 
au-dessous  de  l'autre  thème.  Dans  le  récitatif  de  la  même 
cantate,  le  serpent  rusé  qui  au  paradis  trompa  la  femme,  est 
dépeint  par  le  mouvement  que  voici: 


-  ^ 


^:53:^ 


De  basse,  point.  Bach  le  voit  enroulé  autour  de  l'arbre, 
se  penchant  vers  la  femme.  Une  autre  fois,  dans  la  cantate 
„0  heilger  Geist  und  Wasserbad"  No.  165,  le  librettiste  du 
maître  appelle  Jésus  „le  petit  serpent  du  salut**,  faisant  allusion 
à  ce  passage  de  St.  Jean:  „Et  comme  Moïse  éleva  le  serpent 
dans  le  désert,  il  faut  de  même  que  le  Fils  de  l'homme  soit 
élevé,  afin  que  quiconque  croit  en  lui,  ne  périsse  point,  mais 
ait  la  vie  éternelle"  (3,14).  Tout  autre  ne  se  fût  point  avisé 
de  mettre  en  musique  ce  diminutif  monstrueux;  Bach,  lui, 
n'y  voit  qu'une  nouvelle  occasion  de  représenter  le  serpen- 
tement  fameux: 


Les  anffes  sont  caractérisés  oar  t 


Les  anges  sont  caractérisés  par  un  motif  souple  et  gracieux, 
insuffisamment  caractéristique,  toutefois,  pour  s'expliquer  de 
lui-même.  Avouons  que  l'association  d'idées  picturale  est  dans 
ce  cas  difficile  à  préciser.  Ce  motif  des  anges  apparaît  dans 
la  Sinfonia  de  l'oratorio  de  Noël,  où  il  alterne  avec  les  cha- 
lumeaux des  bergers: 


Le  langage  musical  des  cantates 


365 


Violons. 


^^^-^-^ 


Hautbois  et  cors  anglais. 


Ce  sont  ces  deux  mêmes  thèmes  qui,  par  leur  alternance, 
constituent  l'accompagnement  du  choral  de  Noël  qui  suit 
immédiatement.  Dans  la  cantate  pour  la  St.  Michel  „Es  erhub 
sich  ein  Streit"  No.  19,  l'air  ,,Vous,  mes  anges,  restez  auprès 
de  moi"  pourrait  sembler  copié  sur  la  Sinfonie  de  l'oratorio 
de  Noël,  s'il  ne  lui  était  antérieur  de  dix  ans  au  moins: 


Ce  même  motif  apparaît  dans  un  air  de  la  cantate  de 
Noël  „Das  neugeborene  Kindelein"  No.  122,  sans  que,  tou- 
tefois, le  texte  semble  y  donner  prétexte: 


T--Mx-t 


Mais  qu'on  prenne  la  peine  de  lire  le  récitatif  précédent, 
qui  se  termine  par  ces  mots:  „Les  anges  qui  auparavant 
vous  appréhendaient  comme  des  damnés,  à  présent  remplis- 
sent les  airs",  et  l'emploi  du  thème  se  trouve  aussitôt  justifié. 

Au  total,  ce  sont  donc  tout  particulièrement  les  expres- 
sions et  les  images  susceptibles  de  se  traduire  par  un  mou- 
vement caractéristique  que  le  maître  fait  ressortir  en  musique. 
Jamais  il  ne  laisse  échapper  des  mots  comme  «ressusciter" 
ou   encore    „élever".      Signalons,   à  ce   propos,   le  motif  qui 


366 


Lé  langage  musical  de  Bach 


illustre   le  «Et  exspecto  resurrectionem"  de    la  Messe  en  sî 
mineur: 


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Il  réapparaît  dans  l'air  „Jch  lebe,  mein  Herze**  (Je  vis, 
mon  cœur)  de  la  cantate  de  Pâques:  „So  du  mit  deinem 
Munde  bekennest"  No.   145: 


Citons  encore  le  motif  de  l'air  «Mon  Jésus  est  ressuscité' 
de  la  cantate  «Hait  im  Gedâchtnis"  No.  67: 


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C'est  un  motif  analogue  qui,  dans  le  premier  chœur  de 
la  cantate  „Wachet  auf,  ruft  uns  die  Stimme"  (Debout,  c'est 
la  voix  du  veilleur)  No.  140,  traduit  le  mot  „debout".  Dans 
la  cantate  „Mache  dich  mein  Geist  bereit,  wache,  fleh  und 
bete",  il  représente  les  mots  «Veillez  et  priez".  Citons  en- 
core le  thème  caractéristique  la  cantate  de  la  Pentecôte 
«Schwingt  freudig  euch  empor"  (Elevez-vous  joyeusement): 


Non  moins  caractéristique  est  la  façon  dont  le  maître, 
dans  la  cantate  de  l'Ascension  „Wer  da  glaubet  und  getauft 
wird"  No.  37,  traduira  le  texte:  „Der  Glaubet  schafft  der 
Seele   Flûgel"    (La    foi    prête  des    ailes  à  l'âme).     Qu'on  se 


Le  langage  musical  des  cantates 


367 


souvienne   également    de   l'accompagnement   du  Gloria   de   la 
Messe  en  si  mineur: 


s — I         I    ■    ' H Il         II    — I •- 


^ 


Le  récitatif  »Ils  ouvrent  leur  gueule  toute  grande"  de  la 
cantate  „Wo  Gott  der  Herr  nicht  bei  uns  hait"  No.  178,  est 
illustré  par  le  motif  suivant: 


^ 


^^^^^^^^^ 


En  le  renversant,  on  obtient  le  motif  du  récitatif  „Le 
Seigneur  se  prosterne  devant  son  père"  de  la  Passion  selon 
St.  Matthieu,  qui,  lui-même,  est  identique  à  celui  de  l'air 
aVoyez  comme  se  rompt  et  comme  tombe"  de  la  cantate 
„Ich  hab  in  Gottes  Herz  und  Sinn"  No.  92,  ou  bien  encore 
à  celui  de  l'air:  ,Si  tout  se  rompt,  si  tout  tombe"  de  la 
cantate  ,Ich  habe  meine  Zuversicht"  No.  188.  Pourquoi,  dans 
la  cantate  „Die  Himmel  erzàhlen  die  Ehre  Gottes"  No.  76, 
le  choral  j,Dieu  nous  soit  propice"  est-il  accompagné  par  le 
motif  en  septième  descendante,  que  nous  avons  rencontré 
dans  le  choral  sur  la  chute  d'Adam  (V  No.   13)?: 


C'est  qu'il  est  dit  à  la  fin  du  récitatif  qui  précède:  „ Aussi, 
en  toute  humilité,  Dieu,  Seigneur,  nous  t'adressons  cette  prière" 
ce  qui,  aux  yeux  de  Bach,  évoque  le  tableau  de  toute  une  foule 
qui,  agenouillée  et  prosternée,  chanterait  le  choral.  Parfois 
même,  à  force  de  réalisme  dans  la  description  de  la  chute, 
Bach  aboutit  à  des  thèmes  qui,  au  premier  abord,  semblent  in- 
utilement compliqués.  Dans  le  récitatif  „Tombe  par  terre"  de 
la  cantate  „Erhalt  uns  Herr  bei  deinem  Wort"  No.  126,  il  ne 
suffit  point  au   maître   de   décrire  la  chute  de  la  femme  or- 


368 


Le  langage  musical  de  Bach 


gueilleuse  de  l'Apocalypse:   il  nous  montre  encore  ses  vains 
efforts  pour  se  relever: 


C'est  de  la  même  façon  qu'il  décrira,  une  autre  fois,  dans 
l'air  «Déjà  trop  bas  nous  étions  tombés"  de  la  cantate  No.  9, 
la  chute  de  l'humanité  et  ses  vains  efforts  pour  se  relever 
à  l'aide  de  ses  seules  forces: 


Dans  la  cantate  „Wer  sich  selbst  erhôhet"  No.  47,  il  traduit 
le  texte  de  St.  Luc  „Car  quiconque   s'élève  sera  abaissé,  et 
quiconque  s'abaisse  sera  élevé"  par  la  double  phrase: 
„Car  quiconque  s'élève  sera  abaissé" 


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„Et  quiconque  s'abaisse  sera  élevé" 


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Le  langage  musical  des  cantates 


369 


Dans  le  récitatif  de  la  cantate  „Gott  fàhretauf  mit  Jauchzen* 
No.  43,  paraît  le  mot  disperser:  il  est  illustré  de  la  même 
façon  que  la  phrase  „Et  les  brebis  se  disperseront",  dans  le 
récitatif  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu: 


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Pour  représenter  les  doctrines  qui  pervertissent  la  parole 
de  Dieu,  dont  il  est  question  dans  un  air  de  la  cantate  „Ach 
Gott  vom  Himmel  sieh  darein"  No.  2,  le  maître  emploie  deux 
thèmes  informes,  de  mouvement  contraire,  et  rend  l'ensemble 
plus  désordonné  encore  en  faisant  avancer  l'un  en  doubles 
croches,  l'autre  en  triolets.  L'on  se  souvient,  à  ce  propos, 
du  petit  choral  sur  le  Gloria  (VI  No.  5),  qui  dépeint  le  gra- 
cieux désordre  de  l'apparition  des  anges. 

Quels  efforts  et  quelles  contorsions  dans  le  thème  de 
l'air  „Mon  cœur,  brise  les  liens  de  Mammon",  de  la  cantate 
„Thue  Rechnung  Donnerwort"  No,   168"! 


^m^^^ 


Pour  clore  la  série  des  thèmes  imagés,  citons  la  cantate 
de  Noël  „Christum  wir  sollen  loben  schon"  No.  121.  Le 
librettiste  ayant  fait  allusion,  dans  son  texte,  au  récit  de 
St.  Luc  „L'enfant  d'Elisabeth,  tressaillit  dans  le  sein  de  sa 
mère  lorsque  celle-ci  entendit  la  salutation  de  Marie",  Bach 
écrit  un  air  qui  n'est  qu'une  convulsion  continue: 

Schweitzer,  Bach.  24 


370 


Le  langage  musical  de  Bach 


Violino  I. 


Continue 


^5 


IIËE^^S 


^i:^ 


^^^.^s^ 


i^ 


-i  -j.* 


T^— *^ 


1^^^^^^ 


Les  motifs  de  la  démarche  (Schrittmotive) 
Bach  emploie  communément  un  procédé  qui  consiste  à 
représenter  par  les  sons  des  mots  tels  que  «marcher"  ou 
«courir".  On  se  souvient  que  dans  la  cantate  „Sehet,  wir 
gehen  hinaufnach  Jérusalem"  (Voici,  nous  montons  à  Jérusalem) 
No.  159,  le  maître  nous  dépeint  Jésus  précédant  ses  disciples, 
s'arrêtant  et  se  tournant  vers  eux  pour  leur  annoncer  sa  mort: 


S^^rTfÛTT^^^^-=^'^^^-^^ 


Dans  la  cantate  „Es  ist  euch  gut,  daB  ich  hingehe"  No.  108, 
sur  le  verset  de  St.  Jean:  «Il  est  bon  que  je  m'en  aille,  car 
si  je  ne  m'en  vais  pas,  le  consolateur  ne  viendra  pas  vers 
vous"  (16,  7),  les  instruments  à  cordes  exécutent  le  motif  de 
la  démarche,  tandis  que  le  hautbois,  par  une  arabesque  d'une 
beauté  ineffable,  symbolise  la  consolation: 
staccato  sempre 


Le  langage  musical  des  cantates 


371 


La  même  description  se  retrouve  dans  les  cantates  „Wo 
gehest  du  hin!"  (Où  vas-tu?)  No.  166,  et  „Tritt  auf  dieGlaubens- 
bahn"  (Avance  dans  la  voie  de  la  foi)  No.  152;  la  dernière  est 
précédée  d'une  fugue  sur  le  thème  que  voici: 


^r  î  I  '  f  IT-JîTi^i^^ 


Dans  la  cantate  „Nimm,  was  dein  ist,  und  gehe  hin"  (Prends 
ce  qui  t'appartient  et  va-t-en)  No.  144,  la  musique  exécute  le 
mot:  „va-t-en!";  le  récitatif  «Monde  va-t-en!"  de  la  cantate  „Seht 
welch  eine  Liebe"  No.  64,  est  illustré  par  un  motif  rappelant 
note  pour  note  celui  qui,  dans  la  Passion  selon  St.  Matthieu, 

souligne  le  départ  du  Seigneur  et  des  çy—— T^T^  V 

disciples  pour  le  Mont  des  Oliviers: — '~^^ — '^i^       - 

Voici  par  quel  thème  le  maitre  dans  la  cantate  „Ach,  Herr, 
mich  armen  Siinder"  No.  135,  représente  le  texte:  „Loin  de 
nous,  vous  tous,  les  malfaiteurs": 


Allegro. 


^3 


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^ttOttJ^ 


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I214J  J  r  I  [TTi^ 


^ 


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Non  moins  caractéristique  est  l'interprétation  de  l'air  „Nous 
accourons  à  pas  faibles  mais  empressés"  de  la  cantate  „Jesu, 
der  du  meine  Seele"  No.  78: 


^^E^- 


ï=f= 


-4z 


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--r=f: 


-H-l f-Ft- 


Un  thème  analogue  paraît  dans  la  cantate  „Erfreute  Zeit 
im  neuen  Bunde"  No.  83,  pour  traduire  le  texte:  „ Accours, 
cœur  rempli  de  joie!".  Souvent  aussi,  pour  mieux  faire  res- 
sortir la  hâte,  le  maître  combine  deux  thèmes  qui  se  pour- 
suivent l'un  l'autre'. 

I.  Voir  comme  exemple  l'air:  .Kommi  ihr  angefochtenen  SiJnder,  eilt  und  lituft,  ibr 
Adamskinder*  de  la  cantate  ,Freue  dich"  No.  30.     Ou  bien  encore: 

24* 


372 


Le  langage  musical  de  Bach 


Des  pas  assurés  symbolisent  la  fermeté.    Citons  la  basse 
du  Credo  de  la  Messe  en  si  mineur: 

=1 


^-EË^ 


^,i_^_4-  j  I  I  ,  )  ,   ,  ii=p  I   .1   J-,— ?-f-7 


C'est  de  cette  même  façon  que  s'avance  la  basse  du  Confîteor. 
Des  pas  écartés  représentent  la  fierté  et  la  force.  Voici,  par 
exemple,  le  thème  du  chœur  „Herr  wenn  die  stolzen  Feinde" 
(Dieu,  si  les  ennemis  fiers),  de  l'oratorio  de  Noël: 


^^» — rrt 


■^^ 


* 


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St=S 


& 


£ 


Le  grand  double  chœur  fugué  de  la  cantate  „Nun  ist  das 
Heil  und  die  Kraft"  (Voici,  le  salut  est  venu  et  la  puissance 
et  le  règne  et  la  force  de  notre  Dieu)  No.  50,  repose  sur  le 
thème  suivant: 


^^^ 


iti^ 


^ 


*^ 


1=4: 


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I  I  i 


f"^^-^T8« 


?=?: 


ÏÊ^ 


Qu'on  se  souvienne  également  du  »Fecit  potentiam"  dans 
le  Magnificat: 


i± 


3_=E3E^ES^g3É^Ë^ 


■^—P- 


Voici  la  basse  du  „Deposuit  potentes": 


g^  jJlr;rtgy|^^##â;ag|^ 


a^pgi^P 


8*= 


„Kommt,  eilet  und  laufet".     Oratorio  de  Pâques. 

Air:  ,lch  foige  dir  gleichfalls"  et  ,Eilt  ihr  angefocbtnen  Seelen".   Passion  selon  St.  Jean. 

Air:  ^Entziehe  dich  eilends,  mein  Herze,  der  Welt",  de  la  cantate  ,Meinen  Jesum  laQ 
ich  nicht*  No.  124. 

Air:  „So  schnell  ein  Rauschen  Wasser  scbieDet,  so  eilen  unseres  Lebens  Tage",  de  la 
cantate  ^Ach  wie  nichtig"  No.  26.  ,Ach  ich  sehe,  j'etzt,  da  Jch  zur  Hocbzeit  gehe",  de  la 
cantate  No.  162. 


Le  langage  musical  des  cantates 


373 


Elle  représente  le  mot  „potentes",  tandis  que   les  violons 
illustrent  le  mot  „deposuit"  par  le  motif  que  voici: 


Par  contre,  dans  la  cantate  „Meine  Seel'  erhebt  den  Herm" 
No.  10,  le  Magnificat  allemand,  le  «Deposuitpotentes"  est  illustré 
par  un  seul  thème  qui  réunit  les  deux  motifs: 


Nous  comprenons,  dès  lors,  la  signification  du  thème  de  la 
fugue  en  mi  mineur  (Peters  II,  No.  9),  laquelle  représente  une 
véritable  lutte  de  Titans: 


^i: 


^ 


W=i^' 


Signalons  comme  dérivé  de  cette  expression  caractéristique 
de  la  force,  le  thème  du  „tumulte"  qui,  dans  la  musique  de 
Bach,  symbolise  la  lutte  des  orgueilleux  contre  Dieu.  Nous  en 
trouvons  l'archétype  dans  la  cantate  „Ein  feste  Burg"  (No.  80), 
où  le  maître  illustre  par  la  musique  la  seconde  strophe  du 
choral  de  Luther:  „Notre  force  n'y  peut  rien;  c'est  le  héros 
élu  de  Dieu  qui  combat  pour  nous": 


li§î 


■Ê-É- 


^^=1 


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^77    7    7 


^^e 


^« — r- 


-r^-ê- 


Sous  une  forme  un  peu  modifiée,  ce  motif  reparaît  dans 
l'air  „Streite,  siège,  starker  Held!"  (Lutte  victorieusement, 
héros  redoutable!)  de  la  cantate  de  l'Avent  „Nun  komm  der 
Heiden  Heiland"  No.  62  (2' composition): 


374 


Le  langage  musical  de  Bach 


i-t-rrTrf 


^ti=^ 


SE^ 


a  L^i  I  fj^^^i. 


Nous  le  retrouvons,  sous  une  autre  forme  encore,  dans  la 
cantate  „Gott  der  Herr  ist  Sonn  und  Schild"  No.  79,  où  il 
traduit  le  texte  «Dieu  ne  délaisse  point  les  siens,  contre  les- 
quels s'acharnent  les  ennemis": 


fe^3^Ulj3 


=P 


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ï^ 


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i-^-t- 


=«=?=«*= 


Un  thème  de  la  même  catégorie,  dans  un  air  de  la  cantate 
„Wachet  betet"  No.  70,  dépeint  le  grand  tumulte  de  la  fin 
du  monde: 


^irzf-f-yTry-fe 


f:X=^ 


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i^cp: 


fcÈ 


^ 


*  0  0 


Ce  même  thème  fournit  l'introduction  et  les  interludes  du 
grand  air  „Friede  sei  mit  euch"  (Que  la  paix  soit  avec  vous), 
de  la  cantate  pour  le  dimanche  Quasimodo  „Halt  im  Gedâchtnis" 
No.  67,  où  le  Seigneur  ressuscité  apparaît  aux  disciples  contre 
lesquels  s'acharne  le  monde  impie.  Il  se  retrouve  dans  l'air 
„Bonsoir,  tumulte  de  la  vie"  (Gute  Nacht,  du  Weltgetiimmel)  de 
la  cantate  „Wer  weiC,  wie  nahe  mir  meine  Ende"  No.  27. 
C'est  encore  ce  même  motif  qu'emploie,  le  maître  pour  sou- 
ligner, dans  la  Passion  selon  St.  Jean,  la  parole  du  Christ 
à  Pilate:  „Si  mon  royaume  était  de  ce  monde,  mes  serviteurs 
auraient  combattu  pour  moi." 


Le  langage  musical  des  cantates  375 

Les  thèmes  de  la  lassitude 
La  lassitude  et    la  défaillance    sont  représentées   par  les 
thèmes  de  la  démarche,  mais  syncopés.    On  se  souvient  que 
dans  la  cantate  „Ich  steh  mit  einem  FuD  im  Grabe"  No,  156, 
la  descente  au  tombeau  est  figurée  par  ce  motif: 


g^=ri-f-fiQTH=^^fci^: 


Dans  la  cantate  sur  le  cantique  de  Siméon  „Mit  Fried  und 
Freud  fahr  ich  dahin"  (C'est  avec  paix  et  joie  que  je  m'en 
vais)  No.  125,  tous  les  instruments  à  cordes  ne  font  que 
décrire  la  démarche  défaillante: 


i 


u^i,'^  r ix:^:^  #  ;RT^t 


^     -^-  1  -1 ^:zz:;r-»->-u   \ —*-\  ^  ^      '      ^   ^  ^   L^   f 


Ti  "^  t    5  '^r\~V 


^-i;fT-ï^^:^=M— ^-'H-g 


=^=^^ 


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Cette  description  orchestrale  nous  l'avons  déjà  rencontrée 
dans  la  cantate  „Brich  dem  Hungrigen"  (Romps  ton  pain  à 
l'indigent,  et  ceux  qui  sont  dans  la  misère,  conduis-les  dans 
ta  maison)  No.  39,  où  elle  évoque  le  tableau  de  toute  une 
bande  de  malheureux  qui  vont  se  traînant  dans  la  rue.  Spitta 
s'est  mépris  sur  la  signification  de  cette  illustration  musicale, 
croyant  qu'elle  traduisait  le  mot  ^rompre".  C'est  là  un  de  ces 
cas  où,  seul,  le  rapprochement  de  motifs  analogues  nous 
permet  de  préciser  les  intentions  du  maître. 

Dans  la  cantate-choral   „ln  allen  meinen  Taten"  No.  97,  se 

trouve  le  texte  suivant: 

Leg  ich  mich  spâte  nieder,  |Je  me  couche  tard, 

erwache  frùhe  wieder,  j  me  réveille  tôt, 

lieg  oder  ziehe  fort,  reste  couché  ou  pars 

in  Schwachheit  und  in  Banden  . . . .  |  faible  et  enchaîné  .... 

Bach  traduit  par  un  thème  tellement  caractéristique  les 
mots  „se  coucher",  „se  relever",  qu'il  semble  qu'il  ait  voulu 
faire  violence  aux  moyens  d'expression  de  son  art; 


376 


Le  langage  musical  de  Bach 


^ 


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::éz!L 


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Le  motif  des  pas  défaillants  est  aussi  employé,  comme 
l'on  sait,  au  sens  figuré,  pour  dépeindre  la  foi  chancelante: 
ainsi  dans  la  cantate  „Ich  glaube,  lieber  Herr,  hilf  meinem 
Unglauben!"  (J'ai  la  foi,  Seigneur,  aide-moi  dans  mon  doute!) 
No.  109.  Citons  aussi  le  thème  de  l'air  „Wie  zweifelhaftig  ist 
mein  HofPen!"  (Que  mon  espoir  est  douteux!)*: 


|a^±^^^^^P 


P 


Sous  leur  forme  idéalisée,  les  thèmes  syncopés  représentent 
la  lassitude  qui  a  trouvé  le  repos  en  Christ.  Dans  cette 
catégorie  rentre  le  thème  de  la  cantate  „Christus  der  ist  mein 
Leben  und  Sterben  ist  mein  Gewinn"  (Christ  est  ma  vie,  et 
la  mort  est  mon  gain)  No.  95 


^^^^m 


I  I  ^ 


-•— ^ 


**= 


Le  motif  de  la  cantate  „Du  Friedefiirst,  Herr  Jesu  Christ" 
(O  Jésus-Christ,  Seigneur  de  la  paix)  No.  116,  présente  la 
même  structure: 


SZ t  9 .' *■> ' 


1.  Voir  encore  l'air:  „Bald  zur  Rechten,  bald  zur  Linken,  neigt  sich  mein  verirrter 
Schritt",  de  la  cantate  ,Herr  Christ,  der  einig  Gottessohn'  No.  96,  ou  bien  encore:  ,Wie 
Zittern  und  Wanken",  de  la  cantate  ,Herr  gehe  nicht  ins  Gericht"  No.  105. 


Le  langage  musical  des  cantates 


377 


Les  grandes  berceuses  spirituelles  reposent  presque  toutes 
sur  le  thème  idéalisé  de  la  lassitude.  Citons  en  deux,  et  des 
plus  belles,  la  première  dans  la  cantate  „Ich  habe  genug* 
No.  82,  sur  le  texte  „Fermez-vous,  paupières  fatiguées!",  la 
seconde  dans  la  cantate  „0  ewiges  Feuer"  No.  34,  sur  le  texte 
«Bénies  les  âmes  que  Dieu  a  choisies  pour  sa  demeure": 


fec=a=g^=L^g^^ 


Le  rythme  solennel 

Le  rhythme  j.j  J.j  J.j  j.;  s'associe,  dans  l'esprit  de  tout 
musicien,  à  l'idée  du  solennel  et  du  majestueux.  Nous  le 
trouvons  avec  cette  signification  dans  l'introduction  de  l'an- 
cienne ouverture  française  aussi  bien  que  dans  la  grande  scène 
du  Graal  de  Parsifal.  Bach,  lui  aussi,  l'emploie  pour  les  mêmes 
fins:  ainsi  dans  le  grand  prélude  en  mi  bémol  qui  sert  d'intro- 
duction aux  chorals  dogmatiques  et  qui,  pour  cette  raison, 
doit  être  d'une  allure  particulièrement  solennelle;  ainsi  dans 
la  cantate  chorale  de  Pâques  „  Christ  lag  in  Todesbanden" 
No.  4,  pour  illustrer  la  sixième  strophe  qui  débute  par  ces 
paroles  «C'est  à  présent  que  nous  célébrons  les  Pâques  solen- 
nelles"; ainsi  encore  dans  l'introduction  de  la  cantate  „Hôchst- 
erwunschtes  Freudenfest",  composée  pour  l'inauguration  de 
l'orgue  de  Stôrmthal.  Dans  la  cantate  pour  le  dimanche  des 
Rameaux  «Himmelskonig,  sei  willkommen"  No.  182,  c'est  ce 
motif  qui  illustre  le  mot  «Himmelskônig"  (Roi  des  cieux): 

Violino  concertante. 


378 


Le  langage  musical  de  Bach 


Des  deux  compositions  sur  le  choral  „0  Ewigkeit,  du 
Donnerwort"  (Eternité,  Parole  de  terreur),  No.  20  et  No.  60, 
la  première  représente  le  mot  «Eternité"  par  le  rythme 
solennel,  sur  lequel  planent  les  accords  angoissés  des  trois 
hautbois,  la  seconde,  uniquement,  le  mot  «terreur"  que  figure 
un  motif  en  doubles  croches  répétées.  Cette  double  façon  de 
concevoir  le  même  texte  est  très  intéressante. 

Le  rythme  solennel  est  tout  spécialement  employé  pour 
symboliser  la  divinité  du  Christ  dans  son  humble  apparition 
sur  terre. 

C'est  par  ce  motif  que  dans  la  cantate  de  Noël  «Gelobet 
seist  du,  Jesu  Christ"  No.  91,  le  maître  illustre  le  texte  „Die 
Armut,  so  Gott  auf  sich  nimmt"  (La  pauvreté  que  Dieu  prend 


sur  lui):     feÈEzzf: 


zin^iÉr 


Nous  le  retrouvons  dans  la  cantate  „Herr  Jesu  Christ, 
wahr'r  Mensch  und  Gott"  (Seigneur  Jésus -Christ,  en  vérité 
Homme  et  Dieu)  No.  127.  Dans  un  air  de  la  cantate  „Der 
Himmel  lacht,  die  Erde  jubilieret"  No.  31,  le  même  rythme 
illustre  le  mot  „Fûrst  des  Lebens"  (Prince  de  la  vie): 

Molto  Adagio.  ^     ^.  ""*" 


^^^^P 


^^M 


P^^H-^-J^ 


-.=t: 


^ 


Les  motifs  de  la  quiétude 
Dans  les  cantates,  comme  dans  les  chorals,  le  motif 
•j  fj^  J  J  I  *?  JTj  J  J  I  exprime  une  sorte  de  félicité  calme.  Ainsi, 
dans  la  cantate  „Erschallet  ihr  Lieder"  No.  172,  le  duo  „Komm 
laB  mich  nicht  langer  warten,  komm  du  sanfter  Himmelswind!" 
(Viens  ne  me  laisse  pas  attendre  plus  longtemps,  viens  douce 
brise  céleste!),  se  chante  sur  cette  basse  obstinée: 


Le  langage  musical  des  cantates 


379 


Voici  la  basse  qui  dans  la  cantate  „Weinen,  klagen"  No.  12, 

représente  les  paroles  „Sois  fidèle! après  la  pluie  fleurit 

la  bénédiction"  (Sei  getreu! nach  dem  Regen  blùht  der 

Segen): 


Mais,  le  plus  souvent,  ce  sont  des  variantes  de  cette  basse 
que  nous  rencontrons  dans  les  cantates.  Dans  la  cantate 
»Auf  Christi  Himmelfahrt  allein"  No.  28,  par  exemple,  le 
thème  présente  une  synthèse  du  motif  de  la  quiétude  et  du 
motif  de  la  joie: 


^^l^^^^lf^^i^ 


Ces  thèmes  hybrides  exprimant  une  félicité  quelque  peu  exu- 
bérante sont  très  fréquents  dans  les  œuvres  du  maître.  D'autres 
fois,  le  motif  est  rendu  plus  vivant  par  des  gammes  et  revêt 
alors  la  forme  que  nous  rencontrons,  par  exemple,  dans  la 
cantate  „Lobe  den  Herren  meine  Seele"  (Mon  âme  bénis 
l'Etemel)  No.  143: 

-# --I   I   !   .  I  — !S gg  .  ^  »  _  T-« .  ,  »  ^  T"^  f 


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3^5^: 


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Souvent,  au  lieu  de  le  renforcer,  Bach  atténue  le  motif 
de  la  quiétude.  Dans  la  cantate:  „Nimm  von  uns  Herr,  du 
treuer  Gott"  No.  101,  le  récitatif  „0,  Seigneur  Dieu  par  ta 
fidélité,  notre  pays  jouira  de  la  paix  et  de  la  tranquillité"  est 
accompagné  par  la  basse  suivante: 


Un  motif  analogue,  dans  la  cantate  „Erhôhtes  Fleisch  und 
Blut"    No.   173,    illustre   le  texte:    .Une   âme  sanctifiée    voit 


380 


Le  langage  musical  de  Bach 


et  goûte    la  bonté  de  Dieu"    (Ein    geheiligtes  Gemiite   sieht 
und  schmecket  Gottes  Giite): 


Par  contre,  la  sérénité  parfaite  est  rendue  par  des 
motifs  qui  rappellent  les  vagues  douces  d'une  mer  calme. 
Voici,  par  exemple,  le  motif  qui,  dans  la  cantate  „Ihr  Men- 
schen  riihmet  Gottes  Liebe"  No.  167,  intervient  aux  paroles 
„Gnade  und  Liebe"  (La  grâce  et  l'amour  de  Dieu): 


^^^^^^ 


Le    récitatif    de    l'Ode    funèbre    sur  la   mort    sereine  de 
la   princesse,    est  accompagné 
par  la  basse  suivante: 


—0:^0 0T^0- ■ ' 


Dans  l'air  „Pardonne-nous,  ô  père,  notre  péché"  de  la 
cantate  „Bisher  habt  ihr  nichts  gebeten"  No.  87,  la  confiance 
sereine  de  l'âme  pieuse  est  exprimée  de  la  manière  suivante: 


^rfi^  ^.^^é^ 


Voici  le  thème  de  la  berceuse  spirituelle  de  l'oratorio  de 
Pâques  „Sanfte  soll  mein  Todeskummer"  (Ma  mort  sera  douce): 


Un  thème  analogue,  on  le  sait,  intervient  subitement  dans 
le  premier  chœur  de  le  cantate  „Es  ist  nichts  Gesundes  an 
meinem  Leibe"  No.  25,  pour  souligner  le  mot  „Friede"  (paix): 

-*-i — Fh — I— 


s^fr'"lLf  J 


— ^-'^l 1 1 H-H — \ — I — 


P  0  f  à  » 


Le  langage  musical  des  cantates 


381 


Pour  éclaircir  l'origine  de  ce  thème,  il  suffit  de  le 
rapprocher  du  petit  récitatif  de  la  cantate  profane:  „Auf 
schmetternde  Tone",  où  il  est  question  des  petites  vagues 
d'un  fleuve  qui  coule  doucement  (Die  stille  Pleiûe  spielt 
mit  ihren  kleinen  Wellen): 

2^B 


Une  autre  nuance  de  la  quiétude,  la  quiétude  plutôt 
joyeuse,  se  trouve  exprimée  par  un  motif  qui,  le  plus  sou- 
vent, apparaît  dans  des  rhythmes  de  12/8  et  de  9/8,  parfois 
de  6/8  et  de  3/4.  Un  motif  de  cette  catégorie,  Bach  l'em- 
ploie dans  Phébus  et  Pan  pour  caractériser  sa  musique 
propre,  la  musique  de  la  grâce  (Anmut).  Des  thèmes  de  cette 
structure  ne  se  rencontrent  guère  chez  d'autres  musiciens. 
Ce  sont  de  grandes  phrases,  admirablement  souples,  dont 
le  rythme  rappelle  celui  des  motifs  des  anges  et  qui  tradui- 
sent cette  sérénité  surnaturelle  qui  naît  de  la  grande  douleur. 
Citons  le  thème  de  l'air  „Pense  à  nous  avec  ton  amour  et 
enveloppe-nous  de  ta  miséricorde!"  (Gedenk  an  uns  mit 
deiner  Liebe,  schleuD  uns  in  dein  Erbarmen  ein)  de  la 
cantate  „Wir  danken  dir  Gott"  No.  29: 


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4-4— U- 


*^ 


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^^^^ 


^=^ 


-m^^\^^=^!m^^i 


Le  même  thème  traduit,  dans  la  cantate  „Also  hat  Gott 
die  Welt  geliebt"  No.  68,  ce  verset  de  St.  Jean:  „Car  Dieu 
a  tant  aimé  le  monde  qu'il  a  donné  son  fils  unique,  afin  que 
quiconque  croit  en  lui,  ne  périsse  point,  mais  qu'il  ait  la  vie 
éternelle"  (3,  16): 


^^^^^^-1=1-Î^^^<<^E^BS 


382 


Le  langage  musical  de  Bach 


^^^^^^ 


Dans  la  cantate  „Herz  und  Mund  und  Tat  und  Leben" 
No.  147,  les  deux  chorals  qui  fêtent  en  Jésus  le  grand  con- 
solateur se  trouvent  également  accompagnés  par  des  thèmes 
de  ce  genre.  Quel  sourire  mystérieux  dans  ce  duo  de  la  can- 
tate „0  Ewigkeit  du  Donnerwort"  No.  60:  „Si  je  m'effraie 
sur  mon  lit  de  mort,  sur  mon  front  aussitôt  je  sentirai  la 
main  du  sauveur" 

(Mein  letztes  Lager  will  mich  schrecken: 
Mich  wird  des  Heilands  Hand  bedecken): 


.*-m.*- 


I 


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r^  ':^TT 


'S^t 


W=^ 


*T-#^ 


^-f^ 


Mais  le  plus  beau  de  tous,  c'est  le  thème  qui  dans  la  can- 
tate „Ach  Gott  wie  manches  Herzeleid"  No.  58,  symbolise  le 
mot  Geduld  (patience): 


irzB 


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* 


EÎE^ 


T=^ 


*^M     Z.P    •■'9 


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Ç  ♦■H 


^if  tji/iîrx 


1'  I"— 


Ce  thème  donne  si  bien  l'impression  du  surnaturel  que  le 
maître  l'emploie  dans  le  grand  air  de  la  cantate  de  Quasi- 
modo  „Halt  im  Gedâchtnis"  No.  67,  pour  évoquer  l'apparition 
du  Christ  ressuscité  qui  se  présente  aux  disciples  angoissés 
en  leur  disant:  „Que  la  paix  soit  avec  vous": 


,%- 


3i,- 


^-^ 


S 


s 


^a£^ 


E^^ 


EÉ 


Le  langage  musical  des  cantates 


383 


Le  motif  de  la  terreur 

Pour  exprimer  la  terreur,  Bach  emploie  des  doubles 
croches  répétées,  moyen  assez  primitif,  mais  qui,  habilement 
employé,  n'est  pas  sans  produire  un  grand  effet.  Nous  l'avons 
déjà  rencontré  dans  les  deux  cantates  „0  Ewigkeit  du 
Donnerwort*'  (Eternité,  parole  de  terreur)  No.  60,  et  „Herr 
gehe  nicht  ins  Gericht,*'  (Dieu  n'entre  pas  en  justice  avec 
moi)  No.  105,  qui  toutes  deux  reposent  presque  entièrement 
sur  ce  motif. 

La  phrase  «Erschrecket  !  ihr  verstockten  Siinder"  (Soyez 
terrifiés!  vous  malfaiteurs)  de  la  cantate  „Wachet,  betet" 
No.  70,  est  illustrée  par  des  accords  entiers  en  doubles 
croches  répétées: 


a^c_j_i,^^^=^^ 


-= — s- 


S! 


é  é  É  â 


Dans  la  même  cantate,  le  récitatif  ,,Ach  soll  nicht  dieser 
grofîeTag",  qui  décrit  la  terreur  du  Jugement  dernier,  s'avance 
entièrement  sur  des  basses  tremblantes;  dans  le  récitatif 
de  la  cantate  „Schauet  doch  und  sehet"  No.  46,  oià  il  est  en- 
core question  du  Jugement  dernier,  la  basse  est  rendue  plus 
terrifiante  encore  par  le  motif  chromatique  qu'elle  renferme: 


^J)^ 


^-'^É-Ê-r 


é  É  É  à-É-if 


ÉêÉèÉÉÉààÉëàé-â 


384 


Le  langage  musical  de  Bach 


C'est  une  basse  analogue  qui,  dans  la  cantate  „Am 
Abend  aber  desselbigen  Sabbats"  No.  42,  dépeint  la  réunion 
des  disciples  apeurés,  ainsi  qu'il  est  dit  dans  le  verset  de 
St.  Jean:  „Le  soir  de  ce  même  sabbat  les  portes  du  lieu 
où  se  trouvaient  les  disciples  étant  fermées,  à  cause  de  la 
crainte  qu'ils  avaient  des  Juifs,  Jésus  vint  et  se  présenta  au 
milieu  d'eux"  (20,  19): 

Continue. 


Organo 
et  Fagotto, 


m 


E 


m 


Les  motifs  de  la  douleur 

Pour  exprimer  la  douleur,  Bach  emploie  le  motif  chroma- 
tique et  le  thème  des  soupirs.  Parfois  il  fait  intervenir  le 
motif  chromatique  pour  souligner  un  seul  mot.  Ainsi  dans 
le  chœur  final  de  la  cantate  de  Noël:  „Christen  âtzet  diesen 
Tag"  No.  63,  pour  illustrer  cette  phrase:  „Mais  ne  souffre 
jamais  que  Satan  nous  tourmente"  (aber  niemals  laC  geschehen, 

daC  uns  Satan  môge  quàlen):     9^   U   \^i    ^~^ 


i= 


C'est  de  la  même  façon  que  le  maître,  dans  un  récitatif 
de  la  cantate  de  Noël:  „Gelobet  seist  du  Jesu  Christ" 
No.  91,  fait  ressortir  le  mot  „Jammertal"  (vallée  de  misère). 
Mais  le  plus  souvent,  de  ces  quelques  notes  il  fait  un  basso 
obstinato.  Le  premier  chœur  de  la  cantate  „Jesu,  der  du 
meine  Seele  hast   durch   deinen  bittern  Tod"  (Jésus,  toi  qui 


Le  langage  musical  des  cantates 


385 


par  ta  mort  cruelle  as  délivré  mon  âme),  No.  78,  s'avance  sur 
cette  basse: 


as^it-T^^^^^f+^^-'^P 


Citons  la  basse  obstinée  du  premier  verset  de  la  cantate 
sur  le  choral  de  Hans  Sachs  „Warum  betriibst  du  dich,  mein 
Herz"?    (Pourquoi  t'affliges-tu,  mon  coeur?).  No.  138. 


Voici  la  basse  obstinée  du   „Crucifixus"  de  la  Messe  en 
si  mineur,  qui  ne  revient  pas  moins  de  treize  fois: 


§S=^i^^fgS^^^^^to^i^^^ 


5? 


Le  motif  de  soupirs  apparaît  sous  deux  formes  princi- 
pales: le  motif  plutôt  réaliste  et  le  motif  idéalisé  qui  exprime 
la  noble  douleur. 

Parfois  ce  sont  de  véritables  gémissements  que  la  musi- 
que fait  entendre.  Voici,  par  exemple,  le  thème  qui  traduit 
le  texte:  „Àchzen  und  erbàrmlich  Weinen"  (Mes  gémissements 
et  mes  pleurs  lamentables)  de  la  cantate.  „Meine  Seufzer, 
meine  Tranen",  No.  13: 


Dans  le  premier  chœur  de  la  cantate  ,,Schauet  doch  und 
sehet  ob  irgend  ein  Schmerz  sei  wie  mein  Schmerz"  (Voyez 

Scbweitzer,  Bach.  25 


386 


Le  langage  musical  de  Bach 


donc    s'il  y  a   encore   une   douleur  pareille    à   ma   douleur), 
No.  46,  les  altos  font  entendre  un  soupir  perpétuel: 


^ 


i=t^=t- 


*  0  «  -* 


Voici  le  thème  qui,  dans  la  cantate,  „Ich  hatte  viel  Be- 
kiimmernis",  No.  21,  traduit  les  paroles  „Seufzer,  Trànen, 
Kummer,  Not"  (Mes  soupirs,  mes  larmes,  mon  angoisse,  ma 
détresse): 


I^Mt"  C:ar  rTX^^=^£^-=^^ 


L'on  ne  saurait  nier  que  le  maître  n'ait  bien  souvent  forcé 
la  note  du  texte  pour  s'abandonner  à  la  description  d'une 
douleur  poignante. 

Le  motif  idéalisé  des  soupirs  est,  au  fond,  identique  au 
motif  réaliste,  car  lui  aussi  se  compose  d'une  succession  de 
deux  liées;  mais,  au  lieu  de  s'avancer  en  intervalles  disso- 
nants et  heurtés,  il  présente  une  succession  plutôt  naturelle 
et  harmonieuse  et  exprime  ainsi  cette  douleur  transfigurée 
que  Bach  seul  a  su  décrire  par  les  sons. 

Dans  un  récitatif  de  l'Ode  funèbre  cette  noble  douleur  se 
traduit  ainsi: 


i 


•«=: 


|^^^T=f^--^^KH^^ 


Quand  le  maître  eut  à  mettre  en  musique,  pour  le  di- 
manche Jubilate,  le  texte:  „Wir  miissen  durch  viel  Trtibsal  in 
das  Reich  Gottes  eingehen"  (C'est  par  beaucoup  de  souffrance 
que  nous  entrerons  dans  le  royaume  des  cieux),  No.  146,  il 
se  souvint  de  l'Andante  d'un  concerto  pour  clavecin  écrit  sur 
le  motif  des  deux  liées  et  il  le  prit  pour  base  de  la  nouvelle 
composition: 


Le  langage  musical  des  cantates 


387 


^^m^^^m^^^ 


Dans  la  cantate  „Selig  ist  der  Mann",  No.  57,  le  texte 
„Je  désirerais  la  mort,  si  toi,  Jésus,  tu  ne  m'aimais  pas" 
(Ich  wiinschte  mir  den  Tod,  wenn  du,  mein  Jesu,  mich  nicht 
liebtest)  est  traduit  par  le  thème  que  voici: 


^p— a — =i  l 'A  J-#-F=^ — - — 9i^rn      I  im  L.-U-;- 


—h 1    1     I    I   ^—1 — 1 — r" 


mm^. 


C'est  un  thème  analogue  que  nous  rencontrons  dans  la 
cantate  „Ich  will  den  Kreuzstab  gerne  tragen"  (Volontiers  je 
veux  porter  ma  croix).  No.  56,  et  dans  la  Sinfonia  de  la  can- 
tate „Weinen,  klagen"  (Pleurer,  gémir),  Nr.  12,  pour  le  di- 
manche Jubilate.  Voici  la  basse  qui,  dans  la  cantate 
„Himmelskônig  sei  willkommen",  No.  182,  accompagne  le 
texte:  „ Jésus,  laisse  moi  te  suivre  dans  le  bonheur  et  dans 
le  malheur  (Jesu,  laB  durch  Wohl  und  Weh,  mich  auch  mit 
dir  ziehen): 


^bM=s^^^^^"^ 


5Ç 


^^^^^^ 


Sous  sa  forme  la  plus  idéale,  ce  motif  dépeint  la  nostalgie 
de  la  mort.  Nous  le  rencontrons  dans  la  cantate  „Himmelskônig 
sei  willkommen".  No.  31,  sur  ces  paroles  „Viens  ma  dernière 
heure;  paupières,  fermez-vous": 

25* 


388 


Le  langage  musical  de  Bach 


i^^ 


53^ 


-* — »<= — ^=^ 


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iri^ — 


On  le  retrouve  également  dans  la  cantate  mystique:  „Ach 
ich  sehe,  jetzt  da  ich  zur  Hochzeit  gehe",  No.  162,  et  dans 
l'introduction  de  la  cantate  „Liebster  Jesu  mein  Verlangen" 
(Jésus  c'est  toi  que  je  désire),  No.  32.  Qu'on  se  souvienne 
aussi  du  rôle  que  joue  le  thème  des  deux  liées  dans  le  chœur 
final  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu. 


Les  motifs  de  la  joie 

Pour  exprimer  la  joie,  le  maître  emploie  les  deux 
motifs  que  nous  avons  rencontrés  déjà  dans  les  chorals;  le 
premier,  un  mouvement  continu  de  doubles  croches,  ex- 
prime plutôt  la  joie  naïve;  le  second,  reposant  sur  le 
rythme  ^^  ^~]  ff^  ^Z>  "°®  certaine  animation  joyeuse. 
Citons,  comme  exemple  typique  du  premier  procédé,  la  can- 
tate „Erfreute  Zeit  im  neuen  Bunde"  (Temps  heureux  de  la 
nouvelle  alliance).  No.  83,  oÉi  un  violon  solo  exécute  la  phrase 
que  voici: 


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w 


^^^ 


.-ly-f  I  nr-f  I  r- 


On  retrouve  ce  même  procédé  dans  le  premier  chœur  de 
la  cantate  pour  le  troisième  jour  de  Noël  „Ich  freue  mich  in 
Dir"  (Je  me  réjouis  en  toi).  No.  133.  Le  choral  final  „Sei  Lob 
und  Preis"  (Gloire  et  louanges)  de  la  cantate  „Ihr  Menschen 


Le  langage  musical  des  cantates 


389 


riihmct  Gottes  Liebe",  No.  167,  est  accompagné  de  la  façon 
suivante: 


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1tt:*r«:;E353 


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Plus  fréquent  est  le  second  motif  qui,  se  prêtant  à  toutes 
les  combinaisons,  peut  exprimer  les  nuances  de  la  joie  les 
plus  variées.  On  pourrait  recueillir  dans  les  œuvres  de  Bach 
des  centaines  de  thèmes  qui  reposent  sur  ce  rythme,  alors 
que  l'on  chercherait  vainement  des  thèmes  analogues  chez 
Hàndel  ou  Beethoven.  Citons  comme  exemple  typique, 
le  solo  de  violon  dans  le  „Laudamus  te"  de  la  Messe  en 
si  mineur: 


Le  premier  chœur  de  la  cantate  ,,Meine  Seele  erhebt  den 
Herren",  No.  10,  —  le  Magnificat  allemand  —  s'avance  sur 
cette  basse: 


Vivace. 


âSl^^^^^^p^^^ 


âs^^^^^^^ 


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Voici   la  basse   du   premier  chœur   de    la  cantate    „Herr 
Gott  Dich  loben  wir"  (Te  Deum  laudamus),  No.  16: 


390 


Le  langage  musical  de  Bach 


Dans  la  même  catégorie  rentre  le  motif  caractéristique 
de  la  cantate  „Nun  komm  der  Heiden  Heiland"  (Veni  re- 
demptor  gentium),  No.  62  : 

_k „ ,,-m ^m ^  •   -  •  *  •— r-# s > ^  »  P  A.  »  * 


^f- i* *= y^ ■= *-  i      i      '  I ' 


Voici  quelques  types  de  basses  joyeuses:  Duo  „Erkenntdie 
rechten  Freudenstunden"  (C'est  lui  qui  connaît  les  véritables 
heures  de  joie)  de  la  cantate  „Wer  nur  den  lieben  Gott 
làDt  walten",  No.  93: 


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:f^=x:f-0 — *JLi=E 


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Chœur:  „Lobe  den  Herrn  meine  Seele"  (Mon  âme  bénis 
l'Eternel)  de  la  cantate,  No.  69: 


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C!^ 


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Air:  „Wohl  mir,  Jésus  ist  gefunden,  nun  bin  ich  nicht  mehr 
betriibt"  (Jésus  est  retrouvé;  je  ne  suis  plus  triste)  de  la 
cantate  „Mein  liebster  Jésus  ist  verloren",  No.  154: 


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F5F 


Parfois,  Bach  force  la  note  de  textes  qui  n'expriment 
qu'une  certaine  nuance  de  contentement  afin  de  pouvoir  les 
traduire  en  musique  par  des  motifs  exubérants.     C'est  ainsi 


Le  langage  musical  des  cantates 


391 


que  dans  la  cantate  „  Ach  lieben  Christen,  seid  getrost",  No.  1 1 4, 
il  interprète  le  texte:  ^Chrétiens  ayez  bon  courage"  par  la 
basse  que  voici; 


ÏS^Ç 


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:^l-l-f-*iî'r^gni^=g3=^ 


^ 


Ol^f-l-i-,-J^^^^ 


II  fait  de  même  dans  les  cantates -chorals  „Was  Gott 
tut,  das  ist  wohlgetan",  No.  98,  „In  allen  meinen  Thaten", 
No.  97,  et  „Was  mein  Gott  will,  das  g'scheh  allzeit", 
No.  1 1 1  :  les  textes  de  ces  chorals  expriment  la  simple 
confiance  en  Dieu  et  non  la  joie  vive,  que  Bach  figure  par  la 
musique.  Même,  dans  la  cantate  «Siehe,  ich  will  viel 
Fischer  aussenden".  No.  88,  le  maître  n'hésite  pas  à  tra- 
duire le  mot  du  Seigneur  à  Pierre:  „Ne  crains  point;  dé- 
sormais tu  seras  pêcheur  d'hommes"  par  un  motif  de  joie 
débordante: 


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Plus  le  thème  est  audacieux,  plus  l'intensité  de  la  joie 
est  grande.  On  rencontre  de  ces  basses  qui  semblent  sauter 
par  dessus  tous  les  obstacles.  Voici  trois  types  des  thèmes 
de  la  joie  exubérante: 

Air:  „In  meinem  Gott  bin  ich  erfreut"  (Je  me  réjouis  en 
mon  Dieu)  de  la  cantate  „Ach  ich  sehe,  jetzt,  da  ich  zur 
Hochzeit  gehe",  No.   162: 


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£tfe£ 


^^ 


5£: 


W- 


Air:  „ Remettez-vous  .  .  .  voilà  Jésus  qui  revient!  Oh  joie 
que  rien  n'égale!"  de  la  cantate  pour  Jubilate  ,Ihr  werdet 
weinen  und  heulen",  No.  103: 


392 


§ji^^ 


Le  langage  musical  de  Bach 


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^±eE 


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Air:  «Loué  soit  Dieu  mon  Seigneur"  de  la  cantate  pour  la 
Trinité  «Gelobet  sei  der  Herr  mein  Gott",  No.  129: 


^^7: 


*^t: 


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^L_t 


g^-^Tf^ 


Pour  traduire  la  joie-extase,  Bach,  renonçant  à  tout  thème 
précis,  s'exprime  par  des  espèces  d'arabesques  qui  planent 
rêveuses  au  dessus  des  harmonies.  L'accompagnement  du 
violon-solo  pour  le  „Laudamus"  de  la  Messe  en  si  mineur 
rentre  dans  cette  catégorie.  Dans  la  belle  cantate  sur  le 
printemps  „Weichet  nur,  betrubte  Schatten!"  (Disparaissez, 
tristes  ombres!),  les  instruments  à  cordes  dépeignent  les  nuages 
qui  fuient,  tandis  que  le  hautbois  exécute  une  fantaisie  qui 
exprime  d'une  façon  saisissante  la  nostalgie  et  l'espoir  du 
printemps. 
Adagio. 


:E 


^^^S: 


Dans   la   cantate   „Wahrlich  ich  sage    euch".  No.  86,    le 
texte:    „Et  pourtant  je  veux   cueillir   des    roses,  malgré  les 


Le  langage  musical  des  cantates 


393 


épines"    est    illustré   par  un   solo  de  violon  que  le  maître  a 
su  empreindre  d'une  joie  ineffable: 

*fcï 


s^ 


^^^W^-^^- 


C'est  également  un  solo  de  violon  qui  traduit  la  belle 
strophe  „C'est  à  sa  bonté  que  je  me  fie"  dans  la  cantate- 
choral  „In  allen  meinen  Thaten",  No.  97;  un  solo  de  fltjte, 
dans  la  troisième  strophe  de  la  cantate-choral  „Was  Gott  thut, 
das  ist  wohl  gethan",  No.  100,  exprime  l'abandon  complet  en 
Dieu.  Dans  la  cantate  „Ach  lieben  Christen,  seid  getrost", 
No.  114,  une  voix  demande  „Dans  cette  vallée  de  misère,  où 
mon  âme  trouve-t-elle  un  refuge?",  et  une  autre  répond: 
„ Allons  vers  Jésus".  Nous  entendons  d'abord  la  question 
douloureuse  et  ensuite  l'éclat  de  joie  que  provoque  la 
réponse: 

Question. 


Réponse. 
Vivace. 


^ 


|^^g^^=i^^S^;5eg= 


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Comment  analyser  par  des  mots  la  beauté  des  fantaisies 


394  Le  langage  musical  de  Bach 

de  hautbois  que  nous  rencontrons  dans  les  cantates  sur  la 
nostalgie  de  la  mort  telles  que  „Liebster  Jesu  mein  Verlangen" 
(Jésus,  mon  désir),  No.  32,  et  „Ich  habe  genug"  (C'en  est 
assez),  No.  82?  Qu'on  lise  aussi  la  cantate  „Herr  Jesu  Christ" 
(Seigneur  Jésus -Christ),  No.  127,  oii,  tandis  que  les  autres 
instruments  exécutent  le  glas  funèbre,  le  hautbois  chante  une 
phrase  d'un  charme  exquis  qui  traduit  le  texte  «Quand  la 
terre  couvrira  ce  corps,  l'âme  sera  dans  les  mains  de  Jésus  . . . 
Appelez-moi  donc,  appelez-moi  donc  bientôt,  cloches  de  la 
mort." 

Les  thèmes  composés 
Tous  les  motifs  caractéristiques  ayant  leur  signification 
bien  précise  dans  la  musique  de  Bach,  l'on  ne  s'étonnera 
point  que  le  maître  combine  plusieurs  de  ces  motifs,  et  avec 
une  hardiesse  qui  n'a  guère  d'analogie  dans  l'œuvre  des 
autres  maîtres,  représente  une  idée  complexe  par  la  musique. 
Que  l'on  feuillette  n'importe  quel  volume  de  cantates  et  l'on 
découvrira  aussitôt  des  exemples  où  plusieurs  motifs  réunis 
résument  un  texte,  soit  par  leur  succession  soit  par  leur 
simultanéité.  Dans  l'oratorio  de  Noël  (cinquième  cantate),  au 
moment  où  les  Mages  racontent  à  Hérode  effrayé  la  naissance 
du  Messie,  intervient  cette  réflexion  «Pourquoi  vous  effrayer? 
ô,  ne  devriez-vous  pas  vous  réjouir?"  Bach  la  souligne  par 
le  motif  de  la  terreur  et  le  motif  de  la  joie: 


i 


T^T^- 


Nous  avons  déjà  cité  la  cantate  „Ihr  werdet  weinen  und 
heulen".  No.  103,  où  le  maître  représente  l'angoisse  des  dis- 
ciples et  la  joie  du  monde  par  une  sorte  de  lutte  entre  le 
motif  chromatique  et  le  motif  de   la  joie.     C'est   ce  même 


Le  langage  musical  des  cantates 


395 


antagonisme  qui,  dans  la  cantate  „Jesu,  der  du  meine  Seele", 
No.  78,  lui  sert  à  traduire  le  texte  «Jésus  toi,  qui  par  ta 
mort  cruelle  as  sauvé  mon  âme". 


'mE^=f-^=H^^^^f=^f=f=^^^ 


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^E^^b^^f^^ 


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„L'air  „Friede,  sei  mit  euch"  (Que  la  paix  soit  avec  vous), 
de  la  cantate  „Halt  im  Gedâchtnis  Jesum  Christ,  No.  67,  et, 
de  même,  l'air  «Bonsoir,  tumulte  mondain"  de  la  cantate 
„Wer  weiC  wie  nahe  mir  mein  Ende",  No.  27,  repose  sur  le 
conflit  de  deux  thèmes:  le  thème  de  la  paix  et  le  thème 
du  tumulte;  le  «Deposuit  potentes"  du  Magnificat  se  compose 
du  motif  de  la  chute  et  du  motif  de  la  force;  dans  la  can- 
tate „Ihr  Menschen  riihmet  Gottes  Liebe"  No.  167,  le  texte: 
„La  parole  de  Dieu  ne  trompe  pas;  ce  qu'elle  promet,  Dieu 
soit  loué,  est  arrivé"  est  traduit  par  deux  thèmes  de  la  basse 
dont  le  premier,  le  motif  des  pas  assurés,  représente  l'as- 
surance de  la  promesse  divine,  et  le  second,  un  motif  de 
la  joie,  le  «Dieu  soit  loué": 


^^^^^^^m 


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53E 


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Cette  explication  est  confirmée  par  la  cantate  de  Pâques 
„So  du  mit  deinem  Munde  bekennest".  No.  145,  où  le  texte: 
«Si  avec  ta  bouche  tu  confesses  de  Jésus,  qu'il  est  le  Seigneur 
et  si  dans  ton  cœur  tu  as  la  croyance  que  Dieu  l'a  ressus- 
cité des  morts,  tu  seras  sauvé  toi  et  ta  maison"  est  traduit 
par  deux  thèmes  analogues: 


396 


Le  langage  musical  de  Bach 


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Dans  la  cantate  „Ach  lieben  Christen  seid  getrost",  No.  1 14, 
le  maître  figure  le  mot  „getrost"  (Prenez  courage)  par  une 
lutte  entre  le  motif  de  la  terreur  et  celui  de  la  joie: 


La  hardiesse  avec  laquelle  il  oppose  deux  thèmes,  esti- 
mant qu'ils  s'expliqueront  mutuellement,  va  parfois  jusqu'à 
l'extrême.  Dans  la  cantate  :  „Wohl  dem,  der  sich  auf  seinen 
Gott",No.  139,  par  exemple,  où  il  s'agit  de  représenter  le  texte 
suivant:  „Le  malheur  m'enveloppe  de  toute  part,  comme 
d'une  pesante  ceinture;  mais  tout  à  coup  paraît  la  main  qui 
me  délivre",  la  première  phrase  est  traduite  par  un  thème 
qui  décrit  le  mot  «envelopper",  la  seconde  par  un  autre  qui 
illustre  le  mot  «délivrer". 


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MM *'^    ^    7  ^  *-* 


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Vivace. 


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^^^^^^Ç=0^^=^^^^^^- 


Il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  trois  thèmes  dans  le 
même  morceau.  On  se  souvient  que  dans  l'air  »Herr,  so 
du  willst"  (Mon  Dieu  que  ta  volonté  soit  faite)  de  la  cantate 


Le  langage  musical  des  cantates 


397 


„Herr,  wie  du  willst",  No.  73,  interviennent  trois  motifs:  le 
premier  pour  exprimer  les  soupirs,  le  second  pour  décrire 
l'anéantissement,  et  le  troisième  qui  imite  le  glas  funèbre; 
on  se  souvient  également  du  premier  chœur  de  la  cantate 
„Was  soll  ich  aus  dir  machen  Ephraïm",  No.  89,  où  trois 
thèmes,  l'un  exprimant  la  colère  divine,  l'autre  l'interrogation 
douloureuse,  l'autre  la  compassion,  représentent  les  sentiments 
contradictoires  de  Dieu  à  l'égard  de  son  peuple.  Souvent 
aussi,  une  seule  idée  se  trouve  figurée  par  plusieurs  motifs 
de  la  même  catégorie.  Dans  les  grands  chœurs  des  cantates 
de  Noël,  on  trouve  régulièrement  plusieurs  motifs  de  la  joie 
et,  pareillement,  dans  les  chœurs  qui  expriment  la  douleur 
plusieurs  motifs  de  la  douleur. 

Ce  sont  là,  en  quelque  sorte,  les  principes  de  la  syntaxe 
musicale  de  Bach.  Or,  cette  terminologie  si  précise  lui  permet 
même  de  former  des  „mots  composés":  nous  voulons  parler 
des  thèmes  à  deux  motifs.  Le  „Deposuit  potentes"  du 
Magnificat  allemand  (Cantate  „Meine  Seel'  erhebt  den  Herrn", 
No.  10),  nous  le  savons,  est  traduit  par  le  thème  de  la  force 
qui  se  termine  par  une  chute: 


^Ë^fe5^S&î^^ 


Dans  la  cantate  „Nun  ist  das  Heil  und  die  Kraft",  No.  50 
le  maître  traduit  un  verset  de  l'Apocalypse  qui  parle  de 
l'avènement  de  la  puissance  de  Dieu  et  du  triomphe  sur  Satan 
(12,10),  par  le  motif  de  la  force  que  termine  le  motif  de  la  joie: 


^3 


jETT  r  riJ-j^Ë 


1^ 


Il  11  ri  I  I  iT!  fi  r ^^ 


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fyH^  .T^fjr^^^^^^ 


398 


Le  langage  musical  de  Bach 


Le  plus  souvent,  les  thèmes  complexes,  si  étranges 
au  premier  abord,  résultent  de  la  combinaison  de  deux 
motifs  qui,  à  eux  deux,  figurent  le  texte.  Dans  la  cantate 
„Aechzen  und  erbàrmlich  Weinen",  No.  13,  le  texte:  «Nos 
pleurs  et  nos  gémissements  n'y  peuvent  rien;  mais  celui  qui 
élève  son  regard  vers  le  ciel,  apercevra  une  lumière  de  joie" 
est  traduit  mot  pour  mot  par  le  thème  que  voici  : 


Dans  la  seconde  partie  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu, 
on  ne  trouve  pas  moins  de  quatre  exemples,  et  des  plus  cu- 
rieux, de  thèmes  composés.  Dans  le  premier  air  avec  chœur, 
où  la  fille  de  Sion  éperdue  cherche  le  Seigneur  dans  le  jardin 
des  Oliviers,  le  thème  se  compose  du  motif  des  pas  errants 
suivi  du  motif  chromatique  de  la  douleur: 


^m^miimm^^m 


Le  texte  „Geduld,  Geduld,  wenn  mich  falsche  Zungen 
stechen"  (Patience,  patience,  quand  les  langues  fausses  s'atta- 
quent à  moi)  est  traduit  ainsi: 


Le  langage  musical  des  cantates 


399 


Les  premières  notes  représentent  le  mot  „Patience";  puis 
l'on  voit  apparaître  un  serpent  qui  s'agite.  Citons  également 
le  thème  de  l'air  „Si  mes  larmes  ne  vous  fléchissent  pas,  oh, 

prenez  donc  mon  cœur". 

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Les  deux  premières  mesures  représentent  la  scène  de  la 
flagellation  à  laquelle  se  rapporte  cet  air;  les  deux  suivantes  ne 

sont  que  la  représentation  musicale  des  cris  ^       ~'     ' 


w 


de  la  fllle  de  Sion  qui  interrompent  le  supplice  du  Seigneur. 
L'air  de  l'expiation  à  Golgatha  „ Voyez,  Jésus  a  étendu  la 
main  pour  nous  attirer  vers  lui"  se  compose  du  motif  des 
cloches  de  la  rédemption  et  d'un  mouvement  ascendant  qui, 
se  poursuivant  chaque  fois  par  deux  mesures,  figure  le  geste 
du  Seigneur  attirant  du  haut  de  la  croix  l'humanité  vers  lui: 


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400  Le  langage  musical  de  Bach 

Tels  sont  les  principes  du  langage  musical  de  Bach.  Nous 
avons  entrepris  d'établir  sa  terminologie  en  définissant  ses 
racines  et  en  énumérant  leurs  dérivés.  Ce  n'est  qu'un  essai, 
sans  doute;  mais  qu'on  l'approuve  ou  le  désapprouve,  que 
l'on  trouve  telle  démonstration  justifiée  ou  non:  le  seul  fait 
que  pareil  essai  soit  possible,  n'en  dit-il  pas  long  sur  la  clarté 
et  la  précision  du  langage  musical  de  Bach? 


1 


ï 


V  PARTIE 

SUR  LA   FAÇON   D'EXÉCUTER   LES   ŒUVRES   DE   BACH 

XXXI.    Le  mouvement  et  le  phraser 

Forkel  nous  rapporte  que  Bach  étonnait  ses  contemporains 
par  la  rapidité  du  mouvement  qu'il  prenait  en  exécutant  ses 
morceaux  sur  le  clavecin.  Il  serait  donc  faux  de  supposer 
qu'ils  exigent  cette  lenteur  prétendue  classique  que  l'on  crut 
de  rigueur  un  certain  temps,  pour  la  musique  de  Bach. 

Toutefois,  il  faudrait  bien  se  garder  de  tomber  dans  l'excès 
contraire.  La  mécanique  des  clavecins  de  l'époque  ne  per- 
mettait pas  à  l'exécutant  notre  allégro  moderne.  En  jouant 
les  compositions  de  Bach  sur  d'anciens  instruments,  on  s'a- 
perçoit que  son  allégro  rapide,  le  maximum  de  rapidité  auquel 
on  pouvait  prétendre  sur  ces  instruments,  ne  dépasse  guère 
le  mouvement  qui  équivaut  à  notre  allégro  moderato,  ce  qui 
ne  nous  empêche  pas  d'utiliser  le  perfectionnement  de  la 
mécanique  de  nos  pianos  pour  jouer  les  œuvres  du  maître 
plus  vite  qu'il  ne  les  jouait  lui-même.  Telle  ou  telle  d'entre 
elles  nous  semblerait  traîner,  si  nous  voulions  nous  astreindre 
à  l'exécuter  dans  le  mouvement  «authentique".  Il  en  est 
ainsi,  par  exemple,  des  gigues  des  grandes  Partîtes.  Mais, 
en  règle  générale,  on  ne  devrait  point  dépasser  l'allure  d'un 
allégro  moderato  énergique. 

Les  scherzi  et  les  finales  de  Beethoven  ont  inauguré  une 
catégorie  de  mouvements  rapides  qu'il  serait  faux  d'appliquer 
à  la  musique  des  maîtres  qui  le  précèdent.  Le  presto  du 
concerto   italien   n'est   pas   le    presto   d'un   finale  de   l'auteur 

Schweitzer,   Bach.  26 


402  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

de  la  neuvième  symphonie;  le  jouer  dans  un  mouvement 
Beethovenien,  c'est  le  dénaturer  entièrement. 

De  même,  les  mouvements  lents  de  Bach  n'ont  point  la  len- 
teur de  notre  exécution  moderne.  Son  Adagio,  son  Grave,  son 
Lento  équivalent  à  notre  dernière  nuance  de  Moderato.  Les 
sons  écourtés  de  son  clavecin  ne  lui  permettaient  pas  de  jouer 
ses  morceaux  lents  aussi  lentement  qu'il  nous  est  possible  de 
le  faire  étant  donné  la  sonorité  prolongée  du  piano  moderne. 
Tout  naturellement,  nous  prendrons  certaines  pièces  dans  un 
mouvement  un  peu  plus  lent  que  le  mouvement  „ authentique", 
sans,  toutefois,  aller  jusqu'à  la  lenteur  de  l'adagio  moderne. 

La  musique  de  Bach  se  meut  donc  dans  un  cercle  de 
mouvements  plus  restreint  que  celui  de  la  musique  moderne. 
Même  lorsqu'il  indique  Alla  brève,  il  n'entend  point,  par  là, 
doubler  le  mouvement  du  morceau.  L'étude  des  partitions 
nous  apprend  qu'il  emploie  indistinctement  le  C  simple  (C) 
et  le  C  barré  ((h).  Il  lui  arrive  même  de  marquer  Alla  brève 
les  Graves  d'ouvertures  françaises. 

En  général,  nous  sommes  tentés  de  jouer  d'un  mouvement 
trop  rapide  les  œuvres  pour  le  clavecin,  d'un  mouvement 
trop  lent,  par  contre,  les  cantates  et  les  Passions.  C'est 
ainsi  que,  le  plus  souvent,  le  mouvement  habituel  du  premier 
chœur  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu  supporterait  d'être 
accéléré  considérablement  pour  que  le  choral  produise  l'effet 
voulu.  Au  fond,  le  mouvement  authentique  d'un  morceau  de 
Bach  est  facile  à  trouver:  c'est  celui  qui  fait  ressortir  à  la 
fois  les  grandes  lignes  et  le  détail. 

Si  donc  les  mouvements  de  Bach  ne  s'éloignent  pas  au- 
tant d'un  certain  mouvement  moyen  que  ceux  de  la  musique 
moderne,  ce  mouvement  moyen,  par  contre,  doit  être  dégradé 
jusque  dans  ses  plus  fines  nuances.  La  mesure  rigide  et 
uniforme  ne  convient  point  à  la  musique  du  maître  de  Leipzig. 
Il  est  vrai  que  l'on  ne  rencontre  pas  dans  ses  œuvres  cette 
opposition  de  thèmes  d'allure  différente,  enserrés  comme  par 


Le  mouvement  et  le  phraser  403 

force  dans  une  même  mesure,  opposition  qui  caractérise  les 
sonates  de  Beethoven:  le  rythme  que  Bach  adopte  dans  la 
première  mesure  se  poursuit  le  plus  souvent  sans  change- 
ment aucun  à  travers  le  morceau  entier.  Mais  ce  mouvement 
homogène,  il  l'exige  souple  et  nuancé,  11  ne  décrète  pas 
l'abolition  de  la  mesure,  comme  le  claveciniste  Froberger 
l'avait  fait  un  siècle  avant  lui,  mais  il  entend  qu'en  exécu- 
tant ses  œuvres  avec  tout  le  respect  dû  à  la  mesure,  on  y 
apporte  en  même  temps  un  fin  rubato.  Il  suffit  d'étudier 
les  compositions  d'Emmanuel  Bach  pour  se  convaincre  que 
l'usage  libre  de  la  mesure  s'entendait  de  soi  aux  yeux  du 
plus  remarquable   des  élèves  de  clavecin  de  Jean  Sébastien. 

Toutefois,  ces  inflexions  du  mouvement  et  du  rythme  ne 
doivent  point  faire  saillie  dans  l'exécution.  Elles  n'ont  pas 
leur  but  en  elles-mêmes:  elles  ne  sont  justifiées,  qu'en  tant 
qu'elles  font  valoir  la  ligne  du  thème  et  de  l'architecture  du 
morceau.  Le  petit  ritenuto  qui  précède  une  entrée  importante 
ou  une  péripétie  harmonique  marquante,  doit  avoir  pour  seul 
but  d'avertir  l'auditeur.  Toute  altération  de  mouvement  qui 
accaparerait  l'intérêt  pour  elle-même  est  déplacée. 

L'impression  d'un  morceau  de  Bach  dépend  avant  tout 
du  relief  avec  lequel  il  apparaît  à  l'audition.  D'où  cette 
règle  fondamentale  si  simple,  et  cependant  si  souvent  négligée 
par  les  exécutants:  il  faut  retenir  le  mouvement  à  mesure 
que  le  dessin  musical  se  complique,  quitte  à  reprendre  la 
libre  allure  dès  qu'il  se  simplifie. 

Autre  règle  non  moins  importante:  qu'on  fasse  le  rallen- 
tando  plutôt  avant  que  sur  la  cadence  même.  La  cadence 
de  Bach,  toute  différente  en  cela  de  la  cadence  moderne,  est 
quelque  chose  de  solide  et  de  décidé,  et  ne  supporte  point 
d'être  afbiblie  et  amoindrie  par  un  rallentando.  La  cadence 
finale  du  morceau,  elle-même,  ne  fait  point  exception.  Mais, 
par  contre,  il  importe  de  ne  point  s'engager  dans  une  cadence 
quelle  qu'elle  soit,  ou  dans  une  péripétie  harmonique  d'une  cer- 

26* 


404  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

taine  importance,  sans  les  signaler  et  les  faire  pressentir  par 
un  petit  ritenuto.  Ce  n'est  qu'en  donnant  ainsi  à  chaque  tran- 
sition et  à  chaque  cadence  la  valeur  qui  lui  revient  dans  l'en- 
semble, qu'on  arrive  à  faire  percevoir  à  l'auditeur  l'architec- 
ture du  morceau,  ce  qui  est  indispensable  pour  la  compré- 
hension de  la  musique  du  maître.  II  suffît  de  laisser  passer 
inaperçue  une  cadence  importante  ou  de  donner  à  une  tran- 
sition de  troisième  ordre  une  valeur  qu'elle  n'a  pas,  pour 
altérer  aussitôt  la  structure  du  morceau,  jusqu'à  le  rendre 
souvent  incompréhensible. 

Il  est  rare  que  Bach  indique  les  mouvements.  Pour  les 
compositions  de  clavecin  il  ne  le  jugeait  pas  nécessaire,  puisque 
tout  exécutant,  à  cette  époque,  était,  jusqu'à  un  certain  point, 
compositeur  lui-même  et  censé  jouer  les  compositions  des 
autres  comme  les  siennes  propres.  Quant  aux  cantates,  Bach 
n'éprouvait  nul  besoin  d'inscrire  les  mouvements  dans  la 
partition,  vu  qu'il  conduisait  lui-même  et  ne  songeait  point 
à  la  publication.  D'autres  fois  cependant,  pour  des  œuvres 
qui  lui  importent  tout  particulièrement,  il  prend  soin  d'in- 
diquer les  mouvements.  Ainsi  pour  la  première  partie 
de  la  Messe  en  si,  qu'il  envoya  à  Dresde,  et,  de  même, 
pour  les  cantates  profanes  qu'il  donna  avec  la  société  de 
Telemann. 

Pour  le  grand  chœur  de  la  cantate  No.  66  «Erfreut  euch 
ihr  Herzen",  il  note  expressément  ^Andante"  pour  la  partie 
médiane  qui,  cependant,  forme  un  tout  entièrement  homogène 
avec  le  reste.  D'autres  fois,  la  facture  musicale  appelle 
d'elle-même  un  mouvement  particulier  pour  les  différentes 
parties  du  morceau.  Les  airs,  aussi  bien  que  les  chœurs, 
présentent  cette  particularité;  le  plus  souvent,  la  partie  mé- 
diane exige  un  mouvement  un  peu  plus  lent  que  celui  de  la 
partie  principale. 

On  pourrait  même  aller  jusqu'à  dire  que  l'alternance  de 
deux  mouvements  légèrement  différenciés  constitue  une  par- 


Le  mouvement  et  le  phraser  405 

ticularité  caractéristique  du  style  de  Bach.  Les  morceaux 
de  clavecin  et  les  morceaux  d'orgue  réclament  l'alternance 
de  deux  mouvements,  tout  comme  les  morceaux  pour  or- 
chestre et  les  œuvres  vocales. 

Pour  ce  qui  est  du  phraser,  rappelons-nous  que  le  phraser 
du  violon  est,  en  quelque  sorte,  le  phraser  universel  de  la 
musique  de  Bach.  Quiconque  se  représente  les  préludes  et 
les  fugues  du  Clavecin  bien  tempéré  exécutés  par  des  ins- 
truments à  cordes  et  cherche  à  rendre  sur  le  piano  et  le 
phraser  et  les  effets  du  quatuor  à  cordes,  se  trouvera  les  jouer 
dans  l'intention  du  maître.  Bach  ne  connaît  point  l'égalité 
mathématique  dans  la  succession  des  sons  que  réclament, 
par  exemple,  les  études  de  Czerny.  La  relativité  de  la  va- 
leur des  sons  est  plus  grande  chez  lui  que  chez  tout  autre 
compositeur.  Il  enseignait  à  ses  élèves  l'indépendance  et 
l'égalité  absolue  des  doigts,  pour  obtenir  ensuite  cette  sorte 
d'inégalité  voulue  du  toucher  que  réclame  le  style  polypho- 
nique sur  le  clavecin.  Faire  oublier  qu'une  mécanique  relie 
le  doigt  à  la  corde  et  donner  l'illusion  qu'on  joue  du  clavecin 
en  promenant  sur  les  cordes  plusieurs  archets  en  même  temps, 
tel  était  pour  Bach  l'idéal  du  phraser  et  du  toucher. 

Le  jeu  rigoureusement  lié,  on  le  sait,  a  été  inauguré  pré- 
cisément par  Bach.  Toutefois  la  liaison  chez  lui,  loin  d'être 
uniforme,  sous-entend  une  variété  infinie  d'accents  et  d'in- 
flexions. Elle  doit  être  différenciée  et  animée  à  la  façon  du 
jeu  lié  sur  le  violon.  Il  n'y  a  pas  de  petit  détail  de  phraser 
qui  n'ait  la  plus  grande  importance.  Nombreuses  sont  les 
parties  d'orchestre  où  le  maître  a  indiqué  le  phraser  mesure 
par  mesure,  pour  conjurer  tout  malentendu  de  la  part  de 
l'exécutant.  Qu'on  lise  à  ce  sujet  les  parties  d'orchestre  de 
certaines  cantates  profanes  et  celle  de  la  Messe  en  si  mi- 
neur! Le  phraser  de  Bach  ne  saurait  plus  être  douteux  pour 
quiconque  a  étudié  attentivement  ces  œuvres.  Tout  natu- 
rellement on  appliquera  le  même  phraser  aux  œuvres  de  cla- 


406 


Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 


vecin,  qui,  presque  toutes,  nous  sont  parvenues  sans  la  moindre 
indication  à  cet  égard. 

Illustrons  l'application  de  ce  phraser  par  quelques  exemples 
tirés  du  Clavecin  bien  tempéré. 

Première  partie.    Preludio  II. 


Première  partie.    Preludio  XXIV. 


^^^=s 


^Hï 


Deuxième  partie.    Preludio  XI. 


I 


arfi 


bii    1     ^^ 


Deuxième  partie.    Preludio  XIX. 


^-y^  îTi  .T^  ^ 


I 


Deuxième  partie.    Fuga  XXI. 


t=C 


717   g      ^ J-^-l 


î 


De  deux  liées,  la  seconde  doit  être  jouée  très  légèrement 
et  tenue  seulement  pour  la  moitié  de  sa  valeur,  avec  cepen- 
dant un  petit  accent  sec: 

Clavecin  bien  tempéré.    Deuxième  partie.    Preludio  XII. 


I 


lï^^^^^^S^ 


^       W" 


Quant  au  staccato,  remarquons  que  Bach  ne  connaît  que 
le  staccato  du  doigt;  il  ignore  le  staccato  moderne  qui  cor- 
respond au  pizzicato  des  instruments  à  cordes.  Son  staccato 
garde  toujours  quelque  chose  de  lourd  et  augmente  la  sono- 


Le  mouvement  et  le  phraser  407 

rité   de   la   note   plutôt   qu'il   ne  l'atténue.     Il  équivaut  à  des 
coups  d'archet   détachés   et   l'on    devrait  plutôt  l'indiquer  par 


des    petits    traits    que    par    -ùi._n      — î"~]"i"I^"TT~f!" 
des  points.     Par  exemple:    W— 4r    '  "é*'é     J  -M^ 


Toutefois,  des  passages  entiers  en  staccato  —  c'est  là, 
encore,  l'un  des  caractères  pré-Beethoveniens  de  sa  mu- 
sique —  sont  peu  fréquents  dans  l'œuvre  de  Bach.  Pour 
lui,  le  staccato  n'est,  en  quelque  sorte,  qu'un  moyen  de  phraser. 
Le  seul  rythme  entièrement  en  notes  détachées  qu'il  con- 
naisse, c'est  le  rythme  solennel:  _-i  j  -j  i  •^.  Dans  ce  rythme, 
la  petite  note  garde  toute  son  importance:  on  la  détachera 
légèrement  de  la  précédente  et  on  la  reliera  plutôt  à  la  sui- 
vante pour  bien  rendre  cette  grâce  solennelle,  un  peu  lourde, 
qui  caractérise  la  musique  de  Bach.     Par  exemple: 

Clavecin  bien  tempéré.    Deuxième  partie.     Preludio  XIII. 


g^yuULê>-^;fe^jfcg- 


Bfe^^J^=ig^^E^Ea=Ep^ 


Les  rythmes  j  j^  et  H  i,  avec  toutes  leurs  variantes, 
doivent  également  être  rendus  avec  une  élégance  quelque 
peu  pédante,  qui  appuie  sur  les  petites  notes,  de  peur  de 
les  laisser  passer  inaperçues.  Encore,  pour  bien  les  faire 
valoir,  faut-il  les  séparer  de  la  note  précédente  comme  par 
un  petit  soupir  imperceptible.     Par  exemple: 

Clavecin  bien  tempéré.   Deuxième  partie.    Preludio  XVII. 


^I^I^^H^— ?^ 


^y=g3^-rjg-^ 


Le  phraser  de  Bach  consiste  donc  dans  la  fusion  de  ce 
staccato  louré  et  d'un  legato  parfait  que  les  pianistes  modernes 
n'emploient  malheureusement  plus.  Voici  quelques  exemples 
de  ce  phraser  composé: 


408  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

Clavecin  bien  tempéré.     Première  partie.    Fuga  II. 


g 


fc^l^ 


-i^=^ 


P-     I* 


^S 


s* 


-*fi»- 


itElr^ 


Première  partie. 

H 1 1 

V. 

^ 

^ 

Première  partie.    Fuga  XII. 


P^^ 


±± 


3=t: 


Première  partie.    Fuga  XVI. 


#=?i=E 


ËS^e^^^Ê 


Première  partie.    Fuga  XIX. 


Π


M 


J-*-* • h-*H M— i 1— ^*?F- 


^E^ 


»: 


3=:?z3rt 


±rfzt=t 


m 


Deuxième  partie.    Fuga  VI. 


Deuxième  partie.    Fuga  VII. 


ïtrcris 


t=i=P 


#— I— » — •-»-#- 


|.-f2-#- 


*=(: 


-f-firr 


T^t^pit 


Deuxième  partie.    Preludio  XX. 


p^=h^M^^^J^^f^^ 


et 


s^^^^ 


Très  souvent,  le  phraser  tel  que  l'indique  Czerny  dans 
son  édition  du  Clavecin  bien  tempéré*  est  complètement  faux, 
quoiqu'il  s'autorise  de  Beethoven  qu'il  entendit  souvent  jouer 


1.  Ed.  Peters. 


Le  mouvement  et  le  phraser 


409 


ces  morceaux.  N'est-ce  point  la  meilleure  preuve  que  le 
phraser  Beethovenien  et  post-Beethovenien  ne  saurait  con- 
venir à  la  musique  de  Bach? 

La  question  la  plus  importante,  c'est  de  savoir  où  réside 
l'accent  principal.  Le  rythme  des  thèmes  de  Bach  n'est 
nullement  le  rythme  naturel  de  la  mesure  avec  l'accent  du 
temps  fort;  il  se  trouve,  au  contraire,  en  un  certain  anta- 
gonisme avec  le  rythme  naturel  de  la  mesure  par  le  fait  que 
le  plus  souvent  l'accent  principal  porte  sur  un  contre-temps. 
C'est  cette  note  caractéristique  qu'il  s'agit  de  faire  ressortir 
pour  donner  toute  sa  plastique  à  un  thème  de  Bach. 

Un  thème  est  bien  accentué  quand  on  remarque,  dès  la 
première  note,  comme  une  poussée  vers  la  note  caractéris- 
tique. Que  de  fois  les  plus  beaux  thèmes  de  Bach  devien- 
nent quelconques,  parce  qu'au  lieu  d'accentuer  la  note  carac- 
téristique l'on  accentue  les  temps  forts!  Voici  comme  exemple, 
l'un  des  thèmes  les  plus  admirables  du  Clavecin  bien  tem- 
péré, dont  c'est  le  sort  d'être  le  plus  souvent  dénaturé  par 
un  faux  accent  sur  le  temps  fort: 

Première  partie.    Preludio  XXII. 
Accent  faux. 


Accent  juste. 


Ce  qu'il  faut,  avant  tout,  mettre  en  évidence,  ce  sont  les 
intervalles  heurtés,  même  ceux  qui  interviennent  à  la  fin  de 
la  phrase.  Qu'on  se  garde  donc  de  rompre  par  un  decres- 
cendo déplacé  l'admirable  lourdeur  d'un  thème  de  Bach.  Voici, 
par  exemple,  l'accent  que  réclame  le  thème  du  prélude  en 
mi  bémol  mineur: 


410 


Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 


Première  partie.    Preludio  VIII. 


^m 


4-H-*-^--^^ 


ws^ 


ZÉOÊl 


Un  des  exemples  les  plus  frappants  de  la  façon  presque 
outrée  dont  doivent  être  phrasés  et  accentués  certains  thèmes 
de  Bach  nous  est  fourni  par  l'air  de  la  Passion  selon  St. 
Matthieu  „Kônnen  Thrânen  meiner  Wangen?"  (Les  larmes 
de  mes  yeux  ne  sauraient-elles  vous  fléchir?)  Le  deuxième 
motif  du  thème  reste  sans  caractère  aucun,  aussi  longtemps 
que  l'on  accentue  le  temps  fort;  mais  dès  qu'on  se  décide 
à  mettre  l'accent  principal  sur  la  note  en  contre-temps,  l'é- 
trange beauté  de  la  phrase  se  révèle  aussitôt  et,  en  même 
temps,  apparaît  sa  signification:  on  entend  les  cris  désespérés 
de  la  Fille  de  Sion  qui  assiste  au  supplice  du  Seigneur: 


Le  phraser  de  la  basse,  pour  ne  pas  omettre  ce  détail 
important,  exige  une  attention  toute  particulière,  car  il  arrive 
très  souvent  que  la  basse  ait  son  phraser  à  part,  qui  doit  tran- 
cher sur  le  phraser  de  l'ensemble  des  autres  parties.  Parfois, 
l'effet  d'un  chœur  ou  d'un  air  s'évanouit  uniquement  par  la 
faute  des  contre-basses  et  des  violoncelles,  qui  se  contentent 
de  scander  tout  simplement  en  mesure,  au  lieu  d'exécuter 
avec  toutes  ses  vigoureuses  inflexions  la  ligne  que  Bach  a 
imaginée  comme  base  de  ses  harmonies.  Le  phraser  authen- 
tique d'un  thème  de  Bach  ne  se  révèle  pas  toujours  du 
premier  coup.  Très  souvent,  on  ne  le  découvrira  qu'après 
de  nombreux  essais,  au  cours  desquels  il  se  recommandera 
et  s'imposera  par  sa  simplicité. 


Le  mouvement  et  le  phraser  411 

Souvent  aussi,  la  difficulté  du  phraser  réside  dans  le  carac- 
tère même  de  la  musique  de  Bach.  II  n'est  pas  à  nier  que 
beaucoup  de  ses  thèmes  ne  soient  trop  hardis  pour  se  prêter 
à  la  pure  forme  musicale  qu'il  emploie  pour  les  développer. 
On  se  trouve  alors  obligé  d'atténuer  quelque  peu  la  véhé- 
mence du  phraser  naturel  du  thème  en  faveur  de  la  beauté 
musicale  du  morceau  lui-même.  C'est  que  parfois  les  thèmes 
de  Bach  sont  tellement  modernes  qu'ils  ne  supportent  presque 
plus  d'être  traités  en  contrepoint  sévère,  mais  réclament  plu- 
tôt la  libre  allure  de  notre  style  symphonique. 

Mais  ces  thèmes  excentriques  n'apparaissent  que  dans 
la  musique  instrumentale;  on  n'en  trouve  guère  dans  la  mu- 
sique pour  clavecin  et  point  du  tout  dans  la  musique  pour 
orgue.  En  ce  qui  concerne  l'invention  des  thèmes,  nous 
distinguerons  comme  trois  degrés  de  hardiesse.  Pour  ce  qui 
est  de  la  musique  instrumentale  Bach  ne  recule  devant  au- 
cune hardiesse  d'invention;  pour  ce  qui  est  de  la  musique 
de  clavecin,  la  hardiesse  est  limitée,  parce  que  la  possi- 
bilité du  phraser  elle-même  est  plus  restreinte;  quant  aux 
thèmes  pour  orgue,  il  ne  saurait  y  être  question  d'un  anta- 
gonisme entre  le  rythme  de  la  mesure  et  le  phraser  du 
thème,  parce  que  la  mécanique  de  cet  instrument  n'ayant 
d'autre  accent  que  celui  du  temps  fort  serait  tout  à  fait 
impuissante  à  reproduire  le  phraser  individuel  du  coup  d'ar- 
chet. Aussi  voyons-nous  tous  les  thèmes  pour  orgue 
s'avancer  dans  le  rhythme  naturel  de  la  mesure. 

On  a  cru  pendant  quelque  temps  enrichir  la  littérature  pour 
orgue  en  transcrivant  pour  l'instrument  sacré  des  préludes  et 
des  fugues  du  Clavecin  bien  tempéré.  Mais  outre  que  la 
facture  de  la  fugue  d'orgue  chez  Bach  est  toute  différente 
de  celle  de  la  fugue  de  clavecin,  les  thèmes  mêmes  du  Cla- 
vecin bien  tempéré  sont  d'une  structure  beaucoup  trop  «osée" 
pour  que  Bach  les  eût  jamais  destinés  à  l'orgue.  Les  trans- 
criptions n'ont  donc  point  leur  raison  d'être. 


412 


Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 


Par  contre,  rien  qui  s'oppose  à  la  transcription  des  œuvres 
d'orgue  pour  le  piano  moderne,  même  si  leurs  thèmes  sont, 
en  quelque  sorte,  trop  grands  et  leur  architecture  trop  simple 
pour  la  véritable  musique  de  piano.  Ne  reproduit-on  pas  les 
grandes  œuvres  de  l'art  plastique  par  la  gravure?  Or,  le 
rôle  du  piano  moderne,  d'après  Liszt,  est  précisément  de 
remplir  le  rôle  de  la  gravure  musicale  et  de  mettre  ainsi 
à  la  portée  de  tous  des  œuvres  qui,  par  elles-mêmes,  appar- 
tiennent à  un  art  tout  particulier. 

Un  mot  seulement  sur  l'exécution  des  ornements.  Elle 
ne  saurait  être  douteuse,  car  Bach  lui-même,  dans  le  Cla- 
vierbiichlein  de  Friedemann,  a  réalisé  en  notes  les  signes 
qu'il  emploie: 

„ExpUcation  unterschiedlicher  Zeichen,  so  gewisse  Manieren  artig 
zu  spielen  andeuten.'' 

„Explication  de  différents  signes  qui  indiquent  comment  on  exécu- 
tera avec  goût  certaines  manières." 


T: 


Trillo. 


Mordant.  Trillo  etMordant.  Cadence.  Double-Cadence. 


u^ 


c»»«l» 


C4«li» 


:t: 


Idem. 


Double-Cadence 
et  Mordant. 


Idem. 


W^ 


zizfzfzwzfzfrizfzzj 


«k 


.♦^ 


C**M 


Accent        Accent      Accent  et    Accent  et  Trillo.    Idem, 
(ascendant),  (tombant).  Mordant. 


fï 


Ë^S=^Sg^a 


Les  nuances  413 

Le  trille,  en  règle  générale,  commence  par  la  note  supé- 
rieure; toutefois,  il  y  a  des  cas  où  il  est  avantageux  de  le 
commencer  sur  la  note  principale',  La  sémiographie,  du 
temps  de  Bach,  se  trouvait  dans  un  désordre  complet,  ainsi 
que  nous  l'apprennent  les  théoriciens  comme  Heinichen  et 
comme  Walther.  Emmanuel,  lui-même,  dans  sa  Clavierschule 
se  plaindra  du  même  désordre.  Il  se  peut  donc,  comme  le 
fait  remarquer  Rust,  que  Bach,  lui  aussi,  ait  parfois  employé 
les  signes  avec  une  autre  signification  que  celle  qu'il  établit 
dans  le  Clavierbiichlein  de  Friedemann. 

XXXII.    Les  nuances 

Nul  doute  que  l'exécution  des  cantates,  sous  la  direction 
même  de  Bach,  ne  fût  parfois  plutôt  défectueuse.  Quand 
il  lui  arrivait  de  ne  terminer  l'œuvre  que  le  vendredi  soir, 
d'en  faire  copier  les  parties  le  samedi  matin  et  de  l'exé- 
cuter après  une  seule  répétition,  il  va  de  soi  que  l'exécution 
devait  manquer  de  fini.  Ce  fut  le  cas  certainement  pour  l'Ode 
funèbre,  qui  ne  fut  terminée  que  la  veille  de  l'audition, 
le  cas  également  pour  la  cantate  „Meinen  Jesum  laO  ich 
nicht",  (No.  124),  dont  la  partition  est  d'une  écriture  si 
hâtive,  vers  la  fin  surtout,  qu'elle  en  devient  illisible. 
Dans  une  autre  cantate  „Herr  Gott,  dich  loben  aile  wir", 
(No.  130),  le  maître  est  tellement  pressé  d'arriver  au  bout, 
qu'il  efface,  tout  simplement,  avec  le  pouce  mouillé  le  pas- 
sage où  il  s'est  trompé,  pour  inscrire  la  correction  sur  le 
papier  encore  humide.  La  partition  de  la  cantate  „Herr  Jesu 
Christ,  wahr'r  Mensch  und  Gott"  (No.  127),  également,  est 
presque  illisible  et  les  parties  d'orchestre,  conséquemment, 
pleines  de  fautes.  On  se  figure  l'effet  que  devait  produire 
Pœuvre  exécutée  dans  de  pareilles  conditions. 

1.  Voir  sur  l'exécution  des  manières  chez  Bach  les  remarques  détaillies  de  Rust  dans 
la  prtface  du  Tome  VI le  de  la  Bachgescllschaft,  et  celles  de  Franz  Kroll  dans  la  préface 
du  Tome  XIV«,  de  même  que  l'ouvrage  de  Oannreuthcr:  Ornamentation  in  music  (Chapitre 
Bach)  et  Klee:  Oie  Ornamentik  der  klassischcn  Klaviermusik  (BrcitkopO- 


414  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

N'allons  pas  croire,  pour  cela,  que  Bach  ne  prétendît  à 
une  exécution  achevée  jusque  dans  le  moindre  détail  des 
nuances.  Quand  il  avait  le  temps  de  revoir  les  parties,  il 
indiquait  le  phraser  et  les  nuances  aussi  minutieusement 
que  ne  le  ferait  n'importe  quel  auteur  moderne.  Qu'on  lise, 
par  exemple,  la  cantate  „Aus  tiefer  Not"  (No.  38),  ou  encore 
„Jesu,  der  du  meine  Seele  (No.  78),  pour  se  convaincre  que 
les  nuances  ne  sont  point  pour  lui  un  accessoire.  Quelle 
profusion  de  nuances  parfois  dans  les  cantates  profanes! 

Les  cantates  dont  Bach  a  revu  les  parties  nous  rensei- 
gnent sur  sa  façon  d'exécuter  ses  œuvres.  Il  serait  faux  de 
les  interpréter  avec  les  nuances  habituelles  de  la  musique 
moderne.  L'architecture  de  sa  musique  est  toute  différente 
de  celle  des  modernes.  Dans  la  musique  moderne,  c'est  le 
sentiment  qui  détermine  les  péripéties  du  morceau  et  par 
conséquent  aussi  les  nuances.  Les  œuvres  de  Bach,  elles, 
présentent  une  architecture  musicale  plus  sévère  et  plus 
plastique.  Quand  on  les  nuance  en  n'écoutant  que  l'inspi- 
ration du  sentiment,  on  en  arrive  à  des  fortes,  à  des  pianos, 
à  des  crescendi,  à  des  decrescendi  purement  arbitraires  et 
sans  aucun  rapport  avec  l'architecture  de  la  musique.  Chez 
Bach,  en  effet,  les  péripéties  d'un  morceau  ne  naissent  point 
du  sentiment  pur,  comme  chez  Beethoven;  elles  sont  dé- 
terminées par  une  certaine  intuition  architecturale;  partant, 
les  nuances  aussi  doivent  découler  non  pas  tant  du  sentiment 
pur,  que  d'un  certain  sentiment  de  la  plastique  musicale. 

Czerny,  dans  son  édition  du  Clavecin  bien  tempéré^,  s'est 
laissé  guider  uniquement  par  le  sentiment  pur.  Or,  toutes 
les  nuances  qu'il  prescrit  semblent  inventées  à  dessein  pour 
détruire  l'architecture  musicale.  Après  avoir  tant  et  tant  de 
fois  passé  du  piano  au  forte  et  du  forte  au  piano,  comme  le 
prescrit  Czerny,  on  s'arrête,  tout  simplement  parce  qu'on  est 
au  bout  du  morceau.     On  ne  lui   a  point  donné  cette  con- 

1.  Ed.  Peters. 


Les  nuances  415 

clusion  logique  qu'enferme  toute  composition  du  maître;  on 
aurait  pu  finir  plus  tôt  ou  allonger  le  morceau,  sans  qu'il  y 
parût,  tant  le  plan  disparaît  sous  les  nuances  arbitraires. 

Le  style  de  Bach,  ne  l'oublions  point,  est  le  style  de  la 
musique  d'orgue.  Or,  dans  un  morceau  d'orgue,  les  péri- 
péties sont  représentées  par  le  passage  d'un  clavier  à  l'autre 
et  le  développement  tout  entier  résulte  de  la  combinaison 
de  différents  degrés  de  sonorité.  Si  donc  les  caractères  du 
style  d'orgue  reparaissent  d'une  façon  plus  ou  moins  nette 
dans  la  musique  du  maître,  il  faut,  pour  rester  dans  ses 
intentions,  chercher  à  produire  avec  l'orchestre  et  sur  le 
clavecin  des  effets  analogues  à  ceux  de  la  musique  d'orgue. 
Bach  ne  connaît  point  le  crescendo  moderne,  c'est  à  dire  le 
crescendo  qui,  insensiblement,  passe  du  piano  au  forte,  du 
forte  au  fortissimo.  Les  différents  degrés  de  sonorité  re- 
présentent pour  lui  différentes  provinces.  On  ne  passera 
pas  de  l'une  dans  l'autre  sans  marquer  le  passage,  mais  on 
fera  nettement  ressortir  où  finit  l'ancien  degré  de  sonorité 
et  où  commence  le  nouveau.  Qu'on  remarque,  dans  les 
cantates,  combien  variés  sont  les  degrés  de  sonorité  que 
recherche  le  maître  en  faisant  accompagner  le  chœur  tantôt 
par  le  Ripieno,  tantôt  par  le  Concertino,  tantôt  par  l'orgue 
seul.  Qu'on  étudie  également,  à  ce  propos,  les  Concertos 
dédiés  au  Margrave  de  Brandebourg:  on  verra  que  l'effet 
produit  résulte  de  la  combinaison  de  deux  sonorités  d'inten- 
sité différente. 

Il  ne  s'agit  donc  pas  de  rendre  le  contraste  entre  le  Ripieno 
et  le  aSenza  Ripieni"  par  l'opposition  d'un  simple  forte  et 
d'un  simple  piano,  avec  un  nombre  invariable  d'exécutants.  Le 
^piano"  de  Bach  exige  une  certaine  exiguïté  de  son  qu'on 
ne  saurait  obtenir  sans  diminuer  le  nombre  des  exécutants. 
Les  airs,  notamment,  produisent  un  tout  autre  effet,  dès 
qu'on  fait  accompagner  le  soliste  non  par  tous  les  instruments 
qui  jouent  la  ritournelle,  mais  par  le  Concertino  seul. 


416  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

Quant  à  la  musique  pour  clavecin,  rappelons-nous  que  le 
Concerto  italien  et  les  Variations  de  Goldberg  exigent  un 
instrument  à  deux  claviers.  Mais  dans  les  morceaux  pour 
clavecin  simple  également,  l'opposition  des  deux  sonorités 
n'est  pas  moins  nettement  indiquée.  Telle  partie  d'une 
fugue  appelle  la  grande  sonorité,  telle  autre  la  petite.  Le 
passage  d'une  sonorité  à  l'autre  doit  toujours  être  justifié 
par  le  plan  même  du  morceau.  La  musique  de  Bach  est 
d'un  dessin  franc;  ce  n'est  point  de  la  peinture  musicale  en 
lignes  effacées  et  fuyantes. 

L'application  des  deux  sonorités  dans  certains  morceaux  est 
si  nettement  indiquée  qu'en  ne  saurait  s'y  tromper.  Tantôt 
elles  alternent:  ainsi  dans  la  fugue  en  ré  majeur  de  la  première 
partie  du  Clavecin  bien  tempéré  et  dans  le  prélude  en  fa  mineur 
de  la  seconde;  d'autres  fois,  les  deux  sonorités  se  font  oppo- 
sition simultanément,  dans  les  deux  mains;  ainsi,  dans  le  prélude 
en  mi  bémol  de  la  première  partie  du  Clavecin  bien  tempéré, 
dans  le  prélude  en  la  mineur  de  la  seconde  et,  en  général, 
dans  tous  les  morceaux  conçus  en  forme  de  duo.  D'autres 
morceaux,  d'une  structure  plus  compliquée,  reposent  sur  la 
combinaison  de  la  simple  alternance  des  deux  sonorités  et  de 
leur  opposition  simultanée  dans  les  deux  mains.  La  voie  est 
alors  ouverte  aux  combinaisons  les  plus  variées  qu'il  s'agit 
d'essayer  toutes,  afin  de  découvrir  celle  qui  est  la  plus 
naturelle  et  donne  le  plus  de  plastique  à  l'expression. 

Ajoutons,  toutefois,  que  certains  morceaux  de  clavecin  se 
jouent  d'un  bout  à  l'autre  avec  une  seule  sonorité,  de  même 
que  certains  morceaux  pour  orgue  n'exigent  aucun  change- 
ment de  clavier.  On  se  contentera,  dans  ce  cas,  des  simples 
inflexions  de  nuances  que  réclame  le  phraser.  Le  prélude 
en  do  majeur  de  la  première  partie  du  Clavecin  bien  tempéré 
semble  rentrer  dans  cette  catégorie.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  tous  les  grands  crescendos  et  diminuendos  qu'on 
a  voulu  découvrir  dans  ce  morceau,  ne  sont  nullement  dans 


Les  nuances  417 

l'esprit  de  Bach.  Mais  il  se  pourrait  aussi  que  ce  prélude 
réclame  une  alternance  entre  le  forte  et  le  piano,  ou  du  moins 
l'alternance  de  deux  sonorités  différentes,  car  les  effets  d'écho 
apparaissent  fréquemment  dans  les  œuvres  de  jeunesse  de  Bach. 
Formulons  trois  axiomes  négatifs  qui  représentent  autant 
de  principes  modernes  qu'il  faut  abandonner  quand  on  aborde 
la  musique  de  Bach,  tout  comme  il  faut  abdiquer  certains 
axiomes  de  la  trigonométrie  sphérique  pour  revenir  à  la 
trigonométrie  simple, 

1.  Les  morceaux  de  Bach  débutent  et  se  terminent  par 
la  sonorité  principale.  Tous  les  effets  de  pianissimo  au  début 
et  à  la  fin  du  morceau  répugnent  au  style  du  maître. 

2.  La  cadence,  chez  Bach,  ne  représente  pas  un  dimi- 
nuendo,  mais  elle  reste  toujours  dans  la  sonorité  de  la  phrase 
qu'elle  termine,  piano  si  celle-ci  est  piano,  forte  si  elle 
est  forte.  Il  faut  se  garder,  surtout,  de  porter  atteinte  à 
l'effet  du  piano  qui  suit  un  forte  en  les  reliant  par  un  dimi- 
nuendo.  L'opposition  nette  du  piano  et  du  forte  est  un  des 
procédés  élémentaires  de  la  musique  de  Bach.  Qu'on  étudie 
à  ce  sujet  les  nuances  qu'il  prescrit  pour  les  concertes 
dédiés  au  Margrave  de  Brandebourg. 

3.  Il  est  faux  de  faire  une  gradation  artificielle  dans  les 
fugues  en  jouant  le  sujet  piano  au  début,  pour  n'atteindre 
le  forte  qu'avec  les  rentrées  successives.  Point  n'est  besoin 
de  rehausser  de  cette  façon  la  gradation  naturelle  qui  résulte 
de  la  simple  succession  des  rentrées.  La  logique  de  la 
fugue  classique  ne  supporte  aucune  altération  de  sonorité 
dans  les  premières  rentrées  du  sujet,  pas  plus  que  la  logique 
de  l'architecture  ne  permet  que  la  nef  principale  d'une  cathé- 
drale gothique  repose  sur  des  piliers  de  différentes  dimensions. 
Dès  la  première  mesure,  les  sujets  de  Bach  s'avancent  avec 
une  certaine  grandeur,  même  avec  une  certaine  fierté:  c'est 
comme  s'ils  transportaient  les  sentiments  qu'ils  représentent 
dans  une  atmosphère  élevée,  absolument  pure. 

Schweitzer,  Bach.  27 


418  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

Il  y  a  donc  comme  deux  catégories  de  nuances  à  observer: 
les  grandes  nuances,  les  nuances  objectives,  en  quelque 
sorte,  qui  doivent  faire  ressortir  l'architecture  du  morceau, 
et  les  nuances  plutôt  subjectives,  destinées  à  faire  valoir  le 
détail.  Ces  nuances  de  détail  ne  sont  que  relatives  et  se 
tiennent  toujours  dans  les  limites  de  la  sonorité  adoptée  pour 
le  passage  en  question.  Elles  n'en  sont  pas  moins  impor- 
tantes. Bach,  sans  aucun  doute,  faisait  vivement  ressortir 
les  nuances  de  détail,  et  c'était  cette  vivacité  de  son  jeu  qui 
étonnait  les  contemporains. 

On  a  comparé  le  style  de  la  musique  de  Bach  au  style 
gothique.  Il  y  a  en  effet  entre  l'un  et  l'autre  une  analogie 
très  prononcée.  Un  morceau  de  Bach  n'est  que  la  simple 
éclosion  d'un  thème  donné,  tout  comme  une  cathédrale 
gothique  n'est  que  l'éclosion  d'un  simple  motif  architectonique. 
Mais  si  le  plan  se  trouve  chaque  fois  préétabli,  en  quelque 
sorte,  par  le  motif  même  et  ne  saurait  guère  varier  dans  les 
grandes  lignes,  le  détail  dans  le  style  de  Bach,  tout  comme 
dans  le  style  gothique,  n'en  est  pas  moins  important,  de 
beaucoup  plus  important  que  dans  tel  ou  tel  autre  style,  car, 
chaque  fois,  c'est  le  détail  qui  donne  sa  personnalité  propre 
à  l'œuvre  d'art. 

L'art  des  nuances,  pour  ce  qui  est  de  la  musique  de 
Bach,  consiste  donc  d'abord  à  bien  faire  saillir  le  plan  du 
morceau  et,  en  même  temps,  à  donner  le  relief  le  plus 
plastique  au  détail.  A  vrai  dire,  il  est  presque  impossible 
d'indiquer  exactement  les  nuances,  vu  qu'il  existe  toujours, 
chez  Bach,  deux  catégories  différentes  de  nuances:  les  nuances 
absolues  et  les  nuances  relatives.  Ce  n'est  donc  point  par 
des  éditions  chargées  d'indications,  dispensant  l'exécutant  de 
chercher  lui-même,  qu'on  rendra  service  à  la  cause  du  maître, 
mais,  tout  au  contraire,  en  les  publiant  telles  qu'elles  nous 
sont  parvenues,  sans  indication  aucune.  De  cette  façon, 
l'exécutant,  non  seulement  ne  risquera  pas  d'être  induit  en 


Registration  et  instrumentation  419 

erreur  par  de  fausses  nuances,  que  souvent  même  il  croit 
authentiques,  mais,  de  plus,  il  se  trouvera  amené  par  là  à 
étudier  lui-même  la  structure  et  le  caractère  du  morceau  de 
Bach  pour  arriver  à  le  nuancer  en  conséquence. 


XXXIII.    Registration  et  instrumentation 

L'orgue,  l'instrument  de  prédilection  de  Bach,  a  subi  des 
changements  considérables  au  cours  de  la  seconde  période 
de  son  histoire,  qui  commence  avec  la  deuxième  moitié  du 
XIX'^  siècle.  La  mécanique  et  la  soufflerie  ont  été  admirable- 
ment perfectionnées,  les  jeux  parlent  plus  promptement  et 
avec  plus  de  précision,  et  leur  harmonisation  est  de  beau- 
coup plus  achevée  qu'à  l'époque  du  maître.  Tous  ces  pro- 
grès, Bach  les  saluerait  avec  enthousiasme  parce  qu'ils 
réalisent  ce  qu'il  avait  poursuivi  avec  tant  d'ardeur  dans 
ses  expériences.  Il  applaudirait,  également,  à  l'importance 
qu'a  prise  la  boîte  d'expression  dans  nos  orgues,  car,  certes, 
en  jouant  ses  fugues,  il  devait  se  sentir  gêné  de  ne  pouvoir 
prolonger  les  diminuendos  même  au-delà  des  limites  de  la 
sonorité  naturelle  du  troisième  clavier. 

Par  contre,  l'œuvre  de  Bach  ne  saurait  guère  profiter  de 
la  sonorité  de  l'orgue  moderne.  Les  jeux  de  fond  y  ont 
pris  trop  d'importance  par  rapport  aux  mixtures;  ils  sont  trop 
nombreux  et  ont,  en  même  temps,  trop  de  „ volume".  Les 
mixtures  de  Bach,  égalant  en  nombre  les  jeux  de  fond, 
étaient  beaucoup  plus  douces  que  nos  mixtures  modernes  et 
produisaient  une  sonorité  intense  et  fine  à  la  fois,  qui  met- 
tait merveilleusement  à  jour  le  dessin  d'une  fugue. 

Les  orgues  de  Silbermann  (1683-1753),  le  grand  facteur 
d'orgue  contemporain  du  maître,  qui  construisit  les  orgues 
de  S"=-  Sophie  (31  jeux)  et  de  la  Liebfrauenkirche  (43  jeux) 
à  Dresde,  sont  les  orgues  qui  conviennent  le  mieux  à  la 
musique  de  Bach.      Il  en  existe  très   peu  encore  qui  n'aient 

27* 


420  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

point  perdu  leurs  qualités  à  une  rénovation  ultérieure.  Mais 
quelle  satisfaction  de  jouer  des  fugues  de  Bach  sur  un  orgue 
resté  intact,  malgré  la  défectuosité  de  la  mécanique!  C'est 
alors  seulement  qu'on  découvre  combien  la  sonorité  de  l'orgue 
moderne  fait  peu  valoir  les  œuvres  du  maître.  Les  fugues 
y  deviennent  lourdes  et  massives  comme  des  gravures  qu'on 
aurait  reproduites  au  fusain. 

De  plus,  les  Positifs  et  les  Récits  des  orgues  modernes, 
du  moins  en  Allemagne,  sont  très  souvent  dépourvus  presque 
complètement  de  mixtures,  alors  que  Bach,  dans  ses  œuvres, 
suppose  précisément  ces  claviers  chargés  de  jeux  de  com- 
binaison. Impossible,  dès  lors,  d'y  jouer  une  fugue,  car 
celle-ci  demande  une  sonorité  homogène  sur  les  trois  claviers. 

Et  pas  davantage,  pour  ce  qui  est  des  ressources,  les 
orgues  allemandes  ne  répondent  à  l'idéal  de  Bach.  Les  jeux 
s'y  trouvent  introduits  d'une  façon  purement  mécanique,  par 
le  „rouleau"  (Walze).  Cette  invention,  en  laquelle  Liszt  et 
ses  disciples  voyaient  l'avenir  de  l'orgue  moderne,  a  été 
funeste  à  la  compréhension  et  à  l'interprétation  des  œuvres 
d'orgues  de  Bach.  Comment  aussi  le  crescendo  automatique 
que  produit  le  rouleau  pourrait-il  convenir  à  la  musique  du 
maître?  La  gradation  d'une  fugue  doit  se  faire  par  l'ac- 
couplement des  claviers  et  par  l'introduction  successive  des 
jeux  de  combinaison  des  différents  claviers,  aux  passages 
indiqués  par  la  facture.  Le  rouleau,  par  contre,  au  lieu  de 
produire  le  crescendo  subitement,  sur  la  péripétie  même, 
agit  entre  les  péripéties  et,  de  plus,  introduit  les  jeux  non 
dans  l'ordre  que  réclame  chaque  fois  le  développement  du 
morceau,  mais  dans  un  ordre  immuable,  établi  une  fois  pour 
toutes  par  le  facteur  d'orgues. 

Les  ressources  de  l'orgue  allemand  ne  sont  donc  guère 
appropriées  aux  exigences  de  la  musique  de  Bach;  l'orgue 
français,  avec  ses  pédales  d'accouplement  et  ses  pédales  pour 
l'introduction  des  combinaisons,  convient  mieux  aux  œuvres 


Registration  et  instrumentation  421 

du  maître.  Cavaillé-Coll,  le  créateur  de  l'orgue  français, 
sans  s'inspirer  particulièrement  de  la  musique  de  Bach,  se 
trouve,  pour  ce  qui  est  de  la  mécanique  et  de  l'aménagement 
des  ressources,  avoir  réalisé  l'orgue  en  lequel  Bach  recon- 
naîtrait l'instrument  qu'il  rêvait  en  écrivant  ses  fugues.  Ce 
qu'il  pourrait  lui  reprocher,  ce  serait  la  trop  grande  pré- 
dominance des  jeux  d'anches  dans  le  fortissimo. 

Il  n'en  va  pas  autrement  du  piano  moderne.  Ici  encore 
la  mécanique  est  admirablement  perfectionnée.  Grâce  à 
l'invention  du  double  échappement  (1823)  et  grâce  à  tous 
les  progrès  qui  résulteront  de  cette  invention,  le  piano 
à  marteaux  dont  Bach  ne  vit  que  les  commencements, 
permet  aujourd'hui  la  belle  cantilène  („die  cantable  Art  zu 
spielen")  que  le  maître  avait  tant  de  peine  à  réaliser  sur  les 
anciens  instruments.  La  mécanique  incomparable  du  piano 
Erard  dépasse  certes  les  rêves  les  plus  ambitieux  du  Cantor 
de  St.  Thomas. 

Mais,  pour  avoir  gagné  en  ampleur,  le  piano  moderne  a 
perdu  le  timbre  d'instrument  à  cordes  si  caractéristique  pour 
l'ancien  clavecin.  Ce  changement  dans  le  caractère  même 
de  la  sonorité  n'est  pas  à  l'avantage  des  œuvres  de  Bach, 
qui  réclament  un  timbre  clair  et  métallique  plutôt  qu'une 
sonorité  puissante.  La  sonorité  du  beau  piano  1830  est, 
sous  bien  des  rapports,  plus  appropriée  aux  morceaux  du 
Clavecin  bien  tempéré  que  celle  d'un  grand  piano  moderne. 
Parmi  les  pianos  modernes,  le  piano  Erard,  grâce  aux  qualités 
particulières  de  sa  sonorité,  nous  semble  le  mieux  qualifié 
pour  l'exécution  des  œuvres  de  Bach. 

Ce  n'est  que  dans  les  morceaux  d'ensemble  qu'on 
s'aperçoit  combien  la  sonorité  de  notre  piano  est  différente  de 
celle  du  clavecin  de  Bach.  Quand  il  écrivait  ses  sonates 
pour  clavecin  et  violon,  les  sonorités  des  deux  instruments 
étaient  entièrement  homogènes.  Elles  sont  aujourd'hui  ab- 
solument  différentes    et   se    détachent  l'une   de    l'autre   sans 


422  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

fusionner.  Un  auditeur  qui  a  de  l'oreille  et  qui  par  l'imagi- 
nation a  évoqué  les  œuvres  de  Bach  avec  une  belle  sonorité 
homogène,  n'est  pas  sans  souffrir  de  l'antagonisme  des  deux 
sonorités. 

Mais  bien  plus  grande  encore  est  la  distance  qui  sépare 
l'orchestre  moderne  de  l'orchestre  de  Bach.  On  ne  trouve 
plus  dans  nos  orchestres  le  hautbois  d'amour,  la  viole  de 
gambe,  la  flûte  à  bec,  la  petite  trompette,  qu'exigent  les 
partitions  du  maître.  On  arrive  bien  à  transcrire  ces  parties 
pour  les  instruments  modernes  correspondants,  souvent  en 
donnant  la  partie  à  deux  instruments  divers.  Mais  l'effet 
n'est  guère  heureux.  Non  seulement  les  instruments  sont 
obligés  de  jouer  dans  des  régions  de  sonorité  peu  avanta- 
geuses, tantôt  trop  dans  le  haut,  tantôt  trop  dans  le  bas, 
mais,  de  plus,  leur  timbre  est  loin  de  répondre  à  celui  des 
instruments  de  Bach.  Notre  trompette,  par  exemple,  com- 
parée à  l'ancienne,  est  d'une  sonorité  trop  forte  et  trop 
éclatante. 

Pour  bien  mettre  en  valeur  la  véritable  beauté  des  œuvres 
de  Bach,  force  est  donc  de  revenir  aux  anciens  instruments. 
Des  essais  en  ce  sens  ont  été  faits  dans  plusieurs  villes,  entre 
autres  à  Bruxelles,  par  M.  Gevaërt,  et  par  M.  Siegfried  Ochs 
à  Berlin.  Le  résultat  a  dépassé  toute  attente.  Nul  doute 
qu'avec  le  temps,  l'usage  des  anciens  instruments  pour  l'exé- 
cution des  œuvres  de  Bach  ne  devienne  courant  et  qu'alors 
on  n'enseigne  à  nos  Conservatoires  le  hautbois  d'amour,  la 
viole  de  gambe,  l'ancienne  trompette,  aussi  bien  que  les 
instruments  de  l'orchestre  moderne. 

Ce  n'est  point  tout:  il  s'agit  encore  de  bien  établir  les 
proportions  entre  les  différents  groupes  d'instruments.  La 
partition  de  Bach  ne  comprend  que  des  parties  obligées:  la 
partie  de  flûte  a  donc  autant  d'importance  et  doit  ressortir 
au  même  degré  que  celle  des  premiers  violons  ou  celle  de 
la  trompette.      Dans   l'orchestre    de   Bach    cet    équilibre    se 


Registration  et  instrumentation  423 

trouvait  tout  naturellement  réalisé.  Il  n'avait  que  trois,  tout 
au  plus  quatre  premiers,  deux  seconds  violons  et  deux  altos, 
à  côté  desquels  la  flûte  ou  le  hautbois  n'avaient  point  de 
peine  à  se  faire  valoir.  Les  proportions  de  l'orchestre 
moderne,  par  contre,  sont  toutes  différentes  en  ce  sens  que 
les  instruments  à  cordes  prévalent  de  beaucoup  sur  les  bois. 
Pour  que  notre  orchestre  présente  les  conditions  requises 
pour  l'exécution  d'une  partition  uniquement  composée  de 
parties  obligées,  il  faut  donc  renforcer  les  flCites  et  les  haut- 
bois proportionellement  aux  instruments  à  cordes. 

Précaution  bien  naturelle,  semble-t-il,  mais  qu'on  néglige 
bien  souvent  au  grand  préjudice  de  la  musique  du  maître! 
Des  morceaux  comme  le  premier  chœur  de  la  Passion  selon 
St.  Jean  et  celui  de  la  cantate  „Herr  gehe  nicht  ins  Gericht" 
(No.  105),  avec  leurs  si  importantes  parties  de  hautbois,  de- 
viennent complètement  incomprésensibles,  parce  que  les 
instruments  en  bois  sont  complètement  couverts  par  les 
instruments  à  cordes.  C'est  aussi  le  sort  habituel  du  premier 
chœur  de  la  Passion  selon  St.  Matthieu:  au  lieu  d'entendre 
un  puissant  chœur  de  flûtes,  on  assiste  à  la  lutte  désespérée 
de  quelques  pauvres  petites  flûtes  avec  un  grand  orchestre  .  . . 
„rari  nantes  in  gurgite  vasto". 

Il  faut  donc  tripler,  quadrupler  le  nombre  des  bois. 
M.  Siegfried  Ochs,  dans  les  célèbres  auditions  de  cantates 
qu'il  donne  avec  le  chœur  et  l'orchestre  de  la  société  phil- 
harmonique de  Berlin,  emploie  jusqu'à  douze  flûtes  et  dix 
hautbois. 

On  se  complut  un  certain  temps  à  réorchestrer  les  par- 
titions de  Bach  suivant  les  principes  de  l'instrumentation 
moderne.  Si  tentante  que  soit  cette  entreprise,  elle  n'est 
pas  justifiée.  Il  est  vrai  qu'en  fait  d'instrumentation  Bach 
est  un  primitif.  Mais  ce  primitivisme,  loin  d'être  funeste  à 
ses  œuvres,  en  fait  précisément  le  charme.  Il  y  a  dans  tous 
les  domaines  de  l'art,  un  certain  primitivisme  grandiose  qui 


424  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

peut  se  passer  de  toutes  les  retouches:  les  acquisitions 
ultérieures  de  l'art  ne  sauraient  lui  profiter.  Le  primitivisme 
de  l'orchestration  de  Bach  est  de  ceux-là. 

A  ce  propos,  M.  Siegfried  Ochs  dit  fort  justement  dans 
un  article  sur  Bach:  „I1  me  semble  que  le  motif  qui  a  inspiré 
tous  les  essais  de  réorchestration  des  œuvres  de  Bach,  a 
été  moins  de  servir  la  cause  du  maître,  que  de  se  faire 
connaître,  en  associant  un  nom  plus  ou  moins  célèbre  à 
celui  de  Bach." 

Nous  concédons  que  l'orchestration  des  cantates  et  des 
Passions  n'est  pas  sans  produire  un  effet  quelque  peu  étrange 
sur  l'auditeur  moderne.  Il  lui  faut,  en  tout  cas,  un  certain 
temps  pour  s'habituer  au  timbre  et  au  caractère  de  cette 
sonorité,  si  différente  de  celle  de  l'orchestre  moderne.  Mais 
à  la  longue  il  ne  manque  pas  de  se  familiariser  avec  elle  et 
il  lui  découvre  alors  des  charmes  tout  particuliers. 

Les  effets  que  Bach  recherche  dans  son  instrumentation 
présentent  une  certaine  analogie  avec  les  effets  de  la  regis- 
tration  à  l'orgue.  II  associe  les  hautbois  aux  violons  pour 
obtenir  une  sonorité  pareille  à  celle  d'une  belle  montre; 
d'autres  fois,  il  double  les  violons  par  les  flûtes,  cherchant 
ainsi  à  produire  l'effet  d'un  quatre  pieds.  Il  aurait,  certes, 
recherché  pareils  effets  bien  plus  souvent  encore  si  ses 
ressources  n'avaient  été  aussi  limitées.  De  quels  artifices 
ne  s'avise-t-il  point  parfois  pour  arriver  à  ses  fins!  Dans 
le  choral  final  de  la  cantate  „Schauet  doch  und  sehet"  (No.  46), 
par  exemple,  les  parties  des  flûtes  se  trouvent  notées  aussi 
sur  les  feuilles  des  hautbois.  A  ce  moment  donc  les  haut- 
boïstes devaient  déposer  leurs  instruments  pour  prendre  les 
flûtes  à  bec,  afin  de  doubler  in  octava  les  flûtes  traversières. 
Dans  la  cantate  No.  67,  le  flûtiste  remplaçait  ou  doublait  le 
hautbois  d'amour.  Pour  nous,  qui  ne  sommes  plus  aussi  li- 
mités dans  le  nombre  des  instruments,  ce  sont  là  autant  d'in- 
dices précieux  sur  la  façon  d'interpréter  les  partitions.    Libre 


Registration  et  instrumentation  425 

à  nous  de  faire  doubler  les  parties  de  certains  instruments 
par  d'autres,  libre  à  nous  de  prescrire  çà  et  là  des  tacet 
aux  instruments  qui,  suivant  la  partition  de  Bach,  devraient  en 
doubler  d'autres,  libre  à  nous  de  faire  intervenir  le  Concer- 
tino  à  la  place  des  Ripieni,  libre  à  nous  de  donner  plus  de 
relief  à  certaines  rentrées  du  chœur  en  soutenant  les  voix 
par  des  instruments,  là  même  où  la  partition  de  Bach  ne 
contient  aucune  indication  en  ce  sens:  tout  ce  qui  peut  faire 
valoir  la  beauté  naturelle  de  l'œuvre,  tout  ce  qui  rehausse 
la  plastique  de  l'exécution,  tout  ce  qui  donne  à  l'exécution 
de  la  vigueur  et  en  même  temps  de  la  finesse,  est,  non 
seulement  permis,  mais  directement  commandé  par  la  parti- 
tion. Si  Bach  avait  disposé  de  nos  ressources,  il  n'eût  pas 
procédé  autrement. 

L'écueil,  dans  l'exécution  moderne  des  œuvres  de  Bach, 
c'est  le  trop  grand  nombre  d'exécutants.  Des  chœurs  de 
trois  cents  à  quatre  cents  chanteurs  et  des  orchestres  de 
quatre-vingts  à  cent  exécutants  ne  profitent  guère  à  la  musique 
du  maître  de  St.  Thomas.  Sa  polyphonie,  tout  d'abord,  est 
bien  trop  compliquée  pour  supporter  d'être  alourdie  par  de 
trop  grandes  masses  sonores.  De  plus,  avec  des  chœurs 
qui  comptent  des  centaines  de  chanteurs,  comment  établir  la 
juste  proportion  entre  le  groupe  vocal  et  le  groupe  instru- 
mental? 

Le  maître,  en  effet,  suppose  que  les  instruments  sont  à 
peu  près  en  nombre  égal  à  celui  des  chanteurs.  La  flûte 
et  le  hautbois  ont  la  même  importance  que  les  sopranos  et 
les  altos  du  chœur.  Mais  comment  trouver  l'équivalent  in- 
strumental quand  chaque  partie  du  chœur  comprend  plus  de 
cinquante  chanteurs?  L'idéal,  pour  l'exécution  d'une  œuvre 
vocale  de  Bach,  c'est  un  orchestre  d'une  trentaine  d'instru- 
mentistes d'élite  et  un  chœur  d'une  cinquantaine  de  chanteurs. 
M.  Stockhausen  à  Francfort  a  même  entrepris  de  donner  la 
passion  selon  St.  Jean  avec  une  vingtaine  de  chanteurs  seu- 


426  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

lement,  et  l'efret  que  produisit  cette  exécution  fut  loin  d'être 
défavorable;  tout  au  contraire:  certaines  beautés  appa- 
raissaient avec  une  netteté  extraordinaire  à  travers  cette  so- 
norité transparente. 

Mais  nous  oublions  un  élément  de  première  importance: 
l'instrument  qui  exécute  la  basse  chiffrée.  Pour  Bach,  le 
clavecin  et  l'orgue  d'accompagnement  étaient  d'une  nécessité 
absolue,  car  son  orchestre  et  son  chœur,  étant  donné  leur 
qualité  et  leur  composition,  avaient  besoin  d'un  appui.  Est- 
ce  à  dire  qu'avec  des  chœurs  et  des  orchestres  plus  nom- 
breux et  mieux  exercés  l'instrument  qui  réalise  la  basse 
chiffrée  n'ait  plus  de  raison  d'être?  Il  y  a  des  interprètes 
de  Bach,  et  de  tout  premier  ordre,  qui  répondent  par  l'affir- 
mative, et  ne  font  réaliser  le  Continuo  qu'aux  endroits  oii 
les  instruments  écrits  tout  au  long  par  Bach  ne  font  pas  en- 
tendre l'harmonie  complète.  Toutefois,  il  nous  semble  que, 
dans  l'idée  de  Bach,  l'harmonie  n'est  jamais  complète  sans 
le  Continuo,  même  quand  tous  les  instruments  obligés  mar- 
chent de  front.  L'orgue  ou  le  clavecin  d'accompagnement 
est  de  rigueur  aujourd'hui  encore.  C'est  que  l'harmonie  de 
la  basse  chiffrée  n'est  pas  identique  à  celle  des  parties  obli- 
gées. Loin  de  là:  l'harmonie  qui  résulte  des  parties  d'or- 
chestre n'est  en  quelque  sorte  qu'accidentelle  et  demande  à 
être  déterminée  et  précisée  par  l'harmonie  générale  de  la 
basse  chiffrée.  Le  Continuo  représente  donc  le  plan  et  la 
marche  de  l'harmonie  du  morceau  sans  les  incidents  harmo- 
niques produits  par  la  rencontre  des  instruments  obligés. 
C'est  la  basse  chiffrée  qui  donne  à  chaque  péripétie  harmo- 
nique l'importance  qui  lui  revient  dans  le  développement  du 
morceau. 

La  fragile  et  si  compliquée  dentelle  en  pierre  qui  revêt 
la  façade  de  la  cathédrale  de  Strasbourg  ne  se  soutient  que 
parce  qu'elle  est  montée  sur  un  réseau  de  fines  tiges 
de    fer;   les   audacieuses   harmonies  des  parties  obligées   de 


Registration  et  instrumentation  427 

Bach  cherchent  un  soutien  analogue:  elles  s'appuyent  sur  le 
Continuo.  Bach  n'aurait  pas  osé  écrire  pour  tant  de  parties 
obligées,  s'il  n'avait  compté  sur  la  basse  chiffrée  pour  atténuer 
les  dissonances  continuelles  que  la  recontre  de  toutes  ces 
parties  obligées  ne  peut  manquer  de  produire.  II  est  évident 
que  si  la  septième  est  seulement  amenée  par  les  parties 
obligées  et  ne  figure  point  dans  la  basse  chiffrée,  l'accord  de 
septième  qui  résulte  des  deux  harmonies  est  de  second  ordre 
comparé  à  un  accord  de  septième  où  cet  intervalle  figure 
aussi  dans  la  basse  chiffrée.  La  marche  harmonique  d'un 
morceau  de  Bach,  sans  la  basse  chiffrée,  est  donc  fausse  en 
ce  sens  que  les  dissonnances  accidentelles  y  prennent  alors 
la  même  importance  que  celles  qui  entrent  dans  ,1e  grand 
plan  des  modulations  de  Bach.  Parfois  même,  on  perçoit 
comme  une  sorte  d'antagonisme  entre  les  deux  harmonies: 
elles  s'acheminent  bien  vers  la  même  grande  péripétie,  mais 
par  des  voies  différentes.  De  quel  droit  alors  supprimer 
l'une  d'elles? 

L'harmonie  réelle  d'un  morceau  de  Bach  n'existe  donc 
que  dans  la  synthèse  de  l'harmonie  du  Continuo  et  de  l'har- 
monie des  parties  obligées.  Toutefois,  il  ne  s'agit  pas,  dans 
nos  exécutions  modernes,  de  réaliser  tout  simplement  les 
accords  de  la  basse  chiffrée,  comme  le  faisait  l'accompagnateur 
de  Bach,  qui,  ordinairement,  ne  voyait  sa  partie  qu'à  la  pre- 
mière répétition  et  plaquait  des  harmonies  tant  bien  que  mal, 
sans  connaissance  de  l'ensemble.  Comme  nos  orchestres  et 
nos  chœurs  sont  plus  importants  que  ceux  de  Bach,  l'orgue, 
nécessairement  jouera  aussi  plus  fort;  mais  alors,  en  réali- 
sant les  accords  tels  quels,  on  alourdirait  inutilement  les  har- 
monies, au  grand  détriment  de  l'œuvre.  On  allégera  donc 
le  Continuo,  en  ne  réalisant  que  les  notes  caractéristiques 
pour  la  marche  de  l'harmonie  et  en  ne  soulignant  que  les 
grandes  péripéties.  Il  faut  que  le  chef  d'orchestre  et  l'or- 
ganiste étudient   ensemble   la  partition   et   fixent  le  Continuo 


428  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

tel  qu'il  doit  être  exécuté,  pour  que  l'harmonie  que  Bach 
entendait  apparaisse  nette  et  claire  dans  l'exécution  morderne. 
„C'est  là,  dit  M.  Siegfried  Ochs,  la  première  tâche  à  remplir, 
quand  il  s'agit  de  préparer  l'exécution  d'une  cantate  ou  d'une 
Passion,  tâche  bien  compliquée,  qui  demande  beaucoup  d'étude 
et  beaucoup  de  travail." 

Toutefois,  le  Continuo  ne  comprend  pas  seulement  l'exé- 
cution des  harmonies:  non  moins  importante  est  l'exécution 
de  la  partie  de  basse.  Bach  exige  que  l'orgue  d'accompagne- 
ment, dans  les  chœurs  aussi  bien  que  dans  les  airs,  joue 
toutes  les  notes  de  la  basse,  sauf  les  cas  où  il  prescrit  le 
contraire.  Le  premier  chœur  de  la  Passion  selon  St.  Jean 
nous  fournit  un  exemple  d'une  de  ces  exceptions:  la  basse 
de  l'orgue  ne  doit  exécuter  que  des  noires,  tandis  que  les 
basses  de  l'orchestre  s'avancent  en  croches.  Mais  pareilles 
exceptions  sont  bien  rares.  En  règle  générale,  l'orgue  doit 
exécuter  la  basse  intégralement. 

La  musique  de  Bach,  en  effet,  exige  un  fondement  beau- 
coup plus  solide  que  n'importe  quelle  autre  musique.  La 
basse  n'y  est  pas  une  simple  basse,  mais  une  partie  obligée 
aussi  importante,  plus  importante  même,  que  les  autres.  Pour 
arriver  à  comprendre  ces  œuvres,  il  faut  que  l'auditeur  mo- 
derne s'habitue  d'abord  à  entendre  et  à  suivre  la  basse. 
Mais,  pour  cela,  il  faudrait  d'abord  que  dans  nos  exécutions 
modernes  la  basse  ne  fût  pas  aussi  effacée  qu'elle  l'est 
d'ordinaire.  Or,  elle  restera  effacée,  tant  que  l'orgue  man- 
quera à  sa  tâche!  Les  violoncelles  et  les  contrebasses,  à 
eux  seuls,  ne  peuvent  faire  ressortir  la  basse  comme  il  con- 
viendrait, pour  la  simple  raison  qu'ils  n'ont  pas  la  puissance 
et  l'égalité  de  sonorité  voulues.  C'est  pour  cette  raison  que 
Bach  n'écrit  pas  ses  basses  pour  les  contrebasses  et  les 
violoncelles  seuls,  mais  exige  expressément  le  concours  d'un 
instrument  à  mécanique.  Ce  n'est  que  quand  les  basses  de 
l'orchestre  viennent  se  fondre  dans  la  basse  de  l'orgue,  que 


Registratlon  et  instrumentation  429 

se  trouve  réalisée  la  grande  basse  souple  et  liée,  capable  de 
faire  valoir  les  belles  phrases  que  Bach  a  écrites  pour  la 
partie  de  basse. 

Sans  l'orgue,  impossible  aussi  de  nuancer  les  basses.  Les 
nuances  de  la  basse,  qu'on  le  remarque  bien,  doivent  être 
plus  accentuées  encore  que  les  nuances  des  autres  parties; 
les  crescendos  et  diminuendos,  les  oppositions  des  fortes  et 
des  pianos  ne  produisent  tout  leur  effet  que  si  les  basses 
fournissent  à  chaque  sonorité  le  fondement  voulu.  Or,  les 
violoncelles  et  les  contrebasses  sont  bien  trop  limités  dans 
leur  sonorité  pour  suffire  à  la  tâche.  Comment  pourraient- 
ils,  à  eux  seuls,  faire  valoir  le  grand  crescendo  dans  l'intro- 
duction du  premier  chœur  de  la  passion  selon  St.  Matthieu? 
Comment  encore,  pourraient-ils  suffire  aux  nuances  qu'exige 
le  dernier  chœur  de  la  première  partie  et  le  chœur  final  de 
la  seconde?  C'est  donc  à  l'orgue  que  revient  la  tâche  de 
donner  chaque  fois  la  puissance  voulue  à  la  basse. 

Pour  accompagner  un  chœur,  il  faut  que  l'organiste  ait 
préparé  trois,  souvent  quatre  basses  de  sonorités  différentes; 
pour  les  airs,  deux  suffisent,  une  pour  le  tutti,  l'autre  pour 
l'accompagnement  du  chant. 

Mais  qu'on  se  garde  d'alourdir  la  basse  par  une  fausse 
registration.  Ce  qu'il  faut  rechercher  avant  tout,  c'est  une 
sonorité  nette  et  claire.  Que  l'on  n'abuse  pas,  surtout,  des 
16  pieds!  Un  seul  doux  bourdon  de  16  pieds  sur  le  Positif  et 
quelques  huit  pieds  bien  assortis  du  Positif  ou  du  Grand 
clavier  donnent  assez  de  «profondeur"  à  la  basse  même  pour 
les  grands  chœurs.  Cela  n'empêche  point  que,  pour  certains 
chœurs,  une  basse  composée  de  tous  les  fonds  de  16  et  de 
8  pieds  d'un  orgue  moyen,  avec  même  des  4  pieds  et  des 
mixtures,  renforcée  encore  par  les  jeux  de  la  pédale,  bien 
loin  d'être  trop  forte,  ne  produise,  au  contraire,  le  meilleur 
effet. 

Mais,  par  contre,  les  pianissimos  de  la  basse  ne  sauraient 


430  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

être  assez  pianissimo.  Parfois,  dans  les  airs,  il  est  avanta- 
geux de  supprimer  les  contrebasses  et  de  se  contenter  de  la 
basse  douce  que  donnent  les  violoncelles  se  joignant  à  un 
doux  seize  pieds  de  l'orgue.  En  tout  cas,  l'on  n'a  aucun 
intérêt  à  faire  usage  de  la  contrebasse  dans  les  récitatifs 
accompagnés  simplement  par  le  Continuo.  Si  Bach  avait  eu 
sur  son  Positif  un  bourdon  16  aussi  fin  et  aussi  précis  que 
nous  en  avons  dans  nos  orgues  modernes,  il  se  serait  cer- 
tainement passé  de  la  contrebasse. 

Une  importance  toute  particulière  doit  être  donnée  à  la 
basse  dans  les  airs  accompagnés  uniquement  par  le  Continuo, 
car  ici  la  basse  est  la  seule  partie  obligée.  Dans  ce  cas, 
beaucoup  d'organistes  commettent  la  faute  de  donner  trop 
d'importance  aux  harmonies,  au  détriment  de  la  basse.  Au 
lieu  de  réaliser  tout  simplement  les  accords  prescrits,  ils 
se  croient  autorisés  à  exécuter  sur  les  harmonies  indiquées, 
en  y  mêlant  les  motifs  de  la  partie  de  chant,  une  impro- 
visation plus  ou  moins  réussie.  Or  Bach,  quand  il  renonce 
à  écrire  en  plusieurs  parties  obligées  et  se  contente  de  la 
simple  basse  chiffrée,  demande  bien  qu'on  exécute  ses 
chiffres  d'une  façon  correcte,  habile  et  intéressante,  mais 
jamais  il  ne  suppose  que  ses  chiffres  ne  seront  que  le  canevas 
d'une  improvisation.  S'il  se  prive  d'écrire  en  plusieurs  parties 
obligées,  c'est  précisément  pour  que  l'intérêt  de  l'auditeur 
se  porte  sur  la  basse.  C'est  là  un  raisonnement  bien  simple 
dont  il  s'agit  de  tenir  compte  plus  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'ici. 
Qu'on  voie,  par  exemple,  la  façon  dont  Julius  Stern,  dans 
l'édition  Peters,  a  dénaturé  l'air  „Geduld,  Geduld"  (Patience, 
Patience),  et  la  façon  dont  les  morceaux  avec  simple  accom- 
pagnement de  Continuo  se  trouvent  interprétés  dans  l'édition 
de  la  Nouvelle  Bachgesellschaft. 

Faisons  remarquer  également  qu'en  général  les  partitions 
pour  piano  et  chœur  contiennent  parfois  beaucoup  de  fautes. 
C'est  surtout  la  basse  de  la  partie  de  piano  qui  est  souvent 


Registration  et  instrumentation  431 

inexacte:  tantôt  elle  rend  la  basse  de  la  partie  d'orchestre, 
tantôt  la  basse  du  chœur,  tantôt  elle  suit  la  partie  du  Ténor, 
tantôt  encore,  c'est  une  sorte  de  compromis  entre  les  trois. 
Qu'on  voie  à  ce  sujet,  dans  l'édition  Peters  actuelle,  la  basse 
du  premier  air  avec  chœur  de  la  seconde  partie  de  la  Passion 
selon  St.  Matthieu.  Il  nous  manque  des  partitions  correctes 
pour  piano  et  chœur,  avec  basse  chiffrée,  qui  marquent  nette- 
ment la  différence  entre  ce  qui  est  de  Bach  et  ce  qui  est 
du  Musikdirektor  qui  a  bien  voulu  se  charger  de  l'édition. 
Avec  les  réductions  actuelles,  ceux  qui  ne  possèdent  pas  les 
partitions  de  la  Bachgesellschaft  se  trouvent  dans  l'impossibi- 
lité absolue  de  se  faire  une  idée  de  l'œuvre  sous  sa  forme 
véritable. 

En  ce  qui  concerne  la  registration  de  l'accompagnement 
d'orgue,  il  est  assez  difficile  de  donner  des  indications  pré- 
cises. M.  Alexandre  Guilmant  se  sert  de  préférence  de  jeux 
qui  n'ont  pas  le  même  timbre  que  les  instruments  employés 
dans  l'orchestre.  D'autres,  au  contraire,  recherchent  précisé- 
ment la  parfaite  homogénéité  des  sonorités  de  l'orgue  et  de 
l'orchestre.  A  vrai  dire,  les  expériences  tentées  à  ce  propos 
sont  toujours  à  recommencer,  vu  que  l'effet  de  la  registra- 
tion varie  suivant  les  orgues  et  les  localités.  Telle  regis- 
tration heureuse  sur  un  certain  orgue  est  défavorable  sur  un 
autre.  L'essentiel,  c'est  de  rechercher  une  sonorité  fine  et 
intense  à  la  fois,  où  les  instruments  se  fondent  bien.  Le 
canto  fermo  dans  un  grand  chœur  choral  se  jouera  toujours 
sur  le  Grand  clavier  avec  des  cornets  et  des  mixtures. 

Les  récitatifs  doivent-ils  se  chanter  avec  accompagnement 
d'orgue  ou  avec  accompagnement  de  piano?  Nous  n'osons 
trancher  la  question.  Bach  avait  un  clavecin  sur  la  tribune 
d'orgue  et  s'en  servait  certainement  parfois,  pour  accom- 
pagner des  airs  et  des  récitatifs.  Mais,  d'autre  part,  il  n'est 
guère  admissible  que  pour  les  récitatifs  son  organiste  ait 
chaque  fois  quitté  l'orgue  pour  se  mettre    au   clavecin.     En 


432  Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 

tout  cas,  étant  donné  les  jeux  doux  que  nous  fournissent  îes 
Récits  des  orgues  modernes,  la  nécessité  d'avoir  recours  au 
piano  n'existe  pas. 

Par  contre,  on  aura  tout  intérêt  à  faire  usage  du  piano 
d'accompagnement  pour  l'exécution  de  la  musique  de  chambre 
de  Bach,  ne  fût-ce  que  pour  donner  plus  de  relief  et  plus 
de  fondu  à  la  basse  et  pour  bien  faire  saillir  les  péripéties 
harmoniques  importantes.  Mais  ici  encore  les  avis  sont  par- 
tagés. Très  souvent  on  renonce  complètement  au  piano 
d'accompagnement,  même  pour  l'exécution  des  harmonies 
pendant  le  Tacet  des  parties  obligées.  On  remplace  alors  le 
clavecin  par  le  quatuor  à  cordes;  parfois  aussi,  on  a  recours 
à  l'harmonium. 

Conclusion 

Les  quelques  indications  sommaires  que  nous  venons  de 
donner  sur  l'exécution  des  œuvres  de  Bach  ont  pour  seul 
but  d'exposer  et  d'éclairer  les  différents  problèmes.  Elles 
n'ont  pas  la  prétention  d'apprendre  quelque  chose  aux  con- 
naisseurs de  Bach;  nous  voudrions  qu'elles  les  incitent  plutôt  à 
discuter  avec  eux-mêmes  les  principes  qu'ils  mettent  en  pratique 
et  à  les  considérer  non  comme  des  théories  immuables,  mais 
comme  de  bonnes  hypothèses  qu'il  s'agit  de  vérifier  sans  cesse 
par  des  essais  et  des  expériences  toujours  renouvelés.  Pour 
ce  qui  est  de  l'exécution  moderne  de  Bach,  nous  ne  sommes, 
pas  encore  sortis,  en  effet,  de  l'époque  des  tâtonnements. 

Plus  on  entre  dans  le  détail  de  toutes  les  questions  tech- 
niques, plus  on  se  rend  compte  qu'il  est  encore  impossible 
à  l'heure  actuelle  d'énoncer  les  vrais  principes  sur  la  façon 
d'interpréter  les  œuvres  du  grand  Cantor.  Les  prétendues 
traditions  à  ce  sujet  n'existent  pas.  Et  si  même  elles  exis- 
taient, leur  valeur  normative  n'existerait  pas,  car  les  nouvelles 
conditions  dans  lesquelles  nous  faisons  entendre  les  œuvres 
de  Bach    et  la  transformation    du   sentiment  musical  que  la 


Registration  et  instrumentation  433 

musique  moderne  a  opéré  en  nous  nécessitent  un  nouvel  esprit 
et  l'emploi  de  nouveaux  moyens  dans  l'exécution  des  cantates 
et  des  Passions. 

Nous  ne  pouvons  que  moderniser  Bach.  Les  œuvres  exé- 
cutées comme  on  les  exécutait  de  son  temps  ne  produiraient 
plus  la  même  impression  sur  l'auditeur  moderne,  car  il  a,  à 
ce  sujet,  des  exigences  que  n'avaient  point  les  fidèles  de 
St.  Thomas. 

„Quel  chef  d'orchestre,  demande  M.  Siegfried  Ochs,  fait 
exécuter  aujourd'hui  les  symphonies  de  Beethoven  comme  on 
les  exécutait  du  temps  du  maître?  Comment  alors  oserions- 
nous  donner  les  œuvres  de  Bach  tout  simplement  comme  on 
les  exécutait  à  St.  Thomas?" 

La  musique  de  Bach,  en  effet,  a  des  prétentions  bien  plus 
modernes  que  celles  que  lui  supposaient  les  auditeurs  d'alors. 
Aussi  était-elle  destinée  à  rester  incomprise  d'abord,  même 
à  tomber  dans  l'oubli,  jusqu'à  l'époque  où  une  génération 
dont  l'esprit  aurait  été  formé  par  la  musique  moderne,  dé- 
couvrirait le  Bach  moderne  dans  le  Bach  classique  et  s'avi- 
serait de  la  poésie  musicale  que  renferme  son  œuvre. 

Ce  n'est  donc  point  assez  d'exécuter  ses  œuvres:  il  faut 
les  interpréter;  les  interpréter  de  façon  que,  tout  en  restant 
dans  le  style  de  la  musique  ancienne,  on  cherche  à  mettre 
à  jour  les  idées  et  les  effets  modernes  que  renferment  les 
partitions.  Concilier  le  style  ancien  et  les  effets  modernes, 
tel  est,  en  un  mot,  le  problème  qui  se  pose. 

Ce  problème,  répétons-le,  est  loin  d'être  résolu.  Il  faudra 
le  travail  et  les  essais  de  toute  une  génération  d'artistes 
pour  établir  les  principes  élémentaires  de  l'exécution  moderne 
des  œuvres  de  Bach.  Comment  parler  aujourd'hui  en  con- 
naissance de  cause,  quand  les  plus  belles  et  les  plus  mo- 
dernes des  cantates  n'ont  encore  jamais  été  données  nulle 
part?  L'on  croit  faire  assez  d'honneur  au  maître  en  exécu- 
tant de  temps  en  temps  la  Passion  selon  St.  Matthieu,  et  on 

Schweitzer,  Baih.  28 


434 


Sur  la  façon  d'exécuter  les  œuvres  de  Bach 


ne  soupçonne  pas  même  toutes  les  richesses  que  renferment 
les  volumes  de  cantates  de  la  Bachgesellschaft! 

Mais,  il  nous  semble  que  le  temps  du  Bach  des  cantates 
est  venu,  et  que  Bach,  le  musicien-poète,  aura  bientôt  cessé 
d'être  un  inconnu  admiré,  le  jour  où  il  se  trouvera  des  mu- 
siciens qui  entreprendront  de  faire  connaître  ses  cantates. 

C'est  là  la  grandeur  et  la  faiblesse  de  la  musique,  d'avoir 
besoin  d'interprètes.  Un  beau  tableau  ancien  s'impose  au 
public  moderne  par  sa  valeur  même.  La  musique  ancienne, 
par  contre,  lui  restera  étrangère  aussi  longtemps  qu'elle  ne 
lui  est  pas  présentée  d'une  façon  qui  rappelle  quelque  peu 
la  musique  moderne.  Le  caractère  de  l'œuvre  s'altérera  né- 
cessairement suivant  l'esprit  et  les  vues  de  celui  qui  aura 
entrepris  de  l'interpréter. 

Mais  qu'importent  les  divergences  de  l'interprétation  actu- 
elle? L'avenir  décidera  de  la  justesse  ou  de  la  fausseté  des 
principes  dont  nous  essayons.  Pour  le  moment,  il  n'importe 
que  de  faire  connaître  la  grande  musique  de  Bach.  Nous 
ne  saurions  mieux  terminer  qu'en  citant  le  joli  propos  que 
nous  tenait  M.  Gevaërt,  l'un  des  plus  anciens  protagonistes 
du  Cantor  de  St.  Thomas:  „I1  en  est  de  la  musique  de 
Bach  comme  de  l'Evangile:  le  public  ne  peut  le  connaître 
que  secundum  Matthaeum,  secundum  Marcum,  secundum 
Lucam,  secundum  Johannem,  évangiles  qui  diffèrent  beaucoup, 
mais  qui  sont  toujours  l'Evangile.  Une  seule  chose  est  né- 
cessaire, indispensable:  émouvoir  les  âmes  sensibles  et 
distinguées!" 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  DES  NOMS 
ET  DES  PERSONNES 


Ahle  (Georg)  70. 

Ahle  (Rudolf)  70.  77.  82. 

Agricola  (Martin)  72. 

Albinoni  151. 

Altnikol  113. 

Amélie  (Princesse  de  Prusse)  207. 

Animuccia  73. 

Arcadelt  73. 

Aristote  104. 

Arndt  (Ernst  Moritz)  13, 

Asolo  38. 

Attaingnant  (Pierre)  21. 

Bach  (Anne-Madeleine)    110.  115. 

198.  199. 
Bach  (Elias)  113.  127.  158. 
Bach  (Emmanuel)  25.  31.  82.  107. 

111  suiv.  155.  161.217.  254.  282. 

286.  289.  403.  413. 
Bach  (Friedemann)  107.  111.  suiv. 

158.  161.  164.  191.  204.  289.  315. 
Bach  (Gottfried  Heinrich)  111. 
Bach  (Johann  Christian)  114.  130. 
Bach  (Johann  Christoph,  l'aîné)  82. 
Bach  (Johann  Christoph,  frère  de 

J.  S.)  45. 
Bach  (Johann  Jakobi  62. 
Bach  (Johann  Ludwig)  244. 
Bach  (Johann  Michael)  82. 
Bach  (Juliane  Frederike)  113. 
Bach  (Regina  Susanna)  115. 


Bach  (Jean-Sebastien):  Naissance 
105.  OhrdrufF  et  Lûnebourg  105. 
Arnstadt  et  Mùhlhausen  106. 
Côthen  106.  Leipzig  107.  Situa- 
tion et  fonctions  à  Leipzig  115 
suiv.  Hofcompositeur  128  suiv. 
Culture  littéraire  147  suiv.EIèves 
158  suiv.  Esprit  religieux  167. 
Portraits  168  suiv. 

Beethoven  25.  103.  115.  262.  314. 
338.  401. 

Berlioz  334.  338. 

Bernhard  (Christoph)  79. 

Bernard  (de  Clairvaux)  85, 

Birnbaum  (Magister)  145, 

Bitter  108. 

Bôcklin  327. 

Briegel  (Wolfgang)  77. 

Brockes  94  suiv.  252.  272. 

Bruhns  55.  198. 

Buffardin  62. 

Burk  (Joachim  v.)  84. 

Buttstedt  (Heinrich)  90. 

Buxtehude  45.  54  suiv.  57.  58.  59. 
81  suiv.  99. 

Byrd  (William)  84. 

C«accini  (Giulio)  74.  . 

Caldara  152. 
Carissimi  (Giacomo)  75. 
Cavailié-Coll  421. 

28* 


436 


Table  alphabétique  des  noms  et  des  personnes 


Christian  (Margrave  de  Brande- 
bourg) 206  suiv. 

Christian  (duc  de  Saxe-Weifien- 
fels)  220  suiv. 

Claudin  de  Sermisy  84. 

Corelli  151.  189.  202. 

Couperin  151.  154  suiv.  189. 

Crûger  (Johann)  23. 

Czerny  408.  414. 

Decius  (Nicolaus)  7.  17. 
Dehn  (S.  W.)  230. 
Deyling  248. 
Doles  162.  290. 

Eccard  (Johann)  30. 
Eilmar  166. 
Elmenhorst  87. 
Erard  421. 
Erdmann  112.  127. 
Erk  (Ludwig)  32. 
Ernesti  I  117.  292. 
Ernesti  II  123.  130  suiv.  138. 
Ernst  August  (Duc  de  WeiCenfels) 
146. 

Fasolo  38. 

Forkel  107.  133  suiv.  142.  154.  158. 

177.  182.  185.  189.  193.  217.  218. 

289.  315. 
Frank  (Johann)  10.  23. 
Frank  (Salomon)  221.  272. 
Frédéric  le   Grand   134.   140  suiv. 

210.  316. 
Frescobaldi34.38.  40.  41. 46.84.151. 
Frohne  166. 

Froberger  (Jakob)  40.  60. 
Fux  (Joseph)  90. 

Cjabrieli  (Andréa)  74. 
Gabrieli  (Giovanni)  18.  74.  75. 


Galiléï  (Vincenzo)  73. 

Gastoldi  19. 

Gaudlitz  (Magister)  124  suiv. 

Gellert  (Christian-Fûrchtegott)  13. 

25. 
Gerhardt  (Paul)lO  suiv.  19.  23  suiv. 
Gerber  159  suiv.  192. 
Gesner  128  suiv.  145.  297. 
Gevaërt  422.  434. 
Goethe  142.  326.  340. 
Goldberg  185.  186.  416. 
Gôrner  123  suiv. 
Gottsched  268. 
Goudimel  21. 
Graun  146. 
Gnepenkerl  182.  217. 
Guilmant  (Alexandre)  431. 
Gumprecht  (J.  D.)  77. 

Haendel  75.  88.  89  suiv.  92  suiv. 

96.  103.  107.  109.  137  suiv.  150. 

189.  233.  244,  333. 
Hammerschmidt  (Andréas)  77. 279. 
Hans  Sachs  317. 
Masse  (Adolph)  139. 
Hassler  (Hans  Léo)  18. 
Haussmann  168. 
Heermann  (Johann)  73. 
Heinichen  192.  413. 
Hegel  (Friedrich)  142. 
Herberger  (Valerius)  9. 
Hermann  (Nicolaus)  16.  73. 
Herpol  (Homerus)  73. 
Hildebrand  (Zacharias)  153. 
Hiller  (Joh.  Adam)  25. 
Hudemann   145. 
Hurlebusch  135. 

Kade  84. 
Kant  109. 
Kayserling  (comte  de)  185. 


Table  alphabétique  des  noms  et  des  personnes 


437 


Keiser  60.  88  suiv.  90.  244.  330, 
Kerll  (Johann  Kaspar)  40.  84. 
Kirnberger  158.  180.  207. 
Kittel  158.  180. 

Krause  (GottfriedTheodor)  130suiv. 
Krause  (Johann  Gottlobi  130  suiv. 
Krebs  (Tobiasi  158.  161.  180.  269. 
Krieger  (Philipp)  100. 
Kuhnau  (Johann)  60  suiv.  115.  118. 
121.  185.  195.  250.  251.  331. 

Lasso  (Orlando)  30.  73.  84. 

Legrenzi  151. 

Leopold  (Prince  de  Côthen)  146. 222. 

Lessing  (Gotthold-Ephraïm)  97. 

Liszt  217. 

Lobwasser  (Ambrosius)  21. 

Lotti  151. 

Luther  (D.  Martin)  6  suiv.  15.  16. 
Chants  spirituels  de  L.  8,  Cho- 
ral de  L.  26.  303.  Organisation 
du  culte  protestant  par  Luther 
86  suiv. 

Marchand  (Jean  Louis)  135.141.189. 

Marpurg  217  suiv. 

Marot  (Clément)  21. 

Martini  (Padre)  41. 

Mattheson  51.  53.  60.  88  suiv.  95. 
98  suiv.  143.  200.  230.  291.  330. 

Meyer  (Joachim)  97. 

Mendelssohn  178.  246.  270. 

Merulo  (Claudio)  74. 

Michel-Ange  332.  334. 

Mizler  107.  150.  212.  214. 

Monteverde  74. 

Mozart  103.  289.  332. 

Muffat  (Georges)  41. 

MuUer  (organiste  à  Brunswick)  191. 

Muller  (August,  Professeur  à  Leip- 
zig) 226. 


Napoléon  I  142. 

Neri  (Philippo)  73. 
I  Neumeister  (Erdmann)  54.  100. 
î  Nicolaï  (Philipp)  10.  22.  303. 
î  Nietzsche  6.  327. 
I  Novalis  14. 

j  Obrecht  (Jacobus)  83. 

Ochs  (Siegfried)  422.  423.  424.  428. 
I      433. 

Osiander  (Lucas)  29. 

Pachelbel  45  suiv.  50.  57.  58.  59. 
72.  84. 

Palestrina  152. 

Péri  (Jacopo)  74. 

Picander  (Christian  Friedrich  Hen- 
I      rici)    225    suiv.    229   suiv.    261. 
I      267  suiv.  271.  294.  317. 
:  Pôlchau  248. 
\  Praetorius  (Michael)  75, 

C^uantz  (Joh.  Joach.)  25. 

'  Raison  (André)  38. 

JRauch  87. 

I  Reinken  (Joh.  Ad.)  45.  50.  51 .  53. 57. 

I  Reiser  (Anton)  87. 

I  Ringwalt  (Bartholomàus)  73. 

Rinkart  (Martin)  9. 

Rochlitz  115.  250. 

Roïtsch   182. 

Ruetz  (Cantor)  80. 

Rust  179.  180. 

Scheibe  133.  143suiv.  148  suiv.  230. 
Scheidt  (Samuel)  33  suiv.  38  suiv. 

42  suiv.  46. 
Schemelli  24. 

Schenkendorf  (Max  von)  14. 
Schiefferdecker  (J.  G.)  81.  99. 


438 


Table  alphabétique  des  noms  et  des  personnes 


Schiller  325. 

Schûbler  (à  Zeila)  180. 

Schûtz  (Heinrich)  68.  75  suiv.  84 

suiv.  279.  306. 
Schumann  (Clara)  178. 
Selnekker  (Nicolaus)  7. 
Senfl  (Ludwig)  15.  83. 
Schubert  338.  360. 
Silbermann  140.  153.  419. 
Spener  165. 

Spitta  (Philipp;  le  poète)  14. 
Spitta   (Philipp;   le   biographe   de 

Bach)  2.  108.  178.  180.  205.  248. 

259.  267.  293.  335. 
Spork  (comte  de)  282. 
StefFano  (Agostino)  75. 
Sweelink  (Pierre)  33.  43.  51. 

Telemann  60.  93  suiv.   100.   119. 
244.  330. 


Theile  86. 

Tunder  (Franz)  79.  84. 

Veronèse  332. 
Viadana  (Ludovico)  74. 
Vivaldi  151.  177.  205. 
Vogler  (Abbé)  31. 
Volente  38. 

Wagner  (Richard)   103.  104.  279. 

328.  334.  335.  338. 
Walther  (Johann;  ami  de  Luther) 

15.  29.  83.  147. 
Walther    (Johann    Gottfried;    de 

Weimar)  46.  47.  84.  180.  212.  297. 
Weber  (K.  M.  von)  31. 
Weckmann  (Matthias)  79. 
Wick  (Johann  von)  89. 


Zwingle  69. 


Ir^lSid 


RÉPERTOIRE  DES  ŒUVRES  DE  BACH 

LES  ŒUVRES  INSTRUMENTALES 


Les  œuvres  pour  clavecin 

r^  page 

Œuvres  de  jeunesse  (Cappricio) 63. 

Œuvres  de  jeunesse  (Sonates) 195. 

Inventions;  Sinfonies;  Suites;  Toccates; 

Préludes  et  Fugues;  clavecin  bien  tempéré 184  suiv. 

Concertos 204  suiv. 

Le  mouvement  et  le  phraser  des  morceaux  pour  clavecin  404  suiv. 

Les  nuances  des  morceaux  de  clavecin 416  suiv. 

Les  morceaux  de  clavecin  sur  le  piano  moderne  .    .    401.  421  suiv. 

Les  œuvres  pour  orgue 

Les  harmonisations  de  chorals  pour  orgue 34  suiv. 

Chorals  pour  orgue;  œuvres  de  jeunesse  ....  48  suiv.  180  suiv. 

Les  premiers  chorals  descriptifs 65  suiv, 

La  chronologie  des  œuvres  pour  orgue 174  suiv. 

Les  œuvres  destinées  à  l'enseignement  (Huit  petits  Pré- 
ludes; six  sonates;  l'Orgelbûchlein) 176  suiv. 

Le  grand  recueil  (Analyse) 181  suiv. 

Les  préludes  et  les  fugues 175  suiv.  373. 

Le  langage  musical  des  chorals 341-359. 

Les  œuvres  de  Bach  sur  l'orgue  moderne 419  suiv. 

Les  œuvres  pour   instruments  à  cordes;   les  œuvres  de 
musique  de  chambre;  les  œuvres  pour  orchestre 

Bach  violoniste 197  suiv.  405  suiv. 

Les  sonates  et  les  Partites  pour  violon  seul      ....         198  suiv. 

Les  sonates  pour  clavecin  et  violon 202.  421  suiv. 

Concertos  pour  violon 204  suiv. 

Les  Suites  pour  violoncelle  seul 201. 

Concertos  pour  orchestre 206  suiv.  417. 


440 


Répertoire  des  œuvres  de  Bach 

Les  œuvres  théoriques 


L'Offrande  musicale 
L'Art  de  la  fugue  . 


209-215- 
215  suiv. 


LES  ŒUVRES  VOCALES 
Les  Motets 

Les  motets  authentiques  et  non-authentiques    ....        289  suiv. 
Sur  la  façon  d'exécuter  les  motets 291  suiv. 

Les  Passions 

Les  Passions  avant  Bach 82  suiv.  121. 

Les  cinq  Passions 250.  266. 

La  Passion  selon  St.  Luc 250  suiv. 

La  Passion  selon  St.  Marc 267  suiv. 

La  Passion  de  1725 266  suiv. 

La  Passion  selon  St.  Matthieu 

12  suiv.  270  suiv.  298.  399  suiv.  402.  410.  423. 
La  Passion  selon  St.  Jean 251  suiv.  423. 

Les  Oratorios  et  les  compositions  latines 

Oratorio  de  Noël 233  suiv.  280  suiv.  365. 

Oratorio  de  Pâques 279  suiv.  380- 

L'ode  funèbre 266  suiv. 

La  messe  en  si  mineur 281  suiv. 

Les  messes  brèves 287  suiv. 

Motets  latins 289. 

Les  cantates  profanes 

La  cantate  de  chasse 220. 

La  Sérénata  pour  le  Prince  Léopold 222. 

Eole  satisfait 226. 

Cantates  profanes  perdues 228. 

Phébus  et  Pan 229  suiv. 

Cantate  sur  le  café 231  suiv. 

Le  Choix  d'Hercule 232  suiv, 

Schleicht  spielende  Wellen 236  suiv.  360. 

Cantate  burlesque 239. 

La  traduction  des  textes  des  cantates  profanes  ....  241. 


Répertoire  des  œuvres  de  Bach  441 

Les  cantates  d'église 

La  cantate  avant  Bach 67  suiv. 

La  cantate  sous  l'influence  de  l'opéra  italien 100  suiv. 

Les  cantates  à  l'office  de  Leipzig 119  suiv. 

Les  cinq  cycles  de  cantates  de  Bach 241.  315. 

Cantates  de  jeunesse 101  suiv. 

Les  cantates  de  la  première  année  de  Leipzig  ....  241  suiv. 

Les  cantates  de  1724-1727 257  suiv. 

Les  cantates  de  1728-1734 294  suiv. 

Cantates  pour  orgue  obligé 297  suiv. 

Cantates-chorals 302  suiv.  315  suiv. 

Cantates  pour  solistes 296.  299  suiv.  307  suiv.  313. 

Les  cantates  écrites  après  1734 310  suiv. 

Le  langage  musical  des  cantates 359  suiv. 

Sur  la  façon  d'exécuter  les  cantates  402.  404.  410.  413  suiv.  422  suiv. 

L'accompagnement  d'orgue  dans  les  cantates     ....  426  suiv. 


Répertoire  des  cantates  d'église 

N**-  I.    Wie  schôn  leuchtet  der  Morgenstern. 

Annonciation 10.  317. 

„    2.    Ach  Gott,  vom  Himmel  sieh  darein. 

2e  dimanche  après  la  Trinité 317.  369. 

a    3.    Ach  Gott,  wie  manches  Herzeleid. 

2=  dimanche  après  l'Epiphanie 306,  317. 

„    4.    Christ  lag  in  Todesbanden. 

Pâques 7.  48.  244.  377. 

a    5.    Wo  soll  ich  fliehen  hin. 

19«  dimanche  après  la  Trinité 317. 

„    6.    Bleib  bei  uns,  denn  es  will  Abend  werden. 

Lundi  de  Pâques 313.  314. 

„     7.    Christ  unser  Herr  zum  Jordan  kam. 

St.  Jean 8.  237.  317.  323.  360. 

„    8.    Liebster  Gott,  wann  werd'  ich  sterben? 

16c  dimanche  après  la  Trinité  .     .     .       167.  258.  259.  362. 
„    9.    Es  ist  das  Heil  uns  kommen  her. 

6«  dimanche  après  la  Trinité 315.  345.  368. 

„  10.    Meine  Seel'  erhebt  den  Herrn. 

Visitation  de  Marie 317,  361.  373.  389.  397. 

„  11.    Lobet  Gott  in  seinen  Reichen. 

Ascension. 
„  12.    Weinen,  Klagen,  Sorgen,  Zagen. 

Jubilate 244.  283.  379.  387. 


442 


Répertoire  des  œuvres  de  Bach 


JO. 

13. 

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14. 

V 

15. 

V 

16. 

V 

17. 

V 

18. 

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19. 

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20. 

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21. 

V 

22. 

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23. 

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25. 

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26. 

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27. 

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28. 

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29. 

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30. 

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31. 

» 

32. 

» 

33. 

311. 


258.  265. 


Meine  Seufzer,  meine  Thranen. 

2e  dimanche  après  l'Epiphanie      .     . 
Wâr  Gott  nicht  mit  uns  dièse  Zeit. 

4e  dimanche  après  l'Epiphanie 

Denn    du   wirst    meine   Seele   nicht  in  der 
Hôlle  lassen. 

Pâques     

Herr  Gott  dich  loben  wir. 

1er  janvier 

Wer  Dank  opfert,  der  preiset  mich. 

14e  dimanche  après  la  Trinité 

Gleich    wie    der   Regen    und    Schnee    vom 
Himmel  fâllt. 

Sexagésime 

Es  erhub  sich  ein  Streit. 

St.  Michel 257.  265.  305. 

O  Ewigkeit,  du  Donnerwort. 

1er  dimanche  après  la  Trinité  .     .    . 
Ich  batte  viel  Bekûmmerniss. 

Per  ogni  tempo 

Jésus  nahm  zu  sich  die  Zwôlfe. 

Quinquagésime  ou  Esto  mihi  .    ,    . 
Du  wahrer  Gott  und  Davids  Sohn, 

Quinquagésime  ou  Esto  mihi  .     .     . 
Ein  ungefârbt  Gemùte. 

4e  dimanche  après  la  Trinité 

Es  ist  nichts  Gesundes  an  meinem  Leibe. 

14e  dimanche  après  la  Trinité  .     .     .      309.  319. 
Ach  wie  fliichtig,  ach  wie  nichtig. 

24e  dimanche  après  la  Trinité.    .  317.  343.  344. 
Wer  weiB,  wie  nahe  mir  mein  Ende. 

16e  dimanche  après  la  Trinité .    .  299.  300.  301. 
Gottlob!  nun  geht  das  Jahr  zu  Ende. 

Dimanche  après  Noël 

Wir  danken  dir  Gott,  wir  danken  dir. 

Election  du  Conseil 283.  299.  300. 

Freue  dich,  erlôste  Schaar. 

St.  Jean 

Der  Himmel  lacht,  die  Erde  jubiliret. 

Pâques 102. 

Liebster  Jesu,  mein  Verlangen. 

1er  dimanche  après  l'Epiphanie    .    .      167.  313. 
Allein  zu  dir,  Herr  Jesu  Christ. 

13e  dimanche  après  la  Trinité.     ...... 


385.  398. 
310.  334. 

101.  172. 


258.  389. 


243.  246. 


287.  312. 

102. 

363.  365." 
306.  378. 
101.  386. 

243. 
259.  334. 

244. 
334.  380. 
361.  372. 
374.  395. 
258.  379. 
301.  381. 
311.  371. 


378.  387. 
388.  394. 
317.  320. 


Répertoire  des  œuvres  de  Bach  443 

N"-  34.    O  ewiges  Feuer,  o  Ursprung  der  Liebe. 

Pentecôte 311.  377. 

„   35.    Geist  und  Seele  wird  verwirret. 

IZ"-'  dimanche  après  la  Trinité 299.  30C. 

„    36.    Schwingt  freudig  euch  empor. 

1er  dimanche  de  l'Avent .     .  223. 

B   37.    Wer  da  glaubet  und  getauft  wird. 

Ascension 308.  366. 

„   38.    Aus  tiefer  Noth  schrei'  ich  zu  dir. 

24e  dimanche  après  la  Trinité       .     .     .     .  8.  48.  317.  414. 
„    39.    Brich  dem  Hungrigen  dein  Brot. 

ler  dimanche  après  la  Trinité 311.  313.  375. 

,   40.    Dazu  ist  erschienen  der  Sohn  Gottes. 

Second  jour  de  Noël 244.  287.  363. 

„   41.    Jesu,  nun  sei  gepreiset. 

1er  janvier 317.  319. 

„   42.    Am  Abend  aber  desselbigen  Sabbaths. 

Quasimodo 209.  313.  314.  384. 

„   43.    Gott  fàhret  auf  mit  Jauchzen. 

Ascension 369. 

„   44.    Sie  werden  euch  in  den  Bann  thun. 

Exaudi 258.  260. 

j,   45.    Es  ist  dir  gesagt,  Mensch  was  gut  ist. 

3e  dimanche  après  la  Trinité 313. 

„   46.    Schauet    doch    und    sehet,    ob    irgend    ein 
Schmerz  sei. 

10e  dimanche  après  la  Trinité  258.  260.  265.  283.  386.  424. 
y,  47.    Wer    sich    selbst     erhôJiet,     der    soll     er- 
niedriget  werden. 

17*  dimanche  après  la  Trinité 53.  102.  368. 

„   48.    Ich  elender  Mensch,  wer  wird  mich  eriôsen. 

19e  dimanche  après  la  Trinité 312.  334. 

„   49.    Ich  geh  und  suche  mit  Verlangen. 

20e  dimanche  après  la  Trinité 299.  300. 

„   50.    Nun  ist  das  Heil  und  die  Kraft. 

St.  Michel? 313.372.397. 

,   51.    Jauchzet  Gott  in  allen  Landen. 

15e  dimanche  après  la  Trinité 307. 

,    52.    Falsche  Welt  dir  trau  ich  nicht. 

23e  dim.  après  la  Trinité.  Pour  solistes(Soprano)    208.  307. 
„    53.    Schlage  doch  gewiinschte  Stunde. 

Pour  solistes  (Alto) 167.  307. 

„    54.    Widerstehe  doch  der  Sùnde. 

Pour  solistes  (Alto) 307. 


444 


Répertoire  des  œuvres  de  Bach 


N°- 

55. 

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56. 

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57. 

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58. 

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60. 

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68. 

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70. 

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71. 

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72. 

» 

73. 

Ich  armer  Mensch,  ich  Sûndenknecht. 

22e  dim.  après  la  Trinité.     Pour  solistes  (Ténor) 
Ich  will  den  Kreuzstab  gerne  tragen. 

19e  dimanche   après  la  Trinité.     Pour   solistes 

(Basse) 167.  307.  308. 

Selig  ist  der  Mann. 
2e  jour  de  Noël.      Pour  solistes    (Soprano   et 

Basse) 167. 

Ach  Gott,  wie  manches  Herzeleid. 
2e  comp. 

Circoncision.    Pour  solistes  (Soprano  et  Basse) 
Wer  mich  liebet,  der  wird  mein  Wort  halten. 

Ire  comp. 

Pentecôte.    Pour  solistes  (Soprano  et  Basse)    . 
O  Ewigkeit,  du  Donnerwort.     2e  comp. 

24e  dimanche   après  la  Trinité.      Pour  solistes 
(Alto,  Ténor,  Basse)      ....  306.  307.  378. 
Nun  komm,  der  Heiden  Heiland.     ire  comp 

1er  dimanche  de  l'Avent  .... 
Nun  komm,  der  Heiden  Heiland. 

1er  dimanche  de  l'Avent  .... 
Christen  âtzet  diesen  Tag. 

Noël 

Sehet,  welch'  eine  Liebe  bat  uns  der  Vater 
erzeiget. 

Noël 

Sie  werden  aus  Saba  Aile  kommen. 

Epiphanie 

Erfreut  euch,  ihr  Herzen. 

Lundi  de  Pâques 

Hait  im  Gedàchtniss  Jesum  Christ. 

Quasimodo  ...     258.  265.  287.  288.  366.  374. 
Also  hat  Gott  die  Welt  geliebt. 

Lundi  de  Pentecôte 222.  258. 

Lobe  den  Herrn,  meine  Seele. 

Election  du  Conseil 

Wachet,  betet,  seid  bereit  allezeit. 

26e  dim.  après  la  Trinité     102.  244.  245.  246.  334. 
Gott  ist  mein  Kônig. 

Installation  du  Conseil  de  Miihlhausen    .     101. 
Ailes  nur  nach  Gottes  Willen. 

3e  dimanche  après  l'Epiphanie 

Herr,  wie  du  willst,  so  schick's  mit  mir. 

3e  dimanche  après  l'Epiphanie      ....     258. 


3.  7.  102. 

2e  comp. 
7.  308.  317. 


244. 


307. 
360.  387. 
313.  387. 
306.  382. 

102. 

382.  383. 

172.  362. 

373.  390. 

248.  384. 


244.  371. 
244. 
312.  404. 
382.  395. 
311.  381. 

257.  390. 
374.  383. 
172.  291. 

258.  287. 
264.  397. 


Répertoire  des  œuvres  de  Bach  445 

N°-  74.    Wer  mich  liebet,  der  wird  mein  Wort  halten. 

Pentecôte 311. 

„   75.    Die  Elenden  sollen  essen. 

W  dimanche  après  la  Trinité  .     .     .      243.  244.  246.  334. 
„   76.    Die  Himmel  erzâhlen  die  Ehre  Gottes. 

2e  dimanche  après  la  Trinité 244.  333.  367. 

a   77.    Du  soUst  Gott,  deinen  Herren  lieben. 

13=  dimanche  après  la  Trinité 258.  336. 

„    78.    Jesu,  der  du  meine  Seele. 

14=  dimanche  après  la  Trinité.     .  317.  371.  385.  395.  414. 
„    79.    Gott,  der  Herr,  ist  Sonn  und  Schild. 

Fête  de  la  Réformation 287.  310.  374. 

„   80.    Ein'  feste  Burg  ist  unser  Gott. 

Fête  de  la  Réformation 8.  48.  102.  303.  373. 

„    81.    Jesu  schlàft,  was  soll  ich  hofTen. 

4«  dimanche  après  l'Epiphanie 244.  360. 

„   82.    Ich  habe  genug. 

Purification  de  Marie 167.  307.  308.  377.  394. 

„   83.    Erfreute  Zeit  im  neuen  Bunde. 

Purification  de  Marie 244.  371.  388. 

„   84.    Ich  bin  vergniigt  mit  meinem  Glûcke. 

Septuagésime 294.  296. 

„   85.    Ich  bin  ein  guter  Hirt. 

Misericordias 313. 

„   86.    Wahrlich,  ich  sage  euch. 

Rogate 258.  260.  363.  392. 

„   87.    Bisher  habt  ihr   nichts  gebeten  in  meinem 
Namen. 

Rogate 313.  380. 

„   88.    Siehe,    ich    will    viele    Fischer    aussenden, 
spricht  der  Herr. 

5=  dimanche  après  la  Trinité 307.  361.  391. 

„   89.    Was  soll  ich  aus  dir  machen,  Ephraim? 

22=  dimanche  après  la  Trinité 307.  308.  397. 

„    90.    Es  reifet  euch  ein  schrecklich  Ende. 

25=  dimanche  après  la  Trinité 313. 

„   91.    Gelobet  seist  du,  Jesu  Christ. 

Noël 317.  318.  378.  384. 

„   92.    Ich  hab  in  Gottes  Herz  und  Sinn. 

Septuagésime 317.  321.  367. 

„    93.    Wer  nur  den  lieben  Gott  lâBt  walten. 

5=  dimanche  après  la  Trinité 261.  295.  390. 

„    94.    Was  frag'  ich  nach  der  Welt. 

9=  dimanche  après  la  Trinité 317.  361. 


446  Répertoire  des  œuvres  de  Bach 

N°-     95.    Christus,  der  ist  mein  Leben. 

162  dimanche  après  la  Trinité     ....     306.  362.  376. 
„      96.    Herr  Christ,  der  ein'ge  Gottessohn. 

18î  dimanche  après  la  Trinité    ....     317.  320.  376. 
„      97.    In  allen  meinen  Thaten. 

302,  375.  391.  393. 
»     98.    Was  Gott  thut,  das  ist  wohlgethan. 
Ire  comp. 

21e  dimanche  après  la  Trinité 302.  391. 

„     99.    Was  Gott  thut,  das  ist  wohlgethan. 
2e  comp. 

15e  dimanche  après  la  Trinité 302.  j. 

„    100.    Was  Gott  thut,  das  ist  wohlgethan.  > 

3e  comp.  ii 

302.  393.  ^ 

„    101.    Nimm  von  uns,  Herr,  du  treuer  Gott.  ^ 

10e  dimanche  après  la  Trinité 317.  379. 

„    102.    Herr,  deine  Augen  sehen  nach  dem  Glauben.  '; 

10e  dimanche  après  la  Trinité     ....     287.  309.  310.  -i 

„    103.    Ihr  werdet  weinen  und  heulen.  ^i 

Jubilate       312.  391.  394.  i 

a    104.    Du  Hirte  Israëls,  hôre.  f 

Misericordias 258.  / 

„    105.    Herr,  gehe  nicht  ins  Gericht.  ^ 

9e  dimanche  après  la  Trinité  258.  263.  362.  376.  383.  423.  ' 

„    106.    Gottes  Zeit  ist  die  allerbeste  Zeit.  > 

Actus  tragicus 101.  167.  172.  334.  ;. 

„    107.    Was  willst  du  dich  betriiben. 

7e  dimanche  après  la  Trinité 302. 

„    108.    Es  ist  euch  gut,  daC  ich  hingehe. 

Cantate       312. 

„    109.    Ich  glaube,  lieber  Herr. 

21e  dimanche  après  la  Trinité    ....     308.  321.  376. 
„    110.    Unser  Mund  sei  voll  Lachens. 

Noël       208.  244.  245.  311.  363. 

„    111.    Was  mein  Gott  will,  das  gescheh'  allzeit. 

3e  dimanche  après  l'Epiphanie 317.  391. 

„    112.    Der  Herr  ist  mein  getreuer  Hirt. 

Misericordias 302. 

„    113.    Herr  Jesu  Christ,  du  hôchstes  Gut. 

Ile  dimanche  après  la  Trinité     .     .      317.  319.  321.  363. 
„    114.    Ach  lieben  Christen,  seid  getrost. 

17e  dimanche  après  la  Trinité  167.  317.  322.  391.  393.  396. 
„    115.    Mâche  dich,  mein  Geist,  bereit. 

22e  dimanche  après  la  Trinité 317. 


Répertoire  des  œuvres  de  Bach  447 

N*»-  116.    Du  Friedefurst,  Herr  Jesu  Christ. 

25e  dimanche  après  la  Trinité     ....      316.  317.  376. 
„    117,    Sei  Lob  und  Ehr'  dem  hôchsten  Gut. 

302. 
„    118.    O  Jesu  Christ,  mein's  Lebens  Licht. 

Service  funèbre. 
„    119.    Preise,  Jérusalem,  den  Herrn 

Election  du  Conseil. 
„    120.    Gott,  man  lobet  dich  in  der  Stille. 

Election  du  Conseil 304. 

„    121.    Christum,  wir  sollen  loben  schon. 

2e  jour  de  Noël       317.  369. 

»    122.    Das  neugebor'ne  Kindelein. 

Dimanche  après  Noël     .......     317.  318.  365. 

„    123.    Liebster  Immanuel,  Herzog  der  Frommen. 

Epiphanie 317.  319. 

„    124.    Meinen  Jesum  lafi  ich  nicht. 

1er  dimanche  après  l'Epiphanie  .  317.  319.  362.  373.  413. 
„    125.    Mit  Fried'  und  Freud'  fahr  ich  dahin. 

Purification  de  Marie 317.  319.  375. 

„    126.    Erhalt'  uns  Herr,  bei  deinem  Wort. 

Sexagésime 317.  367. 

„    127.    Herr  Jesu  Christ  wahr'r  Mensch  und  Qott. 

Quinquagésime  =  Esto  mihi  319.  334.  362.  378.  394.  413. 
„    128.    Auf  Christi  Himmelfahrt  allein. 

Ascension       312. 

„    129.    Gelobet  sei  der  Herr,  mein  Gott. 

Trinité 302.  392. 

a    130.    Herr  Gott,  dich  loben  aile  wir. 

Saint-Michel 317. 

y,    131.    Aus  der  Tiefe  rufe  ich,  Herr,  zu  dir. 

101.  172. 
a    132.    Bereitet  die  Wege,  bereitet  die  Bahn. 

4e  dimanche  de  TAvent 102. 

„    133.    Ich  freue  mich  in  dir. 

3e  jour  de  Noël 317.  388. 

„    134.    Ein  Herz,  das  seinen  Jesum  lebend  weiD. 

Mardi  de  Pâques 223. 

y,    135.    Ach  Herr,  mich  armen  Sùnder. 

3e  dimanche  après  la  Trinité 317.  371. 

„    136.    Erforsche  mich,  Gott,  und  erfahre  mein  Herz. 

8e  dimanche  après  la  Trinité 258.  287. 

»    137.    Lobe  den  Herrn,  den  màchtigen  Kônig  der 
Ehren. 

12e  dimanche  après  la  Trinité 302. 


448  Répertoire  des  œuvres  de  Bach 

N"-  138.    Warum  betriibst  du  dich,  mein  Herz. 

15e  dimanche  après  la  Trinité    ....     287.  317.  385. 
„    139.    Wohl  dem,  der  sich  auf  seinen  Gott. 

23e  dimanche  après  la  Trinité 317.  396. 

„    140.    Wachet  auf,  ruft  uns  die  Stimme. 

27e  dimanche  après  la  Trinité     ...    10.  303.  305.  366. 
„    141.    Das  ist  je  gewiCIich  wahr. 

3e  dimanche  de  l'Avent 102. 

„    142.    Uns  ist  ein  Kind  geboren. 

Noël 102. 

„    143.    Lobe  den  Herrn,  meine  Seele. 

1er  janvier 310.  379. 

„    144.    Nimm,  was  dein  ist,  und  gehe  hin. 

Septuagésime 258.  371. 

„    145.    So  du  mit  deinem  Munde  bekennest  Jesum. 

Pâques 296.  366.  395. 

„    146.    Wir    miissen    durch    viel   Triibsal    in    das 
Reich  Gottes  eingehen. 

Jubilate 209.311.386. 

„   147.    Herz  und  Mund  und  That  und  Leben. 

Visitation  de  Marie 102.  245.  258.  382. 

„    148.    Bringet  dem  Herrn  Ehre  seines  Namens. 

17e  dimanche  après  la  Trinité. 
„    149.    Man  singet  mit  Freuden  vom  Sieg. 

St.  Michel 222.  296. 

„    150.    Nach  dir,  Herr,  verlanget  mich. 

101.  333. 
„    151.    SiiCer  Trost,  mein  Jesu  kommt. 

3e  jour  de  Noël 313. 

„    152.    Tritt  auf  die  Glaubensbahn. 

102.  371. 

„    153.    Schau',  lieber  Gott,  wie  meine  Feind! 

244. 

„    154.    Mein  liebster  Jesu  ist  verloren. 

1er  dimanche  après  l'Epiphanie  ....     244.  362.  390. 
„    155.    Mein  Gott,  wie  lang,  ach  lange. 

2e  dimanche  après  l'Epiphanie 101. 

„    156.    Ich  steh'  mit  einem  FuC  im  Grabe. 

3e  dimanche  après  l'Epiphanie    .     .       167.  296.  334.  375. 
„    157.    Ich  lasse  dich  nicht,  du  segnest  mich  denn. 

Purification  de  Marie 258. 

„    158.    Der  Friede  sei  mit  dir. 

Mardi  de  Pâques. 
,    159.    Sehet,  wir  geh'n  hinauf  gen  Jérusalem. 

Esto  mihi 296.  334.  370. 


Répertoire  des  œuvres  de  Bach  449 

N°-  160.    Ich  weiO,  daO  mein  Eriôser  lebt. 

Pâques 102. 

„    161.    Komm,  du  suGe  Todesstunde. 

16e  dimanche  après  la  Trinité     .     .       101.  167.  334.  362. 
„    162.    Ach,    ich   sehe,   jetzt  da  ich  zur  Hochzeit 
gehe. 

20-  dimanche  après  la  Trinité    .  101.  167.  372.  388.  391. 
„    163.    Nur  Jedem  das  Seine. 

23«  dimanche  après  la  Trinité 102. 

B    164.    Ihr,  die  ihr  euch  von  Christo  nennet. 

13*  dimanche  après  la  Trinité 244. 

,    165.    O  heil'ges  Geist-  und  Wasserbad. 

Trinité 244.  264. 

»    166.    Wo  gehest  du  hin. 

Cantate 258.  259.  363.  371. 

„    167.    Ihr  Menschen,  rùhmet  Gottes  Liebe. 

Saint-Jean 258.  259.  380.  389.  395. 

„    168.    Thue  Rechnung!  Donnerwort! 

9=  dimanche  après  la  Trinité 258.  265.  369. 

„    169.    Gott  soi!  allein  mein  Herze  haben. 

IS':  dimanche  après  la  Trinité 299.  300. 

„    170.    Vergniigte  Ruh',  beliebte  Seelenlust. 

6=  dimanche  après  la  Trinité 299. 

„    171.    Gott,  wie  dein  Name,  so  ist  auch  dein  Ruhm. 

ler  janvier 283.  296. 

„    172.    Erschallet,  ihr  Lieder. 

Pentecôte 244.  299.  378. 

„    173.    Erhôhtes  Fleisch  und  Blut. 

Lundi  de  Pentecôte 223.  379. 

„    174.    Ich   liebe   den  Hdchsten   von   ganzem  Ge- 
miithe. 

Lundi  de  Pentecôte 208.  296. 

„    175.    Er  rufet  seinen  Schafen  mit  Namen. 

Mardi  de  Pentecôte 311. 

„    176.    Es  ist  ein  trotzig  und  verzagt  Ding. 

Trinité 311.  333. 

,    177.    Ich  ruf  zu  dir,  Herr  Jesu  Christ. 

4=  dimanche  après  la  Trinité 302. 

,    178.    Wo  Gott  der  Herr  nicht  bei  uns  hait. 

8=  dimanche  après  la  Trinité 315.  317.  367. 

y,    179.    Siehe    zu,    dafi    deine    Gottesfurcht    nicht 
Heuchelei  sei. 

2e  ou  lie  dimanche  après  la  Trinité   ....     257.  287. 
Scbweitzer,  Btch.  29 


450 


Répertoire  des  œuvres  de  Bach 


N"-  180.    Schmiicke  dich,  o  liebe  Seele. 

20^  dimanche  après  la  Trinité 10.  317. 

„    181.    Leichtgesinnte  Flattergeister. 

Sexagésirae 258.  259. 

„    182.    Himmelskonig,  sei  willkommen. 

Dimanche  des  Rameaux 102.  377.  387. 

5,    183.    Sie  werden  euch  in  den  Bann  thun.  2^  comp. 

Exaudi 312. 

„    184.    Erwunschtes  Freudenlicht. 

Mardi  de  Pentecôte 244. 

„    185.    Barmherziges  Herze  der  ewigen  Liebe. 

^  4e  dimanche  après  la  Trinité 102. 

„    186.    Àrg're  dich,  o  Seele  nicht. 

7e  dimanche  après  la  Trinité 244. 

„    187.    Es  wartet  ailes  auf  dich. 

7*  dimanche  après  la  Trinité 287.  312.  313. 

„    188.    Ich  habe  meine  Zuversicht. 

21e  dimanche  après  la  Trinité     .    .      296.  299.  300.  367. 
.,    189.    Meine  Seele  riihmt  und  preist. 

Pour  solistes  (Ténor) 313. 

y    1 90.   Singet  dem  Herrn  ein  neues  Lied  (Lobe,  Zion, 
deinen  Gott). 

1er  janvier 244.  304. 


LES  ŒUVRES  DE  BACH 

EDITION   BREITKOPF  ET  HÂRTEL 

Edition  de  la  Bachgesellschaft 

(Commencée  en  1851) 

Quarante-six  années.    Prix  690  Mes. 

Prix  du  volume  en  souscription:    15  Mes. 

Prix  du  volume  séparé:  30  Mes. 

le  année.    Cantates  d'Eglise  No.  1-10. 
lie       ^         Cantates  d'Eglise  No.  11-20. 
llle      „         Œuvres  pour  clavecin:  Inventions.     Klavierùbung  1-4. 

Toccates. 
IVe       „         Passion  selon  St.  Matthieu. 
Ve      „         le  livraison.    Cantates  d'Eglise  No.  21-30. 

2e  livraison.     Oratorio  de  Noël. 
Vie      ^         Messe  en  si  mineur. 
Vile      „         Cantates  d'Eglise  No.  31-40. 
Ville      „         Messes  brèves. 
IXe       „         Musique  de  chambre. 
Xe       „         Cantates  d'Eglise  No.  41-50. 
Xle      ,         le  livraison:  Magnificat.  Quatre  Sanctus. 

2e  livraison:  Cantates  profanes. 
Xlle       ,  le  livraison:  Passion  selon  St.  Jean. 

2e  livraison:  Cantates  d'Eglise  No.  51-60. 
Xllle       „         le  livraison:  Cantates  nuptiales. 
3e  livraison:  Ode  funèbre. 

La  2e  livraison  comprenant  les  Suites  françaises  et  an- 
glaises a  été  remplacée  par  la  première  livraison  de 
l'année  quarante-cinquième. 
XlVe       ^         Le  Clavecin  bien  tempéré. 

29» 


452 


Les  œuvres  de  Bach 


XVe  année. 

XVIe  „ 

XVIIe  „ 

XVIIIe  „ 

XIXe  „ 

XXe  „ 

XXIe  „ 


XXIIe 
XXIIIe 
XXIVe 

XXVe 


XXVle 
XXVIIe 


XXVIIIe 

XXIXe 

XXXe 

XXXIe 


XXXIIe 

XXXIIIe 

XXXIVe 

XXXVe 

XXXVIe 

XXXVIIe 

XXXVIIIe 

XXXIXe 
XLe 


Œuvres  pour  orgue.    Sonates.    Préludes.    Fugues. 

Toccates.     Passacaglia. 
Cantates  d'Eglise  No.  61-70. 

Musique  de  chambre.    Concertos  pour  le  clavecin. 
Cantates  d'Eglise  No.  71-80. 
Six  concertos  pour  orchestre,  dédiés  au  Margrave 

de  Brandebourg, 
le  livraison:  Cantates  d'Eglise  No.  81-90. 
2e  livraison:  Cantates  profanes, 
le  livraison:  Musique  de  chambre.    Concertos  pour 

violon. 
2e  livraison:  Musique  de  chambre.    Concertos  pour 

deux  clavecins. 
3e  livraison:  Oratorio  de  Pâques. 
Cantates  d'Eglise  No.  91-100. 
Cantates  d'Eglise  No.  101-110. 
Cantates  d'Eglise  No.  111-120. 
le  livraison:  L'Art  de  la  fugue. 
2e  livraison:  L'Orgelbûchlein.    Les  six  chorals.  Les 

dix-huit  chorals. 
Cantates  d'Eglise  No.  121-130. 
le  livraison:    Sonates    pour  violon   seul.      Sonates 

pour  violoncelle  seul. 
2e  livraison:     Catalogue   thématique    des    cantates 

d'Eglise  No.  1-120. 
Cantates  d'Eglise  No.  131-140. 
Cantates  profanes. 
Cantates  d'Eglise  No.  141-150. 
le  livraison:  Ouvertures  pour  orchestre. 
2-  livraison:  L'Offrande  musicale. 
3e  livraison:  Deux  Concertos  à  trois  clavecins. 
Cantates  d'Eglise  No.  151-160. 
Cantates  d'Eglise  No.  161-170. 
Cantates  profanes. 
Cantates  d'Eglise  No.  171-180. 
Œuvres  pour  clavecin.  Préludes.  Fugues.  Fantaisies. 
Cantates  d  Eglise  No.  181-190. 
le  livraison:  Œuvres  pour  orgue.  Préludes.  Fugues. 

Fantaisies. 
2e  livraison:  Concertos  de  Vivaldi. 
le  livraison:  Motets. 

2e  livraison:  Chorals  et  geistliche  Lieder, 
Choralvorspiele    de    la    collection    de  Kirnberger. 

Choralvorspiele  et  Variations  sur  chorals. 


Les  œuvres  de  Bach  453 

XLIe  année.     Cantates   d'Eglise   incomplètes.      Cantates   d'authenti- 
cité    douteuse.        Catalogue    des    œuvres    de   Joh. 
Ludwig  Bach  de  Meiningen. 
XLII«       „         Transcriptions.     Œuvres  d'authenticité  douteuse. 
XLIIIe       „  le  livraison:    Œuvres   de   Musique   de   chambre.     So- 

nates pour  flûte  et  clavecin.     Concerto  pour  quatre 
clavecins  d'après  Vivaldi. 
2e  livraison:   Les  deux  Clavierbûchlein  d'Anne  Made- 
leine Bach. 
XLIVe       „         Autographes  de  Bach  par  ordre  chronologique. 
XLVe       „  le  livraison:  Nouvelle  Edition  des  Suites  anglaises  et 

françaises. 
2e  livraison:  Passion  selon  St.  Luc. 
XLVIe       „         Registre.    Compte  rendu  des  publications  de  la  Bach- 
gesellschaft. 

Edition  de  la  Nouvelle  Bachgesellschaft 

Gesamtausgabe  fur  den  praktischen  Gebrauch 
(Cette  édition  est  en  train  de  paraître) 

Partitions:  Les  cantates  d'Eglise.     20  Volumes,      15  Mes  le   volume. 
Les  cantates  profanes.     2  Volumes.     (15  Mes  et  10,50  Mes.) 
Les  motets.     Un  volume.     12  Mes. 
Les  oratorios.     Un  volume.    4,50  Mes. 
Les  Messes.    2  Volumes.    3  Mes  et  10  Mes. 
Les  Passions.    3  Volumes  à  3  Mes. 

Chants  spirituels  (Geistliche  Lieder).     1  Volume.    4  Mes. 
Chorals  pour  chœur.     1  Volume.     6  Mes. 
Les  œuvres  pour  orgue.    9  Volumes  à  3  A\cs. 
Les  œuvres  pour  clavecin  (Cari  Reinecke).     12  Volumes 

à  2  Mes. 
Les  partitions  des   différentes   cantates   se  vendent  aussi 
séparément. 


EDITION  PETERS 

Cent  cantates  d'Eglise.     Partition  pour  piano  à  1,50  Mes. 

Phébus  et  Pan.     Cantate  profane.     Partition  pour  piano  1,50  Mes. 

Les  chorals  pour  chœur  (Erk).     Deux  volumes  à  3  Mes. 

Passion  selon  St.  Jean.  Partition  pour  orchestre  12  Mes.  Partition 
pour  piano  2,50  Mes. 

Passion  selon  St.  Matthieu.  Partition  pour  orchestre  12  Mes.  Par- 
tition pour  piano  2,50  Mes. 


454  Les  œuvres  de  Bach 

Magnificat.    Partition  pour  orchestre  4,50  Mes.    Partition  pour  piano 

1,50  Mes. 
Messe  en  si  mineur.    Partition  pour  orchestre  12  Mes.      Partition 

pour  piano  3  Mes. 
Les  Messes  brèves.    Partition  pour  orchestre.     12  Mes. 
Motets.    Partition  4,50  Mes. 
Oratorio  de  Noël.    Partition  pour  orchestre  12  Mes.    Partition  pour 

piano  3  Mes. 
Les  oeuvres  pour  orchestre  et  musique  de  chambre.     (Complètes.) 
Les  œuvres  pour  clavecin  (complètes  en  vingt-trois  volumes). 
Les  œuvres  pour  orgue.  9  volumes  à  3  Mes.  (Griepenkerl  et  Roitsch.) 


Les  œuvres  vocales  de  Bach  avec  texte  français 

Ed.  Lemoine:   La  Passion  selon   St.  Matthieu   (Gevaert).      Partition 

pour  piano  et  chœur  12  frcs. 
Ed.  Choudens:  La  Passion  selon  St.  Jean  (Bouchor-Guilmant)  12  fres. 
„  Cantate  pour  la  fête  de  Pâques  (Bouchor-Guilmant) 

4  fres. 
„  Cantate  pour  le  premier  jour  de  Noël  (Wilder-Guil- 

mant)  4  fres. 
j,  Cantate  pour   le  dimanche  Sexagésime  (Ruelle-Guil- 

mant)  3  Fes. 
„  Cantate  pour  le  troisième  dimanche  après  l'Epiphanie 

(Ruelle-Guilmant)  3  fres. 
j.  Cantate  pour  la  fête  de  St.  Jean-Baptiste  (Durdilly- 

Guilmant)  5  frcs. 
0  Cantate  pour  le  neuvième  dimanche  après  la  Trinité 

(Bouchor-Guilmant)  4  fres. 
y,  Cantate  pour  tous  les  temps  (Bouchor-Guilmant)  5  frcs. 

Ed.  Fischbaeher:  Cantate  No.  180  (Epiphanie).    Réduction  pour  piano 

et  chant. 


Transcriptions  pour  piano 

Ed.  Peters  :  Œuvres  pour  orgue  transcrites  pour  piano  à  deux  mains 
par  Franz  Liszt,  2  vol.  à  1,50  Mes. 
9  Œuvres   pour   orgue    transcrites    pour    piano   à   quatre 

mains  (Gleiehauf),  2  vol.  à  3  Mes. 
Ed.  Breitkopf  et  Hârtel:   Les  chorals   de  l'Orgelbûcblein  transcrits 
pour  piano  à  quatre  mains  (Richter). 
»  Chorals  de  Bach  transcrits  par  Busoni  (à  2  mains). 

Ed.  Âibl:      Chorals  de  Bach  transcrits  par  Reger. 


Les  œuvres  de  Bach  455 

Piano  à  2  mains 

Toccate  en  ré  mineur.    Tausig.    Busoni.    J.  Philipp.    Reger. 

Toccate  en  ut.     Busoni.    J.  Philipp.     Ansorge.     Stradal. 

Prélude  et  fugue  en   ré   majeur  et  en   mi   bémol    majeur.     Busoni. 

Reger.     Stradal. 
Fugues  en  ré  mineur;  ré  majeur;  sol  mineur.    J.  Philipp. 
Six  Préludes  et  Fugues.     d'Albert. 
Passacaille.    d'Albert.     Stradal. 
Sonate  et  Concerto.    Stradal. 
Fugue  en  sol  mineur.    Liszt. 

Prélude  et  fugue  en  mi  mineur.     Chevillard.     Busoni. 
Chaconne.     kaff.     Busoni.    J.  Philipp. 
Sonates  pour  violoncelle.     Raff. 
Suites  pour  orchestre.     Raff.     Martucci. 
Pièces  diverses.     Saint-Saëns.    J.  Philipp.     Viana  dâ  Motta. 

Piano  à  4  mains 

Toccate  (ré  mineur).  Fantaisie  (mi).  Fantaisie  et  fugue  (sol  mineur). 
Prélude  et  fugue  (la  mineur).    Reger. 

A  2  pianos 

Préludes  et  fugues  de  clavecin.    Humperdink  (Ed.  Schotî). 

Aria  et  variations  (Goldberg).     Rheinberger. 

Cbaconne.     Luzzato  (Ed.  Durand). 

Passacaille.  Ouverture  de  la  29^  cantate.  Fugue  en  la  mineur. 
Fugue  en  ré  majeur.  Concerto  en  la  mineur.  Fantaisie  et  fugue 
en  sol  mineur.    J.  Philipp  (Ed.  Durand). 

Toccates  (ré  mineur,  fa  majeur,  ut  majeur,  ré  mineur).  Préludes 
et  fugues  (sol  majeur,  mi  mineur,  la  majeur).  Choral  (sol  ma- 
jeur). Sonate  (ut  mineur).  Préludes  et  fugues  (ré  mineur,  fa 
mineur,  sol  mineur).    J.  Philipp  (Ed.  Ricordi). 


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Université  d'Ottawa 
Echéance 


University  of  Ottawa 
Date  Due  i 


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J.S.     BACH,     L