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N°5
32* Année - 15 Décembre 1923
LA REVUE
HEBDOMADAIRE
JUBILÉ DE PAUL BOURGET
AVANT-PROPOS par François LE GRIX S2^82.
EDMUND GOSSE
GEORGES BRANDÈS
Maurice BARRÉS ,
de l'Académie française.
Henry DE CARDONNE.. .. .
Henry EORDEAUX.. .. „ .
de l'Académie française.
LÉONCE DEGRANDMAISON
Hommages /B - ^. 5/
La Vie exemplaire de Paul Bourget. 266
Charles MAURRAS
Professeur Jean-Louis FAURE.
Tristan DERÈME.. ..
Marcel BOUTERON..
Edmond JALOUX.. ..
Henri DUVERNOIS..
Robert DE FLERS..
de r Académie française.
Albert THISAUJET..
FRANC-NOHAIN.. ..
Georges GRAPPE.. ..
JEAN-Louis VAUDOYER..
Comte Louis DE BLOIS..
Albert-Émile SOREL.. ..
Marcel BOULENGER.. ..
Francis CARGO
Eugène MARSAN
EMILE HENRIOT
GÉRARD BAUiiR
Pierre DE NOLHAC.
de l'Académie française.
La Jeunesse de Paul Bourget.. .. 272
Paul Bourget au Plantier de Cos-
tebelle» 278
Les Idées religieuses de Paul
Bourget • 288
Les Idées politiques de Bourget. 296
Les Idées médicales de Paul
Bourget 319
Le "oète ^ 331
Le Balzacien 343
Le Romancier 353
Le Nouvelliste 365
Le Dramaturge 371
Le Critique „ 382
Le Journaliste 391
Le Voyageur : l'Angleterre et l'Amé-
rique 396
Le Voyageur : l'Italie 412
Paul Bourget et l'aristocratie.. .. 424
L'Homme sensible 432
Gratitude.. 440
Le Bon guide 444
La Rue et la .Maison 446
L'Animateur 451
Le Goût de la jeunesse .. .. .. 455
Conclusion : Paul Bourget et sa
terre ^ 459
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Paul Bourgetjdans la cainpa^ne[ romaine
à l'époque de « Cosmopolis ».
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30418. — Sonnet traduit de Carducci écrit de la main
de Paul Bourgst.
30419. — Page d'épreuves du dernier roman de Paul Bourget :
Cœur pensif ne sait où il va, en cours de publication à « la Revue
des Deux Mondes », avec les corrections de l'autenr.
30420. — Paul Bourget écrivant.
30422. — Le dernier portrait de Paul Bourget.
Ce portrait a été pris tout récemment le jour de l'inauguration d'une plaque
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vers la certitude, d'un génie qui sacrifie la gloire humaine de la
8ciejK« à l'appel de la Grftce et de la sainteté, tel est ce livre,
vivant comme le plus moderne des romans, pathétique comme un
drame, agité d'un souille intérieur de lyrisme, comme un poème
dont chaque cbant raconte une ascension nouvelle vers la lumière.
JUBILE
DE PAUL BOURGET
AVANT-PROPOS
Il y a donc cinquante ans que Paul Bourget publia son
premier article dans la Revue des Deux Mondes, et bien
plus de cinquante ans, par conséquent, qu'il n'a cessé
d' œuvrer avec la conscience, le vouloir du parfait ouvrier.
L'hommage que nous offrons aujourd'hui à -une œuvre
si haute, si sereine, ne pouvait pas ne pas lui être rendu.
On me permettra de dire qu'il était « dans l'air ». Nous
fûmes nombreux à en concevoir l'idée : le mérite en revient
moins aux signataires de ces articles, à l'organisateur de ce
sommaire, qu'elle ne leur fut imposée par l'efficacité persis-
tante, l'ampleur, disons la majesté d'une des plus nobles
carrières qu'il soit donné à nos contemporains d'admirer.
On se souvient peut-être que lorsque nous cherchions, il
y a quelques mois, dans le cercle de ses amis, à organiser
cette manifestation autour de ce nom vénéré, M. Henry
Bordeaux, dans l'Écho de Paris, avait émis le projet d'un
concert plus vaste et plus solennel. Si la modestie de notre
maître, son goût de l'effacement et du silence, ont consenti
seulement au témoignage plus discret que voici, il n'est pas
besoin de dire à quel point la Revue Hebdomadaire lui
en reste reconnaissante et s'en trouve honorée.
Mais encore une fois il faut que nos lecteurs d'aujour-
d'hui le sachent : je n'ai pas eu à chercher des collaborateurs
26o jubilh: de paul bourget
que l'amitté, le respect, l' admiration avaient groupés dès
longtemps. Leur adhésion m'est venue d'elle-même; et c'est
de quoi, d'ailleurs, je ne puis les remercier que davantage.
Paul Bourget n'est pas seulement, en effet, le romancier,
le nouvelliste, le dramaturge, le critique, le voyageur, en
un mot cet écrivain si remarquablement un et divers sur
lequel vont s'exprimer des opinions si autorisées. Il est,
par tout cel-a et au-dessus de tout cela, la figure la plus
représentative à notre époque d'un gratui et pur profes-
sionnel des lettres. Type d'humanité fort rare — car il n'y
a guère de profession qui déforme davantage — et peut-être
appelé à bientôt disparaître. Le seizième siècle avait vu
naître l'humaniste; le dix-septième siècle, l'honnête homme;
le dix-huitième siècle, l'encyclopédiste; et ce n'est sans doute
qu'au dix-neuvième que s'épanouit « l'homme de lettres »
que notre génération a encore connu, voué uniquement à son
labeur d'écrivain, attendant de lui ses ressources et aména-
ge-ant sa vie pour sa production autant que sa production
pour sa vie Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve, Taine, voilà
des existences qui n'étaient guère concevables avant le siècle
dernier; et l'on voit comme la noble vie de Paul Bourget
se relie naturellement à ces vies-là. Mais l'on voit aussi
comment une telle vie ne sera probablement plus concevable
denuxin. Non pas seulement parce que notre époque et ses
terribles exigences matérielles réduisent de plus en plus dans
la société la part de l'homme qui pense, et la part de l'intel-
ligence dans la vie de l'individu, mais aussi parce que les
écrivains de la génération qui se lève répugnent davantage
à « la profession ». Nous ne voulons pas parler seulement
de ceux qui ont le goïit d'écrire rapidement et, même doués,
paraissent se jouer en de brefs ouvrages, marqués surtout
d'une fine sensibilité ou d'un impressionnisme original.
Mais pour ne parler que des disparus trop vite, il semble
que ceux-là mêmes qui, comme Marcel Proust, laissèrent
une œuvre copiet'se e1 lourde, ne pensaient pa'; leurs livres
en t'roi.'S'^ionneh, ne %e réclamaient pas de Leur profes-
sion comme s'en réclame st hautement et si fièrement Paul
Bourget.
A ce seul titre, et quand il n'y aurait pas les cinqtuznte
ouvrages de ces cinquante années, il mériterait, je crois, la
JUBILÉ DE PAUL BOURGET 201
situation exceptionnelle que lui reconnaissent non seulement
ses pairs mais ses cadets.
C'est sans doute de cette scrupuleuse et magni'fique cons-
cience professionnelle que Paul Bourget a tiré l'un de^ prin-
cipes essentiels de son art et l'un des secrets de sa constante
réussite : sa soumission complète à l'objet, de quoi est faite
la rigoureuse impartialité de ce grand doctrinaire, à quelque
problème moral, social ou religieux qu'il s'attaque. Sou-
mission encore une fois bien rare de nos jours, où, tant
de jeunes conforment au contraire l'objet à leur vision
propre; et alors que, pourtant, il n'est devant l'objet que deux
attitudes possibles, celle de Bourget ou celle, toute contraire,
d.e Barrés, qui ne peut pas ne pas dominer de très haut tout
ce qu'il aperçoit. Mais ce sont deux manières de supériorité,
il faut bien le dire, qui ne sont pas permises à quiconque.
C'est aussi et toujours sa conscience professionnelle qui
a fait de Paul Bourget le conseiller, voire l'arbitre d'une
si grande partie de notre corporation. Avec quelle ardeur,
quel feu, quel dévouement, et aussi quelle longue patience
il combat pour les idées, les causes, les hommes qu'il estime,
fussent-elles le plus étrangères à son labeur, fussent-ils le
plus étrangers à son amitié, il faut l'avoir vu à l'œuvre pour
le savoir. Et où le saurait-on mieux qu'à la Revue Hebdo-
madaire, qui lui doit pour une si bonne part d'avoir tra-
versé les difficultés d'après la guerre, et d'avoir connu la
seconde éclosion de son succès.
Mais s'étendre là-dessus, il nous l'interdirait. Aussi bien
cet hommage, je le répète, ne procède pas de la reconnais-
sance d'une Maison : il est le témoignage d'une généra-
tion ou même d'une époque. Paul Bourget, par une sorte
de vertu naturelle et sans effort, fédère autour de lui les
amitiés, les intelligences; il indique les directions. Com-
bien, s'il n'était pas là, se sentiraient plus isolés! Il n'est
pas exagéré de dire que sans lui notre âge littéraire eût été
un peu différent.
Voilà pourquoi les pages qui suivent sont empreintes
d'autant d'affection que de reconnaissance ; et que Paul
Bourget me permette d'ajouter : d'une affection unanime.
Qu'il ne s'en défende pas : on l'aime. Et après tout, puisque
dans l'œuvre la plus objective, il passe toujours quelque chose
262 JUBILÉ DE PAUL BOURGET
de la personnalité de l'écrivain, de sa puissance d'aiman-
tation, ne croyez-vous pas qu'une part du succès immense
de cette œuvre-ci est faite de la chaleur du cœur qui l'a dictée
au moins autant que de la probité de l'intelligence qui l'a
conçue? Paul Bourget qui nous conta tant d'aventures
dramatiques, tant d'histoires atroces, est un optimiste. Il a
trouvé le moyen de continuer à aimer les hommes, ou plutôt
l'Homme, en qui jamais il n'a cessé de voir l'œuvre d'un
Dieu qui appelle sa créature...
A l'heure où paraîtront ces lignes, nous serons allés dans
la maison de Balzac, qui est un peu la sienne, lui offrir cette
médaille que quelques amis veulent lui laisser en souvenir
de cette journée; et il nous aura remerciés d'un sourire un
peu malicieux, un peu mélancolique, en nous disant ce qu'il
m'a dit tant de fois : « Pourquoi tenez-vous tant à cet hom-
mage anthume? »
J'espère, mon cher maître, que vous comprendrez mieux,
après avoir lu ces pages qui vous sont si cordialement dédiées,
pourquoi nous y tenions tant, à ce projet. Vous comprendrez
aussi que tous nous continuons, comme Gérard Bauêr, à vous
considérer comme notre plus jeune camarade, et que rien,
de fvès longtemps encore, ne nous sera plus précieux que
de venir vous déranger vers midi, votre premier labeur
achevé, de vous voir, la lourde portière de tapisserie sou-
levée, quitter sans jamais d'humeur, sans jamais le front
barré, la page commencée, venir à nous la main tendue, et
de recevoir de vous le précieux cadeau de cette causerie, qui
laisse ceux mêmes à qui c'est le plus difficile repartir tou-
jours avec un peu plus de goût, de volonté pour croire,
pour espérer... pour travailler.
FRANÇOIS LE GRIX.
LETTRE
DE M. EDMUND GOSSE
Monsieur le Directeur,
C'est un très grand plaisir pour moi de pouvoir me
joindre à l'universel hommage qui est rendu à mon vieil et
illustre ami Paul fiourget à l'occasion de son jubilé litté-
raire. Trente années et plus ont passé depuis que nous fîmes
connaissance sous les précieux auspices d'Henry James.
L'immense diffusion de l'œuvre d'imagination de Bourget,
unie à sa haute et solide valeur psychologique, est univer-
sellement admirée. Il est le grand critique de l'âme moderne,
l'infatigable investigateur de la volonté et de l'instinct. Mais
ce que je considère surtout chez lui aujourd'hui, au moment
de ce cinquantenaire, c'est la résolution méritoire avec
laquelle il a soutenu le rôle combiné du moraliste et du roman-
cier.
Le temps n'est pas encore venu, et j'espère qu'il est encore
très éloigné, où l'immense corpus de son œuvre d'imagina-
tion sera analysé et situé. Bourget fait nos délices, chaque
année, avec un nouveau chef-d'œuvre.
Je vous prie de lui exprimer toutes les félicitations d'un
vieux collègue — plus vieux, hélas! que lui — qui se
réjouit de savoir qu'un travail intense de cinquante années
n'a pas éteint sa flamme, ni diminué soit énergie.
Agréez...
EDMUND GOSSE
LETTRE
DE M. GEORGES BRANDÈS
lo novembre 1923.
Monsieur le Directeur,
Après beaucoup de détours, votre aimable lettre m'est
parvenue ici à Paris, oii je n'ai pas un livre avec moi et rien
pour approfondir mes souvenirs de la lecture des œuvres
de Paul Bourget.
Je ne pourrai donc vous écrire que quelques lignes, qui
ne seront dignes ni de Paul Bourget ni de moi-même. Je
le déplore; car f aurais voulu contribuer un peu à payer la
dette de reconnaissance qu'on lui doit et que je lui dois per-
sonnellement.
J'ai suivi avec intérêt et admiration presque toute la
carrière de Bourget, et la divergence qui s'est manifestée
quelquefois entre ses opinions et Us miennes n'a jamais
diminué ma sympathie pour l'écrivain ni mon respect pour
l'homme.
Certainement il est arrivé assez loin de son point de
départ. Le temps est éloigné où il était disciple de Stendhal
et de Taine. Mais il est toujours le maître de l'analyse
psychologique, et se révèle presque encore plus remarqua-
quable comme critique que comme romancier. Néanmoins sa
vraie gloire repose sur ses romans. J'admire ses études de
caractères. Un personnage comme le baron de cinquante ans,
LETTRE DE M. GKORGHS BRANDÈS 2(>5
dans Mensonges, est une création inoubliable, et tout ce
roman reste monumental.
Avec le Disciple commence chez Bourget la période du
roman à thèse, genre qui m'est moins cher. Il n'y a pas de
connexion inévitable entre les théories déterministes du vieux
philosophe Adrien Sixte et les forfaits du jeune chenapan
qui est le tnsie héros de ce roman. Et ce cas est typique.
Bourget ne réussit pas non plus à convaincre le lecteur récal-
citrant de la liaison nécessaire entre les malheurs d'une
famille et l'absence d'un stage social vanté dans l'Étape.
Ces doutes n'excluent pas une admiration sincère et pro-
fonde pour la manière dont Bourget sait construire ses
romans. Ils sont bâtis comme on ne bâtit plus. Rien de
superflu. Un intérêt toujours croissant. Et un fond de con-
naissance du cœur humain et de culture solide et univer-
selle qui ne se trouve que rarement chez un pur lettré, qui
n' affecte pas d'être un homme de science.
GEORGES BRANDÈS.
LA VIE EXEMPLAIRE
DE PAUL BOURGET
D'autres parleront de l'homme et de l'œuvre. Je vou-
drais prendre d'ensemble sa destinée, y chercher un
modèle, une leçon, en dégager un type de vie.
J'ai quelquefois raconté qu'un jour en Espagne, comme
nous visitions la petite ville fameuse d'Hemani et sa
vieille église sombre, Déroulède me dit que les Basques,
s'ils entrent pour la première fois dans une église, croient
pouvoir former trois vœux que le Ciel ne manque pas
d'exaucer. « Pour moi, continuait-il, voici mon triple
souhait : bonheur de la France, pouvoir du bien, hon-
neur du nom. »
N'ajoutons pas un mot. L'homme est tout défini. Et
de Bourget, quels sont les trois vœux?
... Bourget, Déroulède, deux figures de la même époque
et qui, avec toutes leurs difiérences, se placent excellem-
ment dans les cadres traditionnels français, l'une à la
suite de nos plus fameux chevaliers, l'autre parmi les
honmies d'études et de méditation, parmi les clercs,
comme on disait jadis.
Les trois vœux de Bourget tiennent dans cette for-
mule : « Faire son œuvre à travers son métier, et son
esprit à travers son œuvre. »
Le métier, l'œuvre, l'esprit ! Dans la vie, la grande
LA VIE EXEMPLAIRE DE PAUL BOURGET 267
affaire, c'est de s'unifier, de s'employer tout entier dans le
même sens, de ne pas se disperser en efforts qui se contra-
rient, s'annulent et nous troublent d'autant plus que
nous sommes plus richement doués. Cette coordination
est peut-être difficile à notre époque, et surtout à Paris.
Beaucoup y échouent et manquent ainsi aux belles pro-
messes de leur début. Ils se stérilisent. Bourget a réussi
magnifiquement ce rassemblement de son effort. Il est
parvenu à mener du même mouvement son métier,
l'œuvre à laquelle il demande de durer, et le perfection-
nement de son esprit.
Le métier : — Bourget est d'une profession, à laquelle
depuis cinquante ans il demande ses ressources. Il a un
métier. Celui d'homme de lettres. Il le sait complètement.
Il sait écrire un poème, une étude critique, un récit de
voyage, une nouvelle, un roman, une pièce de théâtre ;
il sait conter et il sait dialoguer. Cet ensemble d'apti-
tudes, c'est la grande tradition des maîtres. Et ces diverses
formes d'art, Bourget ne les a pas simplement tentées et
réussies ; il les a étudiées. Il en connaît la technique. Il la
connaît, et généreusement il l'enseigne. C'est un chef
d'ateHer. Sachez que depuis quarante ans Bourget a dis-
tribué dans les esprits de ses cadets et par suite dans les
œuvres de ce temps une expérience infinie. C'est même
tout son secret de plaire aux jeunes gens ; je vous donne
sa recette de popularité : il lit les meilleurs livres des
nouveaux venus et leur indique comment, à son avis,
ils pourraient employer mieux leurs qualités et tirer parti
de leurs défauts mêmes. Mais attention ! cette sorte de
magistrature que ses cadets lui accordent, Bourget la
justifie mieux encore par l'exercice et l'exemple des
vertus professionnelles. Car il y a une morale de l'homme
de lettres, dont la première règle est l'amour et le respect
de son art. Dans ses rapports avec les éditeurs et avec
le pubhc, Bourget a maintenu le meilleur prestige de
notre corporation, et chaque fois qu'il croit distinguer
268 LA VIE EXEMPLAIRE DE PAUL BOURGET
une promesse de talent, il se plaît à en favoriser l'éclo-
sion. Je le sais bien, puisqu'il a dirigé sur mon pre-
mier livre le plus chaud, le plus brillant rayon de
soleil.
L'œuvre: — Depuis cinquante ans, calculez combien de
centaines de mille de volumes Bourget a mis dans la circu-
lation, combien de millions de lecteurs dans tout l'uni-
vers ont accueilli ou tout au moins examiné sa pensée. Il
écrit pour nous distraire, il est un conteur, mais qui a
toujours souhaité qu'on tirât de ses ouvrages un profit
spirituel. Aussi certains d'entre eux sont-ils vivants jusque
dans l'esprit de ses adversaires ; et par exemple, pour ne
citer qu'un mort, des pages de Bourget étaient mêlées aux
méditations les plus familières d'un Marcel Sembat qui
les avait lues à vingt-cinq ans et se plaisait à les citer. Ce
socialiste en approuvait ceci, en contredisait cela, en
vivait pour une part. Quelle chose charmante de placer
sa pensée chez ceux-là mêmes qui croient la combattre !
Paul Bourget, à vingt ans, aurait voulu faire ses études
de médecine et, pour mieux connaître les individus,
apprendre, le scalpel à la main, leur constitution physio-
logique. Vers la cinquantaine, il aurait aimé entrer dans
un conseil d'État, tel que celui que faisait travaillex- le
premier Consul, afin d'agir sur les milieux sociaux par
des lois. Il pense parfoi , ce me semble, qu'il n'a utilisé
que le minimum de sa force. C'est là un de ces regards
que tous les grands travailleurs ont jeté au soir de leur
journée, et quels que soient leurs engrangements, sur la
route commencée par de si grandes semailles d'espérance.
Mais que Bourget en croie le jugement unanime, ni
médecin, ni conseiller d'État, il a contribué à la con-
nai sance de la nature humaine et à la critique féconde
de notre société.
L'esprit : — La grande affaire pour tout homme, c'est
de développer constamment son être spirituel, de se cul-
tiver, de s'enrichir, de s'épurer, bref de se perfectionner.
LA VIE EXEMPLAIRE DE PAUL BOURGET 269
Qu'il y ait là une part de duperie, puisque après tout
cela nous mourrons, c'est une objection irrecevable, car
elle menace la vie elle-même et c'est de bien vivre qu'il
s'agit. Pour l'homme de lettres, plus que pour tout autre,
son perfectionnement quotidien importe. Nos livres,
d'année en année, se détacheront plus beaux et plus
forts d'une vie toujours enrichie. Nul autre moyen de
renouvellement. C'est le fond de l'être qu'il s'agit de tra-
vailler. Quelle chose charmante, une œuvre qui marche
et qui, d'ouvrage en ouvrage, apporte des horizons renou-
velés, des vérités approfondies, des thèmes repris avec plus
d'art. Nos livres racontant l'histoire de notre esprit, nous
n'avons rien de mieux à faire qu'à augmenter et enno-
bhr perpétuellement notre esprit. C'est la méthode de Bour-
get. Il connaît les civilisations anglaise et italieime ;
il a visité l'Allemagne, toute la Méditeranée, les États-
Unis ; il médite le problème religieux, et il est poursuivi
jusqu'à l'obsession par le souci de saisir les attaches du
physique et du moral. Ce mystère faisait l'objet de ses
interminables conversations avec son ami, le savant et si
original professeur Dupré. Enfin, c'est son plaisir et son
système, je voudrais dire son hj^'giène spirituelle, de
garder le contact avec les jeunes gens et de distinguer,
avant même qu'ils en aient une idée claire, leur apport
et leur désir. Toujours en marche, il ne s'attarde sur
aucun de ses livres; il les écrit à chaud : celui d'aujour-
d'hui, il le corrigera dans celui de demain. Cependant, ce
travailleur acharné a toujours veillé à se ménager de
longs relâches qui lui permettent d'écouter les proposi-
tions de l'instinct et de reconnaître ces orientations
de l'âme où, soudain, après un long travail inconnu
de nous-mêmes, nous nous voyons sollicités et renou-
velés.
D'une telle vie, ainsi unifiée, quel est le ressort inté-
rieur? Merveilleusement doué pour construire et pour dé-
270 LA VIE EXEMPLAIRE DE PAUL BOURGET
fillir, Bourgct veut toujours arriver à dégager la loi des
choses. Ce fut d'abord chez lui, ce me semble, une curio-
sité assez désintéressée. Mais si la vie a des lois et si nous
voulons vivre, il faut s'y conformer. C'est ainsi que bientôt,
chez notre ami, la recherche de la vérité se doubla d'une
acceptation de la morale éternelle. Bourget professe qu'il
veut défaire l'œuvre de la Révolution. C'est son idée, mais
je ne la vois pas très persuasive, ni même très armée dans
ses livres. Ce que j'y comprends et par où ils me plaisent
clairement, c'est qu'ils prolongent en la redressant l'ex-
périence romantique. Croit-il tourner le dos à cette expé-
rience? Selon moi il en épouse l'élan vital qui se ressaisis-
sait. « Je réagis », dit-il. Exactement il continue leur sensi-
bilité et poursuit plus avant leur itinéraire. Le Disciple fait
avancer d'un pas le redressement amorcé avant Bourget
par les grands écrivains qui achevaient leur carrière
quand il allait commencer la sienne. Bourget succède à
une George Sand qui, après avoir fait du roman une
prédication de révolte, en était arrivée au souci de la
morale, aussi bien qu'il reçoit le mot d'ordre magistral
de ce grand Sainte-Beuve chez qui le goût de la physio-
logie et de la psychologie avait pris peu à peu toute la
place d'un premier dilettantisme. Ses livres s'ajustent à
l'effort des hommes de 1830 et de leurs épigone? qui
s'aperçurent que, dans la mesure où ils vivaient selon leur
doctrine d'individualisme effréné, ils se suicidaient. Si
j'avais à écrire le chapitre de notre histoire littéraire qui
portera le nom de Paul Bourget, je mettrais l'accent sur
cette idée du retour à la notion de règle.
On peut contester telle ou telle part doctrinale de ses
livres, mais leur volonté constante d'être une contribution
à l'histoire naturelle de l'homme et des espèces sociales,
voilà avec évidence ce qui leur donne de la portée et qui
les apparente à l'œuvre des Sainte-Beuve et des Taine,
des Stendhal et des Balzac. C'est de telles visées que
notre profession reçoit sa noblesse. Dans l'ordre litté-
LA VIE EXEMPLAIRE DE PAUL BOURGET 271
raire, à ce jour, nous n'avons pas mieux que ce maître.
Un maître bienfaisant, celui qui nous propose des for-
mules comme celle que nous venons de commenter et
dont tout travailleur dans tous les ordres peut s'ennoblir :
faire son œuvre à travers son métier, et son esprit à tra-
vers son oeuvre.
MAURICE BARRÉS.
LA JEUNESSE
DE PAUL BOURGET
Le distingué directeur de la Revue hebdomadaire veut
bien me demander quelques notes sur « la Jeunesse de
Paul Boiurget », à raison de la vieille amitié qui m'unit
au Maître.
Cette amitié date, en effet, de plus d'un demi-siècle :
c'est presque une douairière, mais elle est demeurée aussi
jeune, aussi vivante, et même plus profonde que jamais.
A ce titre, il m'est permis de répondre à l'aimable appel
de M. François Le Grix.
Nous nous sommes vus la première fois, Paul Bourget
et moi, avant l'année terrible, au lycée Louis-le-Grand,
dans la classe de seconde de M. Delacroix. Bourget venait
de l'école Sainte-Barbe, et j'étais externe.
En fermant les yeux, je revois encore le Bourget
d'alors : un jeune homme simple, modeste, méditatif
et plutôt mélancolique, avec un regard déjà profond —
prêt à s'animer devant une noble idée. Il portait en lui
l'inspiration d'un vrai poète, du poète délicat, qui a
écrit ce vers délicieux :
La royale pâleur d'un sang trop ancien.
Mais qui donc eût pu alors prédire que cet adolescent
LA JEUNESSE DE PAUL BOURGET 273
doux et presque timide jetterait un rayon de gloire sur la
classe du bon M. Delacroix, deviendrait l'un des maîtres
de la pensée contemporaine et, à coup sûr, l'un des
plus pénétrants psychologues que la France ait pro-
duits.
A cette époque cependant remonte le premier choc
moral, choc violent, ressenti par Paul Bourget, à la lec-
ture d'une œuvre de Balzac, le colosse de la Comédie
humaine. Le prodigieux évocateur fit sur Bourget une
impression qui peut-être décida de sa vocation, impres-
sion comparable à celle d'une page de Chateaubriand
sur Augustin Thierry, dans l'antique cloître du collège
de Blois.
A cinquante ans de distance, je ne me rappelle pas,
sans une intense émotion, l'heure passée avec Paul
Bourget, après la guerre de 70, par une matinée radieuse,
dans le jardin à la française du Luxembourg, autour
du bassin où des cygnes blancs évoluaient avec une
royale aisance. Les deux amis revivaient avec cette con-
fiance, cet abandon de la vingtième année, où l'on ne
soupçonne rien des déceptions de la vie, où le monde
vous appartient en quelque sorte, où l'on étreint presque
l'infini.
Très simplement, Paul Bourget atteignit, sans la
chercher, la plus haute éloquence en pensant tout haut
ses rêves, ses aspirations. « Vois-tu, disait-il, tout homme
digne de ce nom a une destinée et se doit de la remplir
tout entière, quoi qu'il lui en puisse coûter. » Et, dans un
large coup d'œil, il évoqua l'avenir. J'eus alors l'intuition
très nette que Bourget serait célèbre.
Sa décision était en puissance. Il sentait, comme André
Chénier, « qu'il avait là quelque chose » et il voulait
écrire. Certes, la distinction avec laquelle il avait fait
ses humanités et ses facultés remarquables lui permet-
taient d'entrer dans un bon rang à l'École Normale
supérieure et de devenir un professeur de mérite. Mais
274 LA JEUNESSE DE PAUL BOURGET
la sublime et redoutable carrière des lettres l'attirait
invinciblement.
Avec sa ^ucide intelligence, il discernait qu'il avait
à traverser des moments difSciles, des heures cruelles,
même dans l'ordre matériel, d'autant plus qu'il n'avait
pas alors de ressources personnelles. Rien ne put étouffer
l'appel de sa voix intérieure. Le sort en était jeté.
Tout d'abord, il fallait vivre. Paul Bourget n'hésita
pas. Il donna des leçons pour subsister. Au heu de regarder
cette tâche, plutôt ingrate, comme inférieure, il l'assuma
avec courage, de manière à n'en pas éprouver l'amer-
tume, bien résolu même à en tirer un profit intellectuel.
En contact étroit avec les maîtres de l'antiquité, avec
les classiques pères de notre parler, il approfondît davan-
tage la langue française (cette « fière gueuse » a dit Vol-
taire), il en pénétra mieux les forces, les difiScultés et les
richesses.
Labeur obscur, labeur ingrat, en apparence, bien
propre à servir d'exemple aux jeunes qui aspirent à
devenir hommes de lettres ; labeur fécond, qui vérifie
la pensée, très juste à certains égards, de Buffon : « Le
génie est une longue patience. » C'est ainsi que, par un
effort silencieux, obstiné, Bourget forgea le magnifique
outil qui devait le conduire à la renommée.
Par-dessus tout, le vaillant ouvrier poursuivait son
but principal. Il ne cessait de lire, de noter, de méditer,
de rassembler — en vertu du pouvoir qui est en lui,
quand il lui plaît, de penser indéfiniment aux mêmes
choses, les éléments de son œuvre future.
Le fruit mûrissait, la fleur était prête à éclore. Puis
tout à coup, la valeur de Paul Bourget éclata dans la
Revue des Deux Mondes, et commença de s'imposer au
grand pubHc, à l'égal d'aînés glorieux.
Il n'avait guère plus de vingt-deux ans...
Peu de temps après, un heureux concours de circons-
tances me fit habiter un vieil hôtel du faubourg Saint-
LA JEUNESSE DE PAUL BOURGET 275
Germain où précisément. Paul Bourget était installé :
hôtel recueilli, propice au travail et à la pensée. Ce fut
pour notre amitié une bonne fortune de nous retrouver
quotidiennement. Journées exquises où notre jeunesse
Gamme un essaim d'oiseaux chante au bruit de nos pas.
Déjà la gloire effleurait le front de Paul Bourget mais,
réfractaire à toute vanité, à tout orgueil, il restait simple
et vrai. Presque chaque matin, nous faisions de l'escrime
dans le vieil hôtel, avec le même professeur ou son prévôt.
Notre maître était fort grand, mince, effacé, taillé pour
les armes. Lorsqu'il se fendait, il apparaissait immense.
Un Marseillais eût dit qu'il allait de Paris à la Cane-
bière. Droit, toujours en ligne, très classique, il avait
des coups droits foudroyants. C'était un spadassin ma-
gnifique.
Entre deux assauts, Paul Bourget se délassait en
me parlant de ses travaux en cours. Il occupait dans
l'hôtel un appartement original, qui avait servi d'ora-
toire à un prélat du dix-huitième siècle. Il l'empHssait
avec ses livres, ses notes, sa pensée et son incessant
labeur, coupé seulement par les fréquentes visites de
deux amis, très proches voisins, François Coppée et
Barbey d' Aurevilly. Celui-ci, avec sa mise particulière,
son justaucorps de velours serré à la taille, ses énormes
manchettes blanches, ses cravates aux nuances écla-
tantes et terminées par des dentelles, était à la fois
extraordinaire et imposant. Une singuHère autorité éma-
nait de lui. C'était bien le Connétable.
Un autre visiteur, toujours correct, toujours ganté,
toujours vêtu d'une redingote noire, frappa François
Coppée, à qui il inspira cette réflexion : « Il porte sa pau-
vreté comme un ordre étranger. »
Parfois aussi, pendant que nous échangions des contres
de sixte, arrivait un chétif écrivain, réduit à la misère,
mais qui avait gardé de l'unique succès de sa vie htté-
2/6 LA JEUNESSE DE PAUL BOURGHT
raire un tel orgueil qu'avec le produit de son livre il
avait acheté une bague d'évêque. Il éprouvait le besoin
d'être hargneux et même insolent avec Bourget et Barbey
d'Aurevilly qui secouraient sa détresse. Un joiu:
entre autres, en guise de remerciement à Bourget qui
venait de l'habiller de pied en cap, il écri\dt : « Tout à
vous... sauf les chaussettes. » Une autre fois, avec Barbey,
qui l'avait fait monter en voiture à côté de lui, il se
montra si impertinent que le Connétable sonna et dit
de son ton inimitable : « Cocher, arrêtez ! Monsieur, des-
cendez! »
Barbey était un causeur éblouissant, vm. improvisa-
teur merveilleux, quand il était en confiance. Bourget
l'admirait et l'aimait. Il l'allait voir souvent dans le
très modeste intérieur que le génie du Connétable agran-
dissait : « Vous voyagez, vous, lui dit un jour Barbey :
moi, mes palais sont dans ma tête ! »
Paul Bourget tomba un jour au milieu d'une vive
discussion sur l'existence de Dieu entre Barbey et im
jeune poète décadent, qui affectait l'incrédulité. Le Con-
nétable s'échauffait et venait de tracer une éloquente
profession de foi déiste, quand son contradicteur se
pennit de lui répHquer : « Vous aurez beau dire. Dieu
n'est pas frisé ! » Soudain, Barbey se ressaisit, toisa dédai-
gneusement l'impertinent et d'un ton foudroyant lui
jeta ces mots au visage : « Monsieur, vous raisonnez
comme une cocotte ! » Paul Bourget, qui entrait juste à
ce moment, détourna l'orage en s'écriant : « Messieurs,
pas de marivaudage ! »
Ceci peut donner une idée de la manière de Bourget.
Dans l'intimité (car il n'a jamais eu de goût pour la
figuration), il n'est peut-être pas de causeur plus atta-
chant, non seulement par l'élévation et la variété des
vues et des idées, l'étendue des connaissances (peu
d'hommes sont plus instruits et instruits plus exacte-
ment), mais par la finesse, le naturel et la saveur de
LA JEUNESSE DE PAUL BOURGET 277
l'espritï « Ce penseur, ce philosophe, ce psychologue a
peut-être plus de charme dans sa conversation que de
profondeur et de pénétration dans ses livres », m'a dit
Jules Lemaître.
Et Lemaître était un juge compétent.
HENRY DE CARDONNE.
M. PAUL BOURGET
AU PLANTIER DE COSTEBELLE
Une amitié de trente ans — qui fut d'abord une dévo-
tion de disciple à maître et qui, avec le temps et le soin
délicat de l'aîné, est devenue, malgré la différence d'âge,
un de ces liens spirituels noués par la confiance réciproque
et une parité de goûts et d'idéal — m'unit à Paul Bourget.
Elle naquit un soir d'octobre 1894, dans le petit appar-
tement que j'occupais au boulevard Saint-Germain,
comme je rentrais de mon bureau. Le concierge m'avait
remis une lettre. Je l'ouvris avant d'allumer la lampe.
Elle était signée Paul Bourget. Au jour tombant, non
sans peine, je déchiffrai la petite écriture serrée.
J'étais alors semblable à ce jeune homme que les
Essais de psychologie représentent à la première page
accoudé sur un livre : il paraît oublier la vie, et il vit
à cette minute même « d'une vie plus intense que s'il
cueillait les fleurs parfumées, que s'il regardait le mélan-
colique Occident, que s'il serrait les fragiles doigts d'une
jeune fille ». Mon premier livre. Ames modernes, qui venait
de paraître, était l'écho de ces lectures passionnées. Je
l'avais envoyé à tout hasard à mes écrivains préférés,
et M. Paul Bourget répondait à mon envoi par quatre
pages où il me louait et reprenait tour à tour avec ce
mélange de bienveillance et d'autorité que lui donnaient sa
sympathie pour la jeunesse et le sens des directions intel-
lectuelles. Au sujet de mes engouements peut-être un peu
M, PAUL BOURGET AU PLANTIEK DE COSTEBELLE 279
trop vifs pour Villiers de l'Isle-Adam et pour Ernest
Hello, il me disait : « Pourquoi de jeunes hommes tels que
vous, qui ont le courage de la pensée abstraite, n'ont-ils
pas le courage du jugement d'art indépendant de
cette convention à rebours qui est celle des cénacles et
des coteries? » Et il me reprochait — avec quelle jus-
tesse ! — certaines confusions qui rassemblaient dans une
même énumération des génies ou des talents trop dissem-
blables : « Il y a des échelles de formes intellectuelles,
comme il y a des échelles de formes animales. Le psycho-
logue doit reconnaître les premières avec autant de
lucidité que le physiologiste les autres. C'est l'enseigne-
ment que j'ai reçu de M. Taine et que je vous transmets,
comme il le ferait s'il n'était pas loin de nous... »
Cependant je ne devais rencontrer M. Paul Bourget
que bien des années plus tard. Il vivait volontiers loin de
Paris : un voyage en Orient — dont il n'a jamais publié
les notes — , un autre en Amérique d'où il rapporta les
deux volumes d'Outre-mer, des retours en Italie — de
quoi donner plusieurs suites aux Sensations — , une
installation sur la Côte d'Azur lui composaient une exis-
tence à demi nomade qui ne parvenait pas à ralentir sa
production. Comme je m'étonnais un jour devant lui de
la richesse de cette production, il protesta : « Mais non,
mon ami, j'ai l'impression de ne rien faire... » Puis il ajouta
dans un sourire : « Il est vrai que je travaille tout le
temps... » C'est que tout lui est matière à méditation : une
lecture, un paysage, une revue d'art, une causerie, le mon-
sieur qui passe, la dame qui monte en voiture. Avec ces
données, comme Balzac, il recompose la vie contempo-
raine.
Déjà hé avec lui par une correspondance qui le suivait
à travers le monde, je le vis néarmioins pour la première
fois à sa réception à l'Académie. Il y remplaçait Maxime
du Camp et sa péroraison fut pour louer son prédécesseur
de n'avoir été qu'un homme de lettres. « Je ne sais pas.
28o M. PAUL BOURGET
coiicluL-ii, de plus bel éloge... » On devinait, dans cette
fin qu'il prononça avec un frémissement dans la voix,
quelle passion l'attachait à la littérature et quelle impor-
tance il lui attribuait. Lui aussi, et à quel degré supérieur !
n'est qu'un homme de lettres. Mais l'homme de lettres
est alors le miroir de son temps : il en reflète, pour les
avoir comprises et analysées, les mœurs, les tendances,
la sensibilité, les idées. Et il en est aussi le guide en
quelque sorte, ou tout au moins l'avertisseur : car il ne se
contente pas de regarder et d'observer, il donne un sens
à ses observations, il les rassemble en faisceau, il indique
leur aboutissement et discerne ce qui maintient une
société, une nation, une famille, un individu contre les
puissances destructrices qui s'opposent à la durée.
Dès lors, je l'ai beaucoup fréquenté. Mon premier
roman, la Voie sans retour, — dont l'action se passe à
Port-Cros, dans ce pays d'Hyères qui a sa prédilection, —
lui est dédié. Je lui ai offert encore la Neige sur les pas.
Il m'a fait l'honneur d'inscrire mon nom en tête de l'un
de ses plus beaux recueils de nouvelles, Anomalies. Ces
échanges furent comme les étapes d'une amitié grandis-
sante. Elle s'est épanouie tout spécialement à Costebelle
où j 'ai eu la joie, deux ou trois printemps, d'être son voisin.
Là il habite une propriété, le Plantier, qui, avant lui déjà,
abrita des hôtes illustres. Elle appartenait à une Mme de
Prailly qui fut une amie du P. Lacordaire et qui a publié
des lettres de direction du célèbre dominicain. Le P. La-
cordaire vint y bénir la première pierre de la petite cha-
pelle édifiée à côté de la villa. Plus tard, Mgr Dupanloup
y fit de fréquents séjours. Il aimait, le matin, dire son
bréviaire en allant et venant sur le promenoir qui couronne
e domaine. La vue en est belle et étendue : la mer qui
porte, comme de grands navires, les îles d'or, Porque-
roUes, Port-Cros, le Levant, et, plus près, les bois de
pins où se cachent à demi les grands hôtels de Costebelle
et le clocher blanc de Notre-Dame-de-Consolation, enfin
AU PLANTIER DE COSTEBELLE 281
a ville d'Hyères toute colorée dans son abri de rochers
mauves. De la maison, la mer n'est point visible. Mais
les jardins, avec leurs arbres de toutes essences, en font
une retraite verdoyante et paisible. « Il y a des coins de
terre si beaux, a-t-il écrit dans les Sensations d'Italie,
qu'on voudrait les presser sur son cœur. »
Là, M. Paul Bourget passe l'hiver et le printemps.
Il y travaille et la plupart de ses dernières œuvres, depuis
le Démon de midi, y furent composées. Il y reçoit aussi.
Le vicomte de Vogiié y vint écrire son romantique Jean
d' A grève. J'y ai rencontré, pour ma part, Mme Edith
Wharton qui s'est elle-même installée au-dessus de la
ville, dans un château arabe transformé plus tard en mo-
nastère — et l'auteur de ce beau livre. Un fils au front,
où l'on voit grandir l'amitié américaine pour la France au
cours de la guerre, apportait avec elle cette richesse, cette
abondance de vie qui mêle à notre vieille civilisation
latine la jeunesse d'outre-mer; M, Robert de la Size-
ranne, l'évocateur des seigneurs et grandes dames fixés
sur la toile par les peintres de la Renaissance italienne ;
le docteur Dupré qui passionnait le maître de maison
avec ses théories et ses observations sur les maladies ner-
veuses; et la jeune littérature, M. Edmond Jaloux,
M. Gérard Bauer,
Quand Paul Bourget travaille- t-il? Jamais^ et tout
le temps. Il a raison quand il le dit. A toutes heures, j'étais
reçu au Plantier. A toutes heures il me faisait bon visage,
interrompant la page commencée comme s'il en avait
le loisir. Mais voici que dans la conversation, ou tout en
se promenant — et que de promenades exquises faites
ensemble lentement, à petits pas ! — il me ramenait
insensiblement au sujet qui l'occupait. J'ai connu à
l'avance les chapitres d'Un Drame dans le monde, de
Laurence Alhani, de la Geôle. Il, me passionnait pour ses
personnages. Il m'expliquait leur résistance, quand il
prétendait la contraindre. Du moment qu'il leur avait
2^2 M. PAUL BOURGET
donné la vie, allait-il contrarier leur caractère ? Les buts
de promenade sont nombreux dans ce pays de lumière
et de charme, depuis le mont des Oiseaux d'où l'on aper-
çoit la rade de Toulon, l'Almanarre, villa contournée
heureusement à demi noyée dans le vert, la presqu'île
de Gien qui ressemble à la barre d'un T, jusqu'à de petits
vallons sauvages dont je n'ai jamais su le nom. M. Paul
Bourget est un marcheur infatigable qui se croit toujours
fatigué. Et de même, quand je lui disais : « Comme vous
êtes bien ici! » il me répondait volontiers : « On n'est
bien nulle part... » Cependant, j'ai l'impression qu'il
jouit au Plantier d'un calme favorable à son travail.
Le travail s'ordonne de lui-même et ne connaît pas la
fièvre de Paris. Songez qu'à Paris il lui arrive de donner
à la Revue des Deux Mondes le début d'un roman qui est
loin d'être terminé. Il vit alors des jours d'angoisse.
Le cerveau du créateur est en ébullition. Il flamboie pour
ainsi dire comme les cheminées des hauts fourneaux
nuit et jour allumés.
— Quand j'écrivais Némésis, — m'a raconté un jour
Paul Bourget, comme nous dépassions le jardin cultivé
par le père de Laurence Albani, — le terrible directeur
de la Revue des Deux Mondes, notre ami René Doumic,
fort inquiet de mon retard, m'expédiait tous les soirs,
rue Barbet-de-Jouy, un petit bossu qui était chargé de
me prendre ma copie de la journée et de la lui rapporter.
Comme je lui remettais le fruit de mon travail, trois ou
quatre pages écrites au prix de quel effort ! le bossu,
ayant soupesé le petit paquet, me jeta un regard soup-
çonneux et me dit : « Alors, il n'y a que ça? — Mais oui,
lui répondis-je un peu confus, il n'y a que ça... » Et il s'en
alla, mais je vis bien à l'expression de ses yeux qu'il avait
passé du soupçon au mépris...
De ces longues conversations de Costebelle, je voudrais
demander à ma mémoire quelques évocations. Les saurai-
c rapporter? Il y manquera l'accent. Cet accent est un
AU PLANTÎHR DE COSTEBELLE 283
peu différent de celui des livres. Bourget apporte dans
la causerie une spontanéité, une détente, et pour tout
dire une bonhomie qui ne se retrouve que rarement dans
son œuvre. A lire son œuvre, il semble qu'il pourrait
laisser entendre la plainte de Lamennais : « Mon âme
est née avec une plaie, d N'a-t-il pas lui-même parlé des
affres de l'agonie métaphysique? Une jeunesse doulou-
reuse a laissé des traces sur son esprit déjà naturellement
porté au pessimisme. Il est de la génération qui arrivait
à l'âge d'homme à l'heure de notre défaite et de notre
humiliation. Avec quel pathétique il a analysé le drame
intime de cette génération dans quelques pages à' Un
Crime d'amour! Son observation n'a fait qu'accroître ce
pessimisme. On a beaucoup de peine à le persuader que
toutes les époques ont paru des temps de décadence et
de ruine à ceux qui les étudiaient, et que l'on peut tout
de même goûter le bonheur de vivre et avoir confiance
dans l'aptitude des nouveaux venus à s'accommoder des
pires difficultés, rien que parce qu'ils désirent à leur tour
se composer une existence supportable.
— Vous êtes le plus heureux des hommes, lui as urai-je
au Plantier, au retour d'une promenade.
Et, de fait, il en donnait l'image. Un foyer dont la
plus fine délicatesse, et la plus intelligente en même
temps que la plus dévouée, lui ménage la paix et la dou-
ceur quotidiennes, une maison à son goût, une vieillesse
qui ne sent aucune atteinte et qui lui permet de donner
la Geôle, ce pathétique roman de la libération des funestes
hérédités et, dans V Illustration , ces admirables articles
sur Pascal, sur Pasteur, sur Renan, avec la même puis-
sance de production que dans sa jeunesse et avec l'enri-
chissement de l'expérience et d'une culture ininterrompue,
l'estime et l'admiration des générations nouvelles, des
honneurs qu'il n'a pas cherchés, la conscience d'avoir
rempli à pleins bords, comme un vase précieux, sa
destinée. Par surcroît, les parfums de son jardin entraient
284 M. PAUL BOURGET
par les fenêtres ouvertes et le thé que nous buvions était
délicieux.
— Vous croyez? me dit-il avec un air craintif. Cela
n'est pas.
A toute sa science aurait -il donc manqué l'art du
bonheur? Ou bien la recherche incessante de la vérité
et une clairvoyance trop certaine du travail souterrain
de la mort peuvent-elles suffire à nous rendre précaire
toute joie?
Comme je lui citais un jour cette parole du P. Gratry :
« Une des plus fortes contrariétés qu'on puisse éprouver,
c'est d'être forcé de mépriser l'artiste dont on admire
la talent », il protesta : — Mais nous ne pouvons mépriser
l'artiste dont nous admirons le talent. Que savons- nous
des hommes? Les actes extérieurs de leur vie? Ils sont
le plus souvent déformés par la légende. J'ai toujours
protesté contre cette déplorable critique de racontars
qui rapetisse à plaisir les grands hommes, pour satisfaire
l'envie ou la haine. Les faits de la vie d'un homme sont
si peu significatifs! L'apparence^ que nos actes dessinent
de nous dans l'imagination des autres est si mensongère !
Non, non, il n'y a qu'un seul véritable document sur un
artiste, un seul indiscutable, et c'est son œuvre. Celle-ci
est le témoin essentiel, celui qu'il faut écouter, celui
auquel il convient en dernière analyse de se référer.
Aussi l'ai-je entendu bien des fois s'élever avec véhé-
mence contre ces divulgations de secrets intimes qui sont
aujourd'hui matière courante dans l'histoire littéraire.
Le Journal des Concourt, par ailleurs d'un jugement si
borné, fut, à son avis, un exemple détestable. La vie ne
serait plus possible si toutes les fois qu'on se laisse aller
au plaisir de la conversation on s'aperçoit que votre
interlocuteur prend des notes.
Comme je lui demandais, ravi du tableau qu'il me tra-
çait de tous les personnages rencontrés au cours de sa
vie, s'il ne publierait pas ses mémoires, il m'assura qu'il
AU PLANTIER DE COSTEBELLE 2S5
déplorait ce genre de littérature qui oscille entre l'apologie
et le roman chez la portière.
Nul ne connaît mieux que lui l'art du roman. Là
encore, il préconise un art objectif où l'auteur ne se met
pas en scène, et il préfère à la forme autobiographique
ou épistolaire — utilisable seulement à titre de témoi-
gnage— le récit direct, plus libre, plus varié, plus maître
de son dessein. Il faut l'entendre parler de cet art éternel
qui fut jadis, pour les Grecs, l'épopée homérique, la
chanson de geste au moyen âge, au dix-septième siècle
la tragédie, et qui est aujourd'hui le reflet de la vie passée,
l'histoire de nos changements apparents et de notre
fond humain permanent à travers les agitations contem-
poraines. Art susceptible de tous les renouvellements :
quand on parle de la décadence du roman, il ne peut
s'agir que de celle des romanciers. Aussi longtemps qu'il
y aura des hommes, ils voudront entendre conter la
merveilleuse aventure, gaie ou triste selon les circons-
tances et les tempéraments, — cette merveilleuse aven-
ture, la leur...
Un jour que nous parlions de Napoléon, à propos de
son centenaire — et Maurice Barrés était là — Bourget,
dont la mémoire est un ar enal et lui fournit sur tout
sujet des matériaux de premier ordre, nous dit :
— Ce qu'il y a peut-être de plus étonnant chez cet
homme prodigieux, c'est l'art de fixer exactement son
esprit sur le problème proposé. Dans les conversations de
lui que l'on cite, il est tou ours au point et il va droit au
but, qu'il atteint sans difficulté. Il n'y a pas de nuages
pour lui. Il se meut dans un temps clair. Après Wagram,
quelqu'un lui parle de Werther et de l'épidémie de suicides
provoquée en Allemagne par le roman de Gœthe : « Il
faut vouloir vivre, dit-il, et savoir mourir. » Quelle for-
mule I Sur la liberté de la plume et de la parole, dont il
est question drvant lui, il définit d'un mot le danger de
la pensée exprimée et sa tendance inévitable à se traduire
286 M. PAUL BOURGET
en actes : « Qui peut tout dire arrive à tout faire. » A Cor-
visart il définit la santé : « Le corps est une machine à
vivre : elle est montée pour ça. » Rien de plus vrai au point
de vue médical. En un mot, il n'est pour ainsi dire pas
une parole de lui qui ne puisse nous servir de méditation
et s'appliquer à notre temps. Car il n'y a pas de temps pour
lui. Il n'a pas de passé et il projette le présent dans
l'avenir...
Mais c'est encore des maîtres de la littérature que
Bourget parle le mieux. Il a toujours à portée de la main
son Balzac et son Pascal, qui sont, je crois, ses livres de
chevet. Sur les origines de Pascal, il a écrit récemment
vm essai où il le rattache à sa famille et montre en lui,
non l'accident, mais le génie développé d'une race. C'est
la thèse de Pasteur, fêté à Arbois et déclinant les
honneurs qui lui étaient rendus devant la maison pater-
nelle avec ces mots : « 0 mon père et ma mère, c'est
à vous que je dois tout... » De Balzac, il sait par cœur
des passages entiers de la préface des oeuvres complètes,
et notamment celui-ci : « Le christianisme, et surtout le
catholicisme, étant, comme je l'ai di tdans le Médecin
de campagne, un système complet de répression des ten-
dances dépravées de l'homme, est le plus grand élément
de l'ordre social. » Et de Balzac il préfère, entre tous les
romans, ce Médecin de campagne et le Curé de village.
Bourget est aujourd'hui notre Balzac. Lui aussi a
mené une vaste enquête sur la société de son temps. Mais
tandis que Balzac, par besoin de donner son avis, avait
introduit l'essai dans le roman, Bourget, malgré sa répu-
tation grandissante de romancier, n'a pas cessé d'exprimer
dans une œuvre critique — presque aussi considérable
que son œuvre de romancier — son opinion sur les pro-
blèmes contemporains. L'homme, chez lui, est pareil à
l'œuvre. Pareil? Pas tout à fait. Il est plus indulgent,
plus sensible, plus spirituel, plus aimable. J'admire et
j'aime ses livres tout frémissants d'intelligence et tout
AU PLANTIER DE COSTEBELLE 287
chargés de nos fièvres, de nos passions, de nos idées et
qu'une composition toute lucide apparente à nos tragé-
dies classiques, et cependant je suis presque tenté de leur
préférer encore — tant mon admiration pour l'homme
est affectueuse et vive ! — le promeneur de Costebelle qui,
parmi les bois de pins et sur le sable au bord de la mer,
disserte avec une gentillesse familière et une profondeur
cachée de l'art et de l'histoire, de la vie et de la mort...
HENRY BORDEAUX.
LES IDEES RELIGIEUSES i
DE PAUL BOURGET
« Un écrivain, chrétien d'inspiration et de pensée, sinon
de pratique », c'est ainsi que M. Paul Bourget se définis-
sait dans la Préface du plus libre de ses ouvrages (i),
d'assez longues années avant de mettre sa conduite
d'accord avec les préceptes positifs de l'Église catholique.
Si l'on put, à propos de ce dernier fait, parler de conversion,
ce n'est donc pas sur le terrain des idées : « J'ai, quant à
moi, dit-il, toujours protesté contre ce mot, quand il m'a
été appliqué. Il n'est pas exact... le traditionahsme était
déjà enveloppé .dans nos apparentes hésitations d'il y a
trente ans (2). » Essayons de marquer, dans ce « tradi-
tionalisme », ce qui ressortit à la religon.
I
La position fondamentale de M. Bourget, en matière
de philosophie générale, et par conséquent rehgieuse, peut
se définir, semble-t-il, par l'exclusive initiale donnée à toute
sorte de monisme. Ramener tout ce qui existe à une
catégorie unique, celle par exemple du divin, comme si
(i) Préface de la Physiologie de l'amour moderne, 1890 : reproduite
dans les Œuvres cotnplètes, t. Il, p. 312.
{2) Préface des Pages de critique et de dudrine, Paris, 1912, t. I, p. 3.
La préface est adressée à Jules Lemaître.
LES IDÉES RELIGIliUSES DE PAUL BOURGET 289
tout le reste n'en était qu'une émanation provisoire ; nier,
ou traiter de superficielle et d'illusoire la distinction qm
oppose le nécessaire au contingent ; le spirituel (ou psy-
chique) au matériel (ou corporel) ; le bien moral au mal
moral ; bref, céder au mirage unitaire a toujours semblé
à l'auteur du Disciple une erreur la plus lourde du monde.
Avant de dénoncer, dans ses Essais de psychologie, ces
vues comme désolantes, désespérantes, il les a jugées
fausses. Sa raison a anticipé là-dessus les conclusions de
cette enquête sur la sensibilité contemporaine qu'il a
poursuivie dans tous ses livres.
On devait noter d'abord cette attitude, à cause de son
importance. Il faut remarquer encore qu'elle allait à
rencontre du mouvement d'idées qui entraînait presque
tous les compagnons de route de M. Bourget, et ceux-là
même que le jeune écrivain saluait comme ses maîtres,
un Ernest Renan, un Hippolyte Taine. Il écrivait plus
tard à ce propos :
Le dogme en train (alors) de conquérir les esprits... c'était le
Scientisme... Il y a quarante ans, presque tous ceux qui en avaient
vingt eussent vraisemblablement écrit la Science avec une majus-
cule, et ils auraient accompagné ce terme, avec des frémissements
d'initiés, du commentaire que Taine en a donné, presque mystique,
dans son Essai sur Lord Byron : « La Science approche enfin et
elle approche de l'homme... Dans cet emploi de la Science et dans
cette conception des choses, il y a un art, une morale, une poli-
tique, une religion nouvelle, et c'est notre affaire à présent de les
chercher. » Encore à cette heure, pour ma part, je ne transcris pas
ces lignes sans émotion. Elles ont été le Credo de ma jeunesse...
Si l'on veut bien se reporter à ce passage de la Littérature anglaise,
on constatera que le mot Science est toujours écrit au singulier :
c'est en cela précisément que consiste le Scientisme, dans un spé-
cieux monisme intellectuel qui enveloppait inconsciemment un
monisme métaphysique (i).
Au fond de ce vaste mouvement des esprits, progressant
(i) Nouvelles pages de critique et de doctrine, préface du i"' février 1922
Paris, 1923, t. I, p. 5-6.
R. H, 1933. — XII, ii zo
290 LES IDÉES RELIGIEUSES DE PAUL BOURGET
alors sous le pavillon respecté de la science, M. Bourget
a toujours senti qu'il y avait une confusion. De quelque
façon qu'on s'y prît, et à tous les niveaux d'élévation
mentale ou morale, depuis l'idéalisme raffiné qu'un Spi-
noza, im Hegel avaient légué à Taine, jusqu'au lourd
matérialisme d'un Ernest Haeckel, le monisme fait pro-
fession, en effet, d'unifier des êtres pourvus d'attributs
manifestement incompatibles. Il prétend identifier jus-
qu'aux contradictoires ; il tend à justifier comme rationnel
tout le réel, même le pire. Écho sonore de cette doctrine
d'anarchie, Victor Hugo prévoit le temps où Dieu ne
distinguera plus :
... Père ébloui de joie,
Bélial de Jésus.
De leur côté, les grands philosophes romantiques alle-
mands, de Fichte à Schopenhauer, d'Ed. de Hartmann à
Frédéric Nietzsche, « déduisent » tout ce qui existe d'un
élément que chacun définit à sa mode : Moi, Volonté,
Insconscient, Atome, mais que tous prétendent unique.
C'est là contre que M. Bourget s'insurge, servi dans
cette réaction par son clair génie latin, sa culture classique
et chrétienne, par une sensibilité aussi que Pascal régis-
sait déjà. Quoi qu'on en dise, considère l'auteur des Essais
de psychologie, il y a mal et bien. Les confondre est une
erreur. Contre Stendhal, artiste admirable mais faible
penseur, Charles Baudelaire, non moins grand artiste
et préservé, sur ce point, par un reste de foi chrétienne,
de l'intoxication générale, a raison. Pour la société comme
pour les individus, il existe des conditions de santé et
de maladie. Erreur, de ne pas admettre ce fait ; erreur,
de le croire fatal et irréformable. Contre Renan et
Taine, contre les dilettantes ou les pessimistes, Bonald
a raison là-dessus ; de Maistre, Balzac, Le Play ont
raison. Erreur enfin, et des plus graves, que de résor-
ber avec tant de cliniciens, d'ailleurs éminents, tout le
LES IDÉES RELIGIEUSES DE PA'JL BO'JRGËT 2gl
psychique dans la matière, ou les conditions matérielles,
cérébrales, nerveuses, de l'acte intellectuel. Loin de
s'abîmer dans le corporel, le spirituel seul explique le
corps, et le déborde, et donne un sens à tout le reste.
Contre Broussais et Charcot, Laënnec et Grasset ont
raison.
Ces vues, qui sont devenues familières à presque tous
les esprits cultivés, en dehors même de l'Église, depuis
que, chacun a sa manière, — qu'on ne songe pas à cano-
niser ici — Emile Boutroux, Henri . Poincaré, William
James, Henri Bergson les ont remises en honneur, Paul
Bourget les a toujours tenues pour vraies, en elles-mêmes
et dans leurs conséquences morales. Le plus célèbre de
ses ouvrages, le Disciple, n'est, à le bien prendre, qu'une
démonstration expérimentale et pathétique de la faillite
. du monisme.
II
Rompant ainsi en visière à l'engouement général, isolé
relativement, ou plutôt rejoignant déjà sur ce point le
groupe des penseurs catholiques dont ses habitudes de
vie ne le rapprochaient pas encore, M. Bourget rentre
dans l'ambiance de son temps par son goût du concret,
du positif et du réel. Dans la mouvance de Claude Ber-
nard, de Louis Pasteur, d'Hippolyte Taine, c'est aux
faits qu'il va demander d'éprouver les idées qu'il croit
vraies. C'est l'expérience qu'il charge de départager ce qui,
dans le donné confus et divers, est bon et sain, de ce
qui est malsain et dangereux ; ce qui s'embellit du
reflet de l'institution divine, de ce qui porte le stigmate
de la déviation humaine.
Dans la vaste enquête, où sa profession de romancier,
« docteur es sciences sociales », l'engage, il adoptera en
conséquence la règle évangélique, qui conseille de juger
l'arbre par ses fruits. Son goût de la recherche psycholo-
29- LES IDÉES RELIGIEUSES DE PAUL BOURGET
g'quc', poussée jusqu'aux racines physiologiques de l'ac-
tion humaine ; son amour de l'analyse et du diagnostic ;
l'amitié qui l'unit aux grands idéalistes d'outre-mer,
Henry et William James, tout inclinait l'auteur de Men-
songes vers l'emploi de cette méthode. On sait qu'elle est
d'ailleurs irréprochable, du point de vue de l'orthodoxie
catholique, tant qu'on ne l'érigé pas en norme exclusive
de discernement, ou en moyen unique de découvrir la
vérité. C'est sous cette forme abusive et implicitement
agnostique que l'Église l'a désavouée. Ce que nous avons
rappelé plus haut montre assez le mal fondé du grief de
« pragmatisme », que des critiques, parfois libres-pen-
seurs, ne se sont pas lassés d'objecter à M. Bourget.
Il est véritable, après cela {ne quid veri non audeat
historia), que certaines formules pouvaient prêter à con-
fusion. J'en emprunte une à une page qui, par surcroît,
explique admirablement la façon dont l'auteur conçoit la
tâche de ce qu'il appelle « l'apologétique expérimentale »,
qui est la sienne :
Cette apologétique consiste à établir, sui\ant une expression
chère aux mathématiciens, qu'étant donné une série d'observations
sur la vie humaine, tout dans ces observations s'est passé comme
si (i) le christianisme était la vérité. C'est le témoignage que
j'apporte pour les observations que j'ai pu faire sur la sensibilité
de mon temps. La religion n'est pas d'un côté et la vie humaine
(le l'autre. Lçrsque le CatécJiisme du Concile de Trente, dans les
dix admirables chapitres de sa 3® partie, commente les articles
du Décalogue, c'est bien les passions vivantes des hommes vivants,
de vous, de moi, de vos amis, qu'il entend caractéri.ser et régir.
(i) (."'est ce comme si qu'il faudrait expliquer. Si on l'entendait à la
façon de l'Als ob du philosophe allemand Hans Vaihinger, prétendant
établir une conception du monde et une morale entière dans une hypo-
thèse non admise comme sûrement vraie, mais inconnaissable, et seule-
ment utilisée comme si elle était vraie, nous serions ici nettement dans le
pragmatisme agnostique. Mais le contexte et l'œuxTe entière de M. Bour-
get indiquent qu'il faut prendre ce compte si dans le sens d'une antici-
pation provisoire que la suite justifiera ; comme un moyen de discerner
le vrai dans un ensemble mêlé où l'on sait sûrement qu'il existe, et qu'il
est discernable.
LES IDÉES RELIGIEUSES DE PAUL BOURGET 293
Si donc ce commentaire est la vérité, votre existence, la mienne
celle de vos amis doivent démontrer cette vérité. Or comment une
loi se démontre-t-elle dans le domaine de la vie morale, sinoti en
constatant les désordres qui suivent sa méconnaissance et en
marquant les signes de santé et de guérison qui suivent son accom-
plissement (i)?
III
C'est donc à l'aide des faits et par les leçons de ïexpv-
rience, que la maturité de M. Bourget a justifié son adhé-
sion renouvelée aux pratiques de la foi catholique. Est-il
téméraire après cela de rechercher quelles sont, dans un
ensemble de dogmes qu'il professe intégralement et parmi
lesquels, certes, moins qu'homme du monde, il choisit au
sens hérétique du mot, les doctrines qu'il préfère? Tout
lui plaît sans doute dans le christianisme catholique ; mais
il est certains traits de cette figure auguste qu'il con-
temple avec prédilection.
C'est, avant tout le caractère raisonnable de notre n li-
gion. Dans le mot de Pascal qu'il aime à citer : « Nul
n'est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, iii
vertueux, ni aimable (2) », Paul Bourget met volontiers
l'accent sur la seconde épithète, et c'est pourquoi, £U
moment des querelles modernistes, il a pris parti si hau-
tement pour Pie X, à une heure où beaucoup de gers
tenaient rancune à ce grand pape d'avoir publié le décret
Lamentahili et l'Encyclique Pascendi (3). Le romancier
magnifia au contraire ces pages admirables qui ont montré
le Saint Père dans son rôle providentiel de défenseur de
(i) Préface générale à l'édition des Romans, dans les Œuvres complètes,
Paris, 1900 suiv., t. I, p. .x-xi.
(2) Pensées, éd. L. Brunschvicg, n° 541.
(3) Le premier de ces documents (17 juillet 1909) relève dans des
ouvrages de théologie moderniste, une série de thèses analogues, et par-
fois identiques, à celles que soutenaient les protestants libéraux ;' l'ency-
clique Pascendi (16 septembre 1900) expose et réfute les mêmes thèses,
:"i basp iiiiinanentiste et sentimentaliste.
294 LES IDÉES RELIGIEUSES DE PAUL BOURGET
la raison humaine (i). Intellectualiste décidé, M. Bourget
ne pouvait qu'en savoir à Pie X un gré infini.
C'est encore la fécondité du christianisme en tout bien,
qui provoque l'admiration de l'auteur du Divorce et de
l'Etape. Je m'en voudrais d'insister, dans ces pages for-
cément brèves et incomplètes, sur un point si connu et
tant de fois mis en relief.
Il faut d'aiUeurs passer plus avant, si l'on veut con-
naître ce qui constitue le nœud et l'âme de la religion de
M. Bourget. Le réseau sacramentel du christianisme, cet
organisme spirituel qui établit entre Dieu et ses amis,
puis entre tous les amis de Dieu, une sohdarité, une pa-
renté, une communion étroite, dont le Christ est l'artisan
divin ; le culte en esprit et en vérité fondé sur la présence
réelle, voilà où se complaît avec prédilection la pensée du
maître auquel la Revue hebdomadaire rend hommage au-
jourd'hui. Sans doute, les fruits prodigieux de la commu-
nion eucharistique avaient frappé jusqu'à des incroyants
de bonne foi, Taine entre autres, et Maxime Du Camp ;
mais ces témoins clairvoyants ne pouvaient en juger que
du dehors. Ce n'est pas ainsi qu'en juge leur ancien ami :
lui, peut « réaliser » ce qu'ils ne faisaient que pressentir.
Aussi, toutes les fois que, dans son œu\Te, les sacrements
de l'Église interviennent, un certain frémissement de
plume, un air de grandeur et de pureté avertissent île lec-
teur qu'il s'agit de quelque chose de très grand, de très
pur, et que l'auteur parle de ce qu'il adore. Dans le Sens
de la mort, dans un Drame dans le monde, il y a des des-
criptions qui sont, à leur m.anière, des témoignages.
Mieux que ces traits hâtivement ramassés, deux pages
de nos auteurs classiques résument les goûts religieux de
Paul Bourget. L'une et l'autre sont des morceaux d'un
(i) " Les sophismes réfutés et les principes affirmés dans œs magni-
lîques pages » (l'Encyclique et le décret) ; préface, adressée à René Bazin,
du Démon de midi, Paris, 1914, t. I, p. vi.
LES IDÉES RELIGIEUSES DE PAUL BOURGÉT 205
caractère intensément chrétien. La première est le Can-
tique spirituel de Jean Racine « sur les vaines occupations
des gens du siècle » ; et il est peu de lettrés qui n'en sachent
par cœur les strophes sur la communion :
De la Sagesse immortelle
La voix tonne, et nous instruit.
« Enfants des hommes, dit-elle.
De vos soins quel est le fruit?
Par quelle erreur, âmes vaines.
Du plus pur sang de vos veines
Achetez-vous si souvent.
Non un pain qui vous repaisse,
Mais une ombre qui vous laisse
Plus affamés que devant?
« Le pain que je vous propose
Sert aux anges d'aliment :
Dieu lui-même le compose
De la fleur de son froment.
C'est ce pain si délectable
Que ne sert point à sa table
Le monde que vous suivez.
Je l'offre à qui veut me suivre.
Approchez. Voulez-vous vivre?
Prenez, mangez, et vivez. »
L'autre page favorite de M. Bourget, plus aimée encore
parce que le tour en est plus personnel, et qu'elle vient
de son cher maître Biaise Pascal ; la perle la plus rare de
nos lettres françaises et le fragment qu'il faudrait sauver
si, dans une ruine générale, on n'en pouvait garder qu'un
seul, c'est le Mystère de Jésus.
LÉONCE DE GRANDMAISON.
LES IDEES POLITIQUES
DE M. PAUL BOURGET
Voilà donc un demi-siècle exactement révolu, Paul
Bourget, à peine majeur, publiait sa première page. Date
grande et heureuse que célèbre et honore tout ami des
lettres, de la pensée et de l'action. Si pourtant j'écoutais
la tendance qui m'est commune avec quelques amis
d'esprit, ce n'est pas d'un cinquantenaire, c'est d'un
« quarantenaire » que je voudrais fêter l'importance,
l'autorité, les conséquences incalculables : ce qu'il fau-
drait commémorer, c'est l'avènement des premières
lignes où Paul Bourget amorça son action et « l'action
tainienne î) sur le siècle nouveau.
N'en restons pas à 1873, avançons jusqu'à 1883 ; les
dix années passées en études, voyages, observations et
méditations ont vite mûri la jeune pensée attentive et
fine, étendue et profonde. Elle a sa haute vigueur propre.
Mais une partie de sa force et de son charme tient à ce
qu'elle apparaît partagée entre son mouvement et le
souci constant du mouvement de l'esprit des autres.
Chose rare en des jours où fleurissent les doctrines de l'art
pour l'art et de la science en tour d'ivoire : en se cher-
chant, nous le voyons chercher ce que pense et ce que va
penser son temps. Il aime ses auteurs, ses idées, ses pro-
LES IDÉES POLITIQUES DE PAUL B(.)URGET 297
blêmes, ses solutions : peut-être aime-t-il encore davan-
tage les auteurs, les idées, les problèmes et les solutions
qui passent et qui repassent autour de lui. Non qu'il en
estime la faveur ou la mode. Mais c'est qu'il en con-
çoit l'intérêt palpitant de puissance future. Nulle pensée
abstraite ne lui semble pratiquement séparable des
hommes et des femmes qu'elle intéresse. Ni les sauvage-
ries secrètes du poète, ni les voluptés du critique et du
dilettante ne l'empêchent de se poser, avec la vivacité
d'une sympathie toujours anxieuse, la question des
résonnances intérieures de chacun des objets, thèmes et
motifs à considérer. Pas de logique, ni d'esthétique, ni
même de physique sans ce retour constant à la psycho-
logie du logicien, de l'esthéticien, du physicien et de leur
public. A tout propos se manifeste son désir ardent de
connaître d'abord et le plus tôt possible la réaction
vivante des esprits et des cœurs.
Mais on ne connaît pas pour rien. On veut connaître
parce qu'on aime. La conservation ou la perte des per-
sonnes, de leurs efforts et de leurs biens formaient déjà
la préoccupation latente, le souci amoureux de Paul
Bourget ; peut-être que déjà, même à son insu, le p.sy-
chologue était devenu moraliste, le moraliste médecin.
Je répète : il avait trente ans ou, pour être exact, trente
et un. Les Essais de psychologie contemporaine parais-
saient chez Mme Adam. Ce jeune homme écrivait d'un
crayon qui ne tremblait pas :
« Il y a un mouvement secret des inteUigences. Les
conceptions de Darwin et de Herbert Spencer se ré-
pandent dans l'atmosphère spirituelle et pénètrent les
nouveaux venus. Ayons confiance dans la vertu de ces
doctrines qui bouleversent la politique comme elles bou-
leversent les lettres après avoir bouleversé les sciences
naturelles. Le temps approche où la société n'appa-
raîtra plus au regard des adeptes de la philosophie de
l'évolution comme elle apparaît au regard des derniers
298 LES IDÉES POLITIQUES
héritiers de l'esprit classique. On y verra non plus la
mise en œu\Te d'un contrat logique, mais bien le fonc-
tionnement d'une fédération d'organismes dont l'indi-
vidu est la cellule. »
Je crois bien, sans en être absolument sûr, que tel est
le premier texte explicite de philosophie pohtique et
sociale à relever dans l'Œuvre complète de Paul Bourget.
En tout cas, c'est le texte qui en contient et annonce le
plus grand nombre d'autres. Dans la direction que ce
texte indique ou précise, et non point dans les autres,
la pensée de Bourget n'a cessé d'avancer et, en s'éten-
dant, de se définir et de s'approfondir. Seule d'abord.
Puis avec un petit nombre de compagnes. Puis suivie
et flanquée d'une multitude pressée. Il a fallu du temps.
]\Iais le temps n'y aurait peut-être jamais suffi s'il
n'avait été abrégé par les insistances, les éclaircissements,
les démonstrations supplémentaires de l'écrivain. L'as-
tronome ne peut rien sur le cours des astres ; mais, au
rebours de ce qui se passe pour les corps célestes, tout
mouvement des intelligences doit quelque chose et doit
beaucoup à ses annonciateurs. Cette doctrine de sociétés
fondées sur autre chose que le vote arbitraire de volontés
étant dégagée et exphcitée, l'autem: des Essais ne s'est
jamais lassé d'y reporter l'attention de ses lecteurs avec
une sorte de constance rythmique dont il est bon de voir
les points successifs et les formes diverses.
Huit années nouvelles se passent. Page 13 d'un hvre
où l'on n'irait chercher rien de tel, la Physiologie de
l'amour moderne, se détache la curieuse silhouette d'un
M. Accard, pubhciste conservateur, bon Français, qui voit
l'Europe et qui la craint, qui tremble un peu pour sa
patrie : il partage sa vie entre la correction des épreuves
de son journal et la méditation des problèmes sociaux
en vue de certcun grand ouvrage qu'il a intitulé : Du
droit divin dans ses rapports avec le droit historique.
DE M. PAUL BOURGET 29g
M. Accord, dit Paul Bourget, « y établit cette thèse d'où
dépend, d'après lui, et d'après moi, l'avenir du pays,
l'identité entre la conception mystique de la royauté et
sa conception moderne et scientifique. »
Le paradoxe, comme on disait, est accueilli avec un
vague intérêt. Nous sommes en 1891. On approuve ou
on raille. Mais patience. Deux ans plus tard, la quaran-
taine vient de sonner, Paul Bourget entreprend un voyage
de vérification. A Saint-Pétersbourg, chez le tsar, ou à
Vienne? Non pas. A Berlin? Pas davantage. A Rome?
Pas encore. A Londres? Il y est allé trop souvent pour
avoir besoin de se renseigner de ce côté-là. M. Paul
Bourget s'embarque pour New-York. Il en rapporte les
inestimables volumes à.' Outre-mer et ces puissants et pro-
fonds retours sur nous-mêmes, inspirés du spectacle de
la force, de l'efficacité de la tradition en un pays qui passe
pour le plus neuf du monde :
« Nous devons chercher tout ce qui reste de la vieille
France et nous y rattacher par toutes nos fibres, re-
trouver la province d'unité naturelle et héréditaire sous
le département artificiel et morcelé, l'autonomie munici-
pale sous la centralisation administrative, les universités
locales et fécondes sous notre Université officielle et
morte, reconstituer la famille terrienne par la liberté
de tester, protéger le travail par le rétablissement des
corporations, rendre à la vie religieuse sa vigueur et sa
dignité par la suppression du budget des cultes et par le
droit de posséder Ubrement assuré aux associations reh-
gieuses; en un mot, sur ce point comme sur l'autre,
défaire systématiquement l'œuvre meurtrière de la Révolu-
tion française. »
Aujourd'hui, les ennemis intéressés d'une pensée réno-
vatrice ne cessent de se repasser les uns aux autres, avec
une horreur comique, les derniers mots de cette sentence.
C'est que la parole a agi. Après avoir lentement germé, elle
a fleuri et fructifié. Mais elle avait commencé par tomber.
300 LES IDÉES POLITIQUES
semblait il, dans le silence et l'indifférence. En réalité,
elle ébranlait puissamment la réflexion d'un public
nouveau et obscur que Bourget ne connaissait guère,
s'il le connaissait, mais auquel il dévouait d'instinct ce
mémorable effort :
Jeunes hommes des temps qui ne sont pas encore,
O bataillons sacrés \
Franchissons quatre ou cinq médiocres années. Ce
que l'on peut nommer le nœud de la tragédie de la France
se forme entre 1897 et 1898. Un assaut révolutionnaire
est donné à la volonté de vivre du pays. Cette volonté
est profonde, mais, diffuse, elle se traduit mollement.
Au contraire, l'assaut n'exprime que des forces superfi-
cielles qu'il eût été facile de réduire et de vaincre : mais
il est violent et organisé. Il l'emporte. Il l'emporte faute
d'une bonne tête française et d'une poigne à la mesure
de la difficulté. Les dégâts de 1789, 1830 et 1848 sont
renouvelés, aggravés peut-être, dans cette Révolution
drej^usienne, qui aboutit au pillage des églises et au
désarmement national. Par la défaite provisoire qu'elle
impose ainsi à la France, la démocratie libérale désor-
ganise notre armée et lui crève les yeux : elle prononce
dans ses journaux et dans ses prétoires la condamnation
capitale des quinze cent mille jeunes morts de la guerre
future.
Il était difficile d'espérer en un tel moment ; mais on
l'a vu, les premières paroles d'espoir de Paul Bourget
avaient coïncidé avec l'aurore de la République républi-
caine, les secondes étaient contemporaines de la défaite
du boulangisme nationaliste, les troisièmes d'une épi-
démie d'attentats anarchistes : il n'est pas étonnant que
les quatrièmes aient jailH de circonstances où toute
ébauche de réalisation était et devait être considérée
comme le plus lointain, le plus inabordable des rêves !
Néanmoins ^ écoutez 1^'^ tprnv^'? d^ns lesquels le premier
DE M. PAUL BOURGET 301
volume des Œuvres complètes, paru en 1899, reprend les
pronostics de 1883 en les fortifiant soit de raisons nou-
velles, soit de corrections qui les précisent et les^ accen-
tuent. L'accroissement et les modifications apportés à
cette belle page font partie de l'histoire de l'esprit fran-
çais. Donnons-la tout entière, avec ses reprises :
« Il y a un mouvement secret des intelligences. Les
conceptions des Darwin et des Herbert Spencer se ré-
pandent dans l'atmosphère .spirituelle et pénètrent les
nouveaux venus avec une force d'autant plus grande
que leurs résultats se trouvent identiques aux principes
que l'instinct séculaire avait proclamés. Cette rencontre
imprévue est le fait le plus fécond peut-être de notre âge
en conséquences plus imprévues encore. Ayons confiance
dans la vertu de ces doctrines qui bouleverseront la poli-
tique par contre-coup, comme elles bouleversent les
lettres après avoir bouleversé les sciences naturelles. Un
temps approche où la société n'apparaîtra plus aux
adeptes de la philosophie de l'évolution, comme elle
apparaît aux regards des derniers héritiers de Rousseau.
On y verra, non plus la mise en œuvre d'un contrat
logique, mais bien le fonctionnement d'une fédération
d'organismes dont l'individu est la cellule. Une semblable
idée est grosse d'une morale pubhque complètement dif-
férente de celle qui nous régit à l'heure présente. Elle
aboutit, dès aujourd'hui, à une conception du droit
historique qui justifie les adeptes du droit divin, à mic
conception de l'hérédité qui justifie le principe de l'aris-
tocratie transmise, à une vue des rapports de la terre
avec l'homme, qui comporte le rétablissement des biens
de main-morte et des majorats. Bref, cet enseignement
de la science est la négation totale des faux dogmes
de 1789, et û faudra bien que le dix-neuvième siècle s'y
conforme, mais il lui faudra, poru cela, lutter contre la
démocratie et ranger définitivement cette forme infé-
rieure des sociétés à son rang de régression mentale. »
302 LES IDÉES POLlTigUES
Comme la pensée coule en flots limpides à travers la
souple et ferme canalisation du langage ! De tels discours
retiennent le profil de l'objet en fixant l'atmosphère des
sentiments qui le colorent. M. Paul Bourget n'a point de
rival dans cet art d'évoquer l'innervation délicate et
complexe d'une idée dans les réseaux flottants de l'esprit
public. Ce qui suit et décrit le flottement de la pensée
collective traduit une philosophie qui ne change pas.
Mais le langage serait moins beau si la pensée était moins
forte, moins utile, et ne laissait paraître tant de pitié
des hommes et de généreux amour de l'humanité !
Cela ne se voit pas? Cela se verra. Patientons tous un
peu. En 1899, il ne manque rien à la doctrine sociale de
Paul Bourget. Il n'y changera plus qu'un terme. En souve-
nir de Taine et de Spencer, l'individu lui paraît être encore
la cellule sociale. Bonald et Le Play vont lui révéler que
la dignité cellulaire appartient à la famille. Toutes les
autres corrections et additions de cette page de maître
expriment quinze années d'observations et de réflexions
siu le même objet douloureux, sur la même nation
éprouvée et vivace. La flamme de l'esprit passe et re-
passe avec une attention et vme sympathie passionnées
sur chaque trait des vérités à faire ressortir. Le texte
de 1883 portait une épigramme erronée à l'adresse des
derniers héritiers de l'esprit classique ; c'était le voca-
bulaire de Taine; le texte de 1899 substitue à ce signe
imparfait le nom exact de l'objet qu'il représentait :
« l'héritage de Rousseau. « Le premier texte parlait d'une
action directe des sciences naturelles sur la politique.
Le second, plus précis, stipule : « par contre-coup. »
Mais le développement décisif se marque au point vital
du système dessiné par M. Accard. Sur la précieuse ren-
contre des inductions et déductions de la science avec
l'instinct séculaire et le sens commun de l'histoire, sur le
concours significatif de la tradition et de la raison, le
DE M. PAUL BOURGET 303
nouveau texte ouvre la féconde série de ces grands
tableaux parallèles où Paul Bourget, romancier et socio-
logue, fera bientôt saisir au vif les accords de la pensée
pure et de la vie pour peu que la pensée ne tende pas à
sa propre mort, pour peu que cette vie dise sincèrement
la pensée spontanée de sa loi intime. Ce qu'a trouvé en
tâtonnant l'expérience des ancêtres se vérifie, se justifie
par la réflexion méthodique des descendants. ,
A quarante-huit ans la pensée de Bourget entrait ainsi
à pleine voile dans les directions qu'il avait repérées au
sortir de sa laborieuse jeunesse. Directions pathétiques
par les rumeius d'idées qu'elle éveille dans tout honrnie
bien né, et direction fertile par les certitudes et les espoirs
qu'elle épanouit.
Néanmoins, le dix-neuvième siècle se ferme sur la
victoire de la Révolution, par le triomphe d'une Répu-
blique personnifiée dans son ordre administratif par
M. Loubet, dans son progrès moral par M. Jaurès, et
j'ose dire avec une égale médiocrité des deux parts.
Cette victoire, avec des apparences de force et de durée,
ne se soutiendra pas plus de quatre ou cinq ans, jusqu'aux
premiers heurts du poing et du fer étranger à la porte de
la patrie. Mais, dès les premiers temps de cette période,
une espèce de découragement fut sensible chez plusieurs
des vainqueurs, les plus intelligents, les plus droits. Une
réaction morale, nourrie d'un mouvement de contre-
révolution intellectuelle latente, se frayait une voie
secrète et rapide vers les sommets. M. Daniel Halévy
a constaté ce malaise suivi de revirement graduel, dans
son Apologie pour notre jeunesse. En a-t-il dit la cause?
Qu'il relise les méditations, les suggestions politiques et
sociales que Paul Bourget accumulait en France depuis
près de vingt ans : toutes les strophes du nouveau chant
séculaire s'y retrouveront vers à vers.
Je voudrais l'engager aussi à relire la très belle lettre
304 LES IDÉES POLITIQUES
datée de Douvres, le 19 août 1900, adressée à l'autenr de
VEnqttête sur la monarchie. Quand j'y serais moins inté-
ressé, je ne saurais oublier ce témoignage mémorable
rendu à « la ïtaute doctrive de construction et de réparation
qui se dégage avec une égale netteté des traités de Bonald
et des études de mœurs de Balzac, des monographies de
Le Play et du vaste ouvrage historique de Taine, les plus
grands génies de philosophie sociale qu'ait eus la France
du dix-neuvième siècle. « Paul Bourget écrivait :
« Si j'avais à caractériser cette Enquête, je dirais que
son trait saillant est celui-là : l'emploi de la bonne
méthode intellectuelle qui fut aussi celle des quatre
adversaires de la Révolution, dont je viens de citer les
noms. C'est une démonstration, après tant d'autres, de
cette vérité... que la solution monarchique est la seule
qui soit conforme aux enseignements les plus récents de
la science.
« Il est bien remarquable, en effet, que toutes les hypo-
thèses sur lesquelles s'est faite la Révolution se trouvent
absoliunent contraires aux conditions que notre philo-
sophie de la nature, appuj^ée sur l'expérience, nous
indique aujoiurd'hui comme les lois les plus probables de
la santé poHtique. Pour ne citer que quelques exemples
et de première évidence : la science nous donne comme
une des lois les plus constamment vérifiées que tous les
développements de la vie se font par continuité. Appli-
quant ce principe à ce que Rivarol appelait déjà le corps
social, on trouvera qu'il est exactement l'inverse de cette
loi du nombre, ou — pour parler le langage électoral : de
la souveraineté du peuple — qui place l'origine du pouvoir
dans la majorité actuelle et, par suite, interdit nécessai-
rement au pays toute activité prolongée. Que dit encore
la science? Qu'ime autre loi du développement de la
vie est la sélection, c'est-à-dire l'hérédité fixée. Quoi de
plus contraire à ce principe dans l'ordre social que l'éga-
lité? Que dit encore la science? qu'un des facteurs les
DE M. PAUL BOURGET 305
plus puissants de la personnalité humaine est la race,
cette énergie accumulée par nos ancêtres, par ces morts
qui parlent, pour emprunter sa saisissante image à M. de
Vogue. Rien de plus contraire à ce principe que cette
formule des Droits de l'homme qui pose, comme donnée
première du problème gouvernemental, l'homme en soi,
la plus vide, la plus irréelle des abstractions... On conti-
nuerait aisément cette revue, et l'on démontrerait sans
peine que l'idéal démocratique n'est, dans son ensemble
et dans son détail, qu'un résumé d'erreurs, toutes aussi
grossières.
« Que l'on essaie la même critique sur la formule mo-
narchiste. Que trouvera-t-on? Pour nous en tenir aux
trois points indiqués tout à l'heure, qu'est-ce que la
permanence de l'autorité royale dans une même famille,
sinon la continuité assurée? Qu'est-ce que la noblesse
ouverte — elle le fut toujours, — l'aristocratie recrutée de
l'ancien régime, sinon la sélection organisée? Qu'est-ce
que l'appel à la tradition, sinon l'appel à la race? Et ainsi
du reste.
« Cette conformité de la doctrine monarchique avec les
vérités reconnues aujourd'hui par la science est un des
faits rassurants de la triste époque que nous traversons.
Il est aussi gros de conséquences qu'autrefois l'accord de
la forme républicaine avec la philosophie de Rousseau.
Qu'un homme comme Taine soit arrivé, par la seule
étude des documents et avec une psychologie toute expé-
rimentale, à une vue de la Révolution identique à celle
de Bonald, c'est, dans l'histoire de la conscience française,
un événement énorme et dont la portée commence à se
révéler. Nous voyons grandir autour de nous une géné-
ration instruite par l'histoire et qui va recherchant la
vitalité nationale où elle est, dans la plus profonde
France. Cette génération doit nécessairement aboutir
à ce que vous avez appelé, d'un terme si juste, le nationa-
Hsme intégral, c'est-à-dire à la monarchie. Il était bon
30G LES IDÉES POLITIQUES
qu'à ceux d'entre ces jeunes gens, les ouvriers de demain
qui hésitent encore, il fût démontré que le programme
de la restauration monarchique est le plus large, le mieux
étabU, le plus intelligent de ceux qui s'offrent aujourd'hui
aux bons Français. »
Retenons le nouveau recours à la jeunesse ! Et com-
prenons bien ce que le maître enseigne. La Renaissance
nationale était en chemin, orientée par des considérations
très diverses, quelques-unes très contiguës, quelques
autres éloignées et hétérogènes, toutes sympathiques et
convergentes. Pour certains esprits, le retour à la plus
profonde France procédait de leur expérience personnelle ;
ils suivaient la voix claire et distincte de leurs senti-
ments naturels les plus nobles. D'autres subissaient les
justes conséquences de leurs spéculations sur l'essence
des Lettres et des Arts. D'autres encore voyaient l'Eiuope
autoritaire et nationahste, organisée et menaçante.
D'autres suivaient tout bonnement les préceptes de l'his-
toire de leur pays. Il en était enfin que menait le souc
de faire la synthèse de tout ce que le dix-neuvième siècle
avait laissé de constructeur, ou de non destructeur. Entre
eux tous, mais à leur tête, Paul Bourget occupait ime
position très particuhère et la mieux définie : à la diffé-
rence d'un Renan, d'un Barrés, de leurs disciples ou com-
pagnons, Bourget, fidèle à la leçon de Taine, avait écouté
presque uniquement le conseil des sciences de la nature.
D'après ses références continuelles à Spencer et à Darwin,
on peut dire, en termes barbares, que sa sociologie sort
tout entière de la Biologie.
Que vaut ce processus? Mais d'abord ne nous trompons
pas sur sa nature. Il serait absurde de prendre une
extension des lois de la vie animale à la vie sociale pour
un processus de démonstration ; on ne déduit pas l'in-
DE M. PAUL BOURGET 307
connu du mal connu. L'identité, l'analogie des lois vi-
tales et des lois sociales peut être vraie, ou peut être
fausse : c'est une hypothèse plausible sans doute, mais
dont on discute ; on ne fait pas la preuve à l'aide de ce
qui demeure à prouver. Les publicistes démocrates-chré-
tiens ou radicaux qui ont échaf audé sur ce point tant de
doctes remarques enfonçaient une porte ouverte, et ja-
mais Bourget n'a songé à établir, dans un syllogisme,
une conclusion sociale sur des prémisses de science médi-
cale. Mais il a fait deux autres choses infiniment plus
intéressantes et, dans leur ordre, décisives.
D'abord, historien des idées pour l'histoire des hommes,
il s'est placé au point de vue des conséquences humaines
des doctrines avant de traiter de leur vérité intrinsèque.
Que l'assimilation des organismes et des sociétés soit ou
non légitime, que l'on ait ou non le droit de conclure de la
discipline imposée aux corps vivants pour condition de leur
vie, à la discipUne des personnes humaines pour les con-
ditions de leur société (et de leur vie encore), qu'il y ait
ou non des sanctions égales (la maladie, la mort) pour
les infractions à ces deux sortes de disciplines, un fait
préalable s'impose : la naissance, le succès, le progrès de
ce rapprochement dans l'esprit public forment un phé-
nomène qui, par lui-même, menace la doctrine de l'in-
dividu-roi, de l'individu-Dieu, de l'individu incondi-
tionné, doctrine qui gouverne toute la démocratie libérale.
Or, le fait de ce rapprochement n'est pas douteux. Ce ne
sont pas des Uvres, mais des bibliothèques, c'est le voca-
bulaire courant tout entier, qui manifestent la vulgarisa-
tion de l'esprit scientifique appUquée au domaine poli-
tique : les Gambetta et les Ferry eux-mêmes invoquaient
déjà la science pour dernier recours quand il fallait « sé-
rier » les réformes, ou défendre l'opportunisme contre les
vieilles barbes de 1848, absolutistes, métaphysiques et
mystiques. Bourget a donc bien vu. II a aussi bien prévu
ce qui devait suivre. Le crédit de la science dans la
308 LES IDÉES POLITIQUES
politique y devait accréditer ce principe que l'homme
législateur n'est pas maître de faire ses quatre volontés,
qu'il y a des lois, non seulement des lois morales, mais
des lois physiques, capables de le châtier ou de le récom-
penser : que l'État et les sociétés assurent leur vie en
observant ces lois, mais encourent de graves dangers
quand ils les violent- Ce n'est pas tout. Plus encore que
l'existence des lois, la teneur de ces lois naturelles dérivées
de l'évolution animale choque directement le principe du
contrat social. Une société peut tendre à l'égalité, mais
en biologie, l'égalité n'est qu'au cimetière ; plus l'être vit
et se perfectionne, plus la division du travail entraîne
J'inégaUté des fonctions, laquelle entraîne une différen-
ciation des organes et leur inégaUté, même l'inégalité de
leurs éléments, de quelque identité originelle que ces élé-
ments primitifs se prévalent : l'égalité peut être au bas
degré de l'échelle, au départ de la vie, elle est 'détruite par
les progrès de la même vie. Le progrès est aristocrate. Cela
ne prouve certes pas (pas encore) que notre progrès
social doive s'accomplir de même manière que le progrès
animal, aux dépens de l'égalité des individus ; cela ne
prouve pas (pas encore) que les fonctions et les organes
de l'État doivent être inégaux. Toutefois cela introduit
dans les esprits réfléchis, avec les notions claires des
démarches constantes de la nature, le sentiment que ces
démarches ne sont pas du tout celles que nous propose
le dogme révolutionnaire. Ces esprits réfléchis sont ainsi
conduits à hésiter entre deux conjectures : peut-être
existe- t-il dans la nature universelle un règne humain,
étabh comme un empire dans un empire et dont la
réglementation générale, différant de toutes les autres
lois naturelles, leur est tout à fait opposée et' en comporte
le renversement absolu ; peut-être aussi, car la première
hypothèse, peu vraisemblable-, choque toutes les idées
du temps, peut-être l'esprit révolutionnaire se trompe-
t-il et le statut du genre humain doit-il faire aussi une
DE M. PAUL BOURGET 309
large part aux lois d'autorité et de hiérarchie qui sont la
providence visible des autres êtres...
Tel est le premier résultat obtenu par Paul Bmirget.
Voici le second. Il ne lui suffisait pas d'ouvrir un grand
et vaste public nouveau à l'autorité de la science, il en
chassait, en même temps, une superstition qu'il y avait
rencontrée. Pour combattre toutes les traditions reli-
gieuses, morales et sociales, l'esprit révolutionnaire s'était
tout d'abord présenté comme le lieutenant de la science,
son ayant droit, son héritier présomptif. Et l'esprit révo-
lutionnaire enseignait la science contre les religions,
mais aussi contre les gouvernements. Si, jusqu'à un cer-
tain point, la négation du métaphysique et du révélé, du
surnaturel et du miraculeux, pouvait se prévaloir d'un
certain progrès général de la connaissance du monde phy-
sique, celle-ci n'apportait rien ni ne pouvait rien apporter
à la critique des autorités et des inégalités à laquelle s'ap-
pUque essentiellement la démocratie. La critique démo-
cratique n'est pas physique, elle est métaphysique. Elle
n'est pas née de la science, mais d'ime religion, et fausse.
Néanmoins, la confusion était générale, elle a été faite long-
temps. Ni Gambetta ni Ferry ne s'imaginaient de quelles
verges ils allaient se faire fouetter quand ils patronnaient
le culte de l'instruction et la religion de la science. Quand
l'internationahste Pottier proclamait que « la raison
tonne en son cratère », il voulait dire, comme ses maîtres,
qu'avec la raison, la connaissance des minéraux, des
végétaux et des animaux militait pour la cause sacrée
de la Révolution. Nous avons assisté à un assez rapide
changement de front sur ce point. Le principal critique
de M. Paul Bourget et le plus obstiné défenseur de la
démocratie, M. Bougie, a dû reconnaître que la science
ne disait absolument rien en faveur des « idées modernes »
et que de ce côté la voie était libre à l'affirmation comme
à la négation. La voie libre : le bel aveu ! Et pour Bourget,
la belle victoire ! Elle est comparable à celle de Bossuet
3T0 LES IDÉES POLITIQUES
quand l'Histoire des variations eut obligé les réformés à
renoncer à la thèse de l'unité de leur église, à convenir de
la diversité et de la discontinuité de leurs confessions,
par conséquent à renverser du tout au tout leur apo-
logétique. L'adversaire était délogé de positions indues,
une arme déloyale lui était arrachée, le chœiu- des proba-
bilités et des vraisemblances était retourné contre lui :
comme l'astronomie du seizième siècle et la physique du
dix-septième avaient détaché les imaginations du concept
médiéval qui faisait de l'homme en prière le centre
absolu de la terre et des cieux, le préjugé biologique du
dix-neuvième les détachait de tout ce qui accréditait le
concept démocrate et libéral du peuple souverain ; la
mystique révolutionnaire en devenait provisoirement
impossible.
Toutefois, l'avantage n'aurait pas eu de lendemain
dans le cas où l'argumentation biologique de Paul
Bourget eût reposé, comme celle de Voltaire et de son
école, sur des confusions de points de vue ou des assimi-
lations sans support. Mais le cas est tout autre. Autant
la méthode biologique comportait de danger si on l'eût
maniée au titre de preuve, autant elle offre d'intérêt
comme stimulant de la réflexion et instrument de la
découverte, les idées sociales obtenues par cette voie pou-
vant être vérifiées et démontrées par une autre voie.
Ne craignons pas de trop accorder à l'analogie dans
cet ordre. Elle est la reine de l'investigation poiu: toutes
les disciplines du savoir. Quelque différence qu'il y ait
entre l'intestin, le foie, le cerveau chez l'homme et
chez les divers mammifères, personne n'hésite à instituer
entre ces organes des observations et des comparaisons
dont profite la connaissance. Comment les lois très géné-
rales qui sont valables, pour tous les degrés de l'être,
depuis le bathybius jusqu'au chimpanzé, n'auraient-elles
aucun sens pour l'humanité ! Cela reviendrait à dire que
le rocher, la plante, la bête sont des êtres pesants, mais
DE M. PAUL BOURGET 3^1
que l'homme social n'a rien à voir avec la balance et les
poids. L'unité du plan de la vie s'interromprait absolu-
ment et sous tous les rapports au seuil de la société
humaine. Même en admettant que nous soyons placés
en dehors de la série animale, pétris et façonnés d'un
autre limon que tout ce qui vit, est-il moralement pos-
sible que nous n'ayons aucune sorte d'affinité avec cette
nature qui nous entoure et qui nous presse? Les pré-
cautions banales qui empêchent de mourir l'universalité
des races animées ne prendraient pas la moindre part à la
sauvegarde de notre vie ! Si les « sublimes animaux »
chers au poète romantique sont aptes à nous offrir des
modèles de stoïcisme moral, il serait tout au moins rai-
sonnable de ne pas refuser non plus leurs leçons de per-
sévérance dans l'être, de résistance matérielle, de pros-
périté et de durée physiques. Tel est au surplus le
réflexe spontané de l'esprit humain : la sagesse des
nations ne s'en est jamais privée ; ses fables, ses dictons
ont souvent fait valoir les rapports parallèles des membres
et de l'estomac, des rois et des nations. Les langues
humaines identifient couramment le corps social et le
peuple, les têtes et les chefs. Pure présomption? Peut-être.
L'immense ratification générale apportée par les sciences
de la nature n'est pareillement qu'une présomption. Mais
cette présomption est corroborée : lorsqu'on aborde
l'étude et l'histoire propre des phénomènes spéciaux à
l'homme, la doctrine aristocratique et monarchique est
démontrée à sa place et à sa manière. Comte et Fustel
peuvent confirmer Taine et Bourget, les lois spécifiques
qui gardent de la mort l'homme en société ne sont pas
celles des abeilles et des fourmis, elles sont du même
ordre, de la même famille et s'accordent à refouler tout
système de démocratie dans les conditions du mal et de
la mort. Dès lors, toutes les présomptions qui avaient
annoncé ou fait pressentir la preuve directe, l'enveloppent
de ce doux rayonnement d'évidences persuasives qui sont
312 LES IDÉES POLITIQUES
à la vérité, contemplées face à face, ce qu'est le jeu flatteur
de la phosphorescence aux flèches rectihgncs, aux coups
droits de la lumière pure. Celle-ci fait son œuvre, le reste
tient la place du plus utile des ornements. L'évolution
peut passer de mode, le fanatisme de la science peut être
ramené aux mesures du « scientisme », même pour
Bourget et pour ses proches disciples ; leur construction
sociale et pohtique tient par sa force et par sa masse,
elle ne sera pas ébranlée.
Au surplus, ces raisons strictement humaines, stricte-
ment issues de sciences sociales et politiques, pour vouloir
le mariage indissoluble, la famille stable, l'héritage trans-
mis, le métier continué de père en fils, la province auto-
nome, l'État aristocrate ou royal, la religion souveraine,
Paul Bovirget n'a pas cessé de les amasser, de les attester
et de les préciser. Il n'eût pas été l'homme de la « soumis-
sion à l'objet » s'il eût négligé d'appréhender ses prin-
cipes régulateurs dans l'humanité de chair et d'os pour
laquelle il avait toujours travaillé. Surtout il a voulu
voir ces principes briller, parler, agir en des hommes et
des femmes animés du feu de la vie. Le romancier est un
rêveur de destinées, un inventeur d'êtres : il vient au
secours de l'analyste clinicien en lui permettant de repré-
senter de façon concrète i'involution et l'évolution des
personnes aux prises avec les lois de leur milieu social.
Le roman d'idées morales lui était famiher depuis h
Disciple. C'est vers le roman d'idées sociales que l'orienta
ce souci de vérifier sa doctrine, ce désir d'y ajouter des
confirmations imagées. L'hypothèse du récit, l'hypo-
thèse du drame se forme dans le voisinage de telle crise
sociale flagrante, crise déterminée par telle erreur
observée et déterminée : étant donné le cœur et l'esprit
de l'homme, étant donné telle ou telle carence publique
DE M. PAUL BOURGET 313
des lois, des mœurs, des institutions, qu'arrivera-t-il? Ce
qui arrive, ce qui peut et doit arriver nous est déroulé
comme une suite d'observations idéales où l'expérience
et la logique se soutiennent et se stimulent l'une par
l'a-utre ; tout ce que le poète sait de la vie, tout ce qu'il
en imagine est apporté en contribution sous le contrôle
vigilant d'un esprit critique aiguisé qu'oriente une doc-
trine supérieure.
Si les conclusions de ces récits, lem- morale étaient
arbitraires, il serait facile de le montrer : soit que l'excès
de la logique eût faussé la vie, soit que la complaisance
du conteur eût fait plier l'idée directrice. Malheureuse-
ment pour eux, la plupart des critiques de Bourget ont
été condamnés à fausser leur compte rendu et à frauder
leur analyse toutes les fois qu'ils ont voulu le trouver
en défaut sur l'article essentiel : tous ressemblent un peu
à ce critique genevois qui, pour triompher de l'Etape,
racontait tout d'abord que le livre, écrit en haine du pro-
testantisme, était destiné à établir la nécessité fatale de
l'infortune et de la déchéance au foyer d'un universitaire
protestant. Ce beau critique n'oubliait qu'un point :
l'universitaire de l'Etape n'est pas un protestant.
Ainsi pour réfuter, il faut dénaturer : quel signe et
quel honneur!
Certaines de ces fraudes sont volontaires, conscientes,
délibérées : payées. Elles expriment un désir et un intérêt.
Ceux dont la démocratie pétrit le pain quotidien seraient
bien empêchés de gagner leur vie autrement. On com-
prend qu'ils refusent de se laisser éliminer sans combat.
S'il n'en coûtait qu'un assortiment de mensonges, ce ne
serait pas cher au gré de ces messieurs. Les erreurs du
public sont plus innocentes que celles de ces mauvais
maîtres : de fort braves gens supposent encore qu'un doc-
trinaire antidémocratique, étant aristocrate, redoute ou
méprise le peuple, et veut l'enfermer à perpétuité, de père
en fils et en petit- fils, dans la catégorie des travaux ma-
jl4 LES IDKES POLITIQUES
nuels et des médiocres fortunes. Ces sottises proviennent
en grande partie d'une lecture mal conduite de l'Étape,
livre type auquel il est juste de s'arrêter.
J'ouvre le premier dictionnaire, et je vois qu'une
« étape » est le lieu où s'arrêtent les troupes en mouve-
ment, non pas des troupes immobiles : il ne devrait pas
être possible de reprocher à l'auteur d'une Étape d'avoir
prêché l'immobilité des familles et des métiers. J'ouvre
l'Histoire de l'ancienne France. On y voit à toutes les
pages comment les hautes classes n'ont cessé d'y être
renouvelées par l'arrivée de familles et de tribus entières
venues du peuple : la guerre de Cent ans avait fait un
énorme carnage de l'aristocratie militaire ; comment
s'est-elle renouvelée? Les guerres de rehgion n'avaient
pas été beaucoup moins meurtrières : comment pût-il
rester des « nobles » sans le mouvement de transfert qui
faisait passer la « robe » dans « l'épée » et qui renouvelait
la « robe » presque d'un bout à l'autre? Comment expli-
quer autrement ce règne de Louis XIV, « règne de vile
bom-geoisie », disait Saint-Simon, qui porta la bourgeoisie
à tous les sommets? Bien avant Louis XIV, la règle
constante de l'État royal était de recruter ses hommes
parmi les clercs et les bourgeois : un royaliste comme
Bourget doit savoir la politique de ses rois ! Est-ce qu'il
l'a contredite? Je reviens à son livre et qu'est-ce que j'y
vois, au premier plan? Une silhouette de jeune aristo-
crate en train de déchoir. Reconnaître le fait de la dé-
chéance possible, c'est aussi reconnaître que le déchu,
s'il continue à rouler, laissera une place vide et que cette
place à prendre sera acquise ou conquise par de plus
dignes, venus de plus bas ou de moins haut. Tout esprit
loyal se rend compte d'ailleurs que le difficile n'est pa^
à' arriver, mais de tenir de père en fils : les hauteurs so-
ciales et même les places moyennes sont extrêmement
malaisées à conserver au delà de la première ou de la
seconde génération : les tentations sont fortes, l'amollis-
DE M. PAUL BOURGET 315
sèment est aisé, la chute probable. Comment les tâches
de direction sociale seraient-elles exercées, au gré du
romancier-philosophe, sans ce puissant et vaste mouve-
ment spontané de translation séculaire qui apporte les
bons, emporte les mauvais? La merveille n'est pas que
beaucoup se remplacent, c'est qu'un petit nombre ne
soit pas remplacé. Quelques familles ont la vie dure par
l'énergie de la fibre, la solidité de la tradition et la qualité
de l'effort. Elles sont peu. L'État doit plutôt les aider :
c'est l'élimination qui est le droit commun.
Bourget en doute- t-il? Non seulement il l'admet, mais
il l'enseigne. Ce qu'il ajoute c'est que, le mouvement
naturel se faisant de lui-même, il est, en général, nuisible
de le stimuler et de le provoquer artificiellement, comme
le fait l'État dans les démocraties. Il ajoute que la vitesse
de ce mouvement ne doit pas être accélérée contre tout
bon sens. L'être qui se déclasse, s'il le fait sans raison ou
trop vite, risque de se faire du mal et d'en faire aux
autres : un mal double et triple dont il faudrait faire
l'économie dans l'intérêt de chacun et de tous.
L'esprit révolutionnaire croit la poUtique appelée à
distribuer des prix aux individus, il ignore que la fonction
politique est de faire prospérer la communauté. Où la
sagesse universelle pense bonheur collectif, bien pubUc,
unité collective, c'est-à-dire famille, État, nation, l'esprit
révolutionnaire pense bonheur et satisfaction du privé.
Naturellement, au premier bruit de la nouvelle, l'indi-
vidu accourt, frémissant, demandant sa part. Mais il
y est trompé et cette part est vaine. Ce qui fait le malheur
des groupes qui l'engendrent fait très rarement son
bonheur ; ce qui ferait la paix et l'ordre de ces groupes
ferait très fréquemment son ordre et sa paix. L'on appau-
vrit la substance d'un pays, l'on anémie un peuple quand
on soutient que tout enfant inteUigent doit passer, comme
de roture en noblesse, du travail manuel des champs au
travail manuel de la plume, échanger sa blouse contre la
3l6 LES IDÉES POLITIQUES
jaquette ou le veston du petit employé et de l'instituteur ;
l'ordre de la communauté en souîïre évidemment, mais
le titulaire de ce transfert n'en est pas enrichi ni amélioré
nécessairement; s'il peut l'enorgueillir, cet avancement
comporte aussi une rupture d'habitudes par défaut de
préparation, qui peut le faire souffrir en l'exposant à
des déboires et à des chagrins qui ne seront pas com-
pensés. La tragique histoire des Monneron ne signifia-
pas que la famille ne doive pas avancer, mais qu'il
serait avantageux pour elle de commencer par avancer
sans se déplacer ni se déclasser. Le fils du laboureur qui
s'arrondit sur son sol et progresse dans son métier, s'il
se développe et se cultive sur place, représente sans doute
un ordre de richesses morales et sociales incomparables :
élément de progrès certain, exemple de transformation
bienfaisante, modèle vivant d'une prospérité mesurée
incorporée à la substance même de la vie populaire, peut-
être aussi qu'en outre, il représentera une féUcité per-
sonnelle supérieure à celle du fils de paysan transplanté
dans la bourgeoisie par réquisition de l'État,
Même les aptitudes Uttéraires ne devraient pas suffire à
déterminer cette migration sociale : le Monneron de
Paul Bourget est un lettré d'un goût exquis. N'aurait-il
pu trouver la voie de son destin particuHer sans troubler
l'ordre du développement de sa race? Si on l'imagine
fidèle au champ et à la charrue de ses pères, le talent et
l'amour l'auraient tourné peut-être à quelque poésie ;
au heu d'enseigner Virgile et Cicéron à de petits potaches,
il aiu-ait forgé pour son compte entre deux sillons quel-
qu'une de ces merveilleuses complaintes que se trans-
mettent nos paysans et nos pâtres, comme l'honneur
durable de leur patrie rustique : toutes choses égales d'ail-
leurs, une bonne petite édition du Songe et du Coq pour
les classes est-elle nécessairement supérieure à la chanson
triste ou joj'^euse léguée à la solide mémoire d'un vieux
Ijavs!* Ou'e>ît-c<^ qui est hji;s- Ou'ost-ce qui est moins?
DE M. PAUL BOURGET 317
Le préjugé démocratique se croit capable de choisir, il
prononce, il préfère sans appel ni débat. L'expérience
montre si le choix de la vanité et de l'ambition inconsidé-
rées est aussi sûr et favorable qu'il le paraît ! Que de
dégâts ! Que de naufrages ! Un peu de réflexion aurait dû
éveiller, à défaut de prudence, les sourires de la pitié.
Pourquoi la réaction du bon sens, encore timide
aujourd'hui, était-elle presque muette aux temps où Paul
Bourget entreprenait de populariser en les illustrant ces
retours aux vérités premières qui sont le salut? Ni
l'honneur, ni la vertu, ni la bonté, ni l'énergie, ni l'in-
telligence, ni, à raison plus forte, ce qu'on appelle le
bonheur, ne sont enchaînés à un palier social quel-
conque : aucun de ces biens, les vrais biens, ne varie avec
les barreaux d'une échelle de cursus honorum. Le cœur
et l'esprit de l'homme moderne seraient moins misérables
si les idées fausses dont la circulation est officielle ne
les avaient complètement aveuglés sur ce point. Bourget
s'occupe d'ouvrir les yeux. Lorsque le mal est incurable,
il le plaint. L'analyse inspirée par la sympathie se résout
en compassion douloureuse.
Ainsi ce qui semblait hautain et rigoureux, algébrique,
insensible et presque méchant découvre son vrai fond,
qui est juste, cordial et bon. Il en est de ces vues comme
du livre de l'Apocalypse, amer aux lèvres, doux au ccem" :
la satisfaction virile qu'elles rayonnent suppose chez
l'auteur un désir vigilant, une robuste volonté d'agir, de
servir, de guérir. On ne comprendra tout à fait ce que sont
le démocrate et l'antidémocrate qu'en se rendant compte
de ces éléments de la sensibilité puissante, profonde,
voilée qui anime l'œuvre et qui passionne la doctrine
de Paul Bourget. Que l'on compare cette large et tendre
amitié humaine aux envies, aux jalousies, aux cupidités,
à la haine semées et cultivées avec tant de soin, par ses
censeurs et ses ennemis! Il est naturel que ces basses
JiS LHS IDEES POLITIQUES DE PAUL BOURGF.T
passions se dépensent, de temps immémorial, à fabriquer
d'absurdes fables, plus nuisibles encore que flatteuses ou
spécieuses. Il est naturel qu'une démophilie généreuse,
corollaire naturel du patriotisme, compose et offre au
peuple les simples et fortes nourritures du vrai. Mais
il faut bien aimer ce peuple et beaucoup l'estimer et le
respecter, pour lui proposer ce "que lui refuse ou lui cache
l'assemblée de ses courtisans ! Bourget écrivain est plus
et mieux que populaire ; Bourget politique et sociologue
ne l'est pas encore. Il le sera. Il faut qu'il le soit. Sinon,
quelle ingrate injustice ! Nous sommes quelques-uns à le
savoir et dont le nombre va croissant : il n'est point de
piété, si profonde soit-eUe, qui atteigne aux magni^cences
du bienfait que ce bon génie distribue à sa patrie depuis
si longtemps !
CHARLES MAURRAS.
LES IDÉES MÉDICALES
DE PAUL BOURGET
C'est une joie pour moi, qui aime Paul Bourget d'une
affection profonde, mais c'est en même temps un honneur
qui m'effraye que d'avoir, en ce jour qui consacre la pure
gloire d'un écrivain sincère et cinquante années d'un
labeur magnifique, à venir parler ici des idées médicales
éparses dans son œuvre.
C'est qu'en effet les choses de la médecine y tiennent
une grande place, — de plus en plus grande, à mesure
que cette œuvre se développe, que les études s'ajoutent
aux études, que les romans, souvent d'une si grande
puissance dramatique, s'ajoutent aux romans : car Paul
Bourget ne connaît pas le repos ! Il se repose dans le
travail — qu'il soit dans son modeste cabinet de Paris,
avec sa table surchargée de papiers et de livres, ses murs
tapissés de bibliothèques ou animés par l'image des
hommes qu'il considère comme les maîtres de sa pensée
— ou qu'il soit dans son admirable ermitage de la côte
enchantée, maison charmante, demeure hospitalière où le
travail est doux, au milieu des arbres, qu'il aime, près de
ce bois sacré où il promène chaque jour son rêve solitaire.
Et d'abord, que faut-il entendre par « idées médicales »?
Il y a en médecine des faits, parfois éclatants, souvent
obscurs, d'une observation difficile et d'une interpréta-
320 LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET
tion plus difficile encore. Et cela est vrai surtout dans le
domaine de la médecine mentale, de cette pathologie
de l'esprit à laquelle Bourget s'est attaché avec passion.
C'est dans cette interprétation des faits, ce n'est pas
dans leur simple constatation, que ceux qui les étu-
dient peuvent manifester des idées et que chacun, sui-
vant ses goûts, ses tendances, son éducation ou la tour-
nure de son esprit peut, soit adopter les idées reçues,
soit, quand il est de ceux qui ne suivent pas aveuglé-
ment les sentiers battus et qui conservent la liberté de
leur esprit, en formuler de nouvelles.
Mais pour pouvoir parler, sans errer à chaque mot, des
choses de la médecine, il faut s'en être beaucoup occupé.
Il n'est peut-être aucune science qui soit, aussi peu pré-
cise que la médecine, et dont il soit, pour ceux qui la con-
naissent mal, aussi difficile de parler sans risquer de com-
mettre à chaque instant les plus impardonnables erreurs !
Or ces erreurs n'existent pas dans l'œuvre de Bourget
oii cependant les allusions médicales sont à la fois si nom-
breuses et si variées. Elles n'existent pas, parce que Paul
Bourget n'a jamais parlé que de ce qu'il connaissait —
et connaissait bien. Il y a là un admirable exemple de pro-
bité littéraire ! Il est si facile pour un homme doué d'une
imagination puissante de se laisser entraîner à des descrip-
tions d'allure un peu incertaines, dont les termes imprécis
s'accommodent fort bien des obscurités de la médecine
et peuvent même paraître à ceux qui ne connaissent pas
le fond des choses, et qui sont le très grand nombre, comme
autant de témoignages de la sincérité de l'auteur !... Ce
sont là des libertés que Paul Bourget ne s'est jamais per-
mises — que ce soit dans l'analyse délicate et subtile des
défaillances morbides d'un esprit ou d'un caractère, que
ce soit dans la description et le développement des symp-
tômes d'une maladie ou la représentation de quelque
opération chirurgicale, tout est précis, tout est exact,
tout est vrai, parce que ses descriptions sont le fruit d'une
LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET 32I
éducation médicale très développée et d'un long com-
merce spirituel avec des médecins qui furent en même
temps ses amis.
Paul Bourget a eu toute sa vie la passion de la méde-
cine. Il l'a eue depuis sa jeunesse, il l'a eue presque depuis
son enfance ! Au lycée, il l'associait à sa passion pour
la littérature. Dès la fin de ses études, il déclara à son
père qu'il voulait être médecin, et il commença à suivre
à r Hôtel-Dieu le service de Maisonneuve, qui a laissé
dans l'esprit de tous ceux qui l'ont vu à l'œuvre une
impression profonde. C'était un chirurgien merveilleux,
un des opérateurs les plus prestigieux de tous les temps,
le plus hardi de son époque, qui a laissé un grand nom et
des découvertes qui le sauveront de l'oubli ! Il n'est pas
douteux que ce passage dans le vieil et som.bre Hôtel-
Dieu, dans le service d'un homme qui n'avait pas
encore dépouillé les habitudes de la chirurgie ancienne et
qui était coutumier de prouesses d'opérations extraordi-
naires, n'ait été pour quelque chose dans les peintures
chirurgicales qui apparaissent de temps en temps dans
les livres de Bourget. Et ce goût de la chirurgie qui
pendant de longues années s'est effacé devant sa passion
dominante pour les analyses plus subtiles de la psychia-
trie, s'est réveillé plus tard, aux jours sombres de la
lutte et du sacrifice. Au début de la guerre, alors que
Bourget s'efforçait de soutenir le courage et l'énergie
morale de tous et qu'il était de ceux auxquels leurs an-
goisses patriotiques inspiraient les paroles qui savent
ramener l'espérance dans les cœurs défaillants, il pensa
qu'il ne lui suffisait pas de combattre à sa manière le bon
combat. Malgré son âge, il n'hésita pas à reprendre le
chemin de l'Hôpital, et cet homme, qui tenait une si
grande place dans l'élite intellectuelle de son pays, donna
l'exemple magnifique de servir comme le plus humble
des étudiants, mettant son dévouement et tout ce qu'il
pouvait avoir d'activité physique, au service du chi-
R. H. 1923. — XII. 3. IT
322 LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET
rurgien qui, à l'Hôpital de Clermont, donnait des soins
aux blessés arrivant des champs de bataille !
Cependant, l'étudiant passionné pour la médecine
l'était davantage encore pour la littérature. Il lisait beau-
coup, il faisait des vers — et sans doute les faisait bien —
il ébauchait des romans et ses études médicales s'en res-
sentaient assez pour que son père, qui se rendait compte
de ses dispositions littéraires, voulût qu'il abandonnât
l'Hôpital pour se préparer à l'École Normale. Son père
avait d'ailleurs de lourdes charges ; il ne pouvait subvenir
indéfiniment aux besoins d'un fils qui semblait s'orienter
vers une carrière incertaine et difficile. Il voyait pour ce
fils, dans l'École Normale, la sécurité d'un avenir hono-
rable et il le mit en demeure de suivre son désir ou de
s'arranger pour se suffire. Bourget, qui sentait sans doute
obscurément qu'il portait en lui-même la force d'arriver
au but, suivit alors librement sa voie. Il abandonna la
médecine et se lança résolument sur la route où il devait
aller si loin et rencontrer la gloire ! Mais si les débuts de
la vie qu'il avait choisie étaient passionnants et remplis-
saient son cœur d'une joie secrète, ils ne suffisaient pas
à procurer le pain de chaque jour — et notre jeune
homme, qui n'était riche que de courage et d'espérances,
s'astreignit à donner des leçons dans les pensions du
quartier Latin, pour pouvoir vivre et obéir jusqu'au
bout à son irrésistible vocation.
Mais son talent s'affirmait de plus en plus ! L'indé-
pendance vint. Délivré des leçons qui lui prenaient le
meilleur de son temps, il put de nouveau donner libre
cours à son goût pour la médecine, qui avait survécu aux
nécessités de la vie. Il reprit le chemin de l'Hôpital, non
plus comme un étudiant enrégimenté dans un service,
mais comme un de ces auditeurs libres qui vont où il leur
plaît. C'est ainsi qu'il connut Brissaud, esprit d'une origi-
nalité merveilleuse et que pleurent encore tous ceux qui
l'ont approché, Albert Robin, alors dans tout l'éclat de sa
LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET 323
brillante jeunesse, et surtout Dieulafoy, qui entraînait
sur les bancs de son amphithéâtre les foules enthousiastes,
et qui savait donner à ses leçons une vie extraordinaire.
Bourget apprit beaucoup au contact de ces médecins
éminents et il est facile de comprendre ce qu'un esprit
comme le sien pouvait retirer des leçons et des conversa-
tions de tels hommes, surtout à une époque, où, à la suite
des découvertes de Pasteur qui bouleversaient les théo-
ries anciennes et nous révélaient la cause jusqu'alors incon-
nue des maladies infectieuses, les esprits avancée étaient
dans un état d'activité presque fébrile devant les horizons
immenses qui se révélaient aux yeux des chercheurs et
exaltaient les espérances de la médecine nouvelle.
Mais c'est surtout Ernest Dupré qui exerça sur les idées
médicales de Bourget et sur l'orientation de son esprit
une influence profonde, parce que les études de Dupré,
qui s'était adonné à la médecine mentale avec une pas-
sion toujours nouvelle, cadraient merveilleusement avec
la prédilection de Bourget pour les questions de psycho-
logie. Et puis, ces deux hommes, si différents en appa-
rence, attirés l'un vers l'autre par les hautes quaUtés
qu'ils possédaient tous les deux, n'avaient pas tardé à se
lier d'une amitié sohde, que la mort seule a pu briser.
Il faut avoir connu Dupré pour se rendre compte de
l'action qu'il pouvait avoir sur un esprit comme celui
de son ami. Car cet homme, chez lequel brûlait sans qu'il
s'en rendît compte la pure flamme du génie, était aussi
étincelant de verve, aussi étourdissant d'esprit, aussi
enthousiaste, aussi débordant de richesse verbale et de pit-
toresque éloquence dans l'expression originale des idées
qu'il émettait sans cesse sur les problèmes les plus variés
de la pathologie mentale et de la psychologie, que Bour-
get était calme et réfléchi, tout imprégné d'une péné-
trante finesse et d'une bonhomie souriante. Et la con-
versation entre ces deux hommes, sur les sujets les plus
divers de la psychologie morbide, à laquelle j'ai eu le
324 LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET
bonheur d'assister à plusieurs reprises, est une des joies
intellectuelles les plus complètes qu'il m'ait été donné de
ressentir !
C'est en 1904 que Bourget connut Dupré. Celui-ci
était alors médecin de l'infirmerie spéciale du Dépôt, où
vont échouer chaque jour tant de malheureux que dé-
gradent quelque tare morale ou quelque dégénérescence
de l'esprit. Bourget, immédiatement conquis par cette
puissance d'attraction qui émanait du jeune maître,
n'eut plus dès lors d'occupation plus passionnante et plus
suivie que d'aller deux, trois et jusqu'à cinq fois par
semaine suivre la consultation du Dépôt. Il a vécu là,
pendant des années, une vie qui l'a passionné, cette vie
d'observation incessante, dans leur infinie variété, de
tous les désordres qui peuvent altérer l'intelligence
humaine. C'est là qu'il s'est imprégné de cette méthode
de l'observation médicale, qui revient parfois dans son
œuvre sous la forme même qu'elle revêt dans les hôpi-
taux, observation qui s'efforce d'enregistrer avec préci-
sion les faits et les symptômes, et d'étudier leur succes-
sion et leur développement pour conduire à leur analyse
et à leur interprétation.
C'est donc là, dans la lugubre atmosphère du Dépôt,
au milieu des anormaux, des déments et quelquefois des
criminels, ce n'est pas dans son imagination, quelque
féconde qu'elle soit, ainsi qu'ont pu le lui reprocher des
ignorants ou des jaloux, que Bourget a puisé les con-
naissances profondes dont il fait preuve dans tous ses
livres et en particulier dans ceux qu'il a écrits depuis une
vingtaine d'années, depuis l'époque où il a connu Dupré
et où, à ses côtés, il s'est lui-même astreint à cette mé-
thode de l'observation directe, qui est la seule bonne,
pour l'étude de la connaissance des qualités de l'esprit
ou de ses tares, comme pour l'étude et la connaissance
des fonctions normales ou des maladies du corps. C'est la
règle féconde de la méthode expérimentale sur laquelle
LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET 325
Claude Bernard a écrit de si belles pages et dont l'appli-
cation la plus merveilleuse nous a été révélée par Pas-
teur.
Voilà ce qui donne à Paul Bourget le droit de parler
des choses de la médecine, et ce droit les plus éloquents de
ses détracteurs ne le lui enlèveront pas. Tout ce qu'il sait
en psychologie morbide il l'a appris d'après nature. Il a
senti qu'il y avait dans l'appHcation de la méthode scien-
tifique à l'analyse des passions et des caractères, un enri-
chissement possible de l'œuvre littéraire — et il a enrichi
l'œuvre littéraire de la France. Et nous commençons à
nous en apercevoir, maintenant qu'après la grande tour-
mente qui a emporté tant de choses, hélas ! et tant de
vies humaines, un grand apaisement, au moins en France,
s'est répandu dans les esprits. Il semble qu'un retour se
fasse vers la raison, vers le bon sens et que nous assistions
à la transformation et peut-être à la mort de cette litté-
rature insensée qui, dans la prose aussi bien que dans la
poésie, semble s'être donné la tâche sacrilège de détruire
la langue française dans ce qu'elle a de plus parfait, sa
divine harmonie et sa souveraine clarté !
Voilà donc, je le répète, ce qui donne à Bourget le
droit de parler. Il parle de ce qu'il connaît, et que, sans
aucun doute, ignorent la plupart de ceux qui, dans les
critiques innombrables suscitées par ses œuvres, ont parlé
de sa « manie médicale » et raillé, dans le développement
de certains caractères et les péripéties de certains
drames, des études psychologiques dont ils ne pouvaient
pénétrer la vérité profonde, car le caractère de certaines
tares mentales étudiées dans les acteurs de ses drames,
quel que soit le nom scientifique dont on les désigne
(mythomanes, pervers instinctifs, paranoïaques, impul-
sifs, anxieux, etc.), est précisément d'échapper à toute
logique et de défier toute raison.
Sans doute, dans l'analyse complexe et le dévelop-
pement de ses caractères, malgré tout son génie d'ob-
326 LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET
servation psychologique, malgré les dons d'intuition pro-
fonde qu'il possède au plus haut degré, malgré la con-
naissance approfondie qu'il a acquise de l'évolution des
diverses tares mentales et psychopatiques, il peut aboutir
"cjnelquefois à des conclusions inattendues et discutables.
Mais, en réalité, dans l'étude et la description de l'évo-
lution de ces psychoses où tout est possible, il ne dépasse
pas le droit qu'a tout écrivain de dire ce qu'il croit utile
à l'intérêt dramatique de son œuvre ou à la défense de ses
'dées.
C'est ici, cependant, que, malgré toute mon admira-
tion pour le grand écrivain et Iç grand honnête homme
dont je m'honore d'être l'ami, je ne puis me défendre
d'une critique qu'il s'étonnerait sans doute de ne pas
trouver sous ma plume, puisqu'il sait depuis longtemps
qu'elle existe dans mon esprit. Il y a, dans l'œuvre de
Bourget et de plus en plus nettement peut-être, à
lïiesure que s'approche pour lui, comme pour nous tous,
l'heure du grand repos, il y a une sorte d'interpénétra-
tion de l'étude psychologique et de la foi religieuse, qui,
si elle obtient l'approbation et suscite même l'enthou-
siasme de ceux de ses lecteurs qui, par leur naissance,
leur éducation ou la force de leur conviction, ont gardé
la foi de leurs pères et vivent jusqu'au bout dans le Credo
de leur enfance, soulève l'ardente critique des hommes
■^ue leurs études, leurs réflexions et le libre exercice de
leur raison ont conduits à des conclusions opposées.
Cet apostolat reUgieux ne s'exerce peut-être nulle
part avec plus d'ampleur que dans ce Sens de la mort,
si poignant par l'étude des caractères, si précis et
si exact dans tous les détails médicaux, dans toutes les
descriptions chirurgicales que comporte l'action, et
dans lequel Bourget lui-même, par la bouche d'Or-
tègue, le chirurgien réaliste, le savant incrédule, donne
contre sa propre thèse des arguments irréfutables dans
leur simplicité, auxquels il n'oppose que les afi&rma-
LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET 327
tions nuageuses et les aspirations sentimentales où se
complaît la foi !
« La mort », dit-il, « la mort n'a pas de sens, si elle n'est
qu'une fin ; elle en a un si elle est un sacrifice. » Si la mort
n'est qu'une fin, elle peut aussi être un exemple — elle
peut être une leçon pour ceux qui restent et leur ap-
prendre à bien mourir. Et d'ailleurs pourquoi la mort
aurait-elle un sens? Elle n'en a pas besoin !
Non ! Les règles étemelles et les lois immuables de la
grande Nature ne sont pas faites pour la poussière
humaine perdue sur l'astre imperceptible qui roule dans
l'infini des cieux ! Depuis toujours, car l'univers n'a pas
eu de commencement, elles régissent l'indestructible
matière disséminée dans l'espace sans bornes et président,
sans en avoir conscience, à ses métamorphoses ! EUes ont
fait un jour apparaître la vie sur la terre déserte. Mais
avec elle est apparue la mort, car tout ce qui vit doit
mourir. Cependant elles ne connaissent ni la vie, ni la
mort, qui, nées sur la terre tempérée, disparaîtront un
jour de la terre glacée ! La mort n'a pas de sens ! pas plus
que la naissance ! Elle est un fait, comme la vie, comme la
conception qui met au flanc des mères l'étincelle féconde,
comme la maladie, qui porte obscurément le germe de
la mort. L'homme vieillit et disparaît, comme la fleui
qui se flétrit, comme le feu qui se consume ! Mais il est
des hommes qui, souvent même sans redouter la mort,
ne veulent pas mourir, et ce sont ceux qui rêvent
de la \-ie étemelle ! Il en est d'autres qui acceptent la
mort avec sérénité, qui espèrent en elle comme au repos
suprême, et qui préfèrent à l'étemité de la vie, le pai-
sible néant qui doit suivre la mort dans l'étemité des
temps à venir, comme il a précédé la naissance dans
l'étemité des temps révolus !
Les uns et les autres ont leurs grandeurs et leurs fai-
blesses, leurs espérances et leurs craintes ! Mais les chi-
mères que se forgent les hommes et la foi dans laquelle
328 LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET
ils bercent leurs angoisses, ne sont que le reflet des
croj'ances lointaines qui chantent dans l'esprit des
hommes, depuis que l'esprit des hommes est sorti des
ténèbres !
C'est pourquoi dans un livre de construction pourtant
si ferme et si solide, quand Bourget nous dépeint, sanc-
tifié par la sublime auréole du sacrifice, celui de ses
héros qui partage sa foi — nous voyons tous que son
talent s'accommoderait aisément d'intervertir les rôles
et de tresser toutes les couronnes pour le front du savant
qui se réfugie dans la mort pour échapper à la souffrance,
en exaltant chez lui les vertus magnifiques qu'il prodigue
généreusement au soldat qui meurt en chrétien !
Mais si la foi n'échappe pas à la critique, elle est pro-
fondément respectable et nous n'avons qu'à nous inchner
devant la sincérité de l'homme qui n'hésite pas à l'af-
firmer hautement, alors qu'il sait qu'il sera discuté, cri-
tiqué et condamné, dans ce siècle où elle disparaît lente-
ment devant l'évidence des découvertes qui s'accumulent
pour détruire la poésie des vieilles légendes humaines .
D'ailleurs si cette tendance à faire intervenir la foi
dans des études psychologiques aussi profondément fouil-
lées que celles de Bourget peut entraîner la critique
de bien des lecteurs, il en est beaucoup d'autres, et peut-
être davantage, qui partagent les idées philosophiques du
maître, qui lui savent gré d'exprimer leurs convictions
intimes et de répandre ainsi la bonne parole, dans ces
temps troublés où on a le droit de penser que ces idées
peuvent, dans une certaine mesure, servir de frein aux élé-
ments de dissolution sociale qui tourmentent l'humanité.
Mais je ne puis m'empêcher de penser que, dans l'œuvre
immense de Bourget où la méthode scientifique éclaire
d'une façon si puissante les problèmes les plus obscurs
de la psychologie, ces incursions dans le domaine sub-
jectif de la foi sont une faiblesse qui peut donner prise
aux observations d'une critique justifiée.
LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET 329
Quoi qu'il en soit, Bourget conserve la gloire indé-
niable d'avoir compris tout ce que la médecine, et en
particulier la pathologie mentale, pouvait apporter d'élé-
ments nouveaux, vivants d'une vie intense et profondé-
ment émouvants dans l'étude des caractères et des pas-
sions qui constitue l'œuvre maîtresse des littératures de
tous les temps.
Les héros des drames et des romans ne présentent
quelque intérêt que parce qu'ils symbolisent les passions
humaines, et c'est précisément en étudiant ces passions
dans leurs défaillances ou leur exaltation morbide qu'on
peut apprendre à les mieux connaître. Bourget a eu
le mérite immense de s'en rendre compte, et le mérite
plus grand encore, et la persévérance et le courage de
consacrer à l'étude sur nature des altérations et des dé-
viations de l'âme humaine de longues années de sa vie.
Chez lui la fantaisie ne dépasse pas le droit qu'a tout
écrivain de construire son drame, de faire mouvoir ses
personnages dans le cadre qu'il a choisi, de concentrer
son récit dans une action dont la puissance dramatique
est à la mesure de son talent. Mais le développement du
caractère comme l'enchaînement des actes sont con-
formes aux processus psychiques qu'enseigne l'observa-
tion répétée des perturbations sensorielles ou sentimen-
tales qui peuvent assaillir l'humanité dans le désordre
de l'esprit ou les altérations de la conscience.
C'est cette puissance de vérité dans l'analyse du méca-
nisme mental, c'est cette science profonde de l'évolution
de toutes les dégénérescences psychiques qui assignent
à Paul Bourget une place unique dans la littérature
contemporaine et même dans la littérature de tous les
temps, et lui donnent le droit d'écrire ce qu'il a écrit.
Cet homme a fait plus que beaucoup de médecins pour
la gloire de la médecine. Qu'il en soit remercié par l'un
d'entre eux, par un chirurgien qui peut témoigner de
son ardeur à s'instruire, de sa passion pour la vérité, de
330 LES IDÉES MÉDICALES DE PAUL BOURGET
sa probité littéraire, de sa volonté de ne parler que de ce
qu'il sait et de ne décrire que ce qu'il a vu. C'est pourquoi
les critiques et les railleries contre son œuvre médicale
se briseront sur le granit. C'est elle, c'est cette œuvre
médicale, avec son talent d'écrivain et la puissance de
son invention dramatique qui fait la grandeur de son
œuvre littéraire et qui assurera sa durée.
JEAN-LOUIS FAURE.
LE POETE
« Mais quand j'ai regardé de plus près et qu'après
avoir trouvé la cause de tous nos malheui-s, j'ai voulu
en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une
bien efEective qui consiste dans le malheur naturel
de notre condition faible et mortelle, et si misérable
que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons
de près. »
Pascai-.
Un homme jeune, nourri aux lettres, qui a su manier
toutes les idées belles et émouvantes et s'enivrer d'elles,
et puis qui considère l'univers et scrute le cœur des
hommes, — c'est M. Paul Bourget à l'instant qu'il écrit
ses premiers vers.
Il peut bien hésiter
Entre l'Ambition, le Rêve et le Plaisir,
mais son hésitation ne sera ni durable ni profonde, car,
avant tout autre amour, il alimente dans son cœur le
souci de répandre et de faire régner ses pensées et ses
rythmes, de construire et de laisser un monument litté-
raire qui ne périsse point :
Viens, ne nous mêlons pas à ceiix qui passeront,
George, occupons nos bras à quelque œuvre qui dure,
et nous voyons que, pour mieux marquer ce dessein, il
a dressé sur sa table de travail l'image de deux héros qui
sont encore, et morts, des conducteurs d'esprits :
Les bustes de Balzac et de Napoléon.
332 LE POÈTE
Il est triste. Que s'il chante d'une ample voix la
strophe :
J'ouvrais à pleins poumons ma poitrine profonde
Au vent qui se roulait sur les arbres en fleur.
Et je sentais aussi la jeunesse du monde
Refleurir dans mon cœur,
ne le croyez pas, ou ne le croyez guère ; c'est dans une
heure de révolte, et comme pour railler et dominer les
forces de la nature, qu'il propage ce chant que gonfle
un faux bonheur ; mais sa véritable pensée, qui n'est que
mélancolie, vous la découvrirez quand il module :
N'ayant plus rien debout en moi de ces espoirs
Que je dressais au ciel comme des pyramides...
Encore un soir qui tombe, un soir qui ne m'apporte
Qu'un regret plus navrant de ma jeunesse morte...
ou, mieux encore, dans ce fragment du Remords dans
l'avenir :
Lt mer cache en ses flots bien des barques coulées
Q 'e de gais matelots lancèrent au matin,
Et dans les profondeurs de ses nuits étoilées
I^ ciel noir cache aussi plus d'un soleil éteint.
M is les grands cœurs humains, plus troublés que les ondes,
ClS cœurs aujourd'hui froids et jadis embrasés,
Qui donc pourra compter sous leurs douleurs profondes,
Tous les amours éteints et les espoirs brisés?
Qu'il s'enfonce, pour oublier sa détresse, aux forêts indul-
gentes et sonores dont les poètes ont charmé le feuillage ;
qu'il s'écrie :
Je veux lire aujourd'hui les sonnets de Ronsard I
comme Ronsard lui-même s'était écrié :
Je veux lire en trois jours l'Iliade d'Homère;
LE rOÈTE 333
qu'il loue et envie Leconte de Lisle qui, dédaigneux du
triste décor dont il est environné :
Au milieu des guerriers, des femmes et des dieux,
S'enivre de l'oubli de ce monde odieux !
Car le jeune poète, tombé de sa bibliothèque dans la vie,
il n'est plus rien qui le puisse enchanter :
Il est dur aux songeurs, le siècle dont nous sommes..
Je méprise l'époque où le destin m'a mis.
Elle me le rendrait, si je disais mes songes.
Ce goût de la grandeur, cet appétit de sublime qui sont
en lui, comment les rassasierait-il au spectacle du monde.
Dans ce siècle inhabile aux vertus comme aux crimes?
Il souffre.
Personne n'a souffert comme moi, mon amie,
mais peut-il seulement puiser dans sa douleur l'amer
orgueil d'être une exceptionnelle victime, un martyr
unique, lui qui sait clairement lire au destin des autres
et qui avoue :
Quand nous nous fûmes dit tous nos chagrins passés
Nous vîmes que les cœurs des hommes sont semblables..
Cet esprit raffiné, féru d'élégance et qui sait comparer
un gant à un ciel :
... Le premier
Est gris pâle, couleur d'un matin printanier,
et réciproquement :
Le ciel d'automne était couleur d'un gant gris perle ;
334 LE POÈTE
qui a fait, sans doute, le plus beau vers où se puissent
enivrer ceux qui vainement cherchent à instituer une
poésie scientifique :
L'Océan monstrueux qu'ensorcelle la lune ;
s'il respire aisément dans les musées, dans les salons : —
Un orchestre caché dans des feuillages verts.
Comme on ne dansait plus, nous jouait de beaux airs ; —
s'il chérit l'artificiel au point qu'il écrive :
Et comme au mois de juin sortent les fleurs de serre.
Dont la splendeur, éclose à l'abri sûr du verre.
Fait oublier les fleurs des bois.
Sur la plage élégante, ainsi les jeunes femmes...
ne pensez point pourtant que le secret de sa poésie s'écarte
de la grande prairie où songent à jamais les Muses. Car
il n'est qu'une source de poésie, et c'est la destinée
humaine.
Que fait l'homme dans l'univers? Il n'y a pas, je pense,
de problème qui nous importe davantage, et tout le
secret du bonheur n'est que d'oubher qu'une telle ques-
tion puisse être posée.
Nul n'adora p>eut-être avec plus d'espérance
L'âme de notre obscur et mystique univers,
chanta M. PaulBourget. Mais comme s'aigrit la belle con-
fiance de l'adolescent studieux, s'il contemple l'impassi-
bilité des choses ! Qu'U tente de se contraindre à croire
encore, à renflouer le navire des stoïciens :
Cet univers si grand qu'il écrase le rêve,
Ne le redoute pas ! C'est en toi qu'il s'achève ;
Tout ton cœur naît en lui, vit en lui, meurt en lui.
Fais cet acte de foi dans l'Éternel Génie
De vouloir aujourd'hui ce qu'il veut aujourd'hui
Et lajsse-toi porter par la Force Infinie ;
LE POÈTE 335
qu'il essaye, dans la muette et sourde nature, d'instituer
une subtile manière de réconfort :
Si, retrouvant partout l'image de vous-même.
Vous n'aviez jamais pu fuir votre propre cœur,
N'imploreriez-vous point par un autre blasphème
L'immobile univers que hait votre douleur?
Car là, du moins, à l'heure où l'on sent que tout tombe.
L'aspect de la beauté qui ne doit pas finir
Permet au malheureux d'espérer qu'à la tombe
Un éternel bonheur pourra s'épanouir.
Mais comment, fût-ce en lisant ces vers, oublierions-
nous les cris, les lamentations du même poète :
Merveilleux univers, sourd à l'homme qui pense...
Gouffre où nous n'entendons battre que notre cœur...
C'est son indifférence éternelle et profonde
Que je hais I Je supplie et veux qu'on me réponde.
Et je veux être plaint et je veux être aimé...
Hélas I que l'homme en pleurs tende ses bras ouverts,
Ou qu'il crispe son poing frénétique, et blasphème,
La matière se meut en sa stupidité,
L'afïreuse solitude est à jamais la môme.
Et l'homme seul répond à l'homme épouvanté.
Mais si, abandonnant la tour d'où il interrogeait les
astres, le poète descend dans la vie, ne trouvera-t-il pas
des tourments comparables, une pareille solitude?
Mais puisqu 'ici-bas rien n'aime une âme qu'une âme ;
Aimons-noi*s...
Ah I je veux oublier qu'il est encore un monde,
Le front sur tes genoux.
Cependant il y a, dans sa confiance, je ne sais quel
trouble et quel doute :
Femmes, les livres que j'ai lus
M'ont conseillé de vous maudire.
Mes yeux ne s'en souviennent plus
S'ils rencontrent un beau sourire.
336 LE POÈTE
Ce sourire, comme il le voudrait déchiffrer, comme il
y démêle, sous les promesses de la volupté, l'annonce
de tous les pièges et de toutes les tristesses ! Ce sourire
ambigu, il l'a déjà analj^sé aux tableaux de Vinci :
Ce grand sorcier laissait aux lè\Tes de ses femmes
Voltiger ce souris cruel et gracieux.
Long souris qui dévoile et qui cache leurs âmes.
Et raille tristement la douceur de leurs yeux ;
mélange inquiétant d'ivresse heureuse et de mélancolie,
qu'il saura bien retrouver aux visages réels :
Les plus avisés n'ont pu dire
Si son rire malicieux
Se moque de ses grands beaux yeux
Ou si ses yeux plaignent son rire.
Mais ce cœur trop avide, —
Ce pauvre cœur en vain réclame
L'éternité pour ses amours, —
le voici qui se lamente encore à l'heure des matins amers
et des roses fripées :
Je sais trop bien, hélas ! et c'est là ma misère.
Que l'être humain toujours ignore l'être humain...
"Tu n'as jamais rien su des douleurs dont je souSre,
Rien su...
Dans mes douleurs tu n'as senti que ta douleur...
Ce n'est pas moi qu'elle aime en moi, c'est sa chimère...
Et, déchiré, comme ivre de désespoir, mais ne sachant
plus à quelle porte frapper pour dem.ander ce bonheur
qu'il pense toujours être près de saisir et qui s'enfuit
toujours, d'une voix où retentit la révolte, il s'écrie :
G toi qui veux, lassé de ton âme ulcérée.
Reprendre un peu de force après de longs combats
Et boire un coup de vin à la coupe sacrée :
N'aime pas, n'aime pas !
LE POÈTE 337
Mais vous l'entendez aussi qui murmure ces vers où le
carpe diem refleurit :
Aime n'importe qui, mais aime, et sois heureux
D'un sourire et d'une caresse...
Le sable de tes jours déjà presque à demi
Remplit le sablier qui penche.
Jeune Homme pense aux jours où ton cœur endormi
Aura froid sous la pierre blanche.
Jean-Jacques se plaisait à prétendre que l'homme qui
pense est un animal dégénéré. C'est — peut-être — un
animal malheureux, qu'il faudrait dire.
S'il est un homme heureux et qu'ici-bas j'envie,
C'est celui-là qui vit sans penser à sa vie :
Il laisse s'effeuiller ses jours au vent du sort,
dit le poète, et, d'une manière plus rude, Jules Laforgue,
lassé de méditer, devait avouer ce désir d'une existence
d'où la pensée fût bannie :
Ah ! paître, sans but là-bas ! paître !...
N'est-ce point pourtant M. Paul Bourget qui avait
écrit :
Celui-là seul connaît l'émotion profonde
Qui, grave, ayant cloîtré son cœur aux bi-uits du monde.
Comme un bon moine, vit pour jeûner et prier.
Seul le labeur est vrai, la joie est insensée.
Malheur au lâche à qui sa chair fait oublier
La seule vie humaine et sainte : la Pensée.
Mais la pensée, quelle compagne dangereuse et sinistre,
et qui gâte tous nos plaisirs, et qui raille, et qui fane
toutes les roses dont; l'odeur est au point de nous enivrer.
La dupe du désir de n'être jamais dnpe
338 LE POÈTE
au plus suave des breuvages ne démêlerait-elle pas une
saveur empoisonnée?...
Mal triste de tout craindre et tout analyser...
Les heures agréables, loin de les caresser avec passion
quand elles palpitent dans ses mains, il médite et songe
qu'elles passent et qu'elles ne reviendront plus ; et le plus
doux des bonheurs, loin qu'il s'en puisse charmer, il n'y
voit que l'image douloureuse et qui le désespère d'an-
ciennes voluptés.
Aujourd'hui si mon cœur tremble, je crois qu'il ment...
Quel bonheur pourra-t-il jamais étreindre sans larmes,
ce tortionnaire de soi-même :
Ma pauvre âme ressemble aux étranges tableaux
Des maîtres anciens, où l'on voit des bourreaux
Ëcorcher lentement, et d'une main dévote,
Quelque hérétique impur qui se tord et sanglote,
Au milieu d'un pubHc de bourgeois sérieux
Qui, pour juger l'artiste, ouvrent tout grands les yeux..
Il ne se faut donc point étonner qu'après le dithyrambe,
le poète lance l'anathème, quand, à propos de la mort :
Quoi que ce soit : enfer peuplé de cris sauvages.
Anéantissement éternel, ou voyages
A travers l'infini du monde sidéral.
Tu ne trouveras pas, pauvre chair harassée.
Ni toi, cœur lamentable, un plus terrible mal.
Plus lancinant et plus cuisant que la Pensée.
Prisonnier d'un cœur morne et d'un ténébreux monde-
tel apparaît le poète et, dans ses vers, souvent se peignent
les images de la captivité :
Ma jeunesse ne fut qu'une longue agonie
Tout entière passée en un ennui cruel,
Comme un lion en cage à regarder le ciel...
LE POÈTE 339
Comme le prisonnier qui voit passer dans l'air
Un grand aigle, elle sent tout le poids de ses chaînes...
Un aigle en cage usant son bec contre un barreau...
et le souvenir d'une tendresse lui est triste et doux.
Comme par les barreaux d'une prison, la vue
De quelque verdoyante et lointaine étendue.
Mais ne peut-on, à ce point de la détresse, essayer de
s'enfuir? Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate,
s'écriait Baudelaire ; fuir, là-bas, fuir, soupirait Mallarmé.
A quoi bon ces vaines tentatives? Horace ne nous a-t-il
pas enseigné déjà qu'ils changent de ciel et non point
d'âme, ceux qui courent par delà les mers ; — et M. Paul
Bourget :
Pour le mal dont je souffre il n'est pas de remède.
Puis-je un jour devenir à moi-même étranger.
Et, contre un autre cœur jeune et joyeux, changer
Ce cœur morne, — mon cœur, — dont le dégoût m'excède?
Allons-nous donc sombrer? Un lugubre désespoir nous
étouffera-t-il? Le poète prononcera-t-il les paroles qu'il
prêtait à l'amoureux d'Edel :
Par moments, je comprends que j'aurais bien raison
De boire un de ces soirs un verre de poison
Pour ne plus m'éveiller que là-haut, si la tombe
N'est pas un gouffre obscur oii tout à la fois tombe
L'esprit superbe avec le misérable corps.
Ne l'entendez-vous pas qui murmure :
Qu'ils tombent, un par un, dans le gouffre éternel,
Ces jours qui ne feront jamais qu'un autre ciel
A nos yeux rajeunis éclaire une autre terre.
Qu'ils tombent donc, ces jours, et rapprochent celui
Où la Mort ordonnant à nos cœurs de se taire
L'Enfer ou le Néant guérira notre ennui !
340 LE POÈTE
Mais, à ce moment, la vieille terreur humaine laisse appa-
raître son visage :
Et cependant la mort approche, et j'en ai peur...
Et j'ai peur du néant comme on a peur d'un gouffre...
et, dans ce désarroi de l'homme qui se sait voué à la des-
truction et qui y pense de près, pour reprendre le mot de
Pascal, jaillit enfin la confidence terrible, où le cœur et
l'esprit s'avouent vaincus et s'abandonnent à la chute :
Je songe qu'aucun but ne vaut aucun efîort.
Un pessimisme aussi sombre, aussi complet, nous
l'avons vu s'épanouir encore aux poèmes de Jules
Laforgue, et nous savons avec quelle déchirante volupté
le poète des Complaintes avait bu le désespoir que lui
ser^-ait le poètes des Aveux. Ne dit-il pas dans sa dédicace
à M. Paul Bourget :
C'est tout. A mon temple d'Ascète
Votre Nom de Lac est piqué :
Puissent mes feuilleteurs du quai.
En rentrant, se r'intoxiquer
De vos Aveux, ô pur poète !...
Et l'on n'a pas oublié l'admiration que Laforgue vouait
à la poésie de son ami aîné, et comme avec bonheur il
répétait les beaux vers :
O nuit, ô douce nuit d'été qui viens à nous
Parmi les foins coupés et sous la lune rose...
D'ailleurs, si M. Paul Bourget, dans Edel, désespérant
de jamais adapter à la vie son mortel scepticisme, nous
conseillait le renoncement :
Fumons au nez des dieux tombés notre cigare.
LE POÈTE 341
Jules Laforgue reprend cette formule nonchalante et
désabusée, pour écrire dans le Sanglot de la terre :
Et pour tuer le temps, en attendant la mort
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes...
On pourrait, de plus d'une manière, expliquer la dou-
leur qui gémit aux poèmes de M. Paul Bourget ; mais
qu'il nous suffise de la rattacher au vers de Baudelaire et
de nous souvenir
D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve,
et de nous rappeler qu'à ses premières rencontres médi-
tatives avec l'univers, l'auteur de la Vie inquiète ne res-
semblait en rien, si l'on me permet d'écrire de la sorte,
à la table rase de Descartes. Il portait en lui tout un
peuple de hautes idées et de sentiments plus délicats que .
l'azur et que chaque minute de l'expérience devait heurter
et meurtrir. N'a-t-il pas pris soin d'ailleurs, et à plusieurs
reprises, de nous éclairer sur ce point?
Moi, je vous répondis : tt Nous voulons trop du monde.
Et ce monde épuisé ne peut donner assez
Pour remplir jusqu'au bord notre âme trop profonde,
Car nous portons en nous tous les siècles passés.
« Tous les rêves anciens qu'ont caressés les hommes
Tous les pleurs amassés depuis quatre mille ans
Nous ont fait les rêveurs malades que nous sommes,
Et nous sommes très vieux et nos bras sont tremblants, s
Les livres que j'ai lus quand j'étais tout enfant
M'ont fait trop espérer. Ils m'ont gâté la vie.
Et ma pensée en eux exaltée et ravie.
En vain d'un grand dégoût du réel se défend.
Il fallait, pour triompher enfin de ces détresses, un
cœur ferme, une tête solide, et, depuis ces temps de
342 LE POÈTE
trouble et d'angoisse, les livres de M. Paul Bourget ont
su montrer aux hommes que leur auteur avait l'âme
forte, l'esprit robuste. Il lui fallait trouver une doctrine
qui conciliât le rêve avec la vie et qui utilisât heureuse-
ment les réserves d'énergie, d'ambition magnifique et tout
cet appétit du grand et du sublime qui avaient conduit
sa jeunesse au désespoir. Cette doctrine, ses nouveaux
ouvrages y puisèrent et y puisent leur puissance.
Mais nous redirons les paroles que Faust adresse à
Hélène morte, lorsque au cœur du vieux sorcier retentit
encore la voix des fortes passions qui montent leur marée :
Qu'importe la rançon d'une ivresse divine?
Lorsque Paris posait sur ta blanche poitrine
Sa chevelure noire oti s'oubliaient tes doigts.
N'as-tu pas frissonné de bonheur jusqu'à l'âme?
Et ce bonheur valait qu'Ilion fut en flamme.
Et que la mer roulât des cadavres de rois.
TRISTAN DERÈME.
LE BALZACIEN
Être balzacien n'est pas seulement lire et goûter Balzac,
c'est s'en imprégner au point de tirer de lui aussi bien les
préceptes moraux et sociaux pour la conduite de la vie,
que les règles intellectuelles pour la direction de l'esprit,
c'est aussi pratiquer le culte du héros avec la naïve dévo-
tion du fidèle. Paul Bourget est balzacien ; il l'est, comme
il est catholique : il croit, en raisonnant avec toute la
force de son intelligence, mais il pratique avec tout le zèle
de son cœur.
L'illumination balzacienne l'a ébloui par un coup de
foudre, alors qu'il avait quinze ans :
Dana le collège de Paris où j'achevais mes études, a-t-il écrit
ici même, nous sortions tous les dimanches. Quelques-uns d'entre
nous profitaient de cette liberté pour passer leur après-midi dans
un cabinet de lecture établi rue Soufflot. Il a disparu depuis.
L'arrière-salle où nous venions d'ordinaire était affreuse : une
vaste table recouverte d'une étoffe ignoblement maculée en
occupait le milieu. Des journaux et des revues la chargeaient. Un
jour de souffrance l'éclairait d'en haut, si terne qu'il fallait, en
hiver, allumer le gaz dès les quatre heures, et quelle abominable
atmosphère ! La moisissure des livres empilés sur les rayons s'y
mélangeait aux vapeurs du coke allumé dans la cheminée. Des
vieillards pauvres, de mise délabrée, économisaient là les quelques
sous que leur eût coûté ce chauffage à domicile ! Ce misérable
endroit m'est sacré pourtant. J'y ai reçu un de ces coups de
foudre intellectuels qui ne s'oublient pas.
Je me souviens. Il était une heure quand je demandais, bien
par hasard, le premier tome du Pare Goriot dans une de ces éditions
dites du cabinet de lecture, qui ont, elles aussi, disparu de nos
mœurs. II en était sept quand je me retrouvai sur le trottoir de
344 LE BALZACIEN
la rue SouflSot, ajrant achevé l'ouvrage entier. L'hallucination de
cette lecture avait été si forte que je trébuchais physiquement.
L'intensité du rêve où m'avait plongé Balzac produisit en moi des
effets analogues à ceux de l'alcool ou de l'opium. Je demeurai
quelques minutes à réapprendre la réalité des choses autour de moi
et ma pauvre réalité. Ce phénomène d'ivresse Imaginative s'accom-
pagnait d'une si complète impuissance à coordonner mes mouve-
ments que je mis un quart d'heure à gagner le collège Sainte-
Barbe où je devais dîner. Il n'y avait pas trois cents mètres à
franchir ! Aucun livre ne m'avait procuré auparavant les ravisse-
ments d'une pareille exaltation. Aucun ne me les a procurés depuis.
On pense que mon premier soin fut de me procurer les autres
œuvres d'un écrivain à qui je devais des impressions de cette force
Je lus ainsi, dans l'ombre de mes dictionnaires, tous les volumes,
les uns après les autres, de cette Comédie humaine. Si je ne ressentis
plus l'accès de fièvre que m'avait donné le premier, leur prise sur
moi fut singulièrement profonde. Ma vocation d'écrivain date de
là. Si insensée que doive paraître cette confidence, j'ai, pendant
des années, été soutenu dans cette dure carrière par l'image des
littérateurs imaginaires dans lesquels Balzac a incarné sa propre
énergie : le Valentin de la Peau de chagrin, le Daniel d'Arthez des
Illusions perdues.
Et il conclut :
Encore aujourd'hui, ouvrir un volume de cet enchanteur, ce
n'est pas uniquement lire un li\Te, c'est presque entrer dans un
autre monde, qui fait, pour parler comme Balzac lui-même, concur-
rence à l'état civil... Pour moi, Balzac n'est pas un romancier que
je préfère, c'est un romancier que je ne peux pas comparer aux
autres. Je l'ai trop aimé, je l'aime trop pour n'être point partial
à son égard, comme envers un artiste à qui l'on doit des émotions
sans analogue.
Ainsi plus de cinquante années auparavant, dans une
salle d'études voûtée du collège de Blois, le jeune Augus-
tin Thierry, enivré par la lecture des Martyrs, décou-
vrait soudainement sa vocation d'historien.
Mais la carrière d'homme de lettres ne paraissait aux
parents de Bourget guère plus sortable qu'elle n'avait
paru jadis aux parents de Balzac. Monsieur Balzac père,
ancien homme de loi, voulait faire de son fils un notaire ;
LE BALZACIFÎN 345
Monsieur Bourget père, universitaire, voulait faire de
son fils un professeur.
Il fut donc convenu à la sortie du collège que Paul
Bourget prendrait ses grades en Sorbonne.
Logé dans une chambrette de la rue Guy-de-la-Brosse,
près du Jardin des Plantes, il va pendant de longues
années mener une terrible vie de labeur. Le jour, il assis-
tera aux cours, plus tard il enseignera, mais la nuit ! La
nuit, comme Balzac dans la mansarde de la rue Lesdi-
guières, il s'évadera vers le monde des images et des
mots. Sa volonté, comme celle du Maître qu'il a choisi,
est indomptable, et tout entière tendue vers un seul but :
le Chef-d'Œuvre. Mais, s'écrie-t-il, douloureusement dans
son poème d'Edel (1878),
... la paix de la nuit magnétique et du ciel
Ne me guérissent pas du regret qui m'accable.
Lorsque levant les yeux je vois là sur ma table
— Cruelle raillerie à mon ambition, —
Les bustes de Balzac et de Napoléon.
Il ne compose point de tragédie comme Balzac, car
les jeunes gens de 1870 n'ont pas l'âme héroïque. Ana-
lystes et pessimistes, ces adolescents qui ont vu la dé-
faite se replient sur eux-mêmes en choyant leur tristesse.
B5n-on est leur modèle ; poèmes désenchantés et médi-
tations philosophiques, voilà le lot des plus délicats, de
ceux que blessent les visions trop crues d'un naturalisme
envahissant.
A part une nouvelle, Céhne Lacoste, parue en 1874, les
premières œuvres de Bourget sont, comme la Vie inquiète
(1875), Edel (1878), les Aveux (1882), des poèmes à la
manière de Sully-Prudhom.me, ou, comme les Essais de
psychologie contemporaine (1883), des analyses philoso-
phiques à la mode de Taine. L'ombre formidable de
Balzac l'enveloppe et le soutient, mais l'apprenti n'a pas
encore dégagé de l'œuvre de son maître la leçon person-
nelle qu'il doit en recevoir. Cette œuvre n'est encore pour
346 LE BALZACIEN
lui qu'un monde enchanté où il se réfugie aux heures
d'abattement pour y retremper son courage.
Et pourtant, dès 1877, à vingt-cinq ans, il a essayé
ses forces, il a composé son premier roman. De même
que Balzac à vingt ans écrivait un exécrable Cromwell,
pour conquérir par un chef-d'œuvre l'amour et la gloire,
de même Bourget à vingt-quatre ans composait cette
Passion d'Armand Cornélis — Cornélis ! le nom d'un de ses
futurs héros — avec l'intention bien ferme de produire
un chef-d'œuvre et d'entrer dans le monde comme le
Raphaël de la Peati de chagrin pour y exercer les droits
réguliers de l'homme de génie.
Il a certainement lu ce prem.ier essai, du moins par
fragments, à quelques-uns de ses aînés et camarades
d'alors. Par une fiction, qui n'est que la réalité trans-
posée, il suppose, dans Edel, que ce jeune auteur qui lui
ressemblait comme un frère, réunit ses amis, qui ressem-
blent aussi comme des frères à ceux de Bourget, pour leur
lire cet essai. A coup sûr les jugements qu'il prête à ces
artistes choisis par lui sont ceux qu'il a entendus indi-
viduellement de chacun d'eux.
Donc, pour cette lecture fictive racontée dans Edel, cinq
amis — le cénacle de d'Arthez — sont assemblés : Jean
d'Altaï, Chambœuf, Alfred Amy, Clergé, Laurens (tra-
duisez : Barbey d'Aurevilly, Richepin, Coppée, Félix
Bouchor, Juvigny). Cinq heures durant, raconte l'auteur
à'Edel,
... je lus phrase par phrase
Ce livre où j'avais niis tout mon cœur dans l'extase.
Mais les amis restent muets ; le jeune auteur les adjure
de se prononcer. Alfred Amy, Clergé, Laurens, se taisent ,
Chambœuf
... prit enfin la parole :
Voici, dit -il, ton œuvre est étrange, elle est folle.
Tu fais passer le monde à travers un cerveau
Fumeux et travaillé comme le vin nouveau.
LE BALZACIEN 347
Tour à tour furieux, pâmé, tremblant, mièvre,
Ton style est d'un malade et sa phrase a la fièvre,
Tes rêves ne sont pas larges, francs, bien portants.
L'aîné de tous, Jean d'Altaï, se lève alors :
Soit, dit Jean d'Altaï, mais c'est qu'il fait ses dents ;
C'est une bonne fièvre, allez ; plus il s'égare,
Plus il est violent, tourmenté, fou, bizarre.
Plus je l'aime, car tout vaut mieux que d'imiter;
Il a voulu créer à tout prix, inventer,
Ne pas salir ses pieds dans les bottes des autres.
Il a pu se tromper, mais il est bien des nôtres.
Oui, monsieur.
Mais, moi, dit le poète,
... je me sentais des sueurs d'agonie
A répéter : « Malheur à moi s'ils disent vrai t
Je suis perdu, jamais je n'exécuterai
Un coup d'État vainqueur sur cette renommée
Dont j'ai besoin pourtant pour avoir mon aimée. ».
L'insensible Edel lui échappe, et dans son désespoir,
le pauvre amoureux jette au feu les mauvais conseillers
qui l'ont conduit au désastre : Stendhal, Heine, Bjnron,
Musset, et entre tous, Balzac :
Tremblant je leur criais des injures sauvages :
« Toi, Balzac, toi qui m'as donné la passion
Absurde d'une vie à la Napoléon,
Sans toi, j'aurais coupé les ailes à mon âme.
Tiens, brûle. » Et je lançais les livres dans la flamme
D'un grand feu que j'avais allumé tout transi.
Six ans se passent, comme pour Balzac, après son pre^
mier échec. Les idées de Bourget ont mûri dans son cer-
veau, s'y sont classées. Il a pendant ces six années beau-
coup lu, beaucoup étudié, beaucoup philosophé et c'est
solidement armé, après avoir médité ses vigoureux Essais
de psychologie contemporaine, qu'il aborde le roman,
en 1883, avec l'Irréparable. Il sait bien que l'effort suprême
de la littérature d'observation est de reproduire à la fois
34° LE BALZACIEN
les mœurs et le caractère, mais il sait aussi que Balzac
seul a été capable de cette double vision du monde social
et du monde individuel. Il se limitera donc volontai-
rement et sagement à l'analyse des caractères, à la
psychologie vivante, suivant une expression chère à
Taine.
Peut-être, a-t-il écrit, y avait-il alors quelque courage à re-
prendre cette tradition du roman d'analyse en plein triomphe du
roman de mœurs et quand les maîtres de cette dernière école
déployaient une supériorité de talent incomparable.
Ce qu'il va chercher, après les longues méditations
des Essais de psychologie, c'est à renouveler le roman de
caractères par la m.ise en action des grandes lois connues
de l'esprit, et parmi les quelques chefs-d'œuvre qu'il cite
comme modèles, il ne manque pas d'indiquer trois romans
de Balzac : Le Lys dans la vallée, Louis Lambert et la
Muse du déparlement.
Pendant près de vingt ans, de l'Irréparable (18S3) à
Monique (1902), Bourget s'en tiendra à la formule du
roman d'analyse qu'il enrichira de toutes les données
que son intelligence et ses innombrables enquêtes lui ont
permis d'acquérir. Mais son évolution est loin d'être
achevée. Il n'a encore parcouru qu'une partie du do-
maine que Balzac lui a révélé dès ses jeunes années.
Lentement, profondément, il s'assimile la pensée de
son maître. C'est par l'intérieur, par l'effet d'une médi-
tation continue qu'elle pénètre en lui. Après le Balzac
analyste, c'est le Balzac social, le Balzac politique et
religieux qui vient vivifier l'œuvre de son disciple.
L'Etape, en 1902, marque le début de cette seconde
phase de l'évolution de Bourget, la phase actuelle, la
phase du roman social. Mais trois ans avant l'Etape on
lisait déjà dans la préface de ses Œuvre complètes (1899) :
Pour ma part, cette longue enquête sur les maladies morales
de la France actuelle... m'a contraint de reconnaître à mon tour.
LE BALZACIEN 349
la vérité proclamée par des maîtres d'une autorité supérieure à la
mienne, Balzac, Le Pfay et Taine, à savoir que pour les ind -
vidus comme pour la société, le christianisme est à l'heure pré-
sente la condition unique et nécessaire de guérison.
Cette influence de Balzac sur les romans sociaux de
Paul Bourget est encore plus fortement attestée le 22 fé-
vrier 1912, dans une conférence du Foyer :
La littérature sociale, dit -il, est celle qui, rattachant l'individu
à la société, derrière les accidents privés aperçoit le travail des
grandes causes générales, et qui les cherche, ces causes, qui,
sous les événements passagers, discerne les lois durables. Par
suite, elle suppose des conclusions ; c'est une des variétés de la
littérature à idées... Elle apparaît, chez nous, chez Balzac, dars
un génie à double tendance qui tient à la fois de l'artiste et du
savant. Toutes les qualités des grands artistes, Balzac les possède.
Aucun homme depuis Shakespeare, Molière et Walter Scott n'a
mis sur pied plus de figures vivantes et qui ne s'oublient pas. Ma. s
il est en même temps un savant, c'est-à-dire un homme qui va
cherchant les conditions nécessaires et suf&santes des phéno-
mènes,
Balzac a transposé dans l'ordre moral et social les
théories biologiques de Geoffroy-Saint-Hilaire, et l'avant-
propos de la Comédie humaine, où la doctrine balzacienne
se trouve le plus exactement définie, sera le bréviaire de
Bourget composant l'Etape et l'Emigré. Mais de même
que le Bourget psychologue était tout nourri des romans
d'analyse de Balzac, le Lys dans la vallée, Louis Lambert,
de même le Bourget sociologue est tout imprégné des
grands romans sociaux de son maître, le Médecin de
campagne, le Curé de village, les Paysans. Pour lui, la
véritable formule du roman social est la formule balza-
cienne, et le Curé de village en particuHer lui en fournit le
meilleur exemple, car c'est, nous dit-il,
Un roman... qui montre, et qui, après avoir montré, essaye de
comprendre la signification du tableau montré. C'est le roman à
idées très différent du roman à thèse, parce qu'il est une œuvre
de recherche et non pas d'argumentation, aussi scrupuleuse-
350 LE BALZACIEN
ment exact que le roman réaliste, puisque cette recherche suppose
wne solide documentation ; et c'est le roman social.
Le sociologue aussi bien que le psychologue procède
donc de Balzac. Par-dessus l'influence de Stendhal, par-
dessus l'influence de Taine, l'influence de Balzac domine
l'œuvre de Bourget. Aussi est-il déconcertant de cons-
tater que les Essais de psychologie qui contiennent un
Stendhal et un Taine ne contiennent point de Balzac, non
plus que les autres volumes de psychologie et de critique.
Pourquoi cette lacune? Elle est si anormale que Bourget
a eu le souci de s'en expliquer dès la première publica-
tion des Essais dans la Nouvelle Revue, en 1882 :
II aurait fallu, pour être logique, écrit-il, commencer par le
grand initiateur moderne : Balzac. Mais le travail a été fait par
M. Taine, de telle façon qu'il n'y a plus lieu d'y revenir.
Ainsi, Paul Bourget n'a jamais consacré à Balzac
d'étude d'ensemble, mais s'est borné à compléter Taine
sur quelques points. Nous lui devons, entre autres, l'étude
la plus pénétrante qui ait jamais été écrite sur Balzac
nouvelliste et plusieurs vigoureuses dissertations sur les
idées poUtiques et sociales de Balzac.
On peut dire que nul auteur contemporain n'a plus que
Bourget nourri sa pensée de la substance balzacienne.
Il a demandé à Balzac, dès sa jeunesse, cette méthode
intellectuelle que la fréquentation de Taine lui a permis
de porter à son plus haut degré de précision. Au fond de
Bourget comme au fond de Balzac on trouve sous le ro-
mancier un homme altéré de science, disons le mot, un
savant en puissance. Tous deux prônent la méthode scien-
tifique : Balzac ne jure que par Geoffroy-Saint-Hilaire,
Cuvier, Buffon ; Bourget jeune homme hante l'hôpital, les
laboratoires, et dans sa maturité fréquente assidûment
les plus grands psychiatres de son époque. Les mots :
psycho-physiologie, clinique, clinicien font partie inté-
grante de son vocabulaire. Comme Balzac, il a intitulé
LE BALZACIEN 351
Physiologie un de ses romans d'analyse, il appelle André
Cornélis une planche d'anatomie morale, les problèmes
de l'hérédité, de l'inconscience sont pour lui des problèmes
auxquels il s'attaque couramment. « C'est, dit Maurice
Barrés, une nature de savant terriblement préoccupé de
physiologie, qui possède jusqu'à la manie, si j'ose dire,
le goût des études médicales. »
Mais si les ressorts intérieurs de sa pensée sont bien
estampillés à la marque de Balzac, combien d'autres élé-
ments de son tempérament intellectuel et moral sont
empreints de la griffe du maître !
Les façons de vivre quand il débute dans la carrière
des lettres sont copiées sur celles de Balzac à vingt ans ;
de même que, plus tard, il aura, comme son héros, sa crise
de dandysme, ses cravates, ses cannes. Le charmant
René Vincy (Mensonges), qui lui ressemble si fort, sera
sensible, comme Balzac, aux satisfactions de la vanité
mondaine et déclarera : « Nous autres gens de lettres,
nous avons tous cette rage du décor brillant. Balzac l'a
eue, Musset l'a eue, c'est un enfantillage qui n'a pas d'im-
portance. » Et ce même René Vincy, enivré par la lec-
ture des romans de Balzac, « cette Iliade dangereuse des
plébéiens pauvres, » se promène sans cesse dans les nobles
rues du faubourg Saint-Germain, évoquant derrière les
hautes fenêtres le profil d'une duchesse de Langeais ou de
Maufrigneuse.
On citerait dans l'œuvre de Bourget mille traits de ce
genre. Le souvenir de Balzac ne le quitte pas, la Comédie
humaine est depuis plus de cinquante ans son livre de
chevet. Il lui empruntera des titres comme Séraphita-
SéraphiHis, pour une poésie d'Edel, la Physiologie du
mariage nous vaudra la Physiologie de l'amour moderne.
Ses héros comme ceux de Balzac auront des blasons,
composés par quelque Gramont inconnu ; leurs noms
seront aussi soigneusement choisis que ceux de Bénassis
et de Z. Marcas ; l'Auvergnate de Mensonges aura ses tics
352 LE BALZACIEN
de langage aussi soigneusement notés que les iîyeuls
de maman Vauquer. Et nous verrons, comme dans la
Comédie humaine, reparaître d'un roman à l'autre Ma-
dame Moraines, le baron Desforges, Casai, tels les grands
premiers rôles de la Comédie humaine. Certains épisodes
des romans de Bourget seront même des calques balza-
ciens et l'on trouvera dans l'Eau -profonde une Mme de
Chaligny, sœur de Mme Jules de l'Histoire des Treize.
Mais la vraie dévotion intellectuelle va plus loin encore.
Bourget se réjouira avec le vicomte de Lovenjoul retrou-
vant la fameuse canne aux turquoises, et il préfacera
en hagiographe l'inouï Vapereau de Balzac, le Réper-
toire de la Comédie humaine de Cerfberr et Christophe.
Comme tout bon balzacien Bourget possédera même
sa relique personnelle sous la forme d'un petit carnet
rouge où Balzac inscrivait ses achats chez les antiquaires.
Un jour même il écoutera religieusement son vieil ami
Barbey lui conter comment il a vu le héros une fois
dans sa vie :
J'ai vu Balzac une fois, mon /?, lui dit un jour le vieux conné-
table, et c'était au café de la Régence. Vous comprenez que je
le regardais, comme les Alpes. Il a demandé une bouteille de vin
de Bordeaux. Il s'est versé un verre qu'il a bu et je l'ai vu rire à
sa pensée.
Et Bourget recueillera pieusement, sans sourire, ce
souvenir infime, puéril et glorieux, de l'homme qui, des
5'eux qui le regardaient, avait contemplé le grand homme.
Aujourd'hui encore l'envoûtement de Bourget n'a
pas cessé et lorsqu'il montre dans son salon de Chantilly
une belle gravure à l'eau-forte représentant Louis XVIII
assis sur son trône, en posture d'audience, il vous dit tout
bas à l'oreille : « Il attend Félix de Vandenesse. »
MARCEL BOUTERON.
LE ROMANCIER
Pour bien juger de l'influence de Paul Bourget et de
son importance dans l'histoire de la littérature, il faut
d'abord se représenter ce qu'était cette littérature aux
environs de 1881 et de 1882, époque à laquelle commen-
cèrent de paraître dans la Nouvelle Revue les Essais de
psychologie contemporaine. On était alors en pleine
période de la « tranche de vie » ; Zola, puisant dans
l'exemple de Balzac, de Flaubert et des Concourt ce qui
était le plus nécessaire à son tempérament, avait pro-
mulgué les règles d'un jeu nouveau qui régnait alors sou-
verainement sur les lettres. Il s'agissait de reproduire la
réalité à tout prix, en choisissant de préférence la plus
sordide, la plus basse, la plus vile. Mais que vaut la réalité
si elle est dépouillée des lois secrètes qui l'ordonnent?
En d'autres termes, que vaudrait la description purement
extérieure d'une maladie, ramenée à ses phénomènes
visibles et isolée de l'étude de ses vrais phénomènes,
ceux qui affectent le sang, les tissus, les viscères? Les
écrivains réalistes estimaient que n'importe quelle des-
cription du monde extérieur suffisait à l'art du romancier
et du conteur. Le plus comique, c'est que, voulant être
réels, ils firent dans cette réalité prodigieusement diverse
et multiforme qui nous entoure, un choix extrêmement
restreint et que, somme toute, le sujet de presque toutes
R. n. 1923. — XII, 3. 13
354 LE ROMANXIER
les œuvres de cette école tourne autour de quelques
manifestations instinctives, très animales.
Cependant l'histoire littéraire du dix-neuvième siècle
se résume dans ces deux courants : rornantisme et réa-
lisme (celui-ci étant la réaction de celui-là), plus un troi-
sième qui dure encore et qui s'est formé vers 1880 et dont
les Essais de psychologie contemporaine et l'Irréparable
sont au nombre des premières manifestations.
Ce troisième mouvement consisterait par son essence
même dans la recherche, sous les phénomènes du monde
extérieur, des lois de la vie intérieure. (Je résume pour
ne pas m'attarder aux définitions et aux formules.) Notez
que cette explication ne s'applique ni au romantisme, ni
au réalisme. Il faut insister aussi sur le fait qu'il n'y a
aucune nouveauté littéraire, sinon purement extérieure,
depuis les années 1880. Je vois à tout moment que de
jeunes écrivains, bien intentionnés, mais imprudents, se
risquent à dire en quoi ils entendent innover. Je n'entends
nullement nier leurs nouveautés de détail, souvent même
précieuses, mais indiquer qu'ils n'ont créé aucun courant
neuf et que souvent, ils déclarent vouloir apporter quelque
chose, qui fait le fond des préoccupations des écrivains
depuis l'époque dont je parle. Les Sœurs Vatard ou la Fin
de Lucie Pellegrin pouvaient bien surenchérir sur l'œuvre
de Champfleury ou de Duranty; eUes ne développaient
qu'un des côtés de Champfleury ou de Duranty.
Quand Paul Bourget commença à chercher, à travers
la figure de Baudelaire, de Renan, de Flaubert, de Taine,
de Stendhal, des Concourt, de Tourguénefî et d'Amiel
(et notez à quel point ce choix, sauf en ce qui concerne
Leconte de Lisle et Alexandre Dumas fils est déjà signi-
ficatif), les secrets de l'âme contemporaine, il donnait
implicitement un ensemble de directions qui allait devenir
la formule générale de notre temps.
Il est évident que, dans la future histoire littéraire du
dix-neuvième siècle, l'influence de Bourget se mêlera à
LE ROMANCIER 355
celle des premiers symbolistes, de Verlaine, de Mallarmé
et de Villiers de l'Isle-Adam et que les imes et les autres
paraîtront à l'origine de ce mouvement nouveau, à qui
il n'a manqué qu'un nom général pour frapper tous les
esprits et qui aurait pu s'appeler l'animisme.
Remarquez que les hommes sur qui Paul Bourget a fait
porter l'effort de son attention scrupuleuse sont juste-
ment ceux qui ont créé cet état d'esprit nouveau et que
toutes les grandes influences qui ont suivi celles-là n'ont
fait qu'en accentuer les tendances. Pour M. Bourget, en
particulier, il faudrait ajouter celle de Ribot, le Ribot
des Maladies de la volonté, de la mémoire et de la person-
nalité, et de William James, qui fut son ami. Pour nous ce
fut hier Dostoïewsky, Ibsen, Tolstoï, Emerson, Nietzsche,
Gobineau ; c'est aujourd'hui Arthur Rimbaud, Siegmund
Freud, Tchékov, et ceux qui sont déjà formés en parti-
culier par ces influences antérieures. Barrés, André Gide
et Proust, par exemple.
Je ne dirai pas que M. Paul Bourget fût le seul à son
époque à prévoir dans quel sens allait évoluer la vie litté-
raire. Il faudrait, à côté de son nom, indiquer ceux de
Téodor de Wyzewa, d'Edouard Rod, d'Emile Hennequin,
d'Eugène-Melchior de Vogiié. On remarquera que ces
écrivains furent tous des vulgarisateurs de littérature
étrangère. Un des phénomènes essentiels de ce nouveau
courant est dans son principe un vaste effort général pour
intégrer à la littérature française quelque chose qui était
particulier à la littérature anglo-saxonne et slave, et le
lui faire intégrer, sans qu'elle y perdît rien de ses qualités
primordiales, en lui annexant, non des formes littéraires
excentriques, mais une province nouvelle : l'étude des par-
ticularités de l'âme. Peut-être paraîtra-t-il arbitraire
que nous fassions naître la littérature psychologique
en 1880; mais il faut se souvenir que les écrits de cet
ordre parus avant cette date n'étudiaient que les phé-
nomènes de l'amour, et non les diverses réactions de
356 LE ROM^NCIER
l'âme humaine dans toutes les circonstances de la vie (i).
A ce moment, il se passa vraiment un fait moral nou-
veau. Voici, en efïet, les lignes que je trouve à la seconde
page de l'Irréparable, qui parut en 1883. C'est Adrien
Sixte, celui qui allait devenir un des deux héros du Dis-
ciple, qui parle : « ... — Non, la personne humaine, la
personne morale, celle dont nous disons moi, n'est pas
plus simple que le corps lui-même. Par-dessous l'existence
intellectuelle et sentimentale dont nous avons conscience,
et dont nous endossons la responsabilité, peut-être illu-
soire, tout un domaine s'étend, obscur et changeant, qui
est celui de notre vie inconsciente. Il se cache en nous une
créature que nous ne connaissons pas, et dont nous ne
savons jamais si elle n'est pas précisément le contraire
de la créature que nous croyons être. De là dérivent
ces volte-face singulières de conduite qui ont fourni
prétexte à tant de déclamations des moralistes... Nous
dépensons toute notre activité à poursuivre un but dont
nous nous imaginons que dépend notre bonheur, et ce
but atteint, nous nous apercevons que nous avons mé-
connu les véritables, les secrètes exigences de notre
sensibilité. Que d'exemples de ces erreurs intimes four-
nirait l'histoire des conversions religieuses, si elle était
étudiée par un psychologue!... Mais pourquoi remonter
à ces témoignages de l'ordre mystique, lorsque l'expé-
rience quotidienne nous permet d'observer, sur place la
dualité de notre être? »
Ce que Paul Bourget formulait avec un rare bonheur
en 1883 c'était justement l'avènement de cette littérature
nouvelle. Depuis lors, presque tout ce qui compte en
France, — et peut-être en Europe, car les mouvements
littéraires sont de moins en moins localisés dans les
(i) Il faut faire, bien entendu, une exception pour Pascal et pour
Racine, comme aussi pour Vauvenargues et Joubert. Mais peut-on dire,
par exemple, que la psychologie de Marivaux, de Laclos et même de
Constant ait quoi que ce soit à faire avec notre vie psychique?
LE ROMANCIER 357
nations, — procède à l'investigation de « ce domaine
obscur et changeant » auquel fait allusion Adrien Sixte.
C'est un phénomène psychologique de cet ordre dualiste
que nous décrit l'Irréparable; la profession de foi de
Paul Bourget est formelle ; c'est la vie de l'âme qu'il va
traduire. Et pour qu'il n'y ait aucune équivoque, il
prendra pour héros un jeune rêveur anglais de ces années-
là, un disciple et un ami de Dante-Gabriel Rossetti,
et il lui fera composer des eaux-fortes sur les vers sui-
vants de ce même Rossetti : « Ah! dear one, y ou hâve heen
dead so long... Ah! chère aimée, vous avez été morte si
longtemps ! » — d'Edgar Poë : « By the side of the pale
faced moon... Tout à côté de la face pâle de la lune » — de
Shelley : « The hopes which thou and I heguiled to dealh
on life's dark river... Les espérances que toi et moi
avons laissées mourir sur la sombre rivière de la vie. »
Ainsi en faisant mouvoir ses personnages dans l'atmos-
phère de ces poètes anglais qui n'ont jamais fait allusion
qu'à cette vie profonde et secrète de l'âme, Paul Bourget
entendait bien donner aux romans qu'il allait écrire une
direction diamétralement opposée à tout ce qu'il voyait
se faire autour de lui. Qu'il ait toujours réalisé ce roman
du « domaine obscur et changeant », si contraire aux défi-
nitions psychologiques de La Rochefoucauld et des mora-
listes classiques, je ne le dirai pas. D'autres considérations
l'en ont trop souvent empêché ; mais sa préoccupation
reste présente dans toute son œuvre. Et ce domaine
obscur et changeant, ne voit-on pas qu'il a envahi toute
la littérature contemporaine et plus que jamais en 1923,
cinquante ans après l'apparition de V Irréparable} Angle-
terre, Allemagne, Russie, Espagne, Italie, Scandinavie,
Amérique, tout y passe comme la France. Citerai-je au
hasard quelques œuvres étrangères, récemment révélées,
le théâtre de Pirandello ou les Cahiers de Malte Laurids
Brigge, de Rilke, les Montagnes russes, de John Rodker ou
Légende, de Clémence Dane, Knut Hamsun ou Bojer,
358 LE ROMANCIER
Tchékov ou Ivan Bounine, Ramon Gomez de la Serra
ou Ramon Ferez de Ayala? Tout y parle du « domaine
obscur », comme les livres des meilleurs d'entre les jeunes
écrivains français. Voit-on maintenant que la grande lit-
térature européenne forme depuis i8So un bloc, une seule
coulée brûlante, comme le romantisme de 1820 et le réa-
lisme de 1860? Mais cette période risque de durer beau-
coup plus longtemps que les précédentes. Et voit-on
aussi à quel point Paul Bourget en a été un des initia-
teurs et des précurseurs? Et ce n'est pas une des moin-
dres raisons pour lesquelles nous l'honorons aujourd'hui.
II
Ce qui allait intervenir pour modifier la conception
fondamentale de Paul Bourget, telle qu'elle apparaît
dans ce préambule de l'Irréparable, c'est la constatation
que l'étude psychologique de l'homme pour garder son
caractère abstrait devrait prendre sa mesure comme s'il
était seul, comme s'il était l'individu en soi des métaphy-
siciens. Or, il n'en est rien. Cet homme agit. Ces actions
ont des conséquences morales qui font intervenir d'autres
êtres que lui. Il est social. Paul Bourget allait être forcé
dorénavant de faire intervenir dans chacun de ses romans
le réseau de la société ; et bientôt, donner ces vastes
consultations sociales qui s'appellent l'Etape, l'Emigré,
Un Divorce, sans compter ses chroniques de l' Illustration
et les innombrables réflexions de chacun de ses ouvrages.
C'était suivre la tradition de Balzac, la tradition même
de la Httérature française. Je n'insisterai pas là-dessus.
Brunetière a écrit des choses définitives sur le caractère
essentiel de chacune des grandes littératures européennes ;
et on pourrait ajouter des réflexions fort spirituelles sur
ce fait que pour représenter l'homme solitaire, le Fran-
LE ROMANCIER 359
çais ait choisi un courtisan, le Misanthrope, et l'Anglais,
un naufragé, Robinson Crusoé.
Cependant, vers 1880, il restait encore une tradition
byronienne, romantique, d'ailleurs entretenue par Bar-
bey d'Aurevilly : celle du beau ténébreux, de l'homine
à bonnes fortunes, sentimental et un peu tragique (qui
pourrait bien être, au fond, en France, une déformation,
mais une évolution, de l'aventurier de Marivaux et de
Le Sage). Ce jeune premier, qui avait été Grandisson,
René, Manfred, était devenu Eugène de Rastignac, Lucien
de Rubempré, Henri de Marsay, Julien Sorel ; il allait être
Armand de Querne, Ra^nnond Casai, Julien Dorsenne,
François Vernantes. Le grand art de Paul Bourget fut
de créer des caractères si représentatifs de la génération
des années 1880 qu'ils sont devenus le type même des
hommes de cette époque et que leur influence s'est étendue
bien au delà de cette date et s'étend encore aujourd'hui
(j'ai déjà dit tout ce que le Bertin et le Mariolles de Mau-
passant, le François Mintié de Mirbeau et le Dechartre
d'Anatole France, — sans compter le Sperelli de d'An-
nunzio — devaient à cette création).
Cet homme était d'abord un analyste, un « introspec-
teur ». C'était là le trait essentiel qui le distinguait de
ses aînés, même des héros de Stendhal. Ceux-ci s'exami-
naient tout en agissant et sans cesser d'agir, mais pour le
plaisir d'y voir clair. Tandis que les héros de Bourget (et
leur innombrable descendance) s'examinent pour s'exa-
miner, souvent sans agir, et parce que pour eux le plaisir
de vivre n'existe que s'il est vérifié à chaque seconde par
un appareil enregistreur. Sensuels, capables de crimes
pour goûter une émotion (puisque ce souci de se connaître
a pour corollaire la nécessité de s'expérimenter), leurs
fautes sont plus graves que celles des autres, puisqu'ils
ne sont jamais innocents, et les conséquences de leurs
fautes par conséquent plus tragiques. D'où accroissement
de leur responsabilité. Le type du roman de Bourget est
360 LE ROMANCIER
dans cette formule : d'Un Crime d'amour à la Geôle,
J'ai'oute que ses héros, hommes et femmes, sont tou-
jours des êtres de haute culture, depuis Noémi Hurtrel
qui lit au retour du bal les Pensées de Pascal et l'Auto-
biographie de Stuart Mill, jusqu'à la duchesse de Roannez.
Et l'abus de la culture engendre, selon Paul Bourget, les
mêmes erreurs que celui de l'analyse. Ici, je ne peux me
retenir de dire que je trouve ses conclusions un peu sévères
à l'égard de la culture. Rien ne prouve que, moins cultivés,
ces personnages n'aient pas commis les mêmes erreurs ;
et 'je tiens que les personnes cultivées et même trop
cultivées, si elles commettent des fautes, qui tiennent par-
fois à cette culture, sont préservées aussi par elles de
fautes plus graves et plus terribles qui sont, elles, l'apa-
nage des êtres sans culture. Mais Paul Bourget estime que
tout avantage intellectuel, financier ou social, dégénère en
abus et par conséquent en vice, s'il n'est pas corrigé par
une conscience parallèle et plus haute du devoir corres-
pondant. Cette pensée, si sage d'ailleurs, est une des
colonnes morales qui soutiennent l'édifice de son œuvre.
III
Ainsi Paul Bourget avait à la fois comme domaine à
explorer le merveilleux afflux psychologique, qui s'était
formé dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle, et
comme terrain d'expérimentation l'homme à la fois can-
dide et méfiant, sentimental et sensuel, brutal et cultivé
et par-dessus tout jaloux, qui représentait le type même
des hommes formés autour de l'Année terrible. A l'aide
de ces deux éléments, il allait mener cette vaste enquête
psychologique qui remplit aujourd'hui cinquante-huit
volumes et qui a occupé cinquante années uniquement
vouées à la vie de l'esprit. Mais il lui fallait en quelque
LE ROMANCIER 361
sorte le levier qui mît ce monde en mouvement ; ce levier,
il devait le trouver dans une conception du roman presque
uniquement dramatique. Il lui a semblé, — comme d'ail-
leurs à la plupart des grands romanciers, — que les
caractères ne se dessinaient tout à fait que si on les forçait
de réagir en face de circonstances tragiques. Cela est vrai,
avec cette restriction que l'état moral et sentimental de
l'homme à l'état, pour ainsi dire, latent, et quand aucune
de ces lames de fond ne le soulève, est peut-être plus vrai
encore, — mais d'une vérité qui ne se manifeste presque
jamais, la vérité du journal d'Amiel, par exemple, —
puisque aussi bien, sitôt qu'il réagit en face des circons-
tances, il se trouve modifié par elles et n'est plus exacte-
ment l'individu qu'il se rêvait. Mais cet être intimement
vrai n'est pas un personnage de roman ; Hamlet n'est
sans doute, au fond, que le passage de cet être en soi, du
monde de rêves où il s'est réalisé au monde de turbulence
extérieure, où les circonstances exigent qu'il se place. Et
Bourget a écrit aussi son Hamlet, qui est André Cornélis,
un de ses chefs-d'œuvre.
Du moins, cette conception allait-elle permettre à
Paul Bourget de traiter de grands sujets. On a fort ri, à
la fin du naturalisme et dans les débuts du symbolisme,
du sujet, comme on en rit aujourd'hui en peinture ; mais
il n'en est pas moins que les sujets de romans existent en
soi, en dehors même de la manière dont ils seront traités.
Je veux dire qu'il y en a qui comportent par leur dévelop-
pement même une vue plus ou moins élevée de la vie
humaine. Le Père Goriot, l'Idiot ou le Moulin sur la Floss
sont déjà par leurs thèmes d'autres livres que les Scènes
de la vie de bohème, les Sœurs Vatard ou les Souffrances
du professeur Delteil.
Mais un vrai romancier trouve presque toujours les
sujets dont il a besoin, et Paul Bourget est un romancier-
né.
Il l'est d'abord par son pouvoir de créer des êtres corn-
362 LE ROMANCIER
plets, différents entre eux, des êtres aj^ant une vie abso-
lument personnelle, opposés par les circonstances dans
des conflits où ils se heurteront, moins à cause de leurs
intérêts que de la divergence totale de leurs rouages
intérieurs. C'est là une des qualités les plus rares du
romancier, une de celles que possèdent seulement les
très grands, que ce pouvoir de fabriquer des individua-
lités qui n'aient entre elles rien de commun, sinon, chez
Bourget, une tendance marquée à l'hyperémotivité.
Chacun de ses livres dresse ainsi des individus qui ne
possèdent pas entre eux de communes frontières : d'où
conflit et généralement désastre.
Il l'est ensuite par la densité de l'atmosphère où se
meuvent ses héros. Il a coutume de dire que les person-
nages d'un livre « doivent être dans la chambre ». Avec
lui, ils y sont toujours. Prenez le début de chacun de ses
romans, Cruelle énigme ou Cosmopolis, André Cornélis
ou Un Drame dans le monde, les personnages sont là,
présents, aussi présents au bout de quelques pages que si
vous les connaissiez depuis des semaines. Quels portraits
que ceux du comte Scilly (i), d'Adrien Sixte (2), de Ray-
mond Casai (3), de Philippe d'Andiguier (4), de Ribalta (5),
du prince Fregoso (6), de Paul Vernat (7) ! Et quelle mer-
veille que ces portraits de femmes, en même temps vrais
et légèrement idéalisés, troublants et profonds, et qui
gardent dans toutes les chutes je ne sais quelle pureté
fondamentale ! Qui de nous n'a pas été amoureux d'Hé-
lène Chazel (8), d'Aiba Sténo (9), d'Ely de Carlsberg (10),
(i) Cruelle énigme.
(2) Le Disciple.
(3) Un Cœur de femme.
(4) Le Fantôme.
(5) Cosmopolis.
(6) Une Idylle tragique.
(7) La Geôle.
(8) Un Crime d'amour.
(9) Cosmopolis.
(10) Une Idylle tragique.
LE ROMANCIER . 363
de Suzanne Moraines (i), de Juliette de Tillières (2), de
Gabrielle Darras (3), de Catherine Ortègue (4)? Paul
Bourget les a dépeintes avec une tendresse infinie. Elles
sont, elles aussi, « dans la chambre », mais elles baignent
aussi dans un air différent, dans ce monde fait de mys-
tère et de poésie, où les grands amateurs d'âmes fémi-
nines ont toujours à demi plongé leurs créations, depuis
Shakespeare jusqu'à Tourguéncff. (Comparez une jeune
fille de Bourget, par exemple, à une jeune fille de Zola !)
Il est encore romancier par un don aussi rare que tous
ceux-là et qui est le sens de l'émotion. Il est impossible de
lire la moindre page de lui avec indifférence. Il vous prend
toujours aux entrailles, comme d'ailleurs ses contempo-
rains. Loti et Maupassant. On peut être un admirable
artiste comme Anatole France et ne jamais vous émou
voir. Mais les plus grands de tous, les vrais créateurs, ne
nous laissent pas le temps de formuler sur leur oeuvre un
jugement esthétique ; ils vous saisissent par la main et
ils vous entraînent. Ils vous entraînent comme Walter
Scott au sein d'un vieux château où de grands seigneurs
douloureux demeurent fidèles à leur souverain dans une
solitude où passent des jeunes filles romanesques ; ils vous
entraînent comme Dickens dans des rues tortueuses, vers
des boutiques obscures et féeriques, sur les quais de la
Tamise, ou, comme Balzac, à la pension Vauquer ou chez
la baronne Nucingen ; mais ils ne nous donnent pas le
droit de ne pas les suivre. Avec eux, il faut s'exalter, rire,
pleurer, souffrir, il faut enfin communier avec l'humanité.
Il en est de même avec Paul Bourget. A tout moment, un
froissement du cœur vous avertit qu'il s'agit de créatures
humaines qui souffrent ce que vous avez souffert ou ce
que vous souffrirez. Ce don de l'émotion est certainement
(i) Mensonges.
(2) Un Cœur de femme.
(3) Un Divorce.
(4) Le Sens de la mort.
364 LE ROMANCIER
une des causes initiales du grand succès de Paul Bourget.
Enfin, il est romancier par son désir de donner de
l'homme une idée totale ; cela l'a amené à la fois à consi-
dérer en lui l'être physique et l'être religieux. Personne
ne connaît aussi bien que lui la physiologie de ses per-
sonnages. On lui a reproché lourdement à ce sujet d'être
pédant. Mais on a toujours l'air pédant en face d'un
ignorant quand on parle de ce qu'on sait. Trop de ro-
manciers ignorent les lois élémentaires de la physiologie.
Elles sont pourtant nécessaires à toute création. Et c'est
le même écrivain qui donne à ses héros ces racines
vivantes, ces angoisses métaphysiques et ces troubles
de conscience que seule une religion peut apaiser. Ainsi
il a dessiné de l'homme une image vaste et véritable,
presque complète, à laquelle on ne peut reprocher que
d'être souvent trop rigoureuse et même mécanique à force
de logique, au lieu de garder ces contradictions, ces sou-
plesses et cet ondoiement qui sont particuliers à la
créature humaine. Mais c'est le défaut propre à tous les
créateurs d'esprit critique et qui veulent trouver un
motif discernable à nos actes. Si c'est un défaut, il est
moins dangereux que celui auquel on n'est que trop porté
aujourd'hui et qui consiste à ne tenir compte que des
illogismes de l'individu comme si la vérité était seu-
lement dans l'absurde. Je ne peux qu'indiquer le côté
médical et religieux de l'œuvre de Paul Bourget ; je
laisse à des esprits plus compétents que moi en ces
matières le soin de les traiter ; mais il m'était impossible
de ne pas les signaler, en tentant, comme j'ai essayé de
le faire, de montrer quelques aspects de l'évolution de
Paul Bourget et d'expliquer quelques-unes de ces qualités
exceptionnelles et fondamentales qui font de lui un des
plus grands romanciers français.
EDMOND JALOUX.
LE NOUVELLISTE
On peut lire dans la magnifique étude consacrée par
Paul Bourget aux Nouvelles de Balzac : « Balzac savait
qu'une nouvelle n'est pas un roman court et qu'un roman
n'est pas une longue nouvelle. » Au seuil de ces quelques
notes, je voudrais reproduire en manière d'épigraphe
une phrase aussi juste, d'une vérité aussi concentrée —
en l'appliquant au grand écrivain dont on fête aujour-
d'hui le jubilé littéraire. Paul Bourget sait qu'une nou-
velle n'est pas un roman court et qu'un roman n'est pas
une longue nouvelle. Qu'il serait utile de répéter cela
sur tous les tons, jusqu'à satiété ! Il est extrêmement
rare que le talent du récit court s'ajoute à celui du récit
long et qu'on les trouve réunis dans la même personna-
lité. Les auteurs de romans copieux, les peintres de fresques
ne se sont trop souvent qu'amusés à écrire des contes.
Ils n'ont pas réduit leur sujet avec la patience des jar-
diniers japonais pour leurs arbres nains. Ils ont coupé
une branche, l'ont plantée en terre et ont pensé qu'elle
ferait illusion. Ainsi procèdent certains fleuristes pressés^
Mais les feuilles restent trop grandes. Au surplus la
branche, plantée dans trop peu de terre, ne tarde pas à
mourir. Devant le Christ mort de Mantegna, Paul Bour-
get s'écrie : « Qu'elle est petite cette toile et que ce tableau
est grand ! » Certains prétendent que l'art du minia-
turiste est secondaire. Peut-être. Mais Rembrandt est
aussi bien dans le Philosophe en méditation que dans la
Ronde de nuit. Il appartient aux nouvellistes de s'ins-
366 LE NOUVELLISTE
pirer de ces exemples. Un travail utile est la compa-
raison des contes de grands romanciers avec leurs ou-
vrages de longue haleine. On reconnaîtra que chez Paul
Bourget, comme chez Balzac, il y a brisure de la manière
et que la Grande Breièche est aussi loin du Père Goriot
que le Mythomane du Démon de midi. Le roman démontre.
C'est même une des principales quahtés du roman supé-
rieur que de démontrer complètement. La nouvelle sug-
gère. « En revanche, a écrit Paul Bourget, c'est le genre
le plus capable d'inquiéter la pensée. » Et plus loin, à
propos de cette observation de Balzac : « L'art n'est que
de la nature concentrée », il ajoute : « N'est-ce pas son
chef-d'œuvre de recréer, comme cette nature le fait,
dans ses moindres fleurs et dans ses moindres insectes,
tout un monde, dans un si étroit raccourci d'espace et
de matière. »
Si nous étudions les nouvelles de Paiil Bourget, nous
reconnaîtrons avec quel soin les sujets ont été choisis.
Car c'est une caractéristique des maîtres du récit court :
le choix du sujet. Trop vaste il donne, par une con-
tradiction curieuse, une sensation de vide, de pau-
vreté. Trop mince, il donne heu à des développements
qui semblent interminables. Et c'est ainsi qu'un conte
de trois cents lignes peut paraître plus lourd, plus indi-
geste qu'un roman de six cents pages ou plus hâtif, plus
sommaire qu'une nouvelle à la main. Je cite toujours
Paul Bourget : « Une nouvelle est comme un moment
découpé sur la trame indéfinie du temps. La durée qui
a précédé ce moment et celle qui le suit lui restent exté-
rieures. » Cherchons ce moment dans quelques nouvelles
de Paul Bourget, prises au hasard. Le Père. Un jeune
homme vole deux médailles précieuses dans la cassette
d'un moine. Celui-ci, saisi de pitié, dit au voleiu: : « Vous
choisirez deux pièces et vous les garderez comme sou-
venirs. » L'auteur conclut : « Je reconnus, dans le regard
que mon compagnon jetait sur le simple moine, l'aube
LE NOUVELLISTE 3^
d'une autre âme... « Ce regard-là, ce moment, c'est celui
qui se grave dans la pensée du lecteur. Le drame est
court, ramassé, comme dans toutes les nouvelles tra-
giques de Paul Bourget, « parce que la terreur est de
toutes les émotions humaines celle qui a le moins besoin
de temps. » Observation que corrobore Edgard Poë.
Pienons Un Scrupule, qu'il faut retenir comme une mer-
veille de dosage, comme le type de la longue nouvelle
remplie et achevée. Le héros a vu une adolescente pure
dans un milieu infâme ; il la revoit femme et exquise-
ment jolie et ramenée par la fatalité à ce même milieu.
Elle l'a toujours aimé. Lui aussi, peut-être... Il la quitte
pourtant, à l'issue d'un dîner fin, et elle lui baise la main
avec respect. Le « moment » : ce dîner qui comptera
éternellement dans la vie de l'un et de l'autre. Mais pour
que l'impression soit profonde, il convient aussi que les
portraits, brossés en quelques coups de pinceaux, sai-
sissent par leur simplicité fulgurante. Ainsi font les
maîtres qui effacent les détails inutiles pour ne garder
que l'essentiel. Je Hs dans l'Echéance : « Il avait de gros
os et peu de muscles, des traits épais et le sang pauvre. »
La synthèse du roman est dans une page, celle de la nou-
velle dans une phrase.
Mais en poussant ces théories à l'absurde, on obtien-
drait une sorte de mosaïque Httéraire destinée à être
lue avec une loupe et dénuée de toute grandeur d'en-
semble. J'ai sous les yeux le portrait funéraire d'une
impératrice de Chine. Le visage est supérieur aux plus
beaux de Clouet. La robe d'im superbe rouge sombre
fait une énorme tache rehaussée d'or; mais l'impéra-
trice tient entre ses bras un écran. Approchez -vous,
prenez un verre grossissant et regardez : sur cet écran
l'artiste a trouvé le moyen de peindre un frais et ravis-
sant et compliqué paysage : des saules éclairés par une
lueur laiteuse, une rivière d'argent, des coucous aux ailes
déployées qui semblent nager dans le clair de lune... On
368 LE NOUVELIISTE
peut négliger ces enjolivements : le visage suffit, si grave,
si triste, avec ces yeux qui hésitent entre la splendeur
des beautés étemelles et le regret des choses de la terre...
Or, il faut ce visage, sans quoi il ne resterait plus qu'une
anecdote. Dans une nouvelle de Paul Bourget — une
de ses plus belles — l'humble huissier d'un ministère
a un fils dont il a fait un grand médecin. Pour élever son
fils, cet homme, jusque-là d'une honnêteté intransigeante,
a volé le dépôt qu'un de ses chefs lui avait confié, à
charge de subvenir aux besoins d'un enfant naturel que
ce chef avait eu. Le thème de la nouvelle, ce n'est ni
l'amour paternel qui pousse le brave homme à un crime,
ni le remords du fils légitime poiu: le bonheur de qui
l'injustice a été perpétrée, c'est l'horrible misère de
l'autre, du vaincu, du déchet social. Morceau brossé
largement, d'un trait de maître, parmi les charmants et
émouvants détails.
Inscrire, au moment choisi, le fait caractéristique,
voilà donc le secret. Vous connaissez le sujet de l'admi-
rable Luxe des mitres? Un écrivain qui aurait pu être
grand, sacrifie ses rêves d'art au luxe de sa femme. Il
devient un forçat de la copie. Plus il monte, plus il gagne
d'argent, plus il devient célèbre, plus il prononce sa
propre déchéance dans le secret de son cœur. Le « mo-
ment ))? C'est celui où la fille, découvrant enfin le martyre
de son père, cache son visage contre l'épaule de l'écrivain
vieilli : « Cette épaule devenue un peu plus haute que
l'autre, à cause des innombrables séances devant la table
de travail, la plume en main. » Nous ne pouvons plus
oublier le portrait.
Il est à remarquer que toutes les nouvelles de Bourget,
courtes ou longues, ont une signification morale, qu'elles
laissent derrière elles un prolongement infini. Nul n'a
mieux dépeint le remords, thème inépuisable de contes
tragiques. C'est, dans le Talisman, l'étude de l'envie chez
un garçon de onze ans qui casse et cache la montre d'un
LE NOUVELLISTE 369
ami — unique instant de défaillance d'une âme droite et
jqui se ressaisit. C'est, dans Monique, l'étude de la jalousie
chez une jeune fille, qui la pousse à commettre le forfait
le plus atroce. C'est, dans Reconnaissance, l'étranger qui
vole un tas d'or à Monte-Carlo et restitue la somme aug-
mentée d'intérêts vingt ans plus tard, parce qu'il est
redevenu honnête, parce qu'il a été soutenu dans la lutte
par le souvenir d'une minute d'égarement. Largeur du
plan d'ensemble, de l'idée mère ; conscience et recherche
dans le détail. Quoi de plus émouvant que, dans Dualité,
cette jolie femme, mère dévouée jusqu'au sacrifice rnais
qui reste quand même vouée à son linge fin et à ses
bijoux précieux et qui offre comme cadeau suprême au
confident de ses faiblesses, une larme dans « le sabot de
Vénus » d'une orchidée. Partout, dans les nouvelles les
plus réduites, comme dans les contes qui atteignent les
proportions d'un roman, — le Luxe des autres est plutôt un
roman ; je l'ai classé parmi les nouvelles car moins copieux
que les autres romans de Paul Bourget, il a été conçu
avec les procédés de Bourget nouvelliste, — l'étincelle se
produit, cet effet de surprise qui est une des forces du
genre. Dans la Roulotte, voici l'opposition d'une fiancée
bourgeoise qui a tiré un coup de revolver sur un jeune
homme parce qu'il lui refusait le mariage et d'une simple
bohémienne qui s'est laissé arrêter et accuser de vol à la
place de son amant. Dans ma Maison de Saint-Cloud, je
relève ce trait : un petit tailleur en chambre, tout vieux,
tout laid, tout humble et si pauvre. Or, il fait ses courses
à bicyclette et choisit les rues les plus embouteillées :
« les autres ne sont pas amusantes. » On remarque chez
Paul Bourget comme chez tous les grands nouvellistes
le souci du pittoresque dans la vérité. Un personnage
curieux est un héros de nouvelle ; un héros de roman doit
être un personnage général. Beaucoup de nouvelles — et
des plus frappantes — de Paul Bourget sont les illus-
trations d'une pensée. Avec celle-ci : « une loi mysté-
370 LE NOUVELLISTE
rieuse veut qu'à côté de tout être dur et implacable,
un dévouement se rencontre », il a écrit la Meilleure part,
conte admirable.
La lecture des pages critiques définitives consacrées
par le maître à l'art du conte et, surtout la lecture de
ses contes eux-mêmes si prodigieusement charpentés et
variés, si vrais, d'un accent si noble et si humain, cons-
tituent le meilleur enseignement qui se puisse imaginer.
Toutes les ressources de l'esprit et du cœur sont mises
en jeu. Le sujet arrive à l'originahté sans effort. L'auteur
ne suit pas seulement les méandres de la vie, ce qui ne
l'amènerait qu'à l'anecdote, il applique les méditations
de sa pensée au riche trésor d'observation dont il dispose.
Ainsi Paul Bourget nouvelliste complète Paul Bourget
romancier. Avec une science infaiUible du dosage, il
assigne à chaque thème les dimensions qu'il comporte.
La plupart de ses contes enferment les sujets de volumes
plus considérables. Aucun ne donne le sentiment d'avoir
été écourté, cette sensation de hâte, de gêne, qui est
recueil du genre. Il est impossible de les relire sans
être frappé d'admiration et de respect pour cette imagi-
nation puissante, pour ce choix si artiste et si sur-
veillé, poiur ce bonheur d'expression dans les portraits,
pour la vérité du dialogue. Comme les morceaux d'un
miroir brisé, chaque nouvelle de Paul Bourget est un
reflet de son œuvre.
HENRI DUVERNOIS.
LE DRAMATURGE
M. Paul Bourget a connu au théâtre de grands succès.
Un Divorce, la Barricade, le Tribun, l'Emigré, ont tenu
l'af&che de longs mois. Il est, je crois, à peu près unique
qu'un écrivain, qui semblait devoir être exclusivement un
romancier et qui avait conquis dans cette voie une gloire
aussi brillante que solide, se soit laissé tenter par la
scène et y ait transporté, avec autant de bonheur, son
observation des hommes et son souci des grands pro-
blèmes de l'heure présente.
Aussi bien, le talent de l'auteur du Disciple a-t-il une
infinie variété. M. Paul Bourget fut un poète élégant et
précis, le roman lui doit quelques-uns de ses chefs-d'œuvre
les plus fameux. Il a donné à la critique moderne l'un de
ses titres les plus importants avec les Essais de psycho-
logie contemporaine. Pourtant, M. Paul Bourget, de tous
nos grands hommes de lettres, semblait, peut-être, celui
qui était le mieux armé contre les séductions de l'art dra-
matique. C'est, en effet, à un don d'analyse, lucide et
profond, qu'il dut sa maîtrise, et l'analyse, on le sait,
est la vieille ennemie du théâtre qui, lui, ne vit que de
sjmthèses.
Comment M. Paul Bourget passa-t-il du livre à la
scène? Pour essayer de le découvrir, il faut remonter
assez loin et suivre l'évolution de ce rare esprit chez
lequel la volonté de juger toutes choses de haut n'a
jamais aboli le sens aigu de la vie. Jules Lemaître a fort
exactement défini les influences qui s'exercèrent tout
372 LE DRAMATURGE
d'abord sur M. Paul Bourget. De Baudelaire il parut tenir
un « mélange singulier de sensualité et de mysticisme » ;
à Renan il emprunta « le dédain aristocratique », à Taine
« l'esprit scientifique », à Stendhal sa puissance et son
application d'analyste. La nécessité même de concilier
toutes ces sortes d'influences, parfois contradictoires,
poussa M, Paul Bourget vers une sorte de vaste dilet-
tantisme, c'est-à-dire vers « cette disposition d'esprit,
très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous
incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et
nous conduit à nous prêter à toutes ces formes sans nous
tenir à aucune ». M. Paul Bourget voulut tout connaître,
tout comprendre, tout sentir. Il alla partout et revint
de tout. Il voyagea à travers toutes les idées comme à
travers tous les pays. Mais sa curiosité ne fut jamais
satisfaite et lui laissa une vague amertume et une sorte
de malaise. Après ces pérégrinations sans nombre, il
retourna un beau jour chez nous, chez lui et s'appliqua
à renoncer à ces excursions intellectuelles. Quelques idées
très simples et très fortes, coordonnées avec vigueur et
finesse et qui peuvent se résumer en ce seul mot : « tradi-
tionalisme », lui apparurent seules comme dignes d'être
défendues. Il oublia les terrasses embaumées de Florence,
les élégances apprêtées de la campagne anglaise, les pay-
sages mouvementés de l'Espagne et il revint en France
où l'ombre des vieux arbres sembla lui donner la paix
dont il avait besoin. En redevenant pour ainsi dire ter-
rien, en s'enracinant, en abjurant pour toujours les satis-
factions passagères et un peu troubles du cosmopoli-
tisme, M. Paul Bourget, sans cesser d'être psychologue,
se fit morahste. Et c'est, je crois, parce qu'il se fit mora-
liste qu'il voulut être auteur dramatique. En effet, le
roman lui avait suffi pour y développer des points de vue
d'amateur d'âmes, des doctrines d'essayiste, ou pour
nous intéresser à des h5^othèses morales ou sentimen-
tales. Mais lorsqu'il estima être en possession de vérités
LE DRAMATURGE 373
plus graves et plus solides, de ces vérités qu'il ne s'agit
plus de proposer à nos esprits, mais d'imposer à nos cons-
ciences, il éprouva le besoin de recourir à une tribune plus
sonore et plus retentissante. C'est ainsi, j'imagine, que
M. Paul Bourget dut être amené à songer au théâtre.
Il me semble que nous en trouvons la preuve dans
Un Divorce, un des premiers ouvrages dramatiques de
M. Paul Bourget, tiré d'un roman qui n'est point parmi
les plus célèbres. La pièce qui lui emprunta ses situa-
tions principales est d'une violence et d'un pathétique
autrement vigoureux. Il est rare qu'un romancier ait
eu lui-même la clairvoyance de discerner le surcroît
d'ampleur et de puissance que sa pensée prendrait à la
scène. M. Paul Bourget en avait laissé le soin à d'autres
pour le Disciple, pour Mensonge, pour Une idylle tragique.
Pour Un Divorce, il voulut être son propre adaptateur.
C'est que, cette fois, il ne s'agissait plus d'une action
mettant aux prises les passions de trois ou quatre person-
nages, mais d'un problème moral et social. Cette remarque
s'applique à toute l'œuvre dramatique de M. Paul Bour-
get ; elle se plaît à élire entre tous, les grands sujets,
ceux dont le livre semblait seul capable d'accueillir les
vastes proportions et les lointaines conséquences, tandis
qu'elle néglige les conflits individuels qui ne dépassent
point l'aventure tragique dont ils déterminent et limitent
les péripéties. Pourtant, de ces aventures-là, combien
M. Paul Bourget en a imaginé qui auraient pu servir
à tant de drames. Il les a dédaignées, parce qu'au théâtre
son but est moins d'émouvoir que de persuader. Il est
en cela l'élève d'Alexandre Dumas fils, auquel il a consa-
cré dans les Essais de psychologie contemporaine une étude
chaleureuse et lucide. « Examinez toutes ses pièces, écrit
M. Paul Bourget, à partir du Demi-Monde jusqu'à la
Princesse de Bagdad. Il n'y en a pas une au sortir de
laquelle un utilitaire puisse répéter le : « Qu'est-ce que
cela prouve? » du spectateur sceptique à'Aihalie.
374 LE DRAMATURGE
Toutes ces comédies aboutissent à un enseignement évi-
dent et direct, de même que toutes sont fondées sur un
drame de la vie morale. L'auteur le reconnaît lui-même,
et s'en fait gloire. A ses yeux, le théâtre qui ne démontre
pas ce que l'écrivain croit être la vérité, n'est qu'un jeu
de patience, indigne d'occuper un artiste sérieux... Le
moraliste n'écrit point pour donner une fête à sa fan-
taisie, comme le poète, ni pour être ailleurs, comme le
visionnaire, ni pour redoubler en lui le sentiment de la
réalité, comme le faiseur de mémoires ou le romancier
d'observation directe. Non. Il obéit à sa conscience, et
ses livres deviennent des actions. » Alexandre Dumas
fils n'avait pas voulu exprimer une autre pensée, lorsqu'il
disait : « On ne saurait avoir, sans être fou, la prétention
de faire à soi tout seul, une réforme générale, mais il est
probable que cette réforme doit s'opérer graduellement.
On choisit donc, lorsqu'on traverse ce monde, et qu'on
a la volonté du bien, un point quelconque où. se mani-
festent d'ailleurs, car ils sont visibles partout, les symp-
tômes de l'imbécillité quasi-universelle. On y devient
incessamriient attentif et on la combat... Émettre une
idée, formuler une théorie, soutenir une opinion devant
le public, soit que l'on parle du haut d'une chaire, d'une
tribune ou d'une scène, me semblent chose si grave, que
mon esprit, je dirai même ma conscience, n'a de repos que
lorsque je me suis bien assuré que j'ai agi en toute sincé-
rité. »
Je suis bien certain que cette phrase empruntée à la
préface de la Princesse Georges a toujours été présente à
l'esprit de M. Paul Bourget, chaque fois qu'il forma le
dessein d'écrire un ouvrage pour le théâtre. Il ne me
paraît pas impossiblt; que si Dumas fils n'avait pas existé,
M. Paul Bourget ne se fût jamais décidé à devenir, même
par occasion, auteur dramatique. Il ne l'est pas, à vrai
dire, de naissance, en dépit de cette autre déclaration
de Dumas, dans la préface du Père prodigue : « On ne
LE DRAMATURGE 375
devient pas un auteur dramatique ; on l'est tout de suite
ou jamais, comme on est blond ou brun, sans le vouloir.
C'est un caprice de la nature qui vous a construit l'œil
d'une certaine façon, pour que vous puissiez voir d'une
certaine manière qui n'est pas absolument la vraie, et
qui, cependant, doit paraître la seule, momentanément,
à ceux à qui vous voulez faire voir ce que vous avez vu. »
M. Paul Bourget, malgré cet aphorisme dont la justesse
peut bien comporter quelques exceptions, n'est pas auteur
dramatique comme on est blond ou brun. Il l'est devenu,
comme il arrive que l'on se teigne. La teinture n'a jamais
exclu la sincérité. J'entends par là que M. Paul Bourget
n'a pas abordé le théâtre comme un moyen d'expression
qui lui fût naturel, mais parce que c'était la seule route
qui s'offrît à lui pour atteindre à cette influence conta-
gieuse que l'on ne peut excercer que sur une collectivité. Sa
vocation ne provient pas d' « un caprice de la nature »,
mais d'une méditation de moraliste — d'un moraliste
social — trop pressé, lorsque les questions qu'il envisage
lui paraissent d'une urgente gravité, pour s'adresser indi-
viduellement à des lecteurs. Voilà pourquoi, comme
Alexandre Dumas, M. Paul Bourget se plaît à rapprocher
la « scène » de la « chaire » et de la « tribune ».
Revenons-en à Un Divorce, qu'avec la collaboration
de M. André Cury, M. Paul Bourget fit représenter sur la
scène du Vaudeville en 1908, Aussi bien de toutes ses
pièces, celle-ci manifeste-t-elle le plus clairement les rai-
sons qui l'ont décidé à recourir au mirage de la rampe —
mirage qui ne cherche point à faire apparaître à nos yeux
des villes enchantées et de merveilleuses oasis, mais les
erreurs de mœurs sociales ou l'infirmité des lois. Esquis-
sons rapidement le sujet essentiel de ces trois actes.
Gabrielle Darras fut naguère une chrétienne fervente.
Les épreuves, les déceptions, la vie, ont obscurci sa foi.
Mariée une première fois à M. de Chambault, un alcoo-
lique dont elle a eu un fils, Lucien, elle n'a pas tardé à
376 LE DRAMATURGE
divorcer. Elle a refait sa vie avec son second mari, M. Bar-
ras, qu'elle aime et dont elle est aimée. Darras est un
homme loyal, probe, d'un esprit élevé et d'un cœur géné-
reux ; serviteur passionné de la justice et libre penseur
impénitent. De cette union une fille est née. Darras a
consenti que sa femme donnât à la petite Jeanne une édu-
cation religieuse. Mais en conduisant l'enfant au caté-
chisme, Gabrielle Darras a senti sa foi se raviver. Le désir
bientôt ardent de rentrer dans le giron de l'Église s'em-
pare d'elle. Elle s'ouvre de ce projet au père Euvrard,
un ancien camarade de Darras à l'École polytechnique.
Le père Euvrard déclare à la brebis égarée qu'elle ne sau-
rait à présent rentrer au bercail. N'est-elle pas hors
l'Église, puisqu'elle a accepté le bénéfice d'une loi con-
çue contre l'esprit chrétien? Il entreprend de lui faire
la sombre énumération des conséquences du divorce.
Les prédictions du prêtre vont en partie se réaUser. En
effet, Lucien de Chambault s'est épris d'une jeune étu-
diante en médecine, Berthe Planât. C'est une étrange
petite personne, acquise aux idées modernes. Élevée par
un oncle sociologue et sociaHste, elle appelle de tout son
vœu chimérique une société idéale. Elle a trouvé l'âme
sœur, et surtout le cerveau frère, dans un jeune étudiant
enthousiaste et éloquent, — si éloquent qu'il parvint
à séduire Berthe, si enthousiaste qu'il l'abandonna en
lui laissant un fils. — Lucien ignore le passé de la jeune
fille. C'est Darras, son beau-père, qui le lui appren-
dra. Darras a élevé Lucien ; il a veillé à son éducation.
Il l'a chéri et choyé. Il lui a inculqué ses théories et ses
opinions, et par-dessus tout, le respect de la conscience
indi\'iduelle. Le jeune homme refuse de croire aux révé-
lations que lui fait Darras ; il se révolte, il s'indigne, des
mots irréparables sont sur le point d'être échangés; ils
ne le seront qu'au second acte.
C'est Berthe Planât, elle-même, qui, simplement, avoue
son passé à Lucien. Tout ce qu'on lui a dit est véritable.
LE DRAMATURGE 377
Le pauvre garçon s'effondre, mais la jeune femme plaide
sa cause. Elle n'a pas été séduite. C'est librement qu'elle
s'est donnée à l'étudiant Méjan. L'union libre n'est-elle
pas aussi sainte devant la nature que le mariage l'est
devant Dieu? Lucien et elle n'ont- ils pas été toujours
de cet avis? Berthe se trouve donc dans la situation d'une
femme divorcée. Elle a peiné, elle a lutté, elle a souffert,
pour élever son enfant. Elle a droit au respect et à l'es-
time de tous. Ses brûlantes revendications sont d'ailleurs
fort désintéressées, puisqu'elle déclare à Lucien qu'elle
refuse et refusera toujours de devenir sa femme. Lucien
pourtant, a décidé qu'il en serait ainsi et il fait part de
sa résolution à son beau-père. La scène entre les deux
hommes est belle et véhémente ; c'est le point culminant
de l'ouvrage. Le conflit des personnes se fond avec celui
des idées. Darras essaye de démontrer à Lucien que l'union
qu'il veut contracter est indigne de lui. Il donne ses rai-
sons ; Lucien y oppose les siennes : c'est le choc de l'indi-
vidualisme et de l'esprit de société. En fin de compte,
exaspéré par l'opposition de son beau-père, Lucien va
jusqu'à lui jeter à la face que s'il épouse Berthe Planât,
son ménage sera en tous points comparable au sien.
Berthe n'est-elle pas, elle aussi, une divorcée de l'union
libre? Si Berthe a un enfant, Mme Darras n'en avait-elle
pas un elle aussi? Et Darras, révolté par tant d'audace,
s'emporte et déclare qu'il empêchera par tous les moyens
l'accomplissement d'un tel projet. Qu'importe à Lucien?
Il ira demander à son vrai père, M. de Chambault, l'au-
torisation que, seul, il peut légalement lui accorder —
car Lucien n'a pas vingt-trois ans. — Mais le jeune homme
trouve M. de Chambault agonisant et, quelques jours
plus tard, il lui ferme les yeux.
Voici les sombres prédilections du père Euvrard presque
réalisées. Le foyer des Darras n'existe plus. Bâti hors
l'Église et contre elle, il ne pouvait connaître le bonheur
et la vérité. C'est ce que la malheureuse Gabrielle constate
378 LE DRAMATURGE
douloureusement. Elle supplie son mari, maintenant que
M. de Chambault est mort, de consentir à leur mariage
religieux. Darras refuse ; il ne démentira point, par cet
acte, toutes ses idées. Lucien qui, depuis douze jours, n'a
pas revu sa mère, vient l'embrasser et lui dire adieu. II
ne saurait plus longtemps demeurer auprès de Darras;
dont il avoue d'ailleurs avoir toujours été jaloux. Il ira
vivre en Suisse où il commencera ses études de médecine
à côté de Berthe Planât. Mme Darras quittera son mari
et se délivrera de la situation coupable où elle se trouve.
C'est le père Euvrard qui, en dépit des insultes que ne
lui ménage point Darras, la forcera à ne point quitter son
foyer, pour veiller sur l'âme de la petite Jeanne dont son
devoir maintenant est de faire une chrétienne qui, elle,
ne divorcera pas. Ému par la loyauté du prêtre, Darras
lui tend la main et lui demande pardon. Rien n'est plus
noble que cette réconciliation des deux adversaires dont
aucun ne capitule.
Nous trouvons dans cette pièce tous les traits caracté-
ristiques du talent de M. PaulBourget, dramaturge. Nous
y devinons à chaque scène — et toute la pièce est cons-
truite de manière à mettre en évidence cette volonté —
l'intention beaucoup moins de nous intéresser aux aven-
tures du ménage Darras et aux amours de Lucien et de
Berthe Planât, que d'illustrer par des images vigoureuses
les conséquences néfastes du divorce. C'est ainsi que ce
drame constitue un réquisitoire éloquent contre le di-
vorce. Le sujet était cependant fatigué depuis les temps,
en quelque sorte héroïques, où Emile Augier déchaînait
les plus vives controverses en faisant représenter Madame
Caverlet. Cependant, M. PaulBourget est arrivé à rajeunir
ce sujet qui paraissait épuisé. Comment cela? D'abord,
par un singulier mélange de logique et de passion à travers
lequel il s'est appliqué à « repenser » ce thème déjà véné-
rable. La logique passionnée ressuscite tout ce qu'elle
touche. Ensuite, par un mérite qui éclate dans toutes
LE DRAMATURGE 379
ses pièces, — je veux parler de cette impartialité absolue,
totale, qui est la sienne. Celui-là n'avilit jamais l'adver-
saire. C'est la faiblesse habituelle des pièces à thèse où
nous avons accoutumé de voir l'auteur prêter aux per-
sonnages chargés de défendre ses idées, les répliques les
plus avantageuses, les développements les plus sagaces
et les tirades les plus irrésistibles, tandis que celui qui le
contredit ne débite que sottises et médiocrités. Ce pro-
cédé est vraiment trop facile ; il ne laisse point néan-
moins de trouver encore des amateurs. Tout au con-
traire, M. Paul Bourget se fait une sorte de jeu brillant
et probablement un devoir, d'établir aussi solidement
les arguments de la thèse opposée que ceux de la thèse
dont il entend démontrer l'excellence. C'est à cette
intransigeante équité qu'iy« Divorce doit sa valeur origi-
nale. Nous en venons même à nous demander parfois
si nous n'allons pas être convaincus par les idées contre
lesquelles M. Paul Bourget part en guerre ou, plus exac-
tement, en croisade. A certains moments, nous sentons
sa doctrine près de courir vm danger dont il est l'artisan.
De là l'intérêt de la lutte. Il y a combat et incertitude sur
son résultat. Donc il y a action ; donc il y a pièce. Nous
ne nous disons pas : que va-t-il arriver à Lucien? que va-
t-il arriver à Darras? mais : est-ce Lucien ou Darras qui
a raison? Je n'assure point, d'ailleurs, qu'il n'y ait dans
cet ouvrage, dans son postulat un peu laborieux, quelque
arbitraire, mais un auteur dramatique n'est jamais tenu
à une complète vérité dans la position de son sujet.
Bourget a édifié le sien en ne se préoccupant des senti-
ments de ses héros que dans la mesure où ces sentiments
favorisaient l'acharnement du duel engagé. Il ne pousse
point avant l'étude des caractères et se contente d'en
tracer les grandes lignes. En revanche, il dépense toute
son énergie et toute sa puissance dialectique dans les
'deux argumentations en présence. Il s'est attaché davan-
tage à pénétrer les raisons du cerveau que les raisons du
380 LE DRAMATURGE
cœur. Cette méthode est tout justement à l'opposé de celle
qu'il emploie dans ses livres. Pour nous résumer : rien
n'est plus éloigné de M. Paul Bourget, romancier, que
M. Paul Bourget, dramaturge. A certaines heures, ces
deux hommes ont dû se dire des paroles sévères, mais ils
ne s'en sont point gardé rancune, car ils ont l'un et l'autre
à leur disposition de la générosité toujours prête.
Nous pourrions, à propos des autres pièces de M. Paul
Bourget, que ce soit la Barricade, le Tribun ou l'Emigré,
constater une volonté et un pathétique analogues. Dans
la Barricade, il a beaucoup moins songé à nous présenter
une action fertile en péripéties et en coups de théâtre,
qu'à nous persuader du devoir qui s'impose à chacun de
nous de demeurer avec sa classe et de combattre avec
elle. C'est ainsi que Philippe, qui voue tout son effort à
l'avènement de la paix sociale et se fait l'apôtre du syn-
dicalisme, reprend finalement sa place parmi les patrons,
bien décidé désormais à penser juste et à taper dur.
Dans l'Emigré, c'est un débat du même ordre qui s'éta-
blit entre le marquis de Claviers-Grandchamp et son
fils Landri. Dans le Tribun, l'action ne concerne plus la
question sociale, mais est un cas de conscience, celui du
père qui, chef de parti, et résolu à punir la trahison de
son fils, ne peut, au dernier moment, appliquer la sanc-
tion que son honneur lui commande. Je ne vois guère,
dans le répertoire de M. Paul Bourget, qu'une pièce — et
elle est en un acte — qui soit tout entière consacrée à
l'analyse des sentiments : c'est le Soupçon. Mais alors
même qu'il ne s'attaque pas à un grand sujet, M. Paul
Bourget entend que la réflexion du spectateur prolonge
le drame. S'il goûte Francilien, c'est que le rire qui
s'en dégage « emporte avec lui une tristesse profonde et
un enseignement ». S'il admire la Femme de Claude,
c'est qu'il y aperçoit des sources de mysticisme.
Quelque temps avant sa mort, Dumas fils écrivait à
M. Paul Bourget : « Je me suis remis à la Route de Thèbes,
LE DRAMATURGE S^I
mais je n'en vois pas la fin et je crains bien de ne la voir
jamais. L'enthousiasme et l'emballement n'y sont plus.
Je sais bien ce que je veux dire, mais je me répète sans
cesse ; à quoi bon dire quelque chose? La vérité est que
j'en sais trop long sur la nature humaine. Quand vous
aurez pioché votre cœur humain encore une vingtaine
d'années, vous verrez quelle lassitude. Quand je fais le
compte des années que j 'ai vécu, — et vécues, — j 'arrive
au chiffre de cent quarante à cent cinquante mUle. »
Au rebours de son maître, M, Paul Bourget est passé,
au cours de l'existence la plus glorieuse, de l'indifférence
du dilettante à la certitude du doctrinaire. Les idées l'ont
consolé des hommes. Mais à la scène où les tentations sont
plus nom.breuses et où, comme le disait Barbey d'Aure-
villy, «Babylone n'est jamais bien loin », M. Paul Bourget
s'est éloigné des embûches de l'analyse pour se réfugier
dans les solides retranchements de l'idéologie. C'est ainsi
que, séduit par le théâtre et le redoutant parce qu'il le
séduisait, chaque fois qu'il eut recours à lui, le plus illustre
psychologue de notre temps y sacrifia sa psychologie aux
grands débats de la morale sociale.
ROBERT DE FLERS.
de l'Académie française.
LE CRITIQUE
J'entends par œuvre critique de M. Paul Bourget les
Essais de psychologie contemporaine, celui de ses ouvrages
de critique qui a marqué une date, exercé une influence
encore actuelle, et fait entendre la voix d'une génération
montante.
Les Essais de psychologie ont innové en cherchant,
en isolant, parmi les grandes Hgnes de leur temps, les
inspirateurs, les éducateurs d'où venait une génération
nouvelle. Ces éducateurs, groupés en un conseil des Dix,
fournissent moins des idées que des « exemples de sensi-
bilité », offerts « à l'imagination des jeunes gens qui
cherchent à se reconnaître eux-mêmes à travers les
livres ». Les Essais s'attachent donc aux écrivains dans
la mesure oii ils apportent, révèlent et propagent cer-
taines manières de sentir, — où ces manières de sentir
sont propres à une génération passée et influent plus ou
moins sur une génération présente, — où enfin ils per-
mettent au lecteur de penser la réaUté littéraire sous
l'aspect de générations
En gros, et en usant des commodités dangereuses du
langage abstrait, on peut donc dire que les Essais ont
installé en critique l'idée de génération, ou, plus préci-
sément, de génération en cours. Évidemment, il y avait
longtemps que, dans la littérature du passé, le renouvel-
lement des façons de sentir, de penser, d'écrire, avait été
vu en fonction des générations qui vieillissent et se rem-
placent : la psychologie des générations de 1661, de 1700,
LE CRITIQUE 383
de 1760, revient comme un motif continuel de la critique
du dix-neuvième siècle, et l'on sait avec quelle pénétra-
tion Sainte-Beuve en a usé. Les Essais ont incorporé
au présent cette façon de voir. Ils ont fait de la critique
un dialogue entre deux générations, ou, pour employer
une métaphore plus balzacienne, l'ouverture d'un compte
de succession, la tradition (au sens juridique latin) des
pères aux fils. Le futur auteur de l'Etape considérait
déjà, dans les Essais, la réalité littéraire sous l'aspect
organique de la réalité familiale, et, à la galerie de por-
traits individuels qui embrassent souplement, dans les
Lundis, la complexité vivante des lettres françaises, subs-
tituait l'unité d'une famille, l'image générique de cer-
tains traits, l'acquisition, la conservation et l'emploi d'un
certain capital.
Notons d'ailleurs que c'est là une façon de voir et de
« sentir » plus propre, en général, aux romanciers qu'aux
critiques. On en trouve le schème vivant et vibrant dans
les premières pages de la Confession d'un enfant du
siècle. Le Rouge et le Noir, Chronique de 1830, figure le
roman de la génération de 1830, voulu expressément par
Stendhal. L'immense phénomène balzacien, c'est une
famille humaine, une génération en marche qui occupe
notre horizon avec une impérieuse unité. Car les assimi-
lations, les passages, l'endosmose qui ont uni, au dix-neu-
vième siècle, le roman et la critique, fournissent un des
aspects habituels de notre monde littéraire, et il était
naturel qu'une critique ainsi conçue formât ime étape
dans une carrière de romancier.
Les œuvres d un jeune mort de la guerre, Henri La-
grange, ont été réunies par ses amis sous ce titre magni-
fique : Vingt ans en 19 14. Les dix morceaux des Essais
et des Nouveaux essais de psychologie contemporaine
384 LE CRITIQUE
pourraient porter un titre analogue : Vingt mis en 1848.
Baudelaire, Renan, Taine, Flaubert, Stendhal, Dumas,
Leconte de Lisle, les Concourt, Tourgueniev, Amieij
tous les dix, sauf Stendhal, eurent, à peu d'années près,
vingt ans l'année où mourut Chateaubriand. Et quand
je dis : sauf Stendhal, — l'exception n'en est pas une,
puisque la réputation et l'action de Stendhal ( « je serai
connu vers 1880 ») ont été encadrées par cette génération.
Vingt ans en 1848, cela signifie qu'on est entré dans la
vie d'homme sous le coup d'État, qu'on a passé la fleur
de cette vie d'homme sous le second Empire, et qu'on
est arrivé à l'état de fruit, de graine, c'est-à-dire d'in-
fluence, dans les premières années de la troisième Répu-
blique, qu'on a trouvé son public dans les jeunes gens de
l'âge de M. Bourget.
Or les Essais mettent particulièrement en saillie ce
trait des dix auteurs qui éduquèrent et formèrent les
Trente ans en 1880; en dépit d'une vie active, intéressée
aux plus hauts idéals de la science et de l'art, tous, ils
participent à une même idée pessimiste de la destinée
et de l'univers. « J'ai rencontré chez ces cinq Français
(ceux des Essais) de tant de valeur, la même philosophie
dégoûtée de l'universel néant. » Et les trois ou quatre
Français, les deux étrangers des Nouveaux Essais, con-
firment en gros cette philosophie. Tout se passe comme
s'ils avaient souffert, dans leur jeunesse, d'une maladie
de croissance, et comme si la brusque dénivellation de
1848 à 1851 coïncidait, chez la plupart d'entre eux, avec
une irrémédiable brisure.
De ces maîtres dont il fit le portrait à sa manière, il
semble que M. Bourget ait gardé un peu cette figure de
ligne brisée. Le Disciple, qui flotte sur les limites du
critique et du romancier, marque, dans sa carrière,
cette dénivellation brusque, cette conversion, ce pas-
sage de l'indépendance à la discipline, de la vie d'étu-
diant au « doctorat es sciences sociales », dont il souriait
LE CRITIQUE 385
un peu (dans la faible mesure où les Essais sourient) à
propos de Renan. Et l'on aperçoit facilement entre les
lignes de ses livres la persistance d'un certain pessi-
misme, touchant non seulement le temps où il vit, mais
la nature humaine en général, et recouvert, comme chez
Renan, Taine, Dumas, Flaubert, par une santé intel-
lectuelle et une volonté de grand travailleur. On trouve-
rait, sur un autre registre, une autre image de ces mêmes
traits, chez tels contemporains et tels compagnons de
pensée de M. Bourget, comme Ferdinand Brunetière et
Melchior de Vogiié, qu'à la manière de ses Essais on
grouperait volontiers dans la même équipe que lui.
M. Bourget n'a donc pas conçu la critique comme un
art de se promener voluptueusement à travers les écrivains
et de déguster les grands vins, encore moins comme
une curiosité dévorée par la passion de savoir, mais bien
comme une manière d'utiliser, de profiter. Chacun des
dix personnages des Essais lui a apporté des contribu-
tions, l'a aidé à se connaître, ou à se chercher, ou à se
trouver. Mais il en est unfdans les Essais, un dans les
Nouveaux Essais, dont la part demeure prépondérante :
c'est Taine et c'est Dumas.
Une longue préparation tainienne est ramassée dans les
deux volumes. Le style déjà sympathise avec celui de
Taine : comme lui, il est grave, tendu, sévère, oratoire,
et bien des pages ressemblent à du Taine un peu déco-
loré. Les morceaux sont composés, les idées distribuées
en une veine abondante et claire, coupée de repos élo-
quents sur les lieux communs. A l'image de Taine, et
guidé comme lui par une habitude de composition oratoire,
il groupe ses portraits autour d'une faculté maîtresse. De
là des pages générales ou plutôt génériques, qui paraissent
encore aujourd'hui solides, sur le Philosophe (Taine),
R. H. 1923. — XII, ,,. 13
386 LE CRITIQUE
le Dilettante (Renan), le Psychologue et le Moraliste
(Dumas), le Poète (Leconte de Lisle). La faculté maî-
tresse de Taine, c'est la faculté philosophique, et il est
exposé, jugé, avec un lyrisme qui en fait le philosophe pur,
le philosophe en soi, « parfaitement insoucieux de l'action
et qui se préoccupe seulement de la logique et de la
sincérité de ses pensées. » Peu importe que la pensée
et l'œuvre de Taine ne nous semblent guère aujourd'hui
réahser ce type de philosophe en soi : ce n'est point d'ail-
leurs seulement, ni surtout la logique et la sincérité de
ses pensées qui font le vrai philosophe, mais leur sou-
plesse, leur finesse, leur complexité critique. L'essentiel
est que Taine ait fourni à M. Bourget et à une partie
de sa génération le bénéfice d'une pensée complète,
ordonnée et ordonnatrice, philosophique en somme, à
laquelle ils ont pu s'appuyer.
Car, nous le voyons maintenant, l'influence de Taine
devait bien s'exercer sur des romanciers, se tourner sur
un point, en production de roman. (Et les romanciers
ne faisaient là que reprendre leur bien, puisque sa
théorie de la faculté maîtresse semble bien lui avoir été
inspirée en partie par le roman de Balzac.) Lorsqu'il, s'es-
sayait lui-même, avec EtiennâMayrayi, à écrire un roman,
il soupçonnait cette vocation de son talent, tout au moins
de son influence. On pourrait imaginer un roman de génie
né sous le signe de Taine, et encadré entre les figures
prophétiques de Shakespeare, de Rubens, de Saint-
Simon, de Balzac, — les grandes admirations du vieux
philosophe. Ce roman, il se présenta tout de même, mais
sans génie. Ce fut celui de Zola, qui n'avait pas tort de
voir dans Taine « son » critique, et dans son roman un
roman tainien. M. Bourget l'a remarqué : « L'esthétique
des écrivains dits naturaUstes est-elle autre chose que la
mise en œuvTe de la maxime professée par M. Taine, à
savoir que la valeur d'un ou\Tage littéraire se mesure à
ce qu'il porte en lui de documents significatifs? » Mais le
LE CRITIQUE 387
Disciple, placé comme Etienne Mayran sur la frontière
de la critique et du roman, a révélé une autre figure de
l'influence de Taine sur le roman, et du Disciple je ne sau-
rais séparer la lettre que Taine écrivit, après l'avoir lue,
à M. Bourget, non seulement dialogue d'homme à homme,
mais de genre à genre, de génération à génération : « Je
ne conclus qu'une chose, c'est que le goût a changé, que
ma génération est finie, et je me renfonce dans mon trou
de Savoie. Peut-être la voie que vous prenez, votre idée
de l'inconnaissable, d'un au-delà, d'un noumène, vous con-
duira-t-elle vers un port mystique, vers une forme du
christianisme. Si vous y trouvez le repos et la santé de
l'âme, je vous y saluerai non moins amicalement qu'au-
jourd'hui. » Taine ne voyait pas que sa génération et ses
idées trouvaient en M. Bourget le meilleur point d'appui
pour durer et agir. Taine s'est survécu en M. Bourget
comme Renan en M. France, les critiques ont produit
des romanciers, selon la courbe d'une évolution normale
des genres.
Le Dumas fils des Nouveaux Essais nous rend égale-
ment sensible cet effort de M. Bourget pour tourner en
substance et en profit un maître d'une génération précé-
dente. Cette étude reste peut-être la plus vigoureuse,
la plus éloquente de l'ouvrage. On voit que M. Bourget
y joue un peu sa partie, ou plutôt qu'il sent que sa
partie à lui est annoncée par Dumas. La place lui
paraît libre pour un Dumas fils du roman. Dumas est,
dit M. Bourget, plus moraliste que psychologue, mais
ce morahste possède une habileté technique incomparable
en un genre particulier, — le théâtre. Et ainsi il moralise
au moyen de personnages vivants. Dès lors, M. Bourget
songe à un moraliste comme Dumas, en qui resterait la
science du psychologue, et dont la réussite technique por-
terait sur un autre genre, — le roman. Le roman de l'un,
comme le drame de l'autre, sera à thèses et à préfaces.
Des Pages de critique et de doctrine (dogmatiques ; ce ne
388 LE CRITIQUE
seront plus des Essais) répondront aux Entr' actes. Et le
raisonneur, le délégué de l'auteur, demeurera visible et
curieux dans son coin, ici avec de Ryons, là avec Claude
Larcher et Dorsenne. Gardons-nous d'ailleurs de pousser
l'analogie trop loin. Et les deux « destinées )> littéraires se
ressembleront-elles? je n'en sais rien du tout.
Ainsi, en étudiant cette préface critique à une œuvre
de romancier, on passe sans cesse de la critique au ro-
man, on se sent au point de contact des deux genres', —
et ce n'est pas fini. Vingt ans en 1848, avant de pouvoir
nous fournir un titre possible des Essais de M. Bourget,
avait fait le sujet d'un roman célèbre, et même de deux
romans : l'Education sentimentale de Flaubert, et les
Forces perdues de Du Camp. C'est Flaubert, en somme,
qui a inauguré cette riche matière, aujourd'hui familière
aux romanciers et abondante sous leurs mains : le roman
d'une génération, vivante et qu'on vit, ou bien passée
et qu'on a vécue. Ce roman, un des jeunes gens contempo-
rains des Essais, et qui en a le mieux subi l'influence,
M. Barrés, l'a écrit pour le compte des Vingt ans en 188 g.
C'est le Roman de l'énergie nationale. Et je sais bien que le
boulangisme ne représente qu'une assez médiocre aven-
ture, comparé aux années 1 848-1 851 ; mais il existe
plusieurs raisons pour que 1889 ait marqué en effet dans
le tissu des générations une coupure importante. Ces
Vingt ans en 1889, et surtout les Déracinés, se relient de
manière évidente à Vingt ans en 1848, et M. Barrés a
pris soin de marquer lui-même, dans la Visite à M. Taine,
les points d'attache. On pourrait penser que la liaison
du roman de M. Barrés est faite avec le Vingt ans en 1848
romanesque de Flaubert, plutôt qu'avec le Vingt ans,
critique, de M. Bourget. Il n'en est rien. M. Barrés professe
assez de dédain pour l'Education qui, dit-il, l'a ennuyé.
LE CRITIQUE 389
Mais ses Déracinés descendent presque des Essais de
'psychologie. Le roman, ici, a pris son point d'appui sur la
critique et non sur le roman, comme, chez M. Bourget,
la critique prenait son point d'appui sur le roman, plutôt
que sur la critique, transposait l'Education plutôt que les
Lrmdis. (On pense bien d'ailleurs qu'il s'agit là d'influences
vagues, précisées artificiellement, et qui laissent circuler
l'originalité et l'invention de l'un et de l'autre.) Ces
communications et ces renversements de genre à genre
font d'ailleurs l'ordinaire de la littérature.
Comme M. Bourget, M. Barrés voit dans l'œuvre des
maîtres un terreau où plonger des racines intellectuelles
et où profiter. Les dix figures des Essais, on voudrait
leur donner le nom que donne Un homme libre à des
sources analogues de sensibilité : les intercesseurs. De là,
un rayonnement d'influence et d'idées critiques qui nous
paraît presque indivis entre M. Bourget et M. Barrés.
Il existe une critique du passé qui demande de l'entraî-
nement, de la science, une vie consacrée principalement
à la lecture, et qui exige une spécialisation professionnelle.
Il existe une critique du présent, des œuvres au fur et à
mesure qu'elles naissent, et qui requiert ordinairement
des qualités différentes de l'autre. Les universitaires
gouvernent la première et les journalistes exercent la
seconde. Entre cette critique du passé et cette critique du
présent, celle de la nuit étoilée et celle du jour d'aujour-
d'hui, il y a place pour une sorte de critique crépusculaire
qui flotterait sur les limites de l'une et de l'autre. Elle
concerne un passé immédiat encore mêlé au présent,
mais qui, à la différence du présent multiforme, commence
à s'ordonner, à s'estomper dans un lointain, à prendre
une figure simplifiée, à comporter des idées générales
et à appeler un jugement. Un jugement qui n'est plus celui
des contemporains et qui n'est pas encore celui de la
postérité ; un jugement partiel et partial d'une génération
qui succède à une autre, qui cherche la transition entre
39Ô LE CRITIQUE
les idées neuves au milieu desquelles elle s'est éveillée
un matin et les idées que la génération antérieure pensait
lui léguer ; un jugement non désintéressé comme celui
de la critique classique, mais utilitaire, et qui porte sur
un inventaire dressé, sur un héritage transmis ; un juge-
ment qui conclut, avec plus ou moins d'autorité et de
netteté, le dialogue de deux générations successives, de
deux manières de sentir différentes dans le temps, ana-
logues à celles qu'une frontière d'État, de langue ou de
cKmat établit entre deux manières de sentir différentes
dans l'espace. Cette critique est aujourd'hui entrée dans
notre circulation d'idées, dans nos habitudes. De grandes
coupures, comme la guerre, lui donnent un nouvel intérêt.
Elle prend dans les « enquêtes » une forme pittoresque,
en harmonie avec l'importance du journalisme (et si,
pour en marquer les proches origines, il me fallait joindre
un Uvre aux Essais de M. Bourget, je nommerais l'œuvre
d'un journaliste, l'Enquête sur l'évolution littéraire de
Jules Huret). Le trou béant que forme dans l'Europe
d'aujourd'hui, dans notre durée sociale, la génération
mutilée des Vingt ans en 19 14 (et des Trente ans!) attiie
de ce côté de façon encore plus pressante et plus pas-
sionnée notre attention. Si nous nous y portons parfois
avec d'autres méthodes et un autre esprit que M. Bourget,
reconnaissons que les termes abstraits du problème n'ont
guère changé depuis le moment où il l'a, le premier, posé
et traité.
ALBERT THIBAUDET.
LE JOURNALISTE
Ah ! si tout directeur de journal, qui accueille un débu-
tant et son manuscrit, pouvait se dire :
— « Voici, peut-être, le premier article de M. Paul
Bourget!... »
De son premier article qui parut au Globe en 187g,
et qui avait trait aux mémoires de Mme de Rémusat,
M. Paul Bourget se plaît, en effet, à dater le véritable
point de départ de sa vie littéraire. Cet article ne devait-il
pas suffire à le signaler au public lettré?
Heureux temps où une telle importance s'attachait
ainsi à une chronique, et à une chronique publiée par un
journal à la veille de disparaître !
C'est pourtant en parlant de la disparition du Globe
que J.-J. Weiss allait écrire dans le Gaulois que cela seul
eût suffi à justifier l'existence de ce journal, et à mériter
qu'on le regrettât, cela seul d'y avoir pu lire, à propos de
Mme de Rémusat, une page de M. Paul Bourget traçant
le portrait de Napoléon...
Heureux temps aussi où un journaliste de l'autorité
de J.-J. Weiss mettait spontanément tout le poids de son
autorité au service d'un débutant qu'il ne connaissait
pas!...
Aussitôt le Parlement va faire appel à ce journaliste
dont J.-J. Weiss fait si grand cas ; plus heureux que le
jeune Alfred Capus, dont on vient de repousser la candida-
ture à la rédaction, cependant modeste, des faits-divers,
M. Paul Bourget est chargé de deux chroniques par
392 LE JOURNALISTE
semaine, sans préjudice d'un feuilleton hebdomadaire
de critique dramatique.
On prendra un plaisir singulier à parcourir quelques-
uns de ces feuilletons. Ils sont d'une variété, d'une abon-
dance, d'une grâce infinies.
MM. Belot et Nus font-ils représenter sur le théâtre du
Gymnase une pièce intitulée Monte-Carlo? Écoutez les
lignes charmantes que le titre seul inspire à M. Paul
Bourget :
Monte-Carlo! Ces syllabes flamboient sur l'afiBche et un mirage
involontaire montre au souvenir de celui qui les épèle le coin du
rivage connu : le golfe découpé, les rochers blancs, les orangers
fleuris, et sous l'azur intense du ciel, l'azur plus intense de la Médi-
terranée frangée d'écume. Les images se précisent. Une voile appa-
raît sur cette mer, enflée doucement par la brise tiède. Des villas
sur cette côte s'étagent silencieuses, et que la rêverie imaginerait
habitées par des bonheurs aussi délicats dans leur mystère que
les villas elles-mêmes parmi les arbres fleuris, si l'on ne savait que
Monte-Carlo n'est guère autre chose qu'une banlieue de Paris, une
sorte d'Asnières plus lumineux, un Bougival parmi les citronniers.
Et l'autre série des idées se développe : le casino ouvre les portes
de ses salons ; autour des tables de roulette et de trente-et-qua-
rante, une foule se presse, bizarrement mêlée de bourgeois et de
grands seigneurs, de Parisiens et d'étrangers, de femmes du
monde et de femmes du huitième de monde, — et toutes les
différences d'âge, de rang, de moralité sont comme nivelées par le
coup de râteau du croupier qui enlève et distribue les louis d'or
et les billets de banque...
N'est-ce pas là essentiellement le ton léger de la chro-
nique, son développement aisé, rapide et ingénieux?
Et comme le joumahsme est un perpétuel recommen-
cement, ayant au moins cette analogie avec l'histoire,
dites-nous s'il y aurait beaucoup à changer en décem-
bre 1923 aux « quelques réflexions sur la Comédie fran-
çaise K que M. Paul Bourget pubhait en mai 1882 :
Il faut bien avouer que le goût littéraire a subi, dans la société
parisienne, une transformation profonde, laquelle est due à l'in-
filtration des étrangers, à des influences esthétiques très nouvelles
LE JOURNALISTE 393
à l'abus de la lecture des journaux, à l'abaissement de l'instruc-
tion secondaire. Beaucoup de finesses de langue sont devenues inin-
telligibles pour la majorité du public, tranchons le mot, de plus
en plus ignorant... Voici des années que l'invasion des illettrés
s'annonce par toutes sortes de signes qu'on aimerait à croire
mensongers. Le demi-abandon du répertoire en est un...
Déjà apparaît ici, à côté de l'annaliste, l'analyste, si
l'on ose dire, de la société parisienne, le moraliste et
l'observateur ; c'est lui qui écrira :
Les années passent, les gouvernements succèdent aux gou-
vernements ; les systèmes littéraires remplacent les systèmes
littéraires ; les mœurs nouvelles se greffent sur les anciennes moeurs
et une conception nouvelle de l'univers sur l'ancienne conception.
Les uns crient à la décadence, les autres acclament le progrès.
Tous accordent qu'il y a eu changement, révolution, évolution.
Qu'importe le mot?... Puis un petit fait se produit, qui révèle la
profonde permanence, sous cette apparente mobilité, de quelques
grands traits de la race. Toutes les modifications ont porté sur
les détails extérieurs. La forme de l'esprit n'a pas été atteinte.
Par delà un demi-siècle de bouleversements de tant de choses,
nous nous retrouvons pratiquant la même philosophie, nous
amusant des mêmes imaginations que nos grands-pères, et si
parfaitement logiques avec l'histoire de nos plaisirs que c'est à
douter du pouvoir légendaire du Temps... Cette « histoire des
plaisirs », qui n'a jamais été écrite, serait sans doute la véritable
histoire universelle. Savoir comment un peuple se divertit, c'est
savoir du coup comme il pense...
Tout cela parce que MM. Hennequin et Albert Milhaud
ont fait représenter Lili au théâtre des Variétés ; et quand,
sur cette même scène boule vardière, MM. Blum et Toché
donnent leur Grande Revue, écoutez encore cette pro-
fession de foi et cet avertissement délicieux :
La vraie misère de notre littérature et de notre société, c'est que
nous avons désappris la moquerie légère et sans amertume qui fut
le don incomparable de nos pères. Ils possédaient et pratiquaient,
avec une philosophie qui était bien aussi profonde qu'une autre,
cet art de réduire les prétentions à ce qu'elles méritent et les évé-
nements à ce qu'ils valent par un bon mot et par un sourire...
J'avoue que ce m'est un vif plaisir de retrouver dans quelque
394 LE JOURNALISTE
pochade improvisée, article de journal ou vaudeville-revue, un
peu de cette alerte raillerie qui confond dans une même ironie
douce les pantalonnades de la politique, de la littérature et des
En 1883, le Parlement se fond avec le Journal des
Débats, et M. Paul Bourget, abandonnant la critique
dramatique et les chroniques, inaugure les fameux « feuil-
letons littéraires « d'où sont sortis la plupart de ses
« Études et portraits ».
Mais de .véritables « articles de journaux », il ne devait
plus guère en écrire que, de loin en loin, au Figaro et
au Gaulois, et surtout à l'Echo de Paris, où, le plus fré-
quemment et jusqu'en ces derniers temps, sa signature
s'ajfirme, se retrouve, ou se devine.
Pourtant, même les Essais de psychologie contemporaine
dont sa gratitude demeure fidèle à Mme Adam de
les avoir, dans la Nouvelle Revue, provoqués et accueillis,
M. Paul Bourget tient à ce qu'on les considère comme un
simple prolongement de son œuvre de journaliste; et
Outre-Mer ne fut selon lui qu'un « reportage » entrepris
à la demande du New-York-Herald...
On voit que M. Paul Bourget n'est pas de ceux qui se
lamentent d'avoir traîné le lourd boulet du feuilleton ou
de la chronique, ou qui ne veulent se souvenir d'avoir
fait du journalisme que par nécessité ou par besogne,
pour s'en excuser ou pour s'en plaindre.
C'est que M. Paul Bourget a eu dès ses débuts une ligne
de conduite, que nous lui avons vu a,pphquer même lors-
qu'il s'agissait de rendre compte d'une revue ou d'un
vaudeville des Variétés ; il en a donné la formule dans son
admirable et poignant article sur la mort d'Alfred Capus :
— « Préparer son œuvre à travers son métier; — faire
son intelligence à travers son œuvre. »
Ajoutez-y cette déclaration que M. Paul Bourget,
après cinquante ans de vie littéraire, peut apporter sans
crainte et non sans quelque juste fierté :
LE JOURNALISTE 395
— « Je n'ai jamais abusé de ma plume. »
En cinquante ans une seule polémique : c'était à propos
du problème de l'ascension sociale, posé par l'Etape, et
c'était, — on en devine le ton et les termes mesurés —
avec le comte d'Haussonville...
L'application d'une curiosité constante des gens et
des choses, des événements et des mœurs, des individus
et des groupements sociaux, — la mise en œuvre d'une
érudition toujours prête (ah ! la joie de M. Paul Bourget
à trouver dans la littérature, la philosophie, ou l'histoire,
l'exemple, le texte appropriés, qui projettent sur le fait
ou l'homme du jour, leur brusque et lumineuse clarté !...),
— par-dessus tout, l'impérieux besoin de comprendre,
d'expliquer et de convaincre, de savoir, et de tirer les
conclusions utiles et nécessaires de sa science, — voilà
la conception que M. Paul Bourget s'est formée du jour-
nahsme, voilà pourquoi il en a aimé et fait aimer la tâche
noble et rude, lui qui est un grand ouvrier.
FRANC-NOHAIN.
LE VOYAGEUR
L'ANGLETERRE ET L'AMÉRIQUE
Parmi les littératures étrangères qui ont exercé une
influence importante sur le développement de la littéra-
ture française, l'Angleterre tient, au moins depuis deux
siècles, un des premiers rangs. Si, vers 1560, les Amours
de notre Ronsard portent les couleurs de Pétrarque ; si,
dans les grands vers du Cid, passe le souffle épique de
Guilhem de Castro ; si l'incurable mélancolie de Werther
alanguit les imaginations romantiques et les assombrit,
les philosophes, les essayistes, les romanciers, les drama-
turges et les poètes d'outre-mer contribuent à déterminer
chez nous certains larges courants de pensée et d'art.
Grâce aux Lettres philosophiques de Voltaire, Locke
devient pour ainsi dire le maître de notre philosophie,
au dix-huitième siècle. Richardson, Fielding, Sterne et
Swift lui-même créent les modèles de sentimentalité et
d'ironie dont s'inspireront l'abbé Prévost, Marivaux,
Diderot, Voltaire et Rousseau aussi : bien trois quarts de
siècle plus tard, Stendhal ne vantait-il pas encore Clarisse
Harlowe et Tom Jones} Les rêveries de Thomson, de
Gray et du pseudo-Ossian contribuent à faire éclore le
mouvement romantique et éveillent les âmes de Lamar-
tine et d'Hugo au même titre que les plaintes de Childe-
Harold, cependant que la sensibilité plus délicate de
Sainte-Beuve s'éprend des vers moins répandus de
Wordsworth et de Keats.
LE VOYAGEUR 397
On ne dira, de même, jamais assez tout ce que le roman
de 1830 doit à Walter Scott, à ce magnifique génie, l'un
des plus puissants romanciers de tous les temps. Notre-
Dame de Paris et Cinq-Mars sont les fils légitimes de
son art et Balzac, plus que tout autre, est né de sa chair.
Enfin, si un Quinet, un Michelet, un Renan ont bu jusqu'à
l'ivresse l'onde des fleuves germaniques, si Taine aussi
doit une partie de sa formation spirituelle aux enseigne-
ments de Kant, d'Herder et d'Hegel, lui tout au moins n'a
pas contracté une moindre dette envers un Macaulay, un
Carlyle et un Stuart Mill.
On . pourrait multiplier ces rapprochements, montrer
que la« littérature française, elle aussi, a, de génération
en génération, exercé son influence sur les maîtres étran-
gers, et particulièrement sur les grands écrivains du
Royaume-Uni. Mais cette esquisse d'un tableau que quel-
qu'un devra composer un jour n'est ici crayonnée que
pour nous introduire au cas de M. Bourget. En se sentant
à son tour passionnément attiré vers l'Angleterre, il est
demeuré fidèle à cette loi de curiosité intellectuelle qui
préside mystérieusement au renouvellement périodique de
toutes les grandes Httératures.
Il serait intéressant de savoir comment est né chez cet
écrivain le goût si vif qu'il a montré, dès ses premières
œuvres, pour tout ce qui touchait aux « choses anglaises ».
Peut-être nous est-il permis d'utiliser à cette fin certaines
pages de « La confession d'un jeune horrmie d'aujourd'hui »,
cet étonnant chapitre du Disciple, dans la composition
duquel sont entrés — M. Bourget l'a dit lui-même —
quelques-uns de ses souvenirs d'enfance :
« Entre autres ouvrages, mon père possédait dans sa
bibliothèque une traduction de Shakespeare en deux
volumes sur lesquels on m'asseyait pour hausser ma
39S LE VOYAGEUR
chaise devant la table, quand le temps fut venu de quitter
mon siège de bébé. On me laissait ensuite, et sans y
prendre garde, manier ces volumes, illustrés de gravures
qui incitèrent bientôt ma curiosité à lire des morceaux
du texte. C'était une lady Macbeth se frottant les doigts
sous le regard terrifié des médecins et d'une servante,
un Othello entrant le poignard à la main dans la chambre
de Desdémone et penchant sa face noire sur la blanche
forme endormie, un roi Lear déchirant ses vêtements
dans les zigzags des éclairs, un Richard III couché dans
sa tente et environné de spectres. Et du texte qui accom-
pagnait ces gravures, je lus tant et tant de fragments
que je finis par me familiariser avant ma dixième année
avec ces drames qui exaltaient mon imagination dans ce
que j'en pouvais saisir. »
Je crois cette indication capitale dans l'histoire intel-
lectuelle de M. Bourget et peut-être le goût du drame
— et même du mélodrame, — qui a parfois été reproché
au romancier d'André Cornélis, est-il né de ce contact en-
fantin avec l'œuvre si tragique de Shakespeare. De même,
nous voyons, au cours de ce récit du Disciple, l'adolescent
se famihariser, dès cet âge précoce, avec les œuvres de
Walter Scott et de Dickens. Très certainement ces formes
anglo-saxonnes de romanesque et de réaUsme eurent une
influence décisive sur son imagination. Le fait même qu'un
jour on lui confisqua ces livres comme dangereux pour son
âme acheva de les parer, aux yeux de l'enfant, d'un pres-
tige sans égal et les images qu'ils suscitaient se gravèrent
avec d'autant plus de force dans sa jeune mémoire.
Le temps arriva bientôt où Bourget fut mis au
collège. On sait qu'il y fit de très fortes études : il songea
même à devenir professeur, en passant par la grande
porte de l'École Normale. Au cours de ces années d'in-
ternat, si douloureuses à sa sensibilité et qu'il ne devait
jamais oublier, il dévora en province, d'abord, puis à Paris,
ces livres de toutes sortes qui peuplent les bibliothèques
L'ANGLETERRE ET L'AMÉRiOtlE 399
des études, dans les lycées : leur richesse et leur variété,
si périlleuses d'ailleurs pour un jeune esprit livré à lui-
même, favorisèrent son inextinguible curiosité et lui don-
nèrent très tôt une rare maturité intellectuelle.
L'entrée de M. Bourget en classe de philosophie eut
pour lui l'importance d'une révélation : « Dès les pre-
mières semaines, écrit le Disciple, mon saisissement com-
mença. Quel cours cependant et combien empâté de fatras
de la psychologie classique ! N'importe, inexacte et incom-
plète, officielle et conventionnelle, cette psychologie me
passionna... J'en oubliais jusqu'à mes lectures favorites,
et je me plongeais dans ces travaux d'un ordre encore
inconnu avec... frénésie... » A ce moment, le jeune étu-
diant fut bien près de renoncer à la littérature. Spinoza
était devenu pour lui une sorte de dieu et les seuls
auteurs anglais auxquels il accordait maintenant toute
attention étaient des philosophes : Hobbes, Berkeley,
Locke, surtout Stuart Mill (i) et Herbert Spencer. Taine,
qui exerçait sur lui, comme sur toute sa génération, une
influence sans égale, l'avait conduit à ces maîtres anglais
de la métaphysique et de la psychologie et ils com-
blaient, semblait-il, toutes les aspirations de cette âme
ardente et préoccupée des grands problèmes de la destinée
humaine.
L'auteur des Origines de la France contemporaine était
en effet, au lendemain de la guerre de 1870, le véritable
guide de la jeunesse française qui atteignait alors sa dix-
huitième année. Par l'éclat et la variété de son œuvre
puissante, systématique et toute parée des sortilèges de
la forme, il possédait un prestige presque unique auprès
(i) « Oui, j'ai projeté... de célébrer chaque jour, comme les moines,
la fête d'un de mes saints à moi... de Stuart Mill... » [Le Disciple.)
400 LE VOYAGEUR
d'elle. D'une part, il était un philosophe et on pourrait
même dire au'il était pour cette génération « le philo-
sophe » : la dignité de sa vie, discrète et tout entière
consacrée à la science, l'originalité de sa doctrine, la
sourde poésie que recelait son phénoménisme et qui l'em-
brasait par instants de façon éblouissante, tous ces mé-
rites rares, déchaînaient dans ces jeunes âmes un enthou-
siasme incomparable. D'autre part, la diversité des sujets
abordés par Taine dans ses livres, à la clarté de sa
méthode rigoureuse, amenait pour ainsi dire tous les
étudiants, quel que fût l'objet de leur étude, dans le
champ de son rayonnement. Qu'ils se destinassent à la
littérature, à l'histoire ou à l'esthétique, ils trouvaient
dans l'une ou l'autre de ses oeu\Tes une direction. La pré-
face de l'Intelligence enthousiasmait les meilleurs esprits
du temps, ardents mais enclins au pessimisme, détachés
de toute foi. Le Voyage en Italie et la Philosophie de l'art
offraient aux futurs historiens de l'esthétique une doctrine
rigoureusement fondée et le plus séduisant des guides.
Dans La Fontaine et ses fables, les agrégés de lettres des
prochains concours trouvaient les éléments d'une critique
des oeuvres, libérée des poncifs universitaires trop favo-
rablement accueillis au temps de la monarchie de Juillet
et de l'Empire. Aucun Hvre d'iiistoire ne satisfaisait
autant ces cœurs troublés que les Origines de la France
contemporaine : ils y entendaient l'écho des luttes tra-
giques récentes et de ces fusillades de guerre civile qu'ils
écoutaient, la veille encore, du fond de leurs études, à
Sainte-Barbe, à Louis-le-Grand ou à Henri-IV. Il n'était
pas jusqu'à un bréviaire de dandysme, — un peu amer,
comme il convenait, — qu'ils ne découvrissent, dans la
Vie et les opinions de Thomas Graindorge.
Ce fut la diversité de ces ouvrages de Taine qui arracha
sans doute M. Bourget à la spéculation pure qui avait
paru, au premier contact, devoir le soustraire à jamais à
la httérature. La passion avec laquelle il se donna à ce
L'ANGLETERRE ET L'AMÉRIQUE 40I
maître, la « frénésie » qu'il apporta à étudier ses livres,
empêcha, sans même peut-être que le disciple s'en rendît
compte tout d'abord, qu'une rupture irrévocable se con-
sommât dans son intelligence entre les lettres et la phi-
losophie.
Sur ce dernier point, l'œuvre de Taine procurait à
M. Bourget toutes les satisfactions et toutes les sûretés
dont son esprit avait besoin. Elle lui fournissait d'abord,
quel que fût le sujet étudié, une vue spéculative des choses,
mais, en même temps, elle le maintenait dans le plan
de la réalité et elle l'habituait à ne pas séparer la vie de
l'idée. Elle l'aidait à pousser ses travaux de métaphysique,
de psychologie et de morale, mais elle ne lui permettait
pas de perdre le goût de ces œuvres littéraires qui avaient
enchanté son adolescence. Au contraire, elle contribuait
à le lui restituer, puis à le développer.
Nul ouvrage de Taine n'eut, à cet égard, une influence
plus marquée sur la formation de M. Bourget que l'His-
toire de la littérature anglaise. Avec tous ses défauts, elle
demeure un des grands chefs-d'œuvre du maître et elle ne
pouvait manquer d'attacher tout particulièrement l'atten-
tion de l'étudiant, familiarisé depuis longtemps déjà avec
quelques-uns des plus grands écrivains d'outre-Manche.
Sans doute elle lui présentait les poètes, les romanciers,
les dramaturges anglais avant tout sub specie philoso-
phicB, comme l'exemple d'une doctrine et de telle façon
que tout ce qui, dans cette étude, eût pu paraître au jeune
homme indigne des nobles soucis qu'il avait récemment
contractés s'effaçait à ses yeux, tout en subsistant en
réahté. Les côtés excessivement romantiques de BjTon
s'évanouissaient à ses yeux à cause des admirables pages
de réflexions qui élargissaient le thème, mais cependant
les plus beaux vers de Childe-Harold et de Don Juan
demeuraient dans la mémoire de celui qui avait lu ce
morceau. La simple note sur Shelley — si inexplicable-
ment injuste dans sa brièveté — incitait le prochain auteur
402 LE Voyageur
de la Vie inquiète à découvrir V Epipsychidion du poète et
sa Sensitive. En achevant de lire l'étude sur Stuart Mill,
il rencontrait les essais sur Tennyson et sur Dickens.
Ainsi, insensiblement, sous couleur de philosophie, se con-
tinuait son éducation littéraire et son commerce avec les
grands écrivains anglais.
Il semble bien, au reste, que l'influence exercée par
Taine sur M. Bourget, influence que celui-ci n'a jamais
reniée et qui donne un accent émouvant à la manière dont
il cite le nom du grand philosophe, — l'accent de Robert
Greslou parlant d'Adrien Sixte, — ne fut pas seulement
« éducative », si l'on peut dire. Sans les Notes sur l'Angle-
terre, le disciple eût-il jamais écrit ses Etudes anglaises
et même son Outre-mer ; sans le Voyage en Italie, eût-il
rédigé ses exquises Sensations d'Italie? Du moins, eût-il
donné, autrement, à ces divers ouvrages, ce ton si parti-
culier qui révèle la formation originelle?
Assurément, on retrouve de même dans la Physiologie
de l'amour moderne trace des influences de Spinoza, de
Carlyle et de Balzac. Mais le véritable modèle qui inspirait
l'auteur de ce livre, tandis qu'il l'écrivait, n'était-il pas
l'amer créateur de Thomas Graindorge}... Quand la Vie
parisienne accepta de publier cette œuvre dans ses
colonnes, comme jadis elle avait inséré le profond divertis-
sement du philosophe, M. Bourget dut éprouver, à cause
de cette identique destinée, peut-être recherchée, une de
ces fiertés intimes qui donnent à un homme ses joies les
plus déUcates.
Ainsi, l'influence de Taine, qui semblait devoir défi-
nitivement détacher M. Bourget de la littérature, l'y
ramena plus fortement que toute autre et l'achemina vers
la carrière de l'homme de lettres. Elle fut, si l'on peut
dire, la justification de son retour dans le siècle et leva
L'ANGLETERRE ET L'AMÉRIQUE 403
les derniers scrupules qu'eût pu éprouver le jeune phi-
losophe à céder définitivement aux charmes de la poésie
et du roman.
Cette influence n'éloigna pas toutefois celui-ci de ces
graves études sans l'avoir muni d'une austère méthode
qu'il devait appliquer par la suite, tant à la direction
de sa vie qu'à l'élaboration de ses livres. Ce fut elle qui
le guida dans leur préparation, qui lui inspira le goût
des voyages, le besoin de se documenter avec une rigueur
toute scientifique, de "ne jamais craindre, quel que fût le
succès qui accueillît ses productions, de rester toujours
un « étudiant », l'homme de laboratoire poursuivant son
enquête avec toute la conscience possible, réservant pour
l'avenir le droit à des conclusions.
TeLk: fut sans doute l'origine de ces voyages en Angle-
terre que M. Bourget renouvela maintes fois et dont nous
avons, pour ainsi dire, le journal dans les Etudes an-
glaises (i) — tout au moins à l'état fragmentaire. Ce
diary, qui va d'une excursion à l'île de Wight, excursion
faite en 1880, au séjour à Londres effectué à l'occasion
des fêtes du Jubilé de la Reine, en 1897, est, dans sa
simplicité charmante, révélateur de la profonde influence
exercée par la vie et l'esprit anglais sur l'écrivain.
Qu'il visite ces campagnes paisibles et vertes que nourrit
la mer prochaine, décor souriant et riche si souvent chanté
et peint par un Tennyson ; qu'il gagne cette région des
lacs, tour à tour délicieuse et sauvage, où vécurent quel-
ques-uns des poètes les plus originaux de ce peuple ;
qu'il erre avec une joie enfantine dans cette ville unique
au monde, Londres, si fertile en contrastes, si féconde en
« faits » pour un observateur, si différente de notre capi-
tale ; qu'il se fasse une âme de graduate dans cet Oxford
tellement étranger à nos conceptions universitaires ou
(i) Etudes et porltaits. Éd. Pion, in-i8 ; t. II, «de simples feuilletsdcta-
chés d'un journal de route ». (Avant-propos, 130G).
404 LE VOYAGEUR
qu'il scrute de façon admirable le problème irlandais,
toujours et partout, dans ce « besoin de revenir dans
cette Angleterre si hospitalière », ce que M. Bourget
cherche, c'est « de quoi comprendre mieux quelques vers
de Tennyson, quelques pages de Dickens ou d'Eliot. »
Pendant cette première période de sa carrière, en effet,
ce qu'il poursuit avant tout, c'est l'enrichissement de son
esprit, de ses données psychologiques, de son talent qui
se manifeste dès lors et qui se révèle considérable. Voyons
donc quels reflets ces voyages et cette fréquentation
quotidienne de la vie anglaise laissèrent sur ses Hvres.
Il ne saurait être question de suivre ici, par le détail,
les manifestations de cette influence. Mais il est possible
de résumer les caractères dont elle marqua les différentes
parties de l'œuvre de M. Bourget, son œuvre de poète,
d'essayiste et de romancier.
Si les lectures de son adolescence, ses études universi-
taires, la discipline de Taine avaient orienté très net-
tement son goût vers la littérature anglaise, et en parti-
culier vers les lyriques, il serait injuste de méconnaître
le rôle non moins important que Sainte-Beuve — le
Sainte-Beuve de Joseph Delorme et des Consolations — put
avoir sur sa formation. Le critique des Lundis fut aussi
— l'auteur des Essais de -psychologie contemporaine l'a
proclamé à maintes reprises — un des vrais pères de
l'intelligence de M. Bourget : or, ce maître connaissait
admirablement les poètes anglais de la fin du dix-hui-
tième siècle et de la période romantique. Ses études sur
Cowper, Gray, Wordsworth, Byron témoignent d'une
merveilleuse compréhension de l'art et de l'âme britan-
niques et il ne faut oublier qu'U avait dans les veines,
par sa mère, un peu de ce sang. Il exerça donc très cer-
tainement une influence directe sur ce cadet, lui conmiu-
L'ANGLETERRE ET L'AMÉRIQUE 405
niquant quelque chose de sa sensibilité féminine, roma-
nesque et douloureuse, discrète et scrupuleuse, accessible
aux seules consolations de la nature, sensibilité qu'il
tenait lui-même en partie des lakistes.
Cette influence, M. Bourget la subit pour ainsi dire
deux fois : d'abord directement, au contact des œuvres de
Sainte-Beuve, puis, de façon imprévue mais plus forte
encore, à travers l'œuvre de Baudelaire. Si l'auteur à'Edel
a pu écrire à l'occasion de ce dernier : « La vision de la
beauté poétique particulière à Baudelaire ne lui vient-
elle pas en ligne droite de la critique anglaise? » U eût pu
ajouter plus précisément encore que, cette vision, le
traducteur de Poë l'avait — en partie tout au moins —
découverte dans l'œuvre poétique du grand critique.
Ces éléments divers entrant en combinaison se recon-
naissent dans les recueils de vers que M. Bourget publia
au début de sa carrière ou, tout au moins, pendant la
première phase de sa vie littéraire : Au bord de la mer^
la Vie inquiète, Petits -poèmes, Edel, les Aveux. Ce fut
même leur présence qui détermina, en dépit d'un certain
prosaïsme apparaissant ici et là, le succès de ces plaquettes.
La critique ne discerna guère la trace de ces influences
qui leur avaient donné cet accent si personnel, où l'on
rencontrait, étrangement accordés, un goût très marqué
de l'analyse associé à la plus romanesque des sensibilités.
Mais il n'est personne ayant fréquenté un peu assidûment
l'œuvre de Wordsworth, de Shelley, de Keats, de Ros-
setti et de Tennyson, qui puisse se méprendre. Quelque
chose de la délicatesse morale du premier, de l'ardent
panthéisme mystique du second, du culte païen envers
la beauté, la nature et la femme célébré par le père
à'Endymion, de la vision morbide, subtile et passionnée
du Préraphaélite, a passé dans ces stances, ces poèmes,
ces sonnets. Ce jeune Français, fils d'un siècle agonisant
qui fut tumultueux, saturé de gloire, de littérature et
de science, a trouvé dans cette poésie, — en dépit de ses
406 LE VOYAGEUR
hérédités si différentes, de son éducation si éloignée de
celle qu'avaient reçue ces maîtres, en dépit d'une autre
religion qui, pour être alors méconnue par lui, continuait
tout de même à vivre dans son sang et aussi dans son
cœur, — des sources nouvelles d'inspiration. De même, on
a le droit de penser que cette charmante et fugitive Edel
est fille du Nord, elle aussi, et sœur de Maud, cette
exquise enfant de Tennyson.
C'est peut-être toutefois sur l'œuvre critique de
M. Bourget que l'influence anglaise s'est manifestée le
plus expressément. Pour s'en rendre compte, il suffit de
comparer un Lundi de Sainte-Beuve avec l'un ou l'autre
des Essais de psychologie contemporaine ou même avec
un chapitre des Etudes et portraits. En dépit de son com-
merce familier avec Addison, Lamb, Hazlitt, Macaulay
et Matthew Arnold, l'auteur de Volupté demeure prison-
nier de nos traditions littéraires, le continuateur, au moins
dans la forme, des La Harpe, des Villemain, des Augustin
Thierry. Taine et Renan eux-mêmes, malgré leur fervente
admiration pour l'esprit anglais et allemand, restent
absolument classiques dans l'ordonnance des morceaux
qu'ils composent. Le titre à'Essais qu'ils donnent à leurs
recueils ne fait pas d'eux des essayistes. Si Emile Mon-
tégut à son tour incline à s'inspirer des écrivains anglais
qui cultivèrent ce genre, il ne semble pas avoir eu, quel
qu'ait été son talent, les forces nécessaires pour accli-
mater définitivement parmi nous cette forme littéraire
et pour la réaliser parfaitement.
L'essai, tel que le comprennent les Anglo-Saxons et
tel que le pratique M. Bourget, est, en effet, quelque chose
de très particulier. Il tient de la critique littéraire, du
traité moral, des mémoires, du fragment de journal intime.
Toutes ces formes d'expression s'y rencontrent ou peuvent
s'y rencontrer avec la plus extrême aisance. Il n'a pas la
raideur de composition d'une œuvre coulée dans le moule
latin. Bien plutôt, il évoquerait les dialogues de Platon
L'ANGLETERRE ET L'AMÉRIQUE 407
car il supporte même la conversation, ou les Essais
— précisément — de Montaigne. Un Allemand dirait que
c'est une œuvre subjective que ne saurait concevoir l'ob-
jectivité des peuples méditerranéens. En réalité, le dé-
sordre germanique, lui, ne s'accom.mode pas davantage
de cette véritable liberté littéraire que de la rigoureuse
composition classique. La littérature anglaise seule, avec
des maîtres tels qu'Addison, Hazlitt, Lamb, Matthew
Arnold, cités plus. haut, avec Walter Pater ou Stevenson,
a su nous donner les modèles du genre.
Aussi quel n'a pas été l'heureux étonnement suscité
quand M. Bourget, s'inspirant de cette forme littéraire,
nous a donné ces œuvres critiques si solidement cons-
truites et cependant si personnelles, si artistiques de tour
et de ton. Pour étudier un. poète, un dramaturge, un
exégète, pour dégager la valeur littéraire de leur œuvre,
il n'a pas cru devoir resserrer ses idées dans l'étroite et
impersonnelle formule de nos maîtres français, bornant
l'examen d'un livre ou d'un auteur à l'analyse tech-
nique ou dogmatique du style ou des idées. Avec une
bonhomie, une candeur ou, ce qui convient mieux à la
personnalité de l'auteur de Crime d'amour, avec ime
sincérité psj'chologique à peu près inconnue jusqu'à lui,
il a été de l'homme à l'homme, ne craignant pas d'associer
le lecteur à l'auteur, de noter les réactions du livre sur
celui qui se passionne à son endroit. Oui a pu oublier les
pages de l'essai sur Baudelaire où le critique évoque ses
souvenirs de collège, celles sur le cosmopolitisme où, pour
mieux donner l'idée de ce goût nouveau, il décrit le salon
d'une mondaine, composé avec la fantaisie élégante
qu'impose ce penchant, celles encore consacrées à l'étude
de l'amour, d'un accent si grave et si humain, qui se
trouvent intercalées dans son étude sur Dumas fils? Telle
description d'une matinée d'hiver dans les rues de Cannes,
introduisant à une dissertation sur la poésie anglaise, nous
enchantait par l'absence de pédantisme qu'elle révélait.
408 LE VOYAGEUR
par une charmarxte liberté intellectuelle, brisant tout à
coup les entraves qui trop longtemps avaient enserré,
comme des bandelettes rituelles, la critique.
Peut-être les jeunes générations, qui se plaisent toujours
à lire les Essais de psychologie contemporaine et qui admi-
rent les puissantes analyses qu'ils renferment, n'y décou-
vrent-elles pas aussi vivement que nous-mêmes le charme
et la nouveauté que nous y reconnûmes. Je me souviens
d'une conversation que j'eus avec Albert Samain, dans
son bureau de l'Hôtel de Ville, un jour que nous échan-
gions nos impressions sur l'écrivain aimé. Sa qualité d'aîné
lui avait valu d'être en âge d'apprécier les Essais de
M. Bourget lorsque leur auteur les publiait dans la Nou-
velle Revue. J'ai encore dans l'oreiUe, à vingt-cinq ans de
distance, l'accent enthousiaste qu'il eut en me parlant
de la « révélation » qu'avait été ce livre pour sa généra-
tion. Nous-mêmes, au reste, quelque dix ans plus tard,
quand nous dévorions ces pages « en étude », nous goûtions
encore pareille ivresse intellectuelle ; nous avions le sen-
timent de découvrir une contrée inconnue en dépit de
toutes les lectures antérieures que nous avions pu faire...
Aujourd'hui, tout en conservant le même sentiment d'ad-
miration et de gratitude à l'égard de cette œuvre et de
l'écrivain, je me rends mieux compte de l'influence heu-
reuse exercée par la littérature anglaise sur la critique
de M. Bourget et l'aspect tout nouveau qu'elle lui avait
donné.
Le romancier, lui aussi, n'a pas été sans recevoir de
diverses façons l'empreinte des écrivains d'outre-Manche.
Pour avoir été moins absolue et par conséquent moins
facile à relever, elle n'en a pas été moins certaine. Tels
paysages — celui de Folkestone, par exemple, dans
Cruelle énigme, cadre déHcieux d'un charmant amour, —
tels goûts, telles silhouettes de personnages révèlent une
connaissance parfaite de l'Angleterre, de ses sites, de ses
mœurs et de sa société. Et si nous avons pu dire que
L'ANGLETERRE ET L'AMÉRIQUE 409
l'exemple de Thomas Graindorge avait peut-être suggéré
pour une part à M. Bourget, sa Physiologie de l'amour
moderne, est-il bien sûr que l'âpre ironie du Sartor
Resartus, la façon dont Carl3de avait campé son héros,
n'a pas eu sa part aussi dans la construction de ce livre?
Mais cette action est surtout diffuse et malaisément
reconnaissable à première vue dans les romans de l'écri-
vain. Ce qu'il peut devoir à un Dickens, à une Eliot, à
d'autres artistes anglais, est si complètement assimilé qu'il
ne semble pas qu'on en doive faire légitimement état.
D'ailleurs, la maîtrise du romancier est devenue telle qu'il
ne subit plus l'inspiration mais qu'il la fournit à son tour.
Je ne serais pas éloigné, en revanche, d'admettre pour
ma part la persistante influence de Shakespeare sur
M. Bourget : je dirai plus, l'obsession que cette œuvre
exerce sur sa pensée, aujourd'hui encore. Elle a toujours
été très forte puisque, dès André Cornélis, on rapprochait
ce livre d'Hamlei. Mais c'est peut-être surtout depuis
l'Etape que chacun des romans de l'écrivain comporte
dans son affabulation un drame violent allant du meurtre
à l'empoisonnement ou à l'attentat anarchiste et que cette
violence, sournoise ou brutale, fait songer au tragique
anglais. Certains critiques ont même imaginé de lui re-
procher avec quelque ironie ces intrigues, et des lecteurs,
naïvement convaincus que notre époque est plus civilisée,
ont même déclaré que c'était là excès d'imagination : on a
été jusqu'à prononcer le mot volontiers dédaigneux de
« mélo » à l'occasion de ces catastrophes, comme si la vie
sociale ne voyait plus se dérouler qu'exceptionnellement
de semblables crimes inspirés par la passion. En réalité,
il me semble bien que si, de plus en plus, l'auteur de
Némésis s'est plu à nourrir de crimes ses histoires, c'est
que l'œil du clinicien a vérifié parmi nos contemporains
les géniales intuitions du créateur d'Othello et de Macbeth.
Au zénith de leur destinée, les grands maîtres des litté-
ratures se rencontrent pour reconnaître dans l'humanité
4T0 LE VOYAGEUR
les mêmes tares originelles qu'ils expliquent par la fata-
lité ou par le péché.
En élargissant le champ de ses études, du domaine
passionnel au domaine social, M. Bourget a rencontré
encore un autre maître anglais qui a suscité dans sa pensée
de nombreuses réactions, contribuant pour ime large part
à orienter définitivement ses opinions politiques. Autant
qu'un Balzac, un Burke, par son impitoyable et puissante
critique de la Ré\^olution, a imposé sa conviction au rigou-
reux enquêteur sollicitant de façon désintéressée et avec
l'intelligence la plus libre, une solution aux angoissants
problèmes qui se posent devant notre société française
d'aujourd'hui. La logique de l'orateur et du théoricien
i tory » ont fait passer dans cette œuvre, tant littéraire
que sociale, une chaleiu- et une force dialectiques qui ont
procuré aux jeunes générations la plus ferme et la plus
bienfaisante des doctrines.
Bien mieux même, l'enquête menée au jour, crossed
the pond, l'Atlantique franchi, en « outre-mer », par cet
incorruptible observateur nous permet de sentir plus
vivement encore à quel point l'influence anglaise s'exerça
sur lui. Quand M. Bourget débarqua aux États-Unis, il
arrivait dans la grande démocratie américaine, fille de
Washington, de Franklin et de ]\lonroë, avec l'idée qu'il
allait retrouver, par delà l'immensité des ondes qu'il
venait de franchir, un rameau des forêts anglo-saxonnes
enté sur l'arbre des sylves vierges découvert par les émi-
grants de la May flower. Quand il regagna toutefois l'Eu-
rope, mère des civilisations, tout en rendant hommage
aux efforts étonnants d'une activité sans cesse en quête
d'efforts nouveaux et de perfectionnements, il ne put
dissimuler la mélancolique surprise éprouvée : « Cet autre
monde existe à côté du nôtre », écrivait-il aux dernières
lignes de cette consciencieuse et sympathique enquête.
Certes, chez ce peuple nouveau, M. Bourget n'avait pas
L'ANGLETERRE ET L'AMÉRigUE 41I
compté retrouver grands vestiges de notre hérédité médi-
terranéenne. Mais chez les descendants des Puritains qui
s'exilèrent un jour pour sauver leur âme, il s'attendait
à pouvoir relever sous les apports nouveaux, au moins
dans les États du Nord, l'empreinte ancestrale. Or New-
port ne ressemblait pas à Wight ou à Brighton, Harvard
à Oxford, Pittsburg ou Chicago à Birmingham ou à Shef-
field, Mgr Ireland à Newman ou même à Manning. Si
Outre-mer peut paraître sévère aux Américains, ce fut
sans doute en raison même de la longue intimité que
M.Bourget avait eue depuis sa jeunesse avec l'âme anglaise,
avec ses mœurs et avec sa culture, si différentes.
Un examen, même aussi rapide, de l'influence qu'exerça
la littérature anglaise sur l'esprit de M. Bourget suffit à
nous convaincre qu'elle fut d'importance. Or, rien de ce
qui touche à la formation intellectuelle d'un écrivain, qui
a tenu depuis un demi-siècle la place qu'occupe, dans nos
lettres, le romancier de Mensonges et du Sens de la mort,
ne saurait être indifférent. Bien mieux, quand il s'agit
d'un artiste ayant eu ce rayonnement, ayant à son tour
inspiré un d'Annunzio, l'histoire littéraire du pays est
intéressée à de semblables observations : elles importent
à l'étude générale de son développement.
Que le maître qui, au temps de notre vingtième année,
suscitait notre tendre et enthousiaste admiration par
l'originahté et la séduction de ses œuvres, par la noble
image de l'homme de lettres qu'il nous offrait, veuille
bien accueillir, à quelque cinq lustres de distance, ces
notes écrites en l'honneur de son jubilé. Elles ont été
rédigées pour apporter, à l'auteur du Démon de midi et
des Pages de critique et de doctrine, l'hommage renouvelé,
et accru, de ces sentiments juvéniles.
GEORGES GRAPPE.
LE VOYAGEUR : L'ITALIE
La première fois que nous rencontrâmes Paul Bourget
(sans lui parler, sans qu'il soupçonnât notre présence),
ce fut à Sienne, voici un peu moins de vingt ans. Nous
accomplissions, dans une pieuse ivresse, notre premier
voyage d'Italie. Presque depuis l'enfance nous rêvions
à ce cher voyage-là. Les Sensations d'Italie faisaient natu-
rellement partie de la bibliothèque qui nourrissait nos
rêves. On le sait : Sienne et la Toscane siennoise sont
décrites et vantées dans Sensations. Avant d'avoir quitté
la gare, au bas de la ville, nous connaissions donc déjà
les Pinturrichio de la Librairie et la tour du Mangia, l'Eve
rose dorée (cette rose-thé) que peignit Sodoma et les
déserts de craie qui séparent Sienne du couvent olivétain
où, sur les murs d'un cloître, les gaillards de Signorelli
tendent leurs muscles sous les maillots rayés. Mais
eussions-nous convoité, par surcroît, la bonne fortune
d'apercevoir, à Sienne même, notre initiateur et notre
guide?
Nous logions à la pension Chiusarelli, farcie d'An-
glaises, dans l'ombre de l'égUse Saint-Dominique où
logent deux princesses : la sainte Catherine pâmée de
Sodoma (sœur de la sainte Thérèse du Bernin) et la
sainte Barbe du quattrocentiste siennois Matteo di Gio-
vanni, aux joues pâles comme le jade, aux yeux étroits
et noirs, si triste, si mystérieuse dans ses robes ver-
meilles. Le lendemain de notre arrivée, nous passâmes
vers midi devant l'hôtel Royal ; il est situé le long de
la Promenade (la Lizza), un peu en contre-bas, La salle
LE VOYAGEUR : L'ITALIE 413
à manger de l'hôtel prend jour sur cette promenade.
Au delà d'un jardinet tranquille, derrière l'une des
fenêtres, Paul Bourget, déjeunant, était assis. Il y avait
sur la table l'un de ces rusés appareils de métal, sortes
de paniers métalliques, petites balançoires, petits ber-
ceaux, dans lesquels le camérier pose, enveloppés de
langes comme 4es nouveau-nés, ces fiasques respec-
tables où deux litres de chianti sont enfermés. Ces
fiasques sont lourds : les paniers mobiles évitent aux
buveurs tout effort. En effet, pas besoin de soulever les
gros flacons ; penchez-les au-dessus du verre : la fontaine
de rubis ruissellera. Les virtuoses parviennent à faire
manœuvrer du seul index ces curieux nids et leur bel
œuf, tandis que, des autres doigts, ils maintiennent, sous
le goulot du fiasque, le gobelet.
Les indigènes vont nous railler ; mais, avouons-le :
le plaisir qui consiste à manier ces porte-fiasques tient
une place appréciable dans nos souvenirs italiens. Assu-
rément, là-bas, il y a Michel-Ange et le Pausilippe ; les
grands songes noirs de Tintoret ; Donatello et ses fleurs
de jeunesse ; il y a les camélias cramoisis qui saignent
comme des cœurs sur la tombe de Shelley ; la petite
main de marbre que PauUne de Beaumont laisse pendre
si docilement, au bord d'une chapelle, à Saint-Louis des
Français; mais il y a aussi l'odeur des truffes blanches
et la saveur des Virginia, le sambayon de Stendhal au
Pedrotti de Padoue, les Sospiri du vieux Ghecco (germa-
nophile pendant la guerre, dit-on) près de la place d'Es-
pagne et ces petits bouquets si odoriférants qu'une fil-
lette chétive et agile tend aux voyageurs, le long des
rapides, sous la verrière sonore de la gare de Pise (cassie,
géranium-rosat, olea fragrans, jasmin blanc).
Nous pourrions allonger la Hste de ces souvenirs mi-
neurs. La mémoire les a reçus sans y prendre garde, comme
des « échantillons sans valeur » ; cependant, ils survivent
à certains « colis recommandés » (par Burckhardt, par
414 LE VOYAGEUR : L'ITALIE
Ruskin, par Boissier). De plus, en parlant sans brièveté
de notre porte-fiasque, nous traitons cependant le sujet
proposé : « Paul Bourget et l'Italie. » En effet, cette
pièce caractéristique du couvert italien, outre qu'elle
figmrait sur la table devant laquelle nous aperçûmes
jadis le romancier de Cosmopolis, est signalée à deux
reprises par notre auteur lui-même. E^'abord au début
du premier chapitre de Sensations d'Italie (Volterra, le
21 octobre 1890) ; puis dans Némésis, roman qui se passe
à Sienne même (p. 21). Mais est-ce vraim.ent, comme le
dit Paul Bourget, de l'osier qui revêt ces fiasques, ou,
comme nous l'avions cru jusqu'alors, des feuilles de
maïs desséchées?
Près de ce porte-fiasque, que nous mettons ici à l'imi-
tation de ces peintres d'autrefois qui plaçaient près de
leur modèle quelque humble accessoire scrupuleusement
décJit, essayerons-nous l'esquisse d'un visage, que,
depuis cet^e lointaine rencontre, nous apprîmes à con-
naître et à aimer? « Indiquons » l'impression dominante :
des traits à la fois puissants et fins; un regard tour à
tour gravement méditatif (comme tourné vers l'intérieur,
voilé) et amusé, tendrement expansif, presque enfantine-
ment gai. Nous avons rencontré chez bien peu d'hommes
âgés le passage dans les yeux de cette grâce soudaine et
privilégiée, de cette « candeur immortelle » dont parle
Henri Heine ; chez un Rodin, chez un Élémir Bourges,
(chez un Cézanne, nous assure-t-on).
Il est fort probable que ce lointain jour-là, à Sienne,
nous n'eûmes, au cours d'une vision rapide, qu'une impres-
sion très vague, très passagère. D'ailleurs Paul Bourget
dut quitter Sienne le jour même : nous ne le rencon-
trâmes plus. Mais bien des fois, depuis lors, nous nous
sommes féhcité de notre chance. Sienne est en effet la
patrie d'élection de Paul Bourget. Dans la Fia, nouvelle
qui ouvre le recueil Voyageuses, il l'a écrit : '.< ...En Tos-
cane, autour de Pise, de Florence, de Sienne, il est des
LE VOYAGEUR : L'ITALIE 415
coins dont le seul nom, gravé sur une carte, fait battre
mon cœur... De Sienne surtout. Beyle a ordonné que l'on
mît sur son tombeau : Milanese. Je suis parfois tenté de
demander que l'on écrive sur celui où je reposerai :
Senese... « Étranger,, est-il écrit sur l'une de ses portes,
Sienne t'ouvre son cœur... » Je n'ai jamais lu cette ins-
cription sans m' attendrir.
Étant donné cette « profession d'amour », le fait d'avoir
rencontré, pour la première fois, Paul Bourget à Sienne
est, pour un fervent de l'Italie, une véritable faveur,
qui pouvait être relatée ici. De même sommes-nous bien
content de nous êtr.e promené dans Venise avec Henri
de Régnier. D'autres ont sans doute mérité la chance
d'être à Tolède avec Maurice Barrés, à Constantinople
avec Loti, à Athènes avec Charles Maurras, à Oxford
avec Abel Hermant, à Florence avec Anatole France.
Et quel est le jeune Français, hanté par « le songe ardent
et vain des hvres », qui n'a pas eu, dans ses heures ro-
maines, son heure d'hallucination? L'ombre de Chateau-
briand est visible, même par les nuits sans lune, sur les
murailles du Colysée.
Chez un écrivain de notre pays, l'amour de l'Italie
n'est pas une exception, une originalité, tout au con-
traire. C'est bien plutôt une sorte d'obligation, de fata-
lité. Depuis quelques siècles, le voyage d'Italie est un
complément d'éducation. De nos jours un Français de
vingt ans ne va pas seulement visiter là-bas les presti-
gieuses beautés locales, il y va aussi appelé par une sorte
d'esprit de famille. Rien de plus émouvant que ces
Mémoires d'artistes, où, de génération en génération,
l'on suit les mêmes itinéraires : le petit-fils cherche et
trouve les traces de l'ancêtre ; il laisse lui-même dés
empreintes que sa descendance reconnaîtra. Ce qui est
4l6 LE VOYAGEUR : L'ITALIE
vrai pour certaines djTiasties du sang, l'est également
pour certaines dynasties de l'esprit. Où un Paul Bourget
va chercher un Taine, un Taine aurait pu rencontrer un
Stendhal. De même Corot, au bord du lac Némi, ou sur
les terrasses de la villa d'Esté, reconnaît Poussin.
Ouvrons d'abord Sensations d'Italie, livre de voyageur.
Puis nous feuilletterons les romans, les nouvelles à décors
italiens.
Paul Bourget ne voyage pas comme un Gautier, épris
d'abord du monde sensuel, ni comme un Loti, qui de-
mande au voyage l'excitation de sa sensibilité; il ne
voyage pas non plus comme un Sterne, comme un Heine
entremêlant d'aventures personnelles les étapes d'un
itinéraire capricieux. Si de pareilles classifications
n'étaient pas un peu sommaires, un peu grossières, l'on
pourrait voir en Paul Bourget le type du voyageur intel-
lectuel. Le plus souvent, il pense moins à sa délectation
visuelle, à son exaltation sentimentale qu'à exercer son
intelligence, qu'à enrichir son esprit.
Les descriptions ne sont pas nombreuses ni prolon-
gées, dans Sensations d'Italie; en tout cas eUes ne sont
jamais des morceaux, des « pièces détachées ». On ne
trouve point non plus dans ce livre ces méditations vaga-
bondes qui, dans un recueil comme le Livre de la pitié et
de la mort, naissent comme des fumées. L'on y cherche-
rait en vain les ombres furtives de la petite gantière du
Voyage sentimental, de la signora Francesca, « la belle
danseuse » des Bains de Lucques. Mais n'évoque-t-on
des villes et des paysages qu'avec la comphcité des
« transpositions d'art », des rêveries désenchantées et des
fantômes à demi vrais, à demi imaginés? Partout où il'
passe, Paul Bovu-get exige et obtient le thème le plus
fécond et, à la fois, le plus particulier. Certes Paul Boiirget
LE VOYAGEUR : L'ITALIE 4^7
goûte et fait goûter la saveur et la chair du fruit, mais,
sous l'enveloppe éclatante et délicieuse, voici le substan-
tiel noyau. La beauté d'une œuvre d'art lui plaît d'abord
par ce qu'elle expose, mais le retient, ensuite, par ce qu'elle
révèle. Paul Bourget parle quelque part dans ce livre de
« raisons de renseignement, très indépendantes des qua-
lités d'art ». Cette faculté investigatrice (où, cela va sans
dire, la sensibilité collabore avec l'intelligence) est parti-
culièrement féconde lorsque Paul Bourget parle d'un
peintre qu'il aime. Qu'il s'agisse de Pinturrichio et de
Sodoma à Sienne, de Signorelli à Orvieto, de Pérugin à
Pérouse, il est surtout retenu par la « virtualité secrète »
que les œuvres de ces peintres dégagent. Ainsi certains
hommes font-ils moins de cas, chez une femme, de la
perfection pleine de promesses matérielles du corps que
du mystère difficile et attirant qui nage dans les yeux.
Les pages où Paul Bourget, dans Sensations d'Italie,
s'applique à traduire par des mots ce qu'il y a d'idéolo-
gique dans un ouvrage d'ordre plastique sont parmi les
plus belles qu'il ait écrites. Nous aimerions à les rappro-
cher (si la place ne nous faisait pas défaut) de certaines
pages de Walter Pater, de Maurice Barrés ou de Marcel
Proust. Paul Bourget sollicite avant tout, d'une œuvre
d'art, des confidences d'ordre spirituel : « toute la question,
par delà les habiletés techniques, est toujours et partout
d'avoir de l'âme. » Les œuvres de pure ordonnance, qui
valent inoins par leurs qualités de suggestion que par
leurs quahtés d'expansion, ne le touchent guère. Il n'hésite
pas à sacrifier, par exemple, la peinture des Carrache à
celle des Primitifs (ce qui, personnellement, nous peine
un peu). Mais, en somme, quoi de plus naturel chez un
psychologue, chez un analyste? Ce goût, ce besoin
de trouver « l'âme » dans l'œuvre d'art devait fatalement
conduire Paul Bourget à préférer les « figures isolées »,
les individus, dans une fresque, dans un tableau, aux
vastes ensembles composés où la « figure isolée », simple
R. H. 1923. — XII, 3. 14
4l8 LE VOYAHEUR : L'ITALIE
signe, n'a plus qu'un rôle de soumission ; un rôle
comparable à celui d'un instrument dans une symphonie.
On rêve au livre étonnant que Paul Bourget écrirait s'il
voulait s'intéresser à quelques magnifiques portraits,
chargés de vie intérieure comme un épi l'est de grains,
et arracher cette vie à ces portraits dans de pénétrantes
et lucides « biographies imaginaires ».
Mais Paul Bourget, pour les animer, ne recherche pas
seulement les figures peintes. « J'aime aussi des femmes
mortes, « dit le Maximilien de Reisehilder. Et voici, dans
Sensations d'Italie, l'évocation de quelques figures par-
ticulièrement capables de conférer aux lieux où elles
vécurent un attrait qui ajoute, au plaisir des yeux,
l'émotion de l'esprit. Leopardi à Recanati, Murât à
Bari, ou, à Lucera, à Foggia, ce Frédéric II, « César à demi
mahométan », si bizarre et si attachant par lequel, on le
sent, le voj'^ageur a été despotiquement hanté. Tour à
tour Paul Bourget les appelle pour les consulter, les
recherche pour les honorer. Ce culte de la fidéUté, cette
piété de l'admiration, Paul Bourget l'a eu toute sa vie.
Dans ses pèlerinages, il est moins guidé par la curiosité
que poussé par l'amour : « Il y a, écrit-il à propos de
Leopardi, dans toute personne humaine qui a pu un jour
faire œuvre de beauté, un je ne sais quoi de sacré qui
justifie et qui commande cette dévotion posthume. »
Entre ces analyses d' œuvres d'art et ces hommages
motivés, dédiés à d'illustres ou singuliers disparus, on
trouve, dans Sensations d'Italie, bien des richesses encore.
Un pareil Hvre frappe par sa densité. Certains recueils de
voyage, d'ailleurs délicieux, ne sont que de joUes bulles
d'air; on pourrait les comparer à ces entremets allé-
chants, ces « soufflés », qui ne conservent qu'ime seconde
toute leur vertu et qui perdent leurs quahtés si on ne les
déguste pas à temps. Ce n'est certes point le cas de Sen-
sations, hvre qui ne donne pas d'abord tout ce qu'il con-
tient et qui (pour poursuivre notre comparaison gastro-
LE VOYAGEUR : L'ITALIE 4T9
nomique) est, comme certains plats sérieux, composé d'élé-
ments variés, complexes et dont, parce que les papilles
y découvrent toujours des saveurs nouvelles, on ne se
lasse pas.
Le désir, le besoin d'apporter dans les œuvres d'ima-
gination un élément de nouveauté, de dépaysement, par
l'emploi de décors étrangers sinon exotiques, existe
depuis les romans de chevalerie. On a voulu voir dans ce
goût de Tailleurs, une manie, une maladie romantiques ;
mais on aurait pu diagnostiquer beaucoup plus tôt
cette maladie-là. L'avidité d'évasion par et à travers
l'espace et le temps est sans doute aussi vieille que le
cœur de rhomm.e. Ulysse, Jason, Énée, Alexandre sont
des nomades. Chez Corneille, l'Espagne du Cid, chez
Racine, la Palestine de Bérénice sont des témoignages
de cette nostalgie éternelle qui fait qu'EUenore s'en va
jusqu'en Russie, tandis que Corinne escalade le cap
Misène. (Nous ne multiplierons pas les exemples.)
Bien des personnages des romans et des nouvelles de
Paul Bourget peuvent répéter, se l'appliquant, le vers
du poète de la Belle Vieille :
J'ai montré ma blessure aux deux mers d'Italie...
Mais Paul Bourget est beaucoup trop soumis aux devoirs
de son métier pour ne pas presque toujours faire dépendre,
dans un roman, le décor du personnage. Nous ne voyons
guère qu'un roman et une nouvelle signés de lui oii le
cadre l'emporte sur le portrait : Némésis et la Pia. Or,
les deux ouvrages se passent à Sienne ou dans la cam-
pagne siennoise, et nous avons vu plus haut Paul Bourget
chérir Sienne comme un être vivant. On peut donc dire
sans doute que dans Némésis, que dans la Pia, les êtres
vivants ne sont que des projections de la ville et du pay-
sage, des figures emblématiques pareilles à celles que
A20 LE VOYAGEUR : L'ITALIE
peignit Lorenzetti au cœur même de la cité élue.
Mais dans Cosmopolis, dans la Terre promise, Rome et
Païenne ne sont là que pour éclairer et commenter
l'action ; nullement pour la susciter, pour la conduire (i).
Au début de Cosmopolis (dédicace au comte Primoli),
Paul Bourget prend soin d'expliquer que le drame dont-
il va faire le récit aurait aussi bien pu se passer ailleurs.
Mais Rome offrait « un contraste saisissant » et, grâce
à ce contraste, le caractère particulièrement cosmopo-
lite d'un milieu « flottant » s'accusait et se précisait.
Toutefois, et c'est là le privilège des grands romanciers,
Paul Bourget impose non seulement ses personnages mais
encore le décor où ils évoluent. Rome est désormais,
poxu: le lecteur, inséparable de Julien Dorsenne ou de
Fanny Hafner; quant à l'ombre sacrifiée d'Alba Sténo,
qui n'a pas rêvé de la rencontrer au delà de l'église
Saint-Paul, sur les bords du fiévreux et secret petit lac
de Porto?
Ainsi les romanciers surpeuplent-ils les villes les plus
riches de fantômes. Nous nous en souvenons : la pre-
mière fois que nous allâmes à Rome, nous ne cherchions
pas seulement la trace de certaines grandes vies humaines.
Que de figures imaginaires nous attendaient aussi ! Au
hasard des voyages, d'autres hôtes, qui n'ont de subs-
tance que dans les pages d'un Hvre, nous accueillirent
de la sorte bien souvent. Ils étaient parfois plus réels et
plus impérieux que les indigènes. Nous pourrions dé-
nombrer ici cette troupe fictive. Chacun de nous possède
(i) Voici îa liste des romans et des nouvelles de Paul Bourget dool
l'action se passe, tout au moins partiellement, en Italie :
Romans : Terre promise (Païenne), Cosmopolis (Rome), Une idylle
tragique (Gènes), Némésis (Sieime), le Roman des Quatre (Pise).
Nouvelles : Profil de veuve (Florence), Inconnue (Venise), A quarante
ans (Pise), l'Adoration des Mages (Rome), Un Saint (près de Lucques),
la Pia (près de Sienne), Dualité (Rapallo), Complicité (Gênes), la Dame
qui a perdu son peintre (llilan), la Seconde mort de Broggi-M ezzastris
Bologne), Une ressemblance (Venise), r Accident (Alpes de Cadore).
LE VOYAGEUR : L'ITALIE 421
la sienne, fidèle et choisie. N'est-ce pas Edmond Jaloux
qui proposait d'écrire une histoire des rues de Paris d'après
les personnages de roman qui y vécurent?
Le prestige d'un bel endroit est assez grand pour que,
parfois, le souvenir le plus vivant que l'on garde d'un
livre est celui de la scène qui se passe dans ce bel endroit.
Si nous songeons à Idylle tragique, notre mémoire nous
donnera presque confusément, d'abord, Monte-Carlo,
Cannes, la Riviera ; mais presque automatiquement nous
serons contraints de retourner dans cet étonnant palais
Fregoso, à Gênes, près du vieux prince maniaque, mon-
trant des débris archaïques. Exagérerons-nous si nous
ajoutons que les personnages de ce roman acquièrent,
après avoir traversé ce palais, une sorte de grandeur mys-
térieuse qu'ils ne possédaient pas avant? Pour notre part,
le couple Corancez-Andriana est transfiguré, à Gênes,
par le couple des Van Dyck romanesques, par le petit
oratoire à fresques où le « mairimonio segreto » a lieu.
Lorsqu'on chérit ardemment un être, on finit par ne
plus se contenter des attraits réels que cet être possède,
mais on en invente d'autres, dont la fausseté vous dupe
bientôt. Paul Bourget n'a pas manqué de subir, en Italie,
cette cristallisation en quelque sorte a posteriori. L'un
de ses derniers romans, Némésis, se passe presque entière-
ment dans une demeure feinte, placée par l'auteur, nous
l'avons dit, près de sa Sienne chérie. Nous nous repré-
sentons aisément la promesse de plaisirs tendres à laquelle,
en jouant à ce jeu, Paul Bourget a cédé. Jeu raffiné,
presque sournois, dont les règles vous laissent une liberté
entière (où la liberté est la seule règle). Il s'agit là de
plaisirs personnels, dont la qualité peut échapper à cer-
tains lecteurs, mais que d'autres partagent avec une avide
et joyeuse complicité. La Castellina de Valverde, dont
422 LE VOYAGEUR : L ITALIE
Paul Bourget est l'architecte, le décorateur et qu'il offre
libéralement à sa fille Daisy de Roannez, pourrait être
repérée sur la carte, pourrait occuper un alinéa du Bœ-
deker. Nous vo3'ons d'ici l'astérisque, à côté de l'indi-
cation du logis des nains. Et, entrant à notre tour dans
la capricieuse fiction, ne serons-nous pas tenté, au cours
d'une promenade dans un musée transalpin, de chercher,
dans quelque portrait à'ignota ou d'ignoto, les traits
de la belle Guadagni ou ceux du bâtard Hercule qui, au
seizième siècle, construisit ce château qui n'existe pas?
Remarquons en passant que Némésis a été écrit par Paul
Bourget en 1917-1918. C'est-à-dire à une époque où la
guerre vous interdisait le loisir du voyage ; à une époque
où l'on cherchait dans d'heureux souvenirs menacés ime
sorte d'amère consolation. Il est permis de supposer que
Paul Bourget, en créant Valverde et la niagna dea nurtia
du couvent de San !Marcelliano, a cédé au désir de revivre
d'anciens voyages, de retrouver, dans une illusion minu-
tieusement entretenue, tout ce que les circonstances,
alors, vous défendaient d'approcher.
Disons, avant d'achever ces pages déjà trop longues
(cependant bien incomplètes), un mot des nouvelles ita-
liennes de Paul Bourget.
On peut sommairement les classer en deux types :
celles où le sujet a été choisi pour le décor, celles où le
décor a été choisi pour le sujet. Par exemple, nous
trompons-nous si nous supposons que l'aventure de la
Pia, cette courte et touchante merveille, a été combinée
par l'auteur afin de pouvoir célébrer une fois de plus
un pays bien-aimé? Au contraire, il est vraisemblable
que l'Inconnue se passe à Venise parce que Venisa
0 créait l'ambiance », si nous osons nous exprimer ainsi.
Ne disons pas qu'une pareille aventure, mystérieusement
LE VOYAGEUR : L'ITALIE 423
romanesque, ne pouvait se passer ailleurs qu'à Venise ;
mais l'idée que le lecteur se fait de Venise, s'il n'y a pas
été, ou le souvenir qu'il en garde le prédispose à trouver
\Taisemblable ce qui, ailleurs, lui semblerait sinon moins
vrai, du moins plus insolite.
En terminant, nous voudrions exprimer ici un vœu.
Paul Bourget, en 1890, a publié Sensations d'Italie, livre
écrit sur place et qu'on peut comparer à ces toiles (por-
traits ou paysages) que les peintres exécutent d'après le
modèle en s'astreignant à une vérité aussi directe que
possible. Nous rêvons d'un livre qui, écrit trente ans
après l'autre, contiendrait non plus des sensations, mais
des souvenirs d'Italie. Paul Bourget n'y relaterait point
ce qu'il voit à Pienza le 31 octobre, ce qu'il voit, le
26 novembre, à Tarente ; non ; mais, sans souci de dates,
sans s'astreindre à une exactitude documentaire, il nous
décrirait Rome ou Florence, la campagne siennoise, les
golfes napolitains, et les œuvres, et les êtres, tels qu'il les
voit, aujourd'hui, après vingt voyages. Il ne s'agirait plus
de peindre d'après nature, mais de peindre, comme on
disait naguère, « de ressouvenir ». Ce seraient là des por-
traits encore, non point mensongers, mais transposés ;
non point décantés, mais enrichis par la mémoire comme
de grands vins le sont par le temps. Quelle collection que
ces « tableaux composés », où un homme qui a vu, 'senti
et compris tant de choses, Paul Bourget lui-même,
figurerait le personnage central et permanent !
JEAN-LOUIS VAUDOYER.
PAUL BOURGET
ET L'ARISTOCRATIE
Parmi les écrivains contemporains il en est un dont
la réputation bien établie est d'aller chercher ses modèles
dans la société élégante. J'ai nommé Paul Bourget.
Certes il a peint aussi — et avec quel vigoureux reUef !
— la bourgeoisie probe et laborieuse. Mais, devant l'opi-
nion courante, justifiée par la majeure partie de l'œuvre
de ce puissant écrivain, il passe surtout pour s'être appli-
qué à analyser des personnages appartenant à ce que l'on
appelle, d'une locution bien exclusive, le monde, comme
si l'univers n'existait pas en dehors d'une coterie. Pour-
quoi cet intérêt certain et continu d'un des maîtres de la
pensée actuelle pour une société, pour une classe qui
semble, de moins en moins, avoir part aux affaires pu-
bliques, et qui, de plus en plus, battue en brèche, parfois
elle-même envahie par les idées démocratiques, paraît
n'agir souvent qu'à la façon d'un décor d'existence sur
les manières de penser et de vivre, en un mot sur les
mœurs? Est-ce à cause — on l'a dit — de sentiments plus
tentants pour le psychologue parce que plus affinés, plus
libres de soucis, moins entravés par la chaîne des nécessités
matérielles? Désir de vérifier une théorie, chère à M. Bour-
get, celle du milieu, dans une catégorie d'hommes et de
femmes où il doit être plus constant, tout au moins plus
en lumière? — Goût d'un théâtre où se complaisent à la
PAUL BO'JRGET ET L'ARISTOCRATIE 425
fois les imaginations favorites de l'auteur et la curio-
sité de nombreux lecteurs?
Peut-être toutes ces raisons ensemble. Quoi qu'il en
soit, il apparaît clairement que ce sont presque toujours
ces brillantes existences, ces existences fortunées, avec
leur dessous, leur envers de misère morale, d'inquiétude,
de tourments, d'hérédité maladive, d'amours secrètes ou
publiques, coupables ou licites, qui ont séduit M. Paul
Bourget,
Dans cette assemblée chatoyante, parmi ces figures
légères ou tragiques, l'aristocratie a naturellement sa
place, puisque sa place dans ce qu'on est convenu d'ap-
peler le inonde est la seule qui, de nos jours, ne lui soit pas
contestée. Cette place, M. Bourget l'a largement recon-
nue, dans son œuvre, à l'aristocratie. Les personnages de
plus de la moitié de ses romans et de ses nouvelles appar-
tiennent à la noblesse. Ces personnages, quels sont-ils?
Voici d'abord des dames : Madeleine de Vaivre, d'Un
Crime d'amour, la comtesse de Caudale, la comtesse de
Tillières, d'un Cœur de femme, Mlle de Jussat, du Dis-
ciple, la comtesse de Mégret-Fajac, de Charité de femme^
Odile d'Estinac, du bijou de nouvelle qui s'intitule
Odile, Odette de Malhyver, d'Un Drame dans le monde,
pour ne retenir que les plus caractéristiques.
Il faut, en bonne et légitime justice, reconnaître que,
toutes ces femmes, M. Paul Bourget les a dessinées en
maître pour la postérité. Il a exprimé leurs plus intimes
pensées, dévoilé les mouvements les plus cachés, les plus
subtils, les détours les plus mystérieux et imprévus de
leurs âmes. A eUes seules — et comme elles sont nom-
breuses et différentes entre elles ! — toutes ces héroïnes
assigneraient à celui qui les a conçues, crées, rendues
vivantes, attachantes, mobiles, passionnées, et profon-
426 PAUL BOURGET ET L'ARISTOCRATIE
dément vraies, la première place parmi les romanciers
contemporains.
Coupables, elles demeurent fières et délicates. Odette
de Malhyver, complexe et fiévreuse créature, excessive
dans le crime, sublime dans le repentir, capable de tout
le mal et de tout le bien ; Madeleine de Vaivre, si aimante,
si bassement trompée par l'amant misérable et sceptique
en qui elle a mis sa confiance ; Mme de Tillières, si véri-
tablement, si complètement femme, dont le cœur, troublé
par le beau Casai, ne peut se détacher de la rare et haute
nature de Poyanne ; ^Ille de Jussat, si digne, si absolue
dans son amour, dans sa faute et jusque dans son dédain
pour la vie, constituent tout à fait des t3^es aristocra-
tiques par leur idéalisme ardent, quoique faussé quel-
l^uefois, et par leur générosité d'âme.
Et, chez les vertueuses, que de générosité aussi, de
renoncement, de sacrifice entier à ce qu'elles ont rêvé,
cru, ou aimé ! Chez la comtesse de Mégret-Fajac au sou-
venir d'un ami dont elle n'a pas voulu écouter l'aveu et
qui, désespéré, est allé mourir au loin, chez Mme de Can-
ôale au sentiment de sa race, chez Odile d'Estinac à la
mémoire de sa mère. ^lalheureusement, les pères, les
maris, les amis de ces natures délicieuses ne les valent
généralement pas. Loin de là !
Voici, à leur tour, les Candale, les Mégret-Fajac, courts
d'esprit, vigoureux de corps, chasseurs et grossièrement
\'iveurs, les Armand de Querne, les Xavier de Larzac, les
Jules de Maligny qui, soi-disant déçus, comme Armand
de Ouerne, de n'avoir pu s'attacher à une grande cause,
occupent leur existence à conquérir des femmes, « ainsi
qu'un lévrier chasse », et à les abandonner ensuite, puis
encore les d'Estinac, en qui M. Bourget aperçoit une sur-
vivance des roués du dix-huitième siècle et qui sont des
PAUL BOURGET ET L'ARISTOCRATIE 427
monstres purement odieux. A côté de ces viveurs papo-
tent de gentils inutiles, type Corcieux, de la si curieuse
nouvelle NepUine Vale, type Chézy à! Idylle tragique.
Enfin trois gentishommes, de plus de branche et de
meilleur aloi, en qui paraissent s'incarner trois représenta-
tions du rôle de la noblesse : Claviers-Grandchamp, de
l'Emigré, Malhy ver, d' IJn Drame dans le monde, Henry de
Poyanne, à! Un Cœur de femme. Le marquis de Claviers-
Grandchamps vit noblement, ainsi qu'on s'exprimait
jadis, dans le domaine hérité de ses ancêtres, qu'il ahène
peu à peu à force de vivre ainsi. Il chasse à courre, il invite
ses voisins à des dîners somptueux, il pensionne sans
compter ses fermiers et ses vieux serviteurs. Tout en se
ruinant, il raisonne et nous fait part de ses théories. Il se
tient délibérément à l'écart de toutes les activités con-
temporaines. Il blâme son fils qui est entré à Saint-Cyr
et jette l'anathème à son époque. Bref, il est l'Émigré.
Il maintient un principe, assure-t-il. Lequel? Serait-ce
celui d'une opulence oisive et hautaine, méprisante, hors
de laquelle il n'y aurait point de salut? Crions-le bien
haut. C'est un être déconcertant, pour ne pas dire
plus, malgré ses fortes et belles qualités, sa person-
nalité originale, son intelligence cultivée dans les limites
du cercle assez borné qu'il s'interdit de franchir. N'a-t-il
pas existé? N'existe-t-il pas? C'est une autre question.
Il a existé et il existe. La vérité de l'observation n'est
pas contestable dans l'Émigré. La vérité du symbole,
si symbole il y a, c'est différent. Heureusement pour
l'honneur de l'aristocratie française contemporaine, et
même passée, le marquis de Claviers-Grandchamps n'est
pas le moins du monde représentatif. Il est un spécimen
d'exception. L'une des traditions de notre noblesse, tra-
dition assez généralement respectée, est au contraire de
servir le pays, soit dans l'armée, la marine, la diplo-
matie, soit, en vivant sur sa terre, en s'intéressant à
l'agriculture, en rendant des services locaux, en acqué-
428 PAUL BOURGET ET L'ARISTOCRATIE
rant ou en conservant une influence sociale autour d'elle.
Dans r Émigré, il nous paraît trop que M. Paul Bourget
confond un décor de théâtre avec un rôle d'utilité sociale.
Aussi, quand parut le livre, des protestations — et des
plus autorisées — s'élevèrent parmi ceux que le livre pré-
tendait peindre. S'il y avait une méconnaissance cruelle,
c'était celle des efforts si fréquemment tentés par la
noblesse pour s'associer aux activités de son temps.
Un Drame dans le monde suivit l'Émigré à une quin
zaine d'années d'intervalle. M. Paul Bourget, avec son
incontestable probité d'écrivain, avait sans doute réfléchi.
Peut-être certaines des critiques qui avaient salué l'avè-
nement de M. le marquis de Claviers -Grandchamps
l'avaient-ils frappé. La guerre mondiale avait passé.
Pendant cette guerre, où un si grand nombre de gentils-
hommes se montrèrent par leur courage dignes de portei
le nom de leurs aïeux, M. Bourget avait-il été conduit à
penser qu'il y avait pour la noblesse un autre rôle à jouer
que de vivre avec élégance et prodigaHté dans des châ-
teaux, à Paris, ou dans des villégiatures à la mode? Tou-
jours est-il que le comte de Malhy\^er, personnage cen-
tral d'Un Drame dans le monde, ne ressemblait pas à son
aîné, M. le marquis de Claviers-Granchamp. Avec une
sorte de fureur maladive dans l'esprit, lui, à tout prix,
entendait être de son époque ; avant la guerre, il épousait
à l'instant telles qu'elles se présentaient les idées les plus
neuves, les plus hardies, les plus contraires à son espèce.
Survient la guerre. Malhj^ver est simple soldat. Un jour
d'attaque, il a conscience que ses camarades le regardent.
Subitement, il se rend compte que, de par son nom, sa
situation, il est un chef. Ce chef qu'il a su être dans la
guerre, il veut le rester dans la paix. Il revient à son châ-
teau de Malhy\-er. malgré sa femme, élève son fils dans
le domaine familial et reprend la vie traditionnelle des
siens parmi ses fermiers et les gens de sa commune. La
scène où l'un de ceux-ci vient trouver Malhyver pour la
PAUL BOURGET ET L'ARISTOCRATIE 429
solution d'une affaire que le maire est impuissant à régler
est très vraie, très observée, très suggestive. Elle montre
le rôle que la noblesse peut encore jouer, même dans une
contrée où elle n'est pas élue à des fonctions publicjues.
On aimerait lire d'autres exemples de même sorte dans
Un Drame dans le monde et voir se développer, s'affirmer
l'action de Malhyver dans le domaine où il est rentré.
Malheureusement sur ce sufet si important, si peu sou-
vent traité, du rôle social de la noblesse, le livre s'en tient
là et sa plus grande partie est consacrée à l'aventure pas-
sionnelle de Mme de Malhyver et de Xavier de Larzac.
De ce rôle social, un autre personnage de M. Bourget
est pourtant convaincu. C'est le comte Henry de Poyanne.
Poyanne est le type le plus complet d'aristocrate que
Paul Bourget ait conçu. Ce député de la droite est
l'homme d'une cause, d'une cause vaincue. Il plaide avec
ardeur et conviction ses thèses pleines d'idées, d'intelli-
gence et de foi, devant des assemblées hostiles ou indiffé-
rentes. Quel beau chapitre eût été celui qui aurait analysé
le succès ou l'échec de Poyanne dans la société contempo-
raine ! Mais, dans C/w Cœur de femme, sa vie d'homme poli-
tique, son influence, n'existent que comme des acces-
soires. Tout cela reste dans la coulisse du roman, dans
l'ombre du piédestal sur lequel se tient Mme de Tillières.
Le plus clair, c'est que Poyanne ennuie son amie.
Contraste assez piquant : M. Paul Bourget, par le sens
général de ses propres théories, est disposé, non seule-
ment à vouloir admettre, mais à vouloir prouver l'utilité
d'une aristocratie dans une société. Les Nouvelles pages
de critique et de doctrine sont formelles à cet égard. De
l'ensemble de ses romans, sauf d' Un Drame dans le monde
et, très accessoirement, à! Un Cœur de femme, cette utilité
ne ressort pas. Sans le vouloir probablement, Renan a
430 PAUL BOURGET ET L'ARISTOCRATIE
mieux montré, en racontant ses souvenirs, dans le Broyeur
de lin, une aristocratie remplissant sa fonction et gardant
son prestige jusque dans la pauvreté. Aussi, mais beau-
coup plus volontairement, Balzac. Le baron du Guénic, de
Béatrix, est possédé par les mêmes sentiments qui animent
le marquis de Claviers-Grandchamp. Le premier semble
construit en profondeur autant que le second paraît l'être
en façade. Les personnages aristocratiques de M. Bourget
sont trop des êtres de luxe. Ils sont d'abord cela. Ceci
ne leur était pas nécessaire et leur a été très nuisible. Les
Caudale, les Bonnivet, les Mégret-Fajac, les Querne, les
Larzac, les Claviers-Grandchamp, et même MaUiyver
appartiennent trop uniformément au monde élégant, au
monde qui s'amuse. Ils existent, c'est indéniable, et
M. Bourget a peint certains d'entre eux avec une maîtrise
saisissante qui hante le souvenir, mais à eux tous, si
nombreux qu'ils soient, ils ne peuvent revendiquer la
plénitude d'une représentation aristocratique. A côté de
la noblesse qui oublie ses devoirs pour ne songer qu'à ses
plaisirs, il y a celle qui s'efforce de garder sa place dans
son époque. Je sais bien que c'est la moins voyante.
M. Bourget ne l 'aurait-il pas aperçue, à part Poj^anne?
Ce maître romancier, au talent si fécond, si consciencieux,
si investigateur, se réserve-t-il de nous la montrer dans
une prochaine œuvre qui complétera sa série? L'écrivain
qui a su exprimer le sens du domaine, son action sur les
futiles Corcieux dans Neptune Vale, ou la vie tradition-
nelle reprenant ses droits chez un Mathyver, ne pour-
rait-il aussi bien s'attacher à ceux qui n'ont jamais aban-
donné le domaine, ni le rôle patronal, petit ou grand?
Et sans peur, sans regrets, laboureur ignoré,
Creuse au sol ancestral qu'a fécondé ta race
Le sillon que tes fils pourront revoir doré !
Ainsi s'exprime M. le marquis de Dampierre en des vers
remplis d'un profond sentiment qui unit le passé à l'ave-
PAUL BOURGET ET L'ARISTOCRATIE 43I
nîr. Ils pourraient servir d'épigraphe à la nouvelle œuvre
de M. Paul Bourget. Comment se défendre de quelque
peine en constatant qu'elle manque encore dans une
longue liste de livres et qu'un grand penseur envisageant
l'aristocratie avec une sympathie réelle, n'a retenu d'elle
que des curiosités de musée — Montfanon ou Claviers-
Grandchamp, ces deux cousins spirituels — ou des com-
pagnons de plaisir parce qu'ils sont les plus pittoresques
ou les plus en évidence? M. Bourget n'est pas malheureu-
sement le seul auteur à qui l'on puisse reprocher cette
figuration artificielle. Ainsi s'explique d'ailleurs en partie
l'incompréhension actuelle de la noblesse par l'opinion
courante. Beaucoup d'existences obscures et méritoires
continueront d'être ignorées, et même dans les ouvrages
d'un écrivain ami, nous continuerons aussi à être jugés
par les yeux du dehors sur des Candale, des Bonnivet,
des Claviers-Grandchamp.
Comte LOUIS DE BLOIS.
Bourg-d'Iré, 9 octobre 1923.
L'HOMME SENSIBLE
En 1877, l'auteur à'Edel écrivait :
Tout se paie et j'ai dû chèrement expier
L'imagination qui m'a fait romancier.
Et, comme s'il avait eu, dès cette époque, le mystérieux
pressentiment de ce que serait, après un demi-siècle
consacré au service des lettres, la maîtrise de son œuvre,
le jeune poète d'alors déclarait :
J'ai dit ce que je vois, comme je vois. C'est tout.
Mais que j'ai travaillé...
Voilà donc l'aveu de ce que fut l'effort qui lui apprit
à tirer de l'épreuve sincère la fiction et qui, par la cons-
cience précise de la vie, le fit passer du rêve qu'il aimait
à la réalité concrète qu'il continue à observer, pour la
ressusciter par l'interprétation directe. Une méthode
sévère, mais point d'esprit systématique ; une volonté de
regarder, pour fixer au fond de sa prunelle le spectacle du
monde, que va ordonner sa raison, une idée dominante,
mais point de thèse posée a priori; une constante ascen-
sion vers les régions spirituelles qui accordent la paix
sereine à l'intelligence insatiablement curieuse, mais point
d'abstraction pour nous isoler de la terre, avec laquelle
il demeure en contact par les clameurs ou les sourds bruis-
sements qui percent le silence de la solitude ; une foi
L'HOMME SENSIBLE 433
mûrie par l'étude, mais point de sectarisme ; une prodi-
gieuse culture qui ne gêne point la spontanéité, créatrice
d'images ; une mémoire infaillible qui ne ralentit point
l'élan original ; une pénétration critique aiguë qui n'al-
tère point la fluidité de sa pensée ; une clairvoyance de
praticien, accoutumé aux misères du prochain et qui n'a
pas glacé le cœur — tel apparaît M. Paul Bourget sous
la figure morale qui anime cette encyclopédie, dans
laquelle ses contemporains se sont reflétés, comme dans
un miroir à facettes et dans laquelle les nouvelles géné-
rations ont trouvé, avec la clarté, la subtile intuition qui
ne cesse de les aider à se mieux connaître elles-mêmes.
Quelle variété, quel renouvellement aisé, par une per-
sistante jeunesse, quelle force se manifestent par ces
volumes, dont chacun ajoute une pierre au monument
qu'une main infatigable se plaît à parachever, alors que
le faîte en est couronné, et qui, du Disciple, en passant
par le Démon de midi, ont été arrêtés à la Geôle, pour
un instant, ce pendant qu'ils nous enseignent par les
Essais de psychologie ou les Nouvelles pages de doctrine
comment un Français, témoin des crises les plus cruelles
et les plus glorieuses traversées par son pays, apprécie son
époque et a su conser\'-er, sans aveuglement, l'admiration
de ses aînés et la fierté du génie propre à sa race.
Faut-il croire que cette riche floraison soit sortie d'une
austère doctrine et que l'unité de cette œuvre soit le
fruit d'une hautaine et volontaire éthique, progressant
par étapes, le long desquelles, par un goût survivant de
la poésie initiale, le moraliste narrateur se soit parfois
reposé, en contemplation devant le décor de la nature
et des paysages intérieurs? N'est-il pas aussi plausible
d'admettre que la même sensibilité émeuve le parnassien
débutant, le critique et le romancier qui, inlassablement,
poursuit l'étude patiente, minutieuse par les détails et
large par l'envergure, des mœurs, des croyances, des
doutes, des passions, des caractères enfin, de son temps?
434 L'HOMME SENSIBLE
Le roman est l'histoire telle qu'elle pourrait être. Il ne
se propose pas de démontrer : il raconte, et du récit se
dégage l'intelligence des faits et des créatures. « Comme
il se peut — notait dans ses Pensées un poète cher à
M. Paul Bourget — que les sentiments apportent quelque
vérité touchant le monde extérieur, au même titre que
les sensations, il faut toujours penser la main sur le cœur. »
Ne nous y méprenons pas ; il ne s'agit point de maquiller
ni de transformer la pensée de M. Paul Bourget : il s'agit,
simplement, d'indiquer, dans une certaine mesure, com-
ment la sensibilité garde'sa part à l'œuvre, comment cette
sensibilité demeure, peut-être inconsciemment, associée
à l'analyse même et comment elle relie, par la sincérité,
l'évolution de l'écrivain à celle de ses facultés affectives.
Reprenons, pour nous en convaincre, dans la Geôle, ces
chapitres poignants intitulés « La belle-mère et la bru »
et « La maîtresse et l'amant ». Le romancier s'érige-t-il
en arbitre? Tire-t-il d'un dogme ou d'un système les ar-
guments pour condamner des coupables? Non ; il s'adresse
aux sentiments, il plaide la cause de la pitié, de la ten-
dresse et, lorsqu'il nous montre la maîtresse .prête à
suivre son amant, à déserter le foyer et à y provoquer
la catastrophe, accuse-t-il cette femme? Nullement : il
explique sa conduite, il nous rend, s'il le faut, indulgents
pour eUe ; il se substitue à ses personnages et par quel
privilège aurait-il reçu ce don de dédoublement de lui-
même, si ce n'est, comme il le confessait dès l'abord, en
expiant chèrement l'imagination qui l'a fait romancier?
Ainsi, qu'il se propose de nous édifier sur la valeur de
nos entreprises, en établissant les responsabilités, la vie
est plus forte encore que son réquisitoire contre nos
erreurs et le sentiment submerge la thèse.
« Nous pouvons... nous représenter que la pensée, cachée
à l'intérieur du monde et dont tous les êtres sont des
moments, procède comme notre propre pensée, a écrit
M. Paul Bourget, à propos d'Amiel. Il suf&t, pour nous
L'HOMME SENSIBLE 435
assimiler à elle, de nous laisser aller à cette efflorescence
continue d'images que suscite une contemplation vague
et prolongée... » Il semble que le psychologue, avant de
chercher à pénétrer le secret des autres, ait été comme
condamné à se chercher lui-même par un impitoyable et
constant contrôle. Cette étude est tributaire d'une intime
souffrance qui menace de désenchantement l'âme, dans
son germe, alors qu'elle ne s'est pas encore découverte
et n'a pas pris conscience de sa valeur. Mais qu'est-elle
donc, au surplus, cette âme, hôte mystérieux qui nous
parle tour à tour par nos instincts et par notre intelli-
gence? La définir, ne serait-ce pas lui enlever de son
charme et peut-être de sa puissance?
Ton âme, mot si vague et cependant si doux...
Le poète en respectera-t-il la qualité ou bien l'ana
lyste la soumettra-t-il à son implacable examen? Cédera-
t-il aux sollicitations du rêve, qui est « une vision répa-
ratrice » ou bien desséchera-t-il jusqu'aux sources de
l'émotion? Dès l'abord, se pose la dualité du sentiment,
peut-être absorbant, et des facultés cérébrales, qui me-
nacent de stériliser la passion spontanée. Le drame se noue,
afin que de ces contradictions sorte la vision des créatures
et des choses. Pour l'artiste, la loi morale qui règle sa spé-
culation est celle de l'équilibre, ou plutôt de l'harmonie
intérieure. Tout jeune, il cède à ses enthousiasmes ; il
lit tout ; il se promène dans « tous les mauvais lieux de
la pensée » et désire rencontrer, en approchant celle des
maîtres qu'il a choisis, sa propre personnalité. Balzac lui
communique le désir « d'un bonheur impossible à saisir ».
Stendhal, « railleur lucide et tendre... étrange maître...
cruel analyste », lui défend de céder aux ivresses de ses
élans ; Henri Heine est « moqueur et pénétrant » , Byi'on
l'a « ensorcelé »et il doit à Musset de souffrir et sans savoir
pourquoi. Ces admirations liminaires, ces rêveries, ces
tortures ne sont-elles pas purement illusoires et ne vont-
436 L'HOMME SENSIBLE
elles pas s'écrouler en se brisant contre le premier obs-
tacle? L'analyse s'insinue dans le cœur, elle fait « qu'on
doute d'une larme », elle ne permet plus de trêve à la
curiosité, elle
Mêle le scepticisme à l'attendrissement,
elle convie à l'amertume, rend âpre et méchant le sin-
cère. Pourtant, a-t-elle raison de l'homme et la douleur
ne reste-t-elle pas maîtresse, assez pour qu'après s'être
plaint de « trop bien » comprendre l'âme, le psychologue
ne discerne les causes de son mal dans le spleen :
Le spleen s'exaspérait à raf&ner le cœur
et ne déclare, ayant reconquis sur son tourment la séré-
nité : « Il arrive qu'à nous regarder de très près vivre
et sentir, nous rendons permanentes chez nous des nuances
de cœur et d'esprit qui eussent été transitoires si nous les
eussions négligées. » Ainsi le passé reprend ses droits avec
ce qui n'en peut mourir, serait-ce dans l'inconscience, par
l'atmosphère spirituelle qu'il apporte, parce on ne, sait
quoi qui laisse une âme aux désabusés, marqués par les
atteintes d'un premier deuil ou d'un premier amour.
Tandis qu'à l'âge qui était celui de l'auteur à'Edel,
dans son journal de 1864, Sully Prudhomme notait : « Le
passé a des regards voilés qui tuent » et se repliait mélan-
coliquement sur lui-même, la vocation du romancier
s'éveillait et le poussait irrésistiblement à observer et à
raconter la vie des autres. Son esprit, assoupli par l'expé-
rience et avide de vérité, atterrissait, plutôt que d'y
retomber « à plat », sur « le monde réel ». Il ensemence
son champ d'investigation, afin que se lève une nouvelle
moi'^cnn sur les sillons, prolongeant le domaine de Balzac.
Il h creuse, le laboure ; il en fixe les bornes. « Je vois
bien les limites de mon intelligence, répétait volontiers
M. Taine ; je ne vois pas les limites de l'inteUigence
humaine. » Ces limites, incommensurables pour l'analyste
L'HOMME SENSIBLE 437
et le réaliste, le croyant, les survole. Que la dialectique
chrétienne et que le dogmatisme catholique codifient les
convictions du sociologue, la pensée du chercheur demeure
compréhensive même de ceux qu'il juge dans l'erreur
et seconde leur bonne volonté, ne serait-ce que parce
qu'elle a sondé les replis du doute, que le tourment de
l'incertitude ne lui est pas resté étranger et qu'elle a
conservé, comme une source captée, le sentiment qui
rayonne pour élargir l'horizon de la vie intérieure. Le génie
critique de Sainte-Beuve s'adaptait à l'objet de son étude ;
son caractère, toutefois, lui rappelait qu'il n'était point
isolé dans une époque sur laquelle s'exerçait parfois son
humeur jalouse. M. Paul Bourget, par sa vigoureuse
attaque, envahit l'idée sans s'arrêter aux contingences
qu'il bouscule par son élan et la replace, en quelque sorte,
sur son plan, en dégageant de ses préférences une con-
clusion qui donne au débat son ampleur. C'est que, chez
lui, la critique n'a pas ralenti la vertu créatrice : « Ce
n'est pas, nous explique-t-il, que la contradiction soit
aussi grande que le préjugé courant l'imagine, sous cette
réserve cependant que les doctrines du critique concordent
parfaitement avec la nature du poète. » N'est-ce pas
l'aveu de ce que, secrètement, la sensibilité continue à
l'inspirer jusque pour l'examen impartial de la connais-
sance de ses semblables?
Pourquoi, dès lors qu'il a déterminé la « place ingué-
rissable de l'amour-propre à laquelle peuvent frapper tous
ceux qui le veulent », pourquoi s'attarder à disserter sur
ce qui manque à autrui, au lieu de voir ce qu'il possède?
Il accorde à son prochain l'immunité qu'il a acquise par
une rude patience, il désire pour son prochain ce détache-
ment qui lui permet « de s'abandonner entièrement à une
sorte d'instinct de conservation », révélateur « des besoins
profonds de sa pensée au travail, inconnus de lui-même
et à plus forte raison des autres. Son esthétique sera
d'autant plus féconde qu'il l'aura réduite à la mesure de
438 L'HOMME SENSIBLE
son pouvoir créateur. » Et cette mesure même n'est-elle
pas la preuve de l'émotion survivant à l'étreinte de l'ana-
lyse? N'cst-elle pas expressive de cette discrétion imposée
par « l'amer orgueil de taire mes tortures? » L'écrivain
n'obéit-il pas au même mouvement affectif qui faisait dire
à Sully Prudhomme : « J'étouffe l'exclamation pour en
faire un soupir, j'arrête les pleurs pour les faire retomber
sur le cœur? » En remplaçant le mot « cœur » par le mot
a intelligence », il semble que nous soit révélé, par une
divination de leurs affinités, le secret du moraliste et du
romancier.
« Il arrive, écrivait M. Paul Bourget, qu'une pierre jetée
dans un gouffre obscur rencontre une nappe souterraine.
Elle y émeut un clapotis et ce dernier retentissement de
sa chute en mesure la profondeur. Certaines paroles sont
ainsi. A peine tombées, elles rendent comme un son
d'abîme. » Cette citation ne date point de ses débuts,
elle est extraite d'un livre encore récent, de Némésis.
Le don de toucher le lecteur par une sjmipathie commu-
nicative et persistante, trahit une émotivité qui émane de
l'homme et qui a progressé avec l'évolution même de sa
pensée. Dès sa jeunesse — à écouter les confidences du
poète — il eut cette notion angoissante du temps qui
s'écoule et ne reviendra plus. Il apprit à goûter âpre-
ment la vie » par la sourde ambition
D'être heureux pour les jours que nous avons perdus.
Mais cette clairvoyance ne l'a pas exilé dans un pessi-
misme cruel et stérilisant. Pour avoir étudié les maladies
morales, au point peut-être de s'exposer à leur contagion,
il n'a pas été atteint par leur intoxication : il sait, il
savait par intuition, que dans toutes les crises « l'âme
peut conserver sa noblesse et agoniser comme une beUe
et pure jeune femme, sans laideur et sans souillure. »
Et des épreuves observées, il fait naître de la \'ie, par
cette émotion intime qui le gagne, lorsque, jetant les
L'HOMME SENSIBLE 439
yeux sur une page qui lui est chère, sa voix s'assourdit
pour la lire et en transmettre la beauté :
Créer ! sentir les mots palpiter sur la page...
Après le demi-siècle de travail les mots continuent à
éclore sur la page nouvelle au souffle de l'inspiration, a Le
problème de la valeur du monde et de la vie, notait-il
encore, est avant tout un problème sentimental qu'il faut
résoudre par une solution sentimentale. » Et la lumière
du sentiment rayonne sur son œuvre.
Cette œuvre ressemble à quelque symphonie, que do-
mine le thème de l'intelligence sur les harmonies de la
sensibilité et que rythm.e la raison, pour ramener la pensée
sur les réalités immédiates. Elle est puissante, elle est
subtile, elle est vivante par le renouveau de sa fraîcheur
et par les nuances de ses accents.
ALBERT-ÉMILE SOREL.
GRATITUDE
M. Paul Bourget m'en voudra-t-il si, parmi toutes les
causes de l'affectueuse gratitude que je nourris envers
lui, je prends la liberté d'en évoquer une bien petite, bien
mince et peut-être ridicule?... Mais au fait, une émotion
d'enfance qui modifie sans doute le cours entier d'une vie,
ce n'est pas déjà si ridicule, ni si mince, ni si petit.
Donc, il était une fois un gigolo prétentieux et dépourvu
du moindre intérêt. Je ne me rappelle plus s'il songeait
dès cette époque à publier un jour des livres et à écrire
dans les journaux ; mais ce dont il me souvient trop, par
exemple, c'est le romantisme dérisoire et arrogant de ce
potache, son désir d'étonner plutôt que de travailler,
et sa superbe à l'égard des femmes. A quinze ans, on
est ainsi. Les femmes que l'on connaît, c'est la petite
cousine ou quelque triste demoiselle des rues : mais on les
méprise, ou du moins on dit, on laisse entendre qu'on
les méprise comme don Juan sa première conquête.
On ne s'en tient même point là : on témoigne aussi,
généralement, le pire dédain envers « le monde ». On est
bien revenu de ces plaisirs puérils qu'on goûte dans les
salons. L'ambition, les grâces mesurées de certaines élé-
gances? Cela fait sourire de pitié un rhétoricien. Au con-
traire, parlez-lui de la débauche, d'où l'on sort pâle à
jamais, des nuits dévorantes passées au jeu, des aventures
terribles, des passions démoniaques, à la bonne heure !
Quant aux femmes du monde, chacun sait que tout
collégien tient ça pour un vicieux bétail à plaisir, où il
GRATITUDE 44^
n'y a qu'à choisir. Des sottes, d'ailleurs, de petites âmes
de perroquets...
Résultat : on vit en proie à une suffisance indiciblement
grossière, à une sorte de jactance intellectuelle qui mène
tout droit à la paresse d'abord, à la grossièreté ensuite.
Et tel se trouvait, hélas ! vers les années 89, le hautain
gigolo dont il s'agit.
Or, en ce temps-là, on parlait volontiers de M. Paul
Bourget au lycée Condorcet. On prononçait familière-
ment « Bourget », si l'on avait seize ans : mais ceux qui
venaient de renouveler au printemps précédent leur pre-
mière communion, disaient « le jeune Bourget », comme
faisaient leurs parents. Notre éphèbe, qui se piquait
d'être à la mode, ne se trouva pas des derniers à lire les
romans de cet auteur à succès. Et aussitôt, le charme
opéra.
Entendez par là que le garçon si mal élevé se mit à
réfléchir, à ne plus porter des jugements simples à l'excès
sur les gens qui l'entouraient. Il consentit peu à peu que
tout ne fût pas seulement niaiseries et enfantillage dans
la société distinguée, ou qualifiée de la sorte. Il commença
de se taire avec plus d'attention, donc plus de politesse,
de bienveillance, et partant de modestie, devant toute
femme qui ne semblait pas absolument heureuse, même
si c'était une dame qui n'avait pas cet air scandaleux
ou fatal particulièrement apprécié des collégiens. Telle
était la séduction de l'esprit, et tant il y avait de grâce,
pour un humaniste débutant, à appliquer toutes les res-
sources de l'analyse psychologique, de la philosophie
et de la culture intellectuelle à des problèmes d'amour,
les seuls qu'à cet âge on daigne considérer.
Qui sait si le prestige inouï de M. Paul Bourget, lors
de Mensonges et de Cruelle énigme — prestige qui, depuis,
est devenu de la gloire — n'a pas contribué à détourner
plus d'un freluquet des aventures faciles et des amours
ineptes?... Grâces en soient rendues 1
443 GRATITUDE
Depuis lors, j'ai dû à M. Paul Bourget — car le gigolo
ridicule, hélas! on devine qui c'était... — bien d'autres
émotions et des plaisirs d'une qualité plus fine. Tout
jeune, j'appris de lui, en lisant le Disciple, combien c'était
chose grave qu'une théorie intellectuelle, et qu'il y avait
des cerveaux d'honneur (dans le sens où l'on dit un
homme d'honneur), mais aussi d'admirables intelligences,
capables pourtant de se montrer parfois félonnes envers
l'humanité, si l'on peut s'exprimer ainsi. Je connus
davantage encore le prix de la tradition, en suivant le
grand psychologue à travers les années, tandis qu'avec
René Boylesve je m'enchantais de cet idéal choisi,
exquis, poli, net et à jamais parfait, né en France, qu'on
appeUé « l'honnête homme ». M. Paul Bourget m'en-
seigna même le respect de certains maîtres auxquels
je ne songeais plus, ou ne voulais plus songer — leçon
difficile !
Enfin, ma dette est ancienne et considérable : mais
qu'il me le pardonne, c'est au lycéen de Condorcet que le
maître a peut-être rendu le plus touchant service...
Même à trente ans de là, il faut que toute mon affec-
tion respectueuse m'avertisse et me gronde pour me for-
cer à laisser à son rang cet engouement, encore informe
et incomplet, pour le professeur de tenue sentimentale
dont l'influence fut si vive sur un jeune miriiflore de col-
lège.
Quant aux derniers, aux tout récents souvenirs que je
garde de M. Paul Bourget, ils sont bien lourds d'émotion
et de douceur, eux aussi. Je vois un prince des lettres qui
parcourt le plus beau des parcs français, notre cher
Chantilly, en devisant d'histoire, de philosophie, d'art et
des délices de l'âme française. De temps à autre, il s'ar-
rête, déchiffre quelque inscription charmante sur un vieux
hêtre, ou de sa main flatte un vase de marbre, plein de
crépuscule et de silence...
On me demandait quelques notes sur M. Paul Bourget.
GRATITUDE 443
Voici du moins un rappel de ma lointaine adolescence,
et un autre, bien proche : toute gratitude est en celui-là,
tout attachement en celui-ci. Et en tous deux, l'amitié
profonde — celle du moins que dut éprouver le sergent
La Tulipe envers son général.
Û4ARCEL BOULENGER.
LE BON GUIDE
Il faut se rappeler la date à laquelle les écrivains de
ma génération débutaient dans les lettres pour com-
prendre ce qu'ils doivent à Paul Bourget... Il était alors
de bon ton de préférer à l'auteur des Essais de psycholo-
logie contemporaine, de l'Etape (ce chef-d'œuvre), de la
Physiologie de l'amour moderne, du Disciple, je ne Scds
quels petits tyrans inquiets, « pouillards » de la couvée
symboliste et incapables, par leurs seules œu\Tes, de se
substituer à un Rimbaud, un Mallarmé, un Corbière, un
Laforgue, \m Verlaine, dans notre admiration. Je ne
citerai personne, mais entendons-nous bien, et qu'il ne
soit plus question de rendre responsables Rimbaud, Cor-
bière, Verlaine, Mallarmé, Laforgue, d'une influence qu'ils
n'avaient point pré\'ue... Sans doute, cette influence —
en s'exerçant, voilà quinze ans, sur quelques-uns de nous
— les préparait à donner dans la mode qui, vers 1908,
fit éclore d'innombrables petites revues... Temps hé-
roïques où Jean-Marc Bernard, Jean Pellerin, Tristan
Derème et tant d'autres collaboraient aux publications
symboHstes ! Cela ne pouvait pas durer. Certaine enquête
d'Henri Clouard — dans la Phalange — fit couler beau-
Coup d'encre et nous permit soudain de réagir, de nous
reprendre et d'oser brusquement voir clair dans les brouil-
lards qui, de toutes parts, nous entouraient.
Nous n'avions pas, certes, en ces années charmantes
où les meilleurs de nos amis étaient encore vivcoits, l'au-
dace de nous découvrir d'autres maîtres que ceux de
LE BON GUIDE 445
deux ou trois cénacles, mais nous avions tous lu Bourget,
Barrés, Maurras, et cela nous sauva. De tels exemples —
si extra vaga.nts pour l'époque, quand j'y pense — n'ont
pas tiré que nous hors des eaux croupissantes du pseudo-
symbolisme. Ils ont formé à la mesure du goût et de l'es-
prit français, de km: Ijnisme, de leur clarté, de leur nette
précision, des écrivains incontestables qui, réunis ici
dans un hommage tout spontané, sont particuhèrement
reconnaissants au Maître que nous aimons et admirons,
de les avoir guidés vers une plus haute et plus vaste
conception de leur art.
FRANCIS CARGO.
LA RUE ET LA MAISON
La rue est belle et sereine. Elle n'est pas une rue de
passage. EUe est élégante, noble, silencieuse, retirée;
cependant, à deux pas du tumulte. C'est l'une des belles
rues de France. Ces choses anciennes qui sont restées
vivantes, parce qu'on en a gardé l'usage...
Là, un opulent nouveau riche, s'il a du goût et de
l'âme, cesse de pétarader; il s'arrête, saisi de respect,
il se félicite de posséder une belle auto quasi muette,
qui ghsse, dont on n'entend pas le souffle. Et U. retrouve
dans sa mémoire l'image qui s'effaçait du Paris de 1890.
Le même luxueux Paris que M. Gustave Geffroy vient
d'admirablement décrire aux premières pages de Cécile
Pommier, le Paris des équipages et des belles dames à
tournure, qui paraient leur petite tête d'im chapeau
pareil à une touffe.
Il était chic d'avoir des chevaux alezans, dont la
basane fût remarquable. Si l'on avait le goût plus sévère,
les chevaux étaient bais, mais toutes les autres robes
disparaissaient. Dans la H\T:ée, le bleu finissait par
dominer les marrons et les verts. Les cochers au brillant
chapeau étaient campés comme des seigneurs sur leur
siège obhque. Ils se rengorgeaient dans leur grand col
évasé, brillant comme la porcelaine, au-dessus de leur
plastron candide dont l'empois raidissait les trois pièces
plates. Ils tenaient, entre leurs mains gantées de fauve,
leur fouet d'épine, jaune, à la cordelette blanche tendue
en arc de cercle. Le soir, au retour des voitures, quand
le pied des chevaux sonnait sur le pavé, on enten-
LA RUE ET LA MAISON 447
dait magistralement sommer les concierges des hôtels :
« La porte, s'il vous plaît ! » Les harnais brillaient (qui
sentaient la cire et la propreté lorsqu'on les tenait dans sa
main). Les chaînes étincelaient. Il n'y avait pas de
cheval de bonne maison qui n'eût, sous l'oreille, une
églantine, un bouton de rose. Dans la nuit, les lanternes
du coupé enfermaient la flamme des bougies entre le
cristal et l'argent. L'été venu, la courbe nacelle des
victorias, haute et d'un seul arc, livrait à l'admiration
son précieux fardeau : une belle bien rencognée, impas-
sible comme un philosophe, et voilée, les yeux insaisis-
sables derrière la dentelle où marquait son nez mignon.
Vous me croyez égaré ; mais n'est-ce pas là ce Paris
que Bourget a peint et qu'il admirait, qui lui a donné
cette première gloire qu'il nous est seulement permis de
confirmer? Vous n'avez ni cœur ni esprit si, passant par
là, vous ne voyez ces mêmes tableaux se former, s'animer,
vous émouvoir. Soit qu'ils naissent du souvenir ou, si
vous êtes trop jeune, qu'ils doivent l'essor à votre ima-
gination, traces d'un passé que vous n'avez pas connu,
premiers lambeaux de la rêverie historique.
Les années ont fui, elles ont transformé Paris, la
France, l'Europe, le monde. Elles ont tout bouleversé.
Si le cœur humain n'a pu changer parce qu'il est inva-
riable, nos mœurs et tout le décor de la vie ont été modi-
fiés. Mais dans ce Paris nouveau, la souveraineté spiri-
tuelle de notre maître n'a pas diminué. Gardant tout
l'ancien prestige, elle a acquis un autre caractère, qui
n'est plus du tout contesté, les plus hostiles, ceux que
l'esprit de parti et de secte gouvernait, ayant dû rendre
les armes. Il paraît à tous notre Ancien, avec tout ce que
les siècles ont donné à ce mot de significations respec-
tueuses et de tendres nuances : le maître, l'exemple, la
vertu et la confiance, l'autorité, l'expérience, un syndic,
un patron. Il n'y a pas un de nous qui voudrait encourir
son blâme. Il n'y a pas un de nous qu'une approbation
448 LA RUE ET LA MAISON
venue de lui ne rende fier, d'une fierté louable, qui a sa
source dans la conscience littéraire. L'honneur de notre
métier a chez lui son témoin et son garant. Voilà ce qui
trouble im jeune homme de lettres quand il monte à son
tour cet escalier. Il sent la présence d'un juge paternel :
et il craint, un peu, il admire, il vénère, il doute, il ne
sait s'il est digne... Les Lettres françaises lui paraissent
incamées dans celui qui veut bien le recevoir avec le
sourire de la bonté, et qui l'écoute, et qui parle.
Comme il parle sagement ! Sans méchanceté ni duperie,
connaissant les hommes sans pouvoir se résoudre à les
haïr. Toujours prêt à comprendre et à révéler, ayant
tout lu, se souvenant de tout.
Sa voix s'élève dans la tranquille maison qu'il a ornée.
Dans l'antichambre, vous avez admiré ses petits Longhis
Chacim une tête masquée ou découverte, exacte, peut-
être ressemblante comme une photographie : visages que
des hommes du dix-huitième siècle ont réellement exposés
à l'air du temps. Vous avez admiré les deux toiles de
l'École du Bordone que le maître est content d'avoir un
jour découvertes ; surtout celle où, dans l'eau d'une fon-
taine, baignent ces belles formes que l'art italien a pro-
diguées. Les célèbres cannes ne sont plus réunies dans
l'entrée comme autrefois. Elles sont rangées dans une
galerie, où il faut que tu mérites, ô catéchumène, d'avoir
accès. Alors, tu admireras vingt merveilles de jonc, de
rotin, de bois des Iles. Tu demanderas à voir celle qu'il
nomme « la canne de M. Franklin ». Tu voudras contem-
pler celle « du Bailli de Mirabeau ». Ces noms, ce n'est
que façon de parler, image, fiction poétique. Mais la
canne du chevalier d'Orsay, avec ses arabesques d'argent,
cette terrible baguette en bois de fer, qui casserait une
tête, celle-là est authentique. Pareillement, celle de ce mal-
heureux prince, le grand-duc Paul, immense dans sa
gaine d'étofie, im chef-d'œuvre de jonc à la pomme en
belle corne.
LA RUE ET LA MAISON 4^Q
La pièce où tu es maintenant, tu la dévores des yeux,
car c'est Son cabinet de travail. Il parle pour que tu
sois à l'aise. Il le sait bien, que tu es intimidé. Tu te
reproches aussi de ne pas l'écouter sans distraction parce
que tu ne peux détacher tes regards des murs tendus de
rouge, des deux hautes fenêtres drapées, du fauteuil
anglais, des rayons de noyer où se presse la foule des
livres.
Tu regardes le masque rustique et moscovite de Tolstoï.
Tu regardes le gilet blanc de Balzac, si bien coupé, dont
le revers est si gracieux, te jurant in petto que non, jamais
pliis tu ne croiras les détracteurs du Tourangeau. Ils
disent qu'il n'entendait rien à l'élégance, et toi, tu vois,
tû touches des yeux la preuve du contraire. Tu regardes
les beUes boucles, le front déhcieusement naif de Musset
dans le médaillon de David d'Angers. Tu regardes la
belle face de George Sand comme elle a été dessinée par
Couture, et tu comprends mieux soudain ce calme olym-
pien qu'elle savait garder dans l'amour. Tu regardes...
Paul Bourget vit au milieu des souvenirs littéraires.
Fidèle à tout ce qu'il a aimé, fidèle à tous ceux qu'il a
connus, à Taine, dont voilà le portrait, à Barbey d'Aure-
villy, dont voilà le portrait, à Zola lui-même, dont rien
n'a pu le détacher, ni la mort ni les dissentiments. Si tu
lui parles de Balzac, il te montrera les éditions originales
sur papier rose, avec la reliure commandée par le grand
homme pour son usage. Balzac a touché ces livres, et
Bourget, et toi que voilà, dont la main tremble, j'espère.
Si tu parles du délicieux Barbey, Bourget te montrera
l'exemplaire des Diaboliques que Coppée lui a donné,
avec la haute dédicace du maréchal, en écriture lancéolée.
Si tu parles de Stendhal, il te montrera le petit horaire
de sa vie que l'on a dressé, moins complet que le livre
d'Henri Martineau sur le même sujet (l'Itinéraire de
Stendhal) mais ■ maniable, que tu peux mettre sur ta
table, et tu penseras tous les joiu-s aux faits et gestes du
R. H. 1923. — XII, 3. 15
450 LA RUE ET LA MAISON
curieux homme. Ceux qui osent mépriser ces pratiques
de la gratitude et de la piété ne savent donc pas ce que
c'est qu'aimer? Parle à M. Bourget de Rivarol, tu l'enten-
dras rendre justice à celui qu'on méconnaît stupidement,
l'un des plus purs écrivains et l'un des vrais « penseurs »
que la France ait eus. Tu le verras peut-être . si ému,
qu'il s'en excusera avec une bonne grâce dont tu seras
touché.
Tu l'es beaucoup pour avoir découvert sur la table du
maître le manuscrit de la journée. Un manuscrit pareil
aux tiens. Malgré la gloire et les années, Paul Bourget
ne dicte pas à une dactylographe, il n'a pas recours à
im secrétaire. Il travaille de sa main. Il a tranché ces
feuillets dans ce papier blanc qui est le même en France
pour les écoliers et les auteurs. Il s'est assis devant sa
table, dans la solitude, content de se mettre à la besogne,
l'esprit éveillé, le cœur en repos, fort et lucide. Cette
petite écriture assidue est la sienne...
— Allons, blanc-bec, va-t'en. Et si le maître a dit
qu'il prenait intérêt à ce que tu essayais, tu peux t'en
aller tranquille. Tu as reçu l'investiture, tu es im écrivain.
Tu appartiens légalement et légitimement à la Répu-
blique des Lettres, — comme tu le rêvais déjà quand
tu savais à peine lire,
EUGÈNE MARSAN.
L'ANIMATEUR
Mon cher Le Grix,
Je- vous remercie de m'avoir permis d'apporter ici le
modeste tribut de mon admiration et de ma reconnais-
sance spirituelle à notre maître Paul Bourget. Nous lui
devons tous beaucoup ; et même quelques-uns qui ne s'en
doutent pas. Nous devons tous beaucoup à ses livres, et
à sa personne. Il est parmi nous ce qu'il a lui-même écrit
qu'avait été Stendhal : un grand homme de lettres. Aux
premiers temps de notre formation littéraire, c'est par
ses livres éclatants d'intelligence et de lucidité — le
Disciple, la Physiologie, Cosmopolis, Pastels, Mensonges
— que nous avons découvert, avec un étonnement sub-
jugué, que la littérature n'était pas seulement un diver-
tissement, mais représentait une vue supérieure portée
sur la vie et tous les problèmes de l'esprit et du cœur,
à travers le jeu des passions, des croyances et des inté-
rêts. Nous avons connu et vu de nos yeux, grâce à lui,
en Dorsenne, Casai, Poyanne, Claude Larcher, Adrien
Sixte, Robert Greslou, quelques-uns des tj^es les plus
représentatifs de la société française du dernier demi-
siècle : représentatifs à ce point qu'ils vivent désormais
dans notre souvenir comme ces personnages que l'on voit
figurer dans les Mémoires du passé et qui s'imposent à
notre attention avec autant de netteté que si nous les
avions réellement connus. Dans les livres de M. Paul
Bourget, une société tout entière est peinte ; et on les
peut tenir, dans leur ensemble, pour le document le plus
452 L'ANlMATi^UR
authentique où nos petits neveux devront revenir puiser
qu'end ils voudront prendre un sentiment exact de ce
qu'aura été la vie française de l'entre-deux-guerres, tant
il est vrai qu'une époque ne demeure compréhensible à
ses successeurs que dans la mesure où elle a été synthé-
tisée et illustrée par une forte représentation romanesque.
Mais n'oubhons pas que l'œuvre de Paul Bourget est
double, quoique fort xmie en sa continuité, et qu'il appar-
tient seulement à un écrivain très intelligent de con-
fondre en lui d'ime manière pennanente les dons de l'ani-
laateur et du romancier et la pénétration du moraliste
et du critique. N'oublions pas que c'est à ce maître que
nous devons la première mise à leur place exacte des
grands écrivains auxquels il a consacré les magnifiques
et définitives études des Essais de psychologie contempo-
raine, sur lesquels nous \dvons encore aujourd'hui : Bau-
delaire, Stendlial, Leconte de Lisle, Taine, Flaubert,
^lais non moins que par ce H\'Te et par ceux de la même
veine qui l'ont suivi {Pages de critique et de doctrine) , c'est
à travers la conversation même d€ Paul Bourget que notre
génération a pu considérer de plus près ces maîtres dis-
pai-us. Entre Flaubert, Barbey d'Aurevilly, Maupassant,
Tourgueniefî et nous,. Paul Bourget demeurera toujours
pour ceux qui l'auront une fois entendu, l'intermédiaire
actif et dihgent qui non seulement nous aura initiés à la
technique de leur art, et appris par ses écrits à les aimer
et à les comprendre, mais encore appris par le récit de
ses souvenirs personnels à les mieux connaître. Sa con-
versation a le pouvoir prestigieux de nous les rendre
présents et, bien que nous ne les a5dons jamais pu voir
ni rencontrer, plus vivants et plus chargés d'humanité
qu'ils ne nous apparaîtraient dans l'attitude, fatalement
figée et sans communication, de leur glorieuse statue. Ce
n'est pas pour la satisfaction d'un fétichisme naïf et d'im
goût exagéré de l'anecdote que nous savons gré à Bourget
de nous introduire ainsi au plus près de ceux qu'il a tenus
L'ANIMATEUR 453
pour ses maîtres, et que nous vénérons encore aujourd'hui
parmi les nôtres : notre impérieux désir de connaissance
a besoin de tous les documents capables de nous ren-
seigner sur la condition humaine du génie et même du
simple talent. Nous ne pourrons jamais considérer comme
des morts les écrivains fameux dont nous avons aimé les
livres : ce que nous adorons en eux, c'est leur miraculeux
pouvoir de récréer, dans leurs écrits, une vie idéale et
durable, supérieure à notre misérable vie matérielle et
passagère, et jusqu'à leur fantôme en doit être encore
lui-même à nos yeux animé et tout palpitant.
C'est pourquoi ce rôle d'intermédiaire dont nous faisons
honneur à notre maître est surtout un rôle d'animateur.
Par ses livres, par sa parole, M. Paul Bourget a le don
d'exciter l'esprit, de le révéler à lui-même, de faire réflé-
chir et penser. Nul plus que lui ne professe un goût aussi
vif et désintéressé pour le jeu des idées, un amour aussi
parfait pour le service des lettres, elles-mêmes servantes
de l'esprit. Il les chérit même lorsqu'il leur arrive de
recouvrir avec force et talent les idées les plus éloignées
des siennes, et il est le seul parmi nos aînés que nous
ayions entendu parler dignement, parler honnêtement,
parler bien, avec admiration et avec mesure, de Zola,
C'est que Paul Bourget place au-dessus de toutes les
autres considérations, pour l'écrivain, le culte et le res-
pect de l'art, la connaissance du métier, la vertu du tra-
vail honnête, les dons du créateur de vie.
Chez un homme si fortement attaché à ses convictions,
nous n'avons jamais rencontré le moindre penchant au
prosélytisme, et nous n'avons jamais entendu manifester
que de l'admiration et du respect pour l'intelligence et
la sincérité, de quelques côtés qu'elles viennent. Tous ceux
qui ont approché M. Paul Bourget considéreront comme
l'honneur de leur vie artistique d'avoir mérité son estime,
et savent quelle haute leçon de conscience littéraire se
dégage naturcroment, sans affectation ni calcul, de sa
454 L'ANIMATEUR
conversation drue, directe, abondante en enseignements,
d^>our'viie de toute éloquence inutile, mais si chaude et
si persuasive d'être animée par la parole d'un homme
vrai, et si nourricière d'être elle-même nourrie de tant
de savoir et de tant de faits. Dans un temps où, faussées
par les conditions si difficiles que la vie moderne réserve
à l'homme de lettres, les mœurs littéraires sont devenues
abominables, M. Paul Bourget nous aura en outre montré
par un exemple magnifique quelle peut être la dignité de
l'homme de lettres, et comment elle finit un jour, en
dépit de l'ingratitude et de la malveillance, par trouver
sa récompense et son loyer.
Aucun écrivain, parmi nos aînés, n'est plus que celui-là
respectueusement aimé et vénéré par la jeunesse Utté-
raire : preuve de sa bonté paternelle autant que de per-
manentes verdeur et curiosité intellectuelles. Car c'est
aussi qu'il est sans doute le seul, entre les maîtres vivants,
qui s'intéresse avec désintéressement aux travaux de cette
jeunesse ; non point seulement parce qu'elle est la jeu-
nesse, mais parce qu'à son tour, elle continue à servir
les lettres.
EMILE HENRIOT.
LE GOUT DE LA JEUNESSE
Après tant d'hommages rendus au talent protéifoinv^
de Paul Bourget, je voudrais célébrer une part de lui-
même qui n'est pas la moins séduisante : sa jeunesse.
Non pas sa jeunesse d'autrefois, que je n'ai pas connue.
Mais sa jeunesse présente, cette volonté ou ce don de
demeurer jeune, varié, accessible, curieux des choses et
des êtres. Les hommes qui vieillissent, trop souvent,
se détournent de la jeunesse. Leur cœur se durcit. Ils
regardent d'un regard sans clémence la foule pressée des
jeunes gens. Ils ne les écoutent plus que malaisément et
se sentent froissés de leur ardeur. Comme ils ont perdu
le goût des dilettantismes qui enchantèrent leurs débuts,
ils accueillent mal les confidences et les initiatives. Ils
n'ont plus de temps à perdre et ne veulent rien donner
sur l'économie de leurs jours. Cette avarice de l'esprit
et du cœur, c'est proprement vieillir. Demeurer jeune, c'est
accueillir ceux qui le sont, excuser leurs folies, leur livrer
sans amertume les recettes de la vie.. Je crois que c'est
un don merveilleux, un don d'ailleurs qu'on se fait à soi-
même, car il y faut de la bonne volonté. Or ce don, Paul
Bourget en est tout rayonnant. Je sais des écrivains qui
sont de petits vieillards à trente ans : précautionneux,
affairés, sans générosité. Mais Bourget, — il me pardon-
nera cette familiarité, — c'est le plus jeune de mes cama-
rades.
Il me pardonnera cette familiarité, car il sait combieai
je l'aime et je l'admire. Si j'ai un peu travaillé, si je me
456 LE GOUT DE LA JEUNESSE
suis libéré des tâches ingrates, ce n'est que par ses conseils
renouvelés et tutélaires. Je ne suis certes pas le seul à
qui il ait rendu un tel service. Sa vie morale, dont vous
a parlé Barrés, son culte tout chaud pour nos grands
maîtres dans le métier des lettres, la discipline quoti-
dienne qu'il a su s'imposer : autant d'exemples conta-
gieux qu'il n'a cessé de prodiguer. Tous les écrivains qui
sont montés dans ce bureau de la rue Barbet-de-Jouy,
encombré de livres, qui ont surpris le travailleur à
« l'établi », qui ont connu son accueil, témoigneront qu'ils
n'ont jamais quitté cette chambre spiritualisée sans être
affermis dans leurs desseins, sans avoir un peu plus
qu'avant d'y monter, l'appétit du travail, le goût de leur
oeuvre.
Ce tonique n'a pas une saveur amère. Paul Bourget,
dont ia vie et l'œuvre sont visiblement dirigées et con-
tenues par une doctrine, est dans le privé fort peu doc-
trinaire au sens revêche du mot. Cette attitude fut peut-
être une indulgence à mon endroit, une indulgence inspirée
par de forts souvenirs. Quand il avait quinze ans il était
en rhétorique à Louis-le-Grand avec quelqu'un qui me
fut très cher. Paul Bourget était un disciple sage et
attentionné de Gustave Merlet, petit homme plein de
sens, de culture, qui a laissé des Morceaux choisis et des
Études littéraires. Henry Bauër était un élève brillant
mais d'une indiscipline farouche : « On ne sait pas ce
dont il est capable... » disait Merlet. Il fut capable de
fomenter une révolte à Louis-le-Grand et de s'engager plus
tard, au quartier Latin, dans le mouvement d'opposition
contre l'Empire. Le sage Bourget et le turbulent Bauër
n'en étaient pas moins unis de liens d'affection que les
absences, les hasards de la vie, des convictions parfois
dissemblables ne brisèrent jamais. Je dois à ces souve-
nirs la bienveillance, l'affection de Paul Bourget. Je le
sais. Mais il y a tant de jeunesse dans ses sentiments,
tant de compréhensive amitié que j'oublie parfois qu'il
LE GOUT DE LA JEUNESSE 457
fut le camarade de mon père et que je me demande s'il
n'a pas été le mien dans ce lycée Louis-k-Grand où je
suis retourné après lui.
On voudra bien ne pas me tenir rigueur de mêler l'anec-
dote personnelle à ces pages écrites pour le juste hom-
mage de celui que cette Revue a voulu célébrer. Mais
il me semble que ce n'est pas mal et que c'est un hom-
mage aussi de montrer quelques-uns des élans fami-
liers d'un homme, de le montrer dans sa vraie nature.
J'aurais pu vous présenter un Paul Bourget doctrinaire,
académique et prononçant de graves paroles. Je préfère
vous le peindre bien vivant, se rafraîchissant à la jeunesse
de mes camarades de lettres et à la mienne, conservant
après cinquante ans de labeur httéraire une curiosité
d'étudiant. Je ne puis oubher l'accueil qu'il sait réserver
aux menues confessions et même à une certaine frivohté
qu'il a aimée, lui aussi, lorsqu'il écrivait la Physiologie et
Mensonges, lorsqu'il s'émerveillait aux magasins de
Londres et s'en allait chercher à Corfou le soleil qui dore
les tendresses. Eh oui ! û a aimé les âmes mobiles, les
intérieurs élégants, les jaquettes bien coupées, les gilets
de fantaisie, et les cannes dont Marsan nous a décrit les
beautés minutieuses. Il a eu fort raison. Il les aime
encore : très bien et rendons-lui-en grâce publiquement.
Il y a quelques semaines, un dimanche matin où j'allais
le chercher, où il allait parler devant la pauvre maison
du superbe d'Am-evilly, il me prit à part, chez lui, et il
me dit :
— Regardez cette canne que j'emporte... Je la gar-
derai en main tant que je parlerai... C'est la canne de
d'Orsay... Je crois que cela ferait plaisir à Barbey, s'il
pouvait me voir.
Il fit comme il le ^sait. La canne d« d'Orsay : il était
bien heureux de la po8Qéd«r en cette ocoasion ! D'aucuns
estimeront que c'est beaucoup d'attrait nour mie chose
mince et vaine. Je dis que c'est un joli trait de caractère
45^ LE GOUT DE LA JEUNESSE
que cet enthousiasme pour les ornements de notre maté-
rielle existence, que cette continuité d'illusion et d'amour
dans tous les ordres du sentiment.
Car cet enthousiasme, il le partage — et cela vous le
savez — pour les choses de son art. On lui parle d'un
poète qu'il ne connaît pas, il vous écoute aussitôt. Un
soir, j'ai dit devant lui ces vers que je venais de lire i
Que de fois j'ai souri pour te cacher mes larmes.
Que de fois j'ai noué des roses sur mes arme3
Pour te dissimuler que j'allais au combat...
— De qui sont ces vers? m'a-t-il demandé.
— De Tristan Derème...
— Alors, je veux le connaître.
Il l'a connu, accueilli lui aussi fort joliment. Un autre
soir, il m'a donné un exemplaire de Sylvie; puis, dans le
silence de ce nocturne, il m'a prié de lui lire les premières
pages du conte. Je les ai lues. Elles sont magnifiques,
d'une grâce exquise, d'un sentiment inégalable. Une belle
jeunesse, ardente et sans artifice, y pousse ses rameaux...
Soudain, comme je tournais une page et que je levais
les yeux vers Paul Bourget, je vis qu'il essuyait une
larme.
— Est-ce beau ! Est-ce beau ! n'est-ce pas?
Après cinquante ans de vie et de travaux littéraires,
pleurer encore en écoutant Sylvie, je pense que c'est
posséder un cœur très jeune et une âme élevée. Je pense
que c'est une grande noblesse pour un écrivain.
GÉRARD BAUËR.
PAUL BOURGET
ET SA TERRE
Il est difficile de donner une conclusion à ces témoi-
gnages rendus par les lettrés français à leur doyen le
plus illustre. On me dit qu'il y manque un hommage de
sa ten^e et de sa province. Le voici.
Heureux l'écrivain qui a une province et, possédant ce
bien, sait en user. La province de Paul Bourget,- c'est
l'Auvergiie. Les liens qui l'y rattachent sont moins ceux
du sang que ceux du cœur et du libre choix. Son enfance
et sa première jeunesse passées à Clermont, ses études
au lycée Biaise-Pascal, sa juvénile admiration du pays des
volcans et des grandes légendes gauloises l'ont modelé sur
l'âme de ce pays. Après tant de belles aventures intel-
lectuelles qui ont rempli sa vie, il y est revenu, a renoué
les affections, ressaisi les origines, et chaque année, pour
un temps plus ou moins long, il se plaît à vivre dans ces
montagnes, où l'on est fier de l'accueillir.
Cette année encore, on le fêtait à Clermont à l'occasion
de la commémoration pascalienne. Des cérémonies offi-
cielles il n'avait voulu prendre aucune part ; il laissait à
de plus jeunes confrères l'honneur d'y représenter l'Aca-
démie ; mais, au seuil de la solennité religieuse et à la
séance publique de l'Académie de Clermont qu'il présidait,
il était acclamé comme un fils du pays, et comme celui
qui, nourri de Pascal dès sa jeunesse, avait su parler
mieux que tout autre de notre émouvant aïeul.
4^0 PAUL BOURGET ET SA TERRE
La Basse- Auvergne, qui correspond à peu près au dépar-
tement du Pu^'-de-Dôme, a reçu de Bourget un présent
souverain : il l'a fait entrer tout entière dans la littérature.
Un ronrnn de George Sand sur les couteliers de Thiers,
un autre que Maupassant a tiré d'une saison à Châtel-
guj^on, décrivent deux coins à peine de cette région, une
des plus pittoresques et des plus variées de la France.
Au festin des lettres, l'Auvergne était maigrement servie ;
Bourget l'a comblée. Depuis le Disciple, dont les scènes
fameuses se déroulent au pied du Puy-de-Dôme, il l'a
souvent choisie pour ses décors provinciaux. Le Démon
de midi est tout imprégné de l'atmosphère de ses villes
et de ses montagnes ; Un Drame dans le mo7ide prend une
signification plus haute à placer dans nos solitudes ses
épisodes d'expiation. Lorsque Savignan fait visiter à son
fils avec tant d'émotion son vieux « lycée Biaise-Pascal »,
qui fut le collège des jésuites de Clermont, on voit bien
que l'auteur y évoque son propre fantôme de lycéen sen-
sible et anxieux devant la vie. En beaucoup de ses nou-
velles, ce sont nos vieilles cités bâties de lave qui se
présentent à son imagination pour y placer ses person-
nages. Ce sont des figures de chez nous qui viennent à lui
et incarnent son rêve. Elles semblent les éléments fami-
liers avec lesquels joue ce grand créateur de vie.
Que de fois j'ai parcouru avec lui ces nobles pays où
la gravité et la grâce alternent dans les horizons ! Il con-
naît tous les aspects de ces routes et le détour qu'il faut
faire pour trouver le point sublime, le paysage achevé.
Il m'a ramené aux bords tragiques de ce lac Pavin, qui
dort dans un ancien cratère, et où vinrent un jour de neige,
à l'heure décisive, d'inoubliables amants. J'ai visité,
guidé par lui, ce château de Cordés, le Soléac du Démon
de midi, qui, avant lui, dissimulait au creux des vallons
ses tours mélancoliques et l'honneur oublié de ses char-
milles à la française. Nous sommes entrés ensemble dans
ces édises romanes, gloire du sol auvergnat, monuments
PAUL BOURGET ET SA TERRE 461
de la foi de nos pères. Nous avons battu, en quête de sou-
venirs communs, le pavé de Clermont et de Riom, où nous
avons les mêmes amitiés et, à quelques années près, les
mêmes images de jeunesse.
Partout ici, Bourget est aimé et vénéré, et sa gloire
ajoute à celle de notre province. Mais que doit-il à ces
I Auvergnats dont il analyse si sûrement le caractère? En
quoi leur ressemble- t-il? En ce qu'ils ont de meilleur. La
race a pour elle sa droiture, sa fermeté, son bon sens.
Si elle produit peu d'artistes, elle donne des juristes,
des théologiens, des hommes d'église et de gouvernement.
Elle prend au sérieux les choses de l'âme et de la cité.
Par là, elle devait plaire à l'homme qui a si haute idée
de son métier d'écrivain, de l'autorité qu'il confère, des
responsabilités qu'il entraîne.
On sait enfin qu'un des traits essentiels de ce peuple
est l'esprit de labeur. Faut-il chercher en Bourget l'Au-
vergnat résistant et indomptable, formé par une nature
difficile, dévoué de toute sa conscience et de toutes ses
forces au devoir continu du travail? Qu'aurait dit sur ce
point son maître Taine? Aurait-il expliqué ce disciple de
choix par l'influence du sol et du milieu et honoré simple-
ment en lui im Auvergnat représentatif?
Ce qui vaut à Bourget l'admiration unanime de ses con-
frères, ce ne sont pas seulement les dons de son intelligence
et de son cœur, ni les œuvres originales dont il a enrichi
notre littérature ; c'est, avant tout peut-être, l'exemple
qu'il leur donne de la conscience dans le travail ; c'est le
spectacle magnifique et rare d'un effort qui n'a jamais
fléchi.
PIERRE DE NOLHAC
de l'Académie française.
lAVIE FINANCIERE
N.-B. — Les nécessités de tirage de « la Revue hebdomadaire »
nous obligeant à livrer à l'imprinierie le bulletin ci-dessous plu-
sieurs jours avant son apparition, nous nous bornons à y insérer
des aperçus d'orientation générale. Mais notre SERVICE DE REN-
SEIGNEMENTS FINANCIERS est à la disposition de tous nos lec-
teurs pour tout ce qui concerne leur portefeuille, valeurs a acheter,
à vendre ou à conserver, arbitrages d'un titre contre un autre, pla-
cement de fonds, etc.
Adresser les lettres à M. Léon Vigneault, 5, rue de Vienne,
Paris (8-^).
SPÉCULATION OU PLACEMENT
Les prodigieux mouvements de cours de certains titres
de haute spéculation, dont j'ai d'ailleurs toujours conseillé
à mes correspondants de se détourner, me valent de la
part de ceux qui s'y sont laissé entraîner, de nombreuses
demandes de renseignements. Mais autant je me trouve
bien placé, bien outillé si je puis dire, pour donner satis-
faction à ceux de mes lecteurs qui veulent bien me con-
sulter au sujet de titres raisonnables, autant il m'est dif-
ficile de leur fournir des pronostics, dès qu'il s'agit d'ac-
tions autour desquelles s'ourdissent les complots des
divers clans de spéculateurs.
J'exposais il y a quelque temps combien il était par-
fois malaisé d'obtenir de source officielle, c'est-à-dire par
les administrateurs ou les directeurs, des informations sur
LA VIE FINANCiÈRE 463
la situation réelle des sociétés en dehors des périodes où
[les publient leurs comptes et tiennent leurs assemblées.
coi n'empêche pas de se produire des indiscrétions volon-
.ires ayant pour but de provoquer des mouvements de
■ jurs dans un sens ou dans un autre. Il y a en ce moment
ar le marché quelques titres qui sont ainsi travaillés dans
ii3s buts intéressés que l'on ne peut démêler que lorsque
le coup est fait. Le plus souvent, l'indiscrétion commise
sciemment par un administrateur doit avoir pour effet de
j )Ousser les titres à des cours qui lui permettent de vendre
les siens à gros bénéfices. Il arrive assez souvent qu'une
l)anque est dans la machination. Elle est plus dangereuse
(juand l'administrateur répand à dessein des nouvelles
(ié favorables destinées à amener la baisse qui lui per-
mettra de rafler le titre dans les bas cours pour les revendre
tîisuite avec de substantiels profits, lorsque sera publiée
la bonne nouvelle ou démentie la mauvaise.
Ce sont là des mœurs qui ne sont point nouvelles dans
le monde de la finance. Tels épisodes des romans finan-
ciers de Balzac, écrits il y a quatre-vingts ans, nous mon-
trent, que les procédés ne se sont pas perfectionnés depuis.
Toutefois la diffusion des journaux, le télégraphe et le
téléphone, les énormes transformations politiques qui
caractérisent notre époque, ont permis à la spéculation
financière de prendre un aspect encore plus trépidant que
jadis.
PETIT COURRIER
Dran 27. — H est un peu tard, car la hausse a déjà touché
toutes les valeurs ; cependant, à condition de savoir attendre,
vous pouvez acheter Coiirrières et Phosphates de Constantine , ou
bien même Applications industrielles.
75-4-S. A. — La première des valeurs que vous m'indiquez, et
qui vient de détacher un coupon de 60 francs, le 5 courant, est
à conserver. Quant à la seconde, je vous conseille, étant donné
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Par M. André BELLESSORT
D7X COJ^rÉ7{ENCES
I. — La Jeunesse de Balzac.
II. — La Formation de l'homme et du romancier.
IIL— Des "Chouans" à la "Comédie humaine".
IV. — Le Roman de sa vie.
V. — La France de Balzac
VI. — La Satire dans Poeuvre de Balzac.
VII. — Les Femmes et PAmour.
VIII.— L*Humanité de Balzac.
IX. — Lesr Grands Personnages de la "Comédie
humaine ".
X. — Les Dernières années et la mort.
Le programme de cette année comportera en outre :
Un Cours sur CHARLES PERRAULT
Par M. André HALLAYS (4 conférence.)
I.— UNE FAMILLE DE BOURGEOIS AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
II. — UN COMMIS DE COLBERT — LA COLONNADE DU LOUVRE
III. — BOILEAU CONTRE PERRAULT — IV. — LES CONTES DE FÉES
cfe» cjo c§s>
Et une TROISIÈME SERIE DE CONFÉRENCES :
" DEMAIN ''
LES ESPÉRANCES FRANÇAISES
Par M. Louis BARTHOU, de l'Académie française
L'AVENIR DE LA CHIRURGIE
Par M. J.»L. FAURE, de |rAcadémie de médecine
CE QU'EN PENSERAIT LOUIS XIV
Par M. Louis BERTRAND
LES TENDANCES NOUVELLES AU THÉÂTRE
Par M. Jean SARMENT
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L'AVIATION FRANÇAISE
ET SON AVENIR
Par le Capitaine René FONCK
Député des Vosges, Président de la Ligue aéronautique de France
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L'AVENIR DE LA RUSSIE
Par M. Maurice PALÉOLOGUE, Ambassadeur de France
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EXTRAITS DE PRESSE
* ... Nous nous trouvons avec M. Kessel, que j'imagine
jeune et débutant, en face d'une forte personnalité littéraire.
L'Équipage est déjà une vraie réussite, et qui laisse prévoir
une œuvre grande... »
Léon Daudet (l'Action française, 24 novembre 4923.
« Il faut le dire : c'est un très beau livre...
... Tel est l'Equipage. Un drame. Un conflit psychologique.
Un tableau militaire. Le drame est puissant. Le conflit est
émouvant. Le tableau est absolument remarquable de netteté,
de finesse et de synthétique vigueur... Impossible d'être plus
maître de soi et d'atteindre son but par des moyens littéraire-
ment plus loyaux, plus directs et plus sobres. »
Robert Kemp (la Liberté, 26 novembre 1923.)
» ... M. Kessel atteint déjà à une véritable maîtrise, ou peu
s'en faut...
» ... C'est un beau sujet, et M. Kessel l'a superbement
traité... »
Pa¥l Souday (le Temps, 39 novembre 1923).
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Roman. 3 volumes à • fr. ^S
EXTRAITS DE PRESSE
« ... M. Lucien Fabre a réalisé une œuvre d'une ampleur peu
commune, f^ui, par l'attrait du romanesque, la vigueur d'analyse, la
vérité de la documentation, se classe hors de pair et fait présager
que le renouveau littéraire de notre temps sera digne de la grandeur
française. »
Jean dk Pieruefeu (le Journal des Débats, 28 novembre 1923)
« . . Lucien Fabre vient d'écrire un grand roman tel que aotre
époque le demande : roman d'aventures, romam d'analyse et roman
sodal tout à la foie,.
... Il faut Hre Rabewi, »€ p«s reculer dewant-leB troée voiunaes ffui
contiennent la vie terrible et tourmentée àe ce-surhomme. »
Benjamin Crémieux (les Nouvelles littêrnires, ^" décembre i^Ilï).
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