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Full text of "Jubilé de Paul Bourget"

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'^5 


N°5 


32*  Année  -  15  Décembre  1923 


LA  REVUE 

HEBDOMADAIRE 

JUBILÉ   DE    PAUL    BOURGET 

AVANT-PROPOS  par  François  LE  GRIX      S2^82. 

EDMUND   GOSSE 

GEORGES    BRANDÈS 

Maurice  BARRÉS , 

de  l'Académie  française. 

Henry  DE  CARDONNE..    ..    . 
Henry   EORDEAUX..     ..     „    . 

de  l'Académie  française. 

LÉONCE  DEGRANDMAISON 


Hommages /B  -  ^.  5/ 

La  Vie  exemplaire  de  Paul  Bourget.     266 


Charles  MAURRAS 

Professeur  Jean-Louis  FAURE. 


Tristan  DERÈME..  .. 
Marcel  BOUTERON.. 
Edmond  JALOUX..  .. 
Henri  DUVERNOIS.. 
Robert  DE  FLERS.. 

de  r Académie  française. 

Albert  THISAUJET.. 
FRANC-NOHAIN..  .. 
Georges  GRAPPE..     .. 


JEAN-Louis  VAUDOYER.. 
Comte  Louis  DE  BLOIS.. 
Albert-Émile  SOREL..  .. 
Marcel  BOULENGER..  .. 

Francis  CARGO 

Eugène  MARSAN 

EMILE  HENRIOT 

GÉRARD    BAUiiR 


Pierre  DE  NOLHAC. 

de  l'Académie  française. 


La  Jeunesse  de  Paul  Bourget..  ..  272 
Paul  Bourget  au  Plantier  de  Cos- 

tebelle» 278 

Les    Idées     religieuses    de    Paul 

Bourget •     288 

Les  Idées  politiques  de  Bourget.  296 
Les     Idées    médicales     de     Paul 

Bourget 319 

Le  "oète ^    331 

Le  Balzacien 343 

Le  Romancier 353 

Le  Nouvelliste 365 

Le    Dramaturge 371 

Le  Critique „     382 

Le  Journaliste 391 

Le  Voyageur  :  l'Angleterre  et  l'Amé- 
rique   396 

Le  Voyageur  :  l'Italie 412 

Paul  Bourget  et  l'aristocratie..     ..  424 

L'Homme  sensible 432 

Gratitude..     440 

Le  Bon  guide 444 

La  Rue  et  la  .Maison 446 

L'Animateur 451 

Le  Goût  de  la  jeunesse    ..     ..     ..  455 

Conclusion   :    Paul  Bourget   et  sa 

terre ^      459 


LIBRAIRIE   PLON,   8,   rue   Garancièrc  —   PARIS   (6  ) 


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Président  du  Comité  de  rédaction  :   Georges   IIÉ&£R.T 

Ancieu  lieutenant  de  vaisseau  —  Ancien  directenr  du  Collège  dathlètes  de  R  inis 

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L'Éducation  physique  répond  à  toutes  les  questions  posées  par  ses  lecteurs 
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HEBDOMADAIRE 

ET    SON    SUPPLEMENT    ILLUSTRE 

FONDÉE  EN  i8ni   PAR  PLON-NOURRIT  ET  O',  ÉDITEURS 


DIRECTEUR  :   FRANÇOIS    LE    GRIX 

RÉDACTEUR   EN   CHEF  :   JEAN  D'ELBÉE 

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cière,  Paris. 

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Les  manuscrits  non  insérés  LA  REVUE  HEBDOMADAIRE 

ne  sont  pas  rendus.  ne  pnblie  que  de  l'inédit. 

Les  auteurs  non  avisés  dans  le  délai  de  trois  mois  de  l'acceptation  de  leurs 
ouvrages  peuvent  les  reprendre  aux  bureaux  de  la  REVUE  où  ils  restent  à  leur 
disposition  pendant  un  an. 


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PORTRAITS 


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DOCUMENTS 


30415. 


Paul  Bourgetjdans  la  cainpa^ne[  romaine 
à  l'époque  de  «  Cosmopolis  ». 


J     in>n»JtJt       ^t>0-«JL«wvf-      ^4^         V^  OtA.<l4*«A_ 


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^'     C    A«/*vi/î-     .'     i^ 


30418.  —  Sonnet  traduit  de  Carducci  écrit  de  la  main 
de  Paul  Bourgst. 


30419.  —  Page  d'épreuves  du  dernier  roman  de  Paul  Bourget  : 
Cœur  pensif  ne  sait  où  il  va,  en  cours  de  publication  à  «  la  Revue 
des  Deux  Mondes  »,  avec  les  corrections  de  l'autenr. 


30420.  —  Paul  Bourget  écrivant. 


30422.  —  Le  dernier  portrait  de  Paul  Bourget. 

Ce  portrait  a  été  pris  tout  récemment  le  jour  de  l'inauguration  d'une  plaque 
commémorative  sur  la  maison  de  Barbey  d'Aurevilly,  rue  Rousselet,  à  Paris, 


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vers  la  certitude,  d'un  génie  qui  sacrifie  la  gloire  humaine  de  la 
8ciejK«  à  l'appel  de  la  Grftce  et  de  la  sainteté,  tel  est  ce  livre, 
vivant  comme  le  plus  moderne  des  romans,  pathétique  comme  un 
drame,  agité  d'un  souille  intérieur  de  lyrisme,  comme  un  poème 
dont  chaque  cbant  raconte  une  ascension  nouvelle  vers  la  lumière. 


JUBILE 
DE    PAUL    BOURGET 


AVANT-PROPOS 

Il  y  a  donc  cinquante  ans  que  Paul  Bourget  publia  son 
premier  article  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  et  bien 
plus  de  cinquante  ans,  par  conséquent,  qu'il  n'a  cessé 
d' œuvrer  avec  la  conscience,  le  vouloir  du  parfait  ouvrier. 

L'hommage  que  nous  offrons  aujourd'hui  à  -une  œuvre 
si  haute,  si  sereine,  ne  pouvait  pas  ne  pas  lui  être  rendu. 
On  me  permettra  de  dire  qu'il  était  «  dans  l'air  ».  Nous 
fûmes  nombreux  à  en  concevoir  l'idée  :  le  mérite  en  revient 
moins  aux  signataires  de  ces  articles,  à  l'organisateur  de  ce 
sommaire,  qu'elle  ne  leur  fut  imposée  par  l'efficacité  persis- 
tante, l'ampleur,  disons  la  majesté  d'une  des  plus  nobles 
carrières  qu'il  soit  donné  à  nos  contemporains  d'admirer. 

On  se  souvient  peut-être  que  lorsque  nous  cherchions,  il 
y  a  quelques  mois,  dans  le  cercle  de  ses  amis,  à  organiser 
cette  manifestation  autour  de  ce  nom  vénéré,  M.  Henry 
Bordeaux,  dans  l'Écho  de  Paris,  avait  émis  le  projet  d'un 
concert  plus  vaste  et  plus  solennel.  Si  la  modestie  de  notre 
maître,  son  goût  de  l'effacement  et  du  silence,  ont  consenti 
seulement  au  témoignage  plus  discret  que  voici,  il  n'est  pas 
besoin  de  dire  à  quel  point  la  Revue  Hebdomadaire  lui 
en  reste  reconnaissante  et  s'en  trouve  honorée. 

Mais  encore  une  fois  il  faut  que  nos  lecteurs  d'aujour- 
d'hui le  sachent  :  je  n'ai  pas  eu  à  chercher  des  collaborateurs 


26o  jubilh:  de  paul  bourget 

que  l'amitté,  le  respect,  l' admiration  avaient  groupés  dès 
longtemps.  Leur  adhésion  m'est  venue  d'elle-même;  et  c'est 
de  quoi,  d'ailleurs,  je  ne  puis  les  remercier  que  davantage. 

Paul  Bourget  n'est  pas  seulement,  en  effet,  le  romancier, 
le  nouvelliste,  le  dramaturge,  le  critique,  le  voyageur,  en 
un  mot  cet  écrivain  si  remarquablement  un  et  divers  sur 
lequel  vont  s'exprimer  des  opinions  si  autorisées.  Il  est, 
par  tout  cel-a  et  au-dessus  de  tout  cela,  la  figure  la  plus 
représentative  à  notre  époque  d'un  gratui  et  pur  profes- 
sionnel des  lettres.  Type  d'humanité  fort  rare  —  car  il  n'y 
a  guère  de  profession  qui  déforme  davantage  —  et  peut-être 
appelé  à  bientôt  disparaître.  Le  seizième  siècle  avait  vu 
naître  l'humaniste;  le  dix-septième  siècle,  l'honnête  homme; 
le  dix-huitième  siècle,  l'encyclopédiste;  et  ce  n'est  sans  doute 
qu'au  dix-neuvième  que  s'épanouit  «  l'homme  de  lettres  » 
que  notre  génération  a  encore  connu,  voué  uniquement  à  son 
labeur  d'écrivain,  attendant  de  lui  ses  ressources  et  aména- 
ge-ant  sa  vie  pour  sa  production  autant  que  sa  production 
pour  sa  vie  Balzac,  Flaubert,  Sainte-Beuve,  Taine,  voilà 
des  existences  qui  n'étaient  guère  concevables  avant  le  siècle 
dernier;  et  l'on  voit  comme  la  noble  vie  de  Paul  Bourget 
se  relie  naturellement  à  ces  vies-là.  Mais  l'on  voit  aussi 
comment  une  telle  vie  ne  sera  probablement  plus  concevable 
denuxin.  Non  pas  seulement  parce  que  notre  époque  et  ses 
terribles  exigences  matérielles  réduisent  de  plus  en  plus  dans 
la  société  la  part  de  l'homme  qui  pense,  et  la  part  de  l'intel- 
ligence dans  la  vie  de  l'individu,  mais  aussi  parce  que  les 
écrivains  de  la  génération  qui  se  lève  répugnent  davantage 
à  «  la  profession  ».  Nous  ne  voulons  pas  parler  seulement 
de  ceux  qui  ont  le  goïit  d'écrire  rapidement  et,  même  doués, 
paraissent  se  jouer  en  de  brefs  ouvrages,  marqués  surtout 
d'une  fine  sensibilité  ou  d'un  impressionnisme  original. 
Mais  pour  ne  parler  que  des  disparus  trop  vite,  il  semble 
que  ceux-là  mêmes  qui,  comme  Marcel  Proust,  laissèrent 
une  œuvre  copiet'se  e1  lourde,  ne  pensaient  pa';  leurs  livres 
en  t'roi.'S'^ionneh,  ne  %e  réclamaient  pas  de  Leur  profes- 
sion comme  s'en  réclame  st  hautement  et  si  fièrement  Paul 
Bourget. 

A  ce  seul  titre,  et  quand  il  n'y  aurait  pas  les  cinqtuznte 
ouvrages  de  ces  cinquante  années,  il  mériterait,  je  crois,  la 


JUBILÉ    DE    PAUL    BOURGET  201 

situation  exceptionnelle  que  lui  reconnaissent  non  seulement 
ses  pairs  mais  ses  cadets. 

C'est  sans  doute  de  cette  scrupuleuse  et  magni'fique  cons- 
cience professionnelle  que  Paul  Bourget  a  tiré  l'un  de^  prin- 
cipes essentiels  de  son  art  et  l'un  des  secrets  de  sa  constante 
réussite  :  sa  soumission  complète  à  l'objet,  de  quoi  est  faite 
la  rigoureuse  impartialité  de  ce  grand  doctrinaire,  à  quelque 
problème  moral,  social  ou  religieux  qu'il  s'attaque.  Sou- 
mission encore  une  fois  bien  rare  de  nos  jours,  où,  tant 
de  jeunes  conforment  au  contraire  l'objet  à  leur  vision 
propre;  et  alors  que,  pourtant,  il  n'est  devant  l'objet  que  deux 
attitudes  possibles,  celle  de  Bourget  ou  celle,  toute  contraire, 
d.e  Barrés,  qui  ne  peut  pas  ne  pas  dominer  de  très  haut  tout 
ce  qu'il  aperçoit.  Mais  ce  sont  deux  manières  de  supériorité, 
il  faut  bien  le  dire,  qui  ne  sont  pas  permises  à  quiconque. 

C'est  aussi  et  toujours  sa  conscience  professionnelle  qui 
a  fait  de  Paul  Bourget  le  conseiller,  voire  l'arbitre  d'une 
si  grande  partie  de  notre  corporation.  Avec  quelle  ardeur, 
quel  feu,  quel  dévouement,  et  aussi  quelle  longue  patience 
il  combat  pour  les  idées,  les  causes,  les  hommes  qu'il  estime, 
fussent-elles  le  plus  étrangères  à  son  labeur,  fussent-ils  le 
plus  étrangers  à  son  amitié,  il  faut  l'avoir  vu  à  l'œuvre  pour 
le  savoir.  Et  où  le  saurait-on  mieux  qu'à  la  Revue  Hebdo- 
madaire, qui  lui  doit  pour  une  si  bonne  part  d'avoir  tra- 
versé les  difficultés  d'après  la  guerre,  et  d'avoir  connu  la 
seconde  éclosion  de  son  succès. 

Mais  s'étendre  là-dessus,  il  nous  l'interdirait.  Aussi  bien 
cet  hommage,  je  le  répète,  ne  procède  pas  de  la  reconnais- 
sance d'une  Maison  :  il  est  le  témoignage  d'une  généra- 
tion ou  même  d'une  époque.  Paul  Bourget,  par  une  sorte 
de  vertu  naturelle  et  sans  effort,  fédère  autour  de  lui  les 
amitiés,  les  intelligences;  il  indique  les  directions.  Com- 
bien, s'il  n'était  pas  là,  se  sentiraient  plus  isolés!  Il  n'est 
pas  exagéré  de  dire  que  sans  lui  notre  âge  littéraire  eût  été 
un  peu  différent. 

Voilà  pourquoi  les  pages  qui  suivent  sont  empreintes 
d'autant  d'affection  que  de  reconnaissance  ;  et  que  Paul 
Bourget  me  permette  d'ajouter  :  d'une  affection  unanime. 
Qu'il  ne  s'en  défende  pas  :  on  l'aime.  Et  après  tout,  puisque 
dans  l'œuvre  la  plus  objective,  il  passe  toujours  quelque  chose 


262  JUBILÉ    DE    PAUL    BOURGET 

de  la  personnalité  de  l'écrivain,  de  sa  puissance  d'aiman- 
tation, ne  croyez-vous  pas  qu'une  part  du  succès  immense 
de  cette  œuvre-ci  est  faite  de  la  chaleur  du  cœur  qui  l'a  dictée 
au  moins  autant  que  de  la  probité  de  l'intelligence  qui  l'a 
conçue?  Paul  Bourget  qui  nous  conta  tant  d'aventures 
dramatiques,  tant  d'histoires  atroces,  est  un  optimiste.  Il  a 
trouvé  le  moyen  de  continuer  à  aimer  les  hommes,  ou  plutôt 
l'Homme,  en  qui  jamais  il  n'a  cessé  de  voir  l'œuvre  d'un 
Dieu  qui  appelle  sa  créature... 

A  l'heure  où  paraîtront  ces  lignes,  nous  serons  allés  dans 
la  maison  de  Balzac,  qui  est  un  peu  la  sienne,  lui  offrir  cette 
médaille  que  quelques  amis  veulent  lui  laisser  en  souvenir 
de  cette  journée;  et  il  nous  aura  remerciés  d'un  sourire  un 
peu  malicieux,  un  peu  mélancolique,  en  nous  disant  ce  qu'il 
m'a  dit  tant  de  fois  :  «  Pourquoi  tenez-vous  tant  à  cet  hom- 
mage anthume?  » 

J'espère,  mon  cher  maître,  que  vous  comprendrez  mieux, 
après  avoir  lu  ces  pages  qui  vous  sont  si  cordialement  dédiées, 
pourquoi  nous  y  tenions  tant,  à  ce  projet.  Vous  comprendrez 
aussi  que  tous  nous  continuons,  comme  Gérard  Bauêr,  à  vous 
considérer  comme  notre  plus  jeune  camarade,  et  que  rien, 
de  fvès  longtemps  encore,  ne  nous  sera  plus  précieux  que 
de  venir  vous  déranger  vers  midi,  votre  premier  labeur 
achevé,  de  vous  voir,  la  lourde  portière  de  tapisserie  sou- 
levée, quitter  sans  jamais  d'humeur,  sans  jamais  le  front 
barré,  la  page  commencée,  venir  à  nous  la  main  tendue,  et 
de  recevoir  de  vous  le  précieux  cadeau  de  cette  causerie,  qui 
laisse  ceux  mêmes  à  qui  c'est  le  plus  difficile  repartir  tou- 
jours avec  un  peu  plus  de  goût,  de  volonté  pour  croire, 
pour  espérer...  pour  travailler. 

FRANÇOIS  LE  GRIX. 


LETTRE 
DE  M.   EDMUND  GOSSE 


Monsieur  le  Directeur, 

C'est  un  très  grand  plaisir  pour  moi  de  pouvoir  me 
joindre  à  l'universel  hommage  qui  est  rendu  à  mon  vieil  et 
illustre  ami  Paul  fiourget  à  l'occasion  de  son  jubilé  litté- 
raire. Trente  années  et  plus  ont  passé  depuis  que  nous  fîmes 
connaissance  sous  les  précieux  auspices  d'Henry  James. 

L'immense  diffusion  de  l'œuvre  d'imagination  de  Bourget, 
unie  à  sa  haute  et  solide  valeur  psychologique,  est  univer- 
sellement admirée.  Il  est  le  grand  critique  de  l'âme  moderne, 
l'infatigable  investigateur  de  la  volonté  et  de  l'instinct.  Mais 
ce  que  je  considère  surtout  chez  lui  aujourd'hui,  au  moment 
de  ce  cinquantenaire,  c'est  la  résolution  méritoire  avec 
laquelle  il  a  soutenu  le  rôle  combiné  du  moraliste  et  du  roman- 
cier. 

Le  temps  n'est  pas  encore  venu,  et  j'espère  qu'il  est  encore 
très  éloigné,  où  l'immense  corpus  de  son  œuvre  d'imagina- 
tion sera  analysé  et  situé.  Bourget  fait  nos  délices,  chaque 
année,  avec  un  nouveau  chef-d'œuvre. 

Je  vous  prie  de  lui  exprimer  toutes  les  félicitations  d'un 
vieux  collègue  —  plus  vieux,  hélas!  que  lui  —  qui  se 
réjouit  de  savoir  qu'un  travail  intense  de  cinquante  années 
n'a  pas  éteint  sa  flamme,  ni  diminué  soit  énergie. 

Agréez... 

EDMUND  GOSSE 


LETTRE 

DE  M.  GEORGES  BRANDÈS 


lo  novembre  1923. 

Monsieur  le  Directeur, 

Après  beaucoup  de  détours,  votre  aimable  lettre  m'est 
parvenue  ici  à  Paris,  oii  je  n'ai  pas  un  livre  avec  moi  et  rien 
pour  approfondir  mes  souvenirs  de  la  lecture  des  œuvres 
de  Paul  Bourget. 

Je  ne  pourrai  donc  vous  écrire  que  quelques  lignes,  qui 
ne  seront  dignes  ni  de  Paul  Bourget  ni  de  moi-même.  Je 
le  déplore;  car  f  aurais  voulu  contribuer  un  peu  à  payer  la 
dette  de  reconnaissance  qu'on  lui  doit  et  que  je  lui  dois  per- 
sonnellement. 

J'ai  suivi  avec  intérêt  et  admiration  presque  toute  la 
carrière  de  Bourget,  et  la  divergence  qui  s'est  manifestée 
quelquefois  entre  ses  opinions  et  Us  miennes  n'a  jamais 
diminué  ma  sympathie  pour  l'écrivain  ni  mon  respect  pour 
l'homme. 

Certainement  il  est  arrivé  assez  loin  de  son  point  de 
départ.  Le  temps  est  éloigné  où  il  était  disciple  de  Stendhal 
et  de  Taine.  Mais  il  est  toujours  le  maître  de  l'analyse 
psychologique,  et  se  révèle  presque  encore  plus  remarqua- 
quable  comme  critique  que  comme  romancier.  Néanmoins  sa 
vraie  gloire  repose  sur  ses  romans.  J'admire  ses  études  de 
caractères.  Un  personnage  comme  le  baron  de  cinquante  ans, 


LETTRE  DE  M.  GKORGHS  BRANDÈS    2(>5 

dans  Mensonges,  est  une  création  inoubliable,  et  tout  ce 
roman  reste  monumental. 

Avec  le  Disciple  commence  chez  Bourget  la  période  du 
roman  à  thèse,  genre  qui  m'est  moins  cher.  Il  n'y  a  pas  de 
connexion  inévitable  entre  les  théories  déterministes  du  vieux 
philosophe  Adrien  Sixte  et  les  forfaits  du  jeune  chenapan 
qui  est  le  tnsie  héros  de  ce  roman.  Et  ce  cas  est  typique. 
Bourget  ne  réussit  pas  non  plus  à  convaincre  le  lecteur  récal- 
citrant de  la  liaison  nécessaire  entre  les  malheurs  d'une 
famille  et  l'absence  d'un  stage  social  vanté  dans  l'Étape. 

Ces  doutes  n'excluent  pas  une  admiration  sincère  et  pro- 
fonde pour  la  manière  dont  Bourget  sait  construire  ses 
romans.  Ils  sont  bâtis  comme  on  ne  bâtit  plus.  Rien  de 
superflu.  Un  intérêt  toujours  croissant.  Et  un  fond  de  con- 
naissance du  cœur  humain  et  de  culture  solide  et  univer- 
selle qui  ne  se  trouve  que  rarement  chez  un  pur  lettré,  qui 
n' affecte  pas  d'être  un  homme  de  science. 

GEORGES  BRANDÈS. 


LA    VIE    EXEMPLAIRE 
DE  PAUL  BOURGET 


D'autres  parleront  de  l'homme  et  de  l'œuvre.  Je  vou- 
drais prendre  d'ensemble  sa  destinée,  y  chercher  un 
modèle,  une  leçon,  en  dégager  un  type  de  vie. 

J'ai  quelquefois  raconté  qu'un  jour  en  Espagne,  comme 
nous  visitions  la  petite  ville  fameuse  d'Hemani  et  sa 
vieille  église  sombre,  Déroulède  me  dit  que  les  Basques, 
s'ils  entrent  pour  la  première  fois  dans  une  église,  croient 
pouvoir  former  trois  vœux  que  le  Ciel  ne  manque  pas 
d'exaucer.  «  Pour  moi,  continuait-il,  voici  mon  triple 
souhait  :  bonheur  de  la  France,  pouvoir  du  bien,  hon- 
neur du  nom.  » 

N'ajoutons  pas  un  mot.  L'homme  est  tout  défini.  Et 
de  Bourget,  quels  sont  les  trois  vœux? 

...  Bourget,  Déroulède,  deux  figures  de  la  même  époque 
et  qui,  avec  toutes  leurs  difiérences,  se  placent  excellem- 
ment dans  les  cadres  traditionnels  français,  l'une  à  la 
suite  de  nos  plus  fameux  chevaliers,  l'autre  parmi  les 
honmies  d'études  et  de  méditation,  parmi  les  clercs, 
comme  on  disait  jadis. 

Les  trois  vœux  de  Bourget  tiennent  dans  cette  for- 
mule :  «  Faire  son  œuvre  à  travers  son  métier,  et  son 
esprit  à  travers  son  œuvre.  » 

Le  métier,  l'œuvre,  l'esprit  !  Dans  la  vie,  la  grande 


LA    VIE    EXEMPLAIRE    DE    PAUL    BOURGET      267 

affaire,  c'est  de  s'unifier,  de  s'employer  tout  entier  dans  le 
même  sens,  de  ne  pas  se  disperser  en  efforts  qui  se  contra- 
rient, s'annulent  et  nous  troublent  d'autant  plus  que 
nous  sommes  plus  richement  doués.  Cette  coordination 
est  peut-être  difficile  à  notre  époque,  et  surtout  à  Paris. 
Beaucoup  y  échouent  et  manquent  ainsi  aux  belles  pro- 
messes de  leur  début.  Ils  se  stérilisent.  Bourget  a  réussi 
magnifiquement  ce  rassemblement  de  son  effort.  Il  est 
parvenu  à  mener  du  même  mouvement  son  métier, 
l'œuvre  à  laquelle  il  demande  de  durer,  et  le  perfection- 
nement de  son  esprit. 

Le  métier  :  —  Bourget  est  d'une  profession,  à  laquelle 
depuis  cinquante  ans  il  demande  ses  ressources.  Il  a  un 
métier.  Celui  d'homme  de  lettres.  Il  le  sait  complètement. 
Il  sait  écrire  un  poème,  une  étude  critique,  un  récit  de 
voyage,  une  nouvelle,  un  roman,  une  pièce  de  théâtre  ; 
il  sait  conter  et  il  sait  dialoguer.  Cet  ensemble  d'apti- 
tudes, c'est  la  grande  tradition  des  maîtres.  Et  ces  diverses 
formes  d'art,  Bourget  ne  les  a  pas  simplement  tentées  et 
réussies  ;  il  les  a  étudiées.  Il  en  connaît  la  technique.  Il  la 
connaît,  et  généreusement  il  l'enseigne.  C'est  un  chef 
d'ateHer.  Sachez  que  depuis  quarante  ans  Bourget  a  dis- 
tribué dans  les  esprits  de  ses  cadets  et  par  suite  dans  les 
œuvres  de  ce  temps  une  expérience  infinie.  C'est  même 
tout  son  secret  de  plaire  aux  jeunes  gens  ;  je  vous  donne 
sa  recette  de  popularité  :  il  lit  les  meilleurs  livres  des 
nouveaux  venus  et  leur  indique  comment,  à  son  avis, 
ils  pourraient  employer  mieux  leurs  qualités  et  tirer  parti 
de  leurs  défauts  mêmes.  Mais  attention  !  cette  sorte  de 
magistrature  que  ses  cadets  lui  accordent,  Bourget  la 
justifie  mieux  encore  par  l'exercice  et  l'exemple  des 
vertus  professionnelles.  Car  il  y  a  une  morale  de  l'homme 
de  lettres,  dont  la  première  règle  est  l'amour  et  le  respect 
de  son  art.  Dans  ses  rapports  avec  les  éditeurs  et  avec 
le  pubhc,  Bourget  a  maintenu  le  meilleur  prestige  de 
notre  corporation,  et  chaque  fois  qu'il  croit  distinguer 


268      LA    VIE    EXEMPLAIRE   DE   PAUL   BOURGET 

une  promesse  de  talent,  il  se  plaît  à  en  favoriser  l'éclo- 
sion.  Je  le  sais  bien,  puisqu'il  a  dirigé  sur  mon  pre- 
mier livre  le  plus  chaud,  le  plus  brillant  rayon  de 
soleil. 

L'œuvre: — Depuis  cinquante  ans,  calculez  combien  de 
centaines  de  mille  de  volumes  Bourget  a  mis  dans  la  circu- 
lation, combien  de  millions  de  lecteurs  dans  tout  l'uni- 
vers ont  accueilli  ou  tout  au  moins  examiné  sa  pensée.  Il 
écrit  pour  nous  distraire,  il  est  un  conteur,  mais  qui  a 
toujours  souhaité  qu'on  tirât  de  ses  ouvrages  un  profit 
spirituel.  Aussi  certains  d'entre  eux  sont-ils  vivants  jusque 
dans  l'esprit  de  ses  adversaires  ;  et  par  exemple,  pour  ne 
citer  qu'un  mort,  des  pages  de  Bourget  étaient  mêlées  aux 
méditations  les  plus  familières  d'un  Marcel  Sembat  qui 
les  avait  lues  à  vingt-cinq  ans  et  se  plaisait  à  les  citer.  Ce 
socialiste  en  approuvait  ceci,  en  contredisait  cela,  en 
vivait  pour  une  part.  Quelle  chose  charmante  de  placer 
sa  pensée  chez  ceux-là  mêmes  qui  croient  la  combattre  ! 
Paul  Bourget,  à  vingt  ans,  aurait  voulu  faire  ses  études 
de  médecine  et,  pour  mieux  connaître  les  individus, 
apprendre,  le  scalpel  à  la  main,  leur  constitution  physio- 
logique. Vers  la  cinquantaine,  il  aurait  aimé  entrer  dans 
un  conseil  d'État,  tel  que  celui  que  faisait  travaillex-  le 
premier  Consul,  afin  d'agir  sur  les  milieux  sociaux  par 
des  lois.  Il  pense  parfoi  ,  ce  me  semble,  qu'il  n'a  utilisé 
que  le  minimum  de  sa  force.  C'est  là  un  de  ces  regards 
que  tous  les  grands  travailleurs  ont  jeté  au  soir  de  leur 
journée,  et  quels  que  soient  leurs  engrangements,  sur  la 
route  commencée  par  de  si  grandes  semailles  d'espérance. 
Mais  que  Bourget  en  croie  le  jugement  unanime,  ni 
médecin,  ni  conseiller  d'État,  il  a  contribué  à  la  con- 
nai  sance  de  la  nature  humaine  et  à  la  critique  féconde 
de  notre  société. 

L'esprit  :  —  La  grande  affaire  pour  tout  homme,  c'est 
de  développer  constamment  son  être  spirituel,  de  se  cul- 
tiver, de  s'enrichir,  de  s'épurer,  bref  de  se  perfectionner. 


LA  VIE  EXEMPLAIRE  DE  PAUL  BOURGET  269 

Qu'il  y  ait  là  une  part  de  duperie,  puisque  après  tout 
cela  nous  mourrons,  c'est  une  objection  irrecevable,  car 
elle  menace  la  vie  elle-même  et  c'est  de  bien  vivre  qu'il 
s'agit.  Pour  l'homme  de  lettres,  plus  que  pour  tout  autre, 
son  perfectionnement  quotidien  importe.  Nos  livres, 
d'année  en  année,  se  détacheront  plus  beaux  et  plus 
forts  d'une  vie  toujours  enrichie.  Nul  autre  moyen  de 
renouvellement.  C'est  le  fond  de  l'être  qu'il  s'agit  de  tra- 
vailler. Quelle  chose  charmante,  une  œuvre  qui  marche 
et  qui,  d'ouvrage  en  ouvrage,  apporte  des  horizons  renou- 
velés, des  vérités  approfondies,  des  thèmes  repris  avec  plus 
d'art.  Nos  livres  racontant  l'histoire  de  notre  esprit,  nous 
n'avons  rien  de  mieux  à  faire  qu'à  augmenter  et  enno- 
bhr  perpétuellement  notre  esprit.  C'est  la  méthode  de  Bour- 
get.  Il  connaît  les  civilisations  anglaise  et  italieime  ; 
il  a  visité  l'Allemagne,  toute  la  Méditeranée,  les  États- 
Unis  ;  il  médite  le  problème  religieux,  et  il  est  poursuivi 
jusqu'à  l'obsession  par  le  souci  de  saisir  les  attaches  du 
physique  et  du  moral.  Ce  mystère  faisait  l'objet  de  ses 
interminables  conversations  avec  son  ami,  le  savant  et  si 
original  professeur  Dupré.  Enfin,  c'est  son  plaisir  et  son 
système,  je  voudrais  dire  son  hj^'giène  spirituelle,  de 
garder  le  contact  avec  les  jeunes  gens  et  de  distinguer, 
avant  même  qu'ils  en  aient  une  idée  claire,  leur  apport 
et  leur  désir.  Toujours  en  marche,  il  ne  s'attarde  sur 
aucun  de  ses  livres;  il  les  écrit  à  chaud  :  celui  d'aujour- 
d'hui, il  le  corrigera  dans  celui  de  demain.  Cependant,  ce 
travailleur  acharné  a  toujours  veillé  à  se  ménager  de 
longs  relâches  qui  lui  permettent  d'écouter  les  proposi- 
tions de  l'instinct  et  de  reconnaître  ces  orientations 
de  l'âme  où,  soudain,  après  un  long  travail  inconnu 
de  nous-mêmes,  nous  nous  voyons  sollicités  et  renou- 
velés. 

D'une  telle  vie,  ainsi  unifiée,  quel  est  le  ressort  inté- 
rieur? Merveilleusement  doué  pour  construire  et  pour  dé- 


270     LA    VIE    EXEMPLAIRE   DE    PAUL   BOURGET 

fillir,  Bourgct  veut  toujours  arriver  à  dégager  la  loi  des 
choses.  Ce  fut  d'abord  chez  lui,  ce  me  semble,  une  curio- 
sité assez  désintéressée.  Mais  si  la  vie  a  des  lois  et  si  nous 
voulons  vivre,  il  faut  s'y  conformer.  C'est  ainsi  que  bientôt, 
chez  notre  ami,  la  recherche  de  la  vérité  se  doubla  d'une 
acceptation  de  la  morale  éternelle.  Bourget  professe  qu'il 
veut  défaire  l'œuvre  de  la  Révolution.  C'est  son  idée,  mais 
je  ne  la  vois  pas  très  persuasive,  ni  même  très  armée  dans 
ses  livres.  Ce  que  j'y  comprends  et  par  où  ils  me  plaisent 
clairement,  c'est  qu'ils  prolongent  en  la  redressant  l'ex- 
périence romantique.  Croit-il  tourner  le  dos  à  cette  expé- 
rience? Selon  moi  il  en  épouse  l'élan  vital  qui  se  ressaisis- 
sait. «  Je  réagis  »,  dit-il.  Exactement  il  continue  leur  sensi- 
bilité et  poursuit  plus  avant  leur  itinéraire.  Le  Disciple  fait 
avancer  d'un  pas  le  redressement  amorcé  avant  Bourget 
par  les  grands  écrivains  qui  achevaient  leur  carrière 
quand  il  allait  commencer  la  sienne.  Bourget  succède  à 
une  George  Sand  qui,  après  avoir  fait  du  roman  une 
prédication  de  révolte,  en  était  arrivée  au  souci  de  la 
morale,  aussi  bien  qu'il  reçoit  le  mot  d'ordre  magistral 
de  ce  grand  Sainte-Beuve  chez  qui  le  goût  de  la  physio- 
logie et  de  la  psychologie  avait  pris  peu  à  peu  toute  la 
place  d'un  premier  dilettantisme.  Ses  livres  s'ajustent  à 
l'effort  des  hommes  de  1830  et  de  leurs  épigone?  qui 
s'aperçurent  que,  dans  la  mesure  où  ils  vivaient  selon  leur 
doctrine  d'individualisme  effréné,  ils  se  suicidaient.  Si 
j'avais  à  écrire  le  chapitre  de  notre  histoire  littéraire  qui 
portera  le  nom  de  Paul  Bourget,  je  mettrais  l'accent  sur 
cette  idée  du  retour  à  la  notion  de  règle. 

On  peut  contester  telle  ou  telle  part  doctrinale  de  ses 
livres,  mais  leur  volonté  constante  d'être  une  contribution 
à  l'histoire  naturelle  de  l'homme  et  des  espèces  sociales, 
voilà  avec  évidence  ce  qui  leur  donne  de  la  portée  et  qui 
les  apparente  à  l'œuvre  des  Sainte-Beuve  et  des  Taine, 
des  Stendhal  et  des  Balzac.  C'est  de  telles  visées  que 
notre  profession  reçoit  sa  noblesse.  Dans  l'ordre  litté- 


LA    VIE    EXEMPLAIRE    DE    PAUL    BOURGET    271 

raire,  à  ce  jour,  nous  n'avons  pas  mieux  que  ce  maître. 
Un  maître  bienfaisant,  celui  qui  nous  propose  des  for- 
mules comme  celle  que  nous  venons  de  commenter  et 
dont  tout  travailleur  dans  tous  les  ordres  peut  s'ennoblir  : 
faire  son  œuvre  à  travers  son  métier,  et  son  esprit  à  tra- 
vers son  oeuvre. 

MAURICE  BARRÉS. 


LA  JEUNESSE 

DE    PAUL    BOURGET 


Le  distingué  directeur  de  la  Revue  hebdomadaire  veut 
bien  me  demander  quelques  notes  sur  «  la  Jeunesse  de 
Paul  Boiurget  »,  à  raison  de  la  vieille  amitié  qui  m'unit 
au  Maître. 

Cette  amitié  date,  en  effet,  de  plus  d'un  demi-siècle  : 
c'est  presque  une  douairière,  mais  elle  est  demeurée  aussi 
jeune,  aussi  vivante,  et  même  plus  profonde  que  jamais. 
A  ce  titre,  il  m'est  permis  de  répondre  à  l'aimable  appel 
de  M.  François  Le  Grix. 

Nous  nous  sommes  vus  la  première  fois,  Paul  Bourget 
et  moi,  avant  l'année  terrible,  au  lycée  Louis-le-Grand, 
dans  la  classe  de  seconde  de  M.  Delacroix.  Bourget  venait 
de  l'école  Sainte-Barbe,  et  j'étais  externe. 

En  fermant  les  yeux,  je  revois  encore  le  Bourget 
d'alors  :  un  jeune  homme  simple,  modeste,  méditatif 
et  plutôt  mélancolique,  avec  un  regard  déjà  profond  — 
prêt  à  s'animer  devant  une  noble  idée.  Il  portait  en  lui 
l'inspiration  d'un  vrai  poète,  du  poète  délicat,  qui  a 
écrit  ce  vers  délicieux  : 

La  royale   pâleur  d'un  sang  trop  ancien. 

Mais  qui  donc  eût  pu  alors  prédire  que  cet  adolescent 


LA   JEUNESSE    DE   PAUL   BOURGET  273 

doux  et  presque  timide  jetterait  un  rayon  de  gloire  sur  la 
classe  du  bon  M.  Delacroix,  deviendrait  l'un  des  maîtres 
de  la  pensée  contemporaine  et,  à  coup  sûr,  l'un  des 
plus  pénétrants  psychologues  que  la  France  ait  pro- 
duits. 

A  cette  époque  cependant  remonte  le  premier  choc 
moral,  choc  violent,  ressenti  par  Paul  Bourget,  à  la  lec- 
ture d'une  œuvre  de  Balzac,  le  colosse  de  la  Comédie 
humaine.  Le  prodigieux  évocateur  fit  sur  Bourget  une 
impression  qui  peut-être  décida  de  sa  vocation,  impres- 
sion comparable  à  celle  d'une  page  de  Chateaubriand 
sur  Augustin  Thierry,  dans  l'antique  cloître  du  collège 
de  Blois. 

A  cinquante  ans  de  distance,  je  ne  me  rappelle  pas, 
sans  une  intense  émotion,  l'heure  passée  avec  Paul 
Bourget,  après  la  guerre  de  70,  par  une  matinée  radieuse, 
dans  le  jardin  à  la  française  du  Luxembourg,  autour 
du  bassin  où  des  cygnes  blancs  évoluaient  avec  une 
royale  aisance.  Les  deux  amis  revivaient  avec  cette  con- 
fiance, cet  abandon  de  la  vingtième  année,  où  l'on  ne 
soupçonne  rien  des  déceptions  de  la  vie,  où  le  monde 
vous  appartient  en  quelque  sorte,  où  l'on  étreint  presque 
l'infini. 

Très  simplement,  Paul  Bourget  atteignit,  sans  la 
chercher,  la  plus  haute  éloquence  en  pensant  tout  haut 
ses  rêves,  ses  aspirations.  «  Vois-tu,  disait-il,  tout  homme 
digne  de  ce  nom  a  une  destinée  et  se  doit  de  la  remplir 
tout  entière,  quoi  qu'il  lui  en  puisse  coûter.  »  Et,  dans  un 
large  coup  d'œil,  il  évoqua  l'avenir.  J'eus  alors  l'intuition 
très  nette  que  Bourget  serait  célèbre. 

Sa  décision  était  en  puissance.  Il  sentait,  comme  André 
Chénier,  «  qu'il  avait  là  quelque  chose  »  et  il  voulait 
écrire.  Certes,  la  distinction  avec  laquelle  il  avait  fait 
ses  humanités  et  ses  facultés  remarquables  lui  permet- 
taient d'entrer  dans  un  bon  rang  à  l'École  Normale 
supérieure  et  de  devenir  un  professeur  de  mérite.  Mais 


274     LA  JEUNESSE  DE  PAUL  BOURGET 

la  sublime  et  redoutable  carrière  des  lettres  l'attirait 
invinciblement. 

Avec  sa  ^ucide  intelligence,  il  discernait  qu'il  avait 
à  traverser  des  moments  difSciles,  des  heures  cruelles, 
même  dans  l'ordre  matériel,  d'autant  plus  qu'il  n'avait 
pas  alors  de  ressources  personnelles.  Rien  ne  put  étouffer 
l'appel  de  sa  voix  intérieure.  Le  sort  en  était  jeté. 

Tout  d'abord,  il  fallait  vivre.  Paul  Bourget  n'hésita 
pas.  Il  donna  des  leçons  pour  subsister.  Au  heu  de  regarder 
cette  tâche,  plutôt  ingrate,  comme  inférieure,  il  l'assuma 
avec  courage,  de  manière  à  n'en  pas  éprouver  l'amer- 
tume, bien  résolu  même  à  en  tirer  un  profit  intellectuel. 
En  contact  étroit  avec  les  maîtres  de  l'antiquité,  avec 
les  classiques  pères  de  notre  parler,  il  approfondît  davan- 
tage la  langue  française  (cette  «  fière  gueuse  »  a  dit  Vol- 
taire), il  en  pénétra  mieux  les  forces,  les  difiScultés  et  les 
richesses. 

Labeur  obscur,  labeur  ingrat,  en  apparence,  bien 
propre  à  servir  d'exemple  aux  jeunes  qui  aspirent  à 
devenir  hommes  de  lettres  ;  labeur  fécond,  qui  vérifie 
la  pensée,  très  juste  à  certains  égards,  de  Buffon  :  «  Le 
génie  est  une  longue  patience.  »  C'est  ainsi  que,  par  un 
effort  silencieux,  obstiné,  Bourget  forgea  le  magnifique 
outil  qui  devait  le  conduire  à  la  renommée. 

Par-dessus  tout,  le  vaillant  ouvrier  poursuivait  son 
but  principal.  Il  ne  cessait  de  lire,  de  noter,  de  méditer, 
de  rassembler  —  en  vertu  du  pouvoir  qui  est  en  lui, 
quand  il  lui  plaît,  de  penser  indéfiniment  aux  mêmes 
choses,  les  éléments  de  son  œuvre  future. 

Le  fruit  mûrissait,  la  fleur  était  prête  à  éclore.  Puis 
tout  à  coup,  la  valeur  de  Paul  Bourget  éclata  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  et  commença  de  s'imposer  au 
grand  pubHc,  à  l'égal  d'aînés  glorieux. 

Il  n'avait  guère  plus  de  vingt-deux  ans... 

Peu  de  temps  après,  un  heureux  concours  de  circons- 
tances me  fit  habiter  un  vieil  hôtel  du  faubourg  Saint- 


LA   JEUNESSE   DE   PAUL   BOURGET  275 

Germain  où  précisément.  Paul  Bourget  était  installé  : 
hôtel  recueilli,  propice  au  travail  et  à  la  pensée.  Ce  fut 
pour  notre  amitié  une  bonne  fortune  de  nous  retrouver 
quotidiennement.  Journées  exquises  où  notre  jeunesse 

Gamme  un  essaim  d'oiseaux  chante  au  bruit  de  nos  pas. 

Déjà  la  gloire  effleurait  le  front  de  Paul  Bourget  mais, 
réfractaire  à  toute  vanité,  à  tout  orgueil,  il  restait  simple 
et  vrai.  Presque  chaque  matin,  nous  faisions  de  l'escrime 
dans  le  vieil  hôtel,  avec  le  même  professeur  ou  son  prévôt. 
Notre  maître  était  fort  grand,  mince,  effacé,  taillé  pour 
les  armes.  Lorsqu'il  se  fendait,  il  apparaissait  immense. 
Un  Marseillais  eût  dit  qu'il  allait  de  Paris  à  la  Cane- 
bière.  Droit,  toujours  en  ligne,  très  classique,  il  avait 
des  coups  droits  foudroyants.  C'était  un  spadassin  ma- 
gnifique. 

Entre  deux  assauts,  Paul  Bourget  se  délassait  en 
me  parlant  de  ses  travaux  en  cours.  Il  occupait  dans 
l'hôtel  un  appartement  original,  qui  avait  servi  d'ora- 
toire à  un  prélat  du  dix-huitième  siècle.  Il  l'empHssait 
avec  ses  livres,  ses  notes,  sa  pensée  et  son  incessant 
labeur,  coupé  seulement  par  les  fréquentes  visites  de 
deux  amis,  très  proches  voisins,  François  Coppée  et 
Barbey  d' Aurevilly.  Celui-ci,  avec  sa  mise  particulière, 
son  justaucorps  de  velours  serré  à  la  taille,  ses  énormes 
manchettes  blanches,  ses  cravates  aux  nuances  écla- 
tantes et  terminées  par  des  dentelles,  était  à  la  fois 
extraordinaire  et  imposant.  Une  singuHère  autorité  éma- 
nait de  lui.  C'était  bien  le  Connétable. 

Un  autre  visiteur,  toujours  correct,  toujours  ganté, 
toujours  vêtu  d'une  redingote  noire,  frappa  François 
Coppée,  à  qui  il  inspira  cette  réflexion  :  «  Il  porte  sa  pau- 
vreté comme  un  ordre  étranger.  » 

Parfois  aussi,  pendant  que  nous  échangions  des  contres 
de  sixte,  arrivait  un  chétif  écrivain,  réduit  à  la  misère, 
mais  qui  avait  gardé  de  l'unique  succès  de  sa  vie  htté- 


2/6  LA   JEUNESSE   DE   PAUL    BOURGHT 

raire  un  tel  orgueil  qu'avec  le  produit  de  son  livre  il 
avait  acheté  une  bague  d'évêque.  Il  éprouvait  le  besoin 
d'être  hargneux  et  même  insolent  avec  Bourget  et  Barbey 
d'Aurevilly  qui  secouraient  sa  détresse.  Un  joiu: 
entre  autres,  en  guise  de  remerciement  à  Bourget  qui 
venait  de  l'habiller  de  pied  en  cap,  il  écri\dt  :  «  Tout  à 
vous...  sauf  les  chaussettes.  »  Une  autre  fois,  avec  Barbey, 
qui  l'avait  fait  monter  en  voiture  à  côté  de  lui,  il  se 
montra  si  impertinent  que  le  Connétable  sonna  et  dit 
de  son  ton  inimitable  :  «  Cocher,  arrêtez  !  Monsieur,  des- 
cendez! » 

Barbey  était  un  causeur  éblouissant,  vm.  improvisa- 
teur merveilleux,  quand  il  était  en  confiance.  Bourget 
l'admirait  et  l'aimait.  Il  l'allait  voir  souvent  dans  le 
très  modeste  intérieur  que  le  génie  du  Connétable  agran- 
dissait :  «  Vous  voyagez,  vous,  lui  dit  un  jour  Barbey  : 
moi,  mes  palais  sont  dans  ma  tête  !  » 

Paul  Bourget  tomba  un  jour  au  milieu  d'une  vive 
discussion  sur  l'existence  de  Dieu  entre  Barbey  et  im 
jeune  poète  décadent,  qui  affectait  l'incrédulité.  Le  Con- 
nétable s'échauffait  et  venait  de  tracer  une  éloquente 
profession  de  foi  déiste,  quand  son  contradicteur  se 
pennit  de  lui  répHquer  :  «  Vous  aurez  beau  dire.  Dieu 
n'est  pas  frisé  !  »  Soudain,  Barbey  se  ressaisit,  toisa  dédai- 
gneusement l'impertinent  et  d'un  ton  foudroyant  lui 
jeta  ces  mots  au  visage  :  «  Monsieur,  vous  raisonnez 
comme  une  cocotte  !  »  Paul  Bourget,  qui  entrait  juste  à 
ce  moment,  détourna  l'orage  en  s'écriant  :  «  Messieurs, 
pas  de  marivaudage  !  » 

Ceci  peut  donner  une  idée  de  la  manière  de  Bourget. 
Dans  l'intimité  (car  il  n'a  jamais  eu  de  goût  pour  la 
figuration),  il  n'est  peut-être  pas  de  causeur  plus  atta- 
chant, non  seulement  par  l'élévation  et  la  variété  des 
vues  et  des  idées,  l'étendue  des  connaissances  (peu 
d'hommes  sont  plus  instruits  et  instruits  plus  exacte- 
ment), mais  par  la  finesse,  le  naturel  et  la  saveur  de 


LA  JEUNESSE   DE   PAUL   BOURGET  277 

l'espritï  «  Ce  penseur,  ce  philosophe,  ce  psychologue  a 
peut-être  plus  de  charme  dans  sa  conversation  que  de 
profondeur  et  de  pénétration  dans  ses  livres  »,  m'a  dit 
Jules  Lemaître. 

Et  Lemaître  était  un  juge  compétent. 

HENRY  DE  CARDONNE. 


M.   PAUL  BOURGET 

AU   PLANTIER  DE   COSTEBELLE 


Une  amitié  de  trente  ans  —  qui  fut  d'abord  une  dévo- 
tion de  disciple  à  maître  et  qui,  avec  le  temps  et  le  soin 
délicat  de  l'aîné,  est  devenue,  malgré  la  différence  d'âge, 
un  de  ces  liens  spirituels  noués  par  la  confiance  réciproque 
et  une  parité  de  goûts  et  d'idéal  —  m'unit  à  Paul  Bourget. 
Elle  naquit  un  soir  d'octobre  1894,  dans  le  petit  appar- 
tement que  j'occupais  au  boulevard  Saint-Germain, 
comme  je  rentrais  de  mon  bureau.  Le  concierge  m'avait 
remis  une  lettre.  Je  l'ouvris  avant  d'allumer  la  lampe. 
Elle  était  signée  Paul  Bourget.  Au  jour  tombant,  non 
sans  peine,  je  déchiffrai  la  petite  écriture  serrée. 

J'étais  alors  semblable  à  ce  jeune  homme  que  les 
Essais  de  psychologie  représentent  à  la  première  page 
accoudé  sur  un  livre  :  il  paraît  oublier  la  vie,  et  il  vit 
à  cette  minute  même  «  d'une  vie  plus  intense  que  s'il 
cueillait  les  fleurs  parfumées,  que  s'il  regardait  le  mélan- 
colique Occident,  que  s'il  serrait  les  fragiles  doigts  d'une 
jeune  fille  ».  Mon  premier  livre.  Ames  modernes,  qui  venait 
de  paraître,  était  l'écho  de  ces  lectures  passionnées.  Je 
l'avais  envoyé  à  tout  hasard  à  mes  écrivains  préférés, 
et  M.  Paul  Bourget  répondait  à  mon  envoi  par  quatre 
pages  où  il  me  louait  et  reprenait  tour  à  tour  avec  ce 
mélange  de  bienveillance  et  d'autorité  que  lui  donnaient  sa 
sympathie  pour  la  jeunesse  et  le  sens  des  directions  intel- 
lectuelles. Au  sujet  de  mes  engouements  peut-être  un  peu 


M,  PAUL  BOURGET  AU  PLANTIEK  DE  COSTEBELLE    279 

trop  vifs  pour  Villiers  de  l'Isle-Adam  et  pour  Ernest 
Hello,  il  me  disait  :  «  Pourquoi  de  jeunes  hommes  tels  que 
vous,  qui  ont  le  courage  de  la  pensée  abstraite,  n'ont-ils 
pas  le  courage  du  jugement  d'art  indépendant  de 
cette  convention  à  rebours  qui  est  celle  des  cénacles  et 
des  coteries?  »  Et  il  me  reprochait  —  avec  quelle  jus- 
tesse !  —  certaines  confusions  qui  rassemblaient  dans  une 
même  énumération  des  génies  ou  des  talents  trop  dissem- 
blables :  «  Il  y  a  des  échelles  de  formes  intellectuelles, 
comme  il  y  a  des  échelles  de  formes  animales.  Le  psycho- 
logue doit  reconnaître  les  premières  avec  autant  de 
lucidité  que  le  physiologiste  les  autres.  C'est  l'enseigne- 
ment que  j'ai  reçu  de  M.  Taine  et  que  je  vous  transmets, 
comme  il  le  ferait  s'il  n'était  pas  loin  de  nous...  » 

Cependant  je  ne  devais  rencontrer  M.  Paul  Bourget 
que  bien  des  années  plus  tard.  Il  vivait  volontiers  loin  de 
Paris  :  un  voyage  en  Orient  —  dont  il  n'a  jamais  publié 
les  notes  — ,  un  autre  en  Amérique  d'où  il  rapporta  les 
deux  volumes  d'Outre-mer,  des  retours  en  Italie  —  de 
quoi  donner  plusieurs  suites  aux  Sensations  — ,  une 
installation  sur  la  Côte  d'Azur  lui  composaient  une  exis- 
tence à  demi  nomade  qui  ne  parvenait  pas  à  ralentir  sa 
production.  Comme  je  m'étonnais  un  jour  devant  lui  de 
la  richesse  de  cette  production,  il  protesta  :  «  Mais  non, 
mon  ami,  j'ai  l'impression  de  ne  rien  faire...  »  Puis  il  ajouta 
dans  un  sourire  :  «  Il  est  vrai  que  je  travaille  tout  le 
temps...  »  C'est  que  tout  lui  est  matière  à  méditation  :  une 
lecture,  un  paysage,  une  revue  d'art,  une  causerie,  le  mon- 
sieur qui  passe,  la  dame  qui  monte  en  voiture.  Avec  ces 
données,  comme  Balzac,  il  recompose  la  vie  contempo- 
raine. 

Déjà  hé  avec  lui  par  une  correspondance  qui  le  suivait 
à  travers  le  monde,  je  le  vis  néarmioins  pour  la  première 
fois  à  sa  réception  à  l'Académie.  Il  y  remplaçait  Maxime 
du  Camp  et  sa  péroraison  fut  pour  louer  son  prédécesseur 
de  n'avoir  été  qu'un  homme  de  lettres.  «  Je  ne  sais  pas. 


28o  M.    PAUL   BOURGET 

coiicluL-ii,  de  plus  bel  éloge...  »  On  devinait,  dans  cette 
fin  qu'il  prononça  avec  un  frémissement  dans  la  voix, 
quelle  passion  l'attachait  à  la  littérature  et  quelle  impor- 
tance il  lui  attribuait.  Lui  aussi,  et  à  quel  degré  supérieur  ! 
n'est  qu'un  homme  de  lettres.  Mais  l'homme  de  lettres 
est  alors  le  miroir  de  son  temps  :  il  en  reflète,  pour  les 
avoir  comprises  et  analysées,  les  mœurs,  les  tendances, 
la  sensibilité,  les  idées.  Et  il  en  est  aussi  le  guide  en 
quelque  sorte,  ou  tout  au  moins  l'avertisseur  :  car  il  ne  se 
contente  pas  de  regarder  et  d'observer,  il  donne  un  sens 
à  ses  observations,  il  les  rassemble  en  faisceau,  il  indique 
leur  aboutissement  et  discerne  ce  qui  maintient  une 
société,  une  nation,  une  famille,  un  individu  contre  les 
puissances  destructrices  qui  s'opposent  à  la  durée. 

Dès  lors,  je  l'ai  beaucoup  fréquenté.  Mon  premier 
roman,  la  Voie  sans  retour,  —  dont  l'action  se  passe  à 
Port-Cros,  dans  ce  pays  d'Hyères  qui  a  sa  prédilection, — 
lui  est  dédié.  Je  lui  ai  offert  encore  la  Neige  sur  les  pas. 
Il  m'a  fait  l'honneur  d'inscrire  mon  nom  en  tête  de  l'un 
de  ses  plus  beaux  recueils  de  nouvelles,  Anomalies.  Ces 
échanges  furent  comme  les  étapes  d'une  amitié  grandis- 
sante. Elle  s'est  épanouie  tout  spécialement  à  Costebelle 
où  j 'ai  eu  la  joie,  deux  ou  trois  printemps,  d'être  son  voisin. 
Là  il  habite  une  propriété,  le  Plantier,  qui,  avant  lui  déjà, 
abrita  des  hôtes  illustres.  Elle  appartenait  à  une  Mme  de 
Prailly  qui  fut  une  amie  du  P.  Lacordaire  et  qui  a  publié 
des  lettres  de  direction  du  célèbre  dominicain.  Le  P.  La- 
cordaire vint  y  bénir  la  première  pierre  de  la  petite  cha- 
pelle édifiée  à  côté  de  la  villa.  Plus  tard,  Mgr  Dupanloup 
y  fit  de  fréquents  séjours.  Il  aimait,  le  matin,  dire  son 
bréviaire  en  allant  et  venant  sur  le  promenoir  qui  couronne 
e  domaine.  La  vue  en  est  belle  et  étendue  :  la  mer  qui 
porte,  comme  de  grands  navires,  les  îles  d'or,  Porque- 
roUes,  Port-Cros,  le  Levant,  et,  plus  près,  les  bois  de 
pins  où  se  cachent  à  demi  les  grands  hôtels  de  Costebelle 
et  le  clocher  blanc  de  Notre-Dame-de-Consolation,  enfin 


AU   PLANTIER   DE   COSTEBELLE  281 

a  ville  d'Hyères  toute  colorée  dans  son  abri  de  rochers 
mauves.  De  la  maison,  la  mer  n'est  point  visible.  Mais 
les  jardins,  avec  leurs  arbres  de  toutes  essences,  en  font 
une  retraite  verdoyante  et  paisible.  «  Il  y  a  des  coins  de 
terre  si  beaux,  a-t-il  écrit  dans  les  Sensations  d'Italie, 
qu'on  voudrait  les  presser  sur  son  cœur.  » 

Là,  M.  Paul  Bourget  passe  l'hiver  et  le  printemps. 
Il  y  travaille  et  la  plupart  de  ses  dernières  œuvres,  depuis 
le  Démon  de  midi,  y  furent  composées.  Il  y  reçoit  aussi. 
Le  vicomte  de  Vogiié  y  vint  écrire  son  romantique  Jean 
d' A  grève.  J'y  ai  rencontré,  pour  ma  part,  Mme  Edith 
Wharton  qui  s'est  elle-même  installée  au-dessus  de  la 
ville,  dans  un  château  arabe  transformé  plus  tard  en  mo- 
nastère —  et  l'auteur  de  ce  beau  livre.  Un  fils  au  front, 
où  l'on  voit  grandir  l'amitié  américaine  pour  la  France  au 
cours  de  la  guerre,  apportait  avec  elle  cette  richesse,  cette 
abondance  de  vie  qui  mêle  à  notre  vieille  civilisation 
latine  la  jeunesse  d'outre-mer;  M,  Robert  de  la  Size- 
ranne,  l'évocateur  des  seigneurs  et  grandes  dames  fixés 
sur  la  toile  par  les  peintres  de  la  Renaissance  italienne  ; 
le  docteur  Dupré  qui  passionnait  le  maître  de  maison 
avec  ses  théories  et  ses  observations  sur  les  maladies  ner- 
veuses; et  la  jeune  littérature,  M.  Edmond  Jaloux, 
M.  Gérard  Bauer, 

Quand  Paul  Bourget  travaille- t-il?  Jamais^  et  tout 
le  temps.  Il  a  raison  quand  il  le  dit.  A  toutes  heures,  j'étais 
reçu  au  Plantier.  A  toutes  heures  il  me  faisait  bon  visage, 
interrompant  la  page  commencée  comme  s'il  en  avait 
le  loisir.  Mais  voici  que  dans  la  conversation,  ou  tout  en 
se  promenant  —  et  que  de  promenades  exquises  faites 
ensemble  lentement,  à  petits  pas  !  —  il  me  ramenait 
insensiblement  au  sujet  qui  l'occupait.  J'ai  connu  à 
l'avance  les  chapitres  d'Un  Drame  dans  le  monde,  de 
Laurence  Alhani,  de  la  Geôle.  Il, me  passionnait  pour  ses 
personnages.  Il  m'expliquait  leur  résistance,  quand  il 
prétendait  la  contraindre.  Du  moment  qu'il  leur  avait 


2^2  M.    PAUL    BOURGET 

donné  la  vie,  allait-il  contrarier  leur  caractère  ?  Les  buts 
de  promenade  sont  nombreux  dans  ce  pays  de  lumière 
et  de  charme,  depuis  le  mont  des  Oiseaux  d'où  l'on  aper- 
çoit la  rade  de  Toulon,  l'Almanarre,  villa  contournée 
heureusement  à  demi  noyée  dans  le  vert,  la  presqu'île 
de  Gien  qui  ressemble  à  la  barre  d'un  T,  jusqu'à  de  petits 
vallons  sauvages  dont  je  n'ai  jamais  su  le  nom.  M.  Paul 
Bourget  est  un  marcheur  infatigable  qui  se  croit  toujours 
fatigué.  Et  de  même,  quand  je  lui  disais  :  «  Comme  vous 
êtes  bien  ici!  »  il  me  répondait  volontiers  :  «  On  n'est 
bien  nulle  part...  »  Cependant,  j'ai  l'impression  qu'il 
jouit  au  Plantier  d'un  calme  favorable  à  son  travail. 
Le  travail  s'ordonne  de  lui-même  et  ne  connaît  pas  la 
fièvre  de  Paris.  Songez  qu'à  Paris  il  lui  arrive  de  donner 
à  la  Revue  des  Deux  Mondes  le  début  d'un  roman  qui  est 
loin  d'être  terminé.  Il  vit  alors  des  jours  d'angoisse. 
Le  cerveau  du  créateur  est  en  ébullition.  Il  flamboie  pour 
ainsi  dire  comme  les  cheminées  des  hauts  fourneaux 
nuit  et  jour  allumés. 

—  Quand  j'écrivais  Némésis,  —  m'a  raconté  un  jour 
Paul  Bourget,  comme  nous  dépassions  le  jardin  cultivé 
par  le  père  de  Laurence  Albani,  —  le  terrible  directeur 
de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  notre  ami  René  Doumic, 
fort  inquiet  de  mon  retard,  m'expédiait  tous  les  soirs, 
rue  Barbet-de-Jouy,  un  petit  bossu  qui  était  chargé  de 
me  prendre  ma  copie  de  la  journée  et  de  la  lui  rapporter. 
Comme  je  lui  remettais  le  fruit  de  mon  travail,  trois  ou 
quatre  pages  écrites  au  prix  de  quel  effort  !  le  bossu, 
ayant  soupesé  le  petit  paquet,  me  jeta  un  regard  soup- 
çonneux et  me  dit  :  «  Alors,  il  n'y  a  que  ça?  —  Mais  oui, 
lui  répondis-je  un  peu  confus,  il  n'y  a  que  ça...  »  Et  il  s'en 
alla,  mais  je  vis  bien  à  l'expression  de  ses  yeux  qu'il  avait 
passé  du  soupçon  au  mépris... 

De  ces  longues  conversations  de  Costebelle,  je  voudrais 
demander  à  ma  mémoire  quelques  évocations.  Les  saurai- 
c  rapporter?  Il  y  manquera  l'accent.  Cet  accent  est  un 


AU   PLANTÎHR    DE   COSTEBELLE  283 

peu  différent  de  celui  des  livres.  Bourget  apporte  dans 
la  causerie  une  spontanéité,  une  détente,  et  pour  tout 
dire  une  bonhomie  qui  ne  se  retrouve  que  rarement  dans 
son  œuvre.  A  lire  son  œuvre,  il  semble  qu'il  pourrait 
laisser  entendre  la  plainte  de  Lamennais  :  «  Mon  âme 
est  née  avec  une  plaie,  d  N'a-t-il  pas  lui-même  parlé  des 
affres  de  l'agonie  métaphysique?  Une  jeunesse  doulou- 
reuse a  laissé  des  traces  sur  son  esprit  déjà  naturellement 
porté  au  pessimisme.  Il  est  de  la  génération  qui  arrivait 
à  l'âge  d'homme  à  l'heure  de  notre  défaite  et  de  notre 
humiliation.  Avec  quel  pathétique  il  a  analysé  le  drame 
intime  de  cette  génération  dans  quelques  pages  à' Un 
Crime  d'amour!  Son  observation  n'a  fait  qu'accroître  ce 
pessimisme.  On  a  beaucoup  de  peine  à  le  persuader  que 
toutes  les  époques  ont  paru  des  temps  de  décadence  et 
de  ruine  à  ceux  qui  les  étudiaient,  et  que  l'on  peut  tout 
de  même  goûter  le  bonheur  de  vivre  et  avoir  confiance 
dans  l'aptitude  des  nouveaux  venus  à  s'accommoder  des 
pires  difficultés,  rien  que  parce  qu'ils  désirent  à  leur  tour 
se  composer  une  existence  supportable. 

—  Vous  êtes  le  plus  heureux  des  hommes,  lui  as  urai-je 
au  Plantier,  au  retour  d'une  promenade. 

Et,  de  fait,  il  en  donnait  l'image.  Un  foyer  dont  la 
plus  fine  délicatesse,  et  la  plus  intelligente  en  même 
temps  que  la  plus  dévouée,  lui  ménage  la  paix  et  la  dou- 
ceur quotidiennes,  une  maison  à  son  goût,  une  vieillesse 
qui  ne  sent  aucune  atteinte  et  qui  lui  permet  de  donner 
la  Geôle,  ce  pathétique  roman  de  la  libération  des  funestes 
hérédités  et,  dans  V Illustration ,  ces  admirables  articles 
sur  Pascal,  sur  Pasteur,  sur  Renan,  avec  la  même  puis- 
sance de  production  que  dans  sa  jeunesse  et  avec  l'enri- 
chissement de  l'expérience  et  d'une  culture  ininterrompue, 
l'estime  et  l'admiration  des  générations  nouvelles,  des 
honneurs  qu'il  n'a  pas  cherchés,  la  conscience  d'avoir 
rempli  à  pleins  bords,  comme  un  vase  précieux,  sa 
destinée.  Par  surcroît,  les  parfums  de  son  jardin  entraient 


284  M.   PAUL   BOURGET 

par  les  fenêtres  ouvertes  et  le  thé  que  nous  buvions  était 
délicieux. 

—  Vous  croyez?  me  dit-il  avec  un  air  craintif.  Cela 
n'est   pas. 

A  toute  sa  science  aurait -il  donc  manqué  l'art  du 
bonheur?  Ou  bien  la  recherche  incessante  de  la  vérité 
et  une  clairvoyance  trop  certaine  du  travail  souterrain 
de  la  mort  peuvent-elles  suffire  à  nous  rendre  précaire 
toute  joie? 

Comme  je  lui  citais  un  jour  cette  parole  du  P.  Gratry  : 
«  Une  des  plus  fortes  contrariétés  qu'on  puisse  éprouver, 
c'est  d'être  forcé  de  mépriser  l'artiste  dont  on  admire 
la  talent  »,  il  protesta  :  —  Mais  nous  ne  pouvons  mépriser 
l'artiste  dont  nous  admirons  le  talent.  Que  savons- nous 
des  hommes?  Les  actes  extérieurs  de  leur  vie?  Ils  sont 
le  plus  souvent  déformés  par  la  légende.  J'ai  toujours 
protesté  contre  cette  déplorable  critique  de  racontars 
qui  rapetisse  à  plaisir  les  grands  hommes,  pour  satisfaire 
l'envie  ou  la  haine.  Les  faits  de  la  vie  d'un  homme  sont 
si  peu  significatifs!  L'apparence^ que  nos  actes  dessinent 
de  nous  dans  l'imagination  des  autres  est  si  mensongère  ! 
Non,  non,  il  n'y  a  qu'un  seul  véritable  document  sur  un 
artiste,  un  seul  indiscutable,  et  c'est  son  œuvre.  Celle-ci 
est  le  témoin  essentiel,  celui  qu'il  faut  écouter,  celui 
auquel  il  convient  en  dernière  analyse  de  se  référer. 

Aussi  l'ai-je  entendu  bien  des  fois  s'élever  avec  véhé- 
mence contre  ces  divulgations  de  secrets  intimes  qui  sont 
aujourd'hui  matière  courante  dans  l'histoire  littéraire. 
Le  Journal  des  Concourt,  par  ailleurs  d'un  jugement  si 
borné,  fut,  à  son  avis,  un  exemple  détestable.  La  vie  ne 
serait  plus  possible  si  toutes  les  fois  qu'on  se  laisse  aller 
au  plaisir  de  la  conversation  on  s'aperçoit  que  votre 
interlocuteur  prend  des  notes. 

Comme  je  lui  demandais,  ravi  du  tableau  qu'il  me  tra- 
çait de  tous  les  personnages  rencontrés  au  cours  de  sa 
vie,  s'il  ne  publierait  pas  ses  mémoires,  il  m'assura  qu'il 


AU   PLANTIER   DE   COSTEBELLE  2S5 

déplorait  ce  genre  de  littérature  qui  oscille  entre  l'apologie 
et  le  roman  chez  la  portière. 

Nul  ne  connaît  mieux  que  lui  l'art  du  roman.  Là 
encore,  il  préconise  un  art  objectif  où  l'auteur  ne  se  met 
pas  en  scène,  et  il  préfère  à  la  forme  autobiographique 
ou  épistolaire  —  utilisable  seulement  à  titre  de  témoi- 
gnage—  le  récit  direct,  plus  libre,  plus  varié,  plus  maître 
de  son  dessein.  Il  faut  l'entendre  parler  de  cet  art  éternel 
qui  fut  jadis,  pour  les  Grecs,  l'épopée  homérique,  la 
chanson  de  geste  au  moyen  âge,  au  dix-septième  siècle 
la  tragédie,  et  qui  est  aujourd'hui  le  reflet  de  la  vie  passée, 
l'histoire  de  nos  changements  apparents  et  de  notre 
fond  humain  permanent  à  travers  les  agitations  contem- 
poraines. Art  susceptible  de  tous  les  renouvellements  : 
quand  on  parle  de  la  décadence  du  roman,  il  ne  peut 
s'agir  que  de  celle  des  romanciers.  Aussi  longtemps  qu'il 
y  aura  des  hommes,  ils  voudront  entendre  conter  la 
merveilleuse  aventure,  gaie  ou  triste  selon  les  circons- 
tances et  les  tempéraments,  —  cette  merveilleuse  aven- 
ture, la  leur... 

Un  jour  que  nous  parlions  de  Napoléon,  à  propos  de 
son  centenaire  —  et  Maurice  Barrés  était  là  —  Bourget, 
dont  la  mémoire  est  un  ar  enal  et  lui  fournit  sur  tout 
sujet  des  matériaux  de  premier  ordre,  nous  dit  : 

—  Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  étonnant  chez  cet 
homme  prodigieux,  c'est  l'art  de  fixer  exactement  son 
esprit  sur  le  problème  proposé.  Dans  les  conversations  de 
lui  que  l'on  cite,  il  est  tou  ours  au  point  et  il  va  droit  au 
but,  qu'il  atteint  sans  difficulté.  Il  n'y  a  pas  de  nuages 
pour  lui.  Il  se  meut  dans  un  temps  clair.  Après  Wagram, 
quelqu'un  lui  parle  de  Werther  et  de  l'épidémie  de  suicides 
provoquée  en  Allemagne  par  le  roman  de  Gœthe  :  «  Il 
faut  vouloir  vivre,  dit-il,  et  savoir  mourir.  »  Quelle  for- 
mule I  Sur  la  liberté  de  la  plume  et  de  la  parole,  dont  il 
est  question  drvant  lui,  il  définit  d'un  mot  le  danger  de 
la  pensée  exprimée  et  sa  tendance  inévitable  à  se  traduire 


286  M.    PAUL   BOURGET 

en  actes  :  «  Qui  peut  tout  dire  arrive  à  tout  faire.  »  A  Cor- 
visart  il  définit  la  santé  :  «  Le  corps  est  une  machine  à 
vivre  :  elle  est  montée  pour  ça.  »  Rien  de  plus  vrai  au  point 
de  vue  médical.  En  un  mot,  il  n'est  pour  ainsi  dire  pas 
une  parole  de  lui  qui  ne  puisse  nous  servir  de  méditation 
et  s'appliquer  à  notre  temps.  Car  il  n'y  a  pas  de  temps  pour 
lui.  Il  n'a  pas  de  passé  et  il  projette  le  présent  dans 
l'avenir... 

Mais  c'est  encore  des  maîtres  de  la  littérature  que 
Bourget  parle  le  mieux.  Il  a  toujours  à  portée  de  la  main 
son  Balzac  et  son  Pascal,  qui  sont,  je  crois,  ses  livres  de 
chevet.  Sur  les  origines  de  Pascal,  il  a  écrit  récemment 
vm  essai  où  il  le  rattache  à  sa  famille  et  montre  en  lui, 
non  l'accident,  mais  le  génie  développé  d'une  race.  C'est 
la  thèse  de  Pasteur,  fêté  à  Arbois  et  déclinant  les 
honneurs  qui  lui  étaient  rendus  devant  la  maison  pater- 
nelle avec  ces  mots  :  «  0  mon  père  et  ma  mère,  c'est 
à  vous  que  je  dois  tout...  »  De  Balzac,  il  sait  par  cœur 
des  passages  entiers  de  la  préface  des  oeuvres  complètes, 
et  notamment  celui-ci  :  «  Le  christianisme,  et  surtout  le 
catholicisme,  étant,  comme  je  l'ai  di  tdans  le  Médecin 
de  campagne,  un  système  complet  de  répression  des  ten- 
dances dépravées  de  l'homme,  est  le  plus  grand  élément 
de  l'ordre  social.  »  Et  de  Balzac  il  préfère,  entre  tous  les 
romans,  ce  Médecin  de  campagne  et  le  Curé  de  village. 

Bourget  est  aujourd'hui  notre  Balzac.  Lui  aussi  a 
mené  une  vaste  enquête  sur  la  société  de  son  temps.  Mais 
tandis  que  Balzac,  par  besoin  de  donner  son  avis,  avait 
introduit  l'essai  dans  le  roman,  Bourget,  malgré  sa  répu- 
tation grandissante  de  romancier,  n'a  pas  cessé  d'exprimer 
dans  une  œuvre  critique  —  presque  aussi  considérable 
que  son  œuvre  de  romancier  —  son  opinion  sur  les  pro- 
blèmes contemporains.  L'homme,  chez  lui,  est  pareil  à 
l'œuvre.  Pareil?  Pas  tout  à  fait.  Il  est  plus  indulgent, 
plus  sensible,  plus  spirituel,  plus  aimable.  J'admire  et 
j'aime  ses  livres  tout  frémissants  d'intelligence  et  tout 


AU    PLANTIER    DE   COSTEBELLE  287 

chargés  de  nos  fièvres,  de  nos  passions,  de  nos  idées  et 
qu'une  composition  toute  lucide  apparente  à  nos  tragé- 
dies classiques,  et  cependant  je  suis  presque  tenté  de  leur 
préférer  encore  —  tant  mon  admiration  pour  l'homme 
est  affectueuse  et  vive  !  — le  promeneur  de  Costebelle  qui, 
parmi  les  bois  de  pins  et  sur  le  sable  au  bord  de  la  mer, 
disserte  avec  une  gentillesse  familière  et  une  profondeur 
cachée  de  l'art  et  de  l'histoire,  de  la  vie  et  de  la  mort... 

HENRY  BORDEAUX. 


LES  IDEES  RELIGIEUSES    i 
DE  PAUL  BOURGET 


«  Un  écrivain,  chrétien  d'inspiration  et  de  pensée,  sinon 
de  pratique  »,  c'est  ainsi  que  M.  Paul  Bourget  se  définis- 
sait dans  la  Préface  du  plus  libre  de  ses  ouvrages  (i), 
d'assez  longues  années  avant  de  mettre  sa  conduite 
d'accord  avec  les  préceptes  positifs  de  l'Église  catholique. 
Si  l'on  put,  à  propos  de  ce  dernier  fait,  parler  de  conversion, 
ce  n'est  donc  pas  sur  le  terrain  des  idées  :  «  J'ai,  quant  à 
moi,  dit-il,  toujours  protesté  contre  ce  mot,  quand  il  m'a 
été  appliqué.  Il  n'est  pas  exact...  le  traditionahsme  était 
déjà  enveloppé  .dans  nos  apparentes  hésitations  d'il  y  a 
trente  ans  (2).  »  Essayons  de  marquer,  dans  ce  «  tradi- 
tionalisme »,  ce  qui  ressortit  à  la  religon. 


I 


La  position  fondamentale  de  M.  Bourget,  en  matière 
de  philosophie  générale,  et  par  conséquent  rehgieuse,  peut 
se  définir,  semble-t-il,  par  l'exclusive  initiale  donnée  à  toute 
sorte  de  monisme.  Ramener  tout  ce  qui  existe  à  une 
catégorie  unique,  celle  par  exemple  du  divin,  comme  si 

(i)  Préface  de  la  Physiologie  de  l'amour  moderne,  1890  :  reproduite 
dans  les  Œuvres  cotnplètes,  t.  Il,  p.  312. 

{2)  Préface  des  Pages  de  critique  et  de  dudrine,  Paris,  1912,  t.  I,  p.  3. 
La  préface  est  adressée  à  Jules  Lemaître. 


LES  IDÉES  RELIGIliUSES  DE  PAUL  BOURGET    289 

tout  le  reste  n'en  était  qu'une  émanation  provisoire  ;  nier, 
ou  traiter  de  superficielle  et  d'illusoire  la  distinction  qm 
oppose  le  nécessaire  au  contingent  ;  le  spirituel  (ou  psy- 
chique) au  matériel  (ou  corporel)  ;  le  bien  moral  au  mal 
moral  ;  bref,  céder  au  mirage  unitaire  a  toujours  semblé 
à  l'auteur  du  Disciple  une  erreur  la  plus  lourde  du  monde. 
Avant  de  dénoncer,  dans  ses  Essais  de  psychologie,  ces 
vues  comme  désolantes,  désespérantes,  il  les  a  jugées 
fausses.  Sa  raison  a  anticipé  là-dessus  les  conclusions  de 
cette  enquête  sur  la  sensibilité  contemporaine  qu'il  a 
poursuivie  dans  tous  ses  livres. 

On  devait  noter  d'abord  cette  attitude,  à  cause  de  son 
importance.  Il  faut  remarquer  encore  qu'elle  allait  à 
rencontre  du  mouvement  d'idées  qui  entraînait  presque 
tous  les  compagnons  de  route  de  M.  Bourget,  et  ceux-là 
même  que  le  jeune  écrivain  saluait  comme  ses  maîtres, 
un  Ernest  Renan,  un  Hippolyte  Taine.  Il  écrivait  plus 
tard  à  ce  propos  : 

Le  dogme  en  train  (alors)  de  conquérir  les  esprits...  c'était  le 
Scientisme...  Il  y  a  quarante  ans,  presque  tous  ceux  qui  en  avaient 
vingt  eussent  vraisemblablement  écrit  la  Science  avec  une  majus- 
cule, et  ils  auraient  accompagné  ce  terme,  avec  des  frémissements 
d'initiés,  du  commentaire  que  Taine  en  a  donné,  presque  mystique, 
dans  son  Essai  sur  Lord  Byron  :  «  La  Science  approche  enfin  et 
elle  approche  de  l'homme...  Dans  cet  emploi  de  la  Science  et  dans 
cette  conception  des  choses,  il  y  a  un  art,  une  morale,  une  poli- 
tique, une  religion  nouvelle,  et  c'est  notre  affaire  à  présent  de  les 
chercher.  »  Encore  à  cette  heure,  pour  ma  part,  je  ne  transcris  pas 
ces  lignes  sans  émotion.  Elles  ont  été  le  Credo  de  ma  jeunesse... 

Si  l'on  veut  bien  se  reporter  à  ce  passage  de  la  Littérature  anglaise, 
on  constatera  que  le  mot  Science  est  toujours  écrit  au  singulier  : 
c'est  en  cela  précisément  que  consiste  le  Scientisme,  dans  un  spé- 
cieux monisme  intellectuel  qui  enveloppait  inconsciemment  un 
monisme  métaphysique  (i). 

Au  fond  de  ce  vaste  mouvement  des  esprits,  progressant 

(i)  Nouvelles  pages  de  critique  et  de  doctrine,  préface  du  i"'  février  1922 
Paris,  1923,  t.  I,  p.  5-6. 

R.  H,  1933.  —  XII,  ii  zo 


290    LES  IDÉES  RELIGIEUSES  DE  PAUL  BOURGET 

alors  sous  le  pavillon  respecté  de  la  science,  M.  Bourget 
a  toujours  senti  qu'il  y  avait  une  confusion.  De  quelque 
façon  qu'on  s'y  prît,  et  à  tous  les  niveaux  d'élévation 
mentale  ou  morale,  depuis  l'idéalisme  raffiné  qu'un  Spi- 
noza, im  Hegel  avaient  légué  à  Taine,  jusqu'au  lourd 
matérialisme  d'un  Ernest  Haeckel,  le  monisme  fait  pro- 
fession, en  effet,  d'unifier  des  êtres  pourvus  d'attributs 
manifestement  incompatibles.  Il  prétend  identifier  jus- 
qu'aux contradictoires  ;  il  tend  à  justifier  comme  rationnel 
tout  le  réel,  même  le  pire.  Écho  sonore  de  cette  doctrine 
d'anarchie,  Victor  Hugo  prévoit  le  temps  où  Dieu  ne 
distinguera  plus  : 

...  Père  ébloui  de  joie, 
Bélial  de  Jésus. 

De  leur  côté,  les  grands  philosophes  romantiques  alle- 
mands, de  Fichte  à  Schopenhauer,  d'Ed.  de  Hartmann  à 
Frédéric  Nietzsche,  «  déduisent  »  tout  ce  qui  existe  d'un 
élément  que  chacun  définit  à  sa  mode  :  Moi,  Volonté, 
Insconscient,  Atome,  mais  que  tous  prétendent  unique. 

C'est  là  contre  que  M.  Bourget  s'insurge,  servi  dans 
cette  réaction  par  son  clair  génie  latin,  sa  culture  classique 
et  chrétienne,  par  une  sensibilité  aussi  que  Pascal  régis- 
sait déjà.  Quoi  qu'on  en  dise,  considère  l'auteur  des  Essais 
de  psychologie,  il  y  a  mal  et  bien.  Les  confondre  est  une 
erreur.  Contre  Stendhal,  artiste  admirable  mais  faible 
penseur,  Charles  Baudelaire,  non  moins  grand  artiste 
et  préservé,  sur  ce  point,  par  un  reste  de  foi  chrétienne, 
de  l'intoxication  générale,  a  raison.  Pour  la  société  comme 
pour  les  individus,  il  existe  des  conditions  de  santé  et 
de  maladie.  Erreur,  de  ne  pas  admettre  ce  fait  ;  erreur, 
de  le  croire  fatal  et  irréformable.  Contre  Renan  et 
Taine,  contre  les  dilettantes  ou  les  pessimistes,  Bonald 
a  raison  là-dessus  ;  de  Maistre,  Balzac,  Le  Play  ont 
raison.  Erreur  enfin,  et  des  plus  graves,  que  de  résor- 
ber avec  tant  de  cliniciens,  d'ailleurs  éminents,  tout  le 


LES  IDÉES  RELIGIEUSES  DE  PA'JL  BO'JRGËT  2gl 

psychique  dans  la  matière,  ou  les  conditions  matérielles, 
cérébrales,  nerveuses,  de  l'acte  intellectuel.  Loin  de 
s'abîmer  dans  le  corporel,  le  spirituel  seul  explique  le 
corps,  et  le  déborde,  et  donne  un  sens  à  tout  le  reste. 
Contre  Broussais  et  Charcot,  Laënnec  et  Grasset  ont 
raison. 

Ces  vues,  qui  sont  devenues  familières  à  presque  tous 
les  esprits  cultivés,  en  dehors  même  de  l'Église,  depuis 
que,  chacun  a  sa  manière,  — qu'on  ne  songe  pas  à  cano- 
niser ici  —  Emile  Boutroux,  Henri .  Poincaré,  William 
James,  Henri  Bergson  les  ont  remises  en  honneur,  Paul 
Bourget  les  a  toujours  tenues  pour  vraies,  en  elles-mêmes 
et  dans  leurs  conséquences  morales.  Le  plus  célèbre  de 
ses  ouvrages,  le  Disciple,  n'est,  à  le  bien  prendre,  qu'une 
démonstration  expérimentale  et  pathétique  de  la  faillite 
.  du  monisme. 


II 


Rompant  ainsi  en  visière  à  l'engouement  général,  isolé 
relativement,  ou  plutôt  rejoignant  déjà  sur  ce  point  le 
groupe  des  penseurs  catholiques  dont  ses  habitudes  de 
vie  ne  le  rapprochaient  pas  encore,  M.  Bourget  rentre 
dans  l'ambiance  de  son  temps  par  son  goût  du  concret, 
du  positif  et  du  réel.  Dans  la  mouvance  de  Claude  Ber- 
nard, de  Louis  Pasteur,  d'Hippolyte  Taine,  c'est  aux 
faits  qu'il  va  demander  d'éprouver  les  idées  qu'il  croit 
vraies.  C'est  l'expérience  qu'il  charge  de  départager  ce  qui, 
dans  le  donné  confus  et  divers,  est  bon  et  sain,  de  ce 
qui  est  malsain  et  dangereux  ;  ce  qui  s'embellit  du 
reflet  de  l'institution  divine,  de  ce  qui  porte  le  stigmate 
de  la  déviation  humaine. 

Dans  la  vaste  enquête,  où  sa  profession  de  romancier, 
«  docteur  es  sciences  sociales  »,  l'engage,  il  adoptera  en 
conséquence  la  règle  évangélique,  qui  conseille  de  juger 
l'arbre  par  ses  fruits.  Son  goût  de  la  recherche  psycholo- 


29-    LES  IDÉES  RELIGIEUSES  DE  PAUL  BOURGET 

g'quc',  poussée  jusqu'aux  racines  physiologiques  de  l'ac- 
tion humaine  ;  son  amour  de  l'analyse  et  du  diagnostic  ; 
l'amitié  qui  l'unit  aux  grands  idéalistes  d'outre-mer, 
Henry  et  William  James,  tout  inclinait  l'auteur  de  Men- 
songes vers  l'emploi  de  cette  méthode.  On  sait  qu'elle  est 
d'ailleurs  irréprochable,  du  point  de  vue  de  l'orthodoxie 
catholique,  tant  qu'on  ne  l'érigé  pas  en  norme  exclusive 
de  discernement,  ou  en  moyen  unique  de  découvrir  la 
vérité.  C'est  sous  cette  forme  abusive  et  implicitement 
agnostique  que  l'Église  l'a  désavouée.  Ce  que  nous  avons 
rappelé  plus  haut  montre  assez  le  mal  fondé  du  grief  de 
«  pragmatisme  »,  que  des  critiques,  parfois  libres-pen- 
seurs, ne  se  sont  pas  lassés  d'objecter  à  M.  Bourget. 

Il  est  véritable,  après  cela  {ne  quid  veri  non  audeat 
historia),  que  certaines  formules  pouvaient  prêter  à  con- 
fusion. J'en  emprunte  une  à  une  page  qui,  par  surcroît, 
explique  admirablement  la  façon  dont  l'auteur  conçoit  la 
tâche  de  ce  qu'il  appelle  «  l'apologétique  expérimentale  », 
qui  est  la  sienne  : 

Cette  apologétique  consiste  à  établir,  sui\ant  une  expression 
chère  aux  mathématiciens,  qu'étant  donné  une  série  d'observations 
sur  la  vie  humaine,  tout  dans  ces  observations  s'est  passé  comme 
si  (i)  le  christianisme  était  la  vérité.  C'est  le  témoignage  que 
j'apporte  pour  les  observations  que  j'ai  pu  faire  sur  la  sensibilité 
de  mon  temps.  La  religion  n'est  pas  d'un  côté  et  la  vie  humaine 
(le  l'autre.  Lçrsque  le  CatécJiisme  du  Concile  de  Trente,  dans  les 
dix  admirables  chapitres  de  sa  3®  partie,  commente  les  articles 
du  Décalogue,  c'est  bien  les  passions  vivantes  des  hommes  vivants, 
de  vous,  de  moi,  de  vos  amis,  qu'il  entend  caractéri.ser  et  régir. 

(i)  (."'est  ce  comme  si  qu'il  faudrait  expliquer.  Si  on  l'entendait  à  la 
façon  de  l'Als  ob  du  philosophe  allemand  Hans  Vaihinger,  prétendant 
établir  une  conception  du  monde  et  une  morale  entière  dans  une  hypo- 
thèse non  admise  comme  sûrement  vraie,  mais  inconnaissable,  et  seule- 
ment utilisée  comme  si  elle  était  vraie,  nous  serions  ici  nettement  dans  le 
pragmatisme  agnostique.  Mais  le  contexte  et  l'œuxTe  entière  de  M.  Bour- 
get indiquent  qu'il  faut  prendre  ce  compte  si  dans  le  sens  d'une  antici- 
pation provisoire  que  la  suite  justifiera  ;  comme  un  moyen  de  discerner 
le  vrai  dans  un  ensemble  mêlé  où  l'on  sait  sûrement  qu'il  existe,  et  qu'il 
est  discernable. 


LES  IDÉES  RELIGIEUSES  DE  PAUL  BOURGET    293 

Si  donc  ce  commentaire  est  la  vérité,  votre  existence,  la  mienne 
celle  de  vos  amis  doivent  démontrer  cette  vérité.  Or  comment  une 
loi  se  démontre-t-elle  dans  le  domaine  de  la  vie  morale,  sinoti  en 
constatant  les  désordres  qui  suivent  sa  méconnaissance  et  en 
marquant  les  signes  de  santé  et  de  guérison  qui  suivent  son  accom- 
plissement (i)? 


III 


C'est  donc  à  l'aide  des  faits  et  par  les  leçons  de  ïexpv- 
rience,  que  la  maturité  de  M.  Bourget  a  justifié  son  adhé- 
sion renouvelée  aux  pratiques  de  la  foi  catholique.  Est-il 
téméraire  après  cela  de  rechercher  quelles  sont,  dans  un 
ensemble  de  dogmes  qu'il  professe  intégralement  et  parmi 
lesquels,  certes,  moins  qu'homme  du  monde,  il  choisit  au 
sens  hérétique  du  mot,  les  doctrines  qu'il  préfère?  Tout 
lui  plaît  sans  doute  dans  le  christianisme  catholique  ;  mais 
il  est  certains  traits  de  cette  figure  auguste  qu'il  con- 
temple avec  prédilection. 

C'est,  avant  tout  le  caractère  raisonnable  de  notre  n  li- 
gion.  Dans  le  mot  de  Pascal  qu'il  aime  à  citer  :  «  Nul 
n'est  heureux  comme  un  vrai  chrétien,  ni  raisonnable,  iii 
vertueux,  ni  aimable  (2)  »,  Paul  Bourget  met  volontiers 
l'accent  sur  la  seconde  épithète,  et  c'est  pourquoi,  £U 
moment  des  querelles  modernistes,  il  a  pris  parti  si  hau- 
tement pour  Pie  X,  à  une  heure  où  beaucoup  de  gers 
tenaient  rancune  à  ce  grand  pape  d'avoir  publié  le  décret 
Lamentahili  et  l'Encyclique  Pascendi  (3).  Le  romancier 
magnifia  au  contraire  ces  pages  admirables  qui  ont  montré 
le  Saint  Père  dans  son  rôle  providentiel  de  défenseur  de 

(i)  Préface  générale  à  l'édition  des  Romans,  dans  les  Œuvres  complètes, 
Paris,  1900  suiv.,  t.  I,  p.  .x-xi. 

(2)  Pensées,  éd.  L.  Brunschvicg,  n°  541. 

(3)  Le  premier  de  ces  documents  (17  juillet  1909)  relève  dans  des 
ouvrages  de  théologie  moderniste,  une  série  de  thèses  analogues,  et  par- 
fois identiques,  à  celles  que  soutenaient  les  protestants  libéraux  ;'  l'ency- 
clique Pascendi  (16  septembre  1900)  expose  et  réfute  les  mêmes  thèses, 
:"i  basp  iiiiinanentiste  et  sentimentaliste. 


294    LES  IDÉES  RELIGIEUSES  DE  PAUL  BOURGET 

la  raison  humaine  (i).  Intellectualiste  décidé,  M.  Bourget 
ne  pouvait  qu'en  savoir  à  Pie  X  un  gré  infini. 

C'est  encore  la  fécondité  du  christianisme  en  tout  bien, 
qui  provoque  l'admiration  de  l'auteur  du  Divorce  et  de 
l'Etape.  Je  m'en  voudrais  d'insister,  dans  ces  pages  for- 
cément brèves  et  incomplètes,  sur  un  point  si  connu  et 
tant  de  fois  mis  en  relief. 

Il  faut  d'aiUeurs  passer  plus  avant,  si  l'on  veut  con- 
naître ce  qui  constitue  le  nœud  et  l'âme  de  la  religion  de 
M.  Bourget.  Le  réseau  sacramentel  du  christianisme,  cet 
organisme  spirituel  qui  établit  entre  Dieu  et  ses  amis, 
puis  entre  tous  les  amis  de  Dieu,  une  sohdarité,  une  pa- 
renté, une  communion  étroite,  dont  le  Christ  est  l'artisan 
divin  ;  le  culte  en  esprit  et  en  vérité  fondé  sur  la  présence 
réelle,  voilà  où  se  complaît  avec  prédilection  la  pensée  du 
maître  auquel  la  Revue  hebdomadaire  rend  hommage  au- 
jourd'hui. Sans  doute,  les  fruits  prodigieux  de  la  commu- 
nion eucharistique  avaient  frappé  jusqu'à  des  incroyants 
de  bonne  foi,  Taine  entre  autres,  et  Maxime  Du  Camp  ; 
mais  ces  témoins  clairvoyants  ne  pouvaient  en  juger  que 
du  dehors.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'en  juge  leur  ancien  ami  : 
lui,  peut  «  réaliser  »  ce  qu'ils  ne  faisaient  que  pressentir. 
Aussi,  toutes  les  fois  que,  dans  son  œu\Te,  les  sacrements 
de  l'Église  interviennent,  un  certain  frémissement  de 
plume,  un  air  de  grandeur  et  de  pureté  avertissent  île  lec- 
teur qu'il  s'agit  de  quelque  chose  de  très  grand,  de  très 
pur,  et  que  l'auteur  parle  de  ce  qu'il  adore.  Dans  le  Sens 
de  la  mort,  dans  un  Drame  dans  le  monde,  il  y  a  des  des- 
criptions qui  sont,  à  leur  m.anière,  des  témoignages. 

Mieux  que  ces  traits  hâtivement  ramassés,  deux  pages 
de  nos  auteurs  classiques  résument  les  goûts  religieux  de 
Paul  Bourget.  L'une  et  l'autre  sont  des  morceaux  d'un 

(i)  "  Les  sophismes  réfutés  et  les  principes  affirmés  dans  œs  magni- 
lîques  pages  »  (l'Encyclique  et  le  décret)  ;  préface,  adressée  à  René  Bazin, 
du  Démon  de  midi,  Paris,  1914,  t.  I,  p.  vi. 


LES   IDÉES  RELIGIEUSES  DE  PAUL  BOURGÉT   205 

caractère  intensément  chrétien.  La  première  est  le  Can- 
tique spirituel  de  Jean  Racine  «  sur  les  vaines  occupations 
des  gens  du  siècle  »  ;  et  il  est  peu  de  lettrés  qui  n'en  sachent 
par  cœur  les  strophes  sur  la  communion  : 

De  la  Sagesse  immortelle 
La  voix  tonne,  et  nous  instruit. 
«  Enfants  des  hommes,  dit-elle. 
De  vos  soins  quel  est  le  fruit? 
Par  quelle  erreur,  âmes  vaines. 
Du  plus  pur  sang  de  vos  veines 
Achetez-vous  si  souvent. 
Non  un  pain  qui  vous  repaisse, 
Mais  une  ombre  qui  vous  laisse 
Plus  affamés  que  devant? 

«  Le  pain  que  je  vous  propose 
Sert  aux  anges  d'aliment  : 
Dieu  lui-même  le  compose 
De  la  fleur  de  son  froment. 
C'est  ce  pain  si  délectable 
Que  ne  sert  point  à  sa  table 
Le  monde  que  vous  suivez. 
Je  l'offre  à  qui  veut  me  suivre. 
Approchez.  Voulez-vous  vivre? 
Prenez,  mangez,  et  vivez.  » 

L'autre  page  favorite  de  M.  Bourget,  plus  aimée  encore 
parce  que  le  tour  en  est  plus  personnel,  et  qu'elle  vient 
de  son  cher  maître  Biaise  Pascal  ;  la  perle  la  plus  rare  de 
nos  lettres  françaises  et  le  fragment  qu'il  faudrait  sauver 
si,  dans  une  ruine  générale,  on  n'en  pouvait  garder  qu'un 
seul,  c'est  le  Mystère  de  Jésus. 

LÉONCE  DE  GRANDMAISON. 


LES  IDEES    POLITIQUES 

DE  M.   PAUL  BOURGET 


Voilà  donc  un  demi-siècle  exactement  révolu,  Paul 
Bourget,  à  peine  majeur,  publiait  sa  première  page.  Date 
grande  et  heureuse  que  célèbre  et  honore  tout  ami  des 
lettres,  de  la  pensée  et  de  l'action.  Si  pourtant  j'écoutais 
la  tendance  qui  m'est  commune  avec  quelques  amis 
d'esprit,  ce  n'est  pas  d'un  cinquantenaire,  c'est  d'un 
«  quarantenaire  »  que  je  voudrais  fêter  l'importance, 
l'autorité,  les  conséquences  incalculables  :  ce  qu'il  fau- 
drait commémorer,  c'est  l'avènement  des  premières 
lignes  où  Paul  Bourget  amorça  son  action  et  «  l'action 
tainienne  î)  sur  le  siècle  nouveau. 


N'en  restons  pas  à  1873,  avançons  jusqu'à  1883  ;  les 
dix  années  passées  en  études,  voyages,  observations  et 
méditations  ont  vite  mûri  la  jeune  pensée  attentive  et 
fine,  étendue  et  profonde.  Elle  a  sa  haute  vigueur  propre. 
Mais  une  partie  de  sa  force  et  de  son  charme  tient  à  ce 
qu'elle  apparaît  partagée  entre  son  mouvement  et  le 
souci  constant  du  mouvement  de  l'esprit  des  autres. 
Chose  rare  en  des  jours  où  fleurissent  les  doctrines  de  l'art 
pour  l'art  et  de  la  science  en  tour  d'ivoire  :  en  se  cher- 
chant, nous  le  voyons  chercher  ce  que  pense  et  ce  que  va 
penser  son  temps.  Il  aime  ses  auteurs,  ses  idées,  ses  pro- 


LES  IDÉES  POLITIQUES  DE  PAUL  B(.)URGET    297 

blêmes,  ses  solutions  :  peut-être  aime-t-il  encore  davan- 
tage les  auteurs,  les  idées,  les  problèmes  et  les  solutions 
qui  passent  et  qui  repassent  autour  de  lui.  Non  qu'il  en 
estime  la  faveur  ou  la  mode.  Mais  c'est  qu'il  en  con- 
çoit l'intérêt  palpitant  de  puissance  future.  Nulle  pensée 
abstraite  ne  lui  semble  pratiquement  séparable  des 
hommes  et  des  femmes  qu'elle  intéresse.  Ni  les  sauvage- 
ries secrètes  du  poète,  ni  les  voluptés  du  critique  et  du 
dilettante  ne  l'empêchent  de  se  poser,  avec  la  vivacité 
d'une  sympathie  toujours  anxieuse,  la  question  des 
résonnances  intérieures  de  chacun  des  objets,  thèmes  et 
motifs  à  considérer.  Pas  de  logique,  ni  d'esthétique,  ni 
même  de  physique  sans  ce  retour  constant  à  la  psycho- 
logie du  logicien,  de  l'esthéticien,  du  physicien  et  de  leur 
public.  A  tout  propos  se  manifeste  son  désir  ardent  de 
connaître  d'abord  et  le  plus  tôt  possible  la  réaction 
vivante  des  esprits  et  des  cœurs. 

Mais  on  ne  connaît  pas  pour  rien.  On  veut  connaître 
parce  qu'on  aime.  La  conservation  ou  la  perte  des  per- 
sonnes, de  leurs  efforts  et  de  leurs  biens  formaient  déjà 
la  préoccupation  latente,  le  souci  amoureux  de  Paul 
Bourget  ;  peut-être  que  déjà,  même  à  son  insu,  le  p.sy- 
chologue  était  devenu  moraliste,  le  moraliste  médecin. 
Je  répète  :  il  avait  trente  ans  ou,  pour  être  exact,  trente 
et  un.  Les  Essais  de  psychologie  contemporaine  parais- 
saient chez  Mme  Adam.  Ce  jeune  homme  écrivait  d'un 
crayon  qui  ne  tremblait  pas  : 

«  Il  y  a  un  mouvement  secret  des  inteUigences.  Les 
conceptions  de  Darwin  et  de  Herbert  Spencer  se  ré- 
pandent dans  l'atmosphère  spirituelle  et  pénètrent  les 
nouveaux  venus.  Ayons  confiance  dans  la  vertu  de  ces 
doctrines  qui  bouleversent  la  politique  comme  elles  bou- 
leversent les  lettres  après  avoir  bouleversé  les  sciences 
naturelles.  Le  temps  approche  où  la  société  n'appa- 
raîtra plus  au  regard  des  adeptes  de  la  philosophie  de 
l'évolution  comme  elle  apparaît  au  regard  des  derniers 


298  LES   IDÉES    POLITIQUES 

héritiers  de  l'esprit  classique.  On  y  verra  non  plus  la 
mise  en  œu\Te  d'un  contrat  logique,  mais  bien  le  fonc- 
tionnement d'une  fédération  d'organismes  dont  l'indi- 
vidu est  la  cellule.  » 

Je  crois  bien,  sans  en  être  absolument  sûr,  que  tel  est 
le  premier  texte  explicite  de  philosophie  pohtique  et 
sociale  à  relever  dans  l'Œuvre  complète  de  Paul  Bourget. 
En  tout  cas,  c'est  le  texte  qui  en  contient  et  annonce  le 
plus  grand  nombre  d'autres.  Dans  la  direction  que  ce 
texte  indique  ou  précise,  et  non  point  dans  les  autres, 
la  pensée  de  Bourget  n'a  cessé  d'avancer  et,  en  s'éten- 
dant,  de  se  définir  et  de  s'approfondir.  Seule  d'abord. 
Puis  avec  un  petit  nombre  de  compagnes.  Puis  suivie 
et  flanquée  d'une  multitude  pressée.  Il  a  fallu  du  temps. 
]\Iais  le  temps  n'y  aurait  peut-être  jamais  suffi  s'il 
n'avait  été  abrégé  par  les  insistances,  les  éclaircissements, 
les  démonstrations  supplémentaires  de  l'écrivain.  L'as- 
tronome ne  peut  rien  sur  le  cours  des  astres  ;  mais,  au 
rebours  de  ce  qui  se  passe  pour  les  corps  célestes,  tout 
mouvement  des  intelligences  doit  quelque  chose  et  doit 
beaucoup  à  ses  annonciateurs.  Cette  doctrine  de  sociétés 
fondées  sur  autre  chose  que  le  vote  arbitraire  de  volontés 
étant  dégagée  et  exphcitée,  l'autem:  des  Essais  ne  s'est 
jamais  lassé  d'y  reporter  l'attention  de  ses  lecteurs  avec 
une  sorte  de  constance  rythmique  dont  il  est  bon  de  voir 
les  points  successifs  et  les  formes  diverses. 

Huit  années  nouvelles  se  passent.  Page  13  d'un  hvre 
où  l'on  n'irait  chercher  rien  de  tel,  la  Physiologie  de 
l'amour  moderne,  se  détache  la  curieuse  silhouette  d'un 
M.  Accard,  pubhciste  conservateur,  bon  Français,  qui  voit 
l'Europe  et  qui  la  craint,  qui  tremble  un  peu  pour  sa 
patrie  :  il  partage  sa  vie  entre  la  correction  des  épreuves 
de  son  journal  et  la  méditation  des  problèmes  sociaux 
en  vue  de  certcun  grand  ouvrage  qu'il  a  intitulé  :  Du 
droit   divin   dans   ses   rapports   avec   le   droit   historique. 


DE    M.    PAUL    BOURGET  29g 

M.  Accord,  dit  Paul  Bourget,  «  y  établit  cette  thèse  d'où 
dépend,  d'après  lui,  et  d'après  moi,  l'avenir  du  pays, 
l'identité  entre  la  conception  mystique  de  la  royauté  et 
sa  conception  moderne  et  scientifique.  » 

Le  paradoxe,  comme  on  disait,  est  accueilli  avec  un 
vague  intérêt.  Nous  sommes  en  1891.  On  approuve  ou 
on  raille.  Mais  patience.  Deux  ans  plus  tard,  la  quaran- 
taine vient  de  sonner,  Paul  Bourget  entreprend  un  voyage 
de  vérification.  A  Saint-Pétersbourg,  chez  le  tsar,  ou  à 
Vienne?  Non  pas.  A  Berlin?  Pas  davantage.  A  Rome? 
Pas  encore.  A  Londres?  Il  y  est  allé  trop  souvent  pour 
avoir  besoin  de  se  renseigner  de  ce  côté-là.  M.  Paul 
Bourget  s'embarque  pour  New-York.  Il  en  rapporte  les 
inestimables  volumes  à.' Outre-mer  et  ces  puissants  et  pro- 
fonds retours  sur  nous-mêmes,  inspirés  du  spectacle  de 
la  force,  de  l'efficacité  de  la  tradition  en  un  pays  qui  passe 
pour  le  plus  neuf  du  monde  : 

«  Nous  devons  chercher  tout  ce  qui  reste  de  la  vieille 
France  et  nous  y  rattacher  par  toutes  nos  fibres,  re- 
trouver la  province  d'unité  naturelle  et  héréditaire  sous 
le  département  artificiel  et  morcelé,  l'autonomie  munici- 
pale sous  la  centralisation  administrative,  les  universités 
locales  et  fécondes  sous  notre  Université  officielle  et 
morte,  reconstituer  la  famille  terrienne  par  la  liberté 
de  tester,  protéger  le  travail  par  le  rétablissement  des 
corporations,  rendre  à  la  vie  religieuse  sa  vigueur  et  sa 
dignité  par  la  suppression  du  budget  des  cultes  et  par  le 
droit  de  posséder  Ubrement  assuré  aux  associations  reh- 
gieuses;  en  un  mot,  sur  ce  point  comme  sur  l'autre, 
défaire  systématiquement  l'œuvre  meurtrière  de  la  Révolu- 
tion française.  » 

Aujourd'hui,  les  ennemis  intéressés  d'une  pensée  réno- 
vatrice ne  cessent  de  se  repasser  les  uns  aux  autres,  avec 
une  horreur  comique,  les  derniers  mots  de  cette  sentence. 
C'est  que  la  parole  a  agi.  Après  avoir  lentement  germé,  elle 
a  fleuri  et  fructifié.  Mais  elle  avait  commencé  par  tomber. 


300  LES   IDÉES   POLITIQUES 

semblait  il,  dans  le  silence  et  l'indifférence.  En  réalité, 
elle  ébranlait  puissamment  la  réflexion  d'un  public 
nouveau  et  obscur  que  Bourget  ne  connaissait  guère, 
s'il  le  connaissait,  mais  auquel  il  dévouait  d'instinct  ce 
mémorable  effort  : 

Jeunes  hommes  des  temps  qui  ne  sont  pas  encore, 
O  bataillons  sacrés  \ 

Franchissons  quatre  ou  cinq  médiocres  années.  Ce 
que  l'on  peut  nommer  le  nœud  de  la  tragédie  de  la  France 
se  forme  entre  1897  et  1898.  Un  assaut  révolutionnaire 
est  donné  à  la  volonté  de  vivre  du  pays.  Cette  volonté 
est  profonde,  mais,  diffuse,  elle  se  traduit  mollement. 
Au  contraire,  l'assaut  n'exprime  que  des  forces  superfi- 
cielles qu'il  eût  été  facile  de  réduire  et  de  vaincre  :  mais 
il  est  violent  et  organisé.  Il  l'emporte.  Il  l'emporte  faute 
d'une  bonne  tête  française  et  d'une  poigne  à  la  mesure 
de  la  difficulté.  Les  dégâts  de  1789,  1830  et  1848  sont 
renouvelés,  aggravés  peut-être,  dans  cette  Révolution 
drej^usienne,  qui  aboutit  au  pillage  des  églises  et  au 
désarmement  national.  Par  la  défaite  provisoire  qu'elle 
impose  ainsi  à  la  France,  la  démocratie  libérale  désor- 
ganise notre  armée  et  lui  crève  les  yeux  :  elle  prononce 
dans  ses  journaux  et  dans  ses  prétoires  la  condamnation 
capitale  des  quinze  cent  mille  jeunes  morts  de  la  guerre 
future. 

Il  était  difficile  d'espérer  en  un  tel  moment  ;  mais  on 
l'a  vu,  les  premières  paroles  d'espoir  de  Paul  Bourget 
avaient  coïncidé  avec  l'aurore  de  la  République  républi- 
caine, les  secondes  étaient  contemporaines  de  la  défaite 
du  boulangisme  nationaliste,  les  troisièmes  d'une  épi- 
démie d'attentats  anarchistes  :  il  n'est  pas  étonnant  que 
les  quatrièmes  aient  jailH  de  circonstances  où  toute 
ébauche  de  réalisation  était  et  devait  être  considérée 
comme  le  plus  lointain,  le  plus  inabordable  des  rêves  ! 
Néanmoins ^  écoutez  1^'^  tprnv^'?  d^ns  lesquels  le  premier 


DE    M.    PAUL    BOURGET  301 

volume  des  Œuvres  complètes,  paru  en  1899,  reprend  les 
pronostics  de  1883  en  les  fortifiant  soit  de  raisons  nou- 
velles, soit  de  corrections  qui  les  précisent  et  les^  accen- 
tuent. L'accroissement  et  les  modifications  apportés  à 
cette  belle  page  font  partie  de  l'histoire  de  l'esprit  fran- 
çais. Donnons-la  tout  entière,  avec  ses  reprises  : 

«  Il  y  a  un  mouvement  secret  des  intelligences.  Les 
conceptions  des  Darwin  et  des  Herbert  Spencer  se  ré- 
pandent dans  l'atmosphère  .spirituelle  et  pénètrent  les 
nouveaux  venus  avec  une  force  d'autant  plus  grande 
que  leurs  résultats  se  trouvent  identiques  aux  principes 
que  l'instinct  séculaire  avait  proclamés.  Cette  rencontre 
imprévue  est  le  fait  le  plus  fécond  peut-être  de  notre  âge 
en  conséquences  plus  imprévues  encore.  Ayons  confiance 
dans  la  vertu  de  ces  doctrines  qui  bouleverseront  la  poli- 
tique par  contre-coup,  comme  elles  bouleversent  les 
lettres  après  avoir  bouleversé  les  sciences  naturelles.  Un 
temps  approche  où  la  société  n'apparaîtra  plus  aux 
adeptes  de  la  philosophie  de  l'évolution,  comme  elle 
apparaît  aux  regards  des  derniers  héritiers  de  Rousseau. 
On  y  verra,  non  plus  la  mise  en  œuvre  d'un  contrat 
logique,  mais  bien  le  fonctionnement  d'une  fédération 
d'organismes  dont  l'individu  est  la  cellule.  Une  semblable 
idée  est  grosse  d'une  morale  pubhque  complètement  dif- 
férente de  celle  qui  nous  régit  à  l'heure  présente.  Elle 
aboutit,  dès  aujourd'hui,  à  une  conception  du  droit 
historique  qui  justifie  les  adeptes  du  droit  divin,  à  mic 
conception  de  l'hérédité  qui  justifie  le  principe  de  l'aris- 
tocratie transmise,  à  une  vue  des  rapports  de  la  terre 
avec  l'homme,  qui  comporte  le  rétablissement  des  biens 
de  main-morte  et  des  majorats.  Bref,  cet  enseignement 
de  la  science  est  la  négation  totale  des  faux  dogmes 
de  1789,  et  û  faudra  bien  que  le  dix-neuvième  siècle  s'y 
conforme,  mais  il  lui  faudra,  poru  cela,  lutter  contre  la 
démocratie  et  ranger  définitivement  cette  forme  infé- 
rieure des  sociétés  à  son  rang  de  régression  mentale.  » 


302  LES   IDÉES   POLlTigUES 

Comme  la  pensée  coule  en  flots  limpides  à  travers  la 
souple  et  ferme  canalisation  du  langage  !  De  tels  discours 
retiennent  le  profil  de  l'objet  en  fixant  l'atmosphère  des 
sentiments  qui  le  colorent.  M.  Paul  Bourget  n'a  point  de 
rival  dans  cet  art  d'évoquer  l'innervation  délicate  et 
complexe  d'une  idée  dans  les  réseaux  flottants  de  l'esprit 
public.  Ce  qui  suit  et  décrit  le  flottement  de  la  pensée 
collective  traduit  une  philosophie  qui  ne  change  pas. 
Mais  le  langage  serait  moins  beau  si  la  pensée  était  moins 
forte,  moins  utile,  et  ne  laissait  paraître  tant  de  pitié 
des  hommes  et  de  généreux  amour  de  l'humanité  ! 

Cela  ne  se  voit  pas?  Cela  se  verra.  Patientons  tous  un 
peu.  En  1899,  il  ne  manque  rien  à  la  doctrine  sociale  de 
Paul  Bourget.  Il  n'y  changera  plus  qu'un  terme.  En  souve- 
nir de  Taine  et  de  Spencer,  l'individu  lui  paraît  être  encore 
la  cellule  sociale.  Bonald  et  Le  Play  vont  lui  révéler  que 
la  dignité  cellulaire  appartient  à  la  famille.  Toutes  les 
autres  corrections  et  additions  de  cette  page  de  maître 
expriment  quinze  années  d'observations  et  de  réflexions 
siu  le  même  objet  douloureux,  sur  la  même  nation 
éprouvée  et  vivace.  La  flamme  de  l'esprit  passe  et  re- 
passe avec  une  attention  et  vme  sympathie  passionnées 
sur  chaque  trait  des  vérités  à  faire  ressortir.  Le  texte 
de  1883  portait  une  épigramme  erronée  à  l'adresse  des 
derniers  héritiers  de  l'esprit  classique  ;  c'était  le  voca- 
bulaire de  Taine;  le  texte  de  1899  substitue  à  ce  signe 
imparfait  le  nom  exact  de  l'objet  qu'il  représentait  : 
«  l'héritage  de  Rousseau.  «  Le  premier  texte  parlait  d'une 
action  directe  des  sciences  naturelles  sur  la  politique. 
Le  second,  plus  précis,  stipule  :  «  par  contre-coup.  » 
Mais  le  développement  décisif  se  marque  au  point  vital 
du  système  dessiné  par  M.  Accard.  Sur  la  précieuse  ren- 
contre des  inductions  et  déductions  de  la  science  avec 
l'instinct  séculaire  et  le  sens  commun  de  l'histoire,  sur  le 
concours  significatif  de  la  tradition  et  de  la   raison,  le 


DE   M.    PAUL    BOURGET  303 

nouveau  texte  ouvre  la  féconde  série  de  ces  grands 
tableaux  parallèles  où  Paul  Bourget,  romancier  et  socio- 
logue, fera  bientôt  saisir  au  vif  les  accords  de  la  pensée 
pure  et  de  la  vie  pour  peu  que  la  pensée  ne  tende  pas  à 
sa  propre  mort,  pour  peu  que  cette  vie  dise  sincèrement 
la  pensée  spontanée  de  sa  loi  intime.  Ce  qu'a  trouvé  en 
tâtonnant  l'expérience  des  ancêtres  se  vérifie,  se  justifie 
par  la  réflexion  méthodique  des  descendants.  , 

A  quarante-huit  ans  la  pensée  de  Bourget  entrait  ainsi 
à  pleine  voile  dans  les  directions  qu'il  avait  repérées  au 
sortir  de  sa  laborieuse  jeunesse.  Directions  pathétiques 
par  les  rumeius  d'idées  qu'elle  éveille  dans  tout  honrnie 
bien  né,  et  direction  fertile  par  les  certitudes  et  les  espoirs 
qu'elle  épanouit. 

Néanmoins,  le  dix-neuvième  siècle  se  ferme  sur  la 
victoire  de  la  Révolution,  par  le  triomphe  d'une  Répu- 
blique personnifiée  dans  son  ordre  administratif  par 
M.  Loubet,  dans  son  progrès  moral  par  M.  Jaurès,  et 
j'ose  dire  avec  une  égale  médiocrité  des  deux  parts. 
Cette  victoire,  avec  des  apparences  de  force  et  de  durée, 
ne  se  soutiendra  pas  plus  de  quatre  ou  cinq  ans,  jusqu'aux 
premiers  heurts  du  poing  et  du  fer  étranger  à  la  porte  de 
la  patrie.  Mais,  dès  les  premiers  temps  de  cette  période, 
une  espèce  de  découragement  fut  sensible  chez  plusieurs 
des  vainqueurs,  les  plus  intelligents,  les  plus  droits.  Une 
réaction  morale,  nourrie  d'un  mouvement  de  contre- 
révolution  intellectuelle  latente,  se  frayait  une  voie 
secrète  et  rapide  vers  les  sommets.  M.  Daniel  Halévy 
a  constaté  ce  malaise  suivi  de  revirement  graduel,  dans 
son  Apologie  pour  notre  jeunesse.  En  a-t-il  dit  la  cause? 
Qu'il  relise  les  méditations,  les  suggestions  politiques  et 
sociales  que  Paul  Bourget  accumulait  en  France  depuis 
près  de  vingt  ans  :  toutes  les  strophes  du  nouveau  chant 
séculaire  s'y  retrouveront  vers  à  vers. 

Je  voudrais  l'engager  aussi  à  relire  la  très  belle  lettre 


304  LES    IDÉES    POLITIQUES 

datée  de  Douvres,  le  19  août  1900,  adressée  à  l'autenr  de 
VEnqttête  sur  la  monarchie.  Quand  j'y  serais  moins  inté- 
ressé, je  ne  saurais  oublier  ce  témoignage  mémorable 
rendu  à  «  la  ïtaute  doctrive  de  construction  et  de  réparation 
qui  se  dégage  avec  une  égale  netteté  des  traités  de  Bonald 
et  des  études  de  mœurs  de  Balzac,  des  monographies  de 
Le  Play  et  du  vaste  ouvrage  historique  de  Taine,  les  plus 
grands  génies  de  philosophie  sociale  qu'ait  eus  la  France 
du  dix-neuvième  siècle.  «  Paul  Bourget  écrivait  : 

«  Si  j'avais  à  caractériser  cette  Enquête,  je  dirais  que 
son  trait  saillant  est  celui-là  :  l'emploi  de  la  bonne 
méthode  intellectuelle  qui  fut  aussi  celle  des  quatre 
adversaires  de  la  Révolution,  dont  je  viens  de  citer  les 
noms.  C'est  une  démonstration,  après  tant  d'autres,  de 
cette  vérité...  que  la  solution  monarchique  est  la  seule 
qui  soit  conforme  aux  enseignements  les  plus  récents  de 
la  science. 

«  Il  est  bien  remarquable,  en  effet,  que  toutes  les  hypo- 
thèses sur  lesquelles  s'est  faite  la  Révolution  se  trouvent 
absoliunent  contraires  aux  conditions  que  notre  philo- 
sophie de  la  nature,  appuj^ée  sur  l'expérience,  nous 
indique  aujoiurd'hui  comme  les  lois  les  plus  probables  de 
la  santé  poHtique.  Pour  ne  citer  que  quelques  exemples 
et  de  première  évidence  :  la  science  nous  donne  comme 
une  des  lois  les  plus  constamment  vérifiées  que  tous  les 
développements  de  la  vie  se  font  par  continuité.  Appli- 
quant ce  principe  à  ce  que  Rivarol  appelait  déjà  le  corps 
social,  on  trouvera  qu'il  est  exactement  l'inverse  de  cette 
loi  du  nombre,  ou  —  pour  parler  le  langage  électoral  :  de 
la  souveraineté  du  peuple  —  qui  place  l'origine  du  pouvoir 
dans  la  majorité  actuelle  et,  par  suite,  interdit  nécessai- 
rement au  pays  toute  activité  prolongée.  Que  dit  encore 
la  science?  Qu'ime  autre  loi  du  développement  de  la 
vie  est  la  sélection,  c'est-à-dire  l'hérédité  fixée.  Quoi  de 
plus  contraire  à  ce  principe  dans  l'ordre  social  que  l'éga- 
lité? Que  dit  encore  la  science?  qu'un  des  facteurs  les 


DE    M.    PAUL    BOURGET  305 

plus  puissants  de  la  personnalité  humaine  est  la  race, 
cette  énergie  accumulée  par  nos  ancêtres,  par  ces  morts 
qui  parlent,  pour  emprunter  sa  saisissante  image  à  M.  de 
Vogue.  Rien  de  plus  contraire  à  ce  principe  que  cette 
formule  des  Droits  de  l'homme  qui  pose,  comme  donnée 
première  du  problème  gouvernemental,  l'homme  en  soi, 
la  plus  vide,  la  plus  irréelle  des  abstractions...  On  conti- 
nuerait aisément  cette  revue,  et  l'on  démontrerait  sans 
peine  que  l'idéal  démocratique  n'est,  dans  son  ensemble 
et  dans  son  détail,  qu'un  résumé  d'erreurs,  toutes  aussi 
grossières. 

«  Que  l'on  essaie  la  même  critique  sur  la  formule  mo- 
narchiste. Que  trouvera-t-on?  Pour  nous  en  tenir  aux 
trois  points  indiqués  tout  à  l'heure,  qu'est-ce  que  la 
permanence  de  l'autorité  royale  dans  une  même  famille, 
sinon  la  continuité  assurée?  Qu'est-ce  que  la  noblesse 
ouverte  —  elle  le  fut  toujours,  —  l'aristocratie  recrutée  de 
l'ancien  régime,  sinon  la  sélection  organisée?  Qu'est-ce 
que  l'appel  à  la  tradition,  sinon  l'appel  à  la  race?  Et  ainsi 
du  reste. 

«  Cette  conformité  de  la  doctrine  monarchique  avec  les 
vérités  reconnues  aujourd'hui  par  la  science  est  un  des 
faits  rassurants  de  la  triste  époque  que  nous  traversons. 
Il  est  aussi  gros  de  conséquences  qu'autrefois  l'accord  de 
la  forme  républicaine  avec  la  philosophie  de  Rousseau. 
Qu'un  homme  comme  Taine  soit  arrivé,  par  la  seule 
étude  des  documents  et  avec  une  psychologie  toute  expé- 
rimentale, à  une  vue  de  la  Révolution  identique  à  celle 
de  Bonald,  c'est,  dans  l'histoire  de  la  conscience  française, 
un  événement  énorme  et  dont  la  portée  commence  à  se 
révéler.  Nous  voyons  grandir  autour  de  nous  une  géné- 
ration instruite  par  l'histoire  et  qui  va  recherchant  la 
vitalité  nationale  où  elle  est,  dans  la  plus  profonde 
France.  Cette  génération  doit  nécessairement  aboutir 
à  ce  que  vous  avez  appelé,  d'un  terme  si  juste,  le  nationa- 
Hsme  intégral,  c'est-à-dire  à  la  monarchie.  Il  était  bon 


30G  LES    IDÉES    POLITIQUES 

qu'à  ceux  d'entre  ces  jeunes  gens,  les  ouvriers  de  demain 
qui  hésitent  encore,  il  fût  démontré  que  le  programme 
de  la  restauration  monarchique  est  le  plus  large,  le  mieux 
étabU,  le  plus  intelligent  de  ceux  qui  s'offrent  aujourd'hui 
aux  bons  Français.  » 

Retenons  le  nouveau  recours  à  la  jeunesse  !  Et  com- 
prenons bien  ce  que  le  maître  enseigne.  La  Renaissance 
nationale  était  en  chemin,  orientée  par  des  considérations 
très  diverses,  quelques-unes  très  contiguës,  quelques 
autres  éloignées  et  hétérogènes,  toutes  sympathiques  et 
convergentes.  Pour  certains  esprits,  le  retour  à  la  plus 
profonde  France  procédait  de  leur  expérience  personnelle  ; 
ils  suivaient  la  voix  claire  et  distincte  de  leurs  senti- 
ments naturels  les  plus  nobles.  D'autres  subissaient  les 
justes  conséquences  de  leurs  spéculations  sur  l'essence 
des  Lettres  et  des  Arts.  D'autres  encore  voyaient  l'Eiuope 
autoritaire  et  nationahste,  organisée  et  menaçante. 
D'autres  suivaient  tout  bonnement  les  préceptes  de  l'his- 
toire de  leur  pays.  Il  en  était  enfin  que  menait  le  souc 
de  faire  la  synthèse  de  tout  ce  que  le  dix-neuvième  siècle 
avait  laissé  de  constructeur,  ou  de  non  destructeur.  Entre 
eux  tous,  mais  à  leur  tête,  Paul  Bourget  occupait  ime 
position  très  particuhère  et  la  mieux  définie  :  à  la  diffé- 
rence d'un  Renan,  d'un  Barrés,  de  leurs  disciples  ou  com- 
pagnons, Bourget,  fidèle  à  la  leçon  de  Taine,  avait  écouté 
presque  uniquement  le  conseil  des  sciences  de  la  nature. 
D'après  ses  références  continuelles  à  Spencer  et  à  Darwin, 
on  peut  dire,  en  termes  barbares,  que  sa  sociologie  sort 
tout  entière  de  la  Biologie. 


Que  vaut  ce  processus?  Mais  d'abord  ne  nous  trompons 
pas  sur  sa  nature.  Il  serait  absurde  de  prendre  une 
extension  des  lois  de  la  vie  animale  à  la  vie  sociale  pour 
un  processus  de  démonstration  ;  on  ne  déduit  pas  l'in- 


DE   M.    PAUL   BOURGET  307 

connu  du  mal  connu.  L'identité,  l'analogie  des  lois  vi- 
tales et  des  lois  sociales  peut  être  vraie,  ou  peut  être 
fausse  :  c'est  une  hypothèse  plausible  sans  doute,  mais 
dont  on  discute  ;  on  ne  fait  pas  la  preuve  à  l'aide  de  ce 
qui  demeure  à  prouver.  Les  publicistes  démocrates-chré- 
tiens ou  radicaux  qui  ont  échaf  audé  sur  ce  point  tant  de 
doctes  remarques  enfonçaient  une  porte  ouverte,  et  ja- 
mais Bourget  n'a  songé  à  établir,  dans  un  syllogisme, 
une  conclusion  sociale  sur  des  prémisses  de  science  médi- 
cale. Mais  il  a  fait  deux  autres  choses  infiniment  plus 
intéressantes  et,  dans  leur  ordre,  décisives. 

D'abord,  historien  des  idées  pour  l'histoire  des  hommes, 
il  s'est  placé  au  point  de  vue  des  conséquences  humaines 
des  doctrines  avant  de  traiter  de  leur  vérité  intrinsèque. 
Que  l'assimilation  des  organismes  et  des  sociétés  soit  ou 
non  légitime,  que  l'on  ait  ou  non  le  droit  de  conclure  de  la 
discipline  imposée  aux  corps  vivants  pour  condition  de  leur 
vie,  à  la  discipUne  des  personnes  humaines  pour  les  con- 
ditions de  leur  société  (et  de  leur  vie  encore),  qu'il  y  ait 
ou  non  des  sanctions  égales  (la  maladie,  la  mort)  pour 
les  infractions  à  ces  deux  sortes  de  disciplines,  un  fait 
préalable  s'impose  :  la  naissance,  le  succès,  le  progrès  de 
ce  rapprochement  dans  l'esprit  public  forment  un  phé- 
nomène qui,  par  lui-même,  menace  la  doctrine  de  l'in- 
dividu-roi,  de  l'individu-Dieu,  de  l'individu  incondi- 
tionné, doctrine  qui  gouverne  toute  la  démocratie  libérale. 
Or,  le  fait  de  ce  rapprochement  n'est  pas  douteux.  Ce  ne 
sont  pas  des  Uvres,  mais  des  bibliothèques,  c'est  le  voca- 
bulaire courant  tout  entier,  qui  manifestent  la  vulgarisa- 
tion de  l'esprit  scientifique  appUquée  au  domaine  poli- 
tique :  les  Gambetta  et  les  Ferry  eux-mêmes  invoquaient 
déjà  la  science  pour  dernier  recours  quand  il  fallait  «  sé- 
rier »  les  réformes,  ou  défendre  l'opportunisme  contre  les 
vieilles  barbes  de  1848,  absolutistes,  métaphysiques  et 
mystiques.  Bourget  a  donc  bien  vu.  II  a  aussi  bien  prévu 
ce  qui  devait  suivre.  Le  crédit  de  la  science  dans  la 


308  LES    IDÉES    POLITIQUES 

politique  y  devait  accréditer  ce  principe  que  l'homme 
législateur  n'est  pas  maître  de  faire  ses  quatre  volontés, 
qu'il  y  a  des  lois,  non  seulement  des  lois  morales,  mais 
des  lois  physiques,  capables  de  le  châtier  ou  de  le  récom- 
penser :  que  l'État  et  les  sociétés  assurent  leur  vie  en 
observant  ces  lois,  mais  encourent  de  graves  dangers 
quand  ils  les  violent-  Ce  n'est  pas  tout.  Plus  encore  que 
l'existence  des  lois,  la  teneur  de  ces  lois  naturelles  dérivées 
de  l'évolution  animale  choque  directement  le  principe  du 
contrat  social.  Une  société  peut  tendre  à  l'égalité,  mais 
en  biologie,  l'égalité  n'est  qu'au  cimetière  ;  plus  l'être  vit 
et  se  perfectionne,  plus  la  division  du  travail  entraîne 
J'inégaUté  des  fonctions,  laquelle  entraîne  une  différen- 
ciation des  organes  et  leur  inégaUté,  même  l'inégalité  de 
leurs  éléments,  de  quelque  identité  originelle  que  ces  élé- 
ments primitifs  se  prévalent  :  l'égalité  peut  être  au  bas 
degré  de  l'échelle,  au  départ  de  la  vie,  elle  est  'détruite  par 
les  progrès  de  la  même  vie.  Le  progrès  est  aristocrate.  Cela 
ne  prouve  certes  pas  (pas  encore)  que  notre  progrès 
social  doive  s'accomplir  de  même  manière  que  le  progrès 
animal,  aux  dépens  de  l'égalité  des  individus  ;  cela  ne 
prouve  pas  (pas  encore)  que  les  fonctions  et  les  organes 
de  l'État  doivent  être  inégaux.  Toutefois  cela  introduit 
dans  les  esprits  réfléchis,  avec  les  notions  claires  des 
démarches  constantes  de  la  nature,  le  sentiment  que  ces 
démarches  ne  sont  pas  du  tout  celles  que  nous  propose 
le  dogme  révolutionnaire.  Ces  esprits  réfléchis  sont  ainsi 
conduits  à  hésiter  entre  deux  conjectures  :  peut-être 
existe- t-il  dans  la  nature  universelle  un  règne  humain, 
étabh  comme  un  empire  dans  un  empire  et  dont  la 
réglementation  générale,  différant  de  toutes  les  autres 
lois  naturelles,  leur  est  tout  à  fait  opposée  et' en  comporte 
le  renversement  absolu  ;  peut-être  aussi,  car  la  première 
hypothèse,  peu  vraisemblable-,  choque  toutes  les  idées 
du  temps,  peut-être  l'esprit  révolutionnaire  se  trompe- 
t-il  et  le  statut  du  genre  humain  doit-il  faire  aussi  une 


DE   M.    PAUL   BOURGET  309 

large  part  aux  lois  d'autorité  et  de  hiérarchie  qui  sont  la 
providence  visible  des  autres  êtres... 

Tel  est  le  premier  résultat  obtenu  par  Paul  Bmirget. 
Voici  le  second.  Il  ne  lui  suffisait  pas  d'ouvrir  un  grand 
et  vaste  public  nouveau  à  l'autorité  de  la  science,  il  en 
chassait,  en  même  temps,  une  superstition  qu'il  y  avait 
rencontrée.  Pour  combattre  toutes  les  traditions  reli- 
gieuses, morales  et  sociales,  l'esprit  révolutionnaire  s'était 
tout  d'abord  présenté  comme  le  lieutenant  de  la  science, 
son  ayant  droit,  son  héritier  présomptif.  Et  l'esprit  révo- 
lutionnaire enseignait  la  science  contre  les  religions, 
mais  aussi  contre  les  gouvernements.  Si,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  la  négation  du  métaphysique  et  du  révélé,  du 
surnaturel  et  du  miraculeux,  pouvait  se  prévaloir  d'un 
certain  progrès  général  de  la  connaissance  du  monde  phy- 
sique, celle-ci  n'apportait  rien  ni  ne  pouvait  rien  apporter 
à  la  critique  des  autorités  et  des  inégalités  à  laquelle  s'ap- 
pUque  essentiellement  la  démocratie.  La  critique  démo- 
cratique n'est  pas  physique,  elle  est  métaphysique.  Elle 
n'est  pas  née  de  la  science,  mais  d'ime  religion,  et  fausse. 
Néanmoins,  la  confusion  était  générale,  elle  a  été  faite  long- 
temps. Ni  Gambetta  ni  Ferry  ne  s'imaginaient  de  quelles 
verges  ils  allaient  se  faire  fouetter  quand  ils  patronnaient 
le  culte  de  l'instruction  et  la  religion  de  la  science.  Quand 
l'internationahste  Pottier  proclamait  que  «  la  raison 
tonne  en  son  cratère  »,  il  voulait  dire,  comme  ses  maîtres, 
qu'avec  la  raison,  la  connaissance  des  minéraux,  des 
végétaux  et  des  animaux  militait  pour  la  cause  sacrée 
de  la  Révolution.  Nous  avons  assisté  à  un  assez  rapide 
changement  de  front  sur  ce  point.  Le  principal  critique 
de  M.  Paul  Bourget  et  le  plus  obstiné  défenseur  de  la 
démocratie,  M.  Bougie,  a  dû  reconnaître  que  la  science 
ne  disait  absolument  rien  en  faveur  des  «  idées  modernes  » 
et  que  de  ce  côté  la  voie  était  libre  à  l'affirmation  comme 
à  la  négation.  La  voie  libre  :  le  bel  aveu  !  Et  pour  Bourget, 
la  belle  victoire  !  Elle  est  comparable  à  celle  de  Bossuet 


3T0  LES    IDÉES    POLITIQUES 

quand  l'Histoire  des  variations  eut  obligé  les  réformés  à 
renoncer  à  la  thèse  de  l'unité  de  leur  église,  à  convenir  de 
la  diversité  et  de  la  discontinuité  de  leurs  confessions, 
par  conséquent  à  renverser  du  tout  au  tout  leur  apo- 
logétique. L'adversaire  était  délogé  de  positions  indues, 
une  arme  déloyale  lui  était  arrachée,  le  chœiu-  des  proba- 
bilités et  des  vraisemblances  était  retourné  contre  lui  : 
comme  l'astronomie  du  seizième  siècle  et  la  physique  du 
dix-septième  avaient  détaché  les  imaginations  du  concept 
médiéval  qui  faisait  de  l'homme  en  prière  le  centre 
absolu  de  la  terre  et  des  cieux,  le  préjugé  biologique  du 
dix-neuvième  les  détachait  de  tout  ce  qui  accréditait  le 
concept  démocrate  et  libéral  du  peuple  souverain  ;  la 
mystique  révolutionnaire  en  devenait  provisoirement 
impossible. 

Toutefois,  l'avantage  n'aurait  pas  eu  de  lendemain 
dans  le  cas  où  l'argumentation  biologique  de  Paul 
Bourget  eût  reposé,  comme  celle  de  Voltaire  et  de  son 
école,  sur  des  confusions  de  points  de  vue  ou  des  assimi- 
lations sans  support.  Mais  le  cas  est  tout  autre.  Autant 
la  méthode  biologique  comportait  de  danger  si  on  l'eût 
maniée  au  titre  de  preuve,  autant  elle  offre  d'intérêt 
comme  stimulant  de  la  réflexion  et  instrument  de  la 
découverte,  les  idées  sociales  obtenues  par  cette  voie  pou- 
vant être  vérifiées  et  démontrées  par  une  autre  voie. 

Ne  craignons  pas  de  trop  accorder  à  l'analogie  dans 
cet  ordre.  Elle  est  la  reine  de  l'investigation  poiu:  toutes 
les  disciplines  du  savoir.  Quelque  différence  qu'il  y  ait 
entre  l'intestin,  le  foie,  le  cerveau  chez  l'homme  et 
chez  les  divers  mammifères,  personne  n'hésite  à  instituer 
entre  ces  organes  des  observations  et  des  comparaisons 
dont  profite  la  connaissance.  Comment  les  lois  très  géné- 
rales qui  sont  valables,  pour  tous  les  degrés  de  l'être, 
depuis  le  bathybius  jusqu'au  chimpanzé,  n'auraient-elles 
aucun  sens  pour  l'humanité  !  Cela  reviendrait  à  dire  que 
le  rocher,  la  plante,  la  bête  sont  des  êtres  pesants,  mais 


DE    M.   PAUL    BOURGET  3^1 

que  l'homme  social  n'a  rien  à  voir  avec  la  balance  et  les 
poids.  L'unité  du  plan  de  la  vie  s'interromprait  absolu- 
ment et  sous  tous  les  rapports  au  seuil  de  la  société 
humaine.  Même  en  admettant  que  nous  soyons  placés 
en  dehors  de  la  série  animale,  pétris  et  façonnés  d'un 
autre  limon  que  tout  ce  qui  vit,  est-il  moralement  pos- 
sible que  nous  n'ayons  aucune  sorte  d'affinité  avec  cette 
nature  qui  nous  entoure  et  qui  nous  presse?  Les  pré- 
cautions banales  qui  empêchent  de  mourir  l'universalité 
des  races  animées  ne  prendraient  pas  la  moindre  part  à  la 
sauvegarde  de  notre  vie  !  Si  les  «  sublimes  animaux  » 
chers  au  poète  romantique  sont  aptes  à  nous  offrir  des 
modèles  de  stoïcisme  moral,  il  serait  tout  au  moins  rai- 
sonnable de  ne  pas  refuser  non  plus  leurs  leçons  de  per- 
sévérance dans  l'être,  de  résistance  matérielle,  de  pros- 
périté et  de  durée  physiques.  Tel  est  au  surplus  le 
réflexe  spontané  de  l'esprit  humain  :  la  sagesse  des 
nations  ne  s'en  est  jamais  privée  ;  ses  fables,  ses  dictons 
ont  souvent  fait  valoir  les  rapports  parallèles  des  membres 
et  de  l'estomac,  des  rois  et  des  nations.  Les  langues 
humaines  identifient  couramment  le  corps  social  et  le 
peuple,  les  têtes  et  les  chefs.  Pure  présomption?  Peut-être. 
L'immense  ratification  générale  apportée  par  les  sciences 
de  la  nature  n'est  pareillement  qu'une  présomption.  Mais 
cette  présomption  est  corroborée  :  lorsqu'on  aborde 
l'étude  et  l'histoire  propre  des  phénomènes  spéciaux  à 
l'homme,  la  doctrine  aristocratique  et  monarchique  est 
démontrée  à  sa  place  et  à  sa  manière.  Comte  et  Fustel 
peuvent  confirmer  Taine  et  Bourget,  les  lois  spécifiques 
qui  gardent  de  la  mort  l'homme  en  société  ne  sont  pas 
celles  des  abeilles  et  des  fourmis,  elles  sont  du  même 
ordre,  de  la  même  famille  et  s'accordent  à  refouler  tout 
système  de  démocratie  dans  les  conditions  du  mal  et  de 
la  mort.  Dès  lors,  toutes  les  présomptions  qui  avaient 
annoncé  ou  fait  pressentir  la  preuve  directe,  l'enveloppent 
de  ce  doux  rayonnement  d'évidences  persuasives  qui  sont 


312  LES    IDÉES    POLITIQUES 

à  la  vérité,  contemplées  face  à  face,  ce  qu'est  le  jeu  flatteur 
de  la  phosphorescence  aux  flèches  rectihgncs,  aux  coups 
droits  de  la  lumière  pure.  Celle-ci  fait  son  œuvre,  le  reste 
tient  la  place  du  plus  utile  des  ornements.  L'évolution 
peut  passer  de  mode,  le  fanatisme  de  la  science  peut  être 
ramené  aux  mesures  du  «  scientisme  »,  même  pour 
Bourget  et  pour  ses  proches  disciples  ;  leur  construction 
sociale  et  pohtique  tient  par  sa  force  et  par  sa  masse, 
elle  ne  sera  pas  ébranlée. 


Au  surplus,  ces  raisons  strictement  humaines,  stricte- 
ment issues  de  sciences  sociales  et  politiques,  pour  vouloir 
le  mariage  indissoluble,  la  famille  stable,  l'héritage  trans- 
mis, le  métier  continué  de  père  en  fils,  la  province  auto- 
nome, l'État  aristocrate  ou  royal,  la  religion  souveraine, 
Paul  Bovirget  n'a  pas  cessé  de  les  amasser,  de  les  attester 
et  de  les  préciser.  Il  n'eût  pas  été  l'homme  de  la  «  soumis- 
sion à  l'objet  »  s'il  eût  négligé  d'appréhender  ses  prin- 
cipes régulateurs  dans  l'humanité  de  chair  et  d'os  pour 
laquelle  il  avait  toujours  travaillé.  Surtout  il  a  voulu 
voir  ces  principes  briller,  parler,  agir  en  des  hommes  et 
des  femmes  animés  du  feu  de  la  vie.  Le  romancier  est  un 
rêveur  de  destinées,  un  inventeur  d'êtres  :  il  vient  au 
secours  de  l'analyste  clinicien  en  lui  permettant  de  repré- 
senter de  façon  concrète  i'involution  et  l'évolution  des 
personnes  aux  prises  avec  les  lois  de  leur  milieu  social. 

Le  roman  d'idées  morales  lui  était  famiher  depuis  h 
Disciple.  C'est  vers  le  roman  d'idées  sociales  que  l'orienta 
ce  souci  de  vérifier  sa  doctrine,  ce  désir  d'y  ajouter  des 
confirmations  imagées.  L'hypothèse  du  récit,  l'hypo- 
thèse du  drame  se  forme  dans  le  voisinage  de  telle  crise 
sociale  flagrante,  crise  déterminée  par  telle  erreur 
observée  et  déterminée  :  étant  donné  le  cœur  et  l'esprit 
de  l'homme,  étant  donné  telle  ou  telle  carence  publique 


DE    M.    PAUL    BOURGET  313 

des  lois,  des  mœurs,  des  institutions,  qu'arrivera-t-il?  Ce 
qui  arrive,  ce  qui  peut  et  doit  arriver  nous  est  déroulé 
comme  une  suite  d'observations  idéales  où  l'expérience 
et  la  logique  se  soutiennent  et  se  stimulent  l'une  par 
l'a-utre  ;  tout  ce  que  le  poète  sait  de  la  vie,  tout  ce  qu'il 
en  imagine  est  apporté  en  contribution  sous  le  contrôle 
vigilant  d'un  esprit  critique  aiguisé  qu'oriente  une  doc- 
trine supérieure. 

Si  les  conclusions  de  ces  récits,  lem-  morale  étaient 
arbitraires,  il  serait  facile  de  le  montrer  :  soit  que  l'excès 
de  la  logique  eût  faussé  la  vie,  soit  que  la  complaisance 
du  conteur  eût  fait  plier  l'idée  directrice.  Malheureuse- 
ment pour  eux,  la  plupart  des  critiques  de  Bourget  ont 
été  condamnés  à  fausser  leur  compte  rendu  et  à  frauder 
leur  analyse  toutes  les  fois  qu'ils  ont  voulu  le  trouver 
en  défaut  sur  l'article  essentiel  :  tous  ressemblent  un  peu 
à  ce  critique  genevois  qui,  pour  triompher  de  l'Etape, 
racontait  tout  d'abord  que  le  livre,  écrit  en  haine  du  pro- 
testantisme, était  destiné  à  établir  la  nécessité  fatale  de 
l'infortune  et  de  la  déchéance  au  foyer  d'un  universitaire 
protestant.  Ce  beau  critique  n'oubliait  qu'un  point  : 
l'universitaire  de  l'Etape  n'est  pas  un  protestant. 

Ainsi  pour  réfuter,  il  faut  dénaturer  :  quel  signe  et 
quel  honneur! 

Certaines  de  ces  fraudes  sont  volontaires,  conscientes, 
délibérées  :  payées.  Elles  expriment  un  désir  et  un  intérêt. 
Ceux  dont  la  démocratie  pétrit  le  pain  quotidien  seraient 
bien  empêchés  de  gagner  leur  vie  autrement.  On  com- 
prend qu'ils  refusent  de  se  laisser  éliminer  sans  combat. 
S'il  n'en  coûtait  qu'un  assortiment  de  mensonges,  ce  ne 
serait  pas  cher  au  gré  de  ces  messieurs.  Les  erreurs  du 
public  sont  plus  innocentes  que  celles  de  ces  mauvais 
maîtres  :  de  fort  braves  gens  supposent  encore  qu'un  doc- 
trinaire antidémocratique,  étant  aristocrate,  redoute  ou 
méprise  le  peuple,  et  veut  l'enfermer  à  perpétuité,  de  père 
en  fils  et  en  petit- fils,  dans  la  catégorie  des  travaux  ma- 


jl4  LES   IDKES    POLITIQUES 

nuels  et  des  médiocres  fortunes.  Ces  sottises  proviennent 
en  grande  partie  d'une  lecture  mal  conduite  de  l'Étape, 
livre  type  auquel  il  est  juste  de  s'arrêter. 

J'ouvre  le  premier  dictionnaire,  et  je  vois  qu'une 
«  étape  »  est  le  lieu  où  s'arrêtent  les  troupes  en  mouve- 
ment, non  pas  des  troupes  immobiles  :  il  ne  devrait  pas 
être  possible  de  reprocher  à  l'auteur  d'une  Étape  d'avoir 
prêché  l'immobilité  des  familles  et  des  métiers.  J'ouvre 
l'Histoire  de  l'ancienne  France.  On  y  voit  à  toutes  les 
pages  comment  les  hautes  classes  n'ont  cessé  d'y  être 
renouvelées  par  l'arrivée  de  familles  et  de  tribus  entières 
venues  du  peuple  :  la  guerre  de  Cent  ans  avait  fait  un 
énorme  carnage  de  l'aristocratie  militaire  ;  comment 
s'est-elle  renouvelée?  Les  guerres  de  rehgion  n'avaient 
pas  été  beaucoup  moins  meurtrières  :  comment  pût-il 
rester  des  «  nobles  »  sans  le  mouvement  de  transfert  qui 
faisait  passer  la  «  robe  »  dans  «  l'épée  »  et  qui  renouvelait 
la  «  robe  »  presque  d'un  bout  à  l'autre?  Comment  expli- 
quer autrement  ce  règne  de  Louis  XIV,  «  règne  de  vile 
bom-geoisie  »,  disait  Saint-Simon,  qui  porta  la  bourgeoisie 
à  tous  les  sommets?  Bien  avant  Louis  XIV,  la  règle 
constante  de  l'État  royal  était  de  recruter  ses  hommes 
parmi  les  clercs  et  les  bourgeois  :  un  royaliste  comme 
Bourget  doit  savoir  la  politique  de  ses  rois  !  Est-ce  qu'il 
l'a  contredite?  Je  reviens  à  son  livre  et  qu'est-ce  que  j'y 
vois,  au  premier  plan?  Une  silhouette  de  jeune  aristo- 
crate en  train  de  déchoir.  Reconnaître  le  fait  de  la  dé- 
chéance possible,  c'est  aussi  reconnaître  que  le  déchu, 
s'il  continue  à  rouler,  laissera  une  place  vide  et  que  cette 
place  à  prendre  sera  acquise  ou  conquise  par  de  plus 
dignes,  venus  de  plus  bas  ou  de  moins  haut.  Tout  esprit 
loyal  se  rend  compte  d'ailleurs  que  le  difficile  n'est  pa^ 
à' arriver,  mais  de  tenir  de  père  en  fils  :  les  hauteurs  so- 
ciales et  même  les  places  moyennes  sont  extrêmement 
malaisées  à  conserver  au  delà  de  la  première  ou  de  la 
seconde  génération  :  les  tentations  sont  fortes,  l'amollis- 


DE    M.    PAUL    BOURGET  315 

sèment  est  aisé,  la  chute  probable.  Comment  les  tâches 
de  direction  sociale  seraient-elles  exercées,  au  gré  du 
romancier-philosophe,  sans  ce  puissant  et  vaste  mouve- 
ment spontané  de  translation  séculaire  qui  apporte  les 
bons,  emporte  les  mauvais?  La  merveille  n'est  pas  que 
beaucoup  se  remplacent,  c'est  qu'un  petit  nombre  ne 
soit  pas  remplacé.  Quelques  familles  ont  la  vie  dure  par 
l'énergie  de  la  fibre,  la  solidité  de  la  tradition  et  la  qualité 
de  l'effort.  Elles  sont  peu.  L'État  doit  plutôt  les  aider  : 
c'est  l'élimination  qui  est  le  droit  commun. 

Bourget  en  doute- t-il?  Non  seulement  il  l'admet,  mais 
il  l'enseigne.  Ce  qu'il  ajoute  c'est  que,  le  mouvement 
naturel  se  faisant  de  lui-même,  il  est,  en  général,  nuisible 
de  le  stimuler  et  de  le  provoquer  artificiellement,  comme 
le  fait  l'État  dans  les  démocraties.  Il  ajoute  que  la  vitesse 
de  ce  mouvement  ne  doit  pas  être  accélérée  contre  tout 
bon  sens.  L'être  qui  se  déclasse,  s'il  le  fait  sans  raison  ou 
trop  vite,  risque  de  se  faire  du  mal  et  d'en  faire  aux 
autres  :  un  mal  double  et  triple  dont  il  faudrait  faire 
l'économie  dans  l'intérêt  de  chacun  et  de  tous. 

L'esprit  révolutionnaire  croit  la  poUtique  appelée  à 
distribuer  des  prix  aux  individus,  il  ignore  que  la  fonction 
politique  est  de  faire  prospérer  la  communauté.  Où  la 
sagesse  universelle  pense  bonheur  collectif,  bien  pubUc, 
unité  collective,  c'est-à-dire  famille,  État,  nation,  l'esprit 
révolutionnaire  pense  bonheur  et  satisfaction  du  privé. 
Naturellement,  au  premier  bruit  de  la  nouvelle,  l'indi- 
vidu accourt,  frémissant,  demandant  sa  part.  Mais  il 
y  est  trompé  et  cette  part  est  vaine.  Ce  qui  fait  le  malheur 
des  groupes  qui  l'engendrent  fait  très  rarement  son 
bonheur  ;  ce  qui  ferait  la  paix  et  l'ordre  de  ces  groupes 
ferait  très  fréquemment  son  ordre  et  sa  paix.  L'on  appau- 
vrit la  substance  d'un  pays,  l'on  anémie  un  peuple  quand 
on  soutient  que  tout  enfant  inteUigent  doit  passer,  comme 
de  roture  en  noblesse,  du  travail  manuel  des  champs  au 
travail  manuel  de  la  plume,  échanger  sa  blouse  contre  la 


3l6  LES    IDÉES    POLITIQUES 

jaquette  ou  le  veston  du  petit  employé  et  de  l'instituteur  ; 
l'ordre  de  la  communauté  en  souîïre  évidemment,  mais 
le  titulaire  de  ce  transfert  n'en  est  pas  enrichi  ni  amélioré 
nécessairement;  s'il  peut  l'enorgueillir,  cet  avancement 
comporte  aussi  une  rupture  d'habitudes  par  défaut  de 
préparation,  qui  peut  le  faire  souffrir  en  l'exposant  à 
des  déboires  et  à  des  chagrins  qui  ne  seront  pas  com- 
pensés. La  tragique  histoire  des  Monneron  ne  signifia- 
pas  que  la  famille  ne  doive  pas  avancer,  mais  qu'il 
serait  avantageux  pour  elle  de  commencer  par  avancer 
sans  se  déplacer  ni  se  déclasser.  Le  fils  du  laboureur  qui 
s'arrondit  sur  son  sol  et  progresse  dans  son  métier,  s'il 
se  développe  et  se  cultive  sur  place,  représente  sans  doute 
un  ordre  de  richesses  morales  et  sociales  incomparables  : 
élément  de  progrès  certain,  exemple  de  transformation 
bienfaisante,  modèle  vivant  d'une  prospérité  mesurée 
incorporée  à  la  substance  même  de  la  vie  populaire,  peut- 
être  aussi  qu'en  outre,  il  représentera  une  féUcité  per- 
sonnelle supérieure  à  celle  du  fils  de  paysan  transplanté 
dans  la  bourgeoisie  par  réquisition  de  l'État, 

Même  les  aptitudes  Uttéraires  ne  devraient  pas  suffire  à 
déterminer  cette  migration  sociale  :  le  Monneron  de 
Paul  Bourget  est  un  lettré  d'un  goût  exquis.  N'aurait-il 
pu  trouver  la  voie  de  son  destin  particuHer  sans  troubler 
l'ordre  du  développement  de  sa  race?  Si  on  l'imagine 
fidèle  au  champ  et  à  la  charrue  de  ses  pères,  le  talent  et 
l'amour  l'auraient  tourné  peut-être  à  quelque  poésie  ; 
au  heu  d'enseigner  Virgile  et  Cicéron  à  de  petits  potaches, 
il  aiu-ait  forgé  pour  son  compte  entre  deux  sillons  quel- 
qu'une de  ces  merveilleuses  complaintes  que  se  trans- 
mettent nos  paysans  et  nos  pâtres,  comme  l'honneur 
durable  de  leur  patrie  rustique  :  toutes  choses  égales  d'ail- 
leurs, une  bonne  petite  édition  du  Songe  et  du  Coq  pour 
les  classes  est-elle  nécessairement  supérieure  à  la  chanson 
triste  ou  joj'^euse  léguée  à  la  solide  mémoire  d'un  vieux 
Ijavs!*  Ou'e>ît-c<^  qui  est   hji;s-  Ou'ost-ce  qui  est  moins? 


DE   M.    PAUL    BOURGET  317 

Le  préjugé  démocratique  se  croit  capable  de  choisir,  il 
prononce,  il  préfère  sans  appel  ni  débat.  L'expérience 
montre  si  le  choix  de  la  vanité  et  de  l'ambition  inconsidé- 
rées est  aussi  sûr  et  favorable  qu'il  le  paraît  !  Que  de 
dégâts  !  Que  de  naufrages  !  Un  peu  de  réflexion  aurait  dû 
éveiller,  à  défaut  de  prudence,  les  sourires  de  la  pitié. 

Pourquoi  la  réaction  du  bon  sens,  encore  timide 
aujourd'hui,  était-elle  presque  muette  aux  temps  où  Paul 
Bourget  entreprenait  de  populariser  en  les  illustrant  ces 
retours  aux  vérités  premières  qui  sont  le  salut?  Ni 
l'honneur,  ni  la  vertu,  ni  la  bonté,  ni  l'énergie,  ni  l'in- 
telligence, ni,  à  raison  plus  forte,  ce  qu'on  appelle  le 
bonheur,  ne  sont  enchaînés  à  un  palier  social  quel- 
conque :  aucun  de  ces  biens,  les  vrais  biens,  ne  varie  avec 
les  barreaux  d'une  échelle  de  cursus  honorum.  Le  cœur 
et  l'esprit  de  l'homme  moderne  seraient  moins  misérables 
si  les  idées  fausses  dont  la  circulation  est  officielle  ne 
les  avaient  complètement  aveuglés  sur  ce  point.  Bourget 
s'occupe  d'ouvrir  les  yeux.  Lorsque  le  mal  est  incurable, 
il  le  plaint.  L'analyse  inspirée  par  la  sympathie  se  résout 
en  compassion  douloureuse. 

Ainsi  ce  qui  semblait  hautain  et  rigoureux,  algébrique, 
insensible  et  presque  méchant  découvre  son  vrai  fond, 
qui  est  juste,  cordial  et  bon.  Il  en  est  de  ces  vues  comme 
du  livre  de  l'Apocalypse,  amer  aux  lèvres,  doux  au  ccem"  : 
la  satisfaction  virile  qu'elles  rayonnent  suppose  chez 
l'auteur  un  désir  vigilant,  une  robuste  volonté  d'agir,  de 
servir,  de  guérir.  On  ne  comprendra  tout  à  fait  ce  que  sont 
le  démocrate  et  l'antidémocrate  qu'en  se  rendant  compte 
de  ces  éléments  de  la  sensibilité  puissante,  profonde, 
voilée  qui  anime  l'œuvre  et  qui  passionne  la  doctrine 
de  Paul  Bourget.  Que  l'on  compare  cette  large  et  tendre 
amitié  humaine  aux  envies,  aux  jalousies,  aux  cupidités, 
à  la  haine  semées  et  cultivées  avec  tant  de  soin,  par  ses 
censeurs  et  ses  ennemis!  Il  est  naturel  que  ces  basses 


JiS     LHS  IDEES  POLITIQUES  DE  PAUL  BOURGF.T 

passions  se  dépensent,  de  temps  immémorial,  à  fabriquer 
d'absurdes  fables,  plus  nuisibles  encore  que  flatteuses  ou 
spécieuses.  Il  est  naturel  qu'une  démophilie  généreuse, 
corollaire  naturel  du  patriotisme,  compose  et  offre  au 
peuple  les  simples  et  fortes  nourritures  du  vrai.  Mais 
il  faut  bien  aimer  ce  peuple  et  beaucoup  l'estimer  et  le 
respecter,  pour  lui  proposer  ce  "que  lui  refuse  ou  lui  cache 
l'assemblée  de  ses  courtisans  !  Bourget  écrivain  est  plus 
et  mieux  que  populaire  ;  Bourget  politique  et  sociologue 
ne  l'est  pas  encore.  Il  le  sera.  Il  faut  qu'il  le  soit.  Sinon, 
quelle  ingrate  injustice  !  Nous  sommes  quelques-uns  à  le 
savoir  et  dont  le  nombre  va  croissant  :  il  n'est  point  de 
piété,  si  profonde  soit-eUe,  qui  atteigne  aux  magni^cences 
du  bienfait  que  ce  bon  génie  distribue  à  sa  patrie  depuis 
si  longtemps  ! 

CHARLES  MAURRAS. 


LES    IDÉES   MÉDICALES 
DE  PAUL   BOURGET 


C'est  une  joie  pour  moi,  qui  aime  Paul  Bourget  d'une 
affection  profonde,  mais  c'est  en  même  temps  un  honneur 
qui  m'effraye  que  d'avoir,  en  ce  jour  qui  consacre  la  pure 
gloire  d'un  écrivain  sincère  et  cinquante  années  d'un 
labeur  magnifique,  à  venir  parler  ici  des  idées  médicales 
éparses  dans  son  œuvre. 

C'est  qu'en  effet  les  choses  de  la  médecine  y  tiennent 
une  grande  place,  —  de  plus  en  plus  grande,  à  mesure 
que  cette  œuvre  se  développe,  que  les  études  s'ajoutent 
aux  études,  que  les  romans,  souvent  d'une  si  grande 
puissance  dramatique,  s'ajoutent  aux  romans  :  car  Paul 
Bourget  ne  connaît  pas  le  repos  !  Il  se  repose  dans  le 
travail  —  qu'il  soit  dans  son  modeste  cabinet  de  Paris, 
avec  sa  table  surchargée  de  papiers  et  de  livres,  ses  murs 
tapissés  de  bibliothèques  ou  animés  par  l'image  des 
hommes  qu'il  considère  comme  les  maîtres  de  sa  pensée 
—  ou  qu'il  soit  dans  son  admirable  ermitage  de  la  côte 
enchantée,  maison  charmante,  demeure  hospitalière  où  le 
travail  est  doux,  au  milieu  des  arbres, qu'il  aime,  près  de 
ce  bois  sacré  où  il  promène  chaque  jour  son  rêve  solitaire. 

Et  d'abord,  que  faut-il  entendre  par  «  idées  médicales  »? 
Il  y  a  en  médecine  des  faits,  parfois  éclatants,  souvent 
obscurs,  d'une  observation  difficile  et  d'une  interpréta- 


320    LES   IDÉES    MÉDICALES   DE   PAUL    BOURGET 

tion  plus  difficile  encore.  Et  cela  est  vrai  surtout  dans  le 
domaine  de  la  médecine  mentale,  de  cette  pathologie 
de  l'esprit  à  laquelle  Bourget  s'est  attaché  avec  passion. 
C'est  dans  cette  interprétation  des  faits,  ce  n'est  pas 
dans  leur  simple  constatation,  que  ceux  qui  les  étu- 
dient peuvent  manifester  des  idées  et  que  chacun,  sui- 
vant ses  goûts,  ses  tendances,  son  éducation  ou  la  tour- 
nure de  son  esprit  peut,  soit  adopter  les  idées  reçues, 
soit,  quand  il  est  de  ceux  qui  ne  suivent  pas  aveuglé- 
ment les  sentiers  battus  et  qui  conservent  la  liberté  de 
leur  esprit,  en  formuler  de  nouvelles. 

Mais  pour  pouvoir  parler,  sans  errer  à  chaque  mot,  des 
choses  de  la  médecine,  il  faut  s'en  être  beaucoup  occupé. 
Il  n'est  peut-être  aucune  science  qui  soit,  aussi  peu  pré- 
cise que  la  médecine,  et  dont  il  soit,  pour  ceux  qui  la  con- 
naissent mal,  aussi  difficile  de  parler  sans  risquer  de  com- 
mettre à  chaque  instant  les  plus  impardonnables  erreurs  ! 
Or  ces  erreurs  n'existent  pas  dans  l'œuvre  de  Bourget 
oii  cependant  les  allusions  médicales  sont  à  la  fois  si  nom- 
breuses et  si  variées.  Elles  n'existent  pas,  parce  que  Paul 
Bourget  n'a  jamais  parlé  que  de  ce  qu'il  connaissait  — 
et  connaissait  bien.  Il  y  a  là  un  admirable  exemple  de  pro- 
bité littéraire  !  Il  est  si  facile  pour  un  homme  doué  d'une 
imagination  puissante  de  se  laisser  entraîner  à  des  descrip- 
tions d'allure  un  peu  incertaines,  dont  les  termes  imprécis 
s'accommodent  fort  bien  des  obscurités  de  la  médecine 
et  peuvent  même  paraître  à  ceux  qui  ne  connaissent  pas 
le  fond  des  choses,  et  qui  sont  le  très  grand  nombre,  comme 
autant  de  témoignages  de  la  sincérité  de  l'auteur  !...  Ce 
sont  là  des  libertés  que  Paul  Bourget  ne  s'est  jamais  per- 
mises —  que  ce  soit  dans  l'analyse  délicate  et  subtile  des 
défaillances  morbides  d'un  esprit  ou  d'un  caractère,  que 
ce  soit  dans  la  description  et  le  développement  des  symp- 
tômes d'une  maladie  ou  la  représentation  de  quelque 
opération  chirurgicale,  tout  est  précis,  tout  est  exact, 
tout  est  vrai,  parce  que  ses  descriptions  sont  le  fruit  d'une 


LES    IDÉES    MÉDICALES   DE   PAUL   BOURGET    32I 

éducation  médicale  très  développée  et  d'un  long  com- 
merce spirituel  avec  des  médecins  qui  furent  en  même 
temps  ses  amis. 

Paul  Bourget  a  eu  toute  sa  vie  la  passion  de  la  méde- 
cine. Il  l'a  eue  depuis  sa  jeunesse,  il  l'a  eue  presque  depuis 
son  enfance  !  Au  lycée,  il  l'associait  à  sa  passion  pour 
la  littérature.  Dès  la  fin  de  ses  études,  il  déclara  à  son 
père  qu'il  voulait  être  médecin,  et  il  commença  à  suivre 
à  r  Hôtel-Dieu  le  service  de  Maisonneuve,  qui  a  laissé 
dans  l'esprit  de  tous  ceux  qui  l'ont  vu  à  l'œuvre  une 
impression  profonde.  C'était  un  chirurgien  merveilleux, 
un  des  opérateurs  les  plus  prestigieux  de  tous  les  temps, 
le  plus  hardi  de  son  époque,  qui  a  laissé  un  grand  nom  et 
des  découvertes  qui  le  sauveront  de  l'oubli  !  Il  n'est  pas 
douteux  que  ce  passage  dans  le  vieil  et  som.bre  Hôtel- 
Dieu,  dans  le  service  d'un  homme  qui  n'avait  pas 
encore  dépouillé  les  habitudes  de  la  chirurgie  ancienne  et 
qui  était  coutumier  de  prouesses  d'opérations  extraordi- 
naires, n'ait  été  pour  quelque  chose  dans  les  peintures 
chirurgicales  qui  apparaissent  de  temps  en  temps  dans 
les  livres  de  Bourget.  Et  ce  goût  de  la  chirurgie  qui 
pendant  de  longues  années  s'est  effacé  devant  sa  passion 
dominante  pour  les  analyses  plus  subtiles  de  la  psychia- 
trie, s'est  réveillé  plus  tard,  aux  jours  sombres  de  la 
lutte  et  du  sacrifice.  Au  début  de  la  guerre,  alors  que 
Bourget  s'efforçait  de  soutenir  le  courage  et  l'énergie 
morale  de  tous  et  qu'il  était  de  ceux  auxquels  leurs  an- 
goisses patriotiques  inspiraient  les  paroles  qui  savent 
ramener  l'espérance  dans  les  cœurs  défaillants,  il  pensa 
qu'il  ne  lui  suffisait  pas  de  combattre  à  sa  manière  le  bon 
combat.  Malgré  son  âge,  il  n'hésita  pas  à  reprendre  le 
chemin  de  l'Hôpital,  et  cet  homme,  qui  tenait  une  si 
grande  place  dans  l'élite  intellectuelle  de  son  pays,  donna 
l'exemple  magnifique  de  servir  comme  le  plus  humble 
des  étudiants,  mettant  son  dévouement  et  tout  ce  qu'il 
pouvait  avoir    d'activité    physique,  au  service  du  chi- 

R.  H.  1923.  —  XII.  3.  IT 


322    LES   IDÉES   MÉDICALES   DE   PAUL   BOURGET 

rurgien  qui,  à  l'Hôpital  de  Clermont,  donnait  des  soins 
aux  blessés  arrivant  des  champs  de  bataille  ! 

Cependant,  l'étudiant  passionné  pour  la  médecine 
l'était  davantage  encore  pour  la  littérature.  Il  lisait  beau- 
coup, il  faisait  des  vers  —  et  sans  doute  les  faisait  bien  — 
il  ébauchait  des  romans  et  ses  études  médicales  s'en  res- 
sentaient assez  pour  que  son  père,  qui  se  rendait  compte 
de  ses  dispositions  littéraires,  voulût  qu'il  abandonnât 
l'Hôpital  pour  se  préparer  à  l'École  Normale.  Son  père 
avait  d'ailleurs  de  lourdes  charges  ;  il  ne  pouvait  subvenir 
indéfiniment  aux  besoins  d'un  fils  qui  semblait  s'orienter 
vers  une  carrière  incertaine  et  difficile.  Il  voyait  pour  ce 
fils,  dans  l'École  Normale,  la  sécurité  d'un  avenir  hono- 
rable et  il  le  mit  en  demeure  de  suivre  son  désir  ou  de 
s'arranger  pour  se  suffire.  Bourget,  qui  sentait  sans  doute 
obscurément  qu'il  portait  en  lui-même  la  force  d'arriver 
au  but,  suivit  alors  librement  sa  voie.  Il  abandonna  la 
médecine  et  se  lança  résolument  sur  la  route  où  il  devait 
aller  si  loin  et  rencontrer  la  gloire  !  Mais  si  les  débuts  de 
la  vie  qu'il  avait  choisie  étaient  passionnants  et  remplis- 
saient son  cœur  d'une  joie  secrète,  ils  ne  suffisaient  pas 
à  procurer  le  pain  de  chaque  jour  —  et  notre  jeune 
homme,  qui  n'était  riche  que  de  courage  et  d'espérances, 
s'astreignit  à  donner  des  leçons  dans  les  pensions  du 
quartier  Latin,  pour  pouvoir  vivre  et  obéir  jusqu'au 
bout  à  son  irrésistible  vocation. 

Mais  son  talent  s'affirmait  de  plus  en  plus  !  L'indé- 
pendance vint.  Délivré  des  leçons  qui  lui  prenaient  le 
meilleur  de  son  temps,  il  put  de  nouveau  donner  libre 
cours  à  son  goût  pour  la  médecine,  qui  avait  survécu  aux 
nécessités  de  la  vie.  Il  reprit  le  chemin  de  l'Hôpital,  non 
plus  comme  un  étudiant  enrégimenté  dans  un  service, 
mais  comme  un  de  ces  auditeurs  libres  qui  vont  où  il  leur 
plaît.  C'est  ainsi  qu'il  connut  Brissaud,  esprit  d'une  origi- 
nalité merveilleuse  et  que  pleurent  encore  tous  ceux  qui 
l'ont  approché,  Albert  Robin,  alors  dans  tout  l'éclat  de  sa 


LES   IDÉES   MÉDICALES   DE    PAUL   BOURGET    323 

brillante  jeunesse,  et  surtout  Dieulafoy,  qui  entraînait 
sur  les  bancs  de  son  amphithéâtre  les  foules  enthousiastes, 
et  qui  savait  donner  à  ses  leçons  une  vie  extraordinaire. 
Bourget  apprit  beaucoup  au  contact  de  ces  médecins 
éminents  et  il  est  facile  de  comprendre  ce  qu'un  esprit 
comme  le  sien  pouvait  retirer  des  leçons  et  des  conversa- 
tions de  tels  hommes,  surtout  à  une  époque,  où,  à  la  suite 
des  découvertes  de  Pasteur  qui  bouleversaient  les  théo- 
ries anciennes  et  nous  révélaient  la  cause  jusqu'alors  incon- 
nue des  maladies  infectieuses,  les  esprits  avancée  étaient 
dans  un  état  d'activité  presque  fébrile  devant  les  horizons 
immenses  qui  se  révélaient  aux  yeux  des  chercheurs  et 
exaltaient  les  espérances  de  la  médecine  nouvelle. 

Mais  c'est  surtout  Ernest  Dupré  qui  exerça  sur  les  idées 
médicales  de  Bourget  et  sur  l'orientation  de  son  esprit 
une  influence  profonde,  parce  que  les  études  de  Dupré, 
qui  s'était  adonné  à  la  médecine  mentale  avec  une  pas- 
sion toujours  nouvelle,  cadraient  merveilleusement  avec 
la  prédilection  de  Bourget  pour  les  questions  de  psycho- 
logie. Et  puis,  ces  deux  hommes,  si  différents  en  appa- 
rence, attirés  l'un  vers  l'autre  par  les  hautes  quaUtés 
qu'ils  possédaient  tous  les  deux,  n'avaient  pas  tardé  à  se 
lier  d'une  amitié  sohde,  que  la  mort  seule  a  pu  briser. 

Il  faut  avoir  connu  Dupré  pour  se  rendre  compte  de 
l'action  qu'il  pouvait  avoir  sur  un  esprit  comme  celui 
de  son  ami.  Car  cet  homme,  chez  lequel  brûlait  sans  qu'il 
s'en  rendît  compte  la  pure  flamme  du  génie,  était  aussi 
étincelant  de  verve,  aussi  étourdissant  d'esprit,  aussi 
enthousiaste,  aussi  débordant  de  richesse  verbale  et  de  pit- 
toresque éloquence  dans  l'expression  originale  des  idées 
qu'il  émettait  sans  cesse  sur  les  problèmes  les  plus  variés 
de  la  pathologie  mentale  et  de  la  psychologie,  que  Bour- 
get était  calme  et  réfléchi,  tout  imprégné  d'une  péné- 
trante finesse  et  d'une  bonhomie  souriante.  Et  la  con- 
versation entre  ces  deux  hommes,  sur  les  sujets  les  plus 
divers  de  la  psychologie  morbide,  à  laquelle  j'ai  eu  le 


324    LES   IDÉES   MÉDICALES   DE   PAUL   BOURGET 

bonheur  d'assister  à  plusieurs  reprises,  est  une  des  joies 
intellectuelles  les  plus  complètes  qu'il  m'ait  été  donné  de 
ressentir  ! 

C'est  en  1904  que  Bourget  connut  Dupré.  Celui-ci 
était  alors  médecin  de  l'infirmerie  spéciale  du  Dépôt,  où 
vont  échouer  chaque  jour  tant  de  malheureux  que  dé- 
gradent quelque  tare  morale  ou  quelque  dégénérescence 
de  l'esprit.  Bourget,  immédiatement  conquis  par  cette 
puissance  d'attraction  qui  émanait  du  jeune  maître, 
n'eut  plus  dès  lors  d'occupation  plus  passionnante  et  plus 
suivie  que  d'aller  deux,  trois  et  jusqu'à  cinq  fois  par 
semaine  suivre  la  consultation  du  Dépôt.  Il  a  vécu  là, 
pendant  des  années,  une  vie  qui  l'a  passionné,  cette  vie 
d'observation  incessante,  dans  leur  infinie  variété,  de 
tous  les  désordres  qui  peuvent  altérer  l'intelligence 
humaine.  C'est  là  qu'il  s'est  imprégné  de  cette  méthode 
de  l'observation  médicale,  qui  revient  parfois  dans  son 
œuvre  sous  la  forme  même  qu'elle  revêt  dans  les  hôpi- 
taux, observation  qui  s'efforce  d'enregistrer  avec  préci- 
sion les  faits  et  les  symptômes,  et  d'étudier  leur  succes- 
sion et  leur  développement  pour  conduire  à  leur  analyse 
et  à  leur  interprétation. 

C'est  donc  là,  dans  la  lugubre  atmosphère  du  Dépôt, 
au  milieu  des  anormaux,  des  déments  et  quelquefois  des 
criminels,  ce  n'est  pas  dans  son  imagination,  quelque 
féconde  qu'elle  soit,  ainsi  qu'ont  pu  le  lui  reprocher  des 
ignorants  ou  des  jaloux,  que  Bourget  a  puisé  les  con- 
naissances profondes  dont  il  fait  preuve  dans  tous  ses 
livres  et  en  particulier  dans  ceux  qu'il  a  écrits  depuis  une 
vingtaine  d'années,  depuis  l'époque  où  il  a  connu  Dupré 
et  où,  à  ses  côtés,  il  s'est  lui-même  astreint  à  cette  mé- 
thode de  l'observation  directe,  qui  est  la  seule  bonne, 
pour  l'étude  de  la  connaissance  des  qualités  de  l'esprit 
ou  de  ses  tares,  comme  pour  l'étude  et  la  connaissance 
des  fonctions  normales  ou  des  maladies  du  corps.  C'est  la 
règle  féconde  de  la  méthode  expérimentale  sur  laquelle 


LES   IDÉES   MÉDICALES    DE   PAUL   BOURGET    325 

Claude  Bernard  a  écrit  de  si  belles  pages  et  dont  l'appli- 
cation la  plus  merveilleuse  nous  a  été  révélée  par  Pas- 
teur. 

Voilà  ce  qui  donne  à  Paul  Bourget  le  droit  de  parler 
des  choses  de  la  médecine,  et  ce  droit  les  plus  éloquents  de 
ses  détracteurs  ne  le  lui  enlèveront  pas.  Tout  ce  qu'il  sait 
en  psychologie  morbide  il  l'a  appris  d'après  nature.  Il  a 
senti  qu'il  y  avait  dans  l'appHcation  de  la  méthode  scien- 
tifique à  l'analyse  des  passions  et  des  caractères,  un  enri- 
chissement possible  de  l'œuvre  littéraire  —  et  il  a  enrichi 
l'œuvre  littéraire  de  la  France.  Et  nous  commençons  à 
nous  en  apercevoir,  maintenant  qu'après  la  grande  tour- 
mente qui  a  emporté  tant  de  choses,  hélas  !  et  tant  de 
vies  humaines,  un  grand  apaisement,  au  moins  en  France, 
s'est  répandu  dans  les  esprits.  Il  semble  qu'un  retour  se 
fasse  vers  la  raison,  vers  le  bon  sens  et  que  nous  assistions 
à  la  transformation  et  peut-être  à  la  mort  de  cette  litté- 
rature insensée  qui,  dans  la  prose  aussi  bien  que  dans  la 
poésie,  semble  s'être  donné  la  tâche  sacrilège  de  détruire 
la  langue  française  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  parfait,  sa 
divine  harmonie  et  sa  souveraine  clarté  ! 

Voilà  donc,  je  le  répète,  ce  qui  donne  à  Bourget  le 
droit  de  parler.  Il  parle  de  ce  qu'il  connaît,  et  que,  sans 
aucun  doute,  ignorent  la  plupart  de  ceux  qui,  dans  les 
critiques  innombrables  suscitées  par  ses  œuvres,  ont  parlé 
de  sa  «  manie  médicale  »  et  raillé,  dans  le  développement 
de  certains  caractères  et  les  péripéties  de  certains 
drames,  des  études  psychologiques  dont  ils  ne  pouvaient 
pénétrer  la  vérité  profonde,  car  le  caractère  de  certaines 
tares  mentales  étudiées  dans  les  acteurs  de  ses  drames, 
quel  que  soit  le  nom  scientifique  dont  on  les  désigne 
(mythomanes,  pervers  instinctifs,  paranoïaques,  impul- 
sifs, anxieux,  etc.),  est  précisément  d'échapper  à  toute 
logique  et  de  défier  toute  raison. 

Sans  doute,  dans  l'analyse  complexe  et  le  dévelop- 
pement de  ses  caractères,  malgré  tout  son  génie  d'ob- 


326    LES   IDÉES    MÉDICALES   DE   PAUL   BOURGET 

servation  psychologique,  malgré  les  dons  d'intuition  pro- 
fonde qu'il  possède  au  plus  haut  degré,  malgré  la  con- 
naissance approfondie  qu'il  a  acquise  de  l'évolution  des 
diverses  tares  mentales  et  psychopatiques,  il  peut  aboutir 
"cjnelquefois  à  des  conclusions  inattendues  et  discutables. 
Mais,  en  réalité,  dans  l'étude  et  la  description  de  l'évo- 
lution de  ces  psychoses  où  tout  est  possible,  il  ne  dépasse 
pas  le  droit  qu'a  tout  écrivain  de  dire  ce  qu'il  croit  utile 
à  l'intérêt  dramatique  de  son  œuvre  ou  à  la  défense  de  ses 
'dées. 

C'est  ici,  cependant,  que,  malgré  toute  mon  admira- 
tion pour  le  grand  écrivain  et  Iç  grand  honnête  homme 
dont  je  m'honore  d'être  l'ami,  je  ne  puis  me  défendre 
d'une  critique  qu'il  s'étonnerait  sans  doute  de  ne  pas 
trouver  sous  ma  plume,  puisqu'il  sait  depuis  longtemps 
qu'elle  existe  dans  mon  esprit.  Il  y  a,  dans  l'œuvre  de 
Bourget  et  de  plus  en  plus  nettement  peut-être,  à 
lïiesure  que  s'approche  pour  lui,  comme  pour  nous  tous, 
l'heure  du  grand  repos,  il  y  a  une  sorte  d'interpénétra- 
tion de  l'étude  psychologique  et  de  la  foi  religieuse,  qui, 
si  elle  obtient  l'approbation  et  suscite  même  l'enthou- 
siasme de  ceux  de  ses  lecteurs  qui,  par  leur  naissance, 
leur  éducation  ou  la  force  de  leur  conviction,  ont  gardé 
la  foi  de  leurs  pères  et  vivent  jusqu'au  bout  dans  le  Credo 
de  leur  enfance,  soulève  l'ardente  critique  des  hommes 
■^ue  leurs  études,  leurs  réflexions  et  le  libre  exercice  de 
leur  raison  ont  conduits  à  des  conclusions  opposées. 

Cet  apostolat  reUgieux  ne  s'exerce  peut-être  nulle 
part  avec  plus  d'ampleur  que  dans  ce  Sens  de  la  mort, 
si  poignant  par  l'étude  des  caractères,  si  précis  et 
si  exact  dans  tous  les  détails  médicaux,  dans  toutes  les 
descriptions  chirurgicales  que  comporte  l'action,  et 
dans  lequel  Bourget  lui-même,  par  la  bouche  d'Or- 
tègue,  le  chirurgien  réaliste,  le  savant  incrédule,  donne 
contre  sa  propre  thèse  des  arguments  irréfutables  dans 
leur  simplicité,  auxquels  il   n'oppose  que   les  afi&rma- 


LES   IDÉES   MÉDICALES   DE   PAUL   BOURGET    327 

tions  nuageuses  et  les  aspirations  sentimentales  où  se 
complaît  la  foi  ! 

«  La  mort  »,  dit-il,  «  la  mort  n'a  pas  de  sens,  si  elle  n'est 
qu'une  fin  ;  elle  en  a  un  si  elle  est  un  sacrifice.  »  Si  la  mort 
n'est  qu'une  fin,  elle  peut  aussi  être  un  exemple  —  elle 
peut  être  une  leçon  pour  ceux  qui  restent  et  leur  ap- 
prendre à  bien  mourir.  Et  d'ailleurs  pourquoi  la  mort 
aurait-elle  un  sens?  Elle  n'en  a  pas  besoin  ! 

Non  !  Les  règles  étemelles  et  les  lois  immuables  de  la 
grande  Nature  ne  sont  pas  faites  pour  la  poussière 
humaine  perdue  sur  l'astre  imperceptible  qui  roule  dans 
l'infini  des  cieux  !  Depuis  toujours,  car  l'univers  n'a  pas 
eu  de  commencement,  elles  régissent  l'indestructible 
matière  disséminée  dans  l'espace  sans  bornes  et  président, 
sans  en  avoir  conscience,  à  ses  métamorphoses  !  EUes  ont 
fait  un  jour  apparaître  la  vie  sur  la  terre  déserte.  Mais 
avec  elle  est  apparue  la  mort,  car  tout  ce  qui  vit  doit 
mourir.  Cependant  elles  ne  connaissent  ni  la  vie,  ni  la 
mort,  qui,  nées  sur  la  terre  tempérée,  disparaîtront  un 
jour  de  la  terre  glacée  !  La  mort  n'a  pas  de  sens  !  pas  plus 
que  la  naissance  !  Elle  est  un  fait,  comme  la  vie,  comme  la 
conception  qui  met  au  flanc  des  mères  l'étincelle  féconde, 
comme  la  maladie,  qui  porte  obscurément  le  germe  de 
la  mort.  L'homme  vieillit  et  disparaît,  comme  la  fleui 
qui  se  flétrit,  comme  le  feu  qui  se  consume  !  Mais  il  est 
des  hommes  qui,  souvent  même  sans  redouter  la  mort, 
ne  veulent  pas  mourir,  et  ce  sont  ceux  qui  rêvent 
de  la  \-ie  étemelle  !  Il  en  est  d'autres  qui  acceptent  la 
mort  avec  sérénité,  qui  espèrent  en  elle  comme  au  repos 
suprême,  et  qui  préfèrent  à  l'étemité  de  la  vie,  le  pai- 
sible néant  qui  doit  suivre  la  mort  dans  l'étemité  des 
temps  à  venir,  comme  il  a  précédé  la  naissance  dans 
l'étemité  des  temps  révolus  ! 

Les  uns  et  les  autres  ont  leurs  grandeurs  et  leurs  fai- 
blesses, leurs  espérances  et  leurs  craintes  !  Mais  les  chi- 
mères que  se  forgent  les  hommes  et  la  foi  dans  laquelle 


328    LES    IDÉES    MÉDICALES   DE   PAUL   BOURGET 

ils  bercent  leurs  angoisses,  ne  sont  que  le  reflet  des 
croj'ances  lointaines  qui  chantent  dans  l'esprit  des 
hommes,  depuis  que  l'esprit  des  hommes  est  sorti  des 
ténèbres  ! 

C'est  pourquoi  dans  un  livre  de  construction  pourtant 
si  ferme  et  si  solide,  quand  Bourget  nous  dépeint,  sanc- 
tifié par  la  sublime  auréole  du  sacrifice,  celui  de  ses 
héros  qui  partage  sa  foi  —  nous  voyons  tous  que  son 
talent  s'accommoderait  aisément  d'intervertir  les  rôles 
et  de  tresser  toutes  les  couronnes  pour  le  front  du  savant 
qui  se  réfugie  dans  la  mort  pour  échapper  à  la  souffrance, 
en  exaltant  chez  lui  les  vertus  magnifiques  qu'il  prodigue 
généreusement  au  soldat  qui  meurt  en  chrétien  ! 

Mais  si  la  foi  n'échappe  pas  à  la  critique,  elle  est  pro- 
fondément respectable  et  nous  n'avons  qu'à  nous  inchner 
devant  la  sincérité  de  l'homme  qui  n'hésite  pas  à  l'af- 
firmer hautement,  alors  qu'il  sait  qu'il  sera  discuté,  cri- 
tiqué et  condamné,  dans  ce  siècle  où  elle  disparaît  lente- 
ment devant  l'évidence  des  découvertes  qui  s'accumulent 
pour  détruire  la  poésie  des  vieilles  légendes  humaines  . 

D'ailleurs  si  cette  tendance  à  faire  intervenir  la  foi 
dans  des  études  psychologiques  aussi  profondément  fouil- 
lées que  celles  de  Bourget  peut  entraîner  la  critique 
de  bien  des  lecteurs,  il  en  est  beaucoup  d'autres,  et  peut- 
être  davantage,  qui  partagent  les  idées  philosophiques  du 
maître,  qui  lui  savent  gré  d'exprimer  leurs  convictions 
intimes  et  de  répandre  ainsi  la  bonne  parole,  dans  ces 
temps  troublés  où  on  a  le  droit  de  penser  que  ces  idées 
peuvent,  dans  une  certaine  mesure,  servir  de  frein  aux  élé- 
ments de  dissolution  sociale  qui  tourmentent  l'humanité. 

Mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  penser  que,  dans  l'œuvre 
immense  de  Bourget  où  la  méthode  scientifique  éclaire 
d'une  façon  si  puissante  les  problèmes  les  plus  obscurs 
de  la  psychologie,  ces  incursions  dans  le  domaine  sub- 
jectif de  la  foi  sont  une  faiblesse  qui  peut  donner  prise 
aux  observations  d'une  critique  justifiée. 


LES   IDÉES    MÉDICALES    DE   PAUL   BOURGET    329 

Quoi  qu'il  en  soit,  Bourget  conserve  la  gloire  indé- 
niable d'avoir  compris  tout  ce  que  la  médecine,  et  en 
particulier  la  pathologie  mentale,  pouvait  apporter  d'élé- 
ments nouveaux,  vivants  d'une  vie  intense  et  profondé- 
ment émouvants  dans  l'étude  des  caractères  et  des  pas- 
sions qui  constitue  l'œuvre  maîtresse  des  littératures  de 
tous  les  temps. 

Les  héros  des  drames  et  des  romans  ne  présentent 
quelque  intérêt  que  parce  qu'ils  symbolisent  les  passions 
humaines,  et  c'est  précisément  en  étudiant  ces  passions 
dans  leurs  défaillances  ou  leur  exaltation  morbide  qu'on 
peut  apprendre  à  les  mieux  connaître.  Bourget  a  eu 
le  mérite  immense  de  s'en  rendre  compte,  et  le  mérite 
plus  grand  encore,  et  la  persévérance  et  le  courage  de 
consacrer  à  l'étude  sur  nature  des  altérations  et  des  dé- 
viations de  l'âme  humaine  de  longues  années  de  sa  vie. 

Chez  lui  la  fantaisie  ne  dépasse  pas  le  droit  qu'a  tout 
écrivain  de  construire  son  drame,  de  faire  mouvoir  ses 
personnages  dans  le  cadre  qu'il  a  choisi,  de  concentrer 
son  récit  dans  une  action  dont  la  puissance  dramatique 
est  à  la  mesure  de  son  talent.  Mais  le  développement  du 
caractère  comme  l'enchaînement  des  actes  sont  con- 
formes aux  processus  psychiques  qu'enseigne  l'observa- 
tion répétée  des  perturbations  sensorielles  ou  sentimen- 
tales qui  peuvent  assaillir  l'humanité  dans  le  désordre 
de  l'esprit  ou  les  altérations  de  la  conscience. 

C'est  cette  puissance  de  vérité  dans  l'analyse  du  méca- 
nisme mental,  c'est  cette  science  profonde  de  l'évolution 
de  toutes  les  dégénérescences  psychiques  qui  assignent 
à  Paul  Bourget  une  place  unique  dans  la  littérature 
contemporaine  et  même  dans  la  littérature  de  tous  les 
temps,  et  lui  donnent  le  droit  d'écrire  ce  qu'il  a  écrit. 

Cet  homme  a  fait  plus  que  beaucoup  de  médecins  pour 
la  gloire  de  la  médecine.  Qu'il  en  soit  remercié  par  l'un 
d'entre  eux,  par  un  chirurgien  qui  peut  témoigner  de 
son  ardeur  à  s'instruire,  de  sa  passion  pour  la  vérité,  de 


330    LES    IDÉES    MÉDICALES   DE    PAUL   BOURGET 

sa  probité  littéraire,  de  sa  volonté  de  ne  parler  que  de  ce 
qu'il  sait  et  de  ne  décrire  que  ce  qu'il  a  vu.  C'est  pourquoi 
les  critiques  et  les  railleries  contre  son  œuvre  médicale 
se  briseront  sur  le  granit.  C'est  elle,  c'est  cette  œuvre 
médicale,  avec  son  talent  d'écrivain  et  la  puissance  de 
son  invention  dramatique  qui  fait  la  grandeur  de  son 
œuvre  littéraire  et  qui  assurera  sa  durée. 

JEAN-LOUIS  FAURE. 


LE  POETE 


«  Mais  quand  j'ai  regardé  de  plus  près  et  qu'après 
avoir  trouvé  la  cause  de  tous  nos  malheui-s,  j'ai  voulu 
en  découvrir  la  raison,  j'ai  trouvé  qu'il  y  en  a  une 
bien  efEective  qui  consiste  dans  le  malheur  naturel 
de  notre  condition  faible  et  mortelle,  et  si  misérable 
que  rien  ne  peut  nous  consoler,  lorsque  nous  y  pensons 
de  près.  » 

Pascai-. 


Un  homme  jeune,  nourri  aux  lettres,  qui  a  su  manier 
toutes  les  idées  belles  et  émouvantes  et  s'enivrer  d'elles, 
et  puis  qui  considère  l'univers  et  scrute  le  cœur  des 
hommes,  —  c'est  M.  Paul  Bourget  à  l'instant  qu'il  écrit 
ses  premiers  vers. 

Il  peut  bien  hésiter 

Entre  l'Ambition,  le  Rêve  et  le  Plaisir, 

mais  son  hésitation  ne  sera  ni  durable  ni  profonde,  car, 
avant  tout  autre  amour,  il  alimente  dans  son  cœur  le 
souci  de  répandre  et  de  faire  régner  ses  pensées  et  ses 
rythmes,  de  construire  et  de  laisser  un  monument  litté- 
raire qui  ne  périsse  point  : 

Viens,  ne  nous  mêlons  pas  à  ceiix  qui  passeront, 
George,  occupons  nos  bras  à  quelque  œuvre  qui  dure, 

et  nous  voyons  que,  pour  mieux  marquer  ce  dessein,  il 
a  dressé  sur  sa  table  de  travail  l'image  de  deux  héros  qui 
sont  encore,  et  morts,  des  conducteurs  d'esprits  : 

Les  bustes  de  Balzac  et  de  Napoléon. 


332  LE    POÈTE 

Il  est  triste.  Que   s'il   chante   d'une  ample   voix  la 
strophe  : 

J'ouvrais  à  pleins  poumons  ma  poitrine  profonde 
Au  vent  qui  se  roulait  sur  les  arbres  en  fleur. 
Et  je  sentais  aussi  la  jeunesse  du  monde 
Refleurir  dans  mon  cœur, 

ne  le  croyez  pas,  ou  ne  le  croyez  guère  ;  c'est  dans  une 
heure  de  révolte,  et  comme  pour  railler  et  dominer  les 
forces  de  la  nature,  qu'il  propage  ce  chant  que  gonfle 
un  faux  bonheur  ;  mais  sa  véritable  pensée,  qui  n'est  que 
mélancolie,  vous  la  découvrirez  quand  il  module  : 

N'ayant  plus  rien  debout  en  moi  de  ces  espoirs 
Que  je  dressais  au  ciel  comme  des  pyramides... 

Encore  un  soir  qui  tombe,  un  soir  qui  ne  m'apporte 
Qu'un  regret  plus  navrant  de  ma  jeunesse  morte... 

ou,  mieux  encore,  dans  ce  fragment  du  Remords  dans 
l'avenir  : 

Lt  mer  cache  en  ses  flots  bien  des  barques  coulées 
Q  'e  de  gais  matelots  lancèrent  au  matin, 
Et  dans  les  profondeurs  de  ses  nuits  étoilées 
I^  ciel  noir  cache  aussi  plus  d'un  soleil  éteint. 

M  is  les  grands  cœurs  humains,  plus  troublés  que  les  ondes, 
ClS  cœurs  aujourd'hui  froids  et  jadis  embrasés, 
Qui  donc  pourra  compter  sous  leurs  douleurs  profondes, 
Tous  les  amours  éteints  et  les  espoirs  brisés? 

Qu'il  s'enfonce,  pour  oublier  sa  détresse,  aux  forêts  indul- 
gentes et  sonores  dont  les  poètes  ont  charmé  le  feuillage  ; 
qu'il  s'écrie  : 

Je  veux  lire  aujourd'hui  les  sonnets  de  Ronsard  I 

comme  Ronsard  lui-même  s'était  écrié  : 

Je  veux  lire  en  trois  jours  l'Iliade  d'Homère; 


LE   rOÈTE  333 

qu'il  loue  et  envie  Leconte  de  Lisle  qui,  dédaigneux  du 
triste  décor  dont  il  est  environné  : 

Au  milieu  des  guerriers,  des  femmes  et  des  dieux, 
S'enivre  de  l'oubli  de  ce  monde  odieux  ! 

Car  le  jeune  poète,  tombé  de  sa  bibliothèque  dans  la  vie, 
il  n'est  plus  rien  qui  le  puisse  enchanter  : 

Il  est  dur  aux  songeurs,  le  siècle  dont  nous  sommes.. 

Je  méprise  l'époque  où  le  destin  m'a  mis. 
Elle  me  le  rendrait,  si  je  disais  mes  songes. 

Ce  goût  de  la  grandeur,  cet  appétit  de  sublime  qui  sont 
en  lui,  comment  les  rassasierait-il  au  spectacle  du  monde. 

Dans  ce  siècle  inhabile  aux  vertus  comme  aux  crimes? 

Il  souffre. 

Personne  n'a  souffert  comme  moi,  mon  amie, 

mais  peut-il  seulement  puiser  dans  sa  douleur  l'amer 
orgueil  d'être  une  exceptionnelle  victime,  un  martyr 
unique,  lui  qui  sait  clairement  lire  au  destin  des  autres 
et  qui  avoue  : 

Quand  nous  nous  fûmes  dit  tous  nos  chagrins  passés 
Nous  vîmes  que  les  cœurs  des  hommes  sont  semblables.. 


Cet  esprit  raffiné,  féru  d'élégance  et  qui  sait  comparer 
un  gant  à  un  ciel  : 

...  Le  premier 
Est  gris  pâle,  couleur  d'un  matin  printanier, 

et  réciproquement  : 

Le  ciel  d'automne  était  couleur  d'un  gant  gris  perle  ; 


334  LE    POÈTE 

qui  a  fait,  sans  doute,  le  plus  beau  vers  où  se  puissent 
enivrer  ceux  qui  vainement  cherchent  à  instituer  une 
poésie  scientifique  : 

L'Océan  monstrueux  qu'ensorcelle  la  lune  ; 

s'il  respire  aisément  dans  les  musées,  dans  les  salons  :  — 

Un  orchestre  caché  dans  des  feuillages  verts. 

Comme  on  ne  dansait  plus,  nous  jouait  de  beaux  airs  ;  — 

s'il  chérit  l'artificiel  au  point  qu'il  écrive  : 

Et  comme  au  mois  de  juin  sortent  les  fleurs  de  serre. 
Dont  la  splendeur,  éclose  à  l'abri  sûr  du  verre. 

Fait  oublier  les  fleurs  des  bois. 
Sur  la  plage  élégante,  ainsi  les  jeunes  femmes... 

ne  pensez  point  pourtant  que  le  secret  de  sa  poésie  s'écarte 
de  la  grande  prairie  où  songent  à  jamais  les  Muses.  Car 
il  n'est  qu'une  source  de  poésie,  et  c'est  la  destinée 
humaine. 

Que  fait  l'homme  dans  l'univers?  Il  n'y  a  pas,  je  pense, 
de  problème  qui  nous  importe  davantage,  et  tout  le 
secret  du  bonheur  n'est  que  d'oubher  qu'une  telle  ques- 
tion puisse  être  posée. 

Nul  n'adora  p>eut-être  avec  plus  d'espérance 
L'âme  de  notre  obscur  et  mystique  univers, 

chanta  M.  PaulBourget.  Mais  comme  s'aigrit  la  belle  con- 
fiance de  l'adolescent  studieux,  s'il  contemple  l'impassi- 
bilité des  choses  !  Qu'U  tente  de  se  contraindre  à  croire 
encore,  à  renflouer  le  navire  des  stoïciens  : 

Cet  univers  si  grand  qu'il  écrase  le  rêve, 

Ne  le  redoute  pas  !  C'est  en  toi  qu'il  s'achève  ; 

Tout  ton  cœur  naît  en  lui,  vit  en  lui,  meurt  en  lui. 

Fais  cet  acte  de  foi  dans  l'Éternel  Génie 

De  vouloir  aujourd'hui  ce  qu'il  veut  aujourd'hui 

Et  lajsse-toi  porter  par  la  Force  Infinie  ; 


LE   POÈTE  335 

qu'il  essaye,  dans  la  muette  et  sourde  nature,  d'instituer 
une  subtile  manière  de  réconfort  : 

Si,  retrouvant  partout  l'image  de  vous-même. 
Vous  n'aviez  jamais  pu  fuir  votre  propre  cœur, 
N'imploreriez-vous  point  par  un  autre  blasphème 
L'immobile  univers  que  hait  votre  douleur? 

Car  là,  du  moins,  à  l'heure  où  l'on  sent  que  tout  tombe. 
L'aspect  de  la  beauté  qui  ne  doit  pas  finir 
Permet  au  malheureux  d'espérer  qu'à  la  tombe 
Un  éternel  bonheur  pourra  s'épanouir. 

Mais  comment,  fût-ce  en  lisant  ces  vers,  oublierions- 
nous  les  cris,  les  lamentations  du  même  poète  : 

Merveilleux  univers,  sourd  à  l'homme  qui  pense... 
Gouffre  où  nous  n'entendons  battre  que  notre  cœur... 

C'est  son  indifférence  éternelle  et  profonde 

Que  je  hais  I  Je  supplie  et  veux  qu'on  me  réponde. 

Et  je  veux  être  plaint  et  je  veux  être  aimé... 

Hélas  I  que  l'homme  en  pleurs  tende  ses  bras  ouverts, 
Ou  qu'il  crispe  son  poing  frénétique,  et  blasphème, 

La  matière  se  meut  en  sa  stupidité, 

L'afïreuse  solitude  est  à  jamais  la  môme. 

Et  l'homme  seul  répond  à  l'homme  épouvanté. 

Mais  si,  abandonnant  la  tour  d'où  il  interrogeait  les 
astres,  le  poète  descend  dans  la  vie,  ne  trouvera-t-il  pas 
des  tourments  comparables,  une  pareille  solitude? 

Mais  puisqu 'ici-bas  rien  n'aime  une  âme  qu'une  âme  ; 
Aimons-noi*s... 

Ah  I  je  veux  oublier  qu'il  est  encore  un  monde, 
Le  front  sur  tes  genoux. 

Cependant  il  y  a,  dans  sa  confiance,  je  ne  sais  quel 
trouble  et  quel  doute  : 

Femmes,  les  livres  que  j'ai  lus 
M'ont  conseillé  de  vous  maudire. 
Mes  yeux  ne  s'en  souviennent  plus 
S'ils  rencontrent  un  beau  sourire. 


336  LE    POÈTE 

Ce  sourire,  comme  il  le  voudrait  déchiffrer,  comme  il 
y  démêle,  sous  les  promesses  de  la  volupté,  l'annonce 
de  tous  les  pièges  et  de  toutes  les  tristesses  !  Ce  sourire 
ambigu,  il  l'a  déjà  analj^sé  aux  tableaux  de  Vinci  : 

Ce  grand  sorcier  laissait  aux  lè\Tes  de  ses  femmes 
Voltiger  ce  souris  cruel  et  gracieux. 
Long  souris  qui  dévoile  et  qui  cache  leurs  âmes. 
Et  raille  tristement  la  douceur  de  leurs  yeux  ; 

mélange  inquiétant  d'ivresse  heureuse  et  de  mélancolie, 
qu'il  saura  bien  retrouver  aux  visages  réels  : 

Les  plus  avisés  n'ont  pu  dire 

Si  son  rire  malicieux 

Se  moque  de  ses  grands  beaux  yeux 

Ou  si  ses  yeux  plaignent  son  rire. 

Mais  ce  cœur  trop  avide,  — 

Ce  pauvre  cœur  en  vain  réclame 
L'éternité  pour  ses  amours,  — 

le  voici  qui  se  lamente  encore  à  l'heure  des  matins  amers 
et  des  roses  fripées  : 

Je  sais  trop  bien,  hélas  !  et  c'est  là  ma  misère. 

Que  l'être  humain  toujours  ignore  l'être  humain... 

"Tu  n'as  jamais  rien  su  des  douleurs  dont  je  souSre, 

Rien  su... 

Dans  mes  douleurs  tu  n'as  senti  que  ta  douleur... 

Ce  n'est  pas  moi  qu'elle  aime  en  moi,  c'est  sa  chimère... 

Et,  déchiré,  comme  ivre  de  désespoir,  mais  ne  sachant 
plus  à  quelle  porte  frapper  pour  dem.ander  ce  bonheur 
qu'il  pense  toujours  être  près  de  saisir  et  qui  s'enfuit 
toujours,  d'une  voix  où  retentit  la  révolte,  il  s'écrie  : 

G  toi  qui  veux,  lassé  de  ton  âme  ulcérée. 
Reprendre  un  peu  de  force  après  de  longs  combats 
Et  boire  un  coup  de  vin  à  la  coupe  sacrée  : 
N'aime  pas,  n'aime  pas  ! 


LE   POÈTE  337 

Mais  vous  l'entendez  aussi  qui  murmure  ces  vers  où  le 
carpe  diem  refleurit  : 

Aime  n'importe  qui,  mais  aime,  et  sois  heureux 
D'un  sourire  et  d'une  caresse... 

Le  sable  de  tes  jours  déjà  presque  à  demi 

Remplit  le  sablier  qui  penche. 
Jeune  Homme  pense  aux  jours  où  ton  cœur  endormi 

Aura  froid  sous  la  pierre  blanche. 


Jean-Jacques  se  plaisait  à  prétendre  que  l'homme  qui 
pense  est  un  animal  dégénéré.  C'est  —  peut-être  —  un 
animal  malheureux,  qu'il  faudrait  dire. 

S'il  est  un  homme  heureux  et  qu'ici-bas  j'envie, 

C'est  celui-là  qui  vit  sans  penser  à  sa  vie  : 

Il  laisse  s'effeuiller  ses  jours  au  vent  du  sort, 

dit  le  poète,  et,  d'une  manière  plus  rude,  Jules  Laforgue, 
lassé  de  méditer,  devait  avouer  ce  désir  d'une  existence 
d'où  la  pensée  fût  bannie  : 

Ah  !  paître,  sans  but  là-bas  !  paître  !... 

N'est-ce  point  pourtant  M.  Paul  Bourget  qui  avait 
écrit  : 

Celui-là  seul  connaît  l'émotion  profonde 

Qui,  grave,  ayant  cloîtré  son  cœur  aux  bi-uits  du  monde. 

Comme  un  bon  moine,  vit  pour  jeûner  et  prier. 

Seul  le  labeur  est  vrai,  la  joie  est  insensée. 
Malheur  au  lâche  à  qui  sa  chair  fait  oublier 
La  seule  vie  humaine  et  sainte  :  la  Pensée. 

Mais  la  pensée,  quelle  compagne  dangereuse  et  sinistre, 
et  qui  gâte  tous  nos  plaisirs,  et  qui  raille,  et  qui  fane 
toutes  les  roses  dont;  l'odeur  est  au  point  de  nous  enivrer. 

La  dupe  du  désir  de  n'être  jamais  dnpe 


338  LE   POÈTE 

au  plus  suave  des  breuvages  ne  démêlerait-elle  pas  une 
saveur  empoisonnée?... 

Mal  triste  de  tout  craindre  et  tout  analyser... 

Les  heures  agréables,  loin  de  les  caresser  avec  passion 
quand  elles  palpitent  dans  ses  mains,  il  médite  et  songe 
qu'elles  passent  et  qu'elles  ne  reviendront  plus  ;  et  le  plus 
doux  des  bonheurs,  loin  qu'il  s'en  puisse  charmer,  il  n'y 
voit  que  l'image  douloureuse  et  qui  le  désespère  d'an- 
ciennes voluptés. 

Aujourd'hui  si  mon  cœur  tremble,  je  crois  qu'il  ment... 

Quel  bonheur  pourra-t-il  jamais  étreindre  sans  larmes, 
ce  tortionnaire  de  soi-même  : 

Ma  pauvre  âme  ressemble  aux  étranges  tableaux 

Des  maîtres  anciens,  où  l'on  voit  des  bourreaux 

Ëcorcher  lentement,  et  d'une  main  dévote, 

Quelque  hérétique  impur  qui  se  tord  et  sanglote, 

Au  milieu  d'un  pubHc  de  bourgeois  sérieux 

Qui,  pour  juger  l'artiste,  ouvrent  tout  grands  les  yeux.. 

Il  ne  se  faut  donc  point  étonner  qu'après  le  dithyrambe, 
le  poète  lance  l'anathème,  quand,  à  propos  de  la  mort  : 

Quoi  que  ce  soit  :  enfer  peuplé  de  cris  sauvages. 
Anéantissement  éternel,  ou  voyages 
A  travers  l'infini  du  monde  sidéral. 

Tu  ne  trouveras  pas,  pauvre  chair  harassée. 
Ni  toi,  cœur  lamentable,  un  plus  terrible  mal. 
Plus  lancinant  et  plus  cuisant  que  la  Pensée. 


Prisonnier  d'un  cœur  morne  et  d'un  ténébreux  monde- 
tel  apparaît  le  poète  et,  dans  ses  vers,  souvent  se  peignent 
les  images  de  la  captivité  : 


Ma  jeunesse  ne  fut  qu'une  longue  agonie 
Tout  entière  passée  en  un  ennui  cruel, 
Comme  un  lion  en  cage  à  regarder  le  ciel... 


LE   POÈTE  339 

Comme  le  prisonnier  qui  voit  passer  dans  l'air 

Un  grand  aigle,  elle  sent  tout  le  poids  de  ses  chaînes... 

Un  aigle  en  cage  usant  son  bec  contre  un  barreau... 

et  le  souvenir  d'une  tendresse  lui  est  triste  et  doux. 

Comme  par  les  barreaux  d'une  prison,  la  vue 
De  quelque  verdoyante  et  lointaine  étendue. 

Mais  ne  peut-on,  à  ce  point  de  la  détresse,  essayer  de 
s'enfuir?  Emporte-moi,  wagon,  enlève-moi,  frégate, 
s'écriait  Baudelaire  ;  fuir,  là-bas,  fuir,  soupirait  Mallarmé. 
A  quoi  bon  ces  vaines  tentatives?  Horace  ne  nous  a-t-il 
pas  enseigné  déjà  qu'ils  changent  de  ciel  et  non  point 
d'âme,  ceux  qui  courent  par  delà  les  mers  ;  —  et  M.  Paul 
Bourget  : 

Pour  le  mal  dont  je  souffre  il  n'est  pas  de  remède. 

Puis-je  un  jour  devenir  à  moi-même  étranger. 

Et,  contre  un  autre  cœur  jeune  et  joyeux,  changer 

Ce  cœur  morne,  —  mon  cœur,  —  dont  le  dégoût  m'excède? 


Allons-nous  donc  sombrer?  Un  lugubre  désespoir  nous 
étouffera-t-il?  Le  poète  prononcera-t-il  les  paroles  qu'il 
prêtait  à  l'amoureux  d'Edel  : 

Par  moments,  je  comprends  que  j'aurais  bien  raison 
De  boire  un  de  ces  soirs  un  verre  de  poison 
Pour  ne  plus  m'éveiller  que  là-haut,  si  la  tombe 
N'est  pas  un  gouffre  obscur  oii  tout  à  la  fois  tombe 
L'esprit  superbe  avec  le  misérable  corps. 

Ne  l'entendez-vous  pas  qui  murmure  : 

Qu'ils  tombent,  un  par  un,  dans  le  gouffre  éternel, 
Ces  jours  qui  ne  feront  jamais  qu'un  autre  ciel 
A  nos  yeux  rajeunis  éclaire  une  autre  terre. 

Qu'ils  tombent  donc,  ces  jours,  et  rapprochent  celui 
Où  la  Mort  ordonnant  à  nos  cœurs  de  se  taire 
L'Enfer  ou  le  Néant  guérira  notre  ennui  ! 


340  LE   POÈTE 

Mais,  à  ce  moment,  la  vieille  terreur  humaine  laisse  appa- 
raître son  visage  : 

Et  cependant  la  mort  approche,  et  j'en  ai  peur... 

Et  j'ai  peur  du  néant  comme  on  a  peur  d'un  gouffre... 

et,  dans  ce  désarroi  de  l'homme  qui  se  sait  voué  à  la  des- 
truction et  qui  y  pense  de  près,  pour  reprendre  le  mot  de 
Pascal,  jaillit  enfin  la  confidence  terrible,  où  le  cœur  et 
l'esprit  s'avouent  vaincus  et  s'abandonnent  à  la  chute  : 

Je  songe  qu'aucun  but  ne  vaut  aucun  efîort. 


Un  pessimisme  aussi  sombre,  aussi  complet,  nous 
l'avons  vu  s'épanouir  encore  aux  poèmes  de  Jules 
Laforgue,  et  nous  savons  avec  quelle  déchirante  volupté 
le  poète  des  Complaintes  avait  bu  le  désespoir  que  lui 
ser^-ait  le  poètes  des  Aveux.  Ne  dit-il  pas  dans  sa  dédicace 
à  M.  Paul  Bourget  : 

C'est  tout.  A  mon  temple  d'Ascète 
Votre  Nom  de  Lac  est  piqué  : 
Puissent  mes  feuilleteurs  du  quai. 
En  rentrant,  se  r'intoxiquer 
De  vos  Aveux,  ô  pur  poète  !... 

Et  l'on  n'a  pas  oublié  l'admiration  que  Laforgue  vouait 
à  la  poésie  de  son  ami  aîné,  et  comme  avec  bonheur  il 
répétait  les  beaux  vers  : 

O  nuit,  ô  douce  nuit  d'été  qui  viens  à  nous 
Parmi  les  foins  coupés  et  sous  la  lune  rose... 

D'ailleurs,  si  M.  Paul  Bourget,  dans  Edel,  désespérant 
de  jamais  adapter  à  la  vie  son  mortel  scepticisme,  nous 
conseillait  le  renoncement  : 

Fumons  au  nez  des  dieux  tombés  notre  cigare. 


LE   POÈTE  341 

Jules  Laforgue  reprend  cette  formule  nonchalante  et 
désabusée,  pour  écrire  dans  le  Sanglot  de  la  terre  : 

Et  pour  tuer  le  temps,  en  attendant  la  mort 
Je  fume  au  nez  des  dieux  de  fines  cigarettes... 


On  pourrait,  de  plus  d'une  manière,  expliquer  la  dou- 
leur qui  gémit  aux  poèmes  de  M.  Paul  Bourget  ;  mais 
qu'il  nous  suffise  de  la  rattacher  au  vers  de  Baudelaire  et 
de  nous  souvenir 

D'un  monde  où  l'action  n'est  pas  la  sœur  du  rêve, 

et  de  nous  rappeler  qu'à  ses  premières  rencontres  médi- 
tatives avec  l'univers,  l'auteur  de  la  Vie  inquiète  ne  res- 
semblait en  rien,  si  l'on  me  permet  d'écrire  de  la  sorte, 
à  la  table  rase  de  Descartes.  Il  portait  en  lui  tout  un 
peuple  de  hautes  idées  et  de  sentiments  plus  délicats  que . 
l'azur  et  que  chaque  minute  de  l'expérience  devait  heurter 
et  meurtrir.  N'a-t-il  pas  pris  soin  d'ailleurs,  et  à  plusieurs 
reprises,  de  nous  éclairer  sur  ce  point? 

Moi,  je  vous  répondis  :  tt  Nous  voulons  trop  du  monde. 
Et  ce  monde  épuisé  ne  peut  donner  assez 
Pour  remplir  jusqu'au  bord  notre  âme  trop  profonde, 
Car  nous  portons  en  nous  tous  les  siècles  passés. 

«  Tous  les  rêves  anciens  qu'ont  caressés  les  hommes 
Tous  les  pleurs  amassés  depuis  quatre  mille  ans 
Nous  ont  fait  les  rêveurs  malades  que  nous  sommes, 
Et  nous  sommes  très  vieux  et  nos  bras  sont  tremblants,  s 

Les  livres  que  j'ai  lus  quand  j'étais  tout  enfant 
M'ont  fait  trop  espérer.  Ils  m'ont  gâté  la  vie. 
Et  ma  pensée  en  eux  exaltée  et  ravie. 
En  vain  d'un  grand  dégoût  du  réel  se  défend. 

Il  fallait,  pour  triompher  enfin  de  ces  détresses,  un 
cœur  ferme,  une  tête  solide,  et,  depuis  ces  temps  de 


342  LE   POÈTE 

trouble  et  d'angoisse,  les  livres  de  M.  Paul  Bourget  ont 
su  montrer  aux  hommes  que  leur  auteur  avait  l'âme 
forte,  l'esprit  robuste.  Il  lui  fallait  trouver  une  doctrine 
qui  conciliât  le  rêve  avec  la  vie  et  qui  utilisât  heureuse- 
ment les  réserves  d'énergie,  d'ambition  magnifique  et  tout 
cet  appétit  du  grand  et  du  sublime  qui  avaient  conduit 
sa  jeunesse  au  désespoir.  Cette  doctrine,  ses  nouveaux 
ouvrages  y  puisèrent  et  y  puisent  leur  puissance. 

Mais  nous  redirons  les  paroles  que  Faust  adresse  à 
Hélène  morte,  lorsque  au  cœur  du  vieux  sorcier  retentit 
encore  la  voix  des  fortes  passions  qui  montent  leur  marée  : 

Qu'importe  la  rançon  d'une  ivresse  divine? 
Lorsque  Paris  posait  sur  ta  blanche  poitrine 
Sa  chevelure  noire  oti  s'oubliaient  tes  doigts. 
N'as-tu  pas  frissonné  de  bonheur  jusqu'à  l'âme? 
Et  ce  bonheur  valait  qu'Ilion  fut  en  flamme. 
Et  que  la  mer  roulât  des  cadavres  de  rois. 


TRISTAN  DERÈME. 


LE  BALZACIEN 


Être  balzacien  n'est  pas  seulement  lire  et  goûter  Balzac, 
c'est  s'en  imprégner  au  point  de  tirer  de  lui  aussi  bien  les 
préceptes  moraux  et  sociaux  pour  la  conduite  de  la  vie, 
que  les  règles  intellectuelles  pour  la  direction  de  l'esprit, 
c'est  aussi  pratiquer  le  culte  du  héros  avec  la  naïve  dévo- 
tion du  fidèle.  Paul  Bourget  est  balzacien  ;  il  l'est,  comme 
il  est  catholique  :  il  croit,  en  raisonnant  avec  toute  la 
force  de  son  intelligence,  mais  il  pratique  avec  tout  le  zèle 
de  son  cœur. 

L'illumination  balzacienne  l'a  ébloui  par  un  coup  de 
foudre,  alors  qu'il  avait  quinze  ans  : 

Dana  le  collège  de  Paris  où  j'achevais  mes  études,  a-t-il  écrit 
ici  même,  nous  sortions  tous  les  dimanches.  Quelques-uns  d'entre 
nous  profitaient  de  cette  liberté  pour  passer  leur  après-midi  dans 
un  cabinet  de  lecture  établi  rue  Soufflot.  Il  a  disparu  depuis. 
L'arrière-salle  où  nous  venions  d'ordinaire  était  affreuse  :  une 
vaste  table  recouverte  d'une  étoffe  ignoblement  maculée  en 
occupait  le  milieu.  Des  journaux  et  des  revues  la  chargeaient.  Un 
jour  de  souffrance  l'éclairait  d'en  haut,  si  terne  qu'il  fallait,  en 
hiver,  allumer  le  gaz  dès  les  quatre  heures,  et  quelle  abominable 
atmosphère  !  La  moisissure  des  livres  empilés  sur  les  rayons  s'y 
mélangeait  aux  vapeurs  du  coke  allumé  dans  la  cheminée.  Des 
vieillards  pauvres,  de  mise  délabrée,  économisaient  là  les  quelques 
sous  que  leur  eût  coûté  ce  chauffage  à  domicile  !  Ce  misérable 
endroit  m'est  sacré  pourtant.  J'y  ai  reçu  un  de  ces  coups  de 
foudre  intellectuels  qui  ne  s'oublient  pas. 

Je  me  souviens.  Il  était  une  heure  quand  je  demandais,  bien 
par  hasard,  le  premier  tome  du  Pare  Goriot  dans  une  de  ces  éditions 
dites  du  cabinet  de  lecture,  qui  ont,  elles  aussi,  disparu  de  nos 
mœurs.  II  en  était  sept  quand  je  me  retrouvai  sur  le  trottoir  de 


344  LE    BALZACIEN 

la  rue  SouflSot,  ajrant  achevé  l'ouvrage  entier.  L'hallucination  de 
cette  lecture  avait  été  si  forte  que  je  trébuchais  physiquement. 
L'intensité  du  rêve  où  m'avait  plongé  Balzac  produisit  en  moi  des 
effets  analogues  à  ceux  de  l'alcool  ou  de  l'opium.  Je  demeurai 
quelques  minutes  à  réapprendre  la  réalité  des  choses  autour  de  moi 
et  ma  pauvre  réalité.  Ce  phénomène  d'ivresse  Imaginative  s'accom- 
pagnait d'une  si  complète  impuissance  à  coordonner  mes  mouve- 
ments que  je  mis  un  quart  d'heure  à  gagner  le  collège  Sainte- 
Barbe  où  je  devais  dîner.  Il  n'y  avait  pas  trois  cents  mètres  à 
franchir  !  Aucun  livre  ne  m'avait  procuré  auparavant  les  ravisse- 
ments d'une  pareille  exaltation.  Aucun  ne  me  les  a  procurés  depuis. 
On  pense  que  mon  premier  soin  fut  de  me  procurer  les  autres 
œuvres  d'un  écrivain  à  qui  je  devais  des  impressions  de  cette  force 
Je  lus  ainsi,  dans  l'ombre  de  mes  dictionnaires,  tous  les  volumes, 
les  uns  après  les  autres,  de  cette  Comédie  humaine.  Si  je  ne  ressentis 
plus  l'accès  de  fièvre  que  m'avait  donné  le  premier,  leur  prise  sur 
moi  fut  singulièrement  profonde.  Ma  vocation  d'écrivain  date  de 
là.  Si  insensée  que  doive  paraître  cette  confidence,  j'ai,  pendant 
des  années,  été  soutenu  dans  cette  dure  carrière  par  l'image  des 
littérateurs  imaginaires  dans  lesquels  Balzac  a  incarné  sa  propre 
énergie  :  le  Valentin  de  la  Peau  de  chagrin,  le  Daniel  d'Arthez  des 
Illusions   perdues. 

Et  il  conclut  : 

Encore  aujourd'hui,  ouvrir  un  volume  de  cet  enchanteur,  ce 
n'est  pas  uniquement  lire  un  li\Te,  c'est  presque  entrer  dans  un 
autre  monde,  qui  fait,  pour  parler  comme  Balzac  lui-même,  concur- 
rence à  l'état  civil...  Pour  moi,  Balzac  n'est  pas  un  romancier  que 
je  préfère,  c'est  un  romancier  que  je  ne  peux  pas  comparer  aux 
autres.  Je  l'ai  trop  aimé,  je  l'aime  trop  pour  n'être  point  partial 
à  son  égard,  comme  envers  un  artiste  à  qui  l'on  doit  des  émotions 
sans  analogue. 

Ainsi  plus  de  cinquante  années  auparavant,  dans  une 
salle  d'études  voûtée  du  collège  de  Blois,  le  jeune  Augus- 
tin Thierry,  enivré  par  la  lecture  des  Martyrs,  décou- 
vrait soudainement  sa  vocation  d'historien. 

Mais  la  carrière  d'homme  de  lettres  ne  paraissait  aux 
parents  de  Bourget  guère  plus  sortable  qu'elle  n'avait 
paru  jadis  aux  parents  de  Balzac.  Monsieur  Balzac  père, 
ancien  homme  de  loi,  voulait  faire  de  son  fils  un  notaire  ; 


LE    BALZACIFÎN  345 

Monsieur  Bourget  père,  universitaire,  voulait  faire  de 
son  fils  un  professeur. 

Il  fut  donc  convenu  à  la  sortie  du  collège  que  Paul 
Bourget  prendrait  ses  grades  en  Sorbonne. 

Logé  dans  une  chambrette  de  la  rue  Guy-de-la-Brosse, 
près  du  Jardin  des  Plantes,  il  va  pendant  de  longues 
années  mener  une  terrible  vie  de  labeur.  Le  jour,  il  assis- 
tera aux  cours,  plus  tard  il  enseignera,  mais  la  nuit  !  La 
nuit,  comme  Balzac  dans  la  mansarde  de  la  rue  Lesdi- 
guières,  il  s'évadera  vers  le  monde  des  images  et  des 
mots.  Sa  volonté,  comme  celle  du  Maître  qu'il  a  choisi, 
est  indomptable,  et  tout  entière  tendue  vers  un  seul  but  : 
le  Chef-d'Œuvre.  Mais,  s'écrie-t-il,  douloureusement  dans 
son  poème  d'Edel  (1878), 

...  la  paix  de  la  nuit  magnétique  et  du  ciel 
Ne  me  guérissent  pas  du  regret  qui  m'accable. 
Lorsque  levant  les  yeux  je  vois  là  sur  ma  table 
—  Cruelle  raillerie  à  mon  ambition,  — 
Les  bustes  de  Balzac  et  de  Napoléon. 

Il  ne  compose  point  de  tragédie  comme  Balzac,  car 
les  jeunes  gens  de  1870  n'ont  pas  l'âme  héroïque.  Ana- 
lystes et  pessimistes,  ces  adolescents  qui  ont  vu  la  dé- 
faite se  replient  sur  eux-mêmes  en  choyant  leur  tristesse. 
B5n-on  est  leur  modèle  ;  poèmes  désenchantés  et  médi- 
tations philosophiques,  voilà  le  lot  des  plus  délicats,  de 
ceux  que  blessent  les  visions  trop  crues  d'un  naturalisme 
envahissant. 

A  part  une  nouvelle,  Céhne  Lacoste,  parue  en  1874,  les 
premières  œuvres  de  Bourget  sont,  comme  la  Vie  inquiète 
(1875),  Edel  (1878),  les  Aveux  (1882),  des  poèmes  à  la 
manière  de  Sully-Prudhom.me,  ou,  comme  les  Essais  de 
psychologie  contemporaine  (1883),  des  analyses  philoso- 
phiques à  la  mode  de  Taine.  L'ombre  formidable  de 
Balzac  l'enveloppe  et  le  soutient,  mais  l'apprenti  n'a  pas 
encore  dégagé  de  l'œuvre  de  son  maître  la  leçon  person- 
nelle qu'il  doit  en  recevoir.  Cette  œuvre  n'est  encore  pour 


346  LE   BALZACIEN 

lui  qu'un  monde  enchanté  où  il  se  réfugie  aux  heures 
d'abattement  pour  y  retremper  son  courage. 

Et  pourtant,  dès  1877,  à  vingt-cinq  ans,  il  a  essayé 
ses  forces,  il  a  composé  son  premier  roman.  De  même 
que  Balzac  à  vingt  ans  écrivait  un  exécrable  Cromwell, 
pour  conquérir  par  un  chef-d'œuvre  l'amour  et  la  gloire, 
de  même  Bourget  à  vingt-quatre  ans  composait  cette 
Passion  d'Armand  Cornélis  —  Cornélis  !  le  nom  d'un  de  ses 
futurs  héros  —  avec  l'intention  bien  ferme  de  produire 
un  chef-d'œuvre  et  d'entrer  dans  le  monde  comme  le 
Raphaël  de  la  Peati  de  chagrin  pour  y  exercer  les  droits 
réguliers  de  l'homme  de  génie. 

Il  a  certainement  lu  ce  prem.ier  essai,  du  moins  par 
fragments,  à  quelques-uns  de  ses  aînés  et  camarades 
d'alors.  Par  une  fiction,  qui  n'est  que  la  réalité  trans- 
posée, il  suppose,  dans  Edel,  que  ce  jeune  auteur  qui  lui 
ressemblait  comme  un  frère,  réunit  ses  amis,  qui  ressem- 
blent aussi  comme  des  frères  à  ceux  de  Bourget,  pour  leur 
lire  cet  essai.  A  coup  sûr  les  jugements  qu'il  prête  à  ces 
artistes  choisis  par  lui  sont  ceux  qu'il  a  entendus  indi- 
viduellement de  chacun  d'eux. 

Donc,  pour  cette  lecture  fictive  racontée  dans  Edel,  cinq 
amis  —  le  cénacle  de  d'Arthez  —  sont  assemblés  :  Jean 
d'Altaï,  Chambœuf,  Alfred  Amy,  Clergé,  Laurens  (tra- 
duisez :  Barbey  d'Aurevilly,  Richepin,  Coppée,  Félix 
Bouchor,  Juvigny).  Cinq  heures  durant,  raconte  l'auteur 
à'Edel, 

...  je  lus  phrase  par  phrase 
Ce  livre  où  j'avais  niis  tout  mon  cœur  dans  l'extase. 

Mais  les  amis  restent  muets  ;  le  jeune  auteur  les  adjure 
de  se  prononcer.  Alfred  Amy,  Clergé,  Laurens,  se  taisent , 
Chambœuf 

...  prit  enfin  la  parole  : 
Voici,  dit -il,  ton  œuvre  est  étrange,  elle  est  folle. 
Tu  fais  passer  le  monde  à  travers  un  cerveau 
Fumeux  et  travaillé  comme  le  vin  nouveau. 


LE   BALZACIEN  347 

Tour  à  tour  furieux,  pâmé,  tremblant,  mièvre, 
Ton  style  est  d'un  malade  et  sa  phrase  a  la  fièvre, 
Tes  rêves  ne  sont  pas  larges,  francs,  bien  portants. 

L'aîné  de  tous,  Jean  d'Altaï,  se  lève  alors  : 

Soit,  dit  Jean  d'Altaï,  mais  c'est  qu'il  fait  ses  dents  ; 
C'est  une  bonne  fièvre,  allez  ;  plus  il  s'égare, 
Plus  il  est  violent,  tourmenté,  fou,  bizarre. 
Plus  je  l'aime,  car  tout  vaut  mieux  que  d'imiter; 
Il  a  voulu  créer  à  tout  prix,  inventer, 
Ne  pas  salir  ses  pieds  dans  les  bottes  des  autres. 
Il  a  pu  se  tromper,  mais  il  est  bien  des  nôtres. 
Oui,  monsieur. 

Mais,  moi,  dit  le  poète, 

...  je  me  sentais  des  sueurs  d'agonie 

A  répéter  :  «  Malheur  à  moi  s'ils  disent  vrai  t 

Je  suis  perdu,  jamais  je  n'exécuterai 

Un  coup  d'État  vainqueur  sur  cette  renommée 

Dont  j'ai  besoin  pourtant  pour  avoir  mon  aimée.  ». 

L'insensible  Edel  lui  échappe,  et  dans  son  désespoir, 
le  pauvre  amoureux  jette  au  feu  les  mauvais  conseillers 
qui  l'ont  conduit  au  désastre  :  Stendhal,  Heine,  Bjnron, 
Musset,  et  entre  tous,  Balzac  : 

Tremblant  je  leur  criais  des  injures  sauvages  : 
«  Toi,  Balzac,  toi  qui  m'as  donné  la  passion 
Absurde  d'une  vie  à  la  Napoléon, 
Sans  toi,  j'aurais  coupé  les  ailes  à  mon  âme. 
Tiens,  brûle.  »  Et  je  lançais  les  livres  dans  la  flamme 
D'un  grand  feu  que  j'avais  allumé  tout  transi. 

Six  ans  se  passent,  comme  pour  Balzac,  après  son  pre^ 
mier  échec.  Les  idées  de  Bourget  ont  mûri  dans  son  cer- 
veau,  s'y  sont  classées.  Il  a  pendant  ces  six  années  beau- 
coup lu,  beaucoup  étudié,  beaucoup  philosophé  et  c'est 
solidement  armé,  après  avoir  médité  ses  vigoureux  Essais 
de  psychologie  contemporaine,  qu'il  aborde  le  roman, 
en  1883,  avec  l'Irréparable.  Il  sait  bien  que  l'effort  suprême 
de  la  littérature  d'observation  est  de  reproduire  à  la  fois 


34°  LE   BALZACIEN 

les  mœurs  et  le  caractère,  mais  il  sait  aussi  que  Balzac 
seul  a  été  capable  de  cette  double  vision  du  monde  social 
et  du  monde  individuel.  Il  se  limitera  donc  volontai- 
rement et  sagement  à  l'analyse  des  caractères,  à  la 
psychologie  vivante,  suivant  une  expression  chère  à 
Taine. 

Peut-être,  a-t-il  écrit,  y  avait-il  alors  quelque  courage  à  re- 
prendre cette  tradition  du  roman  d'analyse  en  plein  triomphe  du 
roman  de  mœurs  et  quand  les  maîtres  de  cette  dernière  école 
déployaient  une  supériorité  de  talent  incomparable. 

Ce  qu'il  va  chercher,  après  les  longues  méditations 
des  Essais  de  psychologie,  c'est  à  renouveler  le  roman  de 
caractères  par  la  m.ise  en  action  des  grandes  lois  connues 
de  l'esprit,  et  parmi  les  quelques  chefs-d'œuvre  qu'il  cite 
comme  modèles,  il  ne  manque  pas  d'indiquer  trois  romans 
de  Balzac  :  Le  Lys  dans  la  vallée,  Louis  Lambert  et  la 
Muse  du  déparlement. 

Pendant  près  de  vingt  ans,  de  l'Irréparable  (18S3)  à 
Monique  (1902),  Bourget  s'en  tiendra  à  la  formule  du 
roman  d'analyse  qu'il  enrichira  de  toutes  les  données 
que  son  intelligence  et  ses  innombrables  enquêtes  lui  ont 
permis  d'acquérir.  Mais  son  évolution  est  loin  d'être 
achevée.  Il  n'a  encore  parcouru  qu'une  partie  du  do- 
maine que  Balzac  lui  a  révélé  dès  ses  jeunes  années. 

Lentement,  profondément,  il  s'assimile  la  pensée  de 
son  maître.  C'est  par  l'intérieur,  par  l'effet  d'une  médi- 
tation continue  qu'elle  pénètre  en  lui.  Après  le  Balzac 
analyste,  c'est  le  Balzac  social,  le  Balzac  politique  et 
religieux  qui  vient  vivifier  l'œuvre  de  son  disciple. 

L'Etape,  en  1902,  marque  le  début  de  cette  seconde 
phase  de  l'évolution  de  Bourget,  la  phase  actuelle,  la 
phase  du  roman  social.  Mais  trois  ans  avant  l'Etape  on 
lisait  déjà  dans  la  préface  de  ses  Œuvre  complètes  (1899)  : 

Pour  ma  part,  cette  longue  enquête  sur  les  maladies  morales 
de  la  France  actuelle...  m'a  contraint  de  reconnaître  à  mon  tour. 


LE   BALZACIEN  349 

la  vérité  proclamée  par  des  maîtres  d'une  autorité  supérieure  à  la 
mienne,  Balzac,  Le  Pfay  et  Taine,  à  savoir  que  pour  les  ind  - 
vidus  comme  pour  la  société,  le  christianisme  est  à  l'heure  pré- 
sente la  condition  unique  et  nécessaire  de  guérison. 

Cette  influence  de  Balzac  sur  les  romans  sociaux  de 
Paul  Bourget  est  encore  plus  fortement  attestée  le  22  fé- 
vrier 1912,  dans  une  conférence  du  Foyer  : 

La  littérature  sociale,  dit -il,  est  celle  qui,  rattachant  l'individu 
à  la  société,  derrière  les  accidents  privés  aperçoit  le  travail  des 
grandes  causes  générales,  et  qui  les  cherche,  ces  causes,  qui, 
sous  les  événements  passagers,  discerne  les  lois  durables.  Par 
suite,  elle  suppose  des  conclusions  ;  c'est  une  des  variétés  de  la 
littérature  à  idées...  Elle  apparaît,  chez  nous,  chez  Balzac,  dars 
un  génie  à  double  tendance  qui  tient  à  la  fois  de  l'artiste  et  du 
savant.  Toutes  les  qualités  des  grands  artistes,  Balzac  les  possède. 
Aucun  homme  depuis  Shakespeare,  Molière  et  Walter  Scott  n'a 
mis  sur  pied  plus  de  figures  vivantes  et  qui  ne  s'oublient  pas.  Ma. s 
il  est  en  même  temps  un  savant,  c'est-à-dire  un  homme  qui  va 
cherchant  les  conditions  nécessaires  et  suf&santes  des  phéno- 
mènes, 

Balzac  a  transposé  dans  l'ordre  moral  et  social  les 
théories  biologiques  de  Geoffroy-Saint-Hilaire,  et  l'avant- 
propos  de  la  Comédie  humaine,  où  la  doctrine  balzacienne 
se  trouve  le  plus  exactement  définie,  sera  le  bréviaire  de 
Bourget  composant  l'Etape  et  l'Emigré.  Mais  de  même 
que  le  Bourget  psychologue  était  tout  nourri  des  romans 
d'analyse  de  Balzac,  le  Lys  dans  la  vallée,  Louis  Lambert, 
de  même  le  Bourget  sociologue  est  tout  imprégné  des 
grands  romans  sociaux  de  son  maître,  le  Médecin  de 
campagne,  le  Curé  de  village,  les  Paysans.  Pour  lui,  la 
véritable  formule  du  roman  social  est  la  formule  balza- 
cienne, et  le  Curé  de  village  en  particuHer  lui  en  fournit  le 
meilleur  exemple,  car  c'est,  nous  dit-il, 

Un  roman...  qui  montre,  et  qui,  après  avoir  montré,  essaye  de 
comprendre  la  signification  du  tableau  montré.  C'est  le  roman  à 
idées  très  différent  du  roman  à  thèse,  parce  qu'il  est  une  œuvre 
de  recherche  et  non  pas   d'argumentation,   aussi   scrupuleuse- 


350  LE   BALZACIEN 

ment  exact  que  le  roman  réaliste,  puisque  cette  recherche  suppose 
wne  solide  documentation  ;  et  c'est  le  roman  social. 

Le  sociologue  aussi  bien  que  le  psychologue  procède 
donc  de  Balzac.  Par-dessus  l'influence  de  Stendhal,  par- 
dessus l'influence  de  Taine,  l'influence  de  Balzac  domine 
l'œuvre  de  Bourget.  Aussi  est-il  déconcertant  de  cons- 
tater que  les  Essais  de  psychologie  qui  contiennent  un 
Stendhal  et  un  Taine  ne  contiennent  point  de  Balzac,  non 
plus  que  les  autres  volumes  de  psychologie  et  de  critique. 
Pourquoi  cette  lacune?  Elle  est  si  anormale  que  Bourget 
a  eu  le  souci  de  s'en  expliquer  dès  la  première  publica- 
tion des  Essais  dans  la  Nouvelle  Revue,  en  1882  : 

II  aurait  fallu,  pour  être  logique,  écrit-il,  commencer  par  le 
grand  initiateur  moderne  :  Balzac.  Mais  le  travail  a  été  fait  par 
M.  Taine,  de  telle  façon  qu'il  n'y  a  plus  lieu  d'y  revenir. 

Ainsi,  Paul  Bourget  n'a  jamais  consacré  à  Balzac 
d'étude  d'ensemble,  mais  s'est  borné  à  compléter  Taine 
sur  quelques  points.  Nous  lui  devons,  entre  autres,  l'étude 
la  plus  pénétrante  qui  ait  jamais  été  écrite  sur  Balzac 
nouvelliste  et  plusieurs  vigoureuses  dissertations  sur  les 
idées  poUtiques  et  sociales  de  Balzac. 

On  peut  dire  que  nul  auteur  contemporain  n'a  plus  que 
Bourget  nourri  sa  pensée  de  la  substance  balzacienne. 
Il  a  demandé  à  Balzac,  dès  sa  jeunesse,  cette  méthode 
intellectuelle  que  la  fréquentation  de  Taine  lui  a  permis 
de  porter  à  son  plus  haut  degré  de  précision.  Au  fond  de 
Bourget  comme  au  fond  de  Balzac  on  trouve  sous  le  ro- 
mancier un  homme  altéré  de  science,  disons  le  mot,  un 
savant  en  puissance.  Tous  deux  prônent  la  méthode  scien- 
tifique :  Balzac  ne  jure  que  par  Geoffroy-Saint-Hilaire, 
Cuvier,  Buffon  ;  Bourget  jeune  homme  hante  l'hôpital,  les 
laboratoires,  et  dans  sa  maturité  fréquente  assidûment 
les  plus  grands  psychiatres  de  son  époque.  Les  mots  : 
psycho-physiologie,  clinique,  clinicien  font  partie  inté- 
grante de  son  vocabulaire.  Comme  Balzac,  il  a  intitulé 


LE   BALZACIEN  351 

Physiologie  un  de  ses  romans  d'analyse,  il  appelle  André 
Cornélis  une  planche  d'anatomie  morale,  les  problèmes 
de  l'hérédité,  de  l'inconscience  sont  pour  lui  des  problèmes 
auxquels  il  s'attaque  couramment.  «  C'est,  dit  Maurice 
Barrés,  une  nature  de  savant  terriblement  préoccupé  de 
physiologie,  qui  possède  jusqu'à  la  manie,  si  j'ose  dire, 
le  goût  des  études  médicales.  » 

Mais  si  les  ressorts  intérieurs  de  sa  pensée  sont  bien 
estampillés  à  la  marque  de  Balzac,  combien  d'autres  élé- 
ments de  son  tempérament  intellectuel  et  moral  sont 
empreints  de  la  griffe  du  maître  ! 

Les  façons  de  vivre  quand  il  débute  dans  la  carrière 
des  lettres  sont  copiées  sur  celles  de  Balzac  à  vingt  ans  ; 
de  même  que,  plus  tard,  il  aura,  comme  son  héros,  sa  crise 
de  dandysme,  ses  cravates,  ses  cannes.  Le  charmant 
René  Vincy  (Mensonges),  qui  lui  ressemble  si  fort,  sera 
sensible,  comme  Balzac,  aux  satisfactions  de  la  vanité 
mondaine  et  déclarera  :  «  Nous  autres  gens  de  lettres, 
nous  avons  tous  cette  rage  du  décor  brillant.  Balzac  l'a 
eue,  Musset  l'a  eue,  c'est  un  enfantillage  qui  n'a  pas  d'im- 
portance. »  Et  ce  même  René  Vincy,  enivré  par  la  lec- 
ture des  romans  de  Balzac,  «  cette  Iliade  dangereuse  des 
plébéiens  pauvres,  »  se  promène  sans  cesse  dans  les  nobles 
rues  du  faubourg  Saint-Germain,  évoquant  derrière  les 
hautes  fenêtres  le  profil  d'une  duchesse  de  Langeais  ou  de 
Maufrigneuse. 

On  citerait  dans  l'œuvre  de  Bourget  mille  traits  de  ce 
genre.  Le  souvenir  de  Balzac  ne  le  quitte  pas,  la  Comédie 
humaine  est  depuis  plus  de  cinquante  ans  son  livre  de 
chevet.  Il  lui  empruntera  des  titres  comme  Séraphita- 
SéraphiHis,  pour  une  poésie  d'Edel,  la  Physiologie  du 
mariage  nous  vaudra  la  Physiologie  de  l'amour  moderne. 
Ses  héros  comme  ceux  de  Balzac  auront  des  blasons, 
composés  par  quelque  Gramont  inconnu  ;  leurs  noms 
seront  aussi  soigneusement  choisis  que  ceux  de  Bénassis 
et  de  Z.  Marcas  ;  l'Auvergnate  de  Mensonges  aura  ses  tics 


352  LE   BALZACIEN 

de  langage  aussi  soigneusement  notés  que  les  iîyeuls 
de  maman  Vauquer.  Et  nous  verrons,  comme  dans  la 
Comédie  humaine,  reparaître  d'un  roman  à  l'autre  Ma- 
dame Moraines,  le  baron  Desforges,  Casai,  tels  les  grands 
premiers  rôles  de  la  Comédie  humaine.  Certains  épisodes 
des  romans  de  Bourget  seront  même  des  calques  balza- 
ciens et  l'on  trouvera  dans  l'Eau  -profonde  une  Mme  de 
Chaligny,  sœur  de  Mme  Jules  de  l'Histoire  des  Treize. 

Mais  la  vraie  dévotion  intellectuelle  va  plus  loin  encore. 
Bourget  se  réjouira  avec  le  vicomte  de  Lovenjoul  retrou- 
vant la  fameuse  canne  aux  turquoises,  et  il  préfacera 
en  hagiographe  l'inouï  Vapereau  de  Balzac,  le  Réper- 
toire de  la  Comédie  humaine  de  Cerfberr  et  Christophe. 
Comme  tout  bon  balzacien  Bourget  possédera  même 
sa  relique  personnelle  sous  la  forme  d'un  petit  carnet 
rouge  où  Balzac  inscrivait  ses  achats  chez  les  antiquaires. 
Un  jour  même  il  écoutera  religieusement  son  vieil  ami 
Barbey  lui  conter  comment  il  a  vu  le  héros  une  fois 
dans  sa  vie  : 

J'ai  vu  Balzac  une  fois,  mon  /?,  lui  dit  un  jour  le  vieux  conné- 
table, et  c'était  au  café  de  la  Régence.  Vous  comprenez  que  je 
le  regardais,  comme  les  Alpes.  Il  a  demandé  une  bouteille  de  vin 
de  Bordeaux.  Il  s'est  versé  un  verre  qu'il  a  bu  et  je  l'ai  vu  rire  à 
sa  pensée. 

Et  Bourget  recueillera  pieusement,  sans  sourire,  ce 
souvenir  infime,  puéril  et  glorieux,  de  l'homme  qui,  des 
5'eux  qui  le  regardaient,  avait  contemplé  le  grand  homme. 

Aujourd'hui  encore  l'envoûtement  de  Bourget  n'a 
pas  cessé  et  lorsqu'il  montre  dans  son  salon  de  Chantilly 
une  belle  gravure  à  l'eau-forte  représentant  Louis  XVIII 
assis  sur  son  trône,  en  posture  d'audience,  il  vous  dit  tout 
bas  à  l'oreille  :  «  Il  attend  Félix  de  Vandenesse.  » 


MARCEL  BOUTERON. 


LE   ROMANCIER 


Pour  bien  juger  de  l'influence  de  Paul  Bourget  et  de 
son  importance  dans  l'histoire  de  la  littérature,  il  faut 
d'abord  se  représenter  ce  qu'était  cette  littérature  aux 
environs  de  1881  et  de  1882,  époque  à  laquelle  commen- 
cèrent de  paraître  dans  la  Nouvelle  Revue  les  Essais  de 
psychologie  contemporaine.  On  était  alors  en  pleine 
période  de  la  «  tranche  de  vie  »  ;  Zola,  puisant  dans 
l'exemple  de  Balzac,  de  Flaubert  et  des  Concourt  ce  qui 
était  le  plus  nécessaire  à  son  tempérament,  avait  pro- 
mulgué les  règles  d'un  jeu  nouveau  qui  régnait  alors  sou- 
verainement sur  les  lettres.  Il  s'agissait  de  reproduire  la 
réalité  à  tout  prix,  en  choisissant  de  préférence  la  plus 
sordide,  la  plus  basse,  la  plus  vile.  Mais  que  vaut  la  réalité 
si  elle  est  dépouillée  des  lois  secrètes  qui  l'ordonnent? 
En  d'autres  termes,  que  vaudrait  la  description  purement 
extérieure  d'une  maladie,  ramenée  à  ses  phénomènes 
visibles  et  isolée  de  l'étude  de  ses  vrais  phénomènes, 
ceux  qui  affectent  le  sang,  les  tissus,  les  viscères?  Les 
écrivains  réalistes  estimaient  que  n'importe  quelle  des- 
cription du  monde  extérieur  suffisait  à  l'art  du  romancier 
et  du  conteur.  Le  plus  comique,  c'est  que,  voulant  être 
réels,  ils  firent  dans  cette  réalité  prodigieusement  diverse 
et  multiforme  qui  nous  entoure,  un  choix  extrêmement 
restreint  et  que,  somme  toute,  le  sujet  de  presque  toutes 

R.  n.  1923.  —  XII,  3.  13 


354  LE   ROMANXIER 

les  œuvres  de  cette  école  tourne  autour  de  quelques 
manifestations  instinctives,  très  animales. 

Cependant  l'histoire  littéraire  du  dix-neuvième  siècle 
se  résume  dans  ces  deux  courants  :  rornantisme  et  réa- 
lisme (celui-ci  étant  la  réaction  de  celui-là),  plus  un  troi- 
sième qui  dure  encore  et  qui  s'est  formé  vers  1880  et  dont 
les  Essais  de  psychologie  contemporaine  et  l'Irréparable 
sont  au  nombre  des  premières  manifestations. 

Ce  troisième  mouvement  consisterait  par  son  essence 
même  dans  la  recherche,  sous  les  phénomènes  du  monde 
extérieur,  des  lois  de  la  vie  intérieure.  (Je  résume  pour 
ne  pas  m'attarder  aux  définitions  et  aux  formules.)  Notez 
que  cette  explication  ne  s'applique  ni  au  romantisme,  ni 
au  réalisme.  Il  faut  insister  aussi  sur  le  fait  qu'il  n'y  a 
aucune  nouveauté  littéraire,  sinon  purement  extérieure, 
depuis  les  années  1880.  Je  vois  à  tout  moment  que  de 
jeunes  écrivains,  bien  intentionnés,  mais  imprudents,  se 
risquent  à  dire  en  quoi  ils  entendent  innover.  Je  n'entends 
nullement  nier  leurs  nouveautés  de  détail,  souvent  même 
précieuses,  mais  indiquer  qu'ils  n'ont  créé  aucun  courant 
neuf  et  que  souvent,  ils  déclarent  vouloir  apporter  quelque 
chose,  qui  fait  le  fond  des  préoccupations  des  écrivains 
depuis  l'époque  dont  je  parle.  Les  Sœurs  Vatard  ou  la  Fin 
de  Lucie  Pellegrin  pouvaient  bien  surenchérir  sur  l'œuvre 
de  Champfleury  ou  de  Duranty;  eUes  ne  développaient 
qu'un  des  côtés  de  Champfleury  ou  de  Duranty. 

Quand  Paul  Bourget  commença  à  chercher,  à  travers 
la  figure  de  Baudelaire,  de  Renan,  de  Flaubert,  de  Taine, 
de  Stendhal,  des  Concourt,  de  Tourguénefî  et  d'Amiel 
(et  notez  à  quel  point  ce  choix,  sauf  en  ce  qui  concerne 
Leconte  de  Lisle  et  Alexandre  Dumas  fils  est  déjà  signi- 
ficatif), les  secrets  de  l'âme  contemporaine,  il  donnait 
implicitement  un  ensemble  de  directions  qui  allait  devenir 
la  formule  générale  de  notre  temps. 

Il  est  évident  que,  dans  la  future  histoire  littéraire  du 
dix-neuvième  siècle,  l'influence  de  Bourget  se  mêlera  à 


LE    ROMANCIER  355 

celle  des  premiers  symbolistes,  de  Verlaine,  de  Mallarmé 
et  de  Villiers  de  l'Isle-Adam  et  que  les  imes  et  les  autres 
paraîtront  à  l'origine  de  ce  mouvement  nouveau,  à  qui 
il  n'a  manqué  qu'un  nom  général  pour  frapper  tous  les 
esprits  et  qui  aurait  pu  s'appeler  l'animisme. 

Remarquez  que  les  hommes  sur  qui  Paul  Bourget  a  fait 
porter  l'effort  de  son  attention  scrupuleuse  sont  juste- 
ment ceux  qui  ont  créé  cet  état  d'esprit  nouveau  et  que 
toutes  les  grandes  influences  qui  ont  suivi  celles-là  n'ont 
fait  qu'en  accentuer  les  tendances.  Pour  M.  Bourget,  en 
particulier,  il  faudrait  ajouter  celle  de  Ribot,  le  Ribot 
des  Maladies  de  la  volonté,  de  la  mémoire  et  de  la  person- 
nalité, et  de  William  James,  qui  fut  son  ami.  Pour  nous  ce 
fut  hier  Dostoïewsky,  Ibsen,  Tolstoï,  Emerson,  Nietzsche, 
Gobineau  ;  c'est  aujourd'hui  Arthur  Rimbaud,  Siegmund 
Freud,  Tchékov,  et  ceux  qui  sont  déjà  formés  en  parti- 
culier par  ces  influences  antérieures.  Barrés,  André  Gide 
et  Proust,  par  exemple. 

Je  ne  dirai  pas  que  M.  Paul  Bourget  fût  le  seul  à  son 
époque  à  prévoir  dans  quel  sens  allait  évoluer  la  vie  litté- 
raire. Il  faudrait,  à  côté  de  son  nom,  indiquer  ceux  de 
Téodor  de  Wyzewa,  d'Edouard  Rod,  d'Emile  Hennequin, 
d'Eugène-Melchior  de  Vogiié.  On  remarquera  que  ces 
écrivains  furent  tous  des  vulgarisateurs  de  littérature 
étrangère.  Un  des  phénomènes  essentiels  de  ce  nouveau 
courant  est  dans  son  principe  un  vaste  effort  général  pour 
intégrer  à  la  littérature  française  quelque  chose  qui  était 
particulier  à  la  littérature  anglo-saxonne  et  slave,  et  le 
lui  faire  intégrer,  sans  qu'elle  y  perdît  rien  de  ses  qualités 
primordiales,  en  lui  annexant,  non  des  formes  littéraires 
excentriques,  mais  une  province  nouvelle  :  l'étude  des  par- 
ticularités de  l'âme.  Peut-être  paraîtra-t-il  arbitraire 
que  nous  fassions  naître  la  littérature  psychologique 
en  1880;  mais  il  faut  se  souvenir  que  les  écrits  de  cet 
ordre  parus  avant  cette  date  n'étudiaient  que  les  phé- 
nomènes de  l'amour,  et  non  les  diverses  réactions  de 


356  LE  ROM^NCIER 

l'âme  humaine  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie  (i). 

A  ce  moment,  il  se  passa  vraiment  un  fait  moral  nou- 
veau. Voici,  en  efïet,  les  lignes  que  je  trouve  à  la  seconde 
page  de  l'Irréparable,  qui  parut  en  1883.  C'est  Adrien 
Sixte,  celui  qui  allait  devenir  un  des  deux  héros  du  Dis- 
ciple, qui  parle  :  «  ...  —  Non,  la  personne  humaine,  la 
personne  morale,  celle  dont  nous  disons  moi,  n'est  pas 
plus  simple  que  le  corps  lui-même.  Par-dessous  l'existence 
intellectuelle  et  sentimentale  dont  nous  avons  conscience, 
et  dont  nous  endossons  la  responsabilité,  peut-être  illu- 
soire, tout  un  domaine  s'étend,  obscur  et  changeant,  qui 
est  celui  de  notre  vie  inconsciente.  Il  se  cache  en  nous  une 
créature  que  nous  ne  connaissons  pas,  et  dont  nous  ne 
savons  jamais  si  elle  n'est  pas  précisément  le  contraire 
de  la  créature  que  nous  croyons  être.  De  là  dérivent 
ces  volte-face  singulières  de  conduite  qui  ont  fourni 
prétexte  à  tant  de  déclamations  des  moralistes...  Nous 
dépensons  toute  notre  activité  à  poursuivre  un  but  dont 
nous  nous  imaginons  que  dépend  notre  bonheur,  et  ce 
but  atteint,  nous  nous  apercevons  que  nous  avons  mé- 
connu les  véritables,  les  secrètes  exigences  de  notre 
sensibilité.  Que  d'exemples  de  ces  erreurs  intimes  four- 
nirait l'histoire  des  conversions  religieuses,  si  elle  était 
étudiée  par  un  psychologue!...  Mais  pourquoi  remonter 
à  ces  témoignages  de  l'ordre  mystique,  lorsque  l'expé- 
rience quotidienne  nous  permet  d'observer,  sur  place  la 
dualité  de  notre  être?  » 

Ce  que  Paul  Bourget  formulait  avec  un  rare  bonheur 
en  1883  c'était  justement  l'avènement  de  cette  littérature 
nouvelle.  Depuis  lors,  presque  tout  ce  qui  compte  en 
France,  —  et  peut-être  en  Europe,  car  les  mouvements 
littéraires  sont  de  moins  en  moins  localisés  dans  les 


(i)  Il  faut  faire,  bien  entendu,  une  exception  pour  Pascal  et  pour 
Racine,  comme  aussi  pour  Vauvenargues  et  Joubert.  Mais  peut-on  dire, 
par  exemple,  que  la  psychologie  de  Marivaux,  de  Laclos  et  même  de 
Constant  ait  quoi  que  ce  soit  à  faire  avec  notre  vie  psychique? 


LE   ROMANCIER  357 

nations,  —  procède  à  l'investigation  de  «  ce  domaine 
obscur  et  changeant  »  auquel  fait  allusion  Adrien  Sixte. 
C'est  un  phénomène  psychologique  de  cet  ordre  dualiste 
que  nous  décrit  l'Irréparable;  la  profession  de  foi  de 
Paul  Bourget  est  formelle  ;  c'est  la  vie  de  l'âme  qu'il  va 
traduire.  Et  pour  qu'il  n'y  ait  aucune  équivoque,  il 
prendra  pour  héros  un  jeune  rêveur  anglais  de  ces  années- 
là,  un  disciple  et  un  ami  de  Dante-Gabriel  Rossetti, 
et  il  lui  fera  composer  des  eaux-fortes  sur  les  vers  sui- 
vants de  ce  même  Rossetti  :  «  Ah!  dear  one,  y  ou  hâve  heen 
dead  so  long...  Ah!  chère  aimée,  vous  avez  été  morte  si 
longtemps  !  »  —  d'Edgar  Poë  :  «  By  the  side  of  the  pale 
faced  moon...  Tout  à  côté  de  la  face  pâle  de  la  lune  »  —  de 
Shelley  :  «  The  hopes  which  thou  and  I  heguiled  to  dealh 
on  life's  dark  river...  Les  espérances  que  toi  et  moi 
avons  laissées  mourir  sur  la  sombre  rivière  de  la  vie.  » 
Ainsi  en  faisant  mouvoir  ses  personnages  dans  l'atmos- 
phère de  ces  poètes  anglais  qui  n'ont  jamais  fait  allusion 
qu'à  cette  vie  profonde  et  secrète  de  l'âme,  Paul  Bourget 
entendait  bien  donner  aux  romans  qu'il  allait  écrire  une 
direction  diamétralement  opposée  à  tout  ce  qu'il  voyait 
se  faire  autour  de  lui.  Qu'il  ait  toujours  réalisé  ce  roman 
du  «  domaine  obscur  et  changeant  »,  si  contraire  aux  défi- 
nitions psychologiques  de  La  Rochefoucauld  et  des  mora- 
listes classiques,  je  ne  le  dirai  pas.  D'autres  considérations 
l'en  ont  trop  souvent  empêché  ;  mais  sa  préoccupation 
reste  présente  dans  toute  son  œuvre.  Et  ce  domaine 
obscur  et  changeant,  ne  voit-on  pas  qu'il  a  envahi  toute 
la  littérature  contemporaine  et  plus  que  jamais  en  1923, 
cinquante  ans  après  l'apparition  de  V Irréparable}  Angle- 
terre, Allemagne,  Russie,  Espagne,  Italie,  Scandinavie, 
Amérique,  tout  y  passe  comme  la  France.  Citerai-je  au 
hasard  quelques  œuvres  étrangères,  récemment  révélées, 
le  théâtre  de  Pirandello  ou  les  Cahiers  de  Malte  Laurids 
Brigge,  de  Rilke,  les  Montagnes  russes,  de  John  Rodker  ou 
Légende,  de  Clémence  Dane,  Knut  Hamsun  ou  Bojer, 


358  LE    ROMANCIER 

Tchékov  ou  Ivan  Bounine,  Ramon  Gomez  de  la  Serra 
ou  Ramon  Ferez  de  Ayala?  Tout  y  parle  du  «  domaine 
obscur  »,  comme  les  livres  des  meilleurs  d'entre  les  jeunes 
écrivains  français.  Voit-on  maintenant  que  la  grande  lit- 
térature européenne  forme  depuis  i8So  un  bloc,  une  seule 
coulée  brûlante,  comme  le  romantisme  de  1820  et  le  réa- 
lisme de  1860?  Mais  cette  période  risque  de  durer  beau- 
coup plus  longtemps  que  les  précédentes.  Et  voit-on 
aussi  à  quel  point  Paul  Bourget  en  a  été  un  des  initia- 
teurs et  des  précurseurs?  Et  ce  n'est  pas  une  des  moin- 
dres raisons  pour  lesquelles  nous  l'honorons  aujourd'hui. 


II 


Ce  qui  allait  intervenir  pour  modifier  la  conception 
fondamentale  de  Paul  Bourget,  telle  qu'elle  apparaît 
dans  ce  préambule  de  l'Irréparable,  c'est  la  constatation 
que  l'étude  psychologique  de  l'homme  pour  garder  son 
caractère  abstrait  devrait  prendre  sa  mesure  comme  s'il 
était  seul,  comme  s'il  était  l'individu  en  soi  des  métaphy- 
siciens. Or,  il  n'en  est  rien.  Cet  homme  agit.  Ces  actions 
ont  des  conséquences  morales  qui  font  intervenir  d'autres 
êtres  que  lui.  Il  est  social.  Paul  Bourget  allait  être  forcé 
dorénavant  de  faire  intervenir  dans  chacun  de  ses  romans 
le  réseau  de  la  société  ;  et  bientôt,  donner  ces  vastes 
consultations  sociales  qui  s'appellent  l'Etape,  l'Emigré, 
Un  Divorce,  sans  compter  ses  chroniques  de  l' Illustration 
et  les  innombrables  réflexions  de  chacun  de  ses  ouvrages. 

C'était  suivre  la  tradition  de  Balzac,  la  tradition  même 
de  la  Httérature  française.  Je  n'insisterai  pas  là-dessus. 
Brunetière  a  écrit  des  choses  définitives  sur  le  caractère 
essentiel  de  chacune  des  grandes  littératures  européennes  ; 
et  on  pourrait  ajouter  des  réflexions  fort  spirituelles  sur 
ce  fait  que  pour  représenter  l'homme  solitaire,  le  Fran- 


LE   ROMANCIER  359 

çais  ait  choisi  un  courtisan,  le  Misanthrope,  et  l'Anglais, 
un  naufragé,  Robinson  Crusoé. 

Cependant,  vers  1880,  il  restait  encore  une  tradition 
byronienne,  romantique,  d'ailleurs  entretenue  par  Bar- 
bey d'Aurevilly  :  celle  du  beau  ténébreux,  de  l'homine 
à  bonnes  fortunes,  sentimental  et  un  peu  tragique  (qui 
pourrait  bien  être,  au  fond,  en  France,  une  déformation, 
mais  une  évolution,  de  l'aventurier  de  Marivaux  et  de 
Le  Sage).  Ce  jeune  premier,  qui  avait  été  Grandisson, 
René,  Manfred,  était  devenu  Eugène  de  Rastignac,  Lucien 
de  Rubempré,  Henri  de  Marsay,  Julien  Sorel  ;  il  allait  être 
Armand  de  Querne,  Ra^nnond  Casai,  Julien  Dorsenne, 
François  Vernantes.  Le  grand  art  de  Paul  Bourget  fut 
de  créer  des  caractères  si  représentatifs  de  la  génération 
des  années  1880  qu'ils  sont  devenus  le  type  même  des 
hommes  de  cette  époque  et  que  leur  influence  s'est  étendue 
bien  au  delà  de  cette  date  et  s'étend  encore  aujourd'hui 
(j'ai  déjà  dit  tout  ce  que  le  Bertin  et  le  Mariolles  de  Mau- 
passant,  le  François  Mintié  de  Mirbeau  et  le  Dechartre 
d'Anatole  France,  —  sans  compter  le  Sperelli  de  d'An- 
nunzio  —  devaient  à  cette  création). 

Cet  homme  était  d'abord  un  analyste,  un  «  introspec- 
teur  ».  C'était  là  le  trait  essentiel  qui  le  distinguait  de 
ses  aînés,  même  des  héros  de  Stendhal.  Ceux-ci  s'exami- 
naient tout  en  agissant  et  sans  cesser  d'agir,  mais  pour  le 
plaisir  d'y  voir  clair.  Tandis  que  les  héros  de  Bourget  (et 
leur  innombrable  descendance)  s'examinent  pour  s'exa- 
miner, souvent  sans  agir,  et  parce  que  pour  eux  le  plaisir 
de  vivre  n'existe  que  s'il  est  vérifié  à  chaque  seconde  par 
un  appareil  enregistreur.  Sensuels,  capables  de  crimes 
pour  goûter  une  émotion  (puisque  ce  souci  de  se  connaître 
a  pour  corollaire  la  nécessité  de  s'expérimenter),  leurs 
fautes  sont  plus  graves  que  celles  des  autres,  puisqu'ils 
ne  sont  jamais  innocents,  et  les  conséquences  de  leurs 
fautes  par  conséquent  plus  tragiques.  D'où  accroissement 
de  leur  responsabilité.  Le  type  du  roman  de  Bourget  est 


360  LE    ROMANCIER 

dans  cette  formule  :  d'Un  Crime  d'amour  à  la  Geôle, 
J'ai'oute  que  ses  héros,  hommes  et  femmes,  sont  tou- 
jours des  êtres  de  haute  culture,  depuis  Noémi  Hurtrel 
qui  lit  au  retour  du  bal  les  Pensées  de  Pascal  et  l'Auto- 
biographie de  Stuart  Mill,  jusqu'à  la  duchesse  de  Roannez. 
Et  l'abus  de  la  culture  engendre,  selon  Paul  Bourget,  les 
mêmes  erreurs  que  celui  de  l'analyse.  Ici,  je  ne  peux  me 
retenir  de  dire  que  je  trouve  ses  conclusions  un  peu  sévères 
à  l'égard  de  la  culture.  Rien  ne  prouve  que,  moins  cultivés, 
ces  personnages  n'aient  pas  commis  les  mêmes  erreurs  ; 
et  'je  tiens  que  les  personnes  cultivées  et  même  trop 
cultivées,  si  elles  commettent  des  fautes,  qui  tiennent  par- 
fois à  cette  culture,  sont  préservées  aussi  par  elles  de 
fautes  plus  graves  et  plus  terribles  qui  sont,  elles,  l'apa- 
nage des  êtres  sans  culture.  Mais  Paul  Bourget  estime  que 
tout  avantage  intellectuel,  financier  ou  social,  dégénère  en 
abus  et  par  conséquent  en  vice,  s'il  n'est  pas  corrigé  par 
une  conscience  parallèle  et  plus  haute  du  devoir  corres- 
pondant. Cette  pensée,  si  sage  d'ailleurs,  est  une  des 
colonnes  morales  qui  soutiennent  l'édifice  de  son  œuvre. 


III 


Ainsi  Paul  Bourget  avait  à  la  fois  comme  domaine  à 
explorer  le  merveilleux  afflux  psychologique,  qui  s'était 
formé  dans  le  dernier  tiers  du  dix-neuvième  siècle,  et 
comme  terrain  d'expérimentation  l'homme  à  la  fois  can- 
dide et  méfiant,  sentimental  et  sensuel,  brutal  et  cultivé 
et  par-dessus  tout  jaloux,  qui  représentait  le  type  même 
des  hommes  formés  autour  de  l'Année  terrible.  A  l'aide 
de  ces  deux  éléments,  il  allait  mener  cette  vaste  enquête 
psychologique  qui  remplit  aujourd'hui  cinquante-huit 
volumes  et  qui  a  occupé  cinquante  années  uniquement 
vouées  à  la  vie  de  l'esprit.  Mais  il  lui  fallait  en  quelque 


LE    ROMANCIER  361 

sorte  le  levier  qui  mît  ce  monde  en  mouvement  ;  ce  levier, 
il  devait  le  trouver  dans  une  conception  du  roman  presque 
uniquement  dramatique.  Il  lui  a  semblé,  —  comme  d'ail- 
leurs à  la  plupart  des  grands  romanciers,  —  que  les 
caractères  ne  se  dessinaient  tout  à  fait  que  si  on  les  forçait 
de  réagir  en  face  de  circonstances  tragiques.  Cela  est  vrai, 
avec  cette  restriction  que  l'état  moral  et  sentimental  de 
l'homme  à  l'état,  pour  ainsi  dire,  latent,  et  quand  aucune 
de  ces  lames  de  fond  ne  le  soulève,  est  peut-être  plus  vrai 
encore,  —  mais  d'une  vérité  qui  ne  se  manifeste  presque 
jamais,  la  vérité  du  journal  d'Amiel,  par  exemple,  — 
puisque  aussi  bien,  sitôt  qu'il  réagit  en  face  des  circons- 
tances, il  se  trouve  modifié  par  elles  et  n'est  plus  exacte- 
ment l'individu  qu'il  se  rêvait.  Mais  cet  être  intimement 
vrai  n'est  pas  un  personnage  de  roman  ;  Hamlet  n'est 
sans  doute,  au  fond,  que  le  passage  de  cet  être  en  soi,  du 
monde  de  rêves  où  il  s'est  réalisé  au  monde  de  turbulence 
extérieure,  où  les  circonstances  exigent  qu'il  se  place.  Et 
Bourget  a  écrit  aussi  son  Hamlet,  qui  est  André  Cornélis, 
un  de  ses  chefs-d'œuvre. 

Du  moins,  cette  conception  allait-elle  permettre  à 
Paul  Bourget  de  traiter  de  grands  sujets.  On  a  fort  ri,  à 
la  fin  du  naturalisme  et  dans  les  débuts  du  symbolisme, 
du  sujet,  comme  on  en  rit  aujourd'hui  en  peinture  ;  mais 
il  n'en  est  pas  moins  que  les  sujets  de  romans  existent  en 
soi,  en  dehors  même  de  la  manière  dont  ils  seront  traités. 
Je  veux  dire  qu'il  y  en  a  qui  comportent  par  leur  dévelop- 
pement même  une  vue  plus  ou  moins  élevée  de  la  vie 
humaine.  Le  Père  Goriot,  l'Idiot  ou  le  Moulin  sur  la  Floss 
sont  déjà  par  leurs  thèmes  d'autres  livres  que  les  Scènes 
de  la  vie  de  bohème,  les  Sœurs  Vatard  ou  les  Souffrances 
du  professeur  Delteil. 

Mais  un  vrai  romancier  trouve  presque  toujours  les 
sujets  dont  il  a  besoin,  et  Paul  Bourget  est  un  romancier- 
né. 

Il  l'est  d'abord  par  son  pouvoir  de  créer  des  êtres  corn- 


362  LE   ROMANCIER 

plets,  différents  entre  eux,  des  êtres  aj^ant  une  vie  abso- 
lument personnelle,  opposés  par  les  circonstances  dans 
des  conflits  où  ils  se  heurteront,  moins  à  cause  de  leurs 
intérêts  que  de  la  divergence  totale  de  leurs  rouages 
intérieurs.  C'est  là  une  des  qualités  les  plus  rares  du 
romancier,  une  de  celles  que  possèdent  seulement  les 
très  grands,  que  ce  pouvoir  de  fabriquer  des  individua- 
lités qui  n'aient  entre  elles  rien  de  commun,  sinon,  chez 
Bourget,  une  tendance  marquée  à  l'hyperémotivité. 
Chacun  de  ses  livres  dresse  ainsi  des  individus  qui  ne 
possèdent  pas  entre  eux  de  communes  frontières  :  d'où 
conflit  et  généralement  désastre. 

Il  l'est  ensuite  par  la  densité  de  l'atmosphère  où  se 
meuvent  ses  héros.  Il  a  coutume  de  dire  que  les  person- 
nages d'un  livre  «  doivent  être  dans  la  chambre  ».  Avec 
lui,  ils  y  sont  toujours.  Prenez  le  début  de  chacun  de  ses 
romans,  Cruelle  énigme  ou  Cosmopolis,  André  Cornélis 
ou  Un  Drame  dans  le  monde,  les  personnages  sont  là, 
présents,  aussi  présents  au  bout  de  quelques  pages  que  si 
vous  les  connaissiez  depuis  des  semaines.  Quels  portraits 
que  ceux  du  comte  Scilly  (i),  d'Adrien  Sixte  (2),  de  Ray- 
mond Casai  (3),  de  Philippe  d'Andiguier  (4),  de  Ribalta  (5), 
du  prince  Fregoso  (6),  de  Paul  Vernat  (7)  !  Et  quelle  mer- 
veille que  ces  portraits  de  femmes,  en  même  temps  vrais 
et  légèrement  idéalisés,  troublants  et  profonds,  et  qui 
gardent  dans  toutes  les  chutes  je  ne  sais  quelle  pureté 
fondamentale  !  Qui  de  nous  n'a  pas  été  amoureux  d'Hé- 
lène Chazel  (8),  d'Aiba  Sténo  (9),  d'Ely  de  Carlsberg  (10), 

(i)  Cruelle  énigme. 

(2)  Le  Disciple. 

(3)  Un  Cœur  de  femme. 

(4)  Le  Fantôme. 

(5)  Cosmopolis. 

(6)  Une  Idylle  tragique. 

(7)  La  Geôle. 

(8)  Un  Crime  d'amour. 

(9)  Cosmopolis. 

(10)  Une  Idylle  tragique. 


LE    ROMANCIER  .  363 

de  Suzanne  Moraines  (i),  de  Juliette  de  Tillières  (2),  de 
Gabrielle  Darras  (3),  de  Catherine  Ortègue  (4)?  Paul 
Bourget  les  a  dépeintes  avec  une  tendresse  infinie.  Elles 
sont,  elles  aussi,  «  dans  la  chambre  »,  mais  elles  baignent 
aussi  dans  un  air  différent,  dans  ce  monde  fait  de  mys- 
tère et  de  poésie,  où  les  grands  amateurs  d'âmes  fémi- 
nines ont  toujours  à  demi  plongé  leurs  créations,  depuis 
Shakespeare  jusqu'à  Tourguéncff.  (Comparez  une  jeune 
fille  de  Bourget,  par  exemple,  à  une  jeune  fille  de  Zola  !) 
Il  est  encore  romancier  par  un  don  aussi  rare  que  tous 
ceux-là  et  qui  est  le  sens  de  l'émotion.  Il  est  impossible  de 
lire  la  moindre  page  de  lui  avec  indifférence.  Il  vous  prend 
toujours  aux  entrailles,  comme  d'ailleurs  ses  contempo- 
rains. Loti  et  Maupassant.  On  peut  être  un  admirable 
artiste  comme  Anatole  France  et  ne  jamais  vous  émou 
voir.  Mais  les  plus  grands  de  tous,  les  vrais  créateurs,  ne 
nous  laissent  pas  le  temps  de  formuler  sur  leur  oeuvre  un 
jugement  esthétique  ;  ils  vous  saisissent  par  la  main  et 
ils  vous  entraînent.  Ils  vous  entraînent  comme  Walter 
Scott  au  sein  d'un  vieux  château  où  de  grands  seigneurs 
douloureux  demeurent  fidèles  à  leur  souverain  dans  une 
solitude  où  passent  des  jeunes  filles  romanesques  ;  ils  vous 
entraînent  comme  Dickens  dans  des  rues  tortueuses,  vers 
des  boutiques  obscures  et  féeriques,  sur  les  quais  de  la 
Tamise,  ou,  comme  Balzac,  à  la  pension  Vauquer  ou  chez 
la  baronne  Nucingen  ;  mais  ils  ne  nous  donnent  pas  le 
droit  de  ne  pas  les  suivre.  Avec  eux,  il  faut  s'exalter,  rire, 
pleurer,  souffrir,  il  faut  enfin  communier  avec  l'humanité. 
Il  en  est  de  même  avec  Paul  Bourget.  A  tout  moment,  un 
froissement  du  cœur  vous  avertit  qu'il  s'agit  de  créatures 
humaines  qui  souffrent  ce  que  vous  avez  souffert  ou  ce 
que  vous  souffrirez.  Ce  don  de  l'émotion  est  certainement 


(i)  Mensonges. 

(2)  Un  Cœur  de  femme. 

(3)  Un  Divorce. 

(4)  Le  Sens  de  la  mort. 


364  LE   ROMANCIER 

une  des  causes  initiales  du  grand  succès  de  Paul  Bourget. 
Enfin,  il  est  romancier  par  son  désir  de  donner  de 
l'homme  une  idée  totale  ;  cela  l'a  amené  à  la  fois  à  consi- 
dérer en  lui  l'être  physique  et  l'être  religieux.  Personne 
ne  connaît  aussi  bien  que  lui  la  physiologie  de  ses  per- 
sonnages. On  lui  a  reproché  lourdement  à  ce  sujet  d'être 
pédant.  Mais  on  a  toujours  l'air  pédant  en  face  d'un 
ignorant  quand  on  parle  de  ce  qu'on  sait.  Trop  de  ro- 
manciers ignorent  les  lois  élémentaires  de  la  physiologie. 
Elles  sont  pourtant  nécessaires  à  toute  création.  Et  c'est 
le  même  écrivain  qui  donne  à  ses  héros  ces  racines 
vivantes,  ces  angoisses  métaphysiques  et  ces  troubles 
de  conscience  que  seule  une  religion  peut  apaiser.  Ainsi 
il  a  dessiné  de  l'homme  une  image  vaste  et  véritable, 
presque  complète,  à  laquelle  on  ne  peut  reprocher  que 
d'être  souvent  trop  rigoureuse  et  même  mécanique  à  force 
de  logique,  au  lieu  de  garder  ces  contradictions,  ces  sou- 
plesses et  cet  ondoiement  qui  sont  particuliers  à  la 
créature  humaine.  Mais  c'est  le  défaut  propre  à  tous  les 
créateurs  d'esprit  critique  et  qui  veulent  trouver  un 
motif  discernable  à  nos  actes.  Si  c'est  un  défaut,  il  est 
moins  dangereux  que  celui  auquel  on  n'est  que  trop  porté 
aujourd'hui  et  qui  consiste  à  ne  tenir  compte  que  des 
illogismes  de  l'individu  comme  si  la  vérité  était  seu- 
lement dans  l'absurde.  Je  ne  peux  qu'indiquer  le  côté 
médical  et  religieux  de  l'œuvre  de  Paul  Bourget  ;  je 
laisse  à  des  esprits  plus  compétents  que  moi  en  ces 
matières  le  soin  de  les  traiter  ;  mais  il  m'était  impossible 
de  ne  pas  les  signaler,  en  tentant,  comme  j'ai  essayé  de 
le  faire,  de  montrer  quelques  aspects  de  l'évolution  de 
Paul  Bourget  et  d'expliquer  quelques-unes  de  ces  qualités 
exceptionnelles  et  fondamentales  qui  font  de  lui  un  des 
plus  grands  romanciers  français. 

EDMOND  JALOUX. 


LE  NOUVELLISTE 


On  peut  lire  dans  la  magnifique  étude  consacrée  par 
Paul  Bourget  aux  Nouvelles  de  Balzac  :  «  Balzac  savait 
qu'une  nouvelle  n'est  pas  un  roman  court  et  qu'un  roman 
n'est  pas  une  longue  nouvelle.  »  Au  seuil  de  ces  quelques 
notes,  je  voudrais  reproduire  en  manière  d'épigraphe 
une  phrase  aussi  juste,  d'une  vérité  aussi  concentrée  — 
en  l'appliquant  au  grand  écrivain  dont  on  fête  aujour- 
d'hui le  jubilé  littéraire.  Paul  Bourget  sait  qu'une  nou- 
velle n'est  pas  un  roman  court  et  qu'un  roman  n'est  pas 
une  longue  nouvelle.  Qu'il  serait  utile  de  répéter  cela 
sur  tous  les  tons,  jusqu'à  satiété  !  Il  est  extrêmement 
rare  que  le  talent  du  récit  court  s'ajoute  à  celui  du  récit 
long  et  qu'on  les  trouve  réunis  dans  la  même  personna- 
lité. Les  auteurs  de  romans  copieux,  les  peintres  de  fresques 
ne  se  sont  trop  souvent  qu'amusés  à  écrire  des  contes. 
Ils  n'ont  pas  réduit  leur  sujet  avec  la  patience  des  jar- 
diniers japonais  pour  leurs  arbres  nains.  Ils  ont  coupé 
une  branche,  l'ont  plantée  en  terre  et  ont  pensé  qu'elle 
ferait  illusion.  Ainsi  procèdent  certains  fleuristes  pressés^ 
Mais  les  feuilles  restent  trop  grandes.  Au  surplus  la 
branche,  plantée  dans  trop  peu  de  terre,  ne  tarde  pas  à 
mourir.  Devant  le  Christ  mort  de  Mantegna,  Paul  Bour- 
get s'écrie  :  «  Qu'elle  est  petite  cette  toile  et  que  ce  tableau 
est  grand  !  »  Certains  prétendent  que  l'art  du  minia- 
turiste est  secondaire.  Peut-être.  Mais  Rembrandt  est 
aussi  bien  dans  le  Philosophe  en  méditation  que  dans  la 
Ronde  de  nuit.  Il  appartient  aux  nouvellistes  de  s'ins- 


366  LE   NOUVELLISTE 

pirer  de  ces  exemples.  Un  travail  utile  est  la  compa- 
raison des  contes  de  grands  romanciers  avec  leurs  ou- 
vrages de  longue  haleine.  On  reconnaîtra  que  chez  Paul 
Bourget,  comme  chez  Balzac,  il  y  a  brisure  de  la  manière 
et  que  la  Grande  Breièche  est  aussi  loin  du  Père  Goriot 
que  le  Mythomane  du  Démon  de  midi.  Le  roman  démontre. 
C'est  même  une  des  principales  quahtés  du  roman  supé- 
rieur que  de  démontrer  complètement.  La  nouvelle  sug- 
gère. «  En  revanche,  a  écrit  Paul  Bourget,  c'est  le  genre 
le  plus  capable  d'inquiéter  la  pensée.  »  Et  plus  loin,  à 
propos  de  cette  observation  de  Balzac  :  «  L'art  n'est  que 
de  la  nature  concentrée  »,  il  ajoute  :  «  N'est-ce  pas  son 
chef-d'œuvre  de  recréer,  comme  cette  nature  le  fait, 
dans  ses  moindres  fleurs  et  dans  ses  moindres  insectes, 
tout  un  monde,  dans  un  si  étroit  raccourci  d'espace  et 
de  matière.   » 

Si  nous  étudions  les  nouvelles  de  Paiil  Bourget,  nous 
reconnaîtrons  avec  quel  soin  les  sujets  ont  été  choisis. 
Car  c'est  une  caractéristique  des  maîtres  du  récit  court  : 
le  choix  du  sujet.  Trop  vaste  il  donne,  par  une  con- 
tradiction curieuse,  une  sensation  de  vide,  de  pau- 
vreté. Trop  mince,  il  donne  heu  à  des  développements 
qui  semblent  interminables.  Et  c'est  ainsi  qu'un  conte 
de  trois  cents  lignes  peut  paraître  plus  lourd,  plus  indi- 
geste qu'un  roman  de  six  cents  pages  ou  plus  hâtif,  plus 
sommaire  qu'une  nouvelle  à  la  main.  Je  cite  toujours 
Paul  Bourget  :  «  Une  nouvelle  est  comme  un  moment 
découpé  sur  la  trame  indéfinie  du  temps.  La  durée  qui 
a  précédé  ce  moment  et  celle  qui  le  suit  lui  restent  exté- 
rieures. »  Cherchons  ce  moment  dans  quelques  nouvelles 
de  Paul  Bourget,  prises  au  hasard.  Le  Père.  Un  jeune 
homme  vole  deux  médailles  précieuses  dans  la  cassette 
d'un  moine.  Celui-ci,  saisi  de  pitié,  dit  au  voleiu:  :  «  Vous 
choisirez  deux  pièces  et  vous  les  garderez  comme  sou- 
venirs. »  L'auteur  conclut  :  «  Je  reconnus,  dans  le  regard 
que  mon  compagnon  jetait  sur  le  simple  moine,  l'aube 


LE   NOUVELLISTE  3^ 

d'une  autre  âme...  «  Ce  regard-là,  ce  moment,  c'est  celui 
qui  se  grave  dans  la  pensée  du  lecteur.  Le  drame  est 
court,  ramassé,  comme  dans  toutes  les  nouvelles  tra- 
giques de  Paul  Bourget,  «  parce  que  la  terreur  est  de 
toutes  les  émotions  humaines  celle  qui  a  le  moins  besoin 
de  temps.  »  Observation  que  corrobore  Edgard  Poë. 
Pienons  Un  Scrupule,  qu'il  faut  retenir  comme  une  mer- 
veille de  dosage,  comme  le  type  de  la  longue  nouvelle 
remplie  et  achevée.  Le  héros  a  vu  une  adolescente  pure 
dans  un  milieu  infâme  ;  il  la  revoit  femme  et  exquise- 
ment  jolie  et  ramenée  par  la  fatalité  à  ce  même  milieu. 
Elle  l'a  toujours  aimé.  Lui  aussi,  peut-être...  Il  la  quitte 
pourtant,  à  l'issue  d'un  dîner  fin,  et  elle  lui  baise  la  main 
avec  respect.  Le  «  moment  »  :  ce  dîner  qui  comptera 
éternellement  dans  la  vie  de  l'un  et  de  l'autre.  Mais  pour 
que  l'impression  soit  profonde,  il  convient  aussi  que  les 
portraits,  brossés  en  quelques  coups  de  pinceaux,  sai- 
sissent par  leur  simplicité  fulgurante.  Ainsi  font  les 
maîtres  qui  effacent  les  détails  inutiles  pour  ne  garder 
que  l'essentiel.  Je  Hs  dans  l'Echéance  :  «  Il  avait  de  gros 
os  et  peu  de  muscles,  des  traits  épais  et  le  sang  pauvre.  » 
La  synthèse  du  roman  est  dans  une  page,  celle  de  la  nou- 
velle dans  une  phrase. 

Mais  en  poussant  ces  théories  à  l'absurde,  on  obtien- 
drait une  sorte  de  mosaïque  Httéraire  destinée  à  être 
lue  avec  une  loupe  et  dénuée  de  toute  grandeur  d'en- 
semble. J'ai  sous  les  yeux  le  portrait  funéraire  d'une 
impératrice  de  Chine.  Le  visage  est  supérieur  aux  plus 
beaux  de  Clouet.  La  robe  d'im  superbe  rouge  sombre 
fait  une  énorme  tache  rehaussée  d'or;  mais  l'impéra- 
trice tient  entre  ses  bras  un  écran.  Approchez -vous, 
prenez  un  verre  grossissant  et  regardez  :  sur  cet  écran 
l'artiste  a  trouvé  le  moyen  de  peindre  un  frais  et  ravis- 
sant et  compliqué  paysage  :  des  saules  éclairés  par  une 
lueur  laiteuse,  une  rivière  d'argent,  des  coucous  aux  ailes 
déployées  qui  semblent  nager  dans  le  clair  de  lune...  On 


368  LE   NOUVELIISTE 

peut  négliger  ces  enjolivements  :  le  visage  suffit,  si  grave, 
si  triste,  avec  ces  yeux  qui  hésitent  entre  la  splendeur 
des  beautés  étemelles  et  le  regret  des  choses  de  la  terre... 

Or,  il  faut  ce  visage,  sans  quoi  il  ne  resterait  plus  qu'une 
anecdote.  Dans  une  nouvelle  de  Paul  Bourget  —  une 
de  ses  plus  belles  —  l'humble  huissier  d'un  ministère 
a  un  fils  dont  il  a  fait  un  grand  médecin.  Pour  élever  son 
fils,  cet  homme,  jusque-là  d'une  honnêteté  intransigeante, 
a  volé  le  dépôt  qu'un  de  ses  chefs  lui  avait  confié,  à 
charge  de  subvenir  aux  besoins  d'un  enfant  naturel  que 
ce  chef  avait  eu.  Le  thème  de  la  nouvelle,  ce  n'est  ni 
l'amour  paternel  qui  pousse  le  brave  homme  à  un  crime, 
ni  le  remords  du  fils  légitime  poiu:  le  bonheur  de  qui 
l'injustice  a  été  perpétrée,  c'est  l'horrible  misère  de 
l'autre,  du  vaincu,  du  déchet  social.  Morceau  brossé 
largement,  d'un  trait  de  maître,  parmi  les  charmants  et 
émouvants  détails. 

Inscrire,  au  moment  choisi,  le  fait  caractéristique, 
voilà  donc  le  secret.  Vous  connaissez  le  sujet  de  l'admi- 
rable Luxe  des  mitres?  Un  écrivain  qui  aurait  pu  être 
grand,  sacrifie  ses  rêves  d'art  au  luxe  de  sa  femme.  Il 
devient  un  forçat  de  la  copie.  Plus  il  monte,  plus  il  gagne 
d'argent,  plus  il  devient  célèbre,  plus  il  prononce  sa 
propre  déchéance  dans  le  secret  de  son  cœur.  Le  «  mo- 
ment ))?  C'est  celui  où  la  fille,  découvrant  enfin  le  martyre 
de  son  père,  cache  son  visage  contre  l'épaule  de  l'écrivain 
vieilli  :  «  Cette  épaule  devenue  un  peu  plus  haute  que 
l'autre,  à  cause  des  innombrables  séances  devant  la  table 
de  travail,  la  plume  en  main.  »  Nous  ne  pouvons  plus 
oublier  le  portrait. 

Il  est  à  remarquer  que  toutes  les  nouvelles  de  Bourget, 
courtes  ou  longues,  ont  une  signification  morale,  qu'elles 
laissent  derrière  elles  un  prolongement  infini.  Nul  n'a 
mieux  dépeint  le  remords,  thème  inépuisable  de  contes 
tragiques.  C'est,  dans  le  Talisman,  l'étude  de  l'envie  chez 
un  garçon  de  onze  ans  qui  casse  et  cache  la  montre  d'un 


LE   NOUVELLISTE  369 

ami  —  unique  instant  de  défaillance  d'une  âme  droite  et 
jqui  se  ressaisit.  C'est,  dans  Monique,  l'étude  de  la  jalousie 
chez  une  jeune  fille,  qui  la  pousse  à  commettre  le  forfait 
le  plus  atroce.  C'est,  dans  Reconnaissance,  l'étranger  qui 
vole  un  tas  d'or  à  Monte-Carlo  et  restitue  la  somme  aug- 
mentée d'intérêts  vingt  ans  plus  tard,  parce  qu'il  est 
redevenu  honnête,  parce  qu'il  a  été  soutenu  dans  la  lutte 
par  le  souvenir  d'une  minute  d'égarement.  Largeur  du 
plan  d'ensemble,  de  l'idée  mère  ;  conscience  et  recherche 
dans  le  détail.  Quoi  de  plus  émouvant  que,  dans  Dualité, 
cette  jolie  femme,  mère  dévouée  jusqu'au  sacrifice  rnais 
qui  reste  quand  même  vouée  à  son  linge  fin  et  à  ses 
bijoux  précieux  et  qui  offre  comme  cadeau  suprême  au 
confident  de  ses  faiblesses,  une  larme  dans  «  le  sabot  de 
Vénus  »  d'une  orchidée.  Partout,  dans  les  nouvelles  les 
plus  réduites,  comme  dans  les  contes  qui  atteignent  les 
proportions  d'un  roman,  —  le  Luxe  des  autres  est  plutôt  un 
roman  ;  je  l'ai  classé  parmi  les  nouvelles  car  moins  copieux 
que  les  autres  romans  de  Paul  Bourget,  il  a  été  conçu 
avec  les  procédés  de  Bourget  nouvelliste,  —  l'étincelle  se 
produit,  cet  effet  de  surprise  qui  est  une  des  forces  du 
genre.  Dans  la  Roulotte,  voici  l'opposition  d'une  fiancée 
bourgeoise  qui  a  tiré  un  coup  de  revolver  sur  un  jeune 
homme  parce  qu'il  lui  refusait  le  mariage  et  d'une  simple 
bohémienne  qui  s'est  laissé  arrêter  et  accuser  de  vol  à  la 
place  de  son  amant.  Dans  ma  Maison  de  Saint-Cloud,  je 
relève  ce  trait  :  un  petit  tailleur  en  chambre,  tout  vieux, 
tout  laid,  tout  humble  et  si  pauvre.  Or,  il  fait  ses  courses 
à  bicyclette  et  choisit  les  rues  les  plus  embouteillées  : 
«  les  autres  ne  sont  pas  amusantes.  »  On  remarque  chez 
Paul  Bourget  comme  chez  tous  les  grands  nouvellistes 
le  souci  du  pittoresque  dans  la  vérité.  Un  personnage 
curieux  est  un  héros  de  nouvelle  ;  un  héros  de  roman  doit 
être  un  personnage  général.  Beaucoup  de  nouvelles  —  et 
des  plus  frappantes  —  de  Paul  Bourget  sont  les  illus- 
trations d'une  pensée.  Avec  celle-ci  :  «  une  loi  mysté- 


370  LE   NOUVELLISTE 

rieuse  veut  qu'à  côté  de  tout  être  dur  et  implacable, 
un  dévouement  se  rencontre  »,  il  a  écrit  la  Meilleure  part, 
conte  admirable. 

La  lecture  des  pages  critiques  définitives  consacrées 
par  le  maître  à  l'art  du  conte  et,  surtout  la  lecture  de 
ses  contes  eux-mêmes  si  prodigieusement  charpentés  et 
variés,  si  vrais,  d'un  accent  si  noble  et  si  humain,  cons- 
tituent le  meilleur  enseignement  qui  se  puisse  imaginer. 
Toutes  les  ressources  de  l'esprit  et  du  cœur  sont  mises 
en  jeu.  Le  sujet  arrive  à  l'originahté  sans  effort.  L'auteur 
ne  suit  pas  seulement  les  méandres  de  la  vie,  ce  qui  ne 
l'amènerait  qu'à  l'anecdote,  il  applique  les  méditations 
de  sa  pensée  au  riche  trésor  d'observation  dont  il  dispose. 

Ainsi  Paul  Bourget  nouvelliste  complète  Paul  Bourget 
romancier.  Avec  une  science  infaiUible  du  dosage,  il 
assigne  à  chaque  thème  les  dimensions  qu'il  comporte. 
La  plupart  de  ses  contes  enferment  les  sujets  de  volumes 
plus  considérables.  Aucun  ne  donne  le  sentiment  d'avoir 
été  écourté,  cette  sensation  de  hâte,  de  gêne,  qui  est 
recueil  du  genre.  Il  est  impossible  de  les  relire  sans 
être  frappé  d'admiration  et  de  respect  pour  cette  imagi- 
nation puissante,  pour  ce  choix  si  artiste  et  si  sur- 
veillé, poiur  ce  bonheur  d'expression  dans  les  portraits, 
pour  la  vérité  du  dialogue.  Comme  les  morceaux  d'un 
miroir  brisé,  chaque  nouvelle  de  Paul  Bourget  est  un 
reflet  de  son  œuvre. 

HENRI  DUVERNOIS. 


LE   DRAMATURGE 


M.  Paul  Bourget  a  connu  au  théâtre  de  grands  succès. 
Un  Divorce,  la  Barricade,  le  Tribun,  l'Emigré,  ont  tenu 
l'af&che  de  longs  mois.  Il  est,  je  crois,  à  peu  près  unique 
qu'un  écrivain,  qui  semblait  devoir  être  exclusivement  un 
romancier  et  qui  avait  conquis  dans  cette  voie  une  gloire 
aussi  brillante  que  solide,  se  soit  laissé  tenter  par  la 
scène  et  y  ait  transporté,  avec  autant  de  bonheur,  son 
observation  des  hommes  et  son  souci  des  grands  pro- 
blèmes de  l'heure  présente. 

Aussi  bien,  le  talent  de  l'auteur  du  Disciple  a-t-il  une 
infinie  variété.  M.  Paul  Bourget  fut  un  poète  élégant  et 
précis,  le  roman  lui  doit  quelques-uns  de  ses  chefs-d'œuvre 
les  plus  fameux.  Il  a  donné  à  la  critique  moderne  l'un  de 
ses  titres  les  plus  importants  avec  les  Essais  de  psycho- 
logie contemporaine.  Pourtant,  M.  Paul  Bourget,  de  tous 
nos  grands  hommes  de  lettres,  semblait,  peut-être,  celui 
qui  était  le  mieux  armé  contre  les  séductions  de  l'art  dra- 
matique. C'est,  en  effet,  à  un  don  d'analyse,  lucide  et 
profond,  qu'il  dut  sa  maîtrise,  et  l'analyse,  on  le  sait, 
est  la  vieille  ennemie  du  théâtre  qui,  lui,  ne  vit  que  de 
sjmthèses. 

Comment  M.  Paul  Bourget  passa-t-il  du  livre  à  la 
scène?  Pour  essayer  de  le  découvrir,  il  faut  remonter 
assez  loin  et  suivre  l'évolution  de  ce  rare  esprit  chez 
lequel  la  volonté  de  juger  toutes  choses  de  haut  n'a 
jamais  aboli  le  sens  aigu  de  la  vie.  Jules  Lemaître  a  fort 
exactement  défini  les  influences  qui  s'exercèrent  tout 


372  LE   DRAMATURGE 

d'abord  sur  M.  Paul  Bourget.  De  Baudelaire  il  parut  tenir 
un  «  mélange  singulier  de  sensualité  et  de  mysticisme  »  ; 
à  Renan  il  emprunta  «  le  dédain  aristocratique  »,  à  Taine 
«  l'esprit  scientifique  »,  à  Stendhal  sa  puissance  et  son 
application  d'analyste.  La  nécessité  même  de  concilier 
toutes  ces  sortes  d'influences,  parfois  contradictoires, 
poussa  M,  Paul  Bourget  vers  une  sorte  de  vaste  dilet- 
tantisme, c'est-à-dire  vers  «  cette  disposition  d'esprit, 
très  intelligente  à  la  fois  et  très  voluptueuse,  qui  nous 
incline  tour  à  tour  vers  les  formes  diverses  de  la  vie  et 
nous  conduit  à  nous  prêter  à  toutes  ces  formes  sans  nous 
tenir  à  aucune  ».  M.  Paul  Bourget  voulut  tout  connaître, 
tout  comprendre,  tout  sentir.  Il  alla  partout  et  revint 
de  tout.  Il  voyagea  à  travers  toutes  les  idées  comme  à 
travers  tous  les  pays.  Mais  sa  curiosité  ne  fut  jamais 
satisfaite  et  lui  laissa  une  vague  amertume  et  une  sorte 
de  malaise.  Après  ces  pérégrinations  sans  nombre,  il 
retourna  un  beau  jour  chez  nous,  chez  lui  et  s'appliqua 
à  renoncer  à  ces  excursions  intellectuelles.  Quelques  idées 
très  simples  et  très  fortes,  coordonnées  avec  vigueur  et 
finesse  et  qui  peuvent  se  résumer  en  ce  seul  mot  :  «  tradi- 
tionalisme »,  lui  apparurent  seules  comme  dignes  d'être 
défendues.  Il  oublia  les  terrasses  embaumées  de  Florence, 
les  élégances  apprêtées  de  la  campagne  anglaise,  les  pay- 
sages mouvementés  de  l'Espagne  et  il  revint  en  France 
où  l'ombre  des  vieux  arbres  sembla  lui  donner  la  paix 
dont  il  avait  besoin.  En  redevenant  pour  ainsi  dire  ter- 
rien, en  s'enracinant,  en  abjurant  pour  toujours  les  satis- 
factions passagères  et  un  peu  troubles  du  cosmopoli- 
tisme, M.  Paul  Bourget,  sans  cesser  d'être  psychologue, 
se  fit  morahste.  Et  c'est,  je  crois,  parce  qu'il  se  fit  mora- 
liste qu'il  voulut  être  auteur  dramatique.  En  effet,  le 
roman  lui  avait  suffi  pour  y  développer  des  points  de  vue 
d'amateur  d'âmes,  des  doctrines  d'essayiste,  ou  pour 
nous  intéresser  à  des  h5^othèses  morales  ou  sentimen- 
tales. Mais  lorsqu'il  estima  être  en  possession  de  vérités 


LE   DRAMATURGE  373 

plus  graves  et  plus  solides,  de  ces  vérités  qu'il  ne  s'agit 
plus  de  proposer  à  nos  esprits,  mais  d'imposer  à  nos  cons- 
ciences, il  éprouva  le  besoin  de  recourir  à  une  tribune  plus 
sonore  et  plus  retentissante.  C'est  ainsi,  j'imagine,  que 
M.  Paul  Bourget  dut  être  amené  à  songer  au  théâtre. 
Il  me  semble  que  nous  en  trouvons  la  preuve  dans 
Un  Divorce,  un  des  premiers  ouvrages  dramatiques  de 
M.  Paul  Bourget,  tiré  d'un  roman  qui  n'est  point  parmi 
les  plus  célèbres.  La  pièce  qui  lui  emprunta  ses  situa- 
tions principales  est  d'une  violence  et  d'un  pathétique 
autrement  vigoureux.  Il  est  rare  qu'un  romancier  ait 
eu  lui-même  la  clairvoyance  de  discerner  le  surcroît 
d'ampleur  et  de  puissance  que  sa  pensée  prendrait  à  la 
scène.  M.  Paul  Bourget  en  avait  laissé  le  soin  à  d'autres 
pour  le  Disciple,  pour  Mensonge,  pour  Une  idylle  tragique. 
Pour  Un  Divorce,  il  voulut  être  son  propre  adaptateur. 
C'est  que,  cette  fois,  il  ne  s'agissait  plus  d'une  action 
mettant  aux  prises  les  passions  de  trois  ou  quatre  person- 
nages, mais  d'un  problème  moral  et  social.  Cette  remarque 
s'applique  à  toute  l'œuvre  dramatique  de  M.  Paul  Bour- 
get ;  elle  se  plaît  à  élire  entre  tous,  les  grands  sujets, 
ceux  dont  le  livre  semblait  seul  capable  d'accueillir  les 
vastes  proportions  et  les  lointaines  conséquences,  tandis 
qu'elle  néglige  les  conflits  individuels  qui  ne  dépassent 
point  l'aventure  tragique  dont  ils  déterminent  et  limitent 
les  péripéties.  Pourtant,  de  ces  aventures-là,  combien 
M.  Paul  Bourget  en  a  imaginé  qui  auraient  pu  servir 
à  tant  de  drames.  Il  les  a  dédaignées,  parce  qu'au  théâtre 
son  but  est  moins  d'émouvoir  que  de  persuader.  Il  est 
en  cela  l'élève  d'Alexandre  Dumas  fils,  auquel  il  a  consa- 
cré dans  les  Essais  de  psychologie  contemporaine  une  étude 
chaleureuse  et  lucide.  «  Examinez  toutes  ses  pièces,  écrit 
M.  Paul  Bourget,  à  partir  du  Demi-Monde  jusqu'à  la 
Princesse  de  Bagdad.  Il  n'y  en  a  pas  une  au  sortir  de 
laquelle  un  utilitaire  puisse  répéter  le  :  «  Qu'est-ce  que 
cela    prouve?    »    du    spectateur    sceptique    à'Aihalie. 


374  LE   DRAMATURGE 

Toutes  ces  comédies  aboutissent  à  un  enseignement  évi- 
dent et  direct,  de  même  que  toutes  sont  fondées  sur  un 
drame  de  la  vie  morale.  L'auteur  le  reconnaît  lui-même, 
et  s'en  fait  gloire.  A  ses  yeux,  le  théâtre  qui  ne  démontre 
pas  ce  que  l'écrivain  croit  être  la  vérité,  n'est  qu'un  jeu 
de  patience,  indigne  d'occuper  un  artiste  sérieux...  Le 
moraliste  n'écrit  point  pour  donner  une  fête  à  sa  fan- 
taisie, comme  le  poète,  ni  pour  être  ailleurs,  comme  le 
visionnaire,  ni  pour  redoubler  en  lui  le  sentiment  de  la 
réalité,  comme  le  faiseur  de  mémoires  ou  le  romancier 
d'observation  directe.  Non.  Il  obéit  à  sa  conscience,  et 
ses  livres  deviennent  des  actions.  »  Alexandre  Dumas 
fils  n'avait  pas  voulu  exprimer  une  autre  pensée,  lorsqu'il 
disait  :  «  On  ne  saurait  avoir,  sans  être  fou,  la  prétention 
de  faire  à  soi  tout  seul,  une  réforme  générale,  mais  il  est 
probable  que  cette  réforme  doit  s'opérer  graduellement. 
On  choisit  donc,  lorsqu'on  traverse  ce  monde,  et  qu'on 
a  la  volonté  du  bien,  un  point  quelconque  où.  se  mani- 
festent d'ailleurs,  car  ils  sont  visibles  partout,  les  symp- 
tômes de  l'imbécillité  quasi-universelle.  On  y  devient 
incessamriient  attentif  et  on  la  combat...  Émettre  une 
idée,  formuler  une  théorie,  soutenir  une  opinion  devant 
le  public,  soit  que  l'on  parle  du  haut  d'une  chaire,  d'une 
tribune  ou  d'une  scène,  me  semblent  chose  si  grave,  que 
mon  esprit,  je  dirai  même  ma  conscience,  n'a  de  repos  que 
lorsque  je  me  suis  bien  assuré  que  j'ai  agi  en  toute  sincé- 
rité. » 

Je  suis  bien  certain  que  cette  phrase  empruntée  à  la 
préface  de  la  Princesse  Georges  a  toujours  été  présente  à 
l'esprit  de  M.  Paul  Bourget,  chaque  fois  qu'il  forma  le 
dessein  d'écrire  un  ouvrage  pour  le  théâtre.  Il  ne  me 
paraît  pas  impossiblt;  que  si  Dumas  fils  n'avait  pas  existé, 
M.  Paul  Bourget  ne  se  fût  jamais  décidé  à  devenir,  même 
par  occasion,  auteur  dramatique.  Il  ne  l'est  pas,  à  vrai 
dire,  de  naissance,  en  dépit  de  cette  autre  déclaration 
de  Dumas,  dans  la  préface  du  Père  prodigue  :  «  On  ne 


LE   DRAMATURGE  375 

devient  pas  un  auteur  dramatique  ;  on  l'est  tout  de  suite 
ou  jamais,  comme  on  est  blond  ou  brun,  sans  le  vouloir. 
C'est  un  caprice  de  la  nature  qui  vous  a  construit  l'œil 
d'une  certaine  façon,  pour  que  vous  puissiez  voir  d'une 
certaine  manière  qui  n'est  pas  absolument  la  vraie,  et 
qui,  cependant,  doit  paraître  la  seule,  momentanément, 
à  ceux  à  qui  vous  voulez  faire  voir  ce  que  vous  avez  vu.  » 

M.  Paul  Bourget,  malgré  cet  aphorisme  dont  la  justesse 
peut  bien  comporter  quelques  exceptions,  n'est  pas  auteur 
dramatique  comme  on  est  blond  ou  brun.  Il  l'est  devenu, 
comme  il  arrive  que  l'on  se  teigne.  La  teinture  n'a  jamais 
exclu  la  sincérité.  J'entends  par  là  que  M.  Paul  Bourget 
n'a  pas  abordé  le  théâtre  comme  un  moyen  d'expression 
qui  lui  fût  naturel,  mais  parce  que  c'était  la  seule  route 
qui  s'offrît  à  lui  pour  atteindre  à  cette  influence  conta- 
gieuse que  l'on  ne  peut  excercer  que  sur  une  collectivité.  Sa 
vocation  ne  provient  pas  d'  «  un  caprice  de  la  nature  », 
mais  d'une  méditation  de  moraliste  —  d'un  moraliste 
social  —  trop  pressé,  lorsque  les  questions  qu'il  envisage 
lui  paraissent  d'une  urgente  gravité,  pour  s'adresser  indi- 
viduellement à  des  lecteurs.  Voilà  pourquoi,  comme 
Alexandre  Dumas,  M.  Paul  Bourget  se  plaît  à  rapprocher 
la  «  scène  »  de  la  «  chaire  »  et  de  la  «  tribune  ». 

Revenons-en  à  Un  Divorce,  qu'avec  la  collaboration 
de  M.  André  Cury,  M.  Paul  Bourget  fit  représenter  sur  la 
scène  du  Vaudeville  en  1908,  Aussi  bien  de  toutes  ses 
pièces,  celle-ci  manifeste-t-elle  le  plus  clairement  les  rai- 
sons qui  l'ont  décidé  à  recourir  au  mirage  de  la  rampe  — 
mirage  qui  ne  cherche  point  à  faire  apparaître  à  nos  yeux 
des  villes  enchantées  et  de  merveilleuses  oasis,  mais  les 
erreurs  de  mœurs  sociales  ou  l'infirmité  des  lois.  Esquis- 
sons rapidement  le  sujet  essentiel  de  ces  trois  actes. 

Gabrielle  Darras  fut  naguère  une  chrétienne  fervente. 
Les  épreuves,  les  déceptions,  la  vie,  ont  obscurci  sa  foi. 
Mariée  une  première  fois  à  M.  de  Chambault,  un  alcoo- 
lique dont  elle  a  eu  un  fils,  Lucien,  elle  n'a  pas  tardé  à 


376  LE    DRAMATURGE 

divorcer.  Elle  a  refait  sa  vie  avec  son  second  mari,  M.  Bar- 
ras, qu'elle  aime  et  dont  elle  est  aimée.  Darras  est  un 
homme  loyal,  probe,  d'un  esprit  élevé  et  d'un  cœur  géné- 
reux ;  serviteur  passionné  de  la  justice  et  libre  penseur 
impénitent.  De  cette  union  une  fille  est  née.  Darras  a 
consenti  que  sa  femme  donnât  à  la  petite  Jeanne  une  édu- 
cation religieuse.  Mais  en  conduisant  l'enfant  au  caté- 
chisme, Gabrielle  Darras  a  senti  sa  foi  se  raviver.  Le  désir 
bientôt  ardent  de  rentrer  dans  le  giron  de  l'Église  s'em- 
pare d'elle.  Elle  s'ouvre  de  ce  projet  au  père  Euvrard, 
un  ancien  camarade  de  Darras  à  l'École  polytechnique. 
Le  père  Euvrard  déclare  à  la  brebis  égarée  qu'elle  ne  sau- 
rait à  présent  rentrer  au  bercail.  N'est-elle  pas  hors 
l'Église,  puisqu'elle  a  accepté  le  bénéfice  d'une  loi  con- 
çue contre  l'esprit  chrétien?  Il  entreprend  de  lui  faire 
la   sombre  énumération  des  conséquences  du  divorce. 

Les  prédictions  du  prêtre  vont  en  partie  se  réaUser.  En 
effet,  Lucien  de  Chambault  s'est  épris  d'une  jeune  étu- 
diante en  médecine,  Berthe  Planât.  C'est  une  étrange 
petite  personne,  acquise  aux  idées  modernes.  Élevée  par 
un  oncle  sociologue  et  sociaHste,  elle  appelle  de  tout  son 
vœu  chimérique  une  société  idéale.  Elle  a  trouvé  l'âme 
sœur,  et  surtout  le  cerveau  frère,  dans  un  jeune  étudiant 
enthousiaste  et  éloquent,  —  si  éloquent  qu'il  parvint 
à  séduire  Berthe,  si  enthousiaste  qu'il  l'abandonna  en 
lui  laissant  un  fils.  —  Lucien  ignore  le  passé  de  la  jeune 
fille.  C'est  Darras,  son  beau-père,  qui  le  lui  appren- 
dra. Darras  a  élevé  Lucien  ;  il  a  veillé  à  son  éducation. 
Il  l'a  chéri  et  choyé.  Il  lui  a  inculqué  ses  théories  et  ses 
opinions,  et  par-dessus  tout,  le  respect  de  la  conscience 
indi\'iduelle.  Le  jeune  homme  refuse  de  croire  aux  révé- 
lations que  lui  fait  Darras  ;  il  se  révolte,  il  s'indigne,  des 
mots  irréparables  sont  sur  le  point  d'être  échangés;  ils 
ne  le  seront  qu'au  second  acte. 

C'est  Berthe  Planât,  elle-même,  qui,  simplement,  avoue 
son  passé  à  Lucien.  Tout  ce  qu'on  lui  a  dit  est  véritable. 


LE   DRAMATURGE  377 

Le  pauvre  garçon  s'effondre,  mais  la  jeune  femme  plaide 
sa  cause.  Elle  n'a  pas  été  séduite.  C'est  librement  qu'elle 
s'est  donnée  à  l'étudiant  Méjan.  L'union  libre  n'est-elle 
pas  aussi  sainte  devant  la  nature  que  le  mariage  l'est 
devant  Dieu?  Lucien  et  elle  n'ont- ils  pas  été  toujours 
de  cet  avis?  Berthe  se  trouve  donc  dans  la  situation  d'une 
femme  divorcée.  Elle  a  peiné,  elle  a  lutté,  elle  a  souffert, 
pour  élever  son  enfant.  Elle  a  droit  au  respect  et  à  l'es- 
time de  tous.  Ses  brûlantes  revendications  sont  d'ailleurs 
fort  désintéressées,  puisqu'elle  déclare  à  Lucien  qu'elle 
refuse  et  refusera  toujours  de  devenir  sa  femme.  Lucien 
pourtant,  a  décidé  qu'il  en  serait  ainsi  et  il  fait  part  de 
sa  résolution  à  son  beau-père.  La  scène  entre  les  deux 
hommes  est  belle  et  véhémente  ;  c'est  le  point  culminant 
de  l'ouvrage.  Le  conflit  des  personnes  se  fond  avec  celui 
des  idées.  Darras  essaye  de  démontrer  à  Lucien  que  l'union 
qu'il  veut  contracter  est  indigne  de  lui.  Il  donne  ses  rai- 
sons ;  Lucien  y  oppose  les  siennes  :  c'est  le  choc  de  l'indi- 
vidualisme et  de  l'esprit  de  société.  En  fin  de  compte, 
exaspéré  par  l'opposition  de  son  beau-père,  Lucien  va 
jusqu'à  lui  jeter  à  la  face  que  s'il  épouse  Berthe  Planât, 
son  ménage  sera  en  tous  points  comparable  au  sien. 
Berthe  n'est-elle  pas,  elle  aussi,  une  divorcée  de  l'union 
libre?  Si  Berthe  a  un  enfant,  Mme  Darras  n'en  avait-elle 
pas  un  elle  aussi?  Et  Darras,  révolté  par  tant  d'audace, 
s'emporte  et  déclare  qu'il  empêchera  par  tous  les  moyens 
l'accomplissement  d'un  tel  projet.  Qu'importe  à  Lucien? 
Il  ira  demander  à  son  vrai  père,  M.  de  Chambault,  l'au- 
torisation que,  seul,  il  peut  légalement  lui  accorder  — 
car  Lucien  n'a  pas  vingt-trois  ans.  —  Mais  le  jeune  homme 
trouve  M.  de  Chambault  agonisant  et,  quelques  jours 
plus  tard,  il  lui  ferme  les  yeux. 

Voici  les  sombres  prédilections  du  père  Euvrard  presque 
réalisées.  Le  foyer  des  Darras  n'existe  plus.  Bâti  hors 
l'Église  et  contre  elle,  il  ne  pouvait  connaître  le  bonheur 
et  la  vérité.  C'est  ce  que  la  malheureuse  Gabrielle  constate 


378  LE   DRAMATURGE 

douloureusement.  Elle  supplie  son  mari,  maintenant  que 
M.  de  Chambault  est  mort,  de  consentir  à  leur  mariage 
religieux.  Darras  refuse  ;  il  ne  démentira  point,  par  cet 
acte,  toutes  ses  idées.  Lucien  qui,  depuis  douze  jours,  n'a 
pas  revu  sa  mère,  vient  l'embrasser  et  lui  dire  adieu.  II 
ne  saurait  plus  longtemps  demeurer  auprès  de  Darras; 
dont  il  avoue  d'ailleurs  avoir  toujours  été  jaloux.  Il  ira 
vivre  en  Suisse  où  il  commencera  ses  études  de  médecine 
à  côté  de  Berthe  Planât.  Mme  Darras  quittera  son  mari 
et  se  délivrera  de  la  situation  coupable  où  elle  se  trouve. 
C'est  le  père  Euvrard  qui,  en  dépit  des  insultes  que  ne 
lui  ménage  point  Darras,  la  forcera  à  ne  point  quitter  son 
foyer,  pour  veiller  sur  l'âme  de  la  petite  Jeanne  dont  son 
devoir  maintenant  est  de  faire  une  chrétienne  qui,  elle, 
ne  divorcera  pas.  Ému  par  la  loyauté  du  prêtre,  Darras 
lui  tend  la  main  et  lui  demande  pardon.  Rien  n'est  plus 
noble  que  cette  réconciliation  des  deux  adversaires  dont 
aucun  ne  capitule. 

Nous  trouvons  dans  cette  pièce  tous  les  traits  caracté- 
ristiques du  talent  de  M.  PaulBourget,  dramaturge.  Nous 
y  devinons  à  chaque  scène  —  et  toute  la  pièce  est  cons- 
truite de  manière  à  mettre  en  évidence  cette  volonté  — 
l'intention  beaucoup  moins  de  nous  intéresser  aux  aven- 
tures du  ménage  Darras  et  aux  amours  de  Lucien  et  de 
Berthe  Planât,  que  d'illustrer  par  des  images  vigoureuses 
les  conséquences  néfastes  du  divorce.  C'est  ainsi  que  ce 
drame  constitue  un  réquisitoire  éloquent  contre  le  di- 
vorce. Le  sujet  était  cependant  fatigué  depuis  les  temps, 
en  quelque  sorte  héroïques,  où  Emile  Augier  déchaînait 
les  plus  vives  controverses  en  faisant  représenter  Madame 
Caverlet.  Cependant,  M.  PaulBourget  est  arrivé  à  rajeunir 
ce  sujet  qui  paraissait  épuisé.  Comment  cela?  D'abord, 
par  un  singulier  mélange  de  logique  et  de  passion  à  travers 
lequel  il  s'est  appliqué  à  «  repenser  »  ce  thème  déjà  véné- 
rable. La  logique  passionnée  ressuscite  tout  ce  qu'elle 
touche.  Ensuite,  par  un  mérite  qui  éclate  dans  toutes 


LE   DRAMATURGE  379 

ses  pièces,  —  je  veux  parler  de  cette  impartialité  absolue, 
totale,  qui  est  la  sienne.  Celui-là  n'avilit  jamais  l'adver- 
saire. C'est  la  faiblesse  habituelle  des  pièces  à  thèse  où 
nous  avons  accoutumé  de  voir  l'auteur  prêter  aux  per- 
sonnages chargés  de  défendre  ses  idées,  les  répliques  les 
plus  avantageuses,  les  développements  les  plus  sagaces 
et  les  tirades  les  plus  irrésistibles,  tandis  que  celui  qui  le 
contredit  ne  débite  que  sottises  et  médiocrités.  Ce  pro- 
cédé est  vraiment  trop  facile  ;  il  ne  laisse  point  néan- 
moins de  trouver  encore  des  amateurs.  Tout  au  con- 
traire, M.  Paul  Bourget  se  fait  une  sorte  de  jeu  brillant 
et  probablement  un  devoir,  d'établir  aussi  solidement 
les  arguments  de  la  thèse  opposée  que  ceux  de  la  thèse 
dont  il  entend  démontrer  l'excellence.  C'est  à  cette 
intransigeante  équité  qu'iy«  Divorce  doit  sa  valeur  origi- 
nale. Nous  en  venons  même  à  nous  demander  parfois 
si  nous  n'allons  pas  être  convaincus  par  les  idées  contre 
lesquelles  M.  Paul  Bourget  part  en  guerre  ou,  plus  exac- 
tement, en  croisade.  A  certains  moments,  nous  sentons 
sa  doctrine  près  de  courir  vm  danger  dont  il  est  l'artisan. 
De  là  l'intérêt  de  la  lutte.  Il  y  a  combat  et  incertitude  sur 
son  résultat.  Donc  il  y  a  action  ;  donc  il  y  a  pièce.  Nous 
ne  nous  disons  pas  :  que  va-t-il  arriver  à  Lucien?  que  va- 
t-il  arriver  à  Darras?  mais  :  est-ce  Lucien  ou  Darras  qui 
a  raison?  Je  n'assure  point,  d'ailleurs,  qu'il  n'y  ait  dans 
cet  ouvrage,  dans  son  postulat  un  peu  laborieux,  quelque 
arbitraire,  mais  un  auteur  dramatique  n'est  jamais  tenu 
à  une  complète  vérité  dans  la  position  de  son  sujet. 
Bourget  a  édifié  le  sien  en  ne  se  préoccupant  des  senti- 
ments de  ses  héros  que  dans  la  mesure  où  ces  sentiments 
favorisaient  l'acharnement  du  duel  engagé.  Il  ne  pousse 
point  avant  l'étude  des  caractères  et  se  contente  d'en 
tracer  les  grandes  lignes.  En  revanche,  il  dépense  toute 
son  énergie  et  toute  sa  puissance  dialectique  dans  les 
'deux  argumentations  en  présence.  Il  s'est  attaché  davan- 
tage à  pénétrer  les  raisons  du  cerveau  que  les  raisons  du 


380  LE    DRAMATURGE 

cœur.  Cette  méthode  est  tout  justement  à  l'opposé  de  celle 
qu'il  emploie  dans  ses  livres.  Pour  nous  résumer  :  rien 
n'est  plus  éloigné  de  M.  Paul  Bourget,  romancier,  que 
M.  Paul  Bourget,  dramaturge.  A  certaines  heures,  ces 
deux  hommes  ont  dû  se  dire  des  paroles  sévères,  mais  ils 
ne  s'en  sont  point  gardé  rancune,  car  ils  ont  l'un  et  l'autre 
à  leur  disposition  de  la  générosité  toujours  prête. 

Nous  pourrions,  à  propos  des  autres  pièces  de  M.  Paul 
Bourget,  que  ce  soit  la  Barricade,  le  Tribun  ou  l'Emigré, 
constater  une  volonté  et  un  pathétique  analogues.  Dans 
la  Barricade,  il  a  beaucoup  moins  songé  à  nous  présenter 
une  action  fertile  en  péripéties  et  en  coups  de  théâtre, 
qu'à  nous  persuader  du  devoir  qui  s'impose  à  chacun  de 
nous  de  demeurer  avec  sa  classe  et  de  combattre  avec 
elle.  C'est  ainsi  que  Philippe,  qui  voue  tout  son  effort  à 
l'avènement  de  la  paix  sociale  et  se  fait  l'apôtre  du  syn- 
dicalisme, reprend  finalement  sa  place  parmi  les  patrons, 
bien  décidé  désormais  à  penser  juste  et  à  taper  dur. 
Dans  l'Emigré,  c'est  un  débat  du  même  ordre  qui  s'éta- 
blit entre  le  marquis  de  Claviers-Grandchamp  et  son 
fils  Landri.  Dans  le  Tribun,  l'action  ne  concerne  plus  la 
question  sociale,  mais  est  un  cas  de  conscience,  celui  du 
père  qui,  chef  de  parti,  et  résolu  à  punir  la  trahison  de 
son  fils,  ne  peut,  au  dernier  moment,  appliquer  la  sanc- 
tion que  son  honneur  lui  commande.  Je  ne  vois  guère, 
dans  le  répertoire  de  M.  Paul  Bourget,  qu'une  pièce  —  et 
elle  est  en  un  acte  —  qui  soit  tout  entière  consacrée  à 
l'analyse  des  sentiments  :  c'est  le  Soupçon.  Mais  alors 
même  qu'il  ne  s'attaque  pas  à  un  grand  sujet,  M.  Paul 
Bourget  entend  que  la  réflexion  du  spectateur  prolonge 
le  drame.  S'il  goûte  Francilien,  c'est  que  le  rire  qui 
s'en  dégage  «  emporte  avec  lui  une  tristesse  profonde  et 
un  enseignement  ».  S'il  admire  la  Femme  de  Claude, 
c'est  qu'il  y  aperçoit  des  sources  de  mysticisme. 

Quelque  temps  avant  sa  mort,  Dumas  fils  écrivait  à 
M.  Paul  Bourget  :  «  Je  me  suis  remis  à  la  Route  de  Thèbes, 


LE    DRAMATURGE  S^I 

mais  je  n'en  vois  pas  la  fin  et  je  crains  bien  de  ne  la  voir 
jamais.  L'enthousiasme  et  l'emballement  n'y  sont  plus. 
Je  sais  bien  ce  que  je  veux  dire,  mais  je  me  répète  sans 
cesse  ;  à  quoi  bon  dire  quelque  chose?  La  vérité  est  que 
j'en  sais  trop  long  sur  la  nature  humaine.  Quand  vous 
aurez  pioché  votre  cœur  humain  encore  une  vingtaine 
d'années,  vous  verrez  quelle  lassitude.  Quand  je  fais  le 
compte  des  années  que  j 'ai  vécu,  —  et  vécues,  —  j 'arrive 
au  chiffre  de  cent  quarante  à  cent  cinquante  mUle.  » 

Au  rebours  de  son  maître,  M,  Paul  Bourget  est  passé, 
au  cours  de  l'existence  la  plus  glorieuse,  de  l'indifférence 
du  dilettante  à  la  certitude  du  doctrinaire.  Les  idées  l'ont 
consolé  des  hommes.  Mais  à  la  scène  où  les  tentations  sont 
plus  nom.breuses  et  où,  comme  le  disait  Barbey  d'Aure- 
villy, «Babylone  n'est  jamais  bien  loin  »,  M.  Paul  Bourget 
s'est  éloigné  des  embûches  de  l'analyse  pour  se  réfugier 
dans  les  solides  retranchements  de  l'idéologie.  C'est  ainsi 
que,  séduit  par  le  théâtre  et  le  redoutant  parce  qu'il  le 
séduisait,  chaque  fois  qu'il  eut  recours  à  lui,  le  plus  illustre 
psychologue  de  notre  temps  y  sacrifia  sa  psychologie  aux 
grands  débats  de  la  morale  sociale. 

ROBERT   DE   FLERS. 

de  l'Académie  française. 


LE  CRITIQUE 


J'entends  par  œuvre  critique  de  M.  Paul  Bourget  les 
Essais  de  psychologie  contemporaine,  celui  de  ses  ouvrages 
de  critique  qui  a  marqué  une  date,  exercé  une  influence 
encore  actuelle,  et  fait  entendre  la  voix  d'une  génération 
montante. 

Les  Essais  de  psychologie  ont  innové  en  cherchant, 
en  isolant,  parmi  les  grandes  Hgnes  de  leur  temps,  les 
inspirateurs,  les  éducateurs  d'où  venait  une  génération 
nouvelle.  Ces  éducateurs,  groupés  en  un  conseil  des  Dix, 
fournissent  moins  des  idées  que  des  «  exemples  de  sensi- 
bilité »,  offerts  «  à  l'imagination  des  jeunes  gens  qui 
cherchent  à  se  reconnaître  eux-mêmes  à  travers  les 
livres  ».  Les  Essais  s'attachent  donc  aux  écrivains  dans 
la  mesure  oii  ils  apportent,  révèlent  et  propagent  cer- 
taines manières  de  sentir,  —  où  ces  manières  de  sentir 
sont  propres  à  une  génération  passée  et  influent  plus  ou 
moins  sur  une  génération  présente,  —  où  enfin  ils  per- 
mettent au  lecteur  de  penser  la  réaUté  littéraire  sous 
l'aspect  de  générations 

En  gros,  et  en  usant  des  commodités  dangereuses  du 
langage  abstrait,  on  peut  donc  dire  que  les  Essais  ont 
installé  en  critique  l'idée  de  génération,  ou,  plus  préci- 
sément, de  génération  en  cours.  Évidemment,  il  y  avait 
longtemps  que,  dans  la  littérature  du  passé,  le  renouvel- 
lement des  façons  de  sentir,  de  penser,  d'écrire,  avait  été 
vu  en  fonction  des  générations  qui  vieillissent  et  se  rem- 
placent :  la  psychologie  des  générations  de  1661,  de  1700, 


LE    CRITIQUE  383 

de  1760,  revient  comme  un  motif  continuel  de  la  critique 
du  dix-neuvième  siècle,  et  l'on  sait  avec  quelle  pénétra- 
tion Sainte-Beuve  en  a  usé.  Les  Essais  ont  incorporé 
au  présent  cette  façon  de  voir.  Ils  ont  fait  de  la  critique 
un  dialogue  entre  deux  générations,  ou,  pour  employer 
une  métaphore  plus  balzacienne,  l'ouverture  d'un  compte 
de  succession,  la  tradition  (au  sens  juridique  latin)  des 
pères  aux  fils.  Le  futur  auteur  de  l'Etape  considérait 
déjà,  dans  les  Essais,  la  réalité  littéraire  sous  l'aspect 
organique  de  la  réalité  familiale,  et,  à  la  galerie  de  por- 
traits individuels  qui  embrassent  souplement,  dans  les 
Lundis,  la  complexité  vivante  des  lettres  françaises,  subs- 
tituait l'unité  d'une  famille,  l'image  générique  de  cer- 
tains traits,  l'acquisition,  la  conservation  et  l'emploi  d'un 
certain  capital. 

Notons  d'ailleurs  que  c'est  là  une  façon  de  voir  et  de 
«  sentir  »  plus  propre,  en  général,  aux  romanciers  qu'aux 
critiques.  On  en  trouve  le  schème  vivant  et  vibrant  dans 
les  premières  pages  de  la  Confession  d'un  enfant  du 
siècle.  Le  Rouge  et  le  Noir,  Chronique  de  1830,  figure  le 
roman  de  la  génération  de  1830,  voulu  expressément  par 
Stendhal.  L'immense  phénomène  balzacien,  c'est  une 
famille  humaine,  une  génération  en  marche  qui  occupe 
notre  horizon  avec  une  impérieuse  unité.  Car  les  assimi- 
lations, les  passages,  l'endosmose  qui  ont  uni,  au  dix-neu- 
vième siècle,  le  roman  et  la  critique,  fournissent  un  des 
aspects  habituels  de  notre  monde  littéraire,  et  il  était 
naturel  qu'une  critique  ainsi  conçue  formât  ime  étape 
dans  une  carrière  de  romancier. 


Les  œuvres  d  un  jeune  mort  de  la  guerre,  Henri  La- 
grange,  ont  été  réunies  par  ses  amis  sous  ce  titre  magni- 
fique :  Vingt  ans  en  19 14.  Les  dix  morceaux  des  Essais 
et   des   Nouveaux   essais   de   psychologie   contemporaine 


384  LE   CRITIQUE 

pourraient  porter  un  titre  analogue  :  Vingt  mis  en  1848. 
Baudelaire,  Renan,  Taine,  Flaubert,  Stendhal,  Dumas, 
Leconte  de  Lisle,  les  Concourt,  Tourgueniev,  Amieij 
tous  les  dix,  sauf  Stendhal,  eurent,  à  peu  d'années  près, 
vingt  ans  l'année  où  mourut  Chateaubriand.  Et  quand 
je  dis  :  sauf  Stendhal,  —  l'exception  n'en  est  pas  une, 
puisque  la  réputation  et  l'action  de  Stendhal  (  «  je  serai 
connu  vers  1880  »)  ont  été  encadrées  par  cette  génération. 
Vingt  ans  en  1848,  cela  signifie  qu'on  est  entré  dans  la 
vie  d'homme  sous  le  coup  d'État,  qu'on  a  passé  la  fleur 
de  cette  vie  d'homme  sous  le  second  Empire,  et  qu'on 
est  arrivé  à  l'état  de  fruit,  de  graine,  c'est-à-dire  d'in- 
fluence, dans  les  premières  années  de  la  troisième  Répu- 
blique, qu'on  a  trouvé  son  public  dans  les  jeunes  gens  de 
l'âge  de  M.  Bourget. 

Or  les  Essais  mettent  particulièrement  en  saillie  ce 
trait  des  dix  auteurs  qui  éduquèrent  et  formèrent  les 
Trente  ans  en  1880;  en  dépit  d'une  vie  active,  intéressée 
aux  plus  hauts  idéals  de  la  science  et  de  l'art,  tous,  ils 
participent  à  une  même  idée  pessimiste  de  la  destinée 
et  de  l'univers.  «  J'ai  rencontré  chez  ces  cinq  Français 
(ceux  des  Essais)  de  tant  de  valeur,  la  même  philosophie 
dégoûtée  de  l'universel  néant.  »  Et  les  trois  ou  quatre 
Français,  les  deux  étrangers  des  Nouveaux  Essais,  con- 
firment en  gros  cette  philosophie.  Tout  se  passe  comme 
s'ils  avaient  souffert,  dans  leur  jeunesse,  d'une  maladie 
de  croissance,  et  comme  si  la  brusque  dénivellation  de 
1848  à  1851  coïncidait,  chez  la  plupart  d'entre  eux,  avec 
une  irrémédiable  brisure. 

De  ces  maîtres  dont  il  fit  le  portrait  à  sa  manière,  il 
semble  que  M.  Bourget  ait  gardé  un  peu  cette  figure  de 
ligne  brisée.  Le  Disciple,  qui  flotte  sur  les  limites  du 
critique  et  du  romancier,  marque,  dans  sa  carrière, 
cette  dénivellation  brusque,  cette  conversion,  ce  pas- 
sage de  l'indépendance  à  la  discipline,  de  la  vie  d'étu- 
diant au  «  doctorat  es  sciences  sociales  »,  dont  il  souriait 


LE   CRITIQUE  385 

un  peu  (dans  la  faible  mesure  où  les  Essais  sourient)  à 
propos  de  Renan.  Et  l'on  aperçoit  facilement  entre  les 
lignes  de  ses  livres  la  persistance  d'un  certain  pessi- 
misme, touchant  non  seulement  le  temps  où  il  vit,  mais 
la  nature  humaine  en  général,  et  recouvert,  comme  chez 
Renan,  Taine,  Dumas,  Flaubert,  par  une  santé  intel- 
lectuelle et  une  volonté  de  grand  travailleur.  On  trouve- 
rait, sur  un  autre  registre,  une  autre  image  de  ces  mêmes 
traits,  chez  tels  contemporains  et  tels  compagnons  de 
pensée  de  M.  Bourget,  comme  Ferdinand  Brunetière  et 
Melchior  de  Vogiié,  qu'à  la  manière  de  ses  Essais  on 
grouperait  volontiers  dans  la  même  équipe  que  lui. 


M.  Bourget  n'a  donc  pas  conçu  la  critique  comme  un 
art  de  se  promener  voluptueusement  à  travers  les  écrivains 
et  de  déguster  les  grands  vins,  encore  moins  comme 
une  curiosité  dévorée  par  la  passion  de  savoir,  mais  bien 
comme  une  manière  d'utiliser,  de  profiter.  Chacun  des 
dix  personnages  des  Essais  lui  a  apporté  des  contribu- 
tions, l'a  aidé  à  se  connaître,  ou  à  se  chercher,  ou  à  se 
trouver.  Mais  il  en  est  unfdans  les  Essais,  un  dans  les 
Nouveaux  Essais,  dont  la  part  demeure  prépondérante  : 
c'est  Taine  et  c'est  Dumas. 

Une  longue  préparation  tainienne  est  ramassée  dans  les 
deux  volumes.  Le  style  déjà  sympathise  avec  celui  de 
Taine  :  comme  lui,  il  est  grave,  tendu,  sévère,  oratoire, 
et  bien  des  pages  ressemblent  à  du  Taine  un  peu  déco- 
loré. Les  morceaux  sont  composés,  les  idées  distribuées 
en  une  veine  abondante  et  claire,  coupée  de  repos  élo- 
quents sur  les  lieux  communs.  A  l'image  de  Taine,  et 
guidé  comme  lui  par  une  habitude  de  composition  oratoire, 
il  groupe  ses  portraits  autour  d'une  faculté  maîtresse.  De 
là  des  pages  générales  ou  plutôt  génériques,  qui  paraissent 
encore  aujourd'hui  solides,   sur  le   Philosophe   (Taine), 

R.  H.  1923.  —  XII,  ,,.  13 


386  LE   CRITIQUE 

le  Dilettante  (Renan),  le  Psychologue  et  le  Moraliste 
(Dumas),  le  Poète  (Leconte  de  Lisle).  La  faculté  maî- 
tresse de  Taine,  c'est  la  faculté  philosophique,  et  il  est 
exposé,  jugé,  avec  un  lyrisme  qui  en  fait  le  philosophe  pur, 
le  philosophe  en  soi,  «  parfaitement  insoucieux  de  l'action 
et  qui  se  préoccupe  seulement  de  la  logique  et  de  la 
sincérité  de  ses  pensées.  »  Peu  importe  que  la  pensée 
et  l'œuvre  de  Taine  ne  nous  semblent  guère  aujourd'hui 
réahser  ce  type  de  philosophe  en  soi  :  ce  n'est  point  d'ail- 
leurs seulement,  ni  surtout  la  logique  et  la  sincérité  de 
ses  pensées  qui  font  le  vrai  philosophe,  mais  leur  sou- 
plesse, leur  finesse,  leur  complexité  critique.  L'essentiel 
est  que  Taine  ait  fourni  à  M.  Bourget  et  à  une  partie 
de  sa  génération  le  bénéfice  d'une  pensée  complète, 
ordonnée  et  ordonnatrice,  philosophique  en  somme,  à 
laquelle  ils  ont  pu  s'appuyer. 

Car,  nous  le  voyons  maintenant,  l'influence  de  Taine 
devait  bien  s'exercer  sur  des  romanciers,  se  tourner  sur 
un  point,  en  production  de  roman.  (Et  les  romanciers 
ne  faisaient  là  que  reprendre  leur  bien,  puisque  sa 
théorie  de  la  faculté  maîtresse  semble  bien  lui  avoir  été 
inspirée  en  partie  par  le  roman  de  Balzac.)  Lorsqu'il, s'es- 
sayait lui-même,  avec  EtiennâMayrayi,  à  écrire  un  roman, 
il  soupçonnait  cette  vocation  de  son  talent,  tout  au  moins 
de  son  influence.  On  pourrait  imaginer  un  roman  de  génie 
né  sous  le  signe  de  Taine,  et  encadré  entre  les  figures 
prophétiques  de  Shakespeare,  de  Rubens,  de  Saint- 
Simon,  de  Balzac,  —  les  grandes  admirations  du  vieux 
philosophe.  Ce  roman,  il  se  présenta  tout  de  même,  mais 
sans  génie.  Ce  fut  celui  de  Zola,  qui  n'avait  pas  tort  de 
voir  dans  Taine  «  son  »  critique,  et  dans  son  roman  un 
roman  tainien.  M.  Bourget  l'a  remarqué  :  «  L'esthétique 
des  écrivains  dits  naturaUstes  est-elle  autre  chose  que  la 
mise  en  œuvTe  de  la  maxime  professée  par  M.  Taine,  à 
savoir  que  la  valeur  d'un  ou\Tage  littéraire  se  mesure  à 
ce  qu'il  porte  en  lui  de  documents  significatifs?  »  Mais  le 


LE   CRITIQUE  387 

Disciple,  placé  comme  Etienne  Mayran  sur  la  frontière 
de  la  critique  et  du  roman,  a  révélé  une  autre  figure  de 
l'influence  de  Taine  sur  le  roman,  et  du  Disciple  je  ne  sau- 
rais séparer  la  lettre  que  Taine  écrivit,  après  l'avoir  lue, 
à  M.  Bourget,  non  seulement  dialogue  d'homme  à  homme, 
mais  de  genre  à  genre,  de  génération  à  génération  :  «  Je 
ne  conclus  qu'une  chose,  c'est  que  le  goût  a  changé,  que 
ma  génération  est  finie,  et  je  me  renfonce  dans  mon  trou 
de  Savoie.  Peut-être  la  voie  que  vous  prenez,  votre  idée 
de  l'inconnaissable,  d'un  au-delà,  d'un  noumène,  vous  con- 
duira-t-elle  vers  un  port  mystique,  vers  une  forme  du 
christianisme.  Si  vous  y  trouvez  le  repos  et  la  santé  de 
l'âme,  je  vous  y  saluerai  non  moins  amicalement  qu'au- 
jourd'hui. »  Taine  ne  voyait  pas  que  sa  génération  et  ses 
idées  trouvaient  en  M.  Bourget  le  meilleur  point  d'appui 
pour  durer  et  agir.  Taine  s'est  survécu  en  M.  Bourget 
comme  Renan  en  M.  France,  les  critiques  ont  produit 
des  romanciers,  selon  la  courbe  d'une  évolution  normale 
des  genres. 

Le  Dumas  fils  des  Nouveaux  Essais  nous  rend  égale- 
ment sensible  cet  effort  de  M.  Bourget  pour  tourner  en 
substance  et  en  profit  un  maître  d'une  génération  précé- 
dente. Cette  étude  reste  peut-être  la  plus  vigoureuse, 
la  plus  éloquente  de  l'ouvrage.  On  voit  que  M.  Bourget 
y  joue  un  peu  sa  partie,  ou  plutôt  qu'il  sent  que  sa 
partie  à  lui  est  annoncée  par  Dumas.  La  place  lui 
paraît  libre  pour  un  Dumas  fils  du  roman.  Dumas  est, 
dit  M.  Bourget,  plus  moraliste  que  psychologue,  mais 
ce  morahste  possède  une  habileté  technique  incomparable 
en  un  genre  particulier,  —  le  théâtre.  Et  ainsi  il  moralise 
au  moyen  de  personnages  vivants.  Dès  lors,  M.  Bourget 
songe  à  un  moraliste  comme  Dumas,  en  qui  resterait  la 
science  du  psychologue,  et  dont  la  réussite  technique  por- 
terait sur  un  autre  genre,  —  le  roman.  Le  roman  de  l'un, 
comme  le  drame  de  l'autre,  sera  à  thèses  et  à  préfaces. 
Des  Pages  de  critique  et  de  doctrine  (dogmatiques  ;  ce  ne 


388  LE   CRITIQUE 

seront  plus  des  Essais)  répondront  aux  Entr' actes.  Et  le 
raisonneur,  le  délégué  de  l'auteur,  demeurera  visible  et 
curieux  dans  son  coin,  ici  avec  de  Ryons,  là  avec  Claude 
Larcher  et  Dorsenne.  Gardons-nous  d'ailleurs  de  pousser 
l'analogie  trop  loin.  Et  les  deux  «  destinées  )>  littéraires  se 
ressembleront-elles?  je  n'en  sais  rien  du  tout. 


Ainsi,  en  étudiant  cette  préface  critique  à  une  œuvre 
de  romancier,  on  passe  sans  cesse  de  la  critique  au  ro- 
man, on  se  sent  au  point  de  contact  des  deux  genres',  — 
et  ce  n'est  pas  fini.  Vingt  ans  en  1848,  avant  de  pouvoir 
nous  fournir  un  titre  possible  des  Essais  de  M.  Bourget, 
avait  fait  le  sujet  d'un  roman  célèbre,  et  même  de  deux 
romans  :  l'Education  sentimentale  de  Flaubert,  et  les 
Forces  perdues  de  Du  Camp.  C'est  Flaubert,  en  somme, 
qui  a  inauguré  cette  riche  matière,  aujourd'hui  familière 
aux  romanciers  et  abondante  sous  leurs  mains  :  le  roman 
d'une  génération,  vivante  et  qu'on  vit,  ou  bien  passée 
et  qu'on  a  vécue.  Ce  roman,  un  des  jeunes  gens  contempo- 
rains des  Essais,  et  qui  en  a  le  mieux  subi  l'influence, 
M.  Barrés,  l'a  écrit  pour  le  compte  des  Vingt  ans  en  188 g. 
C'est  le  Roman  de  l'énergie  nationale.  Et  je  sais  bien  que  le 
boulangisme  ne  représente  qu'une  assez  médiocre  aven- 
ture, comparé  aux  années  1 848-1 851  ;  mais  il  existe 
plusieurs  raisons  pour  que  1889  ait  marqué  en  effet  dans 
le  tissu  des  générations  une  coupure  importante.  Ces 
Vingt  ans  en  1889,  et  surtout  les  Déracinés,  se  relient  de 
manière  évidente  à  Vingt  ans  en  1848,  et  M.  Barrés  a 
pris  soin  de  marquer  lui-même,  dans  la  Visite  à  M.  Taine, 
les  points  d'attache.  On  pourrait  penser  que  la  liaison 
du  roman  de  M.  Barrés  est  faite  avec  le  Vingt  ans  en  1848 
romanesque  de  Flaubert,  plutôt  qu'avec  le  Vingt  ans, 
critique,  de  M.  Bourget.  Il  n'en  est  rien.  M.  Barrés  professe 
assez  de  dédain  pour  l'Education  qui,  dit-il,  l'a  ennuyé. 


LE   CRITIQUE  389 

Mais  ses  Déracinés  descendent  presque  des  Essais  de 
'psychologie.  Le  roman,  ici,  a  pris  son  point  d'appui  sur  la 
critique  et  non  sur  le  roman,  comme,  chez  M.  Bourget, 
la  critique  prenait  son  point  d'appui  sur  le  roman,  plutôt 
que  sur  la  critique,  transposait  l'Education  plutôt  que  les 
Lrmdis.  (On  pense  bien  d'ailleurs  qu'il  s'agit  là  d'influences 
vagues,  précisées  artificiellement,  et  qui  laissent  circuler 
l'originalité  et  l'invention  de  l'un  et  de  l'autre.)  Ces 
communications  et  ces  renversements  de  genre  à  genre 
font  d'ailleurs  l'ordinaire  de  la  littérature. 

Comme  M.  Bourget,  M.  Barrés  voit  dans  l'œuvre  des 
maîtres  un  terreau  où  plonger  des  racines  intellectuelles 
et  où  profiter.  Les  dix  figures  des  Essais,  on  voudrait 
leur  donner  le  nom  que  donne  Un  homme  libre  à  des 
sources  analogues  de  sensibilité  :  les  intercesseurs.  De  là, 
un  rayonnement  d'influence  et  d'idées  critiques  qui  nous 
paraît  presque  indivis  entre  M.  Bourget  et  M.  Barrés. 

Il  existe  une  critique  du  passé  qui  demande  de  l'entraî- 
nement, de  la  science,  une  vie  consacrée  principalement 
à  la  lecture,  et  qui  exige  une  spécialisation  professionnelle. 
Il  existe  une  critique  du  présent,  des  œuvres  au  fur  et  à 
mesure  qu'elles  naissent,  et  qui  requiert  ordinairement 
des  qualités  différentes  de  l'autre.  Les  universitaires 
gouvernent  la  première  et  les  journalistes  exercent  la 
seconde.  Entre  cette  critique  du  passé  et  cette  critique  du 
présent,  celle  de  la  nuit  étoilée  et  celle  du  jour  d'aujour- 
d'hui, il  y  a  place  pour  une  sorte  de  critique  crépusculaire 
qui  flotterait  sur  les  limites  de  l'une  et  de  l'autre.  Elle 
concerne  un  passé  immédiat  encore  mêlé  au  présent, 
mais  qui,  à  la  différence  du  présent  multiforme,  commence 
à  s'ordonner,  à  s'estomper  dans  un  lointain,  à  prendre 
une  figure  simplifiée,  à  comporter  des  idées  générales 
et  à  appeler  un  jugement.  Un  jugement  qui  n'est  plus  celui 
des  contemporains  et  qui  n'est  pas  encore  celui  de  la 
postérité  ;  un  jugement  partiel  et  partial  d'une  génération 
qui  succède  à  une  autre,  qui  cherche  la  transition  entre 


39Ô  LE   CRITIQUE 

les  idées  neuves  au  milieu  desquelles  elle  s'est  éveillée 
un  matin  et  les  idées  que  la  génération  antérieure  pensait 
lui  léguer  ;  un  jugement  non  désintéressé  comme  celui 
de  la  critique  classique,  mais  utilitaire,  et  qui  porte  sur 
un  inventaire  dressé,  sur  un  héritage  transmis  ;  un  juge- 
ment qui  conclut,  avec  plus  ou  moins  d'autorité  et  de 
netteté,  le  dialogue  de  deux  générations  successives,  de 
deux  manières  de  sentir  différentes  dans  le  temps,  ana- 
logues à  celles  qu'une  frontière  d'État,  de  langue  ou  de 
cKmat  établit  entre  deux  manières  de  sentir  différentes 
dans  l'espace.  Cette  critique  est  aujourd'hui  entrée  dans 
notre  circulation  d'idées,  dans  nos  habitudes.  De  grandes 
coupures,  comme  la  guerre,  lui  donnent  un  nouvel  intérêt. 
Elle  prend  dans  les  «  enquêtes  »  une  forme  pittoresque, 
en  harmonie  avec  l'importance  du  journalisme  (et  si, 
pour  en  marquer  les  proches  origines,  il  me  fallait  joindre 
un  Uvre  aux  Essais  de  M.  Bourget,  je  nommerais  l'œuvre 
d'un  journaliste,  l'Enquête  sur  l'évolution  littéraire  de 
Jules  Huret).  Le  trou  béant  que  forme  dans  l'Europe 
d'aujourd'hui,  dans  notre  durée  sociale,  la  génération 
mutilée  des  Vingt  ans  en  19 14  (et  des  Trente  ans!)  attiie 
de  ce  côté  de  façon  encore  plus  pressante  et  plus  pas- 
sionnée notre  attention.  Si  nous  nous  y  portons  parfois 
avec  d'autres  méthodes  et  un  autre  esprit  que  M.  Bourget, 
reconnaissons  que  les  termes  abstraits  du  problème  n'ont 
guère  changé  depuis  le  moment  où  il  l'a,  le  premier,  posé 
et  traité. 

ALBERT  THIBAUDET. 


LE   JOURNALISTE 


Ah  !  si  tout  directeur  de  journal,  qui  accueille  un  débu- 
tant et  son  manuscrit,  pouvait  se  dire  : 

—  «  Voici,  peut-être,  le  premier  article  de  M.  Paul 
Bourget!...    » 

De  son  premier  article  qui  parut  au  Globe  en  187g, 
et  qui  avait  trait  aux  mémoires  de  Mme  de  Rémusat, 
M.  Paul  Bourget  se  plaît,  en  effet,  à  dater  le  véritable 
point  de  départ  de  sa  vie  littéraire.  Cet  article  ne  devait-il 
pas  suffire  à  le  signaler  au  public  lettré? 

Heureux  temps  où  une  telle  importance  s'attachait 
ainsi  à  une  chronique,  et  à  une  chronique  publiée  par  un 
journal  à  la  veille  de  disparaître  ! 

C'est  pourtant  en  parlant  de  la  disparition  du  Globe 
que  J.-J.  Weiss  allait  écrire  dans  le  Gaulois  que  cela  seul 
eût  suffi  à  justifier  l'existence  de  ce  journal,  et  à  mériter 
qu'on  le  regrettât,  cela  seul  d'y  avoir  pu  lire,  à  propos  de 
Mme  de  Rémusat,  une  page  de  M.  Paul  Bourget  traçant 
le  portrait  de  Napoléon... 

Heureux  temps  aussi  où  un  journaliste  de  l'autorité 
de  J.-J.  Weiss  mettait  spontanément  tout  le  poids  de  son 
autorité  au  service  d'un  débutant  qu'il  ne  connaissait 
pas!... 

Aussitôt  le  Parlement  va  faire  appel  à  ce  journaliste 
dont  J.-J.  Weiss  fait  si  grand  cas  ;  plus  heureux  que  le 
jeune  Alfred  Capus,  dont  on  vient  de  repousser  la  candida- 
ture à  la  rédaction,  cependant  modeste,  des  faits-divers, 
M.  Paul  Bourget   est   chargé   de  deux  chroniques  par 


392  LE  JOURNALISTE 

semaine,  sans  préjudice  d'un  feuilleton  hebdomadaire 
de  critique  dramatique. 

On  prendra  un  plaisir  singulier  à  parcourir  quelques- 
uns  de  ces  feuilletons.  Ils  sont  d'une  variété,  d'une  abon- 
dance, d'une  grâce  infinies. 

MM.  Belot  et  Nus  font-ils  représenter  sur  le  théâtre  du 
Gymnase  une  pièce  intitulée  Monte-Carlo?  Écoutez  les 
lignes  charmantes  que  le  titre  seul  inspire  à  M.  Paul 
Bourget  : 

Monte-Carlo!  Ces  syllabes  flamboient  sur  l'afiBche  et  un  mirage 
involontaire  montre  au  souvenir  de  celui  qui  les  épèle  le  coin  du 
rivage  connu  :  le  golfe  découpé,  les  rochers  blancs,  les  orangers 
fleuris,  et  sous  l'azur  intense  du  ciel,  l'azur  plus  intense  de  la  Médi- 
terranée frangée  d'écume.  Les  images  se  précisent.  Une  voile  appa- 
raît sur  cette  mer,  enflée  doucement  par  la  brise  tiède.  Des  villas 
sur  cette  côte  s'étagent  silencieuses,  et  que  la  rêverie  imaginerait 
habitées  par  des  bonheurs  aussi  délicats  dans  leur  mystère  que 
les  villas  elles-mêmes  parmi  les  arbres  fleuris,  si  l'on  ne  savait  que 
Monte-Carlo  n'est  guère  autre  chose  qu'une  banlieue  de  Paris,  une 
sorte  d'Asnières  plus  lumineux,  un  Bougival  parmi  les  citronniers. 
Et  l'autre  série  des  idées  se  développe  :  le  casino  ouvre  les  portes 
de  ses  salons  ;  autour  des  tables  de  roulette  et  de  trente-et-qua- 
rante,  une  foule  se  presse,  bizarrement  mêlée  de  bourgeois  et  de 
grands  seigneurs,  de  Parisiens  et  d'étrangers,  de  femmes  du 
monde  et  de  femmes  du  huitième  de  monde,  —  et  toutes  les 
différences  d'âge,  de  rang,  de  moralité  sont  comme  nivelées  par  le 
coup  de  râteau  du  croupier  qui  enlève  et  distribue  les  louis  d'or 
et  les  billets  de  banque... 

N'est-ce  pas  là  essentiellement  le  ton  léger  de  la  chro- 
nique, son  développement  aisé,  rapide  et  ingénieux? 

Et  comme  le  joumahsme  est  un  perpétuel  recommen- 
cement, ayant  au  moins  cette  analogie  avec  l'histoire, 
dites-nous  s'il  y  aurait  beaucoup  à  changer  en  décem- 
bre 1923  aux  «  quelques  réflexions  sur  la  Comédie  fran- 
çaise K  que  M.  Paul  Bourget  pubhait  en  mai  1882  : 

Il  faut  bien  avouer  que  le  goût  littéraire  a  subi,  dans  la  société 
parisienne,  une  transformation  profonde,  laquelle  est  due  à  l'in- 
filtration des  étrangers,  à  des  influences  esthétiques  très  nouvelles 


LE  JOURNALISTE  393 

à  l'abus  de  la  lecture  des  journaux,  à  l'abaissement  de  l'instruc- 
tion secondaire.  Beaucoup  de  finesses  de  langue  sont  devenues  inin- 
telligibles pour  la  majorité  du  public,  tranchons  le  mot,  de  plus 
en  plus  ignorant...  Voici  des  années  que  l'invasion  des  illettrés 
s'annonce  par  toutes  sortes  de  signes  qu'on  aimerait  à  croire 
mensongers.  Le  demi-abandon  du  répertoire  en  est  un... 

Déjà  apparaît  ici,  à  côté  de  l'annaliste,  l'analyste,  si 
l'on  ose  dire,  de  la  société  parisienne,  le  moraliste  et 
l'observateur  ;  c'est  lui  qui  écrira  : 

Les  années  passent,  les  gouvernements  succèdent  aux  gou- 
vernements ;  les  systèmes  littéraires  remplacent  les  systèmes 
littéraires  ;  les  mœurs  nouvelles  se  greffent  sur  les  anciennes  moeurs 
et  une  conception  nouvelle  de  l'univers  sur  l'ancienne  conception. 
Les  uns  crient  à  la  décadence,  les  autres  acclament  le  progrès. 
Tous  accordent  qu'il  y  a  eu  changement,  révolution,  évolution. 
Qu'importe  le  mot?...  Puis  un  petit  fait  se  produit,  qui  révèle  la 
profonde  permanence,  sous  cette  apparente  mobilité,  de  quelques 
grands  traits  de  la  race.  Toutes  les  modifications  ont  porté  sur 
les  détails  extérieurs.  La  forme  de  l'esprit  n'a  pas  été  atteinte. 
Par  delà  un  demi-siècle  de  bouleversements  de  tant  de  choses, 
nous  nous  retrouvons  pratiquant  la  même  philosophie,  nous 
amusant  des  mêmes  imaginations  que  nos  grands-pères,  et  si 
parfaitement  logiques  avec  l'histoire  de  nos  plaisirs  que  c'est  à 
douter  du  pouvoir  légendaire  du  Temps...  Cette  «  histoire  des 
plaisirs  »,  qui  n'a  jamais  été  écrite,  serait  sans  doute  la  véritable 
histoire  universelle.  Savoir  comment  un  peuple  se  divertit,  c'est 
savoir  du  coup  comme  il  pense... 

Tout  cela  parce  que  MM.  Hennequin  et  Albert  Milhaud 
ont  fait  représenter  Lili  au  théâtre  des  Variétés  ;  et  quand, 
sur  cette  même  scène  boule vardière,  MM.  Blum  et  Toché 
donnent  leur  Grande  Revue,  écoutez  encore  cette  pro- 
fession de  foi  et  cet  avertissement  délicieux  : 

La  vraie  misère  de  notre  littérature  et  de  notre  société,  c'est  que 
nous  avons  désappris  la  moquerie  légère  et  sans  amertume  qui  fut 
le  don  incomparable  de  nos  pères.  Ils  possédaient  et  pratiquaient, 
avec  une  philosophie  qui  était  bien  aussi  profonde  qu'une  autre, 
cet  art  de  réduire  les  prétentions  à  ce  qu'elles  méritent  et  les  évé- 
nements à  ce  qu'ils  valent  par  un  bon  mot  et  par  un  sourire... 
J'avoue  que  ce  m'est  un  vif  plaisir  de  retrouver  dans  quelque 


394  LE   JOURNALISTE 

pochade  improvisée,  article  de  journal  ou  vaudeville-revue,  un 
peu  de  cette  alerte  raillerie  qui  confond  dans  une  même  ironie 
douce  les  pantalonnades  de  la  politique,  de  la  littérature  et  des 


En  1883,  le  Parlement  se  fond  avec  le  Journal  des 
Débats,  et  M.  Paul  Bourget,  abandonnant  la  critique 
dramatique  et  les  chroniques,  inaugure  les  fameux  «  feuil- 
letons littéraires  «  d'où  sont  sortis  la  plupart  de  ses 
«  Études  et  portraits  ». 

Mais  de  .véritables  «  articles  de  journaux  »,  il  ne  devait 
plus  guère  en  écrire  que,  de  loin  en  loin,  au  Figaro  et 
au  Gaulois,  et  surtout  à  l'Echo  de  Paris,  où,  le  plus  fré- 
quemment et  jusqu'en  ces  derniers  temps,  sa  signature 
s'ajfirme,  se  retrouve,  ou  se  devine. 

Pourtant,  même  les  Essais  de  psychologie  contemporaine 
dont  sa  gratitude  demeure  fidèle  à  Mme  Adam  de 
les  avoir,  dans  la  Nouvelle  Revue,  provoqués  et  accueillis, 
M.  Paul  Bourget  tient  à  ce  qu'on  les  considère  comme  un 
simple  prolongement  de  son  œuvre  de  journaliste;  et 
Outre-Mer  ne  fut  selon  lui  qu'un  «  reportage  »  entrepris 
à  la  demande  du  New-York-Herald... 

On  voit  que  M.  Paul  Bourget  n'est  pas  de  ceux  qui  se 
lamentent  d'avoir  traîné  le  lourd  boulet  du  feuilleton  ou 
de  la  chronique,  ou  qui  ne  veulent  se  souvenir  d'avoir 
fait  du  journalisme  que  par  nécessité  ou  par  besogne, 
pour  s'en  excuser  ou  pour  s'en  plaindre. 

C'est  que  M.  Paul  Bourget  a  eu  dès  ses  débuts  une  ligne 
de  conduite,  que  nous  lui  avons  vu  a,pphquer  même  lors- 
qu'il s'agissait  de  rendre  compte  d'une  revue  ou  d'un 
vaudeville  des  Variétés  ;  il  en  a  donné  la  formule  dans  son 
admirable  et  poignant  article  sur  la  mort  d'Alfred  Capus  : 

—  «  Préparer  son  œuvre  à  travers  son  métier;  —  faire 
son  intelligence  à  travers  son  œuvre.  » 

Ajoutez-y  cette  déclaration  que  M.  Paul  Bourget, 
après  cinquante  ans  de  vie  littéraire,  peut  apporter  sans 
crainte  et  non  sans  quelque  juste  fierté  : 


LE   JOURNALISTE  395 

—  «  Je  n'ai  jamais  abusé  de  ma  plume.  » 
En  cinquante  ans  une  seule  polémique  :  c'était  à  propos 
du  problème  de  l'ascension  sociale,  posé  par  l'Etape,  et 
c'était,  —  on  en  devine  le  ton  et  les  termes  mesurés  — 
avec   le   comte   d'Haussonville... 

L'application  d'une  curiosité  constante  des  gens  et 
des  choses,  des  événements  et  des  mœurs,  des  individus 
et  des  groupements  sociaux,  —  la  mise  en  œuvre  d'une 
érudition  toujours  prête  (ah  !  la  joie  de  M.  Paul  Bourget 
à  trouver  dans  la  littérature,  la  philosophie,  ou  l'histoire, 
l'exemple,  le  texte  appropriés,  qui  projettent  sur  le  fait 
ou  l'homme  du  jour,  leur  brusque  et  lumineuse  clarté  !...), 
—  par-dessus  tout,  l'impérieux  besoin  de  comprendre, 
d'expliquer  et  de  convaincre,  de  savoir,  et  de  tirer  les 
conclusions  utiles  et  nécessaires  de  sa  science,  —  voilà 
la  conception  que  M.  Paul  Bourget  s'est  formée  du  jour- 
nahsme,  voilà  pourquoi  il  en  a  aimé  et  fait  aimer  la  tâche 
noble  et  rude,  lui  qui  est  un  grand  ouvrier. 

FRANC-NOHAIN. 


LE  VOYAGEUR 

L'ANGLETERRE  ET  L'AMÉRIQUE 


Parmi  les  littératures  étrangères  qui  ont  exercé  une 
influence  importante  sur  le  développement  de  la  littéra- 
ture française,  l'Angleterre  tient,  au  moins  depuis  deux 
siècles,  un  des  premiers  rangs.  Si,  vers  1560,  les  Amours 
de  notre  Ronsard  portent  les  couleurs  de  Pétrarque  ;  si, 
dans  les  grands  vers  du  Cid,  passe  le  souffle  épique  de 
Guilhem  de  Castro  ;  si  l'incurable  mélancolie  de  Werther 
alanguit  les  imaginations  romantiques  et  les  assombrit, 
les  philosophes,  les  essayistes,  les  romanciers,  les  drama- 
turges et  les  poètes  d'outre-mer  contribuent  à  déterminer 
chez  nous  certains  larges  courants  de  pensée  et  d'art. 

Grâce  aux  Lettres  philosophiques  de  Voltaire,  Locke 
devient  pour  ainsi  dire  le  maître  de  notre  philosophie, 
au  dix-huitième  siècle.  Richardson,  Fielding,  Sterne  et 
Swift  lui-même  créent  les  modèles  de  sentimentalité  et 
d'ironie  dont  s'inspireront  l'abbé  Prévost,  Marivaux, 
Diderot,  Voltaire  et  Rousseau  aussi  :  bien  trois  quarts  de 
siècle  plus  tard,  Stendhal  ne  vantait-il  pas  encore  Clarisse 
Harlowe  et  Tom  Jones}  Les  rêveries  de  Thomson,  de 
Gray  et  du  pseudo-Ossian  contribuent  à  faire  éclore  le 
mouvement  romantique  et  éveillent  les  âmes  de  Lamar- 
tine et  d'Hugo  au  même  titre  que  les  plaintes  de  Childe- 
Harold,  cependant  que  la  sensibilité  plus  délicate  de 
Sainte-Beuve  s'éprend  des  vers  moins  répandus  de 
Wordsworth  et  de  Keats. 


LE   VOYAGEUR  397 

On  ne  dira,  de  même,  jamais  assez  tout  ce  que  le  roman 
de  1830  doit  à  Walter  Scott,  à  ce  magnifique  génie,  l'un 
des  plus  puissants  romanciers  de  tous  les  temps.  Notre- 
Dame  de  Paris  et  Cinq-Mars  sont  les  fils  légitimes  de 
son  art  et  Balzac,  plus  que  tout  autre,  est  né  de  sa  chair. 
Enfin,  si  un  Quinet,  un  Michelet,  un  Renan  ont  bu  jusqu'à 
l'ivresse  l'onde  des  fleuves  germaniques,  si  Taine  aussi 
doit  une  partie  de  sa  formation  spirituelle  aux  enseigne- 
ments de  Kant,  d'Herder  et  d'Hegel,  lui  tout  au  moins  n'a 
pas  contracté  une  moindre  dette  envers  un  Macaulay,  un 
Carlyle  et  un  Stuart  Mill. 

On .  pourrait  multiplier  ces  rapprochements,  montrer 
que  la«  littérature  française,  elle  aussi,  a,  de  génération 
en  génération,  exercé  son  influence  sur  les  maîtres  étran- 
gers, et  particulièrement  sur  les  grands  écrivains  du 
Royaume-Uni.  Mais  cette  esquisse  d'un  tableau  que  quel- 
qu'un devra  composer  un  jour  n'est  ici  crayonnée  que 
pour  nous  introduire  au  cas  de  M.  Bourget.  En  se  sentant 
à  son  tour  passionnément  attiré  vers  l'Angleterre,  il  est 
demeuré  fidèle  à  cette  loi  de  curiosité  intellectuelle  qui 
préside  mystérieusement  au  renouvellement  périodique  de 
toutes  les  grandes  Httératures. 


Il  serait  intéressant  de  savoir  comment  est  né  chez  cet 
écrivain  le  goût  si  vif  qu'il  a  montré,  dès  ses  premières 
œuvres,  pour  tout  ce  qui  touchait  aux  «  choses  anglaises  ». 
Peut-être  nous  est-il  permis  d'utiliser  à  cette  fin  certaines 
pages  de  «  La  confession  d'un  jeune  horrmie  d'aujourd'hui  », 
cet  étonnant  chapitre  du  Disciple,  dans  la  composition 
duquel  sont  entrés  —  M.  Bourget  l'a  dit  lui-même  — 
quelques-uns  de  ses  souvenirs  d'enfance  : 

«  Entre  autres  ouvrages,  mon  père  possédait  dans  sa 
bibliothèque  une  traduction  de  Shakespeare  en  deux 
volumes  sur  lesquels  on  m'asseyait   pour   hausser  ma 


39S  LE    VOYAGEUR 

chaise  devant  la  table,  quand  le  temps  fut  venu  de  quitter 
mon  siège  de  bébé.  On  me  laissait  ensuite,  et  sans  y 
prendre  garde,  manier  ces  volumes,  illustrés  de  gravures 
qui  incitèrent  bientôt  ma  curiosité  à  lire  des  morceaux 
du  texte.  C'était  une  lady  Macbeth  se  frottant  les  doigts 
sous  le  regard  terrifié  des  médecins  et  d'une  servante, 
un  Othello  entrant  le  poignard  à  la  main  dans  la  chambre 
de  Desdémone  et  penchant  sa  face  noire  sur  la  blanche 
forme  endormie,  un  roi  Lear  déchirant  ses  vêtements 
dans  les  zigzags  des  éclairs,  un  Richard  III  couché  dans 
sa  tente  et  environné  de  spectres.  Et  du  texte  qui  accom- 
pagnait ces  gravures,  je  lus  tant  et  tant  de  fragments 
que  je  finis  par  me  familiariser  avant  ma  dixième  année 
avec  ces  drames  qui  exaltaient  mon  imagination  dans  ce 
que  j'en  pouvais  saisir.  » 

Je  crois  cette  indication  capitale  dans  l'histoire  intel- 
lectuelle de  M.  Bourget  et  peut-être  le  goût  du  drame 
—  et  même  du  mélodrame,  —  qui  a  parfois  été  reproché 
au  romancier  d'André  Cornélis,  est-il  né  de  ce  contact  en- 
fantin avec  l'œuvre  si  tragique  de  Shakespeare.  De  même, 
nous  voyons,  au  cours  de  ce  récit  du  Disciple,  l'adolescent 
se  famihariser,  dès  cet  âge  précoce,  avec  les  œuvres  de 
Walter  Scott  et  de  Dickens.  Très  certainement  ces  formes 
anglo-saxonnes  de  romanesque  et  de  réaUsme  eurent  une 
influence  décisive  sur  son  imagination.  Le  fait  même  qu'un 
jour  on  lui  confisqua  ces  livres  comme  dangereux  pour  son 
âme  acheva  de  les  parer,  aux  yeux  de  l'enfant,  d'un  pres- 
tige sans  égal  et  les  images  qu'ils  suscitaient  se  gravèrent 
avec  d'autant  plus  de  force  dans  sa  jeune  mémoire. 

Le  temps  arriva  bientôt  où  Bourget  fut  mis  au 
collège.  On  sait  qu'il  y  fit  de  très  fortes  études  :  il  songea 
même  à  devenir  professeur,  en  passant  par  la  grande 
porte  de  l'École  Normale.  Au  cours  de  ces  années  d'in- 
ternat, si  douloureuses  à  sa  sensibilité  et  qu'il  ne  devait 
jamais  oublier,  il  dévora  en  province,  d'abord,  puis  à  Paris, 
ces  livres  de  toutes  sortes  qui  peuplent  les  bibliothèques 


L'ANGLETERRE   ET   L'AMÉRiOtlE  399 

des  études,  dans  les  lycées  :  leur  richesse  et  leur  variété, 
si  périlleuses  d'ailleurs  pour  un  jeune  esprit  livré  à  lui- 
même,  favorisèrent  son  inextinguible  curiosité  et  lui  don- 
nèrent très  tôt  une  rare  maturité  intellectuelle. 


L'entrée  de  M.  Bourget  en  classe  de  philosophie  eut 
pour  lui  l'importance  d'une  révélation  :  «  Dès  les  pre- 
mières semaines,  écrit  le  Disciple,  mon  saisissement  com- 
mença. Quel  cours  cependant  et  combien  empâté  de  fatras 
de  la  psychologie  classique  !  N'importe,  inexacte  et  incom- 
plète, officielle  et  conventionnelle,  cette  psychologie  me 
passionna...  J'en  oubliais  jusqu'à  mes  lectures  favorites, 
et  je  me  plongeais  dans  ces  travaux  d'un  ordre  encore 
inconnu  avec...  frénésie...  »  A  ce  moment,  le  jeune  étu- 
diant fut  bien  près  de  renoncer  à  la  littérature.  Spinoza 
était  devenu  pour  lui  une  sorte  de  dieu  et  les  seuls 
auteurs  anglais  auxquels  il  accordait  maintenant  toute 
attention  étaient  des  philosophes  :  Hobbes,  Berkeley, 
Locke,  surtout  Stuart  Mill  (i)  et  Herbert  Spencer.  Taine, 
qui  exerçait  sur  lui,  comme  sur  toute  sa  génération,  une 
influence  sans  égale,  l'avait  conduit  à  ces  maîtres  anglais 
de  la  métaphysique  et  de  la  psychologie  et  ils  com- 
blaient, semblait-il,  toutes  les  aspirations  de  cette  âme 
ardente  et  préoccupée  des  grands  problèmes  de  la  destinée 
humaine. 

L'auteur  des  Origines  de  la  France  contemporaine  était 
en  effet,  au  lendemain  de  la  guerre  de  1870,  le  véritable 
guide  de  la  jeunesse  française  qui  atteignait  alors  sa  dix- 
huitième  année.  Par  l'éclat  et  la  variété  de  son  œuvre 
puissante,  systématique  et  toute  parée  des  sortilèges  de 
la  forme,  il  possédait  un  prestige  presque  unique  auprès 


(i)  «  Oui,  j'ai  projeté...  de  célébrer  chaque  jour,  comme  les  moines, 
la  fête  d'un  de  mes  saints  à  moi...  de  Stuart  Mill...  »  [Le  Disciple.) 


400  LE   VOYAGEUR 

d'elle.  D'une  part,  il  était  un  philosophe  et  on  pourrait 
même  dire  au'il  était  pour  cette  génération  «  le  philo- 
sophe »  :  la  dignité  de  sa  vie,  discrète  et  tout  entière 
consacrée  à  la  science,  l'originalité  de  sa  doctrine,  la 
sourde  poésie  que  recelait  son  phénoménisme  et  qui  l'em- 
brasait par  instants  de  façon  éblouissante,  tous  ces  mé- 
rites rares,  déchaînaient  dans  ces  jeunes  âmes  un  enthou- 
siasme incomparable.  D'autre  part,  la  diversité  des  sujets 
abordés  par  Taine  dans  ses  livres,  à  la  clarté  de  sa 
méthode  rigoureuse,  amenait  pour  ainsi  dire  tous  les 
étudiants,  quel  que  fût  l'objet  de  leur  étude,  dans  le 
champ  de  son  rayonnement.  Qu'ils  se  destinassent  à  la 
littérature,  à  l'histoire  ou  à  l'esthétique,  ils  trouvaient 
dans  l'une  ou  l'autre  de  ses  oeu\Tes  une  direction.  La  pré- 
face de  l'Intelligence  enthousiasmait  les  meilleurs  esprits 
du  temps,  ardents  mais  enclins  au  pessimisme,  détachés 
de  toute  foi.  Le  Voyage  en  Italie  et  la  Philosophie  de  l'art 
offraient  aux  futurs  historiens  de  l'esthétique  une  doctrine 
rigoureusement  fondée  et  le  plus  séduisant  des  guides. 
Dans  La  Fontaine  et  ses  fables,  les  agrégés  de  lettres  des 
prochains  concours  trouvaient  les  éléments  d'une  critique 
des  oeuvres,  libérée  des  poncifs  universitaires  trop  favo- 
rablement accueillis  au  temps  de  la  monarchie  de  Juillet 
et  de  l'Empire.  Aucun  Hvre  d'iiistoire  ne  satisfaisait 
autant  ces  cœurs  troublés  que  les  Origines  de  la  France 
contemporaine  :  ils  y  entendaient  l'écho  des  luttes  tra- 
giques récentes  et  de  ces  fusillades  de  guerre  civile  qu'ils 
écoutaient,  la  veille  encore,  du  fond  de  leurs  études,  à 
Sainte-Barbe,  à  Louis-le-Grand  ou  à  Henri-IV.  Il  n'était 
pas  jusqu'à  un  bréviaire  de  dandysme,  —  un  peu  amer, 
comme  il  convenait,  —  qu'ils  ne  découvrissent,  dans  la 
Vie  et  les  opinions  de  Thomas  Graindorge. 

Ce  fut  la  diversité  de  ces  ouvrages  de  Taine  qui  arracha 
sans  doute  M.  Bourget  à  la  spéculation  pure  qui  avait 
paru,  au  premier  contact,  devoir  le  soustraire  à  jamais  à 
la  httérature.  La  passion  avec  laquelle  il  se  donna  à  ce 


L'ANGLETERRE    ET    L'AMÉRIQUE  40I 

maître,  la  «  frénésie  »  qu'il  apporta  à  étudier  ses  livres, 
empêcha,  sans  même  peut-être  que  le  disciple  s'en  rendît 
compte  tout  d'abord,  qu'une  rupture  irrévocable  se  con- 
sommât dans  son  intelligence  entre  les  lettres  et  la  phi- 
losophie. 

Sur  ce  dernier  point,  l'œuvre  de  Taine  procurait  à 
M.  Bourget  toutes  les  satisfactions  et  toutes  les  sûretés 
dont  son  esprit  avait  besoin.  Elle  lui  fournissait  d'abord, 
quel  que  fût  le  sujet  étudié,  une  vue  spéculative  des  choses, 
mais,  en  même  temps,  elle  le  maintenait  dans  le  plan 
de  la  réalité  et  elle  l'habituait  à  ne  pas  séparer  la  vie  de 
l'idée.  Elle  l'aidait  à  pousser  ses  travaux  de  métaphysique, 
de  psychologie  et  de  morale,  mais  elle  ne  lui  permettait 
pas  de  perdre  le  goût  de  ces  œuvres  littéraires  qui  avaient 
enchanté  son  adolescence.  Au  contraire,  elle  contribuait 
à  le  lui  restituer,  puis  à  le  développer. 

Nul  ouvrage  de  Taine  n'eut,  à  cet  égard,  une  influence 
plus  marquée  sur  la  formation  de  M.  Bourget  que  l'His- 
toire de  la  littérature  anglaise.  Avec  tous  ses  défauts,  elle 
demeure  un  des  grands  chefs-d'œuvre  du  maître  et  elle  ne 
pouvait  manquer  d'attacher  tout  particulièrement  l'atten- 
tion de  l'étudiant,  familiarisé  depuis  longtemps  déjà  avec 
quelques-uns  des  plus  grands  écrivains  d'outre-Manche. 
Sans  doute  elle  lui  présentait  les  poètes,  les  romanciers, 
les  dramaturges  anglais  avant  tout  sub  specie  philoso- 
phicB,  comme  l'exemple  d'une  doctrine  et  de  telle  façon 
que  tout  ce  qui,  dans  cette  étude,  eût  pu  paraître  au  jeune 
homme  indigne  des  nobles  soucis  qu'il  avait  récemment 
contractés  s'effaçait  à  ses  yeux,  tout  en  subsistant  en 
réahté.  Les  côtés  excessivement  romantiques  de  BjTon 
s'évanouissaient  à  ses  yeux  à  cause  des  admirables  pages 
de  réflexions  qui  élargissaient  le  thème,  mais  cependant 
les  plus  beaux  vers  de  Childe-Harold  et  de  Don  Juan 
demeuraient  dans  la  mémoire  de  celui  qui  avait  lu  ce 
morceau.  La  simple  note  sur  Shelley  —  si  inexplicable- 
ment injuste  dans  sa  brièveté  —  incitait  le  prochain  auteur 


402  LE  Voyageur 

de  la  Vie  inquiète  à  découvrir  V Epipsychidion  du  poète  et 
sa  Sensitive.  En  achevant  de  lire  l'étude  sur  Stuart  Mill, 
il  rencontrait  les  essais  sur  Tennyson  et  sur  Dickens. 
Ainsi,  insensiblement,  sous  couleur  de  philosophie,  se  con- 
tinuait son  éducation  littéraire  et  son  commerce  avec  les 
grands  écrivains  anglais. 

Il  semble  bien,  au  reste,  que  l'influence  exercée  par 
Taine  sur  M.  Bourget,  influence  que  celui-ci  n'a  jamais 
reniée  et  qui  donne  un  accent  émouvant  à  la  manière  dont 
il  cite  le  nom  du  grand  philosophe,  —  l'accent  de  Robert 
Greslou  parlant  d'Adrien  Sixte,  —  ne  fut  pas  seulement 
«  éducative  »,  si  l'on  peut  dire.  Sans  les  Notes  sur  l'Angle- 
terre, le  disciple  eût-il  jamais  écrit  ses  Etudes  anglaises 
et  même  son  Outre-mer  ;  sans  le  Voyage  en  Italie,  eût-il 
rédigé  ses  exquises  Sensations  d'Italie?  Du  moins,  eût-il 
donné,  autrement,  à  ces  divers  ouvrages,  ce  ton  si  parti- 
culier qui  révèle  la  formation  originelle? 

Assurément,  on  retrouve  de  même  dans  la  Physiologie 
de  l'amour  moderne  trace  des  influences  de  Spinoza,  de 
Carlyle  et  de  Balzac.  Mais  le  véritable  modèle  qui  inspirait 
l'auteur  de  ce  livre,  tandis  qu'il  l'écrivait,  n'était-il  pas 
l'amer  créateur  de  Thomas  Graindorge}...  Quand  la  Vie 
parisienne  accepta  de  publier  cette  œuvre  dans  ses 
colonnes,  comme  jadis  elle  avait  inséré  le  profond  divertis- 
sement du  philosophe,  M.  Bourget  dut  éprouver,  à  cause 
de  cette  identique  destinée,  peut-être  recherchée,  une  de 
ces  fiertés  intimes  qui  donnent  à  un  homme  ses  joies  les 
plus  déUcates. 


Ainsi,  l'influence  de  Taine,  qui  semblait  devoir  défi- 
nitivement détacher  M.  Bourget  de  la  littérature,  l'y 
ramena  plus  fortement  que  toute  autre  et  l'achemina  vers 
la  carrière  de  l'homme  de  lettres.  Elle  fut,  si  l'on  peut 
dire,  la  justification  de  son  retour  dans  le  siècle  et  leva 


L'ANGLETERRE   ET   L'AMÉRIQUE  403 

les  derniers  scrupules  qu'eût  pu  éprouver  le  jeune  phi- 
losophe à  céder  définitivement  aux  charmes  de  la  poésie 
et  du  roman. 

Cette  influence  n'éloigna  pas  toutefois  celui-ci  de  ces 
graves  études  sans  l'avoir  muni  d'une  austère  méthode 
qu'il  devait  appliquer  par  la  suite,  tant  à  la  direction 
de  sa  vie  qu'à  l'élaboration  de  ses  livres.  Ce  fut  elle  qui 
le  guida  dans  leur  préparation,  qui  lui  inspira  le  goût 
des  voyages,  le  besoin  de  se  documenter  avec  une  rigueur 
toute  scientifique,  de  "ne  jamais  craindre,  quel  que  fût  le 
succès  qui  accueillît  ses  productions,  de  rester  toujours 
un  «  étudiant  »,  l'homme  de  laboratoire  poursuivant  son 
enquête  avec  toute  la  conscience  possible,  réservant  pour 
l'avenir  le  droit  à  des  conclusions. 

TeLk:  fut  sans  doute  l'origine  de  ces  voyages  en  Angle- 
terre que  M.  Bourget  renouvela  maintes  fois  et  dont  nous 
avons,  pour  ainsi  dire,  le  journal  dans  les  Etudes  an- 
glaises (i)  —  tout  au  moins  à  l'état  fragmentaire.  Ce 
diary,  qui  va  d'une  excursion  à  l'île  de  Wight,  excursion 
faite  en  1880,  au  séjour  à  Londres  effectué  à  l'occasion 
des  fêtes  du  Jubilé  de  la  Reine,  en  1897,  est,  dans  sa 
simplicité  charmante,  révélateur  de  la  profonde  influence 
exercée  par  la  vie  et  l'esprit  anglais  sur  l'écrivain. 

Qu'il  visite  ces  campagnes  paisibles  et  vertes  que  nourrit 
la  mer  prochaine,  décor  souriant  et  riche  si  souvent  chanté 
et  peint  par  un  Tennyson  ;  qu'il  gagne  cette  région  des 
lacs,  tour  à  tour  délicieuse  et  sauvage,  où  vécurent  quel- 
ques-uns des  poètes  les  plus  originaux  de  ce  peuple  ; 
qu'il  erre  avec  une  joie  enfantine  dans  cette  ville  unique 
au  monde,  Londres,  si  fertile  en  contrastes,  si  féconde  en 
«  faits  »  pour  un  observateur,  si  différente  de  notre  capi- 
tale ;  qu'il  se  fasse  une  âme  de  graduate  dans  cet  Oxford 
tellement  étranger  à  nos  conceptions  universitaires  ou 


(i)  Etudes  et  porltaits.  Éd.  Pion,  in-i8  ;  t.  II,  «de  simples  feuilletsdcta- 
chés  d'un  journal  de  route  ».  (Avant-propos,  130G). 


404  LE    VOYAGEUR 

qu'il  scrute  de  façon  admirable  le  problème  irlandais, 
toujours  et  partout,  dans  ce  «  besoin  de  revenir  dans 
cette  Angleterre  si  hospitalière  »,  ce  que  M.  Bourget 
cherche,  c'est  «  de  quoi  comprendre  mieux  quelques  vers 
de  Tennyson,  quelques  pages  de  Dickens  ou  d'Eliot.  » 
Pendant  cette  première  période  de  sa  carrière,  en  effet, 
ce  qu'il  poursuit  avant  tout,  c'est  l'enrichissement  de  son 
esprit,  de  ses  données  psychologiques,  de  son  talent  qui 
se  manifeste  dès  lors  et  qui  se  révèle  considérable.  Voyons 
donc  quels  reflets  ces  voyages  et  cette  fréquentation 
quotidienne  de  la  vie  anglaise  laissèrent  sur  ses  Hvres. 


Il  ne  saurait  être  question  de  suivre  ici,  par  le  détail, 
les  manifestations  de  cette  influence.  Mais  il  est  possible 
de  résumer  les  caractères  dont  elle  marqua  les  différentes 
parties  de  l'œuvre  de  M.  Bourget,  son  œuvre  de  poète, 
d'essayiste  et  de  romancier. 

Si  les  lectures  de  son  adolescence,  ses  études  universi- 
taires, la  discipline  de  Taine  avaient  orienté  très  net- 
tement son  goût  vers  la  littérature  anglaise,  et  en  parti- 
culier vers  les  lyriques,  il  serait  injuste  de  méconnaître 
le  rôle  non  moins  important  que  Sainte-Beuve  —  le 
Sainte-Beuve  de  Joseph  Delorme  et  des  Consolations  —  put 
avoir  sur  sa  formation.  Le  critique  des  Lundis  fut  aussi 
—  l'auteur  des  Essais  de  -psychologie  contemporaine  l'a 
proclamé  à  maintes  reprises  —  un  des  vrais  pères  de 
l'intelligence  de  M.  Bourget  :  or,  ce  maître  connaissait 
admirablement  les  poètes  anglais  de  la  fin  du  dix-hui- 
tième siècle  et  de  la  période  romantique.  Ses  études  sur 
Cowper,  Gray,  Wordsworth,  Byron  témoignent  d'une 
merveilleuse  compréhension  de  l'art  et  de  l'âme  britan- 
niques et  il  ne  faut  oublier  qu'U  avait  dans  les  veines, 
par  sa  mère,  un  peu  de  ce  sang.  Il  exerça  donc  très  cer- 
tainement une  influence  directe  sur  ce  cadet,  lui  conmiu- 


L'ANGLETERRE   ET   L'AMÉRIQUE  405 

niquant  quelque  chose  de  sa  sensibilité  féminine,  roma- 
nesque et  douloureuse,  discrète  et  scrupuleuse,  accessible 
aux  seules  consolations  de  la  nature,  sensibilité  qu'il 
tenait  lui-même  en  partie  des  lakistes. 

Cette  influence,  M.  Bourget  la  subit  pour  ainsi  dire 
deux  fois  :  d'abord  directement,  au  contact  des  œuvres  de 
Sainte-Beuve,  puis,  de  façon  imprévue  mais  plus  forte 
encore,  à  travers  l'œuvre  de  Baudelaire.  Si  l'auteur  à'Edel 
a  pu  écrire  à  l'occasion  de  ce  dernier  :  «  La  vision  de  la 
beauté  poétique  particulière  à  Baudelaire  ne  lui  vient- 
elle  pas  en  ligne  droite  de  la  critique  anglaise?  »  U  eût  pu 
ajouter  plus  précisément  encore  que,  cette  vision,  le 
traducteur  de  Poë  l'avait  —  en  partie  tout  au  moins  — 
découverte  dans  l'œuvre  poétique  du  grand  critique. 

Ces  éléments  divers  entrant  en  combinaison  se  recon- 
naissent dans  les  recueils  de  vers  que  M.  Bourget  publia 
au  début  de  sa  carrière  ou,  tout  au  moins,  pendant  la 
première  phase  de  sa  vie  littéraire  :  Au  bord  de  la  mer^ 
la  Vie  inquiète,  Petits  -poèmes,  Edel,  les  Aveux.  Ce  fut 
même  leur  présence  qui  détermina,  en  dépit  d'un  certain 
prosaïsme  apparaissant  ici  et  là,  le  succès  de  ces  plaquettes. 
La  critique  ne  discerna  guère  la  trace  de  ces  influences 
qui  leur  avaient  donné  cet  accent  si  personnel,  où  l'on 
rencontrait,  étrangement  accordés,  un  goût  très  marqué 
de  l'analyse  associé  à  la  plus  romanesque  des  sensibilités. 
Mais  il  n'est  personne  ayant  fréquenté  un  peu  assidûment 
l'œuvre  de  Wordsworth,  de  Shelley,  de  Keats,  de  Ros- 
setti  et  de  Tennyson,  qui  puisse  se  méprendre.  Quelque 
chose  de  la  délicatesse  morale  du  premier,  de  l'ardent 
panthéisme  mystique  du  second,  du  culte  païen  envers 
la  beauté,  la  nature  et  la  femme  célébré  par  le  père 
à'Endymion,  de  la  vision  morbide,  subtile  et  passionnée 
du  Préraphaélite,  a  passé  dans  ces  stances,  ces  poèmes, 
ces  sonnets.  Ce  jeune  Français,  fils  d'un  siècle  agonisant 
qui  fut  tumultueux,  saturé  de  gloire,  de  littérature  et 
de  science,  a  trouvé  dans  cette  poésie,  —  en  dépit  de  ses 


406  LE   VOYAGEUR 

hérédités  si  différentes,  de  son  éducation  si  éloignée  de 
celle  qu'avaient  reçue  ces  maîtres,  en  dépit  d'une  autre 
religion  qui,  pour  être  alors  méconnue  par  lui,  continuait 
tout  de  même  à  vivre  dans  son  sang  et  aussi  dans  son 
cœur,  —  des  sources  nouvelles  d'inspiration.  De  même,  on 
a  le  droit  de  penser  que  cette  charmante  et  fugitive  Edel 
est  fille  du  Nord,  elle  aussi,  et  sœur  de  Maud,  cette 
exquise  enfant  de  Tennyson. 

C'est  peut-être  toutefois  sur  l'œuvre  critique  de 
M.  Bourget  que  l'influence  anglaise  s'est  manifestée  le 
plus  expressément.  Pour  s'en  rendre  compte,  il  suffit  de 
comparer  un  Lundi  de  Sainte-Beuve  avec  l'un  ou  l'autre 
des  Essais  de  psychologie  contemporaine  ou  même  avec 
un  chapitre  des  Etudes  et  portraits.  En  dépit  de  son  com- 
merce familier  avec  Addison,  Lamb,  Hazlitt,  Macaulay 
et  Matthew  Arnold,  l'auteur  de  Volupté  demeure  prison- 
nier de  nos  traditions  littéraires,  le  continuateur,  au  moins 
dans  la  forme,  des  La  Harpe,  des  Villemain,  des  Augustin 
Thierry.  Taine  et  Renan  eux-mêmes,  malgré  leur  fervente 
admiration  pour  l'esprit  anglais  et  allemand,  restent 
absolument  classiques  dans  l'ordonnance  des  morceaux 
qu'ils  composent.  Le  titre  à'Essais  qu'ils  donnent  à  leurs 
recueils  ne  fait  pas  d'eux  des  essayistes.  Si  Emile  Mon- 
tégut  à  son  tour  incline  à  s'inspirer  des  écrivains  anglais 
qui  cultivèrent  ce  genre,  il  ne  semble  pas  avoir  eu,  quel 
qu'ait  été  son  talent,  les  forces  nécessaires  pour  accli- 
mater définitivement  parmi  nous  cette  forme  littéraire 
et  pour  la  réaliser  parfaitement. 

L'essai,  tel  que  le  comprennent  les  Anglo-Saxons  et 
tel  que  le  pratique  M.  Bourget,  est,  en  effet,  quelque  chose 
de  très  particulier.  Il  tient  de  la  critique  littéraire,  du 
traité  moral,  des  mémoires,  du  fragment  de  journal  intime. 
Toutes  ces  formes  d'expression  s'y  rencontrent  ou  peuvent 
s'y  rencontrer  avec  la  plus  extrême  aisance.  Il  n'a  pas  la 
raideur  de  composition  d'une  œuvre  coulée  dans  le  moule 
latin.  Bien  plutôt,  il  évoquerait  les  dialogues  de  Platon 


L'ANGLETERRE   ET   L'AMÉRIQUE  407 

car  il  supporte  même  la  conversation,  ou  les  Essais 
—  précisément  —  de  Montaigne.  Un  Allemand  dirait  que 
c'est  une  œuvre  subjective  que  ne  saurait  concevoir  l'ob- 
jectivité des  peuples  méditerranéens.  En  réalité,  le  dé- 
sordre germanique,  lui,  ne  s'accom.mode  pas  davantage 
de  cette  véritable  liberté  littéraire  que  de  la  rigoureuse 
composition  classique.  La  littérature  anglaise  seule,  avec 
des  maîtres  tels  qu'Addison,  Hazlitt,  Lamb,  Matthew 
Arnold,  cités  plus. haut,  avec  Walter  Pater  ou  Stevenson, 
a  su  nous  donner  les  modèles  du  genre. 

Aussi  quel  n'a  pas  été  l'heureux  étonnement  suscité 
quand  M.  Bourget,  s'inspirant  de  cette  forme  littéraire, 
nous  a  donné  ces  œuvres  critiques  si  solidement  cons- 
truites et  cependant  si  personnelles,  si  artistiques  de  tour 
et  de  ton.  Pour  étudier  un.  poète,  un  dramaturge,  un 
exégète,  pour  dégager  la  valeur  littéraire  de  leur  œuvre, 
il  n'a  pas  cru  devoir  resserrer  ses  idées  dans  l'étroite  et 
impersonnelle  formule  de  nos  maîtres  français,  bornant 
l'examen  d'un  livre  ou  d'un  auteur  à  l'analyse  tech- 
nique ou  dogmatique  du  style  ou  des  idées.  Avec  une 
bonhomie,  une  candeur  ou,  ce  qui  convient  mieux  à  la 
personnalité  de  l'auteur  de  Crime  d'amour,  avec  ime 
sincérité  psj'chologique  à  peu  près  inconnue  jusqu'à  lui, 
il  a  été  de  l'homme  à  l'homme,  ne  craignant  pas  d'associer 
le  lecteur  à  l'auteur,  de  noter  les  réactions  du  livre  sur 
celui  qui  se  passionne  à  son  endroit.  Oui  a  pu  oublier  les 
pages  de  l'essai  sur  Baudelaire  où  le  critique  évoque  ses 
souvenirs  de  collège,  celles  sur  le  cosmopolitisme  où,  pour 
mieux  donner  l'idée  de  ce  goût  nouveau,  il  décrit  le  salon 
d'une  mondaine,  composé  avec  la  fantaisie  élégante 
qu'impose  ce  penchant,  celles  encore  consacrées  à  l'étude 
de  l'amour,  d'un  accent  si  grave  et  si  humain,  qui  se 
trouvent  intercalées  dans  son  étude  sur  Dumas  fils?  Telle 
description  d'une  matinée  d'hiver  dans  les  rues  de  Cannes, 
introduisant  à  une  dissertation  sur  la  poésie  anglaise,  nous 
enchantait  par  l'absence  de  pédantisme  qu'elle  révélait. 


408  LE   VOYAGEUR 

par  une  charmarxte  liberté  intellectuelle,  brisant  tout  à 
coup  les  entraves  qui  trop  longtemps  avaient  enserré, 
comme  des  bandelettes  rituelles,  la  critique. 

Peut-être  les  jeunes  générations,  qui  se  plaisent  toujours 
à  lire  les  Essais  de  psychologie  contemporaine  et  qui  admi- 
rent les  puissantes  analyses  qu'ils  renferment,  n'y  décou- 
vrent-elles pas  aussi  vivement  que  nous-mêmes  le  charme 
et  la  nouveauté  que  nous  y  reconnûmes.  Je  me  souviens 
d'une  conversation  que  j'eus  avec  Albert  Samain,  dans 
son  bureau  de  l'Hôtel  de  Ville,  un  jour  que  nous  échan- 
gions nos  impressions  sur  l'écrivain  aimé.  Sa  qualité  d'aîné 
lui  avait  valu  d'être  en  âge  d'apprécier  les  Essais  de 
M.  Bourget  lorsque  leur  auteur  les  publiait  dans  la  Nou- 
velle Revue.  J'ai  encore  dans  l'oreiUe,  à  vingt-cinq  ans  de 
distance,  l'accent  enthousiaste  qu'il  eut  en  me  parlant 
de  la  «  révélation  »  qu'avait  été  ce  livre  pour  sa  généra- 
tion. Nous-mêmes,  au  reste,  quelque  dix  ans  plus  tard, 
quand  nous  dévorions  ces  pages  «  en  étude  »,  nous  goûtions 
encore  pareille  ivresse  intellectuelle  ;  nous  avions  le  sen- 
timent de  découvrir  une  contrée  inconnue  en  dépit  de 
toutes  les  lectures  antérieures  que  nous  avions  pu  faire... 
Aujourd'hui,  tout  en  conservant  le  même  sentiment  d'ad- 
miration et  de  gratitude  à  l'égard  de  cette  œuvre  et  de 
l'écrivain,  je  me  rends  mieux  compte  de  l'influence  heu- 
reuse exercée  par  la  littérature  anglaise  sur  la  critique 
de  M.  Bourget  et  l'aspect  tout  nouveau  qu'elle  lui  avait 
donné. 

Le  romancier,  lui  aussi,  n'a  pas  été  sans  recevoir  de 
diverses  façons  l'empreinte  des  écrivains  d'outre-Manche. 
Pour  avoir  été  moins  absolue  et  par  conséquent  moins 
facile  à  relever,  elle  n'en  a  pas  été  moins  certaine.  Tels 
paysages  —  celui  de  Folkestone,  par  exemple,  dans 
Cruelle  énigme,  cadre  déHcieux  d'un  charmant  amour,  — 
tels  goûts,  telles  silhouettes  de  personnages  révèlent  une 
connaissance  parfaite  de  l'Angleterre,  de  ses  sites,  de  ses 
mœurs  et  de  sa  société.  Et  si  nous  avons  pu  dire  que 


L'ANGLETERRE   ET   L'AMÉRIQUE  409 

l'exemple  de  Thomas  Graindorge  avait  peut-être  suggéré 
pour  une  part  à  M.  Bourget,  sa  Physiologie  de  l'amour 
moderne,  est-il  bien  sûr  que  l'âpre  ironie  du  Sartor 
Resartus,  la  façon  dont  Carl3de  avait  campé  son  héros, 
n'a  pas  eu  sa  part  aussi  dans  la  construction  de  ce  livre? 

Mais  cette  action  est  surtout  diffuse  et  malaisément 
reconnaissable  à  première  vue  dans  les  romans  de  l'écri- 
vain. Ce  qu'il  peut  devoir  à  un  Dickens,  à  une  Eliot,  à 
d'autres  artistes  anglais,  est  si  complètement  assimilé  qu'il 
ne  semble  pas  qu'on  en  doive  faire  légitimement  état. 
D'ailleurs,  la  maîtrise  du  romancier  est  devenue  telle  qu'il 
ne  subit  plus  l'inspiration  mais  qu'il  la  fournit  à  son  tour. 

Je  ne  serais  pas  éloigné,  en  revanche,  d'admettre  pour 
ma  part  la  persistante  influence  de  Shakespeare  sur 
M.  Bourget  :  je  dirai  plus,  l'obsession  que  cette  œuvre 
exerce  sur  sa  pensée,  aujourd'hui  encore.  Elle  a  toujours 
été  très  forte  puisque,  dès  André  Cornélis,  on  rapprochait 
ce  livre  d'Hamlei.  Mais  c'est  peut-être  surtout  depuis 
l'Etape  que  chacun  des  romans  de  l'écrivain  comporte 
dans  son  affabulation  un  drame  violent  allant  du  meurtre 
à  l'empoisonnement  ou  à  l'attentat  anarchiste  et  que  cette 
violence,  sournoise  ou  brutale,  fait  songer  au  tragique 
anglais.  Certains  critiques  ont  même  imaginé  de  lui  re- 
procher avec  quelque  ironie  ces  intrigues,  et  des  lecteurs, 
naïvement  convaincus  que  notre  époque  est  plus  civilisée, 
ont  même  déclaré  que  c'était  là  excès  d'imagination  :  on  a 
été  jusqu'à  prononcer  le  mot  volontiers  dédaigneux  de 
«  mélo  »  à  l'occasion  de  ces  catastrophes,  comme  si  la  vie 
sociale  ne  voyait  plus  se  dérouler  qu'exceptionnellement 
de  semblables  crimes  inspirés  par  la  passion.  En  réalité, 
il  me  semble  bien  que  si,  de  plus  en  plus,  l'auteur  de 
Némésis  s'est  plu  à  nourrir  de  crimes  ses  histoires,  c'est 
que  l'œil  du  clinicien  a  vérifié  parmi  nos  contemporains 
les  géniales  intuitions  du  créateur  d'Othello  et  de  Macbeth. 
Au  zénith  de  leur  destinée,  les  grands  maîtres  des  litté- 
ratures se  rencontrent  pour  reconnaître  dans  l'humanité 


4T0  LE    VOYAGEUR 

les  mêmes  tares  originelles  qu'ils  expliquent  par  la  fata- 
lité ou  par  le  péché. 

En  élargissant  le  champ  de  ses  études,  du  domaine 
passionnel  au  domaine  social,  M.  Bourget  a  rencontré 
encore  un  autre  maître  anglais  qui  a  suscité  dans  sa  pensée 
de  nombreuses  réactions,  contribuant  pour  ime  large  part 
à  orienter  définitivement  ses  opinions  politiques.  Autant 
qu'un  Balzac,  un  Burke,  par  son  impitoyable  et  puissante 
critique  de  la  Ré\^olution,  a  imposé  sa  conviction  au  rigou- 
reux enquêteur  sollicitant  de  façon  désintéressée  et  avec 
l'intelligence  la  plus  libre,  une  solution  aux  angoissants 
problèmes  qui  se  posent  devant  notre  société  française 
d'aujourd'hui.  La  logique  de  l'orateur  et  du  théoricien 
i  tory  »  ont  fait  passer  dans  cette  œuvre,  tant  littéraire 
que  sociale,  une  chaleiu-  et  une  force  dialectiques  qui  ont 
procuré  aux  jeunes  générations  la  plus  ferme  et  la  plus 
bienfaisante  des  doctrines. 

Bien  mieux  même,  l'enquête  menée  au  jour,  crossed 
the  pond,  l'Atlantique  franchi,  en  «  outre-mer  »,  par  cet 
incorruptible  observateur  nous  permet  de  sentir  plus 
vivement  encore  à  quel  point  l'influence  anglaise  s'exerça 
sur  lui.  Quand  M.  Bourget  débarqua  aux  États-Unis,  il 
arrivait  dans  la  grande  démocratie  américaine,  fille  de 
Washington,  de  Franklin  et  de  ]\lonroë,  avec  l'idée  qu'il 
allait  retrouver,  par  delà  l'immensité  des  ondes  qu'il 
venait  de  franchir,  un  rameau  des  forêts  anglo-saxonnes 
enté  sur  l'arbre  des  sylves  vierges  découvert  par  les  émi- 
grants  de  la  May  flower.  Quand  il  regagna  toutefois  l'Eu- 
rope, mère  des  civilisations,  tout  en  rendant  hommage 
aux  efforts  étonnants  d'une  activité  sans  cesse  en  quête 
d'efforts  nouveaux  et  de  perfectionnements,  il  ne  put 
dissimuler  la  mélancolique  surprise  éprouvée  :  «  Cet  autre 
monde  existe  à  côté  du  nôtre  »,  écrivait-il  aux  dernières 
lignes  de  cette  consciencieuse  et  sympathique  enquête. 

Certes,  chez  ce  peuple  nouveau,  M.  Bourget  n'avait  pas 


L'ANGLETERRE   ET   L'AMÉRigUE  41I 

compté  retrouver  grands  vestiges  de  notre  hérédité  médi- 
terranéenne. Mais  chez  les  descendants  des  Puritains  qui 
s'exilèrent  un  jour  pour  sauver  leur  âme,  il  s'attendait 
à  pouvoir  relever  sous  les  apports  nouveaux,  au  moins 
dans  les  États  du  Nord,  l'empreinte  ancestrale.  Or  New- 
port  ne  ressemblait  pas  à  Wight  ou  à  Brighton,  Harvard 
à  Oxford,  Pittsburg  ou  Chicago  à  Birmingham  ou  à  Shef- 
field,  Mgr  Ireland  à  Newman  ou  même  à  Manning.  Si 
Outre-mer  peut  paraître  sévère  aux  Américains,  ce  fut 
sans  doute  en  raison  même  de  la  longue  intimité  que 
M.Bourget  avait  eue  depuis  sa  jeunesse  avec  l'âme  anglaise, 
avec  ses  mœurs  et  avec  sa  culture,  si  différentes. 

Un  examen,  même  aussi  rapide,  de  l'influence  qu'exerça 
la  littérature  anglaise  sur  l'esprit  de  M.  Bourget  suffit  à 
nous  convaincre  qu'elle  fut  d'importance.  Or,  rien  de  ce 
qui  touche  à  la  formation  intellectuelle  d'un  écrivain,  qui 
a  tenu  depuis  un  demi-siècle  la  place  qu'occupe,  dans  nos 
lettres,  le  romancier  de  Mensonges  et  du  Sens  de  la  mort, 
ne  saurait  être  indifférent.  Bien  mieux,  quand  il  s'agit 
d'un  artiste  ayant  eu  ce  rayonnement,  ayant  à  son  tour 
inspiré  un  d'Annunzio,  l'histoire  littéraire  du  pays  est 
intéressée  à  de  semblables  observations  :  elles  importent 
à  l'étude  générale  de  son  développement. 

Que  le  maître  qui,  au  temps  de  notre  vingtième  année, 
suscitait  notre  tendre  et  enthousiaste  admiration  par 
l'originahté  et  la  séduction  de  ses  œuvres,  par  la  noble 
image  de  l'homme  de  lettres  qu'il  nous  offrait,  veuille 
bien  accueillir,  à  quelque  cinq  lustres  de  distance,  ces 
notes  écrites  en  l'honneur  de  son  jubilé.  Elles  ont  été 
rédigées  pour  apporter,  à  l'auteur  du  Démon  de  midi  et 
des  Pages  de  critique  et  de  doctrine,  l'hommage  renouvelé, 
et  accru,  de  ces  sentiments  juvéniles. 

GEORGES  GRAPPE. 


LE  VOYAGEUR  :  L'ITALIE 


La  première  fois  que  nous  rencontrâmes  Paul  Bourget 
(sans  lui  parler,  sans  qu'il  soupçonnât  notre  présence), 
ce  fut  à  Sienne,  voici  un  peu  moins  de  vingt  ans.  Nous 
accomplissions,  dans  une  pieuse  ivresse,  notre  premier 
voyage  d'Italie.  Presque  depuis  l'enfance  nous  rêvions 
à  ce  cher  voyage-là.  Les  Sensations  d'Italie  faisaient  natu- 
rellement partie  de  la  bibliothèque  qui  nourrissait  nos 
rêves.  On  le  sait  :  Sienne  et  la  Toscane  siennoise  sont 
décrites  et  vantées  dans  Sensations.  Avant  d'avoir  quitté 
la  gare,  au  bas  de  la  ville,  nous  connaissions  donc  déjà 
les  Pinturrichio  de  la  Librairie  et  la  tour  du  Mangia,  l'Eve 
rose  dorée  (cette  rose-thé)  que  peignit  Sodoma  et  les 
déserts  de  craie  qui  séparent  Sienne  du  couvent  olivétain 
où,  sur  les  murs  d'un  cloître,  les  gaillards  de  Signorelli 
tendent  leurs  muscles  sous  les  maillots  rayés.  Mais 
eussions-nous  convoité,  par  surcroît,  la  bonne  fortune 
d'apercevoir,  à  Sienne  même,  notre  initiateur  et  notre 
guide? 

Nous  logions  à  la  pension  Chiusarelli,  farcie  d'An- 
glaises, dans  l'ombre  de  l'égUse  Saint-Dominique  où 
logent  deux  princesses  :  la  sainte  Catherine  pâmée  de 
Sodoma  (sœur  de  la  sainte  Thérèse  du  Bernin)  et  la 
sainte  Barbe  du  quattrocentiste  siennois  Matteo  di  Gio- 
vanni, aux  joues  pâles  comme  le  jade,  aux  yeux  étroits 
et  noirs,  si  triste,  si  mystérieuse  dans  ses  robes  ver- 
meilles. Le  lendemain  de  notre  arrivée,  nous  passâmes 
vers  midi  devant  l'hôtel  Royal  ;  il  est  situé  le  long  de 
la  Promenade  (la  Lizza),  un  peu  en  contre-bas,  La  salle 


LE   VOYAGEUR  :   L'ITALIE  413 

à  manger  de  l'hôtel  prend  jour  sur  cette  promenade. 
Au  delà  d'un  jardinet  tranquille,  derrière  l'une  des 
fenêtres,  Paul  Bourget,  déjeunant,  était  assis.  Il  y  avait 
sur  la  table  l'un  de  ces  rusés  appareils  de  métal,  sortes 
de  paniers  métalliques,  petites  balançoires,  petits  ber- 
ceaux, dans  lesquels  le  camérier  pose,  enveloppés  de 
langes  comme  4es  nouveau-nés,  ces  fiasques  respec- 
tables où  deux  litres  de  chianti  sont  enfermés.  Ces 
fiasques  sont  lourds  :  les  paniers  mobiles  évitent  aux 
buveurs  tout  effort.  En  effet,  pas  besoin  de  soulever  les 
gros  flacons  ;  penchez-les  au-dessus  du  verre  :  la  fontaine 
de  rubis  ruissellera.  Les  virtuoses  parviennent  à  faire 
manœuvrer  du  seul  index  ces  curieux  nids  et  leur  bel 
œuf,  tandis  que,  des  autres  doigts,  ils  maintiennent,  sous 
le  goulot  du  fiasque,  le  gobelet. 

Les  indigènes  vont  nous  railler  ;  mais,  avouons-le  : 
le  plaisir  qui  consiste  à  manier  ces  porte-fiasques  tient 
une  place  appréciable  dans  nos  souvenirs  italiens.  Assu- 
rément, là-bas,  il  y  a  Michel-Ange  et  le  Pausilippe  ;  les 
grands  songes  noirs  de  Tintoret  ;  Donatello  et  ses  fleurs 
de  jeunesse  ;  il  y  a  les  camélias  cramoisis  qui  saignent 
comme  des  cœurs  sur  la  tombe  de  Shelley  ;  la  petite 
main  de  marbre  que  PauUne  de  Beaumont  laisse  pendre 
si  docilement,  au  bord  d'une  chapelle,  à  Saint-Louis  des 
Français;  mais  il  y  a  aussi  l'odeur  des  truffes  blanches 
et  la  saveur  des  Virginia,  le  sambayon  de  Stendhal  au 
Pedrotti  de  Padoue,  les  Sospiri  du  vieux  Ghecco  (germa- 
nophile pendant  la  guerre,  dit-on)  près  de  la  place  d'Es- 
pagne et  ces  petits  bouquets  si  odoriférants  qu'une  fil- 
lette chétive  et  agile  tend  aux  voyageurs,  le  long  des 
rapides,  sous  la  verrière  sonore  de  la  gare  de  Pise  (cassie, 
géranium-rosat,  olea  fragrans,  jasmin  blanc). 

Nous  pourrions  allonger  la  Hste  de  ces  souvenirs  mi- 
neurs. La  mémoire  les  a  reçus  sans  y  prendre  garde,  comme 
des  «  échantillons  sans  valeur  »  ;  cependant,  ils  survivent 
à  certains  «  colis  recommandés  »  (par  Burckhardt,  par 


414  LE   VOYAGEUR   :   L'ITALIE 

Ruskin,  par  Boissier).  De  plus,  en  parlant  sans  brièveté 
de  notre  porte-fiasque,  nous  traitons  cependant  le  sujet 
proposé  :  «  Paul  Bourget  et  l'Italie.  »  En  effet,  cette 
pièce  caractéristique  du  couvert  italien,  outre  qu'elle 
figmrait  sur  la  table  devant  laquelle  nous  aperçûmes 
jadis  le  romancier  de  Cosmopolis,  est  signalée  à  deux 
reprises  par  notre  auteur  lui-même.  E^'abord  au  début 
du  premier  chapitre  de  Sensations  d'Italie  (Volterra,  le 
21  octobre  1890)  ;  puis  dans  Némésis,  roman  qui  se  passe 
à  Sienne  même  (p.  21).  Mais  est-ce  vraim.ent,  comme  le 
dit  Paul  Bourget,  de  l'osier  qui  revêt  ces  fiasques,  ou, 
comme  nous  l'avions  cru  jusqu'alors,  des  feuilles  de 
maïs  desséchées? 

Près  de  ce  porte-fiasque,  que  nous  mettons  ici  à  l'imi- 
tation de  ces  peintres  d'autrefois  qui  plaçaient  près  de 
leur  modèle  quelque  humble  accessoire  scrupuleusement 
décJit,  essayerons-nous  l'esquisse  d'un  visage,  que, 
depuis  cet^e  lointaine  rencontre,  nous  apprîmes  à  con- 
naître et  à  aimer?  «  Indiquons  »  l'impression  dominante  : 
des  traits  à  la  fois  puissants  et  fins;  un  regard  tour  à 
tour  gravement  méditatif  (comme  tourné  vers  l'intérieur, 
voilé)  et  amusé,  tendrement  expansif,  presque  enfantine- 
ment  gai.  Nous  avons  rencontré  chez  bien  peu  d'hommes 
âgés  le  passage  dans  les  yeux  de  cette  grâce  soudaine  et 
privilégiée,  de  cette  «  candeur  immortelle  »  dont  parle 
Henri  Heine  ;  chez  un  Rodin,  chez  un  Élémir  Bourges, 
(chez  un  Cézanne,  nous  assure-t-on). 

Il  est  fort  probable  que  ce  lointain  jour-là,  à  Sienne, 
nous  n'eûmes,  au  cours  d'une  vision  rapide,  qu'une  impres- 
sion très  vague,  très  passagère.  D'ailleurs  Paul  Bourget 
dut  quitter  Sienne  le  jour  même  :  nous  ne  le  rencon- 
trâmes plus.  Mais  bien  des  fois,  depuis  lors,  nous  nous 
sommes  féhcité  de  notre  chance.  Sienne  est  en  effet  la 
patrie  d'élection  de  Paul  Bourget.  Dans  la  Fia,  nouvelle 
qui  ouvre  le  recueil  Voyageuses,  il  l'a  écrit  :  '.<  ...En  Tos- 
cane, autour  de  Pise,  de  Florence,  de  Sienne,  il  est  des 


LE   VOYAGEUR   :   L'ITALIE  415 

coins  dont  le  seul  nom,  gravé  sur  une  carte,  fait  battre 
mon  cœur...  De  Sienne  surtout.  Beyle  a  ordonné  que  l'on 
mît  sur  son  tombeau  :  Milanese.  Je  suis  parfois  tenté  de 
demander  que  l'on  écrive  sur  celui  où  je  reposerai  : 
Senese...  «  Étranger,,  est-il  écrit  sur  l'une  de  ses  portes, 
Sienne  t'ouvre  son  cœur...  »  Je  n'ai  jamais  lu  cette  ins- 
cription sans  m' attendrir. 

Étant  donné  cette  «  profession  d'amour  »,  le  fait  d'avoir 
rencontré,  pour  la  première  fois,  Paul  Bourget  à  Sienne 
est,  pour  un  fervent  de  l'Italie,  une  véritable  faveur, 
qui  pouvait  être  relatée  ici.  De  même  sommes-nous  bien 
content  de  nous  êtr.e  promené  dans  Venise  avec  Henri 
de  Régnier.  D'autres  ont  sans  doute  mérité  la  chance 
d'être  à  Tolède  avec  Maurice  Barrés,  à  Constantinople 
avec  Loti,  à  Athènes  avec  Charles  Maurras,  à  Oxford 
avec  Abel  Hermant,  à  Florence  avec  Anatole  France. 
Et  quel  est  le  jeune  Français,  hanté  par  «  le  songe  ardent 
et  vain  des  hvres  »,  qui  n'a  pas  eu,  dans  ses  heures  ro- 
maines, son  heure  d'hallucination?  L'ombre  de  Chateau- 
briand est  visible,  même  par  les  nuits  sans  lune,  sur  les 
murailles  du  Colysée. 


Chez  un  écrivain  de  notre  pays,  l'amour  de  l'Italie 
n'est  pas  une  exception,  une  originalité,  tout  au  con- 
traire. C'est  bien  plutôt  une  sorte  d'obligation,  de  fata- 
lité. Depuis  quelques  siècles,  le  voyage  d'Italie  est  un 
complément  d'éducation.  De  nos  jours  un  Français  de 
vingt  ans  ne  va  pas  seulement  visiter  là-bas  les  presti- 
gieuses beautés  locales,  il  y  va  aussi  appelé  par  une  sorte 
d'esprit  de  famille.  Rien  de  plus  émouvant  que  ces 
Mémoires  d'artistes,  où,  de  génération  en  génération, 
l'on  suit  les  mêmes  itinéraires  :  le  petit-fils  cherche  et 
trouve  les  traces  de  l'ancêtre  ;  il  laisse  lui-même  dés 
empreintes  que  sa  descendance  reconnaîtra.  Ce  qui  est 


4l6  LE   VOYAGEUR   :   L'ITALIE 

vrai  pour  certaines  djTiasties  du  sang,  l'est  également 
pour  certaines  dynasties  de  l'esprit.  Où  un  Paul  Bourget 
va  chercher  un  Taine,  un  Taine  aurait  pu  rencontrer  un 
Stendhal.  De  même  Corot,  au  bord  du  lac  Némi,  ou  sur 
les  terrasses  de  la  villa  d'Esté,  reconnaît  Poussin. 


Ouvrons  d'abord  Sensations  d'Italie,  livre  de  voyageur. 
Puis  nous  feuilletterons  les  romans,  les  nouvelles  à  décors 
italiens. 

Paul  Bourget  ne  voyage  pas  comme  un  Gautier,  épris 
d'abord  du  monde  sensuel,  ni  comme  un  Loti,  qui  de- 
mande au  voyage  l'excitation  de  sa  sensibilité;  il  ne 
voyage  pas  non  plus  comme  un  Sterne,  comme  un  Heine 
entremêlant  d'aventures  personnelles  les  étapes  d'un 
itinéraire  capricieux.  Si  de  pareilles  classifications 
n'étaient  pas  un  peu  sommaires,  un  peu  grossières,  l'on 
pourrait  voir  en  Paul  Bourget  le  type  du  voyageur  intel- 
lectuel. Le  plus  souvent,  il  pense  moins  à  sa  délectation 
visuelle,  à  son  exaltation  sentimentale  qu'à  exercer  son 
intelligence,  qu'à  enrichir  son  esprit. 

Les  descriptions  ne  sont  pas  nombreuses  ni  prolon- 
gées, dans  Sensations  d'Italie;  en  tout  cas  eUes  ne  sont 
jamais  des  morceaux,  des  «  pièces  détachées  ».  On  ne 
trouve  point  non  plus  dans  ce  livre  ces  méditations  vaga- 
bondes qui,  dans  un  recueil  comme  le  Livre  de  la  pitié  et 
de  la  mort,  naissent  comme  des  fumées.  L'on  y  cherche- 
rait en  vain  les  ombres  furtives  de  la  petite  gantière  du 
Voyage  sentimental,  de  la  signora  Francesca,  «  la  belle 
danseuse  »  des  Bains  de  Lucques.  Mais  n'évoque-t-on 
des  villes  et  des  paysages  qu'avec  la  comphcité  des 
«  transpositions  d'art  »,  des  rêveries  désenchantées  et  des 
fantômes  à  demi  vrais,  à  demi  imaginés?  Partout  où  il' 
passe,  Paul  Bovu-get  exige  et  obtient  le  thème  le  plus 
fécond  et,  à  la  fois,  le  plus  particulier.  Certes  Paul  Boiirget 


LE    VOYAGEUR   :   L'ITALIE  4^7 

goûte  et  fait  goûter  la  saveur  et  la  chair  du  fruit,  mais, 
sous  l'enveloppe  éclatante  et  délicieuse,  voici  le  substan- 
tiel noyau.  La  beauté  d'une  œuvre  d'art  lui  plaît  d'abord 
par  ce  qu'elle  expose,  mais  le  retient,  ensuite,  par  ce  qu'elle 
révèle.  Paul  Bourget  parle  quelque  part  dans  ce  livre  de 
«  raisons  de  renseignement,  très  indépendantes  des  qua- 
lités d'art  ».  Cette  faculté  investigatrice  (où,  cela  va  sans 
dire,  la  sensibilité  collabore  avec  l'intelligence)  est  parti- 
culièrement féconde  lorsque  Paul  Bourget  parle  d'un 
peintre  qu'il  aime.  Qu'il  s'agisse  de  Pinturrichio  et  de 
Sodoma  à  Sienne,  de  Signorelli  à  Orvieto,  de  Pérugin  à 
Pérouse,  il  est  surtout  retenu  par  la  «  virtualité  secrète  » 
que  les  œuvres  de  ces  peintres  dégagent.  Ainsi  certains 
hommes  font-ils  moins  de  cas,  chez  une  femme,  de  la 
perfection  pleine  de  promesses  matérielles  du  corps  que 
du  mystère  difficile  et  attirant  qui  nage  dans  les  yeux. 
Les  pages  où  Paul  Bourget,  dans  Sensations  d'Italie, 
s'applique  à  traduire  par  des  mots  ce  qu'il  y  a  d'idéolo- 
gique dans  un  ouvrage  d'ordre  plastique  sont  parmi  les 
plus  belles  qu'il  ait  écrites.  Nous  aimerions  à  les  rappro- 
cher (si  la  place  ne  nous  faisait  pas  défaut)  de  certaines 
pages  de  Walter  Pater,  de  Maurice  Barrés  ou  de  Marcel 
Proust.  Paul  Bourget  sollicite  avant  tout,  d'une  œuvre 
d'art,  des  confidences  d'ordre  spirituel  :  «  toute  la  question, 
par  delà  les  habiletés  techniques,  est  toujours  et  partout 
d'avoir  de  l'âme.  »  Les  œuvres  de  pure  ordonnance,  qui 
valent  inoins  par  leurs  qualités  de  suggestion  que  par 
leurs  quahtés  d'expansion,  ne  le  touchent  guère.  Il  n'hésite 
pas  à  sacrifier,  par  exemple,  la  peinture  des  Carrache  à 
celle  des  Primitifs  (ce  qui,  personnellement,  nous  peine 
un  peu).  Mais,  en  somme,  quoi  de  plus  naturel  chez  un 
psychologue,  chez  un  analyste?  Ce  goût,  ce  besoin 
de  trouver  «  l'âme  »  dans  l'œuvre  d'art  devait  fatalement 
conduire  Paul  Bourget  à  préférer  les  «  figures  isolées  », 
les  individus,  dans  une  fresque,  dans  un  tableau,  aux 
vastes  ensembles  composés  où  la  «  figure  isolée  »,  simple 

R.  H.  1923.  —  XII,  3.  14 


4l8  LE   VOYAHEUR   :  L'ITALIE 

signe,  n'a  plus  qu'un  rôle  de  soumission  ;  un  rôle 
comparable  à  celui  d'un  instrument  dans  une  symphonie. 
On  rêve  au  livre  étonnant  que  Paul  Bourget  écrirait  s'il 
voulait  s'intéresser  à  quelques  magnifiques  portraits, 
chargés  de  vie  intérieure  comme  un  épi  l'est  de  grains, 
et  arracher  cette  vie  à  ces  portraits  dans  de  pénétrantes 
et  lucides  «  biographies  imaginaires  ». 

Mais  Paul  Bourget,  pour  les  animer,  ne  recherche  pas 
seulement  les  figures  peintes.  «  J'aime  aussi  des  femmes 
mortes,  «  dit  le  Maximilien  de  Reisehilder.  Et  voici,  dans 
Sensations  d'Italie,  l'évocation  de  quelques  figures  par- 
ticulièrement capables  de  conférer  aux  lieux  où  elles 
vécurent  un  attrait  qui  ajoute,  au  plaisir  des  yeux, 
l'émotion  de  l'esprit.  Leopardi  à  Recanati,  Murât  à 
Bari,  ou,  à  Lucera,  à  Foggia,  ce  Frédéric  II,  «  César  à  demi 
mahométan  »,  si  bizarre  et  si  attachant  par  lequel,  on  le 
sent,  le  voj'^ageur  a  été  despotiquement  hanté.  Tour  à 
tour  Paul  Bourget  les  appelle  pour  les  consulter,  les 
recherche  pour  les  honorer.  Ce  culte  de  la  fidéUté,  cette 
piété  de  l'admiration,  Paul  Bourget  l'a  eu  toute  sa  vie. 
Dans  ses  pèlerinages,  il  est  moins  guidé  par  la  curiosité 
que  poussé  par  l'amour  :  «  Il  y  a,  écrit-il  à  propos  de 
Leopardi,  dans  toute  personne  humaine  qui  a  pu  un  jour 
faire  œuvre  de  beauté,  un  je  ne  sais  quoi  de  sacré  qui 
justifie  et  qui  commande  cette  dévotion  posthume.  » 

Entre  ces  analyses  d' œuvres  d'art  et  ces  hommages 
motivés,  dédiés  à  d'illustres  ou  singuliers  disparus,  on 
trouve,  dans  Sensations  d'Italie,  bien  des  richesses  encore. 
Un  pareil  Hvre  frappe  par  sa  densité.  Certains  recueils  de 
voyage,  d'ailleurs  délicieux,  ne  sont  que  de  joUes  bulles 
d'air;  on  pourrait  les  comparer  à  ces  entremets  allé- 
chants, ces  «  soufflés  »,  qui  ne  conservent  qu'ime  seconde 
toute  leur  vertu  et  qui  perdent  leurs  quahtés  si  on  ne  les 
déguste  pas  à  temps.  Ce  n'est  certes  point  le  cas  de  Sen- 
sations, hvre  qui  ne  donne  pas  d'abord  tout  ce  qu'il  con- 
tient et  qui  (pour  poursuivre  notre  comparaison  gastro- 


LE   VOYAGEUR   :   L'ITALIE  4T9 

nomique)  est,  comme  certains  plats  sérieux,  composé  d'élé- 
ments variés,  complexes  et  dont,  parce  que  les  papilles 
y  découvrent  toujours  des  saveurs  nouvelles,  on  ne  se 
lasse  pas. 


Le  désir,  le  besoin  d'apporter  dans  les  œuvres  d'ima- 
gination un  élément  de  nouveauté,  de  dépaysement,  par 
l'emploi  de  décors  étrangers  sinon  exotiques,  existe 
depuis  les  romans  de  chevalerie.  On  a  voulu  voir  dans  ce 
goût  de  Tailleurs,  une  manie,  une  maladie  romantiques  ; 
mais  on  aurait  pu  diagnostiquer  beaucoup  plus  tôt 
cette  maladie-là.  L'avidité  d'évasion  par  et  à  travers 
l'espace  et  le  temps  est  sans  doute  aussi  vieille  que  le 
cœur  de  rhomm.e.  Ulysse,  Jason,  Énée,  Alexandre  sont 
des  nomades.  Chez  Corneille,  l'Espagne  du  Cid,  chez 
Racine,  la  Palestine  de  Bérénice  sont  des  témoignages 
de  cette  nostalgie  éternelle  qui  fait  qu'EUenore  s'en  va 
jusqu'en  Russie,  tandis  que  Corinne  escalade  le  cap 
Misène.  (Nous  ne  multiplierons  pas  les  exemples.) 

Bien  des  personnages  des  romans  et  des  nouvelles  de 
Paul  Bourget  peuvent  répéter,  se  l'appliquant,  le  vers 
du  poète  de  la  Belle  Vieille  : 

J'ai  montré  ma  blessure  aux  deux  mers  d'Italie... 

Mais  Paul  Bourget  est  beaucoup  trop  soumis  aux  devoirs 
de  son  métier  pour  ne  pas  presque  toujours  faire  dépendre, 
dans  un  roman,  le  décor  du  personnage.  Nous  ne  voyons 
guère  qu'un  roman  et  une  nouvelle  signés  de  lui  oii  le 
cadre  l'emporte  sur  le  portrait  :  Némésis  et  la  Pia.  Or, 
les  deux  ouvrages  se  passent  à  Sienne  ou  dans  la  cam- 
pagne siennoise,  et  nous  avons  vu  plus  haut  Paul  Bourget 
chérir  Sienne  comme  un  être  vivant.  On  peut  donc  dire 
sans  doute  que  dans  Némésis,  que  dans  la  Pia,  les  êtres 
vivants  ne  sont  que  des  projections  de  la  ville  et  du  pay- 
sage, des  figures  emblématiques  pareilles  à  celles  que 


A20  LE    VOYAGEUR   :   L'ITALIE 

peignit    Lorenzetti   au    cœur   même    de   la    cité    élue. 

Mais  dans  Cosmopolis,  dans  la  Terre  promise,  Rome  et 
Païenne  ne  sont  là  que  pour  éclairer  et  commenter 
l'action  ;  nullement  pour  la  susciter,  pour  la  conduire  (i). 
Au  début  de  Cosmopolis  (dédicace  au  comte  Primoli), 
Paul  Bourget  prend  soin  d'expliquer  que  le  drame  dont- 
il  va  faire  le  récit  aurait  aussi  bien  pu  se  passer  ailleurs. 
Mais  Rome  offrait  «  un  contraste  saisissant  »  et,  grâce 
à  ce  contraste,  le  caractère  particulièrement  cosmopo- 
lite d'un  milieu  «  flottant  »  s'accusait  et  se  précisait. 
Toutefois,  et  c'est  là  le  privilège  des  grands  romanciers, 
Paul  Bourget  impose  non  seulement  ses  personnages  mais 
encore  le  décor  où  ils  évoluent.  Rome  est  désormais, 
poxu:  le  lecteur,  inséparable  de  Julien  Dorsenne  ou  de 
Fanny  Hafner;  quant  à  l'ombre  sacrifiée  d'Alba  Sténo, 
qui  n'a  pas  rêvé  de  la  rencontrer  au  delà  de  l'église 
Saint-Paul,  sur  les  bords  du  fiévreux  et  secret  petit  lac 
de  Porto? 

Ainsi  les  romanciers  surpeuplent-ils  les  villes  les  plus 
riches  de  fantômes.  Nous  nous  en  souvenons  :  la  pre- 
mière fois  que  nous  allâmes  à  Rome,  nous  ne  cherchions 
pas  seulement  la  trace  de  certaines  grandes  vies  humaines. 
Que  de  figures  imaginaires  nous  attendaient  aussi  !  Au 
hasard  des  voyages,  d'autres  hôtes,  qui  n'ont  de  subs- 
tance que  dans  les  pages  d'un  Hvre,  nous  accueillirent 
de  la  sorte  bien  souvent.  Ils  étaient  parfois  plus  réels  et 
plus  impérieux  que  les  indigènes.  Nous  pourrions  dé- 
nombrer ici  cette  troupe  fictive.  Chacun  de  nous  possède 


(i)  Voici  îa  liste  des  romans  et  des  nouvelles  de  Paul  Bourget  dool 
l'action  se  passe,  tout  au  moins  partiellement,  en  Italie  : 

Romans  :  Terre  promise  (Païenne),  Cosmopolis  (Rome),  Une  idylle 
tragique  (Gènes),  Némésis  (Sieime),  le  Roman  des  Quatre  (Pise). 

Nouvelles  :  Profil  de  veuve  (Florence),  Inconnue  (Venise),  A  quarante 
ans  (Pise),  l'Adoration  des  Mages  (Rome),  Un  Saint  (près  de  Lucques), 
la  Pia  (près  de  Sienne),  Dualité  (Rapallo),  Complicité  (Gênes),  la  Dame 
qui  a  perdu  son  peintre  (llilan),  la  Seconde  mort  de  Broggi-M ezzastris 
Bologne),  Une  ressemblance  (Venise),  r Accident  (Alpes  de  Cadore). 


LE   VOYAGEUR   :   L'ITALIE  421 

la  sienne,  fidèle  et  choisie.  N'est-ce  pas  Edmond  Jaloux 
qui  proposait  d'écrire  une  histoire  des  rues  de  Paris  d'après 
les  personnages  de  roman  qui  y  vécurent? 

Le  prestige  d'un  bel  endroit  est  assez  grand  pour  que, 
parfois,  le  souvenir  le  plus  vivant  que  l'on  garde  d'un 
livre  est  celui  de  la  scène  qui  se  passe  dans  ce  bel  endroit. 
Si  nous  songeons  à  Idylle  tragique,  notre  mémoire  nous 
donnera  presque  confusément,  d'abord,  Monte-Carlo, 
Cannes,  la  Riviera  ;  mais  presque  automatiquement  nous 
serons  contraints  de  retourner  dans  cet  étonnant  palais 
Fregoso,  à  Gênes,  près  du  vieux  prince  maniaque,  mon- 
trant des  débris  archaïques.  Exagérerons-nous  si  nous 
ajoutons  que  les  personnages  de  ce  roman  acquièrent, 
après  avoir  traversé  ce  palais,  une  sorte  de  grandeur  mys- 
térieuse qu'ils  ne  possédaient  pas  avant?  Pour  notre  part, 
le  couple  Corancez-Andriana  est  transfiguré,  à  Gênes, 
par  le  couple  des  Van  Dyck  romanesques,  par  le  petit 
oratoire  à  fresques  où  le  «  mairimonio  segreto  »  a  lieu. 


Lorsqu'on  chérit  ardemment  un  être,  on  finit  par  ne 
plus  se  contenter  des  attraits  réels  que  cet  être  possède, 
mais  on  en  invente  d'autres,  dont  la  fausseté  vous  dupe 
bientôt.  Paul  Bourget  n'a  pas  manqué  de  subir,  en  Italie, 
cette  cristallisation  en  quelque  sorte  a  posteriori.  L'un 
de  ses  derniers  romans,  Némésis,  se  passe  presque  entière- 
ment dans  une  demeure  feinte,  placée  par  l'auteur,  nous 
l'avons  dit,  près  de  sa  Sienne  chérie.  Nous  nous  repré- 
sentons aisément  la  promesse  de  plaisirs  tendres  à  laquelle, 
en  jouant  à  ce  jeu,  Paul  Bourget  a  cédé.  Jeu  raffiné, 
presque  sournois,  dont  les  règles  vous  laissent  une  liberté 
entière  (où  la  liberté  est  la  seule  règle).  Il  s'agit  là  de 
plaisirs  personnels,  dont  la  qualité  peut  échapper  à  cer- 
tains lecteurs,  mais  que  d'autres  partagent  avec  une  avide 
et  joyeuse  complicité.  La  Castellina  de  Valverde,  dont 


422  LE   VOYAGEUR   :  L  ITALIE 

Paul  Bourget  est  l'architecte,  le  décorateur  et  qu'il  offre 
libéralement  à  sa  fille  Daisy  de  Roannez,  pourrait  être 
repérée  sur  la  carte,  pourrait  occuper  un  alinéa  du  Bœ- 
deker.  Nous  vo3'ons  d'ici  l'astérisque,  à  côté  de  l'indi- 
cation du  logis  des  nains.  Et,  entrant  à  notre  tour  dans 
la  capricieuse  fiction,  ne  serons-nous  pas  tenté,  au  cours 
d'une  promenade  dans  un  musée  transalpin,  de  chercher, 
dans  quelque  portrait  à'ignota  ou  d'ignoto,  les  traits 
de  la  belle  Guadagni  ou  ceux  du  bâtard  Hercule  qui,  au 
seizième  siècle,  construisit  ce  château  qui  n'existe  pas? 
Remarquons  en  passant  que  Némésis  a  été  écrit  par  Paul 
Bourget  en  1917-1918.  C'est-à-dire  à  une  époque  où  la 
guerre  vous  interdisait  le  loisir  du  voyage  ;  à  une  époque 
où  l'on  cherchait  dans  d'heureux  souvenirs  menacés  ime 
sorte  d'amère  consolation.  Il  est  permis  de  supposer  que 
Paul  Bourget,  en  créant  Valverde  et  la  niagna  dea  nurtia 
du  couvent  de  San  !Marcelliano,  a  cédé  au  désir  de  revivre 
d'anciens  voyages,  de  retrouver,  dans  une  illusion  minu- 
tieusement entretenue,  tout  ce  que  les  circonstances, 
alors,  vous  défendaient  d'approcher. 


Disons,  avant  d'achever  ces  pages  déjà  trop  longues 
(cependant  bien  incomplètes),  un  mot  des  nouvelles  ita- 
liennes de  Paul  Bourget. 

On  peut  sommairement  les  classer  en  deux  types  : 
celles  où  le  sujet  a  été  choisi  pour  le  décor,  celles  où  le 
décor  a  été  choisi  pour  le  sujet.  Par  exemple,  nous 
trompons-nous  si  nous  supposons  que  l'aventure  de  la 
Pia,  cette  courte  et  touchante  merveille,  a  été  combinée 
par  l'auteur  afin  de  pouvoir  célébrer  une  fois  de  plus 
un  pays  bien-aimé?  Au  contraire,  il  est  vraisemblable 
que  l'Inconnue  se  passe  à  Venise  parce  que  Venisa 
0  créait  l'ambiance  »,  si  nous  osons  nous  exprimer  ainsi. 
Ne  disons  pas  qu'une  pareille  aventure,  mystérieusement 


LE    VOYAGEUR   :   L'ITALIE  423 

romanesque,  ne  pouvait  se  passer  ailleurs  qu'à  Venise  ; 
mais  l'idée  que  le  lecteur  se  fait  de  Venise,  s'il  n'y  a  pas 
été,  ou  le  souvenir  qu'il  en  garde  le  prédispose  à  trouver 
\Taisemblable  ce  qui,  ailleurs,  lui  semblerait  sinon  moins 
vrai,  du  moins  plus  insolite. 


En  terminant,  nous  voudrions  exprimer  ici  un  vœu. 
Paul  Bourget,  en  1890,  a  publié  Sensations  d'Italie,  livre 
écrit  sur  place  et  qu'on  peut  comparer  à  ces  toiles  (por- 
traits ou  paysages)  que  les  peintres  exécutent  d'après  le 
modèle  en  s'astreignant  à  une  vérité  aussi  directe  que 
possible.  Nous  rêvons  d'un  livre  qui,  écrit  trente  ans 
après  l'autre,  contiendrait  non  plus  des  sensations,  mais 
des  souvenirs  d'Italie.  Paul  Bourget  n'y  relaterait  point 
ce  qu'il  voit  à  Pienza  le  31  octobre,  ce  qu'il  voit,  le 
26  novembre,  à  Tarente  ;  non  ;  mais,  sans  souci  de  dates, 
sans  s'astreindre  à  une  exactitude  documentaire,  il  nous 
décrirait  Rome  ou  Florence,  la  campagne  siennoise,  les 
golfes  napolitains,  et  les  œuvres,  et  les  êtres,  tels  qu'il  les 
voit,  aujourd'hui,  après  vingt  voyages.  Il  ne  s'agirait  plus 
de  peindre  d'après  nature,  mais  de  peindre,  comme  on 
disait  naguère,  «  de  ressouvenir  ».  Ce  seraient  là  des  por- 
traits encore,  non  point  mensongers,  mais  transposés  ; 
non  point  décantés,  mais  enrichis  par  la  mémoire  comme 
de  grands  vins  le  sont  par  le  temps.  Quelle  collection  que 
ces  «  tableaux  composés  »,  où  un  homme  qui  a  vu,  'senti 
et  compris  tant  de  choses,  Paul  Bourget  lui-même, 
figurerait  le  personnage  central  et  permanent  ! 

JEAN-LOUIS  VAUDOYER. 


PAUL    BOURGET 
ET    L'ARISTOCRATIE 


Parmi  les  écrivains  contemporains  il  en  est  un  dont 
la  réputation  bien  établie  est  d'aller  chercher  ses  modèles 
dans  la  société  élégante.  J'ai  nommé  Paul  Bourget. 

Certes  il  a  peint  aussi  —  et  avec  quel  vigoureux  reUef  ! 
—  la  bourgeoisie  probe  et  laborieuse.  Mais,  devant  l'opi- 
nion courante,  justifiée  par  la  majeure  partie  de  l'œuvre 
de  ce  puissant  écrivain,  il  passe  surtout  pour  s'être  appli- 
qué à  analyser  des  personnages  appartenant  à  ce  que  l'on 
appelle,  d'une  locution  bien  exclusive,  le  monde,  comme 
si  l'univers  n'existait  pas  en  dehors  d'une  coterie.  Pour- 
quoi cet  intérêt  certain  et  continu  d'un  des  maîtres  de  la 
pensée  actuelle  pour  une  société,  pour  une  classe  qui 
semble,  de  moins  en  moins,  avoir  part  aux  affaires  pu- 
bliques, et  qui,  de  plus  en  plus,  battue  en  brèche,  parfois 
elle-même  envahie  par  les  idées  démocratiques,  paraît 
n'agir  souvent  qu'à  la  façon  d'un  décor  d'existence  sur 
les  manières  de  penser  et  de  vivre,  en  un  mot  sur  les 
mœurs?  Est-ce  à  cause  —  on  l'a  dit  —  de  sentiments  plus 
tentants  pour  le  psychologue  parce  que  plus  affinés,  plus 
libres  de  soucis,  moins  entravés  par  la  chaîne  des  nécessités 
matérielles?  Désir  de  vérifier  une  théorie,  chère  à  M.  Bour- 
get, celle  du  milieu,  dans  une  catégorie  d'hommes  et  de 
femmes  où  il  doit  être  plus  constant,  tout  au  moins  plus 
en  lumière?  —  Goût  d'un  théâtre  où  se  complaisent  à  la 


PAUL   BO'JRGET   ET   L'ARISTOCRATIE       425 

fois  les  imaginations  favorites  de  l'auteur  et  la  curio- 
sité de  nombreux  lecteurs? 

Peut-être  toutes  ces  raisons  ensemble.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  apparaît  clairement  que  ce  sont  presque  toujours 
ces  brillantes  existences,  ces  existences  fortunées,  avec 
leur  dessous,  leur  envers  de  misère  morale,  d'inquiétude, 
de  tourments,  d'hérédité  maladive,  d'amours  secrètes  ou 
publiques,  coupables  ou  licites,  qui  ont  séduit  M.  Paul 
Bourget, 


Dans  cette  assemblée  chatoyante,  parmi  ces  figures 
légères  ou  tragiques,  l'aristocratie  a  naturellement  sa 
place,  puisque  sa  place  dans  ce  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler le  inonde  est  la  seule  qui,  de  nos  jours,  ne  lui  soit  pas 
contestée.  Cette  place,  M.  Bourget  l'a  largement  recon- 
nue, dans  son  œuvre,  à  l'aristocratie.  Les  personnages  de 
plus  de  la  moitié  de  ses  romans  et  de  ses  nouvelles  appar- 
tiennent à  la  noblesse.  Ces  personnages,  quels  sont-ils? 

Voici  d'abord  des  dames  :  Madeleine  de  Vaivre,  d'Un 
Crime  d'amour,  la  comtesse  de  Caudale,  la  comtesse  de 
Tillières,  d'un  Cœur  de  femme,  Mlle  de  Jussat,  du  Dis- 
ciple, la  comtesse  de  Mégret-Fajac,  de  Charité  de  femme^ 
Odile  d'Estinac,  du  bijou  de  nouvelle  qui  s'intitule 
Odile,  Odette  de  Malhyver,  d'Un  Drame  dans  le  monde, 
pour  ne  retenir  que  les  plus  caractéristiques. 

Il  faut,  en  bonne  et  légitime  justice,  reconnaître  que, 
toutes  ces  femmes,  M.  Paul  Bourget  les  a  dessinées  en 
maître  pour  la  postérité.  Il  a  exprimé  leurs  plus  intimes 
pensées,  dévoilé  les  mouvements  les  plus  cachés,  les  plus 
subtils,  les  détours  les  plus  mystérieux  et  imprévus  de 
leurs  âmes.  A  eUes  seules  —  et  comme  elles  sont  nom- 
breuses et  différentes  entre  elles  !  —  toutes  ces  héroïnes 
assigneraient  à  celui  qui  les  a  conçues,  crées,  rendues 
vivantes,  attachantes,  mobiles,  passionnées,  et  profon- 


426       PAUL   BOURGET   ET   L'ARISTOCRATIE 

dément  vraies,  la  première  place  parmi  les  romanciers 
contemporains. 

Coupables,  elles  demeurent  fières  et  délicates.  Odette 
de  Malhyver,  complexe  et  fiévreuse  créature,  excessive 
dans  le  crime,  sublime  dans  le  repentir,  capable  de  tout 
le  mal  et  de  tout  le  bien  ;  Madeleine  de  Vaivre,  si  aimante, 
si  bassement  trompée  par  l'amant  misérable  et  sceptique 
en  qui  elle  a  mis  sa  confiance  ;  Mme  de  Tillières,  si  véri- 
tablement, si  complètement  femme,  dont  le  cœur,  troublé 
par  le  beau  Casai,  ne  peut  se  détacher  de  la  rare  et  haute 
nature  de  Poyanne  ;  ^Ille  de  Jussat,  si  digne,  si  absolue 
dans  son  amour,  dans  sa  faute  et  jusque  dans  son  dédain 
pour  la  vie,  constituent  tout  à  fait  des  t3^es  aristocra- 
tiques par  leur  idéalisme  ardent,  quoique  faussé  quel- 
l^uefois,  et  par  leur  générosité  d'âme. 

Et,  chez  les  vertueuses,  que  de  générosité  aussi,  de 
renoncement,  de  sacrifice  entier  à  ce  qu'elles  ont  rêvé, 
cru,  ou  aimé  !  Chez  la  comtesse  de  Mégret-Fajac  au  sou- 
venir d'un  ami  dont  elle  n'a  pas  voulu  écouter  l'aveu  et 
qui,  désespéré,  est  allé  mourir  au  loin,  chez  Mme  de  Can- 
ôale  au  sentiment  de  sa  race,  chez  Odile  d'Estinac  à  la 
mémoire  de  sa  mère.  ^lalheureusement,  les  pères,  les 
maris,  les  amis  de  ces  natures  délicieuses  ne  les  valent 
généralement  pas.  Loin  de  là  ! 


Voici,  à  leur  tour,  les  Candale,  les  Mégret-Fajac,  courts 
d'esprit,  vigoureux  de  corps,  chasseurs  et  grossièrement 
\'iveurs,  les  Armand  de  Querne,  les  Xavier  de  Larzac,  les 
Jules  de  Maligny  qui,  soi-disant  déçus,  comme  Armand 
de  Ouerne,  de  n'avoir  pu  s'attacher  à  une  grande  cause, 
occupent  leur  existence  à  conquérir  des  femmes,  «  ainsi 
qu'un  lévrier  chasse  »,  et  à  les  abandonner  ensuite,  puis 
encore  les  d'Estinac,  en  qui  M.  Bourget  aperçoit  une  sur- 
vivance des  roués  du  dix-huitième  siècle  et  qui  sont  des 


PAUL   BOURGET   ET   L'ARISTOCRATIE       427 

monstres  purement  odieux.  A  côté  de  ces  viveurs  papo- 
tent de  gentils  inutiles,  type  Corcieux,  de  la  si  curieuse 
nouvelle  NepUine  Vale,  type  Chézy  à! Idylle  tragique. 

Enfin  trois  gentishommes,  de  plus  de  branche  et  de 
meilleur  aloi,  en  qui  paraissent  s'incarner  trois  représenta- 
tions du  rôle  de  la  noblesse  :  Claviers-Grandchamp,  de 
l'Emigré,  Malhy  ver,  d' IJn  Drame  dans  le  monde,  Henry  de 
Poyanne,  à!  Un  Cœur  de  femme.  Le  marquis  de  Claviers- 
Grandchamps  vit  noblement,  ainsi  qu'on  s'exprimait 
jadis,  dans  le  domaine  hérité  de  ses  ancêtres,  qu'il  ahène 
peu  à  peu  à  force  de  vivre  ainsi.  Il  chasse  à  courre,  il  invite 
ses  voisins  à  des  dîners  somptueux,  il  pensionne  sans 
compter  ses  fermiers  et  ses  vieux  serviteurs.  Tout  en  se 
ruinant,  il  raisonne  et  nous  fait  part  de  ses  théories.  Il  se 
tient  délibérément  à  l'écart  de  toutes  les  activités  con- 
temporaines. Il  blâme  son  fils  qui  est  entré  à  Saint-Cyr 
et  jette  l'anathème  à  son  époque.  Bref,  il  est  l'Émigré. 
Il  maintient  un  principe,  assure-t-il.  Lequel?  Serait-ce 
celui  d'une  opulence  oisive  et  hautaine,  méprisante,  hors 
de  laquelle  il  n'y  aurait  point  de  salut?  Crions-le  bien 
haut.  C'est  un  être  déconcertant,  pour  ne  pas  dire 
plus,  malgré  ses  fortes  et  belles  qualités,  sa  person- 
nalité originale,  son  intelligence  cultivée  dans  les  limites 
du  cercle  assez  borné  qu'il  s'interdit  de  franchir.  N'a-t-il 
pas  existé?  N'existe-t-il  pas?  C'est  une  autre  question. 
Il  a  existé  et  il  existe.  La  vérité  de  l'observation  n'est 
pas  contestable  dans  l'Émigré.  La  vérité  du  symbole, 
si  symbole  il  y  a,  c'est  différent.  Heureusement  pour 
l'honneur  de  l'aristocratie  française  contemporaine,  et 
même  passée,  le  marquis  de  Claviers-Grandchamps  n'est 
pas  le  moins  du  monde  représentatif.  Il  est  un  spécimen 
d'exception.  L'une  des  traditions  de  notre  noblesse,  tra- 
dition assez  généralement  respectée,  est  au  contraire  de 
servir  le  pays,  soit  dans  l'armée,  la  marine,  la  diplo- 
matie, soit,  en  vivant  sur  sa  terre,  en  s'intéressant  à 
l'agriculture,  en  rendant  des  services  locaux,  en  acqué- 


428       PAUL   BOURGET   ET    L'ARISTOCRATIE 

rant  ou  en  conservant  une  influence  sociale  autour  d'elle. 
Dans  r Émigré,  il  nous  paraît  trop  que  M.  Paul  Bourget 
confond  un  décor  de  théâtre  avec  un  rôle  d'utilité  sociale. 

Aussi,  quand  parut  le  livre,  des  protestations  —  et  des 
plus  autorisées  —  s'élevèrent  parmi  ceux  que  le  livre  pré- 
tendait peindre.  S'il  y  avait  une  méconnaissance  cruelle, 
c'était  celle  des  efforts  si  fréquemment  tentés  par  la 
noblesse  pour  s'associer  aux  activités  de  son  temps. 

Un  Drame  dans  le  monde  suivit  l'Émigré  à  une  quin 
zaine  d'années  d'intervalle.  M.  Paul  Bourget,  avec  son 
incontestable  probité  d'écrivain,  avait  sans  doute  réfléchi. 
Peut-être  certaines  des  critiques  qui  avaient  salué  l'avè- 
nement de  M.  le  marquis  de  Claviers -Grandchamps 
l'avaient-ils  frappé.  La  guerre  mondiale  avait  passé. 
Pendant  cette  guerre,  où  un  si  grand  nombre  de  gentils- 
hommes se  montrèrent  par  leur  courage  dignes  de  portei 
le  nom  de  leurs  aïeux,  M.  Bourget  avait-il  été  conduit  à 
penser  qu'il  y  avait  pour  la  noblesse  un  autre  rôle  à  jouer 
que  de  vivre  avec  élégance  et  prodigaHté  dans  des  châ- 
teaux, à  Paris,  ou  dans  des  villégiatures  à  la  mode?  Tou- 
jours est-il  que  le  comte  de  Malhy\^er,  personnage  cen- 
tral d'Un  Drame  dans  le  monde,  ne  ressemblait  pas  à  son 
aîné,  M.  le  marquis  de  Claviers-Granchamp.  Avec  une 
sorte  de  fureur  maladive  dans  l'esprit,  lui,  à  tout  prix, 
entendait  être  de  son  époque  ;  avant  la  guerre,  il  épousait 
à  l'instant  telles  qu'elles  se  présentaient  les  idées  les  plus 
neuves,  les  plus  hardies,  les  plus  contraires  à  son  espèce. 
Survient  la  guerre.  Malhj^ver  est  simple  soldat.  Un  jour 
d'attaque,  il  a  conscience  que  ses  camarades  le  regardent. 
Subitement,  il  se  rend  compte  que,  de  par  son  nom,  sa 
situation,  il  est  un  chef.  Ce  chef  qu'il  a  su  être  dans  la 
guerre,  il  veut  le  rester  dans  la  paix.  Il  revient  à  son  châ- 
teau de  Malhy\-er.  malgré  sa  femme,  élève  son  fils  dans 
le  domaine  familial  et  reprend  la  vie  traditionnelle  des 
siens  parmi  ses  fermiers  et  les  gens  de  sa  commune.  La 
scène  où  l'un  de  ceux-ci  vient  trouver  Malhyver  pour  la 


PAUL   BOURGET  ET   L'ARISTOCRATIE       429 

solution  d'une  affaire  que  le  maire  est  impuissant  à  régler 
est  très  vraie,  très  observée,  très  suggestive.  Elle  montre 
le  rôle  que  la  noblesse  peut  encore  jouer,  même  dans  une 
contrée  où  elle  n'est  pas  élue  à  des  fonctions  publicjues. 
On  aimerait  lire  d'autres  exemples  de  même  sorte  dans 
Un  Drame  dans  le  monde  et  voir  se  développer,  s'affirmer 
l'action  de  Malhyver  dans  le  domaine  où  il  est  rentré. 
Malheureusement  sur  ce  sufet  si  important,  si  peu  sou- 
vent traité,  du  rôle  social  de  la  noblesse,  le  livre  s'en  tient 
là  et  sa  plus  grande  partie  est  consacrée  à  l'aventure  pas- 
sionnelle de  Mme  de  Malhyver  et  de  Xavier  de  Larzac. 

De  ce  rôle  social,  un  autre  personnage  de  M.  Bourget 
est  pourtant  convaincu.  C'est  le  comte  Henry  de  Poyanne. 
Poyanne  est  le  type  le  plus  complet  d'aristocrate  que 
Paul  Bourget  ait  conçu.  Ce  député  de  la  droite  est 
l'homme  d'une  cause,  d'une  cause  vaincue.  Il  plaide  avec 
ardeur  et  conviction  ses  thèses  pleines  d'idées,  d'intelli- 
gence et  de  foi,  devant  des  assemblées  hostiles  ou  indiffé- 
rentes. Quel  beau  chapitre  eût  été  celui  qui  aurait  analysé 
le  succès  ou  l'échec  de  Poyanne  dans  la  société  contempo- 
raine !  Mais,  dans  C/w  Cœur  de  femme,  sa  vie  d'homme  poli- 
tique, son  influence,  n'existent  que  comme  des  acces- 
soires. Tout  cela  reste  dans  la  coulisse  du  roman,  dans 
l'ombre  du  piédestal  sur  lequel  se  tient  Mme  de  Tillières. 
Le  plus  clair,  c'est  que  Poyanne  ennuie  son  amie. 


Contraste  assez  piquant  :  M.  Paul  Bourget,  par  le  sens 
général  de  ses  propres  théories,  est  disposé,  non  seule- 
ment à  vouloir  admettre,  mais  à  vouloir  prouver  l'utilité 
d'une  aristocratie  dans  une  société.  Les  Nouvelles  pages 
de  critique  et  de  doctrine  sont  formelles  à  cet  égard.  De 
l'ensemble  de  ses  romans,  sauf  d' Un  Drame  dans  le  monde 
et,  très  accessoirement,  à!  Un  Cœur  de  femme,  cette  utilité 
ne  ressort  pas.  Sans  le  vouloir  probablement,  Renan  a 


430       PAUL   BOURGET   ET   L'ARISTOCRATIE 

mieux  montré,  en  racontant  ses  souvenirs,  dans  le  Broyeur 
de  lin,  une  aristocratie  remplissant  sa  fonction  et  gardant 
son  prestige  jusque  dans  la  pauvreté.  Aussi,  mais  beau- 
coup plus  volontairement,  Balzac.  Le  baron  du  Guénic,  de 
Béatrix,  est  possédé  par  les  mêmes  sentiments  qui  animent 
le  marquis  de  Claviers-Grandchamp.  Le  premier  semble 
construit  en  profondeur  autant  que  le  second  paraît  l'être 
en  façade.  Les  personnages  aristocratiques  de  M.  Bourget 
sont  trop  des  êtres  de  luxe.  Ils  sont  d'abord  cela.  Ceci 
ne  leur  était  pas  nécessaire  et  leur  a  été  très  nuisible.  Les 
Caudale,  les  Bonnivet,  les  Mégret-Fajac,  les  Querne,  les 
Larzac,  les  Claviers-Grandchamp,  et  même  MaUiyver 
appartiennent  trop  uniformément  au  monde  élégant,  au 
monde  qui  s'amuse.  Ils  existent,  c'est  indéniable,  et 
M.  Bourget  a  peint  certains  d'entre  eux  avec  une  maîtrise 
saisissante  qui  hante  le  souvenir,  mais  à  eux  tous,  si 
nombreux  qu'ils  soient,  ils  ne  peuvent  revendiquer  la 
plénitude  d'une  représentation  aristocratique.  A  côté  de 
la  noblesse  qui  oublie  ses  devoirs  pour  ne  songer  qu'à  ses 
plaisirs,  il  y  a  celle  qui  s'efforce  de  garder  sa  place  dans 
son  époque.  Je  sais  bien  que  c'est  la  moins  voyante. 
M.  Bourget  ne  l 'aurait-il  pas  aperçue,  à  part  Poj^anne? 
Ce  maître  romancier,  au  talent  si  fécond,  si  consciencieux, 
si  investigateur,  se  réserve-t-il  de  nous  la  montrer  dans 
une  prochaine  œuvre  qui  complétera  sa  série?  L'écrivain 
qui  a  su  exprimer  le  sens  du  domaine,  son  action  sur  les 
futiles  Corcieux  dans  Neptune  Vale,  ou  la  vie  tradition- 
nelle reprenant  ses  droits  chez  un  Mathyver,  ne  pour- 
rait-il aussi  bien  s'attacher  à  ceux  qui  n'ont  jamais  aban- 
donné le  domaine,  ni  le  rôle  patronal,  petit  ou  grand? 

Et  sans  peur,  sans  regrets,  laboureur  ignoré, 
Creuse  au  sol  ancestral  qu'a  fécondé  ta  race 
Le  sillon  que  tes  fils  pourront  revoir  doré  ! 

Ainsi  s'exprime  M.  le  marquis  de  Dampierre  en  des  vers 
remplis  d'un  profond  sentiment  qui  unit  le  passé  à  l'ave- 


PAUL   BOURGET   ET   L'ARISTOCRATIE       43I 

nîr.  Ils  pourraient  servir  d'épigraphe  à  la  nouvelle  œuvre 
de  M.  Paul  Bourget.  Comment  se  défendre  de  quelque 
peine  en  constatant  qu'elle  manque  encore  dans  une 
longue  liste  de  livres  et  qu'un  grand  penseur  envisageant 
l'aristocratie  avec  une  sympathie  réelle,  n'a  retenu  d'elle 
que  des  curiosités  de  musée  —  Montfanon  ou  Claviers- 
Grandchamp,  ces  deux  cousins  spirituels  —  ou  des  com- 
pagnons de  plaisir  parce  qu'ils  sont  les  plus  pittoresques 
ou  les  plus  en  évidence?  M.  Bourget  n'est  pas  malheureu- 
sement le  seul  auteur  à  qui  l'on  puisse  reprocher  cette 
figuration  artificielle.  Ainsi  s'explique  d'ailleurs  en  partie 
l'incompréhension  actuelle  de  la  noblesse  par  l'opinion 
courante.  Beaucoup  d'existences  obscures  et  méritoires 
continueront  d'être  ignorées,  et  même  dans  les  ouvrages 
d'un  écrivain  ami,  nous  continuerons  aussi  à  être  jugés 
par  les  yeux  du  dehors  sur  des  Candale,  des  Bonnivet, 
des  Claviers-Grandchamp. 

Comte  LOUIS  DE  BLOIS. 


Bourg-d'Iré,  9  octobre  1923. 


L'HOMME    SENSIBLE 


En  1877,  l'auteur  à'Edel  écrivait  : 

Tout  se  paie  et  j'ai  dû  chèrement  expier 
L'imagination  qui  m'a  fait  romancier. 

Et,  comme  s'il  avait  eu,  dès  cette  époque,  le  mystérieux 
pressentiment  de  ce  que  serait,  après  un  demi-siècle 
consacré  au  service  des  lettres,  la  maîtrise  de  son  œuvre, 
le  jeune  poète  d'alors  déclarait  : 

J'ai  dit  ce  que  je  vois,  comme  je  vois.  C'est  tout. 
Mais  que  j'ai  travaillé... 

Voilà  donc  l'aveu  de  ce  que  fut  l'effort  qui  lui  apprit 
à  tirer  de  l'épreuve  sincère  la  fiction  et  qui,  par  la  cons- 
cience précise  de  la  vie,  le  fit  passer  du  rêve  qu'il  aimait 
à  la  réalité  concrète  qu'il  continue  à  observer,  pour  la 
ressusciter  par  l'interprétation  directe.  Une  méthode 
sévère,  mais  point  d'esprit  systématique  ;  une  volonté  de 
regarder,  pour  fixer  au  fond  de  sa  prunelle  le  spectacle  du 
monde,  que  va  ordonner  sa  raison,  une  idée  dominante, 
mais  point  de  thèse  posée  a  priori;  une  constante  ascen- 
sion vers  les  régions  spirituelles  qui  accordent  la  paix 
sereine  à  l'intelligence  insatiablement  curieuse,  mais  point 
d'abstraction  pour  nous  isoler  de  la  terre,  avec  laquelle 
il  demeure  en  contact  par  les  clameurs  ou  les  sourds  bruis- 
sements qui  percent  le  silence  de  la  solitude  ;  une  foi 


L'HOMME   SENSIBLE  433 

mûrie  par  l'étude,  mais  point  de  sectarisme  ;  une  prodi- 
gieuse culture  qui  ne  gêne  point  la  spontanéité,  créatrice 
d'images  ;  une  mémoire  infaillible  qui  ne  ralentit  point 
l'élan  original  ;  une  pénétration  critique  aiguë  qui  n'al- 
tère point  la  fluidité  de  sa  pensée  ;  une  clairvoyance  de 
praticien,  accoutumé  aux  misères  du  prochain  et  qui  n'a 
pas  glacé  le  cœur  —  tel  apparaît  M.  Paul  Bourget  sous 
la  figure  morale  qui  anime  cette  encyclopédie,  dans 
laquelle  ses  contemporains  se  sont  reflétés,  comme  dans 
un  miroir  à  facettes  et  dans  laquelle  les  nouvelles  géné- 
rations ont  trouvé,  avec  la  clarté,  la  subtile  intuition  qui 
ne  cesse  de  les  aider  à  se  mieux  connaître  elles-mêmes. 
Quelle  variété,  quel  renouvellement  aisé,  par  une  per- 
sistante jeunesse,  quelle  force  se  manifestent  par  ces 
volumes,  dont  chacun  ajoute  une  pierre  au  monument 
qu'une  main  infatigable  se  plaît  à  parachever,  alors  que 
le  faîte  en  est  couronné,  et  qui,  du  Disciple,  en  passant 
par  le  Démon  de  midi,  ont  été  arrêtés  à  la  Geôle,  pour 
un  instant,  ce  pendant  qu'ils  nous  enseignent  par  les 
Essais  de  psychologie  ou  les  Nouvelles  pages  de  doctrine 
comment  un  Français,  témoin  des  crises  les  plus  cruelles 
et  les  plus  glorieuses  traversées  par  son  pays,  apprécie  son 
époque  et  a  su  conser\'-er,  sans  aveuglement,  l'admiration 
de  ses  aînés  et  la  fierté  du  génie  propre  à  sa  race. 

Faut-il  croire  que  cette  riche  floraison  soit  sortie  d'une 
austère  doctrine  et  que  l'unité  de  cette  œuvre  soit  le 
fruit  d'une  hautaine  et  volontaire  éthique,  progressant 
par  étapes,  le  long  desquelles,  par  un  goût  survivant  de 
la  poésie  initiale,  le  moraliste  narrateur  se  soit  parfois 
reposé,  en  contemplation  devant  le  décor  de  la  nature 
et  des  paysages  intérieurs?  N'est-il  pas  aussi  plausible 
d'admettre  que  la  même  sensibilité  émeuve  le  parnassien 
débutant,  le  critique  et  le  romancier  qui,  inlassablement, 
poursuit  l'étude  patiente,  minutieuse  par  les  détails  et 
large  par  l'envergure,  des  mœurs,  des  croyances,  des 
doutes,  des  passions,  des  caractères  enfin,  de  son  temps? 


434  L'HOMME   SENSIBLE 

Le  roman  est  l'histoire  telle  qu'elle  pourrait  être.  Il  ne 
se  propose  pas  de  démontrer  :  il  raconte,  et  du  récit  se 
dégage  l'intelligence  des  faits  et  des  créatures.  «  Comme 
il  se  peut  —  notait  dans  ses  Pensées  un  poète  cher  à 
M.  Paul  Bourget  —  que  les  sentiments  apportent  quelque 
vérité  touchant  le  monde  extérieur,  au  même  titre  que 
les  sensations,  il  faut  toujours  penser  la  main  sur  le  cœur.  » 
Ne  nous  y  méprenons  pas  ;  il  ne  s'agit  point  de  maquiller 
ni  de  transformer  la  pensée  de  M.  Paul  Bourget  :  il  s'agit, 
simplement,  d'indiquer,  dans  une  certaine  mesure,  com- 
ment la  sensibilité  garde'sa  part  à  l'œuvre,  comment  cette 
sensibilité  demeure,  peut-être  inconsciemment,  associée 
à  l'analyse  même  et  comment  elle  relie,  par  la  sincérité, 
l'évolution  de  l'écrivain  à  celle  de  ses  facultés  affectives. 

Reprenons,  pour  nous  en  convaincre,  dans  la  Geôle,  ces 
chapitres  poignants  intitulés  «  La  belle-mère  et  la  bru  » 
et  «  La  maîtresse  et  l'amant  ».  Le  romancier  s'érige-t-il 
en  arbitre?  Tire-t-il  d'un  dogme  ou  d'un  système  les  ar- 
guments pour  condamner  des  coupables?  Non  ;  il  s'adresse 
aux  sentiments,  il  plaide  la  cause  de  la  pitié,  de  la  ten- 
dresse et,  lorsqu'il  nous  montre  la  maîtresse  .prête  à 
suivre  son  amant,  à  déserter  le  foyer  et  à  y  provoquer 
la  catastrophe,  accuse-t-il  cette  femme?  Nullement  :  il 
explique  sa  conduite,  il  nous  rend,  s'il  le  faut,  indulgents 
pour  eUe  ;  il  se  substitue  à  ses  personnages  et  par  quel 
privilège  aurait-il  reçu  ce  don  de  dédoublement  de  lui- 
même,  si  ce  n'est,  comme  il  le  confessait  dès  l'abord,  en 
expiant  chèrement  l'imagination  qui  l'a  fait  romancier? 
Ainsi,  qu'il  se  propose  de  nous  édifier  sur  la  valeur  de 
nos  entreprises,  en  établissant  les  responsabilités,  la  vie 
est  plus  forte  encore  que  son  réquisitoire  contre  nos 
erreurs  et  le  sentiment  submerge  la  thèse. 

«  Nous  pouvons...  nous  représenter  que  la  pensée,  cachée 
à  l'intérieur  du  monde  et  dont  tous  les  êtres  sont  des 
moments,  procède  comme  notre  propre  pensée,  a  écrit 
M.  Paul  Bourget,  à  propos  d'Amiel.  Il  suf&t,  pour  nous 


L'HOMME   SENSIBLE  435 

assimiler  à  elle,  de  nous  laisser  aller  à  cette  efflorescence 
continue  d'images  que  suscite  une  contemplation  vague 
et  prolongée...  »  Il  semble  que  le  psychologue,  avant  de 
chercher  à  pénétrer  le  secret  des  autres,  ait  été  comme 
condamné  à  se  chercher  lui-même  par  un  impitoyable  et 
constant  contrôle.  Cette  étude  est  tributaire  d'une  intime 
souffrance  qui  menace  de  désenchantement  l'âme,  dans 
son  germe,  alors  qu'elle  ne  s'est  pas  encore  découverte 
et  n'a  pas  pris  conscience  de  sa  valeur.  Mais  qu'est-elle 
donc,  au  surplus,  cette  âme,  hôte  mystérieux  qui  nous 
parle  tour  à  tour  par  nos  instincts  et  par  notre  intelli- 
gence? La  définir,  ne  serait-ce  pas  lui  enlever  de  son 
charme  et  peut-être  de  sa  puissance? 

Ton  âme,  mot  si  vague  et  cependant  si  doux... 

Le  poète  en  respectera-t-il  la  qualité  ou  bien  l'ana 
lyste  la  soumettra-t-il  à  son  implacable  examen?  Cédera- 
t-il  aux  sollicitations  du  rêve,  qui  est  «  une  vision  répa- 
ratrice »  ou  bien  desséchera-t-il  jusqu'aux  sources  de 
l'émotion?  Dès  l'abord,  se  pose  la  dualité  du  sentiment, 
peut-être  absorbant,  et  des  facultés  cérébrales,  qui  me- 
nacent de  stériliser  la  passion  spontanée.  Le  drame  se  noue, 
afin  que  de  ces  contradictions  sorte  la  vision  des  créatures 
et  des  choses.  Pour  l'artiste,  la  loi  morale  qui  règle  sa  spé- 
culation est  celle  de  l'équilibre,  ou  plutôt  de  l'harmonie 
intérieure.  Tout  jeune,  il  cède  à  ses  enthousiasmes  ;  il 
lit  tout  ;  il  se  promène  dans  «  tous  les  mauvais  lieux  de 
la  pensée  »  et  désire  rencontrer,  en  approchant  celle  des 
maîtres  qu'il  a  choisis,  sa  propre  personnalité.  Balzac  lui 
communique  le  désir  «  d'un  bonheur  impossible  à  saisir  ». 
Stendhal,  «  railleur  lucide  et  tendre...  étrange  maître... 
cruel  analyste  »,  lui  défend  de  céder  aux  ivresses  de  ses 
élans  ;  Henri  Heine  est  «  moqueur  et  pénétrant  »  ,  Byi'on 
l'a  «  ensorcelé  »et  il  doit  à  Musset  de  souffrir  et  sans  savoir 
pourquoi.  Ces  admirations  liminaires,  ces  rêveries,  ces 
tortures  ne  sont-elles  pas  purement  illusoires  et  ne  vont- 


436  L'HOMME   SENSIBLE 

elles  pas  s'écrouler  en  se  brisant  contre  le  premier  obs- 
tacle? L'analyse  s'insinue  dans  le  cœur,  elle  fait  «  qu'on 
doute  d'une  larme  »,  elle  ne  permet  plus  de  trêve  à  la 
curiosité,  elle 

Mêle  le  scepticisme  à  l'attendrissement, 

elle  convie  à  l'amertume,  rend  âpre  et  méchant  le  sin- 
cère. Pourtant,  a-t-elle  raison  de  l'homme  et  la  douleur 
ne  reste-t-elle  pas  maîtresse,  assez  pour  qu'après  s'être 
plaint  de  «  trop  bien  »  comprendre  l'âme,  le  psychologue 
ne  discerne  les  causes  de  son  mal  dans  le  spleen  : 

Le  spleen  s'exaspérait  à  raf&ner  le  cœur 

et  ne  déclare,  ayant  reconquis  sur  son  tourment  la  séré- 
nité :  «  Il  arrive  qu'à  nous  regarder  de  très  près  vivre 
et  sentir,  nous  rendons  permanentes  chez  nous  des  nuances 
de  cœur  et  d'esprit  qui  eussent  été  transitoires  si  nous  les 
eussions  négligées.  »  Ainsi  le  passé  reprend  ses  droits  avec 
ce  qui  n'en  peut  mourir,  serait-ce  dans  l'inconscience,  par 
l'atmosphère  spirituelle  qu'il  apporte,  parce  on  ne,  sait 
quoi  qui  laisse  une  âme  aux  désabusés,  marqués  par  les 
atteintes  d'un  premier  deuil  ou  d'un  premier  amour. 

Tandis  qu'à  l'âge  qui  était  celui  de  l'auteur  à'Edel, 
dans  son  journal  de  1864,  Sully  Prudhomme  notait  :  «  Le 
passé  a  des  regards  voilés  qui  tuent  »  et  se  repliait  mélan- 
coliquement sur  lui-même,  la  vocation  du  romancier 
s'éveillait  et  le  poussait  irrésistiblement  à  observer  et  à 
raconter  la  vie  des  autres.  Son  esprit,  assoupli  par  l'expé- 
rience et  avide  de  vérité,  atterrissait,  plutôt  que  d'y 
retomber  «  à  plat  »,  sur  «  le  monde  réel  ».  Il  ensemence 
son  champ  d'investigation,  afin  que  se  lève  une  nouvelle 
moi'^cnn  sur  les  sillons,  prolongeant  le  domaine  de  Balzac. 
Il  h  creuse,  le  laboure  ;  il  en  fixe  les  bornes.  «  Je  vois 
bien  les  limites  de  mon  intelligence,  répétait  volontiers 
M.  Taine  ;  je  ne  vois  pas  les  limites  de  l'inteUigence 
humaine.  »  Ces  limites,  incommensurables  pour  l'analyste 


L'HOMME   SENSIBLE  437 

et  le  réaliste,  le  croyant,  les  survole.  Que  la  dialectique 
chrétienne  et  que  le  dogmatisme  catholique  codifient  les 
convictions  du  sociologue,  la  pensée  du  chercheur  demeure 
compréhensive  même  de  ceux  qu'il  juge  dans  l'erreur 
et  seconde  leur  bonne  volonté,  ne  serait-ce  que  parce 
qu'elle  a  sondé  les  replis  du  doute,  que  le  tourment  de 
l'incertitude  ne  lui  est  pas  resté  étranger  et  qu'elle  a 
conservé,  comme  une  source  captée,  le  sentiment  qui 
rayonne  pour  élargir  l'horizon  de  la  vie  intérieure.  Le  génie 
critique  de  Sainte-Beuve  s'adaptait  à  l'objet  de  son  étude  ; 
son  caractère,  toutefois,  lui  rappelait  qu'il  n'était  point 
isolé  dans  une  époque  sur  laquelle  s'exerçait  parfois  son 
humeur  jalouse.  M.  Paul  Bourget,  par  sa  vigoureuse 
attaque,  envahit  l'idée  sans  s'arrêter  aux  contingences 
qu'il  bouscule  par  son  élan  et  la  replace,  en  quelque  sorte, 
sur  son  plan,  en  dégageant  de  ses  préférences  une  con- 
clusion qui  donne  au  débat  son  ampleur.  C'est  que,  chez 
lui,  la  critique  n'a  pas  ralenti  la  vertu  créatrice  :  «  Ce 
n'est  pas,  nous  explique-t-il,  que  la  contradiction  soit 
aussi  grande  que  le  préjugé  courant  l'imagine,  sous  cette 
réserve  cependant  que  les  doctrines  du  critique  concordent 
parfaitement  avec  la  nature  du  poète.  »  N'est-ce  pas 
l'aveu  de  ce  que,  secrètement,  la  sensibilité  continue  à 
l'inspirer  jusque  pour  l'examen  impartial  de  la  connais- 
sance de  ses  semblables? 

Pourquoi,  dès  lors  qu'il  a  déterminé  la  «  place  ingué- 
rissable de  l'amour-propre  à  laquelle  peuvent  frapper  tous 
ceux  qui  le  veulent  »,  pourquoi  s'attarder  à  disserter  sur 
ce  qui  manque  à  autrui,  au  lieu  de  voir  ce  qu'il  possède? 
Il  accorde  à  son  prochain  l'immunité  qu'il  a  acquise  par 
une  rude  patience,  il  désire  pour  son  prochain  ce  détache- 
ment qui  lui  permet  «  de  s'abandonner  entièrement  à  une 
sorte  d'instinct  de  conservation  »,  révélateur  «  des  besoins 
profonds  de  sa  pensée  au  travail,  inconnus  de  lui-même 
et  à  plus  forte  raison  des  autres.  Son  esthétique  sera 
d'autant  plus  féconde  qu'il  l'aura  réduite  à  la  mesure  de 


438  L'HOMME   SENSIBLE 

son  pouvoir  créateur.  »  Et  cette  mesure  même  n'est-elle 
pas  la  preuve  de  l'émotion  survivant  à  l'étreinte  de  l'ana- 
lyse? N'cst-elle  pas  expressive  de  cette  discrétion  imposée 
par  «  l'amer  orgueil  de  taire  mes  tortures?  »  L'écrivain 
n'obéit-il  pas  au  même  mouvement  affectif  qui  faisait  dire 
à  Sully  Prudhomme  :  «  J'étouffe  l'exclamation  pour  en 
faire  un  soupir,  j'arrête  les  pleurs  pour  les  faire  retomber 
sur  le  cœur?  »  En  remplaçant  le  mot  «  cœur  »  par  le  mot 
a  intelligence  »,  il  semble  que  nous  soit  révélé,  par  une 
divination  de  leurs  affinités,  le  secret  du  moraliste  et  du 
romancier. 

«  Il  arrive,  écrivait  M.  Paul  Bourget,  qu'une  pierre  jetée 
dans  un  gouffre  obscur  rencontre  une  nappe  souterraine. 
Elle  y  émeut  un  clapotis  et  ce  dernier  retentissement  de 
sa  chute  en  mesure  la  profondeur.  Certaines  paroles  sont 
ainsi.  A  peine  tombées,  elles  rendent  comme  un  son 
d'abîme.  »  Cette  citation  ne  date  point  de  ses  débuts, 
elle  est  extraite  d'un  livre  encore  récent,  de  Némésis. 
Le  don  de  toucher  le  lecteur  par  une  sjmipathie  commu- 
nicative  et  persistante,  trahit  une  émotivité  qui  émane  de 
l'homme  et  qui  a  progressé  avec  l'évolution  même  de  sa 
pensée.  Dès  sa  jeunesse  —  à  écouter  les  confidences  du 
poète  —  il  eut  cette  notion  angoissante  du  temps  qui 
s'écoule  et  ne  reviendra  plus.  Il  apprit  à  goûter  âpre- 
ment  la  vie  »  par  la  sourde  ambition 

D'être  heureux  pour  les  jours  que  nous  avons  perdus. 

Mais  cette  clairvoyance  ne  l'a  pas  exilé  dans  un  pessi- 
misme cruel  et  stérilisant.  Pour  avoir  étudié  les  maladies 
morales,  au  point  peut-être  de  s'exposer  à  leur  contagion, 
il  n'a  pas  été  atteint  par  leur  intoxication  :  il  sait,  il 
savait  par  intuition,  que  dans  toutes  les  crises  «  l'âme 
peut  conserver  sa  noblesse  et  agoniser  comme  une  beUe 
et  pure  jeune  femme,  sans  laideur  et  sans  souillure.  » 
Et  des  épreuves  observées,  il  fait  naître  de  la  \'ie,  par 
cette  émotion  intime  qui  le  gagne,  lorsque,  jetant  les 


L'HOMME   SENSIBLE  439 

yeux  sur  une  page  qui  lui  est  chère,  sa  voix  s'assourdit 
pour  la  lire  et  en  transmettre  la  beauté  : 

Créer  !  sentir  les  mots  palpiter  sur  la  page... 

Après  le  demi-siècle  de  travail  les  mots  continuent  à 
éclore  sur  la  page  nouvelle  au  souffle  de  l'inspiration,  a  Le 
problème  de  la  valeur  du  monde  et  de  la  vie,  notait-il 
encore,  est  avant  tout  un  problème  sentimental  qu'il  faut 
résoudre  par  une  solution  sentimentale.  »  Et  la  lumière 
du  sentiment  rayonne  sur  son  œuvre. 

Cette  œuvre  ressemble  à  quelque  symphonie,  que  do- 
mine le  thème  de  l'intelligence  sur  les  harmonies  de  la 
sensibilité  et  que  rythm.e  la  raison,  pour  ramener  la  pensée 
sur  les  réalités  immédiates.  Elle  est  puissante,  elle  est 
subtile,  elle  est  vivante  par  le  renouveau  de  sa  fraîcheur 
et  par  les  nuances  de  ses  accents. 


ALBERT-ÉMILE  SOREL. 


GRATITUDE 


M.  Paul  Bourget  m'en  voudra-t-il  si,  parmi  toutes  les 
causes  de  l'affectueuse  gratitude  que  je  nourris  envers 
lui,  je  prends  la  liberté  d'en  évoquer  une  bien  petite,  bien 
mince  et  peut-être  ridicule?...  Mais  au  fait,  une  émotion 
d'enfance  qui  modifie  sans  doute  le  cours  entier  d'une  vie, 
ce  n'est  pas  déjà  si  ridicule,  ni  si  mince,  ni  si  petit. 

Donc,  il  était  une  fois  un  gigolo  prétentieux  et  dépourvu 
du  moindre  intérêt.  Je  ne  me  rappelle  plus  s'il  songeait 
dès  cette  époque  à  publier  un  jour  des  livres  et  à  écrire 
dans  les  journaux  ;  mais  ce  dont  il  me  souvient  trop,  par 
exemple,  c'est  le  romantisme  dérisoire  et  arrogant  de  ce 
potache,  son  désir  d'étonner  plutôt  que  de  travailler, 
et  sa  superbe  à  l'égard  des  femmes.  A  quinze  ans,  on 
est  ainsi.  Les  femmes  que  l'on  connaît,  c'est  la  petite 
cousine  ou  quelque  triste  demoiselle  des  rues  :  mais  on  les 
méprise,  ou  du  moins  on  dit,  on  laisse  entendre  qu'on 
les  méprise  comme  don  Juan  sa  première  conquête. 

On  ne  s'en  tient  même  point  là  :  on  témoigne  aussi, 
généralement,  le  pire  dédain  envers  «  le  monde  ».  On  est 
bien  revenu  de  ces  plaisirs  puérils  qu'on  goûte  dans  les 
salons.  L'ambition,  les  grâces  mesurées  de  certaines  élé- 
gances? Cela  fait  sourire  de  pitié  un  rhétoricien.  Au  con- 
traire, parlez-lui  de  la  débauche,  d'où  l'on  sort  pâle  à 
jamais,  des  nuits  dévorantes  passées  au  jeu,  des  aventures 
terribles,  des  passions  démoniaques,  à  la  bonne  heure  ! 

Quant  aux  femmes  du  monde,  chacun  sait  que  tout 
collégien  tient  ça  pour  un  vicieux  bétail  à  plaisir,  où  il 


GRATITUDE  44^ 

n'y  a  qu'à  choisir.  Des  sottes,  d'ailleurs,  de  petites  âmes 
de  perroquets... 

Résultat  :  on  vit  en  proie  à  une  suffisance  indiciblement 
grossière,  à  une  sorte  de  jactance  intellectuelle  qui  mène 
tout  droit  à  la  paresse  d'abord,  à  la  grossièreté  ensuite. 
Et  tel  se  trouvait,  hélas  !  vers  les  années  89,  le  hautain 
gigolo  dont  il  s'agit. 

Or,  en  ce  temps-là,  on  parlait  volontiers  de  M.  Paul 
Bourget  au  lycée  Condorcet.  On  prononçait  familière- 
ment «  Bourget  »,  si  l'on  avait  seize  ans  :  mais  ceux  qui 
venaient  de  renouveler  au  printemps  précédent  leur  pre- 
mière communion,  disaient  «  le  jeune  Bourget  »,  comme 
faisaient  leurs  parents.  Notre  éphèbe,  qui  se  piquait 
d'être  à  la  mode,  ne  se  trouva  pas  des  derniers  à  lire  les 
romans  de  cet  auteur  à  succès.  Et  aussitôt,  le  charme 
opéra. 

Entendez  par  là  que  le  garçon  si  mal  élevé  se  mit  à 
réfléchir,  à  ne  plus  porter  des  jugements  simples  à  l'excès 
sur  les  gens  qui  l'entouraient.  Il  consentit  peu  à  peu  que 
tout  ne  fût  pas  seulement  niaiseries  et  enfantillage  dans 
la  société  distinguée,  ou  qualifiée  de  la  sorte.  Il  commença 
de  se  taire  avec  plus  d'attention,  donc  plus  de  politesse, 
de  bienveillance,  et  partant  de  modestie,  devant  toute 
femme  qui  ne  semblait  pas  absolument  heureuse,  même 
si  c'était  une  dame  qui  n'avait  pas  cet  air  scandaleux 
ou  fatal  particulièrement  apprécié  des  collégiens.  Telle 
était  la  séduction  de  l'esprit,  et  tant  il  y  avait  de  grâce, 
pour  un  humaniste  débutant,  à  appliquer  toutes  les  res- 
sources de  l'analyse  psychologique,  de  la  philosophie 
et  de  la  culture  intellectuelle  à  des  problèmes  d'amour, 
les  seuls  qu'à  cet  âge  on  daigne  considérer. 

Qui  sait  si  le  prestige  inouï  de  M.  Paul  Bourget,  lors 
de  Mensonges  et  de  Cruelle  énigme  —  prestige  qui,  depuis, 
est  devenu  de  la  gloire  —  n'a  pas  contribué  à  détourner 
plus  d'un  freluquet  des  aventures  faciles  et  des  amours 
ineptes?...  Grâces  en  soient  rendues  1 


443  GRATITUDE 

Depuis  lors,  j'ai  dû  à  M.  Paul  Bourget  —  car  le  gigolo 
ridicule,  hélas!  on  devine  qui  c'était...  —  bien  d'autres 
émotions  et  des  plaisirs  d'une  qualité  plus  fine.  Tout 
jeune,  j'appris  de  lui,  en  lisant  le  Disciple,  combien  c'était 
chose  grave  qu'une  théorie  intellectuelle,  et  qu'il  y  avait 
des  cerveaux  d'honneur  (dans  le  sens  où  l'on  dit  un 
homme  d'honneur),  mais  aussi  d'admirables  intelligences, 
capables  pourtant  de  se  montrer  parfois  félonnes  envers 
l'humanité,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi.  Je  connus 
davantage  encore  le  prix  de  la  tradition,  en  suivant  le 
grand  psychologue  à  travers  les  années,  tandis  qu'avec 
René  Boylesve  je  m'enchantais  de  cet  idéal  choisi, 
exquis,  poli,  net  et  à  jamais  parfait,  né  en  France,  qu'on 
appeUé  «  l'honnête  homme  ».  M.  Paul  Bourget  m'en- 
seigna même  le  respect  de  certains  maîtres  auxquels 
je  ne  songeais  plus,  ou  ne  voulais  plus  songer  —  leçon 
difficile  ! 

Enfin,  ma  dette  est  ancienne  et  considérable  :  mais 
qu'il  me  le  pardonne,  c'est  au  lycéen  de  Condorcet  que  le 
maître  a  peut-être  rendu  le  plus  touchant  service... 

Même  à  trente  ans  de  là,  il  faut  que  toute  mon  affec- 
tion respectueuse  m'avertisse  et  me  gronde  pour  me  for- 
cer à  laisser  à  son  rang  cet  engouement,  encore  informe 
et  incomplet,  pour  le  professeur  de  tenue  sentimentale 
dont  l'influence  fut  si  vive  sur  un  jeune  miriiflore  de  col- 
lège. 

Quant  aux  derniers,  aux  tout  récents  souvenirs  que  je 
garde  de  M.  Paul  Bourget,  ils  sont  bien  lourds  d'émotion 
et  de  douceur,  eux  aussi.  Je  vois  un  prince  des  lettres  qui 
parcourt  le  plus  beau  des  parcs  français,  notre  cher 
Chantilly,  en  devisant  d'histoire,  de  philosophie,  d'art  et 
des  délices  de  l'âme  française.  De  temps  à  autre,  il  s'ar- 
rête, déchiffre  quelque  inscription  charmante  sur  un  vieux 
hêtre,  ou  de  sa  main  flatte  un  vase  de  marbre,  plein  de 
crépuscule  et  de  silence... 

On  me  demandait  quelques  notes  sur  M.  Paul  Bourget. 


GRATITUDE  443 

Voici  du  moins  un  rappel  de  ma  lointaine  adolescence, 
et  un  autre,  bien  proche  :  toute  gratitude  est  en  celui-là, 
tout  attachement  en  celui-ci.  Et  en  tous  deux,  l'amitié 
profonde  —  celle  du  moins  que  dut  éprouver  le  sergent 
La  Tulipe  envers  son  général. 

Û4ARCEL  BOULENGER. 


LE  BON  GUIDE 


Il  faut  se  rappeler  la  date  à  laquelle  les  écrivains  de 
ma  génération  débutaient  dans  les  lettres  pour  com- 
prendre ce  qu'ils  doivent  à  Paul  Bourget...  Il  était  alors 
de  bon  ton  de  préférer  à  l'auteur  des  Essais  de  psycholo- 
logie  contemporaine,  de  l'Etape  (ce  chef-d'œuvre),  de  la 
Physiologie  de  l'amour  moderne,  du  Disciple,  je  ne  Scds 
quels  petits  tyrans  inquiets,  «  pouillards  »  de  la  couvée 
symboliste  et  incapables,  par  leurs  seules  œu\Tes,  de  se 
substituer  à  un  Rimbaud,  un  Mallarmé,  un  Corbière,  un 
Laforgue,  \m  Verlaine,  dans  notre  admiration.  Je  ne 
citerai  personne,  mais  entendons-nous  bien,  et  qu'il  ne 
soit  plus  question  de  rendre  responsables  Rimbaud,  Cor- 
bière, Verlaine,  Mallarmé,  Laforgue,  d'une  influence  qu'ils 
n'avaient  point  pré\'ue...  Sans  doute,  cette  influence  — 
en  s'exerçant,  voilà  quinze  ans,  sur  quelques-uns  de  nous 
—  les  préparait  à  donner  dans  la  mode  qui,  vers  1908, 
fit  éclore  d'innombrables  petites  revues...  Temps  hé- 
roïques où  Jean-Marc  Bernard,  Jean  Pellerin,  Tristan 
Derème  et  tant  d'autres  collaboraient  aux  publications 
symboHstes  !  Cela  ne  pouvait  pas  durer.  Certaine  enquête 
d'Henri  Clouard  —  dans  la  Phalange  —  fit  couler  beau- 
Coup  d'encre  et  nous  permit  soudain  de  réagir,  de  nous 
reprendre  et  d'oser  brusquement  voir  clair  dans  les  brouil- 
lards qui,  de  toutes  parts,  nous  entouraient. 

Nous  n'avions  pas,  certes,  en  ces  années  charmantes 
où  les  meilleurs  de  nos  amis  étaient  encore  vivcoits,  l'au- 
dace de  nous  découvrir  d'autres  maîtres  que  ceux  de 


LE   BON   GUIDE  445 

deux  ou  trois  cénacles,  mais  nous  avions  tous  lu  Bourget, 
Barrés,  Maurras,  et  cela  nous  sauva.  De  tels  exemples  — 
si  extra vaga.nts  pour  l'époque,  quand  j'y  pense  —  n'ont 
pas  tiré  que  nous  hors  des  eaux  croupissantes  du  pseudo- 
symbolisme.  Ils  ont  formé  à  la  mesure  du  goût  et  de  l'es- 
prit français,  de  km:  Ijnisme,  de  leur  clarté,  de  leur  nette 
précision,  des  écrivains  incontestables  qui,  réunis  ici 
dans  un  hommage  tout  spontané,  sont  particuhèrement 
reconnaissants  au  Maître  que  nous  aimons  et  admirons, 
de  les  avoir  guidés  vers  une  plus  haute  et  plus  vaste 
conception   de   leur   art. 

FRANCIS  CARGO. 


LA   RUE  ET  LA  MAISON 


La  rue  est  belle  et  sereine.  Elle  n'est  pas  une  rue  de 
passage.  EUe  est  élégante,  noble,  silencieuse,  retirée; 
cependant,  à  deux  pas  du  tumulte.  C'est  l'une  des  belles 
rues  de  France.  Ces  choses  anciennes  qui  sont  restées 
vivantes,  parce  qu'on  en  a  gardé  l'usage... 

Là,  un  opulent  nouveau  riche,  s'il  a  du  goût  et  de 
l'âme,  cesse  de  pétarader;  il  s'arrête,  saisi  de  respect, 
il  se  félicite  de  posséder  une  belle  auto  quasi  muette, 
qui  ghsse,  dont  on  n'entend  pas  le  souffle.  Et  U.  retrouve 
dans  sa  mémoire  l'image  qui  s'effaçait  du  Paris  de  1890. 
Le  même  luxueux  Paris  que  M.  Gustave  Geffroy  vient 
d'admirablement  décrire  aux  premières  pages  de  Cécile 
Pommier,  le  Paris  des  équipages  et  des  belles  dames  à 
tournure,  qui  paraient  leur  petite  tête  d'im  chapeau 
pareil  à  une  touffe. 

Il  était  chic  d'avoir  des  chevaux  alezans,  dont  la 
basane  fût  remarquable.  Si  l'on  avait  le  goût  plus  sévère, 
les  chevaux  étaient  bais,  mais  toutes  les  autres  robes 
disparaissaient.  Dans  la  H\T:ée,  le  bleu  finissait  par 
dominer  les  marrons  et  les  verts.  Les  cochers  au  brillant 
chapeau  étaient  campés  comme  des  seigneurs  sur  leur 
siège  obhque.  Ils  se  rengorgeaient  dans  leur  grand  col 
évasé,  brillant  comme  la  porcelaine,  au-dessus  de  leur 
plastron  candide  dont  l'empois  raidissait  les  trois  pièces 
plates.  Ils  tenaient,  entre  leurs  mains  gantées  de  fauve, 
leur  fouet  d'épine,  jaune,  à  la  cordelette  blanche  tendue 
en  arc  de  cercle.  Le  soir,  au  retour  des  voitures,  quand 
le  pied  des  chevaux  sonnait   sur  le  pavé,   on  enten- 


LA   RUE   ET   LA   MAISON  447 

dait  magistralement  sommer  les  concierges  des  hôtels  : 
«  La  porte,  s'il  vous  plaît  !  »  Les  harnais  brillaient  (qui 
sentaient  la  cire  et  la  propreté  lorsqu'on  les  tenait  dans  sa 
main).  Les  chaînes  étincelaient.  Il  n'y  avait  pas  de 
cheval  de  bonne  maison  qui  n'eût,  sous  l'oreille,  une 
églantine,  un  bouton  de  rose.  Dans  la  nuit,  les  lanternes 
du  coupé  enfermaient  la  flamme  des  bougies  entre  le 
cristal  et  l'argent.  L'été  venu,  la  courbe  nacelle  des 
victorias,  haute  et  d'un  seul  arc,  livrait  à  l'admiration 
son  précieux  fardeau  :  une  belle  bien  rencognée,  impas- 
sible comme  un  philosophe,  et  voilée,  les  yeux  insaisis- 
sables derrière  la  dentelle  où  marquait  son  nez  mignon. 

Vous  me  croyez  égaré  ;  mais  n'est-ce  pas  là  ce  Paris 
que  Bourget  a  peint  et  qu'il  admirait,  qui  lui  a  donné 
cette  première  gloire  qu'il  nous  est  seulement  permis  de 
confirmer?  Vous  n'avez  ni  cœur  ni  esprit  si,  passant  par 
là,  vous  ne  voyez  ces  mêmes  tableaux  se  former,  s'animer, 
vous  émouvoir.  Soit  qu'ils  naissent  du  souvenir  ou,  si 
vous  êtes  trop  jeune,  qu'ils  doivent  l'essor  à  votre  ima- 
gination, traces  d'un  passé  que  vous  n'avez  pas  connu, 
premiers  lambeaux  de  la  rêverie  historique. 

Les  années  ont  fui,  elles  ont  transformé  Paris,  la 
France,  l'Europe,  le  monde.  Elles  ont  tout  bouleversé. 
Si  le  cœur  humain  n'a  pu  changer  parce  qu'il  est  inva- 
riable, nos  mœurs  et  tout  le  décor  de  la  vie  ont  été  modi- 
fiés. Mais  dans  ce  Paris  nouveau,  la  souveraineté  spiri- 
tuelle de  notre  maître  n'a  pas  diminué.  Gardant  tout 
l'ancien  prestige,  elle  a  acquis  un  autre  caractère,  qui 
n'est  plus  du  tout  contesté,  les  plus  hostiles,  ceux  que 
l'esprit  de  parti  et  de  secte  gouvernait,  ayant  dû  rendre 
les  armes.  Il  paraît  à  tous  notre  Ancien,  avec  tout  ce  que 
les  siècles  ont  donné  à  ce  mot  de  significations  respec- 
tueuses et  de  tendres  nuances  :  le  maître,  l'exemple,  la 
vertu  et  la  confiance,  l'autorité,  l'expérience,  un  syndic, 
un  patron.  Il  n'y  a  pas  un  de  nous  qui  voudrait  encourir 
son  blâme.  Il  n'y  a  pas  un  de  nous  qu'une  approbation 


448  LA   RUE    ET   LA    MAISON 

venue  de  lui  ne  rende  fier,  d'une  fierté  louable,  qui  a  sa 
source  dans  la  conscience  littéraire.  L'honneur  de  notre 
métier  a  chez  lui  son  témoin  et  son  garant.  Voilà  ce  qui 
trouble  im  jeune  homme  de  lettres  quand  il  monte  à  son 
tour  cet  escalier.  Il  sent  la  présence  d'un  juge  paternel  : 
et  il  craint,  un  peu,  il  admire,  il  vénère,  il  doute,  il  ne 
sait  s'il  est  digne...  Les  Lettres  françaises  lui  paraissent 
incamées  dans  celui  qui  veut  bien  le  recevoir  avec  le 
sourire  de  la  bonté,  et  qui  l'écoute,  et  qui  parle. 

Comme  il  parle  sagement  !  Sans  méchanceté  ni  duperie, 
connaissant  les  hommes  sans  pouvoir  se  résoudre  à  les 
haïr.  Toujours  prêt  à  comprendre  et  à  révéler,  ayant 
tout  lu,  se  souvenant  de  tout. 

Sa  voix  s'élève  dans  la  tranquille  maison  qu'il  a  ornée. 
Dans  l'antichambre,  vous  avez  admiré  ses  petits  Longhis 
Chacim  une  tête  masquée  ou  découverte,  exacte,  peut- 
être  ressemblante  comme  une  photographie  :  visages  que 
des  hommes  du  dix-huitième  siècle  ont  réellement  exposés 
à  l'air  du  temps.  Vous  avez  admiré  les  deux  toiles  de 
l'École  du  Bordone  que  le  maître  est  content  d'avoir  un 
jour  découvertes  ;  surtout  celle  où,  dans  l'eau  d'une  fon- 
taine, baignent  ces  belles  formes  que  l'art  italien  a  pro- 
diguées. Les  célèbres  cannes  ne  sont  plus  réunies  dans 
l'entrée  comme  autrefois.  Elles  sont  rangées  dans  une 
galerie,  où  il  faut  que  tu  mérites,  ô  catéchumène,  d'avoir 
accès.  Alors,  tu  admireras  vingt  merveilles  de  jonc,  de 
rotin,  de  bois  des  Iles.  Tu  demanderas  à  voir  celle  qu'il 
nomme  «  la  canne  de  M.  Franklin  ».  Tu  voudras  contem- 
pler celle  «  du  Bailli  de  Mirabeau  ».  Ces  noms,  ce  n'est 
que  façon  de  parler,  image,  fiction  poétique.  Mais  la 
canne  du  chevalier  d'Orsay,  avec  ses  arabesques  d'argent, 
cette  terrible  baguette  en  bois  de  fer,  qui  casserait  une 
tête,  celle-là  est  authentique.  Pareillement,  celle  de  ce  mal- 
heureux prince,  le  grand-duc  Paul,  immense  dans  sa 
gaine  d'étofie,  im  chef-d'œuvre  de  jonc  à  la  pomme  en 
belle  corne. 


LA   RUE   ET   LA   MAISON  4^Q 

La  pièce  où  tu  es  maintenant,  tu  la  dévores  des  yeux, 
car  c'est  Son  cabinet  de  travail.  Il  parle  pour  que  tu 
sois  à  l'aise.  Il  le  sait  bien,  que  tu  es  intimidé.  Tu  te 
reproches  aussi  de  ne  pas  l'écouter  sans  distraction  parce 
que  tu  ne  peux  détacher  tes  regards  des  murs  tendus  de 
rouge,  des  deux  hautes  fenêtres  drapées,  du  fauteuil 
anglais,  des  rayons  de  noyer  où  se  presse  la  foule  des 
livres. 

Tu  regardes  le  masque  rustique  et  moscovite  de  Tolstoï. 
Tu  regardes  le  gilet  blanc  de  Balzac,  si  bien  coupé,  dont 
le  revers  est  si  gracieux,  te  jurant  in  petto  que  non,  jamais 
pliis  tu  ne  croiras  les  détracteurs  du  Tourangeau.  Ils 
disent  qu'il  n'entendait  rien  à  l'élégance,  et  toi,  tu  vois, 
tû  touches  des  yeux  la  preuve  du  contraire.  Tu  regardes 
les  beUes  boucles,  le  front  déhcieusement  naif  de  Musset 
dans  le  médaillon  de  David  d'Angers.  Tu  regardes  la 
belle  face  de  George  Sand  comme  elle  a  été  dessinée  par 
Couture,  et  tu  comprends  mieux  soudain  ce  calme  olym- 
pien qu'elle  savait  garder  dans  l'amour.   Tu  regardes... 

Paul  Bourget  vit  au  milieu  des  souvenirs  littéraires. 
Fidèle  à  tout  ce  qu'il  a  aimé,  fidèle  à  tous  ceux  qu'il  a 
connus,  à  Taine,  dont  voilà  le  portrait,  à  Barbey  d'Aure- 
villy, dont  voilà  le  portrait,  à  Zola  lui-même,  dont  rien 
n'a  pu  le  détacher,  ni  la  mort  ni  les  dissentiments.  Si  tu 
lui  parles  de  Balzac,  il  te  montrera  les  éditions  originales 
sur  papier  rose,  avec  la  reliure  commandée  par  le  grand 
homme  pour  son  usage.  Balzac  a  touché  ces  livres,  et 
Bourget,  et  toi  que  voilà,  dont  la  main  tremble,  j'espère. 
Si  tu  parles  du  délicieux  Barbey,  Bourget  te  montrera 
l'exemplaire  des  Diaboliques  que  Coppée  lui  a  donné, 
avec  la  haute  dédicace  du  maréchal,  en  écriture  lancéolée. 
Si  tu  parles  de  Stendhal,  il  te  montrera  le  petit  horaire 
de  sa  vie  que  l'on  a  dressé,  moins  complet  que  le  livre 
d'Henri  Martineau  sur  le  même  sujet  (l'Itinéraire  de 
Stendhal)  mais  ■  maniable,  que  tu  peux  mettre  sur  ta 
table,  et  tu  penseras  tous  les  joiu-s  aux  faits  et  gestes  du 

R.  H.  1923.  —  XII,  3.  15 


450  LA   RUE  ET   LA   MAISON 

curieux  homme.  Ceux  qui  osent  mépriser  ces  pratiques 
de  la  gratitude  et  de  la  piété  ne  savent  donc  pas  ce  que 
c'est  qu'aimer?  Parle  à  M.  Bourget  de  Rivarol,  tu  l'enten- 
dras rendre  justice  à  celui  qu'on  méconnaît  stupidement, 
l'un  des  plus  purs  écrivains  et  l'un  des  vrais  «  penseurs  » 
que  la  France  ait  eus.  Tu  le  verras  peut-être .  si  ému, 
qu'il  s'en  excusera  avec  une  bonne  grâce  dont  tu  seras 
touché. 

Tu  l'es  beaucoup  pour  avoir  découvert  sur  la  table  du 
maître  le  manuscrit  de  la  journée.  Un  manuscrit  pareil 
aux  tiens.  Malgré  la  gloire  et  les  années,  Paul  Bourget 
ne  dicte  pas  à  une  dactylographe,  il  n'a  pas  recours  à 
im  secrétaire.  Il  travaille  de  sa  main.  Il  a  tranché  ces 
feuillets  dans  ce  papier  blanc  qui  est  le  même  en  France 
pour  les  écoliers  et  les  auteurs.  Il  s'est  assis  devant  sa 
table,  dans  la  solitude,  content  de  se  mettre  à  la  besogne, 
l'esprit  éveillé,  le  cœur  en  repos,  fort  et  lucide.  Cette 
petite  écriture  assidue  est  la  sienne... 

—  Allons,  blanc-bec,  va-t'en.  Et  si  le  maître  a  dit 
qu'il  prenait  intérêt  à  ce  que  tu  essayais,  tu  peux  t'en 
aller  tranquille.  Tu  as  reçu  l'investiture,  tu  es  im  écrivain. 
Tu  appartiens  légalement  et  légitimement  à  la  Répu- 
blique des  Lettres,  —  comme  tu  le  rêvais  déjà  quand 
tu  savais  à  peine  lire, 

EUGÈNE  MARSAN. 


L'ANIMATEUR 


Mon  cher  Le  Grix, 

Je-  vous  remercie  de  m'avoir  permis  d'apporter  ici  le 
modeste  tribut  de  mon  admiration  et  de  ma  reconnais- 
sance spirituelle  à  notre  maître  Paul  Bourget.  Nous  lui 
devons  tous  beaucoup  ;  et  même  quelques-uns  qui  ne  s'en 
doutent  pas.  Nous  devons  tous  beaucoup  à  ses  livres,  et 
à  sa  personne.  Il  est  parmi  nous  ce  qu'il  a  lui-même  écrit 
qu'avait  été  Stendhal  :  un  grand  homme  de  lettres.  Aux 
premiers  temps  de  notre  formation  littéraire,  c'est  par 
ses  livres  éclatants  d'intelligence  et  de  lucidité  — le 
Disciple,  la  Physiologie,  Cosmopolis,  Pastels,  Mensonges 
—  que  nous  avons  découvert,  avec  un  étonnement  sub- 
jugué, que  la  littérature  n'était  pas  seulement  un  diver- 
tissement, mais  représentait  une  vue  supérieure  portée 
sur  la  vie  et  tous  les  problèmes  de  l'esprit  et  du  cœur, 
à  travers  le  jeu  des  passions,  des  croyances  et  des  inté- 
rêts. Nous  avons  connu  et  vu  de  nos  yeux,  grâce  à  lui, 
en  Dorsenne,  Casai,  Poyanne,  Claude  Larcher,  Adrien 
Sixte,  Robert  Greslou,  quelques-uns  des  tj^es  les  plus 
représentatifs  de  la  société  française  du  dernier  demi- 
siècle  :  représentatifs  à  ce  point  qu'ils  vivent  désormais 
dans  notre  souvenir  comme  ces  personnages  que  l'on  voit 
figurer  dans  les  Mémoires  du  passé  et  qui  s'imposent  à 
notre  attention  avec  autant  de  netteté  que  si  nous  les 
avions  réellement  connus.  Dans  les  livres  de  M.  Paul 
Bourget,  une  société  tout  entière  est  peinte  ;  et  on  les 
peut  tenir,  dans  leur  ensemble,  pour  le  document  le  plus 


452  L'ANlMATi^UR 

authentique  où  nos  petits  neveux  devront  revenir  puiser 
qu'end  ils  voudront  prendre  un  sentiment  exact  de  ce 
qu'aura  été  la  vie  française  de  l'entre-deux-guerres,  tant 
il  est  vrai  qu'une  époque  ne  demeure  compréhensible  à 
ses  successeurs  que  dans  la  mesure  où  elle  a  été  synthé- 
tisée et  illustrée  par  une  forte  représentation  romanesque. 
Mais  n'oubhons  pas  que  l'œuvre  de  Paul  Bourget  est 
double,  quoique  fort  xmie  en  sa  continuité,  et  qu'il  appar- 
tient seulement  à  un  écrivain  très  intelligent  de  con- 
fondre en  lui  d'ime  manière  pennanente  les  dons  de  l'ani- 
laateur  et  du  romancier  et  la  pénétration  du  moraliste 
et  du  critique.  N'oublions  pas  que  c'est  à  ce  maître  que 
nous  devons  la  première  mise  à  leur  place  exacte  des 
grands  écrivains  auxquels  il  a  consacré  les  magnifiques 
et  définitives  études  des  Essais  de  psychologie  contempo- 
raine, sur  lesquels  nous  \dvons  encore  aujourd'hui  :  Bau- 
delaire, Stendlial,  Leconte  de  Lisle,  Taine,  Flaubert, 
^lais  non  moins  que  par  ce  H\'Te  et  par  ceux  de  la  même 
veine  qui  l'ont  suivi  {Pages  de  critique  et  de  doctrine) ,  c'est 
à  travers  la  conversation  même  d€  Paul  Bourget  que  notre 
génération  a  pu  considérer  de  plus  près  ces  maîtres  dis- 
pai-us.  Entre  Flaubert,  Barbey  d'Aurevilly,  Maupassant, 
Tourgueniefî  et  nous,. Paul  Bourget  demeurera  toujours 
pour  ceux  qui  l'auront  une  fois  entendu,  l'intermédiaire 
actif  et  dihgent  qui  non  seulement  nous  aura  initiés  à  la 
technique  de  leur  art,  et  appris  par  ses  écrits  à  les  aimer 
et  à  les  comprendre,  mais  encore  appris  par  le  récit  de 
ses  souvenirs  personnels  à  les  mieux  connaître.  Sa  con- 
versation a  le  pouvoir  prestigieux  de  nous  les  rendre 
présents  et,  bien  que  nous  ne  les  a5dons  jamais  pu  voir 
ni  rencontrer,  plus  vivants  et  plus  chargés  d'humanité 
qu'ils  ne  nous  apparaîtraient  dans  l'attitude,  fatalement 
figée  et  sans  communication,  de  leur  glorieuse  statue.  Ce 
n'est  pas  pour  la  satisfaction  d'un  fétichisme  naïf  et  d'im 
goût  exagéré  de  l'anecdote  que  nous  savons  gré  à  Bourget 
de  nous  introduire  ainsi  au  plus  près  de  ceux  qu'il  a  tenus 


L'ANIMATEUR  453 

pour  ses  maîtres,  et  que  nous  vénérons  encore  aujourd'hui 
parmi  les  nôtres  :  notre  impérieux  désir  de  connaissance 
a  besoin  de  tous  les  documents  capables  de  nous  ren- 
seigner sur  la  condition  humaine  du  génie  et  même  du 
simple  talent.  Nous  ne  pourrons  jamais  considérer  comme 
des  morts  les  écrivains  fameux  dont  nous  avons  aimé  les 
livres  :  ce  que  nous  adorons  en  eux,  c'est  leur  miraculeux 
pouvoir  de  récréer,  dans  leurs  écrits,  une  vie  idéale  et 
durable,  supérieure  à  notre  misérable  vie  matérielle  et 
passagère,  et  jusqu'à  leur  fantôme  en  doit  être  encore 
lui-même  à  nos  yeux  animé  et  tout  palpitant. 

C'est  pourquoi  ce  rôle  d'intermédiaire  dont  nous  faisons 
honneur  à  notre  maître  est  surtout  un  rôle  d'animateur. 
Par  ses  livres,  par  sa  parole,  M.  Paul  Bourget  a  le  don 
d'exciter  l'esprit,  de  le  révéler  à  lui-même,  de  faire  réflé- 
chir et  penser.  Nul  plus  que  lui  ne  professe  un  goût  aussi 
vif  et  désintéressé  pour  le  jeu  des  idées,  un  amour  aussi 
parfait  pour  le  service  des  lettres,  elles-mêmes  servantes 
de  l'esprit.  Il  les  chérit  même  lorsqu'il  leur  arrive  de 
recouvrir  avec  force  et  talent  les  idées  les  plus  éloignées 
des  siennes,  et  il  est  le  seul  parmi  nos  aînés  que  nous 
ayions  entendu  parler  dignement,  parler  honnêtement, 
parler  bien,  avec  admiration  et  avec  mesure,  de  Zola, 
C'est  que  Paul  Bourget  place  au-dessus  de  toutes  les 
autres  considérations,  pour  l'écrivain,  le  culte  et  le  res- 
pect de  l'art,  la  connaissance  du  métier,  la  vertu  du  tra- 
vail honnête,  les  dons  du  créateur  de  vie. 

Chez  un  homme  si  fortement  attaché  à  ses  convictions, 
nous  n'avons  jamais  rencontré  le  moindre  penchant  au 
prosélytisme,  et  nous  n'avons  jamais  entendu  manifester 
que  de  l'admiration  et  du  respect  pour  l'intelligence  et 
la  sincérité,  de  quelques  côtés  qu'elles  viennent.  Tous  ceux 
qui  ont  approché  M.  Paul  Bourget  considéreront  comme 
l'honneur  de  leur  vie  artistique  d'avoir  mérité  son  estime, 
et  savent  quelle  haute  leçon  de  conscience  littéraire  se 
dégage  naturcroment,  sans  affectation  ni  calcul,  de  sa 


454  L'ANIMATEUR 

conversation  drue,  directe,  abondante  en  enseignements, 
d^>our'viie  de  toute  éloquence  inutile,  mais  si  chaude  et 
si  persuasive  d'être  animée  par  la  parole  d'un  homme 
vrai,  et  si  nourricière  d'être  elle-même  nourrie  de  tant 
de  savoir  et  de  tant  de  faits.  Dans  un  temps  où,  faussées 
par  les  conditions  si  difficiles  que  la  vie  moderne  réserve 
à  l'homme  de  lettres,  les  mœurs  littéraires  sont  devenues 
abominables,  M.  Paul  Bourget  nous  aura  en  outre  montré 
par  un  exemple  magnifique  quelle  peut  être  la  dignité  de 
l'homme  de  lettres,  et  comment  elle  finit  un  jour,  en 
dépit  de  l'ingratitude  et  de  la  malveillance,  par  trouver 
sa  récompense  et  son  loyer. 

Aucun  écrivain,  parmi  nos  aînés,  n'est  plus  que  celui-là 
respectueusement  aimé  et  vénéré  par  la  jeunesse  Utté- 
raire  :  preuve  de  sa  bonté  paternelle  autant  que  de  per- 
manentes verdeur  et  curiosité  intellectuelles.  Car  c'est 
aussi  qu'il  est  sans  doute  le  seul,  entre  les  maîtres  vivants, 
qui  s'intéresse  avec  désintéressement  aux  travaux  de  cette 
jeunesse  ;  non  point  seulement  parce  qu'elle  est  la  jeu- 
nesse, mais  parce  qu'à  son  tour,  elle  continue  à  servir 
les  lettres. 

EMILE  HENRIOT. 


LE  GOUT  DE   LA  JEUNESSE 


Après  tant  d'hommages  rendus  au  talent  protéifoinv^ 
de  Paul  Bourget,  je  voudrais  célébrer  une  part  de  lui- 
même  qui  n'est  pas  la  moins  séduisante  :  sa  jeunesse. 
Non  pas  sa  jeunesse  d'autrefois,  que  je  n'ai  pas  connue. 
Mais  sa  jeunesse  présente,  cette  volonté  ou  ce  don  de 
demeurer  jeune,  varié,  accessible,  curieux  des  choses  et 
des  êtres.  Les  hommes  qui  vieillissent,  trop  souvent, 
se  détournent  de  la  jeunesse.  Leur  cœur  se  durcit.  Ils 
regardent  d'un  regard  sans  clémence  la  foule  pressée  des 
jeunes  gens.  Ils  ne  les  écoutent  plus  que  malaisément  et 
se  sentent  froissés  de  leur  ardeur.  Comme  ils  ont  perdu 
le  goût  des  dilettantismes  qui  enchantèrent  leurs  débuts, 
ils  accueillent  mal  les  confidences  et  les  initiatives.  Ils 
n'ont  plus  de  temps  à  perdre  et  ne  veulent  rien  donner 
sur  l'économie  de  leurs  jours.  Cette  avarice  de  l'esprit 
et  du  cœur,  c'est  proprement  vieillir.  Demeurer  jeune,  c'est 
accueillir  ceux  qui  le  sont,  excuser  leurs  folies,  leur  livrer 
sans  amertume  les  recettes  de  la  vie..  Je  crois  que  c'est 
un  don  merveilleux,  un  don  d'ailleurs  qu'on  se  fait  à  soi- 
même,  car  il  y  faut  de  la  bonne  volonté.  Or  ce  don,  Paul 
Bourget  en  est  tout  rayonnant.  Je  sais  des  écrivains  qui 
sont  de  petits  vieillards  à  trente  ans  :  précautionneux, 
affairés,  sans  générosité.  Mais  Bourget,  —  il  me  pardon- 
nera cette  familiarité,  — c'est  le  plus  jeune  de  mes  cama- 
rades. 

Il  me  pardonnera  cette  familiarité,  car  il  sait  combieai 
je  l'aime  et  je  l'admire.  Si  j'ai  un  peu  travaillé,  si  je  me 


456  LE   GOUT   DE    LA   JEUNESSE 

suis  libéré  des  tâches  ingrates,  ce  n'est  que  par  ses  conseils 
renouvelés  et  tutélaires.  Je  ne  suis  certes  pas  le  seul  à 
qui  il  ait  rendu  un  tel  service.  Sa  vie  morale,  dont  vous 
a  parlé  Barrés,  son  culte  tout  chaud  pour  nos  grands 
maîtres  dans  le  métier  des  lettres,  la  discipline  quoti- 
dienne qu'il  a  su  s'imposer  :  autant  d'exemples  conta- 
gieux qu'il  n'a  cessé  de  prodiguer.  Tous  les  écrivains  qui 
sont  montés  dans  ce  bureau  de  la  rue  Barbet-de-Jouy, 
encombré  de  livres,  qui  ont  surpris  le  travailleur  à 
«  l'établi  »,  qui  ont  connu  son  accueil,  témoigneront  qu'ils 
n'ont  jamais  quitté  cette  chambre  spiritualisée  sans  être 
affermis  dans  leurs  desseins,  sans  avoir  un  peu  plus 
qu'avant  d'y  monter,  l'appétit  du  travail,  le  goût  de  leur 
oeuvre. 

Ce  tonique  n'a  pas  une  saveur  amère.  Paul  Bourget, 
dont  ia  vie  et  l'œuvre  sont  visiblement  dirigées  et  con- 
tenues par  une  doctrine,  est  dans  le  privé  fort  peu  doc- 
trinaire au  sens  revêche  du  mot.  Cette  attitude  fut  peut- 
être  une  indulgence  à  mon  endroit,  une  indulgence  inspirée 
par  de  forts  souvenirs.  Quand  il  avait  quinze  ans  il  était 
en  rhétorique  à  Louis-le-Grand  avec  quelqu'un  qui  me 
fut  très  cher.  Paul  Bourget  était  un  disciple  sage  et 
attentionné  de  Gustave  Merlet,  petit  homme  plein  de 
sens,  de  culture,  qui  a  laissé  des  Morceaux  choisis  et  des 
Études  littéraires.  Henry  Bauër  était  un  élève  brillant 
mais  d'une  indiscipline  farouche  :  «  On  ne  sait  pas  ce 
dont  il  est  capable...  »  disait  Merlet.  Il  fut  capable  de 
fomenter  une  révolte  à  Louis-le-Grand  et  de  s'engager  plus 
tard,  au  quartier  Latin,  dans  le  mouvement  d'opposition 
contre  l'Empire.  Le  sage  Bourget  et  le  turbulent  Bauër 
n'en  étaient  pas  moins  unis  de  liens  d'affection  que  les 
absences,  les  hasards  de  la  vie,  des  convictions  parfois 
dissemblables  ne  brisèrent  jamais.  Je  dois  à  ces  souve- 
nirs la  bienveillance,  l'affection  de  Paul  Bourget.  Je  le 
sais.  Mais  il  y  a  tant  de  jeunesse  dans  ses  sentiments, 
tant  de  compréhensive  amitié  que  j'oublie  parfois  qu'il 


LE   GOUT   DE    LA   JEUNESSE  457 

fut  le  camarade  de  mon  père  et  que  je  me  demande  s'il 
n'a  pas  été  le  mien  dans  ce  lycée  Louis-k-Grand  où  je 
suis  retourné  après  lui. 

On  voudra  bien  ne  pas  me  tenir  rigueur  de  mêler  l'anec- 
dote personnelle  à  ces  pages  écrites  pour  le  juste  hom- 
mage de  celui  que  cette  Revue  a  voulu  célébrer.  Mais 
il  me  semble  que  ce  n'est  pas  mal  et  que  c'est  un  hom- 
mage aussi  de  montrer  quelques-uns  des  élans  fami- 
liers d'un  homme,  de  le  montrer  dans  sa  vraie  nature. 
J'aurais  pu  vous  présenter  un  Paul  Bourget  doctrinaire, 
académique  et  prononçant  de  graves  paroles.  Je  préfère 
vous  le  peindre  bien  vivant,  se  rafraîchissant  à  la  jeunesse 
de  mes  camarades  de  lettres  et  à  la  mienne,  conservant 
après  cinquante  ans  de  labeur  httéraire  une  curiosité 
d'étudiant.  Je  ne  puis  oubher  l'accueil  qu'il  sait  réserver 
aux  menues  confessions  et  même  à  une  certaine  frivohté 
qu'il  a  aimée,  lui  aussi,  lorsqu'il  écrivait  la  Physiologie  et 
Mensonges,  lorsqu'il  s'émerveillait  aux  magasins  de 
Londres  et  s'en  allait  chercher  à  Corfou  le  soleil  qui  dore 
les  tendresses.  Eh  oui  !  û  a  aimé  les  âmes  mobiles,  les 
intérieurs  élégants,  les  jaquettes  bien  coupées,  les  gilets 
de  fantaisie,  et  les  cannes  dont  Marsan  nous  a  décrit  les 
beautés  minutieuses.  Il  a  eu  fort  raison.  Il  les  aime 
encore  :  très  bien  et  rendons-lui-en  grâce  publiquement. 
Il  y  a  quelques  semaines,  un  dimanche  matin  où  j'allais 
le  chercher,  où  il  allait  parler  devant  la  pauvre  maison 
du  superbe  d'Am-evilly,  il  me  prit  à  part,  chez  lui,  et  il 
me  dit  : 

—  Regardez  cette  canne  que  j'emporte...  Je  la  gar- 
derai en  main  tant  que  je  parlerai...  C'est  la  canne  de 
d'Orsay...  Je  crois  que  cela  ferait  plaisir  à  Barbey,  s'il 
pouvait  me  voir. 

Il  fit  comme  il  le  ^sait.  La  canne  d«  d'Orsay  :  il  était 
bien  heureux  de  la  po8Qéd«r  en  cette  ocoasion  !  D'aucuns 
estimeront  que  c'est  beaucoup  d'attrait  nour  mie  chose 
mince  et  vaine.  Je  dis  que  c'est  un  joli  trait  de  caractère 


45^  LE   GOUT    DE    LA   JEUNESSE 

que  cet  enthousiasme  pour  les  ornements  de  notre  maté- 
rielle existence,  que  cette  continuité  d'illusion  et  d'amour 
dans  tous  les  ordres  du  sentiment. 

Car  cet  enthousiasme,  il  le  partage  —  et  cela  vous  le 
savez  —  pour  les  choses  de  son  art.  On  lui  parle  d'un 
poète  qu'il  ne  connaît  pas,  il  vous  écoute  aussitôt.  Un 
soir,  j'ai  dit  devant  lui  ces  vers  que  je  venais  de  lire  i 

Que  de  fois  j'ai  souri  pour  te  cacher  mes  larmes. 
Que  de  fois  j'ai  noué  des  roses  sur  mes  arme3 
Pour  te  dissimuler  que  j'allais  au  combat... 

—  De  qui  sont  ces  vers?  m'a-t-il  demandé. 

—  De  Tristan  Derème... 

—  Alors,  je  veux  le  connaître. 

Il  l'a  connu,  accueilli  lui  aussi  fort  joliment.  Un  autre 
soir,  il  m'a  donné  un  exemplaire  de  Sylvie;  puis,  dans  le 
silence  de  ce  nocturne,  il  m'a  prié  de  lui  lire  les  premières 
pages  du  conte.  Je  les  ai  lues.  Elles  sont  magnifiques, 
d'une  grâce  exquise,  d'un  sentiment  inégalable.  Une  belle 
jeunesse,  ardente  et  sans  artifice,  y  pousse  ses  rameaux... 
Soudain,  comme  je  tournais  une  page  et  que  je  levais 
les  yeux  vers  Paul  Bourget,  je  vis  qu'il  essuyait  une 
larme. 

—  Est-ce  beau  !  Est-ce  beau  !  n'est-ce  pas? 

Après  cinquante  ans  de  vie  et  de  travaux  littéraires, 
pleurer  encore  en  écoutant  Sylvie,  je  pense  que  c'est 
posséder  un  cœur  très  jeune  et  une  âme  élevée.  Je  pense 
que  c'est  une  grande  noblesse  pour  un  écrivain. 

GÉRARD  BAUËR. 


PAUL    BOURGET 

ET  SA  TERRE 


Il  est  difficile  de  donner  une  conclusion  à  ces  témoi- 
gnages rendus  par  les  lettrés  français  à  leur  doyen  le 
plus  illustre.  On  me  dit  qu'il  y  manque  un  hommage  de 
sa  ten^e  et  de  sa  province.  Le  voici. 

Heureux  l'écrivain  qui  a  une  province  et,  possédant  ce 
bien,  sait  en  user.  La  province  de  Paul  Bourget,-  c'est 
l'Auvergiie.  Les  liens  qui  l'y  rattachent  sont  moins  ceux 
du  sang  que  ceux  du  cœur  et  du  libre  choix.  Son  enfance 
et  sa  première  jeunesse  passées  à  Clermont,  ses  études 
au  lycée  Biaise-Pascal,  sa  juvénile  admiration  du  pays  des 
volcans  et  des  grandes  légendes  gauloises  l'ont  modelé  sur 
l'âme  de  ce  pays.  Après  tant  de  belles  aventures  intel- 
lectuelles qui  ont  rempli  sa  vie,  il  y  est  revenu,  a  renoué 
les  affections,  ressaisi  les  origines,  et  chaque  année,  pour 
un  temps  plus  ou  moins  long,  il  se  plaît  à  vivre  dans  ces 
montagnes,  où  l'on  est  fier  de  l'accueillir. 

Cette  année  encore,  on  le  fêtait  à  Clermont  à  l'occasion 
de  la  commémoration  pascalienne.  Des  cérémonies  offi- 
cielles il  n'avait  voulu  prendre  aucune  part  ;  il  laissait  à 
de  plus  jeunes  confrères  l'honneur  d'y  représenter  l'Aca- 
démie ;  mais,  au  seuil  de  la  solennité  religieuse  et  à  la 
séance  publique  de  l'Académie  de  Clermont  qu'il  présidait, 
il  était  acclamé  comme  un  fils  du  pays,  et  comme  celui 
qui,  nourri  de  Pascal  dès  sa  jeunesse,  avait  su  parler 
mieux  que  tout  autre  de  notre  émouvant  aïeul. 


4^0  PAUL    BOURGET    ET    SA    TERRE 

La  Basse- Auvergne,  qui  correspond  à  peu  près  au  dépar- 
tement du  Pu^'-de-Dôme,  a  reçu  de  Bourget  un  présent 
souverain  :  il  l'a  fait  entrer  tout  entière  dans  la  littérature. 
Un  ronrnn  de  George  Sand  sur  les  couteliers  de  Thiers, 
un  autre  que  Maupassant  a  tiré  d'une  saison  à  Châtel- 
guj^on,  décrivent  deux  coins  à  peine  de  cette  région,  une 
des  plus  pittoresques  et  des  plus  variées  de  la  France. 
Au  festin  des  lettres,  l'Auvergne  était  maigrement  servie  ; 
Bourget  l'a  comblée.  Depuis  le  Disciple,  dont  les  scènes 
fameuses  se  déroulent  au  pied  du  Puy-de-Dôme,  il  l'a 
souvent  choisie  pour  ses  décors  provinciaux.  Le  Démon 
de  midi  est  tout  imprégné  de  l'atmosphère  de  ses  villes 
et  de  ses  montagnes  ;  Un  Drame  dans  le  mo7ide  prend  une 
signification  plus  haute  à  placer  dans  nos  solitudes  ses 
épisodes  d'expiation.  Lorsque  Savignan  fait  visiter  à  son 
fils  avec  tant  d'émotion  son  vieux  «  lycée  Biaise-Pascal  », 
qui  fut  le  collège  des  jésuites  de  Clermont,  on  voit  bien 
que  l'auteur  y  évoque  son  propre  fantôme  de  lycéen  sen- 
sible et  anxieux  devant  la  vie.  En  beaucoup  de  ses  nou- 
velles, ce  sont  nos  vieilles  cités  bâties  de  lave  qui  se 
présentent  à  son  imagination  pour  y  placer  ses  person- 
nages. Ce  sont  des  figures  de  chez  nous  qui  viennent  à  lui 
et  incarnent  son  rêve.  Elles  semblent  les  éléments  fami- 
liers avec  lesquels  joue  ce  grand  créateur  de  vie. 

Que  de  fois  j'ai  parcouru  avec  lui  ces  nobles  pays  où 
la  gravité  et  la  grâce  alternent  dans  les  horizons  !  Il  con- 
naît tous  les  aspects  de  ces  routes  et  le  détour  qu'il  faut 
faire  pour  trouver  le  point  sublime,  le  paysage  achevé. 
Il  m'a  ramené  aux  bords  tragiques  de  ce  lac  Pavin,  qui 
dort  dans  un  ancien  cratère,  et  où  vinrent  un  jour  de  neige, 
à  l'heure  décisive,  d'inoubliables  amants.  J'ai  visité, 
guidé  par  lui,  ce  château  de  Cordés,  le  Soléac  du  Démon 
de  midi,  qui,  avant  lui,  dissimulait  au  creux  des  vallons 
ses  tours  mélancoliques  et  l'honneur  oublié  de  ses  char- 
milles à  la  française.  Nous  sommes  entrés  ensemble  dans 
ces  édises  romanes,  gloire  du  sol  auvergnat,  monuments 


PAUL  BOURGET  ET  SA  TERRE      461 

de  la  foi  de  nos  pères.  Nous  avons  battu,  en  quête  de  sou- 
venirs communs,  le  pavé  de  Clermont  et  de  Riom,  où  nous 
avons  les  mêmes  amitiés  et,  à  quelques  années  près,  les 
mêmes  images  de  jeunesse. 

Partout  ici,  Bourget  est  aimé  et  vénéré,  et  sa  gloire 
ajoute  à  celle  de  notre  province.  Mais  que  doit-il  à  ces 
I  Auvergnats  dont  il  analyse  si  sûrement  le  caractère?  En 
quoi  leur  ressemble- t-il?  En  ce  qu'ils  ont  de  meilleur.  La 
race  a  pour  elle  sa  droiture,  sa  fermeté,  son  bon  sens. 
Si  elle  produit  peu  d'artistes,  elle  donne  des  juristes, 
des  théologiens,  des  hommes  d'église  et  de  gouvernement. 
Elle  prend  au  sérieux  les  choses  de  l'âme  et  de  la  cité. 
Par  là,  elle  devait  plaire  à  l'homme  qui  a  si  haute  idée 
de  son  métier  d'écrivain,  de  l'autorité  qu'il  confère,  des 
responsabilités  qu'il  entraîne. 

On  sait  enfin  qu'un  des  traits  essentiels  de  ce  peuple 
est  l'esprit  de  labeur.  Faut-il  chercher  en  Bourget  l'Au- 
vergnat résistant  et  indomptable,  formé  par  une  nature 
difficile,  dévoué  de  toute  sa  conscience  et  de  toutes  ses 
forces  au  devoir  continu  du  travail?  Qu'aurait  dit  sur  ce 
point  son  maître  Taine?  Aurait-il  expliqué  ce  disciple  de 
choix  par  l'influence  du  sol  et  du  milieu  et  honoré  simple- 
ment en  lui  im  Auvergnat  représentatif? 

Ce  qui  vaut  à  Bourget  l'admiration  unanime  de  ses  con- 
frères, ce  ne  sont  pas  seulement  les  dons  de  son  intelligence 
et  de  son  cœur,  ni  les  œuvres  originales  dont  il  a  enrichi 
notre  littérature  ;  c'est,  avant  tout  peut-être,  l'exemple 
qu'il  leur  donne  de  la  conscience  dans  le  travail  ;  c'est  le 
spectacle  magnifique  et  rare  d'un  effort  qui  n'a  jamais 
fléchi. 

PIERRE  DE  NOLHAC 
de  l'Académie  française. 


lAVIE  FINANCIERE 


N.-B.  —  Les  nécessités  de  tirage  de  «  la  Revue  hebdomadaire  » 
nous  obligeant  à  livrer  à  l'imprinierie  le  bulletin  ci-dessous  plu- 
sieurs jours  avant  son  apparition,  nous  nous  bornons  à  y  insérer 
des  aperçus  d'orientation  générale.  Mais  notre  SERVICE  DE  REN- 
SEIGNEMENTS FINANCIERS  est  à  la  disposition  de  tous  nos  lec- 
teurs pour  tout  ce  qui  concerne  leur  portefeuille,  valeurs  a  acheter, 
à  vendre  ou  à  conserver,  arbitrages  d'un  titre  contre  un  autre,  pla- 
cement de  fonds,  etc. 

Adresser  les  lettres  à  M.  Léon  Vigneault,  5,  rue  de  Vienne, 
Paris  (8-^). 

SPÉCULATION   OU   PLACEMENT 

Les  prodigieux  mouvements  de  cours  de  certains  titres 
de  haute  spéculation,  dont  j'ai  d'ailleurs  toujours  conseillé 
à  mes  correspondants  de  se  détourner,  me  valent  de  la 
part  de  ceux  qui  s'y  sont  laissé  entraîner,  de  nombreuses 
demandes  de  renseignements.  Mais  autant  je  me  trouve 
bien  placé,  bien  outillé  si  je  puis  dire,  pour  donner  satis- 
faction à  ceux  de  mes  lecteurs  qui  veulent  bien  me  con- 
sulter au  sujet  de  titres  raisonnables,  autant  il  m'est  dif- 
ficile de  leur  fournir  des  pronostics,  dès  qu'il  s'agit  d'ac- 
tions autour  desquelles  s'ourdissent  les  complots  des 
divers  clans  de  spéculateurs. 

J'exposais  il  y  a  quelque  temps  combien  il  était  par- 
fois malaisé  d'obtenir  de  source  officielle,  c'est-à-dire  par 
les  administrateurs  ou  les  directeurs,  des  informations  sur 


LA   VIE  FINANCiÈRE  463 

la  situation  réelle  des  sociétés  en  dehors  des  périodes  où 
[les  publient  leurs  comptes  et  tiennent  leurs  assemblées. 
coi  n'empêche  pas  de  se  produire  des  indiscrétions  volon- 
.ires  ayant  pour  but  de  provoquer  des  mouvements  de 
■  jurs  dans  un  sens  ou  dans  un  autre.  Il  y  a  en  ce  moment 
ar  le  marché  quelques  titres  qui  sont  ainsi  travaillés  dans 
ii3s  buts  intéressés  que  l'on  ne  peut  démêler  que  lorsque 
le  coup  est  fait.  Le  plus  souvent,  l'indiscrétion  commise 
sciemment  par  un  administrateur  doit  avoir  pour  effet  de 
j  )Ousser  les  titres  à  des  cours  qui  lui  permettent  de  vendre 
les  siens  à  gros  bénéfices.  Il  arrive  assez  souvent   qu'une 
l)anque  est  dans  la  machination.  Elle  est  plus  dangereuse 
(juand  l'administrateur  répand  à  dessein  des   nouvelles 
(ié favorables  destinées  à  amener  la  baisse  qui   lui  per- 
mettra de  rafler  le  titre  dans  les  bas  cours  pour  les  revendre 
tîisuite  avec  de  substantiels  profits,  lorsque  sera  publiée 
la  bonne  nouvelle  ou  démentie  la  mauvaise. 

Ce  sont  là  des  mœurs  qui  ne  sont  point  nouvelles  dans 
le  monde  de  la  finance.  Tels  épisodes  des  romans  finan- 
ciers de  Balzac,  écrits  il  y  a  quatre-vingts  ans,  nous  mon- 
trent, que  les  procédés  ne  se  sont  pas  perfectionnés  depuis. 
Toutefois  la  diffusion  des  journaux,  le  télégraphe  et  le 
téléphone,  les  énormes  transformations  politiques  qui 
caractérisent  notre  époque,  ont  permis  à  la  spéculation 
financière  de  prendre  un  aspect  encore  plus  trépidant  que 
jadis. 

PETIT  COURRIER 

Dran  27.  —  H  est  un  peu  tard,  car  la  hausse  a  déjà  touché 
toutes  les  valeurs  ;  cependant,  à  condition  de  savoir  attendre, 
vous  pouvez  acheter  Coiirrières  et  Phosphates  de  Constantine ,  ou 
bien  même  Applications  industrielles. 

75-4-S.  A.  —  La  première  des  valeurs  que  vous  m'indiquez,  et 
qui  vient  de  détacher  un  coupon  de  60  francs,  le  5  courant,  est 
à  conserver.  Quant  à  la  seconde,  je  vous  conseille,  étant  donné 
votre  prix  d'achat,  de  prendre,  dès  maintenant,  votre  bénéfice. 

LÉON  VIGNEAULT. 


Lt  Gérant  :  Maurice  Delamain. 


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LES   CONFÉRENCES 

de  la  SOCIÉTÉ  DES  CONFÉRENCES 


BALZAC 

Par    M.  André  BELLESSORT 

D7X  COJ^rÉ7{ENCES 


I. —  La  Jeunesse  de  Balzac. 

II.  —  La  Formation  de  l'homme  et  du  romancier. 

IIL—  Des  "Chouans"  à  la  "Comédie  humaine". 

IV. —  Le  Roman  de  sa  vie. 

V. —  La  France  de  Balzac 

VI.  —  La  Satire  dans  Poeuvre  de  Balzac. 
VII.  —  Les  Femmes  et  PAmour. 
VIII.—  L*Humanité  de  Balzac. 
IX. —  Lesr  Grands  Personnages  de  la  "Comédie 
humaine  ". 

X.  —  Les  Dernières  années  et  la  mort. 


Le  programme  de  cette  année  comportera  en  outre  : 
Un  Cours   sur  CHARLES    PERRAULT 

Par  M.  André  HALLAYS  (4  conférence.) 

I.—  UNE   FAMILLE  DE  BOURGEOIS    AU   DIX-SEPTIÈME  SIÈCLE 

II.  —    UN    COMMIS     DE    COLBERT   —    LA     COLONNADE     DU    LOUVRE 

III.  —    BOILEAU    CONTRE    PERRAULT     —    IV.  —  LES  CONTES  DE  FÉES 

cfe»      cjo      c§s> 

Et  une  TROISIÈME  SERIE  DE  CONFÉRENCES  : 

"  DEMAIN  '' 

LES   ESPÉRANCES    FRANÇAISES 

Par  M.  Louis  BARTHOU,  de  l'Académie  française 

L'AVENIR    DE    LA    CHIRURGIE 

Par  M.    J.»L.    FAURE,  de  |rAcadémie  de   médecine 

CE  QU'EN  PENSERAIT  LOUIS  XIV 

Par    M.    Louis   BERTRAND 

LES  TENDANCES  NOUVELLES  AU  THÉÂTRE 

Par  M.  Jean  SARMENT 
<^ 

L'AVIATION    FRANÇAISE 
ET   SON    AVENIR 

Par  le  Capitaine  René  FONCK 

Député  des  Vosges,  Président  de  la  Ligue  aéronautique  de  France 

-=^ 

L'AVENIR   DE    LA    RUSSIE 

Par    M.    Maurice    PALÉOLOGUE,    Ambassadeur  de  France 


qu'elles  seront   prononcées,   ces    Conférences    seront    rcprodailes 
dans  la  RETOE  HEBDOMADAIRE 


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1   ALBIN  MICHEL,  Édileur,  22,  r.  Huvghens,  PARIS  (14I 


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I  COLLECTION  "  LE  ROMAN  LITTÉRAIRE  " 

=  Dirigée  par  H.  DE  RÉGNIER,  de  l'Académie  française 

I  AIMÉ    GRAFFIGNE 

I  L'INCONSOLÉE 

I  ROMAN 

I  TOUT  LE  TRAGIQUE   D'UNE  VIE   DE 

I  FE-MME    EST    ENFERME    EN    CES 

I  PAGES.  UN  DRAME  DE  TENDRESSE 

I  MEURTRIE    SE    JOUE    DANS     LE 

I  CADRE   DESSÉCHANT  DE   LA    PRO- 

I  VINCE.     JA-MAIS     ENCORE    ON 

I  N'AVAIT  "MIS   AUTANT    DE    SENS 

I  PSYCHOLOGIQUE    AU    SERVICE    DE 

I  LA   VÉRITÉ    HUMAINE. 

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9'  édit.  —  J.-S.  Bach,  par  A.  PiRRO.  5'  édit.  —  Beethoven,  par  Je.\n  Chantavoine. 
10*  édit.  —  Mendelssohn,  par  C.  Bellaigue.4  édit.—  Brahms,  par  P.  Landormy. 
2"  édit.  —  Rameau,  par  L.  Laloy.  3"  édit.  —  Moussorgsky,  par  M.  D.  Calvo- 
coRESSi.  3"  édit.  —  Haydn,  par  M.  Brenet.  2'  édit.  —  Trouvères  et  Troubadours, 
par  P.  AuBRY.  3^  édit. —  Wagner,  par  H.  Lichtenberger.  5"  édit. —  Gliick,  par 
J.  TiERSOT.  4"  édit.—  Goimod,  par  C.  Beluigue.  3"  édit.—  Liszt,  par  J.  Ch.an- 
TAVOINE.  S'  édit.  —  Hsndel,  par  R.  Rolland.  4'  édit.—  L'Art  grégorien,  par 
A.  G.ASTOUÉ.  4"  édit.  —  Lully,  par  L.  DE  LA  Laurencie.  2"  édit.  —  Jean-Jacques 
Rousseau,  par  J  Tiersot.  2'  édit.  —  Meyerbeer,  par  L.  D.auriac.  1''  édit.  — 
j    Schiitz,  par  A.  Pirro.  —  Mozart,  par  H.  de  Curzon.  1"  édit.  —  Les  Créateurs 

i    de  rOpéra-Comique  français,  par  G.  Cucuel.  —  Victoria,  par  H.  Collet 

j    Un  demi-siècle  de  Musique  française  (1871-1920),  par  Julien  Tiersot.  2"  édit. 

j    —  Orlando  de  Lassus,  par  C.  V.\N  den  Borren.—  De  Couperin  à  Debussy, 

par  Jean  Chantavoine.  —  Rossini,  par  Henri  de  Curzon.  —  Les  Créateurs  de 

l  rOpéra  français,  par  L.  de  ia  Laurencie. 


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J.  KESSEL 


L'ÉQUIPAGE 

Roman,  1  volume 6  fr.  75 


EXTRAITS    DE     PRESSE 

*  ...  Nous  nous  trouvons  avec  M.  Kessel,  que  j'imagine 
jeune  et  débutant,  en  face  d'une  forte  personnalité  littéraire. 
L'Équipage  est  déjà  une  vraie  réussite,  et  qui  laisse  prévoir 
une  œuvre  grande...  » 

Léon  Daudet  (l'Action  française,  24  novembre  4923. 

«  Il  faut  le  dire  :  c'est  un  très  beau  livre... 

...  Tel  est  l'Equipage.  Un  drame.  Un  conflit  psychologique. 
Un  tableau  militaire.  Le  drame  est  puissant.  Le  conflit  est 
émouvant.  Le  tableau  est  absolument  remarquable  de  netteté, 
de  finesse  et  de  synthétique  vigueur...  Impossible  d'être  plus 
maître  de  soi  et  d'atteindre  son  but  par  des  moyens  littéraire- 
ment plus  loyaux,  plus  directs  et  plus  sobres.  » 

Robert  Kemp  (la  Liberté,  26  novembre  1923.) 

»  ...  M.  Kessel  atteint  déjà  à  une  véritable  maîtrise,  ou  peu 
s'en  faut... 

»  ...  C'est  un  beau  sujet,  et  M.  Kessel  l'a  superbement 
traité...  » 

Pa¥l  Souday  (le  Temps,  39  novembre  1923). 

NoTK.  —  **  ïï^'ÉtMtêitftege  "  viettt  itnttiéfli'i  tentent 
apréê  te  Mivrie  coxtmuné  n9*  tet'tëtin  gtotêr  te 
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LUCIEN  FABRE 


RABEVEL 

Roman.  3  volumes   à •  fr.  ^S 


EXTRAITS    DE     PRESSE 

«  ...  M.  Lucien  Fabre  a  réalisé  une  œuvre  d'une  ampleur  peu 
commune,  f^ui,  par  l'attrait  du  romanesque,  la  vigueur  d'analyse,  la 
vérité  de  la  documentation,  se  classe  hors  de  pair  et  fait  présager 
que  le  renouveau  littéraire  de  notre  temps  sera  digne  de  la  grandeur 
française.  » 

Jean  dk  Pieruefeu  (le  Journal  des  Débats,  28  novembre  1923) 

«  .  .  Lucien  Fabre  vient  d'écrire  un  grand  roman  tel  que  aotre 
époque  le  demande  :  roman  d'aventures,  romam  d'analyse  et  roman 
sodal  tout  à  la  foie,. 

...  Il  faut  Hre  Rabewi,  »€  p«s  reculer  dewant-leB  troée  voiunaes  ffui 
contiennent  la  vie  terrible  et  tourmentée  àe  ce-surhomme.  » 

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LE    ROMAN   DES    QUATRE 

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Un   volume  in-i^ 7  )r.  50 


IMPItl«El]i:S-F.IIITF.mS  PLON-NOURRIT&  C'\  8,  r.  r.arancii;re,  P.UUS 
Registre  du  Commerce  de  Paris  n"  75Ô3S. 


PQ     Jubill  de  Faul  Bourget, 

2199 

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