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in 2010 with funding from
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http://www.archive.org/details/jsusdenazareth02rv
JÉSUS DE NAZ4RETH
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JÉSUS DE NAZARETH
ÉTUDES CRITIQUES
SUR LES ANTÉCÉDENTS DE L'HISTOIRE ÉVANGÉLIQUE
ET LA VIE DE JÉSUS
TOME SECOND
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
Société anonyme
33, RUE DE SEINE, 33
1897
(Tous droits réserves)
JÉSUS DE NAZARETH
II
ÉTUDES CRITIQUES SUR LA VIE DE JÉSUS
QUATRIÈME PARTIE
L'ÉVANGILE EN GALILÉE
CHAPITRE [
LE BAPTÊME AU JOURDAIN. - LA TENTATION
AU DÉSERT
Si l'on veut bien se reporter aux études qui précèdent
sur la composition des évangiles synoptiques, on verra
que, pour se faire une idée de la succession des événe-
ments qui forment la trame de la vie publique de Jésus,
c'est le Prôto-Marc, à bien peu de chose près reproduit
par le Marc canonique (preuve en soit le parallélisme
dans les deux autres), qu'il faut consulter en premier
lieu. La collection des Logia ne pourrait procurer le
même avantage, puisque les sentences et les enseigne-
ments dont elle se compose sont réunis par l'analogie
des sujets et non par la succession chronologique. Les
autres éléments constitutifs de Matthieu et de Luc ne
nous renseignent pas davantage à cet égard. Il est vrai
JÉSUS DE NAZAR. — II. 1
•2 JESUS DE NAZARETH
que le Prôto-Marc lui-même n'énonce nulle part la pré-
tention de raconter les /«zY^ et les dits en s'astreignant
à une chronologie rigoureuse. Il se peut très bien que
les annotations tirées par son rédacteur des prédications
occasionnelles de Pierre soient groupées d'une manière
qui ne soit pas toujours conforme à leur suite réelle. Les
transitions chronologiques, les « alors », « en ce temps-
là », « il parcourait les villes et les bourgades », sont en
général très vagues. Cependant on doit observer que
Luc, qui prétend avoir raconté les choses dans l'ordre
■du temps (I, 1), ne s'est pas écarté sensiblement de la
ligne suivie par Marc. De plus, dans toutes les hypo-
thèses, la carrière publique de Jésus fut courte — de trois
à quatre ans, et nous tâcherons plus loin d'en préciser
■un peu mieux la durée — et il est évident qu'avec le
second évangile il faut inscrire dans l'histoire de Jésus
quatre grandes divisions formant le cadre des nombreux
épisodes qui la remplissent, sans que les erreurs tou-
jours possibles dans la distribution de ceux-ci tirent
à conséquence. 11 y a en tout premier lieu, comme début
nécessaire, le baptême de Jésus au Jourdain et ce qu'on
appelle la Tentation au désert qui le suit immédiatement;
ipuis, une série de prédications itinérantes en Galilée et
régions limitrophes, roulant sur le royaume de Dieu, sa
proximité, sa nature, ses conditions, et aboutissant à la
reconnaissance de Jésus en qualité de Christ ou Messie
proclamé par ses disciples intimes; cette proclamation,
encore maintenue dans un cercle restreint, est suivie
d'une nouvelle série d'épisodes et d'enseignements qui
se relient à l'itinéraire de Jésus se rendant à Jérusalem
où l'appel au peuple juif concentré dans sa capitale sera
le moment critique et décisif de toute cette histoire ;
vient enfla le dernier groupe de récits relatant le séjour
LE lUPïRME AU JOURDAIN. — LA TENTATION AU DÉSEHT 3
à Jérusalem, les dernières discussions, la passion et la
résurrection.
Du moment que, pour les graves raisons énoncées
précédemment*, on élimine le quatrième évangile de la
liste des documents de nature vraiment historique,
l'adhésion formelle des trois évangélistes synoptiques à
cette quadruple division commande aussi celle de l'his-
torien. D'ailleurs ces divisions se suivent très naturelle-
ment et chacune d'elles se relie logiquement à la pré-
cédente.
Des sentiments mélangés , enthousiasme pour le
Royaume de Dieu dont la proximité s'annonçait, hési-
tation concernant la part active qu'il désirait prendre à
son avènement, entraînement de l'exemple et de l'idée
qui remuait la masse, poussèrent donc Jésus à se joindre au
flot des pèlerins qui allaient demander à Jean le prophète
le baptême initiateur de l'ère nouvelle. Je ne crois pas
du tout que Jésus, comme l'a pensé E. Renan ^ eût déjà
commencé à former autour de lui un cénacle de dis-
ciples ou d'auditeurs. C'est à Nazareth que ce premier
groupe aurait dû se réunir. Or les synoptiques n'en tra-
hissent pas la moindre connaissance et l'accueil fait plus
tard'^ par les lourdauds de Nazareth à la prédication de
leur concitoyen s'oppose à toute idée d'un enseigne-
ment donné par lui sous leurs yeux antérieurement au
baptême du Jourdain ^ Ce baptême détermina la crise
décisive de sa vie intérieure. Il se flt en lui une trans-
formation dans le sens d'une résolution irrévocable
^ Vol. I, Partie II, chap. VI, pp. 330 et suiv.
2 Vie de Jésus, éd. 1893, p. 109.
3 Marc, VI, l suiv.
* Le 4'"« évangile lui-même, sur lequel Renan croit pouvoir appuyer
sa supposition, lui est en réalité contraire. Comp. Jean I, 29-43.
4 JESUS DE NAZARETH
de se mettre à l'œuvre sans se laisser arrêter par les
scrupules qui l'avaient jusqu'alors fait hésiter. De quel-
que manière que l'on s'explique la vision qui le révéla
lui-même à lui-même, ce qui ressort du récit évangé-
lique, c'est qu'à partir de ce moment sa décision fut
prise." On comprend aisément que la vue de cette af-
fluence d'hommes mus par des espérances analogues
aux siennes, la chaleur des convictions qui s'exprimaient
autour de lui, faisant écho aux éclats de tonnerre du
nouvel Èlie, l'assurance elle-même du prophète qui par-
lait comme s'il eût discerné à l'horizon l'aube du grand
jour qui allait luire, aient fait jaiUir en lui la clarté qui
lui manquait encore. Ces grands mouvements de foi
collective sont contagieux et d'une étonnante puissance
sur les déterminations des individus particulièrement
disposés à en ressentir l'impulsion. Il sortit du fleuve
pleinement persuadé qu'il était personnellement appelé
d'en haut à préparer l'avènement du Royaume de Dieu.
D'après nos textes \ au moment où il sortait de l'eau,
il vit le ciel s'ouvrir, une colombe ^ symbole de l'esprit
1 Marc I, 9-11 ; Matth. III, 13, 17 ; Luc III, 21-22.
2 La colombe fut de temps immémorial un oiseau sacré des reli-
gions sémitiques. Mais ridée qu'on s'en était faite chez les Israélites,
sous l'inlluence du monolliéisme jahviste, s'était écartée de celle
qu'on y attachait dans les religions naturistes de la même race. Chez
les Cananéens, les Syriens et les Assyriens, elle était l'oiseau repré-
sentatif des déesses de l'amour sexuel et de la fécondité, de même
que de l'Aphrodite grecque dont les traits mythiques se rapprochent
tant de ceux de l'Astarté orientale. Comp. Lucien, De Dea Syra 14
et 54. En Israël ce fut plutôt comme représentation de la candeur et
de la pureté qu'elle demeura associée au sentiment religieux.
C'était le seul oiseau qu'il ihi permis d'offrir en sacrifice. C'est une
colombe qui avait apporté à Noé le rameau d'olivier, Gen. VIII, 9.
Toutefois je présume qu'il restait de l'ancienne idée quelque ten-
dance à la considérer, non plus sans doute comme un symbole de
fécondité charnelle, mais comme éveillant la notion de la force
LE BAPTKME AU JOURDAIN. — LA TF^NTATION AU DKSICHT O
divin, s'abaisser en planant sur sa tète, et il entendit une
voix qui lui disait du ciel : « Tu es mon fils bien aimé,
« en qui j'ai mis ma bienveillance *. »
A ce propos, il est très intéressant d'observer le chan-
gement qui s'est opéré d'une manière presque imper-
ceptible et pour ainsi dire inconsciente dans la manière
de concevoir la vision baptismale qui ne dut être à l'ori-
gine que Texpression imagée des émotions dont l'âme
de Jésus débordait. D'abord la vision est tout intérieure ,
Jésus seul la perçoit; peu à peu elle devient un prodige
extérieur, visible pour tous les assistants, en un mot un
miracle éclatant. Le texte de Marc, évidemment le texte
sous sa forme primitive, porte simplement : « Et aussi-
« tôt, comme il sortait de l'eau, il vit les cieux s'ouvrir
•« (littéralement se déchirer) et l'esprit comme une co-
« lombe descendant sur lui, et une voix vint des cieux
« qui disait : Tu es mon fils bien aimé, etc. »
Luc objective beaucoup plus l'événement : « Et il
« arriva pendant que tout le peuple se faisait baptiser,
« Jésus ayant aussi été baptisé et s'étant mis en prière,
« que le ciel s'ouvrit, et le Saint-Esprit, apparaissant
« sous forme corporelle comme une colombe, descendit
« sur lui, et une voix vint du ciel, etc. »
•créatrice, vivifiante, inspiratrice, de l'esprit divin, surtout quand il
s'agissait de l'action douce et continue de cet esprit. La colombe et
ses congénères sont remarquables par leur faculté de planer long-
temps avec l'apparence de l'immobilité. La théologie rabbinique
représentait comme une colombe « l'esprit de Dieu planant sur les
« eaux » (Gen. I, 2) comme pour les vivifier par une incubation
prolongée [Targum sur le Cantique II, 14 ; Jarchi Gen. 1,2). Comp.
aussi le rôle attribué au même oiseau dans le Prôtèvangile de Jacques
et les apocryphes de composition analogue, Appendice, H, P"" vol.
1 Ev (p £'jo67.-/)c;a, et non pas « j'ai mis mon bon plaisir », comme
on traduit trop souvent.
6 JÉSUS DE NAZARETU
Le premier évangéliste va plus loin : « Jésus baptisé
« sortit aussitôt de l'eau, et voici les cieux s'ou-
« vrirent, il vit l'esprit de Dieu comme une colombe
« venant se poser sur lui. Et voici, une voix des cieux
« dit : Celui-ci est mon fils bien aimé en qui j^ai mis ma
« bienveillance. »
La voix céleste ne s'adresse doiic plus à Jésus per-
sonnellement, elle le désigne aux assistants comme
l'objet de l'adoption divine.
Le quatrième évangile achève la transformation
(Jean I, 33-34). Ce n'est plus Jésus ni les assistants
qui ont vu la colombe et entendu la voix, c'est Jean
Baptiste seul * : « Moi, je ne le connaissais pas, mais
« celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau m'a dit :
« Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre comme une
« colombe et demeurer sur lui, c'est celui qui baptisera
(( dans l'esprit saint ^ Je l'ai vu et j'ai témoigné qu'il est
« le Fils de Dieu. »
Cette transformation graduelle tient à ce que, dans
l'opinion des premiers chrétiens, cette sélection de la
personne de Jésus était une des grandes preuves de sa
mission divine. Mais il fallait pour cela qu'elle fût attes-
tée par une réalité objective, perceptible pour d'autres
que pour Jésus lui-même. Le texte primitif, conservé
par Marc, avait donc subi de légères retouches qui en
vérité semblent plus inconscientes que réfléchies. Elles
n'en sont que plus significatives. Dans le quatrième
évangile le changement est plus calculé.
Chez les judéo-chrétiens primitifs, ceux qu'on appelle
* Du reste le quatrième évangile ne fait pas menLiou du baptême
de Jésus. Ce serait trop contraire à sa théorie du Logos.
2 Se rappeler que baptiser à cette époque signifie toujours immer-
ger, plonger.
LE nAPTI';ME AU JOUMDAIN. — LA TENTATION Al! DKSKHT 7'
ébionites, le baptême avait été pour Jésus plus qii'uii(3
crise intérieure dès longtemps préparée, plus qu'un
miracle scellant une prééminence antérieurement ac-
quise. D'un homme ordinaire cet événement avait fait
instantanément le Messie, fils de Dieu. L'esprit divin
s'était brusquement emparé de lui, le possédant depuis
lors tout entier. On pourrait dire que c'était le pôle
opposé de la possession démoniaque. Par conséquent
on était poussé de ce côté à amplifier encore les mer-
veilles qui avaient illustré cette métamorphose d'un
Nazaréen vulgaire en Messie d'Israël. D'après Épiphane S
l'évangile dit des Hébreux racontait aussi que Jésus avait
vu le Saint-Esprit sous forme d'une colombe descendre sur
lui et entrer en lui. Mais aux paroles prononcées par la
voix céleste, cet évangile ajoutait celle-ci : « C'est aujour-
« d'hui que je t'ai engendré, » (comp. Ps. II, 7), et alors
une lueur éblouissante, indice de la présence d'un être
divin, avait illuminé le lieu du baptême ^ Justin Martyr ,^
dans le Dial. cum Triph., c. 88, a lu aussi dans un des
documents où il puisait ses renseignements sur l'histoire
évangélique et qui pourrait bien être ce même évangile
des Hébreux, que^, lors du baptême de Jésus, un feu
avait resplendi dans le Jourdain et que la voix céleste
avait dit : « Je t'ai engendré aujourd'hui. » L'écho de
cette même tradition se retrouve dans plusieurs autres
livres plus ou moins apocryphes et même dans une litur-
gie syriaque ^ Ces excroissances de la légende judéo-
^
1 Haer. XXX, 13.
^ Un autre évangile nazaréen, dont parle Jérôme In Jes. XI, 1,.
paraphrase encore la voix comme il suit, non sans une certaine
intuition de la vérité historique : « Mon fils, c'est toi que j'attendais
« dans tous les prophètes pour que, toi venu, je me reposasse en-
ce toi ; car tu es mon fils premier-né, qui régneras à toujours ».
2 V. la note à l'endroit cité du Dialogue dans l'édition Otto,
8 JÉSUS DE NAZARETH
chrétienne confirment la justesse du résultat obtenu
par la comparaison des textes canoniques. D'une vision
intérieure de Jésus on fit un miracle démonstratif pour
tous.
Une autre difficulté devait surgir, celle probablement
qui décida le quatrième évangéliste à supprimer toute
mention du baptême de Jésus. Le baptême administré
par Jean était un symbole de repentance^ de conversion,
recherché « en vue de la rémission des péchés ^ »
Jésus avait, comme tant d'autres, demandé ce baptême.
Avait-il donc besoin de se repentir et de se convertir? La
question se posait avec une acuité particulière du mo-
ment qu'on le considérait comme ayant toujours été
exempt de tout péché, surtout quand on le croyait
conçu du Saint-Esprit. Logiquement ceux qui parta-
geaient cette croyance devaient trouver superflue l'adop-
tion miraculeuse proclamée sur les rives du Jourdain.
Nous connaissons quelques essais tentés pour tourner
l'objection. Jérôme ^ raconte qu'on lisait à ce sujet dans
l'évangile des Nazaréens ou des Hébreux : « La mère du
« Seigneur et ses frères lui disaient : Jean Baptiste bap-
« tise en vue de la rémission des péchés, allons nous
<c faire baptiser par lui. Mais il leur dit : Quel péché ai-je
« commis pour que j'aille me faire baptiser par lui, à
« moins que peut-être je ne parle ainsi que par igno-
re rance^? » On devine la subtilité de l'explication.
* BaTTxtŒfjia fjLExavotaç sli; acpecjtv àfxapxiwv. Marc I, 4.
2 Adv. Pelag. III, 1.
^ Ecce mater Domini et fratres ejus dicehant ei: Joannes Baptista
baptisât in remissioncm peccatorum ; eanius et baptizemur ah eo. Dixit
autem eis : Quid peccavi ut vadam et baptizer ah eo ? Nisi forte hoc
ipsum quod dixi ignorantia est. La même façon de résoudre la diffi-
culté était énoncée dans un apocryphe intitulé Praedicatio Pauli
LK BAPTEME AU JOURDAIN. — LA TENTATION AU DESERT \f
Jésus a conscience de n'avoir jamais péché;, mais il se
demande s'il ne se fait pas illusion. La révélation du
Jourdain le rassurera à cet égard. Mais il aura été bap-
tisé.
Ni Marc, ni Luc ne se sont préoccupés de la question.
Mais le premier évangéliste a senti qu'on pouvait la
tourner en objection. Il prétend (III, 14-15) qu'au pre-
mier moment Jean, voyant arriver Jésus, refusa de le
baptiser en lui disant que c'était plutôt à lui, Jean, de
lui demander le baptême, A quoi Jésus aurait répondu :
« Laisse-moi faire en ce moment, il convient que nous
« accomplissions ainsi toute justice (ou toute œuvre
«justifiante). » L'incident ainsi raconté est de tous
points invraisemblable. Quels étaient en ce moment les
signes de supériorité qui auraient révélé à Jean la préé-
minence de Jésus ? Ne faut-il pas voir là encore un
débris des polémiques judéo-chrétiennes contre les dis-
ciples de Jean Baptiste qui arguaient de ce que Jésus
avait recherché son baptême pour établir la supériorité
de leur maître sur le fils de Joseph^? — Du reste le
motif mis dans la bouche de Jésus ne brille pas non
plus par sa vraisemblance. Où le voyons-nous jamais si
soucieux de remplir le% œuvres dites de justice ? Cette
réponse reviendrait à ceci que c'est pour édifier les Juifs
dévots que Jésus se soumet à une forme baptismale dont
au fond il n'éprouve nullement le besoin. Cette défé-
rence à un rite en vue de l'opinion est en contradiction
absolue avec la tendance de tout son enseignement. Le
cité dans le traité De non iterando baptismo rangé parmi les écrits
de Cyprien.
1 En ce cas ce serait un pendant à la légende racontée par Luc I,
41, à l'occasion de la rencontre de Marie et d'Elisabeth.
10 JÉSUS DE NAZARETH
premier évangéliste a donc enregistré là une tradition
bien suspecte \
Nous reviendrons plus loin sur le sujet de la sainteté
de Jésus, sujet que la théologie a singulièrement com-
pliqué avec sa manie de pousser à l'absolu ce qui ne
peut être vrai que relativement. Sans nous enfoncer
dans la critique du dogme christologique, nous pouvons
assez bien, ce me semble, démêler ce qui poussa Jésus
au baptême de Jean. S'il y a quelque justesse dans
l'analyse que nous avons tâché de faire de son état d'es-
prit en ce moment de sa vie, nous devons penser qu'il
se rendit près du prophète moins comme un pénitent
que pour chercher des lumières sur ce qu'il devait faire,
la fin possible des indécisions qui le tourmentaient et
des timidités qu'il se reprochait peut-être, en un mot
l'élan vers une vie nouvelle. Le renouvellement de la
vie, la rupture avec le passé était aussi l'une des signifi-
cations du baptême johannique. S'il conçut cet espoir, il
ne fut pas déçu ; car ce qu'il y a de plus certain dans
les récits de son baptême, c'est qu'il en sortit à l'état
d'homme nouveau.
Si sa résolution de rompre avec sa vie silencieuse et
cachée était prise, cela ne signifie pas qu'il fût dès lors
fixé sur ce qu'il devait faire pour y donner suite. Il avait
entendu la parole du prophète, et il en avait admiré
l'énergie. Il doit même en avoir été très frappée II était
^ Le même évangile judéo-chrétien cité par Épiphane la reproduit
aussi, mais, plus logiquement, après que Jean-Baptiste a vu le pro-
dige de la colombe. Seulement on ne comprend plus la réponse de
Jésus. Dans l'un comme dans l'autre cas l'incident souffre d'une
contradiction interne.
2 Matt. XI, il.
LE BAI'Tl-lME AU JOUIJDAtN, — LA TENTATION AU ItÉSKKT 11
d'accord avec lui que «les temps étaient accomplis» et
qu'il fallait se préparer à la grande rénovation qui appro-
chait. Il avait reconnu en lui l'accent du vieux prophé-
tisme. Pourquoi donc ne se joignit-il pas à Jean pour
travailler avec lui à l'œuvre de la préparation ?
Ce ne peut être parce que la voix lui avait conféré un
titre supérieur à celui de prophète. Le rapport filial
avec Dieu ne fut jamais dans la pensée du Jésus de l'his-
toire quelque chose de métaphysique et d'incommuni-
cable. Il ne pouvait trouver encore dans cet appel inté-
rieur que la pleine confirmation du sentiment qui, depuis
des années, faisait le fond de sa vie religieuse. Tout au
plus y pouvait-il voir une nuance de distinction person-
nelle, un encouragement direct à l'entreprise d'une grande
réforme qu'il devrait annoncer au nom de Dieu. Si donc
il ne chercha pas à joindre ses efforts à ceux du Bap-
tiste, c'est bien plus probablement parce que, tout hom-
mage rendu à ses mérites, il différait de lui sur quelques
points très graves. D'abord on peut penser que ce qu'il
y avait de romantique et par conséquent d'affecté dans
le costume et le genre de vie de Jean ne lui plaisait
pas complètement. L'austérité et la simplicité sont choses
distinctes. Les jeûnes exagérés lui semblaient à tout le
moins inutiles ^ Etait-ce d'ailleurs une bonne méthode
de conversion que de se séparer de la société des
hommes, en les conviant sans doute à rejoindre l'ini-
tiateur au désert, mais pour les renvoyer bientôt après
dans le milieu qu'il s'agissait avant tout de changer
moralement? Les impressions reçues dureraient-elles,
lorsque les baptisés du Jourdain se retrouveraient ex-
posés à toutes les causes d'entraînement de la vie
1 iMatth. XI, 18-19.
12 JÉSUS DE NAZARETH
sociale? Ne vaudrait-il pas mieux transporterie combat
au sein même du peuple à conquérir et créer directe-
ment un foyer de vie nouvelle qui s'entretiendrait préci-
sément par son action immédiate et continue? Nous
avons bien le droit de poser ces questions, puisque nous
voyons Jésus adopter dès le début de son ministère une
méthode opposée à celle du Baptiste. Les anciens pro-
phètes avaient fait ainsi et ne s'étaient retirés dans la
solitude que par intermittences, pour y faire des retraites
momentanées, bientôt suivies de retour au milieu des
hommes. Enfln le Royaume de Dieu, tel que l'annonçait
Jean Baptiste, ne répondait pas entièrement à l'idée qu'il
s'en était faite. Ce Christ, justicier impitoyable, qui allait
tomber du ciel, armé de la toute-puissance, pour exercer
de terribles vengeances au nom de la colère divine
(Matth. III, 7) était peut-être le Messie de l'attente
populaire, ce n'était pas le Messie selon le cœur de
Jésus. Il n'y reconnaissait pas l'envoyé du Père à des
enfants dévoyés, mais toujours aimés.
Nous concevons ainsi le ressac de sympathies et de
divergences qui accrut en lui le trouble causé par la crise
récente et lui inspira le désir irrésistible de se réfugier
lui-même quelque temps dans le désert. Il avait
besoin d'arrêter son plan de conduite. Il voulait être
seul avec son Père céleste. Il était résolu à se lancer
dans la lutte en vue de la préparation du Royaume ;
mais comment, de quelle manière, avec quelles armes ?
C'est ce qui n'était pas encore clair dans son esprit, et
si nous en jugeons par ce qui suit, il semble avoir
éprouvé la crainte d'être entraîné à confondre l'intérêt
de sa grandeur personnelle avec celui de la cause de
Dieu.
LE lîAI'TI^ME AU JOURDAIN. — LA TENTATION AU nÉSKltT 13
Le récit de cette retraite au désert nous a été transmis
par les trois synoptiques', mais avec une différence
notable. La version de Marc représente certainement le
thème primitif sur lequel ensuite a travaillé l'imagination
des pieux croyants. Elle est ainsi conçue : « Aussitôt
« l'Esprit le pousse au désert, et il y resta pendant qua-
« rante jours, tenté par Satan. Il était avec les bêtes
« sauvages et les anges l'assistaient (ou le servaient). »
Cette courte esquisse elle-même porte déjà la marque
de la composition poétique. Le chiiîre précis de 40 jours
semble typique, en rapport avec les quarante ans de
séjour du peuple d'Israël au désert, les quarante jours
1 Marc I, 12-13; MaUh. IV, 1-11 ; Luc IV, 1-13. Les trois récits
s'accordent dans l'idée d'une impulsion irrésistible qui poussa Jésus au
désert tout de suite après son baptême (Matth. àW^y^Ori, Marc hz-i^illzi,
Luc ■r[-(z-zo), provenant de l'esprit qui avait pris possession de lui.
L'évangile des Hébreux, déjà cité, exprime la même idée d'une ma-
nière absolument fantastique : "Ap-co eXa^É ^z ■/] [J.v;Tr,p jjlou, tô ayiov
vrvs'jfjLa, £v [ji'.a -uwv ip'.y^Cov '^ou, y.%1 àTïr^'JS-^yÀ [jle ôIç zo opoç zo [i-i'C^
©aîiaip. C'est Jésus lui-même qui est censé parler. « Immédiatement
« ma mère, le Saint-Esprit, me prit par un de mes cheveux et me
« transporta sur la montagne du grand Thabor. » Ce passage est
cité par Origène In Joli. IV et confirmé par Jérôme In Mich. VII, 6 et
ailleurs. Nous avons expliqué précédemment, vol. I, pp. 388-389, cette
manière d'attribuer au Saint-Esprit la qualification de « mère de
Jésus ». Eq hébreu l'esprit, le rouach était employé au féminin aussi
bien qu'au masculin. Cette étrange idée que le Saint-Esprit transporte
Jésus sur une montagne « en le prenant par un cheveu », sans doute
parce que, dans sa toute-puissance, l'Esprit de Dieu peut employer les
moyens en apparence les plus faibles pour parvenir à ses fins, est un
raffinement de la légende de Bel et du Dragon qui fait partie des
additions apocryphes au livre de Daniel dans la version des LXX. 11
est raconté là que, pour nourrir Daniel jeté dans la fosse aux lions,
un ange enleva de Judée le prophète Habacuc qui portait des ali-
ments à des moissonneurs. L'ange lui avait enjoint de se rendre à
Babylone pour les donner à Daniel, et comme le prophète objectait
qu'il ne savait comment Taller trouver, l'ange le saisit par les che-
veux et le transporta sur-le-champ à l'orifice de la fosse aux lions.
iA JÉSUS DE NAZARETH
de Moïse auprès de Jahvé (Ex. XXXIV, 28), les quarante
jours d'Élie se rendant à Horeb à travers le désert
(I Rois XIX, 8). Que signifie ce contraste entre les bêtes
sauvages dont Jésus était entouré et les anges qui l'as-
sistaient? Peut-on y voir autre chose que l'opposition
des alternatives qui se succédaient devant sa pensée ?
Puisqu'il voulait transporter la lutte en pleine société
juive, fallait-il procéder par un appel à la révolution
religieuse et sociale, comme d'autres l'avaient essayé,
avec ce que la violence a toujours d'aveugle et de bru-
tal, mais avec l'espoir d'une réussite plus facile et plus
prompte ? Ou bien fallait-il compter uniquement sur ces
forces morales, d'essence divine, et dont chez les Juifs
les anges de Dieu étaient les personnifications vivantes ?
•S'il y avait une tentation satanique, c'était celle-là,
puisque la première alternative teignait l'entreprise des
couleurs de la gloire pour celui qui en prendrait l'initia-
tive, en même temps qu'elle justifiait le moyen par l'ex-
cellence de la fin proposée. Les « bêtes sauvages » sont
les passions dévorantes que déchaînent les révolutions
violentes ; les anges conseillent et donnent les armes
pures de la persuasion et de l'appel aux consciences.
Selon cette explication que nous croyons vraie, il y a
déjà quelque chose de mythique dans la brève et mysté-
rieuse description du second évangile.
C'est ce qui lança dans l'amplification celui ou ceux
dont les deux autres synoptiques ont reproduit la dié-
gèse. Le parallélisme étroit des termes dénote une source
commune qu'ils ont tous deux enregistrée, avec cette
seule différence notable que les trois tentations typiques
dont elle se compose ne se suivent pas dans le même
ordre, Luc inscrivant en dernier lieu celle qui figure
dans Matthieu comme la seconde.
LE BAPTIÎMK AU JOURDAIN. — LA TENTATION AU IJKSKRT 15
Si nous suivons le récit de Matthieu qui, dans cette
reproduction, nous paraît avoir serré de plus près l'ori-
ginal \ nous apprenons qu'après quarante jours et qua-
rante nuits de jeûne, Jésus fut tourmenté par la faim et
qu'alors le tentateur survint et lui dit : « Si tu es fils de
« Dieu 2, dis que ces pierres deviennent des pains. »
Jésus lui aurait répondu par ce passage du Deutéro-
nome (VIII, 3) : « L'homme ne vivra pas seulement de
« pain, mais de toute parole sortie de la bouche de
« Dieu. » Sous une forme très particularisée nous devons
reconnaître ici le contraste qui s'établira entre la posi-
tion sociale de celui qui, pauvre et sans ressources,
prétendra fonder le Royaume de Dieu et la hauteur d'une
pareille prétention. Le dénuement, les privations l'atten-
dent, il faut qu'il sache les affronter pour répandre la
vie supérieure dont la source est en Dieu. Il n'a pas le
droit d'employer la puissance miraculeuse dont il est le
dépositaire pour assurer son bien-être. Ce n'est pas la
promesse de transformer la terre aride en jardin d'abon-
dance qui servira d'amorce à sa prédication. Est-ce donc
que l'acceptation d'une vocation supérieure, la réalisa-
tion d'une idée divine, le don de soi-même au service
de Dieu et de l'humanité peuvent se resserrer dans une
question de boire et de manger ?
Puis le diable le transporte dans la ville sainte et le
* L'interversion des deux dernières tentations dans Luc paraît lui
avoir été suggérée par cette réflexion qu'il était invraisemblable que
le démon eût transporté Jésus du désert à Jérusalem pour le reporter
de nouveau en plein désert. C'est qu'il croyait à la réalité matérielle
de l'événement. Mais dans un récit aussi idéaliste ce genre d'objec-
tion ne saurait compter.
- Non pas le Fils de Dieu, l'article est absent, et cela confirme ce
que nous disions plus haut du sens collectif qui s'attachait primi-
tivement à cette expression.
16 JESUS DE NAZARETH
dépose sur le faîte du Temple. De là le regard plonge
dans un abîme effrayante Alors sachant, lui aussi, citer
la Bible autant qu'homme du monde, Satan lui dit : « Si
« tu es fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit à
« ton sujet qu'il donnera ses ordres à ses anges et
« qu'ils, te porteront sur leurs mains, de peur que ton
« pied ne heurte quelque pierre. » Ces paroles sont
empruntées au Psaume XCI, 11-12, qui décrit en termes
hyperboliques l'assurance du vrai fidèle se réfugiant sous
la protection de son Dieu. Mais le psaume ne dit pas que
le vrai fidèle doit courir spontanément à une mort
inévitable pour mettre son Dieu en demeure de le sau-
ver. Aussi Jésus est-il en droit d'opposer à la fausse
exégèse de Satan cette autre déclaration du livre sacré :
« Il est aussi écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton
« Dieu (Deutér. VI, 16). » Cette parole est bien dans l'es-
prit delà vraie piété juive qui n'avait aucune idée de nos
répugnances modernes en matière d'intervention divine
contrariant les lois de la nature. Elle rappelait ce qu'il
y avait eu d'irréligieux dans la conduite du peuple d'Is-
raël à Massa % lorsqu'effrayé par le manque d'eau, il
avait failli faire avorter le plan de Dieu et en un sens
forcé Jahvé à faire un miracle pour que son grand des-
sein se réalisât. Tenter est ici pour mettre à Cépreiwe.
Une véritable piété se confie en Dieu et ne lui impose
^ Josèphe, Antiq. XV, xi, 5, parle de l'extrême profondeur du
ravin à pic sur lequel s'élevait le rebord méridional de l'édifice. On
ne pouvait, dit-il, y jeter le regard sans être saisi de vertige. Il est
difficile de ne pas soupçonner quelque liaison, tout au moins
comme suggestion, entre cette forme donnée à la seconde tentation
et la mort de Jacques le Juste, frère de Jésus, qui fut précipité du
haut en bas de cette falaise du Temple. Ce tragique événement
arriva Tan 62, peu de temps avant la grande insurrection.
2 Exode XVII, 2-7.
LE BAPTI^ME AU JOURDAIN. — LA TENTATION AU DESERT 17
pas ce qu'il doit faire. Il est contraire à la religion pure
que l'homme mette l'Éternel dans l'alternative ou de
déployer son pouvoir surnaturel ou de renoncer à ce
qu'il entendait faire par le moyen de l'homme. C'est ici
l'un de ces exemples où l'on peut constater l'accord sou-
vent surprenant qui existe entre les inspirations d'un
mysticisme très élevé et les résultats pratiques de la
science expérhnentale. Nous dirions scientifiquement
qu'en vertu des lois physiques un corps humain tombant
d'une très grande hauteur sur un sol dur est nécessaire-
ment fracassé par une telle chute. Le mystique pur,
pour qui ce que nous appelons lois naturelles n'est que
l'irradiation de la volonté divine, tirera de son point de
vue la même conséquence que le physicien. Il en dé-
duira ce principe religieux que ce n'est pas à l'homme
de contrecarrer la volonté de Dieu, et que la théurgie
est toujours impie *.
Ce serait pourtant faire tort à ce passage d'une tra-
gique profondeur que d'en borner la portée à ce simple
rapprochement. Il y a là l'écho indirect d'une tentation
plus insidieuse encore, celle qui s'empare de l'homme
quand il s'est voué corps et âme à une cause dont la
grandeur l'exalte, dont la beauté le ravit, dont l'idée le
poursuit et l'obsède, mais qui doit comparer son impuis-
sance à son rêve, qui se voit monté si haut que le ver-
tige s'empare de lui et qu'il est tenté, si j'ose ainsi
dire, de jouer à pile ou face l'arrêt de la destinée. S'il
* Quelques interprètes ont proposé comme explication que Jésus
aurait un moment caressé la pensée de démontrer sa mission par
un miracle éclatant, public, s'accomplissant à la vue de toute une
multitude, quelque chose d'analogue au « signe du ciel » qu'on
lui demande plus tard. Cette explication est arbitraire. Rien abso-
lument dans l'esprit de la narration ne suppose la présence d'une
multitude réunie pour être témoin d'un prodige renversant.
JÉSUS DE NAZAR. — II. 2
18 JÉSUS DE NAZARETH
perd, il aura trouvé du moins l'oubli de lui-même et de
sa folie. Plus haut que le Temple ! A cette hauteur
l'éblouissement s'empare aisément du téméraire que sa
présomption aveuglait. Il ne peut plus songer à des-
cendre. Plutôt se laisser cheoir dans l'abîme pour
se briser le crâne au fond du précipice. Mais cela
non plus n'est pas religieux. La belle conscience de
Jésus, victorieuse du satanique dilemme,- lui ordonna
de faire simplement ce qui désormais était pour lui le
devoir, de le faire sans témérité comme sans peur et,
pour le reste, de s'en remettre à Dieu.
Enfin le diable le transporta sur une montagne si haute
qu'il put lui montrer tous les royaumes du monde et leur
gloire en lui disant : « Je te donne tout cela si, te pros-
« ternant devant moi, tu m'adores. Alors Jésus lui
« répondit : Arrière, Satan ! Il est écrit : Tu adoreras
« le Seigneur ton Dieu et ne serviras que lui (Deut. VI,
<( 13, texte des LXX). » Le sens de cette dernière tenta-
tion n'est pas douteux. Renan dit quelque part qu'on
peut la résumer en ces deux mots : « Christ ou Maho-
met ». C'est en effet l'idée messianique populaire qui
vient ici hanter l'esprit de Jésus. Se servir de l'exaltation
du peuple juif pour déclarer la guerre sainte, s'élever
au-dessus du monde entier, bien plus haut que le César
qui le domine seulement en partie du fond de sa loin-
taine capitale, proclamer l'épée à la main le règne de
Dieu, l'imposer au nom de la victoire aux multitudes
de tout nom, noyer dans une mer de sang humain toutes
les idolâtries, toutes les iniquités^ toutes les corrup-
tions, quel rêve ! Mais quoi, il faudrait pour cela servir
Satan, en faire son Dieu^ commettre le mal sous mille
formes, asseoir son trône sur des montagnes de cada-
vres ; ce serait donc abjurer en fait le culte du vrai
LE BAPTIÏME AU JOUHDAIN. — LA TRNTATION AU Dl'iSERT 19
Dieu qui seul doit être adoré et qu'on n'adore réellenrient
qu'à la condition de conformer sa volonté à la sienne.
Le monothéisme fervent et la moralité de Jésus se
révoltent ensemble, et Satan doit se retirer vaincu —
« pour un temps », «xP' '''-^'■p'^~->, dit Luc en terminant. Le
premier évangéliste supprime cette précieuse parole qui
devait lui déplaire, et qui nous met sur la voie de la
véritable signification qu'il faut attacher à ce récit dont
les détails sont à la fois si bizarres et si riches de sens.
Ceux qui peuvent le considérer comme rapportant des
faits réels se mettent en dehors des conditions de l'his-
toire. Ce jeûne impossible de quarante jours et quarante
nuits, ce fils de Dieu transporté par le diable à travers
l'espace comme un sorcier par son démon familier, cette
montagne d'où l'on peut découvrir en un clin d'oeil ^
tous les royaumes de la terre sont des créations de
l'imagination et non des faits réels. Si la définition du
mythe est vraie qu'il condense sur un seul moment et
sur un seul lieu ce qui est permanent et universel ou
du moins très fréquent^ nous n'avons incontestablement
ici que le développement mythique d'un fait historique.
La paradosis a fait rentrer dans cette retraite au désert,
les combats intérieurs qui se livrèrent dans l'âme de
Jésus, à plusieurs reprises, avant et pendant le cours de
son action publique. 11 eut à subir la pauvreté, les assauts
intermittents du doute sur lui-même et sur son œuvre, la
tentation d'assumer le rôle du Messie de l'orthodoxie po-
pulaire. Ce ne fut pas sans éprouver les frémissements de
la chair qu'il découvrit à l'horizon les signes annoncia-
teurs d'un martyre inévitable (comp. Marc YIII, 33). S'il
triompha de ces tentations réitérées, l'écho s'en retrouve^
^ 'Ev CTT'-YI^fi "/ P''^""^'-> ! dit Luc IV, 0.
20 JÉSUS DE NAZARETH
bien que réduit au minimum par ses biographes, dans
plus d'une de ses paroles ultérieures. Sans avoir la pré-
cision concentrée que les récits de la Tentation assignent
aux flux et reflux de sa pensée pendant sa retraite au
désert, il est bien à croire que les alternatives qu'ils
décrivent à leur manière imagée, très peu soucieuse du
réel, se succédèrent en eff'et devant sa pensée. On doit
même supposer que la question du rapport qui pouvait
exister entre sa personne et le Messie attendu se posa
dès lors pour lui avec un caractère de pression bien
supérieur à celui qu'elle pouvait avoir dans ses con-
templations de Nazareth. Mais rien ne nous autorise à
dire que cette question fut résolue immédiatement dans
sa conscience. Il quitta le désert, décidé à prêcher le
Royaume de Dieu comme Jean Baptiste^ mais en suivant
une autre méthode et en le présentant sous un autre
jour. Mais il ne revendiqua dès l'abord ni le titre ni
les prérogatives d'un Messie.
Comme il quittait le désert, il apprit que Jean-Bap-
tiste avait été arrêté et jeté en prison par ordre d'An-
tipas K
Loin de Feff'rayer, cette nouvelle ne fit que le con-
firmer dans la conviction qu'il devait sans plus tarder
se mettre à l'œuvre.
1 Ceci est en contradiction avec le quatrième évangile qui veut
que les deux jeunes maîtres aient pendant quelque temps enseigné
simultanément et séparément (Jean III, 23-31). C'était encore une
manière de faire ressortir Ja supériorité de Jésus. Le récit des
synoptiques est trop positif en sens contraire pour que l'hésitation
soit possible (Matlh. IV, 12; Marc I, 14; Luc III, 19-20).
CHAPITRE II
L'ÉVANGILE. — I.
C'est dans sa province natale, la Galilée, que Jésus
porta de préférence sa première prédication du Royaume
de Dieu. On peut se demander la raison de ce choix. La
Galilée n'était pas le foyer principal du judaïsme, et si
les efforts du nouveau prophète devaient être couronnés
de succès dans cette région relativement excentrique,
cette réussite locale n'impliquait nullement l'adhésion de
la Judée, de Jérusalem surtout, où le judaïsme séculaire
tenait ses grandes assises. Nous verrons plus loin qu'il
lui fallut prendre une décision énergique, et qui semble
lui avoir coûtée pour transférer son champ d'action dans
la ville par excellence des prêtres et des scribes ^ Peut-
être une défiance très justifiée de l'esprit qui régnait dans
cette importante cité, si fière de son Temple unique, si
pénétrée de l'incomparable supériorité de ses écoles,
le détourna-t-elle de commencer son œuvre de réforma-
1 Luc L\, 51.
22 JÉSUS DE NAZARETH
teur à Jérusalem. Jésus avait pour le Temple le respect
dû à une institution remontant très haut, consacrée par
des siècles de vénération, de prières et d'histoire glo-
rieuse. Il n'en avait pas le fétichisme. Il ne croyait pas
l'existence de cet édifice indispensable à la religion telle
qu'il là concevait. Il était lui-même très peu sacerdotal,
et même on peut dire qu'il ne l'était pas du tout. D'autre
part, le genre de religion dont les scribes avaient imbu le
peuple juif lui déplaisait. C'était une piété trop fornialiste,
trop extérieure à l'âme, trop entachée de bigotisme intolé-
rant. Sans déclarer la guerre au passé dont il aimait les
principes religieux et la direction monothéiste, il vou-
lait déposer dans la pâte un levain qui déploierait ensuite
sa vertu pour la faire lever toute entière. On reconnaît
là cette confiance que nous avons signalée plus haut dans
la vitalité et la croissance du germe imperceptible, obscur,
mais vivace, cette intuition de la vie qu'il avait puisée pen-
dant ses années d'observation solitaire. L'essentiel était
que le germe vivant fût déposé dans un terrain favora-
ble et que le premier essor fût vigoureux. Il se sentait
plus à l'aise, plus confiant en Galilée. Il en connaissait
de près les mœurs et le tour d'esprit. Il en aimait les
ravissants paysages, et la prédication du Royaume de
Dieu lui semblait mieux encadrée par les monts ver-
doyants et les eaux bleues du pays de son enfance que
par les rocs pelés du pays de Juda. Il se rendit donc
immédiatement en Galilée, où sa renommée ne tarda pas
à se répandre. Le culte des synagogues, avec la liberté
qu'il conférait à tout Israélite de prendre la parole pour
instruire et exhorter la communauté, lui servit d'abord
de principal moyen de propagande. Marc ramène cette
première prédication à ce court résumé : « Le temps est
<( accompli; le Royaume de Dieu s'approche; convertis.
L RVANfiir.K. — I 23
« sez-voijs et croyez à la bonne nouvelle (à l'Évan-
« gile '). »
Ses prévisions se trouvèrent justifiées en ce sens que
des sympathies chaleureuses, quelques-unes même très
ardentes, accueillirent cette parole vibrante, pleine à la
fois d'enthousiasme et de réflexion. Les méditations
prolongées qui avaient rempli sa vie obscure de simple
ouvrier avaient amassé dans son âme un trésor de véri-
tés qui désormais s'animaient, prenaient des ailes et
allaient se poser sur les consciences. La population ga-
liléenne dans son ensemble doit en avoir vivement senti
la force persuasive. Ce n'était pas sans doute une adhé-
sion bien raisonnée. C'était Teffet du charme qu'exer-
çait un genre d'enseignement très incisif, rehaussé par
la personnalité singulièrement attirante du jeune rabbi;
car on lui donnait déjà ce titre. « Il enseigne tout autre-
ment que les scribes », disait-on généralement, « il parle
avec autorité », en prophète inspiré, avec cette fermeté
d'accent que donne la conviction de proposer l'évidence
même, et on était ravi ^
Il y eut donc toute une fermentation causée par cette
prédication originale, imagée, qui donnait une forme
saisissante à des idées qui sommeillaient déjà sans
nul doute à l'état confus dans beaucoup d'esprits, mais
qu'il avait le don de fixer dans des aphorismes pleins de
sel et d'une inexprimable saveur. Jésus, qui n'avait
jamais étudié la rhétorique, se trouva instantanément
1 Matth. lY, 12-17 ; Marc I, 14-15 ; Luc IV, 16-30. Ce dernier reporte
à ce premier moment l'incident de l'échec de Jésus à Nazareth même
et ne s'aperçoit pas qu'au v. 23 il contredit lui-même sa supposition .
Bien qu'il donne plus de détails, la date plus tardive que les deux
autres synoptiques assignent à cet incident est beaucoup plus
vraisemblable.
2 Marc I, 22 ; Matth. Vil, 28-29 ; Luc IV, 32.
24 JÉSUS DE NAZARETH
et sans s'en douter un maître d'éloquence naturelle,
étrangère à tout artifice de convention.
La preuve de cet enthousiasme contagieux des pre-
miers jours nous est fournie par la promptitude avec
laquelle, sur un signe de lui, quelques hommes aban-
donnèrent leurs occupations quotidiennes pour se joindre
à lui en qualité d'assistants et de disciples intimes. Jésus
comprenait que le mouvement populaire avait besoin
de se fixer dans un noyau solide qu'il pourrait gagner
complètement à ses vues et qui lui procurerait par la
suite des propagateurs éprouvés. Les évangélistes nous
disent que les premiers de ces conquis du nouveau pro-
phète appartenaient à la classe des pêcheurs du lac de
Génésareth. Ce furent d'abord deux frères, Simon sur-
nommé Pierre ou Rocher et André; puis, et bientôt
après, deux autres frères, Jacques et Jean, fils d'un
nommé Zébédée. Les deux premiers péchaient, les deux
autres racommodaient leurs filets, quand Jésus, qui
sans doute les avait distingués dans la foule de ses au-
diteurs, les appela en passant le long du lac et leur dit
qu'il ferait d'eux « des pêcheurs d'hommes ». Sans
objection ni retard, comme si cet appel eût été irrésis-
tible, ils laissèrent tout et s'attachèrent à lui pour ne le
plus quitter *.
C'étaient d'humbles auxiliaires, d'un grand cœur,
mais d'une grande simplicité d'esprit. Jésus,, au surplus,
pouvait-il les choisir dans une autre classe? Devait-il
chercher à s'assurer le concours de la richesse ou du
savoir? Sa prétention était d'enseigner le Royaume de
Dieu de manière que les petits et les pauvres, le gros
du peuple pût en comprendre les conditions et la nature.
1 Matlh. IV, 18-22 ; Marc I, 16-20.
l'évangile. — I 25
Sa propre expérience lui inspirait la plus entière con-
fiance dans la possibilité de se faire aider par des hom-
mes sortis comme lui des rangs obscurs. La science des
scribes lui était suspecte. L'assistance déclarée de gens
riches^ à supposer qu'il y en eût d'assez religieux et
d'assez dévoués pour se consacrer avec lui à l'évangé-
lisation des masses, eût dénaturé le caractère de son
entreprise et même provoqué des soupçons sur le com-
plet désintéressement de ses intentions. Je n'affirmerai
paS;, du reste, qu'il ait fait toutes ces réflexions. Dans
ces sociétés si différentes de la nôtre, avec les tradi-
tions juives, familières à tous grâce au Livre sacré
constamment lu et commenté, on ne trouvait rien d'im-
possible dans l'idée que des pêcheurs ou des paysans
fussent les promoteurs d'un réveil religieux. L'Esprit de
Dieu souffle où il veut. L'énorme distance qui sépare
chez nous l'homme inculte du savant était alors très
minime. Qu'était-ce alors que la science? Enfin et sur-
tout, les moments d'enthousiasme font surgir du sein
des foules des talents naturels qui s'ignorent et qui sur-
prennent par la faculté qu'ils déploient de parler et de
se faire écouter.
Ceci soit dit en général. En fait les apôtres furent
bien inférieurs au Maître, et celui-ci, par la suite, eut
plus d'une fois à se plaindre de leur inintelligence ^
Mais ils l'aimaient, ils étaient dévoués à son œuvre, et
cela compensait à ses yeux l'insuffisance de leur com-
préhension.
Toujours dans le sentiment qu'il fallait assurer le
point de départ de ce mouvement de réforme destiné à
rayonner dans toute la nation juive, Jésus, sans renoncer
1 Matth. XV, 16 ; Marc IV, 13 ; VIII, 17-18, 33 etc.
^6 JÉSUS DE NAZARETH
à la prédication itinérante à travers les villes et les cam-
pagnes de Galilée, jugea bon d'avoir ce que nous appel-
lerions un quartier- général, un centre d'action où il
pourrait rentrer après chacune de ses excursions, soit
pour y prendre un repos nécessaire, soit pour consoli-
der les résultats obtenus. Il devait choisir pour cela une
des villes du pays. Sepphoris était une forteresse.
Tibériade était peu aimée. C'était la résidence d'Antipas.
Elle comptait dans ses murs de nombreux payens.
L'atmosphère d'une cour dissolue n'était pas propice à
une grande œuvre de religion. La politique du roitelet
fantasque, dirigée par une femme intrigante et cruelle,
menaçait d'étouffer dans son germe la vie nouvelle qui
commençait à poindre. Jésus se faisait une loi de s'abs-
tenir de toute opposition au régime établi. Jean Baptiste
payait de sa liberté ses courageuses censures. En se
fixant à Tibériade, Jésus n'aurait-il pas eu l'air de passer
condamnation sur le double adultère qui s'étalait impu-
demment dans le somptueux palais du tétrarque? On
peut présumer ainsi les raisons qui le poussèrent à
choisir pour lieu habituel de ses séjours intermittents la
ville de Capernaiim, sur la rive Nord-Ouest du lac S où
Simon-Pierre, qui était marié, avait sa maison et où, de
bonne heure, ses disciples doivent avoir été nombreux.
1 Capernaûm;, ou d'après plusieurs manuscrits Capharnaûm, peut-
être village ou ville de Nahum — sans qu'on doive nécessairement
penser au prophète de ce nom — était alors une localité importante
et florissante. C'était une des stations de la route commerciale
allant de Damas à la Méditerranée. La population se composait de
pêcheurs, de trafiquants et de financiers, sans compter l'élément
agricole dont aucune ville galiléenne n'élait dépourvue. Comme il
n'en est pas question dans l'Ancien Testament, on doit supposer
qu'elle n'avait été construite ou qu'elle n'avait pris d'importance que
daps les derniers siècles avant notre ère. La fréquence et la durée
relative des séjours de Jésus dans Capernaiim firent qu'elle fut
l'évangile. — I 27
C'est là que, dans la synagogue ou dans une maison
particulière^ Jésus enseignait le plus souvent une foule
avide de l'entendre, auprès de laquelle le prestige de
sa parole et de sa personne allait en grandissant ; d'au-
tant plus que des guérisons merveilleuses, qu'on ne
pouvait attribuer qu'à la puissance de l'esprit dont il
était rempli, semblaient imprimer un sceau divin sur
sa mission réformatrice. Étant donné le pays, le temps,
les idées, les croyances, on aurait pu le prédire d'a-
vance. Mais nous touchons ici à la délicate question
des miracles attribués à Jésus dans les évangiles, on
ne pourrait la traiter incidemment et nous lui consa-
crerons plus loin la discussion in extenso qu'elle
réclame. Ne nous occupons en ce moment que de
l'Evangile lui-même. C'est l'Évangile que Jésus prêchait
à Capernaûm et aux alentours. Car il sortait souvent
de la ville pour longer le lac et sa rive populeuse, ou
pour s'enfoncer dans le district montagneux. Il visitait
les autres villes et les bourgades de la région, obligé
déjà de prendre quelques précautions contre l'efferves-
cence populaire qui risquait de compromettre le carac-
tère absolument paisible qu'il entendait conserver à sa
mission. Ces précautions étaient souvent impuissantes.
Quand il se retirait dans quelque lieu écarté, la foule
savait le rejoindre et lui demandait avec instance de lui
faire entendre la parole du Royaume. On venait même
de Syrie, de la Décapole, de la Judée et de l'Idumée *.
Il s'arrêtait volontiers dans une anse du littoral, il mon-
tait sur une barque, et, se tenant à peu de distance du
désignée comme « sa ville » (Matth. IX, 1). Elle est aujourd'hui
complètement disparue et les archéologues sont en désaccord sur le
lieu précis de son emplacement.
1 Comp. Marc I, 45 ; III, 7-8; Matth. IV, 23-25.
28 JÉSUS DE NAZARETH
rivage, il enseignait la multitude entassée sur le bord.
Ou bien, pour entretenir ses auditeurs, il choisissait
quelque plateau sur la montagne, et dans ce temple de
la nature, où les fleurs sauvages et les oiseaux de l'air,
les torrents et les rochers lui fournissaient des textes,
il semait à pleines mains ses idées si simples et en
même temps si riches que dix-huit siècles n'en ont pas
encore épuisé le contenu.
Ce fut alors le moment radieux, « l'idylle évangélique »,
lorsque tout souriait encore au. hardi novateur, le ciel et
les hommes, et tel était le succès réjouissant de cette
entreprise de conversion en masse que Jésus, à plus
d'une reprise, put dire ce que l'évangéliste Luc ne met
qu'une fois dans sa bouche * : « J'ai vu Satan » vaincu,
chassé de la place qu'il avait usurpée, « tomber du ciel
comme un éclair. »
Quel était en substance cet Évangile du Royaume qu'il
annonçait par toute la Galilée?
Cette expression « Évangile, Bonne nouvelle du
Royaume » indique évidemment une connexion avec
l'attente alors si répandue d'une grande et radicale
transformation qui remettrait toutes choses dans leur
état normal et ferait que les hommes vivraient directe-
ment sous le gouvernement divin. Elle réserve la ques-
tion de la personne du Messie et à la rigueur en est
indépendante. Mais, dans tous les cas, il faut reconnaître
que Jésus, comme tous les réformateurs, comme tous les
prophètes, assignait à l'avènement du nouvel état de
choses une proximité que la réalité ne devait pas con-
firmer. Toutefois une de ses idées favorites était que le
grand changement ne s'opérerait pas brusquement,
1 Luc X, 18.
l'évangile. — I 20
comme un coup de théâtre. Le Royaume de Dieu devait
s'établir tout d'abord dans les cœurs et d'une manière
invisible. Mais cela ne l'empêchait pas de croire que la
transformation serait prompte. La rapidité de ses pre-
mières conquêtes morales dut contribuer à fortifier en
lui cette généreuse illusion. Pour apprécier comme il
convient la valeur de son enseignement, il est nécessaire
de se mettre en face de cette évidence : il put croire pen-
dant un temps qu'un prompt succès couronnerait son
oeuvre. Il ne faut pas s'en étonner. Ce qui est éton-
nant, ce n'est pas que Jésus ait cru prochain le triomphe
de la bonne cause, c'est que, tout en le croyant pro-
chain, il ait laissé un enseignement qui s'est prêté, se
prête encore et, nous l'ajoutons sans crainte, se prêtera
toujours à l'orientation de la vie religieuse la plus in-
tense et du sentiment religieux le plus pur. C'est là, et
non dans les formes transitoires de sa première appa-
rition, que résident l'originalité et la perpétuité de
V Évangile de Jésus.
Une vieille tradition a fait du premier groupe de
Logia reproduit dans le premier évangile, un discours
suivi qui aurait été prononcé uno ténor e dans un de ces
amphithéâtres de la montagne galiléenne dont nous
parlions tout à l'heure ^ Prise à la lettre, cette tradi-
tion est inexacte. Il y a, dans ce groupe, des insertions
de sentences qui rompent le fil de la pensée et n'ont pu,
sous cette forme, faire partie d'un seul et même discours'^.
On y trouve, nous l'avons dit ailleurs (I, pp. 302-304)^
des allusions dénotant un moment plus tardif de l'his-
toire dé Jésus que celui des débuts de son ministère
en Galilée. Cependant il est vrai d'une manière géné-
^ C'est ce qu'on appelle le Sermon de la Montagne, Matth. V-VII.
2 Par ex. Matth. V, 18-19 ; 23-26 ; VI, 22-24; Vil, 6, 21-23.
30 JÉSUS DE NAZARETH
raie que ce groupe de Logia^ tournant autour de l'idée
de la Loi nouvelle et des conditions de la véritable
piétéj peut être considéré comme contenant la substance
même de l'Évangile et par conséquent les principes que
Jésus a dû propager dès les premiers jours de sa pré-
dication.
Ce qui domine, c'est la souveraineté que Jésus adjuge
à l'état moral de l'homme sur tout autre élément de l'exis-
tence humaine. C'est là une vérité éternelle. La science
et l'art requièrent aussi bien que la religion le sous-sol de
la disposition morale ; la science, parce qu'elle exige le
désintéressement de l'intention , l'amour pur du vrai ;
l'art, parce que le beau s'enlaidit s'il se met au service du
mal. Mais la morale de Jésus n'est pas une plate énu-
mération de préceptes qui en feraient un code à côté de
tant d'autres. Elle est religion autant que morale. Elle
plonge jusqu'à la disposition intime de l'individu. Elle
est religieuse, parce qu'elle part du principe qu'en Dieu
est la source de l'obligation au bien et aussi le centre de
l'attraction que le bien fait éprouver à l'âme sensible à sa
souveraine beauté. L'ordre moral et Dieu ne se distin-
guent pas, si ce n'est que l'ordre moral, dominateur du
monde, exprime la substance et Dieu la volonté cons-
ciente. Ce qui est absolument et substantiellement divin,
c'est le bien. La destinée supérieure de l'homme est
donc de s'élever par le développement moral à la ren-
contre de Dieu, à l'affinité avec Dieu. En ce sens l'homme
est virtuellement d'essence divine. Il y a en lui du divin
qui tend à se réunir à Dieu. Autrement ce développe-
ment lui-même serait irrationnel, sans cause et sans
but. Mais ce n'est pas en confessant des dogmes ni en
se livrant à des pratiques dévotes qu'il arrive à deve-
nir « fils de Dieu ». La relio:ion de Jésus n'est ni doo;-
l'évangilk. — I ;j1
matique ni ritualiste. Elle réside au-dedans de nous
et dérive de dispositions intérieures qui sans doute se
manifesteront extérieurement par des actes déterminés
par elles ; mais ces actes, séparés de leur mobile, ne
seraient qu'une surface recouvrant le vide. Précisons
ces dispositions nécessaires.
Le point de départ indispensable, c'est de ne pas se
croire irréprochable, de ne pas être satisfait de ses mé-
diocres et très discutables mérites \ En face de l'idéal
divin, l'homme qui réfléchit sur lui-même éprouve une
impression analogue à celle d'une chute profonde et se
trouve toujours misérable. Et il doit en être ainsi pour
que le progrès moral soit possible. Si l'on veut faire
effort pour s'enrichir, il faut commencer par sentir qu'on
est pauvre. C'est le principe premier des célèbres Béa-
titudes qui sont le frontispice de tout l'Évangile ^
Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume
DES GiEUx EST A EUX ^ — Ces pauvrcs-là sont ceux qui
* C'est ce sentiment du péché que Renan n'a pas clairement dé-
. gagé dans son exposition de la doctrine de Jésus, sentiment non
pas de tel ou tel péché particulier, mais du péché ou de la défec-
tuosité congénitale affectant le vouloir et le pouvoir du bien. C'est
la débilité dont tout homme, sincère avec lui-même, se sent atteint.
Ceci n'a rien à faire avec le dogme de la chute ou du péché ori-
ginel dont Jésus n'a jamais parlé et doit s'expliquer tout autrement.
2 Matth. V, 3-10.
^ Je ne saurais partager le sentiment de nombreux exégètes qui
veulent que les mots en esprit soient une adjonction de l'évangé-
liste. Celui-ci n'est pas coutumier d'une interprétation aussi intel-
ligente de la pensée du Maître. Leur principal argument, c'est que
Luc, dans le passage parallèle (VI, 20-2i), ne parle que des pauvres
au sens matériel du mot. Mais on perd de vue que le troisième
évangéliste trahit, surtout dans la reproduction de l'une de ses
sources principales, une telle hostilité contre la richesse et même
contre la propriété individuelle qu'il devient suspect dans les pas-
sages où son point de vue favori s'affiche sous sa forme absolue.
32 JÉSUS DE NAZARETH
se sentent pauvres moralement, qui ont conscience de
leur misère intérieure.
Heureux les affligés, car ils seront consolés! —
Dans l'esprit des Béatitudes, l'affliction doit être prise
ici dans son sens général, car il est d'expérience qu'elle
abat l'orgueil et rend humble. Mais le mot vise spécia-
lement l'affliction provenant de cette conscience de la
misère intérieure supposée par la Béatitude précédente.
Heureux les hommes doux, car ils hériteront la
terre! — L'expression « hériter la terre » était deve-
nue synonyme dans le langage messianique de la parti-
cipation au Royaume de Dieu. La pauvreté en esprit, la
tristesse et la modestie qu'elle inspire, disposent évi-
demment à cette douceur débonnaire qui fait qu'on sup-
Les Béatitudes, si simples et si belles dans le premier évangile,
sont paraphrasées dans le troisième d'une manière qui dénonce
son parti pris. Ce n'est pas que Jésus fût ami de la richesse en elle-
même ni qu'il la considérât comme une condition favorable au
perfectionnement moral de l'homme. Mais entre ce jugement et
celui qui condamne en principe toute propriété individuelle, il y a
un abîme. On nous signale parmi les amis de Jésus des personnes
qui jouissaient au moins d'une grande aisance (Luc VIII, 2-3 ;
XIX, 2-10; XXIII, 50). Voyons-nous qu'il leur ait fait une obligation
de se dépouiller de tous leurs biens pour s'attacher à son œuvre
et à sa personne? Tout dépend de l'usage qu'ils en font. L'épisode
du Jeune homme riche (Matth. XIX, 16-22) est un incident d'un
caractère tout spécial qui sera examiné plus loin. Ce que Jésus
condamne, c'est la cupidité, l'âpreté au gain, la passion d'acquérir
qui absorbe la vie et dessèche le cœur en tuant tout autre désir.
11 n'est pas admissible que sur ce point unique Jésus ait fait dé-
pendre le rapport normal avec Dieu d'une condition extérieure au
sujet. 11 y a des pauvres très orgueilleux, très entichés de leur
valeur personnelle. Ce ne sont pas du tout les pauvres dont il dit
que le Royaume des cieuxleur appartient. — Je ne crois pas néces-
saire de discuter l'interprétation ridicule qui fait de cette pro-
fonde parole la glorification de l'imbécillité. Ceux qui l'admettent
mériteraient d'être rangés parmi les béatifiés de cette catégorie.
l'évangilr. — I 33
porte, qu'on pardonne, qu'on patiente. Mais cette dou-
ceur n'est pas le renoncement au bien, ni l'abdication.
A la longue les hommes paisibles et doux l'emportent
sur les violents. Les actions lentes et continues sont les
plus fortes. La persévérance pacifique suppose beau-
coup d'énergie, et le monde lui appartient. Ceci est en-
core une vérité aussi profonde que morale.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice^
CAR ils seront RASSASIES t — Une des plus belles pa-
roles qui soient sorties de la bouche de Jésus. La jus-
tice, dans ce vocabulaire, est autre chose que la vertu
spéciale désignée chez nous par ce mot. C'est l'exacte
conformité de la vie humaine avec la volonté de Dieu
prise pour mesure. Pour le Juif légaliste, imbu du prin-
cipe rabbinique-pharisien, la justice consistait à observer
scrupuleusement toute la Loi dite mosaïque et les pro-
longements que les scribes y avaient ajoutés. Jésus en
fait le synonyme de la perfection morale. Il faut remar-
quer non seulement la force de l'expression « avoir faim
« et soif, » mais aussi sa justesse. Jésus ne dit pas :
« Heureux les justes! » par l'excellente raison qu'il n'y
en a pas dans la teneur stricte du mot ; mais il y a de belles
et nobles âmes qui ne cessent d'aspirer au bien, qui souf-
frent de leurs impuissances, qui sont travaillées du désir
ardent de les vaincre, que l'idéal de la perfection sti-
mule et ravit. C'est à ces âmes-là qu'avec une confiance
absolue Jésus annonce la satisfaction future de leur
généreuse passion. C'est la foi au bien, l'amour pas-
sionné du bien, qui les aura justifiées.
Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront
miséricorde! — Cette idée reviendra souvent dans le&
enseignements de Jésus. Notre rapport avec Dieu est
déterminé par celui que nous maintenons avec nos sem-
JÉSUS DE NAZAR. — II. 3
."34 JÉSUS DE NAZARETR
blables. La faim et la soif de la justice poussent à l'ac-
tion, et cette action doit avoir pour conductrices la sym-
pathie pour la douleur d'autrui, la bienfaisance active et
désintéressée du bon Samaritain, la pitié pour les
faibles, la compassion pour tous et même pour les
méchants.
Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront
Dieu ! — La pureté du cœur est celle du désir dont le
•cœur est considéré comme le siège. Désirer le bien avec
ardeur, c'est contempler d'avance l'idéal qui est le re-
flet de Dieu rayonnant dans nos âmes. « Voir Dieu »
était aussi l'une des définitions de la félicité suprême,
parce qu'en Dieu on devait voir toutes choses dans leur
harmonie et leur magnificence, et cette contemplation
serait la source d'un indicible bonheur.
Heureux les pacifiques, ils seront appelés fils de
Dieu! — C'est un retour à l'idée déjà exprimée à propos
des « hommes doux ». Le Royaume de Dieu n'est point
un état de guerre et ne se fondera pas par la guerre. Il
j a là une opposition déclarée aux idées messianiques
vulgaires. Les « fils de Dieu » sont par cette disposition
morale en affinité étroite avec leur Père céleste. La
vivacité du désir tendu vers le bien est déjà féconde en
•elle-même par le courage et la vigueur qu'elle engendre,
mais elle doit agir sans violence, sans faire le mal sous
prétexte de réahser ]e bien.
Heureux ceux qui sont persécutés pour la cause
DE LA justice, LE ROYAUME DES GIEUX EST A EUX ! —
Dans sa lutte, si pacifique soit-elle, pour le bien, l'homme
de désir pur doit s'attendre à l'hostilité de ceux qui
n'aiment pas le bien. Sa vie seule est pour eux un re-
proche indirect, et ils le lui feront sentir. Mais le persé-
cuté, dont la conscience est nette, puise dans l'hostilité
l'évangile. — I 35
même dont il est l'objet l'assurance qu'il est dans la
droite et bonne voie. Qu'il s'y tienne donc pacifiquement,
mais courageusement! La répétition de la première pro-
messe sous la même forme indique la clôture primitive
du cycle des Béatitudes. Celle qui suit immédiatement
dans le texte canonique est sans doute authentique, elle
est marquée au timbre des paroles de Jésus et elle ex-
prime une profonde et tragique vérité : « Heureux serez-
« vous quand on vous injuriera, quand on vous persécu-
» tera, quand on dira contre vous toute sorte de mal (à
)) cause de moi'?); réjouissez-vous alors et tressaillez
« de joie, c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes
« avant vous. » Mais elle doit appartenir à une période
ultérieure de la prédication de Jésus. Il n'y a pas encore
lieu au moment où nous sommes de parler de persécu-
tions.
Voilà donc la charte fondamentale de l'Évangile. Il
n'est pas permis de se dire disciple de Jésus et de pré-
tendre qu'elle est incomplète, que ce n'est pas une reli-
gion, qu'il y faudrait du dogme et du rite en plus pour
qu'elle en fût une. Les termes sont absolus. La personne
même de celui qui les énonce pourrait théoriquement en
être séparée, ce n'en serait pas moins l'Evangile. Le
Royaume de Dieu, la vie céleste, le salut sont déclarés
formellement appartenir à ceux qui sont animés des dis-
positions morales énoncées. Aucune condition préalable
de race, de théologie, de confession ou de rite ecclé-
siastiques n'est exigée. Il suffît d'être homme et de nour-
rir ces dispositions dont la racine est en nous et le point
^ Plusieurs manuscrits, entr'autres D de Cambridge, portent ici
« à cause de la justice », ce qui est plus d'accord avec la tendance
générale du contexte. V. la grande édition critique du Nouveau
Testament grec de Tischendorf, ad h. loc.
36 JÉSUS DE NAZARETH
suprême d'altitude en Dieu. C'est la greffe de la religion
universelle entée sur le tronc du judaïsme historique.
On remarquera que les deux paroles saillantes sont celles
de la « pauvreté en esprit » et de « la faim et la soif de
la justice «^ la première comme point de départ indis-
pensable, celle-ci comme mobile du relèvement qui doit
s'opérer.
Ce qu^on pourrait dire plus justement, c'est que
l'homme ne se nourrit pas de principes généraux, à
moins qu'on ne les lui montre à l'état de principes appli-
qués. C'est précisément ce que Jésus sait faire. Autour
de lui il est des milliers d'hommes, parmi eux ceux qui
passent pour réaliser le maximum de piété et de mora-
lité, qui ont jusqu'alors conçu tout autrement l'idéal de
la vie religieuse. Ceux-là vont certainement secouer la
tête et reprochera l'eiiseignement nouveau d'être vague,
insuffisant, que dis-je? trop facile et trop simple. Ils ne
verront pas qu'en fait l'homme se soumet plus volontiers
à des pratiques gênantes, mais extérieures à sa personne
intime, qu'à cette rénovation intérieure exigée par les
Béatitudes. Ils vont dire que le prédicateur prêche la ré-
volte contre le judaïsme tout entier, contre «la Loi et les
prophètes » qui en sont l'âme. Il arrive si souvent que
les descendants des novateurs d'autrefois, acquis aux
innovations de leurs ancêtres parce qu^elles ont fini par
être recouvertes de la patine du temps, slnsurgent contre
les conséquences légitimes des principes qu^elles ren-
ferment et ne voient qu'une destruction impie dans ce
qui n'en est que l'évolution finale I Jésus a prévu le
reproche qu^on exprimait déjà probablement autour de
lui.
« Ne croyez pas », disait-il, « que je sois venu abolir
« la Loi et les prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais
l'évangile. — I 37
« accomplir. Je vous déclare que si votre justice nesur-
« passe celle des scribes et des pharisiens, vous n'entre-
nt rez point au Royaume des cieux '. »
Il faut donc montrer par des exemples appropriés
comment le futur membre du Royaume doit surpasser la
justice ou la moralité légale telle qu'elle est comprise
dans l'enseignement rabbinique du temps. Ces exemples
sont au nombre de cinq : 1° l'interdiction du meurtre;
2° celle de l'adultère ; 3° la valeur obligatoire et spéciale
du serment; 4° le droit du talion; 5° le rapport avec les
hommes (Matth. V, 21-48). La liste aurait pu en être
allongée, elle l'a été dans d'autres occasions, par
exemple à propos du sabbat et des lois alimentaires.
Ceux que voici suffisent pour éclaircir la pensée de Jésus.
Un principe commun relie toutes les applications qu'on
peut faire des prémisses déjà posées. Ce qui importe,
ce n'est pas l'acte extérieur, c'est le sentiment, l'in-
tention qui Ta dicté. La rectitude de l'acte extérieur
«st de valeur nulle si elle recouvre le désir mauvais.
C'est l'opposition radicale à toutes les casuistiques
dont la tendance est de distinguer subtilement les
intentions possibles et de volatiliser le péché latent au
moyen * de pratiques visibles. L'immoralité de l'acte
mauvais devant Dieu est déjà toute entière dans le
désir de l'accomplir. Ainsi le meurtre n'est au fond que
^ Matth. V, 17, 20. Les versets 18 et 19, qui interrompent la
connexion logique et qui sont démentis par l'exemple de Jésus
lui-même, portent l'empreinte des controverses qui agitèrent après
sa mort la première chrétienté et semblent dirigés contre Paul et
son parti. 11 faut toutefois observer cette nuance qui était précisé-
ment celle de la tendance judéo-chrétienne transigeante à laquelle
appartient le premier évangéliste. Malgré la transgression des
<c petits commandements de la Loi », on n'est pas exclus du
Royaume, mais on y est classé « parmi les plus petits » (donc au-
dessus de Jean Baptiste lui-même, Matth. XI, 11),
38 JÉSUS DE NAZARETH
l'assouvissement du désir cupide ou du sentiment
haineux; c'est ce désir, c'est ce sentiment qui constitue
le vrai péché. Le sacrifice lui-même n'expie pas la
haine, ne lui fait pas compensation (V, 23-24) i. L'adul-
tère existe déjà dans la convoitise réfléchie dont la
femme d'un autre est l'objet (ô pXÉTuwv irpocTo è-Trtôufjiï^jai). Il
existe aussi dans la conduite de l'homme qui use des
facilités que lui procure la loi du divorce pour donner
satisfaction à son libertinage sous l'apparence de la
régularité légale. Le serment est inutile à l'homme vrai-
ment sincère. Son simple oui, son simple non doivent lui
être aussi sacrés que lorsqu'il les consacre par un jure-
ment solennel. Il fait donc mieux de s'en abstenir.
Qu'est-ce d'ailleurs que ces gages de véracité qu'on
prétend appuyer sur des choses dont nous ne pouvons
disposer (vv. 34-37)? C'est comme si nous donnions en
nantissement d'un dépôt une valeur qui ne nous appar-
tient pas. La loi du talion « Œil pour oeil, dent pour
dent » s'appuyait sur certains passages de la Loi- dont
on s'autorisait pour en faire un principe normal de repré-
sailles et de vengeances cruelles. Jésus lui oppose, ainsi
qu'à toute inimitié amère, le difficile, mais sublime
devoir de l'amour des ennemis eux-mêmes, « afin que
« vous deveniez les fils de votre Père qui est aux cieux.
« Car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les
« bons et il envoie sa pluie aux justes et aux injustes. . .
« Yous serez donc parfaits comme votre Père qui est
« aux cieux est parfait. »
^ Nous laissons de côté leLogion obscur V, 25 qui a dû se ratta-
cher à un autre enchaînement d'idées et qui, dans sa liaison
actuelle, a l'air de fonder le devoir de la réconciliation sur un calcul
bien peu d'accord avec l'admirable idéalisme du morceau tout
entier.
2 Ex. XXI, 24; Lév. XXIV, 20; Deutér. XIX, 21.
l'évangilii:. — I SD"
En d'autres termes * et bien que ces derniers mots se
rapportent spécialement à l'amour des ennemis, c'est la
perfection de l'idéal divin en général qui doit servir de
soleil attirant et directeur à l'homme engagé dans le
voyage de la vie. Personne ne sait mieux que Jésus
que l'homme est incapable de cette perfection. Qu'on se
rappelle l'humilité initiale, le sentiment de la misère
morale, la faim et la soif toujours non assouvies de la
justice ardemment désirée! Mais, qu'il s'agisse du bien^
du vrai ou du beau, celui qui perd de vue l'idéal et
renonce à s'en rapprocher se condamne à l'impuissance.
Il faut aspirer à la perfection si l'on veut se perfec-
tionner. Il faut demander tout à l'homme pour en obtenir
quelque chose. Il n'y a pas deux morales, l'une d'obliga-
tion étroite, mais terre-à-terre; l'autre supérieure et
que l'on peut seulement conseiller ou souhaiter. Le
même soleil de perfection luit pour tous, à chacun de
s'en rapprocher autant qu'il sait et du mieux qu'il peut.
C'est une grande erreur de s'imaginer que les légis-
lations civiles doivent être calquées sur ces préceptes
résultant d'une religion aussi pure. D'abord Jésus ne
songe absolument pas à édicter une législation civile. Ce
n'est ni sa prétention ni son ambition. 11 a systémati-
quement refusé de mêler la réforme politique ou sociale
à la réforme religieuse. Il s'adresse à ceux qui veulent
savoir quelles sont d'après lui les conditions de l'entrée
dans le Royaume de Dieu ou, comme on dira plus tard,
du salut. Il ne parle qu'aux consciences individuelles.
^ Nous devons renvoyer aux commentaires pour le sens de nom-
breux détails se rapportant aux mœurs ou aux institutions du temps
et dont l'explication allongerait démesurément cet exposé.
■40 JÉSUS DE NAZARETH
Si, par la suite et dans un avenir qu'il ne prévoyait pas,
les sociétés humaines, pénétrées jusqu'à un certain
point par son enseignement, se modifient et rappro-
chent leurs législations de cette grande doctrine reli-
gieuse-morale où le principe d'humanité tient une si
grande place, ce sera certainement un progrès ; mais
ce progrès suppose la pénétration antérieure, et cette
pénétration elle-même n'étant que partielle ne saurait
servir de support à un rapprochement complet. Une
législation ne peut prendre la société que telle qu'elle
est, non pas telle qu'elle devrait être. D'ailleurs elle
manque de tout pouvoir pour créer et même pour con-
trôler les sentiments intimes. Elle peut punir le cou-
pable d'un meurtre consommé et même la tentative de
le com.mettre; il lui serait impossible de poursuivre dans
le cœur de ses ressortissants les sentiments de haine
ou de cupidité qui en ont été le mobile. Étant donné l'état
des esprits, leurs faiblesses, leurs préjugés, il se peut
très bien que l'autorité civile soit amenée à requérir
le serment si elle croit par là procurer une garantie
indispensable aux intérêts sociaux qu'elle a pour mis-
sion de défendre. Le chrétien doit alors se soumettre
à cette exigence par déférence ; mais son devoir strict,
c'est d'être aussi véridique sans serment lorsqu'il
affirme, aussi fidèle à la parole donnée quand il s'en-
gage, que lorsqu'il a rempli cette formalité. Le divorce
■est toujours un malheur^ et presque toujours la con-
séquence de torts réciproques. Mais, vu le niveau
moral de la société, il est un moindre mal que la con-
tinuation du lien conjugal imposé à des époux en réalité
séparés, et il entraîne de moindres désordres que la loi
qui l'interdit. Le chrétien peut le considérer comme
contraire à son idée élevée du mariage, il n'a pas le droit
l'évangile. — I 41
d'exiger qu'il soit rayé de la législation '. Cette distinc-
tion entre l'idéal moral et ce que la loi civile peut exiger
de nous tous apparaît dans tout son jour à la fin de
cette exposition des conditions de la participation au
Royaume de Dieu. Comment le pouvoir civil s'y pren-
drait-il pour nous forcer à aimer nos ennemis ? La
question même n'est-elle pas ridicule ? Pourtant l'amour
des ennemis est tout aussi formellement enseigné que
la nullité des formules de serment et l'immoralité du
divorce dicté par des arrière-pensées coupables. Il en
est de même des autres exemples proposés par Jésus.
Comme moraliste religieux, Jésus a le droit de pénétrer
dans un domaine où la loi civile ne saurait le suivre,
celui du sentiment intime, de l'intention cachée. Si l'on
avait toujours compris que toute cette morale du Ser-
mon de la Montagne laisse en dehors d'elle l'institution
civile, on se serait épargné bien des controverses sans
aucune utilité. C'est du reste cette autonomie réci-
proque de l'Évangile et de la loi qui constitue l'une des
grandes réformes et des grandes supériorités du pre-
mier. Toute théocratie chrétienne est un non-sens.
Comme théocratie, elle devrait conformer ses lois aux
* On aura remarqué peut-être que le texte de Matthieu V, 32,
excepte de l'interdiction générale le divorce motivé par l'adultère
de la femme. Cette exception n'est pas indiquée dans les passages
parallèles Luc XVI, 18; Marc X, 11, et on a voulu en conclure que
le premier évangéliste l'avait arbitrairement introduite. N'y a-t-il
pas lieu de penser au contraire que le rigorisme des deux autres
les a conduits à la supprimer ? Comment admettre qu'un homme soit
tenu de couvrir de son nom les débordements d'une femme ? Mais
toute cette discussion est oiseuse. Jésus n'attaque pas le divorce
comme solution légale des difficultés conjugales insolubles autre-
ment, mais il condamne l'usage qu'en font ceux qui y recourent
pour satisfaire leurs passions déréglées. C'est une affaire de con-
science, et non de législation.
42 JÉSUS DE NAZARETH
principes énoncés par le Christ lui-même ; comme gou-
vernement, elle est hors d'état de contrôler la réa-
lité des dispositions morales auxquelles seules ces
mêmes principes attachent une valeur réelle. L'État
peut contraindre ses ressortissants à s'acquitter de leurs
obligations militaires et à payer leurs contributions.
Mais il aurait de la peine à décréter le patriotisme sans
lequel l'armée ne serait qu'un corps sans âme, ou l'es-
prit de solidarité nationale qui nous pousse à contribuer
sans murmure aux dépenses communes.
En résumé, la religion de Jésus est à l'intérieur de
l'homme ou elle n'est pas.
CHAPITRE m
L'ÉVANGILE. — II
La seconde partie du Sermon dit de la Montagne
(Matth. VI- VIT) continue l'application à des cas déter-
minés des principes de <■<■ justice » intérieure énoncés
dans la première en opposition à la justice extérieure
traditionnelle qui ne descend pas jusqu'à la disposition
réelle du sujet. Ce transfert au plus profond de l'homme
de ce qui n'est trop souvent que la prétention men-
teuse de la surface engendre un sentiment authentique-
ment chrétien^ celui qu'on a défini très justement la
« pudeur religieuse ». Il consiste dans une répugnance
invincible à l'idée d'étaler aux yeux des indifférents ou
des curieux ce qu'on a de pluspersonnel^, de plus intime,
de plus caché au fond de son être. Cela ressemble à
une profanation du moi. L'étalage, par exemple, d'un
sentiment aussi individuel que « la pauvreté en esprit »
est nécessairement trompeur. L'humilité ne se laisse pas
contempler sans cesser d'être de l'humilité. La compas-
sion pour la souffrance d'autrui, quand elle aime à s'ex-
hiber en largesses bruyantes, n'est plus du tout de la
44 JÉSUS DE NAZARETH
compassion, c'est un calcul de vanité ou d'ambition. La
prière pratiquée avec ostentation ou machinalement
multipliée n'est plus qu'une forme vide. 11 y a donc une
liaison directe qui unit les Béatitudes à la nouvelle
série d'exemples destinés à montrer comment la piété
vulgaire ou de surface doit se transformer chez l'homme
qui s'inspire des belles maximes déjà posées. Nous ne
saurions mieux faire que de reproduire littéralement
cette critique de la religion du dehors opposée à celle
du dedans, et nous appelons d'avance l'attention sur tout
ce qu'elle contient de finesse ironique et d'éternelle
vérité.
Matth. Yl, 1 suiv. — « Gardez-vous de pratiquer votre
« justice devant les hommes dans le désir d'en être
« vus... Quand tu fais l'aumône, ne fais pas sonner la
« trompette devant toi comme font les hypocrites dans
« les synagogues et dans les rues. Je vous dis en vérité
« qu'ils remportent leur récompense *.
« Mais toi, quand tu fais l'aumône, que ta main gauche
« ne sache pas ce que fait ta droite, afin que ton au-
« mône demeure secrète. Ton Père qui voit dans le se-
a cret te le rendra ^ »
« Et quand vous jeûnez, n'aff'ectez pas la tristesse
« comme les hypocrites qui s'assombrissent le visage
« pour bien faire voir aux autres qu'ils jeûnent. Je vous
« dis en vérité qu'ils remportent leur récompense. Toi,
<( quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le
1 C'est-à-dire qu'ils ont ce qu'ils désiraient, la renommée d'être
bienfaisants, mais rien de plus,
2 Plusieurs versions ajoutent publiquement, mais cette addition
est condamnée par les plus anciens textes. La récompense promise
n'est pas extérieure non plus. Elle consiste dans le sentiment pré-
cieux de l'union avec Dieu et dans tout ce qui en découle.
l'évangile. — II 45
visage, afin de ne pas montrer aux autres que tu jeûnes,
mais à ton Père dans le secret (de ton âme). Ton Père
< qui voit dans le secret te le rendrai »
« Et quand vous priez, ne faites pas comme les hypo-
( crites qui aiment à prier debout dans les synagogues
< ou au coin des rues, pour que les autres les voient
< prier. Je vous dis en vérité qu'ils remportent leur ré-
( compense. Mais toi, quand tu pries, entre dans ta
( chambre, ferme ta porte et prie ton Père en secret.
( Ton Père qui est présent dans ce lieu secret te le
( rendra. »
Ici nous touchons à l'une des plus délicates questions
que suggère le point de vue religieux auquel Jésus se
place. Que doit être la prière dans une religion aussi
intérieure, aussi désintéressée que la sienne? Sera-t-elle
une survivance de l'égoïsme fondée sur l'idée que
l'homme peut influer sur la volonté divine pour obtenir
de la Toute-Puissance les avantages qu'il désire, sécu-
1 Le jeûne était une des formes les plus en honneur de la piété
juive. On le retrouve d'ailleurs un peu partout dans les religions
antiques oià il est pratiqué pour plusieurs motifs, soit comme
condition de pureté quand il faut paraître devant les divinités ou
devant les princes, soit comme moyen de provoquer l'extase et la
vision, soit comme une souffrance qu'on s'impose volontairement
pour expier une faute grave, soit enfln et surtout comme démons-
tration de tristesse, parce qu'il est d'expérience qu'une grande
affliction ôte le désir de manger. C'est à ce dernier point de vue
principalement qu'il était usité chez les Juifs comme signe de
deuil et indice de la tristesse provenant du regret des fautes
commises. C'était donc essentiellement une marque de pénitence.
Nous verrons plus loin que Jésus le tenait en médiocre estime.
Mais il se présente ici comme répondant à l'affliction morale que
cause le sentiment de l'indignité ou de la coulpe, ainsi que disaient
nos pères. Or, s'il est un sentiment intime que l'on doive garder
pour soi, c'est bien celui-là. Il y a de l'impudicité dans Tostenta-
tion du repentir.
46 JÉSUS DE NAZARETH
rité^ santé, triomphes, bien-être, richesses, et que ni ses
efforts, ni les autres hommes ne sauraient lui procurer?
Une telle notion de la prière est aussi peu religieuse que
possible et dégénère en un genre particulier de théur-
gie. Il n'est même pas besoin de lui opposer scientifique-
ment l'enchaînement incoercible de causes et d'effets
qui constitue le monde. Le sentiment religieux pur con-
damne suffisamment cette prétention de l'homme assez
audacieux pour indiquer à Dieu ce qu'il ferait bien de lui
accorder. Mais pourquoi ce même sentiment pousse-t-il
à la prière? C'est pour se fortifier lui-même en vertu
d'une loi mystérieuse qui fait que de la prière bien com-
prise découlent une volupté intense et des forces mora-
les. La prière est un élan de l'âme humaine s'élevant
vers l'Être incompréhensible, accessible pourtant, dont
«lie se sent si loin, avec lequel elle entre toutefois en
communauté de vie. Par conséquent elle ne saurait se
prolonger sans perdre sa vraie nature. Un élan, par dé-
finition, est de courte durée. Si l'on veut se persuader de
ce que nous avons affirmé en disant que Jésus n'était
pas du tout sacerdotal, on n'a qu'à relire son enseigne-
ment sur la prière (Matth. VI, 7-13). Les sacerdoces, par
ritualisme, ont toujours aimé les longues prières indé-
finiment multipliées.
D'abord Jésus s'élève contre la superstition payenne
qui consiste à croire que la prière sera d'autant plus
efficace qu'elle sera plus prolixe, ce qui a pour consé-
quence inévitable qu'on la composera d'oraisons toujours
les mêmes et se suivant sans interruption. Jésus avait
pu observer chez les payens qu'il avait pu connaître
cette manière puérile de concevoir la prière. C'est le
mécanisme organisé là où il n'a que faire. Autant vau-
drait substituer un appareil versificateur à l'inspiration
L ÉVANGILE. — II 47
du poète. La roue de prières bouddhiste et le chapelet
bouddhiste et chrétien sont le triomphe de ce paganisme
superstitieux.
« Quand vous priez, ne bredouillez pas * comme les
« payens qui s'imaginent qu'ils seront exaucés à force
« de paroles. Ne les imitez pas. Votre Père sait ce dont
« vous avez besoin avant que vous le lui demandiez.
« Vous donc priez ainsi :
« Notre Père qui es aux cieux, — Que ton nom soit
« sanctifié, — Que ton règne vienne, — Que ta volonté
(( soit faite sur la terre comme au ciel! — Donne-nous
« aujourd'hui notre pain quotidien. — Remets-nous nos
« dettes comme nous les remettons à nos débiteurs. —
« Ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du
« mal. »
Il s'agit évidemment d'un type, et non d'une formule
obligatoire de prière. La preuve en est que nous lisons
dans Luc XI, 2-4, un texte très parallèle, présenté aussi
comme modèle de prière et qui pourtant n'est pas iden-
tique à celui que nous lisons dans Matthieu ^ Cette
observation ne tend pas à blâmer la coutume aimée des
chrétiens de répéter souvent cette belle prière dans les
termes mêmes proposés par Jésus, mais elle achève de
démontrer la niaiserie des répétitions machinales du
Pater. C'est absolument l'opposé de la prière telle que
Jésus la conçoit.
On remarquera que cette prière -modèle est très
courte. Cette brièveté est d'accord avec l'enseignement
qui la précède. La sincérité et la vivacité de l'essor de
1 Mr, [îa-UToÀÔYrjar^TE. Matth. VI, 7.
2 Le troisième vœu et la seconde partie du dernier manquent. Il
y a aussi quelques différences verbales.
48 JESUS DE NAZARETH
l'âme vers Dieu sont à ce prix. De plus, elle est absolu"
ment désintéressée, sauf en ce qui concerne le désir de
l'union permanente avec Dieu par le lien du bien moral ;
ce qui en réalité est encore du désintéressement, ou, si
l'on veut, ce qu'il ne nous est pas permis de ne pas dé-
sirer. Elle débute par le sentiment le plus religieux de
tous, celui de la dépendance de l'adorateur conscient
de son infime petitesse quand il se met en rapport direct
avec la Source absolue de l'être. Ce n'est pas même la
gouttelette en face de l'océan. Mais ce sentiment est
déterminé d'une façon spéciale par celui d'une affinité de
nature qui fait que, malgré cette disproportion incal-
culable, l'adorateur a la conviction d'être pour son Dieu
plus qu'une chose insignifiante, d'être un cœur aimé et
aimant, en un mot quelqu'un. Notre Père qui es aux
deux. Fraternité des enfants du même Père, amour du
Créateur s'étendant à tous, grandeur infinie comme les
cieux de celui à qui l'homme s'adresse des profondeurs
de sa misère, tout cela est contenu dans ces quatre
mots. Nous reconnaissons bien là ce qui constitue le fond
de la conscience religieuse de Jésus, Dieu senti comme
Père. Jésus n'a pas laissé de doctrine métaphysique de
la Divinité, et c'est fort heureux. On eût pu prédire d'a-
vance que sa théorie métaphysique eût, comme toutes
les autres, révélé au bout d'un temps ses défectuosités
et ses impasses. Dieu ne se laisse pas comprendre par
l'intelligence humaine. Fïnitum non est capax infinitif
disaient avec raison les vieux théologiens réformés.
Jésus avait reçu de son éducation juive l'axiome à la fois
religieux et rationnel du monothéisme. Il croyait à Fac-
tion de Dieu sur le monde, sur l'humanité, sur l'homme-
individu (le Saint-Esprit). Mais il n'avait pas de théodicée
philosophique. Dieu sans doute était pour lui « l'Être
l'évangile. — II 49
Suprême' », mais au fond de son âme, cette pâle abs-
traction s'était précisée en une réalité d'une inexprimable
douceur. La nébuleuse s'était résolue. Jésus se plongeait
avec délices dans cette joie de se sentir vivre en Dieu
■et de sentir Dieu vivre en lui. Cette volupté pure survi-
vait aux troubles, aux tristesses,, aux épreuves doulou-
reuses. Mais sa haute énergie morale l'empêchait de
rester confiné dans les rêveries infécondes du mysti-
cisme égoïste. C'est pour se retremper et pour agir qu'il
savourait cette félicité fortifiante, et il sortait de son
Éden intérieur plus résolu que jamais à prêcher le vrai
Royaume de Dieu, le royaume du Père et, comme il ne
lui était jamais venu à l'esprit de se mettre à part du
reste des hommes, il n'était pas moins certain pour lui
que Dieu est « Notre Père » à tous.
La sanctification du Nom de Dieu signifie à peu près
la même chose que sa glorification. Il y a même dans
quelques manuscrits une variante qui porte : Que ton
nom soit glorifié! La pensée de l'homme s'élevant à Dieu
est tout d'abord remplie par l'idée de l'infinie grandeur
de l'Être auquel il s'adresse. La toute-puissance de Dieu
a pour domaine l'univers et s'y déploie sans rivale ; mais
il entre dans la constitution des êtres créés qu'ils sont
soumis à la loi du devenir, de l'évolution, par conséquent
de l'imperfection. Cela est vrai à un degré éminent du
monde moral. Le règne de Dieu, qui doit venir, consis-
* Expression démodée chez nous à cause de l'abus qu'en a fait
le déisme vulgaire pendant la Révolution, et qui pourtant n'a pas
perdu sa justesse philosophique. On ne peut nier que les êtres
ont une raison commune les contenant tous, qui est VEtre, et cet
Etre supérieur à chacun d'eux et à leur somme est nécessairement
VEtre suprême. C'est l'idée qui avait fini par se dégager du nom
mal expliqué de Jahvé.
JÉSUS DE NAZAR. — II. 4
5Ô JÉSUS DE NAZARETH
tera dans l'accord harmonieux des volontés humaines et
de la volonté divine. C'est la perspective qui doit être
l'objet des vœux les plus ardents de l'homme religieux,
tant au point de vue de cette gloire de Dieu qu'il aime à
célébrer qu'à celui du bonheur des hommes. Elle s'ac-
complira lorsque « Ta volonté sera faite sur la terre
« comme au ciel. »
Viennent maintenant les vœux d'un caractère plus
personnel. Le « pain quotidien « que l'adorateur de-
mande à Dieu n'est pas exclusivement l'aliment farineux
que nous appelons de ce nom. C'était une expression
usitée, comme elle l'est encore parmi nous, pour dési-
gner ce qui est indispensable à la conservation de la vie.
C'est au fond demander la continuation indéfinie de la
vie à celui qui en est la source primordiale, et, pour une
conscience religieuse comme celle de Jésus, ce vœu est
toujours conforme à la volonté divine. La mort corpo-
relle n'en est pas la contradiction. Celui qui se sent
aimé de Dieu sent en même temps que la volonté de
Dieu est qu'il vive. C'est une démonstration intérieure
de l'immortalité personnelle sous un mode quelconque
d'existence, et aucun argument métaphysique ou phy-
siologique ne prévaut contre cette assurance. — On
traduit ordinairement par offenses les dettes du texte de
Matthieu, et on a raison, puisque, deux lignes plus bas,
le même évangéliste traduit aussi de même et que Luc,
dans son texte parallèle XI, 4, confirme. Le pardon de
Dieu est donc conditionné ou plutôt révélé par le pardon
que nous accordons nous-mêmes à nos offenseurs. Ceci
est la doctrine propre de Jésus concernant la rémission
des péchés. Rien qui nécessite le confessionnal ni une
théorie juridique de la rédemption. Dieu ne pardonne pas
comme un homme qui change de résolution et qui dé-
l'kvangile. — II 51
couvre des raisons de remplacer la sévérité par l'indul-
gence. L'intention divine est immuable, toujours la même.
A un certain niveau supérieur de la moralité humaine,
les transgressions ou défectuosités antérieures sont
comme effacées, n'entrent plus en ligne de compte, et
le critérium qui nous permet de juger si nous sommes
ainsi pardonnes au ciel, c'est quand nous sommes
assez généreux, assez forts, assez élevés moralement,
pour pardonner nous-mêmes.
Mais dans cette lutte pour le bien^ c'est-à-dire pour la
vie vraie, il faut se défier de ses faiblesses, redouter les
tentations, et aspirer à cette délivrance du mal qui sera
l'état normal de l'homme arrivé à l'épanouissement défi-
nitif de son être vrai. Si nous progressons moralement,
c'est que nous sommes de plus en plus sensibles à l'at-
trait que l'idéal divin exerce sur notre être intérieur.
C'est là la véritable doctrine de la grâce. « Ne nous
« induis pas en tentation, mais délivre-nous du mal * ! »
* On traduit le plus souvent : « Ne nous laisse pas tomber dans
« la tentation », ce qui n'est pas très exact. C'est parce qu'on
répugne à l'idée que Dieu lui-même puisse être le tentateur. Ce
n'est pas non plus l'idée de Jésus. La tentation n'est pas nécessai-
rement causée par des agents volontaires. Elle provient très sou-
vent de circonstances ni prévues^ ni cherchées, où la volonté de
personne n'entre pour rien, et qui proviennent du cours général
des choses. Elles rentrent par conséquent dans le jeu des lois
divines dominatrices du monde. A ce point de vue l'homme reli-
gieux peut émettre le vœu que ces tentations lui soient épargnées.
L'essentiel est pour lui d'être assez fort pour y résister, c'est-à-dire
d'être émancipé de la servitude des penchants qui le poussent au
mal et dont il est trop souvent incapable de triompher. Tel est le
sens du dernier vœu : « Ne nous induis pas en tentation », car la
tentation fatale à l'individu peut provenir de coïncidences amenées
par le cours impersonnel des choses en général, « mais délivre-
nous du mal ! » — Du mal ou du Malin, du Méchant (c'est-à-dire le
diable). L'expression du texte se prête aux deux traductions. Très
52 JÉSUS DE NAZARETH
Nous le répétons, nous ne prétendons nullement que
toutes ces médiatisations de l'enseignement évangélique
et de la réalité psychologique ont été présentes à la
conscience réfléchie de Jésus. C'est une traduction en
pensée moderne que nous essayons. Le génie religieux
de Jésus est essentiellement intuitif. Le vrai poète, sans
s'en rendre compte, obéit aux lois de la poésie, les cri-
tiques les dégagent plus tard de ses œuvres, lui-même
n'a pas fait toutes ces réflexions. Le sentiment poétique
l'a dirigé comme à son insu. Cela imprime à ses poésies
le caractère d'un langage sorti de la nature profonde des
choses. De même, les premiers hommes qui ont fait le
langage déposaient sans le savoir dans leurs premières
locutions l'étonnante logique grammaticale que les philo-
logues ont discernée bien longtemps après eux. C'était
la logique spontanée de l'esprit humain.
Le reste de cette déclaration des principes de l'Évan-
gile (Matth. VI, 19- vil) ne se distingue plus parla même
cohésion que les deux premières parties. C'est une suc-
cession de sentences roulant sur divers sujets, respirant
presque toujours * l'esprit du Maître, mais sans liaison
souvent en effet le diable est désigné par ce mot de Méchant,
■0 TTovTÎpoc, Matth. XIII, 19; 1 Jean II, 13-14; V, 18; Éphés. VI, 16.
Mais on trouve le même mot avec le sens abstrait de mal, Matth. V, 37 ;
Jean XVII, 15 ; Rom. XII, 9. Il est bien probable que dans la pensée
de Jésus et de ses auditeurs la distinction ne se posait pas devant
l'esprit. L'opposition de « tentation », terme abstrait, dans le pre-
mier membre de la demande, serait plutôt favorable à la traduction
par le mal du mot ponérô dans le second. Du reste, en adoptant
généralement le mot abstrait de « mal », c'est-à-dire de mal
moral, la piété chrétienne est restée au plus près de l'idée de Jésus
lui-même. En effet, dans la supposition où il serait question de
Satan en personne, ce serait comme de l'inspirateur et du fauteur
du péché, du mal moral, et non comme de l'auteur de maléfices
d'un autre ordre.
* Cette limitation est motivée surtout par la présence d'un pas-
l'évangile. — II 53
entre elles. Il s'agit du vrai Trésor (VI, 19-21), de la
Lumière intérieure (22-23), du Souci de la vie maté-
rielle (24-33), des Jugements (VII, 1-5), de l'Activité
persévérante fondée sur la confiance en l'intention
divine (7-11), du Devoir souverain de faire aux autres
ce que nous voudrions qu'ils nous fissent (12), du Cou-
rage avec lequel il faut affronter les difficultés premières
de la conversion morale (13-14), des Faux prophètes que
l'on reconnaît à leurs fruits (15-23). Le morceau le plus
saillant est celui qui concerne le souci du bien-être
matériel, et il soulève une question d'une gravité parti-
culière qu'il faut examiner.
Cet enseignement part du principe que le cœur de
l'homme ne se partage pas, qu'il est là où l'homme met
son trésor préféré, qu'on ne peut à la fois servir Dieu
et Mamon ^ « C'est pourquoi », continue Jésus, « ne
« vous tourmentez pas à propos de votre vie sur ce que
« vous mangerez ni à propos de votre corps sur ce dont
(c vous serez vêtus. La vie n'est-elle pas plus que la
« nourriture et le corps plus que le vêtement? Regardez
« les oiseaux de l'air : ils ne sèment, ni ne moissonnent
« et n'amassent rien dans des greniers, et votre Père
« céleste les nourrit. Ne valez-vous pas plus qu'eux?...
« Et pourquoi vous tourmenter à propos du vêtement ?
sage tel que VII, 6 (défense de jeter les perles aux pourceaux),
qui est plus qu'étrange, puisqu'on parlant de la sorte Jésus se
serait condamné lui-même. Ce passage semble glissé là par l'inad-
vertance d'un compilateur, car il ne se rattache à rien. Peut-être,
sous une forme moins absolue, faisait-il partie des conseils donnés
aux apôtres qui devaient s'abstenir de persister à prêcher l'Évan-
gile à ceux qui s'en montraient grossièrement indignes. Comp.
Matth. X, 14.
* Divinité inconnue, mais qui doit avoir personnifié l'abondance
et la richesse.
S4 JÉSUS DE NAZARETH
Apprenez des lis des champs comment ils croissent.
Ils ne travaillent ni ne filent. Pourtant je vous dis que
Salomon dans toute sa magnificence n'a pas été vêtu
comme l'un d'eux. Mais si Dieu revêt ainsi l'herbe des
champs qui est aujourd'hui et qui demain sera jetée
au four, comment ne vous vêtira-t-il pas mieux encore,
gens de peu de foi ! Ne vous tourmentez donc pas en
disant: Que mangerons-nous? qua boirons -nous ?
Comment serons-nous vêtus ? Ce sont les payens qui
recherchent avidement toutes ces choses. Votre Père
céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cher-
chez premièrement sa justice^ et son Royaume, et
tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous tour-
mentez donc pas du lendemain. Le lendemain aura
souci de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. »
Ces paroles ont sans contredit quelque chose de char-
mant dans leur idéalité si poétique et si confiante.
Cependant, en y réfléchissant, on ne peut s'empêcher de
trouver qu'elles dénotent une notion imparfaite des né-
cessités de la vie humaine au point de vue privé comme
au point de vue social. Prises et appliquées à la lettre,
elles auraient des conséquences lamentables K II ne
serait pas difficile d'en tirer la consécration de la paresse
et de l'imprévoyance. L'appel fait aux oiseaux de l'air
■et aux fleurs des champs est d'une poésie ravissante,
mais l'auditeur le plus simple remarque tout de suite
que, s'il les imitait, il n'aurait ni la nourriture comme
les oiseaux, ni la parure des fleurs, pas même le moin-
dre vêtement. Les dernières paroles sont fâcheuses, en
ce qu'elles condamnent l'esprit de prévoyance que l'on
* Les parallèles dans Luc exagéreraient plus qu'elles n'atténue-
raient le côté paradoxal de cet enseif^nement (Luc XII, 22-31).
L EVANGILE. — Il ~)0
s'efforce avec raison d'inculquer aux travailleurs pour
leur bien, pour leur moralité, leur dignité, leur santé
physique et morale, l'indépendance de leurs vieux jours.
J^mets qu'on est en droit de dégager la pensée fon-
damentale. Elle est plus juste que les développements.
Entre l'esprit de prévoyance, le travail honnêtement et
courageusement poursuivi, en vue précisément du len-
demain, et l'esprit d'avarice, l'amour exclusif et amol-
lissant du bien-être, il y a une différence profonde.
L'homme qui se laisse absorber par le souci perpétuel
des satisfactions sensuelles ou vaniteuses devient vite
incapable de toute ambition plus noble. La parole :
« Cherchez premièrement la justice et le Royaume de
« Dieu » est d'une grande vérité, en ce sens que la
condition, trop souvent négligée par les théoriciens du
socialisme moderne, la condition primordiale du déve-
loppement prospère et de l'aisance générale d'une société
est d'ordre moral. Toutes les réformes économiques
seront impuissantes si la moralité manque aux divers
éléments du corps social. « Dieu sait », nous est-il dit,
« que nous avons besoin de toutes ces choses. » A la
bonne heure ; mais pourquoi parlesr comme s'il nous les
procurait sans que nous ayons rien à faire pour les
avoir ?
Il y a, je le sais, des indices d'une tendance à l'expres-
sion hyperbolique et par conséquent paradoxale dans la
prédication de Jésus ^ C'est un genre plus accepté en
Orient que chez nous, surtout quand il s'agit de réveiller
les intelligences paresseuses ou incultes. L'hyperbole de
la forme ramène l'attention sur la valeur de l'idée
moyenne. Mais ici c'est plus qu'un mot, plus qu^une
1 Par ex. Matth. V, 39-41 ; Luc XIV, 26.
36 JÉSUS DE NAZARETH
phrase isolée. C'est tout un morceau qui semble contenir
toute une théorie. — Ou bien l'exacte pensée de Jésus
aurait-elle été trahie par un rapporteur trop préoccupé
d'un seul côté de la question? C'est possible, mais indé-
montrable. Je serais tenté plutôt de croire que sur ce
domaine « social », comme nous dirions aujourd'hui,
Jésus avait le regard moins pénétrant que sur les choses
de la conscience religieuse proprement dite. Il n'aimait
pas, et il avait raison ne ne pas aimer, la confiscation de
la pensée et du cœur par la fièvre du gain. Il blâmait la
poursuite acharnée et corruptrice, desséchante, de la
richesse et du paraître. Il pouvait en voir des exemples^
dans son pays natal. Cette aberration lui faisait l'eftet
d'un (( souci de payen ». Jusque là nous ne pouvons
que nous incliner devant ses censures. L'homme
en général a bien plus besoin d'être rappelé au senti-
ment de sa destinée supérieure qu'excité à la préoccu-
pation farouche de ses besoins matériels, c'est encore
vrai. Encore faut-il pourtant qu'il soit nourri et vêtu, et
encore une fois il ne lui est pas possible d'imiter pour
cela les oiseaux de l'air et les lis des champs. On dési-
rerait donc voir l'autre face du problème traitée aussi
comme la nature de l'homme l'exige.
Mais la question économique n'existait pas pour Jésus.
La perspective d'une grande et profonde transformation
de l'état de choses établi dans la société humaine con-
tribuait certainement à limiter sur ce point l'étendue de
son rayon visuel, et son idéalisme lui voilait certaines
difficultés pratiques dont un esprit plus terre-à-terre eût
été immédiatement frappé. Sur tant d'autres points Jésus-
fournit les preuves d'un si merveilleux génie de réforma-
teur religieux et de prophète intuitif qu'on ne peut
l'évangile. — II 57
rabaisser sa gloire en constatant cette limitation '.
Quelle sagacité, quelle profondeur de vues, en revan-
che, dans les autres Logia de ce dernier groupe ! L'aver-
tissement sur la nécessité de purifier son cœur, son
désir, si l'on veut que la faculté de discerner le vrai ne
soit pas altérée (Matth. VI, 22-23), l'injustice si fréquente
de nos blâmes de la conduite d^autrui, logion qui a donné
lieu à la comparaison devenue proverbiale de la poutre
et de la paille (VII, 1-4), l'assurance pour ceux qui sentent
en eux-mêmes Dieu comme Père que la lutte persévé-
rante en vue du bien atteint infailliblement son but (7-11),
la mesure de la valeur du prophète à celle des fruits de
son enseignement (ce qui fait le bon arbre, c'est le bon
fruit, 17), cette mise à l'écart des hommages rendus à sa
personne, la conformité à la volonté divine étant le seul
titre à l'entrée dans le Royaume (21) — comme tous ces
joyaux de l'écrin évangélique se présentent avec leur
éclat pur, avec cette ciselure originale qui leur a valu
l'admiration et le recueillement des siècles et qui nous
ferait dire, s'il s'agissait d'objets d'un autre ordre, que
Jésus était un merveilleux artiste! Et cet accent de
conviction, d'autorité tenant à ce que tout ce qu'il
dit est pour lui l'évidence, et que cette évidence est la
vibration directe de sa conscience, comme il retentit
encore à nos oreilles! A-t-on suffisamment remarqué le
tour lyrique et la mâle éloquence de ce morceau qu'avec
un véritable tact littéraire le collecteur du premier
* C'est d'ailleurs une chose remarquable que ses disciples les
plus authentiques n'ont jamais hésité à rectifier, à « remettre au
point )) son enseignement en matière de travail et de prévoyance.
On le voit déjà dans les épîtres pauliniennes, Éph. IV, 28;^
I Thess. IV, 11-12; II Thess. III, 10-12; comp. Act. XVIII, 3. Jésus
lui-même se blâmait-il d'avoir travaillé pour subvenir à ses besoins
pendant la plus grande partie de sa vie?
58 JÉSUS DE NAZARETH
groupe de Logia a mis à la fin comme si c'eût été la
péroraison d'un discours (Matth. VII, 24-27)?
« Celui donc qui entend ces miennes paroles et qui y
« conforme sa conduite, je le comparerai à l'homme de
« bon sens qui a construit sa maison sur le roc. La
« pluie est tombée, les torrents ont débordé, les vents
« ont soufflé, et ils ont donné contre cette maison. Elle
« est restée debout, car elle était fondée, sur le roc. Mais
« quiconque entend ces miennes paroles et n'y con-
« forme pas sa conduite sera semblable à l'insensé qui
« a construit sa maison sur le sable. La pluie est tombée,
« les torrents ont débordé, les vents ont soufflé, et ils
« ont fondu sur cette maison. Elle s'est écroulée et la
«■ ruine en a été grande ! »
Tels étaient les thèmes fondamentaux de l'Évangile
que Jésus développait au cours de ses pérégrinations en
Galilée ou dans sa résidence de Capernaiim. C'était donc
l'Évangile en soi, proposé comme religion du salut. La
racine nourricière, c'était le sentiment de Dieu comme
Père. Cette religion était indépendante par elle-même
de tout rite et de tout dogme, mais non de tout le passé.
Jésus la présentait comme « l'accomplissement de la loi
et des prophètes », c'est-à-dire du judaïsme. Elle était
donc à l'histoire religieuse de son peuple ce que le der-
nier mot d'une évolution est à tout le développement qui
le précède, à la fois différent et co-essentiel. Cette reli-
gion était avant tout personnelle et intérieure. Elle avait
pour point de départ la conscience de la misère morale
aiguisant la faim et la soif de la perfection, inspirant
comme dispositions étroitement connexes la douceur,
l'intention pacifique, la modestie, la miséricorde active,
la pureté du désir, la sincérité absolue du vouloir, n'at-
l'kvangill;. — ii 59
tachant du reste aucun prix à la correction rituelle, exté-
rieure ou légaliste. Elle fondait la certitude du triomphe
final avec toutes ses consolations et toutes ses joies sur
le rapport filial ou l'affinité de nature qui unit Thomme
à Dieu. Tout un monde d'explications et d'applications,
d'oppositions aussi, devait sortir de là. Nous en verrons
bientôt les types variés.
La religion ainsi comprise avait tous les droits au titre
d'ÉvANGiLE ou « Bonne Nouvelle » que Jésus lui donnait
(MarcI, 15) , et qui lui est resté. Sans doute ce nom fut d'abord
déterminé par l'annonce d'une prochaine et puissante
réalisation. C'était la « bonne nouvelle » de l'avènement
à bref délai du Royaume de Dieu attendu depuis si long-
temps. Mais si le nom a survécu à sa signification pre-
mière, c'est qu'il exprimait de plus quelque chose de per-
manent, de perpétuel. En ramenant la religion essentielle
à un ensemble de dispositions envers Dieu d'ordre exclu-
sivement moral, le prophète de Nazareth libérait l'homme
de toutes ces servitudes sacerdotales, rituelles, ascé-
tiques, irrationnelles, sans valeur interne, et en ce sens
il rendait la religion infiniment plus douce et, comme on
dit, plus facile. Mais il ne retranchait rien des exigences
les plus austères du vrai devoir. Pour y demeurer fidèle
envers tous et contre tout, les renoncements les plus
héroïques, les sacrifices intimes les plus douloureux
étaient toujours requis. « Si ta main, si ton oeil te fait
« tomber dans le péché, coupe, arrache plutôt que de
« succomber (Matth. V, 29-30)1 » C'était, puisque
l'héroïsme est toujours une exception, rappeler à la
plupart des hommes leur impuissance et leur misère.
Mais le principe évangélique apportait avec lui sa conso-
lation et sa force vivifiante. La conscience amèrede l'in-
firmité morale était contrebalancée par la confiance au
60 JÉSUS DE NAZARETH
Père céleste. Aux terreurs démoralisantes engendrées
par le sentiment du péché succédait, moyennant le repen-
tir sincère et l'effort sans cesse renouvelé vers la
« justice », la ferme assurance dans la volonté paternelle
à l'égard des enfants de Dieu dévoyés. La paix rentrait
dans l'âme angoissée. La face terrible du Dieu de la
justice inexorable revêtait l'expression de la miséricorde
infinie. Les divers mythes de rédemption imaginés pour
donner une expression dogmatique à ce fait primordial
de l'expérience chrétienne — victoire remportée sur
Satan à force ouverte, émancipation de son pouvoir
usurpé obtenue juridiquement ou comme résultat d'une
ruse divine^ sacrifice propitiatoire d'une victime incom-
parable, satisfaction donnée à la justice éternelle par un
innocent qui souffre et meurt à la place des coupables —
toutes ces théories qui ont tour à tour prédominé dans
l'Église ne sont que les figurations dramatisées de ce phé-
nomène intérieur que l'Évangile de Jésus a mis en plein
jour comme un fait de conscience religieuse. Voilà l'Évan-
gile éternel, la Bonne Nouvelle permanente. Dieu est tou-
jours la loi morale souveraine, mais aussi la grâce qui attire
et le pardon continu. Cette assurance est le plus encoura-
geant des mobiles poussant l'homme au bien. C'est le
cœur pur de Jésus qui l'affirme. C'est ainsi que Jésus
voyait Dieu. Une psychologie pénétrante lui donne raison.
Mais les documents évangéliques ne nous parlent pas
seulement de prédications et d'enseignements. Ils nous
montrent aussi Jésus en action, et ils insistent avec une
complaisance évidente sur les nombreux miracles qu'il
aurait opérés en preuve de sa mission divine. C'est de nos
jours, dans l'état moderne de l'esprit humain, une question
trop grave pour ne pas lui consacrer une étude à part.
CHAPITRE IV
LES MIRACLES DE JÉSUS
Théoriquement un miracle est un événement dû à une
intervention spéciale et momentanée de la puissance
divine dans le cours normal des choses et qui s'accom-
plit en opposition avec ce cours normal tel qu'il se fût
réalisé sans cette intervention.
Ceux qui admettent la réalité de ces interventions
peuvent croire qu'elles proviennent directement de Dieu
sans aucun intermédiaire, ou bien que Dieu a doté cer-
taines personnes de la faculté d'intervenir en son nom et
leur a délégué pour cela, dans une mesure plus ou
moins grande, son propre pouvoir surnaturel. Le mira-
cle, dans les deux cas, n'en est pas moins toujours un
acte de la puissance divine. C'est toujours une dynamis,
une « puissance » agissant du dehors dans la série na-
turelle des causes et des effets, et ce mot dynamis est
très souvent dans le Nouveau Testament l'équivalent de
notre mot « miracle ». Faut-il ranger dans la catégorie
du miracle les actes extraordinaires accomplis par des
êtres en possession de connaissances ou d'une organi-
sation supérieures aux nôtres, leur permettant de faire
ce qui nous serait impossible ? Aux yeux d'un ignorant
62 JÉSUS DE NAZARETH
le prestidigitateur habile ou le chimiste expert en sa
science peuvent passer pour des thaumaturges. Mais
le jour où Ton aura expliqué à cet ignorant les moyens
qu'ils emploient pour opérer leurs merveilles, il cessera
d'y voir des miracles. Si, avant d'être ainsi éclairé, cet
ignorant croit voir des miracles dans ce qui le stupéfait,
c'est qu'il ne peut s'imaginer qu'il puisse y avoir des
moyens parfaitement naturels et accessibles à tous de
produire ces effets merveilleux. Dès lors il les attribue
à un pouvoir surhumain, à Dieu ou au diable. Gela ne
modifie en rien la définition proposée du miracle. Le
surnaturel diabolique, auquel on croyait autrefois au
moins autant qu'au surnaturel divin, rentre lui-même
dans ses termes. Les démons sont des anges déchus,
ayant gardé de leur nature angélique originelle des pou-
voirs auxquels l'homme ordinaire ne saurait prétendre.
C'est donc en dernière analyse un reste de pouvoir
divin qui leur permet d'opérer leurs maléfices et, pour
être combattu victorieusement, ce reste exige un autre
pouvoir plus directement divin qui lui soit supérieur. Un
délégué de Dieu peut être doté d'un tel pouvoir et par
conséquent triompher de celui du démon. La définition
demeure donc intacte.
Si quelque chose dénote le changement qui depuis un
siècle et demi s'est accompli dans les âmes, c'est assu-
rément le point de vue sous lequel le miracle est désor-
mais envisagé par la majorité des hommes qui réfléchis-
sent et qui savent. C'est au point que leur scepticisme
à cet égard, pour ne pas dire leur incrédulité, se pro-
page jusque dans des milieux populaires où l'on n'a
pas toujours des raisons bien solides pour le partager.
C'est dans l'air du temps, et la résultante d'une innom-
brable quantité de petites expériences qui ont fini par
LES MIRACLES DE .IIÎSUS (V.i
faire une masse compacte. Le mouvement a commencé
à la Réforme qui, en fait, a banni le surnaturel de
l'Église, j'entends de la vie ecclésiastique quotidienne,
et qui, de plus, s'est vue obligée de nier les miracles
dont le foisonnement continuait dans le catholicisme
romain. Il est vrai que la Réforme prétendait garder la
foi dans la réalité des miracles bibliques. C'était une posi-
tion bien difficile à tenir indéfiniment. En effet les
mêmes raisonnements dont on usait pour défendre la
réalité des miracles racontés dans la Bible pouvaient
tout aussi bien s'appliquer aux miracles plus récents dont
se vantait l'Église catholique. N'y avait-il donc plus de
maux incurables à guérir, d'incrédules à confondre, de
pécheurs à convertir ? Les missionnaires qui portaient
le christianisme chez les peuples payens n'avaient-ils
pas besoin, comme les premiers apôtres, d'être accré-
dités de la même manière auprès de ceux qu'ils cher-
chaient à gagner ? Dès lors les protestants étaient for-
cés, pour justifier leur négation, de discuter les faits
miraculeux qu'on leur opposait. Soit qu'ils les trou-
vassent mal attestés, soit qu'ils y vissent les fantômes
d'imaginations exaltées, soit que ces miracles leur pa-
russent grotesques (et ils l'étaient bien quelquefois),
soit que les récits se dérobassent à tout contrôle
sérieux, soit enfin qu'ils fissent naître le soupçon de
supercheries coupables, cet examen confirmait ordinai-
rement les négateurs dans leur incrédulité. Mais étaient-
ils bien certains qu'en s'armant des mêmes procédés,
des mêmes défiances à l'endroit des miracles bibliques,
on pourrait toujours reconnaître à ceux-ci une authenti-
cité privilégiée ?
Peu à peu le doute vint en effet battre en brèche le
domaine réservé. Le sentiment de l'inviolabilité de&
•64 JÉSUS DE NAZARETH
lois de la nature physique et morale se fortifiait tous les
jours. L'étude continue de l'antiquité et celle des reli-
gions non-chrétiennes révélait l'énorme monceau de
faits miraculeux ou prétendus tels dont il était impos-
sible d'admettre la réalité. Les idées reçues auparavant
avec tant de confiance en matière de magie et de sor-
cellerie disparaissaient derrière l'horizon. Ce fut pis
encore lorsque la critique biblique vint démontrer que
les récits canoniques ne possédaient pas le caractère de
témoignage immédiat que leur attribuait l'hypothèse
traditionnelle de leurs origines.
Ce qui toutefois protégea longtemps le miracle bibli-
que, ce fut la conviction où l'on était que tout l'édifice
de la religion chrétienne s'écroulerait avec lui. On avait
pris l'habitude de la fonder avant tout sur les deux
pilotis du miracle et de la prophétie comprise comme
■une prédiction surnaturelle de l'avenir, ce qui la rame-
nait elle-même au miracle psychologique. C'était en effet
le miracle de la prévision élevée à un degré de précision
et d'infaillibilité dont l'homme n'est pas capable. La
critique devait émousser à son tour cette arme si chère
aux apologistes en montrant que les prédictions dont
ils faisaient tant de cas étaient mal interprétées ou ne
se rapportaient pas aux événements présentés comme
leur accomplissement.
Dans un de ces moments de transition que l'esprit
humain traverse quand il échange de vieilles croyances
séculaires contre des principes nouveaux, il y eut des
théologiens qui déclarèrent qu'il ne pouvait y avoir de
véritables miracles que là où la doctrine était vraie,
par conséquent divine. C'était déjà capituler. Aupara-
vant on fondait la vérité de la doctrine sur la réalité du
miracle ; maintenant c'était la réalité du miracle qu'on
LES MIRACLES DE JÉSUS G5
fondait sur la vérité de la doctrine. Il fallait donc recon-
naître d'abord cette vérité et sa valeur propre, indépen-
damment du miracle. Mais alors à quoi celui-ci servait-
il ? Il n'était plus qu'un superadditum, une superfétation
oiseuse, quand elle n'était pas gênante ; ce qui lui arri-
vait à chaque instant.
D'autres théologiens plus modernes ont cru pouvoir
alléger la situation en faisant bon marché de ce qulls
appelaient le « petit surnaturel » en distinction du
<( grand », c'est-à-dire qu'ils ne voyaient pas la néces-
sité de maintenir la réalité de nombre de petits mira-
cles, dus probablement aux exagérations des témoins
ou des narrateurs dans des temps où l'on vivait pour
ainsi dire en plein surnaturel, mais sans importance au
point de vue des grandes vérités de la foi. Mais ils insis-
taient d'autant plus sur la nécessité d'admettre les
« grands » miracles^ qui leur en paraissaient insépara-
bles. C'était se condamner à l'arbitraire le plus complet.
Où poser la limite entre les « grands » et les « petits »
miracles ? Pouvait-on même concevoir qu'elle fût posable?
Et les raisons qu'on avait de douter de la réalité de ces
derniers ne s'étendaient- elles pas logiquement aux
premiers ?
Nous n'entamerons pas, dans ce travail de critique
historique, la discussion métaphysique du miracle et de
sa possibilité. Ce qu'il nous importe de savoir, c'est si
l'ensemble des récits miraculeux dont les évangiles ont
serti l'histoire de Jésus doit nous empêcher de recon-
stituer cette histoire.
Il convient d'abord à mon avis de se défier de ces partis-
pris absolus qui séduisent facilement les esprits super-
ficiels ou fatigués, des théories dites « du bloc », enne-
JÉSUS DE NAZAR. — II. 5
66 JÉSUS DE NAZARETH
mies-nées de la critique historique et qui poussent éga-
lement soit à l'acceptation sans discernement, soit au
rejet non moins aveugle de ce qui est soumis à notre
jugement. Puisque les anciens n'éprouvaient pas nos
défiances à l'égard du merveilleux et du prodige, et pré-
cisément pour cela, nous devons bien admettre que les
historiens de l'antiquité ont pu nous raconter des choses
très réelles en y mêlant des éléments miraculeux dont
ils ne sentaient pas comme nous l'invraisemblance.
Ce sont les récits roulant sur les événements et les
personnes intéressant la religion qui sont les plus riches
en miracles de toute sorte, surtout quand il s'agit de
démontrer l'autorité des révélateurs. On aimait en effet à
faire ressortir les actes de pouvoir surhumain dont ils
étaient les auteurs comme autant de preuves de leur
divine mission ^ Et quand, pour des raisons d'un ordre
selon nous plus élevé, on s'était ardemment attaché à
leur personne et à leur doctrine, on était entraîné sans
s'en apercevoir à leur attribuer des actes merveilleux
qui n'existaient que dans l'imagination des spectateurs
ou des premiers narrateurs. Prétendre que les premiers
biographes de Jésus auraient pu raconter sa vie et son
oeuvre dans la persuasion profonde où ils étaient que
cette vie était celle du Messie, cette œuvre une œuvre
divine, sans faire éclater à chaque instant le miracle
sous ses pas, c'est avouer qu'on ne sait pas se mettre
, ^ C'est pourquoi les xâpaxa, proprement « les prodiges », son
ramenés à l'idée des o'jvxfjistç, « les puissances « s. ent. divines,
Matth. VII, 22; XI, 20, 23, etc., et celles-ci à l'idée de « signes
éclatants », arjfjLtTa, Matth. XII, 38; XVl, 1, 4; Marc VIII, 11;
XVI, 17, 20, etc., d'une mission divine. On dit également -Koish
ar^ [j-sla, Jean II, 23 ; III, 2; Act. II, 22, et -koiz^.v ojva(j.iiç, Matth, YII, 22 ;
Act. XIX, H, etc.
LES MIRACLES DE JÉSUS 07
au point de vue sous lequel ils devaient nécessairement
envisager les choses. Il est évident qu'avant eux les
témoins oculaires et croyants de la vie publique de
Jésus ont vu des miracles là où nous n'en aurions pas
vu. Dans l'enthousiasme religieux d'une foule peu in-
struite, il y a une puissance de transfiguration qui mul-
tiplie indéfiniment le merveilleux et qui fait qu'on en
découvre dans les incidents les plus vulgaires. Un détail
de cette histoire suffit pour mettre en relief la diffé-
rence des esprits entre cette époque et la nôtre : les
adversaires de Jésus ne songeaient pas à nier qu'il fît des
miracles ; seulement ils les attribuaient au diable
(Matth. IX, 34 ; XII, 24 et parall.).
Je crois bien que l'ancien rationalisme faisait fausse
route quand, à propos de chacun des miracles de la
Bible, il s'ingéniait à le ramener à quelque chose de tout
à fait plausible et naturel. En procédant de cette ma-
nière, il se méprenait sur la nature de récits qui ne sont
point des procès-verbaux, encore moins des photogra-
phies. Les rationalistes de l'école de Paulus, par exem-
ple, ont entassé des platitudes sous prétexte d'expliquer
les miracles, et une réaction s'en est suivie. On est même
allé trop loin dans cet effroi de toute explication ration-
nelle, comme si l'on eût craint de paraître sympathiser
avec une méthode vieillie en essayant de rechercher ce
qui a pu donner lieu à cette transformation prestigieuse de
l'histoire. Cette abstention timorée laisse tout simple-
ment la question « en l'état » avec ses obscurités et son
aiguillon irritant. Tâchons d'y jeter quelque lumière.
Une première remarque importante à faire, c'est qu'on
peut signaler dans les récits parallèles des synoptiques
des incidents où l'on voit le miracle se former peu à peu
68 JÉSUS DE NAZARETH
SOUS les yeux du lecteur, tandis qu'à la base on a lieu
de soupçonner un fait qui peut être intéressant ou même
exceptionnel et qui n'a rien pourtant de miraculeux.
Prenons comme premier exemple l'épisode de la
Résurrection de la fille de Jaïriis '. D'après Marc, le père
de cette enfant très malade vient avertir Jésus qu'elle est
à l'extrémité (byâTojç lyv.) et le supplie de venir la guérir
par l'imposition des mains. Jésus se rend à ses in-
stances. Chemin faisant, on vient annoncer à Jaïrus que
sa fille est morte. Jésus lui dit de ne pas désespérer.
Il écarte la foule qui le suivait et ceux qui déjà rem-
plissaient la maison de leurs lamentations, et leur déclare
que l'enfant n'est pas morte, mais qu'elle dort. Puis,
pénétrant dans sa chambre, accompagné seulement de
trois de ses intimes et des parents de la jeune fille, il la
prend par la main, lui ordonne de se lever, elle se lève
en effet et il prescrit qu'on la restaure en lui donnant à
manger. Chose étrange et revenant très souvent à pro-
pos de miracles qui, semble-t-ii, auraient dû être divul-
gués autant que possible, Jésus défend qu'on parle de
l'événement, comme si dans les circonstances décrites
il avait pu rester ignoré. Mais, ce point mis à part, il est
évident que le récit de Marc nous laisse absolument
dans l'incertitude sur la question de savoir s'il s'agissait
d'une mort réelle ou d'une mort apparente, d'une syn-
cope, d'un état comateux faisant illusion aux personnes
présentes. On doit même ajouter que le détail très pra-
tique de la nourriture prescrite par Jésus est plus favo-
rable à la seconde supposition qu'à la première. — Dans
Luc, V. 52, il y a tendance à présenter l'enfant comme
déjà morte quand le père vient trouver Jésus (àTrievTjcr/.Ev),
« MaUh. IX, 18-56; Marc V, 21-43; Luc VUI, 40-36.
LIvS MIHAflLlîS DE JÉSUS 09
et il n'est plus question comme dans Marc de la guérir,
il faudra la ressusciter. — Mais dans Matthieu v. 18
elle est décidément morte {l-zslzj-r^^z^i), de sorte qu'on ne
comprend plus du tout l'assertion de Jésus disant aux
assistants qu'elle n'est pas morte, mais qu'elle dort, et
que l'évangéliste a dû supprimer le détail d'après lequel
Jaïrus n'aurait été informé de la mort de son enfant
qu'en revenant vers sa maison. On ne peut donc plus
douter qu'il s'agit là d'une véritable résurrection. Il est
bien probable qu'au fond telle a été l'idée commune aux
trois narrateurs. Il n'en reste pas moins que nous cons-
tatons une gradation marquée dans la manière dont la
chose est présentée dans les trois récits et que le récit
primitif, celui de Marc, laisse la porte ouverte à la sup-
position qu'il s'est agi de tout autre chose que d'une
résurrection.
Si l'on veut bien se rappeler les observations faites
plus haut à propos du baptême de Jésus au Jourdain,
on retrouvera un cas analogue d'amplification graduelle
du merveilleux. La descente du Saint-Esprit sur Jésus
sous la forme d'une colombe n'est dans Marc qu'une
vision personnelle, intérieure, de Jésus; elle semble
déjà plus objective, plus visible pour tous, dans Luc;
elle l'est tout à fait dans Matthieu et doit avoir été con-
templée par tous les assistants.
Mais voici un autre exemple non moins significatif.
Luc XIII, 6 rapporte une parabole dite du Figuier stérile
où il est question d'un figuier qui devra être extirpé
parce qu'il occupe inutilement la terre. II est évident et
conforme à une prévision douloureuse qui s'exprime
plus d'une fois dans les discours de Jésus ^ que cette
1 Gomp. Matth. XXI, 41-43; XXII, 7; XXIII, 38; Luc XIV, 24;
XIX, 42.
70 JÉSUS DE NAZARETH
parabole vise le peuple juif qui se soustrait par une
stérilité inflniment regrettable à la glorieuse destinée
qu'il eût réalisée en se montrant fidèle à sa vraie voca-
tion. Il court par cela même au devant de sa perte,
comme tout peuple qui abdique. Jusque-là rien que de
naturel et l'idée est des plus élevées. Mais dans Matthieu
et dans Marc^ la parabole est devenue un fait matériel,
un miracle des plus étranges. Jésus, aux abords de
Jérusalem, a faim et, voyant de loin un figuier, s'en ap-
proche dans l'espoir d'y trouver des fruits (bien que,
selon l'étonnante observation de Marc^ ce ne fût pas la
saison des figues). Ce figuier n'en avait pas, il avait
trompé l'espoir du Fils de l'homme, et dans sa déception
Jésus le maudit, de sorte qu'il devient sec jusqu'aux
racines (immédiatement selon Matthieu, dans la même
journée selon Marc). C'est bien la même idée, le même
enseignement que dans la parabole. L'identité est telle
que Luc, ayant rapporté la parabole, ne raconte pas le
miracle, comme s'il eût craint de se répéter inutilement.
Comment se soustraire à la supposition que, dans la
Paradosis évangélique, l'enseignement de la parabole
s^est trouvé transformé en fait matériel et miraculeux,
symbohque aussi et de même sens, mais d'une tout autre
nature que les paroles qui l'ont suggéré ^?
i Matth. XXI, 18-19; Marc XI, 12-14, 19-21.
2 On peut encore constater la tendance à présenter des choses
très simples sous un jour toujours plus merveilleux dans les textes
parallèles concernant la recherche de l'àne sur lequel Jésus doit
entrer à Jérusalem (Matth. XXI, 2-6 ; Marc XI, 2-7; Luc XIX, 30-35).
Dans le premier récit l'incident parait tout naturel. Dans les deux
autres il affecte un air mystérieux comme si quelque chose de sur-
naturel s'y était mêlé. — Même réflexion à propos des mesures
prises pour que Jésus et les siens puissent célébrer la Pàque à
Jérusalem (Matth. XXYI, 17-19 ; Marc XIV, 12-16; Luc XXII, 8-13).
LES MIRACLES DE JÉSUS 71
Ceci par conséquent nous autorise à nous demander
s'il n'est pas d'autres miracles qui pourraient bien n'être
en tout ou en partie que la matérialisation d'enseigne-
ments généraux, donnés sous forme parabolique ou
simplement figurée et devenus faits prodigieux par suite
de la tendance des narrateurs à transporter tout, autant
que possible, dans la région du merveilleux. Cette trans-
lation était plus facile encore si le fait initial avait laissé
de vifs souvenirs dans la mémoire de ses premiers té-
moins.
Par exemple, il y a bien des raisons de penser
que les deux Multiplications des pains doivent être
ramenées à cette catégorie K Luc n'en connaît qu'une,
de même le quatrième évangile ^ Peu importe en ce
moment. Miracle à part, il est très admissible que Jésus
ait présidé à plus d'une reprise des agapes fraternelles
dans les lieux déserts où l'enthousiasme qu'il inspirait
avait groupé autour de lui une foule avide de l'entendre.
Les repas en commun de ceux que réunissaient les
mêmes tendances religieuses étaient dans les habitudes
juives. Ce qui est bien plus étonnant, quand on vient de
lire les deux miracles absolument inexplicables qui au-
raient signalé deux de ces repas populaires, c'est l'incident
raconté par Marc et Matthieu ^ comme ayant eu lieu très
peu de jours après.
Jésus et sa suite habituelle s'étaient embarqués pour
gagner l'autre rive du lac. Mais les disciples avaient ou-
blié d'emporter des pains. Pendant la traversée et con-
formément à l'une de ses méthodes didactiques, Jésus
1 Matth. XIV, 15-21; XV, 32-38; Marc VI, 35-44; VIII, 1-9
Luc IX, 12-17.
2 Jean VI, 5-13.
3 MaUh. XVI, 5-12 ; Marc VIII, 14-21.
72 JÉSUS DE NAZARETH
proposa à leurs réflexions une de ces sentences courtes
et pleines de sens qui devaient stimuler leur intelligence :
(( Gardez-vous du levain des pharisiens et des saddu-
« céens (Matthieu), du levain des pharisiens et du levain
« d'Hérode » (Marc, dont le texte est beaucoup plus
d'accord avec la situation supposée). Pour nous, le sens
de cette parole est bien clair. Le levain ou la vertu régé-
nératrice du Royaume de Dieu est combattu par d'autres
levains, celui de la piété formaliste et bigote (les pha-
risiens), celui de la frivolité sensuelle et immorale (Hé-
rode). La religion intérieure, sincère, vivante, essentiel-
lement morale, ne peut coexister ni avec l'un, ni avec
l'autre. Mais les disciples, préoccupés de Toubli qui leur
faisait craindre de souffrir de la faim avant de toucher
la terre, n'ont pas en ce moment l'esprit ouvert aux
méditations d'un ordre élevé. Ils s'imaginent que cette
maxime où il est question de levain doit faire allusion au
manque de pain. Jésus en témoigne une certaine irrita-
tion. D'après nos textes, il rappelle à ses disciples les
deux multiplications encore récentes, la surabondance
constatée quand on croyait qu'il y aurait disette, et il se
plaint avec quelque vivacité de leur inintelligence. Il est
constant qu'en effet leur crainte était bien étrange s'ils
avaient bien peu de temps auparavant fait deux fois
l'expérience du pouvoir miraculeux du Maître dans les
moments de pénurie alimentaire. On est vraiment auto-
risé à se demander si les narrateurs n'ont pas confondu
des choses bien distinctes. Car enfin quel rapport y
avait-il entre le fait d'avoir été témoins de deux miracles
prodigieux et la capacité de saisir le vrai sens d'un dire
sentencieux proposé à leur réflexion? Parce que j'ai vu
s'accomplir quelque chose de merveilleux, cela m'a-t-il
ouvert Tesprit pour comprendre un enseignement pré-
LES MIRACLES DE JESUS 73
sente sous une forme sollicitant nnon attention et ma
sagacité? Le déplaisir exprimé par Jésus demeure lui-
même tout à fait inintelligible. — Au contraire, admet-
tons que, lors des deux repas du désert, une circonstance
quelconque, peut-être — nous n'osons rien affirmer
faute de renseignements — la bonne volonté générale
provoquée par l'initiative du groupe apostolique, ait fait
régner Tabondance des aliments quand on ne croyait pas
en avoir une quantité suffisante ; qu'alors Jésus ait saisi
cette occasion de proposer une de ces belles vérités qui
sortaient de sa bouche comme autant de perles pré-
cieuses; admettons qu'il ait dit, conformément à Tune de
ses idées favorites, quelque chose comme cela : « Il en
« est de la doctrine du Royaume comme des cinq ou
« sept pains qui ont procuré de quoi nourrir des milliers
« d'hommes; cela ne paraissait rien; non seulement cela
« a suffi, mais encore il en reste des corbeilles pleines^ »
Si Jésus dans une telle occasion a énoncé une parole de
ce genre avec l'espoir qu'elle avait été bien saisie, il est
facile de comprendre que, sur le lac, il s'afflige de l'in-
intelligence de ses disciples absorbés par un vulgaire
souci. Sa maxime relative aux levains dont il faut se
garder aurait dû trouver meilleur accueil chez des dis-
ciples préparés par un enseignement antérieur à dis-
cerner le levain bienfaisant qu'il fallait mêler à la pâte
humaine. L'incident de la traversée du lac n'a aucun
sens acceptable en dehors de cette supposition. On est
donc conduit à penser que les multiplications miracu-
^ Une pareille comparaison est tout à fait dans l'esprit d'autres
paraboles bien connues comme celles du Sénevé et du Levain. Si
notre supposition est fondée, quel dommage que, dans sa passion
pour le merveilleux, Ja Paradosis évangélique nous ait privés d'un
si bel enseignement !
74 JÉSUS DE NAZARETH
leuses ont été suggérées, avec l'aide de réminiscences
de l'Ancien Testament \ par la tendance à transformer
en fait réel et matériel ce qui était originairement et
simplement une idée très belle, d'une grande profon-
deur, exprimée sous forme figurée et comparée à un
fait tout récent.
Ces exemples suffisent pour légitimer la présomption
que d'autres miracles encore, pour la réduction desquels
les points de rattachement nous manquent, pourraient
bien avoir des origines semblables. Tels semblent être
la Pêche miraculeuse racontée Luc V, 4-11, tandis que
les deux autres synoptiques rapportent seulement le
mot qui doit avoir été le générateur du récit : « Je ferai
de vous des pêcheurs d'hommes ^ », et la guérison du
sourd-muet rapportée Marc YII, 31-37 comme pour jus-
tifier un chaleureux éloge de la foule charmée, éloge
qui ne s'applique pas très exactement à l'incident raconté
et qui en serait plutôt à notre avis le point de départ.
Nous devons nous résigner quand il s'agit d'une résur-
rection comme celle du fils de la veuve de Naïn racontée
sans parallèles Luc Yll, 11-17. Il est impossible même
de conjecturer ce qui s'est réellement passé. Mais
d'autres miracles^ dont nous reparlerons , comme la
Marche sur les eaux et la Transfiguration^, ressemblent
beaucoup à des visions symboliques dues à l'enthou-
siasme d'esprits ardents, peu cultivés, poètes pourtant
à leur manière. Nous ne pourrons émettre qu'une con-
jecture sur l'événement de Gadara et la légion de
démons envoyée dans une légion de pourceaux. Le
miracle du statère ou de la pièce de monnaie trouvée à
1 I Rois XVII, 10-16; II Rois, IV, 1-7 ; V, 42-44.
^ On doit le mettre aussi en rapport avec la parabole du Filet,
Matth. XIII, 47-48.
LES MIRACLES DE JÉSUS 75
point nommé dans la bouche d'un poisson que Pierre
a été pécher tout exprès (Matth. XVII, 27) exhale le
parfum de la pure légende et n'a d'importance qu'à titre
d'éclaircissement de la position adoptée par Jésus vis-
à-vis du régime politique de son temps.
Du reste, quand on voit avec quelle complaisance
vraiment superstitieuse Marc insiste sur les miracles de
Jésus au point de répéter scrupuleusement en araméen
les mots qu'il aurait prononcés pour les accomplir et
d'entrer dans des détails qui ne font pour nous qu'aug-
menter les difficultés i ; quand on sait que le Proto-
Marc est la source commune aux trois synoptiques ;
enfin quand on se rappelle Porigine apostolique des
récits réunis dans le second évangile, on se demande
involontairement si ce n'est pas Pierre avec son imagi-
nation impétueuse, avec sa promptitude à conclure
avant d'avoir examiné, avec son amour passionné du
Maître, qui a le plus contribué à imprimer dès l'origine
à la tradition évangélique cette transfiguration continue
dans le sens du merveilleux. Nous croyons en avoir
dégagé les marques encore visibles dans des textes qui
n'avaient certainement pas été rédigés avec Pintention
d'amoindrir le miracle, qui tendaient bien plutôt à l'exa-
gérer.
Une autre question, plus intéressante encore, consiste
à se demander si Jésus a partagé la croyance aux mira-
cles de ses contemporains, s'il a cherché à en faire, s'il
s'est appuyé sur ceux qu'il aurait faits pour prouver la
légitimité de la mission divine que, comme annoncia-
teur du Royaume de Dieu, il n'hésitait pas à s'attribuer.
' V. par exemple la guérison du Sourd-bègue Marc VU, 32-37
et celle de l'Aveugle de Bethsaïda, Marc VIII, 22-26.
76 JÉSUS DE NAZARETH
Là encore les affirmations et les négations absolues
sont également hors de propos. Nous n'avons pas la
moindre raison de supposer que Jésus eût une notion
quelconque de nos doutes et de nos objections en ma-
tière de miracle. Jésus n'était ni un moderne, ni un
savant de son temps, et du reste les savants de son
temps ne les connaissaient pas davantage. Ce n'était
pas non plus un philosophe procédant méthodiquement
par induction et déduction. Son génie religieux ferait
bien plutôt penser à ces natures musicales dont la finesse
innée supplée à ce qui leur manque en fait d'instruction
technique. Elles possèdent le don de chanter juste sans
avoir appris à chanter et de discerner des accords dé-
fectueux là où des auditeurs plus instruits, mais d'un
sens musical moins sûr, croiraient trouver une parfaite
harmonie. Nous ne dirons pas que Jésus nie le miracle,
mais nous dirons qu'il ne l'aime pas et qu'il ne cherche
pas à en faire le fondement de la foi qu'il s'efforce de
propager. Cela demande explication.
Le plus grand nombre, de beaucoup, des miracles qui
lui sont attribués sont des guérisons, et ces guérisons
le plus souvent consistent dans l'expulsion des démons
que l'on considérait alors comme les auteurs d'une foule
de maladies. Il serait difficile de nier que Jésus a partagé
sur ce point les idées de ses contemporains. Par consé-
quent il aurait manqué à la charité si, persuadé comme
il l'était que l'esprit dé Dieu était en lui, il n'avait pas
tâché de soulager ceux que les démons tourmentaient.
N'était-il pas admis sans conteste qu'ils ne pouvaient
résister au pouvoir des hommes porteurs de cet esprit
divin ^ ? Le nombre des démoniaques ou plutôt des né-
^ [1 faut remarquer toutefois qu'il n'employait pas les formules à
prétentions magiques plus que religieuses des exorcistes juifs. S'il
LES MIHACLES 1)K JÉSUS 77
vrosés paraît avoir été grand en Galilée. La surexcita-
tion politique et religieuse causée par les événements,
l'attente fiévreuse d'une grande révolution imminente,
le malaise moral résultant d'une pareille situation, tout
doit les avoir multipliés. Cela posé, nous avons tous
l'expérience des effets surprenants, soit en bien, soit en
mal, de l'état moral sur l'état physiologique. Nous savons
que l'ébranlement causé par une forte émotion peut
faire surgir dans l'organisme vivant des forces latentes
centuplant la résistance naturelle qu'il oppose avec
plus ou moins de succès aux agents de destruction qui
le travaillent \ Dans les crises d'enthousiasme populaire,
qu'il s'agisse de patriotisme ou de religion, on peut
constater des faits étonnants de ce genre. Nous pouvons
donc comprendre l'effet calmant et régénérateur qu'une
personnalité comme celle de Jésus pouvait produire sur
les agités qu'on lui amenait ou qui venaient d'eux-mêmes
au-devant de lui. 11 y a là un ordre de phénomènes qui
se prête mal à Texplication scientifique, mais que le
parti pris peut seul contester. On peut donc poser comme
infiniment probable que Jésus remporta souvent des
succès réjouissants dans cette thérapeutique morale
autant et plus que physique, et qu'il sentit sa confiance
en lui-même se fortifier par le sentiment que la puis-
sance des démons reculait devant la sienne. Tant que
nous restons dans cette généralité, aucune objection ne
saurait troubler notre jugement.
y eût recouru^ nous en trouverions plusieurs indices, ne fût-ce que
dans l'évangile de Marc qui attache tant d'importance aux mots
prononcés dans les scènes de guérison.
^ C'est pourquoi les anciens sanctuaires payens, de même que les
lieux de pèlerinage, bouddhistes, musulmans, catholiques, ont pu
être de temps à autre témoins de guérisons qui revêtaient l'appa-
rence du miracle aux yeux des croyants.
78 JÉSUS DE NAZARETH
Mais sommes-nous exactement renseignés sur ce qui
se passait dans les cas déterminés dont il nous est parlé ?
Les récits qui nous en sont transmis sont-ils par leur
composition, leurs origines, l'esprit des narrateurs, ce
qu'il faudrait qu'ils fussent pour nous permettre d'asseoir
un jugement suffisamment éclairé ? Par exemple^, est-il
certain qu'il n'y eut pas aussi de temps à autre des
échecs ? Marc nous dit ingénuement (VJ, 5) qu'à Naza-
reth Jésus c( ne put faire aucun miracle » à cause de
l'incrédulité des gens de l'endroit. Cela suppose donc
que la foi, la confiance exaltée des possédés et de leur
entourage était la condition indispensable de la réussite.
Mais Nazareth fut-elle la seule bourgade où cette condi-
tion fit défaut? Dans l'étrange épisode du démoniaque de
Gadara (Marc V^ 8), le démon ne se retire pas à la première
sommation ni sans faire ses conditions. Cela n'arriva-t-il
que cette fois-là? En particulier nous sommes on ne
peut plus mal renseignés sur une question qui dans
l'espèce est capitale : Le soulagement persistait-il ? Le
mal que le malade lui-même proclamait disparu ne re-
venait-il plus jamais ? Il est parlé quelque part ^ d'un
démoniaque guéri qui redevint ensuite plus malade
qu'auparavant. Il s'agit là d'un enseignement parabo-
lique, mais évidemment fondé sur l'expérience de faits
semblables. Quel est le témoin de ces scènes de gué-
rison, quel est l'évangéliste qui ait jamais songé à s'en-
quérir de la persistance du mieux obtenu?
Il en résulte qull est impossible de peser sur ce genre
de récits pour en faire jaillir des lumières éclairant la
nature des événements racontés et déterminant la valeur
qu'il leur faut attribuer. Tout ce qu'on peut dire, puis-
1 MatUi. XII, 43-43.
Lies MIRACLES DK JKSUS 7'J
qu'il est constant que de nombreuses guérisons signa-
lèrent les passages de Jésus au travers des multitudes
qui se pressaient autour de lui, c'est qu'il pouvait
opposer à ses adversaires cet indice du Royaume de
Dieu qui approchait et dont il préparait l'avènement *
(Mattb. XII,28).
Mais voici ce qu'il importe surtout de remarquer,
c'est que Jésus lui-même n'attachait qu'une très médiocre
importance, au point de vue de l'autorité qu'il reven-
diquait comme prophète, à son rôle de guérisseur et
d'expulseur des démons. Étant donné la croyance géné-
rale aux possessions et aux moyens réguliers à employer
pour les faire cesser, peut-on dire que ces guérisons
fissent l'effet de miracles proprement dits? Elles rentraient
en réalité dans l'ordre naturel des choses. Les démons
devaient céder à un pouvoir supérieur. On ne pouvait
voir là qu'une succession normale de cause et d'effet.
Jésus ne fait aucune difficulté d'admettre que les exor-
cistes juifs chassaient aussi les démons (Matth. XII, 27).
On remarque avec surprise dans les récits des synop-
tiques la mention fréquente des efforts que fait Jésus
^ On dira que, ramené à ce point de vue général, le rôle de Jésus
comme exorciste n'en dénote pas moins une participation peu
digne de sa grandeur religieuse à l'une des erreurs les plus fâcheuses
que l'ignorance ait généralisées. Mais pour quelle raison, quand on
reste sur le terrain historique, Jésus aurait-il contesté une étiologie
qui était alors admise par tout le monde? Supposons que le jour
"vienne où les théories microbiennes, aujourd'hui si chaleureusement
acceptées, auront été remplacées par d'autres, comme elles ont
remplacé elles-mêmes les théories miasmatiques ou virulentes,
comme celles-ci avaient supplanté les « esprits animaux », les
« humeurs peccantes », et autres hypothèses de l'ancienne méde-
cine. Si la postérité se souvient d'un philanthrope contemporain qui
prodiguait aux malades les soins indiqués par la thérapeutique de
son temps, devra-t-elle nier son dévouement, ses bienfaits et la
beauté de son caractère ?
80 JÉSUS DE NAZARETH
pour que les guérisons qu'il opère ne reçoivent pas de
publicité \ Si pourtant ces guérisons merveilleuses eus-
sent été une sorte de lettre de crédit auprès du peuple,
il eût fallu leur donner le plus de publicité, le plus de
retentissement possible ^
Ce qu'il est bien plus intéressant encore de constater,
c'est que Jésus, par un sentiment extrêmement délicat de
la nature de la vraie piété, ne cherche nullement dans le
miracle la preuve de sa mission ni la démonstration de
son enseignement. Cette observation est d'autant plus re-
marquable que nous en puisons la certitude dans des textes
dont les rédacteurs partaient précisément du principe
contraire et s'évertuaient à prouver la divinité de cette
mission par le nombre et l'importance des miracles. Ce
peu de goût de Jésus pour la « démonstration miracu-
leuse » est tout à fait d'accord avec la répugnance, déjà
signalée dans le récit de la Tentation^ à « tenter Dieu ».
L'expérience acquise dans quelques localités, telles que
Ghorazin, Bethsaïda, Capernalim, du peu d'effet final
i Gomp. Matth. VllI, 4; IX, 30; XII, 16 et parall.
2 On objectera peut-être Matth. XI, 5-6 ; Luc VII, 22-28, où Jésus
semble s'appuyer auprès des envoyés de Jean Baptiste sur les nom-
breuses guérisons, sur les résurrections même, dont il est l'auteur
et qu'ils peuvent constater de leurs yeux. Il est facile de montrer
que ce sont autant de figures où les maladies morales sont assi-
milées à des maux physiques (de même que Luc IV, 19). C'est la
seule interprétation qui soit d'accord avec la situation supposée,
avec la fin de l'énumération (« l'Évangile est annoncé aux pauvres «)
et avec la recommandation suprême transmise au Baptiste prison-
nier : « Heureux celui que je ne scandaliserai pas », c'est-à-dire
qui ne verra pas dans l'humilité, la simplicité, le caractère pai-
sible et sans éclat de mon ministère une raison de refuser son
adhésion. S'il eût été vrai que les morts ressuscitaient réellement
à la voix de Jésus, on ne comprendrait guère que Jean Baptiste, à
son point de vue, ait pu persister dans son indécision. Nous revien-
drons plus loin sur cet incident.
LES MIRACLES DE JÉSUS 81
d'incidents qu'on pouvait regarder comme miraculeux
(Matth. XI, 21-24) a-t-elle imprimé à ses idées sur ce
point un tour plus précis et plus définitif? Nous ne savons;
ce qui est certain, c'est que nous pouvons glaner çà et là
des déclarations diamétralement opposées au principe si
répandu quele miracle garantit l'autorité révélatrice de son
auteur ou détermine la conversion réelle de ses témoins.
Ainsi, Matth. VII, 22, Jésus repousse d'avance comme
adhérents ceux qni, en pratiquant l'iniquité, auraient fait
des miracles en son nom. Luc XVI, 31, il enseigne que
même la résurrection d'un mort n'entraînerait pas la con-
version de ceux que l'enseignement de Moïse et des pro-
phètes (loi morale et ferveur religieuse) laisse insensibles.
Il prémunit ses disciples contre de faux prophètes qui,
aux derniers jours, feraient des miracles et des prodiges
de nature à séduire, si possible, les élus eux-mêmes
(Marc XIII, 22; Matth. XXIV, 24). De pareilles leçons ne
sont pas conciliables avec l'idée que le miracle garantit
la vérité et produit la conversion.
Je répète encore que cela ne signifie pas du tout que
Jésus niât la possibilité ni la réalité des miracles. Je dis
qu'en enlevant au miracle par l'exquise sûreté de son
sentiment religieux la valeur que Topinion vulgaire
lui attribue^ il montre une fois de plus qu'une mysticité
saine, profonde, dirigée par un sens moral très aiguisé,
n'a qu'à suivre sa propre voie pour se rencontrer souvent
avec les aboutissants d'un grand développement intel-
lectuel. Le miracle, si l'opinion vulgaire est fondée,
impose la foi du dehors, il contraint l'assentiment, il
violente la conviction et ne change rien à la disposition
réelle du témoin. Il est donc naturel que le grand prédi-
cateur de la religion intérieure, puisant sa réalité et sa
puissance dans l'assentiment spontané de la conscience
JÉSUS DE NAZAR, — II. 6
82 JÉSUS DE NAZARETH
et du cœur, n'ait pas éprouvé de sympathie pour cette
espèce de coercition, tout au 'plus capable de créer une
foi de démon comme celle dont parle Jacques, II, 19.
Du reste, pour achever la démonstration, nous avons
mieux que des paroles isolées. Il y a un enseignement
formel de Jésus, présenté sous une forme très élo-
quente, où son refus d'étayer son autorité sur le miracle
est affirmé de la manière la plus décisive.
On le trouve Matth. XII, 38-42 ; Luc XI, 16, 29-32 ^ Des
opposants sont venus lui demander un ar^ixzioy^ un
« signe », c'est-à-dire un miracle éclatant qui soif de
nature à l'accréditer comme révélateur de la vérité.
Jésus leur répond qu'il ne leur en sera pas donné d'au-
tre que « celui de Jonas le prophète ». Quel était donc
le « signe » du prophète Jonas? A la condition de n'y
pas réfléchir, on pouvait penser au miracle stupéfiant de
son séjour de trois jours et trois nuits dans l'estomac
d'un grand poisson, tel qu'il est raconté dans la légende,
et le premier évangéliste (v. 40) n'y a pas manqué. Son
interprétation est un modèle d'inintelligence augmenté
d'une erreur chronologique. Jésus, d'après son propre
récit de la résurrection n'est resté que deux nuits et un
jour au tombeau. Le troisième évangéliste (XI, 30) a
beaucoup mieux compris la pensée du Maître. On lui
demande un « signe » miraculeux qui soit la garantie de
ce qu'il est et de ce qu'il dit. C'est ce que les Ninivites
auxquels s'adressa Jonâs auraient pu exiger aussi. Il est
clair que ce n'est pas le miracle qui s'était passé en
pleine mer à des centaines de lieues de leur ville qui
pouvait être pour eux le signe demandé. Or, d'après
1 Comp. Marc VIII, 11-13; Matth. XVI, 1-4, où la même idée est
affirmée, mais non développée.
i
LES MIRACLES nE JÉSUS 83
la tradition du livre de Jonas, ils ne lui demandèrent
rien de ce genre. Ils se convertirent à l'ouïe de la seule
prédication de Jonas, celui-ci ne fit à leur intention
aucun miracle. Ce fut donc la simple parole de Jonas qui
les amena à résipiscence. Voilà ce que devraient
imiter les contemporains de Jésus. La suite confirme
absolument cette interprétation du « signe de Jonas »,
qui consiste en ceci que Jonas n'en donna pas. « Les
« hommes de Ninive ressusciteront lors du jugement
« avec cette génération et la condamneront, car ils se
« convertirent à la prédication de Jonas, et il y a ici
« plus que Jonas K Une reine du Midi ressuscitera lors
« du jugement avec cette génération et la condamnera;
(( car elle vint du bout du monde pour entendre la
« sagesse de Salomon, et il y a ici plus que Salomon. »
En effet Salomon ne fit non plus aucun miracle, et si
la reine du Midi s'imposa les fatigues et les dangers
d'un long voyage, c'est qu'elle aimait la sagesse pour
la sagesse elle-même qui l'attirait, et non parce qu'elle
voulait voir des miracles prodigieux.
En d'autres termes, Jésus refusa net, avec motifs à
l'appui;, ce que, dans Tidée qu'on se fait habituellement
du miracle, il aurait dû accorder. La question n'est pas
de savoir s'il aurait pu donner satisfaction au désir
exprimé. L'essentiel pour nous c'est d'apprendre de lui-
même que s'il l'avait pu, il ne l'aurait pas voulu. Je ne
crois pas que jamais sur d'autres points sa pensée se
soit élevée plus haut, et c'est là certainement une des
1 nXîIov au neutre, ce qui ne signifie pas « quelqu'un de supé-
« rieur à Jonas », mais la supériorité de la doctrine proposée à la
génération contemporaine sur celle que le prophète d'autrefois
enseigna ,aux Ninivites. — Même remarque à propos du second
exemple tiré de la venue à Jérusalem de la reine de Saba.
84 JÉSUS DE NAZARETH
marques les plus significatives de la fermeté comme de
l'extrême délicatesse de son sens religieux.
De tout cela résulte que nous perdrions notre temps
à peser et soupeser le fond et les détails des incidents
miraculeux qui remplissent les récits des évangélistes.
Ils ont attaché autant d'importance à l'argument du
miracle que Jésus lui en reconnaissait peu. Les tradi-
tions recueillies par eux les avaient précédés dans cette
complaisance pour le merveilleux et leur tendance à
eux-mêmes était bien plutôt de l'accentuer que de le
diminuer. Nous manquons, ils manquaient eux-mêmes
de tout moj^en de contrôler les faits miraculeux pour
en préciser la véritable nature et la portée réelle. Cela
ne détruit pas le caractère positif d'une histoire qu'on
sent se dérouler avant, sous et après ces épisodes plus
ou moins obscurs. Cela n'implique pas qu'on doive
négliger aussi les enseignements qui souvent se trou-
vent mêlés à des récits de ce genre. Ce sont deux
ordres de témoignages très ditîérents. Les sentiments et
les paroles historiques de Jeanne d'Arc, lorsqu'elle
quitta son village, sont très indépendants de la ques-
tion de savoir si Monseigneur Saint Michel et Madame
Sainte Catherine lui sont réellement apparus. Pour
prendre un exemple emprunté à la vie de Jésus, la
guérison miraculeuse de la fille de la Cananéenne
(Matth. XV, 21-28) se dérobe à toute espèce de vérifi-
cation. Nous ne savons pas même, en nous tenant aux
textes, bien que l'intention du narrateur ne soit pas dou-
teuse, s'il y eut ou non miracle à cette occasion. Mais
les paroles échangées entre Jésus et la mère sont d'un
puissant intérêt, parce qu'elles jettent un jour très vif
sur ridée que se faisait Jésus des rapports de son œuvre
LES MIRACLES l>E JÉSUS 85
avec le monde payen. Il n'y a rien d'arbitraire à distin-
guer dans cet épisode et dans bien d'autres le miracle
raconté, dont nous ne pouvons nous faire aucune repré-
sentation satisfaisante, qui est peut-être embelli, am-
plifié, qui peut-être n'exista jamais, et des paroles qui
ne sont pas de celles qui s'inventent et qui auraient pu
être prononcées lors même que le fait miraculeux
allégué aurait été quelque chose de très différent de ce
qui nous est rapporté.
Nous pouvons donc poursuivre nos études en toute
sécurité.
CHAPITRE V
LES OPPOSANTS
Jésus parcourait donc son beau pays de Galilée, prê-
chant le Royaume de Dieu, sa proximité, les conditions
qu'il fallait remplir pour en devenir membre, semant
sans compter sa parole incisive, d'accent laïque à la
fois et si religieux, son enseignement profondément
moral et dégagé de toute faiblesse superstitieuse. Il
s'arrêtait tantôt dans les vallées ombreuses, tantôt sur
les bords du lac bleu, un jour dans une des nombreuses
bourgades de ce pays à population très dense ; un autre
jour, il s'enfonçait dans la montagne où il ne tardait pas
à être rejoint par des multitudes qui ne se lassaient pas
de l'entendre. Après chacune de ces excursions, il ren-
trait à Capernaiim, où il avait des amis fervents, pour
reprendre bientôt après le cours de sa prédication itiné-
rante. Son prestige grandissait toujours. Parfois même
cette popularité était encombrante \ et c'est pour cela
qu'il se réfugiait de temps à autre dans les solitudes.
* Comp. Marc II, 2 ; III, 20.
LES OPPOSANTS 87
Elle avait dépassé ses propres attentes. Il cherchait, non
pas à s'y soustraire, car elle lui était indispensable, mais
à en modérer les manifestations bruyantes. A divers
indices on peut penser qu'il craignait d'être débordé. Il
y avait des enthousiastes, des agités, des « possédés »,
qui déjà prétendaient qu'il était supérieur au rôle rela-
tivement modeste de prophète, qu'il ne voulait pas l'a-
vouer^, mais qu'eux <( ils le connaissaient bien ^ ^). On
peut voir dans les récits parallèles des synoptiques re-
latifs à ces débuts de la prédication de Jésus en Galilée "'
à quel diapason l'engouement de la foule était monté.
Les miracles ne pouvaient manquer de se produire au
miheu d'une telle excitation. Les possédés à son appro-
che tombaient dans des crises nerveuses dont ils sor-
taient calmés par la vertu de sa parole ^ On disait qu'il
n'avait eu qu'à toucher la main de la belle-mère de
Pierre qui souffrait d'une fièvre intense pour que la
fièvre cessât et qu'elle pût vaquer de nouveau à ses
occupations ^. Un lépreux avait été nettoyé d'un moment
à l'autre avec défense d'en rien dire \ Un jour, comme
* C'est ce qui résulte de la singulière notice de Marc I, 34 :
« Il ne permettait pas aux démons de dire qu'ils le connaissaient. »
Comp. Luc IV, 41, qui force peut-être la note en voulant expli-
quer l'incident : « Plusieurs démons qu'il chassait criaient : « Tu
es le fils de Dieu ! et il les menaçait, ne leur permettant pas
ic de dire qu'ils savaient bien qu'il était le Messie. » On se rappellera
que les dires des possédés dans leurs moments de crise étaient
regardés comme ceux des démons qui s'étaient logés dans leur corps.
- Matth. IV, 24-25 ; VIII, 16 ; Marc I, 32-37, 45 ; Luc IV, 40-44;
V, 13-16.
3 Marc I, 26 ; Luc IV, 3o etc.
^ Matth. VIII, 14-15 ; Marc I, 30-31 ; Luc IV, 38-39. Ce dernier fait
« menacer » la fièvre par Jésus, comme si elle eût été un être animé
et intelligent. C'est probablement que Luc la regardait comme un
démon.
^ Luc V, 12-14; Marc I, 40-45; Matth. VIII, 2-4.
88 JÉSUS DE NAZARETH
Jésus prêchait à Capernaûm dans une maison privée,
l'affluence était telle qu'on ne pouvait y entrer par la
porte. Des gens arrivèrent portant sur son lit un para-
lytique ou un malade passant pour tel K Désespérant de
pénétrer jusqu'à Jésus, ils montèrent sur le toit plat dont
ils écartèrent quelques soliveaux et le treillis — cette
opération était facile en Palestine — et ils descendirent
leur fardeau de manière que le malade se trouvât déposé
tout près du Maître. Et, à la stupéfaction générale, le
malade revint chez lui, portant la couchette sur laquelle
il avait été descendu. Sans nous prononcer sur la par-
faite exactitude de tous ces récits miraculeux ^ nous y
voyons la marque incontestable de l'enthousiasme que
la personne de Jésus et son enseignement avaient pro-
pagé dans les rangs épais du peuple. Sauf le souci que
lui causait cette exaltation elle-même, Jésus était heu-
reux de se voir accueilli avec tant de sympathies. C'est
la brillante aurore de l'histoii^e évangélique. Il y a pour-
tant déjà quelques nuages flottant à l'horizon, mais ils
sont encore trop légers pour en ternir le ravissant éclat.
Tant que Jésus s'était borné à énoncer d'une manière
générale ses idées sur le Royaume de Dieu et sa justice,
c'est-à-dire les dispositions morales qu'il fallait revêtir
pour y participer, comme il prétendait se rattacher en prin-
cipe à la tradition sacrée d'Israël, il n'y avait pas eu d'op-
position marquée à sa doctrine. En fait et tant qu'on ne
1 Matth. IX, 2-7; Marc II, 1-12; Luc V, 18-25. L'expression
employée par Luc pour désigner la maladie, 7i:apaX£Xu[jisvoc, est
plus générale que irapaXoTixot; et signifie pins souvent « affaibli »,
« énervé » , ne pouvant pour une cause quelconque faire usage de
ses membres. Nous reviendrons plus loin sur les paroles qui au-
raient été échangées à cette occasion entre Jésus et des adversaires
qui se trouvaient là.
2 V. le chapitre précédent.
LES OPPOSANTS 8'J
touchait pas à cette arche sainte, il régnait dans le ju-
daïsme une assez large tolérance au sujet des théories
concernant l'avenir et les conditions du salut. Il y avait
bien des opinions très répandues, mais pas d'orthodoxie
officiellement constituée. Des docteurs de la Loi, tels
que Hillel et d'autres, avaient déjà donné l'exemple
d'une réduction de cette Loi à quelques maximes fonda-
mentales. Il faut bien que telle ait été la situation pour
que sadducéens, pharisiens, scribes d'écoles diverses
pussent continuer de demeurer dans le même organisme
religieux-national sans qu'il vînt à aucun d'entre eux^
sauf peut-être aux esséniens de la stricte observance,
l'idée de rompre ostensiblement avec l'unité du ju-
daïsme. Mais qu'était-ce que la poignée d'esséniens
brouillés avec le Temple ou plutôt avec son sacerdoce
en face de la solide cohésion qui réunissait en tant que
Juifs l'immense majorité ? C'est quand on descendait
aux questions pratiques de rite et de coutumes de dévo-
tion que les passions pouvaient s'allumer.
On devrait plutôt se demander comment il se fait que
la police soupçonneuse d'Hérode Antipas, si rigoureux
envers le pauvre Jean Baptiste, n'ait pas dès les pre-
miers jours dénoncé et cherché à comprimer cette agi-
tation nouvelle qui, dans les états mêmes du tétrarque,
se donnait pour la continuation de celle qu'avait suscitée
le prédicateur du Jourdain. C'est sans doute qu 'Antipas
avait bien d'autres soucis en tête. Ses démêlés avec
Aretas, le roi arabe père de sa femme répudiée, pre-
naient une tournure très grave. Le plus simple bon sens
lui conseillait de ne pas exaspérer ses propres sujets,
qui avaient très peu d'affection pour lui, en persécutant
sans raison un autre prophète populaire. Il était déjà
perplexe sur ce qu'il devait faire de Jean Baptiste pri-
90 JÉSUS DE NAZARETH
sonnier. D^'ailleurs, s'il se faisait renseigner sur le nou-
veau prophète, il devait être rassuré par le soin que
celui-ci prenait de dégager absolument son œuvre de
toute compromission avec la politique et les déposi-
taires du pouvoir temporel. Des rassemblements qui
se formaient autour du Nazaréen ne sortait aucun
symptôme d'opposition à son trône ou à sa conduite
privée. Plus tard l'inquiétude le prit et revêtit dans sa
faible intelligence des formes assez étranges K Mais,
dans les premiers temps, il jugea inutile d'intervenir.
C'est d'un tout autre côté que vint la première oppo-
sition que Jésus eut à combattre, du côté qui passait
pour le plus pieux et le plus moral. Les principes
énoncés par Jésus comme constituant la religion éter-
nelle, seule nécessaire et résumant ce qu'il y avait de
divin dans la Loi et les Prophètes, entraînaient leurs
conséquences pratiques. Leur application, logiquement
poursuivie, devait se heurter fatalement à des idées, à
des coutumes invétérées qui passaient pour indissolu-
blement liées à la vraie piété. Le pharisaïsme, qui vivait
d'observances dévotes et qui y attachait un prix énorme,
ne pouvait manquer de s'alarmer en voyant grandir un
genre de religion qui réléguait dans l'insignifiance les
formes qu'il multipliait avec tant de zèle scrupuleux. De
leur observation ponctuelle dépendait, disait-il, le main-
tien du rapport normal de l'homme avec Dieu. Mais avec
la doctrine de Jésus sur les conditions du Royaume de
Dieu ou du salut, conditions tout intérieures, d'humilité
sincère, de confiance filiale en Dieu, d'amour ardent
de la perfection, d'humanité se déployant envers tous,
qu'étaient-ce que toutes ces formes méticuleuses, asser-
' Marc VI, 14-16 et parall.
LES OPPOSANTS 91
vissantes, sans contenu moral et dont, sous la direction
des scribes et de leurs disciples pharisiens, le judaïsme
était pour ainsi dire farci? Jésus, de conseil et d'exemple,
en émancipait, les siens. Les pharisiens secouaient
la tête avec mécontentement à la vue de gens qui pré-
tendaient entrer dans le Royaume de Dieu et qui en
même temps s'abstenaient déjeuner, se relâchaient dans
l'observation rigoureuse du sabbat^ ne se souciaient
plus des prescriptions concernant la souillure légale et
les moyens de s'en préserver, en un mot qui foulaient
aux pieds « la tradition » ou les « traditions des an-
ciens ».
C'est en effet sur ces menus suffrages de la piété telle
que l'entendait le traditionalisme juif, sur les questions
du jeune, du sabbat, de la souillure et du caractère impé-
ratif de la tradition des scribes que se forma un parti
d'opposition contre lequel Jésus eut de bonne heure à
se défendre.
Le jeûne, la privation partielle ou totale de nourriture
était, nous l'avons dit, un exercice de piété, une ascèse
très recommandée par l'enseignement des scribes et
très pratiquée parmi les pharisiens. La Loi, il est vrai,
ne le prescrivait que pour sanctifier la grande solennité
nationale des Expiations. Mais on trouvait çà et là dans
l'histoire sacrée quelques exemples de jeûnes individuels
volontaires. La signification chez les Juifs était toujours
celle de la tristesse profonde. Le jeûne rentrait avec le
sac et la cendre, les vêtements déchirés^, les lamenta-
tions bruyantes, parmiles marques du deuil et en général
d'un chagrin assez intense pour ôter l'envie de manger.
Il devait, par conséquent, s'associer aussi au repentir, à
la tristesse amère de l'homme convaincu de sa dégrada-
92 JÉSUS DE NAZARETH
tion morale et pleurant sincèrement ses fautes. Mais évi-
demment la chose essentielle, c'était l'état d'âme qui ins-
pirait le jeûne, le rendait naturel; en lui-même le jeûne
n'avait pas de valeur morale. Il arriva au jeûne comme à
toutes les formes qui se perpétuent sous l'étiquette reli-
gieuse et qu'on flnit par pratiquer sans trop savoir pour-
quoi, parce que c'est coutume pieuse. Depuis la Captivité
le jeûne s'éleva à la hauteur d'un acte méritoire, confé-
rant devant Dieu un avantage à celui qui l'accomplissait,
et il fut admis qu'un homme très religieux devait jeûner
très souvent % quand même il n'éprouverait aucun des
sentiments qui eussent motivé son abstention de nour-
riture ou plutôt qui l'eussent entraînée comme leur
suite normale. Le jeûne était donc ex opère operato quel-
que chose de bien en soi.
Pour Jésus, au contraire, qui avait l'effroi des formes
religieuses vides, le jeûne en lui-même était de valeur
nulle, sans aucune vertu. Par conséquent il ne jeûnait
pas- et ses disciples ne jeûnaient pas davantage. Cette
manière de vivre sans ascétisme choquait d'autant plus
les pharisiens zélés que le nouveau prophète proclamait
hautement son intention de rattacher le mouvement re-
ligieux dont il était l'auteur à celui que Jean Baptiste
avait provoqué sur les bords du Jourdain. Or Jean Bap-
tiste avait été un ascète, un rude jeûneur. Pharisiens et
baptistes voulurent que Jésus s'expliquât.
Les disciples de Jean et les pharisiens s'astreignaient
donc à des jeûnes ^ Plusieurs d'entre eux vinrent trouver
Jésus et lui dirent : « Pourquoi nous, disciples de Jean et
^ Le pharisien de la parabole Luc XVIII, 10-14, jeûne deux fois
par semaine. Il n'en est pas moins très content de lui-même.
2 Matth. XI, 19.
■^ Marc II, 18-22 ; Matth. IX, 14-17; LucV, 33-39.
LES OPPOSANTS 93
« pharisiens, jeûnons-nous, tandis que tes disciples ne
«jeûnent pas ».
La réponse de Jésus paraît obscure à ceux qui ne sai-
sissent pas le lien qui rattache son indifférence en
matière de jeûne à ses principes de vraie piété. Elle re-
vient à ceci : Ni lui, ni les siens ne sont dans la disposi-
tion d'esprit que supposerait le jeûne. Celui-ci est fils de
la tristesse. Or le moment est à la joie ; joie sainte et
pure, mais joie. Les esprits se réveillent, l'Évangile est
annoncé dans les villes et les campagnes, de toutes
parts on appelle, on accueille, on bénit l'annonciateur
de la bonne nouvelle, sa parole est avidement écoutée,
la moisson va jaunir. Pourquoi s'attristerait-on ? Et si
l'on n'est pas triste, pourquoi jeûnerait-on ? Ce moment,
c'est l'aube des fiançailles entre le prophète du Royaume
et l'humanité altérée de vraie justice. « Est-ce que les
« amis du fiancé peuvent jeûner tant qu'il est avec eux?
« En vérité je vous dis qu'ils ne sauraient jeûner. Les
«jours viendront où le fiancé leur sera enlevé; ils jeûne-
« ront en ce jour-là ^»
Jésus devait donc commencer à mesurer du regard les
obstacles que le traditionalisme juif allait opposer autriom-
phe de son idéal religieux.il fallait pour saisir cet idéal,
1 J'incline à penser que cette parole, si originale et si authen-
tique dans sa première partie, a été quelque peu modifiée dans la
seconde. 11 me paraît improbable que dès ce moment Jésus prévit et
fît prévoir sa mort tragique. Preuve en soit la douloureuse surprise
des siens quand il en émit plus tard le pressentiment. Mais le Prôto-
Marc, d'où le récit est tiré, écrivait dans un temps oii le fiancé avait
été enlevé et où le jeûne avait déjà reconquis son prestige. Jésus
bien plutôt a pu dire : « Si le fiancé leur était enlevé, ils jeûneraient »,
c'est-à-dire qu'ils seraient profondément affligés. Que cette affliction
se traduisît par l'inappétence ou sous toute autre forme, peu
importe. C'est l'affliction, c'est le sentiment intime qui serait
l'essentiel.
94 JÉSUS DE NAZARETH
pour le goûter, pour l'appliquer surtout^ secouer avec
énergie le joug des vieilles habitudes. Nous ne sommes pas
autorisés à penser qu'il prévît dès lors que la rupture avec
le judaïsme tout entier, à l'exception de son monothéisme,
de sa haute moralité et de ses anticipations prophé-
tiques,' deviendrait un jour une nécessité. C'est la logique
des choses qui devait faire de la réflexion que voici une
véritable prédiction : « On a tort », disait-il à ce propos,
« d'appliquer un morceau de drap neuf à un vieux man-
« teau : le morceau neuf emporte la vieille étoffe, et la
« déchirure en est pire. On n'entonne pas non plus du vin
« nouveau dans de vieilles outres : car le vin nouveau
« fait éclater les outres, le vin se répand, et les outres
« sont perdues. Il faut mettre le vin nouveau dans des
« outres neuves, et ils se conservent ensemble ». Et,
d'après Luc, une troisième et charmante comparaison,
quia probablement effrayé les rédacteurs des deux au-
tres synoptiques^ terminait ces remarques piquantes, et
montrait dans quel esprit de sérénité Jésus pouvait en-
core parler de cette opposition qui commençait seule-
ment à lever la tête : « Pas un homme habitué à boire
« du vin vieux n'en veut tout de suite après du nouveau :
« car, dit-il, le vieux est meilleur K »
Il y avait une autre question qui, plus encore que le
jeûne, risquait de choquer de la manière la plus irri-
tante les partisans scrupuleux des coutumes pieuses que
la tradition avait enracinées dans les mœurs et les
croyances du peuple juif. C'était la question du repos
absolu du septième jour, repos poussé par l'enseigne-
ment rabbinique jusqu'à un degré incroj^able de rigueur
et de minutie. Les sévères sabbatariens d'Ecosse et d'An-
1 MaUh. IX, 16-17 ; Marc H, 21-22; Luc V, 36-39.
LES OPPOSANTS 95
gleterre n'en approchent pas encore. Notons bien que
Jésus appréciait à sa valeur, qui est grande, l'institu-
tion du repos hebdomadaire. Il la trouvait bienfaisante,
mais à la condition qu'elle ne fût pas exagérée au point
de devenir inhumaine. Elle était faite pour l'homme, et
non Thomme pour elle. Par conséquent elle devait être
subordonnée aux exigences supérieures de la nature
humaine et de la charité. Autrement, elle devenait à son
tour une servitude insupportable, une forme vide, une
correction purement extérieure, dont le prétendu mérite
n'avait d'autre fondement qu'une manière superstitieuse
de comprendre le rapport normal de l'homme avec Dieu.
Le conflit entre ce point de vue si rationnel à la fois et
si religieux et les scrupules puérils des partisans de
l'étroite observance ne tarda pas à éclater.
Un jour de sabbat Jésus et ses disciples faisaient
route le long de champs de blés mûrs. Les disciples
avaient faim et se mirent à arracher quelques épis qu'ils
broyèrent entre leurs mains pour en manger les grains ^
Cette cueillette était autorisée par une disposition spé-
ciale du Deutéronome (XXIII, 25). Aussi n'est-ce pas
d'une violation de la propriété d'autrui que les légalistes,
témoins de cette récolte minuscule, se scandalisent ;
c'est de ce que, sous l'oeil indulgent du Maître, les dis-
ciples se sont permis de la faire un jour de sabbat. C'est
un travail, donc c'est interdit, et cela offense le Dieu
d'Israël. Des pharisiens se trouvaient là et dirent à
Jésus : « Regarde ce qu'ils %font. Cela n'est pas permis
un jour de sabbat. » Jésus est d'avis que le repos du
sabbat ne doit pas être compris de manière à condamner
l'homme à souffrir de la faim. II est d'autres prescrip-
1 Marc II, 23-28 ; MaUh. XII, 1-8; Luc VI, i-b.
96 JÉSUS DE NAZARETH
tions de la Loi, non moins formelles que celles du
sabbat, et, pour satisfaire le plus impérieux des besoins
physiques, des héros renommés de l'histoire sainte ont
très bien su passer outre aux défenses qu'elles avaient
stipulées. « N^avez-vous donc jamais lu ce que fit David
(( quand il se trouva dans le besoin et qu'il eut faim, lui
« et ses compagnons, comment il entra dans la maison
« de Dieu au temps du grand sacrificateur Abiathar,
« comment il prit les pains de proposition que les prê-
« très seuls avaient le droit de manger, en mangea lui-
« même et les partagea avec ceux qui l'accompa-
« gnaient ^ ? » Et il ajouta : « Le sabbat a été fait pour
« l'homme, et non l'homme pour le sabbat. Par consé-
« quent le Fils de l'homme commande même au sabbat ^ »
* I Sam, XXI, 6. Les « pains de propositions » étaient les douze
miches présentées chaque semaine comme offrandes à l'Éternel sur
une table en face du sanctuaire. Seuls, les fils d'Aaron ou sacrifi-
cateurs pouvaient les manger une fois la semaine écoulée (Lévit.
XXIV, 8-9). Matthieu ajoute des paroles qui doivent être authentiques
en elles-mêmes, mais qui ne cadrent pas très bien avec l'incident
raconté. Elles doivent se rattacher à quelque autre occasion. « N'avez-
« vous pas lu dans la loi que les sacrificateurs dans le Temple
« transgressent le sabbat et ne sont pas coupables (Comp. Nom.
« XXVIII, 9-10) ? Je vous dis qu'il y a ici quelque chose de plus
« grand que le Temple. Et si vous saviez ce que signifie cette parole :
« Je veux la miséricorde et non le sacrifice, vous n'auriez pas con-
« damné des innocents. » Cette parole, empruntée à Osée VI, 6, et
qui ne tend à rien moins qu'à supprimer le sacrifice comme inutile,
est d'une portée immense et dépasse de haut la discussion relative
à ce qu'il est permis de faire un jour de sabbat.
2 Nous reviendrons sur cette déclaration finale en parlant de Jé-
sus comme Fils de Vhomme. Disons seulement par anticipation
qu'elle rentre dans l'idée que l'humanité, son bien suprême, ses exi-
gences légitimes l'emportent sur toute prescription disciplinaire ou
rituelle. — Le célèbre manuscrit D de Cambridge, qui servit à Théo-
dore de Bèze, ajoute au v. 4 de Luc cette notice qui pourrait bien
être authentique, en ce sens qu'elle est tout à fait d'accord, quant
LES OPPOSANTS 97
A d'autres égards encore la manière d'envisager le
sabbat au point de vue humanitaire, comme le voulait
Jésus, et celle qui faisait du repos sabbatique absolu un
devoir dont la transgression pour un motif quelconque
était impie, devaient se heurter et engendrer un vérita-
ble conflit. Devait-on, le jour du sabbat, se faire guérir
d'une maladie ou d'une infirniité ? Le médecin pouvait-il
exercer son art ? Questions qui nous font sourire, mais
qui, dans le milieu où Jésus prêchait son Évangile,
étaient aussi graves que pourrait l'être aux yeux d'un
catholique scrupuleux la question de savoir s'il est licite
de manger de la viande un jour de Vendredi-Saint. C'est
à propos des guérisons qu'on venait de tant de côtés
demander à Jésus que les incidents de ce genre devaient
se multiplier. Nos synoptiques en ont enregistré trois, à
propos desquels il convient de se rappeler nos obser-
vations du chapitre précédent. Quelque opinion qu'on
s'en fasse, nous remarquerons S ce qui est ici l'essentiel,
que Jésus revendique le droit d'agir le jour du sabbat
comme les autres jours pour faire du bien et non du
mal, et ce serait faire du mal que de laisser un malheu-
reux souffrir quand on peut le soulager. C'est ce que
Jésus remontrait aux opposants : a Est-il permis le jour
« du sabbat de faire du bien ou de faire du mal ? De
au fond, avec le principe énoncé par Jésus : « Le même jour, ayant
« vu un homme qui travaillait le jour du sabbat, Jésus lui dit:
»( Homme, si tu sais ce que tu fais « (c'est-à-dire si tu as des raisons
sérieuses et louables pour faire exception au repos hebdomadaire,
si ta conscience t'approuve), » tu es bien heureux ; si tu ne le sais
« pas, tu es sous la malédiction, tu transgresses la Loi. »
^ L'Homme à la main sèche (oiî le sang ne circulait pas, anal,
à ce qui est dit de Jéroboam I Rois XIII, 4 ; l'évangile des Hébreux
dit que cet homme était un maçon), Marc 111, 1-6 ; Matth. XU, 9-14 ;
Luc VI, 6-11 ; la Femme courbée, LucXUl, 10-17 ; l'Hydropique, Luc
XIV, 1-6.
JÉSUS DE NAZ. — U. 1
98 JÉSUS DE NAZARETH
« sauver une vie ou de la laisser périr ? Quel est celui
« de vous qui, possesseur d'une brebis, si elle vient à
« tomber dans une fosse le jour du sabbat, n'aille Ten
« tirer ? Est-ce qu'un homme ne vaut pas plus qu'une
« brebis ?» — On remarquera cet accent toujours mis
sur fhomme. — & Et qui de vous, le jour du sabbat, ne
« détache pas de la crèche son bœuf ou son âne pour le
« mener à l'abreuvoir ? »
Marc rattache à l'une de ces discussions un rappro-
chement entre pharisiens et hérodiens, gens qui se
détestaient habituellement, ceux-là bigots, ceux-ci sans
principes et corrompus, pour se débarrasser d'un nova-
teur aussi dangereux ^ Peut-être cette notice anticipe-
t-elle un peu sur ce qui devait nécessairement arriver.
Rien de plus fréquent dans l'histoire religieuse que les
coalitions des indifférents et des croyants étroits contre
les promoteurs d'un progrès religieux qui les contrarie
également, les uns parce qu'il est religieux, les autres
parce qu'il est la critique de leur religion. L'antagonisme
de Jésus et des pharisiens devait se prononcer toujours
plus fortement.
On se rappellera ce que nous avons dit, vol. I, part. I,
ch. IX, de l'absorbante préoccupation de la souillure
légale qui pesait tyranniquement sur la vie religieuse
des Juifs soumis à l'influence rabbinique. C'était une
idée fixe, et l'on remplirait des pages d'in-folio des mille
et mille précautions qu'un Juif scrupuleux devait
prendre pour éviter cette souillure qui séparait de
Dieu celui qui en était maculé. Les ablutions totales
ou partielles jouaient un grand rôle dans cette prophy-
1 Marc 111, 6.
LES OPPOSANTS 99
laxie dévote. « Les pharisiens et les Juifs en général »,
dit Marc VII, 3-4, « observant la tradition des anciens,
^< ne mangent point qu'ils ne se soient lavé les mains
« jusqu'au coude K Ils ne mangent pas non plus, quand
« ils reviennent du marché, sans s'être plongés dans
« l'eau % et il est bien d'autres choses encore qu'ils
« observent par tradition, des lavages complets de cou-
« pes, de cruches, de vases d'airain et de lits. » Je rap-
pellerai encore une fois qu'il ne s'agissait nullement de
la propreté telle que nous l'entendons. C'était du rite,
de l'observance méticuleuse. On ne pensait pas plus à
la propreté en soi que le musulman, privé d'eau, qui
répand du sable sur ses doigts pour s'acquitter à Theure
voulue de l'ablution prescrite à certains moments de la
journée. Le malheur est qu'on attachait une valeur mé-
ritoire à ces formantes puériles qui pouvaient très bien
s'associer à des sentiment^ très répréhensibles. Il est
facile de comprendre, quand on s'est rendu un compte
clair des principes de sa rehgion intérieure, que Jésus
eût relevé les siens de ces pratiques asservissantes.
Mais ce ne fut pas sans scandaliser le parti dévot.
Un jour des pharisiens — et parmi eux il y avait, dit
Marc, des scribes de Jérusalem — s'aperçurent que des
disciples de Jésus prenaient leur repas avec des mains
« impures », c'est-à-dire sans s'être acquittés de l'ablu-
tion traditionnelle. « Pourquoi », dirent-ils à Jésus ^
^ C'est parce que, vu le costume en usage, le bras était décou-
vert jusqu'au coude et pouvait avoir été mis en contact avec quel-
que objet communiquant la souillure.
- C'est qu'au marché ils ont pu être touchés par des gens im-
purs ou des denrées qui souillent, par exemple si elles n'ont pas été
dîmées ou si elles rentrent dans la catégorie des aliments interdits.
3 Marc Vil, i-23; Matth. XV, 1-20.
100 JÉSUS DE NAZARETH
« tes disciples n'observent-ils pas la tradition des anciens
« et mangent-ils leur pain avec des mains impures ? »
Ce fut l'occasion pour Jésus de se déclarer formellement
contre le principe d'obéissance aveugle à la tradition. Il
avait réfléchi depuis longtemps aux entorses que cette
tradition toute remplie de subtilités pointilleuses infligeait
aux grands et sérieux commandements de la Loi. Il
s'élève tout de suite bien au-dessus de la petite question
soulevée, sans toutefois la perdre de vue. « Et vous »,
leur dit-il, « vous abolissez bel et bien le commandement
« de Dieu pour garder votre tradition. Moïse a dit :
<( Honore ton père et ta mère, et ailleurs : Que celui qui
« maudira son père et sa mère soit puni de ??20f/ (Exode
« XX, 12 ; XXI, 17) ! Mais vous, vous dites : Si un homme
« déclare à son père ou à sa mère que ce qu'ils pour-
ce raient exiger de lui est Korban * (don), il lui est défendu
<( de rien faire pour les assister, et vous annulez ainsi la
« parole de Dieu au nom de cette tradition dont vous
« êtes entichés. Et combien d'autres choses semblables
« ne faites-vous pas ! » Puis, il leur rappela un passage
d'Ésaïe (XXIX, 13) où le prophète se plaint de ce que
la piété de ses contemporains est toute extérieure, que
leur cœur est éloigné de Dieu et que le culte qu'ils lui
rendent est inefficace, parce qu'ils enseignent des doc-
trines qui ne sont que « des préceptes d'hommes » (c'est-
à-dire qui sont arbitraires et ne sont pas dictées par la
pure loi morale, seule venue de Dieu). Puis, il se tourna
2 C'est ainsi que l'on désignait les dons que l'on faisait au trésor
du Temple, Eorbanas, Josèphë, Bell. Jud. 11, is, 4 ; Matth. XXVll, 6.
Jésus suppose un homme qui aurait dû assister ses vieux parents
et qui se soustrait à ce pieux devoir en consacrant au Temple le
superflu qui lui aurait permis de leur venir en aide. Le phari-
saïsme, comme le bigotisme de tous les temps, mettait « l'œuvre pie »
au dessus de l'accomplissement des devoirs de famille.
LES OPPOSANTS 101
vers la foule et lui dit : « Écoutez, vous tous, et compre-
« nez bien ceci : Rien de ce qui pénètre dans l'homme
« du dehors ne le souille ; ce qui le souille, c'est ce qui
(( sort de lui. Que celui qui a des oreilles pour entendre,
« entende ! » Cette dernière phrase, suggérée peut-être
par des passages tels que ceux d'Ésaïe VI, 10 ; XLIII,
8, était fréquente dans la bouche de Jésus quand il
voulait que ses auditeurs réfléchissent attentivement aux
aphorismes qu'il aimait à leur proposer sous forme pi-
quante et condensée comme ici.
Quand il fut rentré au logis, ses disciples, qui ne com-
prenaient pas bien, lui demandèrent ce qu'il avait voulu
dire. « Hé quoi ! » s'écria-t-il, « vous êtes donc aussi
« sans intelligence ! Ne comprenez-vous pas que tout
« ce qui du dehors vient dans Thomme ne le peut souil-
« 1er * ? Cela ne pénètre pas jusqu'à son cœur, cela passe
« dans ses intestins, puis cela est rejeté au cloaque,
« purification de tous les aliments ^ Mais ce qui sort
« de l'homme, voilà ce qui le souille. Car c'est du dedans,
« c'est du coeur de l'homme que proviennent les dis-
« putes, les adultères, les obscénités, les meurtres, les
« vols, les cupidités, les méchancetés, les fraudes, l'in-
« tempérance, le regard envieux, les calomnies, l'or-
« gueil, la déraison. Toutes ces mauvaises choses-là
« viennent du dedans, et voilà ce qui souille l'homme. »
^ La souillure légale entraînait la séparation d'avec Dieu. Mais
selon Jésus la communion avec Dieu dépend tout entière de l'état
intérieur de l'àme. Ce qui vient du dehors dans l'homme ne le
change ni en bien ni en mal.
2 Le texte de Marc que nous suivons est, sur ces cinq derniers
mots, incorrect et très obscur. La pensée semble bien être toute-
fois celle-ci que la digestion, en séparant dans la nourriture les élé-
ments nutritifs de ceux qui doivent être éliminés, est l'épuration
de tout ce qui est comestible.
102 JÉSUS DE NAZARETH
Assurément, à notre point de vue moderne, nous ne
pouvons qu'applaudir à ce langage aussi vigoureux que
trempé de saine morale. Mais pour les contemporains de
Jésus un tel langage était révolutionnaire. Nulle part il
ne déploya plus de hardiesse. Car, remontant des détails
au principe, il enseignait par de telles paroles la
déchéance de la Loi elle-même. Ce n'était plus seule-
ment des minuties de la piété pharisiemie qu'il procla-
mait l'insignifiance. Toute la jurisprudence des scribes
sur la question capitale de la souillure était annulée en
deux mots. Bien plus encore, les nombreuses prescrip-
tions delà Loi qui réglementaient l'alimentation, qui dis-
tinguaient, sans qu'on sût toujours pourquoi, les aliments
purs des impurs, par conséquent l'autorité même de la
Loi en tant que régulatrice de la vie humaine, tout cela
tombait comme un édifice de sable pour ne laisser
debout que les devoirs inscrits dans la conscience. La
Loi sans doute les imposait aussi, surtout dans le Déca-
logue ; mais de combien de pratiques sans valeur
morale, de ritualisme public et privé, ces grands com-
mandements n'étaient-ils pas compliqués ! Et Jésus
déclarait tout cet échafaudage inutile et sans valeur !
Et il avait raison. Rien ne nuit plus à la moralité
réelle que ces pratiques et ces formes sans contenu
moral, mais qui constituent une correction extérieure
sous laquelle se tapissent très aisément les plus basses
passions. Le caractère intérieur et par conséquent sin-
cère de la religion de Jésus s'affirmait aussi nettement
dans sa notion du vrai mal que dans celle du vrai bien.
Tout dépend de l'état du cœur. Satan lui-même n'a rien
à y faire. Le cœur humain, s'il est pur ou purifié, est
rinspirateur de toutes les vertus ; quand il est impur, il
est le générateur de tous les vices. Chercher à réaliser
LES OPPOSANTS 103
l'union avec Dieu au moyen d'ablutions ponctuelles et
d'abstinences culinaires, c'est se nourrir de viande creuse.
On doit se demander, en voyant par la suite l'effroi dont
Pierre est saisi à l'idée de manger des aliments inter-
dits \ si les disciples de Jésus comprirent tout de suite
la portée d'un tel enseignement.. Ce qui est certain, c'est
que les pharisiens de Galilée durent se sentir très frois-
sés d'une doctrine qui détruisait par la base l'idéal de
vie pieuse qu'ils s'efforçaient péniblement de réaliser,
« avalant le chameau et tamisant le moucheron- ».
Le gros du peuple galiléen n'en persistait pas moins
dans son enthousiasme pour son prophète. Mais, on le
voit, il y avait çà et là des ferments d'opposition. Jésus,
pour des motifs que nous croyons avoir devinés, s'était
abstenu jusqu'alors de porter sa prédication à Nazareth,
sa bourgade natale. Il fallait pourtant bien qu'il la visitât
aussi. Peut-être pensait-il que le bruit de ses succès
dans le reste du pays disposerait en sa faveur ceux dont
il connaissait de longue date l'esprit épais et borné. Sa
famille, sa mère, ses frères, ses sœurs probablement
mariées, devaient selon toute apparence lui assurer un
noyau de disciples affectueux et confiants. Eux du moins
seraient étrangers aux préjugés misérables qui pou-
vaient empêcher les autres de sympathiser avec leur
ancien compagnon de travail.
Il se rendît donc à Nazareth, et son court séjour se
termina par un échec. Mais nous lui devons un des épi-
sodes les plus curieux de l'histoire évangélique.
' Act. X, 14.
2 Ce dicton bien connu fait allusion à la coutume des pharisiens
de tamiser leur boisson de peur qu'il ne s'y trouvât un insecte mort.
C'était pour se mettre en règle avec la Loi qui déclare qu'on est
souillé par le contact d'un cadavre.
104 JÉSUS DE NAZARETH
Il se trouve dans les trois synoptiques * et nous pou-
Tons, en combinant leurs récits, nous représenter à peu
près ce qui se passa à cette occasion.
Jésus semble avoir été reçu assez froidement. On se
réservait, on voulait voir, avec ce mélange de méfiance
et de curiosité qui caractérise en tant de lieux le paysan.
Il semble surtout par ce qui nous est raconté plus loin
qu'on attendait, pour prendre parti, qu'il eût déployé
dans son village natal ces pouvoirs prestigieux dont on
parlait tant et dont les descriptioiis grossies avaient
pénétré jusque dans ce coin perdu de la Galilée. C'est ce
qu'on voulait vérifier pour savoir à quoi s'en tenir. Jésus
remarqua certainement cette réserve et cette attente
sournoise. Le jour du sabbat, selon sa coutume, il entra
dans la synagogue et se leva pour lire le livre sacré -.
Le passage sur lequel ses yeux tombèrent se lit dans
nos Bibles au livre d'Ésaïe LXI, 1-2 : « L'esprit du Sei-
« gneur est sur moi, j'ai reçu son onction pour que j'an-
« nonce une bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé
« guérir ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux cap-
ce tifs la délivrance, aux aveugles le retour de la vue,
« rendre la liberté aux opprimés et publier une année
ft de grâce du Seigneur. » Ces paroles du prophète ba-
bylonien, annonçant à ses compatriotes la fin prochaine
de leur captivité et leur réintégration glorieuse au pays
1 Marc VI, 1-6 ; Matth. XIll, o4-o8 ; Luc IV, 16-30. Ce dernier, assez
maladroitement (car il admet au v. 23 que les gens de Nazareth ont
entendu parler des actes de Jésus à Gapernaum) place son récit au
début même de la prédication évangélique. Mais, cette erreur chro-
nologique mise à part, il fournit des renseignements plus circons-
tanciés que les deux autres sur ce que Jésus dit dans la synagogue
de Capernaûm et ce qui excita contre lui la colère des Nazaréens.
2 Voir les détails donnés sur le cuJte des synagogues, Vol I,
pp. 105-llU.
LES OPPOSANTS 103
de leurs pères, présentaient une telle analogie avec la
situation de Jésus lui-même qu'il n'hésita pas à s'en
faire l'application. Gomme son prédécesseur, il avait
devant lui des défiants et des aveugles. Il ferma donc le
rouleau, le rendit au hassan, et s'assit. Un profond
silence régnait dans l'assemblée, tous les regards étaient
fixés sur lui. « Aujourd'hui », leur dit-il, « ce passage de
w l'Écriture a reçu sa confirmation, vous l'avez entendu »,
et il développa son enseignement sur le Royaume de
Dieu à sa manière, si pleine de fraîcheur et de sel. Les
auditeurs furent d'abord étonnés de cette éloquence
qu'ils ne lui avaient jamais connue. « Hé quoi ! » disaient-
ils, « c'est là le charpentier, le fils de Joseph et de Ma-
« riam, le frère de Jacques, de José, de Jude, de Simon,
« le frère de ces femmes qui sont parmi nous, qui vivent
c( ici avec nous ! » Mais ce qui aurait dû provoquer leur
admiration sympathique éveilla en eux des pensées de
jalousie. Ils ne se résignaient pas à s'avouer que leur
égal de la veille les dépassait maintenant de si haut. Il y
en avait qui avaient joué avec lui aux jours de leur en-
fance, ou qui, plus tard, lui avaient fait des commandes,
qui l'avaient peut-être regardé avec quelque dédain au
temps de sa jeunesse rêveuse et taciturne. Et voici qu'il
revenait en prophète de l'Éternel ! Et puis, ce n'était pas
des sermons, fussent-ils superbes, qu'ils attendaient. Ils
voulaient voir du merveilleux, des miracles, et cette élo-
quence ne faisait pas leur compte. Jésus ne put se mé-
prendre sur la nature des sentiments qu'il leur inspirait.
« Sans doute », continua-t-il, « vous m'appliquerez ce
« proverbe : Médecin, guéris-toi toi-même S et fais ici,
^ C'est-à-dire montre par ton propre exemple la réalité des pou-
voirs que tu prétends posséder.
106 JÉSUS DE NAZARETH
« dans ton pays natal, ce qu'on nous dit que tu as fait à
« Gapernaiim... En vérité je vous dis qu'un prophète
« n'est jamais bien accueilli dans son propre pays. Je
« vous affirme en vérité qu'il y avait bien des veuves
« en Israël au temps d'Élie, lorsque le ciel fut fermé
« pendant trois ans et six mois et qu'une grande disette
« sévit sur la terre entière ; cependant Élie ne fut
« envoyé qu'à la veuve de Sarepta, une Sidonienne ! Il
« y avait plus d'un lépreux en Israël au temps d'Elisée le
« prophète ; aucun d'eux pourtant ne fut nettoyé,
« excepté Naaman, un Syrien ! ^ « Cette remontrance ne
fit qu'augmenter la mauvaise humeur de l'assemblée. Il
avait voulu leur dire que Nazareth, parce qu'elle était
« sa patrie », n'avait pas plus de droits que toute autre
localité au déploiement exceptionnel d'un pouvoir divin
dont Dieu seul disposait selon sa sagesse. Comme tout
le reste de la Galilée, Nazareth devait entendre la pré-
dication de l'Évangile et en faire son profit.
Ce n'était pas du tout ce que voulaient les rustres à
qui il avait affaire. Luc prétend même que, furieux de
cette fin de non-recevoir, ils entraînèrent Jésus jusqu'au
sommet de la colline sur les flancs de laquelle s'étageait
la bourgade et furent sur le point de le précipiter du
haut en bas, mais qu'il sut se dégager et s'en alla. Le
trait me paraît un peu forcé. Ni Marc ni Matthieu n'en sa-
* Ce passage est des plus intéressants parce qu'il met en plein
jour comment, sans rien posséder de ce que nous appelons critique
scientifique et historique^ acceptant la tradition religieuse de son
peuple telle qu'elle lui était transmise, Jésus y trouvait et en tirait
des raisons de rejeter la théologie étroite, particulariste, dominée
par l'orgueil de race et l'amour du privilège, qui en était le prin-
cipe ordinaire. Nul avant lui, que nous sachions, n'avait fait cette
remarque à propos de ce détail des légendes formées sur la vie des
deux grands prophètes Élie et Elisée.
LES OPPOSANTS i07
vent rien. Tous deux s'accordent à noter que, vu l'incré-
dulité des gens de l'endroit, la puissance miraculeuse
de Jésus fut à peu près paralysée. Matthieu tempère la
donnée du Proto-Marc en disant que « Jésus ne fit pas
« beaucoup de miracles à Nazareth ». Marc doit avoir
conservé la leçon originale et dit plus résolument que
« Jésus ne put faire là aucun miracle, si ce n'est qu'il
« guérit quelques malades en leur imposant les mains »,
ce qui, pour l'excellent narrateur, ne compte vraiment
pas. « Il s'étonnait de leur incrédulité et il parcourait
« en enseignant les villages d'alentour. »
Et ses parents ? Ne tâchaient-ils pas de réagir contre
cet ostracisme stupide dont leur fils et leur frère était
l'objet? Il est difficile de répondre avec précision. On a
été trop loin quand on a dit sans en chercher la preuve
dans les textes qu'ils étaient d'accord avec les autres
Nazaréens pour expulser le prophète du Royaume de Dieu.
Mais il n'est pas moins vrai qu'on ne voit pas trace d'une
résistance quelconque de leur part. Ils semblent avoir
été embarrassés et effrayés. Plus tard, quand Jésus fut
devenu le roi céleste d'une société réunie autour de son
cher souvenir^, les frères de Jésus comprirent qu'ils
avaient méconnu la grandeur de leur aîné et se ralliè-
rent, Jacques en tête^ à la communauté de Jérusalem ^.
Cette conversion fut naturellement encouragée par la
^ C'est une des données historiques maintenues par le quatrième
évangile que « les frères métne de Jésus ne croyaient pas en lui
« (Jean VII, 5) s. Cela n'a rien qui surprenne dans l'évangile du
Logos incarné. Mais la tendance très anti-judaïsante de ce livre
pourrait inspirer le soupçon que ce trait vise la grande autorité
dévolue à Jacques, frère de Jésus, par les judéo-chrétiens de Jéru-
salem, si le témoignage formel des synoptiques n'enlevait pas toute
espèce de doute à ce sujet.
108 JÉSUS DE NAZARETH
circonstance que, les idées messianiques vulgaires ayant
pris leur revanche en se reportant sur le Messie qui les
avait combattues, il parut naturel aux chrétiens de
Jérusalem que le lieutenant-général du Royaume fût
choisi parmi les frères ou parents du roi absent. C'est
ainsi que ceux-ci figurent dans la tradition ecclésiastique
avec le titre de premiers évêques de Jérusalem. Mais
nous sommes loin d'un pareil moment, et il semble bien
que la famille de Jésus fut, sinon hostile à sa personne,
du moins perplexe et partagée entre le désir de ne pas
se joindre aux adversaires du fils et du frère et la peur
de se compromettre par une adhésion ostensible à son
œuvre de réformateur. Nous ne savons et ne pouvons
savoir à quelles influences ces pauvres gens étaient
soumis. Il y avait peut-être pour les conseiller quelque
pharisien qui commençait à trouver l'enseignement de
Jésus très scandaleux, et qui, dans sa sagesse, prédisait
que cela finirait mal tant pour les siens que pour lui-
même. C'est ce qui expliquerait bien l'étrange incident
qui suivit * .
Jésus était revenu à Capernaûm où il avait repris
devant une foule serrée sa prédication du Royaume de
Dieu. Il se défendait aussi contre certaine accusation du
parti dévot^ assisté de scribes venus, disait-on, de Jéru-
salem, c'est-à-dire de scribes de première classe, et qui
remontraient doctement aux Galiléens entichés de leur
prophète et racontant, bien entendu sans les diminuer,
les guérisons merveilleuses dont il était l'auteur, que si
ce Jésus chassait les démons, ce ne pouvait être que
d'accord avec leur chef suprême, Satan ou Béelzébul.
L'affluence de nouveau était telle qu'on ne pouvait
1 Matth. XII, 46-bO ; Marc III, 21, 31-35 ; Luc VIII, 19-21.
LES OPPOSANTS 109
pénétrer jusqu'à lui. Visiblement sa popularité n'était
pas encore sérieusement entamée. Tout à coup on vint
lui dire que sa mère et ses frères étaient dehors, de-
mandant à le voir.
Quel motif avait donc déterminé les bonnes gens à
quitter leur village pour se mêler au tohubohu de Gaper-
naûm? Un seul des évangélistes a osé nous le dire. Les
deux autres ont supprimé un détail qui les choquait.
Effrayés de ce qui s'était passé à Nazareth, ne compre-
nant rien aux agissements de Jésus, voulant probable-
ment lui épargner comme à eux-mêmes les suites redou-
tables d'une entreprise qui à tous les points de vue leur
paraissait chimérique et très dangereuse, peut-être émus
par quelque menace du genre de celles qui circulaient
déjà dans les rangs des scandalisés, ils étaient partis
dans l'intention de s'emparer de la personne de Jésus
(xpaxT^ffat aÙTov) et de le ramener de gré ou de force dans
la maison de famille. Cela suppose qu'ils entendaient
bien l'y séquestrer. « Car », disaient-ils, « il n'a plus
« son bon sens, il est fou ^ ! »
On comprend que Jésus, connaissant leurs dispositions,
se soit refusé à se laisser ainsi interner. La famille ne
pouvait l'emporter sur la vocation sacrée à laquelle il
avait désormais voué sa vie. « Qui sont ma mère et mes
frères ? » répondit-il à ceux qui lui avaient annoncé leur
présence, « la voici, ma vraie famille », ajouta-t-il en
désignant du regard tous les croyants groupés autour
de lui, (( quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là c'est
« mon frère, c'est ma sœur, c'est ma mère ! »
^ Marc, m, 21 : « Ils revinrent au logis. De nouveau la foule s'en-
« tassa au point que Jésus et ses disciples ne trouvaient plus le
« temps de manger. Ce qu'ayant appris^ les siens partirent pour
« s'emparer de lui. Car, disaient-ils, il est hors de sens {i^içzy]). «
110 JÉSUS DE NAZARETH
Il est absurde de conclure de là, comme on le fait
quelquefois, que Jésus ne faisait aucun cas des devoirs
de la famille *. Mais tout le monde devra convenir que,
si respectables qu'ils soient, ces devoirs ne doivent pas
étouffer les grandes missions généreuses, à plus forte
raison quand ceux qui pourraient s'en prévaloir ont la
prétention de procéder par la violence. La pauvre Marie
doit avoir joué là le rôle d'une mère anxieuse et bornée,
soumise à des influences qu'elle était incapable de se-
couer. Rien que ce trait suffirait à justifier l'opinion qui
renvoie dans la légende tout ce qui est raconté dans
Luc et dans Matthieu du miracle auquel serait due la
naissance de son fils. C'est immédiatement après cette
étrange tentative de ses parents pour s'emparer de sa
personne que nous voyons Jésus traverser le lac avec
ses disciples les plus affectionnés et débarquer sur le
territoire de Gadara au nord-est de cette petite mer
intérieure. C'était un district de la tétrarchie gouvernée
par Philippe, frère d'Antipas. Jésus craignait-il que la
démarche de sa famille ne fût le signal, peut-être con-
certé, d'un complot plus vaste tramé contre son indé-
pendance ? Nous ne saurions l'affirmer, bien qu'il soit
naturel de le soupçonner. En tous cas il ne fit dans ces
parages qu'un très court séjour, car il en fut repoussé
sans violence par les habitants, en majorité payens, à
la suite d'un incident des plus obscurs et des plus
bizarres connu sous l'intitulé : Le Démoniaque de Gadara.
Cet épisode singulier sera l'objet d'une exphcation spé-
ciale. Il ne paraît pas d'ailleurs avoir eu d'influence sur
la suite de notre histoire. Quand Jésus revint à Caper-
^ Comp. ce qu'il dit du mariage et du respect dû aux parents,
Marc X, 6-9 ; VII, 10 ; X, 19 et parall.
LES OPPOSANTS 111
naiim, il y retrouva de nombreux et zélés partisans et
son entière liberté traction ^
Mais de tout ce qui précède résulte que, tout en pou-
vant toujours compter sur la masse du peuple galiléen,
Jésus va se trouver désormais en face d'opposants ré-
solus, que des défections et des refroidissements sont à
craindre et que les beaux jours de la sérénité première
sont passés pour ne plus revenir.
» Matth. Vm, 28, IX, 1 ; Marc V, 1-21 suiv. ; Luc VIII, 28-40. Voir
l'Appendice à la fin du volume, note A.
CHAPITRE VI
LA DOCTRINE DU ROYAUME DE DIEU
Jésus continuait donc ses prédications, toujours sou-
tenu par les sympathies populaires que les oppositions
soulevées par son enseignement n'avaient encore pu
refroidir d'une manière sensible. Des adhésions éclatantes,
sanctionnées par des conversions sérieuses^, par la rup-
ture avec un passé répréhensible, par la vie régénérée
de nombreux partisans déclarés du nouveau prophète,
l'encourageaient à persévérer dans l'œuvre de réveil
national qu'il avait entreprise. Il y avait plus que l'effet
d'un enseignement supérieur, il y avait la vertu commu-
nicative d'une personnalité en qui se révélait l'attrayante
beauté d'une vie pure. Elle en donnait le goût, parce
qu'elle en faisait rayonner le charme vainqueur. Des in-
telligences fermées- jusqu'alors à toute conviction reli-
gieuse s'ouvraient à cette parole qui faisait jaillir la
lumière du sein des ténèbres mêmes. Des hommes qui
ne marchaient dans la voie du bien que d'un pas chance-
lant se sentaient animés d'une ardeur auparavant incon-
nue. D'autres, qui ne voulaient jamais rien entendre de
ce qui concernait la vie morale et se bouchaient les
oreilles quand on leur en parlait, avaient été conquis par
LA DOCTRINE DU ROYAUME DE DTEU 113
cette manière originale et neuve d^enseigner le Royaume
de Dieu. Des égarés, qui roulaient dans la souillure du
vice, la vraie souillure^ des femmes tombées dans les
derniers désordres, se reprenaient à aimer la vie chaste,
se relevaient humblement et courageusement de leur
dégradation, subjugués par cette voix vibrante qui leur
parlait à la fois de sainteté nécessaire et de pardon cer-
tain. Il s'opérait de véritables résurrections de cons-
ciences qu'on aurait pu croire mortes. Un splendide
rayon d'espérance illuminait des âmes brisées qui
péchaient, non par orgueil, mais par découragement, et
qui s'étaient confinées dans une indifférence morne,
sans espoir et sans amour Ml est clair que ces régénérés
sortaient pour la plupart de ces couches épaisses que
l'inexorable correction pharisaïque avait rebutées et qui
se sentaient rejetées dans la catégorie des êtres sans
valeur, voués au dédain des « justes » et à la perdition.
L'enthousiasme associait et souvent assimilait ces remar-
quables cures morales aux guérisons étonnantes que la
renommée multipliait partout où Jésus portait ses pas,
à la seule condition qu'on eût une foi suffisante pour que
ce pouvoir merveilleux s'exerçât ^
* La tradition évangélique, très sobre dans ses souvenirs relatifs
aux personnes, ne nous laisse entrevoir que quelques types de ces
conversions déterminées par la parole et l'influence de Jésus. Il dut
y en avoir bien d'autres que ceux qui, pour une raison particulière,
ont laissé leurs traces dans son histoire. Nous pouvons rappeler ici
la pécheresse convertie (Luc VIT, 37 suiv.), Zachée le péager
(Luc XIX, 2 suiv.), la silencieuse inconnue qui brisa un vase de
nard pur sur la tête de Jésus peu de jours avant sa mort (Marc XIV,
3-9), la Magdalène « qui avait été possédée de 7 démons », c'est-à-
dire au complet (Luc VIII, 2 ; XI, 26).
^ On racontait, par exemple, qu'à Capernaiim Jésus avait guéri
d'un mot prononcé à distance le serviteur favori d'un centurion,
très croyant, qui n'avait pas même souffert que le Maître se rendît
JÉSUS DE NAZAR. — .11 8
114 JÉSUS DE NAZARETH
C'est dans un moment triomphal de ce genre que Jésus
fut rejoint par une députation chargée de lui transmet-
tre un message de la part d'un homme qu'il aimait et
appréciait beaucoup, et ce message, si nous comprenons
bien ce qui se passait dans le secret de son âme, dut
faire sur lui une profonde impression K
Jean Baptiste languissait toujours dans la prison où
l'avait jeté la politique d'Antipas. Le régime auquel il
était soumis ne lui interdisait pas toute communication
avec le dehors, La renommée de Jésus était parvenue
jusqu'à lui. Tout rempli de l'idée que le grand Envoyé
divin, dont en termes enflammés il avait annoncé la pro-
chaine venue, ne pouvait plus tarder à paraître, enten-
dant parler du mouvement religieux dont Jésus était
l'auteur, de l'engouement de tout un peuple pour sa per-
sonne, des choses prodigieuses qu'on lui attribuait, il,
se demanda si ce n'était pas lui qui serait le Messie
espéré, et il délégua deux de ses fidèles pour adresser
à Jésus en termes positifs la question qui le rendait per-
plexe : « Es-tu celui gui vient (ou qui doit venir)^ ou
« faut-il en attendre un autre ? »
chez lui. Il n'avait qu'à commander au mal, avait dit le brave capi-
taine, comme lui-même commandait à ses soldats, et il serait obe
comme lui-même l'était par eux (Matth. Vill, 5-13 ; LUc VII, 1-10)|
On voit là un spécimen frappant des idées qu'on se faisait des mala
dies et des conditions de leur guérison. — C'est dans la mêm|
catégorie de miracles dus à l'imagination surexcitée de la foule
des patients eux-mêmes qu'il faut probablement ranger le trait d|
la femme soutirant d'une hémorragie chronique et qui lut soudaine
ment guérie, parce qu'elle parvint à toucher le bord du mantea|
de Jésus, sans même qu'il s'en fût aperçu. Mais Jésus senti
qu'une « vertu était sortie de lui » et confirma la guérison à causl
de la foi qui animait la malade (Marc V, 25-34). Ce trait bizarri
donna lieu par la suite à beaucoup de commentaires allégoriques
notamment chez les Gnostiques du second siècle.
> Matth. XI, 2-6 ; Luc VII, 18-23.
LA DOCTRINE DU ROYAUME DE DIEU 113
Une pareille question démontre combien la tradition
s'est fourvoyée quand elle a voulu que Jean Baptiste eût
avant son incarcération reconnu le Christ dans le Naza-
réen qu'il avait baptisé. D'autre part, on comprend que
l'enfant du désert s'ouvrît avec transport à l'idée que
celui dont on lui racontait l'étonnante histoire serait
son libérateur, son vengeur, et détruirait de son bras
invincible le despotisme qui l'écrasait sous sa force
brutale. Mais sa question exprime un espoir anxieux
bien plus qu'une assurance. Il y avait dans la méthode,
^ans les paroles et dans les silences de Jésus des cho-
ses qui le déconcertaient. S'il était le Messie, pourquoi
ne le disait-il pas ? Qu'attendait-il ? Pourquoi laisser
dépérir dans les murs d'un cachot celui qui l'avait
annoncé sans le connaître ? Pourquoi du souffle de sa
bouche n'anéantissait-il pas les pouvoirs iniques ? Ce
que nous savons de la prédication de Jean Baptiste nous
autorise pleinement à décrire ainsi son état d'esprit.
Il faut reconnaître que la réponse de Jésus dénote un
certain embarras ; car à la question posée elle ne ré-
pond en réalité ni oui, ni non. Nous y reviendrons quand
nous aurons à expliquer comment Jésus finit par assu-
mer le titre de Christ ou Messie. « Allez », dit-il aux
envoyés de Jean, « et rapportez-lui ce que vous voyez
« et entendez : des aveugles recouvrent la vue, des boi-
« teux marchent, des lépreux sont nettoyés, des sourds
« entendent, des morts ressuscitent, des pauvres reçoi-
(( vent la bonne nouvelle, — et heureux celui pour qui
« je ne serai pas une occasion de chute ! »
Il est évident pour nous que toutes ces guérisons et
ces résurrections doivent être entendues au sens morale
* Ce n'est pas l'interprétation ordinaire ; c'est pourtant celle qui
116 JÉSUS DE NAZARETH
Mais Jésus a compris et sans doute savait déjà ce qui
détournait Jean Baptiste de se rallier sans réserve. C'est
ce qui explique l'avertissement de la fin, que l'on peut
paraphraser ainsi : Heureux celui que l'humilité de ma
personne, la nature pacifique de mon ministère, la len-
teur de ma méthode de pure persuasion n'empêcheront
pas de voir que le Royaume de Dieu arrive tous les
jours et se constitue sous ses yeux ! Si Jean tient à sa
révolution radicale^ changeant d'un jour à l'autre par
une violence divine Tétat de choses établi, c'est qu'il se
fait une idée fausse de ce Royaume ; par conséquent,
il refusera d'y entrer, je serai pour lui une pierre
d'achoppement. (Comp. Matth. XI, 11).
s'impose, bien que Luc VU, 21, ait avec quelque naïveté cru devoir
nous apprendre que, précisément en cette heure-là, Jésus guérit
beaucoup de malades, rendit la vue à beaucoup d'aveugles et
expulsa beaucoup de démons (le seul cas de guérison dont Jésus
n'ait rien dit dans sa réponse aux envoyés de Jean). Luc l'affirme,
parce qu'il croit que cela dut avoir lieu, puisque Jésus en appelle à
ce que les envoyés voient et entendent. Comme ce détail montre
bien le courant amplificateur qui grossissait le nombre et le carac-
tère des guérisons opérées par Jésus ! Mais en supposant que ce
nombre eût été plus grand encore, ce caractère encore plus mer- .,
veilleux, en quoi cela répondait-il à la question de Jean Baptiste ?
D'autres que le Messie attendu pouvaient faire, étaient censés avoii
fait beaucoup de miracles. Il suffisait que Dieu leur en eût accorde
le pouvoir. Le contexte lui-même démontre la parfaite invraisem-^
blance de l'interprétation vulgaire. Où sont les morts qui auraient
ressuscité physiquement sous les yeux des envoyés du Baptiste'
Est-il concevable qu'aucune mention ne soit faite de pareils pro^
diges, imaginaires ou réels? Car la résurrection du jeune homme
de Naïn racontée un peu auparavant par Luc VII, il-17, est un fai|
isolé, par lui-même déjà bien obscur et antérieur à l'envoi deâ
messagers de Jean. Il faut toujours en revenir à ceci que la manière
dont Jean comprenait l'avènement du Royaume de Dieu différai^
grandement de l'idée que Jésus s'en faisait. Le coup d'état divii
annoncé par le prédicateur du Jourdain ne devait pas se réaliser]
LA DOCTRINE DU ROYAUME DE DIEU 117
C'est dans le même esprit qu'à des pharisiens qui lui
demandaient quand donc viendrait ce Royaume de Dieu
dont il parlait toujours^, il répondit : « Le Royaume de
« Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards',
« on ne peut pas dire : Il est ici ou il est là. Le Royaume
« de Dieu est au-dedans de vous ^ »
Il fallait donc continuer de prêcher à la foule la nature
et les conditions du vrai Royaume de Dieu. Pour en
devenir membre, on devait revêtir les dispositions énon-
cées au Sermon dit de la Montagne comme autant de
portes qui en ouvraient l'accès, conscience de sa mi-
sère morale, faim et soif de la perfection (justice),
douceur et compassion active envers tous, confiance
au moins pour le moment, et pourtant le Royaume de Dieu était
déjà en voie de réalisation. C'était par les moyens doux, pacifiques,
persuasifs, qu'il devait s'établir, et le prophète de Nazareth ne res-
semblait nullement au terrible justicier vannant les hommes au
crible de la colère de Dieu et jetant sans phrase au feu inextin-
guible tout ce qui ne serait pas classé comme « bon grain «.
* Luc XVII, 20-21, [xz-zy. Trapa-ur^p-rjO-ïtoç .
- 'EvToç u[j(,cov. La traduction au dedans de vous est la plus litté-
rale et la plus conforme au contexte, puisqu'il s'agit du caractère
invisible, indépendant de la question de lieu, du Royaume déjà
existant. On peut aussi à la rigueur traduire par o:u milieu de vous,
ce qui reviendrait pourtant à indiquer un lieu, tandis qu^il est
déclaré qu'il n'y a pas de lieu qu'on puisse indiquer. On dira que
Jésus n'a pu penser que le Royaume était au dedans des pharisiens
qui l'interrogeaient. Mais vous doit être pris ici dans le sens abs-
trait, comme nous dirions à des pessimistes dénigrant la vie
humaine sous prétexte qu'elle ne procure à l'homme que soucis et
souffrances : Les conditions du bonheur sont au dedans de vous. —
Du re^te, même dans l'interprétation que nous regardons comme
la moins exacte, le caractère invisible, intérieur, du vrai Royaume
de Dieu, est toujours le fond de la réponse faite à la question. Car
si les pharisiens demandent quand il viendra, c'est qu'ils ne le
voient pas, quoiqu'il soit déjà.
118 JÉSUS DE NAZARETH
entière dans l'intention de Dieu à l'égard de qui-
conque le cherche. La religion de Jésus était par
conséquent très individualiste. C'est par la conversion
des individus que Jésus entendait procéder à sa grande
réforme. Les dispositions morales ne sont pas en effet
matière de firman. Rien dans un tel enseignement ne
ressemble à des décrets ou à des actes divins englo-
bant d'une manière en quelque sorte magique des
masses inertes qu'ils sauveront d'autorité. Le salut col-
lectif ne peut être que le résultat de celui des per-
sonnes. Cela n'exclut pas l'espoir qu'un nombre croissant
de conversions individuelles finira par changer la col-
lectivité ou la société elle-même. Au contraire, c'est bien
là ce que Jésus espère, et même il attend ce résultat
avec une confiance, une fermeté qui sont vraiment
merveilleuses. Jamais homme n'a affirmé le succès
final de ses efforts avec plus d'assurance et avec moins
de raisons spécieuses pour la motiver. Cela tenait à
l'entière conviction qu'il avait de semer à pleines mains
des germes divins qui, n'importe comment, quoi qu'il
pût arriver, écloraient et porteraient leurs fruits. C'est
un des traits les plus marqués et les plus admirables de
ce prince des idéalistes, surtout quand on sait, comme
nous le montrerons, qu'il n'a rien institué, rien organisé,
pour protéger la précieuse vérité qu'il confiait aux
consciences. Remarque-t-on assez cette courte para-
bole qui se lit Marc IV, 26-29 et qu'on peut intituler :
La Semence croissant d'elle-même?
« Il en est du Royaume de Dieu comme lorsqu'un
« homme jette le grain dans la terre ; qu'il dorme ou
« qu'il veille, de jour et de nuit^ la semence germe et
« croît sans qu'il sache comment. Car d'elle-même la
« terre fait éclore la plante; d'abord la tige, puis l'épi.
LA DOCTRINE DU ROYAUME DE DIEU 119
« puis le blé plein Tépi. Et quand le blé est à point, on
« y met la faucille, la moisson est venue. »
Cette parabole est tout uniment exquise. Elle met à la
portée des plus simples le principe du devenir qui est
au fond de tout progrès réel et de toute réforme
durable.
Jésus aimait la parabole, et il en a proposé un grand
nombre. Cette forme d'enseignement était dictée en
partie par les conditions mêmes de sa prédication popu-
laire. Il n'avait ouvert ni une école, ni un cours de
théologie. Les principes qu'il énonçait en les déclarant
fondamentaux étaient peu nombreux et très simples.
Mais il y avait à s'en pénétrer et à les envisager sous
leurs différentes faces comme dans leurs applications
multiples. La parabole se prêtait à merveille à ce genre
d'enseignement, et Jésus excellait dans l'art d'en inven-
ter d'admirables. Les siècles ont passé, et les paraboles
sont restées. Intéressantes, imagées, se gravant aisé-
ment dans les mémoires et presque toujours d'un sens
transparent, elles oiîrent un solide aliment à la réflexion
des penseurs et à l'intelligence des simples. C'est là
particulièrement qu'il se montre artiste incomparable.
La beauté de ces paraboles a ce mérite classique d'ob-
tenir un effet puissant par des moyens d'une extrême
simplicité. La méthode parabolique était d'ailleurs con-
forme à l'esprit de sa doctrine. Ce qu'il cherchait,
c'était précisément le réveil des attentions. Il voulait les
fixer sur un point précis, de manière que l'auditeur
tournât et retournât l'image pour en extraire l'idée. Le
disciple découvrait ainsi lui-même jusqu'à un certain
point la pensée du maître. Puisqu'il avait des oreilles,
qu'il écoutât, et il entendrait! C'était un genre de
maïeutique différent de celui qu'affectionnait Socrate,
120 JÉSUS DE NAZARETH
moins laborieux, moins subtil, mais arrivant au même
résultat, la vérité conquise par le travail personnel.
C'est ainsi que, pour décrire en peu de mots le prix
inestimable de cet état de communion filiale avec Dieu
provenant de la sincère acceptation des dispositions qui
l'assurent, il évoquait l'image de l'homme qui a trouvé'
un trésor enfoui dans un champ. Transporté de joie par
sa découverte, il vend tout ce qu'il a pour acheter ce
champ K C'est par une sorte d'heureux hasard que cet
homme a découvert ce trésor auprès duquel tant d'autres
avaient passé sans se douter de son existence. Mais
on peut aussi devenir possesseur du Royaume en
le cherchant avec persévérance, témoin ce marchand de
perles qui en cherchait de belles et qui enfin en a trouvé
une si précieuse, d'une eau si pure, que lui aussi a donné
tout ce qu'il avait pour l'acquérir 2.
Ces deux paraboles visent la conversion individuelle,
mais, nous le répétons, c'est par les conversions indi-
viduelles que Jésus entend changer la masse. Comme
il a raison! La réforme ou la révolution décrétée à
l'extérieur, au dessus d'une masse plus revêche qu'elle
ne le croit elle-même, n'est jamais qu'un trompe-l'œil.
Qu'on ne se récrie pas sur la lenteur du procédé ni sur
la petitesse apparente des premiers résultats obtenus!
« Il en est du Royaume de Dieu comme du grain de
« sénevé qu'un homme .a pris et semé dans son champ.
« C'est bien la plus petite de toutes les semences; mais,
« quand il a crû, il dépasse en hauteur les autres plantes
« potagères, et il devient un arbre assez grand pour que
^Matth. XIII, 44. Comp. Holtzmann, Hand-Commentar z. N. les- :
tament, ad h. loc, montrant que cette opération était considérée
comme licite au point de vue juridique du temps.
2 Matth. XIII, 45-46.
L\ DOCTRINE DU ROYAUMK Dl-; DIEU 121
I
« les oiseaux du ciel viennent faire leurs nids dans son
« feuillage'. » C'est que ce grain possède la vie et que le
germe vivant, quelque petit qu'il soit, se développe en
déployant sa vitalité interne. C'est la loi divine dans la
nature et dans l'humanité.
Il y a plus. Le Royaume intérieur, éclos dans les
cœurs d'un petit nombre d'hommeS;, est en possession
d^une vertu communicative agissant sur la masse am-
biante comme par une sorte de contagion régénératrice
et la changeant du dedans au dehors. « Il en est du
« Royaume de Dieu comme du levain qu'une femme a
« pris et inséré dans trois sata de farine, si bien que
« toute la pâte a levé ^ » C'est ainsi que d'une pâte lourde
et insipide une parcelle de levain a fait un aliment léger
et savoureux. En d'autres termes, et ce doit être l'éter-
nelle consolation des hommes de bien que décourage
trop souvent l'envahissement de la société par le vice
et le désordre moral, si le mal est contagieux, le bien
l'est aussi, et même à la longue il doit l'emporter, parce
qu'il se justifie par ses résultats.
'MaUh. XIII, 31-32; MarcIV, 31-32; Luc XIII, 19. On a supposé qu'il
s'agissait ici d'un arbre produisant des graines d'une saveur piquante,
analogue à celle des graines de notre moutardier, la Salvadora
persica.Le sénevé ordinaire ou moutardier semblait trop petit pour
justifier la comparaison. Voyez toutefois Winer, Biblisches Real-
wœrierbuch, a.r\,. Senf, et les citations d'oîi il résulte qu'en Pales-
tine cet arbuste atteignait une hauteur inconnue dans nos climats.
Il est clair que l'extrême petitesse assignée ici au grain de sénevé
n'est que relative aux autres grains employés dans l'horticulture du
temps et du pays.
2 Matth. XIII, 33 ; Luc XIII, 20-21. Les trois sata formaient Vépha,
mesure de capacité qu'on évalue à environ 20 litres (Reuss, La
Bible, II, p. 83, ad Exod. XXIX, 40). C'était la quantité usuelle de
farine que la ménagère juive pétrissait pour faire le pain de la
maison.
122 JÉSUS DE NAZARETH
Une fois parvenu au point où il peut déployer sa force
intensive et extensive^ « Il en est du Roj^aume comnae
« d'un filet qu'oli a jeté dans la mer et qui entraîne du
« poisson de toute espèce. Quand il est rempli, on le
« tire sur le rivage, les pêcheurs s'asseoient, mettent à
« part dans des vases ce qui est bon et rejettent ce qui
« est mauvais ^ » Le Royaume est alors devenu ce que
' Matth. XIII, 47-48. IJ y a un rapport intime entre cette parabole
du Filet et celle de l'Ivraie (Matth. XIII, 24-30) qui devrait être
rangée aussi parmi les paraboles les plus authentiques (elle faisait
partie des Logia), qui doit l'être quant au fond, mais qui, sous la
forme qu'elle revêt dans le premier évangile, paraît avoir subi des
modifications en rapport avec un état de choses différant de la
situation contemporaine de Jésus. Il ne faut pas s'en étonner. Les
évangélistes, quand ils rédigeaient leurs œuvres composites, avant
eux les narrateurs dont ils reproduisaient la paradosis ne pouvaient
s'abstraire entièrement des circonstances de leur temps. 11 s'agit
dans cette parabole d'un homme qui a semé de la bonne semence
dans son champ. Quand le blé a poussé en herbe, on s'aperçoit
qu'une sorte d'ivraie grandit en même temps. Les serviteurs vou-
draient immédiatement l'extirper. Le maître le leur défend. Ils ne
distingueraient pas suffisamment la mauvaise herbe de la bonne.
Du reste c'est un homme ennemi (pas précisément le diable comme
le voudrait l'explication donnée au v. 39) qui méchamment a semé
l'ivraie au milieu du bon grain. Faudrait-il, dans l'esprit et à
l'époque de la rédaction canonique (fin du premier siècle), voir
dans ce détail une allusion hostile à l'apôtre Paul, toujours mal
vu des judéo-chrétiens, même transigeants, à cause de sa rupture
radicale avec la Loi ? ÎNous n'osons nous prononcer. Ce détail devait
avoir son application personnelle au moment où le premier évan-
gile fut composé, mais nous sommes trop mal renseignés pour la
préciser. L'allusion à Paul serait bien d'accord, il faut l'avouer, avec
les vues de ce judéo-christianisme modéré, qui est celui du premier
évangile, qui maintenait la Loi en principe, assignait le premier
rang dans le Royaume à ceux qui l'observaient toute entière
(Matth. V, 19), mais ne voulait pas dénoncer toute alliance avec
ceux qui ne l'observaient que partiellement, comme l'auraient
exigé les judéo-chrétiens rigides (Ébionites purs). Le fait que ces
disciples imparfaits croyaieivt « au Seigneur Jésus » était prépon-
LA DOCTRINK DU ROYAUME DE DIEU i23
nous appelons aujourd'hui une « puissance historique »,
une force anonyme, collective, qui, en vertu du mou-
vement acquis, pousse vers le but désiré des individus
nombreux et divers qui tous en subissent l'entraînement.
C'est quand on a bien compris le point de vue sous
lequel Jésus définissait les conditions et les perspectives
de son œuvre personnelle qu'on peut apprécier la sobre
et mâle beauté de la parabole du Semeur sorti pour
semer. Les évangiles nous disent que Jésus la proposa
debout sur une barque ancrée près du rivage à la foule
amassée sur le bord du lac. Le Semeur, c'est lui, et
jusqu'à nouvel ordre il ne prétend pas à une autre fonc-
tion que celle de semer et de semer encore, de semer
toujours, en quelque sorte les yeux fermés, mais à
pleines mains \ Et comme il semait, une partie de la
semence tomba sur la route, les oiseaux du ciel n'en
laissèrent pas un grain ; une autre partie tomba sur des
endroits pierreux où il n'y avait guère de terre, elle
poussa vite pour cette raison, mais le soleil se leva et
elle fut brûlée parce qu'elle manquait de racines. Une
autre partie tomba au milieu des épines qui montèrent
et l'étouffèrent. Mais le reste tomba sur de la bonne
terre et produisit des épis montant et croissant, l'un
dérant à leurs yeux. Cela ne justifiait pourtant pas ceux qui avaient
rompu avec toute observance légale. Mais il y avait tant de nuances
intermédiaires qu'il était imprudent de rejeter n'importe lequel de
ceux qui se réclamaient du Christ. 11 \fallait donc attendre le jour
du grand jugement où tout serait remis à sa place et ne pas devan-
cer la justice infaillible au risque de confondre le bon blé avec
l'ivraie. Quoi qu'il en soit, les deux paraboles du Filet et de l'Ivraie
s'élèvent toujours contre la prétention des Églises d'exclure de la
chrétienté ceux qui leur paraissent tenir de l'ivraie plutôt que du
bon blé. « Laissez-les aroître ensemble jusqu'à la moisson. »
* Matth. XIII, 3-9 ; Marc IV. 1-9 ; Luc VIII, 4-8.
124 JÉSUS DE NAZARETH
rapportant trente, un autre soixante, un autre cent.
« Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! »
L'explication donnée par les évangélistes est simple
et lucide. Il n'y avait d'ailleurs pas moyen de s'y trom-
per. C'est comme un bilan que Jésus dresse des effets
de sa prédication dans un moment où, malgré des dé-
ceptions de plus d'un genre, il croit encore pouvoir
compter sur un résultat favorable. Le manque de récep-
tivité des uns, provenant de l'endurcissement amené
par une longue indifférence, l'adhésion des autres, cha-
leureuse de prime abord, mais sans racines dans le
cœur et cédant à la moindre épreuve, les préoccupations
mondaines ou intéressées, les convoitises de tout genre
qui étouffent le premier enthousiasme, tout cela est
résumé en peu de mots où l'on n'a rien à ajouter. On
remarquera aussi les différences individuelles, parmi
ceux qui ont offert à la bonne semence un terrain bien
préparé. Selon leurs dispositions personnelles, les fruits
qu'ils portent centuplent le grain déposé dans leur con-
science ou donnent un résultat moindre, mais encore
satisfaisant.
Jésus éprouva un moment de joie profonde quand il
put s'assurer que les âmes dévouées, mais simples, qui
formaient son cortège habituel avaient bien saisi le sens
et la tendance de son enseignement. Il ne les poussait
pas à jeter l'anathème sur la tradition du passé. Au
contraire, il restait avec eux sur le terrain consacré de
la Loi et des prophètes, mais il entendait conserver pour
eux et pour lui, même sur ce terrain, sa liberté de juge-
ment et l'autonomie de la conscience. Il prétendait aller
plus avant^ dépasser la tradition, recueillir la sève de
l'arbre traditionnel, mais en élaguer les branches mortes
et les végétations parasites. C'était l'intuition de la
à
LA DOCTRINE DU ROYAUME DE. DIEU 125
méthode du véritable progrès qui prolonge le passé en
le réformant et en lui imprimant un caractère nouveau.
Voilà ce que les conservateurs opiniâtres et les radicaux
absolus n'ont jamais su comprendre^ et c'est la raison
profonde de leurs mécomptes et de leurs insuccès. De là
cette charmante parabole qui en deux lignes fait revivre
toute une scène de famille antique. « C'est pourquoi »,
disait Jésus, « le scribe bien instruit dans le royaume de
« Dieu est semblable à un père de famille qui tire de son
« trésor des choses nouvelles et des choses vieilles ^ )>
Une famille ancienne, au temps de l'Évangile, de-
meurée de pères en flls dans une situation honorable,
devait posséder bien des objets d'art remontant au passé,
des étoffes tyriennes et des coffrets d'Egypte, des coupes
chaldéennes et des vases grecs, des parfums d'Arabie et
des orfèvreries d'Éphèse. Le trésor désigne ici la cellule
ou le bahut qui renfermait ces objets de prix. Mais si la
famille continuait de prospérer, de nouvelles acquisi-
tions devaient s'ajouter aux anciennes. L'airain de
Corinthe et l'or de l'Inde, l'ambre de l'occident et les
perles des mers de Taprobane^ passaient par la Galilée
et trouvaient des acheteurs dans ce pays productif et
commerçant. Cette continuité de l'aisance dans une
même maison faisait honneur à la direction morale, se
perpétuant de génération en génération, qui avait pré-
sidé à ses destinées. De même, la doctrine du Royaume
conservait ce que l'antiquité d'Israël possédait de pré-
cieux, de religion pure et de morale éternelle. Le Maître
savait en extraire ces joyaux de grand prix toutes les
fois qu'il en était besoin. Mais il y superposait du nou-
veau, des notions nouvelles sur Dieu, sur l'homme, sur
' Matth. XIII, 52.
126 JÉSUS DE NAZARETH
les conditions du salut, et voilà ce que le scribe intelli-
gent^ bien instruit, devait comprendre et approuver i.
Une question grave, qui n'avait pas encore été touchée^
devait bientôt surgir. La religion du salut, qui préten-
dait accomplir la Loi et les prophètes, consistait donc
en des dispositions religieuses et morales dont la nature
eût alors été difficilement comprise ailleurs que dans un
milieu juif, mais elles pouvaient être traduites et, telles
qu'elles étaient, tout homme de toute origine, de toute
nation, de toute condition, pouvait se croire apte à les
remplir, et, par conséquent, à entrer dans le Royaume
de Dieu. Il n'était plus question dans la religion nouvelle
ni de la descendance d'Abraham, ni de la circoncision,
ni de l'observation rigoureuse de la Loi, ni de l'alliance
contractée par Dieu avec le peuple d'Israël au bénéfice
exclusif de celui-ci. L'universalisme le plus logique et
le plus absolu découlait directement de la doctrine du
Royaume, telle que Jésus l'entendait. Cette conséquence
bien comprise constituait à elle seule une innovation
capitale.
Ce n'est pas que le sentiment d'une religion univer-
selle ou destinée à le devenir fût étranger au judaïsme.
Plusieurs prophètes en avaient eu le pressentiment dans
la mesure imposée par l'ignorance géographique de
leur temps ^ C'était, quand on y pensait bien, un postulat
, du monothéisme. Comment le Dieu unique de l'univers
ne serait-il pas à la fin le Dieu unique de l'humanité?
L'attente messianique à son tour était elle-même univer-
* Il n'est pas sans intérêt de signaler cette marque de haute anti-
quité du Logion : le terme de scribe peut encore être pris en bonne
part, de même que Matth. XXIII, 34.
- V. vol. 1, pp. 33 et 43.
LA DOCTRINE DU ROYAUMK DE DIEU i'21
saliste en ce sens que le Messie détruirait toute idolâtrie
sur la terre et ferait régner partout le seul vrai Dieu,
dont il serait l'invincible lieutenant*. Seulement, même
à ces divers points de vue qui brisaient le particula-
risme étroit d'après lequel les fils de Jacob avaient seuls
des droits aux bénédictions divines, il restait toujours le
sentiment aristocratique d'un privilège réservé aux seuls
Juifs. Il paraissait encore inadmissible que les autres
nations pussent jamais être devant Dieu sur le pied d'une
parfaite égalité avec «le peuple élu^». Mais en quoi
pouvait consister ce privilège, du moment que les con-
ditions du salut étaient purement intérieures, morales,
n'exigeant plus pour être réalisées que la nature humaine
générale, c'est-à-dire l'humanité?
Ce serait sans contredit une erreur de penser que
Jésus fût inconséquent avec lui-même au point de limiter
aux Juifs seuls le droit de faire partie du Royaume dont
il jetait les fondements ou pour mieux dire les principes
constitutifs tels que nous les connaissons. C'en serait
* Le progrès des idées juives dans la direction de l'universalisme
s'atteste chez les pharisiens dont le prosélytisme recrutait parmi les
payens des adhérents nouveaux au judaïsme (Matth. XXIII, 15). On
pouvait « se faire juif» en se soumettant à la circoncision après un
baptême préalable et à l'observation de la Loi (prosélytes de la
justice). On Tponva.it aussi devenir « presque juif » ou «demi-juif»
(prosélytes de la porte) en s'astreignant simplement à certaines dis-
positions considérées comme les plus indispensables {préceptes noa-
chiques), que l'on croyait retrouver dans la Genèse comme imposés
à Noé, donc à tout le genre humain descendant de l'unique famille
sauvée du déluge. Gomp. Act. XY et F. Weber, Lehren des Talmud,
Geboten {Noachischen).
2 Gomp. F. Weber, Die Lehren des Talmud, §§ 19 et 63, 2, où
sont relevés sur les documents talmudiques les enseignements qui
maintiennent les privilèges des flls de la race élue sur tous les
autres hommes^, même sur les prosélytes les plus entièrement con-
formistes.
128 JÉSUS DE NAZARETH
une autre que de se le représenter comme ayant eu dès
l'abord l'intention de fonder une vaste mission pour tra-
vailler à la conversion du monde entier. Lui-même ne
prêche l'Évangile qu'à ses compatriotes. C'est très excep-
tionnellement qu'il se rend sur les terres payennes limi-
trophes du pays juif et il n'y séjourne guère. Dans les
instructions qu'il donne à ses premiers apôtres il leur
enjoint de s'adresser uniquement à des Israélites et de
n'aller ni vers les payons ni vers les Samaritains \ Pour-
tant l'Évangile qu'il annonce annule tous les titres héré-
ditaires et extérieurs que le Juif prétendait posséder
comme seul destinataire légitime des félicités du
Royaume de Dieu. Comment résoudre cette antinomie ?
Elle disparaît quand on se met au point de vue qui
fut évidemment celui de Jésus et que nous trouvons
résumé dans un fragment du Sermon dit de la Mon-
tagne. C'est au peuple juif que s'adressent idéalement
les paroles dont il se compose, au peuple juif représenté
par la multitude attroupée autour du prophète de Naza-
reth.
« Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel s'affadit,
« avec quoi le salera-t-on ? Il n'est plus bon qu'à être
« jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes. Vous
« êtes la lumière du monde. Une ville située sur une
« montagne ne peut pas rester cachée. On n'allume pas
« une lampe pour la mettre sous le boisseau, on la met
« sur son support, et elle éclaire tous ceux de la maison.
<■' Matth. X, 5. 11 ne faudrait pas opposer la mission universelle
dont ces premiers apôtres auraient été chargés après la résurrection
de Jésus, Matth. XXVIII, 19. Ce fut une prétention du judéo-chris-
tianisme élargi dont le premier évangéliste est partisan, mais qui
ne cadre nullement avec les faits constatés. Elle est nettement
démentie par la situation définie Gai. II, 7-8.
LA DOCTRINE DU ROYAUME DE DIEU 129
« Que votre lumière luise donc devant les hommes, afin
« qu'à la vue de vos belles œuvres ils glorifient votre
« Père qui est aux cieux ' ! »
Ces déclarations sont formelles. Jésus entendait bien
que la lumière dont le judaïsme était le phare séculaire
rayonnât sur le monde et éclairât « les hommes » dans
toute l'extension du mot. Sa crainte était que le peuple
juif ne s'afi'adît religieusement, soit en se berçant de
chimères, soit en s'incrustant dans ce formalisme
hérissé qui d'avance rendait son action stérile. Au début
de sa carrière prophétique il pouvait espérer la rapide
transformation du peuple entier par voie de conversion
générale à son Évangile. Ce peuple eût été dès lors plus
que jamais le « sel de la terre », « la lumière du monde »,
le porteur du salut universel, un peuple apôtre, et la
joie du puissant réformateur eût été grande. Car Jésus
était patriote au sens élevé du mot. Il aimait son pays
et son peuple d'un amour tendre, tout en aimant
l'homme en soi et par conséquent l'humanité. Ce fut une
de ses douleurs que de voir ce peuple se détourner de
ce qui était à ses yeux sa véritable et glorieuse des-
1 Matth. V, 13-16. Plusieurs exégètes veulent que ces paroles de
Jésus s'adressent uniquement à ses disciples et non au peuple juif
dans son ensemble. Cette interprétation est trop étroite. Non seule-
ment elle ne convient pas au cadre adopté par l'évangéliste, ce qui
ne serait pas une objection péremptoire, mais encore elle ne s'ac-
corde pas bien avec ces fières expressions « sel de la terre »,
« lumière du monde », « ville située sur une montagne ». Ces titres
d'honneur se comprennent très bien appliqués au peuple juif que
Jésus exhorte à se montrer digne de sa supériorité religieuse, fidèle
à sa vocation historique, à ce qui doit être l'objet de son ambi-
tion légitime. Elles se prêtent fort mal à la supposition qu'il s'agi-
rait simplement des quelques disciples déclarés que Jésus put
regarder comme tels sa vie durant et qu'il laissa sur la terre sans
aucune notoriété.
JÉSUS DE NAZAR. — II. 9
130 JÉSUS DE NAZARETH
tinée. Quand cette sombre perspective se dessina devant
son esprit, Jésus était trop imbu de l'esprit des prophètes
pour ne pas pressentir que la nation juive marchait à
une catastrophe. N'était-ce pas un des axiomes de l'an-
cien prophétisme qu'Israël infidèle à sa vocation reli-
gieuse ne pouvait attendre que le malheur ? Ce qu'il faut
noter, c'est que la conclusion pessimiste à laquelle il
arrivait par intuition mystique était celle aussi que les
politiques juifs les plus avisés, les aristocrates du saddu-
céisme, expérimentés et sceptiques, redoutaient aussi,
mais pour des motifs très différents. Nous aussi, au nom
de la philosophie de l'histoire, nous disons qu'un peuple
oublieux de son esprit national, devenu indifférent à ce
qui lui crée une grande mission dans l'histoire, se trahit
lui-même et creuse son propre tombeau. Il occupe dé-
sormais inutilement la terre. En perdant son âme, il perd
sa vie. Qu'aux premières espérances de Jésus se mêlât
une forte dose d'inexpérience historique et de confiance
excessive dans la possibilité de changer si promptement
un peuple dominé par des traditions et des plis d'esprit
invétérés, c'est ce que nous ne saurions nier, mais nous
ferons observer que c'est l'illusion généreuse de tous les
grands réformateurs.
Il résultait donc de son point de vue qu'il se croyait
tenu de restreindre sa mission personnelle et celle de
ses premiers apôtres au peuple juif exclusivement. Une
fois ce peuple converti, Thumanité suivrait. Voilà ce
qui explique la contradiction apparente qu'on a quel-
quefois soulignée entre les principes humanitaires de
la religion qu'il enseigne et le particularisme national de
sa prédication. De temps à autre il perce l'étroite
enceinte dans laquelle il se confine volontairement. Il fait
quelques excursions momentanées sur le territoire de
i
LA DOCTRINE DU HOYAUME DH DIRU 1.'31
Gadara ^ où les Juifs ne sont qu'en petit nombre, ou sur
celui de Tyr et de Sidon-, terre toute payenne^ mais
pour des raisons particulières en dehors de sa mission
proprement dite. Il songeait plus spécialement aux
Samaritains, ces Juifs hybrides si mal vus des Juifs pur
sang. Il aurait même voulu, lors de son voyage à Jéru-
salem, passer par la Samarie au lieu de suivre la route
ordinaire des pèlerins de Galilée qui préféraient s'y
rendre par la route ultra-jordanique (Luc IX, 52). Les
Samaritains étaient mis par l'orthodoxie juive sur le
même pied que les payens. Il dut renoncer à ce projet.
Pourtant la parabole du bon Samaritain démontre que
Jésus avait la claire conscience qu'un Samaritain pouvait
être plus près du Royaume de Dieu qu'un sacrificateur
et un lévite.
Mais il fit en Galilée même des expériences qui lui
révélèrent qu'il y avait parmi les non-Juifs des âmes
plus empressées à se rallier à lui et à sa cause que
beaucoup de Juifs de naissance qui l'affligeaient par leur
indifférence ou leur hostilité. Alors il en conclut qu' « il
en viendrait d'orient et d'occident » qui prendraient part
au royaume de Dieu aux côtés des patriarches, tandis
que « les fils du Royaume », ceux auxquels il était pro-
mis en premier lieu, seraient laissés dehors K Ce n'est
encore qu'une crainte, mais cette crainte ira grandissant
et s'exprimera vers la fin de son ministère en termes
accusant une douleur profonde, notamment dans la pa-
rabole des Vignerons ^
« Marc V, 1 et parall.
2 Marc vil, 24.
3 Matth. VIII, 11-12; Luc VII, 9.
* Matth. XXÎ, 33-41 ; Marc XII, 1-12 ; Luc XX, 9-19. Comp. aussi
Matth. XXIII, 37-38 ; Luc XIII, 34-35, en particulier la parabole du
132 ~ JÉSUS DE NAZARETH
Mais avant qu'il pût être question de la crise finale,
il s'était passé un incident très curieux, malheureuse-
ment pour nous mêlé au récit d'un miracle très obscur.
L'incident n'en est pas moins d'une grande valeur histo-
rique par le jour qu'il jette sur le développement des
idées personnelles de Jésus. C'est l'épisode que l'on
connaît sous le titre de la Cananéenne * .
C'était au moment où Jésus venait de lancer un défi
mortel au pharisaïsme par son enseignement sur la
nullité des traditions et des observances indifférentes
ou contraires à la conscience morale. L'agitation dut être
grande. Il y eut certainement des scandalisés et des
refroidis. Jésus paraît avoir éprouvé à la suite de cette
discussion quelque lassitude morale — il voyait l'abîme
se creuser entre les opposants et lui et atteindre une
profondeur qu'il n'avait probablement pas prévue dès la
première heure — et cette impression pénible s'ajoutait
aux fatigues de ses pérégrinations continuelles. Il res-
sentait le besoin de prendre quelques jours de repos
complet, puisque, nous dit Marc VII, 24, il se rendit
sur les confins de Tyr et deSidon (l'ancienne Phénicie),
entra dans une maison et voulut s'y tenir incognito.
Mais sa réputation l'avait précédé jusque dans ces pa-
rages étrangers. Une Syro-Phénicienne ou Cananéenne %
dont la fille était la proie d'un esprit impur, vint le
trouver en remphssant l'air de ses cris pour le supplier
de guérir son enfant. La réponse de Jésus est d'abord
Figuier stérile Luc XIII, 6-9, transformée en miracle par les deux
autres synoptiques.
1 Matth. XV, 21-28; Marc Yll, 24-30.
^ Le nom de Cananéen était resté celui des indigènes de l'an-
cienne Phénicie et se conserva même longtemps encore chez les
descendants carthaginois des colons partis de ce pays.
LA DOCTRINE DU ROYAUME DE DIEU 133
sèche et même dure. Il est visiblement irrité de la dé-
marche bruyante de cette femme. « Je ne suis envoyé »,
lui dit-il, « qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël. »
Et comme elle insiste, il ajoute : « Il n'est pas juste de
« prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits
i< chiens. » C'était lui dire en tout autant de termes : Je
ne ferai rien pour toi, payenne ! Ce que j'enlève aux fils
de la maison, ce n'est pas pour le jeter à des êtres
inférieurs et impurs '.
La suppliante aurait pu bondir sous l'outrage, mais la
mère pense uniquemeni à son enfant qui souffre, elle
dévore l'injure et répond avec autant d'esprit que de
grâce touchante : « C'est vrai, Seigneur, mais les petits
« chiens mangent les miettes tombées de la table de
« leurs maîtres. » Cette réponse exquise est un coup
droit porté au cœur de Jésus. Elle l'a immédiatement et
profondément ému. Cette énergie de l'amour maternel,
qui fait tout supporter à la mère pourvu que son enfant
ne souffre plus, ce sentiment qui jaillit du fond même de
la nature humaine est un argument auquel il ne résiste
pas. « 0 femme, ta foi est grande ! Qu'il te soit fait
« comme tu le demandes ! » Et les évangiles ajoutent
que l'enfant fut guérie et que la mère, rentrant chez
elle^ la trouva paisiblement assise sur son lit.
Nous pourrions répéter ici tout ce que nous avons dit
sur l'impossibilité de porter un jugement quelque peu
fondé sur ces récits à l'emporte-pièce de miracles qui
échappent à tout contrôle comme à toute définition.
Quelle était au juste la maladie de l'enfant ? Qui sait si
ce n'était pas une crise de névropathie, devant se cal-
* 11 faut se rappeler que dans leur orgueil les Juifs donnaient aux
payens le nom de chiens ou petits chiens, xuvapia, comme de nos
jours les Musulmans fanatiques le donnent aux chrétiens.
134 JESUS DE NAZARETH •
mer d'elle-même ? Qui a songé à s'assurer si le mal mo-
mentanément disparu n'a pas été suivi de rechutes ?
Pouvons-nous raisonnablement admettre des guérisons
à distance qui tiennent de la magie? Ce que nous pou-
vons au contraire accepter sans difficulté — à la seule
condition de nous résigner à ignorer ce que nous ne
pouvons savoir, — c'est qu'il se passa quelque chose
qui donna lieu au dialogue échangé, et peu importe, après
tout, ce qui se passa. L'intéressant, c'est le dialogue,
et il n'est pas de ceux qui s'inventent. Il faut savoir gré
à la tradition évangélique, et à'- ceux qui nous l'ont con-
servée avec ses beautés et ses défauts, de ne pas avoir
supprimé cette scène où Jésus ne se montre pas tout de
suite à sa hauteur ordinaire, où il est d'abord dur et
même blessant, où il est en réalité vaincu par l'amour
maternel d'une payenne^
Ce qui résulte de l'incident, c'est que Jésus fit très
particulièrement à cette occasion l'expérience que le
monde payen pouvait offrir des compensations aux dé-
fections qu'il prévoyait déjà parmi ses compatriotes, et
ces compensations, elles seraient déterminées par « la
* Une des plus misérables défaites de l'exégèse orthodoxe est de
vouloir que Jésus ne parle de cette manière à la Cananéenne que
pour « éprouver sa foi ». Est-ce que cela justifierait l'outrage? Et
en quoi la foi était-elle « éprouvée » ? La femme pouvait être
désolée ou réjouie par la réponse, mais la foi qu'elle manifestait
par sa démarche même restait ce qu'elle était. Que Jésus ait ainsi
parlé dans un moment de fatigue et d'irritation, on peut se l'ex-
pliquer lorsqu'on n'est pas asservi par le dogme traditionnel. C'est,
d'autre part, lui rendre hommage que de constater la prompte vic-
toire qu'il remporte sur lui-même dès qu'il se voit en face d'une
tendresse maternelle poussée jusqu'à l'oubli de soi. Mais, pour
admettre cette victoire, il faut admettre aussi le moment de fai-
blesse dont elle triomphe.
LA DOCTUINK DU ROYAUME DK DIEU
435
foi en lui », indépendamment de la préj[)aration juive, la
foi en sa mission, en sa personne, qu'il avait toujours
jusqu'alors subordonnée à la doctrine impersonnelle du
Royaume. Ce dut être un prélude à une évolution nou-
velle et très grave qui se préparait dans son esprit.
CHAPITRE VII
MORT DE JEAN BAPTISTE. — LES APOTRES
Le désir de ne pas disperser des enseignements que
rattache un lien logique des plus étroits nous a fait
devancer l'ordre chronologique des événements, autant
du moins qu'on peut le présumer. Car la chronologie des
récits synoptiques, à l'exception de deux ou trois événe-
ments dont la succession ne peut être intervertie, ne
s'établit pas avec précision. Lorsque se passèrent les
derniers incidents que nous avons décrits, l'homme qui
avait, sans le connaître, frayé la voie aux prédications
de Jésus de Nazareth, celui dont le message avait jeté
une note des plus graves dans le concert encore joyeux
de la première évangélisation, Jean Baptiste était mort.
Les circonstances de sa mort sont trop connues pour
nous arrêter longtemps. Le contraste poignant de la
danse de la fllle d'Hérodias et du plat sur lequel elle
apporte à sa mère la tête du tribun du désert a gravé
cette scène dans la mémoire populaire '. La tradition
recueillie par les deux premiers synoptiques veut en
effet que ce meurtre ait été commis à l'instigation d'Hé-
rodias qui ne pardonnait pas au prophète le blâme
' Matth. XIV, 5-12 ; Marc VI, 19-29.
MORT nE JEAN BAPTISTE 137
public du double adultère qu'elle étalait à Tibériade.
Cela n'a rien d'invraisemblable, étant donné l'empire
qu'elle exerçait sur le faible et frivole Antipas. Marc pré-
tend même qu'Antipas ne céda qu'à regret, qu'il s'était
pris d'une véritable estime pour Jean Baptiste, qu'il le
visitait dans sa prison et suivait volontiers ses conseils.
Quand on connaît ce trait particulier de la famille des
Hérodes qui consiste à coqueter toujours avec le
judaïsme, quitte à lui jouer les plus vilains tours quand
un motif d'intérêt ou d'amour-propre les y pousse, on
ne saurait dire que l'allégation de Marc soit dénuée de
vraisemblance. Quant à l'épisode quelque peu roma-
nesque du serment par lequel Antipas, en pleine ripaille,
ravi de la grâce voluptueuse déployée par la jeune fille,
lui aurait juré de lui donner tout ce qu'elle demande-
rait, « fût-ce la moitié de son royaume «j, il se pourrait
que ce détail fût l'expression populaire du mépris qu'on
faisait de son caractère. Mais, dans ces petites cours
orientales, on ne saurait fixer de limites aux changeantes
fantaisies d'un despote. Quoi qu'il en soit, Jean Baptiste
mourut victime de l'animosité d'une femme vindicative
et ambitieuse, qui voyait en lui un adversaire dangereux
et qui s'y prit de manière à triompher des hésitations
de l'homme qu'elle gouvernait. C'était elle qui dirigeait
la politique du tétrarque, et ceux qui ne semblent pas
avoir connu, qui n'ont peut-être pas admis l'explication
populaire de la brusque détermination d'Antipas — par
exemple, l'historien Josèphe — sont d'accord avec nos
synoptiques en disant que Jean fut sacrifié aux calculs
égoïstes de la maison régnante*.
La nouvelle de cette mort tragique fut apportée à
Jésus par des disciples du prophète, et elle ne put que
' Jos. Ant. XVIIl, V, 2.
138 JÉSUS DE NAZARETH
faire sur son cœur une très pénible impression. Malgré
la différence de leurs points de vue, Jean Baptiste l'avait
précédé comme annonciateur du Royaume de Dieu qui
allait venir. Jésus avait tenu à bien préciser que son
œuvre à lui-même se rattachait à celle de Jean, mais
aussi qu'elle s'en distinguait. Jean avait annoncé le
Royaume de Dieu dans des conditions qui n'avaient été
accordées à aucun prophète avant lui. Il n'y était pas
entré lui-même, parce qu'il se le représentait autre qu'il
ne devait être en réalité, mais ce n'était pas une raison
pour déprécier sa personne et son œuvre. « Qu'êtes-
vous allés voir au désert? » disait Jésus à la foule gali-
léenne, « Un roseau que le vent agite », un homme
faible et inconstant? Non assurément, le Baptiste était
inébranlable comme les rochers dans le lit du Jourdain.
« Qu'êtes-vous donc allés voir ? Un homme splendidement
« vêtu? » Non plus, ce n'est pas au désert qu'il faut
aller contempler ces magnificences. Allez plutôt à Tibé-
riade! « Les gens splendidement vêtus sont dans les
« maisons des rois. Qu'êtes-vous enfin allés voir? Un
« prophète? Oui, vous dis-je, et plus qu'un prophète
« (ordinaire). Car c'est de lui qu'il est écrit ^ : J'envoie
<( mon messager devant ta face pour qu'il prépare le
a chemin devant toi. En vérité je vous dis que parmi les
« enfants des femmes il n'a pas été suscité de prophète
ft qui soit supérieur à Jean Baptiste. Mais le plus petit
« dans le Royaume des deux lui est supérieur. La Loi et
a les prophètes ont duré jusqu'à Jean '-. Depuis lors, le
« Royaume de Dieu est annoncé, et ce sont les vaillants
« qui s'en emparent -^ Et si vous voulez accepter ce que
' Malach. III, 1.
2 Luc XVI, 16.
•5 On traduit ordinairement par « les violents », ce qui peut se
MOHT DE .lEAN BAI'TISTE 139
« je VOUS dis, c'est Jean qui est TElie qui doit venir.
ù Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende M »
Ces dernières paroles sont pour nous aussi un aver-
tissement. Pour la première fois nous voyons Jésus
interpréter, en le modifiant singulièrement, l'un des
thèmes favoris de l'eschatologie populaire d'après
lequel le prophète Élie, toujours vivant au ciel depuis
son assomption ^ reviendrait aux derniers jours pour
être le précurseur du Messie. Jésus déclare qu'en réa-
lité c'est le prophétisme dont Élie passe pour le type le
plus achevé qui fait entendre en la personne de Jean
Baptiste une exhortation suprême, un dernier appel de
Dieu ^ De plus, il est clairement énoncé que si l'Évan-
gile du Royaume plonge par ses racines dans le sol du
prophétisme et de la Loi, il est quelque chose de nou-
veau et de supérieur. C'est pour cela que Jean Baptiste
a pu être le plus grand (ou le plus rapproché de la
soutenir littéralement, mais ce qui est trop contraire à l'esprit de
tout l'enseignement de Jésus pour être préféré. Bia veut dire
d'abord force, puis violence, '^rj.uzriç signifie violent, mais aussi
« homme fort et courageux ». (Comp. Wilke, Clavis N. Testant .
ad. h. tier&.) Jésus fait allusion au courage moral, à l'énergie qu'il
faut déployer pour secouer le joug, non seulement des penchants
vicieux, mais aussi des traditions, des dévotions étroites, des habi-
tudes d'esprit, et entrer hardiment dans le nouvel ordre de choses.
Jean Baptiste, tout grand prophète qu'il était, n'avait pas su se
dégager du passé autant qu'il l'aurait fallu. Son messianisme était
trop grossier; son ascétisme, exagéré et infécond.
' Tout ce passage fait partie des Logia. Matth. XI, 7-15 ; Luc VII,
24-28 .
2 II Rois II, 11.
3 La même identification de Jean Baptiste et d'Elie est enseignée
Marc IX, 11-13 ; Matth. XVII, 10-12, à trois apôtres qui ne semblent
pas savoir qu'elle a été déjà proposée par le Maître. Cela tient à ce
que l'épisode auquel cet enseignement se relie est emprunté au
Prôto-Marc, tandis que la déclaration que nous commentons faisait
partie des Logia réunis sans ordre de succession chronologique.
140 JÉSUS DE NAZARETH
vérité définitive) de tous les prophètes, il est, si l'on
peut ainsi dire, le plus distingué de l'ancien régime,
mais ce régime a pris fin, une ère nouvelle est en train
de naître.
Ému par cette tragédie qui terminait si cruellement la
vie d'un prophète, ayant lieu de penser qu'il remplaçait
désormais Jean Baptiste dans les préoccupations d'An-
tipas, Jésus se retira dans un lieu désert avec son cor-
tège habituels II est impossible que cette catastrophe
ne l'ait pas amené à se demander si un sort analogue ne
le menaçait pas lui-même S et c'est peut-être à partir de
ce moment que son regard se fixa avec une attention
redoublée sur ces passages de l'Ancien Testament, où il
est question des soufi'rances et de la mort des porteurs
de la vérité, en particulier sur un célèbre fragment du
second Ésaïe \
C'est là qu'en termes mystérieux, à la fois plaintifs et
prédisant une réhabilitation finale, le prophète parle
d\m « homme de douleurs », inconnu, méprisé, persé-
cuté, mais achetant au prix de souffrances patiemment
supportées le glorieux privilège de fonder le règne de la
justice et de la vérité. C'est le « Serviteur de l'Éternel »,
victime résignée du bien qu'il fait aux hommes. Mais si
les pensées de Jésus prirent dès lors une direction mélan-
colique, son courage ne fut pas abattu. Il renferma ses
appréhensions en lui-même, et attendit pour s'en ouvrir
à d'autres que de nouvelles circonstances lui en fissent
un devoir.
Dans le lieu désert où il s'était réfugié pour prendre
quelque repos, il fut rejoint par une multitude toujours
' Marc VI, 31.
2 Comp. Marc IX, 12-13.
^ Ésaïe LUI.
MORT UE JEAN BAPTISTE 141
enthousiaste, dont l'affluence était un encouragement à
poursuivre son œuvre. II sentait qu'il se devait plus que
jamais à cette foule travaillée de besoins, d'aspirations,
de doutes et de misères, manquant de directeurs « comme
des brebis qui n'auraient pas de berger ' ». La moisson
était grande et les travailleurs peu nombreux. C'est à
cette occasion que d'après les synoptiques eut lieu la
première multiplication des pains-. Dans un chapitre pré-
cédent nous nous sommes suffisamment expliqué sur cet
incident, et nous n'avons pas à revenir sur cette expli-
cation. Il nous paraît que Jésus, sans s'attaquer aucu-
nement aux institutions du judaïsme, aimait à fortifier
chez ceux qui s'attroupaient ainsi pour écouter sa parole,
la conscience de l'esprit nouveau qu'il s'efforçait de
répandre. C'était comme un prélude aux futures agapes
et bien conforme aux coutumes juives qui rangeaient les
repas pris en commun parmi les principaux signes de
toute association. Il faut, de plus, signaler le rôle de
lieutenants ou d'intermédiaires entre lui et la multitude
que remplirent dans la circonstance les quelques disciples
dont il avait fait ses compagnons de chaque jour, une
sorte de conseil privé dont nous n'avons rien dit encore.
Il est temps de combler cette lacune.
On n'a pas besoin de chercher bien loin les raisons
qui déterminèrent Jésus à s'adjoindre un certain nombre
de collaborateurs. A peine avait-il commencé son œuvre
d'évangélisation qu'il s'aperçut qu'elle serait écrasante
pour un seul homme. Il désirait que le mouvement se
propageât vite en Galilée. Il sentait bien qu'il ne pouvait
dans cette province atteindre le résultat décisif, qui
1 Marc VI, 34; Malth. IX, 36.
•2 Marc VI, 35-44; Matth. XIV, 14-21 ; Luc IX, 11-17.
142 , JÉSUS DE NAZARETH
n'était rien moins que la rénovation du peuple juif tout
entier. Le bon grain devait germer dans une bonne terre,
mais non pour y rester enfoui. Son intention était donc
de porter la parole du Royaume jusqu'au centre même
du judaïsme. Mais il aurait voulu y arriver soutenu par
Tassentiment chaleureux de son pays natal.
Parmi ses nombreux partisans de Galilée, il choisit
douze hommes parmi ceux qui lui semblaient les plus
aptes à se pénétrer de ses principes et à les répandre
autour d'eux. Rien de sacerdotal ni même de hiérar-
chique ne présida à cette sélection. Les apôtres \ c'est-à-
dire les hommes de confiance envoyés par Jésus^ n'avaient
pas à communiquer d'autre message que le sien. Aucun
privilège exclusif ne leur était dévolu. La preuve en est
que la tradition évangélique a conservé le souvenir quel-
que peu vague de missions semblables à la leur, dont
Jésus aurait chargé d'autres disciples, bien qu'ils ne
fissent pas partie de leur collège -. Dans une circonstance
intéressante, Jésus réprime l'intolérance de quelques-uns
des siens qui auraient voulu empêcher un inconnu de
faire du bien en son nom parce qu'il ne le suivait pas
avec eux 3, C'est par la suite que le nom d'apôtre devint
une sorte de titre ecclésiastique supérieur, et le collège
des Douze une sorte de conclave. Paul et d'autres ne
' Le mot « apôtre » implique une nuance supérieure à celle de
simple messager. Comp. Matth X, 40; Luc X, 16.
2 Les Soixante-dix, par exemple, dont Luc fait mention, X, 1 suiv.
Le chiffre toutefois paraît symbolique et ne doit probablement pas
être pris à la lettre.
^ Marc IX, 38-40 ; Luc IX, 49 . Chasser les démons (ce qui com-
prenait aussi la guerre aux faux dieux) était décidément l'ex-
pression générale pour signifier que l'on combattait pour le
Royaume de Dieu en faisant reculer l'empire du Diable et de ses
serviteurs, l'empire du mal sous toutes ses formes.
MORT DE .IRAN HAPTISÏË
143
craignirent pourtant pas d'assumer le nom et la fonction
en les ramenant l'un et l'autre à l'idée simple de mission-
naire et de mission. Quoi qu'il en soit, du reste, de cette
question qui n'eut pas à se poser tant que Jésus vécut, il
est constant qu'il aima à s'entourer et à se faire au besoin
représenter par un petit groupe de douze amis fidèles
qu'il se plaisait à instruire spécialement des Mystères du
Royaume des cieijx\ c'est-à-dire qu'il prenait un soin
particulier de les instruire dans la doctrine du Royaume
pour qu'ils pussent mieux la répandre dans la population.
Les trois synoptiques nous ont conservé, avec de
légères variantes^ la liste de ces douze, dépositaires des
pensées intimes de Jésus.
Matth. X, 2-4.
Simon dit Pierre. .
André, son frère . .
Jacques. t fils de
Jean . .fZébédée. .
Philippe
Bartholomé
Thomas
Matthieu le péager .
Jacques, fils d'Alphée
Lebbée, dit Thaddée.
Simon le Cananéen.
Judas Iskariot , le
traître
Marc 111, 16-19. Luc VI, 14-16.
Simon qu'il surnomma Simon qu'il nomma
Pierre aussi Pierre.
Jacques{fils de Zébédée André, son frère.
Jean. .(Boanerges Jacques.
André Jean. •
Philippe Philippe.
Bartholomé Bartholomé.
Matthieu Matthieu.
Thomas Thomas.
Jacques, fils d'Alphée. Jacques, fils d'Alphée
Thaddée. ...... Simon, dit le Zélote.
Simonie Cananéen. . Judas, fils de Jacques
Judas Iskariot, trai- Judas Iskariot, deve-
tre nu traître.
* Ce qu'étaient ces mystères, c'était simplement les interpréta-
tions afférentes aux paraboles (Matth. XIII, H ; Marc IV, 11 ;
Luc VIII, 10). Le mystère, dans le langage du Nouveau Testament
et dans celui de l'antiquité en général, n'est nullement comme de
nos jours une doctrine ou un fait incompréhensible, mais au con-
traire l'explication ou la formule explicative de ce qui était
d'abord incompris.
144 JÉSUS DE NAZARETH
La comparaison des trois listes dénote un accord par-
fait sur la majorité des noms, les interversions n'ayant
pas de sérieuse importance. C'est vers la fln qu'on peut
signaler une différence notable. Le Thaddée de Matthieu
et de Marc ne se retrouve pas chez Luc, ni le Judas flls
de Jacques chez les deux premiers: C'est ce qui achève
de démontrer qu'il ne saurait être question d'une de ces
nomenclatures officielles, stéréotypées, où chaque nom
est rigoureusement à sa place et ne la céderait à aucun
autre. 11 est fort possible que, vu l'élasticité primitive
de ridée d'apôtre, quelques variantes se soient glissées
dans les paradoses qui énuméraient leurs noms.
Il semble que l'intention, chez Marc surtout, soit de les
classer par ordre d'importance. Marc sépare Simon-
Pierre de son frère André pour intercaler entre eux les
noms des deux zébédaïdes, Jacques et Jean, et ne men-
tionne André qu'après eux. De fait^ Simon-Pierre,
Jacques et Jean sont les seuls qui aient laissé des traces
durables dans les souvenirs authentiques de la première
Église*. On ne peut même se défendre de quelque sur-
prise en constatant l'ignorance absolue où nous sommes
de ce que devinrent et de ce que firent après la mort de
Jésus la plupart de ces compagnons immédiats de sa vie
publique. Matthieu fait exception uniquement parce
qu'une vieille tradition le désigne comme le premier qui
ait réuni dans un écrit spécial les Logia ou enseigne-
ments aphoristiques du Maître. Le Philippe dont il est
question Act. VIII est un des premiers diacres et non
' Il est presque inutile de rappeler que les compilations connues
sous le nom dCActa apocrypha des apôtres sont sans aucune valeur
pour l'historien. Tischendorf et Lipsius ont publié de bonnes édi-
tions critiques de ces Acta.
MOUT OE .IFAX lîAI'TISTE lA'.}
l'apôtre de ce nom'. Nous ne savons rien ni de ce
dernier ni des autres, excepté de Judas l'homnie de
Kariotli-, nommé en dernier lieu. 11 faut avoir renoncé
à tout sentiment de la vraisemblance historique, disons-
le tout de suite, pour s'imaginer que Jésus, en adjoi-
gnant Judas au groupe de ses amis les plus chers, savait
qu'il introduisait un traître dans son intimité.
Le plus actif et le plus remarquable des Douze fut sans
contredit Simon, surnommé Céphas, ou pierre, rocher,
par quelque assimilation dont le sens n'est pas très clair.
Car tout ce que nous savons de lui dénote un caractère
qui brille par autre chose que par la fermeté inébran-
lable. Un trait toutefois chez lui demeura invariable : ce
fut plus qu'une admiration attendrie, plus que de la
fidélité, ce fut l'amour passionné de celui qui l'avait
enlevé à sa barque et à ses filets, à qui toute son àme
appartenait. Nature primesautière, impressionnable, ex-
pansive, si ce ne fut pas une grande intelligence, ce fut un
grand cœur. G'estlui qui, presque toujours, devance les
autres en actes et en paroles, qui se fait leur organe,
qui se montre le plus affectueux, le plus prompt à s'expo-
ser, le plus sensible à la supériorité personnelle de
Jésus. Il est vrai que, d'après une tradition très plau-
sible, ce que nous considérons comme l'ossature de
l'histoire synoptique, c'est-à-dire le récit du Proto-Marc,
remonte à lui comme à sa source première. Par conséquent
il est naturel que sa personne remplisse un rôle préémi-
nent dans un récit dont ses prédications apostoliques
auraient fourni presque tous les éléments. Mais ce genre
de primauté lui est reconnu aussi par d'autres sources,
'Comp. Act. VIII, 1 et 5.
2 Karioth ou Kérioth était une localité de la Judée proprement
dite. Comp. Josué XV, 25.
JÉSUS DE NAZAR. — II 10
446 JÉSUS DE NAZARETH
par les Actes, par Paul, par les premiers documents de
la littérature chrétienne, et même, en un sens particulier,
par le quatrième évangile qui laisse bien entendre que
Jean était plus avant encore dans l'affection et la con-
fiance de Jésus, mais qui met aussi Pierre sur le premier
plan comme le plus empressé dans l'action démonstra-
tive ^ Plus tard c'est lui que nous voyons à la tête des
Douze et de la communauté de Jérusalem avant que
Jacques, frère de Jésus, en soit devenu le chef en quelque
sorte dynastique. Mais c'est lui qui garda la principale
autorité chez les judéo-chrétiens modérés, disposés à
faire d'importantes concessions aux payens convertis.
Gomme cette dernière tendance est aussi celle à laquelle
appartient le premier évangliste, il n'est pas étonnant
que dans son livre, plus encore que dans celui de Marc,
Pierre soit distingué au milieu des apôtres comme un
primus inter pares -.
Mais on ne saurait trop insister sur le fait que cette
primauté est uniquement d'ordre moral, l'effet d'un
caractère plus prompt à la décision, plus chaleureux
dans l'expression, et qu'elle n'a rien de hiérarchique.
Jésus est sur ce point d'une véritable intransigeance. Il
ne reconnaît aucune autre différence de rang dans le
Royaume que celle qui provient du dévouement plus ou
moins entier que l'on met au service des autres ^
Jacques et Jean, « les Boanerges » ou « fils du ton-
nerre » doivent sans doute ce surnom à quelque chose
d'impétueux, d'absolu dans leurs résolutions et peut-être
aussi dans leur genre d'éloquence, dont malheureusement
nous ne possédons aucun spécimen. Jésus dut leur re-
' Comp. Jean VI, 68-69 ; XIII, 6, 36 ; XVIII, 10, 15 ; XX, 6 ; XXI, 7.
2 Matth. X, 2 ; XVI, 16-19.
3 Marc IX, 33-35 ; X, 35-45 ; Matth. XX, 20-28.
MORT DE JEAN BAPTISTE 147
procher l'esprit d'intolérance vindicative dont ils firent
preuve un jour qu'ils se trouvaient avec lui dans une
bourgade samaritaine. Ils auraient voulu que le feu du
ciel la consumât, parce que ses habitants avaient refusé
de donner l'hospitalité à Jésus et à sa suite K Une autre
fois il dut réprimer leurs ambitions personnelles. Ils
auraient voulu être les premiers après lui dans son futur
Royaume - ! Mais ils lui restèrent absolument fidèles.
Jacques mourut martyr sous Hérode Agrippa I vers
l'an 43 % et très probablement son frère Jean fut victime
des fureurs populaires qui firent explosion à Jérusalem
lors de la révolte contre les Romains en 66. Cette tra-
dition, négligée en faveur d'une autre plus goûtée \
paraît confirmée par un passage très singulier de l'Apo-
calypse ^ elle est conforme à ce que nous lisons Marc X,
39, et par conséquent l'extrême longévité de l'apôtre
Jean mourant plus que centenaire à Éphèse doit être
renvoyée dans la catégorie de la légende, à moins qu'elle
ne soit le résultat d'une confusion entre les deux homo-
nymes, l'apôtre Jean et le presbytre Jean. — Des autres
nous ne savons rien.
Jésus n'avait aucune raison de les choisir parmi les
docteurs ou les notables, à supposer qu'il en eût trouvé
de disposés à se joindre à lui pour se consacrer à l'évan-
gélisation. Comme lui, ses apôtres sortaient des rangs
du petit peuple et devaient suppléer par leur valeur
morale et Tardeur communicative de leur foi à ce qui
leur manquait en fait d'instruction et de connaissance
• Luc IX, 54-56.
2 Matth. XX, 20-28 ; Marc X, 35-45.
' Act. XII, 1-2.
^ V. Vol. I, p. 354, n.
« XI, 3 suiv.
148 JÉSUS DE NAZARETH
du monde. Le péager Matthieu paraît avoir été le plus
lettré du collège apostolique, et si, comme tout porte à
le croire, il est le rédacteur de la collection primitive
des Logia, on ne peut lui refuser le mérite d'avoir bien
rendu l'accent personnel et pénétrant du Maître ; car, à
quelques nuances près, nous retrouvons ce timbre très
particulier dans les autres sources de l'histoire évangé-
lique. Le temps que les Douze passèrent dans l'inti-
mité d'un tel instructeur dut être certainement marqué
par le développement de leurs aptitudes natives. Mais,
il faut le reconnaître, les plus distingués des apôtres
restèrent bien au-dessous de Jésus. Ils ne semblent pas
avoir jamais saisi toute la valeur des principes de reli-
gion qu'il leur avait inculqués. Sans l'énergique initia-
tive de Paul, supérieur aux Douze, mais bien loin de
l'admirable simplicité doctrinale de Jésus^ et le concours
de quelques autres^ l'Évangile se fût^ selon toute appa-
rence, enlisé dans les sables d'un judaïsme inconséquent,
sans avenir. Mais ces réflexions concernent une tout
autre époque de l'histoire chrétienne que celle dont nous
nous occupons et, dans tous les cas^ il ne faut pas con-
tester aux Douze l'honneur d'avoir héroïquement sauvé
une cause qui semblait écrasée avec celui qui leur en
avait confié le précieux dépôt.
D'après les sj^noptiques Jésus, de son vivant, aurait
déjà, comme à titre d'essai, chargé les Douze d'une
mission temporaire dans le pays juif ^ Les instructions
1 Matth. X, 5-42; Marc VI, 7-13; Luc IX, 1-6. Le parallélisme
avec Matthieu se complète chez Luc par les instructions données
aux Soixante-dix (X, 1-12). C'est donc un même groupe de Logia
que le troisième évangéliste a séparé en deux fragments pour faire
leur part à ces 70 envoyés dont il parle seul. Ce chiffre est un peu
suspect, parce qu'il cadre trop bien avec le nombre auquel la tra-
dition juive ramenait l'ensemble des nations, d'après une interpré-
MORT DE JEAN BAl'TISTE 1 4'J
qu'il leur aurait données en cette occasion forment un
des groupes des Logia de Matthieu (ch. X). Mais, en les
lisant, on s'aperçoit bientôt qu'elles dépassent le temps
et la situation qui leur sont assignés par le cadre où
elles sont insérées. La personne de Jésus comme objet
principal de la foi (vv. 32, 33, 37, 42) est mise sur le
premier plan d'une manière qui ne sera compréhensible
quelorsque ses apôtres aurontreconnu qu'il est le Christ,
ce qui n'a pas encore eu lieu. Au moment où nous
sommes, il ne peut encore être question de persécutions,
de comparutions devant les procurateurs et les rois, ni
de luttes meurtrières entre les membres d'une même
famille, ni de la haine générale dont les apôtres de
l'Évangile auront à souffrir ^ Ces notes sombres doivent
être reportées à la fin de la carrière de Jésus quand il
était agité lui-même des plus noirs pressentiments. Ce
groupe d'enseignements contient donc bien plutôt ce
qu'on peut appeler les Instructions apostoliques générales
d'après le collecteur des Logia que celles qui furent don-
nées aux Douze à l'occasion de la mission de courte
durée où ils ne firent que répéter le thème premier dont
tation complaisante de Gen. X. C'est comme si Jésus eût voulu pré-
luder à la grande mission universelle ou la sanctionner d'avance.
Ce détail est donc en rapport avec les discussions de la période
apostolique et non avec l'époque de Jésus. Le plus simple est de
supposer qu'en effet d'autres que les Dûuze purent être chargés par
lui d'un mandat temporaire analogue au leur, sans qu'il faille
insister sur le chiffre tendancieux du troisième évangéliste.
' W. 16-n, 21-22, 34-35. Il est difficile aussi de penser que l'ex-
pression î se charger de sa croix » v. 38 ait été employée avant la
crucifixion dont les disciples de Jésus n'avaient alors aucune idée.
Comp. Matth. XVI, 21.
^ Si tant est que cette énumération de guérisons ne doive pas;
être prise dans un sens moral comme ce fut certainement le cas-
iers de la réponse de Jésus aux envoyés de Jean Baptiste.
150 JÉSUS DE NAZARETH
Jésus lui-même était parti. Le Royaume de Dieu arrive,
il est proche ! Ils devaient aussi combattre l'empire du
mal en guérissant les malades et en expulsant les dé-
mons ^ Quand ils reviennent auprès de Jésus ^ et qu'ils
lui rendent compte de leur mission, il n'est fait aucune
mention des dangers qu'ils auraient courus ni des trou-
bles que leur arrivée aurait suscités dans les familles
visitées par eux.
Rien toutefois ne nous empêche d'examiner l'esprit
général de ces instructions, en nous rappelant seule-
ment qu'elles furent rédigées dans un temps où les cir-
constances étaient bien différentes et que les préoccu-
pations du rédacteur n'ont pu demeurer sans influence
sur la rédaction.
On est tout d'abord frappé du caractère très simple,
sans aucun apparat, nous dirions aujourd'hui très démo-
cratique, de la mission telle que Jésus la comprend. H
craint visiblement qu'on ne puisse soupçonner ses mis-
sionnaires de calculs intéressés ^ C'est ce qui dicte ces
conseils donnés sous forme symbolique et même para-
doxale en des termes qui ne sont pas identiques dans
les trois évangiles, mais qui tournent autour de la même
1 Marc VI, 30.
2 C'est la même préoccupation qui inspire les précautions plus
minutieuses encore recommandées par le curieux et très ancien
document intitulé Didaché ou Enseignement des apôtres publié en
1883 à Constantinople par M. Bryennios. Ce petit livre est un résumé
de morale, de discipline et de liturgie ecclésiastique remontant à la
fin du premier ou au commencement du second siècle. On y voit que
le nom d'apôtre désignait encore ceux que nous appellerions sim-
plement missionnaires itinérants (XI, 2). Mais on y voit aussi qu'il y
avait lieu de se précautionner contre les coureurs chez qui les pro-
grès de la foi chrétienne avaient excité le désir d'exercer un métier
lucratif en se faisant héberger et rétribuer par les fidèles des com-
munautés qu'ils visitaient sans se fixer nulle part.
MOKT DE JEAN BAPTISTE 151
idée. « Ce que vous avez reçu gratuitement, vous le
« donnerez gratuitement. Vous ne prendrez ni or, ni
« argent, ni monnaie, ni sac de voyage, ni deux
« tuniques, ni même de bâton pour la route (Marc VI, 8:
u Vous ne prendrez qu'un bâton), ni même de sandales
« (Marc : Vous chausserez simplement des sandales). »
Vous accepterez les aliments que vous offriront vos
hôtes, car celui qui travaille a droit à sa nourriture.
Vous aurez soin de ne demander l'hospitalité qu'à des
gens honorables. Votre paix entrera chez eux avec vous
et votre salut ^ Si l'on vous écoute, restez-y quelque
temps ; sinon, partez « en secouant la poussière de vos
pieds », acte symbolique dont le sens était qu'on ne
voulait rien emporter de la maison réfractaire, pas même
la poussière, mais aussi qu'on ne devait se livrer à
aucune violence d'action ou de parole ^
A partir de là se déroulent des avertissements qui
dénotent, nous le répétons, une situation beaucoup
moins paisible que celle qui vit s'effectuer ce premier
essai de mission apostolique. Ils sont envoyés comme
des brebis au milieu des loups. Point d'imprudence, cou-
rageuse peut-être, mais théâtrale, plus nuisible qu'utile
à leur cause. « Unissez la prudence du serpent à la sim-
« plicité de la colombe. Quand on vous persécutera
(( dans une ville, rendez-vous dans une autre. » Atten-
^ Schalom laquem, pax vobiscum, « que la paix soit avec vous », la
salutation orientale, d'où est venu notre mot pris en mauvaise part
salamalec .
2 On peut se demander si la malédiction pire que celle qui frappa
Sodome et Gomorrhe (Matth. X, 15), qui contraste si fort avec la
mansuétude des instructions qui précèdent, ne trahit pas l'arrière-
pensée qui devait plus tard animer un apôtre engagé dans une lutte
ardente. Il devait rendre attentifs aux conséquences de leur fin de
non-recevoir ceux auxquels il s'adressait et qui refusaient de l'écouter.
152 JÉSUS DE NAZARETH
dez-vous du reste à être persécutés, livrés aux tribu-
naux, traduits devant des gouverneurs (comme les
procurateurs siégeant à Jérusalem) et des rois (comme
les Hérodes). Ne vous troublez pas à l'idée que vous ne
sauriez parler comme il convient devant ces redoutables
personnages. L'esprit de votre Père céleste parlera par
votre bouche K Vous serez traités comme votre Maître l'a
été ; c'est à quoi tout vrai disciple doit être préparé. On
a fait de moi un suppôt de Satan, on le fera de vous plus
facilement encore. Mais pas de crainte. Ils ne pourront
tuer que vos corps, l'àme est à Dieu qui sait tout, jus-
qu'au nombre des cheveux de votre tête. Je renierai
devant mon Père céleste celui qui par peur ou calcul
m'aura renié devant les hommes. Hélas ! j'aurais voulu
apporter la paix sur la terre, et en réalité j'y sème la
guerre'-. Les familles elles-mêmes seront divisées à
cause de moi. Mais celui qui aime son père et sa mère
plus que moi n'est pas digne de moi. Celui qui ne sait
pas me suivre en se chargeant de sa croix n'est pas
digne de moi. C'est à vouloir conserver sa vie qu'on la
perd ; c'est en la perdant à cause de Qioi qu'on la re-
trouve. »
On sera frappé de l'importance extrême, delà place de
premier rang, que dans ces dernières instructions Jésus
attribue à sa propre personne. Ceci. est^ disons-nous, un
^ C'est-à-dire, et cela revient au même, que la fermeté de vos con-
victions, votre désintéressement, votre foi profonde vous suggéreront
de belles et fortes réponses. C'est un phénomène fréquent dans les
annales des grands persécutés qui ont laissé tant de mots histo-
riques. Pierre, Paul, nombre de martyrs chrétiens, Jeanne d'Arc,
Jean Huss, Luther à Worms etc., peuvent être cités en exemples.
^ On remarquera le sens de douloureux regret de cette parole prise
si souvent pour la déclaration d'un but voulu, intentionnel. Le
.contexte n'en permet pas d'autre.
MOHT DE JEAN liAlTlSTIJ 1 oi}
signe de leur origine plus tardive que le moment de
l'histoire évangélique où nous sommes encore. C'est peu
à peu, poussé par les circonstances, que Jésus fut amené
à se solidariser avec la cause qu'il personnifiait. Nous
allons voir bientôt que, vers ce même temps où l'enca-
drement du premier évangile le représente émettant ces
maximes pour l'instruction de ses apôtres, il admettait
très clairement le caractère véniel de l'opposition qui lui
était faite de bonne foi, par ignorance ou préjugé, pourvu
qu'on ne fît pas opposition « au Saint-Esprit », à l'évi-
dence morale qui a Dieu pour source vivante, et à son
action sur lame qu'elle sollicite au bien. Lorsque l'apôtre
Matthieu rédigea les Logia, tout se concentrait autour
de lui sur la question de savoir si Jésus était le Christ ou
bien un prétendant illégitime à ce titre suprême. Ses
disciples et ses adversaires ne distinguaient plus entre
la foi de Jésus et la foi en Jésus. Celle-ci impliquait la
première et se sacrifier pour le nom ou la personne de
Jésus revenait au même que donner sa vie pour la vérité
qu'il avait incarnée. De là ces fortes expressions qui ont
pu être authentiques à un moment donné, mais posté-
rieur à la date où nous sommes. « Celui qui aime son
pçre et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi M
Elles se justifient dans la mesure où l'on voit en Jésus
la personnification de la vérité en soi et du bien idéal. Il
est évident en effet que, malgré le caractère élevé des
devoirs qui nous obligent envers nos parents, il est des
^ Luc pousse le paradoxe dans le passage parallèle XIV, 26, jusqu'à
employer l'expression de « haïr son père, sa mère, tous les siens, sa
propre vie », c'est-à-dire s'exposer par son entier dévouement à la
plus sainte des causes au reproche de ne pas les aimer et d'agir
comme si on les haïssait. Ceux qui veulent entendre ces paroles dans
leur sens absolu n'ont pas étudié la morale de Jésus.
154 JÉSUS DE NAZARETH
heures où une loi plus haute encore, au nom du patrio-
tisme, de l'humanité ou de la vérité, nous ordonne de
passer outre à ce que les liens de la famille eussent com-
mandé en temps ordinaire. C'est une loi pénible, austère,
mais qui révèle son existence et sa beauté dans les plus
sublimes dévouements de l'histoire, y compris le dévoue-
ment de Jésus lui-même, le grand martyr. Que fût-il
advenu s'il avait, par excès de piété filiale, suivi l'in-
jonction de la pauvre Marie et de ses autres fils en se
confinant dans l'obscurité du village natal et en renon-
çant à sa haute mission? D'autre part, la légitimité du
sacrifice se reconnaît à sa générosité. Elle est nulle si le
sacrifice est le résultat d'un calcul égoïste du sacrifiant,
s'imaginant qu'il achète cher, mais sûrement, son salut.
Et comme la note attendrie fait rarement défaut aux
enseignements les plus sévères de l'Évangile, le tout se
termine par cette déclaration recueillie aussi par le
Proto-Marc^ : «Et celui qui vous donnera un verre d'eau
(( fraîche parce que vous êtes disciples du Christ 2, je vous
« dis en vérité qu'il ne perdra pas sa récompense. »
Cela veut dire que le plus minime mouvement de com-
passion porte son fruit. La récompense, c'est que le sen-
timent d'avoir fait quelque bien à un autre procure une
^ Marc IX, 41. Le vei'set Matth. X, 41 est très obscur, mais semble
revenir à ceci que ceux qui reçoivent le messager de paix avec des
dispositions bienveillantes, qui écoutent ce qu'il leur dit comme
prophète ou comme juste (homme de bien), se pénètrent de son
esprit et deviennent comme lui prophètes et justes.
2 La parabole du bon Samaritain et l'enseignement émis Matth.
XXV, 34-40 expliquent et élargissent ce qui semble un peu étroit
dans le motif indiqué. Le Fils de l'homme est en tout homme souf-
frant que les miséricordieux de tout nom et de toute nation se-
courent sans savoir que c'est au Fils de l'homme, à l'homme en soi,
qu'ils font le bien en leur pouvoir. V. plus loin au ch. I de la seconde
Partie.
MORT DE JEAN BAPTISTE 135
joie qui provoque le désir de recommencer et de la
savourer plus grande encore en des actes plus impor-
tants que le don d'un simple verre d'eau. Alors on
s'élève à la conscience claire de cette vérité, digne du
cœur de Jésus et qu'il a exprimée dans une parole incon-
nue de nos évangiles, mais reproduite au livre des
Actes ^ : « Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir. »
On voit donc se dégager l'idée que Jésus se faisait de
l'apostolat en tenant compte, autant que faire se peut,
des conditions dans lesquelles vivait le rédacteur des
sentences réunies sous le nom à! Instructions aux apô-
tres'^. Ce n'est guère que dans la première partie qu'elles
sont en harmonie de situation avec la période gali-
léenne ^ Le reste se compose de souvenirs rattachés
aux derniers temps de la vie du Maître, et a dû fatale-
ment subir l'empreinte des difficultés, des dangers et
des besoins auxquels il fallait parer une trentaine d'an-
nées après sa mort. Mais on reconnaît aisément que les
qualités essentielles du véritable apôtre, le désintéres-
sement, la douceur, la prudence, la droiture, l'intrépi-
dité dans le danger, la confiance en Dieu, le dévouement
poussé jusqu'à l'abnégation n'ont pas changé. Gomme
marque de la haute antiquité de la première partie, nous
relevons le fait que le collecteur des Logia considère
encore la mission des Douze comme limitée au peuple
juif^
C'est vers le même temps que d'après Marc % Hérode
Antipas commença à s'inquiéter de ce nouveau prédica-
1 XX, 35.
2 Matth. X, 5; XI, 1.
3 Matth. X, 0-15.
* Matth. X, 3.
s VI, 14-16.
156 JÉSUS DE NAZARETH
teur du Royaume de Dieu que le supplice de Jean Bap-
tiste n'avait pas intimidé. De nouveau se manifestait
tout un mouvement populaire dont il était le centre et
rinspirateur. L'agitation était sans signification poli-
tique;, semblait-il, et Hérodias n'était pas attaquée. Mais
le ferment se propageait dans sa propre télrarchie, aux
portes de sa résidence de Tibériade, et il lui était sus-
pect parce qu'il n'en comprenait ni le sens ni le but.
Cet épisode démontre bien que Jésus n'avait encore ni
reçu ni assumé le titre de Christ. Car, dans l'opinion
commune, ce titre avait immédiatement sa portée poli-
tique et les HérodeS;, pour savoir ce qu'il signifiait,
connaissaient d'assez près le judaïsme. Ce qui frappa
surtout cet esprit borné, ce fut le bruit des miracles
que la renommée attribuait à Jésus. Sa conscience timo-
rée lui suggéra une idée bizarre. Il s'imagina que le
nouveau prédicateur n'était autre que Jean Baptiste res-
suscité des morts. « C'est pour cela », se disait-il, « que
« les puissances (surnaturelles) déploient en lui leur.
» énergie. » C'était en effet une superstition assez répan-
due qu'un ressuscité était en possession de pouvoirs
surhumains rapportés du mystérieux séjour d'où un
premier miracle l'avait fait sortir. EtAntipas avait peur.
Car si le Baptiste voulait se venger en usant de son
pouvoir contre son assassin, quelle résistance pourrait-il
opposer à ce terrible revenant? Son entourage cherchait
en vain à le rassurer. On lui disait en s'autorisant d'opi-
nions qui circulaient aussi que ce Jésus était le prophète
Élie, ce qui ne devait pas trop le calmer; car ÉUe était
aussi un fameux thaumaturge, l'histoire sainte en témoi-
gnait, il n'était pas tendre pour les rois infidèles et
despotes, et s'il était revenu, c'est que le Messie allait
bientôt paraître. D'autres, mieux renseignés, lui disaient
MtiHT ItlC JEAN lîAI'TISÏE lu7
que c'était un prophète comme tant d'autres. Mais
Antipas s'opiniàtrait. ^ Non », persistait-il à dire, « c'est
« ce Jean que j'ai fait décapiter, c'est lui qLii est res-
(( suscité! »
C'est ce qui très probablement explique la lenteur qu'il
mit à ordonner des poursuites contre Jésus. Il n'osait
pas. Mais il ne tarda pas à changer d'avis, comme nous
le verrons bientôt.
CHAPITRE VIII
CONTINUATION DES PRÉDICATIONS DE JÉSUS EN GALILÉE
C'est peut-être, comme nous l'avons dit, le bruit qui 1-ui
parvint qu'Antipas commençait à se défier de lui qui
détermina Jésus à gagner avec ses apôtres de retour un
lieu désert que Luc nous désigne comme voisin de Beth-
saïda, celle des deux villes de ce nom qui était située
dans la tétrarchie de Philippe*. C'est là que, rejoint par
la foule, il aurait opéré la première Multiplication des
pains. Quand il revint en Galilée en traversant oblique-
ment le lac^ il se fit débarquer sur le territoire de
Génésareth, bande de terre qui s'étend au sud-ouest
entre Magdala et Dalmanutha et qui, d'après Josèphe ^
était d'une beauté luxuriante. Il fut reconnu, et de tous
les environs on accourut en amenant une quantité de
malades et d'infirmes pour qu'il les guérît. On a lieu de
croire que Jésus se voyait débordé par cette affluence
qu'il ne semble pas avoir prévue. C'est du moins ce que
suggère ce détail que les pauvres gens lui demandaient,
1 Marc VI, 30-33; Matth. XIV, 13-14 ; Luc IX, 10.
2 Marc VI, 53-56 ; Matth. XIV, 34-36. C'est pendant cette traversée,
la nuit, qu'aurait eu lieu la Marche de Jésus sur les eaux agitées.
Nous en parlons plus loin.
3 Bell. Jud. III, X, 8.
CONTINUATION DES PRÉDICATIONS DK .lÉSUS EN GALILÉE 150
pour être délivrés de leurs maux, de pouvoir seulement
toucher le bord de son manteau.
Pourtant l'opposition grandissait ailleurs. Scribes et
pharisiens poursuivaient leur campagne de dénigrement.
Ce n'étaient pas seulement les griefs dont nous avons
déjà parlé qui leur servaient d'arguments contre la
nouvelle doctrine et son prédicateur. De nouveaux
sujets de scandale avaient surgi. Du moment que la
valeur attribuée aux règles de pureté et au ritualisme
était déclarée nulle, il n'y avait plus de raison pour tenir
à distance comme des impurs et des réprouvés cette
masse nombreuse de gens qui ne pouvaient, ne savaient
ou ne voulaient pas se soumettre aux mille servitudes
du formalisme tenu en si grand honneur par les scribes
et leurs disciples. Mais le préjugé était très fort. L'es-
prit religieux -aristocratique du judaïsme se donnait
ample satisfaction dans ce dédain superbe, non pas seu-
lement des païens, mais aussi des incorrects, des con-
tempteurs et violateurs des prescriptions légales. L'ex-
pression habituelle dont on se servait pour les désigner
était celle de « péagers et pécheurs » ou « gens de mau-
vaise vie », par où l'on entendait surtout signaler l'état
de souillure qui rendait leur contact et même leur
proximité dangereuse pour tout Juif tenant à conserver
sa pureté rituelle. Les péagers, c'est-à-dire les employés
du fisc impérial et tétrarchal, figuraient au premier rang
de cette classe méprisée;, parce que leurs fonctions les
mettaient forcément en rapport avec les autorités
payennes. Ils étaient donc toujours impurs, et à l'aver-
sion dont ils étaient l'objet du point de vue dévot s'ajou-
tait l'antipathie inspirée par le patriotisme blessé du
concours qu'ils apportaient à un régime subi, mais
détesté. Les autres, les pécheurs, les gens de mauimise
160 JÉSUS DE xNAZARETU
vie non définis, c'étaient tout ensemble les hommes et
les femmes menant un-e vie dissolue et ceux qui « ne
pratiquaient pas ». Le point de vue juif rabbinique ne
distinguait pas entre eux.
Assurément, de notre point de vue moderne, nous
aurions établi une distinction très nette entre ceux dont
le seul tort, à supposer que c'en fût un, était de ne pas
se soucier des formes de la dévotion légaliste, mais qui
du reste menaient une vie régulière, et ceux qui, à leur
incorrection rituelle, joignaient l'irrégularité de la vie
privée. Mais, encore une fois, cette distinction n'était
pas faite, et nous connaissons de nos jours encore
des milieux religieux où on ne la fait pas davantage.
Cela posé, nous pouvons admettre que, d'une manière
générale, la mise à l'index d'une portion considérable de
la population juive par les classes flères de leur ponc-
tualitélégale trouvait une justification relative dansl'état
d'immoralité trop réelle de la plupart de ceux dont la
catégorie méprisée se composait. L'expérience nous a
appris que les professions décriées de prime abord par
des préjugés injustes ne sont pas favorables à la mora-
lité de ceux qui s'y adonnent. Le mépris dont elles sont
l'objet fait que ceux qui les exercent perdent aisé-
ment le respect et Testime d'eux-mêmes. D'autre part,
ceux qui les ont déjà perdus recherchent ces mê-
mes professions, parce qu'ils ne pourraient en embrasser
d'autres L'ensemble ne carde donc pas à constituer un
mauvais miheu. Tous les péagers et tous lesantinomistes
ne sont pas des corrompus, mais tous les corrompus
cherchent à s'enrôler parmi les péagers, ou les fréquen-
tent, ou s'adonnent à quelque métier passible de la même
réprobation, ou vivent cyniquement dans le vice public
et honteux.
CONTINUATION DES rRÉDICATIONS DE JÉSUS EN GALILÉE 161
Cependant, pour un esprit dégagé de la superstition
légaliste, pour un réformateur tel que Jésus, il n'était
pas possible de s'en tenir à ces jugements sommaires.
Quant aux péagers proprement dits, Jean Baptiste avait
déjà réagi contre leur condamnation en bloc. Si l'on ne
voulait pas de révolution violente — et il fallait être fana-
tique ou insensé pour la vouloir — on devait supporter
aussi que le pouvoir étranger ou soutenu par l'étranger
fit percevoir les impôts par des employés à ses ordres,
et la situation de la Palestine exigeait que, parmi ces
employés, il y eût un grand nombre d'indigènes ^ . Jean
Baptiste n'avait pas enjoint à ceux d'entre eux qui étaient
venus lui demander des directions de renoncer à leurs
emplois, mais d'être scrupuleusement honnêtes dans
leurs exigences fiscales '^ Sur ce point, Jésus était cer-
tainement du même avis.
Quant aux autres éléments de la classe méprisée, il y
avait à faire le départ de ceux qui n'avaient pas la moin-
dre envie de renoncer à leur existence vicieuse, et de
ceux qui en étaient las, dégoûtés, qui déploraient leur
dégradation et soupiraient après le retour à une vie plus
pure. Ce qui n'est pas toujours aussi facile que les hon-
nêtes gens le croient, surtout lorsqu'aux efforts que l'on
fait pour se régénérer s'opposent, comme une barrière
hérissée de pointes aiguës, les rebuffades et les arro-
gances de ceux qui se louent d'être demeurés dans la
bonne voie. Or, du moment que la question du légalisme
était mise de côté, n'était-ce pas pour le prédicateur du
^ Il devait y avoir bon nombre de ces péagers à Capernaûm, pre-
mier entrepôt commercial juif sur la route de Damas à la Méditer-
ranée. Ils étaient sans doute nombreux aussi dans les petits ports
de la rive occidentale du lac.
2 Luc III, 12-13.
JÉSUS DE NAZAR. — II. Jl
162 JÉSUS DE NAZARETH
Royaume de Dieu un besoin, une obligation même, d'en-
courager ces velléités de régénération et d'assurer à
ceux qui les manifestaient que, moyennant repentir sin-
cère et conversion sérieuse, eux aussi pouvaient repren-
dre leur place parmi les enfants de Dieu? L'ami de
l'homme en général et tout d'abord de son peuple pou-
vait-il passer indifférent devant ces brebis égarées dont
le nombre était grand et que les conducteurs attitrés
repoussaient comme indignes, comme infectées? Et quel
puissant stimulant que cet appel d'un prophète irrépro-
chable, d'un saint, d'un ami de Dieu, qui leur affirmait
de sa voix pénétrante que leur conversion leur procure-
rait sans qu'on en pût douter la réconciliation avec Dieu !
Il n'y a que les accents d'une conscience aussi pure que
celle de Jésus qui puissent, en pareille matière, rassurer
les esprits timorés. Une prédication comme la sienne
rehaussée par le charme puissant du prédicateur, chez
qui un idéal moral sublime s'associait à des compassions
inflnies, dut certainement remuer bien des cœurs dans les
rangs des réprouvés du légalisme juif et lui valoir parmi
eux des adhérents dévoués. Ne lui étaient-ils pas rede-
vables de leur retour au bien, de l'énergie de leurs
résolutions nouvelles ? Jésus attachait un grand prix
à ce ralliement des meilleurs éléments de ce monde
excommunié. Défiant le qu'en dira-t-on, il ne crai-
gnit pas d'appeler un péager, Lévi^ plus tard Mat-
thieu S pour en faire un apôtre. Il le trouva un jour assis
^ Le nom de Matthieu, Matthaya, « don de Dieu », Déodat, Dieu-
dontié, Théodore, doit avoir été le nom apostolique substitué au nom
de Lévi conformément à une coutume fréquemment suivie à cette
époque, lorsqu'on voulait marquer ainsi le passage de la vie passée
à une existence nouvelle qui contrastait fortement avec celle-ci.
CONTINUATION DES PRÉDICATIONS DE JÉSUS EN GALILÉE 103
à son comptoir et l'appela près de lui. Il avait sans doute
remarqué l'ardeur avec laquelle il avait adopté la doc-
trine du Royaume. Celui-ci quitta aussitôt ses occupa-
tions professionnelles, de même que Pierre, Andréa Jac-
ques et Jean avaient quitté leurs barques et leurs filets,
et il devint comme eux un des compagnons permanents
de Jésus. Ces brusques appels, suivis d'une décision non
moins subite, peignent bien la période d'enthousiasme
contagieux et d'exaltation qui fut en Galilée le début de
l'ère évangélique et qui se prolongea dans certaines
couches sociales, même après qu'elle avait pris fin dans
les classes supérieures. Lévi-Matthieu paraît avoir joui
d'une aisance relative. Dans la joie de son cœur, il offrit
à Jésus et à ses disciples les plus familiers un repas auquel
il convia beaucoup de ses collègues et de personnes
frappées du même ostracisme par le préjugé juif. Jésus
et les siens acceptèrent. C'était l'agape fraternelle célé-
brant la régénération de toute une classe vouée sur l'éti-
quette à la réprobation des soi-disant justes ^
Mais manger avec de pareilles gens ! Coudoyer des
impurs et mettre avec eux la main aux mêmes plats !
C'était là pour les dévots quelque chose de scandaleux
au premier chef. Scribes et pharisiens s'emparèrent
avidement de ce chef d'accusation. Comment ! dirent-ils
aux disciples de Jésus, votre maître et vous avec lui
vous mangez avec des péagers et des gens de mauvaise
vie 1 Le fait est qu'il fallait une grande hardiesse d'esprit
religieux pour s'élever sur un pareil point au-dessus du
préjugé régnant. La piété juive pouvait être ardente et
l'était souvent. Parmi les pharisiens il s'en trouvait cer-
tainement de très sincères dans leur ritualisme et d'une
1 Matth. IX, 9-1 1 ; Marc II, 1 3-16 ; Luc V, 27-30.
164 JÉSUS DE NAZARETH
haute moralité dans leur vie privée. Ce qui manquait,
c'était la tendresse, c'était la charité. Expliquons-nous.
La charité pharisienne soulageait volontiers le pauvre,
mais ne l'aimait pas. La dévotion pharisienne avait ses
rubriques régulatrices de la conversion des pécheurs,
mais ce dont elle se préoccupait le moins, c'était d'en
avoir pitié et d'apprécier la suprême importance de la
douleur même du péché, ce sentiment qui selon Jésus
se suffît à lui-même comme condition du pardon divin.
Je m'imagine que c'est à l'occasion de discussions de
cet ordre que Jésus lança cette célèbre et simple para-
bole, un des joyaux de son riche écrin ^ :
« Deux hommes montaient au Temple pour prier. L'un
« était pharisien et l'autre péager. Le pharisien debout
« priait ainsi : Dieu, je te rends grâce de ce que je ne
« suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs,,
« iniques, adultères ; ni aussi comme ce péager que
« voici. Je jeûne deux fois la semaine, je fournis la
« dîme de tous mes revenus. — De son côté, le péager
« restait à l'écart et n'osait pas lever les yeul vers le
« ciel. Il se frappait la poitrine et disait ; Dieu, sois
« apaisé envers moi, pécheur que je suis ! — Je vous dé-
« clare que celui-ci rentra chez lui justifié de préférence
« à l'autre. Car quiconque s'élève soi-même sera abaissé,
<■<■ et qui s'abaisse soi-même sera élevé. » C'est le plus
lucide et le plus admirable commentaire de la « pau-
vreté en esprit » qui puisse être proposé.
Dans une autre occasion, cette différence dans la
compassion tendre pour l'àme qui se purifie et remonte
courageusement vers la vie morale se manifesta d'une
manière extrêmement frappante. Dans l'hostilité des
1 Luc XVIII, 10-14.
CONTINUATION DES PRÉDICATIONS UE JÉSUS KN C.ALILÉK 1()5
pharisiens contre Jésus, il y avait des nuances. Plusieurs
d'entre eux hésitaient à condamner d'emblée ce réforma-
teur qui, par certains côtés de son enseignement, ne
laissait pas d'éveiller leurs sympathies. Il prêchait le
prochain avènement du Royaume de Dieu, ce qui était
loin de leur déplaire. Il était pour la soumission résignée
au gouvernement établi, c'était aussi l'opinion de beau-
coup d'entre eux. Il y avait incontestablement en lui
quelque chose qui faisait penser aux anciens prophètes.
On lui attribuait de tous côtés des victoires étonnantes
remportées sur les démons. Il est vrai qu'on lui repro-
chait aussi des opinions téméraires sur la Loi, sur les
pratiques pieuses, sur l'impureté légale. L'avis des plus
modérés était qu'il fallait suspendre son jugement et ne
conclure qu'après l'avoir examiné de près.
Un de ces pharisiens encore indécis, nommé Simon,
invita un jour Jésus à venir manger chez lui ^ Il semble,
par l'accueil très réservé qu'il lui fit, avoir marqué
tout à la fois son désir de le voir de près et une sorte
de froideur défiante, comme celle d'un homme qui veut
savoir, mais ne se livre pas d'avance. Le repas était à
peine commencé qu'une femme, connue jusqu'alors dans
la ville pour son inconduite, pénétra dans la salle où les
convives étaient réunis. Elle portait un vase d'albâtre
plein d'huile parfumée, et, se tenant derrière Jésus ^
elle se mit à pleurer, laissant tomber ses larmes sur les
pieds du Maître, les essuyant avec ses cheveux, les
baisant et les oignant de son parfum. Le pharisien jugea
1 Luc VII, 36-50.
2 On se rappellera que selon la coutume antique les convives
étaient étendus sur des tapis la tête rapprochée de la table très basse
où les mets étaient déposés. Les jambes et les pieds s'allongeaient
en arrière.
166 JÉSUS DE NAZARETH
que son opinion était faite. « Si cet homme était un pro-
« phète », se disait-il, « il saurait par quel genre de
« femme il se laisse ainsi toucher. » L'impureté conta-
gieuse du simple toucher était pour lui un axiome. Jésus
lut sa pensée sur son visage et lui dit : Un créancier
avait deux débiteurs. L'un lui devait cinq cents deniers
et l'autre cinquante. Gomme ils n'avaient pas de quoi
payer, il leur remit leur dette à l'un et à l'autre. Lequel
des deux l'aimera le plus ? — J'estime, répondit le pha-
risien, que c'est celui à qui il a été le plus remis. —
« C'est bien jugé », reprit Jésus, et alors il opposa à la
sèche froideur de son hôte les marques touchantes de
reconnaissance expansive que lui avait prodiguées l'hum-
ble pénitente. « Ses péchés sont grands et nombreux »,
ajouta-t-il, « mais ils lui ont été pardonnes, car elle a
« beaucoup aimé. Celui-là aime peu à qui l'on pardonne
« peu. » Quelque confusion semble avoir altéré vers la
fin le texte du récit, chose assez fréquente chez Luc. Ce
n'est pas parce que la pécheresse avait montré tant
d'empressement et d'humilité, tandis que le pharisien
avait été glacial et hautain, que les péchés de la pre-
mière ont été pardonnes, c'est parce qu'elle « aime
beaucoup », parce que son cœur est conquis, parce
qu'elle sent douloureusement sa misère et qu'elle est
maintenant pleine d'ardeur pour le bien, si heureuse
d'avoir reconquis la paix avec Dieu qu'elle ne croit pas
pouvoir exagérer les marques de sa soumission recon-
naissante envers. celui à qui elle doit cet inappréciable
bienfait. En même temps on peut voir dans son silence,
dans ses pleurs, dans la réserve où elle se renferme, la
preuve qu'elle a conscience de son indignité. Le phari-
sien, qui se croit juste ou presque juste, ne connaîtra
jamais ces émotions de l'àme qui se sent pardonnée
CONTINUATION DKS l'lU'';i>ICATIONS DE JÉSUS EN (JALILÉE 107
après avoir gémi sous la réprobation de sa conscience *.
Il a fallu Férotisme maladif qui ronge notre littérature
actuelle pour découvrir qu'il y avait dans ces démons-
trations de la convertie un élément de sensualité auquel
Jésus lui-même n'aurait pas été tout à fait insensible. Il
n'est question de rien de pareil. La femme ne songe qu'à
prouver sa gratitude de la seule manière qui soit en son
pouvoir. Le pharisien ne se préoccupe que de la pureté
légale compromise par un contact impur. En dehors de
l'enseignement qui s'y rattache, il n'y a rien de plus
dans cet incident.
Jésus fut l'objet de la part de nombreuses femmes de
cette dilection enthousiaste où la femme met tout son
cœur précisément parce qu'elle sait qu'elle n'a rien à
craindre de son exaltation pour un maître absolument
pur. Tous ceux qui, chastes eux-mêmes, ont exercé un
grand empire sur les consciences et provoqué le réveil
des âmes, ont pu faire cette expérience qui a sa dou-
ceur, qui pourrait avoir ses dangers pour peu qu'ils
fussent accessibles à de basses tentations. Quand ils
sont absorbés par leur haute mission et trop au-dessus
des penchants inférieurs de notre nature pour en pou-
voir ressentir les aiguillons, ce genre de péril est nul.
Dans ses rapports avec les femmes, tels que nous les
connaissons, Jésus est affectueux et sans aucune fai-
blesse. Il prend leur parti contre les iniquités dont elles
ont à souffrir. Il n'aime pas que l'homme abuse contre
elles de la supériorité que lui vaut sa force physique et
que les législations ont si longtemps sanctionnées, qu'à
bien des égards elles sanctionnent encore aujourd'hui.
1 C'est sans aucune raison que la tradition identifia plus tard cette
pécheresse convertie avec Marie de Magdala ou Madeleine.
168 JÉSUS DE NAZARETH
C'est à l'occasion d'une autre discussion qu'il eut avec
les mêmes pharisiens qu'il émit en termes d'une délicate
brièveté l'idée religieuse qu'il se faisait du mariage.
Le légalisme littéral des pharisiens, comme toutes les
casuistiques, fournissait aux hommes enclins au liber-
tinage les moyens de satisfaire leurs passions tout en
restant extérieurement observateurs de la Loi. Il suffi-
sait au mari pour répudier sa femme de s'acquitter
d'une formalité très simple, l'envoi de ce qu'on appelait
« la lettre de divorce * ». Moyennant quoi, il pouvait
épouser une autre femme. Toutefois, chez les pharisiens
eux-mêmes, les abus provenant d'une pareille législation
avaient soulevé la question de savoir s'il était permis à
l'homme de répudier sa femme arbitrairement et pour
une cause quelconque ^ Jésus est opposé au divorce en
principe, parce que le divorce est contraire à l'idéal du
mariage tel qu'il le conçoit, tel qu'on doit désirer qu'il
soit^ Il répète ici ce qu'il avait déjà .dit dans le Sermon
* D'après le Deutér. XXIV, 1. Cette prescription avait été elle-même
un progrès sur l'arbitraire absolu qui régnait auparavant. Elle sauve-
gardait du moins la réputation de la femme répudiée. On ne pouvait
la confondre avec les prostituées.
2 Matth. XIX, 3-9 ; Marc X, 2-12. II n'est pas du tout certain que
les deux évangélistes, passionnément hostiles aux pharisiens, aient
raison de croire que ceux ci tendirent un piège à Jésus en l'inter-
rogeant sur la question du divorce. — Marc ajoute au texte commun
l'hypothèse de la femme répudiant le mari, ce qui était possible selon
la loi romaine, mais non selon ïa loi juive.
^ Faut-il rappeler encore ici qu'il ne s'agit pas de législation civile,
mais d'appréciation morale ? La pensée de Jésus s'applique tout
aussi bien au régime de la simple séparation qu'à celui du divorce.
Parlant du mariage tel qu'on doit désirer qu'il soit, il ne parle pas
du mariage tel que la loi civile l'institue en tenant compte des im-
perfections de la société réelle. Combien de choses sont permises ou
tolérées par les lois, le sont parce que leur interdiction légale ou
serait inapplicable, ou bien entraînerait des maux pires encore, et
CONTINUATION DES PHKDICATIONS DE JKSUS EN GALILÉE 1(39
de la Montagne, n'admettant d'après Matthieu qu'une
cause de divorce légitime, l'adultère de la femme. Mais
il remonte jusqu'à la première union conjugale racontée
dans la Genèse : « N'avez-vous pas lu qu'au commence-
« ment Dieu fit un homme et une femme ? C'est pourquoi,
(( est-il écrit, l'homme quittera son père et sa mère et
(' s'attachera à sa femme, et les deux ne seront plus
« qu'un. Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a
« uni ! » — Mais alors, répliquaient les pharisiens, pour-
quoi Moïse a-t-il enjoint au mari de donner la « lettre de
divorce »? — « C'est à cause de l'endurcissement de
« votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos
« femmes. Au commencement il n'en était pas ainsi. »
En effet l'institution divine du mariage d'après la Bible et
les conditions d'existence du premier couple rendaient
tout divorce impossible. L'introduction du divorce dans
la Loi était donc une innovation consentie par le légis-
lateur à cause du relâchement des moeurs, pour éviter
des maux pires encore, par exemple la vente ou le
meurtre de la femme considérée comme une propriété
du même genre qu'un boeuf ou un mouton.
Dans cette manière d'invoquer les textes sacrés, Jésus
raisonne comme toujours du point de vue de la tradition
admise sur l'origine et l'autorité des livres saints. His-
toriquement il n'est pas exact que Moïse ait édicté la loi
du divorce telle qu'elle est dans le Deutéronome publié
après l'avènement du roi Josias, ni qu'elle ait été une
concession à l'immoralité régnante. Elle fut plutôt une
limite imposée à l'arbitraire antérieur. Mais, en opposant
l'enseignement biblique primitif à l'institution ultérieure,
Jésus exprime la même distinction que ferait un penseur
dont pourtant les hommes de conscience et de vertu se font un
devoir de s'abstenir !
170 JÉSUS DE NAZARETH
de nos jours en comparant le principe ou Tidée d'une
institution à la manière dont une loi existante l'organise
et l'applique K C'était du reste une autre manière de
déclarer que la Loi n'avait pas à ses yeux d'autorité
absolue, puisqu'elle contenait des dispositions dictées
par la nécessité de faire des concessions à l'immoralité
humaine. Ce point de vue hardi n'était pas de nature à
apaiser ses adversaires. Mais nous voyons dans cet
épisode la haute et touchante idée qu'il se faisait de
l'union conjugale. En soi, dans son idée, dans son prin-
cipe, elle doit être indissoluble. Elle crée par la réunion
de deux êtres différents, mais égaux et se complétant
l'un par l'autre, une unité matérielle et morale qui ne
peut être dissoute que par le péché, par l'homme cédant
à des motifs blâmables. Il est impossible de reconnaître
plus catégoriquement la valeur divine du mariage, et il
faut un singulier aveuglement pour s'imaginer que Jésus
ait songé à le rabaisser comme un mode inférieur de la
vie humaine.
Chose curieuse! Ses disciples, sous l'influence des pré-
jugés de leur éducation, trouvèrent cet enseignement bien
sévère. « S'il en est ainsi», lui dirent-ils, « il vaut mieux
« ne pas se marier. » La réponse de Jésus fat celle du
bon sens et de la vérité. « Il y a », leur dit-il, des eunuques
« de naissance ; il en est qui ont été victimes de la vio-
« lence des hommes. Il en est aussi qui se sont rendus
« tels pour la cause du Royaume des Cieux. » « Com-
« prenne qui pourra ! » ajouta-il, et nous croyons com-
1 Chez nous, par exemple, il est admis en principe depuis la
Révolution que tout Français est obligé de servir son pays comme
soldat pendant un certain laps de temps. Mais pendant de longues
années on a pu mettre en contradiction ce principe avec la dispo-
sition légale qui autorisait le remplacement et qui constituait un
véritable privilège en faveur des classes aisées.
CONTINUATION DES PHÉDICATIONS DE JÉSUS EN CAMLÉE 171
prendre. Le mariage est l'état ordinaire, l'état normal et
désirable pour la plupart des hommes. Le célibat en
lui-même ne lui est nidlement supérieur. Toutefois il
peut se faire que le mariage soit incompatible avec une
grande et exceptionnelle mission qui exige, avec bien
d'autres sacrifices, le renoncement courageux à cette
condition générale de la vie et de la félicité humaines. Il
y a des missions de réforme nationale ou humanitaire, de
propagande militante et périlleuse, de lutte héroïque
permanente, et dont l'accomplissement ne se concilie
pas avec l'état de mariage et les devoirs dont il est la
base. Le soldat en guerre n'a pas le droit d'exposer une
femme et des enfants aux dangers du combat, ni le loisir
de songer à leur bonheur comme il le devrait en temps
de paix. Que chacun se consulte en pareille occurrence
et qu'il fasse ce que le devoir lui aura dicté. Ce n'est pas
seulement comme une condition de bonheur qu'il faut
envisager l'union conjugale, c'est aussi et surtout en vue
des beaux devoirs dont elle est le principe. Mais devoir
accompli et joie goûtée, c'est tout un dans Tesprit de
Jésus. Sur ce point comme sur d'autres, bien-être, dou-
ceurs du foyer, volupté de la contemplation solitaire
qu'il avait tant savourée, Jésus s'immolait à son absor-
bante et écrasante mission, il donnait sa vie entière au
Royaume de Dieu.
Si nous avons bien compris sa pensée, rien de plus
honorable que le renoncement au mariage en vue d'une
fin généreuse, déterminée^ exceptionnelle, se confondant
avec un devoir précis ; rien de plus contraire à cette
pensée que l'institution du célibat obligatoire s'étendant
à toute une catégorie d'hommes appelés précisément à
une vie sédentaire et à un ministère permanent, paisible
et régulier. C'est ce que rÉghse au moyen-âge n'a pas
172 JÉSUS DE NAZARETH
SU comprendre. Elle a fait une règle de ce qui devait
rester à l'état d'exception et ne relever que de la cons-
cience individuelle.
On voit, en étudiant d'un peu près les récits évangé-
liques se rapportant à cette seconde période des prédi-
cations de Jésus en Galilée, que l'aniniosité du parti pha-
risien contre la nouvelle doctrine et contre celui qui la
propageait, allait croissant. Elle finit par atteindre les pro-
portions d'un inimitié mortelle. C'est ce qui explique pour-
quoi les pharisiens sont demeurés chargés dans la tra-
dition évangélique de toutes les colères des amis de
Jésus et, on peut l'ajouter, de Jésus lui-même, qui fut
en droit de leur reprocher d'avoir arrêté court le pro-
grès si réjouissant de sa réforme. Pourtant ce sont les
sadducéens bien plus que les pharisiens qu'il faut accuser
du tragique dénouement de Jérusalem. Nous le verrons
plus loin. Les sadducéens n'étaient que très faiblement
représentés en Galilée, si même ils l'étaient dans une
proportion quelconque. Aristocratie sacerdotale, ils
étaient concentrés autour du Temple. Ils n'aimaient pas
les Hérodes, et pour bonnes raisons. Rien ne les attirait
autour d'Antipas, et il est probable que, dans leur orgueil
héréditaire, ils se souciaient fort peu du mouvement re-
ligieux qui agitait la Galilée sans troubler la situation
poh tique.
Mais, si nous avons bien saisi la méthode que Jésus
comptait suivre, c'est-à-dire créer en Galilée un nom-
breux et solide noyau de disciples dévoués, propager de
proche en proche dans la province un mouvement d'ad-
hésion générale, se présenter à Jérusalem fort des sym-
pathies chaleureuses de toute une région, attirer à soi
la capitale du judaïsme et par elle le peuple juif tout
CONTINUATION DKS PRÉDICATIONS DE JÉSUS KN GALILÉE 173
entier, qui deviendrait ainsi la lumière à laquelle le
monde entier viendrait s'éclairer, — nous nous expli-
quons facilement la vive contrariété, disons même
l'irritation de Jésus qui voit ceux qui passent pour l'élite
religieuse de la population galiléenne compromettre par
une opposition passionnée la réussite, un moment vrai-
semblable, de son grand effort. Il sentait qu'il venait se
heurter contre des préjugés et des partis pris irréduc-
tibles. Il s'étonnait de ce que ses adversaires restassent
fermés à des évidences dont il était lui-même pénétré,
à tous ces signes annonçant que le vieux judaïsme avait
achevé son oeuvre, qu'une ère nouvelle montait à l'hori-
zon, que la Loi et les prophètes devaient s'accomplir
par une épuration qui mettrait en plein jour leur con-
tenu vraiment divin et les débarrasserait de toutes les
additions surannées quiles alourdissaient inutilement. Ses
adversaires ne cessaient de réclamer de lui un grand
miracle, un « signe du ciel », qui sanctionnât son an-
nonce continuelle du Royaume de Dieu et la part per-
sonnelle qu'il entendait prendre à son établissement. C'est
alors qu'il répétait sa fine interprétation du « signe de
Jonas ». Il leur reprochait aussi, comme nous dirions
aujourd'hui, de ne pas comprendre leur époque, de ne
pas discerner les pronostics d'une évolution nouvelle
de la pensée religieuse. Comment ! disait-il, vous savez
si bien raisonner sur les indices du temps qu'il fera de-
main ! « Le soir, vous dites : Il fera beau, car le ciel est
« rouge ; et le matin : Il y aura de l'orage aujourd'hui,
« car le ciel est d'un rouge sombre. Vous savez donc
« bien juger l'aspect du ciel, et vous ne discernez pas
« les signes des temps !^».
' Matth. XVI, 1-4. Luc XII, 54-56, reproduit la même idée sous
174 JÉSUS DE NAZARETH
Une chose surtout soulevait son indignation. C'était
l'infernale explication que ses adversaires avaient ima-
ginée pour ruiner la haute idée que la multitude se
faisait du puissant prophète auquel les démons ne pou-
vaient résister, qui les faisait fuir d'une parole. Les docu-
ments évangéliques renferment plus d'une allusion à cette
calomnie qui ne tendait à rien moins qu'à faire de lui
un émissaire de Satan ^. « S'il chasse les démons »,
disaient-ils à ses partisans, « ce ne peut être que d'ac-
« cord avec Béelzébul^, chef des démons ^ »
Cette monstrueuse accusation paraît avoir ému au
suprême degré l'âme impressionnable de Jésus. La mau-
vaise foi, dont il sentait qu'elle était la fille, le révoltait.
Tout un groupe des Logia de Matthieu, reproduit aussi
en grande partie dans Luc, présentant des parallèles
aussi chez MarC;, roule sur l'apologie que Jésus opposait
à ses calomniateurs ^
Votre prétention est absurde, disait-il. « Comment
« Satan peut-il chasser Satan? Un royaume divisé contre
« lui-même ne saurait subsister. Si Satan chasse les
une forme un peu différente et à l'adresse de la foule : « Quand
« vous voyez un nuage monter de l'ouest (de la mer), vous dites :
« Il va pleuvoir, et quand le vent vient à souffler du midi, vous
<t dites : Il va faire chaud. Et cela arrive. Vous savez donc bien dis-
« cerner l'aspect de la terre et du ciel. . . Comment donc ne discer-
« nez-vous pas ce temps-ci ? »
* Matth. X, 25 ; XII, 24, 27 ; Marc III, 22; Luc XI, 15, 18, 19.
- Ce nom ne peut être que la déformation insultante de Baal
Zéboub, le dieu ou Baal des mouches (soit qu'il protégeât lés mouches
contre ce fléau de l'Orient, soit que les mouches fussent l'expression
de sa prodigieuse fécondité). C'était une divinité de la ville philis-
tine d'Ekron (II Rois I, 2). Les Juifs, pour indiquer leur mépris, en
avaient fait Béel Zéboul, le « Baal de l'ordure », et ce nom était
donné à Satan comme un nom d'exécration.
3 Matth. XII, 24-42 ; Marc III, 22-30 ; Luc XI, 15-32.
CONTINUATION DES l'HÉDICATIONS DE JÉSUS EN GALILÉE 17.")
« siens, comment son royaume subsistera- t-il? » Yos
fils eux-mêmes (les exorcistes juifs) déposeront contre
vous. « Au nom de qui chassent-ils les démons? » Ils
savent bien que ce n'est pas au nom de leur chef qu'on
peut les expulser. « Mais si c'est par l'Esprit de Dieu
« que je les chasse», puisque l'empire de Satan recule,
(c vous devriez au moins reconnaître que le Royaume de
« Dieu est parvenu jusqu'à vous », autrement et plus tôt
que vous ne pensiez. « Comment pourrait-on pénétrer
(c dans la demeure d'un homme robuste et la ravager, si
« d'abord on ne l'a pas lié pour le réduire à l'impuis-
(( sance?» Prenez garde : « Tout péché, toute calomnie
« sera pardonnée aux hommes, excepté la calomnie contre
« l'Esp rit-Saint. Si quelqu'un parle contre le Fils de
« l'homme, cela lui sera -pardonné; mais s'il parle contre
« l'Esp rit-Saint, cela ne lui sera pardonné ni en ce siècle
(c ni au siècle à venir. »
On ne saurait attacher trop d^importance à cette der-
nière déclaration où Jésus s'efface personnellement der-
rière sa cause, derrière l'œuvre de Dieu dont il est l'ar-
tisan, non l'objet essentiel, où il admet que l'on puisse
consciencieusement, de bonne foi, contester son autorité,
parler contre sa personne, mais où il tient pour impar-
donnable la calomnie dirigée contre l'Esprit de Dieu.
Qu'entend-il par cette calomnie — ou blasphème de
l'Esprit — qui fut par la suite si souvent discutée sous
le nom de « péché irrémissible » ? Le contexte le démon-
tre. Il faut entendre par là l'odieux travestissement que
la mauvaise foi, inspirée par l'animosité religieuse,
inflige aux manifestations les plus incontestables de
l'esprit du bien, c'est-à-dire de l'esprit de Dieu, lors-
qu'elle dénigre les bonnes œuvres en y dénonçant des
malices du diable, et les vertus évidentes en y soupçon-
176 JÉSUS DE NAZARETH
nant des vices cachés. A quoi reconnaît-on le bon arbre,
ajoutait-il, si ce n'est aux bons fruits qu'il porte, et y
a-t-il au monde un autre moyen de distinguer les bons
arbres des mauvais? Et je vous applique la comparaison
à vous-mêmes. « L'homme de bien est celui qui tire de
« bonnes choses du bon trésor de son cœur. » Votre
calomnie est la preuve de votre mauvais cœur et de la
mauvaise foi dont il est rempli. Il n'est pas possible de
convertir au bien ceux qui le dénaturent en le traves-
tissant en mal.
Ces vertes répliques n'empêchaient pas l'opposition
de détacher peu à peu de Jésus bon nombre de ceux qui
naguère encore l'acclamaient. Attristé par ces déser-
tions, Jésus se réfugiait comme toujours auprès de ses
amis les prophètes. Il s'appliquait ce passage d'ÊsaïeVI,
9 et suiv. où le contemporain d'Ézéchias se plaint de la
surdité morale et de l'endurcissement de cœur de son
peuple. C'était à croire que Dieu lui-même leur fermait
l'entendement et les oreilles, de peur qu'ils ne se con-
vertissent. Leur aveuglement était la suite et la punition
de leur péchés Car, dans la vie morale, le stationne-
ment n'est pas possible. Ou l'on perd, ou l'on gagne.
Celui qui a déjà acquiert encore davantage ; celui qui n'a
pas ou n'accroît pas le peu qu'il a, perd ce peu lui-
même ^ Il se demandait avec inquiétude si la géné-
ration dont il faisait partie n'était pas incorrigible; si
l'effroi de la conversion elle-même avec ses exigences
morales ne la poussait pas à chercher les prétextes les
plus contradictoires pour refuser de le suivre dans le
Royaume de Dieu; si, après un commencement de réveil
Matth. XIII, 14.
Matth. XIII, 12 ; XXV, 29 ; Marc IV, 25 ; Luc VIII, 18.
CONTINUATION DES PliÉDinATIONS DE JÉSUS EN GALILÉE 177
plein de promesses, elle n'allait pas retomber dans un
état pire encore que celui où il l'avait trouvée. « A quoi
« comparerai-je cette génération? Elle ressemble à des
(( enfants assis dans les marchés et qui disent à d'au-
« très enfants : Nous vous avons joué de la flûte, et vous
« n'avez point dansé ; nous vous avons chanté des com-
« plaintes, et vous ne vous êtes point lamentés, » C'est
qu'ils y mettaient de la mauvaise volonté, ils ne voulaient
ni des jeux joyeux^, ni des jeux tristes. Car l'enfant
s'amuse de tout, quand il est bien disposé, du jeu des
funérailles comme du jeu des noces. Mais il pense et sent
comme un enfant, et l'enfant grincheux ne s'amuse de
rien. «Jean Baptiste est venu ne mangeant ni ne buvant »
(observant un ascétisme rigoureux), « et ils ont dit :
« Il a un démon » (il est fou) ! « Le Fils de l'homme est
« venu, mangeant et buvant » (comme tout le monde,
sans excès d'aucune sorte), « et ils disent : C'est un
« mangeur et un buveur, un ami des péagers et des gens
« de mauvaise vie! Mais la sagesse » (le sens droit, le
jugement impartial dirigé par l'amour désintéressé du
vrai et du bien) « a été justifiée par ses enfants '. »
Trois villes surtout, à en juger par les reproches qu'il
leur adresse, doivent avoir déçu l'attente de Jésus, et on
est étonné de voir figurer parmi elles Gapernaûm où il
avait d'abord remporté de si beaux triomphes. Ce sont,
avec cette ville commerçante, où probablement l'es-
prit mercantile avait refroidi la première ardeur, Gho-
razin, dont nous ne savons rien^ et Bethsaïda de Galilée,
située non loin de Capernaùm. Avec une vivacité
qu'explique la déception douloureuse qu'elles lui infli-
geaient, il leur reproche d'avoir été insensibles aux
1 Matth. XI, 16-19 ; Luc VII, 3i-3o.
JÉSUS DE NAZAR. — Il 12
178 JÉSUS DE NAZARETH
marques de puissance divine dont elles avaient été
témoins et qui eussent converti Sidon et Tyr elles-mêmes.
Gapernaiim qui a été élevée jusqu'au ciel descendra
jusque dans l'abîme et sera traitée plus rigoureusement
que Sodome ^ Ces prédictions sinistres sont en rapport
avec la persuasion commune à Jésus et aux prophètes
qu'en fermant l'oreille à leurs exhortations, les villes et
la nation d'Israël marchaient à leur perte. C'est à ce
même point de vue pessimiste qu'il lança cette parabole
originale et attristée - : « Quand l'esprit impur est sorti
« d'un homme, il va par les lieux arides » (le désert),
« cherchant du repos et n'en trouvant point. Il se dit
« alors : Je vais retourner dans la maison d'où je suis
« sorti. Il y revient donc et la trouve inoccupée, net-
ce toyée et parée. Alors il s'en va rassembler sept autres
« esprits pires que lui, et tous ensemble s'établissent
« dans cette maison, de sorte que la dernière condition
« de cet homme est pire que la première. Ainsi en
« arrivera-t-il à cette génération. Elle est méchante! »
Cette parabole exprime à sa manière le fait d'expérience,
aussi incontestable en morale qu'en nosologie, que les
rechutes sont plus graves que la première maladie dont
on se croyait délivré.
Ces échecs n'allaient pas jusqu'à détourner Jésus de
poursuivre son œuvre. Au contraire il s'y attachait avec
la conviction toujours plus enracinée de sa nécessité,
dût-il y laisser sa vie. Car déjà sans doute il devait pres-
sentir que l'opposition qui lui était déclarée pourrait
avoir pour lui des conséquences terribles. Après tout,
' Matth. XI, 20-24.
2 Matlh. XII, 43-45.
CONTINUATION DES PRÉDICATIONS DE JÉSUS EN GALILÉE 179
sa position en Galilée était très forte encore. A défaut
des villes et des districts où beaucoup de partisans de la
veille s'éloignaient de lui, il y avait encore des multi-
tudes qui lui restaient chaleureusement attachées. On
dirait même que l'affection et l'admiration des siens
redoublaient à mesure que le doute, le refroidissement
des uns, l'hostilité passionnée des autres soufflaient le
vent de la désertion dans cette armée naguère si nom-
breuse et si ardente. Ce qui résultait toutefois du nouvel
état de choses, c'était la nécessité pour Jésus de prendre
personnellement une position moins effacée que celle à
laquelle il s'était modestement borné jusqu'alors. Son
rôle individuel grandissait du moment que se déclarer
pour ou contre le royaume de Dieu tel qu'il Tannonçait,
c'était se déclarer pour ou contre lui. Sa mission et sa
personne allaient se confondre par la force des événe-
ments et en grande partie par l'opposition violente que
lui faisaient ses ennemis.
C'est ici que nous touchons à la grande et énergique
décision qu'après des hésitations dont nous avons déjà
relevé les traces, Jésus se crut appelé à prendre. Le
simple prophète va désormais, non pas encore en public
et devant tous, mais parmi ses familiers et ses intimes,
assumer la dignité du Messie. La seconde partie de
l'histoire évangélique va s'ouvrir.
CINQUIÈME PARTIE
LE MESSIE
CHAPITRE I
LA PROCLAMATION DES DOUZE
C'était dans une de ces excursions que Jésus faisait
de temps à autre sur les territoires avoisinant la Pales-
tine. Peu de temps auparavant, il avait pu célébrer
encore une de ces grandes agapes du désert où la tra-
dition a introduit la multiplication miraculeuse des ali-
ments consommés par la foule K Cette fois, quatre mille
personnes avaient été rassasiées. Ce chiffre attestait, si
l'on veut, une diminution dans le nombre des zélés (la
première fois on les avait évalués à cinq milliers), mais
il restait assez imposant pour montrer que la popularité
de Jésus était toujours grande. De là, il était rentré dans
les districts peuplés de la Galilée; puis, pour un motif
que nous ignorons, peut-être pour éviter les agents de
1 Matth. XV, 32-39 ; Marc VIII, 1-10.
182 JÉSUS DE NAZARETH
la police d'Antipas qui commençaient à rôder autour de
lui, il avait de nouveau quitté la Galilée par le nord-
est et il était entré sur le territoire de la tétrarchie voi-
sine, celle de Philippe, frère d'Antipas. Il marchait dans
la direction de Césarée de Philippe. C'était la ville que
le paisible tétrarque avait construite au pied du Liban,
non loin des sources du Jourdain, et qu'on appelait
ainsi pour la distinguer d'autres Césarées nommées
comme elle par leurs fondateurs pour rendre hommage
à la famille des Césars.
Près de l'un des villages dépendant de la résidence
princière, Jésus voulut sonder l'opinion que les Douze,
ses disciples d'élite, se faisaient de sa personnel Peut-
être avait-il remarqué dans leurs rapports quotidiens
avec lui un certain changement dans le sens d'une
déférence, non pas plus dévouée, mais plus révéren-
cieuse, comme s'ils avaient été plus frappés encore que
dans les premiers temps de sa supériorité incompa-
rable. Sur la route, seul avec eux, loin des excitations et
des engouements irréfléchis de la foule, après avoir,
dit Luc^ prié à l'écart, il leur demanda tout à coup : Qui
dit-on que je suis 2?
La réponse des Douze fut d'abord assez vague. Ils lui
parlèrent des bruits qui couraient dans le pays gali-
léen. Les uns disaient qu'il était Jean Baptiste ressuscité
(c'était ou plutôt telle avait été l'opinion d'Antipas), d'au-
tres qu'il était Elie, ou Jérémie, ou l'un des anciens pro-
1 Matth. XVI, 13-20 ; Marc VIII, 27-30 ; Luc IX, 18-21.
2 Matthieu ajoute : « moi, le Fils de l'homme ». Cet ajouté doit
avoir été posé par l'évangéliste pour marquer clairement que jus-
qu'alors le nom significatif adopté par Jésus avait été le nom de
« Fils de l'homme ». Les autres synoptiques ne le reproduisent pas.
Mais, ajoutées ou non, ces paroles marquent bien la situation de
fait.
LA l'UOCLAMATlON DIÎS DUL'/E 183
phètes dont on ne savait préciser le nom. Comme on le
voit, toutes ces suppositions, quelque bizarres qu'elles
nous paraissent, faisaient rentrer Jésus dans la classe
des prophètes. Ils ne lui parlèrent pas d'une autre sup-
position qui avait été déjà quelquefois émise, mais à
laquelle il avait toujours opposé jusqu'alors une fin de
non-recevoir catégorique. — (^ Et vous », leur demanda-
t-il brusquement^ « qui dites- vous que je suis ? » —
A cette question Pierre, toujours prompt à devancer les
autres dans l'expression de la pensée commune, lui
répondit tout exalté : Tu es le Christ !
Et pour la première fois Jésus ne repoussa pas cette
qualification, la plus haute qu'un Juif pieux pût décerner
à un homme sur la terre. Jésus était proclamé par les
siens le Messie attendu. Il ne leur avait pas imposé cette
croyance. Elle était sortie spontanément de leur cons-
cience et de leur cœur * . Mais qu'on veuille bien faire
attention à ce qui suit immédiatement dans les trois récits
synoptiques. Il importe de bien s'en pénétrer pour l'in-
telligence de ce qui suit. « Alors Jésus leur enjoignit
(( expressément â^e 72^ d&e à personne qu'il était le Christ ».
Gela devait rester jusqu'à nouvel ordre un secret du cé-
nacle. Pour ses familiers^ Jésus était le Messie; les
autres, pour le moment, n'en devaient rien savoir.
Tous ceux qui ont étudié l'histoire du grand Nazaréen,
en se tenant sur le terrain purement historique et en
écartant le miracle psychologique aussi bien que les au-
tres, conviennent de l'extrême difficulté de cette ques-
tion: De quelle manière^ par quelles transitions Jésus en
^ Nous reportons à l'Appendice, Note B, la discussion du passage
qui se lit uniquem'.-nt dans Matthieu XVI, n-19, et qui est relatif à
la primauté que cette confession aurait value à l'apôtre Pierre.
148 JÉSUS DE NAZARETH
vint-il à se considérer comme le Messie prédit par les
prophètes et attendu par tout son peuple ?
L'opinion vulgaire, fondée sur la notion idéaliste du
quatrième évangile^ de l'évangile du Logos incarné, sup-
pose que, dès le début, Jésus revendiqua le titre et
l'autorité du Messie^ bien que se réservant d'imprimer
au messianisme un sens tout différent de celui que lui
assignait l'attente populaire. Quelques passages des
groupes deLogia réunis, nous le rappelons, en dehors
de l'ordre chronologique, semblent, par la manière dont
ils sont encadrés dans un récit composé d'événements
successifs, confirmer cette opinion traditionnelle. Mais
elle est tellement inconciliable avec l'histoire synop-
tique, en particulier avec le récit du Proto-Marc,
qu'elle ne supporte pas l'examen. Je demande en
grâce ce que signifient la proclamation dont Pierre a pris
l'initiative et la défense dont elle est immédiatement
suivie si, dès l'origine, Jésus a déclaré devant les siens
et devant la foule qu'il était le Christ, le Messie attendu
avec tant d'impatience ! Même aux envoyés de Jean
Baptiste venant lui poser formellement la question de sa
messianité, Jésus a répondu évasivement, laissant aux
faits de répondre et aux consciences de s'orienter. On n'a
pas vu surgir une seule de ces polémiques dont une
pareille prétention eût été certainement la cause dans
un pareil milieu. Jésus parle et agit pendant tous les
premiers temps de sa mission en prophète et en prophète
seulement.
C'est au point que, de nos jours, quelques théologiens
renommés ont cru pouvoir affirmer qu'en fait Jésus
n'avait jamais assumé la dignité de Messie, que c'étaient
ses disciples qui, dans l'exaltation de leurs pieux souve-
nirs, convaincus de sa résurrection glorieuse, lui avaient
LA PROCLAMATION DES DOUZE 185
après sa mort décerné ce titre qui, pour des Juifs, équi-
valait à celui de l'autorité suprême sur le monde en-
tier, et qu'enfln cette croyance avait réagi sur leurs
réminiscences de sa vie terrestre '. — C'est une autre
exagération, rappelant le proverbe : Qui veut trop prou-
ver ne prouve rien. Si les récits des synoptiques ou les
traditions qu'ils ont recueillies n'ont fait de Jésus un
Messie que par l'effet d'un mirage rétrospectif, ce n'est
pas à un moment tardif de sa carrière, lorsqu'elle ap-
prochait déjà de sa fin, que cette illusion aurait exercé
sur leurs souvenirs cette sorte de transfiguration. Elle se
serait prolongée régressivement jusqu'aux premiers
jours de son apparition sur la scène de l'histoire, de
même que la croyance une fois formée a dominé et en
grande partie créé les récits légendaires de sa naissance.
Tel fut le cas précisément du quatrième évangéliste
que ses préoccupations spéculatives et la date où il
écrivait induisirent ensemble à consacrer cette fausse
idée de la réalité. Conçoit-on d'un tel point de vue la
composition toute subjective de la scène que nous ve-
nons d'analyser, reproduite par les trois synoptiques et
qui établit si clairement que Jésus n'avait pas encore
été reconnu en qualité de Messie par ses partisans les
plus dévoués? La négation absolue que l'on nous propose
nous laisse devant une situation d'esprit inexpHcable elle-
même, et nous devons persister dans l'opinion que Jésus
a reçu et accepté le titre de Messie à un moment déter-
miné de l'histoire évangélique, bien que, pour la raison
que nous allons exposer, il ne voulût pas encore revendi-
^ Voir en particulier l'arçumentation très serrée de M. James
Martineau dans son ouvrage intitulé Seat of Authority in Religion.
Londres, 1890, pp. 326 et s.
186 JÉSUS DE iNAZARETH
quer publiquement cette suprême dignité. Nous sommes
donc ramenés à la question qui s'impose : Comment, par
quel enchaînement d'idées et d'expériences, Jésus en
vint-il à se considérer comme le Messie ?
Nous repoussons d'emblée, comme démentie par son
caractère où tant de hardiesse s'associe à tant de droi-
ture, la supposition qu'il se serait adjugé un pareil titre
par accommodation, par calcul, sans être persuadé qu'il
en avait le droit et uniquement pour rehausser son auto-
rité. Il faut bien plutôt tâcher de retrouver les moyens
termes qui ont pu le mener de sa conviction primordiale
qu'il était à Dieu ce qu'un enfant est à son père à celle
qu'il était le personnage destiné sur la terre à fonder le ,
Royaume de Dieu^
Dans sa jeunesse silencieuse et cachée, quand nul ne
soupçonnait l'intensité de vie religieuse qui fermentait
en son âme, Jésus, élevé dans l'orthodoxie de son temps,
avait déjà fait la critique spontanée de plusieurs parties
de la théologie rabbinique popularisée par l'enseigne-
ment des synagogues et en apparence confirmée par les
Livres sacrés du judaïsme. Il partageait la foi générale
dans le Royaume de Dieu qui devait s'établir bientôt et
dans la venue prochaine du Messie qui devait le fonder.
Mais sa religion personnelle, si merveilleusement pure
et simple, si riche d'élancements hardis, se meurtrissait
contre les cadres épais et rugueux de la croyance vul-
gaire. Il remarquait des contradictions entre elle et ceux
des enseignements de l'Écriture sainte qui parlaient le
plus haut à sa conscience et à son cœur. Ce Royaume
de Dieu, qui devait tomber du ciel avec la soudaineté
1 Voir au vol. I, Partie III, ch. III, La Jeunesse de Jésus.
LA PROCLAMATION DES DOUZE 187
d'un coup de foudre, écrasant les résistances sans con-
quérir les âmes, changeant du jour au lendemain la face
des choses sur la terre entière, en rupture absolue par
conséquent avec cette loi de continuité, de croissance
organique, de développement interne, qu'il discernait à
sa manière en tout ce qui lui révélait l'action divine
dans la nature et dans l'homme, ce Royaume qui sem-
blait n'avoir pour but que la sanglante vengeance d'un
peuple opprimé, mais ayant mérité ses malheurs, ce
Royaume ainsi compris choquait ses sentiments reli-
gieux les plus vivaces et les plus impérieux.
Quant au personnage du Messie tel que le décrivait
d'avance l'attente populaire^ il ne lui agréait pas davan-
tage. Et c'était logique. L'idée qu'on se formait du
Royaume espéré réagissait nécessairement sur celle
qu'on se faisait du Messie attendu. A tel Royaume cor-
respondait tel Messie. Si donc Jésus concevait le Roj^aume
autrement que la masse de ses compatriotes, il devait
également rejeter le Messie que ceux-ci attendaient de
jour en jour.
Et ici nous rappelons de nouveau la manière de pro-
céder du mystique de génie sans études savantes. Il ne
nie pas en bloc les affirmations de la croyance tradi-
tionnelle, il continue même d'en parler le langage, mais
il les épure, il les modifie, il les transforme pour les
mettre d'accord avec ses aspirations et les besoins de sa
conscience. Jésus ne songe pas un moment à nier que
le Royaume de Dieu doive s'établir ni qu'un Messie doive
venir le fonder. Mais le Royaume de Dieu réel ne sera
pas ce qu'on attend, le Messie ne sera pas l'effrayant et
despotique demi-dieu qu'on prévoit. Le Royaume de
Dieu s'établira dans les âmes ou ne sera pas. Le vrai
Messie par conséquent sera un prédicateur de la vérité,
488 JÉSUS DE NAZARETH
un réformateur de la tradition, un rénovateur des cons-
ciences, un convertisseur, ou bien ce ne sera pas le
Messie. Est-ce à dire que le moment ne viendra jamais
où l'humanité, la nation juive en tête — et ce sera là
sa glorieuse prérogative — sera éclairée, régénérée tout
entière, et où par conséquent un nouvel ordre de choses,
destiné à se perpétuer indéfiniment, fera régner partout
la justice et la vérité? C'est une autre question qui n'est
pas tranchée ou plutôt dont la solution reste dans l'esprit
de Jésus à l'état de quantité non définie, quand même sa
pensée se complaîtdans cette perspective grandiose. Seule,
la notion d'un jugement universel, satisfaction suprême
donnée au postulat de justice, se détache à ses yeux avec
une clarté suffisante pour qu'il la maintienne et l'enseigne
sous des formes d'ailleurs peu précises. Mais en atten-
dant le Royaume de Dieu doit se fonder à Tintérieur des
âmes, c*est de cette manière seulement qu'il peut s'éta-
blir. Les circonstances, les « signes des temps » lui
annoncent que Theure est proche de cette révolution
reUgieuse, morale, pacifique, d'une puissance d'expan-
sion illimitée, et lorsque Jésus se mit à prêcher le
Royaume de Dieu et sa proximité, il avait mûrement
réfléchi sur les conditions essentielles de ce Royaume
invisible et sur les dispositions intérieures qui devaient
en assurer la possession. Sur ce point ses idées étaient
fixées, son enseignement arrêté.
Mais restait toujours la question de la part personnelle
qu'il se sentait poussé à prendre dans la réalisation de
ce Royaume dont l'heure approchait. Nous posons
comme évident que mainte fois, avant son entrée dans
l'histoire, Jésus dut éprouver le désir ardent de proclamer
à haute voix les convictions dont son âme était remplie.
Nous pensons qu'il faut expliquer son silence prolongé
LA PROCLAMATION DES DOUZK 189
par la déflaiicede lui-même que lui inspirait son extrême
modestie. Mais la vocation supérieure qui devait un jour
l'enlever à sa vie obscure et l'absorber entièrement
devait déjà se faire entendre dans le secret de sa cons-
cience. Eli même temps il devait passer par des moments
où la pensée, qu'il se reprochait peut-être, d'un grand
rôle personnel à remplir dans l'avènement du vrai
Royaume l'agitait et le tourmentait. Si le Royaume de
Dieu devait être ce qu'il croyait qu'il serait, celui qui,
de parole et de fait, prendrait l'initiative de la grande
conversion, celui-là serait son vrai fondateur, par con-
séquent... le vrai Messie !! Et cette perspective le faisait
trembler.
La crise déterminée par la prédication de Jean Baptiste
fut le moment décisif où le ciel s'ouvrit à ses yeux. La
vision du Jourdain, reflet des aspirations mystiques de
son cœur, le ravit en même temps et le troubla, puis-
qu'il s'enfonça dans le désert pour réfléchir loin de toute
influence extérieure sur la direction qu'il devait suivre.
Sa tentation, sous ses détails légendaires, nous le montre
assailli par plusieurs alternatives qui se présentent à son
esprit. Si tu es fils de Dieu! Il en sort résolu dans tous
les cas à prêcher le Royaume de Dieu comme un pro-
phète, comme Jean Baptiste avant lui, mais en le pré-
sentant sous un jour très différent. Est-il dès cette
heure décidé à revendiquer le caractère messianique, à
se poser en Christ ou Messie ? Pas encore. Luc nous
donne clairement à entendre * que le combat moral du
désert se prolongea. Mais cela ne saurait l'empêcher
de prêcher le Royaume de Dieu, sa vraie nature, ses
conditions. Les événements, les circonstances lui révé-
leront la volonté de Dieu. Il s'y abandonne. Il prêche
1 IV, 13.
190 JÉSUS DE NAZARETH
donc le Royaume de Dieu^ ce qu^il doit être et ses
conditions, et le succès aussi prompt que merveilleux
de ses débuts l'encourage et le confirme dans le senti-
ment qu'il a d'être appelé à une haute mission dans la
fondation du Royaume de Dieu. C'est le caractère précis
de cette mission qui n'est pas encore clair à ses yeux.
Il s'est donné dès l'abord un surnom, celui de Fils de
l'Homme ^ Ce n'est pas évidemment sans intention, et il
est remarquable que ce nom pouvait se prêter aussi bien
à l'identification du Fils de l'Homme avec le Messie qu'à
la désignation d'un simple prophète de la vérité. Mais il
est absurde de prétendre que cette dénomination impli-
quât nécessairement par elle-même la prétention messia-
nique. Encore une fois, s'il en eût été ainsi, qu'y aurait-
il eu de remarquable dans la proclamation de Pierre aux
environs de Césarée de Philippe?
Il faut tâcher de préciser le sens, peut-être complexe,
qu'il attachait à cette dénomination.
Le nom de FiU de l'homme est quelquefois employé
dans l'Ancien Testament comme synonj^me de l'Homme^,
avec un certain accent tombant sur le sentiment d'humi-
lité qui convient à l'homme quand il est en présence
de Dieu. Cela est conforme au génie de la langue hé-
braïque qui exprime volontiers par le mot fils l'idée
de l'appartenance étroite ou de l'affinité essentielle 3.
1 C'est ce qui résulte de passages relatifs à des incidents ayant
précédé la déclaration de Pierre, Marc II, 10 et particulièrement 28,
et parall. ; VllI, 31 ; Matth. XI, 19 ; XIII, 37, 41 ; Luc VIT, 34 ; IX, 58;
XII, 8.
2 Ps. VIII, 5 ; Job XXV, 6 et plusieurs fois dans Ézéchiel.
^ C'est ainsi que les disciples sont dits les fils de leurs maîtres
(Matth. XII, 27) ; les ressucités, « fils de la résurrection » (Luc XX,
36) etc.
LA PROCLAMATION DES DOUZR: 191
C'est comme si nous disions « l'iiomme en soi »,
]' (( liomme essentiellement homme ». Dans cette accep-
tion il y aurait déjà lieu de penser qu'en choisissant un
tel surnom Jésus aimait à faire ressortir le caractère
profondément humain de la mission qu'il remplissait et
de la religion qu'il enseignait. Car on ne peut s'arrêter à
la supposition ridicule qu'il voulût simplement s'appeler
« l'homme ».Et, si telle fut son intention, il avait le droit
de se caractériser de cette manière. Par Tamour de
l'homme en soi que sa doctrine mettait si haut, aussi
bien que par les conditions purement humaines au sens
général du mot qu'il mettait à l'entrée dans le Royaume,
cette appellation montrait la très haute valeur qu'il
attachait à la nature, à la destinée, au salut de l'homme.
Ainsi comprise, l'appellation n'a rien absolument de mes-
sianique.
D'autre part, un lecteur aussi perspicace des Livres
saints et aussi préoccupé de « l'homme » ne pouvait pas
ne pas être frappé du célèbre passage de Daniel où un
être mystérieux, « semblable à un flls d'homme », suc-
cède aux animaux monstrueux qui ont représenté tour à
tour les empires du monde payen et vient recevoir des
mains du Très Haut la domination sur la terre entière*.
Nous savons par le livre lui-même que cet être « sem-
blable à un fils d'homme » n'est pas un individu, mais le
symbole collectif du « peuple des saints », c'est-à-dire
du peuple juif fidèle ^ C'était un des passages sur les-
quels les Juifs fondaient leur espérance de l'ère messia-
nique dont ils seraient les tout premiers bénéficiaires.
Rien ne nous autorise à supposer que Jésus n'eût pas
1 Dan. VII, 1-14.
- Ibid., Ti.
192 JÉSUS DE NAZARETH
remarqué le sens donné par le prophète lui-même à son
symbole de « l'être semblable à un flls d'homme ^ ». Mais,
par cela même, il devait être frappé de ce que l'auteur
avait choisi la forme de l'homme pour représenter l'em-
pire éternel succédant aux empires figurés par des ani-
maux effrayants et bizarres. Cette expression caractéris-
tique définissait de prime abord la supériorité du dernier
empire, celui de « l'homme », c'est-à-dire de la raison,
de la justice, de la religion, sur les pouvoirs brutaux qui
avaient auparavant tyrannisé le monde. Le symbole du
« fils d'homme », bien que limité par l'auteur de Daniel
à la représentation du peuple juif, acquiérait ainsi une
valeur humanitaire, transcendante, s'élevait à la hauteur
d'un principe dominateur de toute l'histoire, comme si
l'humanité pure, telle que Dieu la veut, était destinée à
régner en qualité de puissance dernière, triomphant à la
fin des temps de toute opposition.
Nous sommes loin de prétendre que Jésus lui-même
fit tous ces raisonnements. C'est d'impressions et d'in-
tuitions qu'il faut parler avec lui, et non de sorites ou
de déductions philosophiques. Mais nous pouvons dire
qu'il aimait dans cette expression de « Fils de THomme »
l'association de deux idées en apparence seulement
> Le fait est qu'à l'exception du livre d'Hénoch aucun document
juif antérieur à l'Évangile n'emploie cette expression pour désigner
le Messie. Dans le livre d'Hénoch lui-même la dénomination du futur
Messie comme Fils de l'Homme appartient à un grand fragment
interpolé dans l'écrit fondamental et dont la date est très discutée.
Dans tous les cas il ressort de l'histoire évangélique elle-même qu'en
se faisant appeler « Fils de l'Homme », Jésus ne se posait pas encore
en Messie et qu'on ne songeait pas autour de lui et pour cette raison
à lui adjuger ce titre. C'est plus tard que l'identiiication eut lieu,
quand tous ces noms de « Fils de Dieu » au sens exclusif, de « Saint
de Dieu », de «c Fils de David », de « Fils de l'Homme », de « Messie»
en hébreu, de « Christ » en grec, purent être pris l'un pour l'autre.
LA PROCLAMATION DES DOUZE 193
contradictoires, l'extrême infériorité de l'homme com-
paré à Dieu, du fils de l'homme du Psaume, de Job et
d'Ézéchiel, et la dignité suprême de l'homme en soi,
comparé à tout ce qui vit avec lui sur la terre et couronné
par Dieu même dans la vision de Daniel.
Nous pouvons préciser davantage et dire que cette
dernière notion de Thumanité pure, virtuellement domi-
natrice du monde, était une de ses idées-maîtresses.
C'est ce qui résulte de trois passages très significatifs
que nous relevons dans nos évangiles.
Le premier se lit dans l'épisode du paralytique ou
simplement de l'énervé guéri à Capernaiim dans les cir-
constances que nous avons racontées ^ C'est un récit du
Proto-Marc. Malheureusement pour nous l'enseignement
qui s'y trouve inséré se mêle à un miracle qui souffre,
comme toutes les descriptions de ce genre, du manque
de précision et de la tendance à grossir les apparences
surnaturelles des guérisons opérées par Jésus. Que peut
signifier raisonnablement cette identité du pouvoir de
guérir, même miraculeusement, une maladie corporelle
et du droit de pardonner les péchés, telle qu'elle est
énoncée dans le cours de la narration? Les deux choses
n'ont rien de commun, à moins qu'on n'accepte le vieux
point de vue sémitique d'après lequel tout malheur et,
dans l'espèce, toute maladie ou infirmité n'est jamais que
le châtiment de fautes antérieures. Or c'est ce que Jésus
n'admet pas ^ Il a dû se passer et se dire à propos de
l'incident des choses qui ne nous sont pas rapportées et
qui nous en faciliteraient l'intelligence. Mais cela ne doit
1 Marc II, 1-12 ; Matth. IX, i-8 ; Luc V, 17-26.
2 Gomp. Luc XIII, 1-5.
JÉSUS DE NAZAR. — II 13
194 JÉSUS DE NAZARETH
pas nous empêcher de relever la déclaration de principe
énoncée par Jésus ' : « Le Fils de l'Homme a le droit sur
la terre de remettre les péchés. » Gela ne peut vouloir
dire que ceci: L'humanité pure ou purifiée, parvenue à
la hauteur où elle est appelée par Dieu, efface et ne
connaît plus les fautes qui ont constitué et prolongé son
état antérieur d'infirmité morale. Jésus, qui lui-même ne
se croit pas parfait ^ parle donc ici au nom d'un prin-
cipe supérieur dont il se considère comaie l'organe et
qu'il nomme « le Fils de l'Homme », parce que ce prin-
cipe, c'est l'humanité conçue dans sa perfection idéale.
Le second passage à noter est plus clair et plus signi-
ficatif. Il se rattache à la discussion soulevée par les
pharisiens à propos de la violation du sabbat que des
disciples de Jésus avaient commise avec son assentiment
en arrachant des épis qu'ils broyaient pour en manger
le grain ^ Jésus a émis cet aphorisme que « le sabbat a
« été fait pour l'homme et non pas l'homme pour le
« sabbat ». « C'est pourquoi », ajoute- t-il, « le Fils de
« l'Homme est maître même du sabbat. » Le raisonnement
est donc celui-ci : Le sabbat doit être compris et appli-
qué de telle sorte qu'il soit pour l'homme un bienfait, et
non une tyrannie ; par conséquent, si la manière de l'ob-
server est contraire au bien de l'homme, si elle est
contraire au principe d'humanité, elle doit être réformée
ou, tout au moins dans le cas dont il s'agit, mise de
côté. Ici encore le principe d'humanité est personnifié
dans « le Fils de l'Homme », lequel en cette circonstance
a Jésus lui-même pour organe et représentant.
* Marc II, 10 et parall.
2 Marc X, 18.
^ Marc II, 23-28 ; Matth. XII, 1-8 ; Luc VI, 1-5.
LA PHOCLAMATION DES DOUZE 495
Le troisième passage se trouve à la fin des Logia' dans
cette admirable description du jugement suprême dont
la forme est sans doute empruntée à l'eschatologie juive,
mais dont l'idée-mère est de la mysticité la plus authen-
tiquement chrétienne. Le Fils de l'Homme préside au
jugement de toutes les nations rassemblées devant lui.
Il sépare les brebis d'avec les boucs, les élus des ré-
prouvés, et il dit « aux bénis de son Père » qu'ils vont
jouir des joies du Royaume éternel. Il a eu faim, et ils
l'ont nourri; il a eu soif, et ils l'ont abreuvé; il était
étranger^ et ils l'ont recueilli ; nu^ malade, en prison, et
ils l'ont vêtu, soigné, visité. Les élus n'y comprennent
rien. — Quand donc, Seigneur, t'avons-nous rendu tous
ces bons offices? Quand t'avons-nous vu affamé, altéré,
étranger, nu, malade, en prison? — Je vous dis en vérité
que toutes les fois que vous avez fait ainsi à l'un des
plus petits de mes frères, vous me l'avez fait à moi-
même!... Il est clair pourtant qu'en réalité ce n'est pas
une personne unique, ignorée de ses bienfaiteurs, qui a
été l'objet immédiat de leur généreuse compassion.
C'est en secourant une multitude de personnes qu'ils ont
fait acte de charité envers le Fils de l'Homme. Gomment
marquer plus fortement que c'est l'humanité en soi,
l'homme virtuel, résidant au fond de toute créature
humaine, qui est identique au Fils de l'Homme, et que
l'idée centrale de ce splendide enseignement revient à
ceci : Le dévouement à l'humanité, aimée jusque chez
les plus humbles de ceux qui la composent, est la vertu-
reine, il est ce qui assure devant Dieu la plus haute
valeur à ceux qu'elle inspire? Point d'orthodoxie néces-
saire, point de pratiques dévotes, point de sujétion à un
1 Matth. XXV, 31 suiv.
496 JÉSUS DE NAZARETH
sacerdoce quelconque, mais la charité envers l'homme,
Thomme en soi, voilà l'essentiel, même quand on ne sait
pas à qui l'on a fait du bien. Qu'on l'ignore ou qu'on le
sache, c'est le Fils de l'Homme qu'on secourt et qu'on
relève en la personne des derniers de ses frères.
Il résulte de ces exemples que l'expression de Fils de
l'Homme désigne dans la pensée de Jésus quelque chose
de plus qu'un individu, qu'une personne, cette personne
fût-elle Jésus lui-même. Elle est la personnification d'un
principe transcendant et immanent à tous les individus
dont la somme fait l'humanité. Reste maintenant à savoir
dans quel sens Jésus a pu se solidariser avec ce prin-
cipe au point de parler comme s'il ne s'en distinguait
pas, — tandis que dans d'autres passages tels que
Matth. Vm, 20; XI, 19; XHI, 37; Marc, VIII, 31;
Luc IX, 44, il parle manifestement de sa propre per-
sonne et dans un contexte tel qu'il n'est pas possible de
voir dans « le Fils de l'Homme » l'équivalent de cette
humanité idéale impliquée dans les exemples que nous
venons de reproduire.
La seule réponse qu'on puisse faire, c'est que Jésus a
choisi ce surnom précisément parce qu'il exprime à la
fois l'humilité du simple prophète^ serviteur de Dieu, et
l'idée de l'homme en tant que destiné par Dieu à dominer
le monde entier, c'est-à-dire le Fils de l'Homme du
Psaume, de Job et d'Ézéchiel et le Fils de l'Homme de
la vision de Daniel. C'est une intuition mystique d'une
grande profondeur. Quand l'homme s'humilie devant
Dieu et le sert, c'est alors qu'il se rapproche le plus de
l'homme idéal, institué par Dieu même roi de la création.
Pourvu que ce soit devant Dieu, plus il s'abaisse, plus il
s'élève.
Nous pensons avoir traduit analytiquement ce que
LA PROCLAMATION DES DOUZE 197
Jésus avait senti et saisi d'un seul jet de son génie reli-
gieux. Cela posé, quand il avait l'entière conviction
de parler comme organe de l'humanité pure, en commu-
nion parfaite avec le Fils de l'Homme idéal, il n'hésitait
pas à se prononcer magistralement comme s'il n'y eût
pas eu de distinction à faire entre ce principe supérieur
et lui-même. C'est le cas lors de l'incident du paralytique
de Capernaiim et de la discussion avec les pharisiens
dans la question du sabbat. Un pli de son esprit facilitait
en lui la conscience de cette solidarité. C'était sa dispo-
sition à rapprocher étroitement un homme réel, présen-
tant un caractère bien déterminé, du principe ou de la
personne typique incarnant ce principe. Jésus ne nie pas,
nous le répétons, le drame messianique attendu par les
Juifs, mais il le modifie et le transforme librement parce
que le Royaume de Dieu que ce drame suppose n'est pas
le sien. La doctrine populaire veut que le prophète Élie
ressuscite pour servir de précurseur an Messie. Hé
bien! Élie lui-même, en réalité, ne reviendra pas. Mais
en esprit, il est déjà revenu dans la personne de Jean
Baptiste, le dernier héros de ce grand prophétisme dont
ÉHe passait pour le -^plus glorieux représentant ^ Jésus
est le Fils de l'Homme comme Jean Baptiste était Élie.
Nous revenons donc à ce que nous avons dit, que le
choix fait par Jésus de la dénomination de Fils de
l'Homme se prêtait à une double signification, l'une très
humble, l'autre très élevée, se rapprochant déjà beau-
coup de l'idée du Messie et pouvant même s'identifier
avec elle, si l'on acceptait la notion du Royaume de
Dieu proposée par lui. Mais cette seconde signification
1 Matth. XI, 14 ; XVII, 12 ; Marc IX, 13.
198 JÉSUS DE NAZARETH
échappa aux auditeurs, aux adversaires et même, pen-
dant un temps assez long, aux disciples intimes de Jésus.
Lui-même hésitait encore à la proclamer après avoir
quitté le désert pour rentrer en Galilée. C'est ce qui nous
explique pourquoi nous le voyons longtemps distinguer
soigneusement entre sa personne et son œuvre de con-
version. Celle-ci était l'essentiel, sa personne s'effaçait
devant elle. Les conditions d'entrée dans le Royaume de
Dieu ne font pas mention de la foi en lui. Le paulinisme
est encore loin. On peut parler contre lui, le Fils de
l'Homme, et cette opposition est pardonnable quand elle
est sincère; l'impardonnable, c'est de mentir à sa propre
conscience par hostilité volontaire et haineuse à l'évi-
dence du bien, de parler par conséquent « contre le
Saint-Esprit ». De pareilles déclarations supposent que
Jésus n'était pas encore parvenu à la pleine conviction
qu'il pouvait accepter le titre de Messie, encore moins
le revendiquer.
Nous trouvons une confirmation de ce que nous avan-
çons ici dans ce trait, au premier abord si singulier, et
qui revient mainte fois dans les synoptiques, de la défense
intimée par Jésus aux possédés de lui appliquer la déno-
mination du Messie, ou telle autre revenant au même\
On comprend aisément que, dans l'état d'excitation des
foules galiléennes, et dans l'enthousiasme fiévreux dont
il fut d'abord l'objet, plus d'un exalté fut saisi de l'idée
qu'on n'avait plus à attendre le Messie, qu'il était venu,
qu'il était là, que c'était lui. Ce n'étaient encore pour-
tant que des cris isolés^, sans écho dans la masse. Jésus
1 .Matth. XII, 16 ; Marc I, 34; III, H-12. Rappelons encore à ce
propos la notice, au premier abord bien étrange, insérée Marc 1,34:
« Et il ne permettait pas aux démons de dire qu'ils le connaissaient. ■>
LA PROCLAMATION llES DOUZE 199
les réprimait avec une certaine impatience. L'heure
n'était pas encore venue, même pour lui.
Peut-être ne saurons-nous jamais, faute de renseigne-
ments, ce qui dans le secret de sa pensée changea ses
hésitations en certitude. Serait-ce toutefois pousser trop
loin la conjecture que de supposer ceci : Le Royaume
de Dieu tel que se le figurait la foule n'était qu'une illu-
sion ; le Messie qu'elle attendait n'était pas plus réel.
Puisque le vrai Royaume s'établissait par la conversion
dont il avait fixé l'orientation, le vrai Messie ne pouvait
être que le convertisseur lui-même. Or c'est lui qui le
fondait, ce vrai Royaume de Dieu, et on sait avec quelle
radieuse confiance dans son développement et son triom-
phe assuré. Quelle œuvre plus grande pouvait-on con-
cevoir sur la terre? De plus, l'expérience lui démontrait
que sa personne était loin d'être aussi indifférente au
succès de son ministère de salut qu'il avait pu le croire
dans son humilité première. La personnalité du docteur
contribuait évidemment dans une forte mesure au succès
de la doctrine. Tandis que beaucoup de ceux qui lui
avaient prodigué leurs acclamations se refroidissaient
et s'éloignaient, ceux qui se montraient plus persistants
lui vouaient une affection dont il ne pouvait les blâmer
et qui de plus en plus lui apparaissait comme la condition
de leur persistance. Il avait pu prêcher le Royaume de
Dieu et sa justice indépendamment de l'opinion qu'on
pouvait se faire de lui. L'expérience lui apprenait qu'on
ne restait fermement attaché au Royaume qu'en lui res-
tant attaché à lui-même. Nous trouvons un indice de
cette modification d'idées dans deux paroles de lui qui
semblent contradictoires et qui dénotent plutôt une diffé-
rence de date : « Celui qui n'est pas contre nous est pour
nous », avait-il pu dire à ses disciples impatients devoir
200 JÉSUS DE NAZARETH
un homme qui les imitait sans se joindre à eux * ; et
cette autre : « Celui qui n'est pas avec moi est contre
« moi,^ et celui qui ne rassemble pas avec moi disperse ^ ».
C'est cette démonstration par le fait de l'importance de
sa personnalité dans l'œuvre de la fondation du Royaume
qui nous semble avoir achevé de dissiper ses hésitations.
N'y aurait-il qu'une simple leçon de modestie dans cette
parabole destinée à rappeler les orgueilleux au devoir
de ne jamais se surfaire ? «■ Quand tu es invité à des
« noceS;, ne va pas t^étendre à la première place, de peur
« qu'un plus honorable que toi n'ait été aussi invité et
« que celui qui t'a invité, toi et lui, ne vienne te dire :
« Cède la place à celui-ci... Vas au contraire t'étendre à
« la dernière place, afin que celui qui t'a invité vienne
« te dire : Ami, monte plus haut \ » On sait que Jésus
aimait à comparer à des noces joyeuses l'alliance nou-
velle que rétablissement du Royaume de Dieu consti-
tuait entre Dieu et l'humanité. « Ami, m.onte plus haut. »
C'est ce que devait se dire le prophète qui depuis long-
temps était habitué à discerner la volonté de Dieu dans
les événements et leur logique interne. Du moment que
son œuvre lui paraissait exiger qu'il revendiquât l'auto-
rité du Messie, c'était pour lui une injonction divine à
laquelle il ne voulait plus se soustraire. L'écho de cette
même persuasion tirée de l'expérience se répercute jus-
que dans le quatrième évangile où l'incident, naturelle-
ment très modifié, de la confession messianique de Pierre
vientàlasuited'unrefroidissementmarquédebeaucoup de
ceux qui avaient jusqu'alors goûté son enseignement et
aimé sa personne. « Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous
» Marc IX, 40 ; Luc IX, 50.
2 Matth. XII, 30 ; Luc XI, 23.
^ Luc XIV, 8-10.
LA PROCLAMATION DKS DOUZE 201
en aller?» aurait-il dit aux Douze. Et Pierre lui répondit:
« Seigneur, vers qui irions-nous ? Tu as des paroles de
« vie éternelle, et nous avons cru, nous avons connu
(( que tu es le Saint de Dieu ^ »
Ce qui devait contribuer encore à le pousser dans cette
voie d'affirmation de son autorité personnelle, c'est qu'il
sentait bien que son ministère en Galilée touchait à sa
fin. Jérusalem devait être le théâtre de la grande déci-
sion. Là seulement pouvait se résoudre la question de
savoir si son œuvre serait limitée au réveil religieux et
moral d'une partie des habitants de la Galilée, ou si, deve-
nue nationale par l'adhésion de la capitale du judaïsme,
elle serait la lumière et le salut du monde. Ainsi com-
prise, sa mission exigeait qu'il fût le Messie, le Christ,
le fondateur du Royaume universel. C'est seulement en
cette qualité, selon les idées juives, qu'il pourrait s'adres-
ser au monde et lui proposer la doctrine du salut. Nous
allons voir devant quelle alternative, courageusement
affrontée, cette noble ambition le plaçait. Mais, avant
de quitter la Galilée, il devait définir nettement et clai-
rement sa position devant ses disciples les plus dévoués.
Il était certainement arrivé à se considérer définitivement
comme le vrai Messie avant que ses disciples l'eussent
proclamé tel, et la manière dont il leur pose sa question
semble bien indiquer que la réponse de Pierre ne le
surprit pas.
Mais il résulte de tout ce qui précède et de tout ce qui
suivra que Jésus voulut être un Messie accepté, un
Messie élu, et non pas un Messie qui s'impose. Il y avait
une distance trop considérable entre le Messie qu'il
était et voulait être et le Messie que le peuple juif
1 Jean VI, 66-69.
202 JÉSUS DE NAZARETH
attendait pour qu'il pût, sans violence morale, reven-
diquer brusquement une pareille dignité au risque d'être
mal compris et de provoquer des agitations politiques
diamétralement opposées au but qu'il espérait atteindre.
Son désir secret, c'était que le peuple juif en masse fît
spontanément le même chemin que ses disciples fami-
liers avaient fait et s'ouvrît comme eux, pour les mêmes
motifs, au sentiment qu'il était « celui qui devait venir»,
et qu'il n'y avait pas à en attendre d'autre.
Ces disciples eux-mêmes, comment, à la suite de
quelles expériences étaient-ils arrivés à croire que leur
Maître était le Messie, malgré ses réticences, malgré ses
intimations aux exaltés qui lui donnaient publiquement
ce titre prestigieux ?
On peut penser que ces exclamations, bien que répri-
mées, ne laissèrent pas d'avoir sur eux tout au moins
un effet de suggestion. Il dut en être de même du mes-
sage de Jean Baptiste. Mais surtout Tamour profond
qu'ils portaient à leur Maître, amour alimenté par une
admiration croissante pour son caractère, son exquise
bonté, son éloquence vibrante, la sainteté sans affectation
ni morosité de sa vie quotidienne qu'ils voyaient de tout
près, les poussait dans la conviction qu'il était incompa-
rable et qu'on ne pouvait admettre qu'un homme quel-
conque pût être son supérieur. Peu à peu un nimbe sur-
naturel enveloppait à leurs yeux sa personne et le trans-
figurait. De là proviennent quelques-uns des incidents
les plus merveilleux de l'histoire de Jésus. La tradition
évangélique raconte qu'un jour, comme ils traversaient
le lac avec lui, le vent soufflait avec violence et que
des vagues furieuses menaçaient d'engloutir leur frêle
embarcation. A l'arrière, Jésus dormait paisiblement. La
LA PROCLAMATION DES DOUZE 203
peur dont ils étaient saisis les déternmina à le réveiller.
« Alors », dit naïvement le Prôto-Marc, « il menaça le
« vent et dit à la mer : « Silence ! Tais-toi ! » et le calme
revint. — On sent dans ces détails l'exagération légen-
daire *. Ni le vent, ni les eaux ne s'apaisent par défé-
rence pour une sommation orale qu'ils n'entendent pas.
Il y eut en réalité quelque scène où Jésus releva le cou-
rage abattu de ses disciples et qui leur laissa l'impres-
sion qu'il se faisait obéir des éléments déchaînés aussi
bien que des démons ; d'autant plus que très probable-
ment ils regardaient la tempête comme causée par les
esprits du mal.
Une autre fois, — toujours si nous devons nous en
rapporter au Prôto-Marc — c'était pendant la nuit qui
suivit la première grande agape au désert. Ils traver-
saient de nouveau le lac, Jésus les ayant envoyés avant
lui sur Tautre bord. Ils étaient ballottés sur les flots
avec vent contraire et ils avançaient péniblement. Tout à
coup, vers le matin^ ils virent une forme lumineuse qui
s'avançait en glissant sur les eaux. Ils s'imaginèrent que
c'était un fantôme et crièrent de peur. C'était Jésus lui-
même qui les rassura et monta dans leur barque. Aus-
sitôt la tourmente cessai Nous ne pouvons voir dans ce
récit que le reflet d'une vision déterminée par l'idée tou-
' Marc lY, 36-41 ; Matth. VIII, 23-27 ; Luc VIII, 23-2o.
2 Marc VI, 45-52 ;Mattb. XIV, 22-33. On peut constaterle grossissement
successif de la scène miraculeuse dans l'adjonction, insérée par
Matthieu seul, toujours très préoccupé de ce qui concerne son apôtre
favori, d'après laquelle Pierre aurait voulu aller à la rencontre de
Jésus en marchant aussi sur les eaux ; mais, effrayé par la violence
du vent, il aurait perdu confiance et se serait noyé, si Jésus ne l'avait
soutenu, tout en lui reprochant d'avoir douté. Ce détail est d'un
symbolisme transparent. C'est la chute momentanée de Pierre sui-
vant un excès de confiance en soi-même qui a revêtu cette forme
dramatique dans la Paradosis.
204 JÉSUS DE NAZARETH
jours plus exaltée que les disciples se faisaient de leur
Maître. Cette vision est fort belle, d'une grande poésie.
Jésus marchant en toute sérénité sur les eaux tumul-
tueuses, c'est la saisissante image de sa grandeur morale
et de sa supériorité sur toutes les oppositions ameutées
contre lui. Quelle que soit d'ailleurs l'explication qu'on
préfère, nous avons surtout à constater le sentiment tou-
jours plus vif de sa grandeur sans pareille qui remplit
l'imagination des siens. Chez ces âmes ardentes et sim-
ples l'exaltation du sentiment engendre aisément la
vision symbolique, et quand le sentiment est pur et
beau, la vision l'est aussi. La Marche sur les eaux est
une vision préludant à celle de la Transfiguration.
Ce fut en effet encore une vision que celle qui fut
contemplée par trois d'entre eux, Pierre, Jacques et
Jean, peut-être surtout par Pierre, dans les jours qui
suivirent la proclamation du Messie ^ et qui est célèbre
sous le nom de Transfiguration. Jésus a pris avec lui ses
trois compagnons d'œuvre préférés et il a gravi une
montagne pour prier à l'écart. Tout à coup ils le voient
resplendir d'une lumière merveilleusement, blanche (la
splendeur des êtres divins ou en contact immédiat avec
la Divinité selon la tradition juive), d'un éclat tel qu'on
ne pourrait la comparer qu'à celui de la neige brillant
au soleil (Marc^) ou du soleil lui-même (Matthieu). Puis
ils voient Elle et Moïse qui viennent s'entretenir avec
lui ^ Pierre, en extase, « ne sachant pas bien ce qu'il
1 J'inclinerais plutôt à penser qu'elle la précéda de peu. Matth.
XVII, 1-9; Marc IX, 2-10 ; Luc IX, 28-36.
- Marc, dans son zèle réaliste, ajoute cette comparaison prosaïque
et médiocre qu'un foulon sur la terre ne saurait obtenir une pareille
blancheur.
3 Luc pense qu'ils s'entretenaient avec lui de sa mort qui devait
LA PROCLAMATION DES DOUZE 203
disait », propose d'élever en ce beau lieu trois tentes,
une pour chacun des augustes personnages, comme s'il
eût voulu les retenir ensemble sur la terre. Mais aussi-
tôt survint une nuée qui cacha tout à leurs yeux. Quand
elle se fut dissipée, Jésus avait repris son apparence
ordinaire et ses deux mterlocuteurs avaient dispara.
Seulement les trois apôtres entendirent une voix —
comme celle que Jésus avait lui-même entendue au
Jourdain — qui disait : « C'est là mon Fils bien aimé,
« écoutez-le ! »
Nous avouons notre impuissance à discuter avec ceux
qui, regardant cette scène de la Transfiguration comme
historique, prétendent y voir autre chose qu'une vision.
D'où venaient donc Élie et Moïse avec leur forme cor-
porelle et, je suppose, leurs vêtements humains? Et à
quoi les trois apôtres pouvaient-ils les reconnaître? Luc
lui-même dit qu'ils étaient « alourdis par le sommeil ».
Ils dormaient donc ! Il est oiseux de prétendre ramener
à des faits positifs un récit d'un idéalisme aussi pro-
noncé. Ce qu'il faut en dégager, c'est l'idée, et l'idée
revient à ceci que Jésus, dans la conviction des trois
apôtres, est confirmé dans son autorité par la Loi et les
prophètes dont Moïse et Élie sont respectivement les
types traditionnels, et dont il a dit qu'il venait, non les
abolir, mais les accomplir. Par conséquent, il ne peut
être que le Messie, le Fils par excellence de Dieu. Son
caractère divin, que le vulgaire ignore, dont eux-mêmes
n'avaient pas encore saisi toute la perfection, s'est
dévoilé à leurs yeux dans un moment d'illumination
subite. Et pour que rien ne manque au parallélisme
s'accomplir à Jérusalem. C'est une anticipation mal imaginée ; car
nous voyons par la suite que les apôtres ne s'attendaient nullement
à une telle catastrophe.
206 JÉSUS DE NAZARETH
avec la scène de la proclamation, Jésus descendant avec
eux de la montagne leur enjoint de ne raconter la vision
(to opajjLx) à personne « jusqu'à ce que sa résurrection soit
un fait accompli ^ ».
Assurément les trois écrivains synoptiques ont admis
la pleine réalité objective de la Transfiguration de Jésus
et de l'apparition des deux héros de l'histoire sainte,
Élie et Moïse. Cependant il n'est rien de plus aisé que
de signaler dans leur récit lui-même les marques d'une
vision toute subjective. Mais dans tous les cas il jette un
grand jour sur la marche ascensionnelle de l'idée que les
apôtres se faisaient de Jésus. Pour eux sans doute
c'était toujours un homme, mais un homme pénétré, pour
ainsi dire imprégné de substance divine. On ne pouvait
le contempler rayonnant de cet éclat divin que dans
certains moments d'extase où des hommes privilégiés
voient ce qui échappe à la multitude, mais ils l'avaient
vu et contemplé dans toute la splendeur de son étroite
union avec Dieu. 11 était donc l'objet d'une adoption per-
sonnelle et très particulière. Dieu faisait de lui son
organe, son révélateur, son Fils par excellence. N'était-
ce pas le leur désigner comme le Christ, l'Oint de Dieu,
Celui qui devait venir ?
En résumé, Jésus acquit la conviction qu'il était le
vrai Messie, parce que, dans l'ensemble des idées reli-
gieuses de son pays et de son temps, il n'y avait pas de
catégorie qui répondît plus exactement à ce qu'il se
^ Ce dernier trait, de nouveau, est une adjonction arbitraire du
Prôto-Marc, supprimée avec raison par Luc. Jésus n'a pas prédit k
ses apôtres qu'il ressusciterait. Marc croit devoir ajouter que les trois
apôtres se demandaient ce que c'était que « ressusciter des morts )>>
comme si cette notion eût été étrangère à des Juifs de ce temps.
LA PROCLAMATION DES DOUZE 207
sentait tenu d'être et de faire pour achever de fonder le
vrai Royaume de Dieu. L'évidence de la vocation ressor-
tant des faits dissipa ses derniers scrupules, parce qu'il
ne séparait pas cette voix des choses de la volonté de
son Père Céleste. Mais s'il sollicita indirectement l'adhé-
sion des siens à cette exaltation de sa personne, il vou-
lut que cette adhésion fût spontanée et sortît de leur
libre assentiment. Ses disciples intimes, de leur côté,
arrivèrent à la même conviction, parce que, de plus en
plus conquis par son ascendant, pleins d'une admiration
passionnée pour lui, sa doctrine et sa vie, ils regardèrent
comme incontestable qu'il achevait et dépassait tout ce
que la Loi et les prophètes avaient enseigné, prédit et
préparé. Celui qui accomplissait ainsi tout le passé
d'Israël, était évidemment plus qu'un prophète, il était,
il ne pouvait être que le Christ.
Ce fut donc avec une stupéfaction douloureuse que
tout de suite après avoir proclamé Messie celui qui
possédait leur âme entière, ils l'entendirent énoncer cette
déclaration inattendue : « Il faut que le Fils de l'Homme
« souffre beaucoup ! »
CHAPITRE II
LES DERNIERS JOURS EN GALILÉE
Nous ne saurions admettre, nous l'avons dit, que les
disciples de Jésus, en l'élevant au rang de Messie seu-
lement à partir de sa mort sur la croix, aient pu tomber
dans l'illusion qu'il avait assumé déjà cette dignité pen-
dant sa vie, tandis qu'en réalité il n'en était rien. Il s'agit
là de quelque chose de trop essentiel dans les relations
établies entre eux et lui pour que l'illusion rétrospective
atteigne un pareil degré d'intensité. D'ailleurs dans cette
hypothèse l'effet eût été tout différent. Nous ne trouve-
rions pas dans les récits des synoptiques l'écho des hési-
tations de Jésus et même de ses fins de non-recevoir
avant l'heure où il se décida à se laisser proclamer
Messie par les siens. Il faut se rendre à la logique de
l'histoire. Si Jésus a, dès les premiers jours, revendi-
qué le titre et l'autorité du Messie, la plus grande partie
de son ministère en Galilée est incompréhensible ; s'il
n'en a jamais été revêtu de son vivant par ses plus
dévoués partisans, la fin de sa carrière et plusieurs épi-
sodes précédant sa mort se refusent à toute explication
LES DERNIERS JOURS EN GALILÉE 209
rationnelle. Mais il est beaucoup plus facile de com-
prendre qu'une fois enracinée dans l'esprit de ses dis-
ciples avec son assentiment préalable, la croyance
qu'il était le Christ ait par la suite projeté sur tel ou tel
détail de son histoire et sur plusieurs de ses paroles
des reflets de nature à en modifier le sens primitif. Nos
évangiles ont été rédigés, la Paradosis qui les précède a
été élaborée par des narrateurs pénétrés de cette
croyance et, de plus, engagés dans une lutte prolongée
avec d'autres hommes qui la niaient. Par conséquent ces
narrateurs étaient entraînés à accentuer ce qui était
favorable à leur conviction, à atténuer, sinon à suppri-
mer, ce qui pouvait leur être opposé. Nous en trouvons
une première preuve dans la teneur des déclarations
qui suivirent immédiatement la proclamation de Pierre et
de ses compagnons *.
« Depuis lors Jésus commença de leur apprendre qu'il
« fallait que le Fils de l'Homme souffrît beaucoup, qu'il
« fût rejeté par les anciens, les principaux prêtres et les
« scribes ^ qu'il fût mis à mort et qu'il ressuscitât trois
« jours après. — Et il leur tenait ouvertement ce lan-
« gage. »
« Or Pierre, l'ayant pris à part, se mit à lui faire des
« remontrances (Matth. : Que Dieu t'en préserve, Sei-
« gneur! Pareilles choses ne t'arriveront point). Mais
« Jésus se retournant et parlant devant ses disciples
« reprit sévèrement Pierre. « Arrière de moi, Satan »,
lui dit-il, (( tu ne comprends rien aux choses de Dieu, tu
« n'as que des pensées humaines. » C'est alors que^
devant ses disciples et la foule, il aurait émis ces aus-
tères sentences, dont la force et l'application sont en
1 Comp. Marc VllI, 31-38 ; Matth. XVI, 21-27 ; Luc IX, 22-26.
2 Cette triade désigne, comme on sait, le sanhédrin.
JÉSUS DE NAZ. — n. 14
210 JÉSUS DE NAZARETH
harmonie avec les sombres perspectives qui se dessi-
naient aux yeux de son esprit : « Si quelqu'un veut
« venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il se
« charge de sa croix et qu'il me suive. Celui qui veut
« sauver sa vie la perd; celui qui la perd pour ma cause
(( et celle de l'Évangile la sauve. »
Déjà l'avant-dernière sentence porte la marque de l'un
de ces reflets involontairement projetés par des narra-
teurs écrivant nombre d'années après les événements
qu'ils racontent et dominés par une tradition déjà formée
elle-même sous l'empire d'une même illusion rétrospec-
tive. Jésus a bien pu prédire, en ce moment de sa car-
rière, qu'il aurait des persécutions à endurer et que
ceux qui voulaient le suivre devaient s'attendre à des
traitements semblables, mais il n'a pu employer l'ex-
pression de « porter sa croix », puisqu'elle ne pouvait
avoir encore aucun sens pour ses auditeurs. Mais la
même remarque s'applique aussi au commencement de
cette instruction. La suite nous montrera que Jésus n'a
ni prévu ni prédit les choses en ces termes précis, avec
cette clairvoyance miraculeuse. Quant à sa résurrection
trois jours après sa mort, ses disciples s'y attendaient si
peu qu'ils prirent pour des rêveries ce que leur rap-
portaient les femmes revenant du tombeau qu'elles
avaient trouvé vide.
D'autre part, il est tout à fait naturel d'admettre que,
depuis le martyre de Jean Baptiste, en butte aux colères
d'un parti fanatique, voyant les rangs de ses adhérents
s'éclaircir, décidé à affronter, puisqu'il le fallait, les
chances dangereuses d'une translation de la lutte au
cœur même du judaïsme, Jésus fût hanté de sinistres
pressentiments. Il engageait là un combat qui pouvait
se terminer par son écrasement. Il s'y résignait d'avance,
LES DERNIERS JOURS EN GALILÉE 2H
non sans un frémissement intérieur, celui des vrais
braves qui triomphent des répugnances de la chair
vivante parce qu'ils les ressentent. On ne triomphe
réellement pas des appréhensions qu'on ne ressent pas.
Sa droiture ne lui permettait pas de laisser ses disciples
s'abandonner aux rêves de grandeur si facilement
engendrés par le nom même du Messie. Il devait
les avertir que sa carrière messianique serait certai-
nement tout le contraire d'un chemin triomphal.
L'historicité du fond de cette scène nous est attestée
par la bévue de cet excellent Pierre, celui qui tout à
l'heure était si empressé de mettre la couronne messia-
nique sur la tête du Maître bien aimé, et qui maintenant
fait des vœux si bien intentionnés pour que rien n'arrive
de ce qui lui est annoncé. La vivacité de la réponse qu'il
s'attire dénote que Jésus avait plutôt besoin d'être
soutenu par les siens que détourné par eux de la voie
douloureuse qui s'ouvrait devant lui. Dans l'ordre reli-
gieux-moral qui pour Jésus se confond avec la volonté
suprême, vouloir sauver à tout prix sa vie terrestre
par calcul ou crainte égoïste, c'est perdre la vraie vie,
celle qui se réalise dans le devoir et le sacrifice de soi-
même ; donner cette vie inférieure pour vivre de la vie
supérieure du dévouement complet à une grande et
sainte cause, c'est vraiment vivre, c'est s'élancer dans
la vie éternelle dont la présente ne peut être que le point
de départ et le débuts
Nous devons donc penser, et cette conclusion rentre
* Sans attacher trop d'importance à ce détail qui n'est peut-être
pas d'une authenticité rigoureuse, on peut relever cette manière
de dire : « donner sa vie pour moi et pour l'Évangile w. Depuis
que Jésus est reconnu Messie, sa personne est intimement liée à
la cause de TÉvangile et du Royaume de Dieu dont il est le fon-
dateur.
212 JÉSUS DE NAZARETH
dans les vues précédemment émises à propos des hési-
tations de Jésus, qu'il voulut mettre ses apôtres tout
de suite en garde contre les chimériques espérances
qu'ils eussent aisément rattachées au fait de sa messia-
nité. La suite montrera que cette précaution était judi-
cieuse. Ils l'avaient proclamé Messie, il avait accepté,
mais il leur fallait écarter toute idée d'ambition ou d'in-
térêt du privilège dont ils jouissaient d'être ses collabo-
rateurs et ses amis. « Il faut que le Fils de l'Homme
« souffre beaucoup ! » Ceux qui s'attachent à lui doivent
s'attendre aux mêmes amertumes. Ils le voient en Galilée
maudit par un parti pharisien puissant et implacable qui
le traite de suppôt de Satan. Que sera-ce à Jérusalem
où il doit affronter le haut clergé et les scribes en re-
nom! Qu'ils s'arment donc comme lui de courage et
d'abnégation. On ne peut le suivre désormais qu'à la
condition de renoncer à soi-même. Donner sa vie pour
l'Évangile, c'est en réalité la conquérir. Tel fut le noble
et viril langage que Jésus dut leur tenir en cette heure
solennelle de leur vie commune, et il est à regretter
que la tradition ait substitué une impossible divination
de Tavenir à cette vaillance qui prévoit le danger, sans
pouvoir en préciser la forme déterminée, qui n'en marche
pas moins en avant, parce que c'est le devoir, c'est-à-dire
la volonté de Dieu.
Quel fut l'intérêt caché de cette substitution ?
Ce n'est rien apprendre à ceux qui ont étudiél'histoire
des temps apostoliques, c'est-à-dire la période qui s'ou-
vrit immédiatement après la mort de Jésus, que sa pas-
sion et sa mort sur la croix furent pour les premiers
fidèles une pierre d'achoppement. L'énergie de leur foi
parvint à en triompher, mais longtemps il y eut là pour
eux un mystère douloureux et incompréhensible. Les
LES DERNIERS JOURS EN GALILÉE 213
théories dogmatiques rendant raison du drame du Cal-
vaire en lui assignant une valeur métaphysique étaient
encore à naître. La foi en la résurrection du Crucifié fut,
sans doute, un premier baume sur la blessure. Mais
cette foi avait elle-même besoin d'être justifiée devant
les adversaires, et ceux-ci ne pensaient pas qu'il fut né-
cessaire de discuter avec des gens capables de croire
à un « Messie crucifié ». Tant, aux yeux de la majorité
juive, il y avait de contradiction palpable dans ce simple
énoncé ! Le Messie devant concentrer toutes les puis-
sances, tous les triomphes, toutes les gloires, faire de
lui un malheureux condamné à mort, exécuté selon toutes
les formes du dernier des supplices, ce n'était pas seu-
lement une absurdité, c'était un blasphème ^
Du côté chrétien il fallait donc réagir contre ce juge-
ment sommaire. On y était irrésistiblement entraîné.
L'une des ressources aimées fut de penser que la catas-
trophe, avec toutes ses ignominies, ses douleurs, sa fin
navrante , avait été parfaitement prévue , acceptée
d'avance, prédite en termes exprès par le grand persé-
cuté. On voulait en retrouver la prédiction jusque chez
les prophètes de l'Ancien Testament. Ce dénouement
lugubre d'une si belle carrière faisait donc partie du
« Conseil de Dieu^ ». Dès lors il n'y avait qu'à courber
la tête, quitte à chercher, si l'on pouvait la trouver,
l'explication du paradoxe divin. En tout cas on ne pou-
vait plus opposer la question préalable à la prétention
des chrétiens. La passion et la mort du Christ avaient
été prédites, il ne fallait donc pas en faire un argument
contre le Christ crucifié. C'est ainsi que les prévisions
très réelles, mais vagues dans leur expression, des périls
1 Comp. I Cor. I, 23.
2 Comp. Luc XXIV, 23-27; Act. II, 23.
214 JÉSUS DE NAZARETH
et des persécutions que Jésus pressentait, devinrent un
spécimen de la prescience merveilleuse avec laquelle
il avait prédit tout ce qui devait lui arriver.
La mention d'une résurrection triomphante trois jours
après la mort sur la croix n'est pas plus historique. Elle
est la terminaison en quelque sorte stéréotypée de ce
genre de prédictions*. Pourtant il est facile de s'assurer,
en lisant les récits de la Passion, qne les disciples
n'avaient aucune idée de cette prompte et victorieuse
revanche. Cette prédiction prétendue est la transforma-
tion de l'assurance que Jésus dut donner à ses disciples
que, quoi qu'il arrivât, dût-il succomber dans la lutte
qu'il allait affronter, le triomphe et même le triomphe
à bref délai n'en était pas moins certain. Sur ce point,
nous l'avons vu, Jésus n'hésita jamais.
En rentrant à Capernaùm — d'après Matthieu qui
seul rapporte cet incident^ — Pierre fut interpellé par
les agents du fisc qui lui demandèrent si son Maître ne
payait pas le didrachme. Il s'agit ici de l'impôt du Temple
que tout Israélite était tenu d'acquitter conformément à
la prescription du livre de l'Exode XXX, 11-16, et qui
constituait l'un des grands revenus du trésor sacerdotal^.
1 Comp. Matth. XVII, 22-23; Marc IX, 31,32; Luc IX, 44-45. A remar-
quer ce qui suit la prédiction dans Marc et dans Luc. Les Douze ne
comprenaient pas ! Qu'y avait-il donc de difficile à comprendre ?
Mais les deux évangélistes ou plutôt l'auteur de leur source commune
sent qu'il y aura quelque chose d'inexplicable dans l'abattement, la
prostration morale des disciples après la mort du Maître, si celui-ci
la leur a déjà formellement annoncée en lui donnant pour suite
très rapprochée une glorieuse résurrection.
2 XVII, 24-27.
^ Il ne peut être question ici de l'impôt prélevé au profit de l'em-
pire. Cet impôt impérial n'était pas perçu en Galilée, province sou-
mise à Antipas et par conséquent en dehors de l'impôt romain direct.
LES DERNIERS JOURS EN GALILÉE 215
Le didrachme ou pièce valant deux drachmes tyriens,
représentait d'après M. Schûrer^ environ 1 fr. 63 de notre
monnaie-. La question qui, peu de (emps auparavant,
eût été oiseuse devenait délicate du moment que Jésus
était regardé comme le Messie, roi légitime d'Israël, Fils
par excellence du Dieu adoré dans le Temple. — « Que
« t'en semble, Simon? dit Jésus à son apôtre, les rois
« de la terre frappent-ils de tributs ou d'impôts leurs fils
« ou des étrangers ? — Les étrangers, répondit Pierre. —
« Les fils en sont donc exempts. » Ces paroles supposent
que Jésus sentait la contradiction qui résulterait de son
consentement à payer l'impôt et de sa prétention au titre
de Messie. «Mais non », ajouta-t-il, « ne les scandalisons
pas. » Suit alors le récit d'un miracle de mauvais goût.
Pierre reçoit l'ordre de jeter l'hameçon dans les eaux
du lac. Le premier poisson qu'il péchera aura dans la
bouche un statère, pièce valant quatre drachmes, et il
le remettra pour Jésus et pour lui. Ce prodige gâte l'in-
cident qui pouvait avoir sa valeur et qui est d'ailleurs
parfaitement conforme à la ligne de conduite adoptée
par Jésus vis-à-vis des institutions de son temps. On
peut soupçonner, d'un côté, le besoin que l'évangéliste
éprouvait de réfuter ceux qui reprochaient au Christ de
s'être infligé un démenti à lui-même en se soumettant à
l'impôt du Temple, lui Fils de Dieu et vrai roi d'Israël ;
de l'autre, l'espèce de satisfaction qu'il se donnait en
racontant, d'après quelques traditions complaisantes,
C'est dans la Samarie, la Judée proprement dite et l'Idumée, pays
d'empire, que le fisc romain s'exerçait directement. D'ailleurs la
réponse de Jésus n'a de sens que s'il s'agit de l'impôt du Temple.
1 Gesch. des Jûd. Volkes im Zeitolter J. Christi, II, p. 207.
2 C'est cette capitation qui, sous Vespasien, après la destruction
du Temple et jusqu'à Nerva, fut appliquée à l'entretien du culte de
Jupiter Capitolin.
216 JÉSUS DE NAZARETH
qu'en fait pourtant Jésus n'avait pas fourni de ses pro-
pres deniers la somme qu'on lui réclamait, qu'il se Tétait
procurée miraculeusement et qu'il n'avait payé qu'en
apparence. C'est une solution quelque peu puérile de la
difficulté qui n'aurait pas même dû être discutée du
moment qu'il convenait à Jésus de n'être encore le Mes-
sie que pour ses amis les plus rapprochés \
^ Ce n'est pas le seul épisode où ce qu'on peut appeler la thauma-
tomanie, Tidée fixe du miracle, fait du tort à l'élévation comme à la
clarté de l'histoire évangélique. Les trois synoptiques reproduisent
un récit du Prôto-Marc (Marc IX, 14-29 ; Matth. XYII, 14-21 ; Luc IX,
37-43) d'après lequel, en descendant avec Pierre, Jacques et Jean la
montagne de la Transfiguration, Jésus trouva ses autres disciples au
milieu d'un rassemblement tumultueux oii se lamentait le père d'un
pauvre enfant épileptique. Nous pouvons hardiment définir ainsi le
genre de mal dont cet enfant souffrait et que l'on attribuait à un
démon. Car la description des évangélistes, de Marc surtout, ne laisse
prise à aucun doute. Quand le démon s'empare de lui, l'enfant est
brusquement terrassé, il écume, grince des dents, devient tout raide.
Souvent le mauvais esprit muet et sourd (en effet, lorsqu'il est sous
sa maudite influence, l'enfant ne peut ni parler, ni entendre) le
jette dans l'eau ou dans le feu pour le faire périr. Le père désolé l'a
conduit près des disciples de Jésus pour qu'ils le guérissent, mais
ils n'ont pu. Jésus se le fait amener, et une crise violente se déclare.
L'enfant tombe à terre et se roule en écumant. Jésus chasse le dé-
mon avec défense de revenir jamais prendre possession du petit
malheureux. — Nous pouvons dire que de tous les miracles de ce
genre racontés dans les évangiles, celui-ci est le plus circonstancié.
Pourtant il manque absolument de confirmation. L'épilepsie procède
par crises subites qui peuvent être séparées par d'assez longs inter-
valles. Qui s'est imposé la tâche d'observer cet enfant par la suite
pour pouvoir affirmer que le mal ne revint plus? Aussi n'insisterions-
nous pas si le texte canonique n'y joignait un enseignement des plus
singuliers d'où il résulterait que si les disciples n'ont pu guérir cet
enfant, c'est, d'après Matthieu, qu'ils manquaient de foi, puisque la
foi peut tout, et de plus, d'après Matthieu et Marc, parce que l'espèce
de démon qu'il s'agissait d'expulser ne sort que « moyennant la
prière « et le jeûne )>. Ceci est absolument incompréhensible. Nous
avons vu ce que Jésus pensait du jeûne. Il ne le pratiquait pas lui-
même. Il y a là un mélange, que nous ne saurions analyser, de sou-
LES DERNIERS JOURS EN GALILÉE 247
Jésus avait raison de prémunir les siens contre les
idées ambitieuses que devait si facilement éveiller dans
leur esprit le fait qu'ils pouvaient se considérer désor-
mais comme les premiers en dignité dans le futur
Royaume messianique. Lors même qu'il faudrait con-
quérir une si haute position en se soumettant à de rudes
épreuves, on en sortirait pourtant avec gloire, le Maître
Tavait dit, et ce seraient eux qui régneraient aux côtés
du Messie triomphant. Mais le même désir de gloire et
de pouvoir dont ils rêvaient la pleine satisfaction pro-
duisait déjà de fâcheux effets dans le sein du collège
apostolique lui-même. Il y avait déjà des compétitions
parmi les Douze sur la question de savoir qui d'entre eux
serait le plus grand dans la future hiérarchie. Jésus le
remarqua ^ et les groupant autour de lui, il leur tint
ces paroles :
« Celui qui veut être le premier, qu'il soit le dernier et
« le serviteur de tous ! »
Tant il est vrai que Jésus n'institue aucune hiérar-
chie et que, dans son Royaume du dévouement et du
venirs confus et de paroles qui semblent se rapporter à d'autres
occasions. Celle, par exemple, qui concerne la toute-puissance de la
foi est reproduite plus loin dans une toute autre liaison (Matth. XXI,
21 ; Marc XI, 23 ; Luc XVII, 6). On dirait un vague besoin d'expliquer
quelques échecs essuyés plus tard par certains fidèles et même cer-
tains apôtres dans l'exercice de leur pouvoir guérisseur. La foi et
son intensité sont une quantité qui se dérobe à toute mesure, et on
peut toujours attribuer à son insuffisance les résultats négatifs des
tentatives opérées au nom de sa toute-puissance. Somme toute, on
ne peut rien affirmer à propos de cette diégèse de la guérison de
l'enfant épileptique, et il serait inutile de s'en occuper plus long-
temps.
1 Comp. Marc. IX, 33-37 ; Matth. XVIII, 1-5 ; Luc IX, 46-48. A rele-
ver ce trait spécial à Marc que Jésus avait seulement remarqué la
contention sans en savoir la cause et que les Douze se turent d'abord
quand il les interrogea.
218 JÉSUS DE NAZARETH
sacrifice^ il ne reconnaît d'autre supériorité que celle du
sacrifice et du dévouement eux-mêmes ! Puis, plaçant
un enfant au milieu d'eux, « c'est dans cet esprit-là »,
leur dit-il, « c'est avec la simplicité de cœur et l'absence
« de prétention d'un enfant qu'il faut entrer dans le
« Royaume de Dieu ». Que venez-vous parler de diffé-
rences de rang ou de pouvoir dans ce royaume de l'es-
prit ? Sa devise est Je sers, et le plus élevé, c'est celui
qui servira le mieux, avec le moins d'orgueil et le plus
de désintéressement. C'est ce que le Messie, résolu aux
humiliations et aux souffrances comme aux éléments
de son sacre, a le droit d'exiger.
Tel est l'enchaînement d'idées où il faut chercher le
sens vrai de cette comparaison du disciple de Jésus avec
l'enfant. Sous une forme un peu différente, c'est le
même enseignement que celui de la « pauvreté en
esprit ». Il ne s'agit nullement de préconiser l'ignorance
ou l'imbécillité. La science, qui est une province du
Royaume de Dieu puisqu'elle est la poursuite labo-
rieuse de la vérité, doit être elle-même cultivée avec
une âme d'enfant : non pas, bien entendu, au point de
vue intellectuel, mais au point de vue moral. Elle dé-
robe ses faveurs à celui qui s'y adonne avec l'espoir
d'en tirer parti dans l'intérêt de sa fortune ou de son
ambition. Les grandes découvertes ont été presque tou-
jours opérées par des chercheurs d'un désintéressement
absolu. 11 y a, parmi les plus illustres savants de nos
jours, des « âmes d'enfant » qui sont devenues les bien-
faitrices de l'humanité sans penser à la gloire, parce
qu'elles poursuivaient la vérité, croyant d'avance en elle
sans la connaître, l'aimant d'un cœur ardent et pur. La
parole de Jésus en cette occasion est d'une rare profon-
deur, et il faut regretter qu'elle ait été si souvent mal
LES DERNIERS JOURS EN GALILÉE 219
comprise, tant par ceux qui aimaient à en faire l'oreiller
de paresse de leur ignorance volontaire que par ceux
à qui il plaisait de penser que Jésus recommandait la
niaiserie. Il suffit de la replacer dans son cadre, au
milieu des circonstances qui l'ont suggérée, pour en
saisir la réelle signification K .
C'est dans ce cadre commun aux trois premiers évan-
giles que Matthieu insère un certain nombre de Logia
qui ont pour idée commune l'humilité et les dispositions
morales qui en découlent. Il faut se garder de mépri-
ser ces simples, ces cœurs aimants et modestes
« dont les anges contemplent continuellement la « face
du Père céleste ^ ». Cette parole doit être mise en
rapport avec la notion des « anges gardiens » prise ici
comme l'expression populaire d'un fait psychologique
indépendamment de toute discussion théorique sur la
valeur de cette croyance. Le cœur pur voit Dieu (Matth.
1 Marc IX, 49-50, après une digression sur l'effrayante responsabi-
lité encourue par ceux qui scandalisent, cest-à-dire qui font tomber
dans le mal, les âmes confiantes et candides, ajoute ces mots obscurs
et dont le sens reste toujours un peu incertain, d'autant plus que le
texte varie selon les manuscrits : « Chacun sera salé de feu et toute
« offrande sera salée de sel. Le sel est une bonne chose. S'il perd sa
« saveur, avec quoi le salera-t-on ? « (Répétition du Logion Matth.
V, 13). « Ayez du sel en vous-même et gardez la paix entre vous. »
Ces derniers mots nous semblent dans tous les cas dominer la phrase
entière. Le feu, c'est l'ardeur mise au service du Royaume. Elle doit
animer et rattacher à Dieu d'une manière continue ceux qui se sacri-
fient pour cette meilleure des causes ; de même, toute offrande doit
être salée (Lév. II, 13), l'offrande devant procurer l'union avec
Dieu et le sel étant un symbole d'union, un anti-dissolvant. 11 ne
faut donc pas laisser ce sel s'affadir, cette ardeur se refroidir ; car
rien au monde ne la pourrait remplacer. Mais il ne faut pas qu'elle
dégénère en personnalisme aigre, disputeur et sans charité. « Ayez
du sel en vous-mêmes, et gardez la paix. » Avis aux zelanti de tous
les temps et de tous les noms.
2 Matth. XVm, 10.
220 JÉSUS DE NAZARETH
V, 8). C'est cette contemplation qui élève les plus hum-
bles enfants du Royaume au-dessus des petitesses et
des infirmités de leur vie ordinaire. Ce n'est ni le rang,
ni la richesse, ni le pouvoir, qui les doivent protéger
contre le dédain, c'est la noblesse de leur cœur. 11 ne
faut pas non plus les mépriser sous prétexte qu'ils ont
auparavant failli de bien des manières. Celui qui possède
cent brebis ne s'enfonce-t-il pas dans la montagne pour
en ramener une qui s'est égarée ? Le Père Céleste veut
qu'aucun de ces petits ne soit abandonné à la perdition *.
Il en est de même vis-à-vis de ceux qui ont des torts
envers nous. Si ton frère a péché contre toi, fais-lui tes
remontrances entre lui et toi. S'il t'écoute, tu as gagné
ton frère ^ Recherchez avant tout l'union. Elle est toute-
1 Matth. XVIII, i2-14.
2 Ibid. 15. Ici le collecteur des Logia ou le premier évangéliste a
visiblement intercalé une petite jurisprudence en parfait désaccord
avec le moment et avec l'esprit de tout l'enseignement de Jésus
(16-18). C'était au fond la jurisprudence de la synagogue lorsqu'il
s'agissait de vider les différends survenus entre des membres de la
même communauté. Les premiers chrétiens l'adoptèrent plutôt que
d'étaler leurs querelles devant des magistrats étrangers à leur
croyance (comp. I Cor. VI, 1 suiv.). On peut donc admettre que dès
les premiers temps elle était en vigueur dans la communauté chré-
tienne de Jérusalem. Mais au moment où le premier évangile la met
dans la bouche de Jésus, elle ne correspond à aucune réalité.
L'évangéliste la rattache au « s'il t'écoute » du v. 15. On pouvait
répliquer : Et s'il ne m'écoute pas? — « S'il ne t'écoute pas, prends
avec toi un ou deux témoins » (conformément à Deut. XIX, 15). « S'il
refuse de leur céder, dis-le à « l'église « (évidemment ici à la com-
munauté locale), « et s'il refuse « de céder à l'église, qu'il te soit
comme le payen et le péager », c'est-à-dire qu'il te devienne absolu-
ment indifférent, comme quelqu'un avec qui tu ne dois plus avoir
le moindre rapport. — Conçoit-on Jésus, à qui l'on reprochait si
aigrement ses relations avec les péagers, et qui n'en persistait pas
moins à les entretenir, disant à ses disciples qu'ils devront traiter
'( comme des péagers » ceux de leurs frères qui auront refusé de
LES DERNIERS JOURS EN GALILÉE 221
puissante quand elle s'inspire d'un seul et même esprit.
Ne fussiez-vous que deux ou trois rassemblés en mon
nom (avec les idées et les dispositions que ce nom sup-
pose), je serais au milieu d'eux. — Voilà ce qui fait le
fond des paroles qui terminent le groupe de Logia relatif
à l'humilité des vrais enfants du Royaume, avec cette
pointe paradoxale que nous avons eu quelquefois à
relever dans l'enseignement de Jésus.
Une question s'élevait très naturellement dans l'esprit
des auditeurs de Jésus quand il parlait ainsi du devoir
de la réconciliation envers un offenseur, d'autant plus
que l'enseignement rabbinique paraît s'être occupé dès
cette époque de fixer le nombre de fois où l'on devait
répondre à l'offense par le pardon i. « Combien de fois »,
demanda Pierre, « mon frère péchera-t-il contre moi et
« lui pardonnerai-je? Sera-ce jusqu'à sept fois? » Jésus
répondit : « Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, je te dis
«jusqu'à sept fois soixante-dix fois »^ ce qui signifie
indéfiniment.
Sur quoi Jésus fonde-t-il ce devoir du pardon indéfini ?
Sur le fait que nous avons nous-mêmes continuellement
besoin du pardon indéfini de Dieu. Nous touchons ici à
l'une des questions capitales de la doctrine chrétienne.
On sait combien la nature et les conditions du « pardon
de Dieu » ont préoccupé les théologiens. Des théories
dogmatiques plus compliquées les unes que les autres se
reconnaître leurs torts envers eux ? Cela peut-il se concilier avec
l'enseignement qui suit immédiatement du pardon indéfini qu'il
faut accorder à ceux qui n'ont cessé de nous offenser? Ce sont là
des règlements disciplinaires supposant une communauté chré-
tienne organisée d'après le type des synagogues juives, et non l'état
encore inorganique des adhérents de Jésus antérieurement à sa
mort.
* V. le commentaire de Holzmann, ad h. l.
222 JÉSUS DE NAZARETH
sont échafaudées dans Tespoir de résoudre un problème
dont la difficulté tenait aux idées très humaines qu'on se
faisait du péché de l'homme dans ses rapports, non pas
avec la société et ses lois, mais avec Dieu. On imagina
une querelle interne de la justice impérieuse et de Tinfinie
bonté de Dieu et on la présenta sous la forme |d'un
antagonisme qui, pour être annulé, n'exigeait rien moins
qu^un sacrifice de la Divinité elle-même s'immolant à
ses propres exigences en la personne d'un Homme-Dieu.
Les esprits ergoteurs répondirent qu'ils ne pouvaient voir
comment ce sacrifice lui-même pouvait se concilier avec
la justice parfaite, puisqu'il substituait un innocent à des
coupables, ni comment le pardon pouvait encore mériter
son nom si la dette était réellement acquittée. Où est la
bonté du créancier ne poursuivant plus le débiteur pour
lequel un autre a tout payé ? Toutes ces subtilités sont
étrangères à la pensée de Jésus et ne l'ont jamais
effleurée. Cette pensée mystique se rencontre encore ici
avec la notion philosophique de la perfection divine dans
sa relation avec l'homme. Dieu appelle à la perfection
morale une créature née animale, charnelle, égoïste, et
qui, fatalement, à chaque instant, sera au-dessous de la
loi morale qui lui est imposée, trop souvent même la
violera de la manière la plus odieuse, comme si le fauve
luxurieux et cruel survivait en elle aux progrès accom-
plis dans la vie de l'esprit. Cependant l'appel divin ne
cesse de se faire entendre, et la résistance ou la surdité
volontaire qu'on lui oppose est tôt ou tard punie par
remords et l'effroi de soi-même. Si l'on croit à un avenir
de félicité posthume conditionnée surtout par l'état moral
auquel on est parvenu — la volonté divine restant tou-
jours immuablement la même — toute la question du
salut revient à savoir si l'on esta la hauteur exigée pour
LKS DERNIERS JOURS EN GALILÉE 223
être capable d'en jouir. C'est une question de capacité
morale, et non pas, comme on se l'imagine souvent, un
placement à échéance dans le ciel. Ce qu'on appelle « la
balance de la justice éternelle » où seraient pesés nos
mérites et nos démérites est la plus fausse des images.
La somme des péchés commis ou des bonnes œuvres
accomplies dépend si bien de circonstances où notre
volonté n'entre pour rien qu'il serait absolument inique
d'en prendre le chiffre pour l'exposant de notre véritable
état moral.
Jésus sur ce point ne connaît qu'une pierre de touche,
mais elle est de première sûreté, c'est le degré de misé-
ricorde dont nous sommes capables envers nos com-
pagnons d'existence. Il a déjà posé ce principe dans
l'Oraison par excellence. Si nous sommes en état de
pardonner indéfiniment à qui nous offense, nous sommes
dans l'état voulu pour jouir de la félicité éternelle, ce
qui se traduit à l'usage des simples par l'idée que nous
sommes les objets du pardon de Dieu, Jésus ne connaît
pas d'autre alternative, et ce devoir du pardon est à ses
yeux d'autant plus obligatoire qu'à prendre les choses
du même point de vue populaire, les dettes morales que
nous contractons envers Dieu — et qu'au fond nous ne
pouvons acquitter — l'emportent de beaucoup sur celles
que nous aurions à faire valoir contre nos semblables.
C'est dans ce cours d'idées qu'il déroule devant ses dis-
ciples l'ingénieuse et piquante parabole des deux Ser-
viteurs K
Il s'agit d'un roi qui voulut que ses serviteurs lui ren-
dissent leurs comptes. Il y en avait un qui lui devait la
forte somme de 10000 talents. Ne pouvant payer sa dette,
1 Matth. XVIII, 23-35.
ZZ4 JESUS DE NAZARETH
ce débiteur insolvable allait être vendu, lui, sa femme et
ses enfants ; mais il se jeta aux pieds de son maître,
implorant sa pitié, et réussit à obtenir la remise pure et
simple de toute sa dette sans autre condition. Il sortait
de l'audience royale quand il rencontra un de ses com-
pagnons de service qui lui devait cent deniers à lui-
même. Alors il sauta sur lui, le prenant à la gorge et le
sommant de le payer. En vain le pauvre homme le sup-
pliait comme il avait lui-même supplié son roi. Il le fit
impitoyablement jeter en prison. Mais cela fut rapporté
au roi qui en fut indigné et qui livra aux geôliers le
méchant serviteur pour le punir de sa dureté. C'est, dit
Jésus, dans la même situation que vous vous mettez
devant Dieu si chacun de vous ne pardonne pas de tout
son cœur à son frère ses offenses personnelles. La bonté
miséricordieuse envers l'homme est donc pour chacun
de nous l'indice de la miséricorde divine envers lui ou
de l'état moral correspondant à la capacité du bonheur
céleste, et Jésus n'aurait approuvé ni dogme, ni rite
émettant la prétention de modifier ce rapport essentiel
et constant. Il avait déjà dit : « Heureux les miséricor-
« dieuXj ils obtiendront miséricorde. »
Si nous continuons de suivre le fil à peine perceptible
trop souvent de la chronologie des synoptiques, nous
devons arrêter ici l'exposé des prédications de Jésus
pendant la période galiléenne de sa vie publique. Il croyait
le moment venu d'aller jeter Tappel décisif à Jérusalem.
D'ailleurs la prolongation de son séjour en Galilée deve-
nait difficile. Hérode Antipas avait chassé ses premiers
scrupules et ses terreurs. Il faisait épier le prophète et
semblait désirer que quelque bon prétexte lui fût fourni
de le faire arrêter et mettre à mort. Un jour des pharisiens
LES DERNIERS JOURS EN GALILÉE 225
vinrent trouver Jésus et lui dirent ^ : Va-t-en d'ici ; car
Hérode en veut à ta vie. Ces pharisiens étaient-ils ani-
més d'une intention bienveillante? Ce n'est pas impossi-
ble. Tous les pharisiens ne partagaient pas au même
degré Fanimosité contre Jésus de la majorité du parti, et
le parti dans son ensemble n'aimait pas Antipas. Ou bien
étaient-ils bien aises de pousser Jésus à s'éloigner d^un
territoire où il combattait leur tendance et leurs prin-
cipes avec le succès que nous savons ? Ce n'est pas
impossible non plus. Ils pouvaient penser, et ils ne se
trompaient pas, que s'il quittait la Galilée pour se rendre
en Judée, il devrait se mesurer là avec des ennemis
plus forts et plus redoutables qu'eux-mêmes. Quoi qu'il
en soit, Jésus leur répondit : « Allez dire à ce renard ^
« que je chasse des démons et que j'opère des guérisons
« aujourd'hui et demain. Le troisième jour j'aurai fini.
« Mais il me faut marcher aujourd'hui^ demain et le
« jour d'après ; car il ne convient pas qu'un prophète
« meure hors de Jérusalem. »
En d'autres termes, votre avis m'était inutile; mon
ministère en Galilée touche à son terme ; peut-être
même serai-je bientôt hors d'état de le continuer n'im-
porte où. Mais si je dois périr^ ce ne sera pas sous les
coups du fantasque tyran de Tibériade, je préfère que ce
soit à Jérusalem, la ville où les prophètes meurent 3. On
remarquera le ton à la fois sombre et plaintif de ces pa-
roles. Jésus ne songe pas un moment à résister aux voix
1 Luc XIII, 31-35.
2 C'est cette expression qui nous fait croire à des menées sour-
noises ourdies par Antipas pour jeter Jésus dans quelque traquenard
où la police du tétrarque l'attendait.
^ Luc ajoute à propos de Jérusalem des paroles qui ne sont pas ici
à leur place et que nous retrouverons plus loin.
JÉSUS DE NAZAR. — II. 15
226 JÉSUS DE NAZARETH
qui l'appellent à Jérusalem pour y livrer le combat déci-
sif. Mais ses pressentiments sont noirs. Toutefois,
comme il arrive si souvent au milieu même des appréhen-
sions qu'inspire un danger trop certain, l'espoir ne l'a
pas abandonné. On dirait, et cela serait très naturel,
qu'il se défie des autorités religieuses, des détenteurs du
pouvoir sacerdotal et de la science officielle, mais qu'il
ne désespère pas de rassembler le peuple autour de lui.
Pour que son séjour à Jérusalem ait été pour lui l'occa-
sion d'une déception profonde, et nous verrons plus loin
que tel fut le cas, il faut qu'il se soit représenté l'état
religieux de cette ville sous des couleurs plus favorables
que la réalité mieux connue ne le lui eût permis. Mais même
dans cette supposition la perspective d'une fin tragique
hante de plus en plus l'esprit de Jésus. Si telle doit être
l'issue de sa glorieuse tentative, que la volonté de Dieu
soit faite, mais Jésus préfère que sa destinée s'accom-
plisse à Jérusalem plutôt qu'ailleurs.
CHAPITRE m.
LE VOYAGE A JÉRUSALEM
Combien de temps s'était-il écoulé depuis que Jésus,
revenu en Galilée des lieux où Jean baptisait, avait inau-
guré sa prédication du Royaume de Dieu ? C'est une
question à laquelle il est fort difficile de répondre avec
précision. L'opinion vulgaire, partie des données du qua-
trième évangile, veut que le ministère de Jésus antérieu-
rement au voyage qui se termina par sa mort ait duré
près de trois ans. Il aurait passé ce laps de temps alter-
nativement en Galilée et à Jérusalem, on devrait même
dire surtout à Jérusalem, où il se serait rendu plusieurs
fois à l'occasion de ces grandes fêtes annuelles qui appe-
laient tous les Juifs fidèles autour du Temple unique. Mais
cette manière de représenter la carrière historique de
Jésus ne se concilie pas avec le récit des trois premiers
évangiles qui ne font pas une seule allusion à un séjour
quelconque du Maître dans la grande cité juive avant
celui qui eut la Passion pour dénouement. Tout chez
eux, jusqu'à ce voyage qui ne devait pas se réitérer, a
pour théâtre la Galilée ou des territoires limitrophes.
228 JÉSUS DE NAZARETH
D'autre part, leurs indications chronologiques sont ex-
trêmement vagues. C'est au point que bon nombre de
critiques ont voulu que tous les événements, tous les
épisodes que nous avons commentés aient été renfer-
més dans l'espace d'une seule année. Jésus donc n'au-
rait enseigné qu'un an et aurait été crucifié à la fin de
cette année, première et dernière de sa vie publique. On
prétend même parfois appuyer cette opinion sur le pas-
sage de Luc* où Jésus s'applique devant les gens de
Nazareth les paroles du second Esaïe^ se disant chargé
d'annoncer «une année de grâce du Seigneur». Mais
cette citation n'a aucun rapport avec la question. Quel-
qu ait été la durée des prédications de Jésus en Galilée,
il est évident que l'année de l'établissement du Royaume
de Dieu dont il annonçait le prochain avènement devait
toujours constituer une année de grâce divine.
Du reste, il est matériellement impossible d'entasser
dans l'espace d'une seule année tous les incidents que
nous avons vu se dérouler successivement, ces pé-
régrinations à travers les villes et les bourgades gali-
léennes, ces séjours prolongés à Gapernaùm, ces ex-
cursions dans les régions avoisinantes, ces intervalles
de repos imposés par la fatigue, ces retraites à la
montagne et dans les solitudes, en un mot toutes ces
allées et venues que les synoptiques rattachent les unes
aux autres par des transitions dénuées de toute préci-
sion, en ces jours-là^ ensuite^ plusieurs jours après, puis
il arriva que, etc. Quand on essaie de condenser toute
cette masse de faits, grands et petits, en accordant à
chacun le minimum de temps possible, afin de ne pas
i.IV, 19.
» Es. LXI, 2.
LE VOYAGE A JÉRUSALEM 229
dépasser la durée d'une seule année, on arrive à des
résultats absurdes. Il y a des détails qui regimbent avec
une indomptable raideur. Nous en citerons un seul qui
est significatif. Tout le monde sait que Jésus-Christ fut
crucifié au moment d'une fête pascale. Ce serait donc,
dans l'hypothèse que nous repoussons, d'une pâque à
la pâque suivante que toute l'histoire évangélique se serait
déroulée. Or, au moment où survint l'incident des épis
broyés en un jour de sabbat par les disciples affamés S
Jésus avait déjà parcouru la Galilée, acquis des disciples
dévoués, prêché pendant plusieurs sabbats à Capernaùm,
et c'est après un second séjour dans cette ville qu'il
traversait de nouveau les campagnes galiléennes ^ Tout
cela suppose au moins plusieurs mois de prédication
itinérante. Or l'incident des épis broyés le jour du sab-
bat implique visiblement qu'on est aux approches du
temps pascal. Car à la fête de pâque on apportait au
Temple les prémices de la moisson ^ et les disciples
n'eussent pas apaisé leur faim en broyant des épis en
fleur. En ce moment Jésus et les siens sont donc en pleine
Galilée, après plusieurs mois consacrés dans ce pays à
l'œuvre évangélique^ et ils ne sont pas en route pour Jéru-
salem, puisqu'on les voit tout de suite après longer les
bords du lac de Génézareth. Yoilà donc une fête pascale
qui se passe sans que Jésus et ses disciples intimes se
soient rendus en Judée. Qui nous dit qu'elle ait été la
seule ? Et est-il vraisemblable que tout ce qui est ra-
conté depuis l'incident des épis broyés ait pu tenir dans
l'intervalle d'une pâque à l'autre ?
Il est donc plus sage d'en revenir à la tradition qui a tou-
' Marc II, 23 suiv. et parall.
2 Comp. Marc I, 14 — II, 22.
3 Lévit. XXIII, 5-15. Gomp. Josèphe, Antiq. III, x, 5.
230 JÉSUS DE NAZARETH
jours évalué à environ trois ans la durée des prédications
de Jésus en Galilée. Ce n'est pas directement au quatrième
évangéliste qu'il faut en demander la confirmation. Il
pouvait avoir des raisons de changer la tradition synop-
tique sur ce point comme sur tant d'autres. Mais in-
directement il fait supposer que la Paradosis, qui sert
après tout de sous-sol à ses compositions libres, éten-
dait à plus d^une année la carrière publique de Jésus.
Notons, en effet, qu'il eût été plus conforme encore aux
postulats de son système que le Logos incarné n'eût
fait qu'une très courte apparition parmi les hommes,
juste le temps voulu pour inaugurer la grande crisis ou
séparation des enfants de lumière, attirés par l'éclat divin
de sa parole et de ses œuvres, et des enfants de ténè-
bres que cette même parole et ces mêmes œuvres re-
poussent 1.
1 On a quelquefois objecté qu'il était difficile d'admettre que Jésus
eût transgressé deux ou trois ans de suite Ja loi qui enjoignait à
tout Israélite de venir chaque année célébrer la pâque à Jérusalem.
D'abord Jésus était-il si scrupuleux observateur des prescriptions
légales qu'il se crût lié par cette obligation rituelle ? S'il pensait que
la cause de son Évangile le retenait en Galilée, ne pouvait-il pas
modifier dans l'espèce son aphorisme concernant le sabbat et dire
que la pàque était faite pour l'Évangile et non l'Évangile pour la
pâque ? Mais surtout on s'exagère beaucoup la manière dont la loi
pascale était appliquée par la masse des Juifs demeurant à distance
de Jérusalem. Cette loi avait été évidemment rédigée pour les Juifs
de la ville sainte et de ce que nous pouvons appeler sa banlieue.
Depuis que les Juifs s'étaient trouvés dispersés dans les pays loin-
tains, il avait bien fallu consentir à des atténuations. Les Juifs de la
Diaspora, pour la plupart, ne venaient à Jérusalem qu'une fois dans
le cours de leur existence. La Galilée comptait, il est vrai, parmi les
pays relativement rapprochés. Mais enfin elle était loin d'être limi-
trophe. Peut-on d'ailleurs se représenterjune province entière désertée
chaque année par toute sa population valide pour un voyage et un
séjour qui exigeaient une absence d'environ trois semaines? Car ces
voyages étaient généralement pédestres. Les Galiléens les plus zélés
LE VOYAGE A JÉRUSALEM 231
Il y a enfin dans l'évangile de Luc* une petite para-
bole, celle du Figuier stérile, dont on devrait peser soi-
gneusement les termes quand on agite cette question. Un
homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y
chercher du fruit et n'en trouva pas. Il dit alors à son
vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit
à ce figuier sans qu'il m'en donne. Coupe-le ; pourquoi
occupe-t-il inutilement la terre? Le vigneron lui répondit :
Seigneur, laisse-le encore cette année. Je fouirai le sol
tout autour, et j'y mettrai de l'engrais. Peut-être don-
nera-t-il du fruit. Sinon tu le couperas. — Quand on sait
que ce figuier — comme dans le miracle de la malédic-
tion de l'arbre de même nom — , représente le peuple
juif qui ne répond pas à l'attente de Dieu et par consé-
quent « occupe inutilement la terre», et que le vigneron
est Jésus lui-même, il est bien difficile de ne pas con-
clure que la carrière active de Jésus dura au moins
trois ans, soit qu'il ait succombé à la fin de la troisième
année, soit même que sa mort ne soit survenue que pen-
dant le cours delà quatrième. Comment expliquer autre-
ment le chiffre précis de la parabole du Figuier?
pour l'observation de la Loi pouvaient sans doute aller à Jérusalem
plusieurs fois en leur vie ; quelques rigoristes même y allaient proba-
blement chaque année. Mais la grande majorité ne pouvait s'y rendre
que de temps à autre. Cela suffisait pour que chaque année l'affluence
des pèlerins de Galilée à Jérusalem lors des fêtes pascales fût très
grande; mais il n'y avait rien d'insolite dans le fait de rester chez
soi. On était retenu par les travaux de la moisson. J'ai tenu à con-
sulter sur ce point l'opinion du savant Joseph Derenbourg, mort peu
de temps après cet appel à son érudition, et le célèbre talmudiste a
confirmé de sa grande autorité ce que je supposais de Tétat réel des
choses dans les provinces juives éloignées de Jérusalem.
1 XIII, 6-9.
232 JÉSUS DE NAZARETH
Il y avait donc au moins trois ans que Jésus prêchait
en Galilée quand^ poussé par les circonstance et après
un certain temps d'hésitation, il partit avec ses disciples
les plus zélés pour inviter les Juifs de Jérusalem à inau-
gurer avec lui et sous sa direction le Royaume de Dieu
dont il avait semé les germes dans sa province natale. Le
caractère de décision hardie qui marqua sa résolution,
comme celle d'un homme voulant en ïinir quoi qu'il
arrive, est bien dépeint dans la manière dont Luc nous
raconte ce départ* : « Et il advint qu'à l'approche des
<' jours où il devait être enlevé » (à ce monde), « Jésus
« affermit sa face (prit une résolution énergique) pour se
« rendre à Jérusalem. » C'est à tort que, dans une phrase
demeurée célèbre, Renan a parlé à cette occasion du
« sombre géant » marchant vers la capitale juive qu'il
voulait conquérir, si différent du charmant docteur aux
doux enseignements qui avait ravi tant de cœurs en
Galilée. Le sombre géant était pour la multitude un
simple prophète qu'un très petit nombre d'intimes saluait
tout bas du titre de Messie. Ce Messie, tout autre que
celui qu'on attendait, ne se dissimulait pas que son
entreprise pourrait lui coûter la vie. Mais il avait le cou-
rage d'affronter ce péril, de le regarder en face, de ne se
laisser détourner par aucune considération de ce qui
était pour lui un appel de Dieu ; simple du reste, et
humble de cœur comme il avait toujours été.
Un détail très intéressant, que nous devons également
à Luc-, nous apprend que l'intention première de Jésus
avait été de se rendre à Jérusalem en traversant la
Samarie, ce gros îlot d'hérétiques enclavé entre le Jour-
1 IX, s 1-06.
2 Ibid.
LE VOYAGK A JÉRUSALEM llXi
dain moyen, la Galilée et la Judée. Ce n'était pas la route
ordinaire que suivaient les Galiléens désireux de pren-
dre part aux fêtes hiérosoly mites. Le Samaritain, qui
était aussi exclusivement attaché à son mont Garizim
que le Juif pur-sang ou s'estimant tel l'était à la colline
de Sion, passait aux yeux de l'orthodoxie juive pour un
impur et un payen. Il n'est pas dit que jamais un Juif ne
pouvait s'aventurer en Samarie ni un Samaritain en Judée.
Mais un Juif, dans ce pays de réprouvés, devait s'en-
tourer de mille précautions pour ne pas perdre sa pureté
légale. Le Samaritain, de son côté, ne se croyait nulle-
ment tenu d'exercer envers lui les devoirs de l'hospi-
talité. Enfin l'animosité des Samaritains était particuliè-
rement excitée à l'époque des fêtes pascales par la vue
des Juifs qui^ pour couper au plus court, voulaient tra-
verser leur pays pour se rendre au temple de Jérusa-
lem. Il était digne de Jésus de rompre en visière avec
ces absurdes préjugés ; et qui sait? de répandre dans la
Samarie elle-même ces nobles principes de religion
humaine qui devaient niveler à la fois Garizim et Sion
et faire de chaque lieu un sanctuaire légitime de l'Esprit
universel. C'est ce que le quatrième évangéliste a com-
pris admirablement, comme le 'prouve le passage bien
connu sur le culte « en esprit et en vérité ». Ce pas-
sage porte^ il est vrai, la marque de sa phraséologie
personnelle % mais l'idée-mère remonte incontestable-
ment à cette tentative de Jésus de parcourir la Samarie
avant de gagner Jérusalem.
L'essai avorta. Dès les premiers pas Jésus se heurta
contre une intolérance farouche. « Il envoya des messa-
.< gers devant lui, lesquels entrèrent dans une bourgade
1 Jean IV, 20-24.
234 JÉSUS DE NAZARETH
« samaritaine pour lui préparer un logement. Mais on
(' refusa de le recevoir parce qu'il se dirigeait vers Jéru-
« salem. Sur quoi les disciples Jacques et Jean lui
« dirent : Seigneur, veux-tu que nous disions au feu du
« ciel de descendre pour les consumer ? » Les Boanerges
s'attribuaient un bien grand pouvoir, mais ils étaient
persuadés que, si telle était la volonté du Maître, ils
commanderaient même à la foudre. « Là-dessus Jésus se
« retourna vers eux et les réprimanda. Vous ne savez,
« leur dit-il, de quel esprit vous êtes animés ^ Et ils se
« rendirent dans une autre bourgade. » Quel malheur
que rÉglise ait été si longtemps animée précisément de
l'esprit que Jésus condamnait chez ses deux irritables
compagnons!
Cette autre bourgade où ils allèrent demander l'hospi-
talité qu'on leur refusait était-elle aussi samaritaine?
Luc n^en dit rien et ce n'est pas probable, ou plutôt ce
fragment de son évangile a dû avoir à l'origine pour but
d'expliquer pourquoi Jésus dut renoncer à son dessein de
traverser la Samarie. Cela n'empêcha pas que la tra-
dition se forma et se maintint qu'il l'avait réalisé. Les
traditions ne se plaisent pas à signaler les échecs de
leurs grands héros. Pourtant Jésus dut en subir plus
d'un, et il manquerait des traits essentiels à sa physio-
nomie morale s'il n'avait connu que des succès. Du reste
Marc et Matthieu, qui ne connaissent pas l'incident de
l'inhospitalité samaritaine, disent positivement que Jésus
* Luc IX, 54-56. Les manuscrits les plus anciens n'ajoutent pas
« comme Élie le fît (II Rois 1, 10) » à la demande des deux apôtres,
ni «le Fils de l'Homme n'est pas venu pour perdre les âmes, mais
« pour les sauver », idée exprimée plus loin, Luc XIX, 10. Ce sont,
selon toute vraisemblance, des annotations marginales introduites
dans le texte par des copistes. Ce qui facilita leur introduction, c'est
qu'elles n'exprimaient rien que de très exact.
LE VOYAGE A JÉRUSALEM %io
entra en Judée en traversant le Jourdain en face de
Jéricho S ce qui suppose qu'il avait longé la rive gauche.
Il faut bien se rendre compte qu'en ce moment
critique de sa carrière Jésus dut faire une sélection
plus rigoureuse qu'auparavant parmi ceux qui expri-
maient l'intehtion de se joindre à lui pour aller à Jéru-
salem frapper le grand coup de la proclamation du
Royaume de Dieu devant le monde juif. On érige trop
souvent en « principe chrétien » d'application permanente
des paroles de Jésus qui n'ont leur sens véritable que si
on les met en rapport avec les circonstances exception-
nelles où il se trouvait au moment de quitter la Galilée.
Il éprouvait le besoin de ne s'entourer que d'hommes
absolument sûrs, résignés à tout, décidés comme lui à
tout sacrifier à la cause sacrée de l'inauguration du
Royaume de Dieu. Ce n'était pas l'heure des ajourne-
ments ni des hésitations. C'est ce qui donne leur sens
réel à quelques épisodes comme celui des Disciples
indécis, qui du reste nous est présenté sous une forme
si concise, avec si peu de détails explicatifs, qu'on se
demande presque s'il s'agit vraiment de personnes et
non de types généraux comprenant ceux que Jésus trou-
vait trop peu vaillants pour la tâche qu'ils déclaraient
vouloir assumer ^
« Quelqu'un sur la route vint lui dire : Seigneur, jeté
« suivrai partout où tu iras. Jésus lui dit : Les renards ont
1 Marc X, 1 , 46 ; Matth. XIX, 1 ; XX, 29.
^ Ce fragment, Luc JX, 57-62, semble avoir constitué l'une de ces
diégèses qui roulaient en quelque sorte dans la tradition orale. De
là sa pauvreté en détails concrets et personnels. Ignoré de Marc,
étranger aux Logia, il est reproduit, mais moins complètement,
Matth. VIII, 19-22.
236 JÉSUS DE NAZARETH
« des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le
« Fils de l'Homme n'a pas de lieu où reposer sa tête. »
Cette réponse équivalait à la prévision que ce disciple,
trop confiant en lui-même, n'aurait pas la vigueur morale
nécessaire pour endurer toutes les privations éven-
tuelles de la campagne qui allait s'ouvrir. — Un autre, à
qui il avait dit lui-même : « Suis-moi », lui répondit :
« Seigneur, permets-moi d'aller auparavant ensevelir mon
« père. » Assurément l'excuse était spécieuse. Nous
ignorons jusqu'à quel point elle était sincère ou si le
devoir allégué était aussi pressant qu'il l'affirmait. Mais,
au point de vue où se plaçait Jésus, l'instant ne souf-
frait pas de temporisation. Il fallait se décider sur l'heure,
et de là cette parole qui trouve si souvent sa justifica-
tion lorsque des hommes, remplis d'ardeur pour une
grande cause méconnue, voient la foule, indifférente à
ce qui remplit leur cœur, se passionner pour des céré-
monies, des fêtes, des triomphes, des funérailles aussi,
qui n'auront que l'éclat d'un jour. « Laisse les morts
« enterrer leurs morts. » — Un autre lui dit : « Je veux
<( te suivre, Seigneur, mais permets-moi d'abord de pren-
« dre congé de ceux qui vivent avec moi. — Celui », dit
Jésus, « qui regarde derrière lui en mettant la main à la
« charrue, est mal disposé pour le Royaume de Dieu. »
On a le droit de penser qu'à ce moment de l'histoire
évangélique remonte l'expression « suivre Jésus », prise
depuis dans un sens mystique, pour signifier la direction
de la vie conforme à ses préceptes et à son esprits
C'est aussi du même point de vue occasionnel qu'il
faut comprendre l'épisode du Jeune homme riche, frag-
' Comp. aussi les deux enseignements paraboliques Luc XIV, 28-32,
qui rentrent dans le même ordre d'avertissements.
LE VOYAGE A JÉRUSALEM 237
ment commun aux trois synoptiques \ par conséquent
tiré du Proto-Marc. En chemin, Jésus fut abordé par un
inconnu qui semblait plein d'enthousiasme pour la per-
sonne du Maître, mais aussi de satisfaction de lui-même.
Car il tomba à genoux devant lui, l'appelant (( Bon
Maître « et lui demandant ce qu'il avait à faire pour
acquérir la vie éternelle. Dans l'esprit du fragment, il
paraît bien qu'il s'attendait à ce que Jésus lui répon-
drait : Mon ami, tu n'as qu'à continuer de vivre comme
tu vis. Mais Jésus, après lui avoir remontré que Dieu
seul mérite absolument cette qualification de bon, parce
que, si l'homme peut s'améliorer^ Dieu seul est la bonté
en soi, lui rappelle les commandements duDécalogue. Le
disciple improvisé lui déclare avec une sincérité qui lui
vaut la sympathie de Jésus que, dès sa jeunesse, il n'a
cessé de les observer. 11 faut donc lui faire sentir que la
bonté, prise évidemment ici dans le sens de la perfection
morale, ne se mesure pas à l'aune d'un certain nombre
' Marc X, 17-27 ; Matth. XIX, 16-26 ; Luc XYIII, 18-27. La mise en
parallèle des trois récits nous met en présence d'une des plus cu-
rieuses variantes qu'ait dictées le désir d'effacer toujours plus la
différence entre la perfection attribuée par les chrétiens à Jésus et la
perfection de Dieu lui-même. L'interlocuteur de Jésus l'avait abordé
en le saluant en ces termes : « Bon Maître. » Jésus, qui le soupçon-
nait peut-être de n'avoir qu'une idée très limitée de ce qui constitue
la bonté complète, lui tient ce langage, que l'orthodoxie ecclésias-
tique n'a jamais su expliquer d'une manière acceptable: « Pourquoi
« m'appelles-tu bon ? Personne n'est bon que Dieu ! » Le premier
évangéliste a trouvé cette parole contraire à l'idée qu'il faut se faire
du Christ, et, modifiant la question posée à Jésus, il a formulé cette
réponse qui, dans ce contexte, est un non-sens : « Pourquoi m'inter-
« roges-tu sur ce qui est bon? Il n'y a qu'un seul bon. « — C'est lui
aussi qui fait de l'interlocuteur un jeune homme (v. 20), bien que de
ses propres paroles « Dès ma jeunesse » etc. on puisse inférer le
contraire. Toutefois la chose n'est pas impossible et, pour éviter toute
confusion, nous conservons le titre ordinaire de ce fragment.
238 JÉSUS DE NAZARETH
de préceptes très respectables, mais restreints. « Il te
« manque encore une chose. Si tu veux être parfait,
« vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. Tu
« auras un trésor dans le ciel. Après cela, suis-moi ^ »
En d'autres termes, Jésus lui propose de devenir un de
ses apôtres dans les conditions d'absolu désintéresse-
ment et de pauvreté qu'il a jugées nécessaires à Tapos-
tolat des Douze. Mais cette invitation inattendue surprend
et afflige cet homme qui s'en va tout triste, car il était
riche et se sentait incapable d'un pareil sacrifice. Il de-
vait toutefois s'ouvrir à l'évidence *que sa vertu n'était
pas aussi admirable qu'il s'en flattait, qu'il y a des subli-
mités morales supérieures au simple accomplissement
des devoirs de l'honnête homme ordinaire, qu'en un
mot (( la pauvreté en esprit » n'est inutile à personne,
pas même à ceux^ disons plutôt surtout à ceux qui
nourrissent une haute idée de leur propre vertu.
Jésus n'a jamais contesté la légitimité de la propriété
individuelle. Les théories collectivistes sont absolument
étrangères à son esprit. Mais il est évident qu'il n'aime
pas la richesse. Il la croit dangereuse, soit qu'on cher-
che à l'acquérir^ parce que la soif du gain étouffe toute
autre préoccupation plus élevée, soit que sa possession
plonge l'homme dans l'amour engourdissant du bien-
être et des jouissances physiques ^ Nous avons remar-
qué déjà que, sur le terrain économique, l'enseignement
de Jésus souffre d'une certaine étroitesse d'horizon
tenant à sa médiocre connaissance des conditions iné-
luctables de la vie sociale. Mais de là à enjoindre à tous
ceux qui désiraient s'attacher à lui de se défaire de tout
1 Marc ajoute, ce qui est encore ici une anticipation invraisem-
blable, « en portant ta croix «.
2 Luc XII, 16-21.
LE VOYAGE A JÉRUSALEM 239
ce qu'ils possédaient il y a un abîme. Lui-môme
acceptait sans hésitation et sans fausse honte les mo-
destes subsides que lui fournissaient des disciples aisés,
notamment quelques femmes riches de Galilée^ qui
aimaient à subvenir aux nécessités de la petite troupe
des prédicateurs du Royaume de Dieu ^ Un homme riche,
faisant un noble et généreux usage de sa fortune, était
loin de lui déplaire -. Seulement il se représente ce genre
de vertu comme rare et difficile. « Avec quelle diffi-
« culte », dit-il à ses disciples quand l'homme trop
satisfait de lui-même fut parti, « ceux qui possèdent
« la richesse entreront dans le Royaume de Dieu 1 Oui,
« mes enfants », ajouta-t-il en voyant qu'ils s'étonnaient
de ce langage, « avec quelle difficulté ceux qui mettent
« leur confiance dans la richesse entrent dans ce
« Royaume ! Il est plus facile de faire passer un chameau
« par le trou d'une aiguille. » Parole proverbiale dont
l'application à ce cas déterminé surprit encore plus ses
auditeurs. « Qui peut donc être sauvé? » lui dirent-ils.
Alors, les regardant fixement, il conclut en disant : « Ce
« qui est impossible à l'homme ne l'est pas à Dieu. »
Cela voulait dire qu'il ne comprenait pas lui-même
comment un homme pouvait échapper aux entraînements
et à l'action débilitante de la richesse, mais que l'action
de l'esprit divin de charité, de bienfaisance^ de moralité
supérieure pouvait en préserver ceux qui y étaient ex-
posés. C'est son dernier mot sur la question. Quant à
* Luc cite nominativement la femme de Ghuzas, intendant d'An-
tipas, et Marie de Magdala, de laquelle, dit-il, « Jésus avait expulsé
« sept démons », c'est-à-dire qu'elle avait compté parmi les « agitées »
les plus fantasques, et qu'elle devait à l'influence de Jésus d'avoir
retrouvé le calme, la paix avec elle-même et la confiance en la
destinée. Comp. Luc VIII, 2-3.
2 V. l'épisode de Zachée, Luc XIX, 1-10 et parall.
240 JÉSUS DE NAZARETH
faire une obligation générale, s'étendant à tous ses dis-
ciples, de se réduire à l'état de pauvreté, il n'en est
jamais question.
Jésus prit donc pour se rendre à Jérusalem la route
ordinairement suivie par les pèlerins de Galilée qui, pour
éviter la Samarie, passaient sur la rive gauche du Jour-
dain et entraient dans la Judée proprement dite en re-
passant le fleuve en face de Jéricho, ce qui éveillait le
souvenir sacré des ancêtres abordant la Terre Promise
sous la direction du vaillant capitaine Josué K La popu-
lation sur la rive gauche, le long du cours moyen et
inférieur du fleuve, était juive, et l'état des esprits ne
diflférait pas de celui qui régnait en Galilée. C'est pour-
quoi, dans les incidents rapportés par les évangiles à
cet itinéraire de Galilée à Jérusalem, nous ne trouvons
pas de différences notables qui les distinguent des récits
galiléens ; ce qui eût été certainement le cas si le voyage
s'était effectué à travers la Samarie. Avant de quitter la
Galilée, qu'il ne devait plus revoir, Jésus fut l'objet
d'une obsession touchante de la part de mères gali-
léennes qui tenaient absolument à ce qu'il bénît leurs
enfants. Il y consentit d'autant plus volontiers, malgré
ses disciples qui voulaient lui épargner cette impor-
tunité, qu'il aimait les enfants dont la candeur et la con-
fiance dans la vie lui servaient de textes pour enseigner
dans quelle disposition d'esprit il faut accepter l'Evan-
gile. Il les prit dans ses bras et les bénit-. C'est comme
si un vague pressentiment l'eût averti qu'il ne verrait
pas mûrir ces jeunes têtes. En Orient surtout on atta-
^ Comp. Matth. XIX, 1 ; Marc X, 1 .
2 Marc X, 13-16; Matth. XIX, 13-15; Luc XVIII, 15-17.
LE VOYAGE A .) EU USA LE M "24 I
che une grande valeur à la bénédiction du juste et de
(' l'homme de Dieu ».
Nous abordons maintenant une suite de récits propres
à révangile de Luc, IX, 51-XVlII, 14, et que le troi-
sième évangéliste a dû emprunter à un document parti-
culier demeuré inconnu des deux premiers synoptiques*.
D'une manière générale on peut dire qu'il confirme les
grandes lignes et les traits caractéristiques de l'histoire
résultant des autres documents connus. C'est bien la
même voix, le même accent, les mêmes oppositions sou-
levées par les mêmes innovations réformatrices. Toute-
fois ce document est plus inégal que les précédents. Il
renferme des morceaux d'une incomparable pureté de
pensée religieuse et d'une sublimité morale qui achève
de placer la religion de Jésus au premier rang des reli-
gions historiques. Parfois, au contraire, on y rencontre
des enseignements présentés de telle sorte qu'ils jurent
avec l'esprit général de la prédication du Fils de l'homme.
On peut signaler certaines maladresses fâcheuses dans la
manière de les reproduire. L'étroitesse, ébionitique à cer-
tains égards, du narrateur qui est pourtant universalistC;,
si toutefois il ne faut pas la reprocher àl'évangéliste ca-
nonique lui-même ^ semble l'avoir poussé à proclamer
sous une forme absolue des vérités relatives, limitées
et complétées par d'autres maximes authentiques de la
doctrine de Jésus. Nous allons voir plusieurs spéci-
mens de ces morceaux d'inégale valeur.
1 V. Vol. I, p. 321. Il convient d'ajouter que le rédacteur cano-
nique y intercale de nombreux fragments des Logia présentés par
Matthieu sous forme plus compacte et que nous avons déjà com-
mentés.
2 En tous cas ces exagérations ébionitiques, principalement au
sujet de la richesse, ne lui déplaisaient pas. On peut faire des re-
marques du même genre sur certaines portions du livre des Actes.
JÉSUS DE NAZAR. — II. 16
242 JÉSUS DE NAZARETH
En tête des joyaux précieux que nous devons à ce
narrateur anonyme qui aimait à faire ressortir que Jésus
ne partageait pas contre les Samaritains les préjugés into-
lérants de ses compatriotes S nous citerons la célèbre
parabole' du Bon Samaritain (Luc X, 25-37.) Nulle part
V humanité de la morale de Jésus ne s'exprime avec plus
de vigueur. On connaît partout cette courte et touchante
histoire d'un malheureux qui fut assailli, blessé griève-
ment et dépouillé sur la route, souvent infestée de vo-
leurs, qui menait de Jérusalem à Jéricho. Il est rare
qu'on relève comme on le devrait ce trait, pourtant es-
sentiel, que la victime, laissée nue sur le bord de la
route, n'offre plus aux regards que la «forme humaine».
Il est impossible à celui qui passe à proximité de savoir
ce qu'il est, d'où il vient, à quelle nation il appartient.
Mais incontestablement c'est un homme. Un sacrifica-
teur et un lévite viennent à passer l'un après l'autre et
laissent l'infortuné sans lui porter secours, soit qu'ils
craignent de s'attarder dans ces dangereux parages, soit
qu'ils redoutent de contracter la souillure légale en rele-
vant un inconnu qui est peut-être lui-même impur^ peut-
être un cadavre, soit pour les deux motifs à la fois. Ils
ont le caractère sacerdotal, mais ils sont inhumains. Un
Samaritain^ un réprouvé, vient après eux et, en voj^ant
le blessé, il se sent ému de compassion. Il lui prodigue
ses soins, panse ses blessures, le met sur sa propre mon-
ture, le conduit à une hôtellerie et, devant poursuivre
son chemin^ s'engage à payer les frais que pourra faire
l'hôtelier jusqu'à la complète guérison de son protégé.
Tout cela simplement, rondement, sans ostentation ni
calcul. Car il s'en va sans que celui qu'il a arraché à
3 Comp. encore Luc XVII, 1&.
LE VOVAOE A JÉHUSALEM 243
une mort certaine ait pu le remercier, sans rien savoir
de ce qu'il est. Il s'en va, heureux d'avoir sauvé « un
liomme ».
Cette simple histoire est sublime. Elle avait été provo-
quée par la question d'un scribe voulant savoir de Jésus
ce qu'il fallait entendre par ce prochain que la Loi ordon-
nait « d'aimer comme soi-même^». Notons qu'il était
très possible^ tant à cause de cette expression de « pro-
chain » que du texte de loi dont ce précepte fait partie,
de lui donner un sens restreint au voisinage, à la con-
formité religieuse, à la communauté nationale. Jésus
"l'interprète dans le sens le plus large. Le «prochain »,
■c'est lliomme^ quel qu'il soit, qui souffre et que nous
pouvons secourir. Jamais et nulle part l'universalisme
n'a parlé plus belle langues.
Une autre perle de l'enseignement évangélique dont
■nous devons la conservation à l'anonyme de Luc, c'est
«ans contredit la parabole de Y Enfant prodigue^. Elle
est trop connue pour que nous ayons besoin de la ra-
.conter et si admirable dans sa simplicité qu'elle n'a ja-
1 Lévit. XIX, 18.
2 Nous pouvons relever, dans l'encadrement de cette parabole
dont le sens est si clair, un premier échantillon de cette maladresse
que nous avons signalée comme assez fréquente chez le narrateur
de Luc. A Jésus s'adressant au scribe qui lui avait demandé : Qui
est mon prochain? il fait dire : « Lequel des trois passants te
rt semble-t-il avoir été le prochain du blessé? » Là n'était nullement
la question. Il ne s'agissait pas de savoir si le bienfaiteur est le pro-
chain de celui qu'il a secouru, mais quels sont ceux que nous devons
considérer comme nos « prochains » et par conséquent aider acti-
vement. La parabole racontait que le Samaritain n'avait pas hésité
à reconnaître son prochain dans l'inconnu qu'il avait rencontré gi-
sant sur la route, et qu'il avait agi en conséquence. Or la conscience,
dont l'autorité est souveraine, ne pouvait que lui donner raison.
'Donc le prochain est tout homme à qui nous pouvons taire du bien.
^'LucXV, il -32.
244 JÉSUS DE NAZARETH
mais cessé d'être éminemment populaire. Au fond elle
ne nous apprend rien de nouveau. Nous savions déjà
que selon Jésus le repentir sincère et suivi de la résolu-
tion courageuse de retourner au bien, dût-il beaucoup
en coûter, est assuré du pardon divin. Cette simple doc-
trine, qui contraste si fort avec les complications abstruses
de la théologie ecclésiastique, estfondée sur la notion de
Dieu comme Père et par conséquent sur l'affinité indélé-
bile qui malgré tout unit toujours l'être virtuellement
moral au Créateur, centre vivant de l'ordre moral. Il y
a donc, si l'on veut, une base métaphysique de cette
précieuse assurance. Elle a pour fondement l'afflnité
congénitale de l'homme avec Dieu, laquelle permet
toujours au coupable de penser que, s'il revient au
bien, il sera certainement pardonné^ c'est-à-dire réinté-
gré dans sa dignité de fils de Dieu. C'est en vertu de la
même loi mystérieuse qui fait que le cœur paternel ren-
ferme des trésors inépuisables de miséricorde pour le
fils égaré qui reprend, malheureux et humilié, le chemin
de la maison de son enfance. Rien ne ressemble plus à
l'amour de Dieu pour l'homme que celui du père pour
son fils. Le père ne peut s'empêcher de s'aimer dans son
enfant, même ingrat et coupable, parce que « cet enfant
est de lui » ; de même. Dieu s'aime en l'homme dans la
nature duquel jaillit une étincelle de sa propre substance.
Sans doute le vulgaire aura de la peine à comprendre
cette théorie de métaphysique religieuse qui fonde le
pardon divin sur la relation personnelle, indestructible
en soi, de l'être moral avec la source éternelle du monde
moral. Mais comme il comprend aisément la parabole de
X Enfant prodigue ! Tout l'Évangile est condensé dans
ces quelques lignes. La gratuité entière du pardon divin
ressort de là avec une évidence palpable. Le repentir
LU VOYAGE A JKKL'SALKM i245
sérieux et suivi d'effet en est la condition unique, et le
père offensé ne croit nullement nécessaire de crucifier
son fils aîné pour pardonner au puîné.
C'est presque une seconde parabole annexée que celle
qui nous montre le frère aîné mécontent, scandalisé
même de la joie qui éclate à l'occasion du retour du frère
« qu'on croyait mort et qui est ressuscité ». Il est ici le
type de l'homme correct et froid, fier de sa rectitude et
sans tendresse pour les victimes d'entraînements aux-
quels il a eu le bonheur d'échapper. Le pharisien dédai-
gneux et satisfait de sa petite vertu a suggéré cet épi-
logue du drame parabolique ; mais le phénomène psycho-
logique dont ce frère au cœur sec est le représentant
porte bien des noms et se retrouve dans tous les temps.
« Il y a de la joie au ciel pour un seul pécheur qui s'a-
mende », avait dit Jésus. Ce ciel, c'était celui de son
âme bonne et pure, et il est aussi celui de toute âme qui
aime le bien dans son semblable comme en elle-même.
Il faut en effet avoir toujours à l'esprit que Jésus est
essentiellement un mystique, savourant avec délices les
émotions qu'il puise dans la contemplation des choses
divines. Ce qui rend son mysticisme si puissant et si
fécond, c'est qu'il s'associe chez lui à un très vif senti-
ment du devoir et que l'amour de Dieu — très logique-
ment — ne fait qu'un chez lui avec l'amour de l'homme.
Il est donc naturel que^ tout en préconisant la vaillance
morale qui engendre l'activité courageuse et énergique,
il repose son regard avec une sympathie particulière sur
les âmes sœurs de la sienne qui, comme lui, aiment à
goûter les ravissements de la communion consciente avec
Dieu. Le narrateur, à qui nous devons les deux belles
paraboles précédemment traitées, nous esquisse en quel-
ques mots deux types de femmes, deux §œurs, Marthe
246 JÉSUS DE NAZARETH
et Marie, chez qui Jésus reçut l'iiospitalité dans nous ne
savons quelle bourgade \ Toutes deux étaient enthou-
siastes du Maître. Marthe, désireuse de montrer son zèle^
se dépensait en une quantité de petits soins, excessifs
probablement, touchants toutefois à leur manière, tandis
que Marie, plus contemplative, ne pouvait se rassasier
de la parole de Jésus et restait immobile à ses pieds.
Cette passivité causa un peu d'humeur jalouse dans le
cœur de Marthe, craignant qu'on n'appréciât pas assez
toutes les peines qu'elle se donnait. Jésus prit la défense
de Marie qui s'était exclusivement attachée à « la seule
chose nécessaire » et ne permit pas qu'elle fût arrachée
à sa douce béatitude. Nous connaissons trop peu les cir-
constances pour émettre un jugement sur les deux
sœurs. On serait tenté de trouver la réponse de Jésus un
peu dure pour la pauvre Marthe ; mais sa décision pou-
vait être parfaitement justifiée par des raisons particu-
lières que nous ignorons. En réalité nous n'avons pas
dans ce court fragment deux portraits, nous n'avons que
deux silhouettes marquées seulement l'une et l'autrepar
un trait caractéristique fondamental. Ce sont donc deux
types plus encore que deux personnes qui nous sont pro-
posés, et rien de plus suggestif que les quelques mots
qui estompent à nos yeux le caractère différent de
Marthe et de Marie. L'activité extérieure et affairée de
Marthe n'est pas précisément blâmée, mais nos sympa-
thies ne peuvent se détacher de cette figure idéale de
Marie absorbée parla voix qui lui parle des choses de
Dieu, et se dérobant à nos regards curieux derrière le
voile de sa piété silencieuse. C'est une fresque à demi
colorée, apparaissant dans un clair-obscur qui la laisse
à peine entrevoir. Il y a un grand charme précisément
i Luc X, 38-42,
LE VOYAGIC A .IKI^USALIiM '2ÏI
dans cette demi-teiiite et dans cette absence de détails
concrets. L'imagination peut se donner libre carrière
pour la compléter à son gré sur la ligne essentielle qui
nous est fournie. Marie, sœur de Marthe, demeure la
personnification de cette religion intérieure qui inspire à
l'heure voulue les dévouements et les abnégations
héroïques, mais qui commence par se rempHr d'esprit
divine
Il y a moins d'éloges à décerner au même narrateur
quand on passe à la parabole de l'Économe i?ifidèle "-,
dont l'idée est fort claire, mais qu'il a réussi à obscurcir
par sa manière de l'exposer et par l'application qu'il en
tire. Il s'agit de l'intendant ou économe d'un homme
riche, lequel dilapidait les revenus de son maître. Celui-
ci l'apprit, et, en lui annonçant qu'il le congédiait, il
exigea la reddition de ses comptes. Ne sachant que
devenir, cet homme très rusé s'arrangea si bien avec les
tenanciers qu'il trouva moyen de se faire loger et nour-
rir chez eux à partir du moment où il serait renvoyé. Et
il s'y prit avec une telle habileté que, bien qu'il fût gra-
i C'est ce court épisode de Marthe et de Marie qui a fourni au
quatrième évangéliste plusieurs détails de sa composition libre dont
la résurrection de Lazare est le sujet proprement dit (Jean X[, !-44).
Le caractère différent des deux sœurs est assez bien conservé dans
son récit. Mais il en fait les sœurs de Lazare, ce dont Luc ne sait
rien, Lazare n'étant chez lui qu'un personnage de parabole, et il
assigne pour demeure au frère et à ses deux sœurs la bourgade
de Béthanie, située tout près de Jérusalem. Dans Luc l'endroit où
demeuraient Marthe et Marie n'est pas nommé, mais d'après X, 38
il se trouvait sur la route suivie par Jésus pour se rendre en Judée
et quand il en était encore loin. Comp. Luc XIII, 22. — Quant aux
légendes qui font arriver Lazare, Marthe et Marie après la Passion
sur les rivages de la Gaule méridionale, il est à peine utile de rap-
peler qu'elles n'ont pas même l'ombre de la réalité.
2 Luc XVI, 1-10.
248 JÉSUS DE NAZARETU
vement lésé dans ses intérêts, son ex-maître ne put
s'empêcher d'admirer et de louer son merveilleux savoir-
faire. Le trait essentiel de la parabole est donc le tour
très ingénieux, bien que très répréhensible, que cet
économe sans scrupules imagine pour se tirer d'embar-
ras, et il est encore souligné par les éloges qu'il arrache
même à celui qui aurait eu le plus à s'en plaindre. Le
malheur est qu'il est impossible de deviner en quoi ce
malhonnête serviteur s'est montré si habile. On nous dit
simplement qu'il diminua de moitié ou du cinquième les
redevances en huile et en blé dont les tenanciers étaient
débiteurs. Qu'y a-t-il donc d'adroit dans cette fraude
grossière? Quelle garantie lui fournit-elle contre l'ingra-
titude très probable.de ceux qui ont consenti à sa mau-
vaise action? Comment le maître a-t-il pu louer une
fourberie aussi puérile? On se sent quelquefois désarmé
devant des combinaisons frauduleuses, mais qui dénotent
une astuce^, une adresse prodigieuses. Mais ici! La con-
clusion de cette parabole est évidemment celle du v. 8.
« Les fils de ce siècle » (les hommes du monde corrompu)
« sont plus intelligents en leur génération » (dans leur
genre, dans leur vie de péché) « que les fils de la
lumière. » Jésus s'est plaint en effet mainte fois de l'inin-
telligence en matière de religion dont faisaient preuve
trop souvent ceux-là mêmes qui se piquaient de discer-
ner le mieux la vérité religieuse. La parabole ainsi com-
prise rentre donc dans l'analogie de son enseignement.
Mais certainement, sous sa forme primitive, elle décri-
vait quelque opération subtile et véreuse dont les détails
compliqués se sont perdus dans le flot dissolvant de la
Paradosis. Le narrateur, dans son horreur delà richesse,
n'a pas même cherché à la reconstituer. Il a l'air de trou-
ver qu'au fond l'économe voleur a bien fait, et il met
LIi VOYAGE A JKHUSALEM _ 24'.)
dans la bouche de Jésus cette parole si contraire à sa
délicatesse : « Faites-vous des amis avec les richesses
« iniques, afin que lorsqu'elles vous manqueront ces
« amis vous reçoivent dans les tentes éternelles. » Ja-
mais Jésus n'a admis que le salut pût s'acheter. Mais,
pour le narrateur, toute richesse est inique. Le vol,
dirait-on, n'existe pas pour lui.
C'est une observation du même genre que suggère
une autre parabole que nous lui devons, celle du Pauvre
Lazare (Éléazar, ï)ieu est mon aide ^). Elle met en con-
traste un homme riche, vêtu de pourpre et de fine toile,
menant joyeuse vie, tandis qu'à sa porte gît le pauvre
Lazare, couvert d'ulcères, désireux de se rassasier des
miettes de sa table. Les chiens, animaux impurs, vien-
nent lécher ses plaies, ce qui pour un oriental exprime
le dernier mot de la misère. Tous deux meurent. Le
pauvre est transféré dans le « sein d'Abraham », ce com-
partiment du scheôl où les anges portaient les âmes et
les corps des justes; au contraire le riche est plongé
dans les ardeurs brûlantes de la géhenne. Bien que sé-
parées par un abîme infranchissable, ces deux parties du
scheôl, des inferi, sont si rapprochées que l'on peut se
voir et se parler d'un lieu à l'autre. Le riche supplie le
père Abraham de lui envoyer Lazare pour que celui-ci
fasse tomber une seule goutte d'eau sur sa langue des-
séchée. Le père Abraham lui répond qu'il a eu dans sa
vie toutes les jouissances, Lazare toutes les souffrances,
qu'il est donc juste que désormais leurs destinées soient
interverties. D'ailleurs, ajoute-t-il, on ne peut passer de
l'un des endroits dans l'autre. — Cette parabole est cer-
tainement frelatée sous sa forme canonique, non seule-
ment parce qu'elle suppose que Jésus admet les repré-
1 Luc XVI, 19-31.
250 JÉSUS DE NAZARETH
sentations les plus grossières de l'eschatologie vulgaire
de son temps S mais encore parce que l'élément moral
fait défaut. C'est tout au plus si l'on peut soupçonner le
riche d'avoir manqué au devoir de secourir le pauvre,
cela n'est pas même dit, à peine indiqué vaguement.
Quant au pauvre, on ne nous dit rien des causes de sa
misère ni de son état moral. Il suffit à notre écrivain qu'il
ait été matériellement pauvre pour avoir un droit absolu
à la félicité d'outre-tombe. Ceci encore est contraire au
principe toujours et partout maintenu par Jésus que le
salut est indissolublement attaché à l'état moral de
l'homme et que rien d'extérieur à l'âme ne peut le pro-
curer.
Cette parabole mai venue regagne dans notre estime
lorsqu'elle se termine en racontant que le malheureux
damné demande à Abraham d'envoyer du moins Lazare
à cinq frères à lui qui vivent encore sur la terre, pour
qu'instruits par un mort ressuscité, ils se convertissent
et ne viennent pas à leur tour dans le lieu des tourments.
A quoi Abraham répond que, si Moïse et les prophètes
ne suffisent pas à leur conversion, un ressuscité n'aura
pas plus d'influence persuasive sur leur volonté. Parole
profonde et d'une grande vérité psychologique, parallèle
de l'enseignement sur le signe de Jonas. Le miracle ne
convertit que ceux qui étaient déjà décidés à se convertir;
par conséquent, il ne sert à rien. Il peut étonner, stupé-
fier; il ne change pas les cœurs, et c'est ce changement
qui seul importe. La fin de la parabole est donc aussi
remarquable que la première partie est enfantine. C'est
ce qui nous permet de présumer qu'elle a dû avoir un
^ L'homme arrive dans le monde futur avec son corps terrestre
sans aucun changement. Cette notion est incompatible avec Luc XX,
35-36.
LE VOYACIi A JIÎKUSALEM 251
fond authentique, malheureusement déformé par les idées
particulières du narrateur. Pour la faire servir à l'ensei-
gnement chrétien, il faut la rectifier et la compléter, ce
que les prédicateurs ne manquent jamais de faire, sciem-
lïkent ou non.
La série spéciale dont nous nous occupons se relève
encore dans quelques autres enseignements bien confor-
mes à la pensée-maîtresse de Jésus et dénotant que
l'auteur, quand son idée fixe ne l'égarait pas, savait bien
en saisir l'originalité profonde. Nous citerons en exemple
le morceau du Serviteur inutile ou, plus exactement,
sans droit proprement dit à la récompense \ Faire ce que
l'on [doit , c'est s'acquitter d'une dette qui ne crée pas
de titre à un salaire divin. L'obéissance à Dieu n'est pas
un placement remboursable dans la vie future. Cela est
bien d'accord avec la doctrine d'après laquelle le salut
est, non pas la récompense extérieure, mais l'épanouis-
sement d'un état intérieur de l'âme. Ceux qui reprochent
à l'Évangile de faire du salut l'objet d'un calcul doivent
n'avoir jamais fait attention à ce court fragment qui mi-
lite si clairement contre ce qui s'appelle « mérite des
œuvres ». — C'est au même annotateur que nous devons
la simple et belle parabole du Pharisien et du Péager -,
dont nous avons déjà parlé.
Mais c'est lui aussi qui nous présente sous une forme
inacceptable celle du Juge inique ^ où Dieu est comparé
à un juge sans conscience qui ne rendit justice à une
veuve que parce qu'elle lui rompait la tête en ne cessant
de se plaindre. Donc il faut assiéger Dieu jour et nuit
de prières et de cris pour qu'enfin sa justice éclate en
1 Luc XYII, 7-10.
2 Luc XVIII, 9-14.
3 Ibid. 2-8.
250 JÉSUS DE NAZARETH
sentations les plus grossières de l'eschatologie vulgaire
de son temps S mais encore parce que l'élément moral
fait défaut. C'est tout au plus si l'on peut soupçonner le
riche d'avoir manqué au devoir de secourir le pauvre,
cela n'est pas même dit, à peine indiqué vaguement.
Quant au pauvre, on ne nous dit rien des causes de sa
misère ni de son état moral. Il suffit à notre écrivain qu'il
ait été matériellement pauvre pour avoir un droit absolu
à la félicité d'outre-tombe. Ceci encore est contraire au
principe toujours et partout maintenu par Jésus que le
salut est indissolublement attaché à l'état moral de
l'homme et que rien d'extérieur à l'âme ne peut le pro-
curer.
Cette parabole mal venue regagne dans notre estime
lorsqu'elle se termine en racontant que le malheureux
damné demande à Abraham d'envoyer du moins Lazare
à cinq frères à lui qui vivent encore sur la terre, pour
qu'instruits par un mort ressuscité, ils se convertissent
et ne viennent pas à leur tour dans le lieu des tourments.
A quoi Abraham répond que, si Moïse et les prophètes
ne suffisent pas à leur conversion, un ressuscité n'aura
pas plus d'influence persuasive sur leur volonté. Parole
profonde et d'une grande vérité psychologique, parallèle
de l'enseignement sur le signe de Jonas. Le miracle ne
convertit que ceux qui étaient déjà décidés à se convertir;
par conséquent, il ne sert à rien. Il peut étonner, stupé-
fier; il ne change pas les cœurs, et c'est ce changement
qui seul importe. La fin de la parabole est donc aussi
remarquable que la première partie est enfantine. C'est
ce qui nous permet de présumer qu'elle a dû avoir un
^ L''homme arrive dans le monde futur avec son corps terrestre
sans aucun changement. Cette notion est incompatible avec Luc XX,
35-36.
LE V0YA(;E a JliKlJSALKAI 251
fond authentique^ malheureusement déformé par les idées
particulières du narrateur. Pour la faire servir à l'ensei-
gnement chrétien, il faut la rectifier et la compléter, ce
que les prédicateurs ne manquent jamais de faire, sciem-
m<ent ou non.
La série spéciale dont nous nous occupons se relève
encore dans quelques autres enseignements bien confor-
mes à la pensée-maîtresse de Jésus et dénotant que
l'auteur, quand son idée fixe ne l'égarait pas, savait bien
en saisir l'originalité profonde. Nous citerons en exemple
le morceau du Serviteur inutile ou, plus exactement,
sans droit proprement dit à la récompense '. Faire ce que
l'on [doit , c'est s'acquitter d'une dette qui ne crée pas
de titre à un salaire divin. L'obéissance à Dieu n'est pas
un placement remboursable dans la vie future. Cela est
bien d'accord avec la doctrine d'après laquelle le salut
est, non pas la récompense extérieure, mais l'épanouis-
sement d'un état intérieur de l'âme. Ceux qui reprochent
à l'Evangile de faire du salut l'objet d'un calcul doivent
n'avoir jamais fait attention à ce court fragment qui mi-
lite si clairement contre ce qui s'appelle « mérite des
œuvres ». — C'est au même annotateur que nous devons
la simple et belle parabole du Pharisien et du Péager %
dont nous avons déjà parlé.
Mais c'est lui aussi qui nous présente sous une forme
inacceptable celle du Juge inique % où Dieu est comparé
à un juge sans conscience qui ne rendit justice à une
veuve que parce qu'elle lui rompait la tête en ne cessant
de se plaindre. Donc il faut assiéger Dieu jour et nuit
de prières et de cris pour qu'enfin sa justice éclate en
1 Luc XYII, 7-10.
2 Luc XVIII, 9-14.
3 Ibid. 2-8.
254 JÉSUS DE NAZARETH
voyant la punition de quelque faute grave commise anté-
rieurement. Non, dit Jésus, ces Galiléens n'étaient pas
plus coupables que les autres. Mais « si vous ne vous
« convertissez (au Royaume de Dieu que j'annonce), vous
(c périrez tous comme eux. » — De même, ajouta-t-il en
faisant allusion à un autre événement récent qui avait
causé une vive émotion, « croyez-vous que les dix-huit
« personnes sur qui s'est écroulée la Tour de Siloé * et
« qu'elle a écrasées, fussent plus coupables que les
(( autres habitants de Jérusalem ? Non, vous dis-je, mais
u si vous ne vous convertissez, vous périrez tous éga-
« le ment. )>
Ces paroles, que le manque de détails circonstanciés
sur les faits qui les ont provoquées ne nous permet pas
de commenter à notre entière satisfaction, prouvent dans
tous les cas Topposition déclarée par Jésus à la vieille
idée sémitique d'après laquelle tout malheur était le châ-
timent d'un ou plusieurs péchés déterminés, de sorte que
tout malheureux devait être un coupable. Ce préjugé,
bien qu'il fût combattu déjà par le livre de Job, n^en
était pas moins très répandu. Il l'est encore parmi nous
dans Topinion vulgaire. C'est supposer une justice dis-
tributive que l'expérience ne confirme pas. On ne peut
considérer le malheur comme une rétribution que lors-
qu'il se rattache à la faute comme l'effet à sa cause. La
misère physique de l'ivrogne, par exemple, est la puni-
tion de son vice. On n'en peut dire autant s'il est victime
avec tous ses voisins des ravages causés par une inon-
dation. — De plus, ces paroles de Jésus rentrent dans
la catégorie des prévisions pessimistes que lui inspirait
1 C'était une des tours du mur d'enceinte de Jérusalem, située
près de la source du même nom.
LE VOYAGli A .1 KHL'SALlùM 255
pour son pays tout entier la résistance opiniâtre au
Royaume purement spirituel de Dieu. Quand il les pro-
nonça, il n'avait pas encore renoncé à l'espoir d'en triom-
pher. Les événements ne donnèrent que trop raison à
ses appréhensions, bien qu'il les crût peut-être plus im-
minents qu'ils ne l'étaient en réalité.
Ces nouvelles décourageantes n'entamèrent pas sa
résolution courageuse, et il continua à se rapprocher de
Jérusalem.
Tout cela se passait, en effet, pendant le voyage de
Galilée en Judée, voyage qui dut être lent^ mais les in-
dications chronologiques manquent absolument. Ce fut,
nous le répétons, le prolongement de la situation que
Jésus laissait derrière lui. Les sympathies étaient nom-
breuses et chaleureuses, mais l'opposition des phari-
siens et l'indifférence des classes élevées étaient les
mêmes. Rappelons nous que Jésus ne longe pas la Pé-
rée occidentale en se posant en Messie. Cette' dignité
est encore un secret entre lui et les confidents de sa
pensée intime. Mais il a toujours soin de les avertir qu'ils
se trompent fort s'ils s'imaginent que le Messie de leur
choix les investira, quand le Royaume de Dieu sera
établi comme ils l'espèrent, de privilèges et d'honneurs
quiles mettront bien au-dessus du commun des hommes.
Il ne suffit pas de les avoir prévenus qu'en le suivant ils
auront de rudes épreuves à subir. L'ambition est tenace
et fait supporter bien des sacrifices. Plusieurs d'entre
eux avaient pris leur parti de souffrir, s'il le faut, avec lui,
mais non de renoncer à la perspective des triomphes
glorieux qui leur paraissaient indubitablement réservés
aux compagnons de travail du Messie encore inconnu.
1 Luc XIII, 22.
256 JÉSL-S DE NAZARETH
Au cours de ce voyage à Jérusalem \ il vit un jour
venir à lui Jacques et Jean, les deux Zébédaïdes, accom-
pagnés de leur mère qui était sans doute parmi les
croyantes initiées au grand secret. Ils s'agenouillent
devant lui et lui demandent une grande faveur, celle
d'être ses premiers lieutenants (d'être « assis à sa droite
et à sa gauche »), quand il sera lui-même entré dans sa
gloire. — « Vous ne savez ce que vous demandez )),leur
dit Jésus. « Êtes-vous en état de boire la coupe que je
« bois et de subir le baptême dont je suis baptisé ?» —
« Nous le pouvons », répondent les jeunes et ardents
« ambitieux. — «Soit», reprend Jésus, « vous boirez
<( la coupe que je bois, vous subirez un baptême sem-
« blable au mien ^ ; mais d'être assis à ma droite et à ma
« gauche, ce n'est pas à moi d'en disposer, cela sera
« donné à ceux à qui mon Père l'a réservé. » Et comme
les autres apôtres ayant appris la démarche des Zébédaï-
des étaient courroucés contre eux, Jésus leur répéta ce
qu'il leur avait déjà dit de la seule condition qui constitue
la supériorité dans le Royaume de Dieu, et il y ajouta ces
1 Matth. XX, 20-28 ; Marc X, 35-45.
2 Ces paroles portent visiblement l'empreinte des retouches opérées
par un narrateur écrivant un certain nombre d'années après la
Passion. Elles prédisent les souflfrances et la mort du Christ avec
une clarté qui ne se concilie pas avec l'abattement, la prostration
morale de ses disciples surpris par cette catastrophe inattendue,
Jésus parle au présent dans Marc de la coupe qu'il boit et du baptême
qu'il subit ; Matthieu met les choses au futur. L'idée, c'est que
Jésus veut d'abord éprouver le courage de ses ambitieux disciples
avant de refuser ce qu'ils lui demandent. — D'autre part, ces paroles
n'eussent pas été reproduites par deux évangiles écrits vers la fin
du premier siècle si l'apôtre Jean avait atteint les dernières limites
de l'âge et était mort paisiblement à Éphèse, comme le veut sa
légende. Elles donnent raison à la tradition presque perdue d'après
laquelle Jean serait mort victime du fanatisme juif lors de l'insur-
rection nationale contre les Romains.
LE VOYAGE A JÉRUSALEM 257
remarquables paroles : « Vous le savez, ceux que l'on
« regarde comme les chefs des nations se conduisent
« vis-à-vis d'elles en maîtres impérieux et les grands les
« commandent avec rudesse. Il n'en est pas de même
« parmi vous. Celui qui veut être grand parmi vous,
« qu'il soit votre serviteur ; celui qui veut être le pre-
« mier de vous, qu'il soit l'esclave de tous. Aussi bien
» le Fils de Thomme n'est pas venu pour être servi, mais
« pour servir et donner sa vie en rançon d'un grand
« nombre. » Magnifique et sublime leçon, qui prouve que
les noirs pressentiments de Jésus, déjà si vifs quand il
quitta la Galilée, le suivaient pendant la route et allaient
même en grandissant. Il acceptait toujours cette fin pos-
sible et même probable de sa vie terrestre, celle du pro-
phète méconnu selon le type décrit Ésaïe LIV, mais en
l'envisageant, si elle ne pouvait être évitée, comme le
prix douloureux dont il paierait la délivrance « d'un
grand nombre ». Il croyait toujours comme à une évi-
dence au triomphe certain de son Évangile. L'associa-
tion de la dignité messianique et d'une mort martyre ne
révoltait pas plus sa pensée religieuse qu'elle n'abattait
son courage. Mais ces entretiens ne sortaient pas encore
de l'intérieur du cénacle. La multitude n'en savait rien.
Jésus n'était encore le Messie que pour une poignée
de ses partisans.
A quelques indices seulement on peut s'apercevoir
qu'il commence à solliciter indirectement le suffrage
populaire. L'expérience lui démontrait qu'il ne pouvait
compter sérieusement que sur les âmes simples, sans
parti pris, que ne détournaient d'une religion vivante et
intérieure ni l'amour du plaisir, ni le souci rongeant du
gain matériel, ni le pli d'esprit traditionaliste et ritua-
liste. C'était donc décidément chez les petits, les humbles,
JÉSUS DE NAZAR. — II 1"?
258 JÉSUS DE NAZARETH
les dédaignés de l'aristocratie des synagogues et de la
fortune, qu'il devait chercher son point d'appui. C'est ce
qu'il montre à sa manière piquante et colorée dans la
parabole des Noces qui doit avoir fait partie des Logia
et que nous lisons dans Matthieu et dans Luc S avec
quelques différences de détail, mais avec une grande res-
semblance de fond. Il y est question d'un roi qui voulut
célébrer les noces de son fils et qui envoya ses ser-
viteurs rappeler aux invités que l'heure approchait et
que tout était prêt pour les recevoir dignement. Ces
noces représentaient la réunion joyeuse des hommes, en
premier lieu du peuple juif, dans le Royaume de l'amour
et de Tespérance que Jésus voulait fonder au nom de
Dieu^ Mais ce message est plus que froidement ac-
cueilli par les conviés. C'est à qui s'excusera de ne pou-
voir se rendre à l'invitation royale. Celui-ci vient d'ache-
ter un champ et doit aller l'inspecter ; celui-là doit
précisément essayer une paire de bœufs dont il est ac-
quéreur ; cet autre vient de se marier et ne peut son-
ger à quitter sa femme. D'autres encore injurient et mal-
traitent ceux qui leur sont envoyés ^ Le roi en conclut
que les conviés n'étaient pas dignes de l'honneur qu'il
voulait leur faire et il envoie ses serviteurs aux carre-
fours où ils inviteront aux noces tous ceux qu'ils ren-
» Matth. XXII, 2-14 ; Luc XIV, 16-24.
2 Luc parle seulement d'un repas et d'un seul serviteur qui doit
être le Messie. Dans Matthieu le fils du roi représente le Messie et
les serviteurs sont les apôtres.
^ Le texte de Matthieu brise le fil de la parabole en ajoutant que
le roi en colère rassembla une armée qu'il dirigea contre ces meur-
triers et qui brûla leur ville. Cette adjonction, de mauvais goût et
dont Luc ne sait rien, trahit son origine apocryphe. Elle n'a pu être
inspirée que par l'incendie de Jérusalem et du Temple en Tan 70.
LE VOYAGE A JÉRUSALEM 259
contreront, pauvres, estropiés, aveugles et boiteux. Ce
sont eux qui rempliront la salle du festin nuptial'.
Mais parce que le palais du roi est largement ouvert à
tant de convives qui ne s'attendaient pas à pareille fête,
il ne s'ensuit pas qu'ils doivent s'y comporter d'une
manière grossière ou indécente. Ils doivent revêtir la
(( robe de noces », symbole de dignité^ marque du res-
pect dû à celui dont la bienveillance s'est étendue jus-
qu'à eux. De là cet appendice un peu obscur, rapporté
par Matthieu seul et où l'on a voulu voir bien des choses
qui n'y sont pas. Il s'agit simplement d'un convive qui
avait pénétré dans le palais avec les vêtements souillés
qu'il aurait pu et dû échanger contre l'habit convenable à
sa situation relevée. Le Royaume de Dieu s'ouvre à tous
ceux qui par leur conversion y apportent des intentions
et des volontés pures^ il ne les autorise pas à continuer
une vie de désordre et de dégradation.
Celui qui, comme Jésus, voyait dans le cours des
choses une révélation permanente ne pouvait s'insurger
* De nouveau nous voyons ici les infirmités physiques prises
comme l'équivalent des défectuosités morales. — Cette allégorie
hardie, qui visait premièrement la résistance des hautes classes
juives à l'évangile de Jésus et son acceptation par des gens qu'elles
dédaignaient, servit plus tard à expliquer du point de vue judéo-
chrétien l'appel des payens et leur admission en grand nombre
dans l'Église. — C'est au tour de Luc d'ajouter un trait inutile et
exagéré (v. 23). La salle du festin n'est pas encore remplie mal-
gré l'aftluence de ceux qu'on a recrutés dans les rues. Le serviteur
doit amener encore ceux qu'il rencontrera le long des chemins et
des haies, les vagabonds sans feu ni lieu, et les presser d'entrer avec
une insistance telle qu'ils ne puissent refuser. C'est le fameux Com-
pelle intrare, « Contrains-les d'entrer », dont l'intolérance chrétienne
et la polémique anti-chrétienne ont également abusé. Car il ne peut
s'agir évidemment que d'une contrainte orale, d'une insistance qui
triomphe des objections et des hésitations.
260 JÉSUS DE NAZARETH
contre cette évidence de plus en plus claire que les
humbles et les petits seuls lui fourniraient des adhérents
nombreux. Il acceptait cette situation et son cœur géné-
reux y puisait une satisfaction particulière. N'était-ce
pas une confirmation de sa doctrine fondamentale qui
exige comme condition du discernement de la vérité
religieuse la disposition sincère et pure bien plus encore
que la science, privilège de quelques-uns ? C'est à cet
état d'esprit que se rapporte une des plus suaves effu-
sions mystiques rapportées dans les évangiles. Elle
contraste délicieusement avec ce qu'il y avait inévita-
blement d'âpreté et d'aigreur dans les controverses sou-
levées par la hardiesse de son enseignement. C'est vers
la fin de ses prédications qu'il dut définir ainsi le résultat
de son travail opiniâtre ^ : « Je te loue, Père, Seigneur
« du ciel et de la terre, de ce que tu as tenu ces choses
« cachées aux sages et aux intelligents, tandis que tu
« les as révélées aux enfants. Oui, Père, je te loue de
« ce que telle a été ta volonté. [Tout m'a été donné par]
[mon Père. Nul ne connaît le Fils, excepté le Père, et]
[nul ne connaît le Père, excepté le Fils et celui à qui]
[le Fils le veut révéler 2.] « Venez à moi, vous tous les
1 Matth. XI, 25-30 ; Luc X, 21-22.
- Les paroles que nous reproduisons entre crochets sont interpolées
ou tout au moins modifiées dans un intérêt théologique postérieur
à l'Evangile. Elles interrompent-d'étrange façon le fil de la pensée et
ne sont pas de nature à confirmer le caractère de simplicité que
Jésus revendique ici pour son Évangile. Jamais dans les synoptiques
Jésus ne se pose ainsi dans un rapport métaphysique exclusif avec
Dieu et comme si les hommes n'avaient connaissance de Dieu que
par lui, ou comme s'il n'en réservait la connaissance qu'à des élus
privilégiés. Ces paroles exhalent un véritable parfum de gnosticisme.
Elles ressemblent à l'une de ces formules rendues à dessein mysté-
rieuses dont on se servait dans l'Église persécutée, soit comme d'une
sorte de mélopée litanique, soit comme moyen de reconnaissance
LE VOYAGE A JÉRUSALEM 261
« fatigués et les chargés, je vous soulagerai. Prenez
« mon joug sur vous et devenez mes disciples; car je
« suis doux et de cœur humble. Vous trouverez du repos
« pour vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau
« léger. » Il n'est pas un chrétien^ lecteur des évangiles,
qui mainte fois dans sa vie n'ait savouré ces paroles,
s'égrenant comme les notes d'une mélodie céleste, et qui
n^y ait, aux heures de trouble ou de douleur, puisé du
calme pour son coeur agité.
Cependant le voyage touchait à son terme et, repas-
sant le Jourdain en face de Jéricho, Jésus mettait enfin
le pied sur le territoire de la Judée proprement dite. Il
n'en devait pas revenir.
entre chrétiens. C'est le seul passage des synoptiques qui présente
une affinité réelle avec la théologie du quatrième évangile. On re-
marquera enfin qu'il ne se concilie pas du tout avec l'humilité que
Jésus revendique pour lui-même deux lignes plus bas. On pourrait
seulement soupçonner que le point de départ historique fut donné
par quelque déclaration mystique de Jésus au milieu de ses disciples
intimes, oii il faisait allusion à ce qui n'était encore connu que de
Dieu, de lui et d'eux.
SIXIÈME PARTIE
LA PASSION
CHAPITRE I
JÉSUS A JÉRUSALEM
La renommée que Jésus s'était acquise en Galilée et
en Pérée l'avait précédé sur la rive gauche du Jourdain.
Le bruit s'était répandu que le Maître se rendait à
Jérusalem pour proclamer l'inauguration définitive du
Royaume de Dieu. Ce devait être bien autre chose que
la simple annonce du prochain avènement de ce Royaume
dont il avait jusqu'alors fait retentir les échos de sa
province natale. Des groupes nombreux de Galiléens
l'avaient suivi à travers la Pérée et s'étaient grossis des
partisans que sa présence et sa parole avaient recrutés
dans cette région. Ce n'est pas qu'on fût généralement
au clair sur le rôle personnel qu'il devait remplir dans
cet acte décisif. Prophète annonciateur, précurseur du
Messie, Messie même, on ne savait trop, mais à coup
sûr quelque chose de grand et d'éclatant allait signaler
son arrivée dans la ville du Temple. Nous allons voir
264 JÉSUS DE NAZARETH
que la prévision qu'il revendiquerait ostensiblement le
titre et l'autorité du Messie animait plusieurs de ceux
qui le suivaient en dehors du cercle restreint de ses
familiers. Il est des secrets qui n'ont pas besoin d'indis-
crétions pour se répandre. Quand même les Douze
n'eussent rien dit à personne de leur conviction arrêtée,
les sentiments qui les avaient poussés à saluer le Christ
dans le prophète de Nazareth étaient partagés par bien
d'autres. En Galilée déjà, nous l'avons vu, plus d'un
enthousiaste les avait devancés. Jésus lui-même ne se
prononçait pas, mais depuis la scène des environs de
Césarée de Philippe, il ne pouvait plus, comme aupa-
ravant, repousser les acclamations qui partaient du sein
des multitudes. On peut même se représenter qu'il y
avait depuis lors quelque chose de contraint dans sa
position.
A Jéricho, ville paisiblement assise au milieu de ses
palmiers et de ses baumiers, en relation active avec les
localités juives de l'autre bord du Jourdain, habituée à
voir défiler les caravanes de pèlerins se rendant à Jéru-
salem pour les grandes fêtes, Jésus fut chaleureusement
accueilli. Il y entra suivi et reçu par une foule en majo-
rité très sympathique. Il y eut même un dernier mi-
racle, fils comme tant d'autres de l'enthousiasme popu-
laire, la guérison d'un aveugle (de deux aveugles selon
Matthieu) qui mendiait dans le voisinage de la ville'. Un
incident plus intéressant pour nous signala son séjour
à Jéricho.
Un riche péager, d'un rang supérieur ^ nommé Zachée,
1 Marc X, 46-32 ; MaUh. XX, 29-34 ; Luc XVIII, 35-43. Ce serait,
d'après Matthieu, en sortant de la ville, non en y entrant, que Jésus
aurait opéré cette guérison.
- Luc XIX, 1-10. — Le fisc prélevait un droit sur le baume célèbre
JÉSUS A JÉnUSALEM 265
avait entendu parler de ce prophète admirable qui ne
partageait pas les préjugés de l'orthodoxie juive contre
sa profession. Cet homme devait éprouver des besoins
religieux qu'il ne savait comment satisfaire dans la si-
tuation où le confinait l'étroitesse de ses compatriotes.
De là son ardent désir de voir l'homme de Dieu qui ac-
cueillait avec indulgence les péagers désireux de vivre
religieusement et honnêtement. Il était de petite taille et,
craignant d'être empêché par la foule de voir le pro-
phète, il grimpa sur un sycomore. Cet empressement
fut-il le motif qui décida Jésus à lui annoncer qu'il comp-
tait sur son hospitalité ? Ou bien, averti auparavant des
dispositions de Zachée, avait-il déjà l'intention de lui
faire cet honneur ? Nous ne savons. Toujours est-il qu'il
rinterpella par son nom et lui dit qu'il le choisissait pour
son hôte. Dès ses premiers pas sur la terre de Judée,
Jésus montrait, comme en Galilée, le peu de cas qu'il
faisait de cette superstition de pureté légale dont les
péagers comme tels avaient tant à souffrir. Aussi les re-
marques étonnées ou malveillantes se donnèrent-elles un
libre cours à Jéricho aussi bien qu'en Galilée. «Hé quoi !
il va loger chez un pécheur » (un violateur de la Loi) !
Pourtant Zachée était un riche très charitable et un per-
cepteur très scrupuleux. Pour se défendre devant Jésus
contre les rumeurs hostiles, comme s'il eût craint qu'elles
ne fissent sur son hôte une fâcheuse impression : « Sei-
« gneur », lui dit-il^ «je donne aux pauvres la moitié de
extrait en quantité dans les environs de Jéricho qui devait sa ri-
chesse à la culture de l'arbuste dont on utilisait ainsi la sève. C'était
une véritable oasis parfumée, séparée du pays stérile avoisinant
par des collines en amphithéâtre. Jéricho doit probablement son
nom à son produit principal, car il semble signifier « l'odorante ».
Comp. Winer, Bibl. Realwœrtb. art. Balsam Qi Jéricho.
266 JÉSUS DE NAZARETH
« ce que je possède, et si j'ai fait tort en quelque chose
« à quelqu'un, je lui rends le quadruple ^ » Jésus re-
connut plus que jamais en lui un homme selon son coeur.
« Le salut est entré dans cette maison », dit-il, « car
a celui-ci est aussi un fils d'Abraham » dans le sens
moral que cette expression devait revêtir chez les pre-
miers chrétiens. Cet incident ne lui fit du reste aucun
tort aux yeux des Galiléens qui le suivaient et qui de-
vaient être familiarisés avec la façon d'agir de Jésus à
l'égard des péagers.
Deux étapes au plus le séparaient maintenant de Jéru-
salem, et la question s'agitait dans son esprit de savoir
comment il y entrerait. Serait-ce dans un incognito si-
lencieux ou devait-il donner à son entrée un caractère
soleijmel en connexion avec le grave dessein qu'il voulait
exécuter ?
L'entrée de Jésus à Jérusalem est, avec la Purification
du Temple, l'acte de sa vie publique qui ressemble le
plus à une invitation formelle adressée à la foule de l'ac-
cepter comme Messie, non plus seulement annonciateur,
mais fondateur du Royaume de Dieu. Il n'est pas possible
qu'il n'ait pas prévu le rapprochement qui allait frapper
tous ceux qui s''intéressaientà l'ère messianique attendue
et à la place qui lui était réservée personnellement dans
son inauguration. Cette manière d'entrer dans la capitale
juive, monté sur un âne, aux acclamations d'une foule
enthousiaste, rappelait immédiatement un passage très
* On interprète souvent cette déclaration de Zachée comme si elle
était une résolution prise au moment même, à cause de la joie qu'il
éprouve de recevoir chez lui un tel hôte. Gela ne ressort nullement
du texte. Zachée ne dit pas qu'il « va donner » ou « rendre ». 11 dit
qu'il le fait comme quelque chose d'habituel.
JÉSUS A JÉRUSALEM 267
connu du livre de Zacharie (IX, 9), que l'on considérait
comme faisant partie d'une description prophétique de
l'ère future et où il était question d'un roi doux et pa-
cifique, se dirigeant vers Jérusalem sur une monture
symbolique de douceur et de paix \ Il y eut évidemment
de la préméditation dans le soin qu'il prit d'avance de
se procurer un âne ^ sur lequel il pût faire son entrée
quasi-messianique ^
En apparence cette entrée fut triomphale. Une foule
ivre de joie précédait et suivait le Maître assis sur le
pacifique animal. Le chemin était jonché de feuillages.
L'air retentissait d'acclamations. Il est intéressant de
comparer dans les trois synoptiques la nature de ces
cris populaires. D'après Matthieu on entonna Vhosannah,
le « sois propice », en l'honneur du fils de David qui
venait au nom du Seigneur ; d'après Luc on bénit le roi
envoyé par Dieu à son peuple. De pareils termes semblent
impliquer la proclamation de sa messianité. Pourtant le
1 Le cheval était la monture de guerre, l'âne était celle des rois et
des grands en temps de paix.
2 Marc XI, 1-7 ; Matth. XXI, 1-7 ; Luc XIX, 29-3o. Le premier
évangéliste, dans son zèle à montrer que les prophéties s'accom-
plissent à la lettre dans la vie de Jésus, n'a pas vu que le texte de
Zacharie IX, 9 :
Sois transportée, d'allégresse, fille de Sion,
Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem !
Voici, ton roi vient à toi.
Juste et victorieux,
Doux et monté sur un âne,
Sur un âne, le petit d'une ânesse,
est soumis à la loi poétique du parallélisme, en vertu de laquelle le
second vers répète l'idée énoncée dans le premier. C'est d'un seul
animal que parle le prophète ; l'évangéliste croit qu'il en indique
deux, et à la diff"érence des deux autres synoptiques, il fait asseoir
Jésus sur une ânesse et son ânon !
3 Marc XI, 8-10 ; Matth. XXI, 8-9 ; Luc XIX, 35-38.
268 JÉSUS DE NAZARETH
mot lui-même, le grand mot, rtiosannah en l'honneur du
meschiach n'est pas prononcé. Marc est encore moins
explicite : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur,
« béni soit le royaume prochain de notre père David ! »
La nuance est sensible. Ces dernières acclamations
n'élèvent pas encore Jésus au rang de Messie. Mais il
faut reconnaître qu'avec les premières il s'en faut de bien
peu, et il est bien probable que dans le nombre des mani-
festants il y en eut qui n'hésitèrent pas à le saluer du
titre de roi d'Israël.
Mais ici une question se pose et, pour l'historien de
la Passion, elle est capitale. Quelle était la composition
de cette foule exaltée? Se composait-elle d'habitants de
Jérusalem venus à la rencontre de Jésus pour lui rendre
hommage *? N'était-elle pas bien plutôt formée exclusive-
ment de ces partisans de Galilée et de Pérée qui avaient
suivi Jésus, qui étaient, par comparaison, familiers avec
ses idées, qui le croyaient célèbre à Jérusalem comme
chez eux? Ni Marc, ni Luc ne font mention d'une parti-
cipation quelconque des Hiérosolymites à cette entrée
sympathique. Et ils doivent être dans le vrai. Jérusalem
se souciait amèrement peu de ce qui avait pu se passer
en Galilée pendant les années précédentes. Elle devait
être blasée sur les scènes plus ou moins bruyantes qui
signalaient souvent l'arrivée des troupes de pèlerins.
Matthieu seul, avec une emphase dénotant une pointe de
fierté galiléenne — encore ne dit-il pas que le peuple de
Jérusalem'se soit rendu au-devant de Jésus — raconte que
<( lorsque Jésus fut entré dans Jérusalem, toute la popula-
« tion fut en émoi et qu'on se demanda: Qui est celui-ci?
^ C'est, semble-t-il, l'opinion du quatrième évangéliste qui ne se
rend plus compte de la réalité historique, Jean XII, 18.
JÉSUS A JÉRUSALEM 26Î)
« A quoi la foule répondait : Celui-ci, c'est Jésus le
« prophète de Nazareth en Galilée ! » Cette foule n'était
donc pas hiérosolymite. Cela confirme absolument notre
supposition.
Évidemment, dans les projets que Jésus avait fondés
sur les dispositions qu'il rencontrerait dans la grande
cité juive, il entrait beaucoup de candeur. Nous savons
qu'il ne se dissimulait pas les dangers qui le menaçaient.
Mais il semble qu'il ait aussi compté sur des sympathies
plus promptes et plus chaleureuses que celles qui lui
furent témoignées. On ne saurait admettre qu'il fût abso-
lument inconnu de tous les habitants. Nous le voyons en
relations avec quelques personnes de Jérusalem et de
Béthanie, bourgade située très près, et malgré l'extrême
sobriété des détails fournis par les synoptiques, nous
devinons à certains indices^ qu'il avait dans ces deux
localités quelques amis dévoués. Avait-il déjà contracté
ces amitiés en Galilée ou bien étaient-elles de fraîche
date? Nous ne savons. Dans tous les cas elles étaient en
bien petit nombre et tout à fait incapables d'agir sur
Topinion avec quelque puissance. Jésus fut surpris
de cette indifférence de Jérusalem qu'il n'avait pas
prévue aussi profonde. Sans vouloir trop presser la
comparaison, il est permis de dire qu'il était victime de
l'illusion si fréquente chez les provinciaux de valeur qui
s'imaginent trop aisément que la grande ville, que la
capitale slntéresse vivement à ce qui fait leur célébrité,
leur popularité, leur influence locales. Il n'avait pas
calculé que, si Jérusalem renfermait de nombreux phari-
siens, surtout autour des écoles de ses scribes, l'esprit
sadducéen y était aussi très fort et jusqu'à un certain
1 Matth. XXI, 3, 17 ; XXVI, 6, 18 ; XXVII, 57 et parall.
270 JÉSUS DE NAZARETH
point s'imposait aux pharisiens eux-mêmes. Or cet esprit
était celui d'un vieux clergé, depuis longtemps privi-
légié, un esprit très politique, très froid, très circonspect,
sans aucun enthousiasme, joignant à un scepticisme
aristocratique envers tout ce qui était nouveau une sus-
picion très vite en éveil et une rigueur extrême contre
tous ceux qui menaçaient ou semblaient menacer les pri-
vilèges et le pouvoir qui lui restaient. On se rappellera
que, sous le régime des procurateurs, le parti saddu-
céen, décimé, tenu à l'écart par les Hérodes, avait recon-
quis la haute main sur l'administration politique et reli-
gieuse, dans la mesure du moins de l'autonomie encore
laissée au peuple de Judée. Sur le domaine religieux
cette autonomie était encore considérable, bien qu'elle
fût parfois entamée par les exigences et les ignorances
des gouverneurs romains. Le voisinage immédiat du
Temple, si vénéré par tous les Juifs et dont Jérusalem
était si fière, rehaussait le prestige de ces vieilles races
sacerdotales qui, de par la Loi, pouvaient seules fournir
le personnel des sacrificateurs et des principaux offi-
ciants. On ne pouvait, l'eût-on voulu, les traiter en
quantité négligeable, et cette tendance que nous avons
signalée chez les pharisiens à se passer, s'il le fallait, de
l'Aaronide et du Lévite, était à Jérusalem complètement
annulée par l'ombre du sanctuaire. D'ailleurs Jérusalem,
on n'y pense pas toujours, tirait trop de profits de la pré-
sence dans ses murs de ces riches familles, ainsi que de
l'affluence continuelle de pèlerins venus de tous les
coins du monde, pour avoir la moindre idée de changer
un ordre de choses sanctionné par la Loi^ Or, on ne
^ On peut faire des observations du même genre dans tous les
lieux visités régulièrement par de nombreux pèlerins, notamment
JÉSUS A JÉRUSALKM 271
pouvait vivre en contact permanent avec ce haut clergé
où dominait le sadducéisme sans subir son influence et
s'imprégner plus ou moins de son esprit. Il fallut les
hontes qui signalèrent l'administration du dernier des
Hérodes, Agrippa II, et les incroyables exactions des
derniers procurateurs, pour pousser le peuple de Jéru-
salem à une révolte désespérée que le parti sadducéen,
politiquement le plus sage^, tâcha, mais en vain, de
conjurer.
On était encore loin de cet état d'esprit à l'époque de
Jésus. Jérusalem ne daigna pas se préoccuper de l'agi-
tation des Galiléens entrés dans ses murs, et ce fut pro-
bablement la raison qui détermina Jésus à tenter ce qui
pourrait s'appeler un coup d'éclat, de nature à secouer
cette indifférence et à préciser encore plus cet appel in-
direct qu'il persistait à adresser au peuple juif pour être
accepté et proclamé par lui Christ ou Messie. Sa ten-
tative était sans précédents. Les prétendants vulgaires
à cette dignité suprême commençaient par s'enfuir au
désert, y attiraient des partisans et déclaraient la guerre
aux pouvoirs établis. Jésus se présentait lui-même paci-
fiquement au siège central de l'autorité religieuse et
pohtique, parce que son messianisme était d'ordre pure-
ment moral. Mais il aurait voulu que le titre lui fût décerné
par le peuple , et ce peuple avait à peine l'air de con-
naître son existence. Nous allons parler de ce que l'on
nomme assez inexactement la Purification du Temple.
Jésus a dû passer à Jérusalem un peu plus de temps
que ne le prétend la tradition du Jour dit des Rameaux \
dans les villes saintes de l'islamisme, La Mecque et Médina. V. les
intéressants voyages de Burckhardt (1814) et de Burton (1856).
^ Par allusion aux branches de palmier que ses partisans avaient
répandues sur son chemin lors de son entrée.
272 JÉSUS DE NAZARETH
d'après laquelle son séjour dans cette ville n'aurait pas
même duré une semaine. Comme on va le voir, il s'est
passé trop de choses pour les faire tenir en si peu de
temps. La masse des pèlerins n'arrivait pas le même jour
devant les murs de la ville sainte. Elle s'y rendait et y
arrivait par escouades, les uns plus tôt, les autres plus
lard. C'est un intérêt spécial qui cette fois avait groupé
un grand nombre de Galiléens et de Péréens autour de
Jésus. D'autres avaient pu les précéder, d'autres purent
les suivre, animés des mêmes sentiments. Ils étaient
assez nombreux et assez ardents pour que Jésus pût à
leur tête opérer de son chef un commencement de ré-
forme, un essai partiel et très limité, mais dont la signi-
fication pouvait être très grande et qui rentrait dans les
pouvoirs attribués au Messie comme réformateur dû
culte divin *.
Des abus criants se glissent insensiblement dans les
institutions les plus respectées et finissent, quand on les
laisse durer, par acquérir un genre de sanction tacite
qui les protège contre les réclamations les mieux fon-
dées. Les Juifs éloignés de Jérusalem, quand ils venaient
y célébrer la pâque ou telle autre grande fête de l'année
juive, n'en partaient pas toujours édifiés de tout ce qu'ils
avaient vu. En particulier ils emportaient un fâcheux
souvenir de l'installation dans une des cours du Temple,
probablement la première, dite des Nations ou des
Étrangers % d'une véritable foire où des marchands of-
1 Marc XI, 15-17 ; Matth. XXI, 12-13 ; Luc XIX, 45-46.
2 On se souvient que dans l'enceinte générale du Temple, précé-
dant le parvis proprement dit du sanctuaire, où s'élevait en plein
air l'autel des sacrifices et où les prêtres seuls pouvaient entrer, il
y avait trois parvis distincts ou cours séparées par des cloisons,
entourées de galeries et qui se succédaient ainsi en s'éloignant de
l'autel : 1° Cour ou parvis des Israélites mâles ; 2° Cour des femmes
JKSUS A JÉRUSALEM 273
fraient aux visiteurs" des animaux propres aux sacrifices,
bœufs, moutons, colombes, ce qui dispensait les pèlerins
d'eu amener avec eux. De plus, comije les sacrifiants
venus de loin avaient rarement assez de monnaie du type
seul admis par les trésoriers du Temple (sicles du sanc-
tuaire), des changeurs y dressaient leurs comptoirs. On
peut supposer, sans encourir le reproche de soupçons
téméraires, que bien des marchés frauduleux, bien des
trocs usuraires s'abritaient sous le prestige du lieu aux
dépens d'étrangers sans défiance qui s'apercevaient trop
tard qu'ils avaient été dupés. C'était une profanation
scandaleuse. De plus le bruit, les cris des animaux et des
hommes, les marchandages, les disputes formaient un
accompagnement singulier aux dévotions qui s'accom-
plissaient à l'intérieur des autres parvis et devant le
sanctuaire proprement dit. Il est à présumer que les ha-
bitants de Jérusalem , tout en blâmant théoriquement
cette coutume, en prenaient aisément leur parti, par ha-
bitude, et puis parce que bon nombre d'entre eux en pro-
fitaient. Le mécontentement était plus vif chez ceux du
dehors. On trouvait qu'il y avait quelque chose d'impie
dans la nonchalance, peut-être intéressée, des officiers
du Temple qui laissaient la cupidité et le vol s'étaler
effrontément dans l'enceinte même des murs sacrés.. Bref
il y avait là un abus intolérable, et on ne comprenait pas
que le sanhédrin, le haut clergé ne l'eussent pas de-
puis longtemps supprimé.
Marc nous dit * que Jésus entré dans Jérusalem se
Israélites ; 3° Cour des Nations ou des Étrangers. Une inscription
retrouvée interdisait sous peine de mort à tout étranger à la nation
juive de dépasser cette dernière. Toutefois, comprise dans le péri-
mètre de Tensemble du Temple, cette cour faisait aussi partie du lieu
saint.
1X1,11.
JÉSUS DE NAZAR. — II. . 18
274 JÉSUS DE NAZARETH
dirigea vers le Temple où nous ne voyons pas que le
gros des manifestants l'ait suivi. Tout dans la ville était
d'un calme complet. Il examina ce qui se passait comme
quelqu'un qui n'est pas familier avec une situation qu'il
ne connaît pas de près. La nuit approchait, et il re-
tourna avec les Douze à Béthanie, village voisin où il
avait élu sa demeure chez une famille amie. L'entrée
triomphale n'avait déterminé aucun mouvement d'adhé-
sion de la part du peuple de Jérusalem.
Le lendemain matin il revint à la ville. Bien que cela
ne soit pas explicitement dit, nous devons supposer qu'il
fut reconnu, entouré, suivi par bon nombre de ceux qui
la veille avaient composé son cortège. Ce qu'il fit sup-
pose en effet un chef suivi de nombreux et chaleureux
partisans. Et il se mit, dit Marc, à chasser vendeurs et
acheteurs du Temple, à renverser les tables des chan-
geurs et les sièges des marchands de colombes. La
place fut purgée de tous les scandales qui la déshono-
raient, et, pour mieux marquer l'esprit de l'acte qu'il
venait d'accomplir, Jésus ne permettait pas que l'on
portât un fardeau quelconque en traversant l'enceinte
consacrée ^ dans Tintention de passer plus rapidement
d'un côté de la ville à l'autre. Car cela supposait qu'on
franchissait rentrée du vénérable édifice pour un motif
qui n'avait rien de religieux. Puis et devant les assis-
tants qui applaudissaient à cet acte de purification, il
lança cette accusation à la face des préposés éperdus :
« Il est écrit : Ma maison sera appelée une maison de
« prière pour toutes les nations, mais vous en avez
« fait une caverne de voleurs -. »
1 Marc XI, 16.
2 Combinaison de deux passages des prophètes Ésaïe LVI, 7 et Jéré-
mie VII, 11. — Luc, qui abrège beaucoup, et Matthieu font suivre
JKSUS A JÉRUSALEM 275
Le procédé était énergique, mais violent. On a raison
de dire qu'il ne faudrait pas le juger d'aprns les principes
de nos législations modernes. Les traditions juives re-
connaissaient aux prophètes le droit des grandes initia-
tives quand il s'agissait de venger les outrages faits à
la majesté divine ^ On peut d'ailleurs penser que l'acte
réformateur de Jésus en cette occasion eut pour lui l'assen-
timent général. C'est ce qui permet d'en comprendre la
facilité relative et la rapidité. Ce qu'il est déjà plus difficile
d'expliquer, c'est que l'autorité romaine ait laissé passer
sans intervenir cette scène tumultueuse qui aurait pu
entraîner de plus grands désordres. Mais il se peut que
Pilate, qui devait s'établir à Jérusalem pendant les so-
lennités pascales, ne fût pas encore arrivé et que le
commandant de la cohorte, qui devait avoir pour ins-
tructions de laisser autant que possible les Juifs s'arran-
ger entre eux dans les choses de leur religion, ait jugé
inutile de se mêler de cette affaire. Il est à noter que le
fait n'est pas même rappelé dans le procès de Jésus, soit
devant le Sanhédrin, soit devant Pilate, bien qu'il y ait
été question du Temple, mais à un tout autre point de
vue. Ce qui achève de démontrer que la Purification fut
approuvée, même par ceux qui en blâmaient la forme,
immédiatement l'entrée triomphale de cette espèce de prise de pos-
session du Temple. Le récit de Marc, qui met entre les deux épisodes
l'intervalle d'un jour, est plus vraisemblable. On comprend mieux
comment Jésus fut amené à poser cet acte retentissant en voyant le
résultat négatif de son arrivée dans la ville. Les mêmes évangélistes
suppriment les mots « pour toutes les nations », qui pourtant font
partie du texte d'Ésaïe et qui étaient bien à leur place au milieu du
parvis destiné aux étrangers.
1 Cette opinion pouvait s'appuyer sur des précédents tels que ceux
qui sont consignés I Sam. XV, 10-32; XVI, 1-13 ; II Sam. XII, 1-12;
XXIV, 11 sv.; I Rois XI, 29-39 ; XVII, 1 ; II Rois IX, 1-3 ; Jérém. XIX,
14-15; XXVI, 2-23, etc.
276 JÉSUS DE NAZARETH
c'est que le lendemain des membres du sanhédrin, à qui
ressortissait la haute police du Temple, vinrent trouver
Jésus qui s'y était de nouveau rendu, non pour lui re-
procher le nettoiement qu'il avait opéré si magistrale-
ment, mais pour le sommer de leur dire au nom de qui,
en vertu de quel droit il avait agi de la sorte ^
La réponse de Jésus confirme entièrement notre ma-
nière de comprendre l'attitude qu'il avait adoptée sur la
question de messianité. S'il avait d'ores et déjà reven-
diqué publiquement le titre et l'autorité du Messie, c'eût
été le cas ou jamais de répondre qu'il avait agi au nom
des pleins pouvoirs qu'en cette qualité il tenait direc-
tement de Dieu. Au contraire il déplaça adroitement la
question pour éviter d'y répondre formellement.
Parmi les attributions du sanhédrin se trouvait celle
de prononcer officiellement sur la validité des prétentions
prophétiques ^ L'autorité d'un prophète non reconnu par
ce corps officiel était donc toujours discutable. Seulement
le pouvoir spécial attribué sur ce point au sanhédrin était
au fond très illusoire. Le prophétisme, fils de l'inspiration
individuelle, ne se ramenait pas facilement à des règles
générales permettant d'en établir le diagnostic, et ce qui
faisait la puissance d'un prophète, c'était bien plus
l'adhésion chaleureuse des masses qu'il avait réussi à
enflammer de sa parole que la consécration méthodique
d'une assemblée de prêtres et de scribes. Mais dans le cas
présent la question se présentait sous une forme très
précise. Le sanhédrin n'était pas même tenu de savoir que
beaucoup de Galiléens considéraient Jésus comme un
grand prophète. Il est clair que, pour se justifier
directement , Jésus aurait dû invoquer devant ses
1 Marc XI, 27-33 ; Matth. XXI, 23-27; Luc XX, 1-8.
2 C'est ce qui est rappelé Jean 1, 19-22.
JÉSUS A JÉRUSALEM 277
interpellateurs le droit qu'il puisait dans une mission
divine. Il préféra les mettre au défi de faire preuve de
discernement dans la solution d'une question de ce genre.
« Moi aussi », leur dit-il, « je vous ferai une question,
« et si vous y répondez^ je vous dirai au nom de quelle
(( autorité j'ai agi. Le baptême de Jean était-il du ciel ou
« des hommes ' ? Répondez-moi.» Cette mise en demeure
les laissait très perplexes. S'ils répondaient : « Du ciel »,
il allait leur dire : « Pourquoi donc n'y avez-vous pas
cru? » S'ils répondaient : « Des hommes », c'est-à-dire
que Jean Baptiste s'était arrogé indûment le caractère
d'un prophète, ils se mettaient à dos le peuple qui véné-
rait la mémoire du martyr d'Hérode Antipas et le tenait
pour un grand inspiré. Ils crurent donc habile de déclarer
qu'ils ne savaient. C'était se désarmer vis-à-vis de leur
interlocuteur, c'était avouer leur incapacité dans un cas
où il s'agissait précisément de déterminer si l'autorité
d'un homme se disant prophète était légitime ou usurpée.
« Moi donc », reprit Jésus, « je ne vous dirai pas non plus
« au nom de quelle autorité j'ai fait ce que j'ai fait. >»
Je vous le dirais, pouvait-il ajouter, que vous ne seriez
pas capables de contrôler mon affirmation.
Les choses en restèrent là pour le moment, et cela
dénote évidemment que l'acte hardi de Jésus était trop
généralement approuvé pour qu'on pût songer à le pour-
suivre juridiquement. Le moment eût été très mal choisi.
Mais on doit faire dater de ce premier conflit les
défiances et même l'hostilité d'une partie du sanhédrin et
et du haut clergé dont les membres les plus vigilants
commencèrent à se demander avec quelque inquiétude
* En d'autres termes, Jean Baptiste était-il un vrai ou un faux
prophète ?
278 JÉSUS DE NAZARETH
quel était donc ce personnage, dont ils avaient peut-être
vaguement entendu parler depuis trois ans qu'il prêchait
en Galilée^ mais auquel jusqu'alors ils n'avaient pas daigné
accorder la moindre attention*. Désormais ils devaient
reconnaître qu'ils étaient en présence d'un adversaire sé-
rieux qui ne leur déclarait pas encore ouvertement la
guerre, mais qui, pour ses débuts dans la capitale juive,
posait contre eux un acte éclatant d'indépendance et même
de blâme. Ils durent évidemment mettre en rapport la
Purification du Temple avec l'entrée de la veille qui dé-
montrait la popularité qu'il avait acquise auprès d'un
groupe nombreux de Galiléens et de Péréens. Qu'il fallût
se défaire promptement de ce révolutionnaire inattendu,
c'est ce qui, étant donné le bon marché qu'on faisait alors
de la vie humaine et l'extrême rigueur de la jurispru-
dence sadducéenne, ne pouvait être pour eux l'objet du
moindre doute. Mais il fallait procéder avec circonspec-
tion. En ces jours qui précédaient de peu la fête pas-
cale, Jérusalem ne s'appartenait pas comme en temps
ordinaire. Sa tranquillité dépendait en grande partie de
ces flots de visiteurs qui lui venaient du dehors. Il fallait
donc observer l'adversaire, l'épier, chercher les moyens
de l'écraser sans provoquer une de ces agitations popu-
* La confiance dédaigneuse du noyau sacerdotal el rabbinique de
Jérusalem devait être en effet très grande, tant qu'on ne l'attaquait
pas directement et sur les lieux. Orgueil de race, privilège de posi-
tion, quiétude fondée sur l'évidence qu'à moins d'abjurer le j udaïsme,
il fallait bien se réunir toujours autour du Temple et de son clergé,
tout contribuait à le maintenir dans l'illusion. La guerre sournoise
contre l'autorité romaine les préoccupait bien plus que les remous
d'idées religieuses qui pouvaient agiter momentanément les juiveries
éloignées du seul centre possible. C'est là, je pense, une des grandes
raisons qui expliquent l'indifférence avec laquelle à Jérusalem on
laissait évoluer ce judaïsme alexandrin qui changeait si profondé-
ment le judaïsme traditionnel.
JÉSUS A JÉRUSALEM 279
laires que redoutaient toujours les politiques du sanhé-
drin. Car elles avaient toujours ce fâcheux résultat que
le procurateur rétablissait l'ordre manu militari et pro-
fitait régulièrement de la circonstance pour appesantir
le fardeau de l'oppression sur tout le peuple juif indis-
tinctement.
Pour nous et tout considéré, nous estimons que, mal-
gré la droiture de l'intention et ce qu'il y avait de très
louable dans le résultat obtenu, la Purification du Temple
est de tous les actes de Jésus celui qui se rapproche le
plus d'un démenti infligé par lui-même à ses propres
principes. Les raisons tirées des privilèges reconnus aux
missions prophétiques en Israël ne nous satisfont pas
complètement. Jésus se rattachait aux prophètes, mais
son Évangile les dépassait. Il y avait eu violence maté-
rielle, cela ne peut être contesté, et Jésus avait toujours
refusé de recourir à ce moyen dangereux. Il avait toujours
maintenu son oeuvre dans les limites d'une activité pure-
ment morale. Il avait systématiquement repoussé toutes
les tentations d'entreprendre sur le régime établi, non
qu'il en fût partisan, mais il entendait se renfermer dans
l'œuvre de la conversion des âmes, ne doutant pas qu'en-
suite la réforme extérieure se ferait d'elle-même et que
sans cette conversion elle n'atteindrait que la surface. N'y
a-t-il pas un demi-aveu de cette contradiction dans la notice
du quatrième évangile qui ajoute à son récit du même
événement antidaté ^ : « Ses disciples se souvinrent alors
« qu'il était écrit : Le; zèle de ta maison me dévore "- ? »
C'est comme si l'évangéliste eût éprouvé le besoin de
justifier par l'emportement d'un zèle en soi digne d'éloge
1 Jean II, 13-17. li y ajoute même la mention d'un fouet qui
n'aurait pu être évidemment qu'un symbole.
2 Ps. LXIX, 10.
280 JÉSUS DE NAZARETH
un fait qui pouvait soulever contre son auteur des objec-
tions spécieuses. J'ajouterai que Jésus lui-même doit
avoir senti qu'il avait été jusqu'au bout extrême de ses
pouvoirs légitimes, si même il ne les avait pas dépassés.
Car il est difficile d'admettre que la présence des mar-
chands dans l'enceinte du Temple fût le seul abus qu'il
eût à blâmer dans l'organisation du culte juif ^ Le succès
de son initiative aurait dû l'encourager à poursuivre
d'autres réformes avec l'appui de ses fidèles Galiléens.
Il n'en fît rien et^ aussitôt après la purification du parvis
des Nations, il rentra dans sa méthode expectante et
pacifique. C'est aussi pourquoi nous pensons que le
désir de frapper l'attention du peuple de Jérusalem en
assumant le rôle d'un réformateur du Temple — cette
réforme devait être l'une des œuvres du Messie attendu
— entra pour beaucoup dans sa résolution. Le scandale
qu^ie âme religieuse et pure comme la sienne devait
éprouver à la vue d'une profanation éhontée, d'une
exploitation odieuse de la piété d'autrui, acheva de
légitimer à ses yeux ce qui, en d'autres circonstances,
aurait pu revêtir pour lui l'apparence d'une suggestion
du démon déguisé en zélateur de la maison de Dieu.
Il n'en fut guère autrement de cette réforme partielle
que de l'entrée symbolique à Jérusalem. Elle le fît con-
naître de la population qui ne put rester indifférente à
1 Par exemple, on ne voit pas comment les sacrifices d'animaux
et les idées qui s'y rattachaient pouvaient se concilier avec son
Évangile. Son esprit, nourri des prophètes, devait avoir remarqué
les célèbres passages où plusieurs de ses grands devanciers avaient
si fortement rabaissé les immolations d'animaux et la valeur supers-
titieuse qu'on leur attribuait. A.ussi, bien que venu à Jérusalem et
au Temple, il n'y célèbre aucun sacrifice. Il devait certainement
désapprouver les règles fiscales suivies pour enrichir le trésor du
Temple. Comp. Marc VII, 11-13.
JÉSUS A JÉRUSALEM 281
un acte aussi éclatant. Mais elle ne fut pas comprise
dans sa signification indirecte et le résultat le plus clair
fut qu'elle éveilla les craintes et la malveillance d'une
partie au moins du sanhédrin. Les esprits ne s'ouvrirent
pas même au soupçon que le Messie pouvait être venu
de Nazareth., et la ville en général rentra dans son in-
différence. Décidément le prophète de Galilée était pour
elle un inconnu et il ne pouvait être question de la pro-
clamation en masse et spontanée du Messie Jésus. Lui-
même se rendit-il compte qu'il avait trop présumé de sa
notoriété et qu'il lui fallait faire la conquête morale de
Jérusalem ou du moins s'y créer un parti comme celui
qu'en dépit des oppositions il avait réussi à constituer
en Galilée ? C'est ce qui expliquerait le mieux l'attitude
paisible et réservée qu'il adopta depuis le bruyant épi-
sode de la purification du Temple. Il se renferma comme
en Galilée dans le rôle d'un simple prêcheur de la vérité
religieuse en vue du Royaume de Dieu qui allait venir.
L'inactivité du sanhédrin lui donnait lieu de croire que
la liberté de parler lui serait laissée au moins pour un
temps. Nous verrons bientôt sur quoi reposait cette
confiance qui ne pouvait être entière, que des appré-
hensions trop fondées ébranlaient chaque jour un peu
plus. Mais il était sur la brèche^ il y restait sans bravade
comme sans crainte. Il se remit donc à enseigner comme
auparavant, non toutefois sans qu'à plus d'une reprise
ses paroles ne décelassent à ceux qui savaient les bien
comprendre que ses prétentions dépassaient celles d'un
simple prédicateur. Il nous faut donc parler aussi de son
enseignement à Jérusalem.
CHAPITRE II
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉRUS^àLEM
Les synoptiques, avecleur médiocre souci de la chro-
nologie, ont entassé, dans le très court séjour qu'avec
le Prôto-Marc ils assignent à Jésus dans Jérusalem, une
quantité d'enseignements dont plusieurs ressemblent
plutôt à des spécimens d'un genre plus étendu (par
exemple, ses. controverses avec les représentants des
divers partis), tandis que d'autres auraient pu se dérou-
ler tout aussi bien ailleurs que dans la capitale juive.
Mais il n'y a pas non plus de raison d'affirmer qu'ils ont
été proposés auparavant. Il est donc plus simple de les
réunir tous sous le titre donné à ce chapitre. Quelques-
uns, par leurs allusions transparentes à la position du
Messie méconnu et menacé, doivent certainement se
rapporter à cette dernière période de la vie publique de
Jésus. C'est dans l'enceinte à ciel ouvert du Temple qu'il
se tenait habituellement. La coutume juive accordait une
grande latitude dans les parvis se rapprochant du sanc-
tuaire à ceux qui usaient du droit d'enseigner, reconnu
tacitement à tous les enfants d'Israël.
Parmi les moins caractérisés de ces enseignements au
point de vue local, nous citerons la parabole des Deux
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉRUSALEM 283
Fils\ Elle met en scène deux fils que leur père avait
envoyés travailler dans sa vigne. L'un d'eux lui dit qu'il
irait, mais n'y alla pas. L'autre commença par refuser,
mais regretta sa désobéissance et s'y rendit. C'est ce
dernier qui devait trouver grâce aux yeux de leur père
commun. Le premier ressemblait à ces hypocrites, de
désignation facile, qui faisaient parade d'obéissance
scrupuleuse et se dérobaient à l'invitation divine de tra-
vailler à l'avènement du Royaume de Dieu, tandis que
ceux qu'ils méprisaient comme impurs, péagers ou
femmes de mauvaise vie, ramenés à de meilleurs senti-
ments par les prédications de Jean Baptiste et de Jésus,
les devançaient sur la route menant à ce Royaume. Cette
parabole aurait pu être énoncée en Galilée aussi bien
qu'à Jérusalem.
Il y a déjà un peu plus de couleur locale dans la para-
bole des Dix Vierges, les unes sages, les autres folles.
Car elle contient une allusion très claire à la torpeur que
Jésus reprochait aux habitants de Jérusalem qui s'en-
dormaient dans le train de leur vie habituelle et se
préoccupaient si peu de l'approche imminente du
Royaume de Dieu et de l'arrivée de celui que Dieu char-
geait de le constituer. Dix jeunes filles % ayant pris leurs
lampes, s'avancèrent à la rencontre du fiancé qui, selon
la coutume antique, venait chercher la fiancée à la maison
de ses parents. Comme le fiancé tardait à venir, elles
s'arrêtèrent en route et s'endormirent. Tout à coup, au
milieu de la nuit, une voix cria : Voici le fiancé ! Alors
1 Matth. XXI, 28-32. Elle faisait partie des Logia. Le premier évan-
géliste la relie peu naturellement à la discussion concernant le droit
que Jésus s'était arrogé de procéder sans autorisation à l'expulsion
des marchands.
2 Matth. XXV, 1-13. Cette parabole faisait aussi partie des Logia.
284 JÉSUS DE NAZARETH
elles se réveillèrent et voulurent rallumer leurs lampes.
Mais cinq d'entre elles seulement, en vierges avisées et
prévoyantes, avaient eu soin d'apporter de l'huile. Les
autres, plus étourdies, plus frivoles, avaient négligé
cette précaution. Donnez-nous de votre huile, dirent-
elles aux vierges sages, car nos lampes s'éteignent. —
C'est impossible, répondirent les sages, il n'y en aurait
pas assez pour vous et pour nous K Les imprévoyantes
se virent donc forcées de s'en procurer ailleurs. Mais
pendant qu'elles en allaient chercher, le fiancé arriva.
Celles qui étaient prêtes à le recevoir entrèrent avec lui
dans la salle des noces; les autres, venues trop tard,
furent laissées dehors malgré leurs instances pour en-
trer, vu qu'on ne les connaissait pas. — C'est ce qui
menaçait Jérusalem, surprise par l'arrivée du Messie en
plein sommeil moral, sans huile pour vivifier sa lampe
fumeuse.
Il est plus difficile d'assigner une date à la parabole
dite des Talents que Luc localise à Jéricho, tandis que
Matthieu lui donne Jérusalem pour lieu d'origine -.
C'est Matthieu qui doit être ici le plus exact, parce que
la parabole part de la supposition d'une absence que le
maître doit faire et qui sera assez prolongée. Or cette
perspective n'a dû se présenter à l'esprit de Jésus qu'à
Jérusalem et après des expériences qui l'amenèrent à
modifier ses premiers plans ^ L'idée centrale de la para-
1 C'est le passage, bien que les deux sujets n'aient pas grand rap-
port ensemble, qu'on a toujours opposé, non sans justesse, à la
théorie des œuvres dites surérogatoires.
2 Matth. XXV, 14-30 ; Luc XIX, 12-28.
^ Ceci s'éclaircira plus loin. Cette parabole faisait aussi partie des
Logia. Luc mêle à la trame du récit des détails qui semblent
empruntés au souvenir de ces princes hérodiens qui allaient à Rome
demander l'investiture impériale avant de s'asseoir définitivement
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉRUSALEM 285
bole, c'est que ceux qui sont appelés à travailler à l'avè-
nement du Royaume de Dieu doivent mettre en valeur
tout ce qu'ils ont reçu de leur Maître et ne pas se dérober
derrière l'excuse qu'ils ont reçu très peu pour justifier
leur nonchalance et leur oisiveté.
Un maître (un prince, selon Luc), partant pour un long
voyage, confie ses capitaux à ses serviteurs pour qu'ils
les fassent valoir en son absence. Il remet à l'un cinq
talents ', à un autre deux, à un autre un seul. Mais il
entend qu'aucun d'eux ne laisse son capital inactif et
néglige de lui faire rapporter en proportion de la somme
reçue. Quand il revient, autant il est bienveillant pour
ceux d'entre eux qui par leur industrie ont doublé la
somme reçue, autant il est sévère pour le paresseux qui
a enfoui son unique talent et qui le rend tel quel à son
maître avec une remarque ironique dont certains ennemis
du capital aujourd'hui pourraient faire leurs délices. Mais
son excuse n'est pas admise, son insolence est châtiée,
et il perd le peu qu'il avait en vertu de cette loi dont
nous avons déjà parlé comme dominant la vie morale :
ou l'on gagne, ou l'on perd, le stationnement sur place
est un recul et celui qui ne fait rien perd même ce qu'il
a. La prédication chrétienne peut très légitimement ap-
pliquer ce vigoureux enseignement à notre vie à tous ;
historiquement, c'est en vue du Royaume de Dieu qui
sur leur trône. Je doute que Jésus se fût volontiers comparé à l'un
de ces tyranneaux. On peut soupçonner dans le texte de Luc quelques-
unes de ces retouches familières à son évangéliste anonyme qui
remaniait si bien les Logia au gré de ses étroitesses et comme s'il eût
aimé à en aiguiser encore les pointes paradoxales.
^ Il est difficile de préciser la valeur exacte du talent en Judée à
cette époque. C'était une somme de convention, variant selon les
temps et les pays. Wiener, Bibl. Realw. art. Talent, l'évalue à envi-
ron 9.739 francs.
286 JÉSUS DE NAZARETH
devait venir bientôt et dans l'éventualité ou plutôt dans
la prévision d'un arrêt forcé de son activité personnelle
et directe, que la parabole a dû être énoncée par Jésus.
Il est fort possible que, par la suite et dans l'attente gé-
nérale de son retour du ciel en qualité de Messie triom-
phant, elle ait reçu de ceux qui l'ont reproduite, chez
Luc surtout S quelques traits de détail suggérés par
cette attente et qu'elle ne comportait pas originellement.
L'idée n'en est pas moins très claire et très juste.
Ce principe de la proportionnalité que" la justice éter-
nelle établit entre ce qui est dû à l'ordre moral par
l'homme richement doué et l'obhgation universelle qui
pèse même sur les moins favorisés est devenu un axiome
de nos consciences. Dans une autre circonstance, Jésus
l'appliqua d'une manière touchante, ému lui-même tout
le premier par la démonstration de piété humble et sin-
cère que dénotait l'acte minuscule en apparence dont il
fut témoin ^
Il y avait dans le parvis du Temple accessible aux
femmes et qu'elles ne devaient pas dépasser un réduit
destiné à recevoir les dons qui devaient être versés au
trésor pour être appliqués aux frais du culte et à d'autres
nécessités éventuelles. Treize conduits, affectant la forme
de trompettes, s'ouvraient à l'extérieur pour recevoir les
dons en numéraire, et tout pieux Israélite, visitant le
Temple, y laissait glisser ses offrandes ^ Jésus s'était
^ Cet évangéliste ou son auteur favori pousse l'effroi puritain de
tout ce qui ressemble à la richesse jusqu'à changer les talents de
Matthieu en mmes, c'est-à-dire en valeurs de convention qui ne
dépassaient pas une centaine de francs, si même elles atteignaient
ce chiffre, ce qui eût rendu des plus insignifiants le gain qu'on aurait
pu tirer de leur exploitation.
- Marc XII, 41-44 ; Luc XXi, 1-4.
3 Josèphe, Antiq. XIX, vi, 1 ; Bell. Jiid. V, v, 2 ; Comp. Schurer,
ouv. c. II, p. 215.
LliS ENSEIGNEMENTS DE .JÉIUJSALEM 287
arrêté devant ce bâtiment,, regardant le défilé des dona-
teurs et remarquant les dons considérables de quelques
Juifs riches. Survint une pauvre veuve qui jeta modeste-
ment une pièce de deux leptas , ce qui valait un peu
moins que cinq de nos centimes. « Elle a mis », dit-il,
« plus que les autres ; car ceux-ci ont donné de leur su-
ce perflu, mais elle a pris sur son nécessaire. » La « pite
de la veuve » est devenue proverbiale , et combien de
petits sacrifices de ce genre, inaperçus des hommes, mais
précieux au ciel , n'a-t-elle pas inspirés ! La remarque
de Jésus a fait de ces oboles une des puissances du
monde. Elle s'ajoute aux traits précédemment signalés
qui montrent combien il aimait ce qui dénotait sous les
formes les plus simples l'énergie du sentiment religieux
absolument désintéressé.
La situation devenait grave. L'orage se formait en
raison même de quelques succès lents. Car la parole de
Jésus fondait doucement la glace de Jérusalem. Elle atti-
rait des auditeurs qui se laissaient gagner par son charme
pénétrant ^ Il y eut naturellement parmi les adhérents
des vieux partis, dont aucun ne pouvait lui être favo-
rable, des polémistes cherchant à ruiner devant les visi-
teurs du Temple l'autorité de ce docteur étrange, qui se
tenait en dehors de leurs cadres et dont les principes
religieux sapaient tout aussi bien le légalisme bigot des
pharisiens que le conservatisme clérical des sadducéens
et que la scolastique des scribes. Nous les voyons tour
à tour essayer de prendre le Nazaréen en défaut. On lit
dans les synoptiques le récit de trois rencontres de ce
genre, qui ne furent pas évidemment les seules, mais
1 Marc XI, 18 ; Xll, 37.
288 JÉSUS DE NAZARETH
qui ont paru typiques au Prôto-Marc. C'est lui en effet qui
nous en a transmis la substance.
Les premiers attaquants, parce qu'ils étaient toujours
les plus attentifs à tous les mouvements religieux, furent
des pharisiens. Du moment que l'attention se portait sur
le prophète de Galilée, ils ne purent ignorer longtemps
qull prêchait le prochain avènement du Royaume de Dieu,
et qu'il avait une manière à lui, très distincte de la leur,
d'en comprendre la nature et les conditions. Ils apprirent
certainement que ses principaux adversaires en Galilée
avaient été les pharisiens de cette province et qu'il ne
leur avait ménagé ni les critiques doctrinales ni les vertes
censures. Le parti pharisien n'était pas tellement homo-
gène qu'il ne se mêlât pas aussi quelque curiosité dans
les sentiments de plusieurs de ses représentants hiéro-
solymites à l'égard de Jésus. Les trois évangélistes sont
toutefois d'accord pour voir un piège dans la question
qu'ils lui adressèrent sous forme mielleuse : « Est-il
« permis de payer le tribut à César ^? » D'après Marc et
Matthieu, des hérodiens, c'est-à-dire des partisans de la
famille qui régnait en Judée avant la déposition d'Ar-
chélaiis, se seraient joints à ces pharisiens pour lui poser
la captieuse question.
Elle suppose que les prétentions de Jésus à la dignité
messianique n'étaient plus absolument le secret d'un tout
petit nombre de ses fidèles, quand même on ne pouvait
pas encore Taccuser en face de la revendiquer. Il y avait
tout au moins des rumeurs en circulation. On voulait donc
le forcer à s'expliquer sur un point délicat et très discuté.
Le paiement d'un tribut à une puissance étrangère et
idolâtre pouvait être assimilé à un reniement de la sou-
1 Marc Xll, 13-17 ; Matth. XXil, 15-22 ; Luc XX, 20-26.
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉHUSALEM :289
veraineté exclusive du Dieu dlsraël sur son peuple. C'est
au nom de ce principe intransigeant de la théocratie
juive, d'après laquelle Dieu ou son lieutenant, grand-
prêtre ou Messie, peuvent exercer des droits régaliens
sur son peuple élu, que Judas le Galiléen avait jadis fo-
menté une insurrection qu^il avait fallu réprimer, non
sans peine. Mais la question n'était pas résolue pour cela.
On payait, puisqu'il était impossible de se soustraire à
cette nécessité, mais beaucoup se reprochaient cette
soumission comme une sorte d'apostasie. Il était bien
entendu, même de ceux qui ne la jugeaient pas aussi
sévèrement, que le Messie, quand il viendrait, abolirait
immédiatemejit cette sujétion. En attendant, le problème
était agité, résolu en sens divers. D'après tout ce que
nous savons d'eux, les pharisiens pour la plupart n'é-
taient pas aussi hostiles qu'on le croit souvent à la solu-
tion qui consistait à se soumettre en attendant le « Jour
de Dieu ». On se rappellera que la théorie de la soumis-
sion passive aux épreuves que Dieu jugeait bon d'infliger
à son peuple coupable faisait partie du programme pha-
risien K Mais un prétendant au titre de Messie qui sanc-
tionnerait le tribut exigé par César serait difficilement
le vrai Messie. Si, d'autre part, il opinait publiquement
pour qu'on le refusât, il s'exposait aux poursuites du
1 C'est pourquoi les purs pharisiens ne comprennent la révolte que
si le pouvoir étranger, comme jadis Antiochus Epiphane, prétend
les empêcher d'observer la Loi. L'indépendance politique ne leur
est pas indifférente, mais elle est à leurs yeux subordonnée à un
intérêt supérieur. Ils n'en sont que plus disposés à se plonger dans le
rêve messianique et ses compensations glorieuses. Ils y pensent
beaucoup et en parlent très souvent. Mais on comprend qu'à la
longue bon nombre de leurs adhérents se lassaient de cette attente
interminable et allaient grossir les rangs des zèlotes ou des impa-
tients qui voulaient sans plus tarder commencer la lutte armée contre
les usurpateurs et, pour ainsi dire, forcer la main à Dieu.
JÉSUS DE NAZAR. — II 19
290 JÉSUS DE NAZARETH
procurateur qui le traiterait en factieux. L'intérêt poli-
tique de la question explique en cette occasion la présence
de partisans des Hérodes à côté des pharisiens.
La réponse de Jésus était dictée d'avance, quant à
l'idée principale, par la tendance qu'il avait toujours im-
primée à sa doctrine du Royaume de Dieu. Nous savons
avec quel soin systématique il s'était toujours tenu loin
de tout ce qui eût ressemblé à une agitation révolution-
naire. L'incident de la Purification du Temple avait été
une exception à sa méthode pacifique, et peut-être se
l'avouait-il à lui-même, puisqu'il n'avait plus rien fait
dans la même direction pour lui donner les suites qu'un
tel précédent semblait entraîner. Mais enfin tout s'était
passé entre Juifs, au nom d'un intérêt purement juif,
et le régime politique imposé par l'empire romain n'avait
été en rien mêlé à l'événement. Il s'agissait maintenant
de tout autre chose. Les plus graves conséquences
pouvaient surgir d'un refus général de payer l'impôt
impérial. Nous ignorons complètement si la connais-
sance que Jésus avait du monde de son temps était
assez étendue pour qu'il comprît comme les sages du
monde la folie d'une insurrection contre la puissance
romaine. Dans tous les cas un esprit comme le sien de-
vait se décider en pareille matière à la lumière de ses
principes religieux bien plus que par des considérations
d'ordre politique et simplement humain. Le messianisme
tonitruant et belliqueux lui 4éplaisait, nous le savons de
reste. Il était habitué à lire la volonté de Dieu dans les
faits généraux et permanents plus encore que dans les
faits exceptionnels. Le pouvoir des Césars durait déjà
depuis trop longtemps^ il avait atteint des proportions
trop grandioses pour qu'un esprit religieux refusât d'ad-
mettre que, de quelque façon mystérieuse, il rentrait
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉRUSALEM 291
dans le plan divin. Il n'y avait dans la tradition juive
rien qui rendît inacceptable l'idée que le peuple juif
devait subir, au moins pour un temps déterminé, la domi-
nation d'un empire étranger. Les périodes perse, égyp-
tienne, syrienne, jusqu'à Antiochus Épiphane, n'étaient-
elles pas dans les souvenirs de tous? Le prophète Jérémie
n'avait-il pas, pour sauver ce qui restait de sa mal-
heureuse patrie, conseillé la soumission résignée au
conquérant chaldéen? L'essentiel était que le peuple juif
conservât en même temps son indépendance morale, son
caractère à part au milieu des nations, son individualité
religieuse. C'est dans cette supériorité religieuse sur-
tout qu'il devait chercher ses titres de gloire les plus
solides, ses meilleures espérances, la sauvegarde de sa
nationalité. C'est par là qu'il était destiné à être la «lu-
mière du nionde^ ». Il était donc certain que Jésus répon-
drait qu'il fallait payer le tribut à César sans se croire
apostat ipso facto, sans renoncer à ses espérances pa-
triotiques, en se soumettant pour le moment présent au
fait accompli. Mais il sut donner à sa réponse une tour-
nure des plus originales et il lança à cette occasion l'un
de ces aphorismes qui s'enfoncent dans les mémoires
et n'en sortent plus malgré le changement des situa-
tions, malgré les démentis que les intérêts, les ambitions
et les étroitesses leur infligent trop souvent.
Il y avait en Palestine des monnaies sans effigie,
comme celles des Asmonéens et des Hérodes. C'était
une concession aux préjugés juifs contre les images.
Mais les rapports avec les pays voisins et les maîtres du
jour avaient aussi amené l'introduction de beaucoup de
monnaies romaines frappées à l'effigie de l'empereur, et
1 MaUh. V, U.
292 JÉSUS DE NAZARETH
d'ailleurs le tribut devait être payé en numéraire de
cette sorte. C'est pourquoi Matthieu précise la nature de
la pièce que Jésus se fait apporter et dit que c'était la
« monnaie spéciale du tribut », celle qui attestait par
conséquent l'état de choses tel qu'il avait été constitué par
les événements. «De qui est cette image ?» demande-t-il
à ses interlocuteurs. — « De César ». — Donc vous qui
\a recevez, qui vous en servez, qui la passez à d'autres,
vous reconnaissez bon gré mal gré le fait de la domi-
nation impériale. Si Dieu ne voulait pas que l'empereur
fût votre souverain, le serait-il -un seul instant? Donc,
au point de vue religieux, qui est celui auquel vous
m'interrogez, « Rendez à César ce qui est de César ^
« et à Dieu ce qui est de Dieu ». En d'autres termes,
l'État politique est une chose, la religion en est une
autre. Aveugle qui les confond ! Cela ne veut pas dire
que sur le terrain politique lui-même l'homme doive une
obéissance servile à tous les caprices^ à toutes les insa-
nités d'un tyran. Mais les questions politiques doivent
être traitées et discutées politiquement ; ce n'est pas au
nom des principes absolus qu'il faut les trancher. Poli-
tiquement il arrive à chaque instant que la patience et
la soumission temporaire sont les moyens les plus sûrs
d'arriver au redressement des iniquités dont on croit
avoir à se plaindre , et c'était bien évidemment le cas
à Jérusalem au temps de Jésus. Mais le principe est
général. D'après un des enseignements les plus célèbres
i Non pas « ce qui appartient à César ». Tout appartenant à Dieu,
César lui-même, il n'y aurait pas de distinction à faire entre les deux
domaines. Mais, dans l'empire divin universel, il y a les choses que
Dieu lui-même renferme dans une catégorie à part, dans la caté-
gorie politique, celle de César, et les choses qu'il se réserve comme
aft'ectant les rapports de la conscience individuelle avec lui-même.
LES KNSEIGNEMENTS DK JÉRUSALEM 293
du Christ des évangiles, les deux domaines de l'État et
de la religion sont distincts. Ou, si l'on veut, la religion
pure et vraie est celle qui n'a point de solidarité avec le
pouvoir politique^ et la religion intérieure de Jésus ré-
pond admirablement à la définition. Cette parole, qui
établit en principe la distinction des deux sphères, dé-
passe de bien haut les circonstances et la situation qui
l'ont provoquée. Elle est d'une hardiesse et d'une moder-
nité merveilleuses. Ni l'antiquité ne l'a conçue , ni le
moyen-âge, ni les siècles qui l'ont suivi avant le nôtre,
ne l'ont comprise, et même aujourd'hui;, même en terre
chrétienne, il s'en faut qu'elle soit passée partout dans
les institutions et dans les faits. Il n'en est pas moins
vrai qu'elle tend à les pénétrer et qu'elle est une des
devises de l'avenir.
D'après les évangiles, les pharisiens ne surent que ré-
pliquer, et en réalité il leur eût été difficile de soutenir
la thèse opposée sans démentir leur ligne de conduite à
eux-mêmes. Quant aux hérodiens, dont nous ignorons
l'opinion sur ce point spécial, mais qui probablement fai-
saient valoir auprès du peuple qu'avant la déposition
d'Archélaiis il payait ses impôts, non à un souverain
étranger, mais à un prince du pays, ils n'insistèrent pas
davantage. Ce fut au tour des sadducéens d'entrer en
lice et de se mesurer avec le prophète que leurs rivaux
n'avaient pu réduire au silence.
Si Ton se rappelle l'esquisse que nous avons tracée du
sadducéisme et de ses principes distinctifs, on sera moins
étonné de l'historiette mi-plaisante, mi-sérieuse, que des
sadducéens jugèrent habile de racontera Jésus dans l'es-
poir qu'il ne saurait résoudre la difficulté qui en résultait.
Il est plus que probable que Tanecdote avait été forgée de
294 JÉSUS DE NAZARETH
toutes pièces, mais logiquement il suffisait qu'elle fût
possible K Dans la croyance populaire, élaborée parles
scribes et chaleureusement adoptée par les pharisiens,
Tavènement du Messie devait être signalé par la résur-
rection des corps, les deux choses étaient même indisso-
lublement rattachées l'une à l'autre. La résurrection des
corps confiés à la terre était la seule forme sous laquelle
les Juifs de Palestine concevaient la vie future. L'idée
platonicienne de l'immortalité de l'âme était complète-
ment en dehors de leur horizon. Si, par très rare excep-
tion, un héros de la tradition sacrée, tel que Enoch,
Moïse ou Élie, échappait à la loi commune de la mort, il
était enlevé au ciel en chair et en os. Les sadducéens,
sceptiques, tout au moins très froids au sujet de l'attente
messianique, rejetaient carrément la résurrection des
corps, et par conséquent l'idée d'une vie future cons-
ciente et active. En leur qualité de conservateurs de la
vieille foi d'Israël, ils en restaient à l'ancienne notion du
scheol, du grand abîme souterrain où dorment tous les
morts d'un sommeil égal et sans réveil. C'était un de
leurs principaux thèmes de controverse avec les phari-
siens. Les écoles de tendance prosaïque, réaliste, empi-
rique, sont toujours fertiles en combinaisons de faits,
inventées pour mettre dans l'embarras leurs adversaires
plus idéalistes et plus poètes. Il devait circuler parmi
les sadducéens plusieurs « bonnes histoires » destinées
à montrer que la doctrine de la résurrection des corps
n'avait pas le sens commun. Voici donc celle qu'ils vin-
rent débiter à Jésus, persuadés d'avance que le prédica-
teur du prochain Royaume de Dieu croyait fermement à
cette résurrection.
1 Marc XII, 18-27 ; Matth. XXll, 23-33 ; Luc XX, 27-38.
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉRUSALEM 295
On sait que dans l'ancien Israël la loi dite du Lévirat
faisait aubeau-frère d'une veuve Tobligation de ré[)Ouser
lorsque son mari était mort sans laisser d'enfants K Or,
dirent-ils à Jésus, un mari, l'aîné de sept frères, mourut
sans postérité. Sa femme devint donc celle du puîné. Ce
second mariage fut également stérile et brisé parla mort,
elle fut donc épousée par le troisième frère ; pour la
même raison, elle dut l'être successivement par tous,
de sorte que, morte la dernière, elle se trouva avoir
épousé les sept frères l'un après l'autre. « Duquel
« donc sera-t-elle la femme lors de la résurrection ,
« quand on ressuscitera ? Tous les sept l'ont eue pour
« femme ! »
Il est certain que l'historiette frappait d'un coup droit
la notion naïvement grossière de la résurrection telle
qu'on se la représentait ordinairement. Ceux qui avaient
adopté cette croyance, et, à l'exception de [la petite mi-
norité sadducéenne, c'était à peu près tout le monde juif,
ne réfléchissaient pas que la pleine reconstitution de l'or-
ganisme corporel impliquait la reproduction intégrale
de la vie actuelle, avec son fonctionnement physiolo-
gique, ses besoins, ses désirs, ses satisfactions ou ses
privations, en un mot sa pure et simple répétition ^. Il
faut savoir bon gré aux sadducéens d'avoir adressé à
Jésus leur question bizarre. Nous ne saurions pas sans
cela si le génie intuitif de Jésus l'avait conduit à se faire de
1 Deutér. XXV, 5.
2 Ce fut toujours un des grands embarras des partisans du dogme
de la résurrection des corps que d'expliquer à quoi pourraient servir
éternellement des membres, des organes, toute une constitution
physique sans rapport avec l'existence supérieure destinée aux res-
suscites. V. les curieux chapitres du traité de Tertullien De Resur-
rectione carnis.
296 JÉSUS DE NAZARETH
Texistence après la mort une idée moins matérialiste que
celle dont la doctrine vulgaire de la résurrection des
corps était l'expression. Quand, en d'autres occasions,
Jésus parie de la vie future, c'est d'une manière géné-
rale, sans contredire les croyances populaires, sans les
confirmer explicitement non plus. Nous voyons toutefois
dans sa réponse aux sadducéens que, sans en avoir
encore faitle sujet d'un enseignement direct, il avait net-
tement envisagé le problème. Pour lui la certitude de la
vie future avait une base religieuse. C'est dans le rapport
spécial unissant l'homme à Dieu qu'elle trouve sa démons-
tration, pour mieux dire qu'elle devient un fait évident
de conscience. Nous estimons qu'il a mis le doigt sur
la vraie solution du mystérieux problème. Du point de
vue exclusivement scientifique et intellectuel, s'il n'y a
pas d'argument péremptoire contre la survivance de
l'homme dans une économie différente de celle où nous
vivons et qui n'est qu'une facette de l'immensité réelle,
il n'y en a pas non plus qui élève cette précieuse affir-
mation à la hauteur de l'évidence. Même l'argument tiré
du conflit qui se pose sur le terrain moral entre l'instinct
de conservation et l'exigence du dévouement absolu au
devoir, fait de la vie future un postulat selon nous très
logique, en ce qu'il résout de la seule manière conce-
vable la contradiction posée par deux ordres de faits
également naturels, mais il n'en fait pas une certitude
Immédiate. Il en est autrement pour l'homme q.ui se sent
l'objet direct et personnel de l'amour éternel et tout
puissant, sollicitant sa confiance et son amour. Quand
on se sent aimé, on se confie avec assurance à qui nous
aime ; de même un tel homme ne peut admettre l'anéan-
tissement de sa personnalité que Dieu aime, que Dieu
attire, que Dieu veut. Par conséquent, si la destruction
LES ENSEIGNEMENTS DE .lÉIlUSALEM 297
par la mort de l'organisme terrestre est un fait irrévo-
cable et, pour raisons faciles à déduire, irréparable, cet
homme sans hésiter conclut à une transformation de son
être qui se réalisera dans un organisme nouveau en har-
monie avec ses nouvelles conditions d'existence. Mais
la possibilité de l'anéantissement n'entre plus dans son
esprit.
Ici encore nous analysons, nous raisonnons là où,
selon toute apparence, Jésus se prononça en écoutant
son propre instinct divinateur, guidé par l'extrême
acuité de son sens religieux. Ce sont là, dans tous les
cas, les idées que contient sa réponse aux sadducéens
sous une forme partiellement empruntée aux procédés
dialectiques de son temps, mais laissant clairement en-
trevoir sa pensée essentielle. « Vous connaissez mal les
« Écritures», répondit-il aux .sadducéens, « et vous mé-
« connaissez la puissance de Dieu. Dans la vie ressus-
« citée on ne se marie pas. On est devenu, comme les
« anges du ciel, fils de Dieu en vertu de cette résurrec-
<( tion qui est une procréation nouvelle ^ Quant à la ré-
« surrection des morts elle-même » (évidemment, d'après
ce qui précède, la vie future)^ « n'avez-vous pas lu
« dans le livre de Moïse, quand il était devant le Buis-
« son (révélateur) : «Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu
« d'Isaac et le Dieu de Jacob ^? Or Dieu n'est pas Dieu
« des morts, il est Dieu des vivants, car tous vivent
« dans leur rapport avec lui^ ».
La forme du raisonnement, nous le répétons, est du
^ Littéralement, d'après le texte de Luc, « on est fils de Dieu»
« étant fils de la résurrection ».
2 Exode m, 6.
^ Luc XX, 38 : iravxsç yàp aùxq!) ^waiv. Le datif ici exprime le but,
la direction, le rapport d'appartenance ou d'affinité spéciale.
298 JÉSUS DE NAZARETH
temps, et on pourrait en contester la rigueur au nom
d'une logique plus moderne. Ce qui demeure, c'est l'idée.
L'homme, dont TÈternel est le Dieu, possède dans son
rapport personnel avec la source inépuisable de la vie
universelle l'élément nutritif et indélébile de sa vie per-
sistante à lui-même. La mort corporelle ne peut être
qu'une crise de l'existence. Si les morts ne survivent pas,
Dieu n'est plus leur Dieu. Car on ne conçoit pas un Dieu
de rien, un Dieu du néant. En. un mot, du point de vue
d'un sentiment religieux très intense et très pur, cette
association des deux idées, appel continu de Dieu et vie
consciente après la mort, est plus qu'étroite, elle est
indissoluble.
Les sadducéens doivent avoir été stupéfaits à leur
tour de cette manière nouvelle de traiter une quesr
tion qu'ils croyaient résolue d'avance par la négation
pure et simple. Cette controverse, dont Jésus sortait
encore vainqueur, lui valut les sympathies de quelques
scribes dont un lui posa une autre de ces questions que
l'on discutait laborieusement dans les écoles rabbiniques,
celle qui concernait le commandement central et suprême
de la Loi, le principe religieux et moral auquel tout le
reste devait être subordonné. Jésus avait sa réponse
prête, et il n'est pas douteux que depuis les premiers
jours de sa prédication en Galilée ses réflexions per-
sonnelles l'avaient amené à condenser sous cette forme
la loi par excellence, de laquelle pourraient très facile-
ment dériver les conditions de la participation au
Royaume de Dieu qu'il annonçait : (c Tu aimeras le
«< Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme
<( et de toute ta pensée. C'est là le grand et premier
« commandement^ et le second lui est semblable : Tu
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉRUSALEM 299
« aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux
« commandements dépendent toute la Loi et les pro-
u phètes '. » Marc seul ajoute ce trait curieux : le Scribe
qui avait interrogé Jésus se montra touché de la réponse
et la pesa avec une attention sympathique. C'est comme
si elle eût conquis d^emblée son assentiment. Il aurait
même conclu, ce qui était certainement dans la pensée
de Jésus, que ce double amour de Dieu et du prochain
« valait plus que tous les holocaustes et tous les sacri-
« fices », et Jésus l'aurait congédié en lui disant : « Tu
« n'es pas loin du Royaume de Dieu. »
Si l'on se rappelle que la prétention initiale de Jésus
est d' « accomplir », de parachever^ en les sublimant par
leur réduction à leur idée-maîtresse, « la Loi et les pro-
« phètes », c'est-à-dire toute l'institution du judaïsme
traditionnel, on ne saurait attacher trop d'importance à
ce résumé formulé par lui-même de la religion essen-
tielle. La réflexion du scribe que la loi sacrificielle, c'est-
à-dire sacerdotale et rituelle, perd son importance et
par conséquent son caractère absolument obligatoire en
présence de la loi souveraine, rentrait complètement
dans l'esprit de tout l'enseignement de Jésus, et aussi
dans la pratique dont il donnait l'exemple, puisqu'il ne
sacrifiait pas. Avant lui, dans les écoles des scribes,
notamment dans celle de Hillel, on avait aussi cherché à
résumer la Loi en la ramenant à un principe central et
1 Matth. XXll, 34-40 ; Marc XU, 28-34 ; Luc X, 25-29. Luc reporte
cet échange d'idées entre le scribe et Jésus à une date anté-
rieure et lui donne une forme assez difîérente en mettant d'une
manière peu vraisemblable la réponse dans la bouche du scribe
interrogateur lui-même. C'est qu'il y voit l'introduction à la para-
bole du Bon Samaritain. — Les deux passages réunis ici, détachés
de l'ensemble de la Loi dite mosaïque, se trouvent Deutér. VI, 5,
et Lévit. XIX, 18.
300 JÉSUS DE NAZARETH
c'était bien, sinon avec la même précision^ du moins
dans la même direction, qu'on avait tâché de résoudre
la question. Mais il n'était pas entré dans l'esprit des
scribes les plus libéraux que l'observation du comman-
dement suprême pût avoir pour effet d'émanciper
l'homme religieux de l'observation scrupuleuse de toutes
les prescriptions de la Loi, quelque étrangères qu elles
pussent être à l'amour de Dieu et du prochain. Le scribe
de notre diégèse, s'il a parlé comme Marc l'afflrme, était
une rare exception.
Du reste l'originalité de la réponse de Jésus consiste
bien moins dans la juxtaposition des deux préceptes
qu'il déclare fondamentaux que dans l'égalité et même
l'identité qu'elle stipule entre l'amour de Dieu et l'amour
du prochain ou de l'homme. Il met en première ligne l'a-
mour de Dieu, et il a raison, en ce sens que pour aimer
l'homme qui est rarement aimable, il faut aimer la per-
fection idéale qui est en Dieu, dont le rayonnement est le
Verbe de Dieu se révélant à l'âme, et considérer l'homme
à la lumière de cet idéal dont malgré sa misère il porte en
lui le germe et la virtualité. L'homme, même dégradé,
doit être aimé, parce qu'il y a en lui l'empreinte indélé-
bile de Taffinité avec Dieu. C'est donc en réalité Dieu
qu'on aime en lui ; par conséquent l'amour de Dieu est
le premier et le plus grand commandement. Supprimez
l'idéal qui est la raison commune de l'homme et de Dieu,
et l'amour de l'homme n'a plus de raison d'être. L'athée
bienfaisant, généreux, dévoué, est un théiste qui s'ignore.
Il adore la lumière sans consentir à reconnaître le soleil.
Mais, d'autre part, il ne faut pas parler d'amour de Dieu
séparé de l'amour de l'homme. C'est une contradiction
semblable à celle du rêveur qui prétendrait adorer le
soleil et n'aimerait pas la lumière. Le mysticisme faux
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉRUSALEM 301
OU malsain se reconnaît à sa voluptueuse indifférence
pour l'activité, les aff'ections, les nécessités et les souf-
rances humaines. L'amour de Dieu sans l'amour de
l'homme n'est autre chose que l'adoration d'une idole
forgée par Tégoïsme et empanachée par l'imagination.
Voilà pourquoi les deux commandements suprêmes sont
de rang inégal et pourtant semblables.
Cet intermède qui ferait presque croire à une détente
momentanée entre Jésus et le parti pharisien de Jérusa-
lem n'était pourtant qu'une de ces courtes accalmies qui
parfois marquent le milieu d'une tempête et ne tardent
pas à être suivies d'un redoublement de la tourmente.
Dans l'interrogation du scribe et la réponse de Jésus la
question messianique n^était pas même effleurée. Malgré
quelques adhésions réjouissantes, mais clairsemées,
Jérusalem ne se laissait pas conquérir. Dans la capi-
tale juive, le pharisaïsme dominant la masse et Tin-
fluence sadducéenne du haut clergé, nonobstant leur an-
tagonisme théorique, s'étaient fondus pratiquement, nous
le répétons, dans un modus vivendi très peu logique,
mais commandé par l'impérieuse nécessité de vivre en
paix et opposant un mur impénétrable à la prédication du
Royaume de Dieu tel que l'entendait le prophète venu de
Galilée. On l'écoutait avec curiosité, quelques-uns même
avec plaisir, mais c'était ce que nous appellerions au-
jourd'hui un dilettantisme de gens habitués aux discus-
sions religieuses et les regardant se succéder sans qu'il
leur vînt un moment à l'esprit que leurs habitudes en
pussent être changées. Pour que l'espoir secret de Jésus
eût une chance sérieuse de réalisation, il aurait fallu un
grand mouvement d'enthousiasme comme celui qui l'avait
soutenu en Galilée, et les succès partiels qu'il pouvait
302 JÉSUS DE NAZARETH
remporter n'aboutissaient qu'à aigrir les ressentiments
des hauts fonctionnaires du Temple qui, depuis l'affaire
de la Purification, faisaient surveiller et même espion-
ner le docteur suspect. Ses idées^, à mesure qu'ils ap-
prenaient à les connaître, leur paraissaient subversives
de tout l'établissement juif. Cependant ils attendaient
encore avant de prendre une décision, cachant leur
jeu avec une prudence consommée de vieux prêtres
politiques, et la lutte ouvefte, depuis la retraite des
sadducéens, se continuait entre Jésus et les scribes et
les pharisiens, gardiens intraitables de la tradition.
Les croyances messianiques, à Jérusalem comme ail-
leurs^ bien qu'elles ne fussent pas systématisées par
une autorité souveraine, n'en formaient pas moins une
sorte de masse agglutinée, extrêmement résistante. C'est
sans faire d'allusion directe à sa propre personne que
Jésus s'en prit à l'un des blocs lapidaires de la croyance
généralement admise, point de doctrine qui se reliait
étroitement au messianisme beUiqueux et temporel dont
il ne voulait à aucun prix. Nous avons dit comment, en
s'appuyant sur quelques passages des prophètes déta-
chés de leur sens historique, et bien qu'on ne connût
plus depuis longtemps de descendants du roi David, on
s'était mis en tête que le futur Messie serait un arrière-
petit-fils du glorieux et populaire Isaïde. On comprend
tout de suite la relation qui existait entre cette idée et le
messianisme vulgaire. Le descendant de David était son
héritier légitime, le roi d'Israël de droit divin, et son pre-
mier soin serait de revendiquer le royaume de ses pères
au nom du Dieu tout puissant qui les en avait investis.
Malheur au pouvoir humain quel qu'il fût qui oserait
s'opposer à cette revendication que des légions d'anges
viendraient appuyer de leurs bras invincibles ! Battre en
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉRUSALEM 303
brèche la doctrine de la descendance davidique du Mes-
sie, c'était un premier pas dans la démolition de tout ce
messianisme fantastique dont le messianisme de Jésus
était l'antipode. C'est sans doute ce qui détermina Jésus
à poser celte question à laquelle à son tour il défiait ses
adversaires de répondre '■ :
« Pourquoi donc les scribes disent-ils que le Christ
« est fils de David ? David lui-même, en état d'inspira-
« tion, a dit : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-
« toi à ma droite jusqu'à ce que de tes ennemis j'aie fait
« ton marchepied -. Si David appelle le Christ son Sei-
(( gneur, comment peut-il être son fils ? » En effet, selon
l'idée antique, le fils ne peut pas être le Seigneur, le
maître, le supérieur de son père. Comme le psaume en
question faisait partie des citations produites par les
scribes pour donner de la consistance aux espérances
messianiques, il était de bonne guerre de surprendre sur
un pareil point l'enseignement rabbinique populaire en
flagrant délit d^incohérence et d'inconséquence. Pour
nouSj ce qui est plus important^ c'est la déclaration éma-
née de Jésus lui-même qu'il ne se considérait pas comme
descendant de David. Ce n'était pas à ses yeux 'une rai-
son pour qu'il renonçât à l'idée d'être un jour accepté
comme Messie. Aussi bien le Royaume qu'il voulait
fonder dans les âmes se passait entièrement de cette
filiation dynastique \
i Marc Xll, 35-37 ; Matth. XXII, 41-46; Luc XX, 41-44.
2 Ps. ex, 1. Ce psaume ne paraît pas remonter plus haut que la
période maccabéenne, au temps des triomphes éclatants de la dy-
nastie asmonéenne. Mais, ici comme partout, Jésus admet sans
objection la tradition de son temps sur les livres sacrés et par con-
séquent l'authenticité davidique de l'ensemble des Psaumes.
3 L'interprétation orthodoxe de ce fragment a toujours été une
merveille d'arbitraire. Elle revient ordinairement à ceci que Jésus
304 JESUS DE NAZARETH
Un autre jour, comme il sortait du Temple, un de ses
disciples lui en iît remarquer les pierres énormes et les
beaux bâtiments*. C'était, en effet, un superbe édifice
que le Temple reconstruit par Hérode le Grand. Il avait
son rôle désigné dans le drame messianique attendu.
C'est dans son enceinte que ^égerait le Messie pour
dicter de là ses lois à l'univers. Jésus aurait répondu:
Vois-tu ces immenses constructions ? 11 tfen restera pas
pierre sur pierre ! C'est probablement à cette occasion
qu'il aurait proféré sur le Temple une parole hardie, que
les synoptiques ne reproduisent pas, mais qui lui fut re-
prochée lors de son interrogatoire dirigé par Caïphe
et qui est confirmée, bien que très mal interprétée,
par le quatrième évangéliste 2. Elle a dû revenir à
ceci : Rien de ce qui est bâti de main d'homme n'est in-
destructible ; mais lors même que ce temple serait dé-
truit, en trois jours (c'est-à-dire en peu de temps) j'en
voulait par sa question amener les scribes à reconnaître que le
Messie devait être quelque chose de plus qu'un descendant de David, ce
que les scribes n'avaient aucune raison de contester, mais surtout
ce qui est tout à fait en dehors de la question. Le raisonnement de
Jésus aboutit à ceci que le Christ ne peut pas être fils de David, rien
de plus, rien de moins. — Ce qui prouve l'historicité de ce curieux
incident, c'est que, très peu d'années après la mort de Jésus, il
n'était déjà plus compris et que, dès le premier siècle, les chrétiens
s'évertuaient à dresser à leur Messie des généalogies davidiques.
Celles du premier et du troisième évangiles enfontfoi. M.Holtzmann,
dans son Commentaire, cite un bien singulier fragment talmudique
(Midrasch Bereschit Rabba SUT Gen. XY\1\, 1), aidant à bien com-
prendre le sens de l'argumentation de Jésus : Le Messie s'asseoira à
la droite de Dieu comme il est dit au Ps. CX, 1, et le patriarche
Abraham à la gauche, et alors, tout honteux, le patriarche s'écriera :
Seigneur, le fils de mon fils David siège à ta droite, et moi seule-
ment à ta gauche !
' Marc XIU, 1-2 ; Matth. XXIV, 1-2 ; Luc XXI, 5-6.
« Jean II, 19.
LES ENSEIGNEMENTS DE JÉRUSALEM 305
aurai rebâti un autre. Cette parole dut frapper et effrayer
à la fois ses auditeurs. Elle émettait une supposition
dont la seule pensée les faisait frémir. Jésus voulait évi-
demment parler du grand sanctuaire invisible où il espé-
rait faire entrer avec lui l'humanité. La malveillance
s'empara de cette sublime déclaration, la déforma et
en fit une menace dirigée contre l'existence même du
Temple. Jésus a pu certainement comprendre cet édifice
dans les appréhensions que lui inspirait l'état religieux
de son pays. Mais il est douteux ou plutôt bien impro-
bable qu'il ait prédit en termes si clairs trente-six ans à
l'avance un événement que personne, pas même les chré-
tiens \ ne croyait possible à la veille de sa réalisation et
qui trompa Tattente même du chef qui commandait l'armée
romaine sous les murs de Jérusalem.
Mais ici s'ouvre pour nous un nouveau chapitre où il
faut nous occuper de ce qui fut aux premiers siècles de
l'Église le thème favori des fidèles et de leurs docteurs.
Quand viendrait enfin le Royaume de Dieu? Ou plus pré-
cisément, quand le Messie crucifié et ressuscité revien-
drait-il dans sa gloire pour établir sa domination sur la
terre entière et faire régner les siens. avec lui? A quels
signes pourrait-on reconnaître que la fin du monde actuel
était à la veille de s^opérer? Le seigneur Jésus n'avait-il
donc rien dit de ces signes précurseurs ni de la date
où la grande révolution s'accomplirait ? Les évangiles,
surtout les trois premiers, — car le quatrième est rela-
tivement très sobre sur ce point — contiennent de nom-
breuses prédictions de Jésus relatives aux choses des
derniers temps, et nous devons les examiner aussi.
1 Comp. Apoc. XI, 1-2.
JÉSUS DE NAZAR. — Il 20
CHAPITRE m
LES CHOSES FINALES
Depuis qu'on est habitué dans la critique indépen-
dante à lire les évangiles sans se laisser éblouir par le
préjugé de leur inspiration surnaturelle, on a quelque
peine à comprendre que, pendant tant de siècles, les
interprètes les plus perspicaces ne se soient pas même
aperçus de ce qui ressort si clairement des textes du
Nouveau Testament relatifs à l'eschatologie, c'est-à-dire
aux « choses Anales » . Les prédictions de Jésus rap-
portées par les évangiles concernant la fin prochaine du
monde tel qu'il était constitué de son temps, l'annonce
de son propre retour non moins prochain, le jugement
messianique devant suivre cette apparition glorieuse du
Christ naguère crucifié et revenant victorieux sur les
nuées du ciel, ces prédictions ne se sont pas réalisées.
L'humanité, depuis dix-huit siècles, a poursuivi son
évolution historique, souvent troublée par de violentes
secousses, mais toujours dans les mêmes conditions
essentielles. Le monde n'a pas changé de constitution
physique. Les nuées n'ont pas cessé de se succéder dans
leur défilé intermittent, soumis au seul commandement
du vent qui souffle. Aucune d'elles n'a servi de véhicule
LRS CIIOSKS FINALES 307
au Fils de l'homme redescendant du ciel pour tenir les
grandes assises de la justice divine. En vain les premières
générations chrétiennes, aiguillonnées par une attente
fébrile, ont cru discerner à plusieurs reprises les signes
annonciateurs de cette clôture de l'histoire. En vain celles
qui sont venues après elles ont fait crédit en quelque
sorte à la Sagesse insondable de groupes d'années et
même de siècles entiers. Rien n'a donné la moindre
consistance aux rêves de l'Église primitive, et à la fin
on n'y a plus pensée si ce n'est, de temps à autre^, au
sein de partis et de sectes excentriques. Tout en conser-
vant dans ses symboles, comme une relique de ses
anciennes croyances, l'article du retour du Christ au
dernier jour pour juger les vivants et les morts, mais
sans parler désormais de sa proximité \ l'Église ortho-
doxe, en occident comme en orient, s'est perpétuée et
conduite comme si le grand cataclysme était indéfini-
ment ajourné, et cette prévision n'exerce depuis long-
temps aucune influence ni sur la vie de ses fidèles, ni
sur les entreprises à longue échéance de ses directeurs.
Pourtant les textes canoniques, toujours lus, toujours
vénérés, en parlent toujours comme de quelque chose
de certain et d'imminent. Plusieurs même s'expriment
comme si la génération ou tout au plus le siècle té-
moin de la vie de Jésus ne devaient pas s'achever sans
que ce coup d'état céleste eût imposé au monde pervers
les arrêts de l'éternelle justice et fondé l'empire inébran-
lable des élus ou plutôt de leur roi céleste revenu
sur la terre. Ce fut l'espérance commune de toutes
les fractions de la première chrétienté. Il n'est pas un
^ V. le Symbole dit des Apôtres, ceux de Nicée (325), de Cons-
tantinople (381) et celui dit d'Athanase (viii'^ siècle) ad fin.
308 JÉSUS DE NAZARETH
livre du Nouveau Testament qui, de quelque manière,
directe ou indirecte, ne rende témoignage à l'universa-
lité de cette croyance. Les documents reproduits par les
évangiles canoniques, ces évangiles eux-mêmes^ les
épîtres de Paul et même les écrits johanniques la confir-
ment. La question se pose donc de savoir si cette illusion
a été partagée par Jésus lui-même. A-t-il réellement
enseigné que sa défaite momentanée , achevée par sa
mort ignominieuse, serait suivie peu de temps après par
sa réapparition à l'état de Messie tout-puissant, victorieux
de toute résistance et souverain juge de l'humanité? La
question revient même plus précise encore sous cette
forme : Après avoir, par l'humilité de sa vie et la tragédie
navrante de sa Passion, infligé le plus éclatant démenti
au messianisme vulgaire^ Jésus en aurait-il reporté la
réalisation à une époque ultérieure, sans en fixer la date
exacte, mais en affirmant qu'elle ne se ferait pas long-
temps attendre ? C'est ce qu'il s'agit d'examiner.
Commençons par résumer le témoignage des évangiles.
En dehors de quelques passages isolés qu'il faut en-
visager aussi , l'enseignement des synoptiques sur les
choses finales se trouve développé dans la petite apoca-
lypse 1 qui, dans les évangiles de Matthieu et de Marc,
termine les enseignements de Jésus à Jérusalem, qui les
clôt aussi dans celui de Luc, mais dont chez ce dernier
plusieurs fragments sont disséminés dans le récit anté-
rieur 'K Cela tient à ce que les Logia ont aussi contribué
^ V. pour l'idée qu'il faut se faire des apocalypses, au chap. XIII
de la 1" partie, vol. I, pp. 183-197. Ce sont les écrits qui, sous
forme de révélations mystérieuses, déroulent d'après un plan qui
embrasse l'histoire du passé la série des événements qui précéde-
ront et accompagneront l'établissement du royaume de Dieu^
2 Matth. XXIV, 3-51 ; Marc XIII, 3-37 ; Luc XXI, 7-36, plus XII,
36-48 ; XVII, 22-23, 26-37.
LES CHOSES FINALES 309
à la composition de cette apocalypse synoptique et que
Luc en a réparti quelques-uns en d'autres endroits de
son histoire. On remarquera aussi les retouches que Luc
a fait subir au texte commun pour atténuer le plus pos-
sible les contradictions qu'il présente avec l'histoire
connue au moment où il écrivait.
Jésus, assis sur le mont des Oliviers, est interrogé
par ses apôtres sur le moment de la catastrophe qu'il
leur a prédite en parlant de la destruction du Temple
dont les bâtiments s'élèvent en face, de l'autre côté du
val profond du Gédron. Ils lui demandent aussi quel sera
le signe annonciateur de son avènement et de la fin du
monde ^
Il commence par les mettre en garde contre les faux
Messies qui chercheront à capter leur confiance. Ils en-
tendront parler de guerres et de bruits de guerres. Ce ne
sera pas encore la fin. Car il y aura des conflits entre les
peuples et entre les empires, et des tremblements de
terre, et des famines, et des troubles. Ce n'est que le
commencement des douleurs. Des persécutions achar-
nées seront dirigées contre les siens. Dans une même
famille des frères livreront leurs frères^ des pères leurs
enfants. Ses disciples seront même Tobjet de la haine
universelle. Qu'ils ne s'inquiètent pas de ce qu'ils pour-
ront dire devant leurs persécuteurs. Le Saint Esprit leur
inspirera des réponses victorieuses ^ (Logia : Beaucoup
chuteront et trahiront, beaucoup seront induits en erreur
par de faux prophètes, beaucoup se refroidiront devant
cette recrudescence de l'iniquité, Matt. XXIV, 10-13.)
1 Matth. XXIII, 3 ; Marc XIII, 4 ; Luc XXI, 7.
2 Ce trait manque dans Matthieu qui l'avait déjà reproduit X,
19-20.
310 JÉSUS DE NAZARETH
Mais l'Évangile du Royaume devra être prêché dans
toutes les nations, et alors viendra la jfin. Le grand signe
précurseur sera fourni par l'introduction du pSé^^uyjjLa t^;
£p-/]fjitôa£wç, de « l'ordure de la dévastation » dont il est
parlé au livre de Daniel (XI, 31 ; XII, 11), dans le « lieu
saint » (Matthieu), « là où il ne faut pas qu'elle soit »
(Marc) *. Qu'alors ceux qui seront en Judée s'enfuient
aux montagnes, que tous s'éloignent le plus vite qu'ils
pourront. Puisse leur fuite ne pas s'effectuer en hiver ^ !
1 C'était évidemment dans l'esprit des deux rédacteurs le point
culminant des signes précurseurs de la fin. Le malheur est qu'il est
difficile de préciser ce qu'il faut entendre par là. Il est d'abord évi-
dent que l'on regardait la profanation, dont il est parlé dans Daniel
à l'état de chose présente, comme devant encore s'accomplir, à moins
qu'on ne voulût désigner par la même expression une seconde pro-
fanation du même genre que celle qu'Antiochus Épiphane avait fait
subir au Temple juif. D'après Josèphe [Bell. Jud. II, x), Caligula avait
enjoint à Pétronius, gouverneur de Syrie, d'installer ses statues dans
le Temple pour qu'on les y adorât ; ce qui avait rempli d'horreur le
peuple juif, au point que Pétronius perplexe avait cru devoir ajourner
l'exécution de l'ordre impérial. Cela aurait pu lui coûter cher. Il fut
tiré de souci par la mort de Caligula assassiné l'an 41. C'est beau-
coup trop tôt en vue de ce qui va suivre. Au surplus le dessein de
Caligula ne fut pas exécuté. On pouvait croire pourtant, surtout sous
Néron, à l'imminence de la même calamité ; ou bien, après la des-
truction du Temple sous Vespasien en 70, au projet qui ne fut réalisé
que sous Adrien en 132 d'élever un temple payen sur le même
emplacement. Luc qui ne voit pas que rien de semblable ait eu lieu
interprète très librement « l'ordure de la dévastation « en l'appli-
quant aux ravages de l'armée romaine lors du blocus de Jérusalem
en 69-70 (Luc XXI, 20).
2 Marc XIII, 18. Matthieu ajoute (XXIV, 20) ni un jour de sabbat,
parce qu'un Juif scrupuleux s'interdisait ce jour-là de marcher au-
delà d'une limite assez restreinte. Ce scrupule est bien étrange dans
la bouche de Jésus. — Quant à l'hiver dont il est question dans les
deux évangiles, sa mention s'explique parce que dans cette saison
les chemins défoncés et les cours d'eau gonflés s'opposent à une
fuite précipitée. Cela doit être mis en rapport avec des circonstances
LES CHOSES FINALES 311
La calamité qui sévira en ces jours-là n'a pas eu et
n'aura pas de pareille. Elle amènerait môme la fin de
toute vie, si Dieu n'en devait abréger la durée normale
pour que ses élus n'en soient pas frappés comme les
autres hommes *. Qu'on le remarque bien, ceci est une
précaution du narrateur. La calamité, quand il écrivait,
ne sévissait plus ; l'avènement du Messie triomphant se
faisait pourtant toujours attendre. Mais idéalement elle-
était censée durer encore. — Luc, encore plus prudent,
fait entrevoir que la fin sera plus tardive qu'on ne le
pensait : « Jérusalem sera foulée par les Gentils (les na-
« tions payennes) jusqu'à ce que les temps des Gentils
« soient accomplis ^ » C'est bien vague et susceptible
d'un prolongement indéfini.
Alors paraîtront encore de faux prophètes et de faux
Christs, qui feront des prodiges et des miracles tels que
les élus eux-mêmes seraient séduits, si cela était pos-
sible. Mais n'allez pas chercher ces imposteurs aux
endroits solitaires ou cachés (déserls ou sépulcres) où
ils voudraient vous attirer. L'apparition du Fils de
l'homme sera visible partout, comme celle de l'éclair
qui se fait voir de tous d'orient en occident. Les aigles
ne savent-ils pas voler du bout de l'horizon vers la proie
que leurs yeux perçants ont aperçue de très loin? « Là
où est le cadavre, les aigles se rassemblent ^ »
qui signalèrent l'exode des chrétiens de Jérusalem à l'approche de
l'armée romaine. Eusèbe en parle {H. Eccl. III, v, 3).
1 Comme il faut que les élus régnent sur un monde renouvelé
il faut aussi qu'ils soient épargnés par la catastrophe. Donc celle-ci
doit être limitée dans sa durée.
2 Luc XXI, 24.
^ Ceci a dû être une expression proverbiale usitée à propos des
choses qui n'ont besoin ni d'enseigne ni de réclame. L'avertissement
concernant les pseudo-Christs et les pseudo-prophètes doit viser les
312 JÉSUS DE NAZARETH
Cependant l'accalmie prévue par les deux premiers
synoptiques ne pouvait être longue. Eùestoç, « immédia-
« tement après » cette calamité, dit Matthieu (Marc dit
« en ces jours-là ^ »), arriveront les perturbations du
monde physique annoncées par les anciens prophètes
dans leur langage imagé, pris ici tout à fait à la lettre,
le soleil qui s'obscurcit, la lune qui s'éteint, les étoiles
qui tombent, les puissances du ciel qui sont ébranlées
(Luc ajoute, XXI, 25-26 : Les angoisses des peuples au
son des mugissements de la mer). C'est alors qu'on
verra paraître le Fils de l'homme sur les nuées, revêtu
de puissance et de gloire. Et il enverra ses anges ras-
sembler ses élus des quatre coins du ciel.
Tels sont les signes annonciateurs demandés. Quand
on voit s'amollir les branches du figuier et ses feuilles
pousser, on en conclut que l'été est proche, je vous dis
EN VÉRITÉ QUE CETTE GÉNÉRATION NE PASSERA PAS AVANT
QUE TOUT GELA NE SOIT ARRIVÉ. Cette assertiou est for-
melle chez les trois synoptiques (Luc XXI, 32 ; Marc XIII,
30;Matth. XXIV, 34).
On dira que si ces paroles impliquent, sans le trop
préciser, un terminus ad quem qui ne peut être dépassé
indéfiniment, elles ne répondent pas exactement à la
question posée par les interlocuteurs de Jésus : Quand
ces choses arriveront-elles? — Avantque la génération
actuelle ait disparu, voilà tout ce qu'on en peut dire ;
« quant au jour et à l'heure, nul ne les connaît, pas
« même les anges du ciel, mais le Père seul 2».
entreprises de certains fous ou de charlatans qui se donnaient pour
Messies ou prophètes de la délivrance. Comp. Act. V, 36 ; VllI, 9-10 ;
XXI, 38.
1 Matth. XXIV, 29 ; Marc XIII, 24.
^ Matth. XXIV, 36. Marc XIII, 32 ajoute pas même le Fils, à l'éton-
LES CnOSES FINALES 313
Par conséquent il faut être vigilant, ne pas s'endormir
dans la licence ou les soucis du monde, avoir toujours
présent à l'esprit que le « jour du Seigneur vient comme
(( un larron dans la nuit » et que les serviteurs du maître
absent, qui en partant leur a distribué leurs tâches res-
pectives, doivent être éveillés à l'heure où il rentrera.
Car ce sera comme aux jours de Noé. On mangeait,
on buvait, on se mariait, sans se douter de l'imminence
du déluge, ou comme aux jours de Sodome où nul ne
prévoyait l'engloutissement subit de la ville coupable.
Il en sera de même à l'avènement du Fils de l'homme.
— Ce dernier trait manque dans Marc et se trouve re-
produit dans un autre encadrement Luc XVII, 26-30.
Il doit donc venir des Logia, de même que la prédiction
obscure des deux hommes dans le même champ ou dans
le même lit dont l'un sera pris et l'autre laissé, des deux
femmes tournant la même meule dont l'une sera prise et
l'autre laissée ^. Cela doit vouloir dire que le salut et le
rejet ne dépendront ni du lieu, ni de l'identité de l'œuvre
à laquelle on se livre, mais de conditions intérieures et
nement et parfois au scandale des copistes orthodoxes dont quelques-
uns ont supprimé cette addition. Il est certain qu'elle est parfaite-
ment arienne. C'est précisément pour cela que je doute fort de son
authenticité, bien que l'idée qu'elle exprime soit tout à fait dans
l'esprit de la déclaration oil elle est insérée. Marc ne connaît pas
plus « le Fils » tout court, au sens métaphysique arien, qu'au sens
orthodoxe. Il est presque plaisant de voir l'embarras où ce texte
plonge Bossuet qui ne l'envisage qu'« en tremblant ». C'est après
d'infinies précautions oratoires qu'il le paraphrase de la sorte : « Je
« vous ai prédit tout ce qu'il fallait que vous sussiez. Si je dis, pour
« vous renfermer dans ces bornes, que je ne sais pas le reste, j'ai
« mes raisons de parler ainsi selon la charge qui m'est imposée,
« selon le personnage que je fais [Méditât, sur rÈvang., 79"^" journée).
Par conséquent, selon i'évêque de Meaux, quand Jésus a dit qu'il
ignorait, il a menti, puisqu'il savait, et il « faisait un personnage ».
1 Luc XVU, 34-36 ; Matth. XXIV, 40-41.
314 JÉSUS DE NAZARETH
invisibles. La comparaison avec le voleur venant inopi-
nément dans la nuit est reprise ou plutôt se présente
dans ce fragment distinct sous une forme un peu diffé-
rente, et le tout se termine par l'opposition des deux
intendants, l'un fidèle et dirigeant consciencieusement
la maison pendant l'absence du maître ; l'autre, sous
prétexte que le maître tarde à venir, maltraitant les ser-
viteurs et les servantes et surpris en pleine débauche
par son retour imprévu. Le premier sera richement ré-
compensé-, le second rudement châtié K
Tel est l'exposé que Jésus aurait fait à ses disciples de
ce qui arriverait après sa disparition. Il faut se rendre à
cette évidence que tout cet enseignement suppose la
proximité de ces événements qui devront se réaliser
avant l'extinction de la génération dont Jésus a fait partie
lui-même. On peut sans doute avec quelque complaisance
prolonger la durée de cette génération jusqu'à la fin du
siècle. Il n'en ressort pas moins que ces prédictions ont
été erronées. Les évangélistes et, avant eux, les auteurs
des documents qu'ils ont reproduits vivaient évidemment,
au moment où ils écrivaient, dans la persuasion qu'on
était à la veille de ce qu'on appelait la parousie (appa-
rition) ou l'avènement du Christ triomphant. Il y a du reste
1 Matth. XXIV, 37-51 ; Luc XVll, 26-27, 34-36 ; Xll, 39-46. — Les
fragments tirés des Logia et intercalés dans l'apocalypse du Prôto-
Marc seraient donc: 1° Matth. XXIV, 11-12, faux prophètes et recru-
descence de l'àvojjLÎa ; 2° 26-28, les faux Messies qu'il ne faut pas
aller trouver; enfin 3° le dernier fragment résumé, 37-51. La para-
bole des Dix Vierges, celle des Talents et la belle description du
Jugement suprême Matth. XXV, 31-46, terminaient donc dans le
recueil primitif cette partie finale des Logia, bien moins apocalyp-
tique de tournure que les descriptions de la fin des choses communes
aux trois synoptiques, bien qu'elle repose sur une même manière
de considérer l'avenir prochain.
LES CUOSES FINALES 315
dans les récits évangéliques antérieurs aux chapitres que
nous venons d'analyser quelques confirmations isolées
du mênne point de vue ; par exemple, Matth. X, 23, les
apôtres n'auront pas achevé d'évangéliser toutes les
villes d'Israël avant que le Fils de l'homme ne soit venu ;
XVI, 28 et parall., il en est parmi ceux à qui Jésus
s'adresse qui ne mourront pas avant d'avoir vu le Fils de
l'homme venir en son royaume *.
Malgré ces évidences les anciens exégètes n'ont jamais
voulu reconnaître que si Jésus a tenu le langage que les
évangiles lui prêtent, il s'est gravement trompé dans ses
perspectives. Ils ont refusé de voir que^, même dans le
récit qui tient le plus compte de la réalité historique, celui
de Luc, la prise et le sac de Jérusalem ne peuvent être
séparés très longtemps du retour du Christ. Ils ont re-
levé les incontestables allusions que font quelques-
uns des traits de la prédiction à quelques événements
du premier siècle, mais en quoi cela atténue-t-il l'er-
reur de la proximité du retour du Christ ? Ils ont
recouru aux applications mystiques en disant que ce re-
tour est permanent dans l'âme de ses fidèles, comme
si cette idée avait quelque chose de commun avec le
retour unique, visible, à jour fixe, qui nous est pro-
posé. Ils ont voulu que cette venue inopinée du Fils de
l'homme ne fût autre chose que la mort qui vient si sou-
vent nous frapper à l'improviste, comme s'il était ques-
tion de la mort dans cette description de la réapparition
* On serait tenté d'ajouter la réponse de Jésus à Caïphe, Matth.
XXVI, 64. Je pense que ce serait à tort, précisément parce qu'il est
question de quelque chose de tout à fait immédiat et que les autres
passages stipulent une période d'attente relativement prolongée,
bien que limitée à la durée de la génération contemporaine.
Nous retrouverons cette réponse à Caïphe dans l'histoire de la Pas-
sion.
316 JÉSUS DE NAZARETH
du Christ dont tous les vivants seront les témoins. Ad-
mettons que les prédicateurs puissent donner dans leurs
exhortations ce tour édifiant à l'apocalypse des synop-
tiques, mais ne prétendons pas qu'ils en reproduisent ainsi
le sens réel.
S'il n'y avait pas des considérations qui nous sem-
blent péremptoires contre l'authenticité de ces ensei-
gnements en tant que personnels à Jésus, il faudrait
passer condamnation. Jésus aurait donc reporté dans un
avenir imaginaire ce messianisme théâtral et violent
qu'il avait si nettement répudié pendant sa vie terrestre.
Il en aurait seulement ajourné l'échéance et, dans un
rêve enivrant de grandeur, il se serait contemplé d'a-
vance sous les traits de l'empereur céleste venant inau-
gurer sa domination sur tous les royaumes de la terre et
toute leur gloire. Sans doute ce ne serait pas une raison
pour refuser ses sympathies à l'idéal de la religion
éternelle proclamée par lui indépendamment de toute
prévision de ce genre. Cet idéal qu'il a fait resplendir
aux yeux de l'esprit avec son inexprimable beauté se-
rait toujours le même. La preuve en est dans cette cri-
tique inconsciente de la chrétienté qui n'a ni senti ni
voulu voir cette contradiction patente et l'a mise tacite-
ment hors de son horizon. Mais il en résulterait malgré tout
une diminution regrettable de celui qui, en proclamant ses
principes de religion intérieure et purement morale, leur a
communiqué la chaleur de sa propre vie. Après avoir com-
mencé par annoncer la religion essentielle, tirée de la con-
science même de l'humanité religieuse ; après avoir affirmé
qu'en vertu de sa vitalité indestructible cette religion,
ce royaume invisible des âmes cherchant Dieu et le trou-
vant au fond d'elles-mêmes comme au plus haut des
cieux, était destinée à triompher de tout, il aurait fini
LES CHOSES FINALES 317
par donner dans la chimère. Si ce n'est pas impossible,
il faut avouer que c'est bien étrange. La fière et légitime
déclaration encadrée dans les prédictions apocalypti-
ques : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles
« ne passeront pas^ », jure avec ces visions d'un ave-
nir fantastique présenté comme très prochain et qui
n'ont été que des illusions dispersées au vent de la réa-
lité. Mieux vaut que des paroles passent, quand elles ne
sont que l'expression d'une grande erreur. Il en est heu-
reusement assez d'autres de lui qui justifient sa noble
confiance dans l'avenir.
Il faut bien se rendre compte en effet du démenti que
Jésus se serait infligea lui-même, etcela du jourau len-
demain. Car son ministère comme prophète du Royaume
de Dieu n'a pas dépassé trois ans révolus. Il avait, dès le
début, repoussé le messianisme, genre coup d'état, des
scribes et du peuple. Il se distinguait même de Jean
Baptiste parce que sa manière de concevoir la nature du
Royaume différait de la sienne précisément sur ce point.
Il avait écarté comme une tentation satanique l'idée d'as-
sumer le rôle du Messie belliqueux , dominateur du
monde, triomphant à force ouverte. Il avait compris dès
l'abord le Royaume de Dieu comme quelque chose d'in-
térieur, d'invisible, germant dans l'âme individuelle, com-
mençant imperceptiblement, croissant comme une plante,
se propageant d'une âme à l'autre comme un levain ré-
générateur, ne venant point d'une manière ostensible %
mais comme une force latente qui transformerait le
monde, du dedans, et non du dehors. C'est parce que le
Royaume de Dieu ne pouvait être que cela pour être vrai-
ment le Royaume de Dieu qu'après des hésitations pro-
' Matth. XXIV, 35 ; Marc XIII, 31 ; Luc XXI, 33.
2 Luc XVII, 20.
318 JÉSUS DE NAZARETH
longées il avait accepté le titre de Christ ou Messie. C'est
parce qu'il avait compris que, si telle était la vraie nature
de ce Royaume, il ne pouvait y avoir d'autre Messie que
celui qui, possédant en lui-même ce qui le constituait,
avait pour mission de le communiquer aux autres. Le Fils
de l'homme, porteur de la religion humaine^ définitive,
universelle^ était par cela même le vrai Messie. — Et
maintenant, tout de suite après, il aurait sanctionné ce
qu'il avait rejeté en s'adjugeant à lui-même ce rôle du
Messie juif qui descend du ciel sur le trône du monde, à
la lueur des éclairs, au fracas du tonnerre, aux acclama-
tions des siens, à l'épouvante de tous les autres, pour
exercer cette domination qu'il avait jusqu'alors si splen-
didement dédaignée! Est-il possible de concevoir une
plus flagrante contradiction?
Pourtant, dira-t-on, les textes sont là, clairs et précis.
C'est vrai, mais ils font illusion. A notre avis la difficulté
tient tout entière, d'abord à l'erreur qui consiste à trai-
ter les paroles de Jésus comme si elles avaient été sté-
nographiées séance tenante ; en second lieu, à ce que
l'on oublie toujours la véritable relation de Jésus avec
la tradition sacrée de son pays telle qu'elle était con-
stituée de son temps. Nous l'avons déjà dit, il avait com-
mencé dans sa jeunesse par l'accepter en totalité et ce
n'était pas pour des raisons de critique ou de philoso-
phie, c'était mû par les adhésions et les répugnances
d'un sentiment religieux aussi juste que pur qu'il en
avait modifié, transformé, éliminé même plus d'un élé-
ment. L'attente messianique et ses lignes principales
faisaient partie essentielle de cette tradition. C'est par
un lent travail intérieur qu'il était arrivé à reconnaître
qu'elle devait être fausse sur plus d'un point, en parti-
culier sur la notion qu'elle avait vulgarisée du Messie
LES CUOSRS FINALES 319
attendu. Ne fait-il pas entendre qu'il ne croyait pas au
retour réel d'Élie et qu'il ne fallait retenir de cette pré-
vision que l'idée d'un précurseur animé du même esprit
qu'Élie'? N'a-t-il pas combattu la prétention des scribes
qui voulaient que le Messie descendît du roi David-?
N'a-t-il pas modifié le grossier postulat de la résurrec-
tion des corps, qui faisait aussi partie du messianisme
populaire ? C'étaient là autant de refontes partielles de
cet ensemble d'attentes dont se composait la croyance
messianique. Cela ne signifie nullement qu'il la repoussât
en bloc. Le fait même qu'il finit par accepter le titre de
Messie démontre qu'il y reconnaissait des éléments de
vérité. En résumé le Messie de l'attente nationale était
dépeint sous des couleurs fantastiques et violentes, contre
lesquelles se soulevait son sentiment du divin ; pourtant
ce Messie devait dans toutes les hypothèses faire régner
sur la terre la justice et la vérité. C'est tout ce qu'il
en aimait, mais c'était l'essentiel. Il continuait donc de
parler le langage de l'espérance messianique. Il n'est
nullement démontré, ajoutons-le, que la critique ou plutôt
la transformation spontanée de cette espérance fût
achevée dans son esprit lorsqu'une mort prématurée vint
trancher le fil de son admirable vie.
Mais lorsqu'à la fin de sa carrière il se résolut à revê-
tir la dignité de Messie — ce qui en réalité n'eut lieu
que dans la dernière période et même d'une manière très
indirecte — il avait parlé du Royaume qui allait pro-
chainement s'établir sur la terre en termes souvent em-
pruntés aux idées généralement répandues et qui dans
tous les cas ne les contredisaient pas 3.
1 Matth. XI, 9, 14; XVll, 12 ; Marc IX, 11-13.
2 Matth. XXll, 41-45 ; Marc XII, 33-37 ; Luc XX, 41-44.
^ On pourrait citer comme exemples Matth. Vlll, 11 ; XIU, 49, SO;
320 JÉSUS DE NAZARETH
Cela posé, n'oublions pas que sa mort ne fut pas seule-
ment pour ses disciples la cause d'une affliction profonde,
qu'elle fut de plus une de ces humiliations douloureuses,
cruellement ironiques, irritantes, qui créent le désir
intense d'une revanche éclatante. La foi en sa résurrec-
tion fut pour eux le commencement de la réaction contre
le fait brutal. Mais ils avaient été les seuls témoins de ce
premier triomphe. Ils devaient désirer ardemment une
compensation publique, éblouissant les yeux les plus
prévenus. L'idée qu'un personnage élevé dans les cieux
par un acte spécial de la Toute-Puissance, au lieu de
partager le sort commun de la relégation dans les pro-
fondeurs et l'inertie du scheôl, pouvait revenir sur la
terre pour s'acquitter d'une mission divine , était très
répandue. Preuves en soient les croyances générales re-
latives au retour d'Élie ou de Moïse ou d'Hénoch ; et
même, sans ascension préalable, la disposition à croire
que Jésus de Nazareth était un des anciens prophètes
revenu sur terre, sans parler des terreurs d'Antipas quand
il s'imagine que Jésus n'est autre que Jean Baptiste res-
suscité tout exprès pour se venger de lui. — Si de plus,
comme nous espérons le montrer en étudiant l'histoire de
la Passion, il y eut une circonstance qui permit aux
apôtres de penser que l'intention de Jésus était de revenir
au milieu d'eux après avoir disparu pendant quelque
temps, il n'en fallut pas davantage pour éveiller dans
leur esprit le ferme espoir que le Maître reviendrait en
peut-être même XXVI, 29, comp. Marc XIV, 25. Toutefois nous pen-
sons que cette dernière parole doit plutôt compter parmi celles qui
supposent que, tout en s'attendant à une mort inévitable au bout
d'un temps assez court, Jésus avait encore en ce moment l'espoir
de se retrouver plus tard avec les siens ailleurs qu'à Jérusalem. V. au
chap. V de cette YI« Partie.
LES CHOSES KINALES 321
effet, mais clans toute la gloire du Messie juge du
monde et victorieux de tous ses ennemis.
Dès lors et très naturellement ils durent reporter sur
ce retour, qui déjà se faisait attendre, et sur ce qui le
précéderait toutes les rubriques de l'apocalyptique
usuelle, dont ils n'étaient nullement détachés en théorie ;
par exemple, les tribulations qui devaient préluder à la
« parousie » (la réapparition du Christ), les guerres, les
calamités, les persécutions, les famines, les pestes, les
commotions de la nature, les angoisses des peuples, leur
stupéfaction, leur effroi, quand ils verraient se dessiner
sur la face du ciel la menaçante figure du Christ vain-
queur. Tout cela était la monnaie courante du genre
apocalyptique et très vulgaire. N'est-il pas surprenant
que les enseignements de Jésus, même quand il énonce
des idées qui ne sont pas précisément nouvelles, ont
toujours un cachet original, individuel, frappé uette-
ment à sa marque personnelle, et qu'ici, au contraire,
c'est ce qu'il y a de plus banal dans les apocalypses
qui nous est présenté comme sa révélation suprême ?
Tout au plus peut-on signaler quelques rapports vagues
avec quelques événements appartenant à la seconde
moitié du siècle et avec la prise de Jérusalem par les
Romains en l'an 70. On saisit d'un évangéliste à l'autre
l'effort toujours plus marqué pour que les prédictions
relatives à la proximité ne soient pas en contradiction
trop patente avec l'expérience acquise. Luc surtout s'at-
tache à laisser une certaine marge entre les faits pré-
curseurs de la parousie et cette parousie elle-même.
Matthieu est celui qui s'inquiète le moins du démenti
des événements. Mais comme tout cela dénote l'arbitraire
avec lequel la tradition évangélique a procédé dans sa
reproduction de l'apocalypse attribuée à Jésus!
JÉSUS DE NAZAR. — Il 21
322 JÉSUS DE NAZARETH
Nous n'inférons pas de là que tout soit inventé. Nous
avons déjà fait observer combien Jésus était convaincu
de la vitalité indestructible des principes qu'il semait
dans les consciences ; que de plus il était amené par
son tour d'esprit prophétique, trop justifié par l'appré-
ciation rationnelle des circonstances politiques et reli-
gieuses de son temps, à penser que de grandes calamités
menaçaient un peuple qu'il croyait revêche à sa véritable
vocation. Il a dû, en plus d'une rencontre, énoncer cette
conviction. qui le navrait. C'est surtout dans les derniers
jours, au bruit des sinistres grondements de l'orage qui
allait éclater sur sa tête, qu'il a dû exprimer ses prévi-
sions attristées et en même temps encourager ses disci-
ples en leur ouvrant les perspectives d'une victoire
certaine, puisqu'elle était voulue de Dieu.
Nous avons eu lieu de présumer aussi que, semblable
en cela à tant d'autres grands réformateurs, Jésus a cru
que le triomphe de la vérité qu'il enseignait serait plus
prompt que l'état religieux et moral de son temps n'au-
torisait à l'espérer. Ses disciples partagèrent naturelle-
ment sa confiance. Puis, quand il fut devenu axiômatique
pour les siens qu'il était le Messie de Dieu, le triomphe de
sa cause devint par cela même inséparable de celui de sa
personne, et le triomphe de sa personne dut, comme celui
de sa cause, leur apparaître prochain. L'un pouvait se
prendre et se prenait pour l'autre. De là des confusions
inaperçues entre telle parole qui ne concernait que la
cause et telle autre qui mettait la personne sur le pre-
mier plan. Comparons, par exemple, ces deux passages
parallèles de Matthieu et de Marc :
LKS CHOSES FINALES .*}2li
Matlh. XVI, 28. Marc IX, 1.
Eu vérité je vous dis qu'il en En vérité je vous dis qu'il en
est parmi ceux qui sont ici qui est parmi ceux qui sont ici qui
ne mourront point, avant d'avoir ne mourront point avant d'avoir
vu le Fils de l'homme venir dans vu le Royaume de Dieu venir
son Royaume. avec puissance.
C'est la même idée, énoncée dans la même circons-
tance, avec la même locution peu ordinaire, « goûter
de la mort », pour dire « mourir », c'est en un mot la
même déclaration. Mais,- chez l'un, c'est le Fils de
l'homme qui vient prendre possession de son Royaume ;
chez l'autre, c'est ce Royaume qui se constitue puis-
samment. On doit saisir la distinction, elle échappa aux
premiers chrétiens.
Les Logia, plus anciens que le Prôto-Marc, bien que
partant du même point de vue dans leur notion des choses
finales, sont beaucoup plus sobres en fait de prédictions.
Ils se bornent à prémunir les disciples du Fils de l'homme
contre les faux prophètes, les faux Christs^ la contagion
d'une àvo[jL{a ou d'une corruption grandissant autour d'eux,
et ils en viennent vite à ces enseignements pratiques, dont
un, la Parabole des Talents, est reportée par Luc dans
une toute autre occasion ; dont l'autre , la Parabole des
dix Vierges, semble bien avoir eu Jérusalem pour lieu
d'émission; dont le dernier, le Jugement suprême, est si
beau, du moins dans sa première partie, que nous ou-
blions nous-mêmes son encadrement apocalyptique pour
n'en goûter que l'admirable saveur.
Matth. XXV, 31 suiv. — « Lorsque le Fils de l'homme
,« viendra dans sa gloire avec tous les anges, alors il
« s'asseoira sur le trône de sa gloire. Toutes les nations
« seront assemblées devant lui et il séparera les uns
« d'avec les autres comme le berger sépare les brebis
324 JÉSUS DE NAZARETH
« d'avec les boucs. Il mettra les brebis à sa droite et les
« boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront
« à sa droite : Venez, les bénis de mon Père, prenez
« possession du royaume qui vous a été préparé dès la
« fondation du monde. Car j'avais faim, et vous m'avez
« donné à manger; j'avais soif, et vous m'avez donné à
« boire ; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli; nu,
« et vous m'avez vêtu ; malade, et vous êtes venus vers
« moi pour me soulager ^ ; en prison, et vous m'avez
« visité. — .Alors les justes lui répondront : Seigneur,
« quand donc t'avons-nous vu avoir faim et t'avons-nous
« donné à manger ; avoir soif, et t'avons-nous donné à
<( boire ? Et quand t'avons-nous vu étranger, et t'avons-
(( nous recueilli ; nu, et t'avons-nous vêtu ? malade ou
« en prison, et t'avons-nous visité ? — Alors le roi leur
« répondra : Je vous le dis en vérité, toutes les fois que
« vous avez fait ces choses à l'ua de ces plus petits
« de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites ^ »
Ce célèbre passage, qui s'accorde si bien avec l'ensei-
gnement de l'Évangile d'après lequel l'esprit de charité ac-
tive déterminé par l'amour de l'homme, identique au fond
à l'amour de Dieu, est le critère par excellence du salut
indépendamment du dogme et du rite, est aussi l'un de
ceux qui jettent un jour particulier sur le sens que Jésus
attachait à cette expression de Fils de l'homme, tour à
tour principe, raison commune, idée pure de l'humanité,
ou servant à désigner le prophète de la religion de
1 'E-TûEffxi^'affôè [ji£. Le verbe sTitcjy.é'iTTojjiat, proprement visiter, inclut
l'intention de visiter pour porter secours ou appui.
2 La seconde partie à l'adresse de ceux qui sont à gauche est Je
pendant logique de la première, mais elle est moins belle parce
qu'en annonçant le châtiment éternel des égoïstes qui ont été sans
pitié pour les misères humaines, elle détonne passablement sur la
mélodie miséricordieuse de la première.
LES CHOSES FINALES 325
l'homme en soi. Il est clair que ce n'est pas la personne
réelle de Jésus qui a été nourrie^ abreuvée, vêtue, sou-
lagée. C'est l'homme eu tant qu'homme, dans sa réalité
essentielle. Mais par sympathie Jésus se sent uni si
étroitement avec cet homme en soi qu'il en adopte le
nom pour caractériser sa personne et son œuvre. Il y
eut peut-être là encore une cause de confusion dans la
manière dont ses disciples reproduisirent ses enseigne-
ments et ses prévisions.
En résumé, Jésus affirma toujours la victoire certaine
de son Évangile. Il la crut plus prochaine qu'elle ne
pouvait l'être. Il pressentit d'une manière générale, non
seulement sa propre défaite, mais aussi les malheurs
que sa nation s'attirait par son refus d'entrer dans la
voie qu'il lui avait ouverte. Il n'en persista pas moins
dans son assurance de la victoire finale. Plusieurs
motifs inspirèrent à ses disciples l'idée qu'il reviendrait
bientôt du ciel où sa résurrection l'avait fait monter, et
ne distinguant plus le triomphe personnel du Messie de
celui de sa cause, ils appliquèrent le thème ordinaire des
apocalypses à la reproduction de ses dires sur les choses
futures. Le fond lui-même de ses pensées fut néces-
sairement altéré en se moulant dans une pareille forme.
Mais il est impossible de faire le départ de ce qui est
authentique et de ce qui ne l'est pas dans cette apoca-
lypse des synoptiques. Il est seulement certain que
l'agencement, la tournure, la systématisation de ces
prédictions n'appartiennent pas à Jésus lui-même et ne
sauraient prétendre à la même authenticité que ses
enseignements vraiment originaux et personnels.
CHAPITRE IV
PRÉLIMINAIRES DE LA PASSION
La facilité avec laquelle on peut extraire des synop-
tiques l'enseignement religieux et moral de Jésus, comme
s'il n'avait jamais été question de « parousie» et de fin du
monde actuel à bref délai, suffit à montrer que cette partie
apocalyptique dont il vient d'être question ne s'y ratta-
che par aucun lieu essentiel, et nous pouvons reprendre
le fil de notre histoire.
S'il fallait appliquer aux groupes de Logia encadrés
par le premier évangéliste dans le récit du Proto-Marc
l'ordre chronologique résultant de cet encadrement,
nous devrions considérer le discours reproduit au cha-
pitre XXIII du premier évangile comme prononcé d'un
seul jet par Jésus aux derniers moments de son séjour à
Jérusalem et même comme le dernier qu'il ait émis en
public. C'est une illusion provenant de la méthode
adoptée par l'évangéliste pour combiner ses deux sources
principales, les Logia qui se suivaient par ordre de sujets
et le Proto-Marc racontant les événements sous forme
de succession. La place qu'il assigne à ce groupe parti-
PllÉLIMlNAIKES UF^. LA l'ASSION 327
culier dirigé tout spécialement contre les scribes et les
pharisiens n'est pas très naturelle. A Jérusalem les plans
de Jésus étaient tout aussi bien contrariés et sa personne
encore plus menacée par les sadducéens que par les
scribes et les pharisiens, et il n'est pas une seule fois
question des sadducéens dans tout le frat;rment. C'est
en Galilée que Tantagonisme entre la tendance phari-
sienne et son Évangile avait atteint le plus haut degré
d'acuité. Luc a dû faire la même réflexion quand il a
brisé l'unité du morceau et reporté sur la période gali-
léenne plusieurs des traits acérés dont il se compose*-
Cependant il n'est nullement impossible, il est même
probable que Jésus rencontra aussi à Jérusalem ce même
esprit formaliste et légaliste qui avait déjà arrêté le cours
de ses succès en, Galilée et qu'il eut aussi aie combattre
dans la capitale juive. Tous les pharisiens, tant s'en faut,
n'étaientpas de Favis du scribe qui avait exprimé tant de
sympathie pour le sommaire de la Loi tel que Jésus l'avait
défini ^ Sadducéens et pharisiens pouvaient se trouver
également froissés. A Jérusalem, à l'ombre du Temple,
il était hardi de déclarer que l'amour de Dieu et de
l'homme l'emportait sur tous les holocaustes et tous les
sacrifices. Que devenait la Loi qui les prescrivait ? A
quoi servait le Temple construit tout exprès pour les
célébrer? De telles applications du grand principe de-
vaient donner de la consistance aux rumeurs malveil-
lantes qui couraient et d'après lesquelles le rabbi de
Galilée rabaissait tellement le Temple et sa nécessité
qu'on pouvait le soupçonner de vouloir sa destruction.
La synagogue, à Jérusalem moins qu'ailleurs^ n'était
' Luc XI, 39-52 ;X11J, 34-35.
2 Marc XII, 28-34.
328 JÉSUS DE NAZARETH
nullement disposée à croire qu'elle pourrait au besoin
suppléer le Temple. C'est dans cette ville surtout qu'on
pouvait constater l'accord du pharisaïsme et du saddu-
céisme sur la nécessité du sanctuaire et de Tautel qui
était sa raison d'être. Il est donc très vraisemblable
que Jésus eut à combattre aussi les pharisiens de la
capitale juive. En ce sens on peut considérer le groupe
de Logia réunissant les griefs du Maître contre cette
casuistique et cette étroitesse pharisiennes, qui furent
les pierres • d'achoppement de l'Évangile au milieu du
peuple juif, comme ayant eu son application légitime à
Jérusalem aussi bien qu'ailleurs.
D'un point de vue purement esthétique on pourrait
regretter que ce groupe de Logia n'ait pas été en effet
un discours suivi, prononcé sans interruption. Il est
violent, c'est incontestable ; mais qu'il est éloquent !
Matth. XXIII, 1 suiv. — a Les scribes et les pharisiens
« sont assis sur la chaire de Moïse ^ Tout ce qu'ils vous
« disent d'observer, observez-le donc et faites-le '\ mais
« ne faites pas ce qu'ils font. Car ils lient de lourds et
« insupportables fardeaux et les mettent sur les épaules
u des hommes, tandis qu'eux-mêmes ne veulent pas les
« remuer du doigt. »
« Tout ce qu'ils font, c'est pour être vus des hommes.
^ C'est-à-dire que les vicissitudes de l'histoire juive leur ont pro-
curé le monopole de l'enseignement religieux et qu'ils prolongent
jusque sur leur doctrine l'autorité du grand législateur.
2 Pris dans sa lettre, ce précepte de Jésus serait contredit par son
propre exemple. Nous avons vu qu'il s'émancipait très ouvertement
et libérait ses disciples d'un grand nombre de prescriptions rabbi-
niques. Il doit y avoir là une inadvertance du rédacteur judéo-
chrétien écrivant dans un milieu où il était admis que les chrétiens,
Juifs de naissance, étaient toujours liés par les ordonnances de la
Loi.
l'KÉLIMINAIRES DE LA PASSION 320
u Ils élargissent leurs phylactères', ils allongent les
« franges de leurs manteaux ^ Ils aiment les premières
« places dans les festins et les premiers sièges dans les
« synagogues. Ils se plaisent à être salués dans les
« places publiques et à être appelés rabbi, rabbi! »
« Ne vous faites pas appeler rabbi (maître). Vous
'< n'avez qu'un maître et vous êtes tous frères. Et n'ap-
« pelez personne sur la terre du nom de père^^ vous
« n'avez qu'un Père qui est dans les cieux. Ne vous
(c faites pas appeler directeurs, vous n'avez qu'un direc-
« teur, le Christs »
« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ^! »
Il faut comprendre ces mots malheur à vous! dans le
sens prophétique, non comme dénonçant l'intention de
faire tomber de terribles châtiments sur des coupables,
mais comme la vision anticipée des malheurs qu'ils s'at-
tirent infailliblement par leurs propres fautes. Les scri-
bes et les pharisiens se condamnent eux-mêmes aux ca-
lamités qui les attendent et dont ils seront les premiers
^ Bandes de parchemin que Ton portait sur le front ou sur le
bras et où l'on pouvait lire des textes sacrés. C'était une espèce
d'amulette et une marque de piété. Comp. Deut. VI, 8.
- Comp. Nom! XV, 37 suiv. où les franges des manteaux avec un
cordon bleu passé tout le long des bords doivent rappeler à l'Israé-
lite l'obligation de se conformer à tous les commandements de
Jahvé.
•^ Dans un sens honorifique, impliquant la soumission.
^ Cette mention du Christ à cette place est d'une authenticité dou-
teuse. Le maître, le père, le directeur dans ce contexte est Dieu lui-
même ou son esprit.
^ Suivent les 7 Malédictions. Il y en aurait 8, s'il fallait considérer
le v. 14 (les maisons des veuves dévorées par les scribes et les pha-
risiens sous le prétexte d'y faire de longues prières) comme faisant
partie de la série. Les meilleurs et plus anciens manuscrits n'ont
pas ce verset détaché de Marc XII, 40 (comp. Luc XX, 47) et inter-
calé Matth. XXIU par une méprise du rédacteur ou des copistes.
330 JÉSUS DE NAZARETH
responsables, parce qu'ils ferment aux hommes le
Royaume de Dieu annoncé par l'Evangile et que, sans y
entrer eux-mêmes, ils en éloignent ceux qull attirait.
Leur ardent prosélytisme est condamnable, parce qu'ils
cherchent à faire des recrues, et non des convertis sin-
cères ; loin de là, ils rendent leurs prosélytes pires qu'ils
n'étaient auparavant. Parleurs distinctions de casuistes,
ils ont enlevé toute valeur au serment, ils en ont fait l'au-
xiliaire de la mauvaise foi (16-22). Ils paient scrupuleuse-^
ment la dîme d'herbes insignifiantes, la menthe, l'aneth*,
le cumin, et ils négligent la justice, la miséricorde et la
bonne foi. « Conducteurs aveugles qui coulez le mou-
« cheron et avalez le chameau-... Vous nettoyez le
« dehors de la coupe et du plat ; au dedans, vous êtes
(( pleins d'avidité et d'injustice... Malheur à vous qui
« ressemblez à des sépulcres blanchis^ ! Au dehors, ils
u paraissent beaux ; au dedans ils sont pleins d'osse-
« ments et d'impuretés detoiite sorte... Malheur à vous !
« Car vous bâtissez les tombeaux des prophètes, vous
« ornez les sépulcres des justes, et vous dites : Si nous
u avions vécu du temps de nos pères, nous n'aurions
« pas trempé comme eux nos mains dans le sang des
« prophètes ! Vous reconnaissez donc que vous êtes les
« fils des meurtriers des prophètes^! Hé bien! vous
* Plante odorante, espèce de fenouil, dont le suc est d'une saveur
piquante.
2 Allusion ironique à la coutume pharisienne de filtrer la boisson
pour éviter le contact de quelque animalcule mort, ce qui d'après
la Loi communiquerait la souillure au buveur,
3 On badigeonait souvent les sépulcres à la chaux pour avertir le
passant que le contact aurait souillé, et aussi par respect pour les
morts. Comp. Nom. XIX, 16.
* Fils est encore pris ici dans le sens de conformité d'esprit, d'ap-
partenance morale, comme Matth. V, 9 ; XII, 27, avec cette aggra-
1>|{ÉLIM1XAIHES DE LA PASSION .'{.'U
« comblez la mesure de vos pères. Race de vipères,
« comment éviterez-vous la condamnation de la géhenne ?
« Voilà pourquoi (il est dit) : Je vous envoie des pro-
« phètes, des sages et des scribes, vous tuez et cruci-
« fiez les imS;, vous flagellerez les autres dans les syna-
« gogiies, vous les persécuterez de ville en ville — afin
« que retombe sur vous tout le sang innocent répandu
u sur la terre, depuis le sang d'Abel le juste jusqu'à
« celui de Zacharie fils de Barachie que vous avez as-
(( sassiné entre l'autel et le Temple ! — Je vous dis en
« vérité que tout cela viendra sur cette génération. »
(' Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui
« lapides ceux que Dieu t'envoie, combien de fois ai-je
« voulu rassembler tes enfants comme une poule ras-
« semble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l'avez
« pas voulu. — Voici, c'est une maison déserte qui va
« vous être laissée. Je vous déclare que vous ne me ver-
u rez plus jusqu'à ce que vous disiez : Béni soit celui
u qui vient au nom du Seigneur M »
vation qu'il comporte aussi dans la circonstance sa signification
naturelle.
'■ Les vv. 34-35, 37-38, font tout l'effet d'une citation de quelque
livre du genre apocalyptique, de nous inconnu. Cela semble d'ailleurs
indiqué par Luc XI, 49, qui reproduit le passage à très peu près en
le faisant précéder de tj jooia -zob Qzo\J eTttsv, « la Sagesse de Dieu a
dit ». Ce livre était donc répandu sous le nom de Sagesse de Dieu.
On comprend mieux dès lors que Luc, malgré l'apostrophe à Jérusa-
lem, ait placé cette citation dans la période galiléenne. Pour le
rédacteur du premier évangile qui ne paraît pas avoir remarqué
qu'il s'agit d'une citation, l'apostrophe à Jérusalem fait qu'il regarde
tout ce groupe de Logia' comme énoncé par Jésus dans la cité même.
Cependant lui-même n'a aucune connaissance d'efforts antérieurs
de Jésus pour gagner la confiance des habitants de Jérusalem. C'est
pourquoi le Combien de fois ai-je voulu etc. parait étrange dans son
livre. Il faut en dire autant « des prophètes, des sages et des scribes»
332 JÉSUS DE NAZARETH
On doit remarquer la vue d'ensemble qui, dans la pen-
sée de Jésus, relie le sort dont il se sait menacé aux
précédents de même nature dont parle la tradition sa-
crée. Il avait déjà relevé i l'analogie de sa position avec
celle de plusieurs anciens prophètes. Ses ennemis contrac-
taient donc une solidarité étroite avec les persécuteurs
d'autrefois. Sa pensée était juste et conforme à l'une des
lois philosophiques de l'histoire. Les serviteurs de Dieu
ont pour destinée d'être contredits, méconnus, calom-
niés et persécutés. Plus la vérité qu'ils prêchent est éle-
vée, plus ils blessent de préjugés, d'ignorances, de va-
nités et d'intérêts. Ce sont eux pourtant qui sont dans le
vrai et qui préparent l'avenir. Mais quand un peuple ac-
cumule pendant des siècles ses résistances à la vérité
que sa mission historique eût été de proclamer, il se
forme, en vertu de la solidarité nationale, un orage dont
les nuées vont toujours en s'épaississant jusqu'à ce
que Dieu aurait envoyés aux Hiérosolymites. Il n'y en a nulle part la
moindre trace, et la mention des scribes « envoyés divins » jure
étrangement avec tout ce morceau si hostile aux scribes en général.
C'est Dieu qui est censé parler dans cette citation, laquelle autorise à
supposer que l'auteur de cette Sagesse reprochait aux Juifs, comme
Etienne le premier martyr (Act. VII, 51-32), que leurs pères avaient
toujours persécuté les prophètes. — Le meurtre de Zacharie fils de
Barachie (II Chron. XXIV, 20-22) ne peut passer pour le dernier du
genre au temps de Jésus que parce qu'il est raconté dans le 2* livre
des Chroniques, livre qui clôturait alors le recueil des Livres saints;
encore les Chroniques lui donnent-elles pour père Jéhojada, et non
Barachie. Le prophète canonique Zacharie (I, 1) est désigné comme
fils de Bérékia ou Bérékie. Mais ce Zacharie, que nous sachions,
n'a pas été tué. Y aurait-il eu confusion, ou bien faudrait-il penser
à un Zacharie fils de Baruch, mis cruellement à mort dans l'enceinte
même du Temple par les Zélotes deux ans avant la prise de Jérusa-
lem par les Romains en 70 ? Gomp. Josèphe, Bell. Jud. IV, v, 4. Ces
questions qui ont leur intérêt pour la critique des détails n'en ont
aucun au point de vue de l'idée qui domine le passage tout entier.
1 Matth. V, 12.
PRÉLIMINAIRES Dli LA PASSION 333
qu'enfin il éclate avec un fracas et une puissance de des-
truction qui sont en raison directe du temps qu'il a mis à
se condenser.
L'avenir prochain paraissait donc très sombre aux
yeux de Jésus. La vivacité des reproches qu'il adresse
aux scribes et aux pharisiens n'est pas à l'abri de toute
exagération. Il faut toutefois tenir compte de la douleur
qu'il ressentait en voyant crouler sous le poids de la
routine;, du bigotisme et d'une fausse piété le plan géné-
reux qui avait ravi son àme. Il semble bien que le pha-
risaïsme auquel il avait probablement cru lui-même
dans sa première jeunesse avait été pour lui une cause
de déceptions pénibles. Cette dernière expérience met-
tait le comble à son indignation, dirigée au fond non pas
contre des individus, mais contre un esprit et des ten-
dances. Depuis assezlongtemps il était clair pour Inique,
pour être fidèle à sa mission jusqu'à la fin, il devait se
résignera suivre une voie douloureuse. Nous l'avons vu,
ce n'était pas sans appréhension qu'il s'était rendu à Jé-
rusalem pour y poser la question décisive : Faut-il fon-
der le Royaume de Dieu comme il le conçoit et en se
groupant autour de lui, c'est-à-dire en fait en le procla-
mant le Messie du Royaume intérieur à l'âme et paci-
fique ? Malgré les ovations des Galiléens qui l'avaient
accompagné, l'accueil que lui avait fait Jérusalem avait
été des plus froids. Le figuier où il espérait trouver du
fruit en abondance s'était montré d'une stérilité déso-
lante. La purification du Temple n'avait remporté tout au
plus qu'un succès d'estime, et, d'autre part, elle avait
attiré sur sa personne la malveillance et les soupçons
meurtriers des principaux du Sanhédrin. Sans doute une
accalmie apparente avait succédé à l'agitation du pre-
mier jour ; Jésus, et avec raison, ne croyait pas qu'elle
334 JÉSUS DE NAZARETH
serait de longue durée. Bien que déçu par l'indifférence
du peuple, il avait repris sa méthode de simple ensei-
gnement, comme en Galilée, avec un succès relatif. Si
la multitude était encore loin de se ranger derrière le
prophète galiléen, si surtout il était très rare que quel-
qu'un s'ouvrît à l'idée que ce prophète pouvait avoir des
droits au titre de vrai Messie, beaucoup « l'écoutaient
avec plaisir * ». Il recrutait des s.ympathies individuelles.
Peut-être, si le temps lui en eût été accordé, les au-
rait-il vues grandir en nombre. On nous dit que ses en-
nemis s'effraj'^aient de l'influence qu'il acquiérait. Mais
qu'il y avait encore loin de là au grand mouvement qu'il
eût désiré imprimer à la masse inerte ! Et que de causes
de découragement! Jésus n'ignorait plus qu'il couraitles
plus graves dangers, et s'il les eût affrontés intrépide-
ment en ce qui le concernait lui-même, qu'allait-il adve-
nir de son œuvre à peine ébauchée? Les chefs du Sanhé-
drin ne lui avaient pas pardonné l'initiative qu'il avait
prise lors de la purification du Temple. Ils considéraient
cette réforme accomplie sans leur assentiment comme
une usurpation criminelle sur leur domaine réservé.
Dans un tel temps et un tel monde on tenait un compte
médiocre de la vie humaine dès que l'intérêt sacerdotal
ou prétendu national entrait en jeu ^ Ils avaient donc ré-
solu sa perte. Pourquoi différaient-ils encore l'exécution
de leur noir dessein? Pourquoi ne faisaient-ils pas arrêter
immédiatement Jésus ? Cest ce que nous allons savoir.
Ceux qui, selon la tradition, se représentent Jésus
comme absolument certain d'avance de ce qui l'atten-
dait à Jérusalem, comme ayant prévu sa Passion dans
1 Marc XII, 37.
2 Conip. Jean XI, 49-50.
PRÉLIMINAIRES DK LA PASSION 335
son ensemble et dans ses détails, depuis la trahison de
Judas jusqu'au genre de supplice auquel il serait con-
damné, ne doivent rien comprendre aux précautions
qu'il prit pendant les derniers jours qu'il passa dans la
grande ville juive. Ce sont celles d'un homme qui a toute
sorte de raisons de regarder sa perte comme inévitable,
mais qui se rattache à l'espoir que les choses pourront
encore, si Dieu le veut, prendre une autre tournure et
qui refuse de se jeter lui-même dans le gouffre béant.
Les évangiles, il est vrai, tels qu'ils ont été rédigés, sont
la cause première de la confusion d'idées qui règne sur
ce point délicat. Il ne pouvait entrer dans l'esprit de leurs
rédacteurs de première et de seconde main que Jésus
eût pu être surpris par l'événement. Il n'en est que plus
remarquable que nous puissions glaner au travers de
leurs narrations des indices positifs d'une réalité très
peu conforme au préjugé qu'ils ont tant contribué à pro-
pager.
Parmi ses quelques partisans de Jérusalem^ il en était
au moins un, peut-être Joseph d'Arimathée, membre lui-
même du Sanhédrin \ qui avait informé Jésus de ce que les
membres dirigeants de la haute assemblée tramaient con-
tre lui. Une semble pas toutefois qu'il fût en état de le mettre
au courant de tous les détails du complot. Cependant il avait
pu lui apprendre qu^il ne pouvait plus se fier entière-
ment à son entourage immédiat. Il devait y avoir parmi
les Douze eux-mêmes un disciple en relation secrète avec
les meneurs. Lequel? Il ne le savait pas; mais Jésus
déjà pouvait dire devant les siens avec une tristesse
amère : Un de vous est disposé à me trahir ! Mais, s'il
avait des soupçons, il n'avait pas de preuves, et sans
1 Marc XV, 43 ; Luc XXIII, 50.
336 JÉSUS DE NAZARETH
doute le coupable cachait très habilement son jeu. —
D'autre part, cet ami avait pu lui dire aussi que pour le
moment il n'avait encore rien à craindre. La fête pascale
devait être célébrée dans deux jours. Les chefs du Sanhé-
drin, rassurés par la conduite paisible de celui qu'ils
condamnaient d'avance à la mbrt, avaient résolu d'atten-
dre, pour en venir à leurs fins, que la semaine des fêtes
fût passée. En arrêtant le Nazaréen en plein jour, au
milieu d'auditeurs charmés, en présence de ses fidèles
Galiléens, dans un moment où Jérusalem regorgeait
d'étrangers, ils craignaient de provoquer un de ces
troubles de la rue qu'ils cherchaient toujours à éviter.
En efi'et, en cas pareils, l'autorité romaine intervenait
toujours brutalement. — Pilate était arrivé à Jérusalem
comme chaque année à la même époque, et c'était or-
dinairement leur autorité, ce qui leur restait d'autono-
mie, qui avait à souff'rir delà répression.
Telle est, en effet, la situation résumée dans ce pas-
sage commun aux trois synoptiques :
« Les sacrificateurs et les scribes cherchaient de
u quelle manière ils pourraient s'emparer subreptice-
« ment (ôôXw) de Jésus et le feraient mourir. Mais, disaient-
« ils, que ce ne soit point pendant la fête de peur qu'il
« n'y ait des troubles parmi le peuple ^ » Jésus avait
donc lieu de se croire en sûreté pendant quelques jours
encore. Cependant il se sentait obligé de prendre des
précautions. Cela nous est positivement attesté par un
détail trop peu remarqué de l'évangile de Luc XXI, 27,
d'où il ressort que, dans la dernière semaine de sa vie,
le Maître ne passait plus les nuits dans Jérusalem et qu'il
en sortait chaque soir. Il se rendait avec les Douze hors
1 Marc XIV, 1-2 ; MaUh. XXVI, 1-5 ; Luc XXII, 1-2.
PRÉLIMINAIRES DE LA PASSION 337
de la ville, au mont des Oliviers, de l'autre côté du val
du Cédron. Ce mont était cultivé en vergers et surtout
en plants d'oliviers. Là, dans l'épaisseur de ce bois
d'arbres fruitiers, dans cette retraite ignorée des policiers
du sanhédrin, il pouvait goûter quelque repos. Le jour
revenu, il rentrait dans Jérusalem avec les siens et re-
prenait le cours de son enseignement public dans un
des parvis du Temple. Cette ligne de conduite lui était
dictée par ce qu'il savait des projets du sanhédrin. Ne
devait-il pas craindre en effet que, si l'on hésitait à l'ar-
rêter en plein jour, on prît des mesures pour s'emparer
de lui pendant la nuit et sans tumulte ? Comme il dési-
rait ardemment manger la Pâque avec ses disciples dans
Jérusalem S il attendait d'avoir célébré ce pieux anniver-
saire pour donner suite, sll était possible, à un projet
dont nous parlerons plus loin.
La preuve formelle que nous sommes dans le vrai en
précisant ainsi sa noble imprudence et ses très légitimes
précautions pendant les jours qui précédèrent la Pâque,
nous est fournie par les mesures très particulières qu'il
prit pour que ses disciples pussent, sans éveiller une
attention dangereuse et fournir à ses ennemis l'occasion
qu'ils cherchaient , la préparer dans une chambre de
Jérusalem. C'était.le soir que l'on mangeait l'agneau pas-
cal. Ce repas était assez long à cause des cantiques
chantés avant, pendant et après. Il importait donc qu'il
pût, à une heure avancée de la soirée et sans être in-
quiété, regagner avec son cortège habituel le paisible
mont des Oliviers.
« Où veux-tu, lui dirent ses disciples, que nous t'ap-
« prêtions la Pâque ? Et il envoya deux d'entre eux en
« leur disant : Allez à la ville. Vous rencontrerez un
1 Luc XXII, 15. •
JÉSOS DE NAZAR. — H 22
338 JÉSUS DE NAZARETH
« homme portant une cruche d'eau; suivez-le dans la
(c maison où il entrera'. Dites au maître de cette maison :
« Le Maître dit : Où est l'endroit où je mangerai la
« Pâque avec mes disciples ? Et il vous montrera une
« grande chambre haute, meublée et toute prête. C'est
« là que vous nous préparerez la Pâque. Ses disciples
« partirent, arrivèrent à la ville et trouvèrent les choses
« comme il le leur avait dit^ »
Ou les mots ne signifient rien, ou il y avait chose en-
tendue entre le maître de la maison et Jésus. Une pru-
dence, qui n'était que trop justifiée, avait présidé aux
arrangements convenus, et de là le tour mystérieux des
indications données par Jésus à ses deux envoyés.
Peu de jours auparavant, six jours avant la Pâque %
il s'était passé un incident, enveloppé lui aussi d'un
certain mystère et qui est à notre avis d'une exquise
beauté.
C'était à Béthanie, cette bourgade proche de Jérusalem
où Jésus comptait des amis. Il était à table avec les siens
dans la maison d'un certain Simon, dit le lépreux, qui
du reste nous est tout à fait inconnu. Pendant le repas,
on vit entrer une femme qu'on ne nous nomme pas, sur
laquelle on ne nous fournit aucun détail, dont peut-être
le nom n'a jamais été su de personne. Elle s'avança sans
mot dire, portant une fiole d'albâtre qui contenait une
^ Ce détail suppose que cette maison était peu éloignée de la
porte par où les disciples devaient entrer dans la ville, car on ne
peut supposer que cet homme dût porter son fardeau sur un long
chemin, et cela rentre bien dans le genre de précautions qu'il s'a-
gissait de prendre.
2 Marc XIV, 12-16 ; Matth. XXVI, 17-19 (très abrégé) ; Luc XXll,
7-13.
^ Du moins d'après Jean XII, 1.
PRÉLIMINAIKKS DP. LA PASSION 339
huile parfumée de grand prix. Arrivée près de Jésus, elle
brisa la fiole et répandit le parfum sur la tête du pro-
phète ; cela fait, elle demeura silencieuse. Les disciples,
connaisseurs en parfums comme le sont ordinairement
les orientaux, remarquèrent aussitôt la finesse de celui
dont l'arôme remplissait la salle du festin et eurent le mau-
vais goût de blâmer ce qui leur faisait l'effet d'une prodi-
galité. «Ne pouvait-ellele vendre bon prix, plus de 300 de-
ce niers, et les donner aux pauvres ? » L'inconnue semblait
affligée de ce reproche qui dénotait une complète inintel-
ligence de ce qu'elle avait voulu faire. Jésus, qui l'avait
comprise, prit son parti : « Laissez-la donc », dit-il,
« pourquoi lui faites-vous de la peine ? C'est une bonne
« œuvre qu'elle a faite envers moi. Vous aurez toujours
« des pauvres avec vous, mais vous ne m'aurez pas tou-
« jours. Elle a fait ce qu'elle pouvait. Elle a anticipé
« l'onction de mon corps en vue de ma sépulture. Je
« vous dis en vérité que partout où l'Évangile sera
« prêché, et ce sera dans le monde entier, ce qu'elle
« vient de faire sera raconté en mémoire d'elle K »
' Marc XIV, 3-9 ; Matth. XXVI, 6-13.— Luc ne reproduit pas cet
épisode qui faisait partie du Prôto-Marc. Peut-être son antipathie
contre tout ce qui ressemble à du luxe l'empêchait-elle d'en sentir
le charme et trouvait-il qu'il y avait du vrai dans l'objection des
assistants. Peut-être aussi croyait-il que ce récit faisait double em-
ploi avec celui de la pécheresse chez Simon le pharisien (même nom
que celui de l'hôte de Béthanie), raconté dans son évangile VII, 36-
50. Dans ce dernier cas il ne l'aurait pas compris. Les deux incidents
■ont une signification très différente. La pécheresse de Galilée veut
exprimer sa soumission reconnaissante, son dévouement absolu à
l'auteur de sa régénération, elle lui lave les pieds, les essuie de ses
cheveux et les parfume. L'anonyme de Béthanie verse son huile par-
fumée sur la tête de Jésus, c'est une onction d'honneur, c'est un
hommage qu'elle veut rendre à celui en qui elle a reconnu le vrai
Christ, l'Oint de Dieu. Elle est du très petit nombre de ceux qui ont
pénétré le secret du Nazaréen et elle a voulu le lui prouver à sa
340 JÉSUS DE NAZARETH
Dans tous les cas, cet incident prouve qu'on a tort
d'interpréter dans un sens étroit les paroles où Jésus
blâme avec raison la soif des richesses et la cupidité.
Tout dépend de la manière dont la richesse est acquise et
de l'usage qu'on en fait. Si l'on objecte qu'il ne se
montre si indulgent dans cette circonstance que parce
qu'il est personnellement l'objet de cette libéralité, on
méconnaît la modestie extrême et le dédain des gran-
deurs humaines qui le caractérisent. On oublie qu'il y a
une douceur extrême, quand on est en butte à la malveil-
lance, à la calomnie, à la haine implacable , dans la
rencontre d'une âme qui vous comprend, qui vous aime,
qui proteste de son mieux contre l'animadversion des uns
et l'insouciance des autres. L'inconnue avait pénétré le
manière toute remplie de discrétion et de silence. La première
disait à Jésus : Je suis ton esclave ! La seconde lui a dit : Tu es mon
roi ! Ni l'une ni l'autre n'a parlé, l'acte parlait pour elles. — Le
quatrième évangéliste, qui a reproduit la scène (Jean Xll, 1-8), ne
paraît pas non plus en avoir saisi le vrai sens. Lui aussi confond
l'honneur messianique rendu à Jésus par la femme de Bétbanie
avec l'acte de reconnaissance de la pécheresse de Galilée. De plus,
après avoir enlevé Marthe et Marie, dont il fait les sœurs de Lazare
le ressuscité, à la localité très éloignée de Jérusalem que Luc X, 38
leur assignait, il veut que ce soit Marie qui ait été l'auteur de la
démonstration de Béthanie. On dirait que le caractère de piété
silencieuse et concentrée commun aux deux femmes l'a conduit
à croire à leur identité. De plus, il veut que Judas seul ait pro-
féré des reproches à l'adresse de la femme. Les deux premiers évan-
gélistes disent que le blâme vint des disciples collectivement. La
véritable et originale version est celle des deux premiers synop-
tiques, précisément à cause du manque total de renseignements sur
ce qu'était l'inconnue et l'intention qui l'animait. — Faut-il ajouter
qu'on a bataillé bien à tort sur le mot « Vous aurez toujours des
« pauvres avec vous », comme si Jésus avait décrété l'éternité du
paupérisme ? Il ne pensait qu'à ses disciples vivants, et s'il était
possible de supprimer le paupérisme, ses souffrances et la démo-
ralisation qu'il engendre, Jésus applaudirait de tout son cœur de
philanthrope à cette suppression.
PRÉLIMINAIRES DE LA PASSION 341
grand secret. Pour elle, Jésus était le Messie, il ne fallait
pas en attendre d'autre, et c'était à ceux qui discernaient
sa supériorité, c'était aux àraes conquises par sa parole
et par son noble cœur, de lui décerner ce titre glorieux
entre tous. Les prêtres et les docteurs ont pu mécon-
naître cette grandeur, elle l'a vue, des yeux de l'esprit.
A défaut d'une onction offlcielle ou sacerdotale, elle est
venue l'oindre elle-même avec l'huile odoriférante la plus
précieuse qui fût à sa disposition. « Elle a fait ce qu'elle
« a pu... » Et quelle délicatesse de sentiment, quel mé-
lancolie aussi dans le tour que Jésus donne à l'hommage
qu'elle lui a rendu ! « Cette onction m'embaume d'a-
« vance en vue de ma sépulture. » Je ne sais pas de
parole de Jésus qui soit plus tragique. La pensée de sa
mort prochaine le hante comme une probabilité toujours
plus menaçante. S'il parvient à échapper aux meurtriers
de Jérusalem, d'autres ne le guettent-ils pas ailleurs?
Et comment mourra-t-il? Lapidé, sans doute; car c'est le
genre de mort que la Loi commine contre les blasphé-
mateurs et les faux prophètes K Ceux qui périssent ainsi
ne reçoivent pas d'honneurs funèbres. On ne peut plus
oindre leur corps rompu. Soit. Il a reçu d'avance l'onc-
tion qui lui manquera. La dignité de Christ qu'elle lui
confère, c'est l'annonce de sa mort à bref délai. Il en
mourra... Je suppose qu'on reconnaîtra facilement après
ces explications tout ce que la scène de Béthanie ren-
ferme de beauté pure dans sa simplicité. Son charme
mystérieux s'accroît de l'indécision même des contours.
On ne voit apparaître en pleine lumière que l'inconnue,
Jésus et les disciples, qui murmurent, parce qu'ils ne
comprennent pas. Le reste se perd dans l'ombre impé-
» Lévit. XXIV, 15-16; Deutér. XIU, 5.
342 JÉSUS DE NAZARETH
nétrable. Quel tableau et quels artistes inconscients que
les évangélistes ^ !
Dans l'histoire évangélique aussi bien que dans toutes
les autres, les aspirations les plus élevées du cœur
humain côtoyent ses plus honteuses défaillances. Immé-
diatement après l'incident de Béthanie, les évangiles nous
apprennent que Tun des Douze, Judas, avait conçu le
dessein de trahir le secret du Maître et de le livrer
à ses ennemis ^
La trahison de Judas est demeurée dans l'opinion de
la chrétienté le type de tous les méfaits du même genre :
elle est un objet de dégoût et d'horreur. Cependant, s'il
était vrai, comme le veut la tradition, que Jésus la con-
naissait d'avance et ne fît rien pour l'empêcher, fournis-
sant même à Judas par la confiance apparente qu'il conti-
nuait de lui témoigner les moyens de la consommer; s'il
était vrai qu'il ne se rendit à Jérusalem que dans l'intention
d'y mourir sur la croix et d'opérer par ce douloureux sup-
plice la rédemption de Thumanité, que tout était prévu et
combiné pour amener ce résultat prémédité, — on est
tenté de se demander si Judas, infime instrument du plan
* 11 est permis de présumer que la prédiction de Jésus concernant
le retentissement que l'acte de la femme au parfum de grand prix
aurait dans le monde entier a subi dans sa forme quelque ampli-
flcation inspirée par le fait accompli. Elle a été sans doute confir-
mée par l'événement. Il est probable qu'elle consistait originaire-
ment dans l'importance que Jésus attribuait à cette démonstration
isolée, mais significative, dont il déclarait la connexion étroite avec
son Évangile partout où celui-ci serait annoncé.
2 Marc XIV, 10-11 ; Matth. XXVI, 14-16 ; Luc XXll, 3-6. C'est pro-
bablement la liaison que ce rapprochement semble établir entre
l'onction de Béthanie et la démarche de Judas auprès des chefs du
Sanhédrin qui explique pourquoi le 4''>® évangile le désigne comme
ayant seul blâmé l'acte de la femme au parfum de grand prix.
PRÉLIMINAIRES DE LA PASSION 343
divin, mérite les malédictions dont sa mémoire est restée
chargée. Et de même qu'à ce point de vue traditionnel
il est difficile de comprendre les précautions que prenait
Jésus pour déjouer, dans la mesure du possible, l'astu-
cieuse politique de ses ennemis, de même on pourrait
soutenir la thèse qu'en leur facilitant l'exécution de leur
dessein homicide. Judas Iscariote compte parmi les bien-
faiteurs de l'humanité.
D'un point de vue plus historique, la conduite de Judas
a paru si étonnante qu'on s'est évertué à lui trouver
d'autres mobiles que la cupidité, le seul que la tradition
connaisse, ou la haine de Jésus qu'on ne s'explique pas
bien. On a dit, par exemple, que surpris, impatienté de
voir que rien n'aboutissait, persuadé que les lenteurs,
pour lui incompréhensibles, de Jésus ajournant toujours
l'heure où il se révélerait au monde avec éclat, ne pou-
vaient se prolonger qu'en l'abreuvant, lui et les siens,
d'humiliations, de privations et de déboires. Judas avait
voulu le contraindre, en précipitant les choses, à dé-
ployer sans autre délai son pouvoir irrésistible et à pro-
clamer son avènement en face de ses ennemis terrassés
et impuissants. Il aurait été le zélote de Jésus, c'est
presque par amour pour lui qu'il l'aurait trahi ^
^ Les partisans de cette explication s'appuient sur les remords qui,
d'après Matth. XXVII, 3-10, s'emparèrent du misérable quand il vit
que Jésus était condamné. Il voulut rendre aux prêtres de Jérusalem
l'argent qu'il en avait reçu et qui lui brûlait les mains. Ceux-ci le
refusèrent, il le jeta sur les dalles du Temple et il alla se pendre.
Il semble pourtant que si le motif déterminant sa trahison avait été
le désir de pousser Jésus à se déclarer Messie, il aurait attendu le
résultat de la condamnation. Tout n'était pas fini. Qui savait ce
qui arriverait lorsqu'on voudrait mettre à exécution l'arrêt du Sanhé-
drin ? — Du reste ce tragique dénouement est démenti par la ver-
sion de Luc (Actes I, 18) d'après laquelle Judas aurait tout prosaï-
quement acheté un champ avec l'argent qu'il avait reçu et qu'il
344 JÉSUS DE NAZARETH
Cette explication manque de toute vraisemblance. Elle
suppose que Judas croyait toujours ferme que Jésus
était réellement le Messie attendu. Comment, dès lors,
aurait-il osé prendre sur lui de contrecarrer ainsi la
volonté bien arrêtée d'un Maître aussi redoutable ?
E. Renan ^ rappelle que, d'après le 4® évangéliste,
Judas était le caissier de la petite troupe, et qu'une cer-
taine sécheresse d'administrateur, le dépit d'avoir été
semonce à Béthanie, enfin et surtout Tinstabilité, l'in-
conséquence d'un esprit mal cultivé furent les causes de
son brusque revirement. C'est ce qui arrive souvent dans
les comités ardents qui préparent les révolutions de
l'ordre moral ou politique. « Les sociétés secrètes du
« parti républicain », fait observer le célèbre écrivain,
« cachaient dans leur sein beaucoup de conviction et de
serait mort sur son bien mal acquis à la suite d'un accident, d'une
chute, semble-t-il, décrite assez étrangement (« ses entrailles se
seraient répandues », comme si en tombant il s'était enferré
sur sa charrue ou tel autre instrument de travail agricole). Quoi
qu'il en soit de ce dernier détail, cette version, précisément parce
quelle est beaucoup moins dramatique, nous paraît beaucoup
plus vraisemblable que celle de Matthieu. La manière d'être de
Judas, depuis le jour où il s'aboucha avec les chefs du sanhédrin,
dénote un esprit froid, sournois, un homme qui possède assez
d'empire sur lui-même pour donner le change à Jésus jusqu'au
dernier moment, ce qui ne fait guère prévoir un suicide inspiré par
le désespoir. On est très tenté d'admettre que la tradition orale
parlait d'une manière peu précise de la fin malheureuse dei Judas.
Le premier évangéliste, cherchant toujours dans les textes de
l'Ancien Testament des prédictions ou des préfigurations de l'his-
toire évangélique, raconte cette fin d'une manière qui lui a été sug-
gérée par le passage II Sam. (LXX, II Rois) XVII, 23, où il est dit
que le traître Achitophel, qui avait trahi le roi David en passant du
côté d'Absalon, quand il vit les choses prendre une tournure inquié-
tante, aTc^^XÔEV... . xal èvETEiXaTO xÇ) o'Vwtjj aùxoù, xal àuT^y^axo, « s'en
« alla. . , . donna ses ordres pour sa maison et se pendit ; » Matth.
XXVil, 5 : xai dcTreXôtùv àiz-^y^a'zo.
* Vie de Jésus, p. 395, éd. 1893.
PRÉLIMINAIRES DE LA PASSION 345
« sincérité, et cependant les dénonciateurs y étaient fort
« nombreux * ». Ce dernier genre d'explication doit se
rapprocher de la vérité, mais il faut l'expliquer lui-
même dans le cas spécial dont il s'agit.
Les évangiles nous fournissent peu de lumières. Les
données à tournure historique du quatrième sont trop
sujettes à caution pour qu'on puisse faire grand fond sur
elles. Use peut qu'à la cause première de la défection de
Judas se soit joint quelque incident ignoré qui aura poussé
jusqu'à l'exaspération un disciple déjà secrètement hos-
tile. Mais pourquoi l'était-il devenu ? — Le premier
évangéliste croit que la cupidité fut son mobile déter-
minant - et qu'il alla de propos délibéré se vendre au
sanhédrin où il fut payé d'avance, ce qui est surprenant.
D'après Luc et Marc, on lui promit de l'argent, mais il
n'est pas dit qu'on lui en remit avant qu'il eût tenu son
engagement. Luc n'y va pas par deux chemins : c'est
Satan qui s'est emparé de lui et qui lui a inspiré son
infernal dessein. Cela suppose une chute morale sou-
daine, brusquement suivie d'une résolution qui autre-
ment serait inexplicable.
Toutes ces explications négligent ce qui a dû être
nécessairement le point de départ de la trahison. Judas
ne croyait plus^ voilà le principe. Sa défection fut pré-
* Je puis attester que M. Madier-Montjau, que je connus au temps
de son exil à Bruxelles, m'affirma la même chose.
2 Les trente pièces d'argent (sicles) qu'il aurait reçues représen-
teraient à peine une centaine de francs. Il faudrait, il est vrai,
multiplier cette somme par 5 ou 6 pour avoir l'équivalent en argent
utile actuel. Mais ce détail est-il bien sûr ? Avec son habitude de
chercher dans les textes de l'Ancien Testament des prédictions con-
cernant les événements de la vie de Jésus, le premier évangéliste
n'aura-t-il pas cru trouver un oracle de ce genre dans le passage de
Zacharie XI, 15 (attribué par inadvertance à Jérémie) où il est
pourtant question de tout autre chose?
.346 JÉSUS DE NAZARETH
cédée par ce qu'on pourrait appeler une désertion à
l'intérieur. Si nous partons de là, tout ce qui suit s'expli-
que assez aisément.
L'adhésion chaleureuse d'un certain nombre de dis-
ciples, se distinguant de la masse galiléenne par l'ardeur
de leurs sympathies pour Jésus, sa personne et son
œuvre, avait été déterminée par un enthousiasme géné-
reux pour la belle cause que Jésus avait épousée et qu'il
incarnait avec une supériorité si éclatante. Les premiers
et brillants succès de sa propagande en Galilée avaient
nourri cet enthousiasme, l'avaient même exalté. C'est de
ce milieu, électrisé par la présence et le commerce con-
tinu d'un Maître si digne d'être admiré et passionnément
aimé, qu'était sortie la proclamation de sa messianité.
Rien n'empêche d'admettre que Judas fut gagné parla
contagion de l'enthousiasme, et qu'il fut sincère dans les
preuves de sympathie pour le Royaume de Dieu et son
prophète qu'il manifesta de manière à attirer l'attention
et la confiance de Jésus. Quand on pense à ce qui suivit,
il suffit de se représenter Judas comme un de ces
hommes très résolus d'apparence, en réalité très domi-
nés par les impressions qu'ils reçoivent du dehors. Tant
qu'il fat dans ce miheu galiléen, malgré les oppositions
qui, en Galilée même, arrêtèrent les progrès de TÉvan-
gile, Judas voyait des partisans de la cause évangélique
assez nombreux, assez chauds, assez dévoués, pour avoir
toujours confiance et persévérer dans les sentiments
qui l'avaient rapproché lui-même de Jésus. Il ne pro-
testa nullement contre le titre de Messie décerné par ses
compagnons au Fils de l'homme sorti de Nazareth. Il
est bien plutôt à présumer qu'il se joignit franchement à
la proclamation de Pierre. Il s'y mêlait sans doute au
fond de sa pensée quelques visées égoïstes de grandeur
PRELIMINAIRES DE LA PASSION 347
future. N'en discerne-t-on pas les indices chez les autres
apôtres ? Mais on peut déjà se demander si chez lui
l'ardeur pour la cause s'associait aussi étroitement que
chez ses compagnons d'apostolat à l'amour indéracinable
pour celui qui la représentait. Il est probable que son
ardeur subit un premier refroidissement lorsque Jésus
fit entendre aux siens que, pour eux comme pour lui, le
chemin qu'ils suivaient sur ses traces menait à tout
autre chose qu'au pouvoir et à la grandeur. Cependant
Judas n'était encore nullement disposé à se séparer de
lui. On allait à Jérusalem. C'est là que les choses pren-
draient une tournure décisive, et il fallait au moins le
suivre jusque là.
Ce fut Jérusalem qui le perdit. La froideur de l'accueil,
l'opposition des prêtres, des scribes, du sanhédrin, ce
qu'elle contenait de menaçant, l'incrédulité hautaine ou
railleuse des personnages puissants, les précautions elles-
mêmes que Jésus prenait, comme un mortel ordinaire, pour
déjouer les calculs de ses adversaires, les plaintes mé-
lancoliques échappées à mainte reprise de son âme attris-
tée, toutes ces impressions réunies achevèrent de le désen-
chanter. Et tandis que ses compagnons, qui devaient faire
les mêmes observations, étaient trop attachés à la per-
sonne de Jésus pour se laisser ébranler dans leur fidélité au
Maître bien aimé. Judas se demanda s'il n'avait pas com-
mis la faute insigne de s'embarquer dans une entreprise
qui devait mal tourner et s'il n'avait pas été la dupe d'un
entraînement déraisonnable. Ce qui en Galilée lui avait
paru assez fort pour soulever le monde lui fit en Judée
l'effet d'une tentative infime et impuissante. En un mot^ l'at-
mosphère indifférente ou hostile de Jérusalem le glaça.
Décidément Jésus n'était pas le Messie comme il l'avait cru
d'abord avec les autres dans un moment d'exaltation, au
348 JÉSUS DE NAZARETH
fond d'une province peu éclairée, où l'on vivait loin
des grandes puissances religieuses. Si Jésus était le
Messie, pourquoi ne le proclamait-il pas tout haut et
devant tous? Pourquoi devait-il recourir à des précau-
tions vulgaires pour échapper aux manœuvres de ses
ennemis ? Et si le prétendu Messie allait succomber dans
cette lutte dont lui-même appréhendait l'issue, que
deviendraient ceux qui se seraient compromis avec lui et
pour lui? Judas prit peur, et, chose qui ne paraîtra sur-
prenante qu'à ceux qui n'ont pas observé de près le coeur
humain, la peur engendra chez lui une sourde animosité
contre celui qu'il accusait en lui-même de l'avoir déçu,
égaré, conduit au bord de l'abîme. Les esprits étroits
surtout, quand ils viennent à découvrir qu'ils se sont
trompés, en viennent vite à détester ceux qu'ils rendent
responsables d'une erreur humiliante pour leur amour-
propre. Bref, n'étant plus retenu ni par la crainte d'offen-
ser un Messie auquel il ne croyait plus, ni par l'affection
pour un Maître qui l'avait déçu. Judas voulut, comme
on dit vulgairement, se mettre du côté du manche et
même^ s'il se pouvait, tirer au moins quelque profit
du service qu'il était en état de rendre aux adversaires
du faux Messie.
Il est probable qu'il eut vent de l'hésitation des chefs
du sanhédrin n'osant arrêter Jésus en plein jour. On peut
d'ailleurs regarder comme certain que Jésus avait fait
part à ses intimes des motifs qui le déterminaient à passer
les nuits hors de Jérusalem. C'est laque Judas découvrit
le « coup à faire ». Les meneurs du sanhédrin ignoraient
évidemment dans quel endroit Jésus et les siens se reti-
raient chaque nuit. Judas se présenta donc devant eux. Il
en fut très bien accueilli. Sa trahison consista essentiel-
lement en ceci qu'il s'offrit à guider lui-même une bande
à
PRÉLIMINAIHKS DE LA PASSION 349
armée à l'endroit solitaire où, la nuit tombée, on était
sûr de trouver Jésus avec sa petite et faible escorte d'amis.
Mais, vu la tournure imprimée par Caïphe au débat qui
précéda la condamnation de Jésus, on doit penser aussi
qu'il confirma devant eux ce qui n'était encore qu'un
soupçon, un bruit qui commençait à se répandre, qui ne
reposait toutefois sur aucune déclaration positive et
publique, savoir que Jésus avait très sérieusement la
prétention d'être le Messie et que ses disciples les plus
fervents lui avaient déjà décerné ce titre glorieux. Ceux
à qui Judas s'adressait furent ravis. Ce qu'il leur pro-
posa, l'arrestation clandestine de Jésus, acheva de les
séduire. On pourrait donc, en se hâtant et grâce à lui,
faire encore avant les têtes ce qui n'avait paru prudent
qu'après leur clôture. Avec ou sans remise immédiate de
la somme destinée à récompenser un service aussi émi-
nent, le pacte ténébreux fut conclu. Judas devait conti-
nuer de rester dans l'entourage du Nazaréen, cacher son
jeu sous une apparente fidélité et avertir ses nouveaux
patrons dès qu'il verrait le moment venu d'opérer. « Et,
« depuis ce moment, il épiait l'occasion de le leur
livrer ^ »
Le sentiment populaire a raison. Judas fut infâme. S'il
avait perdu la foi, que ne s'éloignait-il pour cacher ses
déceptions, que ne se perdait-il dans la foule, sans livrer
lui-même aux bourreaux celui qui lui avait comme aux
autres accordé sa confiance et son affection ?
Cependant l'heure du repas pascal était arrivée, et
après avoir pris les précautions que nous avons indiquées,
' Matth. XXVI, 16 ; Marc XIV, U ; axzp ô'^Xqu, « à l'écart de la
« foule », dit judicieusement Luc XXII, 6.
350 JÉSUS DE NAZARETH
Jésus se mit à table avec les siens, assailli de sombres
pressentiments, ayant lieu de craindre que la désaffection
ne se fût glissée avec ses mauvaises inspirations jusque
dans les rangs de ses disciples les plus chers, mais ne
se doutant pas encore de la noire trahison qui peu d'heures
après allait se consommer.
CHAPITRE V
LA DERNIÈRE CÈNE. — GETHSÈMANÉ ,
Pourquoi Jésus désirait-il si ardemment, comme l'af-
firme l'évangile de Luc\ célébrer avec les siens la Pâque
à Jérusalem? Pourquoi avait-il, en prolongeant son sé-
jour, bravé les dangers qu'il savait suspendus sur sa
tête? C'est une question qui n'a jamais été abordée, que
nous sachions, par ceux qui, comme nous, cherchent à
reconstituer son histoire réejle avec les données des
évangiles. Or ces données accusent un mélange de deux
points de vue différents, celui d'un réalisme qui s'attache
à reproduite fidèlement ce qui est arrivé et celui d'un
idéalisme colorant la réalité des reflets d'un point de
vue admis d'avance. Les narrateurs partent en effet de
l'idée que Jésus avait tout prévu, tout prédit.
Il faut bien comprendre cette grande cause d'illusion.
C'est elle qui a le plus contribué à obscurcir l'histoire
de la Passion. Ni les évangéhstes, ni la tradition qu'ils
ont recueillie ne voulurent, disons-nous, reconnaître que
Jésus avait été surpris par les événements, trahison de
Judas, changement dans les résolutions du sanhédrin,
arrestation inattendue, condamnation immédiate et mise
à mort le même jour. Lorsque cette tradition se fixa.
352 JÉSUS DE NAZARETH
la personne de Jésus était déjà trop exaltée dans la
croyance de ses fidèles pour qu'on se résignât à limiter
la clairvoyance de son regard prophétique. Sa Passion
était l'exécution d'un plan divin, mystérieux, inexpli-
cable, écrasant la raison vulgaire, mais tout avait été
d'avance déterminé dans le « Conseil de Dieu ». Ce plan,
Jésus le connaissait, y consentait, sachant tout ce qui devait
lui arriver, prévoyant les détails aussi bien que l'ensem-
ble, depuis le chant du coq dénonçant à Pierre la lâcheté
qu'il venait de commettre jusqu'au genre de mort qui de-
vait l'enlever à la vie terrestre. Les pieux narrateurs goû-
taient dans cette manière d'envisager le grand drame une
puissante consolation de ce que la catastrophe finale avait
malgré tout d'humiliant, de pénible, de souverainement pa-
radoxal, la crucifixion du Messie ! Il en résulta, presque
sans qu'ils s'en doutassent, le penchant à raconter les
choses comme si Jésus avait annoncé de la manière la plus
précise les divers incidents qui devaient se succéder jus-
qu'à sa mort. A des appréhensions, à des pressentiments
généraux et nécessairement vagues, ils substituèrent
des prédictions formelles. De là des invraisemblances
nombreuses. Prédire un malheur et l'éviter, si on le peut^
c'est avoir émis une prédiction fausse. Ne pas l'éviter après
l'avoir prédit, quand on aurait pu s'y soustraire, c'est s'en-
lever tout droit de se plaindre et d'être plaint. Contradiction
des deux côtés. Heureusement il ne manque pas dans
les récits eux-mêmes d'indices permettant de rétablir
d'une manière plus acceptable ce qui a dû se passer.
Jésus savait que sa vie était menacée et il aurait pu^
renseigné comme il l'était, se soustraire par un prompt
départ à la persécution dont il était Tobjet. Mais il tenait
beaucoup à célébrer la Pâque avant de s'éloigner de
Jérusalem et, moyennant les mesures de précaution que
â
LA DERNIÈRE CÈNE 353
nous avons décrites, il croyait pouvoir le faire encore
sans péril imminent. Sa tristesse n'en était pas moins
profonde et n'avait de contre-poids que son courage. Ses
espérances étaient déçues. Il fallait renoncer à l'inaugu-
ration du Royaume de Dieu avec l'assentiment chaleu-
reux du peuple réuni devant son Temple unique pour
célébrer la grande agape nationale. Fallait-il de plus
renoncer à l'inaugurer un jour et d'une autre manière ?
Pareille idée ne pouvait même effleurer sa pensée. Mais
que fallait-il faire? Par quel plan remplacer celui qui
venait d'avorter? Jésus passait par une crise analogue
à celle qu'il avait déjà traversée lors de son baptême au
Jourdain. L'idée centrale, le but à atteindre se dessinait
à ses yeux en pleine clarté, c'étaient les moyens d'exé-
cution qui demeuraient dans l'ombre. Il cherchait com-
ment il reprendrait dans des conditions nouvelles l'oeuvre
sublime dont il se sentait chargé, et si telle était sa
préoccupation, il est plus que probable — nous allons
en voir au surplus la confirmation — qu'il dut se deman-
der si le peuple juif^ tel qu'il était, ne se montrerait pas
incurablement revêche à la transformation qu'il eût voulu
lui voir accepter. Nous avons déjà pu signaler cette
crainte qui jetait son voile sombre sur ses prévisions *.
Maintenant l'expérience était faite. Sacerdoce, insti-
tutions, Loi traditionnelle, écoles dominantes, ritualisme
invétéré, indolence morale, espérances chimériques,
mais enivrantes, routine religieuse passant pour un de-
voir sacré, tout s'y opposait. Il fallait donc prendre un
parti héroïque. Le Royaume de Dieu s'établirait, quoi
qu'il arrivât, mais à part, au dessus, en dehors de ce que
* Gomp. Marc XI, 12 suiv.; Matth. XXI, 43 où la rupture avec le
judaïsme constitué est déjà présentée comme probable et même
imminente ; XXIII, 38-39.
JÉSCS DE NAZAR. — U. 23
354 JÉSUS DE NAZARETH
nous appelons le judaïsme, de ce qui était pour lui l'al-
liance contractée jadis entre Israël etl'Éternel. C'était une
alliance nouvelle qu'il fallait de toute nécessité substi-
tuer à l'ancienne. Une prophétie célèbre de Jérémie^ dut
s'éclairer à ses yeux d'une lueur plus vive que jamais :
« Les jours viennent où je ferai une alliance nouvelle
« avec la maison d'Israël et la maison de Juda, non
« comme celle que je contractai avecleurs pères... Cette
« alliance, ils l'ont violée... En ces jours-là je mettrai
« ma loi au-dedans d'eux, je l'écrirai dans leurs cœurs. »
Dans cet ordre d'idées il est permis de dire que la per-
spective d'une révolution, pacifique sans nul doute, mais
formelle, remplaça dans sa vision de l'avenir celle de
l'évolution que pendant tout un temps il avait crue pos-
sible, parce qu'elle s'était accomplie en lui-même. Dans
aucun moment de sa vie il ne fut plus près du principe
dont après lui Etienne et Paul furent les champions et
les martyrs. Mais il devait renfermer toutes ces pensées
en lui-même. Ses apôtres n'étaient pas encore préparés
à un tel changement de direction. Lui-même éprouvait le
besoin de mûrir ses résolutions. Il 'avait l'intention,
nous Talions voir, de se retirer pour quelque temps
dans la solitude, comme il l'avait fait en quittant Jean
Baptiste, pour puiser dans sa communion avec le Père,
loin des bruits de la foule, des lumières et des direc-
tions.
Ce qui est bien caractéristique de sa piété personnelle,
c'est qu'il n'entendait nullement condamner en principe
la religion héréditaire de son peuple comme chose mau-
vaise en soi et ne méritant plus que le mépris. Il conti-
nuait de s'y rattacher par le sentiment comme à un point
' XXXI. 31 suiv.
LA DERNIÈRE CKNR 355
de départ sacré. L'ère nouvelle devait emporter et con-
server ce qu'il y avait de plus pur dans les parfums de
l'ancienne. Ce repas de la Pàque, le rite le moins sacer-
dotal et, comme nous dirions, le plus laïque de la religion
d'Israël, célébré au pied du Temple, serait à la fois
l'adieu au passé et le salut à l'avenir. Voilà ce qui
explique ce désir intense que nous avons signalé. « .J'ai
« ardemment désiré manger cette Pâque avec vous ^ Car
« je vous dis que je ne la mangerai plus jusqu'à ce qu'elle
<( soit accomplie dans le Royaume de Dieu. » Cette der-
nière parole est obscure, mais on en comprend l'intention,
si l'on admet que Jésus pensait à l'accomplissement dans
le Royaume de Dieu enfin établi sur la terre - de ce qui
était la signification essentielle de la Pâque juive. Elle
aussi annonçait l'amour paternel de Dieu et la fraternité
des convives. Seulement elle les renfermait dans le par-
ticularisme national. Et c'est la même idée qui s'exprime
dans les paroles qui suivent immédiatement d'après Luc
XXII, 17-18 : « Puis, ayant pris une coupe et l'ayant
« bénie, il leur dit: Prenez cette coupe et partagez-la. Je
« vous dis que je ne boirai plus de ce fruit de la vigne
<c jusqu'à ce que le Royaume de Dieu soit venu^ »
1 Luc XXII, 15 ajoute « avant de souffrir », « avant ma Passion ».
Cette adjonction rentre dans la tendance signalée plus haut à pré-
senter Jésus comme sachant parfaitement d'avance tout ce qui va
s'accomplir.
2 On veut ordinairement qu'il s'agisse ici de l'accomplissement
dans la vie future, dans le ciel. Mais dans la pensée de Jésus c'est
toujours sur la terre que doit s'établir le Royaume de Dieu. La vie
céleste en est le prolongement.
3 Marc XIV, 25 et Matthieu XXVI, 29 reproduisent aussi cette parole,
mais après la distribution de la coupe à laquelle Jésus attache la
signification sj^mbolique de son sang et avec cette variante «jusqu'à
« ce que je le boive nouveau avec vous dans le Royaume de mon
« Père )) (Matth.) ; — «jusqu'au jour où je le boirai nouveau dans
356 JÉSUS DE NAZARETH
Cependant cette vue hardie lancée sur un avenir qui se
dérobait encore derrière des nuages menaçants ne pou-
vait dissiper les appréhensions du moment présent. La
situation, pour peu qu'on y réfléchît, était on ne peut plus
critique. Jésus entrevoyait encore la possibilité de se dé-
« le Royaume de Dieu « (Marc). Cette différence de moment n'a pas
d'importance. Toutefois les textes de Marc et de Matthieu mettent
une insistance marquée sur la nouveauté de ce que Jésus espère
réaliser dans le Royame une fois établi. En ce sens la place assignée
par Luc à cette déclaration serait plus naturelle, puisqu'elle marque-
rait l'inauguration d'une ère nouvelle au début de ce repas pascal
qui doit clore l'ancienne. Luc, des trois synoptiques, est celui qui
suit le plus exactement le rituel usité du repas. On sait que depuis
longtemps la Pàque avait perdu le caractère de fête printanière, ou
des prémices des biens de la terre, pour devenir la commémoration
de la délivrance du peuple captif en Egypte. Elle ne faisait plus
qu'un avec la semaine des «pains sans levain », des mazzotli, égale-
ment très antique et qu'il faut ranger parmi ces répristinations des
modes préhistoriques de la vie qui jouent un rôle si fréquent dans les
rites religieux lorsque la vie est devenue plus raffinée. C'était comme
un recommencement de la vie primitive et on y associait des idées
de purification.— Qaant à la Pàque elle-même, l'idée commune de
libération du grain dans l'épi nouveau et de libération du peuple
esclave put servir de transition. La Pâque demeura toutefois fête
familiale en même temps que nationale, ce qui fit qu'elle put se
célébrer partout, quand même, d'après la Loi, on ne pouvait en
observer toutes les prescriptions que dans le voisinage du Temple.
On mangeait avec du pain non fermenté un agneau immolé et
rôti selon certaines règles, en y joignant un plat d'« herbes amères»
(probablement laitues sauvages, chicorées, pariétaires, etc.) en sou-
venir des amertumes de la servitude égyptienne et une sauce ou
bouillie appelée charoseth dont la couleur rougeâtre devait rappeler
la fabrication des briques. 11 est impossible de dire jusqu'à quel
point ce symbolisme était déjà complet au temps de Jésus. Mais
nous voyons que les convives trempaient leur pain dans le plat
unique (Marc XIY, 20, Ep.!3aTrx6[jLsvo£; {jl£t'£[J!.oî)), ce qui suppose un ali-
ment liquide joint à l'agneau rôti. C'était le chef de famille ou celui
qui, comme Jésus dans le cas présent, présidait de droit le banquet,
qui rompait les miches de pain en morceaux qu'il étageait sur un
plat. Chacun des convives prenait sa part à la ronde. Il y avait aussi
LA DERNIÈRE CÈNE 357
rober à temps à la persécution du sanhédrin. Mais cette
possibilité ne lui serait-elle pas enlevée d'un moment à
l'autre? N'avait-il pas trop compté sur la circonspection
de ceux qui en voulaient à sa vie? Slls savaient qu'il
était là, dans cette chambre, à cette heure du soir où
les rues de la ville étaient désertes, ne pouvaient-ils l'ar-
rêter sans coup férir et sans bruit? D'ailleurs tout dan-
ger n'était pas écarté parce qu'il s'éloignerait de Jéru-
salem. Leur haine ne saurait-elle pas le relancer dans
la solitude où il comptait se rendre ? Les disciples qu'il
allait pour quelque temps abandonner à eux-mêmes ne
se laisseraient-ils pas gagner par le découragement? Les
retrouverait -il toujours disposés à s'unir à lui et à le sui-
vre? Le Fils de l'homme, quand il viendrait, trouverait-
il de la foi sur la terre ? Et quelle que fût la méthode
qu'il suivrait pour reprendre la propagation de son Évan-
gile et en faire le principe vivant d'un monde religieux
nouveau, les inimitiés dont il devait fuir les coups meur-
triers en quittant Jérusalem ne se joindraient-elles pas
pour l'écraser à celles qui l'avaient déjà menacé en Ga-
lilée ? Le péril [)résent ne tarderait pas à se compliquer
d'un péril futur et prochain. De quelque côté qu'il envi-
une distribution réglée de coupes remplies de vin que le même
président, après une action de grâces (c'est en cela que consistait
la bénédiction), distribuait, c'est-à-dire faisait passer de main en
main. On comptait ordinairement quatre distributions de ce genre.
C'est après la troisième coupe, dite spécialement « coupe de béné-
« diction », que l'on entonnait la série des Psaumes CXIII à CXVIII,
le grand hallel, en l'honneur et à la gloire de Dieu. Le texte de Luc
suppose que c'est au moment de la première coupe (v. 17) que Jésus
prononça la déclaration d'après laquelle il ne boirait plus de ce
« fruit de la vigne » jusqu'au vin « nouveau » qu'il boirait dans le
Royaume de Dieu. On remarquera combien tout ce repas pascal
était rempli de symboles et combien il se prêtait par conséquent à
celui que Jésus allait y ajouter.
358 JÉSUS DE NAZARETH
sageàt l'avenir, il voyait partout se confirmer la prévi-
sion qui, dès la fin de ses prédications dans son pays
natal, lui avait montré la mort, la mort du martyre,
comme le terme fatal de sa carrière messianique. Le sa-
crifice de sa vie, il l'avait déjà fait dans son cœur. Mais
son œuvre, son œuvre sainte et chère, qu'en advien-
drait-il? Il en avait toujours prédit le triomphe assuré,
il l'eût prédit encore. Mais qui ne sait combien ces assu-
rances morales, quelque profondes qu'elles soient, sont
sujettes aux éclipses momentanées lorsqu'on voit s'éva-
nouir, l'un après l'autre, comme autant d'illusions per-
dues, tous les moyens termes sur lesquels on croyait
pouvoir compter ! Plus que jamais il sentait combien le
succès de son œuvre dépendait de l'attachement à sa
personne de ceux qui devraient continuer cette œuvre s'il
devait leur être enlevé, et ce fut par une inspiration sou-
daine de son génie religieux, dans un de ces moments
d'émotion qui emportent les grandes âmes au dessus des
limitations de l'espace et [du temps, qu'il imprima à l'acte
banal en lui-même de rompre le pain et de distribuer la
coupe une signification si saisissante, si pénétrante,
qu'elle s'est incrustée dans la conscience des siècles et
n'en sortira plus. Ce n'était pas un rite qu'il instituait,
qu'on veuille bien le remarquer, ce sont ses disciples qui
ont fait un rite après lui de la parole la plus émouvante
qui soit sortie de sa bouche \ c'est une dernière parabole,
une parabole en action qu'il confiait à leur amour. Son
espoir suprême serait qu'il ne serait pas oublié et que,
même absent, les siens se nourriraient toujours de lui,
de sa pensée, de son exemple, de son sacrifice.
Marc XIV, 22 : « Et pendant qu'ils mangeaient, Jésus
« prit du pain et, après avoir prononcé les paroles de
' V. l'Appendice, C.
LA DERNIÈRE CÈNE 350
" bénédiction, il le rompit et le leur donna en disant :
'- Prenez, ceci est mon corps. — Pais il prit une
« coupe', et après avoir rendu grâces, il la leur donna.
M Ils en burent tous, et il leur dit : Ceci est mon sang,
u LE SANG DE LA NOUVELLE ALLIANCE, VERSE POUR BEAU-
(( COUP.
En d'autres ternies, je me donne à vous et au monde,
je vous donne ma vie, je me sacrifie corps et àme, et je
me lègue moi-même à vous comme aux dépositaires de
mon esprit, comme aux exécuteurs de ma dernière vo-
lonté -. Jésus faisait son testament comme un voyageur
qui part pour un voyage dont il ne sait s'il reviendra.
Selon l'ancienne idée hébraïque^ le sang était considéré
comme l'agent et le siège proprement dit de la vie, le
réceptacle de l'àme. Le « corps et le sang », bachar vedam
des rabbins % représentent la totalité de la personne
humaine vivante.
Quel était l'état d'esprit des Douze à l'ouïe de paroles
aussi affligeantes? L^absence de toute observation de
leur part dénote qu'ils étaient déjà plongés dans cette
espèce de stupeur qui permet de recevoir les impres-
sions, de les sentir, mais non de réagir contre elles. La
situation les accablait. Ils avaient déjà dû certainement re-
marquer les tristesses et même les inquiétudes du Maître.
Mais jamais encore il ne leur avait fait entendre des pa-
roles aussi désolantes. Comprenaient-ils bien ce qu^em-
portait avec soi cette annonce de la « nouvelle alliance »,
' Luc XXII, 20, après Le repas. C'était la coape flnale.
- Le texte de Marc est ici le texte primitif, parce qu'il est le moins
explicite. Celui de Matth. XXVI, 28 porte déjà une adjonction expli-
cative. Luc XXII, 20 serre Marc de tout près. Paul (I Cor. XI, 23-25)
présente plus de développements.
^ Grimm, Clavis N. Test.
360 JÉSUS DE NAZARETH
scellée de sang comme l'ancienne % mais cette fois du
sang du médiateur lui-même ? C'est fort douteux. Dans
tous les cas Jésus leur annonçait sa mort, inévitable et
même prochaine. C'était donc là ce qui devait couronner
ce séjour à Jérusalem que, malgré certains avertisse-
ments, ils s'étaient figuré triomphal ! Ils se turent. C'est
sans doute parce qu'il observait cet engourdissement
que, selon les évangélistes, Jésus fit une allusion plus
directe cette fois que les autres à la défection et même
à la trahison probable qui s'était glissée, il avait tout
lieu de le craindre, jusque dans le cénacle intime réuni
autour de lui.
Judas en effet était là. Il était à table avec les autres.
Il avait mangé avec eux, bu dans la même coupe, en-
tendu les paroles funèbres de l'homme dont il s'était fait
volontairement le serviteur, mais en qui il ne croyait
plus, qu'il n'aimait plus, qu'il s'était engagé à livrer à
ses ennemis jurés. Il avait mangé sa part du pain, bu
sa gorgée du vin où le Maître avait comme déposé son
âme. Mais des paroles qui n'étaient pour lui que l'aveu de
la défaite irrémédiable ne pouvaient que le confirmer dans
son odieuse résolution. Toutefois il possédait l'art de se
commander, et il ne laissa rien paraître. De nouveau
nous voyons se révéler ici le besoin des narrateurs de
l'histoire évangélique de raconter les choses comme si
Jésus avait su, non pas seulement d'une manière générale
qu'il se tramait contre lui des intrigues jusque dans son
entourage immédiat, mais encore quel était précisément
le nom du déserteur de la bonne cause. Est-il un mo-
ment admissible que, si Jésus avait connu le dessein et
les engagements de Judas, il l'eût laissé souiller le repas
1 Exode XXIV, S.
LA DliRNlÈHE CÈiNE 361
pascal de sa présence? Réfléchit-on qu'on serait dès
lors en droit de reprocher à Jésus une certaine compli-
cité, d'autant plus étrange qu'il devait être la première
victime ducomplot? Car enfin, quand on prévoit un crime
et qu'on sait d'avance qui sera le criminel, c'est prendre
part au forfait que de fournir au coupable les moyens de
l'accomplir. Jésus a pu prononcer quelque chose d'ana-
logue aux célèbres paroles : « Je vous dis en vérité
« que l'un de vous, qui mange avec moi, me trahira; oui,
« l'un de ceux qui trempent avec moi leur pain dans ce
« plat », sous une forme qui exprimait la crainte, le
soupçon douloureux, plutôt que la certitude \ Mais ad-
mettre, comme le voudrait l'évangile de Matthieu ^ que
Judas lui-même aurait dit à Jésus : « Est-ce de moi que
« tu parles? » et que Jésus lui aurait répondu affirmative-
ment de telle sorte que les autres l'auraient entendu ; ou
bien, comme le prétend le quatrième évangéliste% pour
qui Jésus, Logos incarné, ne peut rien ignorer^ que
Jésus aurait positivement dénoncé Judas à Jean et à
Pierre en donnant au traître un morceau trempé par lui-
même et l'aurait congédié en lui disant de « faire promp-
« tementce qu'il avait à faire », c'est faire preuve d'une
crédulité vraiment excessive. Comment s'imaginer que
les robustes pêcheurs du lac de Génésareth eussent laissé
l'infâme partir tranquillement, libre d'aller perpétrer son
crime tout à son aise? Et même en supposant, ce qui
est déjà d'une haute invraisemblance, que Jésus eût or-
donné de le laisser partir, comment ne serait-il resté
dans la tradition évangélique aucune trace de la scène
(
' Marc XIV, 18-20 ; Luc XXII, 21 ne vont pas plus loin que les
paroles citées.
2 XXVI, 25.
■^ Jean XIII, 21-30.
362 JÉSUS DE NAZARETH
tumultueuse qu'une pareille dénonciation eût infaillible-
ment déchaînée ? La vérité historique doit se trouver
dans la version de Marc et de Luc, et même encore en
deçà. Jésus put encore ajouter: « Le Fils de l'homme
« s'en va selon ce qui est déterminée Mais malheur à
« celui qui le trahit ! Mieux vaudrait pour lui n'être ja-
« mais né ! » Mais il ne désigna personne.
Il est très vraisemblable aussi que cette déclaration
poignante de Jésus dans un pareil moment ait secoué
l'espèce de torpeur morale oùles disciples étaient plongés
en face des lugubres perspectives que le Maître leur lais-
sait entrevoir. « Serait-ce moi? Serait-ce moi? » s'écriè-
rent-ils à l'envi l'un de l'autre. Chacun d'eux s'en jugeait
incapable, chacun d'eux était sincère — excepté Judas
qui dut, pour ne pas se trahir lui-même, s'écrier aussi :
« Serait-ce moi ^? »
Quand le chant des psaumes eut pris fin, ils sortirent
pour regagner le mont des Oliviers. Tout était calme. La
ville entière achevait de célébrer à huis clos le repas
sacré. La nuit semblait protéger de ses voiles le petit
groupe qui s'éloignait dans la direction de la campagne.
Est-ce à la faveur des ténèbres que Judas quitta ses
compagnons sans qu'on s'en aperçût? Ou bien Jésus le
chargea-t-il de quelque ordre dont l'exécution exigeait
qu'il demeurât dans la ville ^? Dans tous les cas, lorsque
* Luc XXII, 22. — Marc XIV, 21 et Matthieu XXVI, 24 disent : « selon
« ce qui est écrit de lui ». Les deux expressions se prenaient à vo-
lonté l'une pour l'autre.
2 Marc XIV, 19 ; Matth. XXVI, 22 ; Luc XXII, 23.
3 Cette seconde conjecture servirait d'explication, du moins comme
point de départ, à une tradition particulière que le quatrième évan-
gile a recueillie, mais en la mêlant d'une manière inadmissible à
son récit du dernier repas. L'auteur voulait montrer que l'action du
LA DERNIÈRE CENE .'{63
Jésus et les siens arrivèrent au pied du mont des Oliviers,
Judas n'était plus avec eux.
En partant, Jésus avait tenu à ses disciples un langage
qui, tel que le rapporte Luc XXII, 35-38, est très obscur.
Il aurait opposé les instructions qu'il leur avait données
lors de cette mission d'essai dont il les avait chargés
en Galilée aux recommandations que dictaient impérieu-
sement les circonstances toutes nouvelles où ils étaient
engagés. « Quand je vous envoyai », leur dit-il, « sans
« bourse, sans sac, sans chaussures, avez-vous manqué
« de quelque chose? — Non, répondirent-ils. — Main-
« tenant », poursuivit Jésus, « au contraire! Que celui
(( qui a une bourse la prenne avec lui ; que celui qui a un
« sac le prenne aussi, et que celui qui n'a point d'épée
« vende son manteau pour en acheter une. Car, je vous
« le dis, il faut que ce qui est écrit s'accomplisse en
« moi : // a étécoinpté parmi les malfaiteurs K Les choses
« qui me concernent vont aboutir. — Seigneur, voici
« deux épées. — Gela suffit, leur dit-il. »
Que signifie ce langage, en particulier ce conseil^
étrange dans la bouche de Jésus, de se munir d'une
épée? Gela n'indiquerait-il pas que Jésus craint pour
Logos, salutaire à ceux qui s'ouvrent à elle d'un cœur droit, pousse
à leur perdition ceux qui la subissent malgré eux avec de mauvais
sentiments. C'est quand Judas, a mangé le morceau de pain trempé
par Jésus lui-même que « Satan s'empare brusquement de lui » et
lui suggère l'infamie dont il va se rendre coupable (Jeaa XIII, 26-31).
C'est tout à fait conforme à la théorie johannique, mais contraire à
la tradition synoptique qui fait remonter plus haut la désaiïection
et le noir projet de Judas (Marc XIV, 10 et paralL). — De plus on
comprend encore mieux le mouvement de surprise de Jésus à Geth-
sémané quand il vit paraître Judas à la tète de ceux qui venaient
l'arrêter. Y. plus loin.
^ Ésaïe LUI-, 12. Preuve de plus de l'attention portée par Jésus sur
cette description idéale du sort réservé au « Serviteur de Dieu ».
364 JÉSUS DE NAZARETH
les siens les dangers qui pourront résulter pour eux de
ce que ses ennemis appelleront leur complicité ? Lui-même
ne résistera pas à ses persécuteurs, mais les siens auront
peut-être à se défendre... Tout cela, il faut l'avouer, est
d'explication très malaisée, et on soupçonne chez le nar-
rateur ou chez l'auteur du document qu'il reproduit un
embarras provenant de ce que les choses ne sont pas
présentées sous leur vrai Jour. Delà des paroles à moitié
ou tout à fait authentiques, mais détournées de leur sens
exact et qu'il est impossible de remettre au point. La
seule chose claire, c'est la déclaration de Jésus que la
situation est tout à fait changée, qu'elle est tout autre
qu'en Galilée, que de nouvelles maximes, de nouveaux
procédés vont devenir nécessaires. Il ne s'agit pas pré-
cisément de l'heure présente. Les deux épées que les
disciples montrent naïvement à leur Maître sont bien suf-
fisantes. A vrai dire, elles sont inutiles.
Peut-être trouverons-nous un peu plus de clarté dans
ce que nous rapportent les deux premiers synoptiques ^
En quittant la maison où il avait mangé la Pâque, Jésus
qui n'a pas manqué d'observer l'espèce d'atonie morale
où ses amis les plus chers restent comme engourdis,
leur a dit : a Vous succomberez tous ; aucun de vous ne
<( demeurera ferme ^ ; car il est écrit : Je frapperai le
(( berger et les brebis seront dispersées (Zach. XIII, 7).
« Mais après ma résurrection je vous précéderai en
« Galilée. »
Enfin nous avons un renseignement positif. Ces der-
niers mots sont les seuls bien clairs dans ces obscures
' Matth. XXVI, 30-32 ; Marc XIV, 26-28.
^ Matthieu ajoute « cette nuit-ci », toujours en vertu du parti pris
que nous avons signalé. Dans les plus anciens manuscrits cette ad-
jonction n'existe pas chez Marc.
LA DERNIÈRE CÈNE 365
réminiscences. Rendez-vous est donné par Jésus à ses
disciples en Galilée. Il ne faut pas que cette clause
« après ma résurrection » nous égare. Nous savons per-
tinemment, et nous verrons bientôt, que les disciples ne
s'attendaient pas à la résurrection. Mais il y a eu, de la
part de Jésus et peu d'heures avant son arrestation qu'il
ne prévoyait pas si proche, une intimation formelle à
ses apôtres de le rejoindre en Galilée quand il reparaîtrait
après une séparation temporaire. C'est cette indication,
si positive qu'on la retrouve mentionnée dans le plus an-
cien récit de la résurrection \ qui a, nous le pensons,
orienté la croyance des premiers chrétiens dans le sens
de la ferme attente d'un retour du Christ après un certain
temps de séparation. Le Maître n'est plus là, mais il a
annoncé qu'il reviendrait.
De toutes ces déclarations si peu cohérentes, subissant
l'effet d'une fausse idée de la prescience de Jésus^, idée
qui a pour ainsi dire déteint sur la reproduction exacte
de ses novissima verba, résulte pour nous la confirmation
de ce que nous avons déjà supposé. L'intention de Jésus
était de quitter Jérusalem et ses alentours, de se retirer
momentanément dans une solitude qu'il ne désignait pas
pour ne pas y être rejoint. Comme après la crise du
baptême au Jourdain, il voulait méditer sous le regard
de Dieu sur ce qu'il avait à faire pour reprendre son
oeuvre dans les conditions nouvelles qui lui étaient faites.
Il devait donc se séparer de ses disciples pendant quelque
temps. Mais il espérait encore les réunir autour de lui
* Marc XVI, 7 ; MaUh, XXVlll, 7, 10, et même au v. 16 nous appre-
nons ce que, sans ce détail isolé, nous eussions complètement ignoré,
que Jésus leur avait indiqué la montagne où la réunion devait avoir
lieu.
366 JÉSUS DE NAZARETH
dans un lieu convenu pour travailler avec eux à son grand
dessein. La Galilée, tout compte fait, s'était montrée
plus favorable que Jérusalem à l'avènement du Royaume
de Dieu. Si surtout il prévoj^ait la nécessité d'une rupture
ouverte avec le judaïsme officiel et constitué, c'est là
qu'il avait le plus d'espoir de réussir. Mais en même
temps et tout en formant ces projets hardis, il ne se
dissimulait ni les graves dangers qu'il courait , ni les
nombreux obstacles qui pouvaient d'un instant à l'autre
faire avorter son plan. De là ces alternatives de confiance
et d'abattement qui marquent son état d'esprit pendant
les dernières heures. Tant que la réalisation de son plan
nouveau lui paraissait possible, il donnait ses instructions
comme si elle eût été certaine. Lorsque le sentiment
des énormes difficultés qu'il aurait à vaincre au péril
constant de sa vie reprenait le dessus, son langage était
celui d'un homme qui se sait déjà touché par le doigt
de la mort. C'est ce que les narrateurs évangéliques
et sans doute avant eux leurs premiers garants ont
complètement perdu de vue, ne pouvant admettre que
Jésus n'ait pas su d'avance tout ce qui devait lui
arriver.
Nous trouvons un autre exemple de cette méconnais-
sance du cours seul admissible des choses dans ce qui
nous est rapporté d'un dialogue de Jésus avec Pierre
durant ce même trajet de Jérusalem au mont des Oli-
viers *.
Le doute que Jésus avait émis sur la constance et la
fidélité des siens leur était pénible. Leur torpeur en était
de nouveau secouée. Pierre, comme d'habitude le plus
expansif, le plus prompt à parler, n'y put tenir. « Dus-
' Marc XIV, 29-31 ; Matth. XXVI, 32-33 ; Luc XXII, 33-34.
LA DERNIÈRE CÈNE 367
« sent-ils succomber tous », s'écria-t-il, « moi je tiendrai
« ferme ! » Pauvre Pierre ! il était sincère, mais le Maître
le connaissait mieux qu'il ne se connaissait lui-même.
Jésus dut lui dire, sachant avec quelle facilité cette
nature impressionnable cédait à l'impulsion du moment,
que selon les circonstances il le renierait avec une facilité
qui le surprendrait lui-même \ Le récit canonique a
donné aux prévisions de Jésus une tournure de prédic-
tion détaillée qui ne peut être historique. Pierre, dans
un élan de sincérité imprudente, ne voulut pas croire à
un pareil pronostic. « Dussé-je mourir », s'écria-t-il,
« je ne te renierai pas ! » Et tous les autres, entraînés
par l'exemple, sincères aussi, prodiguèrent à Jésus les
mêmes assurances. Mais on était arrivé au pied de la
1 Quant au chant du coq et à sa coïncidence avec le reniement de
Pierre qui est demeurée si populaire, il est très admissible qu'en
effet un coq ait chanté au moment où Pierre donnait si piteusement
raison aux craintes que Jésus lui avait exprimées. Le récit de son
triple reniement appartient au Prôto-Marc, puisqu'il est parallèle
dans les trois synoptiques ; par conséquent c'est à Pierre lui-même
en dernier ressort qu'il remonte. On conçoit aisément, s'il en est
ainsi, que le chant du coq ait, longtemps encore après, renouvelé
dans le cœur éminemment sensible de l'apôtre le souvenir de sa
lâcheté momentanée. Jésus n'aurait-il pas simplement dit à l'ouïe de
l'air de bravoure de son disciple trop confiant: Le coq chante ! Pure
conjecture que nous nous gardons de présenter même comme une
supposition. Mais la tradition voulut que Jésus eût déjà lui-même
associé d'avance la diane de l'oiseau matinal au reniement dont il
opposait la vraisemblance à l'excès de confiance que Pierre avait en
lui-même; il aurait même prédit que ce reniement se répéterait pré-
cisément trois fois, et notre Marc précise plus encore: Le coq aura
chanté deux fois pendant et une fois immédiatement après le triple
parjure! — Les mœurs scolaires chez les Juifs faisaient du dévoue-
ment à toute épreuve du disciple à son maître un devoir de premier
rang. Le maître était le père; le disciple, le fils. Comp. Gai. IV, 19.
Ce sentiment s'accroissait chez un disciple de Jésus du rang qu'il
lui assignait au point de vue religieux.
368 JÉSUS DE NAZARETH
colline, et on dirait qu'à cette exaltation d'un instant
succédait déjà le retour à cette hébétude particulière aux
gens inquiets sans savoir précisément pourquoi, mais
dominés par la terreur vague. L'émotion du Maître lui-
même, son agitation, les paroles amèrement tristes qu'il
avait prononcées pendant et après le repas ne motivaient
que trop cet état d'esprit. Tout était sombre dans leur
âme comme dans la nature.
Nous touchons ici à l'épisode peut-être le plus tra-
gique de l'histoire de Jésus, un de ces épisodes dont
on ne scrute le fond qu'avec la circonspection timorée
du médecin qui sonde une blessure douloureuse à travers
la chair vive. Il lui faut pourtant faire appel à tout son
sang-froid pour en déterminer la vraie nature. La piété
chrétienne a depuis longtemps mis à part cette scène
d'angoisse inénarrable sous le nom d' « agonie de Geth-
sémané », et aux heures de tristesse déchirante et de
désespoir^, c'est à elle que les âmes religieuses, labou-
rées par la douleur, reviennent de préférence pour y
puiser de la résignation et du courage. Elle n'apprend
pourtant rien d'essentiellement nouveau, mais elle a été
vécue. De là sa vertu.
Jésus et ses disciples ont gravi le mont des Oliviers
jusqu'à un endroit qu'on appelait Gethsémané (pressoir
d'huile) ^ Il y avait là sans doute, attenant à un verger,
un bâtiment affecté au broiement des olives. Là il leur
dit de s'asseoir, pendant que lui-même irait prier un
peu plus loin. D'après Luc il les engage à prier eux-
mêmes pour être forts contre la tentation. Hélas ! lui-
même, tout le premier, avait besoin de se fortifier contre
une affreuse étreinte qui le torturait.
1 Marc XIV, 32-42 ; MaUh. XXVI, 36-46 ; Luc XXII, 40-46.
LA DERNIÈRE CÈNE 369
La solitude absolue cette fois l'effrayait. Il prit à part
pour les avoir plus près de lui ses trois disciples les
plus dévoués, les plus sûrs, Pierre et les deux Zébé-
daïdes, Jacques et Jean. Il espérait probablement trou-
ver dans leur proximité quelque apaisement au trouble
inusité qui s'emparait de lui. Il n'en fut rien. Le calme
relatif^ la claire possession de lui-même, l'assurance qu'à
force d'énergie il avait su garder pendant la soirée avaient
fait place à une fièvre pleine d'épouvantes et d'affres
cruelles en face de Tavenir qui l'attendait, et que toutes
les probabilités devaient lui faire considérer, sinon comme
immédiat, du moins comme prochain. Il se sentait si
malheureux que, modifiant en partie sa première inten-
tion, il ne voulut pas que les trois apôtres fussent immé-
diatement témoins de son abattement. 11 se borna à leur
dire : « Mon âme est triste à en mourir ». Restez ici, et
« veillez avec moi. » Puis, s'écartant quelque peu, il tomba
la face contre terre, et dans le silence de la nuit s'éleva
vers le ciel l'invocation que les siècles ont embaumée et
dont rien n'a pu affaiblir l'accent originel :
« Père, tout t'est possible, et si cela se peut, éloigne
« de moi cette coupe *. Mais qu'il arrive, non ce que je
« veux, mais ce que tu veux. »
Jamais parole plus profondément religieuse n'a été
exprimée sur la terre ^
* Marc seul, XIV, 35, traduit par « que cette heure s'éloignât de lui »,
ou lui fût épargnée, parce qu'il ne pense qu'au supplice du lende-
main dont il croit que Jésus avait la pleine prescience. — On s'est
demandé comment les trois apôtres, accablés par le sommeil, avaient
pu entendre les paroles de Jésus, les autres étant d'ailleurs trop
loin et endormis aussi. Nous allons voir plus bas que toute la scène
eut un témoin dont nul ne soupçonnait la présence.
^ Luc XXII, 43-44, ajoute qu'on vit un ange descendre du ciel pour
fortifier Jésus, que toutefois il était dans « l'agonie », dans un violent
JÉSUS DE NAZAR. — II. 24
370 JÉSUS DE NAZARETH
Puis il revint vers les trois disciples, et les trouva
endormis. Ils dormaient de ce sommeil ou plutôt de
cette pesanteur qui s'empare de l'homme accablé par
rinquiétude sans savoir ce qui précisément le menace,
mais voyant partout des présages sinistres. La nuit,
son silence, ses ténèbres, augmentent, nous le savons
tous, cette disposition apathique. Hé quoi ! dit-il, s'a-
dressant personnellement à Pierre, « tu dors, et vous
« n'avez pu veiller une heure avec moi! Veillez plutôt,
« priez pour ne pas entrer en tentation. L'esprit est
« prompt, mais la chair est faible ! » Comment n'a-t-on
pas toujours reconnu que dans ces dernières paroles
Jésus parlait de lui-même aussi bien que des autres ?
Oui, l'esprit chez lui était « prompt ». Bans l'animation
de la lutte, dans sa foi profonde en l'œuvre qu'il consi-
dérait comme sa mission divine, même en face de l'a-
vortement de son espérance à Jérusalem^ il avait main-
tenu virilement sa confiance et sa persévérance. Même
après l'échec qu'il venait de subir, il projetait de nou-
velles luttes au profit de sa grande cause, et cette fois,
il l'espérait du moins, dût-il y laisser sa vie, il pourrait
en savourer d'avance le triomphe. Son esprit était assez
« prompt » pour s'élancer au-delà de tous les obstacles
qui se dressaient entre lui et l'aurore de « l'alliance nou-
velle ». — Mais quand la réflexion succédait aux élans
de sa noble ferveur, quand il examinait froidement la
situation réelle, quand il constatait le refroidissement des
uns, la désaffection des autres, la faiblesse morale de
combat, que sa prière devenait toujours plus instante et que la
sueur inondant son visage tombait à terre en grumeaux de sang. Le
premier trait a une valeur esthétique et symbolique dont la beauté
est incontestable, le second est d'une exagération manifeste. C'est
comme si nous prenions à la lettre notre expression « larmes de
sang ».
LA DERNIÈRE CÈNE 371
ses disciples les plus chers, une faiblesse qui semblait
aller au moins pour l'un d'entr'eux jusqu'à la désertion,
l'inimitié meurtrière de tous ceux qui avaient le pouvoir
en mains, depuis Antipas jusqu'au sanhédrin ; quand il
pensait à cette mort si probable et peut-être inutile au-
devant de laquelle il lui fallait marcher, la « chair »,
avec l'horreur du néant qu'elle exècre, qu'il s'agisse de
la vie supérieure ou de la vie physique, protestait ou
s'abandonnait.
Quelle était cette « coupe » d'amertume dont l'appro-
che le faisait frémir ? Ce n'était pas au fond la mort, c'était
surtout l'écroulement de tout ce qu'il avait aimé, de tout
ce qu'il avait cru, de tout ce qu'il avait entrepris le
cœur radieux au nom du Père céleste. C'était comme si,
au rêve qui l'avait enivré, la réalité eût tout à coup
répondu par un éclat de rire diabolique. Le Satan de la
montagne de la Tentation se dressait de nouveau devant
lui, moqueur, ironique, implacable. Ose encore t'imaginer
que tu es fils de Dieu ! Tu as voulu te poser plus haut
que le Temple, tu tombes, et tu vas être brisé. Tu as
dédaigné mes avances, vois où t'a conduit ta sotte abné-
gation. Fils de l'homme insensé, qui as donné ta vie pour
une chimère !
Les esprits vulgaires ne songent, en lisant cette agonie
de Gethsémané, qu'aux scènes terribles du lendemain
que Jésus ne prévoyait pas si proches. Ils ne compren-
nent pas que, lorsqu'un homme a vécu d'une grande
idée^ s'en est exclusivement nourri, le sacrifice de la vie
est peu de chose si le triomphe s'obtient à ce prix, mais
que l'anéantissement de cette idée, sa défaite irrémé-
diable le tue, et qu'il n'y a pas d'agonie physique dont
les tourments soient comparables à ceux qu'éprouve un
tel homme quand la réalité brutale vient lui signifier que
372 JÉSUS DE NAZARETH
son idéal n'est qu'un rêve et que sa cause est à jamais
perdue.
La mythologie orthodoxe s'est complu à expliquer
cette défaillance de son Dieu-Homme en imaginant on
ne sait quelle justice abominable du Dieu-Père faisant
peser en ce moment sur le Fils le poids du péché col-
lectif de l'humanité pour qu'il l'expie en éprouvant dans
toute leur intensité et dans sa seule personne le poids
incommensurable des douleurs qui en sont le châtiment
irrémissible. De là cette prostration, ces supplications,
ces cris, cette sueur de sang...
Pas un mot dans le texte n'appuie cette théologie
fantastique. Seulement, comme tous les mythes, celui-ci
renferme un élément de vérité. C'est en effet le péché de
tous qui cloue si souvent sur le banc de torture ceux que,
mieux éclairée, plus sensible à la grandeur morale, plus
désireuse de vérité et de progrès, l'humanité aurait dû
accueillir avec transport. Les individus qui les écrasent
sont presque toujours inconscients, et pas nécessairement
plus mauvais que bien d'autres. Ceux qui persécutent
le juste ne sont que les représentants occasionnels de
tendances qui n'ont cessé aux étapes successives du
progrès général de le retarder et d'en maudire les pro-
moteurs. Jésus se sentait succomber sous le péché de
tous. Ici le fanatisme^ là l'insouciance mondaine, ailleurs
le conservatisme aveugle, en religion l'esprit sacerdotal,
l'esprit ritualiste aussi bien que l'irréligion radicale,
aussi bien que la soif des jouissances viles, la cupidité,
le vice sous toutes ses formes, tous les genres de mal se
coalisaient contre lui en se couvrant des noms les plus
dignes du respect des hommes, religion, salut du peuple,
patriotisme. N'oublions pas que, de nos jours encore et
sous des noms à peine différents, Jésus rencontrerait parmi
LA DERNIÈRE CÈIVE 373
nous les mêmes adversaires. Prosterné sur sa colline si-
lencieuse, de quelque côté qu'il dirigeât ses regards, il ne
rencontrait que des préjugés invincibles, des égoïsmes
désolants, des haines homicides, et c'est dans un pareil
monde qu'il avait eu la naïveté de vouloir établir le
Royaume de Dieu !
Dans son agonie Jésus toucha ce que j'ose appeler le
tuf de sa conscience religieuse, ce qui toute sa vie en
avait constitué le fond, la volonté de s'abandonner, quand
tout espoir raisonné a disparu, à la Pensée suprême, à
cette Volonté qui si souvent garde pour elle le secret de
ses voies. C'est quand on ne comprend plus, quand on
sent qu'on était dans le vrai, qu'on était dans le droit,
qu'on était dans le bien, et que pourtant tout vous me-
nace, tout vous maudit, tout vous écrase, qu'au lieu de
blasphémer dans l'impuissance, il faut courber la tête et
se rendre, non aux hommes, mais à Dieu. Le premier
cri de l'âme religieuse en est aussi le dernier : « Non ce
c( que je veux, mais ce que tu veux. » C'est le roc sur
lequel Jésus reprit pied et put se relever victorieux.
L'ange de la résignation lui tendit de nouveau la coupe
de l'indestructible espérance. Le serviteur de Dieu
meurt, mais ne se rend pas au désespoir absolu.
Nos textes nous disent que Jésus pria de la même ma-
nière par trois fois et qu'il revint encore deux fois vers
ses disciples toujours alourdis par le sommeil. « Car »,
disent Matthieu et Marc, « leurs yeux étaient appesantis
« et ils ne savaient que lui dire. »
Tout à coup le silence de la nuit fut interrompu par
un bruit de pas qui s'approchaient. Des torches résineu-
ses percèrent de leurs lueurs les massifs d'oliviers. Une
troupe gravissait la colline. Jésus comprit. C'est lui qu'on
374 JÉSUS DE NAZARETH
cherchait. Le secret de sa retraite avait été découvert.
Toute son énergie lui revint devant le péril inévitable.
« Vous pouvez dormir », dit-il à ses disciples effarés,
« l'heure est venue. Le Fils de l'homme tombe entre les
« mains des iniques, » Il parlait encore lorsque, se sépa-
rant du groupe qui s'avançait, un homme prit les devants,
s'approcha de lui précipitamment et lui donna le baiser
du respect et de l'amitié. La surprise de Jésus fut ex-
trême. « Mon ami ■», s'écria-t-il, « que viens-tu faire ici?»
Ce baiser était le signe convenu pour l'indiquer aux ar-
gousins du Temple. Cet homme, c'était Judas ^
* Luc XXII, 48 met dans la bouche de Jésus Texpression du senti-
ment de tous ceux qu'indigne une pareille infamie. Marc XIV, 43-46,
ne dit rien. Les deux évangiles sont dominés par l'idée que Jésus
savait d'avance que Judas venait tout exprès pour le livrer. Matthieu
seul, XXVI, 50, a conservé l'exclamation de la surprise : 'EtaTpt, èo' o
Tcapst ; « Ami, pourquoi es-tu ici ? »
CHAPITRE VI
ARRESTATION ET JUGEMENT
On se représente aisément, malgré la pénurie des ren-
seignements, ce qui s'était passé. Judas^ après s'être
mis en rapport avec les directeurs du sanhédrin, s'était
engagé à leur livrer Jésus dans de bonnes conditions,
c'est-à-dire sans provoquer aucun tumulte. Nous savons
que le plan était de ne procéder à cette arrestation
qu'après la huitaine des fêtes pascales, et Judas n'avait
qu'à s'y conformer. On pourrait se demander pourquoi
il ne songea pas à profiter de l'heure où Jésus , seul
avec les Douze, devait manger la Pâque à huis clos,
alors que la ville entière était absorbée par la célébra-
tion du pieux anniversaire. Peut-être eût-on craint de
troubler par un vacarme nocturne cet acte solennel de la
dévotion nationale. Dans tous les cas, il résulte de ce
que nous avons vu en parlant des précautions prises par
Jésus pour la préparation de son repas pascal que Judas
et les autres disciples, excepté deux, ignoraientoù se trou-
vait la maison où il devait avoir lieu. Mais si, comme nous
pensons ravoir montré, Jésus annonça le même soir à ses
disciples son intention de se séparer d'eux pour quelque
376 JÉSUS DE NAZARETH
temps et de s'éloigner de Jérusalem sans leur dire où il
comptait se retirer, il est clair que Judas dut craindre
que sa victime évitât le piège qu'il lui tendait avec tant
d'astuce et qu'il se dépêcha d'aller avertir ses nouveaux
patrons qu'il n'était que temps d'agir, s'ils ne voulaient
pas que le Nazaréen leur échappât. L'avis parut sensé.
Judas s'offrait à servir de guide aux agents du sacerdoce,
et la capture pourrait s'eflfectuer de nuit, sans tapage,
sans trouble aucun. C'est pourquoi les chefs du sanhédrin
se décidèrent à faire sans plus tarder ce qu'ils avaient cru
plus prudent d'ajourner après la semaine des fêtes. Nous
allons bientôt voir ce qui leur permit de ne pas s'arrêter
devant l'objection qu^ils risquaient de porter une grave
atteinte à la sainteté du lendemain qui était un « grand
« sabbat », le sabbat de la semaine pascale.
Il y eut pourtant un commencement de bagarre à
Gethsémané, lorsque les disciples, réveillés de leur tor-
peur, virent qu'on se jetait sur leur Maître pour l'emme-
ner de force. Une épée brilla à la lueur des torches,
s'abattit sur un esclave du grand-prêtre et lui fendit une
oreille ^
Jésus ordonna à l'agresseur de remettre l'épée au
fourreau. Une pareille lutte lui répugnait profondément.
« Ceux qui recourent à l'épée périssent par l'épée», dit-il.
1 Marc XIV, 47-S2 ; MaUh. XXVI, 51-34; Luc XXII, 50-53. — Aucun
des trois synoptiques ne donne le nom du disciple qui porta le coup
d'épée. Le quatrième évangile (Jean XVIII, dO sv.) dit que ce fut
Pierre. C'est très possible ; toutefois on peut se demander pourquoi
les synoptiques ne le nomment pas et si l'auteur de cet évangile n'a
pas recueilli avec complaisance une tradition qui, tout en étant à
l'honneur de Pierre, le met toutefois, en lui attribuant cet acte de
violence, au dessous du disciple « que Jésus aimait », qui demeura
paisible, qui suivit Jésus avec Pierre dans la demeure du pontife et
en sortit sans l'avoir renié. Les synoptiques au contraire ne parlent
que de Pierre comme ayant suivi le Maître après son arrestation.
ARRESTATION ET JUGEMENT 377
Il n'y avait qu'à se résigner à l'inévitable sous le
regard de Dieu K D'ailleurs cet essai de résistance ne
devait pas trouver d'imitateurs. Les pauvres disciples,
complètement découragés, atterrés par la tournure ino-
pinée que prenaient les événements et qui dépassait
leurs pires appréhensions, voyant s'écrouler tout d'un
coup tout l'édifice de leurs rêves, s'enfuirent éperdus à
travers les oliviers. Pierre seul se contenta de s'éloigner,
' Ce que le langage religieux du temps traduit par « 11 faut que
«les Écritures s'accomplissent ». Luc ajoute que Jésus par un simple
attouchement guérit l'oreille blessée. Marc et Matthieu n'en disent
rien. On peut supposer que les instructions données aux agents leur
enjoignaient de s'emparer de Jésus seul et d'éviter autant que possible
toute complication. C'est ce qui expliquerait pourquoi l'escouade
s'abstint de riposter à cette attaque isolée. Matthieu ajoute que Jésus
aurait dit à ce disciple trop emporté qu'il dépendait de lui d'invo-
quer son Père céleste pour qu'il envoyât à son secours douze légions
d'anges. C'est une hyperbole qui jure .quelque peu avec l'esprit du
contexte et qui trahit avec bien d'autres détails la tendance à se
représenter ces scènes douloureuses comme prévues et voulues par
celui qui, en les subissant, réalisait sciemment un plan divin. — Le récit
du quatrième évangéliste, Jean XVllI, 4-11 ^supprime le baiser de Judas
et veut, ce qui lui parait plus conforme à la majesté du Logos, que
Jésus ait marché à la rencontre des arrivants en leur demandant:
« Qui cherchez-vous? » — « Jésus de Nazareth. » — « C'est moi. » Sur
quoi ils seraient tous tombés à la renverse et ne l'auraient arrêté
qu'après une seconde mise en demeure de Jésus lui-même. Il pré-
tend de plus (v. 12) qu'en outre des gens du Sanhédrin, la cohorte
romaine tout entière, commandée par son tribun, avait été requise
pour procéder à l'arrestation. C'eût été aussi inutile que contraire aux
calculs des meneurs de toute l'affaire. Pilate aurait dû intervenir
immédiatement si sa cohorte, qui n'était pas aux ordres du sanhé-
drin, avait été requise. Luc, sans aller jusque là, suppose que dans
l'escouade il y avait des sacrificateurs et des officiers du Temple
auxquels il donne le nom pompeux de 'yipcc-z-q-^ol, « généraux » ou
<( préfets i. Marc et Matthieu^ avec plus de vraisemblance, ne parlent
que d'une bande de policiers envoyés par les chefs du sanhédrin.
Cette garde particulière du Temple se composait en grande partie
de Lévites d'un rang inférieur.
3 78 JÉSUS DE NAZARETH
mais il ne put se résoudre à abandonner ainsi le Maître
qu'il aimait tant. Il suivit de loin la troupe qui rentrait
dans Jérusalem, emmenant sa proie.
Jésus lui-même se laissa docilement conduire par les
gardes pontificaux. 11 ne put s'empêcher cependant de
protester contre cette arrestation à la fois brutale et
sournoise. « J'enseignais tous les jours près de vous
« dans le Temple », leur dit-il, « vous pouviez vous sai-
« sir de moi, et vous êtes venus m'arrêter comme un
« voleur \ Que les Écritures s'accomplissent ! » C'est-à-
dire que la volonté de Dieu soit faite ! Il ne s'appartenait
plus.
Ici, dans le seul évangile de Marc, se place un détail,
en lui-même assez insignifiant^ bien que pittoresque à sa
manière. Toute cette scène de Gethsémané avait eu un
témoin ignoré, un tout jeune homme, un veavioxo?, qui
probablement passait la nuit dans le pressoir voisin. Attiré
par le bruit, il s'était avancé vêtu du plus léger costume.
Quand les gens du sanhédrin se retirèrent, il se mit aussi
à les suivre. Cela déplut sans doute à quelques-uns qui
voulurent s'emparer de lui. Mais il leur laissa son unique
vêtement entre les mains et s'enfuit tout nu K On s'est
bien souvent demandé à quoi tendait cette notice isolée
sans relation aucune avec ce qui suit. Certainement l'ex-
plication proposée par plusieurs interprètes qu'il s'agit de
Marc lui-même encore très jeune alors, plus tard dési-
reux d'inscrire modestement, sans se nommer, dans l'au-
guste et tragique histoire ce souvenir de son adolescence,
se recommande par ce qu'elle a de très naturel. On com-
prend aussi que les deux autres synoptiques, s'ils ont lu cet
* Marc XIV, 51-52.
ARRESTATION ET JUGEMENT 379
incident dans le Prôto-Marc, l'aient négligé comme
n'ayant pas d'importance ou même ne l'aient pas com-
pris. Les Actes XII^ 12, parlent d'une maison de Marie,
mère de Jean surnommé Marc, une de celles où se réu-
nissaient les premiers chrétiens de Jérusalem. S'il en
est ainsi, on a eu raison de dire que cette courte notice
ressemble au chiffre qu'un peintre pose en guise de
signature dans un coin de son tableau. Quelqu'heureuse
que soit la conjecture, on ne peut dire qu'elle soit dé-
montrée, mais on est bien tenté de l'accepter.
Le quatrième évangile seul* rapporte que la bande
des policiers du Temple mena d'abord son prisonnier
dans la maison de Hanan ou Annas, ancien pontife, beau-
père de Caïphe qui était alors pontife en exercice, et sur
ce point qui n'intéresse en rien la théorie chère ài'évan-
géliste, il a très probablement complété le récit des
synoptiques. Il aura puisé ce renseignement dans une
des sources, de nous inconnues^ qui lui ont servi à
composer son livre.
Cet Annas ou Hanan (l'Ananus de Josèphe) était per-
sonnage principal dans l'aristocratie sacerdotale-saddu-
céenne du temps. Les procurateurs avaient trouvé bon
de continuer vis-à-vis du pontificat la politique des ïïé-
rodes, c'est-à-dire qu'ils ne laissaient pas indéfiniment
le même grand-prêtre en fonction. Nous avons expliqué
longuement ^ les causes qui faisaient aisément du pontife
de Jérusalem un véritable prince autour duquel se grou-
paient tous les éléments constituant le peuple juif. Sous
les Asmonéens le conflit toujours possible entre ce pou-
1 Jean XVIIl, 12-24.
2 Pp. 45, 36, 147 du vol» I.
380 JÉSUS DE NAZARETH
voir sacerdotal et le pouvoir politique avait trouvé sa
solution dans le fait que le pontife et le prince ne faisaient
qu'un. Le régime des protectorats, même du temps des
Perses, soumettait la personne du pontife à Tagrément
de la puissance suzeraine, tout aussi bien que du temps
des Hérodes à celui du roi. Le régime romain ne faisait
que continuer sur ce point la tradition du régime précé-
dent, et il usait fréquemment du droit qu'il y puisait de
changer les pontifes ^ Annas avait été promu au ponti-
ficat sous Quirinius et déposé lorsque Tibère devint
empereur. Mais il était resté très influent. Cinq de ses
fils comptèrent parmi ses successeurs ^ et Caïphe, qui
va nous occuper, était son gendre. L'autorité romaine ne
s'était peut-être pas aperçue qu'au lieu d'un pontife à vie
elle avait, par la fréquence des choix tombant sur la mai-
son d' Annas, constitué une véritable famille pontificale ^
C'était donc Annas qui dirigeait en chef sous le nom
du pontife en fonction la politique sacerdotale et syné-
driaque. L'habileté incontestable avec laquelle fut si
rapidement mené le procès de Jésus dénote un plan
réfléchi, très calculé. On y reconnaît la main expéri-
mentée d'un vieux prêtre madré qui sait exactement ce
qui lui permettra d'arriver à ses fins en faisant jouer
tour à tour les ressorts de la croyance religieuse et ceux
des intérêts politiques ^. Il est donc très vraisemblable
1 Josèphe, Antiq. XV, m, 1 ; XVIII, ii, 2 ; v, 3 ; XX, ix, i, 4.
2 Les Boéthusiens, autre famille pontificale créée par Hérode I
(vol. 1, p. 229), interrompaient de temps en temps la série des pon-
tifes hananites, mais leur autorité était beaucoup moindre, et du reste
ils s'étaient ralliés aux prétentions et à la politique de la vieille aris-
tocratie.
3 On peut remarquer Luc UI, 2 l'habitude d'associer le nom d'Annas
et celui de Caïphe en parlant du pontiflcat de ce dernier.
* On dirait que l'animosité contre Jésus et les siens demeura
ancrée dans sa famille. C'est un de ses fils,, portant son nom, qui fît
ARRESTATION KT JUGEMENT 381
qu'avant de traduire Jésus devant le sanhédrin que pré-
sidait Caïphe, Annas ait jugé indispensable dinterroger
le prisonnier qu'on lui amenait du mont des Oliviers. Il
avait déjà évidemment des renseignements qu'il tenait
d'auditeurs quelconques de Jésus, mais en particulier de
son disciple Judas. Encore était-il prudent de s'entendre
sur la tournure qu'il serait bon d'imprimer aux débats, et
pour cela il était indispensable de savoir comment l'ac-
cusé lui-même se défendrait contre les chefs d'accusa-
tion, déjà convenus selon toute apparence, qu'on devait
articuler contre lui. Toujours d'après la même source,
Jésus interrogé sur ses disciples et sa doctrine aurait
simplement répondu qu'il n'avait pas d'explications à
donner, que sa prédication était publique, qu'il n'avait
pas de doctrine secrète et qu'on pouvait interroger ceux
qui l'avaient entendu. Cette réponse est d'une haute
vraisemblance, d'autant plus qu'elle décèle déjà le sen-
timent qui explique son attitude presque toujours silen-
cieuse pendant tout le procès. Jésus a la conviction trop
fondée qu'il est condamné d'avance, et qu'il est inutile
d'entrer en discussion avec des juges très décidés à
être des bourreaux. Cette flère contenance aurait même
indigné un des policiers, plat valet et vil courtisan. Esti-
mant qu'elle était injurieuse pour le haut dignitaire qui
faisait au prisonnier l'honneur de l'interroger, ce sus-
ceptible personnage souffleta Jésus en lui reprochant
de manquer de respect au pontife. Jésus lui aurait fait
cette réponse exquise : « Si j'ai mal parlé;, montre ce
« que j'ai dit de mal ; et si j'ai bien parlé, pourquoi me
« frappes-tu? »
En revanche le quatrième évangéliste supprime entiè-
lapider Jacques frère de Jésus peu de temps avant l'explosion de la
guerre juive. Josèphe, Antiq. XX, ix, 1.
382 JÉSUS DE NAZARETH
rement la séance du sanhédrin où la condamnation fut
prononcée juridiquement, de sorte qu'en se bornant à son
livre, on ne comprend plus rien à la nature de l'accusa-
tion portée contre Jésus devant Pilate et qu'on ne sait
pas même s'il fut ou non condamné par ses juges natu-
rels, ni pourquoi.
Nous ne perdrons pas notre temps à discuter la ques-
tion de savoir si le procès de Jésus fut mené selon toutes
les formes, juridiques fixées par les lois et les coutumes du
pays juif. Il y a pour cela une excellente raison qui dis-
penserait de toutes les autres, c'est que nous sommes
on ne peut plus mal renseignés sur la procédure en
vigueur au temps de Jésus, lorsque se présentait une
affaire de ce genre. Les renseignements que pourrait
fournir le Talmud sont de date trop incertaine pour qu'on
puisse en faire usage dans l'espèce. Il nous semble évi-
dent que, selon Tusage le plus fréquent des procès poli-
tiques et religieux, la condamnation de l'accusé était chose
arrêtée d'avance dans les conseils de ceux qui avaient
ordonné les poursuites, et, d'autre part, nous ne voyons
pas ce qu'ils auraient gagné à commettre des illégalités
criantes. Des protestations dangereuses pour leur auto-
rité auraient pu surgir et les auraient compromis eux-
mêmes devant Pilate. Nous savons que le sanhédrin
connaissait de plein droit des atteintes portées à la Loi
et à la religion juive, des cas de blasphème et de révolte
contre l'autorité sacerdotale, et que c'était après avoir
entendu des témoins et les déclarations des accusés qu'il
rendait sa sentence. Nous savons aussi que la peine de
mort, quand il la prononçait, devait recevoir la sanction
du procurateur pour être mise à exécution K Rien de tout
^ On a objecté quelquefois que la lapidation d'Etienne racontée
ARRESTATION ET JUGEMENT 383
cela n'a manqué au procès de Jésus. Après sa mort, ses
disciples se sont inclinés avec douleur devant la volonté
divine qui avait permis que le « Saint et le Juste » subît
un sort aussi humiliant et aussi cruel, mais nous ne
voyons pas s'élever la moindre plainte concernant les
violations de l'ordre juridique dont le procès aurait été
vicié. Quand donc on soutient, comme jadis M. Dupin*, que
ce procès fut une série d'illégalités, on oublie que l'a-
pôtre Paul partait du fait que la mort de Jésus avait été
conforme à la Loi pour établir que, précisément pour
cela, la Loi était abolie par la croix.
Les synoptiques, en racontant très brièvement la
séance du sanhédrin présidée par Caïphe, séance qui dut
être très matinale et convoquée en toute hâte, nous en
disent assez pour que nous saisissions clairement ce qu'il
y eut, non d'illégal, mais de très adroit dans la manière
dont le vote de l'assemblée fut enlevé. Joseph Caïphe,
gendre d'Annas, n'était pas un personnage médiocre.
Son pontificat fut l'un des plus longs de la période. Il
avait été nommé l'an 25 de notre ère par le procurateur
Valerius Gratus^ et il demeura en fonction pendant toute
Act. VII et celle de Jacques frère de Jésus (Josèphe, loc. cit.) n'avaient
pas été sanctionnées par le procurateur. Mais il est dit, quant à cette
dernière, que le pontife Ananus profita précisément de ce que le
nouveau procurateur Albinus, nommé en remplacement de Festus
décédé, était encore en route et se hâta avant son arrivée de faire
lapider de son chef le vénérable vieillard. Gela donne lieu de supposer
qu'une circonstance analogue permit à Jonathan, successeur de
Caïphe, de laisser lapider Etienne. >;ous disons « laisser », parce que
la mort d'Etienne semble avoir été le résultat d'une effervescence de
fanatisme populaire plutôt que l'exécution d'un arrêt régulièrement
rendu. Comp. Act. VII, o7-o8.
1 Jésus devant Caïphe et Pilate, 1828 ; rééd. 1853, 1863. ,
2 Josèphe, Antiq. XVIII, ii, 2.
384 JÉSUS DE NAZARETH
la durée de la procurature de Pilate révoqué l'an 36.
C'est peu de temps après le départ de ce dernier qu'il
fut déposé par Vitellius, proconsul de Syrie, et remplacé
par son beau- frère Jonathan'. Nous savons très peu de
choses sur son compte, mais la longueur relative de son
pontificat, sous un procurateur tel que Pilate, autorise
à le considérer comme très habile et très diplomate.
Cette présomption est confirmée par l'art consommé
dont il fit preuve lors de la comparution de Jésus devant
le sanhédrin et le tour qu'il sut donner à l'arrêt de con-
damnation pour arracher à Pilate une sanction que ce-
lui-ci n'accorda qu'à son corps défendant. Sans doute
Annas a dû être derrière la tactique de son gendre. Mais
un plan habilement conçu exige des exécuteurs habiles,
si l'on ne veut pas qu'il échoue. Est-il besoin d'ajouter
que, si nous reconnaissons le savoir-faire de Caïphe,
nous devons aussi constater chez lui, à côté de la dureté
habituelle du sadducéisme en matière pénale ^ cette ab-
sence de scrupules qui déshonore le juge, mais qui aide
si souvent les hommes publics à réussir.
Le fait est que plus on réfléchit sur les incidents con-
nus du procès de Jésus, plus on voit clairement se dessiner
un plan parfaitement combiné et magistralement exé-
cuté. Il s'agissait d'abord de soulever contre lui l'ani-
madversion de la partie sacerdotale du sanhédrin. C'est
ce qu'il y avait de plus facile, du moment qu'on pouvait
rendre l'accusé suspect de doctrines subversives con-
cernant le Temple. On remarquera que l'acte de la Purifi-
cation du Temple, cause originelle de la malveillance
du sacerdoce, n'entre pas en ligne de compte. Il est
probable que l'initiative prise alors par Jésus eût trouvé
' Ibid.
2 Vol. I, p. J33.
ARRESTATION ET JUGEMENT 385
des approbateurs, à tout le moins des appréciateurs in-
dulgents, parmi les docteurs et les laïques de l'assem-
blée, ce qui eût pu donner lieu à des discussions inop-
portunes. Mais on tournait cet écueil en reprochant en
général à l'accusé de rêver et même de proposer la des-
truction de l'édifice sacré. Toutefois, comme l'accusation
pouvait être contestée ou atténuée devant des phari-
siens moins susceptibles en pareille matière que des
prêtres sadducéens, il fallait trouver encore autre chose
pour exciter contre Jésus les colères de l'élément rabbi-
nique et des laïques, des docteurs de la Loi et des an-
ciens. C'est pourquoi, fort des renseignements qu'il avait
pu obtenir de Judas^ Caïphe réserva pour la fin son in-
terpellation terrassante : Es-tu le Christ ? Il était assez
bien informé pour savoir que Jésus, mis catégorique-
ment en demeure de répondre par un oui ou par un non,
n'hésiterait pas à déclarer hautement ce qui était sa con-
viction, ce qu'il avait confié jusqu'alors à la discrétion de
ses disciples intimes et laissé deviner à quelques âmes
d'élite , sans l'avoir encore proclamé publiquement.
Un tel aveu achèverait de le perdre dans l'esprit de ceux
que des paroles d'apparence hostiles à la conservation
du Temple, de sens d'ailleurs contestable, n'indisposaient
pas suffisamment contre lui. Pour les sadducéens, le con-
tempteur du Temple était un criminel digne de mort ;
pour les pharisiens, c'est le faux Messie qui était
un blasphémateur abominable. Dès lors, aux yeux de
ces derniers eux-mêmes, le sadducéen Caïphe, qui ne
pouvait comme tel attacher autant d'importance à la
question du Messie, avait pourtant raison de vouloir
venger l'injure faite par le Nazaréen à l'espérance la plus
sacrée d'Israël. Et ce n'était pas tout. Une condamnation
prononcée contre le faux Messie offrait d'elle-même un
JÉSUS DE NAZAR. — II 23
386 JÉSUS DE NAZARETH
magnifique prétexte pour présenter à Pilate le condamné
du sanhédrin comme un séditieux, un prétendant à la
couronne, et pour requérir, en fidèles sujets de César, la
ratification de l'arrêt de mort. Enfin, et ce n'était pas un
avantage négligeable, si Jésus était aussi condamné par
Pilate, ce serait comme rebelle au pouvoir impérial. Par
conséquent il passait au pouvoir direct du procurateur
qui lui appliquerait la peine réservée aux rebelles, la
crucifixion , et qui devrait charger de l'exécution ses
propres agents. Il en résultait que les Juifs n'auraient pas
à s'inquiéter de la profanation du sabbat, du « grand
sabbat » de la semaine pascale, qui commençait le lende-
main soir. Elle serait commise par des payens, des impurs ,
qui n'avaient pas l'honneur d'être liés par la loi du sabbat»
Déjà le fait même de la réunion du sanhédrin à la fin de
la nuit suivant la célébration du repas pascal était quel-
que chose d'inusité. Mais il s'agissait d'une œuvre reli-
gieuse, consistant à venger la Majesté divine outragée
par un impudent blasphémateur. Guérir un malade en un
tel moment, c'eût été peut-être grave, mais envoyer un
sacrilège à la mort, c'était un acte pieux qui ne profa-
nait pas plus la sainte semaine que les offices du prêtre
à l'autel les jours de sabbat (Matth. XII, 5). Tout cela
était donc admirablement calculé ^
D'après le triple récit des synoptiques 2, le sanhédrin
1 J'ai quelque peine à comprendre qu'E. Renan, avec son esprit si
fin, n'ait pas mis plus fortement en relief l'art avec lequel toute
cette procédure fut conçue et menée. Cette omission du célèbre
écrivain doit tenir à son excès de prédilection pour le quatrième
évangile qui supprime la comparution de Jésus devant le sanhédrin,
comme s'il eût répugné à l'auteur de représenter son Logos incarné
dans une attitude aussi humble devant l'autorité suprême du ju-
daïsme.
2 Marc XIV, 53-65 ; Matth. XXVI, 57-68 ; Luc XXII, 66-71.
ARRESTATION ET JUGEMENT 387
était rassemblé chez Caïphe dès l'aube du jour. Les trois
éléments dont il se composait normalement, prêtres-sacri-
ficateurs, docteurs de la Loi, laïques notables, étaient
réunis. Il est fort possible que, vu la convocation très hâtive
et l'heure très matinale, il y eût des absents. Mais l'as-
semblée était constituée de manière à pouvoir délibérer
régulièrement.
Le premier chef d'accusation, enseignements subver-
sifs tenus à propos du Temple, ne parut pas à tous suf-
fisamment établi pour motiver une condamnation à mort.
Les évangélistes parlent de « faux témoins » qu'on aurait
subornés. Ceci est affaire d'appréciation de leur part. Le
quatrième évangéliste rapporte que Jésus aurait un jour
dit publiquement : « Détruisez ce Temple, en trois jours
«je l'aurai relevée» Les synoptiques ne rapportent pas
de parole semblable. Mais sur ce point l'affirmation du
quatrième évangéliste paraît très historique, d'autant
plus que le commentaire qu'il y ajoute est un pur contre-
sens. Du reste Jésus-n'a jamais dit, n'a jamais pu dire,
comme le prétendirent deux de ces « faux témoins », que
lui-même détruirait le Temple et le reconstruirait en trois
jours, c'est-à-dire en très peu de temps. C'eût été trop
contraire à tous les principes de religion qu'il procla-
mait, aussi bien à ceux qui condamnaient tout emploi de
la violence matérielle pour l'établissement du Royaume
de Dieu qu'à ceux qui aboutissaient à nier la nécessité
religieuse d'un pareil édifice. Pourquoi, s'il en avait
voulu la destruction, avait-il essayé de le purifier? On ne
purifie que ce qu'on entend conserver. Mais il est très con-
forme à ses idées qu'aux bonnes gens qui lui vantaient
la beauté et l'absolue nécessité du Temple, il ait répondu
Uean II, 19-22.
388 JÉSUS DE NAZARETH
que dans le Royaume de Dieu qu'il annonçait le Temple
de bois et de pierre ne serait plus indispensable et que
s'il était détruit, il serait bientôt remplacé par le Temple
invisible où les âmes vraiment religieuses apporteraient
de toutes parts leurs adorations et leurs désirs. L'inintelli-
gence et la malveillance aidant, il était facile de trans-
former de tels propos en dessein prémédité d'abattre le
Temple existant. Matthieu XXVI, 61, atténue la parole
imputée à Jésus par deux témoins à charge en leur fai-
sant dire : « Je peux détruire le Temple » ; Marc XIV, 58,
sans atténuation, formule ainsi leur déposition : « Nous
« lui avons entendu dire : Je détruirai ce Temple bâti de
« main d'homme et en trois jours j'en édifierai un autre
« qui ne sera pas bâti de main d'homme. » Luc, assez
étrangement, ne dit rien de cette accusation.
Assurément, si le propos subversif tel qu'il est rapporté
par Marc eût été formellement confirmé, la condam-
nation eût été immédiatement prononcée. La théorie,
la simple supposition de la destruction du Temple suf-
fisait pour mettre les sadducéens hors d'eux-mêmes.
Les pharisiens eussent été à peine moins indignés contre
celui qu'on eût convaincu d'avoir voulu le détruire. Mais
il paraît qu'on ne parvint pas à établir par des témoi-
gnages concordants la teneur exacte de la déclaration.
D'autres témoins sans doute la présentèrent sous une
forme moins révolutionnaire. C'est ce que Marc XIV, 56,
59, laisse entendre en disant que les « témoignages
« n'étaient pas conformes ». Il devait pourtant résulter
de l'ensemble une impression peu favorable à l'accusé.
C'est alors que Caïphe jugea le moment venu de frapper
le grand coup. « Es-tu le Christ, le Fils de Dieu?» de-
manda-t-il brusquement à Jésus.
Devant une pareille interpellation, Jésus ne crut pas
ARRESTATION ET JUGEMENT 389
qu'il pût garder le silence, et il répondit net et ferme :
« Tu l'as dit » (expression usitée de l'affirmation en ré-
ponse à une question), « et du reste (uX-v;), je vous le
« déclare, à partir d'à présent (à-n:' apxt), vous verrez le
« Fils de Thomme assis à la droite de la puissance de
« Dieu et venant sur les nuées du ciel. »
C'est la fameuse réponse dont le Marc canonique a
retranché Tà-n'aoTi, « à partir d'à présent», que Luc XXII,
69, a modifiée plus encore, et qui semblerait au premier
abord impliquer l'audacieuse affirmation d'un triomphe
céleste, immédiat, visible à tous les yeux. Si telle eût
été l'illusion de Jésus, comment s'expliquerait-on ses
tristesses, ses angoisses encore si intenses peu d'heures
auparavant? Nous n'affirmerons pas que les évangélistes
eux-mêmes n'ont pas pris cette déclaration dans un sens
littéral et absolu, deux des trois synoptiques lui ôtant
seulement ce qu'elle avait de matériellement contraire à
la réalité ^ Nous pensons toutefois qu'il faut l'entendre
autrement. Jésus, en parlant ainsi, rappelait évidemment
le passage bien oonnu de Daniel VII, 13 où l'être idéal, qui
« ressemble à un fils d'homme », s'approche de l'Éternel
pour recevoir de lui la domination sur le monde. C'était un
passage messianique très connu et Jésus certainement
l'avait médité bien souvent. Il en avait dû tirer la pré-
vision du triomphe définitif de l'homme, de la religion
humaine, de la conscience humaine, sur toutes les puis-
sances de l'erreur et du mal. En s'associant lui-même
par l'énergie de sa sympathie pour l'homme à ce Fils de
l'homme céleste ou idéal, il s'en considérait comme l'or-
gane et le porte-parole. C'est en ce sens qu'il était
arrivé à la conviction d'être le Messie, le roi fondateur
* Luc prudemment a supprimé aussi les mots « venant suj- les
« nuées du ciel ».
390 JÉSUS DE NAZARETH
de ce Royaume de Dieu qui devait réaliser le triomphe
de l'esprit de l'homme sur tout ce qui est contraire à
l'esprit. Il se sentait l'ouvrier^ le mandataire de Dieu dans
l'accomplissement de ce grand œuvre dont il avait déjà
vu lever les germes grandissants. Mais tout cela aurait eu
besoin d'être expliqué. Caïphene lui en laissa pas le temps.
Dès le premier mot de la réponse de Jésus, l'assemblée
devint tumultueuse. Caïphe donna le premier signal de
l'indignation. Il déchira ses vêtements pour manifester sa
colère exaspérée par un blasphème aussi exécrable. Il
joua la comédie, caries sadducéens n'étaient pas si inflam-
mables que cela quand il était question des croyances
messianiques. Mais il savait bien ce qu'il faisait. Pareille
prétention passait toutes les bornes. Ce prisonnier, ce
paysan de Nazareth, ce malheureux abandonné du ciel
et des hommes, dans l'état où il était, les mains liées,
osait assumer devant ses juges la dignité suprême de
Messie ! Quelle plus sanglante injure à la sainte espé-
rance d'Israël ! « Qu'avons-nous encore besoin de té-
(( moins ? », s'écria-t-il, « vous avez entendu le blas-
« phème 1 Quel est votre avis ? » Il n'y eut pas même de
délibération. Si, dans l'assemblée, il se trouvait encore
quelques membres qui eussent ressenti quelque sympa-
thie ou tout au moins de l'indulgence pour le prophète,
aucun n'osa se prononcer pour le faux Messie, et la sen-
tence de mort fut rendue à Tunanimité K
L'abandon était donc complet. Pierre lui-même qui,
la veille au soir, jurait encore à Jésus qu'il donnerait sa
* Joseph d'Ariraathée était-il absent, ou bien les soins pieux
qu'il prit pour que Jésus reçût une sépulture honorable furent-
ilsinspiréspar le remords d'avoir été lâche dans cette pitoyableséance,
c'est ce qu'il est impossible de savoir.
ARRESTATION ET JUGEMENT 301
vie pour lui, venait de s'infliger un honteux démenti'.
Nous avons vu que, seul des familiers de Jésus^ il avait
eu le courage de suivre la bande qui l'emmenait. Il osa
même s'en rapprocher et profiter de la confusion pour se
ghsser avec la cohue dans la cour intérieure de la mai-
son du grand-prêtre. Est-ce chez Annas ou chez Caïphe
que la contagion de la peur finit par s'emparer de lui,
ou bien la même maison servait-elle de demeure au
beau-père et au gendre ? Ou bien enfin le triple renie-
ment eut-il lieu en partie dans une des deux maisons, en
partie dans l'autre ? C'est à cette dernière supposition
qu'il faudrait se rallier si l'on s'en rapportait au qua-
trième évangile ^ Les variantes des récits évangéliques
ne permettent pas de se prononcer. Mais, quoi qu'il en
soit, Pierre ne tarda pas à être remarqué et soupçonné.
La nuit était froide. On avait allumé du feu dans la
cour et il se chauffait avec les autres. Une jeune ser-
vante, avec cette curiosité taquine qui doit avoir été de
tout temps le défaut de ses pareilles, le dénonça par deux
fois comme ayant fait partie de la troupe du Nazaréen,
1 Marc XIV, 66-72 ; Matth. XXVI, 69-7S ; Luc XXII, 55-62 ; Jean
XVIII, 17, 25-27.
2 Le récit du quatrième évangile est ici plus réaliste que d^habi-
tude, gâté seulement par la prétention que le disciple bien aimé,
c'est-à-dire Jean, ait pénétré avant Pierre dans la maison d' Annas,
parce qu'il y était connu. Pierre même ne serait entré que grâce à
son intervention. Comment se fait-il, si Jean était connu dans la
maison pontificale, qu'on n'ait pas su qu'il était aussi du nombre des
compagnons de Jésus ? Comment s'expliquer que personne ne le
lui ait reproché ? Pourquoi la tradition synoptique ne fait-elle
aucune mention de la présence de Jean aux côtés de Pierre ? On
reconnaît là de nouveau la tendance du quatrième évangéliste à
mettre la personne de Jean au-dessus de tous les autres apôtres.
Jean seul a suivi le Christ de Gethsémané jusqu'au pied de la croix,
jusqu'à son dernier soupir, et ne l'a pas renié.
392 JÉSUS DE NAZARETH
Pierre le nia carrément les deux fois. Mais il fut trahi
par son accent. On le reconnut pour unGaliléen. A la fin
la peur le rendit parjure. Il avait trop présumé de son
courage. L'aspect toujours intimidant pour un homme
simple de la justice en action, l'effroi du sort qui l'at-
tendait si on le mettait aussi en arrestation eurent raison
de sa fermeté. Il jura avec imprécations qu' « il ne con-
naissait pas cet homme-là ». Au même instant un chant
de coq retentit^ et Pierre, honteux de lui-même, le cœur
broyé, se rappela ses protestations de la veille. Il sortit
et versa des larmes amères (èVJauasTctxpwç). Fanfaron, il
s'était menti à lui-même. Disciple, il avait renié son
Maître, manqué à ce loyalisme qui, dans les mœurs juives,
attachait si étroitement celui qui recevait à celui qui don-
nait l'instruction. Lui qui le premier avait proclamé le
Messie Jésus, il n'avait pas même osé devant les suppôts
du sanhédrin avouer qu'il était des siens \ C'était à
prendre le dégoût de soi-même. La seule chose qui lui
restât, c'est qu'il l'aimait pourtant iien, ce Maître qu'il
avait renié, ill'aimait de toute son âme, de tout son cœur,
et ce sentiment ne pouvait à cette heure que redoubler
sa confusion, son chagrin, le faire pleurer ntxpwç, « amè-
rement ». Mais c'est aussi à ce sentiment qu'il dut son
^ Luc, des quatre évangélistes, est celui qui a le plus dramatisé
l'incident en, parlant du regard que Jésus, après le dernier renie-
ment, aurait dirigé sur son faible disciple. Ce détail est en effet très
émouvant. Seulement il est bien difficile de comprendre comment
Jésus, interrogé par Annas ou Caiphe, a pu entendre ce qui se disait
dans la cour remplie d'une foule bruyante, et comment son regard
a pu se croiser avec celui de Pierre. Ce détail ne serait-il pas plutôt
la forme traditionnelle du souvenir conservé par l'apôtre aux impres-
sions si vives du regard dont Jésus avait accompagné la veille sa
réponse aux assurances de dévouement à toute épreuve qu'il lui pro-
diguait ? Ce regard le poursuivit et se fixa dans la tradition oii et
comme il put.
ARRESTATION ET JUGEMENT 393
relèvement. Son moment de faiblesse fut par la suite
héroïquement racheté.
Sa brusque sortie lui évita la douleur d'être témoin du
traitement ignoble infligé à Jésus lorsque la condam-
nation qui le mettait hors la loi de l'humanité eut été
prononcée. Les mœurs antiques étaient effroyablement
dures pour ceux que la justice officielle avait frappés.
Deux évangélistes affirment qu'une fois l'arrêt de mort
rendu, des membres du sanhédrin n'eurent pas honte de
s'approcher du condamné pour le couvrir d'injures, lui
bander les yeux, le souffleter en lui disant ironiquement :
Prophète, prétendu Christ, devine quel est celui qui t'a
frappé? Luc toutefois, et pour la dignité du sanhédrin il
faut souhaiter qu'il soit le plus exacte n'attribue ces in-
famies qu'à la valetaille chargée de garder le condamné.
Mais ses supérieurs les toléraient K
Tout avait marché si rapidement qu'il était encore de
grand matin quand Jésus fut conduit au prétoire de Pilate
pour que sa condamnation reçût la sanction du procura-
teur. Luc seul (XXIII, 2) nous apprend avec quelle perfidie
l'accusation de blasphème se changea devant le magistrat
romain en accusation politique fondée sur le sens vulgai-
rement attaché au nom de Christ. Le blasphémateur fut
dénoncé comme prétendant, rebelle à l'autorité de César.
Puisqu'il ne s'agissait pas d'un crime ordinaire, on faisait
appel au seul intérêt qui pût émouvoir le représentant
de l'empereur. Du reste, même sans l'explication de
Luc, la suite montre clairement que tel fut le tour donné
au réquisitoire du sanhédrin.
Ce plan si habilement machiné faillit pourtant avorter.
* Marc XIV, 63 ; Matth. XXVI, 67-68 ; Luc XXII, 63-65.
394 JÉSUS DE NAZARETH
Pilate, à en juger par les incidents divers de la compa-
rution de Jésus en son prétoire, ne se mêla qu'avec répu-
gnance à cette affaire qui de prime abord lui parut
louche. Ce n'est pas, nous le savons de reste, que la vie
d'un Juif obscur fût d'un grand prix à ses yeux. Si, par
exemple, Jésus avait été saisi les armes à la main ou seu-
lement en flagrant délit d'agitation contre l'autorité im-
périale, il n'eût pas hésité un moment. Mais il n'aimait
pas les cruautés inutiles et il flaira tout de suite quelque
manœuvre dont le but précis lui échappait et qui devait
se rattacher à quelqu'une de ces disputes religieuses que
les Juifs aimaient et qu'il avait en horreur. C'était la pre-
mière fois qu'il entendait parler de ce prétendant à la
royauté. Sa police était pourtant vigilante. Il ne faudrait
pas être surpris si, en considérant le condamné du san-
hédrin, il ne reconnut pas en lui les traits ordinaires des
patriotes plus ou moins bandits qu'il avait eu mainte fois
à juger. Malgré le misérable état où Jésus était réduit,
malgré les émotions, les fatigues, les mauvais traite-
ments, sa distinction native, l'expression de son visage,
son regard doux et résigné se distinguaient à première
vue des physionomies hirsutes et passionnées des sédi-
tieux vulgaires. 11 fut évident pour lui, comme le dit
Marc XV, 10, que Jésus était une victime de la haine de
ses premiers juges. Il devait lui sembler étrange que le
sanhédrin déployât tant de zèle pour le maintien du ré-
gime impérial. Sous le couvert d'une soumission diplo-
matique, c^est le contraire qui était la règle. On peut
conclure du récit des évangiles que pendant quelques
instants Pilate ressentit quelque intérêt pour Jésus et
chercha à le sauver ^
* C'est le point de départ d'une tendance de la tradition évangé-
lique en général, déjà visible dans le premier et le troisième évan-
ARRESTATION ET JUGEMENT 395
« Es-tu donc le roi des Juifs ? » demanda brusquement
le procurateur avec un accent qui devait être celui d'une
giles, encore plus accentuée dans le quatrième, s'achevant dans le
fragment de l'évangile dit de Pierre retrouvé en Egypte (v. vol. I,
Append. A, p. 458), consistant à décharger le plus possible Pilate
de toute responsabilité dans i'alTaire de la Passion. Cette tendance
coïncidait avec le désir très naturel des premiers chrétiens d'adou-
cir la haine despayens et la malveillance romaine en montrant que
si le Christ était mort sur la croix, c'est aux seules machinations
des Juifs qu'il fallait s'en prendre, et que si cela n'avait dépendu
que de l'autorité impériale, cette iniquité n'eût pas été commise.
C'était une manière de faire appel à la tolérance des Romains. — Le
songe légendaire de la femme de Pilate, raconté par Matthieu seul
XXVII, 19, rentre dans le même ordre de remarques. — L'envoi de
Jésus à Hérode Antipas qui le renvoie à Pilate en l'affublant d'un cos-
tume dérisoire est difficile à admettre. Le crime de rébellion dont
Jésus était accusé avait pour théâtre la Judée tout aussi bien que la
Galilée ; par conséquent, sa qualité de Galiléen ne pouvait être pour
Pilate un motif de le renvoyer devant la juridiction d'Antipas. Le
temps a dû manquer pour ces allées et venues; car la crucifixion
eut lieu hors des murs de laville vers9heures du matin, après avoir été
précédée de l'interrogatoire, de la flagellation et des mauvais trai-
tements qui la suivirent. Enfin on ne s'expliquerait pas le silence
complet des deux autres synoptiques ni celui de Jean. Là aussi com-
mence à se marquer le désir d'innocenter Pilate, au moins en par-
tie, pour reporter tout l'odieux de la décision finale sur les Juifs et
Hérode Antipas. V. le fragment retrouvé de J'évangile dit de Pierre
où cette version est complètement admise. Peut-être pourrait-on
conjecturer, comme point de départ, un échange de lettres entre le
procurateur se piquant de prudence et le tétrarque, celui-ci ayant
traité la chose à sa manière frivole, en se moquant de Jésus et de
ses prétentions à la royauté. C'est ce que la tradition aurait ensuite
transformé en fait. Mais il est clair qu'on ne peut rien affirmer. —
Le récit du dialogue entre Jésus et Pilate selon le quatrième évan-
gile, Jean XVIIl, 33-38, est une composition libre conforme à l'esprit
général du livre. Pilate, lui aussi, est un type, celui du sceptique
réfractaire à l'influence du Logos et se plaisant à faire profession
de pyrrhonisme devant l'incarnation de toute vérité. « Qu'est-ce que
« la vérité ?» Au surplus, Pilate n'aurait absolument rien compris
au « Royaume qui n'est pas de ce monde », à celui « qui est venu
« dans le monde pour rendre témoignage à la vérité », à ceux qui
396 JÉSUS DE NAZARETH
pitié dédaigneuse pour l'accusé et d'un mépris non moins
superbe des accusateurs. — « Tu le dis ^ », répondit Jésus,
tandis que ses persécuteurs accumulaient contre lui leurs
dénonciations furibondes. De nouveau, Jésus prit le parti,
du silence. Pour lui, Pilate, magistrat payen, était quel-
qu'un de nouveau, d'inconnu, avec lequel il n'avait pas
de langue commune. La réputation de Pilate était telle
qu'il ne croyait pas pouvoir compter sur son équité.
L'équivoque inhérente au titre de Messie était de telle
sorte que, pour la dissiper, il aurait fallu entrer dans des
détails compliqués et subtils que le moment ne permet-
tait guère, que son interlocuteur n'eût pas compris. Dans
sa province nalale où les payens étaient nombreux,
Jésus avait dû remarquer souvent l'extrême difficulté
qu'éprouvaient ceux d'entre eux qui n'étaient pas attirés
par le judaïsme à envisager les choses religieuses du
point de vue monothéiste. Même quand ils n'avaient
plus foi dans les mythes traditionnels, leur notion fon-
damentale de la religion demeurait payenne. Des phéno-
mènes psychiques très semblables se sont revus à d'au-
tres époques et sous d'autres noms.
Le silence de Jésus accrut l'étonnement et les soup-
çons du procurateur. Pendant ce temps la foule s'était
amassée devant le prétoire. Aux premiers rangs deva,ient
se trouver ces agents subalternes du sanhédrin qui avaient
pris part aux événements delà nuit et que stimulait la cu-
riosité de savoir comment tout cela se terminerait. Cette
circonstance fut sans doute ce qui permit à leurs chefs
« étant de Ja vérité écoutent la voix de Jésus », toutes idées favorites
de l'évangéliste, mais parfaitement étrangères à l'esprit d'un magis-
trat romain.
1 Locution moins affirmative que le « Tu l'as dit», lorsque Caïphe
l'adjura de dire s'il était le Messie.
ARRESTATION ET JUGEMENT 397
de donner de rapides mots d'ordre qui furent docilement
suivis par la cohue moutonnière entassée derrière eux.
C'est ainsi que nous nous expliquons ces vociférations
de la foule qui désormais vont souligner les instances
meurtrières des principaux du sanhédrin.
Pilate crut avoir trouvé un biais qui lui permettrait d'é-
largir un innocent, peut-être un demi-fou, et de se débar-
rasser d'un séditieux beaucoup moins inoffensif. La cou-
tume était qu'un prisonnier désigné par le vœu populaire
fût mis chaque année en liberté à l'occasion de la fête
pascale, fête de délivrance dont l'esprit se prêtait à cette
mesure de clémence K II y avait en ce moment dans les
prisons de Jérusalem un nommé Barabbas ^ qui avait été
condamné avec ses complices pour meurtre et sédition.
L'incident auquel il est fait allusion n'est pas connu. Pi-
late offrit à la foule de faire bénéficier de la coutume
l'étrange «roi des Juifs» qu'on déférait à sa justice.
Mais le mot d'ordre aussitôt répandu fit que la foule vo-
ciféra des cris de mort contre Jésus et réclama à grands
cris Barabbas qui était bien plus son favori. « Que vou-
« lez-vous donc que je fasse de celui que vous dites le
« Roi des Juifs ? » — Une clameur formidable répondit :
« A la croix ! » — « Mais quel mal a-t-il commis ? » —
* Nous ne trouvons pas ailleurs la confirmation de cette coutume,
trop bien attestée toutefois par les quatre évangiles pour qu'on
puisse la révoquer en doute, qui peut-être fut supprimée lorsque les
relations des Juifs et des procurateurs furent devenues plus acerbes.
Quelque chose d'analogue se retrouve du reste dans la célébration
romaine des lectisternia (banquets publics offerts aux dieux). Comp.
Tite Live, V, 13.
^ Ce nom qui signifie littéralement « fils du père » semble bien
singulier. Mais ^ère doit être pris ici comme synonyme de maître,
de rab, les disciples étant considérés comme fils de ceux qui les
instruisaient. Cela rend raison de la leçon Barrabas, ou Barrhaban,
qui d'après Jérôme était celle de l'évangile des Nazaréens.
398 JÉSUS DE NAZARETH
« A la croix ! » et le cri de mort redoubla d'intensité.
Pilate dut se dire en lui-même : Après tout, c'est leur
affaire, et je n'y suis pour rien K On a souvent prétendu
que Pilate avait fait en cette occasion preuve d'une grande
faiblesse de caractère. Cette appréciation nous paraît
manquer de justesse. Ce que nous savons de Pilate ne
dénote pas précisément ce défaut. Mais voici ce qui nous
semble plus vrai : Pilate fut infidèle à cette intégrité du
juge qui ne lui permet pas de rendre des arrêts dont la
justice ne lui est pas démontrée. N'oublions pas non plus
la très mince importance qu'un homme tel que lui attachait
à la vie d'un Juif obscur. C'était déjà beaucoup qu'il eût
essayé de sauver le malheureux qu'on envoyait à la mort
pour des raisons qui lui étaient suspectes. C'est une au-
tre raison que la condescendance vis-à-vis d'une foule
ameutée qui le détermina. Pilate vivait dans une ap-
préhension continuelle des soulèvements populaires. Il
était assez fort pour les réprimer, mais il savait que son
maître Tibère, tout en approuvant les répressions, blâ-
* C'est ce que le premier évangile seul a voulu objectiver en re-
présentant Pilate se lavant les mains à la vue de la foule. C'eût été
un acte significatif pour les Juifs familiers avec le texte du Deuté-
ron. XXI, 6-7. Mais on peut se demander si Pilate en avait la
moindre connaissance. L'expression latine lavare peccatum ne s'ap-
plique pas ici, elle suppose le péché commis et le désir de s'en
purifier. Enfin cette démonstration paraît bien peu conforme à la
hauteur dédaigneuse avec laquelle Pilate traita toute cette affaire
« de Juifs ». — Il s'élève encore plus d'objections contre l'assertion
du même évangéliste que le « peuple juif », c'est-à-dire en fait le
ramassis réuni devant le prétoire (on prenait déjà de pareilles frac-
tions pour le tout) aurait appelé sur lui et sa postérité le sang qui
allait être versé. Comp . Jérém. LI, 33. Ceci est encore une traduction
en fait extérieur de l'idée, chère à l'évangéliste judéo-chrétien, qu'en
se laissant égarer par ses supérieurs religieux et en condamnant
Jésus avec eux, la nation juive s'est attiré les affreux malheurs qui
devaient fondre sur elle quelque trente ans après.
ARRESTATION ET JUGEMENT 399
mait les gouverneurs qui n'avaient pas su en prévenir la
nécessité. Déjà, dans l'affaire des boucliers votifs^ l'em-
pereur lui avait donné tort. Moitié dédain des choses et
des gens de Judée, moitié souci de sa sécurité person-
nelle % il céda en se disant qu'après avoir fait ce qu'il avait
pu, il n'avait plus qu'à laisser les choses suivre un cours
dont il n'était plus responsable. Il n'allait pourtant pas
risquer les chances d'une émeute et la perte de sa po-
sition pour empêcher la mort d'un inconnu, d'un rêveur,
dont la suppression ne compromettrait rien ni personne.
Il faut se complaire dans l'espoir que la plupart de nos
résidents européens envoyés pour gouverner des colo-
nies lointaines ne raisonneraient pas de même et agi-
raient autrement.
Pilate relâcha donc Barabbas et confirma la condam-
nation de Jésus comme prétendant à la royauté. Dès lors
c'était la crucifixion,, le supplice des rebelles qui l'atten-
dait. C'étaient les hommes du procurateur, et non plus des
Juifs qui devaient procéder à l'exécution. Comme préli-
minaires, le condamné devait subir la flagellation ou plu-
tôt la bastonnade % D'après Luc XXIII, 16, 22, on pourrait
croire que Pilate espérait encore que cette torture, déjà
très douloureuse, apaiserait les furieux déchaînés contre
Jésus, et c'est bien le sens que le quatrième évangile a
formellement donné à ce premier acte du supplice
(Jean XIX, 6) ; c'est pourquoi il a retracé le fameux
épisode dit de VEcce homo, où Pilate amène sur le de-
vant du prétoire Jésus portant la couronne d'épines sur
1 Vol. I, p. 246.
^ Le quatrième évangéliste a bien vu que tel avait été le motif
déterminant de Pilate. Jean XIX, 12-16.
' Gomp. Tite Live, XXXIII, 36 ; Quinte Curce, VII, ad fin.; Josèphe,,
Bell. Jud, V, XI, 1 ; II, xiv, 9.
400 JÉSUS DE NAZARETH
la tête, un lambeau de pourpre sur les épaules, et fait un
dernier appel à la pitié de la foule par ce mot : « Voici
« l'homme ». Cette scène, ainsi mise à part, n'est pas
très vraisemblable. La bastonnade était, nous le répétons,
le prélude usité de la crucifixion des rebelles. Les exé-
cuteurs^ ici les soldats de Pilate, frappaient le patient à
coups de verges. On ne comprend pas bien comment Pi-
late pouvait se flatter de l'idée qu'une foule furieuse se
contenterait de ce commencement d'exécution. Il ne de-
vait pas ignorer que la cruauté d'une multitude surexci-
tée est insatiable. Mais il est certain que, pendant les
préparatifs du dernier supplice, Jésus, comme il l'avait
été la nuit précédente aux avanies des gens du sanhé-
drin, fut livré aux lâches brutalités de la soldatesque. Au
sanhédrin on s'était moqué du prophète^ au prétoire on
se moqua du prétendant. Les soldats lui tressèrent une
couronne d'acanthe ou d'acacia ^ qu'ils mirent sur sa tête,
ils jetèrent sur son corps meurtri un morceau de pour-
pre, placèrent un roseau en guise de sceptre entre ses
mains liées et s'amusèrent à le narguer en lui prodi-
guant les marques d'une déférence dérisoire, le saluant
comme un roi, se prosternant à terre devant lui ; plu-
sieurs même allèrent jusqu'à lui frapper la tête avec le
sceptre ridicule dont ils l'avaient armé.
Quelles réflexions amères devaient remplir la pensée
du malheureux enfant de Nazareth, pendant que se suc-
cédaient ces scènes hideuses où la nature humaine se ré-
vélait dans toute sa laideur! Les tigres, dit-on, jouent
1 'Ay.avôtvov a-Aoxvov, Marc XV, 17 ; non pour lui enfoncer les
piquants dans la peau, comme le veut la tradition. Pour courber un
tel bois en couronne, il faut qu'il soit très flexible et par conséquent
jeune. Le but était simplement la dérision.
ARRESTATION KT JUGEMENT 401
aussi avec leur victime avant de l'égorger. Jésus se tai-
sait. Il se voyait eu butte à la haine du genre humain.
Juifs, prêtres, docteurs^ magistrats, bas peuple, payens,
bourreaux, unissaient contre lui leur rage insensée. Des
siens, un l'avait trahi, les autres abandonné. Où étaient
les beaux jours de Galilée quand il prêchait le Royaume
de Dieu et sajustice devant des multitudes sympathiques,
ravies, dont il était passionnément aimé? Il ne restait
plus de lui qu'un homme de douleurs, conspué, battu,
vilipendé, seul.
Non, pas seul. Le Père était toujours avec lui, et dans
l'excès de ses amertumes, il interrogeait en lui-même la
Pensée souveraine du monde et de l'histoire, comme le
pauvre enfant qui souffre sans savoir pourquoi interroge
du regard son père et sa mère. Qu'aurait-il pu dire à
ses bourreaux qu'ils pussent comprendre ? On n'a rien à
dire au torrent qui vous emporte et vous brise contre les
rochers des berges. Le silence est la grande dignité du
juste abreuvé d'outrages, et si le malheur voulait que
nous fussions plongés dans un même abîme de maux,
nous devrions là encore chercher un exemple auprès du
grand taciturne de Jérusalem.
JESUS DE NAZAB. — II.
26
CHAPITRE VII
LA MORT
Jésus était exténué. Les émotions, les comparutions,
les mauvais traitements de la nuit, la bastonnade et ce
qui l'avait suivie avaient épuisé ses forces physiques. Il
fut incapable de porter lui-même ou de tramer, comme
le prescrivait le rituel romain des crucifixions, le poteau
sur lequel il devait expirer \ Les soldats qui, à défaut de
bourreaux professionnels^ devaient en remplir les fonc-
tions requirent, non par pitié, mais parce qu'ils étaient
pressés et ne voulaient pas porter eux-mêmes le bois
infâme, un passant, un certain Simon de Cyrène, qui reve-
nait des champs, et lui mirent d'autorité le fardeau sur
les épaules ^ On n'osait pas résister à ces injonctions des
soldats du procurateur. Simon de Cyrène^ mêlé bien mal-
1 Pour ce qui concerne le trajet du prétoire au Calvaire, comp.
Marc XV, 21-22 ; Matth. XXVII, 31-33 ; Luc XXIII, 26-32. — Jean XIX,
16-17.
^ On s'est emparé de ce détail en faveur de la chronologie du 4™''
évangile sous prétexte qu'en un pareil jour aucun Juif n'eût osé tra-
vailler aux champs. Comme si le texte disait que ce Simon avait
travaillé ce jour-là et comme s'il n'avait pu simplement passer la
nuit hors de la ville !
LA MORT 403
gré lui à l'histoire de la Passion, doit avoir été père de
deux fils, Alexandre et Rufus, dont les noms figurent dans
l'histoire apostolique '. C'est peut-être à lui que nous
devons le peu de renseignements que nous possédons sur
les dernières heures du grand crucifié. Car Jésus était
complètement abandonné. Pierre et les autres disciples
se cachaient. Seules, quelques Galiléennes qui l'avaient
accompagné à Jérusalem, déployant cette constance tenace
dans l'affection dont les femmes sont plus capables que les
hommes dans les situations désespérées, suivaient de
loin le funèbre cortège , mais n'osaient s'approcher de
l'emplacement réservé à l'exécution. Luc, il est vrai, pré-
tend que Jésus était aussi accompagné par toute une
foule, ce qui n'a rien d'invraisemblable, mais en parti-
culier par toute une troupe de femmes de Jérusalem qui
se frappaient la poitrine et se répandaient en lamenta-
tions. Gela surprend, quand on pense à la froideur
témoignée par la grande majorité de la population. A part
quelques exceptions, le succès de Jésus dans la capitale
juive n'avait pas dépassé les bornes du plaisir qu'un cer-
tain nombre, qui se serait probablement accru , mais
qui était resté limité, goûtait à l'entendre discourir dans
les parvis du Temple et controverser avec les tenants
des divers partis. Jésus, chemin faisant, aurait dit à ces
femmes qu'elles eussent à se lamenter plutôt sur elles-
mêmes et sur leurs enfants, parce qu'il viendrait des
jours terribles où les plus heureuses seraient les stériles
et où l'on souhaiterait d'être recouvert par les monta-
gnes. Ces paroles ou du moins des paroles analogues
ont pu être prononcées, c'est le moment qui paraît sin-
gulier. Comment Jésus, épuisé comme il l'était, aurait-il
1 Marc XV, 21. Comp. Act. XIX^ 33 ; Rom. XV, 113.
404 JÉSUS DE NAZARETH
pu se faire entendre au-delà du cercle de soldats dont il
était entouré ? Il était bien seul, au milieu de ses bour-
reaux et près de deux autres condamnés qu'on avait
extraits de leur cachot pour les exécuter en même temps
que lui ^
On s„e demandera ce qu'étaient devenus ces nombreux
Galiléens qui avaient fait une si chaleureuse ovation à
leur prophète entrant dans Jérusalem et dont l'enthou-
siasme avait donné à réfléchir au sanhédrin lui-même,
au point qu'il n'avait osé ordonner immédiatement l'ar-
restation 4© Jésus. Il est possible que l'heure matinale
la hâte avec laquelle tout avait été mené, leur dispersion
dans les quartiers et les environs de Jérusalem les eus-
sent laissés dans l'ignorance de ce qui se passait. Mais
il est bien plus probable encore qu'eux aussi étaient dé-
couragés et refroidis. La suite n'avait pas répondu aux
allégresses de l'entrée ni à l'entraînement dont la Purifi-
cation du Temple avait été le résultat. Jésus, par son
inaction qu'ils ne comprenaient pas, avait attiédi leur
1 Du reste on peut suivre l'amplification graduelle de la tradition
dominée par l'impression pénible que l'on ressent à l'idée de cet
abandon complet du Christ qui va mourir. Marc XV, 40 et Matthieu
XXVII, 55 se bornent à dire que des Galiléennes, dont ils nomment
quelques-unes, assistèrent de loin [àizo [ji.axp60ev) à l'exécution. Luc
dit aussi XXIII, 49, qu'il y eut un groupe d'assistants sympathiques
qui regardaient ce qui se passait, mais de loin ; seulement, tout en
mentionnant spécialement les femmes venues de Galilée, il y ajoute
tous les yvcDatol de Jésus à Jérusalem. Or le mot yvcoaToç est à
double sens. Il peut signifier « les amis », « les connaissances », et
aussi « les parents ». Ce fut probablement le point de départ d'une
nouvelle pousse de la tradition qui permit au quatrième évangé_
liste (Jean XIX, 25-28) de grouper au pied de la croix Marie mère
de Jésus, Marie-Madeleine et une troisième Marie accompagnées du
« disciple bien aimé », plus que jamais supérieur à Pierre le rené-
gat momentané. Si cet épisode émouvant est historique, il est ini-
maginable qu'aucun des trois synoptiques n'en ait rien dit.
LA MORT 405
zèle. Ils s'attendaient à autre chose qu'à des discours et
à des discussions. Leur présence les jours suivants n'est
signalée nulle part, et ce n'est pas l'arrestation, la con-
damnation, les préparatifs du supplice^ qui pouvaient
les exciter à sortir de leur attitude passive. Devait-on
s'attendre à ce qu'ils déploieraient plus d'énergie que les
disciples les plus intimes du Nazaréen ?
La crucifixion est bien l'un des plus abominables sup-
plices que le génie si inventif de la torture ait imaginés.
Peut-être même tient-il le premier rang, crudelissimiim
teterrimumque supplicium, « le plus cruel et le plus hideux
« des supplices », dit Cicéron ^ Il réunissait en effet
tout ce que l'art des tourmenteurs cherche à produire,
souffrances physiques atroces , longueur du tourment,
ignominie, effet sur la foule témoin de la lente agonie
du crucifié. Rien d'effrayant comme la vue de ce corps
vivant, respirant, voyant, entendant, sensible encore,
et pourtant déjà réduit à l'état de cadavre par lim-
mobilité forcée et l'impuissance absolue. On ne peut
pas même dire que le crucifié se tordait dans la douleur,
il lui était impossible de se tordre. Dépouillé de tous ses
vêtements, ne pouvant même écarter les insectes qui
s'acharnaient sur sa peau lacérée par la fustigation préa-
lable^ hors d'état de retenir les excrétions les plus répu-
gnantes ^ en butte aux injures et aux vociférations de ces
hommes qui de tout temps ont cherché dans la contempla-
tion des supplices je ne sais quelle jouissance réflexe et
que, bien loin de les apaiser, la vue de la douleur excite,
^ In Verrem, V, 64. Le supplice du pal, originaire également
d'Orient, accuse le même calcul, est au moins aussi barbare, mais
il est moins long.
2 Hérodote III, 123.
406 JÉSUS DE NAZARETH
le crucifié exhibait la misérable créature humaine ré-
duite au dernier degré de l'impuissance, de la souffrance
et de l'avilissement. La torture, le carcan, la dégrada-
tion, la mort certaine, mais distillée goutte à goutte, la
crucifixion réunissait tout ce qu'on pouvait désirer. C'était
un supplice idéal.
C'est en particulier son caractère ignominieux qui dé-
cida les législateurs de Rome à en exempter quiconque
portait le titre de (( citoyen romain ». Ce n'était pas pi-
tié, mais fierté. En revanche l'efi'et de terreur salutaire
qu'on en attendait le fit appliquer systématiquement aux
rebelles, aux émeutiers, aux brigands, aux esclaves
mutinés, fugitifs ou coupables de désobéissance grave ^
Il semble bien que c'est le crime de rébellion contre le
souverain (peuple ou roi) ou contre la société qu'on
voulait atteindre par ce genre de supplice éminemment
exemplaire^ bien qu^on n'hésitât pas à l'appliquer occa-
sionnellement à des criminels coupables de forfaits du
genre privé, mais d'une noirceur exceptionnelle ^
La crucifixion fut un supplice très répandu dans l'an-
tiquité. On la voit signalée chez les Perses où elle a
été peut-être inventée ^ à moins qu'ils ne l'aient em-
1 Voir les citations à l'appui dans le Realioœrterbuch de Winer,
art. Kreuzigung , notamment Josèphe, Bell. Jud. V, xi, d ; Antiq. XVII,
X, 10 ; Lampridius Alex. Sev. 23 ; Florus, III, 19.
2 Par ex. Suétone, Galba, 9 ; Apulée, Mètamorph. III, 7. Tibère,
d'après Josèphe Antiq. XVIII, m, 4, fit crucifier des prêtres d'Isis
qui, par cupidité et au moyen d'une ruse infâme, avaient livré une
Romaine de noble naissance à la lubricité d'un certain Mundus.
^ Hérodote III, 123 ; IV, 43 ; VII, 194. Les Perses étaient très cruels
dans l'application des peines exemplaires. Voir dans les Erânische
AltertJiumskunde de Spiegel, II, p. 323- Le roi Darius fit couper le
nez, les oreilles et la langue du Mède rebelle Fravarti avant de le
mener à Ecbatane où il le fit crucifier. Il doit être fait allusion à la
crucifixion chez les Perses Esdras VI, 11 et Esther VII, 9, d'autant
LA MORT 407
pruntée aux Assyriens \ chez les Égyptiens -, les Car-
thaginois \ les Indiens * et les Scythes ^ C'est de l'Orient
que ce supplice passa en Occident chez les Grecs et les
Romains. Ces derniers surtout en firent le supplice ser-
vile par excellence, et surtout le supplice ignominieux.
Lors même que des criminels ou des rebelles avaient
été mis à mort d'une autre manière, il n'était pas rare
qu'on les attachât ensuite à une croix pour servir
d'exemple K
La crucifixion n'était pas inconnue des Juifs avant le
régime romain. D'après Josèphe, l'asmonéen Alexandre
Jannée fit crucifier 800 pharisiens rebelles % mais cette
exécution en masse passa pour un acte de cruauté mons-
trueuse, et c'est avec le régime romain que la crucifixion
devint le châtiment ordinaire de la rébellion, notam-
plus que, chez les Juifs, lorsqu'elle fut introduite dans leur pays,
elle fut rangée dans la catégorie générale de la. pendaison et qu'elle
tomba ainsi sous l'application de la Loi, Deutér. XXI, 23, qui faisait
du corps pendu un objet de la malédiction divine, souillant la région
d'alentour et devant être enlevé avant la nuit. Comp. Jean XIX, 31
et Galates III, 13.
^ Diodore de Sicile, II, i.
2 D'après Xénophon d'Éphèse IV, 2, les Égyptiens ne clouaient pas
les mains et les pieds du condamné, ils se bornaient à les attacher
fortement au bois avec des cordes. C'est une coutume locale que
quelques historiens ont eu le tort de beaucoup trop généraliser.
^ Polybe, I, 86 ; Valère Maxime, II, externa 1 ; Silius Italicus, II,
344.
^ Diodore de Sicile, II, 18.
" Ibid. 44, oii il est affirmé que le grand Cyrus, vaincu par les
Amazones scythes, mourut cruciOé. Légende ironique, d'ailleurs très
douteuse, mais supposant que le supplice de la crucifixion était
usité en Scythie.
^ Suétone, Caesar, 74.
'' Antiq. XIIJ, xiv, 2, v. vol. I, p. 206. La suspension devant Jahvé
des 7 descendants de Saûl (II Sam. XXI, 6, 9) doit avoir été précédée
de leur immolation.
408 JÉSUS DE NAZARETH
ment de ce banditisme aux prétentions patriotiques
dont la Palestine fut depuis lors continuellement infes-
tée. Titus usa sans parcimonie de ce moyen de terrorisa-
tion. Lors du siège de Jérusalem il fit crucifier tant de
malheureux Juifs tombés en son pouvoir que^ s'il faut en
croire Josèphe ', témoin de ces horreurs, le sol manqua
aux croix et les croix aux condamnés !
La croix n'avait pas précisément la forme que nous
sommes habitués à lui donner et qui provient du mono-
gramme bien connu du Christ >{<:, formé de la combi-
naison du X ou ch grec et du p ou r grec. C'était la réu-
nion des deux lettres initiales du nom Ch?isios, et on le
voit reproduit très souvent sur les monuments des pre-
miers siècles chrétiens. On se contentait souvent aussi
de la première lettre X ou ch. Les chrétiens primitifs
eussent répugné à reproduire l'image de l'instrument du
supplice de leur Maître bien aimé. Il fallut, pour que
cette répugnance cessât, que le supplice de la croix fût
mis hors d'usage, ce qui n'arriva qu'à partir de Cons-
tantin ^ Ce moment étant venu, ce fut le X initial qui,
redressé^ donna lieu soit à la croix dite grecque -f, soit
à la croix dite latine t . Mais la forme réelle, la forme
antique était simplement celle du T grec ^ Elle exigeait
beaucoup moins de temps et de tour de main pour être
1 Bell. Jud. Y, XI, 1.
2 C'est très naturel. Tant que la guillotine restera chez nous Tins-
trument légal du châtiment des crimes les plus odieux, si le héros
d'une cause que nousairaons était guillotiné,je doute qu'il nous vînt à
l'idée de multiplier l'image de cet appareil sur nos monuments et
nos places publiques. C'est pourquoi on ne voit figurer la croix que
très tard sur les pierres des catacombes. Comp. l'exposé de la ques-
tion dans le grand ouvrage de Th. Roller, Les Catacombes de Rome,
Paris, 2 vol. in-folio, vol. II, ch. XCIX, pp. 347-334.
3 Le X simple est devenu aussi la croix dite de Saint André.
LA MORT 409
fabriquée. Cette forme T correspondait dans l'alphabet
phénicien au ihau hébreu et passa dans l'alphabet grec.
C'est pourquoi les LXX remployèrent pour traduire le si-
gne mystérieux du thau dont il est question dans Ézé-
chiel IX, 4, 6, comme d'une marque symbolique devant
désigner les Juifs fidèles qui seraient exempts de la con-
damnation prononcée sur les autres. Ce signe du thau
servait usuellement à marquer les objets réservés ou de-
vant être mis à part dans un ensemble quelconque. Le
passage d'Ezéchiel signifie simplement que les Juifs en
question seront « marqués » pour les distinguer des au-
tres. Mais les Pères de l'Église, ignorant cette circon-
stance, ont fait des commentaires à perte de vue sur ce T
où ils voyaient une préfiguration prophétique de la croix
du Calvaire.
Le condamné était donc cloué par les mains sur la pou-
trelle transversale et par les pieds sur le fût. Ordinaire-
ment il était posé à califourchon sur une sorte de grosse
cheville en forme de corne passant entre les cuisses ^
Autrement le poids du corps eût bientôt déchiré les
mains. Dans cette posture les genoux devaient êtreployés
en avant pour qu'on pût sans briser les pieds les clouer
sur le poteau vertical. On parle quelquefois aussi d'une
planchette sur laquelle les pieds s'appuyaient à plat.
C'était moins simple et par conséquent moins fréquent.
On a de nos jours agité la question de savoir si les pieds
aussi étaient encloués ou simplement garrottés ^. C'est la
1 Justin M., Bial. XGX, 4. Gomp. Irénée 11, 42.
2 Jean XX, 20 serait favorable à la simple ligature des pieds, mais
ne la démontre pas. Luc XXIV, 39 suppose au contraire que les pieds
aussi ont été percés. La controverse sur ce point s'est compliquée
du fait que beaucoup de passages allégués de part et d'autre ne sont
pas très concluants. On pourrait admettre que l'enclouement
des pieds n'était pas toujours opéré. Cependant il est un passage de
410 JÉSUS DE NAZARETH
première supposition qui est la plus vraisemblable. Ce
ne peut être que par grande exception que les pieds n'é-
taient pas cloués, et cette exception eût beaucoup frappé
les témoins et les narrateurs de la Passion si elle eût
été appliquée à la mise en croix de Jésus.
La coutume romaine voulait aussi qu'un écriteau^ un
Plaute, Mostell. II, 1,,13 qui semble bien décisif en faveur de la
coutume d'enclouer les pieds comme les mains : Ego dabo ei talen-
tuni... sed ea lege ut affigantur bis pedes, bis brachia. L'aggravation
du supplice est exprimée ici par le double enclouement des pieds et
des bras, et les termes employés supposent bien que les pieds aussi
étaient encloués. De plus^ bien qu'ils se soient appuyés sur une
traduction fautive des LXX, Justin [Dial. 97; Apol. 1, 35) et Tertullien
(Adv. Marc. 111, 19) en appliquant à la crucifixion de Jésus le Psaume
XXII, 17 : « Ils ont percé mes pieds et mes mains » témoignent
incontestablement de l'usage encore en vigueur de leur temps. A
propos de Ils ont percé, les LXX avaient un peu légèrement traduit
l'original hébreu « comme un lion « {kaarî) comme s'il y avait eu
« ils creusèrent » [karou). Le sens réel du vers est : « Ils » (les
ennemis) « circonviennent comme un lion mes pieds et mes
mains » ; les LXX traduisent : « Ils ont creusé mes pieds et mes
mains. » Les Pères substituèrent ils ont percé à ils ont creusé. Mais
cette double erreur n'atténue en rien le fait qu'ils se représentaient
ainsi le mode usuel de la crucifixion si fréquente encore de leur
temps. Le plus ancien spécimen de dessin représentant le supplice
de Jésus est une caricature, un graphite retrouvé dans le corps-de-
garde du palais impérial à Rome et grossièrement esquissé par un
légionnaire qui se moquait d'un camarade chrétien. Ce graphite est
reproduit dans l'ouvrage de Th. Roller sur les Catacombes [loc. cit.).
On y voit un soldat adressant un signe d'adoration à un person-
nage crucifié, mais ce crucifié a une tête d'âne. Autant qu'on en peut
juger, les contours du dessin étant très effacés, la croix a bien la
forme d'un T, mais les deux pieds semblent fixés à une planche posée
transversalement. Reste à savoir le cas qu'il faut faire d'un pareil
croquis, prouvant peut-être seulement que le dessinateur comprenait
fort bien l'impossibilité de clouer les pieds sur le poteau lui-même
sans les briser, si le corps pendait verticalement le long de ce poteau.
Quoi qu'il en soit, tout concourt à montrer combien la forme usitée
de nos croix et de nos crucifix s'éloigne de la réalité historique.
LA MORT -411
tituliis, fixé sur la poutrelle transversale, indiquât la
nature du crime comnais par le supplicié ^
Les croix de supplice n'étaient pas très élevées, à
moins d'une circonstance particulière comme celle dont
parle Suétone à propos d'une exécution ordonnée par
Galbai On peut se rendre compte à peu près delà hau-
teur à laquelle était la tête du crucifié, en pensant à la
baguette d'hysope dont se servit un soldat romain pour
appliquer sur les lèvres de Jésus une éponge trempée
dans la posca vinaigrée de l'escouade. L'hysope est un
petit arbrisseau. Ce détail suppose que les pieds n'étaient
qu'à une faible distance du sol. Clouait-on le condamné
sur la croix déposée à terre ou après Tavoir plantée?
C'est ce qu'il est difficile de décider, bien que les ex-
pressions tollere, ferre, ascendere in cruam paraissent
plus favorables à la seconde supposition qu'à la pre-
mière.
Ce qu'il y avait d'infernal dans la crucifixion, c'est que,
ne lésant aucun organe vital^ et pourtant vouant le sup-
plicié à une mort certaine, elle lui faisait subir une très
longue et très cruelle agonie. La durée dépendait natu-
rellement de la plus ou moins grande force de résistance
du condamné. Nous avons déjà signalé quelques-uns des
tourments particuliers à ce genre de supplice. Il faut
achever. Les plaies des mains et des pieds étaient im-
médiatement très douloureuses. On sait combien sont
sensibles les plexus nerveux de ces organes. Le sang
qui en découlait se figeait assez vite. Le supplice de la
croix n'était pas très sanglant ; mais un engourdissement
tétanique, accompagné d'inflammation, s'emparait bien-
• Suétone, Domiï. 10; Dion Cassius LIV, 3.
2 Galha, 9. Comp. Justin, Hist. XVIII, 7.
412 ^ JESUS DE NAZARETH
tôt des extrémités. Une fièvre intense se déclarait et
provoquait une soif brûlante. Les mouvements et les
spasmes du corps en liberté étant comprimés par l'im-
mobilité forcée à laquelle il était rivé, il en résultait des
congestions au cerveau, aux poumons, au cœur, le rai-
dissement des artères et des veines, des douleurs de
tête^ des palpitations et des crampes atroces. Ce qui pou-
vait arriver de plus heureux au crucifié, c'est qu'au bout
de quelques heures la rupture d'un vaisseau cérébral
ou cardiaque le déhvrât brusquement de ses tortures.
Autrement l'inanition et l'épuisement devaient y mettre un
terme, et cela pouvait se faire bien attendre. On évalue
à une moyenne de 12 heures la durée ordinaire du sup-
plice, mais elle différait beaucoup selon les individus.
On parle de malheureux qui vivaient encore le lende-
main et même le jour suivant*. Quand, par une circons-
tance fortuite, le crucifié était détaché peu de temps
après avoir été ainsi encloué, il était extrêmement rare
qu'il survécût à une pareille épreuve ^
Jésus et ses deux compagnons de suppKce furent me-
nés hors de la ville ^ jusqu'à un endroit peu éloigné des
^ V. les citations à l'appui dans le Realwœrterb. de Winer, au mot
Kreiizigung . On a même prétendu que des crucifiés avaient pu dor-
mir et se réveiller encore vivants. Mais je suis bien tenté de croire
qu'on a pris des syncopes pour des sommeils.
^ Hérodote, VII, 194 et Josèphe, Yita, 75 parlent de deux cas oii
des crucifiés détachés encore à temps survécurent. Nous manquons
de détails sur le premier cas. Quant au second, Josèphe raconte
qu'il obtint de Titus de détacher trois crucifiés de sa connaissance
au milieu des nombreux prisonniers que « les délices du genre hu-
« main » avaient fait mettre en croix. Les soins les plus empressés
leur furent prodigués (GspaTr-sta iT:l\).^\z<}'z!X'z■r^). Un seul se rétablit, les
deux autres moururent.
3 Lév. XXIV, 14; Nom. XV, 35. Le « camp », c'est la ville.
LA MORT
413
murs qu'on appelait Golgotha, « lieu du crâne», un mon-
ticule dénudé, dont la forme bombée rappelait vague-
ment celle d'un crâne dégarni ; d'où le Calvaire, un
« Chaumont », « Calvimont » ou « Mont-Ras » de nos
pays. On ne sait pas très bien où il se trouvait. Toute-
fois la topographie de Jérusalem indique presque néces-
sairement la plaine inégale s'étendant hors des murs en-
tre les vallées de Hinnom et du Gédron, probablement
au-dessus de la première, qui était un réceptacle d'im-
mondices. Aucune preuve ne confirme que l'endroit qu'on
montre aujourd'hui aux pèlerins à l'intérieur de la ville
actuelle mérite sa réputation. Il est vrai que l'emplace-
ment de la ville a beaucoup changé, et l'endroit qu'on
indique aujourd'hui a pu à la rigueur se trouver hors de
l'enceinte au temps de Jésus-Christ. Mais les identifica-
tions qui furent consignées par les fonctionnaires char-
gés sous Constantin de fixer les divers endroits men-
tionnés dans l'histoire de la Passion, sont très sujettes
à caution, et celle-ci reste très douteuse On peut pré-
sumer que c'était un emplacement destiné aux exécu-
cutions du genre de celle dont il est question.
Les récits de la crucifixion dans Marc et dans Matthieu
sont d'un parallélisme étroit, dénotant leur source com-
mune ^ Luc les suit de près % mais avec quelques
notices de plus qu'il doit avoir puisées dans une autre
source que le Proto-Marc. Il ne dit rien du cri de su-
prême angoisse Éli, Éli, lama sabachthani ? Serait-ce
parce qu'il le trouvait incompatible avec la perfection
religieuse de Jésus ? Ce serait pour nous une raison de
^ Comp. ce que dit à ce propos E. Renan, Yie de Jésus, éd. 1893,
pp. 429-430.
■^ Marc XV, 22-37 ; MaUh. XXVII, 33-50.
= XXIII, 33-46.
414 JÉSUS DE NAZARETH
plus pour en admettre l'authenticité. Le quatrième évan-
géliste soumet son récit de la crucifixion aux exigences
de sa christologie ^ On ne se douterait guère en lisant
son exposé qu'on a sous les yeux celui d'un témoin ocu-
laire, d'un disciple particulièrement aimé, qui devait
ressentir en lui-même tous les tourments de son Maître
crucifié.
Marc nous dit que la crucifixion fut opérée « à la troi-
« sième heure », c'est-à-dire à 9 heures du matin, ce
qu'on appelait « la première heure du jour » coïncidant
avec 6 heures de notre supputation. Les trois condam-
nés furent cloués en même temps sur leurs croix respec-
tives. Luc (v. 34) nous apprend que Jésus rompit le
silence en s'écriant : « Père, pardonne-leur ; car ils ne
savent ce qu'ils font. » L'absence de cette admirable
parole dans le texte des deux premiers synoptiques n'est
pas une raison suffisante pour en révoquer en doute Tau-
thenticité. Elle est digne de celui qui avait enseigné à
prier même pour ses ennemis et qui cherchait toujours le
mobile intérieur sous l'acte visible. Elle est aussi dictée
par le sentiment d'une grande vérité. Les soldats de
Pilate, faisant office de bourreaux, n'étaient que les ins-
truments ignorants de supérieurs, dominés eux-mêmes
par des préjugés aveuglants, par des maximes politiques
et religieuses qui les empêchaient absolument de se
rendre compte de l'iniquité monstrueuse dont ils étaient
les exécuteurs. On est plutôt fondé à penser que l'indi-
gnation des premiers chrétiens contre les auteurs de
cet assassinat juridique a éliminé cette parole de misé-
1 Jean XIX, 17-30. Par exemple, il supprime les outrages, le cri
d'angoisse, et si Jésus se plaint de souffrir de la soif, ce n'est pas
qu'il en souflfre cruellement, c'est pour accomplir une dernière pro-
phétie.
LA MOUT 415
ricorde héroïque d'un grand nombre de diégèses
racontant les derniers moments du Christ. On la trouvait
trop compatissante pour des scélérats indignes de tout
pardon, et bien qu'elle eût été consacrée par un évan-
gile, les chrétiens furent bien plutôt disposés à croire
que cette fois Dieu n'avait pas exaucé la prière de son
Christ, que ses juges et ses bourreaux expiaient leur
crime dans les flammes de l'enfer éternel *.
En revanche Marc et Matthieu seuls nous apprennent
qu'au moment de procéder à l'exécution, les soldats
offrirent à Jésus de boire d'un vin mixtionné, que Marc
nous dit être additionné de myrrhe (oTvov laix^p^iu^i^o^). Cette
boisson était destinée à engourdir la sensibilité, au moins
pendant quelque temps, de manière à adoucir l'acuité
des premières douleurs. Nous ne trouvons aucune trace
de cette coutume dans les auteurs précédemment cités.
C'était probablement un usage spécial à la Judée, inspiré
par cet esprit d'humanité qui fut de bonne heure un des
caractères du jahvisme et que les pharisiens — ceci soit
dit à leur honneur • — cherchaient à faire prévaloir en
matière de pénalité ^ A dire vrai, il est permis de se
1 Ce sentiment, au fond très anti-chrétien, se perpétua et même
s'accentua au moyen âge. Tous les Juifs furent englobés dans les
torts de quelques-uns. Le crime, contradictoire dans son terme, de
déicide s'ajouta à celui d'iniquité. On sait combien cette animadver-
sion contre les Juifs en général, qu'on pouvait croire éteinte, s'est
réveillée de nos jours pour des motifs, il est vrai, très différents, mais
en s'appuyant sur le préjugé séculaire. Même en se mettant au
point de vue de ceux qui le partagent encore, on peut leur reprocher
d'oublier que, de la part de Jésus, il y a eu amnistie.
2 V. vol. I, p. 133. — On doit supposer que l'autorité romaine
tolérait cet adoucissement, d'ailleurs très illusoire. Le Talmud parle
d'une préparation de ce genre que les femmes de Jérusalem con-
fectionnaient à l'intention des condamnés envoyés à la mort. Comp.
Renan, liv. cité, p. 432.
416 JÉSUS DE NAZARETH
demander si le « vin myrrhe » était un anesthésique de
quelque efficacité et s'il pouvait procurer autre chose
qu'une ivresse dont les fumées ne tardaient pas à se
dissiper. Jésus en approcha ses lèvres, mais refusa d'en
boire. Il lui répugnait d'avilir ainsi les dernières heures
de sa vie terrestre. Mais ce qui est caractéristique du
premier évangéliste qui ne paraît pas avoir compris la
nature de Toffre faite à Jésus, c'est qu'il y voit l'inten-
tion de lui faire éprouver un premier et bien étrange
tourment. Le vin myrrhe de Marc se change dans son
texte (v. 34) en « vinaigre mélangé de fiel », probable-
ment par allusion à ce qui est dit au Psaume LXIX, 22,
et bien qu'il rapporte aussi le refus opposé par Jésus à
ceux qui lui présentaient cette exécrable boisson, le sens
qu'il donne à ce détail de la Passion a été accepté et
même préféré par les Pères et toute la tradition ecclé-
siastique. On ne dit pas si la potion engourdissante fut
aussi présentée aux deux bandits. Il est à présumer
qu'elle le fut et probable aussi qu'ils ne montrèrent pas
le même scrupule.
La coutume était que les exécuteurs se partageassent
les dépouilles des condamnés. Il en fut de même pour
Jésus dont les vêtements furent tirés au sort entre les
soldats. S'il faut en croire le quatrième évangile, la tunique
étant d'une seule pièce eût perdu toute valeur si on l'a-
vait coupée ^ Elle fut donc seule l'objet d'une loterie spé-
1 Jean XIX, 23. D'après une leçon qui ne se trouve que dans des
manuscrits peu anciens, il y aurait eu quatre parts destinées respec-
tivement à quatre soldats. Mais il est inadmissible que quatre soldats
seulement eussent été préposés à l'exécution simultanée de trois
condamnés ; à moins qu'il ne s'agisse ici que des quatre désignés
pour procéder à la seule crucifixion de Jésus. 11 devait y avoir sur
le terrain toute une compagnie, puisque la troupe était commandée
par un centurion. La notice du quatrième évangile a servi de point
LA MORT 417
ciale. C'est ce qui donna lieu au rapprochement avec le
Psaume XXII, 19, sur lequel insistent le premier (v. 35)
et le quatrième évangélistes ' (v. 23). Dans ce Psaume il
est question d'un malheureux invoquant l'Eternel à
grands cris au milieu d'ennemis furieux qui le menacent
et le couvrent d'outrages, allant jusqu'à le dépouiller et
à tirer sa tunique au sort, mais ils ne peuvent aller
jusqu'au bout de leurs mauvais desseins et il est délivré
par le pouvoir divin dont il implore le secours. On peut
se demander si le détail concernant la tunique n'a pas
de départ à d'innombrables amplifications sur l'unité de l'Église
comparée, sans qu'on ait jamais su pourquoi, à la «robe sans cou-
ture » ; puis aux légendes qui, depuis, ont circulé relativement à la'
conservation de la « sainte tunique » dont Argenteuil et Trêves se
disputent la possession.
1 II faut observer toutefois que la citation de ce Psaume dans
Matthieu est douteuse. Elle fait défaut dans nombre d'anciens manus-
crits et pourrait bien être une intercalation empruntée à Jean XIX,
23. Elle est pourtant bien conforme à la manière du premier évan-
géliste. Le Psaume XXII, à cause de quelques analogies extérieures
entre les paroles du psalmiste et l'événement du Calvaire, fut de
très bonne heure considéré comme une prédiction de la crucifixion
de Jésus. Il est bon de le résumer. C'est le chant d'un Juif fidèle
plongé dans un abîme de maux, demandant à Dieu pourquoi il l'a
si complètement abandonné. Ses pères se confiaient à lui, et il les
délivrait. Lui, il est l'opprobre des hommes, ceux qui le voient se
moquent de lui en secouant la tête, lui disant ironiquement que son
Dieu le sauvera, puisqu'il l'aime. Que son Dieu ne s'éloigne donc pas
de lui ! (vv. 1-12) — Les vv. 13-22 décrivent les ennemis terribles qui
l'environnent, la détresse à laquelle il est réduit, les scélérats qui
rôdent autour de lui comme un lion{v. ci -dessous p. 410), se partageant
ses vêtements, tirant au sort sa tunique. « Sauve-moi de la gueule du
« lion et des cornes du taureau ! x> — Enfin les vv. 23-32 célèbrent
la délivrance que Jahvé a procurée au suppliant. « Jahvé écoute ceux
I qui crient à lui», et le tout se termine par les louanges que la terre
entière entonnera à la gloire de l'Éternel qui domine sur les na-
tions et qui sera toujours glorifié, — On voit qu'il s'agit de tout
autre chose que du drame du Calvaire et qu'il n'y a entre lui et le
psaume que des rapports de mots isolés.
JÉSUS DK NAZAR. — H 27
418 JÉSUS DE NAZARETH
été suggéré au quatrième évangéliste par le désir de
serrer au plus près le texte du Psaume. Les autres
évangélistes parlent seulement du sort jeté sur les vê-
tements en général.
Le ?^/^^/i<t5, l'écriteau indiquant la cause de la condam-
nation selon la coutume romaine, et qui avait été proba-
blement porté en avant du condamné sur le trajet du
prétoire à Golgotha, présentait simplement selon Marc les
mots Roi des Juifs, selon Matthieu et Luc Celui-ci est
Jésus roi des Juifs^ selon Jean Jésus de ISlazarelh roi des
Juifs. La concision romaine plaide en faveur du texte de
Marc^ Dans tous les cas on doit signaler ici une petite
et malicieuse vengeance de Pilate. Il aurait pu tout aussi
bien écrire « rebelle (àTrôaTaxv;?) » ou « séditieux (axaGiaircr;?))).
Mais il lui plaisait d'humilier l'orgueil juif en faisant iro-
niquement figurer ce titre de « Roi des Juifs » sur la
tête d'un condamné au plus ignominieux des supplices.
D'après le quatrième .évangile les prêtres réclamèrent
auprès de Pilate. Ils demandaient qull fût écrit qu'il avait
prétendu être le roi des Juifs. Pilate leur répondit froi-
dement qu'il n'y changerait rien 2. Cet incident est d'une
grande vraisemblance et bien conforme soit aux suscep-
tibilités du sacerdoce sadducéen, soit au caractère connu
du procurateur.
Dans tous les pays et dans tous les temps, il s'est trouvé
^ Un petit détail prouvant que le second évangéliste est bien au
courant des usages romains, c'est que Marc dit comme chose allant de
soi : « Uécriteau du motif de condamnation portait etc. » Matthieu^
Luc et Jean parlent d'un écriteau qui fut superposé à la croix, comme
si c'eût été quelque chose de particulier à la crucifixion de Jésus. —
Jean ajoute que l'inscription était conçue en trois langues, en hébreu
(ou araméen), en grec et en latin, ce qui est très vraisemblable vu
le caractère exemplaire qui était propre au supplice de la croix.
2 Jean XIX, 22.
LA MORT 410
une lie du peuple disposée à lancer de basses injures
aux misérables livrés par la justice à l'ignominie pu-
blique. Les mêmes qui, obéissant à une consigne partie
de haut, avaient déjà fait retentir de leurs cris de mort le
prétoire de Pilate, se retrouvaient là. Une foule de
curieux s'était massée devant les trois croix. Si parmi
les assistants il s'en trouvait qui, peu de jours aupa-
ravant, ressentaient encore des sympathies pour le bril-
lant et hardi prophète venu de Galilée, le tour que les
événements avaient pris subitement n'était pas fait
pour encourager leur bon sentiment, et ils se vengeaient
de leur déception en invectivant le prétendu roi des Juifs.
On lui en voulait de la parole subversive qu'on l'accusait
d'avoir proférée contre le Temple. On le narguait en lui
criant que, lorsqu'on voulait sauver les autres, il faut
commencer par se sauver soi-même. On le mettait au
défi, s'il était en effet fils de Dieu, de descendre de la
croix où il était cloué. Le bruit s'était vite répandu qu'il
avait revendiqué devant ses juges le titre de Messie.
Quelle dérision quand on pouvait l'entendre râler sur
l'infâme poteau, dernier degré de l'abjection ! Les synop-
tiques prétendent même que des prêtres et des scribes
faisaient leur partie dans ce chœur de furieux, ce qui est
très possible, le fanatisme ayant la propriété de niveler
les éducations et les classes. Marc et Matthieu ajoutent
que les bandits crucifiés avec lui joignaient leurs outrages
à ceux des assistants ^ Si, eux aussi, zélotes forcenés
probablement, étaient en un sens des victimes de l'illu-
* La supposition que ces deux condamnés faisaient partie de la
même bande que Barabbas, coupable de sédition et de meurtre (Luc
XXlII,19),est très admissible. Elle explique très bien la simultanéité
de leur supplice et de celui de Jésus. C'est le crime de rébellion
qu'on voulait frapper d'un même châtiment.
420 JÉSUS DE NAZARETH
sion messianique, on comprend assez bien que, voyant
où elle les avait menés, ils injuriassent avec rage celui
qu'ils entendaient traiter de faux Messie et de prétendu
roi des Juifs. Il n'était pas des leurs, mais il était aussi
à leurs yeux l'un de ces imposteurs qui avaient contribué
à exalter les imaginations au nom d'une chimère à laquelle
ils avaient eu la folie d'ajouter foi.
Ici se déclare un conflit assez grave dans les témoi-
gnages canoniques. Les deux premiers synoptiques s'ac-
cordent donc à dire que les deux bandits lançaient aussi
leurs malédictions à leur compagnon de supplice. Le
quatrième évangéliste, qui raconte comme les trois autres
leur mise en croix aux côtés de Jésus, se tait ensuite
sur leur compte. Mais Luc doit avoir trouvé dans l'une
de ses sources particulières que l'un des deux bandits se
distinguait au contraire de son complice en faisant
montre de repentir et en professant une foi entière dans
les pouvoirs du Messie expirant près de lui K II repro-
chait à l'autre l'impiété de ses injures, reconnaissait que le
châtiment qui les frappait tous deux était mérité, tandis
que Jésus n'avait fait aucun mal. Sur quoi et sur son
humble demande que le Seigneur se souvînt de lui quand
il viendrait dans son Royaume, Jésus lui aurait répondu
qu'il serait le même jour en paradis avec lui-même.
L'incident a toujours beaucoup frappé la masse chré-
tienne. Le « bon brigand» ou le « bon larron » est devenu
l'un des personnages les plus populaires de l'histoire
de la Passion ^
1 Luc XXIII, 39-43.
2 On est tenté de regretter que la réalité historique de l'incident
soit si douteuse. D'abord il est en contradiction flagrante avec l'as-
sertion des deux autres synoptiques. Le silence du quatrième évan-
géliste, à qui pourtant il aurait si bien convenu, est plus qu'étrange.
LA MORT 421
C'est précisément cette absence de détails qui a
poussé la tradition à donner carrière à son besoin de
suppléer aux lacunes de l'histoire positive en tradui-
sant en faits extérieurs les sentiments des cœurs
chrétiens pénétrés de terreur et, d'émotion devant cette
terrible scène. C'est dans cette catégorie qu'il con-
vient selon nous de ranger la mention des ténèbres
qui, d'après les synoptiques, à la « sixième heure »,
c'est-à-dire à midi, couvrirent la terre entière, comme
si la nature eût pris le deuil du Juste incomparable qui
allait mourir ^ C'est bien plutôt dans l'âme de ses
disciples que les ténèbres s^épaississaient en cette heure
d'indicible douleur. Ils ne distinguaient plus un seul
rayon de lumière dans cette mort qui bouleversait toutes
leurs idées, qui leur semblait un défi lancé par Satan à la
puissance comme à la justice de Dieu, comme si l'ange
des ténèbres eiit couronné ses usurpations en remportant
On se demande en vain ce qui dans un tel moment pouvait déter-
miner chez le « l)on larron » cette conversion subite. Comment
savait-il que Jésus mourait innocent? L'ent-il rencontré auparavant,
toujours est-il qu'il ne l'avait pas suivi. Et lorsque les apôtres, les
autres disciples étaient désespérés, tout au moins intimidés et muets,
la foule acharnée contre le prétendu Roi des Juifs, commentée mal-
heureux, dans l'état où il était, aurait-il pu discerner les signes d'une
mission divine dans celui qui agonisait à ses côtés ? La réponse
mise dans la bouche de Jésus n'échappe pas non plus à la critique.
Comment Jésus pouvait-il affirmer que cet homme mourrait le jour
même ? Autant que nous le sachions, Jésus ne se sert pas du mot de
« paradis » pour désigner le Royaume de Dieu, Il est vrai que l'ex-
trême brièveté des renseignements qui nous sont donnés sur ses
dernières heures ne nous autorise pas à affirmer que rien ne se
passa de nature à imprimer à la tradition évangélique le tour par-
ticulier qu'elle a pris sur ce point spécial dans le troisième évangile.
Mais nous sommes forcés de demeurer dans une complète indé-
cision.
1 Marc XV, 33; Matlh. XXVII, 45; Luc XXIII, 44.
422 JÉSUS DE NAZARETH
une pareille victoire sur celui que le Père avait élu
parmi les hommes pour les éclairer et les sauver. En
vain se demandaient-ils comment ce paradoxe, cette
ironie sanglante était possible, en vain cherchaient-ils à
voir clair dans cet abîme de contradictions, la nuit noire
les enveloppait de toutes parts... Hélas! les ténèbres
envahissaient l'esprit lui-même du saint crucifié !
Un peu avant trois heures de l'après-midi, dans le pa-
roxysme de la souffrance, Jésus poussa un cri d'inex-
primable angoisse : Élôi, Élôi, lamasabachthani!^ « Mon
« Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »
On éprouve en vérité de la répugnance à discuter sco-
lastiquement le sens exact d'un cri arraché par l'atrocité
des souffrances. Pourtant il faut s'y résigner, puisque,
d'une part, la 'dogmatique a échafaudé toute une doc-
trine bizarre sur cette exclamation d'un agonisant, et
que, d'autre part, on a voulu en conclure que Jésus était
mort désespéré ^ Ni l'une ni l'autre de ces conclusions
n'est fondée. Puisque cette exclamation est le début du
Psaume XXII, et rien ne nous dit que la réminiscence
plus ou moins claire de ce psaume ne traversait pas en
ce moment la pensée de Jésus obscurcie par la torture,
il faut supposer qu'elle avait dans sa bouche un sens
^ C'est la forme araméenne de l'exclamation, scrupuleusement
conservée par Marc, toujours soucieux de reproduire littéralement
les mots employés par Jésus dans les circonstances mystérieuses. Le
premier évangéliste a préféré le texte hébreu du Ps. XXII, 1.
^ Les théoriciens de la « satisfaction » (!) offerte par la mort du
Christ à la justice divine ont prétendu qu'il fallait entendre par là
que, pour donner toute sa valeur à l'expiation des péchés de l'hu-
manité, laquelle exigeait une « peine infinie », le Dieu-Père avait
littéralement abandonné le Dieu-Fils, s'en était séparé momentané-
ment, ce qui avait dû porter les souffrances que celui-ci endurait à
un maximum incommensurable d'intensité.
LA MORT 423
analogue à celui qu'elle avait dans l'hymne du psalmiste
persécuté. Or le Psaume lui-même n'est ni d'un déses-
péré, ni d'un réellement abandonné, puisqu'il se termine
par la glorification du Dieu qui a prêté l'oreille aux
plaintes amères de son serviteur. L' « abandon de Dieu »
est en hébreu une expression synonyme de malheur
porté à son comble. L'âme la plus religieuse peut être
amenée à se demander quel peut être le sens ouïe but des
afflictions dont elle est abreuvée. Ce qui n'est que trop
vrai, c'est que, ployant sous l'excès de ladouleur, à l'ouïe
de cette malédiction générale qui sert d'accompagnement
à ses tortures, à la vue de ces bassesses, de ces ignobles
passions qui s'étalent sous ses yeux de mourant, crucifié
de toutes manières, dans son corps, dans son intelligence,
dans son cœur, dans son horreur du mal, Jésus ne com-
prend plus la voie de Dieu à son égard, tout est noir,
tout est désespérant, son infortune dépasse toute com-
préhension, le pourquoi lui échappe. L'homme irréli-
gieux ou de religion faible, en pareille misère, blasphème
et meurt. Jésus demande le pourquoi à son Père Céleste,
sachant que ce « pourquoi » aurait sa réponse s'il pou-
vait tout savoir. C'est vers Dieu encore, vers Dieu tou-
jours, que sa pensée se dirige. Il y a tout à la fois de la
détresse et de la confiance dans cet appel navrant à la Sa-
gesse suprême. L'enfant qui souffre sans pouvoir en com-
prendre la raison demande ainsi à son père l'explication de
sa souffrance, il ne comprend pas toujours la réponse, mais
il n'en compte pas moins sur une affection dont il ne sau-
rait douter. La grande solution, déjà trouvée en Geth-
sémané^ mais momentanément éclipsée : «Non ce que je
« veux, mais ce que tu veux » est au bout de la ques-
tion comme elle était au bout de la prière. Le lama
sabachthani est une de ces paroles devant lesquelles on
424 JÉSUS DE NAZARETH
se découvre au passage avec une pitié respectueuse,
parce qu'elle dénote une souffrance aussi affreuse mora-
lement que physiquement, et elle a droit à trop de
recueillement pour servir de prétexte à des conclusions
outrées ou fournir la matière d'un dogmatisme mythique
et creux.
Comme pour préluder aux divagations de l'avenir, les
beaux esprits groupés devant la croix feignirent de se
méprendre sur le sens des premières paroles. « Il appelle
« Élie », s'écrièrent-ils, Élie le précurseur du Messie
attendu. Nouveau thème à plaisanteries. En ce moment,
comme tous les crucifiés, Jésus était dévoré par une soif
brûlante. Le quatrième évangéliste dit que Jésus se plai-
gnit de cette soif qui le consumait. « J'ai soif ^ », cria-t-il,
et alors un des soldats trempa dans l'eau vinaigrée ou
posca, qui servait de boisson aux soldats de service, une
éponge, celle peut-être qui servait à boucher la cruche,
et l'ajustant au bout d'un bâtonnet d'hysope, il l'appro-
cha des lèvres du crucifié. Béni soit le soldat inconnu
qui eut pitié du Christ agonisant î Car c'est évidemment
à bonne intention qu'il se donna cette petite peine. Un
crucifié ne pouvait boire ni dans une coupe, ni dans une
écuelle, puisque sa tête penchée ne pouvait se renverser
en arrière, mais il pouvait sucer une éponge imbibée.
Ce soldat avait probablement fini par s'intéresser quelque
peu à ce condamné dont la dignité, la résignation, le
silence contrastaient si fort avec les outrages qui ne
cessaient de retentir. On ne peut pas dire qu'il ait été
récompensé de sa bonne action par l'histoire. En règle
ordinaire, on s'est complètement mépris sur son inten-
* Mais il a soin d'ajouter que c'était pour accomplir une dernière
prophétie, Jean XIX, 28-30.
LA MORT 425
tion. Luc ne fait pas même mention de l'incident ou le
confond avec Tofifre d'une boisson vinaigrée faite par les
soldats à Jésus au début même de la crucifixion, offre qu'il
croit ironique, outrageante et cruelle '. Les deuxpremiers
synoptiques se taisent sur la plainte de Jésus, tout en
racontant le fait matériel, mais Marc ^ prétend que celui
qui approcha l'éponge rafraîchissante était un simple as-
sistant et qu'il plaisantait encore en disant : « Laissez-
« moi faire et voyons si Élie va venir le détacher. » Trait
d'esprit dont selon Matthieu XXVII, 49, il faudrait au
contraire faire honneur à ceux qui l'entouraient. Les
trois synoptiques semblent donc avoir considéré la pré-
sentation du « vinaigre » à Jésus comme un outrage et
une cruauté de plus, probablement par réminiscence
du Psaume LXIX, 22. C'est un des points rares où le
récit du quatrième évangéliste serre de plus près la réa-
lité que ceux de ses prédécesseurs.
Il y a du soulagement à penser que les horribles dou-
leurs d'une crucifixion prolongée furent épargnées à
Jésus. Sa mort fut relativement prompte et suivit de près
le sucement de l'épongea II y a donc une grande vrai-
semblance dans la notice de Marc XV, 44-45 rapportant
que Pilate, lorsqu'on vint lui demander d'enlever avant
1 Luc XXllI, 36-37.
2 XV, 36.
^ J'ai lu, et des personnes ayant visité l'Orient me confirment, que
dans l'opinion populaire le fait de donner à boire aux crucifiés ou
aux empalés hâte leur mort, et on a relevé à ce propos ce qui est
arrivé à l'assassin de Kléber. Il m'est impossible de découvrir
l'explication physiologique du phénomène, qui, du reste, me paraît
des plus douteux. Je serais bien plutôt porté à croire que c'est le
récit de la Passion, surtout sous la forme que lui a donnée le qua-
trième évangile, qui a donné lieu à cette croyance dont on ne
retrouve pas la moindre trace chez les anciens écrivains.
426 JÉSUS DE NAZARETH
la nuit le corps de Jésus, s'étonna de ce qu'il fût déjà
mort et voulut que le centurion qui avait présidé à l'exé-
cution lui confirmât le fait. La constitution nerveuse, très
sensible, que nous croyons avoir été peu robuste, de
Jésus, l'état d'épuisement où l'avaient réduit les mau-
vais traitements de la nuit et de la matinée expliquent
très suffisamment sa mort survenue vers les trois heures
de l'après-midi ^ Peu d'instants après avoir humecté ses
lèvres en pressant l'éponge du soldat compatissant,
Jésus poussa un grand cri qui, d'après Luc XXIII, 46,
exprimait un acte de foi suprême dans le Père des es-
prits, et il expira. E. Renan ^ pense, et cette opinion
m'est confirmée par des autorités compétentes, que la
* Matth. XXVII, 46 ; Marc XV, 34. Nous verrons plus loin que l'hy-
pothèse parfois énoncée d'une mort apparente, c'est-à-dire d'un
évanouissement, dont il serait sorti dans le sépulcre où il fut
déposé, est insoutenable. D'après le quatrième évangile (Jean XIX,
31-37) « les Juifs », c'est-à-dire les autorités juives, demandèrent à
Pilate qu'on enlevât les trois corps à cause du sabbat qui allait
commencer. Les deux brigands vivaient encore et on leur rompit
les jambes pour les achever; ce qui, d'après Origène, cité par Winer,
Realwœrt. art. Kreusigung , se faisait quand, pour un motif quel-
conque, on voulait hâter la mort des crucifiés. Le fait en lui-même
ne soulève aucune objection; seulement on doit penser que c^était
surtout à la prescription légale énoncée Deutér. XXI, 23 que pen-
saient les chefs du sanhédrin. Il fallait prévenir la souillure dont
le maintien des condamnés jusqu'au lendemain sur le bois du sup-
plice eût contaminé le pays. La mort de Jésus ayant été constatée
par les soldats de Pilate, la rupture de ses membres n'eut pas lieu.
Ce que le quatrième évangéliste constate avec une satisfaction
particulière, parce que c'est un trait de ressemblance de plus avec
l'agneau pascal dont aucun os ne devait être brisé (Exode XII, 46).
Toutefois, et lui seul le raconte, un des soldats lui perça le côté
d'un coup de lance, et il en sortit, afflrme-t-il, du sang et de l'eau,
deux substances symboliques, et cela est surprenant s'il s'agit d'un
cadavre.
2 Vie de Jésus, xni= éd. p. 440.
LA MORT 427
brusque rupture d'un vaisseau dans la région du cœur
fut selon toute probabilité la cause effective de sa déli-
vrance.
Désormais il repose en paix sur le sein du Père infini,
laissant derrière lui la traînée lumineuse qui marque sa
route et attirant à lui les âmes de pieuse et bonne
volonté. La méchanceté humaine a perdu son pouvoir
sur le plus noble et le plus admirable des hommes. Sa
gloire impérissable va germer dans le silence du sépul-
cre où des mains amies l'ont déposé. Vanité des calculs
de la politique soi-disant religieuse ! Annas, Caïphe,
leur entourage durent se féliciter le même soir d'avoir
si bien, si magistralement mené toute cette affaire. Ils ne
se doutaient pas qu'ils venaient de porter un coup mortel
à toute prétention des sacerdoces à l'infaillibilité et que
le jour viendrait où cette croix qu'ils avaient fait ériger
pour y clouer dans l'ignominie le prophète qui les gênait
serait de tous les trônes le plus auguste et le plus révéré.
Combien de nos jours ne peuvent plus passer devant un
Calvaire sans penser à l'erreur énorme, pour ne pas dire
au crime, de ceux « qui étaient assis sur la chaire de
Moïse ! » Et, à un point de vue encore plus élevé, quelle
leçon d'humilité pour toutes nos sagesses ! Ils sont plu-
sieurs à porter la responsabilité de la grande injustice.
Pilate le sceptique a sa part aussi bien que Caïphe l'astu-
cieux grand-prêtre, que Judas le traître et que le peuple
fanatique. C'est la révélation d'une loi tragique de l'his-
toire. Jésus a dû payer de sa vie le bien qu'il a fait à
l'humanité et le Fils de l'homme est toujours plus ou
moins crucifié entre la superstition qu'il froisse et l'in-
différence égoïste qui ne s'intéresse un moment à lui que
pour Tabandonner bientôt après. Seulement elles ne
parviennent jamais à l'anéantir.
SEPTIÈME PARTIE
LA RÉSURRECTION
CHAPITRE I
RÉCITS DE LA RÉSURRECTION
La tradition synoptique — le quatrième évangile est
muet sur ce point — nous fournit encore un exemple de
la transformation de sentiments ou d'idées en faits
extérieurs dont nous venons de voir un spécimen remar-
quable dans les « ténèbres » où la terre fat plongée au
moment de l'agonie du Christ. Les trois premiers évan-
giles rapportent qu'au moment où Jésus rendit son der-
nier soupir, le grand rideau du Temple, celui qui fermait
l'entrée de l'espèce d'abside où l'arche de l'alliance et la
présence de l'Éternel étaient censées permanentes, se
déchira du haut en bas. Tout œil vivant pouvait désor-
mais contempler le redoutable mystère jusqu'alors inac-
cessible à tous, excepté au grand-prêtre qui, une fois l'an
seulement, pénétrait dans ce redoutable Saint des Saints.
Dorénavant le rapport individuel, immédiat, de l'homme
avec le Père céleste, la religion telle que Jésus l'a
conçue, réalisée et communiquée, rend inutile ce sym-
bolisme sacerdotal qui part du principe que Dieu et
RÉCITS ni': LA RÉSURRECTION 420
l'âme humaine ne communient pas sans intermédiaire
et qui postule l'intervention du prêtre comme l'indispen-
sable moyen de cette union. Tel est le sentiment authen-
tiquement chrétien qui s'est objectivé dans le trait légen-
daire du déchirement du rideau sacré ^
Un autre trait enregistré par les synoptiques et d'une
. couleur plus historique ' rapporte que le centurion qui
avait surveillé l'exécution, voyant comment Jésus était
mort, s'écria : « En vérité cet homme était un juste »
(Luc), « un fils de Dieu » (Matthieu et Marc). La forme
donnée par Luc à l'hommage rendu par ce capitaine
romain est la plus naturelle. Il est douteux qu'un soldat
payen eût employé le terme de « fils de Dieu » pour
1 Marc XV, 38 ; Matth. XXVII, 51 ; Luc XXIII, 45. — Dans l'évan-
gile des Nazaréens (Jérôme, ep. 120 ad Bedibiam et dans son com-
mentaire sur l'év. de Matthieu), c'est le grand linteau de la porte
d'entrée du Temple proprement dit [superliminare Templi) qui se
serait écroulé. L'idée est la même. Les prêtres seuls pouvaient fran-
chir cette porte. 11 est permis de douter de la réalité historique de
l'événement et surtout de sa coïncidence exacte avec la mort de
Jésus ; mais c'est une manière bien parlante d'exprimer le prin-
cipe si méconnu, depuis, dans l'Église chrétienne que Jésus, par
son enseignement et son initiative, a laïcisé la religion. L'homme
n'a plus besoin du prêtre pour entrer en communion directe avec
Dieu. Le premier évangéliste seul ajoute à ce bel enseignement un
prodige stupéfiant, d'un caractère absolument légendaire. La terre
aurait tremblé, les sépulcres se seraient ouverts, plusieurs saints
d'autrefois auraient été ressuscites, seraient sortis de leurs tombeaux
et, après la résurrection de Jésus lui-même (auquel il convenait de
laisser l'honneur de la priorité d'apparition), seraient entrés dans
Jérusalem où bien des gens les auraient vus. Pas un mot en dehors
de l'assertion du premier évangéliste ne fait une allusion quel-
conque à un miracle aussi renversant. On n'y peut voir que la trans-
formation ou la déformation de l'idée chère aux judéo-chrétiens du
lien de sympathie qui unissait Jésus aux anciens fidèles du ju-
daïsme, dont il était le continuateur et, si l'on peut ainsi dire, l'achè-
vement.
2 Marc XV, 39 ; Matth. XXVII, 54 ; Luc XXIII, 47.
430 JÉSUS DE NAZARETH
caractériser la mort d'un crucifié. Ce centurion avait été
probablement témoin des hésitations de Pilate. Gomme
celui-ci, du premier coup d'oeil, avait discerné que Jésus ne
ressemblait nullement aux coureurs d'aventures qu'on lui
amenait souvent, l'offlcier romain avait été frappé de la
dignité, de la douceur^ de la résignation du prétendu
« Roi des Juifs », et il partait avec la conviction qu'on
avait immolé un innocent. Mais il est singulier de voir
par quelles raisons Marc et Matthieu expliquent cette
loyale confession du brave soldat. Matthieu s'imagine
qu'il fut convaincu par le tremblement de terre et ce qui
le suivit ; Marc semble dire que c'est la force du dernier
cri lancé par Jésus qui lui arracha son aveu. L'un est
aussi invraisembable que l'autre, et la version de Luc
est de beaucoup la plus admissible. On en retire le sen-
timent que ce dernier cri, sinon textuellement, du moins
par l'accent, l'intonation, avait bien la signification que le
troisième évangéliste lui a donnée.
Cependant le soir approchait. On venait d'obtenir de
Pilate la permission d'enlever les corps des suppliciés. Il
fallait se hâter de donner au corps de Jésus une sépul-
ture au moins provisoire ; car à six heures du soir com-
mençait le sabbat. Les exigences de la loi sabbatique,
plus impérieuses encore en cette semaine pascale,
allaient interdire toute œuvre manuelle. Joseph d'Ari-
mathée, membre du sanhédrin, qui avait pris l'initiative
de réclamer le corps S devait jouir tout au moins d'une
certaine aisance. On nous dit qu'il n'avait pas approuvé
la décision de ses collègues, mais on ne nous explique
i Le quatrième évangile lui adjoint Nicodème qui aurait apporté
des aromates, un mélange de myrrhe et d'aloès, pour en parfumer
le précieux cadavre. Mais l'existence de ce Nicodème, type des dis-
ciples timorés de Jésus, ne nous est attestée que par lui.
RÉCITS DE LA RÉSUHHECTION 431
ni son silence ni son absence au moment critique. Le
mot de Luc 'co>fj.r;a-aç, (( s'étant enhardi», permet d'entre-
voir qu'il était affecté d'une certaine timidité prudente
qui ne lui permettait d'agir que lorsqu'il croyait pouvoir
le faire sans compromettre sa sécurité. Nous l'avons
désigné comme celui qui put donner à Jésus quelques
renseignements sur ce qui se tramait contre lui dans les
conciliabules des primoî^es . Mais on est surpris du silence
complet qui règne ensuite à son sujet dans l'histoire apos-
tolique. On serait tenté de soupçonner que ses sympathies
pour Jésus ne s'étendaient pas jusqu'à ses apôtres. Mais
nous en savons trop peu sur son compte pour rien
affirmer. Bref il se procura un linceul, en enveloppa le
corps du Maître, et comme il y avait à proximité un
sépulcre neuf creusé dans le roc \ et qui semble lui avoir
appartenu, c'est là que le corps de Jésus fut déposé.
Personne n'avait encore occupé ce sépulcre, point auquel
les évangélistes attachent de l'importance, sans doute
parce que si un mort en est sorti vivant, ce ne peut
être que Jésus. Une lourde pierre fut rabattue sur l'ori-
fice, et chacun se retira par égard pour le sabbat qui
commençait -.
Mais les Galiléennes qui^ le cœur déchiré, avaient re-
gardé de loin les horreurs du Calvaire, ne se croyaient
pas quittes de tout devoir envers le Maître aimé. Marie-
Madeleine et Marie mère de José, en particulier, sui-
virent la dépouille mortelle jusqu'au tombeau où Joseph
la déposa, observèrent bien l'endroit, achetèrent en hâte
^ Les tombeaux de ce genre sont encore aujourd'hui très nom-
breux aux environs de Jérusalem et notamment sur le plateau
mouvementé qui domine le val du Cédron à l'est et celui de Hinnôm
à l'ouest.
2 Marc XV, 43-46 ; Matth. XXVIl, 57-62 ; Luc XXIII, 50-34.
432 JÉSUS DE NAZARETH
des aromates et de la myrrhe avec le dessein d'en em-
baumer le corps du martyr, mais, le sabbat étant sur-
venu, elles n'osèrent pas transgresser la loi sabbatique
en revenant au tombeau pour s'acquitter de ce pieux of-
fice. Elles se donnèrent rendez-vous pour le surlende-
main de bonne heure. En effet, le surlendemain, c'est-à-
dire le dimanche de grand matin, on put les rencontrer
se dirigeant vers le tombeau, portantavecelles les ingré-
dients qu'elles s'étaient procurés. C'étaient toujours, avec
quelques autres dont on ne nous donne pas les noms,
Marie de Magdala, Marie mère de Jacques le mineur et
Salomé*. Elles se préoccupaient beaucoup de savoir
comment elles pourraient écarter la pierre qui fermait
le sépulcre. Mais quand elles arrivèrent, elles furent
toutes bouleversées de voir que la pierre avait été rou-
lée. Elles se penchèrent anxieuses sur l'orifice. Le corps
du Crucifié n'y était plus. Le tombeau était vide.
Nous sommes^ nous aussi, devant ce tombeau vide et
par conséquent devant la grande question qu'il pose.
C'est à la solution de ce problème, l'un des plus ardus
de l'histoire, qu'on a eu l'imprudence d'attacher les des-
tinées du christianisme lui-même en affirmant que si la
solution n'était pas celle que la tradition propose, savoir
la résurrection, le retour à la vie du corps qu'on y avait
déposé mort ravant-veille,la religion chrétienne s'effon-
drait comme un édifice dont les fondements se retirent'-^.
1 Marc XV, 47; XVI, 1-5; Matth. XXVIII, 1-2. Luc XXIII, 55-36; XXIV,
1-3, y ajoute une Jeanne, la même probablement dont il parle
VIII, 3.
2 Cette opinion s'appuie volontiers sur une déclaration de Paul,
I Cor. XV, 17, qui en effet et au premier abord semble formelle.
Mais on peut contester cette allégation de l'apôtre qui fait partie
de tout un système théologique étranger aux évangiles et il faut se
RKCITS DE LA RÉSURRECTION 433
Nous osonsprétenclre que lareligionchrétienneessentielle
est l'Évangile lui-même enseigné par Jésus de son vivant,
commenté et en quelque sorte solidifié par l'application
des principes religieux dont il a vécu lui-même, et que la
pérennité de cette religion ne dépend absolument pas de
la réalité d'un miracle à son tour sujet à mille objections.
Mais cette réflexion ne nous relève pas de la tâche qui
consiste à chercher le mot de l'énigme proposée à notre
curiosité.
Il faut, là comme partout, commencer par l'état de fait
résultant des documents dont nous pouvons disposer.
Aucun des disciples, en dehors des Galiléennes, n'osa
s'approcher du tombeau, ni le lendemain de la mort de
Jésus, ni le matin du jour suivant. Ils étaient atterrés.
C'est ce qui ressort de toutes les narrations. Cela mon-
tre qu'ils ne s'attendaient nullement à un retour mira-
culeux de Jésus à la vie. Dans ce cas ils eussent été plus
rassurés, plus confiants et plus hardis. On peut en dire
autant des femmes plus courageuses qui vinrent de bonne
heure le matin du dimanche pour embaumer le corps
avec des aromates. On n'embaume pas un corps dont
on attend la résurrection d'un moment à l'autre. Joseph
d'Arimathée, qui ferma l'ouverture du sépulcre avec une
lourde pierre, ne s'y attendait pas non plus.
Maintenant nous avons quatre récits delà résurrection
et même cinq, si nous y ajoutons le témoignage de Paul
I Cor. XV, 3-8, témoignage d'un haut intérêt, mais d'une
nature spéciale et sur lequel nous reviendrons. Les qua-
demander jusqu'à quel point la résurrection telle que Paul la conçoit
(dégagement d'un organisme supérieur du corps matériel actuel) est
celle que nous propose la tradition de la résurrection du Christ en
chair et en os.
JÉSUS DE NAZAR. — U. 28
434 JÉSUS DE NAZARETH
tre premiers sont ceux des quatre évangiles. Le qua-
trième, sur ce point, reproduit des diégèses qui se sont
formées et perpétuées en dehors de la tradition synop-
tique^ sans connexion nécessaire avec sa théologie
particulière et par conséquent utilisables comme éclair-
cissements ou compléments. Mais, par une étrange aven-
ture qui n'a pas encore été expliquée à notre entière sa-
tisfaction, le texte de Marc qui courait parallèlement
avec celui de Matthieu cesse brusquement à partir du
V. 9 du chap. XVI. Ce qui suit jusqu'à la fin de ce cha-
pitre XYI est un résumé rapide des apparitions de Jésus
ressuscité racontées dans d'autres livres et ne peut nous
servir à rien pour en déterminer la véritable naturel
Commençons donc par le récit des deux premiers
* C'est là une évidence que pas un critique sérieux ne conteste
aujourd'hui. Les plus anciens manuscrits s'arrêtent au dernier mot
du V. 8, scpopoûvxo yap, « car elles avaient peur ». Il est pourtant
impossible que le livre se soit terminé là. C'est plus que proba-
blement parce que le texte primitif de Marc, plus bref encore que
celui de Matthieu, paraissait tout à fait insuffisant eu égard aux
autres narrations qui circulaient et racontaient d'autres et impor-
tantes apparitions du Ressuscité, que des copistes, depuis le milieu
du second siècle, lui substituèrent motu proprio la fin actuelle. Des
éditeurs plus timorés ne les imitèrent pas, sans reproduire toute-
fois le texte supprimé qu'on ne connaissait plus. D'autres mar-
quèrent cette fin d'astérisques, signe de doute quant à l'authenti-
cité. Eusèbe [ad Marinum) et Jérôme [ep. CXX ad Hedihiam) attestent
l'absence de cette fin comme générale dans les manuscrits grecs
de leur temps. Il s'y trouve des mentions relatives à l'épisode des
disciples d'Emmaûs raconté par Luc (XXIV, 13-35), de même qu'à
l'apparition qui suit devant les Onze réunis ; puis un parallèle à
l'ordre d'évangéliser le monde entier que nous lisons Matth. XXVIII,
mais conçu en termes différents ; plus , des allusions à quel-
ques miracles dont la tradition faisait honneur aux premiers mis-
sionnaires. Tout cela n'ajoute donc rien à ce que nous savions
d'ailleurs. V. dans la grande Editio critica Novi Testam. de Tischen-
dorf les raisons multiples et péremptoires qui motivent les con-
clusions énoncées ici.
RÉCITS DE LA HÉSURUrXTION 435
évangiles en comparant le double texte aussi longtemps
qu'il se déroule parallèlement.
Les pieuses femm.es, qui s'inquiétaient de savoir com-
ment elles enlèveraient la pierre fermant le tombeau, la
trouvent déjà mise à l'écart et, déjà troublées par
cette découverte inattendue, elles aperçoivent, assis sur
la pierre, un mystérieux personnage, d'un éclat fulgurant,
vêtu d'une robe aussi blanche que la neige. C'était un
ange du Seigneur descendu du ciel pendant un formi-
dable tremblement de terre. Son apparition avait mis en
fuite les soldats qui, selon le premier évangéliste, gar-
daient le tombeau. Les femmes, comme bien on pense,
furent à leur tour épouvantées. Mais l'ange leur dit :
« Rassurez-vous. Je sais que vous cherchez Jésus le
« crucifié. Il n'est pas ici, il est ressuscité comme il
« l'avait dit. Venez, regardez l'endroit où il gisait. Mais
« dépêchez-vous d'aller annoncer à ses disciples qu'il
« est ressuscité des morts. Yoici, il vous précède en
(( Galilée. C'est là que vous le verrez, comme il vous l'a
« dit. » Les femmes quittèrent promptement le sépulcre,
toutes saisies de crainte et de joie. Chemin faisant et
tout à coup, d'après Matthieu, Jésus lui-même vint à
leur rencontre et les salua. Elles s'approchèrent pour
lui saisir les pieds et se prosterner devant lui. Mais
il leur dit : « Rassurez-vous et allez dire à mes frères
« qu'ils aient à se rendre en Galilée. C'est là qu'ils me
« verront. »
Nous relevons immédiatement dans ce récit deux par-
ticularités saillantes. La première, c'est l'état de trouble,
mélangé de peur et de joie, des femmes dont il est ques-
tion. Elles ne sont évidemment pas dans une situation
d'esprit favorable à la réflexion circonspecte. La seconde,
c'est l'insistance mise par deux fois sur le rendez-vous
436 JÉSUS DE NAZARETH
en Galilée assigné aux apôtres. Ce dernier trait, si l'on
se rappelle ce que nous avons dit pp. 364-365^ est d'une
extrême importance, comme on le verra bientôt.
Marc raconte parallèlement l'inquiétude des femmes
au sujet de la pierre^ leur stupéfaction en découvrant
qu'elle a été mise à l'écart, leur épouvante en aperce-
vant, non pas assis sur cette pierre comme dans Mat-
thieu, mais assis dans le sépulcre même, à droite, Tange
à la robe blanche. Celui-ci leur tient le même langage
que dans Matthieu et les charge de même d'annoncer
aux apôtres i qu'ils aient à se rendre en GaKIée pour re-
trouver le Maître comme ii le leur avait dit (Marc XIV, 28 ;
comp. Matth. XXVI, 32). Seulement Marc ajoute qu'elles
s'enfuirent, saisies de frayeur, et ne dirent rien à per-
sonne, tant elles avaient peur. — Là s'arrête le texte
authentique de Marc^ mais évidemment son livre ne
finissait pas ainsi. Il y avait certainement une suite
racontant comment elles se décidèrent enfin à trans-
mettre aux Onze le message dont elles étaient chargées.
Peut-être avait-il fallu pour les décider cette apparition
de Jésus dont Matthieu parle plus tôt, et la fin très brève
de notre premier évangile a dû être tirée du Prôto-Marc.
Ce livre, source commune des deux premiers évangiles,
devait raconter cette rencontre de Jésus et des Onze
en Galilée annoncée antérieurement dans les deux textes.
Et c'est la maigreur relative de ce récit de l'unique
apparition en GaHlée de Jésus ressuscité qui a déterminé
certains éditeurs du Marc canonique à lui substituer la
fin beaucoup plus détaillée qui nous est parvenue. En
^ « Aux disciples et à Pierre » qui est momentanément mis à part
à cause de son récent reniement. — Du reste Marc, comme Luc et
Jean, ignore l'incident de la garde mise au tombeau et la ren-
contre de Jésus avec les femmes rentrant à Jérusalem.
RÉCITS DE LA RÉSURRECTION -437
réalité, sous leur forme première, nos deux premiers
synoptiques ne connaissaient l'un et l'autre que cette
apparition galiléenne. Nous pouvons donc nous faire
une idée de ce qui se lisait dans Marc avant cette subs-
titution par ce que nous lisons dans Matthieu XXVIII,
16-18.
« Les onze disciples se rendirent donc en Galilée sur
« la montagne que Jésus leur avait désignée*. Quand
« ils le virent, ils se prosternèrent devant lui. » — Ici
se présente un phénomène bizarre. Le texte canoni-
que (v. 17) continue en disant : ol ol èStaxairav, ce qui
semble signifier « mais ceux-ci doutèrent », Pourquoi ce
doute en un pareil moment^ quand ils le voient, quand ils
ont été prévenus qu'ils le verraient en cet endroit, quand
ils ont fait un voyage tout exprès pour le voir? Pour
peu qu'on ait quelque connaissance du grec, on est irré-
sistiblement amené à penser qu'il y avait primitivement :
ol fj(.£v ETitcTTsuaav, ol BlsSiaTairav, « Ics uns crurent, Ics autrcs
« doutèrent ». Quand nous envisagerons la nature de ces
apparitions, nous nous expliquerons mieux comment
la confiance dans la réalité de l'apparition sur la mon-
tagne ne fut pas immédiatement le partage de tous. En
définitive, d'après notre texte, elle le devint quand Jésus
se fut approché d'eux et leur eut donné mission d'évan-
géliser le monde entier en des termes que Paul a dé-
mentis (Gai. II, 7-10) et dont une formule trinitaire du
baptême trahit la rédaction posl-aposîolique» Dans la
1 Cette désignation d'une montagne est un détail dont rien ne
nous avait avertis auparavant. 11 confirme singulièrement ce que
nous avions présumé d'un rendez-vous positivement donné par Jésus
à ses disciples — non pas après une résurrection à laquelle ils ne
s'attendaient nullement — mais après un espace de temps pendant
lequel il se serait séparé d'eux.
438 JÉSUS DE NAZARETH
période aspostolique ce n'était pas la formule usitée lors
du baptême des convertis ^
Deux choses encore sont à remarquer. En premier lieu,
l'absence de détails concrets sur l'apparition elle-même.
Ni la présence, ni la déclaration du Crucifié ne provo-
quent le moindre échange de paroles. On se serait attendu
à plus d'effusion. En second lieu, cette apparition est pré-
sentée comme unique, elle est localisée en Galilée et rien
ne fait prévoir qu'elle sera suivie d'autres. Il est donc
difficile, quand on pense aux récits dont nous allons
parler, de ne pas conclure qu'il y a eu deux courants de
traditions sur la résurrection de Jésus, l'un gaMléen^Wu-
tre hiérosolymite, indépendants l'un de l'autre, et nous
allons voir qu'il n'est pas aisé de les mettre d'accord.
C'est Luc XXIV, 1 sv. qui est pour nous le rapporteur
de la tradition hiérosolymite. Il n'est pas question chez
lui de voyage des apôtres en Galilée. Pourtant la visite
des femmes au tombeau est racontée comme dans Marc
et Matthieu^, si ce n'est qu'au lieu d'un ange elles en
voient deux qui leur apprennent que celui qu'elles cher-
chent parmi les morts est parmi les vivants, qu'il est
ressuscité, qu'il le leur avait annoncé « quand il était
encore en Galilée ». Voilà ce qui reste de Tordre formel-
lement énoncé par l'ange des deux premiers synoptiques
de se rendre dans cette province. Mais alors on ne com-
prend plu-s du tout pourquoi les pieuses femmes s'atten-
daient si peu à la résurrection. Du reste elles ne voient
point Jésus, et, ceci est bien caractéristique, lorsqu'elles
rapportent ce qu'elles ont vu et entendu aux onze apô-
tres, ceux-ci n'en croient pas un mot. Ils tiennent ce que
1 Comp. Act. II, 38; VIII, 16; X, 48; XIX, 5; XXII, 16. I Cor. J,
13, Gai. III, 27 etc.
à
RÉCITS DE LA RÉSURRECTION 439
leur disent les femmes pour un « radotage » (^po;) et
n'y attachent pas la moindre valeur. Ils ne prévoyaient
donc pas non plus la résurrection ! Pourtant Pierre veut
savoir au moins ce qu'il y a de vrai dans ce qu'on lui a
dit du tombeau vide. Il y va, constate que le linceul est
déposé à terre et qu'en effet le corps a disparu. Il revient
tout étonné, probablement très ému de ce qui peut être
arrivé. Mais Jésus ne lui apparaît pas. Bientôt pourtant
le récit de Luc va devenir très instructif.
C'est Luc en effet qui nous raconte l'épisode extrême-
ment intéressant des «disciples d'Emmaiis^ », le mor-
ceau selon nous capital dans les récits de la résurrection,
parce que nous y trouvons des indices très significatifs
de la nature du phénomène lui-même. Luc a dû attacher
d'autant plus de prix à cette reproduction que les deux
disciples dont il va être question ne faisaient pas partie
des Douze et qu'il ne craint jamais de montrer que les
Douze n'eurent pas le monopole des prérogatives de l'a-
postolat ^ Mais on voit qu'ils étaient en relations intimes
avec le cénacle. Retraçons cet intéressant récit.
Dans l'après-midi de ce même dimanche, deux
disciples se rendaient ensemble à Emmaiis, localité
éloignée de Jérusalem d'environ 60 stades ou 11 kilo-
mètres. Ils s'entretenaient chemin faisant de tout ce
qui était arrivé, et ils laissaient voir dans l'expression
de leur visage, dans toute^leur .contenance, les marques
du plus profond abattement, au point qu'un inconnu
s'approcha et leur demanda pourquoi ils avaient l'air si
triste. Cet inconnu n'était autre que Jésus lui-même,
mais ils ne le reconnurent pas, leurs yeux, nous dit on,
iXXlV, i3-35.
2 Comp. Luc X, 1. C'est une manière de légitimer d'avance l'apos-
tolat de Paul.
440 JÉSUS DE NAZARETH
« étaient retenus » comnae par une force supérieure,
ce qui est bien singulier*, et Jésus ne se fait pas recon-
naître. Il feint d'être un autre, et on est étonné du nom-
bre des «feintes» qui lui sont attribuées dans ce curieux
morceau. La question qu'il leur adresse comme s'il igno-
rait la cause de leur chagrin, est une seconde feinte.
L'un d'eux, nommé Cléopas^ s'étonne de ce qu'habitant
Jérusalem il puisse ignorer ce qui vient de se pas-
ser dans cette ville. — «Quoi donc? » demande Jésus
qui sait pourtant bien ce dont il est question (troisième
feinte). — «Ce qui est arrivé au sujet de Jésus deNaza-
« reth, un homme prophète, puissant en œuvres et en
« paroles... et comment les principaux prêtres et nos
« chefs l'ont livré à une condamnation à mort et l'ont fait
« crucifier. Nous espérions que ce serait lui qui délivre-
« rait Israël, mais avec tout cela voilà le troisième jour
« que ces choses se sont passées. Il est vrai que quel-
« ques femmes d'entre nous, qui s'étaient rendues au-
« jourd'hui de grand matin au tombeau, nous ont bien
« surpri-s en nous rapportant qu'elles n'y ont pas trouvé
« son corps, qu'elles ont eu une vision d'anges et que
« ceux-ci leur ont affirmé qu'il était vivant. Là-dessus,
« quelques-uns des nôtres s'y sont rendus aussi et ont
« trouvé les choses comme les femmes l'avaient dit^
« Mais, pour lui, ils ne l'ont point vu. «Malgré tout, il est
évident que les assertions des femmes les préoccupaient
fortement. Alors l'inconnu leur reproche leur inintelli-
* C'est sans doute pour cela que l'abréviateur qui a rédigé la fin
actuelle de l'évangile de Marc a cru pouvoir en inférer que Jésus
s'était présenté devant eux « sous une autre forme », trait docète
et qui diffère essentiellement de ce qui est dit dans l'évangile de
Luc. Comp. Marc XVI, 12.
2 On remarquera le silence gardé sur l'apparition racontée Matth.
XXVIII, 9-10.
RÉCITS DE LA HÉSUMHECÏION 441
gence et leur lenteur à croire ce qui avait été dit par les
prophètes. Il leur démontre par TÉcriture qu'il fallait que
le Christ subît toutes ces souffrances pour « entrer dans
« sa gloire », — non pour expier les péchés de l'huma-
nité.
Tout en conversant ainsi, ils étaient arrivés à Emmaiis,
et l'inconnu « faisait semblant » (quatrième feinte) de
continuer sa route. Mais les deux disciples auraient
voulu prolonger cet entretien. « Leur cœur brûlait en
« dedans d'eux-mêmes », comme ils le dirent ensuite.
Ils pressèrent l'inconnu d'entrer avec eux dans la maison
où ils voulaient s'arrêter, puisque la nuit allait venir. Il
se rend à leurs instances et se met à table avec eux.
Il remplit la fonction du chef de famille^ et — comme
il rompait le pain pour le leur distribuer — tout à coup
leurs yeux s'ouvrent... C'était lui, c'était l'homme pro-
phèteM
Mais à peine l'ont-ils reconnu que la bienheureuse
vision s'évanouit. Ils se retrouvent instantanément seuls
et n'ont pas même l'idée qu'ils puissent courir après
l'apparition pour la rejoindre. Mais c'était assez pour que
les dires des femmes leur parussent désormais tout au-
tre chose que du « radotage ». Ils reviennent précipi-
tamment à Jérusalem auprès des Onze et de leurs quel-
ques amis réunis avec eux. Là ils apprennent que Pierre
aussi avait eu son apparition (v. 34).
' C'est avec une vraie flnesse et la claire intelligence des faits que
ce remarquable récit établit la gradation qui s'opère dans l'idée que
les disciples se font de Jésus. Il n'est d'abord que le prophète, avec
l'espoir qu'il délivrerait Israël (Messie vulgaire). Il est désormais, le
Messie, le Christ, précisément à cause de cette passion qui, au pre-
mier moment, avait anéanti leurs espérances ; mais c'est un Messie
supérieur à celui qu'on attendait, et voilà ce qu'ils n'avaient passa
voir jusqu'alors dans « les Écritures ».
442 JÉSUS DE NAZARETH
Ils échangeaient leurs impressions quand tout à coup
Jésus vivant apparut devant eux. Saisis d'effroi, ils cru-
rent d'abord voir un esprit sans consistance corporelle-
Mais — et ici s'accuse la tendance de plusieurs récits de
la résurrection à prévenir cette idée qui semble avoir
été celle de plusieurs témoins de ces scènes mystérieu-
ses — Jésus s'étonna de ce qu'une telle méprise pût
monter dans leur cœur, il leur affirma qu'il était bien
lui-même, en chair et en os, il leur montra ses mains et
ses pieds "percés (pas un mot du coup de lance au flanc),
les invita même à le toucher; enfin, pour achever de les
convaincre, il leur demanda à manger et mangea en leur
présence. Après quoi, il leur donna le même genre d'en-
seignement scripturaire qu'il avait développé sur le che-
min d'Emmaus, leur parla de la mission qu'ils devaient
remplir dans le monde « en commençant par Jérusa-
« lem » et leur enjoignit de rester dans la ville * pour y
recevoir « la puissance d'en haut » (allusion à la pro-
chaine Pentecôte). Après cela il les mena jusqu'à Bétha-
nie. Ce devait être dans l'esprit du narrateur à l'aube du
jour, et là il leur donna sa bénédiction suprême. Mais
pendant qu'il les bénissait ainsi, « il fut séparé d'eux»,
ils ne le virent plus, et ils rentrèrent à Jérusalem, où ils
se Axèrent, plus que jamais assidus dans le Temple —
ce Temple dont le grand-prêtre avait envoyé leur Messie
à la mort des infâmes et où il continuait de fonctionner^ !
1 Contrairement à ce que disent Marc et Matthieu qui les envoient
en Galilée.
2 Le troisième évangile représente donc la disparition finale de
Jésus comme ayant immédiatement suivi cette unique apparition
devant ses fidèles à Jérusalem. Cela ne concorde guère avec l'asser-
tion des Actes, qui sont pourtant du même auteur, et qui prétendent
(I, 3) que les apparitions se réitérèrent pendant 40 jours. On peut
présumer que, dans l'intervalle qui sépara la composition des deux:
RÉCITS DE LA RÉSUHUECTIOiV 4i3
Le quatrième évangile, tel qu'il nous est parvenu,
joint le courant des traditions hiérosolymites sur la Ré-
surrection au courant galiléen. Mais il faut observer que
le chap. XX, qui provient de la rédaction première, se
borne à deux apparitions à Jérusalem, tandis que le
chap. XXI, qui nous ramène en Galilée, est un appendice
ajouté par une autre main. Ce sont des diégèses qui
s'étaient formées indépendamment des narrations synop-
tiques et dont nous devons tenir compte, au moins dans
la mesure où elles ne portent pas la marque des idées
personnelles de l'auteur. Il nous raconte, par exemple,
que, non plusieurs femmes, mais Marie-Madeleine seule
s'est rendue de très bonne heure au tombeau et qu'elle
a remarqué tout de suite que la pierre de fermeture
avait été mise décote. La Madeleine est pour lui le type
d'un certain genre de foi, c'est pourquoi il ne s'occupe
que d'elle. Stupéfaite de ce qu'elle a vu, elle court le rap-
porter à Pierre et « au disciple que Jésus aimait». —
« Ils ont enlevé le Seigneur du sépulcre », leur dit-elle,
« et nous ^ ne savons où ils l'ont mis. » Pierre et ce dis-
ciple bien-aimé volent au tombeau. Ce dernier court
plus vite et arrive le premier sur le terrain ^ Il voit les
linges gisant à terre, mais il n'entre pas. Pierre entre,^
voit aussi les linges et le suaire qui avait enveloppé la
livres, leur auteur eut connaissance des récits en circulation qui
exigeaient un espace de temps beaucoup plus long que le jour
unique dont il est question dans son évangile. Cela montre avec
maint autre indice qu'il ne régnait pas une grande concordance
dans ces divers récits. C'est ce dont nous nous rendrons compte en
déterminant la nature de ces apparitions.
^11 y avait pourtant dans ce nous ne savons un débris du récit
primitif qui parlait de plusieurs femmes.
2 C'est, dans l'intention du narrateur, un des titres de ce di-
sciple à la supériorité sur Pierre.
444 JÉSUS DE NAZARETH
tête plié à part. Alors le disciple, premier arrivé, entra
aussi, n'en vit pas davantage, mais il crut ; le premier,
il crut à la résurrection sans avoir vu le Ressuscité.
Ils retournent vers leurs amis^ mais Marie-Madeleine, qui
les avait rejoints, était demeurée près du tombeau, abî-
mée dans sa douleur. Elle a une vision. Deux anges
étaient assis aux deux points extrêmes de la place qu'a-
vait occupée le corps de Jésus. — « Femme, pourquoi
pleures-tu ? » lui disent-ils. — « Ils ont enlevé mon Sei-
« gneur, et je ne sais où ils l'ont mis. » Comme elle par-
lait, elle se retourne et voit quelqu'un qui approchait.
C'était Jésus lui-même, mais comme les disciples d'Em-
matis, elle ne le reconnaît pas et le prend pour le jar-
dinier de l'enclos. Même question à elle adressée, suivie
de cette réponse: «Seigneur, si c'est toi qui l'as emporté^
« dis-moi où tu l'as mis pour que j'aille le reprendre. »
— « Marie 1 » lui dit simplement le pseudo-jardinier, avec
un accent qui dissipe immédiatement son erreur. — Rab-
bouni ! « Mon Maître ! » Et elle tend les mains vers lui
comme pour s'assurer de cette apparition qui l'enivre
de joie*. Mais Jésus lui défend de le toucher. La foi vé-
ritable ne doit pas être déterminée par un attouchement
matériel, elle doit avoir pour objet le Christ idéal, le
Christ glorifié, le Christ-Logos, remonté vers le Père et
par conséquent invisible. Elle fera mieux d'aller annon-
cer à ses frères qu'il remonte vers son Père et leur Père,
vers son Dieu et leur Dieu. — Nous retrouvons ici la phra-
séologie et les idées particulières au quatrième évan-
gile.
Le soir du même jour les disciples étaient réunis dans
un local dont, parprécaution, ils avaient fermé les portes.
1 Cette partie du récit est admirable de sentiment.
HKCITS DE LA RÉSURRECTION 445
Tout à coup Jésus parut au milieu d'eux et leur donna
le salut : Paix à vous !Et il leur montra ses mains et son
côté. Grande joie des disciples. Jésus souffle sur eux,
comme aux premiers jours l'Éternel souffla sur la statue
d'argile pour en faire le premier homme vivant. Cette
fois c'est pour leur communiquer le Saint-Esprit \ En
vertu du sens moral supérieur que leur vaut ce privilège,
ils pourront pardonner aux pécheurs ou leur refuser le
pardon. Dans les idées ^du quatrième évangéliste, ce
privilège ne peut appartenir qu'à des inspirés possé-
dant TEsprit qui souffle où il veut^ non pas à des prêtres,
et cela devait singulièrement plaire aux montanistes,
aux spirituels d'Asie Mineure, dont les idées commen-
çaient à se répandre au temps et dans le pays où il
composa son évangile. On ne nous dit pas quand ni
comment Jésus disparut aux yeux des témoins de cette
apparition.
L'un des Onze, Thomas Didyme, dont le scepticisme ob-
stiné est devenu proverbial, n'assistait pas à cette réunion.
Une voulut pas croire à la réalité de l'apparition et déclara
formellement qu'il n'y croirait qu'à la condition de vérifier
sur les mains du Ressuscité la marque des clous et de met-
tre sa main à lui-même dans la plaie du côté. Or, huit jours
après, dans le même local, les portes toujours fermées,
de nouveau Jésus apparaît brusquement et s'adressant
personnellement à Thomas : «Mets ici ton doigt», lui dit- il,
« et regarde mes mains; avance ta main, mets-la dans mon
« côté, et ne sois plus incrédule, crois! » Il est dit, non que
Thomas toucha comme il y était autorisé, mais que , con-
fondu par cette apostrophe en rapport si étroit avec les
exigences qu'il avait émises, il s'écria : « Mon Seigneur
* C'est ce qui remplace dans ce livre le miracle de la Pentecôte.
446 JÉSUS DE NAZARETH
« et mon Dieu ! » Sur quoi Jésus reprit : « Tu as cru,
« parce que tu m'as vu ; heureux ceux qui sans voir ont
« cru ! »
Ce dernier épisode, fondé probablement sur une ré-
sistance prolongée de Thomas à une persuasion qui avait
conquis tous ses compagnons, mais qui finit par le
gagner aussi, porte plus encore que le premier l'em-
preinte du point de vue quelque peu gnostique, c'est-à-
dire aristocratique en matière de foi, dont le quatrième
évangile est imbu. Il y a deux sortes de foi, celle qui
n'a pas besoin de voir pour croire, parce que les rai-
sons spirituelles de croire lui suffisent amplement. C'est
la foi supérieure, celle du disciple de prédilection (XX, 8);
puis, il y a la foi qui a besoin de garanties matérielles,
perceptibles à la vue et au toucher, c'est la foi de Tho-
mas, non sans valeur, mais inférieure à la première (v. 29).
Comme intermédiaire, on peut distinguer la foi venant
de l'ouïe, celle de Marie Madeleine (v. 16), qui aurait
voulu toucher, qui en a été empêchée, qui n'en persiste
pas moins à croire. Il y a là quelque chose de systéma-
tique, de préconçu, bien conforme à la tendance générale
du quatrième évangile, mais qui s'éloigne des condi-
tions du réalisme historique *. Ces deux apparitions ont
eu lieu à Jérusalem.
Le chap. XXI, appendice à l'évangile, nous ramène
en Galilée^ sur les bords du lac, et sans nous expliquer
pourquoi \ Des onze apôtres sept ont quitté Jérusalem,
* Comp. pour les deux genres de foi Jean I, 51 ; II, 23-24; IV, 48.
C'est la distinction gnostique entre la foi grossière des charnels et
la foi supérieure des pneumatiques ou spirituels. Cette distinction
était familière aussi aux montanistes malgré leur anti-gnosticisme.
Il est à noter qu'aucun des récits de la Résurrection ne parie d'une
-apparition de Jésus à sa mère.
- Le fragment retrouvé de l'évangile dit de Pierre simplifie la
RÉCITS DE LA RÉSURRECTION Ail
et on nous les montre occupés à pêcher. La pêche, pen-
dant toute la nuit, a été infructueuse. Le matin, un in-
connu — ce même trait déjà signalé dans Luc — les
appelle du rivage, leur demandant s'ils n'ont rien à man-
ger. Sur leur réponse négative, il leur indique un en-
droit où ils devront jeter le lilet, en leur assurant qu'ils
y feront une pêche abondante. Ce qui se vérifie. Mais
déjà l'un d'eux, le disciple bien-aimé, a reconnu le per-
sonnage mystérieux qui les a si bien dirigés. « C'est le
Seigneur ))^ dit-il à Pierre i. Aussitôt, toujours prompt,
Pierre se jette à Teau et nage à la rencontre du Maître.
Un repas fraternel s'improvise sur le rivage sous la pré-
sidence de Jésus qui, comme naguère, rompt le pain et dis-
tribue l'aliment qui l'accompagne, c'est-à-dire icilepois-
son^ Le narrateur ajoute cet étonnant détail (v. 12) qu'« au-
cun d'eux n'osait demander » au président du ^repas :
« Qui es-tu ? sachant que c'était le «Seigneur ». On se
serait plutôt attendu à un dialogue plein d'attendrisse-
ments. — Suit alors le narré quelque peu hiératique,
bien que touchant, de la réhabilitation de Pierre le re-
négat. Elle est fondée sur l'amour sincère et constant, en
dépit de ses faiblesses, que l'apôtre, trop confiant en
lui-même, n'a cessé de nourrir pour son Maître. L'en-
trevue se termine par une parole énigmatique du Res-
suscité concernant la destinée qui attend l'apôtre réinté-
gré dans ses fonctions apostoliques et celle qui est
■ question. Son auteur s'imagine que le lac de Génésareth est tout
près de Jérusalem.
* C'est donc à lui le premier, comme au ch. XX, que se révèle
la vérité qui échappe encore aux autres,
2 On se rappelle la fréquence du symbole du poisson dans les
•coutumes de la primitive Église. C'est au point qu'on avait fait du
mot grec IX0T2, « poisson », une sorte d'anagramme pour désigner
Jésus-Christ, /é50MS CHristos THéou C7io»S, « Jésus-Christ fils de Dieu».
448 JÉSUS DE NAZARETH
réservée au disciple bien aimé '. Il ne nous est rien dit de
la manière dont Jésus disparut. Comme preuve du peu
de fixité qui régnait dans Ténumération des apparitions,
nous ferons remarquer le v. 14 où il est dit que ce fut la-
troisième apparition de Jésus à ses disciples. D'après les
évangiles et sans tenir compte de la fin artificiellement
donnée au second à partir de Marc XV, 9, mais en comp-
tant l'apparition aux saintes femmes, nous arriverions
au chiffre de 9.
11 ne nous reste plus à examiner que le témoignage
de Paul, IGorinth. XV, 3-8. Ce n'est qu'une énuméra-
tion, mais elle est instructive. Elle ne nous fournit direc-
tement aucune lumière sur la nature des apparitions,
mais elle confirme absolument ce que nous avons re-
marqué sur le peu de concordance des récits. De plus,
c'est le renseignement le plus ancien, lai'' épître aux Co-
rinthiens étant bien antérieure à la rédaction de nos
évangiles canoniques. Ce doit être, sous cette forme la-
pidaire spéciale à ces traditions orales qui servaient de
base mnémonique à l'enseignement des premiers mis-
sionnaires, la table des apparitions telle qu'elle était ad-
mise à Jérusalem du vivant même de l'apôtre. C'est donc
la tradition hiérosolymite, celle dont Paul eut connais-
sance avant et depuis sa conversion. Enfin nous allons
voir ce qui donne un prix tout particulier à ce document.
Après avoir rappelé la mort, l'ensevelissement et la
résurrection de Jésus survenue le troisième jour, Paul
continue :
^ Les paroles qui concernent Pierre font allusion à un genre de
mort auquel cet apôtre aurait succombé et dont nous ne savons
rien. Dans tous les cas elles n'ont aucun rapport avec la légende
qui s'est établie sur la supposition de son martyre à Rome.
RÉCITS DE LA RÉSURRECTION 449
V. 5, « Le Christ apparut* à Céphas (Pierre), puis aux
« Douze ; v. 6, après cela, à plus de cinq cents frères à
« la fois, dont beaucoup vivent encore, dont quelques-
« uns sont morts ; v. 7, puis il apparut à Jacques ; puis,
« à tous les apôtres - ; enfin, v. 8, il m'est apparu à mo-
« aussi comme à l'avorton^ ». Nous trouvons donc
un chiffre de six apparitions distinctes. Les deux pre-
mières, « à Pierre, puis aux Douze », ont leurs parallèles
dans Luc XXIV, 34 et 36 ; mais on ne peut en dire au-
tant de l'apparition aux cinq cents frères dont il est ques-
tion en troisième lieu. La quatrième « à Jacques » doit
être en rapport avec la position prééminente qui fut,
peu d'années après la mort de Jésus, dévolue à Jacques
son frère dans la communauté chrétienne de Jérusalem*.
Mais cette apparition est inconnue de nos évangélis-
tes. En revanche elle est racontée dans l'évangile des
Hébreux annoté par Jérôme ^ Dans l'énumération de
1 "i2(ï>67]. C'est l'expression usuelle en matière de vision, littérale-
ment fut vu, aoriste passif à.'o(j<70[icf.i « voir )),mais particulièrement
« voir en esprit », distinct par cette nuance de swpaôv].
2 C'est-à-dire à d'autres encore qu'aux Douze déjà nommés, mais
comme ceux-ci missionnaires de l'Évangile.
3 Cette dernière expression sous le calame de Paul est ironique et
fière. Ses adversaires lui reprochaient d'être un intrus dans l'apos-
tolat, un missionnaire sans mandat, un apôtre manqué, un « avor-
« ton ». Or l'avorton n'en a pas moins été honoré d'une apparition
du Seigneur.
* Comp. Act. XV, 13 ; XXI, 18 ; Gai. II, 12. Nous voyons Act. I, 22^
que, pour exercer une autorité personnelle sur la communauté-mère
de Jérusalem, il fallait avoir été l'un des témoins de la Résurrec-
tion.
^ Devir. illustr. 2: « Le Seigneur, après avoir remis son suaire à
« un esclave du grand-prêtre » (notons en passant cette mention d'un
serviteur de Caïphe présent à la sortie du Crucifié), « se rendit prè-
« de Jacques et lui apparut [apparuit ei). Or Jacques avait juré, à
« partir de l'heure où le Seigneur avait bu le calice, qu'il ne man-
te gérait pas de pain jusqu'à ce qu'il l'eût vu ressusciter des morts.
JÉSUS DE NAZAR. — II 29
450 JÉSUS DE NAZARETH
Paul il n'y a donc de place ni pour l'apparition aux fem-
mes près du tombeau, ni pour celle qui eut pour théâtre
la montagne de Galilée, ni, si l'on examine bien le texte,
pour celle d'Emmaiis. Nous ne savons non plus où se
passa l'apparition à l'ensemble des premiers mission-
naires. Il faut avouer que, pour des scènes auxquelles
depuis tant de siècles l'Église assigne une importance
capitale, les récits qui nous en sont parvenus souffrent
d'une bien grande incohérence.
Mais ce qu'il est essentiel de relever, c'est le fait que
Paul considère l'apparition qui le concerne comme ab-
solument identique à celles qu'il a énumérées aupara-
vant. Il ne faudrait pas lui dire qu'elle est d'un autre
genre. C'est sur cette révélation de Jésus vivant lui
apparaissant sur le chemin de Damas qu'il fonde son
droit à l'apostolat, son devoir de l'exercer, sa parité
avec les Douze. Lui-même ne nous décrit pas en détail
« Apporte, dit le Seigneur, une table et du pain. Il prit le pain, le
« bénit, le rompit et en donna à Jacques le Juste en lui disant :
« Mon frère, mange ton pain ; car le Fils de l'homme est ressuscité
« des morts. » — Ce récit, sans parallèle dans nos évangiles et d'une
tournure assez bizarre, suppose que Jacques prévoyait la résurrec-
tion de son frère plus fermement que les Douze et par là il trahit
l'intention qui l'a dicté. Il se peut qu'aux derniers jours de la vie de
Jésus ilse soit opéré un grand changement dans les dispositions de sa
famille. Marie et ses autres fils sont signalés Act. I, 14 comme
ayant rejoint le groupe hiérosolymite peu de temps après la Passion.
Serait-ce à la suite du voyage des apôtres en Galilée attesté par
Marc et Matthieu? Nous ne saurions l'affirmer. Mais cette apparition
spéciale et intime à Jacques tenait surtout à cœur aux judéo-chré-
tiens rigides qui voyaient en lui le lieutenant légitime, en quelque
sorte dynastique, du Christ ou du Roi pendant son absence et en
attendant son retour. Jacques était un observateur scrupuleux de la
Loi juive. — On remarquera que la tradition consignée dans l'évan-
gile des Hébreux est aussi de celles qui associent la vision du Res-
suscité à un repas où c'est lui qui rompt le pain et oiî le Ressuscité
doit se faire reconnaître de son interlocuteur.
RÉCITS HE LA RKSURREGTION 451
cette apparition, il n'en dit qu'un mot (Gai. I, 16), mais
elle est la matière d'un triple récit qu'on trouve au livre
des Actes IX, 3-9 ; XXQ, 6-11, et XXVI, 12-18.
Les trois récits s'accordent à parler d'une lumière
éblouissante qui resplendit soudain, de la chute de Paul
sur la route, des paroles qui lui furent adressées. Mais
il ya aussi des divergences. Dans le premier, ses com-
pagnons entendent la voix, mais ne voient rien ; dans le
second, ils voient la lumière, mais n'entendentpas la voix;
dans le troisième, il n'est pas dit qu'ils aient vu ou en-
tendu quoi que ce soit, mais il est dit qu'ils tombèrent
tous comme terrassés par une force irrésistible. On est
donc amené à se demander si le narrateur, sans trop se
soucier de mettre en parfait accord ses trois narrations,
n'a pas donné une représentation extérieure, objective,
à un phénomène intérieur dont l'âme de Paul fut l'uni-
que théâtre. En tous cas il est certain que le seul mot
employé par Paul lui-même pour définir la brusque ré-
vélation qui fit du persécuteur acharné des chrétiens
l'apôtre le plus actif du christianisme naissant ne s'ac-
corde guère avec ces descriptions éclatantes. « Dieu a
« jugé bon de révéler son fils en moi », â-iroxaXjtLat tov u'iov
a'JToîS £v èfiot,. dit-il Gai. I, 15-16.
Revenons encore à ceci qu'il ne fait aucune différence
entre cette apparition, que lui-même croyait très réelle,
et les autres. C'est ce qu'il importait de constater, et
peut-être trouverons-nous dans cette apparition du che-
min de Damas un des indices qui nous permettront de
nous orienter vers la solution du problème.
Il serait absurde historiquement de s'imaginer que
les apôtres et les autres disciples de la première heure
n'aient pas cru très fermement à la réalité de la Résur-
452 JÉSUS DE NAZARETH
rection. Toute leur vie ultérieure, tout ce qu'ils ont
enseigné, bravé, souffert, l'atteste. Les oppositions,
les divergences, les contradictions même des récits
dénotent bien plutôt ce qu'il y eut longtemps de flot-
tant, d'indécis, de variations individuelles dans les re-
présentations qu'on se faisait du miracle, le désir de
lui donner des formes visibles et tangibles, qu'elles
n'ébranlent la certitude de ce fait incontestable : ils cru-
rent à la résurrection corporelle de Jésus crucifié. C'est
la croyance qu'il faut tâcher d'expliquer.
CHAPITRE 11
LA NATURE DES APPARITIONS
Le point de départ de toute discussion concernant la
résurrection de Jésus, c'est donc le fait matériel que, le
matin du dimanche qui suivit la crucifixion, c'est-à-dire
le surlendemain de très bonne heure, le tombeau dans
lequel son corps avait été déposé fut trouvé vide.
La tradition remontant aux tout premiers jours de
l'Église part de là pour affirmer que, vraiment mort, mais
ressuscité, c'est-à-dire ranimé par un acte miraculeux
de la puissance divine, Jésus en était sorti vivant, en
pleine possession de ses organes corporels et même nanti
de forces et de qualités surnaturelles, comme entré déjà
dans un mode d'existence supérieur au nôtre. Ce serait
là un miracle tout à fait prodigieux et la raison moderne
se sent incapable d'en admettre la réalité. Si l'homme
survit à la mort du corps — et nous sommes de ceux
qui le croient — ce n'est pas sous cette forme-là qu'il
survit, et notre profonde ignorance du mode de notre
survivance n'est pas une raison pour en admettre un qui
est contraire à toute expérience. On prétend que la résur-
rection de Jésus est l'inauguration et la garantie de notre
résurrection à tous. Mais comment se fait -il que personne,
même parmi ceux qui ont rempli toutes les conditions
454 JÉSUS DE NAZARETH
du salut^ ne soit jamais ressuscité de la même manière?
La résurrection de Jésus ne saurait donc être à aucun
point de vue le type ni le gage de la nôtre. Que devien-
drait d'ailleurs un corps ressuscité ? Il devrait continuer
de vivre sur la terre. Le corps humain, tel qu'il est cons-
titué organiquement, ne se prête pas à d'autres condi-
tions de vie que celles qui résultent de la nature de ses
organes et des lois qui régissent l'existence terrestre. Il
ne peut se passer ni d'air, ni d'alimentation, ni d'un milieu
en rapport avec son organisation physique et chimique.
Cette organisation à son tour présume son milieu. Or,
d'après les récits, Jésus parlait, marchait^, respirait et
mangeait. La mort, consistant dans la dissociation des élé-
ments dont le concours harmonique était nécessaire à la
vie, ne se répare pas plus qu'une symphonie ne se rétablit
lorsque les instruments qui la produisaient ont perdu leur
accord et la simultanéité de leurs vibrations. La décompo-
sition du corps commence avec la cessation de la vie, ou
bien c'est que la vie n'a pas complètement cessé. Si nous
voyions reparaître un homme que nous avions cru mort,
nous en conclurions sans une ombre d'hésitation qu'il
n'était pas mort, et nous aurions raison. L'idée de la
résurrection réelle d'un corps réellement mort n'a pu
être adoptée que dans un temps et par des hommes
à qui manquaient les notions physiologiques acquises
depuis.
C'est là-dessus que se sont fondés quelques critiques
rationalistes pour prétendre que Jésus ne ressuscita pas
au sens propre du mot. Il n'était restée, disent-ils, que
peu d'heures sur la croix. Crucifié vers neuf heures du
matin, il en fut détaché un peu après trois heures de
l'après-midi, évanoui, sans connaissance, mais encore
vivant. Le repos et la fraîcheur du sépulcre le firent re-
LA NATURE DES APPARITIONS 455
venir à lui, et après une nuit et un jour il fut en état de
se relever, de soulever la pierre qu'on avait fait retomber
sur l'orifice du tombeau et de se réfugier dans quelque
endroit de lui connu pour achever de se rétablir. La plus
vulgaire prudence l'empêchait de se montrer publique-
ment, mais il parvint à rejoindre en secret et en plusieurs
lieux ses amis les plus chers^ qui prirent ces réappari-
tions pour une résurrection. Lui-même, après leur avoir
donné ses instructions dernières, se retira de la scène
publique, probablement en Syrie, jugeant que sa tâche
était accomplie, mais s'intéressant toujours de loin aux
destinées de la société qui s'était constituée pour pro-
fesser et propager sa religion. Ainsi s'expliquerait le fait
exceptionnel de son apparition soudaine à Paul de Tarse,
lorsque celui-ci se rendait à Damas pour y persécuter les
chrétiens. Du reste, on ne sait où ni quand il finit ses jours.
Cette explication, qui eut son temps de vogue au siècle
dernier et qui, dans le nôtre, n'est pas encore complète-
ment abandonnée, a le malheur d'être un tissu d'invrai-
semblances matérielles et morales. Matériellement on
peut sans crainte ranger parmi les choses impossibles
qu'un homme, déjà brisé de fatigue, épuisé par les mau-
vais traitements, cloué sur une croix pendant plusieurs
heures, détaché, enseveli et abandonné dans un tom-
beau fermé, soit physiquement en état d'en sortir seul
quelque trente-six heures après et de faire immédia-
tement les voyages petits et grands que supposent les
récits dont nous avons dû nous occuper. La crucifixion
et ses effets physiologiques s'y opposent absolument K
1 Voir ce qui est dit p. 41 1-412 de l'extrême rareté des guérisons de
ceux qui étaitent détachés de la croix encore vivants et des soins
minutieux, le plus souvent inefficaces, dont ils devaient être l'objet
pour que leur rétablissement fût possible.
456 JÉSUS DE NAZARETH
Gomment d'ailleurs expliquer dans cette hypothèse la sou-
daineté des disparitions suivant des apparitions non moin s
soudaines, les hésitations et les doutes de beaucoup de
ceux qui en sont les témoins, l'étrange difficulté qu'ils
éprouvent à reconnaître un Maître qu'ils aimaient tant ? On
répondra qu'on est trop peu sûr de la réalité historique
des détails rapportés par les récits canoniques pour écarter
en leur nom une explication parfaitement naturelle. C'est
précisément ce caractère « naturel » que nous contestons,
et sans peser plus qu'il ne convient sur les détails de ces
récits, nous maintenons qu'on peut arguer très logique-
ment pour la repousser de leur tendance commune, de
ce qu'on serait tenté d'appeler leurs aveux, notamment
des traits qui militent contre la réalité substantielle et tan-
gible du corps dont ils parlent ; et cela d'autant plus que la
conviction des narrateurs est entière, qu'ils croient fer-
mement à la résurrection du Crucifié et que leur préoc-
cupation se trahit précisément dans le soin que prennent
lâ~plupart d'entre eux d'éloigner de leur mieux le soup-
çon qu'on pourrait bien avoir affaire à des apparitions
sans consistance matérielle. L'explicationtirée d'un retour
naturel à la vie de Jésus détaché avant que la mort eût
fait son œuvre est précisément la seule à laquelle les
adversaires aussi bien [que les amis n'aient pas même
songé. — Enfin, quand on a étudié d'un peu près le carac-
tère de Jésus, quand on a pu apprécier sa droiture, sa
candeur, son courage, le don complet qu'il a fait de lui-
même à sa grande mission , quand on envisage l'impos-
sibilité morale de la situation à laquelle il se serait co n-
damné en se confinant dans le silence et l'inactivité pen-
dant que les siens bravaient la persécution et la mort,
est-il un instant permis de se représenter Jésus laissant
s'ës^disciples croire qu'il est ressuscité quand lui-même
LA NATURE DES APPARITIONS 457
sait qu'il n'en est rien et les abandonnant aux rudes
épreuves qui les attendent pour se retirer dans une obs-
curité oisive, égoïste, si prudente qu'elle ressemble à
une désertion ? Il y a là une série d'impossibilités psy-
chologiques, et il faut chercher autre chose.
Nous n'avons rien dit encore, parce qu'il n'ajoutait et
n'ôtait rien au fait principal, d'un épisode très souvent
discuté qui se trouve enregistré dans le premier évan-
gile seulement 1. Il s'agit de la Garde romaine préposée
à la surveillance du tombeau le lendemain de la cruci-
fixion.
Le premier évangile raconte que^ le jour suivant la
préparation du sabbat ^ c'est-à-dire le samedi^ les chefs
des prêtres et des pharisiens (docteurs de la Loi), par
conséquent les principaux du sanhédrin, allèrent trou-
ver Pilate pour lui dire que « l'imposteur» avait annoncé
de son vivant qu'il ressusciterait trois jours après sa
mort, qu'en conséquence il fallait faire garder le tom-
beau pour empêcher ses disciples de venir dérober le
corps. Gela leur permettrait de publier qu'il était ressus-
cité, et le mal qu'on avait voulu réprimer reparaîtrait
aggravé. Pilate aurait pu leur répondre que cette nou-
velle accusation dénonçait un faux prophète, un thau-
maturge, bien plutôt qu'un prétendant à la couronne
comme ils lui avaient présenté l'accusé de la veille,
qu'au surplus les prétendants morts ne sont guère dan-
gereux. Il se montra pourtant complaisant et les autorisa
à faire garder le tombeau par une custodia, c'est-à-dire
une escouade de ses propres soldats. Pour surcroît de
1 Matth. XXYII, 62-66 ; XXVIII, 4, 11-15.
2 Comp. Marc XV, 42; XVI, 1.
458 JÉSUS DE NAZARETH
précautions, les requérants se rendirent avec les sol-
dats au tombeau et, d'entente avec eux, scellèrent la
pierre qui le fermait. Ces soldats passèrent la nuit en
faction. Témoins de la descente de l'ange qui vint rou-
ler la pierre sans se soucier des scellés du sanhédrin,
ils tombèrent comme morts de la peur que leur fit cette
apparition. C'est alors que les femmes arrivèrent près
du tombeau avec l'intention d'embaumer le corps de leur
saint ami. Là-dessus quelques-uns des soldats rentrèrent
en ville et rapportèrent aux chefs du sanhédrin ce qui
était arrivé. Ceux-ci tinrent conseil avec leurs collègues,
donnèrent de l'argent aux soldats pour qu'ils dissent
qu'ils s'étaient endormis et que, profitant de leur som-
meil, les disciples du crucifié avaient enlevé son corps ;
que si Pilate l'apprenait, ils sauraient bien l'apaiser et
les tirer d'embarras. Voilà pourquoi, ajoute le premier
évangéliste, le bruit s'est répandu chez les Juifs « jusqu'à
<( ce jour « que si le tombeau de Jésus s'est trouvé vide,
c'est parce que ses disciples avaient enlevé son corps.
L''historiette ne manque pas d'une certaine vivacité,
mais elle se heurte contre des invraisemblances qui la
rendent plus que douteuse. La condescendance de Pilate
surprend quand on sait de quelle mauvaise humeur il
était animé contre ceux qui lui avaient arraché un arrêt
de mort qui lui répugnait. D'autre part, on ne conçoit
pas facilement que cette surveillance du tombeau confiée
à des soldats romains ait pu être oubliée dans toutes les
autres traditions roulant sur la résurrection. Le fait était
trop significatif pour sortir totalement des mémoires, et
il n'y en a pas la moindre trace, ni dans les autres évan-
giles, ni dans les discours ou lettres apostoliques. Quand
les femmes viennent au tombeau, leur seule préoccupa-
tion est de savoir comment elles pourront soulever la
LA NATURE DES APPARITIONS 4o9
pierre qui le ferme. Leurs inquiétudes eussent été d'un
autre genre, si elles avaient aperçu des sentinelles ro-
maines en faction tout autour. — De plus, connment ad-
mettre que les directeurs du sanhédrin fussent mieux au
courant que les apôtres eux-mêmes des prédictions que
Jésus aurait émises de son vivant relativement à sa ré-
surrection le troisième jour après sa mort? — Enfin la
conduite des autorités juives est incompréhensible. Si
elles ont ajouté foi au rapport des soldats, elles ont dû
être saisies de terreur, puisque ce rapport implique l'in-
tervention manifeste de la puissance divine. Si elles n'y
ont pas cru, l'achat des soldats, se laissant tranquilliser
par une vague promesse d'intercession auprès du procu-
rateur lorsqu'il apprendra le grave manquement à la
discipline dont ils se sont rendus coupables, est à son
tour inimaginable. Les chefs juifs auraient dû au con-
traire les menacer de les dénoncer à Pilate, ce qui ne
leur aurait rien coûté, et ce qui eût provoqué une
enquête sur une disparition à leurs yeux si suspecte.
Il faut admettre qu'au temps où l'évangéliste écri-
vait, l'une des versions juives les plus répandues était
en effet que les disciples de Jésus avaient enlevé et
caché son corps pour faire croire à sa résurrection, et
le récit de la Garde autour du tombeau semble calculé
tout exprès pour réfuter d'avance une pareille supposi-
tion. D'ailleurs elle est absurde. La disparition d'un ca-
davre ne prouve nullement son retour à la vie. Quand on
connaît Tétat d'esprit des disciples au lendemain de la
Passion, leur profond découragement, leur incrédulité
première quand les femmes viennent leur parler de la
résurrection du Maître, il n'est pas un moment vraisem-
blable qu'ils se fussent concertés pour aller dérober son
corps afin de faire croire ensuite qu'il était ressuscité. Il
460 JÉSUS DE NAZARETH
ne faut retenir de ce récit qu'an indice qui, rapproché de
quelques autres, nous paraît autoriser la seule conjec-
ture qu'on puisse faire en réponse à la question : Gom-
ment se fait-il que le tombeau de Jésus ait été trouvé
vide le surlendemain de sa sépulture ?
Il me semble résulter de la politique des autorités
synédriaques à l'égard de Jésus qu'elles avaient des rai-
sons de le redouter personnellement, mais qu'elles se
souciaient très peu de ses disciples. Plus tard il en fut
autrement, mais au premier moment ces derniers ne
furent nullement inquiétés. Ils ne furent pas arrêtés avec
leur Maître. La poignée des premiers chrétiens de Jérusa-
lem demeura à l'abri de toute persécution sérieuse jus-
qu'au moment où les prédications anti-légalistes et anti-
sacerdotales du diacre Etienne eurent causé dans la ville
une émotion suivie de mesures rigoureuses. Mais l'achar-
nement que les chefs du judaïsme avaient déployé con-
tre Jésus lui-même démontre qu'ils en voulaient surtout
à sa personne. Par conséquent le fait de sa sépulture dans
un tombeau honorable devait leur déplaire. N'était-ce pas
comme une protestation contre ceux qui l'avaient fait
mourir dans la honte et l'abjection? N'avaient-ils pas à
craindre, non pas une résurrection, ^mais que ce sépulcre
ne devînt un lieu de réunion ou de pèlerinage pour les
partisans du prophète gahléen dont ils devaient savoir
que le nombre était considérable dans sa province natale?
Il y avait un moyen bien simple de parer à ce danger,
c'était de faire disparaître le corps, de l'enterrer dans
quelque coin ignoré, ou même de le détruire. C'est ce
qui dut être fait avec mystère dans la soirée du samedi
et très probablement avec le concours de soldats romains
payés en conséquence. On n'avait pas avec eux à re-
douter leur indiscrétion au sein d'une population dont
LA NATURE DES APPARITIONS 461
ils vivaient séparés. Il se pourrait même que les meneurs
eussent obtenu l'assentiment de Pilate en lui présentant
cette mesure comme le moyen le plus efficace de pré-
venir ces rassemblements d'exaltés dont les procurateurs
se défiaient toujours beaucoup \ C'eût été dans la logi-
que de leur combinaison.
Tels seraient les éléments et le point de départ de la
tradition déformée que le premier évangéliste a seul
recueillie, trop peu connue ou trop douteuse pour
que les autres écrivains canoniques lui fissent une place
dans leurs narrations. Il est clair que, par la suite, les
habiles gens qui s'étaient avisés de ce procédé ne s'en
vantèrent pas. Ils auraient parlé d'ailleurs qu'on ne les
aurait pas crus. Les premiers chrétiens étaient bien trop
convaincus de la réalité de la résurrection de Jésus pour
se livrer à des recherches qui leur eussent paru oiseu-
ses et même impies. Pour nous, le cas est différent, et le
bruit répandu parmi les Juifs que c'étaient les disciples
du Nazaréen qui avaient dérobé nuitamment le corps de
leur Maître autorise pleinement par son évidente faus-
seté le soupçon que les auteurs du rapt doivent être
bien plutôt cherchés parmi ceux qui les ont accusés de
l'avoir commis.
On doit s'appuyer en effet dans cette circonstance sur
l'adage de droit Is [ecit cui prodest. Ce sont les chefs du
sanhédrin qui ont imaginé cet enlèvement dont ils étaient
loin de prévoir les conséquences, mais qui pour le mo-
ment avait pour eux le caractère d'une mesure de pru-
dence. La pauvre iMadeleine disait la pure vérité quand
elle s^écriait en pleurant : « Ils ont enlevé mon Seigneur
« et je ne sais où ils l'ont mis. » Malgré toutes les pré-
1 Comp, vol. I, p. 246.
462 JÉSUS DE NAZARETH
caution S prise S, quelque vague rumeurtranspira. Des chré-
tiens s'en emparèrent et l'interprétèrent, très maladroi-
tement du reste, conformément à leur croyance et pour
réfuter l'accusation portée par les Juifs. Mais l'enlève-
ment doit avoir eu des Juifs pour auteurs. On glane çà
et là quelques indices qui orientent les soupçons du côté
juif plutôt que dans toute autre direction. Nous avons
vu plus haut ce fragment de l'évangile des Hébreux qui
prétend que Jésus, avant de quitter le tombeau, remit son
suaire à un esclave du grand-prêtre. Qu'est-ce que cet
esclave était venu faire là? Autre chose: il paraît diaprés
un des récits du quatrième évangile que le terrain voi-
sin du tombeau étaitcultivé. C'est ce que suppose dans ce
fragment l'illusion de Marie Madeleine qui prend Jésus
pour le jardinier de l'endroit. Or il faut savoir qu'une autre
versionjuive courait sur l'enlèvement du corps de Jésus et
que dans cette version ce n'étaient pas ses disciples qui
en étaient accusés. On en trouve la trace à la fin du traité
de Tertullien De Spectaculis. Dans une péroraison d'une
extrême virulence, le fougueux Africain, qui n'entend
pas que les chrétiens fréquentent les spectacles payens,
leur promet d'amples dédommagements dans l'avenir
quand, du haut de l'amphithéâtre céleste, ils pourront
contempler les contorsions des payens et des Juifs se
débattant dans les flammes de l'enfer. Ils pourront alors
interpeller ces derniers, ceux qui ont outragé et crucifié
le Christ, en le leur montrant revêtu de gloire et de ma-
jesté. «Voilà», pourront-ils leur dire, « voilà celui dont
« les disciples ont dérobé le corps pour prétendre
« qu'il était ressuscité, ou que le jardinier a enlevé^ de
« peur que la foule des allants et venants ^ n'endomma-
« geât ses laitues ! » Cette dernière assertion était donc
^ Frequentia commeantium.
LA NATURE DES APPARITIONS 463
une des explications juives de la disparition du corps de
Jésus. Comme Tertullien écrivait à la fin du second ou
au commencement du troisième siècle, on ne saurait
dire si cette mise en scène d'un jardinier craignant pour
ses légumes remonte bien haut ou si ce n'est pas une
plaisanterie méprisante entée sur le texte du quatrième
évangile K Quoi qu'il en soit, il y a là la preuve formelle
que tous les Juifs ne partageaient pas l'opinion que le
premier évangéliste a voulu réfuter par son récit de la
Garde romaine autour du tombeau. On remarquera que
dans cette explication mesquine et grossière l'enlèvement
du corps a été opéré de manière qu'on ne sût pas où il
avait été porté. C'est bien le même calcul que nous at-
tribuons à ceux qui en ont conçu l'idée.
Telle est donc la conjecture que nous osons proposer
après rélimination d'autres hypothèses qui nous parais-
sent inacceptables. Ce sont des Juifs qui ont enlevé le
corps en s'y prenant de manière qu'on ne sût pas ce qu'il
était devenu. Nous ne la présentons évidemment pas
comme si elle était susceptible d'une démonstration
rigoureuse. Elle a du moins l'avantage de se ramifler
aisément avec les faits connus.
Il faut donc revenir au point de départ, au fait, qu'on
l'explique ou non, que le corps de Jésus avait disparu
lorsqu'on vint visiter son tombeau le surlendemain de sa
mort. On conviendra que ce fait était de nature à lancer
des imaginations déjà ébranlées dans une de ces direc-
tions où la réflexion de sang- froid n'a guère voix au
chapitre. De cet ébranlement à la foi dans la Résurrection
* On ne saurait dire non plus si le détail du jardinier propre au
4™"^ évangile n'est pas lui-même une réponse indirecte à cette mo-
querie juive.
464 JÉSUS DE NAZARETH
il y aune évolution psychologique dont la notation suivie
présente quelques difficultés, mais elles ne nous parais-
sent pas insurmontables, si surtout nous tenons compte,
comme il convient, de l'état des esprits dans le milieu,
dans le temps, le pays, la société religieuse où cette
histoire se déroule.
Les sentiments forts, profondément enracinés, peuvent
sous le coup des circonstances subir des éclipses mo-
mentanées, mais ils subsistent, ils persistent, et pour
peu que d'autres circonstances s'y prêtent, ils repren-
nent dans la conscience une énergie décuplée comme
s'ils tenaient à se dédommager de leur disparition tem-
poraire. L'impression produite sur le coeur des apôtres et
de leurs amis par leur vie commune avec un maître tel
que Jésus était ineffaçable. C'étaient des cœurs simples,
mais chauds et dévoués. Il y avait eu surprise. La catas-
trophe inattendue, qui avait si cruellement trompé leurs
plus chères espérances, les avait terrassés, mais tous au-
raient pu dire comme Pierre : « Seigneur, tu sais que
« nous t'aimons ! » En réalité les précédents étaient de
nature à faire prévoir le retour de la foi dans leur âme.
Il n'avait pas fallu moins que leur chaleureux enthou-
siasme pour qu'ils reconnussent le « Messie » dans le
prédicateur sans pouvoir, sans fortune, sans autre pres-
tige que sa parole et la pureté de sa vie. Car les mira-
cles eux-mêmes qu^on lui attribue ne pouvaient, quand
on les étudie de près s compenser ce qui manquait à
Jésus du point de vue du messianisme vulgaire. Ils sont
les fruits de cet enthousiasme bien plus qu'ils n'en sont
la cause. Il n'était donc pas possible qu'après un certain
temps de reprise d'eux-mêmes les sentiments exaltés qui
avaient fait battre leurs cœurs ne réagissent pas contre
1 V. IV partie, ch. IV.
LA NATURE DES APl'ARITIONS 465
l'abattement amené par une déception cruelle. Sans doute,
pour que cette réaction prît la forme déterminée que nous
lui connaissons et la prît aussi promptement, il fallait une
impulsion, un choc extérieur, une circonstance indépen-
dante de leur volonté. Ce fut le fait du tombeau vide
qui la fournit, et les femmes qui s'y rendirent les pre-
mières, furent aussi les premières à se livrer avec trans-
port à une idée que les croyances généralement reçues
rendaient pour elles beaucoup moins invraisemblable
qu'elle ne l'eût été pour des esprits autrement préparés.
Marc XVI, 5,8, nous dit dans quel état de trouble et
d'excitation elles furent plongées en approchant du sé-
pulcre ouvert contre leur attente, et ce détail est con-
firmé Matthieu XXVIII, 8 et Luc XXIV, 4. Marie
de Magdala surtout, qui avait été possédée \ qui devait
sa guérison à l'influence calmante et salutaire du pro-
phète nazaréen, mais dont l'imagination avait dû rester
très vive, fut très probablement la première à créer en
quelque sorte la grande compensation qui serait la con-
solation de leur douleur ^ Il faut noter en particulier le
souvenir très clair qu'elles avaient conservé du rendez -
vous en Galilée donné par Jésus à ses disciples la veille
de sa mort. Cette instruction suprême hantait leur mé-
moire, faisait partie de leurs entretiens désolés. Hélas !
^ Luc VIII, 2 ; possédée même de 7 démons, est-il dit, ce qui si-
gnifie une possession de la dernière gravité. Comp. Matth. Xll, 45.
2 On oublie presque toujours, quand on discute la question, que la
possibilité d'une résurrection était bien moins étrangère à ces es-
prits qu'aux nôtres. Si un Antipas, sous le coup de ses terreurs
superstitieuses, pouvait si facilement croire à la résurrection de
Jean Baptiste (Marc VI, 16), dont la sépulture lui était pourtant con-
nue, qu'y a-t-il de si étrange à ce que des disciples fervents de Jésus
aient conçu l'idée de sa résurrection quand ils ont vu son sépulcre
ouvert et vide ?
JÉSUS DE NAZAR. — II 30
466 JÉSUS DE NAZARETH
Il fallait n'y plus penser, il n'3^ avait plus qu'à donner
les derniers soins à son corps martyrisé, ce projet de la
dernière heure avait, lui aussi, cruellement avorté. Mais
quoi! la pierre a été roulée, le tombeau est béant, il est
vide ! L'ange ou les anges lumineux, qui leur apparais-
sent et leur rappellent précisément l'instruction donnée
trois jours auparavant, dénotent l'état visionnaire qui
s'est emparé d'elles. En effet, dans un groupe formé de
personnes disposées à cette forme de la pensée et ani-
mées d'un seul et même sentiment, cet état est conta-
gieux. A partir de ce moment, la foi en la Résurrection
est née dans leur cœur. On peut même très bien croire
qu'en revenant tout agitées vers la ville \ elles ont vu
Jésus lui-même leur, apparaître et l'ont entendu leur
confirmer les paroles de l'ange. Encore bouleversées,
hors d'elles mêmes, elles n'osent pas sur le champ aller
trouver les apôtres. Elles ont trop peur ^ 1 Enfin elles s'y
décident. Mais ceux-ci n'étaient pas à ce degré d'exalta-
tion et commencent par traiter de rêveries les dires de
ces femmes surexcitées.
Cependant il y a un fait matériel qu'elles ne peuvent
pas avoir inventé. Pierre tout au moins veut s'assurer
s'il est vrai que le tombeau est vide. 11 revient tout étonné,
tout songeur. Lui aussi se rappelle nettement le rendez-
vous de Galilée. En présence d'un fait aussi étrange, les
Onze n'y tiennent plus et, le cœur partagé entre l'espoir
et le doute, ils partent pour la Galilée. Après tout, n'avait-
il pas dit que c'est là qu'ils se rejoindraient? Et à mesure
qu'ils revoyaient les lieux où s'étaient écoulées les heu-
res les plus douces de leur vie , c'était l'espoir qui
1 Matth. XXVIII, 9.
2 Marc XVI, 8. Elyev os aùxàç 'zpôixoi; -/.où sVwStaaK;, « le tremblement
« et l'extase les avaient saisies. »
LA NATURE DES APPARITIONS 407
l'emportait. Le voilà, le lac au bord duquel le Maître
égrenait les perles de son trésor devant une foule ravie.
La voilà , la montagne où il prêchait avec des mots
inoubliables le Royaume de Dieu et sa justice. La vision
se forme, se précise, c'est comme s'il était de nouveau
présent devant eux. En vain quelques-uns, en retard sur
les autres, hésitent avant de s'abandonner à cette bien-
heureuse conviction *. Ils subissent à la fin la même
suggestion du lieu, du souvenir, de la foi ressuscitée et
ressuscitant son objet. Depuis lors, rien ne leur ôtera de
l'esprit qu'ils l'ont vu vivant. — Voilà certainement le
plus ancien récit de la résurrection. Il tient en deux
lignes dans l'évangile, mais ces deux lignes suffisent
pour que nous puissions reconstituer toute la scène.
Le récit de l'appendice Jean XXI, qui nous transporte
aussi en Galilée , suppose que la majorité du groupe
apostolique demeura quelque temps encore dans cette
province et que des scènes analogues à celle de la mon-
tagne se passèrent aussi sur le lac. Ils pouvaient se
rappeler la nuit mystérieuse où ils l'avaient vu glisser
sur les flots agités comme un être supérieur à qui tout
obéit.
Mais les pieuses voyantes étaient demeurées à Jérusa-
lem. Elles n'étaient pas convoquées en Galilée. Elles
n'étaient pas restées muettes, et leur conviction s'était
propagée dans la petite société persistant dans sa fidé-
lité au souvenir de Jésus. Ceux qui la composaient vi-
vaient aussi dans un état d'excitation mentale allant en
grandissant à mesure que le coup brutal de la crucifixion
perdait de sa première acuité. Il se trouva bientôt que
d'autres que les femmes et les apôtres proprement dits
1 Matth. XXVIII, 17.
JESUS DE NAZARETH
furent saisis de la même disposition à croire à la Résur-
rection et même à voir devant eux la personne du Res-
suscité K Mais c'est le récit de Luc concernant les disciples
d'Emmaûsquiest pour nous le spécimen le plus intéres-
sant de cette catégorie des apparitions ^ L'état extatique
des deux disciples se révèle dans leur impuissance à
reconnaître « l'inconnu » qui leur parle tout le long de
la route, dans les « feintes » réitérées que nous avons
signalées, dans la reconnaissance instantanée dont Jésus
est l'objet au moment où il rompt le pain, dans le moment
de transport que suit brusquement l'évanouissement de
la bienheureuse et trop courte vision. Mais il s'y joint
un nouvel élément de conviction. Ce n'est plus le rendez-
vous donné en Galilée qui figure comme un des facteurs
de la croyance en la résurrection du Crucifié. C'est une
conception beaucoup plus générale de ce qui fait la vé-
ritable grandeur du Serviteur de Dieu. Elle était impliquée
déjà dans plus d'un enseignement du Christ ^ mais ils
ne l'avaient pas eûcore bien comprise. Les inimitiés, les
outrages, les tourments , que le Fils de l'homme a dû
subir, sa mort ignominieuse elle-même, bien loin d'être
pour les siens des motifs de découragement et de déser-
tion, constituent ses droits à la céleste grandeur. « Il
^ C'est probablement ce qui est au fond de l'apparition aux 500
dont parle Paul dans son énumération I Cor. XV, 6.
^ Le problème historique, et il n'est pas sûr qu'on puisse le ré-
soudre, consiste bien moins dans le fait même des apparitions que
dans la difficulté de les ranger dans un ordre chronologique. La
tradition hiérosolymite enregistrée par Luc ignore le voyage et l'ap-
parition en Galilée. De là une tendance à rapprocher plus qu'il ne
le faudrait de la visite au tombeau les apparitions que cette tradition
raconte. L'auteur du troisième évangile s'est rectifié lui-même en
évaluant dans les Actes à 40 jours la période pendant laquelle ces
visions se succédèrent.
3 Matth. V, 11-12. ; X, 24-25 ; XVI, 21 ; XX, 28 etc., et parall.
LA NATURH DES APPARITIONS 469
« fallait que le Christ souffrît toutes ces choses pour
« entrer dans sa gloire '. » Cette idée se reflète à leurs
yeux sur tout l'ensemble des saintes Écritures. Ils l'y
voient reluire partout, là noiême où nous ne la voyons pas,
dans les livres de Moïse aussi bien que dans tous les
prophètes. Les Écritures ont désormais pour eux un sens
nouveau. C'est comme une illumination qui s'étend d'un
bout à l'autre du recueil sacré. C'est le peintre anglais
D. Roberts qui, à ma connaissance, a le mieux saisi l'état
d'esprit des disciples d'Emmaûs quand il les représente
marchant de front à pas inégaux, les yeux clos, étrangers
à ce qui les entoure, tandis que derrière eux un person-
nage qu'il aurait peut-être fallu dessiner avec des lignes
encore moins accusées, Jésus lui-même, qu'ils ne regar-
dent pas, mais qu'ils écoutent^ les suit de tout près^ les
endoctrine, leur révèle cette vérité lumineuse qui ré-
chauffe leur cœur, au point « qu'il brûle au dedans d'eux-
mêmes ».
C'est ainsi que nous pouvons suivre le cours d'idées
qui, en ramenant la confiance dans le cœur des disciples,
détermina une explosion de foi redoublée sous la
forme d'extases en rapport étroit avec son objet. La na-
ture des récits de ces apparitions ne nous permet pas
d'en soupeser les détails comme si on en avait sur l'heure
dressé procès-verbal. Il est bien à présumer que les nar-
rateurs enrichirent, sciemment ou non, plus d'une de leurs
descriptions de traits dictés par leur manière individuelle
de concevoir les choses. Ce qui est significatif, c'est que
pas un de leurs récits n'envisage la possibilité d'une
mort apparente au moment où Jésus fut détaché de la
croix. En revanche bon nombre d'entre eux ont la ten-
1 Luc XXIV, 26, 44.
470 JÉSUS DE NAZARETH
dance très marquée à prémunir le lecteur contre le soup-
çon que le corps vu par les premiers disciples, qui dis-
paraissait inopinément sans qu'ils pussent dire comment,
ressemble beaucoup à un corps plus idéal que réel. On
ne s'explique pas bien, dans l'hypothèse de la résurrec-
tion corporelle, comment il se fait que les Onze en Gali-
lée ne sont pas tous en même temps persuadés que
c'est réellement Jésus qui est devant eux. La pre-
mière idée qui vienne aux témoins de sa première appa-
rition à Jérusalem^ c'est qu'ils ont en face d'eux un esprit^
un fantôme S et Jésus doit se donner quelque peine pour
les convaincre du contraire;, en leur montrant ses mains
et ses pieds et en leur demandant à manger. Marie Ma-
deleine, transportée de bonheur, voudrait « toucher »,
et doit en être empêchée ^ C'est ce que l'incrédule Thomas
exige à son tour pour partager la foi des autres ^ mais
il finit par se trouver dans le même état d'esprit, et s'il
n'est pas dit qu'il ait réellement touché, c'est que l'appa-
rition dont il est témoin est si intense^, les paroles qu'il
avait proférées si nettement reproduites, qu'il n'a plus
qu'à se prosterner tout confus *.
iLucXXLV, 37.
2 Jean XX, 17.
3 Ibid. 2o-29.
* Ce souvenir plus ou moins vague de rimmatérialité des appari-
tions de Jésus, combattu par le désir ardent de leur réalité tangible,
se reflète encore dans d'autres documents que nos évangiles. Ainsi
dans révangile des Nazaréens (Jérôme, de vir. ill. 2) on raconte
qu'après être apparu à Jacques, Jésus ressuscité se fît voir à Pierre
et aux autres apôtres en leur disant : « C'est moi, touchez-moi, et
'( assurez-vous que je ne suis pas un esprit incorporel [daemonium
V incorporale) ». Plus tard Clément d'Alexandrie [Adumbrat. ad. 1
Joh. I, \) rapporte une tradition qui circulait encore de son temps,
d'après laquelle Jean aurait enfoncé sa main dans le corps de
LA NATUKR DES Al'l'AUlTloNS 471
Il y a, dirait-on, comme une lutte entre le sentiment
de la réalité et la vision qui s'empare graduellement de
l'intelligence des assistants, et cette lutte se ter-
mine régulièrement par le triomphe de la vision. C'est
ce qui caractérise les récits relatifs aux disciples d'Em-
maûs, à Marie Madeleine, aux apôtres en Galilée (Matth.
XXVin, 17 et Jean XXI). Ce n'est qu'au bout d'un certain
temps qu'ils reconnaissent les traits du Maître. On re-
marquera aussi que les apparitions coïncident sou-
vent avec un repas auquel Jésus prend part *. Évidemment
les narrateurs, comme les apologistes l'ont fait après
eux , voient là une preuve de la réalité matérielle du
corps ressuscité. Mais on doit se demander si, à l'origine
et en dehors de tout calcul de polémique, cette particu-
larité ne tient pas à ce que l'image de Jésus s'associait
de préférence au souvenir de ces instants gravés dans
leur coeur où il présidait les repas du cénacle et où, pre-
nant le pain de ses mains vénérées, il le rompait pour
le distribuer à ses enfants spirituels. Cela contribuerait
à expliquer l'importance attribuée, dès les premiers
jours , à la représentation figurée de la dernière Cène
Jésus, et elle aurait passé au travers sans rencontrer de résistance.
Cette singulière tradition est probablement d'origine gnostique et
surtout docète. Le docétisme, tendance très répandue au second
siècle, consistait à nier, non pas l'apparence, mais la réalité maté-
rielle du corps du Christ. Mais cette doctrine n'était-elle pas suggérée
jusqu'à un certain point par plusieurs détails des récits canoniques
eux-mêmes, la marche sur les eaux, la Transfiguration, par exemple?
La fantaisie, une fantaisie sans mesure et sans goût, ne tarda pas à
s'emparer du corps ressuscité pour en faire le thème de représen-
tations baroques. C'est ainsi que dans le fragment retrouvé de l'évan-
gile dit de Pierre Jésus sort de la tombe à la vue de ses gardiens
épouvantés avec une taille gigantesque au point que sa tête dé-
passe la voûte céleste.
1 Luc XXIV, 30, 41-42 ; Jean XXI, 12-13.
472 JÉSUS DE NAZARETH
comme à un acte qui reconstituait en esprit la présence
du Christ bien-aimé au milieu des siens \
Nous sommes donc de ceux qui pensent que les scènes
diverses de la Résurrection doivent être ramenées à des
extases ayant pour ceux qui y participaient toute la va-
leur d'une réalité objective. Un spectateur non préparé,
hostile ou même simplement indifférent, n'eût rien vu.
De là vient qu'il n'est jamais question d'apparitions de-
vant d'autres que des fidèles. Nous comprenons au con-
traire très bien que Paul n'ait eu aucune raison pour ne
pas assimiler complètement sa vision du chemin de Damas
à celles dont avaient joui les premiers apôtres ou les
premiers missionnaires de l'Évangile. Son oupavJa o-rcTaata
(Act. XXVI, 19), sa « vision céleste » en était pour lui
l'équivalent exact ^
11 faut d'ailleurs observer que rien ne nous dit que Paul
ait 2;w Jésus corporellement. On doit penser que les dis-
ciples qui avaient vécu près de Jésus, familiers avec ses
traits physiques, les virent se dessiner nettement sur le
fond de leur vision extatique, tandis que Paul, d'après
1 Comp. Act. II, 46.
2 Mais, dira-t-on, Paul n'était pas un croyant, il était le plus ar-
dent persécuteur des chrétiens. — Sans doute ; mais nous sommes
trop mal renseignés pour décrire le changement intérieur qui déter-
mina la crise à la suite de laquelle il devint chrétien des plus fer-
vents. II nous semble évident que par « les aiguillons contre lesquels
« il regimbait (Act, XXVI, 14) » on ne peut entendre que les sug-
gestions, pénibles à son cœur de Juif de la stricte observance (Gai.
I, 14), qui le poussaient à se demander s'il était dans le vrai en
déployant tant d'hostilité contre les disciples du Crucifié. Le procès,
la vision, la mort d'Etienne, dont il avait été témoin, furent proba-
blement le premier en date de ces « aiguillons » qui lacéraient sa
conscience. Il est psychologiquement très vraisemblable qu'il ait
d'abord combattu, en redoublant de fanatisme, ce qui devait lui faire
l'effet d'une tentation satanique. De là, pour lui comme pour d'autres,
l'apparente soudaineté de sa conversion.
I.A NATUME DKS APPAHITIONS 473
le récit, ébloui, aveuglé même par la lumière, subjugué
par la voix, n'éprouva pas même le besoin de toucher ni
d'examiner. D'après Jean XX, 29, sa foi est d'ordre su-
périeur, et il y a là, dirait-on, le principe de la tendance
avouée par lui-même (II Cor. V, 16) à n'attacher que
peu ou pas d'importance « au Christ selon la chair »
pour concentrer toute sa ferveur sur le « Christ glorifié ».
L'extase de Paul nous permet enfin de nous faire une idée
de celle d'Etienne K Les apparitions sur terre avaient
cessé. Mais Etienne, dans un état d'excitation indiqué
Act. VI, 15, voit dans la splendeur céleste « le Fils de
l'homme debout à la droite de Dieu », tandis que les as-
sistants ne voient rien ^.
On a opposé à cette manière de comprendre les scènes
de résurrection racontées par les évangiles trois sor-
tes d'objections.
Premièrement on a dit que l'exaltation mentale qu'elle
suppose chez ceux qui y figurent comme témoins est
incompatible avec l'état de prostration où nous les voyons
tombés depuis l'arrestation, le jugement et la mort de
Jésus. — C'est répondre à la question par la question.
Personne ne peut dire si le découragement le plus pro-
1 Act. VII, 55-56.
2 Quelques théologiens, trop amis du vrai pour méconnaître la force
de ces observations, mais désireux de conserver la valeur objective
des scènes de la Résurrection, admettent une action exercée sur
l'âme des premiers disciples par Jésus après sa mort, action dont
l'effet se traduisait pour eux sous la forme des visions. Nous ne pou-
vons discuter cette hypothèse dont l'admission ouvrirait la porte,
nous le craignons, à bien des rêveries. A quoi reconnaît-on la diffé-
rence entre la vision purement subjective et la vision provoquée
par une action surnaturelle venant du monde supérieur? On en
pourrait dire autant du rêve.
474 JÉSUS DE NAZARETH
fond, lorsque les circonstances s'y prêtent, ne peut pas-
être suivi d'un retour de confiance et de foi. Nous pen-
sons que l'impression laissée par Jésus sur ses disciples
était de telle sorte que, dans tous les cas et au bout d'un
temps plus ou moins long, elle se serait réveillée et
aurait triomphé de l'espèce de stupeur qui avait suivi
l'anéantissement de leurs premières espérances. Nous
ne voyons pas qu'à limitation de l'imbécile Antipas
aucun des disciples de Jean Baptiste ait cru que leur
maître était sorti vivant de son tombeau. Cela ne les
empêcha pas de former après sa mort une société reli-
gieuse qui prit son nom pour étendard, moins vivante,
surtout moins vivace que la première Église chrétienne,
pourtant très viable et destinée à se perpétuer assez,
longtemps. Mais le fait du tombeau trouvé vide, ouvert
on ne savait par qui, les affirmations des pieuses visi-
teuses, qui n'avaient pas été aussi promptes que les dis-
ciples à déclarer que tout était fini, furent comme des
révulsifs qui détournent de la partie malade les causes
de la paralysie momentanée et lui rendent le libre jeu
de ses fonctions. De nouveau la dépression morale fit
place à l'exaltation, et celle-ci engendra l'extase.
On a dit en second lieu que les apôtres et premiers
disciples de Jésus étaient trop simples d'esprit, de na-
ture trop rassise et même prosaïque pour créer ainsi des
scènes entières qui exigent beaucoup d'imagination plas-
tique et hine puissante faculté d'invention. Quant à la
simplicité d'esprit, l'objection n'a aucune valeur. Les
annales des visions surabondent en exemples de person-
nes capables d'en avoir, de très colorées et de très
fermement dessinées, bien qu'elles-mêmes fussent dé-
nuées de savoir et de grande intelligence. C'est l'in-
tensité du sentiment qui les rendait poètes. Quant aux
LA NATURE DKS APPARITIONS 475^
dispositions d'esprit qu'elle attribue aux apôtres, cette
même objection a le malheur d'être en contradiction ab-
solue avec les faits. Qu'est-ce donc que les scènes où
ces mêmes apôtres ont vu Jésus marcher sur les eaux
ou bien se transformer en être céleste projetant un éclat
éblouissant, conversant avec Moïse et Élie qui sont ve-
nus le rejoindre ? Qu'est-ce que la scène de la Pente-
côte et cette glossolalie^ qui joua un si grand rôle dans
les manifestations de la piété chrétienne aux temps
apostoliques, si ce n'est autant de preuves irrécusables
de l'état d'exaltation très prononcée des premiers chré-
tiens et de leurs directeurs? Pierre ne parle-t-il pas
(Act. II, 17) des « visions et des songes » qui signale-
ront aux derniers temps (les siens) l'effusion du Saint-
Esprit sur les serviteurs et les servantes de Dieu? N'eut-
il pas lui-même son extase de Césarée (Act. X, 9-20),
où il serait plus que difficile de trouver les marques d'un
fait matériel et où il crut recevoir la révélation qui lui
permit de baptiser une famille de payens convertis?
Philippe n'a-t-il pas aussi sa vision (Act. VIII, 26) ? Et
Paul ne parlait-il pas sans la moindre fausse honte de
ses visions fréquentes ^ ? La réalité est au contraire que
l'ÉgHse primitive, à commencer par ses chefs, vécut
dans un état de surexcitation du sentiment religieux qui
1 La glossolalie ou le « parler en langues » était un langage exta-
tique, inarticulé, confus, que l'on prit souvent pour un parler en
langues étrangères (d'où la tournure donnée au récit Act. II, i-\Z',
mais comp. la signification qui lui est donnée 17-18). Le glossolale
était impuissant à énoncer avec suite et clarté les impressions qui
bouillonnaient dans son âme. Ce phénomène, très fréquent dans
certaines églises, notamment à Corinthe, comme plusieurs autres
dus à la première effervescence, disparut graduellement. Il se main-
tint toutefois encore longtemps parmi les montanistes.
2 II Cor. Xll, 1 ; comp. I Cor. XIV, 18.
476 JÉSUS DE NAZARETH
rendait la vision extatique très facile et très commune.
On a objecté enfin que si l'on peut admettre chez un in-
dividu cette espèce de rôve de l'homme éveillé, tellement
absorbé par une pensée-maîtresse qu'il est, comme dans
le rêve du sommeil, isolé mentalement de la réalité am-
biante et qu'il projette l'objet de cette pensée sur le
champ visuel de son imagination, il en est tout autre-
ment lorsque plusieurs personnes réunies voient en
même temps la même chose. C'est une autre erreur. Tout
dépend de savoir si, dans le groupe supposé, la même
idée absorbante remplit les imaginations et fait battre
les cœurs. Les huguenots français, persécutés sous
Louis XIV, aimaient à se rassembler la nuit sur l'em-
placement de leurs temples rasés ou dans une solitude
pour écouter les anges qui chantaient au ciel leurs vieux
psaumes si religieux, aux mélodies si graves. Il y a des
extases de l'ouïe comme il y en a de la vue. Et il ressort
de quelques récits qui nous en sont parvenus que des
groupes entiers entendaient le même psaume, suggéré
probablement par quelque fidèle qui avait commencé par
murmurer les premières paroles ou les premières notes,
par exemple : « A toi, mon Dieu, mon cœur monte », ou
bien : « Qui sous la garde du grand Dieu — Pour jamais
« se retire, etc. », ou bien encore par une belle nuit:
« Les cieux en chaque lieu — De la gloire de Dieu —
(( Instruisent les humains, etc. * » Il serait trop long et
1 Voir comme spécimen la déposition d'Isabeau Gharras à Londres,
5 Mars 1707, dans le Théâtre sacré des Cévennes, éd. de Londres,
même année. « Encore que beaucoup de gens se soient moqués des
« chants de psaumes qui ont été entendus en beaucoup d'endroits
« comme venant du haut des airs, je ne laisserai pas d'assurer ici
« que j'en ai plusieurs fois ouï de mes propres oreilles. J'ai entendu
« plus de 20 fois cette divine mélodie en plein jour et en compagnie J
« de diverses personnes dans des lieux écartés de maisons où il n'y g
LA NATURE DES ArPAlUTIONS Ml
en dehors de notre étude spéciale de nous étendre sur
ce chapitre des visions et des hallucinations partagées
en même temps par une pluralité d'assistants et nous
devons renvoyer ceux qui désireraient étudier cet ordre
de phénomènes d'extase collective aux spécialistes fran-
çais et anglais qui s'en sont occupés K Physiologi-
quement et en tenant compte de l'ébranlement simultané
des systèmes nerveux, on pourrait comparer ce phéno-
« avait ni bois, ni creux de rochers, et où en un mot il était absolu-
'< ment impossible que quelqu'un fust caché. On avait bien considéré
« tout et ces voix célestes étaient si belles que les voix de nos
« paysans n'étaient assurément point capables de former un pareil
« concert. . . Et même il y a une circonstance qui marque nécessai-
« rement le prodige. C'est que tous ceux qui accouraient pour en-
te tendre n'entendaient pas tous. Du moins plusieurs protestaient
« qu'ils n'entendaient rien; pendant que les autres estaient chai'més
« de cette mélodie angélique. Je me souviens particulièrement
« d'avoir ouï distinctement les paroles des Commandements, Lèi;e le
« cœur etc. et du Ps. 91, Qui sous la garde du haut Dieu etc. »
^ 11 est clair qu'il ne faut pas mettre sur la même ligne les ou-
vrages provenant d'une étude méthodique et scientifique des phéno-
mènes et ceux qui sont écrits dans une arrière-pensée de propa-
gande et ne distinguent pas entre la vision et la réalité de son objet.
Nous citerons parmi les ouvrages sérieux celui de Brierre de Bois-
mont, déjà ancien, Des Hallucinations, histoire raisonnée des appa-
ritions, des visions, des songes, de l'extase etc. Paris, 1859, 2™" éd. A
la page 228 on lit la description de la vision collective d'un bataillon
français en Calabre pendant les guerres du second empire. On peut
lire aussi en anglais les Phantasms of the Living de MM. F. W. H.
Myers et F. Wedmore dans les publications de la Society for psychi-
cal Researches, Londres, 1886. Il n'entre nullement dans mon inten-
tion de mettre les scènes de vision qu'on y peut trouver et qui sont
souvent d'un ordre peu élevé en parallèle avec les belles visions des
évangiles. C'est le fait psychique seul qu'il s'agit d'établir. Le con-
tenu d'une vision ne peut être que la projection de la pensée inté-
rieure. Si cette pensée est noble et belle, la vision le sera aussi ; si
elle est mesquine ou baroque, il en sera de même de sa projection. Que
l'on compare, par exemple, les visions d'une Marie Alacoque avec celles
de Jeanne d'Arc. V. aussi les travaux de M. Richet et de son école.
478 JÉSUS DE NAZARETH
mène à celui des instruments ramenés au même ton et
dont une même corde vibre chez tous à l'unisson, bien
que non touchée, lorsque sur l'un d'eux un archet met
cette corde en vibration.
Dira-t-on qu'il est pénible de faire reposer tout le glo-
rieux édifice de l'Eglise chrétienne et de son histoire sur
une illusion ? L'illusion n'est que relative, et ce juge-
ment lui-même serait illusoire. L'histoire de l'Église ne
part nullement du fait matériel de la Résurrection,
mais de la croyance des premiers disciples en cette ré-
surrection, et cette croyance à son tour, en vertu de
leurs antécédents religieux, était la forme inévitable que
devait revêtir chez eux le réveil de la foi antérieure.
C'est cette foi qui a fondé l'Église chrétienne. Jésus a
triomphé de tous ses ennemis dans le cœur et la cons-
cience des siens, voilà le fait inéluctable. Si les visions
des premiers disciples étaient imaginaires quant à la
forme, elles n'en contenaient pas moins une haute vé-
rité. Ceux qui comme nous croient à une destinée supra-
terrestre de l'homme après la mort basent volontiers
leur foi sur l'élément prophétique de la nature et de la
vie humaines, sur les aspirations de Thomme constitué
normalement vers la perfection, vers l'idéal, sur sa soif
inextinguible de justice et de vérité, sur son amour du
progrès à l'infini, surTattrait vers Dieu, idéal vivant, qui
se révèle comme une invitation continue à nous unir à lui
plus intimement que cela n'est possible dans les condi-
tions de la vie actuelle. En d'autres termes, c'est sur
ses sommets, et non dans ses bas-fonds, que la nature
humaine prédit sa destinée immortelle. Si les premiers
disciples ont cru à la résurrection de Jésus, c'est qu'an-
térieurement le Fils de l'homme par sa vie avait mis en
évidence son immortalité.
CONCLUSIONS
Si les résultats de l'étude qui précède sur la vie de
Jésus sont légitimes, il est certain que jamais plus vaste
fleuve n'est sorti de source plus exigiie en surface.
Trois, tout au plus quatre ans d'enseignement; une vie
dont ce qu'on en sait est digne d'une admiration qui cap-
tive, mais dont la plus grande partie est restée dans une
ombre épaisse ; une fin tragique prématurée ; pas
un mot écrit ; pas une institution fondée ; quelques
paroles et quelques incidents confinés dans la mémoire
de quelques hommes simples, ignorants, dominés par
des traditions réfractaires au dépôt qui leur était légué ;
le tout se déroulant au sein d'un petit pays obscur et
dédaigné, — c'est de là qu'est venu le christianisme
et avec lui cette Église chrétienne dont les aberrations
et les fautesjne sauraient éclipser l'imposante grandeur,
pas puisqu'elles n'ont ruiné sa puissance encore aujour-
d'hui] si grande après bientôt deux mille ans d'existence.
Jamais la disproportion de la cause et de ses effets n'a été
plus sensible à ceux qui ne savent mesurer ce genre de
rapport qu'à l'aune des ^calculs empiriques. Comme
les succès rapides, étonnants aussi, de l'islamisme
parti de la Mecque sont plus faciles à comprendre et à
480 JÉSUS DE NAZARETH
expliquer! Ceux, beaucoup plus lents, du christianisme
sont une des grandes victoires, la plus grande je
crois, de l'idéalisme dans l'humanité. Car, tout pesé
et ramené à la force première d'impulsion, ce sont
des idées qui ont triomphé parleur vertu propre. Jésus
a été essentiellement un « semeur ». Lui-même
aimait à se définir ainsi, un semeur sans illusion sur
tout ce qui pouvait stériliser le grain qu'il répandait sur
le sol, mais plein de confiance dans la moisson future.
Et l'un des traits les plus remarquables de cette incom-
parable physionomie, c'est assurément la merveilleuse
conviction^ l'inaltérable sérénité avec laquelle il prédit,
non pas son succès personnel, mais le triomphe des
intuitions religieuses où son cœur pur lui faisait discer-
ner des vérités éternelles. Son œuvre proprement dite,
son œuvre indiscutable, c'est d'avoir introduit dans la
conscience humaine un idéal de foi et de morale supé-
rieure, foi et morale connexes ; un idéal de désir con-
fiant dans l'intention divine, de tendresse, de pitié active,
de sincérité religieuse^ de fidélité inébranlable au devoir;
un idéal où l'effrayante nébuleuse, à qui la raison, sans
autre conseil qu'elle-même, doit donner le nom de Dieu,
se résout pour le cœur qu'il attire en rayons d'amour
infini ; un idéal qui s'est prêté, se prête encore, avec
une ductilité trop peu remarquée, aux évolutions et aux
besoins successifs des sociétés humaines. S'il est une
grandeur de premier ordre dans le domaine de l'esprit,
ic'est évidemment celle-là. Peu importe à ce point de vue
qu'on ait ou non trouvé le vrai dans l'interprétation de
telle parole ou l'explication de tel incident : c'est de l'en-
semble global que se dégage cet idéal que nous pouvons
toujours contempler dans sa beauté radieuse avec l'es-
poir de transfigurer notre vie en nous appropriant quel-
CONCLUSIONS 481
ques reflets de sa splendeur. Toutes les institutions
actuelles, toutes les Eglises historiques pourraient
crouler sans que cet idéal fut anéanti. Le christianisme
en soi se perpétuerait chez les hommes de religion et de
conscience éveillée. Le savant, l'artiste, le philanthrope,
tous, jusqu'aux plus humbles manœuvres^ jusqu'aux
plus repentants et jusqu'aux plus malheureux, seraient
toujours les amants de cette perfection dont le Dieu de
Jésus est la substance et le foyer vivant.
Pour ceux, il est vrai, qui ne voient dans la religion
qu'une infirmité deTesprit humain, de telles affirmations
rentrent dans la chimère. Reste à leur débit la tâche
d'expliquer comment il se fait que cette infirmité a pro-
curé tant de déUces à tant d'àmes et rendu cet esprit si
fort, capable de si grandes choses. Ce n'est pas la cou-
tume des infirmités. — Ceux au contraire qui partent du
principe que la nature humaine révèle ses virtualités
originelles dans l'histoire de l'humanité et qu'il est illo-
gique de la mutiler théoriquement en l'amputant de l'une
d'entre elles, pensent que la religion, sous une forme quel-
conque, depuis la plus concrète jusqu'à la plus éthérée,
en fait partie intégrante, et par conséquent c'est l'irré-
ligion qui pour eux est l'infirmité. En dépit d'atrophies
individuelles et parfois collectives, la religion sur la
terre est assurée d'une durée égale à celle de l'huma-
nité elle-même, et par conséquent on est en droit de stipu-
ler la permanence de l'idéal chrétien sous des formes
indéfiniment variées de réahsation, pouvant différer
beaucoup de toutes celles que nous connaissons.
Ceci n'est pas un paradoxe. L'idéal chrétien qLii se
résume d'après Jésus lui-même en amour de Dieu et des
hommes est éternel comme la religion qui ne saurait
trouver d'expression plus élevée ni plus large, en même
JÉSUS DE NAZAR. — II. 31
482 JÉSUS DE NAZARETH
temps qu'ainsi compris, il est en état d'ennoblir toute
vie humaine en la rattachant à Dieu. L'amour de Dieu
n'est qu'un mot ou une idolâtrie subjective, s'il n'est pas
l'amour vivifié de la perfection en toute chose, en tout
genre d'activité, en tout exercice des facultés humaines,
en tout essai d'amélioration des conditions individuelles
et sociales. L'amour des hommes lui est au fond sem-
blable, nous avons dit pourquoi (p. 300). Voilà ce qui
fait que l'idéal chrétien peut, selon les époques, se
réaliser dans des appUcations multiples, variées, nou-
velles, se distinguant fortement de ce qui passait pour
normal auparavant. On doit même dire que la variation
lui est inhérente. C'est en ce sens qu'on peut, sans lui
faire aucun tort, le compléter, l'élargir et même le rec-
tifier dans ses applications, d'accord avec lui-même, si
l'expérience en démontre la nécessité. Mais comment
concevoir que l'humanité pourrait accomplir de nouveaux
progrès si elle renonçait à cet amour du parfait qui, en
pratique, pousse au perfectionnement et qui constitue
l'essence même de l'amour de Dieu? Notons, en plus, la
chaleur propre que procure à tout sentiment sa pénétra-
tion par le sentiment religieux. Et si l'humanité s'efiforce
d'accomplir ces nouveaux progrès, comment peut -on
soutenir qu'elle rompra avec l'idéal chrétien?
Cette réduction de l'idéal chrétien à son trait essentiel
et central n'exclut pas, au contraire elle comprend ce qui
rend cet idéal si cher aux âmes d'élite qui vivent de bonté,
de dévouement, d'abnégation^ de renoncement, de charité,
de pitié pour toutes les misères. Le bonheur qu'elles trou-
vent à soulager, à régénérer, à consoler, à combattre le
mal individuel et social, est une des faces, la plus noble
sans contredit, de cet amour du parfait qui excite à
combattre par toUs les moyens dont on peut disposer les
CONCLUSIONS 483
lamentables défectuosités du vice et de la douleur.
Elle inclut aussi le raffermissement des consciences
délicates qu'angoisse le sentiment de leur imperfection
morale et de la séparation d'avec Dieu qui en est soli-
daire. Au rayonnement de l'idéal évangélique elles pui-
sent dans le rappel constant au devoir, rappel direct de
Dieu, l'assurance de la victoire finale du bien en elles-
mêmes comme dans le monde, cette assurance qui de
tous les levains est le plus régénérateur et le plus forti-
fiant. Tel est en effet le phénomène constaté par les grands
maîtres de la psychologie religieuse, mal compris sou-
vent du vulgaire et mal expliqué par la théologie, qui
revient à ceci que la « grâce » ou l'attrait de la perfec-
tion divine, est un mobile d'action morale bien supérieur
à celui que peut fournir la simple loi.
De là enfin, les sentiments sympathiques avec lesquels
un chrétien, vraiment pénétré de l'esprit du Maître,
peut envisager les autres grandes formes historiques de
religion, judaïsme, islamisme, bouddhisme;, parsisme, etc.,
où se rencontrent, à divers degrés d'intégralité et de pu-
reté, des éléments de vie religieuse et morale de même
genre que ceux qui constituent l'idéal chrétien.
Dans la conscience de Jésus, la Puissance incompré-
hensible, défiant toutes nos définitions, que nous sommes
pourtant forcés de reconnaître comme cause des causes,
loi des lois, fondement, centre et fin des choses, s^est
affirmée sous les traits du « Père céleste ». De cette
révélation intérieure, Jésus a tiré toute sa religion per-
sonnelle et, avec sa religion, l'idéal qu'il a légué à l'hu-
manité. — Anthropomorphisme, dira-t-on. Comme si
toute notion de Dieu n'était pas nécessairement anthro-
pomorphe, empruntée comme toute notion possible à
notre expérience humaine ! Observons toutefois qu'il ne
484 JESUS DE NAZARETH
s'agit pas ici d'une définition métaphysique, mais d'une
manière de sentir Dieu. Dans ce sentiment de Dieu se
.trouvent associés celui de sa perfection exprimé dans
le terme de « céleste », celui de l'intention paternelle de
Dieu à l'égard de l'homme, enfin celui d'une affinité de
nature rattachant à Dieu l'homme soumis à la puissance
et à l'éducation divines. Or un sentiment implique l'exis-
tence d'un objet correspondant et la réalité de cet objet
ne dépend pas de l'idée plus ou moins rationnelle que
l'on peut s'en faire. On s'est fait bien des idées du soleil,
sans que les variations de la théorie solaire aient jamais
changé quoi que ce soit à la lumière ou à la chaleur de
l'astre vivifiant.
Ce qui peut donner lieu à une difficulté plus sérieuse,
c'est que la notion de « Père » ne s'accorde pas immé-
diatement avec l'état d'un monde gouverné par des lois
nécessaires et inviolables. Ces lois font sans doute la
cohésion et l'harmonie du tout^ mais leur action combinée
broie à chaque instant les individus dans un engrenage
dont , malgré des progrès continus, l'ingéniosité et les
efforts de l'homme ne parviennent que très imparfaite-
ment à conjurer les terribles morsures. Les douleurs de
la terre, surtout les douleurs imméritées et sans but as-
signable , semblent s'insurger tout le long des siècles
contre le sentiment d'un Dieu-Père. Aussi est-il impos-
sible de ramener sans contradiction avec les faits le
rapport réel de Dieu avec l'homme à une paternité bo-
nace de père -nourricier toujours préoccupé du désir
d'épargner à son nourrisson toute souffrance et toute
contrariété. La paternité divine est austère en ce sens
qu'elle exige la soumission de Tenfant à des épreuves
souvent très dures. Ce n'est pourtant pas une raison pour
la nier. Jésus qui assurément a connu la douleur n'a pas
CONCLUSIONS 485
permis au nuage qu'elle interpose entre nous et Dieu de
voiler dans son cœur la face du Père Céleste. Ce n'est
pas dans l'étude méthodique du monde visible, c'est sur
les hauteurs de sa conscience morale qu'il la découvrit
et qu'il en fit le principe vital de sa religion. Voilà pour-
quoi son Évangile unit si étroitement la religion et la
morale , à vrai dire ne les distingue plus. Le culte par
excellence consiste à faire le bien et à être bon, puisque
le bien est la volonté du Père ; l'accomplissement du
devoir, c'est la mise en activité de la relation « filiale »
qui nous rattache à Dieu. Ne mettons rien plus haut.
Ceux qui, comme Jésus, ont senti Dieu sur les sommités
de la vie morale, si leur sens religieux était suffisam-
ment aiguisé, ont comme lui vu resplendir au-dessus de
toutes les tristesses et de toutes les douleurs les rayons
d'un Amour tout-puissant qui se réserve le dernier mot
des destinées humaines et qui réclame une confiance en-
tière. C'est ainsi que le sentiment du Père Céleste a
engendré l'idéal chrétien, et c'estpourquoi cet idéal nous
incite à combattre en nous et autour de nous toutes les
formes de l'imperfection. Chaque progrès réalisé est un
pas en avant dans l'accomplissement du Royaume de
Dieu. Le mal dans toutes ses espèces est anti-divin.
Tout idéal une fois saisi avec amour par une pluralité
d'hommes tend à se réaUser sous des formes en harmo-
nie avec les notions et les exigences du temps où il est
apparu. Nous pensons avoir mis en lumière le fait que
Jésus n'a pas institué d'Église au sens historique de ce
mot, c'est-à-dire une société religieuse organisée^ avec
sa constitution hiérarchique, rituelle et disciplinaire.
Cela ne nous empêche pas de reconnaître que TÉglise
ainsi définie était en germe dans le fait que Jésus lais-
486 JÉSUS DE NAZARETH
sait derrière lui des disciples imbus de son enseignement
et profondément attachés à sa personne. Il était d'avance
évident qu'ils ne se rallieraient à aucune espèce de paga-
nisme. La rupture avec le judaïsme officiel ne fut pas
immédiate, mais elle était fatale du moment que la fidé-
lité demeurait inébranlable. Etienne, Paul et même le
judéo-christianisme transactionnel qui trouva dans l'a-
pôtre Pierre son patron préféré opérèrent cette rupture
avec des différences de précision, de promptitude et
d'énergie, mais elle fut consommée, et les disciples de
Jésus se trouvèrent seuls, en opposition tout à la fois avec
le judaïsme et le polythéisme de l'immense majorité.
Ainsi se formèrent des églises que la communauté de
foi, de principes moraux et d'espérances réunit en une
Église^ vivant au milieu et en distinction de la société
humaine et qui se donna peu à peu des institutions con-
formes à ses besoins, à ses intérêts et à ses perspectives
d'extension. Son tort fut de les croire éternelles et sur-
tout de vouloir monopoliser l'Évangile lui-même comme
si, en dehors d'elle, il n'y avait plus d'Évangile du tout.
Jamais l'idéal chrétien n'a été emprisonné dans une
ÉglisC;, à moins qu'on n'entende par là cette Église invi-
sible, idéale elle-même, cette belle conception de quel-
ques vieux théologiens, cette Église connue de Dieu seul
et qui se compose de tous les cœurs purs^ aimants et
dévoués répartis sous les dénominations les plus diver-
ses. L'Éghse visible, constituée et hiérarchisée en vue
de maintenir son unité extérieure, à laquelle elle atta- |
chait une valeur exagérée, s'est plus tard scindée en ^
plusieurs Églises qui s'excommunient, tandis que l'idéal I
chrétien n'a pas cessé de planer au-dessus d'elles et d'y
recruter ses fidèles. En d'autres termes, c'est l'œuvre de
Jésus qui n'a cessé de dominer la chrétienté sans jamais
CONCLUSIONS 487
se confondre avec une de ses fractions ni même avec sa
totalité.
Tout idéal en se réalisant subit inévitablement un dé-
chet. L'imperfection humaine l'y condamne. Ace point de
vue, on est parfois tenté de regretter que, dans la car-
rière de Jésus lui-même, on puisse signaler le moment
où cette atténuation de son propre idéal trouve son point
d'attache. C'est quand, sous la pression des circonstances,
de son éducation, des idées religieuses régnantes, il se
vit amené, dans la forme la plus idéaliste sans doute et
la plus désintéressée, à revêtir le titre et la dignité de
Messie. Nous convenons qu'il y avait là un cas de force
majeure. On peut poser comme évident qu'étant donné
l'état religieux du peuple juif de son temps, il ne pouvait
mener à bien la réforme hardie du judaïsme à laquelle
il travaillait avec tant d'énergie, sans revendiquer tôt ou
tard cette fonction de Messie et, nous l'ajouterons, sans
être persuadé en son for intérieur qu'il en avait le droit.
Nous avons vu après quelles hésitations et sous quelles
réserves il s'y décida. En fait la conviction qu'il était le
Messie fut le véhicule qui porta son Évangile à travers
le monde, et nous ne concevons pas ce qui aurait pu
remplacer ce thème par excellence de la première pro-
pagande. Ce fut donc une nécessité historique. Il fallait
d'abord qu'un solide noyau juif se constituât, et ce n'était
pas possible en dehors de l'idée messianique ; de là, la foi
chrétienne devait passer par l'intermédiaire des Grecs
prosélytes dans le monde gréco-romain où elle se pro-
pagea sous cette première forme de l'idée que Jésus
avait fondé la religion absolue et définitive K Car c'est
* Toutefois on doit signaler la rapidité avec laquelle la pensée
488 JÉSUS DE NAZARETH
ce qui était inclus dans l'affirmation qu'il était le Christ
de Dieu, son révélateur suprême.
Mais il est évident que l'introduction de la croyance
que Jésus était le Messie attendu imprima une première
modification à ce qui avait d'abord constitué le fond pur
et simple de l'Évangile. Celui-ci était un appel libérateur
adressé aux consciences opprimées et inquiètes pour
qu'elles missent une confiance filiale dans la volonté mi-
séricordieuse du Père céleste et que, sans attacher dé-
sormais d'importance majeure à ce qui n'avait pas en
soi de valeur morale, elles pussent en toute assurance
et liberté se régénérer sous l'inspiration de son amour
éternel. Dorénavant la personne de celui qui avait an-
noncé cet Évangile en le tirant des profondeurs de sa
conscience à lui-même devenait l'objet direct et le fon-
dement de la foi religieuse. Or c'est le propre d'une telle
foi qu'elle tend à élever son objet jusqu'à l'absolu, lors
même que cet objet n'en porte pas le caractère. Parler
contre le Fils de l'homme, c'était dès lors et ipso facto
parler contre le Saint [Esprit. Peut-être que si la vie de
Jésus s'était prolongée, il eût, avec l'extrême modestie
qui le caractérisait,, mis ses disciples en garde contre la
confusion qu'ils étaient entraînés à faire. Sa mort pré-
maturée ne lui en laissa pas le temps. On peut résumer
grecque, sans vouloir se détacher de la notion du Messie, notion
juive, la ramifia, bien qu'il y eût différence essentielle, avec l'idée
spéculative du Fils métaphysique, du Logos de Dieu incarné sur la
terre en la personne de Jésus. C'est la transformation dont le qua-
trième évangile est pour nous le premier document. Ce n'est pourtant
pas, tant s'en faut, la même chose. Le Christ ou Messie a reçu d'en
haut la vérité qu'il a pour mission de révéler aux hommes ; le Logos
ou le Verbe est cette vérité elle-même, toute vérité révélable, toute
vérité concevable, personnifiée en vertu d'une émission ou généra-
tion incompréhensible du Dieu-Père.
CONCLUSIONS /t80
ce changement dans ces quatre mots : La foi de Jésus
devint la foi en Jésus. Pendant toute la période aposto-
lique, reconnaître que « Jésus était le Christ » passa
pour la condition primordiale, essentielle, de l'entrée dans
la communauté de ses adhérents ', et c'est ce premier
des dogmes qui engendra les autres. La personne de
Jésus devint l'objet d'une telle vénération, d'initel culte,
qu'on ne tarda guère à voir dans le Fils de l'homme autre
chose et plus qu'un homme. Sa déification graduelle
commença. Pour Tapôtre Paul , qui n'avait pas vécu à
ses côtés, sa personne est encore humaine, mais d'une
humanité transcendante, à la fois céleste et terrestre,
incluant sa préexistence, faisant de lui le chef selon
l'esprit de Thumanité dont le vieil Adam est le générateur
selon la chair ^ en même temps qu'il est, par sa mort
injuste sur la croix suivie de sa résurrection, l'auteur
d'une rédemption en dehors de laquelle le pardon divin
et le salut sont inconcevables. Il devient même dans ce
Cours d'idées le pivot de l'histoire et la cause finale de
la création. La théorie est d'une incontestable grandeur,
malgré ses obscurités, mais nous voilà bien loin de l'ad-
mirable simplicité de l'Évangile. Déjà l'on peut voir la
doctrine philosophique du Logos ou du Verbe incarné se
1 Voir les divers récits de conversions dans le livre des Actes des
Apôtres.
2 Ne pas oublier que dans la pensée de Paul cette polarité, si l'on
peut ainsi s'exprimer, de la nature humaine, commençant par l'a-
nimalité, mais réalisant la pleine vie de l'esprit en la personne du Fils
de Dieu par excellence, se reproduit en chacun de nous. Tout homme
débute dans la vie à l'état du vieil Adam, mais possède virtuellement
en lui-même le Christ à la parfaite stature duquel il doit parvenir
moyennant la foi ou l'union mystique avec lui. La théologie de Paul
est plus profonde et plus compliquée qu'on ne le croit d'ordinaire.
(V. les travaux remarquables de MM. Renouvier et Sabatier sur la
personne et l'enseignement si original de cet apôtre.)
490 JÉSUS DE NAZARETH
dessiner à l'horizon. Même dans le judéo-christianisme
que sa ferveur monothéiste empêche de marcher du
même pas que le reste de l'Église dans cette transfigu-
ration continue, on aime de bonne heure à élever Jésus
au-dessus de la nature humaine ordinaire en le faisant
entrer dans la vie en vertu d'un miracle unique en son
genre et en lui attribuant un pouvoir directeur suprême
qu'il a reçu de Dieu pour veiller sur les siens et les pro-
téger (Matth. XXVIII, 18-20).
Quand la théorie du Verbe s'est emparée de la personne
historique du Christ et l'a, pour ainsi dire, absorbée,
l'Église organisée, produit de son irradiation parmi les
hommes, devient à ce point de vue le réceptacle exclusif
de son action sur l'esprit humain, et c'est uniquement par
l'intermédiaire de ses chefs réguliers que la lumière et
les grâces divines sont communiquées au monde. De là
l'invasion de l'Église par un nouveau principe sacerdotal.
L'évêque est le possesseur du pouvoir des clefs. On ne
s'unit plus à Dieu que par son entremise. De là le développe-
ment d'un nouveau ritualisme, étranger à l'Évangile primi-
tif ; car il est inhérent au sacerdoce, seul en droit d'accom-
phr les actes salutifères en leur conférant une efficacité
sans laquelle ils ne seraient que des formes vides. De là
aussi cette idée qu'il appartient à l'Église résumée dans
son corps épiscopal, dont l'ensemble est le prolongement
du Verbe ou de la source unique de toute vérité, de
fixer dans des dogmes formulés une fois pour toutes
l'expression des croyances que tout chrétien est tenu
d'adopter sous peine d'une excommunication le mettant
en dehors des conditions du salut. Tout cela s'enchaîne.
En dernière instance, c'est l'Église qui s'interpose entre le
Christ et le fidèle. Celui-ci ne voit plus son Christ qu'à tra-
vers le voile de transparence discutable que l'Église a tissé.
CONCLUSIONS 491
Tout ce déroulement doit être imputé à la faiblesse
humaine bien plus qu'aux ambitions et aux calculs inté-
ressés. L'Évangile en soi était probablement trop simple,
trop profond à la fois et trop élevé, pour se répandre à tra-
vers le monde sans rien perdre de sa pureté native. Le
besoin de l'association dans la vie religieuse est si puis-
sant qu'on est toujours disposé à faire de grands sacrifices
au désir de la réaliser, de la maintenir, et association
signifie toujours transaction. Puis, quand une autorité
imposante déclare qu elle seule est et a toujours été en
possession de ce qui sauve, la majorité des hommes,
surtout dans l'état d'ignorance ou de fatigue intel-
lectuelle, aime à se reposer sur elle et à s'épargner ainsi
les perplexités du doute et le labeur des recherches
prolongées. Cet effroi de la solitude individuelle agit ré-
trospectivement sur le passé. On se complaît dans le
sentiment qu'on partage identiquement les croyances de
toute une série d'ancêtres qui en ont vécu sans en jamais
douter. De là, la force religieuse du principe tradi-
tionnel.
De nos jours, l'histoire et la critique ont soufflé sur
les illusions de ce genre. A notre avis elles ont aussi
permis de dégager les éléments d'une réconciliation re-
lative avec le passé. C'est une mythologie supérieure qui
s'est échafaudée sur le fond évangélique primitif. Les
dogmes dits orthodoxes et dont la personne de Jésus
occupe le point central sont des mythes qui, comme tous
les autres, ramènent à un moment, à un lieu, sur un in-
dividu déterminés ce qui est d'une vérité permanente,
universelle et collective (V. vol. I, p. 256). Jésus est
devenu, dans le développement du dogme, le type absolu
de l'humanité religieuse telle qu'elle doit être dans
son union substantielle avec Dieu. Heureusement l'or-
492 JÉSUS DE NAZARETH
thodoxie a mieux aimé s'enfoncer dans une contradic-
tion insoluble que de nier la réalité de la nature hu-
maine en Jésus-Christ. Déjà ce nom de Christ, « d'Oint
de Dieu », investi comme tel d'une mission divine, ne
peut être entendu que spirituellement ; car , en fait ,
Jésus n'a reçu d'autre onction matérielle que celle de
l'inconnue de Béthanie. Nous aussi, nous lui décernons
volontiers ce titre, dégagé de toute signification mira-
culeuse ou particulariste, en pensant à ce qu'il a fait, à
ce qu'il a été, à ce qu'il est toujours comme inspirateur,
comme guide, redresseur et consolateur des consciences
religieuses. Ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans l'at-
tente messianique, il l'a accompU. C'est une grande et
incomparable force pour les Églises chrétiennes que de
pouvoir le long des siècles mettre sur le premier plan
cette grande figure ou plutôt ce type du chrétien réalisé
dans la personne historique du Christ. En définitive, le
Christ a été le premier des chrétiens. L'Évangile abstrait
reçoit ainsi le cachet de la vie, de la réalité concrète et,
avec elles, cette vertu communicative que la réalité, la
vie vécue sont seules en possession de déployer.
La légende de sa naissance miraculeuse est un hom-
mage rendu à une sainteté qui a paru extraordinaire,
qui l'est en efi'et, bien qu'il n'y ait pas lieu de se disputer
au sujet de sa sainteté « absolue ». C'est là une idée
qui se dérobe à la réflexion, parce qu'elle est inappli-
cable à un être humain tentable et tenté. La tentation^
fût-elle toujours vaincue, ne suppose-t-elle pas néces-
sairement que son objet a quelque prise sur la nature et
les penchants inférieurs de l'être tenté , et peut-il dès
lors être question de son indépendance « absolue » du
péché ? — Le dogme de la divinité de Jésus-Christ est
l'expression mythique de la pénétration de la nature hu-
CONCLUSIONS 493
maine par Tesprit de Dieu, pénétration d'autant plus
complète que l'homme est plus Adèle à sa vocation su-
périeure. Il y a de Dieu dans l'homme. L'homme normal
participe à la divinité sans cesser d'être lui-même, parce
qu'il y a dans sa conscience religieuse présence et action
directe de Dieu. Combien de rites ecclésiastiques , en
premier lieu l'Eucharistie, n'ont d'autre but que de fournir
une forme sensible à ce grand principe d'union substan-
tielle avec Dieu qui a fait de l'homme ce qu'il est en dis-
tinction de tous les autres êtres vivants! — Le dogme
de la rédemption par les souffrances et la mort du Christ
est la représentation mythique du fait expérimental et
illustré par le plus auguste des martyres que le progrès
et la libération de l'humanité s'achètent au prix des dou-
leurs subies par ses bienfaiteurs et ses promoteurs. Dans
un sens plus général encore, la douleur étant le grand
aiguillon du progrès , la délivrance de l'humanité ayant
pour condition la souffrance, non pas volontaire, mais
supportée avec résignation et courage, est une loi tragique
et mystérieuse de son histoire sur la terre. Il faut savoir
l'envisager virilement, et elle est vraie dans la vie indi-
viduelle comme dans la vie collective. — Le dogme du
péché originel condense dans les premiers ancêtres de
la race, personnages mythiques bien plus que réels, ce
qui se réitère chaque fois qu'un homme vient au monde.
Il y entre dans les conditions de l'animalité, mais portant
en lui-même le germe de cette vie supérieure de l'esprit
qui devra se développer dans la lutte avecl'égoïsme sen-
suel qu'il tient de ses origines. — Nous pourrions con-
tinuer. Ces spécimens suffisent.
Il y a donc dans l'orthodoxie chrétienne les linéaments
d'une philosophie religieuse, chrétienne aussi, qui se
recommande à l'attention et, selon nous, à l'adhésion de
494 JÉSUS DE NAZARETH
la pensée moderne. On est en droit, sans encourir le
reproche d'abdication, de se rattacher de ce point de,
vue philosophique aux Églises du passé dont les sym-
boles traditionnels contiennent cette substance de la
religion permanente et immanente, à plus forte raison
quand des souvenirs vénérables et sacrés font de cette
fidélité un besoin du cœur et un aliment de la vie reli-
gieuse. Car, il faut bien l'avouer, dans Tétat actuel des
esprits, les hommes de science et de pensée philoso-
phique sont inaptes — ils l'ont peut-être toujours été —
à fonder des sociétés religieuses de quelque vitalité. Si
donc ils éprouvent le besoin de retremper moralement
leur vie intérieure en demeurant les associés d'une
Église nationale ou locale, il faut qu'ils sachent pardon-
ner au passé ses ignorances et ses erreurs en considéra-
tion des bienfaits dont ils lui sont redevables. D'ailleurs,
parmi ces Églises, s'il en est qui exigent la soumission
implicite à la tradition interprétée par la hiérarchie sa-
cerdotale et qui imposent de ce chef à l'esprit moderne
des fardeaux qu'il ne peut décidément plus soulever, il
en est d'autres qui, parleurs principes et leurs origines,
sont tenues de laisser une grande place au libre mou-
vement des intelligences et des consciences. Elles sont,
plus que les premières, exposées aUx inconvénients des
variations de la pensée religieuse, des controverses et
des schismes. Après tout, ces variations, c'est la vie.
Il n'y a que les morts qui ne bougent plus. Elles
se priveraient sans compensation de forces pré-
cieuses si, par étroitesse dogmatique et par un attache-
ment morbide à la lettre de leurs traditions, elles élimi-
naient les concours que le développement de la pensée
moderne rend indispensables à leur action sur la société
contemporaine. En retour du respect et de la sympathie
CONCLUSIONS 495
dont on les entoure, sur le terrain qu'éclaire l'idéal évan-
gélique et où l'on tient à continuer de vivre, on ne leur
demande que la liberté. Qu'elles approfondissent l'Évan-
gile de Jésus et son caractère essentiellement moral
dans les seuls documents où nous puissions l'étudier, et
elles se convaincront qu'en proclamant et en protégeant
cette liberté, elles n'en sont que plus fidèles à la pensée
du Maître et qu'elles se rapprochent du niveau qu'il leur
faut atteindre pour être avec fruit les annonciatrices de
l'Évangile éternel.
APPENDICE
NOTES COMPLÉMENTAIRES
p. 110. — A. — LE DÉMONIAQUE DE GADARA
Cet épisode ^ a toujours embarrassé les commenta-
teurs à partir du moment où l'on a compris que même
dans le merveilleux il est des limites qu'on ne dépasse
pas sans inconvénient. Ces démons qui négocient avec
Jésus les sommant de déguerpir, qui ne parlent naturel-
ment que par la bouche du possédé, qui demandent,
forcés de s'en aller, qu'il leur soit permis de se loger
dans les corps de pourceaux paissant dans le voisinage
et qui, une fois entrés, une fois maîtres de ces pachy-
dermes possédés à leur tour, se précipitent tumultueu-
sement avec eux dans les eaux profondes, la condescen-
dance de Jésus se prêtant à leur bizarre fantaisie, tout
cela trouve nos esprits modernes absolument récalci-
trants.
Il est, je le crains, impossible de reconstituer avec
quelque assurance ce qu'il y a d'histoire sous ce récit
légendaire. Il nous vient du Proto-Marc, preuve en soit
1 Matth. VIII, 28-IX, 1 ; Marc V,'i-2I ; Luc VIII, 28-40. Le premier
parle de deux démoniaques au lieu d'un, sans que cette différence
change quoi que ce soit à la nature de l'événement.
JÉSUS DE NAZAn. — II 32
498 JÉSUS DE NAZARETH
sa reproduction dans les trois synoptiques, et le Prôto-
Marc semble avoir mélangé deux choses distinctes, la
guérison ou le retour au calme d'un fou furieux, inci-
dent analogue à tant d'autres du même genre dont la
Galilée fut le théâtre, et une autre circonstance qui au-
rait indisposé contre Jésus les habitants de la région. On
ne comprend pas bien en effet pourquoi, au lieu de sa-
voir gré à Jésus de les avoir délivrés d'un maniaque des
plus dangereux qui répandait partout la terreur, ils l'in-
vitent à s'en aller. On a dit qu'ils regrettaient la perte de
leurs pourceaux, comme si le service rendu ne valait
pas bien un tel prix et comme si l'on n'eût pu dédomma-
ger le ou les propriétaires. Mais toute cette discussion
est oiseuse à propos d'un fait inadmissible. Le possédé
avait pu connaître Jésus dans un séjour antérieur de
Tautre côté du lac. Il semble avoir eu l'esprit surexcité
par des attentes messianiques où il puisait, non de
l'espérance, mais du désespoir, parce qu'il se croj^ait
indissolublement lié aux démons qui le possédaient.
Dans les cas de mania religiosa la conviction d'être
destiné à l'enfer est au moins aussi fréquente que la
prétention d'être déjà classé dans le petit nombre
des élus. Jésus l'aurait ramené au calme, moins faci-
lement toutefois que dans d'autres cas de la même
sorte*. — A cette scène il faut joindre la circon-
stance que Jésus paraît avoir tenté un essai d'évangéli-
sation dans un pays en majorité idolâtre, surtout à me-
sure qu'on pénétrait dans l'intérieur. De là la mention
d'un troupeau de pourceaux dans le voisinage, chose
qui n'eût pas été possible dans une région où le judaïsme
eût été tout à fait dominant. L'Évangile devait détruire,
1 Marc V, 8 et parall.
NOTES COMPLÉMENTAIRES 499
précipiter dans l'abîme, dans les profondeurs infernales,
les multiples et impures divinités qu'on adorait dans le
pays de Gadara. Il y avait dans l'opinion juive une con-
nexion étroite entre l'idolâtrie et le fait de manger de la
chair de porc (comp. Es. LXV, 1-5, fragment dont plus
d'un trait se retrouve dansnotrediégèse). L'impureté des
mythes et des dieux payens considérés par les Juifs
comme des démons favorisait ce rapprochement. L'op-
position, qui menaçait de dégénérer en violences que Jé-
sus ne voulait pas provoquer, le détermina à se retirer.
Il y aurait donc deux événements distincts, la gué-
rison du possédé et une prédication du Royaume de Dieu
dont les payens de Gadara se montrèrent froissés. Le
Proto-Marc écrivant ses réminiscences aurait mélangé
d'une manière inextricable les deux éléments de manière
à en faire le récit que nous possédons aujourd'hui et qui
du reste ne soulevait dans son esprit à lui-même aucune
objection. Il s'y mêle certainement, comme l'a remar-
qué M. Holtzmann [Comment, ad h. loc), quelque chose
du mépris et du sarcasme juif à l'égard des idolâtres
mangeurs de porc.
P. 183.^ B. — PRIMAUTÉ DE PIERRE
Le mot église ne se rencontre pas dans les évangiles,
excepté dans deux passages du premier, Matth. XVI,
17-19 et XVIII, 17, qui se trouvent intercalés dans un
texte commun aux trois synoptiques et dénotent par cela
même leur nature de passages introduits dans un cadre
qui ne les contenait pas primitivement. Nous ne nous ar-
rêterons pas sur le second, déjà l'objet d'une critique
antérieure (p. 220) et bien peu d'accord avec son contexte,
500 JÉSUS DE NAZARETH
d'autant plus que le terme à! église ne peut avoir en cet
endroit que le sens de « communauté locale ».
Il en est autrement du premier passage où ce terme
comporte visiblement le sens d'une grande société cons-
tituée, se formant au milieu et en distinction de la so-
ciété humaine en général. Cette Église aura à lutter
contre une hostilité infernale dont elle sera victorieuse
et, à première vue, on pourrait penser que la personne
de Pierre, en vertu de prérogatives n'appartenant qu'à
elle, sera la pierre de fondation sur laquelle tout Tédifice
reposera. Il n'est pas question de ses successeurs, mais
cela s'explique aisément par la croyance admise par tous
les chrétiens des premiers jours que l'état du monde
contemporain ne devait pas avoir longue durée et serait
à bref délai remplacé, grâce au retour du Christ triom-
phant, par un autre état de choses où il régnerait lui-
même directement sur l'humanité. C'est à quoi l'on
devrait penser tout d'abord quand on cherche à déter-
miner la valeur de cette déclaration.
En effet Jésus, proclamé « Christ » ou « Messie » sur
l'initiative de Simon Pierre, félicite son apôtre de cette
confession que n'ont point dictée des calculs d'intérêt
égoïstes et bas (la chair et le sang), mais l'esprit du
Père céleste (XVI, il), et il ajoute : « Je te dis aussi
« que tu es Pierre (Pe7ro5) et que sur cette pierre {pétra)\
« je construirai mon Église, et les portes de l'enfer ^ ne
« prévaudront pas contre elle. Et je te donnerai les clefs
« du Royaume des cieux. Tout ce que tu lieras sur la
« terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délie-
« ras sur la terre sera délié dans les cieux. »
1 En araméen c'est le même mot masculin, Képha.
^Expression s,ymbolique d'une force redoutable, les portes de
i'enfer résistant à tous les efforts de ceux qui voudraient en sortir.
NOTES COMPLÉMENTAIRES 501
C'est sur cette déclaration que la tradition romaine
s'appuie pour revendiquer en faveur de l'évêque romain,
successeur de Pierre, la souveraineté sur l'Église uni-
verselle avec le droit suprême d'admettre ou d'exclure
(pouvoir des clefs) ceux qu'il en juge dignes ou indignes,
et de prononcer en dernier ressort sur tous les litiges
avec la certitude que ses décisions seront toujours ra-
tifiées par Dieu.
Nous ne pouvons songer à discuter à fond cette pré-
tention qui a fait couler des flots d'encre et même de
sang. La critique des textes ne nous permet pas d'atta-
cher une valeur historique à Tintercalation faite par le
premier évangéliste. L'histoire de l'Église permet de se
rendre un compte clair et satisfaisant des raisons multi-
ples qui, dans la chrétienté occidentale, ont concouru
à doter peu à peu les évêques romains de l'énorme puis-
sance qu'ils exercent sur la catholicité latine. Cet état
de choses dérive bien moins de leur ambition ou de leur
habileté que des circonstances qui poussèrent les chré-
tiens d'occident à se grouper autour du siège épiscopal
de Rome, tandis qu'en orient et malgré nombre de for-
mules laudatives, prodiguées surtout quand on avait be-
soin de son appui, la thèse de la subordination de la
chrétienté entière à ce siège unique fut toujours re-
poussée.
Mais, de bonne heure, en occident, c'est-à-dire quand
se fut consolidée la légende de l'épiscopat et du martyre
de Pierre à Rome, le passage qui nous occupe fut invo-
qué à l'appui des prétentions romaines. Cependant, si
l'on y regarde de près, il ne signifie pas ce qu'on pré-
tend qu'il dit.
D'abord, même au point de vue traditionnel, il ne con-
fère à cet apôtre aucune primauté hiérarchique, encore
502 JÉSUS DE NAZARETH
moins un principat dans l'Église à fonder. Le pouvoir de
liei' et de déliei^ est accordé dans l'autre passage sus-
pect (Matth. XVIII, 18) aux autres apôtres comme à lui.
C'est en réalité une autre manière de définir le pouvoir
des clefs S c'est le pouvoir d'ouvrir ou de fermer la
porte à ceux qui veulent faire partie de l'Église en défi-
nissant les conditions de leur admission -. Le plus sou-
vent on ignore que la formule liei' et délier était d'un
usage fréquent dans les écoles rabbiniques pour expri-
mer le fait de déclarer licite ou illicite telle action, telle
pratique, telle application de la Loi commentée par les
docteurs en renom. Par exemple on disait couramment ;
Ce que l'école de Schammaï lie (ou déclare interdit),
l'école de Hillel le délie. On trouvera les nombreux pas-
sages talmudiques mettant cette signification en pleine
lumière dans les Ho7'ae talmudicae de Lightfoot^ . Quant
au jeu de mots de valeur discutable sur le nom de Pierre,,
il est contredit par l'enseignement de Paul * où le Christ
est présenté comme le seul fondement qui puisse être
posé, et même par l'Apocalypse ^ qui voit dans les douze
apôtres les pierres de fondation de la Jérusalem nou-
velle, mais non pas une pierre unique et supérieure aux
autres. Au surplus, ce qui tuera toujours aux yeux de
1 Gomp. Ésaïe XXII, 22 ; Jean XX, 23, Ce dernier en élargit la défi-
nition en ce sens qu'il accorde aux inspirés, aux apôtres en premier
lieu (nullement à un seul), le droit de remettre (pardonner) ou de re-
tenir (déclarer non pardonnes) les péchés des hommes. C'est autre
chose que ce qui avait donné lieu primitivement à l'exercice du droit
de lier et de délier.
2 Comp. Matth. XXllI, 13, où un pouvoir analogue est reconnu
aux scribes et aux pharisiens.
^ Ad Matth. \y\,\^.
*I Cor. IX, 10-11.
«XXI, 14.
NOTES COMrLÉMENTAIRES 503
ceux qui ont étudié de près la situation des églises
apostoliques la tljiéorie élaborée par la suite au profit
des prétentions romaines, c'est que l'état de choses sup-
posé dans le Nouveau Testament ne coïncide jamais
avec elles. Jésus * n'autorise aucune primauté hiérarchi-
que parmi ses disciples. Pierre est «une des colonnes »^
mais non la seule, ni la pierre de fondation (Gai. II, 9).
Paul lui résiste en face à Antioche {Ibid, 11 sv.). Jamais,
dans les démêléS;, les conquêtes, l'organisation des égli-
ses, on ne découvre la moindre trace de l'autorité souve-
raine que Pierre aurait exercée, non plus que de sa pré-
sence ou de son épiscopat à Rome. Ce silence absolu est
d'autant plus démonstratif que, dans cette période de
formation de l'Église naissante, c'est à chaque pas que
nous devrions constater les indices d'un tel pouvoir, s'il
avait existé ^
Cependant, à défaut de primauté hiérarchique ou de
principat apostolique, il ne faut pas contester qu^il y a
dans l'esprit du premier évangéliste un penchant réel,
indiqué par le fameux passage lui-même, à relever la
personne de Pierre en lui décernant l'honneur dé la
priorité dans la confession de la foi et dans la posses-
sion des pouvoirs qu'il regarde comme inhérents à l'a-
postolat. Gela donne évidemment au nom de Pierre un
relief particulier, comme à celui du disciple le plus émi-
ment, le plus prompt à saisir la pensée du Maître. Pour
comprendre ce point de vue il faut se reporter aux dis-
cussions qui agitaient les églises du premier siècle. Il
s'agissait de la Loi juive, de son caractère obligatoire,
1 Matth. XVI, 23 et XX, 25-28; XXill, 10-12.
2 Voir pour les origines de l'institution épiscopale, qui commença
en Asie dans les premières années du second siècle, l'ouvrage
de M. Jean Réville sur les Origines de Tépiscopat. PâTi?, 1896.
504 JÉSUS DE NAZARETH
en particulier de savoir s'il fallait en exiger l'observation
de la part des payens convertis. Pierre fut le représentant
de ce judéo-christianisme modéré, intermédiaire entre
l'anti-légalisme radical de Paul et les exigences non
moins absolues des judéo-chrétiens rigides. C'est Pierre
qui, d'après les Actes, convertit et baptisa la première
famille d'anciens payens. Il se rangea au moyen terme
adopté à Jérusalem (Act. XV) en vertu duquel on n'exi-
gerait des non-Juifs venus à la foi chrétienne que l'ob-
servation de quelques préceptes dont on ne croyait pas
qu'on pût se dispenser. Ce n'était pas, tant s'en faut,
adopter le point de vue paulinien de l'abolition de la Loi,
le principe de loi, notamment celui de la souillure légale
subsistait, mais les rigides ne furent pas non plus très
édifiés de cette large atténuation. C'est à cette tendance
pétrinienne ou judéo-chrétienne libérale qu'appartenait
l'auteur lui-même du premier évangile ^ De là l'intérêt
qu'il attache à relever la personne de Pierre, non seule-
ment comme premier confesseur de la messianité de
Jésus, mais aussi comme nanti le premier du pouvoir
de lier et de délier. Car c'est bien ce pouvoir-là que les
apôtres et lui en particulier ont exercé quand ils ont
fait dans la Loi la distinction des commandements dont
une catégorie de chrétiens, les payens convertis, est
exemptée et de ceux qu'elle est toujours tenue d'obser-
ver. Sa qualité de premier confesseur du Messie
donnait certainement une autorité considérable à l'opinion
qu'il avait adoptée. Voilà l'intention révélée par l'inter-
calation dans le texte du Proto-Marc des paroles mises
(Matth. XVI, 18-19) dans la bouche de Jésus. Elles ont du
1 Voir Matth. V, 18-19, où, non le monopole absolu du Royaume,
mais la supériorité est reconnue à ceux qui observent (ourles com-
mandements grands et petits delà Loi. Gomp. XI, U.
NOTES COMPLÉMENTAIRES 305
reste un accent, elles présentent un choix d'images^ elles
exhalent un parfum rabbinique où l'on ne reconnaît guère
la manière de parler habituelle du Fils de l'homme.
Les noms des apôtres représentant une des tendances
qui se combattaient au sein des premières églises jouent
un très grand rôle dans cette première évolution des
idées chrétiennes i. Ces noms désignent bien souvent
leur parti, leur école, leur doctrine, plutôt que leur per-
sonne. C'est ainsi que l'évêque Denys de Corinthe dans
la seconde moitié du second siècle déclarait carrément
que son église avait été fondée par Pierre et par Paul -.
Nous savons pertinemment qu'il n'en est rien. Ce sont
les deux tendances de Pierre et de Paul qui fusionnèrent
dans cette éghse, et il en fut de même à Rome après la
disparition des deux apôtres. De là la tradition qui rap-
porte que cette église de Rome — qui en réalité s'était
fondée d'elle-même par la réunion des chrétiens venus
des provinces — a eu Pierre et Paul pour fondateurs.
Il existe un intéressant passage d'un apocryphe judéo-
chrétien de tendance, intitulé Praedicatio Pauli, qu'on
peut lire dans l'édition Baluze des œuvres de Cyprien
sous forme d'appendice au traité De Rebaptismate. Ce
passage résume d'une manière presque mythique l'his-
toire de cette lutte entre pauliniens et judéo-chrétiens
qui divisa la première chrétienté et se termina par un
rapprochement, pratique plus que logique, des deux par-
tis, de nouvelles circonstances ayant créé de nouveaux
sujets de préoccupation et rejeté sur l'arrière-plan l'an-
cienne controverse : Post tanta tempora Petrum et Pau-
lum^post conlationem Evangelii in Jérusalem, et mutiiam
1 Comp. I Cor. I, 12.
2 Eusèbe, Hist. Eccl. II, 2o ad fin.
506 JÉSUS DE NAZARETH
cogitationem, et aller cationem, et rerum agendarum dis^
posilionem, poslremo in Urbe, quasi tune primum invi-
cem sibi cognilos. « C'est après tout ce temps que Pierre
« et Paul^ qui avaient confronté l'Évangile à Jérusalem,
« qui avaient échangé leurs vues à son sujet, qui
« s'étaient trouvés en désaccord, qui avaient con-
« venu de ce qu'il fallait faire, se rencontrèrent enfin à
« Rome comme s'ils faisaient alors pour la première fois
« mutuelle connaissance l'un de l'autre. » Ce fragment,
appliqué aux deux personnes de Pierre et de Paul, est du
pur roman ; si on l'entend des principes et des tendances
qui s'abritaient sous les noms de Pierre et de Paul, c'est
une remarquable condensation de l'histoire.
11 faut donc considérer le passage Matth. XVI, 17-19,
comme l'expression de l'opinion particulière du premier
évangéliste et probablement du milieu judéo-chrétien
où il vivait, en vue duquel il composa son évangile. Jé-
sus n'ayant pas constitué d'Église n'a pu instituer de hié-
rarchie ecclésiastique.
P. 3S8. — C. — INSTITUTION DE LA SAINTE CÈNE
Jésus n'ayant pas constitué d'Église^ il n'est pas pro-
bable qu'il ait eu l'intention d'instituer un rite nouveau
qui supposerait l'existence et l'organisation spéciale
d'une société distincte. D'ailleurs il était lui-même si peu
ritualiste qu'on ne peut se défendre d'un certain étonne-
ment lorsque, n'envisageant les choses que du point de
vue traditionnel, on le voit la veille de sa mort fonder
un rite qui, par la suite, sera le centre même du culte
célébré en son nom et prétendra réaliser continuelle-
ment le miracle des miracles, celui de la présence à la
NOTES COMPLÉMENTAIRRS 507
fois limitée et intégrale de Dieu dans un petit disque de
farine pétrie. Nous n'entendons pas discuter ici le
dogme de la transsubstantiation. Né du besoin d'élever
jusqu'à l'absolu la conscience de l'union de l'adorateur
et du Dieu adoré et poursuivant intrépidement la satis-
faction de ce besoin malgré toutes les réclamations de
la raison et de l'expérience, ce dogme tient une place
de premier rang dans l'histoire spéciale des dogmes ec-
clésiastiques^ mais il n'a pas de place dans une histoire
de Jésus. On ne peut pas raconter sérieusement une scène
historique dont le héros, tout en continuant de figurer
vivant à côté et à part de ses compagnons, se serait mul-
tiplié miraculeusement pour être mangé tout entier par
chacun d'eux. La seule tâche à laquelle l'historien se
sente obligé consiste à indiquer, s'il le peut, les moyens
termes qui ont permis de passer insensiblement d'une
parole imagée et touchante à la répétition rituelle de
l'acte qu'elle accompagne et, delà, à l'idée d'un mystère
sacramentel.
Ce n'est pas Jésus, ce sont les siens qui ont fait un
rite à répétition indéfinie, destiné à se réitérer pendant
un espace de temps qu'ils estimaient devoir être courte
en renouvelant la figuration d'un incident des dernières
heures du Maître bien aimé. Ils tenaient, parle plus lé-
gitime et le plus respectable des sentiments, à conserver
vivant son souvenir, à reconstituer idéalement sa pré-
sence au milieu d'eux « jusqu'à ce qu^il revînt ». Ce pieux
désir se rattachait à celui que Jésus lui-même avait
éprouvé en face des sombres nuages qui s'accumulaient
et dont les foudres menaçaient d'anéantissement tout ce
qu'il avait fait. Si son Évangile et sa personne pouvaient
se distinguer en théorie, de rudes expériences lui
avaient montré qu'en fait l'Évangile ne s'implantait et
508 JÉSUS DE NAZARETH
ne déployait sa puissance d'expansion que chez ceux
qui s'étaient attachés étroitement à lui. Il voulait donc
ne pas être oublié d'eux, survivre dans leurs cœurs, et
il pouvait se rendre devant eux le témoignage que lui-
même s'était donné corps et âme à l'œuvre de salut dont
il les avait faits collaborateurs. Qu'il succombât ou qu'il
pût reprendre avec eux son activité de réformateur
après quelque temps de séparation, c'est sur leur union
intime avec lui qu'il comptait. Voilà ce qui explique son
émotion lors du dernier repas et pourquoi, au milieu de
plusieurs paroles attristées, il associa au pain et au vin
qu'il leur distribua l'idée de son corps et de son sang,
c'est-à-dire de sa personne entière dont il avait fait,
dont il faisait plus entièrement que jamais le sacrifice
pour la cause du Royaume de Dieu.
Lorsque la prostration qui s'était emparée de ses
disciples sous le coup d'une catastrophe inattendue eut
fait place à l'exaltation redoublée qui leur permit de le
revoir vivant dans des apparitions aussi consolantes
que mystérieuses, lorsque celles-ci eurent pris fin au
bout d'un certain temps, la petite société fidèle à son
nom et à son cher souvenir était formée. Elle ne se sépa-
rait pas encore ostensiblement du judaïsme. Au con-
traire, nous voyons par le récit des Actes II, 46-47, que
ceux qui la composaient étaient « assidus chaque jour
« dans le Temple », en Juifs zélés, mais formant une
association particulière comme il y en avait tant d'autres
au sein du peuple juif (v. vol. I, pp. 124, 143). Mais il
est ajouté qu'« ils rompaient le pain dans les maisons »
ou « à domicile », et cette expression « rompre le pain »,
dans le vocabulaire chrétien primitif, implique l'imitation
de l'acte et la reproduction des paroles qui avaient
donné une signification si particulière au dernier repas de
NOTES COMPLÉMENTAIRES 509
Jésus. Nous avons vu, en analysant les scènes de la
Résurrection, comme les apparitions sont souvent asso-
ciées à un repas dans lequel le Maître mange de nouveau
avec les siens. C'est comme s'ils se rappelaient de pré-
férence ces heures de bénédiction où il était avec eux
comme un père de famille avec ses enfants. Naturelle-
ment c'est le dernier repas qui dominait tous les souve-
nirs de ce genre.
Ce fut donc là le premier signe distinctif que la pre-
mière société chrétienne se donna à elle-même, à huis
clos, et sans en faire encore une cérémonie dénotant que
ceux qui y prennent part se sont séparés de la religion
constituée autour d'eux. Cette observance était d'ailleurs
toujours liée à un repas réel (les agapes). C'est par la
suite," quand l'Église fut devenue nombreuse, que des
abus inévitables amenèrent le détachement de l'Eucha-
ristie qui, célébrée à part, devint l'élément le plus au-
guste du culte chrétien. Mais, dès les premiers jours^ la
rupture du pain et la distribution de la coupe, jointes à
la répétition des paroles de la dernière cène de Jésus,
devinrent par le fait un rite spécial qui n'appartenait
qu'à l'association chrétienne et qui lui servait à nourrir
la conscience de l'union de ses membres entre eux et
avec lui. Ce fut donc essentiellement un mémorial, de
même que le repas pascal avec ses symboles était pour
les Juifs le mémorial par excellence des événements
qui avaient constitué Israël à l'état de « peuple de Dieu».
Par conséquent on inclina de plus en plus à penser que
l'intention de Jésus avait été de créer ce mémorial avec
invitation adressée à ses disciples de le réitérer indéfi-
niment. Ce qui ne fut d'abord qu'une explication destinée
aux nouveaux participants prit place parmi les paroles
de ce qu'on regardait déjà comme une institution. C'est
■510 JÉSUS DE NAZARETH
ainsi qu'en l'absence du Christ et en attendant son
retour, lorsque les apparitions du Ressuscité eurent
cessé, on se le représentait chaque fois comme encore
présent dans les symboles de sa personne et au son de
ses dernières paroles.
Ceci compris, nous pouvons retrouver dans nos textes
la gradation que nous venons d'esquisser.
La forme la plus ancienne des paroles prononcées par
Jésus sur le pain et le vin par lui distribués se trouve
dans l'évangile de Marc XIV, 22-24 : « Jésus prit du pain,
« et, après avoir rendu grâces, il le rompit et dit : Prenez
« et mangez ; ceci est mon corps. Il prit ensuite une
« coupe et, après avoir rendu grâces, il la leur donna,
u ils en burent tous, et il leur dit : Ceci est mon sang, le
« sang de l'alliance nouvelle répandu pour beaucoup. »
Nous disons que c'est la forme la plue ancienne, parce
qu'elle est la plus brève, quand même les derniers mots
ont déjà une tournure explicative. Il n'est pas encore
question de réitération ultérieure, encore moins de rite
périodique. Si, dès l'origine, des paroles exprimant pa-
reille intention avaient été jointes à celles que nous
reproduisons, s'il y avait eu réellement « institution »,
comment un évangéliste aurait-il osé supprimer une
déclaration aussi sacrée ?
Le texte de Matthieu XXYI, 26-28, reproduit à très
peu de chose près celui de Marc. Il ne contient non plus
rien qui ressemble à une invitation de réitérer l'acte
indéfiniment. Il ajoute seulement à la mention du « sang
(( de l'alliance » qu'il a été répandu « en vue de la ré-
« mission des péchés », ce qui constitue un pas de plus
sur la voie des explications. Pourquoi donc dire répandu
dans un moment où l'effusion dont il est question appar-
tient encore au futur?
NOTES COMPLÉMENTAIRES 511
Viennent ensuite les textes à peu près identiques de
Paul et de Luc. Paul (I Cor. XI, 23-25) rapporte comme
une tradition venue du Christ lui-même que « le Seigneur
« Jésus, la nuit qu'il fut trahi, prit du pain et, après
« avoir rendu grâces, le rompit et dit: Ceci est mon
« corps qui est rompu pour vous ; faites ceci en mémoire
« de moi. De même, après avoir soupe, il prit la coupe
« et dit: Cette coupe est la nouvelle alliance en mon
« sang ; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois
« que vous en boirez ^ » Ici décidément l'idée d'un
mémorial, par conséquent d'un rite célébré indéfiniment,
est nettement exprimée. Bien que mis par écrit nombre
d'années avant la rédaction de nos évangiles^ le texte
paulinien n'en dénote pas moins une amplification des
paroles primitives. Pourquoi, par exemple, le corps
rompu ? Le corps de Jésus crucifié ne fut pas rompu,
mais percé. Cette manière de dire doit provenir de l'ana-
logie qui s'était établie entre le corps martyrisé du
Christ et le pain rompu qui en était le symbole.
Le texte de Luc (XXII, 19-20) reproduit à peu près
■celui de Paul, mais ne contient qu'une fois: « Faites ceci
« en mémoire de moi », et il ajoute à propos du sang
<( qui est répandu pour vous » .
Ces diversités sont insignifiantes quant à l'idée cen-
trale qu'il faut attribuer aux paroles de Jésus. On con-
viendra toutefois que s'il s'agissait d'une institution
sacramentelle où tous les mots sont d'une importance
extrême, si surtout on devait y attacher une valeur sur-
naturelle, il serait inimaginable que les évangiles et
* Les paroles qui suivent : « Car toutes les fois que vous mangez
« de ce pain etc. » appartiennent à l'apôtre s'adressant au présent à
ses lecteurs.
312 JÉSUS DE NAZARETH
l'apôtre Paul n'eussent pas enregistré une formule iden-
tique, sans ombre de variation.
Le quatrième évangéliste a supprimé toute mention
du repas pascal célébré par Jésus la veille de sa mort
et par conséquent les paroles que l'on considéra plus
tard comme paroles d'institution. Son dernier repas, dans
le quatrième évangile, n'est pas un repas de Pâque.
Nous avons dit pourquoi vol. I, p. 347. Toutefois l'évan-
géliste fait allusion (ch. VI, 27 suiv.) à l'idée exprimée
par le rite depuis longtemps établi dans l'Église chré-
tienne quand il écrivit son livre. Tenait-il beaucoup lui-
même à la célébration matérielle de ce rite ? Le considé-
rait-il comme utile peut-être aux croyants de l'ordre
inférieur qui ont besoin de voir et de toucher pour croire,
tandis qu'il suffit aux hommes de l'esprit de s'approprier
la vérité que les formes visibles recèlent ? Les paroles
contenues au v. 63, la chair ne sert de rien, autorisent
certainement cette supposition. C'était l'appropriation
du Logos divin ne faisant qu'un avec la personne de
Jésus qui seule importait dans la pensée de Pécrivain
mystique. Il a du reste introduit aussi sa scène symbo-
lique, ignorée des trois premiers évangélistes, « le lave-
ment des pieds », qui, par la suite aussi devint rituel
dans plusieurs églises, sans jamais toutefois acquérir
Pimportance du sacrement eucharistique. Il ne s'y
prêtait pas.
TABLE ALPHABÉTIQUE
N.B. Les chiffres non précédés du chiffre romain II se rapportent
au premier volume.
Aaron 84. 131.
Abomination de la désolation 68.
Actes de Pilate 460.
Adonaï 158.
Aggée 49.
Alcime, pontife 77.
Alexandra, mère de Mariamme
223. — Reine 202 sv. 207.
Alexandre fils d'Hérode 231. —
Jannée 202 sv.
Alexandrie, judaïsme alexandrin
5. 332.
Allégorie 334.
Alliance nouvelle II, 359.
Aloges 352 .
Am-aaretz 123. U3.
Anciens d'Israël 97. — de la Syna-
gogue lOo.
André; apôtre 11, 144.
Anges 159 sv. — gardiens 162.
Annas, pontife 11 379-380.
Anne, prophétesse 372.
Antigonede Socho 97, — roi 214.
217. 220.
Antiochus Épiphane 65 sv. 76.
JÉSUS DE NAZAR. — II
Antiochus le Grand 64.
Antipas (Hérode) 247.— Il 155-
157. 224-225.
Antipaterpère d'Hérode I«'"209 sv.
213. — fils du même 230-232.
Apoca;lypses 185. 261.
Apocryphes (évangiles) 456 sv.
Apôtres II 142 sv.
Arche de l'Alliance 17-18. 159.
Archélaûs, ethnarque 236-240.
Aristion 292-293. 313.
AristobuleP''202.— AristobulelI°^«
208 sv. 214. — Aristobule III,
pontife 223 . — Aristobule fils
d'Hérode I" 231 .
Asmodée 167.
Asmonéens 70-88. — (Table gé-
néalogique des) 253.
Assomption de Moïse 195.
Attente messianique 129.
B
Baal Melcart 20.
Balaam 28.
Barabbas II 397.
Béatitudes II 31-35.
33
514
TABLE ALPHABETIQUE
Bené-Elohim 160.
Bergers de Béthléhem 371. 401.
Boéthusiens 229.
Bouc à Hazazel 15.
Bouddhisme (Rapports de Jésus
avec le) 2.
G
Caïphe II 383-390.
Cananéenne (La) II 132-135.
Canon de l'Ane. Testament 113.
Cantique des Cantiques 117.
Capernaum II 26. 177.
Captivité de Babylone 10. 36 sv.
Cène(lnstitut.de la 8*^)11 506-512.
Centurion de Capernaum 11 H3.
César (J.) 214.
Chérubins 19.
Choses finales 11 306 sv.
Christ V. Messie.
Christianisme, berceau 1 sv. —
(Avenir du) II 479 sv.
Circoncision 15.
Colombe symbolique II, 4.
Croix, crucifix il 408-411
Crucifixion II 405 sv.
Cyrus 41-42.
D
Daniel 69. 117. 184. II 13.
David (Descendance de) 47 — II
303.
Bebir 159.
Démétrius Sôter 77.
Démoniaques II 76. — Démonia-
que de Gadara II 110, 497-499.
Démons 159. 164 sv.
Denier de César II 288-293.
Deutéronome 33.
Deux fils (Parab. des) II 293.
Diable (Le) 163.
Diatessaron 457.
Didaché II 150.
Diégèses 293.
Biesirae 189.
Disciples dans les blés II 194. —
indécis II 235.
Divorce 11 40-41. 168-172.
Doctrines juives nouvelles 152 sv.
Drachme perdue (la) 432.
Durée du ministère de Jésus II
227-231.
E
Eau de jalousie 15.
Ecce homo II 399.
Ecclésiaste 117.
Ecclésiastique (Livre de 1') 117.
Écoles de prophètes 30.
Économe infidèle (Parab. de 1')
II 247-249.
Église 11220. 485. 490.
Egypte (Voyage en) 368. 399.
Élie 20. — Précurseur 182.
Elisabeth 440 sv.
ÉUsée 20.
Élohim 158.
Enfant (!') épileptique 11 214.
Enfant prodigue (Parab. de 1') 243.
Enfants du Royaume 218-221.
Entrée de Jésus à Jérusalem 11
266 sv.
Ésaïe (Premier et second) 40.
Esdras 51.
Esprit (St) de Dieu 162.
Esséniens 135 sv.
Esther (Livre d') 117.
Évangile (religion) 283. Il 28-29.
58-59. — Ses rapports avec la
loi civile II, 39-42.
Évangiles (livres) 282 sv. 326-328.
— Non canoniques 4i5 sv. — Synop-
tiques, ressemblances et différences
TABLE ALPHABÉTIQUE
515
46J sv. — de Matthieu et de Marc
470 sv. — de Justin 436 — des Naza-
réens et des Hébreux 4S7 II 13 — de
Pierre 458 — des Égyptiens ibid. —
de Thomas ibid. — de Matthias 459,
— de Nicodème 460 — de Marcion
ibid. — de l'Enfance 486 sv.
Exorcismes 169.
Ézéchiel 39. 43.
F
Femme hémorragique (La) II 114.
Figuier stérile (Le) Il 69-70. 231.
Fille de Jaïrus (La) II 68-69.
Fils de Dieu II 11.
Fils de l'Homme 184. 191 . II 190-
198.
judaïsme 4-8. — Son influence
61 sv. — Ses rapports avec le chris-
tianisme 4-8. — Hellénisation impo-
sée 65 sv.
Hénoch (Livre d') 189 sv.
Hérode l-^-- 215 sv. 219. — Règne
221-233. — Politique 227. — Fa-
mille 230. — Testament 234.
Hérodes (Les) 209.
Hérodias 248.
Hillel 98-99.
Histoire évangélique 255. 282.
337. 361. sv. — Division fonda-
mentale Il 2.
Hyrcan b^ (Jean) 81. 88.
Hyrcan 11^^ 207. 208 sv. 218. 223.
G
Gabriel (ange) 161.
Gadara (Dém. de) II. 110. 497-499.
Galien 269.
Galilée, province 416 sv.
Galiléens immolés par Pilate II
253.
Garizim 53.
Géhenne 174.
Généalogies de Jésus 374.379 sv.
Gethsémané II 368-374. 378
Grand-prêtre v. Pontife.
Grec (Régime) 58.
H
Eaber, haberim 124. 143.
Maggada et Malacha 155.
Hassidim 64. 125.
Hauts lieux 18.
Eazzan de la synagogue 105.
Héliodore 65.
Hellénisme, ses rapports avec le
Idéal chrétien 11 480 sv.
Images religieuses 19.
Jacques apôtre 11 146. 256.
Jacques frère de Jésus {[ 449.
Jahvé (Jehovah) 13 sv. — Sens de
ce nom 23. — Sa prononciation 158,
— Son usage ïbid.
Jahvisme 20 sv. 156.
Jalousie de Jahvé 15-33.
Jason, gd prêtre 66.
Jean apôtre 11 144. 146. 256. —
Évangile de Jean v. Quatrième
évangile.
Jean Baptiste 439 sv. — Sa nais-
sance 440. — Son ascétisme 444. —
Son baptême 448. — Sa prédication
449. — Sa mort 451-453. II 136-137.
— PourquoiJésus s'en sépare II, 11.
Son message à Jésus 114-116. — Son
rapport avec Élie 139.
Jean le presbytre 292. 313.
SIT)
TABLE ALPHABETIQUE
Jehovah v. Jahvé.
Jeune homme riche (Le) II 237.
239.
Jérémie 35. 38.
Jéricho II 264.
Jérusalem céleste 191.
Jésus de Nazareth. Réalité histo-
rique 255-265. — Son nom 366.
— Date de sa naissance 403 sv. —
Notion ascensionnelle de sa personne
336. — Logos incarné 337. — Récits
de sa naissance et de son enfance
361 sv.; dans le premier évangile
363 sv.; dans le troisième 368 sv. —
Généalogies 314. 379 svi — Sa famille
382. 419. — Conçu du St-Esprit
383 sv, — Sa naissance à Betlilé-
hem de Juda 389 sv. — Sa jeunesse
409. 419 sv. — Au milieu des doc-
teurs 409. — Constitution physique
412. — Origine ethnique 417. —
Légendes apocryphes 486 sv. — Pré-
paration religieuse 419 sv. — Voca-
tion 426. — Baptême au Jourdain
437. II 3-10.
Retraite et Tentation au désert II 10-20.
Prédication en Galilée 21 sv. — Les
premiers apôtres 24-25. — A Caper-
nailm 26. — Sermon de la Montagne
29 sv. — Miracles 60-83. — Guéri-
sons76-77. — Oppositions 86 sv. 139.
— Paralytique de Capernaijm 88. — A
Nazareth 103-107. — Sa mère et ses
frères 107-109. — A Gadara 110. —
Message de Jean Baptiste 114-116.
— La Cananéenne 132-133. — Multi-
plication des pains 141. — Les
apôtres 142 sv. — Leur mission
première 148. — Instructions apos-
toliques 149 sv.
Terreurs d'Antipas II 133-137. — Chez
Simon le pharisien 163 sv. — Pro-
clamé Messie par les Douze 181-183.
— Comment se forma sa propre con-
viction à cet égard 183-202. 207. —
Le nom de Fils de l'homme 190-198.
— Les Disciples dans les blés 194. —
Messie accepté, non imposé 201. —
Tempête apaisée et marche sur les
eaux 202-203. — Transfiguration
204. — Messie souffrant 207-209. —
L'enfant épileptique 214.
Voyage à Jérusalem II 227 sv. — Durée
de sa vie publique 227. — En Sa-
marie 233. — Le jeune homme
riche 237. — Enfants bénis 240. —
Jacques et Jean 256. — A Jéricho
264.
Entrée à Jérusalem II 266 sv. — Puri-
fication du Temple 271 sv. 279, —
Enseignements de Jérusalem 282 sv.
— Le denier de César 289-293. —
La femme aux 7 maris 293-298. —
Le résumé de la Loi et des pro-
phètes 298-300. — Le Messie est-il
fils de David? 303. — Les choses
finales 306 sv. — Jugement suprême
323. - Scribes et Pharisiens 328 sv.
— Précautions prises 836. — Onction
deBéthanie 338. -Trahison de Judas
342-349. 360-362. -Dernière Cène
331 sv. — L'alliance nouvelle 359.
— Le corps et le sang de Jésus 359.
— Rendez-vous en Galilée 364-365.
435-437. 465. - Gethsémané 368-
374 — Arrestatiou 375.
Chez Annas II 379. — Devant Caïphe
386-390. — Condamnation 390. —
Reniement de Pierre 391-393. — ■
Devant Pilate 393 sv. — Fustigation
399-400. — Crucifixion 405 sv. —
Les deux Larrons 419-420. — Elôi,
Elôi... 422. — Posca 424.— Mort
425.
Résurrection II 428 sv. — Sépulture
430. — Les Galiléennes 431-432.
433-436. 463. — Apparition en Gali-
lée 437. 466. — A Emmaûs 439-441.
468. — A Jérusalem 441-442. 470.
— Marie Madeleine 443-444. — Ap-
parition aux disciples 444. — Tho-
mas 445. 470 — Dernière apparition
en Galilée 446-448. 467. — Témoi-
gnage de Paul 449. 472. — Appari-
tion à Jacques 449. — Impossibilité
TAlîLl!: ALPHABETIOUr^:
517
(l'une mort appareute 454-457. —
La Garde au tombeau 457-460. —
Le tombeau vide 460-463. — Ex-
tases 473. — Triomphe de la foi
478.
Jeûne II 44-43. 91-93.
Jochanan pontife 56.
Jonathan prince et gd-prêtre
79-81. 149.
José ben-Jochanan, — ben-Joé-
zer 97.
Joseph d'Arimathée II 333.
Joseph père de Jésus 418.
Josèphe (L'historien), 136. 272.
— Passage relatif à Jésus 275 sv.
Josias 22. 33. — Réforme de Jo-
sias 34-35.
Jubilés (Livre des) 196.
Juda (Roy. de) 20. — Détruit 33.
Judaïsme, sa formation 10 sv. 42.
Judaïsme alexandrin 4-5.
Judas le Gahléen 238.
Judas Iscariote II 145. — Sa tra-
hison 342-349. 373-374.
Judas Maccabée 72-79.
Judith 117.
Juge inique (Parab. du) II 231.
Jugement divin 171. — suprême
II 195. 323.
Justice du Royaume de Dieu II
36-38.
K
Kehar Enosch 184.
Ketoubim 1 16.
Larrons (Les deux) II 419-420.
Lazare (Parab. du pauvre) II
249-231.
Lazare le ressuscité 343. II 247.
Levain (Parab. du) 430. II 121.
Lévites 17. 34. 39. 45.
Livres saints 112 sv.
Logia 290. 314-313. 329. — Dans
le premier évangile 469 sv.
Logos 333 sv.
Loi juive 114. — Ses origines 14,
— Son importance nationale 48.
50-31. o4-55. — Son observation
91. 121. 129. 262.
Luc (évangile de) 318 sv. — Pro-
logue 289. — Document parti-
cuher 321.
Lysias 77.
M
Maccabées 70. 73. (Livres des)
117.
Mages d'Orient 366, 394.
Manassé le Samaritain 53.
Marc (évangile de) 308 sv. 316.
322. — Rapports avec le premier
évangile, v. Prôto-Marc.
Marchands chassés du Temple II
271 sv.
Marche sur les eaux II, 203.
Mariamme 222. 224. 226.
Marie Madeleine II 167. 443.
Marie mère de Jésus 363 sv. 369.
372. 442.
Marthe et Marie II 245-247.
Mattathiah 70. 72.
Matthieu apôtre II 144. 162.
Matthieu (évangile de) 293. —
Discours 298 sv. — Fragments lé-
gendaires 307. — Authenticité 317.
Memra 163 .
Messie 173 sv. — Attente messia-
nique 176. 198. — Doctrine messia-
nique 186. — Messie fils de David
179 sv. 194. 199. II 303. — Fils de
l'Homme II 192. ->- Jésus proclamé
Messie 182. 487.
Micaël ou Michel archange 162.
Midrasch, Midraschim, 154.
518
TABLE ALPHABETIQUE
Monolâtrie, 23.
Monothéisme d'Israël 13 sv.
Mont des Oliviers II 337.362.
Multiplication des pains II 71.
141.
Mythologie dogmatique il 491-
493.
N
Nébucadnetzar 35.
Néhémie 52.
Nicanor78.
Nicolas de Damas 227.
Noces (Parab. des) II 238.
Notowistsch 2
O
Onction de Béthanie II 338-342.
Oraison dominicale II 47 sv.
Papias 290 sv. 313.
Pâque juive 15. II 356.
Paraboles du Royaume II 118-
126.
Paradosis 287 . 294 . 3 1 3 . 323 .
Paralytique de Capernaûm II
87.88.193-194.
Pardon indéfini (Doctrine du) Il
220 sv.
Parousie 11305.320-325.
Paul, sur la Résurrection II 449.
431. — sur la personne de Jésus
II, 489.
Pauvreté en esprit II 31.
Péagers II 159 sv.
Péché contre le S'-Esprit II 175.
Perle (Parab. de la) Il 125.
Perse (Régime) 43 sv.
Pharisien et péager (Parab.) 11
164.
Pharisiens 85.119 sv. II 163-
167.172 sv.
Phasaël 215.
Phéroras 232.
Philippe tétrarque 239.
Philon d'Alexandrie 200-332.
Pierre 322. Il 145. 183. 209. 366.
391-393. — Primauté 499-506.
Pirhe Aboth 96. 98.
Pite de la Veuve II 286.
Pline le jeune 269.
Plutarque 268.
Ponce Pilate 245. II 393-400.
Pontife, Pontificat 45 sv. 56. 147.
Possessions 169.
Prédictions messianiques 177.
Préparation de la Pâque II 337.
Prêtres esséniens 139.
Prière II 45 sv.
Procurateurs de Judée 241. 244.
Prophètes, Prophétisme 26 sv.
— (Livres des) 115. — Rapports
avec le sacerdoce 31. 33.
Prosélytes II 127.
Prôtévangile de Jacques 459.
486 sv.
Prôto-Marc 316-317. 321. 329.
472 sv.
Psautier de Salomon 193.
Ptolémées (Les) 59.
Pureté légale 100. 143. 145. 149. II
98-101.
Purification du Temple 74. II 271
sv. 279.
Q
Qaisah, Qose, Quos (le dieu) 13.
Quatrième évangile 330 sv. —
Refoute de l'histoire évangélique
337 sv. — Prologue 338 sv. — Mi-
racles 344. — Anti-judaïsme 346. —
Dernier repas 347. — Éliminations
\
TABLE ALPHABETIQUE
519
349. — Valeur historique 352-358.
— DaLe 353-357. — Authenticité
johaniiique 355. II 20.
R
Rabbi 95.
Recensement des Quirinius 391 .
Religions, leurs analogies 3. II
483,
Renan (E.) sur le 4™« évangile
477 sv.
Rendez-vous en Galilée II 364-
365. 435-437. 465.
Restauration de Juda 43 sv.
Résurrection de Jésus II 422 sv.
Résurrection des corps 173.
Retour du Christ II 311-314. 320.
Richesse II 53-56.
Rideau du Temple II 429.
Royaume de Dieu (Le) II 28 sv.
112. 117.
Sabbat 14. Il 94-98. 194.
Sacerdoce de Jérusalem 33. 45-
46.
Saddôkl31.
Sadducéens 85. 128 sv.II 269-270.
293-298.
Salomé sœur d'HérodeP"' 224. 225.
Samarie (Jésus en) II 232-234.
Samaritain (Parab. du bon) II 242.
Samaritains 48-49.
Sanhédrin 203 sv. II 276-278.
Sapience (Livre de la) 117.
Satan 165.
Schammaï 98.
Sche7na 107.
Schemaïa et Abtalion 98.
Scheôl 171.
Scribes 90. — Scribes et phari-
siens II 328 sv.
Seleucus Philopator 65.
Semence croissant d'elle-même
II H8.
Semeur (Parab. du) II 123.
Sermon de la Montagne II 29 sv.
Serviteur de l'Eternel 41.
Sibylles, Oracles sibyUins 186
sv. 194.
Signe de Jonas (Le) II 82.
Simeas et Pollion v. Schemaïa.
Siméon 371.
Simon ben-Schetach 98. 203. 207.
Simon de Cyrène II 400.
Simon le Juste 97.
Simon prince et grand prêtre 81.
Souillure légale 99-100. 139. 145.
149.11 98-101.
Statère (Miracle du) II 214.
Suétone 270.
Synagogue 102 sv. — (Grande)
110.
Synoptiques (évangiles) 284. 295
sv. 322. — Date de composi-
tion 325.
Tacite 270.
Talents (Parab. des) II 284.
Talmud 95.
Targums 108. 154.
Taureau d'or, 16. 19.
Tempête apaisée II 202-203.
Temple de Jérusalem sous les
rois 20. 21. 33. — importance
94. —Destructions 33. II 304 sv. —
Reconstructions 49, 228. —Purifica-
tions 74. II 271. 279.
Thora 94. 114.
Titulus de la croix II 418.
Tobie 117.
Tradition orale 286 sv. 294.
520
TABLE ALPHABETIQUE
Trajan 268.
Transfiguration II 204-205.
Trésor (Parab. duj II 125.
Tunique (La sainte) II 416. 418.
U
Universalisme juif et chrétien
Il 126-131.
Veau d'or v. Taureau d'or.
Verbe v. Logos.
Vie future 171.
Vierges (Parab. des dix) II 283.
Vin myrrhe II 413. 416.
Vin nouveau II 94.
X. Y. Z
Zacharie 50.
Zachée II 264 sv.
Zélotes 126.
Zorobabel 45.
TABLE DES MATIERES
DU SECOND VOLUME
QUATRIÈME PARTIE
l'évangile en GALILÉE
Chapitre I. — Le Baptême au Jourdain. — La Tentation
au Désert 1-20
Chapitre IL — L'Evangile, l . 21-42
Chapitre IIL — L'Évangile, II 43-60
Chapitre IV. — Les Miracles de Jésus 61-85
Chapitre V. — Les Opposants 86-111
Chapitre VI. — La Doctrine du Royaume de Dieu .... 112-135
Chapitre VII. — Mort de Jean Baptiste. — Les Apôtres. . 136-157
Chapitre VIII. — Continuation des prédications de Jésus
en Galilée 158-179
CINQUIÈME PARTIE
LE MESSIE
Chapitre I. — La Proclamation des Douze 181-207
Chapitre II. — Les derniers jours en Galilée 208-226
Chapitre III. — Le Voyage à Jérusalem 227-261
SIXIÈME PARTIE
LA PASSION
Chapitre I. — Jésus à Jérusalem 263-281
Chapitre II. — Les Enseignements de Jérusalem. .... 282-305
Chapitre III. — Les Choses finales 306-325
Chapitre IV. — Préliminaires de la Passion 326-350
Chapitre V. — La Dernière Cène. — Gethsémané. .... 351-374
Chapitre VI. — Arrestation et Jugement 375-401
Chapitre VII. — La Mort 402-427
522 TABLE DES MATIÈRES
SEPTIÈME PARTIE
LA RÉSURRECTION
Chapitre 1. — Récits de la Résurrection 428-452
Chapitre II. — La Nature des Apparitions 453-478
Conclusions 479-495
APPENDICE :
A. Le Démoniaque de Gadara 497-499
B. Primauté de Pierre 499-506
G. Institution' de la Sainte Cène 506-512
Table alphabétique 513-520
Rappel de l'erratum signalé à la fin du premier volume.
Bar-le-Duc. — Imprimerie Comte-Jacquet. Facdouel, Dir.
Fi-^JLiXJESl'mA jBï FlOlMfDIE
SEDES 6ENT
P»L»ESTIN
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