Skip to main content

Full text of "Jésus de Nazareth. Études critiques sur les antécédents de l'histoire évangélique et la vie de Jésus .."

See other formats


rET 


^ 


t 


qJ 


C.H.JUL  19 


lt(^ 


l 


a- 

JIH     PO   M 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Boston  Public  Library 


http://www.archive.org/details/jsusdenazareth02rv 


JÉSUS   DE  NAZ4RETH 


ALIili:UT    llliVlLLi: 


1>  U  0  F  i:  S  S  K  U  U     A  0     C  0  L  L  IC  G  K     U  E      !•'  Il  A  N  C  l'. 


JÉSUS  DE  NAZARETH 


ÉTUDES    CRITIQUES 

SUR  LES  ANTÉCÉDENTS  DE  L'HISTOIRE  ÉVANGÉLIQUE 
ET  LA  VIE  DE  JÉSUS 


TOME    SECOND 


PARIS 

LIBRAIRIE     FISCHBACHER 

Société  anonyme 
33,     RUE    DE     SEINE,      33 

1897 

(Tous  droits  réserves) 


JÉSUS   DE   NAZARETH 

II 

ÉTUDES   CRITIQUES   SUR   LA   VIE   DE   JÉSUS 


QUATRIÈME   PARTIE 
L'ÉVANGILE   EN    GALILÉE 


CHAPITRE    [ 


LE  BAPTÊME  AU  JOURDAIN.   -  LA  TENTATION 
AU  DÉSERT 


Si  l'on  veut  bien  se  reporter  aux  études  qui  précèdent 
sur  la  composition  des  évangiles  synoptiques,  on  verra 
que,  pour  se  faire  une  idée  de  la  succession  des  événe- 
ments qui  forment  la  trame  de  la  vie  publique  de  Jésus, 
c'est  le  Prôto-Marc,  à  bien  peu  de  chose  près  reproduit 
par  le  Marc  canonique  (preuve  en  soit  le  parallélisme 
dans  les  deux  autres),  qu'il  faut  consulter  en  premier 
lieu.  La  collection  des  Logia  ne  pourrait  procurer  le 
même  avantage,  puisque  les  sentences  et  les  enseigne- 
ments dont  elle  se  compose  sont  réunis  par  l'analogie 
des  sujets  et  non  par  la  succession  chronologique.  Les 
autres  éléments  constitutifs  de  Matthieu  et  de  Luc  ne 
nous  renseignent  pas  davantage  à  cet  égard.  Il  est  vrai 

JÉSUS  DE   NAZAR.    —    II.  1 


•2  JESUS    DE    NAZARETH 

que  le  Prôto-Marc  lui-même  n'énonce  nulle  part  la  pré- 
tention de  raconter  les  /«zY^  et  les  dits  en  s'astreignant 
à  une  chronologie  rigoureuse.  Il  se  peut  très  bien  que 
les  annotations  tirées  par  son  rédacteur  des  prédications 
occasionnelles  de  Pierre  soient  groupées  d'une  manière 
qui  ne  soit  pas  toujours  conforme  à  leur  suite  réelle.  Les 
transitions  chronologiques,  les  «  alors  »,  «  en  ce  temps- 
là  »,  «  il  parcourait  les  villes  et  les  bourgades  »,  sont  en 
général  très  vagues.  Cependant  on  doit  observer  que 
Luc,  qui  prétend  avoir  raconté  les  choses  dans  l'ordre 
■du  temps  (I,  1),  ne  s'est  pas  écarté  sensiblement  de  la 
ligne  suivie  par  Marc.  De  plus,  dans  toutes  les  hypo- 
thèses, la  carrière  publique  de  Jésus  fut  courte  —  de  trois 
à  quatre  ans,  et  nous  tâcherons  plus  loin  d'en  préciser 
■un  peu  mieux  la  durée  —  et  il  est  évident  qu'avec  le 
second  évangile  il  faut  inscrire  dans  l'histoire  de  Jésus 
quatre  grandes  divisions  formant  le  cadre  des  nombreux 
épisodes  qui  la  remplissent,  sans  que  les  erreurs  tou- 
jours possibles  dans  la  distribution  de  ceux-ci  tirent 
à  conséquence.  11  y  a  en  tout  premier  lieu,  comme  début 
nécessaire,  le  baptême  de  Jésus  au  Jourdain  et  ce  qu'on 
appelle  la  Tentation  au  désert  qui  le  suit  immédiatement; 
ipuis,  une  série  de  prédications  itinérantes  en  Galilée  et 
régions  limitrophes,  roulant  sur  le  royaume  de  Dieu,  sa 
proximité,  sa  nature,  ses  conditions,  et  aboutissant  à  la 
reconnaissance  de  Jésus  en  qualité  de  Christ  ou  Messie 
proclamé  par  ses  disciples  intimes;  cette  proclamation, 
encore  maintenue  dans  un  cercle  restreint,  est  suivie 
d'une  nouvelle  série  d'épisodes  et  d'enseignements  qui 
se  relient  à  l'itinéraire  de  Jésus  se  rendant  à  Jérusalem 
où  l'appel  au  peuple  juif  concentré  dans  sa  capitale  sera 
le  moment  critique  et  décisif  de  toute  cette  histoire  ; 
vient  enfla  le  dernier  groupe  de  récits  relatant  le  séjour 


LE    lUPïRME    AU    JOURDAIN.    —    LA    TENTATION    AU    DÉSEHT  3 

à  Jérusalem,  les  dernières  discussions,  la  passion  et  la 
résurrection. 

Du  moment  que,  pour  les  graves  raisons  énoncées 
précédemment*,  on  élimine  le  quatrième  évangile  de  la 
liste  des  documents  de  nature  vraiment  historique, 
l'adhésion  formelle  des  trois  évangélistes  synoptiques  à 
cette  quadruple  division  commande  aussi  celle  de  l'his- 
torien. D'ailleurs  ces  divisions  se  suivent  très  naturelle- 
ment et  chacune  d'elles  se  relie  logiquement  à  la  pré- 
cédente. 

Des  sentiments  mélangés ,  enthousiasme  pour  le 
Royaume  de  Dieu  dont  la  proximité  s'annonçait,  hési- 
tation concernant  la  part  active  qu'il  désirait  prendre  à 
son  avènement,  entraînement  de  l'exemple  et  de  l'idée 
qui  remuait  la  masse,  poussèrent  donc  Jésus  à  se  joindre  au 
flot  des  pèlerins  qui  allaient  demander  à  Jean  le  prophète 
le  baptême  initiateur  de  l'ère  nouvelle.  Je  ne  crois  pas 
du  tout  que  Jésus,  comme  l'a  pensé  E.  Renan  ^  eût  déjà 
commencé  à  former  autour  de  lui  un  cénacle  de  dis- 
ciples ou  d'auditeurs.  C'est  à  Nazareth  que  ce  premier 
groupe  aurait  dû  se  réunir.  Or  les  synoptiques  n'en  tra- 
hissent pas  la  moindre  connaissance  et  l'accueil  fait  plus 
tard'^  par  les  lourdauds  de  Nazareth  à  la  prédication  de 
leur  concitoyen  s'oppose  à  toute  idée  d'un  enseigne- 
ment donné  par  lui  sous  leurs  yeux  antérieurement  au 
baptême  du  Jourdain  ^  Ce  baptême  détermina  la  crise 
décisive  de  sa  vie  intérieure.  Il  se  flt  en  lui  une  trans- 
formation dans    le    sens    d'une    résolution   irrévocable 

^  Vol.  I,  Partie  II,  chap.  VI,  pp.  330  et  suiv. 

2  Vie  de  Jésus,  éd.  1893,  p.  109. 

3  Marc,  VI,  l   suiv. 

*  Le  4'"«  évangile  lui-même,  sur  lequel  Renan  croit  pouvoir  appuyer 
sa  supposition,  lui  est  en  réalité  contraire.  Comp.  Jean  I,  29-43. 


4  JESUS    DE   NAZARETH 

de  se  mettre  à  l'œuvre  sans  se  laisser  arrêter  par  les 
scrupules  qui  l'avaient  jusqu'alors  fait  hésiter.  De  quel- 
que manière  que  l'on  s'explique  la  vision  qui  le  révéla 
lui-même  à  lui-même,  ce  qui  ressort  du  récit  évangé- 
lique,  c'est  qu'à  partir  de  ce  moment  sa  décision  fut 
prise."  On  comprend  aisément  que  la  vue  de  cette  af- 
fluence  d'hommes  mus  par  des  espérances  analogues 
aux  siennes,  la  chaleur  des  convictions  qui  s'exprimaient 
autour  de  lui,  faisant  écho  aux  éclats  de  tonnerre  du 
nouvel  Èlie,  l'assurance  elle-même  du  prophète  qui  par- 
lait comme  s'il  eût  discerné  à  l'horizon  l'aube  du  grand 
jour  qui  allait  luire,  aient  fait  jaiUir  en  lui  la  clarté  qui 
lui  manquait  encore.  Ces  grands  mouvements  de  foi 
collective  sont  contagieux  et  d'une  étonnante  puissance 
sur  les  déterminations  des  individus  particulièrement 
disposés  à  en  ressentir  l'impulsion.  Il  sortit  du  fleuve 
pleinement  persuadé  qu'il  était  personnellement  appelé 
d'en  haut  à  préparer  l'avènement  du  Royaume  de  Dieu. 
D'après  nos  textes  \  au  moment  où  il  sortait  de  l'eau, 
il  vit  le  ciel  s'ouvrir,  une  colombe  ^  symbole  de  l'esprit 

1  Marc  I,  9-11  ;  Matth.  III,  13,  17  ;  Luc  III,  21-22. 

2  La  colombe  fut  de  temps  immémorial  un  oiseau  sacré  des  reli- 
gions sémitiques.  Mais  ridée  qu'on  s'en  était  faite  chez  les  Israélites, 
sous  l'inlluence  du  monolliéisme  jahviste,  s'était  écartée  de  celle 
qu'on  y  attachait  dans  les  religions  naturistes  de  la  même  race.  Chez 
les  Cananéens,  les  Syriens  et  les  Assyriens,  elle  était  l'oiseau  repré- 
sentatif des  déesses  de  l'amour  sexuel  et  de  la  fécondité,  de  même 
que  de  l'Aphrodite  grecque  dont  les  traits  mythiques  se  rapprochent 
tant  de  ceux  de  l'Astarté  orientale.  Comp.  Lucien,  De  Dea  Syra  14 
et  54.  En  Israël  ce  fut  plutôt  comme  représentation  de  la  candeur  et 
de  la  pureté  qu'elle  demeura  associée  au  sentiment  religieux. 
C'était  le  seul  oiseau  qu'il  ihi  permis  d'offrir  en  sacrifice.  C'est  une 
colombe  qui  avait  apporté  à  Noé  le  rameau  d'olivier,  Gen.  VIII,  9. 
Toutefois  je  présume  qu'il  restait  de  l'ancienne  idée  quelque  ten- 
dance à  la  considérer,  non  plus  sans  doute  comme  un  symbole  de 
fécondité  charnelle,  mais  comme  éveillant  la  notion  de  la  force 


LE    BAPTKME    AU    JOURDAIN.    —    LA    TF^NTATION    AU    DKSICHT  O 

divin,  s'abaisser  en  planant  sur  sa  tète,  et  il  entendit  une 
voix  qui  lui  disait  du  ciel  :  «  Tu  es  mon  fils  bien  aimé, 
«  en  qui  j'ai  mis  ma  bienveillance  *.  » 

A  ce  propos,  il  est  très  intéressant  d'observer  le  chan- 
gement qui  s'est  opéré  d'une  manière  presque  imper- 
ceptible et  pour  ainsi  dire  inconsciente  dans  la  manière 
de  concevoir  la  vision  baptismale  qui  ne  dut  être  à  l'ori- 
gine que  Texpression  imagée  des  émotions  dont  l'âme 
de  Jésus  débordait.  D'abord  la  vision  est  tout  intérieure , 
Jésus  seul  la  perçoit;  peu  à  peu  elle  devient  un  prodige 
extérieur,  visible  pour  tous  les  assistants,  en  un  mot  un 
miracle  éclatant.  Le  texte  de  Marc,  évidemment  le  texte 
sous  sa  forme  primitive,  porte  simplement  :  «  Et  aussi- 
«  tôt,  comme  il  sortait  de  l'eau,  il  vit  les  cieux  s'ouvrir 
•«  (littéralement  se  déchirer)  et  l'esprit  comme  une  co- 
«  lombe  descendant  sur  lui,  et  une  voix  vint  des  cieux 
«  qui  disait  :  Tu  es  mon  fils  bien  aimé,  etc.  » 

Luc  objective  beaucoup  plus  l'événement  :  «  Et  il 
«  arriva  pendant  que  tout  le  peuple  se  faisait  baptiser, 
«  Jésus  ayant  aussi  été  baptisé  et  s'étant  mis  en  prière, 
«  que  le  ciel  s'ouvrit,  et  le  Saint-Esprit,  apparaissant 
«  sous  forme  corporelle  comme  une  colombe,  descendit 
«  sur  lui,  et  une  voix  vint  du  ciel,  etc.  » 


•créatrice,  vivifiante,  inspiratrice,  de  l'esprit  divin,  surtout  quand  il 
s'agissait  de  l'action  douce  et  continue  de  cet  esprit.  La  colombe  et 
ses  congénères  sont  remarquables  par  leur  faculté  de  planer  long- 
temps avec  l'apparence  de  l'immobilité.  La  théologie  rabbinique 
représentait  comme  une  colombe  «  l'esprit  de  Dieu  planant  sur  les 
«  eaux  »  (Gen.  I,  2)  comme  pour  les  vivifier  par  une  incubation 
prolongée  [Targum  sur  le  Cantique  II,  14  ;  Jarchi  Gen.  1,2).  Comp. 
aussi  le  rôle  attribué  au  même  oiseau  dans  le  Prôtèvangile  de  Jacques 
et  les  apocryphes  de  composition  analogue,  Appendice,  H,  P""  vol. 

1   Ev  (p  £'jo67.-/)c;a,  et  non  pas  «  j'ai  mis  mon  bon  plaisir  »,  comme 
on  traduit  trop  souvent. 


6  JÉSUS    DE    NAZARETU 

Le  premier  évangéliste  va  plus  loin  :  «  Jésus  baptisé 
«  sortit  aussitôt  de  l'eau,  et  voici  les  cieux  s'ou- 
«  vrirent,  il  vit  l'esprit  de  Dieu  comme  une  colombe 
«  venant  se  poser  sur  lui.  Et  voici,  une  voix  des  cieux 
«  dit  :  Celui-ci  est  mon  fils  bien  aimé  en  qui  j^ai  mis  ma 
«  bienveillance.  » 

La  voix  céleste  ne  s'adresse  doiic  plus  à  Jésus  per- 
sonnellement, elle  le  désigne  aux  assistants  comme 
l'objet  de  l'adoption  divine. 

Le  quatrième  évangile  achève  la  transformation 
(Jean  I,  33-34).  Ce  n'est  plus  Jésus  ni  les  assistants 
qui  ont  vu  la  colombe  et  entendu  la  voix,  c'est  Jean 
Baptiste  seul  *  :  «  Moi,  je  ne  le  connaissais  pas,  mais 
«  celui  qui  m'a  envoyé  baptiser  dans  l'eau  m'a  dit  : 
«  Celui  sur  qui  tu  verras  l'Esprit  descendre  comme  une 
«  colombe  et  demeurer  sur  lui,  c'est  celui  qui  baptisera 
((  dans  l'esprit  saint  ^  Je  l'ai  vu  et  j'ai  témoigné  qu'il  est 
«  le  Fils  de  Dieu.  » 

Cette  transformation  graduelle  tient  à  ce  que,  dans 
l'opinion  des  premiers  chrétiens,  cette  sélection  de  la 
personne  de  Jésus  était  une  des  grandes  preuves  de  sa 
mission  divine.  Mais  il  fallait  pour  cela  qu'elle  fût  attes- 
tée par  une  réalité  objective,  perceptible  pour  d'autres 
que  pour  Jésus  lui-même.  Le  texte  primitif,  conservé 
par  Marc,  avait  donc  subi  de  légères  retouches  qui  en 
vérité  semblent  plus  inconscientes  que  réfléchies.  Elles 
n'en  sont  que  plus  significatives.  Dans  le  quatrième 
évangile  le  changement  est  plus  calculé. 

Chez  les  judéo-chrétiens  primitifs,  ceux  qu'on  appelle 

*  Du  reste  le  quatrième  évangile  ne  fait  pas  menLiou  du  baptême 
de  Jésus.  Ce  serait  trop  contraire  à  sa  théorie  du  Logos. 

2  Se  rappeler  que  baptiser  à  cette  époque  signifie  toujours  immer- 
ger, plonger. 


LE    nAPTI';ME   AU    JOUMDAIN.    —    LA   TENTATION    Al!    DKSKHT  7' 

ébionites,  le  baptême  avait  été  pour  Jésus  plus  qii'uii(3 
crise  intérieure  dès  longtemps  préparée,  plus  qu'un 
miracle  scellant  une  prééminence  antérieurement  ac- 
quise. D'un  homme  ordinaire  cet  événement  avait  fait 
instantanément  le  Messie,  fils  de  Dieu.  L'esprit  divin 
s'était  brusquement  emparé  de  lui,  le  possédant  depuis 
lors  tout  entier.  On  pourrait  dire  que  c'était  le  pôle 
opposé  de  la  possession  démoniaque.  Par  conséquent 
on  était  poussé  de  ce  côté  à  amplifier  encore  les  mer- 
veilles qui  avaient  illustré  cette  métamorphose  d'un 
Nazaréen  vulgaire  en  Messie  d'Israël.  D'après  Épiphane  S 
l'évangile  dit  des  Hébreux  racontait  aussi  que  Jésus  avait 
vu  le  Saint-Esprit  sous  forme  d'une  colombe  descendre  sur 
lui  et  entrer  en  lui.  Mais  aux  paroles  prononcées  par  la 
voix  céleste,  cet  évangile  ajoutait  celle-ci  :  «  C'est  aujour- 
«  d'hui  que  je  t'ai  engendré,  »  (comp.  Ps.  II,  7),  et  alors 
une  lueur  éblouissante,  indice  de  la  présence  d'un  être 
divin,  avait  illuminé  le  lieu  du  baptême  ^  Justin  Martyr ,^ 
dans  le  Dial.  cum  Triph.,  c.  88,  a  lu  aussi  dans  un  des 
documents  où  il  puisait  ses  renseignements  sur  l'histoire 
évangélique  et  qui  pourrait  bien  être  ce  même  évangile 
des  Hébreux,  que^,  lors  du  baptême  de  Jésus,  un  feu 
avait  resplendi  dans  le  Jourdain  et  que  la  voix  céleste 
avait  dit  :  «  Je  t'ai  engendré  aujourd'hui.  »  L'écho  de 
cette  même  tradition  se  retrouve  dans  plusieurs  autres 
livres  plus  ou  moins  apocryphes  et  même  dans  une  litur- 
gie syriaque  ^  Ces  excroissances  de  la  légende  judéo- 

^ 

1  Haer.  XXX,  13. 

^  Un  autre  évangile  nazaréen,  dont  parle  Jérôme  In  Jes.  XI,  1,. 
paraphrase  encore  la  voix  comme  il  suit,  non  sans  une  certaine 
intuition  de  la  vérité  historique  :  «  Mon  fils,  c'est  toi  que  j'attendais 
«  dans  tous  les  prophètes  pour  que,  toi  venu,  je  me  reposasse  en- 
ce  toi  ;  car  tu  es  mon  fils  premier-né,  qui  régneras  à  toujours  ». 

2  V.  la  note  à  l'endroit  cité  du  Dialogue  dans  l'édition  Otto, 


8  JÉSUS   DE   NAZARETH 

chrétienne  confirment  la  justesse  du  résultat  obtenu 
par  la  comparaison  des  textes  canoniques.  D'une  vision 
intérieure  de  Jésus  on  fit  un  miracle  démonstratif  pour 
tous. 

Une  autre  difficulté  devait  surgir,  celle  probablement 
qui  décida  le  quatrième  évangéliste  à  supprimer  toute 
mention  du  baptême  de  Jésus.  Le  baptême  administré 
par  Jean  était  un  symbole  de  repentance^  de  conversion, 
recherché  «  en  vue  de  la  rémission  des  péchés  ^  » 
Jésus  avait,  comme  tant  d'autres,  demandé  ce  baptême. 
Avait-il  donc  besoin  de  se  repentir  et  de  se  convertir?  La 
question  se  posait  avec  une  acuité  particulière  du  mo- 
ment qu'on  le  considérait  comme  ayant  toujours  été 
exempt  de  tout  péché,  surtout  quand  on  le  croyait 
conçu  du  Saint-Esprit.  Logiquement  ceux  qui  parta- 
geaient cette  croyance  devaient  trouver  superflue  l'adop- 
tion miraculeuse  proclamée  sur  les  rives  du  Jourdain. 
Nous  connaissons  quelques  essais  tentés  pour  tourner 
l'objection.  Jérôme  ^  raconte  qu'on  lisait  à  ce  sujet  dans 
l'évangile  des  Nazaréens  ou  des  Hébreux  :  «  La  mère  du 
«  Seigneur  et  ses  frères  lui  disaient  :  Jean  Baptiste  bap- 
«  tise  en  vue  de  la  rémission  des  péchés,  allons  nous 
<c  faire  baptiser  par  lui.  Mais  il  leur  dit  :  Quel  péché  ai-je 
«  commis  pour  que  j'aille  me  faire  baptiser  par  lui,  à 
«  moins  que  peut-être  je  ne  parle  ainsi  que  par  igno- 
re rance^?  »  On   devine    la   subtilité    de   l'explication. 


*  BaTTxtŒfjia  fjLExavotaç  sli;  acpecjtv  àfxapxiwv.  Marc  I,  4. 

2  Adv.  Pelag.  III,  1. 

^  Ecce  mater  Domini  et  fratres  ejus  dicehant  ei:  Joannes  Baptista 
baptisât  in  remissioncm  peccatorum  ;  eanius  et  baptizemur  ah  eo.  Dixit 
autem  eis  :  Quid  peccavi  ut  vadam  et  baptizer  ah  eo  ?  Nisi  forte  hoc 
ipsum  quod  dixi  ignorantia  est.  La  même  façon  de  résoudre  la  diffi- 
culté était  énoncée  dans  un  apocryphe  intitulé  Praedicatio  Pauli 


LK    BAPTEME   AU    JOURDAIN.    —    LA    TENTATION    AU    DESERT  \f 

Jésus  a  conscience  de  n'avoir  jamais  péché;,  mais  il  se 
demande  s'il  ne  se  fait  pas  illusion.  La  révélation  du 
Jourdain  le  rassurera  à  cet  égard.  Mais  il  aura  été  bap- 
tisé. 

Ni  Marc,  ni  Luc  ne  se  sont  préoccupés  de  la  question. 
Mais  le  premier  évangéliste  a  senti  qu'on  pouvait  la 
tourner  en  objection.  Il  prétend  (III,  14-15)  qu'au  pre- 
mier moment  Jean,  voyant  arriver  Jésus,  refusa  de  le 
baptiser  en  lui  disant  que  c'était  plutôt  à  lui,  Jean,  de 
lui  demander  le  baptême,  A  quoi  Jésus  aurait  répondu  : 
«  Laisse-moi  faire  en  ce  moment,  il  convient  que  nous 
«  accomplissions  ainsi  toute  justice  (ou  toute  œuvre 
«justifiante).  »  L'incident  ainsi  raconté  est  de  tous 
points  invraisemblable.  Quels  étaient  en  ce  moment  les 
signes  de  supériorité  qui  auraient  révélé  à  Jean  la  préé- 
minence de  Jésus  ?  Ne  faut-il  pas  voir  là  encore  un 
débris  des  polémiques  judéo-chrétiennes  contre  les  dis- 
ciples de  Jean  Baptiste  qui  arguaient  de  ce  que  Jésus 
avait  recherché  son  baptême  pour  établir  la  supériorité 
de  leur  maître  sur  le  fils  de  Joseph^? —  Du  reste  le 
motif  mis  dans  la  bouche  de  Jésus  ne  brille  pas  non 
plus  par  sa  vraisemblance.  Où  le  voyons-nous  jamais  si 
soucieux  de  remplir  le%  œuvres  dites  de  justice  ?  Cette 
réponse  reviendrait  à  ceci  que  c'est  pour  édifier  les  Juifs 
dévots  que  Jésus  se  soumet  à  une  forme  baptismale  dont 
au  fond  il  n'éprouve  nullement  le  besoin.  Cette  défé- 
rence à  un  rite  en  vue  de  l'opinion  est  en  contradiction 
absolue  avec  la  tendance  de  tout  son  enseignement.  Le 

cité  dans  le  traité  De  non  iterando  baptismo  rangé  parmi  les  écrits 
de  Cyprien. 

1  En  ce  cas  ce  serait  un  pendant  à  la  légende  racontée  par  Luc  I, 
41,  à  l'occasion  de  la  rencontre  de  Marie  et  d'Elisabeth. 


10  JÉSUS    DE    NAZARETH 

premier  évangéliste  a  donc  enregistré  là  une  tradition 
bien  suspecte  \ 

Nous  reviendrons  plus  loin  sur  le  sujet  de  la  sainteté 
de  Jésus,  sujet  que  la  théologie  a  singulièrement  com- 
pliqué avec  sa  manie  de  pousser  à  l'absolu  ce  qui  ne 
peut  être  vrai  que  relativement.  Sans  nous  enfoncer 
dans  la  critique  du  dogme  christologique,  nous  pouvons 
assez  bien,  ce  me  semble,  démêler  ce  qui  poussa  Jésus 
au  baptême  de  Jean.  S'il  y  a  quelque  justesse  dans 
l'analyse  que  nous  avons  tâché  de  faire  de  son  état  d'es- 
prit en  ce  moment  de  sa  vie,  nous  devons  penser  qu'il 
se  rendit  près  du  prophète  moins  comme  un  pénitent 
que  pour  chercher  des  lumières  sur  ce  qu'il  devait  faire, 
la  fin  possible  des  indécisions  qui  le  tourmentaient  et 
des  timidités  qu'il  se  reprochait  peut-être,  en  un  mot 
l'élan  vers  une  vie  nouvelle.  Le  renouvellement  de  la 
vie,  la  rupture  avec  le  passé  était  aussi  l'une  des  signifi- 
cations du  baptême  johannique.  S'il  conçut  cet  espoir,  il 
ne  fut  pas  déçu  ;  car  ce  qu'il  y  a  de  plus  certain  dans 
les  récits  de  son  baptême,  c'est  qu'il  en  sortit  à  l'état 
d'homme  nouveau. 

Si  sa  résolution  de  rompre  avec  sa  vie  silencieuse  et 
cachée  était  prise,  cela  ne  signifie  pas  qu'il  fût  dès  lors 
fixé  sur  ce  qu'il  devait  faire  pour  y  donner  suite.  Il  avait 
entendu  la  parole  du  prophète,  et  il  en  avait  admiré 
l'énergie.  Il  doit  même  en  avoir  été  très  frappée  II  était 

^  Le  même  évangile  judéo-chrétien  cité  par  Épiphane  la  reproduit 
aussi,  mais,  plus  logiquement,  après  que  Jean-Baptiste  a  vu  le  pro- 
dige de  la  colombe.  Seulement  on  ne  comprend  plus  la  réponse  de 
Jésus.  Dans  l'un  comme  dans  l'autre  cas  l'incident  souffre  d'une 
contradiction  interne. 

2  Matt.  XI,  il. 


LE    BAI'Tl-lME   AU    JOUIJDAtN,    —    LA    TENTATION    AU    ItÉSKKT        11 

d'accord  avec  lui  que  «les  temps  étaient  accomplis»  et 
qu'il  fallait  se  préparer  à  la  grande  rénovation  qui  appro- 
chait. Il  avait  reconnu  en  lui  l'accent  du  vieux  prophé- 
tisme.  Pourquoi  donc  ne  se  joignit-il  pas  à  Jean  pour 
travailler  avec  lui  à  l'œuvre  de  la  préparation  ? 

Ce  ne  peut  être  parce  que  la  voix  lui  avait  conféré  un 
titre  supérieur  à  celui  de  prophète.  Le  rapport  filial 
avec  Dieu  ne  fut  jamais  dans  la  pensée  du  Jésus  de  l'his- 
toire quelque  chose  de  métaphysique  et  d'incommuni- 
cable. Il  ne  pouvait  trouver  encore  dans  cet  appel  inté- 
rieur que  la  pleine  confirmation  du  sentiment  qui,  depuis 
des  années,  faisait  le  fond  de  sa  vie  religieuse.  Tout  au 
plus  y  pouvait-il  voir  une  nuance  de  distinction  person- 
nelle, un  encouragement  direct  à  l'entreprise  d'une  grande 
réforme  qu'il  devrait  annoncer  au  nom  de  Dieu.  Si  donc 
il  ne  chercha  pas  à  joindre  ses  efforts  à  ceux  du  Bap- 
tiste, c'est  bien  plus  probablement  parce  que,  tout  hom- 
mage rendu  à  ses  mérites,  il  différait  de  lui  sur  quelques 
points  très  graves.  D'abord  on  peut  penser  que  ce  qu'il 
y  avait  de  romantique  et  par  conséquent  d'affecté  dans 
le  costume  et  le  genre  de  vie  de  Jean  ne  lui  plaisait 
pas  complètement.  L'austérité  et  la  simplicité  sont  choses 
distinctes.  Les  jeûnes  exagérés  lui  semblaient  à  tout  le 
moins  inutiles  ^  Etait-ce  d'ailleurs  une  bonne  méthode 
de  conversion  que  de  se  séparer  de  la  société  des 
hommes,  en  les  conviant  sans  doute  à  rejoindre  l'ini- 
tiateur au  désert,  mais  pour  les  renvoyer  bientôt  après 
dans  le  milieu  qu'il  s'agissait  avant  tout  de  changer 
moralement?  Les  impressions  reçues  dureraient-elles, 
lorsque  les  baptisés  du  Jourdain  se  retrouveraient  ex- 
posés  à  toutes  les  causes   d'entraînement   de   la    vie 

1  iMatth.  XI,  18-19. 


12  JÉSUS    DE    NAZARETH 

sociale?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  transporterie  combat 
au  sein  même  du  peuple  à  conquérir  et  créer  directe- 
ment un  foyer  de  vie  nouvelle  qui  s'entretiendrait  préci- 
sément par  son  action  immédiate  et  continue?  Nous 
avons  bien  le  droit  de  poser  ces  questions,  puisque  nous 
voyons  Jésus  adopter  dès  le  début  de  son  ministère  une 
méthode  opposée  à  celle  du  Baptiste.  Les  anciens  pro- 
phètes avaient  fait  ainsi  et  ne  s'étaient  retirés  dans  la 
solitude  que  par  intermittences,  pour  y  faire  des  retraites 
momentanées,  bientôt  suivies  de  retour  au  milieu  des 
hommes.  Enfln  le  Royaume  de  Dieu,  tel  que  l'annonçait 
Jean  Baptiste,  ne  répondait  pas  entièrement  à  l'idée  qu'il 
s'en  était  faite.  Ce  Christ,  justicier  impitoyable,  qui  allait 
tomber  du  ciel,  armé  de  la  toute-puissance,  pour  exercer 
de  terribles  vengeances  au  nom  de  la  colère  divine 
(Matth.  III,  7)  était  peut-être  le  Messie  de  l'attente 
populaire,  ce  n'était  pas  le  Messie  selon  le  cœur  de 
Jésus.  Il  n'y  reconnaissait  pas  l'envoyé  du  Père  à  des 
enfants  dévoyés,  mais  toujours  aimés. 

Nous  concevons  ainsi  le  ressac  de  sympathies  et  de 
divergences  qui  accrut  en  lui  le  trouble  causé  par  la  crise 
récente  et  lui  inspira  le  désir  irrésistible  de  se  réfugier 
lui-même  quelque  temps  dans  le  désert.  Il  avait 
besoin  d'arrêter  son  plan  de  conduite.  Il  voulait  être 
seul  avec  son  Père  céleste.  Il  était  résolu  à  se  lancer 
dans  la  lutte  en  vue  de  la  préparation  du  Royaume  ; 
mais  comment,  de  quelle  manière,  avec  quelles  armes  ? 
C'est  ce  qui  n'était  pas  encore  clair  dans  son  esprit,  et 
si  nous  en  jugeons  par  ce  qui  suit,  il  semble  avoir 
éprouvé  la  crainte  d'être  entraîné  à  confondre  l'intérêt 
de  sa  grandeur  personnelle  avec  celui  de  la  cause  de 
Dieu. 


LE    lîAI'TI^ME    AU    JOURDAIN.    —    LA    TENTATION    AU    nÉSKltT       13 

Le  récit  de  cette  retraite  au  désert  nous  a  été  transmis 
par  les  trois  synoptiques',  mais  avec  une  différence 
notable.  La  version  de  Marc  représente  certainement  le 
thème  primitif  sur  lequel  ensuite  a  travaillé  l'imagination 
des  pieux  croyants.  Elle  est  ainsi  conçue  :  «  Aussitôt 
«  l'Esprit  le  pousse  au  désert,  et  il  y  resta  pendant  qua- 
«  rante  jours,  tenté  par  Satan.  Il  était  avec  les  bêtes 
«  sauvages  et  les  anges  l'assistaient  (ou  le  servaient).  » 

Cette  courte  esquisse  elle-même  porte  déjà  la  marque 
de  la  composition  poétique.  Le  chiiîre  précis  de  40  jours 
semble  typique,  en  rapport  avec  les  quarante  ans  de 
séjour  du  peuple  d'Israël  au  désert,  les  quarante  jours 

1  Marc  I,  12-13;  MaUh.  IV,  1-11  ;  Luc  IV,  1-13.  Les  trois  récits 
s'accordent  dans  l'idée  d'une  impulsion  irrésistible  qui  poussa  Jésus  au 
désert  tout  de  suite  après  son  baptême  (Matth.  àW^y^Ori,  Marc  hz-i^illzi, 
Luc  ■r[-(z-zo),  provenant  de  l'esprit  qui  avait  pris  possession  de  lui. 
L'évangile  des  Hébreux,  déjà  cité,  exprime  la  même  idée  d'une  ma- 
nière absolument  fantastique  :  "Ap-co  eXa^É  ^z  ■/]  [J.v;Tr,p  jjlou,  tô  ayiov 
vrvs'jfjLa,  £v  [ji'.a  -uwv  ip'.y^Cov  '^ou,  y.%1  àTïr^'JS-^yÀ  [jle  ôIç  zo  opoç  zo  [i-i'C^ 
©aîiaip.  C'est  Jésus  lui-même  qui  est  censé  parler.  «  Immédiatement 
«  ma  mère,  le  Saint-Esprit,  me  prit  par  un  de  mes  cheveux  et  me 
«  transporta  sur  la  montagne  du  grand  Thabor.  »  Ce  passage  est 
cité  par  Origène  In  Joli.  IV  et  confirmé  par  Jérôme  In  Mich.  VII,  6  et 
ailleurs.  Nous  avons  expliqué  précédemment,  vol.  I,  pp.  388-389,  cette 
manière  d'attribuer  au  Saint-Esprit  la  qualification  de  «  mère  de 
Jésus  ».  Eq  hébreu  l'esprit,  le  rouach  était  employé  au  féminin  aussi 
bien  qu'au  masculin.  Cette  étrange  idée  que  le  Saint-Esprit  transporte 
Jésus  sur  une  montagne  «  en  le  prenant  par  un  cheveu  »,  sans  doute 
parce  que,  dans  sa  toute-puissance,  l'Esprit  de  Dieu  peut  employer  les 
moyens  en  apparence  les  plus  faibles  pour  parvenir  à  ses  fins,  est  un 
raffinement  de  la  légende  de  Bel  et  du  Dragon  qui  fait  partie  des 
additions  apocryphes  au  livre  de  Daniel  dans  la  version  des  LXX.  11 
est  raconté  là  que,  pour  nourrir  Daniel  jeté  dans  la  fosse  aux  lions, 
un  ange  enleva  de  Judée  le  prophète  Habacuc  qui  portait  des  ali- 
ments à  des  moissonneurs.  L'ange  lui  avait  enjoint  de  se  rendre  à 
Babylone  pour  les  donner  à  Daniel,  et  comme  le  prophète  objectait 
qu'il  ne  savait  comment  Taller  trouver,  l'ange  le  saisit  par  les  che- 
veux et  le  transporta  sur-le-champ  à  l'orifice  de  la  fosse  aux  lions. 


iA  JÉSUS    DE    NAZARETH 

de  Moïse  auprès  de  Jahvé  (Ex.  XXXIV,  28),  les  quarante 
jours  d'Élie  se  rendant  à  Horeb  à  travers  le  désert 
(I  Rois  XIX,  8).  Que  signifie  ce  contraste  entre  les  bêtes 
sauvages  dont  Jésus  était  entouré  et  les  anges  qui  l'as- 
sistaient? Peut-on  y  voir  autre  chose  que  l'opposition 
des  alternatives  qui  se  succédaient  devant  sa  pensée  ? 
Puisqu'il  voulait  transporter  la  lutte  en  pleine  société 
juive,  fallait-il  procéder  par  un  appel  à  la  révolution 
religieuse  et  sociale,  comme  d'autres  l'avaient  essayé, 
avec  ce  que  la  violence  a  toujours  d'aveugle  et  de  bru- 
tal, mais  avec  l'espoir  d'une  réussite  plus  facile  et  plus 
prompte  ?  Ou  bien  fallait-il  compter  uniquement  sur  ces 
forces  morales,  d'essence  divine,  et  dont  chez  les  Juifs 
les  anges  de  Dieu  étaient  les  personnifications  vivantes  ? 
•S'il  y  avait  une  tentation  satanique,  c'était  celle-là, 
puisque  la  première  alternative  teignait  l'entreprise  des 
couleurs  de  la  gloire  pour  celui  qui  en  prendrait  l'initia- 
tive, en  même  temps  qu'elle  justifiait  le  moyen  par  l'ex- 
cellence de  la  fin  proposée.  Les  «  bêtes  sauvages  »  sont 
les  passions  dévorantes  que  déchaînent  les  révolutions 
violentes  ;  les  anges  conseillent  et  donnent  les  armes 
pures  de  la  persuasion  et  de  l'appel  aux  consciences. 
Selon  cette  explication  que  nous  croyons  vraie,  il  y  a 
déjà  quelque  chose  de  mythique  dans  la  brève  et  mysté- 
rieuse description  du  second  évangile. 

C'est  ce  qui  lança  dans  l'amplification  celui  ou  ceux 
dont  les  deux  autres  synoptiques  ont  reproduit  la  dié- 
gèse.  Le  parallélisme  étroit  des  termes  dénote  une  source 
commune  qu'ils  ont  tous  deux  enregistrée,  avec  cette 
seule  différence  notable  que  les  trois  tentations  typiques 
dont  elle  se  compose  ne  se  suivent  pas  dans  le  même 
ordre,  Luc  inscrivant  en  dernier  lieu  celle  qui  figure 
dans  Matthieu  comme  la  seconde. 


LE    BAPTIÎMK    AU    JOURDAIN.    —    LA    TENTATION    AU    IJKSKRT        15 

Si  nous  suivons  le  récit  de  Matthieu  qui,  dans  cette 
reproduction,  nous  paraît  avoir  serré  de  plus  près  l'ori- 
ginal \  nous  apprenons  qu'après  quarante  jours  et  qua- 
rante nuits  de  jeûne,  Jésus  fut  tourmenté  par  la  faim  et 
qu'alors  le  tentateur  survint  et  lui  dit  :  «  Si  tu  es  fils  de 
«  Dieu  2,  dis  que  ces  pierres  deviennent  des  pains.  » 
Jésus  lui  aurait  répondu  par  ce  passage  du  Deutéro- 
nome  (VIII,  3)  :  «  L'homme  ne  vivra  pas  seulement  de 
«  pain,  mais  de  toute  parole  sortie  de  la  bouche  de 
«  Dieu.  »  Sous  une  forme  très  particularisée  nous  devons 
reconnaître  ici  le  contraste  qui  s'établira  entre  la  posi- 
tion sociale  de  celui  qui,  pauvre  et  sans  ressources, 
prétendra  fonder  le  Royaume  de  Dieu  et  la  hauteur  d'une 
pareille  prétention.  Le  dénuement,  les  privations  l'atten- 
dent, il  faut  qu'il  sache  les  affronter  pour  répandre  la 
vie  supérieure  dont  la  source  est  en  Dieu.  Il  n'a  pas  le 
droit  d'employer  la  puissance  miraculeuse  dont  il  est  le 
dépositaire  pour  assurer  son  bien-être.  Ce  n'est  pas  la 
promesse  de  transformer  la  terre  aride  en  jardin  d'abon- 
dance qui  servira  d'amorce  à  sa  prédication.  Est-ce  donc 
que  l'acceptation  d'une  vocation  supérieure,  la  réalisa- 
tion d'une  idée  divine,  le  don  de  soi-même  au  service 
de  Dieu  et  de  l'humanité  peuvent  se  resserrer  dans  une 
question  de  boire  et  de  manger  ? 

Puis  le  diable  le  transporte  dans  la  ville  sainte  et  le 

*  L'interversion  des  deux  dernières  tentations  dans  Luc  paraît  lui 
avoir  été  suggérée  par  cette  réflexion  qu'il  était  invraisemblable  que 
le  démon  eût  transporté  Jésus  du  désert  à  Jérusalem  pour  le  reporter 
de  nouveau  en  plein  désert.  C'est  qu'il  croyait  à  la  réalité  matérielle 
de  l'événement.  Mais  dans  un  récit  aussi  idéaliste  ce  genre  d'objec- 
tion ne  saurait  compter. 

-  Non  pas  le  Fils  de  Dieu,  l'article  est  absent,  et  cela  confirme  ce 
que  nous  disions  plus  haut  du  sens  collectif  qui  s'attachait  primi- 
tivement à  cette  expression. 


16  JESUS    DE    NAZARETH 

dépose  sur  le  faîte  du  Temple.  De  là  le  regard  plonge 
dans  un  abîme  effrayante  Alors  sachant,  lui  aussi,  citer 
la  Bible  autant  qu'homme  du  monde,  Satan  lui  dit  :  «  Si 
«  tu  es  fils  de  Dieu,  jette-toi  en  bas  ;  car  il  est  écrit  à 
«  ton  sujet  qu'il  donnera  ses  ordres  à  ses  anges  et 
«  qu'ils,  te  porteront  sur  leurs  mains,  de  peur  que  ton 
«  pied  ne  heurte  quelque  pierre.  »  Ces  paroles  sont 
empruntées  au  Psaume  XCI,  11-12,  qui  décrit  en  termes 
hyperboliques  l'assurance  du  vrai  fidèle  se  réfugiant  sous 
la  protection  de  son  Dieu.  Mais  le  psaume  ne  dit  pas  que 
le  vrai  fidèle  doit  courir  spontanément  à  une  mort 
inévitable  pour  mettre  son  Dieu  en  demeure  de  le  sau- 
ver. Aussi  Jésus  est-il  en  droit  d'opposer  à  la  fausse 
exégèse  de  Satan  cette  autre  déclaration  du  livre  sacré  : 
«  Il  est  aussi  écrit  :  Tu  ne  tenteras  pas  le  Seigneur  ton 
«  Dieu  (Deutér.  VI,  16).  »  Cette  parole  est  bien  dans  l'es- 
prit delà  vraie  piété  juive  qui  n'avait  aucune  idée  de  nos 
répugnances  modernes  en  matière  d'intervention  divine 
contrariant  les  lois  de  la  nature.  Elle  rappelait  ce  qu'il 
y  avait  eu  d'irréligieux  dans  la  conduite  du  peuple  d'Is- 
raël à  Massa  %  lorsqu'effrayé  par  le  manque  d'eau,  il 
avait  failli  faire  avorter  le  plan  de  Dieu  et  en  un  sens 
forcé  Jahvé  à  faire  un  miracle  pour  que  son  grand  des- 
sein se  réalisât.  Tenter  est  ici  pour  mettre  à  Cépreiwe. 
Une  véritable  piété  se  confie  en  Dieu  et  ne  lui  impose 

^  Josèphe,  Antiq.  XV,  xi,  5,  parle  de  l'extrême  profondeur  du 
ravin  à  pic  sur  lequel  s'élevait  le  rebord  méridional  de  l'édifice.  On 
ne  pouvait,  dit-il,  y  jeter  le  regard  sans  être  saisi  de  vertige.  Il  est 
difficile  de  ne  pas  soupçonner  quelque  liaison,  tout  au  moins 
comme  suggestion,  entre  cette  forme  donnée  à  la  seconde  tentation 
et  la  mort  de  Jacques  le  Juste,  frère  de  Jésus,  qui  fut  précipité  du 
haut  en  bas  de  cette  falaise  du  Temple.  Ce  tragique  événement 
arriva  Tan  62,  peu  de  temps  avant  la  grande  insurrection. 

2  Exode  XVII,  2-7. 


LE   BAPTI^ME   AU   JOURDAIN.    —   LA   TENTATION    AU    DESERT       17 

pas  ce  qu'il  doit  faire.  Il  est  contraire  à  la  religion  pure 
que  l'homme  mette  l'Éternel  dans  l'alternative  ou  de 
déployer  son  pouvoir  surnaturel  ou  de  renoncer  à  ce 
qu'il  entendait  faire  par  le  moyen  de  l'homme.  C'est  ici 
l'un  de  ces  exemples  où  l'on  peut  constater  l'accord  sou- 
vent surprenant  qui  existe  entre  les  inspirations  d'un 
mysticisme  très  élevé  et  les  résultats  pratiques  de  la 
science  expérhnentale.  Nous  dirions  scientifiquement 
qu'en  vertu  des  lois  physiques  un  corps  humain  tombant 
d'une  très  grande  hauteur  sur  un  sol  dur  est  nécessaire- 
ment fracassé  par  une  telle  chute.  Le  mystique  pur, 
pour  qui  ce  que  nous  appelons  lois  naturelles  n'est  que 
l'irradiation  de  la  volonté  divine,  tirera  de  son  point  de 
vue  la  même  conséquence  que  le  physicien.  Il  en  dé- 
duira ce  principe  religieux  que  ce  n'est  pas  à  l'homme 
de  contrecarrer  la  volonté  de  Dieu,  et  que  la  théurgie 
est  toujours  impie  *. 

Ce  serait  pourtant  faire  tort  à  ce  passage  d'une  tra- 
gique profondeur  que  d'en  borner  la  portée  à  ce  simple 
rapprochement.  Il  y  a  là  l'écho  indirect  d'une  tentation 
plus  insidieuse  encore,  celle  qui  s'empare  de  l'homme 
quand  il  s'est  voué  corps  et  âme  à  une  cause  dont  la 
grandeur  l'exalte,  dont  la  beauté  le  ravit,  dont  l'idée  le 
poursuit  et  l'obsède,  mais  qui  doit  comparer  son  impuis- 
sance à  son  rêve,  qui  se  voit  monté  si  haut  que  le  ver- 
tige s'empare  de  lui  et  qu'il  est  tenté,  si  j'ose  ainsi 
dire,  de  jouer  à  pile  ou  face  l'arrêt  de  la  destinée.  S'il 

*  Quelques  interprètes  ont  proposé  comme  explication  que  Jésus 
aurait  un  moment  caressé  la  pensée  de  démontrer  sa  mission  par 
un  miracle  éclatant,  public,  s'accomplissant  à  la  vue  de  toute  une 
multitude,  quelque  chose  d'analogue  au  «  signe  du  ciel  »  qu'on 
lui  demande  plus  tard.  Cette  explication  est  arbitraire.  Rien  abso- 
lument dans  l'esprit  de  la  narration  ne  suppose  la  présence  d'une 
multitude  réunie  pour  être  témoin  d'un  prodige  renversant. 

JÉSUS    DE   NAZAR.    —   II.  2 


18  JÉSUS    DE    NAZARETH 

perd,  il  aura  trouvé  du  moins  l'oubli  de  lui-même  et  de 
sa  folie.  Plus  haut  que  le  Temple  !  A  cette  hauteur 
l'éblouissement  s'empare  aisément  du  téméraire  que  sa 
présomption  aveuglait.  Il  ne  peut  plus  songer  à  des- 
cendre. Plutôt  se  laisser  cheoir  dans  l'abîme  pour 
se  briser  le  crâne  au  fond  du  précipice.  Mais  cela 
non  plus  n'est  pas  religieux.  La  belle  conscience  de 
Jésus,  victorieuse  du  satanique  dilemme,-  lui  ordonna 
de  faire  simplement  ce  qui  désormais  était  pour  lui  le 
devoir,  de  le  faire  sans  témérité  comme  sans  peur  et, 
pour  le  reste,  de  s'en  remettre  à  Dieu. 

Enfin  le  diable  le  transporta  sur  une  montagne  si  haute 
qu'il  put  lui  montrer  tous  les  royaumes  du  monde  et  leur 
gloire  en  lui  disant  :  «  Je  te  donne  tout  cela  si,  te  pros- 
«  ternant  devant  moi,  tu  m'adores.  Alors  Jésus  lui 
«  répondit  :  Arrière,  Satan  !  Il  est  écrit  :  Tu  adoreras 
«  le  Seigneur  ton  Dieu  et  ne  serviras  que  lui  (Deut.  VI, 
<(  13,  texte  des  LXX).  »  Le  sens  de  cette  dernière  tenta- 
tion n'est  pas  douteux.  Renan  dit  quelque  part  qu'on 
peut  la  résumer  en  ces  deux  mots  :  «  Christ  ou  Maho- 
met ».  C'est  en  effet  l'idée  messianique  populaire  qui 
vient  ici  hanter  l'esprit  de  Jésus.  Se  servir  de  l'exaltation 
du  peuple  juif  pour  déclarer  la  guerre  sainte,  s'élever 
au-dessus  du  monde  entier,  bien  plus  haut  que  le  César 
qui  le  domine  seulement  en  partie  du  fond  de  sa  loin- 
taine capitale,  proclamer  l'épée  à  la  main  le  règne  de 
Dieu,  l'imposer  au  nom  de  la  victoire  aux  multitudes 
de  tout  nom,  noyer  dans  une  mer  de  sang  humain  toutes 
les  idolâtries,  toutes  les  iniquités^  toutes  les  corrup- 
tions, quel  rêve  !  Mais  quoi,  il  faudrait  pour  cela  servir 
Satan,  en  faire  son  Dieu^  commettre  le  mal  sous  mille 
formes,  asseoir  son  trône  sur  des  montagnes  de  cada- 
vres ;   ce  serait  donc  abjurer  en  fait  le  culte  du  vrai 


LE    BAPTIÏME    AU    JOUHDAIN.    —    LA    TRNTATION    AU    Dl'iSERT       19 

Dieu  qui  seul  doit  être  adoré  et  qu'on  n'adore  réellenrient 
qu'à  la  condition  de  conformer  sa  volonté  à  la  sienne. 
Le  monothéisme  fervent  et  la  moralité  de  Jésus  se 
révoltent  ensemble,  et  Satan  doit  se  retirer  vaincu  — 
«  pour  un  temps  »,  «xP'  '''-^'■p'^~->,  dit  Luc  en  terminant.  Le 
premier  évangéliste  supprime  cette  précieuse  parole  qui 
devait  lui  déplaire,  et  qui  nous  met  sur  la  voie  de  la 
véritable  signification  qu'il  faut  attacher  à  ce  récit  dont 
les  détails  sont  à  la  fois  si  bizarres  et  si  riches  de  sens. 
Ceux  qui  peuvent  le  considérer  comme  rapportant  des 
faits  réels  se  mettent  en  dehors  des  conditions  de  l'his- 
toire. Ce  jeûne  impossible  de  quarante  jours  et  quarante 
nuits,  ce  fils  de  Dieu  transporté  par  le  diable  à  travers 
l'espace  comme  un  sorcier  par  son  démon  familier,  cette 
montagne  d'où  l'on  peut  découvrir  en  un  clin  d'oeil  ^ 
tous  les  royaumes  de  la  terre  sont  des  créations  de 
l'imagination  et  non  des  faits  réels.  Si  la  définition  du 
mythe  est  vraie  qu'il  condense  sur  un  seul  moment  et 
sur  un  seul  lieu  ce  qui  est  permanent  et  universel  ou 
du  moins  très  fréquent^  nous  n'avons  incontestablement 
ici  que  le  développement  mythique  d'un  fait  historique. 
La  paradosis  a  fait  rentrer  dans  cette  retraite  au  désert, 
les  combats  intérieurs  qui  se  livrèrent  dans  l'âme  de 
Jésus,  à  plusieurs  reprises,  avant  et  pendant  le  cours  de 
son  action  publique.  11  eut  à  subir  la  pauvreté,  les  assauts 
intermittents  du  doute  sur  lui-même  et  sur  son  œuvre,  la 
tentation  d'assumer  le  rôle  du  Messie  de  l'orthodoxie  po- 
pulaire. Ce  ne  fut  pas  sans  éprouver  les  frémissements  de 
la  chair  qu'il  découvrit  à  l'horizon  les  signes  annoncia- 
teurs d'un  martyre  inévitable  (comp.  Marc  YIII,  33).  S'il 
triompha  de  ces  tentations  réitérées,  l'écho  s'en  retrouve^ 

^  'Ev  CTT'-YI^fi  "/ P''^""^'-> !  dit  Luc  IV,  0. 


20  JÉSUS    DE    NAZARETH 

bien  que  réduit  au  minimum  par  ses  biographes,  dans 
plus  d'une  de  ses  paroles  ultérieures.  Sans  avoir  la  pré- 
cision concentrée  que  les  récits  de  la  Tentation  assignent 
aux  flux  et  reflux  de  sa  pensée  pendant  sa  retraite  au 
désert,  il  est  bien  à  croire  que  les  alternatives  qu'ils 
décrivent  à  leur  manière  imagée,  très  peu  soucieuse  du 
réel,  se  succédèrent  en  eff'et  devant  sa  pensée.  On  doit 
même  supposer  que  la  question  du  rapport  qui  pouvait 
exister  entre  sa  personne  et  le  Messie  attendu  se  posa 
dès  lors  pour  lui  avec  un  caractère  de  pression  bien 
supérieur  à  celui  qu'elle  pouvait  avoir  dans  ses  con- 
templations de  Nazareth.  Mais  rien  ne  nous  autorise  à 
dire  que  cette  question  fut  résolue  immédiatement  dans 
sa  conscience.  Il  quitta  le  désert,  décidé  à  prêcher  le 
Royaume  de  Dieu  comme  Jean  Baptiste^  mais  en  suivant 
une  autre  méthode  et  en  le  présentant  sous  un  autre 
jour.  Mais  il  ne  revendiqua  dès  l'abord  ni  le  titre  ni 
les  prérogatives  d'un  Messie. 

Comme  il  quittait  le  désert,  il  apprit  que  Jean-Bap- 
tiste avait  été  arrêté  et  jeté  en  prison  par  ordre  d'An- 
tipas  K 

Loin  de  Feff'rayer,  cette  nouvelle  ne  fit  que  le  con- 
firmer dans  la  conviction  qu'il  devait  sans  plus  tarder 
se  mettre  à  l'œuvre. 

1  Ceci  est  en  contradiction  avec  le  quatrième  évangile  qui  veut 
que  les  deux  jeunes  maîtres  aient  pendant  quelque  temps  enseigné 
simultanément  et  séparément  (Jean  III,  23-31).  C'était  encore  une 
manière  de  faire  ressortir  Ja  supériorité  de  Jésus.  Le  récit  des 
synoptiques  est  trop  positif  en  sens  contraire  pour  que  l'hésitation 
soit  possible  (Matlh.  IV,  12;  Marc  I,  14;  Luc  III,  19-20). 


CHAPITRE   II 


L'ÉVANGILE.   —   I. 


C'est  dans  sa  province  natale,  la  Galilée,  que  Jésus 
porta  de  préférence  sa  première  prédication  du  Royaume 
de  Dieu.  On  peut  se  demander  la  raison  de  ce  choix.  La 
Galilée  n'était  pas  le  foyer  principal  du  judaïsme,  et  si 
les  efforts  du  nouveau  prophète  devaient  être  couronnés 
de  succès  dans  cette  région  relativement  excentrique, 
cette  réussite  locale  n'impliquait  nullement  l'adhésion  de 
la  Judée,  de  Jérusalem  surtout,  où  le  judaïsme  séculaire 
tenait  ses  grandes  assises.  Nous  verrons  plus  loin  qu'il 
lui  fallut  prendre  une  décision  énergique,  et  qui  semble 
lui  avoir  coûtée  pour  transférer  son  champ  d'action  dans 
la  ville  par  excellence  des  prêtres  et  des  scribes  ^  Peut- 
être  une  défiance  très  justifiée  de  l'esprit  qui  régnait  dans 
cette  importante  cité,  si  fière  de  son  Temple  unique,  si 
pénétrée  de  l'incomparable  supériorité  de  ses  écoles, 
le  détourna-t-elle  de  commencer  son  œuvre  de  réforma- 

1  Luc  L\,  51. 


22  JÉSUS    DE    NAZARETH 

teur  à  Jérusalem.  Jésus  avait  pour  le  Temple  le  respect 
dû  à  une  institution  remontant  très  haut,  consacrée  par 
des  siècles  de  vénération,  de  prières  et  d'histoire  glo- 
rieuse. Il  n'en  avait  pas  le  fétichisme.  Il  ne  croyait  pas 
l'existence  de  cet  édifice  indispensable  à  la  religion  telle 
qu'il  là  concevait.  Il  était  lui-même  très  peu  sacerdotal, 
et  même  on  peut  dire  qu'il  ne  l'était  pas  du  tout.  D'autre 
part,  le  genre  de  religion  dont  les  scribes  avaient  imbu  le 
peuple  juif  lui  déplaisait.  C'était  une  piété  trop  fornialiste, 
trop  extérieure  à  l'âme,  trop  entachée  de  bigotisme  intolé- 
rant. Sans  déclarer  la  guerre  au  passé  dont  il  aimait  les 
principes  religieux  et  la  direction  monothéiste,  il  vou- 
lait déposer  dans  la  pâte  un  levain  qui  déploierait  ensuite 
sa  vertu  pour  la  faire  lever  toute  entière.  On  reconnaît 
là  cette  confiance  que  nous  avons  signalée  plus  haut  dans 
la  vitalité  et  la  croissance  du  germe  imperceptible,  obscur, 
mais  vivace,  cette  intuition  de  la  vie  qu'il  avait  puisée  pen- 
dant ses  années  d'observation  solitaire.  L'essentiel  était 
que  le  germe  vivant  fût  déposé  dans  un  terrain  favora- 
ble et  que  le  premier  essor  fût  vigoureux.  Il  se  sentait 
plus  à  l'aise,  plus  confiant  en  Galilée.  Il  en  connaissait 
de  près  les  mœurs  et  le  tour  d'esprit.  Il  en  aimait  les 
ravissants  paysages,  et  la  prédication  du  Royaume  de 
Dieu  lui  semblait  mieux  encadrée  par  les  monts  ver- 
doyants et  les  eaux  bleues  du  pays  de  son  enfance  que 
par  les  rocs  pelés  du  pays  de  Juda.  Il  se  rendit  donc 
immédiatement  en  Galilée,  où  sa  renommée  ne  tarda  pas 
à  se  répandre.  Le  culte  des  synagogues,  avec  la  liberté 
qu'il  conférait  à  tout  Israélite  de  prendre  la  parole  pour 
instruire  et  exhorter  la  communauté,  lui  servit  d'abord 
de  principal  moyen  de  propagande.  Marc  ramène  cette 
première  prédication  à  ce  court  résumé  :  «  Le  temps  est 
<(  accompli;  le  Royaume  de  Dieu  s'approche;  convertis. 


L  RVANfiir.K.    —   I  23 

«  sez-voijs  et  croyez  à  la  bonne  nouvelle  (à  l'Évan- 
«  gile  ').  » 

Ses  prévisions  se  trouvèrent  justifiées  en  ce  sens  que 
des  sympathies  chaleureuses,  quelques-unes  même  très 
ardentes,  accueillirent  cette  parole  vibrante,  pleine  à  la 
fois  d'enthousiasme  et  de  réflexion.  Les  méditations 
prolongées  qui  avaient  rempli  sa  vie  obscure  de  simple 
ouvrier  avaient  amassé  dans  son  âme  un  trésor  de  véri- 
tés qui  désormais  s'animaient,  prenaient  des  ailes  et 
allaient  se  poser  sur  les  consciences.  La  population  ga- 
liléenne  dans  son  ensemble  doit  en  avoir  vivement  senti 
la  force  persuasive.  Ce  n'était  pas  sans  doute  une  adhé- 
sion bien  raisonnée.  C'était  Teffet  du  charme  qu'exer- 
çait un  genre  d'enseignement  très  incisif,  rehaussé  par 
la  personnalité  singulièrement  attirante  du  jeune  rabbi; 
car  on  lui  donnait  déjà  ce  titre.  «  Il  enseigne  tout  autre- 
ment que  les  scribes  »,  disait-on  généralement,  «  il  parle 
avec  autorité  »,  en  prophète  inspiré,  avec  cette  fermeté 
d'accent  que  donne  la  conviction  de  proposer  l'évidence 
même,  et  on  était  ravi  ^ 

Il  y  eut  donc  toute  une  fermentation  causée  par  cette 
prédication  originale,  imagée,  qui  donnait  une  forme 
saisissante  à  des  idées  qui  sommeillaient  déjà  sans 
nul  doute  à  l'état  confus  dans  beaucoup  d'esprits,  mais 
qu'il  avait  le  don  de  fixer  dans  des  aphorismes  pleins  de 
sel  et  d'une  inexprimable  saveur.  Jésus,  qui  n'avait 
jamais  étudié  la  rhétorique,  se  trouva  instantanément 

1  Matth.  lY,  12-17  ;  Marc  I,  14-15  ;  Luc  IV,  16-30.  Ce  dernier  reporte 
à  ce  premier  moment  l'incident  de  l'échec  de  Jésus  à  Nazareth  même 
et  ne  s'aperçoit  pas  qu'au  v.  23  il  contredit  lui-même  sa  supposition . 
Bien  qu'il  donne  plus  de  détails,  la  date  plus  tardive  que  les  deux 
autres  synoptiques  assignent  à  cet  incident  est  beaucoup  plus 
vraisemblable. 

2  Marc  I,  22  ;  Matth.  Vil,  28-29  ;  Luc  IV,  32. 


24  JÉSUS   DE   NAZARETH 

et  sans  s'en  douter  un  maître  d'éloquence  naturelle, 
étrangère  à  tout  artifice  de  convention. 

La  preuve  de  cet  enthousiasme  contagieux  des  pre- 
miers jours  nous  est  fournie  par  la  promptitude  avec 
laquelle,  sur  un  signe  de  lui,  quelques  hommes  aban- 
donnèrent leurs  occupations  quotidiennes  pour  se  joindre 
à  lui  en  qualité  d'assistants  et  de  disciples  intimes.  Jésus 
comprenait  que  le  mouvement  populaire  avait  besoin 
de  se  fixer  dans  un  noyau  solide  qu'il  pourrait  gagner 
complètement  à  ses  vues  et  qui  lui  procurerait  par  la 
suite  des  propagateurs  éprouvés.  Les  évangélistes  nous 
disent  que  les  premiers  de  ces  conquis  du  nouveau  pro- 
phète appartenaient  à  la  classe  des  pêcheurs  du  lac  de 
Génésareth.  Ce  furent  d'abord  deux  frères,  Simon  sur- 
nommé Pierre  ou  Rocher  et  André;  puis,  et  bientôt 
après,  deux  autres  frères,  Jacques  et  Jean,  fils  d'un 
nommé  Zébédée.  Les  deux  premiers  péchaient,  les  deux 
autres  racommodaient  leurs  filets,  quand  Jésus,  qui 
sans  doute  les  avait  distingués  dans  la  foule  de  ses  au- 
diteurs, les  appela  en  passant  le  long  du  lac  et  leur  dit 
qu'il  ferait  d'eux  «  des  pêcheurs  d'hommes  ».  Sans 
objection  ni  retard,  comme  si  cet  appel  eût  été  irrésis- 
tible, ils  laissèrent  tout  et  s'attachèrent  à  lui  pour  ne  le 
plus  quitter  *. 

C'étaient  d'humbles  auxiliaires,  d'un  grand  cœur, 
mais  d'une  grande  simplicité  d'esprit.  Jésus,,  au  surplus, 
pouvait-il  les  choisir  dans  une  autre  classe?  Devait-il 
chercher  à  s'assurer  le  concours  de  la  richesse  ou  du 
savoir?  Sa  prétention  était  d'enseigner  le  Royaume  de 
Dieu  de  manière  que  les  petits  et  les  pauvres,  le  gros 
du  peuple  pût  en  comprendre  les  conditions  et  la  nature. 

1  Matlh.  IV,  18-22  ;  Marc  I,  16-20. 


l'évangile.  —  I  25 

Sa  propre  expérience  lui  inspirait  la  plus  entière  con- 
fiance dans  la  possibilité  de  se  faire  aider  par  des  hom- 
mes sortis  comme  lui  des  rangs  obscurs.  La  science  des 
scribes  lui  était  suspecte.  L'assistance  déclarée  de  gens 
riches^  à  supposer  qu'il  y  en  eût  d'assez  religieux  et 
d'assez  dévoués  pour  se  consacrer  avec  lui  à  l'évangé- 
lisation  des  masses,  eût  dénaturé  le  caractère  de  son 
entreprise  et  même  provoqué  des  soupçons  sur  le  com- 
plet désintéressement  de  ses  intentions.  Je  n'affirmerai 
paS;,  du  reste,  qu'il  ait  fait  toutes  ces  réflexions.  Dans 
ces  sociétés  si  différentes  de  la  nôtre,  avec  les  tradi- 
tions juives,  familières  à  tous  grâce  au  Livre  sacré 
constamment  lu  et  commenté,  on  ne  trouvait  rien  d'im- 
possible dans  l'idée  que  des  pêcheurs  ou  des  paysans 
fussent  les  promoteurs  d'un  réveil  religieux.  L'Esprit  de 
Dieu  souffle  où  il  veut.  L'énorme  distance  qui  sépare 
chez  nous  l'homme  inculte  du  savant  était  alors  très 
minime.  Qu'était-ce  alors  que  la  science?  Enfin  et  sur- 
tout, les  moments  d'enthousiasme  font  surgir  du  sein 
des  foules  des  talents  naturels  qui  s'ignorent  et  qui  sur- 
prennent par  la  faculté  qu'ils  déploient  de  parler  et  de 
se  faire  écouter. 

Ceci  soit  dit  en  général.  En  fait  les  apôtres  furent 
bien  inférieurs  au  Maître,  et  celui-ci,  par  la  suite,  eut 
plus  d'une  fois  à  se  plaindre  de  leur  inintelligence  ^ 
Mais  ils  l'aimaient,  ils  étaient  dévoués  à  son  œuvre,  et 
cela  compensait  à  ses  yeux  l'insuffisance  de  leur  com- 
préhension. 

Toujours  dans  le  sentiment  qu'il  fallait  assurer  le 
point  de  départ  de  ce  mouvement  de  réforme  destiné  à 
rayonner  dans  toute  la  nation  juive,  Jésus,  sans  renoncer 

1  Matth.  XV,  16  ;  Marc  IV,  13  ;  VIII,  17-18,  33  etc. 


^6  JÉSUS    DE    NAZARETH 

à  la  prédication  itinérante  à  travers  les  villes  et  les  cam- 
pagnes de  Galilée,  jugea  bon  d'avoir  ce  que  nous  appel- 
lerions un  quartier- général,  un  centre  d'action  où  il 
pourrait  rentrer  après  chacune  de  ses  excursions,  soit 
pour  y  prendre  un  repos  nécessaire,  soit  pour  consoli- 
der les  résultats  obtenus.  Il  devait  choisir  pour  cela  une 
des  villes  du  pays.  Sepphoris  était  une  forteresse. 
Tibériade  était  peu  aimée.  C'était  la  résidence  d'Antipas. 
Elle  comptait  dans  ses  murs  de  nombreux  payens. 
L'atmosphère  d'une  cour  dissolue  n'était  pas  propice  à 
une  grande  œuvre  de  religion.  La  politique  du  roitelet 
fantasque,  dirigée  par  une  femme  intrigante  et  cruelle, 
menaçait  d'étouffer  dans  son  germe  la  vie  nouvelle  qui 
commençait  à  poindre.  Jésus  se  faisait  une  loi  de  s'abs- 
tenir de  toute  opposition  au  régime  établi.  Jean  Baptiste 
payait  de  sa  liberté  ses  courageuses  censures.  En  se 
fixant  à  Tibériade,  Jésus  n'aurait-il  pas  eu  l'air  de  passer 
condamnation  sur  le  double  adultère  qui  s'étalait  impu- 
demment dans  le  somptueux  palais  du  tétrarque?  On 
peut  présumer  ainsi  les  raisons  qui  le  poussèrent  à 
choisir  pour  lieu  habituel  de  ses  séjours  intermittents  la 
ville  de  Capernaiim,  sur  la  rive  Nord-Ouest  du  lac  S  où 
Simon-Pierre,  qui  était  marié,  avait  sa  maison  et  où,  de 
bonne  heure,  ses  disciples  doivent  avoir  été  nombreux. 

1  Capernaûm;,  ou  d'après  plusieurs  manuscrits  Capharnaûm,  peut- 
être  village  ou  ville  de  Nahum  —  sans  qu'on  doive  nécessairement 
penser  au  prophète  de  ce  nom  —  était  alors  une  localité  importante 
et  florissante.  C'était  une  des  stations  de  la  route  commerciale 
allant  de  Damas  à  la  Méditerranée.  La  population  se  composait  de 
pêcheurs,  de  trafiquants  et  de  financiers,  sans  compter  l'élément 
agricole  dont  aucune  ville  galiléenne  n'élait  dépourvue.  Comme  il 
n'en  est  pas  question  dans  l'Ancien  Testament,  on  doit  supposer 
qu'elle  n'avait  été  construite  ou  qu'elle  n'avait  pris  d'importance  que 
daps  les  derniers  siècles  avant  notre  ère.  La  fréquence  et  la  durée 
relative  des  séjours   de  Jésus   dans  Capernaiim   firent    qu'elle    fut 


l'évangile.  —  I  27 

C'est  là  que,  dans  la  synagogue  ou  dans  une  maison 
particulière^  Jésus  enseignait  le  plus  souvent  une  foule 
avide  de  l'entendre,  auprès  de  laquelle  le  prestige  de 
sa  parole  et  de  sa  personne  allait  en  grandissant  ;  d'au- 
tant plus  que  des  guérisons  merveilleuses,  qu'on  ne 
pouvait  attribuer  qu'à  la  puissance  de  l'esprit  dont  il 
était  rempli,  semblaient  imprimer  un  sceau  divin  sur 
sa  mission  réformatrice.  Étant  donné  le  pays,  le  temps, 
les  idées,  les  croyances,  on  aurait  pu  le  prédire  d'a- 
vance. Mais  nous  touchons  ici  à  la  délicate  question 
des  miracles  attribués  à  Jésus  dans  les  évangiles,  on 
ne  pourrait  la  traiter  incidemment  et  nous  lui  consa- 
crerons plus  loin  la  discussion  in  extenso  qu'elle 
réclame.  Ne  nous  occupons  en  ce  moment  que  de 
l'Evangile  lui-même.  C'est  l'Évangile  que  Jésus  prêchait 
à  Capernaûm  et  aux  alentours.  Car  il  sortait  souvent 
de  la  ville  pour  longer  le  lac  et  sa  rive  populeuse,  ou 
pour  s'enfoncer  dans  le  district  montagneux.  Il  visitait 
les  autres  villes  et  les  bourgades  de  la  région,  obligé 
déjà  de  prendre  quelques  précautions  contre  l'efferves- 
cence populaire  qui  risquait  de  compromettre  le  carac- 
tère absolument  paisible  qu'il  entendait  conserver  à  sa 
mission.  Ces  précautions  étaient  souvent  impuissantes. 
Quand  il  se  retirait  dans  quelque  lieu  écarté,  la  foule 
savait  le  rejoindre  et  lui  demandait  avec  instance  de  lui 
faire  entendre  la  parole  du  Royaume.  On  venait  même 
de  Syrie,  de  la  Décapole,  de  la  Judée  et  de  l'Idumée  *. 
Il  s'arrêtait  volontiers  dans  une  anse  du  littoral,  il  mon- 
tait sur  une  barque,  et,  se  tenant  à  peu  de  distance  du 

désignée  comme  «  sa  ville  »  (Matth.  IX,  1).  Elle  est  aujourd'hui 
complètement  disparue  et  les  archéologues  sont  en  désaccord  sur  le 
lieu  précis  de  son  emplacement. 

1  Comp.  Marc  I,  45  ;  III,  7-8;  Matth.  IV,  23-25. 


28  JÉSUS    DE   NAZARETH 

rivage,  il  enseignait  la  multitude  entassée  sur  le  bord. 
Ou  bien,  pour  entretenir  ses  auditeurs,  il  choisissait 
quelque  plateau  sur  la  montagne,  et  dans  ce  temple  de 
la  nature,  où  les  fleurs  sauvages  et  les  oiseaux  de  l'air, 
les  torrents  et  les  rochers  lui  fournissaient  des  textes, 
il  semait  à  pleines  mains  ses  idées  si  simples  et  en 
même  temps  si  riches  que  dix-huit  siècles  n'en  ont  pas 
encore  épuisé  le  contenu. 

Ce  fut  alors  le  moment  radieux,  «  l'idylle  évangélique  », 
lorsque  tout  souriait  encore  au.  hardi  novateur,  le  ciel  et 
les  hommes,  et  tel  était  le  succès  réjouissant  de  cette 
entreprise  de  conversion  en  masse  que  Jésus,  à  plus 
d'une  reprise,  put  dire  ce  que  l'évangéliste  Luc  ne  met 
qu'une  fois  dans  sa  bouche  *  :  «  J'ai  vu  Satan  »  vaincu, 
chassé  de  la  place  qu'il  avait  usurpée,  «  tomber  du  ciel 
comme  un  éclair.  » 

Quel  était  en  substance  cet  Évangile  du  Royaume  qu'il 
annonçait  par  toute  la  Galilée? 

Cette  expression  «  Évangile,  Bonne  nouvelle  du 
Royaume  »  indique  évidemment  une  connexion  avec 
l'attente  alors  si  répandue  d'une  grande  et  radicale 
transformation  qui  remettrait  toutes  choses  dans  leur 
état  normal  et  ferait  que  les  hommes  vivraient  directe- 
ment sous  le  gouvernement  divin.  Elle  réserve  la  ques- 
tion de  la  personne  du  Messie  et  à  la  rigueur  en  est 
indépendante.  Mais,  dans  tous  les  cas,  il  faut  reconnaître 
que  Jésus,  comme  tous  les  réformateurs,  comme  tous  les 
prophètes,  assignait  à  l'avènement  du  nouvel  état  de 
choses  une  proximité  que  la  réalité  ne  devait  pas  con- 
firmer. Toutefois  une  de  ses  idées  favorites  était  que  le 
grand    changement    ne    s'opérerait   pas   brusquement, 

1  Luc  X,  18. 


l'évangile.  —  I  20 

comme  un  coup  de  théâtre.  Le  Royaume  de  Dieu  devait 
s'établir  tout  d'abord  dans  les  cœurs  et  d'une  manière 
invisible.  Mais  cela  ne  l'empêchait  pas  de  croire  que  la 
transformation  serait  prompte.  La  rapidité  de  ses  pre- 
mières conquêtes  morales  dut  contribuer  à  fortifier  en 
lui  cette  généreuse  illusion.  Pour  apprécier  comme  il 
convient  la  valeur  de  son  enseignement,  il  est  nécessaire 
de  se  mettre  en  face  de  cette  évidence  :  il  put  croire  pen- 
dant un  temps  qu'un  prompt  succès  couronnerait  son 
oeuvre.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner.  Ce  qui  est  éton- 
nant, ce  n'est  pas  que  Jésus  ait  cru  prochain  le  triomphe 
de  la  bonne  cause,  c'est  que,  tout  en  le  croyant  pro- 
chain, il  ait  laissé  un  enseignement  qui  s'est  prêté,  se 
prête  encore  et,  nous  l'ajoutons  sans  crainte,  se  prêtera 
toujours  à  l'orientation  de  la  vie  religieuse  la  plus  in- 
tense et  du  sentiment  religieux  le  plus  pur.  C'est  là,  et 
non  dans  les  formes  transitoires  de  sa  première  appa- 
rition, que  résident  l'originalité  et  la  perpétuité  de 
V Évangile  de  Jésus. 

Une  vieille  tradition  a  fait  du  premier  groupe  de 
Logia  reproduit  dans  le  premier  évangile,  un  discours 
suivi  qui  aurait  été  prononcé  uno  ténor e  dans  un  de  ces 
amphithéâtres  de  la  montagne  galiléenne  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure  ^  Prise  à  la  lettre,  cette  tradi- 
tion est  inexacte.  Il  y  a,  dans  ce  groupe,  des  insertions 
de  sentences  qui  rompent  le  fil  de  la  pensée  et  n'ont  pu, 
sous  cette  forme,  faire  partie  d'un  seul  et  même  discours'^. 
On  y  trouve,  nous  l'avons  dit  ailleurs  (I,  pp.  302-304)^ 
des  allusions  dénotant  un  moment  plus  tardif  de  l'his- 
toire dé  Jésus  que  celui  des  débuts  de  son  ministère 
en  Galilée.  Cependant  il  est  vrai  d'une  manière  géné- 

^  C'est  ce  qu'on  appelle  le  Sermon  de  la  Montagne,  Matth.  V-VII. 
2  Par  ex.  Matth.  V,  18-19  ;  23-26  ;  VI,  22-24;  Vil,  6,  21-23. 


30  JÉSUS    DE    NAZARETH 

raie  que  ce  groupe  de  Logia^  tournant  autour  de  l'idée 
de  la  Loi  nouvelle  et  des  conditions  de  la  véritable 
piétéj  peut  être  considéré  comme  contenant  la  substance 
même  de  l'Évangile  et  par  conséquent  les  principes  que 
Jésus  a  dû  propager  dès  les  premiers  jours  de  sa  pré- 
dication. 

Ce  qui  domine,  c'est  la  souveraineté  que  Jésus  adjuge 
à  l'état  moral  de  l'homme  sur  tout  autre  élément  de  l'exis- 
tence humaine.  C'est  là  une  vérité  éternelle.  La  science 
et  l'art  requièrent  aussi  bien  que  la  religion  le  sous-sol  de 
la  disposition  morale  ;  la  science,  parce  qu'elle  exige  le 
désintéressement  de  l'intention ,  l'amour  pur  du  vrai  ; 
l'art,  parce  que  le  beau  s'enlaidit  s'il  se  met  au  service  du 
mal.  Mais  la  morale  de  Jésus  n'est  pas  une  plate  énu- 
mération  de  préceptes  qui  en  feraient  un  code  à  côté  de 
tant  d'autres.  Elle  est  religion  autant  que  morale.  Elle 
plonge  jusqu'à  la  disposition  intime  de  l'individu.  Elle 
est  religieuse,  parce  qu'elle  part  du  principe  qu'en  Dieu 
est  la  source  de  l'obligation  au  bien  et  aussi  le  centre  de 
l'attraction  que  le  bien  fait  éprouver  à  l'âme  sensible  à  sa 
souveraine  beauté.  L'ordre  moral  et  Dieu  ne  se  distin- 
guent pas,  si  ce  n'est  que  l'ordre  moral,  dominateur  du 
monde,  exprime  la  substance  et  Dieu  la  volonté  cons- 
ciente. Ce  qui  est  absolument  et  substantiellement  divin, 
c'est  le  bien.  La  destinée  supérieure  de  l'homme  est 
donc  de  s'élever  par  le  développement  moral  à  la  ren- 
contre de  Dieu,  à  l'affinité  avec  Dieu.  En  ce  sens  l'homme 
est  virtuellement  d'essence  divine.  Il  y  a  en  lui  du  divin 
qui  tend  à  se  réunir  à  Dieu.  Autrement  ce  développe- 
ment lui-même  serait  irrationnel,  sans  cause  et  sans 
but.  Mais  ce  n'est  pas  en  confessant  des  dogmes  ni  en 
se  livrant  à  des  pratiques  dévotes  qu'il  arrive  à  deve- 
nir «  fils  de  Dieu  ».  La  relio:ion  de  Jésus  n'est  ni  doo;- 


l'évangilk.  —  I  ;j1 

matique  ni  ritualiste.  Elle  réside  au-dedans  de  nous 
et  dérive  de  dispositions  intérieures  qui  sans  doute  se 
manifesteront  extérieurement  par  des  actes  déterminés 
par  elles  ;  mais  ces  actes,  séparés  de  leur  mobile,  ne 
seraient  qu'une  surface  recouvrant  le  vide.  Précisons 
ces  dispositions  nécessaires. 

Le  point  de  départ  indispensable,  c'est  de  ne  pas  se 
croire  irréprochable,  de  ne  pas  être  satisfait  de  ses  mé- 
diocres et  très  discutables  mérites  \  En  face  de  l'idéal 
divin,  l'homme  qui  réfléchit  sur  lui-même  éprouve  une 
impression  analogue  à  celle  d'une  chute  profonde  et  se 
trouve  toujours  misérable.  Et  il  doit  en  être  ainsi  pour 
que  le  progrès  moral  soit  possible.  Si  l'on  veut  faire 
effort  pour  s'enrichir,  il  faut  commencer  par  sentir  qu'on 
est  pauvre.  C'est  le  principe  premier  des  célèbres  Béa- 
titudes qui  sont  le  frontispice  de  tout  l'Évangile  ^ 

Heureux  les  pauvres  en  esprit,  car  le  Royaume 
DES  GiEUx  EST  A  EUX  ^  —  Ces  pauvrcs-là  sont  ceux  qui 

*  C'est  ce  sentiment  du  péché  que  Renan  n'a  pas  clairement  dé- 
.  gagé  dans  son  exposition  de  la  doctrine  de  Jésus,  sentiment  non 
pas  de  tel  ou  tel  péché  particulier,  mais  du  péché  ou  de  la  défec- 
tuosité congénitale  affectant  le  vouloir  et  le  pouvoir  du  bien.  C'est 
la  débilité  dont  tout  homme,  sincère  avec  lui-même,  se  sent  atteint. 
Ceci  n'a  rien  à  faire  avec  le  dogme  de  la  chute  ou  du  péché  ori- 
ginel dont  Jésus  n'a  jamais  parlé  et  doit  s'expliquer  tout  autrement. 

2  Matth.  V,  3-10. 

^  Je  ne  saurais  partager  le  sentiment  de  nombreux  exégètes  qui 
veulent  que  les  mots  en  esprit  soient  une  adjonction  de  l'évangé- 
liste.  Celui-ci  n'est  pas  coutumier  d'une  interprétation  aussi  intel- 
ligente de  la  pensée  du  Maître.  Leur  principal  argument,  c'est  que 
Luc,  dans  le  passage  parallèle  (VI,  20-2i),  ne  parle  que  des  pauvres 
au  sens  matériel  du  mot.  Mais  on  perd  de  vue  que  le  troisième 
évangéliste  trahit,  surtout  dans  la  reproduction  de  l'une  de  ses 
sources  principales,  une  telle  hostilité  contre  la  richesse  et  même 
contre  la  propriété  individuelle  qu'il  devient  suspect  dans  les  pas- 
sages où  son  point  de  vue  favori  s'affiche  sous   sa   forme   absolue. 


32  JÉSUS    DE    NAZARETH 

se  sentent  pauvres  moralement,  qui  ont  conscience  de 
leur  misère  intérieure. 

Heureux  les  affligés,  car  ils  seront  consolés!  — 
Dans  l'esprit  des  Béatitudes,  l'affliction  doit  être  prise 
ici  dans  son  sens  général,  car  il  est  d'expérience  qu'elle 
abat  l'orgueil  et  rend  humble.  Mais  le  mot  vise  spécia- 
lement l'affliction  provenant  de  cette  conscience  de  la 
misère  intérieure  supposée  par  la  Béatitude  précédente. 

Heureux  les  hommes  doux,  car  ils  hériteront  la 
terre!  —  L'expression  «  hériter  la  terre  »  était  deve- 
nue synonyme  dans  le  langage  messianique  de  la  parti- 
cipation au  Royaume  de  Dieu.  La  pauvreté  en  esprit,  la 
tristesse  et  la  modestie  qu'elle  inspire,  disposent  évi- 
demment à  cette  douceur  débonnaire  qui  fait  qu'on  sup- 


Les  Béatitudes,  si  simples  et  si  belles  dans  le  premier  évangile, 
sont  paraphrasées  dans  le  troisième  d'une  manière  qui  dénonce 
son  parti  pris.  Ce  n'est  pas  que  Jésus  fût  ami  de  la  richesse  en  elle- 
même  ni  qu'il  la  considérât  comme  une  condition  favorable  au 
perfectionnement  moral  de  l'homme.  Mais  entre  ce  jugement  et 
celui  qui  condamne  en  principe  toute  propriété  individuelle,  il  y  a 
un  abîme.  On  nous  signale  parmi  les  amis  de  Jésus  des  personnes 
qui  jouissaient  au  moins  d'une  grande  aisance  (Luc  VIII,  2-3  ; 
XIX,  2-10;  XXIII,  50).  Voyons-nous  qu'il  leur  ait  fait  une  obligation 
de  se  dépouiller  de  tous  leurs  biens  pour  s'attacher  à  son  œuvre 
et  à  sa  personne?  Tout  dépend  de  l'usage  qu'ils  en  font.  L'épisode 
du  Jeune  homme  riche  (Matth.  XIX,  16-22)  est  un  incident  d'un 
caractère  tout  spécial  qui  sera  examiné  plus  loin.  Ce  que  Jésus 
condamne,  c'est  la  cupidité,  l'âpreté  au  gain,  la  passion  d'acquérir 
qui  absorbe  la  vie  et  dessèche  le  cœur  en  tuant  tout  autre  désir. 
11  n'est  pas  admissible  que  sur  ce  point  unique  Jésus  ait  fait  dé- 
pendre le  rapport  normal  avec  Dieu  d'une  condition  extérieure  au 
sujet.  11  y  a  des  pauvres  très  orgueilleux,  très  entichés  de  leur 
valeur  personnelle.  Ce  ne  sont  pas  du  tout  les  pauvres  dont  il  dit 
que  le  Royaume  des  cieuxleur  appartient.  —  Je  ne  crois  pas  néces- 
saire de  discuter  l'interprétation  ridicule  qui  fait  de  cette  pro- 
fonde parole  la  glorification  de  l'imbécillité.  Ceux  qui  l'admettent 
mériteraient  d'être  rangés  parmi  les  béatifiés  de  cette  catégorie. 


l'évangilr.  —  I  33 

porte,  qu'on  pardonne,  qu'on  patiente.  Mais  cette  dou- 
ceur n'est  pas  le  renoncement  au  bien,  ni  l'abdication. 
A  la  longue  les  hommes  paisibles  et  doux  l'emportent 
sur  les  violents.  Les  actions  lentes  et  continues  sont  les 
plus  fortes.  La  persévérance  pacifique  suppose  beau- 
coup d'énergie,  et  le  monde  lui  appartient.  Ceci  est  en- 
core une  vérité  aussi  profonde  que  morale. 

Heureux  ceux  qui  ont  faim  et  soif  de  la  justice^ 
CAR  ils  seront  RASSASIES  t  —  Une  des  plus  belles  pa- 
roles qui  soient  sorties  de  la  bouche  de  Jésus.  La  jus- 
tice, dans  ce  vocabulaire,  est  autre  chose  que  la  vertu 
spéciale  désignée  chez  nous  par  ce  mot.  C'est  l'exacte 
conformité  de  la  vie  humaine  avec  la  volonté  de  Dieu 
prise  pour  mesure.  Pour  le  Juif  légaliste,  imbu  du  prin- 
cipe rabbinique-pharisien,  la  justice  consistait  à  observer 
scrupuleusement  toute  la  Loi  dite  mosaïque  et  les  pro- 
longements que  les  scribes  y  avaient  ajoutés.  Jésus  en 
fait  le  synonyme  de  la  perfection  morale.  Il  faut  remar- 
quer non  seulement  la  force  de  l'expression  «  avoir  faim 
«  et  soif,  »  mais  aussi  sa  justesse.  Jésus  ne  dit  pas  : 
«  Heureux  les  justes!  »  par  l'excellente  raison  qu'il  n'y 
en  a  pas  dans  la  teneur  stricte  du  mot  ;  mais  il  y  a  de  belles 
et  nobles  âmes  qui  ne  cessent  d'aspirer  au  bien,  qui  souf- 
frent de  leurs  impuissances,  qui  sont  travaillées  du  désir 
ardent  de  les  vaincre,  que  l'idéal  de  la  perfection  sti- 
mule et  ravit.  C'est  à  ces  âmes-là  qu'avec  une  confiance 
absolue  Jésus  annonce  la  satisfaction  future  de  leur 
généreuse  passion.  C'est  la  foi  au  bien,  l'amour  pas- 
sionné du  bien,  qui  les  aura  justifiées. 

Heureux  les  miséricordieux,  car  ils  obtiendront 
miséricorde!  —  Cette  idée  reviendra  souvent  dans  le& 
enseignements  de  Jésus.  Notre  rapport  avec  Dieu  est 
déterminé  par  celui  que  nous  maintenons  avec  nos  sem- 

JÉSUS    DE   NAZAR.   —  II.  3 


."34  JÉSUS    DE    NAZARETR 

blables.  La  faim  et  la  soif  de  la  justice  poussent  à  l'ac- 
tion, et  cette  action  doit  avoir  pour  conductrices  la  sym- 
pathie pour  la  douleur  d'autrui,  la  bienfaisance  active  et 
désintéressée  du  bon  Samaritain,  la  pitié  pour  les 
faibles,  la  compassion  pour  tous  et  même  pour  les 
méchants. 

Heureux  ceux  qui  ont  le  coeur  pur,  car  ils  verront 
Dieu  !  —  La  pureté  du  cœur  est  celle  du  désir  dont  le 
•cœur  est  considéré  comme  le  siège.  Désirer  le  bien  avec 
ardeur,  c'est  contempler  d'avance  l'idéal  qui  est  le  re- 
flet de  Dieu  rayonnant  dans  nos  âmes.  «  Voir  Dieu  » 
était  aussi  l'une  des  définitions  de  la  félicité  suprême, 
parce  qu'en  Dieu  on  devait  voir  toutes  choses  dans  leur 
harmonie  et  leur  magnificence,  et  cette  contemplation 
serait  la  source  d'un  indicible  bonheur. 

Heureux  les  pacifiques,  ils  seront  appelés  fils  de 
Dieu!  —  C'est  un  retour  à  l'idée  déjà  exprimée  à  propos 
des  «  hommes  doux  ».  Le  Royaume  de  Dieu  n'est  point 
un  état  de  guerre  et  ne  se  fondera  pas  par  la  guerre.  Il 
j  a  là  une  opposition  déclarée  aux  idées  messianiques 
vulgaires.  Les  «  fils  de  Dieu  »  sont  par  cette  disposition 
morale  en  affinité  étroite  avec  leur  Père  céleste.  La 
vivacité  du  désir  tendu  vers  le  bien  est  déjà  féconde  en 
•elle-même  par  le  courage  et  la  vigueur  qu'elle  engendre, 
mais  elle  doit  agir  sans  violence,  sans  faire  le  mal  sous 
prétexte  de  réahser  ]e  bien. 

Heureux   ceux  qui  sont  persécutés  pour  la  cause 

DE   LA  justice,  LE    ROYAUME  DES    GIEUX    EST    A    EUX  !    — 

Dans  sa  lutte,  si  pacifique  soit-elle,  pour  le  bien,  l'homme 
de  désir  pur  doit  s'attendre  à  l'hostilité  de  ceux  qui 
n'aiment  pas  le  bien.  Sa  vie  seule  est  pour  eux  un  re- 
proche indirect,  et  ils  le  lui  feront  sentir.  Mais  le  persé- 
cuté, dont  la  conscience  est  nette,  puise  dans  l'hostilité 


l'évangile.  —  I  35 

même  dont  il  est  l'objet  l'assurance  qu'il  est  dans  la 
droite  et  bonne  voie.  Qu'il  s'y  tienne  donc  pacifiquement, 
mais  courageusement!  La  répétition  de  la  première  pro- 
messe sous  la  même  forme  indique  la  clôture  primitive 
du  cycle  des  Béatitudes.  Celle  qui  suit  immédiatement 
dans  le  texte  canonique  est  sans  doute  authentique,  elle 
est  marquée  au  timbre  des  paroles  de  Jésus  et  elle  ex- 
prime une  profonde  et  tragique  vérité  :  «  Heureux  serez- 
«  vous  quand  on  vous  injuriera,  quand  on  vous  persécu- 
»  tera,  quand  on  dira  contre  vous  toute  sorte  de  mal  (à 
))  cause  de  moi'?);  réjouissez-vous  alors  et  tressaillez 
«  de  joie,  c'est  ainsi  qu'on  a  persécuté  les  prophètes 
«  avant  vous.  »  Mais  elle  doit  appartenir  à  une  période 
ultérieure  de  la  prédication  de  Jésus.  Il  n'y  a  pas  encore 
lieu  au  moment  où  nous  sommes  de  parler  de  persécu- 
tions. 

Voilà  donc  la  charte  fondamentale  de  l'Évangile.  Il 
n'est  pas  permis  de  se  dire  disciple  de  Jésus  et  de  pré- 
tendre qu'elle  est  incomplète,  que  ce  n'est  pas  une  reli- 
gion, qu'il  y  faudrait  du  dogme  et  du  rite  en  plus  pour 
qu'elle  en  fût  une.  Les  termes  sont  absolus.  La  personne 
même  de  celui  qui  les  énonce  pourrait  théoriquement  en 
être  séparée,  ce  n'en  serait  pas  moins  l'Evangile.  Le 
Royaume  de  Dieu,  la  vie  céleste,  le  salut  sont  déclarés 
formellement  appartenir  à  ceux  qui  sont  animés  des  dis- 
positions morales  énoncées.  Aucune  condition  préalable 
de  race,  de  théologie,  de  confession  ou  de  rite  ecclé- 
siastiques n'est  exigée.  Il  suffît  d'être  homme  et  de  nour- 
rir ces  dispositions  dont  la  racine  est  en  nous  et  le  point 

^  Plusieurs  manuscrits,  entr'autres  D  de  Cambridge,  portent  ici 
«  à  cause  de  la  justice  »,  ce  qui  est  plus  d'accord  avec  la  tendance 
générale  du  contexte.  V.  la  grande  édition  critique  du  Nouveau 
Testament  grec  de  Tischendorf,  ad  h.  loc. 


36  JÉSUS   DE    NAZARETH 

suprême  d'altitude  en  Dieu.  C'est  la  greffe  de  la  religion 
universelle  entée  sur  le  tronc  du  judaïsme  historique. 
On  remarquera  que  les  deux  paroles  saillantes  sont  celles 
de  la  «  pauvreté  en  esprit  »  et  de  «  la  faim  et  la  soif  de 
la  justice  «^  la  première  comme  point  de  départ  indis- 
pensable, celle-ci  comme  mobile  du  relèvement  qui  doit 
s'opérer. 

Ce  qu^on  pourrait  dire  plus  justement,  c'est  que 
l'homme  ne  se  nourrit  pas  de  principes  généraux,  à 
moins  qu'on  ne  les  lui  montre  à  l'état  de  principes  appli- 
qués. C'est  précisément  ce  que  Jésus  sait  faire.  Autour 
de  lui  il  est  des  milliers  d'hommes,  parmi  eux  ceux  qui 
passent  pour  réaliser  le  maximum  de  piété  et  de  mora- 
lité, qui  ont  jusqu'alors  conçu  tout  autrement  l'idéal  de 
la  vie  religieuse.  Ceux-là  vont  certainement  secouer  la 
tête  et  reprochera  l'eiiseignement  nouveau  d'être  vague, 
insuffisant,  que  dis-je?  trop  facile  et  trop  simple.  Ils  ne 
verront  pas  qu'en  fait  l'homme  se  soumet  plus  volontiers 
à  des  pratiques  gênantes,  mais  extérieures  à  sa  personne 
intime,  qu'à  cette  rénovation  intérieure  exigée  par  les 
Béatitudes.  Ils  vont  dire  que  le  prédicateur  prêche  la  ré- 
volte contre  le  judaïsme  tout  entier,  contre  «la  Loi  et  les 
prophètes  »  qui  en  sont  l'âme.  Il  arrive  si  souvent  que 
les  descendants  des  novateurs  d'autrefois,  acquis  aux 
innovations  de  leurs  ancêtres  parce  qu^elles  ont  fini  par 
être  recouvertes  de  la  patine  du  temps,  slnsurgent  contre 
les  conséquences  légitimes  des  principes  qu^elles  ren- 
ferment et  ne  voient  qu'une  destruction  impie  dans  ce 
qui  n'en  est  que  l'évolution  finale  I  Jésus  a  prévu  le 
reproche  qu^on  exprimait  déjà  probablement  autour  de 
lui. 

«  Ne  croyez  pas  »,  disait-il,  «  que  je  sois  venu  abolir 
«  la  Loi  et  les  prophètes  ;  je  ne  suis  pas  venu  abolir,  mais 


l'évangile.  —  I  37 

«  accomplir.  Je  vous  déclare  que  si  votre  justice  nesur- 
«  passe  celle  des  scribes  et  des  pharisiens,  vous  n'entre- 
nt rez  point  au  Royaume  des  cieux  '.  » 

Il  faut  donc  montrer  par  des  exemples  appropriés 
comment  le  futur  membre  du  Royaume  doit  surpasser  la 
justice  ou  la  moralité  légale  telle  qu'elle  est  comprise 
dans  l'enseignement  rabbinique  du  temps.  Ces  exemples 
sont  au  nombre  de  cinq  :  1°  l'interdiction  du  meurtre; 
2°  celle  de  l'adultère  ;  3°  la  valeur  obligatoire  et  spéciale 
du  serment;  4°  le  droit  du  talion;  5°  le  rapport  avec  les 
hommes  (Matth.  V,  21-48).  La  liste  aurait  pu  en  être 
allongée,  elle  l'a  été  dans  d'autres  occasions,  par 
exemple  à  propos  du  sabbat  et  des  lois  alimentaires. 
Ceux  que  voici  suffisent  pour  éclaircir  la  pensée  de  Jésus. 
Un  principe  commun  relie  toutes  les  applications  qu'on 
peut  faire  des  prémisses  déjà  posées.  Ce  qui  importe, 
ce  n'est  pas  l'acte  extérieur,  c'est  le  sentiment,  l'in- 
tention qui  Ta  dicté.  La  rectitude  de  l'acte  extérieur 
«st  de  valeur  nulle  si  elle  recouvre  le  désir  mauvais. 
C'est  l'opposition  radicale  à  toutes  les  casuistiques 
dont  la  tendance  est  de  distinguer  subtilement  les 
intentions  possibles  et  de  volatiliser  le  péché  latent  au 
moyen  *  de  pratiques  visibles.  L'immoralité  de  l'acte 
mauvais  devant  Dieu  est  déjà  toute  entière  dans  le 
désir  de  l'accomplir.  Ainsi  le  meurtre  n'est  au  fond  que 

^  Matth.  V,  17,  20.  Les  versets  18  et  19,  qui  interrompent  la 
connexion  logique  et  qui  sont  démentis  par  l'exemple  de  Jésus 
lui-même,  portent  l'empreinte  des  controverses  qui  agitèrent  après 
sa  mort  la  première  chrétienté  et  semblent  dirigés  contre  Paul  et 
son  parti.  11  faut  toutefois  observer  cette  nuance  qui  était  précisé- 
ment celle  de  la  tendance  judéo-chrétienne  transigeante  à  laquelle 
appartient  le  premier  évangéliste.  Malgré  la  transgression  des 
<c  petits  commandements  de  la  Loi  »,  on  n'est  pas  exclus  du 
Royaume,  mais  on  y  est  classé  «  parmi  les  plus  petits  »  (donc  au- 
dessus  de  Jean  Baptiste  lui-même,  Matth.  XI,  11), 


38  JÉSUS   DE  NAZARETH 

l'assouvissement  du  désir  cupide  ou  du  sentiment 
haineux;  c'est  ce  désir,  c'est  ce  sentiment  qui  constitue 
le  vrai  péché.  Le  sacrifice  lui-même  n'expie  pas  la 
haine,  ne  lui  fait  pas  compensation  (V,  23-24)  i.  L'adul- 
tère existe  déjà  dans  la  convoitise  réfléchie  dont  la 
femme  d'un  autre  est  l'objet  (ô  pXÉTuwv  irpocTo  è-Trtôufjiï^jai).  Il 
existe  aussi  dans  la  conduite  de  l'homme  qui  use  des 
facilités  que  lui  procure  la  loi  du  divorce  pour  donner 
satisfaction  à  son  libertinage  sous  l'apparence  de  la 
régularité  légale.  Le  serment  est  inutile  à  l'homme  vrai- 
ment sincère.  Son  simple  oui,  son  simple  non  doivent  lui 
être  aussi  sacrés  que  lorsqu'il  les  consacre  par  un  jure- 
ment solennel.  Il  fait  donc  mieux  de  s'en  abstenir. 
Qu'est-ce  d'ailleurs  que  ces  gages  de  véracité  qu'on 
prétend  appuyer  sur  des  choses  dont  nous  ne  pouvons 
disposer  (vv.  34-37)?  C'est  comme  si  nous  donnions  en 
nantissement  d'un  dépôt  une  valeur  qui  ne  nous  appar- 
tient pas.  La  loi  du  talion  «  Œil  pour  oeil,  dent  pour 
dent  »  s'appuyait  sur  certains  passages  de  la  Loi-  dont 
on  s'autorisait  pour  en  faire  un  principe  normal  de  repré- 
sailles et  de  vengeances  cruelles.  Jésus  lui  oppose,  ainsi 
qu'à  toute  inimitié  amère,  le  difficile,  mais  sublime 
devoir  de  l'amour  des  ennemis  eux-mêmes,  «  afin  que 
«  vous  deveniez  les  fils  de  votre  Père  qui  est  aux  cieux. 
«  Car  il  fait  lever  son  soleil  sur  les  méchants  et  sur  les 
«  bons  et  il  envoie  sa  pluie  aux  justes  et  aux  injustes. . . 
«  Yous  serez  donc  parfaits  comme  votre  Père  qui  est 
«  aux  cieux  est  parfait.  » 

^  Nous  laissons  de  côté  leLogion  obscur  V,  25  qui  a  dû  se  ratta- 
cher à  un  autre  enchaînement  d'idées  et  qui,  dans  sa  liaison 
actuelle,  a  l'air  de  fonder  le  devoir  de  la  réconciliation  sur  un  calcul 
bien  peu  d'accord  avec  l'admirable  idéalisme  du  morceau  tout 
entier. 

2  Ex.  XXI,  24;  Lév.  XXIV,  20;  Deutér.  XIX,  21. 


l'évangilii:.  —  I  SD" 

En  d'autres  termes  *  et  bien  que  ces  derniers  mots  se 
rapportent  spécialement  à  l'amour  des  ennemis,  c'est  la 
perfection  de  l'idéal  divin  en  général  qui  doit  servir  de 
soleil  attirant  et  directeur  à  l'homme  engagé  dans  le 
voyage  de  la  vie.  Personne  ne  sait  mieux  que  Jésus 
que  l'homme  est  incapable  de  cette  perfection.  Qu'on  se 
rappelle  l'humilité  initiale,  le  sentiment  de  la  misère 
morale,  la  faim  et  la  soif  toujours  non  assouvies  de  la 
justice  ardemment  désirée!  Mais,  qu'il  s'agisse  du  bien^ 
du  vrai  ou  du  beau,  celui  qui  perd  de  vue  l'idéal  et 
renonce  à  s'en  rapprocher  se  condamne  à  l'impuissance. 
Il  faut  aspirer  à  la  perfection  si  l'on  veut  se  perfec- 
tionner. Il  faut  demander  tout  à  l'homme  pour  en  obtenir 
quelque  chose.  Il  n'y  a  pas  deux  morales,  l'une  d'obliga- 
tion étroite,  mais  terre-à-terre;  l'autre  supérieure  et 
que  l'on  peut  seulement  conseiller  ou  souhaiter.  Le 
même  soleil  de  perfection  luit  pour  tous,  à  chacun  de 
s'en  rapprocher  autant  qu'il  sait  et  du  mieux  qu'il  peut. 

C'est  une  grande  erreur  de  s'imaginer  que  les  légis- 
lations civiles  doivent  être  calquées  sur  ces  préceptes 
résultant  d'une  religion  aussi  pure.  D'abord  Jésus  ne 
songe  absolument  pas  à  édicter  une  législation  civile.  Ce 
n'est  ni  sa  prétention  ni  son  ambition.  11  a  systémati- 
quement refusé  de  mêler  la  réforme  politique  ou  sociale 
à  la  réforme  religieuse.  Il  s'adresse  à  ceux  qui  veulent 
savoir  quelles  sont  d'après  lui  les  conditions  de  l'entrée 
dans  le  Royaume  de  Dieu  ou,  comme  on  dira  plus  tard, 
du  salut.  Il  ne  parle  qu'aux  consciences  individuelles. 


^  Nous  devons  renvoyer  aux  commentaires  pour  le  sens  de  nom- 
breux détails  se  rapportant  aux  mœurs  ou  aux  institutions  du  temps 
et  dont  l'explication  allongerait  démesurément  cet  exposé. 


■40  JÉSUS   DE   NAZARETH 

Si,  par  la  suite  et  dans  un  avenir  qu'il  ne  prévoyait  pas, 
les  sociétés  humaines,  pénétrées  jusqu'à  un  certain 
point  par  son  enseignement,  se  modifient  et  rappro- 
chent leurs  législations  de  cette  grande  doctrine  reli- 
gieuse-morale où  le  principe  d'humanité  tient  une  si 
grande  place,  ce  sera  certainement  un  progrès  ;  mais 
ce  progrès  suppose  la  pénétration  antérieure,  et  cette 
pénétration  elle-même  n'étant  que  partielle  ne  saurait 
servir  de  support  à  un  rapprochement  complet.  Une 
législation  ne  peut  prendre  la  société  que  telle  qu'elle 
est,  non  pas  telle  qu'elle  devrait  être.  D'ailleurs  elle 
manque  de  tout  pouvoir  pour  créer  et  même  pour  con- 
trôler les  sentiments  intimes.  Elle  peut  punir  le  cou- 
pable d'un  meurtre  consommé  et  même  la  tentative  de 
le  com.mettre;  il  lui  serait  impossible  de  poursuivre  dans 
le  cœur  de  ses  ressortissants  les  sentiments  de  haine 
ou  de  cupidité  qui  en  ont  été  le  mobile.  Étant  donné  l'état 
des  esprits,  leurs  faiblesses,  leurs  préjugés,  il  se  peut 
très  bien  que  l'autorité  civile  soit  amenée  à  requérir 
le  serment  si  elle  croit  par  là  procurer  une  garantie 
indispensable  aux  intérêts  sociaux  qu'elle  a  pour  mis- 
sion de  défendre.  Le  chrétien  doit  alors  se  soumettre 
à  cette  exigence  par  déférence  ;  mais  son  devoir  strict, 
c'est  d'être  aussi  véridique  sans  serment  lorsqu'il 
affirme,  aussi  fidèle  à  la  parole  donnée  quand  il  s'en- 
gage, que  lorsqu'il  a  rempli  cette  formalité.  Le  divorce 
■est  toujours  un  malheur^  et  presque  toujours  la  con- 
séquence de  torts  réciproques.  Mais,  vu  le  niveau 
moral  de  la  société,  il  est  un  moindre  mal  que  la  con- 
tinuation du  lien  conjugal  imposé  à  des  époux  en  réalité 
séparés,  et  il  entraîne  de  moindres  désordres  que  la  loi 
qui  l'interdit.  Le  chrétien  peut  le  considérer  comme 
contraire  à  son  idée  élevée  du  mariage,  il  n'a  pas  le  droit 


l'évangile.  —  I  41 

d'exiger  qu'il  soit  rayé  de  la  législation  '.  Cette  distinc- 
tion entre  l'idéal  moral  et  ce  que  la  loi  civile  peut  exiger 
de  nous  tous  apparaît  dans  tout  son  jour  à  la  fin  de 
cette  exposition  des  conditions  de  la  participation  au 
Royaume  de  Dieu.  Comment  le  pouvoir  civil  s'y  pren- 
drait-il pour  nous  forcer  à  aimer  nos  ennemis  ?  La 
question  même  n'est-elle  pas  ridicule  ?  Pourtant  l'amour 
des  ennemis  est  tout  aussi  formellement  enseigné  que 
la  nullité  des  formules  de  serment  et  l'immoralité  du 
divorce  dicté  par  des  arrière-pensées  coupables.  Il  en 
est  de  même  des  autres  exemples  proposés  par  Jésus. 
Comme  moraliste  religieux,  Jésus  a  le  droit  de  pénétrer 
dans  un  domaine  où  la  loi  civile  ne  saurait  le  suivre, 
celui  du  sentiment  intime,  de  l'intention  cachée.  Si  l'on 
avait  toujours  compris  que  toute  cette  morale  du  Ser- 
mon de  la  Montagne  laisse  en  dehors  d'elle  l'institution 
civile,  on  se  serait  épargné  bien  des  controverses  sans 
aucune  utilité.  C'est  du  reste  cette  autonomie  réci- 
proque de  l'Évangile  et  de  la  loi  qui  constitue  l'une  des 
grandes  réformes  et  des  grandes  supériorités  du  pre- 
mier. Toute  théocratie  chrétienne  est  un  non-sens. 
Comme  théocratie,  elle  devrait  conformer  ses  lois  aux 

*  On  aura  remarqué  peut-être  que  le  texte  de  Matthieu  V,  32, 
excepte  de  l'interdiction  générale  le  divorce  motivé  par  l'adultère 
de  la  femme.  Cette  exception  n'est  pas  indiquée  dans  les  passages 
parallèles  Luc  XVI,  18;  Marc  X,  11,  et  on  a  voulu  en  conclure  que 
le  premier  évangéliste  l'avait  arbitrairement  introduite.  N'y  a-t-il 
pas  lieu  de  penser  au  contraire  que  le  rigorisme  des  deux  autres 
les  a  conduits  à  la  supprimer  ?  Comment  admettre  qu'un  homme  soit 
tenu  de  couvrir  de  son  nom  les  débordements  d'une  femme  ?  Mais 
toute  cette  discussion  est  oiseuse.  Jésus  n'attaque  pas  le  divorce 
comme  solution  légale  des  difficultés  conjugales  insolubles  autre- 
ment, mais  il  condamne  l'usage  qu'en  font  ceux  qui  y  recourent 
pour  satisfaire  leurs  passions  déréglées.  C'est  une  affaire  de  con- 
science, et  non  de  législation. 


42  JÉSUS    DE   NAZARETH 

principes  énoncés  par  le  Christ  lui-même  ;  comme  gou- 
vernement, elle  est  hors  d'état  de  contrôler  la  réa- 
lité des  dispositions  morales  auxquelles  seules  ces 
mêmes  principes  attachent  une  valeur  réelle.  L'État 
peut  contraindre  ses  ressortissants  à  s'acquitter  de  leurs 
obligations  militaires  et  à  payer  leurs  contributions. 
Mais  il  aurait  de  la  peine  à  décréter  le  patriotisme  sans 
lequel  l'armée  ne  serait  qu'un  corps  sans  âme,  ou  l'es- 
prit de  solidarité  nationale  qui  nous  pousse  à  contribuer 
sans  murmure  aux  dépenses  communes. 

En  résumé,  la  religion  de  Jésus  est  à  l'intérieur  de 
l'homme  ou  elle  n'est  pas. 


CHAPITRE  m 


L'ÉVANGILE.   —  II 


La  seconde  partie  du  Sermon  dit  de  la  Montagne 
(Matth.  VI- VIT)  continue  l'application  à  des  cas  déter- 
minés des  principes  de  <■<■  justice  »  intérieure  énoncés 
dans  la  première  en  opposition  à  la  justice  extérieure 
traditionnelle  qui  ne  descend  pas  jusqu'à  la  disposition 
réelle  du  sujet.  Ce  transfert  au  plus  profond  de  l'homme 
de  ce  qui  n'est  trop  souvent  que  la  prétention  men- 
teuse de  la  surface  engendre  un  sentiment  authentique- 
ment  chrétien^  celui  qu'on  a  défini  très  justement  la 
«  pudeur  religieuse  ».  Il  consiste  dans  une  répugnance 
invincible  à  l'idée  d'étaler  aux  yeux  des  indifférents  ou 
des  curieux  ce  qu'on  a  de  pluspersonnel^,  de  plus  intime, 
de  plus  caché  au  fond  de  son  être.  Cela  ressemble  à 
une  profanation  du  moi.  L'étalage,  par  exemple,  d'un 
sentiment  aussi  individuel  que  «  la  pauvreté  en  esprit  » 
est  nécessairement  trompeur.  L'humilité  ne  se  laisse  pas 
contempler  sans  cesser  d'être  de  l'humilité.  La  compas- 
sion pour  la  souffrance  d'autrui,  quand  elle  aime  à  s'ex- 
hiber en  largesses  bruyantes,  n'est  plus  du  tout  de  la 


44  JÉSUS   DE    NAZARETH 

compassion,  c'est  un  calcul  de  vanité  ou  d'ambition.  La 
prière  pratiquée  avec  ostentation  ou  machinalement 
multipliée  n'est  plus  qu'une  forme  vide.  11  y  a  donc  une 
liaison  directe  qui  unit  les  Béatitudes  à  la  nouvelle 
série  d'exemples  destinés  à  montrer  comment  la  piété 
vulgaire  ou  de  surface  doit  se  transformer  chez  l'homme 
qui  s'inspire  des  belles  maximes  déjà  posées.  Nous  ne 
saurions  mieux  faire  que  de  reproduire  littéralement 
cette  critique  de  la  religion  du  dehors  opposée  à  celle 
du  dedans,  et  nous  appelons  d'avance  l'attention  sur  tout 
ce  qu'elle  contient  de  finesse  ironique  et  d'éternelle 
vérité. 

Matth.  Yl,  1  suiv.  —  «  Gardez-vous  de  pratiquer  votre 
«  justice  devant  les  hommes  dans  le  désir  d'en  être 
«  vus...  Quand  tu  fais  l'aumône,  ne  fais  pas  sonner  la 
«  trompette  devant  toi  comme  font  les  hypocrites  dans 
«  les  synagogues  et  dans  les  rues.  Je  vous  dis  en  vérité 
«  qu'ils  remportent  leur  récompense  *. 

«  Mais  toi,  quand  tu  fais  l'aumône,  que  ta  main  gauche 
«  ne  sache  pas  ce  que  fait  ta  droite,  afin  que  ton  au- 
«  mône  demeure  secrète.  Ton  Père  qui  voit  dans  le  se- 
a  cret  te  le  rendra  ^  » 

«  Et  quand  vous  jeûnez,  n'aff'ectez  pas  la  tristesse 
«  comme  les  hypocrites  qui  s'assombrissent  le  visage 
«  pour  bien  faire  voir  aux  autres  qu'ils  jeûnent.  Je  vous 
«  dis  en  vérité  qu'ils  remportent  leur  récompense.  Toi, 
<(  quand  tu  jeûnes,   parfume-toi  la  tête  et  lave-toi  le 


1  C'est-à-dire  qu'ils  ont  ce  qu'ils  désiraient,  la  renommée  d'être 
bienfaisants,  mais  rien  de  plus, 

2  Plusieurs  versions  ajoutent  publiquement,  mais  cette  addition 
est  condamnée  par  les  plus  anciens  textes.  La  récompense  promise 
n'est  pas  extérieure  non  plus.  Elle  consiste  dans  le  sentiment  pré- 
cieux de  l'union  avec  Dieu  et  dans  tout  ce  qui  en  découle. 


l'évangile.  —  II  45 

visage,  afin  de  ne  pas  montrer  aux  autres  que  tu  jeûnes, 
mais  à  ton  Père  dans  le  secret  (de  ton  âme).  Ton  Père 

<  qui  voit  dans  le  secret  te  le  rendrai  » 

«  Et  quand  vous  priez,  ne  faites  pas  comme  les  hypo- 
(  crites  qui  aiment  à  prier  debout  dans  les  synagogues 

<  ou  au  coin  des  rues,  pour  que  les   autres  les  voient 

<  prier.  Je  vous  dis  en  vérité  qu'ils  remportent  leur  ré- 
(  compense.  Mais  toi,  quand  tu  pries,  entre  dans  ta 
(  chambre,  ferme  ta  porte  et  prie  ton  Père  en  secret. 
(  Ton  Père  qui  est  présent  dans  ce  lieu  secret  te  le 
(  rendra.  » 

Ici  nous  touchons  à  l'une  des  plus  délicates  questions 
que  suggère  le  point  de  vue  religieux  auquel  Jésus  se 
place.  Que  doit  être  la  prière  dans  une  religion  aussi 
intérieure,  aussi  désintéressée  que  la  sienne?  Sera-t-elle 
une  survivance  de  l'égoïsme  fondée  sur  l'idée  que 
l'homme  peut  influer  sur  la  volonté  divine  pour  obtenir 
de  la  Toute-Puissance  les  avantages  qu'il  désire,  sécu- 

1  Le  jeûne  était  une  des  formes  les  plus  en  honneur  de  la  piété 
juive.  On  le  retrouve  d'ailleurs  un  peu  partout  dans  les  religions 
antiques  oià  il  est  pratiqué  pour  plusieurs  motifs,  soit  comme 
condition  de  pureté  quand  il  faut  paraître  devant  les  divinités  ou 
devant  les  princes,  soit  comme  moyen  de  provoquer  l'extase  et  la 
vision,  soit  comme  une  souffrance  qu'on  s'impose  volontairement 
pour  expier  une  faute  grave,  soit  enfln  et  surtout  comme  démons- 
tration de  tristesse,  parce  qu'il  est  d'expérience  qu'une  grande 
affliction  ôte  le  désir  de  manger.  C'est  à  ce  dernier  point  de  vue 
principalement  qu'il  était  usité  chez  les  Juifs  comme  signe  de 
deuil  et  indice  de  la  tristesse  provenant  du  regret  des  fautes 
commises.  C'était  donc  essentiellement  une  marque  de  pénitence. 
Nous  verrons  plus  loin  que  Jésus  le  tenait  en  médiocre  estime. 
Mais  il  se  présente  ici  comme  répondant  à  l'affliction  morale  que 
cause  le  sentiment  de  l'indignité  ou  de  la  coulpe,  ainsi  que  disaient 
nos  pères.  Or,  s'il  est  un  sentiment  intime  que  l'on  doive  garder 
pour  soi,  c'est  bien  celui-là.  Il  y  a  de  l'impudicité  dans  Tostenta- 
tion  du  repentir. 


46  JÉSUS    DE    NAZARETH 

rité^  santé,  triomphes,  bien-être,  richesses,  et  que  ni  ses 
efforts,  ni  les  autres  hommes  ne  sauraient  lui  procurer? 
Une  telle  notion  de  la  prière  est  aussi  peu  religieuse  que 
possible  et  dégénère  en  un  genre  particulier  de  théur- 
gie.  Il  n'est  même  pas  besoin  de  lui  opposer  scientifique- 
ment l'enchaînement  incoercible  de   causes  et  d'effets 
qui  constitue  le  monde.  Le  sentiment  religieux  pur  con- 
damne suffisamment  cette  prétention  de  l'homme  assez 
audacieux  pour  indiquer  à  Dieu  ce  qu'il  ferait  bien  de  lui 
accorder.  Mais  pourquoi  ce  même  sentiment  pousse-t-il 
à  la  prière?  C'est  pour  se  fortifier  lui-même  en  vertu 
d'une  loi  mystérieuse  qui  fait  que  de  la  prière  bien  com- 
prise découlent  une  volupté  intense  et  des  forces  mora- 
les. La  prière  est  un  élan  de  l'âme  humaine  s'élevant 
vers  l'Être  incompréhensible,  accessible  pourtant,  dont 
«lie  se  sent  si  loin,  avec  lequel  elle  entre  toutefois  en 
communauté  de  vie.  Par  conséquent  elle  ne  saurait  se 
prolonger  sans  perdre  sa  vraie  nature.  Un  élan,  par  dé- 
finition, est  de  courte  durée.  Si  l'on  veut  se  persuader  de 
ce  que  nous  avons  affirmé  en  disant  que  Jésus  n'était 
pas  du  tout  sacerdotal,  on  n'a  qu'à  relire  son  enseigne- 
ment sur  la  prière  (Matth.  VI,  7-13).  Les  sacerdoces,  par 
ritualisme,  ont  toujours  aimé  les  longues  prières  indé- 
finiment multipliées. 

D'abord  Jésus  s'élève  contre  la  superstition  payenne 
qui  consiste  à  croire  que  la  prière  sera  d'autant  plus 
efficace  qu'elle  sera  plus  prolixe,  ce  qui  a  pour  consé- 
quence inévitable  qu'on  la  composera  d'oraisons  toujours 
les  mêmes  et  se  suivant  sans  interruption.  Jésus  avait 
pu  observer  chez  les  payens  qu'il  avait  pu  connaître 
cette  manière  puérile  de  concevoir  la  prière.  C'est  le 
mécanisme  organisé  là  où  il  n'a  que  faire.  Autant  vau- 
drait substituer  un  appareil  versificateur  à  l'inspiration 


L  ÉVANGILE.    —    II  47 

du  poète.  La  roue  de  prières  bouddhiste  et  le  chapelet 
bouddhiste  et  chrétien  sont  le  triomphe  de  ce  paganisme 
superstitieux. 

«  Quand  vous  priez,  ne  bredouillez  pas  *  comme  les 
«  payens  qui  s'imaginent  qu'ils  seront  exaucés  à  force 
«  de  paroles.  Ne  les  imitez  pas.  Votre  Père  sait  ce  dont 
«  vous  avez  besoin  avant  que  vous  le  lui  demandiez. 
«  Vous  donc  priez  ainsi  : 

«  Notre  Père  qui  es  aux  cieux,  —  Que  ton  nom  soit 
«  sanctifié,  —  Que  ton  règne  vienne,  —  Que  ta  volonté 
((  soit  faite  sur  la  terre  comme  au  ciel!  — Donne-nous 
«  aujourd'hui  notre  pain  quotidien.  —  Remets-nous  nos 
«  dettes  comme  nous  les  remettons  à  nos  débiteurs.  — 
«  Ne  nous  induis  pas  en  tentation,  mais  délivre-nous  du 
«  mal.  » 

Il  s'agit  évidemment  d'un  type,  et  non  d'une  formule 
obligatoire  de  prière.  La  preuve  en  est  que  nous  lisons 
dans  Luc  XI,  2-4,  un  texte  très  parallèle,  présenté  aussi 
comme  modèle  de  prière  et  qui  pourtant  n'est  pas  iden- 
tique à  celui  que  nous  lisons  dans  Matthieu  ^  Cette 
observation  ne  tend  pas  à  blâmer  la  coutume  aimée  des 
chrétiens  de  répéter  souvent  cette  belle  prière  dans  les 
termes  mêmes  proposés  par  Jésus,  mais  elle  achève  de 
démontrer  la  niaiserie  des  répétitions  machinales  du 
Pater.  C'est  absolument  l'opposé  de  la  prière  telle  que 
Jésus  la  conçoit. 

On  remarquera  que  cette  prière -modèle  est  très 
courte.  Cette  brièveté  est  d'accord  avec  l'enseignement 
qui  la  précède.  La  sincérité  et  la  vivacité  de  l'essor  de 


1  Mr,  [îa-UToÀÔYrjar^TE.  Matth.  VI,  7. 

2  Le  troisième  vœu  et  la  seconde  partie  du  dernier  manquent.  Il 
y  a  aussi  quelques  différences  verbales. 


48  JESUS    DE   NAZARETH 

l'âme  vers  Dieu  sont  à  ce  prix.  De  plus,  elle  est  absolu" 
ment  désintéressée,  sauf  en  ce  qui  concerne  le  désir  de 
l'union  permanente  avec  Dieu  par  le  lien  du  bien  moral  ; 
ce  qui  en  réalité  est  encore  du  désintéressement,  ou,  si 
l'on  veut,  ce  qu'il  ne  nous  est  pas  permis  de  ne  pas  dé- 
sirer. Elle  débute  par  le  sentiment  le  plus  religieux  de 
tous,  celui  de  la  dépendance  de  l'adorateur  conscient 
de  son  infime  petitesse  quand  il  se  met  en  rapport  direct 
avec  la  Source  absolue  de  l'être.  Ce  n'est  pas  même  la 
gouttelette  en  face  de  l'océan.  Mais  ce  sentiment  est 
déterminé  d'une  façon  spéciale  par  celui  d'une  affinité  de 
nature  qui  fait  que,  malgré  cette  disproportion  incal- 
culable, l'adorateur  a  la  conviction  d'être  pour  son  Dieu 
plus  qu'une  chose  insignifiante,  d'être  un  cœur  aimé  et 
aimant,  en  un  mot  quelqu'un.  Notre  Père  qui  es  aux 
deux.  Fraternité  des  enfants  du  même  Père,  amour  du 
Créateur  s'étendant  à  tous,  grandeur  infinie  comme  les 
cieux  de  celui  à  qui  l'homme  s'adresse  des  profondeurs 
de  sa  misère,  tout  cela  est  contenu  dans  ces  quatre 
mots.  Nous  reconnaissons  bien  là  ce  qui  constitue  le  fond 
de  la  conscience  religieuse  de  Jésus,  Dieu  senti  comme 
Père.  Jésus  n'a  pas  laissé  de  doctrine  métaphysique  de 
la  Divinité,  et  c'est  fort  heureux.  On  eût  pu  prédire  d'a- 
vance que  sa  théorie  métaphysique  eût,  comme  toutes 
les  autres,  révélé  au  bout  d'un  temps  ses  défectuosités 
et  ses  impasses.  Dieu  ne  se  laisse  pas  comprendre  par 
l'intelligence  humaine.  Fïnitum  non  est  capax  infinitif 
disaient  avec  raison  les  vieux  théologiens  réformés. 
Jésus  avait  reçu  de  son  éducation  juive  l'axiome  à  la  fois 
religieux  et  rationnel  du  monothéisme.  Il  croyait  à  Fac- 
tion de  Dieu  sur  le  monde,  sur  l'humanité,  sur  l'homme- 
individu  (le  Saint-Esprit).  Mais  il  n'avait  pas  de  théodicée 
philosophique.  Dieu  sans  doute  était  pour  lui  «  l'Être 


l'évangile.  —  II  49 

Suprême'  »,  mais  au  fond  de  son  âme,  cette  pâle  abs- 
traction s'était  précisée  en  une  réalité  d'une  inexprimable 
douceur.  La  nébuleuse  s'était  résolue.  Jésus  se  plongeait 
avec  délices  dans  cette  joie  de  se  sentir  vivre  en  Dieu 
■et  de  sentir  Dieu  vivre  en  lui.  Cette  volupté  pure  survi- 
vait aux  troubles,  aux  tristesses,,  aux  épreuves  doulou- 
reuses. Mais  sa  haute  énergie  morale  l'empêchait  de 
rester  confiné  dans  les  rêveries  infécondes  du  mysti- 
cisme égoïste.  C'est  pour  se  retremper  et  pour  agir  qu'il 
savourait  cette  félicité  fortifiante,  et  il  sortait  de  son 
Éden  intérieur  plus  résolu  que  jamais  à  prêcher  le  vrai 
Royaume  de  Dieu,  le  royaume  du  Père  et,  comme  il  ne 
lui  était  jamais  venu  à  l'esprit  de  se  mettre  à  part  du 
reste  des  hommes,  il  n'était  pas  moins  certain  pour  lui 
que  Dieu  est  «  Notre  Père  »  à  tous. 

La  sanctification  du  Nom  de  Dieu  signifie  à  peu  près 
la  même  chose  que  sa  glorification.  Il  y  a  même  dans 
quelques  manuscrits  une  variante  qui  porte  :  Que  ton 
nom  soit  glorifié!  La  pensée  de  l'homme  s'élevant  à  Dieu 
est  tout  d'abord  remplie  par  l'idée  de  l'infinie  grandeur 
de  l'Être  auquel  il  s'adresse.  La  toute-puissance  de  Dieu 
a  pour  domaine  l'univers  et  s'y  déploie  sans  rivale  ;  mais 
il  entre  dans  la  constitution  des  êtres  créés  qu'ils  sont 
soumis  à  la  loi  du  devenir,  de  l'évolution,  par  conséquent 
de  l'imperfection.  Cela  est  vrai  à  un  degré  éminent  du 
monde  moral.  Le  règne  de  Dieu,  qui  doit  venir,  consis- 


*  Expression  démodée  chez  nous  à  cause  de  l'abus  qu'en  a  fait 
le  déisme  vulgaire  pendant  la  Révolution,  et  qui  pourtant  n'a  pas 
perdu  sa  justesse  philosophique.  On  ne  peut  nier  que  les  êtres 
ont  une  raison  commune  les  contenant  tous,  qui  est  VEtre,  et  cet 
Etre  supérieur  à  chacun  d'eux  et  à  leur  somme  est  nécessairement 
VEtre  suprême.  C'est  l'idée  qui  avait  fini  par  se  dégager  du  nom 
mal  expliqué  de  Jahvé. 

JÉSUS   DE   NAZAR.   —    II.  4 


5Ô  JÉSUS    DE   NAZARETH 

tera  dans  l'accord  harmonieux  des  volontés  humaines  et 
de  la  volonté  divine.  C'est  la  perspective  qui  doit  être 
l'objet  des  vœux  les  plus  ardents  de  l'homme  religieux, 
tant  au  point  de  vue  de  cette  gloire  de  Dieu  qu'il  aime  à 
célébrer  qu'à  celui  du  bonheur  des  hommes.  Elle  s'ac- 
complira lorsque  «  Ta  volonté  sera  faite  sur  la  terre 
«  comme  au  ciel.  » 

Viennent  maintenant  les  vœux  d'un  caractère  plus 
personnel.  Le  «  pain  quotidien  «  que  l'adorateur  de- 
mande à  Dieu  n'est  pas  exclusivement  l'aliment  farineux 
que  nous  appelons  de  ce  nom.  C'était  une  expression 
usitée,  comme  elle  l'est  encore  parmi  nous,  pour  dési- 
gner ce  qui  est  indispensable  à  la  conservation  de  la  vie. 
C'est  au  fond  demander  la  continuation  indéfinie  de  la 
vie  à  celui  qui  en  est  la  source  primordiale,  et,  pour  une 
conscience  religieuse  comme  celle  de  Jésus,  ce  vœu  est 
toujours  conforme  à  la  volonté  divine.  La  mort  corpo- 
relle n'en  est  pas  la  contradiction.  Celui  qui  se  sent 
aimé  de  Dieu  sent  en  même  temps  que  la  volonté  de 
Dieu  est  qu'il  vive.  C'est  une  démonstration  intérieure 
de  l'immortalité  personnelle  sous  un  mode  quelconque 
d'existence,  et  aucun  argument  métaphysique  ou  phy- 
siologique ne  prévaut  contre  cette  assurance.  —  On 
traduit  ordinairement  par  offenses  les  dettes  du  texte  de 
Matthieu,  et  on  a  raison,  puisque,  deux  lignes  plus  bas, 
le  même  évangéliste  traduit  aussi  de  même  et  que  Luc, 
dans  son  texte  parallèle  XI,  4,  confirme.  Le  pardon  de 
Dieu  est  donc  conditionné  ou  plutôt  révélé  par  le  pardon 
que  nous  accordons  nous-mêmes  à  nos  offenseurs.  Ceci 
est  la  doctrine  propre  de  Jésus  concernant  la  rémission 
des  péchés.  Rien  qui  nécessite  le  confessionnal  ni  une 
théorie  juridique  de  la  rédemption.  Dieu  ne  pardonne  pas 
comme  un  homme  qui  change  de  résolution  et  qui  dé- 


l'kvangile.  —  II  51 

couvre  des  raisons  de  remplacer  la  sévérité  par  l'indul- 
gence. L'intention  divine  est  immuable,  toujours  la  même. 
A  un  certain  niveau  supérieur  de  la  moralité  humaine, 
les  transgressions  ou  défectuosités  antérieures  sont 
comme  effacées,  n'entrent  plus  en  ligne  de  compte,  et 
le  critérium  qui  nous  permet  de  juger  si  nous  sommes 
ainsi  pardonnes  au  ciel,  c'est  quand  nous  sommes 
assez  généreux,  assez  forts,  assez  élevés  moralement, 
pour  pardonner  nous-mêmes. 

Mais  dans  cette  lutte  pour  le  bien^  c'est-à-dire  pour  la 
vie  vraie,  il  faut  se  défier  de  ses  faiblesses,  redouter  les 
tentations,  et  aspirer  à  cette  délivrance  du  mal  qui  sera 
l'état  normal  de  l'homme  arrivé  à  l'épanouissement  défi- 
nitif de  son  être  vrai.  Si  nous  progressons  moralement, 
c'est  que  nous  sommes  de  plus  en  plus  sensibles  à  l'at- 
trait que  l'idéal  divin  exerce  sur  notre  être  intérieur. 
C'est  là  la  véritable  doctrine  de  la  grâce.  «  Ne  nous 
«  induis  pas  en  tentation,  mais  délivre-nous  du  mal  *  !  » 

*  On  traduit  le  plus  souvent  :  «  Ne  nous  laisse  pas  tomber  dans 
«  la  tentation  »,  ce  qui  n'est  pas  très  exact.  C'est  parce  qu'on 
répugne  à  l'idée  que  Dieu  lui-même  puisse  être  le  tentateur.  Ce 
n'est  pas  non  plus  l'idée  de  Jésus.  La  tentation  n'est  pas  nécessai- 
rement causée  par  des  agents  volontaires.  Elle  provient  très  sou- 
vent de  circonstances  ni  prévues^  ni  cherchées,  où  la  volonté  de 
personne  n'entre  pour  rien,  et  qui  proviennent  du  cours  général 
des  choses.  Elles  rentrent  par  conséquent  dans  le  jeu  des  lois 
divines  dominatrices  du  monde.  A  ce  point  de  vue  l'homme  reli- 
gieux peut  émettre  le  vœu  que  ces  tentations  lui  soient  épargnées. 
L'essentiel  est  pour  lui  d'être  assez  fort  pour  y  résister,  c'est-à-dire 
d'être  émancipé  de  la  servitude  des  penchants  qui  le  poussent  au 
mal  et  dont  il  est  trop  souvent  incapable  de  triompher.  Tel  est  le 
sens  du  dernier  vœu  :  «  Ne  nous  induis  pas  en  tentation  »,  car  la 
tentation  fatale  à  l'individu  peut  provenir  de  coïncidences  amenées 
par  le  cours  impersonnel  des  choses  en  général,  «  mais  délivre- 
nous  du  mal  !  »  —  Du  mal  ou  du  Malin,  du  Méchant  (c'est-à-dire  le 
diable).  L'expression  du   texte  se  prête  aux  deux  traductions.  Très 


52  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Nous  le  répétons,  nous  ne  prétendons  nullement  que 
toutes  ces  médiatisations  de  l'enseignement  évangélique 
et  de  la  réalité  psychologique  ont  été  présentes  à  la 
conscience  réfléchie  de  Jésus.  C'est  une  traduction  en 
pensée  moderne  que  nous  essayons.  Le  génie  religieux 
de  Jésus  est  essentiellement  intuitif.  Le  vrai  poète,  sans 
s'en  rendre  compte,  obéit  aux  lois  de  la  poésie,  les  cri- 
tiques les  dégagent  plus  tard  de  ses  œuvres,  lui-même 
n'a  pas  fait  toutes  ces  réflexions.  Le  sentiment  poétique 
l'a  dirigé  comme  à  son  insu.  Cela  imprime  à  ses  poésies 
le  caractère  d'un  langage  sorti  de  la  nature  profonde  des 
choses.  De  même,  les  premiers  hommes  qui  ont  fait  le 
langage  déposaient  sans  le  savoir  dans  leurs  premières 
locutions  l'étonnante  logique  grammaticale  que  les  philo- 
logues ont  discernée  bien  longtemps  après  eux.  C'était 
la  logique  spontanée  de  l'esprit  humain. 

Le  reste  de  cette  déclaration  des  principes  de  l'Évan- 
gile (Matth.  VI,  19- vil)  ne  se  distingue  plus  parla  même 
cohésion  que  les  deux  premières  parties.  C'est  une  suc- 
cession de  sentences  roulant  sur  divers  sujets,  respirant 
presque  toujours  *  l'esprit  du  Maître,  mais  sans  liaison 

souvent  en  effet  le  diable  est  désigné  par  ce  mot  de  Méchant, 
■0  TTovTÎpoc,  Matth.  XIII,  19;  1  Jean  II,  13-14;  V,  18;  Éphés.  VI,  16. 
Mais  on  trouve  le  même  mot  avec  le  sens  abstrait  de  mal,  Matth.  V,  37  ; 
Jean  XVII,  15  ;  Rom.  XII,  9.  Il  est  bien  probable  que  dans  la  pensée 
de  Jésus  et  de  ses  auditeurs  la  distinction  ne  se  posait  pas  devant 
l'esprit.  L'opposition  de  «  tentation  »,  terme  abstrait,  dans  le  pre- 
mier membre  de  la  demande,  serait  plutôt  favorable  à  la  traduction 
par  le  mal  du  mot  ponérô  dans  le  second.  Du  reste,  en  adoptant 
généralement  le  mot  abstrait  de  «  mal  »,  c'est-à-dire  de  mal 
moral,  la  piété  chrétienne  est  restée  au  plus  près  de  l'idée  de  Jésus 
lui-même.  En  effet,  dans  la  supposition  où  il  serait  question  de 
Satan  en  personne,  ce  serait  comme  de  l'inspirateur  et  du  fauteur 
du  péché,  du  mal  moral,  et  non  comme  de  l'auteur  de  maléfices 
d'un  autre  ordre. 

*  Cette  limitation  est  motivée  surtout  par  la  présence  d'un  pas- 


l'évangile.  —  II  53 

entre  elles.  Il  s'agit  du  vrai  Trésor  (VI,  19-21),  de  la 
Lumière  intérieure  (22-23),  du  Souci  de  la  vie  maté- 
rielle (24-33),  des  Jugements  (VII,  1-5),  de  l'Activité 
persévérante  fondée  sur  la  confiance  en  l'intention 
divine  (7-11),  du  Devoir  souverain  de  faire  aux  autres 
ce  que  nous  voudrions  qu'ils  nous  fissent  (12),  du  Cou- 
rage avec  lequel  il  faut  affronter  les  difficultés  premières 
de  la  conversion  morale  (13-14),  des  Faux  prophètes  que 
l'on  reconnaît  à  leurs  fruits  (15-23).  Le  morceau  le  plus 
saillant  est  celui  qui  concerne  le  souci  du  bien-être 
matériel,  et  il  soulève  une  question  d'une  gravité  parti- 
culière qu'il  faut  examiner. 

Cet  enseignement  part  du  principe  que  le  cœur  de 
l'homme  ne  se  partage  pas,  qu'il  est  là  où  l'homme  met 
son  trésor  préféré,  qu'on  ne  peut  à  la  fois  servir  Dieu 
et  Mamon  ^  «  C'est  pourquoi  »,  continue  Jésus,  «  ne 
«  vous  tourmentez  pas  à  propos  de  votre  vie  sur  ce  que 
«  vous  mangerez  ni  à  propos  de  votre  corps  sur  ce  dont 
(c  vous  serez  vêtus.  La  vie  n'est-elle  pas  plus  que  la 
«  nourriture  et  le  corps  plus  que  le  vêtement?  Regardez 
«  les  oiseaux  de  l'air  :  ils  ne  sèment,  ni  ne  moissonnent 
«  et  n'amassent  rien  dans  des  greniers,  et  votre  Père 
«  céleste  les  nourrit.  Ne  valez-vous  pas  plus  qu'eux?... 
«  Et  pourquoi  vous  tourmenter  à  propos  du  vêtement  ? 


sage  tel  que  VII,  6  (défense  de  jeter  les  perles  aux  pourceaux), 
qui  est  plus  qu'étrange,  puisqu'on  parlant  de  la  sorte  Jésus  se 
serait  condamné  lui-même.  Ce  passage  semble  glissé  là  par  l'inad- 
vertance d'un  compilateur,  car  il  ne  se  rattache  à  rien.  Peut-être, 
sous  une  forme  moins  absolue,  faisait-il  partie  des  conseils  donnés 
aux  apôtres  qui  devaient  s'abstenir  de  persister  à  prêcher  l'Évan- 
gile à  ceux  qui  s'en  montraient  grossièrement  indignes.  Comp. 
Matth.  X,  14. 

*  Divinité  inconnue,  mais  qui  doit   avoir  personnifié  l'abondance 
et  la  richesse. 


S4  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Apprenez  des  lis  des  champs  comment  ils  croissent. 
Ils  ne  travaillent  ni  ne  filent.  Pourtant  je  vous  dis  que 
Salomon  dans  toute  sa  magnificence  n'a  pas  été  vêtu 
comme  l'un  d'eux.  Mais  si  Dieu  revêt  ainsi  l'herbe  des 
champs  qui  est  aujourd'hui  et  qui  demain  sera  jetée 
au  four,  comment  ne  vous  vêtira-t-il  pas  mieux  encore, 
gens  de  peu  de  foi  !  Ne  vous  tourmentez  donc  pas  en 
disant:  Que  mangerons-nous?  qua  boirons -nous  ? 
Comment  serons-nous  vêtus  ?  Ce  sont  les  payens  qui 
recherchent  avidement  toutes  ces  choses.  Votre  Père 
céleste  sait  que  vous  avez  besoin  de  tout  cela.  Cher- 
chez premièrement  sa  justice^  et  son  Royaume,  et 
tout  cela  vous  sera  donné  par  surcroît.  Ne  vous  tour- 
mentez donc  pas  du  lendemain.  Le  lendemain  aura 
souci  de  lui-même.  A  chaque  jour  suffit  sa  peine.  » 
Ces  paroles  ont  sans  contredit  quelque  chose  de  char- 
mant dans  leur  idéalité  si  poétique  et  si  confiante. 
Cependant,  en  y  réfléchissant,  on  ne  peut  s'empêcher  de 
trouver  qu'elles  dénotent  une  notion  imparfaite  des  né- 
cessités de  la  vie  humaine  au  point  de  vue  privé  comme 
au  point  de  vue  social.  Prises  et  appliquées  à  la  lettre, 
elles  auraient  des  conséquences  lamentables  K  II  ne 
serait  pas  difficile  d'en  tirer  la  consécration  de  la  paresse 
et  de  l'imprévoyance.  L'appel  fait  aux  oiseaux  de  l'air 
■et  aux  fleurs  des  champs  est  d'une  poésie  ravissante, 
mais  l'auditeur  le  plus  simple  remarque  tout  de  suite 
que,  s'il  les  imitait,  il  n'aurait  ni  la  nourriture  comme 
les  oiseaux,  ni  la  parure  des  fleurs,  pas  même  le  moin- 
dre vêtement.  Les  dernières  paroles  sont  fâcheuses,  en 
ce  qu'elles  condamnent  l'esprit  de  prévoyance  que  l'on 


*  Les  parallèles  dans  Luc  exagéreraient  plus  qu'elles  n'atténue- 
raient le  côté  paradoxal  de  cet  enseif^nement  (Luc  XII,  22-31). 


L  EVANGILE.    —    Il  ~)0 

s'efforce  avec  raison  d'inculquer  aux  travailleurs  pour 
leur  bien,  pour  leur  moralité,  leur  dignité,  leur  santé 
physique  et  morale,  l'indépendance  de  leurs  vieux  jours. 
J^mets  qu'on  est  en  droit  de  dégager  la  pensée  fon- 
damentale. Elle  est  plus  juste  que  les  développements. 
Entre  l'esprit  de  prévoyance,  le  travail  honnêtement  et 
courageusement  poursuivi,  en  vue  précisément  du  len- 
demain, et  l'esprit  d'avarice,  l'amour  exclusif  et  amol- 
lissant du  bien-être,  il  y  a  une  différence  profonde. 
L'homme  qui  se  laisse  absorber  par  le  souci  perpétuel 
des  satisfactions  sensuelles  ou  vaniteuses  devient  vite 
incapable  de  toute  ambition  plus  noble.  La  parole  : 
«  Cherchez  premièrement  la  justice  et  le  Royaume  de 
«  Dieu  »  est  d'une  grande  vérité,  en  ce  sens  que  la 
condition,  trop  souvent  négligée  par  les  théoriciens  du 
socialisme  moderne,  la  condition  primordiale  du  déve- 
loppement prospère  et  de  l'aisance  générale  d'une  société 
est  d'ordre  moral.  Toutes  les  réformes  économiques 
seront  impuissantes  si  la  moralité  manque  aux  divers 
éléments  du  corps  social.  «  Dieu  sait  »,  nous  est-il  dit, 
«  que  nous  avons  besoin  de  toutes  ces  choses.  »  A  la 
bonne  heure  ;  mais  pourquoi  parlesr  comme  s'il  nous  les 
procurait  sans  que  nous  ayons  rien  à  faire  pour  les 
avoir  ? 

Il  y  a,  je  le  sais,  des  indices  d'une  tendance  à  l'expres- 
sion hyperbolique  et  par  conséquent  paradoxale  dans  la 
prédication  de  Jésus  ^  C'est  un  genre  plus  accepté  en 
Orient  que  chez  nous,  surtout  quand  il  s'agit  de  réveiller 
les  intelligences  paresseuses  ou  incultes.  L'hyperbole  de 
la  forme  ramène  l'attention  sur  la  valeur  de  l'idée 
moyenne.  Mais  ici  c'est   plus  qu'un    mot,   plus  qu^une 

1  Par  ex.  Matth.  V,  39-41  ;  Luc  XIV,  26. 


36  JÉSUS    DE    NAZARETH 

phrase  isolée.  C'est  tout  un  morceau  qui  semble  contenir 
toute  une  théorie.  —  Ou  bien  l'exacte  pensée  de  Jésus 
aurait-elle  été  trahie  par  un  rapporteur  trop  préoccupé 
d'un  seul  côté  de  la  question?  C'est  possible,  mais  indé- 
montrable. Je  serais  tenté  plutôt  de  croire  que  sur  ce 
domaine  «  social  »,  comme  nous  dirions  aujourd'hui, 
Jésus  avait  le  regard  moins  pénétrant  que  sur  les  choses 
de  la  conscience  religieuse  proprement  dite.  Il  n'aimait 
pas,  et  il  avait  raison  ne  ne  pas  aimer,  la  confiscation  de 
la  pensée  et  du  cœur  par  la  fièvre  du  gain.  Il  blâmait  la 
poursuite  acharnée  et  corruptrice,  desséchante,  de  la 
richesse  et  du  paraître.  Il  pouvait  en  voir  des  exemples^ 
dans  son  pays  natal.  Cette  aberration  lui  faisait  l'eftet 
d'un  ((  souci  de  payen  ».  Jusque  là  nous  ne  pouvons 
que  nous  incliner  devant  ses  censures.  L'homme 
en  général  a  bien  plus  besoin  d'être  rappelé  au  senti- 
ment de  sa  destinée  supérieure  qu'excité  à  la  préoccu- 
pation farouche  de  ses  besoins  matériels,  c'est  encore 
vrai.  Encore  faut-il  pourtant  qu'il  soit  nourri  et  vêtu,  et 
encore  une  fois  il  ne  lui  est  pas  possible  d'imiter  pour 
cela  les  oiseaux  de  l'air  et  les  lis  des  champs.  On  dési- 
rerait donc  voir  l'autre  face  du  problème  traitée  aussi 
comme  la  nature  de  l'homme  l'exige. 

Mais  la  question  économique  n'existait  pas  pour  Jésus. 
La  perspective  d'une  grande  et  profonde  transformation 
de  l'état  de  choses  établi  dans  la  société  humaine  con- 
tribuait certainement  à  limiter  sur  ce  point  l'étendue  de 
son  rayon  visuel,  et  son  idéalisme  lui  voilait  certaines 
difficultés  pratiques  dont  un  esprit  plus  terre-à-terre  eût 
été  immédiatement  frappé.  Sur  tant  d'autres  points  Jésus- 
fournit  les  preuves  d'un  si  merveilleux  génie  de  réforma- 
teur religieux  et  de  prophète    intuitif   qu'on    ne  peut 


l'évangile.  —  II  57 

rabaisser  sa  gloire  en  constatant  cette  limitation  '. 
Quelle  sagacité,  quelle  profondeur  de  vues,  en  revan- 
che, dans  les  autres  Logia  de  ce  dernier  groupe  !  L'aver- 
tissement sur  la  nécessité  de  purifier  son  cœur,  son 
désir,  si  l'on  veut  que  la  faculté  de  discerner  le  vrai  ne 
soit  pas  altérée  (Matth.  VI,  22-23),  l'injustice  si  fréquente 
de  nos  blâmes  de  la  conduite  d^autrui,  logion  qui  a  donné 
lieu  à  la  comparaison  devenue  proverbiale  de  la  poutre 
et  de  la  paille  (VII,  1-4),  l'assurance  pour  ceux  qui  sentent 
en  eux-mêmes  Dieu  comme  Père  que  la  lutte  persévé- 
rante en  vue  du  bien  atteint  infailliblement  son  but  (7-11), 
la  mesure  de  la  valeur  du  prophète  à  celle  des  fruits  de 
son  enseignement  (ce  qui  fait  le  bon  arbre,  c'est  le  bon 
fruit,  17),  cette  mise  à  l'écart  des  hommages  rendus  à  sa 
personne,  la  conformité  à  la  volonté  divine  étant  le  seul 
titre  à  l'entrée  dans  le  Royaume  (21)  —  comme  tous  ces 
joyaux  de  l'écrin  évangélique  se  présentent  avec  leur 
éclat  pur,  avec  cette  ciselure  originale  qui  leur  a  valu 
l'admiration  et  le  recueillement  des  siècles  et  qui  nous 
ferait  dire,  s'il  s'agissait  d'objets  d'un  autre  ordre,  que 
Jésus  était  un  merveilleux  artiste!  Et  cet  accent  de 
conviction,  d'autorité  tenant  à  ce  que  tout  ce  qu'il 
dit  est  pour  lui  l'évidence,  et  que  cette  évidence  est  la 
vibration  directe  de  sa  conscience,  comme  il  retentit 
encore  à  nos  oreilles!  A-t-on  suffisamment  remarqué  le 
tour  lyrique  et  la  mâle  éloquence  de  ce  morceau  qu'avec 
un   véritable    tact    littéraire  le  collecteur    du  premier 

*  C'est  d'ailleurs  une  chose  remarquable  que  ses  disciples  les 
plus  authentiques  n'ont  jamais  hésité  à  rectifier,  à  «  remettre  au 
point  ))  son  enseignement  en  matière  de  travail  et  de  prévoyance. 
On  le  voit  déjà  dans  les  épîtres  pauliniennes,  Éph.  IV,  28;^ 
I  Thess.  IV,  11-12;  II  Thess.  III,  10-12;  comp.  Act.  XVIII,  3.  Jésus 
lui-même  se  blâmait-il  d'avoir  travaillé  pour  subvenir  à  ses  besoins 
pendant  la  plus  grande  partie  de  sa  vie? 


58  JÉSUS    DE   NAZARETH 

groupe  de   Logia  a  mis  à  la  fin  comme  si  c'eût  été  la 
péroraison  d'un  discours  (Matth.  VII,  24-27)? 

«  Celui  donc  qui  entend  ces  miennes  paroles  et  qui  y 
«  conforme  sa  conduite,  je  le  comparerai  à  l'homme  de 
«  bon  sens  qui  a  construit  sa  maison  sur  le  roc.  La 
«  pluie  est  tombée,  les  torrents  ont  débordé,  les  vents 
«  ont  soufflé,  et  ils  ont  donné  contre  cette  maison.  Elle 
«  est  restée  debout,  car  elle  était  fondée, sur  le  roc.  Mais 
«  quiconque  entend  ces  miennes  paroles  et  n'y  con- 
«  forme  pas  sa  conduite  sera  semblable  à  l'insensé  qui 
«  a  construit  sa  maison  sur  le  sable.  La  pluie  est  tombée, 
«  les  torrents  ont  débordé,  les  vents  ont  soufflé,  et  ils 
«  ont  fondu  sur  cette  maison.  Elle  s'est  écroulée  et  la 
«■  ruine  en  a  été  grande  !  » 

Tels  étaient  les  thèmes  fondamentaux  de  l'Évangile 
que  Jésus  développait  au  cours  de  ses  pérégrinations  en 
Galilée  ou  dans  sa  résidence  de  Capernaiim.  C'était  donc 
l'Évangile  en  soi,  proposé  comme  religion  du  salut.  La 
racine  nourricière,  c'était  le  sentiment  de  Dieu  comme 
Père.  Cette  religion  était  indépendante  par  elle-même 
de  tout  rite  et  de  tout  dogme,  mais  non  de  tout  le  passé. 
Jésus  la  présentait  comme  «  l'accomplissement  de  la  loi 
et  des  prophètes  »,  c'est-à-dire  du  judaïsme.  Elle  était 
donc  à  l'histoire  religieuse  de  son  peuple  ce  que  le  der- 
nier mot  d'une  évolution  est  à  tout  le  développement  qui 
le  précède,  à  la  fois  différent  et  co-essentiel.  Cette  reli- 
gion était  avant  tout  personnelle  et  intérieure.  Elle  avait 
pour  point  de  départ  la  conscience  de  la  misère  morale 
aiguisant  la  faim  et  la  soif  de  la  perfection,  inspirant 
comme  dispositions  étroitement  connexes  la  douceur, 
l'intention  pacifique,  la  modestie,  la  miséricorde  active, 
la  pureté  du  désir,  la  sincérité  absolue  du  vouloir,  n'at- 


l'kvangill;.  —  ii  59 

tachant  du  reste  aucun  prix  à  la  correction  rituelle,  exté- 
rieure ou  légaliste.  Elle  fondait  la  certitude  du  triomphe 
final  avec  toutes  ses  consolations  et  toutes  ses  joies  sur 
le  rapport  filial  ou  l'affinité  de  nature  qui  unit  Thomme 
à  Dieu.  Tout  un  monde  d'explications  et  d'applications, 
d'oppositions  aussi,  devait  sortir  de  là.  Nous  en  verrons 
bientôt  les  types  variés. 

La  religion  ainsi  comprise  avait  tous  les  droits  au  titre 
d'ÉvANGiLE  ou  «  Bonne  Nouvelle  »  que  Jésus  lui  donnait 
(MarcI,  15) ,  et  qui  lui  est  resté.  Sans  doute  ce  nom  fut  d'abord 
déterminé  par  l'annonce  d'une  prochaine  et  puissante 
réalisation.  C'était  la  «  bonne  nouvelle  »  de  l'avènement 
à  bref  délai  du  Royaume  de  Dieu  attendu  depuis  si  long- 
temps. Mais  si  le  nom  a  survécu  à  sa  signification  pre- 
mière, c'est  qu'il  exprimait  de  plus  quelque  chose  de  per- 
manent, de  perpétuel.  En  ramenant  la  religion  essentielle 
à  un  ensemble  de  dispositions  envers  Dieu  d'ordre  exclu- 
sivement moral,  le  prophète  de  Nazareth  libérait  l'homme 
de  toutes  ces  servitudes  sacerdotales,  rituelles,  ascé- 
tiques, irrationnelles,  sans  valeur  interne,  et  en  ce  sens 
il  rendait  la  religion  infiniment  plus  douce  et,  comme  on 
dit,  plus  facile.  Mais  il  ne  retranchait  rien  des  exigences 
les  plus  austères  du  vrai  devoir.  Pour  y  demeurer  fidèle 
envers  tous  et  contre  tout,  les  renoncements  les  plus 
héroïques,  les  sacrifices  intimes  les  plus  douloureux 
étaient  toujours  requis.  «  Si  ta  main,  si  ton  oeil  te  fait 
«  tomber  dans  le  péché,  coupe,  arrache  plutôt  que  de 
«  succomber  (Matth.  V,  29-30)1  »  C'était,  puisque 
l'héroïsme  est  toujours  une  exception,  rappeler  à  la 
plupart  des  hommes  leur  impuissance  et  leur  misère. 
Mais  le  principe  évangélique  apportait  avec  lui  sa  conso- 
lation et  sa  force  vivifiante.  La  conscience  amèrede  l'in- 
firmité morale  était  contrebalancée  par  la  confiance  au 


60  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Père  céleste.  Aux  terreurs  démoralisantes  engendrées 
par  le  sentiment  du  péché  succédait,  moyennant  le  repen- 
tir sincère  et  l'effort  sans  cesse  renouvelé  vers  la 
«  justice  »,  la  ferme  assurance  dans  la  volonté  paternelle 
à  l'égard  des  enfants  de  Dieu  dévoyés.  La  paix  rentrait 
dans  l'âme  angoissée.  La  face  terrible  du  Dieu  de  la 
justice  inexorable  revêtait  l'expression  de  la  miséricorde 
infinie.  Les  divers  mythes  de  rédemption  imaginés  pour 
donner  une  expression  dogmatique  à  ce  fait  primordial 
de  l'expérience  chrétienne  —  victoire  remportée  sur 
Satan  à  force  ouverte,  émancipation  de  son  pouvoir 
usurpé  obtenue  juridiquement  ou  comme  résultat  d'une 
ruse  divine^  sacrifice  propitiatoire  d'une  victime  incom- 
parable, satisfaction  donnée  à  la  justice  éternelle  par  un 
innocent  qui  souffre  et  meurt  à  la  place  des  coupables  — 
toutes  ces  théories  qui  ont  tour  à  tour  prédominé  dans 
l'Église  ne  sont  que  les  figurations  dramatisées  de  ce  phé- 
nomène intérieur  que  l'Évangile  de  Jésus  a  mis  en  plein 
jour  comme  un  fait  de  conscience  religieuse.  Voilà  l'Évan- 
gile éternel,  la  Bonne  Nouvelle  permanente.  Dieu  est  tou- 
jours la  loi  morale  souveraine,  mais  aussi  la  grâce  qui  attire 
et  le  pardon  continu.  Cette  assurance  est  le  plus  encoura- 
geant des  mobiles  poussant  l'homme  au  bien.  C'est  le 
cœur  pur  de  Jésus  qui  l'affirme.  C'est  ainsi  que  Jésus 
voyait  Dieu.  Une  psychologie  pénétrante  lui  donne  raison. 
Mais  les  documents  évangéliques  ne  nous  parlent  pas 
seulement  de  prédications  et  d'enseignements.  Ils  nous 
montrent  aussi  Jésus  en  action,  et  ils  insistent  avec  une 
complaisance  évidente  sur  les  nombreux  miracles  qu'il 
aurait  opérés  en  preuve  de  sa  mission  divine.  C'est  de  nos 
jours,  dans  l'état  moderne  de  l'esprit  humain,  une  question 
trop  grave  pour  ne  pas  lui  consacrer  une  étude  à  part. 


CHAPITRE  IV 


LES  MIRACLES  DE  JÉSUS 


Théoriquement  un  miracle  est  un  événement  dû  à  une 
intervention  spéciale  et  momentanée  de  la  puissance 
divine  dans  le  cours  normal  des  choses  et  qui  s'accom- 
plit en  opposition  avec  ce  cours  normal  tel  qu'il  se  fût 
réalisé  sans  cette  intervention. 

Ceux  qui  admettent  la  réalité  de  ces  interventions 
peuvent  croire  qu'elles  proviennent  directement  de  Dieu 
sans  aucun  intermédiaire,  ou  bien  que  Dieu  a  doté  cer- 
taines personnes  de  la  faculté  d'intervenir  en  son  nom  et 
leur  a  délégué  pour  cela,  dans  une  mesure  plus  ou 
moins  grande,  son  propre  pouvoir  surnaturel.  Le  mira- 
cle, dans  les  deux  cas,  n'en  est  pas  moins  toujours  un 
acte  de  la  puissance  divine.  C'est  toujours  une  dynamis, 
une  «  puissance  »  agissant  du  dehors  dans  la  série  na- 
turelle des  causes  et  des  effets,  et  ce  mot  dynamis  est 
très  souvent  dans  le  Nouveau  Testament  l'équivalent  de 
notre  mot  «  miracle  ».  Faut-il  ranger  dans  la  catégorie 
du  miracle  les  actes  extraordinaires  accomplis  par  des 
êtres  en  possession  de  connaissances  ou  d'une  organi- 
sation supérieures  aux  nôtres,  leur  permettant  de  faire 
ce  qui  nous  serait  impossible  ?  Aux  yeux  d'un  ignorant 


62  JÉSUS    DE    NAZARETH 

le  prestidigitateur  habile  ou  le  chimiste  expert  en  sa 
science  peuvent  passer  pour  des  thaumaturges.  Mais 
le  jour  où  Ton  aura  expliqué  à  cet  ignorant  les  moyens 
qu'ils  emploient  pour  opérer  leurs  merveilles,  il  cessera 
d'y  voir  des  miracles.  Si,  avant  d'être  ainsi  éclairé,  cet 
ignorant  croit  voir  des  miracles  dans  ce  qui  le  stupéfait, 
c'est  qu'il  ne  peut  s'imaginer  qu'il  puisse  y  avoir  des 
moyens  parfaitement  naturels  et  accessibles  à  tous  de 
produire  ces  effets  merveilleux.  Dès  lors  il  les  attribue 
à  un  pouvoir  surhumain,  à  Dieu  ou  au  diable.  Gela  ne 
modifie  en  rien  la  définition  proposée  du  miracle.  Le 
surnaturel  diabolique,  auquel  on  croyait  autrefois  au 
moins  autant  qu'au  surnaturel  divin,  rentre  lui-même 
dans  ses  termes.  Les  démons  sont  des  anges  déchus, 
ayant  gardé  de  leur  nature  angélique  originelle  des  pou- 
voirs auxquels  l'homme  ordinaire  ne  saurait  prétendre. 
C'est  donc  en  dernière  analyse  un  reste  de  pouvoir 
divin  qui  leur  permet  d'opérer  leurs  maléfices  et,  pour 
être  combattu  victorieusement,  ce  reste  exige  un  autre 
pouvoir  plus  directement  divin  qui  lui  soit  supérieur.  Un 
délégué  de  Dieu  peut  être  doté  d'un  tel  pouvoir  et  par 
conséquent  triompher  de  celui  du  démon.  La  définition 
demeure  donc  intacte. 

Si  quelque  chose  dénote  le  changement  qui  depuis  un 
siècle  et  demi  s'est  accompli  dans  les  âmes,  c'est  assu- 
rément le  point  de  vue  sous  lequel  le  miracle  est  désor- 
mais envisagé  par  la  majorité  des  hommes  qui  réfléchis- 
sent et  qui  savent.  C'est  au  point  que  leur  scepticisme 
à  cet  égard,  pour  ne  pas  dire  leur  incrédulité,  se  pro- 
page jusque  dans  des  milieux  populaires  où  l'on  n'a 
pas  toujours  des  raisons  bien  solides  pour  le  partager. 
C'est  dans  l'air  du  temps,  et  la  résultante  d'une  innom- 
brable quantité  de  petites  expériences  qui  ont  fini  par 


LES    MIRACLES   DE    .IIÎSUS  (V.i 

faire  une  masse  compacte.  Le  mouvement  a  commencé 
à  la  Réforme  qui,  en  fait,  a  banni  le  surnaturel  de 
l'Église,  j'entends  de  la  vie  ecclésiastique  quotidienne, 
et  qui,  de  plus,  s'est  vue  obligée  de  nier  les  miracles 
dont  le  foisonnement  continuait  dans  le  catholicisme 
romain.  Il  est  vrai  que  la  Réforme  prétendait  garder  la 
foi  dans  la  réalité  des  miracles  bibliques.  C'était  une  posi- 
tion bien  difficile  à  tenir  indéfiniment.  En  effet  les 
mêmes  raisonnements  dont  on  usait  pour  défendre  la 
réalité  des  miracles  racontés  dans  la  Bible  pouvaient 
tout  aussi  bien  s'appliquer  aux  miracles  plus  récents  dont 
se  vantait  l'Église  catholique.  N'y  avait-il  donc  plus  de 
maux  incurables  à  guérir,  d'incrédules  à  confondre,  de 
pécheurs  à  convertir  ?  Les  missionnaires  qui  portaient 
le  christianisme  chez  les  peuples  payens  n'avaient-ils 
pas  besoin,  comme  les  premiers  apôtres,  d'être  accré- 
dités de  la  même  manière  auprès  de  ceux  qu'ils  cher- 
chaient à  gagner  ?  Dès  lors  les  protestants  étaient  for- 
cés, pour  justifier  leur  négation,  de  discuter  les  faits 
miraculeux  qu'on  leur  opposait.  Soit  qu'ils  les  trou- 
vassent mal  attestés,  soit  qu'ils  y  vissent  les  fantômes 
d'imaginations  exaltées,  soit  que  ces  miracles  leur  pa- 
russent grotesques  (et  ils  l'étaient  bien  quelquefois), 
soit  que  les  récits  se  dérobassent  à  tout  contrôle 
sérieux,  soit  enfin  qu'ils  fissent  naître  le  soupçon  de 
supercheries  coupables,  cet  examen  confirmait  ordinai- 
rement les  négateurs  dans  leur  incrédulité.  Mais  étaient- 
ils  bien  certains  qu'en  s'armant  des  mêmes  procédés, 
des  mêmes  défiances  à  l'endroit  des  miracles  bibliques, 
on  pourrait  toujours  reconnaître  à  ceux-ci  une  authenti- 
cité privilégiée  ? 

Peu  à  peu  le  doute  vint  en  effet  battre  en  brèche  le 
domaine   réservé.   Le    sentiment  de  l'inviolabilité   de& 


•64  JÉSUS    DE    NAZARETH 

lois  de  la  nature  physique  et  morale  se  fortifiait  tous  les 
jours.  L'étude  continue  de  l'antiquité  et  celle  des  reli- 
gions non-chrétiennes  révélait  l'énorme  monceau  de 
faits  miraculeux  ou  prétendus  tels  dont  il  était  impos- 
sible d'admettre  la  réalité.  Les  idées  reçues  auparavant 
avec  tant  de  confiance  en  matière  de  magie  et  de  sor- 
cellerie disparaissaient  derrière  l'horizon.  Ce  fut  pis 
encore  lorsque  la  critique  biblique  vint  démontrer  que 
les  récits  canoniques  ne  possédaient  pas  le  caractère  de 
témoignage  immédiat  que  leur  attribuait  l'hypothèse 
traditionnelle  de  leurs  origines. 

Ce  qui  toutefois  protégea  longtemps  le  miracle  bibli- 
que, ce  fut  la  conviction  où  l'on  était  que  tout  l'édifice 
de  la  religion  chrétienne  s'écroulerait  avec  lui.  On  avait 
pris  l'habitude  de  la  fonder  avant  tout  sur  les  deux 
pilotis  du  miracle  et  de  la  prophétie  comprise  comme 
■une  prédiction  surnaturelle  de  l'avenir,  ce  qui  la  rame- 
nait elle-même  au  miracle  psychologique.  C'était  en  effet 
le  miracle  de  la  prévision  élevée  à  un  degré  de  précision 
et  d'infaillibilité  dont  l'homme  n'est  pas  capable.  La 
critique  devait  émousser  à  son  tour  cette  arme  si  chère 
aux  apologistes  en  montrant  que  les  prédictions  dont 
ils  faisaient  tant  de  cas  étaient  mal  interprétées  ou  ne 
se  rapportaient  pas  aux  événements  présentés  comme 
leur  accomplissement. 

Dans  un  de  ces  moments  de  transition  que  l'esprit 
humain  traverse  quand  il  échange  de  vieilles  croyances 
séculaires  contre  des  principes  nouveaux,  il  y  eut  des 
théologiens  qui  déclarèrent  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de 
véritables  miracles  que  là  où  la  doctrine  était  vraie, 
par  conséquent  divine.  C'était  déjà  capituler.  Aupara- 
vant on  fondait  la  vérité  de  la  doctrine  sur  la  réalité  du 
miracle  ;  maintenant  c'était  la  réalité  du  miracle  qu'on 


LES   MIRACLES    DE   JÉSUS  G5 

fondait  sur  la  vérité  de  la  doctrine.  Il  fallait  donc  recon- 
naître d'abord  cette  vérité  et  sa  valeur  propre,  indépen- 
damment du  miracle.  Mais  alors  à  quoi  celui-ci  servait- 
il  ?  Il  n'était  plus  qu'un  superadditum,  une  superfétation 
oiseuse,  quand  elle  n'était  pas  gênante  ;  ce  qui  lui  arri- 
vait à  chaque  instant. 

D'autres  théologiens  plus  modernes  ont  cru  pouvoir 
alléger  la  situation  en  faisant  bon  marché  de  ce  qulls 
appelaient  le  «  petit  surnaturel  »  en  distinction  du 
<(  grand  »,  c'est-à-dire  qu'ils  ne  voyaient  pas  la  néces- 
sité de  maintenir  la  réalité  de  nombre  de  petits  mira- 
cles, dus  probablement  aux  exagérations  des  témoins 
ou  des  narrateurs  dans  des  temps  où  l'on  vivait  pour 
ainsi  dire  en  plein  surnaturel,  mais  sans  importance  au 
point  de  vue  des  grandes  vérités  de  la  foi.  Mais  ils  insis- 
taient d'autant  plus  sur  la  nécessité  d'admettre  les 
«  grands  »  miracles^  qui  leur  en  paraissaient  insépara- 
bles. C'était  se  condamner  à  l'arbitraire  le  plus  complet. 
Où  poser  la  limite  entre  les  «  grands  »  et  les  «  petits  » 
miracles  ?  Pouvait-on  même  concevoir  qu'elle  fût  posable? 
Et  les  raisons  qu'on  avait  de  douter  de  la  réalité  de  ces 
derniers  ne  s'étendaient- elles  pas  logiquement  aux 
premiers  ? 

Nous  n'entamerons  pas,  dans  ce  travail  de  critique 
historique,  la  discussion  métaphysique  du  miracle  et  de 
sa  possibilité.  Ce  qu'il  nous  importe  de  savoir,  c'est  si 
l'ensemble  des  récits  miraculeux  dont  les  évangiles  ont 
serti  l'histoire  de  Jésus  doit  nous  empêcher  de  recon- 
stituer cette  histoire. 

Il  convient  d'abord  à  mon  avis  de  se  défier  de  ces  partis- 
pris  absolus  qui  séduisent  facilement  les  esprits  super- 
ficiels ou  fatigués,  des  théories  dites  «  du  bloc  »,  enne- 

JÉSUS    DE  NAZAR.    —    II.  5 


66  JÉSUS    DE    NAZARETH 

mies-nées  de  la  critique  historique  et  qui  poussent  éga- 
lement soit  à  l'acceptation  sans  discernement,  soit  au 
rejet  non  moins  aveugle  de  ce  qui  est  soumis  à  notre 
jugement.  Puisque  les  anciens  n'éprouvaient  pas  nos 
défiances  à  l'égard  du  merveilleux  et  du  prodige,  et  pré- 
cisément pour  cela,  nous  devons  bien  admettre  que  les 
historiens  de  l'antiquité  ont  pu  nous  raconter  des  choses 
très  réelles  en  y  mêlant  des  éléments  miraculeux  dont 
ils  ne  sentaient  pas  comme  nous  l'invraisemblance. 

Ce  sont  les  récits  roulant  sur  les  événements  et  les 
personnes  intéressant  la  religion  qui  sont  les  plus  riches 
en  miracles  de  toute  sorte,  surtout  quand  il  s'agit  de 
démontrer  l'autorité  des  révélateurs.  On  aimait  en  effet  à 
faire  ressortir  les  actes  de  pouvoir  surhumain  dont  ils 
étaient  les  auteurs  comme  autant  de  preuves  de  leur 
divine  mission  ^  Et  quand,  pour  des  raisons  d'un  ordre 
selon  nous  plus  élevé,  on  s'était  ardemment  attaché  à 
leur  personne  et  à  leur  doctrine,  on  était  entraîné  sans 
s'en  apercevoir  à  leur  attribuer  des  actes  merveilleux 
qui  n'existaient  que  dans  l'imagination  des  spectateurs 
ou  des  premiers  narrateurs.  Prétendre  que  les  premiers 
biographes  de  Jésus  auraient  pu  raconter  sa  vie  et  son 
oeuvre  dans  la  persuasion  profonde  où  ils  étaient  que 
cette  vie  était  celle  du  Messie,  cette  œuvre  une  œuvre 
divine,  sans  faire  éclater  à  chaque  instant  le  miracle 
sous  ses  pas,  c'est  avouer  qu'on  ne  sait  pas  se  mettre 

,  ^  C'est  pourquoi  les  xâpaxa,  proprement  «  les  prodiges  »,  son 
ramenés  à  l'idée  des  o'jvxfjistç,  «  les  puissances  «  s.  ent.  divines, 
Matth.  VII,  22;  XI,  20,  23,  etc.,  et  celles-ci  à  l'idée  de  «  signes 
éclatants  »,  arjfjLtTa,  Matth.  XII,  38;  XVl,  1,  4;  Marc  VIII,  11; 
XVI,  17,  20,  etc.,  d'une  mission  divine.  On  dit  également  -Koish 
ar^ [j-sla,  Jean  II,  23  ;  III,  2;  Act.  II,  22,  et  -koiz^.v  ojva(j.iiç,  Matth,  YII,  22  ; 
Act.  XIX,  H,  etc. 


LES    MIRACLES    DE   JÉSUS  07 

au  point  de  vue  sous  lequel  ils  devaient  nécessairement 
envisager  les  choses.  Il  est  évident  qu'avant  eux  les 
témoins  oculaires  et  croyants  de  la  vie  publique  de 
Jésus  ont  vu  des  miracles  là  où  nous  n'en  aurions  pas 
vu.  Dans  l'enthousiasme  religieux  d'une  foule  peu  in- 
struite, il  y  a  une  puissance  de  transfiguration  qui  mul- 
tiplie indéfiniment  le  merveilleux  et  qui  fait  qu'on  en 
découvre  dans  les  incidents  les  plus  vulgaires.  Un  détail 
de  cette  histoire  suffit  pour  mettre  en  relief  la  diffé- 
rence des  esprits  entre  cette  époque  et  la  nôtre  :  les 
adversaires  de  Jésus  ne  songeaient  pas  à  nier  qu'il  fît  des 
miracles  ;  seulement  ils  les  attribuaient  au  diable 
(Matth.  IX,  34  ;  XII,  24  et  parall.). 

Je  crois  bien  que  l'ancien  rationalisme  faisait  fausse 
route  quand,  à  propos  de  chacun  des  miracles  de  la 
Bible,  il  s'ingéniait  à  le  ramener  à  quelque  chose  de  tout 
à  fait  plausible  et  naturel.  En  procédant  de  cette  ma- 
nière, il  se  méprenait  sur  la  nature  de  récits  qui  ne  sont 
point  des  procès-verbaux,  encore  moins  des  photogra- 
phies. Les  rationalistes  de  l'école  de  Paulus,  par  exem- 
ple, ont  entassé  des  platitudes  sous  prétexte  d'expliquer 
les  miracles,  et  une  réaction  s'en  est  suivie.  On  est  même 
allé  trop  loin  dans  cet  effroi  de  toute  explication  ration- 
nelle, comme  si  l'on  eût  craint  de  paraître  sympathiser 
avec  une  méthode  vieillie  en  essayant  de  rechercher  ce 
qui  a  pu  donner  lieu  à  cette  transformation  prestigieuse  de 
l'histoire.  Cette  abstention  timorée  laisse  tout  simple- 
ment la  question  «  en  l'état  »  avec  ses  obscurités  et  son 
aiguillon  irritant.  Tâchons  d'y  jeter  quelque  lumière. 

Une  première  remarque  importante  à  faire,  c'est  qu'on 
peut  signaler  dans  les  récits  parallèles  des  synoptiques 
des  incidents  où  l'on  voit  le  miracle  se  former  peu  à  peu 


68  JÉSUS    DE   NAZARETH 

SOUS  les  yeux  du  lecteur,  tandis  qu'à  la  base  on  a  lieu 
de  soupçonner  un  fait  qui  peut  être  intéressant  ou  même 
exceptionnel  et  qui  n'a  rien  pourtant  de  miraculeux. 

Prenons  comme  premier  exemple  l'épisode  de  la 
Résurrection  de  la  fille  de  Jaïriis  '.  D'après  Marc,  le  père 
de  cette  enfant  très  malade  vient  avertir  Jésus  qu'elle  est 
à  l'extrémité  (byâTojç  lyv.)  et  le  supplie  de  venir  la  guérir 
par  l'imposition  des  mains.  Jésus  se  rend  à  ses  in- 
stances. Chemin  faisant,  on  vient  annoncer  à  Jaïrus  que 
sa  fille  est  morte.  Jésus  lui  dit  de  ne  pas  désespérer. 
Il  écarte  la  foule  qui  le  suivait  et  ceux  qui  déjà  rem- 
plissaient la  maison  de  leurs  lamentations,  et  leur  déclare 
que  l'enfant  n'est  pas  morte,  mais  qu'elle  dort.  Puis, 
pénétrant  dans  sa  chambre,  accompagné  seulement  de 
trois  de  ses  intimes  et  des  parents  de  la  jeune  fille,  il  la 
prend  par  la  main,  lui  ordonne  de  se  lever,  elle  se  lève 
en  effet  et  il  prescrit  qu'on  la  restaure  en  lui  donnant  à 
manger.  Chose  étrange  et  revenant  très  souvent  à  pro- 
pos de  miracles  qui,  semble-t-ii,  auraient  dû  être  divul- 
gués autant  que  possible,  Jésus  défend  qu'on  parle  de 
l'événement,  comme  si  dans  les  circonstances  décrites 
il  avait  pu  rester  ignoré.  Mais,  ce  point  mis  à  part,  il  est 
évident  que  le  récit  de  Marc  nous  laisse  absolument 
dans  l'incertitude  sur  la  question  de  savoir  s'il  s'agissait 
d'une  mort  réelle  ou  d'une  mort  apparente,  d'une  syn- 
cope, d'un  état  comateux  faisant  illusion  aux  personnes 
présentes.  On  doit  même  ajouter  que  le  détail  très  pra- 
tique de  la  nourriture  prescrite  par  Jésus  est  plus  favo- 
rable à  la  seconde  supposition  qu'à  la  première.  —  Dans 
Luc,  V.  52,  il  y  a  tendance  à  présenter  l'enfant  comme 
déjà  morte  quand  le  père  vient  trouver  Jésus  (àTrievTjcr/.Ev), 

«  MaUh.  IX,  18-56;  Marc  V,  21-43;  Luc  VUI,  40-36. 


LIvS    MIHAflLlîS    DE   JÉSUS  09 

et  il  n'est  plus  question  comme  dans  Marc  de  la  guérir, 
il  faudra  la  ressusciter.  —  Mais  dans  Matthieu  v.  18 
elle  est  décidément  morte  {l-zslzj-r^^z^i),  de  sorte  qu'on  ne 
comprend  plus  du  tout  l'assertion  de  Jésus  disant  aux 
assistants  qu'elle  n'est  pas  morte,  mais  qu'elle  dort,  et 
que  l'évangéliste  a  dû  supprimer  le  détail  d'après  lequel 
Jaïrus  n'aurait  été  informé  de  la  mort  de  son  enfant 
qu'en  revenant  vers  sa  maison.  On  ne  peut  donc  plus 
douter  qu'il  s'agit  là  d'une  véritable  résurrection.  Il  est 
bien  probable  qu'au  fond  telle  a  été  l'idée  commune  aux 
trois  narrateurs.  Il  n'en  reste  pas  moins  que  nous  cons- 
tatons une  gradation  marquée  dans  la  manière  dont  la 
chose  est  présentée  dans  les  trois  récits  et  que  le  récit 
primitif,  celui  de  Marc,  laisse  la  porte  ouverte  à  la  sup- 
position qu'il  s'est  agi  de  tout  autre  chose  que  d'une 
résurrection. 

Si  l'on  veut  bien  se  rappeler  les  observations  faites 
plus  haut  à  propos  du  baptême  de  Jésus  au  Jourdain, 
on  retrouvera  un  cas  analogue  d'amplification  graduelle 
du  merveilleux.  La  descente  du  Saint-Esprit  sur  Jésus 
sous  la  forme  d'une  colombe  n'est  dans  Marc  qu'une 
vision  personnelle,  intérieure,  de  Jésus;  elle  semble 
déjà  plus  objective,  plus  visible  pour  tous,  dans  Luc; 
elle  l'est  tout  à  fait  dans  Matthieu  et  doit  avoir  été  con- 
templée par  tous  les  assistants. 

Mais  voici  un  autre  exemple  non  moins  significatif. 
Luc  XIII,  6  rapporte  une  parabole  dite  du  Figuier  stérile 
où  il  est  question  d'un  figuier  qui  devra  être  extirpé 
parce  qu'il  occupe  inutilement  la  terre.  II  est  évident  et 
conforme  à  une  prévision  douloureuse  qui  s'exprime 
plus  d'une   fois  dans  les  discours  de  Jésus  ^  que  cette 

1  Gomp.  Matth.  XXI,  41-43;  XXII,  7;  XXIII,  38;  Luc  XIV,  24; 
XIX,  42. 


70  JÉSUS    DE   NAZARETH 

parabole  vise  le  peuple  juif  qui  se  soustrait  par  une 
stérilité  inflniment  regrettable  à  la  glorieuse  destinée 
qu'il  eût  réalisée  en  se  montrant  fidèle  à  sa  vraie  voca- 
tion. Il  court  par  cela  même  au  devant  de  sa  perte, 
comme  tout  peuple  qui  abdique.  Jusque-là  rien  que  de 
naturel  et  l'idée  est  des  plus  élevées.  Mais  dans  Matthieu 
et  dans  Marc^  la  parabole  est  devenue  un  fait  matériel, 
un  miracle  des  plus  étranges.  Jésus,  aux  abords  de 
Jérusalem,  a  faim  et,  voyant  de  loin  un  figuier,  s'en  ap- 
proche dans  l'espoir  d'y  trouver  des  fruits  (bien  que, 
selon  l'étonnante  observation  de  Marc^  ce  ne  fût  pas  la 
saison  des  figues).  Ce  figuier  n'en  avait  pas,  il  avait 
trompé  l'espoir  du  Fils  de  l'homme,  et  dans  sa  déception 
Jésus  le  maudit,  de  sorte  qu'il  devient  sec  jusqu'aux 
racines  (immédiatement  selon  Matthieu,  dans  la  même 
journée  selon  Marc).  C'est  bien  la  même  idée,  le  même 
enseignement  que  dans  la  parabole.  L'identité  est  telle 
que  Luc,  ayant  rapporté  la  parabole,  ne  raconte  pas  le 
miracle,  comme  s'il  eût  craint  de  se  répéter  inutilement. 
Comment  se  soustraire  à  la  supposition  que,  dans  la 
Paradosis  évangélique,  l'enseignement  de  la  parabole 
s^est  trouvé  transformé  en  fait  matériel  et  miraculeux, 
symbohque  aussi  et  de  même  sens,  mais  d'une  tout  autre 
nature  que  les  paroles  qui  l'ont  suggéré  ^? 

i  Matth.  XXI,  18-19;  Marc  XI,  12-14,  19-21. 

2  On  peut  encore  constater  la  tendance  à  présenter  des  choses 
très  simples  sous  un  jour  toujours  plus  merveilleux  dans  les  textes 
parallèles  concernant  la  recherche  de  l'àne  sur  lequel  Jésus  doit 
entrer  à  Jérusalem  (Matth.  XXI,  2-6  ;  Marc  XI,  2-7;  Luc  XIX,  30-35). 
Dans  le  premier  récit  l'incident  parait  tout  naturel.  Dans  les  deux 
autres  il  affecte  un  air  mystérieux  comme  si  quelque  chose  de  sur- 
naturel s'y  était  mêlé.  —  Même  réflexion  à  propos  des  mesures 
prises  pour  que  Jésus  et  les  siens  puissent  célébrer  la  Pàque  à 
Jérusalem  (Matth.  XXYI,  17-19  ;  Marc  XIV,  12-16;  Luc  XXII,  8-13). 


LES    MIRACLES    DE   JÉSUS  71 

Ceci  par  conséquent  nous  autorise  à  nous  demander 
s'il  n'est  pas  d'autres  miracles  qui  pourraient  bien  n'être 
en  tout  ou  en  partie  que  la  matérialisation  d'enseigne- 
ments généraux,  donnés  sous  forme  parabolique  ou 
simplement  figurée  et  devenus  faits  prodigieux  par  suite 
de  la  tendance  des  narrateurs  à  transporter  tout,  autant 
que  possible,  dans  la  région  du  merveilleux.  Cette  trans- 
lation était  plus  facile  encore  si  le  fait  initial  avait  laissé 
de  vifs  souvenirs  dans  la  mémoire  de  ses  premiers  té- 
moins. 

Par  exemple,  il  y  a  bien  des  raisons  de  penser 
que  les  deux  Multiplications  des  pains  doivent  être 
ramenées  à  cette  catégorie  K  Luc  n'en  connaît  qu'une, 
de  même  le  quatrième  évangile  ^  Peu  importe  en  ce 
moment.  Miracle  à  part,  il  est  très  admissible  que  Jésus 
ait  présidé  à  plus  d'une  reprise  des  agapes  fraternelles 
dans  les  lieux  déserts  où  l'enthousiasme  qu'il  inspirait 
avait  groupé  autour  de  lui  une  foule  avide  de  l'entendre. 
Les  repas  en  commun  de  ceux  que  réunissaient  les 
mêmes  tendances  religieuses  étaient  dans  les  habitudes 
juives.  Ce  qui  est  bien  plus  étonnant,  quand  on  vient  de 
lire  les  deux  miracles  absolument  inexplicables  qui  au- 
raient signalé  deux  de  ces  repas  populaires,  c'est  l'incident 
raconté  par  Marc  et  Matthieu  ^  comme  ayant  eu  lieu  très 
peu  de  jours  après. 

Jésus  et  sa  suite  habituelle  s'étaient  embarqués  pour 
gagner  l'autre  rive  du  lac.  Mais  les  disciples  avaient  ou- 
blié d'emporter  des  pains.  Pendant  la  traversée  et  con- 
formément à  l'une  de  ses  méthodes  didactiques,  Jésus 

1  Matth.  XIV,  15-21;  XV,  32-38;  Marc  VI,  35-44;  VIII,  1-9 
Luc  IX,  12-17. 

2  Jean  VI,  5-13. 

3  MaUh.  XVI,  5-12  ;  Marc  VIII,  14-21. 


72  JÉSUS    DE   NAZARETH 

proposa  à  leurs  réflexions  une  de  ces  sentences  courtes 
et  pleines  de  sens  qui  devaient  stimuler  leur  intelligence  : 
((  Gardez-vous  du  levain  des  pharisiens  et  des  saddu- 
«  céens  (Matthieu),  du  levain  des  pharisiens  et  du  levain 
«  d'Hérode   »   (Marc,  dont  le  texte  est  beaucoup  plus 
d'accord  avec  la  situation  supposée).  Pour  nous,  le  sens 
de  cette  parole  est  bien  clair.  Le  levain  ou  la  vertu  régé- 
nératrice du  Royaume  de  Dieu  est  combattu  par  d'autres 
levains,  celui  de  la  piété  formaliste  et  bigote  (les  pha- 
risiens), celui  de  la  frivolité  sensuelle  et  immorale  (Hé- 
rode).  La  religion  intérieure,  sincère,  vivante,  essentiel- 
lement morale,  ne  peut  coexister  ni  avec  l'un,  ni   avec 
l'autre.  Mais  les  disciples,  préoccupés  de  Toubli  qui  leur 
faisait  craindre  de  souffrir  de  la  faim  avant  de  toucher 
la  terre,  n'ont  pas  en  ce  moment  l'esprit  ouvert   aux 
méditations  d'un  ordre  élevé.  Ils   s'imaginent  que  cette 
maxime  où  il  est  question  de  levain  doit  faire  allusion  au 
manque  de  pain.  Jésus  en  témoigne   une  certaine  irrita- 
tion. D'après  nos  textes,  il  rappelle  à  ses  disciples  les 
deux  multiplications  encore  récentes,  la  surabondance 
constatée  quand  on  croyait  qu'il  y  aurait  disette,  et  il  se 
plaint  avec  quelque  vivacité  de  leur  inintelligence.  Il  est 
constant  qu'en  effet  leur  crainte  était  bien  étrange  s'ils 
avaient  bien  peu  de  temps  auparavant   fait  deux  fois 
l'expérience  du  pouvoir  miraculeux  du  Maître  dans  les 
moments  de  pénurie  alimentaire.  On  est  vraiment  auto- 
risé à  se  demander  si  les  narrateurs  n'ont  pas  confondu 
des  choses   bien  distinctes.  Car  enfin  quel   rapport  y 
avait-il  entre  le  fait  d'avoir  été  témoins  de  deux  miracles 
prodigieux  et  la  capacité  de  saisir  le  vrai  sens  d'un  dire 
sentencieux  proposé  à  leur  réflexion?  Parce  que  j'ai  vu 
s'accomplir  quelque  chose  de  merveilleux,  cela  m'a-t-il 
ouvert  Tesprit  pour  comprendre  un  enseignement  pré- 


LES    MIRACLES    DE    JESUS  73 

sente  sous  une  forme  sollicitant  nnon  attention  et  ma 
sagacité?  Le  déplaisir  exprimé  par  Jésus  demeure  lui- 
même  tout  à  fait  inintelligible.  —  Au  contraire,  admet- 
tons que,  lors  des  deux  repas  du  désert,  une  circonstance 
quelconque,  peut-être  —  nous  n'osons  rien  affirmer 
faute  de  renseignements  —  la  bonne  volonté  générale 
provoquée  par  l'initiative  du  groupe  apostolique,  ait  fait 
régner  Tabondance  des  aliments  quand  on  ne  croyait  pas 
en  avoir  une  quantité  suffisante  ;  qu'alors  Jésus  ait  saisi 
cette  occasion  de  proposer  une  de  ces  belles  vérités  qui 
sortaient  de  sa  bouche  comme  autant  de  perles  pré- 
cieuses; admettons  qu'il  ait  dit,  conformément  à  Tune  de 
ses  idées  favorites,  quelque  chose  comme  cela  :  «  Il  en 
«  est  de  la  doctrine  du  Royaume  comme  des  cinq  ou 
«  sept  pains  qui  ont  procuré  de  quoi  nourrir  des  milliers 
«  d'hommes;  cela  ne  paraissait  rien;  non  seulement  cela 
«  a  suffi,  mais  encore  il  en  reste  des  corbeilles  pleines^  » 
Si  Jésus  dans  une  telle  occasion  a  énoncé  une  parole  de 
ce  genre  avec  l'espoir  qu'elle  avait  été  bien  saisie,  il  est 
facile  de  comprendre  que,  sur  le  lac,  il  s'afflige  de  l'in- 
intelligence de  ses  disciples  absorbés  par  un  vulgaire 
souci.  Sa  maxime  relative  aux  levains  dont  il  faut  se 
garder  aurait  dû  trouver  meilleur  accueil  chez  des  dis- 
ciples préparés  par  un  enseignement  antérieur  à  dis- 
cerner le  levain  bienfaisant  qu'il  fallait  mêler  à  la  pâte 
humaine.  L'incident  de  la  traversée  du  lac  n'a  aucun 
sens  acceptable  en  dehors  de  cette  supposition.  On  est 
donc  conduit  à  penser  que  les   multiplications  miracu- 

^  Une  pareille  comparaison  est  tout  à  fait  dans  l'esprit  d'autres 
paraboles  bien  connues  comme  celles  du  Sénevé  et  du  Levain.  Si 
notre  supposition  est  fondée,  quel  dommage  que,  dans  sa  passion 
pour  le  merveilleux,  Ja  Paradosis  évangélique  nous  ait  privés  d'un 
si  bel  enseignement  ! 


74  JÉSUS   DE   NAZARETH 

leuses  ont  été  suggérées,  avec  l'aide  de  réminiscences 
de  l'Ancien  Testament  \  par  la  tendance  à  transformer 
en  fait  réel  et  matériel  ce  qui  était  originairement  et 
simplement  une  idée  très  belle,  d'une  grande  profon- 
deur, exprimée  sous  forme  figurée  et  comparée  à  un 
fait  tout  récent. 

Ces  exemples  suffisent  pour  légitimer  la  présomption 
que  d'autres  miracles  encore,  pour  la  réduction  desquels 
les  points  de  rattachement  nous  manquent,  pourraient 
bien  avoir  des  origines  semblables.  Tels  semblent  être 
la  Pêche  miraculeuse  racontée  Luc  V,  4-11,  tandis  que 
les  deux  autres  synoptiques  rapportent  seulement  le 
mot  qui  doit  avoir  été  le  générateur  du  récit  :  «  Je  ferai 
de  vous  des  pêcheurs  d'hommes  ^  »,  et  la  guérison  du 
sourd-muet  rapportée  Marc  YII,  31-37  comme  pour  jus- 
tifier un  chaleureux  éloge  de  la  foule  charmée,  éloge 
qui  ne  s'applique  pas  très  exactement  à  l'incident  raconté 
et  qui  en  serait  plutôt  à  notre  avis  le  point  de  départ. 
Nous  devons  nous  résigner  quand  il  s'agit  d'une  résur- 
rection comme  celle  du  fils  de  la  veuve  de  Naïn  racontée 
sans  parallèles  Luc  Yll,  11-17.  Il  est  impossible  même 
de  conjecturer  ce  qui  s'est  réellement  passé.  Mais 
d'autres  miracles^  dont  nous  reparlerons ,  comme  la 
Marche  sur  les  eaux  et  la  Transfiguration^,  ressemblent 
beaucoup  à  des  visions  symboliques  dues  à  l'enthou- 
siasme d'esprits  ardents,  peu  cultivés,  poètes  pourtant 
à  leur  manière.  Nous  ne  pourrons  émettre  qu'une  con- 
jecture sur  l'événement  de  Gadara  et  la  légion  de 
démons  envoyée  dans  une  légion  de  pourceaux.  Le 
miracle  du  statère  ou  de  la  pièce  de  monnaie  trouvée  à 

1  I  Rois  XVII,  10-16;  II  Rois,  IV,  1-7  ;  V,  42-44. 
^  On  doit  le  mettre  aussi  en  rapport  avec  la  parabole  du  Filet, 
Matth.  XIII,  47-48. 


LES    MIRACLES    DE    JÉSUS  75 

point  nommé  dans  la  bouche  d'un  poisson  que  Pierre 
a  été  pécher  tout  exprès  (Matth.  XVII,  27)  exhale  le 
parfum  de  la  pure  légende  et  n'a  d'importance  qu'à  titre 
d'éclaircissement  de  la  position  adoptée  par  Jésus  vis- 
à-vis  du  régime  politique  de  son  temps. 

Du  reste,  quand  on  voit  avec  quelle  complaisance 
vraiment  superstitieuse  Marc  insiste  sur  les  miracles  de 
Jésus  au  point  de  répéter  scrupuleusement  en  araméen 
les  mots  qu'il  aurait  prononcés  pour  les  accomplir  et 
d'entrer  dans  des  détails  qui  ne  font  pour  nous  qu'aug- 
menter les  difficultés  i  ;  quand  on  sait  que  le  Proto- 
Marc  est  la  source  commune  aux  trois  synoptiques  ; 
enfin  quand  on  se  rappelle  Porigine  apostolique  des 
récits  réunis  dans  le  second  évangile,  on  se  demande 
involontairement  si  ce  n'est  pas  Pierre  avec  son  imagi- 
nation impétueuse,  avec  sa  promptitude  à  conclure 
avant  d'avoir  examiné,  avec  son  amour  passionné  du 
Maître,  qui  a  le  plus  contribué  à  imprimer  dès  l'origine 
à  la  tradition  évangélique  cette  transfiguration  continue 
dans  le  sens  du  merveilleux.  Nous  croyons  en  avoir 
dégagé  les  marques  encore  visibles  dans  des  textes  qui 
n'avaient  certainement  pas  été  rédigés  avec  Pintention 
d'amoindrir  le  miracle,  qui  tendaient  bien  plutôt  à  l'exa- 
gérer. 

Une  autre  question,  plus  intéressante  encore,  consiste 
à  se  demander  si  Jésus  a  partagé  la  croyance  aux  mira- 
cles de  ses  contemporains,  s'il  a  cherché  à  en  faire,  s'il 
s'est  appuyé  sur  ceux  qu'il  aurait  faits  pour  prouver  la 
légitimité  de  la  mission  divine  que,  comme  annoncia- 
teur du  Royaume  de  Dieu,  il  n'hésitait  pas  à  s'attribuer. 

'  V.  par  exemple  la  guérison  du  Sourd-bègue  Marc  VU,  32-37 
et  celle  de  l'Aveugle  de  Bethsaïda,  Marc  VIII,  22-26. 


76  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Là  encore  les  affirmations  et  les  négations  absolues 
sont  également  hors  de  propos.  Nous  n'avons  pas  la 
moindre  raison  de  supposer  que  Jésus  eût  une  notion 
quelconque  de  nos  doutes  et  de  nos  objections  en  ma- 
tière de  miracle.  Jésus  n'était  ni  un  moderne,  ni  un 
savant  de  son  temps,  et  du  reste  les  savants  de  son 
temps  ne  les  connaissaient  pas  davantage.  Ce  n'était 
pas  non  plus  un  philosophe  procédant  méthodiquement 
par  induction  et  déduction.  Son  génie  religieux  ferait 
bien  plutôt  penser  à  ces  natures  musicales  dont  la  finesse 
innée  supplée  à  ce  qui  leur  manque  en  fait  d'instruction 
technique.  Elles  possèdent  le  don  de  chanter  juste  sans 
avoir  appris  à  chanter  et  de  discerner  des  accords  dé- 
fectueux là  où  des  auditeurs  plus  instruits,  mais  d'un 
sens  musical  moins  sûr,  croiraient  trouver  une  parfaite 
harmonie.  Nous  ne  dirons  pas  que  Jésus  nie  le  miracle, 
mais  nous  dirons  qu'il  ne  l'aime  pas  et  qu'il  ne  cherche 
pas  à  en  faire  le  fondement  de  la  foi  qu'il  s'efforce  de 
propager.  Cela  demande  explication. 

Le  plus  grand  nombre,  de  beaucoup,  des  miracles  qui 
lui  sont  attribués  sont  des  guérisons,  et  ces  guérisons 
le  plus  souvent  consistent  dans  l'expulsion  des  démons 
que  l'on  considérait  alors  comme  les  auteurs  d'une  foule 
de  maladies.  Il  serait  difficile  de  nier  que  Jésus  a  partagé 
sur  ce  point  les  idées  de  ses  contemporains.  Par  consé- 
quent il  aurait  manqué  à  la  charité  si,  persuadé  comme 
il  l'était  que  l'esprit  dé  Dieu  était  en  lui,  il  n'avait  pas 
tâché  de  soulager  ceux  que  les  démons  tourmentaient. 
N'était-il  pas  admis  sans  conteste  qu'ils  ne  pouvaient 
résister  au  pouvoir  des  hommes  porteurs  de  cet  esprit 
divin  ^  ?  Le  nombre  des  démoniaques  ou  plutôt  des  né- 

^  [1  faut  remarquer  toutefois  qu'il  n'employait  pas  les  formules  à 
prétentions  magiques  plus  que  religieuses  des  exorcistes  juifs.  S'il 


LES    MIHACLES    1)K   JÉSUS  77 

vrosés  paraît  avoir  été  grand  en  Galilée.  La  surexcita- 
tion politique  et  religieuse  causée  par  les  événements, 
l'attente  fiévreuse  d'une  grande  révolution  imminente, 
le  malaise  moral  résultant  d'une  pareille  situation,  tout 
doit  les  avoir  multipliés.  Cela  posé,  nous  avons  tous 
l'expérience  des  effets  surprenants,  soit  en  bien,  soit  en 
mal,  de  l'état  moral  sur  l'état  physiologique.  Nous  savons 
que  l'ébranlement  causé  par  une  forte  émotion  peut 
faire  surgir  dans  l'organisme  vivant  des  forces  latentes 
centuplant  la  résistance  naturelle  qu'il  oppose  avec 
plus  ou  moins  de  succès  aux  agents  de  destruction  qui 
le  travaillent  \  Dans  les  crises  d'enthousiasme  populaire, 
qu'il  s'agisse  de  patriotisme  ou  de  religion,  on  peut 
constater  des  faits  étonnants  de  ce  genre.  Nous  pouvons 
donc  comprendre  l'effet  calmant  et  régénérateur  qu'une 
personnalité  comme  celle  de  Jésus  pouvait  produire  sur 
les  agités  qu'on  lui  amenait  ou  qui  venaient  d'eux-mêmes 
au-devant  de  lui.  11  y  a  là  un  ordre  de  phénomènes  qui 
se  prête  mal  à  Texplication  scientifique,  mais  que  le 
parti  pris  peut  seul  contester.  On  peut  donc  poser  comme 
infiniment  probable  que  Jésus  remporta  souvent  des 
succès  réjouissants  dans  cette  thérapeutique  morale 
autant  et  plus  que  physique,  et  qu'il  sentit  sa  confiance 
en  lui-même  se  fortifier  par  le  sentiment  que  la  puis- 
sance des  démons  reculait  devant  la  sienne.  Tant  que 
nous  restons  dans  cette  généralité,  aucune  objection  ne 
saurait  troubler  notre  jugement. 

y  eût  recouru^  nous  en  trouverions  plusieurs  indices,  ne  fût-ce  que 
dans  l'évangile  de  Marc  qui  attache  tant  d'importance  aux  mots 
prononcés  dans  les  scènes  de  guérison. 

^  C'est  pourquoi  les  anciens  sanctuaires  payens,  de  même  que  les 
lieux  de  pèlerinage,  bouddhistes,  musulmans,  catholiques,  ont  pu 
être  de  temps  à  autre  témoins  de  guérisons  qui  revêtaient  l'appa- 
rence du  miracle  aux  yeux  des  croyants. 


78  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Mais  sommes-nous  exactement  renseignés  sur  ce  qui 
se  passait  dans  les  cas  déterminés  dont  il  nous  est  parlé  ? 
Les  récits  qui  nous  en  sont  transmis  sont-ils  par  leur 
composition,  leurs  origines,  l'esprit  des  narrateurs,  ce 
qu'il  faudrait  qu'ils  fussent  pour  nous  permettre  d'asseoir 
un  jugement  suffisamment  éclairé  ?  Par  exemple^,  est-il 
certain  qu'il  n'y  eut  pas  aussi  de  temps  à  autre  des 
échecs  ?  Marc  nous  dit  ingénuement  (VJ,  5)  qu'à  Naza- 
reth Jésus  c(  ne  put  faire  aucun  miracle  »  à  cause  de 
l'incrédulité  des  gens  de  l'endroit.  Cela  suppose  donc 
que  la  foi,  la  confiance  exaltée  des  possédés  et  de  leur 
entourage  était  la  condition  indispensable  de  la  réussite. 
Mais  Nazareth  fut-elle  la  seule  bourgade  où  cette  condi- 
tion fit  défaut?  Dans  l'étrange  épisode  du  démoniaque  de 
Gadara  (Marc  V^  8),  le  démon  ne  se  retire  pas  à  la  première 
sommation  ni  sans  faire  ses  conditions.  Cela  n'arriva-t-il 
que  cette  fois-là?  En  particulier  nous  sommes  on  ne 
peut  plus  mal  renseignés  sur  une  question  qui  dans 
l'espèce  est  capitale  :  Le  soulagement  persistait-il  ?  Le 
mal  que  le  malade  lui-même  proclamait  disparu  ne  re- 
venait-il plus  jamais  ?  Il  est  parlé  quelque  part  ^  d'un 
démoniaque  guéri  qui  redevint  ensuite  plus  malade 
qu'auparavant.  Il  s'agit  là  d'un  enseignement  parabo- 
lique, mais  évidemment  fondé  sur  l'expérience  de  faits 
semblables.  Quel  est  le  témoin  de  ces  scènes  de  gué- 
rison,  quel  est  l'évangéliste  qui  ait  jamais  songé  à  s'en- 
quérir de  la  persistance  du  mieux  obtenu? 

Il  en  résulte  qull  est  impossible  de  peser  sur  ce  genre 
de  récits  pour  en  faire  jaillir  des  lumières  éclairant  la 
nature  des  événements  racontés  et  déterminant  la  valeur 
qu'il  leur  faut  attribuer.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  puis- 

1  MatUi.  XII,  43-43. 


Lies    MIRACLES    DK   JKSUS  7'J 

qu'il  est  constant  que  de  nombreuses  guérisons  signa- 
lèrent les  passages  de  Jésus  au  travers  des  multitudes 
qui  se  pressaient  autour  de  lui,  c'est  qu'il  pouvait 
opposer  à  ses  adversaires  cet  indice  du  Royaume  de 
Dieu  qui  approchait  et  dont  il  préparait  l'avènement  * 
(Mattb.  XII,28). 

Mais  voici  ce  qu'il  importe  surtout  de  remarquer, 
c'est  que  Jésus  lui-même  n'attachait  qu'une  très  médiocre 
importance,  au  point  de  vue  de  l'autorité  qu'il  reven- 
diquait comme  prophète,  à  son  rôle  de  guérisseur  et 
d'expulseur  des  démons.  Étant  donné  la  croyance  géné- 
rale aux  possessions  et  aux  moyens  réguliers  à  employer 
pour  les  faire  cesser,  peut-on  dire  que  ces  guérisons 
fissent  l'effet  de  miracles  proprement  dits?  Elles  rentraient 
en  réalité  dans  l'ordre  naturel  des  choses.  Les  démons 
devaient  céder  à  un  pouvoir  supérieur.  On  ne  pouvait 
voir  là  qu'une  succession  normale  de  cause  et  d'effet. 
Jésus  ne  fait  aucune  difficulté  d'admettre  que  les  exor- 
cistes juifs  chassaient  aussi  les  démons  (Matth.  XII,  27). 
On  remarque  avec  surprise  dans  les  récits  des  synop- 
tiques la  mention  fréquente  des  efforts  que  fait  Jésus 

^  On  dira  que,  ramené  à  ce  point  de  vue  général,  le  rôle  de  Jésus 
comme  exorciste  n'en  dénote  pas  moins  une  participation  peu 
digne  de  sa  grandeur  religieuse  à  l'une  des  erreurs  les  plus  fâcheuses 
que  l'ignorance  ait  généralisées.  Mais  pour  quelle  raison,  quand  on 
reste  sur  le  terrain  historique,  Jésus  aurait-il  contesté  une  étiologie 
qui  était  alors  admise  par  tout  le  monde?  Supposons  que  le  jour 
"vienne  où  les  théories  microbiennes,  aujourd'hui  si  chaleureusement 
acceptées,  auront  été  remplacées  par  d'autres,  comme  elles  ont 
remplacé  elles-mêmes  les  théories  miasmatiques  ou  virulentes, 
comme  celles-ci  avaient  supplanté  les  «  esprits  animaux  »,  les 
«  humeurs  peccantes  »,  et  autres  hypothèses  de  l'ancienne  méde- 
cine. Si  la  postérité  se  souvient  d'un  philanthrope  contemporain  qui 
prodiguait  aux  malades  les  soins  indiqués  par  la  thérapeutique  de 
son  temps,  devra-t-elle  nier  son  dévouement,  ses  bienfaits  et  la 
beauté  de  son  caractère  ? 


80  JÉSUS   DE   NAZARETH 

pour  que  les  guérisons  qu'il  opère  ne  reçoivent  pas  de 
publicité  \  Si  pourtant  ces  guérisons  merveilleuses  eus- 
sent été  une  sorte  de  lettre  de  crédit  auprès  du  peuple, 
il  eût  fallu  leur  donner  le  plus  de  publicité,  le  plus  de 
retentissement  possible  ^ 

Ce  qu'il  est  bien  plus  intéressant  encore  de  constater, 
c'est  que  Jésus,  par  un  sentiment  extrêmement  délicat  de 
la  nature  de  la  vraie  piété,  ne  cherche  nullement  dans  le 
miracle  la  preuve  de  sa  mission  ni  la  démonstration  de 
son  enseignement.  Cette  observation  est  d'autant  plus  re- 
marquable que  nous  en  puisons  la  certitude  dans  des  textes 
dont  les  rédacteurs  partaient  précisément  du  principe 
contraire  et  s'évertuaient  à  prouver  la  divinité  de  cette 
mission  par  le  nombre  et  l'importance  des  miracles.  Ce 
peu  de  goût  de  Jésus  pour  la  «  démonstration  miracu- 
leuse »  est  tout  à  fait  d'accord  avec  la  répugnance,  déjà 
signalée  dans  le  récit  de  la  Tentation^  à  «  tenter  Dieu  ». 
L'expérience  acquise  dans  quelques  localités,  telles  que 
Ghorazin,  Bethsaïda,   Capernalim,   du  peu   d'effet  final 

i  Gomp.  Matth.  VllI,  4;  IX,  30;  XII,  16  et  parall. 

2  On  objectera  peut-être  Matth.  XI,  5-6  ;  Luc  VII,  22-28,  où  Jésus 
semble  s'appuyer  auprès  des  envoyés  de  Jean  Baptiste  sur  les  nom- 
breuses guérisons,  sur  les  résurrections  même,  dont  il  est  l'auteur 
et  qu'ils  peuvent  constater  de  leurs  yeux.  Il  est  facile  de  montrer 
que  ce  sont  autant  de  figures  où  les  maladies  morales  sont  assi- 
milées à  des  maux  physiques  (de  même  que  Luc  IV,  19).  C'est  la 
seule  interprétation  qui  soit  d'accord  avec  la  situation  supposée, 
avec  la  fin  de  l'énumération  («  l'Évangile  est  annoncé  aux  pauvres  «) 
et  avec  la  recommandation  suprême  transmise  au  Baptiste  prison- 
nier :  «  Heureux  celui  que  je  ne  scandaliserai  pas  »,  c'est-à-dire 
qui  ne  verra  pas  dans  l'humilité,  la  simplicité,  le  caractère  pai- 
sible et  sans  éclat  de  mon  ministère  une  raison  de  refuser  son 
adhésion.  S'il  eût  été  vrai  que  les  morts  ressuscitaient  réellement 
à  la  voix  de  Jésus,  on  ne  comprendrait  guère  que  Jean  Baptiste,  à 
son  point  de  vue,  ait  pu  persister  dans  son  indécision.  Nous  revien- 
drons plus  loin  sur  cet  incident. 


LES    MIRACLES    DE   JÉSUS  81 

d'incidents  qu'on  pouvait  regarder  comme  miraculeux 
(Matth.  XI,  21-24)  a-t-elle  imprimé  à  ses  idées  sur  ce 
point  un  tour  plus  précis  et  plus  définitif?  Nous  ne  savons; 
ce  qui  est  certain,  c'est  que  nous  pouvons  glaner  çà  et  là 
des  déclarations  diamétralement  opposées  au  principe  si 
répandu  quele  miracle  garantit  l'autorité  révélatrice  de  son 
auteur  ou  détermine  la  conversion  réelle  de  ses  témoins. 
Ainsi,  Matth.  VII,  22,  Jésus  repousse  d'avance  comme 
adhérents  ceux  qni,  en  pratiquant  l'iniquité,  auraient  fait 
des  miracles  en  son  nom.  Luc  XVI,  31,  il  enseigne  que 
même  la  résurrection  d'un  mort  n'entraînerait  pas  la  con- 
version de  ceux  que  l'enseignement  de  Moïse  et  des  pro- 
phètes (loi morale  et  ferveur  religieuse)  laisse  insensibles. 
Il  prémunit  ses  disciples  contre  de  faux  prophètes  qui, 
aux  derniers  jours,  feraient  des  miracles  et  des  prodiges 
de  nature  à  séduire,  si  possible,  les  élus  eux-mêmes 
(Marc  XIII,  22;  Matth.  XXIV,  24).  De  pareilles  leçons  ne 
sont  pas  conciliables  avec  l'idée  que  le  miracle  garantit 
la  vérité  et  produit  la  conversion. 

Je  répète  encore  que  cela  ne  signifie  pas  du  tout  que 
Jésus  niât  la  possibilité  ni  la  réalité  des  miracles.  Je  dis 
qu'en  enlevant  au  miracle  par  l'exquise  sûreté  de  son 
sentiment  religieux  la  valeur  que  Topinion  vulgaire 
lui  attribue^  il  montre  une  fois  de  plus  qu'une  mysticité 
saine,  profonde,  dirigée  par  un  sens  moral  très  aiguisé, 
n'a  qu'à  suivre  sa  propre  voie  pour  se  rencontrer  souvent 
avec  les  aboutissants  d'un  grand  développement  intel- 
lectuel. Le  miracle,  si  l'opinion  vulgaire  est  fondée, 
impose  la  foi  du  dehors,  il  contraint  l'assentiment,  il 
violente  la  conviction  et  ne  change  rien  à  la  disposition 
réelle  du  témoin.  Il  est  donc  naturel  que  le  grand  prédi- 
cateur de  la  religion  intérieure,  puisant  sa  réalité  et  sa 
puissance  dans  l'assentiment  spontané  de  la  conscience 

JÉSUS    DE    NAZAR,    —    II.  6 


82  JÉSUS    DE   NAZARETH 

et  du  cœur,  n'ait  pas  éprouvé  de  sympathie  pour  cette 
espèce  de  coercition,  tout  au  'plus  capable  de  créer  une 
foi  de  démon  comme  celle  dont  parle  Jacques,  II,  19. 

Du  reste,  pour  achever  la  démonstration,  nous  avons 
mieux  que  des  paroles  isolées.  Il  y  a  un  enseignement 
formel  de  Jésus,  présenté  sous  une  forme  très  élo- 
quente, où  son  refus  d'étayer  son  autorité  sur  le  miracle 
est  affirmé  de  la  manière  la  plus  décisive. 

On  le  trouve  Matth.  XII,  38-42  ;  Luc  XI,  16,  29-32  ^  Des 
opposants  sont  venus  lui  demander  un  ar^ixzioy^  un 
«  signe  »,  c'est-à-dire  un  miracle  éclatant  qui  soif  de 
nature  à  l'accréditer  comme  révélateur  de  la  vérité. 
Jésus  leur  répond  qu'il  ne  leur  en  sera  pas  donné  d'au- 
tre que  «  celui  de  Jonas  le  prophète  ».  Quel  était  donc 
le  «  signe  »  du  prophète  Jonas?  A  la  condition  de  n'y 
pas  réfléchir,  on  pouvait  penser  au  miracle  stupéfiant  de 
son  séjour  de  trois  jours  et  trois  nuits  dans  l'estomac 
d'un  grand  poisson,  tel  qu'il  est  raconté  dans  la  légende, 
et  le  premier  évangéliste  (v.  40)  n'y  a  pas  manqué.  Son 
interprétation  est  un  modèle  d'inintelligence  augmenté 
d'une  erreur  chronologique.  Jésus,  d'après  son  propre 
récit  de  la  résurrection  n'est  resté  que  deux  nuits  et  un 
jour  au  tombeau.  Le  troisième  évangéliste  (XI,  30)  a 
beaucoup  mieux  compris  la  pensée  du  Maître.  On  lui 
demande  un  «  signe  »  miraculeux  qui  soit  la  garantie  de 
ce  qu'il  est  et  de  ce  qu'il  dit.  C'est  ce  que  les  Ninivites 
auxquels  s'adressa  Jonâs  auraient  pu  exiger  aussi.  Il  est 
clair  que  ce  n'est  pas  le  miracle  qui  s'était  passé  en 
pleine  mer  à  des  centaines  de  lieues  de  leur  ville  qui 
pouvait  être  pour  eux  le  signe   demandé.  Or,   d'après 


1  Comp.  Marc  VIII,  11-13;  Matth.  XVI,  1-4,  où  la  même   idée  est 
affirmée,  mais  non  développée. 


i 


LES    MIRACLES    nE    JÉSUS  83 

la  tradition  du  livre  de  Jonas,  ils  ne  lui  demandèrent 
rien  de  ce  genre.  Ils  se  convertirent  à  l'ouïe  de  la  seule 
prédication  de  Jonas,  celui-ci  ne  fit  à  leur  intention 
aucun  miracle.  Ce  fut  donc  la  simple  parole  de  Jonas  qui 
les  amena  à  résipiscence.  Voilà  ce  que  devraient 
imiter  les  contemporains  de  Jésus.  La  suite  confirme 
absolument  cette  interprétation  du  «  signe  de  Jonas  », 
qui  consiste  en  ceci  que  Jonas  n'en  donna  pas.  «  Les 
«  hommes  de  Ninive  ressusciteront  lors  du  jugement 
«  avec  cette  génération  et  la  condamneront,  car  ils  se 
«  convertirent  à  la  prédication  de  Jonas,  et  il  y  a  ici 
«  plus  que  Jonas  K  Une  reine  du  Midi  ressuscitera  lors 
«  du  jugement  avec  cette  génération  et  la  condamnera; 
((  car  elle  vint  du  bout  du  monde  pour  entendre  la 
«  sagesse  de  Salomon,  et  il  y  a  ici  plus  que  Salomon.  » 
En  effet  Salomon  ne  fit  non  plus  aucun  miracle,  et  si 
la  reine  du  Midi  s'imposa  les  fatigues  et  les  dangers 
d'un  long  voyage,  c'est  qu'elle  aimait  la  sagesse  pour 
la  sagesse  elle-même  qui  l'attirait,  et  non  parce  qu'elle 
voulait  voir  des  miracles  prodigieux. 

En  d'autres  termes,  Jésus  refusa  net,  avec  motifs  à 
l'appui;,  ce  que,  dans  Tidée  qu'on  se  fait  habituellement 
du  miracle,  il  aurait  dû  accorder.  La  question  n'est  pas 
de  savoir  s'il  aurait  pu  donner  satisfaction  au  désir 
exprimé.  L'essentiel  pour  nous  c'est  d'apprendre  de  lui- 
même  que  s'il  l'avait  pu,  il  ne  l'aurait  pas  voulu.  Je  ne 
crois  pas  que  jamais  sur  d'autres  points  sa  pensée  se 
soit  élevée  plus  haut,  et  c'est  là  certainement  une  des 

1  nXîIov  au  neutre,  ce  qui  ne  signifie  pas  «  quelqu'un  de  supé- 
«  rieur  à  Jonas  »,  mais  la  supériorité  de  la  doctrine  proposée  à  la 
génération  contemporaine  sur  celle  que  le  prophète  d'autrefois 
enseigna  ,aux  Ninivites.  —  Même  remarque  à  propos  du  second 
exemple  tiré  de  la  venue  à  Jérusalem  de  la  reine  de  Saba. 


84  JÉSUS    DE    NAZARETH 

marques  les  plus  significatives  de  la  fermeté  comme  de 
l'extrême  délicatesse  de  son  sens  religieux. 

De  tout  cela  résulte  que  nous  perdrions  notre  temps 
à  peser  et  soupeser  le  fond  et  les  détails  des  incidents 
miraculeux  qui  remplissent  les  récits  des  évangélistes. 
Ils  ont  attaché  autant  d'importance  à  l'argument  du 
miracle  que  Jésus  lui  en  reconnaissait  peu.  Les  tradi- 
tions recueillies  par  eux  les  avaient  précédés  dans  cette 
complaisance  pour  le  merveilleux  et  leur  tendance  à 
eux-mêmes  était  bien  plutôt  de  l'accentuer  que  de  le 
diminuer.  Nous  manquons,  ils  manquaient  eux-mêmes 
de  tout  moj^en  de  contrôler  les  faits  miraculeux  pour 
en  préciser  la  véritable  nature  et  la  portée  réelle.  Cela 
ne  détruit  pas  le  caractère  positif  d'une  histoire  qu'on 
sent  se  dérouler  avant,  sous  et  après  ces  épisodes  plus 
ou  moins  obscurs.  Cela  n'implique  pas  qu'on  doive 
négliger  aussi  les  enseignements  qui  souvent  se  trou- 
vent mêlés  à  des  récits  de  ce  genre.  Ce  sont  deux 
ordres  de  témoignages  très  ditîérents.  Les  sentiments  et 
les  paroles  historiques  de  Jeanne  d'Arc,  lorsqu'elle 
quitta  son  village,  sont  très  indépendants  de  la  ques- 
tion de  savoir  si  Monseigneur  Saint  Michel  et  Madame 
Sainte  Catherine  lui  sont  réellement  apparus.  Pour 
prendre  un  exemple  emprunté  à  la  vie  de  Jésus,  la 
guérison  miraculeuse  de  la  fille  de  la  Cananéenne 
(Matth.  XV,  21-28)  se  dérobe  à  toute  espèce  de  vérifi- 
cation. Nous  ne  savons  pas  même,  en  nous  tenant  aux 
textes,  bien  que  l'intention  du  narrateur  ne  soit  pas  dou- 
teuse, s'il  y  eut  ou  non  miracle  à  cette  occasion.  Mais 
les  paroles  échangées  entre  Jésus  et  la  mère  sont  d'un 
puissant  intérêt,  parce  qu'elles  jettent  un  jour  très  vif 
sur  ridée  que  se  faisait  Jésus  des  rapports  de  son  œuvre 


LES   MIRACLES    l>E   JÉSUS  85 

avec  le  monde  payen.  Il  n'y  a  rien  d'arbitraire  à  distin- 
guer dans  cet  épisode  et  dans  bien  d'autres  le  miracle 
raconté,  dont  nous  ne  pouvons  nous  faire  aucune  repré- 
sentation satisfaisante,  qui  est  peut-être  embelli,  am- 
plifié, qui  peut-être  n'exista  jamais,  et  des  paroles  qui 
ne  sont  pas  de  celles  qui  s'inventent  et  qui  auraient  pu 
être  prononcées  lors  même  que  le  fait  miraculeux 
allégué  aurait  été  quelque  chose  de  très  différent  de  ce 
qui  nous  est  rapporté. 

Nous  pouvons  donc  poursuivre  nos  études  en  toute 
sécurité. 


CHAPITRE  V 


LES  OPPOSANTS 


Jésus  parcourait  donc  son  beau  pays  de  Galilée,  prê- 
chant le  Royaume  de  Dieu,  sa  proximité,  les  conditions 
qu'il  fallait  remplir  pour  en  devenir  membre,  semant 
sans  compter  sa  parole  incisive,  d'accent  laïque  à  la 
fois  et  si  religieux,  son  enseignement  profondément 
moral  et  dégagé  de  toute  faiblesse  superstitieuse.  Il 
s'arrêtait  tantôt  dans  les  vallées  ombreuses,  tantôt  sur 
les  bords  du  lac  bleu,  un  jour  dans  une  des  nombreuses 
bourgades  de  ce  pays  à  population  très  dense  ;  un  autre 
jour,  il  s'enfonçait  dans  la  montagne  où  il  ne  tardait  pas 
à  être  rejoint  par  des  multitudes  qui  ne  se  lassaient  pas 
de  l'entendre.  Après  chacune  de  ces  excursions,  il  ren- 
trait à  Capernaiim,  où  il  avait  des  amis  fervents,  pour 
reprendre  bientôt  après  le  cours  de  sa  prédication  itiné- 
rante. Son  prestige  grandissait  toujours.  Parfois  même 
cette  popularité  était  encombrante  \  et  c'est  pour  cela 
qu'il  se  réfugiait  de  temps  à  autre  dans  les  solitudes. 

*  Comp.  Marc  II,  2  ;  III,  20. 


LES    OPPOSANTS  87 

Elle  avait  dépassé  ses  propres  attentes.  Il  cherchait,  non 
pas  à  s'y  soustraire,  car  elle  lui  était  indispensable,  mais 
à  en  modérer  les  manifestations  bruyantes.  A  divers 
indices  on  peut  penser  qu'il  craignait  d'être  débordé.  Il 
y  avait  des  enthousiastes,  des  agités,  des  «  possédés  », 
qui  déjà  prétendaient  qu'il  était  supérieur  au  rôle  rela- 
tivement modeste  de  prophète,  qu'il  ne  voulait  pas  l'a- 
vouer^,  mais  qu'eux  <(  ils  le  connaissaient  bien  ^  ^).  On 
peut  voir  dans  les  récits  parallèles  des  synoptiques  re- 
latifs à  ces  débuts  de  la  prédication  de  Jésus  en  Galilée  "' 
à  quel  diapason  l'engouement  de  la  foule  était  monté. 
Les  miracles  ne  pouvaient  manquer  de  se  produire  au 
miheu  d'une  telle  excitation.  Les  possédés  à  son  appro- 
che tombaient  dans  des  crises  nerveuses  dont  ils  sor- 
taient calmés  par  la  vertu  de  sa  parole  ^  On  disait  qu'il 
n'avait  eu  qu'à  toucher  la  main  de  la  belle-mère  de 
Pierre  qui  souffrait  d'une  fièvre  intense  pour  que  la 
fièvre  cessât  et  qu'elle  pût  vaquer  de  nouveau  à  ses 
occupations  ^.  Un  lépreux  avait  été  nettoyé  d'un  moment 
à  l'autre  avec  défense  d'en  rien  dire  \  Un  jour,  comme 

*  C'est  ce  qui  résulte  de  la  singulière  notice  de  Marc  I,  34  : 
«  Il  ne  permettait  pas  aux  démons  de  dire  qu'ils  le  connaissaient.  » 
Comp.  Luc  IV,  41,  qui  force  peut-être  la  note  en  voulant  expli- 
quer l'incident  :  «  Plusieurs  démons  qu'il  chassait  criaient  :  «  Tu 
es  le  fils  de  Dieu  !  et  il  les  menaçait,  ne  leur  permettant  pas 
ic  de  dire  qu'ils  savaient  bien  qu'il  était  le  Messie.  »  On  se  rappellera 
que  les  dires  des  possédés  dans  leurs  moments  de  crise  étaient 
regardés  comme  ceux  des  démons  qui  s'étaient  logés  dans  leur  corps. 

-  Matth.  IV,  24-25  ;  VIII,  16  ;  Marc  I,  32-37,  45  ;  Luc  IV,  40-44; 
V,  13-16. 

3  Marc  I,   26  ;  Luc  IV,  3o  etc. 

^  Matth.  VIII,  14-15  ;  Marc  I,  30-31  ;  Luc  IV,  38-39.  Ce  dernier  fait 
«  menacer  »  la  fièvre  par  Jésus,  comme  si  elle  eût  été  un  être  animé 
et  intelligent.  C'est  probablement  que  Luc  la  regardait  comme  un 
démon. 

^  Luc  V,  12-14;  Marc   I,  40-45;   Matth.  VIII,  2-4. 


88  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Jésus  prêchait  à  Capernaûm  dans  une  maison  privée, 
l'affluence  était  telle  qu'on  ne  pouvait  y  entrer  par  la 
porte.  Des  gens  arrivèrent  portant  sur  son  lit  un  para- 
lytique ou  un  malade  passant  pour  tel  K  Désespérant  de 
pénétrer  jusqu'à  Jésus,  ils  montèrent  sur  le  toit  plat  dont 
ils  écartèrent  quelques  soliveaux  et  le  treillis  —  cette 
opération  était  facile  en  Palestine  —  et  ils  descendirent 
leur  fardeau  de  manière  que  le  malade  se  trouvât  déposé 
tout  près  du  Maître.  Et,  à  la  stupéfaction  générale,  le 
malade  revint  chez  lui,  portant  la  couchette  sur  laquelle 
il  avait  été  descendu.  Sans  nous  prononcer  sur  la  par- 
faite exactitude  de  tous  ces  récits  miraculeux  ^  nous  y 
voyons  la  marque  incontestable  de  l'enthousiasme  que 
la  personne  de  Jésus  et  son  enseignement  avaient  pro- 
pagé dans  les  rangs  épais  du  peuple.  Sauf  le  souci  que 
lui  causait  cette  exaltation  elle-même,  Jésus  était  heu- 
reux de  se  voir  accueilli  avec  tant  de  sympathies.  C'est 
la  brillante  aurore  de  l'histoii^e  évangélique.  Il  y  a  pour- 
tant déjà  quelques  nuages  flottant  à  l'horizon,  mais  ils 
sont  encore  trop  légers  pour  en  ternir  le  ravissant  éclat. 
Tant  que  Jésus  s'était  borné  à  énoncer  d'une  manière 
générale  ses  idées  sur  le  Royaume  de  Dieu  et  sa  justice, 
c'est-à-dire  les  dispositions  morales  qu'il  fallait  revêtir 
pour  y  participer,  comme  il  prétendait  se  rattacher  en  prin- 
cipe à  la  tradition  sacrée  d'Israël,  il  n'y  avait  pas  eu  d'op- 
position marquée  à  sa  doctrine.  En  fait  et  tant  qu'on  ne 

1  Matth.  IX,  2-7;  Marc  II,  1-12;  Luc  V,  18-25.  L'expression 
employée  par  Luc  pour  désigner  la  maladie,  7i:apaX£Xu[jisvoc,  est 
plus  générale  que  irapaXoTixot;  et  signifie  pins  souvent  «  affaibli  », 
«  énervé  »  ,  ne  pouvant  pour  une  cause  quelconque  faire  usage  de 
ses  membres.  Nous  reviendrons  plus  loin  sur  les  paroles  qui  au- 
raient été  échangées  à  cette  occasion  entre  Jésus  et  des  adversaires 
qui  se  trouvaient  là. 

2  V.  le   chapitre  précédent. 


LES  OPPOSANTS  8'J 

touchait  pas  à  cette  arche  sainte,  il  régnait  dans  le  ju- 
daïsme une  assez  large  tolérance  au  sujet  des  théories 
concernant  l'avenir  et  les  conditions  du  salut.  Il  y  avait 
bien  des  opinions  très  répandues,  mais  pas  d'orthodoxie 
officiellement  constituée.  Des  docteurs  de  la  Loi,  tels 
que  Hillel  et  d'autres,  avaient  déjà  donné  l'exemple 
d'une  réduction  de  cette  Loi  à  quelques  maximes  fonda- 
mentales. Il  faut  bien  que  telle  ait  été  la  situation  pour 
que  sadducéens,  pharisiens,  scribes  d'écoles  diverses 
pussent  continuer  de  demeurer  dans  le  même  organisme 
religieux-national  sans  qu'il  vînt  à  aucun  d'entre  eux^ 
sauf  peut-être  aux  esséniens  de  la  stricte  observance, 
l'idée  de  rompre  ostensiblement  avec  l'unité  du  ju- 
daïsme. Mais  qu'était-ce  que  la  poignée  d'esséniens 
brouillés  avec  le  Temple  ou  plutôt  avec  son  sacerdoce 
en  face  de  la  solide  cohésion  qui  réunissait  en  tant  que 
Juifs  l'immense  majorité  ?  C'est  quand  on  descendait 
aux  questions  pratiques  de  rite  et  de  coutumes  de  dévo- 
tion que  les  passions  pouvaient  s'allumer. 

On  devrait  plutôt  se  demander  comment  il  se  fait  que 
la  police  soupçonneuse  d'Hérode  Antipas,  si  rigoureux 
envers  le  pauvre  Jean  Baptiste,  n'ait  pas  dès  les  pre- 
miers jours  dénoncé  et  cherché  à  comprimer  cette  agi- 
tation nouvelle  qui,  dans  les  états  mêmes  du  tétrarque, 
se  donnait  pour  la  continuation  de  celle  qu'avait  suscitée 
le  prédicateur  du  Jourdain.  C'est  sans  doute  qu 'Antipas 
avait  bien  d'autres  soucis  en  tête.  Ses  démêlés  avec 
Aretas,  le  roi  arabe  père  de  sa  femme  répudiée,  pre- 
naient une  tournure  très  grave.  Le  plus  simple  bon  sens 
lui  conseillait  de  ne  pas  exaspérer  ses  propres  sujets, 
qui  avaient  très  peu  d'affection  pour  lui,  en  persécutant 
sans  raison  un  autre  prophète  populaire.  Il  était  déjà 
perplexe  sur  ce  qu'il  devait  faire  de  Jean  Baptiste  pri- 


90  JÉSUS    DE   NAZARETH 

sonnier.  D^'ailleurs,  s'il  se  faisait  renseigner  sur  le  nou- 
veau prophète,  il  devait  être  rassuré  par  le  soin  que 
celui-ci  prenait  de  dégager  absolument  son  œuvre  de 
toute  compromission  avec  la  politique  et  les  déposi- 
taires du  pouvoir  temporel.  Des  rassemblements  qui 
se  formaient  autour  du  Nazaréen  ne  sortait  aucun 
symptôme  d'opposition  à  son  trône  ou  à  sa  conduite 
privée.  Plus  tard  l'inquiétude  le  prit  et  revêtit  dans  sa 
faible  intelligence  des  formes  assez  étranges  K  Mais, 
dans  les  premiers  temps,  il  jugea  inutile  d'intervenir. 
C'est  d'un  tout  autre  côté  que  vint  la  première  oppo- 
sition que  Jésus  eut  à  combattre,  du  côté  qui  passait 
pour  le  plus  pieux  et  le  plus  moral.  Les  principes 
énoncés  par  Jésus  comme  constituant  la  religion  éter- 
nelle, seule  nécessaire  et  résumant  ce  qu'il  y  avait  de 
divin  dans  la  Loi  et  les  Prophètes,  entraînaient  leurs 
conséquences  pratiques.  Leur  application,  logiquement 
poursuivie,  devait  se  heurter  fatalement  à  des  idées,  à 
des  coutumes  invétérées  qui  passaient  pour  indissolu- 
blement liées  à  la  vraie  piété.  Le  pharisaïsme,  qui  vivait 
d'observances  dévotes  et  qui  y  attachait  un  prix  énorme, 
ne  pouvait  manquer  de  s'alarmer  en  voyant  grandir  un 
genre  de  religion  qui  réléguait  dans  l'insignifiance  les 
formes  qu'il  multipliait  avec  tant  de  zèle  scrupuleux.  De 
leur  observation  ponctuelle  dépendait,  disait-il,  le  main- 
tien du  rapport  normal  de  l'homme  avec  Dieu.  Mais  avec 
la  doctrine  de  Jésus  sur  les  conditions  du  Royaume  de 
Dieu  ou  du  salut,  conditions  tout  intérieures,  d'humilité 
sincère,  de  confiance  filiale  en  Dieu,  d'amour  ardent 
de  la  perfection,  d'humanité  se  déployant  envers  tous, 
qu'étaient-ce  que  toutes  ces  formes  méticuleuses,  asser- 

'   Marc  VI,  14-16  et  parall. 


LES   OPPOSANTS  91 

vissantes,  sans  contenu  moral  et  dont,  sous  la  direction 
des  scribes  et  de  leurs  disciples  pharisiens,  le  judaïsme 
était  pour  ainsi  dire  farci?  Jésus,  de  conseil  et  d'exemple, 
en  émancipait,  les  siens.  Les  pharisiens  secouaient 
la  tête  avec  mécontentement  à  la  vue  de  gens  qui  pré- 
tendaient entrer  dans  le  Royaume  de  Dieu  et  qui  en 
même  temps  s'abstenaient  déjeuner,  se  relâchaient  dans 
l'observation  rigoureuse  du  sabbat^  ne  se  souciaient 
plus  des  prescriptions  concernant  la  souillure  légale  et 
les  moyens  de  s'en  préserver,  en  un  mot  qui  foulaient 
aux  pieds  «  la  tradition  »  ou  les  «  traditions  des  an- 
ciens ». 

C'est  en  effet  sur  ces  menus  suffrages  de  la  piété  telle 
que  l'entendait  le  traditionalisme  juif,  sur  les  questions 
du  jeune,  du  sabbat,  de  la  souillure  et  du  caractère  impé- 
ratif de  la  tradition  des  scribes  que  se  forma  un  parti 
d'opposition  contre  lequel  Jésus  eut  de  bonne  heure  à 
se  défendre. 

Le  jeûne,  la  privation  partielle  ou  totale  de  nourriture 
était,  nous  l'avons  dit,  un  exercice  de  piété,  une  ascèse 
très  recommandée  par  l'enseignement  des  scribes  et 
très  pratiquée  parmi  les  pharisiens.  La  Loi,  il  est  vrai, 
ne  le  prescrivait  que  pour  sanctifier  la  grande  solennité 
nationale  des  Expiations.  Mais  on  trouvait  çà  et  là  dans 
l'histoire  sacrée  quelques  exemples  de  jeûnes  individuels 
volontaires.  La  signification  chez  les  Juifs  était  toujours 
celle  de  la  tristesse  profonde.  Le  jeûne  rentrait  avec  le 
sac  et  la  cendre,  les  vêtements  déchirés^,  les  lamenta- 
tions bruyantes,  parmiles  marques  du  deuil  et  en  général 
d'un  chagrin  assez  intense  pour  ôter  l'envie  de  manger. 
Il  devait,  par  conséquent,  s'associer  aussi  au  repentir,  à 
la  tristesse  amère  de  l'homme  convaincu  de  sa  dégrada- 


92  JÉSUS    DE    NAZARETH 

tion  morale  et  pleurant  sincèrement  ses  fautes.  Mais  évi- 
demment la  chose  essentielle,  c'était  l'état  d'âme  qui  ins- 
pirait le  jeûne,  le  rendait  naturel;  en  lui-même  le  jeûne 
n'avait  pas  de  valeur  morale.  Il  arriva  au  jeûne  comme  à 
toutes  les  formes  qui  se  perpétuent  sous  l'étiquette  reli- 
gieuse et  qu'on  flnit  par  pratiquer  sans  trop  savoir  pour- 
quoi, parce  que  c'est  coutume  pieuse.  Depuis  la  Captivité 
le  jeûne  s'éleva  à  la  hauteur  d'un  acte  méritoire,  confé- 
rant devant  Dieu  un  avantage  à  celui  qui  l'accomplissait, 
et  il  fut  admis  qu'un  homme  très  religieux  devait  jeûner 
très  souvent  %  quand  même  il  n'éprouverait  aucun  des 
sentiments  qui  eussent  motivé  son  abstention  de  nour- 
riture ou  plutôt  qui  l'eussent  entraînée  comme  leur 
suite  normale.  Le  jeûne  était  donc  ex  opère  operato  quel- 
que chose  de  bien  en  soi. 

Pour  Jésus,  au  contraire,  qui  avait  l'effroi  des  formes 
religieuses  vides,  le  jeûne  en  lui-même  était  de  valeur 
nulle,  sans  aucune  vertu.  Par  conséquent  il  ne  jeûnait 
pas-  et  ses  disciples  ne  jeûnaient  pas  davantage.  Cette 
manière  de  vivre  sans  ascétisme  choquait  d'autant  plus 
les  pharisiens  zélés  que  le  nouveau  prophète  proclamait 
hautement  son  intention  de  rattacher  le  mouvement  re- 
ligieux dont  il  était  l'auteur  à  celui  que  Jean  Baptiste 
avait  provoqué  sur  les  bords  du  Jourdain.  Or  Jean  Bap- 
tiste avait  été  un  ascète,  un  rude  jeûneur.  Pharisiens  et 
baptistes  voulurent  que  Jésus  s'expliquât. 

Les  disciples  de  Jean  et  les  pharisiens  s'astreignaient 
donc  à  des  jeûnes  ^  Plusieurs  d'entre  eux  vinrent  trouver 
Jésus  et  lui  dirent  :  «  Pourquoi  nous,  disciples  de  Jean  et 

^  Le  pharisien  de   la  parabole  Luc  XVIII,  10-14,  jeûne  deux  fois 
par  semaine.  Il  n'en  est  pas  moins  très  content  de  lui-même. 
2  Matth.  XI,   19. 
■^  Marc  II,   18-22  ;  Matth.  IX,  14-17;  LucV,  33-39. 


LES   OPPOSANTS  93 

«  pharisiens,  jeûnons-nous,  tandis  que  tes  disciples  ne 
«jeûnent  pas  ». 

La  réponse  de  Jésus  paraît  obscure  à  ceux  qui  ne  sai- 
sissent pas  le  lien  qui  rattache  son  indifférence  en 
matière  de  jeûne  à  ses  principes  de  vraie  piété.  Elle  re- 
vient à  ceci  :  Ni  lui,  ni  les  siens  ne  sont  dans  la  disposi- 
tion d'esprit  que  supposerait  le  jeûne.  Celui-ci  est  fils  de 
la  tristesse.  Or  le  moment  est  à  la  joie  ;  joie  sainte  et 
pure,  mais  joie.  Les  esprits  se  réveillent,  l'Évangile  est 
annoncé  dans  les  villes  et  les  campagnes,  de  toutes 
parts  on  appelle,  on  accueille,  on  bénit  l'annonciateur 
de  la  bonne  nouvelle,  sa  parole  est  avidement  écoutée, 
la  moisson  va  jaunir.  Pourquoi  s'attristerait-on  ?  Et  si 
l'on  n'est  pas  triste,  pourquoi  jeûnerait-on  ?  Ce  moment, 
c'est  l'aube  des  fiançailles  entre  le  prophète  du  Royaume 
et  l'humanité  altérée  de  vraie  justice.  «  Est-ce  que  les 
«  amis  du  fiancé  peuvent  jeûner  tant  qu'il  est  avec  eux? 
«  En  vérité  je  vous  dis  qu'ils  ne  sauraient  jeûner.  Les 
«jours  viendront  où  le  fiancé  leur  sera  enlevé;  ils  jeûne- 
«  ront  en  ce  jour-là  ^» 

Jésus  devait  donc  commencer  à  mesurer  du  regard  les 
obstacles  que  le  traditionalisme  juif  allait  opposer  autriom- 
phe  de  son  idéal  religieux.il  fallait  pour  saisir  cet  idéal, 

1  J'incline  à  penser  que  cette  parole,  si  originale  et  si  authen- 
tique dans  sa  première  partie,  a  été  quelque  peu  modifiée  dans  la 
seconde.  11  me  paraît  improbable  que  dès  ce  moment  Jésus  prévit  et 
fît  prévoir  sa  mort  tragique.  Preuve  en  soit  la  douloureuse  surprise 
des  siens  quand  il  en  émit  plus  tard  le  pressentiment.  Mais  le  Prôto- 
Marc,  d'où  le  récit  est  tiré,  écrivait  dans  un  temps  oii  le  fiancé  avait 
été  enlevé  et  où  le  jeûne  avait  déjà  reconquis  son  prestige.  Jésus 
bien  plutôt  a  pu  dire  :  «  Si  le  fiancé  leur  était  enlevé,  ils  jeûneraient  », 
c'est-à-dire  qu'ils  seraient  profondément  affligés.  Que  cette  affliction 
se  traduisît  par  l'inappétence  ou  sous  toute  autre  forme,  peu 
importe.  C'est  l'affliction,  c'est  le  sentiment  intime  qui  serait 
l'essentiel. 


94  JÉSUS    DE   NAZARETH 

pour  le  goûter,  pour  l'appliquer  surtout^  secouer  avec 
énergie  le  joug  des  vieilles  habitudes.  Nous  ne  sommes  pas 
autorisés  à  penser  qu'il  prévît  dès  lors  que  la  rupture  avec 
le  judaïsme  tout  entier,  à  l'exception  de  son  monothéisme, 
de  sa  haute  moralité  et  de  ses  anticipations  prophé- 
tiques,' deviendrait  un  jour  une  nécessité.  C'est  la  logique 
des  choses  qui  devait  faire  de  la  réflexion  que  voici  une 
véritable  prédiction  :  «  On  a  tort  »,  disait-il  à  ce  propos, 
«  d'appliquer  un  morceau  de  drap  neuf  à  un  vieux  man- 
«  teau  :  le  morceau  neuf  emporte  la  vieille  étoffe,  et  la 
«  déchirure  en  est  pire.  On  n'entonne  pas  non  plus  du  vin 
«  nouveau  dans  de  vieilles  outres  :  car  le  vin  nouveau 
«  fait  éclater  les  outres,  le  vin  se  répand,  et  les  outres 
«  sont  perdues.  Il  faut  mettre  le  vin  nouveau  dans  des 
«  outres  neuves,  et  ils  se  conservent  ensemble  ».  Et, 
d'après  Luc,  une  troisième  et  charmante  comparaison, 
quia  probablement  effrayé  les  rédacteurs  des  deux  au- 
tres synoptiques^  terminait  ces  remarques  piquantes,  et 
montrait  dans  quel  esprit  de  sérénité  Jésus  pouvait  en- 
core parler  de  cette  opposition  qui  commençait  seule- 
ment à  lever  la  tête  :  «  Pas  un  homme  habitué  à  boire 
«  du  vin  vieux  n'en  veut  tout  de  suite  après  du  nouveau  : 
«  car,  dit-il,  le  vieux  est  meilleur  K  » 

Il  y  avait  une  autre  question  qui,  plus  encore  que  le 
jeûne,  risquait  de  choquer  de  la  manière  la  plus  irri- 
tante les  partisans  scrupuleux  des  coutumes  pieuses  que 
la  tradition  avait  enracinées  dans  les  mœurs  et  les 
croyances  du  peuple  juif.  C'était  la  question  du  repos 
absolu  du  septième  jour,  repos  poussé  par  l'enseigne- 
ment rabbinique  jusqu'à  un  degré  incroj^able  de  rigueur 
et  de  minutie.  Les  sévères  sabbatariens  d'Ecosse  et  d'An- 

1  MaUh.  IX,  16-17  ;  Marc  H,  21-22;    Luc  V,  36-39. 


LES    OPPOSANTS  95 

gleterre  n'en  approchent  pas  encore.  Notons  bien  que 
Jésus  appréciait  à  sa  valeur,  qui  est  grande,  l'institu- 
tion du  repos  hebdomadaire.  Il  la  trouvait  bienfaisante, 
mais  à  la  condition  qu'elle  ne  fût  pas  exagérée  au  point 
de  devenir  inhumaine.  Elle  était  faite  pour  l'homme,  et 
non  Thomme  pour  elle.  Par  conséquent  elle  devait  être 
subordonnée  aux  exigences  supérieures  de  la  nature 
humaine  et  de  la  charité.  Autrement,  elle  devenait  à  son 
tour  une  servitude  insupportable,  une  forme  vide,  une 
correction  purement  extérieure,  dont  le  prétendu  mérite 
n'avait  d'autre  fondement  qu'une  manière  superstitieuse 
de  comprendre  le  rapport  normal  de  l'homme  avec  Dieu. 
Le  conflit  entre  ce  point  de  vue  si  rationnel  à  la  fois  et 
si  religieux  et  les  scrupules  puérils  des  partisans  de 
l'étroite  observance  ne  tarda  pas  à  éclater. 

Un  jour  de  sabbat  Jésus  et  ses  disciples  faisaient 
route  le  long  de  champs  de  blés  mûrs.  Les  disciples 
avaient  faim  et  se  mirent  à  arracher  quelques  épis  qu'ils 
broyèrent  entre  leurs  mains  pour  en  manger  les  grains  ^ 
Cette  cueillette  était  autorisée  par  une  disposition  spé- 
ciale du  Deutéronome  (XXIII,  25).  Aussi  n'est-ce  pas 
d'une  violation  de  la  propriété  d'autrui  que  les  légalistes, 
témoins  de  cette  récolte  minuscule,  se  scandalisent  ; 
c'est  de  ce  que,  sous  l'oeil  indulgent  du  Maître,  les  dis- 
ciples se  sont  permis  de  la  faire  un  jour  de  sabbat.  C'est 
un  travail,  donc  c'est  interdit,  et  cela  offense  le  Dieu 
d'Israël.  Des  pharisiens  se  trouvaient  là  et  dirent  à 
Jésus  :  «  Regarde  ce  qu'ils  %font.  Cela  n'est  pas  permis 
un  jour  de  sabbat.  »  Jésus  est  d'avis  que  le  repos  du 
sabbat  ne  doit  pas  être  compris  de  manière  à  condamner 
l'homme  à  souffrir  de  la  faim.  II  est  d'autres  prescrip- 

1  Marc  II,  23-28  ;  MaUh.   XII,  1-8;   Luc  VI,   i-b. 


96  JÉSUS    DE    NAZARETH 

tions  de  la  Loi,  non  moins  formelles  que  celles  du 
sabbat,  et,  pour  satisfaire  le  plus  impérieux  des  besoins 
physiques,  des  héros  renommés  de  l'histoire  sainte  ont 
très  bien  su  passer  outre  aux  défenses  qu'elles  avaient 
stipulées.  «  N^avez-vous  donc  jamais  lu  ce  que  fit  David 
((  quand  il  se  trouva  dans  le  besoin  et  qu'il  eut  faim,  lui 
«  et  ses  compagnons,  comment  il  entra  dans  la  maison 
«  de  Dieu  au  temps  du  grand  sacrificateur  Abiathar, 
«  comment  il  prit  les  pains  de  proposition  que  les  prê- 
«  très  seuls  avaient  le  droit  de  manger,  en  mangea  lui- 
«  même  et  les  partagea  avec  ceux  qui  l'accompa- 
«  gnaient  ^  ?  »  Et  il  ajouta  :  «  Le  sabbat  a  été  fait  pour 
«  l'homme,  et  non  l'homme  pour  le  sabbat.  Par  consé- 
«  quent  le  Fils  de  l'homme  commande  même  au  sabbat  ^  » 

*  I  Sam,  XXI,  6.  Les  «  pains  de  propositions  »  étaient  les  douze 
miches  présentées  chaque  semaine  comme  offrandes  à  l'Éternel  sur 
une  table  en  face  du  sanctuaire.  Seuls,  les  fils  d'Aaron  ou  sacrifi- 
cateurs pouvaient  les  manger  une  fois  la  semaine  écoulée  (Lévit. 
XXIV,  8-9).  Matthieu  ajoute  des  paroles  qui  doivent  être  authentiques 
en  elles-mêmes,  mais  qui  ne  cadrent  pas  très  bien  avec  l'incident 
raconté.  Elles  doivent  se  rattacher  à  quelque  autre  occasion.  «  N'avez- 
«  vous  pas  lu  dans  la  loi  que  les  sacrificateurs  dans  le  Temple 
«  transgressent  le  sabbat  et  ne  sont  pas  coupables  (Comp.  Nom. 
«  XXVIII,  9-10)  ?  Je  vous  dis  qu'il  y  a  ici  quelque  chose  de  plus 
«  grand  que  le  Temple.  Et  si  vous  saviez  ce  que  signifie  cette  parole  : 
«  Je  veux  la  miséricorde  et  non  le  sacrifice,  vous  n'auriez  pas  con- 
«  damné  des  innocents.  »  Cette  parole,  empruntée  à  Osée  VI,  6,  et 
qui  ne  tend  à  rien  moins  qu'à  supprimer  le  sacrifice  comme  inutile, 
est  d'une  portée  immense  et  dépasse  de  haut  la  discussion  relative 
à  ce  qu'il  est  permis  de  faire  un  jour  de  sabbat. 

2  Nous  reviendrons  sur  cette  déclaration  finale  en  parlant  de  Jé- 
sus comme  Fils  de  Vhomme.  Disons  seulement  par  anticipation 
qu'elle  rentre  dans  l'idée  que  l'humanité,  son  bien  suprême,  ses  exi- 
gences légitimes  l'emportent  sur  toute  prescription  disciplinaire  ou 
rituelle. —  Le  célèbre  manuscrit  D  de  Cambridge,  qui  servit  à  Théo- 
dore de  Bèze,  ajoute  au  v.  4  de  Luc  cette  notice  qui  pourrait  bien 
être  authentique,  en  ce  sens  qu'elle  est  tout  à  fait  d'accord,  quant 


LES    OPPOSANTS  97 

A  d'autres  égards  encore  la  manière  d'envisager  le 
sabbat  au  point  de  vue  humanitaire,  comme  le  voulait 
Jésus,  et  celle  qui  faisait  du  repos  sabbatique  absolu  un 
devoir  dont  la  transgression  pour  un  motif  quelconque 
était  impie,  devaient  se  heurter  et  engendrer  un  vérita- 
ble conflit.  Devait-on,  le  jour  du  sabbat,  se  faire  guérir 
d'une  maladie  ou  d'une  infirniité  ?  Le  médecin  pouvait-il 
exercer  son  art  ?  Questions  qui  nous  font  sourire,  mais 
qui,  dans  le  milieu  où  Jésus  prêchait  son  Évangile, 
étaient  aussi  graves  que  pourrait  l'être  aux  yeux  d'un 
catholique  scrupuleux  la  question  de  savoir  s'il  est  licite 
de  manger  de  la  viande  un  jour  de  Vendredi-Saint.  C'est 
à  propos  des  guérisons  qu'on  venait  de  tant  de  côtés 
demander  à  Jésus  que  les  incidents  de  ce  genre  devaient 
se  multiplier.  Nos  synoptiques  en  ont  enregistré  trois,  à 
propos  desquels  il  convient  de  se  rappeler  nos  obser- 
vations du  chapitre  précédent.  Quelque  opinion  qu'on 
s'en  fasse,  nous  remarquerons  S  ce  qui  est  ici  l'essentiel, 
que  Jésus  revendique  le  droit  d'agir  le  jour  du  sabbat 
comme  les  autres  jours  pour  faire  du  bien  et  non  du 
mal,  et  ce  serait  faire  du  mal  que  de  laisser  un  malheu- 
reux souffrir  quand  on  peut  le  soulager.  C'est  ce  que 
Jésus  remontrait  aux  opposants  :  a  Est-il  permis  le  jour 
«  du  sabbat  de  faire  du  bien  ou  de  faire  du  mal  ?   De 

au  fond,  avec  le  principe  énoncé  par  Jésus  :  «  Le  même  jour,  ayant 
«  vu  un  homme  qui  travaillait  le  jour  du  sabbat,  Jésus  lui  dit: 
»(  Homme,  si  tu  sais  ce  que  tu  fais  «  (c'est-à-dire  si  tu  as  des  raisons 
sérieuses  et  louables  pour  faire  exception  au  repos  hebdomadaire, 
si  ta  conscience  t'approuve),  »  tu  es  bien  heureux  ;  si  tu  ne  le  sais 
«  pas,  tu  es  sous  la  malédiction,  tu  transgresses  la  Loi.  » 

^  L'Homme  à  la  main  sèche  (oiî  le  sang  ne  circulait  pas,  anal, 
à  ce  qui  est  dit  de  Jéroboam  I  Rois  XIII,  4  ;  l'évangile  des  Hébreux 
dit  que  cet  homme  était  un  maçon),  Marc  111,  1-6  ;  Matth.  XU,  9-14  ; 
Luc  VI,  6-11  ;  la  Femme  courbée,  LucXUl,  10-17  ;  l'Hydropique,  Luc 
XIV,  1-6. 

JÉSUS   DE  NAZ.    —  U.  1 


98  JÉSUS   DE   NAZARETH 

«  sauver  une  vie  ou  de  la  laisser  périr  ?  Quel  est  celui 
«  de  vous  qui,  possesseur  d'une  brebis,  si  elle  vient  à 
«  tomber  dans  une  fosse  le  jour  du  sabbat,  n'aille  Ten 
«  tirer  ?  Est-ce  qu'un  homme  ne  vaut  pas  plus  qu'une 
«  brebis  ?»  —  On  remarquera  cet  accent  toujours  mis 
sur  fhomme.  —  &  Et  qui  de  vous,  le  jour  du  sabbat,  ne 
«  détache  pas  de  la  crèche  son  bœuf  ou  son  âne  pour  le 
«  mener  à  l'abreuvoir  ?  » 

Marc  rattache  à  l'une  de  ces  discussions  un  rappro- 
chement entre  pharisiens  et  hérodiens,  gens  qui  se 
détestaient  habituellement,  ceux-là  bigots,  ceux-ci  sans 
principes  et  corrompus,  pour  se  débarrasser  d'un  nova- 
teur aussi  dangereux  ^  Peut-être  cette  notice  anticipe- 
t-elle  un  peu  sur  ce  qui  devait  nécessairement  arriver. 
Rien  de  plus  fréquent  dans  l'histoire  religieuse  que  les 
coalitions  des  indifférents  et  des  croyants  étroits  contre 
les  promoteurs  d'un  progrès  religieux  qui  les  contrarie 
également,  les  uns  parce  qu'il  est  religieux,  les  autres 
parce  qu'il  est  la  critique  de  leur  religion.  L'antagonisme 
de  Jésus  et  des  pharisiens  devait  se  prononcer  toujours 
plus  fortement. 

On  se  rappellera  ce  que  nous  avons  dit,  vol.  I,  part.  I, 
ch.  IX,  de  l'absorbante  préoccupation  de  la  souillure 
légale  qui  pesait  tyranniquement  sur  la  vie  religieuse 
des  Juifs  soumis  à  l'influence  rabbinique.  C'était  une 
idée  fixe,  et  l'on  remplirait  des  pages  d'in-folio  des  mille 
et  mille  précautions  qu'un  Juif  scrupuleux  devait 
prendre  pour  éviter  cette  souillure  qui  séparait  de 
Dieu  celui  qui  en  était  maculé.  Les  ablutions  totales 
ou  partielles  jouaient  un  grand  rôle  dans  cette  prophy- 

1  Marc   111,  6. 


LES    OPPOSANTS  99 

laxie  dévote.  «  Les  pharisiens  et  les  Juifs  en  général  », 
dit  Marc  VII,  3-4,  «  observant  la  tradition  des  anciens, 
^<  ne  mangent  point  qu'ils  ne  se  soient  lavé  les  mains 
«  jusqu'au  coude  K  Ils  ne  mangent  pas  non  plus,  quand 
«  ils  reviennent  du  marché,  sans  s'être  plongés  dans 
«  l'eau  %  et  il  est  bien  d'autres  choses  encore  qu'ils 
«  observent  par  tradition,  des  lavages  complets  de  cou- 
«  pes,  de  cruches,  de  vases  d'airain  et  de  lits.  »  Je  rap- 
pellerai encore  une  fois  qu'il  ne  s'agissait  nullement  de 
la  propreté  telle  que  nous  l'entendons.  C'était  du  rite, 
de  l'observance  méticuleuse.  On  ne  pensait  pas  plus  à 
la  propreté  en  soi  que  le  musulman,  privé  d'eau,  qui 
répand  du  sable  sur  ses  doigts  pour  s'acquitter  à  Theure 
voulue  de  l'ablution  prescrite  à  certains  moments  de  la 
journée.  Le  malheur  est  qu'on  attachait  une  valeur  mé- 
ritoire à  ces  formantes  puériles  qui  pouvaient  très  bien 
s'associer  à  des  sentiment^  très  répréhensibles.  Il  est 
facile  de  comprendre,  quand  on  s'est  rendu  un  compte 
clair  des  principes  de  sa  rehgion  intérieure,  que  Jésus 
eût  relevé  les  siens  de  ces  pratiques  asservissantes. 
Mais  ce  ne  fut  pas  sans  scandaliser  le  parti  dévot. 

Un  jour  des  pharisiens  —  et  parmi  eux  il  y  avait,  dit 
Marc,  des  scribes  de  Jérusalem  —  s'aperçurent  que  des 
disciples  de  Jésus  prenaient  leur  repas  avec  des  mains 
«  impures  »,  c'est-à-dire  sans  s'être  acquittés  de  l'ablu- 
tion traditionnelle.   «  Pourquoi  »,  dirent-ils  à  Jésus  ^ 


^  C'est  parce  que,  vu  le  costume  en  usage,  le  bras  était  décou- 
vert jusqu'au  coude  et  pouvait  avoir  été  mis  en  contact  avec  quel- 
que objet  communiquant  la  souillure. 

-  C'est  qu'au  marché  ils  ont  pu  être  touchés  par  des  gens  im- 
purs ou  des  denrées  qui  souillent,  par  exemple  si  elles  n'ont  pas  été 
dîmées  ou  si  elles  rentrent  dans  la  catégorie  des  aliments  interdits. 

3  Marc   Vil,  i-23;  Matth.   XV,  1-20. 


100  JÉSUS    DE   NAZARETH 

«  tes  disciples  n'observent-ils  pas  la  tradition  des  anciens 
«  et  mangent-ils  leur  pain  avec  des  mains  impures  ?  » 
Ce  fut  l'occasion  pour  Jésus  de  se  déclarer  formellement 
contre  le  principe  d'obéissance  aveugle  à  la  tradition.  Il 
avait  réfléchi  depuis  longtemps  aux  entorses  que  cette 
tradition  toute  remplie  de  subtilités  pointilleuses  infligeait 
aux  grands  et  sérieux  commandements  de  la  Loi.  Il 
s'élève  tout  de  suite  bien  au-dessus  de  la  petite  question 
soulevée,  sans  toutefois  la  perdre  de  vue.  «  Et  vous  », 
leur  dit-il,  «  vous  abolissez  bel  et  bien  le  commandement 
«  de  Dieu  pour  garder  votre  tradition.  Moïse  a  dit  : 
<(  Honore  ton  père  et  ta  mère,  et  ailleurs  :  Que  celui  qui 
«  maudira  son  père  et  sa  mère  soit  puni  de  ??20f/  (Exode 
«  XX,  12  ;  XXI,  17)  !  Mais  vous,  vous  dites  :  Si  un  homme 
«  déclare  à  son  père  ou  à  sa  mère  que  ce  qu'ils  pour- 
ce  raient  exiger  de  lui  est  Korban  *  (don),  il  lui  est  défendu 
<(  de  rien  faire  pour  les  assister,  et  vous  annulez  ainsi  la 
«  parole  de  Dieu  au  nom  de  cette  tradition  dont  vous 
«  êtes  entichés.  Et  combien  d'autres  choses  semblables 
«  ne  faites-vous  pas  !  »  Puis,  il  leur  rappela  un  passage 
d'Ésaïe  (XXIX,  13)  où  le  prophète  se  plaint  de  ce  que 
la  piété  de  ses  contemporains  est  toute  extérieure,  que 
leur  cœur  est  éloigné  de  Dieu  et  que  le  culte  qu'ils  lui 
rendent  est  inefficace,  parce  qu'ils  enseignent  des  doc- 
trines qui  ne  sont  que  «  des  préceptes  d'hommes  »  (c'est- 
à-dire  qui  sont  arbitraires  et  ne  sont  pas  dictées  par  la 
pure  loi  morale,  seule  venue  de  Dieu).  Puis,  il  se  tourna 

2  C'est  ainsi  que  l'on  désignait  les  dons  que  l'on  faisait  au  trésor 
du  Temple,  Eorbanas,  Josèphë,  Bell.  Jud.  11,  is,  4  ;  Matth.  XXVll,  6. 
Jésus  suppose  un  homme  qui  aurait  dû  assister  ses  vieux  parents 
et  qui  se  soustrait  à  ce  pieux  devoir  en  consacrant  au  Temple  le 
superflu  qui  lui  aurait  permis  de  leur  venir  en  aide.  Le  phari- 
saïsme,  comme  le  bigotisme  de  tous  les  temps,  mettait  «  l'œuvre  pie  » 
au  dessus  de  l'accomplissement  des  devoirs  de  famille. 


LES    OPPOSANTS  101 

vers  la  foule  et  lui  dit  :  «  Écoutez,  vous  tous,  et  compre- 
«  nez  bien  ceci  :  Rien  de  ce  qui  pénètre  dans  l'homme 
«  du  dehors  ne  le  souille  ;  ce  qui  le  souille,  c'est  ce  qui 
((  sort  de  lui.  Que  celui  qui  a  des  oreilles  pour  entendre, 
«  entende  !  »  Cette  dernière  phrase,  suggérée  peut-être 
par  des  passages  tels  que  ceux  d'Ésaïe  VI,  10  ;  XLIII, 
8,  était  fréquente  dans  la  bouche  de  Jésus  quand  il 
voulait  que  ses  auditeurs  réfléchissent  attentivement  aux 
aphorismes  qu'il  aimait  à  leur  proposer  sous  forme  pi- 
quante et  condensée  comme  ici. 

Quand  il  fut  rentré  au  logis,  ses  disciples,  qui  ne  com- 
prenaient pas  bien,  lui  demandèrent  ce  qu'il  avait  voulu 
dire.  «  Hé  quoi  !  »  s'écria-t-il,  «  vous  êtes  donc  aussi 
«  sans  intelligence  !  Ne  comprenez-vous  pas  que  tout 
«  ce  qui  du  dehors  vient  dans  Thomme  ne  le  peut  souil- 
«  1er  *  ?  Cela  ne  pénètre  pas  jusqu'à  son  cœur,  cela  passe 
«  dans  ses  intestins,  puis  cela  est  rejeté  au  cloaque, 
«  purification  de  tous  les  aliments  ^  Mais  ce  qui  sort 
«  de  l'homme,  voilà  ce  qui  le  souille.  Car  c'est  du  dedans, 
«  c'est  du  coeur  de  l'homme  que  proviennent  les  dis- 
«  putes,  les  adultères,  les  obscénités,  les  meurtres,  les 
«  vols,  les  cupidités,  les  méchancetés,  les  fraudes,  l'in- 
«  tempérance,  le  regard  envieux,  les  calomnies,  l'or- 
«  gueil,  la  déraison.  Toutes  ces  mauvaises  choses-là 
«  viennent  du  dedans,  et  voilà  ce  qui  souille  l'homme.  » 

^  La  souillure  légale  entraînait  la  séparation  d'avec  Dieu.  Mais 
selon  Jésus  la  communion  avec  Dieu  dépend  tout  entière  de  l'état 
intérieur  de  l'àme.  Ce  qui  vient  du  dehors  dans  l'homme  ne  le 
change  ni  en  bien  ni  en  mal. 

2  Le  texte  de  Marc  que  nous  suivons  est,  sur  ces  cinq  derniers 
mots,  incorrect  et  très  obscur.  La  pensée  semble  bien  être  toute- 
fois celle-ci  que  la  digestion,  en  séparant  dans  la  nourriture  les  élé- 
ments nutritifs  de  ceux  qui  doivent  être  éliminés,  est  l'épuration 
de  tout  ce  qui  est  comestible. 


102  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Assurément,  à  notre  point  de  vue  moderne,  nous  ne 
pouvons  qu'applaudir  à  ce  langage  aussi  vigoureux  que 
trempé  de  saine  morale.  Mais  pour  les  contemporains  de 
Jésus  un  tel  langage  était  révolutionnaire.  Nulle  part  il 
ne  déploya  plus  de  hardiesse.  Car,  remontant  des  détails 
au  principe,  il  enseignait  par  de  telles  paroles  la 
déchéance  de  la  Loi  elle-même.  Ce  n'était  plus  seule- 
ment des  minuties  de  la  piété  pharisiemie  qu'il  procla- 
mait l'insignifiance.  Toute  la  jurisprudence  des  scribes 
sur  la  question  capitale  de  la  souillure  était  annulée  en 
deux  mots.  Bien  plus  encore,  les  nombreuses  prescrip- 
tions delà  Loi  qui  réglementaient  l'alimentation,  qui  dis- 
tinguaient, sans  qu'on  sût  toujours  pourquoi,  les  aliments 
purs  des  impurs,  par  conséquent  l'autorité  même  de  la 
Loi  en  tant  que  régulatrice  de  la  vie  humaine,  tout  cela 
tombait  comme  un  édifice  de  sable  pour  ne  laisser 
debout  que  les  devoirs  inscrits  dans  la  conscience.  La 
Loi  sans  doute  les  imposait  aussi,  surtout  dans  le  Déca- 
logue  ;  mais  de  combien  de  pratiques  sans  valeur 
morale,  de  ritualisme  public  et  privé,  ces  grands  com- 
mandements n'étaient-ils  pas  compliqués  !  Et  Jésus 
déclarait  tout  cet  échafaudage  inutile  et  sans  valeur  ! 

Et  il  avait  raison.  Rien  ne  nuit  plus  à  la  moralité 
réelle  que  ces  pratiques  et  ces  formes  sans  contenu 
moral,  mais  qui  constituent  une  correction  extérieure 
sous  laquelle  se  tapissent  très  aisément  les  plus  basses 
passions.  Le  caractère  intérieur  et  par  conséquent  sin- 
cère de  la  religion  de  Jésus  s'affirmait  aussi  nettement 
dans  sa  notion  du  vrai  mal  que  dans  celle  du  vrai  bien. 
Tout  dépend  de  l'état  du  cœur.  Satan  lui-même  n'a  rien 
à  y  faire.  Le  cœur  humain,  s'il  est  pur  ou  purifié,  est 
rinspirateur  de  toutes  les  vertus  ;  quand  il  est  impur,  il 
est  le  générateur  de  tous  les  vices.  Chercher  à  réaliser 


LES    OPPOSANTS  103 

l'union  avec  Dieu  au  moyen  d'ablutions  ponctuelles  et 
d'abstinences  culinaires,  c'est  se  nourrir  de  viande  creuse. 
On  doit  se  demander,  en  voyant  par  la  suite  l'effroi  dont 
Pierre  est  saisi  à  l'idée  de  manger  des  aliments  inter- 
dits \  si  les  disciples  de  Jésus  comprirent  tout  de  suite 
la  portée  d'un  tel  enseignement..  Ce  qui  est  certain,  c'est 
que  les  pharisiens  de  Galilée  durent  se  sentir  très  frois- 
sés d'une  doctrine  qui  détruisait  par  la  base  l'idéal  de 
vie  pieuse  qu'ils  s'efforçaient  péniblement  de  réaliser, 
«  avalant  le  chameau  et  tamisant  le  moucheron-  ». 

Le  gros  du  peuple  galiléen  n'en  persistait  pas  moins 
dans  son  enthousiasme  pour  son  prophète.  Mais,  on  le 
voit,  il  y  avait  çà  et  là  des  ferments  d'opposition.  Jésus, 
pour  des  motifs  que  nous  croyons  avoir  devinés,  s'était 
abstenu  jusqu'alors  de  porter  sa  prédication  à  Nazareth, 
sa  bourgade  natale.  Il  fallait  pourtant  bien  qu'il  la  visitât 
aussi.  Peut-être  pensait-il  que  le  bruit  de  ses  succès 
dans  le  reste  du  pays  disposerait  en  sa  faveur  ceux  dont 
il  connaissait  de  longue  date  l'esprit  épais  et  borné.  Sa 
famille,  sa  mère,  ses  frères,  ses  sœurs  probablement 
mariées,  devaient  selon  toute  apparence  lui  assurer  un 
noyau  de  disciples  affectueux  et  confiants.  Eux  du  moins 
seraient  étrangers  aux  préjugés  misérables  qui  pou- 
vaient empêcher  les  autres  de  sympathiser  avec  leur 
ancien  compagnon  de  travail. 

Il  se  rendît  donc  à  Nazareth,  et  son  court  séjour  se 
termina  par  un  échec.  Mais  nous  lui  devons  un  des  épi- 
sodes les  plus  curieux  de  l'histoire  évangélique. 

'  Act.  X,  14. 

2  Ce  dicton  bien  connu  fait  allusion  à  la  coutume  des  pharisiens 
de  tamiser  leur  boisson  de  peur  qu'il  ne  s'y  trouvât  un  insecte  mort. 
C'était  pour  se  mettre  en  règle  avec  la  Loi  qui  déclare  qu'on  est 
souillé  par  le  contact  d'un  cadavre. 


104  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Il  se  trouve  dans  les  trois  synoptiques  *  et  nous  pou- 
Tons,  en  combinant  leurs  récits,  nous  représenter  à  peu 
près  ce  qui  se  passa  à  cette  occasion. 

Jésus  semble  avoir  été  reçu  assez  froidement.  On  se 
réservait,  on  voulait  voir,  avec  ce  mélange  de  méfiance 
et  de  curiosité  qui  caractérise  en  tant  de  lieux  le  paysan. 
Il  semble  surtout  par  ce  qui  nous  est  raconté  plus  loin 
qu'on  attendait,  pour  prendre  parti,  qu'il  eût  déployé 
dans  son  village  natal  ces  pouvoirs  prestigieux  dont  on 
parlait  tant  et  dont  les  descriptioiis  grossies  avaient 
pénétré  jusque  dans  ce  coin  perdu  de  la  Galilée.  C'est  ce 
qu'on  voulait  vérifier  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir.  Jésus 
remarqua  certainement  cette  réserve  et  cette  attente 
sournoise.  Le  jour  du  sabbat,  selon  sa  coutume,  il  entra 
dans  la  synagogue  et  se  leva  pour  lire  le  livre  sacré  -. 
Le  passage  sur  lequel  ses  yeux  tombèrent  se  lit  dans 
nos  Bibles  au  livre  d'Ésaïe  LXI,  1-2  :  «  L'esprit  du  Sei- 
«  gneur  est  sur  moi,  j'ai  reçu  son  onction  pour  que  j'an- 
«  nonce  une  bonne  nouvelle  aux  pauvres.  Il  m'a  envoyé 
«  guérir  ceux  qui  ont  le  cœur  brisé,  proclamer  aux  cap- 
ce  tifs  la  délivrance,  aux  aveugles  le  retour  de  la  vue, 
«  rendre  la  liberté  aux  opprimés  et  publier  une  année 
ft  de  grâce  du  Seigneur.  »  Ces  paroles  du  prophète  ba- 
bylonien, annonçant  à  ses  compatriotes  la  fin  prochaine 
de  leur  captivité  et  leur  réintégration  glorieuse  au  pays 

1  Marc  VI,  1-6  ;  Matth.  XIll,  o4-o8  ;  Luc  IV,  16-30.  Ce  dernier,  assez 
maladroitement  (car  il  admet  au  v.  23  que  les  gens  de  Nazareth  ont 
entendu  parler  des  actes  de  Jésus  à  Gapernaum)  place  son  récit  au 
début  même  de  la  prédication  évangélique.  Mais,  cette  erreur  chro- 
nologique mise  à  part,  il  fournit  des  renseignements  plus  circons- 
tanciés que  les  deux  autres  sur  ce  que  Jésus  dit  dans  la  synagogue 
de  Capernaûm  et  ce  qui  excita  contre  lui  la  colère  des  Nazaréens. 

2  Voir  les  détails  donnés  sur  le  cuJte  des  synagogues,  Vol  I, 
pp.  105-llU. 


LES    OPPOSANTS  103 

de  leurs  pères,  présentaient  une  telle  analogie  avec  la 
situation  de  Jésus  lui-même  qu'il  n'hésita  pas  à  s'en 
faire  l'application.  Gomme  son  prédécesseur,  il  avait 
devant  lui  des  défiants  et  des  aveugles.  Il  ferma  donc  le 
rouleau,  le  rendit  au  hassan,  et  s'assit.  Un  profond 
silence  régnait  dans  l'assemblée,  tous  les  regards  étaient 
fixés  sur  lui.  «  Aujourd'hui  »,  leur  dit-il,  «  ce  passage  de 
w  l'Écriture  a  reçu  sa  confirmation,  vous  l'avez  entendu  », 
et  il  développa  son  enseignement  sur  le  Royaume  de 
Dieu  à  sa  manière,  si  pleine  de  fraîcheur  et  de  sel.  Les 
auditeurs  furent  d'abord  étonnés  de  cette  éloquence 
qu'ils  ne  lui  avaient  jamais  connue.  «  Hé  quoi  !  »  disaient- 
ils,  «  c'est  là  le  charpentier,  le  fils  de  Joseph  et  de  Ma- 
«  riam,  le  frère  de  Jacques,  de  José,  de  Jude,  de  Simon, 
«  le  frère  de  ces  femmes  qui  sont  parmi  nous,  qui  vivent 
c(  ici  avec  nous  !  »  Mais  ce  qui  aurait  dû  provoquer  leur 
admiration  sympathique  éveilla  en  eux  des  pensées  de 
jalousie.  Ils  ne  se  résignaient  pas  à  s'avouer  que  leur 
égal  de  la  veille  les  dépassait  maintenant  de  si  haut.  Il  y 
en  avait  qui  avaient  joué  avec  lui  aux  jours  de  leur  en- 
fance, ou  qui,  plus  tard,  lui  avaient  fait  des  commandes, 
qui  l'avaient  peut-être  regardé  avec  quelque  dédain  au 
temps  de  sa  jeunesse  rêveuse  et  taciturne.  Et  voici  qu'il 
revenait  en  prophète  de  l'Éternel  !  Et  puis,  ce  n'était  pas 
des  sermons,  fussent-ils  superbes,  qu'ils  attendaient.  Ils 
voulaient  voir  du  merveilleux,  des  miracles,  et  cette  élo- 
quence ne  faisait  pas  leur  compte.  Jésus  ne  put  se  mé- 
prendre sur  la  nature  des  sentiments  qu'il  leur  inspirait. 
«  Sans  doute  »,  continua-t-il,  «  vous  m'appliquerez  ce 
«  proverbe  :  Médecin,  guéris-toi  toi-même  S  et  fais  ici, 


^  C'est-à-dire  montre  par  ton  propre  exemple  la  réalité  des  pou- 
voirs que  tu  prétends  posséder. 


106  JÉSUS   DE    NAZARETH 

«  dans  ton  pays  natal,  ce  qu'on  nous  dit  que  tu  as  fait  à 
«  Gapernaiim...  En  vérité  je  vous  dis  qu'un  prophète 
«  n'est  jamais  bien  accueilli  dans  son  propre  pays.  Je 
«  vous  affirme  en  vérité  qu'il  y  avait  bien  des  veuves 
«  en  Israël  au  temps  d'Élie,  lorsque  le  ciel  fut  fermé 
«  pendant  trois  ans  et  six  mois  et  qu'une  grande  disette 
«  sévit  sur  la  terre  entière  ;  cependant  Élie  ne  fut 
«  envoyé  qu'à  la  veuve  de  Sarepta,  une  Sidonienne  !  Il 
«  y  avait  plus  d'un  lépreux  en  Israël  au  temps  d'Elisée  le 
«  prophète  ;  aucun  d'eux  pourtant  ne  fut  nettoyé, 
«  excepté  Naaman,  un  Syrien  !  ^  «  Cette  remontrance  ne 
fit  qu'augmenter  la  mauvaise  humeur  de  l'assemblée.  Il 
avait  voulu  leur  dire  que  Nazareth,  parce  qu'elle  était 
«  sa  patrie  »,  n'avait  pas  plus  de  droits  que  toute  autre 
localité  au  déploiement  exceptionnel  d'un  pouvoir  divin 
dont  Dieu  seul  disposait  selon  sa  sagesse.  Comme  tout 
le  reste  de  la  Galilée,  Nazareth  devait  entendre  la  pré- 
dication de  l'Évangile  et  en  faire  son  profit. 

Ce  n'était  pas  du  tout  ce  que  voulaient  les  rustres  à 
qui  il  avait  affaire.  Luc  prétend  même  que,  furieux  de 
cette  fin  de  non-recevoir,  ils  entraînèrent  Jésus  jusqu'au 
sommet  de  la  colline  sur  les  flancs  de  laquelle  s'étageait 
la  bourgade  et  furent  sur  le  point  de  le  précipiter  du 
haut  en  bas,  mais  qu'il  sut  se  dégager  et  s'en  alla.  Le 
trait  me  paraît  un  peu  forcé.  Ni  Marc  ni  Matthieu  n'en  sa- 

*  Ce  passage  est  des  plus  intéressants  parce  qu'il  met  en  plein 
jour  comment,  sans  rien  posséder  de  ce  que  nous  appelons  critique 
scientifique  et  historique^  acceptant  la  tradition  religieuse  de  son 
peuple  telle  qu'elle  lui  était  transmise,  Jésus  y  trouvait  et  en  tirait 
des  raisons  de  rejeter  la  théologie  étroite,  particulariste,  dominée 
par  l'orgueil  de  race  et  l'amour  du  privilège,  qui  en  était  le  prin- 
cipe ordinaire.  Nul  avant  lui,  que  nous  sachions,  n'avait  fait  cette 
remarque  à  propos  de  ce  détail  des  légendes  formées  sur  la  vie  des 
deux  grands  prophètes  Élie  et  Elisée. 


LES    OPPOSANTS  i07 

vent  rien.  Tous  deux  s'accordent  à  noter  que,  vu  l'incré- 
dulité des  gens  de  l'endroit,  la  puissance  miraculeuse 
de  Jésus  fut  à  peu  près  paralysée.  Matthieu  tempère  la 
donnée  du  Proto-Marc  en  disant  que  «  Jésus  ne  fit  pas 
«  beaucoup  de  miracles  à  Nazareth  ».  Marc  doit  avoir 
conservé  la  leçon  originale  et  dit  plus  résolument  que 
«  Jésus  ne  put  faire  là  aucun  miracle,  si  ce  n'est  qu'il 
«  guérit  quelques  malades  en  leur  imposant  les  mains  », 
ce  qui,  pour  l'excellent  narrateur,  ne  compte  vraiment 
pas.  «  Il  s'étonnait  de  leur  incrédulité  et  il  parcourait 
«  en  enseignant  les  villages  d'alentour.  » 

Et  ses  parents  ?  Ne  tâchaient-ils  pas  de  réagir  contre 
cet  ostracisme  stupide  dont  leur  fils  et  leur  frère  était 
l'objet?  Il  est  difficile  de  répondre  avec  précision.  On  a 
été  trop  loin  quand  on  a  dit  sans  en  chercher  la  preuve 
dans  les  textes  qu'ils  étaient  d'accord  avec  les  autres 
Nazaréens  pour  expulser  le  prophète  du  Royaume  de  Dieu. 
Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'on  ne  voit  pas  trace  d'une 
résistance  quelconque  de  leur  part.  Ils  semblent  avoir 
été  embarrassés  et  effrayés.  Plus  tard,  quand  Jésus  fut 
devenu  le  roi  céleste  d'une  société  réunie  autour  de  son 
cher  souvenir^,  les  frères  de  Jésus  comprirent  qu'ils 
avaient  méconnu  la  grandeur  de  leur  aîné  et  se  ralliè- 
rent, Jacques  en  tête^  à  la  communauté  de  Jérusalem  ^. 
Cette  conversion  fut  naturellement  encouragée  par  la 

^  C'est  une  des  données  historiques  maintenues  par  le  quatrième 
évangile  que  «  les  frères  métne  de  Jésus  ne  croyaient  pas  en  lui 
«  (Jean  VII,  5)  s.  Cela  n'a  rien  qui  surprenne  dans  l'évangile  du 
Logos  incarné.  Mais  la  tendance  très  anti-judaïsante  de  ce  livre 
pourrait  inspirer  le  soupçon  que  ce  trait  vise  la  grande  autorité 
dévolue  à  Jacques,  frère  de  Jésus,  par  les  judéo-chrétiens  de  Jéru- 
salem, si  le  témoignage  formel  des  synoptiques  n'enlevait  pas  toute 
espèce  de  doute  à  ce  sujet. 


108  JÉSUS    DE   NAZARETH 

circonstance  que,  les  idées  messianiques  vulgaires  ayant 
pris  leur  revanche  en  se  reportant  sur  le  Messie  qui  les 
avait   combattues,    il   parut   naturel   aux   chrétiens   de 
Jérusalem  que  le   lieutenant-général  du  Royaume   fût 
choisi  parmi  les  frères  ou  parents  du  roi  absent.  C'est 
ainsi  que  ceux-ci  figurent  dans  la  tradition  ecclésiastique 
avec  le  titre  de  premiers  évêques  de  Jérusalem.  Mais 
nous  sommes  loin  d'un  pareil  moment,  et  il  semble  bien 
que  la  famille  de  Jésus  fut,  sinon  hostile  à  sa  personne, 
du  moins  perplexe  et  partagée  entre  le  désir  de  ne  pas 
se  joindre  aux  adversaires  du  fils  et  du  frère  et  la  peur 
de  se  compromettre  par  une  adhésion  ostensible  à  son 
œuvre  de  réformateur.  Nous  ne  savons  et  ne  pouvons 
savoir  à  quelles  influences   ces   pauvres  gens   étaient 
soumis.  Il  y  avait  peut-être  pour  les  conseiller  quelque 
pharisien  qui  commençait  à  trouver  l'enseignement  de 
Jésus  très  scandaleux,  et  qui,  dans  sa  sagesse,  prédisait 
que  cela  finirait  mal  tant  pour  les  siens  que  pour  lui- 
même.  C'est  ce  qui  expliquerait  bien  l'étrange  incident 
qui  suivit  * . 

Jésus  était  revenu  à  Capernaûm  où  il  avait  repris 
devant  une  foule  serrée  sa  prédication  du  Royaume  de 
Dieu.  Il  se  défendait  aussi  contre  certaine  accusation  du 
parti  dévot^  assisté  de  scribes  venus,  disait-on,  de  Jéru- 
salem, c'est-à-dire  de  scribes  de  première  classe,  et  qui 
remontraient  doctement  aux  Galiléens  entichés  de  leur 
prophète  et  racontant,  bien  entendu  sans  les  diminuer, 
les  guérisons  merveilleuses  dont  il  était  l'auteur,  que  si 
ce  Jésus  chassait  les  démons,  ce  ne  pouvait  être  que 
d'accord  avec  leur  chef  suprême,  Satan  ou  Béelzébul. 
L'affluence    de   nouveau   était  telle  qu'on   ne   pouvait 

1  Matth.  XII,  46-bO  ;  Marc  III,  21,  31-35  ;  Luc  VIII,  19-21. 


LES    OPPOSANTS  109 

pénétrer  jusqu'à  lui.  Visiblement  sa  popularité  n'était 
pas  encore  sérieusement  entamée.  Tout  à  coup  on  vint 
lui  dire  que  sa  mère  et  ses  frères  étaient  dehors,  de- 
mandant à  le  voir. 

Quel  motif  avait  donc  déterminé  les  bonnes  gens  à 
quitter  leur  village  pour  se  mêler  au  tohubohu  de  Gaper- 
naûm?  Un  seul  des  évangélistes  a  osé  nous  le  dire.  Les 
deux  autres  ont  supprimé  un  détail  qui  les  choquait. 
Effrayés  de  ce  qui  s'était  passé  à  Nazareth,  ne  compre- 
nant rien  aux  agissements  de  Jésus,  voulant  probable- 
ment lui  épargner  comme  à  eux-mêmes  les  suites  redou- 
tables d'une  entreprise  qui  à  tous  les  points  de  vue  leur 
paraissait  chimérique  et  très  dangereuse,  peut-être  émus 
par  quelque  menace  du  genre  de  celles  qui  circulaient 
déjà  dans  les  rangs  des  scandalisés,  ils  étaient  partis 
dans  l'intention  de  s'emparer  de  la  personne  de  Jésus 
(xpaxT^ffat  aÙTov)  et  de  le  ramener  de  gré  ou  de  force  dans 
la  maison  de  famille.  Cela  suppose  qu'ils  entendaient 
bien  l'y  séquestrer.  «  Car  »,  disaient-ils,  «  il  n'a  plus 
«  son  bon  sens,  il  est  fou  ^  !  » 

On  comprend  que  Jésus,  connaissant  leurs  dispositions, 
se  soit  refusé  à  se  laisser  ainsi  interner.  La  famille  ne 
pouvait  l'emporter  sur  la  vocation  sacrée  à  laquelle  il 
avait  désormais  voué  sa  vie.  «  Qui  sont  ma  mère  et  mes 
frères  ?  »  répondit-il  à  ceux  qui  lui  avaient  annoncé  leur 
présence,  «  la  voici,  ma  vraie  famille  »,  ajouta-t-il  en 
désignant  du  regard  tous  les  croyants  groupés  autour 
de  lui,  ((  quiconque  fait  la  volonté  de  Dieu,  celui-là  c'est 
«  mon  frère,  c'est  ma  sœur,  c'est  ma  mère  !  » 

^  Marc,  m,  21  :  «  Ils  revinrent  au  logis.  De  nouveau  la  foule  s'en- 
«  tassa  au  point  que  Jésus  et  ses  disciples  ne  trouvaient  plus  le 
«  temps  de  manger.  Ce  qu'ayant  appris^  les  siens  partirent  pour 
«  s'emparer  de  lui.  Car,   disaient-ils,  il  est  hors  de  sens  {i^içzy]).  « 


110  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Il  est  absurde  de  conclure  de  là,  comme  on  le  fait 
quelquefois,  que  Jésus  ne  faisait  aucun  cas  des  devoirs 
de  la  famille  *.  Mais  tout  le  monde  devra  convenir  que, 
si  respectables  qu'ils  soient,  ces  devoirs  ne  doivent  pas 
étouffer  les  grandes  missions  généreuses,  à  plus  forte 
raison  quand  ceux  qui  pourraient  s'en  prévaloir  ont  la 
prétention  de  procéder  par  la  violence.  La  pauvre  Marie 
doit  avoir  joué  là  le  rôle  d'une  mère  anxieuse  et  bornée, 
soumise  à  des  influences  qu'elle  était  incapable  de  se- 
couer. Rien  que  ce  trait  suffirait  à  justifier  l'opinion  qui 
renvoie  dans  la  légende  tout  ce  qui  est  raconté  dans 
Luc  et  dans  Matthieu  du  miracle  auquel  serait  due  la 
naissance  de  son  fils.  C'est  immédiatement  après  cette 
étrange  tentative  de  ses  parents  pour  s'emparer  de  sa 
personne  que  nous  voyons  Jésus  traverser  le  lac  avec 
ses  disciples  les  plus  affectionnés  et  débarquer  sur  le 
territoire  de  Gadara  au  nord-est  de  cette  petite  mer 
intérieure.  C'était  un  district  de  la  tétrarchie  gouvernée 
par  Philippe,  frère  d'Antipas.  Jésus  craignait-il  que  la 
démarche  de  sa  famille  ne  fût  le  signal,  peut-être  con- 
certé, d'un  complot  plus  vaste  tramé  contre  son  indé- 
pendance ?  Nous  ne  saurions  l'affirmer,  bien  qu'il  soit 
naturel  de  le  soupçonner.  En  tous  cas  il  ne  fit  dans  ces 
parages  qu'un  très  court  séjour,  car  il  en  fut  repoussé 
sans  violence  par  les  habitants,  en  majorité  payens,  à 
la  suite  d'un  incident  des  plus  obscurs  et  des  plus 
bizarres  connu  sous  l'intitulé  :  Le  Démoniaque  de  Gadara. 
Cet  épisode  singulier  sera  l'objet  d'une  exphcation  spé- 
ciale. Il  ne  paraît  pas  d'ailleurs  avoir  eu  d'influence  sur 
la  suite  de  notre  histoire.  Quand  Jésus  revint  à  Caper- 


^  Comp.  ce  qu'il  dit  du  mariage  et  du  respect  dû  aux  parents, 
Marc  X,  6-9  ;  VII,  10  ;  X,  19  et  parall. 


LES    OPPOSANTS  111 

naiim,  il  y  retrouva  de  nombreux  et  zélés  partisans  et 
son  entière  liberté  traction  ^ 

Mais  de  tout  ce  qui  précède  résulte  que,  tout  en  pou- 
vant toujours  compter  sur  la  masse  du  peuple  galiléen, 
Jésus  va  se  trouver  désormais  en  face  d'opposants  ré- 
solus, que  des  défections  et  des  refroidissements  sont  à 
craindre  et  que  les  beaux  jours  de  la  sérénité  première 
sont  passés  pour  ne  plus  revenir. 

»  Matth.  Vm,  28,  IX,  1  ;  Marc  V,  1-21  suiv.  ;  Luc  VIII,  28-40.  Voir 
l'Appendice  à  la  fin  du  volume,  note  A. 


CHAPITRE   VI 


LA  DOCTRINE  DU  ROYAUME  DE  DIEU 


Jésus  continuait  donc  ses  prédications,  toujours  sou- 
tenu par  les  sympathies  populaires  que  les  oppositions 
soulevées  par  son  enseignement  n'avaient  encore  pu 
refroidir  d'une  manière  sensible.  Des  adhésions  éclatantes, 
sanctionnées  par  des  conversions  sérieuses^,  par  la  rup- 
ture avec  un  passé  répréhensible,  par  la  vie  régénérée 
de  nombreux  partisans  déclarés  du  nouveau  prophète, 
l'encourageaient  à  persévérer  dans  l'œuvre  de  réveil 
national  qu'il  avait  entreprise.  Il  y  avait  plus  que  l'effet 
d'un  enseignement  supérieur,  il  y  avait  la  vertu  commu- 
nicative  d'une  personnalité  en  qui  se  révélait  l'attrayante 
beauté  d'une  vie  pure.  Elle  en  donnait  le  goût,  parce 
qu'elle  en  faisait  rayonner  le  charme  vainqueur.  Des  in- 
telligences fermées-  jusqu'alors  à  toute  conviction  reli- 
gieuse s'ouvraient  à  cette  parole  qui  faisait  jaillir  la 
lumière  du  sein  des  ténèbres  mêmes.  Des  hommes  qui 
ne  marchaient  dans  la  voie  du  bien  que  d'un  pas  chance- 
lant se  sentaient  animés  d'une  ardeur  auparavant  incon- 
nue. D'autres,  qui  ne  voulaient  jamais  rien  entendre  de 
ce  qui  concernait  la  vie  morale  et  se  bouchaient  les 
oreilles  quand  on  leur  en  parlait,  avaient  été  conquis  par 


LA    DOCTRINE   DU    ROYAUME    DE    DTEU  113 

cette  manière  originale  et  neuve  d^enseigner  le  Royaume 
de  Dieu.  Des  égarés,  qui  roulaient  dans  la  souillure  du 
vice,  la  vraie  souillure^  des  femmes  tombées  dans  les 
derniers  désordres,  se  reprenaient  à  aimer  la  vie  chaste, 
se  relevaient  humblement  et  courageusement  de  leur 
dégradation,  subjugués  par  cette  voix  vibrante  qui  leur 
parlait  à  la  fois  de  sainteté  nécessaire  et  de  pardon  cer- 
tain. Il  s'opérait  de  véritables  résurrections  de  cons- 
ciences qu'on  aurait  pu  croire  mortes.  Un  splendide 
rayon  d'espérance  illuminait  des  âmes  brisées  qui 
péchaient,  non  par  orgueil,  mais  par  découragement,  et 
qui  s'étaient  confinées  dans  une  indifférence  morne, 
sans  espoir  et  sans  amour  Ml  est  clair  que  ces  régénérés 
sortaient  pour  la  plupart  de  ces  couches  épaisses  que 
l'inexorable  correction  pharisaïque  avait  rebutées  et  qui 
se  sentaient  rejetées  dans  la  catégorie  des  êtres  sans 
valeur,  voués  au  dédain  des  «  justes  »  et  à  la  perdition. 
L'enthousiasme  associait  et  souvent  assimilait  ces  remar- 
quables cures  morales  aux  guérisons  étonnantes  que  la 
renommée  multipliait  partout  où  Jésus  portait  ses  pas, 
à  la  seule  condition  qu'on  eût  une  foi  suffisante  pour  que 
ce  pouvoir  merveilleux  s'exerçât  ^ 

*  La  tradition  évangélique,  très  sobre  dans  ses  souvenirs  relatifs 
aux  personnes,  ne  nous  laisse  entrevoir  que  quelques  types  de  ces 
conversions  déterminées  par  la  parole  et  l'influence  de  Jésus.  Il  dut 
y  en  avoir  bien  d'autres  que  ceux  qui,  pour  une  raison  particulière, 
ont  laissé  leurs  traces  dans  son  histoire.  Nous  pouvons  rappeler  ici 
la  pécheresse  convertie  (Luc  VIT,  37  suiv.),  Zachée  le  péager 
(Luc  XIX,  2  suiv.),  la  silencieuse  inconnue  qui  brisa  un  vase  de 
nard  pur  sur  la  tête  de  Jésus  peu  de  jours  avant  sa  mort  (Marc  XIV, 
3-9),  la  Magdalène  «  qui  avait  été  possédée  de  7  démons  »,  c'est-à- 
dire  au  complet  (Luc  VIII,  2  ;  XI,  26). 

^  On  racontait,  par  exemple,  qu'à  Capernaiim  Jésus  avait  guéri 
d'un  mot  prononcé  à  distance  le  serviteur  favori  d'un  centurion, 
très  croyant,  qui  n'avait  pas  même  souffert  que  le  Maître  se  rendît 

JÉSUS    DE    NAZAR.    —  .11  8 


114  JÉSUS    DE    NAZARETH 

C'est  dans  un  moment  triomphal  de  ce  genre  que  Jésus 
fut  rejoint  par  une  députation  chargée  de  lui  transmet- 
tre un  message  de  la  part  d'un  homme  qu'il  aimait  et 
appréciait  beaucoup,  et  ce  message,  si  nous  comprenons 
bien  ce  qui  se  passait  dans  le  secret  de  son  âme,  dut 
faire  sur  lui  une  profonde  impression  K 

Jean  Baptiste  languissait  toujours  dans  la  prison  où 
l'avait  jeté  la  politique  d'Antipas.  Le  régime  auquel  il 
était  soumis  ne  lui  interdisait  pas  toute  communication 
avec  le  dehors,  La  renommée  de  Jésus  était  parvenue 
jusqu'à  lui.  Tout  rempli  de  l'idée  que  le  grand  Envoyé 
divin,  dont  en  termes  enflammés  il  avait  annoncé  la  pro- 
chaine venue,  ne  pouvait  plus  tarder  à  paraître,  enten- 
dant parler  du  mouvement  religieux  dont  Jésus  était 
l'auteur,  de  l'engouement  de  tout  un  peuple  pour  sa  per- 
sonne, des  choses  prodigieuses  qu'on  lui  attribuait,  il, 
se  demanda  si  ce  n'était  pas  lui  qui  serait  le  Messie 
espéré,  et  il  délégua  deux  de  ses  fidèles  pour  adresser 
à  Jésus  en  termes  positifs  la  question  qui  le  rendait  per- 
plexe :  «  Es-tu  celui  gui  vient  (ou  qui  doit  venir)^  ou 
«  faut-il  en  attendre  un  autre  ?  » 

chez  lui.  Il  n'avait  qu'à  commander  au  mal,  avait  dit  le  brave  capi- 
taine, comme  lui-même  commandait  à  ses  soldats,  et  il  serait  obe 
comme  lui-même  l'était  par  eux  (Matth.  Vill,  5-13  ;  LUc  VII,  1-10)| 
On  voit  là  un  spécimen  frappant  des  idées  qu'on  se  faisait  des  mala 
dies  et  des   conditions  de  leur  guérison.  —  C'est  dans  la  mêm| 
catégorie  de  miracles  dus  à  l'imagination  surexcitée  de  la  foule 
des  patients  eux-mêmes  qu'il  faut  probablement  ranger  le  trait  d| 
la  femme  soutirant  d'une  hémorragie  chronique  et  qui  lut  soudaine 
ment  guérie,  parce  qu'elle  parvint  à  toucher  le  bord  du  mantea| 
de   Jésus,   sans   même   qu'il    s'en    fût     aperçu.    Mais    Jésus   senti 
qu'une  «  vertu  était  sortie  de  lui  »  et  confirma  la  guérison  à  causl 
de  la  foi  qui  animait  la  malade  (Marc   V,  25-34).  Ce  trait  bizarri 
donna  lieu  par  la  suite  à  beaucoup  de   commentaires  allégoriques 
notamment  chez  les  Gnostiques  du  second  siècle. 
>  Matth.  XI,  2-6  ;  Luc  VII,  18-23. 


LA    DOCTRINE    DU    ROYAUME   DE    DIEU  113 

Une  pareille  question  démontre  combien  la  tradition 
s'est  fourvoyée  quand  elle  a  voulu  que  Jean  Baptiste  eût 
avant  son  incarcération  reconnu  le  Christ  dans  le  Naza- 
réen qu'il  avait  baptisé.  D'autre  part,  on  comprend  que 
l'enfant  du  désert  s'ouvrît  avec  transport  à  l'idée  que 
celui  dont  on  lui  racontait  l'étonnante  histoire  serait 
son  libérateur,  son  vengeur,  et  détruirait  de  son  bras 
invincible  le  despotisme  qui  l'écrasait  sous  sa  force 
brutale.  Mais  sa  question  exprime  un  espoir  anxieux 
bien  plus  qu'une  assurance.  Il  y  avait  dans  la  méthode, 
^ans  les  paroles  et  dans  les  silences  de  Jésus  des  cho- 
ses qui  le  déconcertaient.  S'il  était  le  Messie,  pourquoi 
ne  le  disait-il  pas  ?  Qu'attendait-il  ?  Pourquoi  laisser 
dépérir  dans  les  murs  d'un  cachot  celui  qui  l'avait 
annoncé  sans  le  connaître  ?  Pourquoi  du  souffle  de  sa 
bouche  n'anéantissait-il  pas  les  pouvoirs  iniques  ?  Ce 
que  nous  savons  de  la  prédication  de  Jean  Baptiste  nous 
autorise  pleinement  à  décrire  ainsi  son  état  d'esprit. 

Il  faut  reconnaître  que  la  réponse  de  Jésus  dénote  un 
certain  embarras  ;  car  à  la  question  posée  elle  ne  ré- 
pond en  réalité  ni  oui,  ni  non.  Nous  y  reviendrons  quand 
nous  aurons  à  expliquer  comment  Jésus  finit  par  assu- 
mer le  titre  de  Christ  ou  Messie.  «  Allez  »,  dit-il  aux 
envoyés  de  Jean,  «  et  rapportez-lui  ce  que  vous  voyez 
«  et  entendez  :  des  aveugles  recouvrent  la  vue,  des  boi- 
«  teux  marchent,  des  lépreux  sont  nettoyés,  des  sourds 
«  entendent,  des  morts  ressuscitent,  des  pauvres  reçoi- 
((  vent  la  bonne  nouvelle,  —  et  heureux  celui  pour  qui 
«  je  ne  serai  pas  une  occasion  de  chute  !  » 

Il  est  évident  pour  nous  que  toutes  ces  guérisons  et 
ces  résurrections  doivent  être  entendues  au  sens  morale 

*  Ce  n'est  pas  l'interprétation  ordinaire  ;  c'est  pourtant  celle  qui 


116  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Mais  Jésus  a  compris  et  sans  doute  savait  déjà  ce  qui 
détournait  Jean  Baptiste  de  se  rallier  sans  réserve.  C'est 
ce  qui  explique  l'avertissement  de  la  fin,  que  l'on  peut 
paraphraser  ainsi  :  Heureux  celui  que  l'humilité  de  ma 
personne,  la  nature  pacifique  de  mon  ministère,  la  len- 
teur de  ma  méthode  de  pure  persuasion  n'empêcheront 
pas  de  voir  que  le  Royaume  de  Dieu  arrive  tous  les 
jours  et  se  constitue  sous  ses  yeux  !  Si  Jean  tient  à  sa 
révolution  radicale^  changeant  d'un  jour  à  l'autre  par 
une  violence  divine  Tétat  de  choses  établi,  c'est  qu'il  se 
fait  une  idée  fausse  de  ce  Royaume  ;  par  conséquent, 
il  refusera  d'y  entrer,  je  serai  pour  lui  une  pierre 
d'achoppement.  (Comp.  Matth.  XI,  11). 


s'impose,  bien  que  Luc  VU,  21,  ait  avec  quelque  naïveté  cru  devoir 
nous  apprendre  que,  précisément  en  cette  heure-là,  Jésus  guérit 
beaucoup  de  malades,  rendit  la  vue  à  beaucoup  d'aveugles  et 
expulsa  beaucoup  de  démons  (le  seul  cas  de  guérison  dont  Jésus 
n'ait  rien  dit  dans  sa  réponse  aux  envoyés  de  Jean).  Luc  l'affirme, 
parce  qu'il  croit  que  cela  dut  avoir  lieu,  puisque  Jésus  en  appelle  à 
ce  que  les  envoyés  voient  et  entendent.  Comme  ce  détail  montre 
bien  le  courant  amplificateur  qui  grossissait  le  nombre  et  le  carac- 
tère des  guérisons  opérées  par  Jésus  !  Mais  en  supposant  que  ce 
nombre  eût  été  plus  grand  encore,  ce  caractère  encore  plus  mer- ., 
veilleux,  en  quoi  cela  répondait-il  à  la  question  de  Jean  Baptiste  ? 
D'autres  que  le  Messie  attendu  pouvaient  faire,  étaient  censés  avoii 
fait  beaucoup  de  miracles.  Il  suffisait  que  Dieu  leur  en  eût  accorde 
le  pouvoir.  Le  contexte  lui-même  démontre  la  parfaite  invraisem-^ 
blance  de  l'interprétation  vulgaire.  Où  sont  les  morts  qui  auraient 
ressuscité  physiquement  sous  les  yeux  des  envoyés  du  Baptiste' 
Est-il  concevable  qu'aucune  mention  ne  soit  faite  de  pareils  pro^ 
diges,  imaginaires  ou  réels?  Car  la  résurrection  du  jeune  homme 
de  Naïn  racontée  un  peu  auparavant  par  Luc  VII,  il-17,  est  un  fai| 
isolé,  par  lui-même  déjà  bien  obscur  et  antérieur  à  l'envoi  deâ 
messagers  de  Jean.  Il  faut  toujours  en  revenir  à  ceci  que  la  manière 
dont  Jean  comprenait  l'avènement  du  Royaume  de  Dieu  différai^ 
grandement  de  l'idée  que  Jésus  s'en  faisait.  Le  coup  d'état  divii 
annoncé  par  le  prédicateur  du  Jourdain  ne  devait  pas  se  réaliser] 


LA    DOCTRINE    DU    ROYAUME    DE    DIEU  117 

C'est  dans  le  même  esprit  qu'à  des  pharisiens  qui  lui 
demandaient  quand  donc  viendrait  ce  Royaume  de  Dieu 
dont  il  parlait  toujours^,  il  répondit  :  «  Le  Royaume  de 
«  Dieu  ne  vient  pas  de  manière  à  frapper  les  regards', 
«  on  ne  peut  pas  dire  :  Il  est  ici  ou  il  est  là.  Le  Royaume 
«  de  Dieu  est  au-dedans  de  vous  ^  » 

Il  fallait  donc  continuer  de  prêcher  à  la  foule  la  nature 
et  les  conditions  du  vrai  Royaume  de  Dieu.  Pour  en 
devenir  membre,  on  devait  revêtir  les  dispositions  énon- 
cées au  Sermon  dit  de  la  Montagne  comme  autant  de 
portes  qui  en  ouvraient  l'accès,  conscience  de  sa  mi- 
sère morale,  faim  et  soif  de  la  perfection  (justice), 
douceur  et   compassion  active  envers   tous,  confiance 

au  moins  pour  le  moment,  et  pourtant  le  Royaume  de  Dieu  était 
déjà  en  voie  de  réalisation.  C'était  par  les  moyens  doux,  pacifiques, 
persuasifs,  qu'il  devait  s'établir,  et  le  prophète  de  Nazareth  ne  res- 
semblait nullement  au  terrible  justicier  vannant  les  hommes  au 
crible  de  la  colère  de  Dieu  et  jetant  sans  phrase  au  feu  inextin- 
guible tout  ce  qui  ne  serait  pas  classé  comme  «  bon  grain  «. 

*  Luc  XVII,  20-21,  [xz-zy.  Trapa-ur^p-rjO-ïtoç  . 

-  'EvToç  u[j(,cov.  La  traduction  au  dedans  de  vous  est  la  plus  litté- 
rale et  la  plus  conforme  au  contexte,  puisqu'il  s'agit  du  caractère 
invisible,  indépendant  de  la  question  de  lieu,  du  Royaume  déjà 
existant.  On  peut  aussi  à  la  rigueur  traduire  par  o:u  milieu  de  vous, 
ce  qui  reviendrait  pourtant  à  indiquer  un  lieu,  tandis  qu^il  est 
déclaré  qu'il  n'y  a  pas  de  lieu  qu'on  puisse  indiquer.  On  dira  que 
Jésus  n'a  pu  penser  que  le  Royaume  était  au  dedans  des  pharisiens 
qui  l'interrogeaient.  Mais  vous  doit  être  pris  ici  dans  le  sens  abs- 
trait, comme  nous  dirions  à  des  pessimistes  dénigrant  la  vie 
humaine  sous  prétexte  qu'elle  ne  procure  à  l'homme  que  soucis  et 
souffrances  :  Les  conditions  du  bonheur  sont  au  dedans  de  vous.  — 
Du  re^te,  même  dans  l'interprétation  que  nous  regardons  comme 
la  moins  exacte,  le  caractère  invisible,  intérieur,  du  vrai  Royaume 
de  Dieu,  est  toujours  le  fond  de  la  réponse  faite  à  la  question.  Car 
si  les  pharisiens  demandent  quand  il  viendra,  c'est  qu'ils  ne  le 
voient  pas,  quoiqu'il  soit  déjà. 


118  JÉSUS    DE    NAZARETH 

entière  dans  l'intention  de  Dieu  à  l'égard  de  qui- 
conque le  cherche.  La  religion  de  Jésus  était  par 
conséquent  très  individualiste.  C'est  par  la  conversion 
des  individus  que  Jésus  entendait  procéder  à  sa  grande 
réforme.  Les  dispositions  morales  ne  sont  pas  en  effet 
matière  de  firman.  Rien  dans  un  tel  enseignement  ne 
ressemble  à  des  décrets  ou  à  des  actes  divins  englo- 
bant d'une  manière  en  quelque  sorte  magique  des 
masses  inertes  qu'ils  sauveront  d'autorité.  Le  salut  col- 
lectif ne  peut  être  que  le  résultat  de  celui  des  per- 
sonnes. Cela  n'exclut  pas  l'espoir  qu'un  nombre  croissant 
de  conversions  individuelles  finira  par  changer  la  col- 
lectivité ou  la  société  elle-même.  Au  contraire,  c'est  bien 
là  ce  que  Jésus  espère,  et  même  il  attend  ce  résultat 
avec  une  confiance,  une  fermeté  qui  sont  vraiment 
merveilleuses.  Jamais  homme  n'a  affirmé  le  succès 
final  de  ses  efforts  avec  plus  d'assurance  et  avec  moins 
de  raisons  spécieuses  pour  la  motiver.  Cela  tenait  à 
l'entière  conviction  qu'il  avait  de  semer  à  pleines  mains 
des  germes  divins  qui,  n'importe  comment,  quoi  qu'il 
pût  arriver,  écloraient  et  porteraient  leurs  fruits.  C'est 
un  des  traits  les  plus  marqués  et  les  plus  admirables  de 
ce  prince  des  idéalistes,  surtout  quand  on  sait,  comme 
nous  le  montrerons,  qu'il  n'a  rien  institué,  rien  organisé, 
pour  protéger  la  précieuse  vérité  qu'il  confiait  aux 
consciences.  Remarque-t-on  assez  cette  courte  para- 
bole qui  se  lit  Marc  IV,  26-29  et  qu'on  peut  intituler  : 
La  Semence  croissant  d'elle-même? 

«  Il  en  est  du  Royaume  de  Dieu  comme  lorsqu'un 
«  homme  jette  le  grain  dans  la  terre  ;  qu'il  dorme  ou 
«  qu'il  veille,  de  jour  et  de  nuit^  la  semence  germe  et 
«  croît  sans  qu'il  sache  comment.  Car  d'elle-même  la 
«  terre  fait  éclore  la  plante;  d'abord  la  tige,  puis  l'épi. 


LA    DOCTRINE    DU    ROYAUME    DE    DIEU  119 

«  puis  le  blé  plein  Tépi.  Et  quand  le  blé  est  à  point,  on 
«  y  met  la  faucille,  la  moisson  est  venue.  » 

Cette  parabole  est  tout  uniment  exquise.  Elle  met  à  la 
portée  des  plus  simples  le  principe  du  devenir  qui  est 
au  fond  de  tout  progrès  réel  et  de  toute  réforme 
durable. 

Jésus  aimait  la  parabole,  et  il  en  a  proposé  un  grand 
nombre.  Cette  forme  d'enseignement  était  dictée  en 
partie  par  les  conditions  mêmes  de  sa  prédication  popu- 
laire. Il  n'avait  ouvert  ni  une  école,  ni  un  cours  de 
théologie.  Les  principes  qu'il  énonçait  en  les  déclarant 
fondamentaux  étaient  peu  nombreux  et  très  simples. 
Mais  il  y  avait  à  s'en  pénétrer  et  à  les  envisager  sous 
leurs  différentes  faces  comme  dans  leurs  applications 
multiples.  La  parabole  se  prêtait  à  merveille  à  ce  genre 
d'enseignement,  et  Jésus  excellait  dans  l'art  d'en  inven- 
ter d'admirables.  Les  siècles  ont  passé,  et  les  paraboles 
sont  restées.  Intéressantes,  imagées,  se  gravant  aisé- 
ment dans  les  mémoires  et  presque  toujours  d'un  sens 
transparent,  elles  oiîrent  un  solide  aliment  à  la  réflexion 
des  penseurs  et  à  l'intelligence  des  simples.  C'est  là 
particulièrement  qu'il  se  montre  artiste  incomparable. 
La  beauté  de  ces  paraboles  a  ce  mérite  classique  d'ob- 
tenir un  effet  puissant  par  des  moyens  d'une  extrême 
simplicité.  La  méthode  parabolique  était  d'ailleurs  con- 
forme à  l'esprit  de  sa  doctrine.  Ce  qu'il  cherchait, 
c'était  précisément  le  réveil  des  attentions.  Il  voulait  les 
fixer  sur  un  point  précis,  de  manière  que  l'auditeur 
tournât  et  retournât  l'image  pour  en  extraire  l'idée.  Le 
disciple  découvrait  ainsi  lui-même  jusqu'à  un  certain 
point  la  pensée  du  maître.  Puisqu'il  avait  des  oreilles, 
qu'il  écoutât,  et  il  entendrait!  C'était  un  genre  de 
maïeutique  différent  de  celui  qu'affectionnait  Socrate, 


120  JÉSUS    DE    NAZARETH 

moins  laborieux,  moins  subtil,  mais  arrivant  au  même 
résultat,  la  vérité  conquise  par  le  travail  personnel. 

C'est  ainsi  que,  pour  décrire  en  peu  de  mots  le  prix 
inestimable  de  cet  état  de  communion  filiale  avec  Dieu 
provenant  de  la  sincère  acceptation  des  dispositions  qui 
l'assurent,  il  évoquait  l'image  de  l'homme  qui  a  trouvé' 
un  trésor  enfoui  dans  un  champ.  Transporté  de  joie  par 
sa  découverte,  il  vend  tout  ce  qu'il  a  pour  acheter  ce 
champ  K  C'est  par  une  sorte  d'heureux  hasard  que  cet 
homme  a  découvert  ce  trésor  auprès  duquel  tant  d'autres 
avaient  passé  sans  se  douter  de  son  existence.  Mais 
on  peut  aussi  devenir  possesseur  du  Royaume  en 
le  cherchant  avec  persévérance,  témoin  ce  marchand  de 
perles  qui  en  cherchait  de  belles  et  qui  enfin  en  a  trouvé 
une  si  précieuse,  d'une  eau  si  pure,  que  lui  aussi  a  donné 
tout  ce  qu'il  avait  pour  l'acquérir  2. 

Ces  deux  paraboles  visent  la  conversion  individuelle, 
mais,  nous  le  répétons,  c'est  par  les  conversions  indi- 
viduelles que  Jésus  entend  changer  la  masse.  Comme 
il  a  raison!  La  réforme  ou  la  révolution  décrétée  à 
l'extérieur,  au  dessus  d'une  masse  plus  revêche  qu'elle 
ne  le  croit  elle-même,  n'est  jamais  qu'un  trompe-l'œil. 
Qu'on  ne  se  récrie  pas  sur  la  lenteur  du  procédé  ni  sur 
la  petitesse  apparente  des  premiers  résultats  obtenus! 
«  Il  en  est  du  Royaume  de  Dieu  comme  du  grain  de 
«  sénevé  qu'un  homme  .a  pris  et  semé  dans  son  champ. 
«  C'est  bien  la  plus  petite  de  toutes  les  semences;  mais, 
«  quand  il  a  crû,  il  dépasse  en  hauteur  les  autres  plantes 
«  potagères,  et  il  devient  un  arbre  assez  grand  pour  que 

^Matth.  XIII,  44.  Comp.  Holtzmann,  Hand-Commentar  z.  N.   les-    : 
tament,  ad  h.  loc,  montrant  que   cette  opération  était  considérée 
comme  licite  au  point  de  vue  juridique  du  temps. 

2  Matth.  XIII,  45-46. 


L\    DOCTRINE    DU    ROYAUMK    Dl-;    DIEU  121 

I 

«  les  oiseaux  du  ciel  viennent  faire  leurs  nids  dans  son 
«  feuillage'.  »  C'est  que  ce  grain  possède  la  vie  et  que  le 
germe  vivant,  quelque  petit  qu'il  soit,  se  développe  en 
déployant  sa  vitalité  interne.  C'est  la  loi  divine  dans  la 
nature  et  dans  l'humanité. 

Il  y  a  plus.  Le  Royaume  intérieur,  éclos  dans  les 
cœurs  d'un  petit  nombre  d'hommeS;,  est  en  possession 
d^une  vertu  communicative  agissant  sur  la  masse  am- 
biante comme  par  une  sorte  de  contagion  régénératrice 
et  la  changeant  du  dedans  au  dehors.  «  Il  en  est  du 
«  Royaume  de  Dieu  comme  du  levain  qu'une  femme  a 
«  pris  et  inséré  dans  trois  sata  de  farine,  si  bien  que 
«  toute  la  pâte  a  levé  ^  »  C'est  ainsi  que  d'une  pâte  lourde 
et  insipide  une  parcelle  de  levain  a  fait  un  aliment  léger 
et  savoureux.  En  d'autres  termes,  et  ce  doit  être  l'éter- 
nelle consolation  des  hommes  de  bien  que  décourage 
trop  souvent  l'envahissement  de  la  société  par  le  vice 
et  le  désordre  moral,  si  le  mal  est  contagieux,  le  bien 
l'est  aussi,  et  même  à  la  longue  il  doit  l'emporter,  parce 
qu'il  se  justifie  par  ses  résultats. 


'MaUh.  XIII,  31-32;  MarcIV,  31-32;  Luc  XIII,  19.  On  a  supposé  qu'il 
s'agissait  ici  d'un  arbre  produisant  des  graines  d'une  saveur  piquante, 
analogue  à  celle  des  graines  de  notre  moutardier,  la  Salvadora 
persica.Le  sénevé  ordinaire  ou  moutardier  semblait  trop  petit  pour 
justifier  la  comparaison.  Voyez  toutefois  Winer,  Biblisches  Real- 
wœrierbuch,  a.r\,.  Senf,  et  les  citations  d'oîi  il  résulte  qu'en  Pales- 
tine cet  arbuste  atteignait  une  hauteur  inconnue  dans  nos  climats. 
Il  est  clair  que  l'extrême  petitesse  assignée  ici  au  grain  de  sénevé 
n'est  que  relative  aux  autres  grains  employés  dans  l'horticulture  du 
temps  et  du  pays. 

2  Matth.  XIII,  33  ;  Luc  XIII,  20-21.  Les  trois  sata  formaient  Vépha, 
mesure  de  capacité  qu'on  évalue  à  environ  20  litres  (Reuss,  La 
Bible,  II,  p.  83,  ad  Exod.  XXIX,  40).  C'était  la  quantité  usuelle  de 
farine  que  la  ménagère  juive  pétrissait  pour  faire  le  pain  de  la 
maison. 


122  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Une  fois  parvenu  au  point  où  il  peut  déployer  sa  force 
intensive  et  extensive^  «  Il  en  est  du  Roj^aume  comnae 
«  d'un  filet  qu'oli  a  jeté  dans  la  mer  et  qui  entraîne  du 
«  poisson  de  toute  espèce.  Quand  il  est  rempli,  on  le 
«  tire  sur  le  rivage,  les  pêcheurs  s'asseoient,  mettent  à 
«  part  dans  des  vases  ce  qui  est  bon  et  rejettent  ce  qui 
«  est  mauvais  ^  »  Le  Royaume  est  alors  devenu  ce  que 


'  Matth.  XIII,  47-48.  IJ  y  a  un  rapport  intime  entre  cette  parabole 
du  Filet  et  celle  de  l'Ivraie  (Matth.  XIII,  24-30)  qui  devrait  être 
rangée  aussi  parmi  les  paraboles  les  plus  authentiques  (elle  faisait 
partie  des  Logia),  qui  doit  l'être  quant  au  fond,  mais  qui,  sous  la 
forme  qu'elle  revêt  dans  le  premier  évangile,  paraît  avoir  subi  des 
modifications  en  rapport  avec  un  état  de  choses  différant  de  la 
situation  contemporaine  de  Jésus.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner.  Les 
évangélistes,  quand  ils  rédigeaient  leurs  œuvres  composites,  avant 
eux  les  narrateurs  dont  ils  reproduisaient  la  paradosis  ne  pouvaient 
s'abstraire  entièrement  des  circonstances  de  leur  temps.  11  s'agit 
dans  cette  parabole  d'un  homme  qui  a  semé  de  la  bonne  semence 
dans  son  champ.  Quand  le  blé  a  poussé  en  herbe,  on  s'aperçoit 
qu'une  sorte  d'ivraie  grandit  en  même  temps.  Les  serviteurs  vou- 
draient immédiatement  l'extirper.  Le  maître  le  leur  défend.  Ils  ne 
distingueraient  pas  suffisamment  la  mauvaise  herbe  de  la  bonne. 
Du  reste  c'est  un  homme  ennemi  (pas  précisément  le  diable  comme 
le  voudrait  l'explication  donnée  au  v.  39)  qui  méchamment  a  semé 
l'ivraie  au  milieu  du  bon  grain.  Faudrait-il,  dans  l'esprit  et  à 
l'époque  de  la  rédaction  canonique  (fin  du  premier  siècle),  voir 
dans  ce  détail  une  allusion  hostile  à  l'apôtre  Paul,  toujours  mal 
vu  des  judéo-chrétiens,  même  transigeants,  à  cause  de  sa  rupture 
radicale  avec  la  Loi  ?  ÎNous  n'osons  nous  prononcer.  Ce  détail  devait 
avoir  son  application  personnelle  au  moment  où  le  premier  évan- 
gile fut  composé,  mais  nous  sommes  trop  mal  renseignés  pour  la 
préciser.  L'allusion  à  Paul  serait  bien  d'accord,  il  faut  l'avouer,  avec 
les  vues  de  ce  judéo-christianisme  modéré,  qui  est  celui  du  premier 
évangile,  qui  maintenait  la  Loi  en  principe,  assignait  le  premier 
rang  dans  le  Royaume  à  ceux  qui  l'observaient  toute  entière 
(Matth.  V,  19),  mais  ne  voulait  pas  dénoncer  toute  alliance  avec 
ceux  qui  ne  l'observaient  que  partiellement,  comme  l'auraient 
exigé  les  judéo-chrétiens  rigides  (Ébionites  purs).  Le  fait  que  ces 
disciples  imparfaits  croyaieivt  «  au  Seigneur  Jésus  »  était  prépon- 


LA    DOCTRINK    DU    ROYAUME    DE    DIEU  i23 

nous  appelons  aujourd'hui  une  «  puissance  historique  », 
une  force  anonyme,  collective,  qui,  en  vertu  du  mou- 
vement acquis,  pousse  vers  le  but  désiré  des  individus 
nombreux  et  divers  qui  tous  en  subissent  l'entraînement. 
C'est  quand  on  a  bien  compris  le  point  de  vue  sous 
lequel  Jésus  définissait  les  conditions  et  les  perspectives 
de  son  œuvre  personnelle  qu'on  peut  apprécier  la  sobre 
et  mâle  beauté  de  la  parabole  du  Semeur  sorti  pour 
semer.  Les  évangiles  nous  disent  que  Jésus  la  proposa 
debout  sur  une  barque  ancrée  près  du  rivage  à  la  foule 
amassée  sur  le  bord  du  lac.  Le  Semeur,  c'est  lui,  et 
jusqu'à  nouvel  ordre  il  ne  prétend  pas  à  une  autre  fonc- 
tion que  celle  de  semer  et  de  semer  encore,  de  semer 
toujours,  en  quelque  sorte  les  yeux  fermés,  mais  à 
pleines  mains  \  Et  comme  il  semait,  une  partie  de  la 
semence  tomba  sur  la  route,  les  oiseaux  du  ciel  n'en 
laissèrent  pas  un  grain  ;  une  autre  partie  tomba  sur  des 
endroits  pierreux  où  il  n'y  avait  guère  de  terre,  elle 
poussa  vite  pour  cette  raison,  mais  le  soleil  se  leva  et 
elle  fut  brûlée  parce  qu'elle  manquait  de  racines.  Une 
autre  partie  tomba  au  milieu  des  épines  qui  montèrent 
et  l'étouffèrent.  Mais  le  reste  tomba  sur  de  la  bonne 
terre  et  produisit  des   épis  montant  et  croissant,  l'un 


dérant  à  leurs  yeux.  Cela  ne  justifiait  pourtant  pas  ceux  qui  avaient 
rompu  avec  toute  observance  légale.  Mais  il  y  avait  tant  de  nuances 
intermédiaires  qu'il  était  imprudent  de  rejeter  n'importe  lequel  de 
ceux  qui  se  réclamaient  du  Christ.  11  \fallait  donc  attendre  le  jour 
du  grand  jugement  où  tout  serait  remis  à  sa  place  et  ne  pas  devan- 
cer la  justice  infaillible  au  risque  de  confondre  le  bon  blé  avec 
l'ivraie.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  deux  paraboles  du  Filet  et  de  l'Ivraie 
s'élèvent  toujours  contre  la  prétention  des  Églises  d'exclure  de  la 
chrétienté  ceux  qui  leur  paraissent  tenir  de  l'ivraie  plutôt  que  du 
bon  blé.  «  Laissez-les  aroître  ensemble  jusqu'à  la  moisson.  » 
*  Matth.  XIII,  3-9  ;  Marc  IV.  1-9  ;  Luc  VIII,  4-8. 


124  JÉSUS    DE    NAZARETH 

rapportant  trente,  un  autre  soixante,  un  autre  cent. 
«  Que  celui  qui  a  des  oreilles  pour  entendre,  entende  !  » 

L'explication  donnée  par  les  évangélistes  est  simple 
et  lucide.  Il  n'y  avait  d'ailleurs  pas  moyen  de  s'y  trom- 
per. C'est  comme  un  bilan  que  Jésus  dresse  des  effets 
de  sa  prédication  dans  un  moment  où,  malgré  des  dé- 
ceptions de  plus  d'un  genre,  il  croit  encore  pouvoir 
compter  sur  un  résultat  favorable.  Le  manque  de  récep- 
tivité des  uns,  provenant  de  l'endurcissement  amené 
par  une  longue  indifférence,  l'adhésion  des  autres,  cha- 
leureuse de  prime  abord,  mais  sans  racines  dans  le 
cœur  et  cédant  à  la  moindre  épreuve,  les  préoccupations 
mondaines  ou  intéressées,  les  convoitises  de  tout  genre 
qui  étouffent  le  premier  enthousiasme,  tout  cela  est 
résumé  en  peu  de  mots  où  l'on  n'a  rien  à  ajouter.  On 
remarquera  aussi  les  différences  individuelles,  parmi 
ceux  qui  ont  offert  à  la  bonne  semence  un  terrain  bien 
préparé.  Selon  leurs  dispositions  personnelles,  les  fruits 
qu'ils  portent  centuplent  le  grain  déposé  dans  leur  con- 
science ou  donnent  un  résultat  moindre,  mais  encore 
satisfaisant. 

Jésus  éprouva  un  moment  de  joie  profonde  quand  il 
put  s'assurer  que  les  âmes  dévouées,  mais  simples,  qui 
formaient  son  cortège  habituel  avaient  bien  saisi  le  sens 
et  la  tendance  de  son  enseignement.  Il  ne  les  poussait 
pas  à  jeter  l'anathème  sur  la  tradition  du  passé.  Au 
contraire,  il  restait  avec  eux  sur  le  terrain  consacré  de 
la  Loi  et  des  prophètes,  mais  il  entendait  conserver  pour 
eux  et  pour  lui,  même  sur  ce  terrain,  sa  liberté  de  juge- 
ment et  l'autonomie  de  la  conscience.  Il  prétendait  aller 
plus  avant^  dépasser  la  tradition,  recueillir  la  sève  de 
l'arbre  traditionnel,  mais  en  élaguer  les  branches  mortes 
et   les  végétations  parasites.    C'était   l'intuition  de   la 


à 


LA    DOCTRINE   DU    ROYAUME    DE.  DIEU  125 

méthode  du  véritable  progrès  qui  prolonge  le  passé  en 
le  réformant  et  en  lui  imprimant  un  caractère  nouveau. 
Voilà  ce  que  les  conservateurs  opiniâtres  et  les  radicaux 
absolus  n'ont  jamais  su  comprendre^  et  c'est  la  raison 
profonde  de  leurs  mécomptes  et  de  leurs  insuccès.  De  là 
cette  charmante  parabole  qui  en  deux  lignes  fait  revivre 
toute  une  scène  de  famille  antique.  «  C'est  pourquoi  », 
disait  Jésus,  «  le  scribe  bien  instruit  dans  le  royaume  de 
«  Dieu  est  semblable  à  un  père  de  famille  qui  tire  de  son 
«  trésor  des  choses  nouvelles  et  des  choses  vieilles  ^  )> 
Une  famille  ancienne,  au  temps  de  l'Évangile,  de- 
meurée de  pères  en  flls  dans  une  situation  honorable, 
devait  posséder  bien  des  objets  d'art  remontant  au  passé, 
des  étoffes  tyriennes  et  des  coffrets  d'Egypte,  des  coupes 
chaldéennes  et  des  vases  grecs,  des  parfums  d'Arabie  et 
des  orfèvreries  d'Éphèse.  Le  trésor  désigne  ici  la  cellule 
ou  le  bahut  qui  renfermait  ces  objets  de  prix.  Mais  si  la 
famille  continuait  de  prospérer,  de  nouvelles  acquisi- 
tions devaient  s'ajouter  aux  anciennes.  L'airain  de 
Corinthe  et  l'or  de  l'Inde,  l'ambre  de  l'occident  et  les 
perles  des  mers  de  Taprobane^  passaient  par  la  Galilée 
et  trouvaient  des  acheteurs  dans  ce  pays  productif  et 
commerçant.  Cette  continuité  de  l'aisance  dans  une 
même  maison  faisait  honneur  à  la  direction  morale,  se 
perpétuant  de  génération  en  génération,  qui  avait  pré- 
sidé à  ses  destinées.  De  même,  la  doctrine  du  Royaume 
conservait  ce  que  l'antiquité  d'Israël  possédait  de  pré- 
cieux, de  religion  pure  et  de  morale  éternelle.  Le  Maître 
savait  en  extraire  ces  joyaux  de  grand  prix  toutes  les 
fois  qu'il  en  était  besoin.  Mais  il  y  superposait  du  nou- 
veau, des  notions  nouvelles  sur  Dieu,  sur  l'homme,  sur 

'  Matth.  XIII,  52. 


126  JÉSUS    DE    NAZARETH 

les  conditions  du  salut,  et  voilà  ce  que  le  scribe  intelli- 
gent^ bien  instruit,  devait  comprendre  et  approuver  i. 

Une  question  grave,  qui  n'avait  pas  encore  été  touchée^ 
devait  bientôt  surgir.  La  religion  du  salut,  qui  préten- 
dait accomplir  la  Loi  et  les  prophètes,  consistait  donc 
en  des  dispositions  religieuses  et  morales  dont  la  nature 
eût  alors  été  difficilement  comprise  ailleurs  que  dans  un 
milieu  juif,  mais  elles  pouvaient  être  traduites  et,  telles 
qu'elles  étaient,  tout  homme  de  toute  origine,  de  toute 
nation,  de  toute  condition,  pouvait  se  croire  apte  à  les 
remplir,  et,  par  conséquent,  à  entrer  dans  le  Royaume 
de  Dieu.  Il  n'était  plus  question  dans  la  religion  nouvelle 
ni  de  la  descendance  d'Abraham,  ni  de  la  circoncision, 
ni  de  l'observation  rigoureuse  de  la  Loi,  ni  de  l'alliance 
contractée  par  Dieu  avec  le  peuple  d'Israël  au  bénéfice 
exclusif  de  celui-ci.  L'universalisme  le  plus  logique  et 
le  plus  absolu  découlait  directement  de  la  doctrine  du 
Royaume,  telle  que  Jésus  l'entendait.  Cette  conséquence 
bien  comprise  constituait  à  elle  seule  une  innovation 
capitale. 

Ce  n'est  pas  que  le  sentiment  d'une  religion  univer- 
selle ou  destinée  à  le  devenir  fût  étranger  au  judaïsme. 
Plusieurs  prophètes  en  avaient  eu  le  pressentiment  dans 
la  mesure  imposée  par  l'ignorance  géographique  de 
leur  temps  ^  C'était,  quand  on  y  pensait  bien,  un  postulat 
,  du  monothéisme.  Comment  le  Dieu  unique  de  l'univers 
ne  serait-il  pas  à  la  fin  le  Dieu  unique  de  l'humanité? 
L'attente  messianique  à  son  tour  était  elle-même  univer- 

*  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  signaler  cette  marque  de  haute  anti- 
quité du  Logion  :  le  terme  de  scribe  peut  encore  être  pris  en  bonne 
part,  de  même  que  Matth.  XXIII,  34. 

-  V.  vol.  1,  pp.  33  et  43. 


LA    DOCTRINE    DU    ROYAUMK    DE    DIEU  i'21 

saliste  en  ce  sens  que  le  Messie  détruirait  toute  idolâtrie 
sur  la  terre  et  ferait  régner  partout  le  seul  vrai  Dieu, 
dont  il  serait  l'invincible  lieutenant*.  Seulement,  même 
à  ces  divers  points  de  vue  qui  brisaient  le  particula- 
risme étroit  d'après  lequel  les  fils  de  Jacob  avaient  seuls 
des  droits  aux  bénédictions  divines,  il  restait  toujours  le 
sentiment  aristocratique  d'un  privilège  réservé  aux  seuls 
Juifs.  Il  paraissait  encore  inadmissible  que  les  autres 
nations  pussent  jamais  être  devant  Dieu  sur  le  pied  d'une 
parfaite  égalité  avec  «le  peuple  élu^».  Mais  en  quoi 
pouvait  consister  ce  privilège,  du  moment  que  les  con- 
ditions du  salut  étaient  purement  intérieures,  morales, 
n'exigeant  plus  pour  être  réalisées  que  la  nature  humaine 
générale,  c'est-à-dire  l'humanité? 

Ce  serait  sans  contredit  une  erreur  de  penser  que 
Jésus  fût  inconséquent  avec  lui-même  au  point  de  limiter 
aux  Juifs  seuls  le  droit  de  faire  partie  du  Royaume  dont 
il  jetait  les  fondements  ou  pour  mieux  dire  les  principes 
constitutifs  tels  que  nous  les  connaissons.  C'en  serait 

*  Le  progrès  des  idées  juives  dans  la  direction  de  l'universalisme 
s'atteste  chez  les  pharisiens  dont  le  prosélytisme  recrutait  parmi  les 
payens  des  adhérents  nouveaux  au  judaïsme  (Matth.  XXIII,  15).  On 
pouvait  «  se  faire  juif»  en  se  soumettant  à  la  circoncision  après  un 
baptême  préalable  et  à  l'observation  de  la  Loi  (prosélytes  de  la 
justice).  On  Tponva.it  aussi  devenir  «  presque  juif  »  ou  «demi-juif» 
(prosélytes  de  la  porte)  en  s'astreignant  simplement  à  certaines  dis- 
positions considérées  comme  les  plus  indispensables  {préceptes  noa- 
chiques),  que  l'on  croyait  retrouver  dans  la  Genèse  comme  imposés 
à  Noé,  donc  à  tout  le  genre  humain  descendant  de  l'unique  famille 
sauvée  du  déluge.  Gomp.  Act.  XY  et  F.  Weber,  Lehren  des  Talmud, 
Geboten  {Noachischen). 

2  Gomp.  F.  Weber,  Die  Lehren  des  Talmud,  §§  19  et  63,  2,  où 
sont  relevés  sur  les  documents  talmudiques  les  enseignements  qui 
maintiennent  les  privilèges  des  flls  de  la  race  élue  sur  tous  les 
autres  hommes^,  même  sur  les  prosélytes  les  plus  entièrement  con- 
formistes. 


128  JÉSUS    DE   NAZARETH 

une  autre  que  de  se  le  représenter  comme  ayant  eu  dès 
l'abord  l'intention  de  fonder  une  vaste  mission  pour  tra- 
vailler à  la  conversion  du  monde  entier.  Lui-même  ne 
prêche  l'Évangile  qu'à  ses  compatriotes.  C'est  très  excep- 
tionnellement qu'il  se  rend  sur  les  terres  payennes  limi- 
trophes du  pays  juif  et  il  n'y  séjourne  guère.  Dans  les 
instructions  qu'il  donne  à  ses  premiers  apôtres  il  leur 
enjoint  de  s'adresser  uniquement  à  des  Israélites  et  de 
n'aller  ni  vers  les  payons  ni  vers  les  Samaritains  \  Pour- 
tant l'Évangile  qu'il  annonce  annule  tous  les  titres  héré- 
ditaires et  extérieurs  que  le  Juif  prétendait  posséder 
comme  seul  destinataire  légitime  des  félicités  du 
Royaume  de  Dieu.  Comment  résoudre  cette  antinomie  ? 

Elle  disparaît  quand  on  se  met  au  point  de  vue  qui 
fut  évidemment  celui  de  Jésus  et  que  nous  trouvons 
résumé  dans  un  fragment  du  Sermon  dit  de  la  Mon- 
tagne. C'est  au  peuple  juif  que  s'adressent  idéalement 
les  paroles  dont  il  se  compose,  au  peuple  juif  représenté 
par  la  multitude  attroupée  autour  du  prophète  de  Naza- 
reth. 

«  Vous  êtes  le  sel  de  la  terre.  Mais  si  le  sel  s'affadit, 
«  avec  quoi  le  salera-t-on  ?  Il  n'est  plus  bon  qu'à  être 
«  jeté  dehors  et  foulé  aux  pieds  par  les  hommes.  Vous 
«  êtes  la  lumière  du  monde.  Une  ville  située  sur  une 
«  montagne  ne  peut  pas  rester  cachée.  On  n'allume  pas 
«  une  lampe  pour  la  mettre  sous  le  boisseau,  on  la  met 
«  sur  son  support,  et  elle  éclaire  tous  ceux  de  la  maison. 

<■'  Matth.  X,  5.  11  ne  faudrait  pas  opposer  la  mission  universelle 
dont  ces  premiers  apôtres  auraient  été  chargés  après  la  résurrection 
de  Jésus,  Matth.  XXVIII,  19.  Ce  fut  une  prétention  du  judéo-chris- 
tianisme élargi  dont  le  premier  évangéliste  est  partisan,  mais  qui 
ne  cadre  nullement  avec  les  faits  constatés.  Elle  est  nettement 
démentie  par  la  situation  définie  Gai.  II,  7-8. 


LA    DOCTRINE    DU    ROYAUME    DE    DIEU  129 

«  Que  votre  lumière  luise  donc  devant  les  hommes,  afin 
«  qu'à  la  vue  de  vos  belles  œuvres  ils  glorifient  votre 
«  Père  qui  est  aux  cieux  '  !  » 

Ces  déclarations  sont  formelles.  Jésus  entendait  bien 
que  la  lumière  dont  le  judaïsme  était  le  phare  séculaire 
rayonnât  sur  le  monde  et  éclairât  «  les  hommes  »  dans 
toute  l'extension  du  mot.  Sa  crainte  était  que  le  peuple 
juif  ne  s'afi'adît  religieusement,  soit  en  se  berçant  de 
chimères,  soit  en  s'incrustant  dans  ce  formalisme 
hérissé  qui  d'avance  rendait  son  action  stérile.  Au  début 
de  sa  carrière  prophétique  il  pouvait  espérer  la  rapide 
transformation  du  peuple  entier  par  voie  de  conversion 
générale  à  son  Évangile.  Ce  peuple  eût  été  dès  lors  plus 
que  jamais  le  «  sel  de  la  terre  »,  «  la  lumière  du  monde  », 
le  porteur  du  salut  universel,  un  peuple  apôtre,  et  la 
joie  du  puissant  réformateur  eût  été  grande.  Car  Jésus 
était  patriote  au  sens  élevé  du  mot.  Il  aimait  son  pays 
et  son  peuple  d'un  amour  tendre,  tout  en  aimant 
l'homme  en  soi  et  par  conséquent  l'humanité.  Ce  fut  une 
de  ses  douleurs  que  de  voir  ce  peuple  se  détourner  de 
ce  qui  était  à  ses  yeux  sa  véritable  et  glorieuse  des- 


1  Matth.  V,  13-16.  Plusieurs  exégètes  veulent  que  ces  paroles  de 
Jésus  s'adressent  uniquement  à  ses  disciples  et  non  au  peuple  juif 
dans  son  ensemble.  Cette  interprétation  est  trop  étroite.  Non  seule- 
ment elle  ne  convient  pas  au  cadre  adopté  par  l'évangéliste,  ce  qui 
ne  serait  pas  une  objection  péremptoire,  mais  encore  elle  ne  s'ac- 
corde pas  bien  avec  ces  fières  expressions  «  sel  de  la  terre  », 
«  lumière  du  monde  »,  «  ville  située  sur  une  montagne  ».  Ces  titres 
d'honneur  se  comprennent  très  bien  appliqués  au  peuple  juif  que 
Jésus  exhorte  à  se  montrer  digne  de  sa  supériorité  religieuse,  fidèle 
à  sa  vocation  historique,  à  ce  qui  doit  être  l'objet  de  son  ambi- 
tion légitime.  Elles  se  prêtent  fort  mal  à  la  supposition  qu'il  s'agi- 
rait simplement  des  quelques  disciples  déclarés  que  Jésus  put 
regarder  comme  tels  sa  vie  durant  et  qu'il  laissa  sur  la  terre  sans 
aucune  notoriété. 

JÉSUS   DE  NAZAR.    —   II.  9 


130  JÉSUS   DE   NAZARETH 

tinée.  Quand  cette  sombre  perspective  se  dessina  devant 
son  esprit,  Jésus  était  trop  imbu  de  l'esprit  des  prophètes 
pour  ne  pas  pressentir  que  la  nation  juive  marchait  à 
une  catastrophe.  N'était-ce  pas  un  des  axiomes  de  l'an- 
cien prophétisme  qu'Israël  infidèle  à  sa  vocation  reli- 
gieuse ne  pouvait  attendre  que  le  malheur  ?  Ce  qu'il  faut 
noter,  c'est  que  la  conclusion  pessimiste  à  laquelle  il 
arrivait  par  intuition  mystique  était  celle  aussi  que  les 
politiques  juifs  les  plus  avisés,  les  aristocrates  du  saddu- 
céisme,  expérimentés  et  sceptiques,  redoutaient  aussi, 
mais  pour  des  motifs  très  différents.  Nous  aussi,  au  nom 
de  la  philosophie  de  l'histoire,  nous  disons  qu'un  peuple 
oublieux  de  son  esprit  national,  devenu  indifférent  à  ce 
qui  lui  crée  une  grande  mission  dans  l'histoire,  se  trahit 
lui-même  et  creuse  son  propre  tombeau.  Il  occupe  dé- 
sormais inutilement  la  terre.  En  perdant  son  âme,  il  perd 
sa  vie.  Qu'aux  premières  espérances  de  Jésus  se  mêlât 
une  forte  dose  d'inexpérience  historique  et  de  confiance 
excessive  dans  la  possibilité  de  changer  si  promptement 
un  peuple  dominé  par  des  traditions  et  des  plis  d'esprit 
invétérés,  c'est  ce  que  nous  ne  saurions  nier,  mais  nous 
ferons  observer  que  c'est  l'illusion  généreuse  de  tous  les 
grands  réformateurs. 

Il  résultait  donc  de  son  point  de  vue  qu'il  se  croyait 
tenu  de  restreindre  sa  mission  personnelle  et  celle  de 
ses  premiers  apôtres  au  peuple  juif  exclusivement.  Une 
fois  ce  peuple  converti,  Thumanité  suivrait.  Voilà  ce 
qui  explique  la  contradiction  apparente  qu'on  a  quel- 
quefois soulignée  entre  les  principes  humanitaires  de 
la  religion  qu'il  enseigne  et  le  particularisme  national  de 
sa  prédication.  De  temps  à  autre  il  perce  l'étroite 
enceinte  dans  laquelle  il  se  confine  volontairement.  Il  fait 
quelques  excursions  momentanées  sur  le  territoire  de 


i 


LA     DOCTRINE    DU    HOYAUME    DH    DIRU  1.'31 

Gadara  ^  où  les  Juifs  ne  sont  qu'en  petit  nombre,  ou  sur 
celui  de  Tyr  et  de  Sidon-,  terre  toute  payenne^  mais 
pour  des  raisons  particulières  en  dehors  de  sa  mission 
proprement  dite.  Il  songeait  plus  spécialement  aux 
Samaritains,  ces  Juifs  hybrides  si  mal  vus  des  Juifs  pur 
sang.  Il  aurait  même  voulu,  lors  de  son  voyage  à  Jéru- 
salem, passer  par  la  Samarie  au  lieu  de  suivre  la  route 
ordinaire  des  pèlerins  de  Galilée  qui  préféraient  s'y 
rendre  par  la  route  ultra-jordanique  (Luc  IX,  52).  Les 
Samaritains  étaient  mis  par  l'orthodoxie  juive  sur  le 
même  pied  que  les  payens.  Il  dut  renoncer  à  ce  projet. 
Pourtant  la  parabole  du  bon  Samaritain  démontre  que 
Jésus  avait  la  claire  conscience  qu'un  Samaritain  pouvait 
être  plus  près  du  Royaume  de  Dieu  qu'un  sacrificateur 
et  un  lévite. 

Mais  il  fit  en  Galilée  même  des  expériences  qui  lui 
révélèrent  qu'il  y  avait  parmi  les  non-Juifs  des  âmes 
plus  empressées  à  se  rallier  à  lui  et  à  sa  cause  que 
beaucoup  de  Juifs  de  naissance  qui  l'affligeaient  par  leur 
indifférence  ou  leur  hostilité.  Alors  il  en  conclut  qu'  «  il 
en  viendrait  d'orient  et  d'occident  »  qui  prendraient  part 
au  royaume  de  Dieu  aux  côtés  des  patriarches,  tandis 
que  «  les  fils  du  Royaume  »,  ceux  auxquels  il  était  pro- 
mis en  premier  lieu,  seraient  laissés  dehors  K  Ce  n'est 
encore  qu'une  crainte,  mais  cette  crainte  ira  grandissant 
et  s'exprimera  vers  la  fin  de  son  ministère  en  termes 
accusant  une  douleur  profonde,  notamment  dans  la  pa- 
rabole des  Vignerons  ^ 


«  Marc  V,  1  et  parall. 

2  Marc  vil,  24. 

3  Matth.  VIII,  11-12;  Luc  VII,  9. 

*  Matth.  XXÎ,  33-41  ;  Marc  XII,  1-12  ;  Luc  XX,  9-19.  Comp.  aussi 
Matth.  XXIII,  37-38  ;  Luc  XIII,  34-35,  en  particulier  la  parabole  du 


132         ~  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Mais  avant  qu'il  pût  être  question  de  la  crise  finale, 
il  s'était  passé  un  incident  très  curieux,  malheureuse- 
ment pour  nous  mêlé  au  récit  d'un  miracle  très  obscur. 
L'incident  n'en  est  pas  moins  d'une  grande  valeur  histo- 
rique par  le  jour  qu'il  jette  sur  le  développement  des 
idées  personnelles  de  Jésus.  C'est  l'épisode  que  l'on 
connaît  sous  le  titre  de  la  Cananéenne  * . 

C'était  au  moment  où  Jésus  venait  de  lancer  un  défi 
mortel  au  pharisaïsme  par  son  enseignement  sur  la 
nullité  des  traditions  et  des  observances  indifférentes 
ou  contraires  à  la  conscience  morale.  L'agitation  dut  être 
grande.  Il  y  eut  certainement  des  scandalisés  et  des 
refroidis.  Jésus  paraît  avoir  éprouvé  à  la  suite  de  cette 
discussion  quelque  lassitude  morale  —  il  voyait  l'abîme 
se  creuser  entre  les  opposants  et  lui  et  atteindre  une 
profondeur  qu'il  n'avait  probablement  pas  prévue  dès  la 
première  heure  —  et  cette  impression  pénible  s'ajoutait 
aux  fatigues  de  ses  pérégrinations  continuelles.  Il  res- 
sentait le  besoin  de  prendre  quelques  jours  de  repos 
complet,  puisque,  nous  dit  Marc  VII,  24,  il  se  rendit 
sur  les  confins  de  Tyr  et  deSidon  (l'ancienne  Phénicie), 
entra  dans  une  maison  et  voulut  s'y  tenir  incognito. 
Mais  sa  réputation  l'avait  précédé  jusque  dans  ces  pa- 
rages étrangers.  Une  Syro-Phénicienne  ou  Cananéenne  % 
dont  la  fille  était  la  proie  d'un  esprit  impur,  vint  le 
trouver  en  remphssant  l'air  de  ses  cris  pour  le  supplier 
de  guérir  son  enfant.  La  réponse  de  Jésus  est  d'abord 


Figuier  stérile  Luc  XIII,  6-9,  transformée  en  miracle  par  les  deux 
autres  synoptiques. 

1  Matth.  XV,  21-28;  Marc  Yll,  24-30. 

^  Le  nom  de  Cananéen  était  resté  celui  des  indigènes  de  l'an- 
cienne Phénicie  et  se  conserva  même  longtemps  encore  chez  les 
descendants  carthaginois  des  colons  partis  de  ce  pays. 


LA    DOCTRINE   DU    ROYAUME    DE   DIEU  133 

sèche  et  même  dure.  Il  est  visiblement  irrité  de  la  dé- 
marche bruyante  de  cette  femme.  «  Je  ne  suis  envoyé  », 
lui  dit-il,  «  qu'aux  brebis  perdues  de  la  maison  d'Israël.  » 
Et  comme  elle  insiste,  il  ajoute  :  «  Il  n'est  pas  juste  de 
«  prendre  le  pain  des  enfants  pour  le  jeter  aux  petits 
i<  chiens.  »  C'était  lui  dire  en  tout  autant  de  termes  :  Je 
ne  ferai  rien  pour  toi,  payenne  !  Ce  que  j'enlève  aux  fils 
de  la  maison,  ce  n'est  pas  pour  le  jeter  à  des  êtres 
inférieurs  et  impurs '. 

La  suppliante  aurait  pu  bondir  sous  l'outrage,  mais  la 
mère  pense  uniquemeni  à  son  enfant  qui  souffre,  elle 
dévore  l'injure  et  répond  avec  autant  d'esprit  que  de 
grâce  touchante  :  «  C'est  vrai,  Seigneur,  mais  les  petits 
«  chiens  mangent  les  miettes  tombées  de  la  table  de 
«  leurs  maîtres.  »  Cette  réponse  exquise  est  un  coup 
droit  porté  au  cœur  de  Jésus.  Elle  l'a  immédiatement  et 
profondément  ému.  Cette  énergie  de  l'amour  maternel, 
qui  fait  tout  supporter  à  la  mère  pourvu  que  son  enfant 
ne  souffre  plus,  ce  sentiment  qui  jaillit  du  fond  même  de 
la  nature  humaine  est  un  argument  auquel  il  ne  résiste 
pas.  «  0  femme,  ta  foi  est  grande  !  Qu'il  te  soit  fait 
«  comme  tu  le  demandes  !  »  Et  les  évangiles  ajoutent 
que  l'enfant  fut  guérie  et  que  la  mère,  rentrant  chez 
elle^  la  trouva  paisiblement  assise  sur  son  lit. 

Nous  pourrions  répéter  ici  tout  ce  que  nous  avons  dit 
sur  l'impossibilité  de  porter  un  jugement  quelque  peu 
fondé  sur  ces  récits  à  l'emporte-pièce  de  miracles  qui 
échappent  à  tout  contrôle  comme  à  toute  définition. 
Quelle  était  au  juste  la  maladie  de  l'enfant  ?  Qui  sait  si 
ce  n'était  pas  une  crise  de  névropathie,  devant  se  cal- 

*  11  faut  se  rappeler  que  dans  leur  orgueil  les  Juifs  donnaient  aux 
payens  le  nom  de  chiens  ou  petits  chiens,  xuvapia,  comme  de  nos 
jours  les  Musulmans  fanatiques  le  donnent  aux  chrétiens. 


134  JESUS    DE   NAZARETH     • 

mer  d'elle-même  ?  Qui  a  songé  à  s'assurer  si  le  mal  mo- 
mentanément disparu  n'a  pas  été  suivi  de  rechutes  ? 
Pouvons-nous  raisonnablement  admettre  des  guérisons 
à  distance  qui  tiennent  de  la  magie?  Ce  que  nous  pou- 
vons au  contraire  accepter  sans  difficulté  —  à  la  seule 
condition  de  nous  résigner  à  ignorer  ce  que  nous  ne 
pouvons  savoir,  —  c'est  qu'il  se  passa  quelque  chose 
qui  donna  lieu  au  dialogue  échangé,  et  peu  importe,  après 
tout,  ce  qui  se  passa.  L'intéressant,  c'est  le  dialogue, 
et  il  n'est  pas  de  ceux  qui  s'inventent.  Il  faut  savoir  gré 
à  la  tradition  évangélique,  et  à'-  ceux  qui  nous  l'ont  con- 
servée avec  ses  beautés  et  ses  défauts,  de  ne  pas  avoir 
supprimé  cette  scène  où  Jésus  ne  se  montre  pas  tout  de 
suite  à  sa  hauteur  ordinaire,  où  il  est  d'abord  dur  et 
même  blessant,  où  il  est  en  réalité  vaincu  par  l'amour 
maternel  d'une  payenne^ 

Ce  qui  résulte  de  l'incident,  c'est  que  Jésus  fit  très 
particulièrement  à  cette  occasion  l'expérience  que  le 
monde  payen  pouvait  offrir  des  compensations  aux  dé- 
fections qu'il  prévoyait  déjà  parmi  ses  compatriotes,  et 
ces  compensations,  elles  seraient  déterminées  par  «  la 


*  Une  des  plus  misérables  défaites  de  l'exégèse  orthodoxe  est  de 
vouloir  que  Jésus  ne  parle  de  cette  manière  à  la  Cananéenne  que 
pour  «  éprouver  sa  foi  ».  Est-ce  que  cela  justifierait  l'outrage?  Et 
en  quoi  la  foi  était-elle  «  éprouvée  »  ?  La  femme  pouvait  être 
désolée  ou  réjouie  par  la  réponse,  mais  la  foi  qu'elle  manifestait 
par  sa  démarche  même  restait  ce  qu'elle  était.  Que  Jésus  ait  ainsi 
parlé  dans  un  moment  de  fatigue  et  d'irritation,  on  peut  se  l'ex- 
pliquer lorsqu'on  n'est  pas  asservi  par  le  dogme  traditionnel.  C'est, 
d'autre  part,  lui  rendre  hommage  que  de  constater  la  prompte  vic- 
toire qu'il  remporte  sur  lui-même  dès  qu'il  se  voit  en  face  d'une 
tendresse  maternelle  poussée  jusqu'à  l'oubli  de  soi.  Mais,  pour 
admettre  cette  victoire,  il  faut  admettre  aussi  le  moment  de  fai- 
blesse dont  elle  triomphe. 


LA    DOCTUINK    DU    ROYAUME    DK    DIEU 


435 


foi  en  lui  »,  indépendamment  de  la  préj[)aration  juive,  la 
foi  en  sa  mission,  en  sa  personne,  qu'il  avait  toujours 
jusqu'alors  subordonnée  à  la  doctrine  impersonnelle  du 
Royaume.  Ce  dut  être  un  prélude  à  une  évolution  nou- 
velle et  très  grave  qui  se  préparait  dans  son  esprit. 


CHAPITRE    VII 


MORT  DE  JEAN  BAPTISTE.  —  LES  APOTRES 


Le  désir  de  ne  pas  disperser  des  enseignements  que 
rattache  un  lien  logique  des  plus  étroits  nous  a  fait 
devancer  l'ordre  chronologique  des  événements,  autant 
du  moins  qu'on  peut  le  présumer.  Car  la  chronologie  des 
récits  synoptiques,  à  l'exception  de  deux  ou  trois  événe- 
ments dont  la  succession  ne  peut  être  intervertie,  ne 
s'établit  pas  avec  précision.  Lorsque  se  passèrent  les 
derniers  incidents  que  nous  avons  décrits,  l'homme  qui 
avait,  sans  le  connaître,  frayé  la  voie  aux  prédications 
de  Jésus  de  Nazareth,  celui  dont  le  message  avait  jeté 
une  note  des  plus  graves  dans  le  concert  encore  joyeux 
de  la  première  évangélisation,  Jean  Baptiste  était  mort. 

Les  circonstances  de  sa  mort  sont  trop  connues  pour 
nous  arrêter  longtemps.  Le  contraste  poignant  de  la 
danse  de  la  fllle  d'Hérodias  et  du  plat  sur  lequel  elle 
apporte  à  sa  mère  la  tête  du  tribun  du  désert  a  gravé 
cette  scène  dans  la  mémoire  populaire  '.  La  tradition 
recueillie  par  les  deux  premiers  synoptiques  veut  en 
effet  que  ce  meurtre  ait  été  commis  à  l'instigation  d'Hé- 
rodias qui  ne  pardonnait   pas  au  prophète   le  blâme 

'  Matth.  XIV,  5-12  ;  Marc  VI,  19-29. 


MORT    nE    JEAN    BAPTISTE  137 

public  du  double  adultère  qu'elle  étalait  à  Tibériade. 
Cela  n'a  rien  d'invraisemblable,  étant  donné  l'empire 
qu'elle  exerçait  sur  le  faible  et  frivole  Antipas.  Marc  pré- 
tend même  qu'Antipas  ne  céda  qu'à  regret,  qu'il  s'était 
pris  d'une  véritable  estime  pour  Jean  Baptiste,  qu'il  le 
visitait  dans  sa  prison  et  suivait  volontiers  ses  conseils. 
Quand  on  connaît  ce  trait  particulier  de  la  famille  des 
Hérodes  qui  consiste  à  coqueter  toujours  avec  le 
judaïsme,  quitte  à  lui  jouer  les  plus  vilains  tours  quand 
un  motif  d'intérêt  ou  d'amour-propre  les  y  pousse,  on 
ne  saurait  dire  que  l'allégation  de  Marc  soit  dénuée  de 
vraisemblance.  Quant  à  l'épisode  quelque  peu  roma- 
nesque du  serment  par  lequel  Antipas,  en  pleine  ripaille, 
ravi  de  la  grâce  voluptueuse  déployée  par  la  jeune  fille, 
lui  aurait  juré  de  lui  donner  tout  ce  qu'elle  demande- 
rait, «  fût-ce  la  moitié  de  son  royaume  «j,  il  se  pourrait 
que  ce  détail  fût  l'expression  populaire  du  mépris  qu'on 
faisait  de  son  caractère.  Mais,  dans  ces  petites  cours 
orientales,  on  ne  saurait  fixer  de  limites  aux  changeantes 
fantaisies  d'un  despote.  Quoi  qu'il  en  soit,  Jean  Baptiste 
mourut  victime  de  l'animosité  d'une  femme  vindicative 
et  ambitieuse,  qui  voyait  en  lui  un  adversaire  dangereux 
et  qui  s'y  prit  de  manière  à  triompher  des  hésitations 
de  l'homme  qu'elle  gouvernait.  C'était  elle  qui  dirigeait 
la  politique  du  tétrarque,  et  ceux  qui  ne  semblent  pas 
avoir  connu,  qui  n'ont  peut-être  pas  admis  l'explication 
populaire  de  la  brusque  détermination  d'Antipas  —  par 
exemple,  l'historien  Josèphe  —  sont  d'accord  avec  nos 
synoptiques  en  disant  que  Jean  fut  sacrifié  aux  calculs 
égoïstes  de  la  maison  régnante*. 

La  nouvelle  de  cette    mort  tragique  fut  apportée  à 
Jésus  par  des  disciples  du  prophète,  et  elle  ne  put  que 

'  Jos.  Ant.  XVIIl,  V,  2. 


138  JÉSUS    DE    NAZARETH 

faire  sur  son  cœur  une  très  pénible  impression.  Malgré 
la  différence  de  leurs  points  de  vue,  Jean  Baptiste  l'avait 
précédé  comme  annonciateur  du  Royaume  de  Dieu  qui 
allait  venir.  Jésus  avait  tenu  à  bien  préciser  que  son 
œuvre  à  lui-même  se  rattachait  à  celle  de  Jean,  mais 
aussi  qu'elle  s'en  distinguait.  Jean  avait  annoncé  le 
Royaume  de  Dieu  dans  des  conditions  qui  n'avaient  été 
accordées  à  aucun  prophète  avant  lui.  Il  n'y  était  pas 
entré  lui-même,  parce  qu'il  se  le  représentait  autre  qu'il 
ne  devait  être  en  réalité,  mais  ce  n'était  pas  une  raison 
pour  déprécier  sa  personne  et  son  œuvre.  «  Qu'êtes- 
vous  allés  voir  au  désert?  »  disait  Jésus  à  la  foule  gali- 
léenne,  «  Un  roseau  que  le  vent  agite  »,  un  homme 
faible  et  inconstant?  Non  assurément,  le  Baptiste  était 
inébranlable  comme  les  rochers  dans  le  lit  du  Jourdain. 
«  Qu'êtes-vous  donc  allés  voir  ?  Un  homme  splendidement 
«  vêtu?  »  Non  plus,  ce  n'est  pas  au  désert  qu'il  faut 
aller  contempler  ces  magnificences.  Allez  plutôt  à  Tibé- 
riade!  «  Les  gens  splendidement  vêtus  sont  dans  les 
«  maisons  des  rois.  Qu'êtes-vous  enfin  allés  voir?  Un 
«  prophète?  Oui,  vous  dis-je,  et  plus  qu'un  prophète 
«  (ordinaire).  Car  c'est  de  lui  qu'il  est  écrit  ^  :  J'envoie 
<(  mon  messager  devant  ta  face  pour  qu'il  prépare  le 
a  chemin  devant  toi.  En  vérité  je  vous  dis  que  parmi  les 
«  enfants  des  femmes  il  n'a  pas  été  suscité  de  prophète 
ft  qui  soit  supérieur  à  Jean  Baptiste.  Mais  le  plus  petit 
«  dans  le  Royaume  des  deux  lui  est  supérieur.  La  Loi  et 
a  les  prophètes  ont  duré  jusqu'à  Jean '-.  Depuis  lors,  le 
«  Royaume  de  Dieu  est  annoncé,  et  ce  sont  les  vaillants 
«  qui  s'en  emparent -^  Et  si  vous  voulez  accepter  ce  que 

'  Malach.  III,  1. 

2  Luc  XVI,  16. 

•5  On  traduit  ordinairement  par  «  les  violents  »,  ce  qui  peut  se 


MOHT    DE   .lEAN    BAI'TISTE  139 

«  je  VOUS  dis,  c'est  Jean  qui  est  TElie  qui  doit  venir. 
ù  Que  celui  qui  a  des  oreilles  pour  entendre,  entende  M  » 
Ces  dernières  paroles  sont  pour  nous  aussi  un  aver- 
tissement. Pour  la  première  fois  nous  voyons  Jésus 
interpréter,  en  le  modifiant  singulièrement,  l'un  des 
thèmes  favoris  de  l'eschatologie  populaire  d'après 
lequel  le  prophète  Élie,  toujours  vivant  au  ciel  depuis 
son  assomption  ^  reviendrait  aux  derniers  jours  pour 
être  le  précurseur  du  Messie.  Jésus  déclare  qu'en  réa- 
lité c'est  le  prophétisme  dont  Élie  passe  pour  le  type  le 
plus  achevé  qui  fait  entendre  en  la  personne  de  Jean 
Baptiste  une  exhortation  suprême,  un  dernier  appel  de 
Dieu  ^  De  plus,  il  est  clairement  énoncé  que  si  l'Évan- 
gile du  Royaume  plonge  par  ses  racines  dans  le  sol  du 
prophétisme  et  de  la  Loi,  il  est  quelque  chose  de  nou- 
veau et  de  supérieur.  C'est  pour  cela  que  Jean  Baptiste 
a  pu  être  le  plus  grand  (ou  le  plus  rapproché   de   la 

soutenir  littéralement,  mais  ce  qui  est  trop  contraire  à  l'esprit  de 
tout  l'enseignement  de  Jésus  pour  être  préféré.  Bia  veut  dire 
d'abord  force,  puis  violence,  '^rj.uzriç  signifie  violent,  mais  aussi 
«  homme  fort  et  courageux  ».  (Comp.  Wilke,  Clavis  N.  Testant . 
ad.  h.  tier&.)  Jésus  fait  allusion  au  courage  moral,  à  l'énergie  qu'il 
faut  déployer  pour  secouer  le  joug,  non  seulement  des  penchants 
vicieux,  mais  aussi  des  traditions,  des  dévotions  étroites,  des  habi- 
tudes d'esprit,  et  entrer  hardiment  dans  le  nouvel  ordre  de  choses. 
Jean  Baptiste,  tout  grand  prophète  qu'il  était,  n'avait  pas  su  se 
dégager  du  passé  autant  qu'il  l'aurait  fallu.  Son  messianisme  était 
trop  grossier;  son  ascétisme,  exagéré  et  infécond. 

'  Tout  ce  passage  fait  partie  des  Logia.  Matth.  XI,  7-15  ;  Luc  VII, 
24-28 . 

2  II  Rois  II,  11. 

3  La  même  identification  de  Jean  Baptiste  et  d'Elie  est  enseignée 
Marc  IX,  11-13  ;  Matth.  XVII,  10-12,  à  trois  apôtres  qui  ne  semblent 
pas  savoir  qu'elle  a  été  déjà  proposée  par  le  Maître.  Cela  tient  à  ce 
que  l'épisode  auquel  cet  enseignement  se  relie  est  emprunté  au 
Prôto-Marc,  tandis  que  la  déclaration  que  nous  commentons  faisait 
partie  des  Logia  réunis  sans  ordre  de  succession  chronologique. 


140  JÉSUS    DE   NAZARETH 

vérité  définitive)  de  tous  les  prophètes,  il  est,  si  l'on 
peut  ainsi  dire,  le  plus  distingué  de  l'ancien  régime, 
mais  ce  régime  a  pris  fin,  une  ère  nouvelle  est  en  train 
de  naître. 

Ému  par  cette  tragédie  qui  terminait  si  cruellement  la 
vie  d'un  prophète,  ayant  lieu  de  penser  qu'il  remplaçait 
désormais  Jean  Baptiste  dans  les  préoccupations  d'An- 
tipas,  Jésus  se  retira  dans  un  lieu  désert  avec  son  cor- 
tège habituels  II  est  impossible  que  cette  catastrophe 
ne  l'ait  pas  amené  à  se  demander  si  un  sort  analogue  ne 
le  menaçait  pas  lui-même  S  et  c'est  peut-être  à  partir  de 
ce  moment  que  son  regard  se  fixa  avec  une  attention 
redoublée  sur  ces  passages  de  l'Ancien  Testament,  où  il 
est  question  des  soufi'rances  et  de  la  mort  des  porteurs 
de  la  vérité,  en  particulier  sur  un  célèbre  fragment  du 
second  Ésaïe  \ 

C'est  là  qu'en  termes  mystérieux,  à  la  fois  plaintifs  et 
prédisant  une  réhabilitation  finale,  le  prophète  parle 
d\m  «  homme  de  douleurs  »,  inconnu,  méprisé,  persé- 
cuté, mais  achetant  au  prix  de  souffrances  patiemment 
supportées  le  glorieux  privilège  de  fonder  le  règne  de  la 
justice  et  de  la  vérité.  C'est  le  «  Serviteur  de  l'Éternel  », 
victime  résignée  du  bien  qu'il  fait  aux  hommes.  Mais  si 
les  pensées  de  Jésus  prirent  dès  lors  une  direction  mélan- 
colique, son  courage  ne  fut  pas  abattu.  Il  renferma  ses 
appréhensions  en  lui-même,  et  attendit  pour  s'en  ouvrir 
à  d'autres  que  de  nouvelles  circonstances  lui  en  fissent 
un  devoir. 

Dans  le  lieu  désert  où  il  s'était  réfugié  pour  prendre 
quelque  repos,  il  fut  rejoint  par  une  multitude  toujours 

'  Marc  VI,  31. 

2  Comp.  Marc  IX,  12-13. 

^  Ésaïe  LUI. 


MORT    UE    JEAN    BAPTISTE  141 

enthousiaste,  dont  l'affluence  était  un  encouragement  à 
poursuivre  son  œuvre.  II  sentait  qu'il  se  devait  plus  que 
jamais  à  cette  foule  travaillée  de  besoins,  d'aspirations, 
de  doutes  et  de  misères,  manquant  de  directeurs  «  comme 
des  brebis  qui  n'auraient  pas  de  berger  '  ».  La  moisson 
était  grande  et  les  travailleurs  peu  nombreux.  C'est  à 
cette  occasion  que  d'après  les  synoptiques  eut  lieu  la 
première  multiplication  des  pains-.  Dans  un  chapitre  pré- 
cédent nous  nous  sommes  suffisamment  expliqué  sur  cet 
incident,  et  nous  n'avons  pas  à  revenir  sur  cette  expli- 
cation. Il  nous  paraît  que  Jésus,  sans  s'attaquer  aucu- 
nement aux  institutions  du  judaïsme,  aimait  à  fortifier 
chez  ceux  qui  s'attroupaient  ainsi  pour  écouter  sa  parole, 
la  conscience  de  l'esprit  nouveau  qu'il  s'efforçait  de 
répandre.  C'était  comme  un  prélude  aux  futures  agapes 
et  bien  conforme  aux  coutumes  juives  qui  rangeaient  les 
repas  pris  en  commun  parmi  les  principaux  signes  de 
toute  association.  Il  faut,  de  plus,  signaler  le  rôle  de 
lieutenants  ou  d'intermédiaires  entre  lui  et  la  multitude 
que  remplirent  dans  la  circonstance  les  quelques  disciples 
dont  il  avait  fait  ses  compagnons  de  chaque  jour,  une 
sorte  de  conseil  privé  dont  nous  n'avons  rien  dit  encore. 
Il  est  temps  de  combler  cette  lacune. 

On  n'a  pas  besoin  de  chercher  bien  loin  les  raisons 
qui  déterminèrent  Jésus  à  s'adjoindre  un  certain  nombre 
de  collaborateurs.  A  peine  avait-il  commencé  son  œuvre 
d'évangélisation  qu'il  s'aperçut  qu'elle  serait  écrasante 
pour  un  seul  homme.  Il  désirait  que  le  mouvement  se 
propageât  vite  en  Galilée.  Il  sentait  bien  qu'il  ne  pouvait 
dans  cette    province  atteindre  le  résultat  décisif,  qui 

1  Marc  VI,  34;  Malth.   IX,  36. 

•2  Marc  VI,  35-44;  Matth.  XIV,  14-21  ;  Luc  IX,  11-17. 


142  ,  JÉSUS    DE   NAZARETH 

n'était  rien  moins  que  la  rénovation  du  peuple  juif  tout 
entier.  Le  bon  grain  devait  germer  dans  une  bonne  terre, 
mais  non  pour  y  rester  enfoui.  Son  intention  était  donc 
de  porter  la  parole  du  Royaume  jusqu'au  centre  même 
du  judaïsme.  Mais  il  aurait  voulu  y  arriver  soutenu  par 
Tassentiment  chaleureux  de  son  pays  natal. 

Parmi  ses  nombreux  partisans  de  Galilée,  il  choisit 
douze  hommes  parmi  ceux  qui  lui  semblaient  les  plus 
aptes  à  se  pénétrer  de  ses  principes  et  à  les  répandre 
autour  d'eux.  Rien  de  sacerdotal  ni  même  de  hiérar- 
chique ne  présida  à  cette  sélection.  Les  apôtres  \  c'est-à- 
dire  les  hommes  de  confiance  envoyés  par  Jésus^  n'avaient 
pas  à  communiquer  d'autre  message  que  le  sien.  Aucun 
privilège  exclusif  ne  leur  était  dévolu.  La  preuve  en  est 
que  la  tradition  évangélique  a  conservé  le  souvenir  quel- 
que peu  vague  de  missions  semblables  à  la  leur,  dont 
Jésus  aurait  chargé  d'autres  disciples,  bien  qu'ils  ne 
fissent  pas  partie  de  leur  collège -.  Dans  une  circonstance 
intéressante,  Jésus  réprime  l'intolérance  de  quelques-uns 
des  siens  qui  auraient  voulu  empêcher  un  inconnu  de 
faire  du  bien  en  son  nom  parce  qu'il  ne  le  suivait  pas 
avec  eux  3,  C'est  par  la  suite  que  le  nom  d'apôtre  devint 
une  sorte  de  titre  ecclésiastique  supérieur,  et  le  collège 
des  Douze  une  sorte  de  conclave.  Paul  et  d'autres  ne 


'  Le  mot  «  apôtre  »  implique  une  nuance  supérieure  à  celle  de 
simple  messager.  Comp.  Matth    X,  40;  Luc  X,  16. 

2  Les  Soixante-dix,  par  exemple,  dont  Luc  fait  mention,  X,  1  suiv. 
Le  chiffre  toutefois  paraît  symbolique  et  ne  doit  probablement  pas 
être  pris  à  la  lettre. 

^  Marc  IX,  38-40  ;  Luc  IX,  49 .  Chasser  les  démons  (ce  qui  com- 
prenait aussi  la  guerre  aux  faux  dieux)  était  décidément  l'ex- 
pression générale  pour  signifier  que  l'on  combattait  pour  le 
Royaume  de  Dieu  en  faisant  reculer  l'empire  du  Diable  et  de  ses 
serviteurs,  l'empire  du  mal  sous  toutes  ses  formes. 


MORT    DE    .IRAN    HAPTISÏË 


143 


craignirent  pourtant  pas  d'assumer  le  nom  et  la  fonction 
en  les  ramenant  l'un  et  l'autre  à  l'idée  simple  de  mission- 
naire et  de  mission.  Quoi  qu'il  en  soit,  du  reste,  de  cette 
question  qui  n'eut  pas  à  se  poser  tant  que  Jésus  vécut,  il 
est  constant  qu'il  aima  à  s'entourer  et  à  se  faire  au  besoin 
représenter  par  un  petit  groupe  de  douze  amis  fidèles 
qu'il  se  plaisait  à  instruire  spécialement  des  Mystères  du 
Royaume  des  cieijx\  c'est-à-dire  qu'il  prenait  un  soin 
particulier  de  les  instruire  dans  la  doctrine  du  Royaume 
pour  qu'ils  pussent  mieux  la  répandre  dans  la  population. 
Les  trois  synoptiques  nous  ont  conservé,  avec  de 
légères  variantes^  la  liste  de  ces  douze, dépositaires  des 
pensées  intimes  de  Jésus. 


Matth.  X,  2-4. 
Simon  dit  Pierre.    . 

André,  son  frère  .    . 
Jacques. t     fils  de 
Jean  .    .fZébédée.  . 

Philippe 

Bartholomé 

Thomas 

Matthieu  le  péager  . 
Jacques,  fils  d'Alphée 
Lebbée,  dit  Thaddée. 
Simon  le  Cananéen. 
Judas  Iskariot ,  le 
traître 


Marc  111,  16-19.  Luc  VI,  14-16. 

Simon  qu'il  surnomma  Simon  qu'il  nomma 

Pierre aussi  Pierre. 

Jacques{fils  de  Zébédée  André,  son  frère. 

Jean.   .(Boanerges  Jacques. 

André Jean.              • 

Philippe Philippe. 

Bartholomé Bartholomé. 

Matthieu Matthieu. 

Thomas Thomas. 

Jacques,  fils  d'Alphée.  Jacques, fils  d'Alphée 

Thaddée.    ......  Simon,  dit  le  Zélote. 

Simonie  Cananéen.  .  Judas,  fils  de  Jacques 

Judas     Iskariot,    trai-  Judas  Iskariot,  deve- 

tre nu  traître. 


*  Ce  qu'étaient  ces  mystères,  c'était  simplement  les  interpréta- 
tions afférentes  aux  paraboles  (Matth.  XIII,  H  ;  Marc  IV,  11  ; 
Luc  VIII,  10).  Le  mystère,  dans  le  langage  du  Nouveau  Testament 
et  dans  celui  de  l'antiquité  en  général,  n'est  nullement  comme  de 
nos  jours  une  doctrine  ou  un  fait  incompréhensible,  mais  au  con- 
traire l'explication  ou  la  formule  explicative  de  ce  qui  était 
d'abord  incompris. 


144  JÉSUS    DE    NAZARETH 

La  comparaison  des  trois  listes  dénote  un  accord  par- 
fait sur  la  majorité  des  noms,  les  interversions  n'ayant 
pas  de  sérieuse  importance.  C'est  vers  la  fln  qu'on  peut 
signaler  une  différence  notable.  Le  Thaddée  de  Matthieu 
et  de  Marc  ne  se  retrouve  pas  chez  Luc,  ni  le  Judas  flls 
de  Jacques  chez  les  deux  premiers:  C'est  ce  qui  achève 
de  démontrer  qu'il  ne  saurait  être  question  d'une  de  ces 
nomenclatures  officielles,  stéréotypées,  où  chaque  nom 
est  rigoureusement  à  sa  place  et  ne  la  céderait  à  aucun 
autre.  11  est  fort  possible  que,  vu  l'élasticité  primitive 
de  ridée  d'apôtre,  quelques  variantes  se  soient  glissées 
dans  les  paradoses  qui  énuméraient  leurs  noms. 

Il  semble  que  l'intention,  chez  Marc  surtout,  soit  de  les 
classer  par  ordre  d'importance.  Marc  sépare  Simon- 
Pierre  de  son  frère  André  pour  intercaler  entre  eux  les 
noms  des  deux  zébédaïdes,  Jacques  et  Jean,  et  ne  men- 
tionne André  qu'après  eux.  De  fait^  Simon-Pierre, 
Jacques  et  Jean  sont  les  seuls  qui  aient  laissé  des  traces 
durables  dans  les  souvenirs  authentiques  de  la  première 
Église*.  On  ne  peut  même  se  défendre  de  quelque  sur- 
prise en  constatant  l'ignorance  absolue  où  nous  sommes 
de  ce  que  devinrent  et  de  ce  que  firent  après  la  mort  de 
Jésus  la  plupart  de  ces  compagnons  immédiats  de  sa  vie 
publique.  Matthieu  fait  exception  uniquement  parce 
qu'une  vieille  tradition  le  désigne  comme  le  premier  qui 
ait  réuni  dans  un  écrit  spécial  les  Logia  ou  enseigne- 
ments aphoristiques  du  Maître.  Le  Philippe  dont  il  est 
question  Act.  VIII  est  un  des  premiers  diacres  et  non 


'  Il  est  presque  inutile  de  rappeler  que  les  compilations  connues 
sous  le  nom  dCActa  apocrypha  des  apôtres  sont  sans  aucune  valeur 
pour  l'historien.  Tischendorf  et  Lipsius  ont  publié  de  bonnes  édi- 
tions critiques  de  ces  Acta. 


MOUT    OE    .IFAX    lîAI'TISTE  lA'.} 

l'apôtre  de  ce  nom'.  Nous  ne  savons  rien  ni  de  ce 
dernier  ni  des  autres,  excepté  de  Judas  l'homnie  de 
Kariotli-,  nommé  en  dernier  lieu.  11  faut  avoir  renoncé 
à  tout  sentiment  de  la  vraisemblance  historique,  disons- 
le  tout  de  suite,  pour  s'imaginer  que  Jésus,  en  adjoi- 
gnant Judas  au  groupe  de  ses  amis  les  plus  chers,  savait 
qu'il  introduisait  un  traître  dans  son  intimité. 

Le  plus  actif  et  le  plus  remarquable  des  Douze  fut  sans 
contredit  Simon,  surnommé  Céphas,  ou  pierre,  rocher, 
par  quelque  assimilation  dont  le  sens  n'est  pas  très  clair. 
Car  tout  ce  que  nous  savons  de  lui  dénote  un  caractère 
qui  brille  par  autre  chose  que  par  la  fermeté  inébran- 
lable. Un  trait  toutefois  chez  lui  demeura  invariable  :  ce 
fut  plus  qu'une  admiration  attendrie,  plus  que  de  la 
fidélité,  ce  fut  l'amour  passionné  de  celui  qui  l'avait 
enlevé  à  sa  barque  et  à  ses  filets,  à  qui  toute  son  àme 
appartenait.  Nature  primesautière,  impressionnable,  ex- 
pansive,  si  ce  ne  fut  pas  une  grande  intelligence,  ce  fut  un 
grand  cœur.  G'estlui  qui,  presque  toujours,  devance  les 
autres  en  actes  et  en  paroles,  qui  se  fait  leur  organe, 
qui  se  montre  le  plus  affectueux,  le  plus  prompt  à  s'expo- 
ser, le  plus  sensible  à  la  supériorité  personnelle  de 
Jésus.  Il  est  vrai  que,  d'après  une  tradition  très  plau- 
sible, ce  que  nous  considérons  comme  l'ossature  de 
l'histoire  synoptique,  c'est-à-dire  le  récit  du  Proto-Marc, 
remonte  à  lui  comme  à  sa  source  première.  Par  conséquent 
il  est  naturel  que  sa  personne  remplisse  un  rôle  préémi- 
nent dans  un  récit  dont  ses  prédications  apostoliques 
auraient  fourni  presque  tous  les  éléments.  Mais  ce  genre 
de  primauté  lui  est  reconnu  aussi  par  d'autres  sources, 

'Comp.  Act.  VIII,  1   et  5. 

2  Karioth  ou  Kérioth  était  une  localité  de  la  Judée  proprement 
dite.   Comp.  Josué  XV,  25. 

JÉSUS   DE  NAZAR.   —   II  10 


446  JÉSUS    DE   NAZARETH 

par  les  Actes,  par  Paul,  par  les  premiers  documents  de 
la  littérature  chrétienne,  et  même,  en  un  sens  particulier, 
par  le  quatrième  évangile  qui  laisse  bien  entendre  que 
Jean  était  plus  avant  encore  dans  l'affection  et  la  con- 
fiance de  Jésus,  mais  qui  met  aussi  Pierre  sur  le  premier 
plan  comme  le  plus  empressé  dans  l'action  démonstra- 
tive ^  Plus  tard  c'est  lui  que  nous  voyons  à  la  tête  des 
Douze  et  de  la  communauté  de  Jérusalem  avant  que 
Jacques,  frère  de  Jésus,  en  soit  devenu  le  chef  en  quelque 
sorte  dynastique.  Mais  c'est  lui  qui  garda  la  principale 
autorité  chez  les  judéo-chrétiens  modérés,  disposés  à 
faire  d'importantes  concessions  aux  payens  convertis. 
Gomme  cette  dernière  tendance  est  aussi  celle  à  laquelle 
appartient  le  premier  évangliste,  il  n'est  pas  étonnant 
que  dans  son  livre,  plus  encore  que  dans  celui  de  Marc, 
Pierre  soit  distingué  au  milieu  des  apôtres  comme  un 
primus  inter  pares  -. 

Mais  on  ne  saurait  trop  insister  sur  le  fait  que  cette 
primauté  est  uniquement  d'ordre  moral,  l'effet  d'un 
caractère  plus  prompt  à  la  décision,  plus  chaleureux 
dans  l'expression,  et  qu'elle  n'a  rien  de  hiérarchique. 
Jésus  est  sur  ce  point  d'une  véritable  intransigeance.  Il 
ne  reconnaît  aucune  autre  différence  de  rang  dans  le 
Royaume  que  celle  qui  provient  du  dévouement  plus  ou 
moins  entier  que  l'on  met  au  service  des  autres  ^ 

Jacques  et  Jean,  «  les  Boanerges  »  ou  «  fils  du  ton- 
nerre »  doivent  sans  doute  ce  surnom  à  quelque  chose 
d'impétueux,  d'absolu  dans  leurs  résolutions  et  peut-être 
aussi  dans  leur  genre  d'éloquence,  dont  malheureusement 
nous  ne  possédons  aucun  spécimen.  Jésus  dut  leur  re- 

'  Comp.  Jean  VI,  68-69  ;  XIII,  6,  36  ;  XVIII,  10,  15  ;  XX,  6  ;  XXI,  7. 

2  Matth.  X,  2  ;  XVI,  16-19. 

3  Marc  IX,  33-35  ;  X,  35-45  ;  Matth.  XX,  20-28. 


MORT    DE   JEAN    BAPTISTE  147 

procher  l'esprit  d'intolérance  vindicative  dont  ils  firent 
preuve  un  jour  qu'ils  se  trouvaient  avec  lui  dans  une 
bourgade  samaritaine.  Ils  auraient  voulu  que  le  feu  du 
ciel  la  consumât,  parce  que  ses  habitants  avaient  refusé 
de  donner  l'hospitalité  à  Jésus  et  à  sa  suite  K  Une  autre 
fois  il  dut  réprimer  leurs  ambitions  personnelles.  Ils 
auraient  voulu  être  les  premiers  après  lui  dans  son  futur 
Royaume  -  !  Mais  ils  lui  restèrent  absolument  fidèles. 
Jacques  mourut  martyr  sous  Hérode  Agrippa  I  vers 
l'an  43  %  et  très  probablement  son  frère  Jean  fut  victime 
des  fureurs  populaires  qui  firent  explosion  à  Jérusalem 
lors  de  la  révolte  contre  les  Romains  en  66.  Cette  tra- 
dition, négligée  en  faveur  d'une  autre  plus  goûtée  \ 
paraît  confirmée  par  un  passage  très  singulier  de  l'Apo- 
calypse ^  elle  est  conforme  à  ce  que  nous  lisons  Marc  X, 
39,  et  par  conséquent  l'extrême  longévité  de  l'apôtre 
Jean  mourant  plus  que  centenaire  à  Éphèse  doit  être 
renvoyée  dans  la  catégorie  de  la  légende,  à  moins  qu'elle 
ne  soit  le  résultat  d'une  confusion  entre  les  deux  homo- 
nymes, l'apôtre  Jean  et  le  presbytre  Jean. —  Des  autres 
nous  ne  savons  rien. 

Jésus  n'avait  aucune  raison  de  les  choisir  parmi  les 
docteurs  ou  les  notables,  à  supposer  qu'il  en  eût  trouvé 
de  disposés  à  se  joindre  à  lui  pour  se  consacrer  à  l'évan- 
gélisation.  Comme  lui,  ses  apôtres  sortaient  des  rangs 
du  petit  peuple  et  devaient  suppléer  par  leur  valeur 
morale  et  Tardeur  communicative  de  leur  foi  à  ce  qui 
leur  manquait  en  fait  d'instruction  et  de  connaissance 

•   Luc  IX,  54-56. 

2  Matth.  XX,  20-28  ;  Marc  X,  35-45. 

'  Act.  XII,  1-2. 

^  V.  Vol.  I,  p.  354,  n. 

«  XI,  3  suiv. 


148  JÉSUS    DE    NAZARETH 

du  monde.  Le  péager  Matthieu  paraît  avoir  été  le  plus 
lettré  du  collège  apostolique,  et  si,  comme  tout  porte  à 
le  croire,  il  est  le  rédacteur  de  la  collection  primitive 
des  Logia,  on  ne  peut  lui  refuser  le  mérite  d'avoir  bien 
rendu  l'accent  personnel  et  pénétrant  du  Maître  ;  car,  à 
quelques  nuances  près,  nous  retrouvons  ce  timbre  très 
particulier  dans  les  autres  sources  de  l'histoire  évangé- 
lique.  Le  temps  que  les  Douze  passèrent  dans  l'inti- 
mité d'un  tel  instructeur  dut  être  certainement  marqué 
par  le  développement  de  leurs  aptitudes  natives.  Mais, 
il  faut  le  reconnaître,  les  plus  distingués  des  apôtres 
restèrent  bien  au-dessous  de  Jésus.  Ils  ne  semblent  pas 
avoir  jamais  saisi  toute  la  valeur  des  principes  de  reli- 
gion qu'il  leur  avait  inculqués.  Sans  l'énergique  initia- 
tive de  Paul,  supérieur  aux  Douze,  mais  bien  loin  de 
l'admirable  simplicité  doctrinale  de  Jésus^  et  le  concours 
de  quelques  autres^  l'Évangile  se  fût^  selon  toute  appa- 
rence, enlisé  dans  les  sables  d'un  judaïsme  inconséquent, 
sans  avenir.  Mais  ces  réflexions  concernent  une  tout 
autre  époque  de  l'histoire  chrétienne  que  celle  dont  nous 
nous  occupons  et,  dans  tous  les  cas^  il  ne  faut  pas  con- 
tester aux  Douze  l'honneur  d'avoir  héroïquement  sauvé 
une  cause  qui  semblait  écrasée  avec  celui  qui  leur  en 
avait  confié  le  précieux  dépôt. 

D'après  les  sj^noptiques  Jésus,  de  son  vivant,  aurait 
déjà,  comme  à  titre  d'essai,  chargé  les  Douze  d'une 
mission  temporaire  dans  le  pays  juif  ^  Les  instructions 

1  Matth.  X,  5-42;  Marc  VI,  7-13;  Luc  IX,  1-6.  Le  parallélisme 
avec  Matthieu  se  complète  chez  Luc  par  les  instructions  données 
aux  Soixante-dix  (X,  1-12).  C'est  donc  un  même  groupe  de  Logia 
que  le  troisième  évangéliste  a  séparé  en  deux  fragments  pour  faire 
leur  part  à  ces  70  envoyés  dont  il  parle  seul.  Ce  chiffre  est  un  peu 
suspect,  parce  qu'il  cadre  trop  bien  avec  le  nombre  auquel  la  tra- 
dition juive  ramenait  l'ensemble  des  nations,  d'après  une  interpré- 


MORT    DE   JEAN    BAl'TISTE  1 4'J 

qu'il  leur  aurait  données  en  cette  occasion  forment  un 
des  groupes  des  Logia  de  Matthieu  (ch.  X).  Mais,  en  les 
lisant,  on  s'aperçoit  bientôt  qu'elles  dépassent  le  temps 
et  la  situation  qui  leur  sont  assignés  par  le  cadre  où 
elles  sont  insérées.  La  personne  de  Jésus  comme  objet 
principal  de  la  foi  (vv.  32,  33,  37,  42)  est  mise  sur  le 
premier  plan  d'une  manière  qui  ne  sera  compréhensible 
quelorsque  ses  apôtres  aurontreconnu  qu'il  est  le  Christ, 
ce  qui  n'a  pas  encore  eu  lieu.  Au  moment  où  nous 
sommes,  il  ne  peut  encore  être  question  de  persécutions, 
de  comparutions  devant  les  procurateurs  et  les  rois,  ni 
de  luttes  meurtrières  entre  les  membres  d'une  même 
famille,  ni  de  la  haine  générale  dont  les  apôtres  de 
l'Évangile  auront  à  souffrir  ^  Ces  notes  sombres  doivent 
être  reportées  à  la  fin  de  la  carrière  de  Jésus  quand  il 
était  agité  lui-même  des  plus  noirs  pressentiments.  Ce 
groupe  d'enseignements  contient  donc  bien  plutôt  ce 
qu'on  peut  appeler  les  Instructions  apostoliques  générales 
d'après  le  collecteur  des  Logia  que  celles  qui  furent  don- 
nées aux  Douze  à  l'occasion  de  la  mission  de  courte 
durée  où  ils  ne  firent  que  répéter  le  thème  premier  dont 


tation  complaisante  de  Gen.  X.  C'est  comme  si  Jésus  eût  voulu  pré- 
luder à  la  grande  mission  universelle  ou  la  sanctionner  d'avance. 
Ce  détail  est  donc  en  rapport  avec  les  discussions  de  la  période 
apostolique  et  non  avec  l'époque  de  Jésus.  Le  plus  simple  est  de 
supposer  qu'en  effet  d'autres  que  les  Dûuze  purent  être  chargés  par 
lui  d'un  mandat  temporaire  analogue  au  leur,  sans  qu'il  faille 
insister  sur  le  chiffre  tendancieux  du  troisième  évangéliste. 

'  W.  16-n,  21-22,  34-35.  Il  est  difficile  aussi  de  penser  que  l'ex- 
pression î  se  charger  de  sa  croix  »  v.  38  ait  été  employée  avant  la 
crucifixion  dont  les  disciples  de  Jésus  n'avaient  alors  aucune  idée. 
Comp.  Matth.  XVI,  21. 

^  Si  tant  est  que  cette  énumération  de  guérisons  ne  doive  pas; 
être  prise  dans  un  sens  moral  comme  ce  fut  certainement  le  cas- 
iers de  la  réponse  de  Jésus  aux  envoyés  de  Jean  Baptiste. 


150  JÉSUS   DE   NAZARETH 

Jésus  lui-même  était  parti.  Le  Royaume  de  Dieu  arrive, 
il  est  proche  !  Ils  devaient  aussi  combattre  l'empire  du 
mal  en  guérissant  les  malades  et  en  expulsant  les  dé- 
mons ^  Quand  ils  reviennent  auprès  de  Jésus  ^  et  qu'ils 
lui  rendent  compte  de  leur  mission,  il  n'est  fait  aucune 
mention  des  dangers  qu'ils  auraient  courus  ni  des  trou- 
bles que  leur  arrivée  aurait  suscités  dans  les  familles 
visitées  par  eux. 

Rien  toutefois  ne  nous  empêche  d'examiner  l'esprit 
général  de  ces  instructions,  en  nous  rappelant  seule- 
ment qu'elles  furent  rédigées  dans  un  temps  où  les  cir- 
constances étaient  bien  différentes  et  que  les  préoccu- 
pations du  rédacteur  n'ont  pu  demeurer  sans  influence 
sur  la  rédaction. 

On  est  tout  d'abord  frappé  du  caractère  très  simple, 
sans  aucun  apparat,  nous  dirions  aujourd'hui  très  démo- 
cratique, de  la  mission  telle  que  Jésus  la  comprend.  H 
craint  visiblement  qu'on  ne  puisse  soupçonner  ses  mis- 
sionnaires de  calculs  intéressés  ^  C'est  ce  qui  dicte  ces 
conseils  donnés  sous  forme  symbolique  et  même  para- 
doxale en  des  termes  qui  ne  sont  pas  identiques  dans 
les  trois  évangiles,  mais  qui  tournent  autour  de  la  même 

1  Marc  VI,  30. 

2  C'est  la  même  préoccupation  qui  inspire  les  précautions  plus 
minutieuses  encore  recommandées  par  le  curieux  et  très  ancien 
document  intitulé  Didaché  ou  Enseignement  des  apôtres  publié  en 
1883  à  Constantinople  par  M.  Bryennios.  Ce  petit  livre  est  un  résumé 
de  morale,  de  discipline  et  de  liturgie  ecclésiastique  remontant  à  la 
fin  du  premier  ou  au  commencement  du  second  siècle.  On  y  voit  que 
le  nom  d'apôtre  désignait  encore  ceux  que  nous  appellerions  sim- 
plement missionnaires  itinérants  (XI,  2).  Mais  on  y  voit  aussi  qu'il  y 
avait  lieu  de  se  précautionner  contre  les  coureurs  chez  qui  les  pro- 
grès de  la  foi  chrétienne  avaient  excité  le  désir  d'exercer  un  métier 
lucratif  en  se  faisant  héberger  et  rétribuer  par  les  fidèles  des  com- 
munautés qu'ils  visitaient  sans  se  fixer  nulle  part. 


MOKT    DE    JEAN    BAPTISTE  151 

idée.  «  Ce  que  vous  avez  reçu  gratuitement,  vous  le 
«  donnerez  gratuitement.  Vous  ne  prendrez  ni  or,  ni 
«  argent,  ni  monnaie,  ni  sac  de  voyage,  ni  deux 
«  tuniques,  ni  même  de  bâton  pour  la  route  (Marc  VI,  8: 
u  Vous  ne  prendrez  qu'un  bâton),  ni  même  de  sandales 
«  (Marc  :  Vous  chausserez  simplement  des  sandales).  » 
Vous  accepterez  les  aliments  que  vous  offriront  vos 
hôtes,  car  celui  qui  travaille  a  droit  à  sa  nourriture. 
Vous  aurez  soin  de  ne  demander  l'hospitalité  qu'à  des 
gens  honorables.  Votre  paix  entrera  chez  eux  avec  vous 
et  votre  salut  ^  Si  l'on  vous  écoute,  restez-y  quelque 
temps  ;  sinon,  partez  «  en  secouant  la  poussière  de  vos 
pieds  »,  acte  symbolique  dont  le  sens  était  qu'on  ne 
voulait  rien  emporter  de  la  maison  réfractaire,  pas  même 
la  poussière,  mais  aussi  qu'on  ne  devait  se  livrer  à 
aucune  violence  d'action  ou  de  parole  ^ 

A  partir  de  là  se  déroulent  des  avertissements  qui 
dénotent,  nous  le  répétons,  une  situation  beaucoup 
moins  paisible  que  celle  qui  vit  s'effectuer  ce  premier 
essai  de  mission  apostolique.  Ils  sont  envoyés  comme 
des  brebis  au  milieu  des  loups.  Point  d'imprudence,  cou- 
rageuse peut-être,  mais  théâtrale,  plus  nuisible  qu'utile 
à  leur  cause.  «  Unissez  la  prudence  du  serpent  à  la  sim- 
«  plicité  de  la  colombe.  Quand  on  vous  persécutera 
((  dans  une  ville,  rendez-vous  dans  une  autre.  »  Atten- 

^  Schalom  laquem,  pax  vobiscum,  «  que  la  paix  soit  avec  vous  »,  la 
salutation  orientale,  d'où  est  venu  notre  mot  pris  en  mauvaise  part 
salamalec . 

2  On  peut  se  demander  si  la  malédiction  pire  que  celle  qui  frappa 
Sodome  et  Gomorrhe  (Matth.  X,  15),  qui  contraste  si  fort  avec  la 
mansuétude  des  instructions  qui  précèdent,  ne  trahit  pas  l'arrière- 
pensée  qui  devait  plus  tard  animer  un  apôtre  engagé  dans  une  lutte 
ardente.  Il  devait  rendre  attentifs  aux  conséquences  de  leur  fin  de 
non-recevoir  ceux  auxquels  il  s'adressait  et  qui  refusaient  de  l'écouter. 


152  JÉSUS    DE    NAZARETH 

dez-vous  du  reste  à  être  persécutés,  livrés  aux  tribu- 
naux, traduits  devant  des  gouverneurs  (comme  les 
procurateurs  siégeant  à  Jérusalem)  et  des  rois  (comme 
les  Hérodes).  Ne  vous  troublez  pas  à  l'idée  que  vous  ne 
sauriez  parler  comme  il  convient  devant  ces  redoutables 
personnages.  L'esprit  de  votre  Père  céleste  parlera  par 
votre  bouche  K  Vous  serez  traités  comme  votre  Maître  l'a 
été  ;  c'est  à  quoi  tout  vrai  disciple  doit  être  préparé.  On 
a  fait  de  moi  un  suppôt  de  Satan,  on  le  fera  de  vous  plus 
facilement  encore.  Mais  pas  de  crainte.  Ils  ne  pourront 
tuer  que  vos  corps,  l'àme  est  à  Dieu  qui  sait  tout,  jus- 
qu'au nombre  des  cheveux  de  votre  tête.  Je  renierai 
devant  mon  Père  céleste  celui  qui  par  peur  ou  calcul 
m'aura  renié  devant  les  hommes.  Hélas  !  j'aurais  voulu 
apporter  la  paix  sur  la  terre,  et  en  réalité  j'y  sème  la 
guerre'-.  Les  familles  elles-mêmes  seront  divisées  à 
cause  de  moi.  Mais  celui  qui  aime  son  père  et  sa  mère 
plus  que  moi  n'est  pas  digne  de  moi.  Celui  qui  ne  sait 
pas  me  suivre  en  se  chargeant  de  sa  croix  n'est  pas 
digne  de  moi.  C'est  à  vouloir  conserver  sa  vie  qu'on  la 
perd  ;  c'est  en  la  perdant  à  cause  de  Qioi  qu'on  la  re- 
trouve. » 

On  sera  frappé  de  l'importance  extrême,  delà  place  de 
premier  rang,  que  dans  ces  dernières  instructions  Jésus 
attribue  à  sa  propre  personne.  Ceci. est^  disons-nous,  un 

^  C'est-à-dire,  et  cela  revient  au  même,  que  la  fermeté  de  vos  con- 
victions, votre  désintéressement,  votre  foi  profonde  vous  suggéreront 
de  belles  et  fortes  réponses.  C'est  un  phénomène  fréquent  dans  les 
annales  des  grands  persécutés  qui  ont  laissé  tant  de  mots  histo- 
riques. Pierre,  Paul,  nombre  de  martyrs  chrétiens,  Jeanne  d'Arc, 
Jean  Huss,  Luther  à  Worms  etc.,  peuvent  être  cités  en  exemples. 

^  On  remarquera  le  sens  de  douloureux  regret  de  cette  parole  prise 
si  souvent  pour  la  déclaration  d'un  but  voulu,  intentionnel.  Le 
.contexte  n'en  permet  pas  d'autre. 


MOHT    DE    JEAN    liAlTlSTIJ  1  oi} 

signe  de  leur  origine  plus  tardive  que  le  moment  de 
l'histoire  évangélique  où  nous  sommes  encore.  C'est  peu 
à  peu,  poussé  par  les  circonstances,  que  Jésus  fut  amené 
à  se  solidariser  avec  la  cause  qu'il  personnifiait.  Nous 
allons  voir  bientôt  que,  vers  ce  même  temps  où  l'enca- 
drement du  premier  évangile  le  représente  émettant  ces 
maximes  pour  l'instruction  de  ses  apôtres,  il  admettait 
très  clairement  le  caractère  véniel  de  l'opposition  qui  lui 
était  faite  de  bonne  foi,  par  ignorance  ou  préjugé,  pourvu 
qu'on  ne  fît  pas  opposition  «  au  Saint-Esprit  »,  à  l'évi- 
dence morale  qui  a  Dieu  pour  source  vivante,  et  à  son 
action  sur  lame  qu'elle  sollicite  au  bien.  Lorsque  l'apôtre 
Matthieu  rédigea  les  Logia,  tout  se  concentrait  autour 
de  lui  sur  la  question  de  savoir  si  Jésus  était  le  Christ  ou 
bien  un  prétendant  illégitime  à  ce  titre  suprême.  Ses 
disciples  et  ses  adversaires  ne  distinguaient  plus  entre 
la  foi  de  Jésus  et  la  foi  en  Jésus.  Celle-ci  impliquait  la 
première  et  se  sacrifier  pour  le  nom  ou  la  personne  de 
Jésus  revenait  au  même  que  donner  sa  vie  pour  la  vérité 
qu'il  avait  incarnée.  De  là  ces  fortes  expressions  qui  ont 
pu  être  authentiques  à  un  moment  donné,  mais  posté- 
rieur à  la  date  où  nous  sommes.  «  Celui  qui  aime  son 
pçre  et  sa  mère  plus  que  moi  n'est  pas  digne  de  moi  M 
Elles  se  justifient  dans  la  mesure  où  l'on  voit  en  Jésus 
la  personnification  de  la  vérité  en  soi  et  du  bien  idéal.  Il 
est  évident  en  effet  que,  malgré  le  caractère  élevé  des 
devoirs  qui  nous  obligent  envers  nos  parents,  il  est  des 

^  Luc  pousse  le  paradoxe  dans  le  passage  parallèle  XIV,  26,  jusqu'à 
employer  l'expression  de  «  haïr  son  père,  sa  mère,  tous  les  siens,  sa 
propre  vie  »,  c'est-à-dire  s'exposer  par  son  entier  dévouement  à  la 
plus  sainte  des  causes  au  reproche  de  ne  pas  les  aimer  et  d'agir 
comme  si  on  les  haïssait.  Ceux  qui  veulent  entendre  ces  paroles  dans 
leur  sens  absolu  n'ont  pas  étudié  la  morale  de  Jésus. 


154  JÉSUS   DE  NAZARETH 

heures  où  une  loi  plus  haute  encore,  au  nom  du  patrio- 
tisme, de  l'humanité  ou  de  la  vérité,  nous  ordonne  de 
passer  outre  à  ce  que  les  liens  de  la  famille  eussent  com- 
mandé en  temps  ordinaire.  C'est  une  loi  pénible,  austère, 
mais  qui  révèle  son  existence  et  sa  beauté  dans  les  plus 
sublimes  dévouements  de  l'histoire,  y  compris  le  dévoue- 
ment de  Jésus  lui-même,  le  grand  martyr.  Que  fût-il 
advenu  s'il  avait,  par  excès  de  piété  filiale,  suivi  l'in- 
jonction de  la  pauvre  Marie  et  de  ses  autres  fils  en  se 
confinant  dans  l'obscurité  du  village  natal  et  en  renon- 
çant à  sa  haute  mission?  D'autre  part,  la  légitimité  du 
sacrifice  se  reconnaît  à  sa  générosité.  Elle  est  nulle  si  le 
sacrifice  est  le  résultat  d'un  calcul  égoïste  du  sacrifiant, 
s'imaginant  qu'il  achète  cher,  mais  sûrement,  son  salut. 
Et  comme  la  note  attendrie  fait  rarement  défaut  aux 
enseignements  les  plus  sévères  de  l'Évangile,  le  tout  se 
termine  par  cette  déclaration  recueillie  aussi  par  le 
Proto-Marc^  :  «Et  celui  qui  vous  donnera  un  verre  d'eau 
((  fraîche  parce  que  vous  êtes  disciples  du  Christ  2,  je  vous 
«  dis  en  vérité  qu'il  ne  perdra  pas  sa  récompense.  » 
Cela  veut  dire  que  le  plus  minime  mouvement  de  com- 
passion porte  son  fruit.  La  récompense,  c'est  que  le  sen- 
timent d'avoir  fait  quelque  bien  à  un  autre  procure  une 

^  Marc  IX,  41.  Le  vei'set  Matth.  X,  41  est  très  obscur,  mais  semble 
revenir  à  ceci  que  ceux  qui  reçoivent  le  messager  de  paix  avec  des 
dispositions  bienveillantes,  qui  écoutent  ce  qu'il  leur  dit  comme 
prophète  ou  comme  juste  (homme  de  bien),  se  pénètrent  de  son 
esprit  et  deviennent  comme  lui  prophètes  et  justes. 

2  La  parabole  du  bon  Samaritain  et  l'enseignement  émis  Matth. 
XXV,  34-40  expliquent  et  élargissent  ce  qui  semble  un  peu  étroit 
dans  le  motif  indiqué.  Le  Fils  de  l'homme  est  en  tout  homme  souf- 
frant que  les  miséricordieux  de  tout  nom  et  de  toute  nation  se- 
courent sans  savoir  que  c'est  au  Fils  de  l'homme,  à  l'homme  en  soi, 
qu'ils  font  le  bien  en  leur  pouvoir.  V.  plus  loin  au  ch.  I  de  la  seconde 
Partie. 


MORT    DE   JEAN    BAPTISTE  135 

joie  qui  provoque  le  désir  de  recommencer  et  de  la 
savourer  plus  grande  encore  en  des  actes  plus  impor- 
tants que  le  don  d'un  simple  verre  d'eau.  Alors  on 
s'élève  à  la  conscience  claire  de  cette  vérité,  digne  du 
cœur  de  Jésus  et  qu'il  a  exprimée  dans  une  parole  incon- 
nue de  nos  évangiles,  mais  reproduite  au  livre  des 
Actes  ^  :  «  Il  y  a  plus  de  bonheur  à  donner  qu'à  recevoir.  » 
On  voit  donc  se  dégager  l'idée  que  Jésus  se  faisait  de 
l'apostolat  en  tenant  compte,  autant  que  faire  se  peut, 
des  conditions  dans  lesquelles  vivait  le  rédacteur  des 
sentences  réunies  sous  le  nom  à! Instructions  aux  apô- 
tres'^. Ce  n'est  guère  que  dans  la  première  partie  qu'elles 
sont  en  harmonie  de  situation  avec  la  période  gali- 
léenne  ^  Le  reste  se  compose  de  souvenirs  rattachés 
aux  derniers  temps  de  la  vie  du  Maître,  et  a  dû  fatale- 
ment subir  l'empreinte  des  difficultés,  des  dangers  et 
des  besoins  auxquels  il  fallait  parer  une  trentaine  d'an- 
nées après  sa  mort.  Mais  on  reconnaît  aisément  que  les 
qualités  essentielles  du  véritable  apôtre,  le  désintéres- 
sement, la  douceur,  la  prudence,  la  droiture,  l'intrépi- 
dité dans  le  danger,  la  confiance  en  Dieu,  le  dévouement 
poussé  jusqu'à  l'abnégation  n'ont  pas  changé.  Gomme 
marque  de  la  haute  antiquité  de  la  première  partie,  nous 
relevons  le  fait  que  le  collecteur  des  Logia  considère 
encore  la  mission  des  Douze  comme  limitée  au  peuple 
juif^ 

C'est  vers  le  même  temps  que  d'après  Marc  %  Hérode 
Antipas  commença  à  s'inquiéter  de  ce  nouveau  prédica- 

1  XX,  35. 

2  Matth.  X,  5;  XI,  1. 

3  Matth.  X,  0-15. 
*  Matth.  X,  3. 

s  VI,  14-16. 


156  JÉSUS    DE    NAZARETH 

teur  du  Royaume  de  Dieu  que  le  supplice  de  Jean  Bap- 
tiste n'avait  pas  intimidé.  De  nouveau  se  manifestait 
tout  un  mouvement  populaire  dont  il  était  le  centre  et 
rinspirateur.  L'agitation  était  sans  signification  poli- 
tique;, semblait-il,  et  Hérodias  n'était  pas  attaquée.  Mais 
le  ferment  se  propageait  dans  sa  propre  télrarchie,  aux 
portes  de  sa  résidence  de  Tibériade,  et  il  lui  était  sus- 
pect parce  qu'il  n'en  comprenait  ni  le  sens  ni  le  but. 
Cet  épisode  démontre  bien  que  Jésus  n'avait  encore  ni 
reçu  ni  assumé  le  titre  de  Christ.  Car,  dans  l'opinion 
commune,  ce  titre  avait  immédiatement  sa  portée  poli- 
tique et  les  HérodeS;,  pour  savoir  ce  qu'il  signifiait, 
connaissaient  d'assez  près  le  judaïsme.  Ce  qui  frappa 
surtout  cet  esprit  borné,  ce  fut  le  bruit  des  miracles 
que  la  renommée  attribuait  à  Jésus.  Sa  conscience  timo- 
rée lui  suggéra  une  idée  bizarre.  Il  s'imagina  que  le 
nouveau  prédicateur  n'était  autre  que  Jean  Baptiste  res- 
suscité des  morts.  «  C'est  pour  cela  »,  se  disait-il,  «  que 
«  les  puissances  (surnaturelles)  déploient  en  lui  leur. 
»  énergie.  »  C'était  en  effet  une  superstition  assez  répan- 
due qu'un  ressuscité  était  en  possession  de  pouvoirs 
surhumains  rapportés  du  mystérieux  séjour  d'où  un 
premier  miracle  l'avait  fait  sortir.  EtAntipas  avait  peur. 
Car  si  le  Baptiste  voulait  se  venger  en  usant  de  son 
pouvoir  contre  son  assassin,  quelle  résistance  pourrait-il 
opposer  à  ce  terrible  revenant?  Son  entourage  cherchait 
en  vain  à  le  rassurer.  On  lui  disait  en  s'autorisant  d'opi- 
nions qui  circulaient  aussi  que  ce  Jésus  était  le  prophète 
Élie,  ce  qui  ne  devait  pas  trop  le  calmer;  car  ÉUe  était 
aussi  un  fameux  thaumaturge,  l'histoire  sainte  en  témoi- 
gnait, il  n'était  pas  tendre  pour  les  rois  infidèles  et 
despotes,  et  s'il  était  revenu,  c'est  que  le  Messie  allait 
bientôt  paraître.  D'autres,  mieux  renseignés,  lui  disaient 


MtiHT    ItlC    JEAN    lîAI'TISÏE  lu7 

que  c'était  un  prophète  comme  tant  d'autres.  Mais 
Antipas  s'opiniàtrait.  ^  Non  »,  persistait-il  à  dire,  «  c'est 
«  ce  Jean  que  j'ai  fait  décapiter,  c'est  lui  qLii  est  res- 
((  suscité!  » 

C'est  ce  qui  très  probablement  explique  la  lenteur  qu'il 
mit  à  ordonner  des  poursuites  contre  Jésus.  Il  n'osait 
pas.  Mais  il  ne  tarda  pas  à  changer  d'avis,  comme  nous 
le  verrons  bientôt. 


CHAPITRE  VIII 
CONTINUATION  DES  PRÉDICATIONS  DE  JÉSUS  EN  GALILÉE 


C'est  peut-être,  comme  nous  l'avons  dit,  le  bruit  qui  1-ui 
parvint  qu'Antipas  commençait  à  se  défier  de  lui  qui 
détermina  Jésus  à  gagner  avec  ses  apôtres  de  retour  un 
lieu  désert  que  Luc  nous  désigne  comme  voisin  de  Beth- 
saïda,  celle  des  deux  villes  de  ce  nom  qui  était  située 
dans  la  tétrarchie  de  Philippe*.  C'est  là  que,  rejoint  par 
la  foule,  il  aurait  opéré  la  première  Multiplication  des 
pains.  Quand  il  revint  en  Galilée  en  traversant  oblique- 
ment le  lac^  il  se  fit  débarquer  sur  le  territoire  de 
Génésareth,  bande  de  terre  qui  s'étend  au  sud-ouest 
entre  Magdala  et  Dalmanutha  et  qui,  d'après  Josèphe  ^ 
était  d'une  beauté  luxuriante.  Il  fut  reconnu,  et  de  tous 
les  environs  on  accourut  en  amenant  une  quantité  de 
malades  et  d'infirmes  pour  qu'il  les  guérît.  On  a  lieu  de 
croire  que  Jésus  se  voyait  débordé  par  cette  affluence 
qu'il  ne  semble  pas  avoir  prévue.  C'est  du  moins  ce  que 
suggère  ce  détail  que  les  pauvres  gens  lui  demandaient, 

1  Marc  VI,  30-33;  Matth.  XIV,  13-14  ;  Luc  IX,  10. 

2  Marc  VI,  53-56  ;  Matth.  XIV,  34-36.  C'est  pendant  cette  traversée, 
la  nuit,  qu'aurait  eu  lieu  la  Marche  de  Jésus  sur  les  eaux  agitées. 
Nous  en  parlons  plus  loin. 

3  Bell.  Jud.   III,  X,  8. 


CONTINUATION   DES   PRÉDICATIONS    DK   .lÉSUS    EN    GALILÉE       150 

pour  être  délivrés  de  leurs  maux,  de  pouvoir  seulement 
toucher  le  bord  de  son  manteau. 

Pourtant  l'opposition  grandissait  ailleurs.  Scribes  et 
pharisiens  poursuivaient  leur  campagne  de  dénigrement. 
Ce  n'étaient  pas  seulement  les  griefs  dont  nous  avons 
déjà  parlé  qui  leur  servaient  d'arguments  contre  la 
nouvelle  doctrine  et  son  prédicateur.  De  nouveaux 
sujets  de  scandale  avaient  surgi.  Du  moment  que  la 
valeur  attribuée  aux  règles  de  pureté  et  au  ritualisme 
était  déclarée  nulle,  il  n'y  avait  plus  de  raison  pour  tenir 
à  distance  comme  des  impurs  et  des  réprouvés  cette 
masse  nombreuse  de  gens  qui  ne  pouvaient,  ne  savaient 
ou  ne  voulaient  pas  se  soumettre  aux  mille  servitudes 
du  formalisme  tenu  en  si  grand  honneur  par  les  scribes 
et  leurs  disciples.  Mais  le  préjugé  était  très  fort.  L'es- 
prit religieux -aristocratique  du  judaïsme  se  donnait 
ample  satisfaction  dans  ce  dédain  superbe,  non  pas  seu- 
lement des  païens,  mais  aussi  des  incorrects,  des  con- 
tempteurs et  violateurs  des  prescriptions  légales.  L'ex- 
pression habituelle  dont  on  se  servait  pour  les  désigner 
était  celle  de  «  péagers  et  pécheurs  »  ou  «  gens  de  mau- 
vaise vie  »,  par  où  l'on  entendait  surtout  signaler  l'état 
de  souillure  qui  rendait  leur  contact  et  même  leur 
proximité  dangereuse  pour  tout  Juif  tenant  à  conserver 
sa  pureté  rituelle.  Les  péagers,  c'est-à-dire  les  employés 
du  fisc  impérial  et  tétrarchal,  figuraient  au  premier  rang 
de  cette  classe  méprisée;,  parce  que  leurs  fonctions  les 
mettaient  forcément  en  rapport  avec  les  autorités 
payennes.  Ils  étaient  donc  toujours  impurs,  et  à  l'aver- 
sion dont  ils  étaient  l'objet  du  point  de  vue  dévot  s'ajou- 
tait l'antipathie  inspirée  par  le  patriotisme  blessé  du 
concours  qu'ils  apportaient  à  un  régime  subi,  mais 
détesté.  Les  autres,  les  pécheurs,  les  gens  de  mauimise 


160  JÉSUS    DE    xNAZARETU 

vie  non  définis,  c'étaient  tout  ensemble  les  hommes  et 
les  femmes  menant  un-e  vie  dissolue  et  ceux  qui  «  ne 
pratiquaient  pas  ».  Le  point  de  vue  juif  rabbinique  ne 
distinguait  pas  entre  eux. 

Assurément,  de  notre  point  de  vue  moderne,  nous 
aurions  établi  une  distinction  très  nette  entre  ceux  dont 
le  seul  tort,  à  supposer  que  c'en  fût  un,  était  de  ne  pas 
se  soucier  des  formes  de  la  dévotion  légaliste,  mais  qui 
du  reste  menaient  une  vie  régulière,  et  ceux  qui,  à  leur 
incorrection  rituelle,  joignaient  l'irrégularité  de  la  vie 
privée.  Mais,  encore  une  fois,  cette  distinction  n'était 
pas  faite,  et  nous  connaissons  de  nos  jours  encore 
des  milieux  religieux  où  on  ne  la  fait  pas  davantage. 

Cela  posé,  nous  pouvons  admettre  que,  d'une  manière 
générale,  la  mise  à  l'index  d'une  portion  considérable  de 
la  population  juive  par  les  classes  flères  de  leur  ponc- 
tualitélégale  trouvait  une  justification  relative  dansl'état 
d'immoralité  trop  réelle  de  la  plupart  de  ceux  dont  la 
catégorie  méprisée  se  composait.  L'expérience  nous  a 
appris  que  les  professions  décriées  de  prime  abord  par 
des  préjugés  injustes  ne  sont  pas  favorables  à  la  mora- 
lité de  ceux  qui  s'y  adonnent.  Le  mépris  dont  elles  sont 
l'objet  fait  que  ceux  qui  les  exercent  perdent  aisé- 
ment le  respect  et  Testime  d'eux-mêmes.  D'autre  part, 
ceux  qui  les  ont  déjà  perdus  recherchent  ces  mê- 
mes professions,  parce  qu'ils  ne  pourraient  en  embrasser 
d'autres  L'ensemble  ne  carde  donc  pas  à  constituer  un 
mauvais  miheu.  Tous  les  péagers  et  tous  lesantinomistes 
ne  sont  pas  des  corrompus,  mais  tous  les  corrompus 
cherchent  à  s'enrôler  parmi  les  péagers,  ou  les  fréquen- 
tent, ou  s'adonnent  à  quelque  métier  passible  de  la  même 
réprobation,  ou  vivent  cyniquement  dans  le  vice  public 
et  honteux. 


CONTINUATION    DES    rRÉDICATIONS    DE   JÉSUS    EN    GALILÉE       161 

Cependant,  pour  un  esprit  dégagé  de  la  superstition 
légaliste,  pour  un  réformateur  tel  que  Jésus,  il  n'était 
pas  possible  de  s'en  tenir  à  ces  jugements  sommaires. 
Quant  aux  péagers  proprement  dits,  Jean  Baptiste  avait 
déjà  réagi  contre  leur  condamnation  en  bloc.  Si  l'on  ne 
voulait  pas  de  révolution  violente  —  et  il  fallait  être  fana- 
tique ou  insensé  pour  la  vouloir —  on  devait  supporter 
aussi  que  le  pouvoir  étranger  ou  soutenu  par  l'étranger 
fit  percevoir  les  impôts  par  des  employés  à  ses  ordres, 
et  la  situation  de  la  Palestine  exigeait  que,  parmi  ces 
employés,  il  y  eût  un  grand  nombre  d'indigènes  ^ .  Jean 
Baptiste  n'avait  pas  enjoint  à  ceux  d'entre  eux  qui  étaient 
venus  lui  demander  des  directions  de  renoncer  à  leurs 
emplois,  mais  d'être  scrupuleusement  honnêtes  dans 
leurs  exigences  fiscales  '^  Sur  ce  point,  Jésus  était  cer- 
tainement du  même  avis. 

Quant  aux  autres  éléments  de  la  classe  méprisée,  il  y 
avait  à  faire  le  départ  de  ceux  qui  n'avaient  pas  la  moin- 
dre envie  de  renoncer  à  leur  existence  vicieuse,  et  de 
ceux  qui  en  étaient  las,  dégoûtés,  qui  déploraient  leur 
dégradation  et  soupiraient  après  le  retour  à  une  vie  plus 
pure.  Ce  qui  n'est  pas  toujours  aussi  facile  que  les  hon- 
nêtes gens  le  croient,  surtout  lorsqu'aux  efforts  que  l'on 
fait  pour  se  régénérer  s'opposent,  comme  une  barrière 
hérissée  de  pointes  aiguës,  les  rebuffades  et  les  arro- 
gances de  ceux  qui  se  louent  d'être  demeurés  dans  la 
bonne  voie.  Or,  du  moment  que  la  question  du  légalisme 
était  mise  de  côté,  n'était-ce  pas  pour  le  prédicateur  du 

^  Il  devait  y  avoir  bon  nombre  de  ces  péagers  à  Capernaûm,  pre- 
mier entrepôt  commercial  juif  sur  la  route  de  Damas  à  la  Méditer- 
ranée. Ils  étaient  sans  doute  nombreux  aussi  dans  les  petits  ports 
de  la  rive  occidentale  du  lac. 

2  Luc  III,  12-13. 

JÉSUS  DE   NAZAR.    —    II.  Jl 


162  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Royaume  de  Dieu  un  besoin,  une  obligation  même,  d'en- 
courager ces  velléités  de  régénération  et  d'assurer  à 
ceux  qui  les  manifestaient  que,  moyennant  repentir  sin- 
cère et  conversion  sérieuse,  eux  aussi  pouvaient  repren- 
dre leur  place  parmi  les  enfants  de  Dieu?  L'ami  de 
l'homme  en  général  et  tout  d'abord  de  son  peuple  pou- 
vait-il passer  indifférent  devant  ces  brebis  égarées  dont 
le  nombre  était  grand  et  que  les  conducteurs  attitrés 
repoussaient  comme  indignes,  comme  infectées?  Et  quel 
puissant  stimulant  que  cet  appel  d'un  prophète  irrépro- 
chable, d'un  saint,  d'un  ami  de  Dieu,  qui  leur  affirmait 
de  sa  voix  pénétrante  que  leur  conversion  leur  procure- 
rait sans  qu'on  en  pût  douter  la  réconciliation  avec  Dieu  ! 
Il  n'y  a  que  les  accents  d'une  conscience  aussi  pure  que 
celle  de  Jésus  qui  puissent,  en  pareille  matière,  rassurer 
les  esprits  timorés.  Une  prédication  comme  la  sienne 
rehaussée  par  le  charme  puissant  du  prédicateur,  chez 
qui  un  idéal  moral  sublime  s'associait  à  des  compassions 
inflnies,  dut  certainement  remuer  bien  des  cœurs  dans  les 
rangs  des  réprouvés  du  légalisme  juif  et  lui  valoir  parmi 
eux  des  adhérents  dévoués.  Ne  lui  étaient-ils  pas  rede- 
vables de  leur  retour  au  bien,  de  l'énergie  de  leurs 
résolutions  nouvelles  ?  Jésus  attachait  un  grand  prix 
à  ce  ralliement  des  meilleurs  éléments  de  ce  monde 
excommunié.  Défiant  le  qu'en  dira-t-on,  il  ne  crai- 
gnit pas  d'appeler  un  péager,  Lévi^  plus  tard  Mat- 
thieu S  pour  en  faire  un  apôtre.  Il  le  trouva  un  jour  assis 


^  Le  nom  de  Matthieu,  Matthaya,  «  don  de  Dieu  »,  Déodat,  Dieu- 
dontié,  Théodore,  doit  avoir  été  le  nom  apostolique  substitué  au  nom 
de  Lévi  conformément  à  une  coutume  fréquemment  suivie  à  cette 
époque,  lorsqu'on  voulait  marquer  ainsi  le  passage  de  la  vie  passée 
à  une  existence  nouvelle  qui  contrastait  fortement  avec  celle-ci. 


CONTINUATION    DES    PRÉDICATIONS    DE   JÉSUS    EN   GALILÉE       103 

à  son  comptoir  et  l'appela  près  de  lui.  Il  avait  sans  doute 
remarqué  l'ardeur  avec  laquelle  il  avait  adopté  la  doc- 
trine du  Royaume.  Celui-ci  quitta  aussitôt  ses  occupa- 
tions professionnelles,  de  même  que  Pierre,  Andréa  Jac- 
ques et  Jean  avaient  quitté  leurs  barques  et  leurs  filets, 
et  il  devint  comme  eux  un  des  compagnons  permanents 
de  Jésus.  Ces  brusques  appels,  suivis  d'une  décision  non 
moins  subite,  peignent  bien  la  période  d'enthousiasme 
contagieux  et  d'exaltation  qui  fut  en  Galilée  le  début  de 
l'ère  évangélique  et  qui  se  prolongea  dans  certaines 
couches  sociales,  même  après  qu'elle  avait  pris  fin  dans 
les  classes  supérieures.  Lévi-Matthieu  paraît  avoir  joui 
d'une  aisance  relative.  Dans  la  joie  de  son  cœur,  il  offrit 
à  Jésus  et  à  ses  disciples  les  plus  familiers  un  repas  auquel 
il  convia  beaucoup  de  ses  collègues  et  de  personnes 
frappées  du  même  ostracisme  par  le  préjugé  juif.  Jésus 
et  les  siens  acceptèrent.  C'était  l'agape  fraternelle  célé- 
brant la  régénération  de  toute  une  classe  vouée  sur  l'éti- 
quette à  la  réprobation  des  soi-disant  justes  ^ 

Mais  manger  avec  de  pareilles  gens  !  Coudoyer  des 
impurs  et  mettre  avec  eux  la  main  aux  mêmes  plats  ! 
C'était  là  pour  les  dévots  quelque  chose  de  scandaleux 
au  premier  chef.  Scribes  et  pharisiens  s'emparèrent 
avidement  de  ce  chef  d'accusation.  Comment  !  dirent-ils 
aux  disciples  de  Jésus,  votre  maître  et  vous  avec  lui 
vous  mangez  avec  des  péagers  et  des  gens  de  mauvaise 
vie  1  Le  fait  est  qu'il  fallait  une  grande  hardiesse  d'esprit 
religieux  pour  s'élever  sur  un  pareil  point  au-dessus  du 
préjugé  régnant.  La  piété  juive  pouvait  être  ardente  et 
l'était  souvent.  Parmi  les  pharisiens  il  s'en  trouvait  cer- 
tainement de  très  sincères  dans  leur  ritualisme  et  d'une 

1  Matth.  IX,  9-1 1  ;  Marc  II,  1  3-16  ;  Luc  V,  27-30. 


164  JÉSUS   DE   NAZARETH 

haute  moralité  dans  leur  vie  privée.  Ce  qui  manquait, 
c'était  la  tendresse,  c'était  la  charité.  Expliquons-nous. 
La  charité  pharisienne  soulageait  volontiers  le  pauvre, 
mais  ne  l'aimait  pas.  La  dévotion  pharisienne  avait  ses 
rubriques  régulatrices  de  la  conversion  des  pécheurs, 
mais  ce  dont  elle  se  préoccupait  le  moins,  c'était  d'en 
avoir  pitié  et  d'apprécier  la  suprême  importance  de  la 
douleur  même  du  péché,  ce  sentiment  qui  selon  Jésus 
se  suffît  à  lui-même  comme  condition  du  pardon  divin. 
Je  m'imagine  que  c'est  à  l'occasion  de  discussions  de 
cet  ordre  que  Jésus  lança  cette  célèbre  et  simple  para- 
bole, un  des  joyaux  de  son  riche  écrin  ^  : 

«  Deux  hommes  montaient  au  Temple  pour  prier.  L'un 
«  était  pharisien  et  l'autre  péager.  Le  pharisien  debout 
«  priait  ainsi  :  Dieu,  je  te  rends  grâce  de  ce  que  je  ne 
«  suis  pas  comme  le  reste  des  hommes,  qui  sont  voleurs,, 
«  iniques,  adultères  ;  ni  aussi  comme  ce  péager  que 
«  voici.  Je  jeûne  deux  fois  la  semaine,  je  fournis  la 
«  dîme  de  tous  mes  revenus.  —  De  son  côté,  le  péager 
«  restait  à  l'écart  et  n'osait  pas  lever  les  yeul  vers  le 
«  ciel.  Il  se  frappait  la  poitrine  et  disait  ;  Dieu,  sois 
«  apaisé  envers  moi,  pécheur  que  je  suis  !  —  Je  vous  dé- 
«  clare  que  celui-ci  rentra  chez  lui  justifié  de  préférence 
«  à  l'autre.  Car  quiconque  s'élève  soi-même  sera  abaissé, 
<■<■  et  qui  s'abaisse  soi-même  sera  élevé.  »  C'est  le  plus 
lucide  et  le  plus  admirable  commentaire  de  la  «  pau- 
vreté en  esprit  »  qui  puisse  être  proposé. 

Dans  une  autre  occasion,  cette  différence  dans  la 
compassion  tendre  pour  l'àme  qui  se  purifie  et  remonte 
courageusement  vers  la  vie  morale  se  manifesta  d'une 
manière    extrêmement    frappante.   Dans  l'hostilité    des 

1  Luc  XVIII,  10-14. 


CONTINUATION    DES    PRÉDICATIONS    UE   JÉSUS    KN    C.ALILÉK        1()5 

pharisiens  contre  Jésus,  il  y  avait  des  nuances.  Plusieurs 
d'entre  eux  hésitaient  à  condamner  d'emblée  ce  réforma- 
teur qui,  par  certains  côtés  de  son  enseignement,  ne 
laissait  pas  d'éveiller  leurs  sympathies.  Il  prêchait  le 
prochain  avènement  du  Royaume  de  Dieu,  ce  qui  était 
loin  de  leur  déplaire.  Il  était  pour  la  soumission  résignée 
au  gouvernement  établi,  c'était  aussi  l'opinion  de  beau- 
coup d'entre  eux.  Il  y  avait  incontestablement  en  lui 
quelque  chose  qui  faisait  penser  aux  anciens  prophètes. 
On  lui  attribuait  de  tous  côtés  des  victoires  étonnantes 
remportées  sur  les  démons.  Il  est  vrai  qu'on  lui  repro- 
chait aussi  des  opinions  téméraires  sur  la  Loi,  sur  les 
pratiques  pieuses,  sur  l'impureté  légale.  L'avis  des  plus 
modérés  était  qu'il  fallait  suspendre  son  jugement  et  ne 
conclure  qu'après  l'avoir  examiné  de  près. 

Un  de  ces  pharisiens  encore  indécis,  nommé  Simon, 
invita  un  jour  Jésus  à  venir  manger  chez  lui  ^  Il  semble, 
par  l'accueil  très  réservé  qu'il  lui  fit,  avoir  marqué 
tout  à  la  fois  son  désir  de  le  voir  de  près  et  une  sorte 
de  froideur  défiante,  comme  celle  d'un  homme  qui  veut 
savoir,  mais  ne  se  livre  pas  d'avance.  Le  repas  était  à 
peine  commencé  qu'une  femme,  connue  jusqu'alors  dans 
la  ville  pour  son  inconduite,  pénétra  dans  la  salle  où  les 
convives  étaient  réunis.  Elle  portait  un  vase  d'albâtre 
plein  d'huile  parfumée,  et,  se  tenant  derrière  Jésus  ^ 
elle  se  mit  à  pleurer,  laissant  tomber  ses  larmes  sur  les 
pieds  du  Maître,  les  essuyant  avec  ses  cheveux,  les 
baisant  et  les  oignant  de  son  parfum.  Le  pharisien  jugea 

1  Luc  VII,  36-50. 

2  On  se  rappellera  que  selon  la  coutume  antique  les  convives 
étaient  étendus  sur  des  tapis  la  tête  rapprochée  de  la  table  très  basse 
où  les  mets  étaient  déposés.  Les  jambes  et  les  pieds  s'allongeaient 
en  arrière. 


166  JÉSUS    DE    NAZARETH 

que  son  opinion  était  faite.  «  Si  cet  homme  était  un  pro- 
«  phète  »,  se  disait-il,  «  il  saurait  par  quel  genre  de 
«  femme  il  se  laisse  ainsi  toucher.  »  L'impureté  conta- 
gieuse du  simple  toucher  était  pour  lui  un  axiome.  Jésus 
lut  sa  pensée  sur  son  visage  et  lui  dit  :  Un  créancier 
avait  deux  débiteurs.  L'un  lui  devait  cinq  cents  deniers 
et  l'autre  cinquante.  Gomme  ils  n'avaient  pas  de  quoi 
payer,  il  leur  remit  leur  dette  à  l'un  et  à  l'autre.  Lequel 
des  deux  l'aimera  le  plus  ?  —  J'estime,  répondit  le  pha- 
risien, que  c'est  celui  à  qui  il  a  été  le  plus  remis.  — 
«  C'est  bien  jugé  »,  reprit  Jésus,  et  alors  il  opposa  à  la 
sèche  froideur  de  son  hôte  les  marques  touchantes  de 
reconnaissance  expansive  que  lui  avait  prodiguées  l'hum- 
ble pénitente.  «  Ses  péchés  sont  grands  et  nombreux  », 
ajouta-t-il,  «  mais  ils  lui  ont  été  pardonnes,  car  elle  a 
«  beaucoup  aimé.  Celui-là  aime  peu  à  qui  l'on  pardonne 
«  peu.  »  Quelque  confusion  semble  avoir  altéré  vers  la 
fin  le  texte  du  récit,  chose  assez  fréquente  chez  Luc.  Ce 
n'est  pas  parce  que  la  pécheresse  avait  montré  tant 
d'empressement  et  d'humilité,  tandis  que  le  pharisien 
avait  été  glacial  et  hautain,  que  les  péchés  de  la  pre- 
mière ont  été  pardonnes,  c'est  parce  qu'elle  «  aime 
beaucoup  »,  parce  que  son  cœur  est  conquis,  parce 
qu'elle  sent  douloureusement  sa  misère  et  qu'elle  est 
maintenant  pleine  d'ardeur  pour  le  bien,  si  heureuse 
d'avoir  reconquis  la  paix  avec  Dieu  qu'elle  ne  croit  pas 
pouvoir  exagérer  les  marques  de  sa  soumission  recon- 
naissante envers. celui  à  qui  elle  doit  cet  inappréciable 
bienfait.  En  même  temps  on  peut  voir  dans  son  silence, 
dans  ses  pleurs,  dans  la  réserve  où  elle  se  renferme,  la 
preuve  qu'elle  a  conscience  de  son  indignité.  Le  phari- 
sien, qui  se  croit  juste  ou  presque  juste,  ne  connaîtra 
jamais  ces   émotions   de  l'àme  qui   se  sent  pardonnée 


CONTINUATION    DKS    l'lU'';i>ICATIONS    DE   JÉSUS    EN    (JALILÉE        107 

après  avoir  gémi  sous  la  réprobation  de  sa  conscience  *. 
Il  a  fallu  Férotisme  maladif  qui  ronge  notre  littérature 
actuelle  pour  découvrir  qu'il  y  avait  dans  ces  démons- 
trations de  la  convertie  un  élément  de  sensualité  auquel 
Jésus  lui-même  n'aurait  pas  été  tout  à  fait  insensible.  Il 
n'est  question  de  rien  de  pareil.  La  femme  ne  songe  qu'à 
prouver  sa  gratitude  de  la  seule  manière  qui  soit  en  son 
pouvoir.  Le  pharisien  ne  se  préoccupe  que  de  la  pureté 
légale  compromise  par  un  contact  impur.  En  dehors  de 
l'enseignement  qui  s'y  rattache,  il  n'y  a  rien  de  plus 
dans  cet  incident. 

Jésus  fut  l'objet  de  la  part  de  nombreuses  femmes  de 
cette  dilection  enthousiaste  où  la  femme  met  tout  son 
cœur  précisément  parce  qu'elle  sait  qu'elle  n'a  rien  à 
craindre  de  son  exaltation  pour  un  maître  absolument 
pur.  Tous  ceux  qui,  chastes  eux-mêmes,  ont  exercé  un 
grand  empire  sur  les  consciences  et  provoqué  le  réveil 
des  âmes,  ont  pu  faire  cette  expérience  qui  a  sa  dou- 
ceur, qui  pourrait  avoir  ses  dangers  pour  peu  qu'ils 
fussent  accessibles  à  de  basses  tentations.  Quand  ils 
sont  absorbés  par  leur  haute  mission  et  trop  au-dessus 
des  penchants  inférieurs  de  notre  nature  pour  en  pou- 
voir ressentir  les  aiguillons,  ce  genre  de  péril  est  nul. 

Dans  ses  rapports  avec  les  femmes,  tels  que  nous  les 
connaissons,  Jésus  est  affectueux  et  sans  aucune  fai- 
blesse. Il  prend  leur  parti  contre  les  iniquités  dont  elles 
ont  à  souffrir.  Il  n'aime  pas  que  l'homme  abuse  contre 
elles  de  la  supériorité  que  lui  vaut  sa  force  physique  et 
que  les  législations  ont  si  longtemps  sanctionnées,  qu'à 
bien  des  égards  elles  sanctionnent  encore  aujourd'hui. 


1  C'est  sans  aucune  raison  que  la  tradition  identifia  plus  tard  cette 
pécheresse  convertie  avec  Marie  de  Magdala  ou  Madeleine. 


168  JÉSUS    DE    NAZARETH 

C'est  à  l'occasion  d'une  autre  discussion  qu'il  eut  avec 
les  mêmes  pharisiens  qu'il  émit  en  termes  d'une  délicate 
brièveté  l'idée  religieuse  qu'il  se  faisait  du  mariage. 

Le  légalisme  littéral  des  pharisiens,  comme  toutes  les 
casuistiques,  fournissait  aux  hommes  enclins  au  liber- 
tinage les  moyens  de  satisfaire  leurs  passions  tout  en 
restant  extérieurement  observateurs  de  la  Loi.  Il  suffi- 
sait au  mari  pour  répudier  sa  femme  de  s'acquitter 
d'une  formalité  très  simple,  l'envoi  de  ce  qu'on  appelait 
«  la  lettre  de  divorce  *  ».  Moyennant  quoi,  il  pouvait 
épouser  une  autre  femme.  Toutefois,  chez  les  pharisiens 
eux-mêmes,  les  abus  provenant  d'une  pareille  législation 
avaient  soulevé  la  question  de  savoir  s'il  était  permis  à 
l'homme  de  répudier  sa  femme  arbitrairement  et  pour 
une  cause  quelconque  ^  Jésus  est  opposé  au  divorce  en 
principe,  parce  que  le  divorce  est  contraire  à  l'idéal  du 
mariage  tel  qu'il  le  conçoit,  tel  qu'on  doit  désirer  qu'il 
soit^  Il  répète  ici  ce  qu'il  avait  déjà  .dit  dans  le  Sermon 


*  D'après  le  Deutér.  XXIV,  1.  Cette  prescription  avait  été  elle-même 
un  progrès  sur  l'arbitraire  absolu  qui  régnait  auparavant.  Elle  sauve- 
gardait du  moins  la  réputation  de  la  femme  répudiée.  On  ne  pouvait 
la  confondre  avec  les  prostituées. 

2  Matth.  XIX,  3-9  ;  Marc  X,  2-12.  II  n'est  pas  du  tout  certain  que 
les  deux  évangélistes,  passionnément  hostiles  aux  pharisiens,  aient 
raison  de  croire  que  ceux  ci  tendirent  un  piège  à  Jésus  en  l'inter- 
rogeant sur  la  question  du  divorce.  —  Marc  ajoute  au  texte  commun 
l'hypothèse  de  la  femme  répudiant  le  mari,  ce  qui  était  possible  selon 
la  loi  romaine,  mais  non  selon  ïa  loi  juive. 

^  Faut-il  rappeler  encore  ici  qu'il  ne  s'agit  pas  de  législation  civile, 
mais  d'appréciation  morale  ?  La  pensée  de  Jésus  s'applique  tout 
aussi  bien  au  régime  de  la  simple  séparation  qu'à  celui  du  divorce. 
Parlant  du  mariage  tel  qu'on  doit  désirer  qu'il  soit,  il  ne  parle  pas 
du  mariage  tel  que  la  loi  civile  l'institue  en  tenant  compte  des  im- 
perfections de  la  société  réelle.  Combien  de  choses  sont  permises  ou 
tolérées  par  les  lois,  le  sont  parce  que  leur  interdiction  légale  ou 
serait  inapplicable,  ou  bien  entraînerait  des  maux  pires  encore,  et 


CONTINUATION    DES    PHKDICATIONS    DE    JKSUS    EN    GALILÉE       1(39 

de  la  Montagne,    n'admettant  d'après  Matthieu  qu'une 
cause  de  divorce  légitime,  l'adultère  de  la  femme.  Mais 
il  remonte  jusqu'à  la  première  union  conjugale  racontée 
dans  la  Genèse  :  «  N'avez-vous  pas  lu  qu'au  commence- 
«  ment  Dieu  fit  un  homme  et  une  femme  ?  C'est  pourquoi, 
((  est-il  écrit,  l'homme  quittera  son  père  et  sa  mère  et 
('  s'attachera  à  sa  femme,  et  les  deux  ne  seront  plus 
«  qu'un.  Que  l'homme  ne   sépare  pas   ce  que  Dieu   a 
«  uni  !  »  —  Mais  alors,  répliquaient  les  pharisiens,  pour- 
quoi Moïse  a-t-il  enjoint  au  mari  de  donner  la  «  lettre  de 
divorce  »?  —  «  C'est  à  cause  de   l'endurcissement  de 
«  votre  cœur  que  Moïse  vous  a  permis  de  répudier  vos 
«  femmes.  Au  commencement  il  n'en  était  pas  ainsi.  » 
En  effet  l'institution  divine  du  mariage  d'après  la  Bible  et 
les  conditions  d'existence  du  premier  couple  rendaient 
tout  divorce  impossible.  L'introduction  du  divorce  dans 
la  Loi  était  donc  une  innovation  consentie  par  le  légis- 
lateur à  cause  du  relâchement  des  moeurs,  pour  éviter 
des  maux  pires   encore,  par   exemple  la  vente  ou  le 
meurtre  de  la  femme  considérée  comme  une  propriété 
du  même  genre  qu'un  boeuf  ou  un  mouton. 

Dans  cette  manière  d'invoquer  les  textes  sacrés,  Jésus 
raisonne  comme  toujours  du  point  de  vue  de  la  tradition 
admise  sur  l'origine  et  l'autorité  des  livres  saints.  His- 
toriquement il  n'est  pas  exact  que  Moïse  ait  édicté  la  loi 
du  divorce  telle  qu'elle  est  dans  le  Deutéronome  publié 
après  l'avènement  du  roi  Josias,  ni  qu'elle  ait  été  une 
concession  à  l'immoralité  régnante.  Elle  fut  plutôt  une 
limite  imposée  à  l'arbitraire  antérieur.  Mais,  en  opposant 
l'enseignement  biblique  primitif  à  l'institution  ultérieure, 
Jésus  exprime  la  même  distinction  que  ferait  un  penseur 

dont  pourtant  les  hommes  de  conscience  et  de  vertu  se  font  un 
devoir  de  s'abstenir  ! 


170  JÉSUS    DE    NAZARETH 

de  nos  jours  en  comparant  le  principe  ou  Tidée  d'une 
institution  à  la  manière  dont  une  loi  existante  l'organise 
et  l'applique  K  C'était  du  reste  une  autre  manière  de 
déclarer  que  la  Loi  n'avait  pas  à  ses  yeux  d'autorité 
absolue,  puisqu'elle  contenait  des  dispositions  dictées 
par  la  nécessité  de  faire  des  concessions  à  l'immoralité 
humaine.  Ce  point  de  vue  hardi  n'était  pas  de  nature  à 
apaiser  ses  adversaires.  Mais  nous  voyons  dans  cet 
épisode  la  haute  et  touchante  idée  qu'il  se  faisait  de 
l'union  conjugale.  En  soi,  dans  son  idée,  dans  son  prin- 
cipe, elle  doit  être  indissoluble.  Elle  crée  par  la  réunion 
de  deux  êtres  différents,  mais  égaux  et  se  complétant 
l'un  par  l'autre,  une  unité  matérielle  et  morale  qui  ne 
peut  être  dissoute  que  par  le  péché,  par  l'homme  cédant 
à  des  motifs  blâmables.  Il  est  impossible  de  reconnaître 
plus  catégoriquement  la  valeur  divine  du  mariage,  et  il 
faut  un  singulier  aveuglement  pour  s'imaginer  que  Jésus 
ait  songé  à  le  rabaisser  comme  un  mode  inférieur  de  la 
vie  humaine. 

Chose  curieuse!  Ses  disciples,  sous  l'influence  des  pré- 
jugés de  leur  éducation,  trouvèrent  cet  enseignement  bien 
sévère.  «  S'il  en  est  ainsi»,  lui  dirent-ils,  «  il  vaut  mieux 
«  ne  pas  se  marier.  »  La  réponse  de  Jésus  fat  celle  du 
bon  sens  et  de  la  vérité.  «  Il  y  a  »,  leur  dit-il,  des  eunuques 
«  de  naissance  ;  il  en  est  qui  ont  été  victimes  de  la  vio- 
«  lence  des  hommes.  Il  en  est  aussi  qui  se  sont  rendus 
«  tels  pour  la  cause  du  Royaume  des  Cieux.  »  «  Com- 
«  prenne  qui  pourra  !  »  ajouta-il,  et  nous  croyons  com- 

1  Chez  nous,  par  exemple,  il  est  admis  en  principe  depuis  la 
Révolution  que  tout  Français  est  obligé  de  servir  son  pays  comme 
soldat  pendant  un  certain  laps  de  temps.  Mais  pendant  de  longues 
années  on  a  pu  mettre  en  contradiction  ce  principe  avec  la  dispo- 
sition légale  qui  autorisait  le  remplacement  et  qui  constituait  un 
véritable  privilège  en  faveur  des  classes  aisées. 


CONTINUATION    DES    PHÉDICATIONS    DE   JÉSUS    EN    CAMLÉE       171 

prendre.  Le  mariage  est  l'état  ordinaire,  l'état  normal  et 
désirable  pour  la  plupart  des  hommes.  Le  célibat  en 
lui-même  ne  lui  est  nidlement  supérieur.  Toutefois  il 
peut  se  faire  que  le  mariage  soit  incompatible  avec  une 
grande  et  exceptionnelle  mission  qui  exige,  avec  bien 
d'autres  sacrifices,  le  renoncement  courageux  à  cette 
condition  générale  de  la  vie  et  de  la  félicité  humaines.  Il 
y  a  des  missions  de  réforme  nationale  ou  humanitaire,  de 
propagande  militante  et  périlleuse,  de  lutte  héroïque 
permanente,  et  dont  l'accomplissement  ne  se  concilie 
pas  avec  l'état  de  mariage  et  les  devoirs  dont  il  est  la 
base.  Le  soldat  en  guerre  n'a  pas  le  droit  d'exposer  une 
femme  et  des  enfants  aux  dangers  du  combat,  ni  le  loisir 
de  songer  à  leur  bonheur  comme  il  le  devrait  en  temps 
de  paix.  Que  chacun  se  consulte  en  pareille  occurrence 
et  qu'il  fasse  ce  que  le  devoir  lui  aura  dicté.  Ce  n'est  pas 
seulement  comme  une  condition  de  bonheur  qu'il  faut 
envisager  l'union  conjugale,  c'est  aussi  et  surtout  en  vue 
des  beaux  devoirs  dont  elle  est  le  principe.  Mais  devoir 
accompli  et  joie  goûtée,  c'est  tout  un  dans  Tesprit  de 
Jésus.  Sur  ce  point  comme  sur  d'autres,  bien-être,  dou- 
ceurs du  foyer,  volupté  de  la  contemplation  solitaire 
qu'il  avait  tant  savourée,  Jésus  s'immolait  à  son  absor- 
bante et  écrasante  mission,  il  donnait  sa  vie  entière  au 
Royaume  de  Dieu. 

Si  nous  avons  bien  compris  sa  pensée,  rien  de  plus 
honorable  que  le  renoncement  au  mariage  en  vue  d'une 
fin  généreuse,  déterminée^  exceptionnelle,  se  confondant 
avec  un  devoir  précis  ;  rien  de  plus  contraire  à  cette 
pensée  que  l'institution  du  célibat  obligatoire  s'étendant 
à  toute  une  catégorie  d'hommes  appelés  précisément  à 
une  vie  sédentaire  et  à  un  ministère  permanent,  paisible 
et  régulier.  C'est  ce  que  rÉghse  au  moyen-âge  n'a  pas 


172  JÉSUS    DE   NAZARETH 

SU  comprendre.  Elle  a  fait  une  règle  de  ce  qui  devait 
rester  à  l'état  d'exception  et  ne  relever  que  de  la  cons- 
cience individuelle. 

On  voit,  en  étudiant  d'un  peu  près  les  récits  évangé- 
liques  se  rapportant  à  cette  seconde  période  des  prédi- 
cations de  Jésus  en  Galilée,  que  l'aniniosité  du  parti  pha- 
risien contre  la  nouvelle  doctrine  et  contre  celui  qui  la 
propageait,  allait  croissant.  Elle  finit  par  atteindre  les  pro- 
portions d'un  inimitié  mortelle.  C'est  ce  qui  explique  pour- 
quoi les  pharisiens  sont  demeurés  chargés  dans  la  tra- 
dition évangélique  de  toutes  les  colères  des  amis  de 
Jésus  et,  on  peut  l'ajouter,  de  Jésus  lui-même,  qui  fut 
en  droit  de  leur  reprocher  d'avoir  arrêté  court  le  pro- 
grès si  réjouissant  de  sa  réforme.  Pourtant  ce  sont  les 
sadducéens  bien  plus  que  les  pharisiens  qu'il  faut  accuser 
du  tragique  dénouement  de  Jérusalem.  Nous  le  verrons 
plus  loin.  Les  sadducéens  n'étaient  que  très  faiblement 
représentés  en  Galilée,  si  même  ils  l'étaient  dans  une 
proportion  quelconque.  Aristocratie  sacerdotale,  ils 
étaient  concentrés  autour  du  Temple.  Ils  n'aimaient  pas 
les  Hérodes,  et  pour  bonnes  raisons.  Rien  ne  les  attirait 
autour  d'Antipas,  et  il  est  probable  que,  dans  leur  orgueil 
héréditaire,  ils  se  souciaient  fort  peu  du  mouvement  re- 
ligieux qui  agitait  la  Galilée  sans  troubler  la  situation 
poh  tique. 

Mais,  si  nous  avons  bien  saisi  la  méthode  que  Jésus 
comptait  suivre,  c'est-à-dire  créer  en  Galilée  un  nom- 
breux et  solide  noyau  de  disciples  dévoués,  propager  de 
proche  en  proche  dans  la  province  un  mouvement  d'ad- 
hésion générale,  se  présenter  à  Jérusalem  fort  des  sym- 
pathies chaleureuses  de  toute  une  région,  attirer  à  soi 
la  capitale  du  judaïsme  et  par  elle  le  peuple  juif  tout 


CONTINUATION    DKS    PRÉDICATIONS    DE    JÉSUS    KN    GALILÉE        173 

entier,   qui  deviendrait   ainsi  la  lumière  à  laquelle  le 
monde  entier  viendrait  s'éclairer,  —  nous  nous  expli- 
quons   facilement   la    vive  contrariété,    disons    même 
l'irritation  de  Jésus  qui  voit  ceux  qui  passent  pour  l'élite 
religieuse  de  la  population  galiléenne  compromettre  par 
une  opposition  passionnée  la  réussite,  un  moment  vrai- 
semblable, de  son  grand  effort.  Il  sentait  qu'il  venait  se 
heurter  contre  des  préjugés  et  des  partis  pris  irréduc- 
tibles. Il  s'étonnait  de  ce  que  ses  adversaires  restassent 
fermés  à  des  évidences  dont  il  était  lui-même  pénétré, 
à  tous  ces  signes  annonçant  que  le  vieux  judaïsme  avait 
achevé  son  oeuvre,  qu'une  ère  nouvelle  montait  à  l'hori- 
zon,  que  la  Loi  et  les  prophètes  devaient  s'accomplir 
par  une  épuration  qui  mettrait  en  plein  jour  leur  con- 
tenu  vraiment  divin  et  les  débarrasserait  de  toutes  les 
additions  surannées  quiles  alourdissaient  inutilement.  Ses 
adversaires  ne  cessaient  de  réclamer  de  lui  un  grand 
miracle,   un  «  signe  du  ciel  »,  qui  sanctionnât  son  an- 
nonce continuelle  du  Royaume  de  Dieu  et  la  part  per- 
sonnelle qu'il  entendait  prendre  à  son  établissement.  C'est 
alors  qu'il  répétait  sa  fine  interprétation  du  «  signe  de 
Jonas  ».  Il  leur  reprochait  aussi,  comme  nous  dirions 
aujourd'hui,  de  ne  pas  comprendre  leur  époque,  de  ne 
pas  discerner  les  pronostics  d'une  évolution  nouvelle 
de  la  pensée  religieuse.  Comment  !  disait-il,  vous  savez 
si  bien  raisonner  sur  les  indices  du  temps  qu'il  fera  de- 
main !  «  Le  soir,  vous  dites  :  Il  fera  beau,  car  le  ciel  est 
«  rouge  ;  et  le  matin  :  Il  y  aura  de  l'orage  aujourd'hui, 
«  car  le  ciel  est  d'un  rouge  sombre.  Vous  savez  donc 
«  bien  juger  l'aspect  du  ciel,  et  vous  ne  discernez  pas 
«  les  signes  des  temps  !^». 

'  Matth.  XVI,  1-4.   Luc  XII,  54-56,  reproduit  la  même  idée  sous 


174  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Une  chose  surtout  soulevait  son  indignation.  C'était 
l'infernale  explication  que  ses  adversaires  avaient  ima- 
ginée pour  ruiner  la  haute  idée  que  la  multitude  se 
faisait  du  puissant  prophète  auquel  les  démons  ne  pou- 
vaient résister,  qui  les  faisait  fuir  d'une  parole.  Les  docu- 
ments évangéliques  renferment  plus  d'une  allusion  à  cette 
calomnie  qui  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  faire  de  lui 
un  émissaire  de  Satan  ^.  «  S'il  chasse  les  démons  », 
disaient-ils  à  ses  partisans,  «  ce  ne  peut  être  que  d'ac- 
«  cord  avec  Béelzébul^,  chef  des  démons  ^  » 

Cette  monstrueuse  accusation  paraît  avoir  ému  au 
suprême  degré  l'âme  impressionnable  de  Jésus.  La  mau- 
vaise foi,  dont  il  sentait  qu'elle  était  la  fille,  le  révoltait. 
Tout  un  groupe  des  Logia  de  Matthieu,  reproduit  aussi 
en  grande  partie  dans  Luc,  présentant  des  parallèles 
aussi  chez  MarC;,  roule  sur  l'apologie  que  Jésus  opposait 
à  ses  calomniateurs  ^ 

Votre  prétention  est  absurde,  disait-il.  «  Comment 
«  Satan  peut-il  chasser  Satan?  Un  royaume  divisé  contre 
«  lui-même  ne  saurait  subsister.   Si    Satan   chasse   les 


une  forme  un  peu  différente  et  à  l'adresse  de  la  foule  :  «  Quand 
«  vous  voyez  un  nuage  monter  de  l'ouest  (de  la  mer),  vous  dites  : 
«  Il  va  pleuvoir,  et  quand  le  vent  vient  à  souffler  du  midi,  vous 
<t  dites  :  Il  va  faire  chaud.  Et  cela  arrive.  Vous  savez  donc  bien  dis- 
«  cerner  l'aspect  de  la  terre  et  du  ciel. . .  Comment  donc  ne  discer- 
«  nez-vous  pas  ce  temps-ci  ?  » 

*  Matth.  X,  25  ;  XII,  24,  27  ;  Marc  III,  22;  Luc  XI,  15,  18,  19. 

-  Ce  nom  ne  peut  être  que  la  déformation  insultante  de  Baal 
Zéboub,  le  dieu  ou  Baal  des  mouches  (soit  qu'il  protégeât  lés  mouches 
contre  ce  fléau  de  l'Orient,  soit  que  les  mouches  fussent  l'expression 
de  sa  prodigieuse  fécondité).  C'était  une  divinité  de  la  ville  philis- 
tine  d'Ekron  (II  Rois  I,  2).  Les  Juifs,  pour  indiquer  leur  mépris,  en 
avaient  fait  Béel  Zéboul,  le  «  Baal  de  l'ordure  »,  et  ce  nom  était 
donné  à  Satan  comme  un  nom  d'exécration. 

3  Matth.  XII,  24-42  ;  Marc  III,  22-30  ;  Luc  XI,  15-32. 


CONTINUATION    DES    l'HÉDICATIONS  DE  JÉSUS  EN  GALILÉE         17.") 

«  siens,  comment  son  royaume  subsistera- t-il?  »  Yos 
fils  eux-mêmes  (les  exorcistes  juifs)  déposeront  contre 
vous.  «  Au  nom  de  qui  chassent-ils  les  démons?  »  Ils 
savent  bien  que  ce  n'est  pas  au  nom  de  leur  chef  qu'on 
peut  les  expulser.  «  Mais  si  c'est  par  l'Esprit  de  Dieu 
«  que  je  les  chasse»,  puisque  l'empire  de  Satan  recule, 
(c  vous  devriez  au  moins  reconnaître  que  le  Royaume  de 
«  Dieu  est  parvenu  jusqu'à  vous  »,  autrement  et  plus  tôt 
que  vous  ne  pensiez.  «  Comment  pourrait-on  pénétrer 
(c  dans  la  demeure  d'un  homme  robuste  et  la  ravager,  si 
«  d'abord  on  ne  l'a  pas  lié  pour  le  réduire  à  l'impuis- 
((  sance?»  Prenez  garde  :  «  Tout  péché,  toute  calomnie 
«  sera  pardonnée  aux  hommes,  excepté  la  calomnie  contre 
«  l'Esp rit-Saint.  Si  quelqu'un  parle  contre  le  Fils  de 
«  l'homme,  cela  lui  sera  -pardonné;  mais  s'il  parle  contre 
«  l'Esp  rit-Saint,  cela  ne  lui  sera  pardonné  ni  en  ce  siècle 
(c  ni  au  siècle  à  venir.  » 

On  ne  saurait  attacher  trop  d^importance  à  cette  der- 
nière déclaration  où  Jésus  s'efface  personnellement  der- 
rière sa  cause,  derrière  l'œuvre  de  Dieu  dont  il  est  l'ar- 
tisan, non  l'objet  essentiel,  où  il  admet  que  l'on  puisse 
consciencieusement,  de  bonne  foi,  contester  son  autorité, 
parler  contre  sa  personne,  mais  où  il  tient  pour  impar- 
donnable la  calomnie  dirigée  contre  l'Esprit  de  Dieu. 
Qu'entend-il  par  cette  calomnie  —  ou  blasphème  de 
l'Esprit  —  qui  fut  par  la  suite  si  souvent  discutée  sous 
le  nom  de  «  péché  irrémissible  »  ?  Le  contexte  le  démon- 
tre. Il  faut  entendre  par  là  l'odieux  travestissement  que 
la  mauvaise  foi,  inspirée  par  l'animosité  religieuse, 
inflige  aux  manifestations  les  plus  incontestables  de 
l'esprit  du  bien,  c'est-à-dire  de  l'esprit  de  Dieu,  lors- 
qu'elle dénigre  les  bonnes  œuvres  en  y  dénonçant  des 
malices  du  diable,  et  les  vertus  évidentes  en  y  soupçon- 


176  JÉSUS    DE   NAZARETH 

nant  des  vices  cachés.  A  quoi  reconnaît-on  le  bon  arbre, 
ajoutait-il,  si  ce  n'est  aux  bons  fruits  qu'il  porte,  et  y 
a-t-il  au  monde  un  autre  moyen  de  distinguer  les  bons 
arbres  des  mauvais?  Et  je  vous  applique  la  comparaison 
à  vous-mêmes.  «  L'homme  de  bien  est  celui  qui  tire  de 
«  bonnes  choses  du  bon  trésor  de  son  cœur.  »  Votre 
calomnie  est  la  preuve  de  votre  mauvais  cœur  et  de  la 
mauvaise  foi  dont  il  est  rempli.  Il  n'est  pas  possible  de 
convertir  au  bien  ceux  qui  le  dénaturent  en  le  traves- 
tissant en  mal. 

Ces  vertes  répliques  n'empêchaient  pas  l'opposition 
de  détacher  peu  à  peu  de  Jésus  bon  nombre  de  ceux  qui 
naguère  encore  l'acclamaient.  Attristé  par  ces  déser- 
tions, Jésus  se  réfugiait  comme  toujours  auprès  de  ses 
amis  les  prophètes.  Il  s'appliquait  ce  passage  d'ÊsaïeVI, 
9  et  suiv.  où  le  contemporain  d'Ézéchias  se  plaint  de  la 
surdité  morale  et  de  l'endurcissement  de  cœur  de  son 
peuple.  C'était  à  croire  que  Dieu  lui-même  leur  fermait 
l'entendement  et  les  oreilles,  de  peur  qu'ils  ne  se  con- 
vertissent. Leur  aveuglement  était  la  suite  et  la  punition 
de  leur  péchés  Car,  dans  la  vie  morale,  le  stationne- 
ment n'est  pas  possible.  Ou  l'on  perd,  ou  l'on  gagne. 
Celui  qui  a  déjà  acquiert  encore  davantage  ;  celui  qui  n'a 
pas  ou  n'accroît  pas  le  peu  qu'il  a,  perd  ce  peu  lui- 
même  ^  Il  se  demandait  avec  inquiétude  si  la  géné- 
ration dont  il  faisait  partie  n'était  pas  incorrigible;  si 
l'effroi  de  la  conversion  elle-même  avec  ses  exigences 
morales  ne  la  poussait  pas  à  chercher  les  prétextes  les 
plus  contradictoires  pour  refuser  de  le  suivre  dans  le 
Royaume  de  Dieu;  si,  après  un  commencement  de  réveil 


Matth.  XIII,  14. 

Matth.  XIII,  12  ;  XXV,  29  ;  Marc  IV,  25  ;  Luc  VIII,  18. 


CONTINUATION    DES    PliÉDinATIONS    DE   JÉSUS    EN    GALILÉE       177 

plein  de  promesses,  elle  n'allait  pas  retomber  dans  un 
état  pire  encore  que  celui  où  il  l'avait  trouvée.  «  A  quoi 
«  comparerai-je  cette  génération?  Elle  ressemble  à  des 
((  enfants  assis  dans  les  marchés  et  qui  disent  à  d'au- 
«  très  enfants  :  Nous  vous  avons  joué  de  la  flûte,  et  vous 
«  n'avez  point  dansé  ;  nous  vous  avons  chanté  des  com- 
«  plaintes,  et  vous  ne  vous  êtes  point  lamentés,  »  C'est 
qu'ils  y  mettaient  de  la  mauvaise  volonté,  ils  ne  voulaient 
ni  des  jeux  joyeux^,  ni  des  jeux  tristes.  Car  l'enfant 
s'amuse  de  tout,  quand  il  est  bien  disposé,  du  jeu  des 
funérailles  comme  du  jeu  des  noces.  Mais  il  pense  et  sent 
comme  un  enfant,  et  l'enfant  grincheux  ne  s'amuse  de 
rien.  «Jean  Baptiste  est  venu  ne  mangeant  ni  ne  buvant  » 
(observant  un  ascétisme  rigoureux),  «  et  ils  ont  dit  : 
«  Il  a  un  démon  »  (il  est  fou)  !  «  Le  Fils  de  l'homme  est 
«  venu,  mangeant  et  buvant  »  (comme  tout  le  monde, 
sans  excès  d'aucune  sorte),  «  et  ils  disent  :  C'est  un 
«  mangeur  et  un  buveur,  un  ami  des  péagers  et  des  gens 
«  de  mauvaise  vie!  Mais  la  sagesse  »  (le  sens  droit,  le 
jugement  impartial  dirigé  par  l'amour  désintéressé  du 
vrai  et  du  bien)  «  a  été  justifiée  par  ses  enfants  '.  » 

Trois  villes  surtout,  à  en  juger  par  les  reproches  qu'il 
leur  adresse,  doivent  avoir  déçu  l'attente  de  Jésus,  et  on 
est  étonné  de  voir  figurer  parmi  elles  Gapernaûm  où  il 
avait  d'abord  remporté  de  si  beaux  triomphes.  Ce  sont, 
avec  cette  ville  commerçante,  où  probablement  l'es- 
prit mercantile  avait  refroidi  la  première  ardeur,  Gho- 
razin,  dont  nous  ne  savons  rien^  et  Bethsaïda  de  Galilée, 
située  non  loin  de  Capernaùm.  Avec  une  vivacité 
qu'explique  la  déception  douloureuse  qu'elles  lui  infli- 
geaient,  il  leur   reproche   d'avoir  été  insensibles  aux 

1  Matth.  XI,  16-19  ;  Luc  VII,  3i-3o. 

JÉSUS  DE   NAZAR.  —  Il  12 


178  JÉSUS    DE   NAZARETH 

marques  de  puissance  divine  dont  elles  avaient  été 
témoins  et  qui  eussent  converti  Sidon  et  Tyr  elles-mêmes. 
Gapernaiim  qui  a  été  élevée  jusqu'au  ciel  descendra 
jusque  dans  l'abîme  et  sera  traitée  plus  rigoureusement 
que  Sodome  ^  Ces  prédictions  sinistres  sont  en  rapport 
avec  la  persuasion  commune  à  Jésus  et  aux  prophètes 
qu'en  fermant  l'oreille  à  leurs  exhortations,  les  villes  et 
la  nation  d'Israël  marchaient  à  leur  perte.  C'est  à  ce 
même  point  de  vue  pessimiste  qu'il  lança  cette  parabole 
originale  et  attristée  -  :  «  Quand  l'esprit  impur  est  sorti 
«  d'un  homme,  il  va  par  les  lieux  arides  »  (le  désert), 
«  cherchant  du  repos  et  n'en  trouvant  point.  Il  se  dit 
«  alors  :  Je  vais  retourner  dans  la  maison  d'où  je  suis 
«  sorti.  Il  y  revient  donc  et  la  trouve  inoccupée,  net- 
ce  toyée  et  parée.  Alors  il  s'en  va  rassembler  sept  autres 
«  esprits  pires  que  lui,  et  tous  ensemble  s'établissent 
«  dans  cette  maison,  de  sorte  que  la  dernière  condition 
«  de  cet  homme  est  pire  que  la  première.  Ainsi  en 
«  arrivera-t-il  à  cette  génération.  Elle  est  méchante!  » 
Cette  parabole  exprime  à  sa  manière  le  fait  d'expérience, 
aussi  incontestable  en  morale  qu'en  nosologie,  que  les 
rechutes  sont  plus  graves  que  la  première  maladie  dont 
on  se  croyait  délivré. 

Ces  échecs  n'allaient  pas  jusqu'à  détourner  Jésus  de 
poursuivre  son  œuvre.  Au  contraire  il  s'y  attachait  avec 
la  conviction  toujours  plus  enracinée  de  sa  nécessité, 
dût-il  y  laisser  sa  vie.  Car  déjà  sans  doute  il  devait  pres- 
sentir que  l'opposition  qui  lui  était  déclarée  pourrait 
avoir  pour  lui  des  conséquences  terribles.  Après  tout, 


'  Matth.  XI,  20-24. 
2  Matlh.  XII,  43-45. 


CONTINUATION    DES    PRÉDICATIONS    DE   JÉSUS    EN    GALILÉE        179 

sa  position  en  Galilée  était  très  forte  encore.  A  défaut 
des  villes  et  des  districts  où  beaucoup  de  partisans  de  la 
veille  s'éloignaient  de  lui,  il  y  avait  encore  des  multi- 
tudes qui  lui  restaient  chaleureusement  attachées.  On 
dirait  même  que  l'affection  et  l'admiration  des  siens 
redoublaient  à  mesure  que  le  doute,  le  refroidissement 
des  uns,  l'hostilité  passionnée  des  autres  soufflaient  le 
vent  de  la  désertion  dans  cette  armée  naguère  si  nom- 
breuse et  si  ardente.  Ce  qui  résultait  toutefois  du  nouvel 
état  de  choses,  c'était  la  nécessité  pour  Jésus  de  prendre 
personnellement  une  position  moins  effacée  que  celle  à 
laquelle  il  s'était  modestement  borné  jusqu'alors.  Son 
rôle  individuel  grandissait  du  moment  que  se  déclarer 
pour  ou  contre  le  royaume  de  Dieu  tel  qu'il  Tannonçait, 
c'était  se  déclarer  pour  ou  contre  lui.  Sa  mission  et  sa 
personne  allaient  se  confondre  par  la  force  des  événe- 
ments et  en  grande  partie  par  l'opposition  violente  que 
lui  faisaient  ses  ennemis. 

C'est  ici  que  nous  touchons  à  la  grande  et  énergique 
décision  qu'après  des  hésitations  dont  nous  avons  déjà 
relevé  les  traces,  Jésus  se  crut  appelé  à  prendre.  Le 
simple  prophète  va  désormais,  non  pas  encore  en  public 
et  devant  tous,  mais  parmi  ses  familiers  et  ses  intimes, 
assumer  la  dignité  du  Messie.  La  seconde  partie  de 
l'histoire  évangélique  va  s'ouvrir. 


CINQUIÈME     PARTIE 
LE  MESSIE 


CHAPITRE  I 
LA  PROCLAMATION  DES  DOUZE 


C'était  dans  une  de  ces  excursions  que  Jésus  faisait 
de  temps  à  autre  sur  les  territoires  avoisinant  la  Pales- 
tine. Peu  de  temps  auparavant,  il  avait  pu  célébrer 
encore  une  de  ces  grandes  agapes  du  désert  où  la  tra- 
dition a  introduit  la  multiplication  miraculeuse  des  ali- 
ments consommés  par  la  foule  K  Cette  fois,  quatre  mille 
personnes  avaient  été  rassasiées.  Ce  chiffre  attestait,  si 
l'on  veut,  une  diminution  dans  le  nombre  des  zélés  (la 
première  fois  on  les  avait  évalués  à  cinq  milliers),  mais 
il  restait  assez  imposant  pour  montrer  que  la  popularité 
de  Jésus  était  toujours  grande.  De  là,  il  était  rentré  dans 
les  districts  peuplés  de  la  Galilée;  puis,  pour  un  motif 
que  nous  ignorons,  peut-être  pour  éviter  les  agents  de 

1  Matth.  XV,  32-39  ;  Marc  VIII,  1-10. 


182  JÉSUS   DE   NAZARETH 

la  police  d'Antipas  qui  commençaient  à  rôder  autour  de 
lui,  il  avait  de  nouveau  quitté  la  Galilée  par  le  nord- 
est  et  il  était  entré  sur  le  territoire  de  la  tétrarchie  voi- 
sine, celle  de  Philippe,  frère  d'Antipas.  Il  marchait  dans 
la  direction  de  Césarée  de  Philippe.  C'était  la  ville  que 
le  paisible  tétrarque  avait  construite  au  pied  du  Liban, 
non  loin  des  sources  du  Jourdain,  et  qu'on  appelait 
ainsi  pour  la  distinguer  d'autres  Césarées  nommées 
comme  elle  par  leurs  fondateurs  pour  rendre  hommage 
à  la  famille  des  Césars. 

Près  de  l'un  des  villages  dépendant  de  la  résidence 
princière,  Jésus  voulut  sonder  l'opinion  que  les  Douze, 
ses  disciples  d'élite,  se  faisaient  de  sa  personnel  Peut- 
être  avait-il  remarqué  dans  leurs  rapports  quotidiens 
avec  lui  un  certain  changement  dans  le  sens  d'une 
déférence,  non  pas  plus  dévouée,  mais  plus  révéren- 
cieuse, comme  s'ils  avaient  été  plus  frappés  encore  que 
dans  les  premiers  temps  de  sa  supériorité  incompa- 
rable. Sur  la  route,  seul  avec  eux,  loin  des  excitations  et 
des  engouements  irréfléchis  de  la  foule,  après  avoir, 
dit  Luc^  prié  à  l'écart,  il  leur  demanda  tout  à  coup  :  Qui 
dit-on  que  je  suis  2? 

La  réponse  des  Douze  fut  d'abord  assez  vague.  Ils  lui 
parlèrent  des  bruits  qui  couraient  dans  le  pays  gali- 
léen.  Les  uns  disaient  qu'il  était  Jean  Baptiste  ressuscité 
(c'était  ou  plutôt  telle  avait  été  l'opinion  d'Antipas),  d'au- 
tres qu'il  était  Elie,  ou  Jérémie,  ou  l'un  des  anciens  pro- 

1  Matth.  XVI,  13-20  ;  Marc  VIII,  27-30  ;  Luc  IX,  18-21. 

2  Matthieu  ajoute  :  «  moi,  le  Fils  de  l'homme  ».  Cet  ajouté  doit 
avoir  été  posé  par  l'évangéliste  pour  marquer  clairement  que  jus- 
qu'alors le  nom  significatif  adopté  par  Jésus  avait  été  le  nom  de 
«  Fils  de  l'homme  ».  Les  autres  synoptiques  ne  le  reproduisent  pas. 
Mais,  ajoutées  ou  non,  ces  paroles  marquent  bien  la  situation  de 
fait. 


LA    l'UOCLAMATlON    DIÎS    DUL'/E  183 

phètes  dont  on  ne  savait  préciser  le  nom.  Comme  on  le 
voit,  toutes  ces  suppositions,  quelque  bizarres  qu'elles 
nous  paraissent,  faisaient  rentrer  Jésus  dans  la  classe 
des  prophètes.  Ils  ne  lui  parlèrent  pas  d'une  autre  sup- 
position qui  avait  été  déjà  quelquefois  émise,  mais  à 
laquelle  il  avait  toujours  opposé  jusqu'alors  une  fin  de 
non-recevoir  catégorique.  —  (^  Et  vous  »,  leur  demanda- 
t-il  brusquement^  «  qui  dites- vous  que  je  suis  ?  »  — 
A  cette  question  Pierre,  toujours  prompt  à  devancer  les 
autres  dans  l'expression  de  la  pensée  commune,  lui 
répondit  tout  exalté  :  Tu  es  le  Christ  ! 

Et  pour  la  première  fois  Jésus  ne  repoussa  pas  cette 
qualification,  la  plus  haute  qu'un  Juif  pieux  pût  décerner 
à  un  homme  sur  la  terre.  Jésus  était  proclamé  par  les 
siens  le  Messie  attendu.  Il  ne  leur  avait  pas  imposé  cette 
croyance.  Elle  était  sortie  spontanément  de  leur  cons- 
cience et  de  leur  cœur  * .  Mais  qu'on  veuille  bien  faire 
attention  à  ce  qui  suit  immédiatement  dans  les  trois  récits 
synoptiques.  Il  importe  de  bien  s'en  pénétrer  pour  l'in- 
telligence de  ce  qui  suit.  «  Alors  Jésus  leur  enjoignit 
((  expressément  â^e  72^  d&e  à  personne  qu'il  était  le  Christ  ». 
Gela  devait  rester  jusqu'à  nouvel  ordre  un  secret  du  cé- 
nacle. Pour  ses  familiers^  Jésus  était  le  Messie;  les 
autres,  pour  le  moment,  n'en  devaient  rien  savoir. 

Tous  ceux  qui  ont  étudié  l'histoire  du  grand  Nazaréen, 
en  se  tenant  sur  le  terrain  purement  historique  et  en 
écartant  le  miracle  psychologique  aussi  bien  que  les  au- 
tres, conviennent  de  l'extrême  difficulté  de  cette  ques- 
tion: De  quelle  manière^  par  quelles  transitions  Jésus  en 

^  Nous  reportons  à  l'Appendice,  Note  B,  la  discussion  du  passage 
qui  se  lit  uniquem'.-nt  dans  Matthieu  XVI,  n-19,  et  qui  est  relatif  à 
la  primauté  que  cette  confession  aurait  value  à  l'apôtre  Pierre. 


148  JÉSUS    DE    NAZARETH 

vint-il  à  se  considérer  comme  le  Messie  prédit  par  les 
prophètes  et  attendu  par  tout  son  peuple  ? 

L'opinion  vulgaire,  fondée  sur  la  notion  idéaliste  du 
quatrième  évangile^  de  l'évangile  du  Logos  incarné,  sup- 
pose que,  dès  le  début,  Jésus  revendiqua  le  titre  et 
l'autorité  du  Messie^  bien  que  se  réservant  d'imprimer 
au  messianisme  un  sens  tout  différent  de  celui  que  lui 
assignait  l'attente  populaire.  Quelques  passages  des 
groupes  deLogia  réunis,  nous  le  rappelons,  en  dehors 
de  l'ordre  chronologique,  semblent,  par  la  manière  dont 
ils  sont  encadrés  dans  un  récit  composé  d'événements 
successifs,  confirmer  cette  opinion  traditionnelle.  Mais 
elle  est  tellement  inconciliable  avec  l'histoire  synop- 
tique, en  particulier  avec  le  récit  du  Proto-Marc, 
qu'elle  ne  supporte  pas  l'examen.  Je  demande  en 
grâce  ce  que  signifient  la  proclamation  dont  Pierre  a  pris 
l'initiative  et  la  défense  dont  elle  est  immédiatement 
suivie  si,  dès  l'origine,  Jésus  a  déclaré  devant  les  siens 
et  devant  la  foule  qu'il  était  le  Christ,  le  Messie  attendu 
avec  tant  d'impatience  !  Même  aux  envoyés  de  Jean 
Baptiste  venant  lui  poser  formellement  la  question  de  sa 
messianité,  Jésus  a  répondu  évasivement,  laissant  aux 
faits  de  répondre  et  aux  consciences  de  s'orienter.  On  n'a 
pas  vu  surgir  une  seule  de  ces  polémiques  dont  une 
pareille  prétention  eût  été  certainement  la  cause  dans 
un  pareil  milieu.  Jésus  parle  et  agit  pendant  tous  les 
premiers  temps  de  sa  mission  en  prophète  et  en  prophète 
seulement. 

C'est  au  point  que,  de  nos  jours,  quelques  théologiens 
renommés  ont  cru  pouvoir  affirmer  qu'en  fait  Jésus 
n'avait  jamais  assumé  la  dignité  de  Messie,  que  c'étaient 
ses  disciples  qui,  dans  l'exaltation  de  leurs  pieux  souve- 
nirs, convaincus  de  sa  résurrection  glorieuse,  lui  avaient 


LA    PROCLAMATION    DES    DOUZE  185 

après  sa  mort  décerné  ce  titre  qui,  pour  des  Juifs,  équi- 
valait à  celui  de  l'autorité  suprême  sur  le  monde  en- 
tier, et  qu'enfln  cette  croyance  avait  réagi  sur  leurs 
réminiscences  de  sa  vie  terrestre  '.  —  C'est  une  autre 
exagération,  rappelant  le  proverbe  :  Qui  veut  trop  prou- 
ver ne  prouve  rien.  Si  les  récits  des  synoptiques  ou  les 
traditions  qu'ils  ont  recueillies  n'ont  fait  de  Jésus  un 
Messie  que  par  l'effet  d'un  mirage  rétrospectif,  ce  n'est 
pas  à  un  moment  tardif  de  sa  carrière,  lorsqu'elle  ap- 
prochait déjà  de  sa  fin,  que  cette  illusion  aurait  exercé 
sur  leurs  souvenirs  cette  sorte  de  transfiguration.  Elle  se 
serait  prolongée  régressivement  jusqu'aux  premiers 
jours  de  son  apparition  sur  la  scène  de  l'histoire,  de 
même  que  la  croyance  une  fois  formée  a  dominé  et  en 
grande  partie  créé  les  récits  légendaires  de  sa  naissance. 
Tel  fut  le  cas  précisément  du  quatrième  évangéliste 
que  ses  préoccupations  spéculatives  et  la  date  où  il 
écrivait  induisirent  ensemble  à  consacrer  cette  fausse 
idée  de  la  réalité.  Conçoit-on  d'un  tel  point  de  vue  la 
composition  toute  subjective  de  la  scène  que  nous  ve- 
nons d'analyser,  reproduite  par  les  trois  synoptiques  et 
qui  établit  si  clairement  que  Jésus  n'avait  pas  encore 
été  reconnu  en  qualité  de  Messie  par  ses  partisans  les 
plus  dévoués?  La  négation  absolue  que  l'on  nous  propose 
nous  laisse  devant  une  situation  d'esprit  inexpHcable  elle- 
même,  et  nous  devons  persister  dans  l'opinion  que  Jésus 
a  reçu  et  accepté  le  titre  de  Messie  à  un  moment  déter- 
miné de  l'histoire  évangélique,  bien  que,  pour  la  raison 
que  nous  allons  exposer,  il  ne  voulût  pas  encore  revendi- 


^  Voir  en  particulier  l'arçumentation  très  serrée  de  M.  James 
Martineau  dans  son  ouvrage  intitulé  Seat  of  Authority  in  Religion. 
Londres,  1890,  pp.  326  et  s. 


186  JÉSUS    DE    iNAZARETH 

quer  publiquement  cette  suprême  dignité.  Nous  sommes 
donc  ramenés  à  la  question  qui  s'impose  :  Comment,  par 
quel  enchaînement  d'idées  et  d'expériences,  Jésus  en 
vint-il  à  se  considérer  comme  le  Messie  ? 

Nous  repoussons  d'emblée,  comme  démentie  par  son 
caractère  où  tant  de  hardiesse  s'associe  à  tant  de  droi- 
ture, la  supposition  qu'il  se  serait  adjugé  un  pareil  titre 
par  accommodation,  par  calcul,  sans  être  persuadé  qu'il 
en  avait  le  droit  et  uniquement  pour  rehausser  son  auto- 
rité. Il  faut  bien  plutôt  tâcher  de  retrouver  les  moyens 
termes  qui  ont  pu  le  mener  de  sa  conviction  primordiale 
qu'il  était  à  Dieu  ce  qu'un  enfant  est  à  son  père  à  celle 
qu'il  était  le  personnage  destiné  sur  la  terre  à  fonder  le  , 
Royaume  de  Dieu^ 

Dans  sa  jeunesse  silencieuse  et  cachée,  quand  nul  ne 
soupçonnait  l'intensité  de  vie  religieuse  qui  fermentait 
en  son  âme,  Jésus,  élevé  dans  l'orthodoxie  de  son  temps, 
avait  déjà  fait  la  critique  spontanée  de  plusieurs  parties 
de  la  théologie  rabbinique  popularisée  par  l'enseigne- 
ment des  synagogues  et  en  apparence  confirmée  par  les 
Livres  sacrés  du  judaïsme.  Il  partageait  la  foi  générale 
dans  le  Royaume  de  Dieu  qui  devait  s'établir  bientôt  et 
dans  la  venue  prochaine  du  Messie  qui  devait  le  fonder. 
Mais  sa  religion  personnelle,  si  merveilleusement  pure 
et  simple,  si  riche  d'élancements  hardis,  se  meurtrissait 
contre  les  cadres  épais  et  rugueux  de  la  croyance  vul- 
gaire. Il  remarquait  des  contradictions  entre  elle  et  ceux 
des  enseignements  de  l'Écriture  sainte  qui  parlaient  le 
plus  haut  à  sa  conscience  et  à  son  cœur.  Ce  Royaume 
de  Dieu,  qui  devait  tomber  du   ciel  avec  la  soudaineté 

1  Voir  au  vol.  I,  Partie  III,  ch.  III,  La  Jeunesse  de  Jésus. 


LA    PROCLAMATION    DES    DOUZE  187 

d'un  coup  de  foudre,  écrasant  les  résistances  sans  con- 
quérir les  âmes,  changeant  du  jour  au  lendemain  la  face 
des  choses  sur  la  terre  entière,  en  rupture  absolue  par 
conséquent  avec  cette  loi  de  continuité,  de  croissance 
organique,  de  développement  interne,  qu'il  discernait  à 
sa  manière  en  tout  ce  qui  lui  révélait  l'action  divine 
dans  la  nature  et  dans  l'homme,  ce  Royaume  qui  sem- 
blait n'avoir  pour  but  que  la  sanglante  vengeance  d'un 
peuple  opprimé,  mais  ayant  mérité  ses  malheurs,  ce 
Royaume  ainsi  compris  choquait  ses  sentiments  reli- 
gieux les  plus  vivaces  et  les  plus  impérieux. 

Quant  au  personnage  du  Messie  tel  que  le  décrivait 
d'avance  l'attente  populaire^  il  ne  lui  agréait  pas  davan- 
tage. Et  c'était  logique.  L'idée  qu'on  se  formait  du 
Royaume  espéré  réagissait  nécessairement  sur  celle 
qu'on  se  faisait  du  Messie  attendu.  A  tel  Royaume  cor- 
respondait tel  Messie.  Si  donc  Jésus  concevait  le  Roj^aume 
autrement  que  la  masse  de  ses  compatriotes,  il  devait 
également  rejeter  le  Messie  que  ceux-ci  attendaient  de 
jour  en  jour. 

Et  ici  nous  rappelons  de  nouveau  la  manière  de  pro- 
céder du  mystique  de  génie  sans  études  savantes.  Il  ne 
nie  pas  en  bloc  les  affirmations  de  la  croyance  tradi- 
tionnelle, il  continue  même  d'en  parler  le  langage,  mais 
il  les  épure,  il  les  modifie,  il  les  transforme  pour  les 
mettre  d'accord  avec  ses  aspirations  et  les  besoins  de  sa 
conscience.  Jésus  ne  songe  pas  un  moment  à  nier  que 
le  Royaume  de  Dieu  doive  s'établir  ni  qu'un  Messie  doive 
venir  le  fonder.  Mais  le  Royaume  de  Dieu  réel  ne  sera 
pas  ce  qu'on  attend,  le  Messie  ne  sera  pas  l'effrayant  et 
despotique  demi-dieu  qu'on  prévoit.  Le  Royaume  de 
Dieu  s'établira  dans  les  âmes  ou  ne  sera  pas.  Le  vrai 
Messie  par  conséquent  sera  un  prédicateur  de  la  vérité, 


488  JÉSUS    DE   NAZARETH 

un  réformateur  de  la  tradition,  un  rénovateur  des  cons- 
ciences, un  convertisseur,  ou  bien  ce  ne  sera  pas  le 
Messie.  Est-ce  à  dire  que  le  moment  ne  viendra  jamais 
où  l'humanité,  la  nation  juive  en  tête  —  et  ce  sera  là 
sa  glorieuse  prérogative  —  sera  éclairée,  régénérée  tout 
entière,  et  où  par  conséquent  un  nouvel  ordre  de  choses, 
destiné  à  se  perpétuer  indéfiniment,  fera  régner  partout 
la  justice  et  la  vérité?  C'est  une  autre  question  qui  n'est 
pas  tranchée  ou  plutôt  dont  la  solution  reste  dans  l'esprit 
de  Jésus  à  l'état  de  quantité  non  définie,  quand  même  sa 
pensée  se  complaîtdans  cette  perspective  grandiose.  Seule, 
la  notion  d'un  jugement  universel,  satisfaction  suprême 
donnée  au  postulat  de  justice,  se  détache  à  ses  yeux  avec 
une  clarté  suffisante  pour  qu'il  la  maintienne  et  l'enseigne 
sous  des  formes  d'ailleurs  peu  précises.  Mais  en  atten- 
dant le  Royaume  de  Dieu  doit  se  fonder  à  Tintérieur  des 
âmes,  c*est  de  cette  manière  seulement  qu'il  peut  s'éta- 
blir. Les  circonstances,  les  «  signes  des  temps  »  lui 
annoncent  que  Theure  est  proche  de  cette  révolution 
reUgieuse,  morale,  pacifique,  d'une  puissance  d'expan- 
sion illimitée,  et  lorsque  Jésus  se  mit  à  prêcher  le 
Royaume  de  Dieu  et  sa  proximité,  il  avait  mûrement 
réfléchi  sur  les  conditions  essentielles  de  ce  Royaume 
invisible  et  sur  les  dispositions  intérieures  qui  devaient 
en  assurer  la  possession.  Sur  ce  point  ses  idées  étaient 
fixées,  son  enseignement  arrêté. 

Mais  restait  toujours  la  question  de  la  part  personnelle 
qu'il  se  sentait  poussé  à  prendre  dans  la  réalisation  de 
ce  Royaume  dont  l'heure  approchait.  Nous  posons 
comme  évident  que  mainte  fois,  avant  son  entrée  dans 
l'histoire,  Jésus  dut  éprouver  le  désir  ardent  de  proclamer 
à  haute  voix  les  convictions  dont  son  âme  était  remplie. 
Nous  pensons  qu'il  faut  expliquer  son  silence  prolongé 


LA    PROCLAMATION    DES    DOUZK  189 

par  la  déflaiicede  lui-même  que  lui  inspirait  son  extrême 
modestie.  Mais  la  vocation  supérieure  qui  devait  un  jour 
l'enlever  à  sa  vie  obscure  et  l'absorber  entièrement 
devait  déjà  se  faire  entendre  dans  le  secret  de  sa  cons- 
cience. Eli  même  temps  il  devait  passer  par  des  moments 
où  la  pensée,  qu'il  se  reprochait  peut-être,  d'un  grand 
rôle  personnel  à  remplir  dans  l'avènement  du  vrai 
Royaume  l'agitait  et  le  tourmentait.  Si  le  Royaume  de 
Dieu  devait  être  ce  qu'il  croyait  qu'il  serait,  celui  qui, 
de  parole  et  de  fait,  prendrait  l'initiative  de  la  grande 
conversion,  celui-là  serait  son  vrai  fondateur,  par  con- 
séquent... le  vrai  Messie  !!  Et  cette  perspective  le  faisait 
trembler. 

La  crise  déterminée  par  la  prédication  de  Jean  Baptiste 
fut  le  moment  décisif  où  le  ciel  s'ouvrit  à  ses  yeux.  La 
vision  du  Jourdain,  reflet  des  aspirations  mystiques  de 
son  cœur,  le  ravit  en  même  temps  et  le  troubla,  puis- 
qu'il s'enfonça  dans  le  désert  pour  réfléchir  loin  de  toute 
influence  extérieure  sur  la  direction  qu'il  devait  suivre. 
Sa  tentation,  sous  ses  détails  légendaires,  nous  le  montre 
assailli  par  plusieurs  alternatives  qui  se  présentent  à  son 
esprit.  Si  tu  es  fils  de  Dieu!  Il  en  sort  résolu  dans  tous 
les  cas  à  prêcher  le  Royaume  de  Dieu  comme  un  pro- 
phète, comme  Jean  Baptiste  avant  lui,  mais  en  le  pré- 
sentant sous  un  jour  très  différent.  Est-il  dès  cette 
heure  décidé  à  revendiquer  le  caractère  messianique,  à 
se  poser  en  Christ  ou  Messie  ?  Pas  encore.  Luc  nous 
donne  clairement  à  entendre  *  que  le  combat  moral  du 
désert  se  prolongea.  Mais  cela  ne  saurait  l'empêcher 
de  prêcher  le  Royaume  de  Dieu,  sa  vraie  nature,  ses 
conditions.  Les  événements,  les  circonstances  lui  révé- 
leront la  volonté  de  Dieu.  Il  s'y  abandonne.  Il  prêche 

1  IV,  13. 


190  JÉSUS    DE    NAZARETH 

donc  le  Royaume  de  Dieu^  ce  qu^il  doit  être  et  ses 
conditions,  et  le  succès  aussi  prompt  que  merveilleux 
de  ses  débuts  l'encourage  et  le  confirme  dans  le  senti- 
ment qu'il  a  d'être  appelé  à  une  haute  mission  dans  la 
fondation  du  Royaume  de  Dieu.  C'est  le  caractère  précis 
de  cette  mission  qui  n'est  pas  encore  clair  à  ses  yeux. 

Il  s'est  donné  dès  l'abord  un  surnom,  celui  de  Fils  de 
l'Homme  ^  Ce  n'est  pas  évidemment  sans  intention,  et  il 
est  remarquable  que  ce  nom  pouvait  se  prêter  aussi  bien 
à  l'identification  du  Fils  de  l'Homme  avec  le  Messie  qu'à 
la  désignation  d'un  simple  prophète  de  la  vérité.  Mais  il 
est  absurde  de  prétendre  que  cette  dénomination  impli- 
quât nécessairement  par  elle-même  la  prétention  messia- 
nique. Encore  une  fois,  s'il  en  eût  été  ainsi,  qu'y  aurait- 
il  eu  de  remarquable  dans  la  proclamation  de  Pierre  aux 
environs  de  Césarée  de  Philippe? 

Il  faut  tâcher  de  préciser  le  sens,  peut-être  complexe, 
qu'il  attachait  à  cette  dénomination. 

Le  nom  de  FiU  de  l'homme  est  quelquefois  employé 
dans  l'Ancien  Testament  comme  synonj^me  de  l'Homme^, 
avec  un  certain  accent  tombant  sur  le  sentiment  d'humi- 
lité qui  convient  à  l'homme  quand  il  est  en  présence 
de  Dieu.  Cela  est  conforme  au  génie  de  la  langue  hé- 
braïque qui  exprime  volontiers  par  le  mot  fils  l'idée 
de  l'appartenance   étroite    ou  de  l'affinité  essentielle  3. 

1  C'est  ce  qui  résulte  de  passages  relatifs  à  des  incidents  ayant 
précédé  la  déclaration  de  Pierre,  Marc  II,  10  et  particulièrement  28, 
et  parall.  ;  VllI,  31  ;  Matth.  XI,  19  ;  XIII,  37,  41  ;  Luc  VIT,  34  ;  IX,  58; 
XII,  8. 

2  Ps.  VIII,  5  ;  Job  XXV,  6  et  plusieurs  fois  dans  Ézéchiel. 

^  C'est  ainsi  que  les  disciples  sont  dits  les  fils  de  leurs  maîtres 
(Matth.  XII,  27)  ;  les  ressucités,  «  fils  de  la  résurrection  »  (Luc  XX, 
36)  etc. 


LA    PROCLAMATION    DES    DOUZR:  191 

C'est  comme  si  nous  disions  «  l'iiomme  en  soi  », 
]'  ((  liomme  essentiellement  homme  ».  Dans  cette  accep- 
tion il  y  aurait  déjà  lieu  de  penser  qu'en  choisissant  un 
tel  surnom  Jésus  aimait  à  faire  ressortir  le  caractère 
profondément  humain  de  la  mission  qu'il  remplissait  et 
de  la  religion  qu'il  enseignait.  Car  on  ne  peut  s'arrêter  à 
la  supposition  ridicule  qu'il  voulût  simplement  s'appeler 
«  l'homme  ».Et,  si  telle  fut  son  intention,  il  avait  le  droit 
de  se  caractériser  de  cette  manière.  Par  Tamour  de 
l'homme  en  soi  que  sa  doctrine  mettait  si  haut,  aussi 
bien  que  par  les  conditions  purement  humaines  au  sens 
général  du  mot  qu'il  mettait  à  l'entrée  dans  le  Royaume, 
cette  appellation  montrait  la  très  haute  valeur  qu'il 
attachait  à  la  nature,  à  la  destinée,  au  salut  de  l'homme. 
Ainsi  comprise,  l'appellation  n'a  rien  absolument  de  mes- 
sianique. 

D'autre  part,  un  lecteur  aussi  perspicace  des  Livres 
saints  et  aussi  préoccupé  de  «  l'homme  »  ne  pouvait  pas 
ne  pas  être  frappé  du  célèbre  passage  de  Daniel  où  un 
être  mystérieux,  «  semblable  à  un  flls  d'homme  »,  suc- 
cède aux  animaux  monstrueux  qui  ont  représenté  tour  à 
tour  les  empires  du  monde  payen  et  vient  recevoir  des 
mains  du  Très  Haut  la  domination  sur  la  terre  entière*. 
Nous  savons  par  le  livre  lui-même  que  cet  être  «  sem- 
blable à  un  fils  d'homme  »  n'est  pas  un  individu,  mais  le 
symbole  collectif  du  «  peuple  des  saints  »,  c'est-à-dire 
du  peuple  juif  fidèle ^  C'était  un  des  passages  sur  les- 
quels les  Juifs  fondaient  leur  espérance  de  l'ère  messia- 
nique dont  ils  seraient  les  tout  premiers  bénéficiaires. 
Rien  ne  nous  autorise  à  supposer  que  Jésus  n'eût   pas 


1  Dan.  VII,  1-14. 

-  Ibid.,  Ti. 


192  JÉSUS    DE   NAZARETH 

remarqué  le  sens  donné  par  le  prophète  lui-même  à  son 
symbole  de  «  l'être  semblable  à  un  flls  d'homme ^  ».  Mais, 
par  cela  même,  il  devait  être  frappé  de  ce  que  l'auteur 
avait  choisi  la  forme  de  l'homme  pour  représenter  l'em- 
pire éternel  succédant  aux  empires  figurés  par  des  ani- 
maux effrayants  et  bizarres.  Cette  expression  caractéris- 
tique définissait  de  prime  abord  la  supériorité  du  dernier 
empire,  celui  de  «  l'homme  »,  c'est-à-dire  de  la  raison, 
de  la  justice,  de  la  religion,  sur  les  pouvoirs  brutaux  qui 
avaient  auparavant  tyrannisé  le  monde.  Le  symbole  du 
«  fils  d'homme  »,  bien  que  limité  par  l'auteur  de  Daniel 
à  la  représentation  du  peuple  juif,  acquiérait  ainsi  une 
valeur  humanitaire,  transcendante,  s'élevait  à  la  hauteur 
d'un  principe  dominateur  de  toute  l'histoire,  comme  si 
l'humanité  pure,  telle  que  Dieu  la  veut,  était  destinée  à 
régner  en  qualité  de  puissance  dernière,  triomphant  à  la 
fin  des  temps  de  toute  opposition. 

Nous  sommes  loin  de  prétendre  que  Jésus  lui-même 
fit  tous  ces  raisonnements.  C'est  d'impressions  et  d'in- 
tuitions qu'il  faut  parler  avec  lui,  et  non  de  sorites  ou 
de  déductions  philosophiques.  Mais  nous  pouvons  dire 
qu'il  aimait  dans  cette  expression  de  «  Fils  de  THomme  » 
l'association    de   deux  idées  en   apparence    seulement 

>  Le  fait  est  qu'à  l'exception  du  livre  d'Hénoch  aucun  document 
juif  antérieur  à  l'Évangile  n'emploie  cette  expression  pour  désigner 
le  Messie.  Dans  le  livre  d'Hénoch  lui-même  la  dénomination  du  futur 
Messie  comme  Fils  de  l'Homme  appartient  à  un  grand  fragment 
interpolé  dans  l'écrit  fondamental  et  dont  la  date  est  très  discutée. 
Dans  tous  les  cas  il  ressort  de  l'histoire  évangélique  elle-même  qu'en 
se  faisant  appeler  «  Fils  de  l'Homme  »,  Jésus  ne  se  posait  pas  encore 
en  Messie  et  qu'on  ne  songeait  pas  autour  de  lui  et  pour  cette  raison 
à  lui  adjuger  ce  titre.  C'est  plus  tard  que  l'identiiication  eut  lieu, 
quand  tous  ces  noms  de  «  Fils  de  Dieu  »  au  sens  exclusif,  de  «  Saint 
de  Dieu  »,  de  «c  Fils  de  David  »,  de  «  Fils  de  l'Homme  »,  de  «  Messie» 
en  hébreu,  de  «  Christ  »  en  grec,  purent  être  pris  l'un  pour  l'autre. 


LA    PROCLAMATION    DES    DOUZE  193 

contradictoires,  l'extrême  infériorité  de  l'homme  com- 
paré à  Dieu,  du  fils  de  l'homme  du  Psaume,  de  Job  et 
d'Ézéchiel,  et  la  dignité  suprême  de  l'homme  en  soi, 
comparé  à  tout  ce  qui  vit  avec  lui  sur  la  terre  et  couronné 
par  Dieu  même  dans  la  vision  de  Daniel. 

Nous  pouvons  préciser  davantage  et  dire  que  cette 
dernière  notion  de  Thumanité  pure,  virtuellement  domi- 
natrice du  monde,  était  une  de  ses  idées-maîtresses. 
C'est  ce  qui  résulte  de  trois  passages  très  significatifs 
que  nous  relevons  dans  nos  évangiles. 

Le  premier  se  lit  dans  l'épisode  du  paralytique  ou 
simplement  de  l'énervé  guéri  à  Capernaiim  dans  les  cir- 
constances que  nous  avons  racontées  ^  C'est  un  récit  du 
Proto-Marc.  Malheureusement  pour  nous  l'enseignement 
qui  s'y  trouve  inséré  se  mêle  à  un  miracle  qui  souffre, 
comme  toutes  les  descriptions  de  ce  genre,  du  manque 
de  précision  et  de  la  tendance  à  grossir  les  apparences 
surnaturelles  des  guérisons  opérées  par  Jésus.  Que  peut 
signifier  raisonnablement  cette  identité  du  pouvoir  de 
guérir,  même  miraculeusement,  une  maladie  corporelle 
et  du  droit  de  pardonner  les  péchés,  telle  qu'elle  est 
énoncée  dans  le  cours  de  la  narration?  Les  deux  choses 
n'ont  rien  de  commun,  à  moins  qu'on  n'accepte  le  vieux 
point  de  vue  sémitique  d'après  lequel  tout  malheur  et, 
dans  l'espèce,  toute  maladie  ou  infirmité  n'est  jamais  que 
le  châtiment  de  fautes  antérieures.  Or  c'est  ce  que  Jésus 
n'admet  pas  ^  Il  a  dû  se  passer  et  se  dire  à  propos  de 
l'incident  des  choses  qui  ne  nous  sont  pas  rapportées  et 
qui  nous  en  faciliteraient  l'intelligence.  Mais  cela  ne  doit 

1  Marc  II,  1-12  ;  Matth.  IX,  i-8  ;  Luc  V,  17-26. 

2  Gomp.  Luc  XIII,  1-5. 

JÉSUS    DE   NAZAR.   —  II  13 


194  JÉSUS    DE    NAZARETH 

pas  nous  empêcher  de  relever  la  déclaration  de  principe 
énoncée  par  Jésus  '  :  «  Le  Fils  de  l'Homme  a  le  droit  sur 
la  terre  de  remettre  les  péchés.  »  Gela  ne  peut  vouloir 
dire  que  ceci:  L'humanité  pure  ou  purifiée,  parvenue  à 
la  hauteur  où  elle  est  appelée  par  Dieu,  efface  et  ne 
connaît  plus  les  fautes  qui  ont  constitué  et  prolongé  son 
état  antérieur  d'infirmité  morale.  Jésus,  qui  lui-même  ne 
se  croit  pas  parfait  ^  parle  donc  ici  au  nom  d'un  prin- 
cipe supérieur  dont  il  se  considère  comaie  l'organe  et 
qu'il  nomme  «  le  Fils  de  l'Homme  »,  parce  que  ce  prin- 
cipe, c'est  l'humanité  conçue  dans  sa  perfection  idéale. 
Le  second  passage  à  noter  est  plus  clair  et  plus  signi- 
ficatif. Il  se  rattache  à  la  discussion  soulevée  par  les 
pharisiens  à  propos  de  la  violation  du  sabbat  que  des 
disciples  de  Jésus  avaient  commise  avec  son  assentiment 
en  arrachant  des  épis  qu'ils  broyaient  pour  en  manger 
le  grain  ^  Jésus  a  émis  cet  aphorisme  que  «  le  sabbat  a 
«  été  fait  pour  l'homme  et  non  pas  l'homme  pour  le 
«  sabbat  ».  «  C'est  pourquoi  »,  ajoute- t-il,  «  le  Fils  de 
«  l'Homme  est  maître  même  du  sabbat.  »  Le  raisonnement 
est  donc  celui-ci  :  Le  sabbat  doit  être  compris  et  appli- 
qué de  telle  sorte  qu'il  soit  pour  l'homme  un  bienfait,  et 
non  une  tyrannie  ;  par  conséquent,  si  la  manière  de  l'ob- 
server est  contraire  au  bien  de  l'homme,  si  elle  est 
contraire  au  principe  d'humanité,  elle  doit  être  réformée 
ou,  tout  au  moins  dans  le  cas  dont  il  s'agit,  mise  de 
côté.  Ici  encore  le  principe  d'humanité  est  personnifié 
dans  «  le  Fils  de  l'Homme  »,  lequel  en  cette  circonstance 
a  Jésus  lui-même  pour  organe  et  représentant. 


*  Marc  II,  10  et  parall. 

2  Marc  X,  18. 

^  Marc  II,  23-28  ;  Matth.  XII,  1-8  ;  Luc  VI,  1-5. 


LA    PHOCLAMATION    DES    DOUZE  495 

Le  troisième  passage  se  trouve  à  la  fin  des  Logia'  dans 
cette  admirable  description  du  jugement  suprême  dont 
la  forme  est  sans  doute  empruntée  à  l'eschatologie  juive, 
mais  dont  l'idée-mère  est  de  la  mysticité  la  plus  authen- 
tiquement  chrétienne.  Le  Fils  de  l'Homme  préside  au 
jugement  de  toutes  les  nations  rassemblées  devant  lui. 
Il  sépare  les  brebis  d'avec  les  boucs,  les  élus  des  ré- 
prouvés, et  il  dit  «  aux  bénis  de  son  Père  »  qu'ils  vont 
jouir  des  joies  du  Royaume  éternel.  Il  a  eu  faim,  et  ils 
l'ont  nourri;  il  a  eu  soif,  et  ils  l'ont  abreuvé;  il  était 
étranger^  et  ils  l'ont  recueilli  ;  nu^  malade,  en  prison,  et 
ils  l'ont  vêtu,  soigné,  visité.  Les  élus  n'y  comprennent 
rien.  —  Quand  donc,  Seigneur,  t'avons-nous  rendu  tous 
ces  bons  offices?  Quand  t'avons-nous  vu  affamé,  altéré, 
étranger,  nu,  malade,  en  prison?  —  Je  vous  dis  en  vérité 
que  toutes  les  fois  que  vous  avez  fait  ainsi  à  l'un  des 
plus  petits  de  mes  frères,  vous  me  l'avez  fait  à  moi- 
même!...  Il  est  clair  pourtant  qu'en  réalité  ce  n'est  pas 
une  personne  unique,  ignorée  de  ses  bienfaiteurs,  qui  a 
été  l'objet  immédiat  de  leur  généreuse  compassion. 
C'est  en  secourant  une  multitude  de  personnes  qu'ils  ont 
fait  acte  de  charité  envers  le  Fils  de  l'Homme.  Gomment 
marquer  plus  fortement  que  c'est  l'humanité  en  soi, 
l'homme  virtuel,  résidant  au  fond  de  toute  créature 
humaine,  qui  est  identique  au  Fils  de  l'Homme,  et  que 
l'idée  centrale  de  ce  splendide  enseignement  revient  à 
ceci  :  Le  dévouement  à  l'humanité,  aimée  jusque  chez 
les  plus  humbles  de  ceux  qui  la  composent,  est  la  vertu- 
reine,  il  est  ce  qui  assure  devant  Dieu  la  plus  haute 
valeur  à  ceux  qu'elle  inspire?  Point  d'orthodoxie  néces- 
saire, point  de  pratiques  dévotes,  point  de  sujétion  à  un 

1  Matth.  XXV,  31  suiv. 


496  JÉSUS    DE   NAZARETH 

sacerdoce  quelconque,  mais  la  charité  envers  l'homme, 
Thomme  en  soi,  voilà  l'essentiel,  même  quand  on  ne  sait 
pas  à  qui  l'on  a  fait  du  bien.  Qu'on  l'ignore  ou  qu'on  le 
sache,  c'est  le  Fils  de  l'Homme  qu'on  secourt  et  qu'on 
relève  en  la  personne  des  derniers  de  ses  frères. 

Il  résulte  de  ces  exemples  que  l'expression  de  Fils  de 
l'Homme  désigne  dans  la  pensée  de  Jésus  quelque  chose 
de  plus  qu'un  individu,  qu'une  personne,  cette  personne 
fût-elle  Jésus  lui-même.  Elle  est  la  personnification  d'un 
principe  transcendant  et  immanent  à  tous  les  individus 
dont  la  somme  fait  l'humanité.  Reste  maintenant  à  savoir 
dans  quel  sens  Jésus  a  pu  se  solidariser  avec  ce  prin- 
cipe au  point  de  parler  comme  s'il  ne  s'en  distinguait 
pas,  —  tandis  que  dans  d'autres  passages  tels  que 
Matth.  Vm,  20;  XI,  19;  XHI,  37;  Marc,  VIII,  31; 
Luc  IX,  44,  il  parle  manifestement  de  sa  propre  per- 
sonne et  dans  un  contexte  tel  qu'il  n'est  pas  possible  de 
voir  dans  «  le  Fils  de  l'Homme  »  l'équivalent  de  cette 
humanité  idéale  impliquée  dans  les  exemples  que  nous 
venons  de  reproduire. 

La  seule  réponse  qu'on  puisse  faire,  c'est  que  Jésus  a 
choisi  ce  surnom  précisément  parce  qu'il  exprime  à  la 
fois  l'humilité  du  simple  prophète^  serviteur  de  Dieu,  et 
l'idée  de  l'homme  en  tant  que  destiné  par  Dieu  à  dominer 
le  monde  entier,  c'est-à-dire  le  Fils  de  l'Homme  du 
Psaume,  de  Job  et  d'Ézéchiel  et  le  Fils  de  l'Homme  de 
la  vision  de  Daniel.  C'est  une  intuition  mystique  d'une 
grande  profondeur.  Quand  l'homme  s'humilie  devant 
Dieu  et  le  sert,  c'est  alors  qu'il  se  rapproche  le  plus  de 
l'homme  idéal,  institué  par  Dieu  même  roi  de  la  création. 
Pourvu  que  ce  soit  devant  Dieu,  plus  il  s'abaisse,  plus  il 
s'élève. 

Nous   pensons  avoir   traduit  analytiquement   ce  que 


LA    PROCLAMATION    DES    DOUZE  197 

Jésus  avait  senti  et  saisi  d'un  seul  jet  de  son  génie  reli- 
gieux. Cela  posé,  quand  il  avait  l'entière  conviction 
de  parler  comme  organe  de  l'humanité  pure,  en  commu- 
nion parfaite  avec  le  Fils  de  l'Homme  idéal,  il  n'hésitait 
pas  à  se  prononcer  magistralement  comme  s'il  n'y  eût 
pas  eu  de  distinction  à  faire  entre  ce  principe  supérieur 
et  lui-même.  C'est  le  cas  lors  de  l'incident  du  paralytique 
de  Capernaiim  et  de  la  discussion  avec  les  pharisiens 
dans  la  question  du  sabbat.  Un  pli  de  son  esprit  facilitait 
en  lui  la  conscience  de  cette  solidarité.  C'était  sa  dispo- 
sition à  rapprocher  étroitement  un  homme  réel,  présen- 
tant un  caractère  bien  déterminé,  du  principe  ou  de  la 
personne  typique  incarnant  ce  principe.  Jésus  ne  nie  pas, 
nous  le  répétons,  le  drame  messianique  attendu  par  les 
Juifs,  mais  il  le  modifie  et  le  transforme  librement  parce 
que  le  Royaume  de  Dieu  que  ce  drame  suppose  n'est  pas 
le  sien.  La  doctrine  populaire  veut  que  le  prophète  Élie 
ressuscite  pour  servir  de  précurseur  an  Messie.  Hé 
bien!  Élie  lui-même,  en  réalité,  ne  reviendra  pas.  Mais 
en  esprit,  il  est  déjà  revenu  dans  la  personne  de  Jean 
Baptiste,  le  dernier  héros  de  ce  grand  prophétisme  dont 
ÉHe  passait  pour  le -^plus  glorieux  représentant  ^  Jésus 
est  le  Fils  de  l'Homme  comme  Jean  Baptiste  était  Élie. 

Nous  revenons  donc  à  ce  que  nous  avons  dit,  que  le 
choix  fait  par  Jésus  de  la  dénomination  de  Fils  de 
l'Homme  se  prêtait  à  une  double  signification,  l'une  très 
humble,  l'autre  très  élevée,  se  rapprochant  déjà  beau- 
coup de  l'idée  du  Messie  et  pouvant  même  s'identifier 
avec  elle,  si  l'on  acceptait  la  notion  du  Royaume  de 
Dieu  proposée  par  lui.  Mais  cette  seconde  signification 

1  Matth.  XI,  14  ;  XVII,  12  ;  Marc  IX,  13. 


198  JÉSUS    DE   NAZARETH 

échappa  aux  auditeurs,  aux  adversaires  et  même,  pen- 
dant un  temps  assez  long,  aux  disciples  intimes  de  Jésus. 
Lui-même  hésitait  encore  à  la  proclamer  après  avoir 
quitté  le  désert  pour  rentrer  en  Galilée.  C'est  ce  qui  nous 
explique  pourquoi  nous  le  voyons  longtemps  distinguer 
soigneusement  entre  sa  personne  et  son  œuvre  de  con- 
version. Celle-ci  était  l'essentiel,  sa  personne  s'effaçait 
devant  elle.  Les  conditions  d'entrée  dans  le  Royaume  de 
Dieu  ne  font  pas  mention  de  la  foi  en  lui.  Le  paulinisme 
est  encore  loin.  On  peut  parler  contre  lui,  le  Fils  de 
l'Homme,  et  cette  opposition  est  pardonnable  quand  elle 
est  sincère;  l'impardonnable,  c'est  de  mentir  à  sa  propre 
conscience  par  hostilité  volontaire  et  haineuse  à  l'évi- 
dence du  bien,  de  parler  par  conséquent  «  contre  le 
Saint-Esprit  ».  De  pareilles  déclarations  supposent  que 
Jésus  n'était  pas  encore  parvenu  à  la  pleine  conviction 
qu'il  pouvait  accepter  le  titre  de  Messie,  encore  moins 
le  revendiquer. 

Nous  trouvons  une  confirmation  de  ce  que  nous  avan- 
çons ici  dans  ce  trait,  au  premier  abord  si  singulier,  et 
qui  revient  mainte  fois  dans  les  synoptiques,  de  la  défense 
intimée  par  Jésus  aux  possédés  de  lui  appliquer  la  déno- 
mination du  Messie,  ou  telle  autre  revenant  au  même\ 
On  comprend  aisément  que,  dans  l'état  d'excitation  des 
foules  galiléennes,  et  dans  l'enthousiasme  fiévreux  dont 
il  fut  d'abord  l'objet,  plus  d'un  exalté  fut  saisi  de  l'idée 
qu'on  n'avait  plus  à  attendre  le  Messie,  qu'il  était  venu, 
qu'il  était  là,  que  c'était  lui.  Ce  n'étaient  encore  pour- 
tant que  des  cris  isolés^,  sans  écho  dans  la  masse.  Jésus 


1  .Matth.  XII,  16  ;  Marc  I,  34;  III,  H-12.  Rappelons  encore  à  ce 
propos  la  notice,  au  premier  abord  bien  étrange,  insérée  Marc  1,34: 
«  Et  il  ne  permettait  pas  aux  démons  de  dire  qu'ils  le  connaissaient.  ■> 


LA    PROCLAMATION    llES    DOUZE  199 

les   réprimait  avec   une   certaine  impatience.   L'heure 
n'était  pas  encore  venue,  même  pour  lui. 

Peut-être  ne  saurons-nous  jamais,  faute  de  renseigne- 
ments, ce  qui  dans  le  secret  de  sa  pensée  changea  ses 
hésitations  en  certitude.  Serait-ce  toutefois  pousser  trop 
loin  la  conjecture  que  de  supposer  ceci  :  Le  Royaume 
de  Dieu  tel  que  se  le  figurait  la  foule  n'était  qu'une  illu- 
sion ;  le  Messie  qu'elle  attendait  n'était  pas  plus  réel. 
Puisque  le  vrai  Royaume  s'établissait  par  la  conversion 
dont  il  avait  fixé  l'orientation,  le  vrai  Messie  ne  pouvait 
être  que  le  convertisseur  lui-même.  Or  c'est  lui  qui  le 
fondait,  ce  vrai  Royaume  de  Dieu,  et  on  sait  avec  quelle 
radieuse  confiance  dans  son  développement  et  son  triom- 
phe assuré.  Quelle  œuvre  plus  grande  pouvait-on  con- 
cevoir sur  la  terre?  De  plus,  l'expérience  lui  démontrait 
que  sa  personne  était  loin  d'être  aussi  indifférente  au 
succès  de  son  ministère  de  salut  qu'il  avait  pu  le  croire 
dans  son  humilité  première.  La  personnalité  du  docteur 
contribuait  évidemment  dans  une  forte  mesure  au  succès 
de  la  doctrine.  Tandis  que  beaucoup  de  ceux  qui  lui 
avaient  prodigué  leurs  acclamations  se  refroidissaient 
et  s'éloignaient,  ceux  qui  se  montraient  plus  persistants 
lui  vouaient  une  affection  dont  il  ne  pouvait  les  blâmer 
et  qui  de  plus  en  plus  lui  apparaissait  comme  la  condition 
de  leur  persistance.  Il  avait  pu  prêcher  le  Royaume  de 
Dieu  et  sa  justice  indépendamment  de  l'opinion  qu'on 
pouvait  se  faire  de  lui.  L'expérience  lui  apprenait  qu'on 
ne  restait  fermement  attaché  au  Royaume  qu'en  lui  res- 
tant attaché  à  lui-même.  Nous  trouvons  un  indice  de 
cette  modification  d'idées  dans  deux  paroles  de  lui  qui 
semblent  contradictoires  et  qui  dénotent  plutôt  une  diffé- 
rence de  date  :  «  Celui  qui  n'est  pas  contre  nous  est  pour 
nous  »,  avait-il  pu  dire  à  ses  disciples  impatients  devoir 


200  JÉSUS    DE    NAZARETH 

un  homme  qui  les  imitait  sans  se  joindre  à  eux  *  ;  et 
cette  autre  :  «  Celui  qui  n'est  pas  avec  moi  est  contre 
«  moi,^  et  celui  qui  ne  rassemble  pas  avec  moi  disperse  ^  ». 
C'est  cette  démonstration  par  le  fait  de  l'importance  de 
sa  personnalité  dans  l'œuvre  de  la  fondation  du  Royaume 
qui  nous  semble  avoir  achevé  de  dissiper  ses  hésitations. 
N'y  aurait-il  qu'une  simple  leçon  de  modestie  dans  cette 
parabole  destinée  à  rappeler  les  orgueilleux  au  devoir 
de  ne  jamais  se  surfaire  ?  «■  Quand  tu  es  invité  à  des 
«  noceS;,  ne  va  pas  t^étendre  à  la  première  place,  de  peur 
«  qu'un  plus  honorable  que  toi  n'ait  été  aussi  invité  et 
«  que  celui  qui  t'a  invité,  toi  et  lui,  ne  vienne  te  dire  : 
«  Cède  la  place  à  celui-ci...  Vas  au  contraire  t'étendre  à 
«  la  dernière  place,  afin  que  celui  qui  t'a  invité  vienne 
«  te  dire  :  Ami,  monte  plus  haut  \  »  On  sait  que  Jésus 
aimait  à  comparer  à  des  noces  joyeuses  l'alliance  nou- 
velle que  rétablissement  du  Royaume  de  Dieu  consti- 
tuait entre  Dieu  et  l'humanité.  «  Ami,  m.onte  plus  haut.  » 
C'est  ce  que  devait  se  dire  le  prophète  qui  depuis  long- 
temps était  habitué  à  discerner  la  volonté  de  Dieu  dans 
les  événements  et  leur  logique  interne.  Du  moment  que 
son  œuvre  lui  paraissait  exiger  qu'il  revendiquât  l'auto- 
rité du  Messie,  c'était  pour  lui  une  injonction  divine  à 
laquelle  il  ne  voulait  plus  se  soustraire.  L'écho  de  cette 
même  persuasion  tirée  de  l'expérience  se  répercute  jus- 
que dans  le  quatrième  évangile  où  l'incident,  naturelle- 
ment très  modifié,  de  la  confession  messianique  de  Pierre 
vientàlasuited'unrefroidissementmarquédebeaucoup  de 
ceux  qui  avaient  jusqu'alors  goûté  son  enseignement  et 
aimé  sa  personne.  «  Et  vous,  ne  voulez-vous  pas  aussi  vous 

»  Marc  IX,  40  ;  Luc  IX,  50. 
2  Matth.  XII,  30  ;  Luc  XI,  23. 
^  Luc  XIV,  8-10. 


LA    PROCLAMATION    DKS    DOUZE  201 

en  aller?»  aurait-il  dit  aux  Douze.  Et  Pierre  lui  répondit: 
«  Seigneur,  vers  qui  irions-nous  ?  Tu  as  des  paroles  de 
«  vie  éternelle,  et  nous  avons  cru,  nous  avons  connu 
((  que  tu  es  le  Saint  de  Dieu  ^  » 

Ce  qui  devait  contribuer  encore  à  le  pousser  dans  cette 
voie  d'affirmation  de  son  autorité  personnelle,  c'est  qu'il 
sentait  bien  que  son  ministère  en  Galilée  touchait  à  sa 
fin.  Jérusalem  devait  être  le  théâtre  de  la  grande  déci- 
sion. Là  seulement  pouvait  se  résoudre  la  question  de 
savoir  si  son  œuvre  serait  limitée  au  réveil  religieux  et 
moral  d'une  partie  des  habitants  de  la  Galilée,  ou  si,  deve- 
nue nationale  par  l'adhésion  de  la  capitale  du  judaïsme, 
elle  serait  la  lumière  et  le  salut  du  monde.  Ainsi  com- 
prise, sa  mission  exigeait  qu'il  fût  le  Messie,  le  Christ, 
le  fondateur  du  Royaume  universel.  C'est  seulement  en 
cette  qualité,  selon  les  idées  juives,  qu'il  pourrait  s'adres- 
ser au  monde  et  lui  proposer  la  doctrine  du  salut.  Nous 
allons  voir  devant  quelle  alternative,  courageusement 
affrontée,  cette  noble  ambition  le  plaçait.  Mais,  avant 
de  quitter  la  Galilée,  il  devait  définir  nettement  et  clai- 
rement sa  position  devant  ses  disciples  les  plus  dévoués. 
Il  était  certainement  arrivé  à  se  considérer  définitivement 
comme  le  vrai  Messie  avant  que  ses  disciples  l'eussent 
proclamé  tel,  et  la  manière  dont  il  leur  pose  sa  question 
semble  bien  indiquer  que  la  réponse  de  Pierre  ne  le 
surprit  pas. 

Mais  il  résulte  de  tout  ce  qui  précède  et  de  tout  ce  qui 
suivra  que  Jésus  voulut  être  un  Messie  accepté,  un 
Messie  élu,  et  non  pas  un  Messie  qui  s'impose.  Il  y  avait 
une  distance  trop  considérable  entre  le  Messie  qu'il 
était  et  voulait  être  et  le  Messie  que  le  peuple  juif 

1  Jean  VI,  66-69. 


202  JÉSUS    DE   NAZARETH 

attendait  pour  qu'il  pût,  sans  violence  morale,  reven- 
diquer brusquement  une  pareille  dignité  au  risque  d'être 
mal  compris  et  de  provoquer  des  agitations  politiques 
diamétralement  opposées  au  but  qu'il  espérait  atteindre. 
Son  désir  secret,  c'était  que  le  peuple  juif  en  masse  fît 
spontanément  le  même  chemin  que  ses  disciples  fami- 
liers avaient  fait  et  s'ouvrît  comme  eux,  pour  les  mêmes 
motifs,  au  sentiment  qu'il  était  «  celui  qui  devait  venir», 
et  qu'il  n'y  avait  pas  à  en  attendre  d'autre. 

Ces  disciples  eux-mêmes,  comment,  à  la  suite  de 
quelles  expériences  étaient-ils  arrivés  à  croire  que  leur 
Maître  était  le  Messie,  malgré  ses  réticences,  malgré  ses 
intimations  aux  exaltés  qui  lui  donnaient  publiquement 
ce  titre  prestigieux  ? 

On  peut  penser  que  ces  exclamations,  bien  que  répri- 
mées, ne  laissèrent  pas  d'avoir  sur  eux  tout  au  moins 
un  effet  de  suggestion.  Il  dut  en  être  de  même  du  mes- 
sage de  Jean  Baptiste.  Mais  surtout  Tamour  profond 
qu'ils  portaient  à  leur  Maître,  amour  alimenté  par  une 
admiration  croissante  pour  son  caractère,  son  exquise 
bonté,  son  éloquence  vibrante,  la  sainteté  sans  affectation 
ni  morosité  de  sa  vie  quotidienne  qu'ils  voyaient  de  tout 
près,  les  poussait  dans  la  conviction  qu'il  était  incompa- 
rable et  qu'on  ne  pouvait  admettre  qu'un  homme  quel- 
conque pût  être  son  supérieur.  Peu  à  peu  un  nimbe  sur- 
naturel enveloppait  à  leurs  yeux  sa  personne  et  le  trans- 
figurait. De  là  proviennent  quelques-uns  des  incidents 
les  plus  merveilleux  de  l'histoire  de  Jésus.  La  tradition 
évangélique  raconte  qu'un  jour,  comme  ils  traversaient 
le  lac  avec  lui,  le  vent  soufflait  avec  violence  et  que 
des  vagues  furieuses  menaçaient  d'engloutir  leur  frêle 
embarcation.  A  l'arrière,  Jésus  dormait  paisiblement.  La 


LA    PROCLAMATION    DES    DOUZE  203 

peur  dont  ils  étaient  saisis  les  déternmina  à  le  réveiller. 
«  Alors  »,  dit  naïvement  le  Prôto-Marc,  «  il  menaça  le 
«  vent  et  dit  à  la  mer  :  «  Silence  !  Tais-toi  !  »  et  le  calme 
revint.  —  On  sent  dans  ces  détails  l'exagération  légen- 
daire *.  Ni  le  vent,  ni  les  eaux  ne  s'apaisent  par  défé- 
rence pour  une  sommation  orale  qu'ils  n'entendent  pas. 
Il  y  eut  en  réalité  quelque  scène  où  Jésus  releva  le  cou- 
rage abattu  de  ses  disciples  et  qui  leur  laissa  l'impres- 
sion qu'il  se  faisait  obéir  des  éléments  déchaînés  aussi 
bien  que  des  démons  ;  d'autant  plus  que  très  probable- 
ment ils  regardaient  la  tempête  comme  causée  par  les 
esprits  du  mal. 

Une  autre  fois,  —  toujours  si  nous  devons  nous  en 
rapporter  au  Prôto-Marc  —  c'était  pendant  la  nuit  qui 
suivit  la  première  grande  agape  au  désert.  Ils  traver- 
saient de  nouveau  le  lac,  Jésus  les  ayant  envoyés  avant 
lui  sur  Tautre  bord.  Ils  étaient  ballottés  sur  les  flots 
avec  vent  contraire  et  ils  avançaient  péniblement.  Tout  à 
coup,  vers  le  matin^  ils  virent  une  forme  lumineuse  qui 
s'avançait  en  glissant  sur  les  eaux.  Ils  s'imaginèrent  que 
c'était  un  fantôme  et  crièrent  de  peur.  C'était  Jésus  lui- 
même  qui  les  rassura  et  monta  dans  leur  barque.  Aus- 
sitôt la  tourmente  cessai  Nous  ne  pouvons  voir  dans  ce 
récit  que  le  reflet  d'une  vision  déterminée  par  l'idée  tou- 

'  Marc  lY,  36-41  ;  Matth.  VIII,  23-27  ;  Luc  VIII,  23-2o. 

2 Marc VI, 45-52  ;Mattb. XIV,  22-33.  On  peut constaterle  grossissement 
successif  de  la  scène  miraculeuse  dans  l'adjonction,  insérée  par 
Matthieu  seul,  toujours  très  préoccupé  de  ce  qui  concerne  son  apôtre 
favori,  d'après  laquelle  Pierre  aurait  voulu  aller  à  la  rencontre  de 
Jésus  en  marchant  aussi  sur  les  eaux  ;  mais,  effrayé  par  la  violence 
du  vent,  il  aurait  perdu  confiance  et  se  serait  noyé,  si  Jésus  ne  l'avait 
soutenu,  tout  en  lui  reprochant  d'avoir  douté.  Ce  détail  est  d'un 
symbolisme  transparent.  C'est  la  chute  momentanée  de  Pierre  sui- 
vant un  excès  de  confiance  en  soi-même  qui  a  revêtu  cette  forme 
dramatique  dans  la  Paradosis. 


204  JÉSUS    DE   NAZARETH 

jours  plus  exaltée  que  les  disciples  se  faisaient  de  leur 
Maître.  Cette  vision  est  fort  belle,  d'une  grande  poésie. 
Jésus  marchant  en  toute  sérénité  sur  les  eaux  tumul- 
tueuses, c'est  la  saisissante  image  de  sa  grandeur  morale 
et  de  sa  supériorité  sur  toutes  les  oppositions  ameutées 
contre  lui.  Quelle  que  soit  d'ailleurs  l'explication  qu'on 
préfère,  nous  avons  surtout  à  constater  le  sentiment  tou- 
jours plus  vif  de  sa  grandeur  sans  pareille  qui  remplit 
l'imagination  des  siens.  Chez  ces  âmes  ardentes  et  sim- 
ples l'exaltation  du  sentiment  engendre  aisément  la 
vision  symbolique,  et  quand  le  sentiment  est  pur  et 
beau,  la  vision  l'est  aussi.  La  Marche  sur  les  eaux  est 
une  vision  préludant  à  celle  de  la  Transfiguration. 

Ce  fut  en  effet  encore  une  vision  que  celle  qui  fut 
contemplée  par  trois  d'entre  eux,  Pierre,  Jacques  et 
Jean,  peut-être  surtout  par  Pierre,  dans  les  jours  qui 
suivirent  la  proclamation  du  Messie  ^  et  qui  est  célèbre 
sous  le  nom  de  Transfiguration.  Jésus  a  pris  avec  lui  ses 
trois  compagnons  d'œuvre  préférés  et  il  a  gravi  une 
montagne  pour  prier  à  l'écart.  Tout  à  coup  ils  le  voient 
resplendir  d'une  lumière  merveilleusement,  blanche  (la 
splendeur  des  êtres  divins  ou  en  contact  immédiat  avec 
la  Divinité  selon  la  tradition  juive),  d'un  éclat  tel  qu'on 
ne  pourrait  la  comparer  qu'à  celui  de  la  neige  brillant 
au  soleil  (Marc^)  ou  du  soleil  lui-même  (Matthieu).  Puis 
ils  voient  Elle  et  Moïse  qui  viennent  s'entretenir  avec 
lui  ^  Pierre,  en  extase,  «  ne  sachant  pas  bien  ce  qu'il 


1  J'inclinerais  plutôt  à  penser  qu'elle  la  précéda  de  peu.  Matth. 
XVII,  1-9;  Marc  IX,  2-10  ;  Luc  IX,  28-36. 

-  Marc,  dans  son  zèle  réaliste,  ajoute  cette  comparaison  prosaïque 
et  médiocre  qu'un  foulon  sur  la  terre  ne  saurait  obtenir  une  pareille 
blancheur. 

3  Luc  pense  qu'ils  s'entretenaient  avec  lui  de  sa  mort  qui  devait 


LA    PROCLAMATION    DES    DOUZE  203 

disait  »,  propose  d'élever  en  ce  beau  lieu  trois  tentes, 
une  pour  chacun  des  augustes  personnages,  comme  s'il 
eût  voulu  les  retenir  ensemble  sur  la  terre.  Mais  aussi- 
tôt survint  une  nuée  qui  cacha  tout  à  leurs  yeux.  Quand 
elle  se  fut  dissipée,  Jésus  avait  repris  son  apparence 
ordinaire  et  ses  deux  mterlocuteurs  avaient  dispara. 
Seulement  les  trois  apôtres  entendirent  une  voix  — 
comme  celle  que  Jésus  avait  lui-même  entendue  au 
Jourdain  —  qui  disait  :  «  C'est  là  mon  Fils  bien  aimé, 
«  écoutez-le  !  » 

Nous  avouons  notre  impuissance  à  discuter  avec  ceux 
qui,  regardant  cette  scène  de  la  Transfiguration  comme 
historique,  prétendent  y  voir  autre  chose  qu'une  vision. 
D'où  venaient  donc  Élie  et  Moïse  avec  leur  forme  cor- 
porelle et,  je  suppose,  leurs  vêtements  humains?  Et  à 
quoi  les  trois  apôtres  pouvaient-ils  les  reconnaître?  Luc 
lui-même  dit  qu'ils  étaient  «  alourdis  par  le  sommeil  ». 
Ils  dormaient  donc  !  Il  est  oiseux  de  prétendre  ramener 
à  des  faits  positifs  un  récit  d'un  idéalisme  aussi  pro- 
noncé. Ce  qu'il  faut  en  dégager,  c'est  l'idée,  et  l'idée 
revient  à  ceci  que  Jésus,  dans  la  conviction  des  trois 
apôtres,  est  confirmé  dans  son  autorité  par  la  Loi  et  les 
prophètes  dont  Moïse  et  Élie  sont  respectivement  les 
types  traditionnels,  et  dont  il  a  dit  qu'il  venait,  non  les 
abolir,  mais  les  accomplir.  Par  conséquent,  il  ne  peut 
être  que  le  Messie,  le  Fils  par  excellence  de  Dieu.  Son 
caractère  divin,  que  le  vulgaire  ignore,  dont  eux-mêmes 
n'avaient  pas  encore  saisi  toute  la  perfection,  s'est 
dévoilé  à  leurs  yeux  dans  un  moment  d'illumination 
subite.  Et  pour  que  rien  ne  manque  au   parallélisme 

s'accomplir  à  Jérusalem.  C'est  une  anticipation  mal  imaginée  ;  car 
nous  voyons  par  la  suite  que  les  apôtres  ne  s'attendaient  nullement 
à  une  telle  catastrophe. 


206  JÉSUS   DE   NAZARETH 

avec  la  scène  de  la  proclamation,  Jésus  descendant  avec 
eux  de  la  montagne  leur  enjoint  de  ne  raconter  la  vision 
(to  opajjLx)  à  personne  «  jusqu'à  ce  que  sa  résurrection  soit 
un  fait  accompli  ^  ». 

Assurément  les  trois  écrivains  synoptiques  ont  admis 
la  pleine  réalité  objective  de  la  Transfiguration  de  Jésus 
et  de  l'apparition  des  deux  héros  de  l'histoire  sainte, 
Élie  et  Moïse.  Cependant  il  n'est  rien  de  plus  aisé  que 
de  signaler  dans  leur  récit  lui-même  les  marques  d'une 
vision  toute  subjective.  Mais  dans  tous  les  cas  il  jette  un 
grand  jour  sur  la  marche  ascensionnelle  de  l'idée  que  les 
apôtres  se  faisaient  de  Jésus.  Pour  eux  sans  doute 
c'était  toujours  un  homme,  mais  un  homme  pénétré,  pour 
ainsi  dire  imprégné  de  substance  divine.  On  ne  pouvait 
le  contempler  rayonnant  de  cet  éclat  divin  que  dans 
certains  moments  d'extase  où  des  hommes  privilégiés 
voient  ce  qui  échappe  à  la  multitude,  mais  ils  l'avaient 
vu  et  contemplé  dans  toute  la  splendeur  de  son  étroite 
union  avec  Dieu.  11  était  donc  l'objet  d'une  adoption  per- 
sonnelle et  très  particulière.  Dieu  faisait  de  lui  son 
organe,  son  révélateur,  son  Fils  par  excellence.  N'était- 
ce  pas  le  leur  désigner  comme  le  Christ,  l'Oint  de  Dieu, 
Celui  qui  devait  venir  ? 

En  résumé,  Jésus  acquit  la  conviction  qu'il  était  le 
vrai  Messie,  parce  que,  dans  l'ensemble  des  idées  reli- 
gieuses de  son  pays  et  de  son  temps,  il  n'y  avait  pas  de 
catégorie  qui  répondît  plus  exactement   à  ce   qu'il   se 

^  Ce  dernier  trait,  de  nouveau,  est  une  adjonction  arbitraire  du 
Prôto-Marc,  supprimée  avec  raison  par  Luc.  Jésus  n'a  pas  prédit  k 
ses  apôtres  qu'il  ressusciterait.  Marc  croit  devoir  ajouter  que  les  trois 
apôtres  se  demandaient  ce  que  c'était  que  «  ressusciter  des  morts  )>> 
comme  si  cette  notion  eût  été  étrangère  à  des  Juifs  de  ce  temps. 


LA    PROCLAMATION    DES    DOUZE  207 

sentait  tenu  d'être  et  de  faire  pour  achever  de  fonder  le 
vrai  Royaume  de  Dieu.  L'évidence  de  la  vocation  ressor- 
tant des  faits  dissipa  ses  derniers  scrupules,  parce  qu'il 
ne  séparait  pas  cette  voix  des  choses  de  la  volonté  de 
son  Père  Céleste.  Mais  s'il  sollicita  indirectement  l'adhé- 
sion des  siens  à  cette  exaltation  de  sa  personne,  il  vou- 
lut que  cette  adhésion  fût  spontanée  et  sortît  de  leur 
libre  assentiment.  Ses  disciples  intimes,  de  leur  côté, 
arrivèrent  à  la  même  conviction,  parce  que,  de  plus  en 
plus  conquis  par  son  ascendant,  pleins  d'une  admiration 
passionnée  pour  lui,  sa  doctrine  et  sa  vie,  ils  regardèrent 
comme  incontestable  qu'il  achevait  et  dépassait  tout  ce 
que  la  Loi  et  les  prophètes  avaient  enseigné,  prédit  et 
préparé.  Celui  qui  accomplissait  ainsi  tout  le  passé 
d'Israël,  était  évidemment  plus  qu'un  prophète,  il  était, 
il  ne  pouvait  être  que  le  Christ. 

Ce  fut  donc  avec  une  stupéfaction  douloureuse  que 
tout  de  suite  après  avoir  proclamé  Messie  celui  qui 
possédait  leur  âme  entière,  ils  l'entendirent  énoncer  cette 
déclaration  inattendue  :  «  Il  faut  que  le  Fils  de  l'Homme 
«  souffre  beaucoup  !  » 


CHAPITRE  II 


LES  DERNIERS  JOURS  EN  GALILÉE 


Nous  ne  saurions  admettre,  nous  l'avons  dit,  que  les 
disciples  de  Jésus,  en  l'élevant  au  rang  de  Messie  seu- 
lement à  partir  de  sa  mort  sur  la  croix,  aient  pu  tomber 
dans  l'illusion  qu'il  avait  assumé  déjà  cette  dignité  pen- 
dant sa  vie,  tandis  qu'en  réalité  il  n'en  était  rien.  Il  s'agit 
là  de  quelque  chose  de  trop  essentiel  dans  les  relations 
établies  entre  eux  et  lui  pour  que  l'illusion  rétrospective 
atteigne  un  pareil  degré  d'intensité.  D'ailleurs  dans  cette 
hypothèse  l'effet  eût  été  tout  différent.  Nous  ne  trouve- 
rions pas  dans  les  récits  des  synoptiques  l'écho  des  hési- 
tations de  Jésus  et  même  de  ses  fins  de  non-recevoir 
avant  l'heure  où  il  se  décida  à  se  laisser  proclamer 
Messie  par  les  siens.  Il  faut  se  rendre  à  la  logique  de 
l'histoire.  Si  Jésus  a,  dès  les  premiers  jours,  revendi- 
qué le  titre  et  l'autorité  du  Messie,  la  plus  grande  partie 
de  son  ministère  en  Galilée  est  incompréhensible  ;  s'il 
n'en  a  jamais  été  revêtu  de  son  vivant  par  ses  plus 
dévoués  partisans,  la  fin  de  sa  carrière  et  plusieurs  épi- 
sodes précédant  sa  mort  se  refusent  à  toute  explication 


LES    DERNIERS   JOURS   EN    GALILÉE  209 

rationnelle.  Mais  il  est  beaucoup  plus  facile  de  com- 
prendre qu'une  fois  enracinée  dans  l'esprit  de  ses  dis- 
ciples avec  son  assentiment  préalable,  la  croyance 
qu'il  était  le  Christ  ait  par  la  suite  projeté  sur  tel  ou  tel 
détail  de  son  histoire  et  sur  plusieurs  de  ses  paroles 
des  reflets  de  nature  à  en  modifier  le  sens  primitif.  Nos 
évangiles  ont  été  rédigés,  la  Paradosis  qui  les  précède  a 
été  élaborée  par  des  narrateurs  pénétrés  de  cette 
croyance  et,  de  plus,  engagés  dans  une  lutte  prolongée 
avec  d'autres  hommes  qui  la  niaient.  Par  conséquent  ces 
narrateurs  étaient  entraînés  à  accentuer  ce  qui  était 
favorable  à  leur  conviction,  à  atténuer,  sinon  à  suppri- 
mer, ce  qui  pouvait  leur  être  opposé.  Nous  en  trouvons 
une  première  preuve  dans  la  teneur  des  déclarations 
qui  suivirent  immédiatement  la  proclamation  de  Pierre  et 
de  ses  compagnons  *. 

«  Depuis  lors  Jésus  commença  de  leur  apprendre  qu'il 
«  fallait  que  le  Fils  de  l'Homme  souffrît  beaucoup,  qu'il 
«  fût  rejeté  par  les  anciens,  les  principaux  prêtres  et  les 
«  scribes  ^  qu'il  fût  mis  à  mort  et  qu'il  ressuscitât  trois 
«  jours  après.  —  Et  il  leur  tenait  ouvertement  ce  lan- 
«  gage.  » 

«  Or  Pierre,  l'ayant  pris  à  part,  se  mit  à  lui  faire  des 
«  remontrances  (Matth.  :  Que  Dieu  t'en  préserve,  Sei- 
«  gneur!  Pareilles  choses  ne  t'arriveront  point).  Mais 
«  Jésus  se  retournant  et  parlant  devant  ses  disciples 
«  reprit  sévèrement  Pierre.  «  Arrière  de  moi,  Satan  », 
lui  dit-il,  ((  tu  ne  comprends  rien  aux  choses  de  Dieu,  tu 
«  n'as  que  des  pensées  humaines.  »  C'est  alors  que^ 
devant  ses  disciples  et  la  foule,  il  aurait  émis  ces  aus- 
tères sentences,  dont  la  force  et  l'application  sont   en 

1  Comp.  Marc  VllI,  31-38  ;  Matth.  XVI,  21-27  ;  Luc  IX,  22-26. 

2  Cette  triade  désigne,  comme  on  sait,  le  sanhédrin. 

JÉSUS   DE  NAZ.   —  n.  14 


210  JÉSUS    DE   NAZARETH 

harmonie  avec  les  sombres  perspectives  qui  se  dessi- 
naient aux  yeux  de  son  esprit  :  «  Si  quelqu'un  veut 
«  venir  après  moi,  qu'il  renonce  à  lui-même,  qu'il  se 
«  charge  de  sa  croix  et  qu'il  me  suive.  Celui  qui  veut 
«  sauver  sa  vie  la  perd;  celui  qui  la  perd  pour  ma  cause 
((  et  celle  de  l'Évangile  la  sauve.  » 

Déjà  l'avant-dernière  sentence  porte  la  marque  de  l'un 
de  ces  reflets  involontairement  projetés  par  des  narra- 
teurs écrivant  nombre  d'années  après  les  événements 
qu'ils  racontent  et  dominés  par  une  tradition  déjà  formée 
elle-même  sous  l'empire  d'une  même  illusion  rétrospec- 
tive. Jésus  a  bien  pu  prédire,  en  ce  moment  de  sa  car- 
rière, qu'il  aurait  des  persécutions  à  endurer  et  que 
ceux  qui  voulaient  le  suivre  devaient  s'attendre  à  des 
traitements  semblables,  mais  il  n'a  pu  employer  l'ex- 
pression de  «  porter  sa  croix  »,  puisqu'elle  ne  pouvait 
avoir  encore  aucun  sens  pour  ses  auditeurs.  Mais  la 
même  remarque  s'applique  aussi  au  commencement  de 
cette  instruction.  La  suite  nous  montrera  que  Jésus  n'a 
ni  prévu  ni  prédit  les  choses  en  ces  termes  précis,  avec 
cette  clairvoyance  miraculeuse.  Quant  à  sa  résurrection 
trois  jours  après  sa  mort,  ses  disciples  s'y  attendaient  si 
peu  qu'ils  prirent  pour  des  rêveries  ce  que  leur  rap- 
portaient les  femmes  revenant  du  tombeau  qu'elles 
avaient  trouvé  vide. 

D'autre  part,  il  est  tout  à  fait  naturel  d'admettre  que, 
depuis  le  martyre  de  Jean  Baptiste,  en  butte  aux  colères 
d'un  parti  fanatique,  voyant  les  rangs  de  ses  adhérents 
s'éclaircir,  décidé  à  affronter,  puisqu'il  le  fallait,  les 
chances  dangereuses  d'une  translation  de  la  lutte  au 
cœur  même  du  judaïsme,  Jésus  fût  hanté  de  sinistres 
pressentiments.  Il  engageait  là  un  combat  qui  pouvait 
se  terminer  par  son  écrasement.  Il  s'y  résignait  d'avance, 


LES    DERNIERS   JOURS    EN    GALILÉE  2H 

non  sans  un  frémissement  intérieur,  celui  des  vrais 
braves  qui  triomphent  des  répugnances  de  la  chair 
vivante  parce  qu'ils  les  ressentent.  On  ne  triomphe 
réellement  pas  des  appréhensions  qu'on  ne  ressent  pas. 
Sa  droiture  ne  lui  permettait  pas  de  laisser  ses  disciples 
s'abandonner  aux  rêves  de  grandeur  si  facilement 
engendrés  par  le  nom  même  du  Messie.  Il  devait 
les  avertir  que  sa  carrière  messianique  serait  certai- 
nement tout  le  contraire  d'un  chemin  triomphal. 
L'historicité  du  fond  de  cette  scène  nous  est  attestée 
par  la  bévue  de  cet  excellent  Pierre,  celui  qui  tout  à 
l'heure  était  si  empressé  de  mettre  la  couronne  messia- 
nique sur  la  tête  du  Maître  bien  aimé,  et  qui  maintenant 
fait  des  vœux  si  bien  intentionnés  pour  que  rien  n'arrive 
de  ce  qui  lui  est  annoncé.  La  vivacité  de  la  réponse  qu'il 
s'attire  dénote  que  Jésus  avait  plutôt  besoin  d'être 
soutenu  par  les  siens  que  détourné  par  eux  de  la  voie 
douloureuse  qui  s'ouvrait  devant  lui.  Dans  l'ordre  reli- 
gieux-moral qui  pour  Jésus  se  confond  avec  la  volonté 
suprême,  vouloir  sauver  à  tout  prix  sa  vie  terrestre 
par  calcul  ou  crainte  égoïste,  c'est  perdre  la  vraie  vie, 
celle  qui  se  réalise  dans  le  devoir  et  le  sacrifice  de  soi- 
même  ;  donner  cette  vie  inférieure  pour  vivre  de  la  vie 
supérieure  du  dévouement  complet  à  une  grande  et 
sainte  cause,  c'est  vraiment  vivre,  c'est  s'élancer  dans 
la  vie  éternelle  dont  la  présente  ne  peut  être  que  le  point 
de  départ  et  le  débuts 
Nous  devons  donc  penser,  et  cette  conclusion  rentre 

*  Sans  attacher  trop  d'importance  à  ce  détail  qui  n'est  peut-être 
pas  d'une  authenticité  rigoureuse,  on  peut  relever  cette  manière 
de  dire  :  «  donner  sa  vie  pour  moi  et  pour  l'Évangile  w.  Depuis 
que  Jésus  est  reconnu  Messie,  sa  personne  est  intimement  liée  à 
la  cause  de  TÉvangile  et  du  Royaume  de  Dieu  dont  il  est  le  fon- 
dateur. 


212  JÉSUS   DE   NAZARETH 

dans  les  vues  précédemment  émises  à  propos  des  hési- 
tations de  Jésus,  qu'il  voulut  mettre  ses  apôtres  tout 
de  suite  en  garde  contre  les  chimériques  espérances 
qu'ils  eussent  aisément  rattachées  au  fait  de  sa  messia- 
nité.  La  suite  montrera  que  cette  précaution  était  judi- 
cieuse. Ils  l'avaient  proclamé  Messie,  il  avait  accepté, 
mais  il  leur  fallait  écarter  toute  idée  d'ambition  ou  d'in- 
térêt du  privilège  dont  ils  jouissaient  d'être  ses  collabo- 
rateurs et  ses  amis.  «  Il  faut  que  le  Fils  de  l'Homme 
«  souffre  beaucoup  !  »  Ceux  qui  s'attachent  à  lui  doivent 
s'attendre  aux  mêmes  amertumes.  Ils  le  voient  en  Galilée 
maudit  par  un  parti  pharisien  puissant  et  implacable  qui 
le  traite  de  suppôt  de  Satan.  Que  sera-ce  à  Jérusalem 
où  il  doit  affronter  le  haut  clergé  et  les  scribes  en  re- 
nom! Qu'ils  s'arment  donc  comme  lui  de  courage  et 
d'abnégation.  On  ne  peut  le  suivre  désormais  qu'à  la 
condition  de  renoncer  à  soi-même.  Donner  sa  vie  pour 
l'Évangile,  c'est  en  réalité  la  conquérir.  Tel  fut  le  noble 
et  viril  langage  que  Jésus  dut  leur  tenir  en  cette  heure 
solennelle  de  leur  vie  commune,  et  il  est  à  regretter 
que  la  tradition  ait  substitué  une  impossible  divination 
de  Tavenir  à  cette  vaillance  qui  prévoit  le  danger,  sans 
pouvoir  en  préciser  la  forme  déterminée,  qui  n'en  marche 
pas  moins  en  avant,  parce  que  c'est  le  devoir,  c'est-à-dire 
la  volonté  de  Dieu. 

Quel  fut  l'intérêt  caché  de  cette  substitution  ? 

Ce  n'est  rien  apprendre  à  ceux  qui  ont  étudiél'histoire 
des  temps  apostoliques,  c'est-à-dire  la  période  qui  s'ou- 
vrit immédiatement  après  la  mort  de  Jésus,  que  sa  pas- 
sion et  sa  mort  sur  la  croix  furent  pour  les  premiers 
fidèles  une  pierre  d'achoppement.  L'énergie  de  leur  foi 
parvint  à  en  triompher,  mais  longtemps  il  y  eut  là  pour 
eux  un  mystère  douloureux  et  incompréhensible.   Les 


LES    DERNIERS    JOURS    EN    GALILÉE  213 

théories  dogmatiques  rendant  raison  du  drame  du  Cal- 
vaire en  lui  assignant  une  valeur  métaphysique  étaient 
encore  à  naître.  La  foi  en  la  résurrection  du  Crucifié  fut, 
sans  doute,  un  premier  baume  sur  la  blessure.  Mais 
cette  foi  avait  elle-même  besoin  d'être  justifiée  devant 
les  adversaires,  et  ceux-ci  ne  pensaient  pas  qu'il  fut  né- 
cessaire de  discuter  avec  des  gens  capables  de  croire 
à  un  «  Messie  crucifié  ».  Tant,  aux  yeux  de  la  majorité 
juive,  il  y  avait  de  contradiction  palpable  dans  ce  simple 
énoncé  !  Le  Messie  devant  concentrer  toutes  les  puis- 
sances, tous  les  triomphes,  toutes  les  gloires,  faire  de 
lui  un  malheureux  condamné  à  mort,  exécuté  selon  toutes 
les  formes  du  dernier  des  supplices,  ce  n'était  pas  seu- 
lement une  absurdité,  c'était  un  blasphème  ^ 

Du  côté  chrétien  il  fallait  donc  réagir  contre  ce  juge- 
ment sommaire.  On  y  était  irrésistiblement  entraîné. 
L'une  des  ressources  aimées  fut  de  penser  que  la  catas- 
trophe, avec  toutes  ses  ignominies,  ses  douleurs,  sa  fin 
navrante ,  avait  été  parfaitement  prévue ,  acceptée 
d'avance,  prédite  en  termes  exprès  par  le  grand  persé- 
cuté. On  voulait  en  retrouver  la  prédiction  jusque  chez 
les  prophètes  de  l'Ancien  Testament.  Ce  dénouement 
lugubre  d'une  si  belle  carrière  faisait  donc  partie  du 
«  Conseil  de  Dieu^  ».  Dès  lors  il  n'y  avait  qu'à  courber 
la  tête,  quitte  à  chercher,  si  l'on  pouvait  la  trouver, 
l'explication  du  paradoxe  divin.  En  tout  cas  on  ne  pou- 
vait plus  opposer  la  question  préalable  à  la  prétention 
des  chrétiens.  La  passion  et  la  mort  du  Christ  avaient 
été  prédites,  il  ne  fallait  donc  pas  en  faire  un  argument 
contre  le  Christ  crucifié.  C'est  ainsi  que  les  prévisions 
très  réelles,  mais  vagues  dans  leur  expression,  des  périls 

1  Comp.  I  Cor.  I,  23. 

2  Comp.  Luc  XXIV,  23-27;  Act.  II,  23. 


214  JÉSUS   DE   NAZARETH 

et  des  persécutions  que  Jésus  pressentait,  devinrent  un 
spécimen  de  la  prescience  merveilleuse  avec  laquelle 
il  avait  prédit  tout  ce  qui  devait  lui  arriver. 

La  mention  d'une  résurrection  triomphante  trois  jours 
après  la  mort  sur  la  croix  n'est  pas  plus  historique.  Elle 
est  la  terminaison  en  quelque  sorte  stéréotypée  de  ce 
genre  de  prédictions*.  Pourtant  il  est  facile  de  s'assurer, 
en  lisant  les  récits  de  la  Passion,  qne  les  disciples 
n'avaient  aucune  idée  de  cette  prompte  et  victorieuse 
revanche.  Cette  prédiction  prétendue  est  la  transforma- 
tion de  l'assurance  que  Jésus  dut  donner  à  ses  disciples 
que,  quoi  qu'il  arrivât,  dût-il  succomber  dans  la  lutte 
qu'il  allait  affronter,  le  triomphe  et  même  le  triomphe 
à  bref  délai  n'en  était  pas  moins  certain.  Sur  ce  point, 
nous  l'avons  vu,  Jésus  n'hésita  jamais. 

En  rentrant  à  Capernaùm  —  d'après  Matthieu  qui 
seul  rapporte  cet  incident^  —  Pierre  fut  interpellé  par 
les  agents  du  fisc  qui  lui  demandèrent  si  son  Maître  ne 
payait  pas  le  didrachme.  Il  s'agit  ici  de  l'impôt  du  Temple 
que  tout  Israélite  était  tenu  d'acquitter  conformément  à 
la  prescription  du  livre  de  l'Exode  XXX,  11-16,  et  qui 
constituait  l'un  des  grands  revenus  du  trésor  sacerdotal^. 

1  Comp.  Matth.  XVII,  22-23;  Marc  IX,  31,32;  Luc  IX,  44-45.  A  remar- 
quer ce  qui  suit  la  prédiction  dans  Marc  et  dans  Luc.  Les  Douze  ne 
comprenaient  pas  !  Qu'y  avait-il  donc  de  difficile  à  comprendre  ? 
Mais  les  deux  évangélistes  ou  plutôt  l'auteur  de  leur  source  commune 
sent  qu'il  y  aura  quelque  chose  d'inexplicable  dans  l'abattement,  la 
prostration  morale  des  disciples  après  la  mort  du  Maître,  si  celui-ci 
la  leur  a  déjà  formellement  annoncée  en  lui  donnant  pour  suite 
très  rapprochée  une  glorieuse  résurrection. 

2  XVII,  24-27. 

^  Il  ne  peut  être  question  ici  de  l'impôt  prélevé  au  profit  de  l'em- 
pire. Cet  impôt  impérial  n'était  pas  perçu  en  Galilée,  province  sou- 
mise à  Antipas  et  par  conséquent  en  dehors  de  l'impôt  romain  direct. 


LES    DERNIERS    JOURS    EN    GALILÉE  215 

Le  didrachme  ou  pièce  valant  deux  drachmes  tyriens, 
représentait  d'après  M.  Schûrer^  environ  1  fr.  63  de  notre 
monnaie-.  La  question  qui,  peu  de  (emps  auparavant, 
eût  été  oiseuse  devenait  délicate  du  moment  que  Jésus 
était  regardé  comme  le  Messie,  roi  légitime  d'Israël,  Fils 
par  excellence  du  Dieu  adoré  dans  le  Temple.  —  «  Que 
«  t'en  semble,  Simon?  dit  Jésus  à  son  apôtre,  les  rois 
«  de  la  terre  frappent-ils  de  tributs  ou  d'impôts  leurs  fils 
«  ou  des  étrangers  ?  — Les  étrangers,  répondit  Pierre. — 
«  Les  fils  en  sont  donc  exempts.  »  Ces  paroles  supposent 
que  Jésus  sentait  la  contradiction  qui  résulterait  de  son 
consentement  à  payer  l'impôt  et  de  sa  prétention  au  titre 
de  Messie.  «Mais  non  »,  ajouta-t-il,  «  ne  les  scandalisons 
pas.  »  Suit  alors  le  récit  d'un  miracle  de  mauvais  goût. 
Pierre  reçoit  l'ordre  de  jeter  l'hameçon  dans  les  eaux 
du  lac.  Le  premier  poisson  qu'il  péchera  aura  dans  la 
bouche  un  statère,  pièce  valant  quatre  drachmes,  et  il 
le  remettra  pour  Jésus  et  pour  lui.  Ce  prodige  gâte  l'in- 
cident qui  pouvait  avoir  sa  valeur  et  qui  est  d'ailleurs 
parfaitement  conforme  à  la  ligne  de  conduite  adoptée 
par  Jésus  vis-à-vis  des  institutions  de  son  temps.  On 
peut  soupçonner,  d'un  côté,  le  besoin  que  l'évangéliste 
éprouvait  de  réfuter  ceux  qui  reprochaient  au  Christ  de 
s'être  infligé  un  démenti  à  lui-même  en  se  soumettant  à 
l'impôt  du  Temple,  lui  Fils  de  Dieu  et  vrai  roi  d'Israël  ; 
de  l'autre,  l'espèce  de  satisfaction  qu'il  se  donnait  en 
racontant,   d'après   quelques    traditions    complaisantes, 

C'est  dans  la  Samarie,  la  Judée  proprement  dite  et  l'Idumée,  pays 
d'empire,  que  le  fisc  romain  s'exerçait  directement.  D'ailleurs  la 
réponse  de  Jésus  n'a  de  sens  que  s'il  s'agit  de  l'impôt  du  Temple. 

1  Gesch.  des  Jûd.  Volkes  im  Zeitolter  J.  Christi,  II,  p.  207. 

2  C'est  cette  capitation  qui,  sous  Vespasien,  après  la  destruction 
du  Temple  et  jusqu'à  Nerva,  fut  appliquée  à  l'entretien  du  culte  de 
Jupiter  Capitolin. 


216  JÉSUS    DE    NAZARETH 

qu'en  fait  pourtant  Jésus  n'avait  pas  fourni  de  ses  pro- 
pres deniers  la  somme  qu'on  lui  réclamait,  qu'il  se  Tétait 
procurée  miraculeusement  et  qu'il  n'avait  payé  qu'en 
apparence.  C'est  une  solution  quelque  peu  puérile  de  la 
difficulté  qui  n'aurait  pas  même  dû  être  discutée  du 
moment  qu'il  convenait  à  Jésus  de  n'être  encore  le  Mes- 
sie que  pour  ses  amis  les  plus  rapprochés  \ 

^  Ce  n'est  pas  le  seul  épisode  où  ce  qu'on  peut  appeler  la  thauma- 
tomanie,  Tidée  fixe  du  miracle,  fait  du  tort  à  l'élévation  comme  à  la 
clarté  de  l'histoire  évangélique.  Les  trois  synoptiques  reproduisent 
un  récit  du  Prôto-Marc  (Marc  IX,  14-29  ;  Matth.  XYII,  14-21  ;  Luc  IX, 
37-43)  d'après  lequel,  en  descendant  avec  Pierre,  Jacques  et  Jean  la 
montagne  de  la  Transfiguration,  Jésus  trouva  ses  autres  disciples  au 
milieu  d'un  rassemblement  tumultueux  oii  se  lamentait  le  père  d'un 
pauvre  enfant  épileptique.  Nous  pouvons  hardiment  définir  ainsi  le 
genre  de  mal  dont  cet  enfant  souffrait  et  que  l'on  attribuait  à  un 
démon.  Car  la  description  des  évangélistes,  de  Marc  surtout, ne  laisse 
prise  à  aucun  doute.  Quand  le  démon  s'empare  de  lui,  l'enfant  est 
brusquement  terrassé,  il  écume,  grince  des  dents,  devient  tout  raide. 
Souvent  le  mauvais  esprit  muet  et  sourd  (en  effet,  lorsqu'il  est  sous 
sa  maudite  influence,  l'enfant  ne  peut  ni  parler,  ni  entendre)  le 
jette  dans  l'eau  ou  dans  le  feu  pour  le  faire  périr.  Le  père  désolé  l'a 
conduit  près  des  disciples  de  Jésus  pour  qu'ils  le  guérissent,  mais 
ils  n'ont  pu.  Jésus  se  le  fait  amener, et  une  crise  violente  se  déclare. 
L'enfant  tombe  à  terre  et  se  roule  en  écumant.  Jésus  chasse  le  dé- 
mon avec  défense  de  revenir  jamais  prendre  possession  du  petit 
malheureux.  —  Nous  pouvons  dire  que  de  tous  les  miracles  de  ce 
genre  racontés  dans  les  évangiles,  celui-ci  est  le  plus  circonstancié. 
Pourtant  il  manque  absolument  de  confirmation.  L'épilepsie  procède 
par  crises  subites  qui  peuvent  être  séparées  par  d'assez  longs  inter- 
valles. Qui  s'est  imposé  la  tâche  d'observer  cet  enfant  par  la  suite 
pour  pouvoir  affirmer  que  le  mal  ne  revint  plus?  Aussi  n'insisterions- 
nous  pas  si  le  texte  canonique  n'y  joignait  un  enseignement  des  plus 
singuliers  d'où  il  résulterait  que  si  les  disciples  n'ont  pu  guérir  cet 
enfant,  c'est,  d'après  Matthieu,  qu'ils  manquaient  de  foi,  puisque  la 
foi  peut  tout,  et  de  plus,  d'après  Matthieu  et  Marc,  parce  que  l'espèce 
de  démon  qu'il  s'agissait  d'expulser  ne  sort  que  «  moyennant  la 
prière  «  et  le  jeûne  )>.  Ceci  est  absolument  incompréhensible.  Nous 
avons  vu  ce  que  Jésus  pensait  du  jeûne.  Il  ne  le  pratiquait  pas  lui- 
même.  Il  y  a  là  un  mélange,  que  nous  ne  saurions  analyser,  de  sou- 


LES  DERNIERS  JOURS  EN  GALILÉE  247 

Jésus  avait  raison  de  prémunir  les  siens  contre  les 
idées  ambitieuses  que  devait  si  facilement  éveiller  dans 
leur  esprit  le  fait  qu'ils  pouvaient  se  considérer  désor- 
mais comme  les  premiers  en  dignité  dans  le  futur 
Royaume  messianique.  Lors  même  qu'il  faudrait  con- 
quérir une  si  haute  position  en  se  soumettant  à  de  rudes 
épreuves,  on  en  sortirait  pourtant  avec  gloire,  le  Maître 
Tavait  dit,  et  ce  seraient  eux  qui  régneraient  aux  côtés 
du  Messie  triomphant.  Mais  le  même  désir  de  gloire  et 
de  pouvoir  dont  ils  rêvaient  la  pleine  satisfaction  pro- 
duisait déjà  de  fâcheux  effets  dans  le  sein  du  collège 
apostolique  lui-même.  Il  y  avait  déjà  des  compétitions 
parmi  les  Douze  sur  la  question  de  savoir  qui  d'entre  eux 
serait  le  plus  grand  dans  la  future  hiérarchie.  Jésus  le 
remarqua  ^  et  les  groupant  autour  de  lui,  il  leur  tint 
ces  paroles  : 

«  Celui  qui  veut  être  le  premier,  qu'il  soit  le  dernier  et 
«  le  serviteur  de  tous  !  » 

Tant  il  est  vrai  que  Jésus  n'institue  aucune  hiérar- 
chie et  que,  dans  son  Royaume  du  dévouement  et   du 

venirs  confus  et  de  paroles  qui  semblent  se  rapporter  à  d'autres 
occasions.  Celle,  par  exemple,  qui  concerne  la  toute-puissance  de  la 
foi  est  reproduite  plus  loin  dans  une  toute  autre  liaison  (Matth.  XXI, 
21  ;  Marc  XI,  23  ;  Luc  XVII,  6).  On  dirait  un  vague  besoin  d'expliquer 
quelques  échecs  essuyés  plus  tard  par  certains  fidèles  et  même  cer- 
tains apôtres  dans  l'exercice  de  leur  pouvoir  guérisseur.  La  foi  et 
son  intensité  sont  une  quantité  qui  se  dérobe  à  toute  mesure,  et  on 
peut  toujours  attribuer  à  son  insuffisance  les  résultats  négatifs  des 
tentatives  opérées  au  nom  de  sa  toute-puissance.  Somme  toute,  on 
ne  peut  rien  affirmer  à  propos  de  cette  diégèse  de  la  guérison  de 
l'enfant  épileptique,  et  il  serait  inutile  de  s'en  occuper  plus  long- 
temps. 

1  Comp.  Marc.  IX,  33-37  ;  Matth.  XVIII,  1-5  ;  Luc  IX,  46-48.  A  rele- 
ver ce  trait  spécial  à  Marc  que  Jésus  avait  seulement  remarqué  la 
contention  sans  en  savoir  la  cause  et  que  les  Douze  se  turent  d'abord 
quand  il  les  interrogea. 


218  JÉSUS    DE   NAZARETH 

sacrifice^  il  ne  reconnaît  d'autre  supériorité  que  celle  du 
sacrifice  et  du  dévouement  eux-mêmes  !  Puis,  plaçant 
un  enfant  au  milieu  d'eux,  «  c'est  dans  cet  esprit-là  », 
leur  dit-il,  «  c'est  avec  la  simplicité  de  cœur  et  l'absence 
«  de  prétention  d'un  enfant  qu'il  faut  entrer  dans  le 
«  Royaume  de  Dieu  ».  Que  venez-vous  parler  de  diffé- 
rences de  rang  ou  de  pouvoir  dans  ce  royaume  de  l'es- 
prit ?  Sa  devise  est  Je  sers,  et  le  plus  élevé,  c'est  celui 
qui  servira  le  mieux,  avec  le  moins  d'orgueil  et  le  plus 
de  désintéressement.  C'est  ce  que  le  Messie,  résolu  aux 
humiliations  et  aux  souffrances  comme  aux  éléments 
de  son  sacre,  a  le  droit  d'exiger. 

Tel  est  l'enchaînement  d'idées  où  il  faut  chercher  le 
sens  vrai  de  cette  comparaison  du  disciple  de  Jésus  avec 
l'enfant.  Sous  une  forme  un  peu  différente,  c'est  le 
même  enseignement  que  celui  de  la  «  pauvreté  en 
esprit  ».  Il  ne  s'agit  nullement  de  préconiser  l'ignorance 
ou  l'imbécillité.  La  science,  qui  est  une  province  du 
Royaume  de  Dieu  puisqu'elle  est  la  poursuite  labo- 
rieuse de  la  vérité,  doit  être  elle-même  cultivée  avec 
une  âme  d'enfant  :  non  pas,  bien  entendu,  au  point  de 
vue  intellectuel,  mais  au  point  de  vue  moral.  Elle  dé- 
robe ses  faveurs  à  celui  qui  s'y  adonne  avec  l'espoir 
d'en  tirer  parti  dans  l'intérêt  de  sa  fortune  ou  de  son 
ambition.  Les  grandes  découvertes  ont  été  presque  tou- 
jours opérées  par  des  chercheurs  d'un  désintéressement 
absolu.  11  y  a,  parmi  les  plus  illustres  savants  de  nos 
jours,  des  «  âmes  d'enfant  »  qui  sont  devenues  les  bien- 
faitrices de  l'humanité  sans  penser  à  la  gloire,  parce 
qu'elles  poursuivaient  la  vérité,  croyant  d'avance  en  elle 
sans  la  connaître,  l'aimant  d'un  cœur  ardent  et  pur.  La 
parole  de  Jésus  en  cette  occasion  est  d'une  rare  profon- 
deur, et  il  faut  regretter  qu'elle  ait  été  si  souvent  mal 


LES  DERNIERS  JOURS  EN  GALILÉE  219 

comprise,  tant  par  ceux  qui  aimaient  à  en  faire  l'oreiller 
de  paresse  de  leur  ignorance  volontaire  que  par  ceux 
à  qui  il  plaisait  de  penser  que  Jésus  recommandait  la 
niaiserie.  Il  suffit  de  la  replacer  dans  son  cadre,  au 
milieu  des  circonstances  qui  l'ont  suggérée,  pour  en 
saisir  la  réelle  signification  K      . 

C'est  dans  ce  cadre  commun  aux  trois  premiers  évan- 
giles que  Matthieu  insère  un  certain  nombre  de  Logia 
qui  ont  pour  idée  commune  l'humilité  et  les  dispositions 
morales  qui  en  découlent.  Il  faut  se  garder  de  mépri- 
ser ces  simples,  ces  cœurs  aimants  et  modestes 
«  dont  les  anges  contemplent  continuellement  la  «  face 
du  Père  céleste  ^  ».  Cette  parole  doit  être  mise  en 
rapport  avec  la  notion  des  «  anges  gardiens  »  prise  ici 
comme  l'expression  populaire  d'un  fait  psychologique 
indépendamment  de  toute  discussion  théorique  sur  la 
valeur  de  cette  croyance.  Le  cœur  pur  voit  Dieu  (Matth. 

1  Marc  IX,  49-50,  après  une  digression  sur  l'effrayante  responsabi- 
lité encourue  par  ceux  qui  scandalisent,  cest-à-dire  qui  font  tomber 
dans  le  mal,  les  âmes  confiantes  et  candides,  ajoute  ces  mots  obscurs 
et  dont  le  sens  reste  toujours  un  peu  incertain,  d'autant  plus  que  le 
texte  varie  selon  les  manuscrits  :  «  Chacun  sera  salé  de  feu  et  toute 
«  offrande  sera  salée  de  sel.  Le  sel  est  une  bonne  chose.  S'il  perd  sa 
«  saveur,  avec  quoi  le  salera-t-on  ?  «  (Répétition  du  Logion  Matth. 
V,  13).  «  Ayez  du  sel  en  vous-même  et  gardez  la  paix  entre  vous.  » 
Ces  derniers  mots  nous  semblent  dans  tous  les  cas  dominer  la  phrase 
entière.  Le  feu,  c'est  l'ardeur  mise  au  service  du  Royaume.  Elle  doit 
animer  et  rattacher  à  Dieu  d'une  manière  continue  ceux  qui  se  sacri- 
fient pour  cette  meilleure  des  causes  ;  de  même,  toute  offrande  doit 
être  salée  (Lév.  II,  13),  l'offrande  devant  procurer  l'union  avec 
Dieu  et  le  sel  étant  un  symbole  d'union,  un  anti-dissolvant.  11  ne 
faut  donc  pas  laisser  ce  sel  s'affadir,  cette  ardeur  se  refroidir  ;  car 
rien  au  monde  ne  la  pourrait  remplacer.  Mais  il  ne  faut  pas  qu'elle 
dégénère  en  personnalisme  aigre,  disputeur  et  sans  charité.  «  Ayez 
du  sel  en  vous-mêmes,  et  gardez  la  paix.  »  Avis  aux  zelanti  de  tous 
les  temps  et  de  tous  les  noms. 

2  Matth.  XVm,  10. 


220  JÉSUS    DE    NAZARETH 

V,  8).  C'est  cette  contemplation  qui  élève  les  plus  hum- 
bles enfants  du  Royaume  au-dessus  des  petitesses  et 
des  infirmités  de  leur  vie  ordinaire.  Ce  n'est  ni  le  rang, 
ni  la  richesse,  ni  le  pouvoir,  qui  les  doivent  protéger 
contre  le  dédain,  c'est  la  noblesse  de  leur  cœur.  11  ne 
faut  pas  non  plus  les  mépriser  sous  prétexte  qu'ils  ont 
auparavant  failli  de  bien  des  manières.  Celui  qui  possède 
cent  brebis  ne  s'enfonce-t-il  pas  dans  la  montagne  pour 
en  ramener  une  qui  s'est  égarée  ?  Le  Père  Céleste  veut 
qu'aucun  de  ces  petits  ne  soit  abandonné  à  la  perdition  *. 
Il  en  est  de  même  vis-à-vis  de  ceux  qui  ont  des  torts 
envers  nous.  Si  ton  frère  a  péché  contre  toi,  fais-lui  tes 
remontrances  entre  lui  et  toi.  S'il  t'écoute,  tu  as  gagné 
ton  frère  ^  Recherchez  avant  tout  l'union.  Elle  est  toute- 


1  Matth.  XVIII,  i2-14. 

2  Ibid.  15.  Ici  le  collecteur  des  Logia  ou  le  premier  évangéliste  a 
visiblement  intercalé  une  petite  jurisprudence  en  parfait  désaccord 
avec  le  moment  et  avec  l'esprit  de  tout  l'enseignement  de  Jésus 
(16-18).  C'était  au  fond  la  jurisprudence  de  la  synagogue  lorsqu'il 
s'agissait  de  vider  les  différends  survenus  entre  des  membres  de  la 
même  communauté.  Les  premiers  chrétiens  l'adoptèrent  plutôt  que 
d'étaler  leurs  querelles  devant  des  magistrats  étrangers  à  leur 
croyance  (comp.  I  Cor.  VI,  1  suiv.).  On  peut  donc  admettre  que  dès 
les  premiers  temps  elle  était  en  vigueur  dans  la  communauté  chré- 
tienne de  Jérusalem.  Mais  au  moment  où  le  premier  évangile  la  met 
dans  la  bouche  de  Jésus,  elle  ne  correspond  à  aucune  réalité. 
L'évangéliste  la  rattache  au  «  s'il  t'écoute  »  du  v.  15.  On  pouvait 
répliquer  :  Et  s'il  ne  m'écoute  pas?  —  «  S'il  ne  t'écoute  pas,  prends 
avec  toi  un  ou  deux  témoins  »  (conformément  à  Deut.  XIX,  15).  «  S'il 
refuse  de  leur  céder,  dis-le  à  «  l'église  «  (évidemment  ici  à  la  com- 
munauté locale),  «  et  s'il  refuse  «  de  céder  à  l'église,  qu'il  te  soit 
comme  le  payen  et  le  péager  »,  c'est-à-dire  qu'il  te  devienne  absolu- 
ment indifférent,  comme  quelqu'un  avec  qui  tu  ne  dois  plus  avoir 
le  moindre  rapport.  —  Conçoit-on  Jésus,  à  qui  l'on  reprochait  si 
aigrement  ses  relations  avec  les  péagers,  et  qui  n'en  persistait  pas 
moins  à  les  entretenir,  disant  à  ses  disciples  qu'ils  devront  traiter 
'(  comme  des  péagers  »  ceux  de  leurs  frères  qui  auront  refusé  de 


LES    DERNIERS    JOURS    EN    GALILÉE  221 

puissante  quand  elle  s'inspire  d'un  seul  et  même  esprit. 
Ne  fussiez-vous  que  deux  ou  trois  rassemblés  en  mon 
nom  (avec  les  idées  et  les  dispositions  que  ce  nom  sup- 
pose), je  serais  au  milieu  d'eux.  —  Voilà  ce  qui  fait  le 
fond  des  paroles  qui  terminent  le  groupe  de  Logia  relatif 
à  l'humilité  des  vrais  enfants  du  Royaume,  avec  cette 
pointe  paradoxale  que  nous  avons  eu  quelquefois  à 
relever  dans  l'enseignement  de  Jésus. 

Une  question  s'élevait  très  naturellement  dans  l'esprit 
des  auditeurs  de  Jésus  quand  il  parlait  ainsi  du  devoir 
de  la  réconciliation  envers  un  offenseur,  d'autant  plus 
que  l'enseignement  rabbinique  paraît  s'être  occupé  dès 
cette  époque  de  fixer  le  nombre  de  fois  où  l'on  devait 
répondre  à  l'offense  par  le  pardon  i.  «  Combien  de  fois  », 
demanda  Pierre,  «  mon  frère  péchera-t-il  contre  moi  et 
«  lui  pardonnerai-je?  Sera-ce  jusqu'à  sept  fois?  »  Jésus 
répondit  :  «  Je  ne  te  dis  pas  jusqu'à  sept  fois,  je  te  dis 
«jusqu'à  sept  fois  soixante-dix  fois  »^  ce  qui  signifie 
indéfiniment. 

Sur  quoi  Jésus  fonde-t-il  ce  devoir  du  pardon  indéfini  ? 
Sur  le  fait  que  nous  avons  nous-mêmes  continuellement 
besoin  du  pardon  indéfini  de  Dieu.  Nous  touchons  ici  à 
l'une  des  questions  capitales  de  la  doctrine  chrétienne. 
On  sait  combien  la  nature  et  les  conditions  du  «  pardon 
de  Dieu  »  ont  préoccupé  les  théologiens.  Des  théories 
dogmatiques  plus  compliquées  les  unes  que  les  autres  se 

reconnaître  leurs  torts  envers  eux  ?  Cela  peut-il  se  concilier  avec 
l'enseignement  qui  suit  immédiatement  du  pardon  indéfini  qu'il 
faut  accorder  à  ceux  qui  n'ont  cessé  de  nous  offenser?  Ce  sont  là 
des  règlements  disciplinaires  supposant  une  communauté  chré- 
tienne organisée  d'après  le  type  des  synagogues  juives,  et  non  l'état 
encore  inorganique  des  adhérents  de  Jésus  antérieurement  à  sa 
mort. 

*  V.  le  commentaire  de  Holzmann,  ad  h.  l. 


222  JÉSUS    DE   NAZARETH 

sont  échafaudées  dans  Tespoir  de  résoudre  un  problème 
dont  la  difficulté  tenait  aux  idées  très  humaines  qu'on  se 
faisait  du  péché  de  l'homme  dans  ses  rapports,  non  pas 
avec  la  société  et  ses  lois,  mais  avec  Dieu.  On  imagina 
une  querelle  interne  de  la  justice  impérieuse  et  de  Tinfinie 
bonté  de  Dieu  et  on  la  présenta  sous  la  forme  |d'un 
antagonisme  qui,  pour  être  annulé,  n'exigeait  rien  moins 
qu^un  sacrifice  de  la  Divinité  elle-même  s'immolant  à 
ses  propres  exigences  en  la  personne  d'un  Homme-Dieu. 
Les  esprits  ergoteurs  répondirent  qu'ils  ne  pouvaient  voir 
comment  ce  sacrifice  lui-même  pouvait  se  concilier  avec 
la  justice  parfaite,  puisqu'il  substituait  un  innocent  à  des 
coupables,  ni  comment  le  pardon  pouvait  encore  mériter 
son  nom  si  la  dette  était  réellement  acquittée.  Où  est  la 
bonté  du  créancier  ne  poursuivant  plus  le  débiteur  pour 
lequel  un  autre  a  tout  payé  ?  Toutes  ces  subtilités  sont 
étrangères  à  la  pensée  de  Jésus  et  ne  l'ont  jamais 
effleurée.  Cette  pensée  mystique  se  rencontre  encore  ici 
avec  la  notion  philosophique  de  la  perfection  divine  dans 
sa  relation  avec  l'homme.  Dieu  appelle  à  la  perfection 
morale  une  créature  née  animale,  charnelle,  égoïste,  et 
qui,  fatalement,  à  chaque  instant,  sera  au-dessous  de  la 
loi  morale  qui  lui  est  imposée,  trop  souvent  même  la 
violera  de  la  manière  la  plus  odieuse,  comme  si  le  fauve 
luxurieux  et  cruel  survivait  en  elle  aux  progrès  accom- 
plis dans  la  vie  de  l'esprit.  Cependant  l'appel  divin  ne 
cesse  de  se  faire  entendre,  et  la  résistance  ou  la  surdité 
volontaire  qu'on  lui  oppose  est  tôt  ou  tard  punie  par 
remords  et  l'effroi  de  soi-même.  Si  l'on  croit  à  un  avenir 
de  félicité  posthume  conditionnée  surtout  par  l'état  moral 
auquel  on  est  parvenu  —  la  volonté  divine  restant  tou- 
jours immuablement  la  même  —  toute  la  question  du 
salut  revient  à  savoir  si  l'on  esta  la  hauteur  exigée  pour 


LKS    DERNIERS   JOURS    EN    GALILÉE  223 

être  capable  d'en  jouir.  C'est  une  question  de  capacité 
morale,  et  non  pas,  comme  on  se  l'imagine  souvent,  un 
placement  à  échéance  dans  le  ciel.  Ce  qu'on  appelle  «  la 
balance  de  la  justice  éternelle  »  où  seraient  pesés  nos 
mérites  et  nos  démérites  est  la  plus  fausse  des  images. 
La  somme  des  péchés  commis  ou  des  bonnes  œuvres 
accomplies  dépend  si  bien  de  circonstances  où  notre 
volonté  n'entre  pour  rien  qu'il  serait  absolument  inique 
d'en  prendre  le  chiffre  pour  l'exposant  de  notre  véritable 
état  moral. 

Jésus  sur  ce  point  ne  connaît  qu'une  pierre  de  touche, 
mais  elle  est  de  première  sûreté,  c'est  le  degré  de  misé- 
ricorde dont  nous  sommes  capables  envers  nos  com- 
pagnons d'existence.  Il  a  déjà  posé  ce  principe  dans 
l'Oraison  par  excellence.  Si  nous  sommes  en  état  de 
pardonner  indéfiniment  à  qui  nous  offense,  nous  sommes 
dans  l'état  voulu  pour  jouir  de  la  félicité  éternelle,  ce 
qui  se  traduit  à  l'usage  des  simples  par  l'idée  que  nous 
sommes  les  objets  du  pardon  de  Dieu,  Jésus  ne  connaît 
pas  d'autre  alternative,  et  ce  devoir  du  pardon  est  à  ses 
yeux  d'autant  plus  obligatoire  qu'à  prendre  les  choses 
du  même  point  de  vue  populaire,  les  dettes  morales  que 
nous  contractons  envers  Dieu  —  et  qu'au  fond  nous  ne 
pouvons  acquitter  —  l'emportent  de  beaucoup  sur  celles 
que  nous  aurions  à  faire  valoir  contre  nos  semblables. 
C'est  dans  ce  cours  d'idées  qu'il  déroule  devant  ses  dis- 
ciples l'ingénieuse  et  piquante  parabole  des  deux  Ser- 
viteurs K 

Il  s'agit  d'un  roi  qui  voulut  que  ses  serviteurs  lui  ren- 
dissent leurs  comptes.  Il  y  en  avait  un  qui  lui  devait  la 
forte  somme  de  10000  talents.  Ne  pouvant  payer  sa  dette, 

1  Matth.  XVIII,  23-35. 


ZZ4  JESUS    DE   NAZARETH 

ce  débiteur  insolvable  allait  être  vendu,  lui,  sa  femme  et 
ses  enfants  ;  mais  il  se  jeta  aux  pieds  de  son  maître, 
implorant  sa  pitié,  et  réussit  à  obtenir  la  remise  pure  et 
simple  de  toute  sa  dette  sans  autre  condition.  Il  sortait 
de  l'audience  royale  quand  il  rencontra  un  de  ses  com- 
pagnons de  service  qui  lui  devait  cent  deniers  à  lui- 
même.  Alors  il  sauta  sur  lui,  le  prenant  à  la  gorge  et  le 
sommant  de  le  payer.  En  vain  le  pauvre  homme  le  sup- 
pliait comme  il  avait  lui-même  supplié  son  roi.  Il  le  fit 
impitoyablement  jeter  en  prison.  Mais  cela  fut  rapporté 
au  roi  qui  en  fut  indigné  et  qui  livra  aux  geôliers  le 
méchant  serviteur  pour  le  punir  de  sa  dureté.  C'est,  dit 
Jésus,  dans  la  même  situation  que  vous  vous  mettez 
devant  Dieu  si  chacun  de  vous  ne  pardonne  pas  de  tout 
son  cœur  à  son  frère  ses  offenses  personnelles.  La  bonté 
miséricordieuse  envers  l'homme  est  donc  pour  chacun 
de  nous  l'indice  de  la  miséricorde  divine  envers  lui  ou 
de  l'état  moral  correspondant  à  la  capacité  du  bonheur 
céleste,  et  Jésus  n'aurait  approuvé  ni  dogme,  ni  rite 
émettant  la  prétention  de  modifier  ce  rapport  essentiel 
et  constant.  Il  avait  déjà  dit  :  «  Heureux  les  miséricor- 
«  dieuXj  ils  obtiendront  miséricorde.  » 

Si  nous  continuons  de  suivre  le  fil  à  peine  perceptible 
trop  souvent  de  la  chronologie  des  synoptiques,  nous 
devons  arrêter  ici  l'exposé  des  prédications  de  Jésus 
pendant  la  période  galiléenne  de  sa  vie  publique.  Il  croyait 
le  moment  venu  d'aller  jeter  Tappel  décisif  à  Jérusalem. 
D'ailleurs  la  prolongation  de  son  séjour  en  Galilée  deve- 
nait difficile.  Hérode  Antipas  avait  chassé  ses  premiers 
scrupules  et  ses  terreurs.  Il  faisait  épier  le  prophète  et 
semblait  désirer  que  quelque  bon  prétexte  lui  fût  fourni 
de  le  faire  arrêter  et  mettre  à  mort.  Un  jour  des  pharisiens 


LES    DERNIERS   JOURS   EN    GALILÉE  225 

vinrent  trouver  Jésus  et  lui  dirent  ^  :  Va-t-en  d'ici  ;  car 
Hérode  en  veut  à  ta  vie.  Ces  pharisiens  étaient-ils  ani- 
més d'une  intention  bienveillante?  Ce  n'est  pas  impossi- 
ble. Tous  les  pharisiens  ne  partagaient  pas  au  même 
degré  Fanimosité  contre  Jésus  de  la  majorité  du  parti,  et 
le  parti  dans  son  ensemble  n'aimait  pas  Antipas.  Ou  bien 
étaient-ils  bien  aises  de  pousser  Jésus  à  s'éloigner  d^un 
territoire  où  il  combattait  leur  tendance  et  leurs  prin- 
cipes avec  le  succès  que  nous  savons  ?  Ce  n'est  pas 
impossible  non  plus.  Ils  pouvaient  penser,  et  ils  ne  se 
trompaient  pas,  que  s'il  quittait  la  Galilée  pour  se  rendre 
en  Judée,  il  devrait  se  mesurer  là  avec  des  ennemis 
plus  forts  et  plus  redoutables  qu'eux-mêmes.  Quoi  qu'il 
en  soit,  Jésus  leur  répondit  :  «  Allez  dire  à  ce  renard  ^ 
«  que  je  chasse  des  démons  et  que  j'opère  des  guérisons 
«  aujourd'hui  et  demain.  Le  troisième  jour  j'aurai  fini. 
«  Mais  il  me  faut  marcher  aujourd'hui^  demain  et  le 
«  jour  d'après  ;  car  il  ne  convient  pas  qu'un  prophète 
«  meure  hors  de  Jérusalem.  » 

En  d'autres  termes,  votre  avis  m'était  inutile;  mon 
ministère  en  Galilée  touche  à  son  terme  ;  peut-être 
même  serai-je  bientôt  hors  d'état  de  le  continuer  n'im- 
porte où.  Mais  si  je  dois  périr^  ce  ne  sera  pas  sous  les 
coups  du  fantasque  tyran  de  Tibériade,  je  préfère  que  ce 
soit  à  Jérusalem,  la  ville  où  les  prophètes  meurent  3.  On 
remarquera  le  ton  à  la  fois  sombre  et  plaintif  de  ces  pa- 
roles. Jésus  ne  songe  pas  un  moment  à  résister  aux  voix 


1  Luc  XIII,  31-35. 

2  C'est  cette  expression  qui  nous  fait  croire  à  des  menées  sour- 
noises ourdies  par  Antipas  pour  jeter  Jésus  dans  quelque  traquenard 
où  la  police  du  tétrarque  l'attendait. 

^  Luc  ajoute  à  propos  de  Jérusalem  des  paroles  qui  ne  sont  pas  ici 
à  leur  place  et  que  nous  retrouverons  plus  loin. 

JÉSUS   DE    NAZAR.    —    II.  15 


226  JÉSUS   DE   NAZARETH 

qui  l'appellent  à  Jérusalem  pour  y  livrer  le  combat  déci- 
sif. Mais  ses  pressentiments  sont  noirs.  Toutefois, 
comme  il  arrive  si  souvent  au  milieu  même  des  appréhen- 
sions qu'inspire  un  danger  trop  certain,  l'espoir  ne  l'a 
pas  abandonné.  On  dirait,  et  cela  serait  très  naturel, 
qu'il  se  défie  des  autorités  religieuses,  des  détenteurs  du 
pouvoir  sacerdotal  et  de  la  science  officielle,  mais  qu'il 
ne  désespère  pas  de  rassembler  le  peuple  autour  de  lui. 
Pour  que  son  séjour  à  Jérusalem  ait  été  pour  lui  l'occa- 
sion d'une  déception  profonde,  et  nous  verrons  plus  loin 
que  tel  fut  le  cas,  il  faut  qu'il  se  soit  représenté  l'état 
religieux  de  cette  ville  sous  des  couleurs  plus  favorables 
que  la  réalité  mieux  connue  ne  le  lui  eût  permis.  Mais  même 
dans  cette  supposition  la  perspective  d'une  fin  tragique 
hante  de  plus  en  plus  l'esprit  de  Jésus.  Si  telle  doit  être 
l'issue  de  sa  glorieuse  tentative,  que  la  volonté  de  Dieu 
soit  faite,  mais  Jésus  préfère  que  sa  destinée  s'accom- 
plisse à  Jérusalem  plutôt  qu'ailleurs. 


CHAPITRE    m. 


LE  VOYAGE  A  JÉRUSALEM 


Combien  de  temps  s'était-il  écoulé  depuis  que  Jésus, 
revenu  en  Galilée  des  lieux  où  Jean  baptisait,  avait  inau- 
guré sa  prédication  du  Royaume  de  Dieu  ?  C'est  une 
question  à  laquelle  il  est  fort  difficile  de  répondre  avec 
précision.  L'opinion  vulgaire,  partie  des  données  du  qua- 
trième évangile,  veut  que  le  ministère  de  Jésus  antérieu- 
rement au  voyage  qui  se  termina  par  sa  mort  ait  duré 
près  de  trois  ans.  Il  aurait  passé  ce  laps  de  temps  alter- 
nativement en  Galilée  et  à  Jérusalem,  on  devrait  même 
dire  surtout  à  Jérusalem,  où  il  se  serait  rendu  plusieurs 
fois  à  l'occasion  de  ces  grandes  fêtes  annuelles  qui  appe- 
laient tous  les  Juifs  fidèles  autour  du  Temple  unique.  Mais 
cette  manière  de  représenter  la  carrière  historique  de 
Jésus  ne  se  concilie  pas  avec  le  récit  des  trois  premiers 
évangiles  qui  ne  font  pas  une  seule  allusion  à  un  séjour 
quelconque  du  Maître  dans  la  grande  cité  juive  avant 
celui  qui  eut  la  Passion  pour  dénouement.  Tout  chez 
eux,  jusqu'à  ce  voyage  qui  ne  devait  pas  se  réitérer,  a 
pour  théâtre  la  Galilée  ou  des   territoires   limitrophes. 


228  JÉSUS    DE    NAZARETH 

D'autre  part,  leurs  indications  chronologiques  sont  ex- 
trêmement vagues.  C'est  au  point  que  bon  nombre  de 
critiques  ont  voulu  que  tous  les  événements,  tous  les 
épisodes  que  nous  avons  commentés  aient  été  renfer- 
més dans  l'espace  d'une  seule  année.  Jésus  donc  n'au- 
rait enseigné  qu'un  an  et  aurait  été  crucifié  à  la  fin  de 
cette  année,  première  et  dernière  de  sa  vie  publique.  On 
prétend  même  parfois  appuyer  cette  opinion  sur  le  pas- 
sage de  Luc*  où  Jésus  s'applique  devant  les  gens  de 
Nazareth  les  paroles  du  second  Esaïe^  se  disant  chargé 
d'annoncer  «une  année  de  grâce  du  Seigneur».  Mais 
cette  citation  n'a  aucun  rapport  avec  la  question.  Quel- 
qu  ait  été  la  durée  des  prédications  de  Jésus  en  Galilée, 
il  est  évident  que  l'année  de  l'établissement  du  Royaume 
de  Dieu  dont  il  annonçait  le  prochain  avènement  devait 
toujours  constituer  une  année  de  grâce  divine. 

Du  reste,  il  est  matériellement  impossible  d'entasser 
dans  l'espace  d'une  seule  année  tous  les  incidents  que 
nous  avons  vu  se  dérouler  successivement,  ces  pé- 
régrinations à  travers  les  villes  et  les  bourgades  gali- 
léennes,  ces  séjours  prolongés  à  Gapernaùm,  ces  ex- 
cursions dans  les  régions  avoisinantes,  ces  intervalles 
de  repos  imposés  par  la  fatigue,  ces  retraites  à  la 
montagne  et  dans  les  solitudes,  en  un  mot  toutes  ces 
allées  et  venues  que  les  synoptiques  rattachent  les  unes 
aux  autres  par  des  transitions  dénuées  de  toute  préci- 
sion, en  ces  jours-là^  ensuite^  plusieurs  jours  après,  puis 
il  arriva  que,  etc.  Quand  on  essaie  de  condenser  toute 
cette  masse  de  faits,  grands  et  petits,  en  accordant  à 
chacun  le  minimum  de  temps  possible,  afin  de  ne  pas 


i.IV,  19. 
»  Es.  LXI,  2. 


LE    VOYAGE   A   JÉRUSALEM  229 

dépasser  la  durée  d'une  seule  année,  on  arrive  à  des 
résultats  absurdes.  Il  y  a  des  détails  qui  regimbent  avec 
une  indomptable  raideur.  Nous  en  citerons  un  seul  qui 
est  significatif.  Tout  le  monde  sait  que  Jésus-Christ  fut 
crucifié  au  moment  d'une  fête  pascale.  Ce  serait  donc, 
dans  l'hypothèse  que  nous  repoussons,  d'une  pâque  à 
la  pâque  suivante  que  toute  l'histoire  évangélique  se  serait 
déroulée.  Or,  au  moment  où  survint  l'incident  des  épis 
broyés  en  un  jour  de  sabbat  par  les  disciples  affamés  S 
Jésus  avait  déjà  parcouru  la  Galilée,  acquis  des  disciples 
dévoués,  prêché  pendant  plusieurs  sabbats  à  Capernaùm, 
et  c'est  après  un  second  séjour  dans  cette  ville  qu'il 
traversait  de  nouveau  les  campagnes  galiléennes  ^  Tout 
cela  suppose  au  moins  plusieurs  mois  de  prédication 
itinérante.  Or  l'incident  des  épis  broyés  le  jour  du  sab- 
bat implique  visiblement  qu'on  est  aux  approches  du 
temps  pascal.  Car  à  la  fête  de  pâque  on  apportait  au 
Temple  les  prémices  de  la  moisson  ^  et  les  disciples 
n'eussent  pas  apaisé  leur  faim  en  broyant  des  épis  en 
fleur.  En  ce  moment  Jésus  et  les  siens  sont  donc  en  pleine 
Galilée,  après  plusieurs  mois  consacrés  dans  ce  pays  à 
l'œuvre  évangélique^  et  ils  ne  sont  pas  en  route  pour  Jéru- 
salem, puisqu'on  les  voit  tout  de  suite  après  longer  les 
bords  du  lac  de  Génézareth.  Yoilà  donc  une  fête  pascale 
qui  se  passe  sans  que  Jésus  et  ses  disciples  intimes  se 
soient  rendus  en  Judée.  Qui  nous  dit  qu'elle  ait  été  la 
seule  ?  Et  est-il  vraisemblable  que  tout  ce  qui  est  ra- 
conté depuis  l'incident  des  épis  broyés  ait  pu  tenir  dans 
l'intervalle  d'une  pâque  à  l'autre  ? 
Il  est  donc  plus  sage  d'en  revenir  à  la  tradition  qui  a  tou- 

'  Marc  II,  23  suiv.  et  parall. 

2  Comp.  Marc  I,  14  —  II,  22. 

3  Lévit.  XXIII,  5-15.  Gomp.  Josèphe,  Antiq.  III,  x,  5. 


230  JÉSUS    DE   NAZARETH 

jours  évalué  à  environ  trois  ans  la  durée  des  prédications 
de  Jésus  en  Galilée.  Ce  n'est  pas  directement  au  quatrième 
évangéliste  qu'il  faut  en  demander  la  confirmation.  Il 
pouvait  avoir  des  raisons  de  changer  la  tradition  synop- 
tique sur  ce  point  comme  sur  tant  d'autres.  Mais  in- 
directement il  fait  supposer  que  la  Paradosis,  qui  sert 
après  tout  de  sous-sol  à  ses  compositions  libres,  éten- 
dait à  plus  d^une  année  la  carrière  publique  de  Jésus. 
Notons,  en  effet,  qu'il  eût  été  plus  conforme  encore  aux 
postulats  de  son  système  que  le  Logos  incarné  n'eût 
fait  qu'une  très  courte  apparition  parmi  les  hommes, 
juste  le  temps  voulu  pour  inaugurer  la  grande  crisis  ou 
séparation  des  enfants  de  lumière,  attirés  par  l'éclat  divin 
de  sa  parole  et  de  ses  œuvres,  et  des  enfants  de  ténè- 
bres que  cette  même  parole  et  ces  mêmes  œuvres  re- 
poussent 1. 

1  On  a  quelquefois  objecté  qu'il  était  difficile  d'admettre  que  Jésus 
eût  transgressé  deux  ou  trois  ans  de  suite  Ja  loi  qui  enjoignait  à 
tout  Israélite  de  venir  chaque  année  célébrer  la  pâque  à  Jérusalem. 
D'abord  Jésus  était-il  si  scrupuleux  observateur  des  prescriptions 
légales  qu'il  se  crût  lié  par  cette  obligation  rituelle  ?  S'il  pensait  que 
la  cause  de  son  Évangile  le  retenait  en  Galilée,  ne  pouvait-il  pas 
modifier  dans  l'espèce  son  aphorisme  concernant  le  sabbat  et  dire 
que  la  pàque  était  faite  pour  l'Évangile  et  non  l'Évangile  pour  la 
pâque  ?  Mais  surtout  on  s'exagère  beaucoup  la  manière  dont  la  loi 
pascale  était  appliquée  par  la  masse  des  Juifs  demeurant  à  distance 
de  Jérusalem.  Cette  loi  avait  été  évidemment  rédigée  pour  les  Juifs 
de  la  ville  sainte  et  de  ce  que  nous  pouvons  appeler  sa  banlieue. 
Depuis  que  les  Juifs  s'étaient  trouvés  dispersés  dans  les  pays  loin- 
tains, il  avait  bien  fallu  consentir  à  des  atténuations.  Les  Juifs  de  la 
Diaspora,  pour  la  plupart,  ne  venaient  à  Jérusalem  qu'une  fois  dans 
le  cours  de  leur  existence.  La  Galilée  comptait,  il  est  vrai,  parmi  les 
pays  relativement  rapprochés.  Mais  enfin  elle  était  loin  d'être  limi- 
trophe. Peut-on  d'ailleurs  se  représenterjune  province  entière  désertée 
chaque  année  par  toute  sa  population  valide  pour  un  voyage  et  un 
séjour  qui  exigeaient  une  absence  d'environ  trois  semaines?  Car  ces 
voyages  étaient  généralement  pédestres.  Les  Galiléens  les  plus  zélés 


LE   VOYAGE   A    JÉRUSALEM  231 

Il  y  a  enfin  dans  l'évangile  de  Luc*  une  petite  para- 
bole, celle  du  Figuier  stérile,  dont  on  devrait  peser  soi- 
gneusement les  termes  quand  on  agite  cette  question.  Un 
homme  avait  un  figuier  planté  dans  sa  vigne.  Il  vint  y 
chercher  du  fruit  et  n'en  trouva  pas.  Il  dit  alors  à  son 
vigneron  :  Voilà  trois  ans  que  je  viens  chercher  du  fruit 
à  ce  figuier  sans  qu'il  m'en  donne.  Coupe-le  ;  pourquoi 
occupe-t-il  inutilement  la  terre?  Le  vigneron  lui  répondit  : 
Seigneur,  laisse-le  encore  cette  année.  Je  fouirai  le  sol 
tout  autour,  et  j'y  mettrai  de  l'engrais.  Peut-être  don- 
nera-t-il  du  fruit.  Sinon  tu  le  couperas.  —  Quand  on  sait 
que  ce  figuier  —  comme  dans  le  miracle  de  la  malédic- 
tion de  l'arbre  de  même  nom  — ,  représente  le  peuple 
juif  qui  ne  répond  pas  à  l'attente  de  Dieu  et  par  consé- 
quent «  occupe  inutilement  la  terre»,  et  que  le  vigneron 
est  Jésus  lui-même,  il  est  bien  difficile  de  ne  pas  con- 
clure que  la  carrière  active  de  Jésus  dura  au  moins 
trois  ans,  soit  qu'il  ait  succombé  à  la  fin  de  la  troisième 
année,  soit  même  que  sa  mort  ne  soit  survenue  que  pen- 
dant le  cours  delà  quatrième.  Comment  expliquer  autre- 
ment le  chiffre  précis  de  la  parabole  du  Figuier? 


pour  l'observation  de  la  Loi  pouvaient  sans  doute  aller  à  Jérusalem 
plusieurs  fois  en  leur  vie  ;  quelques  rigoristes  même  y  allaient  proba- 
blement chaque  année.  Mais  la  grande  majorité  ne  pouvait  s'y  rendre 
que  de  temps  à  autre.  Cela  suffisait  pour  que  chaque  année  l'affluence 
des  pèlerins  de  Galilée  à  Jérusalem  lors  des  fêtes  pascales  fût  très 
grande;  mais  il  n'y  avait  rien  d'insolite  dans  le  fait  de  rester  chez 
soi.  On  était  retenu  par  les  travaux  de  la  moisson.  J'ai  tenu  à  con- 
sulter sur  ce  point  l'opinion  du  savant  Joseph  Derenbourg,  mort  peu 
de  temps  après  cet  appel  à  son  érudition,  et  le  célèbre  talmudiste  a 
confirmé  de  sa  grande  autorité  ce  que  je  supposais  de  Tétat  réel  des 
choses  dans  les  provinces  juives  éloignées  de  Jérusalem. 
1  XIII,  6-9. 


232  JÉSUS   DE   NAZARETH 

Il  y  avait  donc  au  moins  trois  ans  que  Jésus  prêchait 
en  Galilée  quand^  poussé  par  les  circonstance  et  après 
un  certain  temps  d'hésitation,  il  partit  avec  ses  disciples 
les  plus  zélés  pour  inviter  les  Juifs  de  Jérusalem  à  inau- 
gurer avec  lui  et  sous  sa  direction  le  Royaume  de  Dieu 
dont  il  avait  semé  les  germes  dans  sa  province  natale.  Le 
caractère  de  décision  hardie  qui  marqua  sa  résolution, 
comme  celle  d'un  homme  voulant  en  ïinir  quoi  qu'il 
arrive,  est  bien  dépeint  dans  la  manière  dont  Luc  nous 
raconte  ce  départ*  :  «  Et  il  advint  qu'à  l'approche  des 
<'  jours  où  il  devait  être  enlevé  »  (à  ce  monde),  «  Jésus 
«  affermit  sa  face  (prit  une  résolution  énergique)  pour  se 
«  rendre  à  Jérusalem.  »  C'est  à  tort  que,  dans  une  phrase 
demeurée  célèbre,  Renan  a  parlé  à  cette  occasion  du 
«  sombre  géant  »  marchant  vers  la  capitale  juive  qu'il 
voulait  conquérir,  si  différent  du  charmant  docteur  aux 
doux  enseignements  qui  avait  ravi  tant  de  cœurs  en 
Galilée.  Le  sombre  géant  était  pour  la  multitude  un 
simple  prophète  qu'un  très  petit  nombre  d'intimes  saluait 
tout  bas  du  titre  de  Messie.  Ce  Messie,  tout  autre  que 
celui  qu'on  attendait,  ne  se  dissimulait  pas  que  son 
entreprise  pourrait  lui  coûter  la  vie.  Mais  il  avait  le  cou- 
rage d'affronter  ce  péril,  de  le  regarder  en  face,  de  ne  se 
laisser  détourner  par  aucune  considération  de  ce  qui 
était  pour  lui  un  appel  de  Dieu  ;  simple  du  reste,  et 
humble  de  cœur  comme  il  avait  toujours  été. 

Un  détail  très  intéressant,  que  nous  devons  également 
à  Luc-,  nous  apprend  que  l'intention  première  de  Jésus 
avait  été  de  se  rendre  à  Jérusalem  en  traversant  la 
Samarie,  ce  gros  îlot  d'hérétiques  enclavé  entre  le  Jour- 


1  IX,  s  1-06. 

2  Ibid. 


LE   VOYAGK    A    JÉRUSALEM  llXi 

dain  moyen,  la  Galilée  et  la  Judée.  Ce  n'était  pas  la  route 
ordinaire  que  suivaient  les  Galiléens  désireux  de  pren- 
dre part  aux  fêtes  hiérosoly mites.  Le  Samaritain,  qui 
était  aussi  exclusivement  attaché  à  son  mont  Garizim 
que  le  Juif  pur-sang  ou  s'estimant  tel  l'était  à  la  colline 
de  Sion,  passait  aux  yeux  de  l'orthodoxie  juive  pour  un 
impur  et  un  payen.  Il  n'est  pas  dit  que  jamais  un  Juif  ne 
pouvait  s'aventurer  en  Samarie  ni  un  Samaritain  en  Judée. 
Mais  un  Juif,  dans  ce  pays  de  réprouvés,  devait  s'en- 
tourer de  mille  précautions  pour  ne  pas  perdre  sa  pureté 
légale.  Le  Samaritain,  de  son  côté,  ne  se  croyait  nulle- 
ment tenu  d'exercer  envers  lui  les  devoirs  de  l'hospi- 
talité. Enfin  l'animosité  des  Samaritains  était  particuliè- 
rement excitée  à  l'époque  des  fêtes  pascales  par  la  vue 
des  Juifs  qui^  pour  couper  au  plus  court,  voulaient  tra- 
verser leur  pays  pour  se  rendre  au  temple  de  Jérusa- 
lem. Il  était  digne  de  Jésus  de  rompre  en  visière  avec 
ces  absurdes  préjugés  ;  et  qui  sait?  de  répandre  dans  la 
Samarie  elle-même  ces  nobles  principes  de  religion 
humaine  qui  devaient  niveler  à  la  fois  Garizim  et  Sion 
et  faire  de  chaque  lieu  un  sanctuaire  légitime  de  l'Esprit 
universel.  C'est  ce  que  le  quatrième  évangéliste  a  com- 
pris admirablement,  comme  le  'prouve  le  passage  bien 
connu  sur  le  culte  «  en  esprit  et  en  vérité  ».  Ce  pas- 
sage porte^  il  est  vrai,  la  marque  de  sa  phraséologie 
personnelle  %  mais  l'idée-mère  remonte  incontestable- 
ment à  cette  tentative  de  Jésus  de  parcourir  la  Samarie 
avant  de  gagner  Jérusalem. 

L'essai  avorta.  Dès  les  premiers  pas  Jésus  se  heurta 
contre  une  intolérance  farouche.  «  Il  envoya  des  messa- 
.<  gers  devant  lui,  lesquels  entrèrent  dans  une  bourgade 

1  Jean  IV,  20-24. 


234  JÉSUS    DE   NAZARETH 

«  samaritaine  pour  lui  préparer  un  logement.  Mais  on 
('  refusa  de  le  recevoir  parce  qu'il  se  dirigeait  vers  Jéru- 
«  salem.  Sur  quoi  les  disciples  Jacques  et  Jean  lui 
«  dirent  :  Seigneur,  veux-tu  que  nous  disions  au  feu  du 
«  ciel  de  descendre  pour  les  consumer  ?  »  Les  Boanerges 
s'attribuaient  un  bien  grand  pouvoir,  mais  ils  étaient 
persuadés  que,  si  telle  était  la  volonté  du  Maître,  ils 
commanderaient  même  à  la  foudre.  «  Là-dessus  Jésus  se 
«  retourna  vers  eux  et  les  réprimanda.  Vous  ne  savez, 
«  leur  dit-il,  de  quel  esprit  vous  êtes  animés  ^  Et  ils  se 
«  rendirent  dans  une  autre  bourgade.  »  Quel  malheur 
que  rÉglise  ait  été  si  longtemps  animée  précisément  de 
l'esprit  que  Jésus  condamnait  chez  ses  deux  irritables 
compagnons! 

Cette  autre  bourgade  où  ils  allèrent  demander  l'hospi- 
talité qu'on  leur  refusait  était-elle  aussi  samaritaine? 
Luc  n^en  dit  rien  et  ce  n'est  pas  probable,  ou  plutôt  ce 
fragment  de  son  évangile  a  dû  avoir  à  l'origine  pour  but 
d'expliquer  pourquoi  Jésus  dut  renoncer  à  son  dessein  de 
traverser  la  Samarie.  Cela  n'empêcha  pas  que  la  tra- 
dition se  forma  et  se  maintint  qu'il  l'avait  réalisé.  Les 
traditions  ne  se  plaisent  pas  à  signaler  les  échecs  de 
leurs  grands  héros.  Pourtant  Jésus  dut  en  subir  plus 
d'un,  et  il  manquerait  des  traits  essentiels  à  sa  physio- 
nomie morale  s'il  n'avait  connu  que  des  succès.  Du  reste 
Marc  et  Matthieu,  qui  ne  connaissent  pas  l'incident  de 
l'inhospitalité  samaritaine,  disent  positivement  que  Jésus 

*  Luc  IX,  54-56.  Les  manuscrits  les  plus  anciens  n'ajoutent  pas 
«  comme  Élie  le  fît  (II  Rois  1, 10)  »  à  la  demande  des  deux  apôtres, 
ni  «le  Fils  de  l'Homme  n'est  pas  venu  pour  perdre  les  âmes,  mais 
«  pour  les  sauver  »,  idée  exprimée  plus  loin,  Luc  XIX,  10.  Ce  sont, 
selon  toute  vraisemblance,  des  annotations  marginales  introduites 
dans  le  texte  par  des  copistes.  Ce  qui  facilita  leur  introduction,  c'est 
qu'elles  n'exprimaient  rien  que  de  très  exact. 


LE   VOYAGE    A    JÉRUSALEM  %io 

entra   en   Judée  en  traversant  le  Jourdain  en  face  de 
Jéricho  S  ce  qui  suppose  qu'il  avait  longé  la  rive  gauche. 

Il  faut  bien  se  rendre  compte  qu'en  ce  moment 
critique  de  sa  carrière  Jésus  dut  faire  une  sélection 
plus  rigoureuse  qu'auparavant  parmi  ceux  qui  expri- 
maient l'intehtion  de  se  joindre  à  lui  pour  aller  à  Jéru- 
salem frapper  le  grand  coup  de  la  proclamation  du 
Royaume  de  Dieu  devant  le  monde  juif.  On  érige  trop 
souvent  en  «  principe  chrétien  »  d'application  permanente 
des  paroles  de  Jésus  qui  n'ont  leur  sens  véritable  que  si 
on  les  met  en  rapport  avec  les  circonstances  exception- 
nelles où  il  se  trouvait  au  moment  de  quitter  la  Galilée. 
Il  éprouvait  le  besoin  de  ne  s'entourer  que  d'hommes 
absolument  sûrs,  résignés  à  tout,  décidés  comme  lui  à 
tout  sacrifier  à  la  cause  sacrée  de  l'inauguration  du 
Royaume  de  Dieu.  Ce  n'était  pas  l'heure  des  ajourne- 
ments ni  des  hésitations.  C'est  ce  qui  donne  leur  sens 
réel  à  quelques  épisodes  comme  celui  des  Disciples 
indécis,  qui  du  reste  nous  est  présenté  sous  une  forme 
si  concise,  avec  si  peu  de  détails  explicatifs,  qu'on  se 
demande  presque  s'il  s'agit  vraiment  de  personnes  et 
non  de  types  généraux  comprenant  ceux  que  Jésus  trou- 
vait trop  peu  vaillants  pour  la  tâche  qu'ils  déclaraient 
vouloir  assumer  ^ 

«  Quelqu'un  sur  la  route  vint  lui  dire  :  Seigneur,  jeté 
«  suivrai  partout  où  tu  iras.  Jésus  lui  dit  :  Les  renards  ont 


1  Marc  X,  1 ,  46  ;  Matth.  XIX,  1  ;  XX,  29. 

^  Ce  fragment,  Luc  JX,  57-62,  semble  avoir  constitué  l'une  de  ces 
diégèses  qui  roulaient  en  quelque  sorte  dans  la  tradition  orale.  De 
là  sa  pauvreté  en  détails  concrets  et  personnels.  Ignoré  de  Marc, 
étranger  aux  Logia,  il  est  reproduit,  mais  moins  complètement, 
Matth.  VIII,  19-22. 


236  JÉSUS    DE   NAZARETH 

«  des  tanières,  les  oiseaux  du  ciel  ont  des  nids,  mais  le 
«  Fils  de  l'Homme  n'a  pas  de  lieu  où  reposer  sa  tête.  » 
Cette  réponse  équivalait  à  la  prévision  que  ce  disciple, 
trop  confiant  en  lui-même,  n'aurait  pas  la  vigueur  morale 
nécessaire  pour  endurer  toutes  les  privations  éven- 
tuelles de  la  campagne  qui  allait  s'ouvrir.  —  Un  autre,  à 
qui  il  avait  dit  lui-même  :  «  Suis-moi  »,  lui  répondit  : 
«  Seigneur,  permets-moi  d'aller  auparavant  ensevelir  mon 
«  père.  »  Assurément  l'excuse  était  spécieuse.  Nous 
ignorons  jusqu'à  quel  point  elle  était  sincère  ou  si  le 
devoir  allégué  était  aussi  pressant  qu'il  l'affirmait.  Mais, 
au  point  de  vue  où  se  plaçait  Jésus,  l'instant  ne  souf- 
frait pas  de  temporisation.  Il  fallait  se  décider  sur  l'heure, 
et  de  là  cette  parole  qui  trouve  si  souvent  sa  justifica- 
tion lorsque  des  hommes,  remplis  d'ardeur  pour  une 
grande  cause  méconnue,  voient  la  foule,  indifférente  à 
ce  qui  remplit  leur  cœur,  se  passionner  pour  des  céré- 
monies, des  fêtes,  des  triomphes,  des  funérailles  aussi, 
qui  n'auront  que  l'éclat  d'un  jour.  «  Laisse  les  morts 
«  enterrer  leurs  morts.  »  —  Un  autre  lui  dit  :  «  Je  veux 
<(  te  suivre,  Seigneur,  mais  permets-moi  d'abord  de  pren- 
«  dre  congé  de  ceux  qui  vivent  avec  moi.  —  Celui  »,  dit 
Jésus,  «  qui  regarde  derrière  lui  en  mettant  la  main  à  la 
«  charrue,  est  mal  disposé  pour  le  Royaume  de  Dieu.  » 

On  a  le  droit  de  penser  qu'à  ce  moment  de  l'histoire 
évangélique  remonte  l'expression  «  suivre  Jésus  »,  prise 
depuis  dans  un  sens  mystique,  pour  signifier  la  direction 
de  la  vie  conforme  à  ses  préceptes  et  à  son  esprits 

C'est  aussi  du  même  point  de  vue  occasionnel  qu'il 
faut  comprendre  l'épisode  du  Jeune  homme  riche,  frag- 


'  Comp.  aussi  les  deux  enseignements  paraboliques  Luc  XIV,  28-32, 
qui  rentrent  dans  le  même  ordre  d'avertissements. 


LE   VOYAGE   A    JÉRUSALEM  237 

ment  commun  aux  trois  synoptiques  \  par  conséquent 
tiré  du  Proto-Marc.  En  chemin,  Jésus  fut  abordé  par  un 
inconnu  qui  semblait  plein  d'enthousiasme  pour  la  per- 
sonne du  Maître,  mais  aussi  de  satisfaction  de  lui-même. 
Car  il  tomba  à  genoux  devant  lui,  l'appelant  ((  Bon 
Maître  «  et  lui  demandant  ce  qu'il  avait  à  faire  pour 
acquérir  la  vie  éternelle.  Dans  l'esprit  du  fragment,  il 
paraît  bien  qu'il  s'attendait  à  ce  que  Jésus  lui  répon- 
drait :  Mon  ami,  tu  n'as  qu'à  continuer  de  vivre  comme 
tu  vis.  Mais  Jésus,  après  lui  avoir  remontré  que  Dieu 
seul  mérite  absolument  cette  qualification  de  bon,  parce 
que,  si  l'homme  peut  s'améliorer^  Dieu  seul  est  la  bonté 
en  soi,  lui  rappelle  les  commandements  duDécalogue.  Le 
disciple  improvisé  lui  déclare  avec  une  sincérité  qui  lui 
vaut  la  sympathie  de  Jésus  que,  dès  sa  jeunesse,  il  n'a 
cessé  de  les  observer.  11  faut  donc  lui  faire  sentir  que  la 
bonté,  prise  évidemment  ici  dans  le  sens  de  la  perfection 
morale,  ne  se  mesure  pas  à  l'aune  d'un  certain  nombre 

'  Marc  X,  17-27  ;  Matth.  XIX,  16-26  ;  Luc  XYIII,  18-27.  La  mise  en 
parallèle  des  trois  récits  nous  met  en  présence  d'une  des  plus  cu- 
rieuses variantes  qu'ait  dictées  le  désir  d'effacer  toujours  plus  la 
différence  entre  la  perfection  attribuée  par  les  chrétiens  à  Jésus  et  la 
perfection  de  Dieu  lui-même.  L'interlocuteur  de  Jésus  l'avait  abordé 
en  le  saluant  en  ces  termes  :  «  Bon  Maître.  »  Jésus,  qui  le  soupçon- 
nait peut-être  de  n'avoir  qu'une  idée  très  limitée  de  ce  qui  constitue 
la  bonté  complète,  lui  tient  ce  langage,  que  l'orthodoxie  ecclésias- 
tique n'a  jamais  su  expliquer  d'une  manière  acceptable:  «  Pourquoi 
«  m'appelles-tu  bon  ?  Personne  n'est  bon  que  Dieu  !  »  Le  premier 
évangéliste  a  trouvé  cette  parole  contraire  à  l'idée  qu'il  faut  se  faire 
du  Christ,  et,  modifiant  la  question  posée  à  Jésus,  il  a  formulé  cette 
réponse  qui,  dans  ce  contexte,  est  un  non-sens  :  «  Pourquoi  m'inter- 
«  roges-tu  sur  ce  qui  est  bon?  Il  n'y  a  qu'un  seul  bon.  «  —  C'est  lui 
aussi  qui  fait  de  l'interlocuteur  un  jeune  homme  (v.  20),  bien  que  de 
ses  propres  paroles  «  Dès  ma  jeunesse  »  etc.  on  puisse  inférer  le 
contraire.  Toutefois  la  chose  n'est  pas  impossible  et,  pour  éviter  toute 
confusion,  nous  conservons  le  titre  ordinaire  de  ce  fragment. 


238  JÉSUS    DE   NAZARETH 

de  préceptes  très  respectables,  mais  restreints.  «  Il  te 
«  manque  encore  une  chose.  Si  tu  veux  être  parfait, 
«  vends  tout  ce  que  tu  as  et  donne-le  aux  pauvres.  Tu 
«  auras  un  trésor  dans  le  ciel.  Après  cela,  suis-moi  ^  » 
En  d'autres  termes,  Jésus  lui  propose  de  devenir  un  de 
ses  apôtres  dans  les  conditions  d'absolu  désintéresse- 
ment et  de  pauvreté  qu'il  a  jugées  nécessaires  à  Tapos- 
tolat  des  Douze.  Mais  cette  invitation  inattendue  surprend 
et  afflige  cet  homme  qui  s'en  va  tout  triste,  car  il  était 
riche  et  se  sentait  incapable  d'un  pareil  sacrifice.  Il  de- 
vait toutefois  s'ouvrir  à  l'évidence  *que  sa  vertu  n'était 
pas  aussi  admirable  qu'il  s'en  flattait,  qu'il  y  a  des  subli- 
mités morales  supérieures  au  simple  accomplissement 
des  devoirs  de  l'honnête  homme  ordinaire,  qu'en  un 
mot  ((  la  pauvreté  en  esprit  »  n'est  inutile  à  personne, 
pas  même  à  ceux^  disons  plutôt  surtout  à  ceux  qui 
nourrissent  une  haute  idée  de  leur  propre  vertu. 

Jésus  n'a  jamais  contesté  la  légitimité  de  la  propriété 
individuelle.  Les  théories  collectivistes  sont  absolument 
étrangères  à  son  esprit.  Mais  il  est  évident  qu'il  n'aime 
pas  la  richesse.  Il  la  croit  dangereuse,  soit  qu'on  cher- 
che à  l'acquérir^  parce  que  la  soif  du  gain  étouffe  toute 
autre  préoccupation  plus  élevée,  soit  que  sa  possession 
plonge  l'homme  dans  l'amour  engourdissant  du  bien- 
être  et  des  jouissances  physiques  ^  Nous  avons  remar- 
qué déjà  que,  sur  le  terrain  économique,  l'enseignement 
de  Jésus  souffre  d'une  certaine  étroitesse  d'horizon 
tenant  à  sa  médiocre  connaissance  des  conditions  iné- 
luctables de  la  vie  sociale.  Mais  de  là  à  enjoindre  à  tous 
ceux  qui  désiraient  s'attacher  à  lui  de  se  défaire  de  tout 

1  Marc  ajoute,  ce  qui  est  encore  ici  une  anticipation  invraisem- 
blable, «  en  portant  ta  croix  «. 

2  Luc  XII,  16-21. 


LE    VOYAGE   A    JÉRUSALEM  239 

ce  qu'ils  possédaient  il  y  a  un  abîme.  Lui-môme 
acceptait  sans  hésitation  et  sans  fausse  honte  les  mo- 
destes subsides  que  lui  fournissaient  des  disciples  aisés, 
notamment  quelques  femmes  riches  de  Galilée^  qui 
aimaient  à  subvenir  aux  nécessités  de  la  petite  troupe 
des  prédicateurs  du  Royaume  de  Dieu  ^  Un  homme  riche, 
faisant  un  noble  et  généreux  usage  de  sa  fortune,  était 
loin  de  lui  déplaire  -.  Seulement  il  se  représente  ce  genre 
de  vertu  comme  rare  et  difficile.  «  Avec  quelle  diffi- 
«  culte  »,  dit-il  à  ses  disciples  quand  l'homme  trop 
satisfait  de  lui-même  fut  parti,  «  ceux  qui  possèdent 
«  la  richesse  entreront  dans  le  Royaume  de  Dieu  1  Oui, 
«  mes  enfants  »,  ajouta-t-il  en  voyant  qu'ils  s'étonnaient 
de  ce  langage,  «  avec  quelle  difficulté  ceux  qui  mettent 
«  leur  confiance  dans  la  richesse  entrent  dans  ce 
«  Royaume  !  Il  est  plus  facile  de  faire  passer  un  chameau 
«  par  le  trou  d'une  aiguille.  »  Parole  proverbiale  dont 
l'application  à  ce  cas  déterminé  surprit  encore  plus  ses 
auditeurs.  «  Qui  peut  donc  être  sauvé?  »  lui  dirent-ils. 
Alors,  les  regardant  fixement,  il  conclut  en  disant  :  «  Ce 
«  qui  est  impossible  à  l'homme  ne  l'est  pas  à  Dieu.  » 
Cela  voulait  dire  qu'il  ne  comprenait  pas  lui-même 
comment  un  homme  pouvait  échapper  aux  entraînements 
et  à  l'action  débilitante  de  la  richesse,  mais  que  l'action 
de  l'esprit  divin  de  charité,  de  bienfaisance^  de  moralité 
supérieure  pouvait  en  préserver  ceux  qui  y  étaient  ex- 
posés.  C'est  son  dernier  mot  sur  la  question.  Quant  à 

*  Luc  cite  nominativement  la  femme  de  Ghuzas,  intendant  d'An- 
tipas,  et  Marie  de  Magdala,  de  laquelle,  dit-il,  «  Jésus  avait  expulsé 
«  sept  démons  »,  c'est-à-dire  qu'elle  avait  compté  parmi  les  «  agitées  » 
les  plus  fantasques,  et  qu'elle  devait  à  l'influence  de  Jésus  d'avoir 
retrouvé  le  calme,  la  paix  avec  elle-même  et  la  confiance  en  la 
destinée.  Comp.  Luc  VIII,  2-3. 

2  V.  l'épisode  de  Zachée,  Luc  XIX,  1-10  et  parall. 


240  JÉSUS   DE   NAZARETH 

faire  une  obligation  générale,  s'étendant  à  tous  ses  dis- 
ciples, de  se  réduire  à  l'état  de  pauvreté,  il  n'en  est 
jamais  question. 

Jésus  prit  donc  pour  se  rendre  à  Jérusalem  la  route 
ordinairement  suivie  par  les  pèlerins  de  Galilée  qui,  pour 
éviter  la  Samarie,  passaient  sur  la  rive  gauche  du  Jour- 
dain et  entraient  dans  la  Judée  proprement  dite  en  re- 
passant le  fleuve  en  face  de  Jéricho,  ce  qui  éveillait  le 
souvenir  sacré  des  ancêtres  abordant  la  Terre  Promise 
sous  la  direction  du  vaillant  capitaine  Josué  K  La  popu- 
lation sur  la  rive  gauche,  le  long  du  cours  moyen  et 
inférieur  du  fleuve,  était  juive,  et  l'état  des  esprits  ne 
diflférait  pas  de  celui  qui  régnait  en  Galilée.  C'est  pour- 
quoi, dans  les  incidents  rapportés  par  les  évangiles  à 
cet  itinéraire  de  Galilée  à  Jérusalem,  nous  ne  trouvons 
pas  de  différences  notables  qui  les  distinguent  des  récits 
galiléens  ;  ce  qui  eût  été  certainement  le  cas  si  le  voyage 
s'était  effectué  à  travers  la  Samarie.  Avant  de  quitter  la 
Galilée,  qu'il  ne  devait  plus  revoir,  Jésus  fut  l'objet 
d'une  obsession  touchante  de  la  part  de  mères  gali- 
léennes  qui  tenaient  absolument  à  ce  qu'il  bénît  leurs 
enfants.  Il  y  consentit  d'autant  plus  volontiers,  malgré 
ses  disciples  qui  voulaient  lui  épargner  cette  impor- 
tunité,  qu'il  aimait  les  enfants  dont  la  candeur  et  la  con- 
fiance dans  la  vie  lui  servaient  de  textes  pour  enseigner 
dans  quelle  disposition  d'esprit  il  faut  accepter  l'Evan- 
gile. Il  les  prit  dans  ses  bras  et  les  bénit-.  C'est  comme 
si  un  vague  pressentiment  l'eût  averti  qu'il  ne  verrait 
pas  mûrir  ces  jeunes  têtes.  En  Orient  surtout  on  atta- 


^  Comp.  Matth.  XIX,   1  ;  Marc  X,  1 . 

2  Marc  X,  13-16;  Matth.  XIX,  13-15;  Luc  XVIII,  15-17. 


LE    VOYAGE    A    .)  EU  USA  LE  M  "24  I 

che  une  grande  valeur  à  la  bénédiction  du  juste  et  de 
('  l'homme  de  Dieu  ». 

Nous  abordons  maintenant  une  suite  de  récits  propres 
à  révangile  de  Luc,  IX,  51-XVlII,  14,  et  que  le  troi- 
sième évangéliste  a  dû  emprunter  à  un  document  parti- 
culier demeuré  inconnu  des  deux  premiers  synoptiques*. 
D'une  manière  générale  on  peut  dire  qu'il  confirme  les 
grandes  lignes  et  les  traits  caractéristiques  de  l'histoire 
résultant  des  autres  documents  connus.  C'est  bien  la 
même  voix,  le  même  accent,  les  mêmes  oppositions  sou- 
levées par  les  mêmes  innovations  réformatrices.  Toute- 
fois ce  document  est  plus  inégal  que  les  précédents.  Il 
renferme  des  morceaux  d'une  incomparable  pureté  de 
pensée  religieuse  et  d'une  sublimité  morale  qui  achève 
de  placer  la  religion  de  Jésus  au  premier  rang  des  reli- 
gions historiques.  Parfois,  au  contraire,  on  y  rencontre 
des  enseignements  présentés  de  telle  sorte  qu'ils  jurent 
avec  l'esprit  général  de  la  prédication  du  Fils  de  l'homme. 
On  peut  signaler  certaines  maladresses  fâcheuses  dans  la 
manière  de  les  reproduire.  L'étroitesse,  ébionitique  à  cer- 
tains égards,  du  narrateur  qui  est  pourtant  universalistC;, 
si  toutefois  il  ne  faut  pas  la  reprocher  àl'évangéliste  ca- 
nonique lui-même  ^  semble  l'avoir  poussé  à  proclamer 
sous  une  forme  absolue  des  vérités  relatives,  limitées 
et  complétées  par  d'autres  maximes  authentiques  de  la 
doctrine  de  Jésus.  Nous  allons  voir  plusieurs  spéci- 
mens de  ces  morceaux  d'inégale  valeur. 

1  V.  Vol.  I,  p.  321.  Il  convient  d'ajouter  que  le  rédacteur  cano- 
nique y  intercale  de  nombreux  fragments  des  Logia  présentés  par 
Matthieu  sous  forme  plus  compacte  et  que  nous  avons  déjà  com- 
mentés. 

2  En  tous  cas  ces  exagérations  ébionitiques,  principalement  au 
sujet  de  la  richesse,  ne  lui  déplaisaient  pas.  On  peut  faire  des  re- 
marques du  même  genre  sur  certaines  portions  du  livre  des  Actes. 

JÉSUS  DE   NAZAR.    —    II.  16 


242  JÉSUS    DE   NAZARETH 

En  tête  des  joyaux  précieux  que  nous  devons    à  ce 
narrateur  anonyme  qui  aimait  à  faire  ressortir  que  Jésus 
ne  partageait  pas  contre  les  Samaritains  les  préjugés  into- 
lérants de  ses  compatriotes  S  nous  citerons  la  célèbre 
parabole'  du  Bon  Samaritain  (Luc  X,  25-37.)  Nulle  part 
V humanité  de  la  morale  de  Jésus  ne  s'exprime  avec  plus 
de  vigueur.  On  connaît  partout  cette  courte  et  touchante 
histoire  d'un  malheureux  qui  fut  assailli,  blessé  griève- 
ment et  dépouillé  sur  la  route,  souvent  infestée  de  vo- 
leurs, qui  menait  de  Jérusalem   à  Jéricho.  Il  est  rare 
qu'on  relève  comme  on  le  devrait  ce  trait,  pourtant  es- 
sentiel, que  la  victime,  laissée  nue   sur  le  bord  de  la 
route,  n'offre  plus  aux  regards  que  la  «forme  humaine». 
Il  est  impossible  à  celui  qui  passe  à  proximité  de  savoir 
ce  qu'il  est,  d'où  il  vient,  à  quelle  nation  il  appartient. 
Mais   incontestablement  c'est  un   homme.  Un  sacrifica- 
teur et  un  lévite  viennent  à  passer  l'un  après  l'autre  et 
laissent  l'infortuné  sans  lui  porter  secours,  soit  qu'ils 
craignent  de  s'attarder  dans  ces  dangereux  parages,  soit 
qu'ils  redoutent  de  contracter  la  souillure  légale  en  rele- 
vant un  inconnu  qui  est  peut-être  lui-même  impur^  peut- 
être  un  cadavre,  soit  pour  les  deux  motifs  à  la  fois.  Ils 
ont  le  caractère  sacerdotal,  mais  ils  sont  inhumains.  Un 
Samaritain^  un  réprouvé,  vient  après  eux  et,  en  voj^ant 
le  blessé,  il  se  sent  ému  de  compassion.  Il  lui  prodigue 
ses  soins,  panse  ses  blessures,  le  met  sur  sa  propre  mon- 
ture, le  conduit  à  une  hôtellerie  et,  devant  poursuivre 
son  chemin^  s'engage  à  payer  les  frais  que  pourra  faire 
l'hôtelier  jusqu'à  la  complète  guérison  de  son  protégé. 
Tout  cela   simplement,  rondement,  sans  ostentation  ni 
calcul.  Car  il  s'en  va  sans  que  celui  qu'il  a  arraché  à 

3  Comp.  encore  Luc  XVII,  1&. 


LE    VOVAOE   A   JÉHUSALEM  243 

une  mort  certaine  ait  pu  le  remercier,  sans  rien  savoir 
de  ce  qu'il  est.  Il  s'en  va,  heureux  d'avoir  sauvé  «  un 
liomme  ». 

Cette  simple  histoire  est  sublime.  Elle  avait  été  provo- 
quée par  la  question  d'un  scribe  voulant  savoir  de  Jésus 
ce  qu'il  fallait  entendre  par  ce  prochain  que  la  Loi  ordon- 
nait «  d'aimer  comme  soi-même^».  Notons  qu'il  était 
très  possible^  tant  à  cause  de  cette  expression  de  «  pro- 
chain »  que  du  texte  de  loi  dont  ce  précepte  fait  partie, 
de  lui  donner  un  sens  restreint  au  voisinage,  à  la  con- 
formité religieuse,  à  la  communauté  nationale.  Jésus 
"l'interprète  dans  le  sens  le  plus  large.  Le  «prochain  », 
■c'est  lliomme^  quel  qu'il  soit,  qui  souffre  et  que  nous 
pouvons  secourir.  Jamais  et  nulle  part  l'universalisme 
n'a  parlé  plus  belle  langues. 

Une  autre  perle  de  l'enseignement  évangélique  dont 
■nous  devons  la  conservation  à  l'anonyme  de  Luc,  c'est 
«ans  contredit  la  parabole  de  Y  Enfant  prodigue^.  Elle 
est  trop  connue  pour  que  nous  ayons  besoin  de  la  ra- 
.conter  et  si  admirable  dans  sa  simplicité  qu'elle  n'a  ja- 

1  Lévit.  XIX,  18. 

2  Nous  pouvons  relever,  dans  l'encadrement  de  cette  parabole 
dont  le  sens  est  si  clair,  un  premier  échantillon  de  cette  maladresse 
que  nous  avons  signalée  comme  assez  fréquente  chez  le  narrateur 
de  Luc.  A  Jésus  s'adressant  au  scribe  qui  lui  avait  demandé  :  Qui 
est  mon  prochain?  il  fait  dire  :  «  Lequel  des  trois  passants  te 
rt  semble-t-il  avoir  été  le  prochain  du  blessé?  »  Là  n'était  nullement 
la  question.  Il  ne  s'agissait  pas  de  savoir  si  le  bienfaiteur  est  le  pro- 
chain de  celui  qu'il  a  secouru,  mais  quels  sont  ceux  que  nous  devons 
considérer  comme  nos  «  prochains  »  et  par  conséquent  aider  acti- 
vement. La  parabole  racontait  que  le  Samaritain  n'avait  pas  hésité 
à  reconnaître  son  prochain  dans  l'inconnu  qu'il  avait  rencontré  gi- 
sant sur  la  route,  et  qu'il  avait  agi  en  conséquence.  Or  la  conscience, 
dont  l'autorité  est  souveraine,  ne  pouvait  que  lui  donner  raison. 
'Donc  le  prochain  est  tout  homme  à  qui  nous  pouvons  taire  du  bien. 

^'LucXV,  il -32. 


244  JÉSUS    DE   NAZARETH 

mais  cessé  d'être  éminemment  populaire.  Au  fond  elle 
ne  nous  apprend  rien  de  nouveau.  Nous  savions  déjà 
que  selon  Jésus  le  repentir  sincère  et  suivi  de  la  résolu- 
tion courageuse  de  retourner  au  bien,  dût-il  beaucoup 
en  coûter,  est  assuré  du  pardon  divin.  Cette  simple  doc- 
trine, qui  contraste  si  fort  avec  les  complications  abstruses 
de  la  théologie  ecclésiastique,  estfondée  sur  la  notion  de 
Dieu  comme  Père  et  par  conséquent  sur  l'affinité  indélé- 
bile qui  malgré  tout  unit  toujours  l'être  virtuellement 
moral  au  Créateur,  centre  vivant  de  l'ordre  moral.  Il  y 
a  donc,  si  l'on  veut,  une  base  métaphysique  de  cette 
précieuse  assurance.  Elle  a  pour  fondement  l'afflnité 
congénitale  de  l'homme  avec  Dieu,  laquelle  permet 
toujours  au  coupable  de  penser  que,  s'il  revient  au 
bien,  il  sera  certainement  pardonné^  c'est-à-dire  réinté- 
gré dans  sa  dignité  de  fils  de  Dieu.  C'est  en  vertu  de  la 
même  loi  mystérieuse  qui  fait  que  le  cœur  paternel  ren- 
ferme des  trésors  inépuisables  de  miséricorde  pour  le 
fils  égaré  qui  reprend,  malheureux  et  humilié,  le  chemin 
de  la  maison  de  son  enfance.  Rien  ne  ressemble  plus  à 
l'amour  de  Dieu  pour  l'homme  que  celui  du  père  pour 
son  fils.  Le  père  ne  peut  s'empêcher  de  s'aimer  dans  son 
enfant,  même  ingrat  et  coupable,  parce  que  «  cet  enfant 
est  de  lui  »  ;  de  même.  Dieu  s'aime  en  l'homme  dans  la 
nature  duquel  jaillit  une  étincelle  de  sa  propre  substance. 
Sans  doute  le  vulgaire  aura  de  la  peine  à  comprendre 
cette  théorie  de  métaphysique  religieuse  qui  fonde  le 
pardon  divin  sur  la  relation  personnelle,  indestructible 
en  soi,  de  l'être  moral  avec  la  source  éternelle  du  monde 
moral.  Mais  comme  il  comprend  aisément  la  parabole  de 
X Enfant  prodigue  !  Tout  l'Évangile  est  condensé  dans 
ces  quelques  lignes.  La  gratuité  entière  du  pardon  divin 
ressort  de  là  avec  une  évidence  palpable.  Le  repentir 


LU    VOYAGE    A    JKKL'SALKM  i245 

sérieux  et  suivi  d'effet  en  est  la  condition  unique,  et  le 
père  offensé  ne  croit  nullement  nécessaire  de  crucifier 
son  fils  aîné  pour  pardonner  au  puîné. 

C'est  presque  une  seconde  parabole  annexée  que  celle 
qui  nous  montre  le  frère  aîné  mécontent,  scandalisé 
même  de  la  joie  qui  éclate  à  l'occasion  du  retour  du  frère 
«  qu'on  croyait  mort  et  qui  est  ressuscité  ».  Il  est  ici  le 
type  de  l'homme  correct  et  froid,  fier  de  sa  rectitude  et 
sans  tendresse  pour  les  victimes  d'entraînements  aux- 
quels il  a  eu  le  bonheur  d'échapper.  Le  pharisien  dédai- 
gneux et  satisfait  de  sa  petite  vertu  a  suggéré  cet  épi- 
logue du  drame  parabolique  ;  mais  le  phénomène  psycho- 
logique dont  ce  frère  au  cœur  sec  est  le  représentant 
porte  bien  des  noms  et  se  retrouve  dans  tous  les  temps. 
«  Il  y  a  de  la  joie  au  ciel  pour  un  seul  pécheur  qui  s'a- 
mende »,  avait  dit  Jésus.  Ce  ciel,  c'était  celui  de  son 
âme  bonne  et  pure,  et  il  est  aussi  celui  de  toute  âme  qui 
aime  le  bien  dans  son  semblable  comme  en  elle-même. 

Il  faut  en  effet  avoir  toujours  à  l'esprit  que  Jésus  est 
essentiellement  un  mystique,  savourant  avec  délices  les 
émotions  qu'il  puise  dans  la  contemplation  des  choses 
divines.  Ce  qui  rend  son  mysticisme  si  puissant  et  si 
fécond,  c'est  qu'il  s'associe  chez  lui  à  un  très  vif  senti- 
ment du  devoir  et  que  l'amour  de  Dieu  —  très  logique- 
ment —  ne  fait  qu'un  chez  lui  avec  l'amour  de  l'homme. 
Il  est  donc  naturel  que^  tout  en  préconisant  la  vaillance 
morale  qui  engendre  l'activité  courageuse  et  énergique, 
il  repose  son  regard  avec  une  sympathie  particulière  sur 
les  âmes  sœurs  de  la  sienne  qui,  comme  lui,  aiment  à 
goûter  les  ravissements  de  la  communion  consciente  avec 
Dieu.  Le  narrateur,  à  qui  nous  devons  les  deux  belles 
paraboles  précédemment  traitées,  nous  esquisse  en  quel- 
ques mots  deux  types  de  femmes,  deux  §œurs,  Marthe 


246  JÉSUS    DE   NAZARETH 

et  Marie,  chez  qui  Jésus  reçut  l'iiospitalité  dans  nous  ne 
savons  quelle  bourgade  \  Toutes  deux  étaient  enthou- 
siastes du  Maître.  Marthe,  désireuse  de  montrer  son  zèle^ 
se  dépensait  en  une  quantité  de  petits  soins,  excessifs 
probablement,  touchants  toutefois  à  leur  manière,  tandis 
que  Marie,  plus  contemplative,  ne  pouvait  se  rassasier 
de  la  parole  de  Jésus  et  restait  immobile  à  ses  pieds. 
Cette  passivité  causa  un  peu  d'humeur  jalouse  dans  le 
cœur  de  Marthe,  craignant  qu'on  n'appréciât  pas  assez 
toutes  les  peines  qu'elle  se  donnait.  Jésus  prit  la  défense 
de  Marie  qui  s'était  exclusivement  attachée  à  «  la  seule 
chose  nécessaire  »  et  ne  permit  pas  qu'elle  fût  arrachée 
à  sa  douce  béatitude.  Nous  connaissons  trop  peu  les  cir- 
constances pour  émettre  un  jugement  sur  les  deux 
sœurs.  On  serait  tenté  de  trouver  la  réponse  de  Jésus  un 
peu  dure  pour  la  pauvre  Marthe  ;  mais  sa  décision  pou- 
vait être  parfaitement  justifiée  par  des  raisons  particu- 
lières que  nous  ignorons.  En  réalité  nous  n'avons  pas 
dans  ce  court  fragment  deux  portraits,  nous  n'avons  que 
deux  silhouettes  marquées  seulement  l'une  et  l'autrepar 
un  trait  caractéristique  fondamental.  Ce  sont  donc  deux 
types  plus  encore  que  deux  personnes  qui  nous  sont  pro- 
posés, et  rien  de  plus  suggestif  que  les  quelques  mots 
qui  estompent  à  nos  yeux  le  caractère  différent  de 
Marthe  et  de  Marie.  L'activité  extérieure  et  affairée  de 
Marthe  n'est  pas  précisément  blâmée,  mais  nos  sympa- 
thies ne  peuvent  se  détacher  de  cette  figure  idéale  de 
Marie  absorbée  parla  voix  qui  lui  parle  des  choses  de 
Dieu,  et  se  dérobant  à  nos  regards  curieux  derrière  le 
voile  de  sa  piété  silencieuse.  C'est  une  fresque  à  demi 
colorée,  apparaissant  dans  un  clair-obscur  qui  la  laisse 
à  peine  entrevoir.  Il  y  a  un  grand  charme  précisément 

i  Luc  X,  38-42, 


LE    VOYAGIC    A    .IKI^USALIiM  '2ÏI 

dans  cette  demi-teiiite  et  dans  cette  absence  de  détails 
concrets.  L'imagination  peut  se  donner  libre  carrière 
pour  la  compléter  à  son  gré  sur  la  ligne  essentielle  qui 
nous  est  fournie.  Marie,  sœur  de  Marthe,  demeure  la 
personnification  de  cette  religion  intérieure  qui  inspire  à 
l'heure  voulue  les  dévouements  et  les  abnégations 
héroïques,  mais  qui  commence  par  se  rempHr  d'esprit 
divine 

Il  y  a  moins  d'éloges  à  décerner  au  même  narrateur 
quand  on  passe  à  la  parabole  de  l'Économe  i?ifidèle  "-, 
dont  l'idée  est  fort  claire,  mais  qu'il  a  réussi  à  obscurcir 
par  sa  manière  de  l'exposer  et  par  l'application  qu'il  en 
tire.  Il  s'agit  de  l'intendant  ou  économe  d'un  homme 
riche,  lequel  dilapidait  les  revenus  de  son  maître.  Celui- 
ci  l'apprit,  et,  en  lui  annonçant  qu'il  le  congédiait,  il 
exigea  la  reddition  de  ses  comptes.  Ne  sachant  que 
devenir,  cet  homme  très  rusé  s'arrangea  si  bien  avec  les 
tenanciers  qu'il  trouva  moyen  de  se  faire  loger  et  nour- 
rir chez  eux  à  partir  du  moment  où  il  serait  renvoyé.  Et 
il  s'y  prit  avec  une  telle  habileté  que,  bien  qu'il  fût  gra- 

i  C'est  ce  court  épisode  de  Marthe  et  de  Marie  qui  a  fourni  au 
quatrième  évangéliste  plusieurs  détails  de  sa  composition  libre  dont 
la  résurrection  de  Lazare  est  le  sujet  proprement  dit  (Jean  X[,  !-44). 
Le  caractère  différent  des  deux  sœurs  est  assez  bien  conservé  dans 
son  récit.  Mais  il  en  fait  les  sœurs  de  Lazare,  ce  dont  Luc  ne  sait 
rien,  Lazare  n'étant  chez  lui  qu'un  personnage  de  parabole,  et  il 
assigne  pour  demeure  au  frère  et  à  ses  deux  sœurs  la  bourgade 
de  Béthanie,  située  tout  près  de  Jérusalem.  Dans  Luc  l'endroit  où 
demeuraient  Marthe  et  Marie  n'est  pas  nommé,  mais  d'après  X,  38 
il  se  trouvait  sur  la  route  suivie  par  Jésus  pour  se  rendre  en  Judée 
et  quand  il  en  était  encore  loin.  Comp.  Luc  XIII,  22.  —  Quant  aux 
légendes  qui  font  arriver  Lazare,  Marthe  et  Marie  après  la  Passion 
sur  les  rivages  de  la  Gaule  méridionale,  il  est  à  peine  utile  de  rap- 
peler qu'elles  n'ont  pas  même  l'ombre  de  la  réalité. 

2  Luc  XVI,  1-10. 


248  JÉSUS    DE    NAZARETU 

vement  lésé  dans  ses  intérêts,  son  ex-maître  ne  put 
s'empêcher  d'admirer  et  de  louer  son  merveilleux  savoir- 
faire.  Le  trait  essentiel  de  la  parabole  est  donc  le  tour 
très  ingénieux,  bien  que  très  répréhensible,  que  cet 
économe  sans  scrupules  imagine  pour  se  tirer  d'embar- 
ras, et  il  est  encore  souligné  par  les  éloges  qu'il  arrache 
même  à  celui  qui  aurait  eu  le  plus  à  s'en  plaindre.  Le 
malheur  est  qu'il  est  impossible  de  deviner  en  quoi  ce 
malhonnête  serviteur  s'est  montré  si  habile.  On  nous  dit 
simplement  qu'il  diminua  de  moitié  ou  du  cinquième  les 
redevances  en  huile  et  en  blé  dont  les  tenanciers  étaient 
débiteurs.  Qu'y  a-t-il  donc  d'adroit  dans  cette  fraude 
grossière?  Quelle  garantie  lui  fournit-elle  contre  l'ingra- 
titude très  probable.de  ceux  qui  ont  consenti  à  sa  mau- 
vaise action?  Comment  le  maître  a-t-il  pu  louer  une 
fourberie  aussi  puérile?  On  se  sent  quelquefois  désarmé 
devant  des  combinaisons  frauduleuses,  mais  qui  dénotent 
une  astuce^,  une  adresse  prodigieuses.  Mais  ici!  La  con- 
clusion de  cette  parabole  est  évidemment  celle  du  v.  8. 
«  Les  fils  de  ce  siècle  »  (les  hommes  du  monde  corrompu) 
«  sont  plus  intelligents  en  leur  génération  »  (dans  leur 
genre,  dans  leur  vie  de  péché)  «  que  les  fils  de  la 
lumière.  »  Jésus  s'est  plaint  en  effet  mainte  fois  de  l'inin- 
telligence en  matière  de  religion  dont  faisaient  preuve 
trop  souvent  ceux-là  mêmes  qui  se  piquaient  de  discer- 
ner le  mieux  la  vérité  religieuse.  La  parabole  ainsi  com- 
prise rentre  donc  dans  l'analogie  de  son  enseignement. 
Mais  certainement,  sous  sa  forme  primitive,  elle  décri- 
vait quelque  opération  subtile  et  véreuse  dont  les  détails 
compliqués  se  sont  perdus  dans  le  flot  dissolvant  de  la 
Paradosis.  Le  narrateur, dans  son  horreur  delà  richesse, 
n'a  pas  même  cherché  à  la  reconstituer.  Il  a  l'air  de  trou- 
ver qu'au  fond  l'économe  voleur  a  bien  fait,  et  il  met 


LIi    VOYAGE    A    JKHUSALEM  _  24'.) 

dans  la  bouche  de  Jésus  cette  parole  si  contraire  à  sa 
délicatesse  :  «  Faites-vous  des  amis  avec  les  richesses 
«  iniques,  afin  que  lorsqu'elles  vous  manqueront  ces 
«  amis  vous  reçoivent  dans  les  tentes  éternelles.  »  Ja- 
mais Jésus  n'a  admis  que  le  salut  pût  s'acheter.  Mais, 
pour  le  narrateur,  toute  richesse  est  inique.  Le  vol, 
dirait-on,  n'existe  pas  pour  lui. 

C'est  une  observation  du  même  genre  que  suggère 
une  autre  parabole  que  nous  lui  devons,  celle  du  Pauvre 
Lazare  (Éléazar,  ï)ieu  est  mon  aide  ^).  Elle  met  en  con- 
traste un  homme  riche,  vêtu  de  pourpre  et  de  fine  toile, 
menant  joyeuse  vie,  tandis  qu'à  sa  porte  gît  le  pauvre 
Lazare,  couvert  d'ulcères,  désireux  de  se  rassasier  des 
miettes  de  sa  table.  Les  chiens,  animaux  impurs,  vien- 
nent lécher  ses  plaies,  ce  qui  pour  un  oriental  exprime 
le  dernier  mot  de  la  misère.  Tous  deux  meurent.  Le 
pauvre  est  transféré  dans  le  «  sein  d'Abraham  »,  ce  com- 
partiment du  scheôl  où  les  anges  portaient  les  âmes  et 
les  corps  des  justes;  au  contraire  le  riche  est  plongé 
dans  les  ardeurs  brûlantes  de  la  géhenne.  Bien  que  sé- 
parées par  un  abîme  infranchissable,  ces  deux  parties  du 
scheôl,  des  inferi,  sont  si  rapprochées  que  l'on  peut  se 
voir  et  se  parler  d'un  lieu  à  l'autre.  Le  riche  supplie  le 
père  Abraham  de  lui  envoyer  Lazare  pour  que  celui-ci 
fasse  tomber  une  seule  goutte  d'eau  sur  sa  langue  des- 
séchée. Le  père  Abraham  lui  répond  qu'il  a  eu  dans  sa 
vie  toutes  les  jouissances,  Lazare  toutes  les  souffrances, 
qu'il  est  donc  juste  que  désormais  leurs  destinées  soient 
interverties.  D'ailleurs,  ajoute-t-il,  on  ne  peut  passer  de 
l'un  des  endroits  dans  l'autre.  —  Cette  parabole  est  cer- 
tainement frelatée  sous  sa  forme  canonique,  non  seule- 
ment parce  qu'elle  suppose  que  Jésus  admet  les  repré- 

1  Luc  XVI,  19-31. 


250  JÉSUS    DE   NAZARETH 

sentations  les  plus  grossières  de  l'eschatologie  vulgaire 
de  son  temps  S  mais  encore  parce  que  l'élément  moral 
fait  défaut.  C'est  tout  au  plus  si  l'on  peut  soupçonner  le 
riche  d'avoir  manqué  au  devoir  de  secourir  le  pauvre, 
cela  n'est  pas  même  dit,  à  peine  indiqué  vaguement. 
Quant  au  pauvre,  on  ne  nous  dit  rien  des  causes  de  sa 
misère  ni  de  son  état  moral.  Il  suffit  à  notre  écrivain  qu'il 
ait  été  matériellement  pauvre  pour  avoir  un  droit  absolu 
à  la  félicité  d'outre-tombe.  Ceci  encore  est  contraire  au 
principe  toujours  et  partout  maintenu  par  Jésus  que  le 
salut  est  indissolublement  attaché  à  l'état  moral  de 
l'homme  et  que  rien  d'extérieur  à  l'âme  ne  peut  le  pro- 
curer. 

Cette  parabole  mai  venue  regagne  dans  notre  estime 
lorsqu'elle  se  termine  en  racontant  que  le  malheureux 
damné  demande  à  Abraham  d'envoyer  du  moins  Lazare 
à  cinq  frères  à  lui  qui  vivent  encore  sur  la  terre,  pour 
qu'instruits  par  un  mort  ressuscité,  ils  se  convertissent 
et  ne  viennent  pas  à  leur  tour  dans  le  lieu  des  tourments. 
A  quoi  Abraham  répond  que,  si  Moïse  et  les  prophètes 
ne  suffisent  pas  à  leur  conversion,  un  ressuscité  n'aura 
pas  plus  d'influence  persuasive  sur  leur  volonté.  Parole 
profonde  et  d'une  grande  vérité  psychologique,  parallèle 
de  l'enseignement  sur  le  signe  de  Jonas.  Le  miracle  ne 
convertit  que  ceux  qui  étaient  déjà  décidés  à  se  convertir; 
par  conséquent,  il  ne  sert  à  rien.  Il  peut  étonner,  stupé- 
fier; il  ne  change  pas  les  cœurs,  et  c'est  ce  changement 
qui  seul  importe.  La  fin  de  la  parabole  est  donc  aussi 
remarquable  que  la  première  partie  est  enfantine.  C'est 
ce  qui  nous  permet  de  présumer  qu'elle  a  dû  avoir  un 

^  L'homme  arrive  dans  le  monde  futur  avec  son  corps  terrestre 
sans  aucun  changement.  Cette  notion  est  incompatible  avec  Luc  XX, 
35-36. 


LE    VOYACIi   A   JIÎKUSALEM  251 

fond  authentique,  malheureusement  déformé  par  les  idées 
particulières  du  narrateur.  Pour  la  faire  servir  à  l'ensei- 
gnement chrétien,  il  faut  la  rectifier  et  la  compléter,  ce 
que  les  prédicateurs  ne  manquent  jamais  de  faire,  sciem- 
lïkent  ou  non. 

La  série  spéciale  dont  nous  nous  occupons  se  relève 
encore  dans  quelques  autres  enseignements  bien  confor- 
mes à  la  pensée-maîtresse  de  Jésus  et  dénotant  que 
l'auteur,  quand  son  idée  fixe  ne  l'égarait  pas,  savait  bien 
en  saisir  l'originalité  profonde.  Nous  citerons  en  exemple 
le  morceau  du  Serviteur  inutile  ou,  plus  exactement, 
sans  droit  proprement  dit  à  la  récompense  \  Faire  ce  que 
l'on  [doit ,  c'est  s'acquitter  d'une  dette  qui  ne  crée  pas 
de  titre  à  un  salaire  divin.  L'obéissance  à  Dieu  n'est  pas 
un  placement  remboursable  dans  la  vie  future.  Cela  est 
bien  d'accord  avec  la  doctrine  d'après  laquelle  le  salut 
est,  non  pas  la  récompense  extérieure,  mais  l'épanouis- 
sement d'un  état  intérieur  de  l'âme.  Ceux  qui  reprochent 
à  l'Évangile  de  faire  du  salut  l'objet  d'un  calcul  doivent 
n'avoir  jamais  fait  attention  à  ce  court  fragment  qui  mi- 
lite si  clairement  contre  ce  qui  s'appelle  «  mérite  des 
œuvres  ».  —  C'est  au  même  annotateur  que  nous  devons 
la  simple  et  belle  parabole  du  Pharisien  et  du  Péager  -, 
dont  nous  avons  déjà  parlé. 

Mais  c'est  lui  aussi  qui  nous  présente  sous  une  forme 
inacceptable  celle  du  Juge  inique  ^  où  Dieu  est  comparé 
à  un  juge  sans  conscience  qui  ne  rendit  justice  à  une 
veuve  que  parce  qu'elle  lui  rompait  la  tête  en  ne  cessant 
de  se  plaindre.  Donc  il  faut  assiéger  Dieu  jour  et  nuit 
de  prières  et  de  cris  pour  qu'enfin  sa  justice  éclate  en 

1  Luc  XYII,  7-10. 

2  Luc  XVIII,  9-14. 

3  Ibid.  2-8. 


250  JÉSUS    DE   NAZARETH 

sentations  les  plus  grossières  de  l'eschatologie  vulgaire 
de  son  temps  S  mais  encore  parce  que  l'élément  moral 
fait  défaut.  C'est  tout  au  plus  si  l'on  peut  soupçonner  le 
riche  d'avoir  manqué  au  devoir  de  secourir  le  pauvre, 
cela  n'est  pas  même  dit,  à  peine  indiqué  vaguement. 
Quant  au  pauvre,  on  ne  nous  dit  rien  des  causes  de  sa 
misère  ni  de  son  état  moral.  Il  suffit  à  notre  écrivain  qu'il 
ait  été  matériellement  pauvre  pour  avoir  un  droit  absolu 
à  la  félicité  d'outre-tombe.  Ceci  encore  est  contraire  au 
principe  toujours  et  partout  maintenu  par  Jésus  que  le 
salut  est  indissolublement  attaché  à  l'état  moral  de 
l'homme  et  que  rien  d'extérieur  à  l'âme  ne  peut  le  pro- 
curer. 

Cette  parabole  mal  venue  regagne  dans  notre  estime 
lorsqu'elle  se  termine  en  racontant  que  le  malheureux 
damné  demande  à  Abraham  d'envoyer  du  moins  Lazare 
à  cinq  frères  à  lui  qui  vivent  encore  sur  la  terre,  pour 
qu'instruits  par  un  mort  ressuscité,  ils  se  convertissent 
et  ne  viennent  pas  à  leur  tour  dans  le  lieu  des  tourments. 
A  quoi  Abraham  répond  que,  si  Moïse  et  les  prophètes 
ne  suffisent  pas  à  leur  conversion,  un  ressuscité  n'aura 
pas  plus  d'influence  persuasive  sur  leur  volonté.  Parole 
profonde  et  d'une  grande  vérité  psychologique,  parallèle 
de  l'enseignement  sur  le  signe  de  Jonas.  Le  miracle  ne 
convertit  que  ceux  qui  étaient  déjà  décidés  à  se  convertir; 
par  conséquent,  il  ne  sert  à  rien.  Il  peut  étonner,  stupé- 
fier; il  ne  change  pas  les  cœurs,  et  c'est  ce  changement 
qui  seul  importe.  La  fin  de  la  parabole  est  donc  aussi 
remarquable  que  la  première  partie  est  enfantine.  C'est 
ce  qui  nous  permet  de  présumer  qu'elle  a  dû  avoir  un 

^  L''homme  arrive  dans  le  monde  futur  avec  son  corps  terrestre 
sans  aucun  changement.  Cette  notion  est  incompatible  avec  Luc  XX, 
35-36. 


LE    V0YA(;E    a   JliKlJSALKAI  251 

fond  authentique^  malheureusement  déformé  par  les  idées 
particulières  du  narrateur.  Pour  la  faire  servir  à  l'ensei- 
gnement chrétien,  il  faut  la  rectifier  et  la  compléter,  ce 
que  les  prédicateurs  ne  manquent  jamais  de  faire,  sciem- 
m<ent  ou  non. 

La  série  spéciale  dont  nous  nous  occupons  se  relève 
encore  dans  quelques  autres  enseignements  bien  confor- 
mes à  la  pensée-maîtresse  de  Jésus  et  dénotant  que 
l'auteur,  quand  son  idée  fixe  ne  l'égarait  pas,  savait  bien 
en  saisir  l'originalité  profonde.  Nous  citerons  en  exemple 
le  morceau  du  Serviteur  inutile  ou,  plus  exactement, 
sans  droit  proprement  dit  à  la  récompense  '.  Faire  ce  que 
l'on  [doit ,  c'est  s'acquitter  d'une  dette  qui  ne  crée  pas 
de  titre  à  un  salaire  divin.  L'obéissance  à  Dieu  n'est  pas 
un  placement  remboursable  dans  la  vie  future.  Cela  est 
bien  d'accord  avec  la  doctrine  d'après  laquelle  le  salut 
est,  non  pas  la  récompense  extérieure,  mais  l'épanouis- 
sement d'un  état  intérieur  de  l'âme.  Ceux  qui  reprochent 
à  l'Evangile  de  faire  du  salut  l'objet  d'un  calcul  doivent 
n'avoir  jamais  fait  attention  à  ce  court  fragment  qui  mi- 
lite si  clairement  contre  ce  qui  s'appelle  «  mérite  des 
œuvres  ».  —  C'est  au  même  annotateur  que  nous  devons 
la  simple  et  belle  parabole  du  Pharisien  et  du  Péager  % 
dont  nous  avons  déjà  parlé. 

Mais  c'est  lui  aussi  qui  nous  présente  sous  une  forme 
inacceptable  celle  du  Juge  inique  %  où  Dieu  est  comparé 
à  un  juge  sans  conscience  qui  ne  rendit  justice  à  une 
veuve  que  parce  qu'elle  lui  rompait  la  tête  en  ne  cessant 
de  se  plaindre.  Donc  il  faut  assiéger  Dieu  jour  et  nuit 
de  prières  et  de  cris  pour  qu'enfin  sa  justice  éclate  en 

1  Luc  XYII,  7-10. 

2  Luc  XVIII,  9-14. 

3  Ibid.  2-8. 


254  JÉSUS    DE    NAZARETH 

voyant  la  punition  de  quelque  faute  grave  commise  anté- 
rieurement. Non,  dit  Jésus,  ces  Galiléens  n'étaient  pas 
plus  coupables  que  les  autres.  Mais  «  si  vous  ne  vous 
«  convertissez  (au  Royaume  de  Dieu  que  j'annonce),  vous 
(c  périrez  tous  comme  eux.  »  —  De  même,  ajouta-t-il  en 
faisant  allusion  à  un  autre  événement  récent  qui  avait 
causé  une  vive  émotion,  «  croyez-vous  que  les  dix-huit 
«  personnes  sur  qui  s'est  écroulée  la  Tour  de  Siloé  *  et 
«  qu'elle  a  écrasées,  fussent  plus  coupables  que  les 
((  autres  habitants  de  Jérusalem  ?  Non,  vous  dis-je,  mais 
u  si  vous  ne  vous  convertissez,  vous  périrez  tous  éga- 
«  le  ment.  )> 

Ces  paroles,  que  le  manque  de  détails  circonstanciés 
sur  les  faits  qui  les  ont  provoquées  ne  nous  permet  pas 
de  commenter  à  notre  entière  satisfaction,  prouvent  dans 
tous  les  cas  Topposition  déclarée  par  Jésus  à  la  vieille 
idée  sémitique  d'après  laquelle  tout  malheur  était  le  châ- 
timent d'un  ou  plusieurs  péchés  déterminés,  de  sorte  que 
tout  malheureux  devait  être  un  coupable.  Ce  préjugé, 
bien  qu'il  fût  combattu  déjà  par  le  livre  de  Job,  n^en 
était  pas  moins  très  répandu.  Il  l'est  encore  parmi  nous 
dans  Topinion  vulgaire.  C'est  supposer  une  justice  dis- 
tributive  que  l'expérience  ne  confirme  pas.  On  ne  peut 
considérer  le  malheur  comme  une  rétribution  que  lors- 
qu'il se  rattache  à  la  faute  comme  l'effet  à  sa  cause.  La 
misère  physique  de  l'ivrogne,  par  exemple,  est  la  puni- 
tion de  son  vice.  On  n'en  peut  dire  autant  s'il  est  victime 
avec  tous  ses  voisins  des  ravages  causés  par  une  inon- 
dation. —  De  plus,  ces  paroles  de  Jésus  rentrent  dans 
la  catégorie  des  prévisions  pessimistes  que  lui  inspirait 

1  C'était  une  des  tours  du  mur  d'enceinte  de  Jérusalem,  située 
près  de  la  source  du  même  nom. 


LE    VOYAGli    A    .1  KHL'SALlùM  255 

pour  son  pays  tout  entier  la  résistance  opiniâtre  au 
Royaume  purement  spirituel  de  Dieu.  Quand  il  les  pro- 
nonça, il  n'avait  pas  encore  renoncé  à  l'espoir  d'en  triom- 
pher. Les  événements  ne  donnèrent  que  trop  raison  à 
ses  appréhensions,  bien  qu'il  les  crût  peut-être  plus  im- 
minents qu'ils  ne  l'étaient  en  réalité. 

Ces  nouvelles  décourageantes  n'entamèrent  pas  sa 
résolution  courageuse,  et  il  continua  à  se  rapprocher  de 
Jérusalem. 

Tout  cela  se  passait,  en  effet,  pendant  le  voyage  de 
Galilée  en  Judée,  voyage  qui  dut  être  lent^  mais  les  in- 
dications chronologiques  manquent  absolument.  Ce  fut, 
nous  le  répétons,  le  prolongement  de  la  situation  que 
Jésus  laissait  derrière  lui.  Les  sympathies  étaient  nom- 
breuses et  chaleureuses,  mais  l'opposition  des  phari- 
siens et  l'indifférence  des  classes  élevées  étaient  les 
mêmes.  Rappelons  nous  que  Jésus  ne  longe  pas  la  Pé- 
rée  occidentale  en  se  posant  en  Messie.  Cette'  dignité 
est  encore  un  secret  entre  lui  et  les  confidents  de  sa 
pensée  intime.  Mais  il  a  toujours  soin  de  les  avertir  qu'ils 
se  trompent  fort  s'ils  s'imaginent  que  le  Messie  de  leur 
choix  les  investira,  quand  le  Royaume  de  Dieu  sera 
établi  comme  ils  l'espèrent,  de  privilèges  et  d'honneurs 
quiles  mettront  bien  au-dessus  du  commun  des  hommes. 
Il  ne  suffit  pas  de  les  avoir  prévenus  qu'en  le  suivant  ils 
auront  de  rudes  épreuves  à  subir.  L'ambition  est  tenace 
et  fait  supporter  bien  des  sacrifices.  Plusieurs  d'entre 
eux  avaient  pris  leur  parti  de  souffrir,  s'il  le  faut,  avec  lui, 
mais  non  de  renoncer  à  la  perspective  des  triomphes 
glorieux  qui  leur  paraissaient  indubitablement  réservés 
aux  compagnons  de  travail  du  Messie  encore  inconnu. 

1  Luc  XIII,  22. 


256  JÉSL-S    DE   NAZARETH 

Au  cours  de  ce  voyage  à  Jérusalem  \  il  vit  un  jour 
venir  à  lui  Jacques  et  Jean,  les  deux  Zébédaïdes,  accom- 
pagnés de  leur  mère  qui  était  sans  doute  parmi  les 
croyantes  initiées  au  grand  secret.  Ils  s'agenouillent 
devant  lui  et  lui  demandent  une  grande  faveur,  celle 
d'être  ses  premiers  lieutenants  (d'être  «  assis  à  sa  droite 
et  à  sa  gauche  »),  quand  il  sera  lui-même  entré  dans  sa 
gloire.  — «  Vous  ne  savez  ce  que  vous  demandez  )),leur 
dit  Jésus.  «  Êtes-vous  en  état  de  boire  la  coupe  que  je 
«  bois  et  de  subir  le  baptême  dont  je  suis  baptisé  ?»  — 
«  Nous  le  pouvons  »,  répondent  les  jeunes  et  ardents 
«  ambitieux.  —  «Soit»,  reprend  Jésus,  «  vous  boirez 
<(  la  coupe  que  je  bois,  vous  subirez  un  baptême  sem- 
«  blable  au  mien  ^  ;  mais  d'être  assis  à  ma  droite  et  à  ma 
«  gauche,  ce  n'est  pas  à  moi  d'en  disposer,  cela  sera 
«  donné  à  ceux  à  qui  mon  Père  l'a  réservé.  »  Et  comme 
les  autres  apôtres  ayant  appris  la  démarche  des  Zébédaï- 
des étaient  courroucés  contre  eux,  Jésus  leur  répéta  ce 
qu'il  leur  avait  déjà  dit  de  la  seule  condition  qui  constitue 
la  supériorité  dans  le  Royaume  de  Dieu,  et  il  y  ajouta  ces 

1  Matth.  XX,  20-28  ;  Marc  X,  35-45. 

2  Ces  paroles  portent  visiblement  l'empreinte  des  retouches  opérées 
par  un  narrateur  écrivant  un  certain  nombre  d'années  après  la 
Passion.  Elles  prédisent  les  souflfrances  et  la  mort  du  Christ  avec 
une  clarté  qui  ne  se  concilie  pas  avec  l'abattement,  la  prostration 
morale  de  ses  disciples  surpris  par  cette  catastrophe  inattendue, 
Jésus  parle  au  présent  dans  Marc  de  la  coupe  qu'il  boit  et  du  baptême 
qu'il  subit  ;  Matthieu  met  les  choses  au  futur.  L'idée,  c'est  que 
Jésus  veut  d'abord  éprouver  le  courage  de  ses  ambitieux  disciples 
avant  de  refuser  ce  qu'ils  lui  demandent. —  D'autre  part,  ces  paroles 
n'eussent  pas  été  reproduites  par  deux  évangiles  écrits  vers  la  fin 
du  premier  siècle  si  l'apôtre  Jean  avait  atteint  les  dernières  limites 
de  l'âge  et  était  mort  paisiblement  à  Éphèse,  comme  le  veut  sa 
légende.  Elles  donnent  raison  à  la  tradition  presque  perdue  d'après 
laquelle  Jean  serait  mort  victime  du  fanatisme  juif  lors  de  l'insur- 
rection nationale  contre  les  Romains. 


LE   VOYAGE   A    JÉRUSALEM  257 

remarquables  paroles  :  «  Vous  le  savez,  ceux  que  l'on 
«  regarde  comme  les  chefs  des  nations  se  conduisent 
«  vis-à-vis  d'elles  en  maîtres  impérieux  et  les  grands  les 
«  commandent  avec  rudesse.  Il  n'en  est  pas  de  même 
«  parmi  vous.  Celui  qui  veut  être  grand  parmi  vous, 
«  qu'il  soit  votre  serviteur  ;  celui  qui  veut  être  le  pre- 
«  mier  de  vous,  qu'il  soit  l'esclave  de  tous.  Aussi  bien 
»  le  Fils  de  Thomme  n'est  pas  venu  pour  être  servi,  mais 
«  pour  servir  et  donner  sa  vie  en  rançon  d'un  grand 
«  nombre.  »  Magnifique  et  sublime  leçon,  qui  prouve  que 
les  noirs  pressentiments  de  Jésus,  déjà  si  vifs  quand  il 
quitta  la  Galilée,  le  suivaient  pendant  la  route  et  allaient 
même  en  grandissant.  Il  acceptait  toujours  cette  fin  pos- 
sible et  même  probable  de  sa  vie  terrestre,  celle  du  pro- 
phète méconnu  selon  le  type  décrit  Ésaïe  LIV,  mais  en 
l'envisageant,  si  elle  ne  pouvait  être  évitée,  comme  le 
prix  douloureux  dont  il  paierait  la  délivrance  «  d'un 
grand  nombre  ».  Il  croyait  toujours  comme  à  une  évi- 
dence au  triomphe  certain  de  son  Évangile.  L'associa- 
tion de  la  dignité  messianique  et  d'une  mort  martyre  ne 
révoltait  pas  plus  sa  pensée  religieuse  qu'elle  n'abattait 
son  courage.  Mais  ces  entretiens  ne  sortaient  pas  encore 
de  l'intérieur  du  cénacle. La  multitude  n'en  savait  rien. 
Jésus  n'était  encore  le  Messie  que  pour  une  poignée 
de  ses  partisans. 

A  quelques  indices  seulement  on  peut  s'apercevoir 
qu'il  commence  à  solliciter  indirectement  le  suffrage 
populaire.  L'expérience  lui  démontrait  qu'il  ne  pouvait 
compter  sérieusement  que  sur  les  âmes  simples,  sans 
parti  pris,  que  ne  détournaient  d'une  religion  vivante  et 
intérieure  ni  l'amour  du  plaisir,  ni  le  souci  rongeant  du 
gain  matériel,  ni  le  pli  d'esprit  traditionaliste  et  ritua- 
liste.  C'était  donc  décidément  chez  les  petits,  les  humbles, 

JÉSUS   DE    NAZAR.   —    II  1"? 


258  JÉSUS    DE   NAZARETH 

les  dédaignés  de  l'aristocratie  des  synagogues  et  de  la 
fortune,  qu'il  devait  chercher  son  point  d'appui.  C'est  ce 
qu'il  montre  à  sa  manière  piquante  et  colorée  dans  la 
parabole  des  Noces  qui  doit  avoir  fait  partie  des  Logia 
et  que  nous  lisons  dans  Matthieu  et  dans  Luc  S  avec 
quelques  différences  de  détail,  mais  avec  une  grande  res- 
semblance de  fond.  Il  y  est  question  d'un  roi  qui  voulut 
célébrer  les  noces  de  son  fils  et  qui  envoya  ses  ser- 
viteurs rappeler  aux  invités  que  l'heure  approchait  et 
que  tout  était  prêt  pour  les  recevoir  dignement.  Ces 
noces  représentaient  la  réunion  joyeuse  des  hommes,  en 
premier  lieu  du  peuple  juif,  dans  le  Royaume  de  l'amour 
et  de  Tespérance  que  Jésus  voulait  fonder  au  nom  de 
Dieu^  Mais  ce  message  est  plus  que  froidement  ac- 
cueilli par  les  conviés.  C'est  à  qui  s'excusera  de  ne  pou- 
voir se  rendre  à  l'invitation  royale.  Celui-ci  vient  d'ache- 
ter un  champ  et  doit  aller  l'inspecter  ;  celui-là  doit 
précisément  essayer  une  paire  de  bœufs  dont  il  est  ac- 
quéreur ;  cet  autre  vient  de  se  marier  et  ne  peut  son- 
ger à  quitter  sa  femme.  D'autres  encore  injurient  et  mal- 
traitent ceux  qui  leur  sont  envoyés  ^  Le  roi  en  conclut 
que  les  conviés  n'étaient  pas  dignes  de  l'honneur  qu'il 
voulait  leur  faire  et  il  envoie  ses  serviteurs  aux  carre- 
fours où  ils  inviteront  aux  noces  tous  ceux  qu'ils  ren- 


»  Matth.  XXII,  2-14  ;  Luc  XIV,  16-24. 

2  Luc  parle  seulement  d'un  repas  et  d'un  seul  serviteur  qui  doit 
être  le  Messie.  Dans  Matthieu  le  fils  du  roi  représente  le  Messie  et 
les  serviteurs  sont  les  apôtres. 

^  Le  texte  de  Matthieu  brise  le  fil  de  la  parabole  en  ajoutant  que 
le  roi  en  colère  rassembla  une  armée  qu'il  dirigea  contre  ces  meur- 
triers et  qui  brûla  leur  ville.  Cette  adjonction,  de  mauvais  goût  et 
dont  Luc  ne  sait  rien,  trahit  son  origine  apocryphe.  Elle  n'a  pu  être 
inspirée  que  par  l'incendie  de  Jérusalem  et  du  Temple  en  Tan  70. 


LE   VOYAGE   A   JÉRUSALEM  259 

contreront,  pauvres,  estropiés,  aveugles  et  boiteux.  Ce 
sont  eux  qui  rempliront  la  salle  du  festin  nuptial'. 

Mais  parce  que  le  palais  du  roi  est  largement  ouvert  à 
tant  de  convives  qui  ne  s'attendaient  pas  à  pareille  fête, 
il  ne  s'ensuit  pas  qu'ils  doivent  s'y  comporter  d'une 
manière  grossière  ou  indécente.  Ils  doivent  revêtir  la 
((  robe  de  noces  »,  symbole  de  dignité^  marque  du  res- 
pect dû  à  celui  dont  la  bienveillance  s'est  étendue  jus- 
qu'à eux.  De  là  cet  appendice  un  peu  obscur,  rapporté 
par  Matthieu  seul  et  où  l'on  a  voulu  voir  bien  des  choses 
qui  n'y  sont  pas.  Il  s'agit  simplement  d'un  convive  qui 
avait  pénétré  dans  le  palais  avec  les  vêtements  souillés 
qu'il  aurait  pu  et  dû  échanger  contre  l'habit  convenable  à 
sa  situation  relevée.  Le  Royaume  de  Dieu  s'ouvre  à  tous 
ceux  qui  par  leur  conversion  y  apportent  des  intentions 
et  des  volontés  pures^  il  ne  les  autorise  pas  à  continuer 
une  vie  de  désordre  et  de  dégradation. 

Celui  qui,  comme  Jésus,  voyait  dans  le  cours  des 
choses  une  révélation  permanente  ne  pouvait  s'insurger 

*  De  nouveau  nous  voyons  ici  les  infirmités  physiques  prises 
comme  l'équivalent  des  défectuosités  morales.  —  Cette  allégorie 
hardie,  qui  visait  premièrement  la  résistance  des  hautes  classes 
juives  à  l'évangile  de  Jésus  et  son  acceptation  par  des  gens  qu'elles 
dédaignaient,  servit  plus  tard  à  expliquer  du  point  de  vue  judéo- 
chrétien  l'appel  des  payens  et  leur  admission  en  grand  nombre 
dans  l'Église.  —  C'est  au  tour  de  Luc  d'ajouter  un  trait  inutile  et 
exagéré  (v.  23).  La  salle  du  festin  n'est  pas  encore  remplie  mal- 
gré l'aftluence  de  ceux  qu'on  a  recrutés  dans  les  rues.  Le  serviteur 
doit  amener  encore  ceux  qu'il  rencontrera  le  long  des  chemins  et 
des  haies,  les  vagabonds  sans  feu  ni  lieu,  et  les  presser  d'entrer  avec 
une  insistance  telle  qu'ils  ne  puissent  refuser.  C'est  le  fameux  Com- 
pelle  intrare,  «  Contrains-les  d'entrer  »,  dont  l'intolérance  chrétienne 
et  la  polémique  anti-chrétienne  ont  également  abusé.  Car  il  ne  peut 
s'agir  évidemment  que  d'une  contrainte  orale,  d'une  insistance  qui 
triomphe  des  objections  et  des  hésitations. 


260  JÉSUS   DE   NAZARETH 

contre  cette  évidence  de  plus  en  plus  claire  que  les 
humbles  et  les  petits  seuls  lui  fourniraient  des  adhérents 
nombreux.  Il  acceptait  cette  situation  et  son  cœur  géné- 
reux y  puisait  une  satisfaction  particulière.  N'était-ce 
pas  une  confirmation  de  sa  doctrine  fondamentale  qui 
exige  comme  condition  du  discernement  de  la  vérité 
religieuse  la  disposition  sincère  et  pure  bien  plus  encore 
que  la  science,  privilège  de  quelques-uns  ?  C'est  à  cet 
état  d'esprit  que  se  rapporte  une  des  plus  suaves  effu- 
sions mystiques  rapportées  dans  les  évangiles.  Elle 
contraste  délicieusement  avec  ce  qu'il  y  avait  inévita- 
blement d'âpreté  et  d'aigreur  dans  les  controverses  sou- 
levées par  la  hardiesse  de  son  enseignement.  C'est  vers 
la  fin  de  ses  prédications  qu'il  dut  définir  ainsi  le  résultat 
de  son  travail  opiniâtre  ^  :  «  Je  te  loue,  Père,  Seigneur 
«  du  ciel  et  de  la  terre,  de  ce  que  tu  as  tenu  ces  choses 
«  cachées  aux  sages  et  aux  intelligents,  tandis  que  tu 
«  les  as  révélées  aux  enfants.  Oui,  Père,  je  te  loue  de 
«  ce  que  telle  a  été  ta  volonté.  [Tout  m'a  été  donné  par] 
[mon  Père.  Nul  ne  connaît  le  Fils,  excepté  le  Père,  et] 
[nul  ne  connaît  le  Père,  excepté  le  Fils  et  celui  à  qui] 
[le  Fils  le  veut  révéler  2.]  «  Venez  à  moi,  vous  tous  les 

1  Matth.  XI,  25-30  ;  Luc  X,  21-22. 

-  Les  paroles  que  nous  reproduisons  entre  crochets  sont  interpolées 
ou  tout  au  moins  modifiées  dans  un  intérêt  théologique  postérieur 
à  l'Evangile.  Elles  interrompent-d'étrange  façon  le  fil  de  la  pensée  et 
ne  sont  pas  de  nature  à  confirmer  le  caractère  de  simplicité  que 
Jésus  revendique  ici  pour  son  Évangile.  Jamais  dans  les  synoptiques 
Jésus  ne  se  pose  ainsi  dans  un  rapport  métaphysique  exclusif  avec 
Dieu  et  comme  si  les  hommes  n'avaient  connaissance  de  Dieu  que 
par  lui,  ou  comme  s'il  n'en  réservait  la  connaissance  qu'à  des  élus 
privilégiés.  Ces  paroles  exhalent  un  véritable  parfum  de  gnosticisme. 
Elles  ressemblent  à  l'une  de  ces  formules  rendues  à  dessein  mysté- 
rieuses dont  on  se  servait  dans  l'Église  persécutée,  soit  comme  d'une 
sorte  de  mélopée  litanique,  soit  comme  moyen  de  reconnaissance 


LE   VOYAGE    A   JÉRUSALEM  261 

«  fatigués  et  les  chargés,  je  vous  soulagerai.  Prenez 
«  mon  joug  sur  vous  et  devenez  mes  disciples;  car  je 
«  suis  doux  et  de  cœur  humble.  Vous  trouverez  du  repos 
«  pour  vos  âmes.  Car  mon  joug  est  doux  et  mon  fardeau 
«  léger.  »  Il  n'est  pas  un  chrétien^  lecteur  des  évangiles, 
qui  mainte  fois  dans  sa  vie  n'ait  savouré  ces  paroles, 
s'égrenant  comme  les  notes  d'une  mélodie  céleste,  et  qui 
n^y  ait,  aux  heures  de  trouble  ou  de  douleur,  puisé  du 
calme  pour  son  coeur  agité. 

Cependant  le  voyage  touchait  à  son  terme  et,  repas- 
sant le  Jourdain  en  face  de  Jéricho,  Jésus  mettait  enfin 
le  pied  sur  le  territoire  de  la  Judée  proprement  dite.  Il 
n'en  devait  pas  revenir. 

entre  chrétiens.  C'est  le  seul  passage  des  synoptiques  qui  présente 
une  affinité  réelle  avec  la  théologie  du  quatrième  évangile.  On  re- 
marquera enfin  qu'il  ne  se  concilie  pas  du  tout  avec  l'humilité  que 
Jésus  revendique  pour  lui-même  deux  lignes  plus  bas.  On  pourrait 
seulement  soupçonner  que  le  point  de  départ  historique  fut  donné 
par  quelque  déclaration  mystique  de  Jésus  au  milieu  de  ses  disciples 
intimes,  oii  il  faisait  allusion  à  ce  qui  n'était  encore  connu  que  de 
Dieu,  de  lui  et  d'eux. 


SIXIÈME    PARTIE 
LA    PASSION 


CHAPITRE  I 
JÉSUS  A  JÉRUSALEM 


La  renommée  que  Jésus  s'était  acquise  en  Galilée  et 
en  Pérée  l'avait  précédé  sur  la  rive  gauche  du  Jourdain. 
Le  bruit  s'était  répandu  que  le  Maître  se  rendait  à 
Jérusalem  pour  proclamer  l'inauguration  définitive  du 
Royaume  de  Dieu.  Ce  devait  être  bien  autre  chose  que 
la  simple  annonce  du  prochain  avènement  de  ce  Royaume 
dont  il  avait  jusqu'alors  fait  retentir  les  échos  de  sa 
province  natale.  Des  groupes  nombreux  de  Galiléens 
l'avaient  suivi  à  travers  la  Pérée  et  s'étaient  grossis  des 
partisans  que  sa  présence  et  sa  parole  avaient  recrutés 
dans  cette  région.  Ce  n'est  pas  qu'on  fût  généralement 
au  clair  sur  le  rôle  personnel  qu'il  devait  remplir  dans 
cet  acte  décisif.  Prophète  annonciateur,  précurseur  du 
Messie,  Messie  même,  on  ne  savait  trop,  mais  à  coup 
sûr  quelque  chose  de  grand  et  d'éclatant  allait  signaler 
son  arrivée  dans  la  ville  du  Temple.  Nous  allons  voir 


264  JÉSUS    DE   NAZARETH 

que  la  prévision  qu'il  revendiquerait  ostensiblement  le 
titre  et  l'autorité  du  Messie  animait  plusieurs  de  ceux 
qui  le  suivaient  en  dehors  du  cercle  restreint  de  ses 
familiers.  Il  est  des  secrets  qui  n'ont  pas  besoin  d'indis- 
crétions pour  se  répandre.  Quand  même  les  Douze 
n'eussent  rien  dit  à  personne  de  leur  conviction  arrêtée, 
les  sentiments  qui  les  avaient  poussés  à  saluer  le  Christ 
dans  le  prophète  de  Nazareth  étaient  partagés  par  bien 
d'autres.  En  Galilée  déjà,  nous  l'avons  vu,  plus  d'un 
enthousiaste  les  avait  devancés.  Jésus  lui-même  ne  se 
prononçait  pas,  mais  depuis  la  scène  des  environs  de 
Césarée  de  Philippe,  il  ne  pouvait  plus,  comme  aupa- 
ravant, repousser  les  acclamations  qui  partaient  du  sein 
des  multitudes.  On  peut  même  se  représenter  qu'il  y 
avait  depuis  lors  quelque  chose  de  contraint  dans  sa 
position. 

A  Jéricho,  ville  paisiblement  assise  au  milieu  de  ses 
palmiers  et  de  ses  baumiers,  en  relation  active  avec  les 
localités  juives  de  l'autre  bord  du  Jourdain,  habituée  à 
voir  défiler  les  caravanes  de  pèlerins  se  rendant  à  Jéru- 
salem pour  les  grandes  fêtes,  Jésus  fut  chaleureusement 
accueilli.  Il  y  entra  suivi  et  reçu  par  une  foule  en  majo- 
rité très  sympathique.  Il  y  eut  même  un  dernier  mi- 
racle, fils  comme  tant  d'autres  de  l'enthousiasme  popu- 
laire, la  guérison  d'un  aveugle  (de  deux  aveugles  selon 
Matthieu)  qui  mendiait  dans  le  voisinage  de  la  ville'.  Un 
incident  plus  intéressant  pour  nous  signala  son  séjour 
à  Jéricho. 

Un  riche  péager,  d'un  rang  supérieur  ^  nommé  Zachée, 

1  Marc  X,  46-32  ;  MaUh.  XX,  29-34  ;  Luc  XVIII,  35-43.  Ce  serait, 
d'après  Matthieu,  en  sortant  de  la  ville,  non  en  y  entrant,  que  Jésus 
aurait  opéré  cette  guérison. 

-  Luc  XIX,  1-10.  — Le  fisc  prélevait  un  droit  sur  le  baume  célèbre 


JÉSUS   A   JÉnUSALEM  265 

avait  entendu  parler  de  ce  prophète  admirable  qui  ne 
partageait  pas  les  préjugés  de  l'orthodoxie  juive  contre 
sa  profession.  Cet  homme  devait  éprouver  des  besoins 
religieux  qu'il  ne  savait  comment  satisfaire  dans  la  si- 
tuation où  le  confinait  l'étroitesse  de  ses  compatriotes. 
De  là  son  ardent  désir  de  voir  l'homme  de  Dieu  qui  ac- 
cueillait avec  indulgence  les  péagers  désireux  de  vivre 
religieusement  et  honnêtement.  Il  était  de  petite  taille  et, 
craignant  d'être  empêché  par  la  foule  de  voir  le  pro- 
phète, il  grimpa  sur  un  sycomore.  Cet  empressement 
fut-il  le  motif  qui  décida  Jésus  à  lui  annoncer  qu'il  comp- 
tait sur  son  hospitalité  ?  Ou  bien,  averti  auparavant  des 
dispositions  de  Zachée,  avait-il  déjà  l'intention  de  lui 
faire  cet  honneur  ?  Nous  ne  savons.  Toujours  est-il  qu'il 
rinterpella  par  son  nom  et  lui  dit  qu'il  le  choisissait  pour 
son  hôte.  Dès  ses  premiers  pas  sur  la  terre  de  Judée, 
Jésus  montrait,  comme  en  Galilée,  le  peu  de  cas  qu'il 
faisait  de  cette  superstition  de  pureté  légale  dont  les 
péagers  comme  tels  avaient  tant  à  souffrir.  Aussi  les  re- 
marques étonnées  ou  malveillantes  se  donnèrent-elles  un 
libre  cours  à  Jéricho  aussi  bien  qu'en  Galilée.  «Hé  quoi  ! 
il  va  loger  chez  un  pécheur  »  (un  violateur  de  la  Loi)  ! 
Pourtant  Zachée  était  un  riche  très  charitable  et  un  per- 
cepteur très  scrupuleux.  Pour  se  défendre  devant  Jésus 
contre  les  rumeurs  hostiles,  comme  s'il  eût  craint  qu'elles 
ne  fissent  sur  son  hôte  une  fâcheuse  impression  :  «  Sei- 
«  gneur  »,  lui  dit-il^  «je  donne  aux  pauvres  la  moitié  de 


extrait  en  quantité  dans  les  environs  de  Jéricho  qui  devait  sa  ri- 
chesse à  la  culture  de  l'arbuste  dont  on  utilisait  ainsi  la  sève.  C'était 
une  véritable  oasis  parfumée,  séparée  du  pays  stérile  avoisinant 
par  des  collines  en  amphithéâtre.  Jéricho  doit  probablement  son 
nom  à  son  produit  principal,  car  il  semble  signifier  «  l'odorante  ». 
Comp.  Winer,  Bibl.  Realwœrtb.  art.  Balsam  Qi  Jéricho. 


266  JÉSUS    DE   NAZARETH 

«  ce  que  je  possède,  et  si  j'ai  fait  tort  en  quelque  chose 
«  à  quelqu'un,  je  lui  rends  le  quadruple  ^  »  Jésus  re- 
connut plus  que  jamais  en  lui  un  homme  selon  son  coeur. 
«  Le  salut  est  entré  dans  cette  maison  »,  dit-il,  «  car 
a  celui-ci  est  aussi  un  fils  d'Abraham  »  dans  le  sens 
moral  que  cette  expression  devait  revêtir  chez  les  pre- 
miers chrétiens.  Cet  incident  ne  lui  fit  du  reste  aucun 
tort  aux  yeux  des  Galiléens  qui  le  suivaient  et  qui  de- 
vaient être  familiarisés  avec  la  façon  d'agir  de  Jésus  à 
l'égard  des  péagers. 

Deux  étapes  au  plus  le  séparaient  maintenant  de  Jéru- 
salem, et  la  question  s'agitait  dans  son  esprit  de  savoir 
comment  il  y  entrerait.  Serait-ce  dans  un  incognito  si- 
lencieux ou  devait-il  donner  à  son  entrée  un  caractère 
soleijmel  en  connexion  avec  le  grave  dessein  qu'il  voulait 
exécuter  ? 

L'entrée  de  Jésus  à  Jérusalem  est,  avec  la  Purification 
du  Temple,  l'acte  de  sa  vie  publique  qui  ressemble  le 
plus  à  une  invitation  formelle  adressée  à  la  foule  de  l'ac- 
cepter comme  Messie,  non  plus  seulement  annonciateur, 
mais  fondateur  du  Royaume  de  Dieu.  Il  n'est  pas  possible 
qu'il  n'ait  pas  prévu  le  rapprochement  qui  allait  frapper 
tous  ceux  qui  s''intéressaientà  l'ère  messianique  attendue 
et  à  la  place  qui  lui  était  réservée  personnellement  dans 
son  inauguration.  Cette  manière  d'entrer  dans  la  capitale 
juive,  monté  sur  un  âne,  aux  acclamations  d'une  foule 
enthousiaste,  rappelait  immédiatement  un  passage  très 

*  On  interprète  souvent  cette  déclaration  de  Zachée  comme  si  elle 
était  une  résolution  prise  au  moment  même,  à  cause  de  la  joie  qu'il 
éprouve  de  recevoir  chez  lui  un  tel  hôte.  Gela  ne  ressort  nullement 
du  texte.  Zachée  ne  dit  pas  qu'il  «  va  donner  »  ou  «  rendre  ».  11  dit 
qu'il  le  fait  comme  quelque  chose  d'habituel. 


JÉSUS   A    JÉRUSALEM  267 

connu  du  livre  de  Zacharie  (IX,  9),  que  l'on  considérait 
comme  faisant  partie  d'une  description  prophétique  de 
l'ère  future  et  où  il  était  question  d'un  roi  doux  et  pa- 
cifique, se  dirigeant  vers  Jérusalem  sur  une  monture 
symbolique  de  douceur  et  de  paix  \  Il  y  eut  évidemment 
de  la  préméditation  dans  le  soin  qu'il  prit  d'avance  de 
se  procurer  un  âne  ^  sur  lequel  il  pût  faire  son  entrée 
quasi-messianique  ^ 

En  apparence  cette  entrée  fut  triomphale.  Une  foule 
ivre  de  joie  précédait  et  suivait  le  Maître  assis  sur  le 
pacifique  animal.  Le  chemin  était  jonché  de  feuillages. 
L'air  retentissait  d'acclamations.  Il  est  intéressant  de 
comparer  dans  les  trois  synoptiques  la  nature  de  ces 
cris  populaires.  D'après  Matthieu  on  entonna  Vhosannah, 
le  «  sois  propice  »,  en  l'honneur  du  fils  de  David  qui 
venait  au  nom  du  Seigneur  ;  d'après  Luc  on  bénit  le  roi 
envoyé  par  Dieu  à  son  peuple.  De  pareils  termes  semblent 
impliquer  la  proclamation  de  sa  messianité.  Pourtant  le 

1  Le  cheval  était  la  monture  de  guerre,  l'âne  était  celle  des  rois  et 
des  grands  en  temps  de  paix. 

2  Marc  XI,  1-7  ;  Matth.  XXI,  1-7  ;  Luc  XIX,  29-3o.  Le  premier 
évangéliste,  dans  son  zèle  à  montrer  que  les  prophéties  s'accom- 
plissent à  la  lettre  dans  la  vie  de  Jésus,  n'a  pas  vu  que  le  texte  de 
Zacharie  IX,  9  : 

Sois  transportée,  d'allégresse,  fille  de  Sion, 

Pousse  des  cris  de  joie,  fille  de  Jérusalem  ! 

Voici,  ton  roi  vient  à  toi. 

Juste  et  victorieux, 

Doux  et  monté  sur  un  âne, 

Sur  un  âne,  le  petit  d'une  ânesse, 
est  soumis  à  la  loi  poétique  du  parallélisme,  en  vertu  de  laquelle  le 
second  vers  répète  l'idée  énoncée  dans  le  premier.  C'est  d'un  seul 
animal  que  parle  le  prophète  ;  l'évangéliste  croit  qu'il  en  indique 
deux,  et  à  la  diff"érence  des  deux  autres  synoptiques,  il  fait  asseoir 
Jésus  sur  une  ânesse  et  son  ânon  ! 

3  Marc  XI,  8-10  ;  Matth.  XXI,  8-9  ;  Luc  XIX,  35-38. 


268  JÉSUS    DE   NAZARETH 

mot  lui-même,  le  grand  mot,  rtiosannah  en  l'honneur  du 
meschiach  n'est  pas  prononcé.  Marc  est  encore  moins 
explicite  :  «  Béni  soit  celui  qui  vient  au  nom  du  Seigneur, 
«  béni  soit  le  royaume  prochain  de  notre  père  David  !  » 
La  nuance  est  sensible.  Ces  dernières  acclamations 
n'élèvent  pas  encore  Jésus  au  rang  de  Messie.  Mais  il 
faut  reconnaître  qu'avec  les  premières  il  s'en  faut  de  bien 
peu,  et  il  est  bien  probable  que  dans  le  nombre  des  mani- 
festants il  y  en  eut  qui  n'hésitèrent  pas  à  le  saluer  du 
titre  de  roi  d'Israël. 

Mais  ici  une  question  se  pose  et,  pour  l'historien  de 
la  Passion,  elle  est  capitale.  Quelle  était  la  composition 
de  cette  foule  exaltée?  Se  composait-elle  d'habitants  de 
Jérusalem  venus  à  la  rencontre  de  Jésus  pour  lui  rendre 
hommage  *?  N'était-elle  pas  bien  plutôt  formée  exclusive- 
ment de  ces  partisans  de  Galilée  et  de  Pérée  qui  avaient 
suivi  Jésus,  qui  étaient,  par  comparaison,  familiers  avec 
ses  idées,  qui  le  croyaient  célèbre  à  Jérusalem  comme 
chez  eux?  Ni  Marc,  ni  Luc  ne  font  mention  d'une  parti- 
cipation quelconque  des  Hiérosolymites  à  cette  entrée 
sympathique.  Et  ils  doivent  être  dans  le  vrai.  Jérusalem 
se  souciait  amèrement  peu  de  ce  qui  avait  pu  se  passer 
en  Galilée  pendant  les  années  précédentes.  Elle  devait 
être  blasée  sur  les  scènes  plus  ou  moins  bruyantes  qui 
signalaient  souvent  l'arrivée  des  troupes  de  pèlerins. 
Matthieu  seul,  avec  une  emphase  dénotant  une  pointe  de 
fierté  galiléenne  —  encore  ne  dit-il  pas  que  le  peuple  de 
Jérusalem'se  soit  rendu  au-devant  de  Jésus  —  raconte  que 
<(  lorsque  Jésus  fut  entré  dans  Jérusalem,  toute  la  popula- 
«  tion  fut  en  émoi  et  qu'on  se  demanda:  Qui  est  celui-ci? 


^  C'est,  semble-t-il,  l'opinion  du  quatrième  évangéliste  qui  ne    se 
rend  plus  compte  de  la  réalité  historique,  Jean  XII,  18. 


JÉSUS   A    JÉRUSALEM  26Î) 

«  A  quoi  la  foule  répondait  :  Celui-ci,  c'est  Jésus  le 
«  prophète  de  Nazareth  en  Galilée  !  »  Cette  foule  n'était 
donc  pas  hiérosolymite.  Cela  confirme  absolument  notre 
supposition. 

Évidemment,  dans  les  projets  que  Jésus  avait  fondés 
sur  les  dispositions  qu'il  rencontrerait  dans  la  grande 
cité  juive,  il  entrait  beaucoup  de  candeur.  Nous  savons 
qu'il  ne  se  dissimulait  pas  les  dangers  qui  le  menaçaient. 
Mais  il  semble  qu'il  ait  aussi  compté  sur  des  sympathies 
plus  promptes  et  plus  chaleureuses  que  celles  qui  lui 
furent  témoignées.  On  ne  saurait  admettre  qu'il  fût  abso- 
lument inconnu  de  tous  les  habitants.  Nous  le  voyons  en 
relations  avec  quelques  personnes  de  Jérusalem  et  de 
Béthanie,  bourgade  située  très  près,  et  malgré  l'extrême 
sobriété  des  détails  fournis  par  les  synoptiques,  nous 
devinons  à  certains  indices^  qu'il  avait  dans  ces  deux 
localités  quelques  amis  dévoués.  Avait-il  déjà  contracté 
ces  amitiés  en  Galilée  ou  bien  étaient-elles  de  fraîche 
date?  Nous  ne  savons.  Dans  tous  les  cas  elles  étaient  en 
bien  petit  nombre  et  tout  à  fait  incapables  d'agir  sur 
Topinion  avec  quelque  puissance.  Jésus  fut  surpris 
de  cette  indifférence  de  Jérusalem  qu'il  n'avait  pas 
prévue  aussi  profonde.  Sans  vouloir  trop  presser  la 
comparaison,  il  est  permis  de  dire  qu'il  était  victime  de 
l'illusion  si  fréquente  chez  les  provinciaux  de  valeur  qui 
s'imaginent  trop  aisément  que  la  grande  ville,  que  la 
capitale  slntéresse  vivement  à  ce  qui  fait  leur  célébrité, 
leur  popularité,  leur  influence  locales.  Il  n'avait  pas 
calculé  que,  si  Jérusalem  renfermait  de  nombreux  phari- 
siens, surtout  autour  des  écoles  de  ses  scribes,  l'esprit 
sadducéen  y  était  aussi  très  fort  et  jusqu'à  un  certain 

1  Matth.  XXI,  3,  17  ;  XXVI,  6,  18  ;  XXVII,  57  et  parall. 


270  JÉSUS   DE    NAZARETH 

point  s'imposait  aux  pharisiens  eux-mêmes.  Or  cet  esprit 
était  celui  d'un  vieux  clergé,  depuis  longtemps  privi- 
légié, un  esprit  très  politique,  très  froid,  très  circonspect, 
sans  aucun  enthousiasme,  joignant  à  un  scepticisme 
aristocratique  envers  tout  ce  qui  était  nouveau  une  sus- 
picion très  vite  en  éveil  et  une  rigueur  extrême  contre 
tous  ceux  qui  menaçaient  ou  semblaient  menacer  les  pri- 
vilèges et  le  pouvoir  qui  lui  restaient.  On  se  rappellera 
que,  sous  le  régime  des  procurateurs,  le  parti  saddu- 
céen,  décimé,  tenu  à  l'écart  par  les  Hérodes,  avait  recon- 
quis la  haute  main  sur  l'administration  politique  et  reli- 
gieuse, dans  la  mesure  du  moins  de  l'autonomie  encore 
laissée  au  peuple  de  Judée.  Sur  le  domaine  religieux 
cette  autonomie  était  encore  considérable,  bien  qu'elle 
fût  parfois  entamée  par  les  exigences  et  les  ignorances 
des  gouverneurs  romains.  Le  voisinage  immédiat  du 
Temple,  si  vénéré  par  tous  les  Juifs  et  dont  Jérusalem 
était  si  fière,  rehaussait  le  prestige  de  ces  vieilles  races 
sacerdotales  qui,  de  par  la  Loi,  pouvaient  seules  fournir 
le  personnel  des  sacrificateurs  et  des  principaux  offi- 
ciants. On  ne  pouvait,  l'eût-on  voulu,  les  traiter  en 
quantité  négligeable,  et  cette  tendance  que  nous  avons 
signalée  chez  les  pharisiens  à  se  passer,  s'il  le  fallait,  de 
l'Aaronide  et  du  Lévite,  était  à  Jérusalem  complètement 
annulée  par  l'ombre  du  sanctuaire.  D'ailleurs  Jérusalem, 
on  n'y  pense  pas  toujours,  tirait  trop  de  profits  de  la  pré- 
sence dans  ses  murs  de  ces  riches  familles,  ainsi  que  de 
l'affluence  continuelle  de  pèlerins  venus  de  tous  les 
coins  du  monde,  pour  avoir  la  moindre  idée  de  changer 
un  ordre  de  choses  sanctionné  par  la  Loi^  Or,  on  ne 


^  On  peut  faire  des  observations  du  même  genre  dans  tous  les 
lieux  visités  régulièrement  par  de  nombreux  pèlerins,  notamment 


JÉSUS    A    JÉRUSALKM  271 

pouvait  vivre  en  contact  permanent  avec  ce  haut  clergé 
où  dominait  le  sadducéisme  sans  subir  son  influence  et 
s'imprégner  plus  ou  moins  de  son  esprit.  Il  fallut  les 
hontes  qui  signalèrent  l'administration  du  dernier  des 
Hérodes,  Agrippa  II,  et  les  incroyables  exactions  des 
derniers  procurateurs,  pour  pousser  le  peuple  de  Jéru- 
salem à  une  révolte  désespérée  que  le  parti  sadducéen, 
politiquement  le  plus  sage^,  tâcha,  mais  en  vain,  de 
conjurer. 

On  était  encore  loin  de  cet  état  d'esprit  à  l'époque  de 
Jésus.  Jérusalem  ne  daigna  pas  se  préoccuper  de  l'agi- 
tation des  Galiléens  entrés  dans  ses  murs,  et  ce  fut  pro- 
bablement la  raison  qui  détermina  Jésus  à  tenter  ce  qui 
pourrait  s'appeler  un  coup  d'éclat,  de  nature  à  secouer 
cette  indifférence  et  à  préciser  encore  plus  cet  appel  in- 
direct qu'il  persistait  à  adresser  au  peuple  juif  pour  être 
accepté  et  proclamé  par  lui  Christ  ou  Messie.  Sa  ten- 
tative était  sans  précédents.  Les  prétendants  vulgaires 
à  cette  dignité  suprême  commençaient  par  s'enfuir  au 
désert,  y  attiraient  des  partisans  et  déclaraient  la  guerre 
aux  pouvoirs  établis.  Jésus  se  présentait  lui-même  paci- 
fiquement au  siège  central  de  l'autorité  religieuse  et 
pohtique,  parce  que  son  messianisme  était  d'ordre  pure- 
ment moral.  Mais  il  aurait  voulu  que  le  titre  lui  fût  décerné 
par  le  peuple ,  et  ce  peuple  avait  à  peine  l'air  de  con- 
naître son  existence.  Nous  allons  parler  de  ce  que  l'on 
nomme  assez  inexactement  la  Purification  du  Temple. 

Jésus  a  dû  passer  à  Jérusalem  un  peu  plus  de  temps 
que  ne  le  prétend  la  tradition  du  Jour  dit  des  Rameaux  \ 

dans  les  villes  saintes  de  l'islamisme,  La  Mecque  et  Médina.  V.  les 
intéressants  voyages  de  Burckhardt  (1814)  et  de  Burton  (1856). 

^  Par  allusion  aux  branches  de  palmier  que  ses  partisans  avaient 
répandues  sur  son  chemin  lors  de  son  entrée. 


272  JÉSUS   DE    NAZARETH 

d'après  laquelle  son  séjour  dans  cette  ville  n'aurait  pas 
même  duré  une  semaine.  Comme  on  va  le  voir,  il  s'est 
passé  trop  de  choses  pour  les  faire  tenir  en  si  peu  de 
temps.  La  masse  des  pèlerins  n'arrivait  pas  le  même  jour 
devant  les  murs  de  la  ville  sainte.  Elle  s'y  rendait  et  y 
arrivait  par  escouades,  les  uns  plus  tôt,  les  autres  plus 
lard.  C'est  un  intérêt  spécial  qui  cette  fois  avait  groupé 
un  grand  nombre  de  Galiléens  et  de  Péréens  autour  de 
Jésus.  D'autres  avaient  pu  les  précéder,  d'autres  purent 
les  suivre,  animés  des  mêmes  sentiments.  Ils  étaient 
assez  nombreux  et  assez  ardents  pour  que  Jésus  pût  à 
leur  tête  opérer  de  son  chef  un  commencement  de  ré- 
forme, un  essai  partiel  et  très  limité,  mais  dont  la  signi- 
fication pouvait  être  très  grande  et  qui  rentrait  dans  les 
pouvoirs  attribués  au  Messie  comme  réformateur  dû 
culte  divin  *. 

Des  abus  criants  se  glissent  insensiblement  dans  les 
institutions  les  plus  respectées  et  finissent,  quand  on  les 
laisse  durer,  par  acquérir  un  genre  de  sanction  tacite 
qui  les  protège  contre  les  réclamations  les  mieux  fon- 
dées. Les  Juifs  éloignés  de  Jérusalem,  quand  ils  venaient 
y  célébrer  la  pâque  ou  telle  autre  grande  fête  de  l'année 
juive,  n'en  partaient  pas  toujours  édifiés  de  tout  ce  qu'ils 
avaient  vu.  En  particulier  ils  emportaient  un  fâcheux 
souvenir  de  l'installation  dans  une  des  cours  du  Temple, 
probablement  la  première,  dite  des  Nations  ou  des 
Étrangers  %  d'une  véritable  foire  où  des  marchands  of- 

1  Marc  XI,  15-17  ;  Matth.  XXI,  12-13  ;  Luc  XIX,  45-46. 

2  On  se  souvient  que  dans  l'enceinte  générale  du  Temple,  précé- 
dant le  parvis  proprement  dit  du  sanctuaire,  où  s'élevait  en  plein 
air  l'autel  des  sacrifices  et  où  les  prêtres  seuls  pouvaient  entrer,  il 
y  avait  trois  parvis  distincts  ou  cours  séparées  par  des  cloisons, 
entourées  de  galeries  et  qui  se  succédaient  ainsi  en  s'éloignant  de 
l'autel  :  1°  Cour  ou  parvis  des  Israélites  mâles  ;  2°  Cour  des  femmes 


JKSUS   A    JÉRUSALEM  273 

fraient  aux  visiteurs" des  animaux  propres  aux  sacrifices, 
bœufs,  moutons,  colombes,  ce  qui  dispensait  les  pèlerins 
d'eu  amener  avec  eux.  De  plus,  comije  les  sacrifiants 
venus  de  loin  avaient  rarement  assez  de  monnaie  du  type 
seul  admis  par  les  trésoriers  du  Temple  (sicles  du  sanc- 
tuaire), des  changeurs  y  dressaient  leurs  comptoirs.  On 
peut  supposer,  sans  encourir  le  reproche  de  soupçons 
téméraires,  que  bien  des  marchés  frauduleux,  bien  des 
trocs  usuraires  s'abritaient  sous  le  prestige  du  lieu  aux 
dépens  d'étrangers  sans  défiance  qui  s'apercevaient  trop 
tard  qu'ils  avaient  été  dupés.  C'était  une  profanation 
scandaleuse.  De  plus  le  bruit,  les  cris  des  animaux  et  des 
hommes,  les  marchandages,  les  disputes  formaient  un 
accompagnement  singulier  aux  dévotions  qui  s'accom- 
plissaient à  l'intérieur  des  autres  parvis  et  devant  le 
sanctuaire  proprement  dit.  Il  est  à  présumer  que  les  ha- 
bitants de  Jérusalem ,  tout  en  blâmant  théoriquement 
cette  coutume,  en  prenaient  aisément  leur  parti,  par  ha- 
bitude, et  puis  parce  que  bon  nombre  d'entre  eux  en  pro- 
fitaient. Le  mécontentement  était  plus  vif  chez  ceux  du 
dehors.  On  trouvait  qu'il  y  avait  quelque  chose  d'impie 
dans  la  nonchalance,  peut-être  intéressée,  des  officiers 
du  Temple  qui  laissaient  la  cupidité  et  le  vol  s'étaler 
effrontément  dans  l'enceinte  même  des  murs  sacrés..  Bref 
il  y  avait  là  un  abus  intolérable,  et  on  ne  comprenait  pas 
que  le  sanhédrin,  le  haut  clergé  ne  l'eussent  pas  de- 
puis longtemps  supprimé. 
Marc  nous  dit  *  que  Jésus  entré  dans  Jérusalem  se 

Israélites  ;  3°  Cour  des  Nations  ou  des  Étrangers.  Une  inscription 
retrouvée  interdisait  sous  peine  de  mort  à  tout  étranger  à  la  nation 
juive  de  dépasser  cette  dernière.  Toutefois,  comprise  dans  le  péri- 
mètre de  Tensemble  du  Temple,  cette  cour  faisait  aussi  partie  du  lieu 
saint. 
1X1,11. 

JÉSUS   DE    NAZAR.    —    II.  .  18 


274  JÉSUS   DE   NAZARETH 

dirigea  vers  le  Temple  où  nous  ne  voyons  pas  que  le 
gros  des  manifestants  l'ait  suivi.  Tout  dans  la  ville  était 
d'un  calme  complet.  Il  examina  ce  qui  se  passait  comme 
quelqu'un  qui  n'est  pas  familier  avec  une  situation  qu'il 
ne  connaît  pas  de  près.  La  nuit  approchait,  et  il  re- 
tourna avec  les  Douze  à  Béthanie,  village  voisin  où  il 
avait  élu  sa  demeure  chez  une  famille  amie.  L'entrée 
triomphale  n'avait  déterminé  aucun  mouvement  d'adhé- 
sion de  la  part  du  peuple  de  Jérusalem. 

Le  lendemain  matin  il  revint  à  la  ville.  Bien  que  cela 
ne  soit  pas  explicitement  dit,  nous  devons  supposer  qu'il 
fut  reconnu,  entouré,  suivi  par  bon  nombre  de  ceux  qui 
la  veille  avaient  composé  son  cortège.  Ce  qu'il  fit  sup- 
pose en  effet  un  chef  suivi  de  nombreux  et  chaleureux 
partisans.  Et  il  se  mit,  dit  Marc,  à  chasser  vendeurs  et 
acheteurs  du  Temple,  à  renverser  les  tables  des  chan- 
geurs et  les  sièges  des  marchands  de  colombes.  La 
place  fut  purgée  de  tous  les  scandales  qui  la  déshono- 
raient, et,  pour  mieux  marquer  l'esprit  de  l'acte  qu'il 
venait  d'accomplir,  Jésus  ne  permettait  pas  que  l'on 
portât  un  fardeau  quelconque  en  traversant  l'enceinte 
consacrée  ^  dans  Tintention  de  passer  plus  rapidement 
d'un  côté  de  la  ville  à  l'autre.  Car  cela  supposait  qu'on 
franchissait  rentrée  du  vénérable  édifice  pour  un  motif 
qui  n'avait  rien  de  religieux.  Puis  et  devant  les  assis- 
tants qui  applaudissaient  à  cet  acte  de  purification,  il 
lança  cette  accusation  à  la  face  des  préposés  éperdus  : 
«  Il  est  écrit  :  Ma  maison  sera  appelée  une  maison  de 
«  prière  pour  toutes  les  nations,  mais  vous  en  avez 
«  fait  une  caverne  de  voleurs  -.  » 

1  Marc  XI,  16. 

2  Combinaison  de  deux  passages  des  prophètes  Ésaïe  LVI,  7  et  Jéré- 
mie  VII,  11.  —  Luc,  qui  abrège  beaucoup,  et  Matthieu  font  suivre 


JKSUS   A   JÉRUSALEM  275 

Le  procédé  était  énergique,  mais  violent.  On  a  raison 
de  dire  qu'il  ne  faudrait  pas  le  juger  d'aprns  les  principes 
de  nos  législations  modernes.  Les  traditions  juives  re- 
connaissaient aux  prophètes  le  droit  des  grandes  initia- 
tives quand  il  s'agissait  de  venger  les  outrages  faits  à 
la  majesté  divine  ^  On  peut  d'ailleurs  penser  que  l'acte 
réformateur  de  Jésus  en  cette  occasion  eut  pour  lui  l'assen- 
timent général.  C'est  ce  qui  permet  d'en  comprendre  la 
facilité  relative  et  la  rapidité.  Ce  qu'il  est  déjà  plus  difficile 
d'expliquer,  c'est  que  l'autorité  romaine  ait  laissé  passer 
sans  intervenir  cette  scène  tumultueuse  qui  aurait  pu 
entraîner  de  plus  grands  désordres.  Mais  il  se  peut  que 
Pilate,  qui  devait  s'établir  à  Jérusalem  pendant  les  so- 
lennités pascales,  ne  fût  pas  encore  arrivé  et  que  le 
commandant  de  la  cohorte,  qui  devait  avoir  pour  ins- 
tructions de  laisser  autant  que  possible  les  Juifs  s'arran- 
ger entre  eux  dans  les  choses  de  leur  religion,  ait  jugé 
inutile  de  se  mêler  de  cette  affaire.  Il  est  à  noter  que  le 
fait  n'est  pas  même  rappelé  dans  le  procès  de  Jésus,  soit 
devant  le  Sanhédrin,  soit  devant  Pilate,  bien  qu'il  y  ait 
été  question  du  Temple,  mais  à  un  tout  autre  point  de 
vue.  Ce  qui  achève  de  démontrer  que  la  Purification  fut 
approuvée,  même  par  ceux  qui  en  blâmaient  la  forme, 

immédiatement  l'entrée  triomphale  de  cette  espèce  de  prise  de  pos- 
session du  Temple.  Le  récit  de  Marc,  qui  met  entre  les  deux  épisodes 
l'intervalle  d'un  jour,  est  plus  vraisemblable.  On  comprend  mieux 
comment  Jésus  fut  amené  à  poser  cet  acte  retentissant  en  voyant  le 
résultat  négatif  de  son  arrivée  dans  la  ville.  Les  mêmes  évangélistes 
suppriment  les  mots  «  pour  toutes  les  nations  »,  qui  pourtant  font 
partie  du  texte  d'Ésaïe  et  qui  étaient  bien  à  leur  place  au  milieu  du 
parvis  destiné  aux  étrangers. 

1  Cette  opinion  pouvait  s'appuyer  sur  des  précédents  tels  que  ceux 
qui  sont  consignés  I  Sam.  XV,  10-32;  XVI,  1-13  ;  II  Sam.  XII,  1-12; 
XXIV,  11  sv.;  I  Rois  XI,  29-39  ;  XVII,  1  ;  II  Rois  IX,  1-3  ;  Jérém.  XIX, 
14-15;  XXVI,  2-23,  etc. 


276  JÉSUS   DE   NAZARETH 

c'est  que  le  lendemain  des  membres  du  sanhédrin,  à  qui 
ressortissait  la  haute  police  du  Temple,  vinrent  trouver 
Jésus  qui  s'y  était  de  nouveau  rendu,  non  pour  lui  re- 
procher le  nettoiement  qu'il  avait  opéré  si  magistrale- 
ment, mais  pour  le  sommer  de  leur  dire  au  nom  de  qui, 
en  vertu  de  quel  droit  il  avait  agi  de  la  sorte  ^ 

La  réponse  de  Jésus  confirme  entièrement  notre  ma- 
nière de  comprendre  l'attitude  qu'il  avait  adoptée  sur  la 
question  de  messianité.  S'il  avait  d'ores  et  déjà  reven- 
diqué publiquement  le  titre  et  l'autorité  du  Messie,  c'eût 
été  le  cas  ou  jamais  de  répondre  qu'il  avait  agi  au  nom 
des  pleins  pouvoirs  qu'en  cette  qualité  il  tenait  direc- 
tement de  Dieu.  Au  contraire  il  déplaça  adroitement  la 
question  pour  éviter  d'y  répondre  formellement. 

Parmi  les  attributions  du  sanhédrin  se  trouvait  celle 
de  prononcer  officiellement  sur  la  validité  des  prétentions 
prophétiques  ^  L'autorité  d'un  prophète  non  reconnu  par 
ce  corps  officiel  était  donc  toujours  discutable.  Seulement 
le  pouvoir  spécial  attribué  sur  ce  point  au  sanhédrin  était 
au  fond  très  illusoire.  Le  prophétisme,  fils  de  l'inspiration 
individuelle,  ne  se  ramenait  pas  facilement  à  des  règles 
générales  permettant  d'en  établir  le  diagnostic,  et  ce  qui 
faisait  la  puissance  d'un  prophète,  c'était  bien  plus 
l'adhésion  chaleureuse  des  masses  qu'il  avait  réussi  à 
enflammer  de  sa  parole  que  la  consécration  méthodique 
d'une  assemblée  de  prêtres  et  de  scribes.  Mais  dans  le  cas 
présent  la  question  se  présentait  sous  une  forme  très 
précise.  Le  sanhédrin  n'était  pas  même  tenu  de  savoir  que 
beaucoup  de  Galiléens  considéraient  Jésus  comme  un 
grand  prophète.  Il  est  clair  que,  pour  se  justifier 
directement ,    Jésus    aurait    dû    invoquer    devant    ses 

1  Marc  XI,  27-33  ;  Matth.  XXI,  23-27;  Luc  XX,  1-8. 

2  C'est  ce  qui  est  rappelé  Jean  1,  19-22. 


JÉSUS    A   JÉRUSALEM  277 

interpellateurs  le  droit  qu'il  puisait  dans  une  mission 
divine.  Il  préféra  les  mettre  au  défi  de  faire  preuve  de 
discernement  dans  la  solution  d'une  question  de  ce  genre. 
«  Moi  aussi  »,  leur  dit-il,  «  je  vous  ferai  une  question, 
«  et  si  vous  y  répondez^  je  vous  dirai  au  nom  de  quelle 
((  autorité  j'ai  agi.  Le  baptême  de  Jean  était-il  du  ciel  ou 
«  des  hommes  '  ?  Répondez-moi.»  Cette  mise  en  demeure 
les  laissait  très  perplexes.  S'ils  répondaient  :  «  Du  ciel  », 
il  allait  leur  dire  :  «  Pourquoi  donc  n'y  avez-vous  pas 
cru?  »  S'ils  répondaient  :  «  Des  hommes  »,  c'est-à-dire 
que  Jean  Baptiste  s'était  arrogé  indûment  le  caractère 
d'un  prophète,  ils  se  mettaient  à  dos  le  peuple  qui  véné- 
rait la  mémoire  du  martyr  d'Hérode  Antipas  et  le  tenait 
pour  un  grand  inspiré.  Ils  crurent  donc  habile  de  déclarer 
qu'ils  ne  savaient.  C'était  se  désarmer  vis-à-vis  de  leur 
interlocuteur,  c'était  avouer  leur  incapacité  dans  un  cas 
où  il  s'agissait  précisément  de  déterminer  si  l'autorité 
d'un  homme  se  disant  prophète  était  légitime  ou  usurpée. 
«  Moi  donc  »,  reprit  Jésus,  «  je  ne  vous  dirai  pas  non  plus 
«  au  nom  de  quelle  autorité  j'ai  fait  ce  que  j'ai  fait.  >» 
Je  vous  le  dirais,  pouvait-il  ajouter,  que  vous  ne  seriez 
pas  capables  de  contrôler  mon  affirmation. 

Les  choses  en  restèrent  là  pour  le  moment,  et  cela 
dénote  évidemment  que  l'acte  hardi  de  Jésus  était  trop 
généralement  approuvé  pour  qu'on  pût  songer  à  le  pour- 
suivre juridiquement.  Le  moment  eût  été  très  mal  choisi. 

Mais  on  doit  faire  dater  de  ce  premier  conflit  les 
défiances  et  même  l'hostilité  d'une  partie  du  sanhédrin  et 
et  du  haut  clergé  dont  les  membres  les  plus  vigilants 
commencèrent  à  se  demander  avec  quelque  inquiétude 

*  En  d'autres  termes,  Jean  Baptiste  était-il  un  vrai  ou  un  faux 
prophète  ? 


278  JÉSUS   DE   NAZARETH 

quel  était  donc  ce  personnage,  dont  ils  avaient  peut-être 
vaguement  entendu  parler  depuis  trois  ans  qu'il  prêchait 
en  Galilée^  mais  auquel  jusqu'alors  ils  n'avaient  pas  daigné 
accorder  la  moindre  attention*.  Désormais  ils  devaient 
reconnaître  qu'ils  étaient  en  présence  d'un  adversaire  sé- 
rieux qui  ne  leur  déclarait  pas  encore  ouvertement  la 
guerre,  mais  qui,  pour  ses  débuts  dans  la  capitale  juive, 
posait  contre  eux  un  acte  éclatant  d'indépendance  et  même 
de  blâme.  Ils  durent  évidemment  mettre  en  rapport  la 
Purification  du  Temple  avec  l'entrée  de  la  veille  qui  dé- 
montrait la  popularité  qu'il  avait  acquise  auprès  d'un 
groupe  nombreux  de  Galiléens  et  de  Péréens.  Qu'il  fallût 
se  défaire  promptement  de  ce  révolutionnaire  inattendu, 
c'est  ce  qui,  étant  donné  le  bon  marché  qu'on  faisait  alors 
de  la  vie  humaine  et  l'extrême  rigueur  de  la  jurispru- 
dence sadducéenne,  ne  pouvait  être  pour  eux  l'objet  du 
moindre  doute.  Mais  il  fallait  procéder  avec  circonspec- 
tion. En  ces  jours  qui  précédaient  de  peu  la  fête  pas- 
cale, Jérusalem  ne  s'appartenait  pas  comme  en  temps 
ordinaire.  Sa  tranquillité  dépendait  en  grande  partie  de 
ces  flots  de  visiteurs  qui  lui  venaient  du  dehors.  Il  fallait 
donc  observer  l'adversaire,  l'épier,  chercher  les  moyens 
de  l'écraser  sans  provoquer  une  de  ces  agitations  popu- 

*  La  confiance  dédaigneuse  du  noyau  sacerdotal  el  rabbinique  de 
Jérusalem  devait  être  en  effet  très  grande,  tant  qu'on  ne  l'attaquait 
pas  directement  et  sur  les  lieux.  Orgueil  de  race,  privilège  de  posi- 
tion, quiétude  fondée  sur  l'évidence  qu'à  moins  d'abjurer  le  j  udaïsme, 
il  fallait  bien  se  réunir  toujours  autour  du  Temple  et  de  son  clergé, 
tout  contribuait  à  le  maintenir  dans  l'illusion.  La  guerre  sournoise 
contre  l'autorité  romaine  les  préoccupait  bien  plus  que  les  remous 
d'idées  religieuses  qui  pouvaient  agiter  momentanément  les  juiveries 
éloignées  du  seul  centre  possible.  C'est  là,  je  pense,  une  des  grandes 
raisons  qui  expliquent  l'indifférence  avec  laquelle  à  Jérusalem  on 
laissait  évoluer  ce  judaïsme  alexandrin  qui  changeait  si  profondé- 
ment le  judaïsme  traditionnel. 


JÉSUS   A   JÉRUSALEM  279 

laires  que  redoutaient  toujours  les  politiques  du  sanhé- 
drin. Car  elles  avaient  toujours  ce  fâcheux  résultat  que 
le  procurateur  rétablissait  l'ordre  manu  militari  et  pro- 
fitait régulièrement  de  la  circonstance  pour  appesantir 
le  fardeau  de  l'oppression  sur  tout  le  peuple  juif  indis- 
tinctement. 

Pour  nous  et  tout  considéré,  nous  estimons  que,  mal- 
gré la  droiture  de  l'intention  et  ce  qu'il  y  avait  de  très 
louable  dans  le  résultat  obtenu,  la  Purification  du  Temple 
est  de  tous  les  actes  de  Jésus  celui  qui  se  rapproche  le 
plus  d'un  démenti  infligé  par  lui-même  à  ses  propres 
principes.  Les  raisons  tirées  des  privilèges  reconnus  aux 
missions  prophétiques  en  Israël  ne  nous  satisfont  pas 
complètement.  Jésus  se  rattachait  aux  prophètes,  mais 
son  Évangile  les  dépassait.  Il  y  avait  eu  violence  maté- 
rielle, cela  ne  peut  être  contesté,  et  Jésus  avait  toujours 
refusé  de  recourir  à  ce  moyen  dangereux.  Il  avait  toujours 
maintenu  son  oeuvre  dans  les  limites  d'une  activité  pure- 
ment morale.  Il  avait  systématiquement  repoussé  toutes 
les  tentations  d'entreprendre  sur  le  régime  établi,  non 
qu'il  en  fût  partisan,  mais  il  entendait  se  renfermer  dans 
l'œuvre  de  la  conversion  des  âmes,  ne  doutant  pas  qu'en- 
suite la  réforme  extérieure  se  ferait  d'elle-même  et  que 
sans  cette  conversion  elle  n'atteindrait  que  la  surface.  N'y 
a-t-il  pas  un  demi-aveu  de  cette  contradiction  dans  la  notice 
du  quatrième  évangile  qui  ajoute  à  son  récit  du  même 
événement  antidaté  ^  :  «  Ses  disciples  se  souvinrent  alors 
«  qu'il  était  écrit  :  Le;  zèle  de  ta  maison  me  dévore  "-  ?  » 
C'est  comme  si  l'évangéliste  eût  éprouvé  le  besoin  de 
justifier  par  l'emportement  d'un  zèle  en  soi  digne  d'éloge 

1  Jean  II,  13-17.  li  y  ajoute   même  la  mention  d'un  fouet  qui 
n'aurait  pu  être  évidemment  qu'un  symbole. 

2  Ps.  LXIX,  10. 


280  JÉSUS    DE   NAZARETH 

un  fait  qui  pouvait  soulever  contre  son  auteur  des  objec- 
tions spécieuses.  J'ajouterai  que  Jésus  lui-même  doit 
avoir  senti  qu'il  avait  été  jusqu'au  bout  extrême  de  ses 
pouvoirs  légitimes,  si  même  il  ne  les  avait  pas  dépassés. 
Car  il  est  difficile  d'admettre  que  la  présence  des  mar- 
chands dans  l'enceinte  du  Temple  fût  le  seul  abus  qu'il 
eût  à  blâmer  dans  l'organisation  du  culte  juif  ^  Le  succès 
de  son  initiative  aurait  dû  l'encourager  à  poursuivre 
d'autres  réformes  avec  l'appui  de  ses  fidèles  Galiléens. 
Il  n'en  fît  rien  et^  aussitôt  après  la  purification  du  parvis 
des  Nations,  il  rentra  dans  sa  méthode  expectante  et 
pacifique.  C'est  aussi  pourquoi  nous  pensons  que  le 
désir  de  frapper  l'attention  du  peuple  de  Jérusalem  en 
assumant  le  rôle  d'un  réformateur  du  Temple  —  cette 
réforme  devait  être  l'une  des  œuvres  du  Messie  attendu 
—  entra  pour  beaucoup  dans  sa  résolution.  Le  scandale 
qu^ie  âme  religieuse  et  pure  comme  la  sienne  devait 
éprouver  à  la  vue  d'une  profanation  éhontée,  d'une 
exploitation  odieuse  de  la  piété  d'autrui,  acheva  de 
légitimer  à  ses  yeux  ce  qui,  en  d'autres  circonstances, 
aurait  pu  revêtir  pour  lui  l'apparence  d'une  suggestion 
du  démon  déguisé  en  zélateur  de  la  maison  de  Dieu. 

Il  n'en  fut  guère  autrement  de  cette  réforme  partielle 
que  de  l'entrée  symbolique  à  Jérusalem.  Elle  le  fît  con- 
naître de  la  population  qui  ne  put  rester  indifférente  à 

1  Par  exemple,  on  ne  voit  pas  comment  les  sacrifices  d'animaux 
et  les  idées  qui  s'y  rattachaient  pouvaient  se  concilier  avec  son 
Évangile.  Son  esprit,  nourri  des  prophètes,  devait  avoir  remarqué 
les  célèbres  passages  où  plusieurs  de  ses  grands  devanciers  avaient 
si  fortement  rabaissé  les  immolations  d'animaux  et  la  valeur  supers- 
titieuse qu'on  leur  attribuait.  A.ussi,  bien  que  venu  à  Jérusalem  et 
au  Temple,  il  n'y  célèbre  aucun  sacrifice.  Il  devait  certainement 
désapprouver  les  règles  fiscales  suivies  pour  enrichir  le  trésor  du 
Temple.  Comp.  Marc  VII,  11-13. 


JÉSUS    A   JÉRUSALEM  281 

un  acte  aussi  éclatant.  Mais  elle  ne  fut  pas  comprise 
dans  sa  signification  indirecte  et  le  résultat  le  plus  clair 
fut  qu'elle  éveilla  les  craintes  et  la  malveillance  d'une 
partie  au  moins  du  sanhédrin.  Les  esprits  ne  s'ouvrirent 
pas  même  au  soupçon  que  le  Messie  pouvait  être  venu 
de  Nazareth.,  et  la  ville  en  général  rentra  dans  son  in- 
différence. Décidément  le  prophète  de  Galilée  était  pour 
elle  un  inconnu  et  il  ne  pouvait  être  question  de  la  pro- 
clamation en  masse  et  spontanée  du  Messie  Jésus.  Lui- 
même  se  rendit-il  compte  qu'il  avait  trop  présumé  de  sa 
notoriété  et  qu'il  lui  fallait  faire  la  conquête  morale  de 
Jérusalem  ou  du  moins  s'y  créer  un  parti  comme  celui 
qu'en  dépit  des  oppositions  il  avait  réussi  à  constituer 
en  Galilée  ?  C'est  ce  qui  expliquerait  le  mieux  l'attitude 
paisible  et  réservée  qu'il  adopta  depuis  le  bruyant  épi- 
sode de  la  purification  du  Temple.  Il  se  renferma  comme 
en  Galilée  dans  le  rôle  d'un  simple  prêcheur  de  la  vérité 
religieuse  en  vue  du  Royaume  de  Dieu  qui  allait  venir. 
L'inactivité  du  sanhédrin  lui  donnait  lieu  de  croire  que 
la  liberté  de  parler  lui  serait  laissée  au  moins  pour  un 
temps.  Nous  verrons  bientôt  sur  quoi  reposait  cette 
confiance  qui  ne  pouvait  être  entière,  que  des  appré- 
hensions trop  fondées  ébranlaient  chaque  jour  un  peu 
plus.  Mais  il  était  sur  la  brèche^  il  y  restait  sans  bravade 
comme  sans  crainte.  Il  se  remit  donc  à  enseigner  comme 
auparavant,  non  toutefois  sans  qu'à  plus  d'une  reprise 
ses  paroles  ne  décelassent  à  ceux  qui  savaient  les  bien 
comprendre  que  ses  prétentions  dépassaient  celles  d'un 
simple  prédicateur.  Il  nous  faut  donc  parler  aussi  de  son 
enseignement  à  Jérusalem. 


CHAPITRE  II 


LES  ENSEIGNEMENTS  DE  JÉRUS^àLEM 


Les  synoptiques,  avecleur  médiocre  souci  de  la  chro- 
nologie, ont  entassé,  dans  le  très  court  séjour  qu'avec 
le  Prôto-Marc  ils  assignent  à  Jésus  dans  Jérusalem,  une 
quantité  d'enseignements  dont  plusieurs  ressemblent 
plutôt  à  des  spécimens  d'un  genre  plus  étendu  (par 
exemple,  ses.  controverses  avec  les  représentants  des 
divers  partis),  tandis  que  d'autres  auraient  pu  se  dérou- 
ler tout  aussi  bien  ailleurs  que  dans  la  capitale  juive. 
Mais  il  n'y  a  pas  non  plus  de  raison  d'affirmer  qu'ils  ont 
été  proposés  auparavant.  Il  est  donc  plus  simple  de  les 
réunir  tous  sous  le  titre  donné  à  ce  chapitre.  Quelques- 
uns,  par  leurs  allusions  transparentes  à  la  position  du 
Messie  méconnu  et  menacé,  doivent  certainement  se 
rapporter  à  cette  dernière  période  de  la  vie  publique  de 
Jésus.  C'est  dans  l'enceinte  à  ciel  ouvert  du  Temple  qu'il 
se  tenait  habituellement.  La  coutume  juive  accordait  une 
grande  latitude  dans  les  parvis  se  rapprochant  du  sanc- 
tuaire à  ceux  qui  usaient  du  droit  d'enseigner,  reconnu 
tacitement  à  tous  les  enfants  d'Israël. 

Parmi  les  moins  caractérisés  de  ces  enseignements  au 
point  de  vue  local,  nous  citerons  la  parabole  des  Deux 


LES   ENSEIGNEMENTS    DE   JÉRUSALEM  283 

Fils\  Elle  met  en  scène  deux  fils  que  leur  père  avait 
envoyés  travailler  dans  sa  vigne.  L'un  d'eux  lui  dit  qu'il 
irait,  mais  n'y  alla  pas.  L'autre  commença  par  refuser, 
mais  regretta  sa  désobéissance  et  s'y  rendit.  C'est  ce 
dernier  qui  devait  trouver  grâce  aux  yeux  de  leur  père 
commun.  Le  premier  ressemblait  à  ces  hypocrites,  de 
désignation  facile,  qui  faisaient  parade  d'obéissance 
scrupuleuse  et  se  dérobaient  à  l'invitation  divine  de  tra- 
vailler à  l'avènement  du  Royaume  de  Dieu,  tandis  que 
ceux  qu'ils  méprisaient  comme  impurs,  péagers  ou 
femmes  de  mauvaise  vie,  ramenés  à  de  meilleurs  senti- 
ments par  les  prédications  de  Jean  Baptiste  et  de  Jésus, 
les  devançaient  sur  la  route  menant  à  ce  Royaume.  Cette 
parabole  aurait  pu  être  énoncée  en  Galilée  aussi  bien 
qu'à  Jérusalem. 

Il  y  a  déjà  un  peu  plus  de  couleur  locale  dans  la  para- 
bole des  Dix  Vierges,  les  unes  sages,  les  autres  folles. 
Car  elle  contient  une  allusion  très  claire  à  la  torpeur  que 
Jésus  reprochait  aux  habitants  de  Jérusalem  qui  s'en- 
dormaient dans  le  train  de  leur  vie  habituelle  et  se 
préoccupaient  si  peu  de  l'approche  imminente  du 
Royaume  de  Dieu  et  de  l'arrivée  de  celui  que  Dieu  char- 
geait de  le  constituer.  Dix  jeunes  filles  %  ayant  pris  leurs 
lampes,  s'avancèrent  à  la  rencontre  du  fiancé  qui,  selon 
la  coutume  antique,  venait  chercher  la  fiancée  à  la  maison 
de  ses  parents.  Comme  le  fiancé  tardait  à  venir,  elles 
s'arrêtèrent  en  route  et  s'endormirent.  Tout  à  coup,  au 
milieu  de  la  nuit,  une  voix  cria  :  Voici  le  fiancé  !  Alors 

1  Matth.  XXI,  28-32.  Elle  faisait  partie  des  Logia.  Le  premier  évan- 
géliste  la  relie  peu  naturellement  à  la  discussion  concernant  le  droit 
que  Jésus  s'était  arrogé  de  procéder  sans  autorisation  à  l'expulsion 
des  marchands. 

2  Matth.  XXV,  1-13.  Cette  parabole  faisait  aussi  partie  des  Logia. 


284  JÉSUS    DE    NAZARETH 

elles  se  réveillèrent  et  voulurent  rallumer  leurs  lampes. 
Mais  cinq  d'entre  elles  seulement,  en  vierges  avisées  et 
prévoyantes,  avaient  eu  soin  d'apporter  de  l'huile.  Les 
autres,  plus  étourdies,  plus  frivoles,  avaient  négligé 
cette  précaution.  Donnez-nous  de  votre  huile,  dirent- 
elles  aux  vierges  sages,  car  nos  lampes  s'éteignent.  — 
C'est  impossible,  répondirent  les  sages,  il  n'y  en  aurait 
pas  assez  pour  vous  et  pour  nous  K  Les  imprévoyantes 
se  virent  donc  forcées  de  s'en  procurer  ailleurs.  Mais 
pendant  qu'elles  en  allaient  chercher,  le  fiancé  arriva. 
Celles  qui  étaient  prêtes  à  le  recevoir  entrèrent  avec  lui 
dans  la  salle  des  noces;  les  autres,  venues  trop  tard, 
furent  laissées  dehors  malgré  leurs  instances  pour  en- 
trer, vu  qu'on  ne  les  connaissait  pas.  —  C'est  ce  qui 
menaçait  Jérusalem,  surprise  par  l'arrivée  du  Messie  en 
plein  sommeil  moral,  sans  huile  pour  vivifier  sa  lampe 
fumeuse. 

Il  est  plus  difficile  d'assigner  une  date  à  la  parabole 
dite  des  Talents  que  Luc  localise  à  Jéricho,  tandis  que 
Matthieu  lui  donne  Jérusalem  pour  lieu  d'origine  -. 

C'est  Matthieu  qui  doit  être  ici  le  plus  exact,  parce  que 
la  parabole  part  de  la  supposition  d'une  absence  que  le 
maître  doit  faire  et  qui  sera  assez  prolongée.  Or  cette 
perspective  n'a  dû  se  présenter  à  l'esprit  de  Jésus  qu'à 
Jérusalem  et  après  des  expériences  qui  l'amenèrent  à 
modifier  ses  premiers  plans  ^  L'idée  centrale  de  la  para- 

1  C'est  le  passage,  bien  que  les  deux  sujets  n'aient  pas  grand  rap- 
port ensemble,  qu'on  a  toujours  opposé,  non  sans  justesse,  à  la 
théorie  des  œuvres  dites  surérogatoires. 

2  Matth.  XXV,  14-30  ;  Luc  XIX,  12-28. 

^  Ceci  s'éclaircira  plus  loin.  Cette  parabole  faisait  aussi  partie  des 
Logia.  Luc  mêle  à  la  trame  du  récit  des  détails  qui  semblent 
empruntés  au  souvenir  de  ces  princes  hérodiens  qui  allaient  à  Rome 
demander  l'investiture  impériale  avant  de  s'asseoir  définitivement 


LES    ENSEIGNEMENTS    DE   JÉRUSALEM  285 

bole,  c'est  que  ceux  qui  sont  appelés  à  travailler  à  l'avè- 
nement du  Royaume  de  Dieu  doivent  mettre  en  valeur 
tout  ce  qu'ils  ont  reçu  de  leur  Maître  et  ne  pas  se  dérober 
derrière  l'excuse  qu'ils  ont  reçu  très  peu  pour  justifier 
leur  nonchalance  et  leur  oisiveté. 

Un  maître  (un  prince,  selon  Luc),  partant  pour  un  long 
voyage,  confie  ses  capitaux  à  ses  serviteurs  pour  qu'ils 
les  fassent  valoir  en  son  absence.  Il  remet  à  l'un  cinq 
talents  ',  à  un  autre  deux,  à  un  autre  un  seul.  Mais  il 
entend  qu'aucun  d'eux  ne  laisse  son  capital  inactif  et 
néglige  de  lui  faire  rapporter  en  proportion  de  la  somme 
reçue.  Quand  il  revient,  autant  il  est  bienveillant  pour 
ceux  d'entre  eux  qui  par  leur  industrie  ont  doublé  la 
somme  reçue,  autant  il  est  sévère  pour  le  paresseux  qui 
a  enfoui  son  unique  talent  et  qui  le  rend  tel  quel  à  son 
maître  avec  une  remarque  ironique  dont  certains  ennemis 
du  capital  aujourd'hui  pourraient  faire  leurs  délices.  Mais 
son  excuse  n'est  pas  admise,  son  insolence  est  châtiée, 
et  il  perd  le  peu  qu'il  avait  en  vertu  de  cette  loi  dont 
nous  avons  déjà  parlé  comme  dominant  la  vie  morale  : 
ou  l'on  gagne,  ou  l'on  perd,  le  stationnement  sur  place 
est  un  recul  et  celui  qui  ne  fait  rien  perd  même  ce  qu'il 
a.  La  prédication  chrétienne  peut  très  légitimement  ap- 
pliquer ce  vigoureux  enseignement  à  notre  vie  à  tous  ; 
historiquement,  c'est  en  vue  du  Royaume  de  Dieu  qui 

sur  leur  trône.  Je  doute  que  Jésus  se  fût  volontiers  comparé  à  l'un 
de  ces  tyranneaux.  On  peut  soupçonner  dans  le  texte  de  Luc  quelques- 
unes  de  ces  retouches  familières  à  son  évangéliste  anonyme  qui 
remaniait  si  bien  les  Logia  au  gré  de  ses  étroitesses  et  comme  s'il  eût 
aimé  à  en  aiguiser  encore  les  pointes  paradoxales. 

^  Il  est  difficile  de  préciser  la  valeur  exacte  du  talent  en  Judée  à 
cette  époque.  C'était  une  somme  de  convention,  variant  selon  les 
temps  et  les  pays.  Wiener,  Bibl.  Realw.  art.  Talent,  l'évalue  à  envi- 
ron 9.739  francs. 


286  JÉSUS    DE   NAZARETH 

devait  venir  bientôt  et  dans  l'éventualité  ou  plutôt  dans 
la  prévision  d'un  arrêt  forcé  de  son  activité  personnelle 
et  directe,  que  la  parabole  a  dû  être  énoncée  par  Jésus. 
Il  est  fort  possible  que,  par  la  suite  et  dans  l'attente  gé- 
nérale de  son  retour  du  ciel  en  qualité  de  Messie  triom- 
phant, elle  ait  reçu  de  ceux  qui  l'ont  reproduite,  chez 
Luc  surtout  S  quelques  traits  de  détail  suggérés  par 
cette  attente  et  qu'elle  ne  comportait  pas  originellement. 
L'idée  n'en  est  pas  moins  très  claire  et  très  juste. 

Ce  principe  de  la  proportionnalité  que"  la  justice  éter- 
nelle établit  entre  ce  qui  est  dû  à  l'ordre  moral  par 
l'homme  richement  doué  et  l'obhgation  universelle  qui 
pèse  même  sur  les  moins  favorisés  est  devenu  un  axiome 
de  nos  consciences.  Dans  une  autre  circonstance,  Jésus 
l'appliqua  d'une  manière  touchante,  ému  lui-même  tout 
le  premier  par  la  démonstration  de  piété  humble  et  sin- 
cère que  dénotait  l'acte  minuscule  en  apparence  dont  il 
fut  témoin  ^ 

Il  y  avait  dans  le  parvis  du  Temple  accessible  aux 
femmes  et  qu'elles  ne  devaient  pas  dépasser  un  réduit 
destiné  à  recevoir  les  dons  qui  devaient  être  versés  au 
trésor  pour  être  appliqués  aux  frais  du  culte  et  à  d'autres 
nécessités  éventuelles.  Treize  conduits,  affectant  la  forme 
de  trompettes,  s'ouvraient  à  l'extérieur  pour  recevoir  les 
dons  en  numéraire,  et  tout  pieux  Israélite,  visitant  le 
Temple,  y  laissait  glisser  ses  offrandes  ^  Jésus  s'était 

^  Cet  évangéliste  ou  son  auteur  favori  pousse  l'effroi  puritain  de 
tout  ce  qui  ressemble  à  la  richesse  jusqu'à  changer  les  talents  de 
Matthieu  en  mmes,  c'est-à-dire  en  valeurs  de  convention  qui  ne 
dépassaient  pas  une  centaine  de  francs,  si  même  elles  atteignaient 
ce  chiffre,  ce  qui  eût  rendu  des  plus  insignifiants  le  gain  qu'on  aurait 
pu  tirer  de  leur  exploitation. 

-  Marc  XII,  41-44  ;  Luc  XXi,  1-4. 

3  Josèphe,  Antiq.  XIX,  vi,  1  ;  Bell.  Jiid.  V,  v,  2  ;  Comp.  Schurer, 
ouv.  c.  II,  p.  215. 


LliS    ENSEIGNEMENTS    DE   .JÉIUJSALEM  287 

arrêté  devant  ce  bâtiment,,  regardant  le  défilé  des  dona- 
teurs et  remarquant  les  dons  considérables  de  quelques 
Juifs  riches.  Survint  une  pauvre  veuve  qui  jeta  modeste- 
ment une  pièce  de  deux  leptas ,  ce  qui  valait  un  peu 
moins  que  cinq  de  nos  centimes.  «  Elle  a  mis  »,  dit-il, 
«  plus  que  les  autres  ;  car  ceux-ci  ont  donné  de  leur  su- 
ce perflu,  mais  elle  a  pris  sur  son  nécessaire.  »  La  «  pite 
de  la  veuve  »  est  devenue  proverbiale ,  et  combien  de 
petits  sacrifices  de  ce  genre,  inaperçus  des  hommes,  mais 
précieux  au  ciel ,  n'a-t-elle  pas  inspirés  !  La  remarque 
de  Jésus  a  fait  de  ces  oboles  une  des  puissances  du 
monde.  Elle  s'ajoute  aux  traits  précédemment  signalés 
qui  montrent  combien  il  aimait  ce  qui  dénotait  sous  les 
formes  les  plus  simples  l'énergie  du  sentiment  religieux 
absolument  désintéressé. 

La  situation  devenait  grave.  L'orage  se  formait  en 
raison  même  de  quelques  succès  lents.  Car  la  parole  de 
Jésus  fondait  doucement  la  glace  de  Jérusalem.  Elle  atti- 
rait des  auditeurs  qui  se  laissaient  gagner  par  son  charme 
pénétrant  ^  Il  y  eut  naturellement  parmi  les  adhérents 
des  vieux  partis,  dont  aucun  ne  pouvait  lui  être  favo- 
rable, des  polémistes  cherchant  à  ruiner  devant  les  visi- 
teurs du  Temple  l'autorité  de  ce  docteur  étrange,  qui  se 
tenait  en  dehors  de  leurs  cadres  et  dont  les  principes 
religieux  sapaient  tout  aussi  bien  le  légalisme  bigot  des 
pharisiens  que  le  conservatisme  clérical  des  sadducéens 
et  que  la  scolastique  des  scribes.  Nous  les  voyons  tour 
à  tour  essayer  de  prendre  le  Nazaréen  en  défaut.  On  lit 
dans  les  synoptiques  le  récit  de  trois  rencontres  de  ce 
genre,  qui  ne  furent  pas  évidemment  les  seules,  mais 

1  Marc  XI,  18  ;  Xll,  37. 


288  JÉSUS    DE    NAZARETH 

qui  ont  paru  typiques  au  Prôto-Marc.  C'est  lui  en  effet  qui 
nous  en  a  transmis  la  substance. 

Les  premiers  attaquants,  parce  qu'ils  étaient  toujours 
les  plus  attentifs  à  tous  les  mouvements  religieux,  furent 
des  pharisiens.  Du  moment  que  l'attention  se  portait  sur 
le  prophète  de  Galilée,  ils  ne  purent  ignorer  longtemps 
qull  prêchait  le  prochain  avènement  du  Royaume  de  Dieu, 
et  qu'il  avait  une  manière  à  lui,  très  distincte  de  la  leur, 
d'en  comprendre  la  nature  et  les  conditions.  Ils  apprirent 
certainement  que  ses  principaux  adversaires  en  Galilée 
avaient  été  les  pharisiens  de  cette  province  et  qu'il  ne 
leur  avait  ménagé  ni  les  critiques  doctrinales  ni  les  vertes 
censures.  Le  parti  pharisien  n'était  pas  tellement  homo- 
gène qu'il  ne  se  mêlât  pas  aussi  quelque  curiosité  dans 
les  sentiments  de  plusieurs  de  ses  représentants  hiéro- 
solymites  à  l'égard  de  Jésus.  Les  trois  évangélistes  sont 
toutefois  d'accord  pour  voir  un  piège  dans  la  question 
qu'ils  lui  adressèrent  sous  forme  mielleuse  :  «  Est-il 
«  permis  de  payer  le  tribut  à  César  ^?  »  D'après  Marc  et 
Matthieu,  des  hérodiens,  c'est-à-dire  des  partisans  de  la 
famille  qui  régnait  en  Judée  avant  la  déposition  d'Ar- 
chélaiis,  se  seraient  joints  à  ces  pharisiens  pour  lui  poser 
la  captieuse  question. 

Elle  suppose  que  les  prétentions  de  Jésus  à  la  dignité 
messianique  n'étaient  plus  absolument  le  secret  d'un  tout 
petit  nombre  de  ses  fidèles,  quand  même  on  ne  pouvait 
pas  encore  Taccuser  en  face  de  la  revendiquer.  Il  y  avait 
tout  au  moins  des  rumeurs  en  circulation.  On  voulait  donc 
le  forcer  à  s'expliquer  sur  un  point  délicat  et  très  discuté. 
Le  paiement  d'un  tribut  à  une  puissance  étrangère  et 
idolâtre  pouvait  être  assimilé  à  un  reniement  de  la  sou- 

1  Marc  Xll,  13-17  ;  Matth.  XXil,  15-22  ;  Luc  XX,  20-26. 


LES    ENSEIGNEMENTS    DE   JÉHUSALEM  :289 

veraineté  exclusive  du  Dieu  dlsraël  sur  son  peuple.  C'est 
au  nom  de  ce  principe  intransigeant  de  la  théocratie 
juive,  d'après  laquelle  Dieu  ou  son  lieutenant,  grand- 
prêtre  ou  Messie,  peuvent  exercer  des  droits  régaliens 
sur  son  peuple  élu,  que  Judas  le  Galiléen  avait  jadis  fo- 
menté une  insurrection  qu^il  avait  fallu  réprimer,  non 
sans  peine.  Mais  la  question  n'était  pas  résolue  pour  cela. 
On  payait,  puisqu'il  était  impossible  de  se  soustraire  à 
cette  nécessité,  mais  beaucoup  se  reprochaient  cette 
soumission  comme  une  sorte  d'apostasie.  Il  était  bien 
entendu,  même  de  ceux  qui  ne  la  jugeaient  pas  aussi 
sévèrement,  que  le  Messie,  quand  il  viendrait,  abolirait 
immédiatemejit  cette  sujétion.  En  attendant,  le  problème 
était  agité,  résolu  en  sens  divers.  D'après  tout  ce  que 
nous  savons  d'eux,  les  pharisiens  pour  la  plupart  n'é- 
taient pas  aussi  hostiles  qu'on  le  croit  souvent  à  la  solu- 
tion qui  consistait  à  se  soumettre  en  attendant  le  «  Jour 
de  Dieu  ».  On  se  rappellera  que  la  théorie  de  la  soumis- 
sion passive  aux  épreuves  que  Dieu  jugeait  bon  d'infliger 
à  son  peuple  coupable  faisait  partie  du  programme  pha- 
risien K  Mais  un  prétendant  au  titre  de  Messie  qui  sanc- 
tionnerait le  tribut  exigé  par  César  serait  difficilement 
le  vrai  Messie.  Si,  d'autre  part,  il  opinait  publiquement 
pour  qu'on  le  refusât,  il  s'exposait  aux  poursuites  du 

1  C'est  pourquoi  les  purs  pharisiens  ne  comprennent  la  révolte  que 
si  le  pouvoir  étranger,  comme  jadis  Antiochus  Epiphane,  prétend 
les  empêcher  d'observer  la  Loi.  L'indépendance  politique  ne  leur 
est  pas  indifférente,  mais  elle  est  à  leurs  yeux  subordonnée  à  un 
intérêt  supérieur.  Ils  n'en  sont  que  plus  disposés  à  se  plonger  dans  le 
rêve  messianique  et  ses  compensations  glorieuses.  Ils  y  pensent 
beaucoup  et  en  parlent  très  souvent.  Mais  on  comprend  qu'à  la 
longue  bon  nombre  de  leurs  adhérents  se  lassaient  de  cette  attente 
interminable  et  allaient  grossir  les  rangs  des  zèlotes  ou  des  impa- 
tients qui  voulaient  sans  plus  tarder  commencer  la  lutte  armée  contre 
les  usurpateurs  et,  pour  ainsi  dire,  forcer  la  main  à  Dieu. 

JÉSUS    DE   NAZAR.   —  II  19 


290  JÉSUS    DE   NAZARETH 

procurateur  qui  le  traiterait  en  factieux.  L'intérêt  poli- 
tique de  la  question  explique  en  cette  occasion  la  présence 
de  partisans  des  Hérodes  à  côté  des  pharisiens. 

La  réponse  de  Jésus  était  dictée  d'avance,  quant  à 
l'idée  principale,  par  la  tendance  qu'il  avait  toujours  im- 
primée à  sa  doctrine  du  Royaume  de  Dieu.  Nous  savons 
avec  quel  soin  systématique  il  s'était  toujours  tenu  loin 
de  tout  ce  qui  eût  ressemblé  à  une  agitation  révolution- 
naire. L'incident  de  la  Purification  du  Temple  avait  été 
une  exception  à  sa  méthode  pacifique,  et  peut-être  se 
l'avouait-il  à  lui-même,  puisqu'il  n'avait  plus  rien  fait 
dans  la  même  direction  pour  lui  donner  les  suites  qu'un 
tel  précédent  semblait  entraîner.  Mais  enfin  tout  s'était 
passé  entre  Juifs,  au  nom  d'un  intérêt  purement  juif, 
et  le  régime  politique  imposé  par  l'empire  romain  n'avait 
été  en  rien  mêlé  à  l'événement.  Il  s'agissait  maintenant 
de  tout  autre  chose.  Les  plus  graves  conséquences 
pouvaient  surgir  d'un  refus  général  de  payer  l'impôt 
impérial.  Nous  ignorons  complètement  si  la  connais- 
sance que  Jésus  avait  du  monde  de  son  temps  était 
assez  étendue  pour  qu'il  comprît  comme  les  sages  du 
monde  la  folie  d'une  insurrection  contre  la  puissance 
romaine.  Dans  tous  les  cas  un  esprit  comme  le  sien  de- 
vait se  décider  en  pareille  matière  à  la  lumière  de  ses 
principes  religieux  bien  plus  que  par  des  considérations 
d'ordre  politique  et  simplement  humain.  Le  messianisme 
tonitruant  et  belliqueux  lui  4éplaisait,  nous  le  savons  de 
reste.  Il  était  habitué  à  lire  la  volonté  de  Dieu  dans  les 
faits  généraux  et  permanents  plus  encore  que  dans  les 
faits  exceptionnels.  Le  pouvoir  des  Césars  durait  déjà 
depuis  trop  longtemps^  il  avait  atteint  des  proportions 
trop  grandioses  pour  qu'un  esprit  religieux  refusât  d'ad- 
mettre que,  de  quelque  façon  mystérieuse,  il  rentrait 


LES    ENSEIGNEMENTS    DE   JÉRUSALEM  291 

dans  le  plan  divin.  Il  n'y  avait  dans  la  tradition  juive 
rien  qui  rendît  inacceptable  l'idée  que  le  peuple  juif 
devait  subir,  au  moins  pour  un  temps  déterminé,  la  domi- 
nation d'un  empire  étranger.  Les  périodes  perse,  égyp- 
tienne, syrienne,  jusqu'à  Antiochus  Épiphane,  n'étaient- 
elles  pas  dans  les  souvenirs  de  tous?  Le  prophète  Jérémie 
n'avait-il  pas,  pour  sauver  ce  qui  restait  de  sa  mal- 
heureuse patrie,  conseillé  la  soumission  résignée  au 
conquérant  chaldéen?  L'essentiel  était  que  le  peuple  juif 
conservât  en  même  temps  son  indépendance  morale,  son 
caractère  à  part  au  milieu  des  nations,  son  individualité 
religieuse.  C'est  dans  cette  supériorité  religieuse  sur- 
tout qu'il  devait  chercher  ses  titres  de  gloire  les  plus 
solides,  ses  meilleures  espérances,  la  sauvegarde  de  sa 
nationalité.  C'est  par  là  qu'il  était  destiné  à  être  la  «lu- 
mière du  nionde^  ».  Il  était  donc  certain  que  Jésus  répon- 
drait qu'il  fallait  payer  le  tribut  à  César  sans  se  croire 
apostat  ipso  facto,  sans  renoncer  à  ses  espérances  pa- 
triotiques, en  se  soumettant  pour  le  moment  présent  au 
fait  accompli.  Mais  il  sut  donner  à  sa  réponse  une  tour- 
nure des  plus  originales  et  il  lança  à  cette  occasion  l'un 
de  ces  aphorismes  qui  s'enfoncent  dans  les  mémoires 
et  n'en  sortent  plus  malgré  le  changement  des  situa- 
tions, malgré  les  démentis  que  les  intérêts,  les  ambitions 
et  les  étroitesses  leur  infligent  trop  souvent. 

Il  y  avait  en  Palestine  des  monnaies  sans  effigie, 
comme  celles  des  Asmonéens  et  des  Hérodes.  C'était 
une  concession  aux  préjugés  juifs  contre  les  images. 
Mais  les  rapports  avec  les  pays  voisins  et  les  maîtres  du 
jour  avaient  aussi  amené  l'introduction  de  beaucoup  de 
monnaies  romaines  frappées  à  l'effigie  de  l'empereur,  et 

1  MaUh.  V,  U. 


292  JÉSUS    DE   NAZARETH 

d'ailleurs  le  tribut  devait  être  payé  en  numéraire  de 
cette  sorte.  C'est  pourquoi  Matthieu  précise  la  nature  de 
la  pièce  que  Jésus  se  fait  apporter  et  dit  que  c'était  la 
«  monnaie  spéciale  du  tribut  »,  celle  qui  attestait  par 
conséquent  l'état  de  choses  tel  qu'il  avait  été  constitué  par 
les  événements.  «De  qui  est  cette  image  ?»  demande-t-il 
à  ses  interlocuteurs.  —  «  De  César  ».  —  Donc  vous  qui 
\a  recevez,  qui  vous  en  servez,  qui  la  passez  à  d'autres, 
vous  reconnaissez  bon  gré  mal  gré  le  fait  de  la  domi- 
nation impériale.  Si  Dieu  ne  voulait  pas  que  l'empereur 
fût  votre  souverain,  le  serait-il  -un  seul  instant?  Donc, 
au  point  de  vue  religieux,  qui  est  celui  auquel  vous 
m'interrogez,  «  Rendez  à  César  ce  qui  est  de  César  ^ 
«  et  à  Dieu  ce  qui  est  de  Dieu  ».  En  d'autres  termes, 
l'État  politique  est  une  chose,  la  religion  en  est  une 
autre.  Aveugle  qui  les  confond  !  Cela  ne  veut  pas  dire 
que  sur  le  terrain  politique  lui-même  l'homme  doive  une 
obéissance  servile  à  tous  les  caprices^  à  toutes  les  insa- 
nités d'un  tyran.  Mais  les  questions  politiques  doivent 
être  traitées  et  discutées  politiquement  ;  ce  n'est  pas  au 
nom  des  principes  absolus  qu'il  faut  les  trancher.  Poli- 
tiquement il  arrive  à  chaque  instant  que  la  patience  et 
la  soumission  temporaire  sont  les  moyens  les  plus  sûrs 
d'arriver  au  redressement  des  iniquités  dont  on  croit 
avoir  à  se  plaindre ,  et  c'était  bien  évidemment  le  cas 
à  Jérusalem  au  temps  de  Jésus.  Mais  le  principe  est 
général.  D'après  un  des  enseignements  les  plus  célèbres 


i  Non  pas  «  ce  qui  appartient  à  César  ».  Tout  appartenant  à  Dieu, 
César  lui-même,  il  n'y  aurait  pas  de  distinction  à  faire  entre  les  deux 
domaines.  Mais,  dans  l'empire  divin  universel,  il  y  a  les  choses  que 
Dieu  lui-même  renferme  dans  une  catégorie  à  part,  dans  la  caté- 
gorie politique,  celle  de  César,  et  les  choses  qu'il  se  réserve  comme 
aft'ectant  les  rapports  de  la  conscience  individuelle  avec  lui-même. 


LES    KNSEIGNEMENTS    DK   JÉRUSALEM  293 

du  Christ  des  évangiles,  les  deux  domaines  de  l'État  et 
de  la  religion  sont  distincts.  Ou,  si  l'on  veut,  la  religion 
pure  et  vraie  est  celle  qui  n'a  point  de  solidarité  avec  le 
pouvoir  politique^  et  la  religion  intérieure  de  Jésus  ré- 
pond admirablement  à  la  définition.  Cette  parole,  qui 
établit  en  principe  la  distinction  des  deux  sphères,  dé- 
passe de  bien  haut  les  circonstances  et  la  situation  qui 
l'ont  provoquée.  Elle  est  d'une  hardiesse  et  d'une  moder- 
nité merveilleuses.  Ni  l'antiquité  ne  l'a  conçue ,  ni  le 
moyen-âge,  ni  les  siècles  qui  l'ont  suivi  avant  le  nôtre, 
ne  l'ont  comprise,  et  même  aujourd'hui;,  même  en  terre 
chrétienne,  il  s'en  faut  qu'elle  soit  passée  partout  dans 
les  institutions  et  dans  les  faits.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'elle  tend  à  les  pénétrer  et  qu'elle  est  une  des 
devises  de  l'avenir. 

D'après  les  évangiles,  les  pharisiens  ne  surent  que  ré- 
pliquer, et  en  réalité  il  leur  eût  été  difficile  de  soutenir 
la  thèse  opposée  sans  démentir  leur  ligne  de  conduite  à 
eux-mêmes.  Quant  aux  hérodiens,  dont  nous  ignorons 
l'opinion  sur  ce  point  spécial,  mais  qui  probablement  fai- 
saient valoir  auprès  du  peuple  qu'avant  la  déposition 
d'Archélaiis  il  payait  ses  impôts,  non  à  un  souverain 
étranger,  mais  à  un  prince  du  pays,  ils  n'insistèrent  pas 
davantage.  Ce  fut  au  tour  des  sadducéens  d'entrer  en 
lice  et  de  se  mesurer  avec  le  prophète  que  leurs  rivaux 
n'avaient  pu  réduire  au  silence. 

Si  Ton  se  rappelle  l'esquisse  que  nous  avons  tracée  du 
sadducéisme  et  de  ses  principes  distinctifs,  on  sera  moins 
étonné  de  l'historiette  mi-plaisante,  mi-sérieuse,  que  des 
sadducéens  jugèrent  habile  de  racontera  Jésus  dans  l'es- 
poir qu'il  ne  saurait  résoudre  la  difficulté  qui  en  résultait. 
Il  est  plus  que  probable  que  Tanecdote  avait  été  forgée  de 


294  JÉSUS    DE    NAZARETH 

toutes  pièces,  mais  logiquement  il  suffisait  qu'elle  fût 
possible  K  Dans  la  croyance  populaire,  élaborée  parles 
scribes  et  chaleureusement  adoptée  par  les  pharisiens, 
Tavènement  du  Messie  devait  être  signalé  par  la  résur- 
rection des  corps,  les  deux  choses  étaient  même  indisso- 
lublement rattachées  l'une  à  l'autre.  La  résurrection  des 
corps  confiés  à  la  terre  était  la  seule  forme  sous  laquelle 
les  Juifs  de  Palestine  concevaient  la  vie  future.  L'idée 
platonicienne  de  l'immortalité  de  l'âme  était  complète- 
ment en  dehors  de  leur  horizon.  Si,  par  très  rare  excep- 
tion, un  héros  de  la  tradition  sacrée,  tel  que  Enoch, 
Moïse  ou  Élie,  échappait  à  la  loi  commune  de  la  mort,  il 
était  enlevé  au  ciel  en  chair  et  en  os.  Les  sadducéens, 
sceptiques,  tout  au  moins  très  froids  au  sujet  de  l'attente 
messianique,  rejetaient  carrément  la  résurrection  des 
corps,  et  par  conséquent  l'idée  d'une  vie  future  cons- 
ciente et  active.  En  leur  qualité  de  conservateurs  de  la 
vieille  foi  d'Israël,  ils  en  restaient  à  l'ancienne  notion  du 
scheol,  du  grand  abîme  souterrain  où  dorment  tous  les 
morts  d'un  sommeil  égal  et  sans  réveil.  C'était  un  de 
leurs  principaux  thèmes  de  controverse  avec  les  phari- 
siens. Les  écoles  de  tendance  prosaïque,  réaliste,  empi- 
rique, sont  toujours  fertiles  en  combinaisons  de  faits, 
inventées  pour  mettre  dans  l'embarras  leurs  adversaires 
plus  idéalistes  et  plus  poètes.  Il  devait  circuler  parmi 
les  sadducéens  plusieurs  «  bonnes  histoires  »  destinées 
à  montrer  que  la  doctrine  de  la  résurrection  des  corps 
n'avait  pas  le  sens  commun.  Voici  donc  celle  qu'ils  vin- 
rent débiter  à  Jésus,  persuadés  d'avance  que  le  prédica- 
teur du  prochain  Royaume  de  Dieu  croyait  fermement  à 
cette  résurrection. 

1  Marc  XII,  18-27  ;  Matth.  XXll,  23-33  ;  Luc  XX,  27-38. 


LES   ENSEIGNEMENTS   DE   JÉRUSALEM  295 

On  sait  que  dans  l'ancien  Israël  la  loi  dite  du  Lévirat 
faisait  aubeau-frère  d'une  veuve  Tobligation  de  ré[)Ouser 
lorsque  son  mari  était  mort  sans  laisser  d'enfants  K  Or, 
dirent-ils  à  Jésus,  un  mari,  l'aîné  de  sept  frères,  mourut 
sans  postérité.  Sa  femme  devint  donc  celle  du  puîné.  Ce 
second  mariage  fut  également  stérile  et  brisé  parla  mort, 
elle  fut  donc  épousée  par  le  troisième  frère  ;  pour  la 
même  raison,  elle  dut  l'être  successivement  par  tous, 
de  sorte  que,  morte  la  dernière,  elle  se  trouva  avoir 
épousé  les  sept  frères  l'un  après  l'autre.  «  Duquel 
«  donc  sera-t-elle  la  femme  lors  de  la  résurrection , 
«  quand  on  ressuscitera  ?  Tous  les  sept  l'ont  eue  pour 
«  femme  !  » 

Il  est  certain  que  l'historiette  frappait  d'un  coup  droit 
la  notion  naïvement  grossière  de  la  résurrection  telle 
qu'on  se  la  représentait  ordinairement.  Ceux  qui  avaient 
adopté  cette  croyance,  et,  à  l'exception  de  [la  petite  mi- 
norité sadducéenne,  c'était  à  peu  près  tout  le  monde  juif, 
ne  réfléchissaient  pas  que  la  pleine  reconstitution  de  l'or- 
ganisme corporel  impliquait  la  reproduction  intégrale 
de  la  vie  actuelle,  avec  son  fonctionnement  physiolo- 
gique, ses  besoins,  ses  désirs,  ses  satisfactions  ou  ses 
privations,  en  un  mot  sa  pure  et  simple  répétition  ^.  Il 
faut  savoir  bon  gré  aux  sadducéens  d'avoir  adressé  à 
Jésus  leur  question  bizarre.  Nous  ne  saurions  pas  sans 
cela  si  le  génie  intuitif  de  Jésus  l'avait  conduit  à  se  faire  de 


1  Deutér.  XXV,  5. 

2  Ce  fut  toujours  un  des  grands  embarras  des  partisans  du  dogme 
de  la  résurrection  des  corps  que  d'expliquer  à  quoi  pourraient  servir 
éternellement  des  membres,  des  organes,  toute  une  constitution 
physique  sans  rapport  avec  l'existence  supérieure  destinée  aux  res- 
suscites. V.  les  curieux  chapitres  du  traité  de  Tertullien  De  Resur- 
rectione  carnis. 


296  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Texistence  après  la  mort  une  idée  moins  matérialiste  que 
celle  dont  la  doctrine  vulgaire  de  la  résurrection  des 
corps  était  l'expression.  Quand,  en  d'autres  occasions, 
Jésus  parie  de  la  vie  future,  c'est  d'une  manière  géné- 
rale, sans  contredire  les  croyances  populaires,  sans  les 
confirmer  explicitement  non  plus.  Nous  voyons  toutefois 
dans  sa  réponse  aux  sadducéens  que,  sans  en  avoir 
encore  faitle  sujet  d'un  enseignement  direct,  il  avait  net- 
tement envisagé  le  problème.  Pour  lui  la  certitude  de  la 
vie  future  avait  une  base  religieuse.  C'est  dans  le  rapport 
spécial  unissant  l'homme  à  Dieu  qu'elle  trouve  sa  démons- 
tration, pour  mieux  dire  qu'elle  devient  un  fait  évident 
de  conscience.  Nous  estimons  qu'il  a  mis  le  doigt  sur 
la  vraie  solution  du  mystérieux  problème.  Du  point  de 
vue  exclusivement  scientifique  et  intellectuel,  s'il  n'y  a 
pas  d'argument  péremptoire  contre  la  survivance  de 
l'homme  dans  une  économie  différente  de  celle  où  nous 
vivons  et  qui  n'est  qu'une  facette  de  l'immensité  réelle, 
il  n'y  en  a  pas  non  plus  qui  élève  cette  précieuse  affir- 
mation à  la  hauteur  de  l'évidence.  Même  l'argument  tiré 
du  conflit  qui  se  pose  sur  le  terrain  moral  entre  l'instinct 
de  conservation  et  l'exigence  du  dévouement  absolu  au 
devoir,  fait  de  la  vie  future  un  postulat  selon  nous  très 
logique,  en  ce  qu'il  résout  de  la  seule  manière  conce- 
vable la  contradiction  posée  par  deux  ordres  de  faits 
également  naturels,  mais  il  n'en  fait  pas  une  certitude 
Immédiate.  Il  en  est  autrement  pour  l'homme  q.ui  se  sent 
l'objet  direct  et  personnel  de  l'amour  éternel  et  tout 
puissant,  sollicitant  sa  confiance  et  son  amour.  Quand 
on  se  sent  aimé,  on  se  confie  avec  assurance  à  qui  nous 
aime  ;  de  même  un  tel  homme  ne  peut  admettre  l'anéan- 
tissement de  sa  personnalité  que  Dieu  aime,  que  Dieu 
attire,  que  Dieu  veut.  Par  conséquent,  si  la  destruction 


LES    ENSEIGNEMENTS    DE    .lÉIlUSALEM  297 

par  la  mort  de  l'organisme  terrestre  est  un  fait  irrévo- 
cable et,  pour  raisons  faciles  à  déduire,  irréparable,  cet 
homme  sans  hésiter  conclut  à  une  transformation  de  son 
être  qui  se  réalisera  dans  un  organisme  nouveau  en  har- 
monie avec  ses  nouvelles  conditions  d'existence.  Mais 
la  possibilité  de  l'anéantissement  n'entre  plus  dans  son 
esprit. 

Ici  encore  nous  analysons,  nous  raisonnons  là  où, 
selon  toute  apparence,  Jésus  se  prononça  en  écoutant 
son  propre  instinct  divinateur,  guidé  par  l'extrême 
acuité  de  son  sens  religieux.  Ce  sont  là,  dans  tous  les 
cas,  les  idées  que  contient  sa  réponse  aux  sadducéens 
sous  une  forme  partiellement  empruntée  aux  procédés 
dialectiques  de  son  temps,  mais  laissant  clairement  en- 
trevoir sa  pensée  essentielle.  «  Vous  connaissez  mal  les 
«  Écritures»,  répondit-il  aux  .sadducéens,  «  et  vous  mé- 
«  connaissez  la  puissance  de  Dieu.  Dans  la  vie  ressus- 
«  citée  on  ne  se  marie  pas.  On  est  devenu,  comme  les 
«  anges  du  ciel,  fils  de  Dieu  en  vertu  de  cette  résurrec- 
<(  tion  qui  est  une  procréation  nouvelle  ^  Quant  à  la  ré- 
«  surrection  des  morts  elle-même  »  (évidemment,  d'après 
ce  qui  précède,  la  vie  future)^  «  n'avez-vous  pas  lu 
«  dans  le  livre  de  Moïse,  quand  il  était  devant  le  Buis- 
«  son  (révélateur)  :  «Je  suis  le  Dieu  d'Abraham,  le  Dieu 
«  d'Isaac  et  le  Dieu  de  Jacob  ^?  Or  Dieu  n'est  pas  Dieu 
«  des  morts,  il  est  Dieu  des  vivants,  car  tous  vivent 
«  dans  leur  rapport  avec  lui^  ». 

La  forme  du  raisonnement,  nous  le  répétons,  est  du 

^  Littéralement,  d'après  le  texte  de  Luc,  «  on  est  fils  de  Dieu» 
«  étant  fils  de  la  résurrection  ». 

2  Exode  m,  6. 

^  Luc  XX,  38  :  iravxsç  yàp  aùxq!)  ^waiv.  Le  datif  ici  exprime  le  but, 
la  direction,  le  rapport  d'appartenance  ou  d'affinité  spéciale. 


298  JÉSUS    DE   NAZARETH 

temps,  et  on  pourrait  en  contester  la  rigueur  au  nom 
d'une  logique  plus  moderne.  Ce  qui  demeure,  c'est  l'idée. 
L'homme,  dont  TÈternel  est  le  Dieu,  possède  dans  son 
rapport  personnel  avec  la  source  inépuisable  de  la  vie 
universelle  l'élément  nutritif  et  indélébile  de  sa  vie  per- 
sistante à  lui-même.  La  mort  corporelle  ne  peut  être 
qu'une  crise  de  l'existence.  Si  les  morts  ne  survivent  pas, 
Dieu  n'est  plus  leur  Dieu.  Car  on  ne  conçoit  pas  un  Dieu 
de  rien,  un  Dieu  du  néant.  En.  un  mot,  du  point  de  vue 
d'un  sentiment  religieux  très  intense  et  très  pur,  cette 
association  des  deux  idées,  appel  continu  de  Dieu  et  vie 
consciente  après  la  mort,  est  plus  qu'étroite,  elle  est 
indissoluble. 

Les  sadducéens  doivent  avoir  été  stupéfaits  à  leur 
tour  de  cette  manière  nouvelle  de  traiter  une  quesr 
tion  qu'ils  croyaient  résolue  d'avance  par  la  négation 
pure  et  simple.  Cette  controverse,  dont  Jésus  sortait 
encore  vainqueur,  lui  valut  les  sympathies  de  quelques 
scribes  dont  un  lui  posa  une  autre  de  ces  questions  que 
l'on  discutait  laborieusement  dans  les  écoles  rabbiniques, 
celle  qui  concernait  le  commandement  central  et  suprême 
de  la  Loi,  le  principe  religieux  et  moral  auquel  tout  le 
reste  devait  être  subordonné.  Jésus  avait  sa  réponse 
prête,  et  il  n'est  pas  douteux  que  depuis  les  premiers 
jours  de  sa  prédication  en  Galilée  ses  réflexions  per- 
sonnelles l'avaient  amené  à  condenser  sous  cette  forme 
la  loi  par  excellence,  de  laquelle  pourraient  très  facile- 
ment dériver  les  conditions  de  la  participation  au 
Royaume  de  Dieu  qu'il  annonçait  :  (c  Tu  aimeras  le 
«<  Seigneur  ton  Dieu  de  tout  ton  cœur,  de  toute  ton  âme 
<(  et  de  toute  ta  pensée.  C'est  là  le  grand  et  premier 
«  commandement^  et  le  second  lui  est  semblable  :  Tu 


LES   ENSEIGNEMENTS   DE   JÉRUSALEM  299 

«  aimeras  ton  prochain  comme  toi-même.  De  ces  deux 
«  commandements  dépendent  toute  la  Loi  et  les  pro- 
u  phètes  '.  »  Marc  seul  ajoute  ce  trait  curieux  :  le  Scribe 
qui  avait  interrogé  Jésus  se  montra  touché  de  la  réponse 
et  la  pesa  avec  une  attention  sympathique.  C'est  comme 
si  elle  eût  conquis  d^emblée  son  assentiment.  Il  aurait 
même  conclu,  ce  qui  était  certainement  dans  la  pensée 
de  Jésus,  que  ce  double  amour  de  Dieu  et  du  prochain 
«  valait  plus  que  tous  les  holocaustes  et  tous  les  sacri- 
«  fices  »,  et  Jésus  l'aurait  congédié  en  lui  disant  :  «  Tu 
«  n'es  pas  loin  du  Royaume  de  Dieu.  » 

Si  l'on  se  rappelle  que  la  prétention  initiale  de  Jésus 
est  d'  «  accomplir  »,  de  parachever^  en  les  sublimant  par 
leur  réduction  à  leur  idée-maîtresse,  «  la  Loi  et  les  pro- 
«  phètes  »,  c'est-à-dire  toute  l'institution  du  judaïsme 
traditionnel,  on  ne  saurait  attacher  trop  d'importance  à 
ce  résumé  formulé  par  lui-même  de  la  religion  essen- 
tielle. La  réflexion  du  scribe  que  la  loi  sacrificielle,  c'est- 
à-dire  sacerdotale  et  rituelle,  perd  son  importance  et 
par  conséquent  son  caractère  absolument  obligatoire  en 
présence  de  la  loi  souveraine,  rentrait  complètement 
dans  l'esprit  de  tout  l'enseignement  de  Jésus,  et  aussi 
dans  la  pratique  dont  il  donnait  l'exemple,  puisqu'il  ne 
sacrifiait  pas.  Avant  lui,  dans  les  écoles  des  scribes, 
notamment  dans  celle  de  Hillel,  on  avait  aussi  cherché  à 
résumer  la  Loi  en  la  ramenant  à  un  principe  central  et 

1  Matth.  XXll,  34-40  ;  Marc  XU,  28-34  ;  Luc  X,  25-29.  Luc  reporte 
cet  échange  d'idées  entre  le  scribe  et  Jésus  à  une  date  anté- 
rieure et  lui  donne  une  forme  assez  difîérente  en  mettant  d'une 
manière  peu  vraisemblable  la  réponse  dans  la  bouche  du  scribe 
interrogateur  lui-même.  C'est  qu'il  y  voit  l'introduction  à  la  para- 
bole du  Bon  Samaritain.  —  Les  deux  passages  réunis  ici,  détachés 
de  l'ensemble  de  la  Loi  dite  mosaïque,  se  trouvent  Deutér.  VI,  5, 
et  Lévit.  XIX,  18. 


300  JÉSUS    DE    NAZARETH 

c'était  bien,  sinon  avec  la  même  précision^  du  moins 
dans  la  même  direction,  qu'on  avait  tâché  de  résoudre 
la  question.  Mais  il  n'était  pas  entré  dans  l'esprit  des 
scribes  les  plus  libéraux  que  l'observation  du  comman- 
dement suprême  pût  avoir  pour  effet  d'émanciper 
l'homme  religieux  de  l'observation  scrupuleuse  de  toutes 
les  prescriptions  de  la  Loi,  quelque  étrangères  qu  elles 
pussent  être  à  l'amour  de  Dieu  et  du  prochain.  Le  scribe 
de  notre  diégèse,  s'il  a  parlé  comme  Marc  l'afflrme,  était 
une  rare  exception. 

Du  reste  l'originalité  de  la  réponse  de  Jésus  consiste 
bien  moins  dans  la  juxtaposition  des  deux  préceptes 
qu'il  déclare  fondamentaux  que  dans  l'égalité  et  même 
l'identité  qu'elle  stipule  entre  l'amour  de  Dieu  et  l'amour 
du  prochain  ou  de  l'homme.  Il  met  en  première  ligne  l'a- 
mour de  Dieu,  et  il  a  raison,  en  ce  sens  que  pour  aimer 
l'homme  qui  est  rarement  aimable,  il  faut  aimer  la  per- 
fection idéale  qui  est  en  Dieu,  dont  le  rayonnement  est  le 
Verbe  de  Dieu  se  révélant  à  l'âme,  et  considérer  l'homme 
à  la  lumière  de  cet  idéal  dont  malgré  sa  misère  il  porte  en 
lui  le  germe  et  la  virtualité.  L'homme,  même  dégradé, 
doit  être  aimé,  parce  qu'il  y  a  en  lui  l'empreinte  indélé- 
bile de  Taffinité  avec  Dieu.  C'est  donc  en  réalité  Dieu 
qu'on  aime  en  lui  ;  par  conséquent  l'amour  de  Dieu  est 
le  premier  et  le  plus  grand  commandement.  Supprimez 
l'idéal  qui  est  la  raison  commune  de  l'homme  et  de  Dieu, 
et  l'amour  de  l'homme  n'a  plus  de  raison  d'être.  L'athée 
bienfaisant,  généreux,  dévoué,  est  un  théiste  qui  s'ignore. 
Il  adore  la  lumière  sans  consentir  à  reconnaître  le  soleil. 
Mais,  d'autre  part,  il  ne  faut  pas  parler  d'amour  de  Dieu 
séparé  de  l'amour  de  l'homme.  C'est  une  contradiction 
semblable  à  celle  du  rêveur  qui  prétendrait  adorer  le 
soleil  et  n'aimerait  pas  la  lumière.  Le  mysticisme  faux 


LES    ENSEIGNEMENTS    DE   JÉRUSALEM  301 

OU  malsain  se  reconnaît  à  sa  voluptueuse  indifférence 
pour  l'activité,  les  aff'ections,  les  nécessités  et  les  souf- 
rances  humaines.  L'amour  de  Dieu  sans  l'amour  de 
l'homme  n'est  autre  chose  que  l'adoration  d'une  idole 
forgée  par  Tégoïsme  et  empanachée  par  l'imagination. 
Voilà  pourquoi  les  deux  commandements  suprêmes  sont 
de  rang  inégal  et  pourtant  semblables. 

Cet  intermède  qui  ferait  presque  croire  à  une  détente 
momentanée  entre  Jésus  et  le  parti  pharisien  de  Jérusa- 
lem n'était  pourtant  qu'une  de  ces  courtes  accalmies  qui 
parfois  marquent  le  milieu  d'une  tempête  et  ne  tardent 
pas  à  être  suivies  d'un  redoublement  de  la  tourmente. 
Dans  l'interrogation  du  scribe  et  la  réponse  de  Jésus  la 
question  messianique  n^était  pas  même  effleurée.  Malgré 
quelques  adhésions  réjouissantes,  mais  clairsemées, 
Jérusalem  ne  se  laissait  pas  conquérir.  Dans  la  capi- 
tale juive,  le  pharisaïsme  dominant  la  masse  et  Tin- 
fluence  sadducéenne  du  haut  clergé,  nonobstant  leur  an- 
tagonisme théorique,  s'étaient  fondus  pratiquement,  nous 
le  répétons,  dans  un  modus  vivendi  très  peu  logique, 
mais  commandé  par  l'impérieuse  nécessité  de  vivre  en 
paix  et  opposant  un  mur  impénétrable  à  la  prédication  du 
Royaume  de  Dieu  tel  que  l'entendait  le  prophète  venu  de 
Galilée.  On  l'écoutait  avec  curiosité,  quelques-uns  même 
avec  plaisir,  mais  c'était  ce  que  nous  appellerions  au- 
jourd'hui un  dilettantisme  de  gens  habitués  aux  discus- 
sions religieuses  et  les  regardant  se  succéder  sans  qu'il 
leur  vînt  un  moment  à  l'esprit  que  leurs  habitudes  en 
pussent  être  changées.  Pour  que  l'espoir  secret  de  Jésus 
eût  une  chance  sérieuse  de  réalisation,  il  aurait  fallu  un 
grand  mouvement  d'enthousiasme  comme  celui  qui  l'avait 
soutenu  en  Galilée,   et  les  succès  partiels  qu'il  pouvait 


302  JÉSUS    DE   NAZARETH 

remporter  n'aboutissaient  qu'à  aigrir  les  ressentiments 
des  hauts  fonctionnaires  du  Temple  qui,  depuis  l'affaire 
de  la  Purification,  faisaient  surveiller  et  même  espion- 
ner le  docteur  suspect.  Ses  idées^,  à  mesure  qu'ils  ap- 
prenaient à  les  connaître,  leur  paraissaient  subversives 
de  tout  l'établissement  juif.  Cependant  ils  attendaient 
encore  avant  de  prendre  une  décision,  cachant  leur 
jeu  avec  une  prudence  consommée  de  vieux  prêtres 
politiques,  et  la  lutte  ouvefte,  depuis  la  retraite  des 
sadducéens,  se  continuait  entre  Jésus  et  les  scribes  et 
les  pharisiens,  gardiens  intraitables  de  la  tradition. 

Les  croyances  messianiques,  à  Jérusalem  comme  ail- 
leurs^ bien  qu'elles  ne  fussent  pas  systématisées  par 
une  autorité  souveraine,  n'en  formaient  pas  moins  une 
sorte  de  masse  agglutinée,  extrêmement  résistante.  C'est 
sans  faire  d'allusion  directe  à  sa  propre  personne  que 
Jésus  s'en  prit  à  l'un  des  blocs  lapidaires  de  la  croyance 
généralement  admise,  point  de  doctrine  qui  se  reliait 
étroitement  au  messianisme  beUiqueux  et  temporel  dont 
il  ne  voulait  à  aucun  prix.  Nous  avons  dit  comment,  en 
s'appuyant  sur  quelques  passages  des  prophètes  déta- 
chés de  leur  sens  historique,  et  bien  qu'on  ne  connût 
plus  depuis  longtemps  de  descendants  du  roi  David,  on 
s'était  mis  en  tête  que  le  futur  Messie  serait  un  arrière- 
petit-fils  du  glorieux  et  populaire  Isaïde.  On  comprend 
tout  de  suite  la  relation  qui  existait  entre  cette  idée  et  le 
messianisme  vulgaire.  Le  descendant  de  David  était  son 
héritier  légitime,  le  roi  d'Israël  de  droit  divin,  et  son  pre- 
mier soin  serait  de  revendiquer  le  royaume  de  ses  pères 
au  nom  du  Dieu  tout  puissant  qui  les  en  avait  investis. 
Malheur  au  pouvoir  humain  quel  qu'il  fût  qui  oserait 
s'opposer  à  cette  revendication  que  des  légions  d'anges 
viendraient  appuyer  de  leurs  bras  invincibles  !  Battre  en 


LES   ENSEIGNEMENTS   DE   JÉRUSALEM  303 

brèche  la  doctrine  de  la  descendance  davidique  du  Mes- 
sie, c'était  un  premier  pas  dans  la  démolition  de  tout  ce 
messianisme  fantastique  dont  le  messianisme  de  Jésus 
était  l'antipode.  C'est  sans  doute  ce  qui  détermina  Jésus 
à  poser  celte  question  à  laquelle  à  son  tour  il  défiait  ses 
adversaires  de  répondre  '■  : 

«  Pourquoi  donc  les  scribes  disent-ils  que  le  Christ 
«  est  fils  de  David  ?  David  lui-même,  en  état  d'inspira- 
«  tion,  a  dit  :  Le  Seigneur  a  dit  à  mon  Seigneur  :  Assieds- 
«  toi  à  ma  droite  jusqu'à  ce  que  de  tes  ennemis  j'aie  fait 
«  ton  marchepied  -.  Si  David  appelle  le  Christ  son  Sei- 
((  gneur,  comment  peut-il  être  son  fils  ?  »  En  effet,  selon 
l'idée  antique,  le  fils  ne  peut  pas  être  le  Seigneur,  le 
maître,  le  supérieur  de  son  père.  Comme  le  psaume  en 
question  faisait  partie  des  citations  produites  par  les 
scribes  pour  donner  de  la  consistance  aux  espérances 
messianiques,  il  était  de  bonne  guerre  de  surprendre  sur 
un  pareil  point  l'enseignement  rabbinique  populaire  en 
flagrant  délit  d^incohérence  et  d'inconséquence.  Pour 
nouSj  ce  qui  est  plus  important^  c'est  la  déclaration  éma- 
née de  Jésus  lui-même  qu'il  ne  se  considérait  pas  comme 
descendant  de  David.  Ce  n'était  pas  à  ses  yeux  'une  rai- 
son pour  qu'il  renonçât  à  l'idée  d'être  un  jour  accepté 
comme  Messie.  Aussi  bien  le  Royaume  qu'il  voulait 
fonder  dans  les  âmes  se  passait  entièrement  de  cette 
filiation  dynastique  \ 

i  Marc  Xll,  35-37  ;  Matth.  XXII,  41-46;  Luc  XX,  41-44. 

2  Ps.  ex,  1.  Ce  psaume  ne  paraît  pas  remonter  plus  haut  que  la 
période  maccabéenne,  au  temps  des  triomphes  éclatants  de  la  dy- 
nastie asmonéenne.  Mais,  ici  comme  partout,  Jésus  admet  sans 
objection  la  tradition  de  son  temps  sur  les  livres  sacrés  et  par  con- 
séquent l'authenticité  davidique  de  l'ensemble  des  Psaumes. 

3  L'interprétation  orthodoxe  de  ce  fragment  a  toujours  été  une 
merveille  d'arbitraire.  Elle  revient  ordinairement  à  ceci  que  Jésus 


304  JESUS   DE   NAZARETH 

Un  autre  jour,  comme  il  sortait  du  Temple,  un  de  ses 
disciples  lui  en  iît  remarquer  les  pierres  énormes  et  les 
beaux  bâtiments*.  C'était,  en  effet,  un  superbe  édifice 
que  le  Temple  reconstruit  par  Hérode  le  Grand.  Il  avait 
son  rôle  désigné  dans  le  drame  messianique  attendu. 
C'est  dans  son  enceinte  que  ^égerait  le  Messie  pour 
dicter  de  là  ses  lois  à  l'univers.  Jésus  aurait  répondu: 
Vois-tu  ces  immenses  constructions  ?  11  tfen  restera  pas 
pierre  sur  pierre  !  C'est  probablement  à  cette  occasion 
qu'il  aurait  proféré  sur  le  Temple  une  parole  hardie,  que 
les  synoptiques  ne  reproduisent  pas,  mais  qui  lui  fut  re- 
prochée lors  de  son  interrogatoire  dirigé  par  Caïphe 
et  qui  est  confirmée,  bien  que  très  mal  interprétée, 
par  le  quatrième  évangéliste  2.  Elle  a  dû  revenir  à 
ceci  :  Rien  de  ce  qui  est  bâti  de  main  d'homme  n'est  in- 
destructible ;  mais  lors  même  que  ce  temple  serait  dé- 
truit, en  trois  jours  (c'est-à-dire  en  peu  de  temps)  j'en 


voulait  par  sa  question  amener  les  scribes  à  reconnaître  que  le 
Messie  devait  être  quelque  chose  de  plus  qu'un  descendant  de  David,  ce 
que  les  scribes  n'avaient  aucune  raison  de  contester,  mais  surtout 
ce  qui  est  tout  à  fait  en  dehors  de  la  question.  Le  raisonnement  de 
Jésus  aboutit  à  ceci  que  le  Christ  ne  peut  pas  être  fils  de  David,  rien 
de  plus,  rien  de  moins.  —  Ce  qui  prouve  l'historicité  de  ce  curieux 
incident,  c'est  que,  très  peu  d'années  après  la  mort  de  Jésus,  il 
n'était  déjà  plus  compris  et  que,  dès  le  premier  siècle,  les  chrétiens 
s'évertuaient  à  dresser  à  leur  Messie  des  généalogies  davidiques. 
Celles  du  premier  et  du  troisième  évangiles  enfontfoi.  M.Holtzmann, 
dans  son  Commentaire,  cite  un  bien  singulier  fragment  talmudique 
(Midrasch  Bereschit  Rabba  SUT  Gen.  XY\1\,  1),  aidant  à  bien  com- 
prendre le  sens  de  l'argumentation  de  Jésus  :  Le  Messie  s'asseoira  à 
la  droite  de  Dieu  comme  il  est  dit  au  Ps.  CX,  1,  et  le  patriarche 
Abraham  à  la  gauche,  et  alors,  tout  honteux,  le  patriarche  s'écriera  : 
Seigneur,  le  fils  de  mon  fils  David  siège  à  ta  droite,  et  moi  seule- 
ment à  ta  gauche  ! 

'  Marc  XIU,  1-2  ;  Matth.  XXIV,  1-2  ;  Luc  XXI,  5-6. 

«  Jean  II,  19. 


LES    ENSEIGNEMENTS   DE   JÉRUSALEM  305 

aurai  rebâti  un  autre.  Cette  parole  dut  frapper  et  effrayer 
à  la  fois  ses  auditeurs.  Elle  émettait  une  supposition 
dont  la  seule  pensée  les  faisait  frémir.  Jésus  voulait  évi- 
demment parler  du  grand  sanctuaire  invisible  où  il  espé- 
rait faire  entrer  avec  lui  l'humanité.  La  malveillance 
s'empara  de  cette  sublime  déclaration,  la  déforma  et 
en  fit  une  menace  dirigée  contre  l'existence  même  du 
Temple.  Jésus  a  pu  certainement  comprendre  cet  édifice 
dans  les  appréhensions  que  lui  inspirait  l'état  religieux 
de  son  pays.  Mais  il  est  douteux  ou  plutôt  bien  impro- 
bable qu'il  ait  prédit  en  termes  si  clairs  trente-six  ans  à 
l'avance  un  événement  que  personne,  pas  même  les  chré- 
tiens \  ne  croyait  possible  à  la  veille  de  sa  réalisation  et 
qui  trompa  Tattente  même  du  chef  qui  commandait  l'armée 
romaine  sous  les  murs  de  Jérusalem. 

Mais  ici  s'ouvre  pour  nous  un  nouveau  chapitre  où  il 
faut  nous  occuper  de  ce  qui  fut  aux  premiers  siècles  de 
l'Église  le  thème  favori  des  fidèles  et  de  leurs  docteurs. 
Quand  viendrait  enfin  le  Royaume  de  Dieu?  Ou  plus  pré- 
cisément, quand  le  Messie  crucifié  et  ressuscité  revien- 
drait-il dans  sa  gloire  pour  établir  sa  domination  sur  la 
terre  entière  et  faire  régner  les  siens. avec  lui?  A  quels 
signes  pourrait-on  reconnaître  que  la  fin  du  monde  actuel 
était  à  la  veille  de  s^opérer?  Le  seigneur  Jésus  n'avait-il 
donc  rien  dit  de  ces  signes  précurseurs  ni  de  la  date 
où  la  grande  révolution  s'accomplirait  ?  Les  évangiles, 
surtout  les  trois  premiers,  —  car  le  quatrième  est  rela- 
tivement très  sobre  sur  ce  point  —  contiennent  de  nom- 
breuses prédictions  de  Jésus  relatives  aux  choses  des 
derniers  temps,  et  nous  devons  les  examiner  aussi. 

1  Comp.  Apoc.  XI,  1-2. 


JÉSUS  DE  NAZAR.  —  Il  20 


CHAPITRE  m 


LES  CHOSES  FINALES 


Depuis  qu'on   est  habitué  dans  la  critique  indépen- 
dante à  lire  les  évangiles  sans  se  laisser  éblouir  par  le 
préjugé  de  leur  inspiration  surnaturelle,  on  a  quelque 
peine  à  comprendre  que,  pendant   tant  de  siècles,  les 
interprètes  les  plus  perspicaces  ne  se  soient  pas  même 
aperçus  de  ce  qui  ressort  si  clairement  des  textes  du 
Nouveau  Testament  relatifs  à  l'eschatologie,  c'est-à-dire 
aux  «  choses  Anales  » .  Les  prédictions  de  Jésus  rap- 
portées par  les  évangiles  concernant  la  fin  prochaine  du 
monde  tel  qu'il  était  constitué  de  son  temps,  l'annonce 
de  son  propre  retour  non  moins  prochain,  le  jugement 
messianique  devant  suivre  cette  apparition  glorieuse  du 
Christ  naguère  crucifié  et  revenant  victorieux  sur  les 
nuées  du  ciel,  ces  prédictions  ne  se  sont  pas  réalisées. 
L'humanité,    depuis  dix-huit   siècles,   a  poursuivi  son 
évolution  historique,  souvent  troublée  par  de  violentes 
secousses,  mais   toujours  dans  les   mêmes  conditions 
essentielles.  Le  monde  n'a  pas  changé  de  constitution 
physique.  Les  nuées  n'ont  pas  cessé  de  se  succéder  dans 
leur  défilé  intermittent,  soumis  au  seul  commandement 
du  vent  qui  souffle.  Aucune  d'elles  n'a  servi  de  véhicule 


LRS    CIIOSKS    FINALES  307 

au  Fils  de  l'homme  redescendant  du  ciel  pour  tenir  les 
grandes  assises  de  la  justice  divine.  En  vain  les  premières 
générations  chrétiennes,  aiguillonnées  par  une  attente 
fébrile,  ont  cru  discerner  à  plusieurs  reprises  les  signes 
annonciateurs  de  cette  clôture  de  l'histoire.  En  vain  celles 
qui  sont  venues  après  elles  ont  fait  crédit  en  quelque 
sorte  à  la  Sagesse  insondable  de  groupes   d'années  et 
même   de   siècles  entiers.  Rien  n'a  donné  la  moindre 
consistance  aux  rêves  de  l'Église  primitive,  et  à  la  fin 
on  n'y  a  plus  pensée  si  ce  n'est,  de  temps  à  autre^,  au 
sein  de  partis  et  de  sectes  excentriques.  Tout  en  conser- 
vant dans   ses   symboles,    comme  une   relique   de  ses 
anciennes   croyances,  l'article  du  retour  du  Christ  au 
dernier  jour  pour  juger  les  vivants  et  les  morts,  mais 
sans  parler  désormais  de  sa  proximité  \  l'Église  ortho- 
doxe, en  occident  comme  en  orient,   s'est  perpétuée  et 
conduite  comme  si  le  grand  cataclysme  était  indéfini- 
ment ajourné,  et  cette  prévision  n'exerce  depuis  long- 
temps aucune  influence  ni  sur  la  vie  de  ses  fidèles,  ni 
sur  les  entreprises  à  longue  échéance  de  ses  directeurs. 
Pourtant  les  textes  canoniques,  toujours  lus,  toujours 
vénérés,  en  parlent  toujours  comme  de  quelque  chose 
de  certain  et  d'imminent.   Plusieurs  même  s'expriment 
comme  si  la  génération  ou  tout  au  plus  le  siècle  té- 
moin de  la  vie  de  Jésus  ne  devaient  pas  s'achever  sans 
que  ce  coup  d'état  céleste  eût  imposé  au  monde  pervers 
les  arrêts  de  l'éternelle  justice  et  fondé  l'empire  inébran- 
lable des  élus    ou  plutôt   de   leur  roi  céleste  revenu 
sur   la  terre.   Ce   fut  l'espérance  commune  de  toutes 
les  fractions  de  la  première  chrétienté.  Il  n'est  pas  un 


^  V.  le  Symbole  dit  des  Apôtres,  ceux  de  Nicée  (325),  de  Cons- 
tantinople  (381)  et  celui  dit  d'Athanase  (viii'^  siècle)  ad  fin. 


308  JÉSUS   DE   NAZARETH 

livre  du  Nouveau  Testament  qui,  de  quelque  manière, 
directe  ou  indirecte,  ne  rende  témoignage  à  l'universa- 
lité de  cette  croyance.  Les  documents  reproduits  par  les 
évangiles  canoniques,  ces  évangiles  eux-mêmes^  les 
épîtres  de  Paul  et  même  les  écrits  johanniques  la  confir- 
ment. La  question  se  pose  donc  de  savoir  si  cette  illusion 
a  été  partagée  par  Jésus  lui-même.  A-t-il  réellement 
enseigné  que  sa  défaite  momentanée ,  achevée  par  sa 
mort  ignominieuse,  serait  suivie  peu  de  temps  après  par 
sa  réapparition  à  l'état  de  Messie  tout-puissant,  victorieux 
de  toute  résistance  et  souverain  juge  de  l'humanité?  La 
question  revient  même  plus  précise  encore  sous  cette 
forme  :  Après  avoir,  par  l'humilité  de  sa  vie  et  la  tragédie 
navrante  de  sa  Passion,  infligé  le  plus  éclatant  démenti 
au  messianisme  vulgaire^  Jésus  en  aurait-il  reporté  la 
réalisation  à  une  époque  ultérieure,  sans  en  fixer  la  date 
exacte,  mais  en  affirmant  qu'elle  ne  se  ferait  pas  long- 
temps attendre  ?  C'est  ce  qu'il  s'agit  d'examiner. 

Commençons  par  résumer  le  témoignage  des  évangiles. 

En  dehors  de  quelques  passages  isolés  qu'il  faut  en- 
visager aussi ,  l'enseignement  des  synoptiques  sur  les 
choses  finales  se  trouve  développé  dans  la  petite  apoca- 
lypse 1  qui,  dans  les  évangiles  de  Matthieu  et  de  Marc, 
termine  les  enseignements  de  Jésus  à  Jérusalem,  qui  les 
clôt  aussi  dans  celui  de  Luc,  mais  dont  chez  ce  dernier 
plusieurs  fragments  sont  disséminés  dans  le  récit  anté- 
rieur 'K  Cela  tient  à  ce  que  les  Logia  ont  aussi  contribué 

^  V.  pour  l'idée  qu'il  faut  se  faire  des  apocalypses,  au  chap.  XIII 
de  la  1"  partie,  vol.  I,  pp.  183-197.  Ce  sont  les  écrits  qui,  sous 
forme  de  révélations  mystérieuses,  déroulent  d'après  un  plan  qui 
embrasse  l'histoire  du  passé  la  série  des  événements  qui  précéde- 
ront et  accompagneront  l'établissement  du  royaume  de  Dieu^ 

2  Matth.  XXIV,  3-51  ;  Marc  XIII,  3-37  ;  Luc  XXI,  7-36,  plus  XII, 
36-48  ;  XVII,  22-23,  26-37. 


LES   CHOSES   FINALES  309 

à  la  composition  de  cette  apocalypse  synoptique  et  que 
Luc  en  a  réparti  quelques-uns  en  d'autres  endroits  de 
son  histoire.  On  remarquera  aussi  les  retouches  que  Luc 
a  fait  subir  au  texte  commun  pour  atténuer  le  plus  pos- 
sible les  contradictions  qu'il  présente  avec  l'histoire 
connue  au  moment  où  il  écrivait. 

Jésus,  assis  sur  le  mont  des  Oliviers,  est  interrogé 
par  ses  apôtres  sur  le  moment  de  la  catastrophe  qu'il 
leur  a  prédite  en  parlant  de  la  destruction  du  Temple 
dont  les  bâtiments  s'élèvent  en  face,  de  l'autre  côté  du 
val  profond  du  Gédron.  Ils  lui  demandent  aussi  quel  sera 
le  signe  annonciateur  de  son  avènement  et  de  la  fin  du 
monde  ^ 

Il  commence  par  les  mettre  en  garde  contre  les  faux 
Messies  qui  chercheront  à  capter  leur  confiance.  Ils  en- 
tendront parler  de  guerres  et  de  bruits  de  guerres.  Ce  ne 
sera  pas  encore  la  fin.  Car  il  y  aura  des  conflits  entre  les 
peuples  et  entre  les  empires,  et  des  tremblements  de 
terre,  et  des  famines,  et  des  troubles.  Ce  n'est  que  le 
commencement  des  douleurs.  Des  persécutions  achar- 
nées seront  dirigées  contre  les  siens.  Dans  une  même 
famille  des  frères  livreront  leurs  frères^  des  pères  leurs 
enfants.  Ses  disciples  seront  même  Tobjet  de  la  haine 
universelle.  Qu'ils  ne  s'inquiètent  pas  de  ce  qu'ils  pour- 
ront dire  devant  leurs  persécuteurs.  Le  Saint  Esprit  leur 
inspirera  des  réponses  victorieuses  ^  (Logia  :  Beaucoup 
chuteront  et  trahiront,  beaucoup  seront  induits  en  erreur 
par  de  faux  prophètes,  beaucoup  se  refroidiront  devant 
cette  recrudescence  de  l'iniquité,  Matt.  XXIV,  10-13.) 

1  Matth.  XXIII,  3  ;  Marc  XIII,  4  ;  Luc  XXI,  7. 

2  Ce  trait  manque  dans  Matthieu  qui  l'avait  déjà  reproduit  X, 
19-20. 


310  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Mais  l'Évangile  du  Royaume  devra  être  prêché  dans 
toutes  les  nations,  et  alors  viendra  la  jfin.  Le  grand  signe 
précurseur  sera  fourni  par  l'introduction  du  pSé^^uyjjLa  t^; 
£p-/]fjitôa£wç,  de  «  l'ordure  de  la  dévastation  »  dont  il  est 
parlé  au  livre  de  Daniel  (XI,  31  ;  XII,  11),  dans  le  «  lieu 
saint  »  (Matthieu),  «  là  où  il  ne  faut  pas  qu'elle  soit  » 
(Marc)  *.  Qu'alors  ceux  qui  seront  en  Judée  s'enfuient 
aux  montagnes,  que  tous  s'éloignent  le  plus  vite  qu'ils 
pourront.  Puisse  leur  fuite  ne  pas  s'effectuer  en  hiver  ^  ! 


1  C'était  évidemment  dans  l'esprit  des  deux  rédacteurs  le  point 
culminant  des  signes  précurseurs  de  la  fin.  Le  malheur  est  qu'il  est 
difficile  de  préciser  ce  qu'il  faut  entendre  par  là.  Il  est  d'abord  évi- 
dent que  l'on  regardait  la  profanation,  dont  il  est  parlé  dans  Daniel 
à  l'état  de  chose  présente,  comme  devant  encore  s'accomplir,  à  moins 
qu'on  ne  voulût  désigner  par  la  même  expression  une  seconde  pro- 
fanation du  même  genre  que  celle  qu'Antiochus  Épiphane  avait  fait 
subir  au  Temple  juif.  D'après  Josèphe  [Bell.  Jud.  II,  x),  Caligula  avait 
enjoint  à  Pétronius,  gouverneur  de  Syrie,  d'installer  ses  statues  dans 
le  Temple  pour  qu'on  les  y  adorât  ;  ce  qui  avait  rempli  d'horreur  le 
peuple  juif,  au  point  que  Pétronius  perplexe  avait  cru  devoir  ajourner 
l'exécution  de  l'ordre  impérial.  Cela  aurait  pu  lui  coûter  cher.  Il  fut 
tiré  de  souci  par  la  mort  de  Caligula  assassiné  l'an  41.  C'est  beau- 
coup trop  tôt  en  vue  de  ce  qui  va  suivre.  Au  surplus  le  dessein  de 
Caligula  ne  fut  pas  exécuté.  On  pouvait  croire  pourtant,  surtout  sous 
Néron,  à  l'imminence  de  la  même  calamité  ;  ou  bien,  après  la  des- 
truction du  Temple  sous  Vespasien  en  70,  au  projet  qui  ne  fut  réalisé 
que  sous  Adrien  en  132  d'élever  un  temple  payen  sur  le  même 
emplacement.  Luc  qui  ne  voit  pas  que  rien  de  semblable  ait  eu  lieu 
interprète  très  librement  «  l'ordure  de  la  dévastation  «  en  l'appli- 
quant aux  ravages  de  l'armée  romaine  lors  du  blocus  de  Jérusalem 
en  69-70  (Luc  XXI,  20). 

2  Marc  XIII,  18.  Matthieu  ajoute  (XXIV,  20)  ni  un  jour  de  sabbat, 
parce  qu'un  Juif  scrupuleux  s'interdisait  ce  jour-là  de  marcher  au- 
delà  d'une  limite  assez  restreinte.  Ce  scrupule  est  bien  étrange  dans 
la  bouche  de  Jésus.  —  Quant  à  l'hiver  dont  il  est  question  dans  les 
deux  évangiles,  sa  mention  s'explique  parce  que  dans  cette  saison 
les  chemins  défoncés  et  les  cours  d'eau  gonflés  s'opposent  à  une 
fuite  précipitée.  Cela  doit  être  mis  en  rapport  avec  des  circonstances 


LES   CHOSES    FINALES  311 

La  calamité  qui  sévira  en  ces  jours-là  n'a  pas  eu  et 
n'aura  pas  de  pareille.  Elle  amènerait  môme  la  fin  de 
toute  vie,  si  Dieu  n'en  devait  abréger  la  durée  normale 
pour  que  ses  élus  n'en  soient  pas  frappés  comme  les 
autres  hommes  *.  Qu'on  le  remarque  bien,  ceci  est  une 
précaution  du  narrateur.  La  calamité,  quand  il  écrivait, 
ne  sévissait  plus  ;  l'avènement  du  Messie  triomphant  se 
faisait  pourtant  toujours  attendre.  Mais  idéalement  elle- 
était  censée  durer  encore.  —  Luc,  encore  plus  prudent, 
fait  entrevoir  que  la  fin  sera  plus  tardive  qu'on  ne  le 
pensait  :  «  Jérusalem  sera  foulée  par  les  Gentils  (les  na- 
«  tions  payennes)  jusqu'à  ce  que  les  temps  des  Gentils 
«  soient  accomplis  ^  »  C'est  bien  vague  et  susceptible 
d'un  prolongement  indéfini. 

Alors  paraîtront  encore  de  faux  prophètes  et  de  faux 
Christs,  qui  feront  des  prodiges  et  des  miracles  tels  que 
les  élus  eux-mêmes  seraient  séduits,  si  cela  était  pos- 
sible. Mais  n'allez  pas  chercher  ces  imposteurs  aux 
endroits  solitaires  ou  cachés  (déserls  ou  sépulcres)  où 
ils  voudraient  vous  attirer.  L'apparition  du  Fils  de 
l'homme  sera  visible  partout,  comme  celle  de  l'éclair 
qui  se  fait  voir  de  tous  d'orient  en  occident.  Les  aigles 
ne  savent-ils  pas  voler  du  bout  de  l'horizon  vers  la  proie 
que  leurs  yeux  perçants  ont  aperçue  de  très  loin?  «  Là 
où  est  le  cadavre,  les  aigles  se  rassemblent  ^  » 

qui  signalèrent  l'exode  des  chrétiens  de  Jérusalem  à  l'approche  de 
l'armée  romaine.  Eusèbe  en  parle  {H.  Eccl.  III,  v,  3). 

1  Comme  il  faut  que  les  élus  régnent  sur  un  monde  renouvelé 
il  faut  aussi  qu'ils  soient  épargnés  par  la  catastrophe.  Donc  celle-ci 
doit  être  limitée  dans  sa  durée. 

2  Luc  XXI,  24. 

^  Ceci  a  dû  être  une  expression  proverbiale  usitée  à  propos  des 
choses  qui  n'ont  besoin  ni  d'enseigne  ni  de  réclame.  L'avertissement 
concernant  les  pseudo-Christs  et  les  pseudo-prophètes  doit  viser  les 


312  JÉSUS   DE   NAZARETH 

Cependant  l'accalmie  prévue  par  les  deux  premiers 
synoptiques  ne  pouvait  être  longue.  Eùestoç,  «  immédia- 
«  tement  après  »  cette  calamité,  dit  Matthieu  (Marc  dit 
«  en  ces  jours-là  ^  »),  arriveront  les  perturbations  du 
monde  physique  annoncées  par  les  anciens  prophètes 
dans  leur  langage  imagé,  pris  ici  tout  à  fait  à  la  lettre, 
le  soleil  qui  s'obscurcit,  la  lune  qui  s'éteint,  les  étoiles 
qui  tombent,  les  puissances  du  ciel  qui  sont  ébranlées 
(Luc  ajoute,  XXI,  25-26  :  Les  angoisses  des  peuples  au 
son  des  mugissements  de  la  mer).  C'est  alors  qu'on 
verra  paraître  le  Fils  de  l'homme  sur  les  nuées,  revêtu 
de  puissance  et  de  gloire.  Et  il  enverra  ses  anges  ras- 
sembler ses  élus  des  quatre  coins  du  ciel. 

Tels  sont  les  signes  annonciateurs  demandés.  Quand 
on  voit  s'amollir  les  branches  du  figuier  et  ses  feuilles 
pousser,  on  en  conclut  que  l'été  est  proche,  je  vous  dis 

EN  VÉRITÉ  QUE  CETTE  GÉNÉRATION  NE  PASSERA  PAS  AVANT 

QUE  TOUT  GELA  NE  SOIT  ARRIVÉ.  Cette  assertiou  est  for- 
melle chez  les  trois  synoptiques  (Luc  XXI,  32  ;  Marc  XIII, 
30;Matth.  XXIV,  34). 

On  dira  que  si  ces  paroles  impliquent,  sans  le  trop 
préciser,  un  terminus  ad  quem  qui  ne  peut  être  dépassé 
indéfiniment,  elles  ne  répondent  pas  exactement  à  la 
question  posée  par  les  interlocuteurs  de  Jésus  :  Quand 
ces  choses  arriveront-elles?  —  Avantque  la  génération 
actuelle  ait  disparu,  voilà  tout  ce  qu'on  en  peut  dire  ; 
«  quant  au  jour  et  à  l'heure,  nul  ne  les  connaît,  pas 
«  même  les  anges  du  ciel,  mais  le  Père  seul  2». 

entreprises  de  certains  fous  ou  de  charlatans  qui  se  donnaient  pour 
Messies  ou  prophètes  de  la  délivrance.  Comp.  Act.  V,  36  ;  VllI,  9-10  ; 
XXI,  38. 

1  Matth.  XXIV,  29  ;  Marc  XIII,  24. 

^  Matth.  XXIV,  36.  Marc  XIII,  32  ajoute  pas  même  le  Fils,  à  l'éton- 


LES   CnOSES    FINALES  313 

Par  conséquent  il  faut  être  vigilant,  ne  pas  s'endormir 
dans  la  licence  ou  les  soucis  du  monde,  avoir  toujours 
présent  à  l'esprit  que  le  «  jour  du  Seigneur  vient  comme 
((  un  larron  dans  la  nuit  »  et  que  les  serviteurs  du  maître 
absent,  qui  en  partant  leur  a  distribué  leurs  tâches  res- 
pectives, doivent  être  éveillés  à  l'heure  où  il  rentrera. 

Car  ce  sera  comme  aux  jours  de  Noé.  On  mangeait, 
on  buvait,  on  se  mariait,  sans  se  douter  de  l'imminence 
du  déluge,  ou  comme  aux  jours  de  Sodome  où  nul  ne 
prévoyait  l'engloutissement  subit  de  la  ville  coupable. 
Il  en  sera  de  même  à  l'avènement  du  Fils  de  l'homme. 
—  Ce  dernier  trait  manque  dans  Marc  et  se  trouve  re- 
produit dans  un  autre  encadrement  Luc  XVII,  26-30. 
Il  doit  donc  venir  des  Logia,  de  même  que  la  prédiction 
obscure  des  deux  hommes  dans  le  même  champ  ou  dans 
le  même  lit  dont  l'un  sera  pris  et  l'autre  laissé,  des  deux 
femmes  tournant  la  même  meule  dont  l'une  sera  prise  et 
l'autre  laissée  ^.  Cela  doit  vouloir  dire  que  le  salut  et  le 
rejet  ne  dépendront  ni  du  lieu,  ni  de  l'identité  de  l'œuvre 
à  laquelle  on  se  livre,  mais  de  conditions  intérieures  et 

nement  et  parfois  au  scandale  des  copistes  orthodoxes  dont  quelques- 
uns  ont  supprimé  cette  addition.  Il  est  certain  qu'elle  est  parfaite- 
ment arienne.  C'est  précisément  pour  cela  que  je  doute  fort  de  son 
authenticité,  bien  que  l'idée  qu'elle  exprime  soit  tout  à  fait  dans 
l'esprit  de  la  déclaration  oil  elle  est  insérée.  Marc  ne  connaît  pas 
plus  «  le  Fils  »  tout  court,  au  sens  métaphysique  arien,  qu'au  sens 
orthodoxe.  Il  est  presque  plaisant  de  voir  l'embarras  où  ce  texte 
plonge  Bossuet  qui  ne  l'envisage  qu'«  en  tremblant  ».  C'est  après 
d'infinies  précautions  oratoires  qu'il  le  paraphrase  de  la  sorte  :  «  Je 
«  vous  ai  prédit  tout  ce  qu'il  fallait  que  vous  sussiez.  Si  je  dis,  pour 
«  vous  renfermer  dans  ces  bornes,  que  je  ne  sais  pas  le  reste,  j'ai 
«  mes  raisons  de  parler  ainsi  selon  la  charge  qui  m'est  imposée, 
«  selon  le  personnage  que  je  fais  [Méditât,  sur  rÈvang.,  79"^"  journée). 
Par  conséquent,  selon  i'évêque  de  Meaux,  quand  Jésus  a  dit  qu'il 
ignorait,  il  a  menti,  puisqu'il  savait,  et  il  «  faisait  un  personnage  ». 
1  Luc  XVU,  34-36  ;  Matth.  XXIV,  40-41. 


314  JÉSUS   DE   NAZARETH 

invisibles.  La  comparaison  avec  le  voleur  venant  inopi- 
nément dans  la  nuit  est  reprise  ou  plutôt  se  présente 
dans  ce  fragment  distinct  sous  une  forme  un  peu  diffé- 
rente, et  le  tout  se  termine  par  l'opposition  des  deux 
intendants,  l'un  fidèle  et  dirigeant  consciencieusement 
la  maison  pendant  l'absence  du  maître  ;  l'autre,  sous 
prétexte  que  le  maître  tarde  à  venir,  maltraitant  les  ser- 
viteurs et  les  servantes  et  surpris  en  pleine  débauche 
par  son  retour  imprévu.  Le  premier  sera  richement  ré- 
compensé-, le  second  rudement  châtié  K 

Tel  est  l'exposé  que  Jésus  aurait  fait  à  ses  disciples  de 
ce  qui  arriverait  après  sa  disparition.  Il  faut  se  rendre  à 
cette  évidence  que  tout  cet  enseignement  suppose  la 
proximité  de  ces  événements  qui  devront  se  réaliser 
avant  l'extinction  de  la  génération  dont  Jésus  a  fait  partie 
lui-même.  On  peut  sans  doute  avec  quelque  complaisance 
prolonger  la  durée  de  cette  génération  jusqu'à  la  fin  du 
siècle.  Il  n'en  ressort  pas  moins  que  ces  prédictions  ont 
été  erronées.  Les  évangélistes  et,  avant  eux,  les  auteurs 
des  documents  qu'ils  ont  reproduits  vivaient  évidemment, 
au  moment  où  ils  écrivaient,  dans  la  persuasion  qu'on 
était  à  la  veille  de  ce  qu'on  appelait  la  parousie  (appa- 
rition) ou  l'avènement  du  Christ  triomphant.  Il  y  a  du  reste 

1  Matth.  XXIV,  37-51  ;  Luc  XVll,  26-27,  34-36  ;  Xll,  39-46.  —  Les 
fragments  tirés  des  Logia  et  intercalés  dans  l'apocalypse  du  Prôto- 
Marc  seraient  donc:  1°  Matth.  XXIV,  11-12,  faux  prophètes  et  recru- 
descence de  l'àvojjLÎa  ;  2°  26-28,  les  faux  Messies  qu'il  ne  faut  pas 
aller  trouver;  enfin  3°  le  dernier  fragment  résumé,  37-51.  La  para- 
bole des  Dix  Vierges,  celle  des  Talents  et  la  belle  description  du 
Jugement  suprême  Matth.  XXV,  31-46,  terminaient  donc  dans  le 
recueil  primitif  cette  partie  finale  des  Logia,  bien  moins  apocalyp- 
tique de  tournure  que  les  descriptions  de  la  fin  des  choses  communes 
aux  trois  synoptiques,  bien  qu'elle  repose  sur  une  même  manière 
de  considérer  l'avenir  prochain. 


LES   CUOSES   FINALES  315 

dans  les  récits  évangéliques  antérieurs  aux  chapitres  que 
nous  venons  d'analyser  quelques  confirmations  isolées 
du  mênne  point  de  vue  ;  par  exemple,  Matth.  X,  23,  les 
apôtres  n'auront  pas  achevé  d'évangéliser  toutes  les 
villes  d'Israël  avant  que  le  Fils  de  l'homme  ne  soit  venu  ; 
XVI,  28  et  parall.,  il  en  est  parmi  ceux  à  qui  Jésus 
s'adresse  qui  ne  mourront  pas  avant  d'avoir  vu  le  Fils  de 
l'homme  venir  en  son  royaume  *. 

Malgré  ces  évidences  les  anciens  exégètes  n'ont  jamais 
voulu  reconnaître  que  si  Jésus  a  tenu  le  langage  que  les 
évangiles  lui  prêtent,  il  s'est  gravement  trompé  dans  ses 
perspectives.  Ils  ont  refusé  de  voir  que^,  même  dans  le 
récit  qui  tient  le  plus  compte  de  la  réalité  historique,  celui 
de  Luc,  la  prise  et  le  sac  de  Jérusalem  ne  peuvent  être 
séparés  très  longtemps  du  retour  du  Christ.  Ils  ont  re- 
levé les  incontestables  allusions  que  font  quelques- 
uns  des  traits  de  la  prédiction  à  quelques  événements 
du  premier  siècle,  mais  en  quoi  cela  atténue-t-il  l'er- 
reur de  la  proximité  du  retour  du  Christ  ?  Ils  ont 
recouru  aux  applications  mystiques  en  disant  que  ce  re- 
tour est  permanent  dans  l'âme  de  ses  fidèles,  comme 
si  cette  idée  avait  quelque  chose  de  commun  avec  le 
retour  unique,  visible,  à  jour  fixe,  qui  nous  est  pro- 
posé. Ils  ont  voulu  que  cette  venue  inopinée  du  Fils  de 
l'homme  ne  fût  autre  chose  que  la  mort  qui  vient  si  sou- 
vent nous  frapper  à  l'improviste,  comme  s'il  était  ques- 
tion de  la  mort  dans  cette  description  de  la  réapparition 

*  On  serait  tenté  d'ajouter  la  réponse  de  Jésus  à  Caïphe,  Matth. 
XXVI,  64.  Je  pense  que  ce  serait  à  tort,  précisément  parce  qu'il  est 
question  de  quelque  chose  de  tout  à  fait  immédiat  et  que  les  autres 
passages  stipulent  une  période  d'attente  relativement  prolongée, 
bien  que  limitée  à  la  durée  de  la  génération  contemporaine. 
Nous  retrouverons  cette  réponse  à  Caïphe  dans  l'histoire  de  la  Pas- 
sion. 


316  JÉSUS   DE   NAZARETH 

du  Christ  dont  tous  les  vivants  seront  les  témoins.  Ad- 
mettons que  les  prédicateurs  puissent  donner  dans  leurs 
exhortations  ce  tour  édifiant  à  l'apocalypse  des  synop- 
tiques, mais  ne  prétendons  pas  qu'ils  en  reproduisent  ainsi 
le  sens  réel. 

S'il  n'y  avait  pas  des  considérations  qui  nous  sem- 
blent péremptoires  contre  l'authenticité  de  ces  ensei- 
gnements en  tant  que  personnels  à  Jésus,  il  faudrait 
passer  condamnation.  Jésus  aurait  donc  reporté  dans  un 
avenir  imaginaire  ce  messianisme  théâtral  et  violent 
qu'il  avait  si  nettement  répudié  pendant  sa  vie  terrestre. 
Il  en  aurait  seulement  ajourné  l'échéance  et,  dans  un 
rêve  enivrant  de  grandeur,  il  se  serait  contemplé  d'a- 
vance sous  les  traits  de  l'empereur  céleste  venant  inau- 
gurer sa  domination  sur  tous  les  royaumes  de  la  terre  et 
toute  leur  gloire.  Sans  doute  ce  ne  serait  pas  une  raison 
pour  refuser  ses  sympathies  à  l'idéal  de  la  religion 
éternelle  proclamée  par  lui  indépendamment  de  toute 
prévision  de  ce  genre.  Cet  idéal  qu'il  a  fait  resplendir 
aux  yeux  de  l'esprit  avec  son  inexprimable  beauté  se- 
rait toujours  le  même.  La  preuve  en  est  dans  cette  cri- 
tique inconsciente  de  la  chrétienté  qui  n'a  ni  senti  ni 
voulu  voir  cette  contradiction  patente  et  l'a  mise  tacite- 
ment hors  de  son  horizon.  Mais  il  en  résulterait  malgré  tout 
une  diminution  regrettable  de  celui  qui,  en  proclamant  ses 
principes  de  religion  intérieure  et  purement  morale,  leur  a 
communiqué  la  chaleur  de  sa  propre  vie.  Après  avoir  com- 
mencé par  annoncer  la  religion  essentielle,  tirée  de  la  con- 
science même  de  l'humanité  religieuse  ;  après  avoir  affirmé 
qu'en  vertu  de  sa  vitalité  indestructible  cette  religion, 
ce  royaume  invisible  des  âmes  cherchant  Dieu  et  le  trou- 
vant au  fond  d'elles-mêmes  comme  au  plus  haut  des 
cieux,  était  destinée  à  triompher  de  tout,  il  aurait  fini 


LES  CHOSES   FINALES  317 

par  donner  dans  la  chimère.  Si  ce  n'est  pas  impossible, 
il  faut  avouer  que  c'est  bien  étrange.  La  fière  et  légitime 
déclaration  encadrée  dans  les  prédictions  apocalypti- 
ques :  «  Le  ciel  et  la  terre  passeront,  mais  mes  paroles 
«  ne  passeront  pas^  »,  jure  avec  ces  visions  d'un  ave- 
nir fantastique  présenté  comme  très  prochain  et  qui 
n'ont  été  que  des  illusions  dispersées  au  vent  de  la  réa- 
lité. Mieux  vaut  que  des  paroles  passent,  quand  elles  ne 
sont  que  l'expression  d'une  grande  erreur.  Il  en  est  heu- 
reusement assez  d'autres  de  lui  qui  justifient  sa  noble 
confiance  dans  l'avenir. 

Il  faut  bien  se  rendre  compte  en  effet  du  démenti  que 
Jésus  se  serait  infligea  lui-même,  etcela  du  jourau len- 
demain. Car  son  ministère  comme  prophète  du  Royaume 
de  Dieu  n'a  pas  dépassé  trois  ans  révolus.  Il  avait,  dès  le 
début,  repoussé  le  messianisme,  genre  coup  d'état,  des 
scribes  et  du  peuple.  Il  se  distinguait  même  de  Jean 
Baptiste  parce  que  sa  manière  de  concevoir  la  nature  du 
Royaume  différait  de  la  sienne  précisément  sur  ce  point. 
Il  avait  écarté  comme  une  tentation  satanique  l'idée  d'as- 
sumer le  rôle  du  Messie  belliqueux ,  dominateur  du 
monde,  triomphant  à  force  ouverte.  Il  avait  compris  dès 
l'abord  le  Royaume  de  Dieu  comme  quelque  chose  d'in- 
térieur, d'invisible,  germant  dans  l'âme  individuelle,  com- 
mençant imperceptiblement,  croissant  comme  une  plante, 
se  propageant  d'une  âme  à  l'autre  comme  un  levain  ré- 
générateur, ne  venant  point  d'une  manière  ostensible  % 
mais  comme  une  force  latente  qui  transformerait  le 
monde,  du  dedans,  et  non  du  dehors.  C'est  parce  que  le 
Royaume  de  Dieu  ne  pouvait  être  que  cela  pour  être  vrai- 
ment le  Royaume  de  Dieu  qu'après  des  hésitations  pro- 

'  Matth.  XXIV,  35  ;  Marc  XIII,  31  ;  Luc  XXI,  33. 
2  Luc  XVII,  20. 


318  JÉSUS    DE    NAZARETH 

longées  il  avait  accepté  le  titre  de  Christ  ou  Messie.  C'est 
parce  qu'il  avait  compris  que,  si  telle  était  la  vraie  nature 
de  ce  Royaume,  il  ne  pouvait  y  avoir  d'autre  Messie  que 
celui  qui,  possédant  en  lui-même  ce  qui  le  constituait, 
avait  pour  mission  de  le  communiquer  aux  autres.  Le  Fils 
de  l'homme,  porteur  de  la  religion  humaine^  définitive, 
universelle^  était  par  cela  même  le  vrai  Messie.  —  Et 
maintenant,  tout  de  suite  après,  il  aurait  sanctionné  ce 
qu'il  avait  rejeté  en  s'adjugeant  à  lui-même  ce  rôle  du 
Messie  juif  qui  descend  du  ciel  sur  le  trône  du  monde,  à 
la  lueur  des  éclairs,  au  fracas  du  tonnerre,  aux  acclama- 
tions des  siens,  à  l'épouvante  de  tous  les  autres,  pour 
exercer  cette  domination  qu'il  avait  jusqu'alors  si  splen- 
didement dédaignée!  Est-il  possible  de  concevoir  une 
plus  flagrante  contradiction? 

Pourtant,  dira-t-on,  les  textes  sont  là,  clairs  et  précis. 
C'est  vrai,  mais  ils  font  illusion.  A  notre  avis  la  difficulté 
tient  tout  entière,  d'abord  à  l'erreur  qui  consiste  à  trai- 
ter les  paroles  de  Jésus  comme  si  elles  avaient  été  sté- 
nographiées séance  tenante  ;  en  second  lieu,  à  ce  que 
l'on  oublie  toujours  la  véritable  relation  de  Jésus  avec 
la  tradition  sacrée  de  son  pays  telle  qu'elle  était  con- 
stituée de  son  temps.  Nous  l'avons  déjà  dit,  il  avait  com- 
mencé dans  sa  jeunesse  par  l'accepter  en  totalité  et  ce 
n'était  pas  pour  des  raisons  de  critique  ou  de  philoso- 
phie, c'était  mû  par  les  adhésions  et  les  répugnances 
d'un  sentiment  religieux  aussi  juste  que  pur  qu'il  en 
avait  modifié,  transformé,  éliminé  même  plus  d'un  élé- 
ment. L'attente  messianique  et  ses  lignes  principales 
faisaient  partie  essentielle  de  cette  tradition.  C'est  par 
un  lent  travail  intérieur  qu'il  était  arrivé  à  reconnaître 
qu'elle  devait  être  fausse  sur  plus  d'un  point,  en  parti- 
culier sur  la  notion  qu'elle  avait  vulgarisée  du  Messie 


LES   CUOSRS    FINALES  319 

attendu.  Ne  fait-il  pas  entendre  qu'il  ne  croyait  pas  au 
retour  réel  d'Élie  et  qu'il  ne  fallait  retenir  de  cette  pré- 
vision que  l'idée  d'un  précurseur  animé  du  même  esprit 
qu'Élie'?  N'a-t-il  pas  combattu  la  prétention  des  scribes 
qui  voulaient  que  le  Messie  descendît  du  roi  David-? 
N'a-t-il  pas  modifié  le  grossier  postulat  de  la  résurrec- 
tion des  corps,  qui  faisait  aussi  partie  du  messianisme 
populaire  ?  C'étaient  là  autant  de  refontes  partielles  de 
cet  ensemble  d'attentes  dont  se  composait  la  croyance 
messianique.  Cela  ne  signifie  nullement  qu'il  la  repoussât 
en  bloc.  Le  fait  même  qu'il  finit  par  accepter  le  titre  de 
Messie  démontre  qu'il  y  reconnaissait  des  éléments  de 
vérité.  En  résumé  le  Messie  de  l'attente  nationale  était 
dépeint  sous  des  couleurs  fantastiques  et  violentes,  contre 
lesquelles  se  soulevait  son  sentiment  du  divin  ;  pourtant 
ce  Messie  devait  dans  toutes  les  hypothèses  faire  régner 
sur  la  terre  la  justice  et  la  vérité.  C'est  tout  ce  qu'il 
en  aimait,  mais  c'était  l'essentiel.  Il  continuait  donc  de 
parler  le  langage  de  l'espérance  messianique.  Il  n'est 
nullement  démontré,  ajoutons-le,  que  la  critique  ou  plutôt 
la  transformation  spontanée  de  cette  espérance  fût 
achevée  dans  son  esprit  lorsqu'une  mort  prématurée  vint 
trancher  le  fil  de  son  admirable  vie. 

Mais  lorsqu'à  la  fin  de  sa  carrière  il  se  résolut  à  revê- 
tir la  dignité  de  Messie  —  ce  qui  en  réalité  n'eut  lieu 
que  dans  la  dernière  période  et  même  d'une  manière  très 
indirecte  —  il  avait  parlé  du  Royaume  qui  allait  pro- 
chainement s'établir  sur  la  terre  en  termes  souvent  em- 
pruntés aux  idées  généralement  répandues  et  qui  dans 
tous  les  cas  ne  les  contredisaient  pas  3. 

1  Matth.  XI,  9,  14;  XVll,  12  ;  Marc  IX,  11-13. 

2  Matth.  XXll,  41-45  ;  Marc  XII,  33-37  ;  Luc  XX,  41-44. 

^  On  pourrait  citer  comme  exemples  Matth.  Vlll,  11  ;  XIU,  49,  SO; 


320  JÉSUS   DE   NAZARETH 

Cela  posé,  n'oublions  pas  que  sa  mort  ne  fut  pas  seule- 
ment pour  ses  disciples  la  cause  d'une  affliction  profonde, 
qu'elle  fut  de  plus  une  de  ces  humiliations  douloureuses, 
cruellement  ironiques,  irritantes,  qui  créent  le  désir 
intense  d'une  revanche  éclatante.  La  foi  en  sa  résurrec- 
tion fut  pour  eux  le  commencement  de  la  réaction  contre 
le  fait  brutal.  Mais  ils  avaient  été  les  seuls  témoins  de  ce 
premier  triomphe.  Ils  devaient  désirer  ardemment  une 
compensation  publique,  éblouissant  les  yeux  les  plus 
prévenus.  L'idée  qu'un  personnage  élevé  dans  les  cieux 
par  un  acte  spécial  de  la  Toute-Puissance,  au  lieu  de 
partager  le  sort  commun  de  la  relégation  dans  les  pro- 
fondeurs et  l'inertie  du  scheôl,  pouvait  revenir  sur  la 
terre  pour  s'acquitter  d'une  mission  divine ,  était  très 
répandue.  Preuves  en  soient  les  croyances  générales  re- 
latives au  retour  d'Élie  ou  de  Moïse  ou  d'Hénoch  ;  et 
même,  sans  ascension  préalable,  la  disposition  à  croire 
que  Jésus  de  Nazareth  était  un  des  anciens  prophètes 
revenu  sur  terre,  sans  parler  des  terreurs  d'Antipas  quand 
il  s'imagine  que  Jésus  n'est  autre  que  Jean  Baptiste  res- 
suscité tout  exprès  pour  se  venger  de  lui.  —  Si  de  plus, 
comme  nous  espérons  le  montrer  en  étudiant  l'histoire  de 
la  Passion,  il  y  eut  une  circonstance  qui  permit  aux 
apôtres  de  penser  que  l'intention  de  Jésus  était  de  revenir 
au  milieu  d'eux  après  avoir  disparu  pendant  quelque 
temps,  il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  éveiller  dans 
leur  esprit  le  ferme  espoir  que  le  Maître  reviendrait  en 


peut-être  même  XXVI,  29,  comp.  Marc  XIV,  25.  Toutefois  nous  pen- 
sons que  cette  dernière  parole  doit  plutôt  compter  parmi  celles  qui 
supposent  que,  tout  en  s'attendant  à  une  mort  inévitable  au  bout 
d'un  temps  assez  court,  Jésus  avait  encore  en  ce  moment  l'espoir 
de  se  retrouver  plus  tard  avec  les  siens  ailleurs  qu'à  Jérusalem.  V.  au 
chap.  V  de  cette  YI«  Partie. 


LES    CHOSES    KINALES  321 

effet,   mais   clans    toute    la   gloire  du  Messie  juge  du 
monde  et  victorieux  de  tous  ses  ennemis. 

Dès  lors  et  très  naturellement  ils  durent  reporter  sur 
ce  retour,  qui  déjà  se  faisait  attendre,  et  sur  ce  qui  le 
précéderait  toutes  les  rubriques  de  l'apocalyptique 
usuelle,  dont  ils  n'étaient  nullement  détachés  en  théorie  ; 
par  exemple,  les  tribulations  qui  devaient  préluder  à  la 
«  parousie  »  (la  réapparition  du  Christ),  les  guerres,  les 
calamités,  les  persécutions,  les  famines,  les  pestes,  les 
commotions  de  la  nature,  les  angoisses  des  peuples,  leur 
stupéfaction,  leur  effroi,  quand  ils  verraient  se  dessiner 
sur  la  face  du  ciel  la  menaçante  figure  du  Christ  vain- 
queur. Tout  cela  était  la  monnaie  courante  du  genre 
apocalyptique  et  très  vulgaire.  N'est-il  pas  surprenant 
que  les  enseignements  de  Jésus,  même  quand  il  énonce 
des  idées  qui  ne  sont  pas  précisément  nouvelles,  ont 
toujours  un  cachet  original,  individuel,  frappé  uette- 
ment  à  sa  marque  personnelle,  et  qu'ici,  au  contraire, 
c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  banal  dans  les  apocalypses 
qui  nous  est  présenté  comme  sa  révélation  suprême  ? 
Tout  au  plus  peut-on  signaler  quelques  rapports  vagues 
avec  quelques  événements  appartenant  à  la  seconde 
moitié  du  siècle  et  avec  la  prise  de  Jérusalem  par  les 
Romains  en  l'an  70.  On  saisit  d'un  évangéliste  à  l'autre 
l'effort  toujours  plus  marqué  pour  que  les  prédictions 
relatives  à  la  proximité  ne  soient  pas  en  contradiction 
trop  patente  avec  l'expérience  acquise.  Luc  surtout  s'at- 
tache à  laisser  une  certaine  marge  entre  les  faits  pré- 
curseurs de  la  parousie  et  cette  parousie  elle-même. 
Matthieu  est  celui  qui  s'inquiète  le  moins  du  démenti 
des  événements.  Mais  comme  tout  cela  dénote  l'arbitraire 
avec  lequel  la  tradition  évangélique  a  procédé  dans  sa 
reproduction  de  l'apocalypse  attribuée  à  Jésus! 

JÉSUS    DE   NAZAR.   —  Il  21 


322  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Nous  n'inférons  pas  de  là  que  tout  soit  inventé.  Nous 
avons  déjà  fait  observer  combien  Jésus  était  convaincu 
de  la  vitalité  indestructible  des  principes  qu'il  semait 
dans  les  consciences  ;  que  de  plus  il  était  amené  par 
son  tour  d'esprit  prophétique,  trop  justifié  par  l'appré- 
ciation rationnelle  des  circonstances  politiques  et  reli- 
gieuses de  son  temps,  à  penser  que  de  grandes  calamités 
menaçaient  un  peuple  qu'il  croyait  revêche  à  sa  véritable 
vocation.  Il  a  dû,  en  plus  d'une  rencontre,  énoncer  cette 
conviction. qui  le  navrait.  C'est  surtout  dans  les  derniers 
jours,  au  bruit  des  sinistres  grondements  de  l'orage  qui 
allait  éclater  sur  sa  tête,  qu'il  a  dû  exprimer  ses  prévi- 
sions attristées  et  en  même  temps  encourager  ses  disci- 
ples en  leur  ouvrant  les  perspectives  d'une  victoire 
certaine,  puisqu'elle  était  voulue  de  Dieu. 

Nous  avons  eu  lieu  de  présumer  aussi  que,  semblable 
en  cela  à  tant  d'autres  grands  réformateurs,  Jésus  a  cru 
que  le  triomphe  de  la  vérité  qu'il  enseignait  serait  plus 
prompt  que  l'état  religieux  et  moral  de  son  temps  n'au- 
torisait à  l'espérer.  Ses  disciples  partagèrent  naturelle- 
ment sa  confiance.  Puis,  quand  il  fut  devenu  axiômatique 
pour  les  siens  qu'il  était  le  Messie  de  Dieu,  le  triomphe  de 
sa  cause  devint  par  cela  même  inséparable  de  celui  de  sa 
personne,  et  le  triomphe  de  sa  personne  dut,  comme  celui 
de  sa  cause,  leur  apparaître  prochain.  L'un  pouvait  se 
prendre  et  se  prenait  pour  l'autre.  De  là  des  confusions 
inaperçues  entre  telle  parole  qui  ne  concernait  que  la 
cause  et  telle  autre  qui  mettait  la  personne  sur  le  pre- 
mier plan.  Comparons,  par  exemple,  ces  deux  passages 
parallèles  de  Matthieu  et  de  Marc  : 


LKS    CHOSES    FINALES  .*}2li 

Matlh.  XVI,  28.  Marc  IX,  1. 

Eu  vérité  je  vous  dis  qu'il  en  En  vérité  je  vous  dis  qu'il  en 

est  parmi  ceux  qui  sont  ici  qui  est  parmi  ceux  qui  sont  ici  qui 

ne  mourront  point,  avant  d'avoir  ne  mourront  point  avant  d'avoir 

vu  le  Fils  de  l'homme  venir  dans  vu    le    Royaume   de    Dieu  venir 

son  Royaume.  avec  puissance. 

C'est  la  même  idée,  énoncée  dans  la  même  circons- 
tance, avec  la  même  locution  peu  ordinaire,  «  goûter 
de  la  mort  »,  pour  dire  «  mourir  »,  c'est  en  un  mot  la 
même  déclaration.  Mais,-  chez  l'un,  c'est  le  Fils  de 
l'homme  qui  vient  prendre  possession  de  son  Royaume  ; 
chez  l'autre,  c'est  ce  Royaume  qui  se  constitue  puis- 
samment. On  doit  saisir  la  distinction,  elle  échappa  aux 
premiers  chrétiens. 

Les  Logia,  plus  anciens  que  le  Prôto-Marc,  bien  que 
partant  du  même  point  de  vue  dans  leur  notion  des  choses 
finales,  sont  beaucoup  plus  sobres  en  fait  de  prédictions. 
Ils  se  bornent  à  prémunir  les  disciples  du  Fils  de  l'homme 
contre  les  faux  prophètes,  les  faux  Christs^  la  contagion 
d'une  àvo[jL{a  ou  d'une  corruption  grandissant  autour  d'eux, 
et  ils  en  viennent  vite  à  ces  enseignements  pratiques,  dont 
un,  la  Parabole  des  Talents,  est  reportée  par  Luc  dans 
une  toute  autre  occasion  ;  dont  l'autre ,  la  Parabole  des 
dix  Vierges,  semble  bien  avoir  eu  Jérusalem  pour  lieu 
d'émission;  dont  le  dernier,  le  Jugement  suprême,  est  si 
beau,  du  moins  dans  sa  première  partie,  que  nous  ou- 
blions nous-mêmes  son  encadrement  apocalyptique  pour 
n'en  goûter  que  l'admirable  saveur. 

Matth.  XXV,  31  suiv.  —  «  Lorsque  le  Fils  de  l'homme 

,«  viendra  dans  sa  gloire  avec  tous  les  anges,  alors  il 

«  s'asseoira  sur  le  trône  de  sa  gloire.  Toutes  les  nations 

«  seront  assemblées  devant  lui  et  il  séparera  les  uns 

«  d'avec  les  autres  comme  le  berger  sépare  les  brebis 


324  JÉSUS    DE   NAZARETH 

«  d'avec  les  boucs.  Il  mettra  les  brebis  à  sa  droite  et  les 
«  boucs  à  sa  gauche.  Alors  le  roi  dira  à  ceux  qui  seront 
«  à  sa  droite  :   Venez,  les  bénis  de  mon  Père,  prenez 
«  possession  du  royaume  qui  vous  a  été  préparé  dès  la 
«  fondation  du  monde.  Car  j'avais  faim,  et  vous  m'avez 
«  donné  à  manger;  j'avais  soif,  et  vous  m'avez  donné  à 
«  boire  ;  j'étais  étranger,  et  vous  m'avez  recueilli;  nu, 
«  et  vous  m'avez  vêtu  ;  malade,  et  vous  êtes  venus  vers 
«  moi  pour  me  soulager  ^  ;  en  prison,  et  vous  m'avez 
«  visité.  — .Alors  les  justes  lui  répondront  :  Seigneur, 
«  quand  donc  t'avons-nous  vu  avoir  faim  et  t'avons-nous 
«  donné  à  manger  ;  avoir  soif,  et  t'avons-nous  donné  à 
<(  boire  ?  Et  quand  t'avons-nous  vu  étranger,  et  t'avons- 
((  nous  recueilli  ;  nu,  et  t'avons-nous  vêtu  ?  malade  ou 
«  en  prison,  et  t'avons-nous  visité  ?  —  Alors  le  roi  leur 
«  répondra  :  Je  vous  le  dis  en  vérité,  toutes  les  fois  que 
«  vous  avez  fait  ces  choses  à  l'ua  de  ces  plus  petits 
«  de  mes  frères,  c'est  à  moi  que  vous  les  avez  faites  ^  » 
Ce  célèbre  passage,  qui  s'accorde  si  bien  avec  l'ensei- 
gnement de  l'Évangile  d'après  lequel  l'esprit  de  charité  ac- 
tive déterminé  par  l'amour  de  l'homme,  identique  au  fond 
à  l'amour  de  Dieu,  est  le  critère  par  excellence  du  salut 
indépendamment  du  dogme  et  du  rite,  est  aussi  l'un  de 
ceux  qui  jettent  un  jour  particulier  sur  le  sens  que  Jésus 
attachait  à  cette  expression  de  Fils  de  l'homme,  tour  à 
tour  principe,  raison  commune,  idée  pure  de  l'humanité, 
ou  servant    à   désigner  le  prophète  de  la  religion  de 

1  'E-TûEffxi^'affôè  [ji£.  Le  verbe  sTitcjy.é'iTTojjiat,  proprement  visiter,  inclut 
l'intention  de  visiter  pour  porter  secours  ou  appui. 

2  La  seconde  partie  à  l'adresse  de  ceux  qui  sont  à  gauche  est  Je 
pendant  logique  de  la  première,  mais  elle  est  moins  belle  parce 
qu'en  annonçant  le  châtiment  éternel  des  égoïstes  qui  ont  été  sans 
pitié  pour  les  misères  humaines,  elle  détonne  passablement  sur  la 
mélodie  miséricordieuse  de  la  première. 


LES    CHOSES    FINALES  325 

l'homme  en  soi.  Il  est  clair  que  ce  n'est  pas  la  personne 
réelle  de  Jésus  qui  a  été  nourrie^  abreuvée,  vêtue,  sou- 
lagée. C'est  l'homme  eu  tant  qu'homme,  dans  sa  réalité 
essentielle.  Mais  par  sympathie  Jésus  se  sent  uni  si 
étroitement  avec  cet  homme  en  soi  qu'il  en  adopte  le 
nom  pour  caractériser  sa  personne  et  son  œuvre.  Il  y 
eut  peut-être  là  encore  une  cause  de  confusion  dans  la 
manière  dont  ses  disciples  reproduisirent  ses  enseigne- 
ments et  ses  prévisions. 

En  résumé,  Jésus  affirma  toujours  la  victoire  certaine 
de  son  Évangile.  Il  la  crut  plus  prochaine  qu'elle  ne 
pouvait  l'être.  Il  pressentit  d'une  manière  générale,  non 
seulement  sa  propre  défaite,  mais  aussi  les  malheurs 
que  sa  nation  s'attirait  par  son  refus  d'entrer  dans  la 
voie  qu'il  lui  avait  ouverte.  Il  n'en  persista  pas  moins 
dans  son  assurance  de  la  victoire  finale.  Plusieurs 
motifs  inspirèrent  à  ses  disciples  l'idée  qu'il  reviendrait 
bientôt  du  ciel  où  sa  résurrection  l'avait  fait  monter,  et 
ne  distinguant  plus  le  triomphe  personnel  du  Messie  de 
celui  de  sa  cause,  ils  appliquèrent  le  thème  ordinaire  des 
apocalypses  à  la  reproduction  de  ses  dires  sur  les  choses 
futures.  Le  fond  lui-même  de  ses  pensées  fut  néces- 
sairement altéré  en  se  moulant  dans  une  pareille  forme. 
Mais  il  est  impossible  de  faire  le  départ  de  ce  qui  est 
authentique  et  de  ce  qui  ne  l'est  pas  dans  cette  apoca- 
lypse des  synoptiques.  Il  est  seulement  certain  que 
l'agencement,  la  tournure,  la  systématisation  de  ces 
prédictions  n'appartiennent  pas  à  Jésus  lui-même  et  ne 
sauraient  prétendre  à  la  même  authenticité  que  ses 
enseignements  vraiment  originaux  et  personnels. 


CHAPITRE   IV 


PRÉLIMINAIRES  DE  LA  PASSION 


La  facilité  avec  laquelle  on  peut  extraire  des  synop- 
tiques l'enseignement  religieux  et  moral  de  Jésus,  comme 
s'il  n'avait  jamais  été  question  de  «  parousie»  et  de  fin  du 
monde  actuel  à  bref  délai,  suffit  à  montrer  que  cette  partie 
apocalyptique  dont  il  vient  d'être  question  ne  s'y  ratta- 
che par  aucun  lieu  essentiel,  et  nous  pouvons  reprendre 
le  fil  de  notre  histoire. 

S'il  fallait  appliquer  aux  groupes  de  Logia  encadrés 
par  le  premier  évangéliste  dans  le  récit  du  Proto-Marc 
l'ordre  chronologique  résultant  de  cet  encadrement, 
nous  devrions  considérer  le  discours  reproduit  au  cha- 
pitre XXIII  du  premier  évangile  comme  prononcé  d'un 
seul  jet  par  Jésus  aux  derniers  moments  de  son  séjour  à 
Jérusalem  et  même  comme  le  dernier  qu'il  ait  émis  en 
public.  C'est  une  illusion  provenant  de  la  méthode 
adoptée  par  l'évangéliste  pour  combiner  ses  deux  sources 
principales,  les  Logia  qui  se  suivaient  par  ordre  de  sujets 
et  le  Proto-Marc  racontant  les  événements  sous  forme 
de  succession.  La  place  qu'il  assigne  à  ce  groupe  parti- 


PllÉLIMlNAIKES    UF^.    LA    l'ASSION  327 

culier  dirigé  tout  spécialement  contre  les  scribes  et  les 
pharisiens  n'est  pas  très  naturelle.  A  Jérusalem  les  plans 
de  Jésus  étaient  tout  aussi  bien  contrariés  et  sa  personne 
encore  plus  menacée  par  les  sadducéens  que  par  les 
scribes  et  les  pharisiens,  et  il  n'est  pas  une  seule  fois 
question  des  sadducéens  dans  tout  le  frat;rment.  C'est 
en  Galilée  que  Tantagonisme  entre  la  tendance  phari- 
sienne  et  son  Évangile  avait  atteint  le  plus  haut  degré 
d'acuité.  Luc  a  dû  faire  la  même  réflexion  quand  il  a 
brisé  l'unité  du  morceau  et  reporté  sur  la  période  gali- 
léenne  plusieurs  des  traits  acérés  dont  il  se  compose*- 
Cependant  il  n'est  nullement  impossible,  il  est  même 
probable  que  Jésus  rencontra  aussi  à  Jérusalem  ce  même 
esprit  formaliste  et  légaliste  qui  avait  déjà  arrêté  le  cours 
de  ses  succès  en, Galilée  et  qu'il  eut  aussi  aie  combattre 
dans  la  capitale  juive.  Tous  les  pharisiens,  tant  s'en  faut, 
n'étaientpas  de  Favis  du  scribe  qui  avait  exprimé  tant  de 
sympathie  pour  le  sommaire  de  la  Loi  tel  que  Jésus  l'avait 
défini  ^  Sadducéens  et  pharisiens  pouvaient  se  trouver 
également  froissés.  A  Jérusalem,  à  l'ombre  du  Temple, 
il  était  hardi  de  déclarer  que  l'amour  de  Dieu  et  de 
l'homme  l'emportait  sur  tous  les  holocaustes  et  tous  les 
sacrifices.  Que  devenait  la  Loi  qui  les  prescrivait  ?  A 
quoi  servait  le  Temple  construit  tout  exprès  pour  les 
célébrer?  De  telles  applications  du  grand  principe  de- 
vaient donner  de  la  consistance  aux  rumeurs  malveil- 
lantes qui  couraient  et  d'après  lesquelles  le  rabbi  de 
Galilée  rabaissait  tellement  le  Temple  et  sa  nécessité 
qu'on  pouvait  le  soupçonner  de  vouloir  sa  destruction. 
La  synagogue,    à  Jérusalem   moins   qu'ailleurs^  n'était 


'  Luc  XI,  39-52  ;X11J,  34-35. 
2  Marc  XII,  28-34. 


328  JÉSUS    DE    NAZARETH 

nullement  disposée  à  croire  qu'elle  pourrait  au  besoin 
suppléer  le  Temple.  C'est  dans  cette  ville  surtout  qu'on 
pouvait  constater  l'accord  du  pharisaïsme  et  du  saddu- 
céisme  sur  la  nécessité  du  sanctuaire  et  de  Tautel  qui 
était  sa  raison  d'être.  Il  est  donc  très  vraisemblable 
que  Jésus  eut  à  combattre  aussi  les  pharisiens  de  la 
capitale  juive.  En  ce  sens  on  peut  considérer  le  groupe 
de  Logia  réunissant  les  griefs  du  Maître  contre  cette 
casuistique  et  cette  étroitesse  pharisiennes,  qui  furent 
les  pierres  •  d'achoppement  de  l'Évangile  au  milieu  du 
peuple  juif,  comme  ayant  eu  son  application  légitime  à 
Jérusalem  aussi  bien  qu'ailleurs. 

D'un  point  de  vue  purement  esthétique  on  pourrait 
regretter  que  ce  groupe  de  Logia  n'ait  pas  été  en  effet 
un  discours  suivi,  prononcé  sans  interruption.  Il  est 
violent,  c'est  incontestable  ;  mais  qu'il  est  éloquent  ! 

Matth.  XXIII,  1  suiv.  —  a  Les  scribes  et  les  pharisiens 
«  sont  assis  sur  la  chaire  de  Moïse  ^  Tout  ce  qu'ils  vous 
«  disent  d'observer,  observez-le  donc  et  faites-le  '\  mais 
«  ne  faites  pas  ce  qu'ils  font.  Car  ils  lient  de  lourds  et 
«  insupportables  fardeaux  et  les  mettent  sur  les  épaules 
u  des  hommes,  tandis  qu'eux-mêmes  ne  veulent  pas  les 
«  remuer  du  doigt.  » 

«  Tout  ce  qu'ils  font,  c'est  pour  être  vus  des  hommes. 

^  C'est-à-dire  que  les  vicissitudes  de  l'histoire  juive  leur  ont  pro- 
curé le  monopole  de  l'enseignement  religieux  et  qu'ils  prolongent 
jusque  sur  leur  doctrine  l'autorité  du  grand  législateur. 

2  Pris  dans  sa  lettre,  ce  précepte  de  Jésus  serait  contredit  par  son 
propre  exemple.  Nous  avons  vu  qu'il  s'émancipait  très  ouvertement 
et  libérait  ses  disciples  d'un  grand  nombre  de  prescriptions  rabbi- 
niques.  Il  doit  y  avoir  là  une  inadvertance  du  rédacteur  judéo- 
chrétien  écrivant  dans  un  milieu  où  il  était  admis  que  les  chrétiens, 
Juifs  de  naissance,  étaient  toujours  liés  par  les  ordonnances  de  la 
Loi. 


l'KÉLIMINAIRES    DE   LA   PASSION  320 

u  Ils  élargissent  leurs  phylactères',  ils  allongent  les 
«  franges  de  leurs  manteaux  ^  Ils  aiment  les  premières 
«  places  dans  les  festins  et  les  premiers  sièges  dans  les 
«  synagogues.  Ils  se  plaisent  à  être  salués  dans  les 
«  places  publiques  et  à  être  appelés  rabbi,  rabbi!  » 

«  Ne  vous  faites  pas  appeler  rabbi  (maître).  Vous 
'<  n'avez  qu'un  maître  et  vous  êtes  tous  frères.  Et  n'ap- 
«  pelez  personne  sur  la  terre  du  nom  de  père^^  vous 
«  n'avez  qu'un  Père  qui  est  dans  les  cieux.  Ne  vous 
(c  faites  pas  appeler  directeurs,  vous  n'avez  qu'un  direc- 
«  teur,  le  Christs  » 

«  Malheur  à  vous,  scribes  et  pharisiens  hypocrites  ^!  » 
Il  faut  comprendre  ces  mots  malheur  à  vous!  dans  le 
sens  prophétique,  non  comme  dénonçant  l'intention  de 
faire  tomber  de  terribles  châtiments  sur  des  coupables, 
mais  comme  la  vision  anticipée  des  malheurs  qu'ils  s'at- 
tirent infailliblement  par  leurs  propres  fautes.  Les  scri- 
bes et  les  pharisiens  se  condamnent  eux-mêmes  aux  ca- 
lamités qui  les  attendent  et  dont  ils  seront  les  premiers 

^  Bandes  de  parchemin  que  Ton  portait  sur  le  front  ou  sur  le 
bras  et  où  l'on  pouvait  lire  des  textes  sacrés.  C'était  une  espèce 
d'amulette  et  une  marque  de  piété.  Comp.  Deut.  VI,  8. 

-  Comp.  Nom!  XV,  37  suiv.  où  les  franges  des  manteaux  avec  un 
cordon  bleu  passé  tout  le  long  des  bords  doivent  rappeler  à  l'Israé- 
lite l'obligation  de  se  conformer  à  tous  les  commandements  de 
Jahvé. 

•^  Dans  un  sens  honorifique,  impliquant  la  soumission. 

^  Cette  mention  du  Christ  à  cette  place  est  d'une  authenticité  dou- 
teuse. Le  maître,  le  père,  le  directeur  dans  ce  contexte  est  Dieu  lui- 
même  ou  son  esprit. 

^  Suivent  les  7  Malédictions.  Il  y  en  aurait  8,  s'il  fallait  considérer 
le  v.  14  (les  maisons  des  veuves  dévorées  par  les  scribes  et  les  pha- 
risiens sous  le  prétexte  d'y  faire  de  longues  prières)  comme  faisant 
partie  de  la  série.  Les  meilleurs  et  plus  anciens  manuscrits  n'ont 
pas  ce  verset  détaché  de  Marc  XII,  40  (comp.  Luc  XX,  47)  et  inter- 
calé Matth.  XXIU  par  une  méprise  du  rédacteur  ou  des  copistes. 


330  JÉSUS    DE    NAZARETH 

responsables,  parce  qu'ils  ferment  aux  hommes  le 
Royaume  de  Dieu  annoncé  par  l'Evangile  et  que,  sans  y 
entrer  eux-mêmes,  ils  en  éloignent  ceux  qull  attirait. 
Leur  ardent  prosélytisme  est  condamnable,  parce  qu'ils 
cherchent  à  faire  des  recrues,  et  non  des  convertis  sin- 
cères ;  loin  de  là,  ils  rendent  leurs  prosélytes  pires  qu'ils 
n'étaient  auparavant.  Parleurs  distinctions  de  casuistes, 
ils  ont  enlevé  toute  valeur  au  serment,  ils  en  ont  fait  l'au- 
xiliaire de  la  mauvaise  foi  (16-22).  Ils  paient  scrupuleuse-^ 
ment  la  dîme  d'herbes  insignifiantes,  la  menthe,  l'aneth*, 
le  cumin,  et  ils  négligent  la  justice,  la  miséricorde  et  la 
bonne  foi.  «  Conducteurs  aveugles  qui  coulez  le  mou- 
«  cheron  et  avalez  le  chameau-...  Vous  nettoyez  le 
«  dehors  de  la  coupe  et  du  plat  ;  au  dedans,  vous  êtes 
((  pleins  d'avidité  et  d'injustice...  Malheur  à  vous  qui 
«  ressemblez  à  des  sépulcres  blanchis^  !  Au  dehors,  ils 
u  paraissent  beaux  ;  au  dedans  ils  sont  pleins  d'osse- 
«  ments  et  d'impuretés  detoiite  sorte...  Malheur  à  vous  ! 
«  Car  vous  bâtissez  les  tombeaux  des  prophètes,  vous 
«  ornez  les  sépulcres  des  justes,  et  vous  dites  :  Si  nous 
u  avions  vécu  du  temps  de  nos  pères,  nous  n'aurions 
«  pas  trempé  comme  eux  nos  mains  dans  le  sang  des 
«  prophètes  !  Vous  reconnaissez  donc  que  vous  êtes  les 
«  fils  des  meurtriers  des  prophètes^!  Hé  bien!   vous 


*  Plante  odorante,  espèce  de  fenouil,  dont  le  suc  est  d'une  saveur 
piquante. 

2  Allusion  ironique  à  la  coutume  pharisienne  de  filtrer  la  boisson 
pour  éviter  le  contact  de  quelque  animalcule  mort,  ce  qui  d'après 
la  Loi  communiquerait  la  souillure  au  buveur, 

3  On  badigeonait  souvent  les  sépulcres  à  la  chaux  pour  avertir  le 
passant  que  le  contact  aurait  souillé,  et  aussi  par  respect  pour  les 
morts.  Comp.  Nom.  XIX,  16. 

*  Fils  est  encore  pris  ici  dans  le  sens  de  conformité  d'esprit,  d'ap- 
partenance morale,  comme  Matth.  V,  9  ;  XII,  27,  avec  cette  aggra- 


1>|{ÉLIM1XAIHES    DE    LA    PASSION  .'{.'U 

«  comblez  la  mesure  de  vos  pères.  Race  de  vipères, 
«  comment  éviterez-vous  la  condamnation  de  la  géhenne  ? 
«  Voilà  pourquoi  (il  est  dit)  :  Je  vous  envoie  des  pro- 
«  phètes,  des  sages  et  des  scribes,  vous  tuez  et  cruci- 
«  fiez  les  imS;,  vous  flagellerez  les  autres  dans  les  syna- 
«  gogiies,  vous  les  persécuterez  de  ville  en  ville  —  afin 
«  que  retombe  sur  vous  tout  le  sang  innocent  répandu 
u  sur  la  terre,  depuis  le  sang  d'Abel  le  juste  jusqu'à 
«  celui  de  Zacharie  fils  de  Barachie  que  vous  avez  as- 
((  sassiné  entre  l'autel  et  le  Temple  !  —  Je  vous  dis  en 
«  vérité  que  tout  cela  viendra  sur  cette  génération.  » 

('  Jérusalem,  Jérusalem,  qui  tues  les  prophètes  et  qui 
«  lapides  ceux  que  Dieu  t'envoie,  combien  de  fois  ai-je 
«  voulu  rassembler  tes  enfants  comme  une  poule  ras- 
«  semble  ses  poussins  sous  ses  ailes,  et  vous  ne  l'avez 
«  pas  voulu.  —  Voici,  c'est  une  maison  déserte  qui  va 
«  vous  être  laissée.  Je  vous  déclare  que  vous  ne  me  ver- 
u  rez  plus  jusqu'à  ce  que  vous  disiez  :  Béni  soit  celui 
u  qui  vient  au  nom  du  Seigneur  M  » 


vation  qu'il  comporte   aussi   dans  la   circonstance   sa  signification 
naturelle. 

'■  Les  vv.  34-35,  37-38,  font  tout  l'effet  d'une  citation  de  quelque 
livre  du  genre  apocalyptique,  de  nous  inconnu.  Cela  semble  d'ailleurs 
indiqué  par  Luc  XI,  49,  qui  reproduit  le  passage  à  très  peu  près  en 
le  faisant  précéder  de  tj  jooia  -zob  Qzo\J  eTttsv,  «  la  Sagesse  de  Dieu  a 
dit  ».  Ce  livre  était  donc  répandu  sous  le  nom  de  Sagesse  de  Dieu. 
On  comprend  mieux  dès  lors  que  Luc,  malgré  l'apostrophe  à  Jérusa- 
lem, ait  placé  cette  citation  dans  la  période  galiléenne.  Pour  le 
rédacteur  du  premier  évangile  qui  ne  paraît  pas  avoir  remarqué 
qu'il  s'agit  d'une  citation,  l'apostrophe  à  Jérusalem  fait  qu'il  regarde 
tout  ce  groupe  de  Logia'  comme  énoncé  par  Jésus  dans  la  cité  même. 
Cependant  lui-même  n'a  aucune  connaissance  d'efforts  antérieurs 
de  Jésus  pour  gagner  la  confiance  des  habitants  de  Jérusalem.  C'est 
pourquoi  le  Combien  de  fois  ai-je  voulu  etc.  parait  étrange  dans  son 
livre.  Il  faut  en  dire  autant  «  des  prophètes,  des  sages  et  des  scribes» 


332  JÉSUS    DE    NAZARETH 

On  doit  remarquer  la  vue  d'ensemble  qui,  dans  la  pen- 
sée de  Jésus,  relie  le  sort  dont  il  se  sait  menacé  aux 
précédents  de  même  nature  dont  parle  la  tradition  sa- 
crée. Il  avait  déjà  relevé  i  l'analogie  de  sa  position  avec 
celle  de  plusieurs  anciens  prophètes.  Ses  ennemis  contrac- 
taient donc  une  solidarité  étroite  avec  les  persécuteurs 
d'autrefois.  Sa  pensée  était  juste  et  conforme  à  l'une  des 
lois  philosophiques  de  l'histoire.  Les  serviteurs  de  Dieu 
ont  pour  destinée  d'être  contredits,  méconnus,  calom- 
niés et  persécutés.  Plus  la  vérité  qu'ils  prêchent  est  éle- 
vée, plus  ils  blessent  de  préjugés,  d'ignorances,  de  va- 
nités et  d'intérêts.  Ce  sont  eux  pourtant  qui  sont  dans  le 
vrai  et  qui  préparent  l'avenir.  Mais  quand  un  peuple  ac- 
cumule pendant  des  siècles  ses  résistances  à  la  vérité 
que  sa  mission  historique  eût  été  de  proclamer,  il  se 
forme,  en  vertu  de  la  solidarité  nationale,  un  orage  dont 
les  nuées    vont   toujours   en  s'épaississant  jusqu'à   ce 

que  Dieu  aurait  envoyés  aux  Hiérosolymites.  Il  n'y  en  a  nulle  part  la 
moindre  trace,  et  la  mention  des  scribes  «  envoyés  divins  »  jure 
étrangement  avec  tout  ce  morceau  si  hostile  aux  scribes  en  général. 
C'est  Dieu  qui  est  censé  parler  dans  cette  citation,  laquelle  autorise  à 
supposer  que  l'auteur  de  cette  Sagesse  reprochait  aux  Juifs,  comme 
Etienne  le  premier  martyr  (Act.  VII,  51-32),  que  leurs  pères  avaient 
toujours  persécuté  les  prophètes.  —  Le  meurtre  de  Zacharie  fils  de 
Barachie  (II  Chron.  XXIV,  20-22)  ne  peut  passer  pour  le  dernier  du 
genre  au  temps  de  Jésus  que  parce  qu'il  est  raconté  dans  le  2*  livre 
des  Chroniques,  livre  qui  clôturait  alors  le  recueil  des  Livres  saints; 
encore  les  Chroniques  lui  donnent-elles  pour  père  Jéhojada,  et  non 
Barachie.  Le  prophète  canonique  Zacharie  (I,  1)  est  désigné  comme 
fils  de  Bérékia  ou  Bérékie.  Mais  ce  Zacharie,  que  nous  sachions, 
n'a  pas  été  tué.  Y  aurait-il  eu  confusion,  ou  bien  faudrait-il  penser 
à  un  Zacharie  fils  de  Baruch,  mis  cruellement  à  mort  dans  l'enceinte 
même  du  Temple  par  les  Zélotes  deux  ans  avant  la  prise  de  Jérusa- 
lem par  les  Romains  en  70  ?  Gomp.  Josèphe,  Bell.  Jud.  IV,  v,  4.  Ces 
questions  qui  ont  leur  intérêt  pour  la  critique  des  détails  n'en  ont 
aucun  au  point  de  vue  de  l'idée  qui  domine  le  passage  tout  entier. 
1  Matth.  V,  12. 


PRÉLIMINAIRES    Dli   LA    PASSION  333 

qu'enfin  il  éclate  avec  un  fracas  et  une  puissance  de  des- 
truction qui  sont  en  raison  directe  du  temps  qu'il  a  mis  à 
se  condenser. 

L'avenir  prochain  paraissait  donc  très  sombre  aux 
yeux  de  Jésus.  La  vivacité  des  reproches  qu'il  adresse 
aux  scribes  et  aux  pharisiens  n'est  pas  à  l'abri  de  toute 
exagération.  Il  faut  toutefois  tenir  compte  de  la  douleur 
qu'il  ressentait  en  voyant  crouler  sous  le  poids  de  la 
routine;,  du  bigotisme  et  d'une  fausse  piété  le  plan  géné- 
reux qui  avait  ravi  son  àme.  Il  semble  bien  que  le  pha- 
risaïsme  auquel  il  avait  probablement  cru  lui-même 
dans  sa  première  jeunesse  avait  été  pour  lui  une  cause 
de  déceptions  pénibles.  Cette  dernière  expérience  met- 
tait le  comble  à  son  indignation,  dirigée  au  fond  non  pas 
contre  des  individus,  mais  contre  un  esprit  et  des  ten- 
dances. Depuis  assezlongtemps  il  était  clair  pour  Inique, 
pour  être  fidèle  à  sa  mission  jusqu'à  la  fin,  il  devait  se 
résignera  suivre  une  voie  douloureuse.  Nous  l'avons  vu, 
ce  n'était  pas  sans  appréhension  qu'il  s'était  rendu  à  Jé- 
rusalem pour  y  poser  la  question  décisive  :  Faut-il  fon- 
der le  Royaume  de  Dieu  comme  il  le  conçoit  et  en  se 
groupant  autour  de  lui,  c'est-à-dire  en  fait  en  le  procla- 
mant le  Messie  du  Royaume  intérieur  à  l'âme  et  paci- 
fique ?  Malgré  les  ovations  des  Galiléens  qui  l'avaient 
accompagné,  l'accueil  que  lui  avait  fait  Jérusalem  avait 
été  des  plus  froids.  Le  figuier  où  il  espérait  trouver  du 
fruit  en  abondance  s'était  montré  d'une  stérilité  déso- 
lante. La  purification  du  Temple  n'avait  remporté  tout  au 
plus  qu'un  succès  d'estime,  et,  d'autre  part,  elle  avait 
attiré  sur  sa  personne  la  malveillance  et  les  soupçons 
meurtriers  des  principaux  du  Sanhédrin.  Sans  doute  une 
accalmie  apparente  avait  succédé  à  l'agitation  du  pre- 
mier jour  ;  Jésus,  et  avec  raison,  ne  croyait  pas  qu'elle 


334  JÉSUS    DE    NAZARETH 

serait  de  longue  durée.  Bien  que  déçu  par  l'indifférence 
du  peuple,  il  avait  repris  sa  méthode  de  simple  ensei- 
gnement, comme  en  Galilée,  avec  un  succès  relatif.  Si 
la  multitude  était  encore  loin  de  se  ranger  derrière  le 
prophète  galiléen,  si  surtout  il  était  très  rare  que  quel- 
qu'un s'ouvrît  à  l'idée  que  ce  prophète  pouvait  avoir  des 
droits  au  titre  de  vrai  Messie,  beaucoup  «  l'écoutaient 
avec  plaisir  *  ».  Il  recrutait  des  s.ympathies  individuelles. 
Peut-être,  si  le  temps  lui  en  eût  été  accordé,  les  au- 
rait-il vues  grandir  en  nombre.  On  nous  dit  que  ses  en- 
nemis s'effraj'^aient  de  l'influence  qu'il  acquiérait.  Mais 
qu'il  y  avait  encore  loin  de  là  au  grand  mouvement  qu'il 
eût  désiré  imprimer  à  la  masse  inerte  !  Et  que  de  causes 
de  découragement!  Jésus  n'ignorait  plus  qu'il  couraitles 
plus  graves  dangers,  et  s'il  les  eût  affrontés  intrépide- 
ment en  ce  qui  le  concernait  lui-même,  qu'allait-il  adve- 
nir de  son  œuvre  à  peine  ébauchée?  Les  chefs  du  Sanhé- 
drin ne  lui  avaient  pas  pardonné  l'initiative  qu'il  avait 
prise  lors  de  la  purification  du  Temple.  Ils  considéraient 
cette  réforme  accomplie  sans  leur  assentiment  comme 
une    usurpation  criminelle  sur    leur  domaine  réservé. 
Dans  un  tel  temps  et  un  tel  monde  on  tenait  un  compte 
médiocre  de  la  vie  humaine  dès  que  l'intérêt  sacerdotal 
ou  prétendu  national  entrait  en  jeu  ^  Ils  avaient  donc  ré- 
solu sa  perte.  Pourquoi  différaient-ils  encore  l'exécution 
de  leur  noir  dessein?  Pourquoi  ne  faisaient-ils  pas  arrêter 
immédiatement  Jésus  ?  Cest  ce  que  nous  allons  savoir. 

Ceux  qui,  selon  la  tradition,  se  représentent  Jésus 
comme  absolument  certain  d'avance  de  ce  qui  l'atten- 
dait à   Jérusalem,  comme  ayant  prévu  sa  Passion  dans 


1  Marc  XII,  37. 

2  Conip.  Jean  XI,  49-50. 


PRÉLIMINAIRES    DK    LA    PASSION  335 

son  ensemble  et  dans  ses  détails,  depuis  la  trahison  de 
Judas  jusqu'au  genre  de  supplice  auquel  il  serait  con- 
damné, ne  doivent  rien  comprendre  aux  précautions 
qu'il  prit  pendant  les  derniers  jours  qu'il  passa  dans  la 
grande  ville  juive.  Ce  sont  celles  d'un  homme  qui  a  toute 
sorte  de  raisons  de  regarder  sa  perte  comme  inévitable, 
mais  qui  se  rattache  à  l'espoir  que  les  choses  pourront 
encore,  si  Dieu  le  veut,  prendre  une  autre  tournure  et 
qui  refuse  de  se  jeter  lui-même  dans  le  gouffre  béant. 
Les  évangiles,  il  est  vrai,  tels  qu'ils  ont  été  rédigés,  sont 
la  cause  première  de  la  confusion  d'idées  qui  règne  sur 
ce  point  délicat.  Il  ne  pouvait  entrer  dans  l'esprit  de  leurs 
rédacteurs  de  première  et  de  seconde  main  que  Jésus 
eût  pu  être  surpris  par  l'événement.  Il  n'en  est  que  plus 
remarquable  que  nous  puissions  glaner  au  travers  de 
leurs  narrations  des  indices  positifs  d'une  réalité  très 
peu  conforme  au  préjugé  qu'ils  ont  tant  contribué  à  pro- 
pager. 

Parmi  ses  quelques  partisans  de  Jérusalem^  il  en  était 
au  moins  un,  peut-être  Joseph  d'Arimathée,  membre  lui- 
même  du  Sanhédrin  \  qui  avait  informé  Jésus  de  ce  que  les 
membres  dirigeants  de  la  haute  assemblée  tramaient  con- 
tre lui.  Une  semble  pas  toutefois  qu'il  fût  en  état  de  le  mettre 
au  courant  de  tous  les  détails  du  complot.  Cependant  il  avait 
pu  lui  apprendre  qu^il  ne  pouvait  plus  se  fier  entière- 
ment à  son  entourage  immédiat.  Il  devait  y  avoir  parmi 
les  Douze  eux-mêmes  un  disciple  en  relation  secrète  avec 
les  meneurs.  Lequel?  Il  ne  le  savait  pas;  mais  Jésus 
déjà  pouvait  dire  devant  les  siens  avec  une  tristesse 
amère  :  Un  de  vous  est  disposé  à  me  trahir  !  Mais,  s'il 
avait  des    soupçons,  il  n'avait  pas  de  preuves,  et  sans 

1  Marc  XV,  43  ;  Luc  XXIII,  50. 


336  JÉSUS    DE   NAZARETH 

doute  le  coupable  cachait  très  habilement  son  jeu.  — 
D'autre  part,  cet  ami  avait  pu  lui  dire  aussi  que  pour  le 
moment  il  n'avait  encore  rien  à  craindre.  La  fête  pascale 
devait  être  célébrée  dans  deux  jours.  Les  chefs  du  Sanhé- 
drin, rassurés  par  la  conduite  paisible  de  celui  qu'ils 
condamnaient  d'avance  à  la  mbrt,  avaient  résolu  d'atten- 
dre, pour  en  venir  à  leurs  fins,  que  la  semaine  des  fêtes 
fût  passée.  En  arrêtant  le  Nazaréen  en  plein  jour,  au 
milieu  d'auditeurs  charmés,  en  présence  de  ses  fidèles 
Galiléens,  dans  un  moment  où  Jérusalem  regorgeait 
d'étrangers,  ils  craignaient  de  provoquer  un  de  ces 
troubles  de  la  rue  qu'ils  cherchaient  toujours  à  éviter. 
En  efi'et,  en  cas  pareils,  l'autorité  romaine  intervenait 
toujours  brutalement.  —  Pilate  était  arrivé  à  Jérusalem 
comme  chaque  année  à  la  même  époque,  et  c'était  or- 
dinairement leur  autorité,  ce  qui  leur  restait  d'autono- 
mie, qui  avait  à  souff'rir  delà  répression. 

Telle  est,  en  effet,  la  situation  résumée  dans  ce  pas- 
sage commun  aux  trois  synoptiques  : 

«  Les  sacrificateurs  et  les  scribes  cherchaient  de 
u  quelle  manière  ils  pourraient  s'emparer  subreptice- 
«  ment  (ôôXw)  de  Jésus  et  le  feraient  mourir.  Mais,  disaient- 
«  ils,  que  ce  ne  soit  point  pendant  la  fête  de  peur  qu'il 
«  n'y  ait  des  troubles  parmi  le  peuple  ^  »  Jésus  avait 
donc  lieu  de  se  croire  en  sûreté  pendant  quelques  jours 
encore.  Cependant  il  se  sentait  obligé  de  prendre  des 
précautions.  Cela  nous  est  positivement  attesté  par  un 
détail  trop  peu  remarqué  de  l'évangile  de  Luc  XXI,  27, 
d'où  il  ressort  que,  dans  la  dernière  semaine  de  sa  vie, 
le  Maître  ne  passait  plus  les  nuits  dans  Jérusalem  et  qu'il 
en  sortait  chaque  soir.  Il  se  rendait  avec  les  Douze  hors 

1  Marc  XIV,  1-2  ;  MaUh.  XXVI,  1-5  ;  Luc  XXII,  1-2. 


PRÉLIMINAIRES    DE   LA   PASSION  337 

de  la  ville,  au  mont  des  Oliviers,  de  l'autre  côté  du  val 
du  Cédron.  Ce  mont  était  cultivé  en  vergers  et  surtout 
en  plants  d'oliviers.  Là,  dans  l'épaisseur  de  ce  bois 
d'arbres  fruitiers,  dans  cette  retraite  ignorée  des  policiers 
du  sanhédrin,  il  pouvait  goûter  quelque  repos.  Le  jour 
revenu,  il  rentrait  dans  Jérusalem  avec  les  siens  et  re- 
prenait le  cours  de  son  enseignement  public  dans  un 
des  parvis  du  Temple.  Cette  ligne  de  conduite  lui  était 
dictée  par  ce  qu'il  savait  des  projets  du  sanhédrin.  Ne 
devait-il  pas  craindre  en  effet  que,  si  l'on  hésitait  à  l'ar- 
rêter en  plein  jour,  on  prît  des  mesures  pour  s'emparer 
de  lui  pendant  la  nuit  et  sans  tumulte  ?  Comme  il  dési- 
rait ardemment  manger  la  Pâque  avec  ses  disciples  dans 
Jérusalem  S  il  attendait  d'avoir  célébré  ce  pieux  anniver- 
saire pour  donner  suite,  sll  était  possible,  à  un  projet 
dont  nous  parlerons  plus  loin. 

La  preuve  formelle  que  nous  sommes  dans  le  vrai  en 
précisant  ainsi  sa  noble  imprudence  et  ses  très  légitimes 
précautions  pendant  les  jours  qui  précédèrent  la  Pâque, 
nous  est  fournie  par  les  mesures  très  particulières  qu'il 
prit  pour  que  ses  disciples  pussent,  sans  éveiller  une 
attention  dangereuse  et  fournir  à  ses  ennemis  l'occasion 
qu'ils  cherchaient ,  la  préparer  dans  une  chambre  de 
Jérusalem.  C'était.le  soir  que  l'on  mangeait  l'agneau  pas- 
cal. Ce  repas  était  assez  long  à  cause  des  cantiques 
chantés  avant,  pendant  et  après.  Il  importait  donc  qu'il 
pût,  à  une  heure  avancée  de  la  soirée  et  sans  être  in- 
quiété, regagner  avec  son  cortège  habituel  le  paisible 
mont  des  Oliviers. 

«  Où  veux-tu,  lui  dirent  ses  disciples,  que  nous  t'ap- 
«  prêtions  la  Pâque  ?  Et  il  envoya  deux  d'entre  eux  en 
«  leur  disant  :  Allez  à  la  ville.  Vous  rencontrerez  un 

1  Luc  XXII,  15.      • 

JÉSOS   DE  NAZAR.  —  H  22 


338  JÉSUS    DE    NAZARETH 

«  homme  portant  une  cruche  d'eau;  suivez-le  dans  la 
(c  maison  où  il  entrera'.  Dites  au  maître  de  cette  maison  : 
«  Le  Maître  dit  :  Où  est  l'endroit  où  je  mangerai  la 
«  Pâque  avec  mes  disciples  ?  Et  il  vous  montrera  une 
«  grande  chambre  haute,  meublée  et  toute  prête.  C'est 
«  là  que  vous  nous  préparerez  la  Pâque.  Ses  disciples 
«  partirent,  arrivèrent  à  la  ville  et  trouvèrent  les  choses 
«  comme  il  le  leur  avait  dit^  » 

Ou  les  mots  ne  signifient  rien,  ou  il  y  avait  chose  en- 
tendue entre  le  maître  de  la  maison  et  Jésus.  Une  pru- 
dence, qui  n'était  que  trop  justifiée,  avait  présidé  aux 
arrangements  convenus,  et  de  là  le  tour  mystérieux  des 
indications  données  par  Jésus  à  ses  deux  envoyés. 

Peu  de  jours  auparavant,  six  jours  avant  la  Pâque  % 
il  s'était  passé  un  incident,  enveloppé  lui  aussi  d'un 
certain  mystère  et  qui  est  à  notre  avis  d'une  exquise 
beauté. 

C'était  à  Béthanie,  cette  bourgade  proche  de  Jérusalem 
où  Jésus  comptait  des  amis.  Il  était  à  table  avec  les  siens 
dans  la  maison  d'un  certain  Simon,  dit  le  lépreux,  qui 
du  reste  nous  est  tout  à  fait  inconnu.  Pendant  le  repas, 
on  vit  entrer  une  femme  qu'on  ne  nous  nomme  pas,  sur 
laquelle  on  ne  nous  fournit  aucun  détail,  dont  peut-être 
le  nom  n'a  jamais  été  su  de  personne.  Elle  s'avança  sans 
mot  dire,  portant  une  fiole  d'albâtre  qui  contenait  une 

^  Ce  détail  suppose  que  cette  maison  était  peu  éloignée  de  la 
porte  par  où  les  disciples  devaient  entrer  dans  la  ville,  car  on  ne 
peut  supposer  que  cet  homme  dût  porter  son  fardeau  sur  un  long 
chemin,  et  cela  rentre  bien  dans  le  genre  de  précautions  qu'il  s'a- 
gissait de  prendre. 

2  Marc  XIV,  12-16  ;  Matth.  XXVI,  17-19  (très  abrégé)  ;  Luc  XXll, 
7-13. 

^  Du  moins  d'après  Jean  XII,  1. 


PRÉLIMINAIKKS    DP.   LA    PASSION  339 

huile  parfumée  de  grand  prix.  Arrivée  près  de  Jésus,  elle 
brisa  la  fiole  et  répandit  le  parfum  sur  la  tête  du  pro- 
phète ;  cela  fait,  elle  demeura  silencieuse.  Les  disciples, 
connaisseurs  en  parfums  comme  le  sont  ordinairement 
les  orientaux,  remarquèrent  aussitôt  la  finesse  de  celui 
dont  l'arôme  remplissait  la  salle  du  festin  et  eurent  le  mau- 
vais goût  de  blâmer  ce  qui  leur  faisait  l'effet  d'une  prodi- 
galité. «Ne  pouvait-ellele  vendre  bon  prix,  plus  de  300  de- 
ce  niers,  et  les  donner  aux  pauvres  ?  »  L'inconnue  semblait 
affligée  de  ce  reproche  qui  dénotait  une  complète  inintel- 
ligence de  ce  qu'elle  avait  voulu  faire.  Jésus,  qui  l'avait 
comprise,  prit  son  parti  :  «  Laissez-la  donc  »,  dit-il, 
«  pourquoi  lui  faites-vous  de  la  peine  ?  C'est  une  bonne 
«  œuvre  qu'elle  a  faite  envers  moi.  Vous  aurez  toujours 
«  des  pauvres  avec  vous,  mais  vous  ne  m'aurez  pas  tou- 
«  jours.  Elle  a  fait  ce  qu'elle  pouvait.  Elle  a  anticipé 
«  l'onction  de  mon  corps  en  vue  de  ma  sépulture.  Je 
«  vous  dis  en  vérité  que  partout  où  l'Évangile  sera 
«  prêché,  et  ce  sera  dans  le  monde  entier,  ce  qu'elle 
«  vient  de  faire  sera  raconté  en  mémoire  d'elle  K  » 

'  Marc  XIV,  3-9  ;  Matth.  XXVI,  6-13.—  Luc  ne  reproduit  pas  cet 
épisode  qui  faisait  partie  du  Prôto-Marc.  Peut-être  son  antipathie 
contre  tout  ce  qui  ressemble  à  du  luxe  l'empêchait-elle  d'en  sentir 
le  charme  et  trouvait-il  qu'il  y  avait  du  vrai  dans  l'objection  des 
assistants.  Peut-être  aussi  croyait-il  que  ce  récit  faisait  double  em- 
ploi avec  celui  de  la  pécheresse  chez  Simon  le  pharisien  (même  nom 
que  celui  de  l'hôte  de  Béthanie),  raconté  dans  son  évangile  VII,  36- 
50.  Dans  ce  dernier  cas  il  ne  l'aurait  pas  compris.  Les  deux  incidents 
■ont  une  signification  très  différente.  La  pécheresse  de  Galilée  veut 
exprimer  sa  soumission  reconnaissante,  son  dévouement  absolu  à 
l'auteur  de  sa  régénération,  elle  lui  lave  les  pieds,  les  essuie  de  ses 
cheveux  et  les  parfume.  L'anonyme  de  Béthanie  verse  son  huile  par- 
fumée sur  la  tête  de  Jésus,  c'est  une  onction  d'honneur,  c'est  un 
hommage  qu'elle  veut  rendre  à  celui  en  qui  elle  a  reconnu  le  vrai 
Christ,  l'Oint  de  Dieu.  Elle  est  du  très  petit  nombre  de  ceux  qui  ont 
pénétré  le  secret  du  Nazaréen  et  elle  a  voulu  le  lui  prouver  à  sa 


340  JÉSUS   DE    NAZARETH 

Dans  tous  les  cas,  cet  incident  prouve  qu'on  a  tort 
d'interpréter  dans  un  sens  étroit  les  paroles  où  Jésus 
blâme  avec  raison  la  soif  des  richesses  et  la  cupidité. 
Tout  dépend  de  la  manière  dont  la  richesse  est  acquise  et 
de  l'usage  qu'on  en  fait.  Si  l'on  objecte  qu'il  ne  se 
montre  si  indulgent  dans  cette  circonstance  que  parce 
qu'il  est  personnellement  l'objet  de  cette  libéralité,  on 
méconnaît  la  modestie  extrême  et  le  dédain  des  gran- 
deurs humaines  qui  le  caractérisent.  On  oublie  qu'il  y  a 
une  douceur  extrême,  quand  on  est  en  butte  à  la  malveil- 
lance, à  la  calomnie,  à  la  haine  implacable  ,  dans  la 
rencontre  d'une  âme  qui  vous  comprend,  qui  vous  aime, 
qui  proteste  de  son  mieux  contre  l'animadversion  des  uns 
et  l'insouciance  des  autres.  L'inconnue  avait  pénétré  le 

manière  toute  remplie  de  discrétion  et  de  silence.  La  première 
disait  à  Jésus  :  Je  suis  ton  esclave  !  La  seconde  lui  a  dit  :  Tu  es  mon 
roi  !  Ni  l'une  ni  l'autre  n'a  parlé,  l'acte  parlait  pour  elles.  —  Le 
quatrième  évangéliste,  qui  a  reproduit  la  scène  (Jean  Xll,  1-8),  ne 
paraît  pas  non  plus  en  avoir  saisi  le  vrai  sens.  Lui  aussi  confond 
l'honneur  messianique  rendu  à  Jésus  par  la  femme  de  Bétbanie 
avec  l'acte  de  reconnaissance  de  la  pécheresse  de  Galilée.  De  plus, 
après  avoir  enlevé  Marthe  et  Marie,  dont  il  fait  les  sœurs  de  Lazare 
le  ressuscité,  à  la  localité  très  éloignée  de  Jérusalem  que  Luc  X,  38 
leur  assignait,  il  veut  que  ce  soit  Marie  qui  ait  été  l'auteur  de  la 
démonstration  de  Béthanie.  On  dirait  que  le  caractère  de  piété 
silencieuse  et  concentrée  commun  aux  deux  femmes  l'a  conduit 
à  croire  à  leur  identité.  De  plus,  il  veut  que  Judas  seul  ait  pro- 
féré des  reproches  à  l'adresse  de  la  femme.  Les  deux  premiers  évan- 
gélistes  disent  que  le  blâme  vint  des  disciples  collectivement.  La 
véritable  et  originale  version  est  celle  des  deux  premiers  synop- 
tiques, précisément  à  cause  du  manque  total  de  renseignements  sur 
ce  qu'était  l'inconnue  et  l'intention  qui  l'animait.  —  Faut-il  ajouter 
qu'on  a  bataillé  bien  à  tort  sur  le  mot  «  Vous  aurez  toujours  des 
«  pauvres  avec  vous  »,  comme  si  Jésus  avait  décrété  l'éternité  du 
paupérisme  ?  Il  ne  pensait  qu'à  ses  disciples  vivants,  et  s'il  était 
possible  de  supprimer  le  paupérisme,  ses  souffrances  et  la  démo- 
ralisation qu'il  engendre,  Jésus  applaudirait  de  tout  son  cœur  de 
philanthrope  à  cette  suppression. 


PRÉLIMINAIRES    DE   LA    PASSION  341 

grand  secret.  Pour  elle,  Jésus  était  le  Messie,  il  ne  fallait 
pas  en  attendre  d'autre,  et  c'était  à  ceux  qui  discernaient 
sa  supériorité,  c'était  aux  àraes  conquises  par  sa  parole 
et  par  son  noble  cœur,  de  lui  décerner  ce  titre  glorieux 
entre  tous.  Les  prêtres  et  les  docteurs  ont  pu  mécon- 
naître cette  grandeur,  elle  l'a  vue,  des  yeux  de  l'esprit. 
A  défaut  d'une  onction  offlcielle  ou  sacerdotale,  elle  est 
venue  l'oindre  elle-même  avec  l'huile  odoriférante  la  plus 
précieuse  qui  fût  à  sa  disposition.  «  Elle  a  fait  ce  qu'elle 
«  a  pu...  »  Et  quelle  délicatesse  de  sentiment,  quel  mé- 
lancolie aussi  dans  le  tour  que  Jésus  donne  à  l'hommage 
qu'elle  lui  a  rendu  !  «  Cette  onction  m'embaume  d'a- 
«  vance  en  vue  de  ma  sépulture.  »  Je  ne  sais  pas  de 
parole  de  Jésus  qui  soit  plus  tragique.  La  pensée  de  sa 
mort  prochaine  le  hante  comme  une  probabilité  toujours 
plus  menaçante.  S'il  parvient  à  échapper  aux  meurtriers 
de  Jérusalem,  d'autres  ne  le  guettent-ils  pas  ailleurs? 
Et  comment  mourra-t-il?  Lapidé,  sans  doute;  car  c'est  le 
genre  de  mort  que  la  Loi  commine  contre  les  blasphé- 
mateurs et  les  faux  prophètes  K  Ceux  qui  périssent  ainsi 
ne  reçoivent  pas  d'honneurs  funèbres.  On  ne  peut  plus 
oindre  leur  corps  rompu.  Soit.  Il  a  reçu  d'avance  l'onc- 
tion qui  lui  manquera.  La  dignité  de  Christ  qu'elle  lui 
confère,  c'est  l'annonce  de  sa  mort  à  bref  délai.  Il  en 
mourra...  Je  suppose  qu'on  reconnaîtra  facilement  après 
ces  explications  tout  ce  que  la  scène  de  Béthanie  ren- 
ferme de  beauté  pure  dans  sa  simplicité.  Son  charme 
mystérieux  s'accroît  de  l'indécision  même  des  contours. 
On  ne  voit  apparaître  en  pleine  lumière  que  l'inconnue, 
Jésus  et  les  disciples,  qui  murmurent,  parce  qu'ils  ne 
comprennent  pas.  Le  reste  se  perd  dans  l'ombre  impé- 

»  Lévit.  XXIV,  15-16;  Deutér.  XIU,  5. 


342  JÉSUS   DE  NAZARETH 

nétrable.  Quel  tableau  et  quels  artistes  inconscients  que 
les  évangélistes  ^  ! 

Dans  l'histoire  évangélique  aussi  bien  que  dans  toutes 
les  autres,  les  aspirations  les  plus  élevées  du  cœur 
humain  côtoyent  ses  plus  honteuses  défaillances.  Immé- 
diatement après  l'incident  de  Béthanie,  les  évangiles  nous 
apprennent  que  Tun  des  Douze,  Judas,  avait  conçu  le 
dessein  de  trahir  le  secret  du  Maître  et  de  le  livrer 
à  ses  ennemis  ^ 

La  trahison  de  Judas  est  demeurée  dans  l'opinion  de 
la  chrétienté  le  type  de  tous  les  méfaits  du  même  genre  : 
elle  est  un  objet  de  dégoût  et  d'horreur.  Cependant,  s'il 
était  vrai,  comme  le  veut  la  tradition,  que  Jésus  la  con- 
naissait d'avance  et  ne  fît  rien  pour  l'empêcher,  fournis- 
sant même  à  Judas  par  la  confiance  apparente  qu'il  conti- 
nuait de  lui  témoigner  les  moyens  de  la  consommer;  s'il 
était  vrai  qu'il  ne  se  rendit  à  Jérusalem  que  dans  l'intention 
d'y  mourir  sur  la  croix  et  d'opérer  par  ce  douloureux  sup- 
plice la  rédemption  de  Thumanité,  que  tout  était  prévu  et 
combiné  pour  amener  ce  résultat  prémédité,  —  on  est 
tenté  de  se  demander  si  Judas,  infime  instrument  du  plan 

*  11  est  permis  de  présumer  que  la  prédiction  de  Jésus  concernant 
le  retentissement  que  l'acte  de  la  femme  au  parfum  de  grand  prix 
aurait  dans  le  monde  entier  a  subi  dans  sa  forme  quelque  ampli- 
flcation  inspirée  par  le  fait  accompli.  Elle  a  été  sans  doute  confir- 
mée par  l'événement.  Il  est  probable  qu'elle  consistait  originaire- 
ment dans  l'importance  que  Jésus  attribuait  à  cette  démonstration 
isolée,  mais  significative,  dont  il  déclarait  la  connexion  étroite  avec 
son  Évangile  partout  où  celui-ci  serait  annoncé. 

2  Marc  XIV,  10-11  ;  Matth.  XXVI,  14-16  ;  Luc  XXll,  3-6.  C'est  pro- 
bablement la  liaison  que  ce  rapprochement  semble  établir  entre 
l'onction  de  Béthanie  et  la  démarche  de  Judas  auprès  des  chefs  du 
Sanhédrin  qui  explique  pourquoi  le  4''>®  évangile  le  désigne  comme 
ayant  seul  blâmé  l'acte  de  la  femme  au  parfum  de  grand  prix. 


PRÉLIMINAIRES    DE   LA   PASSION  343 

divin,  mérite  les  malédictions  dont  sa  mémoire  est  restée 
chargée.  Et  de  même  qu'à  ce  point  de  vue  traditionnel 
il  est  difficile  de  comprendre  les  précautions  que  prenait 
Jésus  pour  déjouer,  dans  la  mesure  du  possible,  l'astu- 
cieuse politique  de  ses  ennemis,  de  même  on  pourrait 
soutenir  la  thèse  qu'en  leur  facilitant  l'exécution  de  leur 
dessein  homicide.  Judas  Iscariote  compte  parmi  les  bien- 
faiteurs de  l'humanité. 

D'un  point  de  vue  plus  historique,  la  conduite  de  Judas 
a  paru  si  étonnante  qu'on  s'est  évertué  à  lui  trouver 
d'autres  mobiles  que  la  cupidité,  le  seul  que  la  tradition 
connaisse,  ou  la  haine  de  Jésus  qu'on  ne  s'explique  pas 
bien.  On  a  dit,  par  exemple,  que  surpris,  impatienté  de 
voir  que  rien  n'aboutissait,  persuadé  que  les  lenteurs, 
pour  lui  incompréhensibles,  de  Jésus  ajournant  toujours 
l'heure  où  il  se  révélerait  au  monde  avec  éclat,  ne  pou- 
vaient se  prolonger  qu'en  l'abreuvant,  lui  et  les  siens, 
d'humiliations,  de  privations  et  de  déboires.  Judas  avait 
voulu  le  contraindre,  en  précipitant  les  choses,  à  dé- 
ployer sans  autre  délai  son  pouvoir  irrésistible  et  à  pro- 
clamer son  avènement  en  face  de  ses  ennemis  terrassés 
et  impuissants.  Il  aurait  été  le  zélote  de  Jésus,  c'est 
presque  par  amour  pour  lui  qu'il  l'aurait  trahi  ^ 

^  Les  partisans  de  cette  explication  s'appuient  sur  les  remords  qui, 
d'après  Matth.  XXVII,  3-10,  s'emparèrent  du  misérable  quand  il  vit 
que  Jésus  était  condamné.  Il  voulut  rendre  aux  prêtres  de  Jérusalem 
l'argent  qu'il  en  avait  reçu  et  qui  lui  brûlait  les  mains.  Ceux-ci  le 
refusèrent,  il  le  jeta  sur  les  dalles  du  Temple  et  il  alla  se  pendre. 
Il  semble  pourtant  que  si  le  motif  déterminant  sa  trahison  avait  été 
le  désir  de  pousser  Jésus  à  se  déclarer  Messie,  il  aurait  attendu  le 
résultat  de  la  condamnation.  Tout  n'était  pas  fini.  Qui  savait  ce 
qui  arriverait  lorsqu'on  voudrait  mettre  à  exécution  l'arrêt  du  Sanhé- 
drin ?  —  Du  reste  ce  tragique  dénouement  est  démenti  par  la  ver- 
sion de  Luc  (Actes  I,  18)  d'après  laquelle  Judas  aurait  tout  prosaï- 
quement acheté  un  champ  avec  l'argent  qu'il  avait  reçu  et  qu'il 


344  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Cette  explication  manque  de  toute  vraisemblance.  Elle 
suppose  que  Judas  croyait  toujours  ferme  que  Jésus 
était  réellement  le  Messie  attendu.  Comment,  dès  lors, 
aurait-il  osé  prendre  sur  lui  de  contrecarrer  ainsi  la 
volonté  bien  arrêtée  d'un  Maître  aussi  redoutable  ? 

E.  Renan  ^  rappelle  que,  d'après  le  4®  évangéliste, 
Judas  était  le  caissier  de  la  petite  troupe,  et  qu'une  cer- 
taine sécheresse  d'administrateur,  le  dépit  d'avoir  été 
semonce  à  Béthanie,  enfin  et  surtout  Tinstabilité,  l'in- 
conséquence d'un  esprit  mal  cultivé  furent  les  causes  de 
son  brusque  revirement.  C'est  ce  qui  arrive  souvent  dans 
les  comités  ardents  qui  préparent  les  révolutions  de 
l'ordre  moral  ou  politique.  «  Les  sociétés  secrètes  du 
«  parti  républicain  »,  fait  observer  le  célèbre  écrivain, 
«  cachaient  dans  leur  sein  beaucoup  de  conviction  et  de 

serait  mort  sur  son  bien  mal  acquis  à  la  suite  d'un  accident,  d'une 
chute,  semble-t-il,  décrite  assez  étrangement  («  ses  entrailles  se 
seraient  répandues  »,  comme  si  en  tombant  il  s'était  enferré 
sur  sa  charrue  ou  tel  autre  instrument  de  travail  agricole).  Quoi 
qu'il  en  soit  de  ce  dernier  détail,  cette  version,  précisément  parce 
quelle  est  beaucoup  moins  dramatique,  nous  paraît  beaucoup 
plus  vraisemblable  que  celle  de  Matthieu.  La  manière  d'être  de 
Judas,  depuis  le  jour  où  il  s'aboucha  avec  les  chefs  du  sanhédrin, 
dénote  un  esprit  froid,  sournois,  un  homme  qui  possède  assez 
d'empire  sur  lui-même  pour  donner  le  change  à  Jésus  jusqu'au 
dernier  moment,  ce  qui  ne  fait  guère  prévoir  un  suicide  inspiré  par 
le  désespoir.  On  est  très  tenté  d'admettre  que  la  tradition  orale 
parlait  d'une  manière  peu  précise  de  la  fin  malheureuse  dei  Judas. 
Le  premier  évangéliste,  cherchant  toujours  dans  les  textes  de 
l'Ancien  Testament  des  prédictions  ou  des  préfigurations  de  l'his- 
toire évangélique,  raconte  cette  fin  d'une  manière  qui  lui  a  été  sug- 
gérée par  le  passage  II  Sam.  (LXX,  II  Rois)  XVII,  23,  où  il  est  dit 
que  le  traître  Achitophel,  qui  avait  trahi  le  roi  David  en  passant  du 
côté  d'Absalon,  quand  il  vit  les  choses  prendre  une  tournure  inquié- 
tante, aTc^^XÔEV...  .  xal  èvETEiXaTO  xÇ)  o'Vwtjj  aùxoù,  xal  àuT^y^axo,  «  s'en 
«  alla. . , .  donna  ses  ordres  pour  sa  maison  et  se  pendit  ;  »  Matth. 
XXVil,  5  :  xai  dcTreXôtùv  àiz-^y^a'zo. 
*  Vie  de  Jésus,  p.  395,  éd.  1893. 


PRÉLIMINAIRES    DE   LA    PASSION  345 

«  sincérité,  et  cependant  les  dénonciateurs  y  étaient  fort 
«  nombreux  *  ».  Ce  dernier  genre  d'explication  doit  se 
rapprocher  de  la  vérité,  mais  il  faut  l'expliquer  lui- 
même  dans  le  cas  spécial  dont  il  s'agit. 

Les  évangiles  nous  fournissent  peu  de  lumières.  Les 
données  à  tournure  historique  du  quatrième  sont  trop 
sujettes  à  caution  pour  qu'on  puisse  faire  grand  fond  sur 
elles.  Use  peut  qu'à  la  cause  première  de  la  défection  de 
Judas  se  soit  joint  quelque  incident  ignoré  qui  aura  poussé 
jusqu'à  l'exaspération  un  disciple  déjà  secrètement  hos- 
tile. Mais  pourquoi  l'était-il  devenu  ?  —  Le  premier 
évangéliste  croit  que  la  cupidité  fut  son  mobile  déter- 
minant -  et  qu'il  alla  de  propos  délibéré  se  vendre  au 
sanhédrin  où  il  fut  payé  d'avance,  ce  qui  est  surprenant. 
D'après  Luc  et  Marc,  on  lui  promit  de  l'argent,  mais  il 
n'est  pas  dit  qu'on  lui  en  remit  avant  qu'il  eût  tenu  son 
engagement.  Luc  n'y  va  pas  par  deux  chemins  :  c'est 
Satan  qui  s'est  emparé  de  lui  et  qui  lui  a  inspiré  son 
infernal  dessein.  Cela  suppose  une  chute  morale  sou- 
daine, brusquement  suivie  d'une  résolution  qui  autre- 
ment serait  inexplicable. 

Toutes  ces  explications  négligent  ce  qui  a  dû  être 
nécessairement  le  point  de  départ  de  la  trahison.  Judas 
ne  croyait  plus^  voilà  le  principe.  Sa  défection  fut  pré- 

*  Je  puis  attester  que  M.  Madier-Montjau,  que  je  connus  au  temps 
de  son  exil  à  Bruxelles,  m'affirma  la  même  chose. 

2  Les  trente  pièces  d'argent  (sicles)  qu'il  aurait  reçues  représen- 
teraient à  peine  une  centaine  de  francs.  Il  faudrait,  il  est  vrai, 
multiplier  cette  somme  par  5  ou  6  pour  avoir  l'équivalent  en  argent 
utile  actuel.  Mais  ce  détail  est-il  bien  sûr  ?  Avec  son  habitude  de 
chercher  dans  les  textes  de  l'Ancien  Testament  des  prédictions  con- 
cernant les  événements  de  la  vie  de  Jésus,  le  premier  évangéliste 
n'aura-t-il  pas  cru  trouver  un  oracle  de  ce  genre  dans  le  passage  de 
Zacharie  XI,  15  (attribué  par  inadvertance  à  Jérémie)  où  il  est 
pourtant  question  de  tout  autre  chose? 


.346  JÉSUS    DE   NAZARETH 

cédée  par  ce  qu'on  pourrait  appeler  une  désertion  à 
l'intérieur.  Si  nous  partons  de  là,  tout  ce  qui  suit  s'expli- 
que assez  aisément. 

L'adhésion  chaleureuse  d'un  certain  nombre  de  dis- 
ciples, se  distinguant  de  la  masse  galiléenne  par  l'ardeur 
de  leurs  sympathies  pour  Jésus,  sa  personne  et  son 
œuvre,  avait  été  déterminée  par  un  enthousiasme  géné- 
reux pour  la  belle  cause  que  Jésus  avait  épousée  et  qu'il 
incarnait  avec  une  supériorité  si  éclatante.  Les  premiers 
et  brillants  succès  de  sa  propagande  en  Galilée  avaient 
nourri  cet  enthousiasme,  l'avaient  même  exalté.  C'est  de 
ce  milieu,  électrisé  par  la  présence  et  le  commerce  con- 
tinu d'un  Maître  si  digne  d'être  admiré  et  passionnément 
aimé,  qu'était  sortie  la  proclamation  de  sa  messianité. 
Rien  n'empêche  d'admettre  que  Judas  fut  gagné  parla 
contagion  de  l'enthousiasme,  et  qu'il  fut  sincère  dans  les 
preuves  de  sympathie  pour  le  Royaume  de  Dieu  et  son 
prophète  qu'il  manifesta  de  manière  à  attirer  l'attention 
et  la  confiance  de  Jésus.  Quand  on  pense  à  ce  qui  suivit, 
il  suffit  de  se  représenter  Judas  comme  un  de  ces 
hommes  très  résolus  d'apparence,  en  réalité  très  domi- 
nés par  les  impressions  qu'ils  reçoivent  du  dehors.  Tant 
qu'il  fat  dans  ce  miheu  galiléen,  malgré  les  oppositions 
qui,  en  Galilée  même,  arrêtèrent  les  progrès  de  TÉvan- 
gile,  Judas  voyait  des  partisans  de  la  cause  évangélique 
assez  nombreux,  assez  chauds,  assez  dévoués,  pour  avoir 
toujours  confiance  et  persévérer  dans  les  sentiments 
qui  l'avaient  rapproché  lui-même  de  Jésus.  Il  ne  pro- 
testa nullement  contre  le  titre  de  Messie  décerné  par  ses 
compagnons  au  Fils  de  l'homme  sorti  de  Nazareth.  Il 
est  bien  plutôt  à  présumer  qu'il  se  joignit  franchement  à 
la  proclamation  de  Pierre.  Il  s'y  mêlait  sans  doute  au 
fond  de  sa  pensée  quelques  visées  égoïstes  de  grandeur 


PRELIMINAIRES   DE   LA    PASSION  347 

future.  N'en  discerne-t-on  pas  les  indices  chez  les  autres 
apôtres  ?  Mais  on  peut  déjà  se  demander  si  chez  lui 
l'ardeur  pour  la  cause  s'associait  aussi  étroitement  que 
chez  ses  compagnons  d'apostolat  à  l'amour  indéracinable 
pour  celui  qui  la  représentait.  Il  est  probable  que  son 
ardeur  subit  un  premier  refroidissement  lorsque  Jésus 
fit  entendre  aux  siens  que,  pour  eux  comme  pour  lui,  le 
chemin  qu'ils  suivaient  sur  ses  traces  menait  à  tout 
autre  chose  qu'au  pouvoir  et  à  la  grandeur.  Cependant 
Judas  n'était  encore  nullement  disposé  à  se  séparer  de 
lui.  On  allait  à  Jérusalem.  C'est  là  que  les  choses  pren- 
draient une  tournure  décisive,  et  il  fallait  au  moins  le 
suivre  jusque  là. 

Ce  fut  Jérusalem  qui  le  perdit.  La  froideur  de  l'accueil, 
l'opposition  des  prêtres,  des  scribes,  du  sanhédrin,  ce 
qu'elle  contenait  de  menaçant,  l'incrédulité  hautaine  ou 
railleuse  des  personnages  puissants,  les  précautions  elles- 
mêmes  que  Jésus  prenait,  comme  un  mortel  ordinaire,  pour 
déjouer  les  calculs  de  ses  adversaires,  les  plaintes  mé- 
lancoliques échappées  à  mainte  reprise  de  son  âme  attris- 
tée, toutes  ces  impressions  réunies  achevèrent  de  le  désen- 
chanter. Et  tandis  que  ses  compagnons,  qui  devaient  faire 
les  mêmes  observations,  étaient  trop  attachés  à  la  per- 
sonne de  Jésus  pour  se  laisser  ébranler  dans  leur  fidélité  au 
Maître  bien  aimé.  Judas  se  demanda  s'il  n'avait  pas  com- 
mis la  faute  insigne  de  s'embarquer  dans  une  entreprise 
qui  devait  mal  tourner  et  s'il  n'avait  pas  été  la  dupe  d'un 
entraînement  déraisonnable.  Ce  qui  en  Galilée  lui  avait 
paru  assez  fort  pour  soulever  le  monde  lui  fit  en  Judée 
l'effet  d'une  tentative  infime  et  impuissante.  En  un  mot^  l'at- 
mosphère indifférente  ou  hostile  de  Jérusalem  le  glaça. 
Décidément  Jésus  n'était  pas  le  Messie  comme  il  l'avait  cru 
d'abord  avec  les  autres  dans  un  moment  d'exaltation,  au 


348  JÉSUS    DE    NAZARETH 

fond  d'une  province  peu  éclairée,  où  l'on  vivait  loin 
des  grandes  puissances  religieuses.  Si  Jésus  était  le 
Messie,  pourquoi  ne  le  proclamait-il  pas  tout  haut  et 
devant  tous?  Pourquoi  devait-il  recourir  à  des  précau- 
tions vulgaires  pour  échapper  aux  manœuvres  de  ses 
ennemis  ?  Et  si  le  prétendu  Messie  allait  succomber  dans 
cette  lutte  dont  lui-même  appréhendait  l'issue,  que 
deviendraient  ceux  qui  se  seraient  compromis  avec  lui  et 
pour  lui?  Judas  prit  peur,  et,  chose  qui  ne  paraîtra  sur- 
prenante qu'à  ceux  qui  n'ont  pas  observé  de  près  le  coeur 
humain,  la  peur  engendra  chez  lui  une  sourde  animosité 
contre  celui  qu'il  accusait  en  lui-même  de  l'avoir  déçu, 
égaré,  conduit  au  bord  de  l'abîme.  Les  esprits  étroits 
surtout,  quand  ils  viennent  à  découvrir  qu'ils  se  sont 
trompés,  en  viennent  vite  à  détester  ceux  qu'ils  rendent 
responsables  d'une  erreur  humiliante  pour  leur  amour- 
propre.  Bref,  n'étant  plus  retenu  ni  par  la  crainte  d'offen- 
ser un  Messie  auquel  il  ne  croyait  plus,  ni  par  l'affection 
pour  un  Maître  qui  l'avait  déçu.  Judas  voulut,  comme 
on  dit  vulgairement,  se  mettre  du  côté  du  manche  et 
même^  s'il  se  pouvait,  tirer  au  moins  quelque  profit 
du  service  qu'il  était  en  état  de  rendre  aux  adversaires 
du  faux  Messie. 

Il  est  probable  qu'il  eut  vent  de  l'hésitation  des  chefs 
du  sanhédrin  n'osant  arrêter  Jésus  en  plein  jour.  On  peut 
d'ailleurs  regarder  comme  certain  que  Jésus  avait  fait 
part  à  ses  intimes  des  motifs  qui  le  déterminaient  à  passer 
les  nuits  hors  de  Jérusalem.  C'est  laque  Judas  découvrit 
le  «  coup  à  faire  ».  Les  meneurs  du  sanhédrin  ignoraient 
évidemment  dans  quel  endroit  Jésus  et  les  siens  se  reti- 
raient chaque  nuit.  Judas  se  présenta  donc  devant  eux.  Il 
en  fut  très  bien  accueilli.  Sa  trahison  consista  essentiel- 
lement en  ceci  qu'il  s'offrit  à  guider  lui-même  une  bande 


à 


PRÉLIMINAIHKS    DE    LA    PASSION  349 

armée  à  l'endroit  solitaire  où,  la  nuit  tombée,  on  était 
sûr  de  trouver  Jésus  avec  sa  petite  et  faible  escorte  d'amis. 
Mais,  vu  la  tournure  imprimée  par  Caïphe  au  débat  qui 
précéda  la  condamnation  de  Jésus,  on  doit  penser  aussi 
qu'il  confirma  devant  eux  ce  qui  n'était  encore  qu'un 
soupçon,  un  bruit  qui  commençait  à  se  répandre,  qui  ne 
reposait  toutefois  sur  aucune  déclaration  positive  et 
publique,  savoir  que  Jésus  avait  très  sérieusement  la 
prétention  d'être  le  Messie  et  que  ses  disciples  les  plus 
fervents  lui  avaient  déjà  décerné  ce  titre  glorieux.  Ceux 
à  qui  Judas  s'adressait  furent  ravis.  Ce  qu'il  leur  pro- 
posa, l'arrestation  clandestine  de  Jésus,  acheva  de  les 
séduire.  On  pourrait  donc,  en  se  hâtant  et  grâce  à  lui, 
faire  encore  avant  les  têtes  ce  qui  n'avait  paru  prudent 
qu'après  leur  clôture.  Avec  ou  sans  remise  immédiate  de 
la  somme  destinée  à  récompenser  un  service  aussi  émi- 
nent,  le  pacte  ténébreux  fut  conclu.  Judas  devait  conti- 
nuer de  rester  dans  l'entourage  du  Nazaréen,  cacher  son 
jeu  sous  une  apparente  fidélité  et  avertir  ses  nouveaux 
patrons  dès  qu'il  verrait  le  moment  venu  d'opérer.  «  Et, 
«  depuis  ce  moment,  il  épiait  l'occasion  de  le  leur 
livrer  ^  » 

Le  sentiment  populaire  a  raison.  Judas  fut  infâme.  S'il 
avait  perdu  la  foi,  que  ne  s'éloignait-il  pour  cacher  ses 
déceptions,  que  ne  se  perdait-il  dans  la  foule,  sans  livrer 
lui-même  aux  bourreaux  celui  qui  lui  avait  comme  aux 
autres  accordé  sa  confiance  et  son  affection  ? 

Cependant  l'heure  du  repas  pascal  était  arrivée,  et 
après  avoir  pris  les  précautions  que  nous  avons  indiquées, 


'  Matth.  XXVI,  16  ;  Marc  XIV,  U  ;  axzp  ô'^Xqu,  «  à  l'écart  de  la 
«  foule  »,  dit  judicieusement  Luc  XXII,  6. 


350  JÉSUS   DE   NAZARETH 

Jésus  se  mit  à  table  avec  les  siens,  assailli  de  sombres 
pressentiments,  ayant  lieu  de  craindre  que  la  désaffection 
ne  se  fût  glissée  avec  ses  mauvaises  inspirations  jusque 
dans  les  rangs  de  ses  disciples  les  plus  chers,  mais  ne 
se  doutant  pas  encore  de  la  noire  trahison  qui  peu  d'heures 
après  allait  se  consommer. 


CHAPITRE     V 

LA  DERNIÈRE  CÈNE.  —  GETHSÈMANÉ , 


Pourquoi  Jésus  désirait-il  si  ardemment,  comme  l'af- 
firme l'évangile  de  Luc\  célébrer  avec  les  siens  la  Pâque 
à  Jérusalem?  Pourquoi  avait-il,  en  prolongeant  son  sé- 
jour, bravé  les  dangers  qu'il  savait  suspendus  sur  sa 
tête?  C'est  une  question  qui  n'a  jamais  été  abordée,  que 
nous  sachions,  par  ceux  qui,  comme  nous,  cherchent  à 
reconstituer  son  histoire  réejle  avec  les  données  des 
évangiles.  Or  ces  données  accusent  un  mélange  de  deux 
points  de  vue  différents,  celui  d'un  réalisme  qui  s'attache 
à  reproduite  fidèlement  ce  qui  est  arrivé  et  celui  d'un 
idéalisme  colorant  la  réalité  des  reflets  d'un  point  de 
vue  admis  d'avance.  Les  narrateurs  partent  en  effet  de 
l'idée  que  Jésus  avait  tout  prévu,  tout  prédit. 

Il  faut  bien  comprendre  cette  grande  cause  d'illusion. 
C'est  elle  qui  a  le  plus  contribué  à  obscurcir  l'histoire 
de  la  Passion.  Ni  les  évangéhstes,  ni  la  tradition  qu'ils 
ont  recueillie  ne  voulurent,  disons-nous,  reconnaître  que 
Jésus  avait  été  surpris  par  les  événements,  trahison  de 
Judas,  changement  dans  les  résolutions  du  sanhédrin, 
arrestation  inattendue,  condamnation  immédiate  et  mise 
à  mort  le  même  jour.  Lorsque  cette  tradition  se  fixa. 


352  JÉSUS   DE    NAZARETH 

la  personne  de   Jésus    était   déjà   trop  exaltée  dans  la 
croyance  de  ses  fidèles  pour  qu'on  se  résignât  à  limiter 
la  clairvoyance  de   son  regard  prophétique.  Sa  Passion 
était  l'exécution  d'un   plan  divin,  mystérieux,  inexpli- 
cable, écrasant  la  raison  vulgaire,  mais  tout  avait  été 
d'avance  déterminé  dans  le  «  Conseil  de  Dieu  ».  Ce  plan, 
Jésus  le  connaissait,  y  consentait,  sachant  tout  ce  qui  devait 
lui  arriver,  prévoyant  les  détails  aussi  bien  que  l'ensem- 
ble, depuis  le  chant  du  coq  dénonçant  à  Pierre  la  lâcheté 
qu'il  venait  de  commettre  jusqu'au  genre  de  mort  qui  de- 
vait l'enlever  à  la  vie  terrestre.  Les  pieux  narrateurs  goû- 
taient dans  cette  manière  d'envisager  le  grand  drame  une 
puissante  consolation  de  ce  que  la  catastrophe  finale  avait 
malgré  tout  d'humiliant,  de  pénible,  de  souverainement  pa- 
radoxal, la  crucifixion  du  Messie  !  Il  en  résulta,  presque 
sans  qu'ils  s'en  doutassent,  le  penchant  à  raconter  les 
choses  comme  si  Jésus  avait  annoncé  de  la  manière  la  plus 
précise  les  divers  incidents  qui  devaient  se  succéder  jus- 
qu'à sa  mort.  A  des  appréhensions,  à  des  pressentiments 
généraux  et  nécessairement  vagues,   ils   substituèrent 
des  prédictions  formelles.  De  là  des  invraisemblances 
nombreuses.  Prédire  un  malheur  et  l'éviter,  si  on  le  peut^ 
c'est  avoir  émis  une  prédiction  fausse.  Ne  pas  l'éviter  après 
l'avoir  prédit,  quand  on  aurait  pu  s'y  soustraire,  c'est  s'en- 
lever tout  droit  de  se  plaindre  et  d'être  plaint.  Contradiction 
des  deux  côtés.  Heureusement  il  ne  manque  pas  dans 
les  récits  eux-mêmes  d'indices  permettant  de  rétablir 
d'une  manière  plus  acceptable  ce  qui  a  dû  se  passer. 

Jésus  savait  que  sa  vie  était  menacée  et  il  aurait  pu^ 
renseigné  comme  il  l'était,  se  soustraire  par  un  prompt 
départ  à  la  persécution  dont  il  était  Tobjet.  Mais  il  tenait 
beaucoup  à  célébrer  la  Pâque  avant  de  s'éloigner  de 
Jérusalem  et,  moyennant  les  mesures  de  précaution  que 


â 


LA    DERNIÈRE    CÈNE  353 

nous  avons  décrites,  il  croyait  pouvoir  le  faire  encore 
sans  péril  imminent.  Sa  tristesse  n'en  était  pas  moins 
profonde  et  n'avait  de  contre-poids  que  son  courage.  Ses 
espérances  étaient  déçues.  Il  fallait  renoncer  à  l'inaugu- 
ration du  Royaume  de  Dieu  avec  l'assentiment  chaleu- 
reux du  peuple  réuni  devant  son  Temple  unique  pour 
célébrer  la  grande  agape  nationale.  Fallait-il  de  plus 
renoncer  à  l'inaugurer  un  jour  et  d'une  autre  manière  ? 
Pareille  idée  ne  pouvait  même  effleurer  sa  pensée.  Mais 
que  fallait-il  faire?  Par  quel  plan  remplacer  celui  qui 
venait  d'avorter?  Jésus  passait  par  une  crise  analogue 
à  celle  qu'il  avait  déjà  traversée  lors  de  son  baptême  au 
Jourdain.  L'idée  centrale,  le  but  à  atteindre  se  dessinait 
à  ses  yeux  en  pleine  clarté,  c'étaient  les  moyens  d'exé- 
cution qui  demeuraient  dans  l'ombre.  Il  cherchait  com- 
ment il  reprendrait  dans  des  conditions  nouvelles  l'oeuvre 
sublime  dont  il  se  sentait  chargé,  et  si  telle  était  sa 
préoccupation,  il  est  plus  que  probable  —  nous  allons 
en  voir  au  surplus  la  confirmation  —  qu'il  dut  se  deman- 
der si  le  peuple  juif^  tel  qu'il  était,  ne  se  montrerait  pas 
incurablement  revêche  à  la  transformation  qu'il  eût  voulu 
lui  voir  accepter.  Nous  avons  déjà  pu  signaler  cette 
crainte  qui  jetait  son  voile  sombre  sur  ses  prévisions  *. 
Maintenant  l'expérience  était  faite.  Sacerdoce,  insti- 
tutions, Loi  traditionnelle,  écoles  dominantes,  ritualisme 
invétéré,  indolence  morale,  espérances  chimériques, 
mais  enivrantes,  routine  religieuse  passant  pour  un  de- 
voir sacré,  tout  s'y  opposait.  Il  fallait  donc  prendre  un 
parti  héroïque.  Le  Royaume  de  Dieu  s'établirait,  quoi 
qu'il  arrivât,  mais  à  part,  au  dessus,  en  dehors  de  ce  que 

*  Gomp.  Marc  XI,  12  suiv.;  Matth.  XXI,  43  où  la  rupture  avec  le 
judaïsme  constitué  est  déjà  présentée  comme  probable  et  même 
imminente  ;  XXIII,  38-39. 

JÉSCS   DE  NAZAR.    —  U.  23 


354  JÉSUS    DE    NAZARETH 

nous  appelons  le  judaïsme,  de  ce  qui  était  pour  lui  l'al- 
liance contractée  jadis  entre  Israël  etl'Éternel.  C'était  une 
alliance  nouvelle  qu'il  fallait  de  toute  nécessité  substi- 
tuer à  l'ancienne.  Une  prophétie  célèbre  de  Jérémie^  dut 
s'éclairer  à  ses  yeux  d'une  lueur  plus  vive  que  jamais  : 
«  Les  jours  viennent  où  je  ferai  une  alliance  nouvelle 
«  avec  la  maison  d'Israël  et  la  maison  de  Juda,  non 
«  comme  celle  que  je  contractai  avecleurs  pères...  Cette 
«  alliance,  ils  l'ont  violée...  En  ces  jours-là  je  mettrai 
«  ma  loi  au-dedans  d'eux,  je  l'écrirai  dans  leurs  cœurs.  » 
Dans  cet  ordre  d'idées  il  est  permis  de  dire  que  la  per- 
spective d'une  révolution,  pacifique  sans  nul  doute,  mais 
formelle,  remplaça  dans  sa  vision  de  l'avenir  celle  de 
l'évolution  que  pendant  tout  un  temps  il  avait  crue  pos- 
sible, parce  qu'elle  s'était  accomplie  en  lui-même.  Dans 
aucun  moment  de  sa  vie  il  ne  fut  plus  près  du  principe 
dont  après  lui  Etienne  et  Paul  furent  les  champions  et 
les  martyrs.  Mais  il  devait  renfermer  toutes  ces  pensées 
en  lui-même.  Ses  apôtres  n'étaient  pas  encore  préparés 
à  un  tel  changement  de  direction.  Lui-même  éprouvait  le 
besoin  de  mûrir  ses  résolutions.  Il  'avait  l'intention, 
nous  Talions  voir,  de  se  retirer  pour  quelque  temps 
dans  la  solitude,  comme  il  l'avait  fait  en  quittant  Jean 
Baptiste,  pour  puiser  dans  sa  communion  avec  le  Père, 
loin  des  bruits  de  la  foule,  des  lumières  et  des  direc- 
tions. 

Ce  qui  est  bien  caractéristique  de  sa  piété  personnelle, 
c'est  qu'il  n'entendait  nullement  condamner  en  principe 
la  religion  héréditaire  de  son  peuple  comme  chose  mau- 
vaise en  soi  et  ne  méritant  plus  que  le  mépris.  Il  conti- 
nuait de  s'y  rattacher  par  le  sentiment  comme  à  un  point 

'  XXXI.  31  suiv. 


LA    DERNIÈRE   CKNR  355 

de  départ  sacré.  L'ère  nouvelle  devait  emporter  et  con- 
server ce  qu'il  y  avait  de  plus  pur  dans  les  parfums  de 
l'ancienne.  Ce  repas  de  la  Pàque,  le  rite  le  moins  sacer- 
dotal et,  comme  nous  dirions,  le  plus  laïque  de  la  religion 
d'Israël,  célébré  au  pied  du  Temple,  serait  à  la  fois 
l'adieu  au  passé  et  le  salut  à  l'avenir.  Voilà  ce  qui 
explique  ce  désir  intense  que  nous  avons  signalé.  «  .J'ai 
«  ardemment  désiré  manger  cette  Pâque  avec  vous  ^  Car 
«  je  vous  dis  que  je  ne  la  mangerai  plus  jusqu'à  ce  qu'elle 
<(  soit  accomplie  dans  le  Royaume  de  Dieu.  »  Cette  der- 
nière parole  est  obscure,  mais  on  en  comprend  l'intention, 
si  l'on  admet  que  Jésus  pensait  à  l'accomplissement  dans 
le  Royaume  de  Dieu  enfin  établi  sur  la  terre  -  de  ce  qui 
était  la  signification  essentielle  de  la  Pâque  juive.  Elle 
aussi  annonçait  l'amour  paternel  de  Dieu  et  la  fraternité 
des  convives.  Seulement  elle  les  renfermait  dans  le  par- 
ticularisme national.  Et  c'est  la  même  idée  qui  s'exprime 
dans  les  paroles  qui  suivent  immédiatement  d'après  Luc 
XXII,  17-18  :  «  Puis,  ayant  pris  une  coupe  et  l'ayant 
«  bénie,  il  leur  dit:  Prenez  cette  coupe  et  partagez-la.  Je 
«  vous  dis  que  je  ne  boirai  plus  de  ce  fruit  de  la  vigne 
<c  jusqu'à  ce  que  le  Royaume  de  Dieu  soit  venu^  » 

1  Luc  XXII,  15  ajoute  «  avant  de  souffrir  »,  «  avant  ma  Passion  ». 
Cette  adjonction  rentre  dans  la  tendance  signalée  plus  haut  à  pré- 
senter Jésus  comme  sachant  parfaitement  d'avance  tout  ce  qui  va 
s'accomplir. 

2  On  veut  ordinairement  qu'il  s'agisse  ici  de  l'accomplissement 
dans  la  vie  future,  dans  le  ciel.  Mais  dans  la  pensée  de  Jésus  c'est 
toujours  sur  la  terre  que  doit  s'établir  le  Royaume  de  Dieu.  La  vie 
céleste  en  est  le  prolongement. 

3  Marc  XIV,  25  et  Matthieu  XXVI,  29  reproduisent  aussi  cette  parole, 
mais  après  la  distribution  de  la  coupe  à  laquelle  Jésus  attache  la 
signification  sj^mbolique  de  son  sang  et  avec  cette  variante  «jusqu'à 
«  ce  que  je  le  boive  nouveau  avec  vous  dans  le  Royaume  de  mon 
«  Père  ))  (Matth.)  ;  —  «jusqu'au  jour  où  je  le  boirai  nouveau  dans 


356  JÉSUS   DE   NAZARETH 

Cependant  cette  vue  hardie  lancée  sur  un  avenir  qui  se 
dérobait  encore  derrière  des  nuages  menaçants  ne  pou- 
vait dissiper  les  appréhensions  du  moment  présent.  La 
situation,  pour  peu  qu'on  y  réfléchît,  était  on  ne  peut  plus 
critique.  Jésus  entrevoyait  encore  la  possibilité  de  se  dé- 

«  le  Royaume  de  Dieu  «  (Marc).  Cette  différence  de  moment  n'a  pas 
d'importance.  Toutefois  les  textes  de  Marc  et  de  Matthieu  mettent 
une  insistance  marquée  sur  la  nouveauté  de  ce  que  Jésus  espère 
réaliser  dans  le  Royame  une  fois  établi.  En  ce  sens  la  place  assignée 
par  Luc  à  cette  déclaration  serait  plus  naturelle,  puisqu'elle  marque- 
rait l'inauguration  d'une  ère  nouvelle  au  début  de  ce  repas  pascal 
qui  doit  clore  l'ancienne.  Luc,  des  trois  synoptiques,  est  celui  qui 
suit  le  plus  exactement  le  rituel  usité  du  repas.  On  sait  que  depuis 
longtemps  la  Pàque  avait  perdu  le  caractère  de  fête  printanière,  ou 
des  prémices  des  biens  de  la  terre,  pour  devenir  la  commémoration 
de  la  délivrance  du  peuple  captif  en  Egypte.  Elle  ne  faisait  plus 
qu'un  avec  la  semaine  des  «pains  sans  levain  »,  des  mazzotli,  égale- 
ment très  antique  et  qu'il  faut  ranger  parmi  ces  répristinations  des 
modes  préhistoriques  de  la  vie  qui  jouent  un  rôle  si  fréquent  dans  les 
rites  religieux  lorsque  la  vie  est  devenue  plus  raffinée.  C'était  comme 
un  recommencement  de  la  vie  primitive  et  on  y  associait  des  idées 
de  purification.—  Qaant  à  la  Pàque  elle-même,  l'idée  commune  de 
libération  du  grain  dans  l'épi  nouveau  et  de  libération  du  peuple 
esclave  put  servir  de  transition.  La  Pâque  demeura  toutefois  fête 
familiale  en  même  temps  que  nationale,  ce  qui  fit  qu'elle  put  se 
célébrer  partout,  quand  même,  d'après  la  Loi,  on  ne  pouvait  en 
observer  toutes  les  prescriptions  que  dans  le  voisinage  du  Temple. 
On  mangeait  avec  du  pain  non  fermenté  un  agneau  immolé  et 
rôti  selon  certaines  règles,  en  y  joignant  un  plat  d'«  herbes  amères» 
(probablement  laitues  sauvages,  chicorées,  pariétaires,  etc.)  en  sou- 
venir des  amertumes  de  la  servitude  égyptienne  et  une  sauce  ou 
bouillie  appelée  charoseth  dont  la  couleur  rougeâtre  devait  rappeler 
la  fabrication  des  briques.  11  est  impossible  de  dire  jusqu'à  quel 
point  ce  symbolisme  était  déjà  complet  au  temps  de  Jésus.  Mais 
nous  voyons  que  les  convives  trempaient  leur  pain  dans  le  plat 
unique  (Marc  XIY,  20,  Ep.!3aTrx6[jLsvo£;  {jl£t'£[J!.oî)),  ce  qui  suppose  un  ali- 
ment liquide  joint  à  l'agneau  rôti.  C'était  le  chef  de  famille  ou  celui 
qui,  comme  Jésus  dans  le  cas  présent,  présidait  de  droit  le  banquet, 
qui  rompait  les  miches  de  pain  en  morceaux  qu'il  étageait  sur  un 
plat.  Chacun  des  convives  prenait  sa  part  à  la  ronde.  Il  y  avait  aussi 


LA    DERNIÈRE   CÈNE  357 

rober  à  temps  à  la  persécution  du  sanhédrin.  Mais  cette 
possibilité  ne  lui  serait-elle  pas  enlevée  d'un  moment  à 
l'autre?  N'avait-il  pas  trop  compté  sur  la  circonspection 
de  ceux  qui  en  voulaient  à  sa  vie?  Slls  savaient  qu'il 
était  là,  dans  cette  chambre,  à  cette  heure  du  soir  où 
les  rues  de  la  ville  étaient  désertes,  ne  pouvaient-ils  l'ar- 
rêter sans  coup  férir  et  sans  bruit?  D'ailleurs  tout  dan- 
ger n'était  pas  écarté  parce  qu'il  s'éloignerait  de  Jéru- 
salem. Leur  haine  ne  saurait-elle  pas  le  relancer  dans 
la  solitude  où  il  comptait  se  rendre  ?  Les  disciples  qu'il 
allait  pour  quelque  temps  abandonner  à  eux-mêmes  ne 
se  laisseraient-ils  pas  gagner  par  le  découragement?  Les 
retrouverait -il  toujours  disposés  à  s'unir  à  lui  et  à  le  sui- 
vre? Le  Fils  de  l'homme,  quand  il  viendrait,  trouverait- 
il  de  la  foi  sur  la  terre  ?  Et  quelle  que  fût  la  méthode 
qu'il  suivrait  pour  reprendre  la  propagation  de  son  Évan- 
gile et  en  faire  le  principe  vivant  d'un  monde  religieux 
nouveau,  les  inimitiés  dont  il  devait  fuir  les  coups  meur- 
triers en  quittant  Jérusalem  ne  se  joindraient-elles  pas 
pour  l'écraser  à  celles  qui  l'avaient  déjà  menacé  en  Ga- 
lilée ?  Le  péril  [)résent  ne  tarderait  pas  à  se  compliquer 
d'un  péril  futur  et  prochain.  De  quelque  côté  qu'il  envi- 
une  distribution  réglée  de  coupes  remplies  de  vin  que  le  même 
président,  après  une  action  de  grâces  (c'est  en  cela  que  consistait 
la  bénédiction),  distribuait,  c'est-à-dire  faisait  passer  de  main  en 
main.  On  comptait  ordinairement  quatre  distributions  de  ce  genre. 
C'est  après  la  troisième  coupe,  dite  spécialement  «  coupe  de  béné- 
«  diction  »,  que  l'on  entonnait  la  série  des  Psaumes  CXIII  à  CXVIII, 
le  grand  hallel,  en  l'honneur  et  à  la  gloire  de  Dieu.  Le  texte  de  Luc 
suppose  que  c'est  au  moment  de  la  première  coupe  (v.  17)  que  Jésus 
prononça  la  déclaration  d'après  laquelle  il  ne  boirait  plus  de  ce 
«  fruit  de  la  vigne  »  jusqu'au  vin  «  nouveau  »  qu'il  boirait  dans  le 
Royaume  de  Dieu.  On  remarquera  combien  tout  ce  repas  pascal 
était  rempli  de  symboles  et  combien  il  se  prêtait  par  conséquent  à 
celui  que  Jésus  allait  y  ajouter. 


358  JÉSUS    DE    NAZARETH 

sageàt  l'avenir,  il  voyait  partout  se  confirmer  la  prévi- 
sion qui,  dès  la  fin  de  ses  prédications  dans  son  pays 
natal,  lui  avait  montré  la  mort,  la  mort  du  martyre, 
comme  le  terme  fatal  de  sa  carrière  messianique.  Le  sa- 
crifice de  sa  vie,  il  l'avait  déjà  fait  dans  son  cœur.  Mais 
son  œuvre,  son  œuvre  sainte  et  chère,  qu'en  advien- 
drait-il? Il  en  avait  toujours  prédit  le  triomphe  assuré, 
il  l'eût  prédit  encore.  Mais  qui  ne  sait  combien  ces  assu- 
rances morales,  quelque  profondes  qu'elles  soient,  sont 
sujettes  aux  éclipses  momentanées  lorsqu'on  voit  s'éva- 
nouir, l'un  après  l'autre,  comme  autant  d'illusions  per- 
dues, tous  les  moyens  termes  sur  lesquels  on  croyait 
pouvoir  compter  !  Plus  que  jamais  il  sentait  combien  le 
succès  de  son  œuvre  dépendait  de  l'attachement  à  sa 
personne  de  ceux  qui  devraient  continuer  cette  œuvre  s'il 
devait  leur  être  enlevé,  et  ce  fut  par  une  inspiration  sou- 
daine de  son  génie  religieux,  dans  un  de  ces  moments 
d'émotion  qui  emportent  les  grandes  âmes  au  dessus  des 
limitations  de  l'espace  et  [du  temps,  qu'il  imprima  à  l'acte 
banal  en  lui-même  de  rompre  le  pain  et  de  distribuer  la 
coupe  une  signification  si  saisissante,  si  pénétrante, 
qu'elle  s'est  incrustée  dans  la  conscience  des  siècles  et 
n'en  sortira  plus.  Ce  n'était  pas  un  rite  qu'il  instituait, 
qu'on  veuille  bien  le  remarquer,  ce  sont  ses  disciples  qui 
ont  fait  un  rite  après  lui  de  la  parole  la  plus  émouvante 
qui  soit  sortie  de  sa  bouche  \  c'est  une  dernière  parabole, 
une  parabole  en  action  qu'il  confiait  à  leur  amour.  Son 
espoir  suprême  serait  qu'il  ne  serait  pas  oublié  et  que, 
même  absent,  les  siens  se  nourriraient  toujours  de  lui, 
de  sa  pensée,  de  son  exemple,  de  son  sacrifice. 

Marc  XIV,  22  :  «  Et  pendant  qu'ils  mangeaient,  Jésus 
«  prit  du  pain  et,  après  avoir  prononcé  les  paroles  de 

'  V.  l'Appendice,  C. 


LA   DERNIÈRE   CÈNE  350 

"  bénédiction,  il  le  rompit  et  le  leur  donna  en  disant  : 

'-  Prenez,  ceci  est   mon  corps.    —   Pais  il  prit   une 

«  coupe',  et  après  avoir  rendu  grâces,  il  la  leur  donna. 

M  Ils  en  burent  tous,  et  il  leur  dit  :  Ceci  est  mon  sang, 

u  LE  SANG  DE  LA  NOUVELLE  ALLIANCE,  VERSE  POUR  BEAU- 
((  COUP. 

En  d'autres  ternies,  je  me  donne  à  vous  et  au  monde, 
je  vous  donne  ma  vie,  je  me  sacrifie  corps  et  àme,  et  je 
me  lègue  moi-même  à  vous  comme  aux  dépositaires  de 
mon  esprit,  comme  aux  exécuteurs  de  ma  dernière  vo- 
lonté -.  Jésus  faisait  son  testament  comme  un  voyageur 
qui  part  pour  un  voyage  dont  il  ne  sait  s'il  reviendra. 

Selon  l'ancienne  idée  hébraïque^  le  sang  était  considéré 
comme  l'agent  et  le  siège  proprement  dit  de  la  vie,  le 
réceptacle  de  l'àme.  Le  «  corps  et  le  sang  »,  bachar  vedam 
des  rabbins  %  représentent  la  totalité  de  la  personne 
humaine  vivante. 

Quel  était  l'état  d'esprit  des  Douze  à  l'ouïe  de  paroles 
aussi  affligeantes?  L^absence  de  toute  observation  de 
leur  part  dénote  qu'ils  étaient  déjà  plongés  dans  cette 
espèce  de  stupeur  qui  permet  de  recevoir  les  impres- 
sions, de  les  sentir,  mais  non  de  réagir  contre  elles.  La 
situation  les  accablait.  Ils  avaient  déjà  dû  certainement  re- 
marquer les  tristesses  et  même  les  inquiétudes  du  Maître. 
Mais  jamais  encore  il  ne  leur  avait  fait  entendre  des  pa- 
roles aussi  désolantes.  Comprenaient-ils  bien  ce  qu^em- 
portait  avec  soi  cette  annonce  de  la  «  nouvelle  alliance  », 

'  Luc  XXII,  20,  après  Le  repas.  C'était  la  coape  flnale. 

-  Le  texte  de  Marc  est  ici  le  texte  primitif,  parce  qu'il  est  le  moins 
explicite.  Celui  de  Matth.  XXVI,  28  porte  déjà  une  adjonction  expli- 
cative. Luc  XXII,  20  serre  Marc  de  tout  près.  Paul  (I  Cor.  XI,  23-25) 
présente  plus  de  développements. 

^  Grimm,  Clavis  N.  Test. 


360  JÉSUS    DE   NAZARETH 

scellée  de  sang  comme  l'ancienne  %  mais  cette  fois  du 
sang  du  médiateur  lui-même  ?  C'est  fort  douteux.  Dans 
tous  les  cas  Jésus  leur  annonçait  sa  mort,  inévitable  et 
même  prochaine.  C'était  donc  là  ce  qui  devait  couronner 
ce  séjour  à  Jérusalem  que,  malgré  certains  avertisse- 
ments, ils  s'étaient  figuré  triomphal  !  Ils  se  turent.  C'est 
sans  doute  parce  qu'il  observait  cet  engourdissement 
que,  selon  les  évangélistes,  Jésus  fit  une  allusion  plus 
directe  cette  fois  que  les  autres  à  la  défection  et  même 
à  la  trahison  probable  qui  s'était  glissée,  il  avait  tout 
lieu  de  le  craindre,  jusque  dans  le  cénacle  intime  réuni 
autour  de  lui. 

Judas  en  effet  était  là.  Il  était  à  table  avec  les  autres. 
Il  avait  mangé  avec  eux,  bu  dans  la  même  coupe,  en- 
tendu les  paroles  funèbres  de  l'homme  dont  il  s'était  fait 
volontairement  le  serviteur,  mais  en  qui  il  ne  croyait 
plus,  qu'il  n'aimait  plus,  qu'il  s'était  engagé  à  livrer  à 
ses  ennemis  jurés.  Il  avait  mangé  sa  part  du  pain,  bu 
sa  gorgée  du  vin  où  le  Maître  avait  comme  déposé  son 
âme.  Mais  des  paroles  qui  n'étaient  pour  lui  que  l'aveu  de 
la  défaite  irrémédiable  ne  pouvaient  que  le  confirmer  dans 
son  odieuse  résolution.  Toutefois  il  possédait  l'art  de  se 
commander,  et  il  ne  laissa  rien  paraître.  De  nouveau 
nous  voyons  se  révéler  ici  le  besoin  des  narrateurs  de 
l'histoire  évangélique  de  raconter  les  choses  comme  si 
Jésus  avait  su,  non  pas  seulement  d'une  manière  générale 
qu'il  se  tramait  contre  lui  des  intrigues  jusque  dans  son 
entourage  immédiat,  mais  encore  quel  était  précisément 
le  nom  du  déserteur  de  la  bonne  cause.  Est-il  un  mo- 
ment admissible  que,  si  Jésus  avait  connu  le  dessein  et 
les  engagements  de  Judas,  il  l'eût  laissé  souiller  le  repas 

1  Exode  XXIV,  S. 


LA    DliRNlÈHE   CÈiNE  361 

pascal  de  sa  présence?  Réfléchit-on  qu'on  serait  dès 
lors  en  droit  de  reprocher  à  Jésus  une  certaine  compli- 
cité, d'autant  plus  étrange  qu'il  devait  être  la  première 
victime  ducomplot?  Car  enfin,  quand  on  prévoit  un  crime 
et  qu'on  sait  d'avance  qui  sera  le  criminel,  c'est  prendre 
part  au  forfait  que  de  fournir  au  coupable  les  moyens  de 
l'accomplir.  Jésus  a  pu  prononcer  quelque  chose  d'ana- 
logue aux  célèbres  paroles  :  «  Je  vous  dis  en  vérité 
«  que  l'un  de  vous,  qui  mange  avec  moi,  me  trahira;  oui, 
«  l'un  de  ceux  qui  trempent  avec  moi  leur  pain  dans  ce 
«  plat  »,  sous  une  forme  qui  exprimait  la  crainte,  le 
soupçon  douloureux,  plutôt  que  la  certitude  \  Mais  ad- 
mettre, comme  le  voudrait  l'évangile  de  Matthieu  ^  que 
Judas  lui-même  aurait  dit  à  Jésus  :  «  Est-ce  de  moi  que 
«  tu  parles?  »  et  que  Jésus  lui  aurait  répondu  affirmative- 
ment de  telle  sorte  que  les  autres  l'auraient  entendu  ;  ou 
bien,  comme  le  prétend  le  quatrième  évangéliste%  pour 
qui  Jésus,  Logos  incarné,  ne  peut  rien  ignorer^  que 
Jésus  aurait  positivement  dénoncé  Judas  à  Jean  et  à 
Pierre  en  donnant  au  traître  un  morceau  trempé  par  lui- 
même  et  l'aurait  congédié  en  lui  disant  de  «  faire  promp- 
«  tementce  qu'il  avait  à  faire  »,  c'est  faire  preuve  d'une 
crédulité  vraiment  excessive.  Comment  s'imaginer  que 
les  robustes  pêcheurs  du  lac  de  Génésareth  eussent  laissé 
l'infâme  partir  tranquillement,  libre  d'aller  perpétrer  son 
crime  tout  à  son  aise?  Et  même  en  supposant,  ce  qui 
est  déjà  d'une  haute  invraisemblance,  que  Jésus  eût  or- 
donné de  le  laisser  partir,  comment  ne  serait-il  resté 
dans  la  tradition  évangélique  aucune  trace  de  la  scène 

( 

'  Marc  XIV,  18-20  ;  Luc  XXII,  21   ne   vont   pas   plus  loin   que  les 
paroles  citées. 
2  XXVI,  25. 
■^  Jean  XIII,  21-30. 


362  JÉSUS    DE    NAZARETH 

tumultueuse  qu'une  pareille  dénonciation  eût  infaillible- 
ment déchaînée  ?  La  vérité  historique  doit  se  trouver 
dans  la  version  de  Marc  et  de  Luc,  et  même  encore  en 
deçà.  Jésus  put  encore  ajouter:  «  Le  Fils  de  l'homme 
«  s'en  va  selon  ce  qui  est  déterminée  Mais  malheur  à 
«  celui  qui  le  trahit  !  Mieux  vaudrait  pour  lui  n'être  ja- 
«  mais  né  !  »  Mais  il  ne  désigna  personne. 

Il  est  très  vraisemblable  aussi  que  cette  déclaration 
poignante  de  Jésus  dans  un  pareil  moment  ait  secoué 
l'espèce  de  torpeur  morale  oùles  disciples  étaient  plongés 
en  face  des  lugubres  perspectives  que  le  Maître  leur  lais- 
sait entrevoir.  «  Serait-ce  moi?  Serait-ce  moi?  »  s'écriè- 
rent-ils à  l'envi  l'un  de  l'autre.  Chacun  d'eux  s'en  jugeait 
incapable,  chacun  d'eux  était  sincère  —  excepté  Judas 
qui  dut,  pour  ne  pas  se  trahir  lui-même,  s'écrier  aussi  : 
«  Serait-ce  moi  ^?  » 

Quand  le  chant  des  psaumes  eut  pris  fin,  ils  sortirent 
pour  regagner  le  mont  des  Oliviers.  Tout  était  calme.  La 
ville  entière  achevait  de  célébrer  à  huis  clos  le  repas 
sacré.  La  nuit  semblait  protéger  de  ses  voiles  le  petit 
groupe  qui  s'éloignait  dans  la  direction  de  la  campagne. 
Est-ce  à  la  faveur  des  ténèbres  que  Judas  quitta  ses 
compagnons  sans  qu'on  s'en  aperçût?  Ou  bien  Jésus  le 
chargea-t-il  de  quelque  ordre  dont  l'exécution  exigeait 
qu'il  demeurât  dans  la  ville  ^?  Dans  tous  les  cas,  lorsque 

*  Luc  XXII,  22.  —  Marc  XIV,  21  et  Matthieu  XXVI,  24  disent  :  «  selon 
«  ce  qui  est  écrit  de  lui  ».  Les  deux  expressions  se  prenaient  à  vo- 
lonté l'une  pour  l'autre. 

2  Marc  XIV,  19  ;  Matth.  XXVI,  22  ;  Luc  XXII,  23. 

3  Cette  seconde  conjecture  servirait  d'explication,  du  moins  comme 
point  de  départ,  à  une  tradition  particulière  que  le  quatrième  évan- 
gile a  recueillie,  mais  en  la  mêlant  d'une  manière  inadmissible  à 
son  récit  du  dernier  repas.  L'auteur  voulait  montrer  que  l'action  du 


LA    DERNIÈRE    CENE  .'{63 

Jésus  et  les  siens  arrivèrent  au  pied  du  mont  des  Oliviers, 
Judas  n'était  plus  avec  eux. 

En  partant,  Jésus  avait  tenu  à  ses  disciples  un  langage 
qui,  tel  que  le  rapporte  Luc  XXII,  35-38,  est  très  obscur. 
Il  aurait  opposé  les  instructions  qu'il  leur  avait  données 
lors  de  cette  mission  d'essai  dont  il  les  avait  chargés 
en  Galilée  aux  recommandations  que  dictaient  impérieu- 
sement les  circonstances  toutes  nouvelles  où  ils  étaient 
engagés.  «  Quand  je  vous  envoyai  »,  leur  dit-il,  «  sans 
«  bourse,  sans  sac,  sans  chaussures,  avez-vous  manqué 
«  de  quelque  chose?  —  Non,  répondirent-ils. — Main- 
«  tenant  »,  poursuivit  Jésus,  «  au  contraire!  Que  celui 
((  qui  a  une  bourse  la  prenne  avec  lui  ;  que  celui  qui  a  un 
«  sac  le  prenne  aussi,  et  que  celui  qui  n'a  point  d'épée 
«  vende  son  manteau  pour  en  acheter  une.  Car,  je  vous 
«  le  dis,  il  faut  que  ce  qui  est  écrit  s'accomplisse  en 
«  moi  :  //  a  étécoinpté  parmi  les  malfaiteurs  K  Les  choses 
«  qui  me  concernent  vont  aboutir.  —  Seigneur,  voici 
«  deux  épées.  —  Gela  suffit,  leur  dit-il.  » 

Que  signifie  ce  langage,  en  particulier  ce  conseil^ 
étrange  dans  la  bouche  de  Jésus,  de  se  munir  d'une 
épée?  Gela  n'indiquerait-il   pas  que  Jésus  craint  pour 

Logos,  salutaire  à  ceux  qui  s'ouvrent  à  elle  d'un  cœur  droit,  pousse 
à  leur  perdition  ceux  qui  la  subissent  malgré  eux  avec  de  mauvais 
sentiments.  C'est  quand  Judas, a  mangé  le  morceau  de  pain  trempé 
par  Jésus  lui-même  que  «  Satan  s'empare  brusquement  de  lui  »  et 
lui  suggère  l'infamie  dont  il  va  se  rendre  coupable  (Jeaa  XIII,  26-31). 
C'est  tout  à  fait  conforme  à  la  théorie  johannique,  mais  contraire  à 
la  tradition  synoptique  qui  fait  remonter  plus  haut  la  désaiïection 
et  le  noir  projet  de  Judas  (Marc  XIV,  10  et  paralL).  —  De  plus  on 
comprend  encore  mieux  le  mouvement  de  surprise  de  Jésus  à  Geth- 
sémané  quand  il  vit  paraître  Judas  à  la  tète  de  ceux  qui  venaient 
l'arrêter.  Y.  plus  loin. 

^  Ésaïe  LUI-,  12.  Preuve  de  plus  de  l'attention  portée  par  Jésus  sur 
cette  description  idéale  du  sort  réservé  au  «  Serviteur  de  Dieu  ». 


364  JÉSUS    DE   NAZARETH 

les  siens  les  dangers  qui  pourront  résulter  pour  eux  de 
ce  que  ses  ennemis  appelleront  leur  complicité  ?  Lui-même 
ne  résistera  pas  à  ses  persécuteurs,  mais  les  siens  auront 
peut-être  à  se  défendre...  Tout  cela,  il  faut  l'avouer,  est 
d'explication  très  malaisée,  et  on  soupçonne  chez  le  nar- 
rateur ou  chez  l'auteur  du  document  qu'il  reproduit  un 
embarras  provenant  de  ce  que  les  choses  ne  sont  pas 
présentées  sous  leur  vrai  Jour.  Delà  des  paroles  à  moitié 
ou  tout  à  fait  authentiques,  mais  détournées  de  leur  sens 
exact  et  qu'il  est  impossible  de  remettre  au  point.  La 
seule  chose  claire,  c'est  la  déclaration  de  Jésus  que  la 
situation  est  tout  à  fait  changée,  qu'elle  est  tout  autre 
qu'en  Galilée,  que  de  nouvelles  maximes,  de  nouveaux 
procédés  vont  devenir  nécessaires.  Il  ne  s'agit  pas  pré- 
cisément de  l'heure  présente.  Les  deux  épées  que  les 
disciples  montrent  naïvement  à  leur  Maître  sont  bien  suf- 
fisantes. A  vrai  dire,  elles  sont  inutiles. 

Peut-être  trouverons-nous  un  peu  plus  de  clarté  dans 
ce  que  nous  rapportent  les  deux  premiers  synoptiques  ^ 
En  quittant  la  maison  où  il  avait  mangé  la  Pâque,  Jésus 
qui  n'a  pas  manqué  d'observer  l'espèce  d'atonie  morale 
où  ses  amis  les  plus  chers  restent  comme  engourdis, 
leur  a  dit  :  a  Vous  succomberez  tous  ;  aucun  de  vous  ne 
<(  demeurera  ferme  ^  ;  car  il  est  écrit  :  Je  frapperai  le 
((  berger  et  les  brebis  seront  dispersées  (Zach.  XIII,  7). 
«  Mais  après  ma  résurrection  je  vous  précéderai  en 
«  Galilée.  » 

Enfin  nous  avons  un  renseignement  positif.  Ces  der- 
niers mots  sont  les  seuls  bien  clairs  dans  ces  obscures 

'  Matth.  XXVI,  30-32  ;  Marc  XIV,  26-28. 

^  Matthieu  ajoute  «  cette  nuit-ci  »,  toujours  en  vertu  du  parti  pris 
que  nous  avons  signalé.  Dans  les  plus  anciens  manuscrits  cette  ad- 
jonction n'existe  pas  chez  Marc. 


LA    DERNIÈRE   CÈNE  365 

réminiscences.  Rendez-vous  est  donné  par  Jésus  à  ses 
disciples  en  Galilée.  Il  ne  faut  pas  que  cette  clause 
«  après  ma  résurrection  »  nous  égare.  Nous  savons  per- 
tinemment, et  nous  verrons  bientôt,  que  les  disciples  ne 
s'attendaient  pas  à  la  résurrection.  Mais  il  y  a  eu,  de  la 
part  de  Jésus  et  peu  d'heures  avant  son  arrestation  qu'il 
ne  prévoyait  pas  si  proche,  une  intimation  formelle  à 
ses  apôtres  de  le  rejoindre  en  Galilée  quand  il  reparaîtrait 
après  une  séparation  temporaire.  C'est  cette  indication, 
si  positive  qu'on  la  retrouve  mentionnée  dans  le  plus  an- 
cien récit  de  la  résurrection  \  qui  a,  nous  le  pensons, 
orienté  la  croyance  des  premiers  chrétiens  dans  le  sens 
de  la  ferme  attente  d'un  retour  du  Christ  après  un  certain 
temps  de  séparation.  Le  Maître  n'est  plus  là,  mais  il  a 
annoncé  qu'il  reviendrait. 

De  toutes  ces  déclarations  si  peu  cohérentes,  subissant 
l'effet  d'une  fausse  idée  de  la  prescience  de  Jésus^,  idée 
qui  a  pour  ainsi  dire  déteint  sur  la  reproduction  exacte 
de  ses  novissima  verba,  résulte  pour  nous  la  confirmation 
de  ce  que  nous  avons  déjà  supposé.  L'intention  de  Jésus 
était  de  quitter  Jérusalem  et  ses  alentours,  de  se  retirer 
momentanément  dans  une  solitude  qu'il  ne  désignait  pas 
pour  ne  pas  y  être  rejoint.  Comme  après  la  crise  du 
baptême  au  Jourdain,  il  voulait  méditer  sous  le  regard 
de  Dieu  sur  ce  qu'il  avait  à  faire  pour  reprendre  son 
oeuvre  dans  les  conditions  nouvelles  qui  lui  étaient  faites. 
Il  devait  donc  se  séparer  de  ses  disciples  pendant  quelque 
temps.  Mais  il  espérait  encore  les  réunir  autour  de  lui 

*  Marc  XVI,  7  ;  MaUh,  XXVlll,  7,  10,  et  même  au  v.  16  nous  appre- 
nons ce  que,  sans  ce  détail  isolé,  nous  eussions  complètement  ignoré, 
que  Jésus  leur  avait  indiqué  la  montagne  où  la  réunion  devait  avoir 
lieu. 


366  JÉSUS    DE    NAZARETH 

dans  un  lieu  convenu  pour  travailler  avec  eux  à  son  grand 
dessein.  La  Galilée,  tout  compte  fait,  s'était  montrée 
plus  favorable  que  Jérusalem  à  l'avènement  du  Royaume 
de  Dieu.  Si  surtout  il  prévoj^ait  la  nécessité  d'une  rupture 
ouverte  avec  le  judaïsme  officiel  et  constitué,  c'est  là 
qu'il  avait  le  plus  d'espoir  de  réussir.  Mais  en  même 
temps  et  tout  en  formant  ces  projets  hardis,  il  ne  se 
dissimulait  ni  les  graves  dangers  qu'il  courait ,  ni  les 
nombreux  obstacles  qui  pouvaient  d'un  instant  à  l'autre 
faire  avorter  son  plan.  De  là  ces  alternatives  de  confiance 
et  d'abattement  qui  marquent  son  état  d'esprit  pendant 
les  dernières  heures.  Tant  que  la  réalisation  de  son  plan 
nouveau  lui  paraissait  possible,  il  donnait  ses  instructions 
comme  si  elle  eût  été  certaine.  Lorsque  le  sentiment 
des  énormes  difficultés  qu'il  aurait  à  vaincre  au  péril 
constant  de  sa  vie  reprenait  le  dessus,  son  langage  était 
celui  d'un  homme  qui  se  sait  déjà  touché  par  le  doigt 
de  la  mort.  C'est  ce  que  les  narrateurs  évangéliques 
et  sans  doute  avant  eux  leurs  premiers  garants  ont 
complètement  perdu  de  vue,  ne  pouvant  admettre  que 
Jésus  n'ait  pas  su  d'avance  tout  ce  qui  devait  lui 
arriver. 

Nous  trouvons  un  autre  exemple  de  cette  méconnais- 
sance du  cours  seul  admissible  des  choses  dans  ce  qui 
nous  est  rapporté  d'un  dialogue  de  Jésus  avec  Pierre 
durant  ce  même  trajet  de  Jérusalem  au  mont  des  Oli- 
viers *. 

Le  doute  que  Jésus  avait  émis  sur  la  constance  et  la 
fidélité  des  siens  leur  était  pénible.  Leur  torpeur  en  était 
de  nouveau  secouée.  Pierre,  comme  d'habitude  le  plus 
expansif,  le  plus  prompt  à  parler,  n'y  put  tenir.  «  Dus- 

'  Marc  XIV,  29-31  ;  Matth.  XXVI,  32-33  ;  Luc  XXII,  33-34. 


LA    DERNIÈRE   CÈNE  367 

«  sent-ils  succomber  tous  »,  s'écria-t-il,  «  moi  je  tiendrai 
«  ferme  !  »  Pauvre  Pierre  !  il  était  sincère,  mais  le  Maître 
le  connaissait  mieux  qu'il  ne  se  connaissait  lui-même. 
Jésus  dut  lui  dire,  sachant  avec  quelle  facilité  cette 
nature  impressionnable  cédait  à  l'impulsion  du  moment, 
que  selon  les  circonstances  il  le  renierait  avec  une  facilité 
qui  le  surprendrait  lui-même  \  Le  récit  canonique  a 
donné  aux  prévisions  de  Jésus  une  tournure  de  prédic- 
tion détaillée  qui  ne  peut  être  historique.  Pierre,  dans 
un  élan  de  sincérité  imprudente,  ne  voulut  pas  croire  à 
un  pareil  pronostic.  «  Dussé-je  mourir  »,  s'écria-t-il, 
«  je  ne  te  renierai  pas  !  »  Et  tous  les  autres,  entraînés 
par  l'exemple,  sincères  aussi,  prodiguèrent  à  Jésus  les 
mêmes  assurances.  Mais  on  était  arrivé  au  pied  de  la 


1  Quant  au  chant  du  coq  et  à  sa  coïncidence  avec  le  reniement  de 
Pierre  qui  est  demeurée  si  populaire,  il  est  très  admissible  qu'en 
effet  un  coq  ait  chanté  au  moment  où  Pierre  donnait  si  piteusement 
raison  aux  craintes  que  Jésus  lui  avait  exprimées.  Le  récit  de  son 
triple  reniement  appartient  au  Prôto-Marc,  puisqu'il  est  parallèle 
dans  les  trois  synoptiques  ;  par  conséquent  c'est  à  Pierre  lui-même 
en  dernier  ressort  qu'il  remonte.  On  conçoit  aisément,  s'il  en  est 
ainsi,  que  le  chant  du  coq  ait,  longtemps  encore  après,  renouvelé 
dans  le  cœur  éminemment  sensible  de  l'apôtre  le  souvenir  de  sa 
lâcheté  momentanée.  Jésus  n'aurait-il  pas  simplement  dit  à  l'ouïe  de 
l'air  de  bravoure  de  son  disciple  trop  confiant:  Le  coq  chante  !  Pure 
conjecture  que  nous  nous  gardons  de  présenter  même  comme  une 
supposition.  Mais  la  tradition  voulut  que  Jésus  eût  déjà  lui-même 
associé  d'avance  la  diane  de  l'oiseau  matinal  au  reniement  dont  il 
opposait  la  vraisemblance  à  l'excès  de  confiance  que  Pierre  avait  en 
lui-même;  il  aurait  même  prédit  que  ce  reniement  se  répéterait  pré- 
cisément trois  fois,  et  notre  Marc  précise  plus  encore:  Le  coq  aura 
chanté  deux  fois  pendant  et  une  fois  immédiatement  après  le  triple 
parjure!  —  Les  mœurs  scolaires  chez  les  Juifs  faisaient  du  dévoue- 
ment à  toute  épreuve  du  disciple  à  son  maître  un  devoir  de  premier 
rang.  Le  maître  était  le  père;  le  disciple,  le  fils.  Comp.  Gai.  IV,  19. 
Ce  sentiment  s'accroissait  chez  un  disciple  de  Jésus  du  rang  qu'il 
lui  assignait  au  point  de  vue  religieux. 


368  JÉSUS   DE   NAZARETH 

colline,  et  on  dirait  qu'à  cette  exaltation  d'un  instant 
succédait  déjà  le  retour  à  cette  hébétude  particulière  aux 
gens  inquiets  sans  savoir  précisément  pourquoi,  mais 
dominés  par  la  terreur  vague.  L'émotion  du  Maître  lui- 
même,  son  agitation,  les  paroles  amèrement  tristes  qu'il 
avait  prononcées  pendant  et  après  le  repas  ne  motivaient 
que  trop  cet  état  d'esprit.  Tout  était  sombre  dans  leur 
âme  comme  dans  la  nature. 

Nous  touchons  ici  à  l'épisode  peut-être  le  plus  tra- 
gique de  l'histoire  de  Jésus,  un  de  ces  épisodes  dont 
on  ne  scrute  le  fond  qu'avec  la  circonspection  timorée 
du  médecin  qui  sonde  une  blessure  douloureuse  à  travers 
la  chair  vive.  Il  lui  faut  pourtant  faire  appel  à  tout  son 
sang-froid  pour  en  déterminer  la  vraie  nature.  La  piété 
chrétienne  a  depuis  longtemps  mis  à  part  cette  scène 
d'angoisse  inénarrable  sous  le  nom  d'  «  agonie  de  Geth- 
sémané  »,  et  aux  heures  de  tristesse  déchirante  et  de 
désespoir^,  c'est  à  elle  que  les  âmes  religieuses,  labou- 
rées par  la  douleur,  reviennent  de  préférence  pour  y 
puiser  de  la  résignation  et  du  courage.  Elle  n'apprend 
pourtant  rien  d'essentiellement  nouveau,  mais  elle  a  été 
vécue.  De  là  sa  vertu. 

Jésus  et  ses  disciples  ont  gravi  le  mont  des  Oliviers 
jusqu'à  un  endroit  qu'on  appelait  Gethsémané  (pressoir 
d'huile)  ^  Il  y  avait  là  sans  doute,  attenant  à  un  verger, 
un  bâtiment  affecté  au  broiement  des  olives.  Là  il  leur 
dit  de  s'asseoir,  pendant  que  lui-même  irait  prier  un 
peu  plus  loin.  D'après  Luc  il  les  engage  à  prier  eux- 
mêmes  pour  être  forts  contre  la  tentation.  Hélas  !  lui- 
même,  tout  le  premier,  avait  besoin  de  se  fortifier  contre 
une  affreuse  étreinte  qui  le  torturait. 

1  Marc  XIV,  32-42  ;  MaUh.  XXVI,  36-46  ;  Luc  XXII,  40-46. 


LA    DERNIÈRE    CÈNE  369 

La  solitude  absolue  cette  fois  l'effrayait.  Il  prit  à  part 
pour  les  avoir  plus  près  de  lui  ses  trois  disciples  les 
plus  dévoués,  les  plus  sûrs,  Pierre  et  les  deux  Zébé- 
daïdes,  Jacques  et  Jean.  Il  espérait  probablement  trou- 
ver dans  leur  proximité  quelque  apaisement  au  trouble 
inusité  qui  s'emparait  de  lui.  Il  n'en  fut  rien.  Le  calme 
relatif^  la  claire  possession  de  lui-même,  l'assurance  qu'à 
force  d'énergie  il  avait  su  garder  pendant  la  soirée  avaient 
fait  place  à  une  fièvre  pleine  d'épouvantes  et  d'affres 
cruelles  en  face  de  Tavenir  qui  l'attendait,  et  que  toutes 
les  probabilités  devaient  lui  faire  considérer,  sinon  comme 
immédiat,  du  moins  comme  prochain.  Il  se  sentait  si 
malheureux  que,  modifiant  en  partie  sa  première  inten- 
tion, il  ne  voulut  pas  que  les  trois  apôtres  fussent  immé- 
diatement témoins  de  son  abattement.  11  se  borna  à  leur 
dire  :  «  Mon  âme  est  triste  à  en  mourir  ».  Restez  ici,  et 
«  veillez  avec  moi.  »  Puis,  s'écartant  quelque  peu,  il  tomba 
la  face  contre  terre,  et  dans  le  silence  de  la  nuit  s'éleva 
vers  le  ciel  l'invocation  que  les  siècles  ont  embaumée  et 
dont  rien  n'a  pu  affaiblir  l'accent  originel  : 

«  Père,  tout  t'est  possible,  et  si  cela  se  peut,  éloigne 
«  de  moi  cette  coupe  *.  Mais  qu'il  arrive,  non  ce  que  je 
«  veux,  mais  ce  que  tu  veux.  » 

Jamais  parole  plus  profondément  religieuse  n'a  été 
exprimée  sur  la  terre  ^ 

*  Marc  seul,  XIV,  35,  traduit  par  «  que  cette  heure  s'éloignât  de  lui  », 
ou  lui  fût  épargnée,  parce  qu'il  ne  pense  qu'au  supplice  du  lende- 
main dont  il  croit  que  Jésus  avait  la  pleine  prescience. —  On  s'est 
demandé  comment  les  trois  apôtres,  accablés  par  le  sommeil,  avaient 
pu  entendre  les  paroles  de  Jésus,  les  autres  étant  d'ailleurs  trop 
loin  et  endormis  aussi.  Nous  allons  voir  plus  bas  que  toute  la  scène 
eut  un  témoin  dont  nul  ne  soupçonnait  la  présence. 

^  Luc  XXII,  43-44,  ajoute  qu'on  vit  un  ange  descendre  du  ciel  pour 
fortifier  Jésus,  que  toutefois  il  était  dans  «  l'agonie  »,  dans  un  violent 

JÉSUS    DE    NAZAR.    —    II.  24 


370  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Puis  il  revint  vers  les  trois  disciples,  et  les  trouva 
endormis.  Ils   dormaient  de  ce  sommeil    ou  plutôt  de 
cette  pesanteur  qui  s'empare  de  l'homme  accablé  par 
rinquiétude  sans  savoir  ce  qui  précisément  le  menace, 
mais   voyant  partout  des  présages  sinistres.  La  nuit, 
son  silence,  ses  ténèbres,  augmentent,  nous  le  savons 
tous,  cette  disposition  apathique.  Hé  quoi  !  dit-il,  s'a- 
dressant  personnellement  à  Pierre,   «  tu  dors,   et  vous 
«  n'avez  pu  veiller  une  heure  avec  moi!  Veillez  plutôt, 
«  priez  pour  ne   pas   entrer  en  tentation.  L'esprit  est 
«  prompt,  mais  la  chair  est  faible  !  »  Comment  n'a-t-on 
pas  toujours  reconnu  que  dans  ces   dernières  paroles 
Jésus  parlait  de  lui-même  aussi  bien  que  des  autres  ? 
Oui,  l'esprit  chez  lui  était  «  prompt  ».  Bans  l'animation 
de  la  lutte,  dans  sa  foi  profonde  en  l'œuvre  qu'il  consi- 
dérait comme  sa  mission  divine,  même  en  face  de  l'a- 
vortement  de  son  espérance  à  Jérusalem^  il  avait  main- 
tenu virilement  sa  confiance  et  sa  persévérance.  Même 
après  l'échec  qu'il  venait  de  subir,  il  projetait  de  nou- 
velles luttes  au  profit  de  sa  grande  cause,  et  cette  fois, 
il  l'espérait  du  moins,  dût-il  y  laisser  sa  vie,  il  pourrait 
en  savourer  d'avance  le  triomphe.  Son  esprit  était  assez 
«  prompt  »  pour  s'élancer  au-delà  de  tous  les  obstacles 
qui  se  dressaient  entre  lui  et  l'aurore  de  «  l'alliance  nou- 
velle ».  —  Mais  quand  la  réflexion  succédait  aux  élans 
de  sa  noble  ferveur,  quand  il  examinait  froidement  la 
situation  réelle,  quand  il  constatait  le  refroidissement  des 
uns,  la  désaffection  des  autres,  la  faiblesse  morale  de 

combat,  que  sa  prière  devenait  toujours  plus  instante  et  que  la 
sueur  inondant  son  visage  tombait  à  terre  en  grumeaux  de  sang.  Le 
premier  trait  a  une  valeur  esthétique  et  symbolique  dont  la  beauté 
est  incontestable,  le  second  est  d'une  exagération  manifeste.  C'est 
comme  si  nous  prenions  à  la  lettre  notre  expression  «  larmes  de 
sang  ». 


LA   DERNIÈRE    CÈNE  371 

ses  disciples  les  plus  chers,  une  faiblesse  qui  semblait 
aller  au  moins  pour  l'un  d'entr'eux  jusqu'à  la  désertion, 
l'inimitié  meurtrière  de  tous  ceux  qui  avaient  le  pouvoir 
en  mains,  depuis  Antipas  jusqu'au  sanhédrin  ;  quand  il 
pensait  à  cette  mort  si  probable  et  peut-être  inutile  au- 
devant  de  laquelle  il  lui  fallait  marcher,  la  «  chair  », 
avec  l'horreur  du  néant  qu'elle  exècre,  qu'il  s'agisse  de 
la  vie  supérieure  ou  de  la  vie  physique,  protestait  ou 
s'abandonnait. 

Quelle  était  cette  «  coupe  »  d'amertume  dont  l'appro- 
che le  faisait  frémir  ?  Ce  n'était  pas  au  fond  la  mort,  c'était 
surtout  l'écroulement  de  tout  ce  qu'il  avait  aimé,  de  tout 
ce  qu'il  avait  cru,  de  tout  ce  qu'il  avait  entrepris  le 
cœur  radieux  au  nom  du  Père  céleste.  C'était  comme  si, 
au  rêve  qui  l'avait  enivré,  la  réalité  eût  tout  à  coup 
répondu  par  un  éclat  de  rire  diabolique.  Le  Satan  de  la 
montagne  de  la  Tentation  se  dressait  de  nouveau  devant 
lui,  moqueur,  ironique,  implacable.  Ose  encore  t'imaginer 
que  tu  es  fils  de  Dieu  !  Tu  as  voulu  te  poser  plus  haut 
que  le  Temple,  tu  tombes,  et  tu  vas  être  brisé.  Tu  as 
dédaigné  mes  avances,  vois  où  t'a  conduit  ta  sotte  abné- 
gation. Fils  de  l'homme  insensé,  qui  as  donné  ta  vie  pour 
une  chimère  ! 

Les  esprits  vulgaires  ne  songent,  en  lisant  cette  agonie 
de  Gethsémané,  qu'aux  scènes  terribles  du  lendemain 
que  Jésus  ne  prévoyait  pas  si  proches.  Ils  ne  compren- 
nent pas  que,  lorsqu'un  homme  a  vécu  d'une  grande 
idée^  s'en  est  exclusivement  nourri,  le  sacrifice  de  la  vie 
est  peu  de  chose  si  le  triomphe  s'obtient  à  ce  prix,  mais 
que  l'anéantissement  de  cette  idée,  sa  défaite  irrémé- 
diable le  tue,  et  qu'il  n'y  a  pas  d'agonie  physique  dont 
les  tourments  soient  comparables  à  ceux  qu'éprouve  un 
tel  homme  quand  la  réalité  brutale  vient  lui  signifier  que 


372  JÉSUS   DE   NAZARETH 

son  idéal  n'est  qu'un  rêve  et  que  sa  cause  est  à  jamais 
perdue. 

La  mythologie  orthodoxe  s'est  complu  à  expliquer 
cette  défaillance  de  son  Dieu-Homme  en  imaginant  on 
ne  sait  quelle  justice  abominable  du  Dieu-Père  faisant 
peser  en  ce  moment  sur  le  Fils  le  poids  du  péché  col- 
lectif de  l'humanité  pour  qu'il  l'expie  en  éprouvant  dans 
toute  leur  intensité  et  dans  sa  seule  personne  le  poids 
incommensurable  des  douleurs  qui  en  sont  le  châtiment 
irrémissible.  De  là  cette  prostration,  ces  supplications, 
ces  cris,  cette  sueur  de  sang... 

Pas  un  mot  dans  le  texte  n'appuie  cette  théologie 
fantastique.  Seulement,  comme  tous  les  mythes,  celui-ci 
renferme  un  élément  de  vérité.  C'est  en  effet  le  péché  de 
tous  qui  cloue  si  souvent  sur  le  banc  de  torture  ceux  que, 
mieux  éclairée,  plus  sensible  à  la  grandeur  morale,  plus 
désireuse  de  vérité  et  de  progrès,  l'humanité  aurait  dû 
accueillir  avec  transport.  Les  individus  qui  les  écrasent 
sont  presque  toujours  inconscients,  et  pas  nécessairement 
plus  mauvais  que  bien  d'autres.  Ceux  qui  persécutent 
le  juste  ne  sont  que  les  représentants  occasionnels  de 
tendances  qui  n'ont  cessé  aux  étapes  successives  du 
progrès  général  de  le  retarder  et  d'en  maudire  les  pro- 
moteurs. Jésus  se  sentait  succomber  sous  le  péché  de 
tous.  Ici  le  fanatisme^  là  l'insouciance  mondaine,  ailleurs 
le  conservatisme  aveugle,  en  religion  l'esprit  sacerdotal, 
l'esprit  ritualiste  aussi  bien  que  l'irréligion  radicale, 
aussi  bien  que  la  soif  des  jouissances  viles,  la  cupidité, 
le  vice  sous  toutes  ses  formes,  tous  les  genres  de  mal  se 
coalisaient  contre  lui  en  se  couvrant  des  noms  les  plus 
dignes  du  respect  des  hommes,  religion,  salut  du  peuple, 
patriotisme.  N'oublions  pas  que,  de  nos  jours  encore  et 
sous  des  noms  à  peine  différents,  Jésus  rencontrerait  parmi 


LA    DERNIÈRE   CÈIVE  373 

nous  les  mêmes  adversaires.  Prosterné  sur  sa  colline  si- 
lencieuse, de  quelque  côté  qu'il  dirigeât  ses  regards,  il  ne 
rencontrait  que  des  préjugés  invincibles,  des  égoïsmes 
désolants,  des  haines  homicides,  et  c'est  dans  un  pareil 
monde  qu'il  avait  eu  la  naïveté  de  vouloir  établir  le 
Royaume  de  Dieu  ! 

Dans  son  agonie  Jésus  toucha  ce  que  j'ose  appeler  le 
tuf  de  sa  conscience  religieuse,  ce  qui  toute  sa  vie  en 
avait  constitué  le  fond,  la  volonté  de  s'abandonner,  quand 
tout  espoir  raisonné  a  disparu,  à  la  Pensée  suprême,  à 
cette  Volonté  qui  si  souvent  garde  pour  elle  le  secret  de 
ses  voies.  C'est  quand  on  ne  comprend  plus,  quand  on 
sent  qu'on  était  dans  le  vrai,  qu'on  était  dans  le  droit, 
qu'on  était  dans  le  bien,  et  que  pourtant  tout  vous  me- 
nace, tout  vous  maudit,  tout  vous  écrase,  qu'au  lieu  de 
blasphémer  dans  l'impuissance,  il  faut  courber  la  tête  et 
se  rendre,  non  aux  hommes,  mais  à  Dieu.  Le  premier 
cri  de  l'âme  religieuse  en  est  aussi  le  dernier  :  «  Non  ce 
c(  que  je  veux,  mais  ce  que  tu  veux.  »  C'est  le  roc  sur 
lequel  Jésus  reprit  pied  et  put  se  relever  victorieux. 
L'ange  de  la  résignation  lui  tendit  de  nouveau  la  coupe 
de  l'indestructible  espérance.  Le  serviteur  de  Dieu 
meurt,  mais  ne  se  rend  pas  au  désespoir  absolu. 

Nos  textes  nous  disent  que  Jésus  pria  de  la  même  ma- 
nière par  trois  fois  et  qu'il  revint  encore  deux  fois  vers 
ses  disciples  toujours  alourdis  par  le  sommeil.  «  Car  », 
disent  Matthieu  et  Marc,  «  leurs  yeux  étaient  appesantis 
«  et  ils  ne  savaient  que  lui  dire.  » 

Tout  à  coup  le  silence  de  la  nuit  fut  interrompu  par 
un  bruit  de  pas  qui  s'approchaient.  Des  torches  résineu- 
ses percèrent  de  leurs  lueurs  les  massifs  d'oliviers.  Une 
troupe  gravissait  la  colline.  Jésus  comprit.  C'est  lui  qu'on 


374  JÉSUS    DE   NAZARETH 

cherchait.  Le  secret  de  sa  retraite  avait  été  découvert. 
Toute  son  énergie  lui  revint  devant  le  péril  inévitable. 
«  Vous  pouvez  dormir  »,  dit-il  à  ses  disciples  effarés, 
«  l'heure  est  venue.  Le  Fils  de  l'homme  tombe  entre  les 
«  mains  des  iniques,  »  Il  parlait  encore  lorsque,  se  sépa- 
rant du  groupe  qui  s'avançait,  un  homme  prit  les  devants, 
s'approcha  de  lui  précipitamment  et  lui  donna  le  baiser 
du  respect  et  de  l'amitié.  La  surprise  de  Jésus  fut  ex- 
trême. «  Mon  ami  ■»,  s'écria-t-il,  «  que  viens-tu  faire  ici?» 
Ce  baiser  était  le  signe  convenu  pour  l'indiquer  aux  ar- 
gousins  du  Temple.  Cet  homme,  c'était  Judas  ^ 

*  Luc  XXII,  48  met  dans  la  bouche  de  Jésus  Texpression  du  senti- 
ment de  tous  ceux  qu'indigne  une  pareille  infamie.  Marc  XIV,  43-46, 
ne  dit  rien.  Les  deux  évangiles  sont  dominés  par  l'idée  que  Jésus 
savait  d'avance  que  Judas  venait  tout  exprès  pour  le  livrer.  Matthieu 
seul,  XXVI,  50,  a  conservé  l'exclamation  de  la  surprise  :  'EtaTpt,  èo'  o 
Tcapst  ;  «  Ami,  pourquoi  es-tu  ici  ?  » 


CHAPITRE    VI 


ARRESTATION  ET  JUGEMENT 


On  se  représente  aisément,  malgré  la  pénurie  des  ren- 
seignements, ce  qui  s'était  passé.  Judas^  après  s'être 
mis  en  rapport  avec  les  directeurs  du  sanhédrin,  s'était 
engagé  à  leur  livrer  Jésus  dans  de  bonnes  conditions, 
c'est-à-dire  sans  provoquer  aucun  tumulte.  Nous  savons 
que  le  plan  était  de  ne  procéder  à  cette  arrestation 
qu'après  la  huitaine  des  fêtes  pascales,  et  Judas  n'avait 
qu'à  s'y  conformer.  On  pourrait  se  demander  pourquoi 
il  ne  songea  pas  à  profiter  de  l'heure  où  Jésus ,  seul 
avec  les  Douze,  devait  manger  la  Pâque  à  huis  clos, 
alors  que  la  ville  entière  était  absorbée  par  la  célébra- 
tion du  pieux  anniversaire.  Peut-être  eût-on  craint  de 
troubler  par  un  vacarme  nocturne  cet  acte  solennel  de  la 
dévotion  nationale.  Dans  tous  les  cas,  il  résulte  de  ce 
que  nous  avons  vu  en  parlant  des  précautions  prises  par 
Jésus  pour  la  préparation  de  son  repas  pascal  que  Judas 
et  les  autres  disciples,  excepté  deux,  ignoraientoù  se  trou- 
vait la  maison  où  il  devait  avoir  lieu.  Mais  si,  comme  nous 
pensons  ravoir  montré,  Jésus  annonça  le  même  soir  à  ses 
disciples  son  intention  de  se  séparer  d'eux  pour  quelque 


376  JÉSUS    DE    NAZARETH 

temps  et  de  s'éloigner  de  Jérusalem  sans  leur  dire  où  il 
comptait  se  retirer,  il  est  clair  que  Judas  dut  craindre 
que  sa  victime  évitât  le  piège  qu'il  lui  tendait  avec  tant 
d'astuce  et  qu'il  se  dépêcha  d'aller  avertir  ses  nouveaux 
patrons  qu'il  n'était  que  temps  d'agir,  s'ils  ne  voulaient 
pas  que  le  Nazaréen  leur  échappât.  L'avis  parut  sensé. 
Judas  s'offrait  à  servir  de  guide  aux  agents  du  sacerdoce, 
et  la  capture  pourrait  s'eflfectuer  de  nuit,  sans  tapage, 
sans  trouble  aucun.  C'est  pourquoi  les  chefs  du  sanhédrin 
se  décidèrent  à  faire  sans  plus  tarder  ce  qu'ils  avaient  cru 
plus  prudent  d'ajourner  après  la  semaine  des  fêtes.  Nous 
allons  bientôt  voir  ce  qui  leur  permit  de  ne  pas  s'arrêter 
devant  l'objection  qu^ils  risquaient  de  porter  une  grave 
atteinte  à  la  sainteté  du  lendemain  qui  était  un  «  grand 
«  sabbat  »,  le  sabbat  de  la  semaine  pascale. 

Il  y  eut  pourtant  un  commencement  de  bagarre  à 
Gethsémané,  lorsque  les  disciples,  réveillés  de  leur  tor- 
peur, virent  qu'on  se  jetait  sur  leur  Maître  pour  l'emme- 
ner de  force.  Une  épée  brilla  à  la  lueur  des  torches, 
s'abattit  sur  un  esclave  du  grand-prêtre  et  lui  fendit  une 
oreille  ^ 

Jésus  ordonna  à  l'agresseur  de  remettre  l'épée  au 
fourreau.  Une  pareille  lutte  lui  répugnait  profondément. 
«  Ceux  qui  recourent  à  l'épée  périssent  par  l'épée»,  dit-il. 

1  Marc  XIV,  47-S2  ;  MaUh.  XXVI,  51-34;  Luc  XXII,  50-53.  —  Aucun 
des  trois  synoptiques  ne  donne  le  nom  du  disciple  qui  porta  le  coup 
d'épée.  Le  quatrième  évangile  (Jean  XVIII,  dO  sv.)  dit  que  ce  fut 
Pierre.  C'est  très  possible  ;  toutefois  on  peut  se  demander  pourquoi 
les  synoptiques  ne  le  nomment  pas  et  si  l'auteur  de  cet  évangile  n'a 
pas  recueilli  avec  complaisance  une  tradition  qui,  tout  en  étant  à 
l'honneur  de  Pierre,  le  met  toutefois,  en  lui  attribuant  cet  acte  de 
violence,  au  dessous  du  disciple  «  que  Jésus  aimait  »,  qui  demeura 
paisible,  qui  suivit  Jésus  avec  Pierre  dans  la  demeure  du  pontife  et 
en  sortit  sans  l'avoir  renié.  Les  synoptiques  au  contraire  ne  parlent 
que  de  Pierre  comme  ayant   suivi  le  Maître  après  son  arrestation. 


ARRESTATION  ET  JUGEMENT  377 

Il  n'y  avait  qu'à  se  résigner  à  l'inévitable  sous  le 
regard  de  Dieu  K  D'ailleurs  cet  essai  de  résistance  ne 
devait  pas  trouver  d'imitateurs.  Les  pauvres  disciples, 
complètement  découragés,  atterrés  par  la  tournure  ino- 
pinée que  prenaient  les  événements  et  qui  dépassait 
leurs  pires  appréhensions,  voyant  s'écrouler  tout  d'un 
coup  tout  l'édifice  de  leurs  rêves,  s'enfuirent  éperdus  à 
travers  les  oliviers.  Pierre  seul  se  contenta  de  s'éloigner, 

'  Ce  que  le  langage  religieux  du  temps  traduit  par  «  11  faut  que 
«les  Écritures  s'accomplissent  ».  Luc  ajoute  que  Jésus  par  un  simple 
attouchement  guérit  l'oreille  blessée.  Marc  et  Matthieu  n'en  disent 
rien.  On  peut  supposer  que  les  instructions  données  aux  agents  leur 
enjoignaient  de  s'emparer  de  Jésus  seul  et  d'éviter  autant  que  possible 
toute  complication.  C'est  ce  qui  expliquerait  pourquoi  l'escouade 
s'abstint  de  riposter  à  cette  attaque  isolée.  Matthieu  ajoute  que  Jésus 
aurait  dit  à  ce  disciple  trop  emporté  qu'il  dépendait  de  lui  d'invo- 
quer son  Père  céleste  pour  qu'il  envoyât  à  son  secours  douze  légions 
d'anges.  C'est  une  hyperbole  qui  jure  .quelque  peu  avec  l'esprit  du 
contexte  et  qui  trahit  avec  bien  d'autres  détails  la  tendance  à  se 
représenter  ces  scènes  douloureuses  comme  prévues  et  voulues  par 
celui  qui,  en  les  subissant,  réalisait  sciemment  un  plan  divin. —  Le  récit 
du  quatrième  évangéliste,  Jean  XVllI,  4-11  ^supprime  le  baiser  de  Judas 
et  veut,  ce  qui  lui  parait  plus  conforme  à  la  majesté  du  Logos,  que 
Jésus  ait  marché  à  la  rencontre  des  arrivants  en  leur  demandant: 
«  Qui  cherchez-vous?  »  —  «  Jésus  de  Nazareth.  » —  «  C'est  moi.  »  Sur 
quoi  ils  seraient  tous  tombés  à  la  renverse  et  ne  l'auraient  arrêté 
qu'après  une  seconde  mise  en  demeure  de  Jésus  lui-même.  Il  pré- 
tend de  plus  (v.  12)  qu'en  outre  des  gens  du  Sanhédrin,  la  cohorte 
romaine  tout  entière,  commandée  par  son  tribun,  avait  été  requise 
pour  procéder  à  l'arrestation.  C'eût  été  aussi  inutile  que  contraire  aux 
calculs  des  meneurs  de  toute  l'affaire.  Pilate  aurait  dû  intervenir 
immédiatement  si  sa  cohorte,  qui  n'était  pas  aux  ordres  du  sanhé- 
drin, avait  été  requise.  Luc,  sans  aller  jusque  là,  suppose  que  dans 
l'escouade  il  y  avait  des  sacrificateurs  et  des  officiers  du  Temple 
auxquels  il  donne  le  nom  pompeux  de  'yipcc-z-q-^ol,  «  généraux  »  ou 
<(  préfets  i.  Marc  et  Matthieu^  avec  plus  de  vraisemblance,  ne  parlent 
que  d'une  bande  de  policiers  envoyés  par  les  chefs  du  sanhédrin. 
Cette  garde  particulière  du  Temple  se  composait  en  grande  partie 
de  Lévites  d'un  rang  inférieur. 


3  78  JÉSUS    DE   NAZARETH 

mais  il  ne  put  se  résoudre  à  abandonner  ainsi  le  Maître 
qu'il  aimait  tant.  Il  suivit  de  loin  la  troupe  qui  rentrait 
dans  Jérusalem,  emmenant  sa  proie. 

Jésus  lui-même  se  laissa  docilement  conduire  par  les 
gardes  pontificaux.  11  ne  put  s'empêcher  cependant  de 
protester  contre  cette  arrestation  à  la  fois  brutale  et 
sournoise.  «  J'enseignais  tous  les  jours  près  de  vous 
«  dans  le  Temple  »,  leur  dit-il,  «  vous  pouviez  vous  sai- 
«  sir  de  moi,  et  vous  êtes  venus  m'arrêter  comme  un 
«  voleur  \  Que  les  Écritures  s'accomplissent  !  »  C'est-à- 
dire  que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  Il  ne  s'appartenait 
plus. 

Ici,  dans  le  seul  évangile  de  Marc,  se  place  un  détail, 
en  lui-même  assez  insignifiant^  bien  que  pittoresque  à  sa 
manière.  Toute  cette  scène  de  Gethsémané  avait  eu  un 
témoin  ignoré,  un  tout  jeune  homme,  un  veavioxo?,  qui 
probablement  passait  la  nuit  dans  le  pressoir  voisin.  Attiré 
par  le  bruit,  il  s'était  avancé  vêtu  du  plus  léger  costume. 
Quand  les  gens  du  sanhédrin  se  retirèrent,  il  se  mit  aussi 
à  les  suivre.  Cela  déplut  sans  doute  à  quelques-uns  qui 
voulurent  s'emparer  de  lui.  Mais  il  leur  laissa  son  unique 
vêtement  entre  les  mains  et  s'enfuit  tout  nu  K  On  s'est 
bien  souvent  demandé  à  quoi  tendait  cette  notice  isolée 
sans  relation  aucune  avec  ce  qui  suit.  Certainement  l'ex- 
plication proposée  par  plusieurs  interprètes  qu'il  s'agit  de 
Marc  lui-même  encore  très  jeune  alors,  plus  tard  dési- 
reux d'inscrire  modestement,  sans  se  nommer,  dans  l'au- 
guste et  tragique  histoire  ce  souvenir  de  son  adolescence, 
se  recommande  par  ce  qu'elle  a  de  très  naturel.  On  com- 
prend aussi  que  les  deux  autres  synoptiques,  s'ils  ont  lu  cet 

*  Marc  XIV,  51-52. 


ARRESTATION    ET   JUGEMENT  379 

incident  dans  le  Prôto-Marc,  l'aient  négligé  comme 
n'ayant  pas  d'importance  ou  même  ne  l'aient  pas  com- 
pris. Les  Actes  XII^  12,  parlent  d'une  maison  de  Marie, 
mère  de  Jean  surnommé  Marc,  une  de  celles  où  se  réu- 
nissaient les  premiers  chrétiens  de  Jérusalem.  S'il  en 
est  ainsi,  on  a  eu  raison  de  dire  que  cette  courte  notice 
ressemble  au  chiffre  qu'un  peintre  pose  en  guise  de 
signature  dans  un  coin  de  son  tableau.  Quelqu'heureuse 
que  soit  la  conjecture,  on  ne  peut  dire  qu'elle  soit  dé- 
montrée, mais  on  est  bien  tenté  de  l'accepter. 

Le  quatrième  évangile  seul*  rapporte  que  la  bande 
des  policiers  du  Temple  mena  d'abord  son  prisonnier 
dans  la  maison  de  Hanan  ou  Annas,  ancien  pontife,  beau- 
père  de  Caïphe  qui  était  alors  pontife  en  exercice,  et  sur 
ce  point  qui  n'intéresse  en  rien  la  théorie  chère  ài'évan- 
géliste,  il  a  très  probablement  complété  le  récit  des 
synoptiques.  Il  aura  puisé  ce  renseignement  dans  une 
des  sources,  de  nous  inconnues^  qui  lui  ont  servi  à 
composer  son  livre. 

Cet  Annas  ou  Hanan  (l'Ananus  de  Josèphe)  était  per- 
sonnage principal  dans  l'aristocratie  sacerdotale-saddu- 
céenne  du  temps.  Les  procurateurs  avaient  trouvé  bon 
de  continuer  vis-à-vis  du  pontificat  la  politique  des  ïïé- 
rodes,  c'est-à-dire  qu'ils  ne  laissaient  pas  indéfiniment 
le  même  grand-prêtre  en  fonction.  Nous  avons  expliqué 
longuement  ^  les  causes  qui  faisaient  aisément  du  pontife 
de  Jérusalem  un  véritable  prince  autour  duquel  se  grou- 
paient tous  les  éléments  constituant  le  peuple  juif.  Sous 
les  Asmonéens  le  conflit  toujours  possible  entre  ce  pou- 


1  Jean  XVIIl,  12-24. 

2  Pp.  45,  36,  147  du  vol»  I. 


380  JÉSUS    DE   NAZARETH 

voir  sacerdotal  et  le  pouvoir  politique  avait  trouvé  sa 
solution  dans  le  fait  que  le  pontife  et  le  prince  ne  faisaient 
qu'un.  Le  régime  des  protectorats,  même  du  temps  des 
Perses,  soumettait  la  personne  du  pontife  à  Tagrément 
de  la  puissance  suzeraine,  tout  aussi  bien  que  du  temps 
des  Hérodes  à  celui  du  roi.  Le  régime  romain  ne  faisait 
que  continuer  sur  ce  point  la  tradition  du  régime  précé- 
dent, et  il  usait  fréquemment  du  droit  qu'il  y  puisait  de 
changer  les  pontifes  ^  Annas  avait  été  promu  au  ponti- 
ficat sous  Quirinius  et  déposé  lorsque  Tibère  devint 
empereur.  Mais  il  était  resté  très  influent.  Cinq  de  ses 
fils  comptèrent  parmi  ses  successeurs  ^  et  Caïphe,  qui 
va  nous  occuper,  était  son  gendre.  L'autorité  romaine  ne 
s'était  peut-être  pas  aperçue  qu'au  lieu  d'un  pontife  à  vie 
elle  avait,  par  la  fréquence  des  choix  tombant  sur  la  mai- 
son d' Annas,  constitué  une  véritable  famille  pontificale ^ 
C'était  donc  Annas  qui  dirigeait  en  chef  sous  le  nom 
du  pontife  en  fonction  la  politique  sacerdotale  et  syné- 
driaque.  L'habileté  incontestable  avec  laquelle  fut  si 
rapidement  mené  le  procès  de  Jésus  dénote  un  plan 
réfléchi,  très  calculé.  On  y  reconnaît  la  main  expéri- 
mentée d'un  vieux  prêtre  madré  qui  sait  exactement  ce 
qui  lui  permettra  d'arriver  à  ses  fins  en  faisant  jouer 
tour  à  tour  les  ressorts  de  la  croyance  religieuse  et  ceux 
des  intérêts  politiques  ^.  Il  est  donc  très  vraisemblable 

1  Josèphe,  Antiq.  XV,  m,  1  ;  XVIII,  ii,  2  ;  v,  3  ;  XX,  ix,  i,  4. 

2  Les  Boéthusiens,  autre  famille  pontificale  créée  par  Hérode  I 
(vol.  1,  p.  229),  interrompaient  de  temps  en  temps  la  série  des  pon- 
tifes hananites,  mais  leur  autorité  était  beaucoup  moindre,  et  du  reste 
ils  s'étaient  ralliés  aux  prétentions  et  à  la  politique  de  la  vieille  aris- 
tocratie. 

3  On  peut  remarquer  Luc  UI,  2  l'habitude  d'associer  le  nom  d'Annas 
et  celui  de  Caïphe  en  parlant  du  pontiflcat  de  ce  dernier. 

*  On  dirait  que  l'animosité  contre  Jésus  et  les  siens  demeura 
ancrée  dans  sa  famille.  C'est  un  de  ses  fils,, portant  son  nom,  qui  fît 


ARRESTATION    KT    JUGEMENT  381 

qu'avant  de  traduire  Jésus  devant  le  sanhédrin  que  pré- 
sidait Caïphe,  Annas  ait  jugé  indispensable  dinterroger 
le  prisonnier  qu'on  lui  amenait  du  mont  des  Oliviers.  Il 
avait  déjà  évidemment  des  renseignements  qu'il  tenait 
d'auditeurs  quelconques  de  Jésus,  mais  en  particulier  de 
son  disciple  Judas.  Encore  était-il  prudent  de  s'entendre 
sur  la  tournure  qu'il  serait  bon  d'imprimer  aux  débats,  et 
pour  cela  il  était  indispensable  de  savoir  comment  l'ac- 
cusé lui-même  se  défendrait  contre  les  chefs  d'accusa- 
tion, déjà  convenus  selon  toute  apparence,  qu'on  devait 
articuler  contre  lui.  Toujours  d'après  la  même  source, 
Jésus  interrogé  sur  ses  disciples  et  sa  doctrine  aurait 
simplement  répondu  qu'il  n'avait  pas  d'explications  à 
donner,  que  sa  prédication  était  publique,  qu'il  n'avait 
pas  de  doctrine  secrète  et  qu'on  pouvait  interroger  ceux 
qui  l'avaient  entendu.  Cette  réponse  est  d'une  haute 
vraisemblance,  d'autant  plus  qu'elle  décèle  déjà  le  sen- 
timent qui  explique  son  attitude  presque  toujours  silen- 
cieuse pendant  tout  le  procès.  Jésus  a  la  conviction  trop 
fondée  qu'il  est  condamné  d'avance,  et  qu'il  est  inutile 
d'entrer  en  discussion  avec  des  juges  très  décidés  à 
être  des  bourreaux.  Cette  flère  contenance  aurait  même 
indigné  un  des  policiers,  plat  valet  et  vil  courtisan.  Esti- 
mant qu'elle  était  injurieuse  pour  le  haut  dignitaire  qui 
faisait  au  prisonnier  l'honneur  de  l'interroger,  ce  sus- 
ceptible personnage  souffleta  Jésus  en  lui  reprochant 
de  manquer  de  respect  au  pontife.  Jésus  lui  aurait  fait 
cette  réponse  exquise  :  «  Si  j'ai  mal  parlé;,  montre  ce 
«  que  j'ai  dit  de  mal  ;  et  si  j'ai  bien  parlé,  pourquoi  me 
«  frappes-tu?  » 
En  revanche  le  quatrième  évangéliste  supprime  entiè- 

lapider  Jacques  frère  de  Jésus  peu  de  temps  avant  l'explosion  de  la 
guerre  juive.  Josèphe,  Antiq.  XX,  ix,  1. 


382  JÉSUS    DE   NAZARETH 

rement  la  séance  du  sanhédrin  où  la  condamnation  fut 
prononcée  juridiquement,  de  sorte  qu'en  se  bornant  à  son 
livre,  on  ne  comprend  plus  rien  à  la  nature  de  l'accusa- 
tion portée  contre  Jésus  devant  Pilate  et  qu'on  ne  sait 
pas  même  s'il  fut  ou  non  condamné  par  ses  juges  natu- 
rels, ni  pourquoi. 

Nous  ne  perdrons  pas  notre  temps  à  discuter  la  ques- 
tion de  savoir  si  le  procès  de  Jésus  fut  mené  selon  toutes 
les  formes, juridiques  fixées  par  les  lois  et  les  coutumes  du 
pays  juif.  Il  y  a  pour  cela  une  excellente  raison  qui  dis- 
penserait de  toutes  les  autres,  c'est  que  nous  sommes 
on  ne  peut  plus  mal  renseignés  sur  la  procédure  en 
vigueur  au  temps  de  Jésus,  lorsque  se  présentait  une 
affaire  de  ce  genre.  Les  renseignements  que  pourrait 
fournir  le  Talmud  sont  de  date  trop  incertaine  pour  qu'on 
puisse  en  faire  usage  dans  l'espèce.  Il  nous  semble  évi- 
dent que,  selon  Tusage  le  plus  fréquent  des  procès  poli- 
tiques et  religieux,  la  condamnation  de  l'accusé  était  chose 
arrêtée  d'avance  dans  les  conseils  de  ceux  qui  avaient 
ordonné  les  poursuites,  et,  d'autre  part,  nous  ne  voyons 
pas  ce  qu'ils  auraient  gagné  à  commettre  des  illégalités 
criantes.  Des  protestations  dangereuses  pour  leur  auto- 
rité auraient  pu  surgir  et  les  auraient  compromis  eux- 
mêmes  devant  Pilate.  Nous  savons  que  le  sanhédrin 
connaissait  de  plein  droit  des  atteintes  portées  à  la  Loi 
et  à  la  religion  juive,  des  cas  de  blasphème  et  de  révolte 
contre  l'autorité  sacerdotale,  et  que  c'était  après  avoir 
entendu  des  témoins  et  les  déclarations  des  accusés  qu'il 
rendait  sa  sentence.  Nous  savons  aussi  que  la  peine  de 
mort,  quand  il  la  prononçait,  devait  recevoir  la  sanction 
du  procurateur  pour  être  mise  à  exécution  K  Rien  de  tout 

^  On  a  objecté  quelquefois  que  la  lapidation  d'Etienne  racontée 


ARRESTATION  ET  JUGEMENT  383 

cela  n'a  manqué  au  procès  de  Jésus.  Après  sa  mort,  ses 
disciples  se  sont  inclinés  avec  douleur  devant  la  volonté 
divine  qui  avait  permis  que  le  «  Saint  et  le  Juste  »  subît 
un  sort  aussi  humiliant  et  aussi  cruel,  mais  nous  ne 
voyons  pas  s'élever  la  moindre  plainte  concernant  les 
violations  de  l'ordre  juridique  dont  le  procès  aurait  été 
vicié.  Quand  donc  on  soutient,  comme  jadis  M.  Dupin*,  que 
ce  procès  fut  une  série  d'illégalités,  on  oublie  que  l'a- 
pôtre Paul  partait  du  fait  que  la  mort  de  Jésus  avait  été 
conforme  à  la  Loi  pour  établir  que,  précisément  pour 
cela,  la  Loi  était  abolie  par  la  croix. 

Les  synoptiques,  en  racontant  très  brièvement  la 
séance  du  sanhédrin  présidée  par  Caïphe,  séance  qui  dut 
être  très  matinale  et  convoquée  en  toute  hâte,  nous  en 
disent  assez  pour  que  nous  saisissions  clairement  ce  qu'il 
y  eut,  non  d'illégal,  mais  de  très  adroit  dans  la  manière 
dont  le  vote  de  l'assemblée  fut  enlevé.  Joseph  Caïphe, 
gendre  d'Annas,  n'était  pas  un  personnage  médiocre. 
Son  pontificat  fut  l'un  des  plus  longs  de  la  période.  Il 
avait  été  nommé  l'an  25  de  notre  ère  par  le  procurateur 
Valerius  Gratus^  et  il  demeura  en  fonction  pendant  toute 

Act.  VII  et  celle  de  Jacques  frère  de  Jésus  (Josèphe,  loc.  cit.)  n'avaient 
pas  été  sanctionnées  par  le  procurateur.  Mais  il  est  dit,  quant  à  cette 
dernière,  que  le  pontife  Ananus  profita  précisément  de  ce  que  le 
nouveau  procurateur  Albinus,  nommé  en  remplacement  de  Festus 
décédé,  était  encore  en  route  et  se  hâta  avant  son  arrivée  de  faire 
lapider  de  son  chef  le  vénérable  vieillard.  Gela  donne  lieu  de  supposer 
qu'une  circonstance  analogue  permit  à  Jonathan,  successeur  de 
Caïphe,  de  laisser  lapider  Etienne.  >;ous  disons  «  laisser  »,  parce  que 
la  mort  d'Etienne  semble  avoir  été  le  résultat  d'une  effervescence  de 
fanatisme  populaire  plutôt  que  l'exécution  d'un  arrêt  régulièrement 
rendu.  Comp.  Act.  VII,  o7-o8. 

1  Jésus  devant  Caïphe  et  Pilate,  1828  ;  rééd.  1853,  1863.    , 

2  Josèphe,  Antiq.  XVIII,  ii,  2. 


384  JÉSUS    DE   NAZARETH 

la  durée  de  la  procurature  de  Pilate  révoqué  l'an  36. 
C'est  peu  de  temps  après  le  départ  de  ce  dernier  qu'il 
fut  déposé  par  Vitellius,  proconsul  de  Syrie,  et  remplacé 
par  son  beau- frère  Jonathan'.  Nous  savons  très  peu  de 
choses  sur  son  compte,  mais  la  longueur  relative  de  son 
pontificat,  sous  un  procurateur  tel  que  Pilate,  autorise 
à  le  considérer  comme  très  habile  et  très  diplomate. 
Cette  présomption  est  confirmée  par  l'art  consommé 
dont  il  fit  preuve  lors  de  la  comparution  de  Jésus  devant 
le  sanhédrin  et  le  tour  qu'il  sut  donner  à  l'arrêt  de  con- 
damnation pour  arracher  à  Pilate  une  sanction  que  ce- 
lui-ci n'accorda  qu'à  son  corps  défendant.  Sans  doute 
Annas  a  dû  être  derrière  la  tactique  de  son  gendre.  Mais 
un  plan  habilement  conçu  exige  des  exécuteurs  habiles, 
si  l'on  ne  veut  pas  qu'il  échoue.  Est-il  besoin  d'ajouter 
que,  si  nous  reconnaissons  le  savoir-faire  de  Caïphe, 
nous  devons  aussi  constater  chez  lui,  à  côté  de  la  dureté 
habituelle  du  sadducéisme  en  matière  pénale ^  cette  ab- 
sence de  scrupules  qui  déshonore  le  juge,  mais  qui  aide 
si  souvent  les  hommes  publics  à  réussir. 

Le  fait  est  que  plus  on  réfléchit  sur  les  incidents  con- 
nus du  procès  de  Jésus,  plus  on  voit  clairement  se  dessiner 
un  plan  parfaitement  combiné  et  magistralement  exé- 
cuté. Il  s'agissait  d'abord  de  soulever  contre  lui  l'ani- 
madversion  de  la  partie  sacerdotale  du  sanhédrin.  C'est 
ce  qu'il  y  avait  de  plus  facile,  du  moment  qu'on  pouvait 
rendre  l'accusé  suspect  de  doctrines  subversives  con- 
cernant le  Temple.  On  remarquera  que  l'acte  de  la  Purifi- 
cation du  Temple,  cause  originelle  de  la  malveillance 
du  sacerdoce,  n'entre  pas  en  ligne  de  compte.  Il  est 
probable  que  l'initiative  prise  alors  par  Jésus  eût  trouvé 

'  Ibid. 

2  Vol.  I,  p.  J33. 


ARRESTATION    ET   JUGEMENT  385 

des  approbateurs,  à  tout  le  moins  des  appréciateurs  in- 
dulgents, parmi  les  docteurs  et  les  laïques  de  l'assem- 
blée, ce  qui  eût  pu  donner  lieu  à  des  discussions  inop- 
portunes. Mais  on  tournait  cet  écueil  en  reprochant  en 
général  à  l'accusé  de  rêver  et  même  de  proposer  la  des- 
truction de  l'édifice  sacré.  Toutefois,  comme  l'accusation 
pouvait  être  contestée  ou  atténuée  devant  des  phari- 
siens moins  susceptibles  en  pareille  matière  que  des 
prêtres  sadducéens,  il  fallait  trouver  encore  autre  chose 
pour  exciter  contre  Jésus  les  colères  de  l'élément  rabbi- 
nique  et  des  laïques,  des  docteurs  de  la  Loi  et  des  an- 
ciens. C'est  pourquoi,  fort  des  renseignements  qu'il  avait 
pu  obtenir  de  Judas^  Caïphe  réserva  pour  la  fin  son  in- 
terpellation terrassante  :  Es-tu  le  Christ  ?  Il  était  assez 
bien  informé  pour  savoir  que  Jésus,  mis  catégorique- 
ment en  demeure  de  répondre  par  un  oui  ou  par  un  non, 
n'hésiterait  pas  à  déclarer  hautement  ce  qui  était  sa  con- 
viction, ce  qu'il  avait  confié  jusqu'alors  à  la  discrétion  de 
ses  disciples  intimes  et  laissé  deviner  à  quelques  âmes 
d'élite ,  sans  l'avoir  encore  proclamé  publiquement. 
Un  tel  aveu  achèverait  de  le  perdre  dans  l'esprit  de  ceux 
que  des  paroles  d'apparence  hostiles  à  la  conservation 
du  Temple,  de  sens  d'ailleurs  contestable,  n'indisposaient 
pas  suffisamment  contre  lui.  Pour  les  sadducéens,  le  con- 
tempteur du  Temple  était  un  criminel  digne  de  mort  ; 
pour  les  pharisiens,  c'est  le  faux  Messie  qui  était 
un  blasphémateur  abominable.  Dès  lors,  aux  yeux  de 
ces  derniers  eux-mêmes,  le  sadducéen  Caïphe,  qui  ne 
pouvait  comme  tel  attacher  autant  d'importance  à  la 
question  du  Messie,  avait  pourtant  raison  de  vouloir 
venger  l'injure  faite  par  le  Nazaréen  à  l'espérance  la  plus 
sacrée  d'Israël.  Et  ce  n'était  pas  tout.  Une  condamnation 
prononcée  contre  le  faux  Messie  offrait  d'elle-même  un 

JÉSUS  DE   NAZAR.   —   II  23 


386  JÉSUS   DE  NAZARETH 

magnifique  prétexte  pour  présenter  à  Pilate  le  condamné 
du  sanhédrin  comme  un  séditieux,  un  prétendant  à  la 
couronne,  et  pour  requérir,  en  fidèles  sujets  de  César,  la 
ratification  de  l'arrêt  de  mort.  Enfin,  et  ce  n'était  pas  un 
avantage  négligeable,  si  Jésus  était  aussi  condamné  par 
Pilate,  ce  serait  comme  rebelle  au  pouvoir  impérial.  Par 
conséquent  il  passait  au  pouvoir  direct  du  procurateur 
qui  lui  appliquerait  la  peine  réservée  aux  rebelles,  la 
crucifixion ,  et  qui  devrait  charger  de  l'exécution  ses 
propres  agents.  Il  en  résultait  que  les  Juifs  n'auraient  pas 
à  s'inquiéter  de  la  profanation  du  sabbat,  du  «  grand 
sabbat  »  de  la  semaine  pascale,  qui  commençait  le  lende- 
main soir.  Elle  serait  commise  par  des  payens,  des  impurs , 
qui  n'avaient  pas  l'honneur  d'être  liés  par  la  loi  du  sabbat» 
Déjà  le  fait  même  de  la  réunion  du  sanhédrin  à  la  fin  de 
la  nuit  suivant  la  célébration  du  repas  pascal  était  quel- 
que chose  d'inusité.  Mais  il  s'agissait  d'une  œuvre  reli- 
gieuse, consistant  à  venger  la  Majesté  divine  outragée 
par  un  impudent  blasphémateur.  Guérir  un  malade  en  un 
tel  moment,  c'eût  été  peut-être  grave,  mais  envoyer  un 
sacrilège  à  la  mort,  c'était  un  acte  pieux  qui  ne  profa- 
nait pas  plus  la  sainte  semaine  que  les  offices  du  prêtre 
à  l'autel  les  jours  de  sabbat  (Matth.  XII,  5).  Tout  cela 
était  donc  admirablement  calculé  ^ 
D'après  le  triple  récit  des  synoptiques  2,  le  sanhédrin 

1  J'ai  quelque  peine  à  comprendre  qu'E.  Renan,  avec  son  esprit  si 
fin,  n'ait  pas  mis  plus  fortement  en  relief  l'art  avec  lequel  toute 
cette  procédure  fut  conçue  et  menée.  Cette  omission  du  célèbre 
écrivain  doit  tenir  à  son  excès  de  prédilection  pour  le  quatrième 
évangile  qui  supprime  la  comparution  de  Jésus  devant  le  sanhédrin, 
comme  s'il  eût  répugné  à  l'auteur  de  représenter  son  Logos  incarné 
dans  une  attitude  aussi  humble  devant  l'autorité  suprême  du  ju- 
daïsme. 

2  Marc  XIV,  53-65  ;  Matth.  XXVI,  57-68  ;  Luc  XXII,  66-71. 


ARRESTATION    ET   JUGEMENT  387 

était  rassemblé  chez  Caïphe  dès  l'aube  du  jour.  Les  trois 
éléments  dont  il  se  composait  normalement,  prêtres-sacri- 
ficateurs, docteurs  de  la  Loi,  laïques  notables,  étaient 
réunis.  Il  est  fort  possible  que,  vu  la  convocation  très  hâtive 
et  l'heure  très  matinale,  il  y  eût  des  absents.  Mais  l'as- 
semblée était  constituée  de  manière  à  pouvoir  délibérer 
régulièrement. 

Le  premier  chef  d'accusation,  enseignements  subver- 
sifs tenus  à  propos  du  Temple,  ne  parut  pas  à  tous  suf- 
fisamment établi  pour  motiver  une  condamnation  à  mort. 
Les  évangélistes  parlent  de  «  faux  témoins  »  qu'on  aurait 
subornés.  Ceci  est  affaire  d'appréciation  de  leur  part.  Le 
quatrième  évangéliste  rapporte  que  Jésus  aurait  un  jour 
dit  publiquement  :  «  Détruisez  ce  Temple,  en  trois  jours 
«je  l'aurai  relevée»  Les  synoptiques  ne  rapportent  pas 
de  parole  semblable.  Mais  sur  ce  point  l'affirmation  du 
quatrième  évangéliste  paraît  très  historique,  d'autant 
plus  que  le  commentaire  qu'il  y  ajoute  est  un  pur  contre- 
sens. Du  reste  Jésus-n'a  jamais  dit,  n'a  jamais  pu  dire, 
comme  le  prétendirent  deux  de  ces  «  faux  témoins  »,  que 
lui-même  détruirait  le  Temple  et  le  reconstruirait  en  trois 
jours,  c'est-à-dire  en  très  peu  de  temps.  C'eût  été  trop 
contraire  à  tous  les  principes  de  religion  qu'il  procla- 
mait, aussi  bien  à  ceux  qui  condamnaient  tout  emploi  de 
la  violence  matérielle  pour  l'établissement  du  Royaume 
de  Dieu  qu'à  ceux  qui  aboutissaient  à  nier  la  nécessité 
religieuse  d'un  pareil  édifice.  Pourquoi,  s'il  en  avait 
voulu  la  destruction,  avait-il  essayé  de  le  purifier?  On  ne 
purifie  que  ce  qu'on  entend  conserver.  Mais  il  est  très  con- 
forme à  ses  idées  qu'aux  bonnes  gens  qui  lui  vantaient 
la  beauté  et  l'absolue  nécessité  du  Temple,  il  ait  répondu 

Uean  II,  19-22. 


388  JÉSUS    DE   NAZARETH 

que  dans  le  Royaume  de  Dieu  qu'il  annonçait  le  Temple 
de  bois  et  de  pierre  ne  serait  plus  indispensable  et  que 
s'il  était  détruit,  il  serait  bientôt  remplacé  par  le  Temple 
invisible  où  les  âmes  vraiment  religieuses  apporteraient 
de  toutes  parts  leurs  adorations  et  leurs  désirs.  L'inintelli- 
gence et  la  malveillance  aidant,  il  était  facile  de  trans- 
former de  tels  propos  en  dessein  prémédité  d'abattre  le 
Temple  existant.  Matthieu  XXVI,  61,  atténue  la  parole 
imputée  à  Jésus  par  deux  témoins  à  charge  en  leur  fai- 
sant dire  :  «  Je  peux  détruire  le  Temple  »  ;  Marc  XIV,  58, 
sans  atténuation,  formule  ainsi  leur  déposition  :  «  Nous 
«  lui  avons  entendu  dire  :  Je  détruirai  ce  Temple  bâti  de 
«  main  d'homme  et  en  trois  jours  j'en  édifierai  un  autre 
«  qui  ne  sera  pas  bâti  de  main  d'homme.  »  Luc,  assez 
étrangement,  ne  dit  rien  de  cette  accusation. 

Assurément,  si  le  propos  subversif  tel  qu'il  est  rapporté 
par  Marc  eût  été  formellement  confirmé,  la  condam- 
nation eût  été  immédiatement  prononcée.  La  théorie, 
la  simple  supposition  de  la  destruction  du  Temple  suf- 
fisait pour  mettre  les  sadducéens  hors  d'eux-mêmes. 
Les  pharisiens  eussent  été  à  peine  moins  indignés  contre 
celui  qu'on  eût  convaincu  d'avoir  voulu  le  détruire.  Mais 
il  paraît  qu'on  ne  parvint  pas  à  établir  par  des  témoi- 
gnages concordants  la  teneur  exacte  de  la  déclaration. 
D'autres  témoins  sans  doute  la  présentèrent  sous  une 
forme  moins  révolutionnaire.  C'est  ce  que  Marc  XIV,  56, 
59,  laisse  entendre  en  disant  que  les  «  témoignages 
«  n'étaient  pas  conformes  ».  Il  devait  pourtant  résulter 
de  l'ensemble  une  impression  peu  favorable  à  l'accusé. 

C'est  alors  que  Caïphe  jugea  le  moment  venu  de  frapper 
le  grand  coup.  «  Es-tu  le  Christ,  le  Fils  de  Dieu?»  de- 
manda-t-il  brusquement  à  Jésus. 

Devant  une  pareille  interpellation,  Jésus  ne  crut  pas 


ARRESTATION    ET   JUGEMENT  389 

qu'il  pût  garder  le  silence,  et  il  répondit  net  et  ferme  : 
«  Tu  l'as  dit  »  (expression  usitée  de  l'affirmation  en  ré- 
ponse à  une  question),  «  et  du  reste  (uX-v;),  je  vous  le 
«  déclare,  à  partir  d'à  présent  (à-n:'  apxt),  vous  verrez  le 
«  Fils  de  Thomme  assis  à  la  droite  de  la  puissance  de 
«  Dieu  et  venant  sur  les  nuées  du  ciel.  » 

C'est  la  fameuse  réponse  dont  le  Marc  canonique  a 
retranché  Tà-n'aoTi,  «  à  partir  d'à  présent»,  que  Luc  XXII, 
69,  a  modifiée  plus  encore,  et  qui  semblerait  au  premier 
abord  impliquer  l'audacieuse  affirmation  d'un  triomphe 
céleste,  immédiat,  visible  à  tous  les  yeux.  Si  telle  eût 
été  l'illusion  de  Jésus,  comment  s'expliquerait-on  ses 
tristesses,  ses  angoisses  encore  si  intenses  peu  d'heures 
auparavant?  Nous  n'affirmerons  pas  que  les  évangélistes 
eux-mêmes  n'ont  pas  pris  cette  déclaration  dans  un  sens 
littéral  et  absolu,  deux  des  trois  synoptiques  lui  ôtant 
seulement  ce  qu'elle  avait  de  matériellement  contraire  à 
la  réalité  ^  Nous  pensons  toutefois  qu'il  faut  l'entendre 
autrement.  Jésus,  en  parlant  ainsi,  rappelait  évidemment 
le  passage  bien  oonnu  de  Daniel  VII,  13  où  l'être  idéal,  qui 
«  ressemble  à  un  fils  d'homme  »,  s'approche  de  l'Éternel 
pour  recevoir  de  lui  la  domination  sur  le  monde.  C'était  un 
passage  messianique  très  connu  et  Jésus  certainement 
l'avait  médité  bien  souvent.  Il  en  avait  dû  tirer  la  pré- 
vision du  triomphe  définitif  de  l'homme,  de  la  religion 
humaine,  de  la  conscience  humaine,  sur  toutes  les  puis- 
sances de  l'erreur  et  du  mal.  En  s'associant  lui-même 
par  l'énergie  de  sa  sympathie  pour  l'homme  à  ce  Fils  de 
l'homme  céleste  ou  idéal,  il  s'en  considérait  comme  l'or- 
gane et  le  porte-parole.  C'est  en  ce  sens  qu'il  était 
arrivé  à  la  conviction  d'être  le  Messie,  le  roi  fondateur 

*  Luc  prudemment  a   supprimé  aussi  les  mots  «  venant  suj-  les 
«  nuées  du  ciel  ». 


390  JÉSUS    DE    NAZARETH 

de  ce  Royaume  de  Dieu  qui  devait  réaliser  le  triomphe 
de  l'esprit  de  l'homme  sur  tout  ce  qui  est  contraire  à 
l'esprit.  Il  se  sentait  l'ouvrier^  le  mandataire  de  Dieu  dans 
l'accomplissement  de  ce  grand  œuvre  dont  il  avait  déjà 
vu  lever  les  germes  grandissants.  Mais  tout  cela  aurait  eu 
besoin  d'être  expliqué.  Caïphene  lui  en  laissa  pas  le  temps. 
Dès  le  premier  mot  de  la  réponse  de  Jésus,  l'assemblée 
devint  tumultueuse.  Caïphe  donna  le  premier  signal  de 
l'indignation.  Il  déchira  ses  vêtements  pour  manifester  sa 
colère  exaspérée  par  un  blasphème  aussi  exécrable.  Il 
joua  la  comédie,  caries  sadducéens  n'étaient  pas  si  inflam- 
mables que  cela  quand  il  était  question  des  croyances 
messianiques.  Mais  il  savait  bien  ce  qu'il  faisait.  Pareille 
prétention  passait  toutes  les  bornes.  Ce  prisonnier,  ce 
paysan  de  Nazareth,  ce  malheureux  abandonné  du  ciel 
et  des  hommes,  dans  l'état  où  il  était,  les  mains  liées, 
osait  assumer  devant  ses  juges  la  dignité  suprême  de 
Messie  !  Quelle  plus  sanglante  injure  à  la  sainte  espé- 
rance d'Israël  !  «  Qu'avons-nous  encore  besoin  de  té- 
((  moins  ?  »,  s'écria-t-il,  «  vous  avez  entendu  le  blas- 
«  phème  1  Quel  est  votre  avis  ?  »  Il  n'y  eut  pas  même  de 
délibération.  Si,  dans  l'assemblée,  il  se  trouvait  encore 
quelques  membres  qui  eussent  ressenti  quelque  sympa- 
thie ou  tout  au  moins  de  l'indulgence  pour  le  prophète, 
aucun  n'osa  se  prononcer  pour  le  faux  Messie,  et  la  sen- 
tence de  mort  fut  rendue  à  Tunanimité  K 

L'abandon  était  donc  complet.  Pierre  lui-même  qui, 
la  veille  au  soir,  jurait  encore  à  Jésus  qu'il  donnerait  sa 

*  Joseph  d'Ariraathée  était-il  absent,  ou  bien  les  soins  pieux 
qu'il  prit  pour  que  Jésus  reçût  une  sépulture  honorable  furent- 
ilsinspiréspar  le  remords  d'avoir  été  lâche  dans  cette  pitoyableséance, 
c'est  ce  qu'il  est  impossible  de  savoir. 


ARRESTATION   ET   JUGEMENT  301 

vie  pour  lui,  venait  de  s'infliger  un  honteux  démenti'. 
Nous  avons  vu  que,  seul  des  familiers  de  Jésus^  il  avait 
eu  le  courage  de  suivre  la  bande  qui  l'emmenait.  Il  osa 
même  s'en  rapprocher  et  profiter  de  la  confusion  pour  se 
ghsser  avec  la  cohue  dans  la  cour  intérieure  de  la  mai- 
son du  grand-prêtre.  Est-ce  chez  Annas  ou  chez  Caïphe 
que  la  contagion  de  la  peur  finit  par  s'emparer  de  lui, 
ou  bien  la  même  maison  servait-elle  de  demeure  au 
beau-père  et  au  gendre  ?  Ou  bien  enfin  le  triple  renie- 
ment eut-il  lieu  en  partie  dans  une  des  deux  maisons,  en 
partie  dans  l'autre  ?  C'est  à  cette  dernière  supposition 
qu'il  faudrait  se  rallier  si  l'on  s'en  rapportait  au  qua- 
trième évangile  ^  Les  variantes  des  récits  évangéliques 
ne  permettent  pas  de  se  prononcer.  Mais,  quoi  qu'il  en 
soit,  Pierre  ne  tarda  pas  à  être  remarqué  et  soupçonné. 
La  nuit  était  froide.  On  avait  allumé  du  feu  dans  la 
cour  et  il  se  chauffait  avec  les  autres.  Une  jeune  ser- 
vante, avec  cette  curiosité  taquine  qui  doit  avoir  été  de 
tout  temps  le  défaut  de  ses  pareilles,  le  dénonça  par  deux 
fois  comme  ayant  fait  partie  de  la  troupe  du  Nazaréen, 


1  Marc  XIV,  66-72  ;  Matth.  XXVI,  69-7S  ;  Luc  XXII,  55-62  ;  Jean 
XVIII,  17,  25-27. 

2  Le  récit  du  quatrième  évangile  est  ici  plus  réaliste  que  d^habi- 
tude,  gâté  seulement  par  la  prétention  que  le  disciple  bien  aimé, 
c'est-à-dire  Jean,  ait  pénétré  avant  Pierre  dans  la  maison  d' Annas, 
parce  qu'il  y  était  connu.  Pierre  même  ne  serait  entré  que  grâce  à 
son  intervention.  Comment  se  fait-il,  si  Jean  était  connu  dans  la 
maison  pontificale,  qu'on  n'ait  pas  su  qu'il  était  aussi  du  nombre  des 
compagnons  de  Jésus  ?  Comment  s'expliquer  que  personne  ne  le 
lui  ait  reproché  ?  Pourquoi  la  tradition  synoptique  ne  fait-elle 
aucune  mention  de  la  présence  de  Jean  aux  côtés  de  Pierre  ?  On 
reconnaît  là  de  nouveau  la  tendance  du  quatrième  évangéliste  à 
mettre  la  personne  de  Jean  au-dessus  de  tous  les  autres  apôtres. 
Jean  seul  a  suivi  le  Christ  de  Gethsémané  jusqu'au  pied  de  la  croix, 
jusqu'à  son  dernier  soupir,  et  ne  l'a  pas  renié. 


392  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Pierre  le  nia  carrément  les  deux  fois.  Mais  il  fut  trahi 
par  son  accent.  On  le  reconnut  pour  unGaliléen.  A  la  fin 
la  peur  le  rendit  parjure.  Il  avait  trop  présumé  de  son 
courage.   L'aspect  toujours  intimidant  pour  un  homme 
simple  de  la  justice  en  action,  l'effroi  du  sort  qui  l'at- 
tendait si  on  le  mettait  aussi  en  arrestation  eurent  raison 
de  sa  fermeté.  Il  jura  avec  imprécations  qu'  «  il  ne  con- 
naissait pas  cet  homme-là  ».  Au  même  instant  un  chant 
de  coq  retentit^  et  Pierre,  honteux  de  lui-même,  le  cœur 
broyé,  se  rappela  ses  protestations  de  la  veille.  Il  sortit 
et  versa  des  larmes  amères  (èVJauasTctxpwç).  Fanfaron,  il 
s'était    menti  à   lui-même.   Disciple,  il  avait  renié  son 
Maître,  manqué  à  ce  loyalisme  qui,  dans  les  mœurs  juives, 
attachait  si  étroitement  celui  qui  recevait  à  celui  qui  don- 
nait l'instruction.  Lui  qui  le  premier  avait  proclamé  le 
Messie  Jésus,  il  n'avait  pas  même  osé  devant  les  suppôts 
du   sanhédrin    avouer  qu'il  était  des  siens  \  C'était  à 
prendre  le  dégoût  de  soi-même.  La  seule  chose  qui  lui 
restât,  c'est  qu'il  l'aimait  pourtant  iien,  ce  Maître  qu'il 
avait  renié,  ill'aimait  de  toute  son  âme,  de  tout  son  cœur, 
et  ce  sentiment  ne  pouvait  à  cette  heure  que  redoubler 
sa  confusion,  son  chagrin,  le  faire  pleurer  ntxpwç,  «  amè- 
rement ».  Mais  c'est  aussi  à  ce  sentiment  qu'il  dut  son 

^  Luc,  des  quatre  évangélistes,  est  celui  qui  a  le  plus  dramatisé 
l'incident  en,  parlant  du  regard  que  Jésus,  après  le  dernier  renie- 
ment, aurait  dirigé  sur  son  faible  disciple.  Ce  détail  est  en  effet  très 
émouvant.  Seulement  il  est  bien  difficile  de  comprendre  comment 
Jésus,  interrogé  par  Annas  ou  Caiphe,  a  pu  entendre  ce  qui  se  disait 
dans  la  cour  remplie  d'une  foule  bruyante,  et  comment  son  regard 
a  pu  se  croiser  avec  celui  de  Pierre.  Ce  détail  ne  serait-il  pas  plutôt 
la  forme  traditionnelle  du  souvenir  conservé  par  l'apôtre  aux  impres- 
sions si  vives  du  regard  dont  Jésus  avait  accompagné  la  veille  sa 
réponse  aux  assurances  de  dévouement  à  toute  épreuve  qu'il  lui  pro- 
diguait ?  Ce  regard  le  poursuivit  et  se  fixa  dans  la  tradition  oii  et 
comme  il  put. 


ARRESTATION    ET    JUGEMENT  393 

relèvement.  Son   moment  de  faiblesse  fut  par  la    suite 
héroïquement  racheté. 

Sa  brusque  sortie  lui  évita  la  douleur  d'être  témoin  du 
traitement  ignoble  infligé  à  Jésus  lorsque  la  condam- 
nation qui  le  mettait  hors  la  loi  de  l'humanité  eut  été 
prononcée.  Les  mœurs  antiques  étaient  effroyablement 
dures  pour  ceux  que  la  justice  officielle  avait  frappés. 
Deux  évangélistes  affirment  qu'une  fois  l'arrêt  de  mort 
rendu,  des  membres  du  sanhédrin  n'eurent  pas  honte  de 
s'approcher  du  condamné  pour  le  couvrir  d'injures,  lui 
bander  les  yeux,  le  souffleter  en  lui  disant  ironiquement  : 
Prophète,  prétendu  Christ,  devine  quel  est  celui  qui  t'a 
frappé?  Luc  toutefois,  et  pour  la  dignité  du  sanhédrin  il 
faut  souhaiter  qu'il  soit  le  plus  exacte  n'attribue  ces  in- 
famies qu'à  la  valetaille  chargée  de  garder  le  condamné. 
Mais  ses  supérieurs  les  toléraient  K 

Tout  avait  marché  si  rapidement  qu'il  était  encore  de 
grand  matin  quand  Jésus  fut  conduit  au  prétoire  de  Pilate 
pour  que  sa  condamnation  reçût  la  sanction  du  procura- 
teur. Luc  seul  (XXIII,  2)  nous  apprend  avec  quelle  perfidie 
l'accusation  de  blasphème  se  changea  devant  le  magistrat 
romain  en  accusation  politique  fondée  sur  le  sens  vulgai- 
rement attaché  au  nom  de  Christ.  Le  blasphémateur  fut 
dénoncé  comme  prétendant,  rebelle  à  l'autorité  de  César. 
Puisqu'il  ne  s'agissait  pas  d'un  crime  ordinaire,  on  faisait 
appel  au  seul  intérêt  qui  pût  émouvoir  le  représentant 
de  l'empereur.  Du  reste,  même  sans  l'explication  de 
Luc,  la  suite  montre  clairement  que  tel  fut  le  tour  donné 
au  réquisitoire  du  sanhédrin. 

Ce  plan  si  habilement  machiné  faillit  pourtant  avorter. 

*  Marc  XIV,  63  ;  Matth.  XXVI,  67-68  ;  Luc  XXII,  63-65. 


394  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Pilate,  à  en  juger  par  les  incidents  divers  de  la  compa- 
rution de  Jésus  en  son  prétoire,  ne  se  mêla  qu'avec  répu- 
gnance à  cette  affaire  qui  de  prime  abord  lui  parut 
louche.  Ce  n'est  pas,  nous  le  savons  de  reste,  que  la  vie 
d'un  Juif  obscur  fût  d'un  grand  prix  à  ses  yeux.  Si,  par 
exemple,  Jésus  avait  été  saisi  les  armes  à  la  main  ou  seu- 
lement en  flagrant  délit  d'agitation  contre  l'autorité  im- 
périale, il  n'eût  pas  hésité  un  moment.  Mais  il  n'aimait 
pas  les  cruautés  inutiles  et  il  flaira  tout  de  suite  quelque 
manœuvre  dont  le  but  précis  lui  échappait  et  qui  devait 
se  rattacher  à  quelqu'une  de  ces  disputes  religieuses  que 
les  Juifs  aimaient  et  qu'il  avait  en  horreur.  C'était  la  pre- 
mière fois  qu'il  entendait  parler  de  ce  prétendant  à  la 
royauté.  Sa  police  était  pourtant  vigilante.  Il  ne  faudrait 
pas  être  surpris  si,  en  considérant  le  condamné  du  san- 
hédrin, il  ne  reconnut  pas  en  lui  les  traits  ordinaires  des 
patriotes  plus  ou  moins  bandits  qu'il  avait  eu  mainte  fois 
à  juger.  Malgré  le  misérable  état  où  Jésus  était  réduit, 
malgré  les  émotions,  les  fatigues,  les  mauvais  traite- 
ments, sa  distinction  native,  l'expression  de  son  visage, 
son  regard  doux  et  résigné  se  distinguaient  à  première 
vue  des  physionomies  hirsutes  et  passionnées  des  sédi- 
tieux vulgaires.  11  fut  évident  pour  lui,  comme  le  dit 
Marc  XV,  10,  que  Jésus  était  une  victime  de  la  haine  de 
ses  premiers  juges.  Il  devait  lui  sembler  étrange  que  le 
sanhédrin  déployât  tant  de  zèle  pour  le  maintien  du  ré- 
gime impérial.  Sous  le  couvert  d'une  soumission  diplo- 
matique, c^est  le  contraire  qui  était  la  règle.  On  peut 
conclure  du  récit  des  évangiles  que  pendant  quelques 
instants  Pilate  ressentit  quelque  intérêt  pour  Jésus  et 
chercha  à  le  sauver  ^ 

*  C'est  le  point  de  départ  d'une  tendance  de  la  tradition  évangé- 
lique  en  général,  déjà  visible  dans  le  premier  et  le  troisième  évan- 


ARRESTATION    ET    JUGEMENT  395 

«  Es-tu  donc  le  roi  des  Juifs  ?  »  demanda  brusquement 
le  procurateur  avec  un  accent  qui  devait  être  celui  d'une 

giles,  encore  plus  accentuée  dans  le  quatrième,  s'achevant  dans  le 
fragment  de  l'évangile  dit  de  Pierre  retrouvé  en  Egypte  (v.  vol.  I, 
Append.  A,  p.  458),  consistant  à  décharger  le  plus  possible  Pilate 
de  toute  responsabilité  dans  i'alTaire  de  la  Passion.  Cette  tendance 
coïncidait  avec  le  désir  très  naturel  des  premiers  chrétiens  d'adou- 
cir la  haine  despayens  et  la  malveillance  romaine  en  montrant  que 
si  le  Christ  était  mort  sur  la  croix,  c'est  aux  seules  machinations 
des  Juifs  qu'il  fallait  s'en  prendre,  et  que  si  cela  n'avait  dépendu 
que  de  l'autorité  impériale,  cette  iniquité  n'eût  pas  été  commise. 
C'était  une  manière  de  faire  appel  à  la  tolérance  des  Romains.  — Le 
songe  légendaire  de  la  femme  de  Pilate,  raconté  par  Matthieu  seul 
XXVII,  19,  rentre  dans  le  même  ordre  de  remarques.  —  L'envoi  de 
Jésus  à  Hérode  Antipas  qui  le  renvoie  à  Pilate  en  l'affublant  d'un  cos- 
tume dérisoire  est  difficile  à  admettre.  Le  crime  de  rébellion  dont 
Jésus  était  accusé  avait  pour  théâtre  la  Judée  tout  aussi  bien  que  la 
Galilée  ;  par  conséquent,  sa  qualité  de  Galiléen  ne  pouvait  être  pour 
Pilate  un  motif  de  le  renvoyer  devant  la  juridiction  d'Antipas.  Le 
temps  a  dû  manquer  pour  ces  allées  et  venues;  car  la  crucifixion 
eut  lieu  hors  des  murs  de  laville  vers9heures  du  matin,  après  avoir  été 
précédée  de  l'interrogatoire,  de  la  flagellation  et  des  mauvais  trai- 
tements qui  la  suivirent.  Enfin  on  ne  s'expliquerait  pas  le  silence 
complet  des  deux  autres  synoptiques  ni  celui  de  Jean.  Là  aussi  com- 
mence à  se  marquer  le  désir  d'innocenter  Pilate,  au  moins  en  par- 
tie, pour  reporter  tout  l'odieux  de  la  décision  finale  sur  les  Juifs  et 
Hérode  Antipas.  V.  le  fragment  retrouvé  de  J'évangile  dit  de  Pierre 
où  cette  version  est  complètement  admise.  Peut-être  pourrait-on 
conjecturer,  comme  point  de  départ,  un  échange  de  lettres  entre  le 
procurateur  se  piquant  de  prudence  et  le  tétrarque,  celui-ci  ayant 
traité  la  chose  à  sa  manière  frivole,  en  se  moquant  de  Jésus  et  de 
ses  prétentions  à  la  royauté.  C'est  ce  que  la  tradition  aurait  ensuite 
transformé  en  fait.  Mais  il  est  clair  qu'on  ne  peut  rien  affirmer.  — 
Le  récit  du  dialogue  entre  Jésus  et  Pilate  selon  le  quatrième  évan- 
gile, Jean  XVIIl,  33-38,  est  une  composition  libre  conforme  à  l'esprit 
général  du  livre.  Pilate,  lui  aussi,  est  un  type,  celui  du  sceptique 
réfractaire  à  l'influence  du  Logos  et  se  plaisant  à  faire  profession 
de  pyrrhonisme  devant  l'incarnation  de  toute  vérité.  «  Qu'est-ce  que 
«  la  vérité  ?»  Au  surplus,  Pilate  n'aurait  absolument  rien  compris 
au  «  Royaume  qui  n'est  pas  de  ce  monde  »,  à  celui  «  qui  est  venu 
«  dans  le  monde  pour  rendre  témoignage  à  la  vérité  »,  à  ceux  qui 


396  JÉSUS   DE   NAZARETH 

pitié  dédaigneuse  pour  l'accusé  et  d'un  mépris  non  moins 
superbe  des  accusateurs.  —  «  Tu  le  dis  ^  »,  répondit  Jésus, 
tandis  que  ses  persécuteurs  accumulaient  contre  lui  leurs 
dénonciations  furibondes.  De  nouveau,  Jésus  prit  le  parti, 
du  silence.  Pour  lui,  Pilate,  magistrat  payen,  était  quel- 
qu'un de  nouveau,  d'inconnu,  avec  lequel  il  n'avait  pas 
de  langue  commune.  La  réputation  de  Pilate  était  telle 
qu'il  ne  croyait  pas  pouvoir  compter  sur  son  équité. 
L'équivoque  inhérente  au  titre  de  Messie  était  de  telle 
sorte  que,  pour  la  dissiper,  il  aurait  fallu  entrer  dans  des 
détails  compliqués  et  subtils  que  le  moment  ne  permet- 
tait guère,  que  son  interlocuteur  n'eût  pas  compris.  Dans 
sa  province  nalale  où  les  payens  étaient  nombreux, 
Jésus  avait  dû  remarquer  souvent  l'extrême  difficulté 
qu'éprouvaient  ceux  d'entre  eux  qui  n'étaient  pas  attirés 
par  le  judaïsme  à  envisager  les  choses  religieuses  du 
point  de  vue  monothéiste.  Même  quand  ils  n'avaient 
plus  foi  dans  les  mythes  traditionnels,  leur  notion  fon- 
damentale de  la  religion  demeurait  payenne.  Des  phéno- 
mènes psychiques  très  semblables  se  sont  revus  à  d'au- 
tres époques  et  sous  d'autres  noms. 

Le  silence  de  Jésus  accrut  l'étonnement  et  les  soup- 
çons du  procurateur.  Pendant  ce  temps  la  foule  s'était 
amassée  devant  le  prétoire.  Aux  premiers  rangs  deva,ient 
se  trouver  ces  agents  subalternes  du  sanhédrin  qui  avaient 
pris  part  aux  événements  delà  nuit  et  que  stimulait  la  cu- 
riosité de  savoir  comment  tout  cela  se  terminerait.  Cette 
circonstance  fut  sans  doute  ce  qui  permit  à  leurs  chefs 

«  étant  de  Ja  vérité  écoutent  la  voix  de  Jésus  »,  toutes  idées  favorites 
de  l'évangéliste,  mais  parfaitement  étrangères  à  l'esprit  d'un  magis- 
trat romain. 

1  Locution  moins  affirmative  que  le  «  Tu  l'as  dit»,  lorsque  Caïphe 
l'adjura  de  dire  s'il  était  le  Messie. 


ARRESTATION    ET    JUGEMENT  397 

de  donner  de  rapides  mots  d'ordre  qui  furent  docilement 
suivis  par  la  cohue  moutonnière  entassée  derrière  eux. 
C'est  ainsi  que  nous  nous  expliquons  ces  vociférations 
de  la  foule  qui  désormais  vont  souligner  les  instances 
meurtrières  des  principaux  du  sanhédrin. 

Pilate  crut  avoir  trouvé  un  biais  qui  lui  permettrait  d'é- 
largir un  innocent,  peut-être  un  demi-fou,  et  de  se  débar- 
rasser d'un  séditieux  beaucoup  moins  inoffensif.  La  cou- 
tume était  qu'un  prisonnier  désigné  par  le  vœu  populaire 
fût  mis  chaque  année  en  liberté  à  l'occasion  de  la  fête 
pascale,  fête  de  délivrance  dont  l'esprit  se  prêtait  à  cette 
mesure  de  clémence  K  II  y  avait  en  ce  moment  dans  les 
prisons  de  Jérusalem  un  nommé  Barabbas  ^  qui  avait  été 
condamné  avec  ses  complices  pour  meurtre  et  sédition. 
L'incident  auquel  il  est  fait  allusion  n'est  pas  connu.  Pi- 
late offrit  à  la  foule  de  faire  bénéficier  de  la  coutume 
l'étrange  «roi  des  Juifs»  qu'on  déférait  à  sa  justice. 
Mais  le  mot  d'ordre  aussitôt  répandu  fit  que  la  foule  vo- 
ciféra des  cris  de  mort  contre  Jésus  et  réclama  à  grands 
cris  Barabbas  qui  était  bien  plus  son  favori.  «  Que  vou- 
«  lez-vous  donc  que  je  fasse  de  celui  que  vous  dites  le 
«  Roi  des  Juifs  ?  »  —  Une  clameur  formidable  répondit  : 
«  A  la  croix  !  »  —  «  Mais  quel  mal  a-t-il  commis  ?  »  — 

*  Nous  ne  trouvons  pas  ailleurs  la  confirmation  de  cette  coutume, 
trop  bien  attestée  toutefois  par  les  quatre  évangiles  pour  qu'on 
puisse  la  révoquer  en  doute, qui  peut-être  fut  supprimée  lorsque  les 
relations  des  Juifs  et  des  procurateurs  furent  devenues  plus  acerbes. 
Quelque  chose  d'analogue  se  retrouve  du  reste  dans  la  célébration 
romaine  des  lectisternia  (banquets  publics  offerts  aux  dieux).  Comp. 
Tite  Live,  V,  13. 

^  Ce  nom  qui  signifie  littéralement  «  fils  du  père  »  semble  bien 
singulier.  Mais  ^ère  doit  être  pris  ici  comme  synonyme  de  maître, 
de  rab,  les  disciples  étant  considérés  comme  fils  de  ceux  qui  les 
instruisaient.  Cela  rend  raison  de  la  leçon  Barrabas,  ou  Barrhaban, 
qui  d'après  Jérôme  était  celle  de  l'évangile  des  Nazaréens. 


398  JÉSUS    DE    NAZARETH 

«  A  la  croix  !  »  et  le  cri  de  mort  redoubla  d'intensité. 
Pilate  dut  se  dire  en  lui-même  :  Après  tout,  c'est  leur 
affaire,  et  je  n'y  suis  pour  rien  K  On  a  souvent  prétendu 
que  Pilate  avait  fait  en  cette  occasion  preuve  d'une  grande 
faiblesse  de  caractère.  Cette  appréciation  nous  paraît 
manquer  de  justesse.  Ce  que  nous  savons  de  Pilate  ne 
dénote  pas  précisément  ce  défaut.  Mais  voici  ce  qui  nous 
semble  plus  vrai  :  Pilate  fut  infidèle  à  cette  intégrité  du 
juge  qui  ne  lui  permet  pas  de  rendre  des  arrêts  dont  la 
justice  ne  lui  est  pas  démontrée.  N'oublions  pas  non  plus 
la  très  mince  importance  qu'un  homme  tel  que  lui  attachait 
à  la  vie  d'un  Juif  obscur.  C'était  déjà  beaucoup  qu'il  eût 
essayé  de  sauver  le  malheureux  qu'on  envoyait  à  la  mort 
pour  des  raisons  qui  lui  étaient  suspectes.  C'est  une  au- 
tre raison  que  la  condescendance  vis-à-vis  d'une  foule 
ameutée  qui  le  détermina.  Pilate  vivait  dans  une  ap- 
préhension continuelle  des  soulèvements  populaires.  Il 
était  assez  fort  pour  les  réprimer,  mais  il  savait  que  son 
maître  Tibère,  tout  en  approuvant  les  répressions,  blâ- 

*  C'est  ce  que  le  premier  évangile  seul  a  voulu  objectiver  en  re- 
présentant Pilate  se  lavant  les  mains  à  la  vue  de  la  foule.  C'eût  été 
un  acte  significatif  pour  les  Juifs  familiers  avec  le  texte  du  Deuté- 
ron.  XXI,  6-7.  Mais  on  peut  se  demander  si  Pilate  en  avait  la 
moindre  connaissance.  L'expression  latine  lavare  peccatum  ne  s'ap- 
plique pas  ici,  elle  suppose  le  péché  commis  et  le  désir  de  s'en 
purifier.  Enfin  cette  démonstration  paraît  bien  peu  conforme  à  la 
hauteur  dédaigneuse  avec  laquelle  Pilate  traita  toute  cette  affaire 
«  de  Juifs  ».  —  Il  s'élève  encore  plus  d'objections  contre  l'assertion 
du  même  évangéliste  que  le  «  peuple  juif  »,  c'est-à-dire  en  fait  le 
ramassis  réuni  devant  le  prétoire  (on  prenait  déjà  de  pareilles  frac- 
tions pour  le  tout)  aurait  appelé  sur  lui  et  sa  postérité  le  sang  qui 
allait  être  versé.  Comp .  Jérém.  LI,  33.  Ceci  est  encore  une  traduction 
en  fait  extérieur  de  l'idée,  chère  à  l'évangéliste  judéo-chrétien,  qu'en 
se  laissant  égarer  par  ses  supérieurs  religieux  et  en  condamnant 
Jésus  avec  eux,  la  nation  juive  s'est  attiré  les  affreux  malheurs  qui 
devaient  fondre  sur  elle  quelque  trente  ans  après. 


ARRESTATION   ET   JUGEMENT  399 

mait  les  gouverneurs  qui  n'avaient  pas  su  en  prévenir  la 
nécessité.  Déjà,  dans  l'affaire  des  boucliers  votifs^  l'em- 
pereur lui  avait  donné  tort.  Moitié  dédain  des  choses  et 
des  gens  de  Judée,  moitié  souci  de  sa  sécurité  person- 
nelle %  il  céda  en  se  disant  qu'après  avoir  fait  ce  qu'il  avait 
pu,  il  n'avait  plus  qu'à  laisser  les  choses  suivre  un  cours 
dont  il  n'était  plus  responsable.  Il  n'allait  pourtant  pas 
risquer  les  chances  d'une  émeute  et  la  perte  de  sa  po- 
sition pour  empêcher  la  mort  d'un  inconnu,  d'un  rêveur, 
dont  la  suppression  ne  compromettrait  rien  ni  personne. 
Il  faut  se  complaire  dans  l'espoir  que  la  plupart  de  nos 
résidents  européens  envoyés  pour  gouverner  des  colo- 
nies lointaines  ne  raisonneraient  pas  de  même  et  agi- 
raient autrement. 

Pilate  relâcha  donc  Barabbas  et  confirma  la  condam- 
nation de  Jésus  comme  prétendant  à  la  royauté.  Dès  lors 
c'était  la  crucifixion,,  le  supplice  des  rebelles  qui  l'atten- 
dait. C'étaient  les  hommes  du  procurateur,  et  non  plus  des 
Juifs  qui  devaient  procéder  à  l'exécution.  Comme  préli- 
minaires, le  condamné  devait  subir  la  flagellation  ou  plu- 
tôt la  bastonnade  %  D'après  Luc XXIII,  16,  22,  on  pourrait 
croire  que  Pilate  espérait  encore  que  cette  torture,  déjà 
très  douloureuse,  apaiserait  les  furieux  déchaînés  contre 
Jésus,  et  c'est  bien  le  sens  que  le  quatrième  évangile  a 
formellement  donné  à  ce  premier  acte  du  supplice 
(Jean  XIX,  6)  ;  c'est  pourquoi  il  a  retracé  le  fameux 
épisode  dit  de  VEcce  homo,  où  Pilate  amène  sur  le  de- 
vant du  prétoire  Jésus  portant  la  couronne  d'épines  sur 

1  Vol.  I,  p.  246. 

^  Le  quatrième  évangéliste  a  bien  vu  que  tel  avait  été  le  motif 
déterminant  de  Pilate.  Jean  XIX,  12-16. 

'  Gomp.  Tite  Live,  XXXIII,  36  ;  Quinte  Curce,  VII,  ad  fin.;  Josèphe,, 
Bell.  Jud,  V,  XI,  1  ;  II,  xiv,  9. 


400  JÉSUS    DE   NAZARETH 

la  tête,  un  lambeau  de  pourpre  sur  les  épaules,  et  fait  un 
dernier  appel  à  la  pitié  de  la  foule  par  ce  mot  :  «  Voici 
«  l'homme  ».  Cette  scène,  ainsi  mise  à  part,  n'est  pas 
très  vraisemblable.  La  bastonnade  était,  nous  le  répétons, 
le  prélude  usité  de  la  crucifixion  des  rebelles.  Les  exé- 
cuteurs^ ici  les  soldats  de  Pilate,  frappaient  le  patient  à 
coups  de  verges.  On  ne  comprend  pas  bien  comment  Pi- 
late  pouvait  se  flatter  de  l'idée  qu'une  foule  furieuse  se 
contenterait  de  ce  commencement  d'exécution.  Il  ne  de- 
vait pas  ignorer  que  la  cruauté  d'une  multitude  surexci- 
tée est  insatiable.  Mais  il  est  certain  que,  pendant  les 
préparatifs  du  dernier  supplice,  Jésus,  comme  il  l'avait 
été  la  nuit  précédente  aux  avanies  des  gens  du  sanhé- 
drin, fut  livré  aux  lâches  brutalités  de  la  soldatesque.  Au 
sanhédrin  on  s'était  moqué  du  prophète^  au  prétoire  on 
se  moqua  du  prétendant.  Les  soldats  lui  tressèrent  une 
couronne  d'acanthe  ou  d'acacia  ^  qu'ils  mirent  sur  sa  tête, 
ils  jetèrent  sur  son  corps  meurtri  un  morceau  de  pour- 
pre, placèrent  un  roseau  en  guise  de  sceptre  entre  ses 
mains  liées  et  s'amusèrent  à  le  narguer  en  lui  prodi- 
guant les  marques  d'une  déférence  dérisoire,  le  saluant 
comme  un  roi,  se  prosternant  à  terre  devant  lui  ;  plu- 
sieurs même  allèrent  jusqu'à  lui  frapper  la  tête  avec  le 
sceptre  ridicule  dont  ils  l'avaient  armé. 

Quelles  réflexions  amères  devaient  remplir  la  pensée 
du  malheureux  enfant  de  Nazareth,  pendant  que  se  suc- 
cédaient ces  scènes  hideuses  où  la  nature  humaine  se  ré- 
vélait dans  toute  sa  laideur!  Les  tigres,  dit-on,  jouent 

1  'Ay.avôtvov  a-Aoxvov,  Marc  XV,  17  ;  non  pour  lui  enfoncer  les 
piquants  dans  la  peau,  comme  le  veut  la  tradition.  Pour  courber  un 
tel  bois  en  couronne,  il  faut  qu'il  soit  très  flexible  et  par  conséquent 
jeune.  Le  but  était  simplement  la  dérision. 


ARRESTATION    KT    JUGEMENT  401 

aussi  avec  leur  victime  avant  de  l'égorger.  Jésus  se  tai- 
sait. Il  se  voyait  eu  butte  à  la  haine  du  genre  humain. 
Juifs,  prêtres,  docteurs^  magistrats,  bas  peuple,  payens, 
bourreaux,  unissaient  contre  lui  leur  rage  insensée.  Des 
siens,  un  l'avait  trahi,  les  autres  abandonné.  Où  étaient 
les  beaux  jours  de  Galilée  quand  il  prêchait  le  Royaume 
de  Dieu  et  sajustice  devant  des  multitudes  sympathiques, 
ravies,  dont  il  était  passionnément  aimé?  Il  ne  restait 
plus  de  lui  qu'un  homme  de  douleurs,  conspué,  battu, 
vilipendé,  seul. 

Non,  pas  seul.  Le  Père  était  toujours  avec  lui,  et  dans 
l'excès  de  ses  amertumes,  il  interrogeait  en  lui-même  la 
Pensée  souveraine  du  monde  et  de  l'histoire,  comme  le 
pauvre  enfant  qui  souffre  sans  savoir  pourquoi  interroge 
du  regard  son  père  et  sa  mère.  Qu'aurait-il  pu  dire  à 
ses  bourreaux  qu'ils  pussent  comprendre  ?  On  n'a  rien  à 
dire  au  torrent  qui  vous  emporte  et  vous  brise  contre  les 
rochers  des  berges.  Le  silence  est  la  grande  dignité  du 
juste  abreuvé  d'outrages,  et  si  le  malheur  voulait  que 
nous  fussions  plongés  dans  un  même  abîme  de  maux, 
nous  devrions  là  encore  chercher  un  exemple  auprès  du 
grand  taciturne  de  Jérusalem. 


JESUS  DE  NAZAB.   —   II. 


26 


CHAPITRE   VII 


LA  MORT 


Jésus  était  exténué.  Les  émotions,  les  comparutions, 
les  mauvais  traitements  de  la  nuit,  la  bastonnade  et  ce 
qui  l'avait  suivie  avaient  épuisé  ses  forces  physiques.  Il 
fut  incapable  de  porter  lui-même  ou  de  tramer,  comme 
le  prescrivait  le  rituel  romain  des  crucifixions,  le  poteau 
sur  lequel  il  devait  expirer  \  Les  soldats  qui,  à  défaut  de 
bourreaux  professionnels^  devaient  en  remplir  les  fonc- 
tions requirent,  non  par  pitié,  mais  parce  qu'ils  étaient 
pressés  et  ne  voulaient  pas  porter  eux-mêmes  le  bois 
infâme,  un  passant,  un  certain  Simon  de  Cyrène,  qui  reve- 
nait des  champs,  et  lui  mirent  d'autorité  le  fardeau  sur 
les  épaules  ^  On  n'osait  pas  résister  à  ces  injonctions  des 
soldats  du  procurateur.  Simon  de  Cyrène^  mêlé  bien  mal- 

1  Pour  ce  qui  concerne  le  trajet  du  prétoire  au  Calvaire,  comp. 
Marc  XV,  21-22  ;  Matth.  XXVII,  31-33  ;  Luc  XXIII,  26-32.  —  Jean  XIX, 
16-17. 

^  On  s'est  emparé  de  ce  détail  en  faveur  de  la  chronologie  du  4™'' 
évangile  sous  prétexte  qu'en  un  pareil  jour  aucun  Juif  n'eût  osé  tra- 
vailler aux  champs.  Comme  si  le  texte  disait  que  ce  Simon  avait 
travaillé  ce  jour-là  et  comme  s'il  n'avait  pu  simplement  passer  la 
nuit  hors  de  la  ville  ! 


LA   MORT  403 

gré  lui  à  l'histoire  de  la  Passion,  doit  avoir  été  père  de 
deux  fils,  Alexandre  et  Rufus,  dont  les  noms  figurent  dans 
l'histoire  apostolique  '.  C'est  peut-être  à  lui  que  nous 
devons  le  peu  de  renseignements  que  nous  possédons  sur 
les  dernières  heures  du  grand  crucifié.  Car  Jésus  était 
complètement  abandonné.  Pierre  et  les  autres  disciples 
se  cachaient.  Seules,  quelques  Galiléennes  qui  l'avaient 
accompagné  à  Jérusalem,  déployant  cette  constance  tenace 
dans  l'affection  dont  les  femmes  sont  plus  capables  que  les 
hommes  dans  les  situations  désespérées,  suivaient  de 
loin  le  funèbre  cortège  ,  mais  n'osaient  s'approcher  de 
l'emplacement  réservé  à  l'exécution.  Luc,  il  est  vrai,  pré- 
tend que  Jésus  était  aussi  accompagné  par  toute  une 
foule,  ce  qui  n'a  rien  d'invraisemblable,  mais  en  parti- 
culier par  toute  une  troupe  de  femmes  de  Jérusalem  qui 
se  frappaient  la  poitrine  et  se  répandaient  en  lamenta- 
tions. Gela  surprend,  quand  on  pense  à  la  froideur 
témoignée  par  la  grande  majorité  de  la  population.  A  part 
quelques  exceptions,  le  succès  de  Jésus  dans  la  capitale 
juive  n'avait  pas  dépassé  les  bornes  du  plaisir  qu'un  cer- 
tain nombre,  qui  se  serait  probablement  accru ,  mais 
qui  était  resté  limité,  goûtait  à  l'entendre  discourir  dans 
les  parvis  du  Temple  et  controverser  avec  les  tenants 
des  divers  partis.  Jésus,  chemin  faisant,  aurait  dit  à  ces 
femmes  qu'elles  eussent  à  se  lamenter  plutôt  sur  elles- 
mêmes  et  sur  leurs  enfants,  parce  qu'il  viendrait  des 
jours  terribles  où  les  plus  heureuses  seraient  les  stériles 
et  où  l'on  souhaiterait  d'être  recouvert  par  les  monta- 
gnes. Ces  paroles  ou  du  moins  des  paroles  analogues 
ont  pu  être  prononcées,  c'est  le  moment  qui  paraît  sin- 
gulier. Comment  Jésus,  épuisé  comme  il  l'était,  aurait-il 

1  Marc  XV,  21.  Comp.  Act.  XIX^  33  ;  Rom.  XV,  113. 


404  JÉSUS    DE   NAZARETH 

pu  se  faire  entendre  au-delà  du  cercle  de  soldats  dont  il 
était  entouré  ?  Il  était  bien  seul,  au  milieu  de  ses  bour- 
reaux et  près  de  deux  autres  condamnés  qu'on  avait 
extraits  de  leur  cachot  pour  les  exécuter  en  même  temps 
que  lui  ^ 

On  s„e  demandera  ce  qu'étaient  devenus  ces  nombreux 
Galiléens  qui  avaient  fait  une  si  chaleureuse  ovation  à 
leur  prophète  entrant  dans  Jérusalem  et  dont  l'enthou- 
siasme avait  donné  à  réfléchir  au  sanhédrin  lui-même, 
au  point  qu'il  n'avait  osé  ordonner  immédiatement  l'ar- 
restation 4©  Jésus.  Il  est  possible  que  l'heure  matinale 
la  hâte  avec  laquelle  tout  avait  été  mené,  leur  dispersion 
dans  les  quartiers  et  les  environs  de  Jérusalem  les  eus- 
sent laissés  dans  l'ignorance  de  ce  qui  se  passait.  Mais 
il  est  bien  plus  probable  encore  qu'eux  aussi  étaient  dé- 
couragés et  refroidis.  La  suite  n'avait  pas  répondu  aux 
allégresses  de  l'entrée  ni  à  l'entraînement  dont  la  Purifi- 
cation du  Temple  avait  été  le  résultat.  Jésus,  par  son 
inaction  qu'ils   ne  comprenaient  pas,  avait  attiédi  leur 

1  Du  reste  on  peut  suivre  l'amplification  graduelle  de  la  tradition 
dominée  par  l'impression  pénible  que  l'on  ressent  à  l'idée  de  cet 
abandon  complet  du  Christ  qui  va  mourir.  Marc  XV,  40  et  Matthieu 
XXVII,  55  se  bornent  à  dire  que  des  Galiléennes,  dont  ils  nomment 
quelques-unes,  assistèrent  de  loin  [àizo  [ji.axp60ev)  à  l'exécution.  Luc 
dit  aussi  XXIII,  49,  qu'il  y  eut  un  groupe  d'assistants  sympathiques 
qui  regardaient  ce  qui  se  passait,  mais  de  loin  ;  seulement,  tout  en 
mentionnant  spécialement  les  femmes  venues  de  Galilée,  il  y  ajoute 
tous  les  yvcDatol  de  Jésus  à  Jérusalem.  Or  le  mot  yvcoaToç  est  à 
double  sens.  Il  peut  signifier  «  les  amis  »,  «  les  connaissances  »,  et 
aussi  «  les  parents  ».  Ce  fut  probablement  le  point  de  départ  d'une 
nouvelle  pousse  de  la  tradition  qui  permit  au  quatrième  évangé_ 
liste  (Jean  XIX,  25-28)  de  grouper  au  pied  de  la  croix  Marie  mère 
de  Jésus,  Marie-Madeleine  et  une  troisième  Marie  accompagnées  du 
«  disciple  bien  aimé  »,  plus  que  jamais  supérieur  à  Pierre  le  rené- 
gat momentané.  Si  cet  épisode  émouvant  est  historique,  il  est  ini- 
maginable qu'aucun  des  trois  synoptiques  n'en  ait  rien  dit. 


LA   MORT  405 

zèle.  Ils  s'attendaient  à  autre  chose  qu'à  des  discours  et 
à  des  discussions.  Leur  présence  les  jours  suivants  n'est 
signalée  nulle  part,  et  ce  n'est  pas  l'arrestation,  la  con- 
damnation, les  préparatifs  du  supplice^  qui  pouvaient 
les  exciter  à  sortir  de  leur  attitude  passive.  Devait-on 
s'attendre  à  ce  qu'ils  déploieraient  plus  d'énergie  que  les 
disciples  les  plus  intimes  du  Nazaréen  ? 

La  crucifixion  est  bien  l'un  des  plus  abominables  sup- 
plices que  le  génie  si  inventif  de  la  torture  ait  imaginés. 
Peut-être  même  tient-il  le  premier  rang,  crudelissimiim 
teterrimumque  supplicium,  «  le  plus  cruel  et  le  plus  hideux 
«  des  supplices  »,  dit  Cicéron  ^  Il  réunissait  en  effet 
tout  ce  que  l'art  des  tourmenteurs  cherche  à  produire, 
souffrances  physiques  atroces ,  longueur  du  tourment, 
ignominie,  effet  sur  la  foule  témoin  de  la  lente  agonie 
du  crucifié.  Rien  d'effrayant  comme  la  vue  de  ce  corps 
vivant,  respirant,  voyant,  entendant,  sensible  encore, 
et  pourtant  déjà  réduit  à  l'état  de  cadavre  par  lim- 
mobilité  forcée  et  l'impuissance  absolue.  On  ne  peut 
pas  même  dire  que  le  crucifié  se  tordait  dans  la  douleur, 
il  lui  était  impossible  de  se  tordre.  Dépouillé  de  tous  ses 
vêtements,  ne  pouvant  même  écarter  les  insectes  qui 
s'acharnaient  sur  sa  peau  lacérée  par  la  fustigation  préa- 
lable^ hors  d'état  de  retenir  les  excrétions  les  plus  répu- 
gnantes ^  en  butte  aux  injures  et  aux  vociférations  de  ces 
hommes  qui  de  tout  temps  ont  cherché  dans  la  contempla- 
tion des  supplices  je  ne  sais  quelle  jouissance  réflexe  et 
que,  bien  loin  de  les  apaiser,  la  vue  de  la  douleur  excite, 

^  In  Verrem,  V,  64.  Le  supplice  du  pal,  originaire  également 
d'Orient,  accuse  le  même  calcul,  est  au  moins  aussi  barbare,  mais 
il  est  moins  long. 

2  Hérodote  III,  123. 


406  JÉSUS    DE   NAZARETH 

le  crucifié  exhibait  la  misérable  créature  humaine  ré- 
duite au  dernier  degré  de  l'impuissance,  de  la  souffrance 
et  de  l'avilissement.  La  torture,  le  carcan,  la  dégrada- 
tion, la  mort  certaine,  mais  distillée  goutte  à  goutte,  la 
crucifixion  réunissait  tout  ce  qu'on  pouvait  désirer.  C'était 
un  supplice  idéal. 

C'est  en  particulier  son  caractère  ignominieux  qui  dé- 
cida les  législateurs  de  Rome  à  en  exempter  quiconque 
portait  le  titre  de  ((  citoyen  romain  ».  Ce  n'était  pas  pi- 
tié, mais  fierté.  En  revanche  l'efi'et  de  terreur  salutaire 
qu'on  en  attendait  le  fit  appliquer  systématiquement  aux 
rebelles,  aux  émeutiers,  aux  brigands,  aux  esclaves 
mutinés,  fugitifs  ou  coupables  de  désobéissance  grave  ^ 
Il  semble  bien  que  c'est  le  crime  de  rébellion  contre  le 
souverain  (peuple  ou  roi)  ou  contre  la  société  qu'on 
voulait  atteindre  par  ce  genre  de  supplice  éminemment 
exemplaire^  bien  qu^on  n'hésitât  pas  à  l'appliquer  occa- 
sionnellement à  des  criminels  coupables  de  forfaits  du 
genre  privé,  mais  d'une  noirceur  exceptionnelle  ^ 

La  crucifixion  fut  un  supplice  très  répandu  dans  l'an- 
tiquité. On  la  voit  signalée  chez  les  Perses  où  elle  a 
été  peut-être  inventée  ^  à  moins  qu'ils  ne  l'aient  em- 

1  Voir  les  citations  à  l'appui  dans  le  Realioœrterbuch  de  Winer, 
art.  Kreuzigung ,  notamment  Josèphe,  Bell.  Jud.  V,  xi,  d  ;  Antiq.  XVII, 
X,  10  ;  Lampridius  Alex.  Sev.  23  ;  Florus,  III,  19. 

2  Par  ex.  Suétone,  Galba,  9  ;  Apulée,  Mètamorph.  III,  7.  Tibère, 
d'après  Josèphe  Antiq.  XVIII,  m,  4,  fit  crucifier  des  prêtres  d'Isis 
qui,  par  cupidité  et  au  moyen  d'une  ruse  infâme,  avaient  livré  une 
Romaine  de  noble  naissance  à  la  lubricité  d'un  certain  Mundus. 

^  Hérodote  III,  123  ;  IV,  43  ;  VII,  194.  Les  Perses  étaient  très  cruels 
dans  l'application  des  peines  exemplaires.  Voir  dans  les  Erânische 
AltertJiumskunde  de  Spiegel,  II,  p.  323-  Le  roi  Darius  fit  couper  le 
nez,  les  oreilles  et  la  langue  du  Mède  rebelle  Fravarti  avant  de  le 
mener  à  Ecbatane  où  il  le  fit  crucifier.  Il  doit  être  fait  allusion  à  la 
crucifixion  chez  les  Perses  Esdras  VI,  11  et  Esther  VII,  9,  d'autant 


LA   MORT  407 

pruntée  aux  Assyriens  \  chez  les  Égyptiens  -,  les  Car- 
thaginois \  les  Indiens  *  et  les  Scythes  ^  C'est  de  l'Orient 
que  ce  supplice  passa  en  Occident  chez  les  Grecs  et  les 
Romains.  Ces  derniers  surtout  en  firent  le  supplice  ser- 
vile  par  excellence,  et  surtout  le  supplice  ignominieux. 
Lors  même  que  des  criminels  ou  des  rebelles  avaient 
été  mis  à  mort  d'une  autre  manière,  il  n'était  pas  rare 
qu'on  les  attachât  ensuite  à  une  croix  pour  servir 
d'exemple  K 

La  crucifixion  n'était  pas  inconnue  des  Juifs  avant  le 
régime  romain.  D'après  Josèphe,  l'asmonéen  Alexandre 
Jannée  fit  crucifier  800  pharisiens  rebelles  %  mais  cette 
exécution  en  masse  passa  pour  un  acte  de  cruauté  mons- 
trueuse, et  c'est  avec  le  régime  romain  que  la  crucifixion 
devint  le  châtiment  ordinaire   de  la   rébellion,  notam- 


plus  que,  chez  les  Juifs,  lorsqu'elle  fut  introduite  dans  leur  pays, 
elle  fut  rangée  dans  la  catégorie  générale  de  la.  pendaison  et  qu'elle 
tomba  ainsi  sous  l'application  de  la  Loi,  Deutér.  XXI,  23,  qui  faisait 
du  corps  pendu  un  objet  de  la  malédiction  divine,  souillant  la  région 
d'alentour  et  devant  être  enlevé  avant  la  nuit.  Comp.  Jean  XIX,  31 
et  Galates  III,  13. 

^  Diodore  de  Sicile,  II,  i. 

2  D'après  Xénophon  d'Éphèse  IV,  2,  les  Égyptiens  ne  clouaient  pas 
les  mains  et  les  pieds  du  condamné,  ils  se  bornaient  à  les  attacher 
fortement  au  bois  avec  des  cordes.  C'est  une  coutume  locale  que 
quelques  historiens  ont  eu  le  tort  de  beaucoup  trop  généraliser. 

^  Polybe,  I,  86  ;  Valère  Maxime,  II,  externa  1  ;  Silius  Italicus,  II, 
344. 

^  Diodore  de  Sicile,  II,  18. 

"  Ibid.  44,  oii  il  est  affirmé  que  le  grand  Cyrus,  vaincu  par  les 
Amazones  scythes,  mourut  cruciOé.  Légende  ironique,  d'ailleurs  très 
douteuse,  mais  supposant  que  le  supplice  de  la  crucifixion  était 
usité  en  Scythie. 

^  Suétone,  Caesar,  74. 

''  Antiq.  XIIJ,  xiv,  2,  v.  vol.  I,  p.  206.  La  suspension  devant  Jahvé 
des  7  descendants  de  Saûl  (II  Sam.  XXI,  6,  9)  doit  avoir  été  précédée 
de  leur  immolation. 


408  JÉSUS    DE   NAZARETH 

ment  de  ce  banditisme  aux  prétentions  patriotiques 
dont  la  Palestine  fut  depuis  lors  continuellement  infes- 
tée. Titus  usa  sans  parcimonie  de  ce  moyen  de  terrorisa- 
tion.  Lors  du  siège  de  Jérusalem  il  fit  crucifier  tant  de 
malheureux  Juifs  tombés  en  son  pouvoir  que^  s'il  faut  en 
croire  Josèphe ',  témoin  de  ces  horreurs,  le  sol  manqua 
aux  croix  et  les  croix  aux  condamnés  ! 

La  croix  n'avait  pas  précisément  la  forme  que  nous 
sommes  habitués  à  lui  donner  et  qui  provient  du  mono- 
gramme bien  connu  du  Christ  >{<:,  formé  de  la  combi- 
naison du  X  ou  ch  grec  et  du  p  ou  r  grec.  C'était  la  réu- 
nion des  deux  lettres  initiales  du  nom  Ch?isios,  et  on  le 
voit  reproduit  très  souvent  sur  les  monuments  des  pre- 
miers siècles  chrétiens.  On  se  contentait  souvent  aussi 
de  la  première  lettre  X  ou  ch.  Les  chrétiens  primitifs 
eussent  répugné  à  reproduire  l'image  de  l'instrument  du 
supplice  de  leur  Maître  bien  aimé.  Il  fallut,  pour  que 
cette  répugnance  cessât,  que  le  supplice  de  la  croix  fût 
mis  hors  d'usage,  ce  qui  n'arriva  qu'à  partir  de  Cons- 
tantin ^  Ce  moment  étant  venu,  ce  fut  le  X  initial  qui, 
redressé^  donna  lieu  soit  à  la  croix  dite  grecque  -f,  soit 
à  la  croix  dite  latine  t .  Mais  la  forme  réelle,  la  forme 
antique  était  simplement  celle  du  T  grec  ^  Elle  exigeait 
beaucoup  moins  de  temps  et  de  tour  de  main  pour  être 


1  Bell.  Jud.  Y,  XI,  1. 

2  C'est  très  naturel.  Tant  que  la  guillotine  restera  chez  nous  Tins- 
trument  légal  du  châtiment  des  crimes  les  plus  odieux,  si  le  héros 
d'une  cause  que  nousairaons  était  guillotiné,je  doute  qu'il  nous  vînt  à 
l'idée  de  multiplier  l'image  de  cet  appareil  sur  nos  monuments  et 
nos  places  publiques.  C'est  pourquoi  on  ne  voit  figurer  la  croix  que 
très  tard  sur  les  pierres  des  catacombes.  Comp.  l'exposé  de  la  ques- 
tion dans  le  grand  ouvrage  de  Th.  Roller,  Les  Catacombes  de  Rome, 
Paris,  2  vol.  in-folio,  vol.  II,  ch.  XCIX,  pp.  347-334. 

3  Le  X  simple  est  devenu  aussi  la  croix  dite  de  Saint  André. 


LA   MORT  409 

fabriquée.  Cette  forme  T  correspondait  dans  l'alphabet 
phénicien  au  ihau  hébreu  et  passa  dans  l'alphabet  grec. 
C'est  pourquoi  les  LXX  remployèrent  pour  traduire  le  si- 
gne mystérieux  du  thau  dont  il  est  question  dans  Ézé- 
chiel  IX,  4,  6,  comme  d'une  marque  symbolique  devant 
désigner  les  Juifs  fidèles  qui  seraient  exempts  de  la  con- 
damnation prononcée  sur  les  autres.  Ce  signe  du  thau 
servait  usuellement  à  marquer  les  objets  réservés  ou  de- 
vant être  mis  à  part  dans  un  ensemble  quelconque.  Le 
passage  d'Ezéchiel  signifie  simplement  que  les  Juifs  en 
question  seront  «  marqués  »  pour  les  distinguer  des  au- 
tres. Mais  les  Pères  de  l'Église,  ignorant  cette  circon- 
stance, ont  fait  des  commentaires  à  perte  de  vue  sur  ce  T 
où  ils  voyaient  une  préfiguration  prophétique  de  la  croix 
du  Calvaire. 

Le  condamné  était  donc  cloué  par  les  mains  sur  la  pou- 
trelle transversale  et  par  les  pieds  sur  le  fût.  Ordinaire- 
ment il  était  posé  à  califourchon  sur  une  sorte  de  grosse 
cheville  en  forme  de  corne  passant  entre  les  cuisses  ^ 
Autrement  le  poids  du  corps  eût  bientôt  déchiré  les 
mains.  Dans  cette  posture  les  genoux  devaient  êtreployés 
en  avant  pour  qu'on  pût  sans  briser  les  pieds  les  clouer 
sur  le  poteau  vertical.  On  parle  quelquefois  aussi  d'une 
planchette  sur  laquelle  les  pieds  s'appuyaient  à  plat. 
C'était  moins  simple  et  par  conséquent  moins  fréquent. 
On  a  de  nos  jours  agité  la  question  de  savoir  si  les  pieds 
aussi  étaient  encloués  ou  simplement  garrottés  ^.  C'est  la 

1  Justin  M.,  Bial.  XGX,  4.  Gomp.  Irénée  11,  42. 

2  Jean  XX,  20  serait  favorable  à  la  simple  ligature  des  pieds,  mais 
ne  la  démontre  pas.  Luc  XXIV,  39  suppose  au  contraire  que  les  pieds 
aussi  ont  été  percés.  La  controverse  sur  ce  point  s'est  compliquée 
du  fait  que  beaucoup  de  passages  allégués  de  part  et  d'autre  ne  sont 
pas  très  concluants.  On  pourrait  admettre  que  l'enclouement 
des  pieds  n'était  pas  toujours  opéré.  Cependant  il  est  un  passage  de 


410  JÉSUS    DE    NAZARETH 

première  supposition  qui  est  la  plus  vraisemblable.  Ce 
ne  peut  être  que  par  grande  exception  que  les  pieds  n'é- 
taient pas  cloués,  et  cette  exception  eût  beaucoup  frappé 
les  témoins  et  les  narrateurs  de  la  Passion  si  elle  eût 
été  appliquée  à  la  mise  en  croix  de  Jésus. 
La  coutume  romaine  voulait  aussi  qu'un  écriteau^  un 


Plaute,  Mostell.  II,  1,,13  qui  semble  bien  décisif  en  faveur  de  la 
coutume  d'enclouer  les  pieds  comme  les  mains  :  Ego  dabo  ei  talen- 
tuni...  sed  ea  lege  ut  affigantur  bis  pedes,  bis  brachia.  L'aggravation 
du  supplice  est  exprimée  ici  par  le  double  enclouement  des  pieds  et 
des  bras,  et  les  termes  employés  supposent  bien  que  les  pieds  aussi 
étaient  encloués.  De  plus^  bien  qu'ils  se  soient  appuyés  sur  une 
traduction  fautive  des  LXX,  Justin  [Dial.  97;  Apol.  1,  35)  et  Tertullien 
(Adv.  Marc.  111,  19)  en  appliquant  à  la  crucifixion  de  Jésus  le  Psaume 
XXII,  17  :  «  Ils  ont  percé  mes  pieds  et  mes  mains  »  témoignent 
incontestablement  de  l'usage  encore  en  vigueur  de  leur  temps.  A 
propos  de  Ils  ont  percé,  les  LXX  avaient  un  peu  légèrement  traduit 
l'original  hébreu  «  comme  un  lion  «  {kaarî)  comme  s'il  y  avait  eu 
«  ils  creusèrent  »  [karou).  Le  sens  réel  du  vers  est  :  «  Ils  »  (les 
ennemis)  «  circonviennent  comme  un  lion  mes  pieds  et  mes 
mains  »  ;  les  LXX  traduisent  :  «  Ils  ont  creusé  mes  pieds  et  mes 
mains.  »  Les  Pères  substituèrent  ils  ont  percé  à  ils  ont  creusé.  Mais 
cette  double  erreur  n'atténue  en  rien  le  fait  qu'ils  se  représentaient 
ainsi  le  mode  usuel  de  la  crucifixion  si  fréquente  encore  de  leur 
temps.  Le  plus  ancien  spécimen  de  dessin  représentant  le  supplice 
de  Jésus  est  une  caricature,  un  graphite  retrouvé  dans  le  corps-de- 
garde  du  palais  impérial  à  Rome  et  grossièrement  esquissé  par  un 
légionnaire  qui  se  moquait  d'un  camarade  chrétien.  Ce  graphite  est 
reproduit  dans  l'ouvrage  de  Th.  Roller  sur  les  Catacombes  [loc.  cit.). 
On  y  voit  un  soldat  adressant  un  signe  d'adoration  à  un  person- 
nage crucifié,  mais  ce  crucifié  a  une  tête  d'âne.  Autant  qu'on  en  peut 
juger,  les  contours  du  dessin  étant  très  effacés,  la  croix  a  bien  la 
forme  d'un  T,  mais  les  deux  pieds  semblent  fixés  à  une  planche  posée 
transversalement.  Reste  à  savoir  le  cas  qu'il  faut  faire  d'un  pareil 
croquis,  prouvant  peut-être  seulement  que  le  dessinateur  comprenait 
fort  bien  l'impossibilité  de  clouer  les  pieds  sur  le  poteau  lui-même 
sans  les  briser,  si  le  corps  pendait  verticalement  le  long  de  ce  poteau. 
Quoi  qu'il  en  soit,  tout  concourt  à  montrer  combien  la  forme  usitée 
de  nos  croix  et  de  nos  crucifix  s'éloigne  de  la  réalité  historique. 


LA   MORT  -411 

tituliis,  fixé  sur  la  poutrelle  transversale,  indiquât  la 
nature  du  crime  comnais  par  le  supplicié  ^ 

Les  croix  de  supplice  n'étaient  pas  très  élevées,  à 
moins  d'une  circonstance  particulière  comme  celle  dont 
parle  Suétone  à  propos  d'une  exécution  ordonnée  par 
Galbai  On  peut  se  rendre  compte  à  peu  près  delà  hau- 
teur à  laquelle  était  la  tête  du  crucifié,  en  pensant  à  la 
baguette  d'hysope  dont  se  servit  un  soldat  romain  pour 
appliquer  sur  les  lèvres  de  Jésus  une  éponge  trempée 
dans  la  posca  vinaigrée  de  l'escouade.  L'hysope  est  un 
petit  arbrisseau.  Ce  détail  suppose  que  les  pieds  n'étaient 
qu'à  une  faible  distance  du  sol.  Clouait-on  le  condamné 
sur  la  croix  déposée  à  terre  ou  après  Tavoir  plantée? 
C'est  ce  qu'il  est  difficile  de  décider,  bien  que  les  ex- 
pressions tollere,  ferre,  ascendere  in  cruam  paraissent 
plus  favorables  à  la  seconde  supposition  qu'à  la  pre- 
mière. 

Ce  qu'il  y  avait  d'infernal  dans  la  crucifixion,  c'est  que, 
ne  lésant  aucun  organe  vital^  et  pourtant  vouant  le  sup- 
plicié à  une  mort  certaine,  elle  lui  faisait  subir  une  très 
longue  et  très  cruelle  agonie.  La  durée  dépendait  natu- 
rellement de  la  plus  ou  moins  grande  force  de  résistance 
du  condamné.  Nous  avons  déjà  signalé  quelques-uns  des 
tourments  particuliers  à  ce  genre  de  supplice.  Il  faut 
achever.  Les  plaies  des  mains  et  des  pieds  étaient  im- 
médiatement très  douloureuses.  On  sait  combien  sont 
sensibles  les  plexus  nerveux  de  ces  organes.  Le  sang 
qui  en  découlait  se  figeait  assez  vite.  Le  supplice  de  la 
croix  n'était  pas  très  sanglant  ;  mais  un  engourdissement 
tétanique,  accompagné  d'inflammation,  s'emparait  bien- 


•  Suétone,  Domiï.  10;  Dion  Cassius  LIV,  3. 
2  Galha,  9.  Comp.  Justin,  Hist.  XVIII,  7. 


412        ^  JESUS    DE   NAZARETH 

tôt  des  extrémités.  Une  fièvre  intense  se  déclarait  et 
provoquait  une  soif  brûlante.  Les  mouvements  et  les 
spasmes  du  corps  en  liberté  étant  comprimés  par  l'im- 
mobilité forcée  à  laquelle  il  était  rivé,  il  en  résultait  des 
congestions  au  cerveau,  aux  poumons,  au  cœur,  le  rai- 
dissement des  artères  et  des  veines,  des  douleurs  de 
tête^  des  palpitations  et  des  crampes  atroces.  Ce  qui  pou- 
vait arriver  de  plus  heureux  au  crucifié,  c'est  qu'au  bout 
de  quelques  heures  la  rupture  d'un  vaisseau  cérébral 
ou  cardiaque  le  déhvrât  brusquement  de  ses  tortures. 
Autrement  l'inanition  et  l'épuisement  devaient  y  mettre  un 
terme,  et  cela  pouvait  se  faire  bien  attendre.  On  évalue 
à  une  moyenne  de  12  heures  la  durée  ordinaire  du  sup- 
plice, mais  elle  différait  beaucoup  selon  les  individus. 
On  parle  de  malheureux  qui  vivaient  encore  le  lende- 
main et  même  le  jour  suivant*.  Quand,  par  une  circons- 
tance fortuite,  le  crucifié  était  détaché  peu  de  temps 
après  avoir  été  ainsi  encloué,  il  était  extrêmement  rare 
qu'il  survécût  à  une  pareille  épreuve  ^ 

Jésus  et  ses  deux  compagnons  de  suppKce  furent  me- 
nés hors  de  la  ville  ^  jusqu'à  un  endroit  peu  éloigné  des 

^  V.  les  citations  à  l'appui  dans  le  Realwœrterb.  de  Winer,  au  mot 
Kreiizigung .  On  a  même  prétendu  que  des  crucifiés  avaient  pu  dor- 
mir et  se  réveiller  encore  vivants.  Mais  je  suis  bien  tenté  de  croire 
qu'on  a  pris  des  syncopes  pour  des  sommeils. 

^  Hérodote,  VII,  194  et  Josèphe,  Yita,  75  parlent  de  deux  cas  oii 
des  crucifiés  détachés  encore  à  temps  survécurent.  Nous  manquons 
de  détails  sur  le  premier  cas.  Quant  au  second,  Josèphe  raconte 
qu'il  obtint  de  Titus  de  détacher  trois  crucifiés  de  sa  connaissance 
au  milieu  des  nombreux  prisonniers  que  «  les  délices  du  genre  hu- 
«  main  »  avaient  fait  mettre  en  croix.  Les  soins  les  plus  empressés 
leur  furent  prodigués  (GspaTr-sta  iT:l\).^\z<}'z!X'z■r^).  Un  seul  se  rétablit,  les 
deux  autres  moururent. 

3  Lév.  XXIV,  14;  Nom.  XV,  35.  Le  «  camp  »,  c'est  la  ville. 


LA   MORT 


413 


murs  qu'on  appelait Golgotha,  «  lieu  du  crâne»,  un  mon- 
ticule dénudé,  dont  la  forme  bombée  rappelait  vague- 
ment celle  d'un  crâne  dégarni  ;  d'où  le  Calvaire,  un 
«  Chaumont  »,  «  Calvimont  »  ou  «  Mont-Ras  »  de  nos 
pays.  On  ne  sait  pas  très  bien  où  il  se  trouvait.  Toute- 
fois la  topographie  de  Jérusalem  indique  presque  néces- 
sairement la  plaine  inégale  s'étendant  hors  des  murs  en- 
tre les  vallées  de  Hinnom  et  du  Gédron,  probablement 
au-dessus  de  la  première,  qui  était  un  réceptacle  d'im- 
mondices. Aucune  preuve  ne  confirme  que  l'endroit  qu'on 
montre  aujourd'hui  aux  pèlerins  à  l'intérieur  de  la  ville 
actuelle  mérite  sa  réputation.  Il  est  vrai  que  l'emplace- 
ment de  la  ville  a  beaucoup  changé,  et  l'endroit  qu'on 
indique  aujourd'hui  a  pu  à  la  rigueur  se  trouver  hors  de 
l'enceinte  au  temps  de  Jésus-Christ.  Mais  les  identifica- 
tions qui  furent  consignées  par  les  fonctionnaires  char- 
gés sous  Constantin  de  fixer  les  divers  endroits  men- 
tionnés dans  l'histoire  de  la  Passion,  sont  très  sujettes 
à  caution,  et  celle-ci  reste  très  douteuse  On  peut  pré- 
sumer que  c'était  un  emplacement  destiné  aux  exécu- 
cutions  du  genre  de  celle  dont  il  est  question. 

Les  récits  de  la  crucifixion  dans  Marc  et  dans  Matthieu 
sont  d'un  parallélisme  étroit,  dénotant  leur  source  com- 
mune ^  Luc  les  suit  de  près  %  mais  avec  quelques 
notices  de  plus  qu'il  doit  avoir  puisées  dans  une  autre 
source  que  le  Proto-Marc.  Il  ne  dit  rien  du  cri  de  su- 
prême angoisse  Éli,  Éli,  lama  sabachthani  ?  Serait-ce 
parce  qu'il  le  trouvait  incompatible  avec  la  perfection 
religieuse  de  Jésus  ?  Ce  serait  pour  nous  une  raison  de 

^  Comp.  ce  que  dit  à  ce  propos  E.  Renan,  Yie  de  Jésus,  éd.  1893, 
pp.  429-430. 

■^  Marc  XV,  22-37  ;  MaUh.  XXVII,  33-50. 
=  XXIII,  33-46. 


414  JÉSUS   DE   NAZARETH 

plus  pour  en  admettre  l'authenticité.  Le  quatrième  évan- 
géliste  soumet  son  récit  de  la  crucifixion  aux  exigences 
de  sa  christologie  ^  On  ne  se  douterait  guère  en  lisant 
son  exposé  qu'on  a  sous  les  yeux  celui  d'un  témoin  ocu- 
laire, d'un  disciple  particulièrement  aimé,  qui  devait 
ressentir  en  lui-même  tous  les  tourments  de  son  Maître 
crucifié. 

Marc  nous  dit  que  la  crucifixion  fut  opérée  «  à  la  troi- 
«  sième  heure  »,  c'est-à-dire  à  9  heures  du  matin,  ce 
qu'on  appelait  «  la  première  heure  du  jour  »  coïncidant 
avec  6  heures  de  notre  supputation.  Les  trois  condam- 
nés furent  cloués  en  même  temps  sur  leurs  croix  respec- 
tives. Luc  (v.  34)  nous  apprend  que  Jésus  rompit  le 
silence  en  s'écriant  :  «  Père,  pardonne-leur  ;  car  ils  ne 
savent  ce  qu'ils  font.  »  L'absence  de  cette  admirable 
parole  dans  le  texte  des  deux  premiers  synoptiques  n'est 
pas  une  raison  suffisante  pour  en  révoquer  en  doute  Tau- 
thenticité.  Elle  est  digne  de  celui  qui  avait  enseigné  à 
prier  même  pour  ses  ennemis  et  qui  cherchait  toujours  le 
mobile  intérieur  sous  l'acte  visible.  Elle  est  aussi  dictée 
par  le  sentiment  d'une  grande  vérité.  Les  soldats  de 
Pilate,  faisant  office  de  bourreaux,  n'étaient  que  les  ins- 
truments ignorants  de  supérieurs,  dominés  eux-mêmes 
par  des  préjugés  aveuglants,  par  des  maximes  politiques 
et  religieuses  qui  les  empêchaient  absolument  de  se 
rendre  compte  de  l'iniquité  monstrueuse  dont  ils  étaient 
les  exécuteurs.  On  est  plutôt  fondé  à  penser  que  l'indi- 
gnation des  premiers  chrétiens  contre  les  auteurs  de 
cet  assassinat  juridique  a  éliminé  cette  parole  de  misé- 

1  Jean  XIX,  17-30.  Par  exemple,  il  supprime  les  outrages,  le  cri 
d'angoisse,  et  si  Jésus  se  plaint  de  souffrir  de  la  soif,  ce  n'est  pas 
qu'il  en  souflfre  cruellement,  c'est  pour  accomplir  une  dernière  pro- 
phétie. 


LA   MOUT  415 

ricorde  héroïque  d'un  grand  nombre  de  diégèses 
racontant  les  derniers  moments  du  Christ.  On  la  trouvait 
trop  compatissante  pour  des  scélérats  indignes  de  tout 
pardon,  et  bien  qu'elle  eût  été  consacrée  par  un  évan- 
gile, les  chrétiens  furent  bien  plutôt  disposés  à  croire 
que  cette  fois  Dieu  n'avait  pas  exaucé  la  prière  de  son 
Christ,  que  ses  juges  et  ses  bourreaux  expiaient  leur 
crime  dans  les  flammes  de  l'enfer  éternel  *. 

En  revanche  Marc  et  Matthieu  seuls  nous  apprennent 
qu'au  moment  de  procéder  à  l'exécution,  les  soldats 
offrirent  à  Jésus  de  boire  d'un  vin  mixtionné,  que  Marc 
nous  dit  être  additionné  de  myrrhe  (oTvov  laix^p^iu^i^o^).  Cette 
boisson  était  destinée  à  engourdir  la  sensibilité,  au  moins 
pendant  quelque  temps,  de  manière  à  adoucir  l'acuité 
des  premières  douleurs.  Nous  ne  trouvons  aucune  trace 
de  cette  coutume  dans  les  auteurs  précédemment  cités. 
C'était  probablement  un  usage  spécial  à  la  Judée,  inspiré 
par  cet  esprit  d'humanité  qui  fut  de  bonne  heure  un  des 
caractères  du  jahvisme  et  que  les  pharisiens  —  ceci  soit 
dit  à  leur  honneur  • —  cherchaient  à  faire  prévaloir  en 
matière  de  pénalité  ^  A  dire  vrai,  il  est  permis  de  se 

1  Ce  sentiment,  au  fond  très  anti-chrétien,  se  perpétua  et  même 
s'accentua  au  moyen  âge.  Tous  les  Juifs  furent  englobés  dans  les 
torts  de  quelques-uns.  Le  crime,  contradictoire  dans  son  terme,  de 
déicide  s'ajouta  à  celui  d'iniquité.  On  sait  combien  cette  animadver- 
sion  contre  les  Juifs  en  général,  qu'on  pouvait  croire  éteinte,  s'est 
réveillée  de  nos  jours  pour  des  motifs,  il  est  vrai,  très  différents,  mais 
en  s'appuyant  sur  le  préjugé  séculaire.  Même  en  se  mettant  au 
point  de  vue  de  ceux  qui  le  partagent  encore,  on  peut  leur  reprocher 
d'oublier  que,  de  la  part  de  Jésus,  il  y  a  eu  amnistie. 

2  V.  vol.  I,  p.  133.  —  On  doit  supposer  que  l'autorité  romaine 
tolérait  cet  adoucissement,  d'ailleurs  très  illusoire.  Le  Talmud  parle 
d'une  préparation  de  ce  genre  que  les  femmes  de  Jérusalem  con- 
fectionnaient à  l'intention  des  condamnés  envoyés  à  la  mort.  Comp. 
Renan,  liv.  cité,  p.  432. 


416  JÉSUS   DE   NAZARETH 

demander  si  le  «  vin  myrrhe  »  était  un  anesthésique  de 
quelque  efficacité  et  s'il  pouvait  procurer  autre  chose 
qu'une  ivresse  dont  les  fumées  ne  tardaient  pas  à  se 
dissiper.  Jésus  en  approcha  ses  lèvres,  mais  refusa  d'en 
boire.  Il  lui  répugnait  d'avilir  ainsi  les  dernières  heures 
de  sa  vie  terrestre.  Mais  ce  qui  est  caractéristique  du 
premier  évangéliste  qui  ne  paraît  pas  avoir  compris  la 
nature  de  Toffre  faite  à  Jésus,  c'est  qu'il  y  voit  l'inten- 
tion de  lui  faire  éprouver  un  premier  et  bien  étrange 
tourment.  Le  vin  myrrhe  de  Marc  se  change  dans  son 
texte  (v.  34)  en  «  vinaigre  mélangé  de  fiel  »,  probable- 
ment par  allusion  à  ce  qui  est  dit  au  Psaume  LXIX,  22, 
et  bien  qu'il  rapporte  aussi  le  refus  opposé  par  Jésus  à 
ceux  qui  lui  présentaient  cette  exécrable  boisson,  le  sens 
qu'il  donne  à  ce  détail  de  la  Passion  a  été  accepté  et 
même  préféré  par  les  Pères  et  toute  la  tradition  ecclé- 
siastique. On  ne  dit  pas  si  la  potion  engourdissante  fut 
aussi  présentée  aux  deux  bandits.  Il  est  à  présumer 
qu'elle  le  fut  et  probable  aussi  qu'ils  ne  montrèrent  pas 
le  même  scrupule. 

La  coutume  était  que  les  exécuteurs  se  partageassent 
les  dépouilles  des  condamnés.  Il  en  fut  de  même  pour 
Jésus  dont  les  vêtements  furent  tirés  au  sort  entre  les 
soldats.  S'il  faut  en  croire  le  quatrième  évangile,  la  tunique 
étant  d'une  seule  pièce  eût  perdu  toute  valeur  si  on  l'a- 
vait coupée  ^  Elle  fut  donc  seule  l'objet  d'une  loterie  spé- 

1  Jean  XIX,  23.  D'après  une  leçon  qui  ne  se  trouve  que  dans  des 
manuscrits  peu  anciens,  il  y  aurait  eu  quatre  parts  destinées  respec- 
tivement à  quatre  soldats.  Mais  il  est  inadmissible  que  quatre  soldats 
seulement  eussent  été  préposés  à  l'exécution  simultanée  de  trois 
condamnés  ;  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  ici  que  des  quatre  désignés 
pour  procéder  à  la  seule  crucifixion  de  Jésus.  11  devait  y  avoir  sur 
le  terrain  toute  une  compagnie,  puisque  la  troupe  était  commandée 
par  un  centurion.  La  notice  du  quatrième  évangile  a  servi  de  point 


LA   MORT  417 

ciale.  C'est  ce  qui  donna  lieu  au  rapprochement  avec  le 
Psaume  XXII,  19,  sur  lequel  insistent  le  premier  (v.  35) 
et  le  quatrième  évangélistes  '  (v.  23).  Dans  ce  Psaume  il 
est  question  d'un  malheureux  invoquant  l'Eternel  à 
grands  cris  au  milieu  d'ennemis  furieux  qui  le  menacent 
et  le  couvrent  d'outrages,  allant  jusqu'à  le  dépouiller  et 
à  tirer  sa  tunique  au  sort,  mais  ils  ne  peuvent  aller 
jusqu'au  bout  de  leurs  mauvais  desseins  et  il  est  délivré 
par  le  pouvoir  divin  dont  il  implore  le  secours.  On  peut 
se  demander  si  le  détail  concernant  la  tunique  n'a  pas 

de  départ  à  d'innombrables  amplifications  sur  l'unité  de  l'Église 
comparée,  sans  qu'on  ait  jamais  su  pourquoi,  à  la  «robe  sans  cou- 
ture »  ;  puis  aux  légendes  qui,  depuis,  ont  circulé  relativement  à  la' 
conservation  de  la  «  sainte  tunique  »  dont  Argenteuil  et  Trêves  se 
disputent  la  possession. 

1  II  faut  observer  toutefois  que  la  citation  de  ce  Psaume  dans 
Matthieu  est  douteuse.  Elle  fait  défaut  dans  nombre  d'anciens  manus- 
crits et  pourrait  bien  être  une  intercalation  empruntée  à  Jean  XIX, 
23.  Elle  est  pourtant  bien  conforme  à  la  manière  du  premier  évan- 
géliste.  Le  Psaume  XXII,  à  cause  de  quelques  analogies  extérieures 
entre  les  paroles  du  psalmiste  et  l'événement  du  Calvaire,  fut  de 
très  bonne  heure  considéré  comme  une  prédiction  de  la  crucifixion 
de  Jésus.  Il  est  bon  de  le  résumer.  C'est  le  chant  d'un  Juif  fidèle 
plongé  dans  un  abîme  de  maux,  demandant  à  Dieu  pourquoi  il  l'a 
si  complètement  abandonné.  Ses  pères  se  confiaient  à  lui,  et  il  les 
délivrait.  Lui,  il  est  l'opprobre  des  hommes,  ceux  qui  le  voient  se 
moquent  de  lui  en  secouant  la  tête,  lui  disant  ironiquement  que  son 
Dieu  le  sauvera,  puisqu'il  l'aime.  Que  son  Dieu  ne  s'éloigne  donc  pas 
de  lui  !  (vv.  1-12)  —  Les  vv.  13-22  décrivent  les  ennemis  terribles  qui 
l'environnent,  la  détresse  à  laquelle  il  est  réduit,  les  scélérats  qui 
rôdent  autour  de  lui  comme  un  lion{v.  ci -dessous  p.  410),  se  partageant 
ses  vêtements,  tirant  au  sort  sa  tunique.  «  Sauve-moi  de  la  gueule  du 
«  lion  et  des  cornes  du  taureau  !  x>  —  Enfin  les  vv.  23-32  célèbrent 
la  délivrance  que  Jahvé  a  procurée  au  suppliant.  «  Jahvé  écoute  ceux 
I  qui  crient  à  lui»,  et  le  tout  se  termine  par  les  louanges  que  la  terre 
entière  entonnera  à  la  gloire  de  l'Éternel  qui  domine  sur  les  na- 
tions et  qui  sera  toujours  glorifié,  —  On  voit  qu'il  s'agit  de  tout 
autre  chose  que  du  drame  du  Calvaire  et  qu'il  n'y  a  entre  lui  et  le 
psaume  que  des  rapports  de  mots  isolés. 

JÉSUS   DK  NAZAR.  —  H  27 


418  JÉSUS    DE   NAZARETH 

été  suggéré  au  quatrième  évangéliste  par  le  désir  de 
serrer  au  plus  près  le  texte  du  Psaume.  Les  autres 
évangélistes  parlent  seulement  du  sort  jeté  sur  les  vê- 
tements en  général. 

Le  ?^/^^/i<t5,  l'écriteau  indiquant  la  cause  de  la  condam- 
nation selon  la  coutume  romaine,  et  qui  avait  été  proba- 
blement porté  en  avant  du  condamné  sur  le  trajet  du 
prétoire  à  Golgotha,  présentait  simplement  selon  Marc  les 
mots  Roi  des  Juifs,  selon  Matthieu  et  Luc  Celui-ci  est 
Jésus  roi  des  Juifs^  selon  Jean  Jésus  de  ISlazarelh  roi  des 
Juifs.  La  concision  romaine  plaide  en  faveur  du  texte  de 
Marc^  Dans  tous  les  cas  on  doit  signaler  ici  une  petite 
et  malicieuse  vengeance  de  Pilate.  Il  aurait  pu  tout  aussi 
bien  écrire  «  rebelle  (àTrôaTaxv;?)  »  ou  «  séditieux  (axaGiaircr;?))). 
Mais  il  lui  plaisait  d'humilier  l'orgueil  juif  en  faisant  iro- 
niquement figurer  ce  titre  de  «  Roi  des  Juifs  »  sur  la 
tête  d'un  condamné  au  plus  ignominieux  des  supplices. 
D'après  le  quatrième  .évangile  les  prêtres  réclamèrent 
auprès  de  Pilate.  Ils  demandaient  qull  fût  écrit  qu'il  avait 
prétendu  être  le  roi  des  Juifs.  Pilate  leur  répondit  froi- 
dement qu'il  n'y  changerait  rien  2.  Cet  incident  est  d'une 
grande  vraisemblance  et  bien  conforme  soit  aux  suscep- 
tibilités du  sacerdoce  sadducéen,  soit  au  caractère  connu 
du  procurateur. 

Dans  tous  les  pays  et  dans  tous  les  temps,  il  s'est  trouvé 

^  Un  petit  détail  prouvant  que  le  second  évangéliste  est  bien  au 
courant  des  usages  romains,  c'est  que  Marc  dit  comme  chose  allant  de 
soi  :  «  Uécriteau  du  motif  de  condamnation  portait  etc.  »  Matthieu^ 
Luc  et  Jean  parlent  d'un  écriteau  qui  fut  superposé  à  la  croix,  comme 
si  c'eût  été  quelque  chose  de  particulier  à  la  crucifixion  de  Jésus. — 
Jean  ajoute  que  l'inscription  était  conçue  en  trois  langues,  en  hébreu 
(ou  araméen),  en  grec  et  en  latin,  ce  qui  est  très  vraisemblable  vu 
le  caractère  exemplaire  qui  était  propre  au  supplice  de  la  croix. 

2  Jean  XIX,  22. 


LA   MORT  410 

une  lie  du  peuple  disposée  à  lancer  de  basses  injures 
aux  misérables  livrés  par  la  justice  à  l'ignominie  pu- 
blique. Les  mêmes  qui,  obéissant  à  une  consigne  partie 
de  haut,  avaient  déjà  fait  retentir  de  leurs  cris  de  mort  le 
prétoire  de  Pilate,  se  retrouvaient  là.  Une  foule  de 
curieux  s'était  massée  devant  les  trois  croix.  Si  parmi 
les  assistants  il  s'en  trouvait  qui,  peu  de  jours  aupa- 
ravant, ressentaient  encore  des  sympathies  pour  le  bril- 
lant et  hardi  prophète  venu  de  Galilée,  le  tour  que  les 
événements  avaient  pris  subitement  n'était  pas  fait 
pour  encourager  leur  bon  sentiment,  et  ils  se  vengeaient 
de  leur  déception  en  invectivant  le  prétendu  roi  des  Juifs. 
On  lui  en  voulait  de  la  parole  subversive  qu'on  l'accusait 
d'avoir  proférée  contre  le  Temple.  On  le  narguait  en  lui 
criant  que,  lorsqu'on  voulait  sauver  les  autres,  il  faut 
commencer  par  se  sauver  soi-même.  On  le  mettait  au 
défi,  s'il  était  en  effet  fils  de  Dieu,  de  descendre  de  la 
croix  où  il  était  cloué.  Le  bruit  s'était  vite  répandu  qu'il 
avait  revendiqué  devant  ses  juges  le  titre  de  Messie. 
Quelle  dérision  quand  on  pouvait  l'entendre  râler  sur 
l'infâme  poteau,  dernier  degré  de  l'abjection  !  Les  synop- 
tiques prétendent  même  que  des  prêtres  et  des  scribes 
faisaient  leur  partie  dans  ce  chœur  de  furieux,  ce  qui  est 
très  possible,  le  fanatisme  ayant  la  propriété  de  niveler 
les  éducations  et  les  classes.  Marc  et  Matthieu  ajoutent 
que  les  bandits  crucifiés  avec  lui  joignaient  leurs  outrages 
à  ceux  des  assistants  ^  Si,  eux  aussi,  zélotes  forcenés 
probablement,  étaient  en  un  sens  des  victimes  de  l'illu- 

*  La  supposition  que  ces  deux  condamnés  faisaient  partie  de  la 
même  bande  que  Barabbas,  coupable  de  sédition  et  de  meurtre  (Luc 
XXlII,19),est  très  admissible. Elle  explique  très  bien  la  simultanéité 
de  leur  supplice  et  de  celui  de  Jésus.  C'est  le  crime  de  rébellion 
qu'on  voulait  frapper  d'un  même  châtiment. 


420  JÉSUS    DE   NAZARETH 

sion  messianique,  on  comprend  assez  bien  que,  voyant 
où  elle  les  avait  menés,  ils  injuriassent  avec  rage  celui 
qu'ils  entendaient  traiter  de  faux  Messie  et  de  prétendu 
roi  des  Juifs.  Il  n'était  pas  des  leurs,  mais  il  était  aussi 
à  leurs  yeux  l'un  de  ces  imposteurs  qui  avaient  contribué 
à  exalter  les  imaginations  au  nom  d'une  chimère  à  laquelle 
ils  avaient  eu  la  folie  d'ajouter  foi. 

Ici  se  déclare  un  conflit  assez  grave  dans  les  témoi- 
gnages canoniques.  Les  deux  premiers  synoptiques  s'ac- 
cordent donc  à  dire  que  les  deux  bandits  lançaient  aussi 
leurs  malédictions  à  leur  compagnon  de  supplice.  Le 
quatrième  évangéliste,  qui  raconte  comme  les  trois  autres 
leur  mise  en  croix  aux  côtés  de  Jésus,  se  tait  ensuite 
sur  leur  compte.  Mais  Luc  doit  avoir  trouvé  dans  l'une 
de  ses  sources  particulières  que  l'un  des  deux  bandits  se 
distinguait   au   contraire    de    son   complice   en   faisant 
montre  de  repentir  et  en  professant  une  foi  entière  dans 
les  pouvoirs  du  Messie  expirant  près  de  lui  K  II  repro- 
chait à  l'autre  l'impiété  de  ses  injures,  reconnaissait  que  le 
châtiment  qui  les  frappait  tous  deux  était  mérité,  tandis 
que  Jésus  n'avait  fait  aucun  mal.  Sur  quoi  et  sur  son 
humble  demande  que  le  Seigneur  se  souvînt  de  lui  quand 
il  viendrait  dans  son  Royaume,  Jésus  lui  aurait  répondu 
qu'il  serait  le  même  jour  en   paradis   avec  lui-même. 
L'incident  a  toujours  beaucoup  frappé  la  masse  chré- 
tienne. Le  «  bon  brigand»  ou  le  «  bon  larron  »  est  devenu 
l'un  des  personnages  les  plus  populaires  de  l'histoire 
de  la  Passion  ^ 

1  Luc  XXIII,  39-43. 

2  On  est  tenté  de  regretter  que  la  réalité  historique  de  l'incident 
soit  si  douteuse.  D'abord  il  est  en  contradiction  flagrante  avec  l'as- 
sertion des  deux  autres  synoptiques.  Le  silence  du  quatrième  évan- 
géliste, à  qui  pourtant  il  aurait  si  bien  convenu,  est  plus  qu'étrange. 


LA    MORT  421 

C'est  précisément  cette  absence  de  détails  qui  a 
poussé  la  tradition  à  donner  carrière  à  son  besoin  de 
suppléer  aux  lacunes  de  l'histoire  positive  en  tradui- 
sant en  faits  extérieurs  les  sentiments  des  cœurs 
chrétiens  pénétrés  de  terreur  et, d'émotion  devant  cette 
terrible  scène.  C'est  dans  cette  catégorie  qu'il  con- 
vient selon  nous  de  ranger  la  mention  des  ténèbres 
qui,  d'après  les  synoptiques,  à  la  «  sixième  heure  », 
c'est-à-dire  à  midi,  couvrirent  la  terre  entière,  comme 
si  la  nature  eût  pris  le  deuil  du  Juste  incomparable  qui 
allait  mourir  ^  C'est  bien  plutôt  dans  l'âme  de  ses 
disciples  que  les  ténèbres  s^épaississaient  en  cette  heure 
d'indicible  douleur.  Ils  ne  distinguaient  plus  un  seul 
rayon  de  lumière  dans  cette  mort  qui  bouleversait  toutes 
leurs  idées,  qui  leur  semblait  un  défi  lancé  par  Satan  à  la 
puissance  comme  à  la  justice  de  Dieu,  comme  si  l'ange 
des  ténèbres  eiit  couronné  ses  usurpations  en  remportant 


On  se  demande  en  vain  ce  qui  dans  un  tel  moment  pouvait  déter- 
miner chez  le  «  l)on  larron  »  cette  conversion  subite.  Comment 
savait-il  que  Jésus  mourait  innocent?  L'ent-il  rencontré  auparavant, 
toujours  est-il  qu'il  ne  l'avait  pas  suivi.  Et  lorsque  les  apôtres,  les 
autres  disciples  étaient  désespérés,  tout  au  moins  intimidés  et  muets, 
la  foule  acharnée  contre  le  prétendu  Roi  des  Juifs,  commentée  mal- 
heureux, dans  l'état  où  il  était,  aurait-il  pu  discerner  les  signes  d'une 
mission  divine  dans  celui  qui  agonisait  à  ses  côtés  ?  La  réponse 
mise  dans  la  bouche  de  Jésus  n'échappe  pas  non  plus  à  la  critique. 
Comment  Jésus  pouvait-il  affirmer  que  cet  homme  mourrait  le  jour 
même  ?  Autant  que  nous  le  sachions,  Jésus  ne  se  sert  pas  du  mot  de 
«  paradis  »  pour  désigner  le  Royaume  de  Dieu,  Il  est  vrai  que  l'ex- 
trême brièveté  des  renseignements  qui  nous  sont  donnés  sur  ses 
dernières  heures  ne  nous  autorise  pas  à  affirmer  que  rien  ne  se 
passa  de  nature  à  imprimer  à  la  tradition  évangélique  le  tour  par- 
ticulier qu'elle  a  pris  sur  ce  point  spécial  dans  le  troisième  évangile. 
Mais  nous  sommes  forcés  de  demeurer  dans  une  complète  indé- 
cision. 

1  Marc  XV,  33;  Matlh.  XXVII,  45;  Luc  XXIII,  44. 


422  JÉSUS   DE   NAZARETH 

une  pareille  victoire  sur  celui  que  le  Père  avait  élu 
parmi  les  hommes  pour  les  éclairer  et  les  sauver.  En 
vain  se  demandaient-ils  comment  ce  paradoxe,  cette 
ironie  sanglante  était  possible,  en  vain  cherchaient-ils  à 
voir  clair  dans  cet  abîme  de  contradictions,  la  nuit  noire 
les  enveloppait  de  toutes  parts...  Hélas!  les  ténèbres 
envahissaient  l'esprit  lui-même  du  saint  crucifié  ! 

Un  peu  avant  trois  heures  de  l'après-midi,  dans  le  pa- 
roxysme de  la  souffrance,  Jésus  poussa  un  cri  d'inex- 
primable angoisse  :  Élôi,  Élôi,  lamasabachthani!^  «  Mon 
«  Dieu,  mon  Dieu,  pourquoi  m'as-tu  abandonné  ?  » 

On  éprouve  en  vérité  de  la  répugnance  à  discuter  sco- 
lastiquement  le  sens  exact  d'un  cri  arraché  par  l'atrocité 
des  souffrances.  Pourtant  il  faut  s'y  résigner,  puisque, 
d'une  part,  la  'dogmatique  a  échafaudé  toute  une  doc- 
trine bizarre  sur  cette  exclamation  d'un  agonisant,  et 
que,  d'autre  part,  on  a  voulu  en  conclure  que  Jésus  était 
mort  désespéré  ^  Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  conclusions 
n'est  fondée.  Puisque  cette  exclamation  est  le  début  du 
Psaume  XXII,  et  rien  ne  nous  dit  que  la  réminiscence 
plus  ou  moins  claire  de  ce  psaume  ne  traversait  pas  en 
ce  moment  la  pensée  de  Jésus  obscurcie  par  la  torture, 
il  faut  supposer  qu'elle  avait  dans   sa  bouche  un  sens 


^  C'est  la  forme  araméenne  de  l'exclamation,  scrupuleusement 
conservée  par  Marc,  toujours  soucieux  de  reproduire  littéralement 
les  mots  employés  par  Jésus  dans  les  circonstances  mystérieuses.  Le 
premier  évangéliste  a  préféré  le  texte  hébreu  du  Ps.  XXII,  1. 

^  Les  théoriciens  de  la  «  satisfaction  »  (!)  offerte  par  la  mort  du 
Christ  à  la  justice  divine  ont  prétendu  qu'il  fallait  entendre  par  là 
que,  pour  donner  toute  sa  valeur  à  l'expiation  des  péchés  de  l'hu- 
manité, laquelle  exigeait  une  «  peine  infinie  »,  le  Dieu-Père  avait 
littéralement  abandonné  le  Dieu-Fils,  s'en  était  séparé  momentané- 
ment, ce  qui  avait  dû  porter  les  souffrances  que  celui-ci  endurait  à 
un  maximum  incommensurable  d'intensité. 


LA   MORT  423 

analogue  à  celui  qu'elle  avait  dans  l'hymne  du  psalmiste 
persécuté.  Or  le  Psaume  lui-même  n'est  ni  d'un  déses- 
péré, ni  d'un  réellement  abandonné,  puisqu'il  se  termine 
par  la  glorification  du  Dieu  qui  a  prêté  l'oreille  aux 
plaintes  amères  de  son  serviteur.  L'  «  abandon  de  Dieu  » 
est  en  hébreu  une  expression  synonyme  de  malheur 
porté  à  son  comble.  L'âme  la  plus  religieuse  peut  être 
amenée  à  se  demander  quel  peut  être  le  sens  ouïe  but  des 
afflictions  dont  elle  est  abreuvée.  Ce  qui  n'est  que  trop 
vrai,  c'est  que,  ployant  sous  l'excès  de  ladouleur,  à  l'ouïe 
de  cette  malédiction  générale  qui  sert  d'accompagnement 
à  ses  tortures,  à  la  vue  de  ces  bassesses,  de  ces  ignobles 
passions  qui  s'étalent  sous  ses  yeux  de  mourant,  crucifié 
de  toutes  manières,  dans  son  corps,  dans  son  intelligence, 
dans  son  cœur,  dans  son  horreur  du  mal,  Jésus  ne  com- 
prend plus  la  voie  de  Dieu  à  son  égard,  tout  est  noir, 
tout  est  désespérant,  son  infortune  dépasse  toute  com- 
préhension, le  pourquoi  lui  échappe.  L'homme  irréli- 
gieux ou  de  religion  faible,  en  pareille  misère,  blasphème 
et  meurt.  Jésus  demande  le  pourquoi  à  son  Père  Céleste, 
sachant  que  ce  «  pourquoi  »  aurait  sa  réponse  s'il  pou- 
vait tout  savoir.  C'est  vers  Dieu  encore,  vers  Dieu  tou- 
jours, que  sa  pensée  se  dirige.  Il  y  a  tout  à  la  fois  de  la 
détresse  et  de  la  confiance  dans  cet  appel  navrant  à  la  Sa- 
gesse suprême.  L'enfant  qui  souffre  sans  pouvoir  en  com- 
prendre la  raison  demande  ainsi  à  son  père  l'explication  de 
sa  souffrance,  il  ne  comprend  pas  toujours  la  réponse,  mais 
il  n'en  compte  pas  moins  sur  une  affection  dont  il  ne  sau- 
rait douter.  La  grande  solution,  déjà  trouvée  en  Geth- 
sémané^  mais  momentanément  éclipsée  :  «Non  ce  que  je 
«  veux,  mais  ce  que  tu  veux  »  est  au  bout  de  la  ques- 
tion comme  elle  était  au  bout  de  la  prière.  Le  lama 
sabachthani  est  une  de  ces  paroles  devant  lesquelles  on 


424  JÉSUS   DE   NAZARETH 

se  découvre  au  passage  avec  une  pitié  respectueuse, 
parce  qu'elle  dénote  une  souffrance  aussi  affreuse  mora- 
lement que  physiquement,  et  elle  a  droit  à  trop  de 
recueillement  pour  servir  de  prétexte  à  des  conclusions 
outrées  ou  fournir  la  matière  d'un  dogmatisme  mythique 
et  creux. 

Comme  pour  préluder  aux  divagations  de  l'avenir,  les 
beaux  esprits  groupés  devant  la  croix  feignirent  de  se 
méprendre  sur  le  sens  des  premières  paroles.  «  Il  appelle 
«  Élie  »,  s'écrièrent-ils,  Élie  le  précurseur  du  Messie 
attendu.  Nouveau  thème  à  plaisanteries.  En  ce  moment, 
comme  tous  les  crucifiés,  Jésus  était  dévoré  par  une  soif 
brûlante.  Le  quatrième  évangéliste  dit  que  Jésus  se  plai- 
gnit de  cette  soif  qui  le  consumait.  «  J'ai  soif  ^  »,  cria-t-il, 
et  alors  un  des  soldats  trempa  dans  l'eau  vinaigrée  ou 
posca,  qui  servait  de  boisson  aux  soldats  de  service,  une 
éponge,  celle  peut-être  qui  servait  à  boucher  la  cruche, 
et  l'ajustant  au  bout  d'un  bâtonnet  d'hysope,  il  l'appro- 
cha des  lèvres  du  crucifié.  Béni  soit  le  soldat  inconnu 
qui  eut  pitié  du  Christ  agonisant  î  Car  c'est  évidemment 
à  bonne  intention  qu'il  se  donna  cette  petite  peine.  Un 
crucifié  ne  pouvait  boire  ni  dans  une  coupe,  ni  dans  une 
écuelle,  puisque  sa  tête  penchée  ne  pouvait  se  renverser 
en  arrière,  mais  il  pouvait  sucer  une  éponge  imbibée. 
Ce  soldat  avait  probablement  fini  par  s'intéresser  quelque 
peu  à  ce  condamné  dont  la  dignité,  la  résignation,  le 
silence  contrastaient  si  fort  avec  les  outrages  qui  ne 
cessaient  de  retentir.  On  ne  peut  pas  dire  qu'il  ait  été 
récompensé  de  sa  bonne  action  par  l'histoire.  En  règle 
ordinaire,  on  s'est  complètement  mépris  sur  son  inten- 


*  Mais  il  a  soin  d'ajouter  que  c'était  pour  accomplir  une  dernière 
prophétie,  Jean  XIX,  28-30. 


LA    MORT  425 

tion.  Luc  ne  fait  pas  même  mention  de  l'incident  ou  le 
confond  avec  Tofifre  d'une  boisson  vinaigrée  faite  par  les 
soldats  à  Jésus  au  début  même  de  la  crucifixion,  offre  qu'il 
croit  ironique,  outrageante  et  cruelle  '.  Les  deuxpremiers 
synoptiques  se  taisent  sur  la  plainte  de  Jésus,  tout  en 
racontant  le  fait  matériel,  mais  Marc  ^  prétend  que  celui 
qui  approcha  l'éponge  rafraîchissante  était  un  simple  as- 
sistant et  qu'il  plaisantait  encore  en  disant  :  «  Laissez- 
«  moi  faire  et  voyons  si  Élie  va  venir  le  détacher.  »  Trait 
d'esprit  dont  selon  Matthieu  XXVII,  49,  il  faudrait  au 
contraire  faire  honneur  à  ceux  qui  l'entouraient.  Les 
trois  synoptiques  semblent  donc  avoir  considéré  la  pré- 
sentation du  «  vinaigre  »  à  Jésus  comme  un  outrage  et 
une  cruauté  de  plus,  probablement  par  réminiscence 
du  Psaume  LXIX,  22.  C'est  un  des  points  rares  où  le 
récit  du  quatrième  évangéliste  serre  de  plus  près  la  réa- 
lité que  ceux  de  ses  prédécesseurs. 

Il  y  a  du  soulagement  à  penser  que  les  horribles  dou- 
leurs d'une  crucifixion  prolongée  furent  épargnées  à 
Jésus.  Sa  mort  fut  relativement  prompte  et  suivit  de  près 
le  sucement  de  l'épongea  II  y  a  donc  une  grande  vrai- 
semblance dans  la  notice  de  Marc  XV,  44-45  rapportant 
que  Pilate,  lorsqu'on  vint  lui  demander  d'enlever  avant 


1  Luc  XXllI,  36-37. 

2  XV,  36. 

^  J'ai  lu,  et  des  personnes  ayant  visité  l'Orient  me  confirment,  que 
dans  l'opinion  populaire  le  fait  de  donner  à  boire  aux  crucifiés  ou 
aux  empalés  hâte  leur  mort,  et  on  a  relevé  à  ce  propos  ce  qui  est 
arrivé  à  l'assassin  de  Kléber.  Il  m'est  impossible  de  découvrir 
l'explication  physiologique  du  phénomène,  qui,  du  reste,  me  paraît 
des  plus  douteux.  Je  serais  bien  plutôt  porté  à  croire  que  c'est  le 
récit  de  la  Passion,  surtout  sous  la  forme  que  lui  a  donnée  le  qua- 
trième évangile,  qui  a  donné  lieu  à  cette  croyance  dont  on  ne 
retrouve  pas  la  moindre  trace  chez  les  anciens  écrivains. 


426  JÉSUS    DE    NAZARETH 

la  nuit  le  corps  de  Jésus,  s'étonna  de  ce  qu'il  fût  déjà 
mort  et  voulut  que  le  centurion  qui  avait  présidé  à  l'exé- 
cution lui  confirmât  le  fait.  La  constitution  nerveuse,  très 
sensible,  que  nous  croyons  avoir  été  peu  robuste,  de 
Jésus,  l'état  d'épuisement  où  l'avaient  réduit  les  mau- 
vais traitements  de  la  nuit  et  de  la  matinée  expliquent 
très  suffisamment  sa  mort  survenue  vers  les  trois  heures 
de  l'après-midi  ^  Peu  d'instants  après  avoir  humecté  ses 
lèvres  en  pressant  l'éponge  du  soldat  compatissant, 
Jésus  poussa  un  grand  cri  qui,  d'après  Luc  XXIII,  46, 
exprimait  un  acte  de  foi  suprême  dans  le  Père  des  es- 
prits, et  il  expira.  E.  Renan  ^  pense,  et  cette  opinion 
m'est  confirmée  par  des  autorités  compétentes,  que  la 


*  Matth.  XXVII,  46  ;  Marc  XV,  34.  Nous  verrons  plus  loin  que  l'hy- 
pothèse parfois  énoncée  d'une  mort  apparente,  c'est-à-dire  d'un 
évanouissement,  dont  il  serait  sorti  dans  le  sépulcre  où  il  fut 
déposé,  est  insoutenable.  D'après  le  quatrième  évangile  (Jean  XIX, 
31-37)  «  les  Juifs  »,  c'est-à-dire  les  autorités  juives,  demandèrent  à 
Pilate  qu'on  enlevât  les  trois  corps  à  cause  du  sabbat  qui  allait 
commencer.  Les  deux  brigands  vivaient  encore  et  on  leur  rompit 
les  jambes  pour  les  achever;  ce  qui,  d'après  Origène,  cité  par  Winer, 
Realwœrt.  art.  Kreusigung ,  se  faisait  quand,  pour  un  motif  quel- 
conque, on  voulait  hâter  la  mort  des  crucifiés.  Le  fait  en  lui-même 
ne  soulève  aucune  objection;  seulement  on  doit  penser  que  c^était 
surtout  à  la  prescription  légale  énoncée  Deutér.  XXI,  23  que  pen- 
saient les  chefs  du  sanhédrin.  Il  fallait  prévenir  la  souillure  dont 
le  maintien  des  condamnés  jusqu'au  lendemain  sur  le  bois  du  sup- 
plice eût  contaminé  le  pays.  La  mort  de  Jésus  ayant  été  constatée 
par  les  soldats  de  Pilate,  la  rupture  de  ses  membres  n'eut  pas  lieu. 
Ce  que  le  quatrième  évangéliste  constate  avec  une  satisfaction 
particulière,  parce  que  c'est  un  trait  de  ressemblance  de  plus  avec 
l'agneau  pascal  dont  aucun  os  ne  devait  être  brisé  (Exode  XII,  46). 
Toutefois,  et  lui  seul  le  raconte,  un  des  soldats  lui  perça  le  côté 
d'un  coup  de  lance,  et  il  en  sortit,  afflrme-t-il,  du  sang  et  de  l'eau, 
deux  substances  symboliques,  et  cela  est  surprenant  s'il  s'agit  d'un 
cadavre. 

2  Vie  de  Jésus,  xni=  éd.  p.  440. 


LA    MORT  427 

brusque  rupture  d'un  vaisseau  dans  la  région  du  cœur 
fut  selon  toute  probabilité  la  cause  effective  de  sa  déli- 
vrance. 

Désormais  il  repose  en  paix  sur  le  sein  du  Père  infini, 
laissant  derrière  lui  la  traînée  lumineuse  qui  marque  sa 
route  et  attirant  à  lui  les  âmes  de  pieuse  et  bonne 
volonté.  La  méchanceté  humaine  a  perdu  son  pouvoir 
sur  le  plus  noble  et  le  plus  admirable  des  hommes.  Sa 
gloire  impérissable  va  germer  dans  le  silence  du  sépul- 
cre où  des  mains  amies  l'ont  déposé.  Vanité  des  calculs 
de  la  politique  soi-disant  religieuse  !  Annas,  Caïphe, 
leur  entourage  durent  se  féliciter  le  même  soir  d'avoir 
si  bien,  si  magistralement  mené  toute  cette  affaire.  Ils  ne 
se  doutaient  pas  qu'ils  venaient  de  porter  un  coup  mortel 
à  toute  prétention  des  sacerdoces  à  l'infaillibilité  et  que 
le  jour  viendrait  où  cette  croix  qu'ils  avaient  fait  ériger 
pour  y  clouer  dans  l'ignominie  le  prophète  qui  les  gênait 
serait  de  tous  les  trônes  le  plus  auguste  et  le  plus  révéré. 
Combien  de  nos  jours  ne  peuvent  plus  passer  devant  un 
Calvaire  sans  penser  à  l'erreur  énorme,  pour  ne  pas  dire 
au  crime,  de  ceux  «  qui  étaient  assis  sur  la  chaire  de 
Moïse  !  »  Et,  à  un  point  de  vue  encore  plus  élevé,  quelle 
leçon  d'humilité  pour  toutes  nos  sagesses  !  Ils  sont  plu- 
sieurs à  porter  la  responsabilité  de  la  grande  injustice. 
Pilate  le  sceptique  a  sa  part  aussi  bien  que  Caïphe  l'astu- 
cieux grand-prêtre,  que  Judas  le  traître  et  que  le  peuple 
fanatique.  C'est  la  révélation  d'une  loi  tragique  de  l'his- 
toire. Jésus  a  dû  payer  de  sa  vie  le  bien  qu'il  a  fait  à 
l'humanité  et  le  Fils  de  l'homme  est  toujours  plus  ou 
moins  crucifié  entre  la  superstition  qu'il  froisse  et  l'in- 
différence égoïste  qui  ne  s'intéresse  un  moment  à  lui  que 
pour  Tabandonner  bientôt  après.  Seulement  elles  ne 
parviennent  jamais  à  l'anéantir. 


SEPTIÈME  PARTIE 
LA    RÉSURRECTION 


CHAPITRE  I 
RÉCITS  DE  LA  RÉSURRECTION 


La  tradition  synoptique  —  le  quatrième  évangile  est 
muet  sur  ce  point  —  nous  fournit  encore  un  exemple  de 
la  transformation  de  sentiments  ou  d'idées  en  faits 
extérieurs  dont  nous  venons  de  voir  un  spécimen  remar- 
quable dans  les  «  ténèbres  »  où  la  terre  fat  plongée  au 
moment  de  l'agonie  du  Christ.  Les  trois  premiers  évan- 
giles rapportent  qu'au  moment  où  Jésus  rendit  son  der- 
nier soupir,  le  grand  rideau  du  Temple,  celui  qui  fermait 
l'entrée  de  l'espèce  d'abside  où  l'arche  de  l'alliance  et  la 
présence  de  l'Éternel  étaient  censées  permanentes,  se 
déchira  du  haut  en  bas.  Tout  œil  vivant  pouvait  désor- 
mais contempler  le  redoutable  mystère  jusqu'alors  inac- 
cessible à  tous,  excepté  au  grand-prêtre  qui,  une  fois  l'an 
seulement,  pénétrait  dans  ce  redoutable  Saint  des  Saints. 
Dorénavant  le  rapport  individuel,  immédiat,  de  l'homme 
avec  le  Père  céleste,  la  religion  telle  que  Jésus  l'a 
conçue,  réalisée  et  communiquée,  rend  inutile  ce  sym- 
bolisme sacerdotal  qui  part  du  principe  que   Dieu  et 


RÉCITS    ni':    LA   RÉSURRECTION  420 

l'âme  humaine  ne  communient  pas  sans  intermédiaire 
et  qui  postule  l'intervention  du  prêtre  comme  l'indispen- 
sable moyen  de  cette  union.  Tel  est  le  sentiment  authen- 
tiquement  chrétien  qui  s'est  objectivé  dans  le  trait  légen- 
daire du  déchirement  du  rideau  sacré  ^ 

Un  autre  trait  enregistré  par  les  synoptiques  et  d'une 
.  couleur  plus  historique  '  rapporte  que  le  centurion  qui 
avait  surveillé  l'exécution,  voyant  comment  Jésus  était 
mort,  s'écria  :  «  En  vérité  cet  homme  était  un  juste  » 
(Luc),  «  un  fils  de  Dieu  »  (Matthieu  et  Marc).  La  forme 
donnée  par  Luc  à  l'hommage  rendu  par  ce  capitaine 
romain  est  la  plus  naturelle.  Il  est  douteux  qu'un  soldat 
payen  eût  employé  le  terme  de  «  fils  de  Dieu  »  pour 

1  Marc  XV,  38  ;  Matth.  XXVII,  51  ;  Luc  XXIII,  45.  —  Dans  l'évan- 
gile des  Nazaréens  (Jérôme,  ep.  120  ad  Bedibiam  et  dans  son  com- 
mentaire sur  l'év.  de  Matthieu),  c'est  le  grand  linteau  de  la  porte 
d'entrée  du  Temple  proprement  dit  [superliminare  Templi)  qui  se 
serait  écroulé.  L'idée  est  la  même.  Les  prêtres  seuls  pouvaient  fran- 
chir cette  porte.  11  est  permis  de  douter  de  la  réalité  historique  de 
l'événement  et  surtout  de  sa  coïncidence  exacte  avec  la  mort  de 
Jésus  ;  mais  c'est  une  manière  bien  parlante  d'exprimer  le  prin- 
cipe si  méconnu,  depuis,  dans  l'Église  chrétienne  que  Jésus,  par 
son  enseignement  et  son  initiative,  a  laïcisé  la  religion.  L'homme 
n'a  plus  besoin  du  prêtre  pour  entrer  en  communion  directe  avec 
Dieu.  Le  premier  évangéliste  seul  ajoute  à  ce  bel  enseignement  un 
prodige  stupéfiant,  d'un  caractère  absolument  légendaire.  La  terre 
aurait  tremblé,  les  sépulcres  se  seraient  ouverts,  plusieurs  saints 
d'autrefois  auraient  été  ressuscites,  seraient  sortis  de  leurs  tombeaux 
et,  après  la  résurrection  de  Jésus  lui-même  (auquel  il  convenait  de 
laisser  l'honneur  de  la  priorité  d'apparition),  seraient  entrés  dans 
Jérusalem  où  bien  des  gens  les  auraient  vus.  Pas  un  mot  en  dehors 
de  l'assertion  du  premier  évangéliste  ne  fait  une  allusion  quel- 
conque à  un  miracle  aussi  renversant.  On  n'y  peut  voir  que  la  trans- 
formation ou  la  déformation  de  l'idée  chère  aux  judéo-chrétiens  du 
lien  de  sympathie  qui  unissait  Jésus  aux  anciens  fidèles  du  ju- 
daïsme, dont  il  était  le  continuateur  et,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  l'achè- 
vement. 

2  Marc  XV,  39  ;  Matth.  XXVII,  54  ;  Luc  XXIII,  47. 


430  JÉSUS    DE   NAZARETH 

caractériser  la  mort  d'un  crucifié.  Ce  centurion  avait  été 
probablement  témoin  des  hésitations  de  Pilate.  Gomme 
celui-ci,  du  premier  coup  d'oeil,  avait  discerné  que  Jésus  ne 
ressemblait  nullement  aux  coureurs  d'aventures  qu'on  lui 
amenait  souvent,  l'offlcier  romain  avait  été  frappé  de  la 
dignité,  de  la  douceur^  de  la  résignation  du  prétendu 
«  Roi  des  Juifs  »,  et  il  partait  avec  la  conviction  qu'on 
avait  immolé  un  innocent.  Mais  il  est  singulier  de  voir 
par  quelles  raisons  Marc  et  Matthieu  expliquent  cette 
loyale  confession  du  brave  soldat.  Matthieu  s'imagine 
qu'il  fut  convaincu  par  le  tremblement  de  terre  et  ce  qui 
le  suivit  ;  Marc  semble  dire  que  c'est  la  force  du  dernier 
cri  lancé  par  Jésus  qui  lui  arracha  son  aveu.  L'un  est 
aussi  invraisembable  que  l'autre,  et  la  version  de  Luc 
est  de  beaucoup  la  plus  admissible.  On  en  retire  le  sen- 
timent que  ce  dernier  cri,  sinon  textuellement,  du  moins 
par  l'accent,  l'intonation,  avait  bien  la  signification  que  le 
troisième  évangéliste  lui  a  donnée. 

Cependant  le  soir  approchait.  On  venait  d'obtenir  de 
Pilate  la  permission  d'enlever  les  corps  des  suppliciés.  Il 
fallait  se  hâter  de  donner  au  corps  de  Jésus  une  sépul- 
ture au  moins  provisoire  ;  car  à  six  heures  du  soir  com- 
mençait le  sabbat.  Les  exigences  de  la  loi  sabbatique, 
plus  impérieuses  encore  en  cette  semaine  pascale, 
allaient  interdire  toute  œuvre  manuelle.  Joseph  d'Ari- 
mathée,  membre  du  sanhédrin,  qui  avait  pris  l'initiative 
de  réclamer  le  corps  S  devait  jouir  tout  au  moins  d'une 
certaine  aisance.  On  nous  dit  qu'il  n'avait  pas  approuvé 
la  décision  de  ses  collègues,  mais  on  ne  nous  explique 

i  Le  quatrième  évangile  lui  adjoint  Nicodème  qui  aurait  apporté 
des  aromates,  un  mélange  de  myrrhe  et  d'aloès,  pour  en  parfumer 
le  précieux  cadavre.  Mais  l'existence  de  ce  Nicodème,  type  des  dis- 
ciples timorés  de  Jésus,  ne  nous  est  attestée  que  par  lui. 


RÉCITS    DE    LA    RÉSUHHECTION  431 

ni  son  silence  ni  son  absence  au  moment  critique.  Le 
mot  de  Luc  'co>fj.r;a-aç,  ((  s'étant  enhardi»,  permet  d'entre- 
voir qu'il  était  affecté  d'une  certaine  timidité  prudente 
qui  ne  lui  permettait  d'agir  que  lorsqu'il  croyait  pouvoir 
le  faire  sans  compromettre  sa  sécurité.  Nous  l'avons 
désigné  comme  celui  qui  put  donner  à  Jésus  quelques 
renseignements  sur  ce  qui  se  tramait  contre  lui  dans  les 
conciliabules  des  primoî^es .  Mais  on  est  surpris  du  silence 
complet  qui  règne  ensuite  à  son  sujet  dans  l'histoire  apos- 
tolique. On  serait  tenté  de  soupçonner  que  ses  sympathies 
pour  Jésus  ne  s'étendaient  pas  jusqu'à  ses  apôtres.  Mais 
nous  en  savons  trop  peu  sur  son  compte  pour  rien 
affirmer.  Bref  il  se  procura  un  linceul,  en  enveloppa  le 
corps  du  Maître,  et  comme  il  y  avait  à  proximité  un 
sépulcre  neuf  creusé  dans  le  roc  \  et  qui  semble  lui  avoir 
appartenu,  c'est  là  que  le  corps  de  Jésus  fut  déposé. 
Personne  n'avait  encore  occupé  ce  sépulcre,  point  auquel 
les  évangélistes  attachent  de  l'importance,  sans  doute 
parce  que  si  un  mort  en  est  sorti  vivant,  ce  ne  peut 
être  que  Jésus.  Une  lourde  pierre  fut  rabattue  sur  l'ori- 
fice, et  chacun  se  retira  par  égard  pour  le  sabbat  qui 
commençait  -. 

Mais  les  Galiléennes  qui^  le  cœur  déchiré,  avaient  re- 
gardé de  loin  les  horreurs  du  Calvaire,  ne  se  croyaient 
pas  quittes  de  tout  devoir  envers  le  Maître  aimé.  Marie- 
Madeleine  et  Marie  mère  de  José,  en  particulier,  sui- 
virent la  dépouille  mortelle  jusqu'au  tombeau  où  Joseph 
la  déposa,  observèrent  bien  l'endroit,  achetèrent  en  hâte 

^  Les  tombeaux  de  ce  genre  sont  encore  aujourd'hui  très  nom- 
breux aux  environs  de  Jérusalem  et  notamment  sur  le  plateau 
mouvementé  qui  domine  le  val  du  Cédron  à  l'est  et  celui  de  Hinnôm 
à  l'ouest. 

2  Marc  XV,  43-46  ;  Matth.  XXVIl,  57-62  ;  Luc  XXIII,  50-34. 


432  JÉSUS    DE   NAZARETH 

des  aromates  et  de  la  myrrhe  avec  le  dessein  d'en  em- 
baumer le  corps  du  martyr,  mais,  le  sabbat  étant  sur- 
venu, elles  n'osèrent  pas  transgresser  la  loi  sabbatique 
en  revenant  au  tombeau  pour  s'acquitter  de  ce  pieux  of- 
fice. Elles  se  donnèrent  rendez-vous  pour  le  surlende- 
main de  bonne  heure.  En  effet,  le  surlendemain,  c'est-à- 
dire  le  dimanche  de  grand  matin,  on  put  les  rencontrer 
se  dirigeant  vers  le  tombeau,  portantavecelles  les  ingré- 
dients qu'elles  s'étaient  procurés.  C'étaient  toujours,  avec 
quelques  autres  dont  on  ne  nous  donne  pas  les  noms, 
Marie  de  Magdala,  Marie  mère  de  Jacques  le  mineur  et 
Salomé*.  Elles  se  préoccupaient  beaucoup  de  savoir 
comment  elles  pourraient  écarter  la  pierre  qui  fermait 
le  sépulcre.  Mais  quand  elles  arrivèrent,  elles  furent 
toutes  bouleversées  de  voir  que  la  pierre  avait  été  rou- 
lée. Elles  se  penchèrent  anxieuses  sur  l'orifice.  Le  corps 
du  Crucifié  n'y  était  plus.  Le  tombeau  était  vide. 

Nous  sommes^  nous  aussi,  devant  ce  tombeau  vide  et 
par  conséquent  devant  la  grande  question  qu'il  pose. 
C'est  à  la  solution  de  ce  problème,  l'un  des  plus  ardus 
de  l'histoire,  qu'on  a  eu  l'imprudence  d'attacher  les  des- 
tinées du  christianisme  lui-même  en  affirmant  que  si  la 
solution  n'était  pas  celle  que  la  tradition  propose,  savoir 
la  résurrection,  le  retour  à  la  vie  du  corps  qu'on  y  avait 
déposé  mort  ravant-veille,la  religion  chrétienne  s'effon- 
drait comme  un  édifice  dont  les  fondements  se  retirent'-^. 

1  Marc  XV,  47;  XVI,  1-5;  Matth. XXVIII,  1-2.  Luc  XXIII,  55-36;  XXIV, 
1-3,  y  ajoute  une  Jeanne,  la  même  probablement  dont  il  parle 
VIII,  3. 

2  Cette  opinion  s'appuie  volontiers  sur  une  déclaration  de  Paul, 
I  Cor.  XV,  17,  qui  en  effet  et  au  premier  abord  semble  formelle. 
Mais  on  peut  contester  cette  allégation  de  l'apôtre  qui  fait  partie 
de  tout  un  système  théologique  étranger  aux  évangiles  et  il  faut  se 


RKCITS   DE   LA    RÉSURRECTION  433 

Nous  osonsprétenclre  que  lareligionchrétienneessentielle 
est  l'Évangile  lui-même  enseigné  par  Jésus  de  son  vivant, 
commenté  et  en  quelque  sorte  solidifié  par  l'application 
des  principes  religieux  dont  il  a  vécu  lui-même,  et  que  la 
pérennité  de  cette  religion  ne  dépend  absolument  pas  de 
la  réalité  d'un  miracle  à  son  tour  sujet  à  mille  objections. 
Mais  cette  réflexion  ne  nous  relève  pas  de  la  tâche  qui 
consiste  à  chercher  le  mot  de  l'énigme  proposée  à  notre 
curiosité. 

Il  faut,  là  comme  partout,  commencer  par  l'état  de  fait 
résultant  des  documents  dont  nous  pouvons  disposer. 

Aucun  des  disciples,  en  dehors  des  Galiléennes,  n'osa 
s'approcher  du  tombeau,  ni  le  lendemain  de  la  mort  de 
Jésus,  ni  le  matin  du  jour  suivant.  Ils  étaient  atterrés. 
C'est  ce  qui  ressort  de  toutes  les  narrations.  Cela  mon- 
tre qu'ils  ne  s'attendaient  nullement  à  un  retour  mira- 
culeux de  Jésus  à  la  vie.  Dans  ce  cas  ils  eussent  été  plus 
rassurés,  plus  confiants  et  plus  hardis.  On  peut  en  dire 
autant  des  femmes  plus  courageuses  qui  vinrent  de  bonne 
heure  le  matin  du  dimanche  pour  embaumer  le  corps 
avec  des  aromates.  On  n'embaume  pas  un  corps  dont 
on  attend  la  résurrection  d'un  moment  à  l'autre.  Joseph 
d'Arimathée,  qui  ferma  l'ouverture  du  sépulcre  avec  une 
lourde  pierre,  ne  s'y  attendait  pas  non  plus. 

Maintenant  nous  avons  quatre  récits  delà  résurrection 
et  même  cinq,  si  nous  y  ajoutons  le  témoignage  de  Paul 
I  Cor.  XV,  3-8,  témoignage  d'un  haut  intérêt,  mais  d'une 
nature  spéciale  et  sur  lequel  nous  reviendrons.  Les  qua- 

demander  jusqu'à  quel  point  la  résurrection  telle  que  Paul  la  conçoit 
(dégagement  d'un  organisme  supérieur  du  corps  matériel  actuel)  est 
celle  que  nous  propose  la  tradition  de  la  résurrection  du  Christ  en 
chair  et  en  os. 

JÉSUS   DE  NAZAR.    —  U.  28 


434  JÉSUS    DE    NAZARETH 

tre  premiers  sont  ceux  des  quatre  évangiles.  Le  qua- 
trième, sur  ce  point,  reproduit  des  diégèses  qui  se  sont 
formées  et  perpétuées  en  dehors  de  la  tradition  synop- 
tique^ sans  connexion  nécessaire  avec  sa  théologie 
particulière  et  par  conséquent  utilisables  comme  éclair- 
cissements ou  compléments.  Mais,  par  une  étrange  aven- 
ture qui  n'a  pas  encore  été  expliquée  à  notre  entière  sa- 
tisfaction, le  texte  de  Marc  qui  courait  parallèlement 
avec  celui  de  Matthieu  cesse  brusquement  à  partir  du 
V.  9  du  chap.  XVI.  Ce  qui  suit  jusqu'à  la  fin  de  ce  cha- 
pitre XYI  est  un  résumé  rapide  des  apparitions  de  Jésus 
ressuscité  racontées  dans  d'autres  livres  et  ne  peut  nous 
servir  à  rien  pour  en  déterminer  la  véritable  naturel 
Commençons  donc  par  le   récit  des   deux  premiers 

*  C'est  là  une  évidence  que  pas  un  critique  sérieux  ne  conteste 
aujourd'hui.  Les  plus  anciens  manuscrits  s'arrêtent  au  dernier  mot 
du  V.  8,  scpopoûvxo  yap,  «  car  elles  avaient    peur  ».  Il  est  pourtant 
impossible  que  le  livre  se  soit  terminé  là.  C'est  plus  que   proba- 
blement parce  que  le  texte  primitif  de  Marc,  plus  bref  encore  que 
celui  de  Matthieu,  paraissait  tout  à  fait  insuffisant   eu   égard  aux 
autres  narrations  qui  circulaient  et  racontaient  d'autres  et  impor- 
tantes apparitions  du  Ressuscité,  que  des  copistes,  depuis  le  milieu 
du  second  siècle,  lui  substituèrent  motu  proprio  la  fin  actuelle.  Des 
éditeurs  plus  timorés  ne  les  imitèrent  pas,  sans  reproduire  toute- 
fois le  texte  supprimé   qu'on  ne   connaissait    plus.  D'autres    mar- 
quèrent cette  fin  d'astérisques,  signe  de  doute  quant  à  l'authenti- 
cité. Eusèbe  [ad  Marinum)  et  Jérôme  [ep.  CXX  ad  Hedihiam)  attestent 
l'absence  de  cette   fin  comme  générale  dans  les  manuscrits  grecs 
de  leur  temps.  Il  s'y  trouve  des  mentions  relatives  à  l'épisode  des 
disciples  d'Emmaûs  raconté  par  Luc  (XXIV,  13-35),  de  même  qu'à 
l'apparition  qui  suit  devant  les  Onze  réunis  ;  puis  un  parallèle  à 
l'ordre  d'évangéliser  le  monde  entier  que  nous  lisons  Matth.  XXVIII, 
mais    conçu    en    termes  différents  ;  plus ,    des   allusions    à  quel- 
ques miracles  dont  la  tradition  faisait  honneur  aux  premiers  mis- 
sionnaires.   Tout   cela  n'ajoute   donc    rien  à  ce  que   nous  savions 
d'ailleurs.  V.  dans  la  grande  Editio  critica  Novi  Testam.   de  Tischen- 
dorf   les  raisons  multiples    et    péremptoires  qui  motivent  les  con- 
clusions énoncées  ici. 


RÉCITS    DE    LA    HÉSURUrXTION  435 

évangiles  en  comparant  le  double  texte  aussi  longtemps 
qu'il  se  déroule  parallèlement. 

Les  pieuses  femm.es,  qui  s'inquiétaient  de  savoir  com- 
ment elles  enlèveraient  la  pierre  fermant  le  tombeau,  la 
trouvent  déjà  mise  à  l'écart  et,  déjà  troublées  par 
cette  découverte  inattendue,  elles  aperçoivent,  assis  sur 
la  pierre,  un  mystérieux  personnage,  d'un  éclat  fulgurant, 
vêtu  d'une  robe  aussi  blanche  que  la  neige.  C'était  un 
ange  du  Seigneur  descendu  du  ciel  pendant  un  formi- 
dable tremblement  de  terre.  Son  apparition  avait  mis  en 
fuite  les  soldats  qui,  selon  le  premier  évangéliste,  gar- 
daient le  tombeau.  Les  femmes,  comme  bien  on  pense, 
furent  à  leur  tour  épouvantées.  Mais  l'ange  leur  dit  : 
«  Rassurez-vous.  Je  sais  que  vous  cherchez  Jésus  le 
«  crucifié.  Il  n'est  pas  ici,  il  est  ressuscité  comme  il 
«  l'avait  dit.  Venez,  regardez  l'endroit  où  il  gisait.  Mais 
«  dépêchez-vous  d'aller  annoncer  à  ses  disciples  qu'il 
«  est  ressuscité  des  morts.  Yoici,  il  vous  précède  en 
((  Galilée.  C'est  là  que  vous  le  verrez,  comme  il  vous  l'a 
«  dit.  »  Les  femmes  quittèrent  promptement  le  sépulcre, 
toutes  saisies  de  crainte  et  de  joie.  Chemin  faisant  et 
tout  à  coup,  d'après  Matthieu,  Jésus  lui-même  vint  à 
leur  rencontre  et  les  salua.  Elles  s'approchèrent  pour 
lui  saisir  les  pieds  et  se  prosterner  devant  lui.  Mais 
il  leur  dit  :  «  Rassurez-vous  et  allez  dire  à  mes  frères 
«  qu'ils  aient  à  se  rendre  en  Galilée.  C'est  là  qu'ils  me 
«  verront.  » 

Nous  relevons  immédiatement  dans  ce  récit  deux  par- 
ticularités saillantes.  La  première,  c'est  l'état  de  trouble, 
mélangé  de  peur  et  de  joie,  des  femmes  dont  il  est  ques- 
tion. Elles  ne  sont  évidemment  pas  dans  une  situation 
d'esprit  favorable  à  la  réflexion  circonspecte.  La  seconde, 
c'est  l'insistance  mise  par  deux  fois  sur  le  rendez-vous 


436  JÉSUS    DE   NAZARETH 

en  Galilée  assigné  aux  apôtres.  Ce  dernier  trait,  si  l'on 
se  rappelle  ce  que  nous  avons  dit  pp.  364-365^  est  d'une 
extrême  importance,  comme  on  le  verra  bientôt. 

Marc  raconte  parallèlement  l'inquiétude  des  femmes 
au  sujet  de  la  pierre^  leur  stupéfaction  en  découvrant 
qu'elle  a  été  mise  à  l'écart,  leur  épouvante  en  aperce- 
vant, non  pas  assis  sur  cette  pierre  comme  dans  Mat- 
thieu, mais  assis  dans  le  sépulcre  même,  à  droite,  Tange 
à  la  robe  blanche.  Celui-ci  leur  tient  le  même  langage 
que  dans  Matthieu  et  les  charge  de  même  d'annoncer 
aux  apôtres  i  qu'ils  aient  à  se  rendre  en  GaKIée  pour  re- 
trouver le  Maître  comme  ii  le  leur  avait  dit  (Marc  XIV,  28  ; 
comp.  Matth.  XXVI,  32).  Seulement  Marc  ajoute  qu'elles 
s'enfuirent,  saisies  de  frayeur,  et  ne  dirent  rien  à  per- 
sonne, tant  elles  avaient  peur.  —  Là  s'arrête  le  texte 
authentique  de  Marc^  mais  évidemment  son  livre  ne 
finissait  pas  ainsi.  Il  y  avait  certainement  une  suite 
racontant  comment  elles  se  décidèrent  enfin  à  trans- 
mettre aux  Onze  le  message  dont  elles  étaient  chargées. 
Peut-être  avait-il  fallu  pour  les  décider  cette  apparition 
de  Jésus  dont  Matthieu  parle  plus  tôt,  et  la  fin  très  brève 
de  notre  premier  évangile  a  dû  être  tirée  du  Prôto-Marc. 
Ce  livre,  source  commune  des  deux  premiers  évangiles, 
devait  raconter  cette  rencontre  de  Jésus  et  des  Onze 
en  Galilée  annoncée  antérieurement  dans  les  deux  textes. 

Et  c'est  la  maigreur  relative  de  ce  récit  de  l'unique 
apparition  en  GaHlée  de  Jésus  ressuscité  qui  a  déterminé 
certains  éditeurs  du  Marc  canonique  à  lui  substituer  la 
fin  beaucoup  plus  détaillée  qui  nous  est  parvenue.  En 

^  «  Aux  disciples  et  à  Pierre  »  qui  est  momentanément  mis  à  part 
à  cause  de  son  récent  reniement.  —  Du  reste  Marc,  comme  Luc  et 
Jean,  ignore  l'incident  de  la  garde  mise  au  tombeau  et  la  ren- 
contre de  Jésus  avec  les  femmes  rentrant  à  Jérusalem. 


RÉCITS    DE   LA    RÉSURRECTION  -437 

réalité,  sous  leur  forme  première,  nos  deux  premiers 
synoptiques  ne  connaissaient  l'un  et  l'autre  que  cette 
apparition  galiléenne.  Nous  pouvons  donc  nous  faire 
une  idée  de  ce  qui  se  lisait  dans  Marc  avant  cette  subs- 
titution par  ce  que  nous  lisons  dans  Matthieu  XXVIII, 
16-18. 

«  Les  onze  disciples  se  rendirent  donc  en  Galilée  sur 
«  la  montagne  que  Jésus  leur  avait  désignée*.  Quand 
«  ils  le  virent,  ils  se  prosternèrent  devant  lui.  »  —  Ici 
se  présente  un  phénomène  bizarre.  Le  texte  canoni- 
que (v.  17)  continue  en  disant  :  ol  ol  èStaxairav,  ce  qui 
semble  signifier  «  mais  ceux-ci  doutèrent  »,  Pourquoi  ce 
doute  en  un  pareil  moment^  quand  ils  le  voient,  quand  ils 
ont  été  prévenus  qu'ils  le  verraient  en  cet  endroit,  quand 
ils  ont  fait  un  voyage  tout  exprès  pour  le  voir?  Pour 
peu  qu'on  ait  quelque  connaissance  du  grec,  on  est  irré- 
sistiblement amené  à  penser  qu'il  y  avait  primitivement  : 
ol  fj(.£v  ETitcTTsuaav,  ol  BlsSiaTairav,  «  Ics  uns  crurent,  Ics  autrcs 
«  doutèrent  ».  Quand  nous  envisagerons  la  nature  de  ces 
apparitions,  nous  nous  expliquerons  mieux  comment 
la  confiance  dans  la  réalité  de  l'apparition  sur  la  mon- 
tagne ne  fut  pas  immédiatement  le  partage  de  tous.  En 
définitive,  d'après  notre  texte,  elle  le  devint  quand  Jésus 
se  fut  approché  d'eux  et  leur  eut  donné  mission  d'évan- 
géliser  le  monde  entier  en  des  termes  que  Paul  a  dé- 
mentis (Gai.  II,  7-10)  et  dont  une  formule  trinitaire  du 
baptême  trahit  la  rédaction  posl-aposîolique»  Dans   la 


1  Cette  désignation  d'une  montagne  est  un  détail  dont  rien  ne 
nous  avait  avertis  auparavant.  11  confirme  singulièrement  ce  que 
nous  avions  présumé  d'un  rendez-vous  positivement  donné  par  Jésus 
à  ses  disciples  —  non  pas  après  une  résurrection  à  laquelle  ils  ne 
s'attendaient  nullement  —  mais  après  un  espace  de  temps  pendant 
lequel  il  se  serait  séparé  d'eux. 


438  JÉSUS   DE   NAZARETH 

période  aspostolique  ce  n'était  pas  la  formule  usitée  lors 
du  baptême  des  convertis  ^ 

Deux  choses  encore  sont  à  remarquer.  En  premier  lieu, 
l'absence  de  détails  concrets  sur  l'apparition  elle-même. 
Ni  la  présence,  ni  la  déclaration  du  Crucifié  ne  provo- 
quent le  moindre  échange  de  paroles.  On  se  serait  attendu 
à  plus  d'effusion.  En  second  lieu,  cette  apparition  est  pré- 
sentée comme  unique,  elle  est  localisée  en  Galilée  et  rien 
ne  fait  prévoir  qu'elle  sera  suivie  d'autres.  Il  est  donc 
difficile,  quand  on  pense  aux  récits  dont  nous  allons 
parler,  de  ne  pas  conclure  qu'il  y  a  eu  deux  courants  de 
traditions  sur  la  résurrection  de  Jésus,  l'un  gaMléen^Wu- 
tre  hiérosolymite,  indépendants  l'un  de  l'autre,  et  nous 
allons  voir  qu'il  n'est  pas  aisé  de  les  mettre  d'accord. 

C'est  Luc  XXIV,  1  sv.  qui  est  pour  nous  le  rapporteur 
de  la  tradition  hiérosolymite.  Il  n'est  pas  question  chez 
lui  de  voyage  des  apôtres  en  Galilée.  Pourtant  la  visite 
des  femmes  au  tombeau  est  racontée  comme  dans  Marc 
et  Matthieu^,  si  ce  n'est  qu'au  lieu  d'un  ange  elles  en 
voient  deux  qui  leur  apprennent  que  celui  qu'elles  cher- 
chent parmi  les  morts  est  parmi  les  vivants,  qu'il  est 
ressuscité,  qu'il  le  leur  avait  annoncé  «  quand  il  était 
encore  en  Galilée  ».  Voilà  ce  qui  reste  de  Tordre  formel- 
lement énoncé  par  l'ange  des  deux  premiers  synoptiques 
de  se  rendre  dans  cette  province.  Mais  alors  on  ne  com- 
prend plu-s  du  tout  pourquoi  les  pieuses  femmes  s'atten- 
daient si  peu  à  la  résurrection.  Du  reste  elles  ne  voient 
point  Jésus,  et,  ceci  est  bien  caractéristique,  lorsqu'elles 
rapportent  ce  qu'elles  ont  vu  et  entendu  aux  onze  apô- 
tres, ceux-ci  n'en  croient  pas  un  mot.  Ils  tiennent  ce  que 

1  Comp.  Act.  II,  38;  VIII,  16;  X,  48;  XIX,  5;  XXII,  16.  I  Cor.  J, 
13,  Gai.  III,  27  etc. 


à 


RÉCITS    DE    LA    RÉSURRECTION  439 

leur  disent  les  femmes  pour  un  «  radotage  »  (^po;)  et 
n'y  attachent  pas  la  moindre  valeur.  Ils  ne  prévoyaient 
donc  pas  non  plus  la  résurrection  !  Pourtant  Pierre  veut 
savoir  au  moins  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  ce  qu'on  lui  a 
dit  du  tombeau  vide.  Il  y  va,  constate  que  le  linceul  est 
déposé  à  terre  et  qu'en  effet  le  corps  a  disparu.  Il  revient 
tout  étonné,  probablement  très  ému  de  ce  qui  peut  être 
arrivé.  Mais  Jésus  ne  lui  apparaît  pas.  Bientôt  pourtant 
le  récit  de  Luc  va  devenir  très  instructif. 

C'est  Luc  en  effet  qui  nous  raconte  l'épisode  extrême- 
ment intéressant  des  «disciples  d'Emmaiis^  »,  le  mor- 
ceau selon  nous  capital  dans  les  récits  de  la  résurrection, 
parce  que  nous  y  trouvons  des  indices  très  significatifs 
de  la  nature  du  phénomène  lui-même.  Luc  a  dû  attacher 
d'autant  plus  de  prix  à  cette  reproduction  que  les  deux 
disciples  dont  il  va  être  question  ne  faisaient  pas  partie 
des  Douze  et  qu'il  ne  craint  jamais  de  montrer  que  les 
Douze  n'eurent  pas  le  monopole  des  prérogatives  de  l'a- 
postolat ^  Mais  on  voit  qu'ils  étaient  en  relations  intimes 
avec  le  cénacle.  Retraçons  cet  intéressant  récit. 

Dans  l'après-midi  de  ce  même  dimanche,  deux 
disciples  se  rendaient  ensemble  à  Emmaiis,  localité 
éloignée  de  Jérusalem  d'environ  60  stades  ou  11  kilo- 
mètres. Ils  s'entretenaient  chemin  faisant  de  tout  ce 
qui  était  arrivé,  et  ils  laissaient  voir  dans  l'expression 
de  leur  visage,  dans  toute^leur  .contenance,  les  marques 
du  plus  profond  abattement,  au  point  qu'un  inconnu 
s'approcha  et  leur  demanda  pourquoi  ils  avaient  l'air  si 
triste.  Cet  inconnu  n'était  autre  que  Jésus  lui-même, 
mais  ils  ne  le  reconnurent  pas,  leurs  yeux,  nous  dit  on, 

iXXlV,  i3-35. 

2  Comp.  Luc  X,  1.  C'est  une  manière  de  légitimer  d'avance  l'apos- 
tolat de  Paul. 


440  JÉSUS    DE   NAZARETH 

«  étaient  retenus  »  comnae  par  une  force  supérieure, 
ce  qui  est  bien  singulier*,  et  Jésus  ne  se  fait  pas  recon- 
naître. Il  feint  d'être  un  autre,  et  on  est  étonné  du  nom- 
bre des  «feintes»  qui  lui  sont  attribuées  dans  ce  curieux 
morceau.  La  question  qu'il  leur  adresse  comme  s'il  igno- 
rait la  cause  de  leur  chagrin,  est  une  seconde  feinte. 
L'un  d'eux,  nommé  Cléopas^  s'étonne  de  ce  qu'habitant 
Jérusalem  il  puisse  ignorer  ce  qui  vient  de  se  pas- 
ser dans  cette  ville.  —  «Quoi  donc?  »  demande  Jésus 
qui  sait  pourtant  bien  ce  dont  il  est  question  (troisième 
feinte).  —  «Ce  qui  est  arrivé  au  sujet  de  Jésus  deNaza- 
«  reth,  un  homme  prophète,  puissant  en  œuvres  et  en 
«  paroles...  et  comment  les  principaux  prêtres  et  nos 
«  chefs  l'ont  livré  à  une  condamnation  à  mort  et  l'ont  fait 
«  crucifier.  Nous  espérions  que  ce  serait  lui  qui  délivre- 
«  rait  Israël,  mais  avec  tout  cela  voilà  le  troisième  jour 
«  que  ces  choses  se  sont  passées.  Il  est  vrai  que  quel- 
«  ques  femmes  d'entre  nous,  qui  s'étaient  rendues  au- 
«  jourd'hui  de  grand  matin  au  tombeau,  nous  ont  bien 
«  surpri-s  en  nous  rapportant  qu'elles  n'y  ont  pas  trouvé 
«  son  corps,  qu'elles  ont  eu  une  vision  d'anges  et  que 
«  ceux-ci  leur  ont  affirmé  qu'il  était  vivant.  Là-dessus, 
«  quelques-uns  des  nôtres  s'y  sont  rendus  aussi  et  ont 
«  trouvé  les  choses  comme  les  femmes  l'avaient  dit^ 
«  Mais,  pour  lui,  ils  ne  l'ont  point  vu.  «Malgré  tout,  il  est 
évident  que  les  assertions  des  femmes  les  préoccupaient 
fortement.  Alors  l'inconnu  leur  reproche  leur  inintelli- 

*  C'est  sans  doute  pour  cela  que  l'abréviateur  qui  a  rédigé  la  fin 
actuelle  de  l'évangile  de  Marc  a  cru  pouvoir  en  inférer  que  Jésus 
s'était  présenté  devant  eux  «  sous  une  autre  forme  »,  trait  docète 
et  qui  diffère  essentiellement  de  ce  qui  est  dit  dans  l'évangile  de 
Luc.  Comp.  Marc  XVI,  12. 

2  On  remarquera  le  silence  gardé  sur  l'apparition  racontée  Matth. 
XXVIII,  9-10. 


RÉCITS    DE    LA    HÉSUMHECÏION  441 

gence  et  leur  lenteur  à  croire  ce  qui  avait  été  dit  par  les 
prophètes.  Il  leur  démontre  par  TÉcriture  qu'il  fallait  que 
le  Christ  subît  toutes  ces  souffrances  pour  «  entrer  dans 
«  sa  gloire  »,  —  non  pour  expier  les  péchés  de  l'huma- 
nité. 

Tout  en  conversant  ainsi,  ils  étaient  arrivés  à  Emmaiis, 
et  l'inconnu  «  faisait  semblant  »  (quatrième  feinte)  de 
continuer  sa  route.  Mais  les  deux  disciples  auraient 
voulu  prolonger  cet  entretien.  «  Leur  cœur  brûlait  en 
«  dedans  d'eux-mêmes  »,  comme  ils  le  dirent  ensuite. 
Ils  pressèrent  l'inconnu  d'entrer  avec  eux  dans  la  maison 
où  ils  voulaient  s'arrêter,  puisque  la  nuit  allait  venir.  Il 
se  rend  à  leurs  instances  et  se  met  à  table  avec  eux. 

Il  remplit  la  fonction  du  chef  de  famille^  et  —  comme 
il  rompait  le  pain  pour  le  leur  distribuer  —  tout  à  coup 
leurs  yeux  s'ouvrent...  C'était  lui,  c'était  l'homme  pro- 
phèteM 

Mais  à  peine  l'ont-ils  reconnu  que  la  bienheureuse 
vision  s'évanouit.  Ils  se  retrouvent  instantanément  seuls 
et  n'ont  pas  même  l'idée  qu'ils  puissent  courir  après 
l'apparition  pour  la  rejoindre.  Mais  c'était  assez  pour  que 
les  dires  des  femmes  leur  parussent  désormais  tout  au- 
tre chose  que  du  «  radotage  ».  Ils  reviennent  précipi- 
tamment à  Jérusalem  auprès  des  Onze  et  de  leurs  quel- 
ques amis  réunis  avec  eux.  Là  ils  apprennent  que  Pierre 
aussi  avait  eu  son  apparition  (v.  34). 

'  C'est  avec  une  vraie  flnesse  et  la  claire  intelligence  des  faits  que 
ce  remarquable  récit  établit  la  gradation  qui  s'opère  dans  l'idée  que 
les  disciples  se  font  de  Jésus.  Il  n'est  d'abord  que  le  prophète,  avec 
l'espoir  qu'il  délivrerait  Israël  (Messie  vulgaire).  Il  est  désormais, le 
Messie,  le  Christ,  précisément  à  cause  de  cette  passion  qui,  au  pre- 
mier moment,  avait  anéanti  leurs  espérances  ;  mais  c'est  un  Messie 
supérieur  à  celui  qu'on  attendait,  et  voilà  ce  qu'ils  n'avaient  passa 
voir  jusqu'alors  dans  «  les  Écritures  ». 


442  JÉSUS    DE    NAZARETH 

Ils  échangeaient  leurs  impressions  quand  tout  à  coup 
Jésus  vivant  apparut  devant  eux.  Saisis  d'effroi,  ils  cru- 
rent d'abord  voir  un  esprit  sans  consistance  corporelle- 
Mais  —  et  ici  s'accuse  la  tendance  de  plusieurs  récits  de 
la  résurrection  à  prévenir  cette  idée  qui  semble  avoir 
été  celle  de  plusieurs  témoins  de  ces  scènes  mystérieu- 
ses —  Jésus  s'étonna  de  ce  qu'une  telle  méprise  pût 
monter  dans  leur  cœur,  il  leur  affirma  qu'il  était  bien 
lui-même,  en  chair  et  en  os,  il  leur  montra  ses  mains  et 
ses  pieds  "percés  (pas  un  mot  du  coup  de  lance  au  flanc), 
les  invita  même  à  le  toucher;  enfin,  pour  achever  de  les 
convaincre,  il  leur  demanda  à  manger  et  mangea  en  leur 
présence.  Après  quoi,  il  leur  donna  le  même  genre  d'en- 
seignement scripturaire  qu'il  avait  développé  sur  le  che- 
min d'Emmaus,  leur  parla  de  la  mission  qu'ils  devaient 
remplir  dans  le  monde  «  en  commençant  par  Jérusa- 
«  lem  »  et  leur  enjoignit  de  rester  dans  la  ville  *  pour  y 
recevoir  «  la  puissance  d'en  haut  »  (allusion  à  la  pro- 
chaine Pentecôte).  Après  cela  il  les  mena  jusqu'à  Bétha- 
nie.  Ce  devait  être  dans  l'esprit  du  narrateur  à  l'aube  du 
jour,  et  là  il  leur  donna  sa  bénédiction  suprême.  Mais 
pendant  qu'il  les  bénissait  ainsi,  «  il  fut  séparé  d'eux», 
ils  ne  le  virent  plus,  et  ils  rentrèrent  à  Jérusalem,  où  ils 
se  Axèrent,  plus  que  jamais  assidus  dans  le  Temple  — 
ce  Temple  dont  le  grand-prêtre  avait  envoyé  leur  Messie 
à  la  mort  des  infâmes  et  où  il  continuait  de  fonctionner^  ! 

1  Contrairement  à  ce  que  disent  Marc  et  Matthieu  qui  les  envoient 
en  Galilée. 

2  Le  troisième  évangile  représente  donc  la  disparition  finale  de 
Jésus  comme  ayant  immédiatement  suivi  cette  unique  apparition 
devant  ses  fidèles  à  Jérusalem.  Cela  ne  concorde  guère  avec  l'asser- 
tion des  Actes,  qui  sont  pourtant  du  même  auteur,  et  qui  prétendent 
(I,  3)  que  les  apparitions  se  réitérèrent  pendant  40  jours.  On  peut 
présumer  que,  dans  l'intervalle  qui  sépara  la  composition  des  deux: 


RÉCITS    DE    LA    RÉSUHUECTIOiV  4i3 

Le  quatrième  évangile,  tel  qu'il  nous  est  parvenu, 
joint  le  courant  des  traditions  hiérosolymites  sur  la  Ré- 
surrection au  courant  galiléen.  Mais  il  faut  observer  que 
le  chap.  XX,  qui  provient  de  la  rédaction  première,  se 
borne  à  deux  apparitions  à  Jérusalem,  tandis  que  le 
chap.  XXI,  qui  nous  ramène  en  Galilée,  est  un  appendice 
ajouté  par  une  autre  main.  Ce  sont  des  diégèses  qui 
s'étaient  formées  indépendamment  des  narrations  synop- 
tiques et  dont  nous  devons  tenir  compte,  au  moins  dans 
la  mesure  où  elles  ne  portent  pas  la  marque  des  idées 
personnelles  de  l'auteur.  Il  nous  raconte,  par  exemple, 
que,  non  plusieurs  femmes,  mais  Marie-Madeleine  seule 
s'est  rendue  de  très  bonne  heure  au  tombeau  et  qu'elle 
a  remarqué  tout  de  suite  que  la  pierre  de  fermeture 
avait  été  mise  décote.  La  Madeleine  est  pour  lui  le  type 
d'un  certain  genre  de  foi,  c'est  pourquoi  il  ne  s'occupe 
que  d'elle.  Stupéfaite  de  ce  qu'elle  a  vu,  elle  court  le  rap- 
porter à  Pierre  et  «  au  disciple  que  Jésus  aimait».  — 
«  Ils  ont  enlevé  le  Seigneur  du  sépulcre  »,  leur  dit-elle, 
«  et  nous  ^  ne  savons  où  ils  l'ont  mis.  »  Pierre  et  ce  dis- 
ciple bien-aimé  volent  au  tombeau.  Ce  dernier  court 
plus  vite  et  arrive  le  premier  sur  le  terrain  ^  Il  voit  les 
linges  gisant  à  terre,  mais  il  n'entre  pas.  Pierre  entre,^ 
voit  aussi  les  linges  et  le  suaire  qui  avait  enveloppé  la 

livres,  leur  auteur  eut  connaissance  des  récits  en  circulation  qui 
exigeaient  un  espace  de  temps  beaucoup  plus  long  que  le  jour 
unique  dont  il  est  question  dans  son  évangile.  Cela  montre  avec 
maint  autre  indice  qu'il  ne  régnait  pas  une  grande  concordance 
dans  ces  divers  récits.  C'est  ce  dont  nous  nous  rendrons  compte  en 
déterminant  la  nature  de  ces  apparitions. 

^11  y  avait  pourtant  dans  ce  nous  ne  savons  un  débris  du  récit 
primitif  qui  parlait  de  plusieurs  femmes. 

2  C'est,  dans  l'intention  du  narrateur,  un  des  titres  de  ce  di- 
sciple à  la  supériorité  sur  Pierre. 


444  JÉSUS    DE   NAZARETH 

tête  plié  à  part.  Alors  le  disciple,  premier  arrivé,  entra 
aussi,  n'en  vit  pas  davantage,  mais  il  crut  ;  le  premier, 
il  crut  à  la  résurrection  sans  avoir  vu  le  Ressuscité. 
Ils  retournent  vers  leurs  amis^  mais  Marie-Madeleine,  qui 
les  avait  rejoints,  était  demeurée  près  du  tombeau,  abî- 
mée dans  sa  douleur.  Elle  a  une  vision.  Deux  anges 
étaient  assis  aux  deux  points  extrêmes  de  la  place  qu'a- 
vait occupée  le  corps  de  Jésus.  —  «  Femme,  pourquoi 
pleures-tu  ?  »  lui  disent-ils.  —  «  Ils  ont  enlevé  mon  Sei- 
«  gneur,  et  je  ne  sais  où  ils  l'ont  mis.  »  Comme  elle  par- 
lait, elle  se  retourne  et  voit  quelqu'un  qui  approchait. 
C'était  Jésus  lui-même,  mais  comme  les  disciples  d'Em- 
matis,  elle  ne  le  reconnaît  pas  et  le  prend  pour  le  jar- 
dinier de  l'enclos.  Même  question  à  elle  adressée,  suivie 
de  cette  réponse:  «Seigneur,  si  c'est  toi  qui  l'as  emporté^ 
«  dis-moi  où  tu  l'as  mis  pour  que  j'aille  le  reprendre.  » 
—  «  Marie  1  »  lui  dit  simplement  le  pseudo-jardinier,  avec 
un  accent  qui  dissipe  immédiatement  son  erreur.  —  Rab- 
bouni  !  «  Mon  Maître  !  »  Et  elle  tend  les  mains  vers  lui 
comme  pour  s'assurer  de  cette  apparition  qui  l'enivre 
de  joie*.  Mais  Jésus  lui  défend  de  le  toucher.  La  foi  vé- 
ritable ne  doit  pas  être  déterminée  par  un  attouchement 
matériel,  elle  doit  avoir  pour  objet  le  Christ  idéal,  le 
Christ  glorifié,  le  Christ-Logos,  remonté  vers  le  Père  et 
par  conséquent  invisible.  Elle  fera  mieux  d'aller  annon- 
cer à  ses  frères  qu'il  remonte  vers  son  Père  et  leur  Père, 
vers  son  Dieu  et  leur  Dieu.  —  Nous  retrouvons  ici  la  phra- 
séologie et  les  idées  particulières  au  quatrième  évan- 
gile. 

Le  soir  du  même  jour  les  disciples  étaient  réunis  dans 
un  local  dont,  parprécaution,  ils  avaient  fermé  les  portes. 

1  Cette  partie  du  récit  est  admirable  de  sentiment. 


HKCITS    DE   LA    RÉSURRECTION  445 

Tout  à  coup  Jésus  parut  au  milieu  d'eux  et  leur  donna 
le  salut  :  Paix  à  vous  !Et  il  leur  montra  ses  mains  et  son 
côté.  Grande  joie  des  disciples.  Jésus  souffle  sur  eux, 
comme  aux  premiers  jours  l'Éternel  souffla  sur  la  statue 
d'argile  pour  en  faire  le  premier  homme  vivant.  Cette 
fois  c'est  pour  leur  communiquer  le  Saint-Esprit  \  En 
vertu  du  sens  moral  supérieur  que  leur  vaut  ce  privilège, 
ils  pourront  pardonner  aux  pécheurs  ou  leur  refuser  le 
pardon.  Dans  les  idées  ^du  quatrième  évangéliste,  ce 
privilège  ne  peut  appartenir  qu'à  des  inspirés  possé- 
dant TEsprit  qui  souffle  où  il  veut^  non  pas  à  des  prêtres, 
et  cela  devait  singulièrement  plaire  aux  montanistes, 
aux  spirituels  d'Asie  Mineure,  dont  les  idées  commen- 
çaient à  se  répandre  au  temps  et  dans  le  pays  où  il 
composa  son  évangile.  On  ne  nous  dit  pas  quand  ni 
comment  Jésus  disparut  aux  yeux  des  témoins  de  cette 
apparition. 

L'un  des  Onze,  Thomas  Didyme,  dont  le  scepticisme  ob- 
stiné est  devenu  proverbial,  n'assistait  pas  à  cette  réunion. 
Une  voulut  pas  croire  à  la  réalité  de  l'apparition  et  déclara 
formellement  qu'il  n'y  croirait  qu'à  la  condition  de  vérifier 
sur  les  mains  du  Ressuscité  la  marque  des  clous  et  de  met- 
tre sa  main  à  lui-même  dans  la  plaie  du  côté.  Or,  huit  jours 
après,  dans  le  même  local,  les  portes  toujours  fermées, 
de  nouveau  Jésus  apparaît  brusquement  et  s'adressant 
personnellement  à  Thomas  :  «Mets  ici  ton  doigt»,  lui  dit- il, 
«  et  regarde  mes  mains;  avance  ta  main,  mets-la  dans  mon 
«  côté,  et  ne  sois  plus  incrédule,  crois!  »  Il  est  dit,  non  que 
Thomas  toucha  comme  il  y  était  autorisé,  mais  que ,  con- 
fondu par  cette  apostrophe  en  rapport  si  étroit  avec  les 
exigences  qu'il  avait  émises,  il  s'écria  :  «  Mon  Seigneur 

*  C'est  ce  qui  remplace  dans  ce  livre  le  miracle  de  la  Pentecôte. 


446  JÉSUS    DE   NAZARETH 

«  et  mon  Dieu  !  »  Sur  quoi  Jésus  reprit  :  «  Tu  as  cru, 
«  parce  que  tu  m'as  vu  ;  heureux  ceux  qui  sans  voir  ont 
«  cru  !  » 

Ce  dernier  épisode,  fondé  probablement  sur  une  ré- 
sistance prolongée  de  Thomas  à  une  persuasion  qui  avait 
conquis  tous  ses  compagnons,  mais  qui  finit  par  le 
gagner  aussi,  porte  plus  encore  que  le  premier  l'em- 
preinte du  point  de  vue  quelque  peu  gnostique,  c'est-à- 
dire  aristocratique  en  matière  de  foi,  dont  le  quatrième 
évangile  est  imbu.  Il  y  a  deux  sortes  de  foi,  celle  qui 
n'a  pas  besoin  de  voir  pour  croire,  parce  que  les  rai- 
sons spirituelles  de  croire  lui  suffisent  amplement.  C'est 
la  foi  supérieure,  celle  du  disciple  de  prédilection  (XX,  8); 
puis,  il  y  a  la  foi  qui  a  besoin  de  garanties  matérielles, 
perceptibles  à  la  vue  et  au  toucher,  c'est  la  foi  de  Tho- 
mas, non  sans  valeur,  mais  inférieure  à  la  première  (v.  29). 
Comme  intermédiaire,  on  peut  distinguer  la  foi  venant 
de  l'ouïe,  celle  de  Marie  Madeleine  (v.  16),  qui  aurait 
voulu  toucher,  qui  en  a  été  empêchée,  qui  n'en  persiste 
pas  moins  à  croire.  Il  y  a  là  quelque  chose  de  systéma- 
tique, de  préconçu,  bien  conforme  à  la  tendance  générale 
du  quatrième  évangile,  mais  qui  s'éloigne  des  condi- 
tions du  réalisme  historique  *.  Ces  deux  apparitions  ont 
eu  lieu  à  Jérusalem. 

Le  chap.  XXI,  appendice  à  l'évangile,  nous  ramène 
en  Galilée^  sur  les  bords  du  lac,  et  sans  nous  expliquer 
pourquoi  \  Des  onze  apôtres  sept  ont  quitté  Jérusalem, 

*  Comp.  pour  les  deux  genres  de  foi  Jean  I,  51  ;  II,  23-24;  IV,  48. 
C'est  la  distinction  gnostique  entre  la  foi  grossière  des  charnels  et 
la  foi  supérieure  des  pneumatiques  ou  spirituels.  Cette  distinction 
était  familière  aussi  aux  montanistes  malgré  leur  anti-gnosticisme. 
Il  est  à  noter  qu'aucun  des  récits  de  la  Résurrection  ne  parie  d'une 
-apparition  de  Jésus  à  sa  mère. 

-  Le  fragment  retrouvé  de  l'évangile  dit  de   Pierre   simplifie   la 


RÉCITS   DE   LA    RÉSURRECTION  Ail 

et  on  nous  les  montre  occupés  à  pêcher.  La  pêche,  pen- 
dant toute  la  nuit,  a  été  infructueuse.  Le  matin,  un  in- 
connu —  ce  même  trait  déjà  signalé  dans  Luc  —  les 
appelle  du  rivage,  leur  demandant  s'ils  n'ont  rien  à  man- 
ger. Sur  leur  réponse  négative,  il  leur  indique  un  en- 
droit où  ils  devront  jeter  le  lilet,  en  leur  assurant  qu'ils 
y  feront  une  pêche  abondante.  Ce  qui  se  vérifie.  Mais 
déjà  l'un  d'eux,  le  disciple  bien-aimé,  a  reconnu  le  per- 
sonnage mystérieux  qui  les  a  si  bien  dirigés.  «  C'est  le 
Seigneur  ))^  dit-il  à  Pierre  i.  Aussitôt,  toujours  prompt, 
Pierre  se  jette  à  Teau  et  nage  à  la  rencontre  du  Maître. 
Un  repas  fraternel  s'improvise  sur  le  rivage  sous  la  pré- 
sidence de  Jésus  qui,  comme  naguère,  rompt  le  pain  et  dis- 
tribue l'aliment  qui  l'accompagne,  c'est-à-dire  icilepois- 
son^  Le  narrateur  ajoute  cet  étonnant  détail  (v.  12)  qu'«  au- 
cun d'eux  n'osait  demander  »  au  président  du  ^repas  : 
«  Qui  es-tu  ?  sachant  que  c'était  le  «Seigneur  ».  On  se 
serait  plutôt  attendu  à  un  dialogue  plein  d'attendrisse- 
ments. —  Suit  alors  le  narré  quelque  peu  hiératique, 
bien  que  touchant,  de  la  réhabilitation  de  Pierre  le  re- 
négat. Elle  est  fondée  sur  l'amour  sincère  et  constant,  en 
dépit  de  ses  faiblesses,  que  l'apôtre,  trop  confiant  en 
lui-même,  n'a  cessé  de  nourrir  pour  son  Maître.  L'en- 
trevue se  termine  par  une  parole  énigmatique  du  Res- 
suscité concernant  la  destinée  qui  attend  l'apôtre  réinté- 
gré dans    ses   fonctions    apostoliques  et  celle  qui  est 

■  question.  Son  auteur  s'imagine  que  le  lac  de  Génésareth  est  tout 
près  de  Jérusalem. 

*  C'est  donc  à  lui  le  premier,  comme  au  ch.  XX,  que  se  révèle 
la  vérité  qui  échappe  encore  aux  autres, 

2  On  se  rappelle  la  fréquence  du  symbole  du  poisson  dans  les 
•coutumes  de  la  primitive  Église.  C'est  au  point  qu'on  avait  fait  du 
mot  grec  IX0T2,  «  poisson  »,  une  sorte  d'anagramme  pour  désigner 
Jésus-Christ, /é50MS  CHristos  THéou  C7io»S,  «  Jésus-Christ  fils  de  Dieu». 


448  JÉSUS    DE    NAZARETH 

réservée  au  disciple  bien  aimé  '.  Il  ne  nous  est  rien  dit  de 
la  manière  dont  Jésus  disparut.  Comme  preuve  du  peu 
de  fixité  qui  régnait  dans  Ténumération  des  apparitions, 
nous  ferons  remarquer  le  v.  14  où  il  est  dit  que  ce  fut  la- 
troisième  apparition  de  Jésus  à  ses  disciples.  D'après  les 
évangiles  et  sans  tenir  compte  de  la  fin  artificiellement 
donnée  au  second  à  partir  de  Marc  XV,  9,  mais  en  comp- 
tant l'apparition  aux  saintes  femmes,  nous  arriverions 
au  chiffre  de  9. 

11  ne  nous  reste  plus  à  examiner  que  le  témoignage 
de  Paul,  IGorinth.  XV,  3-8.  Ce  n'est  qu'une  énuméra- 
tion,  mais  elle  est  instructive.  Elle  ne  nous  fournit  direc- 
tement aucune  lumière  sur  la  nature  des  apparitions, 
mais  elle  confirme  absolument  ce  que  nous  avons  re- 
marqué sur  le  peu  de  concordance  des  récits.  De  plus, 
c'est  le  renseignement  le  plus  ancien,  lai''  épître  aux  Co- 
rinthiens étant  bien  antérieure  à  la  rédaction  de  nos 
évangiles  canoniques.  Ce  doit  être,  sous  cette  forme  la- 
pidaire spéciale  à  ces  traditions  orales  qui  servaient  de 
base  mnémonique  à  l'enseignement  des  premiers  mis- 
sionnaires, la  table  des  apparitions  telle  qu'elle  était  ad- 
mise à  Jérusalem  du  vivant  même  de  l'apôtre.  C'est  donc 
la  tradition  hiérosolymite,  celle  dont  Paul  eut  connais- 
sance avant  et  depuis  sa  conversion.  Enfin  nous  allons 
voir  ce  qui  donne  un  prix  tout  particulier  à  ce  document. 

Après  avoir  rappelé  la  mort,  l'ensevelissement  et  la 
résurrection  de  Jésus  survenue  le  troisième  jour,  Paul 
continue  : 

^  Les  paroles  qui  concernent  Pierre  font  allusion  à  un  genre  de 
mort  auquel  cet  apôtre  aurait  succombé  et  dont  nous  ne  savons 
rien.  Dans  tous  les  cas  elles  n'ont  aucun  rapport  avec  la  légende 
qui  s'est  établie  sur  la  supposition  de  son  martyre  à  Rome. 


RÉCITS    DE   LA    RÉSURRECTION  449 

V.  5,  «  Le  Christ  apparut*  à  Céphas  (Pierre),  puis  aux 
«  Douze  ;  v.  6,  après  cela,  à  plus  de  cinq  cents  frères  à 
«  la  fois,  dont  beaucoup  vivent  encore,  dont  quelques- 
«  uns  sont  morts  ;  v.  7,  puis  il  apparut  à  Jacques  ;  puis, 
«  à  tous  les  apôtres  -  ;  enfin,  v.  8,  il  m'est  apparu  à  mo- 
«  aussi  comme  à  l'avorton^  ».  Nous  trouvons  donc 
un  chiffre  de  six  apparitions  distinctes.  Les  deux  pre- 
mières, «  à  Pierre,  puis  aux  Douze  »,  ont  leurs  parallèles 
dans  Luc  XXIV,  34  et  36  ;  mais  on  ne  peut  en  dire  au- 
tant de  l'apparition  aux  cinq  cents  frères  dont  il  est  ques- 
tion en  troisième  lieu.  La  quatrième  «  à  Jacques  »  doit 
être  en  rapport  avec  la  position  prééminente  qui  fut, 
peu  d'années  après  la  mort  de  Jésus,  dévolue  à  Jacques 
son  frère  dans  la  communauté  chrétienne  de  Jérusalem*. 
Mais  cette  apparition  est  inconnue  de  nos  évangélis- 
tes.  En  revanche  elle  est  racontée  dans  l'évangile  des 
Hébreux  annoté  par  Jérôme  ^  Dans  l'énumération   de 

1  "i2(ï>67].  C'est  l'expression  usuelle  en  matière  de  vision,  littérale- 
ment fut  vu,  aoriste  passif  à.'o(j<70[icf.i  «  voir  )),mais  particulièrement 
«  voir  en  esprit  »,  distinct  par  cette  nuance  de  swpaôv]. 

2  C'est-à-dire  à  d'autres  encore  qu'aux  Douze  déjà  nommés,  mais 
comme  ceux-ci  missionnaires  de  l'Évangile. 

3  Cette  dernière  expression  sous  le  calame  de  Paul  est  ironique  et 
fière.  Ses  adversaires  lui  reprochaient  d'être  un  intrus  dans  l'apos- 
tolat, un  missionnaire  sans  mandat,  un  apôtre  manqué,  un  «  avor- 
«  ton  ».  Or  l'avorton  n'en  a  pas  moins  été  honoré  d'une  apparition 
du  Seigneur. 

*  Comp.  Act.  XV,  13  ;  XXI,  18  ;  Gai.  II,  12.  Nous  voyons  Act.  I,  22^ 
que,  pour  exercer  une  autorité  personnelle  sur  la  communauté-mère 
de  Jérusalem,  il  fallait  avoir  été  l'un  des  témoins  de  la  Résurrec- 
tion. 

^  Devir.  illustr.  2:  «  Le  Seigneur,  après  avoir  remis  son  suaire  à 
«  un  esclave  du  grand-prêtre  »  (notons  en  passant  cette  mention  d'un 
serviteur  de  Caïphe  présent  à  la  sortie  du  Crucifié),  «  se  rendit  prè- 
«  de  Jacques  et  lui  apparut  [apparuit  ei).  Or  Jacques  avait  juré,  à 
«  partir  de  l'heure  où  le  Seigneur  avait  bu  le  calice,  qu'il  ne  man- 
te gérait  pas  de  pain  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  vu  ressusciter  des  morts. 

JÉSUS  DE  NAZAR.  —  II  29 


450  JÉSUS   DE   NAZARETH 

Paul  il  n'y  a  donc  de  place  ni  pour  l'apparition  aux  fem- 
mes près  du  tombeau,  ni  pour  celle  qui  eut  pour  théâtre 
la  montagne  de  Galilée,  ni,  si  l'on  examine  bien  le  texte, 
pour  celle  d'Emmaiis.  Nous  ne  savons  non  plus  où  se 
passa  l'apparition  à  l'ensemble  des  premiers  mission- 
naires. Il  faut  avouer  que,  pour  des  scènes  auxquelles 
depuis  tant  de  siècles  l'Église  assigne  une  importance 
capitale,  les  récits  qui  nous  en  sont  parvenus  souffrent 
d'une  bien  grande  incohérence. 

Mais  ce  qu'il  est  essentiel  de  relever,  c'est  le  fait  que 
Paul  considère  l'apparition  qui  le  concerne  comme  ab- 
solument identique  à  celles  qu'il  a  énumérées  aupara- 
vant. Il  ne  faudrait  pas  lui  dire  qu'elle  est  d'un  autre 
genre.  C'est  sur  cette  révélation  de  Jésus  vivant  lui 
apparaissant  sur  le  chemin  de  Damas  qu'il  fonde  son 
droit  à  l'apostolat,  son  devoir  de  l'exercer,  sa  parité 
avec  les  Douze.  Lui-même  ne  nous  décrit  pas  en  détail 

«  Apporte,  dit  le  Seigneur,  une  table  et  du  pain.  Il  prit  le  pain,  le 
«  bénit,  le  rompit  et  en  donna  à  Jacques  le  Juste  en  lui  disant  : 
«  Mon  frère,  mange  ton  pain  ;  car  le  Fils  de  l'homme  est  ressuscité 
«  des  morts.  » —  Ce  récit,  sans  parallèle  dans  nos  évangiles  et  d'une 
tournure  assez  bizarre,  suppose  que  Jacques  prévoyait  la  résurrec- 
tion de  son  frère  plus  fermement  que  les  Douze  et  par  là  il  trahit 
l'intention  qui  l'a  dicté.  Il  se  peut  qu'aux  derniers  jours  de  la  vie  de 
Jésus  ilse  soit  opéré  un  grand  changement  dans  les  dispositions  de  sa 
famille.  Marie  et  ses  autres  fils  sont  signalés  Act.  I,  14  comme 
ayant  rejoint  le  groupe  hiérosolymite  peu  de  temps  après  la  Passion. 
Serait-ce  à  la  suite  du  voyage  des  apôtres  en  Galilée  attesté  par 
Marc  et  Matthieu?  Nous  ne  saurions  l'affirmer.  Mais  cette  apparition 
spéciale  et  intime  à  Jacques  tenait  surtout  à  cœur  aux  judéo-chré- 
tiens rigides  qui  voyaient  en  lui  le  lieutenant  légitime,  en  quelque 
sorte  dynastique,  du  Christ  ou  du  Roi  pendant  son  absence  et  en 
attendant  son  retour.  Jacques  était  un  observateur  scrupuleux  de  la 
Loi  juive.  —  On  remarquera  que  la  tradition  consignée  dans  l'évan- 
gile des  Hébreux  est  aussi  de  celles  qui  associent  la  vision  du  Res- 
suscité à  un  repas  où  c'est  lui  qui  rompt  le  pain  et  oiî  le  Ressuscité 
doit  se  faire  reconnaître  de  son  interlocuteur. 


RÉCITS    HE   LA    RKSURREGTION  451 

cette  apparition,  il  n'en  dit  qu'un  mot  (Gai.  I,  16),  mais 
elle  est  la  matière  d'un  triple  récit  qu'on  trouve  au  livre 
des  Actes  IX,  3-9  ;  XXQ,  6-11,  et  XXVI,  12-18. 

Les  trois  récits  s'accordent  à  parler  d'une  lumière 
éblouissante  qui  resplendit  soudain,  de  la  chute  de  Paul 
sur  la  route,  des  paroles  qui  lui  furent  adressées.  Mais 
il  ya  aussi  des  divergences.  Dans  le  premier,  ses  com- 
pagnons entendent  la  voix,  mais  ne  voient  rien  ;  dans  le 
second,  ils  voient  la  lumière,  mais  n'entendentpas  la  voix; 
dans  le  troisième,  il  n'est  pas  dit  qu'ils  aient  vu  ou  en- 
tendu quoi  que  ce  soit,  mais  il  est  dit  qu'ils  tombèrent 
tous  comme  terrassés  par  une  force  irrésistible.  On  est 
donc  amené  à  se  demander  si  le  narrateur,  sans  trop  se 
soucier  de  mettre  en  parfait  accord  ses  trois  narrations, 
n'a  pas  donné  une  représentation  extérieure,  objective, 
à  un  phénomène  intérieur  dont  l'âme  de  Paul  fut  l'uni- 
que théâtre.  En  tous  cas  il  est  certain  que  le  seul  mot 
employé  par  Paul  lui-même  pour  définir  la  brusque  ré- 
vélation qui  fit  du  persécuteur  acharné  des  chrétiens 
l'apôtre  le  plus  actif  du  christianisme  naissant  ne  s'ac- 
corde guère  avec  ces  descriptions  éclatantes.  «  Dieu  a 
«  jugé  bon  de  révéler  son  fils  en  moi  »,  â-iroxaXjtLat  tov  u'iov 
a'JToîS  £v  èfiot,.  dit-il  Gai.  I,  15-16. 

Revenons  encore  à  ceci  qu'il  ne  fait  aucune  différence 
entre  cette  apparition,  que  lui-même  croyait  très  réelle, 
et  les  autres.  C'est  ce  qu'il  importait  de  constater,  et 
peut-être  trouverons-nous  dans  cette  apparition  du  che- 
min de  Damas  un  des  indices  qui  nous  permettront  de 
nous  orienter  vers  la  solution  du  problème. 

Il  serait  absurde  historiquement  de  s'imaginer  que 
les  apôtres  et  les  autres  disciples  de  la  première  heure 
n'aient  pas  cru  très  fermement  à  la  réalité  de  la  Résur- 


452  JÉSUS    DE   NAZARETH 

rection.  Toute  leur  vie  ultérieure,  tout  ce  qu'ils  ont 
enseigné,  bravé,  souffert,  l'atteste.  Les  oppositions, 
les  divergences,  les  contradictions  même  des  récits 
dénotent  bien  plutôt  ce  qu'il  y  eut  longtemps  de  flot- 
tant, d'indécis,  de  variations  individuelles  dans  les  re- 
présentations qu'on  se  faisait  du  miracle,  le  désir  de 
lui  donner  des  formes  visibles  et  tangibles,  qu'elles 
n'ébranlent  la  certitude  de  ce  fait  incontestable  :  ils  cru- 
rent à  la  résurrection  corporelle  de  Jésus  crucifié.  C'est 
la  croyance  qu'il  faut  tâcher  d'expliquer. 


CHAPITRE   11 


LA  NATURE  DES  APPARITIONS 


Le  point  de  départ  de  toute  discussion  concernant  la 
résurrection  de  Jésus,  c'est  donc  le  fait  matériel  que,  le 
matin  du  dimanche  qui  suivit  la  crucifixion,  c'est-à-dire 
le  surlendemain  de  très  bonne  heure,  le  tombeau  dans 
lequel  son  corps  avait  été  déposé  fut  trouvé  vide. 

La  tradition  remontant  aux  tout  premiers  jours  de 
l'Église  part  de  là  pour  affirmer  que,  vraiment  mort,  mais 
ressuscité,  c'est-à-dire  ranimé  par  un  acte  miraculeux 
de  la  puissance  divine,  Jésus  en  était  sorti  vivant,  en 
pleine  possession  de  ses  organes  corporels  et  même  nanti 
de  forces  et  de  qualités  surnaturelles,  comme  entré  déjà 
dans  un  mode  d'existence  supérieur  au  nôtre.  Ce  serait 
là  un  miracle  tout  à  fait  prodigieux  et  la  raison  moderne 
se  sent  incapable  d'en  admettre  la  réalité.  Si  l'homme 
survit  à  la  mort  du  corps  —  et  nous  sommes  de  ceux 
qui  le  croient  —  ce  n'est  pas  sous  cette  forme-là  qu'il 
survit,  et  notre  profonde  ignorance  du  mode  de  notre 
survivance  n'est  pas  une  raison  pour  en  admettre  un  qui 
est  contraire  à  toute  expérience.  On  prétend  que  la  résur- 
rection de  Jésus  est  l'inauguration  et  la  garantie  de  notre 
résurrection  à  tous.  Mais  comment  se  fait -il  que  personne, 
même  parmi  ceux  qui  ont  rempli  toutes  les  conditions 


454  JÉSUS    DE   NAZARETH 

du  salut^  ne  soit  jamais  ressuscité  de  la  même  manière? 
La  résurrection  de  Jésus  ne  saurait  donc  être  à  aucun 
point  de  vue  le  type  ni  le  gage  de  la  nôtre.  Que  devien- 
drait d'ailleurs  un  corps  ressuscité  ?  Il  devrait  continuer 
de  vivre  sur  la  terre.  Le  corps  humain,  tel  qu'il  est  cons- 
titué organiquement,  ne  se  prête  pas  à  d'autres  condi- 
tions de  vie  que  celles  qui  résultent  de  la  nature  de  ses 
organes  et  des  lois  qui  régissent  l'existence  terrestre.  Il 
ne  peut  se  passer  ni  d'air,  ni  d'alimentation,  ni  d'un  milieu 
en  rapport  avec  son  organisation  physique  et  chimique. 
Cette  organisation  à  son  tour  présume  son  milieu.  Or, 
d'après  les  récits,  Jésus  parlait,  marchait^,  respirait  et 
mangeait.  La  mort,  consistant  dans  la  dissociation  des  élé- 
ments dont  le  concours  harmonique  était  nécessaire  à  la 
vie,  ne  se  répare  pas  plus  qu'une  symphonie  ne  se  rétablit 
lorsque  les  instruments  qui  la  produisaient  ont  perdu  leur 
accord  et  la  simultanéité  de  leurs  vibrations.  La  décompo- 
sition du  corps  commence  avec  la  cessation  de  la  vie,  ou 
bien  c'est  que  la  vie  n'a  pas  complètement  cessé.  Si  nous 
voyions  reparaître  un  homme  que  nous  avions  cru  mort, 
nous  en  conclurions  sans  une  ombre  d'hésitation  qu'il 
n'était  pas  mort,  et  nous  aurions  raison.  L'idée  de  la 
résurrection  réelle  d'un  corps  réellement  mort  n'a  pu 
être  adoptée   que  dans  un  temps   et  par  des  hommes 
à  qui  manquaient  les  notions   physiologiques  acquises 
depuis. 

C'est  là-dessus  que  se  sont  fondés  quelques  critiques 
rationalistes  pour  prétendre  que  Jésus  ne  ressuscita  pas 
au  sens  propre  du  mot.  Il  n'était  restée,  disent-ils,  que 
peu  d'heures  sur  la  croix.  Crucifié  vers  neuf  heures  du 
matin,  il  en  fut  détaché  un  peu  après  trois  heures  de 
l'après-midi,  évanoui,  sans  connaissance,  mais  encore 
vivant.  Le  repos  et  la  fraîcheur  du  sépulcre  le  firent  re- 


LA    NATURE    DES   APPARITIONS  455 

venir  à  lui,  et  après  une  nuit  et  un  jour  il  fut  en  état  de 
se  relever,  de  soulever  la  pierre  qu'on  avait  fait  retomber 
sur  l'orifice  du  tombeau  et  de  se  réfugier  dans  quelque 
endroit  de  lui  connu  pour  achever  de  se  rétablir.  La  plus 
vulgaire  prudence  l'empêchait  de  se  montrer  publique- 
ment, mais  il  parvint  à  rejoindre  en  secret  et  en  plusieurs 
lieux  ses  amis  les  plus  chers^  qui  prirent  ces  réappari- 
tions pour  une  résurrection.  Lui-même,  après  leur  avoir 
donné  ses  instructions  dernières,  se  retira  de  la  scène 
publique,  probablement  en  Syrie,  jugeant  que  sa  tâche 
était  accomplie,  mais  s'intéressant  toujours  de  loin  aux 
destinées  de  la  société  qui  s'était  constituée  pour  pro- 
fesser et  propager  sa  religion.  Ainsi  s'expliquerait  le  fait 
exceptionnel  de  son  apparition  soudaine  à  Paul  de  Tarse, 
lorsque  celui-ci  se  rendait  à  Damas  pour  y  persécuter  les 
chrétiens.  Du  reste,  on  ne  sait  où  ni  quand  il  finit  ses  jours. 
Cette  explication,  qui  eut  son  temps  de  vogue  au  siècle 
dernier  et  qui,  dans  le  nôtre,  n'est  pas  encore  complète- 
ment abandonnée,  a  le  malheur  d'être  un  tissu  d'invrai- 
semblances matérielles    et  morales.  Matériellement  on 
peut  sans  crainte  ranger  parmi  les   choses  impossibles 
qu'un  homme,  déjà  brisé  de  fatigue,  épuisé  par  les  mau- 
vais traitements,  cloué  sur  une  croix  pendant  plusieurs 
heures,  détaché,  enseveli  et  abandonné  dans  un  tom- 
beau fermé,  soit  physiquement  en  état  d'en  sortir  seul 
quelque    trente-six  heures  après  et  de  faire  immédia- 
tement les  voyages  petits  et  grands  que  supposent  les 
récits  dont  nous  avons  dû  nous  occuper.  La  crucifixion 
et  ses  effets  physiologiques  s'y  opposent  absolument  K 

1  Voir  ce  qui  est  dit  p.  41 1-412  de  l'extrême  rareté  des  guérisons  de 
ceux  qui  étaitent  détachés  de  la  croix  encore  vivants  et  des  soins 
minutieux,  le  plus  souvent  inefficaces,  dont  ils  devaient  être  l'objet 
pour  que  leur  rétablissement  fût  possible. 


456  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Gomment  d'ailleurs  expliquer  dans  cette  hypothèse  la  sou- 
daineté des  disparitions  suivant  des  apparitions  non  moin  s 
soudaines,  les  hésitations  et  les  doutes  de  beaucoup  de 
ceux  qui  en  sont  les  témoins,  l'étrange  difficulté  qu'ils 
éprouvent  à  reconnaître  un  Maître  qu'ils  aimaient  tant  ?  On 
répondra  qu'on  est  trop  peu  sûr  de  la  réalité  historique 
des  détails  rapportés  par  les  récits  canoniques  pour  écarter 
en  leur  nom  une  explication  parfaitement  naturelle.  C'est 
précisément  ce  caractère  «  naturel  »  que  nous  contestons, 
et  sans  peser  plus  qu'il  ne  convient  sur  les  détails  de  ces 
récits,  nous  maintenons  qu'on  peut  arguer  très  logique- 
ment pour  la  repousser  de  leur  tendance  commune,  de 
ce  qu'on  serait  tenté  d'appeler  leurs  aveux,  notamment 
des  traits  qui  militent  contre  la  réalité  substantielle  et  tan- 
gible du  corps  dont  ils  parlent  ;  et  cela  d'autant  plus  que  la 
conviction  des  narrateurs  est  entière,  qu'ils  croient  fer- 
mement à  la  résurrection  du  Crucifié  et  que  leur  préoc- 
cupation se  trahit  précisément  dans  le  soin  que  prennent 
lâ~plupart  d'entre  eux  d'éloigner  de  leur  mieux  le  soup- 
çon qu'on  pourrait  bien  avoir  affaire  à  des  apparitions 
sans  consistance  matérielle.  L'explicationtirée  d'un  retour 
naturel  à  la  vie  de  Jésus  détaché  avant  que  la  mort  eût 
fait  son  œuvre  est  précisément  la  seule  à  laquelle  les 
adversaires  aussi  bien  [que  les  amis  n'aient  pas  même 
songé.  —  Enfin,  quand  on  a  étudié  d'un  peu  près  le  carac- 
tère de  Jésus,  quand  on  a  pu  apprécier  sa  droiture,  sa 
candeur,  son  courage,  le  don  complet  qu'il  a  fait  de  lui- 
même  à  sa  grande  mission ,  quand  on  envisage  l'impos- 
sibilité morale  de  la  situation  à  laquelle  il  se  serait  co  n- 
damné  en  se  confinant  dans  le  silence  et  l'inactivité  pen- 
dant que  les  siens  bravaient  la  persécution  et  la  mort, 
est-il  un  instant  permis  de  se  représenter  Jésus  laissant 
s'ës^disciples  croire  qu'il  est  ressuscité  quand  lui-même 


LA    NATURE    DES   APPARITIONS  457 

sait  qu'il  n'en  est  rien  et  les  abandonnant  aux  rudes 
épreuves  qui  les  attendent  pour  se  retirer  dans  une  obs- 
curité oisive,  égoïste,  si  prudente  qu'elle  ressemble  à 
une  désertion  ?  Il  y  a  là  une  série  d'impossibilités  psy- 
chologiques, et  il  faut  chercher  autre  chose. 

Nous  n'avons  rien  dit  encore,  parce  qu'il  n'ajoutait  et 
n'ôtait  rien  au  fait  principal,  d'un  épisode  très  souvent 
discuté  qui  se  trouve  enregistré  dans  le  premier  évan- 
gile seulement  1.  Il  s'agit  de  la  Garde  romaine  préposée 
à  la  surveillance  du  tombeau  le  lendemain  de  la  cruci- 
fixion. 

Le  premier  évangile  raconte  que^  le  jour  suivant  la 
préparation  du  sabbat  ^  c'est-à-dire  le  samedi^  les  chefs 
des  prêtres  et  des  pharisiens  (docteurs  de  la  Loi),  par 
conséquent  les  principaux  du  sanhédrin,  allèrent  trou- 
ver Pilate  pour  lui  dire  que  «  l'imposteur»  avait  annoncé 
de  son  vivant  qu'il  ressusciterait  trois  jours  après  sa 
mort,  qu'en  conséquence  il  fallait  faire  garder  le  tom- 
beau pour  empêcher  ses  disciples  de  venir  dérober  le 
corps.  Gela  leur  permettrait  de  publier  qu'il  était  ressus- 
cité, et  le  mal  qu'on  avait  voulu  réprimer  reparaîtrait 
aggravé.  Pilate  aurait  pu  leur  répondre  que  cette  nou- 
velle accusation  dénonçait  un  faux  prophète,  un  thau- 
maturge, bien  plutôt  qu'un  prétendant  à  la  couronne 
comme  ils  lui  avaient  présenté  l'accusé  de  la  veille, 
qu'au  surplus  les  prétendants  morts  ne  sont  guère  dan- 
gereux. Il  se  montra  pourtant  complaisant  et  les  autorisa 
à  faire  garder  le  tombeau  par  une  custodia,  c'est-à-dire 
une  escouade  de  ses  propres  soldats.  Pour  surcroît  de 


1  Matth.  XXYII,  62-66  ;  XXVIII,  4,  11-15. 

2  Comp.  Marc  XV,  42;  XVI,  1. 


458  JÉSUS    DE    NAZARETH 

précautions,  les  requérants  se  rendirent  avec  les  sol- 
dats au  tombeau  et,  d'entente  avec  eux,  scellèrent  la 
pierre  qui  le  fermait.  Ces  soldats  passèrent  la  nuit  en 
faction.  Témoins  de  la  descente  de  l'ange  qui  vint  rou- 
ler la  pierre  sans  se  soucier  des  scellés  du  sanhédrin, 
ils  tombèrent  comme  morts  de  la  peur  que  leur  fit  cette 
apparition.  C'est  alors  que  les  femmes  arrivèrent  près 
du  tombeau  avec  l'intention  d'embaumer  le  corps  de  leur 
saint  ami.  Là-dessus  quelques-uns  des  soldats  rentrèrent 
en  ville  et  rapportèrent  aux  chefs  du  sanhédrin  ce  qui 
était  arrivé.  Ceux-ci  tinrent  conseil  avec  leurs  collègues, 
donnèrent  de  l'argent  aux  soldats  pour  qu'ils  dissent 
qu'ils  s'étaient  endormis  et  que,  profitant  de  leur  som- 
meil, les  disciples  du  crucifié  avaient  enlevé  son  corps  ; 
que  si  Pilate  l'apprenait,  ils  sauraient  bien  l'apaiser  et 
les  tirer  d'embarras.  Voilà  pourquoi,  ajoute  le  premier 
évangéliste,  le  bruit  s'est  répandu  chez  les  Juifs  «  jusqu'à 
<(  ce  jour  «  que  si  le  tombeau  de  Jésus  s'est  trouvé  vide, 
c'est  parce  que  ses  disciples  avaient  enlevé  son  corps. 
L''historiette  ne  manque  pas  d'une  certaine  vivacité, 
mais  elle  se  heurte  contre  des  invraisemblances  qui  la 
rendent  plus  que  douteuse.  La  condescendance  de  Pilate 
surprend  quand  on  sait  de  quelle  mauvaise  humeur  il 
était  animé  contre  ceux  qui  lui  avaient  arraché  un  arrêt 
de  mort  qui  lui  répugnait.  D'autre  part,  on  ne  conçoit 
pas  facilement  que  cette  surveillance  du  tombeau  confiée 
à  des  soldats  romains  ait  pu  être  oubliée  dans  toutes  les 
autres  traditions  roulant  sur  la  résurrection.  Le  fait  était 
trop  significatif  pour  sortir  totalement  des  mémoires,  et 
il  n'y  en  a  pas  la  moindre  trace,  ni  dans  les  autres  évan- 
giles, ni  dans  les  discours  ou  lettres  apostoliques.  Quand 
les  femmes  viennent  au  tombeau,  leur  seule  préoccupa- 
tion est  de  savoir  comment  elles  pourront  soulever  la 


LA  NATURE  DES  APPARITIONS  4o9 

pierre  qui  le  ferme.  Leurs  inquiétudes  eussent  été  d'un 
autre  genre,  si  elles  avaient  aperçu  des  sentinelles  ro- 
maines en  faction  tout  autour.  —  De  plus,  connment  ad- 
mettre que  les  directeurs  du  sanhédrin  fussent  mieux  au 
courant  que  les  apôtres  eux-mêmes  des  prédictions  que 
Jésus  aurait  émises  de  son  vivant  relativement  à  sa  ré- 
surrection le  troisième  jour  après  sa  mort?  —  Enfin  la 
conduite  des  autorités  juives  est  incompréhensible.  Si 
elles  ont  ajouté  foi  au  rapport  des  soldats,  elles  ont  dû 
être  saisies  de  terreur,  puisque  ce  rapport  implique  l'in- 
tervention manifeste  de  la  puissance  divine.  Si  elles  n'y 
ont  pas  cru,  l'achat  des  soldats,  se  laissant  tranquilliser 
par  une  vague  promesse  d'intercession  auprès  du  procu- 
rateur lorsqu'il  apprendra  le  grave  manquement  à  la 
discipline  dont  ils  se  sont  rendus  coupables,  est  à  son 
tour  inimaginable.  Les  chefs  juifs  auraient  dû  au  con- 
traire les  menacer  de  les  dénoncer  à  Pilate,  ce  qui  ne 
leur  aurait  rien  coûté,  et  ce  qui  eût  provoqué  une 
enquête  sur  une  disparition  à  leurs  yeux  si  suspecte. 

Il  faut  admettre  qu'au  temps  où  l'évangéliste  écri- 
vait, l'une  des  versions  juives  les  plus  répandues  était 
en  effet  que  les  disciples  de  Jésus  avaient  enlevé  et 
caché  son  corps  pour  faire  croire  à  sa  résurrection,  et 
le  récit  de  la  Garde  autour  du  tombeau  semble  calculé 
tout  exprès  pour  réfuter  d'avance  une  pareille  supposi- 
tion. D'ailleurs  elle  est  absurde.  La  disparition  d'un  ca- 
davre ne  prouve  nullement  son  retour  à  la  vie.  Quand  on 
connaît  Tétat  d'esprit  des  disciples  au  lendemain  de  la 
Passion,  leur  profond  découragement,  leur  incrédulité 
première  quand  les  femmes  viennent  leur  parler  de  la 
résurrection  du  Maître,  il  n'est  pas  un  moment  vraisem- 
blable qu'ils  se  fussent  concertés  pour  aller  dérober  son 
corps  afin  de  faire  croire  ensuite  qu'il  était  ressuscité.  Il 


460  JÉSUS    DE   NAZARETH 

ne  faut  retenir  de  ce  récit  qu'an  indice  qui,  rapproché  de 
quelques  autres,  nous  paraît  autoriser  la  seule  conjec- 
ture qu'on  puisse  faire  en  réponse  à  la  question  :  Gom- 
ment se  fait-il  que  le  tombeau  de  Jésus  ait  été  trouvé 
vide  le  surlendemain  de  sa  sépulture  ? 

Il  me  semble  résulter  de  la  politique  des  autorités 
synédriaques  à  l'égard  de  Jésus  qu'elles  avaient  des  rai- 
sons de  le  redouter  personnellement,  mais  qu'elles  se 
souciaient  très  peu  de  ses  disciples.  Plus  tard  il  en  fut 
autrement,   mais  au  premier  moment  ces  derniers  ne 
furent  nullement  inquiétés.  Ils  ne  furent  pas  arrêtés  avec 
leur  Maître.  La  poignée  des  premiers  chrétiens  de  Jérusa- 
lem demeura  à  l'abri  de  toute  persécution  sérieuse  jus- 
qu'au moment  où  les  prédications  anti-légalistes  et  anti- 
sacerdotales du  diacre  Etienne  eurent  causé  dans  la  ville 
une  émotion  suivie  de  mesures  rigoureuses.  Mais  l'achar- 
nement que  les  chefs  du  judaïsme  avaient  déployé  con- 
tre Jésus  lui-même  démontre  qu'ils  en  voulaient  surtout 
à  sa  personne.  Par  conséquent  le  fait  de  sa  sépulture  dans 
un  tombeau  honorable  devait  leur  déplaire.  N'était-ce  pas 
comme  une  protestation  contre  ceux  qui  l'avaient  fait 
mourir  dans  la  honte  et  l'abjection?  N'avaient-ils  pas  à 
craindre,  non  pas  une  résurrection, ^mais  que  ce  sépulcre 
ne  devînt  un  lieu  de  réunion  ou  de  pèlerinage  pour  les 
partisans  du  prophète  gahléen  dont  ils  devaient  savoir 
que  le  nombre  était  considérable  dans  sa  province  natale? 
Il  y  avait  un  moyen  bien  simple  de  parer  à  ce  danger, 
c'était  de  faire  disparaître  le  corps,  de  l'enterrer  dans 
quelque  coin  ignoré,  ou  même  de  le  détruire.  C'est  ce 
qui  dut  être  fait  avec  mystère  dans  la  soirée  du  samedi 
et  très  probablement  avec  le  concours  de  soldats  romains 
payés  en  conséquence.  On  n'avait  pas  avec  eux  à  re- 
douter leur  indiscrétion  au  sein  d'une  population  dont 


LA    NATURE   DES   APPARITIONS  461 

ils  vivaient  séparés.  Il  se  pourrait  même  que  les  meneurs 
eussent  obtenu  l'assentiment  de  Pilate  en  lui  présentant 
cette  mesure  comme  le  moyen  le  plus  efficace  de  pré- 
venir ces  rassemblements  d'exaltés  dont  les  procurateurs 
se  défiaient  toujours  beaucoup  \  C'eût  été  dans  la  logi- 
que de  leur  combinaison. 

Tels  seraient  les  éléments  et  le  point  de  départ  de  la 
tradition  déformée  que  le  premier  évangéliste  a  seul 
recueillie,  trop  peu  connue  ou  trop  douteuse  pour 
que  les  autres  écrivains  canoniques  lui  fissent  une  place 
dans  leurs  narrations.  Il  est  clair  que,  par  la  suite,  les 
habiles  gens  qui  s'étaient  avisés  de  ce  procédé  ne  s'en 
vantèrent  pas.  Ils  auraient  parlé  d'ailleurs  qu'on  ne  les 
aurait  pas  crus.  Les  premiers  chrétiens  étaient  bien  trop 
convaincus  de  la  réalité  de  la  résurrection  de  Jésus  pour 
se  livrer  à  des  recherches  qui  leur  eussent  paru  oiseu- 
ses et  même  impies.  Pour  nous,  le  cas  est  différent,  et  le 
bruit  répandu  parmi  les  Juifs  que  c'étaient  les  disciples 
du  Nazaréen  qui  avaient  dérobé  nuitamment  le  corps  de 
leur  Maître  autorise  pleinement  par  son  évidente  faus- 
seté le  soupçon  que  les  auteurs  du  rapt  doivent  être 
bien  plutôt  cherchés  parmi  ceux  qui  les  ont  accusés  de 
l'avoir  commis. 

On  doit  s'appuyer  en  effet  dans  cette  circonstance  sur 
l'adage  de  droit  Is  [ecit  cui  prodest.  Ce  sont  les  chefs  du 
sanhédrin  qui  ont  imaginé  cet  enlèvement  dont  ils  étaient 
loin  de  prévoir  les  conséquences,  mais  qui  pour  le  mo- 
ment avait  pour  eux  le  caractère  d'une  mesure  de  pru- 
dence. La  pauvre  iMadeleine  disait  la  pure  vérité  quand 
elle  s^écriait  en  pleurant  :  «  Ils  ont  enlevé  mon  Seigneur 
«  et  je  ne  sais  où  ils  l'ont  mis.  »  Malgré  toutes  les  pré- 

1  Comp,  vol.  I,  p.  246. 


462  JÉSUS    DE   NAZARETH 

caution  S  prise  S,  quelque  vague  rumeurtranspira.  Des  chré- 
tiens s'en  emparèrent  et  l'interprétèrent,  très  maladroi- 
tement du  reste,  conformément  à  leur  croyance  et  pour 
réfuter  l'accusation  portée  par  les  Juifs.  Mais  l'enlève- 
ment doit  avoir  eu  des  Juifs  pour  auteurs.  On  glane  çà 
et  là  quelques  indices  qui  orientent  les  soupçons  du  côté 
juif  plutôt  que  dans  toute  autre  direction.  Nous  avons 
vu  plus  haut  ce  fragment  de  l'évangile  des  Hébreux  qui 
prétend  que  Jésus,  avant  de  quitter  le  tombeau,  remit  son 
suaire  à  un  esclave  du  grand-prêtre.  Qu'est-ce  que  cet 
esclave  était  venu  faire  là?  Autre  chose:  il  paraît  diaprés 
un  des  récits  du  quatrième  évangile  que  le  terrain  voi- 
sin du  tombeau  étaitcultivé.  C'est  ce  que  suppose  dans  ce 
fragment  l'illusion  de  Marie  Madeleine  qui  prend  Jésus 
pour  le  jardinier  de  l'endroit.  Or  il  faut  savoir  qu'une  autre 
versionjuive  courait  sur  l'enlèvement  du  corps  de  Jésus  et 
que  dans  cette  version  ce  n'étaient  pas  ses  disciples  qui 
en  étaient  accusés.  On  en  trouve  la  trace  à  la  fin  du  traité 
de  Tertullien  De  Spectaculis.  Dans  une  péroraison  d'une 
extrême  virulence,  le  fougueux  Africain,  qui  n'entend 
pas  que  les  chrétiens  fréquentent  les  spectacles  payens, 
leur  promet  d'amples  dédommagements  dans  l'avenir 
quand,  du  haut  de  l'amphithéâtre  céleste,  ils  pourront 
contempler  les  contorsions  des  payens  et  des  Juifs  se 
débattant  dans  les  flammes  de  l'enfer.  Ils  pourront  alors 
interpeller  ces  derniers,  ceux  qui  ont  outragé  et  crucifié 
le  Christ,  en  le  leur  montrant  revêtu  de  gloire  et  de  ma- 
jesté. «Voilà», pourront-ils  leur  dire,  «  voilà  celui  dont 
«  les  disciples  ont  dérobé  le  corps  pour  prétendre 
«  qu'il  était  ressuscité,  ou  que  le  jardinier  a  enlevé^  de 
«  peur  que  la  foule  des  allants  et  venants  ^  n'endomma- 
«  geât  ses  laitues  !  »  Cette  dernière  assertion  était  donc 

^  Frequentia  commeantium. 


LA    NATURE    DES    APPARITIONS  463 

une  des  explications  juives  de  la  disparition  du  corps  de 
Jésus.  Comme  Tertullien  écrivait  à  la  fin  du  second  ou 
au  commencement  du  troisième  siècle,  on  ne  saurait 
dire  si  cette  mise  en  scène  d'un  jardinier  craignant  pour 
ses  légumes  remonte  bien  haut  ou  si  ce  n'est  pas  une 
plaisanterie  méprisante  entée  sur  le  texte  du  quatrième 
évangile  K  Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  là  la  preuve  formelle 
que  tous  les  Juifs  ne  partageaient  pas  l'opinion  que  le 
premier  évangéliste  a  voulu  réfuter  par  son  récit  de  la 
Garde  romaine  autour  du  tombeau.  On  remarquera  que 
dans  cette  explication  mesquine  et  grossière  l'enlèvement 
du  corps  a  été  opéré  de  manière  qu'on  ne  sût  pas  où  il 
avait  été  porté.  C'est  bien  le  même  calcul  que  nous  at- 
tribuons à  ceux  qui  en  ont  conçu  l'idée. 

Telle  est  donc  la  conjecture  que  nous  osons  proposer 
après  rélimination  d'autres  hypothèses  qui  nous  parais- 
sent inacceptables.  Ce  sont  des  Juifs  qui  ont  enlevé  le 
corps  en  s'y  prenant  de  manière  qu'on  ne  sût  pas  ce  qu'il 
était  devenu.  Nous  ne  la  présentons  évidemment  pas 
comme  si  elle  était  susceptible  d'une  démonstration 
rigoureuse.  Elle  a  du  moins  l'avantage  de  se  ramifler 
aisément  avec  les  faits  connus. 

Il  faut  donc  revenir  au  point  de  départ,  au  fait,  qu'on 
l'explique  ou  non,  que  le  corps  de  Jésus  avait  disparu 
lorsqu'on  vint  visiter  son  tombeau  le  surlendemain  de  sa 
mort.  On  conviendra  que  ce  fait  était  de  nature  à  lancer 
des  imaginations  déjà  ébranlées  dans  une  de  ces  direc- 
tions où  la  réflexion  de  sang- froid  n'a  guère  voix  au 
chapitre.  De  cet  ébranlement  à  la  foi  dans  la  Résurrection 

*  On  ne  saurait  dire  non  plus  si  le  détail  du  jardinier  propre  au 
4™"^  évangile  n'est  pas  lui-même  une  réponse  indirecte  à  cette  mo- 
querie juive. 


464  JÉSUS   DE   NAZARETH 

il  y  aune  évolution  psychologique  dont  la  notation  suivie 
présente  quelques  difficultés,  mais  elles  ne  nous  parais- 
sent pas  insurmontables,  si  surtout  nous  tenons  compte, 
comme  il  convient,  de  l'état  des  esprits  dans  le  milieu, 
dans  le  temps,  le  pays,  la  société  religieuse  où  cette 
histoire  se  déroule. 

Les  sentiments  forts,  profondément  enracinés,  peuvent 
sous  le  coup  des  circonstances  subir  des  éclipses  mo- 
mentanées, mais  ils  subsistent,  ils  persistent,  et  pour 
peu  que  d'autres  circonstances  s'y  prêtent,  ils  repren- 
nent dans  la  conscience  une  énergie  décuplée  comme 
s'ils  tenaient  à  se  dédommager  de  leur  disparition  tem- 
poraire. L'impression  produite  sur  le  coeur  des  apôtres  et 
de  leurs  amis  par  leur  vie  commune  avec  un  maître  tel 
que  Jésus  était  ineffaçable.  C'étaient  des  cœurs  simples, 
mais  chauds  et  dévoués.  Il  y  avait  eu  surprise.  La  catas- 
trophe inattendue,  qui  avait  si  cruellement  trompé  leurs 
plus  chères  espérances,  les  avait  terrassés,  mais  tous  au- 
raient pu  dire  comme  Pierre  :  «  Seigneur,  tu  sais  que 
«  nous  t'aimons  !  »  En  réalité  les  précédents  étaient  de 
nature  à  faire  prévoir  le  retour  de  la  foi  dans  leur  âme. 
Il  n'avait  pas  fallu  moins  que  leur  chaleureux  enthou- 
siasme pour  qu'ils  reconnussent  le  «  Messie  »  dans  le 
prédicateur  sans  pouvoir,  sans  fortune,  sans  autre  pres- 
tige que  sa  parole  et  la  pureté  de  sa  vie.  Car  les  mira- 
cles eux-mêmes  qu^on  lui  attribue  ne  pouvaient,  quand 
on  les  étudie  de  près  s  compenser  ce  qui  manquait  à 
Jésus  du  point  de  vue  du  messianisme  vulgaire.  Ils  sont 
les  fruits  de  cet  enthousiasme  bien  plus  qu'ils  n'en  sont 
la  cause.  Il  n'était  donc  pas  possible  qu'après  un  certain 
temps  de  reprise  d'eux-mêmes  les  sentiments  exaltés  qui 
avaient  fait  battre  leurs  cœurs  ne  réagissent  pas  contre 

1  V.  IV  partie,  ch.  IV. 


LA    NATURE    DES   APl'ARITIONS  465 

l'abattement  amené  par  une  déception  cruelle.  Sans  doute, 
pour  que  cette  réaction  prît  la  forme  déterminée  que  nous 
lui  connaissons  et  la  prît  aussi  promptement,  il  fallait  une 
impulsion,  un  choc  extérieur,  une  circonstance  indépen- 
dante de   leur  volonté.  Ce  fut  le  fait  du  tombeau  vide 
qui  la  fournit,  et  les  femmes  qui  s'y  rendirent  les  pre- 
mières, furent  aussi  les  premières  à  se  livrer  avec  trans- 
port à  une  idée  que  les  croyances  généralement  reçues 
rendaient  pour   elles  beaucoup  moins    invraisemblable 
qu'elle  ne  l'eût  été  pour  des  esprits  autrement  préparés. 
Marc  XVI,  5,8,  nous  dit  dans   quel  état  de  trouble  et 
d'excitation  elles  furent  plongées  en  approchant  du  sé- 
pulcre ouvert  contre  leur  attente,  et  ce  détail  est  con- 
firmé   Matthieu   XXVIII,   8   et    Luc  XXIV,   4.    Marie 
de  Magdala  surtout,  qui  avait  été  possédée  \  qui  devait 
sa  guérison  à  l'influence  calmante  et  salutaire  du  pro- 
phète nazaréen,  mais  dont  l'imagination  avait  dû  rester 
très  vive,  fut  très  probablement  la  première  à  créer  en 
quelque  sorte  la  grande  compensation  qui  serait  la  con- 
solation de  leur  douleur  ^  Il  faut  noter  en  particulier  le 
souvenir  très  clair  qu'elles  avaient  conservé  du  rendez - 
vous  en  Galilée  donné  par  Jésus  à  ses  disciples  la  veille 
de  sa  mort.  Cette  instruction  suprême  hantait  leur  mé- 
moire, faisait  partie  de  leurs  entretiens  désolés.  Hélas  ! 

^  Luc  VIII,  2  ;  possédée  même  de  7  démons,  est-il  dit,  ce  qui  si- 
gnifie une  possession  de  la  dernière  gravité.  Comp.  Matth.  Xll,  45. 

2  On  oublie  presque  toujours,  quand  on  discute  la  question,  que  la 
possibilité  d'une  résurrection  était  bien  moins  étrangère  à  ces  es- 
prits qu'aux  nôtres.  Si  un  Antipas,  sous  le  coup  de  ses  terreurs 
superstitieuses,  pouvait  si  facilement  croire  à  la  résurrection  de 
Jean  Baptiste  (Marc  VI,  16),  dont  la  sépulture  lui  était  pourtant  con- 
nue, qu'y  a-t-il  de  si  étrange  à  ce  que  des  disciples  fervents  de  Jésus 
aient  conçu  l'idée  de  sa  résurrection  quand  ils  ont  vu  son  sépulcre 
ouvert  et  vide  ? 

JÉSUS  DE  NAZAR.  —  II  30 


466  JÉSUS    DE   NAZARETH 

Il  fallait  n'y  plus  penser,  il  n'3^  avait  plus  qu'à  donner 
les  derniers  soins  à  son  corps  martyrisé,  ce  projet  de  la 
dernière  heure  avait,  lui  aussi,  cruellement  avorté.  Mais 
quoi!  la  pierre  a  été  roulée,  le  tombeau  est  béant,  il  est 
vide  !  L'ange  ou  les  anges  lumineux,  qui  leur  apparais- 
sent et  leur  rappellent  précisément  l'instruction  donnée 
trois  jours  auparavant,   dénotent  l'état  visionnaire  qui 
s'est  emparé  d'elles.  En  effet,  dans  un  groupe  formé  de 
personnes  disposées  à  cette  forme  de  la  pensée  et  ani- 
mées d'un  seul  et  même  sentiment,  cet  état  est  conta- 
gieux. A  partir  de  ce  moment,  la  foi  en  la  Résurrection 
est  née  dans  leur  cœur.  On  peut  même  très  bien  croire 
qu'en  revenant  tout  agitées  vers  la  ville  \  elles  ont  vu 
Jésus  lui-même  leur,  apparaître  et  l'ont  entendu  leur 
confirmer  les  paroles  de  l'ange.  Encore  bouleversées, 
hors  d'elles  mêmes,  elles  n'osent  pas  sur  le  champ  aller 
trouver  les  apôtres.  Elles  ont  trop  peur  ^  1  Enfin  elles  s'y 
décident.  Mais  ceux-ci  n'étaient  pas  à  ce  degré  d'exalta- 
tion et  commencent  par  traiter  de  rêveries  les  dires  de 
ces  femmes  surexcitées. 

Cependant  il  y  a  un  fait  matériel  qu'elles  ne  peuvent 
pas  avoir  inventé.  Pierre  tout  au  moins  veut  s'assurer 
s'il  est  vrai  que  le  tombeau  est  vide.  11  revient  tout  étonné, 
tout  songeur.  Lui  aussi  se  rappelle  nettement  le  rendez- 
vous  de  Galilée.  En  présence  d'un  fait  aussi  étrange,  les 
Onze  n'y  tiennent  plus  et,  le  cœur  partagé  entre  l'espoir 
et  le  doute,  ils  partent  pour  la  Galilée.  Après  tout,  n'avait- 
il  pas  dit  que  c'est  là  qu'ils  se  rejoindraient?  Et  à  mesure 
qu'ils  revoyaient  les  lieux  où  s'étaient  écoulées  les  heu- 
res  les  plus  douces  de  leur   vie  ,    c'était  l'espoir  qui 

1  Matth.  XXVIII,  9. 

2  Marc  XVI,  8.  Elyev  os  aùxàç  'zpôixoi;  -/.où  sVwStaaK;,  «  le  tremblement 
«  et  l'extase  les  avaient  saisies.  » 


LA    NATURE   DES   APPARITIONS  407 

l'emportait.  Le  voilà,  le  lac  au  bord  duquel  le  Maître 
égrenait  les  perles  de  son  trésor  devant  une  foule  ravie. 
La  voilà ,  la  montagne  où  il  prêchait  avec  des  mots 
inoubliables  le  Royaume  de  Dieu  et  sa  justice.  La  vision 
se  forme,  se  précise,  c'est  comme  s'il  était  de  nouveau 
présent  devant  eux.  En  vain  quelques-uns,  en  retard  sur 
les  autres,  hésitent  avant  de  s'abandonner  à  cette  bien- 
heureuse conviction  *.  Ils  subissent  à  la  fin  la  même 
suggestion  du  lieu,  du  souvenir,  de  la  foi  ressuscitée  et 
ressuscitant  son  objet.  Depuis  lors,  rien  ne  leur  ôtera  de 
l'esprit  qu'ils  l'ont  vu  vivant.  —  Voilà  certainement  le 
plus  ancien  récit  de  la  résurrection.  Il  tient  en  deux 
lignes  dans  l'évangile,  mais  ces  deux  lignes  suffisent 
pour  que  nous  puissions  reconstituer  toute  la  scène. 

Le  récit  de  l'appendice  Jean  XXI,  qui  nous  transporte 
aussi  en  Galilée ,  suppose  que  la  majorité  du  groupe 
apostolique  demeura  quelque  temps  encore  dans  cette 
province  et  que  des  scènes  analogues  à  celle  de  la  mon- 
tagne se  passèrent  aussi  sur  le  lac.  Ils  pouvaient  se 
rappeler  la  nuit  mystérieuse  où  ils  l'avaient  vu  glisser 
sur  les  flots  agités  comme  un  être  supérieur  à  qui  tout 
obéit. 

Mais  les  pieuses  voyantes  étaient  demeurées  à  Jérusa- 
lem. Elles  n'étaient  pas  convoquées  en  Galilée.  Elles 
n'étaient  pas  restées  muettes,  et  leur  conviction  s'était 
propagée  dans  la  petite  société  persistant  dans  sa  fidé- 
lité au  souvenir  de  Jésus.  Ceux  qui  la  composaient  vi- 
vaient aussi  dans  un  état  d'excitation  mentale  allant  en 
grandissant  à  mesure  que  le  coup  brutal  de  la  crucifixion 
perdait  de  sa  première  acuité.  Il  se  trouva  bientôt  que 
d'autres  que  les  femmes  et  les  apôtres  proprement  dits 

1  Matth.  XXVIII,  17. 


JESUS    DE   NAZARETH 

furent  saisis  de  la  même  disposition  à  croire  à  la  Résur- 
rection et  même  à  voir  devant  eux  la  personne  du  Res- 
suscité K  Mais  c'est  le  récit  de  Luc  concernant  les  disciples 
d'Emmaûsquiest  pour  nous  le  spécimen  le  plus  intéres- 
sant de  cette  catégorie  des  apparitions  ^  L'état  extatique 
des  deux  disciples  se  révèle  dans  leur  impuissance  à 
reconnaître  «  l'inconnu  »  qui  leur  parle  tout  le  long  de 
la  route,  dans  les  «  feintes  »  réitérées  que  nous  avons 
signalées,  dans  la  reconnaissance  instantanée  dont  Jésus 
est  l'objet  au  moment  où  il  rompt  le  pain,  dans  le  moment 
de  transport  que  suit  brusquement  l'évanouissement  de 
la  bienheureuse  et  trop  courte  vision.  Mais  il  s'y  joint 
un  nouvel  élément  de  conviction.  Ce  n'est  plus  le  rendez- 
vous  donné  en  Galilée  qui  figure  comme  un  des  facteurs 
de  la  croyance  en  la  résurrection  du  Crucifié.  C'est  une 
conception  beaucoup  plus  générale  de  ce  qui  fait  la  vé- 
ritable grandeur  du  Serviteur  de  Dieu.  Elle  était  impliquée 
déjà  dans  plus  d'un  enseignement  du  Christ  ^  mais  ils 
ne  l'avaient  pas  eûcore  bien  comprise.  Les  inimitiés,  les 
outrages,  les  tourments ,  que  le  Fils  de  l'homme  a  dû 
subir,  sa  mort  ignominieuse  elle-même,  bien  loin  d'être 
pour  les  siens  des  motifs  de  découragement  et  de  déser- 
tion, constituent  ses  droits  à  la  céleste  grandeur.   «  Il 

^  C'est  probablement  ce  qui  est  au  fond  de  l'apparition  aux  500 
dont  parle  Paul  dans  son  énumération  I  Cor.  XV,  6. 

^  Le  problème  historique,  et  il  n'est  pas  sûr  qu'on  puisse  le  ré- 
soudre, consiste  bien  moins  dans  le  fait  même  des  apparitions  que 
dans  la  difficulté  de  les  ranger  dans  un  ordre  chronologique.  La 
tradition  hiérosolymite  enregistrée  par  Luc  ignore  le  voyage  et  l'ap- 
parition en  Galilée.  De  là  une  tendance  à  rapprocher  plus  qu'il  ne 
le  faudrait  de  la  visite  au  tombeau  les  apparitions  que  cette  tradition 
raconte.  L'auteur  du  troisième  évangile  s'est  rectifié  lui-même  en 
évaluant  dans  les  Actes  à  40  jours  la  période  pendant  laquelle  ces 
visions  se  succédèrent. 

3  Matth.  V,  11-12.  ;  X,  24-25  ;  XVI,  21  ;  XX,  28  etc.,  et  parall. 


LA  NATURH  DES  APPARITIONS  469 

«  fallait  que  le  Christ  souffrît  toutes  ces  choses  pour 
«  entrer  dans  sa  gloire  '.  »  Cette  idée  se  reflète  à  leurs 
yeux  sur  tout  l'ensemble  des  saintes  Écritures.  Ils  l'y 
voient  reluire  partout,  là  noiême  où  nous  ne  la  voyons  pas, 
dans  les  livres  de  Moïse  aussi  bien  que  dans  tous  les 
prophètes.  Les  Écritures  ont  désormais  pour  eux  un  sens 
nouveau.  C'est  comme  une  illumination  qui  s'étend  d'un 
bout  à  l'autre  du  recueil  sacré.  C'est  le  peintre  anglais 
D.  Roberts  qui,  à  ma  connaissance,  a  le  mieux  saisi  l'état 
d'esprit  des  disciples  d'Emmaûs  quand  il  les  représente 
marchant  de  front  à  pas  inégaux,  les  yeux  clos,  étrangers 
à  ce  qui  les  entoure,  tandis  que  derrière  eux  un  person- 
nage qu'il  aurait  peut-être  fallu  dessiner  avec  des  lignes 
encore  moins  accusées,  Jésus  lui-même,  qu'ils  ne  regar- 
dent pas,  mais  qu'ils  écoutent^  les  suit  de  tout  près^  les 
endoctrine,  leur  révèle  cette  vérité  lumineuse  qui  ré- 
chauffe leur  cœur,  au  point  «  qu'il  brûle  au  dedans  d'eux- 
mêmes  ». 

C'est  ainsi  que  nous  pouvons  suivre  le  cours  d'idées 
qui,  en  ramenant  la  confiance  dans  le  cœur  des  disciples, 
détermina  une  explosion  de  foi  redoublée  sous  la 
forme  d'extases  en  rapport  étroit  avec  son  objet.  La  na- 
ture des  récits  de  ces  apparitions  ne  nous  permet  pas 
d'en  soupeser  les  détails  comme  si  on  en  avait  sur  l'heure 
dressé  procès-verbal.  Il  est  bien  à  présumer  que  les  nar- 
rateurs enrichirent,  sciemment  ou  non,  plus  d'une  de  leurs 
descriptions  de  traits  dictés  par  leur  manière  individuelle 
de  concevoir  les  choses.  Ce  qui  est  significatif,  c'est  que 
pas  un  de  leurs  récits  n'envisage  la  possibilité  d'une 
mort  apparente  au  moment  où  Jésus  fut  détaché  de  la 
croix.  En  revanche  bon  nombre  d'entre  eux  ont  la  ten- 

1  Luc  XXIV,  26,  44. 


470  JÉSUS    DE    NAZARETH 

dance  très  marquée  à  prémunir  le  lecteur  contre  le  soup- 
çon que  le  corps  vu  par  les  premiers  disciples,  qui  dis- 
paraissait inopinément  sans  qu'ils  pussent  dire  comment, 
ressemble  beaucoup  à  un  corps  plus  idéal  que  réel.  On 
ne  s'explique  pas  bien,  dans  l'hypothèse  de  la  résurrec- 
tion corporelle,  comment  il  se  fait  que  les  Onze  en  Gali- 
lée ne  sont  pas  tous  en  même  temps  persuadés  que 
c'est  réellement  Jésus  qui  est  devant  eux.  La  pre- 
mière idée  qui  vienne  aux  témoins  de  sa  première  appa- 
rition à  Jérusalem^  c'est  qu'ils  ont  en  face  d'eux  un  esprit^ 
un  fantôme  S  et  Jésus  doit  se  donner  quelque  peine  pour 
les  convaincre  du  contraire;,  en  leur  montrant  ses  mains 
et  ses  pieds  et  en  leur  demandant  à  manger.  Marie  Ma- 
deleine, transportée  de  bonheur,  voudrait  «  toucher  », 
et  doit  en  être  empêchée  ^  C'est  ce  que  l'incrédule  Thomas 
exige  à  son  tour  pour  partager  la  foi  des  autres  ^  mais 
il  finit  par  se  trouver  dans  le  même  état  d'esprit,  et  s'il 
n'est  pas  dit  qu'il  ait  réellement  touché,  c'est  que  l'appa- 
rition dont  il  est  témoin  est  si  intense^,  les  paroles  qu'il 
avait  proférées  si  nettement  reproduites,  qu'il  n'a  plus 
qu'à  se  prosterner  tout  confus  *. 


iLucXXLV,  37. 

2  Jean  XX,  17. 

3  Ibid.  2o-29. 

*  Ce  souvenir  plus  ou  moins  vague  de  rimmatérialité  des  appari- 
tions de  Jésus,  combattu  par  le  désir  ardent  de  leur  réalité  tangible, 
se  reflète  encore  dans  d'autres  documents  que  nos  évangiles.  Ainsi 
dans  révangile  des  Nazaréens  (Jérôme,  de  vir.  ill.  2)  on  raconte 
qu'après  être  apparu  à  Jacques,  Jésus  ressuscité  se  fît  voir  à  Pierre 
et  aux  autres  apôtres  en  leur  disant  :  «  C'est  moi,  touchez-moi,  et 
'(  assurez-vous  que  je  ne  suis  pas  un  esprit  incorporel  [daemonium 
V  incorporale)  ».  Plus  tard  Clément  d'Alexandrie  [Adumbrat.  ad.  1 
Joh.  I,  \)  rapporte  une  tradition  qui  circulait  encore  de  son  temps, 
d'après  laquelle  Jean    aurait  enfoncé  sa  main  dans  le  corps    de 


LA    NATUKR    DES    Al'l'AUlTloNS  471 

Il  y  a,  dirait-on,  comme  une  lutte  entre  le  sentiment 
de  la  réalité  et  la  vision  qui  s'empare  graduellement  de 
l'intelligence  des  assistants,  et  cette  lutte  se  ter- 
mine régulièrement  par  le  triomphe  de  la  vision.  C'est 
ce  qui  caractérise  les  récits  relatifs  aux  disciples  d'Em- 
maûs,  à  Marie  Madeleine,  aux  apôtres  en  Galilée  (Matth. 
XXVin,  17  et  Jean  XXI).  Ce  n'est  qu'au  bout  d'un  certain 
temps  qu'ils  reconnaissent  les  traits  du  Maître.  On  re- 
marquera aussi  que  les  apparitions  coïncident  sou- 
vent avec  un  repas  auquel  Jésus  prend  part  *.  Évidemment 
les  narrateurs,  comme  les  apologistes  l'ont  fait  après 
eux ,  voient  là  une  preuve  de  la  réalité  matérielle  du 
corps  ressuscité.  Mais  on  doit  se  demander  si,  à  l'origine 
et  en  dehors  de  tout  calcul  de  polémique,  cette  particu- 
larité ne  tient  pas  à  ce  que  l'image  de  Jésus  s'associait 
de  préférence  au  souvenir  de  ces  instants  gravés  dans 
leur  coeur  où  il  présidait  les  repas  du  cénacle  et  où,  pre- 
nant le  pain  de  ses  mains  vénérées,  il  le  rompait  pour 
le  distribuer  à  ses  enfants  spirituels.  Cela  contribuerait 
à  expliquer  l'importance  attribuée,  dès  les  premiers 
jours ,  à  la  représentation  figurée  de  la  dernière  Cène 

Jésus,  et  elle  aurait  passé  au  travers  sans  rencontrer  de  résistance. 
Cette  singulière  tradition  est  probablement  d'origine  gnostique  et 
surtout  docète.  Le  docétisme,  tendance  très  répandue  au  second 
siècle,  consistait  à  nier,  non  pas  l'apparence,  mais  la  réalité  maté- 
rielle du  corps  du  Christ.  Mais  cette  doctrine  n'était-elle  pas  suggérée 
jusqu'à  un  certain  point  par  plusieurs  détails  des  récits  canoniques 
eux-mêmes,  la  marche  sur  les  eaux,  la  Transfiguration,  par  exemple? 
La  fantaisie,  une  fantaisie  sans  mesure  et  sans  goût,  ne  tarda  pas  à 
s'emparer  du  corps  ressuscité  pour  en  faire  le  thème  de  représen- 
tations baroques.  C'est  ainsi  que  dans  le  fragment  retrouvé  de  l'évan- 
gile dit  de  Pierre  Jésus  sort  de  la  tombe  à  la  vue  de  ses  gardiens 
épouvantés  avec  une  taille  gigantesque  au  point  que  sa  tête  dé- 
passe la  voûte  céleste. 

1  Luc  XXIV,  30,  41-42  ;  Jean  XXI,  12-13. 


472  JÉSUS    DE   NAZARETH 

comme  à  un  acte  qui  reconstituait  en  esprit  la  présence 
du  Christ  bien-aimé  au  milieu  des  siens  \ 

Nous  sommes  donc  de  ceux  qui  pensent  que  les  scènes 
diverses  de  la  Résurrection  doivent  être  ramenées  à  des 
extases  ayant  pour  ceux  qui  y  participaient  toute  la  va- 
leur d'une  réalité  objective.  Un  spectateur  non  préparé, 
hostile  ou  même  simplement  indifférent,  n'eût  rien  vu. 
De  là  vient  qu'il  n'est  jamais  question  d'apparitions  de- 
vant d'autres  que  des  fidèles.  Nous  comprenons  au  con- 
traire très  bien  que  Paul  n'ait  eu  aucune  raison  pour  ne 
pas  assimiler  complètement  sa  vision  du  chemin  de  Damas 
à  celles  dont  avaient  joui  les  premiers  apôtres  ou  les 
premiers  missionnaires  de  l'Évangile.  Son  oupavJa  o-rcTaata 
(Act.  XXVI,  19),  sa  «  vision  céleste  »  en  était  pour  lui 
l'équivalent  exact  ^ 

11  faut  d'ailleurs  observer  que  rien  ne  nous  dit  que  Paul 
ait  2;w  Jésus  corporellement.  On  doit  penser  que  les  dis- 
ciples qui  avaient  vécu  près  de  Jésus,  familiers  avec  ses 
traits  physiques,  les  virent  se  dessiner  nettement  sur  le 
fond  de  leur  vision  extatique,  tandis  que  Paul,  d'après 

1  Comp.  Act.  II,  46. 

2  Mais,  dira-t-on,  Paul  n'était  pas  un  croyant,  il  était  le  plus  ar- 
dent persécuteur  des  chrétiens.  —  Sans  doute  ;  mais  nous  sommes 
trop  mal  renseignés  pour  décrire  le  changement  intérieur  qui  déter- 
mina la  crise  à  la  suite  de  laquelle  il  devint  chrétien  des  plus  fer- 
vents. II  nous  semble  évident  que  par  «  les  aiguillons  contre  lesquels 
«  il  regimbait  (Act,  XXVI,  14)  »  on  ne  peut  entendre  que  les  sug- 
gestions, pénibles  à  son  cœur  de  Juif  de  la  stricte  observance  (Gai. 
I,  14),  qui  le  poussaient  à  se  demander  s'il  était  dans  le  vrai  en 
déployant  tant  d'hostilité  contre  les  disciples  du  Crucifié.  Le  procès, 
la  vision,  la  mort  d'Etienne,  dont  il  avait  été  témoin,  furent  proba- 
blement le  premier  en  date  de  ces  «  aiguillons  »  qui  lacéraient  sa 
conscience.  Il  est  psychologiquement  très  vraisemblable  qu'il  ait 
d'abord  combattu,  en  redoublant  de  fanatisme,  ce  qui  devait  lui  faire 
l'effet  d'une  tentation  satanique.  De  là,  pour  lui  comme  pour  d'autres, 
l'apparente  soudaineté  de  sa  conversion. 


I.A    NATUME    DKS   APPAHITIONS  473 

le  récit,  ébloui,  aveuglé  même  par  la  lumière,  subjugué 
par  la  voix,  n'éprouva  pas  même  le  besoin  de  toucher  ni 
d'examiner.  D'après  Jean  XX,  29,  sa  foi  est  d'ordre  su- 
périeur, et  il  y  a  là,  dirait-on,  le  principe  de  la  tendance 
avouée  par  lui-même  (II  Cor.  V,  16)  à  n'attacher  que 
peu  ou  pas  d'importance  «  au  Christ  selon  la  chair  » 
pour  concentrer  toute  sa  ferveur  sur  le  «  Christ  glorifié  ». 
L'extase  de  Paul  nous  permet  enfin  de  nous  faire  une  idée 
de  celle  d'Etienne  K  Les  apparitions  sur  terre  avaient 
cessé.  Mais  Etienne,  dans  un  état  d'excitation  indiqué 
Act.  VI,  15,  voit  dans  la  splendeur  céleste  «  le  Fils  de 
l'homme  debout  à  la  droite  de  Dieu  »,  tandis  que  les  as- 
sistants ne  voient  rien  ^. 

On  a  opposé  à  cette  manière  de  comprendre  les  scènes 
de  résurrection  racontées  par  les  évangiles  trois  sor- 
tes d'objections. 

Premièrement  on  a  dit  que  l'exaltation  mentale  qu'elle 
suppose  chez  ceux  qui  y  figurent  comme  témoins  est 
incompatible  avec  l'état  de  prostration  où  nous  les  voyons 
tombés  depuis  l'arrestation,  le  jugement  et  la  mort  de 
Jésus.  —  C'est  répondre  à  la  question  par  la  question. 
Personne  ne  peut  dire  si  le  découragement  le  plus  pro- 

1  Act.  VII,  55-56. 

2  Quelques  théologiens,  trop  amis  du  vrai  pour  méconnaître  la  force 
de  ces  observations,  mais  désireux  de  conserver  la  valeur  objective 
des  scènes  de  la  Résurrection,  admettent  une  action  exercée  sur 
l'âme  des  premiers  disciples  par  Jésus  après  sa  mort,  action  dont 
l'effet  se  traduisait  pour  eux  sous  la  forme  des  visions.  Nous  ne  pou- 
vons discuter  cette  hypothèse  dont  l'admission  ouvrirait  la  porte, 
nous  le  craignons,  à  bien  des  rêveries.  A  quoi  reconnaît-on  la  diffé- 
rence entre  la  vision  purement  subjective  et  la  vision  provoquée 
par  une  action  surnaturelle  venant  du  monde  supérieur?  On  en 
pourrait  dire  autant  du  rêve. 


474  JÉSUS    DE    NAZARETH 

fond,  lorsque  les  circonstances  s'y  prêtent,  ne  peut  pas- 
être  suivi  d'un  retour  de  confiance  et  de  foi.  Nous  pen- 
sons que  l'impression  laissée  par  Jésus  sur  ses  disciples 
était  de  telle  sorte  que,  dans  tous  les  cas  et  au  bout  d'un 
temps  plus  ou  moins  long,  elle  se  serait  réveillée  et 
aurait  triomphé  de  l'espèce  de  stupeur  qui  avait  suivi 
l'anéantissement  de  leurs  premières  espérances.  Nous 
ne  voyons  pas  qu'à  limitation  de  l'imbécile  Antipas 
aucun  des  disciples  de  Jean  Baptiste  ait  cru  que  leur 
maître  était  sorti  vivant  de  son  tombeau.  Cela  ne  les 
empêcha  pas  de  former  après  sa  mort  une  société  reli- 
gieuse qui  prit  son  nom  pour  étendard,  moins  vivante, 
surtout  moins  vivace  que  la  première  Église  chrétienne, 
pourtant  très  viable  et  destinée  à  se  perpétuer  assez, 
longtemps.  Mais  le  fait  du  tombeau  trouvé  vide,  ouvert 
on  ne  savait  par  qui,  les  affirmations  des  pieuses  visi- 
teuses, qui  n'avaient  pas  été  aussi  promptes  que  les  dis- 
ciples à  déclarer  que  tout  était  fini,  furent  comme  des 
révulsifs  qui  détournent  de  la  partie  malade  les  causes 
de  la  paralysie  momentanée  et  lui  rendent  le  libre  jeu 
de  ses  fonctions.  De  nouveau  la  dépression  morale  fit 
place  à  l'exaltation,  et  celle-ci  engendra  l'extase. 

On  a  dit  en  second  lieu  que  les  apôtres  et  premiers 
disciples  de  Jésus  étaient  trop  simples  d'esprit,  de  na- 
ture trop  rassise  et  même  prosaïque  pour  créer  ainsi  des 
scènes  entières  qui  exigent  beaucoup  d'imagination  plas- 
tique et  hine  puissante  faculté  d'invention.  Quant  à  la 
simplicité  d'esprit,  l'objection  n'a  aucune  valeur.  Les 
annales  des  visions  surabondent  en  exemples  de  person- 
nes capables  d'en  avoir,  de  très  colorées  et  de  très 
fermement  dessinées,  bien  qu'elles-mêmes  fussent  dé- 
nuées de  savoir  et  de  grande  intelligence.  C'est  l'in- 
tensité du  sentiment  qui  les  rendait  poètes.  Quant  aux 


LA    NATURE    DKS    APPARITIONS  475^ 

dispositions  d'esprit  qu'elle  attribue  aux  apôtres,  cette 
même  objection  a  le  malheur  d'être  en  contradiction  ab- 
solue avec  les  faits.  Qu'est-ce  donc  que  les  scènes  où 
ces  mêmes  apôtres  ont  vu  Jésus  marcher  sur  les  eaux 
ou  bien  se  transformer  en  être  céleste  projetant  un  éclat 
éblouissant,  conversant  avec  Moïse  et  Élie  qui  sont  ve- 
nus le  rejoindre  ?  Qu'est-ce  que  la  scène  de  la  Pente- 
côte et  cette  glossolalie^  qui  joua  un  si  grand  rôle  dans 
les  manifestations  de  la  piété  chrétienne  aux  temps 
apostoliques,  si  ce  n'est  autant  de  preuves  irrécusables 
de  l'état  d'exaltation  très  prononcée  des  premiers  chré- 
tiens et  de  leurs  directeurs?  Pierre  ne  parle-t-il  pas 
(Act.  II,  17)  des  «  visions  et  des  songes  »  qui  signale- 
ront aux  derniers  temps  (les  siens)  l'effusion  du  Saint- 
Esprit  sur  les  serviteurs  et  les  servantes  de  Dieu?  N'eut- 
il  pas  lui-même  son  extase  de  Césarée  (Act.  X,  9-20), 
où  il  serait  plus  que  difficile  de  trouver  les  marques  d'un 
fait  matériel  et  où  il  crut  recevoir  la  révélation  qui  lui 
permit  de  baptiser  une  famille  de  payens  convertis? 
Philippe  n'a-t-il  pas  aussi  sa  vision  (Act.  VIII,  26)  ?  Et 
Paul  ne  parlait-il  pas  sans  la  moindre  fausse  honte  de 
ses  visions  fréquentes  ^  ?  La  réalité  est  au  contraire  que 
l'ÉgHse  primitive,  à  commencer  par  ses  chefs,  vécut 
dans  un  état  de  surexcitation  du  sentiment  religieux  qui 


1  La  glossolalie  ou  le  «  parler  en  langues  »  était  un  langage  exta- 
tique, inarticulé,  confus,  que  l'on  prit  souvent  pour  un  parler  en 
langues  étrangères  (d'où  la  tournure  donnée  au  récit  Act.  II,  i-\Z', 
mais  comp.  la  signification  qui  lui  est  donnée  17-18).  Le  glossolale 
était  impuissant  à  énoncer  avec  suite  et  clarté  les  impressions  qui 
bouillonnaient  dans  son  âme.  Ce  phénomène,  très  fréquent  dans 
certaines  églises,  notamment  à  Corinthe,  comme  plusieurs  autres 
dus  à  la  première  effervescence,  disparut  graduellement.  Il  se  main- 
tint toutefois  encore  longtemps  parmi  les  montanistes. 

2 II  Cor.  Xll,  1  ;  comp.  I  Cor.  XIV,  18. 


476  JÉSUS    DE   NAZARETH 

rendait  la  vision  extatique  très  facile  et  très  commune. 
On  a  objecté  enfin  que  si  l'on  peut  admettre  chez  un  in- 
dividu cette  espèce  de  rôve  de  l'homme  éveillé,  tellement 
absorbé  par  une  pensée-maîtresse  qu'il  est,  comme  dans 
le  rêve  du  sommeil,  isolé  mentalement  de  la  réalité  am- 
biante et  qu'il  projette  l'objet  de  cette  pensée  sur  le 
champ  visuel  de  son  imagination,  il  en  est  tout  autre- 
ment lorsque  plusieurs  personnes  réunies  voient  en 
même  temps  la  même  chose.  C'est  une  autre  erreur.  Tout 
dépend  de  savoir  si,  dans  le  groupe  supposé,  la  même 
idée  absorbante  remplit  les  imaginations  et  fait  battre 
les  cœurs.  Les  huguenots  français,  persécutés  sous 
Louis  XIV,  aimaient  à  se  rassembler  la  nuit  sur  l'em- 
placement de  leurs  temples  rasés  ou  dans  une  solitude 
pour  écouter  les  anges  qui  chantaient  au  ciel  leurs  vieux 
psaumes  si  religieux,  aux  mélodies  si  graves.  Il  y  a  des 
extases  de  l'ouïe  comme  il  y  en  a  de  la  vue.  Et  il  ressort 
de  quelques  récits  qui  nous  en  sont  parvenus  que  des 
groupes  entiers  entendaient  le  même  psaume,  suggéré 
probablement  par  quelque  fidèle  qui  avait  commencé  par 
murmurer  les  premières  paroles  ou  les  premières  notes, 
par  exemple  :  «  A  toi,  mon  Dieu,  mon  cœur  monte  »,  ou 
bien  :  «  Qui  sous  la  garde  du  grand  Dieu  —  Pour  jamais 
«  se  retire,  etc.  »,  ou  bien  encore  par  une  belle  nuit: 
«  Les  cieux  en  chaque  lieu  —  De  la  gloire  de  Dieu  — 
((  Instruisent  les  humains,  etc.  *  »  Il  serait  trop  long  et 

1  Voir  comme  spécimen  la  déposition  d'Isabeau  Gharras  à  Londres, 
5  Mars  1707,  dans  le  Théâtre  sacré  des  Cévennes,  éd.  de  Londres, 
même  année.  «  Encore  que  beaucoup  de  gens  se  soient  moqués  des 
«  chants  de  psaumes  qui  ont  été  entendus  en  beaucoup  d'endroits 
«  comme  venant  du  haut  des  airs,  je  ne  laisserai  pas  d'assurer  ici 
«  que  j'en  ai  plusieurs  fois  ouï  de  mes  propres  oreilles.  J'ai  entendu 
«  plus  de  20  fois  cette  divine  mélodie  en  plein  jour  et  en  compagnie  J 
«  de  diverses  personnes  dans  des  lieux  écartés  de  maisons  où  il  n'y  g 


LA    NATURE    DES   ArPAlUTIONS  Ml 

en  dehors  de  notre  étude  spéciale  de  nous  étendre  sur 
ce  chapitre  des  visions  et  des  hallucinations  partagées 
en  même  temps  par  une  pluralité  d'assistants  et  nous 
devons  renvoyer  ceux  qui  désireraient  étudier  cet  ordre 
de  phénomènes  d'extase  collective  aux  spécialistes  fran- 
çais et  anglais  qui  s'en  sont  occupés  K  Physiologi- 
quement  et  en  tenant  compte  de  l'ébranlement  simultané 
des  systèmes  nerveux,  on  pourrait  comparer   ce  phéno- 

«  avait  ni  bois,  ni  creux  de  rochers,  et  où  en  un  mot  il  était  absolu- 
'<  ment  impossible  que  quelqu'un  fust  caché.  On  avait  bien  considéré 
«  tout  et  ces  voix  célestes  étaient  si  belles  que  les  voix  de  nos 
«  paysans  n'étaient  assurément  point  capables  de  former  un  pareil 
«  concert.  . .  Et  même  il  y  a  une  circonstance  qui  marque  nécessai- 
«  rement  le  prodige.  C'est  que  tous  ceux  qui  accouraient  pour  en- 
te tendre  n'entendaient  pas  tous.  Du  moins  plusieurs  protestaient 
«  qu'ils  n'entendaient  rien; pendant  que  les  autres  estaient  chai'més 
«  de  cette  mélodie  angélique.  Je  me  souviens  particulièrement 
«  d'avoir  ouï  distinctement  les  paroles  des  Commandements,  Lèi;e  le 
«  cœur  etc.  et  du  Ps.  91,  Qui  sous  la  garde  du  haut  Dieu  etc.  » 

^  11  est  clair  qu'il  ne  faut  pas  mettre  sur  la  même  ligne  les  ou- 
vrages provenant  d'une  étude  méthodique  et  scientifique  des  phéno- 
mènes et  ceux  qui  sont  écrits  dans  une  arrière-pensée  de  propa- 
gande et  ne  distinguent  pas  entre  la  vision  et  la  réalité  de  son  objet. 
Nous  citerons  parmi  les  ouvrages  sérieux  celui  de  Brierre  de  Bois- 
mont,  déjà  ancien,  Des  Hallucinations,  histoire  raisonnée  des  appa- 
ritions, des  visions,  des  songes,  de  l'extase  etc.  Paris,  1859,  2™"  éd.  A 
la  page  228  on  lit  la  description  de  la  vision  collective  d'un  bataillon 
français  en  Calabre  pendant  les  guerres  du  second  empire.  On  peut 
lire  aussi  en  anglais  les  Phantasms  of  the  Living  de  MM.  F.  W.  H. 
Myers  et  F.  Wedmore  dans  les  publications  de  la  Society  for  psychi- 
cal  Researches,  Londres,  1886.  Il  n'entre  nullement  dans  mon  inten- 
tion de  mettre  les  scènes  de  vision  qu'on  y  peut  trouver  et  qui  sont 
souvent  d'un  ordre  peu  élevé  en  parallèle  avec  les  belles  visions  des 
évangiles.  C'est  le  fait  psychique  seul  qu'il  s'agit  d'établir.  Le  con- 
tenu d'une  vision  ne  peut  être  que  la  projection  de  la  pensée  inté- 
rieure. Si  cette  pensée  est  noble  et  belle,  la  vision  le  sera  aussi  ;  si 
elle  est  mesquine  ou  baroque,  il  en  sera  de  même  de  sa  projection.  Que 
l'on  compare,  par  exemple,  les  visions  d'une  Marie  Alacoque  avec  celles 
de  Jeanne  d'Arc.  V.  aussi  les  travaux  de  M.  Richet  et  de  son  école. 


478  JÉSUS    DE    NAZARETH 

mène  à  celui  des  instruments  ramenés  au  même  ton  et 
dont  une  même  corde  vibre  chez  tous  à  l'unisson,  bien 
que  non  touchée,  lorsque  sur  l'un  d'eux  un  archet  met 
cette  corde  en  vibration. 

Dira-t-on  qu'il  est  pénible  de  faire  reposer  tout  le  glo- 
rieux édifice  de  l'Eglise  chrétienne  et  de  son  histoire  sur 
une  illusion  ?  L'illusion  n'est  que  relative,  et  ce  juge- 
ment lui-même  serait  illusoire.  L'histoire  de  l'Église  ne 
part  nullement  du  fait  matériel  de  la  Résurrection, 
mais  de  la  croyance  des  premiers  disciples  en  cette  ré- 
surrection, et  cette  croyance  à  son  tour,  en  vertu  de 
leurs  antécédents  religieux,  était  la  forme  inévitable  que 
devait  revêtir  chez  eux  le  réveil  de  la  foi  antérieure. 
C'est  cette  foi  qui  a  fondé  l'Église  chrétienne.  Jésus  a 
triomphé  de  tous  ses  ennemis  dans  le  cœur  et  la  cons- 
cience des  siens,  voilà  le  fait  inéluctable.  Si  les  visions 
des  premiers  disciples  étaient  imaginaires  quant  à  la 
forme,  elles  n'en  contenaient  pas  moins  une  haute  vé- 
rité. Ceux  qui  comme  nous  croient  à  une  destinée  supra- 
terrestre  de  l'homme  après  la  mort  basent  volontiers 
leur  foi  sur  l'élément  prophétique  de  la  nature  et  de  la 
vie  humaines,  sur  les  aspirations  de  Thomme  constitué 
normalement  vers  la  perfection,  vers  l'idéal,  sur  sa  soif 
inextinguible  de  justice  et  de  vérité,  sur  son  amour  du 
progrès  à  l'infini,  surTattrait  vers  Dieu,  idéal  vivant,  qui 
se  révèle  comme  une  invitation  continue  à  nous  unir  à  lui 
plus  intimement  que  cela  n'est  possible  dans  les  condi- 
tions de  la  vie  actuelle.  En  d'autres  termes,  c'est  sur 
ses  sommets,  et  non  dans  ses  bas-fonds,  que  la  nature 
humaine  prédit  sa  destinée  immortelle.  Si  les  premiers 
disciples  ont  cru  à  la  résurrection  de  Jésus,  c'est  qu'an- 
térieurement le  Fils  de  l'homme  par  sa  vie  avait  mis  en 
évidence  son  immortalité. 


CONCLUSIONS 


Si  les  résultats  de  l'étude  qui  précède  sur  la  vie  de 
Jésus  sont  légitimes,  il  est  certain  que  jamais  plus  vaste 
fleuve  n'est  sorti  de  source  plus  exigiie  en  surface. 
Trois,  tout  au  plus  quatre  ans  d'enseignement;  une  vie 
dont  ce  qu'on  en  sait  est  digne  d'une  admiration  qui  cap- 
tive, mais  dont  la  plus  grande  partie  est  restée  dans  une 
ombre  épaisse  ;  une  fin  tragique  prématurée  ;  pas 
un  mot  écrit  ;  pas  une  institution  fondée  ;  quelques 
paroles  et  quelques  incidents  confinés  dans  la  mémoire 
de  quelques  hommes  simples,  ignorants,  dominés  par 
des  traditions  réfractaires  au  dépôt  qui  leur  était  légué  ; 
le  tout  se  déroulant  au  sein  d'un  petit  pays  obscur  et 
dédaigné,  —  c'est  de  là  qu'est  venu  le  christianisme 
et  avec  lui  cette  Église  chrétienne  dont  les  aberrations 
et  les  fautesjne  sauraient  éclipser  l'imposante  grandeur, 
pas  puisqu'elles  n'ont  ruiné  sa  puissance  encore  aujour- 
d'hui] si  grande  après  bientôt  deux  mille  ans  d'existence. 
Jamais  la  disproportion  de  la  cause  et  de  ses  effets  n'a  été 
plus  sensible  à  ceux  qui  ne  savent  mesurer  ce  genre  de 
rapport  qu'à  l'aune  des  ^calculs  empiriques.  Comme 
les  succès  rapides,  étonnants  aussi,  de  l'islamisme 
parti  de  la  Mecque  sont  plus  faciles  à  comprendre  et  à 


480  JÉSUS    DE   NAZARETH 

expliquer!  Ceux,  beaucoup  plus  lents,  du  christianisme 
sont    une    des    grandes   victoires,    la    plus  grande  je 
crois,   de   l'idéalisme  dans   l'humanité.  Car,  tout   pesé 
et  ramené    à    la  force  première  d'impulsion,  ce  sont 
des  idées  qui  ont  triomphé  parleur  vertu  propre.  Jésus 
a    été    essentiellement    un    «    semeur    ».    Lui-même 
aimait  à  se  définir  ainsi,  un  semeur  sans  illusion  sur 
tout  ce  qui  pouvait  stériliser  le  grain  qu'il  répandait  sur 
le  sol,  mais  plein  de  confiance  dans  la  moisson  future. 
Et  l'un  des  traits  les  plus  remarquables  de  cette  incom- 
parable physionomie,  c'est  assurément  la  merveilleuse 
conviction^  l'inaltérable  sérénité  avec  laquelle  il  prédit, 
non   pas  son  succès  personnel,  mais   le  triomphe  des 
intuitions  religieuses  où  son  cœur  pur  lui  faisait  discer- 
ner des  vérités  éternelles.  Son  œuvre  proprement  dite, 
son  œuvre  indiscutable,  c'est  d'avoir  introduit  dans  la 
conscience  humaine  un  idéal  de  foi  et  de  morale  supé- 
rieure, foi  et  morale  connexes  ;  un  idéal  de  désir  con- 
fiant dans  l'intention  divine,  de  tendresse,  de  pitié  active, 
de  sincérité  religieuse^  de  fidélité  inébranlable  au  devoir; 
un  idéal  où  l'effrayante  nébuleuse,  à  qui  la  raison,  sans 
autre  conseil  qu'elle-même,  doit  donner  le  nom  de  Dieu, 
se  résout  pour  le  cœur  qu'il  attire  en  rayons  d'amour 
infini  ;  un  idéal   qui  s'est  prêté,  se  prête  encore,  avec 
une  ductilité  trop  peu  remarquée,  aux  évolutions  et  aux 
besoins  successifs  des  sociétés  humaines.  S'il  est  une 
grandeur  de  premier  ordre  dans  le  domaine  de  l'esprit, 
ic'est  évidemment  celle-là.  Peu  importe  à  ce  point  de  vue 
qu'on  ait  ou  non  trouvé  le  vrai  dans  l'interprétation  de 
telle  parole  ou  l'explication  de  tel  incident  :  c'est  de  l'en- 
semble global  que  se  dégage  cet  idéal  que  nous  pouvons 
toujours  contempler  dans  sa  beauté  radieuse  avec  l'es- 
poir de  transfigurer  notre  vie  en  nous  appropriant  quel- 


CONCLUSIONS  481 

ques  reflets  de  sa  splendeur.  Toutes  les  institutions 
actuelles,  toutes  les  Eglises  historiques  pourraient 
crouler  sans  que  cet  idéal  fut  anéanti.  Le  christianisme 
en  soi  se  perpétuerait  chez  les  hommes  de  religion  et  de 
conscience  éveillée.  Le  savant,  l'artiste,  le  philanthrope, 
tous,  jusqu'aux  plus  humbles  manœuvres^  jusqu'aux 
plus  repentants  et  jusqu'aux  plus  malheureux,  seraient 
toujours  les  amants  de  cette  perfection  dont  le  Dieu  de 
Jésus  est  la  substance  et  le  foyer  vivant. 

Pour  ceux,  il  est  vrai,  qui  ne  voient  dans  la  religion 
qu'une  infirmité  deTesprit  humain,  de  telles  affirmations 
rentrent  dans  la  chimère.  Reste  à  leur  débit  la  tâche 
d'expliquer  comment  il  se  fait  que  cette  infirmité  a  pro- 
curé tant  de  déUces  à  tant  d'àmes  et  rendu  cet  esprit  si 
fort,  capable  de  si  grandes  choses.  Ce  n'est  pas  la  cou- 
tume des  infirmités.  —  Ceux  au  contraire  qui  partent  du 
principe  que  la  nature  humaine  révèle  ses  virtualités 
originelles  dans  l'histoire  de  l'humanité  et  qu'il  est  illo- 
gique de  la  mutiler  théoriquement  en  l'amputant  de  l'une 
d'entre  elles,  pensent  que  la  religion,  sous  une  forme  quel- 
conque, depuis  la  plus  concrète  jusqu'à  la  plus  éthérée, 
en  fait  partie  intégrante,  et  par  conséquent  c'est  l'irré- 
ligion qui  pour  eux  est  l'infirmité.  En  dépit  d'atrophies 
individuelles  et  parfois  collectives,  la  religion  sur  la 
terre  est  assurée  d'une  durée  égale  à  celle  de  l'huma- 
nité elle-même,  et  par  conséquent  on  est  en  droit  de  stipu- 
ler la  permanence  de  l'idéal  chrétien  sous  des  formes 
indéfiniment  variées  de  réahsation,  pouvant  différer 
beaucoup  de  toutes  celles  que  nous  connaissons. 

Ceci  n'est  pas  un  paradoxe.  L'idéal  chrétien  qLii  se 
résume  d'après  Jésus  lui-même  en  amour  de  Dieu  et  des 
hommes  est  éternel  comme  la  religion  qui  ne  saurait 
trouver  d'expression  plus  élevée  ni  plus  large,  en  même 

JÉSUS   DE  NAZAR.    —  II.  31 


482  JÉSUS   DE   NAZARETH 

temps  qu'ainsi  compris,  il  est  en  état  d'ennoblir  toute 
vie  humaine  en  la  rattachant  à  Dieu.  L'amour  de  Dieu 
n'est  qu'un  mot  ou  une  idolâtrie  subjective,  s'il  n'est  pas 
l'amour  vivifié  de  la  perfection  en  toute  chose,  en  tout 
genre  d'activité,  en  tout  exercice  des  facultés  humaines, 
en  tout  essai  d'amélioration  des  conditions  individuelles 
et  sociales.  L'amour  des  hommes  lui  est  au  fond  sem- 
blable, nous  avons  dit  pourquoi  (p.  300).  Voilà  ce  qui 
fait  que  l'idéal  chrétien  peut,  selon  les  époques,  se 
réaliser  dans  des  appUcations  multiples,  variées,  nou- 
velles, se  distinguant  fortement  de  ce  qui  passait  pour 
normal  auparavant.  On  doit  même  dire  que  la  variation 
lui  est  inhérente.  C'est  en  ce  sens  qu'on  peut,  sans  lui 
faire  aucun  tort,  le  compléter,  l'élargir  et  même  le  rec- 
tifier dans  ses  applications,  d'accord  avec  lui-même,  si 
l'expérience  en  démontre  la  nécessité.  Mais  comment 
concevoir  que  l'humanité  pourrait  accomplir  de  nouveaux 
progrès  si  elle  renonçait  à  cet  amour  du  parfait  qui,  en 
pratique,  pousse  au  perfectionnement  et  qui  constitue 
l'essence  même  de  l'amour  de  Dieu?  Notons,  en  plus,  la 
chaleur  propre  que  procure  à  tout  sentiment  sa  pénétra- 
tion par  le  sentiment  religieux.  Et  si  l'humanité  s'efiforce 
d'accomplir  ces  nouveaux  progrès,  comment  peut -on 
soutenir  qu'elle  rompra  avec  l'idéal  chrétien? 

Cette  réduction  de  l'idéal  chrétien  à  son  trait  essentiel 
et  central  n'exclut  pas,  au  contraire  elle  comprend  ce  qui 
rend  cet  idéal  si  cher  aux  âmes  d'élite  qui  vivent  de  bonté, 
de  dévouement,  d'abnégation^  de  renoncement,  de  charité, 
de  pitié  pour  toutes  les  misères.  Le  bonheur  qu'elles  trou- 
vent à  soulager,  à  régénérer,  à  consoler,  à  combattre  le 
mal  individuel  et  social,  est  une  des  faces,  la  plus  noble 
sans  contredit,  de  cet  amour  du  parfait  qui  excite  à 
combattre  par  toUs  les  moyens  dont  on  peut  disposer  les 


CONCLUSIONS  483 

lamentables  défectuosités  du  vice  et  de  la  douleur. 
Elle  inclut  aussi  le  raffermissement  des  consciences 
délicates  qu'angoisse  le  sentiment  de  leur  imperfection 
morale  et  de  la  séparation  d'avec  Dieu  qui  en  est  soli- 
daire. Au  rayonnement  de  l'idéal  évangélique  elles  pui- 
sent dans  le  rappel  constant  au  devoir,  rappel  direct  de 
Dieu,  l'assurance  de  la  victoire  finale  du  bien  en  elles- 
mêmes  comme  dans  le  monde,  cette  assurance  qui  de 
tous  les  levains  est  le  plus  régénérateur  et  le  plus  forti- 
fiant. Tel  est  en  effet  le  phénomène  constaté  par  les  grands 
maîtres  de  la  psychologie  religieuse,  mal  compris  sou- 
vent du  vulgaire  et  mal  expliqué  par  la  théologie,  qui 
revient  à  ceci  que  la  «  grâce  »  ou  l'attrait  de  la  perfec- 
tion divine,  est  un  mobile  d'action  morale  bien  supérieur 
à  celui  que  peut  fournir  la  simple  loi. 

De  là  enfin,  les  sentiments  sympathiques  avec  lesquels 
un  chrétien,  vraiment  pénétré  de  l'esprit  du  Maître, 
peut  envisager  les  autres  grandes  formes  historiques  de 
religion,  judaïsme,  islamisme,  bouddhisme;,  parsisme,  etc., 
où  se  rencontrent,  à  divers  degrés  d'intégralité  et  de  pu- 
reté, des  éléments  de  vie  religieuse  et  morale  de  même 
genre  que  ceux  qui  constituent  l'idéal  chrétien. 

Dans  la  conscience  de  Jésus,  la  Puissance  incompré- 
hensible, défiant  toutes  nos  définitions,  que  nous  sommes 
pourtant  forcés  de  reconnaître  comme  cause  des  causes, 
loi  des  lois,  fondement,  centre  et  fin  des  choses,  s^est 
affirmée  sous  les  traits  du  «  Père  céleste  ».  De  cette 
révélation  intérieure,  Jésus  a  tiré  toute  sa  religion  per- 
sonnelle et,  avec  sa  religion,  l'idéal  qu'il  a  légué  à  l'hu- 
manité. —  Anthropomorphisme,  dira-t-on.  Comme  si 
toute  notion  de  Dieu  n'était  pas  nécessairement  anthro- 
pomorphe, empruntée  comme  toute  notion  possible  à 
notre  expérience  humaine  !  Observons  toutefois  qu'il  ne 


484  JESUS    DE   NAZARETH 

s'agit  pas  ici  d'une  définition  métaphysique,  mais  d'une 
manière  de  sentir  Dieu.  Dans  ce  sentiment  de  Dieu  se 
.trouvent  associés  celui  de  sa  perfection  exprimé  dans 
le  terme  de  «  céleste  »,  celui  de  l'intention  paternelle  de 
Dieu  à  l'égard  de  l'homme,  enfin  celui  d'une  affinité  de 
nature  rattachant  à  Dieu  l'homme  soumis  à  la  puissance 
et  à  l'éducation  divines.  Or  un  sentiment  implique  l'exis- 
tence d'un  objet  correspondant  et  la  réalité  de  cet  objet 
ne  dépend  pas  de  l'idée  plus  ou  moins  rationnelle  que 
l'on  peut  s'en  faire.  On  s'est  fait  bien  des  idées  du  soleil, 
sans  que  les  variations  de  la  théorie  solaire  aient  jamais 
changé  quoi  que  ce  soit  à  la  lumière  ou  à  la  chaleur  de 
l'astre  vivifiant. 

Ce  qui  peut  donner  lieu  à  une  difficulté  plus  sérieuse, 
c'est  que  la  notion  de  «  Père  »  ne  s'accorde  pas  immé- 
diatement avec  l'état  d'un  monde  gouverné  par  des  lois 
nécessaires  et  inviolables.  Ces  lois  font  sans  doute  la 
cohésion  et  l'harmonie  du  tout^  mais  leur  action  combinée 
broie  à  chaque  instant  les  individus  dans  un  engrenage 
dont ,  malgré  des  progrès  continus,  l'ingéniosité  et  les 
efforts  de  l'homme  ne  parviennent  que  très  imparfaite- 
ment à  conjurer  les  terribles  morsures.  Les  douleurs  de 
la  terre,  surtout  les  douleurs  imméritées  et  sans  but  as- 
signable ,  semblent  s'insurger  tout  le  long  des  siècles 
contre  le  sentiment  d'un  Dieu-Père.  Aussi  est-il  impos- 
sible de  ramener  sans  contradiction  avec  les  faits  le 
rapport  réel  de  Dieu  avec  l'homme  à  une  paternité  bo- 
nace  de  père -nourricier  toujours  préoccupé  du  désir 
d'épargner  à  son  nourrisson  toute  souffrance  et  toute 
contrariété.  La  paternité  divine  est  austère  en  ce  sens 
qu'elle  exige  la  soumission  de  Tenfant  à  des  épreuves 
souvent  très  dures.  Ce  n'est  pourtant  pas  une  raison  pour 
la  nier.  Jésus  qui  assurément  a  connu  la  douleur  n'a  pas 


CONCLUSIONS  485 

permis  au  nuage  qu'elle  interpose  entre  nous  et  Dieu  de 
voiler  dans  son  cœur  la  face  du  Père  Céleste.  Ce  n'est 
pas  dans  l'étude  méthodique  du  monde  visible,  c'est  sur 
les  hauteurs  de  sa  conscience  morale  qu'il  la  découvrit 
et  qu'il  en  fit  le  principe  vital  de  sa  religion.  Voilà  pour- 
quoi son  Évangile  unit  si  étroitement  la  religion  et  la 
morale ,  à  vrai  dire  ne  les  distingue  plus.  Le  culte  par 
excellence  consiste  à  faire  le  bien  et  à  être  bon,  puisque 
le  bien  est  la  volonté  du  Père  ;  l'accomplissement  du 
devoir,  c'est  la  mise  en  activité  de  la  relation  «  filiale  » 
qui  nous  rattache  à  Dieu.  Ne  mettons  rien  plus  haut. 
Ceux  qui,  comme  Jésus,  ont  senti  Dieu  sur  les  sommités 
de  la  vie  morale,  si  leur  sens  religieux  était  suffisam- 
ment aiguisé,  ont  comme  lui  vu  resplendir  au-dessus  de 
toutes  les  tristesses  et  de  toutes  les  douleurs  les  rayons 
d'un  Amour  tout-puissant  qui  se  réserve  le  dernier  mot 
des  destinées  humaines  et  qui  réclame  une  confiance  en- 
tière. C'est  ainsi  que  le  sentiment  du  Père  Céleste  a 
engendré  l'idéal  chrétien,  et  c'estpourquoi  cet  idéal  nous 
incite  à  combattre  en  nous  et  autour  de  nous  toutes  les 
formes  de  l'imperfection.  Chaque  progrès  réalisé  est  un 
pas  en  avant  dans  l'accomplissement  du  Royaume  de 
Dieu.  Le  mal  dans  toutes  ses  espèces  est  anti-divin. 

Tout  idéal  une  fois  saisi  avec  amour  par  une  pluralité 
d'hommes  tend  à  se  réaUser  sous  des  formes  en  harmo- 
nie avec  les  notions  et  les  exigences  du  temps  où  il  est 
apparu.  Nous  pensons  avoir  mis  en  lumière  le  fait  que 
Jésus  n'a  pas  institué  d'Église  au  sens  historique  de  ce 
mot,  c'est-à-dire  une  société  religieuse  organisée^  avec 
sa  constitution  hiérarchique,  rituelle  et  disciplinaire. 
Cela  ne  nous  empêche  pas  de  reconnaître  que  TÉglise 
ainsi  définie  était  en  germe  dans  le  fait  que  Jésus  lais- 


486  JÉSUS    DE   NAZARETH 

sait  derrière  lui  des  disciples  imbus  de  son  enseignement 
et  profondément  attachés  à  sa  personne.  Il  était  d'avance 
évident  qu'ils  ne  se  rallieraient  à  aucune  espèce  de  paga- 
nisme. La  rupture  avec  le  judaïsme  officiel  ne  fut  pas 
immédiate,  mais  elle  était  fatale  du  moment  que  la  fidé- 
lité demeurait  inébranlable.  Etienne,  Paul  et  même  le 
judéo-christianisme  transactionnel  qui  trouva  dans  l'a- 
pôtre Pierre  son  patron  préféré  opérèrent  cette  rupture 
avec  des  différences  de  précision,  de  promptitude  et 
d'énergie,  mais  elle  fut  consommée,  et  les  disciples  de 
Jésus  se  trouvèrent  seuls,  en  opposition  tout  à  la  fois  avec 
le  judaïsme  et  le  polythéisme  de  l'immense  majorité. 

Ainsi  se  formèrent  des  églises  que  la  communauté  de 
foi,  de  principes  moraux  et  d'espérances  réunit  en  une 
Église^  vivant  au  milieu  et  en  distinction  de  la  société 
humaine  et  qui  se  donna  peu  à  peu  des  institutions  con- 
formes à  ses  besoins,  à  ses  intérêts  et  à  ses  perspectives 
d'extension.  Son  tort  fut  de  les  croire  éternelles  et  sur- 
tout de  vouloir  monopoliser  l'Évangile  lui-même  comme 
si,  en  dehors  d'elle,  il  n'y  avait  plus  d'Évangile  du  tout. 
Jamais  l'idéal  chrétien  n'a  été  emprisonné  dans  une 
ÉglisC;,  à  moins  qu'on  n'entende  par  là  cette  Église  invi- 
sible, idéale  elle-même,  cette  belle  conception  de  quel- 
ques vieux  théologiens,  cette  Église  connue  de  Dieu  seul 
et  qui  se  compose  de  tous  les  cœurs  purs^  aimants  et 
dévoués  répartis  sous  les  dénominations  les  plus  diver- 
ses. L'Éghse  visible,  constituée  et  hiérarchisée  en  vue 
de  maintenir  son  unité  extérieure,  à  laquelle  elle  atta-  | 
chait  une  valeur  exagérée,  s'est  plus  tard  scindée  en  ^ 
plusieurs  Églises  qui  s'excommunient,  tandis  que  l'idéal  I 
chrétien  n'a  pas  cessé  de  planer  au-dessus  d'elles  et  d'y 
recruter  ses  fidèles.  En  d'autres  termes,  c'est  l'œuvre  de 
Jésus  qui  n'a  cessé  de  dominer  la  chrétienté  sans  jamais 


CONCLUSIONS  487 

se  confondre  avec  une  de  ses  fractions  ni  même  avec  sa 
totalité. 

Tout  idéal  en  se  réalisant  subit  inévitablement  un  dé- 
chet. L'imperfection  humaine  l'y  condamne.  Ace  point  de 
vue,  on  est  parfois  tenté  de  regretter  que,  dans  la  car- 
rière de  Jésus  lui-même,  on  puisse  signaler  le  moment 
où  cette  atténuation  de  son  propre  idéal  trouve  son  point 
d'attache.  C'est  quand,  sous  la  pression  des  circonstances, 
de  son  éducation,  des  idées  religieuses  régnantes,  il  se 
vit  amené,  dans  la  forme  la  plus  idéaliste  sans  doute  et 
la  plus  désintéressée,  à  revêtir  le  titre  et  la  dignité  de 
Messie.  Nous  convenons  qu'il  y  avait  là  un  cas  de  force 
majeure.  On  peut  poser  comme  évident  qu'étant  donné 
l'état  religieux  du  peuple  juif  de  son  temps,  il  ne  pouvait 
mener  à  bien  la  réforme  hardie  du  judaïsme  à  laquelle 
il  travaillait  avec  tant  d'énergie,  sans  revendiquer  tôt  ou 
tard  cette  fonction  de  Messie  et,  nous  l'ajouterons,  sans 
être  persuadé  en  son  for  intérieur  qu'il  en  avait  le  droit. 
Nous  avons  vu  après  quelles  hésitations  et  sous  quelles 
réserves  il  s'y  décida.  En  fait  la  conviction  qu'il  était  le 
Messie  fut  le  véhicule  qui  porta  son  Évangile  à  travers 
le  monde,  et  nous  ne  concevons  pas  ce  qui  aurait  pu 
remplacer  ce  thème  par  excellence  de  la  première  pro- 
pagande. Ce  fut  donc  une  nécessité  historique.  Il  fallait 
d'abord  qu'un  solide  noyau  juif  se  constituât,  et  ce  n'était 
pas  possible  en  dehors  de  l'idée  messianique  ;  de  là,  la  foi 
chrétienne  devait  passer  par  l'intermédiaire  des  Grecs 
prosélytes  dans  le  monde  gréco-romain  où  elle  se  pro- 
pagea sous  cette  première  forme  de  l'idée  que  Jésus 
avait  fondé  la  religion  absolue  et  définitive  K   Car  c'est 

*  Toutefois  on  doit  signaler  la  rapidité  avec  laquelle  la  pensée 


488  JÉSUS    DE   NAZARETH 

ce  qui  était  inclus  dans  l'affirmation  qu'il  était  le  Christ 
de  Dieu,  son  révélateur  suprême. 

Mais  il  est  évident  que  l'introduction  de  la  croyance 
que  Jésus  était  le  Messie  attendu  imprima  une  première 
modification  à  ce  qui  avait  d'abord  constitué  le  fond  pur 
et  simple  de  l'Évangile.  Celui-ci  était  un  appel  libérateur 
adressé  aux  consciences  opprimées  et  inquiètes  pour 
qu'elles  missent  une  confiance  filiale  dans  la  volonté  mi- 
séricordieuse du  Père  céleste  et  que,  sans  attacher  dé- 
sormais d'importance  majeure  à  ce  qui  n'avait  pas  en 
soi  de  valeur  morale,  elles  pussent  en  toute  assurance 
et  liberté  se  régénérer  sous  l'inspiration  de  son  amour 
éternel.  Dorénavant  la  personne  de  celui  qui  avait  an- 
noncé cet  Évangile  en  le  tirant  des  profondeurs  de  sa 
conscience  à  lui-même  devenait  l'objet  direct  et  le  fon- 
dement de  la  foi  religieuse.  Or  c'est  le  propre  d'une  telle 
foi  qu'elle  tend  à  élever  son  objet  jusqu'à  l'absolu,  lors 
même  que  cet  objet  n'en  porte  pas  le  caractère.  Parler 
contre  le  Fils  de  l'homme,  c'était  dès  lors  et  ipso  facto 
parler  contre  le  Saint  [Esprit.  Peut-être  que  si  la  vie  de 
Jésus  s'était  prolongée,  il  eût,  avec  l'extrême  modestie 
qui  le  caractérisait,,  mis  ses  disciples  en  garde  contre  la 
confusion  qu'ils  étaient  entraînés  à  faire.  Sa  mort  pré- 
maturée ne  lui  en  laissa  pas  le  temps.  On  peut  résumer 


grecque,  sans  vouloir  se  détacher  de  la  notion  du  Messie,  notion 
juive,  la  ramifia,  bien  qu'il  y  eût  différence  essentielle,  avec  l'idée 
spéculative  du  Fils  métaphysique,  du  Logos  de  Dieu  incarné  sur  la 
terre  en  la  personne  de  Jésus.  C'est  la  transformation  dont  le  qua- 
trième évangile  est  pour  nous  le  premier  document.  Ce  n'est  pourtant 
pas,  tant  s'en  faut,  la  même  chose.  Le  Christ  ou  Messie  a  reçu  d'en 
haut  la  vérité  qu'il  a  pour  mission  de  révéler  aux  hommes  ;  le  Logos 
ou  le  Verbe  est  cette  vérité  elle-même,  toute  vérité  révélable,  toute 
vérité  concevable,  personnifiée  en  vertu  d'une  émission  ou  généra- 
tion incompréhensible  du  Dieu-Père. 


CONCLUSIONS  /t80 

ce  changement  dans  ces  quatre  mots  :  La  foi  de  Jésus 
devint  la  foi  en  Jésus.  Pendant  toute  la  période  aposto- 
lique, reconnaître  que   «  Jésus  était  le  Christ  »  passa 
pour  la  condition  primordiale,  essentielle,  de  l'entrée  dans 
la  communauté  de  ses  adhérents  ',  et  c'est  ce  premier 
des  dogmes  qui  engendra  les  autres.  La  personne  de 
Jésus  devint  l'objet  d'une  telle  vénération,  d'initel  culte, 
qu'on  ne  tarda  guère  à  voir  dans  le  Fils  de  l'homme  autre 
chose  et  plus   qu'un  homme.  Sa  déification   graduelle 
commença.   Pour  Tapôtre  Paul ,  qui  n'avait  pas  vécu  à 
ses  côtés,  sa  personne  est  encore  humaine,  mais  d'une 
humanité  transcendante,  à  la  fois  céleste  et  terrestre, 
incluant  sa  préexistence,  faisant  de  lui  le  chef  selon 
l'esprit  de  Thumanité  dont  le  vieil  Adam  est  le  générateur 
selon  la  chair  ^  en  même  temps  qu'il  est,  par  sa  mort 
injuste  sur  la  croix  suivie  de  sa  résurrection,  l'auteur 
d'une  rédemption  en  dehors  de  laquelle  le  pardon  divin 
et  le  salut  sont  inconcevables.  Il  devient  même  dans  ce 
Cours  d'idées  le  pivot  de  l'histoire  et  la  cause  finale  de 
la  création.  La  théorie  est  d'une  incontestable  grandeur, 
malgré  ses  obscurités,  mais  nous  voilà  bien  loin  de  l'ad- 
mirable simplicité  de  l'Évangile.  Déjà  l'on  peut  voir  la 
doctrine  philosophique  du  Logos  ou  du  Verbe  incarné  se 

1  Voir  les  divers  récits  de  conversions  dans  le  livre  des  Actes  des 
Apôtres. 

2  Ne  pas  oublier  que  dans  la  pensée  de  Paul  cette  polarité,  si  l'on 
peut  ainsi  s'exprimer,  de  la  nature  humaine,  commençant  par  l'a- 
nimalité, mais  réalisant  la  pleine  vie  de  l'esprit  en  la  personne  du  Fils 
de  Dieu  par  excellence,  se  reproduit  en  chacun  de  nous.  Tout  homme 
débute  dans  la  vie  à  l'état  du  vieil  Adam,  mais  possède  virtuellement 
en  lui-même  le  Christ  à  la  parfaite  stature  duquel  il  doit  parvenir 
moyennant  la  foi  ou  l'union  mystique  avec  lui.  La  théologie  de  Paul 
est  plus  profonde  et  plus  compliquée  qu'on  ne  le  croit  d'ordinaire. 
(V.  les  travaux  remarquables  de  MM.  Renouvier  et  Sabatier  sur  la 
personne  et  l'enseignement  si  original  de  cet  apôtre.) 


490  JÉSUS   DE   NAZARETH 

dessiner  à  l'horizon.  Même  dans  le  judéo-christianisme 
que  sa  ferveur  monothéiste  empêche  de  marcher  du 
même  pas  que  le  reste  de  l'Église  dans  cette  transfigu- 
ration continue,  on  aime  de  bonne  heure  à  élever  Jésus 
au-dessus  de  la  nature  humaine  ordinaire  en  le  faisant 
entrer  dans  la  vie  en  vertu  d'un  miracle  unique  en  son 
genre  et  en  lui  attribuant  un  pouvoir  directeur  suprême 
qu'il  a  reçu  de  Dieu  pour  veiller  sur  les  siens  et  les  pro- 
téger (Matth.  XXVIII,  18-20). 

Quand  la  théorie  du  Verbe  s'est  emparée  de  la  personne 
historique  du  Christ  et  l'a,  pour  ainsi  dire,  absorbée, 
l'Église  organisée,  produit  de  son  irradiation  parmi  les 
hommes,  devient  à  ce  point  de  vue  le  réceptacle  exclusif 
de  son  action  sur  l'esprit  humain,  et  c'est  uniquement  par 
l'intermédiaire  de  ses  chefs  réguliers  que  la  lumière  et 
les  grâces  divines  sont  communiquées  au  monde.  De  là 
l'invasion  de  l'Église  par  un  nouveau  principe  sacerdotal. 
L'évêque  est  le  possesseur  du  pouvoir  des  clefs.  On  ne 
s'unit  plus  à  Dieu  que  par  son  entremise.  De  là  le  développe- 
ment d'un  nouveau  ritualisme,  étranger  à  l'Évangile  primi- 
tif ;  car  il  est  inhérent  au  sacerdoce,  seul  en  droit  d'accom- 
phr  les  actes  salutifères  en  leur  conférant  une  efficacité 
sans  laquelle  ils  ne  seraient  que  des  formes  vides.  De  là 
aussi  cette  idée  qu'il  appartient  à  l'Église  résumée  dans 
son  corps  épiscopal,  dont  l'ensemble  est  le  prolongement 
du  Verbe  ou  de  la  source  unique  de  toute  vérité,  de 
fixer  dans  des  dogmes  formulés  une  fois  pour  toutes 
l'expression  des  croyances  que  tout  chrétien  est  tenu 
d'adopter  sous  peine  d'une  excommunication  le  mettant 
en  dehors  des  conditions  du  salut.  Tout  cela  s'enchaîne. 
En  dernière  instance,  c'est  l'Église  qui  s'interpose  entre  le 
Christ  et  le  fidèle.  Celui-ci  ne  voit  plus  son  Christ  qu'à  tra- 
vers le  voile  de  transparence  discutable  que  l'Église  a  tissé. 


CONCLUSIONS  491 

Tout  ce  déroulement  doit  être  imputé  à  la  faiblesse 
humaine  bien  plus  qu'aux  ambitions  et  aux  calculs  inté- 
ressés. L'Évangile  en  soi  était  probablement  trop  simple, 
trop  profond  à  la  fois  et  trop  élevé,  pour  se  répandre  à  tra- 
vers le  monde  sans  rien  perdre  de  sa  pureté  native.  Le 
besoin  de  l'association  dans  la  vie  religieuse  est  si  puis- 
sant qu'on  est  toujours  disposé  à  faire  de  grands  sacrifices 
au  désir  de  la  réaliser,  de  la  maintenir,  et  association 
signifie  toujours  transaction.  Puis,  quand  une  autorité 
imposante  déclare  qu  elle  seule  est  et  a  toujours  été  en 
possession  de  ce  qui  sauve,  la  majorité  des  hommes, 
surtout  dans  l'état  d'ignorance  ou  de  fatigue  intel- 
lectuelle, aime  à  se  reposer  sur  elle  et  à  s'épargner  ainsi 
les  perplexités  du  doute  et  le  labeur  des  recherches 
prolongées.  Cet  effroi  de  la  solitude  individuelle  agit  ré- 
trospectivement sur  le  passé.  On  se  complaît  dans  le 
sentiment  qu'on  partage  identiquement  les  croyances  de 
toute  une  série  d'ancêtres  qui  en  ont  vécu  sans  en  jamais 
douter.  De  là,  la  force  religieuse  du  principe  tradi- 
tionnel. 

De  nos  jours,  l'histoire  et  la  critique  ont  soufflé  sur 
les  illusions  de  ce  genre.  A  notre  avis  elles  ont  aussi 
permis  de  dégager  les  éléments  d'une  réconciliation  re- 
lative avec  le  passé.  C'est  une  mythologie  supérieure  qui 
s'est  échafaudée  sur  le  fond  évangélique  primitif.  Les 
dogmes  dits  orthodoxes  et  dont  la  personne  de  Jésus 
occupe  le  point  central  sont  des  mythes  qui,  comme  tous 
les  autres,  ramènent  à  un  moment,  à  un  lieu,  sur  un  in- 
dividu déterminés  ce  qui  est  d'une  vérité  permanente, 
universelle  et  collective  (V.  vol.  I,  p.  256).  Jésus  est 
devenu,  dans  le  développement  du  dogme,  le  type  absolu 
de  l'humanité  religieuse  telle  qu'elle  doit  être  dans 
son  union  substantielle  avec  Dieu.  Heureusement  l'or- 


492  JÉSUS    DE    NAZARETH 

thodoxie  a  mieux  aimé  s'enfoncer  dans  une  contradic- 
tion insoluble  que  de  nier  la  réalité  de  la  nature  hu- 
maine en  Jésus-Christ.  Déjà  ce  nom  de  Christ,  «  d'Oint 
de  Dieu  »,  investi  comme  tel  d'une  mission  divine,  ne 
peut  être  entendu  que  spirituellement  ;  car ,  en  fait , 
Jésus  n'a  reçu  d'autre  onction  matérielle  que  celle  de 
l'inconnue  de  Béthanie.  Nous  aussi,  nous  lui  décernons 
volontiers  ce  titre,  dégagé  de  toute  signification  mira- 
culeuse ou  particulariste,  en  pensant  à  ce  qu'il  a  fait,  à 
ce  qu'il  a  été,  à  ce  qu'il  est  toujours  comme  inspirateur, 
comme  guide,  redresseur  et  consolateur  des  consciences 
religieuses.  Ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  vrai  dans  l'at- 
tente messianique,  il  l'a  accompU.  C'est  une  grande  et 
incomparable  force  pour  les  Églises  chrétiennes  que  de 
pouvoir  le  long  des  siècles  mettre  sur  le  premier  plan 
cette  grande  figure  ou  plutôt  ce  type  du  chrétien  réalisé 
dans  la  personne  historique  du  Christ.  En  définitive,  le 
Christ  a  été  le  premier  des  chrétiens.  L'Évangile  abstrait 
reçoit  ainsi  le  cachet  de  la  vie,  de  la  réalité  concrète  et, 
avec  elles,  cette  vertu  communicative  que  la  réalité,  la 
vie  vécue  sont  seules  en  possession  de  déployer. 

La  légende  de  sa  naissance  miraculeuse  est  un  hom- 
mage rendu  à  une  sainteté  qui  a  paru  extraordinaire, 
qui  l'est  en  efi'et,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  lieu  de  se  disputer 
au  sujet  de  sa  sainteté  «  absolue  ».  C'est  là  une  idée 
qui  se  dérobe  à  la  réflexion,  parce  qu'elle  est  inappli- 
cable à  un  être  humain  tentable  et  tenté.  La  tentation^ 
fût-elle  toujours  vaincue,  ne  suppose-t-elle  pas  néces- 
sairement que  son  objet  a  quelque  prise  sur  la  nature  et 
les  penchants  inférieurs  de  l'être  tenté ,  et  peut-il  dès 
lors  être  question  de  son  indépendance  «  absolue  »  du 
péché  ?  —  Le  dogme  de  la  divinité  de  Jésus-Christ  est 
l'expression  mythique  de  la  pénétration  de  la  nature  hu- 


CONCLUSIONS  493 

maine  par  Tesprit  de  Dieu,  pénétration  d'autant  plus 
complète  que  l'homme  est  plus  Adèle  à  sa  vocation  su- 
périeure. Il  y  a  de  Dieu  dans  l'homme.  L'homme  normal 
participe  à  la  divinité  sans  cesser  d'être  lui-même,  parce 
qu'il  y  a  dans  sa  conscience  religieuse  présence  et  action 
directe  de  Dieu.  Combien  de  rites  ecclésiastiques  ,  en 
premier  lieu  l'Eucharistie,  n'ont  d'autre  but  que  de  fournir 
une  forme  sensible  à  ce  grand  principe  d'union  substan- 
tielle avec  Dieu  qui  a  fait  de  l'homme  ce  qu'il  est  en  dis- 
tinction de  tous  les  autres  êtres  vivants!  — Le  dogme 
de  la  rédemption  par  les  souffrances  et  la  mort  du  Christ 
est  la  représentation  mythique  du  fait  expérimental  et 
illustré  par  le  plus  auguste  des  martyres  que  le  progrès 
et  la  libération  de  l'humanité  s'achètent  au  prix  des  dou- 
leurs subies  par  ses  bienfaiteurs  et  ses  promoteurs.  Dans 
un  sens  plus  général  encore,  la  douleur  étant  le  grand 
aiguillon  du  progrès ,  la  délivrance  de  l'humanité  ayant 
pour  condition  la  souffrance,  non  pas  volontaire,  mais 
supportée  avec  résignation  et  courage,  est  une  loi  tragique 
et  mystérieuse  de  son  histoire  sur  la  terre.  Il  faut  savoir 
l'envisager  virilement,  et  elle  est  vraie  dans  la  vie  indi- 
viduelle comme  dans  la  vie  collective.  —  Le  dogme  du 
péché  originel  condense  dans  les  premiers  ancêtres  de 
la  race,  personnages  mythiques  bien  plus  que  réels,  ce 
qui  se  réitère  chaque  fois  qu'un  homme  vient  au  monde. 
Il  y  entre  dans  les  conditions  de  l'animalité,  mais  portant 
en  lui-même  le  germe  de  cette  vie  supérieure  de  l'esprit 
qui  devra  se  développer  dans  la  lutte  avecl'égoïsme  sen- 
suel qu'il  tient  de  ses  origines.  —  Nous  pourrions  con- 
tinuer. Ces  spécimens  suffisent. 

Il  y  a  donc  dans  l'orthodoxie  chrétienne  les  linéaments 
d'une  philosophie  religieuse,  chrétienne  aussi,  qui  se 
recommande  à  l'attention  et,  selon  nous,  à  l'adhésion  de 


494  JÉSUS    DE   NAZARETH 

la  pensée  moderne.  On  est  en  droit,  sans  encourir  le 
reproche  d'abdication,  de  se  rattacher  de  ce  point  de, 
vue  philosophique  aux  Églises  du  passé  dont  les  sym- 
boles traditionnels  contiennent  cette  substance  de  la 
religion  permanente  et  immanente,  à  plus  forte  raison 
quand  des  souvenirs  vénérables  et  sacrés  font  de  cette 
fidélité  un  besoin  du  cœur  et  un  aliment  de  la  vie  reli- 
gieuse. Car,  il  faut  bien  l'avouer,  dans  Tétat  actuel  des 
esprits,  les  hommes  de  science  et  de  pensée  philoso- 
phique sont  inaptes  —  ils  l'ont  peut-être  toujours  été  — 
à  fonder  des  sociétés  religieuses  de  quelque  vitalité.  Si 
donc  ils  éprouvent  le  besoin  de  retremper  moralement 
leur  vie  intérieure  en  demeurant  les  associés  d'une 
Église  nationale  ou  locale,  il  faut  qu'ils  sachent  pardon- 
ner au  passé  ses  ignorances  et  ses  erreurs  en  considéra- 
tion des  bienfaits  dont  ils  lui  sont  redevables.  D'ailleurs, 
parmi  ces  Églises,  s'il  en  est  qui  exigent  la  soumission 
implicite  à  la  tradition  interprétée  par  la  hiérarchie  sa- 
cerdotale et  qui  imposent  de  ce  chef  à  l'esprit  moderne 
des  fardeaux  qu'il  ne  peut  décidément  plus  soulever,  il 
en  est  d'autres  qui,  parleurs  principes  et  leurs  origines, 
sont  tenues  de  laisser  une  grande  place  au  libre  mou- 
vement des  intelligences  et  des  consciences.  Elles  sont, 
plus  que  les  premières,  exposées  aUx  inconvénients  des 
variations  de  la  pensée  religieuse,  des  controverses  et 
des  schismes.  Après  tout,  ces  variations,  c'est  la  vie. 
Il  n'y  a  que  les  morts  qui  ne  bougent  plus.  Elles 
se  priveraient  sans  compensation  de  forces  pré- 
cieuses si,  par  étroitesse  dogmatique  et  par  un  attache- 
ment morbide  à  la  lettre  de  leurs  traditions,  elles  élimi- 
naient les  concours  que  le  développement  de  la  pensée 
moderne  rend  indispensables  à  leur  action  sur  la  société 
contemporaine.  En  retour  du  respect  et  de  la  sympathie 


CONCLUSIONS  495 

dont  on  les  entoure,  sur  le  terrain  qu'éclaire  l'idéal  évan- 
gélique  et  où  l'on  tient  à  continuer  de  vivre,  on  ne  leur 
demande  que  la  liberté.  Qu'elles  approfondissent  l'Évan- 
gile de  Jésus  et  son  caractère  essentiellement  moral 
dans  les  seuls  documents  où  nous  puissions  l'étudier,  et 
elles  se  convaincront  qu'en  proclamant  et  en  protégeant 
cette  liberté,  elles  n'en  sont  que  plus  fidèles  à  la  pensée 
du  Maître  et  qu'elles  se  rapprochent  du  niveau  qu'il  leur 
faut  atteindre  pour  être  avec  fruit  les  annonciatrices  de 
l'Évangile  éternel. 


APPENDICE 


NOTES    COMPLÉMENTAIRES 


p.  110.  —  A.  —  LE  DÉMONIAQUE  DE  GADARA 

Cet  épisode  ^  a  toujours  embarrassé  les  commenta- 
teurs à  partir  du  moment  où  l'on  a  compris  que  même 
dans  le  merveilleux  il  est  des  limites  qu'on  ne  dépasse 
pas  sans  inconvénient.  Ces  démons  qui  négocient  avec 
Jésus  les  sommant  de  déguerpir,  qui  ne  parlent  naturel- 
ment  que  par  la  bouche  du  possédé,  qui  demandent, 
forcés  de  s'en  aller,  qu'il  leur  soit  permis  de  se  loger 
dans  les  corps  de  pourceaux  paissant  dans  le  voisinage 
et  qui,  une  fois  entrés,  une  fois  maîtres  de  ces  pachy- 
dermes possédés  à  leur  tour,  se  précipitent  tumultueu- 
sement avec  eux  dans  les  eaux  profondes,  la  condescen- 
dance de  Jésus  se  prêtant  à  leur  bizarre  fantaisie,  tout 
cela  trouve  nos  esprits  modernes  absolument  récalci- 
trants. 

Il  est,  je  le  crains,  impossible  de  reconstituer  avec 
quelque  assurance  ce  qu'il  y  a  d'histoire  sous  ce  récit 
légendaire.  Il  nous  vient  du  Proto-Marc,  preuve  en  soit 

1  Matth.  VIII,  28-IX,  1  ;  Marc  V,'i-2I  ;  Luc  VIII,  28-40.  Le  premier 
parle  de  deux  démoniaques  au  lieu  d'un,  sans  que  cette  différence 
change  quoi  que  ce  soit  à  la  nature  de  l'événement. 

JÉSUS  DE  NAZAn.  —  II  32 


498  JÉSUS    DE    NAZARETH 

sa  reproduction  dans  les  trois  synoptiques,  et  le  Prôto- 
Marc  semble  avoir  mélangé  deux  choses  distinctes,  la 
guérison  ou  le  retour  au  calme  d'un  fou  furieux,  inci- 
dent analogue  à  tant  d'autres  du  même  genre  dont  la 
Galilée  fut  le  théâtre,  et  une  autre  circonstance  qui  au- 
rait indisposé  contre  Jésus  les  habitants  de  la  région.  On 
ne  comprend  pas  bien  en  effet  pourquoi,  au  lieu  de  sa- 
voir gré  à  Jésus  de  les  avoir  délivrés  d'un  maniaque  des 
plus  dangereux  qui  répandait  partout  la  terreur,  ils  l'in- 
vitent à  s'en  aller.  On  a  dit  qu'ils  regrettaient  la  perte  de 
leurs  pourceaux,  comme  si  le  service  rendu  ne  valait 
pas  bien  un  tel  prix  et  comme  si  l'on  n'eût  pu  dédomma- 
ger le  ou  les  propriétaires.  Mais  toute  cette  discussion 
est  oiseuse  à  propos  d'un  fait  inadmissible.  Le  possédé 
avait   pu  connaître  Jésus  dans  un  séjour  antérieur  de 
Tautre  côté  du  lac.  Il  semble  avoir  eu  l'esprit  surexcité 
par   des   attentes   messianiques  où   il   puisait,  non  de 
l'espérance,  mais  du  désespoir,   parce  qu'il  se  croj^ait 
indissolublement  lié  aux    démons  qui  le  possédaient. 
Dans  les   cas  de  mania  religiosa  la   conviction   d'être 
destiné  à  l'enfer  est  au  moins  aussi  fréquente  que  la 
prétention    d'être    déjà    classé   dans    le   petit   nombre 
des  élus.  Jésus  l'aurait  ramené  au  calme,  moins  faci- 
lement toutefois  que  dans  d'autres  cas  de  la    même 
sorte*.    —    A    cette  scène  il   faut  joindre  la    circon- 
stance que  Jésus  paraît  avoir  tenté  un  essai  d'évangéli- 
sation  dans  un  pays  en  majorité  idolâtre,  surtout  à  me- 
sure qu'on  pénétrait  dans  l'intérieur.  De  là  la  mention 
d'un  troupeau  de  pourceaux  dans  le  voisinage,   chose 
qui  n'eût  pas  été  possible  dans  une  région  où  le  judaïsme 
eût  été  tout  à  fait  dominant.  L'Évangile  devait  détruire, 

1  Marc  V,  8  et  parall. 


NOTES   COMPLÉMENTAIRES  499 

précipiter  dans  l'abîme,  dans  les  profondeurs  infernales, 
les  multiples  et  impures  divinités  qu'on  adorait  dans  le 
pays  de  Gadara.  Il  y  avait  dans  l'opinion  juive  une  con- 
nexion étroite  entre  l'idolâtrie  et  le  fait  de  manger  de  la 
chair  de  porc  (comp.  Es.  LXV,  1-5,  fragment  dont  plus 
d'un  trait  se  retrouve  dansnotrediégèse). L'impureté  des 
mythes  et  des  dieux  payens  considérés  par  les  Juifs 
comme  des  démons  favorisait  ce  rapprochement.  L'op- 
position, qui  menaçait  de  dégénérer  en  violences  que  Jé- 
sus ne  voulait  pas  provoquer,  le  détermina  à  se  retirer. 
Il  y  aurait  donc  deux  événements  distincts,  la  gué- 
rison  du  possédé  et  une  prédication  du  Royaume  de  Dieu 
dont  les  payens  de  Gadara  se  montrèrent  froissés.  Le 
Proto-Marc  écrivant  ses  réminiscences  aurait  mélangé 
d'une  manière  inextricable  les  deux  éléments  de  manière 
à  en  faire  le  récit  que  nous  possédons  aujourd'hui  et  qui 
du  reste  ne  soulevait  dans  son  esprit  à  lui-même  aucune 
objection.  Il  s'y  mêle  certainement,  comme  l'a  remar- 
qué M.  Holtzmann  [Comment,  ad  h.  loc),  quelque  chose 
du  mépris  et  du  sarcasme  juif  à  l'égard  des  idolâtres 
mangeurs  de  porc. 


P.  183.^  B.  —  PRIMAUTÉ  DE  PIERRE 

Le  mot  église  ne  se  rencontre  pas  dans  les  évangiles, 
excepté  dans  deux  passages  du  premier,  Matth.  XVI, 
17-19  et  XVIII,  17,  qui  se  trouvent  intercalés  dans  un 
texte  commun  aux  trois  synoptiques  et  dénotent  par  cela 
même  leur  nature  de  passages  introduits  dans  un  cadre 
qui  ne  les  contenait  pas  primitivement.  Nous  ne  nous  ar- 
rêterons pas  sur  le  second,  déjà  l'objet  d'une  critique 
antérieure  (p.  220)  et  bien  peu  d'accord  avec  son  contexte, 


500  JÉSUS    DE   NAZARETH 

d'autant  plus  que  le  terme  à! église  ne  peut  avoir  en  cet 
endroit  que  le  sens  de  «  communauté  locale  ». 

Il  en  est  autrement  du  premier  passage  où  ce  terme 
comporte  visiblement  le  sens  d'une  grande  société  cons- 
tituée, se  formant  au  milieu  et  en  distinction  de  la  so- 
ciété humaine  en  général.  Cette  Église  aura  à  lutter 
contre  une  hostilité  infernale  dont  elle  sera  victorieuse 
et,  à  première  vue,  on  pourrait  penser  que  la  personne 
de  Pierre,  en  vertu  de  prérogatives  n'appartenant  qu'à 
elle,  sera  la  pierre  de  fondation  sur  laquelle  tout  Tédifice 
reposera.  Il  n'est  pas  question  de  ses  successeurs,  mais 
cela  s'explique  aisément  par  la  croyance  admise  par  tous 
les  chrétiens  des  premiers  jours  que  l'état  du  monde 
contemporain  ne  devait  pas  avoir  longue  durée  et  serait 
à  bref  délai  remplacé,  grâce  au  retour  du  Christ  triom- 
phant, par  un  autre  état  de  choses  où  il  régnerait  lui- 
même  directement  sur  l'humanité.  C'est  à  quoi  l'on 
devrait  penser  tout  d'abord  quand  on  cherche  à  déter- 
miner la  valeur  de  cette  déclaration. 

En  effet  Jésus,  proclamé  «  Christ  »  ou  «  Messie  »  sur 
l'initiative  de  Simon  Pierre,  félicite  son  apôtre  de  cette 
confession  que  n'ont  point  dictée  des  calculs  d'intérêt 
égoïstes  et  bas  (la  chair  et  le  sang),  mais  l'esprit  du 
Père  céleste  (XVI,  il),  et  il  ajoute  :  «  Je  te  dis  aussi 
«  que  tu  es  Pierre  (Pe7ro5)  et  que  sur  cette  pierre  {pétra)\ 
«  je  construirai  mon  Église,  et  les  portes  de  l'enfer  ^  ne 
«  prévaudront  pas  contre  elle.  Et  je  te  donnerai  les  clefs 
«  du  Royaume  des  cieux.  Tout  ce  que  tu  lieras  sur  la 
«  terre  sera  lié  dans  les  cieux,  et  tout  ce  que  tu  délie- 
«  ras  sur  la  terre  sera  délié  dans  les  cieux.  » 

1  En  araméen  c'est  le  même  mot  masculin,  Képha. 
^Expression  s,ymbolique  d'une   force   redoutable,  les  portes  de 
i'enfer  résistant  à  tous  les  efforts  de  ceux  qui  voudraient  en  sortir. 


NOTES   COMPLÉMENTAIRES  501 

C'est  sur  cette  déclaration  que  la  tradition  romaine 
s'appuie  pour  revendiquer  en  faveur  de  l'évêque  romain, 
successeur  de  Pierre,  la  souveraineté  sur  l'Église  uni- 
verselle avec  le  droit  suprême  d'admettre  ou  d'exclure 
(pouvoir  des  clefs)  ceux  qu'il  en  juge  dignes  ou  indignes, 
et  de  prononcer  en  dernier  ressort  sur  tous  les  litiges 
avec  la  certitude  que  ses  décisions  seront  toujours  ra- 
tifiées par  Dieu. 

Nous  ne  pouvons  songer  à  discuter  à  fond  cette  pré- 
tention qui  a  fait  couler  des  flots  d'encre  et  même  de 
sang.  La  critique  des  textes  ne  nous  permet  pas  d'atta- 
cher une  valeur  historique  à  Tintercalation  faite  par  le 
premier  évangéliste.  L'histoire  de  l'Église  permet  de  se 
rendre  un  compte  clair  et  satisfaisant  des  raisons  multi- 
ples qui,  dans  la  chrétienté  occidentale,  ont  concouru 
à  doter  peu  à  peu  les  évêques  romains  de  l'énorme  puis- 
sance qu'ils  exercent  sur  la  catholicité  latine.  Cet  état 
de  choses  dérive  bien  moins  de  leur  ambition  ou  de  leur 
habileté  que  des  circonstances  qui  poussèrent  les  chré- 
tiens d'occident  à  se  grouper  autour  du  siège  épiscopal 
de  Rome,  tandis  qu'en  orient  et  malgré  nombre  de  for- 
mules laudatives,  prodiguées  surtout  quand  on  avait  be- 
soin de  son  appui,  la  thèse  de  la  subordination  de  la 
chrétienté  entière  à  ce  siège  unique  fut  toujours  re- 
poussée. 

Mais,  de  bonne  heure,  en  occident,  c'est-à-dire  quand 
se  fut  consolidée  la  légende  de  l'épiscopat  et  du  martyre 
de  Pierre  à  Rome,  le  passage  qui  nous  occupe  fut  invo- 
qué à  l'appui  des  prétentions  romaines.  Cependant,  si 
l'on  y  regarde  de  près,  il  ne  signifie  pas  ce  qu'on  pré- 
tend qu'il  dit. 

D'abord,  même  au  point  de  vue  traditionnel,  il  ne  con- 
fère à  cet  apôtre  aucune  primauté  hiérarchique,  encore 


502  JÉSUS   DE  NAZARETH 

moins  un  principat  dans  l'Église  à  fonder.  Le  pouvoir  de 
liei'  et  de  déliei^  est  accordé  dans  l'autre  passage  sus- 
pect (Matth.  XVIII,  18)  aux  autres  apôtres  comme  à  lui. 
C'est  en  réalité  une  autre  manière  de  définir  le  pouvoir 
des  clefs  S  c'est  le  pouvoir  d'ouvrir  ou  de  fermer  la 
porte  à  ceux  qui  veulent  faire  partie  de  l'Église  en  défi- 
nissant les  conditions  de  leur  admission  -.  Le  plus  sou- 
vent on  ignore  que  la  formule  liei'  et  délier  était  d'un 
usage  fréquent  dans  les  écoles  rabbiniques  pour  expri- 
mer le  fait  de  déclarer  licite  ou  illicite  telle  action,  telle 
pratique,  telle  application  de  la  Loi  commentée  par  les 
docteurs  en  renom.  Par  exemple  on  disait  couramment  ; 
Ce  que  l'école  de  Schammaï  lie  (ou  déclare  interdit), 
l'école  de  Hillel  le  délie.  On  trouvera  les  nombreux  pas- 
sages talmudiques  mettant  cette  signification  en  pleine 
lumière  dans  les  Ho7'ae  talmudicae  de  Lightfoot^ .  Quant 
au  jeu  de  mots  de  valeur  discutable  sur  le  nom  de  Pierre,, 
il  est  contredit  par  l'enseignement  de  Paul  *  où  le  Christ 
est  présenté  comme  le  seul  fondement  qui  puisse  être 
posé,  et  même  par  l'Apocalypse  ^  qui  voit  dans  les  douze 
apôtres  les  pierres  de  fondation  de  la  Jérusalem  nou- 
velle, mais  non  pas  une  pierre  unique  et  supérieure  aux 
autres.  Au  surplus,  ce  qui  tuera  toujours  aux  yeux  de 


1  Gomp.  Ésaïe  XXII,  22  ;  Jean  XX,  23,  Ce  dernier  en  élargit  la  défi- 
nition en  ce  sens  qu'il  accorde  aux  inspirés,  aux  apôtres  en  premier 
lieu  (nullement  à  un  seul),  le  droit  de  remettre  (pardonner)  ou  de  re- 
tenir (déclarer  non  pardonnes)  les  péchés  des  hommes.  C'est  autre 
chose  que  ce  qui  avait  donné  lieu  primitivement  à  l'exercice  du  droit 
de  lier  et  de  délier. 

2  Comp.  Matth.  XXllI,  13,  où  un  pouvoir  analogue  est  reconnu 
aux  scribes  et  aux  pharisiens. 

^  Ad  Matth.  \y\,\^. 
*I  Cor.  IX,  10-11. 
«XXI,  14. 


NOTES   COMrLÉMENTAIRES  503 

ceux  qui  ont  étudié  de  près  la  situation  des  églises 
apostoliques  la  tljiéorie  élaborée  par  la  suite  au  profit 
des  prétentions  romaines,  c'est  que  l'état  de  choses  sup- 
posé dans  le  Nouveau  Testament  ne  coïncide  jamais 
avec  elles.  Jésus  *  n'autorise  aucune  primauté  hiérarchi- 
que parmi  ses  disciples.  Pierre  est  «une des  colonnes  »^ 
mais  non  la  seule,  ni  la  pierre  de  fondation  (Gai.  II,  9). 
Paul  lui  résiste  en  face  à  Antioche  {Ibid,  11  sv.).  Jamais, 
dans  les  démêléS;,  les  conquêtes,  l'organisation  des  égli- 
ses, on  ne  découvre  la  moindre  trace  de  l'autorité  souve- 
raine que  Pierre  aurait  exercée,  non  plus  que  de  sa  pré- 
sence ou  de  son  épiscopat  à  Rome.  Ce  silence  absolu  est 
d'autant  plus  démonstratif  que,  dans  cette  période  de 
formation  de  l'Église  naissante,  c'est  à  chaque  pas  que 
nous  devrions  constater  les  indices  d'un  tel  pouvoir,  s'il 
avait  existé  ^ 

Cependant,  à  défaut  de  primauté  hiérarchique  ou  de 
principat  apostolique,  il  ne  faut  pas  contester  qu^il  y  a 
dans  l'esprit  du  premier  évangéliste  un  penchant  réel, 
indiqué  par  le  fameux  passage  lui-même,  à  relever  la 
personne  de  Pierre  en  lui  décernant  l'honneur  dé  la 
priorité  dans  la  confession  de  la  foi  et  dans  la  posses- 
sion des  pouvoirs  qu'il  regarde  comme  inhérents  à  l'a- 
postolat. Gela  donne  évidemment  au  nom  de  Pierre  un 
relief  particulier,  comme  à  celui  du  disciple  le  plus  émi- 
ment,  le  plus  prompt  à  saisir  la  pensée  du  Maître.  Pour 
comprendre  ce  point  de  vue  il  faut  se  reporter  aux  dis- 
cussions qui  agitaient  les  églises  du  premier  siècle.  Il 
s'agissait  de  la  Loi  juive,  de  son  caractère  obligatoire, 

1  Matth.  XVI,  23  et  XX,  25-28;  XXill,  10-12. 

2  Voir  pour  les  origines  de  l'institution  épiscopale,  qui  commença 
en  Asie  dans  les  premières  années  du  second  siècle,  l'ouvrage 
de  M.  Jean   Réville   sur  les  Origines  de  Tépiscopat.  PâTi?,  1896. 


504  JÉSUS    DE   NAZARETH 

en  particulier  de  savoir  s'il  fallait  en  exiger  l'observation 
de  la  part  des  payens  convertis.  Pierre  fut  le  représentant 
de  ce  judéo-christianisme  modéré,  intermédiaire  entre 
l'anti-légalisme  radical  de  Paul  et  les  exigences  non 
moins  absolues  des  judéo-chrétiens  rigides.  C'est  Pierre 
qui,  d'après  les  Actes,  convertit  et  baptisa  la  première 
famille  d'anciens  payens.  Il  se  rangea  au  moyen  terme 
adopté  à  Jérusalem  (Act.  XV)  en  vertu  duquel  on  n'exi- 
gerait des  non-Juifs  venus  à  la  foi  chrétienne  que  l'ob- 
servation de  quelques  préceptes  dont  on  ne  croyait  pas 
qu'on  pût  se  dispenser.  Ce  n'était  pas,  tant  s'en  faut, 
adopter  le  point  de  vue  paulinien  de  l'abolition  de  la  Loi, 
le  principe  de  loi,  notamment  celui  de  la  souillure  légale 
subsistait,  mais  les  rigides  ne  furent  pas  non  plus  très 
édifiés  de  cette  large  atténuation.  C'est  à  cette  tendance 
pétrinienne  ou  judéo-chrétienne  libérale  qu'appartenait 
l'auteur  lui-même  du  premier  évangile  ^  De  là  l'intérêt 
qu'il  attache  à  relever  la  personne  de  Pierre,  non  seule- 
ment comme  premier  confesseur  de  la  messianité  de 
Jésus,  mais  aussi  comme  nanti  le  premier  du  pouvoir 
de  lier  et  de  délier.  Car  c'est  bien  ce  pouvoir-là  que  les 
apôtres  et  lui  en  particulier  ont  exercé  quand  ils  ont 
fait  dans  la  Loi  la  distinction  des  commandements  dont 
une  catégorie  de  chrétiens,  les  payens  convertis,  est 
exemptée  et  de  ceux  qu'elle  est  toujours  tenue  d'obser- 
ver. Sa  qualité  de  premier  confesseur  du  Messie 
donnait  certainement  une  autorité  considérable  à  l'opinion 
qu'il  avait  adoptée.  Voilà  l'intention  révélée  par  l'inter- 
calation  dans  le  texte  du  Proto-Marc  des  paroles  mises 
(Matth.  XVI,  18-19)  dans  la  bouche  de  Jésus.  Elles  ont  du 

1  Voir  Matth.  V,  18-19,  où,  non  le  monopole  absolu  du  Royaume, 
mais  la  supériorité  est  reconnue  à  ceux  qui  observent  (ourles  com- 
mandements grands  et  petits  delà  Loi.  Gomp.  XI,  U. 


NOTES   COMPLÉMENTAIRES  305 

reste  un  accent,  elles  présentent  un  choix  d'images^  elles 
exhalent  un  parfum  rabbinique  où  l'on  ne  reconnaît  guère 
la  manière  de  parler  habituelle  du  Fils  de  l'homme. 

Les  noms  des  apôtres  représentant  une  des  tendances 
qui  se  combattaient  au  sein  des  premières  églises  jouent 
un  très  grand  rôle  dans  cette  première  évolution  des 
idées  chrétiennes  i.  Ces  noms  désignent  bien  souvent 
leur  parti,  leur  école,  leur  doctrine,  plutôt  que  leur  per- 
sonne. C'est  ainsi  que  l'évêque  Denys  de  Corinthe  dans 
la  seconde  moitié  du  second  siècle  déclarait  carrément 
que  son  église  avait  été  fondée  par  Pierre  et  par  Paul  -. 
Nous  savons  pertinemment  qu'il  n'en  est  rien.  Ce  sont 
les  deux  tendances  de  Pierre  et  de  Paul  qui  fusionnèrent 
dans  cette  éghse,  et  il  en  fut  de  même  à  Rome  après  la 
disparition  des  deux  apôtres.  De  là  la  tradition  qui  rap- 
porte que  cette  église  de  Rome  —  qui  en  réalité  s'était 
fondée  d'elle-même  par  la  réunion  des  chrétiens  venus 
des  provinces  —  a  eu  Pierre  et  Paul  pour  fondateurs. 

Il  existe  un  intéressant  passage  d'un  apocryphe  judéo- 
chrétien  de  tendance,  intitulé  Praedicatio  Pauli,  qu'on 
peut  lire  dans  l'édition  Baluze  des  œuvres  de  Cyprien 
sous  forme  d'appendice  au  traité  De  Rebaptismate.  Ce 
passage  résume  d'une  manière  presque  mythique  l'his- 
toire de  cette  lutte  entre  pauliniens  et  judéo-chrétiens 
qui  divisa  la  première  chrétienté  et  se  termina  par  un 
rapprochement,  pratique  plus  que  logique,  des  deux  par- 
tis, de  nouvelles  circonstances  ayant  créé  de  nouveaux 
sujets  de  préoccupation  et  rejeté  sur  l'arrière-plan  l'an- 
cienne controverse  :  Post  tanta  tempora  Petrum  et  Pau- 
lum^post  conlationem  Evangelii  in  Jérusalem,  et  mutiiam 


1  Comp.  I  Cor.  I,  12. 

2  Eusèbe,  Hist.  Eccl.  II,  2o  ad  fin. 


506  JÉSUS   DE   NAZARETH 

cogitationem,  et  aller cationem,  et  rerum  agendarum  dis^ 
posilionem,  poslremo  in  Urbe,  quasi  tune  primum  invi- 
cem  sibi  cognilos.  «  C'est  après  tout  ce  temps  que  Pierre 
«  et  Paul^  qui  avaient  confronté  l'Évangile  à  Jérusalem, 
«  qui  avaient  échangé  leurs  vues  à  son  sujet,  qui 
«  s'étaient  trouvés  en  désaccord,  qui  avaient  con- 
«  venu  de  ce  qu'il  fallait  faire,  se  rencontrèrent  enfin  à 
«  Rome  comme  s'ils  faisaient  alors  pour  la  première  fois 
«  mutuelle  connaissance  l'un  de  l'autre.  »  Ce  fragment, 
appliqué  aux  deux  personnes  de  Pierre  et  de  Paul,  est  du 
pur  roman  ;  si  on  l'entend  des  principes  et  des  tendances 
qui  s'abritaient  sous  les  noms  de  Pierre  et  de  Paul,  c'est 
une  remarquable  condensation  de  l'histoire. 

11  faut  donc  considérer  le  passage  Matth.  XVI,  17-19, 
comme  l'expression  de  l'opinion  particulière  du  premier 
évangéliste  et  probablement  du  milieu  judéo-chrétien 
où  il  vivait,  en  vue  duquel  il  composa  son  évangile.  Jé- 
sus n'ayant  pas  constitué  d'Église  n'a  pu  instituer  de  hié- 
rarchie ecclésiastique. 


P.  3S8.  —  C.  —  INSTITUTION  DE  LA  SAINTE  CÈNE 

Jésus  n'ayant  pas  constitué  d'Église^  il  n'est  pas  pro- 
bable qu'il  ait  eu  l'intention  d'instituer  un  rite  nouveau 
qui  supposerait  l'existence  et  l'organisation  spéciale 
d'une  société  distincte.  D'ailleurs  il  était  lui-même  si  peu 
ritualiste  qu'on  ne  peut  se  défendre  d'un  certain  étonne- 
ment  lorsque,  n'envisageant  les  choses  que  du  point  de 
vue  traditionnel,  on  le  voit  la  veille  de  sa  mort  fonder 
un  rite  qui,  par  la  suite,  sera  le  centre  même  du  culte 
célébré  en  son  nom  et  prétendra  réaliser  continuelle- 
ment le  miracle  des  miracles,  celui  de  la  présence  à  la 


NOTES   COMPLÉMENTAIRRS  507 

fois  limitée  et  intégrale  de  Dieu  dans  un  petit  disque  de 
farine  pétrie.  Nous  n'entendons  pas  discuter  ici  le 
dogme  de  la  transsubstantiation.  Né  du  besoin  d'élever 
jusqu'à  l'absolu  la  conscience  de  l'union  de  l'adorateur 
et  du  Dieu  adoré  et  poursuivant  intrépidement  la  satis- 
faction de  ce  besoin  malgré  toutes  les  réclamations  de 
la  raison  et  de  l'expérience,  ce  dogme  tient  une  place 
de  premier  rang  dans  l'histoire  spéciale  des  dogmes  ec- 
clésiastiques^ mais  il  n'a  pas  de  place  dans  une  histoire 
de  Jésus.  On  ne  peut  pas  raconter  sérieusement  une  scène 
historique  dont  le  héros,  tout  en  continuant  de  figurer 
vivant  à  côté  et  à  part  de  ses  compagnons,  se  serait  mul- 
tiplié miraculeusement  pour  être  mangé  tout  entier  par 
chacun  d'eux.  La  seule  tâche  à  laquelle  l'historien  se 
sente  obligé  consiste  à  indiquer,  s'il  le  peut,  les  moyens 
termes  qui  ont  permis  de  passer  insensiblement  d'une 
parole  imagée  et  touchante  à  la  répétition  rituelle  de 
l'acte  qu'elle  accompagne  et,  delà,  à  l'idée  d'un  mystère 
sacramentel. 

Ce  n'est  pas  Jésus,  ce  sont  les  siens  qui  ont  fait  un 
rite  à  répétition  indéfinie,  destiné  à  se  réitérer  pendant 
un  espace  de  temps  qu'ils  estimaient  devoir  être  courte 
en  renouvelant  la  figuration  d'un  incident  des  dernières 
heures  du  Maître  bien  aimé.  Ils  tenaient,  parle  plus  lé- 
gitime et  le  plus  respectable  des  sentiments,  à  conserver 
vivant  son  souvenir,  à  reconstituer  idéalement  sa  pré- 
sence au  milieu  d'eux  «  jusqu'à  ce  qu^il  revînt  ».  Ce  pieux 
désir  se  rattachait  à  celui  que  Jésus  lui-même  avait 
éprouvé  en  face  des  sombres  nuages  qui  s'accumulaient 
et  dont  les  foudres  menaçaient  d'anéantissement  tout  ce 
qu'il  avait  fait.  Si  son  Évangile  et  sa  personne  pouvaient 
se  distinguer  en  théorie,  de  rudes  expériences  lui 
avaient  montré  qu'en  fait  l'Évangile  ne  s'implantait  et 


508  JÉSUS    DE   NAZARETH 

ne  déployait  sa  puissance  d'expansion  que  chez  ceux 
qui  s'étaient  attachés  étroitement  à  lui.  Il  voulait  donc 
ne  pas  être  oublié  d'eux,  survivre  dans  leurs  cœurs,  et 
il  pouvait  se  rendre  devant  eux  le  témoignage  que  lui- 
même  s'était  donné  corps  et  âme  à  l'œuvre  de  salut  dont 
il  les  avait  faits  collaborateurs.  Qu'il  succombât  ou  qu'il 
pût  reprendre  avec  eux  son  activité  de  réformateur 
après  quelque  temps  de  séparation,  c'est  sur  leur  union 
intime  avec  lui  qu'il  comptait.  Voilà  ce  qui  explique  son 
émotion  lors  du  dernier  repas  et  pourquoi,  au  milieu  de 
plusieurs  paroles  attristées,  il  associa  au  pain  et  au  vin 
qu'il  leur  distribua  l'idée  de  son  corps  et  de  son  sang, 
c'est-à-dire  de  sa  personne  entière  dont  il  avait  fait, 
dont  il  faisait  plus  entièrement  que  jamais  le  sacrifice 
pour  la  cause  du  Royaume  de  Dieu. 

Lorsque  la  prostration  qui  s'était  emparée  de  ses 
disciples  sous  le  coup  d'une  catastrophe  inattendue  eut 
fait  place  à  l'exaltation  redoublée  qui  leur  permit  de  le 
revoir  vivant  dans  des  apparitions  aussi  consolantes 
que  mystérieuses,  lorsque  celles-ci  eurent  pris  fin  au 
bout  d'un  certain  temps,  la  petite  société  fidèle  à  son 
nom  et  à  son  cher  souvenir  était  formée.  Elle  ne  se  sépa- 
rait pas  encore  ostensiblement  du  judaïsme.  Au  con- 
traire, nous  voyons  par  le  récit  des  Actes  II,  46-47,  que 
ceux  qui  la  composaient  étaient  «  assidus  chaque  jour 
«  dans  le  Temple  »,  en  Juifs  zélés,  mais  formant  une 
association  particulière  comme  il  y  en  avait  tant  d'autres 
au  sein  du  peuple  juif  (v.  vol.  I,  pp.  124,  143).  Mais  il 
est  ajouté  qu'«  ils  rompaient  le  pain  dans  les  maisons  » 
ou  «  à  domicile  »,  et  cette  expression  «  rompre  le  pain  », 
dans  le  vocabulaire  chrétien  primitif,  implique  l'imitation 
de  l'acte  et  la  reproduction  des  paroles  qui  avaient 
donné  une  signification  si  particulière  au  dernier  repas  de 


NOTES   COMPLÉMENTAIRES  509 

Jésus.  Nous  avons  vu,  en  analysant  les  scènes  de  la 
Résurrection,  comme  les  apparitions  sont  souvent  asso- 
ciées à  un  repas  dans  lequel  le  Maître  mange  de  nouveau 
avec  les  siens.  C'est  comme  s'ils  se  rappelaient  de  pré- 
férence ces  heures  de  bénédiction  où  il  était  avec  eux 
comme  un  père  de  famille  avec  ses  enfants.  Naturelle- 
ment c'est  le  dernier  repas  qui  dominait  tous  les  souve- 
nirs de  ce  genre. 

Ce  fut  donc  là  le  premier  signe  distinctif  que  la  pre- 
mière société  chrétienne  se  donna  à  elle-même,  à  huis 
clos,  et  sans  en  faire  encore  une  cérémonie  dénotant  que 
ceux  qui  y  prennent  part  se  sont  séparés  de  la  religion 
constituée  autour  d'eux.  Cette  observance  était  d'ailleurs 
toujours  liée  à  un  repas  réel  (les  agapes).  C'est  par  la 
suite,"  quand  l'Église  fut  devenue  nombreuse,  que  des 
abus  inévitables  amenèrent  le  détachement  de  l'Eucha- 
ristie qui,  célébrée  à  part,  devint  l'élément  le  plus  au- 
guste du  culte  chrétien.  Mais,  dès  les  premiers  jours^  la 
rupture  du  pain  et  la  distribution  de  la  coupe,  jointes  à 
la  répétition  des  paroles  de  la  dernière  cène  de  Jésus, 
devinrent  par  le  fait  un  rite  spécial  qui  n'appartenait 
qu'à  l'association  chrétienne  et  qui  lui  servait  à  nourrir 
la  conscience  de  l'union  de  ses  membres  entre  eux  et 
avec  lui.  Ce  fut  donc  essentiellement  un  mémorial,  de 
même  que  le  repas  pascal  avec  ses  symboles  était  pour 
les  Juifs  le  mémorial  par  excellence  des  événements 
qui  avaient  constitué  Israël  à  l'état  de  «  peuple  de  Dieu». 
Par  conséquent  on  inclina  de  plus  en  plus  à  penser  que 
l'intention  de  Jésus  avait  été  de  créer  ce  mémorial  avec 
invitation  adressée  à  ses  disciples  de  le  réitérer  indéfi- 
niment. Ce  qui  ne  fut  d'abord  qu'une  explication  destinée 
aux  nouveaux  participants  prit  place  parmi  les  paroles 
de  ce  qu'on  regardait  déjà  comme  une  institution.  C'est 


■510  JÉSUS    DE    NAZARETH 

ainsi  qu'en  l'absence  du  Christ  et  en  attendant  son 
retour,  lorsque  les  apparitions  du  Ressuscité  eurent 
cessé,  on  se  le  représentait  chaque  fois  comme  encore 
présent  dans  les  symboles  de  sa  personne  et  au  son  de 
ses  dernières  paroles. 

Ceci  compris,  nous  pouvons  retrouver  dans  nos  textes 
la  gradation  que  nous  venons  d'esquisser. 

La  forme  la  plus  ancienne  des  paroles  prononcées  par 
Jésus  sur  le  pain  et  le  vin  par  lui  distribués  se  trouve 
dans  l'évangile  de  Marc  XIV,  22-24  :  «  Jésus  prit  du  pain, 
«  et,  après  avoir  rendu  grâces,  il  le  rompit  et  dit  :  Prenez 
«  et  mangez  ;  ceci  est  mon  corps.  Il  prit  ensuite  une 
«  coupe  et,  après  avoir  rendu  grâces,  il  la  leur  donna, 
u  ils  en  burent  tous,  et  il  leur  dit  :  Ceci  est  mon  sang,  le 
«  sang  de  l'alliance  nouvelle  répandu  pour  beaucoup.  » 
Nous  disons  que  c'est  la  forme  la  plue  ancienne,  parce 
qu'elle  est  la  plus  brève,  quand  même  les  derniers  mots 
ont  déjà  une  tournure  explicative.  Il  n'est  pas  encore 
question  de  réitération  ultérieure,  encore  moins  de  rite 
périodique.  Si,  dès  l'origine,  des  paroles  exprimant  pa- 
reille intention  avaient  été  jointes  à  celles  que  nous 
reproduisons,  s'il  y  avait  eu  réellement  «  institution  », 
comment  un  évangéliste  aurait-il  osé  supprimer  une 
déclaration  aussi  sacrée  ? 

Le  texte  de  Matthieu  XXYI,  26-28,  reproduit  à  très 
peu  de  chose  près  celui  de  Marc.  Il  ne  contient  non  plus 
rien  qui  ressemble  à  une  invitation  de  réitérer  l'acte 
indéfiniment.  Il  ajoute  seulement  à  la  mention  du  «  sang 
((  de  l'alliance  »  qu'il  a  été  répandu  «  en  vue  de  la  ré- 
«  mission  des  péchés  »,  ce  qui  constitue  un  pas  de  plus 
sur  la  voie  des  explications.  Pourquoi  donc  dire  répandu 
dans  un  moment  où  l'effusion  dont  il  est  question  appar- 
tient encore  au  futur? 


NOTES   COMPLÉMENTAIRES  511 

Viennent  ensuite  les  textes  à  peu  près  identiques  de 
Paul  et  de  Luc.  Paul  (I  Cor.  XI,  23-25)  rapporte  comme 
une  tradition  venue  du  Christ  lui-même  que  «  le  Seigneur 
«  Jésus,  la  nuit  qu'il  fut  trahi,  prit  du  pain  et,  après 
«  avoir  rendu  grâces,  le  rompit  et  dit:  Ceci  est  mon 
«  corps  qui  est  rompu  pour  vous  ;  faites  ceci  en  mémoire 
«  de  moi.  De  même,  après  avoir  soupe,  il  prit  la  coupe 
«  et  dit:  Cette  coupe  est  la  nouvelle  alliance  en  mon 
«  sang  ;  faites  ceci  en  mémoire  de  moi  toutes  les  fois 
«  que  vous  en  boirez  ^  »  Ici  décidément  l'idée  d'un 
mémorial,  par  conséquent  d'un  rite  célébré  indéfiniment, 
est  nettement  exprimée.  Bien  que  mis  par  écrit  nombre 
d'années  avant  la  rédaction  de  nos  évangiles^  le  texte 
paulinien  n'en  dénote  pas  moins  une  amplification  des 
paroles  primitives.  Pourquoi,  par  exemple,  le  corps 
rompu  ?  Le  corps  de  Jésus  crucifié  ne  fut  pas  rompu, 
mais  percé.  Cette  manière  de  dire  doit  provenir  de  l'ana- 
logie qui  s'était  établie  entre  le  corps  martyrisé  du 
Christ  et  le  pain  rompu  qui  en  était  le  symbole. 

Le  texte  de  Luc  (XXII,  19-20)  reproduit  à  peu  près 
■celui  de  Paul,  mais  ne  contient  qu'une  fois:  «  Faites  ceci 
«  en  mémoire  de  moi  »,  et  il  ajoute  à  propos  du  sang 
<(  qui  est  répandu  pour  vous  » . 

Ces  diversités  sont  insignifiantes  quant  à  l'idée  cen- 
trale qu'il  faut  attribuer  aux  paroles  de  Jésus.  On  con- 
viendra toutefois  que  s'il  s'agissait  d'une  institution 
sacramentelle  où  tous  les  mots  sont  d'une  importance 
extrême,  si  surtout  on  devait  y  attacher  une  valeur  sur- 
naturelle, il   serait  inimaginable  que  les  évangiles  et 


*  Les  paroles  qui  suivent  :  «  Car  toutes  les  fois  que  vous  mangez 
«  de  ce  pain  etc.  »  appartiennent  à  l'apôtre  s'adressant  au  présent  à 
ses  lecteurs. 


312  JÉSUS   DE   NAZARETH 

l'apôtre  Paul  n'eussent  pas  enregistré  une  formule  iden- 
tique, sans  ombre  de  variation. 

Le  quatrième  évangéliste  a  supprimé  toute  mention 
du  repas  pascal  célébré  par  Jésus  la  veille  de  sa  mort 
et  par  conséquent  les  paroles  que  l'on  considéra  plus 
tard  comme  paroles  d'institution.  Son  dernier  repas,  dans 
le  quatrième  évangile,  n'est  pas  un  repas  de  Pâque. 
Nous  avons  dit  pourquoi  vol.  I,  p.  347.  Toutefois  l'évan- 
géliste  fait  allusion  (ch.  VI,  27  suiv.)  à  l'idée  exprimée 
par  le  rite  depuis  longtemps  établi  dans  l'Église  chré- 
tienne quand  il  écrivit  son  livre.  Tenait-il  beaucoup  lui- 
même  à  la  célébration  matérielle  de  ce  rite  ?  Le  considé- 
rait-il comme  utile  peut-être  aux  croyants  de  l'ordre 
inférieur  qui  ont  besoin  de  voir  et  de  toucher  pour  croire, 
tandis  qu'il  suffit  aux  hommes  de  l'esprit  de  s'approprier 
la  vérité  que  les  formes  visibles  recèlent  ?  Les  paroles 
contenues  au  v.  63,  la  chair  ne  sert  de  rien,  autorisent 
certainement  cette  supposition.  C'était  l'appropriation 
du  Logos  divin  ne  faisant  qu'un  avec  la  personne  de 
Jésus  qui  seule  importait  dans  la  pensée  de  Pécrivain 
mystique.  Il  a  du  reste  introduit  aussi  sa  scène  symbo- 
lique, ignorée  des  trois  premiers  évangélistes,  «  le  lave- 
ment des  pieds  »,  qui,  par  la  suite  aussi  devint  rituel 
dans  plusieurs  églises,  sans  jamais  toutefois  acquérir 
Pimportance  du  sacrement  eucharistique.  Il  ne  s'y 
prêtait  pas. 


TABLE  ALPHABÉTIQUE 


N.B.  Les  chiffres  non  précédés  du  chiffre  romain  II  se  rapportent 
au  premier  volume. 


Aaron  84.  131. 

Abomination  de  la  désolation  68. 

Actes  de  Pilate  460. 

Adonaï  158. 

Aggée  49. 

Alcime,  pontife  77. 

Alexandra,  mère  de  Mariamme 
223.  —  Reine  202  sv.  207. 

Alexandre  fils  d'Hérode  231.  — 
Jannée  202  sv. 

Alexandrie,  judaïsme  alexandrin 
5.  332. 

Allégorie  334. 

Alliance  nouvelle  II,  359. 

Aloges  352 . 

Am-aaretz  123.  U3. 

Anciens  d'Israël  97. —  de  la  Syna- 
gogue lOo. 

André;  apôtre  11,  144. 

Anges  159  sv.  —  gardiens  162. 

Annas,  pontife  11  379-380. 

Anne,  prophétesse  372. 

Antigonede  Socho  97, —  roi  214. 
217.  220. 

Antiochus  Épiphane  65  sv.  76. 

JÉSUS  DE  NAZAR.    —  II 


Antiochus  le  Grand  64. 

Antipas  (Hérode)  247.—  Il  155- 
157.  224-225. 

Antipaterpère  d'Hérode  I«'"209  sv. 

213.  —  fils  du  même  230-232. 

Apoca;lypses  185.  261. 

Apocryphes  (évangiles)  456  sv. 

Apôtres  II  142  sv. 

Arche  de  l'Alliance  17-18.  159. 

Archélaûs,  ethnarque  236-240. 

Aristion  292-293.  313. 

AristobuleP''202.— AristobulelI°^« 
208  sv.  214.  —  Aristobule  III, 
pontife  223 .  —  Aristobule  fils 
d'Hérode  I"  231 . 

Asmodée  167. 

Asmonéens  70-88.  —  (Table  gé- 
néalogique des)  253. 

Assomption  de  Moïse  195. 

Attente  messianique  129. 

B 

Baal  Melcart  20. 
Balaam  28. 
Barabbas  II  397. 
Béatitudes  II  31-35. 

33 


514 


TABLE   ALPHABETIQUE 


Bené-Elohim  160. 
Bergers  de  Béthléhem  371.  401. 
Boéthusiens  229. 
Bouc  à  Hazazel  15. 
Bouddhisme  (Rapports  de  Jésus 
avec  le)  2. 


G 


Caïphe  II  383-390. 
Cananéenne  (La)  II  132-135. 
Canon  de  l'Ane.  Testament  113. 
Cantique  des  Cantiques  117. 
Capernaum  II  26.  177. 
Captivité  de  Babylone  10.  36  sv. 
Cène(lnstitut.de  la  8*^)11  506-512. 
Centurion  de  Capernaum  11  H3. 
César  (J.)  214. 
Chérubins  19. 
Choses  finales  11  306  sv. 
Christ  V.  Messie. 
Christianisme,  berceau  1   sv.  — 

(Avenir  du)  II  479  sv. 
Circoncision  15. 
Colombe  symbolique  II,  4. 
Croix,  crucifix  il  408-411 
Crucifixion  II  405  sv. 
Cyrus  41-42. 

D 

Daniel  69.  117.  184.  II  13. 

David  (Descendance  de)  47  —  II 
303. 

Bebir  159. 

Démétrius  Sôter  77. 

Démoniaques  II  76.  —  Démonia- 
que de  Gadara  II  110,  497-499. 

Démons  159.  164  sv. 

Denier  de  César  II  288-293. 

Deutéronome  33. 

Deux  fils  (Parab.  des)  II  293. 

Diable  (Le)  163. 


Diatessaron  457. 

Didaché  II  150. 

Diégèses  293. 

Biesirae  189. 

Disciples  dans  les  blés  II  194.  — 

indécis  II  235. 
Divorce  11  40-41.  168-172. 
Doctrines  juives  nouvelles  152  sv. 
Drachme  perdue  (la)  432. 
Durée  du  ministère  de  Jésus  II 
227-231. 

E 

Eau  de  jalousie  15. 

Ecce  homo  II  399. 

Ecclésiaste  117. 

Ecclésiastique  (Livre  de   1')   117. 

Écoles  de  prophètes  30. 

Économe  infidèle  (Parab.  de  1') 
II  247-249. 

Église  11220.  485.  490. 

Egypte  (Voyage  en)  368.  399. 

Élie  20.  —  Précurseur  182. 

Elisabeth  440  sv. 

ÉUsée  20. 

Élohim  158. 

Enfant  (!')  épileptique  11  214. 

Enfant  prodigue  (Parab.  de  1')  243. 

Enfants  du  Royaume  218-221. 

Entrée  de  Jésus  à  Jérusalem  11 
266  sv. 

Ésaïe  (Premier  et  second)  40. 

Esdras  51. 

Esprit  (St)  de  Dieu  162. 

Esséniens  135  sv. 

Esther  (Livre  d')  117. 

Évangile  (religion)  283.  Il  28-29. 
58-59.  —  Ses  rapports  avec  la 
loi  civile  II,  39-42. 

Évangiles  (livres)  282  sv.  326-328. 
—  Non  canoniques  4i5  sv.  —  Synop- 
tiques,   ressemblances  et  différences 


TABLE   ALPHABÉTIQUE 


515 


46J  sv.  —  de  Matthieu  et  de  Marc 
470  sv.  —  de  Justin  436  —  des  Naza- 
réens et  des  Hébreux  4S7  II 13  —  de 
Pierre  458  —  des  Égyptiens  ibid.  — 
de  Thomas  ibid.  —  de  Matthias  459, 
—  de  Nicodème  460  —  de  Marcion 
ibid.  —  de  l'Enfance  486  sv. 

Exorcismes  169. 

Ézéchiel  39.  43. 


F 


Femme  hémorragique  (La)  II 114. 
Figuier  stérile  (Le)  Il  69-70.  231. 
Fille  de  Jaïrus  (La)  II  68-69. 
Fils  de  Dieu  II  11. 
Fils  de  l'Homme  184.  191 .  II  190- 
198. 


judaïsme  4-8.  —  Son  influence 
61  sv.  —  Ses  rapports  avec  le  chris- 
tianisme 4-8.  —  Hellénisation  impo- 
sée 65  sv. 

Hénoch  (Livre  d')  189  sv. 

Hérode  l-^--  215  sv.  219.  —  Règne 
221-233.  —  Politique  227.  —  Fa- 
mille 230.  —  Testament  234. 

Hérodes  (Les)  209. 

Hérodias  248. 

Hillel  98-99. 

Histoire  évangélique  255.  282. 
337.  361.  sv.  —  Division  fonda- 
mentale Il  2. 

Hyrcan  b^  (Jean)  81.  88. 

Hyrcan  11^^  207.  208  sv.  218.  223. 


G 

Gabriel  (ange)  161. 

Gadara  (Dém.  de)  II.  110. 497-499. 

Galien  269. 

Galilée,  province  416  sv. 

Galiléens  immolés  par  Pilate  II 

253. 
Garizim  53. 
Géhenne  174. 

Généalogies  de  Jésus  374.379  sv. 
Gethsémané  II  368-374.  378 
Grand-prêtre  v.  Pontife. 
Grec  (Régime)  58. 

H 

Eaber,  haberim  124.  143. 

Maggada  et  Malacha  155. 

Hassidim  64.  125. 

Hauts  lieux  18. 

Eazzan  de  la  synagogue  105. 

Héliodore  65. 

Hellénisme,  ses  rapports  avec  le 


Idéal  chrétien  11  480  sv. 
Images  religieuses  19. 


Jacques  apôtre  11  146.  256. 
Jacques  frère  de  Jésus  {[  449. 
Jahvé  (Jehovah)  13  sv.  — Sens  de 
ce  nom  23.  —  Sa  prononciation  158, 

—  Son  usage  ïbid. 
Jahvisme  20  sv.  156. 
Jalousie  de  Jahvé  15-33. 
Jason,  gd  prêtre  66. 

Jean  apôtre  11  144.  146.  256.  — 
Évangile  de  Jean  v.  Quatrième 
évangile. 

Jean  Baptiste  439  sv.  —  Sa  nais- 
sance 440.  —  Son  ascétisme  444.  — 
Son  baptême  448.  —  Sa  prédication 
449.  —  Sa  mort  451-453.  II  136-137. 

—  PourquoiJésus  s'en  sépare  II,  11. 
Son  message  à  Jésus  114-116.  —  Son 
rapport  avec  Élie  139. 

Jean  le  presbytre  292.  313. 


SIT) 


TABLE   ALPHABETIQUE 


Jehovah  v.  Jahvé. 

Jeune  homme  riche  (Le)  II  237. 
239. 

Jérémie  35.  38. 

Jéricho  II  264. 

Jérusalem  céleste  191. 

Jésus  de  Nazareth.  Réalité  histo- 
rique 255-265.  —  Son  nom  366. 

—  Date  de  sa  naissance  403  sv.  — 
Notion  ascensionnelle  de  sa  personne 
336. —  Logos  incarné  337.  —  Récits 
de  sa  naissance  et  de  son  enfance 
361  sv.;  dans  le  premier  évangile 
363  sv.;  dans  le  troisième  368  sv.  — 
Généalogies  314. 379  svi  —  Sa  famille 
382.  419.  —  Conçu  du  St-Esprit 
383  sv,  —  Sa  naissance  à  Betlilé- 
hem  de  Juda  389  sv.  —  Sa  jeunesse 
409.  419  sv.  —  Au  milieu  des  doc- 
teurs 409.  —  Constitution  physique 
412.  —  Origine  ethnique  417.  — 
Légendes  apocryphes  486  sv.  —  Pré- 
paration religieuse  419  sv.  —  Voca- 
tion 426.  —  Baptême  au  Jourdain 
437.  II  3-10. 

Retraite  et  Tentation  au  désert  II  10-20. 
Prédication  en  Galilée  21  sv.  —  Les 
premiers  apôtres  24-25.  —  A  Caper- 
nailm  26.  —  Sermon  de  la  Montagne 
29  sv.  —  Miracles  60-83.  —  Guéri- 
sons76-77.  —  Oppositions  86 sv.  139. 

—  Paralytique  de  Capernaijm  88. —  A 
Nazareth  103-107.  —  Sa  mère  et  ses 
frères  107-109.  —  A  Gadara  110.  — 
Message   de   Jean  Baptiste  114-116. 

—  La  Cananéenne  132-133.  —  Multi- 
plication des  pains  141.  —  Les 
apôtres  142  sv.  —  Leur  mission 
première  148.  —  Instructions  apos- 
toliques 149  sv. 

Terreurs  d'Antipas  II  133-137.  —  Chez 
Simon  le  pharisien  163  sv.  —  Pro- 
clamé Messie  par  les  Douze  181-183. 

—  Comment  se  forma  sa  propre  con- 
viction à  cet  égard  183-202.  207.  — 
Le  nom  de  Fils  de  l'homme  190-198. 

—  Les  Disciples  dans  les  blés  194.  — 


Messie  accepté,  non  imposé  201.  — 
Tempête  apaisée  et  marche  sur  les 
eaux  202-203.  —  Transfiguration 
204.  —  Messie  souffrant  207-209.  — 
L'enfant  épileptique  214. 

Voyage  à  Jérusalem  II  227  sv.  —  Durée 
de  sa  vie  publique  227.  —  En  Sa- 
marie  233.  —  Le  jeune  homme 
riche  237.  —  Enfants  bénis  240.  — 
Jacques  et  Jean  256.  —  A  Jéricho 
264. 

Entrée  à  Jérusalem  II  266  sv.  —  Puri- 
fication du  Temple  271  sv.  279,  — 
Enseignements  de  Jérusalem  282  sv. 

—  Le  denier  de  César  289-293.  — 
La  femme  aux  7  maris  293-298.  — 
Le  résumé  de  la  Loi  et  des  pro- 
phètes 298-300.  —  Le  Messie  est-il 
fils  de  David?  303.  —  Les  choses 
finales  306  sv.  —  Jugement  suprême 
323.  -  Scribes  et  Pharisiens  328  sv. 

—  Précautions  prises  836.  —  Onction 
deBéthanie  338.  -Trahison  de  Judas 
342-349.  360-362.  -Dernière  Cène 
331  sv.  —   L'alliance   nouvelle  359. 

—  Le  corps  et  le  sang  de  Jésus  359. 

—  Rendez-vous  en  Galilée  364-365. 
435-437.  465.  -  Gethsémané  368- 
374  —  Arrestatiou  375. 

Chez  Annas  II  379.  —  Devant  Caïphe 
386-390.  —  Condamnation  390.  — 
Reniement  de  Pierre  391-393.  — ■ 
Devant  Pilate  393  sv.  —  Fustigation 
399-400.  —  Crucifixion  405  sv.  — 
Les  deux  Larrons  419-420.  —  Elôi, 
Elôi...  422.  —  Posca  424.—  Mort 
425. 

Résurrection  II  428  sv.  —  Sépulture 
430.  —  Les  Galiléennes  431-432. 
433-436.  463.  —  Apparition  en  Gali- 
lée 437.  466.  —  A  Emmaûs  439-441. 
468.  —  A  Jérusalem  441-442.  470. 

—  Marie  Madeleine  443-444.  —  Ap- 
parition aux  disciples  444.  —  Tho- 
mas 445.  470  —  Dernière  apparition 
en  Galilée  446-448.  467.  —  Témoi- 
gnage de  Paul  449.  472.  —  Appari- 
tion à  Jacques  449.  —  Impossibilité 


TAlîLl!:  ALPHABETIOUr^: 


517 


(l'une  mort  appareute  454-457.  — 
La  Garde  au  tombeau  457-460.  — 
Le  tombeau  vide  460-463.  —  Ex- 
tases 473.  —  Triomphe  de  la  foi 
478. 

Jeûne  II  44-43.  91-93. 

Jochanan  pontife  56. 

Jonathan  prince  et  gd-prêtre 
79-81.  149. 

José  ben-Jochanan,  —  ben-Joé- 
zer  97. 

Joseph  d'Arimathée  II  333. 

Joseph  père  de  Jésus  418. 

Josèphe  (L'historien),  136.  272. 
—  Passage  relatif  à  Jésus  275  sv. 

Josias  22.  33.  —  Réforme  de  Jo- 
sias  34-35. 

Jubilés  (Livre  des)  196. 

Juda  (Roy.  de)  20.  —  Détruit  33. 

Judaïsme,  sa  formation  10  sv.  42. 

Judaïsme  alexandrin  4-5. 

Judas  le  Gahléen  238. 

Judas  Iscariote  II  145.  —  Sa  tra- 
hison 342-349.  373-374. 

Judas  Maccabée  72-79. 

Judith  117. 

Juge  inique  (Parab.  du)  II  231. 

Jugement  divin  171.  —  suprême 
II  195.  323. 

Justice  du  Royaume  de  Dieu  II 
36-38. 

K 

Kehar  Enosch  184. 
Ketoubim  1 16. 


Larrons  (Les  deux)  II  419-420. 
Lazare    (Parab.    du    pauvre)    II 

249-231. 
Lazare  le  ressuscité  343.  II  247. 
Levain  (Parab.  du)  430.  II  121. 
Lévites  17.  34.  39.  45. 


Livres  saints  112  sv. 

Logia  290.  314-313.  329.  —  Dans 
le  premier  évangile  469  sv. 

Logos  333  sv. 

Loi  juive  114.  —  Ses  origines  14, 
—  Son  importance  nationale  48. 
50-31.  o4-55.  —  Son  observation 
91.  121.  129.  262. 

Luc  (évangile  de)  318  sv.  —  Pro- 
logue 289.  —  Document  parti- 
cuher  321. 

Lysias  77. 

M 

Maccabées  70.  73.  (Livres  des) 
117. 

Mages  d'Orient  366,  394. 

Manassé  le  Samaritain  53. 

Marc  (évangile  de)  308  sv.  316. 
322.  —  Rapports  avec  le  premier 
évangile,  v.  Prôto-Marc. 

Marchands  chassés  du  Temple  II 
271  sv. 

Marche  sur  les  eaux  II,  203. 

Mariamme  222.  224.  226. 

Marie  Madeleine  II  167.  443. 

Marie  mère  de  Jésus  363  sv.  369. 
372.  442. 

Marthe  et  Marie  II  245-247. 

Mattathiah  70.  72. 

Matthieu  apôtre  II  144.  162. 

Matthieu  (évangile  de)  293.  — 
Discours  298  sv.  —  Fragments  lé- 
gendaires 307.  —  Authenticité  317. 

Memra  163 . 

Messie  173  sv.  —  Attente  messia- 
nique 176.  198.  —  Doctrine  messia- 
nique 186.  —  Messie  fils  de  David 
179  sv.  194.  199.  II  303.  —  Fils  de 
l'Homme  II  192.  ->-  Jésus  proclamé 
Messie  182.   487. 

Micaël  ou  Michel  archange  162. 

Midrasch,  Midraschim,  154. 


518 


TABLE   ALPHABETIQUE 


Monolâtrie,  23. 
Monothéisme  d'Israël  13  sv. 
Mont  des  Oliviers  II  337.362. 
Multiplication  des  pains  II  71. 

141. 
Mythologie  dogmatique   il  491- 

493. 

N 

Nébucadnetzar  35. 

Néhémie  52. 

Nicanor78. 

Nicolas  de  Damas  227. 

Noces  (Parab.  des)  II  238. 

Notowistsch  2 

O 

Onction  de  Béthanie  II  338-342. 
Oraison  dominicale  II  47  sv. 


Papias  290  sv.  313. 
Pâque  juive  15.  II  356. 
Paraboles  du  Royaume  II  118- 

126. 
Paradosis  287 .  294 . 3 1 3 .  323 . 
Paralytique    de    Capernaûm    II 

87.88.193-194. 
Pardon  indéfini  (Doctrine  du)  Il 

220  sv. 
Parousie  11305.320-325. 
Paul,  sur  la  Résurrection  II  449. 
431.  —  sur  la  personne  de  Jésus 
II,  489. 
Pauvreté  en  esprit  II  31. 
Péagers  II  159  sv. 
Péché  contre  le  S'-Esprit  II  175. 
Perle  (Parab.  de  la)  Il  125. 
Perse  (Régime)  43  sv. 
Pharisien  et  péager  (Parab.)  11 
164. 


Pharisiens   85.119   sv.    II    163- 

167.172  sv. 
Phasaël  215. 
Phéroras  232. 
Philippe  tétrarque  239. 
Philon  d'Alexandrie  200-332. 
Pierre  322.  Il  145.  183.  209.  366. 

391-393.  —  Primauté  499-506. 
Pirhe  Aboth  96.  98. 
Pite  de  la  Veuve  II  286. 
Pline  le  jeune  269. 
Plutarque  268. 
Ponce  Pilate  245.  II  393-400. 
Pontife,  Pontificat  45  sv.  56.  147. 
Possessions  169. 
Prédictions  messianiques  177. 
Préparation  de  la  Pâque  II  337. 
Prêtres  esséniens  139. 
Prière  II  45  sv. 

Procurateurs  de  Judée  241.  244. 
Prophètes,   Prophétisme    26  sv. 

—  (Livres  des)   115.    —   Rapports 

avec  le  sacerdoce  31.  33. 
Prosélytes  II  127. 
Prôtévangile     de    Jacques    459. 

486  sv. 
Prôto-Marc   316-317.    321.    329. 

472  sv. 
Psautier  de  Salomon  193. 
Ptolémées  (Les)  59. 
Pureté  légale  100.  143. 145. 149.  II 

98-101. 
Purification  du  Temple  74.  II  271 

sv.  279. 


Q 


Qaisah,  Qose,  Quos  (le  dieu)  13. 

Quatrième  évangile  330  sv.  — 
Refoute  de  l'histoire  évangélique 
337  sv.  —  Prologue  338  sv.  —  Mi- 
racles 344.  —  Anti-judaïsme  346.  — 
Dernier  repas  347.  —   Éliminations 


\ 


TABLE   ALPHABETIQUE 


519 


349.  —  Valeur  historique  352-358. 
—  DaLe  353-357.  —  Authenticité 
johaniiique  355.  II  20. 


R 

Rabbi  95. 

Recensement  des  Quirinius  391 . 

Religions,    leurs  analogies  3.  II 

483, 
Renan   (E.)  sur  le  4™«  évangile 

477  sv. 
Rendez-vous  en  Galilée  II  364- 

365.  435-437.  465. 
Restauration  de  Juda  43  sv. 
Résurrection  de  Jésus  II  422  sv. 
Résurrection  des  corps  173. 
Retour  du  Christ  II  311-314.  320. 
Richesse  II  53-56. 
Rideau  du  Temple  II  429. 
Royaume  de  Dieu  (Le)  II  28  sv. 

112.  117. 


Sabbat  14.  Il  94-98.  194. 
Sacerdoce  de  Jérusalem  33.  45- 

46. 
Saddôkl31. 
Sadducéens  85. 128  sv.II  269-270. 

293-298. 
Salomé  sœur  d'HérodeP"' 224. 225. 
Samarie  (Jésus  en)  II  232-234. 
Samaritain  (Parab.  du  bon)  II 242. 
Samaritains  48-49. 
Sanhédrin  203  sv.  II  276-278. 
Sapience  (Livre  de  la)  117. 
Satan  165. 
Schammaï  98. 
Sche7na  107. 

Schemaïa  et  Abtalion  98. 
Scheôl  171. 


Scribes  90.  —  Scribes  et  phari- 
siens II  328  sv. 

Seleucus  Philopator  65. 

Semence  croissant  d'elle-même 
II  H8. 

Semeur  (Parab.  du)  II  123. 

Sermon  de  la  Montagne  II  29  sv. 

Serviteur  de  l'Eternel  41. 

Sibylles,  Oracles  sibyUins  186 
sv.  194. 

Signe  de  Jonas  (Le)  II  82. 

Simeas  et  Pollion  v.  Schemaïa. 

Siméon  371. 

Simon  ben-Schetach  98.  203.  207. 

Simon  de  Cyrène  II  400. 

Simon  le  Juste  97. 

Simon  prince  et  grand  prêtre  81. 

Souillure  légale  99-100.  139.  145. 
149.11  98-101. 

Statère  (Miracle  du)  II  214. 

Suétone  270. 

Synagogue  102  sv.  —  (Grande) 
110. 

Synoptiques  (évangiles)  284.  295 
sv.  322.  —  Date  de  composi- 
tion 325. 


Tacite  270. 

Talents  (Parab.  des)  II  284. 

Talmud  95. 

Targums  108.  154. 

Taureau  d'or,  16.  19. 

Tempête  apaisée  II  202-203. 

Temple  de  Jérusalem  sous  les 
rois  20.  21.  33.  —  importance 
94.  —Destructions  33.  II  304  sv.  — 
Reconstructions  49,  228.  —Purifica- 
tions 74.  II  271.  279. 

Thora  94.  114. 

Titulus  de  la  croix  II  418. 

Tobie  117. 

Tradition  orale  286  sv.  294. 


520 


TABLE   ALPHABETIQUE 


Trajan  268. 

Transfiguration  II  204-205. 
Trésor  (Parab.  duj  II  125. 
Tunique  (La  sainte)  II  416.  418. 

U 

Universalisme    juif  et   chrétien 
Il  126-131. 


Veau  d'or  v.  Taureau  d'or. 


Verbe  v.  Logos. 

Vie  future  171. 

Vierges  (Parab.  des  dix)  II  283. 

Vin  myrrhe  II  413.  416. 

Vin  nouveau  II  94. 


X.  Y.  Z 


Zacharie  50. 
Zachée  II  264  sv. 
Zélotes  126. 
Zorobabel  45. 


TABLE  DES  MATIERES 

DU  SECOND  VOLUME 


QUATRIÈME  PARTIE 

l'évangile     en      GALILÉE 

Chapitre  I.  —  Le  Baptême  au  Jourdain.  —  La   Tentation 

au  Désert 1-20 

Chapitre  IL  — L'Evangile,  l .  21-42 

Chapitre  IIL  —  L'Évangile,  II 43-60 

Chapitre  IV.  —  Les  Miracles  de  Jésus 61-85 

Chapitre  V.  —  Les  Opposants 86-111 

Chapitre  VI.  —  La  Doctrine  du  Royaume  de  Dieu  ....  112-135 

Chapitre  VII.  —  Mort  de  Jean  Baptiste.  —  Les  Apôtres.   .  136-157 
Chapitre  VIII.  —   Continuation  des  prédications  de  Jésus 

en  Galilée 158-179 

CINQUIÈME  PARTIE 

LE    MESSIE 

Chapitre  I. — La  Proclamation  des  Douze 181-207 

Chapitre  II.  —  Les  derniers  jours  en  Galilée 208-226 

Chapitre  III. —  Le  Voyage  à  Jérusalem 227-261 

SIXIÈME  PARTIE 

LA    PASSION 

Chapitre  I.  —  Jésus  à  Jérusalem 263-281 

Chapitre  II.  —  Les  Enseignements  de  Jérusalem.    ....  282-305 

Chapitre  III.  —  Les  Choses  finales 306-325 

Chapitre  IV.  — Préliminaires  de  la  Passion 326-350 

Chapitre  V.  —  La  Dernière  Cène.  — Gethsémané.   ....  351-374 

Chapitre  VI.  —  Arrestation  et  Jugement 375-401 

Chapitre  VII.  —  La  Mort 402-427 


522  TABLE   DES  MATIÈRES 

SEPTIÈME     PARTIE 

LA  RÉSURRECTION 

Chapitre  1.  — Récits  de  la  Résurrection 428-452 

Chapitre  II.  —  La  Nature  des  Apparitions 453-478 

Conclusions 479-495 

APPENDICE    : 

A.  Le  Démoniaque  de  Gadara 497-499 

B.  Primauté  de  Pierre 499-506 

G.  Institution' de  la  Sainte  Cène 506-512 

Table  alphabétique 513-520 


Rappel  de  l'erratum  signalé  à  la  fin  du  premier  volume. 


Bar-le-Duc.  —  Imprimerie  Comte-Jacquet.  Facdouel,  Dir. 


Fi-^JLiXJESl'mA  jBï  FlOlMfDIE 


SEDES  6ENT 
P»L»ESTIN 


I  VltlS      ilBllURII      nsniBVCHKK 


onSTON  PUBLIC  LIBRARY 

ïlllilil   ^ 

3  9999  06561  589  8 


Boston  Public  Library 
Central  Library,  Gopley  Square 

Division  of 
Référence  and  Research  Services 


The  Date  Due  Card  in  the  pocket  indi- 
cates  the  date  on  or  before  which  this 
book  should  be  returned  to  the  Library. 

Please  do  not  remove  cards  from  this 
pocket.