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Full text of "Jules Barbey d'Aurevelly: sa vie et son oeuvre d'après sa correspondance inédite et autres documents nouveaux. Avec une préf. de Jules Levallois"

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JULES  BARBEY  D'AUREVILLY 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/julesbarbeydaureOOgrel 


J^^-^T- 


Eugène    GRELE 


Jules  Barbey  d'Aurevilly 

SA  VIE  ET    SON    ŒUVRE 

d'après  sa  correspondance  inédite  et  auires  documents  noaveanx 

AVEC   UNE   PRÉFACE   DE    M.    |ULES   LEVALLOIS 


Quand  ils  iliscnl  ilc  partout  que  les  nationalités 
décampent,  plantons-nous  hardiment,  comme 
des  Termes,  sur  la  porte  du  pays  d'où  nous 
sommes,    et  n'en  bougeons  pas  !  » 

.1.  Barbey  d'Aurevilly. 


i-sj\.    ^vie: 


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GAEN 


L.    JOUAN,    Editeur 

Libraire  de  la  Société  des  Anliriuairesde  Normandie 

iii,  rue  Saint-Pierre 


E.    LAN  1ER,    Imprimeur 

i  et  3,  rue  Guillaume 
Si,    boulevard    Bertrand 


1902 


33^  1  i4^ 


A  Mademoiselle  Louise  READ 

EXÉCUTRICE    TESTAMENTAIRE     DE    BARBEY    D'AUREVILLY 

HOMM AOE 
de  profonde  reconnaissance  et  de  respectueuse  admiration 


Cest  à  cous,  Mademoiselle,  que  ce  travail  appartient. 
Sans  vous,  sans  votre  concours  empressé,  sans  vos 
cornmimications  si2:>récieuses,Je  n'autriispu  le  mener 
a  bonne  fm.  Aussi,  votre  nom  seul  doit-il  figurer  en 
tête  de  ces  p)ages. 

Pour  vous  les  offrir,  Mademoiselle,  f  aurais  voulu  les 
rendre  plus  dignes  de  vous.  Mais,  à  défaut  de  talent, 
fy  ai  mis  toute  mon  àme.Et  vous  serez  indulgente ,  f  en 
suis  sûr,  au  modeste  essai  d'un  débutant,  à  la  cantique 
inexx)éri7nentée  d'un  jeune  homme. 

Vous  avez  été.  Mademoiselle,  l'amie  dévouée  et  désin- 
téressée, rAntigone  de  Barbey  d'Aurevilly.  Depuis  sa 
mort,  vous  eyitretenez  pieusement  le  culte  de  sa  mé- 
moire. A  ce  double  titre,  comme  jMr  tant  d'autres 
mérites  éminents  d'esp)rit  et  de  cœur,  vous  avez  conquis 
l'admiration  de  tous  ceux  qui  ont  eu  Vhonneur  de  vous 
approcher. 

Et  f  éprouve  un  vif  sentiment  de  plaisir  personnel, 
mêlé  d'une  grande  fierté,  à  vous  apporter  ici,  Made- 
moiselle, l'honwiage  d'une  inaltérable  gixititude,  d'un 
dévouement  profond  et  du  plus  a,ffectueux  des  respects. 

Eugène  grêlé. 

Granville,  3i  décembre  1901. 


PREFACE 


La  postérité  commence  pour  les  écrivains  nés  à 
la  vie  littéraire  vers  1830.  Leurs  glorieux  prédéces- 
seurs, les  Chateaubriand,  les  Balzac,  les  Lamartine, 
les  Vigny  et  les  Hugo  sont  entrés  déjà  dans  l'his- 
toire. Maison  dirait  que  l'opinion  hésite  à  consacrer 
par  un  hommage  décisif  la  renommée  posthume  de 
ceux  qu'elle  appelle,  non  sans  quelque  dédain,  les 
«  sous-romantiques  ». 

Ce  fut  une  génération  un  peu  sacrifiée  que  celle 
qui  grandit  dans  la  chaude  atmosphère  du  roman- 
tisme naissant  et  ne  parvint  à  l'âge  viril  qu'une  fois 
consommée  la  défaite  des  «  classiques  ».  Elle  trouva 
devant  elle,  comme  pour  lui  barrer  la  route,  des  répu- 
tations solidement  assises  et  des  noms  déjà  popu- 
laires. Elle  eut  à  se  frayer  un  chemin  à  travers  les 
roses  semées  sous   les  pas   de   ses   aniés  :  elle  y 
recueillit  plus  d'épines  que  de  fleurs.  Aujourd'hui 
encore,  d'excellents  esprits  très  lettrés  ne  font  qu'à 
contre-cœur  l'aumône   d'une  petite    célébrité  bien 
discrète  à  ces  romanciers  et  poètes  en  lesquels  ils  ne 
veulent  voir  que  des  personnages  d'arrière-plan.  Ils 
les   étouffent,   pour    ainsi   dire ,    entre   les   grands 
romantiques   d'avant  1830   et  les   grands  réalistes 
d'après  1850, 


—  s  — 

Voici,  pourtant,  un  homme  qu'on  ne  saurait  sans 
iniquité  mf-connaître.  Il  fut  romancier,  poète  et 
critique.  Il  fut  original.  Il  se  «  singularisa  »  de  plus 
d'une  manière.  I!  s'appelle  Barbey  d'Aurevilly.  Ses 
contemporains  ne  lui  ont  pas  rendu  justice.  Il  appar- 
tient à  la  postérité  de  réparer  cette  erreur. 

C'est  dans  l'étude  approfondie  et  minutieuse  des 
livres  de  Barbey  d'Aurevilly  que  j'ai  puisé  les  élé- 
ments essentiels  de  mon  travail.  L'auteur  d'Une 
Vieille  Maîtresse,  de  Poussières  et  des  Prophètes  du 
Passé  s'est  mis  tout  entier  dans  ses  romans,  dans 
ses  vers,  même  dans  sa  critique.  S'il  répugnait  à  sa 
nature  aristocratique  de  se  répandre  en  confidences 
devant  le  public  et  de  faire  étalage  de  sa  personne 
aux  yeux  de  la  foule,  du  moins  est-il  certain  qu'il  a 
composé  la  majeure  partie.de  son  œuvre  avec  ses 
souvenirs  d'enfance  ou  d'adolescence,  ses  émotions 
et  aventures  de  jeunesse,  ses  impressions  d'homme 
mùr.  J'ai  essayé  de  démêler  ce  qu'il  y  a  de  personnel 
et  d'objectif  dans  cette  œuvre,  d'y  faire  la  part  de 
l'imagination  et  de  la  «  remembrance  »,  de  l'inven- 
tion aussi  bien  que  de  la  sensation  «  cristallisée  ». 

Mais,  s'il  suffisait,  pour  bien  comprendre  l'œuvre 
de  Barbey  d'Aurevilly,  d'y  rechercher  les  éléments 
variés  qui  l'ont  constituée,  les  apports  successifs 
de  la  vie  et  de  l'étude,  —  s'il  était  permis,  grâce  à 
ses  ouvrages,  d'assister  au  spectacle  de  son  exis- 
tence sentimentale  et  intellectuelle  à  la  fois  et  de 
suivre  l'évolution  de  son  esprit  et  de  son  âme,  — 
il  m'était   impossible,   à    l'aide    de   ces  seuls  ren- 


—  9  — 

seignements,  d'écrire  une  biographie  détaillée  et 
précise.  Par  bonheur,  j'ai  eu  entre  les  mains  la 
correspondance  du  romancier  de  V Ensorcelée  avec 
son  ami  de  Caen,  Ti-ebutien.  L'époque  la  moins 
connue  de  la  vie  de  Barbey,  —  de  1832  à  1857,  — 
s'éclaire  d'un  jour  lumineux  à  la  lecture  de  ces 
lettres  qui,  lorsqu'elles  seront  publiées,  feront  sen- 
sation. D'autres  documents,  non  moins  intéressants, 
m'ont  été  également  communiqués  par  la  dévouée 
et  fidèle  exécutrice  testamentaire  du  Maître.  En  lui 
dédiant  mon  travail,  je  ne  fais  que  rendre  —  bien 
imparfaitement  —  à  M""  Louise  Read  ce  qu'elle  m'a 
prêté. 

Après  M^i"  Read,  j'ai  à  cœur  de  remercier  ici  tout 
particulièrement  M.  le  Chanoine  Lefoulon,  ancien 
chapelain  de  l'abbaye  de  Saint-Sauveur-le-Vicomte 
et  actuellement  curé-doyen  de  Montebourg.  Il  fut 
un  ((  ami  intellectuel  »  de  Barbey  d'Aurevilly  ;  à  ce 
titre,  il  m'a  fait  l'honneur  de  s'intéresser,  un  des 
premiers,  à  mon  travail  et  a  bien  voulu  m'aplanir  les 
difficultés  du  début. 

J'ai  contracté  aussi  de  nombreuses  dettes  de 
reconnaissance  envers  :  M"''  Louise  Trebutien,  la 
digne  nièce  de  l'excellent  bibliothécaire,  éditeur  de 
Maurice  et  d'Eugénie  de  Guérin  ;  M'""  de  La  Sicotière, 
veuve  du  savant  historien  de  la  Chouannerie  bas- 
normande  ;  MM.  Jules  Levallois  et  Jules  Troubat, 
anciens  secrétaires  de  Sainte-Beuve  ;  M.  Armand 
Gasté,  professeur  honoraire  de  l'Université  de  Caen  ; 
M.  Charles  Cumont,  premier  adjoint  au   maire  de 


-  10  - 

Saiiit-Sauveur-le- Vicomte;  M.  Georges  Landry,  l'ami 
le  plus  dévoué  de  Barbey  d'Aurevilly  ;  M.  Armand 
Rover,  le  violoniste  éminent  à  qui  sont  dédiées  les 
Sensations  d'Art;  enfin  M.  Alphonse  Lemerre,  le 
grand  éditeur  parisien. 

D'autre  part,  de  précieuses  communications,  qui 
ont  été  pour  moi  le  meilleur  des  encouragements, 
m'ont  été  faites  par  : 

MM.  Jules  Claretie,  Henry  Houssaye  et  Gabriel 
Hanotaux,  de  l'Académie  française  ; 

MM.  Frédéric  Masson,  Edmond  Hai-aucourt,  Au- 
rélien  Scholl,  J.-K.  Hûysmans,  Gustave  Gefïroy, 
Octave  Uzanne,  Maurice  Rolliiiat,  Edouard  Rod 
et  Charles  Fremine  ; 

M.  Maurice  Souriau,  professeur  à  l'Université  de 
Caen  ; 

MM.  Maurice  Tourneux, Hugues  Le  Roux,  Ernest 
Daudet,  Maurice  Barrés  et  Gaston  Jollivet. 

Sous  de  tels  auspices,  je  hasarde,  —  non  sans 
effroi,  —  la  publicité  de  ce  travail,  étude  biogra- 
phique et  essai  critique,  où  l'on  entendra,  je  l'espère, 
l'écho  lointain  et  toujours  distinct  des  grandes 
batailles  littéraires  du  siècle  qui  vient  d'expirer. 

E.  G. 

Graiiville,  juillet  1898.  —Caen,  janvier  1902. 


JULES  BARBEY  D'AUREVILLY 


CHAPITRE     PREMIER 

LA    NORMANDIE    :     SAINT-SAUVEUR     ET      VAUOGNES 

LA    FAMILLE    BARBEY.  -    LA    FAMILLE    ANGO 

NAISSANCE       DE      JULES-AMÉDÉE      BARBEY 


La  Normandie  est  une  province  privilégiée.  Elle  pos- 
sède ces  deux  richesses,  rarement  réunies:  fécondité 
naturelle  du  sol,  pittoresque  variété  des  sites.  Il  ne  lui 
manque,  pour  éclairer  sa  beauté  g-randiose  et  sévère, 
que  l'éternel  soleil  des  contrées  du  Midi.  Mais  le  ciel 
normand,  souvent  gris  et  pluvieux,  qui  aime  pleurer 
et  se  baigner  dans  ses  larmes,  recèle  peut-être  une  poé- 
sie plus  profonde  que  le  ciel  de  l'Italie  implacablement 
bleu.  Il  a  toutes  les  nuances,  variées  et  composites,  de  la 
vie  même,  qui  est  parfois  souriante  et  plus  fréquemment 
sombre.  Il  a  des  rayons  un  peu  pâles  de  gaieté  passa- 


-  12  — 

gère  et  des  ombres  presque  mornes  d'une  tristesse  indé- 
finissable. L'impression  dominante  qu'il  laisse,  c'est  la 
mélancolie,  —  une  mélancolie  vive  et  pénétrante  qui  va 
jusqu'au  fond  des  âmes  et  les  rend  songeuses. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  d'ailleurs.  Il  ne  s'agit  point  ici 
d'une  nature  taciturne  et  débilitée  qui  plonge  ses  habi- 
tants dans  une  sorte  de  contemplation  passive  et  finale- 
ment leur  ôte  toute  énergie  mâle.  La  mélancolie,  que 
verse  le  ciel  du  paysage  normand,  est  la  mélancolie  des 
forts,  celle  qui  faisait  pleurer  Charlemagne  devant  la 
menace  des  barbares  envahisseurs  et  qui,  sur  le  rocher 
de  Sainte-Hélène,  mouillait  de  larmes  silencieuses  le  dur 
visage  du  vainqueur  d'Austerlitz.  Elle  ne  détourne  pas 
de  l'action,  elle  la  suit;  elle  en  fait  voir  les  côtés  faibles, 
les  ivresses  transitoires  et  les  résultats  périssables. 
Elle  modère  l'enthousiasme,  elle  ne  le  détruit  pas.  Elle 
n'amollit  point  le  courage,  elle  l'éclairé  et  le  fait  plus 
maître^de  lui-même.  Elle  a  je  ne  sais  quoi  de  mystérieux 
qui  parle'au  cœur  et  qui  en  même  temps  l'avertit.  Elle 
ne  diminue  pas  celui  qui  s 'y  complaît,  elle  l'enrichit  d'émo- 
tions nouvelles  et  salutaires,  elle  le  rend  plus  homme. 

Cette  mélancolie,  source  inépuisable  d'inspiration  poé- 
tique, habite  plus  volontiers  les  âpres  bords  de  la  Manche 
que  les  rives  somptueuses  de  la  Méditerranée.  Il  semble, 
en  effet,  que  les  brumes  du  Nord  et  de  l'Ouest  soient  plus 
favorables  à  l'épanouissement  d'une  nature  mâle  et  vigou- 
reuse que  les  feux  ardents  et  déprniiants  du  Midi.  La 
terre  normande  apparaît  comme  une  espèce  de  déesse 
saine,  calme,  majestueuse,  confiante  en  sa  force.  Elle  ne 
connaît  pas  les  alanguissements,  les  énervées  et  morbi- 
des sensations  de  certaines  contrées  méridionales. 

La  presqu'île  du  Gotentin,  surtout,  attire  le  regard  par 
sa  situation  exceptionnelle  et  par  les  plantureux  produits 


—  13  — 

de  son  sol.  Cette  étroite  langue  de  terre  renferme,  comme 
un  trésor  toujours  renouvelé,  les  prairies  les  plus  riches 
de  toute  la  France.  Peu  de  centres  importants;  mais,  à 
perte  de  vue,  un  immense  tapis  de  verdure  s'étend  sur 
cette  région  où  la  main  de  l'homme  n'a  qu'à  recueillir  les 
fruits  d'un  minime  labeur.  A  peine,  çà  et  là,  deux  ou  trois 
bourgades,  nonchalamment  assises  dans  la  plaine  et  en- 
dormies au  sein  des  silencieuses  campagnes,  tranchent 
sur  la  monotonie  du  paysage;  aux  yeux  du  voyageur 
pressé,  elles  disparaissent  dans  l'infini  des  espaces  ver- 
doyants. 

Deux  de  ces  petites  villes  représentent  exactement  le 
type  de  nos  agglomérations  bas-normandes  :  c'est  Valo- 
gnes  et  c'est  Saint-Sauveur-le-Vicomte.  La  première,  cité 
morte,  séjour  préféré  de  la  noblesse  aux  siècles  passés, 
porte  maintenant  le  deuil  de  sa  gloire  éteinte  et  semble 
enseveUe  sous  un  voile  sépulcral.  La  seconde,  aussi  pim- 
pante que  sa  voisine  est  triste,  sourit  à  la  vie  et  se  mire 
coquettement  dans  la  rivière  qui  serpente  à  ses  pieds. 
L'une  traduit  l'aspect  mélancolique  de  la  nature  nor- 
mande ;  l'autre  fait  voir,  en  toute  leur  intensité,  les  vi- 
ves couleurs  des  paysages  de  l'Ouest.  Mais  de  ces  deux 
villes,  la  sévère  autant  que  la  gracieuse,  qui  s'harmoni- 
sent si  bien  par  leurs  contrastes  mêmes,  émane  une 
impression  ineffaçable  de  force  accumulée,  ici  assoupie, 
là  éclatante,  —  partout  impérieuse.  On  sort  de  cette  ré- 
gion, l'âme  saturée  de  sensations  dominatrices,  irréduc- 
tiblement puissantes. 

Non  loin  de  là,  la  mer  de  la  Manche  déferle  sur  une 
côte  abrupte.  Ses  flots,  souvent  courroucés,  toujours  vio- 
lents, jamais  en  repos,  bruissent  et  font  vacarme,  pous- 
sés par  le  vent  de  l'Ouest,  aux  notes  aigiies  et  terrifiantes. 
Une  clameur  de  guerre  semble  s'échapper  du  sein  des 


—  14  - 

eaux.  On  dirait  que  tous  les  éléments  se  sont  unis  pour 
faire  de  la  presqu'île  du  Gotentin  une  force  isolée  et  su- 
perbe, maîtresse  farouche  de  ses  destinées  et  comman- 
dant avec  fierté  aux  pays  environnants.  C'est  vraiment 
une  terre  d'élection  pour  les  hardis  conquérants,  rudes 
soldats  que  la  mer  paraît  convier  aux  entreprises  loin- 
taines, un  Rollon  ou  un  duc  Guillaume,  en  même  temps 
que  pour*  les  âmes,  guerrières  aussi  à  leur  façon,  qui 
sont  éprises  de  l'âpre  poésie  de  la  nature,  un  Jean-Fran- 
çois Millet  ou  un  Barbey  d'Aurevilly.  L'imagination 
peut-elle  rêver  cadre  plus  somptueux  où  placer  le  ber- 
ceau d'un  poète? 

Telle  est  la  patrie  du  grand  écrivain  qui  devait  illustrer 
un  jour  le  nom  si  normand  de  Barbey.  C'est  dans  la  jolie 
bourgade,  qui  s'appelle  Saint-Sauveur-le-Vicomte,  qu'il 
est  né;  c'est  dans  la  sévère  ville  de  Valognes,  pleine 
d'un  passé  dont  le  souvenir  est  impérieux,  qu'il  a  vécu 
les  plus  douces  journées  de  son  adolescence  et  de  sa 
vieillesse,  c'est  sur  les  bords  de  la  Manche  qu'il  a  joué  et 
rêvé  tout  enfant.  D'ailleurs,  par  sa  famille,  il  appartient 
sans  mélange  à  la  Normandie.  Si  la  meilleure  part  de  sa 
gloire  vient  de  son  attachement  au  sol  natal,  il  convient 
d'en  reporter  un  peu  le  mérite  à  la  nature  qui  l'a  fait  naî- 
tre au  milieu  d'un  pays  superbe  que  la  main  de  l'homme 
n'a  pas  abîme  et  au  sein  d'une  famille  foncièrement  lo- 
cale qui  n'a  pas  connu  les  corruptions  séductrices  des 
grandes  villes.  En  vérité,  une  fée  bienfaisante  a  veillé 
sur  les  destinées  de  cet  enfant  de  l'Ouest  et  l'a  choyé  de 
soins  maternels. 

Les  Barbey  sont  issus  d'une  très  vieille  souche  coten- 
tinaise,  —  souche  de  terriens,  qui  ne  se  sont  jamais  «  dé- 
racinés ».  S'ils  ont  quelquefois  pris  part  à  des  expédi- 
tions militaires  et  maritimes,  vite  ils   sont  revenus  au 


-  15  — 

pays.  Ils  auraient  regardé  comme  une  trahison  de  l'aban- 
donner sans  espoir  de  retour.  Au  XVI^  siècle,  pourtant, 
on  trouve  à  Paris  un  Pierre  Barbr^y,  qui  fut  un  brillant 
professeur  de  philosophie  et  appartenait  certainement  à 
la  Basse-Normandie.  Mais  rien  ne  prouve  que  cet  esti- 
mable savant  soit  un  ancêtre  de  Barbey  d'Aurevilly. 
Voici,  au  contraire,  un  autre  Barbey  qui  est,  à  coup  sûr, 
membre  de  l'ancienne  famille  de  Saint-Sauveur.  En  1685, 
ce  Barbey  quitte  la  terre  natale  et  va  chercher  refuge 
ailleurs.  Ce  n'est  pas  sa  faute  s'il  se  détache  du  vieux 
tronc  qui  abrita  ses  jeunes  années;  c'est  la  faute  des 
circonstances.  Les  temps  sont  mauvais.  Le  brave  homme 
a  embrassé  la  religion  réformée  :  il  est  forcé  d'émi- 
grer,  après  la  révocation  de  l'Édit  de  Nantes.  L'exil 
est  dur  ;  mais  quand  il  s'agit  de  sauvegarder  ses 
croyances,  on  sacrifie  tout  :  intérêts,  liens  de  famille, 
amour  du  sol.  C'est  d'un  bel  exemple.  Privé  de  son 
foyer,  le  pauvre  normand  s'en  va,  le  cœur  en  deuil,  à 
la  recherche  d'une  contrée  plus  hospitahère  :  il  se  fixe 
en  Suisse,  d'où  ses  petits-fils  ne  reviennent  qu'à  la  fin 
du  XYllb  siècle  (1). 

Amputés  violemment  de  ce  membre  qui  leur  était  cher, 
les  Barbey  de  Saint-Sauveur,  très  fermement  catholiques 
avec  quelque  tendance  au  jansénisme,  semblent  dès 
lors  se  serrer  davantage  autour  du  berceau  natal.  Ils  vi- 
vent en  paix,  loin  des  affaires  et  des  grandes  villes,  dans 
l'incessante  communion  de  leur  terre  et  de  leurs  morts, 
Ils  ne  vont  point  prendre  femme  hors  du  pays;  ils  s'al- 
lient entre  gens  du  même  clocher  et  finissent  par  se 
marier  entre  parents. 

(1)  C'est  de  ce    Barbey   que    descend    M.  Edouard   Barbey,  sénateur  du 
Tarn,  ancien  ministre  de  la  marine. 


—  10  - 

Tous  sont  des  propriétaires  terriens  et  habitent,  pour 
ainsi  dire,  côte  à  cote.  Aussi  n'arriveraient-ils  plus  à  se 
distinguer  les  uns  des  autres,  si,  pour  prévenir  les  confu- 
sions, ils  n'ajoutaient  à  leur  nom  patronymique  le  nom 
de  leurs  terres  respectives.  Par  exemple,  celui-ci  s'appel- 
lera Barbey  d'Aureville  (ou  d'Aurevilly);  celui-là,  Barbey 
du  Motel;  d'autres,  Barbey  des  Tesnières,  Barbey  de 
Taillepied,  Barbey  du  Roncey.  Au  XVIIP  siècle,  on  voit 
ces  différentes  dénominations  dans  la  famille.  Tous  ces 
Barbey  sont  frères  ou  cousins.  Naturellement,  de  pareils 
«  surnoms  »  n'entraînent  de  la  part  des  intéressés,  non 
plus  qu'aux  yeux  du  public,  aucune  pi'étention  à  la  no- 
blesse. Ce  sont  de  simples  appellations  locales  qui  sont 
d'usage  courant  dans  le  pays  et  que  tout  le  monde  accepte 
sans  arrière-pensée  d'ambition  ou  d'orgueil.  Pour  l'ins- 
tant, on  ne  vise  pas  plus  haut  que  l'utilité  immédiate. 

Mais  l'homme  est  ainsi  fait  que  ses  meilleurs  desseins 
recèlent  presque  toujours  un  germe  de  vanité.  C'est  très 
joli  de  s'appeler  Barbey;  c'est  bien  plus  joli  de  s'appeler 
Barbey  d'Aureville  ou  Barbey  du  Motel  :  cela  sonne 
mieux.  On  finit  par  se  dire  qu'il  ne  serait  peut-être  pas 
mauvais,  pour  éviter  des  ennuis  possibles  dans  l'avenir, 
de  transformer  ces  dénominations  fugitives  et  provisoi- 
res en  véritables  noms.  On  va  même  plus  loin:  car  l'am- 
bition, une  fois  qu'elle  s'est  glissée  dans  une  famille,  ne 
s'arrête  pas  à  mi-chemin.  En  1765,  Vincent-FéUx-Marie 
Barbey  du  Motel  achète  une  charge  d'écuyer.  Ses  ar- 
moiries sont  ainsi  réglées  par  Louis-Pierre  d'Hozier,  à  la 
date  du  25  octobre  de  la  même  année  :  «  un  écu  d'azur 
à  deux  bars  adossés  d'argent  et  au  chef  de  gueules 
chargé  de  trois  besans  d'or;  cet  écu  timbré  d'an  casque 
de  profil  orné  de  ses  lambrequins  d'or,  d'azur,  d  argent 
et  de  gueules  ».  Voilà  le  seul  titre  de  noblesse  des 


—  17  — 

Barbey:  il  a  été  payé  en  bonne  monnaie.  Ce  n'est  que 
vingt  ans  avant  la  Révolution,  qui  allait  abolir  toutes  ces 
distinctions,  que  les  gros  sous,  amassés  par  les  ancêtres, 
sortaient  du  bas  de  laine  des  Barbey  pour  enrichir  le 
trésor  public  ou  plutôt  pour  subvenir  aux  folies  de 
Louis  XV. 

Ou  n'aime  guère  ce  genre  de  noblesse,  en  Normandie. 
L'opinion  la  raille  ou  s'en  indigne.  Il  est  vrai  que  les  plus 
beaux  cris  de  protestation  viennent  des  personnes  qui 
voudraient  bien  se  payer  cette  fantaisie  assez  coûteuse 
et  ne  le  peuvent  pas.  Aussi  se  vengent-elles  à  leur  ma- 
nière, en  appelant  cet  anoblissement  «  une  savonnette  à 
vilain  ».  C'est  un  terme  de  mépris  qu'on  ne  craint  pas  de 
jeter  à  la  face  des  intéressés  ;  on  a  beau  jeu  à  leur  faire 
entendre  qu'ils  rougissent  de  leur  famille  et  ont  besoin 
d'une  savonnette  fleurant  bon  pour  se  décrasser  dQ  leur 
origine  roturière.  Mais  les  meilleures  choses  n'ont  qu'un 
temps.  En  France,  surtout,  l'indignation  ne  dure  pas; 
c'est  un  sentiment  très  vif  qui  ne  fait  pas  long  feu.  Les 
Normands  eux-mêmes  en  viennent  à  reconnaître  pour 
authentique  et  fondée  une  «  noblesse  »  qu'on  discutait 
naguère  ou  que  l'on  niait  si  énergiquement.  Bientôt  on 
ne  retient  que  le  fait  de  l'anoblissement  sans  se  soucier 
des  causes  qui  l'ont  produit.  On  fait  la  paix  et  le  silence 
autour  de  ce  qui  paraissait  autrefois  une  énormité.  Cela 
vaut  peut-être  mieux,  après  tout.  S'il  y  a  un  peu  de 
dédaigneuse  indifférence  dans  cette  attitude  dernière  de 
l'opinion,  je  n'y  vois,  pour  ma  part,  aucun  inconvénient. 

Le  titre  nobiliaire  récent  de  Vincent-Féhx -Marie 
Barbey,  grand-père  de  notre  héros,  eut  sous  certain 
rapport  une  heureuse  conséquence  :  il  lui  procura  l'avan- 
tage de  s'allier  à  une  vieille  et  noble  famille  du  pays, 
les  Lucas  la  Blaierie.  En  1777,  Vincent  Barbey  épousa 

2 


—  IS  — 

Marie-Françoise-Louise-Jacqueline  Lucas  la  Blaierie, 
âgée  de  seize  ans  seulement  et  qui  était,  dit-on,  d'une 
grande  beauté.  Mais  voici  le  revers  de  la  médaille.  Cette 
charmante  personne  avait  des  goûts  très  luxueux  :  elle 
gaspilla  en  folles  dépenses,  non  seulement  le  plus  clair 
de  son  patrimoine,  mais  encore  une  bonne  partie  de  la 
fortune  de  son  mari.  De  cette  époque  date  la  décadence 
financière  des  Barbey.  C'était  bien  la  peine,  en  vérité, 
de  s'être  offert  un  blason  pour  en  arriver  à  ce  résultat 
rapide  de  la  ruine  des  biens-fonds  et  n'avoir  plus  bien- 
tôt avec  quoi  le  dorer  suffisamment.  Ce  n'est  pas  tout 
profit  que  de  posséder  des  armoiries. «  Noblesse  oblige  », 
dit-on  ;  cela  serait-il  vrai  dans  tous  les  sens  du  mot  ? 

Les  jeunes  époux,  aussi  inexpérimentés  l'un  que  l'autre, 
s'aperçurent  un  peu  tard  du  mauvais  état  de  leurs  finan- 
ces... quand  ils  fondèrent  une  famille.  Ils  eurent  trois  fils  : 
l'aîné,  Jean-François-Frédéric,  qui,  étant  le  premier  prit 
selon  l'usage  le  nom  de  d'Aurevilly,  naquit  le  4  avril  1778, 
fut  longtemps  maire  de  Saint-Sauveur  et  mourut  sans 
postérité  le  3  octobre  1829,  à  1  âge  de  51  ans  ;  le  second, 
Jean-Vincent-Onésime,  qui  s'appela  du  Motel,  vint  au 
monde  l'année  suivante,  le  20  mai  1779  et  disparut  dans 
la  guerre  de  la  Chouannerie.  Enfin,  six  ans  plus  tard,  le 
4  juin  1785,  un  Benjamin  compléta  la  famille.  Ce  dernier- 
né  nous  intéresse  particuhèrement,  puisqu'il  est  le  père 
de  Jules  Barbey  d'Aurevilly.  Il  ne  porta,  lui,  aucun  nom 
de  terre  et  se  nomma  Théophile-Marie-André  Barbey  tout 
court.  Les  immeubles  étaient  déjà,  on  le  voit,  fort  enta- 
més par  l'incurie  des  Barbey  et  dispersés  à  tous  les 
vents.  Où  étaient  donc  les  anciens  fiefs  deTaillepied,des 
Tesnières  et  du  Roncey  ?  Qu'étaient-ils  devenus  ? 

Mais,  pour  avoir  été  privé  d'une  de  ces  dénominations 
quasi  seigneuriales  qui  étaient  l'orgueil  du  nouvel  écuyer 


—  19  — 

Vincent  du  Motel,  Théophile  Barbey  n'en  fut  pas  nioins 
un  aristocrate  convaincu  et  un  acharné  partisan  de  l'an- 
cien régime.  Il  semble  même  que,  loin  de  s'en  affranchir, 
il  se  soit  d'autant  plus  attaché  aux  traditions  paternelles 
qu'elles  ne  lui  avaient  pas  réservé  les  mêmes  faveurs 
qu'à  ses  frères  :  en  exagérant  son  culte  pour  le  passé,  il 
crut  peut-être  prendre  une  attitude  plus  noble  de  protes- 
tation contre  le  sort  qui  l'avait  frustré  de  ce  qu'il  consi- 
dérait comme  des  droits.  S'il  exista  jamais,  en  effet,  un 
homme  ardemment  épris  de  la  vieille  France  et  soucieux 
de  conserver  les  exemples  ancestraux,  ce  fut  bien  Théo- 
phile Barbey.  Nous  le  connaissons  mieux  que  ses  frères, 
car  son  fils  Jules  a  souvent  parlé  de  lui  :  du  reste,  il  n'y 
a  guère  que  trente  ans  que  ce  royaliste  endurci  est  mort, 
dans  un  âge  très  avancé,  le  15  mars  ISOS.  Sa  figure  origi- 
nale mérite  d'être  peinte,  au  moins  en  quelques-uns  de 
ses  traits  saillants. 

La  plus  grande  douleur  de  sa  vie  fut,  sans  aucun  doute, 
de  n'avoir  pu,  à  cause  de  son  jeune  âge,  prendre  part  à 
la  guerre  des  Chouans.  Ses  idées,  ses  croyances,  les  tra- 
ditions de  sa  famille,  tout  l'appelait  à  servir  la  cause  du 
Roy,  à  combattre  sous  la  bannière  fleurdelysée  ou  à 
suivre  le  chevalier  Des  Touches  dans  ses  aventureuses 
expéditions.  Mais  il  dut  rester  à  la  maison  et  se  contenter 
du  récit  des  prouesses  qui  rendaient  illustres  les  noms 
les  plus  ignorés  du  pays.  Cette  triste  situation  d'adoles- 
cent inutile,  grâce  à  laquelle  il  se  voyait  toujours  sacrifié, 
le  fît  sombre,  replié  sur  lui-même  et  concentré.  Tout  son 
cœur  était  avec  les  Chouans  contre  la  Révolution  victo- 
rieuse :  cela  ne  lui  suffisait  pas.  Pourquoi  son  bras-  ne 
pouvait-il  servir  la  cause  sainte  par  excellence  ?  De  ces 
journées  d'enfance,  passées  dans  l'isolement  et  l'inaction, 
alors  que  son  père  et  ses  frères  prêtaient  main-forte  aux 


—  20  - 

entreprises  royalistes,  Théophile  Barbey  garda  un  fond 
d'aigreur  qui  ne  se  dissipa  jamais.  A  aucune  époque, 
plus  tard,  il  ne  consentit  à  rempUr  une  charge  publique, 
même  sous  Louis  XVIII  ou  Charles  X,  parce  que  le  gou- 
vernement restauré  des  Bourbons  avait  reconnu  en  prin- 
cipe, par  l'octroi  d'une  Charte,  la  légitimité  de  l'œuvre 
révolutionuaire.  Il  n'est  pas  possible  de  pousser  plus  loin 
la  fidélité  à  l'ancien  régime.  On  devine,  après  cela,  que 
cet  intransigeant  dévot  d'un  trône  etfondré  fut  violem- 
ment hostile  aux  idées  napoléoniennes  et  à  la  monarchie 
de  Juillet.  Il  est  vrai  qu'il  protestait  surtout  par  son  si- 
lence et  que  son  hostilité  se  manifestait  principalement 
par  une  abstention  systématique  des  choses  de  la  vie 
pubhque.  Au  demeurant,  c'était  la  seule  manière  de  ré- 
criminer contre  l'irréparable,  qui  fût  en  son  pouvoir  et 
de  son  goût.  Homme  solitaire,  égoïste  et  dur,  il  n'y  avait, 
paraît-il,  rien  de  plus  terrifiant  que  son  air  taciturne  et 
irrité,  rien  de  plus  implacable  que  son  regard,  quand  il 
voulait  condamner  une  attitude  ou  un  simple  geste. 

En  1S07,  lorsqu'il  épousa  Ernestine-Eulahe-Théodose 
Ango,  âgée  de  vingt  ans  à  peine,  Théophile  Barbey  était 
un  jeune  Chouan  manqué  de  22  ans.  Ce  mariage  ajoutait 
un  nouveau  lustre  à  la  situation  sociale  des  Barbey,  mais 
au  reste  n'amenait  pas  un  grand  surcroît  de  richesse 
dans  leur  budget  que  la  Révolution  et  la  guerre  civile 
avaient  encore  sérieusement  endommagé  et  grevé. 

Les  Ango  (ou  Angot)  étaient  une  vieille  famille  nor- 
mande, anoblie  par  François  l''.  Jean  Ango  était  origi- 
naire de  Dieppe  :  ce  fut  un  capitaine  de  mer,  qui,  après 
avoir  fait  fortune  par  le  trafic,  équipa  «  à  ses  propres 
coust  et  dépens  une  flotte  de  douze  à  treize  navires,  — 
dit  la  chronique  de  Dieppe,  —  de  sorte  qu'il  remporta  de 
grandes  victoires  sur  les  Anglais,  Flamands,  Espagnols, 


—  21  — 

Portugais,  et  prit  mesme  une  île  sur  les  Anglais.  »  D'ex- 
traction plébéienne,  Jean  Ango  fut  fait  vicomte  de  Dieppe 
par  le  Roi,  «  pour  ses  vaillances  et  hauts  faits  »  (1). 

Deux  siècles  plus  tard,  sous  Louis  XV,  on  trouve  un 
Ango  à  la  Cour.  On  prétend  même  qu'il  joua  un  rôle 
assez  singulier  dans  les  affaires  privées  du  Roi.  Le  Bien- 
Aimé,  ayant  eu  un  fils  d'une  de  ses  nombreuses  maîtres- 
ses, maria,  dit-on,  cette  dernière  à  Jacques-Pierre  Ango, 
qui  devint  ainsi  le  père  putatif  de  l'enfant.  C'était,  paraît- 
il,  la  mode  dans  ce  temps-là,  et  il  y  avait  quelque  honneur 
à  être  ainsi  distingué  et  choisi  pour  de  pareils  services 
par  le  Jupiter  tout  à  fait  terrestre  de  l'Olympe  bourbo- 
nien. Or  cet  enfant,  Louis-Hector-Amédée,  né  à  Versailles 
le  15  novembre  1739  et  mort  à  Saint-Sauvear  le  28  fri- 
maire an  XIV  (décembre  1805)  à  l'âge  de  66  ans,  n'est 
autre  que  l'aïeul  maternel  de  Jules  Barbey  d'Aurevilly. 
Le  grand  écrivain  aurait  donc  eu  du  sang  royal  dans  les 
veines.  Toujours  est-il  que  Louis  Ango  fut  tenu  à  Ver- 
sailles sur  les  fonts  baptismaux  par  le  comte  de  Maure- 
pas  et  la  duchesse  de  Châteauroux.  Son  parrain  fut  le 
Roi  Louis  XV  lui-même,  lequel  vraiment  ne  pouvait  faire 
moins,  après  lui  avoir  donné  la  vie,  que  de  lui  donner 
son  prénom.  Par  la  suite  ce  descendant  supposé  du  brave 
capitaine  de  mer,  qui  s'était  illustré  par  de  plus  brillants 
exploits  que  ses  petits-fils,  fut  honoré  des  faveurs 
royales. 

Il  les  méritait,  d'ailleurs,...  chose  assez  rare  pour  être 
remarquée.  C'était  un  homme  d'esprit,  de  volonté  et  de 
talent.  A  travers  les  couleurs  très  vives  du  portrait  un 
peu  embelh  que  nous  en  a  laissé  l'auteur  du  Chevalier 

(1)  Cf.  M°"  C.  CoiGNET. —  François  I".  Portraits  et  récits  du  seizième 
siècle,  p.  365  (Pion  Nourrit,  1885). 


22  

Des  Touches,  on  devine  une  personnalité  puissante  a 
qui  peut-être  il  n'a  manqué  que  le  goût  de  l'intrigue  et 
l'ardeur  de  l'ambition  pour  se  faire  place  au  premier 
rang.  «  11  fut  envoyé  aux  Etats  généraux,  écrit  Barbey 
d'Aurevilly,  et  le  Roi  Louis  XVI  qui  l'aimait  lui  donna, 
comme  souvenir,  le  jour  de  l'ouverture  des  Etats,  la  poi- 
gnée du  cierge  qu'il  avait  tenu  à  la  main  pendant  la  messe 
du  Saint-Esprit.  Cette  poignée  de  velours  violet,  semée 
de  fleurs  de  lys  d'or,  est  encore  entre  les  mains  de  ma 
mère  qui  la  garde  et  la  regarde  comme  une  relique.  Mon 
grand-père  fut  de  ceux  qui  ne  reconnurent  pas  la  consti- 
tution msolente  du  jeu  de  Paume  et  qui  s'en  retournèrent 
fièrement  chez  eux  avec  l'idée  terrible  et  nette  que  la 
Monarchie  française  avait  fait  assez  de  fautes  poui-  périr. 
On  dit  (je  ne  l'ai  pas  connu  que  c'était  un  homme  d'un 
génie  profond,  mais  d'une  intolérable  fierté.  Et  il  en  a 
bien  l'air  :  son  portrait  est  dans  la  salle  à  manger  de 
mon  père  et  je  vous  réponds  qu'il  a,  des  deux  côtés  des 
lèvres  et  dans  l'arcure  de  ses  sourcils,  le  plus  implacable 
mépris  qui  soit  jamais  tombé  sur  cette  plate  misère  qu'on 
appelle  la  vie.  Il  n'a  rien  laissé  qui  prouve  son  génie, 
mais  les  ratures  silencieuses  qu'il  avait  faites  à  son 
exemplaire  de  VEsjDritdes  Lois  de  Montesquieu  montrent 
bien  que  son  mépris  était  une  grande  intelligence.  Jamais 
arrêt  de  lui  (et  il  jugeait  seul  et  souverainement)  n'a  été 
cassé  par  le  Parlement  de  notre  province.  C'était  d'ail- 
leurs un  homme  qui  se  communiquait  peu.  Tout  en  ré- 
flexion, tout  en  pensée,  l'oiseau  non  pas  hagard  des 
quatre  tourelles  de  Mirabeau,  mais  un  hibou  tranquille 
et  enchaperonné,  toute  sa  vie,  dans  la  plus  sourcilleuse 
attitude.  On  tremblait  devant  lui  et  il  n'élevait  pas  même 
la  voix.  Il  dédaignait  les  livres  et  les  plumes,  et  il  a  passé 
dix  ans  de  sa  vie  à  se  promener  de  long  en  long  dans 


-  23  - 

ses  appartements  en  enfilade,  les  mains  derrière  le  dos 
et  sans  dire  un  seul  mot,  pendant  que  sa  femme,  une 
sainte  qui  l'adorait  comme  Dieu,  tricotait  ou  brodait 
dans  une  embrasure  de  fenêtre  et  ne  se  serait  pas  même 
permis  de  respirer  un  peu  haut  »  (1). 

On  a  dit  que  Louis  Ango  avait  été  le  dernier  grand- 
bailli  du  Cotentin.  C'est  inexact.  Cette  charge  purement 
honorifique  était  occupée,  à  la  fin  de  l'ancien  régime,  par 
le  Marquis  de  Blangi.  L'aïeul  maternel  de  .Tu les- Amédée 
Barbey  était  Lieutenant  général  civil  et  criminel  du  Bail- 
liage à  Saint-Sauveur.  Il  épousa,  le  9  janvier  1777, Marie- 
Anne  Françoise  Belloy,  qui  était  cousine  des  Barbey.  Ce 
n'était  pas  la  première  fois,  d'ailleurs,  que  les  familles 
Ango  et  Barbey  s'alliaient  ainsi.  De  ce  mariage  naquirent 
trois  enfants  :  un  fils,  Louis-Edouard-Amédée-Pierre- 
François,  qui  servit  sous  Bonaparte  et  mourut  à  Saint- 
Sauveur  le  26  septembre  1814,  à  l'âge  de  31  ans,  «  des 
affreuses  tortures  que  l'Angleterre  lui  avait  fait  subir  sur 
ses  infâmes  pontons  »,(2)(il  était  aide  de  camp  de  l'ami- 
ral Bruix)  ;  et  deux  filles  :  l'aînée  qui  épousa  le  Docteur 
du  Méril,  maire  de  Valognes,  et  mit  au  monde,  en  1801, 
le  grand  savant  Edelestand  du  Méril,  —  la  jeune,  Ernes- 
tine-Eulalie-Théodose,  née  le  25  avril  1787,  qui  épousa 
en  1807  Théophile  Barbey  et  fut  la  mère  de  Jules  Barbey 
d'Aurevilly  (3). 

(1)  LeUre  de  Barbey  d'Aurevilly  à  G.  S.  Trebutien,  26  février  1855. 

(2)  Même  lettre. 

(3)  J'ai  le  devoir  très  doux  de  remercier  particulièrement  ici  M.  Léopold 
Delisle,  membre  de  l'Institut,  dont  la  science  et  la  bienveillance  m'ont  été 
très  secourables  en  ces  matières  complexes  de  généalogie.  Je  ne  saurais 
oublier  non  plus,  sans  ingratitude,  la  bonne  grâce  et  robligeance  de 
M.  Charles  Cumont,  premier  adjoint  au  Maire  de  Saint-Sauveur-Ie-Vicomte, 
([ui  a  facilité  mes  recherches  sur  les  familles  Barbey  et  Ango  et  m'a  fourni, 
par  ses  investigations  petsonnelles,  une  très  précieuse  contribution  à  la 
longue  étude  dont  on  vient  de  lire  les  résultats  et  le  résumé. 


—  24  — 

Telles  sont  les  deux  familles  d'où  sortit  le  futur  auteur 
de  V Enso)'cclée  et  du  Chevalier  Des  Touches.  Du  côté 
paternel,  on  ne  trouve  guère  que  des  propriétaires  ter- 
riens qui,  fermement  catholiques,  fournissent  assez  sou- 
vent des  prêtres  à  l'Eglise  de  France  ;  très  attachés  aux 
traditions  monarchiques,  les  Barbey  n'ont  cependant  de 
prétention  à  passer  pour  nobles  que  vers  la  fin  de  l'an- 
cien régime.  Du  côté  maternel,  il  n'en  va  pas  de  même. 
La  filiation  est  plus  brillante.  Les  Ango,  issus  d'une 
vieille  souche  normande,  mais  moins  enracinés  au  sol 
natal  que  les  Barbey,  ont  plus  de  titres  que  ces  derniers, 
semble-t-il,  aux  armoiries  nobiliaires.  Toutefois  il  est 
peu  probable  qu'en  1807,  lorsque  Théophile  Barbey  et 
Ernestine  Ango  unirent  leur  jeunesse  et  leur  beauté,  il 
ait  été  question  entre  eux  de  préséance  aristocratique. 
Leur  fortune,  considérablement  ébréchée  par  des  prodi- 
galités, d'une  part,  et,  de  l'autre,  par  la  Révolution  et  ses 
suites,  leur  permettait  de  faire  assez  bonne  figure  dans 
le  monde,  mais  non  pas  de  mener  une  vie  très  large, 
comme  autrefois  à  la  Cour,  à  Versailles  ou  même  à  Va- 
lognes.  Et  puis,  sous  la  domination  napoléonienne,  si  les 
fidèles  de  la  royauté  déchue  pensaient  encore,  et  plus 
que  jamais,  aux  vieux  titres  abolis  par  la  Révolution,  ils 
ne  pouvaient  guère  du  moins  les  faire  prévaloir.  Quoi 
qu'il  en  soit,  les  jeunes  époux  Barbey,  boudant  le  gou- 
vernement de  celui  qu'ils  appelaient  l'Usurpateur,  vé- 
curent assez  retirés  dans  la  petite  société  légitimiste  de 
Saint-Sauveur-le-Vicomte,  en  attendant  que  le  ciel  bénît 
leur  union.  Leur  attente  ne  fut  pas  de  longue  durée. 

Le  mercredi  2  novembre  180S,  à  2  heures  du  matin,  un 
fils  leur  était  donné.  Ils  le  nommèrent  Jules-Amédée. 
Une  hémorragie  faillit  emporter  sur  le  coup  le  nouveau- 
né.  On  est  superstitieux  en  Normandie.  On  pensait  sans 


—  25  — 

doute  que  le  fait  de  venir  au  monde  le  jcur  des  morts 
était  de  mauvais  augure.  Toute  sa  vie,  Barbe}^  d'Aure- 
villy partagea  cette  superstition  locale.  «  J'ai  toujours 
cru,  écrit-il  dans  Ce  qui  ne  meurt  pas,  que  le  jour  de  ma 
naissance,  —  t'ai-je  dit  que  je  suis  venu  au  monde  un 
jour  d'hiver  sombre  et  glacé,  le  jour  de  soupirs  et  de  lar- 
mes que  les  Morts,  dont  il  porte  le  nom,  ont  marqué 
d'une  prophétique  poussière  ?  —  oui,  j'ai  toujours  cru  que 
ce  jour  répandrait  une  funeste  influence  sur  ma  vie  et 
sur  ma  pensée  »  (1).  Ces  sinistres  présages  ont  heureu- 
sement été  démentis  ou  déjoués  par  la  suite  des  événe- 
ments :  Jules  Barbey  est  mort  octogénaire,  et  son  exis- 
tence, à  tout  prendre,  est  de  celles  qui  excitent  plus 
d'envie  que  dé  compassion. 

Le  28  septembre  1809,  moins  d'un  an  après  Jules-Amé- 
dée,  naquit  un  second  enfant,  Léon-Louis-Frédéric.  La 
vie  de  ce  cadet  a  été,  à  certaines  époques,  assez  intime- 
ment mêlée  à  celle  de  son  frère  aîné.  Léon  Barbey  devint 
prêtre  et  missionnaire  eudiste  :  on  l'appelait  le  Père 
d'Aurevilly  ;  son  souvenir  charmant  nous  a  été  conservé, 
d'abord  par  l'amitié  fidèle  de  Jules,  puis  par  l'élégant  et 
pieux  récit  d'un  des  abbés  de  sa  congrégation(2).  Malgré 
l'éclatante  supériorité  intellectuelle  de  l'auteur  de  V En- 
sorcelée, il  est  impossible  de  ne  pas  faire,  dans  cette 
étude,  une  petite  place'au  talent  distingué  de  Léon.  Nous 
retrouverons  plus  d'une  fois,  aux  côtés  de  son  aîné,  ce 
prêtre  excellent  qui  était  de  bon  conseil  et  de  bon 
exemple. 

Deux  autres  flls,  Edouard,  né  le  27  janvier  ISll,  et 
Ernest,  né  le  14  décembre  1812,  qui  l'un  et  l'autre  prirent 

(1)  Ce  qui  ne  meurl  pas,  p.  272.  {"édition,  Lemerre. 

(2)  Le  Père  Joseph  Dauphin,  Un  poète  apôtre  ou  le  Révérend  Père 
Léon  Barbey  d'Aurevilly.  (Delliomme  et  Biiguet,  1891). 


-  26  — 

plus  tard  le  nom  de  du  Motel,  complétèrent  en  l'espace  de 
trois  années  la  jeune  famille  de  Théophile  Barbey  et 
d'Ernestine  Ango.  Aucun  de  ces  derniers-nés  n'a  d'his- 
toire :  ils  ont  vécu  très  obscurément  et  sont  morts  rela- 
tivement jeunes.  Edouard,  artiste  amateur,  peintre  et 
musicien  non  sans  talent,  ne  sut  jamais  se  plier  à  une 
discipline  quelconque  et  mena  une  vie  fort  irrégulière  : 
la  rupture  d'un  anévrisme  le  foudroya,  dans  une  rue  de 
Valognes,  au  mois  d'octobre  lcS53;  il  n'avait  que  qua- 
rante-deux ans.  Ernest,  au  contraire,  très  calme  et  d'une 
intelligence  moyenne,  se  maria  de  bonne  heure  et  vécut 
dans  le  Mortaiuais  en  bourgeois  rangé. 

Ainsi,  des  quatre  enfants  de  Théophile  Barbey,  le  der- 
nier seul  a  suivi  les  traditions  ancestrales  en  prenant 
femme  dans  le  pays  et  en  restant  toujours  un  propriétaire 
terrien.  Mais  Ernest  Barbey  du  Motel  est  mort  sans  pos- 
térité, de  sorte  que  la  très  ancienne  famille  Barbey  n'a 
plus  de  descendant  direct  à  l'heure  actuelle. 

La  vieille  souche  normande,  qui  avait  poussé  depuis 
plusieurs  ;siècles  de  si  vigoureux  rejetons,  s'est  éteinte 
le  23  avril  1889  avec  Jules  Barbey  d'Aurevilly. 


CHAPITRE    11 

PREMIÈRES  ANNÉES  d'eNFANCE   ET   d'aDOLESCENCE 

ÉDUCATION    DANS    LA  FAMILLE  ET  AU  CONTACT 

DE    LA    NATURE 

BESOIN  d'héroïsme  i   L'Ode  aux   Tliermopyles 
(1808-1826) 


En  1808,  Jules-Amédée  Barbey  naît  au  fracas  des 
canons  qui  annoncent  à  la  terre  les  foudroyantes  vic- 
toires de  l'Empereur  ;  il  grandit,  bercé  par  les  fanfares 
éclatantes  des  soldats  triomphants  qui  viennent  de  par- 
courir l'Europe. 

Il  n'est  pas  surprenant  dès  lors  que  l'enthousiasme 
militaire  ait  été  la  première  passion  de  celui  qui  devait 
écrire  l'histoire  aventureuse  et  romanesque  du  Cheva- 
lier Des  Touches.  On  dit,  et  il  a  raconté  lui-même,  que 
de  très  bonne  heure  il  se  prit  d'amour  pour  la  carrière 
des  armes.  Il  trouvait  d'ailleurs  un  aliment  de  plus  à  son 
exaltation  guerrière  dans  les  hauts  faits  d'histoire 
locale  qu'on  narrait,  les  soirs  d'hiver,  à  la  veillée, 
autour  du  foyer.  Les  récentes  prouesses  des  Chouans 
en  Basse-Normandie  défrayent  alors  toutes  les  couver- 


-  28  - 

sations.  On  hausse  sur  le  pavois  les  chefs  de  l'insurrec- 
tion royaliste  et  on  se  plaît  à  dénigrer  Bonaparte. 
L'héroïsme  inutile  des  pi'emiers  dans  leurs  guerres 
d'embuscades  est  loué  aux  dépens  des  rapides  et 
étranges  succès  dont  Napoléon  consacre  son  insolente 
fortune  sur  tous  les  champs  de  bataille. 

Le  récit  de  tant  d'exploits,  dont  le  Cotentin  a  été  le 
théâtre  sanglant  et  glorieux  à  la  fois,  secoue  d'abord 
d'un  frisson  de  terreur  la  jeune  imagination  de  Jules 
Barbey  ;  mais  ce  frisson  se  change  bientôt  en  un  frémis- 
sement de  plaisir  et  d'admiration.  Au  reste,  l'enfant 
ne  fait  pas  de  différence  entre  ce  que  ses  parents 
appellent  «  la  juste  et  sainte  cause  »  des  Chouans  et  les 
menées  usurpatrices  du  Corse.  Il  n'entre  pas  dans  ces 
subtiles  distinctions,  inaccessibles  à  son  âge.  Il  ne 
voit  partout  que  drapeaux  bruissant  dans  l'air,  soldats 
avides  de  lauriers,  grisés  par  l'odeur  de  la  poudre  ou 
saignant  de  nobles  blessures.  L'héroïsme  militaire 
l'enivre.  Tous  les  événements  prennent  dans  son  esprit 
des  proportions  épiques  ;  et  il  croit,  peut-être,  que  lui 
aussi,  par  son  ardeur  à  rêver  hauts  faits  et  prouesses,  y 
a  joué  son  rôle  et  en  a  eu  sa  part. 

Vigoureuse  éducation  que  celle-là,  mais  qui  devait 
être  bien  féconde  en  déceptions  !  Car  cet  enfant,  une 
fois  arrivé  à  l'âge  d'homme,  ne  retrouvera  plus  dans  la 
vie  réelle,  pour  employer  sa  jeunesse  enthousiaste  et 
assoiffée  d'action,  les  mêmes  ressources  guerrières 
qu'en  ses  premières  années.  La  paix,  ramenée  par  les 
Bourbons,  aura  vite  remisé  tout  appareil  militaire  :  on 
n'osera  même  plus,  après  1815,  évoquer  l'image  des 
batailles  d'antan.  Les  adolescents ,  nourris  de  rêves 
grandioses,  seront-ils  préparés  aux  tâches  plus  modestes 
de  la  vie  quotidienne  et  sauront-ils  contenter  leur  âme 


.-  29  — 

en  se  livrant  au  culte  des  arts  plus  pacifiques  ?  On  en 
peut  douter.  Les  espérances  trompées  affaibliront  leur 
caractère  et  de  douloureux  mécomptes  ruineront  peut- 
être  leur  existence.  De  fait,  la  destinée  fut  dure  aux 
jeunes  gens  d'alors,  épris  d'aventures,  qui  n'eurent  pas 
à  dépenser  dans  une  vie  active  tout  l'héroïsme  d'imagi- 
nation dont  ils  avaient  fait  naguère,  aux  jours  de  leur 
enfance,  une  moisson  si  abondante. 

Par  bonheur,  des  spectacles,  plus  reposants  que  ces 
exaltations  militaires,  arrachent  quelquefois  les  fils  de 
Théophile  Barbey  à  la  surexcitation  fébrile  d'un  enthou- 
siasme contagieux  qui  devenait  malsain  à  force  d'être 
violent.  La  belle  nature  normande  soUicite  et  attire 
leurs  regards.  Tranquille  et  puissante,  mais  triste, 
dirait-on,  du  départ  de  tant  de  ses  enfants  transformés 
en  soldats  par  la  volonté  de  l'Empereur,  veuve  de  ceux 
qui  l'aimaient  si  ardemment  autrefois,  elle  verse  sa  mâle 
et  résignée  mélancolie,  sa  force  latente  et  sereine,  dans 
les  jeunes  cœurs  qui  restent  seuls  à  la  consoler  de  sa 
longue  solitude.  Aussi,  comme  ils  l'adorent,  ces  gros 
garçons  joufflus  qui  boivent  la  vie  à  pleins  poumons  ! 
Ils  parcourent  ses  plaines  muettes,  ruisselantes  de  joie 
sous  la  pluie  qui  féconde  et  étincelantes  de  splendeur 
sous  le  soleil  qui  mûrit.  Ils  se  roulent  dans  les  fossés,  se 
battent  dans  les  hautes  herbes,  se  grisent  de  l'odeur 
capiteuse  des  foins  embaumés.  Ils  courent  vers  la  côte 
et  vont  à  la  mer,  —  ma  yner,  dit  Barbey  d'Aurevilly, 
«.  ma  mer,  que  je  pourrais  orthographier  ma  mère,  car 
elle  m'a  reçu,  lavé  et  bercé  tout  petit  »  (1). 

Mais  en  revenant  de  leurs  courses  folles  et  de  leurs 
jeux  enfantins,  ils  retrouvent  encore  l'histoire  embus- 

(1)  LeUre  du  13  décembre  1864. 


—  30  - 

quée  au  détour  d'une  route:  ici,  c'est  le  chfiteau  du 
Quesnoy,  plein  de  souvenirs  légendaires,  ou  le  donjon 
de  Saint-Sauveur,  que  du  Guesclin  défendit  contre  les 
Anglais  ;  là,  c'est  Valognes  avec  ses  vieux  hôtels  déserts, 
témoins  silencieux  et  éloquents  de  la  grandeur  monar- 
chique abolie  ;  plus  loin,  c'est  la  côte  d'où  Des  Touches 
faisait  voile  vers  la  Grande-Bretagne,  allant  chercher 
des  subsides  et  des  instructions  pour  les  Chouans.  Et 
rentrés  à  la  demeure  paternelle,  les  enfants  se  blottissent 
aux  pieds  de  leur  grand'mère,  «  dans  la  chambre  bleue 
où  je  l'ai  vue  filer  à  son  petit  rouet  de  bois  rose  »  (1).  La 
vénérable  aïeule,  celle  qui  fut  jadis  la  belle  et  séduisante 
Jacqueline  la  Blaierie,  a  connu  Des  Touches. 

Parlez-nous  de  lui,  grand'mère, 
Parlez-nous  de  lui, 

disent-ils  comme  les  petits  paysans  de  Déranger.  Et  la 
grand'mère,  d'une  voix  bientôt  éteinte,  mais  qui  se 
réveille  sous  l'aiguillon  de  souvenirs  douloureux  ou 
chers,  raconte  lentement,  au  bruit  monotone  du  rouet 
qui  scande  ses  paroles,  les  prouesses  du  chevalier  Des 
Touches  et  de  Juste  Le  Breton,  les  méfaits  du  peuple 
Anglais,  l'incomparable  éclat  des  fêtes  d'autrefois,  les 
superstitions  locales,  les  maisons  hantées,  les  miracles 
terrifiants,  enfin  les  horreurs  de  la  Révolution,  les  prêtres 
massacrés,  les  éghses  pillées,  les  Chouans  traqués.  Un 
tel  luxe  de  détails  épouvantables  accompagne  ce  récit, 
que  les  enfants,  ivres  d'une  sainte  frayeur,  pâles  et 
suffoqués,  tremblent  de  tous  leurs  membres,  se  serrent 
les  uns  contre  les  autres,  et  boivent  avidement,  bouche 
bée,  les  moindres  mots  de  l'aieule  qui  est  leur  oracle. 

(1)  Lettre  de  Barbey  d'Aurevilly  à  Trebutien  (12  septembre  1856). 


-  31  - 

Ils  en  rêvent  la  nuit,  dans  des  cauchemars  qui  leur 
font  peur,  mais  dont  le  souvenir  leur  semble  déli- 
cieux ;  et  le  lendemain  ils  improvisent,  en  leurs  jeux, 
des  scènes  splendides  ou  terribles  imitées  des  événe- 
ments d'antan. 

Ainsi  se  fait  leur  première  éducation,  au  contact  de 
la  nature  normande,  par  les  spectacles  qu'ils  ont  sous 
les  yeux  et  par  les  légendes  de  l'histoire  locale  qui,  à 
force  de  leur  être  racontées,  leur  semblent  presque 
présentes.  Ils  revivent  la  vie  d'autrefois  et  en  même 
temps  s'imprègnent  de  vives  sensations  du  paysage  et 
de  la  mer.  Ils  chérissent  d'autant  plus  cette  école  au 
grand  air  et  en  pleine  liberté,  que  l'existence  à  la  maison, 
la  bonne  vie  de  famille ,  ne  leur  est  guère  agréable. 
Théophile  Barbey  est  un  homme  dur,  mécontent  des 
hommes  et  des  choses,  de  tout  le  monde  sauf  de  sa 
propre  personne  :  il  est  irrité  par  les  déceptions  qui  ont 
anéanti,  au  moment  de  leur  essor  et  de  leur  verdeur, 
ses  juvéniles  rêves  d'action.  Condamné  à  l'impuissance 
et  à  l'inertie  par  les  événements,  son  caractère  est 
devenu  morose,  sombre,  concentré.  Ses  enfants  le  res- 
pectent et  le  craignent  plus  qu'ils  ne  l'aiment.  De  son 
côté,  Ernestine  Ango,  qui  adore  son  mari,  n'a  d'yeux 
que  pour  lui  et  se  décharge  sur  les  domestiques  du  soin 
de  ses  fils  bruyants  et  indisciplinés.  Ceux-ci  sont  loin 
de  s'en  plaindre,  car  ils  en  prennent  à  leur  aise  avec  la 
vieille  bonne  chargée  de  leur  surveillance  :  ils  lui  jouent 
mille  tours  et,  à  l'heure  même  où  elle  leur  recommande 
d'être  sages,  ils  sont  déjà  en  fuite ,  courant  à  toutes 
jambes  à  travers  la  campagne. 

Ils  n'ont  jamais  hâte  de  rentrer  au  logis  :  la  vie  y  est 
sévère,  fermée ,  presque  monastique.  Théophile  Barbey 
a  un  faible  pour  MM.  de  Port-Royal.  A  son  exemple,  sur 


—  32  — 

son  ordre  plutôt,  ou  est  un  peu  janséniste  dans  la  mai- 
son. On  n'y  transige  pas  plus  sur  les  choses  de  la  reli- 
gion catholique  que  sur  les  questions  politiques.  On  tient 
pour  le  trône  et  l'autel  avec  la  même  obstination  «  pié- 
tiste  ».  Le  vieux  Chouan  manqué,  —  rendu  vieux  avant 
l'âge  par  son  aspect  renfrogné,— a  des  austérités  et  aussi 
des  effarouchements  d'anachorète.  Il  ne  se  permet,  pour 
toute  distraction,  que  le  jeu  en  compagnie  de  quelques 
légitimistes  endurcis  comme  lui  :  il  est  vrai  qu'il  s'y  ruine 
ou  plutôt  qu'il  y  consomme  la  débâcle  financière  de  la 
famille. 

Cette  existence  rigide  glacerait  à  la  longue,  peut- 
être,  la  jeune  organisation  de  Jules  Borbey,  s'il  ne  savait 
se  soustraire,  autant  qu'il  peut,  à  l'influencedébilitante 
du  foyer  paternel.  Il  se  grise  de  grand  air.  Il  se  crée  un 
milieu  plus  approprié  à  ses  goûts.  Il  n'aime  pas  la  froide 
dévotion.  On  n'a  pas  assez  alimenté  sa  sensibilité  reli- 
gieuse :  aussi,  malgré  les  principes  catholiques  qu'on  lui 
inculque,  il  est  probable  qu'il  n'affectionne  que  médio- 
crement la  sévère  orthodoxie  de  l'Eglise.  Il  a  plus  d'in- 
clination, semble-t-il,  vers  cette  sorte  de  paganisme 
latent,  de  naturalisme  immanent  que  répandent  dans 
l'àme  les  spectacles  du  monde  extérieur.  Sa  curiosité,  sa 
passion  d'enfant,  privées  des  émotions  pieuses  de  la  vie 
familiale,  se  tournent  vers  les  choses  du  dehors,  dérivent 
en  amour  de  la  nature  et  cherchent  là  une  pâture  plus 
abondante. 

Les  meilleurs  jours  de  son  adolescence,  il  les  passe  à 
Valognes,  chez  son  oncle  le  D''  du  Méril,  avec  son  cher 
cousin  Edelestand  plus  âgé  que  lui  de  sept  ans  (1).  A 


(1)  Edelestand   Pontas  dc   Méril  (1801-1871)   est  rauteur,  entre  autres 
travaux  savants,  d'une  belle  Histoire  de  la  Comédie  chez  tous  les  peuples. 


—  33  — 

cette  époque,  de  1.S18  environ  jusque  vers  1825,  les  deux 
jeunes  amis,  qui  s'aiment  comme  des  frères,  se  recher- 
chent beaucoup  et  vivent  on  parfaite  communauté  de 
sentiments  affectueux.  Edelestand  du  Méril  est  déjà  un 
grand  jeune  homme,  très  sérieux  et  très  appliqué  :  il  se 
plaît  à  faire  partager  ses  goûts  littéraires  au  bruyant 
adolescent  de  Saint-Sauveur.  Il  y  réussit  à  merveille. 
«  11  faut,  lui  disait  plus  tard  Barbey  d'Aurevilly  en  recon- 
naissance du  passé,  il  faut  que  ton  nom  soit  ici,  non  pour 
toi,  grand  esprit,  qui  n'as  pas  besoin  d'un  hommage,  mais 
pour  moi,  à  qui  tu  as  ouvert  l'intelligence  et  à  qui  tu  as 
donné  cet  amour  des  choses  de  la  pensée,  le  seul  sen- 
timent qu'il  y  ait  sur  la  terre  qui  ne  nous  fasse  pas  souf- 
frir... Quelle  qu'ait  été  ma  vie,  et  qui  sait  ?  les  torts  de 
ma  vie,  tu  n'en  as  pas  moins  toujours  été  pour  moi  la 
moitié  de  mon  sang,  puisque  tu  es  le  fils  de  la  sœur  de 
ma  mère,  et,  partout  où  la  destinée  m'ait  poussé,  elle  ne 
m'a  jamais  effacé  cette  allée  du  jardin  de  Valognes  où 
je  me  promenais,  à  treize  ans,  entre  toi,  jeune  homme,  et 
ta  sœur;  et  de  soleil,  comme  dans  cette  allée,  je  ne  crois 
pas  en  avoir  revu  de  plus  beau.  »  (1) 

Dès  qu'il  eut  l'âge  de  comprendre  d'autres  livres  que 
celui  de  la  nature,  Jules  Barbey  lut  avec  enthousiasme 
Chateaubriand  et  Walter  Scott,  lord  Byron  et  Robert 
Burns  ;  les  premiers  accrurent  ses  sensations  historiques 
et  romanesques  ;  les  seconds,  ses  impressions  aristocra- 
tiques et  «  terriennes  ».  Une  sorte  d'instinct  le  poussait  vers 
ces  lectures  profanes,  en  même  temps  que  les  conseils 

qui  lui  eût  valu  d'entrer  à  l'InstiUit,  s'il  ne  s'était  refusé  à  faire  les  visites 
réglementaires.  Son  «  individualisme  »  liautain  l'a  empêché  d'aUeindre  à  la 
très  légitime  renommée  qu'il  méritait. 

(1)  Dédicace  des Historiejis politiques  el  littéraires  (Aniyot, éditeur,  1861). 

3 


—  34  — 

d'Edelestand  du  Méril  :  car  il  est  peu  probable  que  son 
précepteur,  M.  Groult,  homme  distingué  du  reste,  l'en- 
gageât lui-même  dans  cette  voie  de  la  littérature  très 
moderne.  Le  bon  M.  Groult  était  chargé  de  l'éducation 
classique  de  Jules  et  de  Léon  Barbey  :  il  ne  se  souciait 
guère  sans  doute  de  mettre  entre  leurs  mains  les  livres 
récents  des  écrivains  du  jour.  Il  eut  le  mérite,  tout  au 
moins,  d'inspirer  à  ses  élèves  le  goût  des  études  latines. 
A  son  école,  les  deux  frères  apprirent  à  aimer  Virgile 
d'un  amour  qu'ils  gardèrent  toute  leur  vie.  Jules  se  prit 
aussi  de  passion  pour  Corneille,  dont  la  grandiloquence 
l'enchantait.  Il  le  préféra  toujours  à  Racine.  Pouvait-il 
trouver  des  éducateurs  qui  répondissent  mieux  à  ses 
instincts  que  le  poète  des  Bucoliques  et  le  poète  du  Cid? 
L'un  lui  révélait  la  souveraine  beauté  de  la  nature,  l'autre 
avivait  ses  désirs  d'héroïsme. 

Mais  bientôt  les  besoins  de  vie  active,  qui  touruien- 
taient  notre  indiscipliné,  prirent  le  pas  sur  son  amour 
du  sol.  Il  commençait  à  trouver  fort  monotone  l'exis- 
tence qu'on  menait  à  Saint-Sauveur  ou  à  Valognes  et  il 
rêvait  d'en  sortir.  La  nostalgie  de  l'espace  le  hantait.  Ne 
lui  serait-il  donc  jamais  donné  de  réahser  ses  ambitions 
de  vie  militaire  ? 

Tout  à  coup,  ses  désirs,  assez  vagues  jusque-là,  se 
précisèrent  et  devinrent  impérieux  sous  l'influence  des 
événements.  En  lcS2:3,  la  Grèce  qui,  depuis  plusieurs 
années,  essayait  de  secouer  le  joug  étranger,  vit  accou- 
rir à  sa  défense  une  poignée  de  volontaires.  Ce  vaillant 
petit  peuple,  qui  luttait  si  énergiquement  pour  sou  indé- 
pendance, avait  conquis  les  sympathies  passionnées  de 
l'Europe.  La  cause  de  la  hberté,  qu'il  avait  toujours  sou- 
tenue au  cours  de  sa  glorieuse  histoire,  gagna  le  cœur 
des  hommes  les  plus  célèbres  de  toutes  les  grandes 


puissances  continentales.  On  fonda  partout  des  comités 
philhellènes.  Lord  Byron,  le  comte  de  Santa-Rosa,  le 
colonel  Fabvier  s'enrôlèrent  sous  le  drapeau  du  peuple 
grec.  Quelle  belle  occasion  pour  un  jeune  homme  de 
dépenser,  au  service  d'une  aussi  noble  cause,  tout  l'hé- 
ro'isme  d'imagination  dont  il  s'était  saturé  I  Les  réserves 
d'ardeur  guerrière,  qu'il  avait  accumulées  depuis  le 
retour  des  Bourbons  en  France,  et  qui  lui  surchauffaient 
la  tête,  allaient  trouver  là  une  issue  naturelle,  un  débou- 
ché opportun  et  nécessaire. 

Malheureusement  Jules  Barbey  n'a  encore  que  quinze 
ans.  C'est  vraiment  un  trop  jeune  volontaire.  Son  cou- 
rage le  rendrait  certainement  capable  des  plus  brillants 
exploits  ;  mais  on  n'admettra  jamais  un  écolier  dans  les 
rangs  d'une  armée  régulière.  On  craindrait  qu'il  n'ap- 
portât, avec  son  bon  vouloir,  qu'un  surcroît  de  bagages 
encombrants  et  qu'il  ne  prît  place,  bien  malgré  lui,  parmi 
les  imiDedimenta.  L'abstention  inéluctable,  que  son  jeune 
âge  lui  commande,  cause  une  grande  douleur  au  petit- 
fils  des  Chouans  de  Normandie.  Sa  génération  sera  donc 
toujours  sacrifiée,  comme  le  fut  en  partie  celle  de  son 
père  !  Que  faire  désormais  de  tout  cet  enthousiasme 
belliqueux  dont  il  s'est  grisé  l'âme  ?  Il  faut  à  tout  prix 
que  ses  ardeurs,  jusqu'à  présent  contenues  avec  peine, 
s'épanchent  enfin,  se  déversent  quelque  part,  se  donnent 
libre  carrière  ! 

Alors,  dans  une  heure  d'inspiration  lyrique,  ou  plutôt 
en  un  de  ces  moments  d'émotion  violente  où  toutes  les 
fibres  de  l'âme  résonnent  et  où  les  moins  doués  devien- 
nent poètes,  Jules  Barbey  improvise  une  ode  guerrière, 
plus  belle  par  le  sentiment  qui  l'anime  que  par  l'expres- 
sion qu'elle  revêt.  C'est  l'explosion  subite  de  son  enthou- 
siasme, qui  ne  trouve  pas  d'autre  issue  pour  s'échapper. 


-  36  — 

C'est  un  cri  du  cœur.  Notre  adolescent  chante,  ne  pouvant 
agir.  11  s'apaise  à  chanter.  L'obsession  de  ses  rêves  tor- 
turants éclate,  gronde  et  se  résout  en  une  clameur 
poétique. 

La  pièce,  qui  porte  ce  titre  somptueux:  Aux  Héros  des 
TJiermopi/les,  débute  par  un  souvenir  classique,  dont 
l'évocation  était  nécessaire.  Le  jeune  poète  salue  les 
braves  compagnons  de  Léonidas,  tombés  au  champ 
d'honneur  : 

0  Mânes  des  Trois  Cents,  recevez  mon  liommage  ! 

Héros,  dont  le  courage 

Méritait  des  autels  ! 
Votre  gloire  avec  vous  n'est  pas  ensevelie  ! 

Car,  en  mourant  [lour  la  patrie, 

Vous  mourez  jiour  naître  immortels  ! 

Cela,  c'est  le  salut  obligatoire  à  la  vieille  Grèce,  la 
dette  payée  à  la  terre  miraculeuse  où  s'épanouit  la  fleur 
de  l'héroïsme  et  de  la  beauté  ! 

Mais  le  présent,  bien  plus  que  le  passé,  hante  notre 
aède.  Le  passé,  c'est  le  souvenir  mélancolique  ;  le  pré- 
sent, c'est  le  rêve  obsédant.  Aussi  est-ce  vers  la  Grèce 
d'aujourd'hui  que  se  porte  avec  empressement  la  solli- 
citude poétique  de  Jules  Barbey. 

Hélas  !  paraîtront-ils  ces  jours  d'ignominie, 

Ces  jours  de  iionle  et  de  douleur, 
Où  des  Trois  Cents  fameux  on  verra  la  patrie 

Se  courber  devant  un  vaiuciueur  !!! 
Dieux!  le  permettrez-vous?...  Déjà  sur  son  rivage 
L'Eurotas  a  revu  de  nouveaux  bataillons, 

Et  Sparte  aussi,  du  milieu  du  carnage, 
Voit  le  sang  de  ses  fils  abreuver  leurs  sillons  1  !  ! 


-  37  — 

Les  vers  sont  vraiment  bien  mauvais  ;  mais  (et  c'est 
une  circonstance  atténuante  en  quelque  manière)  un 
souffle  d'héroïsme  ardent  circule  tout  le  long  des  neuf 
strophes  de  ce  morceau  de  bravoure.  Le  poète  ferait  à 
coup  sûr  une  meilleure  œuvre  s'il  allait  combattre  lui- 
même  en  Grèce.  Il  comprend  à  merveille  celte  vérité 
qu'osera  peut-être  dire  tout  haut  un  lecteur  grincheux. 
Jules  Barbey  prévient  une  question  aussi  indiscrète  en 
avouant  son  impuissance  à  ser\ir  la  cause  de  la  liberté 
et  en  faisant  entendre  un  cri  de  douloureux  regret.  Il 
s'excuse,  en  termes  ingénus,  de  ne  pas  voler  au  secours 
de  la  patrie  de  Démosthène  et  de  Léonidas. 

Si  je  ne  devais  pas  mon  bras  à  ma  patrie. 

A  Cliarle,  aux  Bourbons,  à  mes  rois, 
Grèce,  j'irais  aussi  sur  ta  terre  cliérie 
Essayer  mon  épée  et  défendre  tes  droits  ! 
Aloi's,  si  j'expirais  dans  ces  jours  de  victoire, 

Qui  nous  rappellent  Marathon, 
Que  je  mourrais  lieureux  !  puisqu'à  jamais  la  gloire 

De  l'oubli  sauverait  mon  nom  ! 

Ce  sont  de  beaux  sentiments  auxquels  on  ne  saurait 
trop  applaudir.  Quoiqu'il  s'y  glisse  un  peu  de  vanité  et 
que  l'amour  de  la  gloire  personnelle  semble  y  primer 
un  peu  l'intérêt  du  peuple  grec,  on  ne  voit  pas  bien  ce 
qu'il  y  aurait  à  reprocher  à  ces  vers,  si  ce  n'est  d'être 
insuffisamment  poétiques. 

Enfin  la  pièce  s'achève  par  une  invitation  très  pres- 
sante, faite  aux  «  guerriers  républicains  »  de  la  Grèce, 
de  suivre  l'exemple  fameux  et  immortel  de  Léonidas. 

Mais  si  la  Grèce,   un  jour  assei'vie  à  des  maîtres, 

Se  courbe  sous  un  joug  honteux. 
Guerriers  ré|)ublicains,  imitez  vos  ancêtres 

Ec  périssez  comme  eux  ! 


—  38  - 

Périssez  !  s'il  le  faut mais  c'est  avec  courage. 

Afin  qu'on  dise  à  la  postérité  : 
«  Ayant  voulu  briser  les  fers  de  l'esclavage, 

«  Ils  sont  morts  pour  la  liberté  !...  » 

Encore  que  tout  se  pardonne  ou  s'excuse  chez  un  jeune 
homme  de  quinze  ans,  on  a  peine  à  croire  que  cette 
«  élégie  »  soit  le  fruit  d'un  travail  solitaire  de  Jules 
Barbey.  Le  brave  M.  Groult  a  dû  mettre  la  main  à  cet 
exercice  de  versification  peu  poétique,  pour  en  éteindre 
les  passages  trop  enflammés  et  en  faire  un  morceau 
d'une  ordonnance  irréprochable,  bien  correct  et  bien 
plat,  sans  envolées  téméraires.  En  tout  cas,  c'est  du  digne 
précepteur  que  vint  sans  doute  l'idée  de  dédier  et 
d'envoyer  à  Casimir  Delavigne  le  produit  lyrique  d'un 
élève  dont  les  débuts  promettaient  tant  !  L'auteur  des 
Messéniennes  était  alors  un  demi-dieu.  A  cette  époque 
lointaine,  tous  ceux  qui  éprouvaient  le  besoin  d'invoquer 
les  Muses  auraient  cru  se  rendre  coupables  d'un  sacri- 
lège s'ils  n'avaient  choisi,  pour  intermédiaire  et  parrain 
auprès  d'elles,  le  plus  illustre  poète  du  siècle  com- 
mençant. 

Notre  jeune  élégiaque  inscrit  donc  en  tête  de  sa  lamen- 
tation versifiée  cette  dédicace  touchante  :  «  A  Monsieur 
Casimir  Delavigne,  comme  un  tribut  d'admiration  »,  et 
adresse  le  tout  à  celui  qu'il  appelle  déjà  son  maître. 
Néanmoins  le  rusé  Normand  de  Saint-Sauveur,  n'étant 
pas  sûr  dès  l'abord  de  la  bienveillance  de  Delavigne, 
croit  bien  faire  de  plaider  lui-même  sa  propre  cause  et 
de  solliciter  un  indulgent  accueil.  On  n'est  jamais  mieux 
défendu  que  par  soi,  n'est-ce  pas  ?  A  cette  pensée  très 
juste  de  Jules  Barbey,  nous  devons  la  préface  qu'il  a 
mise  prudemment  au  frontispice  de  ses  vers.  «  C'est 


-  39  - 

l'état  présent  de  la  patrie  des  Beaux-Arts,  —  y  lisons- 
nous,  —  qui  a  inspiré  ces  essais  à  une  muse  de  quinze 
ans  et  demi.  Aimant  passionnément  la  poésie,  la  culti- 
vant dès  l'âge  le  plus  tendre,  c'est  pour  les  fils  des 
héros  de  Marathon  que  j'ai  fait  résonner  une  lyre  qui 
paraîtra  peut-être  discordante  à  ces  oreilles  accou- 
tumées aux  beaux  vers  de  M.  Delavigne.  Mais  si  mon 
Elég-ie  ne  prouve  pas  du  talent,  du  moins  elle  prouvera 
du  zèle,  et  c'est  en  faveur  de  ce  zèle  que  je  réclamerai 
l'indulgence  que  mon  âge  et  mes  faibles  moyens  me 
mettent  en  droit  d'espérer  ».  Cette  déclaration  de  modes- 
tie est  certainement  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  le  colis 
expédié  à  Casimir  Delavigne.  Ceci  est  daté  du  12  octobre 
1824. 

La  réponse  ne  se  fait  pas  attendre.  Par  retour  du  cour- 
rier, Delavigne  envoie  sa  bénédiction  à  ce  nouveau  thu- 
riféraire, qui  sera  peut-être  un  disciple  fervent,  et  pour 
l'encourager  le  sacre  poète.  Faut-il  le  dire  ?  la  prose  du 
maître  est  aussi  peu  poétique  que  la  poésie  de  l'élève 
est  prosaïque.  A  ce  titre,  elle  mérite  bien  d'avoir  sa  place 
à  la  suite  des  vers  qu'on  vient  de  lire  :  elle  ne  s'y  trou- 
vera certainement  pas  dépaysée  et  on  ne  pourra  crier  à 
la  profanation.  Je  n'y  souhgne  rien,  car  tout  devrait 
l'être.  «  Monsieur,  écrit  Delavigne  le  14  octobre,  je  vous 
remercie  de  vos  beaux  vers,  et  encore  plus  de  l'hommage 
que  vous  m'en  faites.  11  m'est  doux  de  vous  croire,  et  de 
penser  que  mes  ouvrages  ont  pu  nourrir  en  vous  cet 
amour  pour  la  poésie,  qui  promet  aux  amis  des  Lettres 
des  plaisirs  de  plus.  Je  n'ai  remarqué  dans  votre  Elégie 
aucune  faute  grave.  J'y  trouve  de  l'harmonie  et  de  la 
chaleur  ;  et  je  pense  qu'on  ne  peut  trop  vous  encourager 
à  cultiver  un  art  où  vos  premiers  essais  donnent  de  si 
hautes  espérances  ». 


-  40  — 

Ces  lignes  sont-elles  le  simple  billet  banal  par  lequel 
tout  écrivain  est  tenu  à  exprimer  sa  reconnaissance 
d'un  hommage  qui  lui  est  fait,  ou  bien  Casimir  Dela- 
vigne  parlait-il  en  toute  sincérité?  Je  ne  sais  trop.  Quoi 
qu'il  en  soit,  et  dans  les  deux  cas,  il  semble  bien  que  le 
poète  des  Messéniennes  ait  contemplé  sans  déplaisir  la 
cassolette  où  brûlait  l'encens  envoyé  par  l'éphèbe  do 
Saint-Sauveur.  Il  est  vrai  que,  de  son  côté,  Jules  Barbey 
reçut  évidemment  avec  joie  l'aspersion  d'eau  bénite  pro- 
diguée par  le  grand-prêtre  des  Muses.  Si  le  maître  et 
l'élève  furent  contents  l'un  et  l'autre,  nous  aurions  mau- 
vaise grâce  à  nous  montrer  plus  difficiles  qu'eux.  Toute- 
fois ou  ne  peut  se  défendre  d'une  sorte  de  frayeur  en 
songeant  que  le  futur  romancier  de  Y  Ensorcelée  eût  pu 
devenir  un  second  Delavigne.  Je  fais  réflexion,  heureu- 
sement, qu'avec  la  meilleure  volonté  du  monde  il  n'y 
serait  jamais  parvenu. 

Sur  le  moment,  personne  n'envisageait  cette  éventua- 
lité redoutable  et  il  fut  loisible  au  jeune  élégiaque  de  sa- 
vourer, en  toute  sécurité,  les  compliments  de  Casimir 
Delavigne.  Mais  l'aventure  ne  finit  pas  là.  Ce  n'est  pas 
impunément  qu'on  est  admis  à  l'honneur  d'être  un  «  nour- 
risson des  Muses  »  sous  l'égide  d'un  Maître  éminent.  11 
faut  que  la  chose  soit  connue  :  c'est  un  événement  sensa- 
tionnel. Qui  aurait  le  cœur  de  laisser  se  faner,  sans  faire 
montre  des  belles  fleurs  qui  la  composent,  la  couronne 
que  vient  de  poser  sur  une  jeune  tête  la  main  grave  et 
solennelle  d'un  grand  poète  ?  Cet  honneur  entraîne 
des  devoirs.  Il  est  nécessaire  de  commémorer  par  un 
monument  durable  une  date  aussi  sacrée.  Tout  le 
monde  était  d'accord  sur  ce  point  :  seul  Théophile 
Barbey,  toujours  muet,  ne  partageait  pas  l'enthousiasme 
universel. 


-  41  — 

Le  vieux  Chouan  trouvait,  en  effet,  que  les  mots  «  répu- 
blique »  et  «  liberté  »  revenaient  trop  souvent  dans  l'élé- 
gie de  son  fils  et  gâtaient  les  plus  harmonieux  vers  de 
VOde  aux  Thermopyles.  Il  commençait  à  craindre, 
sans  doute,  que  Jules  ne  s'éprît  des  idées  révolution- 
naires et  libérales  qui  corrompaient  la  société  moderne. 
Aussi  se  désintéressa-t-il  de  la  charmante  manifestation 
qu'on  projetait.  Ce  fut  un  ami  de  la  famille,  M.  de  Mes- 
nilgrand,  qui  fit  imprimer  la  poésie  du  jeune  élève  de 
Casimir  Delavigne  (1) . 

Par  bonheur  pour  la  réputation  de  Barbey  d'Aurevilly, 
les  premiers  vers  de  Jules  Barbey  sont  aujourd'hui 
presque  introuvables-  La  plaquette  qui  les  contient  est 
rarissime.  Jamais,  d'ailleurs,  le  romancier  du  Chevalier 
Des  Touches  n'y  a  fait  la  moindre  allusion  :  il  eût  voulu 
la  proscrire,  sans  retour,  de  son  œuvre.  Il  n'avait  pas 
tort,  mais  un  biographe  n'aurait  pas  raison  de  passer 
sous  silence  cette  élégie  juvénile.  L'histoire  seule  a  inté- 
rêt à  exhumer  d'aussi  vieux  papiers,  qui  ont  à  peine 
vécu  «  l'espace  d'un  matin  ».  En  définitive,  l'essai  poé- 
tique de  notre  écolier  de  15  ans  vaut  qu'on  s'y  arrête  un 
peu,  parce  qu'il  manifeste  les  sentiments  généreux  et  les 
aspirations  militaires  du  grand  écrivain  futur.  L'homme 


(l)  Aux  Héros  des  Thermopyles,  Elégie  [tnv  M.  Jules  Baubey,  précédée 
d'une  lettre  de  M.  Casimir  Delavigne  à  l'auteur.  Prix  :  1  franc.  Paris, 
librairie  de  A.  J.  Sanson,  Palais-Pioyal,  Galerie  de  Bois,  1823.  —  La  pla- 
quette est  ainsi  composée  :  titre,  faux-titre,  éiiigraplie,  préface,  dédicace^ 
lettre  de  Cisimii'  Delavigne,  enfin  l'élégie.  Les  vers  eux-mêmes  disparaissent 
presque  dans  l'amas  des  préliminaires,  qui  semblent  être  autant  de  pré- 
cautions prises  modestement  par  le  jeune  poète.  L'épigraphe,  entre  autres, 
a  bien  son  prix.  Elle  est  empruntée  à  Voltaire  (Mort  de  César,  scène  lU), 
acte  II)  : 

Cassil's.  La  Liberté  n'est  plus  !  —  Brutls.  Elle  est  prête  à  renaître. 


—  42  — 

se  devine  ainsi  dans  l'enfant.  On  ne  peut  qu'applaudira 
cette  explosion  spontanée  d'une  nature  précocementbelli- 
queuse  et  si  foncièrement  noble  de  bonne  heure,  non 
seulement  parce  que  la  chose  est  belle  en  soi,  mais  sur- 
tout parce  qu'elle  fait  pressentir  le  lutteur  des  jours  à 
venir. 

Voilà,  à  coup  sûr,  l'événement  le  plus  saillant  de  l'a- 
dolescence de  Jules  Barbey.  Du  reste,  cette  distraction 
passagère  n'interrompit  pas  le  cours  normal,  —  quoi- 
qu'un peu  irrégulier,  —  de  sa  vie  d'études.  M.  Groult 
continua  à  lui  enseigner  le  latin  Jusqu'au  jour  où  la 
famille  vit  qu'il  était  temps  de  songer  à  l'échéance  pro- 
chaine du  baccalauréat.  On  décida  d'envoyer  le  jeune 
homme  à  Paris,  au  collège  Stanislas. 

C'était  déjà  un  jeune  homme,  en  effet,  que  le  petit  in- 
dépendant qui  avait  grandi  librement  dans  les  marais  du 
Cotentin,  dans  l'air  salin  de  Saint-Sauveur,  de  Valognes 
et  des  côtes  de  la  Manche.  Il  était  âgé  de  près  de  dix- 
neuf  ans,  quand  il  quitta  pour  la  première  fois  le  pays 
natal.  Il  n'emportait  pas  à  Paris  un  gros  bagage  de  con- 
naissances positives,  mais  il  s'en  allait  muni  du  viatique 
qui  fait  les  âmes  fortes  :  l'amour  du  sol  et  les  traditions 
de  la  famille.  Son  esprit,  très  ouvert,  était  capable  de 
recevoir  un  enseignement  soUde  et  profond.  Sa  sensibi- 
lité, aiguisée  au  contact  et  dans  la  communion  incessante 
de  la  nature  normande,  ne  pouvait  que  s'affiner  dans  le 
milieu  nouveau  où  la  vie  l'appelait  ;  son  imagination, 
déjà  si  vivement  développée  par  les  évocations  gran- 
dioses, dont  son  jeune  âge  avait  été  bercé,  et  par  les 
somptueuses  créations  qu'il  en  avait  tirées,  allait  s'en- 
richir encore. 

Les  parents  n'envisagent  jamais  sans  quelque  appré- 
hension les  résultats  possibles  ou  probables  de  l'éduca- 


-  43  — 

tion  du  collège.  Théophile  Barbey  put  se  demander, 
avec  une  certaine  anxiété,  quel  homme,  après  l'épreuve 
de  la  vie  de  pension,  sortirait  de  l'adolescent  dont  les 
facultés  naissantes  paraissaient  si  riches  d'avenir  et 
avaient  néanmoins  je  ne  sais  quoi  d'inquiétant  en  raison 
de  leur  vivacité  si  précoce. 


CHAPITRE    III 

ÉTUDES    AU    COLLÈGE    STANISLAS 

MAURICE    DE    GUÉRIN 

RETOUR  AU  PAYS  NATAL.  -  DÉSIR  DE  VIE  MILITAIRE 

LE    NOM    DE    d'aUREVILLY 

(1827-1829) 


Le  séjour  de  Jules  Barbey  au  collège  Stanislas  n'eut, 
au  point  de  vue  des  études  classiques  et  des  succès  sco- 
laires, rien  de  particulièrement  remarquable.  Bon  élève, 
le  Jeune  normand  dispersait  néanmoins  son  activité  in- 
tellectuelle sur  trop  de  sujets,  étrangers  au  programme, 
pour  briller  au  premier  rang.  C'était  un  de  ces  indépen- 
dants, joie  et  tourment  des  maîtres,  qui,  habitués  de  lon- 
gues années  à  une  règle  trop  facile,  ne  peuvent  se  plier 
et  s'assouplir  au  joug  d'une  discipline  ferme  et  métho- 
dique. 

Jules  Barbey  l'avouait  lui-même  plus  tard,  lorsque, 
dans  une  lettre  datée  du  10  avril  185(3,  il  évoquait  la  phy- 
sionomie d'un  de  ses  anciens  professeurs,  un  prêtre  très 
éminent  du  clergé  parisien:  «  Le  Père  Buquet,  écrivait- 
il,  a  été  mon  père  à  Stanislas.   Quand  l'étude  ennuyait 


—  45  — 

mon  indépendance,  j'allais  travailler  dans  sa  chambre.  Je 
prenais  ses  livres.  11  me  gâtait  »  (1).  Voilà  bien  les  effets 
d'une  émancipation  trop  précoce,  au  sein  du  pays  natal. 
L'école  buissonnière,  que  notre  indiscipliné  avait  faite  si 
long-temps  dans  sa  Basse-Normandie,  lui  était  encore  très 
chère.  Du  reste,  ce  n'est  pas  à  dix-neuf  ans  que  l'on  peut 
modifier  à  cet  égard  une  nature  aussi  ardente  que 
l'était  la  sienne.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  fils  aîné  de  Théo- 
phile Barbey  eut  un  goût  très  prononcé,  —  et  qu'il  garda 
toute  sa  vie,  -  pour  les  études  philosophiques:  sa  dis- 
sertation au  concours  des  prix  du  collège,  en  1829,  peu 
de  mois  avant  le  baccalauréat,  fut  jugée  excellente  et  lui 
valut  une  nomination  au  palmarès. 

Mais  la  meilleure  part  de  sa  vie  d'interne  fut  vouée  à 
une  amitié  précieuse,  dont  le  souvenir  demeurera  éter- 
nellement vivant:  «  A  Stanislas,  en  1828  et  29,  dit-il, 
j'étais  dans  la  même  étude  que  Guérin;  nous  étions  com- 
pagnons du  même  pupitre.  Au  lieu  d'écrire  nos  devoirs 
et  d'apprendre  nos  leçons,  nous  nous  écrivions  des  lettres 
et  des  vers,  —  et  déjà  la  défiance  de  lui-même,  dont  j'ai 
eu  tant  de  peine  à  le  guérir,  commençait  à  lui  faire  sen- 
tir son  oppression  cruelle.  11  me  donna  un  jour  un  petit 
portefeuille  de  cuir  de  Russie,  tout  blanc,  sur  la  pre- 
mière page  duquel  il  avait  écrit  de  cette  petite  écriture 
de  race  (les  pattes  d'abeilles  ivres  de  Lacryma  Christi 
des  Guérins):  «  Souviens-toi  qu'il  fut  un  être  îniséra- 
hle!  »  L'être  misérable  a  été  puissant  et  charmant,  et  je 
lelui  ai  enfin  appris;  mais  le  souviens-toi!  a  été  bien  obéi. 
Je  n'ai  pas  manqué  à  cette  consigne.  Il  est  des  endroits 
de  Paris  qui  m'ont  été  consacrés  par  lui,  et  des  pierres 
ou  du  bitume  desquels  il  sort  une  douce  flamme  pour  mes 

(1)  Lettre  à  Trebutien  (10  avril  1856). 


—  46  — 

yeux,  quand  je  les  revois.  C'est  là  où  nous  avons  échangé 
des  sentiments  et  des  pensées,  faits  de  la  vie,  car  il  n'est 
pas  un  autre  mot  pour  exprimer  cela  »  (1). 

Cette  amitié,  qui  s'ébauchait  sur  les  bancs  du  collège, 
se  fit,  par  la  suite,  de  jour  en  jour  plus  étroite:  elle  sur- 
vécut à  la  mort  prématurée  du  délicieux  poète.  Barbey 
d'Aurevilly  fut  plus  tard  l'éditeur  du  jeune  maître  enlevé 
à  l'âge  de  29  ans.  Il  lui  a  consacré  les  plus  belles  pages, 
—  en  partie  encore  inédites,  —  qui  soient  sorties  d'un 
cœur  fraternellement  ami. 

Georges-Maurice  de  Guérin,  né  au  château  du  Cayla, 
près  d'Albi,  le  10  août  1810,  était  une  de  ces  natures  ré- 
sonnantes et  maladives  qui,  sentant  leurs  jours  comptés, 
ont  la  fièvre  de  vivre  et  semblent  pressées  de  répandre  les 
trésors  de  leur  âme  (2).  Ce  fut  sans  doute  leur  commun 
amour  de  la  poésie,  leur  passion  des  choses  de  la  nature, 
leurs  émotions  semblables  devant  la  vie,  qui  attirèrent  l'un 
vers  l'autre  ces  deux  enfants  à  peine  échappés  à  la  tu- 
telle familiale.  Ils  s'enivrèrent  ensemble  de  sentiments 
élevés  et  d'expansions  lyriques.  Ils  burent  à  la  même 
coupe  les  premières  gouttes  déhcieusement  capiteuses 
de  ce  nectar  des  dieux  qui  fait  qu'on  oublie  la  platitude 
de  l'existence  quotidienne.  Ils  se  surchauffèrent  l'intelli- 
gence et  le  cœur  de  leur  enthousiasme  réciproque.  Dans 
leurs  entretiens,  où  passait  comme  un  reflet  de  l'âme 

(1)  Lettre  à  Trebutien  (15  août  1855). 

(2)  Je  ne  parlerai  que  très  peu  de  Maurice  de  Guérin  au  cours  des  pages 
qui  vont  suivre,  —  et  seulement  dans  la  mesure  où  son  existence  a  été  in- 
timement liée  à  celle  de  Barbey  d'Aurevilly.  Le  poète  du  Centaure  mérite, 
en  effet,  une  étude  spéciale.  Or,  justement  à  l'heure  où  je  terminais  ce 
chapitre,  j'ai  appris  qu'un  toulousain,  M.  Georges  Esparbès,  consacrait  à 
son  compatriote  Maurice  de  Guérin  un  travail  analogue  à  celui  qu'un 
Bas-Normand  fait  ici  sur  son  compatriote  Barbey  d'Aurevilly. 


—  47  — 

même  de  Platon,  ils  sentirent  et  aimèrent  la  divine  beauté. 
Ils  firent  des  hynmes  à  la  nature  et,  fuyant  les  rég-ions 
terrestres  où  l'imag-ination  est  enchaînée,  prirent  leur 
essor  vers  les  espaces  illimités  où  elle  s'épanouit  dans  la 
pleine  liberté  de  ses  rêves.  Ils  connurent  la  volupté,  sans 
cesse  renouvelée,  que  donne  le  culte  ardent  et  exclusif 
des  formes  poétiques.  Ils  possédèrent  cette  impérieuse 
maîtresse,  —  amante  jalouse  qui  asservit  les  plus  fiers 
aux  mirages  de  sa  beauté,  —  la  poésie.  Ils  étaient  heu- 
reux. 

Pourquoi  fallut-il  que  ce  bonheur  fût  interrompu  par  la 
séparation  des  deux  amis,  qui  ne  formaient  plus  déjà 
qu'un  seul  esprit  et  qu'un  seul  cœur  ?  En  juillet  1829, 
Jules  Barbey  est  reçu  bachelier  ès-lettres.  Vite,  ses  pa- 
rents le  rappellent  à  Saint-Sauveur.  Il  n'a  plus  rien  à 
faire  à  Paris,  pensent-ils  à  juste  titre,  ces  braves  hobe- 
reaux qui  croient  que  la  vie  de  province,  —  même  la 
vie  la  plus  étroite,  —  suffit  à  satisfaire  tous  les  goûts. 
Contraint  à  regagner  la  maison  paternelle,  —  qu'il  a  un 
peu  oubliée,  —  le  jeune  lauréat  de  la  Sorbonne  s'éloigne 
tristement  de  son  cher  Guérin.  Nos  poètes  se  font  de  mé- 
lancoliques adieux  ou  plutôt  ils  jurent  de  se  revoir  et 
d'entretenir  toujours,  par  un  enthousiasme  commun,  le 
foyer  de  chaude  affection  où  s'alluma  leur  fièvre  du  beau. 
A  peine  revenu  au  pays  natal,  Jules  est  sollicité  par 
ses  parents  à  suivre  l'exemple  séculaire  des  Barbey. 
D'abord,  il  ne  faut  plus  qu'il  songe  aux  choses  brillantes 
et  vaines  qu'il  a  entrevues  à  Paris  et  qui  ont  enchanté  ses 
années  de  collégien  exilé.  Puisqu'il  doit  vivre  en  terrien, 
comme  son  père  et  ses  ancêtres,  il  n'a  pas  besoin  de  se 
torturer  désormais  l'esprit  de  souvenirs  inutiles.  Une 
seule  question,  et  très  importante,  mérite  de  l'intéresser 
à  présent:  elle  consiste  à  faire  choix  d'une  femme  et  à  se 


—  48  — 

marier  au  plus  tôt.  C'est  l'usage;  il  ue  saurait  couvenir 
à  l'ainé  de  la  t'aniille  de  rompre  avec  les  traditions  an- 
cestrales  et  de  briser  la  longue  chaîne  d'un  passé  qui  a 
force  de  loi.  L'honneur  commande  à  tous  les  descendants 
de  conserver  intact  le  patrimoine  de  hautes  leçons  et  de 
modèles  sacrés  transmis  par  les  aïeux,  et  d'accroître 
eux-mêmes  cet  héritage  moral  en  se  soumettant  de  gaîté 
de  cœur,  volontairement,  expressément,  aux  devoirs  qui 
en  découlent.  Faire  ce  qu'ont  fait  les  pères,  c'est  l'ordre 
qui  s'impose  aux  fils  d'une  famille  bien  née,  c'est  en 
quelque  sorte  le  premier  article  do  la  morale  domestique. 
Tel  est  le  raisonnement  que  tient  à  son  aîné  le  vieux 
royaliste  Théophile  Barbey. 

Mais  les  perspectives  d'avenir  qu'on  ouvre  devant  ce 
jeune  homme,  grisé  de  l'air  de  Paris  et  amoureux  d'indé- 
pendance, ne  sont  guère  de  nature  à  le  séduire.  La  vie 
tranquille,  monotone  et  très  plate,  qu'on  lui  offre,  qu'on 
lui  représente  comme  nécessaire  et  seule  digne  de  lui,  à 
laquelle  on  semble  même  le  contraindre  au  nom  d'anti- 
ques traditions  familiales,  legs  encombrant  et  suranné 
d'un  temps  aboU,  histoires  d'un  autre  âge  qu'il  n'est  pas 
loin  d'appeler  des  préjugés,  —  cette  vie  que,  deux 
années  plus  tôt,  avant  le  collège  et  l'atmosphère  toute 
nouvelle  où  il  a  respiré  les  premiers  parfums  capi- 
teux de  la  société  moderne,  il  eût  acceptée  peut-être 
sans  trop  de  difficultés,  lui  paraît  à  présent  intolérable. 
C'est  vouloir  l'enfouir,  l'enterrer  tout  vivant,  que  de 
prétendre  l'enfermer  dans  un  «  trou  de  province  ».  Tel 
est  le  refrain  de  ceux  qui  commencent  à  se  «  déraciner  » 
du  sol  natal.  On  le  voit  :  Jules  Barbey  est  revenu  bien 
changé  de  ce  collège  Stanislas  où  son  père  ne  pouvait 
pas  prévoir  qu'on  enseignât  des  idées  aussi  révolution- 
naires. 


—  49  — 

Peu  à  peu,  en  effet,  au  cours  de  ces  deux  ans  vécus  a 
Paris  dans  un  milieu  très  spécial,  notre  normand  trans- 
planté, jeté  sans  transition  de  l'existence  champêtre  en 
pleine  civilisation  urbaine  (et  quelle  civilisation!  quelle 
ville  que  ce  Paris  de  1820,  qui  bouillonne  de  toutes  sortes 
de  fermentations,  littérairee,  politiques  et  sociales,  et  qui 
porte  dans  ses  flancs  toujours  féconds  le  germe  d'une 
prochaine  révolution  intellectuelle  et  morale!)  notre  nor- 
mand s'est, lui  aussi,  profondément  transformé.  L'homme, 
décidéncent,  est  sorti  de  l'enfant!  Cette  éclosion  qu'at- 
tendait avec  impatience  Théophile  Barbey,  la  voilà  enfin 
accomplie. 

Mais  (et  cela  ne  pouvait  être  prévu  par  l'esprit  peu  sub- 
til du  Chouan  raté  de  Saint-Sauveur-le-Vicomte)  une  pa- 
reille métamorphose  ne  se  fait  pas  en  toute  sécurité  et 
ne  s'opère  point  insensiblement.  D'abord  le  passage 
brusque  de  la  vie  libre  au  sein  des  campagnes  natales  à 
la  vie  recluse  de  l'internat  ne  pouvait  être  très  favorable 
au  développement  progressif  et  normal  des  goûts  de 
Jules  Barbey.  Il  semble  que  ce  jeune  homme  exilé  dut 
maudire,  dès  la  première  heure,  le  sort  qui  le  condam- 
nait, lui,  l'oiseau  indisciphné  des  régions  de  l'Ouest,  à 
une  captivité  étroite  où  il  allait  s'étioler.  Qui  vit  dans  les 
grandes  plaines  de  l'atmosphère,  dont  rien  ne  limite 
l'horizon,  meurt  en  cage.  Néanmoins,  s'il  s'habituait  à 
son  existence  nouvelle,  s'il  se  prenait  à  aimer  sa  prison, 
s'il  y  nouait  des  amitiés  charmantes  et  solides,  n'y  avait- 
il  pas  lieu  de  craindre  que  Jules  Barbey  n'oubliât  un  peu 
la  terre  natale,  ne  s'aperçût  qu'on  peut  vivre  partout  et 
ne  se  fît  de  l'absence,  —  cette  absence  qui  paraît  si  dure 
aux  premiers  instants  de  solitude,  —  un  état  famiher, 
s'auréolant  dans  le  lointain,  par  l'accoutumance,  d'une 
poésie  mélancolique  qui  avait  bien  sa  douceur  et  son 

4 


—  50  - 

attrait?  Et  puis,  il  n'avait  jamais  été  fort  choyé  à  la  mai- 
son paternelle,  et  les  mille  sollicitudes,  qui  font  tant  dé- 
faut aux  petits  êtres  arrachés  à  leur  mère  par  la  cruauté 
de  la  destinée,  ne  lui  manquaient  pas,  à  lui  qui  ne  les 
avait  point  connues.  Enfin,  le  milieu,  où  il  avait  passé 
deux  années,  était  tout  intellectuel  :  il  y  avait  respiré  à 
pleins  poumons  la  joie  de  Tétude,  qu'il  savait  rendre  va- 
gabonde sous  des  apparences  régulières,  et  y  avait  con- 
quis, entretenu,  savouré,  de  précieuses  relations  d'es- 
prit et  de  cœur. 

Jules  Barbey  revenait  donc  au  pays  natal  dans  des 
sentiments  tout  à  fait  différents  de  ceux  qu'il  en  avait 
emportés  quelques  mois  auparavant.  Les  traditions  de 
sa  famille  n'avaient  plus,  à  ses  yeux,  la  même  valeur 
d'  «  impératif  catégorique  »  et  il  était  bien  décidé  à  ne 
rien  sacrifier  de  ses  goûts  ou  de  ses  ambitions  à  ces 
«  spectres  du  passé  ».  D'ailleurs,  la  Basse-Normandie  ne 
lui  tenait  plus  au  cœur  par  des  liens  aussi  sohdes  et 
puissants  qu'autrefois  :  ce  n'est  pas  impunément  que 
l'on  quitte,  tout  jeune,  un  pays  où  l'on  n'a  pas  eu  encore 
le  temps  d'établir  fermement  et  d'  «  enraciner  »  à  jamais 
ses  habitudes,  ses  préférences,  son  âme  en  un  mot.  Ce 
bachelier  sans  expérience  voulait,  —  par  la  seule  magie 
de  son  diplôme,  peut-être, —  conquérir  le  monde  et 
s'imaginait  naïvement  qu'on  peut  prétendre  à  tout,  grâce 
à  un  parchemin  universitaire.  Pauvre  petit,  infatué  de 
ses  lauriers  récents  !  l'existence  se  chargera  bien  un 
jour,  —  et  bientôt,  —  de  le  ramener  à  des  idées  plus 
saines  et  plus  voisines  de  la  réalité  ! 

Toutefois,  pour  l'instant,  et  en  attendant  de  recevoir 
les  dures  leçons  de  l'adversité,  Jules  Barbey  ne  se  sou- 
ciait pas  de  reprendre  à  Saint-Sauveur-le-Vicomte  la  vie 
d'antan  en  la  compagnie  de  son  père  et  d'y  mener,  au 


-  51  - 

milieu  d'une  société  d'esprits  rétrogrades  qui  le  com- 
prendraient de  moins  en  moins,  cette  existence  austère, 
renfrognée,  inutile,  qui  avait  été  la  sienne  pendant  de 
longues  années.  Il  envisageait  l'avenir  sous  des  couleurs 
plus  variées  el  moins  pales  ;  l'uniformité,  la  monotonie 
des  choses  rurales  lui  faisait  peur.  Du  reste,  il  avait 
maintenant  des  besoins  intellectuels.  Son  esprit  s'était 
ouvert  au  charme  puissant  de  l'étude  et  de  l'amitié. 
Pourrait-il  jamais  satisfaire,  à  Saint-Sauveur,  ces  aspira- 
tions ardentes  vers  l'idéal  et  entretenir,  comme  il  l'avait 
promis  à  son  cher  Guérin,  l'ivresse  de  ses  premières 
sensations  de  collège  ? 

Mais  essayer  de  convaincre  Théophile  Barbey  du 
caractère  impérieux  de  ces  secrets  désirs,  c'était  peine 
perdue.  Le  vieux  paysan  ne  comprenait  rien  à  de  si 
sottes  démangeaisons  sentimentales  et  se  disait  que  le 
baccalauréat,  qui  fait  naître  de  telles  maladies  bizarres 
n'est  point  une  institution  bien  saine.  De  là,  il  concevait 
encore  une  horreur  plus  profonde  pour  la  société 
moderne.  Il  flairait  toutes  sortes  de  pièges  et  de  com- 
plots révolutionnaires  sous  les  fantaisies  de  son  fils 
Entêté  comme  il  l'était,  et  aigri  par  les  déceptions,  il  dut 
maudire  bien  vite  la  stupide  ambition  qui  l'avait  poussé 
a  envoyer  Jules  à  Paris,- et  il  le  fit  sentir  cruellement  au 
jeune  homme.  Ce  n'était,  en  vérité,  qu'un  ingrat,  cet 
aîné  sur  qui  reposaient  les  meilleures  espérances  de  la 
famille  et  qui  répondait  si  mal  aux  sacrifices  consentis  en 
sa  faveur  ! 

Si  donc  notre  bachelier  s'était  flatté  de  l'idée  qu'on  le 
faisait  revenir,  sans  délai,  à  Saint-Sauveur,  pour  le 
féliciter  de  ses  succès  et  respirer  à  la'  maison,  dans  la 
douce  intimité  du  foyer,  la  fraîche  odeur  de  ses  verts 
lauriers,  il  eut  à  rabattre  bientôt  son  naïf  et  confiant 


-  52  — 

orgueil.  Les  lauriers  scolaires  ne  tardèrent  point  à 
se  faner,  et  l'odeur  s'en  perdit  au  cours  des  discus- 
sions, dénuées  de  cordialité,  qui  s'élevèrent  entre  le 
père  et  le  fils  pendant  ces  vacances  suprêmes  après 
le  diplôme  universitaire  obtenu,  —  derniers  moments 
heureux  qui  précèdent  de  bien  peu  le  commence- 
ment de  la  vie  sérieuse  où  l'on  n'a  plus  à  compter 
que  sur  soi  ! 

Oh  !  ces  vacances,  à  la  fin  desquelles,  une  fois  passé 
l'examen  redoutable  et  une  fois  évanoui  le  parfum  fac- 
tice du  baccalauréat,  il  n'est  question  que  de  songer  à 
l'avenir  !  Les  parents  pressent  leur  enfant  de  prendre 
une  décision  et  l'invitent  instamment  à  faire  choix  d'une 
carrière.  Et  le  jeune  homme,  qui  a  vécu  toute  son  ado- 
lescence au  collège  et  qui  ne  connaît  rien  de  la  vie 
réelle,  qui  a  même  reçu  la  plupart  du  temps  une  ins- 
truction absolument  opposée  à  celle  qui  lui  serait 
nécessaire  dans  la  pratique,  ne  sait  de  quel  côté  se 
diriger.  Il  a  du  goût  pour  tout,  en  général,  —  pour  rien, 
en  particulier.  Il  fera  ce  qu'on  voudra.  Il  n'est  pas 
difficile,  pourvu  qu'on  lui  assure  «  bon  souper,  bon 
gîte...  et  le  reste  »,  —  le  reste  surtout;  car  le  superflu 
est  toujours  ce  qu'il  y  a  de  plus  indispensable.  Il  essaiera, 
s'il  le  faut,  toutes  les  carrières  les  unes  après  les  autres  ; 
je  veux  dire  qu'il  essaiera  d'y  entrer.  Quand,  après 
beaucoup  de  sueurs,  il  aura  gagné  son  galon  sur  le 
champ  de  bataille  de  la  vie,  il  s'y  accrochera  désespé- 
rément, le  défendra  au  besoin  avec  fureur  et  ne  l'aban- 
donnera jamais.  11  aura  pour  le  «  rond-de-cuir  »  enfin 
conquis  une  dévotion  de  musulman.  Ce  sera  son  fétiche, 
—  presque  sa  seule  divinité.  Plus  tard,  ses  enfants 
recommenceront  le  même  jeu  et  se  contenteront  de  la 
même  aubaine. 


—  53  — 

Mais,  en  attendant  ce  dénouement,  but  extrême  des 
ambitions  contemporaines,  le  jeune  homme  est  mal- 
heureux. Combien,  dans  ses  dernières  heures  de  loisir 
et  d'insouciance,  il  regrette  les  vacances  d'autrefois  qui 
lui  semblaient  si  longues,  interminables,  et  qu'il  avait 
hâte  de  voir  s'achever  pour  parvenir  plus  vite  aux  congés 
suivants.  Il  était  pressé  de  grandir,  d'être  un  homme  en 
définitive,  et  maintenant  il  ne  sait  plus  quoi  faire  de  sa 
virilité  trop  tôt  épanouie.  Voilà  le  défaut  de  la  cuirasse 
dans  l'éducation  classique,  (jui  se  borne  à  la  recherche 
des  diplômes  et  qui  ne  prévoit  pas  la  vie...  au-delà  du 
but  immédiat  qu'elle  s'est  proposé.  De  cette  étuve,  sur- 
chauffée pendant  longtemps,  nos  bacheliers  sortent  bons 
à  tout  —  et  propres  à  rien. 

A  vrai  dire,  pour  Jules  Barbey,  le  problème  ne  se 
posait  pas  avec  cette  incertitude  poignante  qui  jette  le 
trouble  dans  la  conscience  de  tant  déjeunes  gens.  On  lui 
offrait  une  solution  toute  naturelle  et  très  simple  ;  mais 
elle  ne  lui  plaisait  pas.  Alors  s'engagea  entre  le  père  et 
le  fils  un  duel  terrible,  où  toute  la  dialectique  passionnée 
du  second  ne  put  triompher  de  l'inébranlable  obstination 
du  premier.  On  en  vint  à  échanger  des  paroles  irrépa- 
rables, dont  le  souvenir  même  ne  devait  plus  s'effacer 
jamais  !  Et  cependant,  jusqu'à  nouvel  ordre,  la  vie  en 
commun  était  nécessaire.  Quelle  souffrance  que  ces  ren- 
contres forcées  à  table  et  au  salon,  ce  commerce  jour- 
nalier et  incessant  de  personnes  qui  parlent  un  langage 
différent  et  qui,  sans  le  vouloir  peut-être,  par  leurs  dis- 
cours ou  leurs  silences  mêmes,  se  froissent  mutuelle- 
ment ! 

Que  voulait  donc  Jules  Barbey  ?  Avait-il  une  ambition 
très  précise  ou  seulement  de  vagues  désirs  d'indépen- 
dance ?  Un  dessin  que  nous  avons  de  sa  physionomie  à 


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cette  époque  peut  éclairer  en  partie  la  question.  Nous 
sommes  en  présence  d'un  jeune  homme  de  20  ans,  aux 
cheveux  bouclés  et  à  la  mine  bien  éveillée.  La  figure  est 
maigre  et  semble  pâle.  Le  front  dégagé  sous  une  cheve- 
lure abondante  et  rejetée  de  côté,  le  nez  bourbonien, 
les  lèvres  minces  et  ironiques,  que  déjà  commence  à 
estomper  une  moustache  naissante,  le  regard  profond 
et  aigu,  tout  annonce  le  lionceau  qui  va  se  ruer  sur  la 
vie,  sur  sa  proie  !  Ce  sont  les  yeux,  surtout,  qui  s'im- 
posent à  l'attention  :  ils  tranchent  sur  le  reste  du  visage, 
un  peu  effacé,  par  leur  éclat  fauve  et  leur  «  foyer  » 
anormalement  brillant  :  ils  ont  je  ne  sais  quoi  de  félin  (1) 
et  de  «  mauvais  sujet  ».  L'ensemble  du  portrait  effraye 
légèrement  au  premier  abord  et  inspirerait  volontiers 
une  sorte  d'étonnement  répulsif  ;  mais,  bien  considéré, 
et  à  la  longue,  il  captive:  l'éloignement,  qu'il  provoque 
au  début,  est  vite  réprimé  et  fait  place  à  un  ensorcelant 
attrait.  Il  y  a  du  mystère  dans  cette  physionomie,  et  le 
mystère  fascine  toujours  même  les  plus  réfractaires  à 
son  influence. 

Un  mystère  de  ce  genre  n'est  pas  facile  à  percer. 
Mais,  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le  visage  de 
Jules  Barbey  ne  paraît  pas  être  celui  d'un  méditatif. 
Il  semble  bien  plutôt  refléter  des  ardeurs  très  vives 
d'action  et  d'impérieux  besoins  de  dépenser  au  dehors, 
non  !  de  gaspiller  et  pour  ainsi  dire  de  «  purger  »  de 
violentes  énergies  internes.  Cet  homme  n'est  pas  destiné 
à  la  vie  contemplative  ou  à  l'existence  «  terre  à  terre  » 
de  ses  parents.  Rien  alors  de  surprenant  si,  sous  la 


(1)  «  Je  n'ai  jamais  eu  ce  palelinage  de  regards  »,  a  dit  Barbey  d'Aure- 
villy, en  partant  de  ce  portrait  de  sa  vingtième  année.  (Premier  Mémo' 
rundum,  1836-1838  (Lemerre,  éditeur,  1900,  p.  128). 


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triple  pression  de  son  tempérament,  de  la  «  voix  du 
sang  »  et  du  souffle  de  l'air  natal  qui  invite  à  l'action,  il 
se  soit  épris  des  beautés  de  la  carrière  militaire.  Parlant 
plus  tard  des  «  culottes  de  peau  »,  il  disait  avec  mélan- 
colie :  «  Hélas!  je  les  ai  toujours  aimées,  ces  culottes-là, 
et  j'ai  bien  failli  les  porter.  Si,  au  lieu  d'aller  faire  mon 
droit  à  Gaen,  j'étais  allé  faire  le  coup  de  sabre  dans 
l'Algérie,  je  serais  maintenant  Général  ou  j'aurais  été 
tué.  Deux  bonnes  choses.  »  (1). 

Mais  quand  Jules  Barbey  dit  à  son  père  que  la  carrière 
des  armes  le  séduisait,  ce  fut  un  beau  scandale.  L'admi- 
rateur endurci  des  Chouans  de  Basse-Normandie  fut  tout 
suffoqué  de  cette  prétention  inattendue  qui  venait  de 
germer,  comme  par  enchantement,  dans  la  tête  légère  de 
son  fils.  Revenu  à  lui-même,  et  lorsqu'il  eut  repris  ses 
sens,  il  déclara  tout  net  qu'il  était  indigne  d'un  homme 
bien  né,  dont  le  nom  était  synon^^me  d'honneur,  de  s'en- 
rôler sous  le  «  drapeau  constitutionnel  »  de  la  triste  mo- 
narchie d'après  la  Charte.  Le  ministère  Martignac,  par 
ses  principes  de  libérahsme  outré,  n'avait-il  point,  d'ail- 
leurs, ramené  en  France  la  révolution  victorieuse  ?  Et 
c'était  un  pareil  régime  que  le  petit-fils  des  héros  de  la 
Chouannerie  voulait  servir  et  soutenir,  —  fut-ce  en 
Algérie  ?  Sur-le-champ  défense  absolue  fut  faite  au  jeune 
étourdi  de  songer  désormais  à  satisfaire  d'aussi  crimi- 
nelles fantaisies  et  de  prendre  du  service  dans  l'armée 
régulière  du  Roi. 

Notre  bachelier  n'avait  décidément  pas  de  chance. 
Tout  ce  qui  lui  souriait  déplaisait  à  son  père  et  faisait 
surgir  des  obstacles  imprévus.  11  ne  lui  restait  plus  qu'une 
ressource  :  retourner  à  Paris,  revoir  Maurice  de  Guérin, 

(1)  LeUre  à  Trebutien,  15  août  1835. 


—  56  — 

renouer  de  chères  relations  intellectuelles  que  la  sépa- 
ration rendait  si  malaisées.  Mais  Théophile  Barbey, 
effrayé  des  idées  d'indépendance  que  l'atmosphère  du 
collège  avait  déjà  jetées  dans  l'âme  de  son  aîné,  ne  se 
prêta  pas  davantage  à  cette  nouvelle  combinaison.  Il 
refusa  son  consentement  au  départ  de  Jules.  Craignant 
que  le  jeune  homme  ne  s'émancipât  tout  à  fait,  si  l'on 
avait  la  faiblesse  de  céder  à  ses  caprices,  il  lui  intima 
l'ordre  de  rester  à  Saint-Sauveur. 

Les  choses  en  étaient  là,  et  la  solution  amiable  de  tant 
de  difficultés  pendantes  entre  le  père  et  le  fils  ne  sem- 
blait guère  prochaine,  lorsqu'un  événement  survint  qui 
mit  fin  à  cette  situation  embarrassante  et  presque  inex- 
tricable. Le  3  octobre  1829,  Jean-François-Frédéric  Bar- 
bey d'Aurevilly,  maire  de  Saint-Sauveur,  frère  aîné  de 
Théophile  Barbey,  mourut  subitement.  Le  portrait  de 
cet  homme  singulier  et  le  récit  de  sa  mort  violente  ont 
été  faits  de  main  de  maître  par  son  neveu,  dans  une 
lettre  à  Trebutien.  Si  je  reproduis  ici  partiellement  ce 
morceau,  c'est  qu'il  aide  à  saisir  certaines  particularités 
de  la  vie  de  province  et  de  la  famille  Barbey. 

«  Mon  oncle  était  un  hercule  blond,  au  regard  bleu  et 
couvert,  au  teint  fouetté  comme  celui  d'un  Anglais,  et 
aux  plus  belles  jambes  que  j'aie  jamais  vues,  —  un 
Hercule  campé  sur  des  jambes  d'Apollon.  C'était  le 
Normand  pur,  le  Rob-Roy  du  Cotentin ,  bouvier,  agri- 
culteur et  conduisant  parfois  sa  charrette  avec  ses  mains 
de  gentilhomme  qui  auraient  cassé  celles  de  tous  les 
paysans  d'alentour.  S'ils  avaient  eu  l'imagination  et  les 
coutumes  arabes,  ils  l'auraient  appelé,  comme  les 
Arabes  appelaient  Kléber,  le  Sultan  Juste.  Il  était  fort 
sultan,  en  effet,  fort  despote,  fort  bourru,  mais  il  était 
juste.  Sa  mairie  fut  une  Royauté  et  il  l'a  exercée  dure- 


—  57  — 

ment,  mais  irréprochablement,  dix-sept  ans...  Quand  je 
l'ai  connu,  il  était  à  plein  dans  la  vie  !  Les  cheveux 
blonds  étaient  tombés  sur  le  sommet  de  cetle  tête  brû- 
lante et  sanguine,  comme  sur  la  tête  de  Charles  XII, 
dont  il  n'avait  pas  la  sobriété,  s'il  en  avait  l'incroyable 
audace.  11  buvait  le  bourgogne  comme  un  prieur  de 
Templiers,  et  il  fallait  boire  à  sa  table,  sinon  il  vous 
allongeait  de  grands  coups  de  couteau  dans  les  cuisses. 
Quand  on  dînait  chez  lui,  on  pouvait  craindre  que  cela 
ne  finît  comme  entre  Lapithes  et  Centaures...  Il  faisait  de 
ses  chevaux  des  chevaux  de  Diomède.  Il  était  obligé  de 
se  battre  avec  eux  pour  les  monter  ;  cela  durait  une 
heure,  mais  l'homme  finissait  par  mettre  le  joug  de  ses 
cuisses  de  fer  sur  le  dos  vibrant  du  rebelle.  Figurez-vous 
que  ces  chevaux,  enragés  par  lui,  ne  se  laissaient 
monter  ni  avec  la  sangle,  ni  avec  la  croupière.  L'homme, 
de  son  poids,  devait  leur  fixer  la  selle  aux  reins  !...  Il  est 
mort  grandiosement,  —  comme  il  avait  vécu.  Son  cheval 
l'a  tué  en  s'abattant  sur  lui  sans  pouvoir  le  désarçonner 
et  en  revenant  lui  piler,  sous  ses  pieds,  cette  tête  qui,  à 
moitié  écrasée,  alla  jouer  le  ivhist  chez  mon  père,  le 
soir,  à  l'horreur  et  à  l'admiration  de  tous.  Dix  jours 
après,  un  dépôt  horrible  éclata  dans  ce  front  que  les 
sabots  du  cheval  n'avaient  pu  briser,  et  il  mourut,  ferme, 
après  quatorze  heures  de  bouillon,  —  comme  ils  disent 
si  effroyablement  du  râle  des  mourants,  en  Normandie. 
C'est  le  premier  homme  que  j'aie  vu  mourir.  Après  sa 
mort,  cette  nature  hémorragique  attesta  encore  sa 
puissance.  De  sa  maison,  assez  éloignée  du  cimetière, 
une  rivière  de  sang  marqua  sa  route,  en  coulant  par  les 
jointures  de  son  cercueil.  J'étais  un  enfant,  mais  je 
menais  le  deuil  malgré  mon  âge,  et  je  me  rappelle  la 
tragédie  de  mes  sensations  en  marchant  dans  ce  sang, 


—  58  - 

tombé  des  plus  larges  veines  qui  aient  jamais  palpité..., 
—  des  veines  dignes  de  se  dégorger  dans  le  sein  d'une 
impératrice  !  »  (1). 

Cette  page  superbe  de  mouvement  et  de  coloris  donne 
à  coup  sûr  des  proportions  un  peu  exagérées  à  la' 
curieuse  physionomie  du  grand  «  bouvier  »  cotentinais  : 
mais,  au  témoignage  des  personnes  qui  ont  connu  cet 
homme  d'une  nature  réellement  extraordinaire,  le  por- 
trait demeure,  à  tout  prendre,  —  malgré  le  panache 
romantique  dont  l'a  orné  le  peintre,  —  d'une  fidélité  très 
suffisante  et  d'une  exactitude  de  traits,  sinon  photogra- 
phique, du  moins  parfaite  en  ses  grandes  lignes. 

La  mort  inopinée  du  Maire  de  Saint-Sauveur  amena 
vraisemblablement  un  peu  de  détente  dans  les  rapports 
de  Théophile  Barbey  avec  son  fils.  C'est  l'effet  habituel 
des  deuils  de  famille.  La  lutte  engagée  autour  des  pro- 
jets d'avenir  du  jeune  homme  perdit  momentanément  de 
son  âpreté.  Néanmoins  tout  faillit  se  gâter  de  nouveau, 
à  propos  d'un  incident  de  minime  importance.  Jean-Fran- 
çois-Frédéric Barbey  d'Aurevilly  étant  mort  sans  posté- 
rité, il  avait  été  décidé  que  dorénavant  Jules  et  Léon 
Barbey  ajouteraient  à  leur  nom  patronymique  la  déno- 
mination de  d'Aurevilly,  laissée  vacante  par  le  décès  de 
leur  oncle,  tandis  que  les  deux  derniers-nés  de  la  famille, 
Edouard  et  Ernest,  s'appelleraient  du  Motel.  Pouvaii-on 
prévoir  des  difficultés  sur  ce  point  de  détail  ?  Mais  Jules, 
qui  avait  déjà  éprouvé  la  tyrannie  des  traditions  ances- 
trales  et  ne  voulait  à  présent  agir  qu'à  sa  guise,  refusa 

(1)  Lettre  du  23  avril  1856. —  A  propos  de  ce  mot  :  «  J'étais  un  enfant  », 
il  convient  de  remarquer  ici,  une  fois  pour  toutes,  (jue  l'auteur  de  ÏEn- 
sorcelée  s'est  toujours  rajeuni  de  quelques  années.  Il  avait  près  de  21  ans 
quand  son  oncle  mourut.  Il  n'était  donc  plus  un  enfant...  sinon  par  cer- 
tains côtés  de  son  caractère. 


—  59  — 

tout  net  l'aubaine  trop  facile  d'un  nom  auquel  il  ne  se 
reconnaissait  personnellement  aucun  di'oit. 

Un  tel  refus  n'était  pas  de  nature  à  calmer  les  suscep- 
tibilités aristocratiques  de  Théophile  Barbey.  Ce  rigide 
dévot  de  l'ancien  régime  crut  que  son  flls  allait  consom- 
mer ses  révoltes  contre  l'autorité  paternelle  en  s'affi- 
chant démocrate.  Il  voulut  donc  à  tout  prix  procurera  cet 
enfant,  qui  menaçait  de  finir  mal,  une  occupation  sérieuse, 
pour  l'arracher  aux  folles  chimères  dont  s'enfiévrait  sa 
juvénile  imag-ination.  Il  l'envoya  à  Caen  suivre  les  Cours 
de  la  Faculté  de  Droit.  «  Mon  flls,  à  qui  ses  vingt  ans 
grisent  la  tête  et  le  cœur,  pensait  le  vieux  légitimiste, 
nous  reviendra  calme,  assagi  et  apaisé,  après  avoir  connu 
le  charme  austère  des  études  juridiques.  Si  nous  n'en 
faisons  pas  un  terrien,  vivant  comme  moi,  inoccupé  et 
très  occupé,  du  moins  deviendra-t-il  peut-être  un  bon 
avocat,  très  indépendant,  sans  compromission  avec  les 
hommes  et  les  idées  du  jour,  car  il  comprendra  bientôt 
qu'il  ne  peut  accepter  aucune  fonction  de  notre  soi-disant 
gouvernement,  issu  du  Crime  de  1789.  >> 

Si  tel  fut  le  raisonnement  de  Théophile  Barbey  (et  tout 
nous  autorise  à  le  supposer),  le  peu  clairvoyant  royahste 
était  loin  de  compte.  L'avenir  lui  réservait  plus  d'une 
surprise. 


CHAPITRE  IV 

ÉTUDES    A    LA    FACULTÉ    DE    DROIT    DE    CAEN 

GUILLAUME-STANISLAS    TREBUTIEN 

LA   RÉVOLUTION   DE    1830.  -  IDÉES  RÉPUBLICAINES 

LA  Revue  de  Caen 

PREMIERS  ESSAIS  POLITIQUES  ET  LITTÉRAIRES  :  Léa 
THÈSE    DE    LICENCE    EN    DROIT 

(1829-1833) 


La  solution  opportune,  —  et  malheureusement  provi- 
soire, —  du  cas  difficile  qu'avait  eu  à  résoudre  Théophile 
Barbey,  relativement  à  l'avenir  de  son  aîné,  ne  donnait 
pas  entière  satisfaction  à  l'âme  ardente  de  ce  jeune 
homme  de  20  ans.  Toutefois,  malgré  sa  vocation  militaire 
contrariée,  l'ami  de  Maurice  de  Guérin  ne  put  s'empêcher 
de  reconnaître  que  la  liberté  lui  était  enfin  rendue,  et  que 
c'est  beaucoup  d'être  libre.  11  sentait  bien,  d'ailleurs,  que 
l'espèce  de  compromis  imaginé  par  son  père  était  une  de 
ces  demi-mesures  qui  n'aboutissent  jamais  à  un  résultat 
positif  et  sérieux.  Il  saurait  parfaitement  éviter  les  con- 
séquences de  la  situation  momentanée  qu'il  acceptait,  si 
elles  devenaient  un  jour  impérieusement  contraires  à  ses 


—  61  — 

inclinations  réelles.  Au  fond,  comme  toutes  les  demi- 
mesures,  celle-ci  ne  contentait  personne  d'une  façon 
absolue  :  ni  le  père,  qui  ne  l'avait  prise  qu'à  son  corps 
défendant,  à  la  dernière  extrémité,  sous  la  pression  de 
circonstances  urgentes  ;  ni  le  fils  qui  ne  s'y  résignait  que 
contraint  et  forcé,  la  mort  dans  l'àme,  pour  éviter  de 
nouvelles  discussions  inutiles  et  douloureuses  et  ne  point 
prolonger  son  triste  séjour  à  Saint-Sauveur.  Mais  les 
événements  allaient  se  charger  de  confondre  et  anéantir 
tout  à  la  fois  la  sécurité  peu  clairvoyante  de  Théophile 
Barbey  et  les  répugnances  secrètes  de  son  fils. 

Jules  Barbey  (qui  avait  refusé  le  joli  nom  de  d'Aurevilly 
et  qui  nous  prive  de  lui  donner  encore  cette  appellation 
gracieuse)  prit,  le  IG  novembre  1829,  sa  première  ins- 
cription à  la  Faculté  de  Droit  de  Gaen.  Il  avait  juste 
21  ans.  Il  n'eut,  en  arrivant  à  Caen,  d'autre  recours 
contre  l'ennui  menaçant,  que  le  travail.  Aussi  s'appliqua- 
t-il  très  sérieusement  aux  études  que  la  volonté  de  son 
père  lui  prescrivait.  Il  fut  tout  à  fait  assidu  aux  cours  de 
ses  professeurs.  Cette  assiduité  n'allait  pas  sans  quelque 
mérite,  car  c'était  le  temps  où  nos  futurs  jurisconsultes 
désertaient  souvent  la  Faculté  pour  les  parlottes  poli- 
tiques qui  commençaient  à  devenir  bruyantes.  On  s'oc- 
cupait plus  volontiers  des  menées  réactionnaires  de 
M.  ^e  Polignac  et  des  tentatives  cléricales  de  la  Congré- 
gation que  des  œuvres  juridiques  de  l'empereur  Justinien. 
Le  présent  faisait  oublier  et  effaçait  presque  le  passé. 
Les  manuels  de  droit  s'enluminaient  de  proclamations 
libérales  et  le  papier  timbré  se  couvrait,  comme  par 
enchantement,  d'arabesques  multicolores  où  se  dissimu- 
laient de  vives  allusions  à  l'impopularité  du  gouverne- 
ment de  Charles  X.  L'actualité,  la  terrible  et  brûlante 
actualité,  jetait  la  fièvre  dans  les  esprits. 


k 


-  62  - 

Le  fllsdii  plus  endurci  dos  légitimistes  pouvait  trouver, 
dans  ce  milieu  surexcité,  une  excellente  occasion  de 
battre  en  brèche  les  vieilles  traditions  et  les  préjugés  de 
sa  famille.  Peut-être  le  fit-il  :  c'est  même  probable.  Mais, 
au  début  de  son  séjour  à  Caen,  seul  et  sans  amis,  vivant 
en  isolé,  il  dut  se  contenter  de  rêver  aux  libres  che- 
vauchées que  son  père  lui  avait  interdites.  Sa  pensée 
errante  allait  des  beaux  songes  militaires  de  son  enfance 
aux  ivresses  intellectuelles  de  son  adolescence  précoce  : 
le  deuil  de  ses  goûts  sacrifiés  aux  exigences  paternelles 
lui  attristait  le  cœur.  Il  se  renfermait  alors  dans  sa 
«  tour  d'ivoire  »,  —  refuge  inaccessible  à  autrui,  temple 
intime  où  il  avait  porté  ses  idoles  et  ses  chimères.  Là,  du 
moins,  il  lui  était  loisible  d'évoquer  silencieusement,  et 
en  toute  sécurité,  les  spectres  qui  avaient  hanté  les  jours 
et  les  nuits  de  ses  jeunes  années.  11  pleurait  ses  fantômes 
évanouis. 

Dès  cette  époque,  il  se  fait  remarquer  par  la  singula- 
rité de  ses  costumes  et  la  bizarrerie  de  ses  goûts.  Il 
fraye  peu  avec  les  étudiants  de  la  Faculté.  Quand  il  n'est 
pas  aux  cours,  il  fait  de  longues  promenades  solitaires 
dans  les  rues  de  la  ville  et  par  la  plaine  de  Caen  ou  se 
retire  en  sa  chambrette  de  la  place  Malherbe.  Là,  dans  la 
famiharité  de  ses  rêves,  compagnons  chers  et  douloureux 
à  la  fois,  lorsqu'ils  deviennent  trop  violemment  tor- 
turants, il  les  satisfait  pour  une  heure,  en  dépouillant  ses 
habits  bourgeois  et  en  s'affublant  de  vêtements  excen- 
triques. Ces  fantaisies  passagères  trompent  ses  besoins 
inassouvis  d'héroïsme  et  de  grandeur.  Les  illusions  de 
son  imagination  servent  de  dérivatif  aux  tristes  néces- 
sités d'une  existence  monotone  et  incolore.  Il  met  «  du 
bleu»  dans  sa  vie  par  la  vertu  toute-puissante  et  magique 
d'évocations  fictives. 


—  G3  - 

Aussitôt  qu'il  revient  à  la  réalité  et  qu'il  veut  échapper 
à  l'obsédante  image  de  sa  situation  présente,  il  va  à  la 
Faculté  des  Lettres  entendre  deux  professeurs  qu'il 
aime  :  Charma  et  Bertrand.  Charma,  l'élég-ant  philosophe 
au  nom  poétique,  esprit  plus  subtil  que  profond,  «le  mou- 
vement perpétuel  en  fait  d'idées  »  (1),  le  séduit  par  l'agi- 
lité de  ses  spéculations  métaphysiques.  L'ancien  lauréat 
de  la  dissertation  philosophique  au  collège  Stanislas  se 
plaît  à  suivre  le  jeune  maître,  —  Charma  avait  alors 
trente  ans  à  peine,  —  dans  les  hautes  régions  qui  le 
ravissent  aux  platitudes  de  la  vie  quotidienne.  En  Ber- 
trand, Jules  Barbey  goûte  surtout  le  disert  helléniste, 
qui  enchâsse  finement  de  délicates  réflexions  dans  la 
suave  poésie  d'Homère.  L'enfant  de  Saint-Sauveur  revit 
là  ses  premières  sensations  de  la  nature  :  il  y  trouve  une 
consolation  à  ses  rêves  toujours  renaissants.  Par  la  suite, 
il  devient  l'ami  de  ces  deux  professeurs  éminents. 

Mais  ces  heures  délicieuses,  où  les  préoccupations 
intellectuelles  sont  les  plus  fortes  et  dominent  toutes  les 
autres,  sonnent  trop  rarement  pour  remplir  le  vide  des 
longues  journées  sans  activité.  Aux  moments  de  désœu- 
vrement, la  passion  reprend  ses  droits  et  fait  entendre  sa 
voix  grondante.  Or,  la  nature  sentimentale  et  romanesque 
de  Jules  Barbey  n'a  pas  assez  d'empire  sur  elle-même 
pour  se  soustraire  à  l'exaltation  intime  de  ses  douleurs. 
Il  souffre  de  toutes  manières,  —  même  par  l'amour,  par 
ces  amours  juvéniles  qui  deviennent  d'autant  plus  vio- 
lentes qu'elles  sont  plus  déraisonnables  et  plus  difficiles 
à  satisfaire.  Ces  «  amours  impossibles  »  le  mettent  au 
supplice  :  il  sort,  blessé  et  meurtri,  de  plusieurs  aven- 
tures où  il  était  allé  chercher  un  peu  d'apaisement  et 

(1)  Mémorandum  de  Caen  (éd.  Lemerre  1884). 


—  64  — 

par  lesquelles  il  avait  tenté  de  se  fuir  lui-même,  d'échap- 
per à  sa  solitude  exaspérante.  Kisolemeutlui  était  insup- 
portable, et  il  revient,  plus  seul  que  jamais,  des  régions 
du  sentiment  où  il  s'était  égaré.  Il  connaît  les  larmes 
angoissées  du  désenchantement  et  il  rentre  chez  lui, 
n'ayant  pour  compagnie  que  le  triste  cortège  de  ses 
désillusions.  Il  gardera  toujours,  au  plus  intime  de  son 
âme,  le  secret  de  ces  amours  inassouvies,  qui  ne  sont 
point  défuntes  et  dont  l'aiguillonnant  souvenir  le  hante 
sans  répit. 

Heureusement,  un  événement  imprévu  l'arrache  tout  à 
coup  au  pénible  commerce  de  ses  rêves  inapaisés.  Un 
jour  qu'il  traînait  à  l'aventure  son  oisiveté  ennuyée  et 
sombre  à  travers  les  rues  de  Gaen,  il  aperçoit  près  du 
Pont  Saint-Jacques  une  sorte  de  cabinet  de  lecture.  Il  y 
entre  sans  but  précis,  afin  de  «tuer  »  une  heure  ou  deux, 
et  parcourt  au  hasard  des  livres  qui  lui  tombent  sous  la 
main.  Cependant  le  librciire  peu  occupé,  qui  tient  ce 
pauvre  magasin,  remarque  son  nouveau  client  et  peu  à 
peu  s'approche  de  lui.  Nos  désœuvrés  se  font  maintes 
politesses  et  aussitôt  causent  à  bâtons  rompus  de  litté- 
rature et  d'art.  Jules  Barbey  est  frappé  de  la  physiono- 
mie intelligente  et  surtout  de  la  science  de  son  interlo- 
cuteur. «  C'était,  disait-il  plus  tard,  un  homme  maigre, 
à  l'allure  pénitente,  comme  un  père  du  désert,  avec 
une  jambe  repliée,  le  pied  en  l'air...  »  (1). 

Ce  libraire  singulier,  qui  devait  prendre  dans  l'exis- 
tence intellectuelle  de  Barbey  d'Aurevilly  une  place  si 
prépondérante,  s'appelait  Guillaume-Stanislas  Trebutien. 
Infirme  et  maladif,  il  n'avait  pour  vivre  que  les  minimes 
ressources  de  son  cabinet  littéraire,  dont  il  était,  au 

(i)  Octave  UzANNE,  Article  de  la  Revue  Le  Livre  (10  juin  1889). 


—  G5  — 

demeurant,  le  plus  fervent  lecteur.  Bardé  de  savoir,— à  la 
façon  d'un  moine  du  moyen-age,  —  ayant  étudié  le  persan, 
l'arabe  et  le  turc,  il  s'était  mis  en  relations  avec  nombre 
d'érudils  et  d'archéologues  illustres  :  mais  il  n'avait  pas 
trouvé  la  fortune  dans  ce  culte  désintéressé  de  la  science. 
Ame  ardente,  d'ailleurs,  à  qui  l'étude  ne  suffisait  pas  et 
qui  avait  comme  besoin  de  se  dévouer  à  autrui,  il  maîtri- 
sait mal  ses  émotions  les  plus  intimes,  et  ne  pouvait  dis- 
simuler ses  enthousiasmes  fébriles  sous  le  masque  rigide 
de  l'érudition. 

Au  bout  de  quelques  minutes  d'entretien,  les  deux 
jeunes  gens  (Trebutien  n'avait  guère  alors  dépassé  la 
trentaine,  étant  né  le  9  octobre  1800)  se  comprirent  et 
s'aimèrent.  Il  devinrent  plus  que  des  amis,  —  des  frères. 
Un  sentiment  profond  les  unit  l'un  à  l'autre,  et  de  ce  jour 
ils  furent  inséparables.  Trebutien,  qui  s'était  épris  des 
idées  saint-simoniennes  (1),  causa  politique  avec  le  fils 
de  Théophile  Barbey  et  vit  qu'il  avait  affaire  à  un  esprit 
très  libre,  très  indépendant,  tout  à  fait  dégagé  des  tradi- 
tions du  passé.  Mais  ce  fut  surtout  la  littérature  qui  rap- 
procha le  libraire  et  l'étudiant:  ils  comnaunièrent  dans 
une  égale  passion  du  beau.  Sans  délai,  le  Normand  du 
Calvados  conçut  pour  le  Normand  de  la  Manche  une 
admiration  des  plus  vives,  que  rien  ne  justifiait  encore  ; 
seulement  (chose  plus  rare  !  )  il  le  devina,  il  pressentit 
son  talent  à  venir. 

De  son  côté,  avec  cette  superbe  confiance  qui  carac- 
térise la  jeunesse,  Jules  Barbey,  choyé  par  son  aîné,  lui 
jura  une  éternelle  affection  et  déclara  dès  lors  l'associer 
à  sa  gloire  future. 

(1)  Cf.  E.  DE  RoBiLLARD  DE  Beal'repaire,  Notice  sïo'  F.  G.  s.  Trebutien 
(Caen,  Imprimerie  de  F.  Le  Blunc-Harclel,  1872). 

5 


-  66  — 

Sur  ces  entrefaites,  la  Révolution  de  1830  avait  éclaté 
comme  un  coup  de  foudre  dans  un  ciel  chargé  d'orage. 
Le  nouvel  ami  de  Trebutien,  qui  se  détachait  de  plus  en 
plus  des  idées  de  son  père,  ne  s'indigna  point  de  la  chute 
de  Charles  X  :  peut-être  même  y  applaudit-il  secrè- 
tement. Il  apprit  avec  autant  de  tranquillité  ou  d'indiffé- 
rence l'avènement  de  Louis-Philippe  au  trône  de  France. 
Du  reste,  s'il  n'accueillit  pas  avec  sympathie  les  réceots 
progrès  de  l'œuvre  révolutionnaire,  c'est  que  pour  le 
moment  la  politique  ne  le  tentait  pas.  Il  demeurait  à 
l'écart  de  toutes  les  théories  sociales  et,  pourvu  qu'on  ne 
mît  pas  d'entraves  à  ses  désirs  de  liberté  ou  qu'on  ne 
réveillât  point  le  spectre  des  traditions  ancestrales,  il  se 
tenait  pour  satisfait. 

Il  n'en  allait  pas  de  même  à  Saint-Sauveur-le- Vicomte. 
Théophile  Barbey,  après  avoir  protesté  contre  la  Charte 
octroyée  par  Louis  XVIII,  s'était  rallié,  malgré  la  consti- 
tution qui  l'offusquait,  aux  principes  absolutistes  de 
Charles  X  vieillissant  et  au  ministère  ultra-royaliste  du 
prince  de  Polignac.  Les  Ordonnances  de  juillet  le  com- 
blèrent de  joie:  c'était,  pensait-il,  le  coup  de  grâce  donné 
aux  «  libertés  »  malsaines  que  la  faiblesse  du  Roi,  en 
1814,  avait  malheureusement  consenties.  L'  «  œuvre 
satanique  »  de  la  Révolution  serait,  grâce  à  ce  retour 
tardif  vers  le  passé,  arrêtée  en  plein  essor.  Dieu  bénis- 
sait la  France  et  lui  promettait  de  longs  jours  de  paix. 
Aussi,  quelle  surprise  affreuse,  quel  terrible  réveil, 
lorsque  la  Démocratie,  rendue  plus  forte  que  jamais  par 
les  rodomontades  des  derniers  ministres  de  Charles  X, 
s'avança  à  flots  pressés  à  travers  Paris  et  le  conquit 
avec  rapidité!  Dans  sa  demeure  silencieuse,  le  vieux 
Chouan  au  repos,  pour  qui  la  Révolution  était  lettre 
close  et  chose  non  avenue,  n'en  pouvait  croire  ses  yeux 


—  67  - 

ni  ses  oreilles  Rien  n'existe  plus,  répétait-il,  puisque 
l'ancien  régime  vient  de  subir  encore  une  défaite,  peut- 
être  définitive. 

A  Caen,  par  bonheur,  on  envisageait  la  situation  d'un 
regard  moins  tragique  et  l'on  ne  songeait  pas  à  accuser 
Dieu  d'abandonner  la  Fi-ance.  S'il  y  eut  dans  la  cité  nor- 
mande un  moment  de  stupeur,  il  fut  vite  passé.  Jules 
Barbey  poursuivit  ses  études  de  Droit  avec  la  même 
résignation  qu'auparavant  ;  sans  doute  se  dit-il  qu'il  n'y 
avait  rien  de  changé  dans  le  pays,  si  ce  n'est  un  gouver- 
nement. Et  c'est  si  peu  de  chose  dans  la  marche  de  l'hu- 
manité !  Drapeau  blanc  ou  drapeau  tricolore,  il  était  prêt  à 
servir  l'un  ou  l'autre  avec  un  égal  enthousiasme.  Mais  il 
inclinait  de  préférence  vers  le  second,  qui  était  teint  du 
sang  des  volontaires  de  1792  et  des  soldats  de  Bonaparte. 

Bien  différent  était  l'état  d'àme  de  son  frère  Léon.  Ce 
jeune  homme,  bachelier  comme  Jules,  arrivait  alors  de 
Saint-Sauveur  pour  faire,  lui  aussi,  ses  études  de  Droit  à 
la  Faculté  de  Caen.  Respectueux  des  principes  légiti- 
mistes, avec  plus  de  clairvoyance,  à  coup  sûr,  que 
Théophile  Barbey,  mais  avec  non  moins  de  zèle,  il  eut 
la  fantaisie  de  monter,  en  compagnie  de  plusieurs 
condisciples,  à  l'assaut  de  la  Monarchie  de  Juillet. 
Comme  il  rimait  agréablement,  il  fît  des  chansons  et  de 
faciles  épigrammes  contre  le  nouveau  Roi  et  ses 
ministres.  Guerre  bien  inoft'ensive!  on  trouvait  plaisantes 
les  saillies  du  poète  imberbe,  mais  on  s'en  tenait,  même 
dans  la  haute  société  caennaise,  à  de  prudentes  marques 
d'approbation  tacite.  11  n'y  avait  pas  lieu  de  craindre  que 
le  gouvernement  de  Louis-Philippe  succombât  sous  les 
coups  d'épingle  de  ces  satires  politiques. 

Grisé  par  quelques  succès  de  club  et  de  salon,  Léon 
d'Aurevilly  (qui,  loin  d'imiter  la  conduite  de  son  frère. 


-  68  — 

avait  retranché  de  son  nom  le  Barbey  trop  roturier) 
fonda  en  janvier  1832  une  feuille  politico-littéraire,  le 
Momies  Normand,  destinée  à  mener  le  bon  combat 
sous  toutes  ses  formes,  anecdotique,  romanesque  et 
poétique,  contre  le  «  pouvoir  usurpateur  »  des  d'Orléans. 
Théophile  Barbey  et  Ernestine  Ango,  fiers  de  leur 
fils  puîné,  secondèrent  de  tous  leurs  efforts  cette 
tentative,  l'un  par  des  subsides  fréquents,  l'autre  par 
une  collaboration  effective  et  régulière.  Ainsi  Léon 
s'attirait  les  faveurs  de  ses  parents,  en  servant  la  cause 
sainte  de  la  légitimité.  Le  père  croyait  devoir  à  ses 
opinions  d'entretenir,  mieux  que  par  de  bonnes  paroles 
ou  de  pieuses  exhortations,  le  beau  zèle  des  jeunes 
bourboniens  ;  de-  son  côté,  la  mère  était  heureuse 
d'épancher  des  vers  faciles  dans  un  recueil  qui  allait 
bouleverser  le  monde  politique  et  amener  triomphant, 
sur  le  trône  de  France  consolidé,  le  cher  Henri  V  (1). 

Théophile  Barbey  et  sa  femme  ne  considéraient  pas 
du  même  regard  favorable  et  bienveillant  les  idées 
d'indépendance,  sans  cesse  croissantes  et  aggravées,  de 
leur  fils  aîné.  Jules  ne  s'est-il  point  avisé  de  refuser  toute 
collaboration  au  Momies  Normand,  de  protester  à  sa 
façon  contre  les  tentatives  réactionnaires  qu'on  médite 
et  de  dire  leur  fait,  brutalement,  aux  turbulents  poètes 
de  la  coterie  légitimiste  ?  Il  faut  être  vraiment  extrava- 
gant pour  oser,  d'un  cœur  léger,  de  pareils  sacrilèges  ! 
Et  ce  n'est  pas  tout.  Notre  jeune  indiscipliné  prétend  que 
les  questions  politiques  n'ont  aucune  importance,  qu'il  ne 

(1)  Pour  plus  de  détails  sur  les  épisodes  de  cette  campagne  légitimiste, 
voir  l'intéressant  chapitre  H  du  livre  que  le  R.  P.  Daujibin  a  consacré  à  Léon 
d'Aurevilly.  Si  l'on  se  met  en  garde  contre  certaines  appréciations  et  inter- 
prétations, très  naturelles,  du  l'auteur,  on  pourra  se  faire  une  idée  tout  à 
fait  exacte  des  luttes  de  ces  nouveaux  Chouans. 


s'agit  pas  de  savoir  si  les  Français  seront  gouvernés 
par  Henri  V  ou  par  Louis-Philippe,  que  tout  le  problème 
de  l'heure  actuelle  consiste  dans  une  organisation  meil- 
leure et  plus  équitable  de  la  société.  Bref,  Jules  Barbey 
se  dit  démocrate  et  n'a  plus  rien  de  commun,  —  même  le 
nom,  —  avec  Léon  d'Aurevilly.  On  juge  de  l'ébahissement 
et  de  l'indignation  des  Chouans  de  Saint-Sauveur  et  de 
Caen.  C'en  est  trop  :  c'est  mettre  le  comble  à  la  patience 
déjà  si  éprouvée  de  la  famille,  que  de  se  permettre  une 
aussi  scandaleuse  attitude.  On  éloigne  le  renégat  ;  on 
est  tenté  de  le  maudire. 

Délaissé  par  ses  parents,  Jules  Barbey  n'a  de  refuge 
qu'auprès  de  son  cher  Trebutien,  —  son  vrai  frère.  Il  le 
supplie  de  hûter  l'exécution  d'un  projet  qu'ils  caressent 
depuis  longtemps  dans  leurs  entretiens  affectueux  :  la 
fondation  d'une  revue  locale.  Sans  doute,  leur  bonne 
volonté  ne  suffira  pas  à  faire  vivre  cet  organe  nouveau  ; 
mais  Jules  s'engage  à  intéresser  à  l'affaire  commune,  si 
digne  de  soins,  son  cousin  germain  Edelestand  du  Méril. 
Du  Méril  est  jeune,  savant  et  riche,  —  trois  qualités 
admirables  qui  se  renforcent  par  leur  union  et  sont  un 
gage  de  prospérité  dans  toutes  les  entreprises.  Il  appor. 
tera  à  la  Revue  naissante  le  triple  concours  de  sa  précoce 
expérience,  de  son  savoir  étendu  et  de  ses  finances  très 
sohdes.  Notre  étudiant  développe  ce  thème  avec  chaleur 
et  conviction.  Cette  éloquence  juvénile  se  fait  si  pressante 
que  le  bon  Trebutien,  bientôt  à  bout  d'arguments  contre 
l'opportunité  de  l'affaire  et  désireux  avant  tout  d'être 
agréable  à  son  ami,  s'avoue  vaincu  :  il  laisse  entrer  la 
persuasion  dans  son  âme  débonnaire  et  finit  par  recon- 
naître lui-même  l'urgence  d'une  publication  nouvelle. 

Sans  plus  tarder  et  comme  s'ils  se  défiaient  du  lende- 
main, nos   hommes   de  lettres   improvisés  élaborent, 


—  70  - 

séance  tenante,  le  programme  du  recueil  qui  doit  les 
mener  au  plus  vite  à  la  célébrité.  Ils  baptisent  d'abord 
cette  «  fille  de  leurs  rêves  »  du  nom  très  simple  de  Revue 
de  Caen  et  arrêtent  en  commun  le  plan  de  la  rédaction 
future.  C'est  un  gros  travail,  —  et  de  grande  consé- 
quence, —  que  de  dresser  la  liste  des  matières  d'une 
Revue  naissante  ;  de  l'habile  confection  du  premier  som- 
maire, de  l'heureuse  et  intelligente  distribution  des  su- 
jets traités,  dépend  en  majeure  partie  l'idée  que  le  public 
se  fera,  une  fois  pour  toutes,  du  nouveau  recueil  qu'on 
soumet  à  son  examen.  Aussi  Trebutien  et  Jules  Barbey 
apportent-ils  un  soin  minutieux  et  des  précautions  infi- 
nies à  préparer  leur  rencontre,  redoutable  parce  qu'elle 
est  décisive,  avec  le  public  lettré.  Ils  s'inquiètent  peu  de 
l'avenir,  ils  n'envisagent  que  le  présent.  Leurs  regards 
s'arrêtent  à  contempler  le  succès  immédiat  qu'ils  es- 
pèrent :  ils  ne  voient  rien  au-delà  de  cette  réussite 
escomptée  et  ne  songent  point  aux  nécessités  matérielles 
de  la  lutte.  Ce  sont  des  idéalistes,  que  ces  fondateurs  de 
Revue  ;  ils  peuvent  former  de  beaux  projets  en  chambre, 
ils  en  seront  pour  leurs  frais.  Sans  provisions  de  voyage, 
sans  un  arsenal  bien  garni  de  munitions,  nos  deux 
étourdis  se  jettent,  tête  baissée,  dans  le  labyrinthe  de  la 
publicité,  à  la  poursuite  du  Minotaure  qui  s'appelle  le 
succès. 

Pendant  que  Trebutien  met  la  dernière  main  à  l'œuvre 
commune,  Jules  Barbey  s'en  va  passer  ses  vacances 
à  Saint-Sauveur.  Sa  famille  ne  lui  fait  pas  sans  doute  un 
très  chaleureux  accueil  ;  mais  il  s'en  console  en  pensant 
à  la  chère  Revue  de  Caen,  qui  est  à  la  veille  de  naître. 
Tout  à  la  joie  d'un  triomphe  qu'il  savoure  déjà,  il  ne 
s'aperçoit  peut-être  même  pas  des  rancunes  et  des 
méfiances  que  ses  parents  gardent  à  l'endroit  de  son  indé- 


—  71  — 

pendatice  de  jour  en  jour  plus  ombrageuse.  11  ne  vit  que 
dans  le  rêve  de  l'apparition  tout  à  fait  prochaine  de  la 
Revue.  «  Eh  bien.  Monsieur  et  ami,  écrit-il  à  Trebutien 
en  septembre  4832,  que  devenez-vous  avec  votre  pros- 
pectus? Vos  imprimeurs  sont-ils  plus  traitables?  Met- 
trons-nous flamberge  au  vent  ou  décidément  flamberge 
restera-t-elle  dans  son  fourreau?  C'est  ce  que  j'ai  cru  et 
ce  que  je  crois  encore,  mon  cher  ami,  d'après  votre  silen- 
cieuse attitude  et  les  chances  probables  de  succès  que 
nous  aurions  à  débiter  notre  denrée  intellectuelle  au  beau 
milieu  de  gens  qui  n'ont  jamais  senti  que  la  démangeai- 
son de  plus  grossiers  appétits.  Si  je  ne  suis  qu'un  balourd 
dans  mes  présomptions  et  si  au  contraire  le  prospectus 
s'imprime,  je  m'en  vais  vous  transcrire  Léa  à  grand 
renfort  de  besicles  et  de  patience  ».  Malgré  les  apparen- 
ces, il  ne  faut  pas  voir  dans  l'expression  de  ces  doutes 
l'ombre  d'un  découragement  :  ce  n'est  que  l'appréhen- 
sion, le  pessimisme  du  général  au  moment  de  la  bataille. 
Mais  Trebutien  semble  plus  inquiet:  il  se  demande  si 
la  Revue  aura  tout  le  succès  qu'elle  mérite.  Les  répon- 
ses de  son  ami  ne  le  rassurent  que  médiocrement.  Jules 
Barbey  fait  de  la  propagande  et  se  dévoue  cordialement 
à  cette  tâche  nécessaire:  «  J'embrigade»,  écrit-il  de 
Saint-Sauveur  le  25  septembre;  toutefois,  malgré  les 
efforts  de  son  apostolat,  la  brigade  se  recrute  difficile- 
ment: elle  ne  parvient  à  se  composer  que  d'un  abonné, 
ou  plutôt  d'une  abonnée.  «  Elle  exceptée,  avoue-t-il  mé- 
lancoliquement, je  n'ai  personne  à  qui  je  propose,  en 
toute  sécurité  de  n'être  pas  mordu,  notre  abominable 
lecture.  La  société  de  mon  père  est  carhste,  ce  qui  n'est 
que  la  moitié  du  mal,  mais  de  plus,  en  fait  d'opinion, 
d'une  personnalité  concentrique  ».  Malgré  tout,  il  en- 
voie des  adresses  à  Trebutien.  Faites  circuler  des  pros- 


79   _ 


pectus,  dit-il,  —  et  il  lui  communique  «  la  liste  des  per- 
sonnes de  cettuij  pays  qui  pourraient  s'abonner  ».  Il  met 
beaucoup  d'ardeur  à  sa  propagande,  et  pourtant  il  n'a 
plus  les  enthousiasmes  du  début:  «  Je  ne  réponds  pas, 
mande-t-il  à  Trebutien,  que  ces  dames  un  peu  caillettes 
du  faubourg  Saint- Germain  exposent  la  blancheur  d'her- 
mine de  leur  carlisme  aux  souillures  de  notre  contact 
républicain.  Mais  tentons-les,  et  que  ma  Léa,  à  laquelle 
déjà  des  larmes  de  femme  ont  promis  d'autres  larmes, 
soit  la  couleuvre  tentatrice  !  »  Le  pauvre  libraire  de  Caen 
ne  doit  pas  trouver  très  encourageant  le  résultat  de 
toutes  ces  démarches.  Si  les  Normands  n'accourent  pas 
en  foule  prendre  des  abonnements,  la  Revue  n'est  pas 
née  viable:  elle  est  mort-née. 

En  dépit  de  ces  difficultés  de  la  dernière  heure,  la 
Revue  de  Caen  va  faire  son  apparition  sensationnelle  et 
triomphale  dans  le  monde  des  Lettres,  lorsque,  soudain, 
sans  motif  plausible,  Edelestand  du  Méril  se  retire  de 
l'association.  Ce  coup  de  tête  du  jeune  savant  menace  de 
tuer  dans  l'œuf  le  projet,  bientôt  éclos,  de  nos  amis,  et, 
en  tout  cas,  compromet  l'avenir  de  leur  recueil.  Du  Méril 
est  une  vraie  sensitive.  Il  se  froisse  pour  des  riens,  il  a 
la  susceptibilité  d'un  poète.  Croirait-on  que  la  philologie, 
qui  s'est  emparée  de  si  bonne  heure  de  cet  esprit  élevé, 
pût  y  faire  germer,  comme  une  fleur  maladive,  la  sensi- 
bihté  la  plus  aigiie  et  la  plus  impressionnable?  C'est  une 
maîtresse  impérieuse  que  la  philologie;  mais  on  lui  sup- 
pose généralement  d'autres  effets  que  de  développer  à 
l'extrême  la  faculté  d'émotion  et  la  puissance  morbide 
d'une  déhcatesse  outrée. 

Que  va-t-on  devenir  sans  ce  philologue  très  riche?  Une 
simple  observation  de  Trebutien  l'a  éloigné.  Il  n'est  pas 
homme  à  rentrer  au  bercail.  «  La  Revue  vec^oii  là,  écrit 


—  73  — 

Jules  Barbey  le  23  octobre,  un  fameux  coup  de  pied  au 

beau  milieu  du  ventre Quoi  qu'il  en  puisse  être,   et 

ceci  est  déplorable,  Edelestand  ne  nous  reviendra  pas. 
Il  a  une  tête  de  fer,  quand  elle  n'est  pas  de  feu,  et  d'ail- 
leurs il  le  dit  trop  haut.  S'exprimer  ainsi  est,  pour  tout 
homme  fier,  un  irrévocable  engagement  pris  pour  l'ave- 
nir ».  Malgré  cette  défection  regrettable  et  inattendue,  la 
Revue  va  paraître.  «  Le  temps  approche  »,  déclare  Jules 
Barbey  solennellement  et  d'un  ton  sibyllin.  Aussitôt,  il 
retourne  à  Caen  pour  assister  à  la  naissance  du  nouveau 
recueil  si  choyé  avant  de  faire  son  entrée  dans  le  monde. 

Enfin,  le  30  octobre  1832,  après  un  laborieux  enfante- 
ment, la  Revue  de  Caen  voit  la  douce  lumière  du  jour. 
Elle  a  l'air  de  bien  se  porter.  Elle  est  d'un  charmant  in- 
octavo,  plein  de  promesses.  Tournez  la  première  page, 
où  s'étale  majestueusement  et  se  détache,  en  un  beau 
relief,  le  titre  du  recueil.  Voici  le  programme:  oh!  il 
n'est  pas  banal,  celui-là!  il  est  d'une  hardiesse  singulière 
et  bouillonne  d'idées  qui  semblent  presque  neuves.  Dès 
le  début,  il  prend  un  petit  ton  belliqueux,  lequel  va  s'ac- 
centuant  et  s'aggravant  jusqu'au  coup  de  canon  final. 
C'est  bien  la  guerre,  telle  que  Jules  Barbey  la  rêvait 
dans  ses  songes  d'enfant,  mais  sur  un  autre  terrain, 
moins  vaste  et  moins  dangereux  que  les  buissons  de 
Basse-Normandie  teints  du  sang  des  Chouans!  Toute- 
fois, à  défaut  de  plus  réels  champs  de  bataille,  la  Revue 
de  Caen  jette  encore  au  cœur  des  combattants  les  joies 
déhrantes,  les  emportements  fougueux,  les  saintes 
ivresses  !  N'est-ce  pas  une  troupe,  allant  au  feu,  qui  pousse 
ces  clameurs  guerrières?  Écoutez  la  sonnerie  du  rallie- 
ment autour  du  drapeau  : 

«  Paris,  depuis  quarante  ans,  absorbe  toutes  les  forces 
vitales  de  la  France  et  réduit  les  provinces  à  une  déplo- 


—  74  — 

rable  nullité.  Sans  influence  dans  le  gouvernement  du 
pays,  sans  arts,  sans  activité  morale,  elles  attendent, 
bouche  béante,  que  la  malle-poste  leur  apporte  un  homme, 
pour  les  administrer,  et  un  jugement  tout  fait  sur  les 
questions  de  littérature  et  de  civilisation. 

«  C'est  de  cette  centralisation  politique  et  littéraire, 
c'est  de  cette  tyrannique  tutelle  de  la  Capitale  que  nous 
voulons  nous  affranchir.  Il  est  temps  que  nous  jouissions 
de  notre  individualité  et  que,  libres  dans  l'élan  de  nos 
conceptions  intellectuelles  et  dans  l'administration  des 
affaires  de  la  cité,  nous  nous  mettions  en  état  d'apporter 
dans  le  grand  conseil  de  la  nation  une  voix  généreuse 
et  intelligente. 

«  Notre  mission,  la  voici  :  poursuivre  le  mouvement 
social  commencé  en  89  et  continué  en  juillet  1830;  propa- 
ger les  principes  de  la  souveraineté  nationale  dans  toutes 
ses  ramifications,  sans  priver  aucune  existence  sociale 
de  sa  portion  de  souveraineté  ;  faire  réfléchir  dans  l'art 
toutes  les  vérités,  toutes  les  beautés  de  la  nature,  sans 
arrêter  par  d'absurdes  entraves  l'esprit  humain  dans 
l'essor  de  sa  spontanéité;  et  enfin  préparer  les  esprits  de 
notre  province  à  l'émancipation  de  la  Commune.  C'est  là, 
surtout,  ce  que  nous  voulons.  Notre  ambition,  c'est  de  lui 
rendre  un  souffle  de  son  ancienne  et  puissante  vie,  à 
cette  province  qui  conquérait  autrefois  des  royaumes  et 
dont  la  gloire  littéraire  rivalisa  avec  ses  gloires  nationa- 
les et  ses  illustrations  guerrières.  Nous  voulons  aussi 
arracher  notre  ville,  engourdie  et  matérielle,  à  la  tor- 
peur où  elle  languit;  mais  pour  cela  il  faut  d'abord  l'ar- 
racher à  ces  fripons  politiques  qui  ont  confisqué  la  Ré- 
volution de  Juillet  à  leur  profit.  Qu'ils  n'attendent  point 
de  ménagements  dans  le  combat:  comme  les  soldats  de 
César,  nous  frapperons  au  visage. 


—  75  — 

«  Déployons  donc  la  bannière  municipale  !  Que  les 
Communes  nouvelles  se  lèvent,  comme  se  levèrent  au 
XIP  siècle  les  vieilles  Communes  Françaises,  lorsque  le 
beffroi  de  la  Cité  les  appelait  à  l'indépendance  et  à  l'af- 
franchissement, et  inscrivons  sur  nos  chartes  d'émanci- 
pation: Unité  politique,  variété  Communale  ». 

Cet  éclatant  appel  à  la  décentralisation,  littéraire,  po- 
litique et  sociale,  était  signé  modestement:  le  Directeur. 
Or  le  directeur  de  la  Revue,  c'était  Trebutien.  Mais,  à 
certaines  notes  tout  à  fait  élevées  de  ce  clairon  guerrier, 
à  certaines  détonations  de  ce  mousquet  aux  crépitements 
suraigus,  on  ne  reconnaît  guère  le  pacifique  Trebutien. 
A  coup  sûr,  Jules  Barbey  a  passé  par  là  pour  ajuster 
l'arme  à  l'épaule  de  son  ami  ei  pour  prêter  à  sa  trompette 
défaillante  le  souffle  puissant  de  ses  propres  poumons. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  bourgeois  de  Caen  furent  aba- 
sourdis de  ce  vacarme  insolite.  Ils  ne  comprirent  pas 
qu'on  pût  ainsi  troubler  la  tranquillité  des  honnêtes  gens 
sous  la  paternelle  administration  de  Louis-Philippe.  Ils 
se  souciaient  bien  de  décentralisation  !  Qu'est-ce  que  cela 
voulait  dire?  C'était  encore,  pour  le  moins,  une  tentative 
de  guerre  civile  !  Avait-on  besoin  de  ce  nouveau  brandon 
de  discorde?  Tel  est,  on  le  sait,  le  perpétuel  refrain  à 
l'aide  duquel  le  bourgeois  timide  éconduit  les  idées  un 
peu  neuves  qui  n'ont  pas  eu  le  temps  de  prendre  le  che- 
min de  son  cerveau.  Il  semble  d'une  pratique  si  facile 
et  péremptoire  de  fermer  sa  porte  aux  conceptions  gê- 
nantes qui  menacent  de  bouleverser  l'entendement  et 
d'empêcher  le  fonctionnement  normal  d'un  bon  estomac 
aux  digestions  béates  !  On  s'imagine  naïvement  les  con- 
gédier à  jamais  par  le  dédain,  ces  idées  qui  ne  plaisent 
pas  et  qui  arriveront  pourtant  un  jour  à  faire  leur  trouée... 
Le  programme  décentralisateur  de  la  Revue  de  Caen, 


—  76  - 

prématuré  en  1832,  paraîtrait  à  présent,  —  sauf  les  ex- 
pressions écarlates  qu'il  renferme,  — insuffisant  etassez 
pâle. 

Mais  ce  n'était  rien  que  le  mépris  des  bourgeois  'de 
Caen,  en  comparaison  de  la  colère  des  Chouans  de  Saint- 
Sauveur.  Théophile  Barbey  déclara  qu'il  ne  voulait  plus 
voir  son  fils.  Comment  !  un  misérable,  qui  parle  de  «  %)our- 
suivre  le  mouvement  social,  commencé  en  89  et  conti- 
nué en  Juillet  1830  »  et  de  «  2')ropager  les  princix>es  de 
la  souveraineté  nationale  dans  toutes  ses  ramifications, 
sans  j^river  aucune  existence  sociale  de  sa  portion  de 
souveraineté!  »  Le  «  sans-culotte  »  le  plus  dangereux 
tiendrait-il  un  autre  langage?  Sans  doute,  il  est  question 
aussi  de  déposséder  «  les  fripons  politiques  qui  ont  con- 
fisqué la  Révolution  de  Juillet  à  leur  j^rofU  ».  Mais 
quels  hommes  Jules  mettra-t-il  à  la  place  de  ces  «  fri- 
pons »?  D'affreux  républicains,  des  «  rouges  ».  C'est  un 
remède  pire  que  le  mal.  C'est  une  horreur,  l'abomination 
de  la  désolation. 

Pauvre  Théophile  Barbey  !  s'il  ne  s'était  pas  contenté 
délire  ce  programme  aux  phrases  éclatantes,  ce  mor- 
ceau de  bravoure  à  la  Du  Bellay,  cette  défense  et  illus- 
tration de  la  POLITIQUE  française,  ce  manifeste  bruyant 
dont  la  forme  seule  était  un  peu  extravagante,  —  s'il 
avait  tourné  à  la  hâte  les  premières  pages  du  recueil,  il 
eût  rencontré  non  loin  un  joli  conte  signé  du  nom  de 
son  fils.  L'histoire  de  la  charmante  et  malheureuse  Léa 
l'eût  peut-être  fait  pleurer,  et  il  aurait  pardonné  à  Jules 
ses  débauches  politiques!  Mais  le  moyen  de  faire  enten- 
dre raison  à  ce  légitimiste  endurci  et  de  l'attendrir  autre- 
ment que  par  des  souvenirs  de  l'ancien  régime? 

La  nouvelle  intitulée  Léa  est  le  vrai  début  littéraire  de 
Jules  Barbey.  Elle  est  empreinte  d'une  grâce  bien  tou- 


—  77  — 

chante,  et,  malgré  ses  alanguisseinents  romantiques, 
elle  ne  laisse  pas  d'émouvoir.  N'offrît-il  d'ailleurs  que 
peu  d'intérêt  artistique,  ce  joli  conte  bleu  et  noir  aurait 
toujours  une  valeur  documentaire  :  il  est  bien  de  l'épo- 
que, il  est  dans  la  note  du  jour,  il  porte  une  date.  René  et 
Werther  ont  fait  souche  depuis  longtemps  ;  par  eux, 
s'est  propagée  rapidement  la  «  maladie  du  siècle  ». 
Antony,  Chatterton  et  Rolla  sont  à  la  veille  d'éclore. 
C'est  dans  un  milieu  un  peu  dissemblable,  mais  non 
moins  malsain,  factice  et  anormal,  que  vit  la  douce 
Léa.  Poitrinaire  défaillante  et  exaltée,  elle  se  laisse 
aimer  inconsciemment  par  un  artiste  rêveur  et  à  l'ima- 
gination morbide,  Reginald  de  Beaugency  ;  elle  meurt 
près  de  lui,  dans  un  jardin,  par  une  nuit  d'été,  sous 
la  chaleur  sufïocante  du  premier  baiser  de  son 
amant. 

Ce  mélancolique  récit  aurait  dû  désarmer  les  colères 
qu'avait  suscitées  le  programme  belliqueux  de  la  Revue 
de  Caen.^Mais  les  Dieux  avaient  certainement  condamné 
le  recueil  révolutionnaire  de  Trebutien  à  une  mort 
prompte  et  subite.  Le  premier  numéro  de  la  Revue  fut  le 
dernier.  On  le  trouve  dans  nos  bibliothèques,  isolé  comme 
une  âme  en  peine  qui  cherche  une  âme-sœur  et  ne  l'a 
jamais  rencontrée.  C'était  la  faute  de  nos  jeunes  auda- 
cieux. Pourquoi  prétendaient-ils  donc  troubler  le  repos  de 
la  cité  caennaise  par  leurs  idées  subversives  et  ruiner 
les  principes  légitimistes  des  Chouans  de  Saint-Sauveur? 
Trebutien  en  fut  pour  ses  frais  de  publication  et  se  ren- 
ferma dans  son  cabinet  de  lecture,  d'où  il  eût  voulu  n'être 
jamais  sorti.  Quanta  Jules  Barbej' ,  il  reprit,  désolé,  le 
chemin  de  la  Faculté  de  Droit,  que  ses  ambitions  htté- 
raires  et  politiques  lui  avaient  peut-être  fait  oublier  quel- 
que temps. 


—  78  — 

Le  météore,  qui  s'était  appelé  la  Revue  de  Caen,  n'a- 
vait vécu  qu'un  jour,  et  même,  ce  jour-là,  il  avait  peu 
brillé,  sinon  par  le  scandale.  Le  Momus  Normand,  au 
contraire,  avait  Famé  che\illée  au  corps;  il  durait,  il  vi- 
vait, il  brillait.  Théophile  Barbey  dut  voir,  dans  cette 
différence  de  destinée,  une  indication  céleste,  Tinterven- 
tion  directe  de  la  Providence.  Sûrement,  les  bénédictions 
divines  descendaient  sur  le  journal  de  Léon,  tandis  que 
l'odieuse  feuille,  où  Jules  s'était  fourvoyé,  venait  d'être 
frappée  en  plein  essor  par  un  brutal  et  juste  arrêt  du 
Tout-Puissant.  Fi  nunc  erudimini,  poètes  et  politiques 
révolutionnaires  !  Mais  Jules  Barbey  ne  se  souciait 
guère  alors  de  ces  leçons  tombées  d'en  haut.  Il  ne  re- 
grettait qu'une  chose:  ne  pouvoir  continuer  sa  campagne 
littéraire  et  sociale  dans  une  vaillante  revue  d'avant- 
garde  comme  celle  dont  il  avait  vu  en  si  peu  de  temps  la 
naissance  et  la  mort.  Plutôt  que  de  porter  sa  plume  ail- 
leurs, il  aima  mieux  se  retirer  sous  sa  tente,  en  atten- 
dant les  événements. 

Sur  ces  entrefaites,  la  duchesse  de  Berry  avait  débar- 
qué en  Vendée...,  on  sait  pourquoi.  Lq  Momus  Normand 
ne  peut  contenir  sa  joie.  Théophile  Barbey  engage  une 
partie  de  sa  fortune,  déjà  bien  ébréchée,  pour  subvenir 
aux  frais  de  l'expédition  royaliste.  De  son  coté,  Léon 
d'Aurevilly  chante  un  hymne  guerrier,  évoque  les  ex- 
ploits de  la  Chouannerie  et  entonne  déjà  un  cantique 
d'actions  de  grâces.  Jules,  lui,  a  le  bon  goût  de  s'abstenir 
de  toute  manifestation  contraire.  Il  s'est  remis  à  l'étude 
du  Droit  avec  la  même  modération  d'enthousiasme  qu'au- 
trefois et  songe,  dans  le  silence  de  sa  chambrette  d'étu- 
diant, aux  revanches  futures  de  ses  idées.  L'arrestation 
et  l'emprisonnement  de  la  duchesse  de  Berry  le  laissent 
aussi  indifférent  qu'elle  rend  mornes  et  indignés  les 


-  79  — 

légitimistes  de  sa  famille  ou  de  son  entourage.  Il  se  pré- 
pare, dans  la  méditation  solitaire,  aux  luttes  du  lende- 
main. 

Ses  études  de  Droit  touchent  à  leur  fin.  Malgré  ses 
préoccupations  extrajuridiques,  il  passe  brilhunment 
ses  examens  de  licence.  Mais  on  dirait  qu'il  est  dans  sa 
destinée  d'étonner  toujours  le  monde  et  de  se  singula- 
riser par  une  attitude  de  jour  en  jour  plus  bizarre.  Le 
bruit  court  que  sa.  thèse  de  licence  est  d'une  allure  très 
révolutionnaire,  qu'il  y  bat  en  brèche  les  sacro-saints 
principes  de  l'Ecole  et  qu'il  n'y  respecte  même  pas  les 
dogmes  les  plus  vénérables.  C'en  est  assez  pour  que  le 
public  veuille  assister  à  une  séance,  qui  promet  d'être 
divertissante,  et  se  presse  dans  la  salle  où  doit  avoir  lieu 
la  soutenance  de  cette  thèse. 

Une  note  manuscrite  de  M.  Léon  de  La  Sicotière,  qui 
était  alors  étudiant  à  la  Faculté  de  Droit  de  Gaen,  témoi- 
gne de  l'attente  générale  d'un  scandale  universitaire  et 
du  désappointement  que  causa  le  calme  absolu  du  candi- 
dat et  des  juges.  «  Le  sujet  en  droit  romain,  comme  en 
droit  français,  était  ainsi  défini  :  Des  causes  qui  sus- 
pendent le  cours  de  la  prescription.  Le  candidat  s'était 
borné  à  une  paraphrase  des  articles  du  Gode  Civil. 
Comme  il  était  déjà  connu  dans  l'Ecole  par  l'étrangeté 
de  ses  costumes,  de  ses  allures  et  de  ses  premiers  tra- 
vaux littéraires,  et  que  le  bruit  avait  circulé  qu'il  se  pro- 
posait de  soutenir,  à  propos  de  la  Prescription,  —  sujet 
qui,  d'ailleurs,  s'y  prêtait  mieux  que  tout  autre,  —  des 
théories  originales  et  hardies  sur  le  droit  de  propriété, 
un  certain  nombre  de  curieux  s'étaient  rendus  à  la 
séance.  Leur  attente  fut  trompée.  Barbey  fut  interrogé 
mollement,  répondit  de  même,  et  finalement  fut  reçu 
comme  un  simple  clerc  de  notaire.  Rien  ne  transperça, 


—  80  — 

dans  cette  épreuve,  ni  de  ses  idées  personnelles,  ni  de  sa 
valeur  intellectuelle,  ni  de  ses  prétentions  à  l'originalité. 
Je  note  qu'il  s'était  affranchi  de  la  dédicace  traditionnelle  : 
A  mon  père,  —  A  hia  mère,  —  A  ma  famille,  —  A  }ncs 
amis,  —  qui  s'épanouissait  en  cet  heureux  temps  sur 
presque  toutes  les  thèses  de  Droit.  »  (1). 

La  thèse  de  Jules  Barbey  est,  en  eifet,  d'une  platitude 
rare  de  pensée  et  de  style.  Elle  se  compose  de  onze 
pages  seulement,  dont  deux  sont  consacrées  aux  titre  et 
faux-titre,  deux  à  l'argument...  en  mauvais  latin,  sept  au 
sujet  même,  rapidement  traité  (2).  Aucune  phrase  à 
tournure  littéraire  ne  se  détache  de  cette  informe  et 
pesante  discussion  juridique.  On  dirait  que  l'auteur  de 
Léa  a  mis  quelque  coquetterie  à  «  éteindre  »  les  couleurs 
voyantes  de  son  style  et  à  montrer  qu'il  était  de  taille, 
comme  un  autre,  à  ennuyer  le  lecteur.  De  fait,  on  ne 
parcourt  pas  sans  malaise  ces  pages  bourrées  de  termes 
techniques,  qui  distillent  savamment  le  pédantisme  des 
formules  judiciaires.  On  a  hâte  de  respirer,  en  sortant  de 
là  :  l'air  y  est  étouffant.  Ce  n'estpas  du  d'Aurevilly,  cela. 


(1)  Note  manuscrite  de  M.  Léon  de  La  Sicotière  —  M.  de  La  Sicotière 
(1812-1895)  fut  quelque  temps  en  rapports  avec  Barbey  d'Aurevilly,  vers 
1849,  au  moment  où  le  romancier  d't/?ie  Vieille  Maîtresse  commençait  ses 
études  sur  le  Chevalier  Des  Touches.  Cet  e.ccelleut  érudit  est  l'auteur  de 
travaux  appréciés  sur  la  Chouannerie  normande.  Il  a  été  jusqu'à  sa  mort 
sénateur  de  l'Orne,  son  pays  natal. 

(2)  Faculté  de  Droit  de  Caen.  —  Acte  public  [)our  la  licence.  Thèse  qui 
sera  soutenue  publiquement  le  22  juillet  1833,  à  6  heures  du  soir,  dans  la 
salle  de  la  Faculté  de  Droit,  par  Jules-Amédée  Barbey,  né  à  Saint-Sauveur- 
le  Vicomte  (.Minche).  —  Caen,  imprimerie  de  Bonneserre,  1833,  11  pai,'es 
in-4°.  —  J'ai  eu  entre  les  mains  cet  opuscule  très  rare,  qui  se  trouve  aux 
archives  de  la  Faculté  de  Droit  de  Caen  :  c'est  peut-être  le  seul  exemjdaire 

qui  reste  de  ce  travail  hâtif  et  sans   valeur,   dont  je   n'oserais  conseiller  à 

personne  la  lecture  plutôt  rebutante. 


-  SI  - 

Mais  notre  jeune  écrivain  est  capable  de  tous  les  tours 
de  force.  Néanmoins,  il  a  bien  fait  de  s'en  tenir  à  cette 
platonique  manifestation  de  savant,  à  cette  gageure  de 
licencié.  En  ne  renouvelant  jamais,  par  la  suite,  la  ten- 
tative de  répandre  en  une  dizaine  de  pages  le  plus  mortel 
ennui,  il  a  fait  preuve  de  bon  goût  et  de  sagesse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Jules  Barbey  fut  introduit  avec 
honneur  dans  le  temple  de  la  chicane.  Trois  boules 
blanches  et  une  rouge  le  sacrèrent  avocat  et  juriste.  Un 
de  ses  professeurs  voulait  même  le  garder  près  de  lui,  à 
titre  de  secrétaire.  Mais  la  perspective  de  dossiers  à 
compulser  ne  souriait  guère  à  cet  ardent  lutteur  de 
vingt-cinq  ans.  Il  était  avide  d'autres  lauriers.  Il  s'était 
déjà  enivré  de  l'odeur  de  la  poudre  sur  le  champ  de 
bataille,  malheureusement  éphémère,  de  la  Revue  de 
Caen.  11  pressentait  que  de  plus  glorieux  combats  l'at- 
tendaient. Aussi,  l'arme  à  l'épaule,  guettait-il  l'occasion 
de  faire  feu,  avec  l'enthousiasme  d'un  mousquetaire 
novice. 


CHAPITRE    V 

A    PARIS 

MAURICE    DE    GUÉRIN,    ÉDELESTAND    DU    MÉRIL 

ET    TREBUTIEN 

NOUVEAU    SÉJOUR    A    CAEN.     -    LÉON     d' AUREVILLY 

PREMIÈRES     POÉSIES 

La  Bague  d'Annibal;  Germaine;  Amaïdêe 

((    MAL    ROMANTIQUE    )) 
(1833-1835) 


La  provision  d'optimisme  un  peu  naïf,  qu'avait  faite 
Théophile  Barbey,  en  envoyant  son  fils  aîné  à  Caen,  à 
la  fin  de  1829,  semble  bien  s'être  dépensée  en  pure 
perte  ;  ses  espoirs  dans  l'influence  apaisante  des  Manuels 
de  Droit  ne  paraissent  pas  s'être  réalisés.  Au  bout  de 
quatre  années  d'études  juridiques,  Jules  va  revenir  à 
Saint-Sauveur,  —  s'il  y  revient,  —  plus  indiscipliné  qu'à 
son  départ  de  la  maison  paternelle.  Ses  idées  d'indépen- 
dance se  sont  encore  développées  et  ont  pris  une 
croissance  redoutable.  La  Revue  de  Caen  est  un  témoi- 
gnage éclatant  de  l'émancipation  intellectuelle  et  morale 
du  jeune  homme.  Il  n'y  a  plus  rien  à  attendre  de  son 
cœur,  de  son  amour  filial,  du  moment  qu'il  a  renié  les 


—  83  — 

traditions  domestiques,  en  un  acte  fameux  de  révolution- 
naire exalté.  Son  insubordination  a  même  revêtu  un 
caractère  particulièrement  grave,  en  raison  des  circons- 
tances où  elle  s'est  manifestée.  Comment  !  —  se  dit 
Théophile  Barbey,  ~  c'esl  à  l'heure  où  tout  se  préparait 
en  France,  dans  la  classe  éclairée  et  noble  qui  doit  régir 
le  pays,  pour  faire  accueil  à  une  nouvelle  Restauration, 
que  ce  renégat  a  eu  l'audace  de  s'inscrire  en  faux  contre 
les  principes  de  la  légitimité  et  d'éveiller  les  passions 
répubUcaines  !  Le  Chouan  de  Saint-Sauveur  ne  pardon- 
nera jamais  cet  acte  de  démence  criminelle. 

Au  surplus,  le  problème,  qui  s'était  posé  si  impérieuse, 
ment  quatre  ans  auparavant  et  que,  peut-être  inconsidé- 
rément, on  avait  laissé  au  temps  seul  le  soin  de  résoudre, 
ne  semble  guère  susceptible  de  recevoir  à  bref  délai  une 
solution  définitive.  On  avait  tourné  les  difficultés  du 
présent,  en  1829,  lorsqu'il  s'était  agi  de  prendre  une 
décision  relative  à  l'avenir  de  Jules.  La  mesure  dilatoire, 
qui  consistait  à  éloigner  le  jeune  homme  quelques  années, 
pour  le  dompter  par  l'étude  du  Droit,  pour  l'assagir  par 
l'absence  et  le  rendre  plus  malléable,  n'avait  pas  été 
suivie  précisément  des  bons  effets  qu'on  en  attendait.  La 
question  restait  entière...,  avec  certaines  aggravations 
de  plus.  Mais  on  ne  pouvait  désormais  l'éviter,  et,  dût-on 
trancher  dans  le  vif,  il  fallait  sortir  de  l'impasse  où,  de 
délais  en  délais,  on  s'était  acculé. 

Ce  n'était  pas  chose  aisée.  Jules  Barbey  a  bientôt 
25  ans.  Dans  sa  famille,  on  ne  s'est  jamais  marié  si  tard. 
On  est  déjà  sur  le  point  d'  «  établir  »  dans  le  pays  Léon 
d'Aurevilly  (1),  —  et  même  Ernest  du  Motel,  le  dernier- 

(1)  Léon  d'Aurevilly  a  failli  se  marier.  Très  peu  de  temps  avimt  la 
cérémonie    nuptiale,   il   se  crut    appelé   à  servir    Dieu   dans  le   ministère 


—  84  — 

né  des  Barbey,  à  peine  âgé  de  vingt  ans.  A  la  bonne 
heure  !  ces  excellents  fils  conservent  pieusement  les 
traditions  ancestrales  et  feront  souche  en  Normandie. 
Mais  Jules  !  quelle  jeune  fille  fière  consentirait  à  le 
prendre  pour  époux,  après  les  escapades  démocratiques 
où  il  a  compromis  la  dignité,  jusqu'alors  intacte,  de 
son  nom  ?  Telle  est  l'idée  fixe  et  torturante  qui  hante 
le  cerveau  de  Théophile  Barbey.  Ah!  s'il  avait  con- 
traint son  aîné  à  faire  un  choix,  quatre  ans  plus  tôt, 
que  d'obstacles  eussent  été  aplanis,  que  d'embarras 
épargnés  ! 

Jules,  lui,  envisage  la  situation  d'un  regard  plus 
tranquille.  Il  ne  veut  pas  se  marier,  c'est  entendu  ;  et, 
puisqu'on  lui  interdit  la  carrière  des  armes,  il  a  pris  la 
résolution  de  poursuivre  ses  travaux  littéraires  et  d'aller 
à  Paris  retrouver  son  cher  iMaurice  de  Guérin.  Il  sait 
bien  que  son  père  s'opposera  énergiquement  à  de  pareils 
projets  et  d'aussi  sottes  ambitions.  Mais  il  attend  les 
événements  de  pied  ferme,  —  plein  de  confiance. 

Justement,  un  de  ses  grands-oncles,  le  chevalier  de 
Montressel,  lui  a  laissé,  en  mourant,  une  rente  de  douze 
cents  francs.  C'était,  dit-on,  un  fier  original  que  ce 
Henry-Gabriel  Lefebvre  de  Montressel,  ancien  capitaine 
retraité  et  chevalier  de  Saint-Louis,  qui  avait  été  le 
parrain  de  Jules  Barbey.  Toutefois  il  avait  eu  la  gra- 
cieuse originalité  de  ne  pas  oublier  son  filleul  dans  son 
testament.  Or,  ce  petit  héritage  venait  à  l'instant  opportun 
seconder  les  desseins  du  nouveau  licencié  en  droit.  Bon 
gré  mal  gré,  le  père  de  Jules  fut  forcé  de  se  dessaisir  de 


ecclésiastii)ue.  Alors  il  lit  part  de  ses  scrupules  à  sa  fiancée,  qui  l'encou- 
ragea à  suivre  sa  vocation  relijjneuse  et  renonça  elle-même  à  toute  idée  de 
mariage  futur. 


—  85  — 

la  rente  destinée  à  son  fils;  mais,  en  même  temps  qu'il 
lui  remettait,  bien  à  contre-cœur,  les  écus  du  feu  che- 
valier, il  exigea  de  cet  indépendant,  qui  ne  voulait  vivre 
qu'à  sa  guise,  une  renonciation  formelle  aux  faveurs 
futures  de  la  famille  et  l'avertit  qu'il  n'eût  pas  à  compter 
sur  les  moindres  secours  pécuniaires.  Cet  acte  d'auto- 
rité paternelle  n'était  guère  de  nature  à  ramener  le  jeune 
homme  à  de  meilleurs  sentiments  à  l'égard  de  ses 
parents.  Cependant,  pressé  d'en  finir  avec  toutes  les 
discussions  et  chicanes  qui  avaient  mis  trop  longtemps 
un  frein  à  ses  impatiences,  il  signa  tout  ce  qu'on  lui 
demandait  et  s'enfuit  de  l'inhospitalière  maison  où  il  n'y 
avait  plus  place  pour  ses  goûts. 

En  août  1833,  deux  ou  trois  semaines  après  le  couron- 
nement de  ses  études  de  droit,  Jules  Barbey  prend  son 
vol  vers  Paris,  —  la  ville  de  ses  rêves.  Il  s'en  va  joyeux, 
avec  son  modeste  bagage  et  l'excellent  viatique  des  écus 
de  son  parrain.  Il  n'a  que  la  tristesse  de  laisser  à  Gaen 
le  bon  Trebutien,  à  qui  ses  ressources  infimes  ne  per- 
mettent pas  de  vivre  à  Paris  et  d'y  suivre  son  meilleur 
ami. 

Les  affaires  de  l'ancien  directeur  de  la  Revue  républi- 
caine de  1830  ne  sont  pas  alors  très  brillantes.  Il  songe 
lui-même  à  quitter  Gaen,  mais  il  ne  veut  pas  s'en  aller  à 
l'aventure,  sans  être  assuré  d'une  position.  Enfin,  au  mois 
de  septembre  1833,  il  va  chercher  fortune  en  Angleterre. 
On  lui  a  dit  qu'à  Londres  il  trouverait,  plus  facilement 
qu'à  Paris,  un  emploi  sérieux  et  rémunéré  de  sa  science 
bibliographique  et  de  ses  études  orientales.  Il  se  décide 
donc  à  partir.  Toutefois  il  ne  tarde  pas  à  regretter  son 
aveugle  précipitation.  Les  trop  longues  semaines  qu'il 
passa  dans  l'exil,  à  Londres,  lui  furent  extrêmement  dou- 
loureuses.   Souffrances   de    cœur,  déceptions  intellec- 


—  86  — 

tuelles,  détresse  financière,  —  aucune  épreuve  ne  fut 
épargnée  à  cet  homme  de  bien,  qui  méritait  tant  d'être 
heureux.  Il  payait  cher  la  rançon  de  ses  enthousiasmes 
saint-simoniens.  Seule,  l'amitié  de  son  ancien  collabo- 
rateur à  la  Revue  de  Caen  le  consolait  et  le  soutenait. 
Il  n'avait  pas  oublié  de  mettre  dans  ses  pauvres  bagages 
l'unique  numéro  du  recueil  défunt,  qui  n'était  pas  un  gros 
surcroît  à' impedimenta.  Il  puisait  dans  cette  lecture  un 
renouveau  de  forces  pour  la  lutte  qu'il  menait  contre 
l'adversité.  Dans  son  journal  de  voyage,  à  la  date  du 
20  novembre,  Trebutien  écrit  ces  lignes,  empreintes  d'un 
sentiment  profond  et  mélancolique.  «  Après  mon  thé,  lu 
Zm,  de  Jules  Barbey.  11  y  a  des  passages  que  je  relis 
toujours  avec  admiration.  J'ai  particulièrement  noté 
ceux-ci,  dont  j'ai  fait  l'application  à  ce  que  j'éprouve  : 
«  Qui  ne  sait  que  tous  nos  amours  sont  de  la  démence  ; 
que  tous  nous  laissent  à  la  bouche  l'absinthe  de  la  dupe- 
rie ?  Toujours  l'amour  grandit  et  s'enflamme  en  raison 
de  son  absurdité  !  » 

Tandis  que  Trebutien  se  morfond  ainsi  loin  de  France 
et  n'a  de  recours  contre  lui-même  que  dans  ses  exalta- 
tions d'amitié,  Jules  Barbey  s'est  installé  à  Paris  près 
de  Maurice  de  Guérin.  Il  y  a  plus  de  quatre  ans  que  les 
deux  anciens  camarades  du  collège  Stanislas  ne  se  sont 
vus  !  Combien  ils  sont  changés,  l'un  et  l'autre  !  Guérin 
revient  de  la  Chesnaye,  où  il  a  assisté  aux  dernières 
convulsions  de  la  foi  expirante  dans  1  ame  du  grand 
Lameimais.  Désorienté  dans  ce  Paris,  qui  contraste  si 
fort  avec  la  solitude  bretonne  qui  lui  a  quelque  temps 
servi  de  refuge,  il  ne  sait  où  porter  la  fougue  de  ses 
23  ans.  Le  jeune  échappé  de  Saint-Sauveur  n'est  pas,  lui 
non  plus,  moins  embarrassé  de  sa  liberté  enfin  complète 
et  naguère  si  désirée.  Il  arrive  pourtant  d'une  retraite 


—  87  - 

moins  monastique  que  celle  où  Guérin  a  passé  plusieurs 
mois.  En  fait  de  monastère,  l'étudiant  normand  n'a  connu 
que  sa  chambrette  de  la  place  Malherbe,  les  salles  de  la 
Faculté  de  Droit...,  et  certains  boudoirs  caennais.  Mais 
il  ne  s'acclimate  pas  mieux  que  son  ami  à  l'existence 
parisienne. 

Aussi,  après  avoir  simplement  exploré  le  terrain  de 
ses  luttes  futures,  retourne-t-il  en  Normandie,  où  l'ap- 
pelle un  ancien  camarade  de  classe,  Gaudin  de  Villaine, 
Il  y  séjourne  trois  mois,  tant  à  Caen  que  dans  le  Mor- 
tainais.  Naturellement,  il  ne  va  pas  à  Saint-Sauveur.  Il  a 
désappris  le  chemin  du  pays  natal.  Toutefois  il  retrouve 
à  Caen  la  compagnie  de  son  frère  Léon  et  il  passe  avec 
lui  de  bonnes  journées  d'intimité.  Malgré  la  divergence 
de  leurs  opinions  politiques,  Jules  et  Léon  n'ont  pas  cessé 
de  s'aimer.  Au  fond  de  leur  cœur,  bien  à  l'abri  des  oura- 
gans, ils  cultivent  toujours  l'un  pour  l'autre  la  fleur 
charmante  de  l'affection.  Ils  vivent  dans  l'ardente  com- 
munauté d'un  même  enthousiasme  poétique  et  senti- 
mental. 

Mais  la  destinée  les  sépare  bientôt  et  les  entraîne 
chacun  de  son  côté.  Léon  rentre  à  Saint-Sauveur,  où 
l'attend  le  bon  accueil  de  Théophile  Barbey.  Jules  re- 
tourne à  Paris,  sur  la  prière  de  son  cousin  Edelestand 
du  Méril.  Ce  jeune  philologue,  qu'un  caprice  de  savant 
avait  naguère  éloigné  de  la  Revue  de  Caen,  veut  fonder 
à  Paris  une  revue  mi-scientifique,  mi-littéraire,  où  la 
critique  des  livres  alternera  avec  les  communications  de 
linguistique  et  d'étymologie.  Il  désire  associer  à  son 
oeuvre  son  parent,  <iont  les  tendances  intellectuelles 
l'effrayent  un  peu,  et,  en  guise  de  contrepoids,  l'excellent 
Trebutien,  dont  la  science  calme  et  précise  le  rassure 
tout  à  fait.  L'auteur  de  Léa  est  chargé  de  convaincre 


Trebutieii  de  l'utilité,  des  promesses  d'avenir,  du  succès 
futur  de  la  Revue  et  de  faire  revenir  de  Londres  le 
pauvre  exilé.  Douce  mission,  et  facile  à  remplir!  L'ancien 
libraire  de  Caen  ne  sait  pas  résister  à  l'éloquence  de  son 
ami.  D'ailleurs,  il  est  trop  malheureux  à  Londres  pour 
n'avoir  pas  hâte  de  revoir  la  France.  «  Nous  nous  enga- 
geons d'honneur  à  vivre  une  année,  lui  écrit  Jules 
Barbey  le  3  janvier  1834.  Si  d'ici  là  nos  idées  n'étaient 
point  acceptées  par  le  public,  nous  nous  croirions  obligés 
d'enrayer.  C'est  avec  toute  la  gravité  possible  que 
du  Méril  a  envisagé  votre  arrivée  à  Paris  et  il  m'a  chargé 
de  vous  dire  qu'à  notre  projet  il  y  avait  autant  de  certi- 
tude qu'il  peut  en  exister  dans  les  choses  humaines.  Si 
donc  vous  êtes  décidé  à  marcher  avec  nous,  venez  et 
vous  nous  trouverez  prêts  à  tenir  les  conditions  que  je 
vous  ai  faites  au  nom  de  mon  cousin.  Nous  désirerions 
que  vous  fussiez  à  Paris  le  15.  Quant  à  vos  appointements, 
vous  en  serez  payé  de  mois  en  mois.  Seulement,  dans  les 
premiers  moments  de  notre  existence,  comme  nous  ne 
serons  pas  aussi  nombreux  que  nous  espérons  le  devenir, 
il  serdenteadu  que  vous  nous  ferez  des  traductions...  Au 
15  donc,  mon  cher  Trebutien.  Avec  quel  plaisir  je  vous 
embrasserai  !  Comme  ce  nous  sera  bon  de  nous  retrouver 
après  une  séparation  de  quatre  mois  !  Vous  ne  savez  pas 
comme  je  regrette  nos  causeries,  douces  habitudes  de 
trois  ans  !  » 

Trebutien,  qui  ne  partage  peut-être  pas  toutes  les 
illusions  de  son  ami,  mais  dont  la  clairvoyance  est  moins 
grande  que  les  sentiments  affectueux,  accourt  à  Paris.  Il 
est  fidèle  au  rendez- vous,  le  15  janvier.  La  Revue  de  du 
Méril,  —  Revue  critique  de  la  x^ltilosophie,  des  sciences 
et  de  la  littérature,  —  paraît  le  l^""  février.  C'est  à  Jules 
Barbey  qu'avait  été  confié  le  soin  de  rédiger  le  pro- 


—  89  — 

gramme  de  la  publication  nouvelle.  Mais  on  jugea  ses 
idées  trop  éclatantes  et  ses  tours  de  phrases  trop 
romantiques.  Notre  jeune  licencié  en  droit  ne  s'était  pas 
montré,  dans  cette  circonstance  grave,  aussi  sérieux, 
pacifique  et  bardé  d'ennuyeux  termes  techniques,  que 
la  destination  de  la  Revue  semblait  l'exiger.  Plus  tard, 
évoquant  avec  bonne  humeur  ces  souvenirs  de  vingt 
ans,  il  disait  dans  une  lettre  à  Trebutien  du  22  novembre 
1853  :  «  Je  me  rappelle  avoir  vu  en  redingote  blanche 
(j'ai  la  plus  étonnante  mémoire  des  costumes)  Pauthier 
(le  sinologue)  chez  mon  pauvre  et  toujours  cher  Ede- 
lestand  du  Méril,  dans  le  temps  que  nous  voulions  faire 
cette  revue  critico-germanico-impossible,  qui  devait 
révolutionner  la  pensée  et  régénérer  la  littérature... 
Vous  vous  rappelez  ?...  quelles  séances  !  J'étais  là  avec 
l'inexpérience  de  ma  jeunesse.  Je  fis  un  prospectus 
que  les  Riim,  les  Pauthier  et  autres  cuistres,  trouvèrent 
romantique  (c'était  le  mot  d'alors)  et  radicule,  et  il  l'était 
peut-être  ;  ce  qui  n'empêchait  pas  qu'ils  ne  fussent  encore 
plus  ridicules  à  leur  façon  que  mon  prospectus  ne  l'était 
à  la  sienne.  On  le  remplaça  par  un  autre,  dû  à  la  plume 
sèche  de  Ravaisson  qui  a  fait  son  chemin  dans  les 
bibliothèques...  » 

Avec  Trebutien,  non  plus  qu'avec  Ravaisson,  il  n'y  a 
jamais  à  redouter  ces  écarts  d'une  imagination  que  la 
science  seule  ne  satisfait  pas  et  d'une  plume  intempé- 
rante qui  ne  connaît  aucune  règle.  A  Paris,  comme  à 
Londres,  Trebutien  travaille  dans  le  silence  et  l'obscu- 
rité. 11  se  plaît  aux  besognes  les  plus  humbles,  laissant 
de  grand  cœur  à  ses  amis  la  première  place  dans  des 
publications  communes,  où  il  apporte  souvent  la  meil- 
leure part,  et  se  contentant  de  la  peine,  de  la  fatigue  des 
semailles,  pour  que  les  autres  recueillent  l'honneur  de 


—  00  — 

la  moisson.  Il  met  à  se  dévouer,  à  s'effacer,  la  même 
passion  qui  pousse  la  plupart  des  hommes  à  rechercher 
l'éclat  et  à  briller  aux  dépens  d'autrui.  Il  vit  de  sacri- 
fices :  c'est  sa  nature  même  qui  l'y  incline  comme  sans 
effort. 

Jules  Barbey  n'a  pas  d'aussi  parfaites  abnégations. 
Froissé,  sans  doute,  du  mauvais  accueil  que  lui  réservent 
les  Pauthier  et  les  Rinn,  il  ne  partage  que  par  intervalles 
et,  pour  ainsi  dire,  par  caprice  intellectuel,  les  austères 
travaux  d'Edelestand  du  Méril.  Il  n'est  pas  un  bénédictin, 
lui;  il  n'a  qu'un  goût  très  modéré  pour  les  studieuses 
retraites  de  l'érudition.  C'est  un  tirailleur,  un  indé- 
pendant, égaré  momentanément  dans  la  science.  Il  n'y 
restera  pas  longtemps.  Il  vise  plus  haut,  il  a  la  fébrile 
impatience  de  voler  de  ses  propres  ailes,  en  vagabond, 
comme  l'oiseau  des  libres  airs  et  «  le  canard  sauvage  des 
marais  de  l'Ouest  ».  Il  veut  prendre  son  élan,  sans 
contrainte,  vers  les  régions  de  la  fantaisie  où  il  pourra 
satisfaire  son  amour,  difficile  à  apaiser,  des  aventures 
et  de  l'action  sous  toutes  ses  formes. 

Justement,  il  trouve  en  Maurice  de  Guérin  le  hardi 
compagnon  de  voyage  qu'il  cherche  ;  il  l'entraînera  à  sa 
suite,  à  ses  côtés  plutôt,  dans  le  monde  enivrant  des 
pures  idées  et  des  belles  images  poétiques,  —  loin  des 
viles  réalités.  Guérin  aime  la  nature  d'une  passion  que 
rien  ne  peut  éteindre.  Avec  lui,  Barbey  se  jette  à  corps 
perdu  dans  de  hautes  spéculations  sur  les  êtres,  les 
choses,  les  infinis  spectacles  de  la  vie.  De  ce  commerce 
d'esprit,  de  cet  échange  incessant  de  rêves  et  d'exaltations 
suprasensiblos,  naît  le  poème  en  prose  qui  s'appelle 
Amaïdée,  —  Amaïdée,  produit  confus  et  souvent  inco- 
hérent d'une  imagination  fiévreuse  de  vingt-six  ans, 
«  histoire  idéalisée  d'une  conversion  réelle  »  que  notre 


-  91  — 

orgueilleux  Normand  «  déraciné  »,  (qui  «  ne  savait  rien 
de  la  vie  »,  ainsi  qu'il  l'avouait  plus  tard),  voulait  opérer 
en  arrachant  une  femme  perdue  au  milieu  de  corruption 
où  elle  vivait  et  en  la  g-uérissant  de  ses  vices  à  l'école 
régénératrice  de  la  nature. 

Mais  dans  l'instant  même  qu'il  écrit,  sous  le  regard  de 
Guérin,  les  premières  pages  de  cette  œuvre  juvénile, 
l'enfant  de  Saint-Sauveur,  transplanté  à  Paris,  souffre  de 
douleurs  imprécises  qu'il  ne  peut  calmer.  On  n'habite 
pas  impunément  les  sommets  de  la  rêverie.  En  se  sur- 
chauffant la  tête  et  le  cœur  de  tous  les  breuvages  capi- 
teux d'un  «  intellectualisme  »  suraigu,  on  se  crée  une 
vie  factice  qui,  prolongée,  ne  tolère  plus  même  le  contact 
des  réalités  ambiantes.  Or  celles-ci  viennent  heurter 
inévitablement  le  jeune  étourdi  qui  les  dédaigne.  Il  jouit 
éperdûment  de  la  contemplation  des  espaces  et  des  chi- 
mères. Tout  à  coup,  lorsqu'il  y  pense  le  moins,  en  plein 
essor  de  l'imagination  délirante,  il  glisse,  il  trébuche. 
De  cet  achoppement  inattendu,  il  rapporte  une  bles- 
sure qui  ne  se  cicatrisera  peut-être  jamais. 

Jules  Barbey  ne  connaît  pas  de  remède  à  cette  maladie 
de  l'idéal  blessé  par  la  réalité.  Il  n'y  a  qu'un  remède,  en 
effet,  et  qui  lui  est  devenu  impossible  :  ce  serait  de  re- 
prendre racine  dans  le  sol  natal,  d'où  notre  étudiant  s'est 
si  imprudemment  détaché.  Ne  pouvant  aller  à  Saint-Sau- 
veur, il  va  rejoindre  encore  une  fois  à  Caen  son  frère 
Léon,  il  passe  plusieurs  mois  auprès  de  ce  doux  compa- 
gnon, qui  apaise  par  l'influence  discrètement  pénétrante 
de  sa  tendresse,  de  son  calme  poétique,  de  ses  rêves 
judicieux  et  modérés,  l'âme  exaltée  et  ulcérée  de  l'ami 
trop  passionné  du  passionné  Maurice  de  Guérin. 

L'effet  de  ce  «  régime  »  intellectuel,  sous  la  garde  de 
Léon  d'Aurevilly  et  dans  l'atmosphère  tempérée  de  la 


—  92  — 

ville  de  Caen,  ne  se  fait  pas  attendre.  Ce  turent  des  mois 
de  bon  travail,  ces  mois  que  Jules  vécut  dans  l'insou- 
ciance de  ses  anciennes  chimères,  en  pleine  communauté 
d'aspirations  poétiques  avec  son  cadet  si  bienveillant.  Il 
compose  la  Bague  cVAnnibal,  un  joyau  finement  ciselé, 
—  joli  bouquet  d'amour  mondain,  d'où  s'échappe  un 
parfum  de  mélancolie  nuancée  d'ironique  pitié.  11  répond 
en  beaux  vers  aux  improvisations  lyriques  de  Léon,  qui 
cultive  toujours  agréablement  la  rime.  Il  s'oublie  en  de 
longues  conversations.  «  Je  dépense, ici,  âme,  voix  et  vie, 
dans  d'inénarrables  causeries,  écrit-il  à  Trebutien  le 
13  décembre  1834.  C'est  un  charme  infini.  Mon  frère  me 
lit  son  beau  poème  et  je  me  laisse  entraîner  à  cette 
dérive  de  poésie  qui,  à  toutes  les  indicibles  mélancolies 
composant  sa  divine  essence,  joint  de  plus  pour  moi  celle 
des  jours  écoulés-  Ah  !  mon  ami,  que  n'êtes-vous  entre 
nous  deux  !  » 

Mais  il  s'échauffe  vite  à  ces  exercices  de  poésie  qui, 
pure  rhétorique  aux  yeux  de  Léon,  sont  pour  Jules  des 
occasions  de  se  fuir  lui-même,  d'échapper  à  de  cuisants 
souvenirs.  En  donnant  la  réplique  aux  vers  faciles  de  son 
frère,  il  laisse  couler  le  sang  de  ses  blessures  récentes. 
Les  complaintes  mélodieuses  et  superficielles,  à  fleur 
d'âme,  pour  ainsi  dire,  où  se  traduit  la  sensibilité  naï- 
vement expansive  de  Léon,  se  répercutent  jusqu'au  fond 
du  cœur  de  Jules  et  font  résonner  en  lui  les  fibres  de 
l'émotion  la  plus  vraie  et  la  plus  torturante.  Incons- 
ciemment le  cadet  réveille  les  douleurs  de  son  aîné,  — 
ces  douleurs  que  d'heureuses  diversions  avaient  peut- 
être  engourdies  ou  tout  au  moins  rendues  muettes.  Léon 
chante  l'inutilité  des  voyages  et  répand  son  esprit 
ingénieux  en  des  strophes  aimables,  où  il  dit  son  horreur 
des  départs.  «  Oh  !  pourquoi  voyager  ?  »  s'écrie  ce  jeune 


—  93  — 

homme  qui  se  trouve  bien  et  se  porte  à  merveille  où  il 
est.  Mais  à  ce  lieu  commun,  froide  déclamation  d'une 
âme  tranquille,  Jules,  qui  n'a  plus  de  patrie,  répond  en 
termes  vibrants,  avec  des  accents  d'une  éloquence  poi- 
gnante : 

«  Oli  !  pourquoi  voyager  ?  »  as-tu  dit.  C'est  que  l'âme 
Se  prend  de  longs  ennuis  et  partout  et  toujours  ; 
C'est  qu'il  est  un  désir,  ardent  comme  une  flamme, 
Qui,  nos  amours  éteints,  survit  à  nos  amours  ! 
C'est  qu'on  est  mal  ici  !  —  Comme  les  hirondelles. 
Un  vague  instinct  d'aller  nous  dévore  à  mourir; 
C'est  qu'à  nos  cœurs,  mon  Dieu  !  vous  avez  mis  des  ailes. 
Voilà  pourquoi  je  veux  partir  ! 

Et  ses  tristesses,  ses  souffrances  les  plus  intimes, 
s'épanchent  en  une  longue  suite  de  strophes  où  se  dévoile 
la  sincérité  émue  de  son  âme  et  où  revient,  comme  une 
perpétuelle  hantise  d'angoisse,  ce  refrain  qui  sonne  à  la 
manière  d'un  glas  :  «  Voilà  pourquoi  je  veux  partir  !  » 
La  guérison  de  ses  blessures,  que  semblait  hâter  la  vie 
calme  qu'il  menait  à  Gaen,  est  de  nouveau  retardée  et 
compromise. 

Rentré  à  Paris,  Jules  Barbey  recommence  à  examiner 
ses  plaies.  Martyr  de  sa  propre  pensée,  il  se  met  lui- 
même  au  supplice.  Il  se  livre  à  une  analyse  impitoyable 
de  ses  moindres  émotions,  porte  le  fer  dans  les  parties 
les  plus  obscurément  sensibles  de  son  être  et  s'institue 
le  bourreau  de  son  cœur  dévoré  par  un  invisible  vautour. 
«  Quelle  journée  !— s'écrie-t-il  le  29  avril  1835,— il  semble 
que  chaque  minute  soit  une  vague  toujours  montante  de 
cet  océan  d'amertumes  qui  inonde  nos  seins  et  qui  bat  son 
plein  vers  le  soir,  qui  déchire  sa  rive  et  ne  l'emporte 
même  pas  !  Encore  si  ces  douleurs,  d'abord  obscures, 
puis  plus  nettes,  puis  troublantes,  puis  labourantes  eufln, 


-  94  — 

si  ces  douleurs,  comme  parfois  il  arrive,  amenaient  une 
perfection  avec  elles,  il  y  aurait  des  jours  cruels,  mais  il 
n'y  aurait  pas  de  jours  perdus.  On  gagnerait  cela,  et  l'on 
n'aurait  pas  à  se  plaindre  de  soi-même,  car  telle  est  la 
loi  de  tout  ce  qui  pense  ici-bas.  Mais  non,  pas  même 
cela...  Le  caprice  m'a  pris  ce  soir  d'écrire  tous  les 
accidents  de  cette  journée.  En  le  faisant,  peut-être  énei'- 
verai-je  la  pensée  que  je  ne  puis  dompter.  Il  faudra  qu'à 
quelque  jour  j'écrive  un  memoi  •ancluni  tout-à-fait  régulier 
et  suivi,  et  non  pas  des  lambeaux  grands  comme  les 
triangles  de  mes  papillottes.  J'ai  remarqué  qu'écrire  me 
calme,  me  balaye.  Je  suis  presque  toujours  mieux 
après  »  (1). 

C'est  dans  cet  état  d'esprit  que  l'auteur  de  Léa, 
d^Amaïdée  et  de  la  Bague  d'Annihal,  compose  Ger- 
maine (2),  —  lamentation  éperdue  d'un  amour  insensé, 
plus  insensé  encore  que  criminel,  d'où  s'exhale  à  travers 
les  cris,  les  déchirements,  les  angoisses,  un  vague 
parfum  de  discrète  autobiographie.  Le  jeune  Allan  de 
Gynthry,  aimant  follement  d'une  passion  vertigineuse, 
où  l'imagination  a  plus  de  part  que  le  cœur,  la  femme 
qui  l'a  recueilli  orphelin,  évoque  constamment  à  nos 
regards  la  physionomie  de  Jules  Barbey  en  personne, 
—  du  Barbey  de  1835.  Les  soupirs,  les  alanguissements 
morbides,  les  exaltations  anormales,  qui  font  de  Ger- 
maine une  œuvre  si  étrange,  sont,  en  quelque  sorte, 
échappés  involontairement  d'une  âme  qui  ne  peut  plus 
contenir  ses  souffrances. 

(1)  Fragment  inédit  d'un  Mémorandum  commencé  en  1835  et  qui  n'a 
pas  été  achevé. 

(2)  Ce  livre  de  Germaine,  écrit  en  1834  et  1835,  n'a  été  publié  qu'en 
188i.  Barbey  d'Aurevilly  en  changea  alors  le  titre  [trimitif  et  appela  cet 
étrange  roman  d'un  nom  symbolique  :  Ce  qui  ne  meurt  pas. 


—  95  — 

Il  y  avait,  sans  doute,  dans  un  si  effroyable  cortège  de 
douleurs  cuisantes,  bien  des  maux  chimériques  et  ima- 
ginaires. La  surexcitation  cérébrale  était  la  cause  d'un 
grand  nombre  de  ces  désordres  psychiques,  qui  mena- 
çaient d'altérer  jusqu'à  la  vigoureuse  organisation 
physiologique  de  Barbey  et  jetaient  le  trouble  dans 
l'économie  de  tout  son  être.  De  plus,  l'air,  que  notre 
Normand,  évadé  de  Saint-Sauveur,  avait  respiré  à  Paris, 
était  tout  chargé  et  saturé  d'influences  malsaines  qui 
atteignaient  même  les  plus  robustes  constitutions.  L'ex- 
plosion du  lyrisme  romantique,  déterminée  à  l'origine 
par  un  brusque  mouvement  social  autant  que  par  une 
lente  évolution  littéraire ,  a  eu  son  contre-coup  rapide 
et  éclatant  dans  les  mœurs  d'alors.  René,  Obermann, 
Antony,  ont  fait  souche  :  ils  ont  vite  passé  de  la  vie 
idéale  dans  la  vie  réelle,  — laissant  après  eux  des  germes 
de  maladie  qui  ne  disparaîtront  pas  de  sitôt  et  vont  se 
répandre  dans  les  veines  de  l'esprit  français. 

Est-il  surprenant,  dès  lors,  qu'en  1835,  l'année  des 
Rolla  et  des  Chatterton,  le  poison  des  désespérances  et 
des  angoisses  s'insinue  dans  l'ame  de  Jules  Barbey  ? 
D'autant  que  l'àme  de  ce  pauvre  exilé  du  sol  natal  est 
merveilleusement  préparée  à  recevoir  les  souffles  du 
dehors.  Le  fils  émancipé  des  Chouans  du  Gotentin  n'a 
plus  de  préservatifs  contre  la  contagion  du  mal  roman- 
tique,— m  croyances  religieuses,  ni  traditions  familiales, 
ni  patrie  chère  à  son  cœur;  nul  radeau  de  sauvetage  ne 
lui  reste,  auquel  se  raccrocher,  dans  la  tempête.  En  une 
heure  d'insurrection  juvénile,  il  a  jeté  par-dessus  bord 
tout  ce  qui  faisait  sa  force,  ce  qui  lestait  sa  barque,  — 
les  vieilles  conceptions  paternelles  qu'il  traite  irrévéren- 
cieusement de  préjugés.  11  n'a  rien,  maintenant,  à  opposer 
aux  éléments  en  fureur,  au  déchaînement  de  l'orage,  à 


—  96  — 

toutes  les  puissances  coalisées  de  l'ancienne  société  en 
lutte  contre  la  nouvelle  qui  vient  de  naître  et  veut  se  faire 
sa  place  au  soleil.  Pour  Jules  Barbey,  la  moitié  de  son 
âme  est  demeurée,  sans  qu'il  s'en  doute,  attachée  au 
passé,  tandis  que  l'autre  moitié  s'en  va  à  la  dérive,  à  la 
recherche  d'incertaines  lumières.  Cela  encore,  cet  anta- 
gonisme de  deux  forces  contraires,  augmente  ses 
douleurs.  Enfin  lui-même  s'est  livré,  pieds  et  poings  liés, 
à  l'ennemi  de  son  bonheur,  en  faisant  sur  son  esprit  les 
propres  expériences  de  René,  d'Antony  et  d'Obermann, 
en  expérimentant  leurs  plaisirs  et  leurs  souffrances 
aussi,  en  transportant  du  monde  de  la  pensée  dans  le 
monde  de  la  réalité  leurs  analyses  sentimentales  et  leurs 
impuissances  d'action  virile.  Si,  à  ce  «  jeu  »  des  facultés 
délirantes  de  tout  l'être,  la  sensibilité  s'aiguise  et 
l'imagination  trouve  sa  pâture,  n'y  a-t-il  pas  Ueu  de 
craindre  que  la  vie  ne  les  brise  un  jour  en  un  choc  brutal, 
par  le  contraste  effrayant  des  jouissances  de  l'hypertro- 
phie intellectuelle  et  des  plates  réalités  ambiantes?  Notre 
romantique  pourra-t-il  toujours  se  cabrer  devant  l'exis- 
tence, renâcler  à  l'effort  quotidien  des  devoirs  humains, 
se  dresser  en  orgueilleux  et  en  révolté,  jeter  à  la  face 
des  nécessités  impérieuses  de  l'ordre  universel  le  faible 
obstacle  et  la  barrière  vite  abattue  d'une  volonté  qui  ne 
sait  plus  où  trouver  un  point  d'appui  résistant  ? 

C'était  donc  un  mélange  de  douleurs  fictives  et  réelles, 
imprécises  à  la  fois  et  implacables,  qui  se  partageait 
l'âme  de  Jules  Barbey.  Ce  jeune  homme  de  27  ans  n'avait 
aucune  sauvegarde  contre  la  «  maladie  du  siècle  ». 
L'idéal  ancien,  l'idéal  de  ses  pères  et  de  sa  propre 
enfance,  ne  lui  suffisait  plus.  En  possédait-il  un  autre, 
qu'il  pût  substituer  à  celui-là  ?  L'idéal  romantique  était 
tout  littéraire.  Or,  c'est  à  peine  si,   à   cette   époque, 


—  97  — 

l'auteur  de  Go'niaine  avait  quelques  tendances  ou 
velléités  d'artiste  :  il  écrivait  pour  «  se  calmer  »,  se 
«  nettoyer  »  ou  se  «  balayer  ^>  le  cœur  :  voilà  tout.  Quant 
à  un  «  idéal  moral  »,  il  n'en  avait  point.  Il  lui  était  loisible 
de  paraître  pâle  et  cadavéreux,  comme  les  «  Jeune- 
France  »  d'alors  (c'était  le  bel  air  du  jour),  de  prendre, 
à  leur  exemple,  de  mourantes  allures  de  poitrinaire  et 
de  se  faire  un  visage  qui  semblât  «  dévoré  de  passions  ». 
Toutes  ces  fantaisies  ne  constituent  pas  un  idéal.  Pour 
s'en  créer  un,  il  faut  de  la  foi  et  de  l'action,  une  foi 
agissante  et  ferme.  11  faut  croire  à  quelque  chose,  à  la 
bienfaisance  de  la  vie,  par  exemple,  ou  encore  à  l'amen- 
dement possible  des  conditions  de  l'existence.  Si  les 
pensées  de  réforme  émanent  d'un  esprit  trop  pessimiste, 
à  plus  forte  raison,  si  elles  servent  de  jouet  littéraire  à 
des  désoeuvrés,  elles  ne  sont  pas  réalisables.  Bref,  pour 
se  dompter  soi-même  ou  pour  s'améliorer,  des  énergies 
positives  et  vivaces  sont  nécessaires.  Jules  Barbey 
n'avait  pour  ressources  intimes,  —  comme  beaucoup  de 
ses  contemporains,  —  que  des  faiblesses,  des  désespoirs, 
des  incertitudes,  des  impuissances,  toutes  qualités 
négatives. 

Un  instant,  il  avait  failli  remplacer  les  croyances  de 
son  jeune  âge  par  une  croyance  nouvelle,  positive  celle- 
là  et  pleine  d'avenir:  c'était  lorsque,  dans  l'enivrement  de 
ses  vingt  ans,  il  s'était  épris  des  idées  démocratiques. 
Pourquoi  n'avait-il  pas  persévéré  dans  cette  voie  qui  s'of- 
frait toute  grande  et  largement  ouverte  à  sa  marche 
encore  mal  assurée  ?  Son  esprit,  désireux  d'agir,  eût 
sans  doute  trouvé  là  l'emploi  de  tant  d'énergies  inoccu- 
pées qui  voulaient  faire  explosion.  Mais  il  n'avait  pas  eu 
le  courage  de  développer  les  germes,  peut-être  salutaires, 
de  cette  foi  toute  fraîche  et  intacte.  Il  s'était  replié  sur 

7 


—  08  — 

lui-même,  exaniiiiant  à  loisir  les  maux  de  son  àine  et 
disséquant  avec  une  âpro  volupté  ses  tristesses  sans 
objet.  Or,  il  n'y  a  rien  de  plus  aristocratique  que  l'étude 
solitaire  et  hautaine  d'une  douleur  individuelle,  le  culte 
idolàtrique  d'une  souffrance  particulière  et  rare.  Se  com- 
plaire dans  l'analyse  de  son  propre  cœur,  scruter  à  la 
loupe  et  fouiller  avec  le  scalpel  les  verrues  qui  se  cachent 
au  plus  intime  de  l'être,  c'est  le  fait  d'un  honmie  qui  se 
considère  lui-même  comme  la  plus  intéressante  des  créa- 
tures et  qui  se  soucie  peu  de  ses  semblables.  Après  avoir 
renié  les  traditions  aristocratiques  de  sa  famille,  Jules 
Barbey  y  revenait  ainsi,  sans  peut-être  s'en  douter,  par 
le  chemin  détourné  du  romantisme. 

Jamais  il  n'a  plus  souffert  qu'à  cette  époque.  Rien  ne 
l'apaise,  rien  ne  le  soulage.  C'est  avec  des  larmes  qu'il 
jette  sur  le  papier  les  effusions  amoureuses  de  sa  Ger- 
maine, —  cette  Germaine,  qui  est  de  pure  essence  aris- 
tocratique et  qui  a  plus  d'infortunes  inconsolables  que  la 
plus  misérable  des  plébéiennes.  Ne  pouvant  trouver  en 
la  compagnie  de  cette  femme  angoissée  le  repos  dont  il  a 
besoin,  notre  écrivain  revient  à  ses  amours  d'antan  et  se 
remet  à  chanter  la  nature.  Il  reprend  son  Amaïdée, 
interrompue  loin  du  regard  de  Maurice  de  Guérin,  et 
l'achève  en  des  clameurs  d'exaltation  passionnée. 
«  Posséder  !  crie  du  fond  ténébreux  de  nous-même  une 
grande  voix  désolée  et  implacable.  Posséder!  dùt-on 
tout  briser  de  l'idole,  tout  flétrir  et  d'elle  et  de  soi  !  Mais 
comment  posséder  la  nature  ?  A-t-elle  des  flancs  pour 
qu'on  la  saisisse  ?  Dans  les  choses  y  a-t-il  un  cœur  que 
dessus  l'on  pourrait  briser  ?  »  (1)  Et  dans  ces  pages  fié- 

(i)  J.  Uarbey  DÂUKEViLLY.  —  Amcidée.  poème  en  prose,  p.  5€  (Lemerre 
éditeur,  1890^. 


-  99  — 

vreuses,  où  se  heiirLent,  se  croisent  et  s'échauffent  les 
conversations  panlhéistiques  de  Barbey  et  de  Guérin, 
passe  la  lamentable  épopée  de  la  femme  déchue  qui  ne 
peut  se  relever  ni  se  g-uérir  au  contact  des  saines  et 
pures  visions  du  monde  extérieur. 

Lui  non  plus,  Jules  Barbey  n'était  capable  de  guérir 
ses  douleurs  intimes  par  la  vertu  secrète  et  magique  des 
spectacles  de  la  nature.  Il  avait  naguère  célébré  la  vie 
de  voyage  et  il  croyait  sans  doute  au  réconfort  qu'elle 
donne.  Aussi,  pour  fuir  les  tristes  obsessions  de  son 
esprit,  veut-il  se  soustraire  encore  aux  influences  débili- 
tantes de  l'atmosphère  parisienne.  Mais  nulle  part  il  ne 
trouve  l'apaisement  souhaité.  Partout  il  s'ennuie,  à  mou- 
rir. «  Mon  ami.  savez-vous  ce  que  je  sais  ?  écrit-il  de 
Caen  à  Trebutien  le  18  août  1835.  C'est  que  la  vie  de  pro- 
vince ne  nous  est  plus  possible  ;  il  faut  être  parfaitement 
heureux  ou  obèse  pour  s'arranger  de  cette  vie-là.  Mais 
les  gens  comme  nous,  non  !  Si  l'on  est  lymphatique,  on  y 
mourrait  de  spleen  ;  si  l'on  est  nerveux,  on  s'y  brûlerait 
la  cervelle  ». 

Le  fils  de  Théophile  Barbey  est  maintenant  tout  à  fait 
«  déraciné  ».  Il  n'a  plus  de  patrie.  Il  est  très  malheureux. 


CHAPITRE    VI 

Pretnlei'    Mémorandum 

VOYAGE    EN    TOURAINE 

SÉJOUR    EN    NORMANDIE,    A    SAINT-SAUVEUR, 

A    COUTANCES    ET   A    CAEN 

RETOUR     DÉFINITIF     A     PARIS 

(1835-1837) 


C'est  il  la  fin  de  1835  que  Jules  Barbey  revient  à  Paris. 
Il  va  s'y  fixer  à  demeure.  Il  ne  lui  reste  plus  que  cette 
ressource  suprême,  cette  seule  patrie,—  et  quelle  patrie! 
Comme  il  le  dira  plus  tard,  Paris  est  «  la  patrie  anonyme 
de  tous  les  hommes  qui  ont  brisé  le  lien  de  la  famille  et 
qui  ont  quitté  la  province  pour  en  éviter  le  regard  qui 
tombait  de  trop  près  sur  eux  »  (1).  Mais  alors  il  ne  songe 
pas  à  la  tristesse  amère  de  n'avoir  point  un  pays  à  soi. 

Se  jeter  dans  le  gouffre  de  la  capitale,  pour  échapper  à 
la  malveillante  curiosité  des  normands  de  Saint-Sauveur 
ou  de  Gaen,  c'est  bien  ;  seulement  il  faut  avoir  des  rentes 
pour  vivre  à  Paris,  comme  l'entend  le  jeune  Barbey!  Or 
il  y  a  beau  temps  que  les  écus  du  chevaUer  de  Montressel 

(l)  Le  Pays,  "25  avril  18o4.  —  Article  sur  Edmond  et  Jules  de   Concourt. 


—  101  — 

sont  gaspillés.  Que  faire  ?  Devenir  journaliste  ?  Ne 
serait-ce  pas  le  comble  de  riiumiliation  ?  «  Me  pré- 
serve le  ciel,  s'écrie  naïvement  l'auteur  de  Germaine, 
de  devenir  un  de  ces  gens-là  !  »  Et  pourtant  cette  extré- 
mité de  malheur  est  réservée  à  notre  indiscipliné  de 
27  ans. 

Pour  parer  aux  besoins  du  moment,  il  essaie  de  ven- 
dre à  quelque  éditeur  ou  de  placer  dans  quelque  Revue 
les  manuscrits,  —  toute  sa  fortune!  —  qu'il  a  rapportés 
de  Normandie:  La  Bague  d'Aniiibal,  Amaïdée,  Ger- 
maine. Déjà,  avant  son  retour  à  Paris,  il  a  chargé  Tre- 
butien  de  sonder  le  terrain  et  d'entamer  des  négociations. 
A  cet  effet,  il  lui  a  confié  son  dernier  livre,  non  sans  un 
déchirement  "intime:  cette  Germaine,  n'est-ce  pas  une 
partie  de  son  ame  et  n'y  a-t-il  point  une  sorte  de  profana- 
tion et  de  sacrilège  à  la  livrer  aux  mains  d'un  éditeur? 
Qu'il  se  rassure,  le  candide  écrivain  :  son  manuscrit  lui 
reviendra  immaculé,  vierge  de  tout  contact  avec  le  pu- 
blic !  Mais  l'état  précaire  de  son  budget  décide  le  fougueux 
jeune  homme  à  se  séparer  de  son  cher  roman.  Toutefois, 
il  ne  consent  à  soufïrir  aucun  délai,  de  la  part  des  librai- 
res: «  Je  ne  veux  pas  endurer  plus  longtemps  les  criti- 
ques de  ces  marchands  de  papier  noirci  !  écrit-il  à  Tre- 
butien  le  18  août  183.5.  C'est  prendre  ou  laisser,  ou  qu'ils 
aillent  à  tous  les  diables!  Je  ne  suis  pas  d'humeur  à  ré- 
pondre à  leurs  imbéciles  observations  sur  la  teneur  du 
livre  en  question.  Vous  quiètes  si  beau  d'insolence  par 
moments,  mon  cher  ami,  lâchez  deux  ou  trois  bordées  à 
l'infâme  cuistre  qui  critique  au  lieu  d'acheter,  et  repre- 
nez le  manuscrit  ».  Naturellement,  les  éditeurs  se  fâchent 
et  congédient  le  bon  Trebutien  tout  penaud:  il  paraît  que 
ce  n'est  point  par  les  procédés,  chers  à  Barbey,  qu'on 
les  apprivoise. 


-  102  — 

Lorsque^  notre  romancier  sans  expérience  rentre  à 
Paris,  il  se  déniène  à  son  tour  pour  placer  sa  Gennaine. 
Enfin,  après  bien  des  démarches,  le  :30  décembre  1<S35, 
il  annonce  une  grande  nouvelle  à  Trebutieii  :  il  est  sur  le 
point  de  crier  victoire.  «  Vous  m'apporterez,  lui  dit-il,  le 
deuxicine  volume  de  Germaine.  On  me  demande  les  ma- 
nuscrits à  la /i^erwe  des  Deux-Mondes.  Biûoz  (ma  belle 
et  calme  tête  de  marbre  blanc,  Niobé-Germaine,  jugée  par 
unBuloz!  Est-ce  que  tu  crois  à  Dieu,  Trebutien,  après 
cela?j  Buloz  donc  a  promis  de  lire...  Le  cuistre  est  fort 
prévenu  en  ma  faveur.  S'il  en  est  ainsi,  j'ai  du  vent  dans 
mes  voiles.  Allons!  » 

Mais  ses  espérances,  comme  il  le  dit  lui-même,  s'en 
vont  vite  à  tous  les  démons.  Au  bout  de  quelque  temps, 
le  manuscrit  de  Gennaine  lui  revient.  François  Buloz 
n'accepte  pas  ce  genre  de  littérature  maladive  et  crimi- 
nelle. Quel  est  l'homme  assez  pervers  pour  ne  point  rou- 
gir à  la  lecture  d'un  roman  où  la  démangeaison  sensuelle 
triomphe  et  s'épanouit  ?  La  vertu  seule  a  droit  de  cité 
dans  le  grave  recueil  que  dirige,  d'une  main  ferme,  l'au- 
tocrate Savoyard.  11  fallait,  en  effet,  que  le  jeune  Barbey 
eût  toutes  les  audaces  naïves  et  les  déconcertantes  témé- 
rités d'un  débutant,  pour  aller,  le  cœur  confiant,  frapper, 
avec  sa  Gennaine,  à  la  porte  de  Buloz!  On  ne  se  four- 
voie pas  à  tel  point,  quand  on  a  la  moindre  expérience 
des  hommes  et  des  choses.  Ignorait-il  donc,  l'enthou- 
siaste auteur  d'un  chef-d'œuvre  méconnu,  que,  sous  la 
férule  du  fondateur  de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  on 
ne  peut  pas  se  livrer  impunément  à  tous  les  caprices 
d'une  imagination  débordante,  et  que,  si  Ton  tient  à  con- 
quérir les  bonnes  grâces  du  chef  d'orchestre  de  céans, 
il  convient  de  mettre  un  frein  à  toute  fantaisie,  de  flatter 
les  goûts  de  l'auditoire  et  de  prendre  le  la  de  la  fanfare  ? 


-  lo:}  — 

L'écrivain  est  le  serviteur  du  public:  voilà  la  maxime  de 
Buloz.  Gril  est  bien  certain  que  Germaine,  «  cette  superbe 
et  indolente  Germaine,  dont  l'aristocratie  séduit  peu  la 
plèbe  do  ces  faquins  appelés  libraires  »  (1),  eut  étrange- 
ment détonné  dans  le  concert  des  écrivains  de  la  Revue, 
à  côté  des  œuvres  d'Alexandre  Dumas,  de  Georges  Sand, 
d'Eugène  Sue  et  autres  romanciers,  inférieurs  à  ceux-là, 
qui  étaient  les  exécutants  favoris  de  ce  qu'on  nomme 
la  foule  lettrée. 

Sans  plus  do  compliments  ni  de  précautions,  Buloz 
ferme  donc  au  nez  de  l'intrus  la  porte  de  sa  maison  et 
l'engage  à  aller  chanter  ailleurs  ses  hymnes  à  l'amour 
coupable.  Alors  recommencent  pour  le  pauvre  roman- 
cier ces  courses,  désolées  et  lugubres,  de  librairie  en  li- 
brairie, où  s'égrène  rapidement,  à  mesure  qu'on  avance, 
le  chapelet  des  déboires  et  des  amertumes.  C'est  un  cal- 
vaire à  gravir,  et  la  route  en  est  jonchée  d'épines.  On 
laisse  derrière  soi,  une  à  une,  les  magnifiques  promes- 
ses d'avenir  qu'on  sétait  faites  et  l'on  sème  sur  ses  pas 
les  illusions  enchanteresses  grâce  auxquelles  on  endor- 
mait ses  secrètes  répugnances  à  solliciter  des  faveurs. 
Aussi,  le  soir,  rentre-t-on  las,  abattu,  découragé,  dans  la 
chambrette  d'où,  le  matin,  on  était  parti  confiant,  et  d'où 
désormais  semble  bannie  toute  espérance. 

Jules  Barbey,  qui  n'a  pas  à  son  service  des  trésors  de 
patience  et  de  calme,  se  fatigue  bien  vite  de  ces  démar- 
ches réitérées  et  toujours  vaines.  Son  orgueil  se  cabre 
devant  les  rebuffades;  il  est  *  beau  d'insolence  »,  comme 
il  disait  naguère  à  Trebutien,  et  ne  laisse  pas  de  pousser 

(1)  LeUre  inédite  à  Trebutien  (décembre  1835).  —  Toute  cette  corres- 
pondance avec  Trebutien  est  du  plus  haut  intérêt  littéraire.  J'espère  qu'on 
la  publiera  bientôt,  et  c'est  pourquoi  je  ne  m'en  suis  servi  qu'avec  discré- 
tion. 


—  104  — 

trop  loin  ses  réponses  irritées  et  sanglantes  de  grand 
seigneur  humilié.  11  arrive,  en  effet,  que,  sans  même  s'en 
douter,  notre  jeune  homme  déconcerte  et  éloigne,  par 
ses  airs  impérieux,  des  gens  qui  finalement  seraient 
peut-être  disposés  à  lui  être  agréables  et  utiles.  Oh!  il 
n'est  plus  démocrate,  maintenant,  le  petit-fils  de  Vincent 
du  Motel  :  il  a  dit  adieu  aux  chimères  républicaines  de 
sa  vingtième  année  et  abjuré  ces  «  erreurs  »  sur  l'autel 
de  sa  vanité,  —  sa  seule  déesse  dorénavant.  Il  est  plus 
aristocrate  que  jamais  et  que  Théophile  Barbey  lui-même. 
Pour  se  consoler  de  ses  ennuis,  il  cultive  cette  fleur  em- 
poisonnée, fille  de  l'orgueil  et  du  dédain  le  plus  féroce- 
ment tranchant,  —  l'ironie. 

On  possède,  sur  cette  période  de  la  vie  de  Jules  Bar- 
bey, un  document  authentique  et  précieux,  qui  éclaire 
l'état  de  son  âme  et  nous  en  montre  jusqu'aux  recoins  les 
plus  cachés:  c'est  le  journal  de  jeunesse  appelé Prcmie-r 
Mémorandum,  où  ce  nouveau  Prométhée,  précoce  vic- 
time d'un  vautour  invisible,  note  en  termes  impitoyable- 
ment précis  l'emploi  de  ses  tristes  journées.  Le  Mémo- 
randum va  du  13  août  183G  au  G  avril  18:38.  Ces  vingt 
mois  sont  mis  en  pleine  lumière,  —  avec,  toutefois,  les 
quelques  ombres  nécessaires  à  la  fidélité  discrète  d'un 
tableau  tout  intime.  Nausées,  dégoûts,  ennuis,  tristesses 
vagues,  tentatives  de  travail  faites  pour  s'arracher  à  sa 
propre  pensée,  rien  n'est  oublié  dans  ces  pages  étranges, 
tout  y  est  gravé  à  l'eau-forte.  11  n'y  a  pas  lieu,  d'ailleurs, 
de  contester  la  sincérité  si  évidente  de  l'auteur,  alors 
qu'il  se  dissèque  lui-même  sans  merci,  sans  fausse  honte. 
Le  scalpel  ne  tombe  jamais  des  mains  implacables  de  ce 
chirurgien  opérant  sur  son  âme  et  qui  n'a  pas  peur  d'éta- 
ler ses  plaies.  On  sent  qu'il  hésite  parfois  à  pénétrer  jus- 
qu'au fond  des  blessures  les  plus  secrètes,  mais  il  dompte 


-  lOo  — 

bientôt  ses  répugnances.  Il  veut  être  «  vrai  »,  absolu- 
ment exact,  puisqu'il  a  décidé  de  faire  voir  l'état  de  son 
cœur  et  qu'il  a  convié  à  cet  affligeant  spectacle  son  ami 
Maurice  de  Guérin. 

C'est  à  Guérin,  en  eflfet,  que  Barbey  destine  ce  journal 
d'une  jeunesse  éprouvée  par  la  douleur.  Comment,  écri- 
vant sous  les  yeux  mêmes  de  son  ancien  camarade  de 
collège,  devenu  son  second  frère  d'àme,  efit-il  pu  lui  offrir 
un  recueil  dénotes  personnelles,  d'où  la  véracité  fût  ab- 
sente? Un  Mémorandum  ne  vaut  qu'à  titre  de  document, 
document  psychique  et  non  littéraire,  —  et  ce  serait  lui 
enlever  son  seul  caractère  essentiel  que  d'en  faire  une 
œuvre  de  fantaisie.  Tout  au  plus  peut-on  reprocher  à  no- 
tre «  malade  »"d'avoir  exagéré  les  tristesses  foncières  de 
son  âme  et  de  s'être  trop  arrêté  à  des  détails  futiles. 
Mais  ici  encore  se  dévoile  le  besoin  de  sincérité  dont  il 
est  avide.  Il  se  vanterait  de  choses  qui  ne  lui  sont  pas 
imputables  plutôt  que  d'en  laisser  de  côté  une  seule  et 
d'oublier  quelque  repli  de  son  être.  A  aucun  prix,  il  ne 
consentirait  à  rester  en  deçà  de  la  réalité  profonde  de 
ses  sentiments:  il  aimerait  mieux  la  dépasser  et  l'ampli- 
fier. C'est  la  seule  réserve,  au  demeurant,  qu'il  nous  soit 
permis  de  faire.  On  ne  peut  donc  contester  la  valeur  do- 
cumentaire des  Mcmoranda ,  et  Paul  de  Saint- Victor  les 
avait  bien  caractérisés,  quand  il  les  appelait  des  «  cra- 
choirs d'or  ».  L'auteur  de  Gcnïiaine  vomit  ses  tristesses, 
ses  ennuis,  toute  son  âme,  dans  un  vase  d'un  métal  pré- 
cieux et  d'un  beau  relief. 

Le  journal  s'ouvre,  à  la  date  du  13  août  183G,  par  une 
lamentation  qui  en  dit  long  sur  l'état  du  cœur  de  Barbey. 
«  Je  m'en  vais  recommencer  un  Journal,  écrit-il.  Cela 
durera  le  temps  qu'il  plaira  à  Dieu,  c'est-à-dire  à  l'ennui, 
qui  est  bien  le  dieu  de  ma  vie.  Quand  je  serai  las  de  me 


—  lOG  - 

regarder,  je  fermerai  ce  livre  et  tout  sera  dit.  Pourquoi 
ne  se  débarrasse-ton  pas  aussi  facilement  de  soi-même, 
cet  inexorable  quelque  chose  qui  est  malgré  lui-môme, 
car  le  suicide  nous  en  débarrasse-t-il  enliérement  ?  Qui 
le  sait  ?  Le  sommeil  sans  rrrcs  que  souhaitait  Byron 
n'était  pas  une  réponse  à  l'angoissée  question  de  Sha- 
kespeare. La  lâcheté  humaine  s'est  accroupie  derrière 
Dieu  »  (1). 

Désenchantement,  doute  radical,  incréduhté  foncière, 
rien  ne  manque  à  ce  tableau  d'une  existence  qui  ne  prend 
plus  d'intérêt  à  quoi  que  ce  soit.  Le  gouffre  du  néant 
s'ouvre  devant  ce  désespoir.  Où  se  raccrocher,  vers  quel 
radeau  sauveteur  tendre  les  bras  ?  Faut-il  contempler 
toujours  d'un  œil  morne  et  impuissant  les  indicibles 
déchéances  de  son  âme  ?  Et,  si  l'on  veut  les  fuir,  peut-on 
les  oublier  ?  «  Si  j'avais  écrit,  continue  le  cruel  analyste, 
l'emploi  de  mes  jours  et  les  deux  ou  trois  derniers 
événements  qui  sont  déjà  un  passé  furieusement  enfoncé 
dans  le  gouffre  des  choses,  et  ce  que  ces  événements  ont 
produit  en  moi  ou  m'ont  arraché,  ce  serait  une  assez 
longue  et  triste  histoire  dont  je  ne  conseillerais  la  lecture 
à  personne,  pas  même  à  moi  maintenant.  11  est  des 
ruines  que  personne  ne  voit  achever  de  tomber,  des 
chutes  silencieuses.  Ce  n'est  que  longtemps  après,  qu'on 
s'aperçoit  qu'il  n'y  a  plus  rien,  où  il  y  avait  une  exis- 
tence, et  que  le  vide  a  englouti  les  atomes  du  dernier 
débris  !  Mais  je  mets  le  silence,  cette  singerie  impuis- 
sante de  l'oubli,  entre  moi  et  le  passé  de  ces  derniers 
temps...  »  (2). 

(1)  J.    Barbey   K'AunF.vii.i.v,    Premier    Memoramliim,    1836-1838,   p.  1 
(Lemerre,  éditeur,  1000). 

(2)  Ibid.,  p.  2. 


—  107  — 

Heureusement,  dans  la  perte  de  ses  meilleures  distrac- 
tions d'antan,  il  a  gardé  le  goût  du  travail.  Il  veut 
travailler,  et  cette  volonté  ferme  le  sauve  quelquefois,  en 
l'arrachant  à  ses  propres  pensées.  «  Ecrire,  je  l'ai 
toujours  éprouvé,  dit-il,  est  un  apaisement  do  soi- 
memo  ^>  (1).  Cependant  il  arrive  un  moment  on  lo  travail 
aussi  devient  une  souffrance.  Raconter  ses  douleurs, 
c'est  parfois  les  calmer,  plus  souvent  c'est  les  prolonger 
et  les  aviver.  Pour  les  anéantir,  il  faudrait  les  affiner  et 
les  émousser  par  l'analyse  au  point  qu'elles  perdissent 
leur  aiguillon.  Mais  un  esprit  superficiel  et  subtil  est  seul 
capable  do  cette  tâche,  qui  exige  infiniment  de  souplesse. 
Une  âme  profonde,  qui  ne  sait  rien  oublier  et  met 
une  sincérité  absolue  dans  tous  ses  épanchemenls,  est 
impuissante  à  tuer  ses  tristesses,  en  les  narrant.  Aussi 
Barbey  abandonne-t-il  vite  son  journal,  qui  ne  lui 
procure  aucun  réconfort. 

Que  fait-il,  dans  l'intervalle  ?  11  voyage  ;  il  va  passer 
un  mois  en  Touraine.  «  Je  pars  lundi  avec  Gandin , 
écrit-il  le  19  août.  Guérin  m'a  prédit  que  je  m'ennuierais 
au  milieu  et  malgré  les  merveilles  du  pays.  Il  a  peut-être 
raison.  Où  diable  est-ce  qu'on  ne  s'ennuie  pas  ?  surtout 
quand  on  est  moi  !  »  (2),  De  fait,  le  jeune  voyageur 
mande  de  Blois  à  son  fidèle  Trebutien,  le  25  août.  «  Mon 
cher  Baron,  quand  vous  lirez  la  date  de  ma  lettre,  vous 
vous  écrierez,  j'en  suis  sûr  :  0  ter  quaierqiœ  beatus  ! 
Vous  sentirez  s'éveiller  en  vous  les  nobles  convoitises  de 
l'antiquaire.  Si  je  l'étais  le  moins  du  monde,  Dieu  m'est 
témoin  que  je  ne  vous  écrirais  pas.  Confier  son  bonheur 
me  semble  la  plus  haute  impertinence  qu'il  y  ait.  C'est 

(1)  îbid.,  p.  9. 

(2)  Ibid.,  \^.%. 


—  108  — 

parce  que  ma  tête  d'Ostrogoth  du  boulevard  de  Gand  est 
demeurée  parfaitement  froide  et  ennuyée  devant  les  tas 
de  pierres  historiques,  vus  et  admirés  en  bciillant,  que  je 
peux  vous  parler  de  mon  voyage  sur  les  bords  de  la 
Loire.  N'en  aura-t-on  jamais  fini  avec  les  lieux  communs  ? 
La  réputation  de  ce  pays-ci  est  un  impudent  mensonge, 
accepté  sur  parole  par  des  niais  ;  et  cela  va  ainsi  de 
siècle  en  siècle  jusqu'à  la  fin  du  monde  !  Hélas  !  c'était 
beaucoup  plus  pour  le  pays  que  pour  les  sourcnirs, 
comme  vous  dites,  vous  autres,  que  j'étais  parti  de  Paris  : 
mais,  Dieu  me  damne!  j'aurais  presque  mieux  fait  d'y 
rester.  J'ai  vu  Orléans,  sa  cathédrale  et  son  musée  ;  — 
Notre-Dame-de-Cléry  dont  l'Austère  Nudité  m'a  semblé 
préférable  à  toutes  ces  enjolivures  qui  s'appellent  de 
Vart  pour  le  moment,  —  et  puis  Chambord,,  mais  j'étais 
souffrant,  et  j'ai  eu  la  sacrilège  indolence  de  ne  pas  mon- 
ter un  degré  de  ses  escaliers.  C'est  de  Chambord  que  je 
suis  le  plus  content  jusqu'ici,  car  j'ai  vu  là  la  seule  jolie 
fille  entr'aperçue  depuis  Paris.—  Et  puis,  qu'on  me  vante 
un  pays  pareil  !  que  nos  écrivassiers  de  roman  nous 
crachent  leurs  belles  phrases  sur  tout  cela  !  Aujourd'hui 
je  suis  àBlois,  une  odieuse  ville,  et  d'une  population  plus 
laide  encore.  Je  sors  du  château,  que  j'ai  visité  dans  tous 
ses  coins.  Toutes  les  places  m'en  ont  été  compendieuse- 
ment  et  bredouilleiisement  expliquées  par  le  concierge, 
homme  de  sens  qui  professe  le  plus  grand  mépris  pour 
p.  Delaroche  et  Vitet.  J'ai  grimpé  sur  l'observatoire  de 
Catherine  de  Médicis.  La  vue  n'est  pas  mal  de  là,  mais 
il  faut  s'en  tenir  à  cette  expression  modeste,  si  l'on  veut 
rester  dans  le  vrai.  Je  me  demandais  si  tous  les  monu- 
ments du  monde  me  laisseront  ainsi  sans  intérêt,  et  si 
je  dois  arriver  peu  à  peu  à  l'indifférence  en  matière  de 
toutes  choses  comme  en  matière  de  Religion.  En  vérité, 


—  109  — 

je  redoute  presque  un  voyage  de  Rome.  J'y  apprendrais 
peut-être  le  secret  de  nouvelles  impuissances  d'àme,  de 
nouveaux  dessèchements  d'émotions  ». 

Ainsi,  rien  n'a  séduit  ce  «  desséché  »  au  cours  de  son 
voyage,  —  si  ce  n'est  la  vue  d'une  jolie  fille.  Il  n'y  a  que 
la  femme,  en  ce  moment,  qui  intéresse  Barbey.  Mais,  par 
exemple,  elle  se  g-hsse  toujours  dans  sa  pensée  inquiète. 
Cette  vision  l'arrache  à  ses  tristesses.  Il  ne  s'analyse  plus, 
quand  il  aperçoit  un  «  bel  animal  »,  «  un  de  ces  Attilas- 
femelles  qui  ravagent  le  monde  sans  épée  ».  (1)  Il  est 
tout  occupé  à  contempler  et  à  admirer  la  beauté  des 
formes  du  beau  sexe;  il  endétailleles  moindres  contours 
et  rôde,  avec  des  frémissements  de  volupté,  aux  abords  de 
la  splendide  image  en  qui  s'incarne  la  Divinité  de  l'Amour. 
Ce  «  n'était  qu'une  fille  de  la  terre,  —  dit-il  d'une  femme 
qu'il  a  rencontrée  dans  ses  pérégrinations,  —  avec  des 
dents  blanches  sous  de  longs  anneaux  noirs  tombant  aux 
joues  brunes,  et  des  yeux  hardis.  Un  délicieux  modèle 
de  courtisane,  et  qui  serait  affolante  avec  une  bande  en 
velours  écarlate  sur  le  front,  a  la  Grecque,  et  ses  larges 
épaules  roulées  dans  une  mantille.  Elle  sucerait  l'or,  le 
sang,  la  vie  !  »  (2)  Ne  dirait-on  pas  qu'il  va  tomber  à 
genoux  devant  cette  Déesse  et  l'adorer  avec  des  trans- 
ports d'idolâtrie  ? 

C'est,  d'ailleurs,  la  seule  religion  que  son  impiété  recon- 
naisse, la  seule  icône  en  présence  de  laquelle  son  indé- 
pendance s'incline.  Peu  à  peu,  en  efiet,  sans  crises,  sans 
nuit  «  à  la  Jouffroy  )),il  s'est  détaché  du  catholicisme, 
ainsi  que  des  traditions  paternelles  et  de  l'amour  du  sol 
natal.  Il  en  est  venu  à  l'inditTérence  absolue  en  matière 

(1)  Ibhl.,  p.  13. 

(2)  I/mL,  p.  13. 


—  110  — 

religieuse,  coniino  il  l'avoue  lui-aiènie.  Il  ne  s'est  pas 
arrêté  aux  principes  déistes  de  Jean-Jacq»ies  ;  il  ne  berce 
pas  non  plus  son  incrédulité  aux  rêveries  paulhéistiques 
de  Lamartine.  Il  est  un  païen,  à  la  façon  deChénier.  Rien 
ne  vibre  plus,  en  son  àme,  des  croyances  de  ses  jeunes 
aimées.  Il  n  a  même  pas  gardé  de  la  foi,  longtemps  pra- 
tiquée, ce  parfum  subtil  et  enivrant  qui  s'exhale,  à  de 
certaines  heures,  du  fond  du  cœur  des  plus  sceptiques, 
ui  cette  sorte  de  musique  divine  qui  s'élèv^e  parfois,'  en 
accents  mélancoliques,  des  recoins  les  plus  obscurs  de 
la  conscience.  Son  incrédulité  semble  radicale.  Nulle 
manifestation  delà  vie  religieuse  ne  le  touche,  ne  l'émeut. 
Il  discute  fi'oidement  les  mystères  chrétiens  et  déclare 
n'y  pas  adhérer.  Il  se  dit  rationaliste  (1). 

A  l'âge  de  28  ans  à  peine,  Barbey  n'a  donc  plus  aucun 
lien  avec  son  pays,  sa  famille  et  le  Dieu  de  son  enfance. 
Il  a  étouffé  tout  ce  qui  faisait  renchantement  de  son  esprit 
autrefois.  Il  ne  lui  reste,  comme  ressource  intime,  qu'une 
sensibilité  extrêmement  vive  et  une  intelligence  très 
ouverte.  Mais,  dans  son  état  d'àme  présent,  cette  res- 
source n'est  pas  une  sauvegarde,  c'est  un  accroissement 
de  souffrance.  Il  est  malheureux  en  ses  affections  les  plus 
chères  et  jusqu'en  ses  meilleures  relations  intellectuelles. 

Léon  d'Aurevilly,  l'ancien  rédacteur  légitimiste  du 
Moiuus  Normand,  entre  au  grand  séminaire  de  Cou- 
tances.  Jules  lui  demande  de  différer  de  quelques  jours 
l'exécution  d'un  projet  si  imprévu,  car  il  veut  revoir  son 
cadet  avant  l'événement  définitif  qui  séparera  leur  exis- 
tence. Mais  Léon  a  hâte  de  se  vouer  au  service  de  Dieu  et 
refuse  de  retarder  l'accomplissement  de  ses  saints  désirs. 
«  Ainsi,  écrit  tristement  Jules  Barbey,  je  l'aurai  prié  en 

(1)  Ibïd.,  p.  93,  94  et  9o. 


—  111  — 

vain  d'attendre  quelques  Jours;  il  a  tout  méprisé  de  mes 
supplications  et  il  n'a  pas  voulu  retarder  d'une  heure  le 
moment  enivrant  où  il  va  s'affubler  de  la  chappe  de  plomb 
du  Dante...  Pourtant  il  y  a  toute  une  vie  entre  nous  deux, 
et  une  vie  d'enfance  et  de  jeunesse,  la  plus  belle,  dit-on, 
et  le  lien  le  plus  fort  !...  Quand  nous  re verrons-nous 
maintenant,  mon  frère  et  moi  ?  Ces  jours,  qu'il  n'a  pas 
voulu  me  donner,  étaient  peut-être  les  derniers  que 
nous  eussions  passés  ensemble.  Nos  destinées  sont  si 
opposées,  et  la  vie  nous  cache  tant  d'inattendu  !...  Et 
quand  je  songe  qu'il  a  pu  se  dire  tout  cela,  et  que  tout 
cela  n'a  pas  pesé  un  grain  de  poussière  dans  ses  résolu- 
tions, je  reste  frappé  au  fond  du  cœur  de  la  légèreté  de 
l'homme,  que  Je  connais.sais  pourtant,  mais  dont  je  n'au- 
rais pas  cru  que  Léon  m'aurait  fourni  une  preuve  nou- 
velle et  amère  ».  (1)  Il  se  complaît  à  cette  évocation  de 
douleurs  dont  il  aiguise  encore  le  poinçon  par  de  fictives 
et  sottes  arrière-pensées.  Littéralement,  il  «  se  monte  la 
tête  »  et  se  torture  à  plaisir,  il  se  grise  de  sa  souffrance 
et,  à  la  fin,  il  s'en  rend  plus  malheureux:  encore.  L'idée 
fixe  de  ce  frère  qui  l'abandonne  ne  lui  laisse  pas  de 
repos.  «  Je  l'ai  prié  à  plusieurs  reprises,  ajoute-t-il,  et  il 
ne  m'a  pas  répondu.  Je  suis  resté  seul  et  inentendu 
comme  Roland  à  Roncevaux  ».  (2)  Et  alors  sa  douleur 
s'exalte,  pleure  des  larmes  brûlantes  et  éclate  en  de  longs 
cris  d'angoisse.  «  O  fragiles  amitiés  de  la  terre  !  clame- 
t-il.  Nous  avons  tous  un  Roncevaux  dans  notre  vie,  tôt 
ou  tard.  Nous  appelons  les  absents,  nous  sonnons  de 
notre  cor  d'ivoire,  et  en  vain  !  Ce  cor  qu'ils  comiaissaient 
si  bien  et  qui  avait  pour  eux,  disaient-ils,  de  si  poignants 

(1)  Ibid.,  p.  18. 

(2)  Ibid.,  p.  18  et  19. 


—  112  — 

appels,  cette  voix  amie  qu'ils  proclamaient  irrésistible  et 
qui  les  eût  ramenés  du  bout  du  monde,  ils  l'entendent 
qui  demande,  qui  crie,  qui  meurt  d'appeler,  et  ils  ne 
viennent  pas  !  Nous  teignons  l'ivoire  de  notre  cor  inutile 
de  la  pourpre  da  sang  de  notre  cœur  déchiré.  Ce  sang 
dont  nous  comptons  les  gouttes,  ils  ignorent  que  ce  sont 
eux  qui  le  font  couler.  Comme  Roland,  nous  ne  sonnons 
plus  bientôt  à  ces  vides  échos  qui  nous  raillent,  nous 
nous  préparons  à  mourir  seuls  ;  conmie  Roland,  la  rage 
d'être  abandonnés  ne  nous  fait  pas  fendre  les  rocs  de 
nos  épées,  mais  nous  devenons  rocs  nous-mêmes  en 
attendant  que  la  mort  nous  ait  broyés,  sans  nous  rendre 
ni  plus  insensibles  ni  plus  froids  !  »  (1)  La  tirade  est 
belle.  Peut-être  paraîtrait-elle  légèrement  déclamatoire, 
et  dès  lors  un  peu  ridicule,  si  nous  ne  savions  le  supplice 
qu'endure  noire  isolé.  En  vérité,  ce  n'est  là  que  l'expres- 
sion déchirante  d'une  douleur  profondément  ressentie, 
bien  qu'en  partie  imaginaire.  Et  quel  état  d'àme  navrant 
dénote  cette  disproportion  entre  de  pareils  cris  d'angoisse 
et  la  contrariété  qui  les  a  provoqués  ! 

Les  plaisirs  intellectuels  de  Barbey  sont  également 
gâtés  par  toutes  sortes  d'arrière-pensées  troublantes. 
«  Guérin,  écrit-il  le  22  septembre  183(3,  Guérin  m'a  lu  le 
Journal  de  sa  sœur,  celte  Pythonisse  de  la  solitude,  à 
laquelle  je  trouve  trop  de  Dieu  dans  le  sein.  Si  cette 
fiUe-là  avait  soufïèrt  de  passions  réelles,  si  elle  s'était 
ouvert  l'intelligence  par  le  monde  comme  elle  l'a  fait  par 
les  choses,  que  ne  serait-elle  pas  ?  tandis  qu'elle  n'est 
qu'une  admirable  dévote,  un  fleuve  dévoré  par  la  terre 
à  l'endroit  même  d'où  il  jaillit.  C'est  un  parti  si  mélanco- 
liquement pris  que  cette  existence  !  Cela  fait  mal  parce 

(l)  Ibkl.,  p.  18  et  19. 


—  113  — 

qu'on  sent  que  Vàme  était  là,  et  que  cette  jeunesse  qui 
décline  et  se  resserre  et  se  confine  aux  soins  obscurs  et 
vulg-aires,  qu'un  divin  langage  relève  en  vain,  «  n'a  pas 
lancé  une  seule  fois  ses  coursiers  »,  faute  d'espace 
devant  soi.  —  0  pieds  du  crucifix,  si  l'on  savait  ce  qu'elle 
répand  de  sentiments,  de  larmes,  de  cœur,  de  vie,  sur  vos 
blessures,  que  de  profanes  et  coupables  poitrines,  vides 
ou  déchirées  par  l'abandon,  seraient  jalouses,  —  jalouses 
de  vous  !  »  (1).  Ainsi  Barbey  ne  se  laisse  pas  prendre, 
simplement,  au  charme  très  doux  qui  se  dégage  des 
poétiques  et  suaves  inspirations  d'Eugénie  de  Guérin.  Il 
s'interdit  la  jouissance  de  l'admiration  franche  et  hardie. 
Il  a  besoin  de  s'exalter  à  côté  de  son  sujet  et  de  se  mettre 
l'esprit  à  la  torture. 

C'est  de  cette  manière  que,  —  pour  aiguiser,  semble-t-il, 
ses  souffrances  intimes  qui  n'ont  pourtant  pas  besoin  de 
ce  nouvel  excitant,  —  il  imagine  constamment  les  plus 
singulières  situations  mentales,—  celle-ci,  par  exemple, 
à  Toccasion  du  mariage  de  son  frère  Ernest.  «  C'est 
aujourd'hui  (cette  nuit  même),  que  se  marie  monsieur 
mon  frère.  Dans  quelques  heures  la  cérémonie  va  se 
faire,  et  deux  vies  ne  seront  plus  que...  deux.  Hélas  ! 
toujours  deux  !  L'unité  est-elle  donc  impossible  ?  Je  n'ai 
pas  voulu  assister  à  la  triste  bouffonnerie  ;  cependant  il 
y  aura  là  de  bonnes  figures  à  étudier.  Le  marié  avec  son 
enthousiasme  légal,  —  la  mariée  avec  sa  confusion  un 
peu  hypocrite,  —  et  les  parents  contempleront,  l'œil 
humide,  le  tableau  du  bonheur  conjugal.  —  Par  une 
pareille  nuit,  l'église  sera  froide.  Est-ce  un  présage  ?  «  (2). 
Puis,  s'échauffant  à  l'évocation  de  toutes  ces  chimères, 

(1)  Ihid.,  p.  24  et  25. 

(2)  Ibid.,  ]).  44. 

8 


—  -114  - 

il  ajoute  :  «  Si  je  me  mariais,  moi,  quel  air  aurais-je  ? 
Quelque  amour  qu'on  ait  pour  sa  femme,  a  vingt-six  ans 
passés,  peul-on  avoir  Yair  hcweuxf'  On  a  plutôt  l'air 
triste  quand  le  cœur  est  heureux  à  cet  âge.  La  crainte  de 
tout  perdre  n'est-elle  pas  au  fond  (mais  seulement  au 
fo)id)  de  nos  joies?  Oh  !  je  ne  veux  pas  y  penser  »  (1).  11 
ne  veut  pas  y  penser,  mais  il  y  pense  tout  de  même  et 
s'applique  à  y  fixer  son  esprit.  Par  là,  il  se  rend  de  plus 
en  plus  malheureux. 

Il  végétait  dans  ces  tristes  dispositions  d'àme,  lorsqu'il 
fit  un  dernier  voyage  à  Saint-Sauveur,  au  mois  d'oc- 
tobre 183G.  Il  n'était  pas  retourné  chez  lui,  depuis  près  de 
trois  ans.  Or,  sa  mère  l'y  appelait  instamment.  «  Je 
quitte  donc  Paris,  et  pour  combien  de  temps?  écrit-il  le 
7  octobre.  Le  moins  longtemps  possible.  Les  conditions 
nécessaires  à  une  existence,  même  de  quel(pies  mois,  en 
province,  me  manquent  trop.  Cependant...  mais  non! 
tout  est  irréparable.  Paris  ou  les  longs  voyages,  voilà  ce 
qu'il  faut  à  un  homme  aussi  ennuyé  et  aussi  vieux  que 
moi.  Cette  vie  de  Paris  convient  si  bien  à  l'ennui  des 
passions  trompées  »  (2).  Mais  à  Paris  même,  on  le  sait 
assez,  il  ne  connaît  pas  le  bonheur,  le  calme  intellectuel 
ni  l'insouciance. 

Il  est  vrai  que,  présentement,  un  séjour  à  Saint- 
Sauveur,  qui  à  d'autres  moments  serait  sans  doute  un 
remède  puissant  et  salutaire,  ne  peut  guérir  cette  âme  si 
foncièrement  malade.  Pourtant  Jules  est  affectueuse- 
ment reçu  par  sa  famille.  «  J'ai  encore  été  mieux  reçu  de 
mes  parents  que  je  ne  m'y  attendais,  quoique  je  m'atten- 


(1)  Ibid.,  p.  44. 

(2)  Ibid.,  I).  .52. 


-  115  — 

disse  à  l'être  bien  »  (1),  reinarque-t-il  lui-même,  en 
rentrant  au  foyer  paternel.  Cela  ne  devrait-il  pas  dissiper 
les  nuages  qui  pèsent  sur  son  front  ?  Mais  ce  bon  accueil 
n'empêche  pas  l'auteur  de  Léa  d'être  sévère  pour  son 
pays.  L'impression  qu'il  éprouve,  en  foulant  après  trois 
ans  d'absence  le  sol  natal,  est  «  nulle  »  (2),  dit-il  :  il  ose 
l'avouer,  et  il  ajoute  cette  réflexion  impie,  paraphrase 
à  peine  déguisée  de  l'odieux  ubi  hene,  ibi  paMa:  «  La 
patrie,  ce  sont  les  habitudes,  et  les  miennes  ne  sont  pas 
ici,  n'y  ont  jamais  été  »  (3).  Est-il  plus  noire  ingratitude 
que  celle-là?  Il  faut  vraiment  que  Barbey  soit  parvenu  au 
dernier  degré  du  misérable  état  d'esprit  qui  le  dessèche 
depuis  longtemps,  le  rend  insensible  et  peu  a  peu  le 
détache  de  tout,  pour  tenir  un  langage  aussi  sacrilège. 
Peut-on  douter  qu'il  soit  a  présent  tout-à-fait  «  éman- 
cipé »  ?  —  et  quelle  émancipation  !  C'est  un  désorbité, 
que  ce  jeune  sans-patrie.  Il  met  le  comble  à  ses  blas- 
phèmes antérieurs,  en  insultant  son  pays.  Il  renie  les 
plus  belles  années  de  son  passé,  celles  où,  enfant,  il 
vivait  dans  l'incessante  communion  de  la  terre  normande, 
se  saturait  des  fortes  sensations  du  paysage  et  de  la  mer 
de  la  Manche,  et  évoquait  en  ses  rêves  grandioses  les 
preux  du  Cotentin,les  hauts  faits  militaires  des  Chouans 
et  les  éclatantes  prouesses  de  ses  ancêtres. 

Aussi  est-il  malheureux  dans  ce  pays  où  ses  jeunes 
années  connurent  la  joie  et  l'insouciance.  «  J'ai  été, 
une  partie  du  jour,  écrit-il  le  28  octobre,  obsédé  de 
mille  pensées  troublantes.  J'ai  pu  à  peine  les  dompter, 
et  longtemps  elles  m'ont  dominé  par  la  volupté  et  la 

(1)  Ibid.,  p.  60. 

(2)  Ibid.,  p.  60. 

(3)  Ibid.,  p.  60. 


—  116  — 

douleur,  ces  deux  belles  filles  qu'il  faudrait  sculpter 
dos  à  dos  et  nouer  dans  la  même  ceinture.  J'ai  désiré  et 
souffert  »  (i).  Il  essaie  de  travailler,  mais  il  ne  peut 
surmonter  ses  secrètes  répugnances  à  se  plier  à  un 
labeur  continu  et  suivi.  «  J'ai  besoin  de  Paris,  s'écrie- 
t-il,  peut-être  parce  que  je  ne  suis  pas  heureux  »  (2). 
Est-ce  que.  par  hasard,  il  mettrait  le  doigt  sur  ses  véri- 
tables blessures  ?  Mais  il  sait  bien  qu'à  Paris  il  souffre 
aussi,  et  non  moins  cruellement.  Toutefois,  plus  son 
séjour  se  prolonge  à  Saint-Sauveur,  plus  ses  douleurs  se 
font  vives  et  lancinantes. 

Fatigué  de  son  existence  misérable,  il  va  voir  son  frère 
Léon  à  Coutances.  Là,  il  ne  peut  se  dissimuler  qu'une 
révolution  profonde  s'est  opérée  dans  l'àme  du  sémina- 
riste. «  L'ai  trouvé  bien  portant  et  heureux,  dit-il, 
heureux  au-delà  de  toute  expression,  —  renouvelé  sur 
tous  les  points.  L'ai  quitté  renversé,  confondu,  mais 
enchanté  pour  lui,  que  je  ne  peux  pas  ne  point  aimer, 
enchanté  de  le  voir  dans  des  dispositions  d'àme  et  d'es- 
prit d'une  placidité  et  d'une  suavité  si  parfaites.  Cela 
durera-t-il  ?  Voilà  la  question  qui  fait  )'Cfc>-s.  Je  souhaite 
pour  Léon  qu'il  y  ait  dans  la  religion  et  ses  pratiques  un 
élément  de  fixité  et  de  durée  pour  les  âmes  comme  la 
sienne,  vives  et  agitées.  Il  m'a  demandé  un  livre  de 
prières,  que  je  lui  achèterai  demain.  Quil  prie  par  î?io/ 
et  2^our  ijioi,  s'il  ne  prie  pas  arec  moi.  J'aime  les 
prières,  non  que  je  croie  à  leur  efficacité,  mais  parce  que 
prier  pour  guelqiiun,  c'est  penser  à  lui  »  (3).  N'est-ce 
pas  que  notre  romantique  maladif  a  l'air  de  devenir 


(1)  IbicL,  11.  62. 
(-2)  Ibid.,  p.  Tl. 
(3)  Ibid.,  p.  80  et  81. 


—  117  — 

un  peu  raisonnable,  sous  Tinfluence  bienfaisante  de  son 
frère?  Léon  l'aime  et  l'aimera  toujours.  L'auteur  cVAniaï- 
dée  le  sent  ;  et  cette  pensée  l'apaise. 

Mais,  à  part  les  heures  qu'il  passe  auprès  de  son  cher 
Léon,  Jules  Barbey  s'ennuie,  à  mourir,  dans  la  sévère 
ville  de  Goutances.  «  La  ville  est  vieille,  à  petites  rues, 
à  maisons  basses,  écrit-il  ;  le  tout  enveloppé  dans  une 
pluie,  fine  et  dense,  et  recouvert  d'un  ciel  sombre  et 
gris,  m'a  paru  d'une  indicible  tristesse.  Et  d'ailleurs, 
voyag-er  (et  voyager  seul  comme  je  fais,  sans  un  être, 
pas  même  un  chien  qui  me  suive),  me  rappelle  la  défini- 
tion de  M-""  de  Staël  qui  disait  les  voyages  le  plus  triste 
plaisir  de  la  vie.  N'ai-je  pas  laissé  des  morceaux  de 
mon  cœur  derrière  moi  ?  »  (1).  Et  voici  qu'à  chaque  mi- 
nute d'isolement  il  <^  tombe  en  angoisse  d'ennui  et  de 
désespoir.  Pourquoi  ?  je  ne  le  sais  pas  ;  pourquoi  cette 
fièvre,  puisque  la  vie  est  toujours  la  même  ?  »  (2).  11  se 
rend  compte  de  son  mal,  on  le  voit,  mais  il  n'a  pas  la 
force  d'y  chercher  un  remède.  «  Pourquoi,  s'écrie-t-il 
plus  loin,  faire  le  dédaigneux  du  Bonheur  qui  suffit  à 
d'autres  ?  Les  choses  et  eux  sont  en  harmonie,  ils  sont 
dans  l'ordre  ;  nous,  nous  n'y  sommes  pas  !  »  (3).  A  la 
bonne  heure  !  C'est  là  de  la  clairvoyance  morale,  et  il 
est  regrettable  que  l'auteur  de  Germaine  n'en  ait  pas 
plus  souvent.  Il  est  regrettable  surtout  qu'il  ne  conforme 
pas  sa  conduite  à  cette  théorie  très  juste  de  l'existence. 
Seulement,  c'est  déjà  beaucoup  d'avoir  une  de  ces  lueurs 
passagères  qui  éclairent  l'àme.  Cela  présage  une  guéri- 
son  prochaine. 


(1)  Ibid.,  p.  81. 

(2)  Ibid.,  p.  84. 

(3)  Ibid.,  p.  85. 


-  lis  - 

En  attendant  cette  guérison,  notre  malade,  qui  ne  peut  se 
débarrasser  tout  d'un  coup  des  effets  funestes  du  «  virus  » 
romantique  et  qui  pourtant  est  las  de  toutes  ses  exalta- 
tions aussi  vaines  que  douloureuses,  se  fait  un  nouveau 
visag-e.  Il  «  pose  »  pour  l'indifférence  absolue  en  fait 
d'émotions.  Il  se  dit  impuissant  à  ressentir  des  impres- 
sions profondes.  «  Moi,  écrit-il,  moi,  «  indifférent  enfant 
de  la  terre  »,  j'ai  bravement  prêché  pour  mon  saint,  le 
sans-émotion,  le  blanhclearj -»{{).  Non!  ce  n'est  pas  Jules 
Barbey  qui  est  incapable  de  passions  violentes.  Il  le  vou- 
drait bien,  peut-être  :  il  ne  le  peut.  11  laisse  cette  muti- 
lation des  facultés  humaines  aux  romantiques  en  chambre, 
qui  n'éprouvent  pas  eux-mêmes  les  frissons  troublants 
qu'ils  font  passer  dans  l'âme  d'autrui,  à  ces  «  Jeune- 
France  »  qui,  vers  la  quarantaine,  deviendront  d'opu- 
lents bourgeois.  Lui,  il  a  du  <v  romantisme  »,  du  lyrisme, 
plein  le  cœur,  et  il  en  souffre  ;  et  c'est  pourquoi,  octogé- 
naire, il  mourra  romantique  impénitent. 

Comme  il  n'est  pas  de  taille  à  dissimuler  longtemps 
son  vrai  «  moi  »,  notre  voyageur  rejette  vite  son  masque 
d'indifférence.  A  Caen,  où  il  s'arrête  quelques  jours  en 
revenant  de  Coutances  et  de  Saint-Sauveur,  il  ne  trouve 
pas  plus  le  repos  qu'ailleurs.  «  Non,  crie-t-il  angoissé,  je 
n'aurais  point  autant  souffert  à  Paris.  C'est  vraiment  la 
patrie  des  êtres  dont  la  destinée  de  cœur  est  perdue  »  (2). 
Ainsi  s'achève  pour  lui  l'année  183(3,  — triste  année,  dont 
il  peut  dire  en  toute  vérité  :  «  Encore  une  année  qui  finit, 
un  rayon  de  moins  autour  de  nos  têtes  !  On  se  sent 
comme  englouti  un  peu  davantage,  et  s'il  n'y  avait  que 
le  temps  qui  montât  autour  de  nous  comme  un  sable 

(1)  Ihid.,  p.  80. 

(2)  Ibid.,  p.  107. 


—  149  — 

mobile  pour  nous  dévorer  !  Mais  l'inutilité  de  la  vie  est 
pire   encore   que   la   vieillesse.    C'est  s'anéantir  deux 

fois  »  (1). 

Néanmoins  il  veut  essayer  de  «  se  reprendre  ».  Il 
«  rumine  une  foule  de  projets  »,  cherchant,  dit-il,  «  à 
prendre  mon  parti,  sur  les  rlcm  de  ma  vie,  jusqu'ici 
passée  sans  faire  acte  d'homme  public.  Cette  virginité, 
ce  sans  position,  sans  précédents,  par  conséquent  sans 
engagements,  n'est  pas  une  mauvaise  chose  à  mon  âge, 
mais  pourtant  il  faut  en  sortir.  Car  autrement  on  passe- 
rait son  temps  et  l'on  consumerait  sa  force  à  attendre 
l'occasion  d'agir  »  (2). 

C'est  dans  cette  disposition  d'esprit  assez  raisonnable 
qu'il  rentre  à  Paris,  le  IG  janvier  1837.  Mais  croit-il 
vraiment  être  aussi  «  vierge  »  de  «  précédents  »  et 
d'  «  engagements  »  qu'il  le  dit  ?  L'avenir  lui  montrera 
que  le  passé  ne  s'efface  jamais  et  que  certains  antécé- 
dents intellectuels  enchaînent  «  l'honmie  privé  »  comme 
une  signature  sacrée  et  équivalent  aux  plus  solennels 
serments  ou  contrats  de  «  l'homme  pubhc  ». 


(1)  Ibid.,  p.  117. 

(2)  ma.,  p.  124. 


CHAPITRE    VII 

VIE   MONDAINE 

ARISTOCRATIE.  -  ((  d'aUREVILLY  )) .  -  JOURNALISME 

CRISES    DE    ROMANTISME    AIGU 

TRAVAIL    SALUTAIRE 

(1837-1838) 


Peu  de  jours  avant  de  rentrer  à  Paris,  Jules  Barbey 
écrivait  à  Trebutien  :  <'^  Je  vous  reviens  donc  après  trois 
longs  mois  d'absence,  employés  à  rôder  dans  deux 
départements  ;  je  vous  reviens,  renouvelé  de  santé  et  de 
force,  et  retrempé  dans  la  vie  de  famille  que  j'ai  trouvée 
meilleure  que  je  n'aurais  cru  et  pas  assez  longue  du  reste 
pour  ajouter  un  ennui  de  plus  à  ma  somme  ordinaire 
d'ennuis.  J"ai  pris  juste  ce  qu'il  m'en  fallait,  mais  de 
manière  à  esquiver  le  blasé,  cette  diable  de  chose  à 
laquelle  j'arrive  si  vite  avec  la  tournure  de  mon  esprit. 
Je  n'ai  pas  chassé,  mais  j'ai  joué,  mangé,  bu,  fumé 
comme  tout  ce  qu'il  y  a  de  plas  illustre  en  Normandie,  et 
me  serais  assuré  bien  des  votes  si  j'avais  l'âge  aux 
prochaines  élections  pour  être  nommé  député.  J'ai  fait 
l'Alcibiade  avec  une  souplesse  qui  vous  eût  surpris  et 


—  121  — 

qui  me  servira  quelque  jour  si  Satan  me  change  en 
diplomate.  J'ai  coqueté  avec  des  femmes  de  province, 
dignes  d'être  des  Anglaises  pour  la  bégueulerie,  et 
débité  des  moralités  hypocrites  à  leurs  grand'mères. 
J'ai  stoïquement  suivi  la  règle  catholique,  allant  à  la 
messe  tous  les  dimanches  et  mangeant  maigre  les  ven- 
dredis. Enfin  j'ai  disparu  comme  Romulus  dans  la 
tempête...  d'un  véritable  succès.  J'ai  vu  beaucoup  de 
nouveaux  ménages  (locution  du  pays,  ayant  un  gracieux 
parfum  de  terroir  tout  à  fait  distingué),  sans  compter 
celui  de  monsieur  mon  frère,  de  sorte  que  je  suis  accablé 
de  tous  ces  bonheurs  légitimes.  J'ai  vu  aussi  le  bonheur 
(tout  aussi  légitime,  mais  dans  un  autre  genre)  de  mon 
autre  frère  le  séminariste,  et  de  cette  bande  de  bonheurs 
ce  n'est  ni  le  plus  faible  ni  le  moins  étonnant.  Rien, 
dit-il,  ne  peut  donner  l'idée  de  la  féhcité  dont  il  jouit,  et 
comme  il  ne  parle  que  par  les  prophètes,  il  s'est  servi  de 
l'expression  d'Isaïe  :  un  fleuve  de  paix  coule  dans  mon 
âme.  Qu'il  coule  donc  et  qu'il  ne  tarisse  pas.  Léon  m'a 
donné,  en  guise  de  souvenir,  le  petit  livre  de  Louis  de 
Blois,  qu'il  appelle  un  livre  d'or,  mais  j'aimerais  mieux 
celui  de  Venise.  Il  a  écrit  sur  la  première  page  :  Fratri 
meo,  cJiristiano  ftduro.  Vous  voyez  qu'il  est  déjà  augure, 
avant  même  d'être  prêtre.  » 

Cette  lettre,  datée  du  9  janvier  1837  et  adressée  de 
Caen  à  l'ami  Trebutien,  contient  un  résumé  assez  exact 
de  la  vie  extérieure  de  Barbey  pendant  son  séjour  en 
Normandie  ;  mais  elle  ne  nous  fait  pas  pénétrer,  comme 
le  ili^/?/0A'«?2f?z<?/? ,  dans  l'existence  intime  du  jeune  homme. 
Pourtant,  il  s'y  révèle  une  singulière  disposition  d'esprit, 
qui  achève  de  caractériser  la  physionomie  intellectuelle 
et  morale  de  l'auteur  de  Germaine,  à  cette  époque,  et 
lui  donne  je  ne  sais  quel  aspect  machiavélique.   C'est 


-  122  - 

l'Ironie.  Un  élégant  persiflage,  attristant  et  fatigant  à  la 
fin,  circule  d'un  bout  à  l'autre  de  cette  lettre  et  laisse,  en 
somme,  au  lecteur  nne  impression  de  malaise.  Le  pays, 
la  famille,  la  religion,  dans  lesquels  a  été  élevé  Barbey, 
ne  sont  plus,  à  ses  yeux,  que  d'agréables  sujets  de  badi- 
nage  et  do  [)laisanterie. 

Il  faut  noter  avec  soin  ce  coté  de  sa  physionomie,  car 
pendant  longtemps  il  apparaîtra  presque  seul  dans  les 
relations  littéraires  et  mondaines  de  notre  Parisien  de 
28  ans.  Jules  Barbey  a  un  fond  de  fierté  indomptable.  11 
ne  veut  pas  montrer  ses  blessures  à  la  foule,  ni  même  à 
ses  amis  les  plus  chers,  sauf  Guérin.  Il  se  dérobe  à  la 
curiosité  d'autrui  et,  pour  faire  illusion,  il  cache  son  être 
vrai  sous  des  dehors  légers  et  des  airs  détachés.  L'Iro- 
nie voile  son  «^  for  intérieur  »  et  en  interdit  l'accès  au  pro- 
fane. Ainsi,  il  y  a  en  quelque  sorte  deux  hommes  en  lui  : 
l'un  se  renferme  dans  sa  «  tour  d'ivoire  »  quand  il  veut 
pleurer,  examiner  ses  plaies  et  torturer  son  cœur  ;  l'autre 
va  dans  le  monde  avec  des  «  habits  d'emprunt  »,  un 
masque  de  gaîté,  un  visage  radieux  ou  du  moins  content, 
un  esprit  railleur  et  caustique.  Ce  déguisement  fait  qu'on 
n'aperçoit  pas  l'intimité  de  son  être,  ce  qu'il  appelle  «  le 
quatrième  dessous.  »  Mais  il  n'est  là,  on  le  sent,  qu'un 
personnage  de  théâtre,  jouant  à  merveille  son  rùle.  Le 
vrai  Barbej',  c'eàt  celui  qui  souffre  et  qui  ne  consent  pas 
à  ce  qu'on  le  voie  souffrir  ni  même  qu'on  soupçonne  ses 
douleurs. 

C'est  pour  «  s'arracher  à  lui-même  »,  comme  il  le  dit, 
que  l'auteur  de  Germaine,  sitôt  revenu  à  Paris,  se  jette 
à  corps  perdu  dans  les  distractions  grâce  auxquelles  ce 
que  l'on  est  convenu  d'appeler  «  le  monde  »  échappe  à 
l'oisiveté  sans  cesse  menaçante  et  à  l'ennui  qui  en 
résulte.  Barbey  a  ses  entrées  dans  un  grand  nombre  de 


-  123  — 

salons,  où  il  est  accueilli  favorablement  pour  ses 
manières  distinguées  et  le  charme  de  sa  conversation.  Ce 
Parisien  improvisé  cause  avec  grâce  et  entrain,  comme 
s'il  avait  été  élevé  dans  la  serre  chaude  d'un  boudoir.  Il 
caquette,  coquette  et  caillett^  avec  les  dames  du  faubourg, 
qui  lui  trouvent  beaucoup  d'enjouement.  Il  se  moque 
d'elles  avec  le  sérieux  d'un  pince-sans-rire,  et  elles  le 
déclarent  ravissant,  délicieux,  exquis,  —  toutes  les  épi- 
thètes  des  gens  «  de  race  ».  Lui,  il  passe  ses  journées  à 
babiller,  à  s'habiller  et  à  se  déshabiller.  Il  a  grand  soin 
de  sa  toilette,  fait  des  frais  de  parure  et  des  effets  de 
torse.  Il  s'ingénie  à  plaire,  et  il  y  réussit. 

A  table,  placé  auprès  d'une  jolie  femme,  il  emploie 
tout  son  temps  à  débiter  des  galanteries  :  il  s'abstient, 
autant  que  possible,  de  nourriture  pour  paraître  plus 
élégant  et  se  contente  de  quelques  rasades  pour  émous- 
tiller  sa  verve.  En  gala,  il  ne  mange  pas  du  tout,  «  par 
respect  pour  les  femmes  et  pour  les  baleines  de  mon 
gilet,  dit-il,  deux  choses  d'une  égale  importance  »  (1). 
Aux  oreilles  de  sa  voisine  il  distille  savamment,  selon  les 
circonstances,  les  compliments  immodérés  qui  font 
pâmer  d'aise  une  jeune  coquette  minaudière  ou  mijaurée, 
ou  les  ironiques  douceurs  qui  mettent  du  baume  à  la 
vertu,  fanée  en  pure  perte,  d'une  péronnelle  sur  le 
retour,  ou  bien  les  caressantes  paroles  à  double  sens 
qui  font  légèrement  rougir  les  «  demi-vierges  »,  ou 
encore  les  mignardises  pimentées  qui  réveillent  pour  une 
heure  la  vieillesse  d'une  douairière  assoupie.  Tout  cela 
sifflé,  murmuré,  «  susurré  »,  glissé  d'un  ton  mi-convaincu, 
mi-railleur,  avec  des  modulations  dans  la  voix  et  des 
chatoiements  dans  la  phrase,  échauffe  le  visage  alangui 

(1)  Premiet  Mémorandum,  p.  73. 


—  124  — 

des  femmes  du  monde  les  plus  blasées  et  fait  briller  leur 
regard  d'une  lueur  de  joie.  Notre  Provincial  émancipé  et 
bien  décrassé  sait  chatouiller  leur  amour-propre  au  bon 
endroit  et  amener  peu  à  peu,  par  ses  manèges  et  ses 
fines  roueries,  les  confidences  des  plus  récalcitrantes 
duchesses.  On  jurerait  qu'il  est  «de  race».  On  reconnaît 
en  lui  Tarrière  petit-fils,  un  instant  endormi,  de  cet  Ango 
qui  naquit  à  Versailles  et  dont  le  Bien- Aimé  fut  le  père 
et  le  parrain. 

Une  pareille  situation  dans  le  monde  impose  des 
devoirs.  Il  y  a  longtemps  que  Barbey  a  dit  adieu  aux 
rêveries  républicaines  de  sa  vingtième  année.  Il  rentre 
au  bercail  des  préjugés  paternels,  en  se  donnant  des 
airs  d'aristocrate.  On  sait  qu'il  est  de  bon  goiit,  dans  les 
salons,  de  médire  de  la  presse...  quelle  qu'elle  soit,  et  du 
gouvernement...  sous  tous  les  régimes.  Le  fils  des  légiti- 
mistes de  Saint-Sauveur,  qui  reniait  si  allègrement 
naguère  les  traditions  ancestrales,  a  conservé  pieusement 
celle-là.  «  La  presse  me  dégoûte,  dit-il.  Je  voudrais  qu'on 
lo  sabrât,  et  nos  constitutions  aussi,  ces  causes  journa- 
lières de  déboires.  Je  suis  radical,  mais  non  démocra- 
tique. La  Démocratie  est  la  souveraineté  de  Tignoble.  On 
peut  m'en  croire,  moi  qui  l'ai  aimée  et  dont  l'amour  a  été 
tué  par  le  dégoût  »  (1).  Celte  profession  de  foi,  assez 
insolente,  d'un  impertinent  gentilhomme  montre  bien 
l'ardeur  de  néophyte  qui  pousse  notre  Normand  à 
racheter  ses  «  folies  »  d'antan  par  un  décisif  et  bruyant 
témoignage  rendu  à  la  supériorité  et  pour  ainsi  dire  au 
caractère  sacré  de  l'aristocratie. 

C'est  alors  que,  pour  consommer  sa  rupture  avec  les 
idées  républicaines  qui  avaient  enfiévré  ses  jeunes  an- 

(1)  Ibid.,  {).  28. 


—  125  — 

nées,  railleur  de  Germaine  prend  le  nom  de  d'Aurevilly, 
qu'il  avait  si  énergiquement  refusé  huit  ans  plus  tôt.  11 
commence  à  voir  que  ce  nom  lui  sied  à  merveille.  11  est 
si  peu  digne  du  grand  monde  de  s'appeler  Barbey  tout 
court  :  cela  a  un  vieux  relent  de  roture,  qui  déplaît  aux 
nobles  dames  du  faubourg  Saint-Germain.  Ne  s'avise-t-on 
pas  de  croire  parfois  qu'il  se  nomme  Barbet  ?  Il  a  beau 
répéter  :  «  Je  suis  Barbey  (poisson)  et  non  Barbet 
(chien)  ».  On  continue  à  s'y  méprendre.  Pour  en  finir 
avec  ces  erreurs  humiliantes,  il  signera  désormais  : 
d'Aurevilly.  J.  Barbey  d'Aurevilly,  n'est-il  pas  évident 
que  c'est  d'une  tout  autre  allure  que  Jules  Barbey  ?  Tous 
les  salons  de  Paris  s'ouvriront,  comme  par  enchantement, 
devant  un  homme  qui  porte  un  si  joli  nom  ! 

Mois,  sous  ces  dehors  brillants,  le  vrai  fond  du  Nor- 
mand devenu  Parisien  reparaît  bientôt.  Barbey  d'Aure- 
villy est  malheureux  autant  que  Jules  Barbey,  —  malheu- 
reux par  ses  amours  impossibles,  par  ses  désirs  trompés, 
par  ses  besoins  d'argent.  Il  ne  lui  est  pas  permis,  même 
en  vivant  dans  ratmosphère  artificielle  des  salons,  d'é- 
chapper aux  inéluctables  nécessités  de  l'existence. 

De  longs  mois  se  passèrent,  pour  lui,  en  de  singulières 
alternatives  de  dissipation,  d'abattement  et  d'espérances 
parfois  insensées.  La  vie  mondaine  l'arrachait  souvent, 
par  bonheur,  aux.  torturantes  pensées  d'un  avenir  incer- 
tain. D'autre  part,  le  travail  auquel  il  fut  contraint  lem- 
pêchade  se  perdre  en  raffinements  de  subtihtés  et  de 
fadaises  auprès  des  femmes  du  Faubourg.  Enfin,  sous 
l'aiguillon  de  la  vie,  ses  vagues  douleurs  et  ennuis  se 
précisèrent  et  ne  furent  plus  de  simples  crises  roman- 
tiques. Ainsi,  les  années  1837  à  1840  achevèrent  la  for- 
mation intellectuelle  et  morale  de  Barbey  d'Aurevilly 
parvenu  à  l'âge  décisif  de  la  trentaine. 


-  126  - 

Ses  lunis.  Maurice  de  Guérin,  Gaudiii  de  Vilkiine  et  le 
musicien  Scudo,  ne  furent  sans  doute  pas  étrangers  à  la 
direction  que  prirent  tout  à  coup  les  rêves  et  les  désirs 
confus  dont  il  avait  bercé  sa  jeunesse.  Guérin  songeait 
à  se  marier,  Gaudin  se  lançait  dans  les  affaires,  et  Scudo 
travaillait  avec  ardeur.  Ils  étaient  tous,  à  des  degrés  dif- 
férents, d'un  bon  exemple  pour  d'Aurevilly.  Notre  indis- 
cipliné fit  son  profit  de  ces  leçons  sorties  de  son  entou- 
rage immédiat,  qui  n'était  pas,  somme  toute,  trop  bour- 
geois et  qui  néanmoins  se  comportait,  dans  la  conduite 
journalière  de  la  vie,  comme  l'odieux  vulgaire.  Cela  lui 
donnait  à  réfléchir,  l'amenait,  peu  à  peu,  à  de  piquantes 
observations,  peu  trancendantales,  il  est  vrai,  mais  d'au- 
tant plus  voisines  de  la  réalité,  et  le  faisait  descendre, 
en  un  mot.  des  nuages  de  la  rêverie,  sur  la  solide  plate- 
forme de  la  terre. 

Du  reste,  un  autre  jeune  homme,  qu'il  rencontra  vers 
cette  époque,  lui  vint  en  aide  également  par  ses  conseils 
et  ses  relations,  à  la  fois  littéraires  et  politiques.  Amédée 
Renée  était  un  bas-normand  de  Caen.  Né  en  1(S07,  il 
avait,  après  de  bonnes  études  au  lycée,  émigré  à  Paris, 
et  rapidement,  grâce  à  son  entregent,  à  ses  manières 
affables  et  à  son  talent  délicat,  y  avait  réussi.  Poète  dis- 
tingué, mais  surtout  historien  sagace  et  journaliste 
habile,  il  se  fit  une  place  éminente  dans  la  presse  pari- 
sienne. Précisément,  en  1837,  il  venait  d'être  nommé  ré- 
dacteur en  chef  du  Journal  officiel  de  l' Instruction  x>u- 
hlique.  Très  serviable,  et  partant  très  occupé,  on  prétend 
qu'il  n'avait  guère  le  loisir  d'écrire  lui-même  ses  articles 
et  qu'il  se  reposait  de  ce  soin  sur  ses  nombreux  obligés. 
Il  n'y  a  rien  de  surprenant  dès  lors  à  ce  qu'il  ait  pris 
quelquefois  d'Aurevilly  pour  collaborateur  et  qu'il  ait 
même  signé  de  son  propre  nom  des  études  composées, 


-  127  — 

à  sa  requête,  par  son  nouvel  ami.  Encore  que  le  lait  ne 
soit  pas  absolument  hors  de  doute,  certaines  allu- 
sions de  l'auteur  du.  Mcino}-aiidum  tendent  à  le  confir- 
mer (1). 

Il  ne  peut  être  évidemment  dans  les  goûts  du  fils  de 
Théophile  Barbey  de  prêter  sa  plume  à  autrui.  Mais  la 
nécessité  est  une  maîtresse  impérieuse  qui  courbe  les 
plus  fiers.  En  définitive,  le  travail,  d'où  qu'il  vînt,  qu'il 
lui  fût  imposé  comme  une  tâche  ou  présenté  comme  une 
distraction,  fut  salutaire  à  l'esprit  inquiet,  désorienté  et 
troublé,  de  l'ami  de  Trebutien.  A  mesure,  en  efï'et,  qu'il 
trouve  quelque  part  un  emploi  de  ses  forces  et  de  son 
talent,  il  souffre  moins.  Non  pas  qu'il  soit  guéri  de  ses 
morbidesses-  et  alanguissements  romantiques.  Seule- 
ment il  y  échappe  par  la  vertu  souveraine  d'un  travail 
librement  accepté.  Il  est  malheureux  encore,  surtout 
lorsqu'il  est  seul,  sans  occupations,  livré  à  lui-même; 
mais  il  a  la  volonté  d'extirper  tous  les  germes  de  ses 
douleurs  vag-ues.  «L'isolement  me  tue,  écrit-il  le  20  juin 
1837.  Je  jure  d'en  sortir!  >,  (2).  Alors,  pour  dompter  son 
imagination  qui,  plus  que  toutes  ses  autres  facultés,  le 
torture,  il  la  soumet  à  des  lectures  austères,  la  plie  aux 
études  juridiques  et  financières,  ne  lui  donne  en  pâture 
que  de  l'histoire  et  de  la  politique.  Le  résultat  de  ce  ré- 
gime ne  se  fait  pas  attendre.  «  Je  crois  que  je  me  froidis 
intérieurement,  dit-il  le  8  août,  ce  serait  tant  mieux;  la 
poésie  des  passions  ne  me  touche  guère  plus  »  (3). 

Ainsi,  par  le  travail,  Barbey  d'Aurevilly  se  disciphne 
sensiblement.  Peu  à  peu,  il  rentrera  dans  l'ordre.  Ne 


(1)  Voir  notamment  p.  273  et  274  du  Premier  Mémorandum. 

(2)  Premier  Mémorandum,   p.  167. 
(3)/6û/,,p.  174. 


—  128  — 

voilà-t-il  pas  qu'il  veut  réprimer  sa  tendance  à  Tironie? 
Parlant  d'un  de  ses  camarades,  il  écrit  :«  Quand  nous 
sommes  ensemble,  nous  nous  moquons  toujours  de 
quelqu'un,  fût-ce  mêmed'un  ami  (Réformer  cela).  Nos  ai- 
mables natures  s'aiguillonnent  l'une  par  l'autre,  et  nous 
passerions  sur  le  ventre  à  notre  mère  pour  attraper  un 
bon  mot  »  (1).  A  présent,  Barbey  d'Aurevilly  est  en  voie 
de  guérison,  —  pourvu  que  durent  ses  excellentes  dispo- 
sitions d'un  jour!  Elles  dureront,  s'il  lui  plaît.  L'apaise- 
ment de  son  âme  dépend  surtout  de  la  vaillance  qu'il 
aur  a  à  supporter  la  vie  normale  et  à  s'y  résigner. 

Tout  à  coup,  sous  la  pression  des  nécessités  matérielles, 
il  prend  une  résolution  héroïque.  Surmontant  ses  ré- 
pugnances et  les  foulant  aux  pieds,  il  décide  d'entrer  dans 
le  journalisme  militant.  Il  va  collaborer  à  Y  Europe  et 
faire  ses  premières  armes  dans  la  politique  de  Thiers.  Il 
ne  dit  plus  maintenant:  «  La  presse  me  dégoûte  »;  mais 
il  écrit,  le  22  octobre  1837  :  «  Je  n'ai  plus  de  mal  au  cœur 
du  journalisme  et  de  ces  prostitutions  masquées  qu'on 
appelle  des  articles.  J'en  ferai  tant  qu'on  voudra!  j'ai 
vaincu  mes  dégoûts,  —  avalé  mon  crajxcud,  comme  dit 
Chamfort  »  (2).  N'y  a-t-il  pas  dans  ces  lignes  le  commence- 
mentdc  bonne  humeur  d'un  ancien  malade,  qui  arrive  à  cet 
état  heureux,  —  heureux  par  comparaison,  —  de  la 
convalescence? 

De  jour  en  jour,  sa  santé  s'améliore.  Il  en  vient  à  re- 
connaître Topportunilé,  la  valeur  morale,  la  bonté  fon- 
cière de  certaines  habitudes  ou  institutions  bourgeoises. 
Il  parle  du  mariage  sur  un  ton  sérieux,  avec  respect ,  —  lui, 
l'ancien  réfractaire  aux  traditions  paternelles  et  aux  usa- 

(1)  Ihid.,  p.  177. 

(2)  Ibid.,  p.  190. 


—  129  — 

ges  reçus,  l'ironiste  supérieur,  le  détracteur  acharné  de 
la  vie  simple,  harmonieuse  et  tranquille.  Son  ami,  Maurice 
de  Guérin,  est  sur  le  point  de  se  marier.  Et  voici  les  ré- 
flexions que  cet  acte  décisif  inspire  à  Barbey  d'Aurevilly  : 
«  Guérin,  comme  de  juste,  paraît  fort  heureux,  et  moi 
aussi,  parce  que  je  crois  qu'il  a  besoin  d'un  foyer  à  lui. 
Il  aura  le  temps  de  travailler,  non  pour  vivre,  mais  pour 
penser  ou  pour  retentir!  Du  reste,  qui  n'a  pas  besoin  d'un 
foyer?  Byron  n'en  médisait  tant  que  parce  qu'on  avait 
détruit  le  sien  »  (1). 

Il  ne  faudrait  pourtant  pas  conclure  de  là  que  l'au- 
teur de  Germaine  est  en  passe  de  devenir  un  homme 
suprêmement  raisonnable,  —  presque  un  bourgeois 
rangé,  à  son  tour.  Non  !  trop  de  germes  morbides  subsis- 
tent encore  au  fond  de  son  cœur  pour  que  soudain,  par 
une  sorte  de  grâce  inexplicable,  il  se  transforme  à  ce 
point.  Il  conseille  bien  le  mariage  à  autrui,  mais  lui,  il 
n'est  pas  capable  des  sentiments  d'abnégation  et  d'oubli 
de  soi  qu'exige  le  projet  de  fonder  une  famille  et  qui  don- 
nent à  cette  action,  si  simple  en  apparence,  comme  un 
reflet  d'héroïsme  doux  et  pacifique.  D'Aurevilly  n'est  pas 
prêt  à  se  «  construire  un  foyer  »  ;  si  on  le  pressait  un  peu, 
il  finirait  par  avouer  qu'il  n'en  est  pas  digne. 

Toutefois,  n'est-ce  pas  beaucoup  déjà  que  d'avoir  des 
velléités  de  réformation  et  de  ne  plus  se  considérer  soi- 
même  comme  la  plus  intéressante  créature  du  monde? 
Ainsi,  notre  Parisien  est  fatigué  de  toutes  ses  «  amours 
impossibles  »,  de  toutes  ses  exaltations  fictives  qui 
s'achèvent  toujours  par  de  sombres  abattements  ou  d'indi- 
cibles catastrophes  morales.  C'est  pour  en  faire  voir  les 
convulsions    arides    et    desséchantes    qu'il    prend  la 

(1)  Ibid.,  p.  206. 


—  130  — 

résolution  de  décrire  un  de  ces  phénomènes  passionnels, 
uu  de  ces  «  monstres  »  d'un  sentiment  impuissant  à  s'apai- 
ser. «  Je  veux  y  montrer,  dit-il,  l'amour  dans  les  âmes 
vieillies,  le  manque  d'ivresse,  la  froideur  des  sens  et  ce- 
pendant une  passion  souveraine,  empoisonnée;  l'agonie, 
sans  doute,  de  la  faculté  d'aimer,  mais  une  agonie  éter- 
nelle. J'ai  mes  modèles  »  (1).  Ce  premier  essai,  ébauché 
le  15  novembre  1837,  est  devenu  par  la  suite  la  nou- 
velle intitulée  :  V Amour  LnjMssible. 

Un  travail  comme  celui-là  lui  est  d'ailleurs  indispen- 
sable, non  seulement  pour  «  s'écumer  l'imagination  », 
mais  pour  fuir  les  préoccupations  matérielles  qui  recom- 
mencent à  l'assiéger.  Voici,  en  eiïet,  que  de  nouveau  il 
se  heurte  au  mauvais  vouloir  de  Buloz.  On  lui  refuse,  à 
la  Revue  des  Deux-Mondes,  un  article  politique,  que  le 
patronage  de  Thiers  semblait  devoir  imposer  au  dur  Sa- 
voyard (2).  D'Aurevilly  supporte  le  coup  avec  assez  de 
bonne  grâce  et  de  résignation,  mais  il  ne  peut  s'empê- 
cher de  songer  à  l'avenir,  et  cela  le  rend  malheureux.  La 
pensée,  la  crainte  du  lendemain  le  hante,  dès  lors,  sans 
répit:  '<  Le  besoin  d'une  position  me  poursuit,  écrit-il  le 
7  décembre.  Je  cherche  à  la  prendre,  et  puis  elle  glisse 
au  moment  où  on  croit  la  tenir.  C'est  le  diable  !  »  (3).  Et 
maintenant  toute  sa  détresse  va-t-elle  lui  tordre  le  cœur 
et  s'exhaler  en  imprécations  à  la  vie?  Non  !  «  Jamais  mon 
âme,  si  âme  j'ai,  —  s'écrie-t-il,  —  n'a  été  dans  une  indif- 
férence si  philosophique!  Je  suis  vieux,  vieux,  vieux... 
Le  maudit  refrain!  »  (4). 


(1)  IbiiL,  p.  212  et  213. 

(2)  IbicL,  p.  216. 

(3)  Ibid.,  p.  216. 

(4)  IbicL,  p.  218. 


—  131  - 

Il  n'est  pas  si  indifférent  qu'il  le  dit,  puisqu'il  fait  des 
efforts  pour  vaincre  l'infortune.  Il  en  est  récompensé. 
Une  feuille  politique  et  littéraire,  le  Nouvelliste,  va  se 
fonder  sous  la  haute  direction  de  Thiers.  «  Ce  projet  de 
journal  se  réalisera-t-il?  se  demande  d'Aurevilly.  Pourrai- 
je  trouver  position  solide,  c'est-à-dire  some  money,  quel- 
que part,  cet  hiver  ?  Je  ne  me  rebuterai  pas,  quoique  j'aie 
é{é  blessé  et  dégoûté  plus  d'une  fois  »  (1).  La  nouvelle 
feuille  paraît.  L'ancien  collaborateur  de  la  Revue  de 
Caen  y  est  embrigadé.  Aussitôt  il  se  met  à  lire  «  tous  » 
les  journaux,  —  et  «  tous  »  les  matins  :  «  C'est  la  pêche 
aux  idées  politiques  »  (2)  dit-il  avec  satisfaction.  De  plus, 
il  veut  sans  délai,  comme  il  dit,  se  «  r^fourrer  à  l'Alle- 
mand »  (3)  qu'il  ne  connaît  alors  que  très  superficielle- 
ment. 

Tant  de  sagesse  nous  étonne  chez  Barbey  d'Aurevilly. 
Aussi  bien  ne  va-t-elle  pas  durer  toujours.  Mais  pourquoi 
faut-il  que  ce  soit  au  moment  précis,  où  sa  situation  finan- 
cière s'améliore  et  où  les  atteintes  de  l'adversité  maté- 
rielle semblent  conjurées,  que,  sous  des  influences  exté- 
rieures mal  définies,  l'état  moral  de  notre  journaliste 
improvisé  se  trouble  et  s'affole?  Des  souvenirs  cruels 
reviennent  à  l'assaut  de  son  âme.  «  Mille  réalités,  pires 
que  des  rêves,  ont  passé  dans  mon  esprit,  dit-il,  et  que  de 
temps  passé  dans  ces  préoccupations  douloureuses  !  »  (4). 
Toutefois  il  s'arrête  dans  ses  confidences  à  peine  com- 
mencées, de  peur  d'en  dire  trop  et  de  révéler  les  secrets 
inexprimables  de  son  cœur.  Sa  fierté  native  se  cabre 


(1)  Ibid.,  p.  220. 

(2)  Ibid.,  p.  223. 

(3)  Ibid.,  p.  224. 

(4)  ma.,  p.  256. 


—  132  — 

devant  cette  pensée  qu'on  pourrait  le  voir,  le  surprendre 
pleurant,  et  il  s'écrie  : 

Si  tu  pleures  jamais,  que  re.  soit  en  silence  ! 

Si  l'on  te  voit  pleurer,  essuie  au  moins  tes  pleurs.  (1) 

Et  aussitôt  il  prend  un  air  de  dandy,  détaché  de  toute 
misère  humaine  et  qui  ne  songe  qu'à  sa  parure.  «  Voici 
le  printemps,  déclare-t-il  d'un  ton  enjoué  le  3  avril  1838, 
et  je  veux  apparaître,  sur  cette  terre  de  boue,  comme  un 
demi-dieu,  sans  le  nuage  qui  le  cachait.  Nous  allons 
éclore,  les  lilas  et  moi  »  (2).  Et  il  commande  «  d'élé- 
gantes chaussures  »  et  «  des  boutons  d'acier  fin  ciselé 
pour  un  gilet  de  velours  noir,  sublime  invention,  dit-il, 
qui  doit  me  faire  plus  d'honneur  que  n'importe  quelle 
découverte  scientifique  »  (3).  Mais  on  sent  que  ce  n'est 
là  qu'une  passagère  exaltation  de  puérilité,  une  gageure 
de  «  grand  enfant  »  qui  essaie  d'oublier  la  vie  réelle. 

Oublier  la  vie  réelle,  est-ce  possible  ?  Non.  Elle  est 
embusquée  au  détour  de  tous  les  chemins,  avec  son 
cortège  d'ennuis,  de  tristesses  et  de  désespérances.  Elle 
saute  à  la  gorge  du  passant,  à  l'heure  où  il  y  prend  le 
moins  garde  et  où  il  fait  de  belles  échappées  dans  la 
région  bleue  des  rêves.  C'est  cette  mainmise,  constam- 
ment pesante  et  cruelle,  de  l'existence  sur  tous  nos 
projets  qui  irrite  le  plus  Barbey  d'Aurevilly.  11  la  prévoit 
toujours,  il  la  redoute,  il  voudrait  l'éviter.  Et  ses  pensées 
se  font  obsédantes,  elles  le  torturent.  Il  n'est  plus  maître 
de  lui,  si  bien  que,  sous  l'oppression  poignante  de  tant 
de  souvenirs  et  de  craintes  subiteu:ient  évoqués,  il  en 

(1)  Ibid.,  p.  271. 
(-2)  Ibid.,  p.  273. 
(3)  Ibid.,  p.  273. 


—  133  — 

vient  à  pousser  ce  cri  d'angoisse  :  «  Quelle  fatigue  que 
d'avoir  une  âme  ou  quelque  chose  qui  y  ressemble!  »  (1). 

Néanmoins  les  bienfaits  de  la  guérison  morale 
naguère  commencée  ne  sont  pas  perdus.  Malgré  les 
accrocs  de  la  vie  quotidienne,  d'Aurevilly  est  en  marche 
vers  plus  de  lumière  et  plus  de  certitude.  Il  se  prend  à 
goûter  le  talent  sain  et  «  naturel  »  (2)  d'Eugénie  de 
Guérin  :  c'est  d'un  bon  signe.  Il  déteste  de  plus  en  plus 
l'isolement  et  sent  le  besoin  d'un  foyer  à  lui:  n'est-ce 
pas  une  amélioration  ?  «  Me  revoici  dans  ma  soli- 
tude, —  s'écrie-t-il  en  rentrant  chez  lui,  après  une 
soirée  passée  dans  le  monde.  —  La  chambre  en  désordre, 
les  flacons  débouchés  précipitamment,  au  moment  de 
partir,  et  restés,  exhalant  ce  qu'ils  ne  renferment  plus  ; 
les  vêtements  sur  les  meubles  ;  les  livres  et  les  papiers 
épars  !  —  Cette  vie  me  pèse.  Pas  de  hens,  pas  de  foyer, 
une  tente  de  nomade  qu'on  plie  en  quelques  heures  et 
qu'on  emporte.  C'est  triste,  passé  vingt-cinq  ans.  »  (3). 
Enfin,  il  termine  son  Mcmorandmn  par  cette  clameur 
suprême,  qui  présage  l'apaisement  futur,  —  mais  encore 
bien  lointain  :  «  Mourez  ici,  dernières  folies  d'un  cœur 
brisé  !  »  (4). 

C'est  sur  ce  ton  adouci,  tempéré  par  la  vie  et  à  la  veille 
de  devenir  résigné,  que  s'achève  le  Premier  Meyno- 
randum  de  Barbey  d'Aurevilly.  Quel  changement  s'est 
fait  dans  son  ame  depuis  l'heure  des  révoltes  juvéniles 
de  1829,  des  emportements  romantiques  de  1832  et  des 
années  suivantes.  En  avril  1838,  on  a  peine  à  reconnaître 

(1)  Ibid.,  j).  277. 

(2)  Ibid.,  p.  281. 

(3)  Ibid.,  p.  282. 

(4)  Ibid.,  p.  283. 


—  434  — 

le  fougueux  Normand  du  mois  d'août  1S30,  au  moment 
où  s'ouvrait  son  journal  de  jeunesse.  A  vrai  dire,  le 
«  vieil  homme  »  perce  encore  quelquefois  sous  le  masque 
de  rigidité  et  de  «<  dandysme  »  qu'il  s'est  collé  au  visage. 
Même,  il  faut  l'avouer,  «  le  vieil  homme  »  ne  disparaîtra 
jamais  complètement.  Il  n'y  a  qu'à  pénétrer,  autant  qu'on 
le  peut,  jusqu'au  fond  de  son  âme  pour  voir  que  la  gué- 
rison  n'est  qu'à  la  surface. 

D'Aurevilly,  en  effet,  a  été  malheureux,  toute  sa  vie, 
des  maladies  morales  qu'il  a  contractées  dès  son  jeune 
âge.  Il  a  toujours  souffert  d'une  sorte  de  lyrisme  morbide 
et  d'une  dangereuse  hypertrophie  de  la  sensibilité. 
Toujours  certaines  exaltations  romantiques  ont  boule- 
versé son  cœur.  Mais  il  s'est  soumis  aux  nécessités  de 
l'existence  :  il  n'a  pas  vécu  à  l'état  de  révolte  perma- 
nente contre  la  société.  Tout  en  protestant  contre  la 
dureté  ordinaire  du  commerce  des  hommes  et  des 
choses,  il  s'est  incliné  devant  l'inévitable  loi  qui  régit  le 
monde.  Cette  acceptation  libre  des  sacrifices  indispen- 
sables, cette  abnégation  de  l'individu  en  présence  des 
besoins  de  la  collectivité,  cette  adaptation  forcée  au 
milieu  et  au  temps  où  la  destinée  l'a  jeté,  cette  sou- 
mission à  l'ordre  de  l'univers  et  à  l'harmonie  des  êtres, 
apparaissent  pour  la  première  fois,  chez  Barbey  d'Aure- 
villy, à  la  fin  du  Memorandura  de  1836  à  1838.  C'est 
un  fait  capital,  dont  les  causes,  un  peu  confuses  jusqu'ici, 
et  les  effets,  si  décisifs  et  gros  d'avenir,  méritent  d'être 
mis  en  lumière. 

Malgré  les  airs  de  conquête  et  les  affectations  de 
gaieté  que  l'ami  de  Maurice  de  Guérin  portait  alors  dans 
le  monde,  il  se  sentait  au  fond  très  malade.  Venu  à  la 
vie  intellectuelle  vers  1830,  il  s'était  tout  d'abord  enivré 
des  idées  nouvelles  qui  se  faisaie-nt  jour  en  littérature 


—  135  — 

et  en  politique.  Sans  se  soucier  des  besoins  de  la 
réalité,  il  s'était  créé  une  existence  factice,  qui  lui  donna, 
au  début,  l'illusion  du  bonheur.  C'était  une  sorte  de 
petite  chapelle  qu'il  avait  construite  à  son  usage  exclusif  : 
là,  il  s'adoiait  en  silence  et  érigeait  avec  orgueil  le 
<^  culte  du  moi  ».  Il  voulait  y  réaliser  l'idéal  d'une  vie 
suprêmement  individuelle  Nulle  contrainte,  nul  frein 
aux  fantaisies  de  l'imagination  ou  du  cœur  ;  nul  respect 
des  lois  morales  ou  des  conventions  sociales  ;  mais, 
pour  règle,  le  bon  plaisir  ;  pour  seule  limite  à  ses  aspira- 
tions, l'assouvissement  de  tout  son  être;  pour  souverain 
bien,  la  satisfaction  de  tout  instinct,  le  raffinement  de 
toute  jouissance,  l'expérience  de  toute  émotion.  Cela,  je 
l'ai  dit,  mais  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  c'est  la 
«  maladie  du  siècle  />,  implantée  en  France,  à  la  fin  du 
XVIIlc  siècle,  par  le  Genevois  Jean-Jacques  Rousseau  et 
le  cosmopolite  Bernardin  de  Saint-Pierre  ;  c'est  le  roman- 
tisme, transposé  de  Tordre  intellectuel  dans  l'ordre 
moral,  et  faisant  autant  de  ravages  dans  les  cœurs, 
avides  de  sensations  nouvelles,  qu'il  a  produit  d'heureux 
effets  dans  les  esprits  justementdésireux  de  s'affranchir. 
Or,  on  n'importe  pas  impunément  dans  la  vie  réelle  les 
conceptions  vagues  et  fumeuses  d'un  idéal  tout  intellec- 
tuel. On  ne  s'imprègne  pas,  on  ne  se  sature  pas  l'âme, — 
sans  se  griser  d'illusions  qui  se  paieront  plus  tard  en 
souffrances,  —  «  de  cet  Idéal  complexe  et  dangereux  que 
fut  celui  du  Romantisme,  »  comme  l'a  dit  excellemment 
M.  Paul  Bourget.  «  Idéal  complexe,  car  il  s'y  mélange  un 
héroïque  souffle  d'orgueil,  emprunté  aux  tout  voisins 
prodiges  de  l'épopée  napoléonienne,  et  une  tristesse 
découragée,  désespérée,  prise  à  Byron,  au  Gœthe  de 
Wcrt/ier,  aux  grands  poètes  allemands  et  anglais  sou- 
dain révélés.  Le  contre-coup  de  l'immense  ébranlement 


—  i:^  — 

révolutionnaire  y  ajoute  encore  sa  fièvre  et  son  inquié- 
tude. Idéal  dangereux  aussi,  car  il  se  résume  dans  une 
conception  lyrique  de  la  vie,  et  demander  à  la  vie  de 
suffire  à  une  exaltation  continue,  c'est  méconnaître  la  loi 
même  de  notre  sort  ».  (1) 

Telle  fut  l'atmosphère  capiteuse  où  Barbey  d'Aure- 
villy «  bailla  »  sa  jeunesse  et  porta  le  fardeau  de  ses 
vingt-cinq  ans  nonchalants  et  alanguis.  Dans  le  monde 
où  l'on  cause,  dans  le  monde  où  l'on  s'amuse,  —  et  qui 
est  si  'souvent  le  monde  où  Ton  s'ennuie,  —  dans  le 
grand  monde  qu'il  fréquentait  et  dans  le  demi-monde 
qu'il  traversait  parfois,  il  fut  le  romantique  maladif 
qu'il  a  peint,  en  ce  ronvdn  de  VA))ioiu'  lrn2:>ossible,  testa- 
ment de  son  passé,  sous  les  traits  de  Raimbaud  de 
Maulévrier,  —  un  pauvre  marquis  qui  lui  ressemble 
«  comme  un  frère  ».  Triste  ressemblance,  mais  si 
exacte  qu'on  la  dirait  photographique  !  N'ayant  plus  de 
patrie,  de  famille  ni  de  foi,  d'Aurevilly  fut  cet  exilé 
sur  qui  Lamennais  a  pleuré  toutes  les  larmes  de  son 
cœur. 

Mais,  à  celte  longue  épreuve,  l'auteur  de  Germaine 
gagna  de  connaître  la  souffrance.  Il  comprit  alors  qu'il  faut 
lutter  contrôla  destinée,  tout  en  l'acceptant,  se  redresser 
en  face  de  l'âpre  réaUté,  tout  en  s'y  soumettant,  se 
relever  sous  l'aiguillon  même  de  l'adversité,  tout  en  s'y 
résignant.  En  définitive,  si  de  ses  années  de  jeunesse  il 
ne  sortit  pas  mieux  trempé  et  mieux  armé  pour  le  com- 
bat que  ne  l'avait  fait  la  nature,  il  en  sortit  du  moins 
avec  plus  d'expérience,  ayant  retourné  son  âme  dans 
tous  les  sens  et  l'ayant  martelée  sur  l'enclume  du  mal- 

(1)  Paul  BouKGET.  —  Discours  de  réception  à  l'Académie  française 
(13  juin  1893). 


—  137  — 

heur.  Les  tempéraments  forts  ont  sans  doute  besoin  de 
ces  douloureuses  initiations  pour  ne  pas  se  reposer  avec 
trop  de  confiance  sur  leur  vaillance  native,  s'endormir 
dans  la  sécurité  de  leur  courage,  ni  émousser  prématu- 
rément leurs  énergies. 

Toutefois,  ce  serait  devancer  les  événements  que  de 
montrer  ici  à  quels  rivages  Barbey  d'Aurevilly  vint 
aborder,  après  sa  crise  d'ultra-romantisme  morbide  et 
desséchant.  En  avril  1838,  au  moment  où  s'achève  le  P>'c- 
mier  Mémorandum,  on  ne  peut  encore  deviner  dans 
quel  port  se  réfugiera  le  naufragé  de  tant  d'espérances 
déçues,  qui,  marin  novice  et  indiscipliné,  erra  si  long- 
temps, sans  boussole  et  sans  phare,  sur  l'océan  du  caprice 
et  de  la  passion.  On  ne  voit  pas,  jusqu'à  présent,  poindre 
l'aube  du  salut. 

Il  nous  reste  à  assister  aux  suprêmes  convulsions  de 
la  «  maladie  du  siècle  »  dans  Tâme  du  désenchanté  de 
V Amour  Impossible.  Le  récit  des  dernières  reconnais- 
sances qu'il  fit  sur  une  mer  orageuse  complétera  cette 
odyssée  romantique.  Mais  il  faudrait  un  nouvel  Homère 
pour  en  faire  jaillir  toute  la  poésie  triste  et  troublante. 


CHAPITRE    VllI 

Second  Mémorandum 
JOURNALISME  :    Le  Noacelliste 

DISTRACTIONS    MONDAINES  :    DANDYSME 

EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

MARIAGE    ET    MORT    DE    MAURICE    DE    GUÉRIN 

(1838    1840) 


Dès  les  premières  lignes  du  Second  Mémorandum, 
datées  du  13  juin,  —  c'est-à-dire  deux  mois  seulement 
après  la  clôture  du  précédent  journal,  —  on  sent  que 
l'action  du  temps  n'a  pas  encore  été  assez  forte  pour 
guérir  Barbey  d'Aurevilly,  et  que  la  vie  n'a  pas,  jusqu'à 
présent,  encore  assez  pesé  sur  son  âme.  «  Recommen- 
cerai-je  un  Journal  ?  »  écrit  l'auteur  de  Germaine,  et  il 
se  répond  :  Pourquoi  pas,  puisque  Guérin  le  désire  ? 
Dieu  sait  qu'il  est  le  seul  homme  que  ces  fragments  de 
ma  vie  intéressent  et  font  penser.  Moi,  j'ai  eu  besoin  de 
penser  à  cela,  pour  reprendre  mes  journées  une  par  une. 
Changement  énorme  !  Autrefois  j'aimais  cette  recherche 


—  130  — 

de  mes  sensations.  Mais  le  scepticisme  et  l'indolence  ont 
anéanti  tout  ce  qui  palpitait  en  moi  autrefois  »  (1). 

Si  Ton  prenait  au  pied  de  la  lettre  cette  déclaration 
préliminaire,  on  serait  porté  à  croire  que  les  exaltations 
romantiques  de  Barbey  d'Aurevilly  ont  disparu,  faisant 
place  à  une  sorte  d'abattement  profond  et  continu,  à  un 
état  d'apathie  voisin  de  la  prostration,  à  une  «  momifi- 
cation »  de  tout  son  être.  Il  n'en  est  rien  cependant.  C'est 
toujours  le  même  mal,  —  un  peu  atténué  déjà,  —  qui 
dévore  l'âme  du  Normand  transplanté  et  exilé  à  Paris  ; 
et  ce  mal  se  manifeste  sous  deux  formes  qui  apparaissent 
tour  à  tour,  avec  une  alternance  très  régulière  :  émotions 
fictives  et  fougueusement  surexcitées  par  une  imagi- 
nation en  quête  de  nouveauté  et  avide  d'inconnu,  — 
dépressions  intellectuelles  et  morales  sous  le  coup  de 
fouet  de  la  réalité,  qui  ramène  brutalement  notre  héros 
des  régions  nuageuses  et  grisantes  de  l'Idéal  sur  le  sol 
ferme  et  plat  de  la  vie  journalière.  Voilà  les  accès  suc- 
cessifs de  la  «  maladie  du  siècle  ^  dont  les  crises  étaient 
si  violentes  dans  l'àme  de  Barbey  d'Aurevilly,  mais 
tendaient  heureusement  à  se  calmer. 

Le  Second  Memorandinu  (juin  1838-janvier  1S39)  nous 
fait  assister  à  cette  évolution  vers  une  existence  plus  ras- 
sise. D'Aurevilly  cherche  d'abord  à  «  se  dompter  », 
comme  il  le  dit  lui-même,  grâce  à  un  travail  suivi  et  réglé. 
Ses  relations  avec  Amédée  Renée  l'ont  fait  entrer, 
comme  rédacteur,  au  Journal  officiel  de  rinstruction 
publique.  Il  y  donne  quelques  articles  qui  détonnent  un 
peu  dans  ce  recueil,  ordinairement  terne,  et  qu'on  a  bien 

(I)  Second  Memorcuxliim,  iiiéilit  (1838-39).  Toutt-s  li'S  citations  de  ce 
chapitre  sont,  sauf  avis  contraire,  extraites  de  ce  dernier  journal  de  jeu- 
nesse de  Barbey  d'Aurevilly. 


-  140  — 

de  la  peine  à  y  accepter.  Mais  il  lui  faut  plier  sa  manière 
aux  exigences  de  Renée  et  à  l'allure  générale  de  la  feuille 
académique.  C'est  un  bon  exercice  pour  lui.  Du  reste,  il 
se  retrouve  lui-même,  lorsque,  rentré  dans  sa  chambre, 
il  «  donne  le  bal  »  à  ses  pensées  et  «  s'écume  le  cœur  » 
en  écrivant  Y  Amour  Impossible,  «  cette  cristallisation 
étincelante,  coupante  et  taillée  à  facettes,  mais  si  lente  à 
se  former.  » 

Néanmoins  ces  remèdes  ne  sont  pas  assez  énergiques 
pour  tuer  le  mal  qui  le  ronge.  Va-t-il  se  rendre  compte 
enfin,  ce  jeune  homme  qui  a  bientôt  trente  ans,  que  les 
douleurs  réelles  sont  d'un  poids  suffisant  aux  épaules 
humaines  sans  qu'on  ait  besoin  de  les  alourdir  encore  du 
fardeau  de  souffrances  imaginaires  ?  Aux  jours  d'oisiveté 
et  d'inaction  forcée,  il  était  pardonnable  de  se  «  monter  la 
tête»  d'exaltations  fictives  et  d'aviver  par  toutes  sortes  de 
chimères  les  blessures  que  ses  espérances  ou  ses  amours 
avaient  reçues.  Mais  s'il  arrivait  à  découvrir  un  intérêt 
positif,  immédiat,  absorbant,  dans  son  existence  de  tous 
les  jours,  ne  serait-il  pas  criminel  d'exaspérer  dorénavant 
par  les  malsaines  créations  d'une  imagination  délirante 
les  maux  véritables  de  son  âme  ?  Ne  valait-il  pas  mieux 
maîtriser  sa  nature,  trop  encline  aux  émotions  violentes, 
l'assouplir,  la  discipliner  et  la  rompre  aux  nécessités 
sociales  de  la  vie  ? 

Cet  intérêt,  qu'il  avait  vainement  cherché  de  toutes 
parts  autour  de  lui  et  par  lequel  il  voulait  rendre  sa  des- 
tinée normale,  il  le  trouva  décidément  en  juillet  1838, 
après  une  nouvelle  série  d'aventures  et  de  déceptions. 
Le  1"  juillet,  Barbey  d'Aurevilly  était  attaché  à  la  rédac- 
tion du  Nouvelliste,  journal  quotidien,  récemment  fondé 
pour  soutenir  la  politique  deThiers.  A  la  fin,  il  avait  donc 
un  emploi,  notre  Parisien  inoccupé  à  qui  le  travail  était 


-  141  - 

le  plus  sûr  des  remèdes.  Il  allait  devenir  un  homme 
public,  lui  aussi. 

Le  Nouvelliste  était  consacré  surtout  à  la  défense  et  à 
la  propagation  des  principes  bourg-eois  du  juste-milieu. 
Ce  n'était  pas  un  journal  très  aristocratique,  et  un 
«  homme  de  race  »  devait  s'y  trouver  un  peu  dépaysé. 
Mais  en  dehors  de  son  principal  objet,  —  la  politique,  — 
l'organe  des  «  intérêts  de  la  classe  moyenne  »,  comme 
on  disait  alors,  ne  s'interdisait  aucunement  les  ques- 
tions littéraires  ou  artistiques.  Sur  ce  point,  il  se  montrait 
même  assez  libéral,  laissait  toute  latitude  à  ses  rédac- 
teurs et  tolérait  sans  trop  d'effroi  l'effusion  des  passions 
romantiques.  Au  premier  abord,  on  l'eût  pu  prendre  pour 
une  doublure  du  Journal  des  Débats  ;  mais,  à  la  lecture, 
il  semblait  plus  vivant,  moins  embarrassé  et  figé  dans 
les  vieilles  formules,  que  son  confrère  de  la  rue  des 
Prêtres  Saint-Germain-l'Auxerrois.  Au  fond,  s'il  avait 
une  bannière  politique  de  couleur  bien  précise,  le  Nou- 
velliste n'avait  pas  de  drapeau  littéraire.  C'est  ce  qui 
permit  aux  écrivains  d'origine  et  de  tendance  les  plus 
variées  d'y  batailler  côte  à  côte  sans  avoir  de  programme 
commun.  On  souffrait  tout  de  la  part  des  rédacteurs, 
pourvu  qu'ils  ne  fissent  pas  trop  de  scandale  et  n'eussent 
point  la  prétention  énorme  de  troubler  la  quiétude  bour- 
geoise. 

On  pense  bien  que  d'Aurevilly  ne  put  s'acclimater 
aisément  à  ce  «  juste-milieu  »  sans  réprimer  les  instincts 
fougueux  de  sa  nature.  Par  malheur  —  ou  par  bonheur, 
—  il  n'était  pas  toujours  maître  de  ses  emportements  et 
sa  collaboration  n'alla  pas  sans  quelques  accrocs.  On 
l'investit  en  premier  Ueu,  —  et  pour  ses  débuts,  — •  des 
ïonctions  de  critique  dramatique.  «  J'avais  admirable- 
ment compris  le  feuilleton  impertinent,  disait  plus  tard 


-  142  — 

notre  chroniqueur  improvisé,  —  dans  une  lettre  à 
Trebutien,  du  29  mai  1<S5G.  —  J'avais  pour  majo- 
rât le  Théâtre  Français  et,  par  exception,  VOx)éra. 
J'ai  dit  sur  Rachel  des  opinions  qui  sont  devenues  l'opi- 
nion, non  de  la  foule,  mais  des  connaisseurs.  Mais  je 
ne  tenais  guère  à  la  renommée  de  ce  que  j'écrivais  en  ce 
temps  !  » 

Le  3  juillet  1838,  il  signale  son  entrée  au  Noui-elliste 
par  un  article  remarquable  et  presque  sensationnel  sur 
la  Comédie.  11  y  constate  avec  tristesse  la  décadence 
présente  du  genre  comique  et,  par  contraste,  fait  l'apo- 
logie de  Molière.  Certainement,  il  n'a  pas  tort,  car  les 
pièces  qu'il  voit  jouer  à  cette  époque  ne  méritent  guère 
qu'on  fasse  leur  éloge  :  ce  sont  Le  Ménestrel,  du  pâle 
Bernay,  —  Un  jeune  ménage,  du  pauvre  Empis  «  tant 
pis  »  (comme  disait  Victor  Hugo),  —  Le  serment,  du 
fabuliste  Viennet....  et  beaucoup  d'autres,  qui  valent  à 
peine  celles-là.  C'est  en  rendant  compte  de  l'une  de  ces 
comédies.  Le  Ménestrel,  que  d'Aurevilly  donne,  le 
18  août,  une  explication  légèrement  paradoxale  de  l'état 
de  décrépitude  du  théâtre  contemporain.  «  La  comédie, 
écrit-il,  ne  peut  exister  avec  l'uniformité  des  mœurs 
modernes  et  le  déclassement  social,  père  de  cette  unifor- 
mité ».  Notre  jeune  aristocrate  n'a  pas  l'air  de  se  douter 
que  la  comédie,  même  chez  Molière,  a  embrassé  toutes 
les  classes  de  la  société  et  qu'au  XIX^  siècle  elle  est 
susceptible  de  revêtir  les  formes  les  plus  diverses  ;  elle 
se  parera  d'habits  bourgeois  par  la  volonté  d'Emile 
Augier  et  de  Labiche,  elle  se  fera  presque  plébéienne 
avec  Meilhac  et  Halévy  ;  enfin  elle  se  transfigurera  à  ce 
point  qu'à  l'aurore  du  XX'  siècle  l'organisation  d'un 
théâtre  populaire  ne  semble  pas  du  tout  une  entreprise 
chimérique. 


-  143  — 

Ce  ne  sont  là,  évidemment,  que  distractions  et  fan- 
taisies passagères  d'un  esprit  propre  à  maintes  besognes. 
Barbey  d'Aurevilly  vise  plus  haut.  11  aime  la  politique 
avec  la  même  ardeur,  la  même  fougue  d'imagination, 
qui  l'emporta,  jadis,  vers  des  désirs  de  gloire  militaire.  Il 
cherche  à  dépenser  ses  énergies  belliqueuses  dans  la 
polémique.  On  l'admet  bientôt,  —  lorsqu'il  a  fait  ses 
preuves  dans  la  critique,  —  à  ce  nouvel  exercice  d'as- 
souplissement. 11  y  est  merveilleux  de  «  furia  francese  », 
de  morgue,  d'ironie  froide  et  hautaine.  11  est  cassant 
parfois,  toujours  mordant  et  railleur.  On  dirait  qu'il  est 
né  journaliste.  11  fait  ses  premières  armes  contre  la 
partie  des  «  classes  dirigeantes  »  qui  suit  Guizot  et  Mole. 
II  s'attaque  surtout  à  la  «  politique  extérieure  »  de  ces 
ministres  de  Louis-Philippe  et  leur  reproche  en  termes 
véhéments  leur  «  anglomanie  ». 

Avec  quelle  passion  il  se  jette  dans  «  l'arène  des 
partis  »,  —  il  est  à  peine  besoin  de  le  dire  !  «  J'improvise 
un  Premier-Paris  contre  la  Quotidienne,  écrit-il  le 
16  juillet.  La  polémique  m'assouplirait  au  journahsme, 
tant  j'ai  d'instincts  de  guerre  en  moi!  »  Et  quelques  jours 
plus  tard,  le  24  juillet,  il  note  :  «  Mon  entrefilet  d'hier,  — 
goutte  d'acide  prussique  dans  une  pure  et  simple  corna- 
line, —  a  été  répété  avec  rlmhonhanze  d'éloges  dans  le 
Courrier  et  encore  ailleurs  ».  Il  est  tout  heureux  de  se 
savoir  discuté,  détesté,  même  honni.  Sous  l'aiguillon  des 
inimitiés  soulevées,  il  se  lance  avec  plus  d'enthousiasme 
encore  dans  la  lutte  quotidienne.  «  Le  journalisme  dévore 
mes  journées,  écrit-il  le  7  août,  mais  peu  importe  !  il  faut 
arriver  à  tout  prix,  fut-ce  au  prix  de  soi-même  et  de  tout 
ce  qu'on  avait  primitivement  de  plus  indomptable  en  soi. 
Oh  !  oh  !  l'indomptable,  où  est-il  maintenant  ?  »  Et  grâce 
à  cette  «  extériorisation  »  de  tous  les  instants,  notre 


—  144  — 

journaliste  finit  par  s'oublier  lui-même  et  par  déposer  le 
lourd  fardeau  des  douleurs  vagues  dont  il  traînait  après 
lui  le  triste  cortège. 

A  présent,  par  la  seule  vertu  de  cette  presse,  qu'il 
maudissait  naguère,  tant  elle  révoltait  son  aristocratie, 
et  qui  a  du  moins  le  mérite  de  l'arracher  aux  pensées 
troublantes  dont  il  s'enfiévrait  le  cœur,  Barbey  d'Aure- 
villy satisfait,  vaille  que  vaille,  son  goût  pour  la  vie 
publique.  Il  ne  s'arrête  pas,  d'ailleurs,  à  ce  premier  pas 
dans  la  voie  de  l'action.  Il  prend  part  à  quelques  affaires 
industrielles,  patronne  notamment,  dans  le  Now:elliste, 
«  la  Compagnie  des  granits  de  Normandie,  fondée  en  1838, 
sous  la  raison  sociale  Gaudin,  d'Auray  et  0%  »  et  met  le 
peu  d'argent  qui  lui  reste  dans  cette  entreprise...  laquelle 
au  bout  de  peu  de  temps  est  acculée  à  la  liquidation  et  à 
la  faillite.  Il  paraît  que  les  hommes  de  lettres  sont  des- 
tinés à  ne  jamais  réussir  s'ils  se  mêlent  de  commerce  et 
de  finances.  Mais,  pour  d'Aurevilly,  ce  sont  ces  hasar- 
deuses combinaisons  de  projets  grandioses  qui  contentent 
son  imagination.  Par  là,  il  se  donne  l'illusion  d'une 
existence  jetée  en  plein  tourbillon  d'affaires  extérieures 
et  participant  luxueusement  au  mouvement  général  des 
intérêts  de  l'époque.  Par  là  aussi,  il  impose  silence  à  ses 

misères  intimes,  —  il  fait  taire  son  cœur quand  il  ne 

souffre  pas  trop. 

Si  pourtant  ses  douleurs  ne  sont  pas  encore  endormies 
par  la  fièvre  de  cette  agitation  au  dehors,  il  en  demande 
le  calmant  à  la  magique  et  toute-puissante  influence  de 
la  vie  parisienne.  Dans  les  salons  il  fait  mille  folies, 
débite  mille  sornettes,  s'étourdit,  se  grise  de  parfums 
féminins,  prend  des  airs  de  jeune  lion.  Il  parade,  danse 
et  caracole  avec  entrain.  Il  procède  à  sa  toilette  avec  des 
soins  minutieux  et  maintes  fois  renouvelés  chaque  jour. 


--  145  — 

Il  se  serre  en  de  splendides  redingotes  du  plus  bel  eftet, 
il  «  plastronne  »  dans  les  boudoirs,  se  cambre  et  se  cabre 
pour  faire  admirer  l'élégance  de  sa  taille  et  le  dessin  de 
ses  contours.  «  Faire  trois  toilettes  par  jour,  épigramma- 
tiser  toute  la  terre,  piaffer  sur  les  talons  des  femmes, 
chiffonner  des  jupes,  6  jeunesse  folle!  »  disait-il  plus 
tard  (1).  Mais  il  ne  songe  pas  alors  à  la  vanité  de  toutes 
ces  besognes  inférieures.  11  veut  seulement,  par  tous  les 
moyens  possibles,  par  l'hypocrisie  des  apparences,  par 
les  mensonges  d'une  légèreté  superficielle,  sauver  sa 
pudeur  de  gentilhomme  malheureux,  étouffer  la  voix  de 
son  âme  révoltée  et  éteindre  en  son  cœur  les  cendres  du 
passé. 

En  revanche,  et  par  une  rare  fortune,  il  connaît  une 
maison  hospitalière  où  il  est  reçu  en  ami  et  où  il  n'a  pas 
besoin  dé  se  grimer  pour  être  accueilli  avec  empresse- 
ment. C'est  chez  la  charmante  fiancée  de  Maurice  de 
Guérin.  Là  il  a  la  joie  de  rencontrer,  pour  la  première 
fois,  le  8  octobre  1838,  la  «  divine  Eugénie  ».  Rentré  chez 
lui,  après  cette  entrevue,  il  trace  un  superbe  portrait  de 
«  la  pastoure  du  Cayla  ».  Tout  son  esprit,  toute  son  âme 
palpite  en  une  page  merveilleuse  de  force  et  d'inspira- 
tion poétique.  «  N'est  pas  jolie  de  traits,  et  même  pourrait 
passer  pour  laide,  si  on  peut  l'être  avec  une  physionomie 
comme  la  sienne;  —  figure  tuée  par  l'âme,  —  yeux  tirés 
par  les  combats  intérieurs,  —  un  coup  d'œil  jeté  de 
temps  en  temps  au  ciel  avec  une  aspiration  infinie  ;  — 
air  et  maigreur  de  martyre,  —  lueur  purifiée,  mais 
ardente  encore  d'un  brasier  de  passions  éteintes  seule- 
ment parce  qu'elles  ne  flambent  plus.  —  Ne  ressemble 
point  à  ces  femmes  qui  ont  ou  se  donnent  l'air  vulgaire 

(1)   Lettre  à  Trebutien,  du  29  mai  18S6. 

10 


—  14(3  — 

d'une  victime;  c'est  plus  beau  ;  elle,  c'est  un  holocauste. 
—  mais  tout,  tout  n'est  pas  consommé,  et  le  démon, 
comme  parle  cette  pieuse  et  noble  fille,  pourrait  être 
encore  le  plus  fort  dans  cette  âme,  si  le  démon  se  don- 
nait la  peine  d'être  beau,  fier,  éloquent,  passionné,  car 
le  diable  de  diable  trouverait  là  à  qui  parler!...  Avec 
cette  physionomie  entièrement  inconnue  à  Paris,  elle  a 
les  manières  simples,  la  voix,  l'accent,  la  phrase  brisée, 
la  politesse,  relevée  et  pourtant  familière,  de  la  femme 
essentiellement  comme  il  faut,  qualités  morales  de  la 
noblesse  de  sang  et  de  race,  et  qui  font  se  ressembler  en 
tout  point  la  femme  la  plus  répandue  dans  le  monde 
élégant  et  la  pauvre  fille  qui  n'a  jamais  quitté  la  petite 
tourelle  de  son  château  de  province...  Sa  voix  n'a  pas  le 
plus  léger  accent  et  tranche,  par  sa  fraîcheur,  avec  la 
fatigue  et  presque  l'épuisement  de  toute  sa  personne.  On 
est  doucement  étonné  d'entendre  cette  voix  suave  et 
molle  sortir  de  cette  gorge  maigre  et  ascète,  comme 
l'imagination  eu  prête  à  Marie  d'Egypte  et  aux  saintes 
femmes  du  désert,  dans  la  légende,  —  et  cependant  n'a 
pas  du  tout,  avec  cela,  l'air  béat  et  dévot,  et  même  de 
dévotion  touchante,  que  ne  manquerait  pas  d'avoir  une 
bourgeoise  qui  aurait  son  âme  ;  —  la  x>atricienne  est 
encore  plus  forte  que  la  chrétienne,  et  tout  le  ciel  des- 
cendu dans  le  cœur  d'une  femme  n'efface  pas  l'aristo- 
cratie, puisée  aux  mamelles  de  sa  mère,  et  les  traditions 
de  son  berceau  !  » 

Barbey  d'Aurevilly  fut  encore,  en  réalité,  plus  ému 
qu'il  ne  l'avoue  dès  cette  première  entrevue.  Dans  la 
suite,  il  n'oublia  jamais  la  sœur  de  son  cher  Guérin.  11 
eut  pour  elle  une  sorte  d'admiration  muette,  tout  intel- 
lectuelle d'abord,  puis  très  probablement  sentimentale  et 
passionnée.   De  son  côté,  Eugénie,  —   Tadorableinent 


—  147  — 

laide  Eugénie,  dont  la  laideur  fascinait,  —  ne  resta  point 
indifférente  au  charme  subtil  et  un  peu  inquiétant,  qui 
s'échappait  de  toute  la  personne  du  jeune  Normand.  Elle 
l'appela  «  un  beau  palais  dans  lequel  il  y  a  un  labyrinthe  ». 
Et  de  ce  jour,  ces  deux  ànies  communièrent  en  de  vifs 
sentiments  d'affection  réciproque.  Gomment,  d'ailleurs, 
n'eûssent-elles  pas  été,  —  âmes  d'élite,  —  séduites  l'une 
par  l'autre  ?  N 'étaient-elles  pas  également  assoiffées 
d'idéal  et  sans  cesse  brisées  par  les  tristes  mécomptes  de 
la  vie?  Ne  possédaient-elles  point  une  sensibilité  aussi 
fébrile,  l'une  que  l'autre,  et  une  puissance  d'émotion 
toujours  résonnante  ?  Leurs  silences  mêmes  se  com- 
prenaient et  leurs  regards,  en  se  croisant,  avaient  une 
éloquence  poignante.  S'ils  s'aimèrent  dans  le  recueil- 
lement de  leur  cœur,  c'est  que  ces  deux  êtres  s'étaient 
pénétrés,  au  jour  de  leur  rencontre,  d'une  lumière 
intérieure  qui  ne  trompe  pas,  —  éclair  de  génie  émané 
de  la  vérité  éternelle,  —  et  s'étaient  senti  d'inéluctables 
affinités. 

Évoquant,  longtemps  après,  avec  sa  finesse  et  sa 
malice  ordinaires,  le  souvenir  de  cet  élégiaque  «  duo  » 
d'amour  pur  et  partagé,  Sainte-Beuve  écrivait  à  propos 
d'Eugénie  de  Guérin  :  «  Son  voyage  de  Paris  fut  un 
grand  événement  dans  sa  vie  ;  elle  dut,  selon  son  expres- 
sion, y  être  fréquemment  tentée;  son  intelligence  si 
ouverte  put  y  donner  plus  d'un  secret  assaut  à  sa  foi  ou 
du  moins  à  son  cœur.  Elle  a  parlé  amèrement  des 
^<  déceptions  d'estime,  d'amour,  de  croyance  »,  dont  elle 
eut  à  y  souffrir.  Chose  piquante!  elle  y  vit  beaucoup, 
pendant  son  séjour,  un  des  meilleurs  amis,  —  le  meilleur 
ami  de  son  frère,  —  Barbe}'  d'Aurevilly,  jeune  alors  et 
dont  les  façons  si  tranchées  pouvaient  ne  sembler  encore 
qu'un  des  travers  passagers  de  la  jeunesse  ;  sa  couver- 


—  148  — 

sation  brillante  exerça  incontestablement  sur  elle  une 
espèce  de  séduction.  C'était  un  singulier  contraste,  on 
l'avouera,  que  cette  âme  virginale,  cette  colombe  du 
Cayla,  au  sortir  de  son  désert,  faisant  connaissance  pour 
la  première  fois  avec  Paris  et  le  monde  lettré  par  cet 
échantillon  d'homme  d'esprit,  par  ce  bouquet  de  feu 
d'artifice.  Esprit  contre  esprit,  elle  était  bien  fille  d'ailleurs 
à  croiser  le  fer  et  à  tenir  la  gageure  »  (1). 

Dans  cette  page,  spirituelle  et  mordante,  — trop  sévère 
du  reste  à  l'endroit  de  Barbey  d'Aurevilly,  —  Sainte- 
Beuve  ne  rend  pas  l'impression  exacte  de  ce  que  dut 
être  la  rencontre  soudaine,  non  préparée,  naturelle,  d'un 
homme  de  trente  ans  à  peine  et  d'une  fille,  —  vieille  fille 
déjà,  —  de  trente-trois  ans  passés.  Ce  ne  fut  pas  un 
émerveillement,  mêlé  de  quelque  arrière-pensée  et  d'une 
pointe  de  défiance,  chez  Eugénie,  —  comme  paraît 
l'insinuer  le  critique  des  Lundis.  Ce  fut  tout  simplement 
une  brusque  «  pénétration  »  de  deux  âmes-sœurs  qui  se 
reconnurent  aux  signes  révélateurs  de  la  souffrance  et 
des  aspirations  communes,  et  qui,  loyalement,  sans 
restriction  ni  vues  intéressées,  se  donnèrent  l'une  à 
l'autre  en  une  offrande  mystique,  plus  puissante  que 
tous  les  liens  de  la  chair,  en  un  de  ces  actes  presque 
héroïques  qui  supposent,  dans  l'âme  de  ceux  qui  en  sont 
capables,  la  souveraine  vertu  de  l'abnégation.  Il  faut 
remarquer,  en  effet,  que  si  plus  tard  cette  douce  union 
sentimentale  vint  à  se  rompre,  ce  fut  l'œuvre  d'un 
concours  de  circonstances  presque  indépendantes  de 
leur  volonté  respective.  Après  la  mort  de  Maurice  de 
Guérin,  toute  à  son  deuil  éternel,  la  «  veuve  »  Eugénie 
se  retira  dans  la  chapelle  de  ses  pieux  souvenirs  et  eut 

(1)  Sainte-Beuve,  Nouveaux  Lundis,  tome  III,  pages  173  et  174. 


—  149  - 

la  pudeur  virginale  de  ses  larmes  amères  versées  en 
silence.  Solitaire  désormais,  elle  ne  voulut  point  être 
consolée  ;  le  cœur  brisé,  elle  mourut  au  monde,  à  toute 
espérance  de  bonheur  terrestre  et  aux  plus  chers  rêves 
d'avenir,  qui  lui  eussent  paru  des  sacrilèges. 

Mais,  en  1838,  à  la  veille  du  mariage  de  son  frère,  Eugénie 
était  joyeuse.  Sa  joie  rayonnait  sur  son  visage  et  l'illu- 
minait de  ces  éclairs  de  feu,  plus  séduisants  que  la 
beauté  elle-même.  Elle  marchait  dans  un  nuage,  comme 
une  déesse  ;  elle  allait  allègrement  par  les  sentiers  de 
l'illusion,  en  attendant  de  gravir  le  calvaire  de  la 
souffrance.  Le  bonheur  montait  de  son  cœur  dans  son 
regard  et  auréolait  sa  pâle  figure  de  patricienne  malade. 
Elle  eut  son  jour  d'ivresse,  le  15  novembre  1838,  quand 
Maurice  épousa  la  jolie  «  tourterelle  bleue  des  bords  du 
Gange  »,  oiseau  rieur  et  chanteur  dont  les  mélodies, 
pensait-on,  inspireraient  de  nouveaux  poèmes  au  poète 
du  Centaure. 

Barbey  d'Aurevilly  n'eut  pas,  ce  jour-là,  les  mêmes 
impressions  de  calme  et  d'espérance.  Souffrait-il  à  l'idée 
que  son  meilleur  ami  posséderait  maintenant  un  foyer, 
alors  que  lui,  l'éternel  vagabond,  continuerait  d'habiter 
les  hôtelleries  de  passage,  les  gîtes  du  hasard,  et  ne 
trouverait  point  où  fixer  son  cœur?  Avait-il,  par  une 
singulière  clairvoyance,  —  ce  «  Lord  Anxious  »  (comme 
il  s'appelait  lui-même),  —  le  pressentiment  des  catas- 
trophes futures  et  se  défiait-il  encore,  jusque  dans  les 
sourires  et  les  caresses  de  la  fortune,  de  ce  qu'on  nomme 
la  vie,  cette  traîtresse  qui  nous  frappe  par  derrière  et  à 
l'improviste  ?  Toujours  est-il  que,  malgré  la  tranquillité 
extérieure  qu'il  affecte  et  le  ton  de  détachement  suprême 
avec  lequel  il  traduit  ses  émotions,  d'Aurevilly  ne  semble 
point  avoir  partagé  les  belles  insouciances  de  ses  amis, 


-  150  — 

au  jour   où  Guériu  signait  un  bail   de  bonheur  si  tôt 
déchiré  par  Va  mort. 

Après  ce  mariage,  l'auteur  de  Germaine  est  plus 
triste  que  jamais.  Toutefois  il  cherche  à  réagir  contre 
ses  pensées.  «  Je  plonge  dans  l'écume  de  la  réalité, 
écrit-il  le  22  décembre.  Je  suis  dans  cette  disposition 
desprit  qui  me  rejette  éternellement  dans  le  monde 
extérieur  et  aux  surfaces.  »  Deux  jours  après,  la  nuit  de 
Noël,  «  sainte  nuit  pour  les  Turquety  et  autres  poètes 
catholiques,  mais  non  pour  moi  »,(déclare-t-il  irrévéren- 
cieusement), il  se  plaît,  pour  faire  diversion  à  ses 
tristesses.,  à  raconter  «  mille  aventures  scandaleuses  » 
et  à  dire  «  mille  cynismes  ».  Le  lendemain,  il  recom- 
mence sa  vie  de  dissipation  mondaine.  «  J'ai  mangé  du 
gigot,  parfaitement  crû,  avec  un  appétit  de  cannibale  ; 
—  les  femmes  étonnées  de  voir  un  séraphin,  à  la  taille 
féminine,  engouffrer  de  tels  morceaux  de  chair  sai- 
gnante, comme  si  Lauzun,  délicat  et  blond,  avec  sa 
taille  de  jeune  fille  déguisée  en  garçon,  n'était  pas  le 
plus  grand  mangeur  de  cette  cour  de  Louis  XIV  qui 
mangeait  comme  elle  savait  faire  tout  ». 

Tous  ces  dévergondages  ne  l'empêchent  pas,  heureu- 
sement, de  travailler  et  de  continuer  ses  vigoureuses 
polémiques  au  Nouvelliste.  «  J'ai,  dit-il  avec  satisfaction, 
daubé  d'importance  les  Américains,  peuple  de  mar- 
chands sans  génie  qu'un  Tocqueville  seul  peut  admirer  ». 
De  jour  en  jour,  il  se  soumet  plus  volontiers  aux  besognes 
de  la  presse  moderne,  et  voici  comment  il  s'exprime 
sur  le  compte  de  ce  pouvoir  nouveau,  que  d'aucuns 
appelaient  alors  un  sacerdoce  :  «  Je  reconnais  que  ce 
métier  de  journaliste  développe  et  que,  depuis  ces  six 
mois  de  frottement  aux  idées  appUcables,  j'ai  immensé- 
ment appris.  On  devine  tout  à  ce   métier,  on  calcule 


-  151  - 

tout  ;  et  le  tact,  qui  est  une  faculté  acquise,  on  le  crée  en 
soi....  En  somme,  pour  qui  a  quelque  génie  de  coup 
d'oeil  et  quelque  audace  de  volonté,  le  journalisme  est 
l'EUit-Mojor  des  hommes  d'Etat  modernes.  Si  l'on  n'en 
a  pas,  la  pensée  y  deviendra  plus  souple,  l'expression 
plus  nette,  la  phrase  plus  serrée,  moins  ambitieuse, 
surtout  l'esprit  plus  pratique  ;  n'est-ce  donc  rien  que 
cela?...  ».  En  vérité,  c'est  beaucoup;  et  nos  journalistes, 
même  les  plus  grands,  n'en  savent  pas  toujours  aussi 
long,  au  bout  de  six  mois  d'apprentissage. 

D'Aurevilly  avoue,  du  reste,  avec  bonne  grâce,  n'être 
pointencore  un  journaliste  accompli,  lllui  arrive,  commeà 
beaucoup  d'autres  débutants,  de  «  manquer  net  »  ses  arti- 
cles. «  L'expression  m'a  entraîné,  cavale  dangereuse  qui 
m'emporte  parfois  sur  sa  croupe  et  à  laquelle  je  briserai 
plutôt  les  jarrets  que  de  ne  pas  l'arrêter  ».  Voilà  ce 
qu'il  note  le  17  janvier  1830.  Mais,  le  lendemain,  il  prend 
sa  revanche.  «  J'ai,  dit-il,  fait  un  diable  de  bon  article, 
d'un  tour  oratoire  et  écrit  comme  il  aurait  été  parlé  ».  On 
voit  que,  jusque  dans  les  journaux  du  «  juste  milieu», 
on  peut  apprendre  congrûment  son  métier. 

Pourtant  notre  aristocrate  se  trouve  un  peu  dépaysé 
dans  cette  atmosphère  bourgeoise  où  la  médiocrité  de 
ses  ressources  l'oblige  à  vivre.  11  se  dédommage,  par  les 
confidences  de  son  Memorandwn,  de  ne  pouvoir  dire 
toute  sa  pensée  le  long  des  colonnes  d'un  journal  modéré. 
Ses  conceptions  absolutistes  ne  se  font  pas  encore  jour, 
mais  l'ancien  républicain  de  1832  n'apparaît  pas  davan- 
tage. A  parler  juste,  on  ne  sait  ni  ce  qu'il  veut  ni  où  il 
tend,  en  fait  de  politique.  Il  n'a  pas  eu  le  temps,  sans 
doute,  d'établir  et  de  fixer  ses  théories.  Comme  nombre 
de  journalistes  de  toutes  les  époques,  il  a  pris  la  plume 
sans  idées  préconçues,  n'étant  en  réalité  systématique 


—  152  — 

ment  hostile  à  personne,  n'ayant  de  répugnance  à  rien  et 
se  montrant  légèrement  sceptique,  sinon  indifférent  à 
tout.  En  un  mot,  le  d'Aurevilly  de  1838  et  des  années 
suivantes  n'a  aucune  doctrine  politique  ou  sociale;  il 
n'est  dès  lors  nullement  embarrassé  d'aller  de  Tane  à 
l'autre  et  de  faire  son  profit  de  toutes. 

On  croit  discerner  néanmoins  qu'il  n'est  pas  absolu- 
ment satisfait  de  la  Monarchie  de  Juillet.  «  La  royauté 
n'existe  plus,—  déclare-t-il  gravement  le  21  janvier  1839, 
—  et  celle  de  la  Charte  est  une  Royauté  châtrée.  On  cou- 
pait les  cheveux  autrefois  et  l'on  fourrait  dans  un  cou- 
vent. On  a  remplacé  ceci  par  les  chartes  constitution- 
nelles ;  les  bourgeois  sont  les  plus  forts  et  gouvernent, 
la  Chambre  est  et  sera  désormais  Reine  défait.  Qu'on 
frémisse  de  cela,  qu'on  ne  veuille  entrer  pour  rien  dans 
un  tel  état  de  choses,  peu  importe.  Il  faut  dire  comme 
l'ermite  de  Prague,  dans  Shakespeare  :  Cela  est  2^(irce 
que  cela  est,  et  ne  changera  que  pour  empirer  ».  Jolie 
perspective,  n'est-ce  pas  ?  qu'on  nous  ouvre  là  !  Naturel- 
lement, d'Aurevilly  n'insère  pas  ces  «  prophéties  »  dans 
le  journal  de  M.  Thiers  ;  il  les  consigne  seulement  dans 
son  propre  journal,  dans  ce  Memcn^andwn  où  il  jette 
pêle-mêle  toutes  ses  pensées. 

Mais  ce  travail  perpétuel,  cette  application  soutenue, 
qu'exige  sa  nouvelle  vie  d'  «  homme  public  »,  empêche 
l'auteur  de  Germaine  de  s'arrêter  maintenant  trop  sou- 
vent à  ses  malaises  romantiques.  Personne  ne  s'en 
plaindra.  On  voit,  par  contre,  se  dessiner,  s'ébaucher  en 
lui,  un  être  sérieux,  laborieux,  même  grave  à  certains 
moments,  comme  il  convient  à  un  journaliste  digne  de  ce 
nom.  La  transformation  du  fils  de  Théophile  Barbey  a 
été  rapide.  Elle  semblerait  peut-être  inexplicable,  ayant 
été  très  brusque,  si  elle  était  complète.  Mais  elle  est  plus 


—  153  — 

superficielle  que  foncière.  Il  ne  faut  pas  crier  trop  vite  au 
miracle.  Les  dernières  lignes  du  Second  Mémorandum 
témoignent  d'une  amélioration  certaine  de  l'état  d'âme 
du  Parisien  d'Aurevilly  et  même,  si  l'on  veut,  d'une  gué- 
rison  partielle  de  ses  imprécises  maladies.  Elles  n'an- 
noncent point  une  santé  morale  parfaitement  rétablie. 
«  J'ai  travaillé  jusqu'à  11  heures,  —  écrit  notre  journa- 
liste, le  22  janvier,  —  l'esprit  assez  misérable,  mais  réa- 
gissant. Je  ne  me  fatigue  pas  de  résister  à  ces  angois- 
santes dispositions  intérieures  ».  Toutefois  il  ajoute: 
«  Je  m'ennuie  de  mon  énergie  comme  du  reste».  On  de- 
vine assez  par  là  que,  malgré  les  progrès  accomplis,  il 
ne  peut  être  encore  question  d'une  totale  délivrance  de 
cette  âme  améliorée,  mais  décidément  bien  difficile  à 
assainir.  La  tumeur  romantique  est  toujours  purulente  : 
ce  n'est  pas  une  opération  aisée  que  d'en  neutraliser  le 
«  virus  ».  A  tout  instant,  la  plaie  se  rouvre:  se  cicatri- 
sera-t-elfe  jamais  ? 

Elle  a  chance  de  se  cicatriser  un  jour,  si  Barbey  d'Au- 
revilly se  débarrasse  peu  à  peu  de  ses  ennuis  imaginai- 
res et  de  ses  exaltations  fictives,  s'il  se  contente  des 
souffrances  réelles  de  la  vie,  lesquelles  ne  lui  feront 
jamais  défaut.  Il  connaît  l'école  de  l'adversité,  pour  y  avoir 
entendu,  à  des  heures  pénibles,  de  pénétrantes  leçons 
dont  il  n'a  pas  assez  profité.  Rude  apprentissage  que 
celui-là  !  mais  éminemment  salutaire,  car  il  retient  l'âme  et 
la  fixe  sur  un  objet  précis,  sur  une  douleur  présente,  et 
ne  la  laisse  pas  îiller  à  la  dérive,  en  quête  d'émotions 
nouvelles.  La  mauvaise  fortune  est  souvent  une  fée  bien- 
faisante. Elle  apprend  à  l'homme  la  loi  de  la  souffrance, 
la  grandeur  morale  de  ces  épreuves,  d'où  il  doit  sortir 
plus  fort  et  mieux  trempé. 

Justement,    Barbey   d'Aurevilly  était  à  la  veille   de 


-  154  — 

recevoir  UQ  avertissement  bien  cruel,— doublement  cruel, 
—  de  la  destinée.  Le  pauvre  Maurice  de  Guérin,  miné 
par  la  maladie  et  n'ayant  plus  que  le  souffle,  venait  de 
quitter  Paris.  A  peine  arrivé  au  Cayla,  il  expirait  entre  les 
bras  de  sa  jeune  femme  et  près  de  sa  sœur  Eugénie,  le  19 
juillet  1839.  11  n'avait  pas  encore  vingt-neuf  ans  et  n'était 
marié  que  depuis  huit  mois.  Le  deuil  est  universel  parmi 
ceux  qui  ont  connu  ce  charmant  poète,  plein  d'avenir; 
mais,  à  l'exception  de  la  chère  «  pastoure  »  et  de  sa  fa- 
mille, personne  nepleuredes  larmes  plus  sincères  et  plus 
angoissées  que  l'ancien  camarade  du  collège  Stanislas, 
le  confident  des  meilleures  pensées  de  Maurice,  le  com- 
pagnon de  ses  rêves,  son  frère  d'intelligence  et  de  cœur. 
Dès  que  la  douleur  lui  laisse  quelque  répit,  l'auteur  de 
Germaine  rassemble  les  précieux  fragments  d'œuvres 
où  s'est  essayé  le  talent  naissant  et  déjà  mûri  de  Georges- 
Maurice  de  Guérin.  Lettres,  journal,  vers,  poèmes  en 
prose,  il  veut,  avec  toutes  ces  pages  inachevées  et  épar- 
ses,  élever  un  monument  à  la  mémoire  de  son  ami.  Mais 
il  se  heurte,  naturellement,  au  mauvais  vouloir  des  édi- 
teurs. Nul  ne  consent  à  mettre  au  jour  les  écrits  d'un 
ignoré,  qui  n'a  pour  patron  qu'un  inconnu.  D'Aurevilly 
fait  ainsi,  une  fois  de  plus,  l'amère  expérience  du  com- 
merce des  hommes.  Aussi  rentre-t-il  désenchanté  dans  sa 
«  tour  d'ivoire»,  — serrant  pieusement,  comme  un  trésor, 
les  manuscrits  qu'il  possède.  Il  ne  s'en  dessaisit,  —  par- 
tiellement, —  qu'un  instant,  en  faveur  et  à  la  requête  de 
George  Sand,  qui  s'est  enthousiasmée  du  jeune  poète, 
mort  en  sa  fleur,  et  publie  un  sensationnel  article  sur 
l'auteur  du  Centaure  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes 
du  15  mai  1840.  Toutes  les  autres  tentatives,  faites  auprès 
de  d'Aurevilly  pour  obtenir  la  remise  des  chers  papiers, 
demeurent  infructueuses.  En  assumant  la  responsabilité 


-  155  - 

de  faire  connaître  Guérin,  il  a  pris,  pour  ainsi  dire, 
charge  dame;  et  il  ne  veut  point  faillir  à  ce  qu'il  consi- 
dère un  devoir  sacré. 

c^  Je  gardais  les  papiers  de  Guerin  avec  la  férocité  d'un 
Dragon,  racontait-il  plus  tard  (lettre  à  Trebutien,  21  août 
1S.V)).  Je  m'en  regardais  plus  maître  que  son  père  lui- 
même  et  Je  ne  voulais  les  publier  qu'en  temps  utile.  Or, 
le  temps  utile,  pour  moi,  vous  le  savez,  c'était  le  temps 
où  j'aurais  moins  d'obscurité  littéraire  sur  mon  nom.  Je 
voulais  avoir  des  clochettes  d'or  à  mettre  à  mon  Gerfaut, 
mon  doux  Gerfaut  de  génie!  Je  voulais  le  chaperonner 
sur  un  gant  de  velours,  brodé  au  moins  de  quelques  pau- 
vres petites  paillettes!  Si  vous  saviez  à  quels  gringalets 
légitimistes  les  pauvres  Guérins,  qui  ne  connaissaient  rien 
des  intriiiaiUcrics  parisiennes,  auraient  livré  les  Reli- 
ques de  Maurice,  si  je  ne  les  avais  pas  tenues  sous  clef! 
Ah!  le  génie  contemplatif  et  naïf  d'Eugénie  ne  l'aurait 
que  mieux  poussée  à  des  relations  dangereuses  pour  la 
mémoire  de  notre  ami.  On  serait  tombé  dans  le  feuilleton 
de  la  Gazette  de  France....  Je  permis  seulement  à 
Madame  Sand  de  faire  l'article  de  la  Revue  des  Deux- 
Mondes  pour  prendre  date  d'une  manière  éclatante  dans 
la  publicité  contemporaine  et  en  vue  de  ce  que  je  j^roje- 
tais  pour  plus  tard  ». 

Mais  de  longues  années  s'écoulèrent  avant  que  Barbey 
d'Aurevilly  fût  en  état  de  réaliser  ses  pieux  projets.  Il 
fallait  qu'un  peu  de  renommée  descendît  sur  lui  pour 
qu'il  eût  enfin  la  bonne  fortune  de  saluer  un  jour  «  l'en- 
trée, dans  la  littérature,  d'un  poète  d'une  distinction  su- 
prême, en  train  de  dégager,  quand  il  est  mort,  une  ravis- 
sante personnahté  »  (1). 

(1)  Le  Pays,  1"  février  1861. 


CHAPITRE     IX 

L'Amour  Impossible 
journalisme:  Le  Globe,  leMoniteurde  laMode 

LE    DANDY    GEORGES    BRUMMELL 

COLLABORATION   AU  Jounial  cles  Débats 
PREMIÈRE  ÉBAUCHE  D^  Une  Vieille  Maîtresse 

(1840-1845) 


Revenu  à  lui-même,  à  ses  sombres  pensées  et  à  ses 
préoccupations  ordinaires,  après  la  mort,  toujours  pleu- 
rée,  de  Maurice  de Guérin,  — Barbey  d'Aurevilly  achève 
V Amour  Impossible,  «  entrepris,  dit-il,  pour  soulager  un 
peu  mes  esprits  depuis  si  longtemps  abattus».  Il  y  peint 
deux  personnages  étranges  qui  par  malheur  sont  très 
réels. 

La  froide  Bérangère  de  Gesvres,  que  rien  ne  passionne 
et  qui  cache,  sous  une  carnation  splendide,  une  insensi- 
bilité de  statue,  pervertit  parla  contagion  de  ses  noncha- 
lances le  jeune,  élégant  et  dandy  Raimbaud  de  Maulé- 
vrier.  Celui-ci,  peu  à  peu,  devient  ce  que  d'Aurevilly 
rêvait  d'être  autrefois,  «  an  indiffèrent  chikl  of  the 


—  157  — 

earth  »,  un  blasé,  impuissant  à  l'émotion  et  à  l'amour.  Ces 
deux  momies  essayent  de  réchauffer  ce  qu'ils  osent  encore 
appeler  leur  âme,  —  leur  «  vieille  âme  centenaire  »,  — 
par  des  discours  enivrants  que  leur  bouche  profère,  mais 
que  tous  leurs  actes  démentent  et  renient.  Ils  n'y  peu- 
vent réussir.  Et  la  conclusion,  qu'ils  tirent  de  leur  expé- 
rience avortée,  est  d'une  tristesse  navrante  qui  fait  fris- 
sonner et  donne  presque  la  sensation  du  néant.  «  Mais 
moi,  s'écrie  Bérangère,  mais  nous,  mon  ami,  qu'avons- 
nous?  Qu'est-ce  qui  nous  console?  Qui  occupe  notre  vie? 
Qu'aimons-nous  ?  L'idée  de  Dieu  nous  laisse  froids,  la  na- 
ture nous  laisse  froids;  nous  n'avons  que  l'esprit  du 
monde,  du  monde  qui  n'a  pas  un  intérêt  vrai  à  nous 
offrir,  et  à  qui  nous  n'avons  rien  à  préférer.  Esprits  bor- 
nés, natures  finies,  c'était  pour  nous  que  l'amour  devait 
être  la  grande  préoccupation,  la  grande  affaire,  le  grand 
enthousiasme  de  la  vie,  —  et  l'amour,  dans  nos  âmes 
glacées,  n'a  été  qu'une  fantaisie  sans  émotion  ou  sans 
noblesse,  et  quand  il  s'est  agi  de  nous,  Raimbaud,  —  un 
avortement  en  amitié  »  (1).  Pour  combler  le  vide  de  leur 
cœur,  à  quels  expédients,  à  quelles  distractions  recour- 
ront donc  ces  infortunés?  «  Ils  montèrent  en  voiture,  pour 
aller,  je  crois,  acheter  des  rubans  »  (2).  Ce  mot  de  la  fin 
est  d'une  ironie  charmante  et  d'une  vérité  cruelle.  Voilà, 
en  effet,  le  seul  travail  dont  soient  capables  le  pauvre 
Raimbaud,  jeune  dandy  de  27  ans,  et  la  malheureuse 
Bérangère  qui  vient  à  peine  de  dépasser  la  trentaine. 

Barbey  d'Aurevilly  avait  échappé,  non  sans  efforts,  au 
misérable  état  d'âme  de  Maulévrier.  C'est  même  pour  se 

(1)  J.   Barbey  d'Aurevilly,  L'Amour  Impossible  (éd.   Lemerre,   1884) 
p.  164  et  165. 

(2)  Ibid.,  p.  166. 


.      —  158  - 

«  laver  »  l'esprit  de  toutes  ces  «  écumes  du  passé  »,  qu'il 
s'est  décidé  à  écrire  VAmou?'  ImjMssible.  Mais  en  lui 
subsiste  le  Dandy,  —  survivant  à  tous  les  rêves  qui  ont 
exalté  sa  première  jeunesse.  Ne  lui  restera-t-il  plus  que 
cette  suprême  ressource  pour  donner  quelque  intérêt  à 
son  existence?  Ses  amis  d'antan  ont  disparu.  Guérin  est 
mort  ;  Gandin  vit  dans  le  tourbillon  des  affaires  ;  Trebu- 
lien  a  quitté  Paris. 

Le  pauvre  Trebutien!  il  n'a  point  fait  fortune  auprès 
d'Edelestand  du  Méril.  La  Revue  critique,  bien  qu'ayant 
fourni  une  carrière  plus  longue  que  la  Revue  de  Caen, 
n'a  pas  mené  ses  rédacteurs  à  la  richesse.  Elle  a  végété, 
et  eux  aussi.  Trebutien  est  découragé.  Paris  lui  a  été 
aussi  fatal  que  Londres.  Il  veut  maintenant  retourner  à 
Caen.  Mais  est-il  assuré  d'y  pouvoir  vivre?  Après  bien 
des  démarches  et  sur  la  recommandation  de  Guizot,  il 
obtient  à  Caen  la  place  de  bibliothécaire-adjoint.  Fonc- 
tions très  modestes,  fort  médiocrement  rétribuées!  elles 
suffisent  pourtant  aux  besoins  de  cet  anachorète,  et  lui 
garantissent  le  pain...  et  le  thé  de  ses  vieux  jours.  Le 
brave  homme  trouve  même  le  moyen,  avec  ses  appointe- 
ments de  900  francs,  de  se  dévouer  à  ses  amis,  de  leur 
venir  en  aide  et  d'éditer  luxueusement,  leurs  œuvres 
poétiques  ou  romanesques. 

Au  surplus,  Trebutien  s'est  bien  assagi  depuis  plusieurs 
années.  Le  malheur  a  opéré  dans  son  àme  la  même 
révolution  qu'accompht  chez  tant  d'autres  la  prospérité. 
Républicain  et  saint-simonien  en  1830,  nous  le  voyons 
à  Caen,  vers  1840,  conservateur  et  catholique.  Mais  sou 
cœur  a  conservé  les  mêmes  générosités  et  les  mêmes 
ardeurs  d'enthousiasme  qui  l'entraînaient,  il  y  a  dix  ans, 
dans  le  royaume  d'Utopie  ;  elles  l'emportent,  a  pré- 
sent, a   travers  d'autres  régions,  moins  enchanteresses 


-  159  — 

peut-être  et  qui  l'inclinent  moins  à  la  rêverie,  —  dans 
l'empire  un  peu  nuageux  de  la  tradition  des  siècles  monar- 
chiques et  dans  l'invisible  cité  de  Dieu.  Toute  sa  vie, 
Trebutien  restera  jeune  de  cette  éternelle  jeunesse  que 
les  années  ne  flétrissent  pas,  car  elle  a  sa  source  au  plus 
profond  de  l'être  et,  ne  s'éteignant  qu'avec  lui,  elle  s'épa- 
nouit sans  cesse  en  une  floraison  merveilleuse  de  bonté 
et  de  charité.  Cette  jeunesse  de  l'âme,  un  mot  la  résume 
et  en  dévoile  le  secret  :  c'est  le  don  de  soi-même.  Quel 
dommage  que  d'Aurevilh'-  n'ait  point  à  Paris,  auprès  de 
lui,  ce  compagnon  fidèle,  cet  Achate  bienfaisant,  ce  frère 
aîné  qui  serait  son  protecteur  et  son  ange  tutélaire  ! 

Seul,  en  effet,  et  comme  perdu  dans  le  monde  parisien, 
Barbey  d'Aurevilly  ne  sait  point  lutter  sans  relâche 
contre  les  entraînements  du  dehors.  Il  gaspille  ses  forces 
et  son  talent  dans  la  mêlée  confuse  d'une  vie  artificielle. 
Les  salons  le  retiennent  plus  que  de  raison  :  il  y  flâne, 
baille  et  perd  son  temps.  S'il  y  enrichit  le  trésor  de  ses 
observations,  il  n'a  pas  le  courage  d'en  tirer  parti.  Il  vol- 
tige et  vagabonde  en  papillon,  il  ne  se  fixe  nulle  part.  11 
faut  que  les  nécessités  de  l'existence  le  prennent  à  la 
gorge  pour  qu'il  se  livre  à  un  travail  suivi.  Mais  ici  encore 
les  déceptions  l'attendent.  Il  ne  trouve  point  d'éditeur  pour 
son  Autour  Impossible,  et,  comme  sa  fierté  répugne  aux 
sollicitations,  il  aime  mieux  souffrir  en  silence  que  réa- 
gir vaillamment  contre  l'hostilité  du  sort. 

Enfin,  aux  premiers  mois  de  l'année  1841,  il  rencontre 
l'oiseau  rare,  longtemps  cherché,  —  un  éditeur.  Seule- 
ment, l'infortunée  Bérangère de Gesvres glace  sans  doute 
le  public  par  sa  froideur  contagieuse  et  sa  vie  factice  : 
elle  va  se  perdre  dans  l'indifférence  générale.  On  ne 
s'aperçoit  guère,  dans  la  littérature  et  la  critique  du 
temps,  de  la  présence  do  cette  femme  superbe,  parée 


-  160  — 

des  plus  beaux  atours,  riche  d'aventures  romanesques  et 
anormales,  avide  de  fantaisies,  de  distractions  et  de 
raffinements  intellectuels,  à  qui,  en  un  mot,  rien  ne 
manque...  que  le  souffle  ardent  d'une  poitrine  humaine. 
C'est  une  morte  qui  traverse,  sans  soulever  Tatlention, 
le  monde  des  vivants. 

Il  n'y  a  que  Trebutien  qui  s'intéresse  à  cette  triste 
destinée  d'une  déesse  impassible  figée  dans  ses  bande- 
lettes aristocratiques.  Il  fait  insérer  dans  la  Revue  de 
Caen,  —  ressuscitée  et  renouvelée,  mais  non  plus  dirigée 
par  lui,  —  une  longue  réclame,  très  élogieuse  pour 
V Amour  hnpossible  et  son  auteur.  C'est  à  coup  sûr  une 
manifestation  tout  à  fait  platonique  d'une  amitié  active 
et  dévouée,  car  la  réclame,  si  belle  qu'elle  soit,  ne  fera 
pas  vendre  un  seul  exemplaire  en  Normandie.  N'im- 
porte !  le  procédé  est  charmant  et  touche  infiniment 
d'Aurevilly.  Celui-ci,  pour  récompenser  Trebutien  de  sa 
complaisance  empressée,  lui  explique  l'objet  de  son 
livre.  «C'est,  lui  dit-il  le  14  mai  1841,  une  espèce  de 
mauvaise  plaisanterie,  écrite  pour  les  porteuses  de 
manches  plates,  et  qui  a  assez  pris  dans  le  monde,  ici. 
L'important  était  que  ce  fût  écrit  avec  une  légèreté  qui 
s'en  va,  chaque  jour,  des  livres  et  du  monde,  au  grand 
regret  de  ma  très  superficielle  personne.  Les  gens  diffi- 
ciles, au  nom  de  l'amitié  qu'ils  me  portent,  comme 
du  Méril,  par  exemple,  ont  regretté  de  me  voir,  moi  à 
qui  ils  accordent  (c'est  peut-être  un  cadeau)  quelque 
force,  faire  au  pastel  de  la  peinture  chinoise  sans  ombre; 
mais  les  hommes  de  mon  siècle  m'ont  tant  ennuyé  de 
leurs  airs  encravatés  et  graves  qu'il  fallait  à  la  fin  que 
je  m'inscrivisse  en  faux  contre  le  pédantisme  de  ce  temps. 
Je  l'ai  fait.  Blâmera  qui  voudra.  Je  ne  me  tiendrai  pas 
dans  cette  voie.  Un  de  ces  jours  j'attaquerai  la  fibre 


—  161  — 

humaine  plus  énergiquemeut  que  dans  ce  pamphlet  gris 
de  lin...  C'est  le  dernier  mot  de  mes  prétentions  de  jeune 
homme  ;  un  mélancolique  adieu  à  cette  vie  de  Dandy  qui 
a  tant  dévoré  de  choses  dans  la  contemplation  de  ses 
gilets  !  »  Mais  ce  que  d'Aurevilly  ne  dit  pas,  même  à  son 
cher  Trebutien,  c'est  qu'il  a  «  vécu  »  les  états  d  ame  de 
Raimbaud  de  Maulévrier  avant  d'en  faire  le  récit.  Tou- 
jours sa  pudeur  de  gentilhomme  arrête  sur  ses  lèvres 
les  confidences  ou  les  confessions. 

\J Amour  hnpossible  n'était  pas  de  nature  à  plaire  au 
public  :  les  personnages  d'exception,  qui  y  sont  repré- 
sentés, n'éveillent  pas  le  moins  du  monde  la  curiosité  du 
lecteur.  Il  faut  y  voir  ce  que  nous  y  voyons,  —  et  ce  qui 
s'y  trouve  réellement,  —  c'est-à-dire  un  «  document 
d'âme  »,  la  description  fidèle  d'un  état  moral  du  Barbey 
romantique  de  1838  à  1840,  —  pour  y  prendre  quelque 
intérêt.  Les  contemporains  ne  pouvaient  apercevoir  ce 
fond  réel,  ces  replis  cachés  de  l'auteur  du  roman  : 
d'ailleurs,  eûssent-ils  découvert  ces  «  dessous  »  véri- 
tables, il  s'en  seraient  tout  de  même  peu  souciés.  Aussi, 
à  part  la  bienveillance  de  Trebutien  et  de  deux  ou  trois 
feuilles  mondaines,  le  livre  ne  vaut  à  d'Aurevilly  aucune 
renommée,  même  discrète.  Seule,  une  petite  notice 
anonyme,  insérée  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  du 
l"""  juin,  le  console  du  peu  de  bruit  que  fait  Bérangère.  Il 
est  légèrement  malmené  par  le  rédacteur  de  la  grave 
Bévue,  mais  qu'importe?  Le  principal,  c'est  qu'on  s'oc- 
cupe de  l'auteur.  Il  est  vrai  que  la  sobre  mention,  octroyée 
comme  à  regret  par  Buloz,  n'est  pas  susceptible  de 
rendre  célèbre  un  débutant.  Il  eût  fallu  un  article  de 
Sainte-Beuve  pour  faire  connaître,  pour  «  sacrer  »  le 
jeune  écrivain.  L'article  a  été  demandé,  mais  il  n'est  pas 
venu. 

li 


—  162  — 

S'il  n'écoutait  que  ses  goûts  et  ses  ambitions,  Barbey 
d'Aurevilly  prendrait  vite  son  parti  d'un  insuccès  litté- 
raire et  l'oublierait  eu  se  rejetant  dans  la  vie  mondaine. 
Ce  ne  sont  point,  en  effet,  des  mésaventures  que  lui 
réservent  les  salons  du  Faubourg-,  ce  sont  de  francs 
succès  et  d'heureuses  fortunes.  On  y  apprécie  fort  son 
genre  de  talent,  léger  quand  il  lui  plaît,  superficiel  pour 
agréer  aux  dames,  et  spirituel  pour  faire  pâmer  d'aise 
les  douairières.  Mais  il  faut  vivre,  et  les  salons  ne  four- 
nissent pas  le  pain  de  chaque  jour.  Notre  Dandy  est 
contraint  à  redevenir  joui-naliste.  11  entre  au  Globe  le 
1"  avril  1842. 

Dans  ce  journal,  que  la  collaboration  de  Dubois,  de 
Vitet  et  du  comte  Duchâtel  avait  naguère  rendu  fameux, 
d'Aurevilly  publie  d'anonymes  et  assez  incolores  études 
d'histoire,  d'économie  sociale  et  de  poUtique  extérieure, 
—  comme  il  avait  fait  trois  ans  plus  tôt  au  Nouvelliste. 
Sur  le  champ,  grâce  sans  doute  à  l'influence  du  milieu, 
il  devient  un  grave  personnage.  '<  Je  ne  vis  plus  dans  les 
hôtels  à  la  bohémienne,  écrit-il  à  Trebutien  le  16  avril, 
mais  dans  le  plus  gentil  boudoir  de  mon  style,  rue  de  la 
Ville-FÉvêque,  n°  10  bis.  Je  suis  entre  Mole  et  Guizot, 
comme  entre  l'eau  et  le  feu.  Comme  vous  voyez,  c'est  la 
rue  des  hommes  d'Etat  ».  Et  il  ajoute  plaisamment  : 
«  J'interromps  un  article  sur  les  monnaies,  pour  vous 
écrire.  Un  article  sur  les  monnaies,  moi  !  le  croiriez- 
vous,  bon  Dieu  ?  Oui,  mon  cher,  c'est  ainsi.  Et  je  dis 
comme  Figaro  :  11  ne  s'agit  pas  de  tenir  une  chose  pour 
en  bien  parler.  » 

Mais  il  ne  se  contente  pas  de  ces  exercices  de  la 
plume.  Il  n'y  pourrait  dépenser  toutes  ses  énergies 
bouillonnantes.  Il  rêve  de  jouer  un  rôle  actif.  Oh  !  s'il  lui 
était  donné  de  prendre  part  aux  affaires  de  l'Etat,  quelles 


—  163  — 

merveilles  il  y  ferait  !  En  attendant,  il  est  tout  heureux 
qu'on  essaie  ses  talents  dans  la  politique  militante  et 
qu'on  lui  confie,  par  exemple,  la  mission  de  faire  élire  un 
député.  «  Depuis  que  je  ne  vous  ai  écrit,  mande-t-il  à 
Trebutien  le  25  mars  1843,  j'ai  fait  du  journalisme  en 
province.  J'ai  été  envoyé  à  Dieppe  pour  brasser  une 
élection  ;  et  cette  élection,  je  l'ai  enlevée  contre  vent  et 
marée.  J'ai  battu  les  journaux  de  l'administration  et 
rallié  des  légitimistes  à  un  candidat  qui  ne  l'était  pas. 
C'a  été  un  coup  de  partie  bien  manié  et  qui  m'a  fait 
honneur.  J'estime  plus  ce  succès  qu'un  succès  d'écrivain; 
c'est  un  succès  d'homme  d'action,  de  la  politique  sur  le 
vif,  de  l'influence  de  lang-age,  de  manières,  de  tenue. 
Comme  vous  êtes  mon  ami,  je  vous  conte  mon  succès  et 
le  savoure  dans  le  plaisir  qu'il  vous  causera.  Penser  à  un 
succès  dans  la  joie  qu'il  cause  à  un  ami,  c'est  boire  son 
nectar  dans  une  coupe  d'or.  »  Pour  un  peu,  le  candide 
d'Aurevilly  chanterait  un  hymne  d'actions  de  grâces  au 
Seigneur  des  batailles  électorales  et  se  croirait  désormais 
un  homme  d'État  accompli. 

Toutefois,  malgré  ces  préoccupations  politiques,  il  ne 
laisse  point  de  songer  à  diverses  publications  qu'il  projette. 
Avant  tout,  il  voudrait  que  sa  Germaine  vît  enfin  le  jour. 
Aussitôt  après,  il  se  consacrerait  à  l'édition  des  œuvres 
posthumes  de  Maurice  de  Guérin.  «  Cette  damnée  édi- 
tion, dit-il,  est  fort  retardée  par  Germaine,  qui  devait 
paraître  ce  mois-ci  et  qui  n'a  pas  paru  à  cause  d'un  pro- 
cès de  mon  éditeur  avec  un  de  ses  confrères.  Sitôt  que 
Germaine  aura  fait  son  entrée  dans  le  monde,  je  m'oc- 
cuperai des  magnifiques  choses  laissées  par  notre 
ami.  »  Pauvre  Germaine  !  elle  est  bien  difficile  à  placer. 
Elle  ne  trouve  pas  de  prétendant  et  d'Aurevilly,  comme 
il  l'avoue  lui-même,  n'est  pas  à  la  veille  de  la  marier.  En 


—  164  — 

guise  de  consolation,  Trebutien  lui  propose  d'éditer  la 
Bagne  cVAnnihal.  «  Je  suis  très  touché,  très  reconnais- 
sant et  presque  ému  de  votre  idée,  répond  le  romancier 
peu  gàlé  par  la  fortune.  C'est  une  des  choses  qui  me 
flattent  le  plus,  et  qui  devaient  le  plus  me  flatter,  que 
voire  proposition  ;  et  je  veux  vous  en  témoigner  ma 
reconnaissance  en  vous  dédiant  la  dite  Bague.  » 

Ce  n'est  pas  tout.  Chez  Barbey  d'Aurevilly,  les  con- 
trastes sont  de  rigueur.  Il  s'en  fait  une  loi.  Il  les  voudrait 
en  harmonie  perpétuelle,  en  équilibre,  dans  son  esprit.  A 
ses  yeux,  rien  n'est  plus  piquant  que  d'alterner  les  graves 
études  avec  les  fantaisies  les  plus  inattendues.  Aussi, 
tout  en  continuant  sa  collaboration  au  Globe,  entre-t-il  au 
Moniteur  de  la  Mode,  où  il  signe  du  pseudonyme  de 
Maximilienne  de  Syrène  de  délicieux  riens  sur  la  toilette 
féminine.  Il  s'amuse,  l'aconte-t-il,  «  à  tracer  des  imperti- 
nences parfumées,  à  l'usage  des  plus  pauvres  esprits  et 
des  plus  jolies  figures  du  siècle.  »  Il  y  réussit  admirable- 
ment, ayant  passé  ses  premières  années  de  vie  pari- 
sienne à  causer  avec  les  femmes,  à  parler  chiffons,  robes 
et  jupes,  en  leur  compagnie.  Dans  ce  milieu  de  la  mode 
et  des  couturières,  où  son  caprice  le  conduit,  il  développe 
avec  grâce  et  presque  avec  compétence  ses  principes  en 
fait  d'esthétique  de  la  toilette.  Il  a  même  le  dessein  de 
séduire  ses  lectrices  en  les  entretenant  du  grand  dandy, 
Georges  Brummell,  qu'il  a  naguère  rencontré  à  Caen. 
«  Je  voudrais  faire  pour  ce  répertoire  de  choses  oiseuses, 
écrit-il  à  Trebutien  en  avril  1843,  un  article  biographique 
sur  Brummell,  le  grand  Brummell,  dont  les  gilets  blancs 
causaient  de  si  violentes  insomnies  à  Byron.  Or,  Brummell 
est  mort  à  Caen.  Je  l'y  ai  vu  et  vous  l'y  avez  connu  peut- 
être.  Ne  pourriez-vous  m'envoyer  des  détails  sur  ce 
gaillard-là  ?  Vous  m'obligeriez.  Songez  que  je  suis  très 


—  165  — 

friand  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  excentrique.  Je  ne 
repousserai  rien;  j'aiguiserai  flèche  de  tout  et  je  compte 
sur  vous.  » 

Mais  la  direction  du  Moniteur  de  la  Mode  lui  fait 
observer  qu'il  se  perd  dans  des  considérations  trop 
hautes  pour  la  g-énéralité  des  lectrices.  Ce  rappel  à 
l'ordre  ne  lui  plaît  point.  Piqué  au  vif,  d'Aurevilly  rompt 
tout  net  avec  d'aussi  stupides  marchands  de  chiffons. 
«  Je  veux  bien,  dit-il,  écrire  pour  des  poupées  de  bonne 
compagnie,  mais  pas  pour  des  couturières.  Les  indus- 
triels qui  sont  à  la  tête  de  cette  publication  ont  trouvé  ce 
que  j'écris  trop  métaphyùf[ue,  trop  élevé  pour  leur 
public,  et  je  les  ai  laissés  lui  parler  un  langage  plus  digne 
de  lui  et  d'eux.  »  Alors,  selon  la  formule  célèbre,  en 
usage  dans  tous  les  temps,  il  change  son  fusil  d'épaule. 
Toutefois,  comme  il  est  par-dessus  tout  amoureux  du 
contraste,  il  destine  son  travail  sur  Brummell...  à  la 
Revue  des  Deux-Mondes.  Tomber  d'un  atelier  de 
modistes  dans  la  maison  de  François  Buloz,  quel  scan- 
dale! Si  le  vertueux  Savoyard  connut  cette  sacrilège 
aventure  d'un  des  aspirants-rédacteurs  de  son  recueil,  il 
n'eut  évidemment  pas  besoin  d'un  autre  prétexte  pour 
l'en  éloigner  à  jamais. 

Barbey  d'Aurevilly  ne  s'arrête  point  à  de  pareils 
scrupules.  Il  se  met,  plein  d'ardeur,  à  l'étude  du  sujet 
dont  il  s'est  épris.  Il  accable  Trebutien  du  nombre  et  de 
la  variété  de  ses  questions.  «  Où  Brummell  a-t-il  été 
élevé  ?  lui  demande-t-il  le  6  mai.  —  Quels  ont  été  ses 
plus  miïmQs  partnei-s  dans  la  vie  ?  était-il  joueur  et 
ivrogne  ?  —  deux  qualités  anglaises.  Avait-il  eu  des 
relations  (et  quelles  relations?)  avec  Pitt,  Fox  et  Sheridan  ! 
avec  Sheridan,  surtout,  Dandy  aussi,  fler  de  sa  main 
plus  que  de  son  discours  sur  les  begums  et  de  sa  comédie 


—  166  — 

the  school  of  scandai  ;  la  faisant  mouler,  cette  main,  et 
l'offrant  aux  adorations  de  l'Ang-leterre?  Brummell  avait- 
il  été  marié  ?  quelles  conséquences  de  son  mariage  ? 
quel  son  tempérament?  lymphatique,  sanguin  ou  bilieux? 
J'ai  besoin  de  son  portrait  physiologique.  Avec  son 
portrait  physiologique,  j'aurai  tout.  »  Et  il  ajoute  :  «  Mon 
projet  s'est  agrandi.  Brummell  n'en  est  que  la  cariatide. 
Mon  travail  portera  pour  titre  :  Essai  sur  le  Dandysme, 
avec  une  biogfrqyJiie  de  Brummell.  » 

Toujours  à  l'affût  des  renseignements,  Trebutien 
apprend  qu'un  certain  M.  Jesse  achève  présentement  en 
Angleterre  une  étude  très  longue  et  très  complète  de  la  vie 
de  Brummell.  L'excellent  bibliothécaire  fait  part  de  sa  dé- 
couverte à  d'Aurevilly.  Ce  dernier  n'abandonne  point  pour 
cela  son  sujet.  Il  désire  même  entrer  en  rapports  épisto- 
laires  avec  l'écrivain  d'Outre-Manche.  «  Poussez  ferme 
le  gentleman.,  dit- il  à  Trebutien  le  2  juin,  pour  qu'il  me 
réponde  sous  le  plus  bref  délai,  car  j'ai  hâte  de  me  fourrer 
à  écrire  et  à  me  purger  des  idées  (si  idées  il  y  a)  qui 
demandent  à  sortir  de  cette  chose  qu'on  appelle  le  cer- 
veau. Il  y  a  un  degré,  dans  la  conception,  qu'il  faut  saisir, 
pour  que  l'exécution  vaille  quelque  chose.  J'en  suis  arrivé 
à  ce  degré-là.  »  Quatre  jours  plus  tard,  il  revient  à  la 
charge,  tant  il  est  possédé  de  son  sujet  !  Il  explique,  par 
la  même  occasion,  ce  que  décidément  il  veut  faire. 
«Je  dirai,  en  le  précisant,  ce  que  c'est  que  le  Dandysme; 
j'en  montrerai  les  caractères,  j'en  ferai  la  législation,  et 
enfin  je  compléterai  l'idée  par  l'homme  qui  personnifie  le 
plus  cette  idée  dans  sa  magnifique  absurdité  ». 

Mais,  au  moment  où  il  va  commencer  d'écrire  son 
étude  surBrummell,  peu  s'en  faut  que  d'Aurevilly  ne  laisse 
tout  de  côté.  Son  journal  le  Globe  voudrait  l'envoyer  à 
Langres  «  faire  un  nouveau  député  »  :  c'est  ainsi  que 


-  167  — 

notre  Dandy  s'exprime,  non  sans  malice  ;  et  il  se  donne 
à  lui-même  ce  fier  témoignage  :  «  Je  suis  un  Warwick 
électoral  ».  Sa  première  campagne  a  été  si  heureuse 
qu'on  tient  à  lui  confier  une  seconde  opération  d'un  genre 
analogue.  D'autre  part,  on  lui  offre  la  direction  d'un 
journal  de  province.  «J'ai  failli  m'exiler  de  Paris  ces 
jours  derniers,  mande-t-il  à  Trebutien  le  8  juin.  On  m'a 
proposé  de  diriger  une  presse  départementale.  (C'est  la 
quatrième  proposition  qu'on  me  fait  depuis  l'élection  de 
Dieppe).  Je  serais  allé  à  Lille,  avec  600  francs  par  mois, 
ce  qui  eût  été  honnête  ».  Cependant,  malgré  son  désir 
d'accepter  d'aussi  mirifiques  avantages  et  l'orgueil  qu'il 
éprouve  à  se  voir  traité  en  politique  sérieux,  influent  et 
de  haut  vol,  d'Aurevilly  a  la  fermeté  héroïque  de  résister 
à  la  tentation. 

D'ailleurs,  deux  choses  le  retiennent  à  Paris  :  c'est 
d'abord  son  Brummell  ;  c'est  aussi  et  surtout  l'espérance 
qu'il  a  de  collaborer  bientôt  au  Journal  des  Débats. 
Victor  Hugo,  auquel  il  a  fait  quelques  visites  de  politesse, 
s'intéresse  à  lui  et  s'entremet  en  sa  faveur  auprès  des 
Bertin.  Mais  l'-accès  de  la  maison  de  la  rue  des  Prêtres 
n'est  pas  des  plus  aisés.  «  La  règle  au  Journal  des 
Débats,  écrit  d'Aurevilly  le  10  décembre,  est  de  ne 
recevoir  personne  dans  la  rédaction  quotidienne,  dans  la 
polémique,  avant  une  espèce  d'initiation  qui  consiste 
dans  l'examen  de  livres  de  politique  et  d'histoire.  Obtenir 
un  livre  est  le  précédent  nécessaire,  et,  quelque  recom- 
mandé qu'on  soit,  ce  n'est  pas  chose  facile,  je  vous  jure, 
que  de  se  le  faire  donner.  »  On  lui  remet,  finalement,  un 
livre  à  étudier  :  la  Vie  d'Innocent  III,  par  Hurter. 

Sur  ces  entrefaites,  Trebutien  a  terminé  l'édition  de  la 
Bague  d'Annibal.  Le  livre  paraît  en  octobre  1843.  Mais, 
quoiqu'il  recueille  un  plus  grand  nombre  d'articles  cri- 


—  168  — 

tiques  et  comptes-rendus  que  V Amour  Impossible,  il  n'a 
guère,  somme  toute,  plus  de  succès.  La  Revue  de  Buloz 
est  muette,  cette  fois,  et  les  grands  journaux  aussi. 
Seules,  quelques  feuilles  mondaines  s'arrêtent  à  ce  bavar- 
dage d'homme  oisif.  C'est  dans  les  salons  que  se  fait  le  plus 
de  bruit  autour  de  la  Bague,  qui  n'a  de  mystérieux  que 
son  titre.  On  chuchote  le  nom  véritable  des  personnages 
réels,  à  pein.3  déguisés,  qui  y  sont  mis  en  scène  ;  on  se 
scandalise  de  certaines  privautés  de  l'auteur  sur  l'état- 
civil  de  ses  héros  ;  on  note  avec  passion  les  traits 
particuliers  où  se  reconnaît  l'identité  de  telle  ou  telle 
femme  de  la  haute  société  parisienne.  Le  scandale  se 
répand  même  en  province.  A  Caen,  où  fut  écrite  cette 
œuvre  de  première  jeunesse,  on  la  commente  et  on  s'en 
indigne.  Trebutien  en  est  tout  effrayé  et  demande  à  son 
ami  l'explication  de  tant  de  fureurs  soulevées  par  une 
chose  si  légère-  Qu'une  coquette  se  plaise  à  fleureter 
avec  un  homme  et  en  épouse  un  autre,  cela  n'a  rien 
d'extraordinaire  au  fond  :  le  naïf  bibliothécaire  ne 
comprend  pas  qu'on  s'exclame  si  bruyamment  là-contre 
et  qu'on  taxe  d'immoralité  le  simple  historien  d'une 
aventure  authentique. 

Barbey  d'Aurevilly,  au  contraire,  est  fort  heureux  du 
petit  scandale  qu'il  a  suscité.  11  en  jouit  en  silence  et  s'en 
repaît  avec  délices.  Il  aime  mieux  les  succès  mondains' 
propagés  par  le  caquetage  des  femmes,  que  les  plus 
décidés  succès  littéraires.  11  préfère  la  réputation,  qui  se 
fait  dans  les  boudoirs,  à  celle  que  décerne  maigrement 
la  jalousie  toujours  éveillée  des  «  plumitifs  ».  Un  joli  mot 
de  jolie  femme,  à  propos  de  son  œuvre,  lui  va  plus  droit 
au  cœur  que  l'article  d'un  critique,  d'un  pédant  de  Revue, 
même  d'un  ami.  11  prise  par-dessus  tout  les  couronnes 
qui  lui  sont  tressées  par  la  main  délicate  des  dames  du 


-  169  — 

Faubourg-,  et  il  savoure  avec  un  frémissement  de  vanité 
les  flatteries  dont  on  l'accable  ou  les  délicieux  reproches 
qu'on  lui  prodigue. 

Aussi,  pour  ne  pas  laisser  tomber  l'enthousiasme 
féminin,  achève-t-il  au  plus  tôt  son  BrmnnieU.  11  pense 
que  le  vieux  Dandy  est  bien  de  taille  à  séduire,  même 
après  sa  mort,  les  plus  honnêtes  «  ladies  »  et  à  faire  se 
prosterner,  devant  sa  personne  ressuscitée,  la  longue 
théorie  de  celles  qu'il  n'a  pu  conquérir  de  son  vivant. 
Capiteux  parfums  à  respirer  !  dans  la  solitude  de  sa 
chambre,  d'Aurevilly,  nouveau  Brummell,  les  subodore 
déjà  passionnément.  «  Je  vous  écris  avec  une  plume  qui 
fume  encore  de  mon  Brummell,  mande-t-il  à  Trebutien  le 
29  février  1844.  Je  viens  de  l'achever  et  de  le  jeter  de  la 
fournaise  dans  mon  tiroir.  Qu'il  s'y  refroidisse  !  » 

Il  ne  veut  pas,  néanmoins,  qu'il  s'y  «  refroidisse  »  trop 
longtemps.  Quelques  semaines  après,  il  porte  son 
manuscrit  à  Buloz.  On  lui  a  dit  que  le  directeur  de  la 
Revue  des  Deux- Mon  de  s  était  maintenant  assez  bien 
disposé  en  sa  faveur.  Il  faut  profiter  de  la  bonne  humeur 
du  rigide  autocrate.  C'est  avec  confiance  que  d'Aurevilly 
va  frapper  à  cette  porte  où  il  fut  naguère  si  mal  reçu. 
Mais  ses  illusions  sont  de  courte  durée.  «  Je  viens 
d'éprouver  à  l'instant  même,  dit-il  à  Trebutien  le  2  août, 
ce  qu'est  la  sottise  humaine.  Je  vous  avais  écrit  que 
Buloz  m'avait  fait  demander  mon  Brummell  pour  sa 
Remie  des  Deux-Mondes.  C'était  une  affaire  arrangée, 
quasi  faite.  J'étais  assez  sûr,  —  moi  et  mes  amis,  —  de 
la  valeur  de  mon  travail  pour  n'avoir  aucune  inquiétude. 
Eh  bien  !  ma  sécurité  avait  tort.  Buloz  n'a  pas  osé  insérer 
une  étude,  coupable  de  trop  d'originalité.  Il  a  parlé  de 
mon  talent,  m'a  demandé  un  roman,  m'a  dit  qu'il  impri* 
merait  tout  ce  que  je  voudrais  sur  l'histoire  pohtique  de 


—  170  — 

l'Angleterre,  enfin  s'est  j^^^osterné  pour  me  i^efiiser,  mais 
m'a  refusé.  Voilà,  mon  ami.  » 

Cette  mésaventure  lui  tient  au  cœur.  Il  y  revient  avec 
tristesse  quelques  jours  plus  tard  :  «  Dans  un  journal  où 
travaille  Sainte-Beuve,  où  Gautier  commence  de  prendre 
un  rang  considérable,  on  a  refusé  mon  article,  parce 
qu'il  était  maniéré.  Quel  sens  profond  et  quelle  justice  ! 
La  manière  !  ils  n'ont  que  cela  à  dire,  et  d'ailleurs  je  ne 
crois  pas  qu'il  y  en  ait  beaucoup  dans  l'étude  en 
question.  Mais  il  y  en  aurait  eu,  était-ce  encore  là  une 
raison  pour  rejeter  un  article,  intéressant  par  le 
fond,  et  qui  eut  introduit  un  peu  de  variété  dans  un 
magazin  qui  périra  par  la  monotonie,  si  les  esprits  sans 
uniforme  n'y  mettent  ordre?  J'ai  eu  une  entrevue  d'une 
heure  trois  quarts  avec  Buloz,  et  j"ai  discuté  et  pulvérisé 
toutes  les  objections  de  littérature  et  de  convenance 
commerciale  qu'il  a  grommelées  contre  mon  Brimimell; 
mais  que  voulez-vous  ?  C'est  une  tête  de  bois.  11  a  fait  pis 
que  de  ne  pas  comprendre,  pourtant.  11  a  été  au-dessous 
du  bois  dont  sa  tête  est  faite.  Il-  est  convenu  plusieurs 
fois  que  j'avais  raison  dans  mes  prémisses,  et  quand  je 
voulais  conclure,  il  reculait.  Le  bois  ne  fait  pas  cela.  Je 
l'honorais  trop  en  l'appelant  tête  de  bois.  Je  reprends 
l'expression,  qui  m'était  échappée,  et  je  l'efface.  Les 
hommes  stupides  valent  mieux  que  les  esprits  inconsé- 
quents. » 

C'est  un  grand  enfant  que  Barbey  d'Aurevilly.  Aussi, 
après  quelques  instants  de  découragement,  se  remet-il 
vite  à  espérer.  11  ne  tarde  pas  à  entrevoir  les  chances 
d'une  autre  combinaison  pour  son  Essai  slu  •  le  Dandysme. 
«  L'affaire  du  Brummell  a  eu  un  certain  retentissement, 
-écrit-il  le  28  août.  AUoury  (des  Débats)  qui  est  mon  ami, 
prétend  que  M.  Bertin  le  prendra  après  mes  deux  articles 


-  171  ~ 

sur  Hurter.  »  Mais  ce  second  projet  croule  comme  le  pre- 
mier. Le  potentat  des  Débats  n'est  pas  plus  enthousiaste 
queBuloz  du  talent  de  l'écrivain  normand  «Il  m'a  donné 
pour  raison,  mande  celui-ci  à  Trebutien  le  25  septembre, 
tout  ce  qui  n'est  pas  la  raison  vraie,  que  j'ai  surprise  au 
fond  de  ses  politesses  et  qui  est  :  que  la  vanité  du  Direc- 
teur des  Débats  ne  veut  pas  d'un  travail  refusé  à  la  Revue 
des  Deiijc-Moiides  Voilà  la  raison  vraie.  A  quoi  bon  les 
prétextes  ?  Originalité  trop  crue,  trop  hardie,  forme 
d'article  de  Revue  plutôt  que  forme  d'article  de  Journal, 
etc.,  etc.,  une  demi-page^d'^te.  Je  n'ai  pas  cru  un  mot  de 
toute  cette  logomachie.  A  diplomate,  diplomate  et 
demi.  » 

Voilà  donc  le  Brummell  à  la  mer...  mais  non  pour 
longtemps.  Trebutien,  Fange  du  dévouement,  veille  sur 
la  triste  destinée  de  ce  naufragé  et  se  jette  à  son  secours. 
«  Je  vous  fais  cadeau  du  manuscrit  »  lui  dit  Barbey.  Et, 
tout  fier  de  cette  conquête  nouvelle,  le  bibliothécaire 
normand  serre  amoureusement,  comme  un  trésor,  les 
feuilles  légères  où  son  ami  a  essaj^é  de  «  codifier  »  le 
Dandysme.  Il  pourrait  les  savourer  en  paix  dans  un  coin 
solitaire  et  retiré  de  sa  vieille  bibliothèque  ou  dans  le 
silence  de  son  cabinet  ;  mais  il  n'aime  pas  les  plaisirs 
égoïstes.  Il  veut  faire  partager  son  admiration.  Aussi  se 
met-il  en  devoir  d'éditer  à  Caen  le  précieux  manuscrit  ; 
il  en  soigne  avec  délices  la  toilette  et,  en  décembre  1S44, 
envoie  à  d'Aurevilly  un  petit  chef-d'œuvre  de  typo- 
graphie. Du  reste,  l'auteur  a  grossi  son  travail  du  début 
et,  par  de  nombreuses  noies,  l'a  presque  transformé  en 
livre.  Le  volume  a  fort  bel  air.  Il  est  joli,  il  plaît  aux 
regards.  Depuis  qu'elle  a  passé  par  les  mains  pieuses  de 
Trebutien,  l'étude  sur  Brummell  paraît  en  quelque  sorte 
métamorphosée. 


—  172  - 

Cette  bonne  fortune  donne  à  Barbey  d'Aurevilly  la 
douce  jouissance  d'une  comparaison  et  d'une  terrible 
vengeance  intellectuelle.  «  Je  viens  de  lire,  dit-il  à  Tre- 
butien,  l'article  de  Lemoinne,  imprimé  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes  au  mois  d'août,  et,  si  la  bêtise  indignait, 
je  serais  furieux.  C'est  du  style  de  perruquier  littéraire 
payé  par  un  commerçant  de  morale  pour  se  scandaliser 
des  pots  de  pommade  de  Brummell.  Ce  nain  blondasse 
n'a  vu  que  cela  dans  la  vie  de  Brummell,  malgré  son 
lorgnon.  Si  Brummell  vivait  encore,  que  lui  ferait-il  ? 
Salirait-il  son  chausson  verni,  en  le  lui  mettant...  quelque 
part  ?  »  Le  Dandy  Barbey  est  bien  sévère.  L'article, 
composé  par  John  Lemoinne  à  la  requête  deBuloz  et  paru 
le  15  Août  1844,  n'est  pas  sans  valeur.  Spirituel,  élégant, 
piquant,  il  détonne  même  un  peu  dans  le  milieu  grave  de 
la  Revue.  Il  est,  à  sa  manière,  aussi  léger,  aussi  souple, 
aussi  fantaisiste  que  l'étude  de  l'écrivain  normand  ;  mais 
il  a  moins  de  profondeur,  --à  supposer  que  le  sujet 
comporte  cette  qualité  ;  —  en  outre,  il  s'étend  moins 
longuement  sur  les  nuances  du  dandysme  et  l'analyse  de 
la  vanité  humaine. 

Tandis  que  d'Aurevilly  achève,  de  concert  avec  Tre- 
butien,  la  préparation  de  son  Brummell,  il  se  voit  enfin 
admis  aux  Débats.  Seulement,  on  l'oblige  à  atténuer  un 
peu  le  coloris  trop  éclatant  de  son  style.  «  Vous  me 
reconnaîtrez  à  peine,  dit-il  à  Trebutien.  Plus  de  couleur, 
plus  d'images  ;  tout  muscle,  nerfs  et  moelle  :  un  style 
qui  ne  sent  guère  les  mille  fleurs  du  Dandy  ».  C'est  le 
25  octobre  1844  que  l'auteur  de  V Amour  Im2'>ossihle  a  la 
satisfaction  de  se  contempler,  à  la  troisième  page  du 
Journal  des  Débats,  «  fort  orieutalement  couché,  avec  la 
majesté  d'un  vieux  calife  ».  Son  article,  terminé  depuis 
près  d'un  an,  est  consacré  à  V Histoire  du  Pajye  Inno- 


—  173  — 

cent  m,  de  Hurter.  C'est  une  belle  étude  d'histoire 
religieuse,  où  se  fait  jour  la  pensée,  alors  tout  à  fait  indé- 
pendante, de  Barbey  d'Aurevilly.  Les  principes  catho- 
liques ne  l'enchaînent  point  à  cette  époque,  et,  tout  en 
les  comprenant  bien,  tout  en  les  traitant  avec  respect,  il 
garde  à  leur  endroit,  sans  défiance,  une  grande  et  par- 
faite réserve.  Il  n'a  pas  de  «  critère  »  dogmatique  très 
arrêté  et  se  tient,  par  instinct,  —  pour  ainsi  dire,  —  vis- 
à-vis  des  diverses  manifestations  de  la  croyance  reli- 
gieuse, dans  une  attitude  d'éloignement  sympathique 
qui  ne  nuit  pas  le  moins  du  monde  à  un  jugement  sain, 
bien  équilibré,  absolument  équitable.  Il  montre  la  une 
vraie  «  neutralité  »  dont  malheureusement  il  s'est,  dans 
la  suite,  écarté  trop  souvent. 

Ce  sage  début  inspire  de  vives  espérances  aux  amis 
de  Barbey  d'Aurevilly.  Lui-même  en  éprouve  une 
légitime  fierté.  Aussi  attend-il  avec  impatience  l'inser- 
tion de  son  second  article,  suite  du  premier.  Mais  il  est 
écrit  que  sa  destinée  sera  toujours  orageuse.  La  direc- 
tion des  Débats  remet  de  semaine  en  semaine,  —  puis 
de  mois  en  mois,  —  la  fin  de  cette  étude  à  laquelle  il 
tient  tant.  Pourquoi  diffère-t-on  de  la  publier  ?  Il  n'y 
comprend  rien  et  s'en  indigne.  Découragé,  fatigué  des 
bonnes  promesses  qu'on  ne  lui  ménage  pas  et  qui  ne 
sont  jamais  suivies  d'effet,  il  recourt  encore  une  fois  au 
patronage  de  Victor  Hugo,  dont  l'intervention  a  déjà, 
l'année  précédente,  aiguillonné  les  lenteurs  inexpli- 
cables et  les  mesures  dilatoires  d'Armand  Berlin.  «  A 
qui  m'adresserais-je,  écrit  l'infortuné  journaliste  au  grand 
poète,  si  ce  n'était  à  vous,  dont  la  bonté  m'a  appuyé  si 
longtemps  et  m'appuie  toujours  ?...  Mon  second  article 
n'a  point  encore  paru.  Ne  pensez-vous  pas  que  l'inter- 
valle mis  entre  le  premier  et  le  second  ne  soit  beaucoup 


—  174  — 

trop  prolongé  ?  Le  travail  y  perd  de  son  unité,  de  son 
effet  sur  l'esprit  de  celui  qui  lit.  Enfin,  c'est  contrariant 
de  toutes  les  uKuiières  J'ai  vu  M.  Bertin  plusieurs  fois^ 
Il  m'a  répété  qu'il  allait  me  faire  paraître,  mais  ça  n'a 
été  qu'une  promesse,  l'article  n'est  pas  même  composé, 
puisque  je  ne  l'ai  pas  reçu.  Est-ce  trop  vous  demander 
à  vous,  monsieur,  qui  vous  êtes  déjà  tant  avancé  pour 
moi,  que  de  vous  prier  d'ajouter  une  démarche  à  toutes 
celles  que  vous  avez  faites  ?  Permettez-moi  de  vous  dire 
combien  j'aime  à  rappeler  par  vous  mes  impatiences  à 
M.  Bertin.  Ces  impatiences  sont  assez  légitimes  pour  que 
je  n'aie  aucun  embarras  à  les  avouer  »  (1). 

Toutefois,  malgré  la  protection  de  Victor  Hugo,  le 
second  article  sur  Hurter  ne  parut  que  le  14  septembre 
1845,  c'est-à-dire  près  de  onze  mois  après  le  premier. 
La  collaboration  de  d'Aurevilly  aux  Débats  s'arrêta  là, 
on  le  comprend  assez.  Un  article  par  an,  ce  n'est  point 
suffisant  pour  faire  vivre  un  journaliste,  —  fùt-il  dandy 
et  gentilhomme  et  eùt-il  la  consolation  de  porter  d'élé- 
gantes toilettes  ?  Décidément ,  depuis  douze  ans  que 
l'ancien  rédacteur  de  la  i?^i'M^  <ie  Caen  végète  à  Paris, 
il  n'a  guère  fait  connaissance  avec  la  bonne  fortune.  En 
dépit  de  ses  excellentes  intentions  et  de  ses  trente-sept 
ans  bientôt  accomplis,  il  en  est  encore  à  chercher  sa  voie 
ou  plutôt  à  trouver  un  refuge.  C'est  désespérant.  Econduit 
par  Buloz,  maltraité  par  Bertin,  éloigné  par  les  éditeurs, 
il  n'a  pour  réconfort  que  l'amitié  persévérante  et  dévouée 

(1)  Celte  lettre,  (lui  ne  porte  point  de  date,  mais  qui  est  certainement 
de  1845,  a  été  publiée  dans  la  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France 
du  15  juillet  1895  (page  405;,  au  cours  d'un  très  curieui  article  inUtulé  : 
Barbey  d'Aurevilbj  réducteur  au  «  Journal  des  Débals  »,  par  M.  Mau- 
rice Tourneux.  Je  saisis  avec  empressement  l'occasion  qui  m'est  offerte  de 
remercier  ici  M.  Tourneux  de  l'intérêt  qu'il  a  bien  voulu  porter  à  mon 
travail  et  des  communications  qu'il  a  eu  l'obligeance  de   nie  faire. 


—  175  — 

de  Trebutien  et  le  suave  encens  de  jolis  succès  mondains. 
Il  est  vrai  que,  s'il  n'était  pas  à  la  merci  de  la  question 
financière,  il  oublierait  bien  volontiers,  par  la  double 
«  vertu  balsamique  »  de  l'affection  et  de  la  vanité,  les 
plus  désagréables  mésaventures  de  la  vie  quotidienne. 
En  particulier,  sa  renommée  de  salon  lui  plaît  fort  et 
compense  largement,  dit-il,  ses  mécomptes  de  publicité. 
Son  BruniiuelL  en  effet,  a  rencontré  dans  les  boudoirs 
l'accueil  le  plus  enchanteur.  On  invite  partout  le  Dandy 
de  Normandie,  qui  a  si  bien  parlé  du  Dandy  de  Londres. 
Barbey  n'a  pas  la  force  de  se  soustraire  à  tant  d'ama- 
bilités concentrées  sur  sa  personne  et  caressant  si 
passionnément  son  amour-propre  d'aristocrate.  Au  sur- 
plus, il  ne  perd  pas  tout-à-fait  son  temps  à  flâner,  à 
fleureter  et  à  coqueter  avec  les  femmes.  Il  médite  en  leur 
compagnie  un  coup  d'éclat.  «  Je  vais  vous  du^e  un  secret, 

écrit-il  à  Trebutien  le  22  février  1845 Vous  allez  voir 

bientôt  paraître  dans  le  Constitutionnel  un  roman  par 
feuilletons,  signé  tout  au  long  du  nom  charmant,  eupho- 
nique, harmonieux,  idéal  et  rm/,  du  frai  nom  de  celle 
qui  posa  dans  V  Amour  InijmssiNe,  sous  le  nom  de  Béran- 

gëre  de  Gesvres...  Ce  roman  qu'elle  signe...  est de 

MOI  !  Ah  !  ah  !  vous  seriez- vous  douté  de  cela,  Monsieur 
le  baron  de  Tribioutine  ?  Ne  trouvez-vous  pas  cela 
inattendu,  original  et  de  bon  goût  ?...  Prendre  des  jupons 
pour  écrire,  comme  George  Sand  prit  un  pantalon 
à  braguettes,  se  moquer  assez  du  pubhc  pour  lui  faire 
avaler,  comme  venant  de  la  plume  toute  neuve,  toute 
virginale  (hélas  !  c'est  sa  seule  virginité  !)  d'une  femme 
du  monde,  un  roman  fièrement  pensé  et  énergiquement 
écrit  ;  être  et  se  savoir  assez  riche  pour  jeter  son  esprit, 
non  par  la  fenêtre,  mais  dans  la  fenêtre  de  ce  fameux 
\i(^yidLÇ>\\:  jonquille  qui  est  maintenant  un  boudoir  violet  ; 


—  176  — 

se  permettre  ua  cadeau  pareil  à  même  soi,  n'est-ce  pas 
souverainement  mystifiant  pour  le  public,  et,  pour  soi- 
même,  extraordinairement  distingué?  Cela  n'a-t-il  pas 
toutes  les  qualités  de  haut  goût  qui  recommandent  une 
magnificence  et  une  hardiesse  ?  » 

Mais  ce  beau  projet  de  mystification  aristocratique  et 
de  distinction  suprême  s'écroule  comme  un  château  de 
cartes.  C'est  encore  un  rêve  grandiose  dont  s'est  bercée 
l'enfantine  imagination  du  romancier  normand.  «  La 
marquise  est  si  effrayée,  écrit  d'Aurevilly  le  22  avril,  que 
je  ne  crois  plus  que  le  projet  tienne.  Elle  dit  qu'on  croira 
que  son  enfant  est  quelque  enfant  supposé,  et  franche- 
ment je  trouve  maintenant  qu'elle  a  raison.  Nulle  femme 
en  France  ne  pourrait  écrire  cela.  C'est  d'une  largeur  de 
touche  toute  masculine  et  d'une  variété  que  n'ont  pas 
d'ordinaire  les  femmes,  qui  presque  toujours,  —  même 
quand  elles  ont  le  plus  de  talent,  —  n'ont  qu'un  senti- 
ment au  nom  duquel  elles  écrivent».  Malgré  cette  défail- 
lance féminine,  Barbey  se  met  à  l'œuvre  avec  ardeur. 
«  Je  touche  à  la  fin  de  la  première  partie  de  mon  fameux 
roman,  La  Vieille  Maîtresse,  écrit-il  le  15  mai.  Deux 
soirs  de  travail  encore,  ce  sera  fini.  L'animal  aux 
têtes  frivoles,  le  Public,  sera-t-il  vaincu  et  captivé  ?  Nous 
le  saurons,  mais  les  esprits,  parmi  ceux  que  j'aime,  qui 
me  voyaient  préférer  une  certaine  aristocratie  de  renom- 
mée a  ces  succès,  enfants  de  l'opinion  de  tous,  affirment 
aujourd'hui  que  mon  dernier  livre  aura  la  grande  popu- 
larité. Que  je  l'aie  une  fois  !  et  je  ne  parlerai  plus  que 
ma  langue.  Voilà  surtout  pourquoi  je  la  désire.  »  Quel 
optimiste  incorrigible,  que  ce  fils  de  la  Normandie, 
descendant  des  Brébeuf  et  des  Corneille  ! 

11  est,  d'ailleurs,  en  veine  de  travail  et  d'études  les  plus 
diverses.  Il  songe  à  toutes  sortes  de  publications.  11 


—  177  — 

prépare  des  articles  sur  le  Méthodistne,  le  Puséisme  et 
le  Chartisnie,  qu'il  destine  à  la  Revue  des  Deux-Mondes. 
Il  fait  de  la  politique  à  VEpoque^  feuille  nouvelle  où 
l'amitié  de  Granier  de  Cassagnac  l'a  fait  entrer.  Enfin  il 
reprend  au  Constitutionnel  et  à  la  Sijlphide,  en  sep- 
tembre 1845,  ses  anciennes  fantaisies  mondaines  du 
Moniteur  de  ht  Mode.  11  signe  encore,  du  pseudonyme 
de  Maxi  milieu  ne  de  Syrène,  de  jolies  chroniques  sur  les 
volants  et  les  chapeaux  féminins.  «  Il  y  a  quinze  jours  à 
peu  près,  dit-il  à  Trebutien  le  19  septembre,  que 
M"^  Max.  de  Syrène  a  taillé  sa  plume  de  corbeau  et 
qu'elle  a  promis  une  revue  critique  de  la  mode  ».  Il  s'y 
montre  à  la  fois  frivole  et  profond,  philosophe  paradoxal 
et  léger,  chroniqueur  subtil  et  mordant.  Bref,  il  ajoute 
au  panache  de  Brummell  l'aigrette  d'un  moraliste  élégant, 
spirituel  et  railleur. 

C'est  au  miUeu  de  ces  travaux  variés,  d'inégale  valeur, 
et  en  pleine  fièvre  d'activité  mondaine,  qu'une  révolution 
profonde  s'accomplit  dans  l'âme  de  Barbey  d'Aurevilly 
et  va  donner  à  son  existence  une  direction  tout  à  fait 
inattendue. 


12 


CHAPITRE    X 

RETOUR    A    LA    RELIGION   TRADITIONNELLE 

La  Société  Catholique  et  la  Revue  du  Monde 
Catholique 

RÉVOLUTION    DE    1848 

((    CLUB    DES    OUVRIERS    DE    LA    FRATERNITÉ    )) 

VIE   ACTIVE.    -    FIN    d'uN    RÊVE 

(1846-1848) 


En  un  délicieux  article,  publié  au  lendemain  de  la  mort 
de  Barbey  d'Aurevilly,  M.  Anatole  France  disait  avec  in- 
finiment d'esprit  :  «  Il  y  a  des  parties  obscures  dans  sa 
vie.  On  dit  qu'il  fut  pendant  quelque  temps  l'associé  d'un 
marchand  d'objets  religieux  du  quartier  Saint-Sulpice.  Je 
ne  sais  si  cela  est  vrai.  Mais  je  le  voudrais.  Il  me  plairait 
que  ce  templier  eût  vendu  des  chasubles.  J'y  trouverais 
une  revanche  amusante  de  la  réalité  sur  la  conven- 
tion »  (1).  Deux  jours  avant,  dans  le  même  journal,  et 
comme  si  les  deux  spirituels  «  essayistes  »  s'étaient  donné 

(1)  Le  Temps,  du  dimanche  28  Avril  1889.   —  La  Vie  littéraire,  tome  III. 


—  179  — 

le  mot,  M.  Jules  Lemaître  écrivait:  «  On  ne  saura  jamais 
ce  qu'il  a  fait  pendant  vingt  ans  de  sa  vie,  de  1830  à  1850. 
Il  ne  l'a  dit  à  personne.  Plusieurs  prétendent  qu'à  cette 
époque  il  tint  un  magasin  de  chasubles  dans  la  rue  Saint- 
Sulpice,  mais  les  preuves  font  défaut  »  (2). 

Ces  lignes  charmantes  de  nos  deux  plus  fins  critiques 
sont  loin  de  traduire  l'exacte  vérité.  Elles  ne  rapportent, 
sous  une  forme  fantaisiste,  qu'une  légende...  fausse 
comme  toutes  les  légendes.  Je  vais  être  obligé  de  la  dé- 
truire, quoi  qu'il  m'en  coûte.  Les  vieilles  fictions,  répan- 
dues et  accréditées,  ont  leur  poétique  attrait  :  il  y  a  quel- 
que cruauté  à  les  démolir.  Mais,  dans  le  cas  actuel,  il 
ne  faut  point  se  laisser  arrêter  par  des  considérations 
de  sentiment.  L'année  1846,  à  laquelle  nous  sommes  arri- 
vés, est  une  date  capitale  dans  la  vie  intellectuelle  et  mo- 
rale de  Barbey  d'Aurevilly.  C'est  son  hégire  de  critique 
et  de  politique  catholiques. 

Depuis  qu'il  avait  quitté,  en  1827,  le  toit  protecteur  de 
la  famille  pour  venir  achever  à  Paris  ses  études  classi- 
ques, le  fils  de  Théophile  Barbey  avait  fait  bien  du  che- 
min dans  les  directions  les  plus  variées.  Le  travail, 
le  monde,  la  «  maladie  du  siècle  »  avaient  dévoré  sa 
jeunesse.  Il  s'était  intéressé  à  tout  ce  qui  captive  un 
esprit  brillant  et  mobile  ;  il  avait  épuisé  toutes  sortes  de 
jouissances  jusqu'à  s'en  dégoûter  à  la  fin.  Une  seule  idée 
le  laissait  tout  à  fait  insensible  et  ne  semblait  même 
jamais  l'avoir  passionné:  l'idée  chrétienne.  Ayant  perdu 
la  foi  de  très  bonne  heure,  —  dès  son  séjour  au  collège 
Stanislas,  —  il  avait  gUssé  peu  à  peu  à  cette  indifférence 
en  matière  religieuse,  que  déplorait  Lamennais.  Rien  ne 


Le  Temps,  du  veiulredi  26  avril  1889.  —  Les  Contemporains,  tome  V. 


—  iso- 
le touchait  de  ce  qui  a  rapport  aux  dogmes  de  l'Église.  Il 
vivait  à  l'écart  de  toute  pensée  versTau-delà. 

Gommeut  se  flt-il  qu'un  jour,  sans  préparation  appa- 
rente, sans  influence  visiblement  profonde,  le  frivole  au- 
teur du  Brummell  sentit  s'éveiller  en  lui  une  espèce  de 
vocation  apostolique,  qui  contrastait  singulièrement  avec 
ses  goûts  de  complète  indépendance  et  de  dissipation 
mondaine?  C'est  un  mystère,  comme  l'est  sans  doute  tout 
changement  de  vie.  C'est  aussi  le  secret  le  plus  impéné- 
trable de  cette  âme  fermée  qui  avait  la  pudeur  quasi- 
virginale  de  ses  sentiments.  Et  à  vrai  dire,  il  ne  se  passa 
probablement  point,  dans  l'esprit  et  le  cœur  de  d'Aurevilly, 
une  de  ces  crises  subites,  efl"ets  d'une  «  grâce  »  agissante, 
et  au  bout  desquelles  retentit  le  coup  de  foudre  de  ce  que 
l'Eglise  appelle  une  «  conversion  ».  Il  n'est  guère  croya- 
ble que  le  Dandy  Barbey  ait  été  frappé  d'une  révélation 
soudaine,  comme  saint  Paul  sur  le  chemin  de  Damas. 
Son  cas  paraît  plus  naturel  et  plus  simple  à  expliquer.  Si 
l'on  ne  parvient  pas  à  l'éclairer  d'une  lumière  décisive, 
c'est  qu'il  existe,  à  l'origine  de  toute  évolution,  un  point 
obscur,  une  hgne  vaporeuse  aux  contours  incertains, 
une  sorte  de  nuage  indéfini. 

Barbey  d'Aurevilly  n'était  pas  homme  à  se  contenter 
toujours  de  la  vie  sans  but  et  sans  issue  qu'il  menait  de- 
puis près  de  vingt  ans.  Le  vide  de  son  âme  devait  par- 
fois l'effrayer.  On  ne  peut  débiter  sans  cesse  des  sor- 
nettes dans  les  salons  ou  les  boudoirs,  caqueter  avec  les 
femmes,  et  se  complaire  à  d'éternelles  redites  de  riens. 
Seuls,  les  esprits  superficiels  et  médiocres  se  confinent 
dans  ces  besognes  inférieures  ;  les  plus  vigoureux  talents 
s'y  consumeraient,  à  supposer  qu'ils  fussent  capables 
d'y  trouver  entière  satisfaction.  Déjà,  à  ses  meilleurs  mo- 
ments, d'Aurevilly  s'éloignait  de  ce  monde  qu'il  avait 


-  181  - 

tant  aimé;  mais  il  n'avait  pas  la  force  de  supporter  long- 
temps la  solitude,  et,  quand  il  avait  la  poitrine  trop 
oppressée  de  douleur,  il  se  rejetait  fiévreusement,  — 
sans  s'y  apaiser,  du  reste,  —  dans  les  distractions  du 
dehors.  Il  fallait  qu'il  s'éprît  d'un  intérêt  bien  puissant 
pour  arriver  à  détruire  en  lui  les  germes  morbides  qui 
s'y  étaient  insinués  et  pour  donner  enfin  à  son  existence 
une  direction  vraiment  utile. 

Précisément,  vers  cette  époque,  il  fit  la  rencontre  d'un 
des  hommes  les  plus  spirituels  et  les  plus  séduisants  du 
Paris  de  1840,  un  des  favoris  de  la  société  qui  s'amuse. 
C'était  Raymond  Brucker  (1).  Brillant  chroniqueur  pro- 
fane, —  tout  à  fait  profane,  —  Brucker  venait  de  passer, 
armes  et  bagages,  à  l'apologétique  chrétienne.  D'ultra- 
mondain,  il  se  transforma  en  ultramontain.  Après  avoir 
étonné  le  public  du  bruit  de  ses  articles  frivoles,  il  l'étonna 
bien  davantage  par  l'éclat  soudain  d'une  c<  conversion  » 
retentissante.  La  volte-face  fut  complète.  Il  ne  resta  plus 
rien  du  «  vieil  homme  ^>,  sinon  sa  verve  un  peu  popula- 
cière,  —  qu'il  avait  toujours  mal  dissimulée  sous  ses 
prétentions  à  l'élégance,  —  et  ses  façons  passablement 
«  sans  gêne  ».  Si  ce  Polyeucte  d'un  nouveau  genre,  qui 
avait  des  manières  de  Matamore,  ne  renversa  point  d'au- 
tels, c'est  que  la  mode  n'était  plus  à  ces  démonstrations 
d'un  zèle  ardent.  En  revanche,  il  employa  désormais,  à 
célébrer  la  religion  cathohque,  les  oripeaux  de  bohème 
et  les   turlupinades  romantiques  avec  lesquels  il  avait 

(1)  Raymond  Bruckor  (1800-1875)  avait  signé  de  son  seul  prénom,  avant 
1845,  de  jolies  nouvelles  et  d'agréables  fantaisies  dans  divers  journaux  do 
la  Monarchie  de  Juillet.  Il  collabora  notamment  avec  Gozlan.  Mais  son  livre 
capital,  Les  Docteurs  du  jour  devant  la  famille,  date  de  l'époque  de  sa 
conversion  au  catholicisme  (1844).  Il  s'y  montre  apôtie  intransigeant,  para- 
doxal et  subtil. 


-  182  - 

naguère  chanté  les  grâces  et  les  amours.  Il  traita  les 
questions  religieuses  avec  la  même  fougue  d'imagina- 
tion et  le  même  emportement  de  style  échevelé  qu'il 
mettait  autrefois  au  service  des  intérêts  les  moins  sacrés. 
D'Aurevilly  l'appelait,  selon  l'occasion,  Brucher-Dldcrot 
ou  Diderot-capucin.  îl  se  prit  d'une  vive  amitié  pour  ce 
paladin  néophyte  qui,  à  grand  renfort  de  clameurs  pas- 
sionnées et  d'allures  légèrement  débraillées,  ne  prêchait 
rien  moins  qu'une  croisade  nouvelle  contre  le  courant  de 
paganisme  qui,  disait-il,  entraînait  à  la  dérive  la  société 
moderne.  L'auteur  du  Bruniinell  ressentit  profondément, 
—  on  ne  sait  pourquoi  ni  par  quelle  magie,—  l'influence  de 
cet  homme  peu  équilibré,  mais,  paraît-il,  tout  à  fait  sédui- 
sant. Ce  fut,  à  coup  sûr,  sous  l'action  permanente  d'un 
exemple  qu'on  n'eût  pas  cru  si  contagieux,  que  refleurit 
dans  l'âme  du  Dandy  Barbey  le  goût  des  choses  reli- 
gieuses, depuis  si  longtemps  perdu. 

D'Aurevilly  n'a  fait  allusion  que  bien  plus  tard  au  tra- 
vail de  renouvellement  intérieur  qui  mit  fin  alors,  pour 
quelques  années,  à  ses  préoccupations  mondaines.  Fati- 
gué de  l'incrédulité  élégante,  qu'il  avait  apprise  dans  les 
salons  de  la  Monarchie  de  Juillet,  et  d'un  perpétuel  per- 
siflage —  de  bon  ton  —  à  l'endroit  du  christianisme,  il  fit 
retraite  silencieusement  au  fond  do  son  CΔur.  Mais  (et 
ceci  nous  le  rend  plus  sympathique  que  Brucker),  il 
n'éprouva  pas  le  besoin  de  monter  sur  des  tréteaux  pour 
annoncer  au  monde  qu'un  nouvel  apôtre  venait  de  naître. 
Ce  qui  montre  bien  qu'il  répugnait  aux  attitudes  théâ- 
trales dont  son  compagnon  d'apologétique,  —  Diderot  à 
rebours, —  n'était  pas  assez  exempt,  c'est  qu'à  personne, 
pas  même  à  Trebutien,  il  ne  fit  confidence  de  la  crise 
qu'il  traversait.  Il  faut  croire  que  l'année  184(3  fut  en 
grande  partie  consacrée  à  cette  œuvre  de  régénération 


-  183  — 

morale,  puisque  la  correspondance  des  deux  amis  nor- 
mands devient  rare,  à  cette  époque,  au  point  de  s'inter- 
rompre pendant  des  mois  entiers. 

Au  surplus,  une  autre  besog-ne,  tout  extérieure  celle- 
là,  mais  ayant  d'étroits  rapports  avec  la  précédente,  dé- 
vorait les  rares  loisirs  de  Barbey  d'Aurevilly.  Un  groupe 
de  jeunes  gens  venait  de  se  former  dans  le  but  d'établir  à 
Paris  une  Société  Catholique,  destinée  à  lutter  contre  la 
décadence  de  l'art  religieux.  L'auteur  du  Brumrnell,  à 
qui  ses  relations  mondaines  donnaient  quelque  crédit,  fut 
chargé  de  recruter  des  adhérents,  de  faire  de  la  propa- 
gande dans  les  milieux  aristocratiques  et  de  recevoir  une 
part  des  fonds  nécessaires  à  l'entreprise. 

A  cet  effet,  il  quitte  Paris  vers  le  mois  d'août  1846,  — 
tout  heureux  de  trouver  enfin  un  digne  emploi  de  ses 
aptitudes  à  la  vie  active.  Il  descend  la  Loire,  allant  de 
château  en  château,  comme  un  moine  quêteur,  parmi  les 
gens  du  grand  monde  qu'il  fréquente.  «Je vais  m'abattre 
sur  le  Midi,  comme  les  Goths  s'abattirent  sur  l'Espagne, 
écrit-il  à  Trebutien  le  16  septembre.  Malheureusement,  je 
n'y  serai  pas  longtemps.  Des  affaires  très  graves,  des 
affaires  industrielles  dans  lesquelles  je  suis  mêlé,  —  et, 
je  l'espère,  heureusement  pour  moi,  —  me  rappelleront  à 
Paris  vers  la  fin  de  novembre  ».  Deux  mois  après,  le  17 
novembre,  il  esta  Bourg-Argental,  près  du  Rhône.  C'est 
de  là  qu'il  écrit  «  sur  une  table  d'auberge,  entre  deux 
bougies  qui  s'ennuient  de  brûler!  »:«Ce  n'est  point  pour 
quelque  femelle  que  je  suis  ici,  mais  pour  une  affaire. 
Rappelez-vous  malettre  écrite  du  château  des  Coques!  Je 
vous  y  disais  qu'une  affaire  industrielle  me  pousserait 
vers  le  Midi;  c'est  cette  affaire-là  dont  il  est  question  au- 
jourd'hui et  qui  m'a  arrêté  pendant  quelque  temps  à 
Bourg-Argental.  J'y  avais  à  ouvrir  une  négociation  et  à 


—  184  — 

la  pousser.  J'avais  à  y  faire  de  la  diplomatie  pour  entraî- 
ner des  intérêts  d'argent,  plus  difficiles  à  entraîner, — avec 
nos  diables  de  mœurs  avides,  sordides  et  putrides,  — 
que  des  intérêts  politiques.  Cependant  j'ai  à  peu  près 

réussi L'affaire  est  vaste  et  demande  autant  d'activité 

que  d'habileté  de  main,  de  persévérance  et  de  coup  d'œil. 
Elle  doit  nous  mener  à  la  fortune.  Je  dis  nous,  car  nous 
sommes  h^eize dévorants,  comme  dit  Balzac...» 

Ses  négociations  achevées,  d'Aurevilly  rentre  à  Paris 
vers  le  l^""  décembre.  A  son  retour,  la  Société  Catholique 
n'est  plus  à  l'état  de  projet,  elle  est  fondée  et  l'on  s'occupe 
d'en  régler  tous  les  détails.  On  commence  naturellement 
par  esquisser  un  somptueux  et  vaste  programme,  où  les 
idées  les  plus  justes  voisinent  avec  les  utopies  les  plus 
généreuses.  L'expression  en  est  souvent  élégante  et  pré- 
cise, quoiqu'elle  exhale  de  ci  de  là  un  relent  de  sacristie 
Il  est  vrai  qu'on  s'adresse  à  la  masse  du  clergé  et  que, 
pour  avoir  du  succès  dans  le  sanctuaire,  il  faut  parler  la 
langue  ecclésiastique.  Par  ces  trois  mots  :  Religion, 
Ordre,  Charité,  les  fondateurs  définissent  ce  qu'ils  appel- 
lent «  l'objet  moral  »  de  la  Société  :  à  cette  occasion,  ils  se 
répandent  en  une  longue  dissertation  sur  les  bienfaits  de 
la  religion  catholique. 

Barbey  d'Aurevilly  n'a  certainement  pas  collaboré  à 
ce  diffus  et  filandreux  sermon  où  les  prétentieuses  apos- 
trophes succèdent  aux  plates  prosopopées  avec  un  luxe 
et  une  furibonde  précipitation  d'images  pieuses  ou  pro- 
fanes qui  font  penser  au  chaos  plus  volontiers  qua  Thar- 
monie.  L'ensemble  a  je  ne  sais  quelle  allure  apocalyp- 
tique, destinée  sans  doute  à  chauffer  l'enthousiasme  clé- 
rical, —  une  sorte  de  lyrisme  tapageur,  qui  doit  caresser 
agréablement  les  oreilles  dévotes.  Mais,  pour  qui  écoute 
ce  concert  de  plus  près  et  avec  moins  de  sympathie  pré- 


-  185  — 

méditée,  cela  sonne  faux.  Si  je  ne  craignais  d'être  irres- 
pectueux, je  dirais  que  ce  premier  chapitre  du  prospectus 
ne  sert  qu'à  «  dorer  la  pilule  »  ;  il  n'a  été  si  bariolé,  semble- 
t-il,  que  dans  le  but  de  mieux  préparer  les  esprits  reli- 
gieux à  entendre  une  sévère  diatribe  contre  l'état  misé- 
rable de  Fart  catholique.  C'est  le  second  point  du  pro-. 
gramme,  le  plus  intéressant,  à  coup  sûr,  —celui  qui  com- 
porte la  profession  de  foi  artistique  des  Sociétaires.  Nos 
treize  élèves  de  Balzac,  jetés  dans  le  monde  ecclésias- 
tique à  la  recherche  de  la  fortune, sont  plus  pratiques  que 
leur  Maître:  ils  veulent  passer  pour  d'habiles  jeunes 
gens.  Ils  cultivent  la  «  précaution  oratoire  ».  Ils  ont  tou- 
tes sortes  de  ménagements  dès  le  début,  mais  ils  en 
prennent  à  leur  aise  lorsqu'il  s'agit  de  préciser  «  l'objet 
industriel  »  de  la  Société. 

«  Le  but  de  notre  entreprise,  à  la  fois  artistique  et 
industrielle ,  —  disent-ils ,  —  est  de  faire  participer 
l'industrie  religieuse  aux  progrès  qui  depuis  longtemps 
se  font  remarquer  dans  les  moindres  produits  des  indus- 
tries profanes.  Tout  s'améliore ,  tout  progresse ,  l'art 
religieux  seul  reste  stationnaire  ;  on  vend  aussi  cher 
qu'il  y  a  trente  ans,  et  ce  sont  toujours  les  mêmes  des- 
sins, les  mêmes  modèles  ;  c'est  toujours  le  même  style, 
la  même  ignorance  des  lois  de  l'harmonie  et  du  beau. 
On  se  préoccupe  fort  peu  à  quelle  époque,  à  quelle 
architecture  appartient  l'édifice  religieux  qu'il  s'agit 
de  décorer  et  de  meubler,  et  l'on  voit  fréquemment  le 
même  modèle  de  candélabre,  de  croix,  de  pupitre,  de 
tabernacle,  d'étoiïes,  de  broderies,  se  reproduire  à  la 
fois  dans  une  église  du  temps  de  Louis  XIV  et  sous  les 
ogives  du  XIII«  siècle  ».  Et,  ajoute  dévotement  le  pros- 
pectus, «  ces  incohérences  ne  passent  pas  inaperçues 
aux  yeux  de  l'impiété  ;  l'intérêt  de  la  religion  et  le 
sentiment  du  beau  exigent  qu'elles  disparaissent  ». 


—  186  — 

Mais   surtout ,  —  et    selon   l'expression    même   de 
M.  de  Galonné,  qui  fut  un  des  treize  dévorants   de 
l'école  balzacienne,    —    la    Société    Catholique    avait 
pour  but  «  d'opérer   en  France  uq   mouvement  ana- 
logue  à  celui  qu'avaient  suscité  en  Angleterre  deux 
hommes  devenus  illustres ,   Puggin   et   Ruskin ,  c'est- 
à-dire    d'introduire    dans  l'Eglise    le  symbohsme  du 
moyen-âge  à  la  place  des   styles  latins  ».  11  s'agissait 
donc  là  d'une  question  d'art  très  élevée.  Toutefois  la 
Société  ne  devait  point  se  borner  à  cet  énoncé  de  prin- 
cipes dogmatiques.  Pour  remplir  sa  mission,  elle  avait 
à  descendre  des  hauteurs  et  des  générahtés  de  la  doc- 
trine à  l'application  minutieuse  et  détaillée  des  règles 
particulières  qui  en  découlent  et  à  la  pratique  industrielle 
qui  en  est  la  fin  dernière.  D'un  mot,  la  théorie  ne  figu- 
rait là  que  dans  la  limite  des  besoins  et  des  exigences 
de  la  pratique.  Partis  d'un  idéal  abstrait  et  d'une  règle 
toute  spéculative,  les  Sociétaires  étaient  décidés  à  ne 
laisser  de  côté  aucune  manifestation,  même  secondaire, 
de  l'art  chrétien  Ainsi,  comme  ils  le  disent  en  un  jargon 
tout  à  fait  industriel,  «  la  Société  embrasse  dans  le 
cercle  de  ses  opérations  les  bronzes,  l'orfèvrerie,   les 
ornements   d'église^   les  vêtements  ecclésiastiques   et 
sacerdotaux,  le  linge  d'autel,  les  broderies,  les  images, 
gravures  et  livres  de  j^iété,  la  librairie  religieuse,  la 
musique,  la  peintm^e  et  la  statuaire  sac7^ées,  les  déco- 
rations peintes  et  scidiJtées,  les  venHères,  les  autels, 
les  chaires,  les  confessionnaux,  les  tapis,  les  stalles  et 
grilles  de  clurur,  les  orgues  j^tdites  et  grandes,  etc.  ». 
Que  n'embrasse-t-elle  pas  ?  On  voit  qu'elle  veut  faire 
concurrence  aux  boutiques  du  quartier  Saint-Sulpice  où 
se  vendent,  avec  un  succès  lamentable,  d'horribles  sta- 
tues et  d'afi'reux  ornements.  Concurrence  heureuse,  au 


-  187  — 

moins  d'intention,  mais  qui  en  fait  n'a  guère  chance  de 
réussir,—  le  laid  devant  toujours,  en  matière  de  com- 
merce, triompher  du  beau.  La  maison  de  la  rue  de 
Tournon,  où  vient  d'entrer  l'élégant  auteur  du  Briim- 
mell,  aura  de  rudes  assauts  à  soutenir  contre  les  éta- 
blissements voisins  et  rivaux  abrités  à  l'ombre  de  Saint- 
Sulpice. 

Ce  sont  évidemment  ces  détails  d'une  entreprise 
industrielle  qui  ont  créé  la  légende  de  Barbey  d'Aurevilly 
«  marchand  de  chasubles  ».  Il  ne  faut  point  dès  lors 
s'étonner  que  MM.  Anatole  France  et  Jules  Lemaître  se 
soient  arrêtés  avec  complaisance  à  contempler  ce  spec- 
tacle exquis  d'un  romantique  égaré  dans  l'industrie 
religieuse.  A  leurs  yeux,  cela  complète  fort  joliment  la 
description  des  panaches  de  Barbey.  De  fait,  on  se  repré- 
senterait volontiers  cette  métamorphose  du  plus  enragé 
des  Dandys  comme  une  aventure  d'un  délicieux  tour  de 
force.  Si  les  choses  de  la  mythologie,  les  êtres  de  la 
fable  la  plus  étrange  et  la  plus  inattendue,  pouvaient 
jamais  se  convertir  en  réalité,  on  aimerait  assez  à  se  les 
figurer  sous  cet  aspect  bizarre  et  fantastiquement  coloré. 
Prêtée  lui-même  n'inventerait  rien  de  mieux.  Quelle 
charmante  illustration  aux  contes  bleus  de  nos  pères, 
que  l'image  de  Barbey  d'Aurevilly  vendant  des  surplis  et 
des  chasubles,  mesurant  à  l'aune  les  ornements  d'église 
ou  recevant  des  commandes  de  lingerie  sacerdotale  !  Ce 
portrait  serait  si  étourdissant  d'imprévu,  qu'il  ne  peut 
exister  que  dans  un  rêve. 

Aussi  bien,  d'autres  travaux,  —  difïérents,  quoique 
dérivant  du  même  ordre  d'idées,  —  étaient  réservés  à  la 
compétence  de  l'ancien  journaliste  du  G/obe  et  de 
V Époque.  Pour  propager  plus  sûi'ement  et  plus  vite,  à  la 
fois,  leurs  idées  de  régénération  artistique,  les  Socié- 


—  188  — 

taires  avaient  résolu  de  fonder  un  recueil  mensuel, 
«  journal  des  intérêts,  des  faits  et  des  arts  religieux.  Ce 
recueil  prit  le  titre  assez  ambitieux  de  Revue  du  Monde 
Catholique.  Le  premier  numéro  parut  le  dimanche 
4  avril  1847.  Barbey  d'Aurevilly  en  était  un  des  prin- 
cipaux collaborateurs.  Là  il  était  mieux  à  sa  place  qu'au 
comptoir  de  la  Société.  Il  dut  s'y  trouver  d'autant  plus  à 
l'aise  qu'indépendamment  de  son  objet  principal,  les 
questions  d'art,  la  Revue  avait  la  prétention  de  juger  le 
mouvement  intellectuel  du  temps,  de  s'occuper  de  phi- 
losophie religieuse,  de  littérature  sacrée  et  d'histoire. 
Pour  un  peu,  on  y  eût  publié  des  chroniques  mondaines 
et  des  romans,  —  à  la  vive  satisfaction  de  Maximilienne 
de  Syrène  et  au  grand  scandale  du  clergé.  Assagi  par  sa 
conversion  récente,  le  fils  de  Théophile  Barbey  prit  son 
parti  de  la  situation  grave  et  sévère  qui  lui  était  faite.  Il 
se  cantonna  dans  la  critique  philosophique  et  historique. 
C'était,  il  faut  l'avouer,  dans  de  singuhères  dispositions 
d'esprit,  —  modifiées  sans  doute  par  son  retour  au  catho- 
licisme, mais  non  pas  bouleversées  au  point  d'avoir 
anéanti  le  «vieil  homme  »,  —  que  Barbey  d'Aurevilly 
abordait  les  études  austères  de  la  critique.  La  plume, 
qui  naguère  dessinait  les  élégances  de  Brummell,  allait 
écrire  des  pages  d'un  caractère  pieux,  d'où  le  Dandysme 
semblait  banni.  La  tête,  qui  portait  la  Vieille  Maîtresse 
inachevée  et  avide  après  une  longue  gestation  de  faire 
son  entrée  dans  le  monde  de  la  réalité,  avait  pour  devoir 
maintenant  d'exiler  toute  fantaisie,  de  se  tenir  dans  la 
stricte  limite  des  dogmes  romains,  d'apprécier  sainement 
et  fortement  les  œuvres  catholiques.  Le  charmant 
diseur  de  riens,  qui  s'était  complu  jusqu'alors  à  débiter 
des  sornettes  dans  les  salons,  était  mis  à  la  rude  épreuve 
des  comptes-rendus  religieux,  delà  continence  des  idées 


—  189  — 

et  du  style,  de  la  maigre  chère  de  l'apologétique.  C'était 
le  carême  après  le  carnaval.  Notre  «  déraciné  »  revenait 
au  bercail  et  rentrait  dans  l'ordre.  Mais  à  quel  prix,  au 
prix  de  quels  sacrifices  et  de  quelles  abstinences,  cet 
«  ordre  »  était-il  acheté  ?  La  destinée  a,  paraît-il,  de  ces 
ironiques  revanches  ! 

Barbey  d'Aurevilly  commença  par  éteindre  les  cou- 
leurs trop  voyantes  de  son  panache  romantique.  Il  se  fit 
simple.  11  mit  au  rancart  les  ornements  profanes  d'antan 
et  prit  aux  magasins  de  la  société,  —  pour  remplir  ses 
nouvelles  fonctions,  —  une  chaire  du  moyen-âge,  une 
croix  d'or  et  un  goupillon.  Zèle  de  néophyte  !  Je  ne  veux 
pas  dire  que  la  «  grâce  »  chrétienne  l'eût  induit  à  rem- 
placer les  senteurs  capiteuses  du  Dandysme  par  l'humble 
parfum  de  l'eau  bénite,  car,  à  voir  les  vieilleries  fanées 
et  les  oripeaux  détériorés  que  son  ami  Brucker  traînait 
partout  à  sa  suite  dans  les  sentiers  du  dogme,  j'incUne  à 
penser  qu'on  peut  décorer  son  chapeau  de  l'aigrette  du 
catholicisme  sans  en  retirer  les  plumets  de  la  fantaisie. 
Mais  il  semble  [qne  d'Aurevilly  ait  voulu  prouver  qu'il 
était  très  capable  de  ne  point  paraître  romantique, 
quand  il  lui  plaisait,  qu'il  avait  plusieurs  cordes  à  son 
arc  et  que,  dans  son  carquois,  les  flèches  de  toute  nuance 
voisinaient  sans  contrainte.  S'il  en  fut  ainsi,  il  tint  bien 
sa  gageure. 

11  fit,  pour  ses  débuts,  une  biographie  très  étendue  du 
cardinal  de  Bonald,  alors  archevêque  de  Lyon,  fils  du 
célèbre  apologiste.  En  elle-même,  l'étude  biographique 
n'a  qu'un  intérêt  secondaire.  Mais  elle  permet  à  l'auteur 
de  s'échapper  en  quelques  curieuses  digressions  sur  la 
mission  de  l'épiscopat  français,  sur  les  rapports  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat  et  sur  la  situation  respective  du 
clergé  séculier  et  du  clergé  réguher.  Grandes  et  impor- 


—  190  — 

tantes  questions  que  d'Aurevilly,  du  point  de  vue  ultra- 
montain  (notre  Dandy  va  toujours  aux  extrêmes)  traite 
avec  ampleur,  en  un  style  d'une  éloquence  sobre  et  d'une 
solennité  discrète,  adéquate  au  sujet.  Les  Jésuites,  qui  y 
reçoivent  maints  coups  d'encensoir,  en  sont  ravis.  Ils 
déclarent  l'article  excellent  et  «  d'une  tendance  suprême- 
ment orthodoxe  ».  Du  moment  que  les  disciples  de 
Loyola  sont  contents,  tout  le  monde  doit  l'être.  Pour  son 
coup  d'essai,  l'ancien  «  Gant  Jaune  »  Barbey  d'Aurevilly 
a  frappé  un  coup  de  maître.  Il  a  conquis  les  Jésuites.  Il 
en  est  tout  heureux.  D'autres  placeraient  plus  haut  leur 
ambition. 

Sous  les  auspices  et  le  regard  bienveillant  de  ses  nou- 
veaux amis,  d'Aurevilly  poursuit  sans  délai  son  apostolat 
si  vigoureusement  commencé.  Il  doit  des  remerciements 
au.x  Jésuites.  Il  paye  sa  dette  avec  usure.  Le  4  août  1847, 
il  publie  une  longue  apologie  de  la  Compagnie  de  Jésus. 
Il  reproche  amèrement  au  Pape  Clément  XIV  d'avoir 
aboli,  au  siècle  précédent,  un  Ordre  si  salutaire  à  l'Eglise 
et  demande  qu'on  lui  restitue  sa  légitime  part  d'influence 
dans  les  affaires  spirituelles  du  monde  catholique.  En 
dépit  des  opinions  légèrement  paradoxales  qui  s'y  font 
jour  (car  les  Jésuites  n'ont  jamais  été  aussi  puissants, 
même  «  au  temporel  »,  que  depuis  leur  dissolution),  cet 
article  est  la  meilleure  étude  d'histoire  ecclésiastique 
que  d'Aurevilly  ait  écrite.  Les  personnes  qui  ont  connu 
jadis  l'incrédule  romancier  de  VAmoiu-  Impossible 
s'étonnent  de  sa  transformation  si  rapide  et  de  sa  rare 
compétence  à  traiter  les  questions  religieuses.  Le  bon 
Trebutien  lui-même  est  tout  désorienté.  «  Je  n'ai  pas 
très  bien  compris,  lui  dit  d'Aurevilly,  la  phrase  que  vous 
m'avez  écrite  sur  mon  -àvlicle  des  Jésuites,  qui  fait  tapage 
ici.  Les  Révérends  Pères  sont  enchantés.  Est-ce  que 


-  191  — 

vous  ne  partageriez  pas  mes  opinions  sur  cet  Ordre,  le 
premier  de  tous  par  l'intelligence,  la  sainteté  et  les 
services  rendus  ?  »  Evidemment,  Trebutien  est  d'accord 
avec  son  ami  sur  le  fond  des  choses,  mais  il  voudrait 
sans  doute  que  le  néophyte  rédacteur  de  la  Revue  du 
Monde  Catholique  tempérât  un  peu  l'expression  de  ses 
convictions  récentes  et  les  fît  moins  tumultueuses.  Le 
bibliothécaire  normand  est  un  homme  avisé  et  raison- 
nable. Par  affection  pour  son  ami,  il  serait  désolé  que 
celui-ci  rendît  suspecte,  grâce  à  un  zèle  excessif,  la  sin- 
cérité de  ses  croyances  de  date  trop  fraîche  pour  être 
encore  bien  mûries. 

Sur  ces  entrefaites,  Barbey  d'Aurevilly  revoit  son 
frère  Léon,  avec  lequel  il  ne  s'était  pas  rencontré  depuis 
neuf  ans,  —  depuis  les  temps  lointains  déjà  du  séminaire 
de  Coutances,  à  la  fin  de  1838,  -  et  voici  le  portrait  ému 
qu'il  trace  de  son  cher  abbé  :  «  Je  l'ai  trouvé  changé,  oh! 
oui,  mais  transfiguré  aussi.  C'est  la  perfection  même  des 
voies  spirituelles.  Pour  le  monde,  il  est  moins  bien,  c'est 
un  capucin  qui  s'est  fait  prêtre  parce  que  les  capucins 
n'existent  pas  dans  son  pays,  mais  pour  l'humihté,  la 
saine  et  forte  éloquence,  l'ardeur  de  la  prière,  le  travail 
apostolique,  c'est  un  capucin,  et  je  ne  souris  point  en 
vous  écrivant  cela.  Pour  tout  ce  qui  pense,  sinon  pour 
le  monde,  il  est  donc  mieux  qu'il  n'ait  jamais  été.  Je  l'ai 
entendu  prêcher  sur  le  bonheur  d'aller  à  confesse,  et  je 
puis  dire  que  je  me  suis  cru  au  XYII"  siècle.  Pas  un  mot 
moderne,  pas  un  souffle  des  préoccupations  littéraires 
ou  politiques  de  ce  temps-ci,  qui  infectent  nos  meilleurs 
prédicateurs,  —  une  solidité,  une  tendresse,  une  auto- 
rité, et,  çà  et  là,  des  mouvements  d'une  foi  si  sincère 
qu'ils  en  deviennent  prodigieusement  éloquents,  voilà, 
mon  ami,  ce  dont  j'ai  été  le  témoin.  Il  est  le  prêtre  dans 


—  192  — 

toute  la  santé  de  ce  robuste  mot.  Intellectuellement,  il 
incline  au  mysticisme,  mais  l'orthodoxie  le  maintient 
dans  la  juste  limite  sur  cette  pente  ».  (Lettre  à  Trebutien, 
14  août  1847). 

C'est  à  dessein  que  j'ai  souligné  ces  paroles  :  Je  ne 
souris  point  en  vous  écrivant  cela.  Elles  montrent 
clairement  le  progrès  que  d'Aurevilly  a  fait,  depuis 
quelque  temps,  dans  les  «  voies  spirituelles  »  comme  il 
dit  lui-même  à  propos  de  son  frère.  Nous  sommes  loin  de 
l'incrédulité  élégante  qu'il  affichait  et  affectait  peut-être, 
naguère.  Non-seulement  le  ton  qu'il  prend  en  parlant  des 
choses  religieuses  est  plein  de  respect,  mais  les  expres- 
sions mêmes  qu'il  emploie  semblent  impliquer  une 
adhésion  réelle  aux  dogmes  de  la  foi  catholique.  Il  n'y  a, 
du  reste,  pour  se  convaincre  du  changement  qui  s'est 
opéré  dans  l'âme  de  Barbey,  qu'à  rapprocher  de  cette 
lettre  du  mois  d'août  1847  une  autre  lettre  de  décem- 
bre 1844,  où  le  nouvel  apologiste  de  Georges  Brummell 
se  plaint  de  l'indifférence  de  Léon  à  son  égard.  «  La 
tunique  du  prêtre  a  dévoré  le  vieil  homme,  ce  vieil 
homme  que  je  suis  toujours  !  —  écrivait-il  alors  à 
Trebutien.—  Mon  cœur  bat  pour  les  choses  visibles,  lui, 
Léon,  les  tient  en  pitié.  Là  où  va  ma  pensée,  il  détourne 
la  sienne.  Il  y  a  un  infini  entre  nous  ..  Ma  vie  n'est  plus 
sa  vie.  11  ne  m'écrit  presque  plus.  Que  me  dirait-il?...  Il 
prie  pour  moi,  il  pense  à  moi  à  l'Autel.  Moi,  je  pense  à 
lui  quand  je  souffre  (c'est  un  autel  aussi  que  la  souf- 
france) et  je  pense  qu'autrefois  il  partageait  ma  peine, 
tandis  qu'à  présent  il  répète  la  grande  Ironie  :  hien- 
heureux  ceux  qui  souffrent  ».  On  voit  assez  par  là  que, 
depuis  les  temps  lointains  déjà  du  Dandysme,  d'Aurevilly 
avait   renouvelé  ses  sentiments   les   plus   intimes   et 


—  193  - 

procédé  à  une  vigoureuse  opération  intérieure.  Le  païen 
faisait  place  au  chrétien  (1). 

A  présent,  son  ardeur  de  néophyte  peut  se  mouvoir  à 
l'aise  sur  un  vaste  champ  d'action.  Le  succès  qu'ont 
rencontré  ses  premiers  articles  lui  vaut  d'être  nommé 
rédacteur  en  chef  de  la  Rcvae  du  Monde  Catholique. 
Aussitôt,  en  capitaine  hardi  qui,  s'il  n'a  pas  la  prudence 
ni  l'habileté  d'un  organisateur,  a  toutes  les  audaces  d'un 
lutteur,  il  donne  à  son  recueil  une  puissante  impulsion, 
l'engage  dans  la  voie  d'un  catholicisme  intransigeant  et 
inflexible,  bref  le  place  à  l'avant-garde  du  mouvement 
religieux.  Il  déplore  respectueusement  les  concessions, 
pourtant  minimes,  faites  par  le  nouveau  Pape  Pie  IX  au 
libéraUsme  italien.  Il  prend  la  défense  des  Jésuites, 
inquiétés  un  peu  de  tous  côtés  et  à  la  veille  encore 
d'être  bannis  de  l'Europe  par  les  gouvernements  les 
plus  divers.  Il  lance  des  foudres  quasi-sacerdotales 
contre  un  «  journal  rationaliste  »  qui  vient  de  paraître  : 
La  Liberté  de  Penser.QiivàiiQ  avec  mépris  des  hommes 
tels  que  Jules  Simon,  Vacherot,  Saisset,  qui  sont  à  la 
tète  de  ce  très  indépendant  et  vaillant  organe  de  la 
libre  philosophie.  En  un  mot,  il  prend  le  contre-pied  de 
toutes  les  opinions  qui  lui  semblent  s'éloigner  de  la 
pure  orthodoxie  catholique  et  excommunie  sans  dis- 
tinction, sous  l'uniforme  appellation  de  «  mécréants  ->, 
tous  ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  lui.  Il  frappe  «  dans 
le  tas  »,  à  droite  et  à  gauche,  libéraux  et  athées,  chré- 


(1)  Voir  aussi  certaines  lettres  de  1843  adressées  au  vicomte  d'Yzarn- 
Freissinet,  homme  spirituel,  incrédule  et  mondain,  qui  était  l'ami  de 
Barbey  d'Aurevilly.  [Revue  indépendante  mensuelle  de  juillet,  août  et 
octobre  1893).  Elles  permeUent  de  dater  sûrement  de  1846  la  «  conversion  » 
de  l'ancien  a  Gant-Jaune  »,  admirateur  de  Brummell. 

13 


—  194  — 

tiens  mollasses  et  libres-penseurs  endurcis,  —  laissant 
à  Dieu  le  soin  de  reconnaître  les  siens. 

Jusqu'à  la  fin  de  1847,  la  bataille,  que  d'Aurevilly  mène 
avec  tant  de  zèle,  est  plutôt  «  intellectuelle  »  que  «  so- 
ciale ».  Elle  est  dirigée  bien  plus  contre  ce  qu'il  appelle 
«  les  perturbateurs  de  l'intelligence  humaine  »  que 
contre  les  -x  perturbateurs  de  la  société  ».  Mais  voici 
venir  des  heures  graves  qui  retentissent  fiévreusement 
au  cœur  du  pays  et  bouleversent  jusqu'aux  assises  du 
gouvernement  français.  La  Révolution  de  Février  sur- 
prend l'opinion  en  pleine  quiétude  apparente  et  ne  laisse 
pas  de  troubler  même  les  «  orthodoxes  »  rédacteurs  de 
la  Revue  du  Monde  Catholique.  «  Je  vous  trace  ces  mots 
d'une  plume  folle  de  rapidité,  écrit  d'Aurevilly  à  Tre- 
butien  aux  premiers  jours  de  mars  1848.  Je  n'ai  ni  le 
temps  ni  la  volonté  de  vous  dire  mes  pensées,  mes 
observations  et  mes  prévisions  sur  cette  situation  qui 
vous  fait  trembler..  Nous  voilà  en  face  d'une  société  à 
refaire,  d'un  pouvoir  à  refaire,  d'une  tour  de  Babel  à 
élever.  Gare  la  confusion  des  langues,  et  bien  d'autres 
confusions.  Du  reste,  sombre  ou  radieux,  l'avenir  crée 
des  devoirs  aux  hommes  qui  ont  en  eux  quelque  force,  qui 
la  sentent  et  qui  croient  à  Dieu.  Nous  n'avons  pas  de 
démission  à  donner,  quand  on  n'a  eu  de  charge  que  celle 
de  ses  misères  personnelles.  Donc,  préparons-nous  pour 
bien  faire,  quoi  qu'il  puisse  advenir  !  Je  ne  suis  pas  un 
enthousiaste,  mais  un  homme  résolu  à  se  mêler  à  un 
mouvement  dont  Dieu,  qui  a  toujours  quelque  gtrmd 
dessein  d'ordre,  fera  sans  doute  sortir  quelque  chose. 
Nous  sommes  au  commencement  d'un  monde  nouveau. 
Les  siècles  ne  viennent,  que  comme  les  hommes,  à  la 
lamière,  dans  des  douleurs  et  dans  du  sang  ».  C'est  la 
première  fois  que  se  manifestent  ainsi,  avec  une  précision 


—  195  — 

lapidaire,    les   conceptions    théocratiques    de    Barbey 
d'Aurevilly. 

Naturellement,  la  Revue  s'inspire  des  idées  de  son 
rédacteur  en  chef.  Le  15  mars,  l'anonyme  auteur  de  la 
«  Chronique  politique  »,  —  sans  doute  d'Aurevilly  lui- 
même,  —  essaie  de  tirer  la  moralité  des  faits  accomplis. 
Il  est  question,  dans  ces  pages  qui  ne  manquent  point  d'é- 
loquence, des  «  événements  miraculeux  »  et  du  «  drame 
providentiel  »  de  la  Révolution  récente.  La  Monarchie 
de  Juillet  y  est  représentée  comme  un  établissement  sans 
sohdité  et  qui  portait  en  lui  les  germes  de  sa  destruction, 
(facile  prophétie,  après  coup  !)  Nos  catholiques  optimistes 
et  ardents  ne  regrettent  pas  le  fade  et  pfde  gouverne- 
ment de  Louis-Philippe  :  par  contre,  ils  ont  confiance 
dans  le  Gouvernement  Provisoire.  Plusieurs  même 
d'entre  eux  veulent  se  jeter  en  plein  courant  démocratique 
et,  dans  ce  but,  fondent  un  nouvel  organe,  La  Liberté 
religieuse.  Mais  d'Aurevilly  hésite  à  les  suivre  en  cette 
voie  dangereuse  où  les  entraînent  leur  générosité  et 
leurs  enthousiasmes  inconsidérés.  «  J'espère  ,  dit-il,  que 
je  les  gouvernerai  dans  l'espèce  d'ivresse  qui  les  em- 
porte... Quoi  qu'il  arrive,  je  serai  plus  du  côté  de  Vordre, 
dont  nous  n'aurons  jamais  assez,  que  du  côté  de  la 
liberté,  dont  nous  commençons  à  avoir  trop  ».  (Lettre 
du  24  mars).  En  bon  aristocrate  qu'il  est,  le  fils  des 
Chouans  de  Saint-Sauveur,  revenu  au  bercail  de  la  tra- 
dition, ne  voit  pas  sans  défiance  grandir,  sur  les  ruines 
d'un  trône  écroulé,  la  souriante  image  de  la  République. 
Cependant  il  n'ose  trop  durement  contrecarrer  les  projets 
de  ses  amis  et  consent  à  prêcher  l'alliance  féconde  de 
l'Ordre  et  de  la  Liberté.  C'est  dorénavant  le  programme 
politique  de  la  Revue  qui,  pour  la  circonstance,  tempère 
un  peu  la  sévérité  de  son  orthodoxie.  Mais  en  temps  de 


—  196  — 

révolution,  où  il  semble  plus  aisé  de  faire  son  devoir  que 
de  le  connaître,  il  faut  bien  assouplir  les  principes  à  la 
nécessité  du  moment. 

Au  surplus,  Barbey  d'Aurevilly  ne  cherche  qu'à 
s'instruire  et  à  faire  son  profitdes  leçons  de  l'expérience. 
«  Mandez-moi  l'opinion  de  votre  province  et  son  atti- 
tude »,  dit-il  gravement  à  Trebutien  ;  et  ailleurs,  sur  un 
ton  mi-plaisant  et  mi-convaincu,  il  ajoute  :  «  Combien 
me  garantissez-vous  de  voix  à  Caen  pour  l'Assemblée 
Nationale  ?  ».  Est-ce  que  sérieusement  il  songerait  à 
s'offrir  aux  suffrages  des  électeurs  caennais  ?  Pourquoi 
pas?  après  tout.  II  serait  un  superbe  député,  à  la  phy- 
sionomie imposante  et  au  verbe  éclatant.  On  Técouterait 
à  coup  sûr,  mais  on  ne  le  suivrait  pas.  Le  Dandy  des 
anciens  jours  n'a  pas  les  allures  d'un  chef  de  parti.  11  ne 
sera  toujours  qu'un  tirailleur.  S'il  se  rend  compte  de 
cette  infirmité  de  sa  nature,  il  doit  maudire  son  triste 
sort. 

Il  a,  en  effet,  plus  que  jamais  soif  d'action.  Sa  destinée 
lui  paraît  incomplète  et  presque  manquée,  tant  qu'il  n'a 
pris  aucune  part  aux  affaires  pubhques.  Cette  rare  for- 
tune lui  sera- 1- elle  encore  refusée  ?  Voici  justement 
qu'à  son  bon  vouloir  et  à  ses  impatiences  se  présente 
une  excellente  occasion,  spontanée  et  inattendue,  d'es- 
sayer les  talents  qu'il  croit  avoir  reçus  du  ciel.  Un  heu- 
reux concours  de  circonstances  l'invite  à  donner  la 
mesure  de  ses  aptitudes  au  rôle  d'Homme  d'Etat.  Des 
clubs  nombreux  viennent  d'éclore  à  Paris,  sous  le 
souffle  bienfaisant  de  la  liberté  d'association.  On  y  pré- 
pare les  élections  et  on  y  étudie  le  problème  social.  Un 
de  ces  clubs,  désigné  sous  le  nom  de  Club  des  Ouvriers 
de  la  Fraternité  et  qui  compte  près  de  20,000  adhérents 
ou  affiliés,  choisit  Barbey  d'Aurevilly  pour  président. 


-  197  - 

Il  n'existe  point  de  meilleure  école  de  politique  !  Com- 
bien de  parlementaires  se  sont  formés  à  ce  contact  des 
assemblées  populaires  ?  Combien  y  ont  trouvé  la  for- 
tune de  leur  ambition  et  ont  commencé  là  de  reconnaître 
le  chemin  qui  mène  aux  honneurs?  Le  moment  est 
solennel  pour  le  fils  de  Théophile  Barbey.  Il  tient  peut- 
être  son  avenir  entre  ses  mains.  L'épreuve  qu'il  va  tenter 
sera  décisive  :  il  en  sortira  professionnel  de  la  politique, 
—  ou  bien  homme  d'Etat  in  partihus,  sans  mandat  réel 
à  exercer.  L'issue  delà  question  dépend  de  son  habileté, 
sinon  de  sa  souplesse. 

Le  premier  soin  du  président  est  de  faire  nommer  par 
l'assemblée  deux  assesseurs.  Les  «  clubistes  »se  disent 
catholiques  :  pour  le  prouver,  ils  confient  la  vice-prési- 
dence à  deux  prêtres  :  l'abbé  Celasse  et  l'abbé  Ledreuil, 
qui  vont  siéger  en  soutane  aux  côtés  de  Barbey  d'Aure- 
villy. Le  tableau  ne  manque  pas  d'attrait!  L'auteur  du 
Brummell  entre  deux  ecclésiastiques,  c'est  délicieux  ! 
Où  t'es-tu  fourvoyée,  Maximilienne  de  Syrène,  char- 
mante «  chroniqueuse  »  pour  dames  et  pour  modistes  ? 
Tout-à-coup,  du  sein  de  la  réunion,  chauffée  à  blanc  par 
d'énergiques  discours  et  à  peine  refroidie  par  une 
distribution  d'eau  bénite,  s'échappent  des  clameurs 
violentes  et  furieuses.  Ce  n'est  point  un  vent  de  Pen- 
tecôte qui  souffle  là,  et  nulle  langue  de  feu  ne  tombe  sur 
nos  apôtres  improvisés.  De  divers  points  de  la  salle,  on 
hurle  :  A  bas  les  Jésuites  /  Alors,  preste  comme  Achille 
et  irritable  comme  lui,  le  président  se  précipite  à  la 
tribune:  «Messieurs,  s'écrie-t-il,  je  regrette  bien  de 
n'avoir  pas  comme  Cromwell  une  compagnie  de  cottes 
de  fer  pour  vous  tomber  dessus!  (Sensation  p^^olongée)... 
Comme  il  ne  faut  pas  que  le  verbiage  et  les  cris  soient 
ici  les  vainqueurs,  je  déclare  le  club  dissous.  Sortons  ;  le 


—  198  — 

trimestre  du  local  est  payé  ;  je  m'en  vais  mettre  la  clef 
dans  ma  poche,  pour  qu'il  ne  serve  pas  de  lieu  d'aisances 
aux  ti'ibuns  de  cabarets  ».  (Tumulte  éjMUirDitableJ.  On 
étouffait:  tout  le  monde  s'en  alla  (1).  Ainsi  finit  le  rôle 
d'homme  public  qu'avait  rêvé  Barbey  d'Aurevilly.  Déci- 
dément, ce  fils  de  Chouans  n'avait  pas  la  vocation  de 
«  meneur  de  peuple  ».  C'était  un  «  mauvais  berger  »,qui 
n'eût  conduit  son  troupeau  qu'à  coups  de  baguette. 

Quelques  jours  après  ces  incidents  tumultueux,  en 
avril  1S48,  «  le  samedi  saint  »  comme  il  dit,  d'Aurevilly 
écrivait  à  Trebutien:  «  La  situation  est  un  abîme.  Ce  ne 
sont  ni  des  mains  de  poète  ni  des  bras  d'utopistes  qui  le 
fermeront.  Comptez-moi  les  têtes  de  cette  hydre  inno- 
cente qu'on  appelle  le  Gouvernement  provisoire  (qui,  par 
parenthèse,  ne  gouverne  pas)  trouvez-moi  parmi  elles  ce 
qu'on  appelle  une  tête  d'Etat,  une  seule,  vous  ne  la 
trouverez  point  ».  Ce  n'est  pourtant  pas  au  Club  des 
Ouvriers  de  la  Fraternité  qull  faut  aller  la  chercher. 
Mais  notre  Normand  «  individualiste  »  ne  s'arrête  pas  à 
cette  considération,  et  il  ajoute  naïvement:  «Au  milieu  de 
tout  cela,  que  deviendrai-je?  Quel  rôle  aurai-je?  Aurai-je 
un  rôle  ?  Nuées  et  ténèbres  encore  !  Je  n'ai  pas  grand 
amour  pour  un  pouvoir  qu'il  faut  aller  chercher  dans  la 
poussière.  En  ce  moment,  un  peu  d'orgueil' dégoûte  de 
beaucoup  d'ambition.  Je  n'ai  pas  grossi  la  foule  de  ces 
candidatures  nombreuses  comme  les  sauterelles  d'Egypte, 
grotesques  vanités  en  prurit.  Je  n'ai  rien  fait  pour  poser 

(1)  Le  procès-vei'bal  de  cette  séance  n'a  pas  été  fait  sur  l'iieure.  J'en  ai 
emprunté  les  détails  à  un  article  du  distingué  critique  Théophile  Silvestre, 
qui  les  a  écrits  vraisemblablement  sous  la  dictée  de  Barbey  d'Aurevilly, 
quelques  années  plus  fard.  Théophile  Silvestre  était  très  lié  avec  Tancien 
Président  du  Club  éphémère  de  mars  1848  et  aimait  à  noter  les  récits  où 
se  complaisait  la  verve  aristocratique  de  l'auteur  d'Une  Vieille  Maîtresse. 


—  199  — 


la  mienne.  J'ai  été  président  d'un  club  pendant  qu.nze 
ou^Nous  pouvions  avoir  20.000  ouvriers  dernere 
nous  J'avais  été  choisi  par  acclamation,  mais  ja,  moi- 
m'ne  dissous  ce  club  quand  j'ai  vu  qu'il  "e'f  ^"«f 
despotisme  du  verbiage  et  le  Pandémomum  de  toutes  les 
sottises  humaines  dans  leur  admirable  variété  ». 

Cette  lettre  achève  de  dessiner  la  Phy^;»"»™;;'^ 
Barbey  d'Aurevilly  après  la  Révolution  de  Fevriei .  On  y 
voit  que  s'il  partagea  un  instant,  -  très  modérément,  - 
les  lèves  démocratiques  de  ses  amis,  l'illusion  ne  fu 
point  de  longue  durée.  De  sa  rencontre  avec  le  P^uP  « ,  1 
revint  plus  aristocrate  que  jamais,  -  fier  de  son  «  indi- 
vidualisme »  à  outrance  et  beau  du  dédain  de  la  popula- 
rité. 11  n'était  pas  apte,  semble-t-il,  à  comprendre  les 
aspirations  confuses  des  masses.  U  allait  vers  la  foule 
avec  défiance.  Or,  c'est  d'un  cœur  confiant  et  simple 
qu'il  faut  l'aborder,  si  l'on  veut  se  taire  aimei  dele  e 
Wiener  ses  sympathies.  La  saine  et  vraie  popularité  est 
fie.  d'estime  réciproque,  de  mutuel  abandon  d'affection 
désintéressée;  elle  suppose,  de  part  et  d^-'-e.  ^^ 
sécurité  absolue,  loyale  et  sincère,  en  la  bonne  foi  et  du 
mandataire  et  des  mandants. 

Pourquoi  d'Aurevilly  n'avait-il  pas  eu  la  force  d  im- 
poser silence  à  ses  préjugés  aristocratiques  ?  A  ce  prix 
seulement,  il  pouvait  conquérir  l'àme  de  ces  ouvriers  de 
ces  malheureux  qui,  pent-être,  ne  cherchaient  qnune 

âme-sœur  à  laquelle  apporter,  «'"^V"''""''tT''„uî' ne 
secret  de  leurs  misères  et  leurs  doléances,  et  qui  ne 
trouvaient  devant  eux.  au  lieu  de  l'apôtre  desire,  qu  un 
homme  d'ancien  régime,  incapable  de  les  comprendie 
et  de  seconder  leurs  efforts.  L'élégant  auteur  du 
Brummell  ne  vit  de  la  foule  que  les  appétits  déchaînes 
et  les  grossières  passions  surexcitées  ;  il  n'en  voulut  pas 


-  200  — 

voir  les  généreux  mouvements,  les  expansions  cordiales 
et  imprévues.  Il  n'eut  pas  cette  clairvoyance  suprême  d'un 
cœur  dévoué  qui  va  droit  au  but  qu'il  s'est  assigné.  Pour- 
tant il  avait  l'esprit  assez  élevé  pour  saisir  toute  la  portée 
des  obligations  qui  lui  incombaient,  qu'il  avait  contrac- 
tées en  acceptant  un  rôle  actif  d'homme  public.  Mais  ses 
préjugés,  son  éducation,  la  voix  du  sang  peut-être,  toutes 
les  sirènes  du  passé  parlèrent  plus  haut  dans  cette  âme 
aristocratique  que  le  langage  de  la  raison  et  firent  taire 
ses  instincts  d'humanité  attendrie. 

Il  semble,  d'ailleurs,  que  plus  tard  d'Aurevilly  ait  eu 
l'intuition  et  comme  le  regret  de  son  rôle  d'une  heure 
piteusement  avorté.  «Ah!  que  j'aime  les  hommes  qui 
devinent  mon  âme  !  écrivait-il  à  Trebutien  le  9  décembre 
1<S51.  Au  faubourg  Saint-Germain,  ils  disent  :  «  Oui,  c'est 
un  esprit  redoutable  »,  parce  que  je  leur  montre  parfois 
l'acier  damasquiné  d'une  épigramme  affilée,  mais  l'âme 
que  j'ai,  qui  s'en  doute?...  Les  gens  du  peuple  ont  plus 
d'instinct.  Du  temps  que  je  présidais  un  club  de  20.000  ou- 
vriers, les  ouvriers  disaient  :  «  Ce  que  nous  aimons  de 
notre  Président,  c'est  qu'il  a  l'air  d'avoir  souffert  ».  Je 
n'oublierai  point  cette  parole.  Une  voix  vibrante,  un  air 
de  tête  trop  impérieux  peut-être,  —  comme  mon  diable 
de  style,  —  ne  faisaient  point  illusion  à  ces  braves  gens  ». 
Pourquoi  donc  n'avait-il  pas  su  profiter  de  cette  dispo- 
sition de  la  foule  à  son  égard  ?  S'il  s'était  bien  rendu 
compte,  en  1848,  de  l'influence  heureuse  d'une  âme  qui 
se  livre  sur  les  imaginations  populaires,  peut-être  se 
fùt-il  alors  solennellement  réconcilié  avec  la  démocratie. 

Mais,  dans  le  tourbillon  qui  emportait  la  société  fran- 
çaise vers  des  destinées  inconnues,  au  lendemain  de  la 
Révolution  de  Février,  les  plus  calmes  étaient  affolés,  les 
plus  clairvoyants  devenaient  aveugles.  D'Aurevilly  rejeta 


—  201  - 

bien  vite  tous  les  rêves  qui  avaient  enflammé  les  jeunes 
esprits  de  la  Revue  du  Monde  Catholique,  il  se  retira 
de  nouveau  dans  sa  «  tour  d'ivoire  »,  en  compagnie  de 
ses  chimères  aristocratiques,  dont  il  pressentait  lui-même 
le  règne  désormais  impossible.  Du  reste,  il  était  contraint 
par  les  événements  à  s'éloigner  du  champ  d'action  où  il 
avait  évolué  pendant  un  an.  La  Société  Catholique  fi  fondée 
en  184(3  pour  la  restauration,  la  régénération  et  le  progrès 
des  arts  religieux  »  (à  en  croire  le  prospectus,  —  mais 
qui  en  fait  n'avait  rien  restauré,  ni  régénéré,  ni  fait  pro- 
gresser)—venait  d'être  frappée  à  mort  par  un  brusque 
contre-coup  de  la  Révolution.  La  Revue,  qui  s'était  élevée 
et  avait  grandi  à  ses  côtés,  disparut  avec  elle  dans  l'inat- 
tention générale,  après  treize  mois  d'une  existence  qui 
avait  eu  ses  journées  d'éclat.  La  dernière  livraison  de 
cette  feuille  ultra-catholique  parut  en  avril  1848,  avec 
quelques  jours  de  retard,  «  les  événements,  —  disait  une 
note  de  la  rédaction,  —  ayant  appelé  les  ouvriers  sur  la 
place  publique».  Bientôt  les  ouvriers  firent  grève  com- 
plètement, faute  de  travail  peut-être,  à  moins  qu'ils  ne 
fussent  absorbés  par  leurs  préoccupations  politiques  ou 
sociales.  En  tout  cas,  la  Revue  du  Monde  Catholique 
avait  vécu. 


CHAPITRE   XI 


((  VOCATION    NORMANDE   )) 

IDÉES  LÉGITIMISTES  :    POLÉMIQUES 

({    LE    SACERDOCE    DE    l'ÉPÉE    )) 

Les  Prophètes  du  PasséET  Une  Vieille  Maîtresse 
L'Ensorcelée 

COUP  d'état  du  2  DÉCEMBRE  1851 
RALLIEMENT     AU     RÉGIME     NOUVEAU 

(1848-1852) 


Les  graves  événements  qui  viennent  de  s'accomplir 
n'ont  point  fait  oublier  à  l'auteur  du  Brummell,  —  survi- 
vant jusque  dans  l'apologiste  des  Jésuites,  —  sa  char- 
mante et  perverse  Vellini  la  Malagaise,  laquelle  triomphe 
si  facilement  de  la  vertu  conjugale  de  Ryno  de  Marigny 
par  la  magie  de  sa  laideur  et  la  force  des  hens  de  la  chair. 
Barbey  d'Aurevilly,  en  dépit  de  sa  conversion  récente, 
a  toujours  des  entrailles  d'amant  pour  cette  Vieille 
Maîtresse  dont,  en  1845,  il  esquissait  les  traits  dans  une 
lettre  à  Trebutien.  Pendant  qu'il  voyageait  sur  les  bords 
du  Rhùne  pour  les  intérêts  de  la  Société  Catholique,  vers 


—  203  — 

la  fin  de  1846,  il  avait  achevé  le  premier  volume  de  son 
roman  destiné,  croyait-il,  à  faire  grand  bruit.  Rentré  à 
Paris,  il  en  commença  la  seconde  partie,  dès  janvier  1847, 
au  milieu  de  ses  préoccupations  politiques,  artistiques  et 
industrielles.  Avec  quelle  chaleur  et  quelles  attentions 
paternelles  il  mande  à  Trebutien  les  progrès  de  cette 
Vellini,  «  que  j'ai  lue  dans  une  soirée  d'hommes  bien 
graves,  dit-il  le  14  décembre  1847,  et  qu'on  ne  trouve 
point  indigne  de  la  gravité  de  ma  position  nouvelle,  tant 
les  regards  que  j'y  jette  sur  la  passion  sont  profonds  !  » 

Du  reste,  comme  d'Aurevilly  l'avoue  lui-même,  il  n'est 
pas  encore  assez  catholique  pour  s'interdire  toute  étude 
purement  profane...  ou  même  impurement.  Parlant  de  son 
frère,  l'abbé  Léon,  il  écrit  à  Trebutien  le  13  octobre  1847: 
«  Notre  correspondance  s'est  réchauffée  à  la  ferveur  des 
idées  nouvelles  qui  ont  envahi  mes  convictions.  Avec  la 
foi  qui  lui  ferait  porter  légèrement  le  mont  Athoset  THima- 
laya,  il  a  eu  l'un  des  plus  grands  bonheurs  possibles  en 
me  voyant  modifié  aussi  profondément  que  je  le  suis.  Je 
ne  suis  pas  encore  ce  qu'il  voudrait;  les  passions  ne 
,  m'ont  lâché  que  par  le  cerveau,  le  reste  tient  dans  leurs 
diables  de  griffes  ;  mais  Pascal  n'a-t-il  pas  dit  :  Bien 
penser  est  le  fondement  de  la  morcde.  Conimençous  donc 
X)ar  bien  penser  ».  Barbey  d'Aurevilly,  en  effet,  pense 
maintenant  en  cathoUque,  mais  il  a  toujours  l'imagina- 
tion païenne.  11  envisage  les  questions  de  doctrine  sous 
l'angle  du  cathohcisme;  il  considère  les  sentiments,  le 
cœur  humain,  la  vie,  sous  l'aspect  de  la  passion,  —  et 
de  la  passion  la  plus  éperdûment  romantique.  Il  ne  se 
soucie  pas  encore  d'accorder  en  une  même  vue  harmo- 
nieuse «  la  foi  et  la  pratique  ». 

Malgré  tout,  ses  idées  nouvelles  ont  déjà  exercé  sur  son 
esprit  une  influence  heureuse  et  décisive,  sous  un  autre 


—  204  — 

rapport.  Oq  se  souvient  qu'à  peine  sorti  du  collège  d'Au- 
revilly avait  renié  les  vieilles  traditions  de  sa  famille,  les 
rejetant  a  titre  de  préjugés  à  la  fois  surannés  et  gênants. 
Mais  il  avait  fait  vite  retour  au  bercail  aristocratique 
d'où  il  s'était,  en  une  heure  d'emportement  juvénile,  in- 
considérément écarté.  Il  demeurait  seulement  incrédule 
et  «  déraciné  ».  Peut-être  grisé  par  ses  vingt  ans,  se 
crut-il  alors  affranchi  du  passé,  débarrassé  des  liens  qui 
l'enchaînaient  naguère  si  étroitement  aux  conceptions 
paternelles,  en  un  mot  absolument  émancipé.  11  mécon- 
naissait l'empreinte  profonde  que  gravent  dans  les  jeu- 
nes âmes  le  contact  prolongé  avec  la  terre  natale,  la 
naissance  au  sein  d'une  ancienne  famille,  la  permanence 
traditionnelle  d'un  culte  religieux.  Ce  qn'il  prenait  pour 
une  «  évasion  »,  une  libération  définitive  des  choses  et 
des  idées  d'autrefois,  n'était  qu'une  échappée  de  jeu- 
nesse, une  envolée  téméraire  vers  des  régions  nouvelles 
dont  le  charme  lointain  l'enchantait,  mais  dont  la  réalité 
vue  de  près  devait  le  désabuser. 

Du  jour  où  il  redevint  catholique,  le  fils  aîné  de  Théo- 
phile Barbey  se  réconcilia  avec  la  Normandie.  11  signa 
l'abdication  de  ses  rancunes  contre  son  pays  et  fit  amende 
honorable  de  ses  idées  d'émancipation,  dans  le  second 
volume  delà  Vieille  Maîtresse.  11  est,  en  effet,  infiniment 
probable  qu'en  1845  d'Aurevilly  ne  songeait  pas  à  pein- 
dre la  terre  natale  au  cours  de  ce  livre  hardi,  où  il  vou- 
lait simplement  condenser  ses  observations  mondaines  et 
ses  études  passionnelles.  Il  entretenait  souvent  Trebu- 
tien  des  destinées  de  la  chère  Vellini;  jamais  il  ne  lui 
avait  donné  à  entendre  qu'il  en  ferait  un  livre  essentiel- 
lement normand,  saturé  des  fortes  sensations  du  terroir, 
de  la  mer  et  des  paysages  cotentinais.  C'est  dans  une 
lettre  du  18  janvier  1849  qu'il  annonce  cette  bonne  nou- 


—  205  — 

velle  au  bibliothécaire  de  Caeii.  «  Vellini  est  finie,  écrit-il. 
Quel  livre  !  Deuiandez  à  Renée  ce  qu'il  en  pense.  Je  lui 
ai  lu  le  second  volume  l'autre  jour,  le  second  volume  que 
vous  aimerez  doublement,  car  la  Normandie  y  est  peinte 
avec  un  pinceau  trempé  dans  la  sanguine  concentrée  du 
souvenir  ».  Et,  à  partir  de  ce  jour,  il  revient  sans  cesse 
sur  la  valeur  normande  de  son  œuvre. 

Mais  ce  premier  hommage  au  sol  nourricier  de  ses 
rêves  d'enfant  ne  suffit  pas  à  l'ambition  désormais  pré- 
cise et  arrêtée  du  descendant  des  Chouans  de  Saint-Sau- 
veur. Une  fois  engagé  dans  ce  nouveau  courant  d'idées, 
de  préférences  et  de  désirs,  d'Aurevilly  ne  se  tient  pas  à 
mi-chemin.  Il  veut  faire  une  œuvre  plus  profondément 
locale  qne  la  Vieille  Maîtresse.  «  Je  viens  de  jvous  dire, 
cher  ami,  écrit-il  à  Trebutien  en  décembre  1849,  que  j'ai 
quelques  travaux  en  train.  Il  est  un  livre,  surtout,  parmi 
les  autres,  que  je  veux  recommander  à  vos  bontés  pater- 
nelles... Ce  livre  que  je  pourrais  (pour  vous  en  donner 
une  idée)  comparer  aux  chroniques  de  la  Canongate 
(avec  les  différences  de  faire,  de  couleur,  de  sujet,  etc.,) 
contient,  réunis  par  un  nœud,  plusieurs  romans  d'inven- 
tion et  d'observation,  mais  dont  les  mœurs  et  l'époque 
sont  celles  de  la  Guerre  des  Chouans  de  notre  pays.  Fils 
de  Chouan  moi-même,  ou  plutôt  neveu  de  Chouans, 
élevé  dans  la  maison  paternelle  avec  un  père  en  qui  respire 
le  feu  sacré  des  anciens  jours,  je  sais  beaucoup  sur  cette 
époque  et  sur  mon  pays  en  général;  mais  comme  je  tiens 
à  savoir  le  plus  possible,  et  surtout  à  faire  Œuvre  Nor- 
mande, je  m'adresse  à  vous  pour  tous  les  renseignements 
que  vous  voudrez  bien  me  donner.  Indiquez-moi  des  livres 
que  je  n'aurais  pas  lus;  mais  en  un  tel  sujet,  il  y  a  bien 
mieux  que  les  livres,  ce  sont  les  récits,  les  traditions 
domestiques,  les  choses  qu'on  se  raconte  de  génération  en 


-  200  — 

génération,  les  commérages,  tout  ce  qui  peut  bien  ne  pas 
avoir  l'exactitude  bête  du  fait  brut,  mais  qui  a  la  grande 
vérité  humaine  d'imagination,  le  sentiment  de  la  réalité 
de  moeurs  et  d'histoire...  Je  prends  tout.  Bruits  sur  les 
hommes  d'alors,  préjugés,  superstitions,  légendes  (les 
légendes,  surtout,  Trebutien!...)  J'aime  mieux  l'impres- 
sion brûlante  d'un  contemporain  que  le  détail  glacé  et 
matériellement  exact  d'un  faiseur  de  procès-verbaux  his- 
toriques ».  Et,  sans  plus  tarder,  il  pose  des  questions  à 
Trebutien  sur  le  chevalier  Des  Touches,  sur  d'Aché,  sur 
Madame  de  Vaubadon,  sur  l'abbaye  de  Blanchelande  (1). 
De  ce  jour,  la  «  vocation  normande  »  de  Barbey 
d'Aurevilly  est  nettement  déterminée.  Il  appartient,  corps 
et  âme,  tout  entier,  sans  restriction,  à  la  belle  province 
où  il  naquit.  Son  enthousiasme  de  néoph^'te,  ivre  des 
senteurs  du  terroir,  croît  de  plus  en  plus,  au  fur  et  à 
mesure  qu'il  prend  possession  de  son  sujet  et  en  découvre 
l'intérêt  palpitant.  «  J'étais  bien  sûr  que  l'idée  de  mon 
Ouest  (2)  vous  plairait,  écrit-il  à  Trebutien  le  31  décembre 
1849.  Allez!  je  ferai  cela  royalement.  On  y  reconnaîtra  la 
main  du  Normand,  cette  main  crochue  qui  prend  et  qui 
garde,  cette  main  de  la  force,  moitié  serre  d'aigle,  moitié 
pince  de  crabe,  qui  devrait  étreindre  une  poignée  d'épée 
et  n'a  qu'une  plume,  mais  dans  laquelle  il  coule  la  vertu 
de  l'acier.  Vous  verrez  que  je  n'y  parlerai  pas  normand 
du  bout  des  lèvres,  mais  hardiment,  sans  bégaiement, 

(1)  De  ce  vaste  travail  normand,  qui  devait  s'étendre  en  quatre  livres  au 
moins,  deux  ouvrafçes  seulement  ont  été  menés  à  Ijonne  fin:  VEnsorcelée 
et  le  Chevalier  Des  Touches.  Les  deux  autres,  Un  Genlilhomme  de  grand 
cliemin  et  Une  tragédie  à  Vaubadon  sont  restés  à  l'état  de  projet  et  de 
notes. 

(2)  Dans  le  jirini-ipe,  il  voulait  donner  à  l'ensemble  de  son  œuvre  ce  nom 
général  et  unicpie:  Ouest. 


—  207  - 

comme  un  homme  qui  n'a  pas  désappris  la  langue  du 
terroir  dans  les  salons  de  Paris  et  qui  porte,  comme  un 
descendant  des  Pêcheurs-Pirates,  d'aziw  à  deux  barbets 
adossés  et  écaillés  d'argent.  J'ai  déjà  dit  deux  mots  de 
ma  vieille  Normandie.  La  c(3te  de  la  Manche  est  peinte  à 
grands  traits  dans  le  second  volume  de  Vellini,  et  les 
Poissonniers  y  parlent  connue  des  poissonniers  vérita- 
bles. » 

Pour  se  faire  la  main  à  ces  sujets  normands,  d'Aure- 
villy compose  une  nouvelle  avec  des  souvenirs  de  ses 
jeunes  années  vécues  à  Valognes,  en  compagnie  d'Ede- 
lestand  du  Méril.  Cette  nouvelle.  Le  Dessous  de  Cartes 
d'une  partie  de  lohist  (1)  est  tirée  d'une  aventure  réelle, 
dont  l'enfant  de  Saint-Sauveur  a  été  témoin  vers  ses  dix- 
huit  ans  :  il  n'en  modifie  qu'à  peine  les  faits  et  les  inci- 
dents, dans  le  seul  but  de  dépister  les  curiosités  malveil- 
lantes du  lecteur.  Aussitôt  qu'il  a  achevé  ce  récit  très 
piquant,  hardi  dans  le  fond,  mais  d'une  forme  tout  à  fait 
correcte,  il  l'envoie  à  Buloz,  —  tandis  que  la  Vieille  Maî- 
tresse est  en  lecture  au  Constitutionnel.  Impitoyable- 
ment, les  deux  manuscrits  lui  sont  retournés  par  les  aus- 
tères censeurs  du  journal  doctrinaire  et  de  la  Revue  des 
Deux-Mondes.  «  Je  suis  destiné  à  faire  de  la  littérature 
inacceptable,  écrit-il  tristement  à  Trebutien  le  11  janvier 
1850.  Voilà  Véron  qui  me  renvoie,  avec  mille  salamalecs, 
ma  Vieille  Maîtresse,  que  quelques  esprits  exceptionnels 
appellent  un  roman  de  génie:  si  le  mot  est  trop  fort, 
c'est  du  moins  une  altière  et  brûlante  peinture  du  cœur 
humain  dans  sa  partie  la  moins  éclairée  par  les  penseurs 

(1)  Cette  nouvelle,  publiée  en  1850  dans  la  Mode  et  jointe  aux  premiè- 
res éditions  de  VEnsorcelée  en  1854  et  1858,  est  devenue  plus  tard  l'une 
des  six  Diaboliques  (1874).  ' 


-  208  — 

et  par  les  poètes.  Et  Buloz,  qui  frappait  sa  poitrine  de 
n'avoir  point  publié  Brummell,  quand  des  gens  comme 
Ghasles,  Sainte-Beuve  et  Labitte  lui  en  eurent  dit  leur 
avis,  Buloz  me  renvoie  de  son  côté  une  Nouvelle  avec  la- 
quelle je  tourne  les  têtes  quand  je  la  lis  (Ricochets  de 
Conversation:  Le  Dessous  de  Cartes  d'une  jMrtie  de 
whist),  prétendant  qu'il  a  les  nerfs  et  les  préjugés  de  son 
public  à  ménager  !  Il  disait  l'autre  jour  à  Pontmartin  qui 
lui  reprochait  de  ne  pas  m'ouvrir  sa  Revue  toute  grande  : 
"S  II  a  un  talent  d'enragé,  mais  je  ne  veux  pas  qu'il  f...  le 
feu  dans  ma  boutique  ». 

En  attendant  les  événements  et  les  faveurs  de  la  for- 
tune littéraire,  d'Aurevilly  est  contraint  à  se  rejeter,  pour 
vivre,  dans  le  journalisme  militant.  Depuis  que  la  Bévue 
du  inonde  catholique  a  fait  naufrage  dans  la  tempête  de 

1848,  son  ancien  rédacteur  en  chef  s'est  tenu  à  l'écart  de 
toute  polémique.  Découragé  à  la  suite  de  l'inutile  tenta- 
tive et  de  la  propagande  infructueuse  de  la  feuille  ultra- 
orthodoxe au  succès  de  laquelle  il  s'était  tant  dévoué,  — 
de  plus,  ayant  égrené  ses  espérances  de  régénération 
politique,  après  la  Révolution  de  Février,  et  par-dessus 
tout  n'augurant  rien  de  bon  de  l'avenir,  il  s'est  retiré  dans 
la  sohtude  de  ses  méditations  et  de  ses  projets.  Mais  les 
besoins  de  l'existence  quotidienne  le  forcent  à  sortir  de 
son  inaction  laborieuse.  Aux  derniers  jours  de  décembre 

1849,  il  donne  à  YOj)inion  Publique,  organe  de  lalégitimité 
royaliste,  deux  articles  profonds  sur  Joseph  de  Maistre 
et  le  vicomte  de  Bonald.  Il  s'y  montre  catholique  irré- 
ductible plus  encore  que  bourbonien  intransigeant.  Il  a 
intitulé  son  travail:  Les  Propliètes  du  Passé,  pour 
creuser  davantage  encore,  semble-t-il,  l'abîme  qui  le 
sépare  des  idées  du  jour.  A  cette  époque,  après  une 
année  de  recueillement  et  de  systématique  abstention  de 


—  209  - 

toute  lutte  politique,  Barbey  d'Aurevilly  paraît  avoir 
adopté  sans  restriction  les  convictions  de  sa  famille,  — 
qu'il  ne  traite  plus  de  préjugés.  Il  est  devenu  Chouan  à 
son  tour,  presque  autant  que  le  chevalier  Des  Touches. 
Théophile  Barbey  peut  tuer  le  veau  gras  en  l'honneur  de 
l'enfant  prodigue,  —  qui  est  aussi  un  enfant  prodige, 
capable  d'émerveiller  tous  ses  coreligionnaires  succes- 
sifs. 

Ces  études  d'un  légitimiste  de  fraîche  date  ne  sont 
pourtant  qu'un  début  assez  pâle.  Un  ami  de  d'Aurevilly, 
le  duc  de  Rovigo,  prend,  au  commencement  de  1850,  la 
direction  de  La  Mode,  journal,  non  pas  des  modistes, 
comme  le  titre  pourrait  l'insinuer,  mais  des  légitimistes 
d'avant-gardè  qui  s'imaginent  peut-être  naïvement,  grâce 
à  ce  nom  magique,  devenir  eux-mêmes  «  fashionables  » 
et  rendre  leurs  idées  populaires,  —  ou  du  moins  élégantes 
et  «  bien  portées  »,—  en  les  accommodant  au  goût  du 
moment.  Dans  ce  journal,  de  fondation  récente,  les  théo- 
ries les  plus  extrêmes,  —  je  n'ose  dire  les  plus  sau- 
grenues, —  en  matière  de  pohtique,  voisinent  avec  les 
fantaisies  les  plus  étourdissantes  en  fait  de  littérature. 
Aussi,  est-ce  le  recueil  idéal  pour  l'auteur  qui  a  signé 
simultanément  les  Prophètes  du  Passé  et  la  Vieille  Maî- 
tresse. Le  catholicisme  monarchique,  à  panache  rutilant 
et  échevelé,  des  Prophètes  y  fera  passer  sans  encombre 
les  hardiesses  toutes  crues  de  Vellini.  Heureux  organe 
que  celui-là,  où  les  choses  de  l'esprit  et  les  choses  du 
cœur  sont  séparées  par  des  «  cloisons  étanches  »,  ne  se 
pénètrent  jamais  les  unes  les  autres  et  n'envahissent 
point  leur  domaine  respectif  tout  à  fait  délimité.  D'un 
côté,  le  compartiment  catholique  et  royaliste;  de  l'autre, 
le  compartiment  de  la  littérature  libre  et  indépendante. 

C'est  charmant  ! 

14 


—  210  — 

Il  était  grand  temps,  d'ailleurs,  que  d'Aurevilly  décou- 
vrît un  journal  où  il  pût  déverser  tout  à  son  aise  ses  pro- 
ductions variées.  A  VOinnion  Publique,  journal  relative- 
ment modéré  des  partisans  officiels  de  Henri  V,  on  le 
regardait  déjà  connue  suspect,  —  c'est-à-dire  comme 
trop  compromellant.   N'avait- il  pas  pris  la  détestable 
habitude  de  frapper  indifféremment  à  droite  et  à  gauche, 
sur  ses  amis  aussi  bien  que  sur  ses  ennemis?  Cela  dénote 
un  singulier  manque  de  tact  politique  :  est-ce  qu'un  véri- 
table homme  d'Etat  peut  avoir  la  bizarre  idée  de  dire  la 
vérité  aux  gens  de  son  bord  ?  Cette  franchise  est  impar- 
donnable.   Aussi    refuse-t-on  d'insérer,   à   l'Opinion 
Publique,  le  troisième  chapitre  des  Prophètes  du  Passé. 
D'Aurevilly  y  traite  Chateaubriand  avec  trop  de  liberté, 
de  sans-gêne  et  d'irrespect.  11  se  désolerait  de  cette  nou- 
velle mésaventure  s'il  n'avait  trouvé  un  accueil  hospi- 
talier à  La  Mode,  qui,  elle,  lui  laisse  les  coudées  franches. 
11  publie  là  tout  ce  qu'il  veut  :  d'abord  sa  nouvelle,  le 
Dessous  de  Caries,  puis  de  longs  articles  de  politique 
intérieure  et  étrangère.  Mais,  même  accepté  avec  bonne 
grâce  dans  ce  milieu  ardent  et  violent,  il  y  étonne  tout  le 
monde  par  ses  hardiesses  et  son  franc-parler.  Plus  roya- 
liste que  le  Roi,  il  bâtonne  aussi  bien  les  légitimistes 
trop   tièdes   que   les   républicains    trop   avancés,    les 
«rouges»,  comme  ou  les  appelle.  Ses  instincts  guerriers 
se  réveillent  :  l'ivresse  de  la  lutte  l'éblouit. 

Un  de  ses  articles  fait  scandale  :  celui  que  La  Mode 
insère,  le  15  mai  1850,  sur  le  «  Sacerdoce  de  l'Épée  ». 
D'Aurevilly  y  envisage  Timminence  d'une  guerre  civile 
et  en  fait  entrevoir  la  nécessité  éventuelle.  Il  existe,  dit-il, 
à  certains  tournants  de  l'histoire,  des  situations  si  tendues 
qu'elles  ne  peuvent  se  dénouer  qu'au  fll  de  l'épée.  La 
mission  des  armes  est  alors  un  véritable  sacerdoce  qui 


-  211  - 

participe,  à  ce  titre,  de  la  sainteté  des  choses  divines. 
C'est  à  Dieu  seul  qu'incombe  le  soin  de  déchaîner  sur  un 
pays  le  fléau,  souvent  régénérateur,  d'une  lutte  fratri- 
cide :  les  hommes  seraient  criminels  d'en  préparer  ou 
d'en  hàler  les  ravages,  car  on  n'a  pos  le  droit  d'empiéter 
sur  les  desseins  de  la  Providence.  Mais  il  est  permis  d'en 
considérer  les  manifestations  possibles  ou  probables  : 
c'est  même  un  devoir  que  de  se  tenir  prêt  et  d'attendre 
de  pied  ferme  les  événements.  Voilà  pourquoi,  conclut 
d'Aurevilly,  '<  nous  ne  voulons  point  allumer  de  torche, 
mais  seulement  élever  un  flambeau  ».  S'il  est  défendu 
d'exciter  l'incendie  qui  couve  ou  d'aider  à  l'irruption  du 
volcan,  «  à  la  veille  de  bouleversements  que  personne  ne 
croit  impossibles,  et  qui  doivent  remuer  le  monde  ou  le 
renverser,  est-ce  un  crime  d'éclairer  les  âmes  sur  les 
devoirs  qui  vont  leur  naître  ?  » 

Cette  thèse  hardie,  mais  foncièrement  catholique,  sou- 
tenue en  des  termes  véhéments  par  l'esprit  mihtaire  et 
expéditif  de  Barbey  d'Aurevilly,  soulève  des  récrimina- 
tions enflammées  dans  toute  la  presse.  L'article  est 
reproduit  par  la  plupart  des  journaux,  avec  des  commen- 
taires qui  ne  peuvent  qu'en  prolonger  l'éclat.  Bien  peu 
de  gens,  même  parmi  ses  corehgionnaires  du  moment, 
donnent  raison  à  l'admirateur  passionné  de  la  force  des 
armes,  qui  ne  considère  pas  le  soldat  comme  un  fonc- 
tionnaire, mais  l'investit  du  pouvoir  d'un  vrai  mission- 
naire. Les  légitimistes  n'ont  jamais  eu  tant  d'enthou- 
siasme guerrier  que  ce  tirailleur  inspiré  d'en  haut  ;  et, 
tout  en  étant  peut-être  flattés  au  fond  de  posséder  dctns 
leurs  rangs  un  combattant  si  décidé,  ils  craignent  que  de 
si  intempestifs  coups  de  mousquet  ne  nuisent  à  leur 
cause  plutôt  que  de  la  rendre  populaire.  Misérable  popu- 
larité, qui  fait  sacrifier  à  l'intérêt  présent  les  éternels 


-  212  — 

principes  !  En  effet,  au  lendemain  des  journées  de  Juin, 
personne  ne  se  souciait,  en  France,  de  recommencer 
l'expérience  des  balles  meurtrières  et  de  courir  une 
nouvelle  aventure  qui  se  terminerait  fatalement  par 
l'efï'usion  du  sang  ! 

Mais  c'est  surtout  le  parti  des  démocrates  qui  se  répand 
en  invectives  contre  l'auteur  du  Sacerdoce  de  lÈpée. 
Jules  Favre  lui-même,  représentant  du  peuple,  intervient 
dans  la  polémique.  Le  12  juillet  1850,  à  propos  de  la  dis- 
cussion du  projet  de  loi  sur  le  cautionnement  des  jour- 
naux, il  monte  à  la  tribune  de  l'Assemblée  Nationale 
pour  «  dénoncer  à  l'indignation  des  honnêtes  gens  >>  les 
épouvantables  appels  à  la  guerre  civile  qui  viennent  de 
retentir  en  coup  de  foudre  dans  l'organe  officiel  des  légi- 
timistes d'avant-garde.  11  évoque,  en  un  beau  mouvement 
d'éloquence  un.  peu  verbeuse,  «  l'article  que  MM.  les 
Ministres  n'ont  pas  poursuivi  et  qui  contient  les  doctrines 
les  plus  odieuses,  les  plus  sauvages,  les  plus  subver- 
sives, l'appel  à  toutes  les  mauvaises  passions.  »  —  «  Cet 
article,  ajoute-t-il,  vous  savez  quel  il  est  :  c'est  l'article 
de  La  Mode,  et,  si  l'Assemblée  m'y  autorise,  je  le  met- 
trai sous  ses  yeux...  Il  faut,  pour  l'édification  de  notre 
temps,  que  le  pays  tout  entier  sache,  par  le  grand  et 
solennel  écho  de  cette  tribune,  ce  que  laissent  passer  ces 
ministres,  qui  se  posent  ici  comme  les  chevaliers  errants 
de  la  vertu,  et  qui  veulent  sacrifier  la  presse  républicaine 
à  je  ne  sais  quelle  frayeur  de  socialisme,  qui  n'est  certai- 
nement pas  réelle...  »  Et,  après  avoir  cité  les  passages 
les  plus  saillants  de  l'article  de  d'Aurevilly,  Jules  Favre 
achève  son  homélie  par  ces  paroles  vibrantes  qui  sou- 
lèvent les  applaudissements  enthousiastes  de  la  gauche  : 
«  Quel  est  donc,  messieurs,  le  barbare,  quel  est  donc 
l'homme  sans  cœur  et  sans  entrailles  qui  a  écrit  ces 
lignes  ?  » 


_  213  — 

Le  barbare,  l'homme  sans  cœur  et  sans  entrailles, 
qui  a  jeté  des  torches  incendiaires  dans  les  colonnes  de 
La  Mode,  est  au  fond  l'être  le  meilleur,  le  plus  compatis- 
sant et  le  plus  sensible  du  monde.  Seulement,  il  est  ter- 
rible en  paroles  :  il  enfle  et  grossit  sa  voix  pour  faire 
peur.  C'est  son  travers  :  il  a  des  airs  de  matamore.  Il  est 
tout  heureux  du  bruit  qui  se  fait  autour  de  son  nom  et 
des  fureurs  que  suscite  son  article.  «  La  tribune  et  l'As- 
semblée Nationale,  quelles  bonnes  réclames,  pour  parler 
en  style  de  journaliste  !  »  s'écrie  d'Aurevilly  en  affectant 
un  ton  presque  cynique.  Aussi,  ne  laisse-t-il  point  passer 
l'occasion  qui  s'offre  de  faire  durer  le  scandale  de  son 
article.  11  répond  à  Jules    Favre   dans   La  Mode  du 
20  juillet.  «  Vous  avez  vu  ma  réponse  à  ce  polisson  de 
Favre,  écrit-il  le  lendemain  à  Trebutien.  C'est  là,  si  je  ne 
me  trompe,  de  la  grande  polémique,  sans  petite  injure, 
mais  relevée  d'un  assez  majestueux  mépris.  Quand  je 
l'ai  lue  à  mes  amis  de  La  Mode,  ce  n'a  été  qu'un  cri,  et  il 
était  vrai  !  »  Fier  de  cette  prouesse,  Barbey  d'Aurevilly 
ne  se  tient  pas  encore  pour  satisfait.  Il  provoque  en  duel 
son  adversaire,  —  qui  est  un  adversaire  de  taille,  mais 
qui,  malheureusement,  refuse  net  toute  rencontre  sur  le 

terrain. 

Malgré  l'insuccès  de  son  cartel,  d'Aurevilly  est  tout 
heureux  à  la  pensée  qu'il  joue  maintenant  un  rôle  actif  et 
batailleur.  Ses  instincts  militaires  y  trouvent  leur  pâture. . . 
Pas  complètement,  néanmoins,  car,  à  rencontre  de  bien 
d'autres,  plus  il  se  bat,  plus  il  veut  se  battre.  Mais  son 
imagination  donne  libre  carrière  à  ses  désirs  de  lutte, 
quand  la  réalité  se  refuse  à  leur  laisser  une  issue.  C'est 
alors  qu'il  écniV Ensorcelée,  ce  drame  superbe  de  poésie 
historique,  cet  épisode  romanesque  et  vivant  qu'encadrent 
les   guerres  de  la  Chouannerie  normande.    Il   presse 


—  214  — 

Trebutien  de  questions  sur  les  personnages  qu'il  y  met  en 
scène  et  les  paysages  qu'il  a  l'intention  d'y  peindre.  «  Je 
suis  suffisamment  renseigné,  lui  écrit-il,  sur  le  physique 

de  la  lande  de  Lessay Pour  ce  qui  est  de  l'Abbaye, 

quel  Ordre  la  tenait?  Etaient-ce  des  Prémontrés,  comme  à 
Blanchelande?  Quelle  distance  entre  les  deux  abbayes?... 
Outre  les  maisons  d'hommes,  n'y  avait-il  pas  aussi,  soit 
à  Blanchelande,  soit  à  Lessay,  avant  la  Révolution,  des 
maisons  de  Pieligieuses,  et  de  quel  Ordre?  Voici  mes 
raisons  de  le  croire.  J'ai  une  mémoire  infernale.  C'est 
chez  moi  une  hypertrophie  de  faculté.  Etant  très  enfant, 
j'ai  connu  un  prêtre  septuagénaire,  spirituel  comme  on 
l'était  dans  l'ancien  régime,  et  qui  avait  fait,  comme  l'on 
dit,  les  cent  dix-neuf  coups  ;  il  s'appelait  l'abbé  de  Lécange, 
chanoine  de  Coutances,  et  il  expiait  les  frasques  de  sa 
jeunesse  (frasques  !  ce  mot  est  de  lui!)  par  une  tenue  et 
des  devoirs  extérieurs  qui  étaient  du  génie,  s'ils  n'étaient 
pas  de  la  conscience.  Eh  bien,  on  l'accusait  d'avoir  passé, 
lui  et  l'évêqueTalaru,  bien  des  neuvaines  en  tout  autre 
chose  que  des  macérations  et  des  prières,  avec  des  Reli- 
gieuses, à  Lessay  ou  à  Blanchelande.  Or,  si  le  fait  est 
vrai,  l'Evêque  et  le  secrétaire  n'amenaient  pas  ces  Reli- 
gieuses dans  leur  voiture.  Bien  évidemment,  ils  les  trou- 
vaient là.  Quelle  était  donc  leur  communauté?...  Quand 
vous  m'aurez  répondu  à  toutes  ces  questions,  ma  pre- 
mière Nouvelle  de  mon  Ouest  sera  finie.  Hear!  hear  ! 
quel  beau  titre!  La  Messe  de  r  Abbé  de  la  Croix-Jugaii.  » 
Barbey  d'Aurevilly  avait,  au  surplus,  grand  besoin  de 
se  réfugier  dans  la  chère  compagnie  des  rêves  de  son 
imagination.  En  effet,  il  trouve  rarement  dans  la  vie 
réelle  les  satisfactions  auxquelles  il  croit  avoir  droit.  Ses 
amis,  ses  camarades  de  lutte  à  VOphiioii  Publique  et 
même  à  La  Mode,  ses  coreligionnaires  pohtiques    le. 


—  215  - 

délaissent  davantage  de  jour  en  jour.  De  tous  côtés,  on 
prêche   la   fusion  des  orléanistes  et  des  légitimistes. 
L'auteur  des  Prophètes  du  Passé  ne  veut  pas  partici- 
per   à    cette   association  hybride   des   absolutistes   et 
des  libéraux,  qui  n'est  destinée  qu'à  servir  de  grossiers 
intérêts  matériels.  Aussi  l'éloigne-t-on  comme  un  gêneur, 
un  «  empêcheur  de  danser  en  rond  »  :  car  c'est  bien  une 
danse  générale,  suivie  d'embrassades,  de  ces  irréconci- 
hables"  d'hier,  que  méditent  subrepticement  et  obhque- 
ment  les  «  fusionnistes  »  d'aujourd'hui.  Décidément,  le 
franc-parler  de  ce  franc-tireur  est  trop  compromettant. 
Alors,  on  refuse  ses  articles  ou  on  l'oblige  à  en  éteindre 
l'expression  excessivement  éclatante.  Pour  un  rien,  on 
lui  suscite  des  difficultés.  La  série  de  ses  Pmphètes  ne 
paraît  plus.  «  Pendent  opéra  interrupta  »,  écrit-il  mélan- 
coliquement à  Trebutien.  Mais  le  bon  bibliothécaire  de 
Caen  ne  tolère  pas  qu'on  coupe  les  ailes  à  son  ami.  Il  va 
se  charger  de  l'édition  de  ces  belles  études  politico- 
religieuses  sur  de  Maistre,  de  Bonald,  Chateaubriand  et 
Lamennais,  —  comme  il  a  fait  naguère  pour  la  Bague 
d'Annihal  et  Briimmell. 

Ce  dévouement  du  meilleur  des  hommes  console  un 
peu  d'Aurevilly  des  déboires  que  lui  réserve  l'ingrati- 
tude des  légitimistes.  Néanmoins,  pour  ne  pas  se  brouiller 
complètement  avec  ses  compagnons  de  guerre,  il  consent 
à  écrire  un  article  sur  la  Fusion.  «  Je  ne  crois  pas  qu'avec 
des  d'Orléans,  dit-il  à  Trebutien  le  19  septembre,  il  y  ait 
autre  chose  que  des  comédies  et  peut-être  des  assas- 
sinats, plus  tard,  à  attendre  ;  mais  le  Roi  le  veut,  il  veut 
se  perdre,  et  j'ai  dit:  Vive  le  Roi  quand  même!  le  vieux 
cri  des  Ultras  que  poussait  mon  père,  du  temps  de 
Decazes,  sur  mon  berceau  !  »  On  sent  qu'il  a  «  la  mort 
dans  l'âme  »  en  se  résignant  à  cette  besogne  qu'on  lui 


—  216  — 

représente  comme  nécessaire.  Il  s'incline  à  regret,  augu 
rant  mal  d'une  politique  aussi  tortueuse,  qui  ruine  toutes 
ses  espérances. 

Il  traverse  alors  de  bien  mauvais  jours.  Il  a  des 
besoins  d'argent,  et  il  souffre  non  moins  cruellement 
dans  son  cœur.  «  Je  suis  noir  comme  une  nuée  de  tem- 
pête »,  mande4-il  à  Trebutien  le  19  octobre.  Toutefois,  sa 
douleur  est  fière  et  ne  veut  pas  pleurer  tout  haut  :  il 
s'arrête  sur  la  pente  des  confidences  où  l'eût  fait  glisser 
sa  tendresse.  On  devine  à  peine,  à  certaines  allusions, 
qu'il  a  des  motifs  réels  et  poignants  de  se  torturer  l'âme, 
qu'il  ne  se  berce  plus  de  malaises  imaginaires  et  que 
pourtant  le  vieux  levain  de  romantisme  morbide,  qui 
subsiste  en  lui,  aggrave  et  exaspère  ses  souffrances  déjà 
trop  vraies.  Est-ce  sous  l'infli^nce  de  ces  misères  pré- 
sentes, ou  bien  sous  la  pression  mystique  d'une  personne 
de  son  entourage,  qu'il  caresse  alors  tout  bas  un  projet 
de  retraite  au  fond  d'un  cloître,  —  rêve  désespéré  d'une 
heure  d'angoisse  que  dissipe  et  emporte  vers  l'oubli  le 
sourire  d'un  lendemain  radieux?  Je  ne  sais;  mais  plu- 
sieurs lettres  de  cette  époque  laissent  percer  un  décou- 
ragement profond  et  presque  irrémédiable .  Fuir  le 
monde,  s'enfermer  dans  le  silence  d'un  couvent,  c'est 
bien  Mais  le  dandy  biographe  de  Georges  Brummell 
eût-il  pu  s'accoutumer  à  cette  existence  austère  et  médi- 
tative? Il  aurait  sans  doute  désiré  un  couvent,  comme 
celui  qui  fut  avant  la  Révolution  le  théâtre  des  exploits 
de  révoque  Talaru.  Autrement,  il  eût  vite  regretté  les 
joies  d'une  vie  militante  et,  somme  toute,  assez  facile,  le 
«  bon  souper  »,  le  «  bon  gîte...  et  le  reste  »  qui  faisaient 
partie  de  son  ordinaire. 

Heureusement,  des  préoccupations  plus  profanes 
viennent  l'arracher  à  ses  tristesses.  Un  éditeur  se  charge 


—  217  — 

enfin  des  destinées  d'Une  Vieille  Maîtresse.  «Tressaillez 
donc,  mes  chères  entrailles  intellectuelles  !  »  s'écrie 
triomphalement  d'Aurevilly,  en  annonçant  à  Trebutien 
cette  bonne  nouvelle,  le  4  décembre  1850.  D'autre  part, 
Louis  Veuillot  consent  à  faire  entrer  le  tirailleur  normand 
dans  la  rédaction  de  V Univers;  mais  là,  comme  jadis 
aux  Débats,  notre  Chouan  indiscipliné  ne  demeure  que 
l'espace  d'un  article  (publié  le  4  janvier  1851  et  consacré 
à  une  «  Vie  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  »).  Aussitôt 
après,  Granier  de  Cassagnac  l'introduit  au  journal  fusion- 
niste,  V Assemblée  Nationale;  d'Aurevilly  ne  fait  qu'y 
passer.  Toutes  ces  épreuves,  au  fond,  lui  sont  salutaires  : 
elles  lui  font  voir  l'inanité  de  la  lutte  quotidienne,  telle 
qu'il  la  comprend,  et  lui  montrent  qu'il  n'est  pas  apte  à 
exercer  sur  les  hommes  ou  les  choses  une  influence 
réelle.  Elles  l'inclinent  à  croire  qu'il  ne  sera  jamais,  à 
son  grand  désespoir,  qu'un  gentilhomme-littérateur.  Il 
ne  se  laisse  pas  convaincre  par  ces  leçons  de  l'expé- 
rience ;  mais  tout  de  même  il  est  obligé  d'y  conformer  un 
peu  sa  conduite.  Comme  il  ne  trouve  plus  de  journaux 
qui  condescendent  à  l'accueillir,  il  se  tient  à  l'écart  de  la 
politique  au  jour  le  jour.  Alors  il  se  donne  tout  entier  à 
ses  Prophètes,  dont  Trebutien  prépore  activement  l'édi- 
tion. Il  médite  une  introduction  flamboyante  où,  mande- 
t-il  à  son  ami  de  Caen,  «  je  dirai  la  vérité  hautaine  sur  le 
parti  royaliste,  le  plus  méprisable  des  partis,  car  il  tien- 
drait la  vérité  si  le  lâche  osait  s'en  servir.  »  (Lettre  de 
novembre  1850).  «  En  seize  pages,  ajoute-t-il  quelques 
jours  plus  tard,  j'aurai  l'espace  nécessaire  pour  retourner 
l'injure  sur  ce  parti...  Il  va  me  servir  de  crachoir.  Oui,  il 
me  faut  un  vomitoriitm  pour  dégorger  tout  le  mépris 
que  je  me  sens  dans  la  poitrine  pour  ces  misérables  têtes- 
à-perruque,  aussi  dégradés,  aussi  lâches,  aussi  sordides 


-  218  - 

et  aussi  juste-milieu  que  des  épiciers.  »  (Lettre  du 
4  décembre).  Il  roule  également  dans  sa  tête  un  épilogue. 
«  C'est  là,  écrit-il,  que  je  dirai  deux  mots  de  la  philo- 
sophie contemporaine,  et  je  les  coulerai  en  vitriol,  allez!  » 

On  voit  que  peu  à  peu  d'Aurevilly  s'éloigne  de  la  polé- 
mique courante  et  donne  presque  à  ses  philippiques  une 
allure  doctrinale.  Il  envisage  de  haut  les  hommes  et  les 
événements.  Il  n'entre  point  dans  les  subtiles  distinctions 
auxquelles  s'arrêtent  les  journalistes  de  métier.  Il  se 
soucie  peu  des  querelles  absurdes  des  partis.  Il  est,  par- 
dessus tout,  monarchiste  et  catholique,  —  partisan  de  la 
monarchie,  quelle  qu'elle  soit,  qui  rétablira  l'Ordre  et 
l'Autorité,  les  deux  principes  éternels  des  gouvernements 
stables,  —  disciple  convaincu  et  intransigeant  de  l'Eglise 
romaine  qui,  seule,  à  ses  yeux,  peut  consacrer,  par  la 
toute-puissance  de  la  parole  divine  d'où  elle  est  issue, 
les  institutions  humaines.  A  cette  double  clarté  de  l'abso- 
lutisme temporel  et  spirituel,  il  élève  la  politique  à  la 
hauteur  d'un  dogme.  C'est  dans  cet  ordre  d'idées  qu'il 
choisit  une  épigraphe  caractéristique  pour  mettre  en  tête 
des  Prophètes  :  «  Ici  verum  quodprius,  illud  vero  adul- 
terurti  qaod  posterius.  »  La  maxime  est  empruntée  à 
Tertullien,  et  elle  indique  très  clairement  l'objet  et  la 
portée  du  livre  de  Barbey  d'Aurevilly. 

L'ouvrage  est  prêt  :  il  va  paraître,  quand  la  Vieille 
Maitres'^e  le  devance.  '<  Jeudi,  cette  fille  de  mes  rêves, 
écrit  d'Aurevilly  le  27  avril  1851 ,  entrera  dans  le  monde 
des  réalités. 

Allez!  allez!  ù  vieille  llUc, 
Cueillir  des  bluets  dans  les  blés! 

Cueillera-t-elle  un  bluet  en  gloire?  Voilà  la  question. 
Mais  qu'importe  !  Pourvu  que  ie  vous  aie,  vous,  mon  juge 


—  219  — 

et  mon  ami,  vous  et  seulement  trois  douzaines  d'autres, 
je  donnerais  le  reste  pour  rien,  juste  le  prix  que  le  reste 
vaut!  »  Mais  le  malheur  poursuit  toujours  l'ancien  Dandy, 
qui  s'imagine  pouvoir  concilier  le  catholicisme  le  plus 
rigoureux  avec  la  fantaisie  la  plus  étourdissante. 
Trebutien,  qui  achève  de  faire  imprimer  les  Prophètes 
du  Passé  avec  tous  les  soins  minutieux  que  lui  suggère 
son  admiration  pour  cette  apologie  de  la  religion  romaine 
et  monarchique,  croit  rêver  quand  il  lit  la  Vieille  Mai- 
tresse,  qui  semble  au  premier  abord  l'apologie  du  paga- 
nisme et  des  instincts  désordonnés  de  la  nature.  Il 
n'aperçoit  pas  la  moralité  foncière  de  ce  roman  hardi  et 
le  condamne  sans  rémission.  Quoi  !  c'est  là  l'œuvre  de 
Torthodoxe  écrivain  des  Prophètes?  Comment  la  même 
plume,  qui  a  tracé  l'étude  sur  Joseph  de  Maistre,  peut- 
elle  avoir  peint  les  traits  de  la  perverse  Vellini?  «  Ah  ! 
la  Vellini  ne  vous  plaît  pas  !  lui  répond  d'Aurevilly  le 
1«>'  juin  18.51.  Le  catholique  n'accepte  pas  la  bohémienne, 
baptisée  pourtant,  et  vous  avez  vu  des  dangers  dans  tous 
ces  tableaux...  Vous  avez  eu  une  désapprobation  sourde 
en  voyant  le  mariage  faussé  encore  une  fois...  » 

Le  romancier  ne  s'embarrasse  pas  le  moins  du  monde 
des  scrupules  de  Trebutien.  «  Le  catholicisme,  lui  écrit-il, 
est  la  science  du  bien  et  du  mal  II  sonde  les  reins  et  les 
cœurs,  deux  cloaques  remphs,  comme  tous  les  cloaques, 
d'un  phosphore  incendiaire.  Il  regarde  dans  l'âme  :  c'est 
ce  que  j'ai  fait.  Ce  que  j'y  ai  montré  s'y  trouve-t-il?  J'ai 
fait  comme  un  confesseur  et  un  casuiste,  j'ai  jaugé  les 
immondices  du  cœHir  humain.  Me  préserve  le  bon  sens 
de  comparer  le  prêtre  et  Tartiste  !  Mais  tous  deux  ont 
leur  fonction.  J'ai  dit  la  passion  et  ses  fautes,  et,  certes^ 
je  n'en  ai  pas  fait  l'apothéose.  Seulement,  j'ai  fait  trem- 
bler sur  sa  puissance,  sur  ses  encharmements,  sur  la 


-  220  — 

barre  qu'elle  fourre  dans  notre  libre  arbitre,  comme  sur 
un  écusson  faussé.  Ah!  n'étriquons point  le  catholicisme! 
P'ds  de 2)leutre rie,  comme  à  V Univers!  Soyons  mâles, 
larges,  élevés,  opulents  comme  la  Vérité  éternelle.  » 
Barbey  d'Aurevilly  va  môme  plus  loin  !  Il  voudrait  qu'on 
découvrît  le  lien  caché  qui  unit  la  Vieille  Maîtresse  et 
les  ProphPies.  Il  serait  heureux  si  les  critiques,  vraiment 
dignes  de  ce  nom,  ceux  qui  connaissent  leur  devoir  et 
qui  s'en  soucient,  consentaient  à  rendre  compte,  en 
même  temps,  de  ses  deux  ouvrages  jumeaux.  La  Vieille 
Maîtresse  a  paru  dans  la  dernière  semaine  d'avril,  les 
Prophètes  font  leur  apparition  dans  la  dernière  semaine 
de  mai.  Quelle  bonne  aubaine  que  l'éclosion  simultanée 
de  deux  livres  d'un  ton  très  différent,  mais  d'une  inspi- 
ration foncièrement  identique,  s'il  est  vrai  que  le  catho- 
licisme puisse  parler  plusieurs  langues,  selon  qu'il  traite 
de  doctrine  pure  ou  de  doctrine  appliquée,  de  dogme  ou 
de  morale,  et  qu'il  y  ait  plus  d'une  demeure  dans  la 
maison  du  Père  céleste.  Par  malheur,  la  critique  con- 
temporaine n'a  pas  une  assez  haute  idée  de  sa  mission 
et  a  des  ambitions  trop  modestes  pour  donner  pleine 
satisfaction,  du  même  coup,  à  l'ultraorthodoxe  polémiste 
et  au  romancier  normand.  Mais  Barbey  d'Aurevilly  n'a 
cure  de  ce  qu'il  appelle  la  «  veulerie  »  de  ses  confrères 
(cette  veulerie  n'est  peut-être,  après  tout,  qu'une  plus 
juste  conception  des  droits  de  la  critique),  —  et  il  se 
remet  résolument  an  travail. 

C'est  dans  cet  été  de  1851  qu'il  achève  sa  Nouvelle,  la 
Messe  de  l'Abbé  de  la  Croix- Jugan,  laquelle,  développée 
et  documentée,  a  pris  les  proportions  d'un  petit  roman. 
Il  lui  donne  pour  titre  définitif  :  VEnsorcelée.  Chose 
merveilleuse  !  ce  beau  poème  en  prose,  écrit  à  la  gloire 
des  Chouans  de  Basse-Normandie,  est  accepté  à  \Assem- 


—  221  — 

blée  Nationale,*—  feuille  de  plus  en  plus  «  fusionniste»  et 
libérale  à  sa  manière,  —  pour  y  paraître  en  feuilleton. 
Pourtant  d'Aurevilly  n'est  pas  complètement  rassuré 
sur  le  succès  probable  de  cette  publication  dans  un 
journal.  «  J'ai  assez  de  talent,  dit-il  à  Trebutien  le 
30  novembre,  en  termes  à  la  fois  orgueilleux  et  mélanco- 
liques, —  pour  ne  réussir  à  rien  et  beaucoup  déplaire. 
Mais  si,  malgré  ce  terrible  inconvénient  d'avoir  du  talent, 
j'avais  le  hasard  d'un  succès,  d'une  aubaine  d'homme 
médiocre,  ma  position  deviendrait  plus  libre  et  plus  forte 
à  cette  Assemblée  Nationale  qui  ressemble  pour  moi  à 
l'enfer  de  sainte  Brigitte,  où  le  damné  ne  peut  faire 
entendre  qu'un  petit  soupir,  entre  deux  murs  blancs.  Si 
donc  mon  ronian  déterminait  quelques  abonnements  à 
r Assemblée,  si  lecteurs  ou  lectrices  étaient  assez  inté- 
ressés par  mon  grandiose  abbé  de  La  Groix-Jugan,  pour 
écrire  au  journal  :  «  Donnez-nous  souvent  de  ce 
d'Aurevilly  »,  pas  de  doute  que  ce  serait,  au  point  de  vue 
de  mon  développement  dans  le  journal,  d'une  considéra- 
tion très  puissante.  » 

«  Donnez-nous  souvent  de  ce  d'Aurevilly  »  :  l'espérance, 
pourtant  modeste,  du  romancier  frisait  la  chimère.  Les 
événements  allaient  l'anéantir.  «  Pendant  que  nous  cau- 
sions romans,  mande-t-il  à  Trebutien  le  9  décembre,  le 
président  Bonaparte  écrivait,  avec  la  baïonnette  et  le 
canon,  une  page  d'histoire  ..  Je  suis,  vous  le  savez,  un 
légitimiste,  mais  un  légitimiste  catholique  qui  croit  deux 
choses  que  tous  les  légitimistes  n'admettent  pas.  Primo: 
qu'il  y  a  des  races  qui  tombent  justement  frappées  par 
les  péchés  des  ancêtres;  secundo:  que  là  où  le  droit  n'est 
pas,  là  où  il  ne  vit  plus  que  comme  une  abstraction,  les 
pieds  sur  son  drapeau  plié,  inactif ,  impuissant,  impossible, 
—  la  Force  est  le  Droit  du  moment  et  doit  être  consi- 


-    222  — 

dérée  com-ne  telle.  Toute  force  qui  sauve  les  nations  de 
l'anarchie  est  un  fait  de  l'Ordre  divin...  Ainsi,  le  coup 
d'Etat  de  Bonaparte,  nécessaire  pour  lui,  à  ne  considérer 
que  la  personnalité  de  son  gouvernement,  nécessaire 
pour  nous,  si  nous  n'aimions  mieux  tomber  en  1852  dans 
les  horreurs  bêtes  de  la  Rouge,  est  un  fait  dont  il  portera 
glorieusement  la  responsabilité  dans  l'histoire...  Je  l'ai 
écrit  hier  à  ma  mère  :  voilà  donc  le  premier  pouvoir 
décidé  que  les  hommes  de  ma  génération  aient  vu  !  Le 
monde  oubliait  trop  que  la  volonté  est  tout,  et  non 
Tesprit;  que  vouloir  est  toute  la  force  humaine.  Il  se 
rencontre  un  homme  qui  ne  parle  pas,  mais  qui  agit, 
dans  la  nation  la  plus  parleuse  de  la  terre,  devenue 
bavarde,  comme  les  vieilles  gens,  et  cet  homme  réussit! 
11  n'a  pas  de  gloire  personnelle,  il  n'en  avait  pas  (car  il 
en  a  une  maintenant)  et  il  agit  avec  l'aplomb  de  la  gloire, 
dans  une  nation  qui  aime  le  brillant  comme  les  filles 
entretenues  aiment  les  bijoux,  et  il  réussit  !...  Que  les  Rois 
prennent  leçon  de  cet  aventurier,  comme  on  dit  !  Que 
les  vieilles  races,  qui  craignaient  de  faire  couler  quelques 
verres  d'un  sang  qui  bouillonnait  contre  elles,  appren- 
nent comment  on  sauve  les  dynasties,  en  voyant  peut- 
être  une  de  plus  qui  va  se  fonder...  Et  puis,  pour  moi,  il 
y  a  quelque  chose  de  bien  supérieur  aux  Races  Royales 
elles-mêmes,  c'est  V Autorité,  —  l'autorité  que  ces  races 
ont  compromise  et  perdue.  Cain,  qu'as-tu  fait  de  ton 
frère?  Ce  mot  terrible  de  Dieu  n'est  rien  en  comparaison 
du  mot  que  Dieu  dira  un  jour  aux  paiTicides  d'Autorité... 
L'autorité,  défaite  par  les  légitimes,  doit  peut-être,  dans 
les  vues  de  Dieu,  être  refaite  par  les  pouvoirs  illégi- 
times ». 

Cette  très  belle  lettre,  dont  nous  rejetons  la  doctrine 
antilibérale,  mais  dont  on  ne  peut  méconnaître  la  vigou- 


reuse  éloquence,  est  d'une  signification  décisive.  Elle 
pose,  en  des  termes  d'une  précision  rare  et  d'une  grande 
élévation  philosophique,  la  thèse  de  V Autorité, âu  double 
point  de  vue  catholique  et  monarchique.  Ce  n'est  pas, 
d'ailleurs,   une  thèse  nouvelle  dans  l'esprit  de  Barbey 
d'Aurevilly.  Il  l'a  toujours  soutenue,  —  avec  plus  ou 
moins  de  vivacité  et  d'intransigeance,  selon  les  circons- 
tances, —  depuis  l'heure  où  il  dit  adieu  aux  idées  répu- 
blicaines de  sa  vingtième  année.  Autoritaire  déjà  sous  la 
Monarchie  de   Juillet,  en  ce  sens  qu'il  se  défie  de  la 
Liberté,  il  devient,  en  1848,  l'absolutiste  du  catholicisme 
ultramontain,  —  en  1850,  l'absolutiste  de  la  monarchie 
légitime,    —    en    1851,  l'absolutiste  de   la   monarchie 
napoléonienne.  Partout  où  il  voit  l'Autorité  respectée  et 
honorée,  il  applaudit  des  deux   mains;  il  s'éloigne  de 
partout  où  on  la  délaisse  et  l'insulte.  A  vrai  dire,  il 
n'appartient  à  aucun  groupe  politique;  il  vit  au-dessus  de 
tous  les  partis,  dans  la  région  supérieure  et  idéale  d'une 
doctrine  inflexible.   Il  aime  mieux  demeurer  fidèle  aux 
principes  qu'aux  hommes.  Pour  plaire  à  un  parti,  il  faut 
sacrifier  peu  ou  prou  de  sa  personne,  de  ses  convictions, 
et  assouplir  les  rigueurs  de  la  théorie  aux  oscillations 
d'une  discipline  collective,  souvent  confuse,  et  aux  mots 
d'ordre  des  chefs.  Au  contraire,  pour  suivre  la  voie  des 
principes j  il  n'y  a  qu'à  s'inspirer  de  leurs  règles  éter- 
nelles et  à  s'attacher  obstinément  à  leur  culte  immuable. 
Sans  doute,  à  ce  prix,  on  n'arrive  pas  aux  honneurs  et 
l'on  n'a  pas  la  joie,  —  la  terrible  joie,  mêlée  de  craintes, 
de  responsabilités  et  de  tristesses,  —  de    commander, 
d'exercer  une  fonction  effective.  Mais  on  est  quelqu'un, 
cependant,  une  sorte  d'homme  d'Etat  honoraire,  en  per- 
pétuelle disponibilité,  qui  ne  s'abaisse  pas  au  contact 
dangereux  du  pouvoir.  D'Aurevilly  a  été,  toute  sa  vie, 


—  224^— 

cet  homme  d'État  in  pa7Hibus, dont  le  jour  n'est  jamais 
venu  et  n'était  pas  appelé  à  venir  :  il  le  savait  bien.  Il  est 
resté  l'intransigeant  doctrinaire  d'un  inapplicable  et 
impraticable  catholicisme  monarchique,  —  le  catholi- 
cisme, selon  lui,  étant  la  «  monarchie  de  Dieu  »,  et  les 
monarchies  de  Droit  divin  ne  faisant  qu'un  avec  le 
catholicisme. 

Bardé  dételles  opinions,  il  ne  pouvait  point  songer  à  se 
rejeter  sur  l'heure  dans  la  politique  militante.  Si  bien 
disposé  en  faveur  des  idées  d'Autorité  que  fût  le  prési- 
dent Bonaparte  (il  venait  de  le  montrer  assez  rigoureu- 
sement), le  nouveau  régime  ne  devait  pas  accueillir 
d'encouragements  très  empressés  ni  prendre  pour  prin- 
cipal auxiliaire  cet  absolutiste  forcené,  qui  poussait  à 
l'excès  ses  théories  «  orthodoxes  »  et  avait  la  mauvaise 
habitude  de  dire  la  vérité  à  tout  le  monde.  En  fin  de 
compte,  d'Aurevilly  trouva  encore  un  refuge  chez  ses 
amis  d'antan,  à  V Assemblée  Nationale.  Le  vieux  journal 
légitimiste,  déconcerté  par  le  coup  d'État  du  2  Décembre  et 
ne  sachant  plus  que  devenir,  se  met  à  publier  des  œuvres 
littéraires,  en  attendant  les  événements...  et  peut-être  une 
intervention  directe  de  la  Providence  dans  les  affaires 
chancelantes  de  Henri  V.  C'est  sans  doute  pour  hâter 
l'heureux  moment  d'une  Restauration  que  V Assemblée 
veut  réveiller  le  souvenir  des  Chouans.  En  tout  cas,  elle 
publie  sans  délai  V Ensorcelée,  qui  commence  à  paraître 
le  G  janvier  1852. 

Chose  curieuse,  et  qui  met  en  lumière  l'inanité  des 
jugements  humains!  Le  timide  organe  royaliste  estime 
trop  «  blanc  »,  presque  trop  «  légitimiste  »,  le  roman  du 
napoléonien  d'Aurevilly  :  il  exige  des  coupures  et  des 
retouches.  L'auteur  d'Une  Vieille  Maîtresse  consent  à 
tout,  pour  ne  pas  retarder  la  publication.  Il  a  hâte  de 


—  Z'^i)  — 

continuer  la  série  de  ses  œuvres  normandes.  En  effet, 
tandis  que  V Ensorcelée,  —  en  feuilleton,  —  n'ensorcelle 
guère  les  lecteurs  parisiens,  accoutumés  aux  copieuses 
productions  de  Paul  Féval,  d"Eugène  Sue  ou  même 
d'Alexandre  Dumas,  Barbey  d'Aurevilly  entasse  des 
documents  sur  le  Chevalier  Des  Touches. 

Mais  d'autres  besognes  le  détournent  momentanément 
de  ce  projet  d'un  livre  consacré  au  célèbre  aventurier  de 
la  Chouannerie  normande.  On  lui  confie,  en  juillet  1852, 
la  rédaction  politique  d'un  journal  du  soir,  Le  Public.  Il 
s'y  révèle  polémiste  plus  acerbe  et  plus  vigoureux  que 
jamais.  Deux  de  ses  articles,  surtout,  y  font  scandale; 
l'un,  intitulé:  Il  n'y  a  plus  de  pmHis,  —  l'autre:  Ce  que 
doit  faire  le  parti  légitimiste.  Il  y  reconnaît  l'impossi- 
bilité d'une  Restauration,  l'avortement  de  toutes  les 
tentatives  faites  par  les  fidèles  de  la  monarchie  bour- 
bonienne et  si  peu  appuyées  par  le  prétendant,  enfin  la 
silencieuse  condamnation,  par  le  pays,  des  hommes  et 
des  choses  de  l'ancien  régime.  Alors  il  fait  appel  au 
patriotisme  de  tous  les  «  conservateurs  »,  —  espérant 
qu'au  nom  des  intérêts  de  la  France  ils  se  rallieront  aux 
idées  monarchiques  du  Prince-Président.  «  Les  légiti- 
mistes m'ont  appelé  transfuge,  écrit-il  à  Trebutien  le 
8  septembre  1852,  «  jour  de  la  Vierge  ».  Oui,  Messieurs, 
je  suis  le  tranfuge  de  la  bêtise  et  de  la  lâcheté  de  mon 
parti.  Vous  avez  sur  le  front  le  signe  de  la  Bête,  qui  est 
le  signe  de  la  Mort  ». 

Barbey  d'Aurevilly  ne  s'arrête  pas  à  ces  préliminaires. 
Il  lancé  et  appuie  des  pétitions  pour  le  rétablissement  de 
l'Empire.  Ce  zèle  de  néophyte  est  peut-être  déplacé. 
Qu'importe?  L'Ordre  et  l'Autorité,  avant  tout!  —  répond 
notre  napoléonien  de  fraîche  date.  Et,  comme  ses  pétitions 
ne  rencontrent   pas    partout   l'accueil   favorable    qu'il 

15 


—  226  - 

souhaite,  il  se  répand  en  récriminations  contre  les 
bourgeois  de  province.  «  La  bourgeoisie,  écrit-il  le  23 
septembre,  est  toujours  la  grande  Bète  qu'elle  n'a  pas 
cessé  d'être  depuis  qu'elle  est  entrée,  comme  un  âne 
dans  un  pré,  dans  la  politique.  Présentement,  elle  veut 
s'abstenir,  se  tenir  à  l'écart,  ou  mijoter  des  trahisons 
dans  de  pauvres  petites  intrigues  qu'on  recouvre  des 
précautions  de  la  peur,  au  lieu  de  se  mettre  à  la  tête  d'un 
mouvement  qu'elle  pourrait  diriger  et  qu'elle  ne  saurait 
empêcher.  Eh  bien,  qu'elle  fasse!  Le  Peuple  lui  passera 
sur  le  ventre,  —  avec  Napoléon,  ou  sans  Napoléon.  Avec 
Napoléon,  c'est  l'Empire,  l'Empire  fait  par  le  peuple  et  à 
son  profit  ;  et  sans  Napoléon,  c'est  le  massacre  et  la  ruine 
de  l'Europe  ». 

Pour  le  récompenser  de  son  dévouement  et  de  ses 
ardeurs  passionnées  de  néo-bonapartiste,  on  fait  entrer 
d'Aurevilly  au  journal  Le  Pays,  qui  est  le  journal  quasi- 
officiel  du  Prince-Président.  Il  va  se  trouver  là  avec  des 
amis  d'antan,  Granier  de  Cassagnac,  Amédée  Renée  et 
Paul  de  Saint- Victor,  —  mais  aussi  avec  des  hommes 
qui  lui  doivent  être  peu  sympathiques,  le  vicomte  de  La 
Guéronnière  et...  le  vicomte  Ponson  du  Terrait.  Ce  voisi- 
nage désagréable  n'est  pourtant  pas  la  pire  de  ses 
préoccupations.  D'Aurevilly  voudrait  continuer  son  rôle 
de  politique  militant:  seulement,  ou  redoute  ses  fureurs 
guerrières  et  ses  enthousiasmes  parfois  inconsidérés. 
Bref,  on  le  confine...  dans  la  bibliographie.  «  C'est  bien 
la  peine  de  se  croire  de  la  politique  dans  la  tête  !  écrit-il 
tristement  à  Trebutien.  J'aspirais  à  la  politique,  mais  on 
a  pensé  que  j'étais  trop  net,  trop  vibrant,  imprudent,  un 
casse-cou  armé  d'un  casse-tête;  et  les  Douceâtres  et  les 
Nuageux  de  l'endroit  m'ont  mis  à  la  bibliographie. 
Comme  exercice  d'humilité,  j'ai  pris  ce  qu'on  me  donnait, 


227 

sans  mot  dire.  Saint  Bonaventure  lavait  des  assiettes! 
Je  taclierai  de  les  laver  comme  lui,  avec  des  mains  de 
Cardinal!  » 

Voilà  donc  d'Aurevilly  réduit,  après  avoir  fait  le  coup 
de  feu  pour  le  Prince-Président,  à  ce  qu'il  considère  une 
besogne  inférieure,  à  la  tâche  de  «  laveur  d'assiettes  » 
littéraires.  C'est  une  nouvelle  phase  de  sa  vie  intellec- 
tuelle qui  commence.  Il  entre  au  Pays,  comme  critique 
des  livres  nouveaux,  le  (3  novembre  1852,  quelques 
jours  avant  la  proclamation  de  ce  second  Empire  qu'il 
s'imaginait  naïvement  avoir  un  peu  contribué  à  rendre 
nécessaire. 


CHAPITRE     XII 

LE    SECOND   EMPIRE.  -  COLLABORATION  AU  PciyS 

ÉBAUCHE  DU  Chetalicr  Des  Touclies 

POÉSIES.    -   ÉDITION     d'eUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

((  Normandisme  » 
PREMIER  CRAYON  DU  Prêtre  Marié 

CRISE    DE    MYSTICISME 
RÉCONCILIATION   AVEC    LA    FAMILLE 

(1852-1856) 


En  dépit  des  mécomptes  de  toute  sorte,  qui  ne  lui  ont 
pas  été  épargnés  jusqu'à  ce  jour,  —  même  par  ses  nou- 
veaux coreligionnaires  du  Pays,  —  Barbey  d'Aurevilly, 
qui  est  un  opiniâtre  de  l'espérance,  conserve  encore 
quelques  illusions.  Il  semble  croire  à  la  reconnaissance 
des  hommes  récemment  arrivés  au  pouvoir.  C'est  une 
parfaite  erreur,  dont  l'expérience  de  la  vie  aurait  dû  le 
convaincre  dès  longtemps.  Les  partis  victorieux  sont 
aussi  ingrats  que  les  autres  et  ils  n'aiment  pas  qu'on  leur 
rappelle  les  services  rendus.  L'auteur  de  \ Ensorcelée 
n'avait  chance  de  rester  en  faveur  auprès  des  bonapar- 
tistes de  fraîche  date,  —  dont  le  baptême  napoléonien 


-  229  — 

avait  fait  des  serviteurs  dévoués  et  bien  rétribués,  — 
qu'en  se  tenant  tout  à  fait  tranquille  et  presque  effacé 
dans  la  fonction  modeste  qu'on  lui  avait  confiée  comme  à 
regret.  Mais  ce  n'était  pas  son  affaire,  de  se  laisser 
oublier,  —  à  lui  qui  ne  rêvait  que  chevauchées  hardies  et 
qui  voulait  tomber  à  bras  raccourcis  sur  ses  adversaires. 

Aussi  ne  tarda-t-il  pas  à  éprouver  le  mauvais  vouloir 
des  directeurs  du  Pays,  convertis  d'hier  à  la  politique 
impériale  et  très  disposés,  par  le  souci  de  leurs  intérêts 
personnels,  —  à  présent  qu'ils  étaient  en  place  et  honnê- 
tement rentes,  —  à  devenir  extrêmement  pacifiques.  «  Je 
croyais  vous  envoyer,  mande-t-il  à  Trebutien  le  6 
décembre  1852,  mon  bulletin  bibhographique  de  la  quin- 
zaine, mais  les  annonces  de  la  fin  de  l'année  l'on  fait 
rejeter  à  mercredi...  J'y  houspille  d'une  vergette  assez 
animée  la  défroque  universitaire  de  ce  cuistre,  ganté  et 
à  lorgnon,  qu'on  appelle  Saint-Marc  Girardin.  Vous 
verrez  comme  \ai  lavé  cette  assiette  et  si  je  la  lui  jette 
convenablement  à  la  tête  ».  Pardon!  quand  on  donnait  à 
saint  Bonaventure,  d'heureuse  mémoire  et  dont  le  terrible 
Barbey  évoquait  naguère  avec  orgueil  le  nom  vénéré, 
la  très  haute  mission  de  laver  des  assiettes,  on  ne  lui 
recommandait  pas  sans  doute  de  les  jeter,  une  fois  lavées, 
à  la  tête  de  ses  ennemis.  Le  bon  saint  était  humble. 
Barbey  d'Aurevilly  ne  l'est  pas.  S'il  ne  mérite  point 
pleinement  le  titre  de  «  laveur  de  vaisselle  »,  il  a  des 
droits  incontestables  à  être  rangé  parmi  les  «  casseurs 
d'assiettes  ». 

En  réalité,  l'article  sur  Saint-Marc  Girardin  n'était  pas 
retardé  par  les  annonces  de  fin  d'année  :  il  avait  été  arrêté 
au  bureau  de  la  rédaction  par  la  vigilance  empressée 
du  pusillanime  vicomte  de  La  Guéronnière.  «  J'ai  été 
trop    vert   et   trop    mordant,    écrit   mélancoliquement 


—  230  - 

d'Aurevilly  le  15  décembre.  Mon  article  a  épouvanté  les 
gens  à  ménagement,  et  on  m'a  prié  d'en  changer  les 
termes.  Mais  chez  moi,  la  phrase  sort  du  fond,  la  phrase 
n'est  pas  une  girouette  piquée  sur  ma  pensée  et  qui 
tourne  selon  le  vent  des  relations  et  des  convenances  du 
charmant  monde  où  nous  vivons.  Pour  n'avoir  point  à 
me  modifier,  je  me  suis  supprimé.  C'est  plus  court.  Aut 
Cœsar,  autnihil!  Tout  ou  rien...  11  paraît  que  le  Saint- 
Marc,  en  sa  quahté  de  rédacteur  des  Débats,  est  fort 
choyé  de  notre  Empereur.  Donc,  il  faut  prendre  garde, 
disent  les  prudents  de  la  courtisanerie...  Mais  n'est-il 
pas  triste  de  voir  Napoléon  (un  homme,  enfin!)  s'obstiner 
à  s'emmitoufler  dans  des  essais  de  concihation  impos- 
sible entre  ce  qu'il  y  a  de  plus  inconcihable  au  monde, 
—  les  partis?  Pourquoi  tend-il  sa  main  à  des  traîtres  qui 
mourront  dans  leur  peau  de  traîtres,  à  moins  qu'il  ne  les 
fasse  écorcherpour  en  couvrir  les  tambours  de  sa  future 
Garde  Impériale  ?  Où  a-t-il  vu  dans  l'histoire,  et  à  quelle 
place  dans  l'histoire,  que  les  cliattcries  ou  les  lionneries 
de  la  conciliation,  hypocrite  ou  généreuse,  aient  jamais 
réussi  à  un  homme  d'Etat?  » 

Le  Second  Empire,  à  ses  débuts,  nous  apparaît,  dans 
cette  lettre,  sous  des  couleurs  où  l'on  n'a  guère  accoutumé 
de  le  peindre.  Ordinairement,  même  les  plus  déterminés 
partisans  de  ce  régime  nous  le  représentent  sous  un 
autre  jour,  lis  avouent  qu'il  fut  contraint  à  se  montrer 
autoritaire,  car  il  n'avait  que  ce  moyen  de  s'imposer,  de 
vivre  et  de  durer.  Mais  l'accuser  de  faiblesse  à  l'heure 
où  il  frappe  le  plus  fort  et  qu'une  sorte  de  terreur  règne 
dans  les  sphères  intellectuelles  du  pays,  personne  n'y  a 
jamais  songé...  sauf  Barbey  d'Aurevilly.  Cette  paradoxale 
manière  de  juger  les  choses  ne  pouvait  venir  que  de 
l'absolutiste  endurci  des  Prophètes  du  Passé.  Toutefois, 


-  2Si  — 

était-ce  bien  la  peine  de  réclamer  le  «  gouvernement 
du  Bâton  »,  si  l'on  devait  en  recevoir  les  premiers  coups? 
Vouloir  que  l'on  musèle  la  presse  et  se  trouver  soi-même 
muselé  par  la  force  brutale  qu'on  invoquait  contre  les 
journalistes,  c'est  un  comble  qui  nous  fait  toucher  du 
doigt  l'ironie  foncière  de  la  vie,  les  soudains  retours  de 
la  fortune  et  les  avertissements  expiatoires  de  ce  qu'on 
appelait  jadis  «  la  justice  immanente  » .  Combien 
d'Aurevilly  eût  été  mieux  inspiré,  s'il  avait  sollicité  du 
nouveau  régime,  —  dont  il  n'était  pas  un  flattteur  et  qu'il 
avait  accepté  loyalement,  sans  arrière-pensée,  —  les 
deux  libertés  que  demandait  l'historien  latin  et  qui  ren- 
ferment toutes  les  autres  :  «  sentire  quid  velis  et  dicere 
quid  sentias  !  »  Mais  par  là  il  eût  renié  tous  ses  principes 
d'autorité  catholique  et  monarchique. 

Pour  se  consoler  de  sa  mésaventure,  l'auteur  de 
V Ensorcelée  reprend  son  œuvre  normande.  11  sculpte 
avec  amour  le  poème  du  Chevalier  Des  Touches.  Seule- 
ment, n'a-t-il  pas  la  bizarre  idée  de  le  destiner  au  Pays? 
Or,  les  dévots  de  l'Empereur  ne  goûtent  pas  beaucoup 
les  souvenirs  de  la  Chouannerie:  ils  aiment  mieux  qu'on 
ne  parle  point  de  ce  passé  héroïque  et  réactionnaire, 
qui  pourrait  porter  om^brage  à  la  jeune  renommée  de 
Napoléon  III  et  réveiller  intempestivement  le  spectre  de 
la  guerre  civile.  Cette  fin  de  non-recevoir  qu'on  oppose 
au  roman  de  Barbey  d'Aurevilly  est,  à  ses  yeux,  une 
nouvelle  disgrâce  qu'on  lui  inflige.  Il  se  trouve  de  plus 
en  plus  emprisonné,  et  à  l'étroit,  dans  la  bibliographie. 
Il  voudrait  décdiément  sortir  d'une  pareille  impasse, 
indigne  de  son  talent  et  de  ses  ambitions.  Mais  impos- 
sible !  On  le  leurre  de  promesses  et  on  ne  lui  fait  aucune 
concession.  Il  se  résigne  tout  de  même  à  sa  situation 
lamentable  et  précaire:  durant  de  longues  années,  il  va 


_  232  — 

se  cantonner  dans  la  critique,  y  établir  ses  pénates,  son 
Dieu,  ses  convictions  solides  et  empanachées.  Il  se 
soumet  aux  exigences  de  la  vie,  —  malgré  ses  répu- 
gnances et  à  son  corps  défendant,  —  avec  l'espoir  qu'un 
jour  naîtra  l'occasion  favorable  de  donner  toute  la 
mesure  de  ses  facultés  intellectuelles. 

Ce  n'est  pas  sans  peine,  d'ailleurs,  qu'il  écoule  dans  le 
Pays  ses  articles  bibliographiques.  On  lui  cherche 
chicane  à  propos  de  ses  idées,  qui  ne  paraissent  pas 
assez  nettement  bonapartistes.  L'auteur  des  Prophètes 
du  Passé  survit  dans  le  polémiste  ardent  des  jour- 
naux de  l'Empire.  11  mêle  sans  cesse  les  souvenirs, 
plutôt  gênants,  de  l'ancien  régime  aux  faits  bruts  et 
brutaux  de  l'heure  présente.  De  la:,  à  suspecter  son 
orthodoxie  napoléonienne,  il  n'}^  a  qu'un  pas:  car  il  existe 
un  catéchisme  impérial,  qui  doit  être  respecté  littérale- 
ment et  dont  les  fidèles  doivent  suivre  avec  rigueur  les 
prescriptions  dogmatiques.  On  dit  que,  sous  tous  les 
gouvernements,  il  y  a  de  ces  «  doctrines  d'État  »  qu'il 
faut  adopter  sans  défaillance,  pour  être  réputé  «  bien 
pensant  »;  mais  il  est  permis  de  croire  qu'en  1852,  et 
jusqu'après  18(30,  on  était  moins  tolérant  encore  sur  ce 
point  qu'à  d'autres  époques.  Au  miUeu  de  tant  de  gens, 
qui  servent  l'Empereur  avec  le  même  zèle  qu'ils  vouèrent 
aux  pouvoirs  précédents,  d'Aurevilly  semble  bien 
dépaysé  :  c'est  un  légitimiste,  un  Chouan,  égaré  dans 
l'action  monarchique  de  cette  Révolution  couronnée 
qu'incarne  Napoléon  III.  La  fleur  de  lys  n'a  pas  disparu, 
malgré  les  plus  sincères  protestations  de  ralliement,  des 
armes  aristocratiques  du  fils  aîné  de  Théophile  Barbey. 

Quand  elles  touchent  aux  questions  philosophiques, 
politiques  ou  religieuses,  il  est  rare  que  les  études  criti- 
ques de  Barbey  d'Aurevilly  passent  sans  encombre  au 


-  2a3  — 

Pays.  «  Mon  dernier  article,  qui  devait  paraître  hier, 
écrit-il  à  Trebulien  le  25  août  1853,  a  été  refusé  parce 
que  j'attaquais  trop  vivement  la  Liberté  politique  et  le 
Gallicanisme'.  Oui,  mon  cher,  ce  brave  La  Guéronnière 
déjeune  quelquefois  avec  l'Archevêque  de  Paris...  Voilà 
Ho.s  DOCTRINES  !  ot  je  suis  dans  des  boutiques  pareilles, 
et  il  faut  que  j'y  reste,  et  je  nai  pas  500  francs  par  mois 
de  revenu  pour  m'en  aller  et  me  désouiller  de  l'atmos- 
phère de  lâchetés  et  de  bêtises  dans  laquelle  je  vis!  Le 
Gouvernement  s'étiole  dans  la  mollesse  des  mœurs  de  ce 
temps,  et  il  croit  faire  de  la  politique  en  apphquant  le 
procédé  du  chloroforme  à  toutes  les  questions...  L'Empe- 
reur n'a  autour  de  lui  que  des  hommes  qui  le  séparent  et 
l'isolent  de  l'èlat  réel  de  ce  pays  ».  Et  la  jérémiade  se 
poursuit  sur  ce  ton,  avec  des  imprécations  à  l'adresse 
des  traîtres  qui,  par  leurs  faiblesses  et  leurs  concessions, 
mènent  l'Empire  au  bord  de  l'abîme  (1). 

Même  lorsqu'il  se  contente  de  traiter  des  questions 
purement  littéraires,  on  ne  lui  laisse  pas  ses  coudées 
franches.  11  s'en  plaint  éloquemment  à  Trebutien  dans 
une  lettre  du  31  décembre  1853.  «  Jouissant  comme  je  fais 
de  la  liberté  de  Figaro,  —  dit-il,  —  et  n'ayant  bientôt 

(1)  Je  pourrais  multiplier  les  citations  a  cet  égard.  Les  mêmes  apostro- 
phes virulentes  reviennent  sous  la  plume  de  Barbey  d'Aurevilly  quand  on 
lui  supprime  un  article  ou  qu'on  exige  des  coupures  et  des  corrections 
dans  ses  critiques.  Voir,  entre  autres,  des  lettres  à  Trebutien  datées  de 
décembre  1853  et  janvier  1R54:  elles  confirment  et  aggravent  parfois  les 
déclarations  précédentes.  —  D'Aurevilly  n'oublie  qu'une  chose,  mais  essen- 
tielle: c'est  que  la  vraie  critique  ne  doit  être  ni  une  polémique  ni  un 
sacerdoce:  il  faut  qu'elle  n'ait,  pour  être  équitable,  rien  de  commun  avec 
«  l'Inquisition  »  ni  avec  les  «  cours  martiales  «.C'est  une  magistrature  pure- 
ment civile,  laïque,  «  sécularisée  >>  depuis  longtemps,  dont  la  juridiction 
peut  s'étendre  à  toutes  les  questions,  mais  ne  repose  sur  aucun  dogme 
religieux,  aucun  credo  politique,  aucun  code  militaire. 


—  234  — 

plus  pour  perspective  que  des  élucubrations  sur  Poli- 
chinelle, j'ai  choisi  les  sujets  les  plus  innocents,  les  plus 
éloignés  des  questions  qui  nous  cernent  et  qui  sont  la  vie, 
la  vie  menacée,  la  vie  en  péril.  J'aurais  pu  signer 
cela  Lorenzaccio  ou  Fiesque,  car  il  me  faut  faire  la 
bouquetière  littéraire  comme  l'un  fit  le  débauché  et 
l'autre  le  superficiel  :  Je  me  suis  retiré  dans  TileFormose 
de  l'Imagination.  De  la  littérature,  et  voilà  tout!  cela  est 
dur  pourtant  pour  qui  avait  un  peu  de  moelle  de  lion  dans 
les  os  ».  Or,  dès  ses  débuts  en  ce  nouveau  genre,  il  se 
heurte  encore  à  l'intolérance  de  la  direction  du  Paijs. 
Rendant  compte  d'un  ouvrage  du  voyageur  et  romancier 
Gabriel  Ferry,  —  Le  Coureur  des  Bois,  —  ne  s'est-il  pas 
avisé  d'écrire:  «  Le  Coureur  des  Bois  était  une  suite  de 
Nouvelles  publiées,  il  y  a  quelques  années,  dans  une 
vieille  Revue  qui  ne  vit  plus  maintenant  que  sur  les 
bénéfices  de  son  passé  elles  souvenirs  de  sa  jeunesse. 
Madame  Récamier  disait  avec  le  charme  de  naturel  qui 
était  en  elle  :  «  Je  me  suis  aperçue  que  je  n'étais  plus 
jeune  quand  je  nai  plus  fait  retourner  dans  la  rue  les 
petits  Savoyards  ».  La  Revue  en  question  n'eût  pas  fait, 
non  plus,  retourner  les  Savoyards,  quand  Gabriel  Ferry 
y  lança  ses  premiers  essais  ».  La  malice  ci-incluse  est 
vraiment  bien  inoffensive;  mais  le  mot  d'ordre,  venu 
d'en  haut,  est  de  ne  jamais  toucher  à  Buloz.  Le  brave 
La  Guéronnière,  en  parfait  courtisan,  applique  à  la  lettre 
les  instructions  reçues.  Il  mutile  impitoyablement  l'article 
de  son  critique  littéraire. 

Par  bonheur,  d'autres  occupations  viennent  ravir 
Barbey  d'Aurevilly  à  la  tache  monotone,  difficile  et 
souvent  impossible,  où  ses  amis  l'ont  confiné.  L'excellent 
Trebutien  lui  rappelle  qu'il  est  temps  de  songer  à  l'édition, 
tant  de  fois  retardée,  des  œuvres  de  Maurice  de  G uérin. 


-  235  — 

Sans  se  faire  prier,  et  tout  heureux  de  la  pensée  que  lui 
sug-gère  le  bibliothécaire  de  Caen,  l'auteur  de  V Ensor- 
celée envoie  aussitôt  à  son  ami  les  lettres,  précieusement 
conservées,  du  grand  poète  disparu.  En  outre,  il  lui 
expédiedes  lettres  et  des  fragments  du  journal  d'Eugénie, 
«  la  divine  ignorante  »,  comme  U  la  nomme  avec  grâce. 
Trebutien  exulte  de  joie.  Il  va  donc  pouvoir  se  dévouer, 
une  fois  encore,  aux  admirations  de  d'Aurevilly,  qui  de- 
viennent les  siennes  propres  et  qu'il  épouse  avec  toute  la 
fft'veur  de  son  amitié.  Il  veut  préparer  d'abord  une 
édition  d'Eugénie  et  se  met  sans  retard  à  exécuter  son 
projet.  «  Ah!  vous  vous  prenez  de  goût  pour  la  Guérine 
presque  autant  que  pour  le  Guérin!  —  lui  écrit  Barbey 
le  24  janvier  1854.  Je  ne  m'en  étonne.  Je  vous  reconnais 
là,  mon  maître...  Oui,  cette  fille  a  un  talent  délicieux,  et 
dont  elle  ne  se  doutait  pas.  Le  charme  des  charmes! 
l'avoir  et  l'ignorer!  De  quel  pays  était  la  tourterelle  ou 
le  flamand  rose  qui  avait  laissé  tomber,  en  passant,  cette 
étrange  graine  de  poésie  dans  ce  pauvre  pot  de  résédas 
mourants  sur  la  petite  terrasse  du  Gayla?  Je  ne  l'ai 
jamais  su...  Gela  est  suave  et  chaud  comme  si  cela 
venait  du  ciel,  en  passant  par  le  soleil,  et  comme  si  le 
ciel,  qui  l'avait  mise,  cette  senteur  irrespirée,  dans  cette 
fleur  sans  beauté  que  la  plus  triste  vie  avait  consumée 
sur  sa  tige,  eût  eu  la  fantaisie  de  la  respirer  seul,  en 
compagnie  de  deux  ou  trois  nez  fins  de  connaisseurs... 
Oh!  je  ne  suis  point  surpris  du  tout  que  vous  vouliez  faire 
à  ce  parfum,  qui  se  perdrait,  une  cassolette  ». 

Pendantque  Trebutien  vitdansles  délices  du  commerce 
intellectuel  d'Eugénie,  d'Aurevilly  entreprend  une  autre 
besogne.  «  C'est  le  recueil  exécuté  par  moi,  —  mande-t-il 
à  son  ami  le  15  mai  1854,  —  des  Pensées  et  Maximes  de 
Balzac...  Je  suis  convaincu  que,  quand  vous  lirez  le 


—  236  - 

travail  d'extraction  auquel  je  viens  de  me  livrer,  sur 
cet  Oural  de  diamants,  vous  modifierez  vos  opinions,  un 
peu  superficielles,  sur  un  pareil  homme  et  que  vous 
l'admirerez  autant  que  moi,  dont  Tâme  n'est  pas  très 
souple  à  l'admiration.  Vous  le  verrez  alors  par  les  côtés 
inconnus  et  obscurs,  et  qui  seront  d'ici  peu,  croyez-moi, 
les  côtés  éclatants  de  sa  pensée  et  de  ses  ouvrages.  Vous 
saurez  à  quel  point  il  appartenait  aux  mêmes  idées  que 
nous;  et  sous  les  tableaux  variés  et  brûlants  de  ses 
œuvres  (immoraux  pour  les  myopes,  mais  moraux  poiif- 
nous,  car  les  livres  qu'on  fait  ne  s'adressent  qu'à  ceux 
qui  les  comprennent;  on  ne  peut  pas  empêcher  les 
imbéciles  de  se  tromper!)  sous  ces  tableaux  qu'il  était 
obligé  de  faire,  puisqu'il  était  romancier,  vous  trouverez 
une  unité  d'enseignement  qui,  pratiquée  par  tous  les 
artistes  de  ce  temps  déplorable,  sérail  immédiatement  le 
triomphe  de  nos  convictions  ».  Est-il  plus  belle  apologie 
du  génie  de  Balzac  que  celle-là?  Et  combien  il  est  regret- 
table que  d'Aurevilly,  détourné  bientôt  de  son  projet  par 
les  nécessités  de  la  vie,  n'ait  pu  le  reprendre  un  jour  !  Du 
moins,  tant  qu'il  s'y  consacra,  il  y  trouva  Toubli  des 
misères  quotidiennes 

Un  bonheur  arrive  rarement  seul.  Au  moment  où  le 
critique  littéraire  du  Pat/s  passe  de  délicieuses  journées 
dans  la  compagnie  d'Honoré  de  Balzac,  l'éditeur  Cadot 
se  charge  d'imprimer  l'Ensorcelée.  Le  livre  paraît  en 
octobre  1854  et  reçoit  un  assez  bon  accueil.  D'Aurevilly 
en  est  tout  étonné  et  ravi.  Aussi,  cette  heureuse  fortune 
le  décide-t-elle  à  continuer  son  Chevalier  Des  Touches, 
qu'il  avait  un  peu  négligé  depuis  plusieurs  mois.  «  Je 
vais  thyrser  beaucoup  de  choses  autour  du  Des  Touches, 
mande-t-il  à  Trebutien  le  7  novembre,  et  je  vais  sculpter 
une  statue  de  vieille  fille  dans  son  plus  magnifique  idéal, 


-  237  - 

au  milieu  des  caractères  d'une  réalité  comique  qui  vont 
encore  la  faire  ressortir.  J'ai  toujours  eu  du  goût  pour 
les  vieilles  filles.  Vous  vous  rappelez  comme  j'en  parle 
déjà  dans  mon  Ensorcelée,  mais  Nônon  Cocouan  est  du 
limon  populaire  et  la  lumière  ne  l'atteint  que  par  les 
profils.  La  vieille  fille  de  mon  nouveau  roman  sera  faite 
avec  l'éther  du  ciel  bleu,  et  la  lumière  l'éclairera  à  plein 
visage  et  à  pleine  poitrine.  Je  veux  mettre  là-dedans 
toutes  les  forces  pures  de  ma  pensée.  »  Cette  adorable 
image  de  l'holocauste  féminin  s'appelle  Aimée  de  Spens, 
—  une  des  plus  belles  figures  épisodiques  du  chef- 
d'œuvre  de  Barbey  d'Aurevilly.  Le  romancier  normand 
l'a  peinte  avec  amour,  piété  et  dévotion;  et  il  s'est 
amendé  lui-même,  en  la  peignant. 

Pour  la  première  fois  depuis  bien  longtemps,  d'Aurevilly 
semble  heureux  ;  et,  comme  le  bonheur  le  frappe  aussi 
profondément  dans  son  âme  que  la  tristesse  et  les 
angoisses,  il  redevient  poète.  En  une  heure  d'exaltation 
lyrique,  il  compose  cette  superbe  Maîtresse  Rousse,  qu'il 
méditait  déjà  dix-huit  ans  plus  tôt.  «  Si  j'étais  poète, 
notait-il  dans  son  Mémorandum  de  1836,  à  la  date  du 
13  août,  je  ferais  une  ode  à  l'alcool,  ce  feu  de  Prométhée 
qui  nous  coule  la  vie  dans  notre  misérable  et  flasque 
argile.  Oui  !  je  ferais  une  ode,  de  par  Dieu  !  si  la  Muse, 
cette  double  femme,  deux  fois  trompeuse,  ne  m'avait 
abandonné.  »  La  Muse,  qui  l'avait  délaissé  aux  jours 
lointains  de  son  romantisme  malsain  et  morbide,  revint 
vers  lui,  pour  un  instant,  —  fée  charmante  et  sereine,  — 
en  un  jour  d'apaisement  intérieur  où  l'âme  tranformée  de 
l'ancien  auteur  de  Germaine  était  «  au  beau  ».  Il  n'eut 
qu'à  l'écouter  et  à  transcrire  ses  inspirations.  Gela 
semble  surprenant  :  car  on  croirait  volontiers  que,  pour 
chanter  une  «  ode  à  l'alcool  »,  il  faut  être  sous  l'empire 


-  2:38  — 

des  boissons  capiteuses,  et  que  cette  ode  ne  vibrera  de 
sensations  désordonnées  que  si  le  cerveau  d'où  elle  sort 
est  fortement  imprégné  et  saturé  d'eau-de-vie.  Pas  du 
tout!  D'Aurevilly"  est  dans  un  état  d'esprit  très  tranquille 
et  parfaitement  sain  lorsqu'il  trace,  le  11  novembre,  des 
vers  enflammés  de  la  double  ivresse  d'une  puissante 
commotion  poétique  et  des  mélancoliques  souvenirs  d'une 
existence  qui  ne  connut  guère  de  frein  autrefois.  «  Vous 
trouverez  sous  ce  pli,  mande -t- il  à  Trebutien  le 
12  novembre,  la  preuve  que  la  Fée  est  revenue  !  Il  faut 
qu'elle  soit  aussi,  comme  moi,  de  la  nature  du  canard 
sauvage  et  qu'elle  aime  l'eau  comme  le  gibier  des 
marais;  car  c'est  par  un  temps  de  pluie  magnifique 
qu'elle  m'est  revenue,  les  ailes  tout  grand  ouvertes, 
comme  un  cygne  qu'apporte  l'hiver.  Capricieuse  Fée,  — 
capricieuse  comme  la  Fortune  !  Et  pourquoi  pas  ?  C'est 
la  fortune  de  ma  pensée  !  Voilà  ce  qu'elle  m'a  soufflé, 
sous  ma  plume,  de  sa  bouche  rose  et  par  le  trou  de  sa 
flûte  d'ivoire,  assise  à  mon  coude  et  docile  comme  une 
enfant,  pendant  que  la  pluie  tombait  d'un  ciel  gris  coiffé 
de  nuages  et  que  les  larmes  de  ce  vieux  temps,  pleurant 
sa  primavera,  rayaient  mes  vitres,  comme  mes  der- 
nières larmes  d'ivrogne  rayaient  mon  papier.  » 

Mais  il  lui  échoit  peu  de  semaines  après,  —  comme 
s'il  fallait  à  tout  prix  qu'il  quittât  cette  sereine  disposition 
d'esprit,  —  une  singulière  mésaventure.  Il  la  raconte  à 
Trebutien  avec  bonne  humeur,  philosophie  candide,  et, 
finalement,  récriminations  acerbes,  «  le  jour  de  Noël  ». 
Votre  lettre,  lui-dit-il,  «  me  donna  un  bonheur  d'autant 
plus  vif  qu'elle  m'arriva  à  travers  des  barreaux.  J'étais 
en  prison.  Ne  vous  estomirez  pas  !  Mes  méfaits  s'étaient 
bornés  à  un  refus  de  monter  ma  garde  ou  plutôt  de  faire 
partie    de   cette    Garde   Nationale  que  j'ai    toujours 


-  239  - 

abhorrée  et  méprisée,  même  sous  la  République,  et  que 
je  ne  commencerai  pas  d'aimer  sous  l'Empereur.  Eh  non! 
plutôt  toutes  les  prisons  du  monde  !  Les  avocats  et  les 
apothicaires  de  mon  quartier  ont  l'idée  que  je  ne  ferais 
pas  Uvp  mal  dans  le  rang  ;  mais,  en  tant  qu'il  faille 
porter  masque,  je  choisis  mon  costume  et  la  troupe  de 
masques  avec  qui  je  dois  pantaloner.  L'institution  La 
Fayette  ne  me  verra  jamais  dans  son  sein.  Je  l'ai  tou- 
jours bravée  et  ridiculisée.  L'Empereur  n'a  pas  coupé  le 
dernier  bout  de  ce  polype,  par  la  très  lamentable  raison 
qui  l'empêche  de  rompre  net  avec  les  trois  mille  queues, 
traînant  partout,  de  la  Révolution...  Il  y  a  en  cet  homme, 
qui  a  pourtant  du  bronze  au  cœur  et  de  l'éclair  dans 
l'esprit,  des  débilités  qui  m'étonnent...  »  Ces  lignes  ne 
sont  certainement  pas  d'un  courtisan  des  Tuileries, 
favori  de  Napoléon  III  ou  sigisbée  de  l'Impératrice. 

Barbey  d'Aurevilly  était  en  prison,  quand  il  reçut  cette 
lettre  curieuse  d'un  homme  tout  à  fait  exceptionnel,  mais 
pas  aussi  naïf  qu'il  le  voulait  paraître.  «  Mon  cher 
Monsieur,  —  disait  cette  lettre,  —  je  suis  allé  bien  sou- 
vent chez  vous  pour  vous  serrer  la  main,  mais  je  n'ai  eu 
aucune  chance;  j'envoie  à  tout  hasard  ce  matin  chez 
vous  pour  vous  demander  un  petit  service.  Je  suis  tout 
abêti  et  tout  malade,  je  n'ai  absolument  rien  à  Hre,  et,  de 
plus,  j'ai  promis  à  une  dame,  qui  en  a  grande  envie 
depuis  longtemps,  de  lui  faire  lire  quelque  chose  de 
vous.  Si  vous  pouviez  remettre  à  cet  homme  n'importe 
quoi  de  vous,  —  La  Bagiœ,  le  Dandysme,  Germaine, 
la  Vieille  Maîtresse,  V Ensorcelé  (sic),  —  je  ne  suis  pas 
perdeur  de  livres,  —  vous  me  rendriez  fort  heureux.  Si 
cet  homme  ne  vous  trouve  pas,  et  si  vous  êtes  encore  en 
prison,  j'enverrai  de  nouveau  chez  vous  un  autre  jour.  — 
Si  vous  vouUez  être  tout  à  fait  aimable,  vous  joindriez  à 


—  240  — 

cet  envoi  une  note  de  vos  différents  ouvrages,  avec  les 
noms  des  libraires,  —  note  dont  j'ai  besoin  depuis  long- 
temps. —  Votre  grand  article  sur  Monselet  (1)  a  fait  sur 
ce  pauvre  garçon  un  effet  de  tous  les  diables.  Il  était  à 
la  fois  très  heureux  et  très  malheureux.  J'ai  fait  ce  que 
j'ai  pu  pour  lui  persuader  qu'il  devait  être  très  heureux. 
S'il  se  fût  agi  de  moi,  j'eusse  été  très  malheureux.  Adieu, 
Monsieur,  croyez-moi  pour  toujours  votre  ami  et  votre 
admirateur.  »  Ceci,  daté  du  mercredi  20  décembre,  était 
signé  :  Charles  Baudelaire.  Depuis  quelque  tenips, 
d'Aurevilly  était  entré  en  relations  d'amitié  avec  le  fan- 
tasque poète,  alors  bien  méconnu.  Je  ne  sais  quel  sort 
fut  réservé  à  la  requête  du  traducteur  d'Edgar  Poë;  mais 
ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  l'auteur  de  V Ensorcelée, 
—  quoique  maltraité  dans  le  titre  de  son  plus  cher 
roman  par  l'insoucieux  Baudelaire,  —  fut  très  touché  de 
cette  lettre  et  la  conserva. 

Malgré  le  prix  qu'il  attachait  à  un  pareil  hommage, 
Barbey  d'Aurevilly  était  encore  plus  sensible  aux  bous 
offices  de  Trebutien,  le  plus  dévoué  des  amis.  L'excellent 
bibliothécaire  de  Caen,  qui  édite  déjà  avec  tant  de  piété 
la  douce  Eugénie  de  Guérin,  ne  se  croit  jamais  quitte 
d'admiration  envers  son  ancien  collaborateur  de  la  Revue 
républicaine  de  1832  et  a  des  effusions  de  fidélité  moins 
intermittentes  que  Baudelaire.  Ne  veut-il  pas  maintenant 
pousser  le  sacrifice  jusqu'à  publier  à  ses  frais  exclusifs 
les  vers  du  poète  de  la  Maîtresse  Rousse  ?  Il  n'en 
retirera,  certes  !  aucun  profit  matériel,  carie  livre,  tiré  à 
2G  exemplaires,  ne  sera  pas  mis  dans  le  commerce.  Mais 
Trebutien  n'a  cure  de  ménager  ses  ressources  flnan- 


(1)  H;irbt'v  d'Aurevilly  venait  de  pui)lier  dans  le  r«//A-.  au  commencement 
de  décembre,  une  assez  longue  étude  sui'  Charles  Monselet. 


—  241  — 

cières,  —  pourtant  si  minimes,  —  quand  il  s'agit  de 
l'auteur  de  la  Bague  d'Annibal  et  du  Bnimmell.  Son 
amjtié  seule  a  besoin  de  faire  fortune,  et  elle  ne  connaît 
qu'un  moyen  de  s'enrichir,  c'est  de  se  dépenser. 

C'est  à  la  fin  do  décembre  1854  que  paraissent,  en  un 
luxueux  opuscule,  sous  les  auspices  de  l'excellent  Tre- 
butien,  les  vers  de  Barbey  d'Aurevilly.  A  peine  a-t-il 
terminé  cette  chère  besogne,  où  il  a  mis  toute  son  âme, 
que  Trebutien  revient  à  la  délicieuse  Eugénie. 

De  son  côté,  d'Aurevilly,  qui  décidément  est  en  passe 
d'activité  intellectuelle  et  en  veine  d'inspiration,  médite, 
de  conserve  avec  son  Des  Touches,  un  nouveau  roman 
dont  la  donnée  originale  et  bizarre  l'a  tenté.  C'est  encore 
une  œuvre  normande,  mais  non  plus  historique  ou 
semi-historique  comme  le  drame  de  la  Chouannerie:  elle 
plonge  dans  les  profondeurs  du  cœur  humain  et  sera 
composée  avec  des  souvenirs  et  des  récits  d'enfance. 
«  Je  me  suis  encapricé,  écrit-il  le  14  mars  1855,  d'un 
sujet  étrange,  et  la  verve  a  soufflé  avec  une  puissance  ! 
comme  elle  souffle  toujours,  la  drôlesse,  quand  elle 
s'éveille  naturellement  en  moi  !  Ce  sujet  étrange,  qui 
portera  le  titre  très  digne  de  son  étrangeté  :  Le  Château 
DES  Soufflets,  est  un  roman  d'une  donnée  hardie  et 
nouvelle  ».  Ce  Château  des  Soufpets,  dont  le  titre  assez 
énigmatique  semblait  devoir  souffleter  l'attention  et 
même  la  curiosité,  est  devenu,  dans  la  suite,  le  fort  et 
singulier  roman  qui  a  nom  Un  Prêtre  Ma?Hé.  A  plusieurs 
reprises,  d'Aurevilly  rappelle  à  son  ami  de  Caen  le  beau 
projet  qui  lui  tient  tant  au  cœur.  «  Les  personnages  de 
mon  Château  des  Soufflets  sont  Normands,  mande-t-il  le 
28  juin  ;  je  voudrais  des  noms  anciens,  de  ces  noms  que 
les  vieilles  races  se  transmettent  de  génération  en  géné- 
ration. Voyez-vous  dans  les  anciennes  chroniques  le  nom 

16 


—  242  — 

d'Bphrem?  s'il  a\B.ii  du  terroir,  il  me  plairait  assez  ». 
Trois  mois  après,  alors  que  son  projet  prend  de  l'impor- 
tance et  que  son  ouvrage,  dit-il,  «  aura  plus  d'horizon  » 
qu'il  ne  croyait  d'abord,  il  écrit  :  «  L'idée  du  livre  est  la 
grande  idée  chrétienne  de  l'Expiation,  qui,  selon  moi, 
dans  aucun  livre,  n'a  été  touchée  in  imo,  in  visccribus, 
et  que  j'ai  voulu  pénétrer  dans  sou  dessous  le  plus 
intime.  Puis,  toujours  la  même  pensée  pour  moi  ! 
Démontrer  aux  Démocrates  littéraires  que  la  littérature 
catholique  peut  avoir  des  romanciers  intéressants,  nou- 
veaux, inattendus  !  » 

A  cette  évocation  mentale  des  choses  du  terroir  et  du 
catholicisme  (pour  lui,  cela  ne  fait  plus  qu'un  main- 
tenant, car  c'est  la  tradition,  l'inoubliable  et  saint 
passé  I)  son  amour  de  la  Normandie  grandit  encore. 
Non-seulement  d'Aurevilly  veut  désormais  faire  œuvre 
normande,  mais  il  veut  que  dans  tous  ses  écrits  le 
caractère  du  pays  natal  et  son  propre  tempérament,  à  lui 
«  canard  sauvage  de  l'Ouest  »,  apparaissent,  éclatent  et 
triomphent.  «  Nous  devons  être  toujours  Normands,  fils 
de  Rollon,  dans  nos  œuvres...  Soyons  Normands,  comme 
Scott  et  Burns  furent  écossais  »,  dit-il  le  28  juin.  Et  c'est 
la  première  fois  que  se  formule  avec  cette  netteté 
le  programme  qu'impose  à  son  imagination  l'enfant  de 
Saint-Sauveur-le-Vicomte,  fils  du  vieux  Chouan  Théophile 
Barbey. 

Hélas  !  il  ne  peut  être  «  Normand  »  tous  les  jours, 
comme  il  le  voudrait.  11  faut  vivre,  et  la  critique  littéraire 
du  Pays  ne  comporte  pas  l'application  esthétique  du 
programme  décentralisateur  de  Barbey  d'Aurevilly.  Il 
s'en  venge  en  faisant  claquer  son  «  fouet  de  roulier 
bas-normand  »  sur  le  dos  de  ses  justiciables.  Mais  ces 
allures  de  «  loucheur  de  bœufs  »  ne  plaisent  pas  à  tout  le 


—  2413  — 

monde.  «  J'ai  maintenant  en  moyenne  (le  mal  augmente) 

—  écrit-il  mélancoliquement  à  Trebiitien  le  1<S  juillet  1855, 

—  un  article  refusé  sur  trois,  parce  que  j'ai  tr^ois  choses 
qui  m'empêchent  toujours  d'arriver  :  de  la  conscience, 
des  doctrines  et  une  plume  qui  ne  se  ploie  pas  aux  bas- 
sesses. »  C'est  vrai;  mais  ce  le  serait  plus  encore,  si 
d'Aurevilly  avouait  un  quatrième  «  empêchement  »  :  ses 
instincts  guerriers,  qui  l'amènent  à  se  montrer  le  plus 
partial  des  critiques  et  lui  enlèvent  souvent  la  clair- 
voyance du  juge.  Voilà  surtout  pour  quelle  raison  la 
direction  du  Pays  lui  octroyé  des  loisirs  de  plus  en  plus 
fréquents.  Ces  loisirs,  il  les  emploie  bien,  du  reste.  Il  les 
partage  presque  également  entre  la  rédaction  de  ses 
romans  et...  la  prison  !  car  on  devine  qu'il  n'a  pas  cessé 
d'être  réfractaire  à  la  Garde  nationale  ;  il  l'est  même 
plus  que  jamais.  «  Votre  dernière  lettre,  mande-t-il  à 
Trebutien  à  la  fin  de  juin,  m'est  arrivée  le  jour  où  j'en- 
trais en  prison  et  je  puis  dire  d'elle  la  phrase  consacrée, 
quelle  a  charmé  les  ennuis  de  ma  captivité.  Je  suis  un 
Normand,  obstiné  comme  un  Breton,  et  la  Garde  natio- 
nale est  toujours  mon  antipathie.  J'ai  passé  trois  journées 
sous  mes  barreaux  et  j'ai  bien  pensé  à  vous  y  écrire, 
mais  on  m'a  présenté  de  tel  papier  à  lettre  que,  ma  foi, 
j'ai  mieux  aimé  me  passer  du  bonheur  de  causer  avec 
vous  que  de  m'en  servir.  C'était  de  la  couleur  locale, 
trop  locale!  du  papier  de  véritable  épicier.  L'âme  du 
vieux  Brummell  s'est  levée  dans  mon  âme  et  m'a  défendu 
de  toucher  à  ces  bourgeoises  horreurs.  » 

En  dépit  de  ses  occupations  diverses,  d'Aurevilly 
trouve  encore  le  temps  de  songer  à  la  charmante 
Eugénie  du  Cayla,  qui  lui  fut  naguère  si  bonne.  Il 
demande  à  M'"'  Marie  de  Guérin,  la  seule  survivante  de 
la  noble  famille,  des  renseignements  circonstanciés  et 


—  244  - 

précis  sur  la  sœur  de  Maurice.  lî  veut,  en  effet,  mettre 
en  tête  de  l'édition  préparée  par  Trebutien  une  biographie 
intellectuelle  et  surtout  sentimentale  de  l'adorable  fille 
«  qui  ne  sut  que  son  âme  ».  «  J'ai  l'idée  de  ma  notice 
écrit-il  à  Trebutien  le  28  octobre  ;  mais  comme  ce  doit 
être  quelque  chose  de  concentré,  de  sobre,  de  voilé,  de 
pudique,...  je  suis  maladroit  à  réaliser  ce  que  je  con- 
çois. »  Il  ne  se  montre  pas  si  malhabile  qu'il  le  dit,  car  en 
peu  de  jours  il  laisse  tomber  de  sa  plume  une  des  plus 
belles,  pures  et  calmes,  études  qu'il  ait  sculptées  dans  le 
marbre  du  Souvenir  et  de  l'Amour. 

Trebutien  ne  se  tient  plus  de  joie.  11  fait  tirer  à  part  la 
notice  de  son  grand  ami  et  la  distribue  de  tous  côtés 
avec  des  effusions  d'enthousiasme.  D'ailleurs,  Eugénie 
n'aura  pas  à  se  plaindre  ni  à  se  montrer  jalouse  de  cette 
sollicitude  qui  ne  lui  enlève  rien  de  la  vigilante  attention 
à  laquelle  elle  a  droit.  Elle  est  traitée  magnifiquement, 
grâce  à  la  générosité  du  bibliothécaire  de  Caen.  Parée 
d'une  jolie  toilette,  qui  lui  sied  à  merveille,  elle  fait  son 
apparition  dans  le  monde,  au  mois  de  janvier  1856 
Apparition  point  bruyante,  au  demeurant,  comme  il  con- 
vient à  une  sainte  fille,  pure  de  toute  compromission 
littéraire.  La  pudeur  quasi-virginale  de  Trebutien  s'alarme 
et  s'effarouche  à  la  pensée  qu'on  pourrait  faire  de  la 
pubhcité  autour  du  journal  et  des  lettres  de  la  blanche 
colombe  du  Cayla.  Il  ne  veut  pas  qu'on  jette  ce  bouquet 
de  violettes  exquises  et  sacrées  en  pâture  aux  journa- 
listes. C'est  dans  la  solitude  de  l'âme  qu'on  doit  respirer 
le  parfum  discret  et  pénétrant  de  l'humble  fleur  des 
campagnes. 

D'Aurevilly,  lui  aussi,  partage  cet  avis  :  «  Je  ne  puis 
vous  accuser  encore  réception  du  paquet,  mande-t-il  à 
Trebutien  le  19  janvier  185r3.  Je  l'attends  avec  des  déman- 


—  245  — 

geaisons.  Quand  je  l'aurai  reçu,  je  vous  commencerai  la 
très  courte  liste  des  personnes  de  ma  connaissance 
dignes  de  posséder  noire  chef-d'œuvre,  mais  nous 
discuterons  chaque  nom  inter  nos,  car  il  ne  faut  pas 
sacrifier  nos  exemplaires  :  il  ne  faut  pas  donner  de 
pareilles  oranges  à  Messieurs  les  Pourceaux.  Ce  que  je 
ferai  de  mon  côté,  vous  le  ferez  du  vôtre.  Nous  décorons 
les  gens  à  qui  nous  offrons  un  pareil  livre.  J'écrivais  hier 
à  Sainte-Beuve  :  «  Si  blasé  que  vous  puissiez  être  de  vos 
succès,  l'opinion  d'une  femme  comme  M"^  Eugénie  de 
Guérin  peut  fleurir  l'amour-propre  ie  plus  difficile,  et 
vous  ne  mettrez  pas  sans  émotion  à  voire  boutonnière 
cette  fleur  d'héliotrope  sauvage,  cueillie  pour  vous  aux 
rampes  de  la  terrasse  du  Cayla  ».  Ah  !  la  flammèche  du 
poète,  je  la  ferai  partir  de  ce  foyer,  s'il  n'est  pas  éteint, 
et  si  un  bout  du  tison,  qui  fut  Joseph  Delorme,  y  fume 
encore  !  » 

Les  deux  amis  normands  ont  raison  de  désirer  le 
patronage  de  Sainte-Beuve,  qui  vaut  mieux  qu'un  jour- 
naliste et  apportera  aux  Rellquiœ  d'Eugénie  la  consé- 
cration «pontificale»  du  Prince  de  la  critique.  Au  surplus, 
l'auteur  des  Lundis  possède,  entre  tant  de  qualités  et  de 
défauts,  un  mérite  rare  :  il  est  homme  de  parole.  Quand 
il  a  promis  son  concours,  il  ne  recule  jamais.  11  est  un 
dévot  de  l'exactitude,  cette  vertu  charmante  qui  n'est  pas 
toujours  la  politesse  des  critiques.  11  s'exécute  prompte- 
ment.  Le  9  février,  un  article  sur  les  Reliquiœ  paraît, 
signé  de  son  nom  prestigieux,  dans  VAthœneum.  «  L'ar- 
ticle est  long,  en  bonne  place  dans  ce  mauvais  journal, 
(mais  qui  est  lu  par  cette  raison  peut-être)  et  donne  une 
idée  de  l'étonnant  talent  d'Eugénie  ;  les  citations  ne  sont 
pas  mal  faites».  Ce  demi-hommage  rendu  à  Sainte-Beuve 
par  son  confrère  du  Paijs  est  significatif  :  car  d'Aurevilly 


—  246  — 

est  rarement   tendre  à  l'égard  des  critiques  de  son 
temps 

Il  n'a  même  pas  confiance  en  Louis  Veuillot,  à  qui  il 

envoie  néanmoins  un  exemplaire  des  Reliquiœ.  «  Sen- 

tira-t-il  les  beautés  éthériales  (comme  disent  les  Anglais) 

de  cette  fille  plus  pure  que  tout,  de  cette  Lahiste  d'eau 

bénite  et  de  larmes,  —  car  l'eau  bénite  et  les  larmes, 

voilà,  à  elle,  tous  ses  lacs  ?  »  D'Aurevilly  se  le  demande 

non  sans  anxiété.  Et  il  ajoute  :  «  La  jupe  Rose-Chine  de 

cette  fille,  qui  a  mis  ses  armoiries  dans  son  talent, 

n'effarouchera-t-elle  pas  mes  catholiques  puritains  et 

jansénistes  (de  mœurs  et  de  ton)  de  l' Univers?  »  Pourtant 

la  lettre  qu'il  adresse  à  Veuillot  est  de  nature  à  provoquer 

le  bon   accueil   du   rédacteur  en   chef   de   la   feuille 

catholique.  «  Mou  cher  Monsieur, — écrit  d'Aurevilly,— je 

viens  de  publier,  avec  le  meilleur  de  mes  amis,  un  petit 

livre  qui  n'est  X)cis  un  livre  et  qui,  ne  se  vendant  pas,  n'a 

été  tiré  qu'à  un  petit  nombre  d'exemplaires.  Nous  avons 

voulu  qu'il  y  en  eût  un  pour  vous.  Quand  vous  l'aurez  lu, 

vous  ne  m'accuserez  pas  de  vous  avoir  fait  la  politesse 

vulgaire  de  l'envoi  d'un  hvre  à  un  rédacteur  eu  chef  de 

journal...  C'est  quelque  chose  de  plus  personnel  et  de 

plus  intime,  queThommage  de  cq^  Reliquiœ  d'une  sainte 

fille  qui  s'est  trouvé  avoir  dans  le  cœur  le  rayon  du  génie 

à  côté  du  rayon  de   la  foi...   »  Bref,  d'Aurevill}^  ne 

demande  pas  un  article  à  Louis  Veuillot,  mais  il  lui  laisse 

entendre  qu'il  serait  heureux  d'en  avoir  un. 

Veuillot  riposte,  au  bout  de  quelque  temps,  avec  force 
salamalecs  a  l'adresse  des  éditeurs  et  du  préfacier, 
mais,  comme  Barbey  l'avait  prévu,  avec  une  sorte  de 
défiance  à  l'endroit  de  Guérin.  «  J'ai  peur  que  l'édifice  ne 
réponde  pas  au  péristyle  »,  hasarde  le  pieux  écrivain. 
L'auteur  de  V Ensotxelée  augure  mal  de  la  peu  favorable 


—  247  — 

disposition  d'esprit  où  il  voit  l'auteur  de  VHonnête 
Femme.  11  songe  que  la  réponse  de  Veuillot,  bien  qu'elle 
ait  charmé  Trebutien,  n'est  pas  aussi  nette  qu'il  Teût 
souhaitée  et  pense  que  «  le  moindre  grain  de  mil  ferait 
mieux  son  affaire  ».  Aussi  attend-il  avec  impatience 
l'article  de  V Univers...  qui  ne  vient  point.  C'est  un  gros 
coup  de  cloche  de  moins  en  l'honneur  d'Eugénie. 

Déçu  de  ce  côté,  d'Aurevilly  est  contraint  à  chercher 
fortune  ailleurs  et,  pour  le  moment,  à  se  contenter  du 
joli  coup  de  clochette  de  son  ami  Lerminier.  Sans  doute, 
Lerminier  a  le  tort  de  n'être  pas  très  orthodoxe  et  d'écrire 
à  la  Revue  des  Deux- Mondes.  Mais  il  a  de  l'influence 
dans  les  salons  du  Faubourg,  grâce  à  sa  collaboration 
au  vieux  journal,  toujours  survivant,  V Assemblée 
Nationale.  Il  s'exécute  de  bonne  humeur  et  publie,  au 
mois  de  juillet  1856,  une  étude  générale  sur  les  œuvres 
de  Barbey  d'Aurevilly...  à  propos  d'Eugénie  de  Guérin. 
On  ne  lui  demandait  pas  cela  ;  toutefois,  à  la  réflexion 
on  comprend  que  la  réclame,  d'où  et  à  quelque  sujet 
qu'elle  vienne,  n'est  jamais  à  dédaigner.  C'est  le  sentiment 
du  brave  Trebutien  ;  c'est  aussi,  avec  quelques  réserves, 
l'opinion  de  Barbey.  Mais  il  demeure  entendu,  entre  les 
deux  amis,  qu'on  bornera  là  toute  tentative  de  publicité 
dans  les  journaux.  La  «  pastoure  du  Cayla  »  plane 
au-dessus  de  ces  vulgaires  intérêts  de  renommée 
littéraire. 

Où  donc,  dans  quel  milieu,  faire  retentir  les  échos 
célestes  de  l'âme  d'Eugénie?  A  cet  égard,  les  deux 
anciens  co-rédacteurs  de  la  Revue  de  Caen  ne  sont  pas 
tout  à  fait  d'accord.  Trebutien  voudrait  que  la  harpe 
chrétienne  de  la  mélodieuse  fille  allât  résonner  surtout 
dans  les  sanctuaires  et  les  oratoires,  aux  oreilles  dévotes 
d'une  élite.  D'Aurevilly,  —  au  contraire,  —  se  méfie  des 


—  248  — 

«  bigots  »  à  courte  vue  et  désire  faire  partager  son 
admiration  à  des  hommes  capables  de  comprendre  la 
sœur  de  son  cher  Maurice.  Il  arrache,  non  sans  peine, 
aux  préjugés  de  son  ami  la  promesse  de  plusieurs 
exemplaires  pour  Thistorien  protestant  Dargaud,  le 
journaliste  incrédule  Amédée  Renée,  le  fantaisiste  sous- 
Diderot  Raymond  Brucker,  le  philosophe  de  haut  vol 
Blanc  de  Saint-Bonnet,  et  le  poète  athée  Baudelaire.  Mon 
Dieu  !  oui,  pour  Charles  Baudelaire  en  personne.  «  Bau- 
delaire, dit  gravement  d'Aurevilly,  est  le  traducteur  de 
Poë.  11  est  un  écrivain  de  force  acquise  et  un  penseur  qui 
ne  manque  point  de  profondeur,  quoique...  Oh!  il  y  a 
bien  des  quoique  !  Il  est  dans  le  faux.  Il  est  impie.  Il  est 
enfln  tout  ce  que  j'ai  été,  moi  !  pourquoi  ne  deviendrait-il 
pas  ce  que  je  suis  devenu  ?  Voilà  ce  qui  m'attache  à  lui, 
indépendamment  de  sa  manière  d'être  avec  moi.  Il  n'a 
pas  notre  foi  ni  nos  respects,  mais  il  a  nos  haines  et  nos 
mépris.  Les  niaiseries  philosophiques  lui  répugnent. 
Puis,  c'est  encore  un  de  ceux  qui,  dans  cet  infâme  temps 
où  tout  est  à  la  renverse,  ont  le  cœur  plus  grand  que 
leur  fortune.  Adonc,  pour  toutes  ces  raisons,  une 
Eugénie,  s'il  vous  plaît  !  un  flacon  de  ce  baume  pour  des 
blessures  empoisonnées  et  vieillies  !  » 

A  son  tour,  et  en  guise  de  revanche,  comme  s'il  voulait 
apaiser  les  scrupules  de  son  âme  qui  obéit  trop  fidèle- 
ment aux  désirs  de  d'Aurevilly,  Trebutien  a  l'idée 
d'envoyer  les  diamants  d'Eugénie  à  deux  prélats  : 
M^'-'-  Dupuch,  évêque  d'Alger,  et  M*'''  Gerbet,  évèque  de 
Perpignan.  D'Aurevilly  essaie  de  l'en  dissuader  en  disant 
que  les  gallicans  «  préfets  violets  »  de  TEglise  se 
soucient  fort  peu  des  suaves  inspirations  d'une  femme 
qui  ne  portait  pas  le  béguin.  Mais  le  tenace  bibliothécaire 
s'obstine  dans  son  projet  et,  avec  une  infinie  bonne 


-  249  — 

grâce,  insiste  auprès  de  son  anu  afin  de  le  convaincre 
de  l'utilité  d'une  propag-aiide  religieuse,  ecclésiastique, 
voire  épiscopale.  Naturellement,  l'envoi  qu'il  fait  aux 
susdits  prélats  reste  sans  réponse.  Il  ne  se  décourage 
pas  pourtant  et,  de  jour  en  jour,  il  devient  plus  ambitieux 
pour  son  Eugénie.  11  veut  maintenant  adresser  les 
Rcliquiœ  à  deux  académiciens  de  marque, qui  pourraient 
patronner  sous  la  Coupole  la  sainte  fille  du  Cayla  et  lui 
servir  de  parrains  auprès  des  graves  personnages  de 
l'Institut.  Seulement,  ne  va-t-il  pas  songer,  pour  remplir 
celte  mision  délicate,  à  deux  poètes  très  distraits,  qui 
vivent  à  l'écart  des  intrigues  du  quai  Conti,—  Lamartine 
et  Vigny?  —  Drôle  d'idée  !  remarque  justement  le  cri- 
tique du  Pays  ;  et  il  ajoute,  en  ennemi  déclaré  de 
l'institution  de  Richelieu  :  «  Si  nous  n'avons  qu'eux  pour 
communiquer  la  flamme  de  l'enthousiasme  aux  quarante 
bois  de  fauteuil,  sans  élastique,  de  l'Académie,  ces  bois 
vermoulus  ne  sont  pas  près  de  flamber...  Les  influents, 
les  décisifs,  c'est  Cousin,  Villemain,  et  Guizot.  »  Ce  n'est 
ni  vous  ni  moi,  conclut-il,  qui  consentirions  à  solliciter 
pour  Eugénie  ce  «  philosophe  »,  ce  «  rhéteur  »,  cet 
«  homme  d'Etat  en  disponibilité  ». 

Néanmoins,  afin  de  complaire  à  son  ami,  d'Aurevilly 
veut  bien  s'entremettre  auprès  du  général  de  Ségur, 
l'historien  de  la  Campagne  de  Russie,  et  il  énumère  les 
avantages  qu'il  y  aurait  à  confier  les  destinées  acadé- 
miques d'Eugénie  de  Guérin  aux  soins  de  ce  galant 
homme.  Le  projet  est  superbe,  mais  il  ne  réussit  pas.  Ce 
n'est  que  plus  tard  que  les  Quarante  daigneront  poser 
une  couronne  sur  le  front  pur  de  la  patricienne  du  Cayla, 
laquelle,  du  reste,  est  bien  au-dessus  des  prix  Montyon. 

Outre  l'intérêt  qui  s'attache  à  ces  détails,  entrés  à 
présent  dans  le  domaine  de  l'histoire  httéraire,  on  voit 


—  250  — 

assez  par  ce  récit  combien  peu  les  deux  amis  normands 
avaient  le  souci  de  leur  réussite  matérielle.  Sous  le 
rapport  de  la  publicité,  Trebutien  est  loin  de  se  montrer 
l'éditeur  idéal  ;  il  est  plutôt  l'éditeur  idéaliste,  qui  édite  à 
grands  frais  des  ouvrages  d'un  écoulement  difficile  et  n'a 
cure  des  succès  financiers,  positifs  et  palpables.  Quant  à 
d'Aurevilly,  il  u"a  guère  plus  d'expérience  ou  d'habileté 
en  ces  matières,  bien  que  sa  situation  critique...  de 
critique  suspect  l'oblige  à  plus  de  ménagements  et  de 
précautions.  Lui,  il  est  contraint,  malgré  ses  répugnances 
intimes,  à  donner  quelque  importance  aux  choses  de  la 
vie  protique.  Il  est  tenu,  par  la  nécessité,  à  voir  plus  loin, 
—  sinon  toujours  plus  juste,  —  que  Trebutien. 

En  effet,  sa  position  au  Pays  n'est  pas  brillante  :  elle 
devient  chaque  jour  plus  précaire  et  plus  menacée. 
D'Aurevilly  a  eu  une  lueur  d'espoir,  quand  Amédée  Renée 
a  été  nommé  directeur  de  la  feuille  bonapartiste.  Mais 
cette  espérance  a  été  sans  lendemain.  Renée  est  comme 
les  autres  :  il  promet  beaucoup  et  tient  peu.  En  outre,  il 
est  effrayé  des  tendances  de  plus  on  plus  autoritaires  et 
catholiques  de  l'ancien  Dandy  qu'il  connut  naguère 
animé  d'un  zèle  bien  moins  apostolique.  Est-ce  que  le 
moment  est  bien  choisi  de  prêcher  l'intolérance  dogma- 
tique, alors  que  l'Empire  paraît  avoir  des  velléités  de 
libéralisme  et  incline  légèrement  vers  la  modération.  En 
vérité,  l'auteur  de  VEnsorcelée  méconnaît  tous  ses 
intérêts,  ainsi  que  les  devoirs  du  gouvernement  et  les 
obligations  de  ses  amis  ! 

Mais  d'Aurevilly  ne  s'arrête  pas  a  d'aussi  mesquines 
considérations.  Si  sa  doctrine  religieuse  se  resserre 
encore  et  se  rétrécit  en  quelque  sorte,  ses  convictions 
impérialistes,  au  contraire,  se  détendent  et  deviennent 
flottantes.  Fâcheuse  disposition  d'esprit,  lorsqu'on  colla- 


-  251  — 

bore  à  un  journal  officiel  !  Ses  compagnons  de  lutte  ne  le 
lui  dissimulent  pas.  Lui,  il  ronge  son  frein  d'impatience. 
Cependant  il  se  souvient  parfois  qu'il  est  chrétien  et  qu'il 
doit  donner  l'exemple  de  la  résignation.  Il  semble, 
effectivement,  qu'à  cette  époque  une  crise  de  m^'Sti- 
cisme, —peut-être déterminée  par  le  commerce  d'Eugénie 
de  Guérin,  —  ait  neltoyé  son  âme  de  tout  le  levain  du 
«  vieil  homme  ».  Le  8  juin  1856,  Barbey  d'Aurevilly  écrit 
à  Trebutien,  à  propos  de  ses  ennuis  de  critique  qu'il 
cherche  à  oublier  :  «  Les  distractions  ne  valent  pas  un 
bon  chapelet  dit  avec  foi.  »  Peu  de  temps  après,  le 
9  juillet,  il  précise  à  cet  égard  ses  sentiments  intimes: 
«  La  Douleur,  dit-il,  c'est  la  visite  de  Dieu...  Dans  tout 
état  de  cause,  cela  est  bête  de  ne  pas  penser  a  Dieu  ;  mais 
quand  on  sait  Dieu,  quand  on  y  a  pensé,  qu'on  n'a  pas 
d'insolente  objection  à  lui  faire,  qu'il  n'est  pas  seulement 
une  cause  première,  mais  une  personnalité  sans  laquelle 
nous  ne  comprendrions  même  pas  la  nôtre,  on  est  moins 
que  bête,  on  est  coupable  de  ne  pas  se  jeter  à  lui.  »  Enfin, 
il  développe  ces  idées  mystiques  dans  son  Château  des 
ISoufffcts,  qui  deviendra  bientôt  le  Pi-être  Mat'ié. 

C'est  alors  que  l'abbé  d'Aurevilly  profita  des  excellentes 
dispositions  de  son  frère  Jules  pour  le  ramener  complè- 
tement au  bercail,  en  le  réconciliant  avec  ses  parents. 
«  Léon  m'a  mis  à  une  rude  épreuve,  écrit  l'auteur  de 
V Ensorcelée.  Il  m'a  envoyé  un  modèle  de  lettre  à  mon 
père,  pour  lui  annoncer  mon  arrivée.  Dans  cette  lettre,  il 
me  fait  demander  pardon,  à  moi  qui  n'ai  pas  de  torts  et 
qui  pourrais  montrer  des  blessures  J'avoue  que  le  vieil 
homme  s'est  cabré...  Mais  enfin  je  me  suis  mis  au  pied 
du  crucifix,  j'ai  pensé  qu'avec  nos  idées  c'était  une 
grande  supériorité  que  celle  d'être  père,  que  cela 
couvrait  tout,  abolissait  les  torts...,  et  j'ai  bu  le  calice,  — 


—  252  - 

j'ai  écritja  lettre  sans  y  changer  un  seul  mot  ».  Quelle 
transformation  s'est  opérée  dans  son  âme  depuis  l'heure 
des  révoltes  juvéniles  !  Il  n'avait  plus,  du  reste,  que  ce 
pas  à  faire  pour  rentrer  au  giron  des  traditions  familiales. 
Après  son  «  évasion]»  d'adolescent,  la  voix  du  sang  avait 
réveillé  en  lui  les  préjugés  aristocratiques  des  Barbey. 
Plus  tard,  vers;1847,  il  était  redevenu  catholique,  puis 
«  Normand  ».  Pour  effacer  l'ombre  même  du  passé,  il  lui 
fallait  à  présent  demander  pardon  de  ses  erreurs  et 
solliciter,  des  mains  de  son  père,  l'absolution  des  fautes 
d'une  jeunesse  dissipée.  C'était  dur.  Mais  il  se  soumit 
simplement  et  noblement,  comme  il  convenait,  —  en  un 
instant  de  Y-lairvoyance  morale  où  son  devoir  ne  lui 
parut  pas  douteux.  Le  fils  s'iiicUna  respectueusement 
devant  les  ordres  paternels  et  revint  au  foyer  recevoir  le 
baiser  de  paix.  Le  l^"-  septembre  1856,  il  prenait  la  route 
de  St-Sauveur-le-Vicomte,  qu'il  avait  oubliée  et  dédaignée 
depuis  vingt  ans. 

Le  «  vieil  homme  »  était  mort  en  son  cœur,  après  bien 
des  convulsions  suprêmes  pour  survivre  à  l'arrêt  de 
condamnation  qui  le  frappait.  Désormais,  Barbey  d'Aure- 
villy appartient  tout  entier  et  sans  réserve  aux  séculaires 
traditions  de  sa  famille.  Il  peut  s'appeler,  lui  aussi,  un 
«  Prophète  du  Passé]». 


CHAPITRE     XIII 

RETOUR    AU     PAYS     NATAL 
SÉJOUR    A    SAINT-SAUVEUR,  A  VALOGNES  ET  A  CAEN 

Mémorandum  de  caen 

POLÉMIQUES    LITTÉRAIRES    ET    DÉCEPTIONS 

((    Les  Fleurs  du  Mal  ».  -  «   Le  Réceil  » 
Mémorandum  de  port-vendres 

(1856-1859) 


«  Mes  parents  m'ont  reçu.  .  comme  vous  le  pensiez, 
mon  ami,  —  écrit  d'Aurevilly  à  Trebulien  le  12  septembre 
ia56.  Mon  père,  qui  a  une  belle  vieillesse  et  que  Léon 
m'a  complètement  ramené,  est  très  aimable,  très  doux, 
très  discret,  d'une  paternité  vraiment  touchante.  Ma 
mère...  ah!  ma  mère,  elle  s'anime  pour  moi  encore,  et 
cela  me  touche  jusqu'aux  larmes;  mais,  mon  ami,  ce 
n'est  même  plus  un  débris  d'elle-même.  Ce  n'est  plus 
7néme  son  cadavre,  oublié  sur  le  bord  de  sa  tombe,  — 
le  cadavre  de  ce  qu'elle  fut  serait  une  chose  imposante 
et  belle  !  —  et  beauté,  intelligence,  sentiment,  feu  de  la 
vie,  tout  est  fini,  tout  a  disparu  !  Je  l'avais  laissée  magni- 
fique de  sa  double  supériorité  physique  et  morale,  je 


—  254  — 

n'ai  plus  retrouvé  qu'une  paralysée  avec  le  regard  vide  et 
béant,  la  difficulté  de  parler,  l'horrible  stupeur  des  para- 
lytiques. Oh  !  cela  a  été  bien  affreux  pour  moi  !...  Je  ne 
croyais  pas  tant  aimer  ma  mère.  11  y  avait  tant  d'années 
de  tombées  muettes  entre  nos  deux  cœurs,  que  je  ne  me 
croyais  p/«<s  si  fds!  Rien  ne  meurt  donc  en  votre  ami, 
mon  cher  Trebutien.  Les  impressions  que  je  ressens  près 
de  cette  ruine,  qui  fut  une  chose  si  superbement  orga- 
nisée, m'apprennent  des  sentiments  que  je  ne  me 
soupçonnais  plus.  Ma  pauvre  mère  !  ma  pauvre  mère  !  » 
Admirable  cri  d'angoisse,  échappé  d'un  cœur,  lourd  déjà 
du  poids  de  48  années,  —  mais  dont  ni  l'éloignement  ni 
la  lutte  quotidienne  n'ont  éteint  la  flamme,  —  devant  ces 
deux  vieillards  de  69  et  de  71  ans,  Théophile  Barbey  et 
Ernestine  Ango  ! 

L'impression  que  d'Aurevilly  ressent  des  lieux,  où 
s'écoula  son  enfance,  n'est  pas  moins  forte  ni  moins 
mélancolique.  «  J'ai  trouvé  le  pays  dépouillé  de  bien  des 
poésies,  mande-t-il  à  Trebutien  dans  la  même  lettre.  Les 
années,  les  Révolutions,  l'exécrable  Progrès  ont  déchiré 
les  voiles  dans  lesquels  j'avais  emporté  l'image  de 
choses  détruites  sous  ces  énormes  bêtises,  —  Vutilité  et 
V amélioration  !  Par  exemple,  ils  ont,  au  vieux  château 
de  Néel  le  Vicomte,  abattu  une  tour,  restant  de  la 
Poterne.  L'étang  du  Quesnay  {le  Quesnoij)  est  comblé  ! 
on  y  coupe  des  saules  et  de  l'osier.  Et  mon  aride  falaise 
de  Carteret  est  ignoblement  couverte  de  pommes  de 
terre,  avec  des  clôtures  de  place  en  place.  Ils  disent  que 
c'est  de  bon  rapport.  Comme  ils  ne  peuvent  pas  faire 
tenir  la  mer  dans  un  pot  de  chambre,  ni  l'empêcher  de 
se  moquer  d'eux  dans  le  rire  de  ses  vagues,  au  moins  ils 
ne  l'ont  ni  souillée  ni  changée,  et  je  Tai  revue  belle, 
immaculée,  identique  a  ce  qu'elle  était  dans  mon  enfance. 


C'a  été  une  pure  sensation.  A  mon  premier  regard  du 
haut  des  dunes,  elle  était  calme  comme  une  vie  apaisée 
et  souriante,  avec  de  longs  sillons  verdâtres  s'entre- 
croisant,  comme  les  nuances  de  la  nacre,  avec  de  longs 
sillons  lilas  ».  Et  voilà  que  tout  le  passé  de  ce  Bas- 
Normand  lui  remonte  au  cœur  et  qu'il  pleure  de  vraies 
larmes  d'émotion.  A  de  pareils  accents,  on  devine  un 
«  homme  du  terroir  »  quia  repris  racine  chez  lui  et  dont 
l'âme  palpite  et  tressaille  d'allégresse,  lorsqu'il  foule 
le  sol  natal,  en  un  hymne  superbe  que  ne  renierait  pas 
un  grand  poète. 

De  semblables  sensations,  aussi  intenses,  profondes  et 
mélancoliques,  l'envahissent  à  Valognes.  «  Demain, 
écrit-il  à  Trebutien  le  21  septembre,  je  passerai  la  journée 
à  battre  le  poétique  pavé  de  Valognes  (il  le  fut  pour 
moi  !  )  et  à  constater  les  déformations  de  cette  pauvre 
ville  par  le  monstre  abhorré  du  progrès!  J'en  ai  déjà 
entrevu  quelque  chose.  Il  y  avait  autrefois  une  rue  que 
j'aimais,  qui  s'appelait  la  rue  de  Poterie.  Des  ruisseaux 
bouillonnants  et  purs,  dignes  de  rouler  des  truites  dans 
leur  courant  limpide,  la  sillonnaient,  face  à  face,  dans 
toute  sa  longueur,  comme  deux  charmantes  petites 
rivières.  Il  fallait  des  planches  jetées  sur  ces  ruisseaux 
pour  que  le  pied  frissonnant  des  filles  de  Valognes  y 
passât  sans  mouiller  sa  jupe.  De  place  en  place,  brillaient, 
sur  leurs  bords,  des  pierres  luisantes  et  polies  où  toutes 
les  Nausicaa  de  la  ville  venaient  laver  leur  linge  et 
mêler  au  bruit  de  la  rue  le  battement  babillard  des 
battoirs!  Je  n'ai  vu,  en  aucune  de  mes  pérégrinations, 
rien  de  plus  original,  de  plus  charmant  et  de  plus  frais 
que  cette  rue  de  Poterie.  Quand  j'y  descendis  de  diligence 
l'autre  jour,  je  cherchai  vainement  le  fil  mobile  et  argenté 
de  mes  ruisseaux  sur  les  pierres  essuyées.  Je  trouvai  .. 


—  256  — 

un  trottoir  !  Les  bourgeois  de  la  ville  s'étaient  plaint  que 
cette  eau,  ravissante  au  soleil,  nuisît  à  la  pureté  des  vins 
frelatés  dont  ils  s'abreuvent...  » 

Enfin,  pour  achever  son  pèlerinage  normand,  Barbey 
d'Aurevilly  revient,  le  28  septembre,  à  Gaen  où,  trois 
semaines  plus  tôt,  il  n'avait  fait  que  passer,  s'arrêtant 
seulement  pour  donner  la  fraternelle  accolade  à  l'ami 
Trebutien.  Cette  fois  il  y  reste  douze  jours.  Il  y  veut 
revivre  ses  émotions  d'autrefois.  Là,  en  effet,  l'attendent 
de  chers  souvenirs  profondément  empreints  en  lui,  et 
dont  le  spectre  est  embusqué  à  chaque  coin  de  rue.  Il  y 
a  des  parcelles  de  son  âme  qui  sont  éparses  et  voltigent 
dans  le  ciel  grisâtre  de  Caen.  Sa  vie  d'étudiant,  ses 
premiers  rapports  d'amitié  avec  Trebutien,  ses  premières 
souffrances  issues  de  ses  premières  amours,  sur  les- 
quelles le  temps  n'a  pas  encore  jeté  le  voile  de  l'oubU,  — 
que  de  choses  et  d'êtres  à  évoquer,  que  de  flambeaux  à 
promener  sur  ce  qui  fut  et  ne  sera  plus,  que  d'amères  ou 
douces  7'cmembrances  a  donner  en  pâture  à  une  sen- 
sibilité qui  n'est  jamais  satisfaite  ! 

Le  meilleur  de  ses  instants,  pendant  son  séjour  à 
Caen,  d'Aurevilly  le  consacre  à  Trebutien.  Les  deux 
anciens  rédacteurs  de  la  Remic  républicaine  de  18)32,  — 
à  présent  convertis  aux  mêmes  idées  catholiques  et 
monarchiques,  —  vivent  en  étroite  communion  d'esprit 
et  à  cœur  ouvert.  Il  existe  plus  que  de  l'amitié  entre  eux  ; 
ils  ont  l'un  pour  1  autre  une  vraie  «  fraternité  »,  une 
sorte  de  «  consanguinité  d'âme  »  qui  les  fait  vibrer  à 
l'unisson  et  palpiter  des  mêmes  émotions.  A  la  requête 
de  Trebutien,  l'auteur  de  V Ensorcelée  commence  un 
Meynorandum,  dès  le  jour  de  son  arrivée,  pour  cet  autre 
lui-même  qui  veut  garder  l'éternelle  image  du  voyageur 
qui  passe  et  sera  bientôt  un  absent.   «   ...Nous  avons 


—  257  — 

causé  au  coin  du  feu,  —  écrit  d'Aurevilly,  —  retirés  de 
tout,  parfaitement  à  nous-mêmes,  dans  cette  cellule 
silencieuse,  comme  deux  pasteurs  au  fond  des  bois.  »  (1). 
Trebutien  fait  à  son  grand  ami  les  honneurs  de  la 
Bibliothèque  publique  dont  il  est  le  sous-conservateur. 
Tous  deux  admirent  les  portraits  normands  qui  en 
«  ornent  le  pourtour  »  et  devisent  avec  chaleur  des 
gloires  locales.  Ils  s'attardent  en  de  longues  causeries 
où  s'épanche  leur  âme.  Ils  y  revivent  le  passé.  Puis,  ils 
songent  à  l'avenir,  —  à  la  publication  prochaine  des 
œuvres  de  Maurice  de  Guérin,  surtout,  et  à  une  édition 
future  de  cette  volumineuse  correspondance  de  Barbey 
d'Aurevilly  entassée  depuis  vingt  ans  dans  les  tiroirs  de 
Trebutien.  Ils  se  complaisent  à  caresser  ce  projet,  — 
l'un,  avec  la  modestie  qui  s'efface  devant  la  supériorité 
intellectuelle,  —  l'autre,  avec  la  candide  et  pleine  con- 
science de  sa  valeur.  «  Mes  lettres  à  Trebutien,  —  s'écrie 
d'Aurevilly,  —  collection  qui  doit  être  la  plus  belle  plume 
de  mon  aile,  si  je  dois  devenir  un  oiseau  glorieux,  —  un 
oiseau  du  p<xrrt(i/.s  de  la  gloire  I  Le  meilleur  de  moi  est 
dans  ces  lettres,  où  je  parle  ma  vraie  langue  et  en  me 
fichant  de  tous  les  publics  !  —  Ecrit  un  mot  orgueilleux 
sur  le  cahier  qui  renferme  cette  collection,  —  un  mot 
orgueilleux  qui  peut  devenir  un  mot  juste.  —  Comme  je 
ne  suis  pas  Kepler,  qu'il  reste  où  il  est,  ce  mot  que 
l'avenir  justifiera  pe?^^^^re  Je  ne  l'écrirai  point  ici.  »  Ce 
«  mot  orgueilleux  »,  qu'il  n'ose  consigner  dans  son 
Meynorandum,  est  :  «  Je  puis  attendre  la  gloire,  appuyé 


(1)  Mémorandum  de  Caen.  —  J'apjielle  de  ce  nom  le  Mémorandum  de 
1856,  —  jusqu'ici  appelé  Premier  Mémorandum,  —  pour  le  distinguer  du 
Mémorandum  de  1836  récemment  publié  sous  ce  titre  :  Premier  Mémo- 
randum. 

17 


—  258  — 

là-dessus  !  »  ;  et,  pour  que  le  souvenir  ne  se  perde  pas  de 
l'heure  solennelle  où  il  se  décerna  une  pareille  couronne, 
d'Aurevilly  ajoute  :  «  Ecrit  ceci  le  2  octobre,  dans  la 
cellule  de  mon  ami  Trebutien,  8  heures  du  soir.  »  Il  n'est 
pas  impossible  que  l'avenir  donne  raison  sur  ce  point  à 
l'auteur  de  Y  Ensorcelée. 

Cette  besogne  achevée,  les  deux  amis  reviennent  à 
leur  conversation  préférée  sur  les  êtres  et  les  choses  de 
la  Normandie.  C'est  alors  que  Barbey  d'Aurevilly  trouve 
la  formule  définitive  de  son  programme  normand. 
«  ...  Romans,  impressions  écrites,  souvenirs,  travaux, 
tout  doit  être  Normand  pour  moi  et  se  rattacher  à  la 
Normandie.  Il  y  a  longtemps  (1)  que  j'écrivais  à  Trebu- 
tien :  «  Quand  ils  disent  de  partout  que  les  nationalités 
décampent,  plantons -nous  hardiment ,  ,  comme  des 
Termes,  sur  la  porte  du  pays  d'où  nous  sommes  et 
n'en  bougeons  pas  !  »  Lorsqu'on  est  Normand,  il  faut 
l'être  tout  à  fait.  Aussi,  pour  inaugurer  son  vaste  et 
ambitieux  programme,  d'Aurevilly  veut-il,  ce  jour  même 
du  2  octobre,  s'afîubler  d'un  manteau  de  roulier,  comme 
les  paysans  de  la  Manche.  «Je  suis  allé,  note-t-il,  acheter 
une  limousine,  semblable  à  celle  des  charretiers  Bas- 
Normands,  et  dans  laquelle  je  veux  envelopper  mon 
dandysme  cet  hiver.  Je  la  ferai  doubler  de  velours, 
comme  Jean  Bart  avait  fait    doubler  d'or   sa   culotte 


(1)  Il  n'y  ;i  [las  si  longtemps  que  d'Aurevilly  le  laisse  entendre.  C'est 
dans  une  lettre  du  28  juin  1833,  —  quinze  mois  par  consé(juent  avant  le 
voyage  en  Normandie,  —  que  je  relève  la  première  formule  de  ce  pro- 
gramme. La  voici:  «  Quand  ils  disent  que  les  Nationalités  décampent, 
plantons-nous  sur  la  porte  du  pays  dont  nous  sommes  et  n'en  bougeons 
pas  !  »  La  formule,  on  le  voit,  a  pris  de  l'ampleur  par  la  suite.  Mais, 
dspuis  plusieurs  années  déjà,  Barbey  d'Aurevilly  était  en  possession  de 
idée  maîtresse  qu'il  a  traduite  en  des  termes  si  originaux  et  mémorables. 


d'argent,  et  elle  aura  une  moins  meurtrissante  des- 
tinée ».  Toujours,  chez  Barbey  d'Aurevilly,  la  fantaisie 
se  glisse  à  côté  du  sérieux  :  il  lui  semble  que  la  vérité 
n'est  belle  que  lorsqu'elle  porte  un  panache  éclatant.  Ce 
n'est  pas  lui  qui  l'adorera  jamais,  sortant  toute  nue  de 
son  puits  légendaire.  Dès  qu'il  l'aperçoit  si  sommaire- 
ment vêtue,  il  la  couvre  vite  ô^un  pé2:>lu7n  romantique  qui 
en  accusera  mieux  et  en  fera  sailUr  les  formes  splen- 
dides. 

C'est  dans  ce  but,  —  pour  donner  plus  de  couleur  à  la 
vérité,  —  qu'il  va  voir  le  chevalier  Des  Touches  au  Bon- 
Sauveur,  triste  asile,  où  l'illustre  Chouan  achève  ses 
jours  dans  la  nuit  intellectuelle,  en  compagnie  de  toutes 
les  variétés  de"  fous.  «  Je  suis  intervenu,  raconte-t-il,  et 
brusquement  lui  ai  jeté  au  nez  :  Vous  rappelez-vous 
votre  enlèvement  de  la  prison  de  Coutances,  77ionsieur 
Des  Touches  '^  —  Un  éclair,  non  pas  d'intelhgence,  mais 
de  mémoire,  a  traversé  son  œil  bleuâtre,  —  et  il  a  dit 
que  oui,  s'est  animé,  et  m'a  appris  le  nom  —  que  je  ne 
savais  pas,  —  de  son  juge,  du  juge  qui  l'avait  condamné 

à  mort — Je  me  retourne  pour  le  voir  une  dernière 

fois.  Il  était  calmé,  mais  sa  poitrine  se  soulevait  encore  ; 
ses  yeux,  —  bleus  comme  cette  mer  qu'il  a  tant  regardée 
dans  le  calme,  la  tempête  et  les  brumes,  —  ces  yeux 
qui  perçaient  tout  et  qui  ne  percent  plus  rien,  —  étaient 
vaguement  arrêtés  sur  les  plates-bandes  de  fleurs  rouges 
du  jardin,  qu'ils  n'avaient  pas  même  l'air  de  voir  !  » 
Heureux  d'Aurevilly  !  Il  trouve  dans  cette  visite  au 
chevalier  Des  Touches  le  dénouement  de  son  roman 
bientôt  achevé. 

Mais  les  journées  s'écoulent.  Il  faut  regagner  Paris. 
La  séparation  des  deux  amis  est  triste,  —  plus  triste  que 
ne  semblent  l'indiquer  les  dernières  lignes  du  Mémo- 


—  260  - 

randum,  qui  d'ailleurs  furent  écrites  dix  jours  après  le 
départ,  lorsque  l'impression  du  moment  n'avait  plus  la 
même  vivacité.  «  C'est  demain  que  je  pars,  écrit 
d'Aurevilly  le  8  octobre,  et  quoique  mon  reg-retde  quitter 
Trebutien  soit  profond  et  me  rappelle  amèrement  que  la 
vie  n'est  pas  faite  comme  je  le  voudrais,  cependant  je 
quitterai  Gaen  comme  j'y  suis  revenu  et  comme  je  l'ai 
habité,  sans  tristesse.  Les  souvenirs  de  quatre  ans 
d'extrême  jeunesse,  qui  sont  restés  empreints  en  moi 
pendant  tant  d'années,  n'y  sont  plus  empreints.  Toute 
empreinte  est  mordante.  Quelque  chose  qui  n'est  pas 
l'oubli,  et  qui  a  fait  monter  mon  âme  plus  haut,  a  donné 
à  ces  souvenirs,  longtemps  pesants,'  la  légèreté  de  la  vie, 
ou  de  la  mort,  —  car  on  ne  sait  laquelle  de  ces  deux 
poussières  —  la  mort  ou  la  vie  !  —  pèse  le  moins  ?...  Les 
ombres  de  l'Elysée  des  Anciens  étaient  transparentes. 
De  même  les  ombres  de  cette  jeunesse  que  j'ai  appelées 
autrefois  les  spectres  de  mon  bonheur  et  qui  m'auraient 
rendu  Caen  si  changé  et  si  triste,  pour  peu  que  j'y  fusse 
revenu  il  y  a  seulement  cinq  années  !  » 

Qu'a  donc  d'Aurevilly  pour  tenir  un  langage  si 
nouveau  ?  Pourquoi  les  «  spectres  »  du  passé  ne  le 
hantent-ils  plus?  C'est  qu'un  amour,  plus  fort  que  le 
souvenir  des  passions  éteintes,  s'est  récemment  glissé 
dans  le  cœur  de  l'ancien  Dandy,  historien  et  imitateur 
de  Brummell,  et  l'a  remué  de  fond  en  comble.  Et  le 
romancier  ne  rêve  maintenant  que  de  couronner  par  un 
mariage  prochain  l'idylle  de  cet  amour  estival.  Le 
réfractaire  d'antan  veut  ainsi  achever  sa  soumission 
à  l'ordre  du  monde.  N'importe  !  Barbey  d'Aurevilly 
songeant  à  prendre  femme  et  à  s'établir,  cela  semble 
d'une  douce  ironie  !  On  a  beau  faire  la  réflexion  que  telle 
serait  pourtant   la   conclusion   logique    de   ses    idées 


—  261  — 

d'autorité  ;  on  a  beau  répéter  avec  lui  cette  phrase  du 
Mémorandum  de  Caen,  à  la  date  du  30  septembre  :  «  Me 
voici  rentré  dans  la  vie  régulière  »,  —  malgré  toutes  les 
protestations  les  plus  sincères  de  fidélité  future  à  la 
tradition,  ce  n'est  pas  sans  quelque  effort  d'imagination 
qu'on  se  représente  l'auteur  à' Une   Vieille  Maîtresse 
convolant  en  justes  noces,  à  la  manière  d'un  simple 
bourgeois  ou  d'un  aristocrate  bien  rangé.  Quel  singulier 
mari  il  eût  fait  !  Ce  «  canard  sauvage  de  l'Ouest  »  n'avait 
pas  l'humeur  «  pot-au-feu  »  d'un  rentier  ni  le  goût  d'un 
ménage  pacifiquement  monotone.  11  eût  voulu  sans  doute 
introduire  à  son  foyer  un  peu  d'outrance  romantique  et 
relever  par  des  piments  inconnus  la  fadeur  classique 
des  joies  conjugales.  Cela  peut-être  n'eût  pas  donné  les 
résultats  attendus,  et  le  pauvre  romancier  en  eût  été 
pour  ses  frais  d'enthousiasme.  Au  fond,  comme  l'a  dit  si 
joliment   Jules   Sandeau    de    Mérimée,    «   il   était   né 
célibataire  »,  et  d'Aurevilly  plus  tard  a  si  bien  compris 
cette  vérité  qu'il  est  mort  «  vieux  garçon  »  endurci  et 
impénitent.  Il  ne  faut  pas  le  plaindre  :  la  cage  n'est  pas 
bonne  à  tous  les  oiseaux. 

Mais,  sur  Fheure,  il  ne  se  rendait  pas  compte  d'une 
chose  si  simple.  Il  était  tout  grisé  de  ses  nouvelles 
amours  et  «  tendait  de  toutes  parts  les  voiles  à  l'espé- 
rance ».  Toutefois,  la  réalité  se  charge  bien  de  le  ramener 
des  nuages  sur  la  terre.  La  vie  de  Paris  ne  lui  permet 
pas  de  «  mélancohser  »  longtemps.  Dès  son  retour, 
d'Aurevilly  entre  en  lutte  ouverte  avec  le  directeur  du 
Patjs,  son  ami  Amédée  Renée.  «  Mon  article,  mande-t-il 
à  Trebutien  le  23  octobre,  devait  être  sur  Guizot.  Renée, 
mis  en  veine  par  mon  article  sur  Cousin,  m'avait  dit  : 
j^lle-f  —  Je  vais  donc,  ...et  je  passe  sur  le  ventre  à 
Guizot,  en  lui  laissant  les  quatre  fers  de  ma  critique  entre 


-  262  — 

le  diaphragme  et  l'ombilic,  l'atteignant  sous  les  deux 
espèces  de  ses  prétentions  impuissantes,  Thomme  poli- 
tique et  l'historien.  Mais  Renée  n  avait-il  pas  chez  lui,  à 
la  Revue  Contemporaine,  ce  pauvre  petit  gringalet  de 
Guizot  fils  ?...  Voilà  donc  mon  Renée  fort  embarrassé...  » 
Finalement,  l'article  paraît  ;  seulement,  —  constate  tris- 
tement d'Aurevilly,  —  «  des  dix-huit  balles  de  mon  espin- 
gole,  on  en  a  retiré  dix-sept.  »  La  pire  conséquence  de 
l'aventure,  c'est  que  désormais  l'intransigeant  critique 
du  Pays  est  classé  parmi  les  incorrigibles  et  les  suspects. 

Au  milieu  de  ses  ennuis,  de  jour  en  jour  croissants,  il 
lui  arrive  néanmoins  quelques  bonnes  fortunes.  Un  cer- 
tain M.  Poitou,  magistrat  de  son  métier  et  critique  à  ses 
heures,  ne  s'est-il  pas  avisé  d'écrire  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes  du  15  décembre  1856  un  réquisitoire  en 
règle  contre  Balzac  et  son  œuvre?  Vite  Barbey 
d'Aurevilly,  —  l'avocat  du  Diable,  qui  se  trouve  être 
souvent  l'avocat  du  bon  sens  et  de  la  raison,  —  riposte  à 
cette  diatribe  par  un  chaleureux  éloge  du  grand  roman- 
cier de  la  Comédie  humaine.  «  Savez-vous  contre  qui 
l'article  en  ce  moment?  dit-il  à  Trebutien  le  28  décembre. 
Sur  cette  archi-ennuyeuse  pédante  qu'on  appelle  la  Revue 
des  Deux-Mondes.  Elle  a  publié  un  article  ignoble  sur 
Balzac,  —  un  article  qui  sent  les  coups  de  pied  au  der- 
rière que  Balzac  lui  avait  donnés,  —  et  je  m'occupe  un 
tantinet  de  cet  article,  signé  par  un  nommé  Poitou 
(Bas-Poitou,  plutôt!),  qu'on  m'assure  être  un  avocat 
général  et  que  je  traite  comme  un  huissier.  » 

L'étude  de  Barbey  d'Aurevilly,  vibrante  d'enthou- 
siasme, fait  grand  bruit  dans  la  presse  et  soulève  un 
peu  partout  de  vives  polémiques.  M""=  de  Balzac  en  est 
profondément  touchée  et  tient  à  remercier  l'ardent 
défenseur  d'une  chère  mémoire.  ^<  J'ai  reçu  cette  semaine, 


—  26:3  — 

écrit  d'Aurevilly  le  1«^  février  1857,  en  cadeau  et  hommage 
un  beau  médaillon,  en  bronze,  de  Balzac,  encadré  en 
chêne,  d'un  grand  style.  C'est  le  médaillon  de  David 
d'Angers.  M™<=  de  Balzac  me  l'a  envoyé  avec  une  fort 
belle  lettre,  en  me  remerciant  de  ma  défense  de  son 
mari  contre  les  ruades  sans  fers  du  Poitou.  »  Pour  ne 
point  demeurer  en  reste  de  politesse,  l'auteur  de  V Ensor- 
celée répond  aussitôt  à  la  veuve  de  l'illustre  romancier  : 
«  Madame,  c'est  moi  qui  suis  maintenant  votre  obligé. 
Laissez-moi  vous  remercier  de  votre  beau  médaillon 
que  j'ai  reçu,  je  vous  assure,  avec  la  double  émotion 
d'un  grand  plaisir  et  d'une  grande  reconnaissance.  Je 
n'avais  pas  besoin  de  cela  pour  me  rappeler  les  traits  de 
l'homme  de  génie  que  j'ai  toujours  admiré  et  que  j'ai 
tant  vu,  sans,  hélas!  personnellement  le  connaître  (un 
regret  de  ma  vie,  madame)  ;  mais  ce  médaillon,  placé 
chez  moi,  attestera  deux  choses  aux  yeux  du  monde  : 
—  ma  religion  intellectuelle  pour  lui  et  l'honneur  que 
vous  m'avez  fait.  » 

Ce  ne  sont  là,  sans  doute,  que  de  rares  événements 
heureux  dans  une  assez  monotone  et  instable  carrière 
de  critique.  Mais  d'Aurevilly  en  fait  tout  de  même  son 
profit.  Il  tire  parti  de  toutes  les  accalmies  de  son  exis- 
tence plutôt  orageuse  d'ordinaire.  Il  revient  à  ses  chers 
projets  qu'aux  heures  vertigineuses  de  la  lutte  il  avait  dû 
momentanément  délaisser:  il  reprend  son  Château  des 
Soufflets,  et  y  sculpte  la  belle  figure  de  Calixte,  l'adorable 
fille  du  «  Prêtre  marié  ».  Il  compose  de  petits  poèmes  en 
prose  qu'il  appelle  des  Rythmes  oubliés.  «  Je  viens  de 
terminer  ce  matin,  mande-t-il  à  Trebutien  le  28  février, 
les  Yeux  Caméléons  et  je  vous  les  envoie.  C'est  encore 
à  vous,  comme  beaucoup  d'autres  pièces  des  Rijthmes, 
qu'ils  sont  adressés.  Ah!  je  veux  vous  emporter  dans 


—  264  — 

ma  gloire,  si  j'ai  gloire  jamais!  Ce  qu'on  trouvera  de 
fois  votre  nom  dans  mes  œuvres  sera  prodigieux. 
Comme  la  fantaisie  (the  fancy)  se  joue  de  nous,  et  nous 
pas  d'elle,  je  vous  dirai  qu'en  ce  moment  le  livre  qui  me 
préoccupe  et  me  rnaitrise,  ce  sont  nos  Rythmes.  Je  suis 
en  veine  d'inspiration...  J'ai  le  sein  gonflé  de  mille  senti- 
ments qui  cherchent  une  issue...  » 

Mais  d'Aurevilly  est  bientôt  contraint  à  refréner  ces 
enthousiasmes  d'imagination,  que  trouble  la  plate  réalité 
quotidienne.  «  Mon  cher  Trebutien,  —  écrit-il  le  10  avril, 
«  nuit  du  vendredi  au  samedi-saint  ^>,  —  on  adore  la  Croix 
aujourd'hui,  moi  je  l'ai  portée.  Mes  ennuis  au  Pays 
vont-ils  recommencer?...  Notre  brave  Consul,  l'intrépide 
lièvre,  m'a  refusé  ce  matin  l'insertion  de  mon  article  de 
semaine...  L'article  était  composé,  mais  comme  il 
maltraitait  un  précieux  orléaniste  que  le  Gouvernement 
de  TEmpereur  (et  non  l'Empereur,  qui  continue  d'être  le 
Lépreux  de  la  cité  d'Aoste  de  son  Empire)  a  été  assez 
bête  pour  pousser  à  l'Académie,  le  Consul  a  écouté  sa 
vieille  affection  de  parti  et  sa  peur  toujours  jeune  et  nou- 
velle... Le  sujet  de  l'article  était  le  nommé  Emile  Augier, 
un  coiffeur  httéraire...  Je  m'étais  demandé  ce  que  ce 
polisson,  heureux  comme  l'indignité,  avait  rendu  de 
services  à  la  langue  française  pour  qu'on  en  fît  un  acadé- 
micien ».  Décidément,  la  passion  conduit  à  de  regret- 
tables extrémités  le  justicier  Barbey.  Il  fait  le  coup  de 
feu  dans  les  journaux  de  l'Empire  comme  ses  aïeux  dans 
les  buissons  de  la  Basse-Normandie.  11  n'a  pas  l'air  de  se 
douter  que  les  temps  ne  sont  plus  les  mêmes  et  il  s'étonne 
qu'on  ne  récompense  pas  son  ardeur  pour  la  bonne 
cause...  en  le  décorant.  On  le  «  crucifie  »  bien,  mais  non 
comme  il  le  voudrait.  On  lui  fait  porter  la  croix  sur  les 
épaules,  —  tel  le  Christ  en  route  vers  le  Golgotha,  —  au 


—  265  — 

lieu  de  la  lui  placer  sur  la  poitrine.  Il  est  vrai  qu'on  l'a 
proposé  pour  la  Légion  d'Honneur  et  il  se  flattait  tout 
bas  de  l'espoir  qu'il  figurerait  sur  la  liste  des  nominations 
du  15  août.  «  Ah  bien!  oui,  —  narre-t-il  tristement  à 
Trebutien  quelques  jours  plus  tard,  le  23,  —  on  a  nommé 
Limayrac,  Galonné,  Dumas  fils,  le  Camélia^  Clairville,  le 
Galoubet  du  vaudeville  grivois...  et  je  puis  encore  vous 
embrasser  avec  une  poitrine  vierge  de  la  souillure  d'une 
promotion  comme  celle-ci...  Ah!  l'Empereur!  l'Empereur! 
C'est  donc  le  Quinze-Vingt  de  la  France  !  Ces  ignobles 
ministres,  comme  on  dit  chez  nous  au  Colin-Maillard, 
l'ont-il  assez  hauné?  » 

Par  bonheur,  d'Aurevilly  ne  s'arrête  pas  longtemps  à 
envenimer,  par  d'éternelles  récriminations,  ces  égrati- 
gnures  d'amour-propre  qui  le  fontsouff'rir.  Il  aime  mieux 
poursuivre  vaillamment  son  œuvre.  Pour  se  venger  de 
ceux  qui  lui  sont  hostiles  et  lui  barrent  le  chemin  de  la 
renommée,  il  multiplie  les  articles  vibrants  sur  les  plus 
grands  sujets,  continue  à  rendre  à  ses  amis  de  signalés 
services  intellectuels,  élève  sa  critique  à  la  hauteur  d'une 
«  mission  »  courageuse  et  active  et  en  fait,  quand  il  le 
peut,  un  instrument  de  bonnes  actions,  une  magistrature 
bienfaisante. 

A  cette  époque,  précisément,  une  retentissante  occasion 
lui  est  donnée  de  dire  noblement,  à  haute  voix  et  sans 
réticence,  la  vérité  à  ses  amis  et  de  résister,  malgré  le 
courant  qui  emporte  même  les  plus  clairvoyants  thurifé- 
raires de  l'Empire,  aux  stupides  entraînements  de 
l'opinion.  Baudelaire  vient  de  publier  ses  Fleurs  du  Mal. 
Aussitôt,  les  moralistes  de  profession  jettent  un  cri  de 
détresse  et  crient  à  l'abomination.  Or,  à  la  nouvelle  du 
procès  intenté  au  poète  par  les  gardiens  attitrés  et 
patentés  des  mœurs  publiques,  tous  les  personnages 


-  266  — 

officiels  de  la  critique,  qui  avaient  déjà  fait  des  avances 
au  traducteur  de  Poë,  —  Sainte-Beuve,  entre  autres,  et 
le  premier,  —  se  replient  en  bon  ordre  vers  leur  demeure 
respective  et  ne  paraissent  plus  connaître  un  homme  si 
compromettant.  Un  des  rares  chroniqueurs  (ils  étaient 
quatre!)  qui  protestèrent  contre  le  pouvoir  usurpateur  de 
magistrats  sans  compétence  pour  les  questions  litté- 
raires, fut  l'absolutiste  Barbey  d'Aurevilly. 

Il  sait  pourtant  bien,  l'auteur  de  V Ensorcelée,  qu'un 
article  sur  les  Fleurs  du  Mal,  —  principalement  s'il 
porte  sa  signature,  —  ne  sera  pas  accueilli  avec  bien- 
veillance au  Pays  et,  en  fin  de  compte,  n'y  aura  point  les 
honneurs  de  l'insertion.  Mais  il  met  sa  conscience,  sa 
probité  d'écrivain,  bien  au-dessus  de  ses  intérêts  per- 
sonnels, des  avantages  qu'il  aurait  à  rester  silencieux, 
des  manœuvres  de  toutes  les  coteries  et  des  bas  calculs 
de-  boutique.  Alors  il  écrit  une  superbe  apologie,  — 
nuancée  de  sages  réserves  et  de  restrictions  dogmatiques, 
—  du  talent  et  de  l'œuvre  de  Charles  Baudelaire;  et,  ne 
pouvant  publier  cette  étude,  il  l'adresse  au  poète  dans  le 
moment  où  celui-ci  va  passer  devant  ses  juges.  «  Mon 
cher  Baudelaire,  lui  dit-il,  je  vous  envoie  l'article  que 
vous  m'avez  demandé  et  qu'une  convenance,  facile  à 
comprendre,  a  empêché  le  Paijs  de  faire  paraître,  puis- 
que vous  étiez  en  cause.  Je  serais  bien  heureux,  mon 
cher  ami,  si  cet  article  avait  un  peu  d'influence  sur 
l'esprit  de  celui  qui  va  vous  défendre  et  sur  l'opinion  de 
ceux  qui  seront  appelés  à  vous  juger  ».  Mais  on  sait  ce 
que  pèse  la  littérature  dans  la  balance  de  Thémis! 
D'Aurevilly  en  est  pour  les  frais  de  son  dévouement  et 
n'a  que  le  mérite  de  sa  bonne  action.  «  Je  vous  envoie, 
mande-t-il  à  Trebutien  le  23  août,  mon  article  sur 
Baudelaire,  qui  a  été  jugé  et  condamné  jeudi.  On  aurait 


—  267  - 

dû  plaider  mon  article.  Ghaix  d'Est-Ange,  le  fils...  du 
valet  de  son  père,  a  plaidé  je  ne  sais  quelles  bassesses, 
sans  vie  et  sans  voix.  L';ivocat  général  Pinard  a  parlé  de 
votre  ami  avec  une  considération  qui  vous  eût  fait  plaisir 
et  a  montré  à  Baudelaire  une  sympathie  inconséquente. 
On  voyait  qu'il  était  entre  Tordre  du  ministre  et  sa 
conscience.  Tout  cela  fait  pitié  et  peut  aller  avec  les 
sottises  et  les  platitudes  de  ce  temps  !  ». 

«  Les  sottises  et  les  platitudes  de  ce  temps!  »  voilà  ce 
qui  révolte  le  plus  l'âme  loyale,  hautaine  et  fièrement 
aristocratique,  de  l'auteur  des  Prophètes  du  Passé. 
Aussi,  dans  ses  lettres  intimes  à  Trebutien,  fait-il  payer 
cher  leur  lâcheté,  —  prétendue  ou  réelle,  —  à  ceux  qui 
tombent  sous  sa  juridiction,  sous  sa  «  coupe  ».  Il  écrit  le 
29  novembre  à  son  fidèle  ami  de  Caen  :  «  Je  pensais  vous 
mettre  ce  soir  à  la  poste...  un  article  sur  Garrel,  salé  et 
poivré  du  mépris  convenable  pour  ce  Chicaneau  Rouen - 
nais  politique  et  ce  tdteur  de  régiment,  dont  les  poltrons 
ont  fait  un  grand  homme.  Mais  le  discours  de  cette  vieille 
canaille  de  Dupin,  renommé  par  l'Empereur  (6  dii 
majores!)  rc'-procureur  impérial  à  la  Cour  de  Cassation, 
a  pris  la  place  qui  m'était  réservée  au  journal...  Il  importe 
fort  peu  à  la  g'ioire  et  à  l'intérêt  de  la  France  que  ce 
vieux  roquent/y^  et  coqu/^  et  scapm  de  Dup/;i  (il  le 
rima  fort  justement  en  tain  !)  soit,  ou  non,  à  mâchonner 
des  réquisitoires  à  la  Cour  de  Cassation,  cette  méca- 
nique judiciaire.  Mais  il  importe  que  le  Pouvoir  ne 
fasse  pas  de  bassesses  et  reste  debout  devant  ses  enne- 
mis. Dupin  ne  peut  pas  se  déshonorer,  mais  le  Pouvoir 
s'honore-t-il,lui,  en  lui  tendant  tout  ce  qu'il  peut  tendre, 
car  ils  l'ont  fait  sénateur,  ce  matin  ».  Suit  une  nou- 
velle pbilippique  contre  le  gouvernement  de  Napo- 
léon III. 


—  2(58  — 

Barbey  d'Aurevilly  n'est  pourtant  pas  au  bout  de  ses 
mésaventures.  L'article  sur  Armand  Garrel,  retardé 
d'abord  par  le  discours  de  Dupin,  est,  ce  prétexte  une 
fois  disparu,  définitivement  refusé.  «  J'avais  cassé,  — 
écrit  tristement  le  pauvre  journaliste,  à  la  date  du  5 
Décembre,  — les  trente-six  masques  de  Carrel,  le  masque 
du  Républicain,  de  l'homme  de  talent,  de  l'homme  de 
caractère,  et  on  a  trouvé  que  je  ne  respectais  pas  assez 
ce  vicieux  carnaval  politique  qu'on  nous  donne  pour  un 
grand  homme  de  pur  acier.  Au  journal  de  l'Empire,  il 
faut  bien  respecter  la  République,  parbleu!...  Les 
raisons  qu'on  m'a  opposées  pour  repousser  mon  article 
sont  digues  des  héros  qui  me  les  ont  opposées.  L'Empe- 
reur serait  mécontent  !  lui  qui  ne  lit  rien,  en  fait  de  jour- 
naux, que  ce  que  M.  Mocquart  lui  note!  lui  qui  ne  lit 
rien!...  Il  aimait  Garrel.  Il  a  conspiré  avec  Carrel.  Nous 
aurions  Carrel,  s'il  vivait,  assis  sur  le  banc  du  Sénat,  à 
trois  pas  de  Dupin  !  Pardieu  !  » 

On  dirait  qu'il  a  de  l'amertume  au  cœur,  le  pauvre 
critique  maltraité,  et  qu'il  a  besoin  d'épancher  sa 
souffrance  dans  une  âme  fraternelle.  Mais,  comme  il 
demeure  malgré  tout  un  incorrigible  de  l'illusion,  il  se 
console  delà  mauvaise  fortune,  en  songeant  à  Calixte. 
«  Calixte  m'a  sauvé,  —  s'écrie-t-il,  dans  la  même  lettre, 
avec  la  candeur  et  la  naïve  confiance  d'un  esprit  droit  et 
toujours  idéaliste,  —  Calixte  m'a  sauvé!  J'avais  peut- 
être  besoin  de  cette  secousse  pour  m'y  rejeter,  comme 
je  m'y  suis  rejeté.  L'Imagination  avait  besoin  de  ce 
vigoureux  coup  de  lanière  !  Elle  est  réveillée,  elle  a 
secoué  ses  ailes,  elle  les  a  ouvertes  et  elle  est  partie  !  » 
Ils  sont  heureux,  en  dépit  de  tous  les  déboires,  ceux  qui, 
comme  d'Aurevilly,  peuvent,  au  sein  même  des  plus 
grandes  tristesses,  conserver  intacte  une  fenêtre  sur  le 


dedans,  sur  le  monde  calme  et  serein  de  la  pensée  pure, 
et  s'envoler  en  une  libre  échappée  vers  les  libres  régions 
bleues  où  fleurit  la  poésie  !  Jamais  ces  natures-là  ne 
seront  terrassées  par  les  cruelles  réalités  de  la  lutte 
quotidienne  ! 

Il  faut  vivre  pourtant,  et  le  pain  de  chaque  jour  n'est 
pas  donné  par  la  divine  Galixte  !  Elle  donne  ce  qu'elle 
possède,  la  fée  délicieuse  et  enchanteresse  !  elle  donne 
l'apaisement  du  cœur  et  les  jouissances  de  l'esprit!  mais 
elle  ne  peut  pourvoir  aux  nécessités  matérielles  de 
l'existence.  Barbey  d'Aurevilly  doit  donc,  malgré  ses 
dégoûts,  se  relancer  en  plein  courant,  au  milieu  de  la 
tempête  qui  l'assaille  de  toutes  parts.  Nageur  intrépide, 
il  va  braver  la  colère  des  flots  déchaînés.  Au  moins  ne 
partira-t-il  pas  à  l'aventure,  sans  une  ample  provision 
de  chimères  précieuses  qui  le  consoleront  des  misères 
de  la  vie  et  garderont  le  seuil  sacré,  inviolable,  du 
temple  où  repose  l'Imagination,  en  attendant  qu'elle 
prenne  son  vol  vers  l'au-delà!...  Mais  quel  contraste 
entre  le  coin  bleu,  réservé  à  l'essor  de  la  rêverie,  et  le 
coin  noir,  où  s'écoule,  laborieuse  et  pénible,  la  carrière 
militante  du  journaliste  «  condamné  aux  travaux  forcés 
à  perpétuité  »,  «  aux  travaux  forcés  de  l'honneur!  » 

C'est  dans  ces  sentiments  que  d'Aurevilly  se  détache 
de  plus  en  plus  du  régime  impérial  qu'il  avait  naguère, 
inconsidérément,  —  par  peur  de  l'anarchie,  —  appelé  de 
tous  ses  vœux.  Le  devoir  d'un  gouvernement  fort,  dit-il, 
ne  consiste  pas  à  frapper  ses  amis  les  plus  fidèles,  les 
plus  désintéressés,  et  à  n'avoir  de  caresses  ou  de  com- 
plaisances que  pour  des  adversaires  qui,  même  comblés 
de  faveurs,  ne  désarmerontjamais?  S'il  en  est  autrement, 
si  les  partisans  sincères  sont  écartés  et  les  ennemis 
adulés,  mieux  vaut  se  battre  en  franc-tireur,  à  l'avant- 


-  270  — 

garde  ou  sur  le  flanc  des  partis,  que  de  se  mêler  à  la 
troupe  confuse  des  satellites.  Les  chers  principes  d'ordre 
et  d'autorité  ne  perdront  rien  à  ce  qu'on  les  défende  en 
indépendant:  ils  seront  même  d'autant  plus  sûrement 
sauvegardés  qu'on  n'attachera  pas  leur  destinée,  qui  est 
permanente  et  d'un  intérêt  éternel,  à  l'incertaine  et 
passagère  fortune  d'un  homme  quel  qu'il  soit. 

Justement,  Granier  de  Cassagnac  a  l'intention  de  fonder 
un  nouveau  journal  et  de  lui  donner  un  air  d'autonomie 
que  ne  comporte  ni  ne  tolère  la  majesté  d'un  organe 
officiel.  Dans  ce  but,  il  s'adresse  à  d'Aurevilly,  qui  est 
homme  à  ne  reculer  devant  aucune  tentative,  fût-elle 
des  plus  hasardeuses,  et  à  ne  s'effrayer  d'aucun  coup 
d'audace.  On  devine  si,  dès  la  première  heure,  ce  digne 
fils  des  Chouans  de  Basse-Normandie  prête  son  concours 
à  l'entreprise  nouvelle.  Messieurs  les  Lâches  de  la  poli- 
tique et  de  la  littérature,  —  s'écrie-t-il  —  vous  n'avez  qu'à 
courber  l'échiné  sous  le  fouet  vengeur  des  Absolutistes 
révoltés  !  «  Le  programme,  écrit  triomphalement  Barbey 
le  17  décembre,  est  celui  de  mon  ami  Trebutien  :  —  le 
Pape,  —  la  Monarchie,  —  et,  littérairement,  la  tradition 
de  Louis  XIV,  —  sur  toute  la  ligne,  I'Unité  et  I'Autorite  !  » 
Le  journal  s'appellera  :  Le  Réveil  :  «  bon  titre  !  » 
remarque  avec  satisfaction  l'auteur  de  V Ensorcelée.  On  y 
secouera  la  torpeur  des  marmottes  du  second  Empire. 

Le  premier  numéro  du  Réveil  porte  la  date  du  2  janvier 
1858.  Naturellement,  pour  ne  point  faillir  aux  promesses 
de  leur  prospectus,  nos  autoritaires  forcenés  commencent 
par  cravacher  et  fouailler  tout  le  monde,  universitaires  et 
politiciens,  aristocrates  et  bourgeois,  libres-penseurs  et 
catholiques.  Pour  sa  part,  d'Auj-evilly  fait  une  sensation- 
nelle entrée  en  scène.  D'autres  rédacteurs  ne  jettent  des 
pierres  que  dans  le  jardin  du  voisin;  lui,  il  mitraille 


—  271  — 

croyants  et  mécréants,  et  il  fait  choix  des  boulets  du  plus 
gros  calibre.  Son  article  de  début  éclate,  comme  un  obus, 
dans  la  poudrière  de  la  critique.  «  La  critique  n'existe 
point  en  France,  à  cette  heure  du  XIX""  siècle,  »  déclare-t-il 
gravement  ;  et  il  ajoute  :  «  Des  critiques,  il  y  en  a  sans 
doute,  —  et  peut-être  y  en  a-t-il  trop,  —  mais  de  la 
critique,  dans  le  pur  et  noble  sens  du  mot,  on  en  cherche 
en  vain,  il  n'y  en  a  pas  ».  Voilà  le  feu  mis  aux  poudres  ! 
Barbey  d'Aurevilly  passe  en  revue  les  hommes  qui  se 
parent  du  beau  nom  de  critiques:  Gustave  Planche, 
«  individualité  pédante,  qui  n'a  que  l'empirisme  de  la 
science  »  ;  Sainte-Beuve,  qui  n'est  «  qu'anecdotes  et 
détails  »  ;  Jules  Janin,  qui  fait  de  la  causerie  «  à  ventre 
déboutonné  sur  tous  les  sujets  »  ;  Théophile  Gautier,  qui 
ne  sait  que  «  décrire  »  ;  enfin,  Armand  de  Pontmartin, 
«  qui  se  croit,  entre  amis,  un  Sainte-Beuve  chrétien,  — 
qui  est  bien  chrétien,  mais  qui  n'est  pas  Sainte-Beuve  »,  - 
n'est,  en  définitive  qu'  «  un  mixte  négatif.  »  A  tous  ces 
gens-là,  dit-il,  manque  le  solide  appui  d'une  doctrine,  la 
base  inébranlable  d'un  dogme  ou  d'un  code.  Aussi  est-il 
réservé  aux  fondateurs  du  Réveil  d'inaugurer  la  vraie 
critique,  critique  militante  et  religieuse,  —  sabre  d'une 
main,  goupillon  de  l'autre.  «  Nous  ne  nous  fondons  pas 
aujourd'hui,  conclut  hardiment  Barbey,  pour  faire  des 
madrigaux  aux  imbéciles  et  de  très  humbles  baise-mains 
à  l'Erreur.  Nous  n'ignorons  pas  que  toute  critique 
littéraire,  pour  être  digne  de  ce  nom,  doit  traverser 
l'oeuvre  et  aller  jusqu'à  l'homme.  Nous  sommes  résignés 
à  aller  jusque-là.  Chateaubriand  disait  un  jour  :  «  Pour 
que  la  France  soit  gouvernée,  il  suffit  de  quatre  hommes 
et  d'un  caporal  dans  chaque  localité».  Ce  sont  ces  quatre 
hommes  et  ce  caporal  que  nous  voulons  donner  à  la 
littérature...  Nous  n'avons  pas  assez  servi,  puisque  nous 


-  272  — 

naissons,  pour  mériter  des  armoiries;  mais  si  notre 
critique  se  choisissait  un  symbole,  elle  prendrait  la 
balance,  le  glaive  et  la  croix  ». 

Pendant  un  an,  le  Réveil  jette  feu  et  flammes  aux 
quatre  coins  de  l'univers.  Presque  aucun  journal  n'est 
épargné  :  il  est  vrai  qu'après  comme  avant  tous  se 
portent  bien.  Les  plus  maltraités  sont  les  Débats  et  la 
Revue  des  Deux-Mondes.  Sous  l'avalanche,  Buloz  reste 
muet  et  tranquille.  Mais  le  Journal  des  Débats  ne  peut 
contenir  son  indignation.  Il  essaie  d'abord,  par  la  plume 
d'Hippolyte  Rigault,  de  parler  le  langage  de  la  raison  et 
du  «  modérantisme  »  à  ces  néophytes  enragés  :  ceux-ci 
ne  répondent  aux  arguments  philosophiques  qu'on  leur 
soumet  que  par  des  clameurs  d'incendiaires.  Rigault  ne 
se  tient  pas  pour  battu  :  il  revient  à  la  charge,  doucement 
et  d'un  air  caressant.  Il  vante  les  charmes  «  de  la  politesse 
dans  la  critique  »  (1).  A  toutes  ces  galanteries  il  perd  son 
temps  et  épuise  ses  forces.  Les  ligueurs  du  Réveil 
continuent  à  sonner  le  tocsin  et  crient  d'une  seule  voix  : 
«  Assommons  dans  le  tas  !  Dieu  reconnaîtra  bien  les 
siens  ». 

La  guerre  ne  peut  durer  éternellement.  Dans  l'inter- 
valle des  batailles,  tandis  que  chacun  relève  ses  morts 
et  panse  ses  blessés,  l'invulnérable  d'Aurevilly  s'occupe 
activement,  avec  l'aide  de  Trebutien,  de  l'édition  de 
Maurice  de  Guérin.  Mais  voilà  que  certaines  exigences 
de  la  famille  du  jeune  poète,  mort  en  sa  fleur,  viennent 
jeter  le  trouble  dans  la  douce  affection  des  deux  vieux 
amis  qui  comptent  déjà  plus  d'un  quart  de  siècle  d'intimité 
fraternelle  !  Ils  se  brouillent  pour  une  vétille,  et  parce 

(1)  Hippolyte  Rigault,  Journal  des  Débals,  6  lévrier  1858.  —  Conver- 
sations lilléraires  et  morales  (Charpentier,  éditeur),  p.  112  et  suiv. 


—  273  — 

qu'ils  ne  peuvent  s'expliquer  de  vive  voix  sur  un  dissen- 
linieut  suscité  par  les  scrupules  excessifs  d'une  sœur,  — 
kl  seule  survivante,  —  de  Maurice  et  d'Eugénie.  On  dit 
que  les  liens  d'une  très  ancienne  amitié,  s'ils  se  rompent 
par  hasard,  par  malheur,  no  se  renouent  plus  jamais. 
C'est  peut-être  vrai.  Seulement  les  cœurs  continuent  de 
parler  dans  le  silence  de  leur  solitude  chèrement  payée 
et  les  souvenirs  demeurent  pour  attester  l'impérissable 
survivance  de  la  vie  sentimentale  de  deux  êtres  que  rien 
ne  devait  séparer.  . 

Barbey  d'Aurevilly,  frappé  jusqu'au  fond  de  l'àme  par 
l'éloignement  de  Trebutien,  laisse  entre  les  mains  de 
«  l'ami  de  ses  meilleures  années  »  (comme  il  l'appellera 
plus  tard),  les  papiers  inédits  de  ce  charmant  Maurice 
de  Guérin,  dont  la  destinée  était  décidément  bien  triste, 
puisque,  même  après  sa  mort  prématurée,  le  poète 
semait  le  germe  de  la  discorde  là  où  il  semble  qu'il 
n'y  eût  place  que  pour  le  bon  grain  de  l'affection.  Très 
dignes  l'un  et  l'autre  dans  leur  chagrin,  ni  Trebutien  ni 
d'Aurevilly  ne  se  plaignirent  du  sort  qui  les  condamnait 
à  devenir  des  étrangers.  Ils  firent  retraite,  chacun  de 
leur  côté,  sans  récrimination,  et  discrètement  restèrent 
seuls  avec  leur  grande  douleur. 

Quel  vide  fait  dans  l'àme  de  l'écrivain  normand  la 
perte  d'une  si  précieuse  amitié  !  C'est  sans  doute  pour 
chercher  un  peu  de  consolation,  —  à  défaut  de  l'impos- 
sible oubli,  —  que  Barbey  d'Aurevilly  fuit  Paris,  aussitôt 
après  cette  rupture  subito,  au  mois  de  septembre  1858. 
Il  va  faire  un  voyage  dans  le  Midi.  Son  séjour  à  Port- 
Vendres  nous  vaut  un  Meuiorandum  assez  court,  bien 
moins  intéressant  que  le  Mémorandum  de  Caen.  Le 
pays  où  il  vit  momentanément,  —  et  où  il  souffre,  —  ne 
parle  pas  à  son  cœur  comme  la  chère  Basse-Normandie. 

18 


—  274  — 

L'homme  do  TOuest,  qui  a  repris  racine  dans  son  pays 
natal  et  est  redevenu  un  robuste  terrien,  est  vite  désen- 
clianté  des  beautés  méridionalesquilui  semblent  «pfdes  ». 
«  La  création  est  bien  plus  monotone  que  variée,  — 
s'écrie-t-il  mékincoliquement  le  10  septembre.  —  Dieu 
est  un  grand  poète  monocorde.  Ce  qu'on  voit  vous  rappelle 
toujours  quelque  chose,  qu'on  connaît,  et  ce  n'était  jamais 
la  peine  de  sortir  de  la  fameuse  chambre  de  Pascal  ».  Le 
même  jour,  il  évoque  les  femmes  du  Cotentin  et  les 
oppose  triomphalement  à  celles  des  Pyrénées  :  «  Où 
êtes-vous,  dit-il,  chignon  abondant,  rutilant  et  lustre  de 
mes  Normandes?  »  Dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  le 
17  septembre,  il  a  la  nostalgie  des  campagnes  cotenti- 
naises  et  des  tempêtes  de  la  mer  de  Carteret  :  «  Moi, 
écrit-il,  né  dans  la  furie  des  vagues  de  la  Manche,  verte 
comme  un  herbage,  quand  elle  est  tranquille,  entre  deux 
colères,  je  n'aime  point  cette  mer  d'huile  d'olive  qui 
baigne  la  terre  des  oliviers...  Tout  ce  que  je  vois  me 
retourne  le  cœur  vers  cette  patrie  qu'enfant  j'aspirais  à 
quitter  avec  une  impatience  fébrile  ».  Aussi  a-t-il  hâte  de 
partir.  «  Si  je  n'étais  pas  ici,  note-t-il,  pour  des  raisons 
plus  intimes  et  plus  puissantes  que  le  plaisir  (si  vite 
épuisé,  d'ailleurs)  de  voir  un  pays,  comme  je  décam- 
perais !  Mais  comme  dit  Satan  dans  Miltou  : 

Ce  ne  sont  pas  les  lieux,  c'est  son  cœur  qu'on  liuhile  !  » 

Lorsque  Barbey  d'Aurevilly  revient  à  Paris,  le  Réveil, 
qui  était  entré  dans  la  vie  avec  tant  d'ardeurs  belli- 
queuses, commence  à  s'endormir  d'un  sommeil  inquié- 
tant, qui  est  peut-être  le  sommeil  de  la  mort.  N'est-ce  pas 
là  rironique  destinée  des  êtres  et  des  choses  qui 
naquirent  au  sein  du  tumulte,  à  grand  fracas  et  à  grand 


-  275  - 

renfort  d'espérances  ?  Le  symbole  qu'avait  choisi  le  cri- 
tique normand  s'était  brisé  contre  la  résistance  du  public  : 
la  «  balance  »,  qu'il  tenait  durement  de  ses  mains  de 
grand  justicier,  s'était  atfolée  sous  le  souffle  des  pas- 
sions; le  «  glaive  »,  qu'il  brandissait  avec  l'énergie  d'un 
Chouan,  s'était  faussé  dans  la  mêlée  confuse,  en  frappant 
à  droite  et  à  gauche;  la  «  croix  d'or  »,  qu'il  portait  haut 
avec  des  gestes  de  cardinal  inspiré  du  Ciel,  s'était  dédorée 
dans  la  polémique  quotidienne.  Il  ne  restait  plus  rien  du 
beau  programme  d'antan. 

Alors  d'Aurevilly  regagne  mélancoliquement  l'inhos- 
pitalière maison  du  Pays,  journal  ofïiciel  et  de  plus  en 
plus  modéré;  en  route  vers  cette  sombre  demeure,  le 
pauvre  gentilhomme  normand,  qui  n'est  pourtant  pas  un 
don  Quichotte  (car  il  ne  se  bat  pas  contre  des  ombres  ni 
des  moulins  à  vent,  mais  contre  des  réalités),  doit  penser 
que  la  vie  est  bien  amère  aux  âmes  généreuses  et  que 
c'en  est  fait  désormais  de  la  «  faria  franccse  »,  de  la  foi 
des  anciens  jours  et  de  l'enthousiasme,  père  des  grands 
desseins  i 


CHAPITRE  XIV 

Les  Œiœres  et  les  Hommes 

l'édition  de  MAURICE  DE  GUÉRIN  ET  SAINTE-BEUVE 

LA   JEUNE    CRITIQUE 

CRISES    d'individualisme    AIGU  I 

Les  Misérables,  la  Redue  des  Deux-Mondes, 

le  Journal  des  Débats, 

Les  Quarante  Médaillons  de  V Académie 

PROCÈS     BULOZ.     —     PLAIDOIERIE     DE     GAMBETTA 

Le  Chevalier  Des   Touches 
(1859-1863) 


L'année  1859  se  passe,  pour  Barbey  d'Aurevilly,  dans 
le  soin  presque  exclusif  de  la  tache  quotidienne  et  de 
l'achèvement  des  œuvres  romanesques  qu'il  a  sur  le 
métier  depuis  plusieurs  années  déjà.  C'est  un  des  rares 
moments  de  sa  vie  où  l'on  puisse  dire  que,  tels  les  peuples 
heureux,  il  n'a  pas  eu  d'histoire.  Mais  est-il  alors  vrai- 
ment heureux  ?  la  chose  est  peu  probable.  Les  événe- 
ments extérieurs  servent  souvent  de  dérivatifs  aux 
tristesses  intimes  de  l'écrivain.  Toutefois,  quand  il  habite 
seul  dans  les  profondeurs  de  son  être,  il  ne  connaît  guère 


—  277  — 

le  repos  ni  l'apaisement.  La  plus  mauvaise  compagnie 
qu'il  puisse  fréquenter,  puisqu'elle  évoque  incessamment 
le  passé,  c'est  lui-même. 

Par  bonheur,  sa  collaboration  au  Pays  l'arrache  pério- 
diquement à  la  hantise  de  ses  rêves  irréalisables,  de  ses 
regrets  et  de  ses  cauchemars.  11  est  obligé  de  s'abstenir, 
la  plupart  du  temps,  des  grands  sujets  religieux,  philo- 
sophiques ou  historiques,  qu'il  aime  et  qui  ne  font  qu'avi- 
ver en  lui  ses  ressentiments,  ses  tortures  morales,  son 
besoin  d'action.  On  le  met  au  régime  de  la  critique  pure- 
ment littéraire:  c'est  une  excellente  nourriture  pour  trom- 
per les  désirs  trop  ambitieux.  D'Aurevilly  s'en  accommode 
tant  bien  que  mal, —  plutôt  bien  que  mal.  Confiné  dans 
les  questions  où  l'étude  de  la  forme  prédomine  sur 
l'analyse  du  fond,  —  la  question  du  roman  ou  de  la  poésie, 
par  exemple,  —  il  s'y  révèle  homme  de  goût,  de  savoir 
et  de  tempérament  verveux.  Il  n'a  plus  les  hardiesses 
d'antan,  les  éclats  de  foudre  du  Réveil,  les  folies  guer- 
rières d'un  aventurier  chouan.  Il  est  presque  rassis, 
calme  et  modéré.  Mais  cette  halte  forcée  dans  le  monde 
des  gens  sages  ne  lui  plaît  qu'à  demi  :  elle  ne  sera  pas 
de  longue  durée.  Néanmoins,  en  attendant  le  renouveau 
des  exaltations  belliqueuses  d'autrefois,  chacun  profite 
de  l'accalmie,  —  lecteurs  et  auteurs,  confrères  de  la 
critique  et  du  livre.  La  raison  et  le  bon  sens  ne  sont  pas 
non  plus  sans  faire  quelques  gains  et  même  réahser  de 
sérieux  bénéfices,  au  contact  de  cet  esprit  subitement 
rangé  qu'on  a  peine  à  reconnaître  pour  le  d'Aurevilly 
des  anciens  jours. 

A  cette  époque,  le  critique  littéraire  du  Pays  fait 
paraître  surtout  des  études  sur  les  poètes  et  les  roman- 
ciers. Victor  Hugo  et  Théophile  Gautier,  Musset  et 
Laprade,  Brizeux  et  Mistral,  Vigny  et  Banville,  d'une 


—  278  — 

pj^rt  ;  _  de  l'autre,  Flaubert,  George  Saiid,  Sandeau,  les 
Goncourl,  Monselot;— bref,tousles  «  Imaginatifs  ^>faiuoux 
de  cette  génération  sont,  parlui,  tour  a  tour,  jugés,  pesés, 
passés  au  crible  d'une  analyse  généralement  profonde. 
D'ailleurs,  sauf  Victor  Hugo  et  George  Sand,  ces  écri- 
vains sont  pour  la  plupart  mis  au  rang  qu'ils  méritent 
dans  Testime  des  lettrés,  et  qu'ils  occupent  encore  devant 
l'immédiate  postérité.  Décidément,,  quand  il  lui  plaît, 
Barbey  d'Aurevilly,  sans  rien  renier  de  ses  préférences 
esthétiques  ni  de  ses  convictions  religieuses,  devient  le 
plus  indépendant  et  souvent  le  plus  clairvoyant  des  juges. 
Il  est  le  premier,  dans  la  presse  contemporaine,  à  décou- 
vrir le  vrai  fond  du  talent  de  Victor  Hugo  :  le  génie 
épique.  Il  met  en  pleine  lumière  cette  vérité  jusqu'alors 
inaperçue  et  en  tire  une  merveilleuse  page  de  critique, 
consacrée  à  la  Légende  des  Siècles.  L'article,  —  un  des 
meilleurs  de  Barbey,  —  porte  la  date  du  mois  de 
novembre  1859. 

L'autorité  d'un  critique  grandit  et  s'affermit  rapide- 
ment, quand  elle  s'appuie  sur  la  double  force  de  la  con- 
science et  du  savoir.  On  pardonne  bien  des  travers  à  un 
homme  qui  ne  dit  que  ce  qu'il  pense  et  qui  a  qualité  pour 
parler  haut.  On  oublie  ses  rodomontades  un  peu  exces- 
sives et  son  intransigeance  trop  passionnée,  pour  ne  se 
souvenir  que  de  sa  parfaite  loyauté,  de  l'intégrité  de  son 
jugement  et  des  services  qu'il  rend  à  la  cause  des  lettres. 
Barbey  d'Aurevilly  figure  désormais  au  nombre  des 
journalistes  dont  l'opinion  compte  et  môme  est  recher- 
chée. Sainte-Beuve,  le  voyant  monter  en  bon  rang  par  la 
seule  puissance  de  son  talent,  lui  fait  force  salamalecs  et 
entre  en  coquetterie  réglée  avec  l'ancien  Dandy.  N'est-ce 
pas  d'un  bel  exemple  que  de  se  frayer  à  soi-même  sa 
route,  sans  le  complaisant  secours  des  épaules  d'autrui? 


-  270  - 

L'auteur  de  Port-Royal  consacre  la  situation  exception- 
nelle et  méritée  du  rédacteur  littéraire  du  Pays,  en  l'ad- 
mettant dans  le  cercle  des  intimes  de  la  rue  Montparnasse. 
Ce  qui  vaut  mieux  encore  que  ces  flatteurs  compli- 
ments d'un  aîné,  ce  sont  les  hommages  des  «  jeunes  ». 
D'Aurevilly  accueille  fort  bien  les  débutants.  Il  ne  voit 
pas  en  eux,  comme  tant  d'autres,  des  rivaux  possibles  et 
des  gêneurs.  Il  les  encourage  et  les  conseille.  Aussi^ 
quelques-uns  de  ces  nouveaux  venus  dans  le  monde  des 
lettres  témoignent-ils  une  vive  reconnaissance  et  une 
juste  admiration  au  vaillant  critique.   Un  d'entre  eux, 
Xavier  Aubryet  (1),  a  même  la  hardiesse  de  lui  dédier 
son  meilleur  livre,  Jugements  nouveauoc.  «  Monsieur, 
lui  écrit-il  le  17  mars  18(30  en  tête  de  ce  volume,  vous 
êtes  un  de  ceux  qui  ont  gardé  le  plus  fièrement  la  tradi- 
tion des  gentilshommes  de  lettres,  dans  un  temps  où  la 
Littérature  pure,  au  heu  d'être  le  plus  sûr  des  marche- 
pieds, est  le  plus  efficace  des  obstacles  ;  vous  cherchez 
encore  les  joies  de  l'intelligence,  quand  on  se  détourne 
de  tout  ce  qui  n'est  pas  les  joies  de  la  matière  ;  vous  res- 
pectez enfin  l'Art,  quand  on  affecte  bien  haut  de  mépriser 
tout  ce  qui  n'est  pas  l'industrie  ;  nul  n'a  supporté  plus  en 
patricien  que  vous  la  privation,  à  l'heure  où  jouir  est  le 
dernier  mot  des  petits  et  des  grands...  »  Je  ne  cite  que  la 
première  phrase  de  cette  épître  préliminaire,  mais  la 
suite  est  digne  du  commencement  :  c'est  l'éloge  dithy- 


(1)  Xavier  Albisyet  (1823-1880),  crUi(iue  et  inoraHste,  a  laissé  (lueUiues 
ouvrages  sortis  d'une  i>lume  élégante  et  affinée  :  La  Femme  de  vinr/t- 
cinq  ans  (1853),  Jii<iemenls  nouveaux  (1800),  les  Palriciennes  de 
l'amour  (1870).  C'était  un  esprit  ingénieux  et  délicat,  au(iu.'l  il  n'a  manqué, 
pour  donner  toute  sa  mesure,  qu'un  peu  d'équilibre.  Renan  et  Flaubert, 
entre  autres,  l'appréciaient  infiniment. 


—  280  — 

rambiqiie  du  Maître  dont  le  talent  est  «  d'une  trempe  si 
rare.  » 

Un  hoiniiie  de  lettres,  ainsi  porté  sur  le  pavois  d'une 
dédicace,  semble  tenu  à  quelques  égards  vis-à-vis  de 
ceux  dont  il  reçoit  Thommage,  —  ne  fût-ce  que  pour  jus- 
tifier la  louange  dont  il  est  l'objet.  Mais  d'Aurevilly  a  une 
façon  si  personnelle  d'envisagçr  les  hommes  et  les 
choses,  qu'il  croirait  léser  sa  propre  indépendance  en  ne 
se  souvenant  pas  qu'il  tient  la  plume  du  critique.  Il  doit  à 
l'ouvrage  nouveau,  qui  lui  est  dédié,  non  pas  un  grain 
d'encens  ou  des  paroles  de  complaisance,  mais  un  compte- 
rendu  sincère  et  désintéressé.  Aussi,  l'article  qu'il  con- 
sacre, le  18  avril  1860,  au  livre  d'Aubryet  ressemble-t-il 
singulièrement  à  ceux  que,  depuis  huit  ans,  Barbey 
donne  au..  Pays  chaque  semaine.  Pas  le  moindre  mot  de 
flatterie,  pas  la  plus  légère  apparence  de  courbette,  pas 
un  soupçon  de  remerciement  banal  :  comme  toujours,  il 
y  a  dans  ces  pages  de  beaux  accents  déloyauté  et  un  air 
de  cranerie  bien  française. 

Par  toutes  ces  qualités  éminentes,  le  vaillant  critique 
se  fait  une  place  enviée  dans  les  rangs  de  la  littérature. 
La  notoriété,  —  sinon  l'éclatante  réputation,  —  lui  est 
dorénavant  acquise.  Or,  quand  le  public  vient  vers  un 
écrivain,  on  \oit,  par  ricochet,  les  éditeurs  accourir  et 
s'empresser  autour  du  nouvel  élu  de  la  foule.  C'est  la 
première  bonne  fortune  complète,  sans  mélange,  qui 
échoit  à  Barbey  d'Aurevilly.  L'éditeur  Amyot  se  charge 
de  faire  paraître  la  première  partie  des  études  critiques 
du  Pcifjs. 

Depuis  longtemps,  d'Aurevilly  avait  l'ambition  très 
légitime  de  juger  en  une  série  de  volumes  le  mouvement 
intellectuel  de  son  époque.  Le  moment  lui  semble  venu 
de  mettre  ce  projet  à  exécution.  Il  faut  être  quelqu'un. 


—  281  — 

aux  yeux  de  ropiuion,  pour  prendre  la  liberté  de  s'élever 
à  soi-même  un  pareil  monument:  car  il  ne  s'agit  de  rien 
moins  que  de  transformer  des  écrits  tracés  au  jour  le 
jour,  et  souvent  à  la  hâte,  en  un  livre  durable,  —  ou  qui 
du  moins  a  la  prétention  de  durer.  Et  combien  l'entre- 
prise paraît  plus  téméraire  encore,  quand  on  veut, 
comme  Barbey,  peser  dans  la  balance  d'une  doctrine 
inflexible  «  les  Œuvres  et  les  Hommes  du  XIX^  siècle  »  ! 
Tel  est,  en  effet,  le  titre  général  dont  fait  choix  l'auteur 
de  Y  Ensorcelée .  Mais  l'audace  lui  réussit  si  bien,  qu'il 
n'hésite  pas  à  frapper  les  regards  du  public  par  une 
pancarte  très  voyante. 

C'est  par  les  Philosophes  et  les  Ecrivains  religieux 
(à  tout  seigneur,  tout  honneur  !  )que  d'Aurevilly  inaugure 
la  collection  de  ses  études  critiques.  Le  livre,  qui  com- 
prend une  trentaine  d'articles,  est  mis  en  vente  vers  la 
fin  de  18G0.  Dans  sa  préface,  l'intransigeant  critique 
précise,  avant  de  1'  «  illustrer  »  par  des  exemples,  la 
notion  de  son  catholicisme  absolutiste.  Mais  la  dédicace 
à  l'abbé  Léon  d'Aurevilly  est,  à  cet  égard,  plus  signifi- 
cative encore.  «  Tu  as  le  grand  honneur  d'être  prêtre,  et 
le  grand  avantage  de  ne  pas  écrire,  dit-il  éloquemmentà 
son  frère.  Tu  agis  sur  les  âmes  de  plus  haut  que  nous, 
vulgaires  écrivains...  Voilà  pourquoi  je  te  dédie  ce  livre 
sur  les  philosophes  et  les  philosophies  de  ce  temps.  Je  te 
le  dédie  à  toi,  théologien,  que  les  choses  qu'il  contient 
regardent  et  qui  as  mieux  que  du  génie  pour  en  connaître, 
puisque  tu  as  grâce  d'état  pour  en  juger.  »  Tel  est  bien, 
effectivement,  l'idéal  ultramontain  de  notre  catholique 
autoritaire;  à  ses  yeux,  la  philosophie  ne  doit  être  que 
l'humble  servante  de  la  théologie. 

Après  les  "  hommes  de  la  pensée  »,  '<  les  hommes  du 
fait.  »  C'est  le  tour  des  Historiens,  que  Barbey  veut  juger 


—  282  — 

à  la  double  lumière  des  idées  catholiques  et  monar- 
r-hiquos.  Ce  second  volume  de  la  première  série  paraît 
peu  de  temps  après  les  Philosophes  et  renferme  un 
nombre  à  peu  près  égal  d'articles  publiés  depuis  1852. 
La  préface  sur  l'histoire  est  très  curieuse.  Notre  Chouan 
de  Basse-Normandie  y  regrette  l'antique  institution  des 
historiographes.  11  ne  voudrait  pas  qu'il  fût  permis  à  tout 
homme  de  jeter  son  dévolu  sur  les  affaires  publiques  et 
de  les  apprécier,  comme  si  ce  n'étaitpoint  une  '<  fonction 
sacrée  »  (ce  sont  ses  propres  expressions;  d'exercer 
«  cette  judicature  de  la  tombe,  cette  magistrature  de  la 
vérité  »  (1).  On  voit  assez  par  là  que  d'Aurevilly  veut 
sans  cesse  ramener  le  monde  en  arrière  et  le  faire  rétro- 
grader vers  les  conceptions,  théocraliques  et  absolutistes, 
des  siècles  passés. 

Mais,  tandis  qu'il  est  tout  confiné  dans  l'apologie  du 
«  bon  vieux  temps  »,  auprès  de  lui  on  s'occupe  davantage 
du  présent.  Par  les  soins  de  Trebutien,  la  première 
édition  des  œuvrer  de  George-Maurice  de  Guérin  fait 
son  apparition  sensationnelle,  en  janvier  18G1,  sur  le 
marché  de  la  librairie.  Le  charmant  opuscule,  patronné 
par  Sainte-Beuve,  obtient  un  grand  succès  de  publicité. 
Tous  les  professionnels  de  la  critique  emboîtent  le  pas 
derrière  l'auteur  des  Lundis  et  font  chorus  dans 
l'universel  concert  de  louanges  qui  s'élève  soudain  en 
l'honneur  d'un  nom  jusqu'alors  très  obscur.  A  quoi  tient 
donc  la  gloire,  à  quels  jeux  du  hasard  et  à  quelles 
rencontres  imprévues  ?  C'est  évidemment  l'étude  de 
Sainte-Beuve,  placée  en  tête  du  volume,  qui  décide  la 
timide  et  indifférente  opinion  à  s'apercevoir  qu'un  grand 

(1)  Barbey  d'Airkvii.i.y,  Hisloriof/rapfiea  et  Historiens  (Préface  des 
Historiens  politiques  et  lilléraires)  Amyot,  1861. 


-  2813  — 

poète  est  mort  il  y  a  vingt-deiiN:  ans  et  a  laissé  quelques 
frag-iiioiits  de  chefs-d'œuvre  dignes  de  vivre  éternel- 
lement. Aussitôt  la  mémoire  de  Guérin  devient  chère  à 
la  foule  de  ces  esprits  toujours  disposés  à  suivre  le  signal 
donné  et  à  prendre  le  mot  d'ordre  dans  le  cabinet  d'un 
illustre  lanceur  de  talents. 

Quelle  sera  l'attitude  de  Barbey  d'Aurevilly  dans  cette 
circonstance  très  délicate  ?  Comme  critique,  il  doit 
parler  du  livre  nouveau  ;  en  tant  qu'ami,  compagnon  et 
souvent  inspirateur  de  son  cher  Maurice,  il  a  le  devoir 
plus  impérieux  encore  de  saluer  au  passage  les  Reliquiœ 
du  frère  d'Eugénie.  Néanmoins  il  voudrait  se  taire,  car 
il  est  justement,  blessé  de  ce  que  son  nom  même  ne 
figure  pas  dans  l'édition  préparée  par  Trebutien.  C'est  un 
coup  qui  le  frappe  en  plein  cœur  :  n'est-ce  pas,  en  effet, 
grâce  à  sa  pieuse  vigilance  que  les  joyaux  de  l'auteur  du 
Centaure  ont  été  sauvés  de  l'oubli  et  précieusement 
conservés  jusqu'au  jour  où  il  s'en  dessaisit  en  faveur  du 
public  ?  Mais  il  est  dit  que  les  mérites  de  Barbey 
resteront  toujours  sans  récompense  (i). 

Il  pourrait  récriminer,  sa  fierté  s'y  refuse.  Pour  toute 
vengeance,  il  publie  dans  le  Pays,  le  l*"""  février  18G1,  une 
étude  émue  et  vibrante  sur  Maurice  de  Guérin.  Il  ne  fait 
pas  la  plus  légère  allusion  à  ses  ressentiments  et  ne 
s'attaque  pas  le  moins  du  monde  à  l'édition  qui  vient  de 
paraître  ;  il  s'en  prend  seulement  à  l'étude  de  Sainte- 
Beuve  et  en  montre  l'insuffisance.  «  M.  Sainte-Beuve  est 


(1)  Je  ne  puis,  à  cette  place,  sans  soiiir  des  limites  de  mon  sujet,  insister 
avec  détail  sur  tous  les  incidents  tiès  curieux  qui  accompagnèrent  la  pré- 
paration et  l'apparition  des  œuvres  de  Guérin.  Du  reste,  la  tiàche  de 
dévoiler  ces  «  dessous  »  de  la  vie  littéraire  est  réservée  à  M.  Georges 
Esparbès  qui  nous  en  donnera  sous  peu,  je  l'espère,  un  récit  définitif. 


—  2S4  — 

peu  sonore,  écrit-il...  Il  a  \m  joli  timbre,  mais  il  est  voilé 
naturellement,  et,  par  une  précaution  pleine  de  délica- 
tesses... pour  lui-même,  il  le  voile  encore.  Quoiqu'il  ait 
le  sens  critique  beaucoup  trop  fin  et  trop  exercé  pour  ne 
pas  sentir  les  beautés  et  les  suavités  de  toutes  sortes  qui 
sont  dans  Guérin,  M.  Sainte-Beuve  n'a  pas  Tenthousiasme 
qu'il  faudrait,  l'éclat  et  la  portée  de  voix,  la  souveraineté 
dans  la  parole,  qui  peuvent  exiger  l'admiration  comme 
une  justice  et  la  décider  du  même  coup  ».  Bref,  l'ami  de 
Guérin  regrette  que  Sainte-Beuve  ne  soit  pas  un  petit 
d'Aurevilly, —  et  il  conclut  en  ces  termes:  «  Nous  n'avons 
voulu  que  signaler  par  quelques  mots  l'entrée  dans  la 
littérature  française  d'un  poète  d'une  distinction  suprême, 
en  train  de  dégager,  quand  il  est  mort,  une  ravissante 
personnalité  ».  Enfin  Barbey  prend  l'engagement  de  faire 
«  une  biographie  iutellectuelle  et  intime  de  ce  poète  qui 
surgit  maintenant,  l'étoile  au  front,  dans  la  constellation 
des  poètes  de  son  siècle  ».  On  ne  peut  plus  noblement  se 
venger  d'une  injustice  ! 

Seul,  dans  la  presse  d'alors,  un  jeune  critique, 
M.  Jules  Levallois,  (1)  ancien  secrétaire  de  Sainte-Beuve, 
et,  malgré  cette  qualité  fort  honorable,  peu  enclin  à 
acccueillir  sans  contrôle  les  opinions  du  Maître,  comprit 
que  l'omission  du  nom  de  d'Aurevilly  dans  l'édition  de 

(Ij  Je  me  jilais  à  ériiie  ici  re  nom  avec  tout  le  respect  r|u"il  m'inspire. 
Anjou rd'lini  (pie  M.  Levallois  vit  dans  une  studieuse  et  digne  retraite, 
après  une  existence  vouée  aux  plus  nobles  labeurs  de  l'esprit,  il  continue  à 
s'intéresser  au\  travaux  d'autrui  et  à  faire  le  meilleur' arrueil  aux  «jeunes  ». 
J'ai  éprouvé,  i)Our  ma  part,  la  L'râcc  excpiise  de  sa  bienveillance  et  rafTee- 
tueuse  autorité  de  ses  conseils.  Entre  autres  renseignements,  je  lui  dois 
beaucoup  de  détails  sur  les  incidents  mentionnés  plus  bauf.  Aussi  l'on 
comprendra  que  je  saisisse  avec  empressement  l'occasion  (pii  m'est  donnée 
de  remercier  du  fond  du  cœur  M.  Levallois  et  de  lui  ollrir  riiommage  de  ma 
très  resiiectueuse  admiration. 


—  2S5  — 

Guériii  recelait  un  mystère  qu'il  était  bon  de  dévoiler. 
Très  courageusement,  cet  esprit  tout  à  t'ait  indépendant, 
—  et  digne  de  Fètre  par  son  grand  talent,  —  releva  dans 
V Opinion  .Vrt^/o;î«/£^  l'incorrection  du  procédé  dont  était 
victime  l'auteur  de  la  belle  notice  sur  la  «  pastoure  du 
Gayla  ».  Pourquoi,  se  demandait-il,  passer  sous  silence 
le  nom  d'un  homme  qui  a  tant  fait  pour  la  gloire  du  frère 
et  de  la  sanir  ?  '<  Eu  ce  qui  concerne  M.  d'Aurevilly,  ce 
silence  est  inexcusable,  dit  le  vaillant  critique.  Nul  plus 
que  lui  n'a  fait  pour  la  mémoire  de  Caiérin.  11  s'occupait 
déjà  en  1810  de  la  publication  du  Coitccwc  avec  le  zèle 
qu'il  a  déployé  récemment  lorsqu'il  s'est  agi  de  mettre 
les  manuscrits  au  jour.  Il  fut  un  des  premiers  à  entretenir 
de  ce  g-énie  inconnu  Sainte-Beuve  et  George  Sand,  à  se 
faire  son  g'arant  et  sa  caution  (ce  qui  coûte  le  plus  à  un 
critique)  auprès  de  ces  esprits  éminents...  Quand  on  a 
été  au  péril,  selon  la  parole  de  Jeanne  d'Arc,  il  est 
strictement  juste  qu'on  soit  à  la  gloire.  Personnellement, 
je  connais  très  peu  M.  d'Aurevilly,  et  il  ne  m'a  certes  pas 
prié  d'introduire  ici  cette  réclamation.  G'est,  d'ailleurs, 
un  assez  brillant  et  guerroyant  écrivain  pour  n'avoir  point 
besoin  qu'on  le  supplée,  qu'à  sa  place  on  frappe  d'estoc 
et  de  taille.  Nous  sommes  si  peu  complices  en  cette 
affaire,  qu'il  pourrait  bien  me  savoir  mauvais  gré  d'être 
intervenu  bénévolement  et  trouver  que  je  me  mêle  de  ce 
qui  ne  me  regarde  pas.  Il  se  tromperait.  Tout  ce  qui  inté- 
resse la  vérité,  tout  ce  qui  la  menace',  l'obscurcit  ou 
l'altère,  regarde  la  critique,  excite  sa  vigilance,  appelle 
son  incorruptible  contrôle  ».  (1) 

Barbey  d'Aurevilly  n'en  voulut  pas  le  moins  du  monde 
à  M.  Levallois  de  cette  intervention  très  opportune  dans 

(1)  Jules   Levallois,    Crilique    inilitunle,  p.   'JG    (Librairie    académique 
Didier  et  C'°.  1863). 


—  286  — 

un  débat  qui  ne  pouvait  guère  être  évité.  Il  lui  écrivit 
même,  le  22  mars  1<S61,  une  lettre  fort  belle  et  significa- 
tive, d'un  accent  tout  à  fait  touchant.  «  Je  trouve  chez 
moi,  —  lui  disait-il,  —  en  rentrant  d'un  voyage  dans  le 
Midi,  vos  deux  articles  sur  Maurice  de  Guérin.  Je  vous 
remercie  de  leur  envoi.  La  mémoire  de  Guérin  m'est  si 
chère  que  je  vous  remercierais  du  talent  que  vous  y 
avez  mis,  si  le  talent  pouvait  s^cmpêche}'  d'être  ce  qu'il 
est,  c'est-à-dire  parfaitement  involontaire.  Mais,  Mon- 
sieur, j'ai  un  autre  remerciement  à  vous  faire,  et  bien 
plus  personnel.  C'est  pour  les  très  nobles  et  très  hautes 
paroles  que  vous  avez  dites  sur  moi  dans  votre  second 
feuilleton.  Elles  ne  m'ont  pas  vengé.  Et  d'ailleurs,  je  ne 
demande  pas  de  vengeance.  J'ai  le  respect  des  amitiés 
éteintes  et  la  piété  des  sentiments  qu'on  a  profanés... 
Seulement,  ce  que  vous  avez  dit,  vous,  au  nom  de  la 
seule  justice,  m'a  fait  du  bien  et  je  ne  l'oublierai  plus.  » 
On  peut  mesurer  par  cette  lettre  la  profondeur  de  la 
blessure  qu'avait  faite  à  d'Aurevilly  rédition  tronquée  et 
insuffisante  des  œuvres  deMaurice  de  Guérin,  plus  encore 
peut-être  que  l'oubli  très  injuste  de  son  nom  dans  la 
préface  du  volume,  car  il  ajoute  :  «  Si  je  vous  voyais 
quelques  instants,  Monsieur,  je  répondrais  avec  détail 
aux  questions  que  vous  avez  posées  dans  votre  article. 
Quoique  vous  soyez  passé  bien  près  du  vrai,  la  meilleure 
(non!)  mais  la  plus  grosse  raison  à  donner  de  la  non- 
publication  des  lettres  de  Guérin,  citées,  en  fragments, 
par  M'"«  Sand,  c'est  que  ces  lettres  me  sont  adressées  et 
sont  exclusivement  ma  propriété.  Mais  consolez-vous, 
vous  qui  aimez  Guérin...  On  nous  a  donné  un  profil.  Je 
mettrai  ce  visage  de  face  et  l'on  verra  toute  sa  beauté.  » 
Malheureusement  d'Aurevilly  n'a  jamais  eu  le  temps  de 
mettre  à  exécution  son   noble   projet  de  faire  mieux 


—  2S7  — 

connaitre  et  d'éclairer  l'un  par  l'autre,  dans  une  publi- 
cation commune,  Maurice  et  Eugénie  de  Guérin. 

Sur  l'heure,  il  avait  par-dessus  tout  besoin  de  se  sou- 
lager de  la  nouvelle  épreuve  qui  venait  de  lui  être 
infligée.  Par  bonheur,  le  sort  lui  ménagea  quelques 
consolations.  Une  partie  de  la  jeunesse  venait  à  lui,  — 
non  point  à  ses  idées,  mais  à  sa  personne.  Il  rencontra 
de  vives  sympathies  auprès  de  certains  esprits  très  indé- 
pendants lesquels,  malgré  les  divergences  de  sentiments 
et  de  convictions,  honoraient  l'auteur  des  Prophctcs  du 
Passé  pour  son  franc-parler,  sa  critique  probe  et  ferme, 
son  existence  pauvre  et  digne,  sa  qualité  d'adversaire 
loyal.  La  publication  des  volumes  intitulés  les  Œuvres 
et  les  Hommes-  avait  achevé  de  dessiner  le  caractère 
implacablement  absolutiste  de  ce«  moyen-âgeux  »  égaré 
en  plein  XIX^  siècle.  Par  sa  franchise  à  se  rattacher 
aux  doctrines  d'autrefois,  sans  fausse  honte  et  sans  biais, 
à  proclamer  sa  foi  aux  vieilles  formules  et  son  horreur 
des  nouveautés  «  révolutionnaires  »,  à  ne  pas  flatter 
l'opinion  ni  à  ruser  avec  elle  en  lui  faisant  des  conces- 
sions apparentes,  d'Aurevilly  recueillait  l'hommage  de 
bien  des  jeunes  gens  séparés  de  lui  par  l'abîme  des 
croyances  religieuses  et  politiques,  mais  heureux  de  voir 
enfin  un  homme  se  battant  au  grand  jour,  n'ayant  pas 
peur  des  idées,  ne  rougissant  pas  de  paraître  «démodé  » 
et  n'ayant  point  l'air,  par  de  subtiles  et  prudentes  atté- 
nuations, de  demander  pardon  de  ses  principes  autori- 
taires. Il  était,  en  vérité,  d'une  espèce  assez  rare,  sinon 
le  seul  survivant  des  preux  d'antan,  ce  farouche  critique 
qui  allait  jusqu'aux  extrêmes  conséquences  des  théories 
les  plus  fanées  et  qui,  malgré  tout,  respectait  la  cons- 
cience de  ses  adversaires  et  les  saluait  de  l'épée, 
comme  un  gentilhomme. 


—  288  — 

Après  M.  Jules  Levallois  qui  do  la  génération  mon- 
tante, venue  à  la  vie  intellectuelle  depuis  le  rétablisse- 
ment de  l'Empire,  fut  le  premier  peut-être,  avec  Paul  de 
Saint-Victor,  à  témoigner  une  considération  respectueuse 
au  brillant  chevalier  de  Tancien  régime,  d'autres  débu- 
tants, arrivés  de  tous  les  points  de  l'horizon,  rendirent 
hommage  à  cet  aïeul  vénéré,  plus  vieux  par  les  idées 
que  par  l'âge.  Un  des  plus  résolus  parmi  ces  admirateurs 
récents  fut  M.  Alcide  Dusolier  qui  publia,  le  31  mai  1802, 
une  longue  étude  sur  l'œuvre  de  Barbey  d'Aurevilly  (1). 
Jamais  les  écrits  de  l'auteur  de  Y  Ensorcelée  n'avaient 
été  l'objet  d'une  aussi  étendue  et  flatteuse  appréciation. 
M.  Dusolier,  grand  apologiste  des  romans  et  juste  critiq.ue 
des  théories  sociales  et  religieuses  de  Barbey,  eut  en 
outre  la  joie  de  réunir  à  celui  qu'il  appelait  un  Maître 
une  élite  de  jeunes  esprits  qui,  depuis,  ont  fait  fortune 
dans  la  poUtique  et  dans  les  lettres  :  Castagnary,  Eugène 
Spuller,  Gustave  Isambert,  Arthur  Banc.  Mais  le  plus 
enthousiaste   de  ces  étudiants,  à   peine  échappés  aux 
bancs  de  l'École  de  Droit,  était  Gambetta.  A  tout  prix, 
M.  Dusolier  voulut  le  mettre  en  rapports  avec  d'Aurevilly. 
Un  soir,  au  café  de  Bruxelles,  où  notre  Chouan  tenait  sa 
cour,  —  (c'était  vers  la  fin  de  18G2),  —  la  rencontre 
projetée  eut  lieu.  Gambetta,  très  en  verve,  engagea  la 
discussion  avec  chaleur   et  sa  faconde  se  donna  libre 
cours.  La  riposte  de  Barbey  ne  fut  pas  moins  animée. 
De  part  et  d'autre,  ce  fut  un  feu  croisé  de  bons  mots,  de 
saillies,  de  phrases  àl'emporte-pièce.  Jamais  les  habitués 

(1)  Alcide  Dl'soi.ieiî.  —  J.  Ihirbe;/  d'Aiirevilli/,  étude  avec  eau-forle 
(Dentu,  (iditeur.  1862).  —  J'ai  à  ca'ur  de  remercier  ici  très  respectueuse- 
ment M.  Dusolier,  —  aujourd'hui  sénateur  de  la  Dordoirne  et  questeur  du 
Sénat,  — ■  qui  m'a  t'ait  l'honneur,  un  des  premiers,  de  s'intéresser  à  ce 
travail  et  de  me  fournir  de  précieux  renseignements. 


I 


—  289  — 

du  fameux  café  ne  s'étaient  trouvés  à  pareille  fête.  Le 
tournoi  se  termina  de  la  façon  la  plus  cordiale:  on 
échangea  force  politesses  et  on  sortit  de  là  presque  amis. 
Telle  fut  l'origine  des  relations,  purement  intellectuelles 
dans  le  principe,  qui  se  nouèrent  entre  le  romancier  et 
l'orateur.  Les  deux  partenaires  étaient  enchantés  l'un  de 
l'autre  :  ils  s'étaient  mutuellement  séduits  par  cet  ascen- 
dant de  la  parole  plus  fort  que  tous  les  préjugés. 

Cependant,  malgré  ces  hommages  d'une  jeunesse 
ardente,  d'Aurevilly  ne  peut  se  consoler  de  la  perte  d'un 
vieil  ami  comme  Trebutien  ni  des  mésaventures  de  toutes 
sortes  que  ne  lui  ménagent  pas  ses  anciens  compagnons 
de  lutte,  même  ses  coreligionnaires,  les  dévots  de  la 
pohtique  impériale.  Il  est  brouillé  avec  Sainte-Beuve 
depuis  Tarticle  sur  Maurice  de  Guérin  ;  de  plus,  il  risque 
chaque  jour  de  rompre  avec  la  direction  du  Pays.  Renée 
est  mort,  mais  son  successeur  n'est  pas  plus  indulgent 
aux  idées  ou  aux  fantaisies  d'un  écrivain  si  indépendant. 
La  position  de  critique  littéraire,  très  libre  et  intran- 
sigeant, d'un  journal  officiel  n'est  guère  brillante,  et 
d'Aurevilly  la  sent  chanceler  davantage  sous  ses  pas, 
à  mesure  que  les  doctrines  libérales  se  répandent 
dans  l'entourage  de  l'Empereur.  Il  se  voit  de  plus  en 
plus  isolé  dans  cette  vie  d'homme  de  lettres,  qui  con- 
venait si  peu  à  son  tempérament.  Le  vide  se  fait 
autour  de  lui,  —  autour  de  ses  principes  surtout:  car  les 
jeunes  gens  qui  lui  témoignent  le  plus  de  respect  sont  le 
plus  éloignés  de  ses  croyances  et  de  ses  convictions. 
Aussi  tous  les  ennuis  qu'il  a  subis  sans  se  plaindre,  toutes 
les  tristesses  qui  lui  ont  été  versées  à  pleines  coupes  et 
qu'il  a  bues  jusqu'à  la  lie,  toutes  les  épreuves  qui  l'ont 
crucifié,  lui  remontent  au  cœur  et  lui  donnent  des  nausées. 
C'est  certainement  sous  l'influence  de  tant  de  ressenti- 

19 


—  200  — 

ments  et  de  douleurs  morales,  accumulés  depuis  long- 
temps, qu'à  cette  époque  éclate  dans  sa  vie  intellectuelle 
une  crise  d'individualisme  aigu. 

Barbey  d'Aurevilly  avait  toujours  été  un  «  indivi- 
dualiste />,  tout  à  fait  actiarnéà  maintenir  les  droits  de  sa 
personne  littéraire  contre  Tinvasion  des  coteries  et 
l'empiétement  des  écoles.  Par  un  puissant  effort,  par  une 
constante  persévérance  de  plus  d'un  quart  de  siècle,  il 
s'était  fait  une  assez  jolie  place  au  soleil  de  la  publicité. 
Il  avait  donc  d'excellentes  raisons  de  croire  à  la  supé- 
riorité de  la  valeur  individuelle  sur  les  «  poussées  » 
collectives.  Il  était  convaincu  de  cette  vérité,  comme  de 
la  vérité  d'un  dogme.  Son  indépendance,  il  ne  la  devait 
qu'à  lui-même  et  il  ne  l'avait  jamais  compromise  dans  la 
mêlée  des  cénacles.  Romantique  impénitent,  il  n'avait  à 
aucune  époque  suivi  ni  flatté  les  chefs  du  fameux  groupe 
de  1S:30,  les  Dieux  du  nouvel  Olympe  poétique.  11  ne 
comptait  que  sur  son  mérite  pour  réussir.  Belle  illusion, 
et  qui  lui  fait  honneur  !  Mais  s'il  s'interdisait  à  lui- 
même  de  faire  appel  aux  épaules  d'autrui  pour  s'élever 
au  pinacle,  il  n'admettait  pas  que  ses  contemporains  se 
servissent  des  procédés  qu'il  réprouvait  personnellement 
et  transformassent  l'aristocratique  confrérie  des  lettres 
en  une  dégradante  «  société  de  secours  mutuels  ».  Il 
dénonçait  sans  cesse  l'immoralité  de  la  réclame  obtenue 
à  grand  fracas. 

Aussi,  quand  parurent,  en  lcS62,  les  Misérables  de 
Victor  Hugo,  fut-il  indigné  du  tintamarre  des  cabotins 
qui  saluaient,  avec  des  clameurs  d'admiration  exaltée  et 
des  salamalecs  de  musulmans  en  délire,  l'œuvre  du 
poète  exilé.  Il  eut  le  tort  de  faire  payer  cher  à  l'illustre 
proscrit  le  maladroit  enthousiasme  de  partisans  trop 
dévoués  ;  mais  la  cause  de  son  hostihté  fut  en  somme 


-  291  — 

tout  à  fait  désintéressée,  pure  de  toute  idée  mesquine  et 
de  tout  bas  calcul.  «  Enlin,  les  voici,  ces  fameux  Àllsé- 
rables,  —  fameux  même  avant  d'être  nés  !  s'écriait-il 
le  19  avril  1862.  Les  voici  qui,  depuis  douze  jours, 
remplissent  le  monde  et  le  font  retentir  comme  livre 
peut-être  n'avait  jamais  fait...  Je  ne  m'en  étonne  pas.  Si 
on  se  livrait  tranquillement  à  l'analyse  de  l'immense 
brouhaha  élevé  sur  ce  livre, on  verrait  qu'il  n'y  a  au  fond 
de  cet  énorme  bruit  qu'une  chose  très  naturelle,  très 
concevable,  très  peu  surprenante  et  qui  ne  prouve  ni 
pour  ni  contre  l'œuvre  en  soi  de  M.  Hugo.  En  effet,  la 
position  présente  de  M.  Hugo  explique  tout  ».  On  devine, 
par  ces  quelques  lignes,  ce  qui,  dans  les  Misérables, 
indispose  surtout  et  choque  Barbey  d'Aurevilly  :  c'est  la 
théâtrale  mise  en  scène  organisée  savamment  autour  de 
l'œuvre  nouvelle. 

Cinq  semaines  plus  tard,  le  28  mai,  il  revient  à  la 
charge  contre  les  séides  du  Maître  trop  bruyamment 
adoré.  «  La  deuxième  hvraison  des  Misérables  a  paru, 
—  écrit-il  dans  le  Pays,  —  précédée,  comme  l'autre,  de 
ces  citations-réclames  qui  déchiquettent  un  livre  dans 
l'intérêt  grossier  de  sa  publicité  ».  Mais  cette  fois  les 
amis  de  Victor  Hugo  se  fâchent  :  les  murs  du  Quartier 
Latin,  —  les  colonnes  de  TOdéon,  en  particulier,  —  se 
couvrent  d'injures  à  l'adresse  de  Barbey.  D'ailleurs,  les 
inscriptions  varient  peu.  La  même  se  répèle  éternelle- 
ment: «  Barbey  d'Aurevilly  idiot!  »  C'est  charmant,  c'est 
d'un  goût  exquis!  «  Voilà  ma  couronne  murale!  »  dit 
orgueilleusement  le  romancier  lorsqu'il  déambule  avec 
ses  confrères  dans  les  rues  du  Quartier;  et  il  est  fier  de 
cette  distinction  si  généreusement  octroyée  à  son  esprit 
intransigeant. 

Toutefois,  plusieurs  de  ses  jeunes  amis  protestent  à 


—  292  - 

sa  place  contre  de  pareils  procédés  de  polémique  dégra- 
dante. «  Je  suis  loin  de  partager  sur  les  Misérables, 
écrivait  M.  Alcide  Dusolier  le  10  juillet,  l'opinion  de 
M.  Barbey  d'Aurevilly;  si  Je  n'admire  pas  aveuglément 
toutes  les  parties  de  ce  grand  ouvrage,  —  pensant 
qu'applaudir  partout  et  quand  même,  c'est  n'applaudir 
nulle  part,  —  mon  impression  générale  n'en  est  pas 
moins  admirative...  Mais  pourquoi  ce  cri  de  réprobation 
qui  s'élève  contre  le  critique  du  Pays  ?  Jusqu'aux 
murailles  qu'on  fait  protester!  Elles  sont  indignées, 
furieuses ,  enragées  ;  elles  accablent  cet  infortuné 
M.  d'Aurevilly,  (qui,  d'ailleurs,  s'en  amuse  beaucoup) 
d'horribles  imprécations  où  cette  aménité  revient  sans 
cesse:  barbky  d' Aurevilly  idiot.  A  vrai  dire,  ces 
murailles  ne  me  paraissent  ni  intelligentes,  ni  raison- 
nables. Gomment!  cet  ennemi  de  tout  ce  qui  est  moderne 
n'aurait  pas  combattu,  et  très  vivement  et  très  acrimo- 
nieusement,  une  œuvre  où  la  pitié  moderne  triomphe 
dans  la  Poésie!  Comment  !  vous  exigiez  que  ce  catholique 
applaudît  ce  démocrate!  Voilà  des  prétentions  exorbi- 
tantes. Pour  ma  part,  je  le  déclare,  si  j'avais  vu 
M.  d'Aurevilly  faire  écho  à  notre  approbation,  je  l'en 
estimerais  beaucoup  moins.  Pas  d'enfantillage;  honorons 
dans  nos  adversaires  la  franchise,  surtout  quand  elle  est 
passionnée;  car  qu'est-ce  que  la  passion,  sinon  le  verbe 
haut,  l'éclat  de  la  conviction?  »  (1).  Le  plaidoyer  est 
habile,  ingénieux,  et  en  somme  tout  à  fait  juste. 

Pendant  ce  temps,  d'Aurevilly  continuait  allègrement 
sa  tâche  d'  «  individualiste  »  forcené.  Après  avoir  achevé 
l'analyse  des  Misérables,  il  publia  dans  le  Paijs,  le  ;30 


(1)   Alcide   DcsoLiER.  —    A'os  ;iens  de  lettres    (nouvelle   édition,   1878, 
Maurice  Dreyfous),  p.  126  et  127. 


\ 


—  293  — 

juillet,  un  article  qui  fit  scandale:  Les  Mamelouchs  de 
M.  Hugo.  «  Le  succès  des  Misérables,  —  dit-il,  —  obtenu 
en  sacrifiant  la  question  littéraire  à  la  question  politique, 
n'est  au  fond  qu'un  succès  politique,  déguisé  sous  une 
apparence  de  succès  littéraire.  Tous  les  Mameloucks  de 
la  Critique  ne  chang-eront  pas  cette  vérité!  Si  M.  Hugo 
nous  avait  donné  une  création  d'ordre  purement  humain 
et  littéraire  en  dehors  des  questions  que  les  partis 
agitent  comme  des  drapeaux,  les  esprits  d'en  bas  n'au- 
raient point  passé  par-dessus  leur  répugnance  naturelle 
pour  un  homme  dont  la  qualité  fut  d'être  fier  et  de  grand 
parage».  Et  il  ajoute:  «  Les  Mameloucks  sont  devenus 
Derviches.  Fanatiques  à  la  manière  de  ces  blouses  des 
barrières  qui  eurent,  il  y  a  quelques  années,  le  culte  du 
dieu  Mapa,  ils  ont  fait  autour  de  leur  idole  et  de  son 
monument,  Les  Misérables,  toutes  les  cabrioles  que 
faisaient  autrefois  les  vieilles  femmes  autour  du  tombeau 
de  leur  diacre  Paris,  et  tout  cela  parce  que  la  démagogie 
est  heureuse  d'avoir  trouvé  un  grand  clairon  pour  sonner 
sa  diane  ». 

Il  n'est  pas  possible  de  pousser  plus  loin  la  haine  des 
coteries  et  des  petites  églises  d'admiration  mutuelle.  Mais 
ce  premier  coup  de  feu  n'est,  pour  d'Aurevilly,  qu'un 
essai.  L'intrépide  polémiste  n'en  a  pas  fini  avec  les 
associations  littéraires.  Pourtant  la  lutte  va  contre  tous 
ses  intérêts.  '<  Vous  savez  mes  ennuis  au  Patjs,  —  écrit-il 
à  un  ami,  Hector  de  Saint-Maur  (1),  le  18  novembre  1862, 


(1)  Hector  de  Sainï-Maub  (1801-1879),  étoile  de  troisième  grandeur  dans 
la  constellation  romantique,  fut  avant  tout  un  cœur  excellent  et  très  dévoué. 
Il  a  laissé  quelques  romances  fort  délicates,  celle  de  Vlliorndelle,  entre 
autres.  Barbey  d'Aurevilly  l'a  loué  au-delà  de  ses  mérites  dans  la  seconde 
série  des  Poètes  (éd.  Lemerre,  1889). 


—  294  - 

—  et.  si  vous  ne  les  savez  pas,  en  deux  mots,  mon  cher, 
les  voici.  J'ignore  si  j'appartiens  encore  à  ce  journal  si 
bien  rédigé  ;  mais  mes  articles  n'y  2^('''<^''issent  _?>/m.s'. 
Sainte-Beuve,  ce  crapaud  qui  voudrait  tant  être  une 
vipère,  Sainte-Beuve  dont  j'ai  parlé  sans  respect  (parbleu  !  ) 
dans  mon  dernier  article  sur  Gœthe  (1),  est  allé  se 
plaindre,  en  se  tenant  le  ventre,  à  son  seigneur  et  maître 
Persigny,  lequel  a  fait  entendre  aux  esclaves  qu'on 
serait  bien  aise  que  je  ne  fusse  plus  au  Pays...  J'ai  un 
fier  mal  au  cœur  de  tout  cela,  et  je  voudrais  pouvoir  aller 
me  livrer  aux  charmes  de  la  misanthropie  et  du  mépris 
dans  quelque  coin.  Une  tanière  de  loup  me  conviendrait 
diablement  pour  l'heure  !  » 

Ce  n'est  pas  tout  profit,  on  le  voit,  de  se  poser  en 
«  individualiste  »  intransigeant.  Mais  Barbey  d'Aurevilly 
se  soucie  peu  de  ses  intérêts.  11  lutte  pour  l'honneur  de 
son  drapeau,  quoi  qu'il  arrive,  quoi  qu'il  en  coûte,  quand 
même  !  11  est  pourtant  à  l'âge  où  les  instincts  guerriers 
s'apaisent  et  où  l'on  ne  cherche  plus  d'ordinaire  qu'une 
douce  retraite,  silencieuse  et  chaude,  pour  achever  de 
vivre.  Il  a  cinquante-quatre  ans  :  à  cet  âge-là,  c'est  très 
dur  de  n'avoir  pas  encore  une  demeure  fixe  et  bien  à  soi. 
Éloigné  du  Pa{/s,  notre  critique  batailleur  est  contraint 
à  demander  à  un  autre  journal  l'hospitalité,  —  presque 


(1)  Sainte-Rkuve  venait  de  consacrer  trois  longs  articles  aux  Entretiens 
de  Gœthe  et  d'Eckermann  (6,  13  et  14  octobre  1862,  Nouveaux  Lundis, 
tome  m,  p.  2G4  à  3:30).  Quelques  jours  après  la  lin  de  cette  étude,  Barbey 
d'Aurevilly  publia  dans  le  Pays  un  article  sur  le  même  sujet  ;  mais,  sous 
prétexte  de  rendre  compte  de  l'œuvre  nouvelle,  il  attaquait  surtout  Sainte- 
Beuve,  lui  prodiguait  les  jolis  noms  de  «  béat  »,  d'  c<  entomologiste  des 
riens  »,  de  «  tout  en  larmes  »,  etc..  On  comprend  le  ressentiment  du 
critique  des  Lundis,  si  l'on  ne  peut  excuser  sa  démarche  trop  empressée 
auprès  du  ministre  de  Napoléon  HI. 


-  295  - 

un  refuge.  Le  Figaro  raccueille.  Pour  ses  débuts, 
d'Aurevilly  y  publie,  le  30  avril  18G3,  un  article  sensa- 
tionnel, intitulé  :  «  Monsieur  Buloz  ».  Voilà  le  second 
coup  de  mousquet  de  son  individualisme  en  révolte  ! 
«  C'est  une  des  plus  désagréables  puissances  de  ce 
temps-ci,  —  s'écrie  le  vigoureux  polémiste,  en  parlant  de 
Buloz  ;  —  mais,  il  faut  bien  en  convenir,  quoique  le 
cœur  en  saigne  pour  l'honneur  de  l'esprit  français,  c'est 
une  puissance.  Il  a  réussi  et  il  a  duré.  Il  a  bâti  ce  gros 
pignon  sur  rue  littéraire  qui  s'appelle  la  Revue  des 
Deux-Mondes,  laquelle  a  trente  ans  passés  d'existence, 
des  abonnés  fossiles  d'une  fidélité  de  moulons  antédi- 
luviens, et  qui  rapporte,  tous  frais  couverts,  quatre-vingt 
mille  francs  de  rente  à  son  directeur.  Je  ne  compte  pas 
les  actionnaires.  Quelle  raison  de  respect  pour  les  sots  !  » 
Et  la  philippique,  très  violente  et  très  longue,  se  pour- 
suit sur  ce  ton  à  travers  les  colonnes  du  Figaro. 

Sous  cette  mitraille,  François  Buloz  bondit.  Le  G  mai, 
il  écrit  au  Figai-o,  par  la  plume  de  M.  de  Mars,  gérant 
de  la  Revue,  une  lettre  de  protestation.  Il  y  rappelle  les 
anciens  démêlés  de  Barbey  avec  la  Revue  des  Deux- 
Mondes  et  il  menace  du  papier  timbré  le  journaliste  ran- 
cuneux.  «  C'est  la  vérité,  riposte  d'Aurevilly,  le  14  mai, 
que  M.  Buloz  n'a  pas  voulu  de  mon  Brummell,  qui  n'est 
pas  un  énorme  travail  (il  aurait  bien  voulu  dire  pesant!) 
mais  une  chose  très  courte,  aussi  courte  qu'elle  est 
légère,  une  bluette,  un  rien!  C'est  la  vérité  qu'il  n'a  pas 
voulu  de  ma  Vieille  Maîtresse...  C'est  la  vérité  toujours 
qu'il  rejeta  aussi  une  nouvelle  de  moi,  intitulée  Ricochets 
de  conversation,  Le  dessous  de  cartes  d'une  x>ct^^tie  de 
ivhist,  laquelle  aurait  fait  sauter  les  abonnés,  —  me  dit 
M.  de  Mars,  ce  dieu  de  la  guerre,  épouvanté,  —  qui  tenait 
à  les  conserver  assis,  ses  abonnés,  parce  qu'ils  sont  alors 


—  2ÎJG  — 

plus  commodément  pour  dormir,  —  mais  qui,  tout  en 
refusant  ma  nouvelle,  me  tendit  humblement  son  chapeau 
et  me  demanda  une  comédie.  La  comédie,  lui  dis-je,  la 
voilà  !  et  je  m'en  allai  pour  ne  plus  revenir  !  »  Quant  à  la 
menace  d'un  procès,  d'Aurevilly  en  rit  de  grand  cœur. 

Il  a  tort  de  se  moquer  des  foudres  de  Buloz.  En  effet, 
le  papier  timbré  ne  tarde  pas  à  faire  son  apparition  dans 
les  bureaux  du  Figaro.  Mais  cela  n'émeut  en  aucune 
façon  notre  fougueux  journaliste,  qui  publie  le  24  mai 
un  troisième  philippique  sous  ce  titre  :  Les  Chicaneau 
littéîxiires.  «  C'est  une  race  nouvelle,  qui  date  de  ce 
temps,  écrit-il.  Elle  était  entièrement  inconnue  du  temps 
de  Racine  ;  et  c'est  dommage,  car  elle  lui  eût  inspiré  une 
comédie  de  plus,  bien  plus  comique  que  ses  Plaideurs. 
Des  gens  qui  plaident  pour  leurs  intérêts  de  fortune 
peuvent  être  comiques  assurément,  et  le  grand  poète  la 
bien  prouvé  dans  son  immortelle  comédie  ;  mais  des 
gens  qui  plaident  dans  l'intérêt  de  leurs  vanités,  et  de  la 
plus  subtile  de  leurs  vanités,  —  la  vanité  littéraire,  — 
sont  d'un  comique  bien  supérieur  à  tous  les  genres  de 
comique.  » 

Les  plus  belles  polémiques  ont  une  fin.  Celle-ci  se 
dénoue  à  la  première  Chambre  du  Tribunal  civil  de  la 
Seine,  les  11  et  1<S  novembre.  Nogent-Saint-Laurens 
plaide  pour  François  Buloz.  D'Aurevilly,  de  son  côté,  a 
choisi  pour  défenseur  son  jeune  partenaire  du  café  de 
Bruxelles,  Léon  Gambetta.  11  est  très  regrettable  qu'il  ne 
reste  plus  trace  du  plaidoyer  de  l'avocat  démocrate  en 
faveur  du  critique  absolutiste.  Ce  que  Ton  sait  seulement, 
c'est  que  déjà  pressé,  comme  il  le  fut  toute  sa  vie,  et 
absorbé  par  l'existence  parisienne,  Gambetta  arriva  fort 
en  retard  à  l'audience,  sans  avoir  étudié  son  dossier.  Mais 
il  ne  perd  pas  contenance  pour  si  peu.  Séance  tenante,  il 


—  207  — 

improvise  un  brillant  discours  sur  la  dignité  de  l'homme 
de  lettres  et  l'indépendance  qui  lui  est  due.  Il  charme  les 
juges  ;  toutefois  il  ne  les  convainc  point,  Barbey  d'Aurevilly 
est  condamné  à  2,000  francs  de  dommages-intérêts  envers 
Buloz.  0  la  déhcieuse  liberté  du  littérateur  !  (1). 

Ce  n'est  pas  tout.  Gambetta  ne  s'est-il  pas  avisé,  au 
cours  de  sa  plaidoierie,  de  comparer  d'Aurevilly  à... 
Voiture?  Il  est  bien  probable  que  l'orateur  méridional 
n'a  lu  aucune  œuvre  de  son  client  :  il  croit  sans  doute 
que  la  plus  belle  part  du  talent  de  ce  polémiste  intrépide 
consiste  à  débiter  des  sornettes  dans  les  salons  ou  les 
cafés  et  à  soutenir  des  thèses  paradoxales  sur  tous  les 
sujets.  Mais  sous  l'injure  de  cette  comparaison  boiteuse 
et  blessante,  le  romancier  normand  se  cabre  :  piqué  au 
vif,  il  rappelle  à  l'ordre  son  avocat  un  peu  trop  sans  gêne. 
«  Monsieur,  lui  dit-il  avec  hauteur,  en  sortant  de  l'audience, 
vous  m'avez  comparé  à  Voiture,  mais  vous  avez  plaidé 
comme...  un  fiacre  ».  Puis  il  lui  tourne  les  talons.  An 
Figaro,  l'accueil  qu'on  réserve  au  condamné,  retour  du 
Palais,  est  plutôt  froid.  «  Comment  voulez-vous  gagner 
un  procès ,  avec  une  pareille  redingote  ?  »  s'écrie 
Villemessant,  en  toisant  la  tenue  1830  de  l'auteur  du 
Brmnmell.  Et,  en  punition  de  son  singuUer  accoutre- 
ment, il  laisse  payer  à  d'Aurevilly  le  montantde l'amende. 
C'est  un  gros  trou  dans  le  budget  d'un  pauvre  critique. 
Voilà  pourtant  où  mène  l'individuahsme  ! 

Mais  ce  serait  une  erreur  de  croire  que  notre  Chouan, 
convaincu  de  l'inutilité  de  sa  campagne  et  découragé 
de  tous  ses  vains  efTorts,  se  dispose  à  désarmer.  Loin 

(1)  Il  y  aurait  queltiue  intérêt,  —  et  même  assez  iiiquant,  —  à  reproduire 
ici  les  considérants  et  les  conclusions  du  jugement  qui  condamna  Barbey 
d'Aurevilly.  Je  me  refuse  ce  plaisir,  par  respect  pour  la  magistrature 
française. 


—  298  - 

de  là,  il  recharge  sa  canardière.  N'y  a-t-il  pas  encore 
bien  des  coteries  à  détruire?  tant  qu'il  en  subsistera  une 
seule,  d'Aurevilly  restera  sur  la  brèche.  Aussi,  a  peine 
est-il  débarrassé  de  Buloz  et  a-t-il  fini  de  mitrailler  la 
Revue  des  Deux  -  Mondes ,  qu'il  assure  son  tir  sur 
d'autres  personnages,  plus  graves,  et  une  autre  institu- 
tion, plus  vieille.  Il  va  s'attaquer  au  Palais-Mazarin,—  aux 
Quarante  de  l'Académie  française  et  à  la  fameuse  Cou- 
pole. Le  malheur,  c'est  que  personne  ne  veut  lui  prêter 
un  pan  de  mur  pour  appuyer  son  fusil.  Ce  diable 
d'homme  est  trop  compromettant!  Il  traîne  à  ses  basques 
tous  les  huissiers  de  la  Capitale  et  bientôt,  s'il  continue, 
il  fera  entrer  les  gendarmes  dans  les  maisons  où  on  le 
reçoit. 

Le  Figaro,  instruit  par  une  première  expérience,  laisse 
d'Aurevilly  se  morfondre  dehors  et  méditer  sur  les 
inconvénients  de  l'individualisme  à  outrance.  Ce  n'est 
pourtant  pas  le  Pays  qui  lui  rouvrira  une  porte  hospita- 
lière. Où  aller  ?  A  qui  s'adresser  ?  Justement,  un  ancien 
rédacteur  du  Figaro,  M.  Aurélien  Scholl,  vient  de  fonder 
un  journal,  le  Nain  Jaune.  Il  fait  bon  accueil  à  d'Aure- 
villy, qui  est  tout  surpris  de  trouver  encore  un  terrain 
libre  où  guerroyer  à  son  aise.  C'est  par  les  fenêtres  du 
Nain  Jaune  que  l'élégant  historien  de  Brummell  va 
massacrer  les  Quarante  (1). 

(1)  Voir  le  Nain  Jaune  des  19,  23,  20  sept,  et  1  octobre  18G3.  —  Les 
■  Quarante  Médaillons  de  l'Académie  (Paris,  Dentu,  1864V —  On  a  contesté 
à  Barbey  d'Aurevilly  la  paternité  des  Quarante  Médaillons.  Dans  un 
article  de  la  Revue  de  Paris  du  1"  décembre  1898,  M.  Maurice  Talmeyr 
prétend,  —  sans  confirmer  d'ailleurs  ses  assertions  par  aucune  autre  preuve 
que  de  vagues  «  on-dit  »,  — que  les  Afef/«i^fo»s  sont  lœuvre  d'un  inconnu, 
retouchée  et  ap-gravée  par  le  violent  Barbey.  .le  pourrais  d'abord  chercher 
chicane  à  M.  Talmeyr  sur  certains  détails  fort  inexacts  de  sa  version.  Il 
n'est  pas  vrai  que  les  portraits  des  Immortels  de   1863  aient  paru,   dans  le 


—  299  - 

Bien  peu  d'académiciens  trouvent  grâce  devant  cet 
impitoyable  justicier.  Un  seul  est  mis  hors  de  cause  : 
c'est  Alfred  de  Vigny,  lequel  d'ailleurs  vient  de  mourir. 
«  Nouons  un  crêpe  autour  de  ce  médaillon,  écrit  mélancoli- 
quement Barbey.  M.  de  Vigny  est  mort  hier  »  (septembre 
18G3).  Et  devant  la  dépouille  du  noble  poète  qui  s'en  va, 
le  tirailleur  du  Nain  Jaune  présente  les  armes  respec- 
tueusement et  s'incline.  C'est  le  devoir  de  tout  soldat, 
mais  ici  le  devoir  est  double,  car  d'Aurevilly  a  beaucoup 
aimé  et  admiré  le  chantre  d^Bloa.  Il  n'agirait  pas  ainsi  à 
l'égard  des  autres  Immortels.  Il  faut  un  Lamartine,  un 
Victor  Hugo,  un  Sainte-Beuve  ou  un  Mérimée,  —  qui 
sont,  il  est  vrai,  les  plus  illustres  des  Quarante,  —  pour 

Nain  Jaune,  <'  triom|ili;ileinciit  signés  »  du  nom  de  d'Aurevilly  :  ils  étaient 
simplement  signés  Old  NoU  et  ce  ne  fut  qu'à  la  fin  de  la  [lubliration  que, 
sous  ce  pseudonyme,  le  rédacteur  en  chef  du  journal  inscrivit,  de  son 
propre  mouvement,  le  nom  de  l'auteur.  Cette  seule  remarque  suffirait  à 
réduire  à  néant  toute  la  subtile  argumentation  de  M.  Talmeyr. 

Mais  il  y  a  mieux  que  cette  réfutation  indirecte.  D'abord,  les  (Juaranle 
Médaillons  portent  à  chaque  ligne  la  marque  de  Barbey  d'Aurevilly. 
Ensuite,  ils  rentrent  à  merveille  dans  le  cadfre  de  la  campagne  «  indivi- 
dualiste »,  bruyamment  et  vaillamment  menée  par  le  gentilhomme  normand, 
et  ils  font  pour  ainsi  dire  partie  intégrante  du  plan  d'attaque  qu'il  a  dressé 
contre  les  associations  et  coteries  de  toute  es[)éce.  Enfin,  vu  ses  grands  airs 
d'  «  odi  profanum  vulgus  »,  on  s'imagine  difficilement  l'auteur  de  VEn- 
sorcelée  signant  l'œuvre  d'autrui. 

Pour  rejeter  la  version  trop  romanesque  de  M.  Talmeyr,  j'aurais  pu 
m'en  tenir  à  ces  simples  réflexions.  Mais,  voulant  savoir  le  fin  mot  de 
l'histoire,  je  me  suis  adressé  à  la  seule  personne  bien  compétente  en  la 
matière,  M.  Aurélien  SchoU.  Avec  une  bonne  grâce  et  un  empressement, 
dont  je  lui  sais  un  gré  infini,  l'ancien  directeur  da  NainJaune  m'a  répondu  : 
«...  Sachez  donc  que  Barbey  et  Sylvestre  étaient  intimement  liés,  que 
chacun  faisait  le  plus  grand  cas  de  l'autre.  Silvestre  (car  je  me  rappelle 
qu'il  s'écrivait  par  un  i)  ne  pouvait  pas  signer,  pour  raisons  politiques. 
Or,  il  avait  besoin  de  500  francs.  —  Je  t'apporte,  me  dit-il,  un  manuscrit. 
C'est  le  premier  jet,   il  y  a  des  retouches  à  faire.  Prends,  coupe,  ajoute  et 


—  300  — 

arrêter  sa  fusillade.  Mais  le  reste  est  passé  au  fil  de 
l'épée.  Les  deux  de  Broglie,  père  et  fils,  le  comte  de 
Carné,  le  baron  Prosper  de  Barante,  l'évêque  Dupanloup, 
Berryer,  le  duc  de  Noailles,  le  comte  de  Montalembert, 
le  comte  de  Falloux,  —  toute  l'aile  droite  de  la  Compagnie  ; 
—  puis,  le  centre,  Vitet,  Ampère,  Rémusat,  Guizot  ;  — 
enfin,  l'aile  gauche,  Thiers,  Dupin,  Mignet,  Dufaure,  — 
tous,  sans  exception,  défilent  tour  à  tour  devant  le  mous- 
quet normand  et  sont  massacrés  sans  merci.  Les  roman- 
ciers, auteurs  dramatiques  ei  jMetœ  minores  ne  sont  pas 
plus  épargnés  :  Jules  Sandeau,  Octave  Feuillet,  Ernest 
Legouvé,  Ponsard,  Empis,  Viennet,  Pongerville,  Victor 
de  Laprade,  Pierre  Lebrun,  Emile  Augier,  reçoivent  en 

signe,  c'est  à  toi  (moyennant  23  louis,  bien  entendu).  —  Or,  je  redoutais 
pour  mon  journal  les  rancunes  d'un  corps  puissant  et  fortement  protégé 
par  le  gouvernement.  D'Aurevilly  vint  déjeuner  chez  moi.  Je  lui  racontai  la 
visite  de  Silvestre  (qui  s'écrit  peut-être  par  un  y).  —  Voulez-vous,  dis-je  à 
Barbey,  vous  charger  de  l'opération  ?  (Il  avait  aussi  besoin  de  23  louis).  Il 
emporta  le  manuscrit,  le  retoucha  sans  aucun  doute  et  le  signa.  Du  reste, 
sa  marque  personnelle  y  éclate.  Admettez  donc  que  les  40  Médaillons 
soient  le  fruit  d'unecollaboration.et  que  l'un  des  deux  collaborateurs  n'a  pas 
signé.  Voilà  tout  ». 

Muni  de  cette  très  spirituelle  et  pi'écieiise  lettre  de  M.  Sclioll,  j  ai  pour- 
suivi mon  enquête.  J'avais  là  un  excellent  point  de  rej)ére.  On  voit  déjà 
combien  la  version  de  l'ancien  directeur  du  Nain  Jaune  diffère  de  celle  de 
M.  Talmeyr.  D'après  M.  Aurélien  Scholl,  ce  n'est  pas  un  inconnu  qui  a 
écrit  les  Médaillons,  c'est  le  critique  d'art  fort  apprécié,  Théophile  Silvestre, 
l'auteur  des  Artistes  vivants,  et  c'est  Barbey  d'Aurevilly  qui  a  retouché  le 
manuscrit,  Maintenant,  l'affaire  est-elle  entendue,  l'incident  est-il  ainsi  clos  ? 
Non,  car  voici  ce  que  j'ai  appris.  Le  causeur  incomparable  qu'était  Barbey 
avait  bien  souvent  buriné,  entre  amis,  pour  le  jilaisir  du  moment,  dans  ses 
conversations  empanachées,  les  portraits  des  académiciens.  Or,  Théophile 
Silvestre,  fervent  admirateur  du  Maître,  expi  ima  un  jour  le  regret  que  tant 
de  verve  fût  répandue  en  pure  perte  dans  une  causerie  destinée  à  passer  et 
demanda  la  jiermission  d'en  fixer  sur  le  papier  les  principaux  traits.  Le 
manuscrit  ([u'il  porta  ensuite  au   Nain  Jaune  était  bien  de  sa  main,  à  lui 


—  :^oi  — 

pleine  poitrine  un  feu  bien  nouiTi.  Naturellement,  c'est 
aux  universitaires  que  sont  réservées  les  décharges  les 
plus  drues.  La  perruque  de  Victor  Cousin  est  un  point  de 
mire  tout  indiqué  :  mais  les  Saint-Marc-Girardin,  les 
Sacy,  les  Patin,  les  Villemain,  les  Flourens,  n'échappent 
pas  à  la  vigilance  guerrière  de  notre  Chouan.  Il  ne 
respecte  qu'un  universitaire,  et  c'est...  le  croirait-on? 
l'ultra-classique  Nisard  :  seulement,  Nisard  est  bona- 
partiste ;  cela  rachète  le  crime  d'appartenir  à  l'Université. 
D'Aurevilly  a  le  grand  tort  de  mêler  souvent  la  politique 
à  la  littérature.  Tout  ce  qui  sent  l'orléanisme,  la  <«.  fusion  », 
la  «  concentration  »  contre  le  régime  impérial,  le  met  en 
fureur  :  point  de  quartier  pour  les  ennemis  de  Napoléon  III  ! 
Ai-je  besoin  d'ajouter  que  ce  parti-pris  affaiblit  singu- 

Silvestrc,  mais  se  trouvait  pourtant  être  Tœuvre  de  d'Aurevilly.  F.ors  donc 
<[ue  M.  Scholl  contia  les  Médaillons  au  romancier  normand,  il  ne  lit  que 
lui  restituer  sou  bien.  D'Aurevilly  fut  le  premier,  j'en  ai  la  certitude,  à  rire 
de  l'aventure  et  il  n'éprouva  pas  le  besoin  de  la  crier  sur  les  toits.  De  là 
vient  la  légende,  contée  ditléremment  par  MM.  Aurélien  Scholl  et  Maurice 
Talmeyr.  On  pourrait  encore  broder  d'auti-es  fantaisies  sui-  ce  thème  :  c'est 
pour  cette  raison  que  j'ai  voulu  dire  longuement  ce  que  je  crois  être  l'exacte 
vérité.  Comme  bien  d'autres  parties  de  l'existence  de  Barbey  d'Aurevilly,  ce 
moment  important  de  sa  vie  intellectuelle  serait  vite  défiguré  par  les 
inventions  de  nos  «  imaginatits  »  contemporains,  si  l'on  n'y  mettait  bon 
ordre.  La  meilleure  part  de  mon  ambition,  dans  ce  livre,  a  consisté  à 
démolir  les  légendes  ijui  menacent  de  «  lomantiser  »  encore  la  physionomie, 
bien  assez  romantique  déjà,  de  l'auteur  de  VEnsorcelée  et  du  Chevalier 
Des  Touches. 

.(e  résume  d'un  mot  la  discussion  précédente.  Les  Qua hante  Médaillons 
DE  l'Acadkmie  sont  l'œuvre  d'un  seul  auteur,  et  cet  auteur  s'appelle 
Barbey  d'Aurevilly.  S'il  a  été  mêlé  à  l'affaire  (et  je  m'en  rapporte  parfai- 
tement sur  ce  point  à  M.  Aurélien  Scholl,  dont  les  souvenirs  pleins  de 
verve  el  si  artistement  ciselés  nous  sont  très  précieux),  Théophile  Silvestre 
n'a  joué  que  le  rôle  d'un  comparse,  d'un  simple  copiste.  C'est  tout  ce  que 
je  voulais  établir,  —  et  nous  sommes  loin  maintenant  de  Vinconnu  de 
M.  Talmeyr. 


—  302  — 

lièrement  la  portée  d'une  arme  qui  ne  devrait  jamais 
dévier  son  tir  ? 

Depuis  qu'il  est  sur  la  brèche,  Barbey  d'Aurevilly  a 
bien  combattu.  Quelque  jugement  qu'on  porte  sur  les 
mobiles,  les  circonstances  et  les  effets  de  la  lutte  qu'il  a 
menée  contre  les  cénacles  et  les  associations  de  tout 
acabit,  on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  sa  belle 
vaillance  et  sa  crânerie  gauloise.  Maintenant  il  a  droit 
au  repos,  sinon  à  la  croix  d'honneur.  Mais  au  moment 
même  où  il  regagne  ses  quartiers  d'hiver,  il  aperçoit, 
dissimulée  dans  l'ombre  de  Saint-Germain  l'Auxerrois, 
une  vieille  maison  presque  vermoulue,  lézardée  et 
branlante,  où  l'on  fait  grand  tapage.  C'est  la  maison  de 
la  Rue  des  Prêtres,  la  «  baraque  »  du  Journal  des 
Débats.  D'Aurevilly  s'arrête  :  il  lui  reste  quelques 
munitions,  il  veut  s'en  servir.  Pourtant  la  saison  n'est 
plus  très  bonne:  on  est  au  mois  de  décembre.  N'importe  ! 
Des  hauteurs  du  Figaro,  qui  consent  à  l'accueillir  encore 
une  fois,  l'infatigable  soldat  de  l'individualisme  brûle  ses 
dernières  cartouches. 

Ses  deux  articles,  du  6  et  du  10  décembre,— crépitants 
comme  une  fusillade,  —  sont  intitulés  :  Grandeur  et 
Décadence  du  Journaldes  Débats  et  portent  cette  devise 
de  Montaigne  :  «  Il  faut  ôter  le  masque  aussi  bien  aux 
choses  qu'aux  personnes  ».  On  sait  de  reste  comment 
l'implacable  Barbey  arrache  le  masque  à  tout  ce  qui  n'a 
point  l'heur  de  lui  plaire  !  Il  fait  feu  sur  tout.. .  Écoutez  ce 
coup  final  :  «  Le  Journal  des  Débats  n'est  pas  plus 
capable  de  résister  par  ses  idées  que  par  son  personnel. 
Il  croule  d'inanition,  d'ennuyeuse  faconde  et  d'impuis- 
sance. Le  jour  où  il  y  a  quelque  chose,  dans  ce  grand 
magasin  de  tartines,  qui  ne  soit  pas  le  feuilleté  ordinaire, 
c'est  le  jour  où  MM.  Taine  et  Renan  y  jettent  encore. 


—  303  — 

avec  toutes  les  précuu lions  de  leurs  nobles  prudences, 
ces  petites  capsules  de  leur  critique,  qui  sont  des  essais 
de  bombes  Orsini  contre  le  monde  monarchique  et 
chrétien  !  La  décadence  du  Journal  des  Débats  est  donc 
évidente  pour  qui  sait  voir.  Or  toute  décadence  a  ses 
Barbares.  Les  Barbares  de  la  décadence  des  Débats, 
c'est  le  Positivisme  et  le  Socialisme,  c'est-à-dire  l'éternel 
Matérialisme  sous  sa  double  forme  moderne,  l'éternel 
Esprit  Bévolutionnaire  avec  une  nouvelle  gibecière  et  de 
nouveaux  tours  !  »  Nest-ce  pas  à  donner  le  frisson  aux 
plus  intrépides  lutteurs  ? 

On  a  beau  s'appeler  «  un  Titan  de  Normandie  »,  comme 
le  faisait  d'Aurevilly  non  sans  orgueil,  la  fatigue  vient 
avec  les  onnées  et  les  vicissitudes  du  combat.  Le  fils  de 
Théophile  Barbey  a  55  ans  :  il  n'est  pas  très  sage  pour 
son  âge.  Combien  de  ses  anciens  compagnons  d'armes 
ont  déjà  pris  leur  retraite  !  Lui,  il  ne  connaîtra  jamais  les 
cadres  de  réserve.  Soldat  indiscipliné,  il  n'aspire  plus  aux 
«  trois  étoiles  »,  mais  il  veut  mourir  l'arme  à  la  main. 
Aussi  rentre-t-il  chez  lui,  fier  de  sa  campagne  de  1863, 
des  coups  qu'il  y  a  frappés  et  des  coups  qu'il  y  a  reçus. 
Après  tout,  la  guerre  ne  lui  a  pas  élé  funeste.  Sauf  sa 
visite  au  tribunal,  il  ne  lui  est  arrivé  aucune  mésaven- 
ture. Mais  se  rend-il  bien  compte  de  l'inutilité  de  ses 
ardeurs  belliqueuses  ?  Je  le  soupçonne  d'avoir  cru  faire 
œuvre  bonne  et  efficace,  en  luttant  sans  merci  contre  les 
coteries  et  les  cénacles.  Il  avait  une  foi  si  vive  en  la  vertu 
souveraine  de  l'individualisme  !  Or,  c'est  bien  aveuglant, 
les  convictions  enracinées  au  fond  de  l'àme  !  Elles  nous 
persuadent  aisément  de  la  supériorité  de  nos  vues  sur 
celles  du  voisin,  elles  érigent  et  transfigurent  nos  fan- 
taisies en  devoirs,  elles  nous  montrent  le  caractère  obli- 
gatoire et  suprêmement  bon  de  nos  préférences,  —  et 


—  304  — 

elles  nous  trompent  avec  leurs  mirages  éblouissants,  ces 
«  bluc  det'ils  »  que  Timagination  exalte  encore  !  Mais 
peut-être  qu'au  fond  d'Aurevilly  se  souciait  moins  de  la 
précision  de  son  arme  que  des  ivresses  de  la  lutte.  Il 
avait  entrepris  cette  campagne  «  individualiste  »  pour 
soulager  son  cœur  de  toutes  les  tristesses  dont  il  était 
abreuvé  et  pour  se  consoler  de  l'isolement  où  l'avaient 
réduit  ses  anciens  amis.  Par  ses  incartades  de  Chouan 
égaré  et  esseulé,  il  prenait  sa  revanche,  —  revanche 
douce  et  amère  à  la  fois,  mêlée  d'espoirs  et  de  regrets,  — 
sur  l'àpre  condition  et  la  dure  réalité  de  son  existence. 

Seulement,  entre  deux  coups  de  feu,  il  avait  eu  la 
bonne  idée  de  rentrer  chez  lui  et  d'achever  le  beau 
poème  normand  du  Checalier  Des  Touches.  A  vrai  dire, 
ce  n'était  pas  là  une  diversion  à  ses  prouesses  de  franc- 
tireur.  Il  les  continuait  ainsi  sur  le  champ  de  bataille  de 
l'imagination  et  du  souvenir.  Brillant  de  l'éclat  sauvage 
des  hauts  faits  de  la  Chouannerie  et  animé  des  poétiques 
couleurs  du  paysage  de  la  Manche,  le  roman  du  Chevalier 
Des  Touches  est  empreint  de  l'austère  et  terrible  beauté 
d'une  guerre  de  partisans.  Tandis  qu'il  l'écrivait,  Barbey 
d'Aurevilly  a  dû  sentir  la  noble  émotion  du  vieux  lutteur 
qui  retourne  encore  au  feu  :  dans  tout  son  être  a  frémi  et 
palpité  l'âme  même  des  anciens  guerriers  de  sa  chère 
Basse-Normandie. 


CHAPITRE     XV 

Un  Prêtre  Marié 

BATAILLES     AU     Ncci/l     JctUfie 
VOYAGE  A  SAINT-SAUVEUR 

Le  Théâtre  Contemporain 

ATTAQUES    CONTRE    LES    PARNASSIENS 

JOURNAUX  d'avant-garde  :  l'Éclair,  la  Veilleuse 
SUCCESSION  DE  SAINTE-BEUVE  AU  Constitutionnel 

LA  GUERRE  DE  1870 
MORT  d'ÉDELESTAND  DU  MÉRIL 

(1863-1871) 


Le  ChcDcdier  Des  Touches,  publié  dans  le  Naiji  Jaune 
au  cours  de  Tété  18(53,  parut  en  volume  peu  de  mois 
après.  Pour  sceller  sa  réconciliation  avec  les  idées  pater- 
nelles, Barbey  d'Aurevilly  voulut  dédier  son  chef-d'œuvre 
à  Théophile  Barbey.  L'àme  du  vieux  Chouan  de  Saint- 
Sauveur  dut  tressailir  d'aise  et  de  bonheur  à  l'évocation 
d'un  bien  cher  passé.  «  Que  de  raisons,  mon  père,  pour 
vous  dédier  ce  livre  qui  vous  rappellera  tant  de  choses 
dont  vous  avez  gardé  la  religion  dans  votre  cœur  !  Vous 
en  avez  connu  l'un  des  héros,  et  probablement  vous 
eussiez   partagé   son  héroïsme  et   celui  de  ses  onze 

20 


—  :^6  — 

compagnons  d'armes,  si  vous  aviez  eu  sur  la  tête  quel- 
ques années  de  plus  au  moment  où  l'action  de  ce  drame 
de  guen-e  civile  s'accomplissait  !  Mais,  alors,  vous 
n'étiez  qu'un  enfant,  —  l'enfant  dont  le  charmant  portrait 
orne  encore  la  chambre  bleue  de  ma  grand'mère,  et 
qu'elle  nous  montrait,  à  mes  frères  et  à  moi,  dans  notre 
enfance,  du  doigt  levé  de  sa  belle  main,  quand  elle  nous 
engageait  à  vous  ressembler  ».  Puis,  évoquant  par 
contraste  sa  vie  dissipée  et  vagabonde,  comme  pour  en 
demander  encore  une  fois  pardon,  d'Aurevilly  ajoutait: 
«  Au  lieu  de  rester,  ainsi  que  vous,  planté  et  solide 
comme  un  chêne  dans  la  terre  natale,  je  m'en  suis  allé  au 
loin,  tête  inquiète,  courant  follement  après  ce  vent  dont 
parle  l'Écriture,  et  qui  passe,  hélas!  à  travers  les  doigts 
de  la  mtiin  de  l'homme,  également  partout!  »  Peut-on 
mettre  plus  d'humilité  à  s'accuser  d'avoir  méconnu  long- 
temps les  bienfaits  de  l'existence  familiale,  au  pays  où 
l'on  naquit  ? 

Cette  dédicace  est  très  touchante,  d'un  sentiment  filial 
tout  à  fait  pénétrant  et  d'un  joli  ton  mélancolique  qui  est 
un  charme  de  plus.  Si  Théophile  Barbey  ne  fut  pas  remué 
jusqu'au  fond  du  cœur  par  des  paroles  aussi  vibrantes 
d'affection  et  de  respect,  c'est  que  décidément  il  n'était 
pas  accessible  à  l'émotion.  Mais  il  était  presque  octogé- 
naire, et  son  âme,  qui  n'avait  jamais  été  bien  expansive, 
s'était  encore  endurcie  et  se  renfrognait  tous  les  jours 
sous  l'action  des  années.  Aussi  l'odeur  de  poudre,  qui  se 
dégage  de  toute  l'œuvre  de  notre  romancier  normand, 
ne  parvint-elle  point  à  griser  la  tête  du  vieux  gentilhomme 
au  repos,  endormi  dans  la  Capoue  de  son  égoïsme.  Heu- 
reusement, l'auteur  du  Chci'aller  Des  Touches  n'eut  pas 
l'air  de  s'apercevoir  de  l'indifférence  paternelle  à  son 
égard.  Revenu  au  bercail,  il  ne  cherchait  qu'une  nouvelle 


—  ;^i7  ~ 

occasion  de  témoigner  son  dévoncnient  aux  cliosos  du 
passé  :  car  lui  aussi,  à  l'égal  de  ses  parents,  mais  d'une 
manière  plus  éclairée,  il  voulait  faire  de  sa  demeure  le 
temple  des  souvenirs  et  do  la  religion  des  âges  révolus. 

On  se  rappelle  que,  dans  le  mémo  temps  qu'il 
s'occupait  de  son  Des  Touches,  Barbey  d'Aurevilly 
s'était  pris  de  goût,  voire  de  passion,  pour  un  sujet 
étrange,  dont  l'idée  fondamentale,  toute  chrétieime, 
était  le  dogme  de  l'Expiation.  Mais  cette  œuvre,  intitulée 
primitivement  le  Château  des  Soufflets  et  commencée 
en  1855  sous  l'influence  d'une  crise  de  mysticisme,  était 
restée  inuchevée.  Si,  à  plusieurs  reprises,  d'Aurevilly 
avait  esquissé  les  traits  de  la  délicieuse  et  angélique 
Calixte,  victime  expiatoire  de  l'apostasie  du  «  Prêtre 
Marié  »  son  père,  il  n'avait  pas  encore  évoqué  le  drame 
hallucinant  oii  devait  évoluer  cette  divine  image  du 
sacrifice,  dont  il  voulait  faire  la  figure  centrale  et  l'âme 
même  de  sa  composition.  A  plus  forte  raison,  ses  autres 
personnages  étaient-ils  demeurés  à  l'état  d'ébauche  assez 
vague.  Le  moment  n'était-il  pas  venu  maintenant  de  se 
reposer  des  oeuvres  de  guerre,  des  longues  opérations 
d'une  campagne  digne  des  Chouans,  en  sculptant  dans 
le  marbre  le  plus  pur  -<  la  blanche  statue  de  la  sérénité  » 
chrétienne,  avec,  pour  contraste,  la  statue  livide  et 
désolée  du  Désespoir  de  l'apostat?  Telle  fut  le  noble 
labeur  qu'entreprit  Barbey  d'Aurevilly  durant  l'hiver 
18(i3-1864,  après  ses  luttes  acharnées  de  l'été  précédent 
contre  la  Revue  des  DeuoG-Mondcs,  l'Académie  française 
et  le  Journal  des  Débats. 

Bien  des  fois,  pendant  les  années  de  son  enfance 
passées  à  Saint-Sauveur-le- Vicomte,  le  futur  romancier 
normand  avait  entendu  raconter  l'histoire  d'un  prêtre, 
qui,  au  moment  de  la  Révolution,  s'était  enfui  du  diocèse 


—  30S  — 

de  Coulances,  avait  émigré  à  Paris  et  s'y  était  marié.  Ce 
prêtre,  uoininc  Lebon,  s'était  adonné  tout  jeune  à  l'étude 
de  la  chimie  et,  une  fois  délivré  de  la  soutane,  devint  un 
brillant  élève  de  Lavoisier.  Mais  son  mariage  fut  la  cause 
de  son  malheur.  Sa  femme  mourut  en  donnant  le  jour  à 
un  fils,  Raphaël,  qui  était,  dit-on,  d'une  beauté  mer- 
veilleuse et  eût  mérité  pleinement  son  nom  séraphique, 
si  l'infortuné  n'eût  été  cul-de-jatte.  On  devine  quels 
commentaires  durent  tirer  de  cet  accident  les  religieux 
et  superstitieux  Normands.  On  jasa  fort  et  longtemps, 
dans  le  pays,  autour  de  ce  qu'on  appelait  un  châtiment 
de  Dieu.  Le  doigt  de  la  Providence  apparaît  ainsi  trop 
souvent  aux  yeux  de  tant  de  gens  qui  se  croient  chargés 
de  traduire,  en  un  langage  plus  ou  moins  apocalyptique, 
les  malédictions  célestes  et  de  s'en  faire  les  messagers 
attitrés.  Le  père  est  puni  dans  l'enfant,  disait-on  à  Saint- 
Sauveur,  en  attendant  que  le  renégat  soit  frappé  lui-même 
par  la  main  vengeresse  du  Tout-Puissant. 

Cette  idée,  tout  à  fait  catholique,  de  l'Expiation  a  été 
majestueusement  et  mystiquement  interprétée  par  l'ab- 
solutiste des  Prophètes  du  Passé.  Elle  a  pour  support,  — 
comme  tous  les  romans  de  Barbey,  —  une  histoire  par- 
faitement authentique,  et,  ce  qui  vaut  mieux  encore, 
locale,  cotentinaise.  Une  fois  de  plus,  là,  triomphe  le 
programme  de  décentralisation  littéraire  que  s'était  tracé, 
dès  1849,  l'auteur  d'67î<?  Vieille  Maîtresse.  Au  surplus, 
d'Aurevilly,  tout  en  voulant  serrer  de  près  la  réalité,  ne 
laisse  pas  d'user  des  droits  et  franchises  que  comporte 
la  littérature  romanesque.  C'est  ainsi  qu'il  transforme  en 
fille  le  fils  de  Lebon.  11  paraît  que  cette  substitution  ren- 
dait plus  facile  le  moyen  de  faire  souffrir  l'apostat  et 
d'augmenter  ses  tortures  morales.  Calixte,  ange  de  cha- 
rité et  de  dévouement,  a  causé  par  sa  vie  débile  et  sa 


—  309  — 

terrible  mort  plus  de  douleur  à  Sombreval  (Lebon)  que 
n  eût  pu  le  faire  le  fils  le  mieux  doué.  Et  puis,  certains 
accès  de  mysticisme,  unis  à  des  crises  d'amour  profane, 
eiissent  été  moins  aisément  attribués  à  un  garçon  qu'à 
une  fille.  Enfin,  et  surtout  peut-être,  le  roman  ne  peut 
guère  exister  là  où  l'élément  féminin  fait  défaut.  Mais, 
en  dépit  de  tous  ces  détails,  le  fond  du  Prêtre  Marié 
est  d'une  vérité  indiscutable,  plonge  en  pleine  réalité  et 
a  ses  racines  au  cœur  même  de  la  Basse-Normandie. 

Barbey  d'Aurevilly  écrit  ce  roman  avec  amour  :  lui,  le 
polémiste  à  Temporte-pièce  et  le  romancier  à  1  eau-forte, 
il  se  plaît  à  dessiner  la  frêle  et  chaste  image  de  Galixte 
et  en  fait  un  chef-d'œuvre  de  délicatesse  attendrie.  Seu- 
lement, n'a-t-il  point  la  fantaisie  bizarre  d'aller  offrir 
cette  sainte  figure  à  l'admiration  des  lecteurs  du  Pays? 
Naturellement,  son  manuscrit  lui  serait  sur-le-champ 
retourné,  s'il  ne  comptait  encore  quelques  amis  dans  la 
vieille  maison  peu  hospitalière  et  si  l'on  n'avait  pris 
envers  lui,  il  y  a  plusieurs  années,  des  engagements  for- 
mels à  cet  égard.  Le  Praire  Marié  commence  donc  à 
paraître  dans  le  Pays.  Mais,  dès  les  premiers  feuilletons, 
les  habitués  du  vicomte  Ponson  du  Terrail  sont  tout 
déconcertés  et  n'en  croient  pas  leurs  yeux  !  Ils  demandent 
des  explications  au  rédacteur  en  chef  du  journal. 
S'imaginet-on  qu'on  pourra  se  moquer  d'eux  impuné- 
ment? Rira  bien  qui  rira  le  dernier!  Aussitôt  les  désa- 
bonnements pleuvent  à  la  direction,  qui  n'en  peut  mais. 
On  devine  la  joie  des  ennemis  de  Barbey,  —  de  cette 
cohorte  d'ennemis  acharnés  que  l'écrivain  noi"mand 
traîne  partout  à  sa  suite.  Le  chrétien  M.  de  Pontmartin 
se  distingue,  entre  tous,  par  ses  exubérantes  clameurs 
de  triomphe.  Osera-t-on  encore,  s'écrie-t-il,  parler  du 
talent  de  ce  d'Aurevilly?  Est-ce  que  le  public,  le  bon 


—  310  - 

public,  notre  juge  suprême  à  nous  autres  littérateurs,  ne 
s'est  pas  prononcé  en  dernier  ressort?  Et,  chaque  fois 
qu'il  peut  en  trouver  Toccasion,  le  doux  Pontmartin 
évoque  le  souvenir  de  '<  cet  illisible  Prêtre  Marié,  sig-nal 
de  désabonnements  qui  sont  restés  légendaires  dans  les 
bureaux  du  journal  ultra-impérialiste.  »  (1).  Illisible,  le 
Prêtre  Marié!  certainement,  il  l'est  pour  les  braves 
gens  dont  on  a  dépravé  le  goût,  à  qui  l'on  a  donné  pour 
toute  nourriture  intellectuelle  les  sornettes  des  roman- 
ciers populaires,  et  qui  font  leur  quotidienne  pâture  des 
feuilletons  du  vicomte  Ponson,  confrère  en  armoiries  — 
et  en  belles-lettres  —  du  légitimiste  comte  de  Pontmartin  ! 

Cette  nouvelle  épreuve,  qui  frappe  d'Aurevilly  dans 
son  amour-propre  —  sinon  dans  ses  intérêts  —  de 
romancier,  a  le  fâcheux  résultat  de  l'éloigner  une  fois 
encore  de  ses  projets  d'épopée  normande.  Il  voulait 
donner  une  suite  à  son  Chevalier  Des  Touches  et  conti- 
nuer ses  chroniques  de  la  Chouannerie  :  il  abandonne 
son  dessein,  au  moins  momentanément.  Mais  l'ardeur 
de  ses  convictions  de  Chouan  n'est  pas  éteinte  pourtant. 
L'ivresse  de  ses  instincts  guerriers  le  rejette  en  pleine 
bataille. 

A  ce  franc-tireur  tous  les  terrains  sont  bons  pour 
guerroyer  :  cependant,  il  ne  se  trouve  nulle  part  aussi  bien 
qu'au  Nain  Jaune.  Il  y  revient  avec  plaisir  au  début  de 
l'été  de  18G4.  Théophile  Silvestre,  devenu  directeur  de  la 
vaillante  petite  feuille,  s'empresse  à  bien  accueillir  le 
romancier  incompris.  «  Vous  avez  la  plus  entière  liberté, 

(1)  La  Gazelle  de  France,  samedi  27  septembre  1889.  —  Cet  article,  un 
(les  derniers  de  M.  de  Pontmartin,  qui  mourut  quelques  mois  après, 
dépasse  en  violences  et  en  sottes  injures  tout  ce  que  l'auteur  des  Samedis 
a  jamais  écrit  contre  Barbey.  Le  Zoïie  lég-ilimiste  y  épanche  à  {)lein  encrier 
sa  bile  d'octogénaire  rancunier  et  jaloux. 


-  311  - 

lui  dit-il  :  nous  ferons  entendre  tous  les  sons  et  toutes 
les  cloches.  »  C'est  précisément  ce  que  désire  d'Aurevilly. 
Aussi,  dès  le  23  juillet,  entre-t-il  en  scène,  ou  plutôt  en 
lutte.  Il  intitule  sa  première  chronique  :  les  Erciyiteurs. 
«  C'est  un  bien  vikiin  nom,  —  écrit-il,  —  et  c'est  le  nôtre, 
à  ce  qu'il  paraît...  Les  Ereinteurs  !  c'est  moi,  Barbey 
d'Aurevilly,  Tidiot,  l'Homme  des  Murailles  de  Paris  ; 
moi  qui  suis  aussi  insensible  à  leurs  coups  que  les  pierres 
sur  lesquelles  ils  ont  collé  mon  nom  en  l'illustrant  d'une 
épithète  injurieuse,  comme  si  je  les  avais  attendus  pour 
écrire  cette  phrase  :  «  Les  plus  beaux  noms  portés  parmi 
les  hommes  sont  les  noms  donnés  par  les  ennemis.  » 
Allez  !  les  ereinteurs,  puisqu'ils  nous  jettent  ce  mot,  ce 
n'est  pas  eux  qui  le  mériteront,  quoi  qu'ils  fassent!  Erein- 
teur,  ne  l'est  pas  qui  veut.  Si  je  me  rappelle  bien  mon 
Homère,  est-ce  que  Thersite  n'appelait  pas  Ajax  un 
éreinteur  ?...  Croyez-vous  que  M.  Buloz,  qui  fait  des 
procès  aux  gens,  quand  ils  ne  trouvent  pas  qu'il  soit  un 
directeur  de  génie,  et  qui  n'en  ferait  pas  si  M.  de  Mars 
était  un  éreinteur,  ne  nous  éreinterait  pas  très  bien,  s'il 
le  pouvait,  en  littérature,  lui  qui  croit  nous  éreioter  en 
justice  ?...  Croyez-vous  que  le  doux  M.  de  Pontmartin,  le 
second  des  vicomtes  doux,  car  le  premier  c'est  M.  de  La 
Guéronnière,  ne  nous  éreinterait  pas,  s'il  le  pouvait,  lui 
qui,  à  propos  des  Quarante  Médaillons  de  l'Académie, 
disait  de  moi  avec  tant  de  bonté  et  de  justesse  :  Que  mes 
égratignures  éventrent  ;  que  mes  chiquenaudes  assom- 
ment ;  que  mon  verjus  est  de  l'arsenic  ;  que  mon  rire  a 
des  dents  d'éléphant,  et  ma  raillerie  des  légèretés 
d'hippopotame!  11  est  évident  que,  sije  ne  suis  pas  éreinté, 
ce  n'est  pas  la  faute  du  vicomte  doux.  J'ai  des  reins, 
voilà  tout  !  »  Et  l'article  s'achève  sur  ce  ton,  avec  une 
verve  de  bonne  humeur  et  de  belles  fusées  de  gaîté. 


—  312  — 

Il  est  à  peine  besoin  de  dire  que,  dans  cette  campagne 
de  l'été  de  1864,  les  institutions  déjà  mitraillées  reçoivent 
encore  quelques  coups.  Si  la  lutte  est  moins  chaude  que 
l'année  précédente,  c'est  que  loccasion  ne  naît  pas 
chaque  jour  de  faire  un  feu  nourri.  Ce  ne  sont,  pour 
l'instant,  qu'escarmouches  :  les  heures  de  la  grande 
guerre  sont  passées.  «  L'Académie  française  a  tenu  jeudi 
sa  séance  annuelle,  écrit  d'Aurevilly  le  27  juillet.  La 
foule  était  là,  comme  toujours,  par  une  chaleur  accablante 
et  malgré  des  discours  glacés  plus  accablants  encore  ! 
Tout  le  monde  convient  que  rien  n'est  plus  fastidieux  et 
plus  vain  que  celte  vieille  cérémonie,  et  pourtant  tout  le 
monde  y  court.  M.  Pingard,  le  Petit-Jean  de  l'endroit, 
y  est  assiégé  comme  un  Ministre.  Il  semble  qu'il  soit 
dans  la  destinée  de  l'Académie  d'avoir  du  monde  jusqu'à 
sa  dernière  heure,  pour  prouver  que  l'esprit  français,  si 
vanté  pour  sa  hardiesse  et  sa  légèreté,  est  très  robuste 
contre  l'ennui  et  très  lâche  contre  la  routine».  Et  voilà 
tout  !  Nous  sommes  loin  des  éclats  d'antan.  Pour  un  peu, 
on  hésiterait  presque  à  reconnaître  là  l'incorrigible 
Chouan  de  l'individualisme  irrité  et  vengeur  ! 

La  bataille  menace  de  languir,  lorsque  d'Aurevilly 
l'interrompt  brusquement  pour  aller  en  Normandie.  Il 
veut  passer  quelques  semaines  à  St-Sauveur-le-Vicomte. 
Depuis  la  mort  de  sa  mère,  survenue  en  1858,  il  n'a  pas 
fait  de  pèlerinage  au  pays  natal.  Il  en  a  la  nostalgie. 
Fatigué  de  la  vie  parisienne,  il  désire  évoquer  une  fois 
encore  les  «  spectres  »  de  son  enfance  et  ses  pieux 
souvenirs.  Rentré  au  foyer  paternel,  tout  lui  est  sujet  à 
émotion  profonde.  «  Le  soir,  —  écrit-il  le  30  novembre,  — 
je  reste  seul  au  coin  du  feu,  écrivant  sur  la  vieille  table 
à  jeu,  où  j'ai  vu  tant  de  figures  originales,  —  à  présent 
disparues  par  la  porte  des  cimetières,  —  faire  des  whists 


—  313  — 

et  des  bostons  qui  duraient  des  nuits  et  des  jours  ».  Le 
5  décembre,  il  note  une  autre  impression  :  «  Je  suis  allé 
me  promener  dans  le  jardin,  aux  places  que  ma  mère 
aimait,  le  long  de  l'espalier  des  pêchers  et  dans  l'allée  à 
droite  du  parterre.  Mais  plus  de  parterre,  plus  de  fleurs, 
de  l'herbe  dans  les  allées,  la  grande  corbeille  en 
morceaux,  les  murs  mousseux,  la  négligence,  l'abandon, 
la  mort!  »  Malgré  la  tristesse  qu'il  en  éprouve,  il  lui  est 
doux  de  revoir  les  lieux  où  s'écoula  son  enfance.  «  Je 
reviens  de  Valognes,  écrit-il  le  11  décembre...,  j'ai  battu 
le  pavé  et  suis  allé  partout  où  j'avais  senti  et  vécu 
fortement  autrefois.  Les  rêves  de  ma  jeunesse  marchaient 
autour  de  moi,  sous  les  nuages.  Je  n'ai  rencontré  qu'eux 
le  long  de  ces  rues. . .  »  Le  13,  il  va  ranimer  ses  impressions 
maritimes  à  Carteret.  «  Une  des  journées  les  plus  pleines 
que  j'aie  passées  dans  ce  pays,  dit-il...  Il  était  quatre 
heures  et  demie  ;  le  soleil  crevait  au-dessus  d'elle  (la  mer) 
un  banc  de  nuages  couleur  violette  et  faisait  sur  les  vagues 
comme  une  gloire  d'or,  qui  les  rendait  étincelantes  ». 

Le  cœur  retrempé  par  ce  séjour  en  Basse-Normandie, 
d'Aurevilly  revient  à  Paris  à  la  fin  de  décembre.  11  a 
puisé  au  sein  de  la  terre  natale  de  nouvelles  forces  pour 
la  lutte.  Aussi  reprend-il  très  vaillamment  son  poste  au 
Nain  Jaune,  —  et  même  'àuPays,  où  ses  amis  l'ont  fait 
rentrer.  A  vrai  dire,  il  préfère  l'hospitalité  franche  et 
large  du  Nain  à  l'accueil  réservé  et  presque  défiant  que 
lui  ménage  l'organe  impérialiste.  Mais  le  journal  de 
Théophile  Silvestre,  feuille  d'avant-garde  d'où  l'on  peut, 
tout  à  son  aise,  lancer  des  bombes  sur  les  bourgeois  et 
les  académiciens,  ne  possède  pas  de  gros  capitaux  et 
n'est  point  de  taille  à  nourir  un  simple  rédacteur.  Il  faut 
donc  que  notre  Chouan  mène  de  front  la  guerre  acharnée 
du  franc-tireur  dans  les  colonnes  du  Nain  Jaune  et  les 


—  314  — 

batailles  rangées,  —  trop  pacifiques  !  —  en  l'austère 
rez-de-chaussée  du  Pays. 

La  situation  est  d'autant  moins  agi'éable  à  d'Aurevilly, 
que  les  affaires  du  Nain  Jaune  recommencent  à  péri- 
cliter. Théophile  Silvestre  est  obligé  d'en  abandonner  la 
direction.    Par   bonheur,   une   équipe  de  jeunes   gens 
envahit    aussitôt    la    pauvre    feuille    délaissée.    Mais 
restera-t-il,  dans  la  nouvelle  rédaction,  une  petite  place 
pour  l'écrivain  normand  qui,  aux  yeux  de  cette  jeunesse, 
est  déjà  un  ancêtre?  Ce  serait  douteux  si,  parmi  ces 
débutants,    ne  se  trouvaient  de  fervents  admirateurs 
d'Une  Vieille  Maîtresse  et  du  Chevalier  Des  Touches. 
Nous  les  avons  déjà  rencontrés  auprès  de  Barbey,  à  la 
suite  de  Gambetta.  Ils  s'appellent  Eugène  Spuller,  Ernest 
Hamel,  Arthur  Ranc,  Alcide  Dusolièr,  Louis  Combes,  — 
tous  futurs  sénateurs,  hommes  graves  par  excellence 
et  sages  par  définition  !  (qui  eût  pu  prédire  alors  qu'ils 
finiraient  en  personnages  curulaires  ?)  Dans  le  groupe 
figurent  aussi  quelques  nouveaux  venus  à  la  vie  intellec- 
tuelle, qui  n'ont  fait  que  côtoyer  la  politique  :  Castagnary , 
Francisque  Sarcey  et  Frédéric  Morin.  Avec  eux  rentre  le 
charmant  Aurélien   Scholl,    qui   s'était  effacé   devant 
Silvestre.  C'est  une  brillante  recrue  pour  le  Nain  Jaune. 
Le  milieu  doit  paraître  bien  nouveau  au  vétéran  de 
Saint-Sauveur,  qui  compte  déjà  plus  d'un  quart  de  siècle 
de  journalisme.  Mais  les  jeunes  de  cette  époque  sont 
tout  à  fait  humains  :  ils  n'ont  pas  envie  de  supprimer  les 
vieillards,  sous  prétexte  que  la  vieillesse  est  encom- 
brante. Ils  ont  le    respect,  aujourd'hui    disparu,  des 
générations  qui  les  ont  précédés.  Ils  estiment  même, 
chose  incroyable  !  qu'on  peut  atteindre  la  soixantaine 
sans  être  absolument  tombé  en  décrépitude.  En  vérité, 
ce  ne  sont  pas  des  «  arrivistes  »,  les  jouvenceaux  de 


-  315  - 

1865  :  ils  ne  marchent  pas  sur  le  corps  de  leurs  aines 
pour  se  frayer  un  chemin  vers  la  gloire  ! 

Naturellement,  le  Nain  Jaune,  régénéré  par  l'invasion 
de  nouveaux  talents,  opère,  sous  l'influence  des  idées 
démocratiques  des  amis  de  Gambetta,  une  brusque 
«  conversion  à  gauche  ».  Seul,  Barbey  d'Aurevilly 
demeure  pour  représenter,  parmi  tous  ces  libéraux  enne- 
mis de  l'Empire,  les  principes  absolutistes  qu'il  défend 
depuis  longtemps.  On  lui  laisse  ses  coudées  franches  : 
c'est  tout  ce  qu'il  demande.  Bien  plus  :  on  ne  fait  pas 
que  le  tolérer,  ce  qui  lui  suffirait  à  la  rigueur,  on  l'en- 
toure d'égards,  ce  qui  le  ravit.  Mais  la  direction  du 
journal  tient  à  s'expliquer,  devant  son  pubhc,  sur  les 
licences  qu'elle  octroyé  généreusement  à  l'infatigable 
lutteur.  «  M.  Barbey  d'Aurevilly,— constate  une  note  du 
Nain  Jaune,  à  la  date  du  î^  décembre  1805,  —  est 
parmi  nous  un  tirailleur.  L'ardent  écrivain  a  pris  soin 
de  définir  lui-même  cette  situation  dès  la  première  lettre 
qu'il  nous  a  adressée.  Si  nous  la  rappelons  ici,  c'est  qu'il 
est  des  points  de  doctrine  ou  d'appréciations  indivi- 
duelles dont  la  rédaction  de  ce  journal  ne  saurait  accep- 
ter la  solidarité.  » 

Les  positions  respectives  une  fois  bien  déterminées, 
d'Aurevilly  commence  la  lutte.  11  ne  perd  pas  son  temps  à 
tâter  le  terrain  :  il  va  droit  à  l'ennemi.  Ceux  qui  essuyent 
son  premier  feu  sont  deux  débutants,  qui  depuis  ont 
fait  leur  chemin,  non  sans  bruit,  dans  la  vie  littéraire  et 
dans  la  mêlée  sociale  :  Jules  Vallès  et  Emile  Zola. 
Vallès  n'est  pas  mécontent  de  voir  ses  Réfractaires 
maltraités  par  un  aristocrate  qui  lui  reproche  de  ne  pas 
pousser  suffisamment  au  noir  la  peinture  de  la  misère 
et  de  se  dérober  aux  obligations  du  moraliste.  Mais 
M.  Zola  ne  peut  digérer  l'eau  saumâtre  où  d'Aurevilly  a 


—  31G  - 

noyé  la  Confession  de  Claude,  il  riposte  avec  aigreur, 
par  une  lettre  datée  du  31  décembre  1865  et  dont  il 
réclame  l'insertion  :  «  Il  est  d'usage,  dit  le  bouillant 
romancier  de  vingt-cinq  ans,  que  les  écrivains  éreinlés 
ne  répondent  pas  2i\ï\  injures  qui  leur  sont  adressées...» 
—  ce  qui  ne  Tempêche  pas  de  crier  bien  haut.  Seulement  le 
critique  ne  veut  point  que  M.  Zola  crie  si  fort.  Il  lui 
réplique  du  tac  au  tac  :  «  En  parlant  dernièrement  au 
Nain  Jaune  de  la  Confession  de  Claude  avec  le  dégoût 
que  doit  inspirer  ce  petit  paquet  d'immondices,  je  n'avais 
pas  nommé  M.  Zola,  qui  en  est  l'auteur  ».  Et  il  s'élève  en 
ces  termes  contre  la  prétentieuse  et  singulière  protes- 
tation de  M.  Zola  :  «  Tout  article  de  journal  quelconque 
peut,  n'importe  sous  quel  prétexte,  être  matière  à  récla- 
mation, et  toute  réclamation  (le  mot  le  dit  presque)  est 
une  réclame,  qu'on  ne  manque  jamais  dans  l'intérêt  du 
bruit  qu'on  veut  faire.  » 

Mais  ce  n'est  là  qu'une  escarmouche.  La  grande  guerre 
n'est  pas  encore  commencée.  Il  faut  une  occasion  sérieuse 
pour  l'entreprendre  et  des  adversaires  de  taille  pour 
croiser  le  fer  avec  éclat.  Justement,  sur  ces  entrefaites, 
la  direction  du  Nain  Jaune  confie  à  Barbey  d'Aurevilly 
le  feuilleton  des  théâtres.  A  la  bonne  heure  !  Le  critique 
n'aura  plus  de  vils  morceaux  de  papier  à  déchiqueter  ! 
11  va  lutter  dans  l'atmosphère  chaude  et  capiteuse  de  la 
scène  française,  qui  lui  donnera  l'illusion  de  la  vie.  Vie 
factice,  il  est  vrai,  mais  qui,  telle  quelle,  n'est  pos  pour 
déplaire  à  un  «  Imaginatif  »  forcené.  Et  puis,  que  de 
belles  batailles  à  livrer  dans  ce  monde  spécial  des 
acteurs  et  des  auteurs  dramatiques  !  N'y  a-t-il  point  là 
encore  à  flageller  des  coteries,  —  toutes  les  coteries  qui 
pullulent  à  travers  les  coulisses,  s'insinuent  et  régnent 
dans  la  cohue  des  cabotins  et  encombrent  les  planches 


—  317  - 

de  leurs  bruyantes  intrigues?  N'y  aura-t-il  pas  aussi  de 
vieilles  institutions  à  démolir,  d'antiques  maisons  lézar- 
dées à  faire  sauter  ? 

C'est  dans  ces  dispositions  belliqueuses  que  d'Aurevilly 
se  met  à  l'œuvre.  Dès  son  premier  feuilleton,  il  fait  feu. 
Après  avoir  candidement  mis  à  nu  la  pauvreté  des  inven- 
tions contemporaines  et  rappelé  quelques  misérables 
succès  récents,  il  s'écrie  :  «  Ne  riez  pas  de  mon  igno- 
rance de  feuilletonniste  !  Elle  est  profonde.  C'est  mon 
genre,  à  moi,  de  profondeur.  On  ne  m'a  choisi  au  Nain 
Jaune  que  pour  mon  ignorance.  On  a  dit  :  Il  sentira 
plus  vivement,  celui-là  !  Il  ne  sera  pas  blasé...  Ce  que 
j'ai  senti  a  été  cet  ennui  sur  lequel  on  ne  se  blase 
jamais.  >/  (1).  À  quoi  tient  donc  cette  décadence  du 
théâtre?  A  bien  des  raisons.  D'abord,  aux  directeurs 
d'entreprises  dramatiques.  «  Ils  changent  fort  peu,  ces 
directeurs.  L'originalité  leur  manque.  Je  ne  dirai  point 
que  qui  en  a  vu  un  les  a  tous  vus  ;  mais,  pour  la  plupart, 
c'est  la  môme  manière  de  se  conduire  dans  la  môme 
fonction.  C'est  la  même  insouciance  de  l'art  et  des  lettres 
et  de  leurs  destinées,  le  même  sentiment  d'entrepreneur 
dans  une  grande  affaire,  la  môme  fureur  d'attirer  la 
foule  à  son  Ihéàtre...  »  (2).  Mais  c'est  surtout  à  la  routine, 
devenue  une  tradition,  à  l'immobilité  rigide  des  prin- 
cipes, qui  est  de  règle  sur  les  scènes  subventionnées,  à 
la  manie  d'étiquettes  et  de  formules  qui  caractérise  les 
corps  constitués,  qu'est  dû  l'abaissement  manifeste  de  la 
production  théâtrale.  «  Le  Théâtre  du  Gymnase  est  pré- 
sentement, de  fait,  le  premier  Théâtre  Français,  écrit 

(1)  Nain  Jaune,  jeudi  5  soptenibre  1863.  (Thédlre  Conieiitpovain.  Der- 
nière série,  t.  V,  Stocii,  1896). 

(2)  Nain  Jaune,  ineixredi  25  avril  186G.  (Tliédire  Conlemporain, 
t.  I",  Frinzine,  éditeur,  1887). 


-  318  - 

d'Aurevilly,  L'autre,  qui  en  mérita  longtemps  le  nom  et 
qui  le  porte  encore,  n'est  plus  qu'une  nécropole,  —  une 
chose  morte  et  creuse,  où  reviennent  des  voix  sépul- 
crales, quelque  chose  enfin  comme  l'Académie,  cette 
institution  de  fantômes.  J'en  suis  bien  fâché  pour  les 
vieux  classiques,  mais  c'est  comme  cela.  Seulement, 
pour  être  plus  vivant  que  ce  grand  bonhomme  trépassé 
de  Théâtre-Français,  le  Gymnase  n'a  pas  pourtant  de 
quoi  être  bien  fier.  »  (1).  On  le  voit  :  le  terrible  Barbey 
continue  sa  campag-ne  d'individualisme  inflexible.  Le 
Théâtre  Français,  après  l'Académie,  le  Journal  des 
Débats  et  la  Remœ  des  Deux-Mondes,  c'est  dans  l'ordre  ; 
cela  complète  la  collection. 

Naturellement,  sous  ces  fusillades  réitérées  et  crépi- 
tantes, les  «  cabotins  »  regimbent,  protestent  et  se 
cabrent.  Peu  s'en  faut  qu'ils  n'arrachent  des  mains  de 
l'impitoyable  Chouan  l'arme  dont  elles  font  un  si  violent 
usage.  Heureusement,  au  Nain  Jaune,  on  est  plus 
tolérant  qu'au  Pays  :  on  y  respecte  l'indépendance  et  la 
franchise  de  la  critique.  D'Aurevilly  peut  donc  poursuivre 
en  toute  sécurité  ses  attaques  contre  le  théâtre  et  il  ne 
les  ménage  pas.  Mais  ses  adversaires  ne  se  tiennent 
point  pour  battus  :  à  force  d'instances,  ils  obtiennent  que 
l'auteur  du  Chevalier  Des  Touches  soit  éloigné  du  journal 
de  l'Empereur.  «  On  ne  paie  plus  la  copie  au  Patjs,  — 
écrit  mélancoliquement  le  pauvre  critique  à  Hector  de 
Saint-Maur,  le  22  octobre  1S<j6,  —  du  moins  on  m'a  dit 
qu'on  ne  me  la  paierait  plus.  On  m"a  refusé  l'article  sur 
V Elisabeth  de  Dargaud,  et  on  y  exile  les  grands  articles 
pour  y  fourrer  les  puantes  et  bêtes  chroniques  que  vous 

(1)  Nain  Jaune,  mercredi  16  mai  1866.  (Tliédlre  Contemporain ,  t.  I", 
Frinzine,  1881). 


—  319  — 

pouvez  y  lire,  puisque  vous  recevez  ce  lamentable 
journal.  L'article  sur  Darg-aud  a  paru  dans  le  Nain 
Jcmne...  Je  ne  puis  pas  rester  matériellement  dans  la 
position  où  le  désastre  du  Pays  me  met  ;  il  faut  que  je 
trouve  quelque  part  le  rebord  de  tuile  du  passereau  ou  le 
soliveau  de  l'hirondelle.  » 

La  mauvaise  fortune  recommence  à  visiter  d'Aurevilly. 
Il  n'a  qu'un  seul  moyen  de  s'en  consoler  :  c'est  de  se 
rejeter  en  pleine  bataille.  Mais  trouvera-t-il  une  occasion 
favorable  de  renouveler  ses  exploits  d'antan  ?  Cette 
occasion,  il  ne  la  cherche  pas  longtemps.  L'éditeur 
Lemerre  vient,  en  effet,  de  mettre  au  jour  les  vers  d'un 
groupe  de  jeunes  poètes,  réunis  en  un  cénacle  qui 
s'intitule  fièrement  Le  Parnasse  contemjwrain.  Ils  sont 
trente-sept,  ces  poètes  récemment  éclos  !  «  Je  ne  peux 
pas  décemment,  —  écrit  Barbey,  le  21  octobre,  —  vous 
laisser  ignorer  cet  Almanach  des  Muses  de  186(3, 
lesquelles  sont  trente-sept,  ici,  ni  plus,  ni  moins  ;  pour- 
quoi pas  quarante  ?...  Qui  est  déjà  du  Parnasse  peut 
bien  être  d'une  Académie  !  Parnasse,  Académie,  même 
langue  et  mêmes  gens  ».  Toujours  la  haine  des  coteries 
et  des  associations  jette  hors  de  lui  l'individualiste 
Normand. 

Et  voilà  qu'il  fonce  sur  ces  trente-sept  !  Il  n'en  épargne 
qu'un,  Théophile  Gautier,  un  vétéran  de  l'armée  roman- 
tique, —  presque  un  ancêtre,  —  que  les  jeunes  gens  ont 
pris  pour  chef  de  file  et  que  d'Aurevilly  s'étonne  de  voir 
fourvoyé  en  pareille  compagnie.  Gautier  est  quelqu'un  : 
dès  longtemps  il  a  affirmé  sa  pei'sonnalité  littéraire  par 
une  série  d'œuvres  durables.  Mais  les  autres,  depuis  les 
aînés  Leconte  de  Liste  et  Banville  jusqu'aux  novices 
Sully  Prudhomme,  Goppée;  Heredia,,  Dierx,  Verlaine, 
Mallarmé,  Villiers  de  l'Isle-Adam,  qui  sont-ils,  où  trouver 


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la  caractéristique  de  leur  talent  propre,  forment-ils 
chacun  un  individu  parfaitement  reconnaissable  entre  les 
autres  ou  ne  valent-ils  que  par  leur  réunion?  Ils  n'ont' 
point  de  personnalité,  répond  tranquillement  d'Aurevilly. 
Ce  ne  sont  que  de  pâles  imitateurs  deChénieretdeHugo; 
—  pour  un  peu,  il  dirait  :  des  Marnelouchs  des  Maîtres 
anciens.  Et  il  dessine  impitoyablement  la  physionomie,  à 
peine  saisissable  et  existante,  de  ces  ?«6'0-2;«r^asse>/i5.  «  Un 
jour,  dans  ce  même  Nain  Jaune,  dont  le  bonnet  à  son- 
nettes m'a  toujours  été  une  coupole  favorable,  j'écrivis  les 
Médaillons  de  l'Académie.  Eh  bien,  les  poètes  que  voici 
ne  sont  pas  encore  académiciens.  Au  talent  qu'ils  ont, 
laissez  faire,  ils  le  seront,  je  n'en  doute  pas,  je  le  leur 
prédis...  mais  enfin  ils  ne  le  sont  pas  encore.  Ils  ne  sont 
encore  que  des  parnassiens.  Us  ne  commencent  qu'à 
brouter  l'herbe  dont  ils  auront  le  foin  plus  tard,  et  le 
sentiment  de  la  hiérarchie  me  défend  de  les  traiter  avec 
une  importance  explicite  et  égale  à  celle  que  je  mis  à  gra- 
ver le  profil  de  leurs  devanciers,  ces  gros  personnages... 
Parnassiens  et  Académiciens!  Respectons  les  distances. 
Les  Académiciens  eurent  leurs  médaillons.  Les  Parnas- 
siens vont  avoir  leurs  médaillonnels  !  >> 

On  devine  que  ces  exécutions,  sous  forme  de  médail- 
lonnets,  ne  se  firent  pas  sans  bruit.  Une  grande  clameur 
s'éleva  du  camp  des  poètes  et  les  polémiques  furent 
vives.  M.  Louis-Xavier  de  Ricard,  qui  avait  fondé  avec 
M.  Catulle  Mondes,  le  Parnasse  Contemporain,  protesta 
vertement,  dans  une  lettre  du  30  octobre,  «  contre  les 
brutalités  du  critique  ».  Un  autre  des  trente-sept,  Paul 
Verlaine,  publia  dans  la  Gazette rimée  un  stupide  huitain 
à  l'adresse  de  Barbey;  par  respect  pour  la  mémoire  du 
«  pauvre  Léhan  »,  je  ne  reproduirai  pas  ces  vers  aussi 
peu  poétiques  qu'insignifiants.  Enfin,  Arsène  Houssaye 


-  321  — 

(encore  un  des  trente-sepl!)  l'ésunia  le  débat  d'une  façon 
assez  impartiale  et  très  spirituelle,  dans  la  Rame  dit 
XIX''  siècle  (i''  décembre  1866)  qu'il  dirigeait  alors.  On 
nous  accuse,  disait-il  en  substance,  de  n'être  que  des 
imitateurs:  mais  notre  féroce  critique  n'a-t-il  ja,mais 
imité  personne?  C'était  la  meilleure  réponse  qu'on  pût 
faire  aux  attaques  d'un  individualiste  intransigeant. 

Mais  d'Aurevilly  no  se  souciait  point  des  ripostes  venues 
du  Parnasse.  Il  les  contemplait  de  loin,  avec  ses  grands 
airs  détachés  et  son  impassibilité  olympienne,—  heureux 
seulement  de  voir  se  prolonger  le  tapage  qu'il  avait 
soulevé.  «  Les  poètes  ont  parlé,  écrit-il  à  son  ami  Amédée 
Ponnnier  (1)  aux  premiers  jours  de  novembre,  —  les 
poètes  ont  parlé,  —  des  furies,  —une  comédie  d'amours- 
propres  exaspérés,  —  les  lettres  pieu  vent...  >y  Elles  pleu- 
vaient  si  fort,  les  lettres  de  récriminations,  que  les 
colonnes  du  Nain  Jaune  en  étaient  inondées.  Il  n'est  pas 
donné  à  tout  le  monde  de  déchaîner  de  pareils  orages; 
on  est  assurément  quelqu'un  quand  on  fait  déborder 
tant  de  colères  dans  le  Pandémonium  de  la  presse. 

Entre  temps,  et  pour  mieux  affirmer  sa  personnalité 
que  par  des  articles  de  journal,  si  puissants  qu'ils  soient, 
Barbey  d'Aurevilly  se  réfugie  dans  la  solitaire  composi- 
tion d'une  nouvelle  œuvre.  Son  imagination  y  trouve  sa 

(1)  Amédée  PoMMiEii  (1804-1877)  était  un  poète  de  grand  méiite,  (}ue  ses 
excentricités  éloignèrent  d'une  renommée  durable  et  firent  notamment 
écarter  du  Parnasse  Conlemporain.  «  C'était,  dit  de  lui  Alidionse  Daudet 
dans  Treille  ans  de  Paris,  un  merveilleux  artisan  en  mots  et  en  rimes, 
l'ami  des  Dondey  et  des  Tétrus  Borel,  l'auteur  de  VEiifer,  de  Crdneries  et 
Dettes  de  cœur,  beaux  livres  aux  titres  tiandiojanis,  régal  des  lettrés, 
eifroi  des  académies,  et  pleins  de  vers  bruyants  et  colorés  comme  une 
volière  d'oiseaux  des  tropi(|ues  ».  Harbey  d'Aurevilly  le  tenait  en  très  liante 
estime  et  lui  a  consacré  une  fort  belle  étude  {Les  Poètes,  éd.  Lemerre.  1889). 

21 


-  322  — 

pâture,  de  même  qu'elle  y  cherche  roubli  des  eiiuuis  et 
des  mécomptes  de  la  vie.  Mais,  cette  fois,  il  délaisse  les 
longs  romans  et  veut  concentrer  son  talent,  son  énergie 
intellectuelle,  en  une  forme  de  récit  plus  concise,  plus 
rapide  et  plus  souple.  Il  reprend  et  corrige  Le  Dessous  de 
Caries  d'une  jxi'i'iit^  de  irhlsl,  publié  daim  \d  Mode  en 
1850  et  mis  à  la  suite  de  V Ensorcelée  en  1854.  Puis  il 
compose  trois  autres  nouvelles:  Le  Rideau  cramoisi, 
Le  plus  bel  amour  de  Don  Juan,  Le  honlieur  dans  le 
crime.  «  Le  volume  de  Nouvelles  que  je  prépare,  écrit-il 
en  décembre  18G6,  portera  le  titre  de:  Les  Diaboliques  >y. 
Parmi  les  nouvelles  qui  doivent  former  son  volume,  il 
cite:  Entre  adullcres,  Les  deux  vieux  Jio mines  d'Etat 
de  l'amour,  Valognes. 

D'Aurevilly  a  d'autant  plus  besoin  de  se  livrer  à  un 
travail  comme  celui-là,  que  la  vie  ne  lui  réserve  que 
cruelles  mésaventures.  Éloigné  du  Pays  une  seconde 
fois,  il  ne  sait  où  trouver  le  pain  de  chaque  jour.  11  n'est 
pourtant  pas  exigeant:  il  voudrait  seulement  s'assurer 
les  400  francs  par  mois  que  représentaient  ses  quatre 
articles  de  critique  au  journal  de  l'Empereur.  Un  instant, 
Tespoir  lui  vient  de  découvrir  une  situation  stable. 
«  Villemot  devait  faire  la  chronique  à  La  Patrie, 
écrit-il  au  commencement  de  1807.  Il  a  déchiré  son 
traité.  Il  paraît  qu'on  voulait,  à  Jja  Patrie,  un  chroni- 
queur religieux  et  autoritaire  qui  ne  se  trouve  pas  dans 
la  peau  de  Villemot.  Moi,  vous  savez  et  ou  sait  partout 
ce  que  je  suis.  Je  n'aime  pas  la  chronique,  comme  on  la 
fait.  Mais  je  ne  descendrai  pas  jusqu'à  elle...  Je  la  ferai 
monter  jusqu'à  moi,  et  certainement  je  la  passionnerai. 
Si  on  veut  du  bruit,  je  crois  que  j'en  puis  promettre. 
L'affaire,  entre  moi  et  La  Patrie,  pourrait  donc 
s'arranger...  Je  suis  peut-être  bon  à  ramasser,  daus  ce 


-  323  - 

moment  où  le  Pays  a  cm  pouvoir  se  passer  de  moi  ». 
Mais  la  combinaison  ne  réussit  pas.  «  Je  me  tais  l'etïet 
de  rouler  en  spirale  dans  un  tourbillon...  mais  non  de 
plaisirs,  —  mande  d'Aurevilly  à  Saint  Maur,  le  5  avril.  — 
Caramba!  Je  cherche,  pour  l'heure,  de  l'argent,  en  atten- 
dant que  \-àx>ositio}i  vienne,  et  il  y  avait  longtemps  que 
je  n'avais  fait  pareille  chose.  J'y  suis  gauche.  J'avais 
désappris  ». 

Le  bon  accueil  qu'on  lui  réserve  toujours  au  Naui 
Jaune  console  un  peu  Barbey  de  ses  mécomptes  finan- 
ciers et  autres.  11  alterne,  dans  ce  journal  d'avant-garde, 
la  critique  des  Uvres  et  la  chronique  des  théâtres  ;  toute- 
fois, ce  n'est  pas  assez  pour  remplir  son  escarcelle.  Où 
trouver  le  supplément  de  ressources  dont  il  a  besoin? 
Voici  qu'une  nouvelle  feuille,  V Éclair,  lui  réserve  une 
place  d'honneur  dans  sa  rédaction.  Il  s'y  rencontre  en 
excellente  compagnie,  avec  des  jeunes  gens  qui  s'appel- 
lent Alphonse  Daudet  et  Paul  Arène,  francs-tireurs  de 
l'armée  littéraire  qui  vont  bientôt  figurer  aux  premiers 
rangs  de  l'état-major.  Monselet  est  le  chef  de  file  de  la 
troupe:  avec  déférence,  il  laisse  à  d'Aurevilly  le  soin 
de  formuler  le  programme  de  V Éclair.  «  Pourquoi 
V Éclair?  se  demande  le  vaillant  critique  en  tète  du 
journal,  le  l'^''  décembre  1807.  Pourquoi  V Éclair?...  Les 
noms  sont  la  raison  des  choses.  Est-ce  parce  que  l'éclair 
précède  la  foudre?...  Nous  n'avons  pas  de  ces  fatuités 
olympiques.  Nous  ne  nous  donnerons  pas  le  ridicule  de 
jouer  aux  petits  Jupiter.  D'ailleurs,  dans  ce  monde  aplati, 
il  n'y  a  plus  grandes  cimes  à  foudroyer...  Est-ce  parce 
que  l'éclair  brille  et  passe?  Brillerons-nous  et  devons-nous 
passer?...  L'éclair  brille  et  passe,  mais,  en  passant,  il 
peut  du  moins  mettre  le  feu  à  quelque  chose,  et  le  feu, 
c'est  la  vie  !  Nous  donc,  au  risque  de  passer  connue  lui, 


-  324  — 

mettrons-nons,  comme  lui,  le  feu  à  quelque  chose,  —  à 
cette  poignée  d'esprits  rares  et  découragés  qui  ont  gardé 
l'instinct  et  le  goût  des  choses  littéraires  et  qui  reg-rettent 
tous  les  jours  de  les  voir  mourir  ». 

Ce  n'est  pas  \ Éclair  qui  passe,  c'est  d'Aurevilly  qui 
ne  fait  qu'y  passer.  Non  content,  en  effet,  de  tirer  sur  les 
adversaires,  l'intrépide  guerrierexécute  des  feux  nourris 
sur  les  amis  et  collaborateurs  de  la  feuille  nouveau-née. 
C'est  là  vraiment  trop  d'audace.  «  Le  succès  du  Fujaro, 
écrit-il  au  directeur  de  \ Éclair  le  5  avril  ISGS,  a  brouillé 
beaucoup  de  cervelles,  et  vous  êtes  comme  les  autres, 
Monsieur,  plus  ou  moins  victime  de  ce  succès  littérale- 
ment corrupteur  qui  a  transformé,  en  l'abaissant,  le 
journalisme  contemporain.  Vous  aussi.  Monsieur,  vous 
semblez  sorti  des  pieds  de  ce  Brama,  l'idole  des  commères, 
des  curieux  et  des  crédules,  et  qui  se  soucie  autant  de  la 
littérature  que  M.  Buloz,  l'afïreux  marchand  de  chan- 
delles littéraires,  se  souciait  de  Dieu,  quand  il  disait  qu'il 
n'était  pas  actuel  !  Mouton  de  plus  dans  l'immense  trou- 
peau de  Panurge,  qui  pratiquez  la  même  manière  de 
sauter  que  les  autres  moutons  en  cette  mer  de  la  publi- 
cité où  la  plupart  se  noient,  regardez-les,  et  regardez- 
vous!  Vous  verrez  que  vous  ne  faites  identiquement  que 
ce  que  font  les  autres,  et  pour  moi  quel  reproche. 
Monsieur  !  »  Quand  on  écrit  de  pareilles  lettres  à  son 
directeur  de  journal,  on  peut  bien  s'attendre,  je  crois,  à 
ne  pas  faire  longtemps  partie  de  la  rédaction.  Car,  en 
vérité,  il  est  excessif  de  mitrailler  la  troupe  où  l'on  a 
pris  rang  !  Mais  l'individualiste  d'Aurevilly  ne  s'arrête 
pas  à  ces  considérations  sentimentales.  Il  va  tout  droit 
devant  lui,  frappant  d'estoc  et  de  taille,  distribuant  ses 
coups  à  droite  et  à  gauche,  sans  se  demander  s'il  atteint 
des  amis  ou  des  eimemis!  Dirait-on  pas  un  jeune  homme 


-  325  - 

qui  jette  sa  g'Oiirme  !  Point  de  repos!  point  de  quartier  ! 
point  de  merci!  l'infatigable  lutteur  est  toujours  sur  la 
lirèche. 

Revenu  au  Nain  Jminc,  après  son  court  passage 
à  V Éclair,  Barbey  d'Aurevilly  se  remet  à  la  chronique 
théâtrale.  Ses  instincts  belliqueux  s'y  donnent  encore 
libre  carrière.  Il  se  fait  même  souvent  si  agressif,  qu'on 
lui  interditl'entrée  du  Théâtre.  Le  Gymnase,  notamment, 
lui  refuse  sa  place.  De  là,  nouvelle  colère  de  d'Aurevilly. 
«Il  y  a  long-temps,  écrit-il,  que  cette  question  des  places 
données  aux  journaux  par  les  théâtres  mé  préoccupe  ; 
il  y  a  longtemps  que  j'incline  pour  la  suppression  géné- 
rale de  ce  service  abusif,  et  que  je  voudrais  voir  signer  : 
«  six-  francs  »  tous  les  articles  de  critique  théâtrale. 
Quel  bon  disque  à  leur  jeter  entre  les  deux  yeux,  que  ces 
six  francs-là  !  Mais  tant  que  ce  système  des  places  don- 
nées aux  journaux  existe  encore,  je  ne  veux  pas  qu'on  le 
retourne  contre  nous.  Je  veux  qu'on  sache  nettement  et 
positivement  si  ces  places  accordées,  semblait-il  jusqu'ici, 
aux  journaux  pour  les  premières  représentations,  en 
échange  de  la  publicité  qu'ils  créent,  sont,  —  oui  ou  non, 
—  des  corruptions  détournées  et  des  petits  achats  d'indé- 
pendance ?...  Sont-elles,  —  oui  ou  non,  —  -de -la  petite 
monnaie  pour  les  mains  basses,  qui  ramassent  tout?  Y 
a-t-il  un  traité  plus  ou  moins  secret,  une  connivence  plus 
ou  moins  tacite  entre  les  Directeurs  qui  donnent  ces 
places  et.les  Critiques  qui  les  reçoivent  ?  La  Critique,  que 
j'appelais  dernièrement  la  Critique  à  relations,  serait-elle 
pis  ou  mieux  que  cela?  Serait-elle  la  critique  à  gages,  et 
à  si  piètres  gages  ?  » 

En  sortant  du  théâtre,  une  fois  les  chandelles  éteintes 
et  ses  devoirs  do  chroniqueur;  accomplis  sans  ména- 
gement, Barbey  d'Aurevilly  ne  se  tient  pas  pour  satisfait. 


-  326  - 

11  a  encore  des  énerg-ies  à.  dépenser  et  des  munitions  de 
combat  à  employer  !  Pas  une  cartouche  ne  doit  être 
perdue.  Aussi  jamais  n'a-t-il  été  plus  ardent  qu'en  ces 
deux  années  1(S(38  et  1809.  Pourtant  il  n'a  pas  le  souci  de 
son  budget  mal  équilibré.  On  vient  de  lui  entrebâiller  la 
porte  du  Constilutionnel,  où  il  donnera  chaque  quinzaine 
une  étude  de  critique  historique  ou  littéraire.  La  situation 
n'est  certes  pas  très  brillante,  car  Sainte-Beuve  occupe 
la  première  place  en  ce  journal  aussi  impérialiste  que  le 
Pays,  —  et  il  ne  faut  pas  qu'un  intrus,  par  trop  d'éclat, 
puisse  porter  ombrage  au  susceptible  auteur  des  Lundis. 
Mais  c'est  déjà  beaucoup  d'avoir  accès  dans  la  maison  et 
d'y  gagner  modestement  le  pain  de  chaque  jour.  Plus 
tard  peut-être  d'Aurevilly  a  l'espoir  de  s'y  établir  mieux 
à  son  gré  et  d'yguerroyer  sans  contrainte.  Il  préfère  être 
le  premier  à  un  étage  inférieur  que  le  second  même  sur 
un  sommet. 

C'est  pour  mettre  à  l'abri  son  indépendance  absolue  et 
intransigeante  que  le  tirailleur  conserve  son  poste 
davant-garde  au  Nain  Jaune.  Du  haut  de  ce  fort 
retranché,  —  ainsi  que  par  la  lucarne  de  la  Veilleuse,  à 
laquelle  il  collabore  également,  —  Barbey  d'Aurevilly 
fait  feu  sur  les  hommes  du  jour  :  le  jeune  Prevost- 
Paradol,  «  cet  ancien  porte-toque  d'Université  »,  revêtu, 
à  la  fleur  de  Tàge,  du  frac  vert  des  Immortels;  Emile 
de  Girardin.  -r  qui  n'a  pas  de  conscience  et  qui  s'en  vante 
même  a  ;  Louis  Blanc,  «  espèce  de  protestant  en  morale 
comme  en  politique  »;  Jules  Favre,  qui  pérore  à  la  salle 
Valentino  ^<  sur  la  liberté  et  la  littérature  »  ;  Edmond 
About  «  démocrate  pour  gaminer  »  ;  Berryer  '<  la  vieille 
.  actrice  de  la  légitimité  »  ;  Jules  Simon  et  Eugène  Pelletan, 
Thiers  et  Rémusat,  Saint-Marc-Girardin  et  Laboulaye, 
de  Broghe  et  d'Hausson ville,  bref  tous  les  écrivains  et 


~  327  — 

orateurs,  sans  exception,  qui  attaquent  l'Empire.  Il  n'est 
pas  jusqu'aux  anciennes  institutions  déjà  mitraillées,  qui 
ne  reçoivent  encore  quelques  décharges.  Les  journaux 
qui  font  la  guerre  à  l'Empereur  sont  particulièrement 
maltraités.  D'Aurevilly  les  appelle  :  les  vieilles  baraques 
de  Paris.  «  11  paraît,  s'écrie-t-il  le  28  mars  1869,  que, 
malgré  M.  Haussmann,  il  y  en  a  encore.  Dans  cette 
ville  superbe,  assainie  et  toute  neuve,  qu'on  lui  doit, 
cela  se  trouve  encore,  maculant  la  magnifique  cité  et 
oublié  par  ce  fort  balai  administratif  qui  pousse  et 
emporte,  à  la  joie  de  nos  yeux  et  à  notre  délivrance,  les 
vieilles  ruines,  les  vieilles  loques,  les  vieilles  lèpres,  les 
vieilles  choses  inutiles,  laides  et  malsaines  !  Or,  dans  ce 
genre-là,  coriiprenez-vous  rien  de  comparable  à  ces 
vieux  pourrissoirs  du  journalisme  d'un  autre  âge,  à  ces 
trois  baraques  décrépites,  et  pourtant  subsistant  toujours, 
deV Union,  de  la  Gazette  de  France  et  du  Journal  des 
Débats  ?»(!). 

Décidément,  l'auteur  du  Chevalier  Des  Touches  est 
un  terrible  démolisseur;  s'il  ne  met  pas  un  frein  à  sa 
rage  de  destruction,  il  ne  trouvera  bientôt  plus  une 
maison  pour  l'accueilhr.  Un  seul  journal  lui  semblerait 
parfait  ;  celui  dont  il  serait  à  la  fois  le  rédacteur  en  chef 
et  toute  la  rédaction.  En  attendant  ce  bonheur...  qui  ne 
lui  viendra  pas,  il  se  voit  contraint  à  chercher  l'hospita- 
lité dans  des  feuilles  nouvelles  qui,  en  raison  de  leur 
création  récente,  n'ont  pas  eu  encore  à  essuyer  ses  coups 
de  feu.  C'est  ainsi  qu'en  1869  le  Gaulois  lui  ouvre  ses 
portes.  Mais,  comme  on  se  défie  un  peu  partout  de  notre 
Chouan  endurci  et  qu'on  ne  prend  jamais  trop  de  précau- 
tions contre  un  pareil  homme,  le  directeur  du  journal 

(1)  Polémif/ues  d'hier  (hcI.  Savinc,  1889),  p.  163  et  suiv. 


-  328  — 

lient  à  expliquer  à  son  public  pour  quels  motifs  il  a  cru 
devoir  faire  une  place  à  Barbey  d'Aurevilly.  Coup  pour 
coup,  celui-ci  riposte,  à  la  date  du  5  août  :  «  Permettez 
que  je  réponde  à  l'article  que  vous  avez  avant-hier 
publié  pour  fêter  par  des  imprécations  mêlées  de 
tendresse  mon  entrée  triomphante  au  Gaulois.  »  Et,  en 
une  série  de  phrases  très  habilement  tournées,  d'Aurevilly 
démontre  à  son  directeur  qu'il  ne  connaît  pas  le  premier 
mot  du  catholicisme  et  qu'en  en  parlant,  pour  justifier 
l'admission  d'un  ultra-catholique  dans  une  feuille  indé- 
pendante, il  n'a,  lui,  tout  directeur  qu'il  est,  su  que 
répéter  les  inepties  courantes  que  devraient  au  moins 
répudier  les  hommes  d'esprit. 

Ainsi,  dès  ses  débuts  au  Gaulois,  l'auteur  de  Y  Ensor- 
celée se  pose  en  catholique  irréductible  et  intransigeant. 
Il  va  même  resserrer  la  notion  de  son  catholicisme,  au 
fur  et  à  mesure  que  se  relâcheront  les  autres  liens  qui 
l'attachent  à  des  institutions  moins  solides  que  la  religion 
de  ses  pères.  En  effet,  le  15  août  18G9,  l'Empereur,  ayant 
de  tardives  velléités  de  libéralisme  et  désireux  d'inau- 
gurer une  ère  nouvelle,  accorde  une  amnistie  générale. 
Tout  le  monde  applaudit  à  la  clémence  d'Auguste  et  brûle 
de  l'encens  en  l'honneur  de  ce  '<  bienfait  des  dieux  ». 
Seul,  d'Aurevilly  proteste  contre  la  faiblesse  de  Napo- 
léon III  et  ne  peut  contenir  son  indignation.  Quoi  !  voilà 
donc  le  gouvernement  fort  qu'on  avait  promis  à  la  France  ! 
'<  Les  amnisties,  s'ôcrie-t-il  le  19  août,  ne  désarment  que 
ceux  qui  les  font...  Les  pouvoirs  amnistient  les  coupables, 
mais  les  coupables  n'amnistient  pas  les  pouvoirs  qui  les 
ont  condamnés...  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  fasse  des  conver- 
sions... Dans  ini  mouvement  d'imprudence  magnanime,  le 
Pouvoir  brise  sur  son  genou  le  glaive  de  la  Justice  ;  les 
Partis  ne  brisent  pas  l'épée  de  l'hostilité  sur  le  leur  ». 


—  329  — 

Dès  lors,  l'absolulisle  des  Prophètes  du  Passé  ne  consent 
plus  à  servir,  à  défendre  le  régime  impérial. 

Voici  venir,  du  reste,  le  moment  où  l'Empire  semble 
se  transformer  tout  à  fait  et  prendre  un  aspect  nouveau. 
Le  ministère  du  2  janvier  1870  convertit  à  la  monarchie 
césarienne,  mitigée  par  un  système  d'institutions  libé- 
rales, nombre  d'irréconciliables  d'antan  qui,  fatigués 
des  inutiles  luttes  de  l'opposition,  frappent  enfin  aux 
portes  du  pouvoir.  Mais  le  loyal  et  désintéressé  d'Au- 
revilly n'admet  pas  ces  brusques  volte-face  :  aussitôt  il 
s'éloigne,  désolé  et  inquiet,  du  milieu  politique  où  il 
vivait  depuis  dix-sept  ans.  L'exode  d'un  romancier, 
quittant  avec  tristesse  la  vie  active  qu'il  aimait  tant, 
passe  inaperçue  aux  yeux  de  l'opinion.  Dans  l'entourage 
de  l'Empereur  on  est  même  heureux  de  voir  s'en  aller 
un  protecteur  si  compromettant.  Trop  fier  pour  chercher 
asile  dans  les  rangs  d'un  autre  parti,  Barbey  se  retire  à 
l'écart  et  plane,  avec  sa  chère  indépendance,  au-dessus  de 
tous  les  groupes.  Que  n'a-t-il  été  toujours  aussi  sage?  11  a 
de  quoi  se  consoler,  d'ailleurs,  de  ses  illusions  perdues. 
Sa  position  au  Constitutionnel  est  devenue  plus  stable. 
Sainte-Beuve  est  mort.  La  succession  du  grand  critique 
des  Lundis  échoit  à  son  ancien  rival.  Avec  bonheur,  le 
justicier  des  Œuv)-cset  des //ommcs  retourne  aux  graves 
études  qu'il  avait  un  peu  délaissées  depuis  que  le  Pai/s 
l'avait  remercié  de  ses  services.  11  se  remet  donc  à 
«  laver  des  assiettes  »,  comme  il  disait  naguère  dédai- 
gneusement. Il  les  lave,  au  demeurant,  mieux  que 
jamais,  avec  une  autorité  grandissante  et  une  mâle  indé- 
pendance qui  lui  concilient  peu  à  peu  la  faveur  de  ses 
plus  chauds  adversaires. 

C'est  au  sein  de  ces  austères  occupations  que  la  guerre 
le  surprend,  —  comme  elle  surprend  tout  le  monde,  en 


-  3130  - 

notre  pays  où  l'on  prévoit  tout  sans  être  jamais  préparé 
à  rien.  Barbey  d'Aurevilly  a  dépassé  la  soixantaine.  Son 
âge  lui  interdit  de  prendre  le  fusil  et  de  courir  <à  la  fron- 
tière. N'est-ce  pas  une  nouvelle  ironie  du  sort  ?  Le  vieux 
Chouan  qui  ne  rêvait  que  batailles,  coups  do  feu  et  gloire 
militaire,  se  voit  tristement  condamné  à  l'impuissance, 
quand  il  s'agit  de  défendre  sa  pairie  contre  les  envahis- 
seurs d'Oûtre-Rhin...  Mais  il  veut  au  moins  concourir, 
dans  la  mesure  de  ses  forces,  à  la  défense  commune,  au 
salut  de  tous,  s'il  se  peut  !  Lui,  l'ancien  indiscipliné,  le 
réfractaire  de  la  garde  nationale,  —  qui  aimait  mieux 
jadis  passer  huit  jours  en  prison  que  d'entrer  dans  les 
rangs  de  «  l'Institution  Lafayette  »,  —  s'enrùle  librement, 
d'un  mouvement  spontané  de  son  cœur,  parmi  les 
citoyens  de  toute  condition  transformés  en  soldats. 
Lorsque  Paris  est  assiégé,  il  supporte  vaillamment  les 
fatigues  de  son  métier  militaire  improvisé  et  partage, 
sans  se  plaindre,  les  privations  générales. 

Sur  ces  entrefaites,  son  cher  cousin  Edelestand  du 
Méril,  malade  depuis  longtemps,  meurt  lentement  dans 
sa  retraite  de  Passy.  Avant  de  rendre  le  dernier  soupir, 
il  exhorte  Barbey  à  chercher  au  plus  tôt  un  refuge  en 
Normandie.  Mais  ce  fils  des  Chouans  de  Saint-Sauveur 
ne  veut  ni  déserter  son  poste  ni  abandonner  le  camarade 
des  meilleurs  jours  de  son  enfance.  Il  distribue  son 
temps  entre  son  service  de  garde  national  et  ses  devoirs 
de  parent  dévoué.  A  ses  rares  instants  de  loisir,  il 
réapprend  l'allemand,  qu'il  n'avait  pas  cultivé  depuis  ses 
débuts  de  journahste  ;  il  essaie  de  pénétrer  le  génie 
intellectuel  de  nos  vainqueurs  et  se  familiarise  avec 
l'œuvre  de  Gœthe,  qu'il  ne  connaissait  jusqu'alors  que 
par  d'insuffisantes  traductions.  Tous  ces  travaux  variés 
remplissent  les  jours  longs  et  angoissés  de  l'hiver  1870-71  ; 


-  331  - 

c'est  ainsi  —  maintenant  —  que  d'Aurevilly  apaise  son 
a  me  endolorie. 

Bientôt,  la  guerre  civile  éclate  dans  la  capitale  démo- 
ralisée par  l'invasion  étrangère.  L'auteur  du  Chevalier 
Des  Touches  a  peine  à  retenir  le  cri  de  son  indignation 
patriotique  ;  mais  il  n'a  pas  même  un  journal  où  jeter 
cette  clameur  suprême  du  bon  Français  révolté.  En  proie 
au  découragement,  au  désespoir,  il  est  tenté  de  dire  le 
«  Finis  Galliœ  »  que  répètent  à  l'envi  les  ennemis  de  la 
France.  Il  quitte  alors  sa  chambre  de  la  rue  Rousselet, 
«  son  tourne-bride  de  sous-lieutenant  »,  comme  il  l'appe- 
lait, et  se  retire  auprès  de  son  cousin  dont  la  lente  agonie 
laisse  intactes,  les   facultés  intellectuelles.  Tous  deux 
assistent,  impuissants,  aux  convulsions  de  la  cité  qui 
leur  fut  si  chère  et  s'entretiennent  douloureusement  des 
destinées  de  la  patrie.  Mais  le  vieux  savant  ne  veut  pas 
que  d'Aurevilly  reste  plus  longtemps  exposé  aux  priva- 
tions et  aux  dangers  qui,  à  Paris,  deviennent  de  plus  en 
plus  menaçants.  Il  lui  intime,  avec  toute  la  chaleur  de 
son  affection,  Tordre  de  quitter  sans  délai  la  ville  du  sang 

et  du  feu. 

Avant  donc  que  les  soldats  de  l'ordre  eussent  balaye 
l'insurrection  révolutionnaire,  avant  même  qu'Edelestand 
du  Méril  eût  achevé  de  mourir  (car  la  délivrance  ne  vint 
pour  lui  que  le  24  mai  1871,  au  cours  de  la  semaine  san- 
glante), Barbey  d'Aurevilly  prit  le  chemin  de  la  Nor- 
mandie. La  terre  natale  allait  lui  paraître  plus  belle, 
plus  attirante,  plus  séduisante  que  jamais.  11  se  jura  d'y 
vivre  désormais  le  plus  qu'il  pourrait,  dans  la  compagnie 
de  ses  pieux  souvenirs  et  dans  la  douce  intimité  de  son 
frère  Léon.. 


CHAPITRE     XVI 

RETOUR     A    SAINT -SAUVEUR     ET     A     VALOGNES 
COLLABORATION    AU    Fif/CcrO,    AU    Gctulois 

ET  AU  Constitutionnel 
Les  Diaboliques  :    menaces   d'un    procès 

INTERVENTION  d'aRSÈNE  HOUSSAYE  ETDEGAMBETTA 
MORT    DE    l'abbé    LÉON    d'aUREVILLY 

Les    Bas -Bleus 
(1871-1880) 


En  arrivant  à  Saint-Sauveur-le-Vicomte,  à  la  fin  de 
mars  1871,  Barbey  d'Aurevilly  a  la  joie  de  trouver  sous 
le  toit  paternel  l'excellent  abbé  Léon  qui  s'y  repose, 
entre  deux  missions,  des  fatigues  de  l'apostolat.  Pauvre 
maison  de  Théophile  Barbey  !  elle  est  bien  triste,  bien 
délabrée,  bien  vide  maintenant,  depuis  que  la  mort  en  a 
successivement  enlevé  l'aïeule,  la  mère,  le  père  et  que 
les  hasards  de  l'existence  ont  dispersé,  l'un  après  l'autre, 
les  quatre  enfants.  Cette  vieille  demeure  ancestrale,  abri 
séculaire  de  gentilshommes  terriens,  n'est  plus  qu'une 
hôtellerie  de  passage  pour  les  derniers  survivants  d'une 
race  qui  va  bientôt  s'éteindre.  Une  tristesse  indicible 


—  333  — 

monte  au  cœur  de  d'Aurevilly,  lorsqu'il  revoit  désolé  et 
solitaire  l'antique  logis  qu'il  lit  autrefois  retentir  de  ses 
clameurs  d'enfant  et  de  ses  jeux  d'adolescent.  Sauf  la 
présence  de  l'abbé-missionnaire,  homme  spirituel  et  fin 
qui  a  gardé  la  gaieté  d'un  jeune  séminariste ,  rien  ne 
peut  rendre  un  peu  de  vie  à  ces  longs  appartements 
endormis  dans  le  silence  de  la  mort,  engourdis  par  l'iso- 
lement, esseulés  et  mornes. 

Les  deux  frères,  enfin  réunis,  font  échange  de  senti- 
ments affectueux  et  de  souvenirs  mélancoliques.  Ils 
parlent  des  jours  d'antan  plutôt  que  des  faits  récents. 
Ils  vivent  dans  une  étroite  communion  de  pensées  tristes, 
très  favorable  au  rappel  des  ombres  du  passé  :  ils 
s'attendrissent  mutuellement  par  le  récit  des  choses 
défuntes  et  la  commémoration  des  êtres  disparus.  Toute 
leur  existence  de. plus  d'un  demi-siècle  se  réveille,  en 
images  fidèles,  sous  l'action  de  l'air  natal  qu'il  leur  est 
désormais  permis  de  respirer  à  loisir.  Les  moindres 
événements  surgissent  d'un  coup  de  baguette  magique, 
comme  dans  un  rêve  délicieusement  troublant,  devant 
ces  sexagénaires  qui  n'ont  rien  oublié  de  ce  qui  fut. 
Ils  se  grisent  des  plus  lointaines  «  remembrances  » 
de  leur  âme  et  se  jettent  avec  une  amère  jouissance 
dans  les  abîmes  du  temps  écoulé. 

Mais  ils  ne  peuvent  satisfaire,  autant  qu'ils  le  désirent, 
leur  besoin  d'être  ensemble.  L'abbé  doit  aller  prêcher 
aux  environs  de  Saint-Lô  la  parole  évangélique  pendant 
le  carême.  «  Je  viens,  écrit-il  le  20  mars,  de  quitter  mon 
frère,  a  l'instant  où  il  arrivait,  non  un  frère  quelconque, 
mais  le  frère  de  Paris.  Je  viens  de  laisser  là  son  cœur 
d'abord,  ce  cœur  si  magnifique,  et  son  imagination  si 
riche,  et  son  esprit  plus  étincelant  mille  fois  que  l'aigrette 
d'un  Pacha  ».  Sent-on  tout  ce  qu'il  y  a  de  sympathie 


—  334  — 

émue  dans  ces  lignes  où  déborde  une  àme  généreuse, 
ardente  et  naïve  ?  D'ailleurs,  le  Pacha,  comme  l'appelle 
familièrement  l'abbé,  paie  largement  de  retour  son  cher 
Léon.  U  semble  même  qu'il  ait  envie  de  le  dédommager, 
par  une  affection  toujours  grandissante,  des  longues 
séparations  d'autrefois  et  de  dépenser  avec  lui,  en 
véritable  prodigue,  les  réserves  de  tendresse  accumulées 
pendant  son  exil  a  Paris,  aux-  heures  de  luttes,  de 
souffrances  et  d'abandon.  Et  voici  qu'il  faut  se  quitter  de 
nouveau,  s'en  aller  chacun  sur  sa  route,  s'enfoncer  dans 
la  solitude  pire  que  la  mort  ! 

Par  bonheur,  aussitôt  sa  mission  terminée,  Léon  peut 
rentrer  à  Saint-Sauveur.  «  Je  vous  remercie,  écrit-il  au 
supérieur  des  Eudistes,  de  la  permission  que  vous 
m'accordez  de  demeurer  encore  avec  mon  frère  qui 
m'enchante  par  son  esprit,  —  son  bon  esprit,  —  et  ses 
vues  si  saines  sur  toutes  choses  ».  Et  l'abbé  ajoute  avec 
une  admirable  candeur  :  «  C'est  lui  qui  n'aime  pas  les 
Rouges  et  qui  les  peint  d'une  manière  plus  dégoûtante 
encore  que  formidable  ».  Le  contraire  nous  étonnerait. 
Il  n'y  a  rien  de  surprenant  à  ce  que  les  deux  frères, 
absolutistes  chacun  à  sa  façon,  s'accordent  à  merveille 
dans  une  même  pensée  de  répulsion  pour  les  hommes  de 
la  Commune;  mais,  là  où  Léon  voit  surtout  des  sangui- 
naires et  d'horribles  destructeurs,  Jules,  en  artiste, 
aperçoit  principalement  des  grotesques  et  des  déséqui- 
librés qu'il  flagelle  sans  merci.  Au  surplus,  catholiques 
l'un  et  l'autre,  ils  se  trouvent  être  du  même  avis  sur 
presque  toutes  les  questions  que  soulève  le  hasard  de 
leurs  discours.  Aussi,  malgré  les  misères  qui  les 
assiègent,  malgré  le  deuil  de  la  patrie,  sont-ils  heureux 
de  leur  chère  intimité  enfin  reconquise  et  jouissent-ils 
d'un  bonheur  si  longtemps  désiré. 


—  335  — 

Hélas  !  ils  vont  èlrc  contraints  à  une  nouvelle  sépa- 
ration, plus  cruelle,  plus  inéluctable  que  toutes  celles  qui 
jusqu'à  ce  jour  ont  déchiré  leur  coeur.  Les  affaires  fort 
embrouillées  de  la  succession  paternelle  ne  sont  pas 
encore  liquidées,  depuis  trois  ans  que  Théophile  Barbey 
est  décédé.  Après  de  lents  et  interminables  inventaires, 
il  apparaît  chiirement  que  le  vieux  Chouan  n'a  laissé  que 
des  dettes.  Forcés  de  vendre  les  trois  maisons  qu'ils 
possèdent  à  Saint-Sauveur-le- Vicomte,  les  fils  Barbey  ne 
peuvent  retenir  leur  douleur.  Ils  pleurent  silencieusement 
sur  la  ruine  de  la  famille  et  la  dispersion  de  l'antique 
patrimoine.  La  santé  de  Léon  se  ressent  de  ces  tristes 
émotions  que  le  déclin  de  l'âge  ne  lui  épargne  pas  ; 
malade,  le  pauvre  abbé  s'en  va  chercher  un  refuge  à 
l'hôpital  de  Saint-Sauveur.  Jules  redevient  plus  seul  que 
jamais  ;  il  retombe  dans  un  gouffre  plus  profond  d'isole- 
ment et  d'angoisses  que  s'il  fût  resté  à  Paris.  L'air  natal 
l'oppresse.  Impossible  d'y  prolonger  an  séjour  trop 
pénible!  Et  pourtant  l'auteur  du  Chemdier  Des  Touches 
ne  veut  abandonner  ni  Léon  ni  la  Basse-Normandie. 
Finalement  il  se  retire  à  Valognes,  sa  seconde  cité 
d'élection,  où  il  passa,  au  temps  de  son  enfance,  des 
jours  si  heureux. 

A  peine  arrivé  dans  cette  ville,  en  octobre  1871,  Barbey 
d  Aurevilly  déverse  son  chagrin  en  une  page  superbe 
d'élévation  sentimentale  et  de  piété  attendrie.  «  Bois  ton 
sang,  Beaumanoir  !  dit  la  légende  bretonne.  Bois  le  sang 
de  ton  pays  !  une  dernière  gorgée  !  —  dit  mon  cœur  ». 
N'est-ce  point  la  clameur  suprême  de  l'exilé  qui  n'a  plus 
l'espoir  de  revenir  jamais  aux  lieux  qui  abritèrent  son 
berceau  et  reçurent  ses  doux  sourires  d'enfant?  Et  l'àme 
broyée  de  l'infortuné  proscrit  se  répand  toute  et  s'exhale 
en  une  lamentation  poignante  dont  les  accents  vibrent 


—  336  — 

navrants  et  désolés  :  tels  les  soupirs  d'une  lyre  qui  se 
brise.  '<  J'ai  quitté  Saint-Sauveur...  qui  sait?  peut-être 
pour  toujours,  —  coutinue  d'Aurevilly,  en  essuyant  ses 
larmes.  —  Les  terres  de  mon  père  ont  été  vendues  pour 
payer  ses  dettes,  comme  les  terres  de  ma  mère,  bien 
plus  considérables  que  les  siennes,  ont  été  vendues  pour 
payer  les  dettes  de  sa  mère.  Nous  étions  nés  pour  être 
riches.  Nous  n'avons  plus  que  le  morceau  de  pain  qui 
donne  l'indépendance  et  la  fierté.  Et  c'est  tout.  Des  trois 
maisons  que  nous  avions  à  Saint-Sauveur,  et  dans  les- 
quelles a  passé  le  rêve  turbulent  de  nos  enfances,  il  n'y  a 
plus  une  poutre  à  nous  sous  laquelle  nous  puissions  nous 
abriter.  Il  n'est  pas  probable  que  le  vent  du  soir  de  la 
vie,  qui  va  souffler,  rapporte  la  feuille  arrachée  que  je 
suis  au  tronc  qui  ne  lui  appartient  plus  ». 

D'Aurevilly  ne  veut  pas  se  consoler  de  cette  ruine 
irréparable  du  foyer  paternel,  et  pourtant  il  cherche  dans 
quelque  coin  secret  de  son  Ame  un  motif  de  réconfort 
et  une  source  d'apaisement.  Voici,  en  effet,  ce  qu'il 
ajoute  :  «  Heureusement,  dans  le  malheur  de  quitter  un 
pays  où  je  n'ai  plus  un  grain  de  poussière  qui  soit  à  moi, 
il  y  a  encore  ce  tonique  amer  de  la  consolation,  c'est  que 
ce  pays  est  de  moins  en  moins  mon  pays.  Ils  me  l'ont 
gâté.  Il  est  venu  là  des  races  (race  est  un  bien  grand 
mot  pour  eux)  de  Parisiens  à  pièces  de  cent  sous  qui  se 
sont  établis  sur  les  tombes  des  vieux  terriens  de  la  terre 
natale  et  qui  les  souillent  de  leurs  ordures  et  de  leurs 
idées  parisiennes  ».  Le  tableau  n'est  pas  flatté  ;  mais  les 
habitants  de  Saint-Sauveur  auraient  mauvaise  grâce  à  se 
froisser  de  ces  durs  reproches,  qui  ne  les  atteignent  pas, 
s'adressant  à  des  «  hors  venus  »,  à  des  étrangers,  et  qui 
au  surplus  font  penser  aux  réprimandes  des  coeurs 
aimants. 


—  337  - 

Inslallé  à  Valognes,  Barbey  d'Aurevilly  recommence 
ses  pèlerinages  d'an  tan  aux  endroits  qui  lui  sont  chers, 
consacrés  par  un  souvenir  d'enfance  ou  par  une  aven- 
ture de  jeunesse.  «  C'est  jeudi  que  je  suis  arrivé  à 
Valog-nes,  —  écrit-il  le 9  octobre,  —  à  Valognes,  non  moins 
cher  pour  moi  que  Saint-Sauveur.  Il  est  moins  changé, 
quoique  le  grand  aspect  de  la  rue  de  Poterie  n'existe  plus. 
Ses  deux  larges  ruisseaux  bouillonnants  d'une  eau  pure 
comme  de  l'eau  de  source,  dans  lesquels  on  lavait  autrefois 
du  linge  qu'on  battait  au  bord  sur  des  pierres  polies,  ces 
deux  ruisseaux  qui  ressemblaient  à  deux  rivières  et 
qu'on  passait  sur  de  petits  ponts  de  bois  mobiles,  ont  été 
détournés  de  leur  cours...  Il  n'y  a  plus  qu'un  maigre  filet 
d'eau  qui  coule;  seulement  il  a  une  manière  de  couler, 
en  frissonnant,  et  l'eau  est  si  bien  de  la  pureté  que  j'ai 
connue,  que  je  me  suis  tout  à  l'heure  arrêté  à  voir  fris- 
sonner cette  pureté...  C'étaient  mes  souvenirs  que  je 
regardais  frissonner  diins  cette  eau  transparente  et 
fuyante  ».  Et  l'ivresse  nostalgique  du  passé  lui  remonte 
au  cœur.  «  Un  temps  doux  et  gris,  entremêlé  d'un  soleil 
pâle.  Hier,  avant-hier,  des  pluies  furieuses  et  des 
vents  fous.  La  nature  ressemblait  aune  Hamadryade  qui 
crie.  Je  suis  resté  au  coin  du  feu,  dans  ma  chambre 
d'auberge,  allant  de  temps  en  temps  lever  le  coin  du 
rideau  pour  voir  les  pavés  flagellés  par  ces  pluies  qui 
ressemblent  à  des  poignées  de  verges  !  —  En  face,  un 
charmant  hôtel,  un  élégant  et  blanc  sépulcre  comme  en 
a  ici  toute  cette  pauvre  aristocratie  mourante,  est  fermé 
et  dort  sous  ses  volets  fermés...  Rien  de  plus  triste...  Il 
est  vrai  que  je  me  noie  ici,  depuis  que  j'y  suis,  de 
mélancohe  ». 

C'est  là,  dans  cette  chambrette  d'auberge,  qu'il  évoque 
les  spectres  du  passé;  et  son  âme  s'exalte  à  chanter  la 

22 


—  3:38  — 

vie  d'autrefois.  La  lyre  du  poète  et  du  romancier  a  de 
nouvelles  cordes,  harmonieusement  tristes.  Elle  vibre,  à 
fendre  le  cœur,  au  rappel  des  grandeurs  défuntes,  des 
souvenirs  de  la  famille  et  des  fantômes  du  jeune  âge. 
Mais  à  la  longue  cette  hantise  de  l'ancien  temps  devient 
une  souffrance;  d'Aurevilly  n'}'  peut  échapper  qu'en  se 
remettant  résolument  au  travail.  Alors  il  «  donne  le  bal  » 
à  son  imagination,  ainsi  qu'il  le  dit  lui-même,  et  s'envole 
au  pays  des  fées.  Dans  ces  heures  d'enivrement  intel- 
lectuel, —  une  fois  apaisées  ses  trop  fortes  émotions 
sentimentales,  —  il  écrit  les  plus  beaux  de  ses  récits, 
tout  saturés  d'atmosphère  normande:  Le  Bonheur  dans 
le  Crime  et  le  Dîner  d'Athées.  Puis  il  les  joint  aux  autres 
nouvelles  qu'il  a  déjà  publiées  ou  composées  :  Le  Des- 
sous de  Cartes  d'une  partie  de  whist,  Le  plus  bel  amour 
de  Don  Juan,  La  Vengeance  d'une  femme,  I^e  Rideau 
cramoisi.  Il  les  assemble  sous  le  titre  général  de  Diabo- 
liques et  en  prépare  l'édition.  Il  esquisse  même  à  grands 
traits  la  préface  de  ce  volume  qu'il  destine  à  une  publi- 
cation prochaine. 

Entre  temps,  il  retourne  à  Saint-Sauveur  voir  son  frère 
qui  languit  et  dépérit  lentement  à  l'hôpital.  Le  pauvre 
Léon  n'a  plus  les  poétiques  ardeurs  d'autrefois  :  sa  vaste 
intelligence  s'éteint  peu  à  peu  et  son  cœur  même  semble 
se  refroidir.  D'Aurevilly  essaie  de  toutes  ses  forces,  de 
toute  la  chaleur  de  son  âme  demeurée  jeune  malgré  les 
années,  de  ranimer  ce  demi-cadavre  qui  s'enfonce,  d'un 
pas  précipité,  dans  les  ténèbres  de  la  mort  !  Pour  le 
rappeler  à  la  vie,  il  lui  fait  part  de  ses  projets  d'avenir. 
C'est  au  lendemain  d'une  de  ses  tristes  visites  à  Saint- 
Sauveur,  qu'il  lui  écrit  de  Valognes  ces  lignes  si  péné- 
trantes :  «  Mon  cher  abbé,  tu  m'as  donné  hier,  en  me 
quittant,  une  joie  grande  et  aussi  du  chagrin.  De  la  joie, 


-  339  - 

car  franchement  je  croyais  que  tu  ne  m'aimais  plus 
comme  autrefois,  et,  à  tes  pleurs  en  me  quittant,  j'ai  vu 
que  tu  m'aimais  encore.  Du  chagrin,  parce  que  jeté  quit- 
tais baigné  de  larmes,  et  que  je  n'avais  pas  le  temps  de  te 
dire  combien  ces  larmes-là  m'allaient  loin  dans  le  cœur  ! 
J'aurais  bien  pu  descendre  de  cabriolet  et  passer  la 
soirée  avec  toi,  mais  il  aurait  fallu  recommencer  de 
partir  le  lendemain.  Seulement,  j'ai  pensé  à  toi  toute  la 
soirée,  et  voici  ce  que  je  veux  te  dire  :  c'est  que^  si  le  Ciel 
favorise  mes  projets,  nous  passerons  nos  derniers  jours 
ensemble,  comme  les  premiers,  sous  le  même  toit,  et 
ce  toit  sera  le  mien.  Je  m'en  rebâtirai  un,  puisque  je 
n'en  ai  plus,  ou  bien  je  mourrai  à  la  peine,  et  nous 
donnerons  au  monde  le  spectacle  rare  d'un  vieux  pacha 
et  d'un  vieux  abbé  accouplés  ».  Le  sentiment,  qui  se  fait 
jour  ici,  est  bien  touchant:  c'est  celui  qui  anime  le  frère 
du  Petit  Chose,  alors  que  le  vaillant  enfant  se  jette  dans 
la  mêlée  de  Paris.  On  est  tenté  d'en  sourire,  quand  il 
trahit  l'ambition  de  l'adolescent  qui  veut  gagner  seul  les 
ressources  nécessaires  à  la  reconstruction  du  foyer 
domestique  abattu  par  l'orage.  Mais  il  prend  sur  les 
lèvres  ou  sous  la  plume  d'un  vieillard  je  ne  sais  quel 
accent  d'émotion  communicative  qui  va  droit  au  cœur  et 
l'incline  à  l'admiration. 

Cependant,  les  amis  que  d'Aurevilly  avait  laissés  à 
Paris  s'étonnaient  de  sa  longue  absence.  Etait-il  possible 
que  celui  qui,  durant  tant  d'années,  avait  mené  la  fié- 
vreuse existence  du  journaliste  parisien,  se  fût  définiti- 
vement retiré  en  province?  Personne  ne  voulait  le 
croire.  Aussitôt,  les  commérages  de  prendre  leur  essor. 
Ici,  l'on  prétend  que  Fauteur  de  VlJnsorccléc  vient  de 
faire  un  superbe  héritage  ;  là,  qu'il  est  à  la  veille  de  se 
marier  ;  ailleurs  .,  Mais  que  ne  dit-on  pas?  Le  Figaro,  à 


—  340  — 

la  date  dn  10  février  1872.  puis  le  Constitutionnel,  se 
font  l'écho  de  ces  rumeurs  diverses.  «  J'ai  (c'est  vrai),  — 
répond  le  fier  romancier,  —  reçu  par  testament,  il  y  a 
j)lus  de  six  mois,  un  pauvre  souvenir  d'amitié  d'un  cousin 
germain  que  j'aimais  comme  un  frère  (1).  Mais  qu'est-ce 
que  cela  fait  au  public?  Mes  livres,  bon  :  c'est  autre 
chose.  Mais  mes  affaires  privées,  à  moi?...  Je  ne  conçois 
pas  vraiment  le  petit  tapage  aimable,  mais  trop  inquiet, 
que  le  Figaro  fait  autour  de  cela  !  » 

Enfin,  après  un  séjour  d'un  an  en  Basse-Normandie, 
Barbey  d'Aurevilly  rentre  à  Paris  dans  la  dernière 
semaine  de  février.  Sans  délai,  il  reprend  sa  collabora- 
tion au  Constitutionnel.  Mais,  en  dépit  du  travail,  sa 
pensée  s'envole  constamment  vers  le  cher  Cotentin  qu'il 
vient  de  quitter.  11  caresse  toujours  le  projet  de  retourner 
au  pays  et  la  chimère  de  s'y  construire  un  nouveau 
foyer.  C'est  dans  ces  sentiments  qu'il  mande  à  Léon,  le 
2  mars  1872  :  «  Mon  cher  frère,  je  voudrais  de  tes  nou- 
velles. Fais  effort,  écris-moi  ;  donne-moi  des  détails  sur 
ta  santé.  Tu  es  dans  mes  préoccupations  continues.  J'ai 
toujours  les  larmes  de  ton  adieu  sur  le  cœur,  et  ces 
larmes  ont  fait  refleurir  mon  affection  pour  toi  avec  une 
force  d'épanouissement  singulière...  Je  n'ai  jamais  été 
expansif.  Avec  les  hommes,  même  avec  ceux  que  j'ai  le 
plus  aimés,  je  manque  de  tendresse...  Quand  donc  je  te 
dis  que  je  t'aime,  tu  peux  le  croire,  va!  -*  Puis  il  continue 
sur  un  ton  de  demi-découragement.  «  Excepté  le  chagrin 
d'être  parti  de  ce  pays  qui  m'a  ensorcelé  dans  ce  dernier 
voyage,  et  qui  me  met  une  brume  nostalgique  autour  du 
cœur,  je  serais  bien,  ma  santé  est  bonne.  Mes  intérêts 

(1)  Il  s'agit  de  la  rente  viagère  de  2,000  franrs  (ju'Edelestand  du  Méril 
avait,  par  testament,  léguée  à  Barbey  d'Aurevilly. 


—  311  - 

d'écrivain,  eux,  sont  cruellement  en  souffrance.  Il  n'y  a 
rien  à  faire  ici,  et,  pour  celte  raison,  si  l'état  des  choses 
littéraires  ne  s'améliore,  je  n'y  resterai  pns  longtemps. 
Ajoute  à  cela,  mon  cher  abbé,  la  tristesse  morne,  la  tris- 
tesse iii  se  de  Paris.  Il  est  abominable  :  un  désert  de 
rues  et  de  boulevards...  Plus  de  littérature,  même  théâ- 
trale. Nul  mouvement  intellectuel,  plus  de  conversation. 
Tout  le  monde  devenu  bête  de  terreur,  d'inquiétude,  et 
avec  tout  cela  de  dégoût.  »  Mais  il  ne  s'abandonne  pas  au 
désespoir.  '<  Tu  sais,  —  dit-il  en  terminant,  —  qu'il  faut 
que  je  gagne  un  toit  pour  nous  deux,  où  nous  puissions 
passer  nos  derniers  jours  ensemble,  et  que  c'est  là  le 
seul  rêve  que  je  fasse  à  présent.  » 

Trois  semaines  plus  tard,  le  22  mars,  il  écrit  à  son 
excellente  amie  d'enfance,  M"«  Elysabeth  Douillet  : 
«  Vous  savez  que  mon  dessein  a  toujours  été  de  revenir 
au  pays,  dans  le  cours  du  printemps,  mais  j'ai  besoin 
d'organiser  les  travaux  que  je  compte  y  faire,  et  je  les 
organise  en  ce  moment.  J'ai  ma  place  toujours  au  Cons- 
titutionnel, mais  pour  la  remplir,  il  faudrait  qu'il  y  eût 
de  la  littérature.  J'attends  des  livres  qui  ne  viennent  pas. 
Le  monde  est  hébété.  C'est  bien  pis  que  Paris  brûlé, 
cela  !  Le  nombre  des  sots  n'a  jamais  été  si  grand.  Depuis 
ma  retombée  et  mon  replongement  dans  mon  gouffre,  je 
suis  allé  une  ou  deux  fois  dans  le  monde  et  je  l'ai  trouvé 
aussi  triste  que  bête.  On  n'y  dit  qu'une  chose  :  «  J'ai  une 
fameuse  peur,  et  vous?  »  Pouah  !  ma  chère,  de  tout  cela. 
Revenir,  revenir,  revenir!  Voilà  ce  que  je  me  chante 
toute  la  journée,  pour  prendre  patience  de  n'être  pas 
revenu  encore.  Si  Léon  était  plus  malade,  je  brusquerais 
tout,  intérêt  et  affaires.  Sinon,  j'attendrai  les  lilas.  Ah! 
quand  je  pourrai  la  briser,  ma  corde  sera  bientôt  cassée! 
Si  vous  saviez  comme  je  m'ennuie  de  ce  pays,  qui  m'a 


—  342  — 

repris  le  cœur  avec  de  si  charmantes  mains!...  J'ai  passé 
une  partie  de  l'hiver  à  Valognes  el  je  n'y  ai  pas  eu  un 
seul  petit  rhume!  J'arrive  ici  et  j'y  trouve  la  grippe,  avec 
tous  les  autres  agréments  dont  je  viens  de  vous  parler. 
Ah  !  la  Normandie  !  J'ai  une  rage  de  Normandie  comme 
on  a  une  rage  de  dents,  seulement  cette  rage  de  Nor- 
mandie ne  me  fait  mal  que  quand  j'en  suis  loin!  » 
L'amour  du  sol  natal  peut-il  s'exprimer  en  termes  plus 
chaleureux  et  plus  enthousiastes  ?  Ces  pages  sont  vrai- 
ment un  hymne  à  la  terre  nourricière  des  premiers  rêves 
et  consolatrice  des  misères  de  la  destinée  ! 

Barbey  d'Aurevilly  est  tellement  pénétré  de  ces  senti- 
ments d'affection  quasi  filiale,  qu'il  les  formule  avec  joie 
jusque  dans  ses  études  critiques.  Parlant,  le  4  nuii  1872, 
de  l'œuvre  de  Léon  Gladel,  il  s'échappe  en  une  superbe 
improvisation  sur  le  terroir,  «  cette  patrie  qui  n'a  que 
quelques  pieds  d'horizon  et  qui  a  porté  notre  berceau, 
qui  nous  entre  par  les  yeux  dans  le  cœur  aux  premiers 
moments  de  la  vie,  et  qui  est  comme  le  cœur  concentré 
de  l'autre  et  grande  patrie.  »  (1). 

Malheureusement,  il  n'a  pas  le  loisir  de  retourner  en 
Normandie,  dès  qu'il  le  voudrait.  Le  Figaro  vient  de 
l'accueillir  comme  chroniqueur.  En  outre,  on  lui  confie 
au  Gaulois  la  critique  du  Salon.  Cela  retarde  ses  projets 
de  départ,  c'est  vrai  ;  mais  en  prévision  de  l'avenir  et  du 
toit  domestique  à  reconstruire  au  plus  tôt,  il  ne  consent 
point  à  se  priver  de  l'aubaine  inespérée  que  le  Ciel  lui 
envoie.  Léon  se  plaint  doucement  de  ce  contretemps. 
«  J'avais  compté,  et  d'autres  aussi,  —  lui  répond  Jules  le 
30  mai,  —  que  je  serais  aujourd'hui  même  auprès  de  toi, 
et  c'est  ce  qui  serait  arrivé  sans  le  Salon  que  je  me  suis 

(1)  Dernière.i  polémiques  (Savine,  éditeur,  1891),  p.  38. 


-  843  - 

obligé  à  faire  au  Gaulois.  Tout  autre  travail  de  journal 
(mes  articles  au  Figaro,  par  exemple),  je  puis  les  faire  à 
Saiat-Sauveur  et  les  envoyer  à  Paris  ;  et  c'est  ce  que  je 
ferai.  Mais  je  ne  puis  pas  emporter  le  Salon  de  sculpture 
et  de  2^(^intzire  dans  mes  malles.  Force  m'est  donc  de 
rester  ici  jusqu'à  ce  que  j'aie  craché  mon  dernier  article.  » 
Et  il  ajoute  (car  décidément  ce  rêve  le  hante  avec  la 
ténacité  d'une  obsession)  que  son  travail,  c'est  «  pour 
notre  logette  à  toi  et  à  moi,  pour  notre  hijude  à  tous 
deux  ». 

Ce  Salon  de  1872  fut  un  grand  événement  pour  Barbey 
d'Aurevilly.  Il  en  fut  heureux,  comme  d'une  bonne 
fortune  extraordinaire,  —  lui  à  qui  l'existence  n'avait  pas 
épargné  les  déceptions.  Aussi  se  met-il  à  l'œuvre  avec 
entrain  et  joyeuse  humeur.  Dès  le  premier  feuilleton,  il 
établit  nettement  sa  position  de  critique  d'art.  C'est  ainsi 
qu'il  choisit  pour  sous-titre  à  son  compte-rendu  ces  mots 
qui,  loin  d'être  une  boutade,  ont  toute  la  valeur  d'une 
profession  de  foi  :  «  Un  ignorant  au  Salon  ».Et  il  se  vante 
(le  modeste!)  de  son  ignorance  technique.  «  C'est  moi, 
écrit-il  fièrement,  qui  suis  cet  ignorant-là  !...  Parmi  les 
critiques  d'art  autorisés,  comme  on  dit,  et  qui  ont 
présentement  de  gros  pignons  sur  rue,  en  voici  un  qui 
n'a  pas  même,  pour  s'y  abattre  et  y  percher,  le  soliveau 
de  l'hirondelle  !  Il  n'est  pas,  lui,  professeur  juré  ou  non 
juré  d'esthétique.  Il  n'a  pas  de  cravate  empesée.  Il 
n'endoctrinera  pas  pédantesquement.  Il  n'a  point  parcouru 
l'Europe  en  guignant  les  tableaux  de  tous  les  musées, 
frotté  son  nez  et  blasé  ses  yeux  contre  tous  les  marbres, 
et  rapporté  dans  sa  tête  des  comparaisons  qui  font  de  la 
critique  une  demoiselle  renchérie...  Lui,  il  est  vierge  de 
tout  cela,  et  les  virginités  sont  si  rares  !  Il  ne  dira  jamais 
que  ce  qui  lui  viendra  quand  il  se  plantera  devant  une 


-  344  — 

toile  et  devant  im  plâtre,  et  ce  sera  tout.  Et  la  science, 
puisqu'il  n'en  a  pas,  ne  cachera  ni  n'obstruera  son  âme, 
—  s'il  en  a  ». 

Naturellement,  cet  ignorant  a  beaucoup  de  goût  et  ne 
promène  pas  du  tout  â  travers  les  salles  de  l'Exposition 
de  peinture  ou  de  sculpture  les  grands  airs  étonnés  et 
égarés  d'un  novice.  Il  va  droit  aux  belles  œuvres, 
s'arrête  avec  complaisance  devant  celles  où  il  voit 
resplendir  les  formes  de  la  vie  et  exalte  avec  amour  les 
tableaux  et  les  statues  où  se  livre  une  âme.  C'est  son 
esthétique  à  lui,  —  esthétique  très  simple,  en  vérité, 
mais  au  surplus  pleine  de  promesses  et  extrêmement  sûre. 
Il  s'ensuit  que  les  impeccables  et  froids  travaux  d'Acadé- 
mie ne  le  ravissentaucunement,  — etd'Aurevilly  n'agarde 
de  laisser  passer  cette  occasion  favorable  sans  lancer  de 
nouvelles  foudres  sur  la  coupole  de  l'Institut.  C'était 
à  prévoir  !  Après  les  Quarante  du  Dictionnaire,  les 
Quarante  des  Beaux-Arts  ont  leur  tour. . .  Ah  :  si  d'Aurevilly 
pouvait  foncer  sur  les  membres  des  Inscriptions  et  des 
Sciences!  «  Je  ne  suis  pas,  dit-il,  très  au  courant  de  la 
composition  des  Instituts.  Quand  il  s'y  trouve  un  homme 
de  talent,  cela  me  dépayse...  »  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de 
polémique  :  c'est  un  compte-rendu  précis  et  minutieux 
que  nous  doit  le  critique. 

D'ailleurs,  il  est  facile  de  remarquer  que  Barbey 
d'Aurevilly  n'a  plus  les  cruautés  d'antan.  A  part  quelques 
malices  qui  de  ci  de  là  émaillent  ses  chroniques  et 
empêchent  d'oublier  qu'il  fut  un  tirailleur  terrible,  il  a 
des  mansuétudes,  des  caresses,  des  indulgences  qui 
surprennent.  «  J'ai,  dit-il,  le  mépris  le  plus  insolent,  et 
que  je  crois  le  mieux  fondé,  pour  tous  les  Jurys,  — 
connue  pour  toutes  les  Académies  et  pour  tous  les  Corps 
constitués,  enfin,  qui  s'imaginent  représenter  les  intérêts 


[ 


—  345  — 

de  l'Art,  de  la  Littérature  et  de  la  Pensée  !  Les  misérables 
ne  représentent  guère  que  d'obèses  ou  de  lâches  préju- 
gés ».  Et  voilà  toute  la  satire  que  le  critique  se  permet.  Ne 
dirait-on  pas  qu'on  nous  a  changé  le  d'Aurevilly  des 
campagnes  de  1863  à  1S70  ? 

Peut-être  l'influence  encore  voisine  de  la  guerre  a-t-elle 
amolli  l'âme  farouche  de  l'irréductible  critique  et  fait 
entrer  dans  cette  poitrine  de  lion  des  sentiments  plus 
pacifiques.  Peut-être  aussi  est-ce  à  l'âge  qu'il  faut  attri- 
buer le  refroidissement  des  belles  ardeurs  belliqueuses 
d'autrefois,  —  l'âge  implacable,  le  déclin  de  la  vie  qui 
apporte  la  paix  aux  esprits  les  plus  aventureux  et  donne 
un  peu  de  sérénité  attendrie  aux  cœurs  jusqu'alors 
indomptés.  A  moins  que  ce  ne  soit  l'air  delà  Normandie, 
avidement  respiré  à  pleins  poumons,  qui  par  ses  subtiles 
émanations  ait  insinué  chez  notre  bruyant  paladin  le 
charme  mélancolique  de  la  douceur,  la  noblesse  suprême 
de  la  modération,  l'inutilité  foncière  des  luttes  acharnées. 
L'atmosphère  du  pays  natal  parle  un  langage  si  éloquent, 
si  irrésistible  !  La  nature,  même  dans  ses  fureurs,  invite 
toujours  au  calme  et  à  la  clémence.  Sans  songer  à  la 
retraite,  —  et  quelle  que  soit  la  cause  de  ses  tranforma- 
tions,  —  le  Barbey  de  1872  semble  bien  tranquille,  malgré 
ses  éclats  passagers,  quand  on  le  compare  au  Barbey  du 
second  Empire. 

C'est  sur  une  note  tout  à  fait  reposante,  par  l'évocation 
de  sa  chère  Normandie,  que  d'Aurevilly  achève  son 
Salon.  Faisant  l'éloge  d'Edouard  Manet  (ce  qui  n'était 
pas  banal,  à  l'époque  !)  et  le  félicitant  de  ses  marines,  il 
conclut  :  «  Je  suis  de  la  mer.  J'ai  été  élevé  dans  l'écume 
de  la  mer.  J'ai  des  corsaires  et  des  poissonniers  dans  ma 
race,  puisque  je  suis  Normand  et  de  race  Scandinave,  et 
cette  mer  de  Manet  m'a  pris  sur  ses  vagues,  et  je  me  suis 
dit  que  je  la  connaissais  ». 


-   34G  — 

Pourtant  d'Aurevilly  aime  mieux  encore  voir  la  mer  à 
Carterct  ou  à  Barneville  que  dans  les  tableaux  de  Manet. 
Aussi,  à  peine  a-t-il  terminé  son  dernier  feuilleton,  qu'il 
s'enfuit  de  Paris  et  s'échappe  vers  le  pays  natal.  Son 
frère,  de  plus  en  plus  malade,  l'accueille  avec  la  tendresse 
d'une  ànie  qui  se  seut  défaillir.  Touché  jusqu'au  fond 
du  cœur  de  ce  redoublement  d'affection,  Jules  reste 
longtemps  auprès  du  moribond  qu'il  ne  re  verra  peut-être 
jamais.  De  ValogneS;  il  va  le  visiter  souvent  paralysé  sur 
son  lit  d'hôpital  ;  il  passe  une  partie  de  l'automne  à  ses 
côtés.  C'est  de  Saint-Sauveur  qu'il  écrit  à  Hector  de 
Saint-Maur,  le  3  novembre  1872  :  «...  Ai-je  assez  tardé  à 
vous  répondre?  M'avez-vous  bien  calomnié  dans  votre 
cœur  ■?...  L'abbé  d'Aurevilly  dévore  mon  temps  avec  sa 
santé  et  ses  idées  qu'il  me  faut  blanchir.  Dure  besogne  ! 
Sa  vie  apostohque  l'a  tué  et  je  crains  même  qu'il  ne 
meure  par  la  cime.  Le  danger  n'est  pas  immédiat  ; 
mais  il  a,  selon  moi,  le  plus  mauvais  des  symptômes  :  il 
est  découragé  et  sans  volonté  d'aucune  sorte  pour  réagir 
contre  son  mal...  » 

Tout  le  temps  qu'il  ne  consacre  pas  à  ses  devoirs 
fraternels,  Bar])ey  d'Aurevilly  l'emploie  à  parcourir  le 
pays,  depuis  Saint-Sauveur  et  les  environs  avec  le 
château  du  Quesnoy,  théâtre  du  Prêtre  Mariée  jusqu'à 
Carteret,  l'enchanteur  horizon  de  la  Vieille  Maîtresse  et 
à  Valognes,  la  ville  des  fameuses  Diaboliques  qui  vont 
bientôt  paraître.  Il  s'arrête,  en  pèlerin  ému,  dans  tous  les 
lieux  où  il  peut  évoquer  un  souvenir  d'enfance  ou  de 
jeunesse.  Il  respire  avec  une  âpre  volupté  les  parfums  à 
demi  évanouis  d'un  passé  qui  s'auréole,  dans  la  perspec- 
tive des  lointains,  de  toute  la  grâce  et  la  fraîcheur  des 
premières  impressions.  Son  âme  s'inonde  de  tristesse, 
sous  le  flot  envahisseur  des  images  d'autrefois  ;  et  sa 


-  347  - 

sensibilité  s'avive  sous  la  chaude  effluve  des  spectacles 
présents.  La  Normandie  lui  verse  au  cœur  la  grande 
mélancolie  apaisante  et  le  sombre  infini  de  son  ciel 
grisâtre  ;  les  ombres  du  soir,  qui  estompent  sa  vie 
déclinante,  l'invitent  aux  mornes  méditations,  au  doux 
bercement  des  rêves  et  à  la  joie  du  recueillement. 

Quand  il  retourne  à  Paris,  au  printemps  de  1873,  il 
n'apporte  plus  à  sa  tâche  de  journaliste  les  ardeurs 
guerrières  d'autrefois.  Ses  facultés  critiques  s'affinent 
et  s'assouplissent.  Il  cultive  la  belle  fleur,  qui  jamais 
jusque-là  n'avait  germé  dans  son  âme  :  la  vertu  de 
tolérance  et  de  charité.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'ait  encore  des 
haines  vigoureuses  et  tenaces  :  seulement,  elles  ne 
s'adressent  plus  aux  hommes,  pour  les  flageller,  elles 
ne  vont  qu'aux  œuvres,  pour  les  réprouver.  Il  ne  désarme 
pas,  mais  il  ne  fait  feu  qu'en  temps  opportun.  Il  n'y  a 
guère  que  l'Académie  française  qu'il  ne  peut  se  résoudre 
à  épargner  :  elle  reçoit  toujours  des  fusillades  bien 
nourries.  Lorsque  le  l^""  mai  1873  les  Quarante  se  réu- 
nissent pour  désigner  un  successeur  au  feu  général  de 
Ségur,  un  seul  candidat,  le  baron  de  Viel-Castel,  s'offre 
à  leurs  suffrages.  «  La  république  des  lettres,  s'écrie 
d'Aurevilly,  a  donc  des  embarras  et  des  malheurs  comme 
les  autres  républiques  !  Elle  a,  comme  les  autres  répu- 
bliques, des  impossibilités  de  vivre  et  des  institutions  qui 
s'en  vont,  plus  ou  moins  mélancoliquement,  à  tous  les 
diables!  »(1)  Cinqsemainesplustard,le5juin,lepositiviste 
Littré  est  solennellement  introduit  sous  la  Coupole  parle 
catholique  comte  deChampagny.  L'intransigeant  Barbey 
trouve  trop  doux  l'accueil  pourtant  bien  froid  que  l'his- 
torien pieux  a  fait  au  grand  philologue,  ami  d'Auguste 

(1)  Dernières  Polémiques  (éd.  Savine,  1891)  p.  155. 


—  348  — 

Comte,  et  il  s'en  plaint  en  termes  véhéments.  L'occasion 
lui  semble  même  excellente  pour  mitrailler  une  fois  encore 
la  confrérie  des  Immortels. 

Mais,  en  dépit  de  ces  éclats  passagers,  d'Aurevilly  n'a 
plus  l'enthousiasme  du  croisé  des  anciens  jours.  Il  préfère 
parler  avec  faveur  des  grands  écrivains  de  la  littérature 
ou  des  débutants  dont  il  a  surveillé  les  premiers  pas  et 
qu'il  a  appris,  en  les  coudoyant,  à  mieux  connaître.  Il 
loue  l'art  déhcat  d'Edmond  de  Concourt  ;  il  devine,  avec 
une  rare  pénétration  de  critique, la  grâce  forte  d'Alphonse 
Daudet  et  la  puissance  un  peu  rude  de  Ferdinand  Fabre. 
Il  n'y  a  guère  que  Flaubert,  —  «  le  descriptif  laborieux  », 
comme  il  l'appelle,  —  qu'il  ne  peut  se  résigner  à  com- 
prendre, depuis  que  l'admirable  peintre  de  Madame 
Bovary  est  tombé  à  plat  dans  les  dissertations  histo- 
riques de  Salammbô  et  de  la  Tentation  de  Saint-An- 
toine. Historiens  aussi  bien  que  romanciers  trouvent  de 
plus  en  plus  justice  auprès  de  l'impitoyable  censeur. 
Même  des  philosophes,  tels  que  Garo,  MM.  Ribot,  Funck- 
Brentano,  Alaux,  reçoivent  leur  part  d'éloges.  On  le 
voit  :  la  campagne  de  1873  est  surtout  remarquable  par 
la  modération  du  guerrier.  Il  est  vrai  qu'un  vieillard  de 
soixante-cinq  ans  ne  saurait,  de  bonne  foi,  partager 
l'intolérance  d'un  néophyte.  A  quoi  donc  autrement 
servirait  l'épreuve  de  l'âge  ? 

Au  commencement  du  mois  d'août,  Barbey  d'Aure- 
villy quitte  Paris.  «  Je  pars  jeudi  pour  Valognes,  — 
mande-t-il  à  Saint-Maur  le  3  août,  —  et  de  là  je  vous 
écrirai.  Je  suis  dans  le  diabolique  froufrou  des  embal- 
lages et  voilà  pourquoi,  par  parenthèse,  le  Constitution- 
nel ne  vous  portera  pas  mon  article  de  semaine,  demain; 
ne  croyez  pas  à  la  légère  indisposition  dont  il  parlera 
peut-être.  Mon  indisposition,  c'est  des  malles  à  faire  et 


—  349  — 

tous  les  soucis  d'un  départ  et  d'un  emménagement  là- 
bas  ».  Il  revient  à  Paris  en  octobre,  mais  il  ne  fait  qu'y 
passer,  tant  la  Normandie  l'attire.  «  J'irai  m'abattre 
comme  un  grèbe  mélancolique  sur  les  marais  du  Coten- 
tin,  écrit-il  à  Hector  de  Saint-Maur  le  30  novembre.  Le 
jour  de  Noël,  je  suis  de  messe  de  minuit  et  de  réveillon 
à  Valognes  et  je  ne  reviendrai  pas  dans  ce  hideux  Paris, 
—  où  il  n'y  a  plus  que  vous  que  j'aime,  —  avant  le  jour 
des  Rois...  Ceux  du  mois  de  janvier,  bien  entendu, 
puisqu'il  n'y  a  plus  que  ceux-là  !  » 

11  ne  rentre  de  Valognes  qu'à  la  fin  de  janvier  1874,  — 
«  prêt  à  guerroyer  »,  dit-il  à  son  ami  Saint-Maur.  Mais 
les  belles  luttes,  les  nobles  et  fières  croisades  sont  à 
jamais  finies.  D'Aurevilly  s'en  console  malaisément.  11 
cherche  une  diversion  à  sa  tristesse  en  se  rejetant  vers 
le  passé  et  en  y  faisant,  pour  ainsi  dire,  de  la  polémique 
rétrospective.  11  publie  dans  le  Constitutionnel  une 
longue  étude  sur  Henri  IV,  à  propos  d'un  livre  récent 
de  M.  de  Lescure  :  il  saisit  là  avec  empressement  l'occa- 
sion qui  lui  est  donnée  de  faire  l'apologie  des  Guises. 
L'artiste  fait  sensation  partout  et  scandale  dans  certains 
milieux.  Un  bon  juge,  très  indépendant,  Ernest  Havet, 
alïirme  que  c'est  «  un  vrai  chef-d'œuvre  ».  D'Aurevilly 
continue  à  creuser  l'excellent  filon  de  l'histoire,  en 
s'occupant  de  Jules  II  et  de  Louis  XI. 

Mais  le  meilleur  de  son  temps  est  employé  à  écrire  la 
préface  définitive  des  Diaboliques.  Cette  importante 
préface  est  datée  du  l^-"  mai  1874.  L'auteur  d'Une  Vieille 
Maîtresse  y  pose  de  nouveau,  hardiment  et  en  termes 
tranchants,  la  thèse  du  roman  catholique.  Ce  qui  fait  la 
moralité  d'une  œuvre,  d'après  lui,  c'est  son  caractère 
tragique,  c'est  l'horreur  qu'elle  inspire.  Chacune  des 
nouvelles  de  son  livre  est  l'illustration  partielle  de  cette 


—  350  — 

vérité  génénilc.  '<  Bien  entendu  qu'avec  leur  titre  de 
Diaboliques,  ajoute-t-il  candidement,  elles  n'ont  pas  la 
prétention  d'être  un  livre  de  prières  ou  à- bnitation 
chrétienne.  Elles  ont  pourtant  été  écrites  par  un  mora- 
liste chrétien,  mais  qui  se  pique  d'observation  vraie, 
quoique  très  hardie,  et  qui  croit,  —  c'est  sa  poétique,  à 
lui,  —  que  les  peintres  puissants  peuvent  tout  peindre  et 
que  leur  peinture  est  toujours  assez  morale  quand  elle 
est  tragique  et  qu'elle  donne  Vhorreiir  des  choses  qu'elle 
7X'trace.  Il  n'y  a  d'immoral  que  les  Impassibles  et  les 
Ricaneurs.  Or,  l'auteur  de  ceci,  qui  croit  au  Diable  et  à 
ses  influences  dans  le  monde,  n'en  rit  pas,  et  il  ne  les 
raconte  aux  âmes  pures  que  pour  les  en  épouvanter. 
Quand  on  aura  lu  ces  Diaboliques,  Je  ne  crois  pas  qu'il  y 
ait  personne  en  disposition  de  les  recommencer  en  fait, 
et  toute  la  moralité  d'un  livre  est  là  ». 

L'ouvrag-e  paraît  en  novembre  1874.  Sans  délai,  la  lutte 
s'engage  autour  des  Diaboliques.  D'un  côté,  on  les 
attaque  passionnément;  de  l'autre,  on  les  défend  avec 
chaleur.  Les  partis  prennent  position  ;  il  n'y  a  que  les 
esprits  indépendants  qui  donnent  pleinement  raison  au 
vigoureux  moraliste.  En  tout  autre  temps,  d'Aurevilly  se 
réjouirait  de  cette  levée  de  boucliers  pour  et  contre  son 
livre  ;  mais  il  n'aime  plus  le  bruit.  S'il  désire  le  succès 
littéraire,  il  ne  se  soucie  guère  maintenant  du  scandale 
et  des  polémiques  virulentes.  Néanmoins,  le  sort  en  est 
jeté.  Le  génie  de  la  guerre  a-t-il  besoin  de  se  déchaîner  ? 
personne  n'y  pourra  mettre  obstacle.  Il  se  montre,  en 
effet,  dès  les  premiers  jours  de  décembre,  sous  les  traits 
du  Charivari,  une  petite  fouille  satirique  qui,  dans  la 
circonstance,  ne  se  contente  pas  de  ses  bouffonneries 
ordinaires.  Comment  se  fait-il  qu'un  journaliste  ait  l'exé- 
crable audace  de  se  poser  en  Chevalier  errant  de  la 


—  351  - 

vertu  et  le  triste  courage  d'appeler  sur  un  confrère  les 
furies  vengeresses  de  la  justice,  au  nom  de  la  morale 
outragée  ?  C'est  un  mystère,  —  un  mystère  de  la  presse, 
qui  en  recèle  bien  d'autres.  Toujours  est-il  que,  soulevées 
par  cette  voix  puissante,  les  foudres  du  parquet  s'éveillent 
de  leur  long  sommeil  et  menacent  d'éclater.  Elles 
éclatent  soudain,  terribles,  comme  si  elles  avaient  à  se 
reprocher  une  coupable  inaction.  Le  15  décembre,  le 
procureur  général  Imgarde  de  Leffemberg  prend  l'ini- 
tiative des  poursuites.  Aussitôt  Barbey  d'Aurevilly  est 
invité  à  se  présenter  chez  M.  Rajon,  juge  d'instruction. 

L'aventure  tourne  à  l'aigre.  Qu'importerait,  si  l'auteur 
des  Diaboliques  avait  encore  ses  ardeurs  belliqueuses  ? 
Loin  de  s'en  désoler,  il  se  réjouirait  de  la  réclame  quasi 
gratuite  qu'on  fait  à  son  œuvre.  Mais  il  a  soixante-six  ans 
et,  à  cet  age-là,  on  commence  à  aimer  le  repos.  Au  sur- 
plus, tous  les  amis  de  son  entourage  représentent  à  l'in- 
culpé les  ennuis  de  la  situation  où  il  va  se  débattre. 
Finalement,  ils  obtiennent  de  sa  sagesse  qu'on  cherche 
par  tous  les  moyens  possibles  à  lui  éviter  un  procès. 
D'Aurevilly  ne  met  qu'une  condition  à  ces  exigences 
affectueuses  et  dévouées  :  c'est  qu'on  ne  l'obligera  pas  à 
se  muer  en  solliciteur,  lui  qui  ne  possède  d'autre  bien  que 
son  indépendance  et  n'a  lutté  toute  sa  vie  que  pour  sau- 
vegarder la  fière  autonomie  do  son  esprit.  Il  ne  consent  à 
risquer  une  démarche  personnelle  qu'auprès  d'un  homme 
de  lettres,  entre  tous  estimé  et  respecté  :  Arsène  Houssaye, 
qui  jouit  d'un  grand  crédit  dans  le  monde  un  peu  mélangé 
où  la  politique  et  la  httérature  font  bon  ménage. 

Depuis  plusieurs  années,  vers  1SG8,  l'auteur  des 
Quanuile  Médaillons  de  V Académie  et  l'auteur  du 
^_/me  pauteuil  étaient  entrés  en  rapports  amicaux.  C'est 
chez  le  poète  Hector  de  Saint-Maur  qu'ils  se  rencontrèrent. 


-  352  - 

Tous  deux,  brillants  causeurs,  se  séduisirent  mutuelle- 
ment. Lorsque  d'Aurevilly  était  prié  à  la  table  de  Saint- 
Maur,  il  demandait  toujours  si  Arsène  Houssaye  devait 
s'y  trouver  ;  et,  de  son  côté,  Houssaye  n'avait  de  plus  vif 
plaisir  que  de  converser,  en  un  feu  roulant  d'anecdotes 
et  de  bons  mots,  avec  l'historien  de  Brummell  et  du 
Dandysme.  L'un  et  l'autre  médisaient  de  l'Académie 
française  :  c'était  un  terrain  de  conciliation  tout  indiqué, 
une  zone  délimitée  où  ils  s'entendaient  à  merveille. 
L'année  même  au  cours  de  laquelle  parurent  les  Diabo- 
liques, Barbey  s'était  plaint  maintes  fois  de  l'absence  de 
son  partenaire.  Le  10  mars,  il  écrivait  joyeusement  à 
Saint-Maur:  «  M.  Arsène  Houssaye  me  mande  qu'il  peut 
venir  dîner  chez  vous  le  mardi  qui  suit  la  mi-carême,  hoc 
est,  dans  huit  jours.  Ce  jour-là  vous  convient-il  ?  S'il  vous 
convient,  invitez  le  jeune  helléniste  Henry  »  (1). 

Il  n'est  donc  pas  surprenant  que  d'Aurevilly  se  soit 
adressé  directement,  dans  l'affaire  des  Diaboliques,  à 
Arsène  Houssaye.  «  Pour  moi,  lui  dit-il,  ce  n'est  pas  la 
condamnation  qui  m'inquiète,  c'est  Texhibition  de  ma 
personne  (devant  un  tribunal)  qui  me  fait  vomir...  Vous 
avez  des  relations  immenses  et  vous  êtes  puissant  parce 

(1)  M.  Henry  Holssaye  n'était  alors  que  l'auteur  très  distingué  de 
VHistoire  d'Apelles  et  de  Vllisioire  dAlcibiade.  Depuis  ces  jours  d'extième 
jeunesse,  il  a  développé  dans  d'autres  directions  son  vigoureux  talent 
d'écrivain,  ses  rares  facultés  d'historien  militaire  et  sa  légitime  ambition 
d'égaler  la  renommée  paternelle.  L'auteur  de  ISI^t  et  de  1S15,  devenu  aca- 
démicien, porte  aujourd'hui  avec  la  plus  grande  dignité  dans  les  lettres 
françaises  un  nom  deux  fois  illustre.  Il  conserve  pieusement  le  souvenir  de 
son  père  et  n'a  point  oublié  Barbey  d'Aurevilly.  «  Je  l'ai  vu  assez  souvent, 
—  m'écrit-il,  —  depuis  1868  jusque  vers  1885.  Ces  rencontres  étaient  une  joie 
pour  moi.  Il  était  aussi  vibrant,  aussi  imprévu,  aussi  acerbe  quand  il  par- 
lait que  quand  il  écrivait.  Il  y  avait,  si  je  puis  dire,  de  la  cravache,  du  fer 
rouge,  dans  sa  parole.  » 


—  353  — 

que  vous  êtes  séduisant.  Par  vous  ou  par  vos  amis, 
pouvez-vous  agir  sur  le  Procureur  de  la  République  et 
sur  le  Procureur  général?  »  Arsène  Houssaye,  dont  la 
bonne  grâce  et  le  bienveillant  empressement  sont  légen- 
daires, se  met  aussitôt  en  campagne.  Mais  il  préfère 
avoir  recours  tout  droit  au  Garde  des  Sceaux,  qui 
s'appelait  alors  M.  Tailhand,  et  confie  sa  cause  au  célèbre 
député  de  l'Eure,  Raoul  Duval.  Ce  dernier  va  trouver  le 
ministre  et  fait  abandonner  sans  retard  les  poursuites 
déjà  commencées.  «  Merci  !  écrivit  d'Aurevilly  à  Arsène 
Houssaye  le  !«■'  janvier  1875.  Vous  m'avez  envoyé  des 
étrennes.  M.  Raoul  Duval  a  agi,  mais  vous,  vous  l'avez 
inspiré.  Je  ne  vous  aime  pas  plus  que  je  ne  faisais,  mais 
j'ajoute  à  l'amilié  la  reconnaissance  »  (1). 

Pendant  ce  temps,  d'autres  amis,  à  son  insu,  s'étaient 
employés  en  faveur  de  Barbey  d'Aurevilly.  Théophile 
Silvestre,  l'ancien  directeur  du  Nain  Jaune,  dès  qu'il 
apprit  la  nouvelle  des  poursuites,  se  rendit  chez  Gambetta. 
Toujours  complaisant,  Fillustre  «  tribun  »  promit  do  ne 
rien  négliger  pour  rendre  son  concours  efficace,  et,  — 
chose  plus  méritoire,  —  tint  parole.  11  écrivit,  en  effet, 
à  d'Aurevilly  le  27  décembre  1874  :  «  J'ai  vu  le  ministre  de 
la  justice;  j'ai  plaidé  de  mon  mieux  votre  cause  et  jecrois 
avoir  impressionné  le  juge.  11  m'a  promis  de  vous  juger 
en  artiste  et  de  haut.  Je  compte  sur  sa  bienveillance 
réelle  et  je  vous  envoie  mes  espérances.  Je  quitte  Paris 
pour  quelques  jours  et,  au  retour,  soyez  bien  persuadé 
que  je  renouvellerai  mes  instances  et  vous  tiendrai  au 
courant.  Vous  êtes  de  ceux  que  la  politique  elle-même  ne 

(2)  Je  dois  ces  détails  et  les  extraits  des  deux  lettres  ci-dessus  à  l'obli- 
geance de  M.  Henry  Houssaye,  qui  garde  précieusement  reliés  dans  son 
ewmplaire  des  Diaboliques  les  documents  relatifs  à  l'aflairc  des  poursuites. 
Je  suis  infiniment  reconnaissant  à  M.  Houssaye  de  l'intérêt  qu'il  a  bien 
voulu  porter  à.  mon  travail. 


—  354  — 

peut  faire  oublier  et  je  serai  toujours  prêt  à  vous  le 
prouver  ».  Deux  jours  après,  l'affaire  était  arrangée. 
Très  touché  de  la  gracieuse  intervention  de  Gambetta,  le 
romancier  alla,  en  personne,  remercier  l'orateur.  Les 
deux  jouteurs  du  café  de  Bruxelles  ne  s'étaient  pas 
revus  depuis  la  fin  de  l'Empire:  ils  se  rencontrèrent  avec 
joie  et  se  serrèrent  affectueusement  la  main  (1). 

Délivré  de  ses  soucis  judiciaires,  quitte  de  ses  démêlés 
avec  Thémis,  Barbey  d'Aurevilly  retourne  tranquille- 
ment à  ses  études  de  critique.  Mais  il  a  hâte  surtout  de 
fuir  en  Normandie.  «  Je  n'ai  pas  beaucoup  de  mois, 
dit-il  le  11  février  1875,  à  rester  dans  ce  Carathrum  de 
sottises,  de  lâchetés  et  d'hypocrisies  qu'on  appelle  Paris.  » 
Toutefois  il  y  demeure  jusqu'aux  premiers  jours  de 
l'été.  Le  S  juin,  il  écrit  à  Hector  de  Saint-Maur.  «  Je 
quitte  lundi  prochain  cette  sacrée  ville,  que  je  voue  à 
tous  les  diables,  où  les  amis  ne  sont  plus  que  des  volti- 
geurs. Choquerons-nous  le  verre  des  départs,  que  l'ab- 
sence va  briser,  une  fois  au  moins  avant  de  nous 
tourner  le  dos  sur  des  routes  différentes  ?  »  D'Aurevilly, 
on  le  voit,  est  de  plus  en  plus  triste.  L'affaire  des  Dia- 
boliques a  achevé  de  le  dégoûter  de  la  vie  parisienne. 

Il  semble  d'autant  plus  pressé  de  revoir  la  terre 
natale  qu'il  reçoit  de  mauvaises  nouvelles  de  la  santé  de 
son  frère.  Le  pauvre  Léon,  tombé  en  enfance,  languit  à 
l'hôpital  de  Saint-Sauveur.  Vite,  Jules  accourt  auprès  de 
son  cher  malade,  qui  reconnaît  à  peine  le  vieux  Pacha  ; 
et  le  vieux  Pacha,  qui  a  le  cœur  le  plus  tendre  qu'on 
puisse  imaginer,  fond   en  larmes  devant   cette  belle 


(1)  Je  tiens  ces  détails  de  MM.  ArUiur  Pianc  et  Gustave  Isambert.  Quant 
à  la  lettre  de  Gambetta,  elle  m'a  été  fort  obligeamment  communiquée  par 
M.  Maurice  Tourneux. 


~'M)  — 

intelligence  prématuréinent  anéantie.  Mais  il  est  inca- 
pable, à  son  âge,  d'assister  longtemps  à  ce  triste  spec- 
tacle. Aussi  s'en  va-t-il  à  Valognes,  où  il  établit  son 
«  quartier  général  ».  Il  loue  quelques  appartements 
dans  un  des  plus  somptueux  hôtels  aristocratiques  de 
cette  antique  cité  morte,  vouée  au  culte  du  passé,  — 
l'hôtel  Grandval-Caligny .  Là,  il  revit  les  jours  d'autrefois, 
évoque  les  spectres  de  son  enfance  et  se  sature  de  l'âpre 
senteur  des  souvenirs.  En  une  heure  d'exaltation  doulou- 
reuse, il  arrache  à  son  âme  affligée  un  chant  d'inspira- 
tion sombre  : 

C'était  dans  la  ville  adorée, 
Sarcophage  pour  moi  des  premiers  souvenirs, 
Où  tout  enfant  j'avais  en  mon  àme  enivrée 
Kèvé  ces  bonheurs  fous,  ((ui  restent  des  désii's  ! 

Ces  vers,  «  ex  imo  »,  comme  les  intitule  d'Aurevilly 
lui-même,  sont  datés  du  mois  d'août  1875. 

Il  ne  rentre  à  Paris  qu'à  la  mi-novembre.  «  J'arrive  de 
ma  fière  Normandie  et  de  mon  bien-aimé  Valognes, 
mande-t-il  à  Saint-Maur  le  14  novembre.  Si  vous  êtes  ici, 
je  voudrais  dîner  avec  vous.  Si  vous  n'y  êtes  pas,  quand 
y  serez-vous  ?  »  Et  il  ajoute,  avec  une  mélancolique 
profondeur:  «  Moins  de  mots  que  de  choses.  La  vie,  qui 
ne  dure  pas,  apprend  à  être  laconique  ».  Mais  il  s'ennuie 
dans  la  grande  cité  qu'il  aimait  tant  jadis.  Il  n'a  pour 
consolation  que  les  visites  de  ses  rares  intimes,  ses 
travaux  de  critique,  et  la  vive  admiration  très  respec- 
tueuse que  lui  témoignent  certains  jeunes  gens.  Il  a  la 
joie  de  deviner,  un  des  premiers,  le  romancier  Paul 
Bourget  et  le  poète  Jean  Richepin.  A  ces  débutants, 
pleins  de  promesses,  il  consacre  deux  de  ses  meilleurs 
articles.  En  février  1870,  il  étudie^ Les  Origines  de  la 


—  1356  — 

France  contempojYiine  et  découvre  chez  le  philosophe 
Taine,  qui  lui  était  plutôt  antipathique,  les  maîtresses 
facultés  de  l'historien  qui  a  l'heur  de  lui  plaire.  Et  Taine, 
infiniment  touché  de  l'hommage  du  vieux  Chouan,  le 
remercie  par  une  fort  belle  lettre.  «  Je  suis  très  heureux 
de  vous  avoir  rendu  justice,  lui  répond  d'Aurevilly,  et 
j'aurai  du  bonheur  à  vous  la  rendre  toujours  ».  C'est  d'un 
noble  exemple,  celte  passe  d'armes  si  courtoise  où  se 
rencontrent  soudain  deux  hommes  venus  des  points  les 
plus  opposés  du  monde  de  la  pensée. 

Ainsi,  à  l'école  de  la  charité  —  ou  du  moins  de 
l'humanité  —  en  critique,  Barbey  d'Aurevilly  se  trans- 
forme et  s'améliore.  Il  est  toujours  indépendant,  mais  il 
comprend  mieux  que  l'indépendance  de  tout  écrivain  a 
des  limites  et  que  cette  rare  vertu  ne  doit  pas  se 
confondre  avec  l'esprit  d'intransigeance,  qui  en  est 
l'excès  et  la  caricature.  11  corrige  bien  des  impressions 
et  des  jugements  de  son  jeune  âge  ou  de  sa  maturité 
belliqueuse.  11  fait,  notamment,  l'éloge  de  certains 
Parnassiens  autrefois  maltraités  par  sa  plume  impi- 
toyable. Il  reconnaît  les  mérites  de  Théodore  de  Banville 
et  même  de  1'  «  hugolâtre  »  Vacquerie.  Il  revise  nombre 
de  condamnations  que  son  animosité  avait  naguère 
fulminées,  et,  après  un  nouveau  procès  de  leur  cause, 
acquitte  des  inculpés  célèbres  immolés  jadis,  comme 
d'innocentes  victimes,  à  ses  préjugés  ou  à  ses  rancunes. 

Une  occasion  éclatante  lui  est  donnée,  à  ce  moment, 
de  rendre  justice  à  un  grand  peintre  méconnu  qui  vient 
de  finir  dans  un  état  voisin  de  la  misère  une  existence 
toutede  labeur  mal  récompensé  et  de  fière  dignité  beso- 
gneuse. Le  19  avril  1875,  d'Aurevilly  consacre  à  son 
compatriote  Jean-François  MiUet  une  étude  qui  est  peut- 
être  la  plus  parfaite  qu'il  ait  écrite.  «  Paysan  d'ancienne 


—  a57  - 

et  forte  race,— dit-il  de  Millet,— chez  qui  la  santé  du  talent 
prouve  la  pureté  de  l'origine,  il  était  né  à  Gréville,  non 
loin  de  Cherbourg,  sur  la  côte,  en  face  de  la  mer, 
dans  cette  presqu'île  du  Gotenlin,  la  plus  magnifique 
partie  de  cette  magnifique  Normandie  qui  a  le  privilège 
d'offrir  au  regard  dans  sa  vaste  ceinture  la  plus  éton- 
nante variété  de  paysages.  Né  là  où  il  aurait  pu  très 
bien  rester,  comme  Burns  dans  son  Ecosse,  et  où  il 
n'aurait  pas  été  moins  grand,  et  peut-être  l'aurait-il  été 
davantage,  car  les  hommes  à  aptitudes  supérieures  se 
font  seuls,  il  céda  au  torrent  du  siècle  qui  entraîne  tout 
vers  Paris.  Il  y  vint,  mais  .il  n'y  perdit  pas  son  origi- 
nalité au  froltement  des  ateliers  et  des  écoles.  Il  y  avait 
emporté  son  pays,  non  pas  à  la  semelle  de  ses  souhers, 
comme  le  disait  Danton,  tout  à  la  fois  grossier  et  sublime, 
mais  dans  sa  tête,  où  il  le  revoyait  pour  le  jeter  en  détail 
dans  la  plupart  de  ses  tableaux...  Je  le  reconnais  pour 
un  de  mes  compatriotes,  comme  un  communiant  à  la 
même  nature,  aux  mêmes  souvenirs  et  aux  mêmes 
impressions  que  moi  !  Je  le  reconnais  pour  Normand,  du 
faîte  à  la  base,  au  moindre  trait  de  son  pinceau  ou  de 
son  crayon  ».  Celui  qui  a  écrit  cette  page,  superbe  de 
mouvement  et  de  coloris,  était  Normand,  lui  aussi,  «  du 
faîte  à  la  base  »,  Normand  par  le  talent,  par  le  cœur, 
dans  tout  son  être. 

C'est  pourquoi  d'Aurevilly  n'a  point  de  repos  tant 
qu'il  ne  vit  pas  dans  son  cher  Cotentin.  Au  commence- 
ment de  l'été  187G,  il  s'arrache,  comme  de  coutume,  à 
ses  fonctions  de  critique  et  va  se  retremper,  se  revivifier 
au  contact  de  l'air  natal.  Triste  séjour,  pourtant,  que 
celui  de  celte  année-là  1  L'abbé  Léon  agonise  avec  une  len- 
teur cruelle  qui  fait  frémir  tous  les  témoins  d'un  pareil 
anéantissement  pire  que  la  mort.  Jules  passe  de  longues 


—  358  — 

heures  de  torture  auprès  de  sou  frère  presque  inauimé 
et  qui  n'a  plus  même  une  lueur  d'intellig^ence.  Il  se  sent 
pi  as  abattu,  plus  découragé  que  jamais.  Enfin  le  pauvre 
prêtre  rend  son  ànie  à  Dieu  le  14  novembre  187(3,  à 
1  âge  de  07  ans.  L'auteur  de  ï Ensorcelée  est  maintenant 
tout  seul  dans  la  vie,  sans  aucun  lien  de  famille,  sans 
foyer  rebâti.  Il  reste  l'unique  survivant  des  Barbey,  qui 
ont  fait  souche  durant  tant  de  siècles  dans  la  Basse- 
Normandie  et  dont  la  race  va  bientôt  s'éteindre. 

Sans  délai,  il  rentre  à  Paris,  ne  voulant  pas  cette  fois 
prolonger  un  séjour  trop  pénible.  Il  a  peine  à  se  remettre 
au  travail  :  il  faut  qu'il  fasse  appel  à  toutes  les  ressources 
de  son  énergie  normande  pour  prendre  le  dessus  de  sa 
douleur.  Il  se  terre  dans  sa  modeste  chambre.  11  fuit  le 
monde.,  lui  qui  s'y  passionnait  tant  autrefois.  «  Ne  dites 
pas  que  je  ne  vous  aime  point,  écrit-il  à  Saint-Maur  le 
29  juin  1877,  mais  je  ne  suis  plus  gai,  mon  cher.  Macbeth 
avait  tué  le  sommeil  ;  moi  aussi,  et  la  gaî!é  par-dessus  le 
sommeil.  Sombre  comme  la  nuit,  dont  mon  cœur  est 
l'image,  mauvais  convive,  je  ne  sais  pas  vraiment  quelle 
est  la  main  qui  fera  reflamber  ce  punch  expirant  sur  les 
bords  de  son  bol  !  » 

Pour  se  donner  un  peu  de  courage  et  prendre  quelque 
intérêt  à  la  vie,  il  a  besoin  de  se  rejeter  en  pleine  bataille. 
Justement,  M.  Emile  Zola  vient  de  publier  V Assommoir. 
Aussitôt,  d'Aurevilly  recharge  sa  canardière  et  fait  feu 
sur  la  nouvelle  œuvre  de  l'écrivain  naturaliste.  Peu 
après,  il  s'attaque  aux  Bas-bleus  et  dans  trois  articles 
retentissants,  consacrés  à  M'"»^'  Gustave  Haller,  Henry 
Gréville  et  Claire  de  Chandeneux,  il  flagelle  la  littérature 
«  enjuponnée  ».  «  La  supériorité  de  la  femme,  s'écrie-t-il, 
n'est  pas  où  la  mettent  les  Bas-bleus.  Elle  est  dans  un 
charme  qui  n'est  ni  la  Littérature,  ni  l'Art,  ni  la  Science». 


-  359  — 

Mais  il  ne  lui  suffit  pas  de  noircir  quelques  Bas-bleus. 
Il  veut  en  composer  une  galerie,  et,  une  l'ois  rassemblées, 
fustig-er  sous  la  honte  d'une  dénomination  commune 
toutes  ces  femmes  qui  '<  courent  le  guilledou  >/  de  la 
presse.  Il  réunit  donc  les  études  qu'il  a  écrites,  depuis 
qu'il  fait  de  la  critique  littéraire,  sur  les  femmes  de  lettres 
et  en  forme  un  volume  intitulé  les  Bas-bleus.  «  L'auteur 
qui  veut  barrer  la  rivière,  dit-il  dans  sa  préface,  et 
prendre  tout  le  poisson,  montre  aujourd'hui,  en  fait  de 
femmes.  Va  fleur  du  panier,  en  supposant  qu'un  pareil 
panier  ait  une  fleur.  Aujourd'hui,  ce  n'est  que  quelques- 
unes.  Mais  plus  tard,  elles  y  seront  toutes...  On  n'oubliera 

personne  ». 

Toutes...  oui,  elles  y  seront  toutes,  si  l'on  en  juge  par 
la  première  charretée!  Toutes,  même  les  femmes  exqui- 
ses comme  Eugénie  de  Guérin.  On  reproche  à  d'Aurevilly 
d'avoir  inscrit  ce  nom-là,  lequel  doit  lui  être  cher,  dans 
son  livre  qui  n'est  pas  précisément  un  livre  d'or  ni  un 
tableau  d'honneur.  «  Je  n'ai  pas  fait  de  M"«  de  Guérin  un 
bas-bleu,  riposte-t-il  le  10  novembre,  peu  de  temps  après 
l'apparition  du  volume.  J'ai  même  dit  que  le  talent  qu'elle 
a  tenait  surtout  à  ce  qu'elle  n'était  pas  un  bas-bleu; 
qu'elle  n'avait  ni  la  vanité,  ni  l'éducation,  ni  les  autres 
monstruosités  delà  bande  des  femmes  de  lettres... Vous 
avez  cru  qu'il  n'y  avait  dans  mon  livre  que  de  la  cravache. 
Il  y  a  aussi  de  la  caresse.  Mon  livre  n'est  pas  seulement 
de  la  critique,  c'est  une  thèse  dont  chaque  chapitre  fait 
la  preuve.  La  thèse,  la  voici.  C'est  que,  idIus  il  y  a  de 
talent  dans  une  femme,  quand  par  rareté  il  y  en  a, 
moins  il  y  a  debas-bleuisme;etquandilyabas-bleuisme, 
il  y  a  tache  dans  le  talent,  -  et  cela  toujours!  »  On  n'est 
pas  plus  galant. 
Mais  cette  galanterie  rétrospective,  et  d'ailleurs  super- 


—  360  - 

ficielle,— car  elle  cache  en  son  fond  beaucoup  de  mépris, 
—  ne  suffit  pas  à  calmer  les  blessures  d'amour-propre 
faites  aux  Bas-bleus.  Pour  guérir  de  telles  plaies,  il 
faudrait  un  baume  plus  souverain.  Tandis  donc  que 
d'Aurevilly,  sitôt  son  livre  paru,' à  la  lin  d'octobre,  s'en 
va  tranquillement  prendre  ses  quartiers  d'hiver  à 
Valognes,—  certain  que  les  polémiques  ne  l'y  atteindront 
pas,—  on  s'agite  fort  à  Paris  dans  le  monde  des  lettres. 
C'est,  de  tous  côtés,  un  admirable  déchaînement  de 
récriminations,  une  tempête  de  cris,  un  ouragan  de 
plaintes  et  de  menaces.  Il  y  a  mieux  encore.  Plusieurs 
bas-bleus  ont  décidé  de  tirer  vengeance  des  attaques 
de  l'implacable  critique.  Précisément,  l'éditeur  Palmé 
a  publié  naguère  une  seconde  édition  du  Prêtre  Marié 
et  en  a  répandu  des  exemplaires  à  profusion  dans 
les  librairies  catholiques.  Le  roman  se  vend  et  se  lit, 
au  détriment  des  sottes  et  fades  créations  des  auteurs 
pieux.  N'est-ce  pas,  en  vérité,  un  scandale  ?  Quelques 
femmes  de  lettres,  qui  viennent  d'essuyer  le  feu  meur- 
trier du  Chouan  de  Normandie,  s'en  indignent  amère- 
ment. De  la  parole  à  l'acte,  il  n'y  a  qu'un  pas...  pour 
elles.  Sans  retard,  ces  vertueuses  personnes  vont  trouver 
l'archevêque  de  Paris,  le  cardinal  Guibert,  et  se  font 
près  de  lui  l'écho  des  soi-disant  protestations  générales 
conti'e  la  place  de  choix  octroyée  sur  le  marché  des 
livres  chrétiens  à  l'ouvrage  d'un  romancier  immoral.  Le 
candide  archevêque,  qui  n'a  jamais  lu  Barbey  et  ignore 
peut-être  jusqu'à  son  existence,  ne  peut  que  tomber 
d'accord  avec  ses  charmantes  visiteuses  ;  il  s'étonne  à 
son  tour  de  la  tolérance  criminelle  accordée  au  Prêtj^e 
Marié,  —  s'imaginant  (le  pauvre  homme!)  que  ce  doit 
être  un  affreux  roman  dirigé  contre  l'Eglise,  le  sacerdoce 
et  le  célibat  ecclésiastique.  Naturellement,  le  bataillon 


—  3G1  — 

féminin  jubile,  en  secret  et  tout  bas,  de  l'ignorance  du 
prélat,  mais  se  garde  bien  de  le  détromper.  Nos  bas-bleus 
ont  la  rancune  tenace:  tout  en  riant  sous  cape  de  la 
méprise  du  plus  haut  dignitaire  de  la  religion  en  France, 
elles  Texcitent  à  sévir  rigoureusement  contre  une  œuvre 
scélérate.  Alors  le  cardinal  Guibert  lance  un  interdit  sur 
le  roman  si  orthodoxe  de  Barbey  d'Aurevilly  et  en 
défend  la  vente  dans  toutes  les  dévotes  maisons  de 
publicité  cléricale. 

Pendant  que  cette  intrigue  se  noue  dans  certains 
boudoirs  et  dans  quelques  sacristies,  d'Aurevilly,  qui  ne 
se  doute  de  rien,  jouit  de  la  grande  paix  automnale  qui 
tombe  sur  sa  chère  ville  de  Valognes.  «  Je  m'apprends 
ici  à  vivre  seul,  écrit-il  à  M.  Paul  Bourget  le  19  décembre 
1877.  Amère  éducation  que,  cette  année,  je  me  suis 
terriblement  donnée  dans  cette  ville  morte,  dont  les 
pavés  sont  les  tombes  de  mes  premières  folies  de  cœur 
et  de  mes  souvenirs.  J'avais  eu  le  projet  d'en  partir  plus 
tôt,  mais  j'ai  eu  la  fantaisie,  —  hélas!  plus  sentimentale 
que  pieuse,  —  d'entendre  la  messe  de  minuit  sous  les 
voûtes  de  l'église  Saint-Malo  de  Valognes;  j'ai  de  sveltes 
spectres  à  y  chercher  dans  ses  plus  noires  et  ses  plus 
mystérieuses  chapelles  ». 

Barbey  d'Aurevilly  ne  rentre  à  Paris  que  pour  le 
l'^"' janvier  1S78.  Aussitôt  il  apprend  le  délicieux  procédé 
de  vengeance  des  rancuneux  Bas-bleus.  Ses  amis  l'enga- 
gent à  y  répondre  en  racontant  les  dessous  de  l'histoire. 
Mais  il  s'y  refuse.  Catholique  trop  convaincu  pour  jeter 
la  pierre  à  un  archevêque,  il  aime  mieux  souffrir  en 
silence  de  la  guerre  à  coups  d'épingles  et  à  coups  de 
goupillons  qu'on  lui  fait  déloyalement.  Lui,  c'est  d'une 
autre  manière,  au  grand  jour  et  face  à  l'ennemi,  qu'il 
comprend  la  lutte!  Malgré  tout,  il  ne  peut  se  défendre 


-  362  - 

d'un  sentimentdetristes.se,  à  la  pensée  qu'il  est  renié  par 
l'Ég-lise  catholique,  pour  un  roman  de  la  plus  orthodoxe 
morale,  après  avoir  été  honni  par  les  Académies  pour  sa 
fiére  inlransig-eaûce,  par  les  Revues  et  les  coteries  pour 
son  individualisme  hautain,  par  la  magistrature  pour 
Toriginalité  hardie  de  ses  créations.  D'xA.urevilly  a  tort 
de  s'affliger  de  toutes  ces  sentences  d'excommunication  : 
la  nouvelle  condamnation  qui  vient  de  le  frapper  est 
logique.  Tous  les  corps  constitués  doivent,  à  lourde  rôle, 
l'éloigner  et  le  maudire.  Sans  cela,  il  ne  mériterait  pas 
le  beau  nom  de  franc-tireur  dont  il  s'est  toujours  fait 
gloire. 

Mais,  à  titre  de  cathohque,  il  a  raison  de  ne  pas 
protester  contre  la  mesure  dont  il  est  victime.  Par  là,  il 
fait  preuve  de  soumission  aux  décrets  de  l'Église  et 
d'obéissance  aux  princes  apostoliques.  C'est  un  des 
articles  essentiels  de  la  doctrine  romaine.  L'auteur  de 
VEnsorcelée  rentre  en  lui-même  et  se  tait.  Il  ne  fait 
même  pas  allusion  devant  ses  amis  à  la  douleur  que  lui 
a  causée  le  veto  épiscopal.  Il  se  contente  de  déplorer  les 
calomnies  trop  facilement  accréditées  auprès  des  puis- 
sances spiritueRes  qu'il  respecte.  Il  en  devient  plus 
sombre  encore  que  par  le  passé.  «  Croyez-vous  aux 
spectres?  écrit-il  à Saint-Maur  le  31  janvier  1878.  Moi,  j'y 
crois  !  Ce  sont  des  amis  qui  reviennent  vers  ceux  qui  les 
oublient,  —  avec  l'obstination  des  êtres  immortels...  Je 
suis  à  Paris  depuis  un  mois  et  je  n'ai  vu  personne  encore. 
La  solitude,  cette  maîtresse  noire  qui  vous  étouffe  à  force 
de  vous  embrasser,  me  devient  odieuse  et  je  veux  rompre 
avec  elle.  Mais  le  pourrai-je  jamais?  C'est  ma  Vieille 
Maîtresse,  et  le  monde,  comme  il  est,  ajoute  à  sa  puis- 
sance. N'importe!  je  voudrais  vous  remettre  ces  Bas- 
Neiis  dont  le  succès  ridicule  ne  vient  que  du  cri  des 


-  363  ~ 

femmes,  qui  ont  crié  parce  que  j'ai  marché  sur  leurs 
prétentions  comme  on  marche  sur  des  cors...» 

Barbey  d'Aurevilly  semble  bien  maintenant  renoncer 
à  la  lutte.  Tout  l'y  invite,  d'ailleurs.  L'éditeur  Lcinerre 
veut  faire  entrer  dans  sa  collection  les  (xnivrcs  du  grand 
écrivain  bas-normand.  C'est  une  grosse  besogne  de 
revision  et  de  correction  qui  incombe  à  l'auteur.  Il  passe 
à  ce  travail  assez  rebutant  la  majeure  partie  de  l'année 
1878.  Il  n'a  même  pas  le  loisir  de  se  rendre  à  Valognes, 
comme  il  le  désire,  au  commencement  de  l'été.  Sa  tâche 
le  retient  à  Paris  ;  mais  il  y  vit  aussi  solitaire  que  s'il 
était  en  province.  La  part  qu'il  fait  à  ses  amis  devient  de 
jour  en  jour  moindre,  et  ceux-ci  s'en  plaignent.  Il  faut  un 
nouveau  concours  de  circonstances  pour  le  décider  à 
reprendre  une  vie  plus  active. 

A  l'automne,  le  journal  Le  Parlement  lui  confie  la 
rédaction  de  la  chronique  théâtrale.  L'ancien  collabora- 
teur du  Nain  Jaune  accepte  avec  joie  cette  fonction  où  il 
s'est  déjà  illustré  par  maints  exploits.  Il  s'en  acquitte  plus 
que  consciencieusement,  —  avec  éclat,  mais  sans  les 
éclats  d'antan.  L'heure  des  grandes  luttes  est  passée.  La 
besogne  est  plus  modeste,  les  rivalités  d'écoles  dramati- 
ques ayant  disparu.  Finies,  les  belles  campagnes  d'avant 
1870,  au  cours  desquelles  le  panache  rutilant  de  Barbey 
d'Aurevilly  balayait  les  fleurs  écloses  aux  feux  de  la 
rampe  du  Théâtre-Français,  de  l'Odéon,  du  Gymnase  et 
du  Vaudeville. 

Lorsqu'il  rentre  chez  lui,  dans  sa  chambre  de  la  rue 
Rousselet,  d'Aurevilly  se  sent  plus  seul  que  jamais.  «  Je 
vis  avec-moi-même  pour  l'heure...  mauvaise  compagnie  ! 
écrit-il  à  Saint-Maur  le  25  janvier  1879...  Que  la  vie  est 
donc  mal  faite  et  bête  !  Et  il  semble  qu'il  serait  si  facile 
d'être  heureux  !  On  voit  cela,  quand  l'occasion  du  bonheur 


—  :364  — 

est  passée  !  »  Pourtant,  il  n'est  pas  encore  au  bout  de  ses 
épreuves.  Le  charmant  Hector  de  Saint-Maur  décline 
peu  à  peu  et  paraît  ne  prendre  plus  goût  à  l'existence. 
Gomment  relever  ce  courage  défaillant?  «  Vous  vous  dites 
«  ganache  //  pour  vous  excuser,  —  lui  reproche  Barbey. — 
Croyez-vous  que  j'accepte  comme  argent  comptant  le 
beau  titre  dont  vous  vous  décorez  ?  Ganache  !  Quelle 
plus  commode  couverture  pour  l'indifférence  et  la 
paresse!  Seulement,  prenez  garde,  Saint-Maur...!  C'est 
d'une  mauvaise  hygiène  intellectuelle  que  de  s'appe- 
ler si  facilement  «  ganache  ».  Il  y  a  des  enterrements 
avant  l'heure,  qui  font  mourir.  Il  ne  faut  jamais  s'enterrer 
soi-même.  Les  autres,  qui  nous  doivent  enterrer,  en 
seraient  trop  contents  !  Et  puis,  mon  cher,  ce  n'est  pas 
Dandy,  du  tout,  que  de  se  proclamer  inférieur,  même 
quand  on  le  serait...  Et  vous  ne  l'êtes  pas  !  » 

Cette  leçon  d'énergie  à  outrance,  de  résistance  fière  et 
impassible  jusqu'à  la  fin,  est  fort  belle.  Mais  c'est  Saint- 
Maur  qui  a  raison,  dans  ses  sinistres  pressentiments. 
Le  pauvre  poète  meurt,  en  effet,  au  mois  de  juillet  1879. 
Désormais  l'isolement  va  se  faire  plus  entier,  plus  irré- 
médiable, autour  de  d'Aurevilly.  Les  meilleurs  liens  de 
l'amitié  sont  chaque  jour  rompus  par  la  mort  et  les 
souvenirs  qu'ils  éveillent  se  font  de  plus  en  plus  tortu- 
rants. Pour  se  soustraire  à  l'étreinte  des  pensées  mélan- 
coliques et  amères  qui  l'assiègent,  le  romancier  se  rejette 
en  pleine  mêlée  littéraire,  on  pleine  lutte.  Il  n'est  plus 
jeune  ;  néanmoins  ses  épaules  semblent  porter  avec 
verdeur  le  poids  de  ses  71  ans.  Avant  de  disparaître  à 
son  tour,  il  veut  épuiser  toutes  ses  munitions  de  bataille. 
Ses  derniers  feuilletons  de  théâtre,  son  Gœthe  et  Diderot, 
voilà  les  suprêmes  coups  de  mousquet  de  l'individualiste 
Barbey  d'Aurevilly. 


CHAPITRE     XVII 

Gœthe  et  Diderot 

COLLABORATION  AU  Constitutio/inel,  AU  Triboulet, 

AU  Gil  Blas 

Une  Histoire  sans  nom,  Ce  qui  ne  meurt  pas, 

les  Œuores  et  les  Homn^es 

l'académie  française  et  l'académie  des  concourt 

Une  Page  d'Histoire 

derniers  voyages  en  NORMANDIE.  -  Amaïdée 

MORT    DE   JULES    BARBEY    d'aUREVILLY 
(1880-1889) 


L'ouvrag-e  miiinlé  Gœthe  et  Diderot  porte  en  épigraphe 
ce  mot  tout  à  fait  significatif  :  Iconoclaste.  En  effet,  le 
briseur  didoles,  qui  s'appelle  d'Aurevilly,  a  voulu  dans 
ce  livre  démolir  deux  statues  que  l'opinion  publique  a 
mises  sur  un  très  haut  piédestal  :  l'auteur  de  WertJier 
et  l'auteur  du  Neveu  de  Rameau.  Mais  ce  n'est  pas,  à 
proprement  parler,  l'individualité  de  ces  deux  écrivains 
que  le  critique  a  essayé  de  réduire  à  néant  ;  il  a  plutôt 
visé  l'admiration  béate  et  irraisonnée  que  les  esprits  de 
France,  d'Europe  et  même  du  monde  entier,  ont  vouée 
à  deux  hommes  représentatifs  d'une  époque.  «  C'est  une 


—  3(3(3  — 

charge  avec  la  cravache  de  Miii-at  »,  disait-il  de  sou 
œuvre.  Par  là,  il  suivait  inéthodiquemeut  son  plan 
d'attaque  contre  les  coteries  et  les  sociétés  de  congra- 
tulation mutuelle. 

Déjà,  ces  études  sur  Gœthe  et  Diderot  avaient  été 
publiées  dans  le  Constitutionnel.  Elles  n'avaient  même 
au  début  aucun  lien  qui  pût  faire  prévoir  leur  réunion 
future  en  un  fascicule  commun.  Le  travail  relatif  a 
Gœthe  fut  commencé  pendant  les  loisirs  du  siège  de 
Paris,  —  «  entre  deux  gardes  >>,  dit  d'Aurevilly,  —  et  ne 
devait  être  dans  le  principe  qu'un  compte-rendu  d'une 
nouvelle  traduction  des  Œuvres  complètes  de  l'écrivain 
allemand.  Quant  à  Diderot,  ce  n'est  qu'en  1875,  lorsque 
parut  le  premier  volume  de  la  grande  édition  deMM.  As- 
sézat  et  Tourneux,  que  BaiiDey  eut  l'idée  de  «  prendre  la 
mesure  »  de  cette  illustre  personnalité.  Ayant  consacré 
une  critique  spéciale  à  chaque  tome  de  la  collection,  il 
se  trouva,  en  1879,  avoir  fait  une  étude  d'ensemble  sur 
les  œuvres  et  l'influence  du  directeur  de  l'Encyclo- 
pédie. Alors  seulement  il  se  décida  à  rassembler  sous  un 
même  titre  la  série  de  ses  articles  jumeaux,  —  jumeaux 
sinon  par  la  date,  du  moins  par  l'intention.  Il  les  avait 
écrits,  sans  peut-être  s'en  douter,  d'après  un  plan  iden- 
tique et  conçu  dans  une  égale  pensée  de  protestation 
contre  le  «  Mamelouckisme  »  contemporain.  Le  livre 
parut  en  1880.  Il  eut  un  succès  de  scandale. 

Tandis  que  les  polémiques  allaient  leur  train,  en  France 
et  surtout  à  l'étranger,  autour  de  ce  nouveau  témoignage 
d'irrévérence  à  l'égard  des  grands  hommes,  d'Aurevilly, 
insoucieux  du  «  qu'en  dira-t-on  »,  faisait  feu  d'un  autre 
côté.  Le  Trihoidct,  journal  d'avant-garde  royaliste  et 
catholique,  venait  de  lui  confier  le  feuilleton  des  théâtres. 
Malgré  ses  72  ans  accomplis,  le  tirailleur  du  Nain  Jaune 


—  307  — 

et  du  Parlement  reprit  là,  ses  bonnes  habitudes  de  guer- 
rier indomptable  et  souleva  encore  de  violentes  tempêtes 
par  son  intransigeante  et  loyale  indépendance.  D'autant 
plus  ennemi  des  admirations  conventionnelles  que  la 
foule  met  plus  d'empressement  à  les  accepter,  il  ne  pou- 
vait naturellement  traduire  ses  opinions  toutes  crues 
sans  exciter  les  véhémentes  récriminations  des  critiques 
du  boulevard. 

Dans  l'intervalle  de  ces  luttes  réitérées,  il  aimait  à  se 
reposer  au  milieu  de  quelques  salons  choisis,  où  on 
l'accueillait  avec  respect.  Il  y  rencontra  une  femme 
supérieurement  douée,  qui  l'avait  autrefois  séduit  et 
conquis  par  ses  Poésies  PhilosopJdques  :  M'"^  Ackermann. 
Il  l'appelait,  afiii  de  bien  la  distinguer  des  Bas-Bleus  : 
«  un  brave  Jmmne  de  génie  ».  «  J'ai  dîné  vendredi  der- 
nier avec  d'Aurevilly,  écrivait  de  son  côté  M'"'' Ackermann, 
le  27  avril  18S0.  Il  y  avait  quatorze  ans  que  je  ne  l'avais 
vu.  Physiquement,  il  est  resté  tel  que  jadis  ;  il  n'a  pas 
vieilli  ;  sa  plume,  non  plus.  »  Mais  comme  M'"^  Ackermann 
inclinait  fort  vers  les  idées  germaniques,  elle  ne  put  lire 
sans  indignation  le  Gœthe  et  Diderot  de  celui  qu'elle 
nommait  «  ce  matamore  de  Barbey  ».  «  J'ai  reçu,  —  dit- 
elle  le  31  décembre  1880,  —  un  article  de  Revue  alle- 
mande où  notre  matamore  est  arrangé  de  belle  façon.  Il 
faut  l'avouer,  il  ne  l'a  pas  volé.  Comment  !  lui  qui  ne  sait 
pas  un  mot  d'allemand  (i),  s'aviser  de  vouloir  démolir 
Gœthe,  frapper  d'estoc  et  de  taille  sur  une  pareille  per- 
sonnalité !  » 

Ces  réprimandes,  amicales  ou  non,  n'étaient  pas  de 
nature  à  froisser  d'Aurevilly.  Loin  de  s'en  formaliser,  il 

(1)  M"'=  Ackermann  se  trompait.  Barbey  d'Aurevilly  avait  appris  l'allemand 
dans  sa  jeunesse  et  ne  l'avait  pas  oublié.  Il  se  jilaisait  à  lire  dans  le  texte  le 
pliilosoplie  Hegel  qu'il  trouvait,  disait-il,  aussi  amusant  qu'un  romancier. 


—  368  — 

s'en  enorgueillissait.  Il  aimait  la  contradiction,  pourvu 
qu'elle  vînt  d'un  adversaire  loyal.  C'est  ainsi  qu'il  appré- 
cia au  plus  haut  point  le  libre  jugement  et  la  droite 
conscience  d'un  savant,  d'un  universitaire  de  marque, 
Ernest  Havet.  Il  lui  avait  envoyé  les  Propliètes  du  Passé, 
dont  la  librairie  Palmé  faisait  une  nouvelle  édition,  et 
reçut  en  remerciement,  le  23  août  1880,  la  très  belle 
lettre  suivante  qui  le  toucha  vivement.  «  Il  y  a  long- 
temps, écrivait  M.  Havet,  que  je  me  suis  habitué,  en 
commentant  Pascal,  à  séparer  l'homme  de  la  thèse  ;  je 
l'ai  donc  l'ait  tout  naturellement  pour  votre  livre  ; 
l'homme  m'a  paru  puissant,  et  la  thèse  vaine.  Mais  je 
tiens  à  m'expliquer  là-dessus,  car  je  ne  veux  pas  que 
vous  me  soupçonniez  de  la  sottise  de  vous  réduire  à  ce 
qu'on  appelle  le  style.  Le  style  et  la  pensée,  c'est  tout  un  ; 
c'est  donc  bien  dans  la  pensée  qu'est  votre  force.  Mais  la 
pensée  n'est  pas  la  même  chose  que  la  thèse  ;  sans  quoi, 
étant  donnés  par  exemple  Bossuet  et  Voltaire,  lun  des 
deux  ne  serait  nécessairement  qu'un  imbécile.  Une  thèse 
erronée  peut  être  une  occasion  de  penser  très  fortement 
et  de  répandre  à  pleines  mains  des  vérités,  et  c'est 
précisément  ce  que  vous  faites  et  ce  qu'ont  fait  aussi  vos 
grands  hommes.  Comme  eux, à  mon  avis,  vous  êtes  à  la 
fois  puissant  et  impuissant.  Vous  ne  viendrez  pas  à  bout 
de  nous  faire  monarchiques  et  catholiques,  mais  vous 
réussissez  supérieurement  à  nous  faire  sentir  que,  quand 
on  a  dit  qu'on  ne  l'est  plus,  tout  n'est  pas  dit  et  qu'on  n'a 
pas  trouvé  pour  cela  la  solution  de  tous  les  problèmes  ni 
le  remède  à  tous  les  maux...  Vous  pensez  bien  que  je  ne 
vais  pas  vous  fatiguer  à  opposer  ma  thèse  à  la  vôtre.  Je 
me  bornerai  à  vous  demander,  parce  que  ce  sera  court, 
si,  en  comparant  l'Espagne  catholique  à  l'hérétique 
Allemagne,  vous  êtes  si  sûr  que  ce  soit  la  première  qui 


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ait  eu  le  meilleur  lot.  Mais  vous  me  direz  que  l'Espagne 
n'a  pas  encore  assez  brûlé  »  (1). 

Tout  écrivain,  qui  reçoit  une  pareille  lettre  d'an  adver- 
saire non  moins  courtois  que  convaincu,  peut  à  bon  droit 
en  être  fier.  Mais,  pour  être  conséquent  avec  sa  légitime 
fierté,  il  devra  prendre  la  une  grande  leçon  de  tolérance. 
Barbey  d'Aurevilly  ne  se  sentait  pas  instinctivement 
enclip  à  cette  rare  vertu  qui  ne  fleurit  que  dans  les  âmes 
où  la  passion  de  la  vérité  laisse  intact  le  respect  des 
opinions  contraires.  Cependant  la  vie  lui  apprenait  de 
plus  en  plus  l'obligation  de  respecter,  coûte  que  coûte, 
non-seulement  les  personnes,  mais  encore  les  doctrines. 
Les  bienfaits  de  la  charité  s'épanouirent  dans  son  âme  en 
ces  dernières  années  de  son  existence.  Voilà  la  conclusion 
suprême  à  laquelle  l'amenait  un  demi-siècle  de  luttes 
acharnées  et  souvent  iniques  !  Etait-ce  bien  la  peine 
d'avoir  dépensé  en  pure  perte  tant  d'ardeurs  belliqueuses? 
Malgré  tout,  il  ne  faut  point  les  regretter  :  sans  ces 
injustices,  nous  n'aurions  pas  eu  le  véritable  et  authen- 
tique représentant  de  l'absolutisme  moderne,  le  d'Aure- 
villy dont  nous  vénérons  la  franchise  rude  et  brutale. 

Ses  séjours  d'automne  au  pays  natal  le  rendaient 
également  meilleur.  A  Valognes,  il  faisait  ample  pro- 
vision de  cette  mélancolie  intense  qui  dispose  l'esprit  à 
la  pitié  et  à  l'indulgence.  Il  se  saturait,  chaque  année,  de 
souvenirs  pieux  qui  l'inclinaient  aux  effusions  d'une 
tendresse  réfléchie.  «  Je  suis  l'Isolé,  écrivait-il  de  son 
cher  Cotentin  le  IG  septembre  1880...  Je  sortais  du  soleil, 

(1)  Je  suis  infiniment  reconnaissant  à  M.  Louis  Havct,  membre  de 
l'Institut,  d'avoir  Lien  voulu  m'autoriser  à  reproduire  ici  cette  lettre  inédite 
et  plusieurs  autres  qu'on  lira  plus  loin.  Ces  documents  me  paraissent 
fournir  une  réponse  très  concluante  aux  théories  de  Barbey  d'Aurevilly  et 
servent  en  quelque  sorte  à  «  mettre  au  point  »  mes  propres  critiques. 

24 


-  370  — 

beau  jusqu'à  mou  départ,  à  Paris,  et  j'entrais  sous  la 
nuée,  élernelle  eu  Xoruiaudie,  dans  ce  paj's  fatal  aux 
unies  profondes,  car  il  augmente  leur  tristesse.  Cette 
nuée  n'a  pas  cessé  de  nous  envoyer  des  pluies  furieuses, 
en  les  accompagnant  de  ces  vents  d'Ouest  qui  ont  gémi 
sur  mon  berceau.  «  Oh  !  que  le  son  du  cor  est  triste  au 
fond  des  bois  !  »,  a  dit  de  Vigny.  11  n'avait  pas  entendu 
cette  flûte  douloureuse  du  vent  de  l'Ouest,  en  Normandie, 
qui  semble  Tàme  des  trépassés  sur  les  toits!  » 

A  Paris,  il  est  bien  aussi  l'exilé  et  l'isolé,  —  plus  seul, 
plus  horriblement  proscrit  que  partout  ailleurs.  Et  pour- 
tant on  l'y  entoure  d'hommages  !  Les  «jeunes»  sont  veiuis 
à  lui  :  son  panache  a  rallié  les  Bourget,  les  Rollinat,  les 
Haraucourt,  les  Uzanne,les  Elemir  Bourges,  les  Mirbeau, 
les  Gustave  Geffroy,  qui,  très  indépendants  et  séparés  du 
■Maître  par  l'abîme  des  croyances  littéraires  ou  autres, 
ne  lui  en  témoignent  pas  moins  une  respectueuse  admi- 
ration. Dans  le  monde,  on  lui  fait  fête  et  on  le  recherche. 
Mais  nulle  part  il  ne  se  trouve  tant  à  l'aise  que  dans  le 
salon  de  Madame  et  de  Mademoiselle  Louise  Read,  qui 
lui  offrent  le  charme  de  l'intimité  familiale  et  lui  donnent 
la  douce  illusion  du  foyer  reconstruit.  Par  toutes  les 
sollicitudes  de  leur  grand  cœur,  ces  personnes  d'éhte  lui 
font,  pour  une  heure,  oublier  que  son  pauvre  logement 
de  la  rue  Rousselet  n'est,  comme  il  le  dit  lui-même, 
qu'un  «  tourne-bride  de  sous-lieutenant  ». 

De  plus  en  plus,  on  vénère  d'Aurevilly  à  l'égal  d'un 
ancêtre  et  l'on  a  pour  ses  jours  déclinants  les  égards 
qu'on  réserve  aux  plus  élevés  parmi  les  esprits  émi- 
neiits.  Ces  égards,  il  les  mérite  et  il  en  sent  le  prix.  Nul 
ne  sait  mieux  remercier,  que  lui,  d'une  délicatesse, 
d'une  attention,  d'un  mot  qui  touche  le  cœur.  Toute 
sa  tendresse  d'âme   passe   dans  son    langage  quand 


-  871  - 

il  veut  faire  saisir  les  nuances  les  plus  imperceptibles 
d'une  gratitude  qui  n'essaie  jamais  de  se  dérober. 

C'est  au  sein  de  cette  atmosphère  reposante  d'hom- 
mages et  d'amitiés  qu'il  achève,  pour  la  publier  à  part, 
la  dernière  de  ses  Diaboliques  :  Une  Histoire  sans  nom. 
Il  n'interrompt  son  travail,  en  septembre  1881,  que  pour 
aller  quelques  semaines  respirer  l'air  natal  de  sa  chère 
Normandie  ;  mais  il  revient  à  Paris  pour  le  «  réveillon 
de  Noël  »  et  se  remet  aussitôt  à  la  besogne.  L'œuvre  est 
prête  à  la  fin  de  mai  1882.  Le  Gil  Bias  en  entreprend 
aussitôt  la  publication.  Dès  le  début,  un  mouvement  de 
curiosité  très  vive  et  très  sympathique  se  dessine  en 
faveur  du  nouveau  roman,  —  roman  étrange  et  vrai, 
réellement  «  sans  nom  »,  comme  l'histoire  qu'il  raconte, 
où  sont  stigmatisées  les  duretés  du  jansénisme  et  où  se 
trouvent  peints  une  fois  encore,  avec  les  plus  chaudes 
couleurs,  les  paysages  du  Cotentin.  Au  mois  d'octobre, 
le  livre  paraît  chez  Lemerre.  Le  bon  accueil  des  lettrés, 
déjà  décidé  par  l'épreuve  du  feuilleton  au  Gil  Blas,  se 
double  et  s'accroît  d'un  franc  succès  de  librairie.  Sur  le 
tard,  la  fortune  sourit  au  romancier  normand.  Voilà 
peut-être  la  récompense  de  l'apaisement  qu'il  a  fait  autour 
de  lai  et  en  lui-même.  Barbey  d'Aurevilly  en  est  tout 
heureux:.  «  \J Histoire  sans  nom  va  bien  à  Paris,  mande- 
t-il  gaiement  à  M'"'  Readle  11  octobre.  Outre  les  journaux 
et  vos  lettres,  j'ai  des  lettres  dans  lesquelles  on  sent  le 
frémissement  du  succès,  et  de  gens  qui  ne  m'écrivent 
jamais.  »  Toutefois,  ce  triomphe  inespéré  ne  se  maintient 
pas  a  l'horizon  littéraire,  sans  amonceler  plus  d'un  nuage. 
Les  amis  ont  parlé;  c'est  au  tour  des  ennemis  à  élever  la, 
voix.  En  un  long  article  de  la  Gazette  de  France, 
M.  dePontmartin  dénonce  l'œuvre  nouvelle  comme  enta- 
chée d'immoralité,  et,  par  la  même  occasion,  fait  le  procès 


-  372  — 

de  l'auteur  en  des  termes  d'une  violence  inouïe.  Ne 
s'oublie-t-il  pas  jusqu'à  reprocher  à  son  confrère  d'avoir 
été  bonapartiste  et  de  ne  s'être  pas  engagé  parmi  les 
zouaves  pontificaux? 

D'autres  critiques,  quoique  bien  intentionnés,  répètent 
à  ce  sujet  mille  légendes  :  ils  rappellent,  avec  plus  ou 
moins  d'à-propos,  les  attaques  de  d'Aurevilly  contre 
Flaubert.  «  C'est  toujours  la  même  chose,  —  constate 
mélancoliquement  le  fier  romancier,  —  le  mensong-e  qui 
s'attache  à  moi,  comme  le  lierre  au  mur,  le  mensonge, 
même  bienveillant  !  Je  n'ai  jamais  connu  Flaubert.  Je 
n'ai  pas  fait  la  sortie  contre  la  Lucrèce  Borgia  de  Hugo, 
et  je  n'ai  parlé  de  Mameloucks  que  dans  ma  critique  des 
Misérables.  Qui  donc  me  déscntoi-tiUera  de  ce  manteau 
de  mensonges  à  travers  lequel  on  me  voit  toujours  !  Si  je 
n'étais  pas  maintenant  l'endurci  de  la  vie,  le  Bronzino 
du  mépris,  qui  aimerait  mieux  l'obscurité  que  tout;  si 
j'étais  sensible  au  succès  qui  m'eût  ravi  plus  tôt,  comme 
cela  me  gâterait  mon  succès,  qui  est  le  premier  !  »  Et  il 
conclut  :  «  N'en  parlons  plus  !  c'est  déjà  trop.  » 

Pour  le  consoler  de  sa  mésaventure,  survenue  inopi- 
nément en  pleine  jouissance  d'un  triomphe  tardif,  il  ne 
faut  rien  moins  que  le  parfum  de  l'air  natal.  «  Je  suis, 
dit-il,  revenu  à  Valognes,  la  ville  de  mes  premiers  songes 
et  de  mes  derniers  rêves,  par  un  soleil  d'automne,  beau 
comme  tout  ce  qui  va  mourir.  »  Il  se  sent  redevenir  jeune 
et  renaître  à  la  vie,  au  souffle  automnal  de  la  natui-e 
normande.  Il  semble  que,  là,  le  coup  de  fouet  du  charre- 
tier cotentinais  réveille  ses  instincts  belliqueux  endormis. 
A  propos  d'une  réimpression  projetée  des  Dlaholiques,  il 
mande  à  M''^  Read  :  «  Je  veux  faire  une  préface  à  la 
Beaumarchais,  et  cela  non  pas  seulement  pour  faire 
claquer  mon  fouet  sur  le  dos  des  imbéciles  et  des  pervers 


—  373  — 

qui  m'ont  persécuté,  mais  dans  l'intérêt  de  l'avenir  et 
des  éventualités,  si  nous  en  avons  contre  nous.  Je  veux 
faire  pour  moi,  avant  le  procès,  si  nous  devions  en  avoir 
un,  ce  que  j'ai  fait  pour  Baudelaire,  après  le  sien.  » 

Mais  d'autres  besognes  l'attendent  et  le  détournent  de 
celle-là.  Le  Gil  Blas,  mis  en  goût  par  le  succès  d'finc 
Histoire  sans  nom,  désire  publier  Germaine,  —  «  cette 
superbe  et  indolente  Germaine,  dont  l'aristocratie  séduit 
peu  la  plèbe  do  ces  faquins  appelés  libraires  »,  disait 
d'Aurevilly  en  1835,  au  moment  où  il  venait  de  l'achever. 
Va-t-elle  donc  séduire  maintenant  jusqu'aux  lecteurs  de 
romans-feuilletons?   L'aventure  ne  serait  pas  banale. 
D'Aurevilly  est  enchanté  d'en  faire  l'expérience.  11  est 
ravi  non  moins  que  surpris  du  bon  accueil  qu'on  se  pro- 
pose de  réserver,  —  un  demi-siècle  après  qu'elle  a  été 
écrite,  —  à  la  romanesque  et  romantique  lamentation  de 
ses  vingt-cinq  ans  angoissés.  Il  a  un  renouveau  de  gaîté, 
en  songeant  que  la  pide  fille  qu'il  a  tant  caressée  de  ses 
mains  d'artiste  sera  bient(3t  fêtée  dans  le  monde.  C'est 
un   sentiment  bien  permis  d'orgueil  paternel,  d'autant 
plus  vif  qu'il  a  été  plus  longtemps  comprimé.  Jouir,  au 
bord  de  la  tombe,  d'un  succès  que  l'on  doit  à  sa  jeunesse 
laborieuse,  n'y  a-t-il  pas  là,  pour  un  écrivain,  en  même 
temps  qu'un  mélancolique  rappel  du  passé,  une  source 
de  fierté  infiniment  légitime  !  Or,  c'est  toute  l'àme  de 
l'adolescent  Jules  Barbey  qui  palpite  et  tressaille  dans 
«  ce  livre,  que  je  ne  puis  pas  ne  pas  aimer  »,  écrit-il.  Et 
il  ajoute  :  «  Corrigé,  amélioré,  creusé,  avec  des  paysages 
nouveaux,  il  me  fait  l'eftet  d'être  un  livre  fort...  C'est 
une  idée,  que  ce  livre  écrit  avec  les  défauts  de  la  jeu- 
nesse et  que  je  vais  corriger  avec  les  amères  qualités 
acquises  de  la  maturité.  »  11  se  reprend  donc  à  adorer  sa 
Germaine,  un  peu  oubliée  dans  les  luttes  d'antan,  et  il  la 


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pare  comme  ime  épousée  prête  à  recevoir  l'anneau 
nuptial  de  la  faveur  publique. 

Seulement,  il  ne  peut  se  livrer  a  un  travail  bien  suivi, 
pendant  son  séjour  en  Normandie,  tant  il  est  obsédé  par 
les  souvenirs  qui  pèsent  chaque  année  d'un  poids  plus 
lourd  sur  son  âme.  «  J'ai  passé  tout  le  temps  de  ce 
voyage,  écrit-il  le  9  novembre  1882,  sous  une  pluie  et  un 
vent  qui  ont  leur  beauté,  mais  la  beauté  la  plus  triste, 
même  pour  moi,  canard  sauvage  de  l'Ouest,  l'enfant  des 
ciels  gris  et  des  rivières  glauques  !  J'en  ai  assez  de 
l'ivresse  amère  du  passé,  dans  ce  chien  de  pays  trop 
aimé  !  et  je  m'en  retournerai  avec  bonheur  vers  vous, 
quoique  j'aie,  malgré  tout,  de  la  peine  à  arracher  mes 
racines  d'ici  !  »  Quelques  jours  plus  tard,  le  13,  il  dit 
encore  :  «  Je  vous  écris  de  cet  appartement  triste,  — 
moins  triste  que  moi,  —  où  je  vis  si  seul  avec  mes 
spectres...  Le  temps  est  affreux.  Nous  sommes  noyés 
dans  des  pluies  diluviennes,  et  ce  n'est  pas  mon  corps 
qui  est  le  plus  noyé,  c'est  mon  âme...  »>  Entre  temps,  il 
va  faire  ses  pèlerinages  annuels  â  Saint-Sauveur  et  à 
Carteret.  Il  visite  aussi  le  château  de  Tourlaville,  près  de 
Cherbourg,  et  en  rapporte  le  sombre  récit  qu'il  publiera 
bientôt  sous  le  titre  cVUiie  Page  d'Histoire. 

Enfin  il  rentre  à  Paris  le  15  novembre,  où  toutes  sortes 
de  travaux  réclament  sa  présence.  Il  a  de  nombreuses 
publications  à  préparer  et  à  surveiller.  On  le  presse,  on 
le  supplie  presque  d'éditer  tout  ce  que  ses  cartons  recèlent 
de  trésors  anciens  ou  nouveaux.  Les  éditeurs,  qu'il  a 
cherchés  souvent  en  vain  alors  qu'il  avait  besoin  d'eux 
pour  vivre,  viennent  le  chercher  maintenant,  quand  il 
pourrait  se  passer  de  leur  argent.  Voilà  bien  l'image  de 
la  destinée,  avec  ses  cruelles  ironies  ! 

Barbey  d'Aurevilly  réunit  d'abord  sous  ce  titre  :  Les 


Ridicules  du  temps,  ses  vieilles  polémiques  clii  Nain 
Jaune,  qui  datent  de  près  de  vingt  ans  et  ont  néanmoins 
conser\é  toute  la  fraîcheur  du  premier  âge.  «  Les 
ridicules  sont,  comme  vous  dites,  éphémères  et  chan- 
geants, —  lui  écrit  Ernest  Havet  le  2  mars  1883,  à 
l'apparition  du  livre,  —  mais  une  critique  pénétrante  et 
qui  va  au  fond  saisit  sous  la  surface  qui  change  le 
principe  qui  demeure,  et  c'est  ce  qui  fait  que  vos  articles 
n"ont  pas  vieilli.  Votre  satire  est  toujours  égayante  et 
fortifiante  à  la  fois,  parce  qu'elle  a  le  dégoût  de  la 
vulgarité  et  qu'elle  est  sans  complaisance  pour  nos 
faiblesses  ». 

D'autre  part,  on  demande  à  d'Aurevilly  de  publier  en 
un  même  livre  le  Mémorandum  de  Gaen,  qui  remonte  à 
1856,  et  le  Mémorandum  de  Port-Vendres,  daté  de  1858, 
M.  Paul  Bourget,  à  qui  le  Maître  a  dédié  V Histoire  sans 
nom,  réclame  Thonneur  d'introduire  auprès  du  public  ces 
deux  journaux  de  voyage.  «  Lui,  qui  est  ma  fleur  des 
pois,  —  dit  avec  grâce  l'auteur  des  Diaboliques,  —  ne 
fera  pas  les  gaucheries  des  autres.  Il  laissera  tranquille 
tout  ce  qui  n'est  pas  de  la  littérature  et  de  la  critique. 
Mais  j'y  veux  pourtant  veiller  ».  Par  déférence  pour  sou 
Maître  vénéré,  M.  Bourget  lui  communique  la  très  belle 
préface  qu'il  vient  d'écrire  en  un  double  sentiment  de 
gratitude  et  de  respect.  «  Mon  cher  Paul,  lui  répond 
d'Aurevilly,  voilà  votre  introduction  !  Je  l'ai  bâtonnée, 
sabrée,  effacée  partout  où  ma  personne  physique  appa- 
raissait et  m'offusquait...  »  Quel  superbe  mépris  de  la 
réclame  se  manifeste  par  ce  simple  détail  ! 

Tandis  que  les  Memoranda  recevaient  l'accueil  le  plus 
flatteur,  l'infatigable  Barbey  mettait  la  dernière  main  à 
sa  Germaine.  11  en  faisait  une  œuvre  normande  en  y 
ajoutant  de  magnifiques  descriptions  du  Cotentin.  Puis  il 


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en  chang-ea  le  titre.  A  l'appellation  un  peu  vague  de 
Gennalnc  il  substitua  ce  nom  symbolique  et  profond  : 
Ce  qui  ne  meurt  jms.  Ce  qui  ne  meurt  pas,  c'est  la  Pitié, 
«  la  divine  pitié  »,  qui  survit  aux  amours  les  plus 
durables  et  parfois  les  remplace.  Le  roman,  ainsi  corrigé, 
parut  dans  le  Gil  Blas,  du  21  septembre  au  ;30  octobre  1883, 
soit  l'espace  de  quarante  feuilletons,  de  douze  colonnes 
chacun,  au  rez-de-chaussée  de  la  première  et  de  la 
seconde  page  du  journal.  11  piqua  la  curiosité,  mais  n'eut 
pas  le  succès  d' Une  Histoire  sans  nom.  Généralement, 
il  ne  fut  pas  compris.  Malgré  tout,  la  réputation,  chaque 
jour  grandissante,  de  Barbey  d'Aurevilly  fît  que  le  livre, 
une  fois  édité  chez  Lemerre,  trouva  des  lecteurs  sympa- 
thiques (1). 

Aussitôt  l'ouvrage  paru,  en  décembre  1883,  le  romancier 
s'échappe  à  Valognes.  «  Le  temps  est  ici,  comme  il  était 

(1)  La  lettre  suivante  d'Ernest  Havet  donne  la  note  de  l'opinion  jiresqiie 
universelle  qui  s'établit  alors  sur  le  compte  du  nouveau  roman.  «  J'ai  lu 
Ce  qui  ne  meurt  pas,  dit  M.  Havet.  Il  y  a  là  une  peinture  et  une  Ihése. 
La  peinture  est  tiès  forte  ;  pour  la  thèse,  je  ne  puis  me  résoudre  à 
l'accepter.  Le  premier  (juart  de  l'œuvre  est  l'hymne  de  la  chair  et  du 
sanfr,  supérieurement  exécuté,  dans  des  tableaux  très  cuisants  de  la  déman- 
geaison sensuelle  que  l'auteur  poursuit  sans  reculer  devant  aucune  espèce 
de  volupté  ;  cela  recommence  dans  l'histoire  des  amours  d'AUan  et  de 
Camille,  jusqu'au  moment  où  ils  s'abandonnent.  C'est  la  partie  la  plus 
parfaite,  non  pas  moralement,  mais  littérairement  parlant.  L'autre  partie, 
celle  qui  est  sombre,  et  qui  devient  morale  à  force  d'être  sombre,  n'est 
pas  rendue  avec  moins  de  vigueur  et  de  vérité,  si  ou  s'en  tient  aux  phéno- 
mènes qui  y  sont  décrits,  la  sécheresse  et  Timpuissance;  jamais  l'énergie  de 
l'auteur  n'a  été  poussée  plus  loin.  Mais  je  me  refuse  à  croire  à  son  explica- 
tion des  phénomènes,  et  je  n'admettrai  jamais  que  la  pitié,  la  pitié  divine, 
comme  il  dit  lui-même,  soit  la  cause  de  cette  dégradation  ;  la  vraie  cause 
me  paraît  tout  autre.  Gela  empêche  cette  sympathie  pour  les  personnages, 
qui  fait  les  romans  populaires;  quoique  cela  n'empêche  pas  d'admirer  la 
puissance  d'analyse  avec  laquelle  l'auteur  développe  ce  qu'ils  éprouvent.  En 


-  377  — 

à  Paris  qiiand  je  suis  parti,  écrit-il  le  2  janvier  1(S84.  Ni 
pluie,  ni  gelée,  et  du  plus  charmant  gris  à  plein  horizon... 
Dans  très  peu  de  jours,  je  ferai  mes  deux  voyages  à 
Saint-Sauveur  et  àSaint-Wast,  me  mettre  un  peu  de  mer 
verte  dans  l'œil  ».  Là,  au  moins,  il  peut  oubher  la 
littérature  :  heureux  homme  !  «  Je  suis,  mande-t-il  le 
6  janvier,  dans  le  pays  de  mes  premiers  rêves,  retrouvés 
partout  depuis  les  lignes  les  plus  lointaines  de  l'horizon 
jusqu'au  pavé  que  j'ai  sous  les  pieds.  Je  pourrais  vivre 
ici  sans  livres,  perdu  dans  l'envoûtement  des  souvenirs  ». 
Mais  le  carcan  des  besognes  de  la  librairie  retombe  vite 
sur  ses  épaules  et  l'arrache  à  la  contemplation  des 
paysages  bas-normands. 

Le  succès  des  polémiques  d'autrefois,  qu'il  a  publiées 
l'année  précédente,  l'engage  à  leur  donner  une  suite. 
«  L'historien  des  Ridicules  du  temps,  qui  sont  des  ridi- 
cules généraux,  dit-il,  a  écrit  un  jourl'histoire  de  quelques 
ridicules  particuliers.  Et  les  voici  !  >^  11  les  fait  paraître 
sous  ce  double  titre  :  les  Vieilles  Actrices,  le  Musée  des 
Antiques.  Là  sont  fustigés  pêle-mêle  Thérésa  etBerryer, 

creusant  certaines  situations,  cette  iiuissance  produit  sur  Tesprit  une  obses- 
sion véritable,  qu'on  ne  secoue  que  sous  la  calme  et  bienfaisante  impression 
de  l'é])iloguc.  Jusriue-l;i,  on  a  seulement,  pour  soulager  l'àme  oppressée, 
la  poésie  des  descriptions.  Le  style  fait  quelquefois  violence  à  la  langue, 
car  l'auteur  est  essentiellement  un  violent;  mais  il  a  la  force  qui  est 
l'excuse  de  la  violence.  Après  ce  livre  enfin,  encore  plus  qu'après  les  autres, 
je  reste  étonné  et  émerveillé.  »  Le  jugement  est  flatteur,  même  dans  sa 
sévérité  un  peu  excessive.  Il  était  impossible,  au  surplus,  que  le  livre  fût 
compris,  certains  détails  de  la  jeunesse  de  Barbey  d'Aurevilly  n'étant  point 
expliqués.  Pour  saisir  toute  la  portée  du  roman,  il  faut  savoir  (lue  l'histoire 
(ju'il  raconte  a  un  fondement  dans  la  réalité,  une  donnée  vraie.  J'espère 
que  mon  étude  biographique  très  complète  fera  mieux  apprécier  cette 
œuvre  forte  où  la  Pitié  est  exaltée  à  l'égal  d'une  Déesse  troublante  et  d'une 
sorte  de  fatalité  qui  torture  l'àme  sans  merci. 


—  378  - 

M'"^  Du  verger  et  le  vicomte  de  La  Guéronnière,  Auguste 
Barbier,  Philarète  Chasles  et  George  Sand,  enfin  plu- 
sieurs Bas-Bleus  récalcitrants.  C'est  plein  de  verve... 
et  d'injustice.  Qu'importe!  N'y  a- t-il  pas  une  espèce  de 
volupté  rétrospective  et  de  férocité  douce  à  entendre  ces 
fusillades  de  1869,  ces  coups  de  mousquet  de  la  grande 
guerre  du  Chouan  cotentinais  ?  M.  Havet  lui-même  ne 
peut  se  défendre  d'en  rire  :  sa  gravité  se  déride  à  ce 
spectacle  dans  un  fauteuil.  «  Je  ne  réclamerai  même  pas 
pour  George  Sand,  dit-il  malicieusement.  Elle  est  morte 
en  pleine  gloire  et  en  pleine  paix,  de  sorte  qu'on  peut 
l'abandonner  sans  scrupule  à  votre  satire,  une  satire 
d'ailleurs  où  l'on  sent  si  bien  que  vous  savez  ce  qu'elle 
vaut.  Pour  les  autres,  je  ne  puis  que  les  plaindre  et 
m'amuser  beaucoup  en  les  lisant  ». 

Mais,  tandis  que  d'Aurevilly  se  plaît  à  ces  exhumations 
de  vieilles  polémiques,  qui  ont  encore  malgré  le  temps 
un  fort  relent  de  poudre,  on  s'occupe  de  sa  personne  un 
peu  partout.  Cela  l'eût  ravi  autrefois  ;  maintenant  il  s'en 
plaint.  Jusqu'aux  chasseurs  de  nouvelles  académiques 
qui  courent  après  lui  !  n'est-ce  pas  inconcevable  et 
odieux  ?  «  Pourquoi  donc,  —  dit  sérieusement  le  nouvel- 
liste Robert  de  Bonnières,  —  l'Académie  ne  songerait- 
elle  pas  à  M.  Barbey  d'Aurevilly  »?  Comment  !  l'auteur 
des  Quarante  Médaillons  entrerait,  à  son  tour,  dans  ce 
musée?  Il  est  vrai  que  bien  d'autres,  qui  ont  dit  pis  que 
pendre  de  l'institution,  sont  finalement  devenus  «  immor- 
tels». —  Mais  le  guerrier  de  Basse-Normandie  n'entend 
pas  ainsi  la  loyauté  littéraire.  Ennemi  déclaré  de  l'illustre 
Compagnie  dès  son  jeune  âge,  puis  dans  son  âge  miir,  il 
le  sera  même  à  son  dernier  jour.  Il  mourra  «acadéraicide» 
impénitent.  Au  moins,  cette  attitude  ne  manque  pas  de 
noblesse  ! 


—  379  — 

Il  suffit  toutefois  qu'un  journaliste  pressé  ou  étourdi 
ait  lancé  quelque  nouvelle  fantaisiste,  sans  en  contrôler 
la  vraisemblance,  pour  qu'aussitôt  ses  confrères,  émules 
en  informations  imprévues  et  avides  d'inédit,  en  pro- 
pagent le  bruit  et  se  permettent  de  renchérir  encore  sur 
la  bizarrerie  du  fait,  qu'il  soit  réel  ou  faux.  A  l'élégante 
politesse,  —  peut-être  maladroite,  —  de  M.  deBonnières, 
VlnbYtnsi géant  riposte  immédiatement  en  affirmant 
que  l'auteur  de  V Ensorcelée  vient  de  poser  sa  candida- 
ture au  fauteuil  de  l'historien  Mignet  mort  récemment. 
Du  coup,  d'Aurevilly  est  troublé  en  pleine  paix  et  tout 
déconcerté.  On  attente  à  sa  tranquillité  de  vieux  lutteur 
au  repos.  C'est  une  déclaration  de  guerre  qu'on  lui  fait, 
sans  qu'il  Tait  provoquée.  Il  est  de  son  devoir  d'y 
répondre.  «  U Intransigeant  s'est  trompé,  —  dit-il  d'un  ton 
qui  n'admet  pas  la  réphque;  —  je  ne  pose  point  ma 
candidature  à  l'Académie  et  je  ne  la  poserai  jamais.  Les 
groupes  littéraires  ne  me  tentent  pas  et  je  n'ai  jamais 
ambitionné  d'en  faire  partie.  Ce  n'est  là  ni  de  l'orgueil  ni 
de  la  modestie.  Je  ne  suis  ni  au-dessus,  ni  au-dessous. 
Je  suis  à  côté».  Et,  pour  ne  laisser  subsister  aucun  doute 
dans  Tesprit  public,  il  accentue  encore  cette  profession, 
pourtant  formelle,  d'un  «  individualisme  >>  irréductible. 
«  Je  ne  suis  pas  candidat  à  l'Académie  française  ;  dites-le 
bien  haut,  criez-le  même  aussi  fort  que  vous  le  pourrez  ; 
je  n'en  veux  être,  et  n'en  serai  jamais.  L'Académie 
Française  est  une  institution  surannée  qui  a  fait  son 
temps...  D'ailleurs,  j'ai  toujours  été  ennemi  des  groupes 
littéraires.  Je  suis  moi,  je  veux  rester  moi.  Je  veux  être 
indépendant,  comme  je  l'ai  été  toute  ma  vie,  et  pouvoir, 
quand  je  veux  et  pour  écrire  ce  qu'il  me  plaît,  me  mettre 
à  monp/rt?io». 

Barbey  d'Aurevilly  avait  alors  près  de  soixante-quinze 


—  380  — 

ans.  Il  est  permis  de  supposer  qu'il  avait  assez  réfléchi 
sur  les  inconvénients  et  les  bienfaits  de  l'individualisme 
pour  savoir  quels  risques  il  courait  à  demeurer  solitaire. 
Il  est  probable,  d'ailleurs,  que  les  Quarante  ne  lui 
eussent  pas  confié  volontiers  Téloge  de  François  Mignet, 
—ni  d'aucun  autre  confrère  défunt,—  encore  qu'il  comptât 
plus  d'an  ami  personnel  dans  la  maison.  On  a  peine 
aussi  à  se  représenter  l'auteur  des  Diaboliques  sous  le 
frac  vert,  distribuant  la  louange  académique  aux  mânes 
d'un  historien  pour  lequel  il  n'avait  aucune  sympathie. 
Et  l'on  se  demande  avec  étonnement  dans  quel  but,  aux 
premiers  jours  d'avril  1884,  une  semaine  après  la  mort  de 
Mignet,  des  rex)orters  trop  empressés  désignèrent  le 
romancier  normand  aux  faveurs  des  Immortels. 

Cet  incident  liquidé,  d'Aurevilly  retourne  à  son  «piano». 
Il  cesse  d'abord  sa  collaboration  au  Constitutionnel, 
pâle  journal  de  plus  en  plus  délaissé  et  â  la  veille  de 
disparaître.  Il  dépose  ainsi  la  plume  du  critique,  qu'il  a 
tenue  si  vaillamment  durant  près  d'un  demi-siècle,  sans 
interruption,  sans  désarmer,  et  il  met  un  point  final  à  ce 
qu'il  appelle  son  Monument,  la  série  de  ses  articles 
intitulée  Les  Œuvres  et  les  Hommes.  Ce  monument,  il 
n'a  maintenant  d'autre  ambition  que  d'en  faire  un  édifice 
durable.  On  se  souvient  que  les  quatre  premiers  volumes, 
consacrés  aux  philosophes,  aux  historiens,  aux  poètes  et 
aux  romanciers,  parurent  autrefois  de  18(30  â  1864  et 
devaient  être  suivis,  selon  les  desseins  de  l'auteur,  d'un 
nombre  illimité  de  volumes  identiques.  Mais  la  guerre 
sans  merci  que,  dès  1863,  l'implacable  Barbey  avait 
engagée  contre  les  institutions  puissantes,  l'Académie,  la 
Revue  des  Deux-Mondes  et  les  Débats,  fit  fuir  les 
éditeurs  épouvantés  de  tant  d'audacieux  irrespect.  En 
1877  (quinze  ans  plus  tard  !)  la  maison  Palmé  publie  les 


—  381  — 

Bas-Bleus,  cinquième  tome  de  la  collection,  et  en  annonce 
la  continuation  prochaine.  Seulement,  le  beau  tapage 
féminin,  qui  s'organise  autour  de  ces  attaques  contre  la- 
littérature  en  jupons,  etïraie  le  libraire  et  ajourne  sine 
die  la  réalisation  des  projets  du  critique.  11  semblait  que 
les  destinées  du  «  monument  »  fussent  décidément  bien 
compromises,  —  et  d'Aurevilly  répétait  encore  très 
mélancoliquement  le  Pendent  interrupta  qu'il  avait 
dit  tant  de  fois. 

Par  bonheur,  l'apaisement  qui  s'était  fait  peu  à  peu 
dans  l'entourage  de  Barbey  d'Aurevilly  changea  la  face 
des  choses.  Les  articles,  même  excessifs,  de  l'apologiste 
des  Prophètes  dit  Passé  bénéficièrent  do  l'opinion  plus 
favorable  qui  s'établissait  insensiblement  sur  son  compte 
et  obtinrent  par  là  un  regain  de  curiosité  sympathique. 
Aux  premiers  mois  de  l'année  1885,1e  sixième  volume, 
annoncé  dès  1862,  parut  enfin.  11  portait  ce  titre  :  Les 
Critiques  ou  les  Juges  jugés.  Là  figuraient  nombre 
d'écrivains  qui  ont  laissé  leur  trace  dans  la  critique  du 
XIX '^  siècle  :  Sainte-Beuve,  Villemain,  Nisard,  Jules 
Janin,  Philarète  Chastes,  Prevost-Paradol,  Hippolyte 
Rig-ault,  Saint-Victor  et  Taine,  sans  compter  quelques 
dii  minores.  A  la  plupart  d'entre  eux,  d'Aurevilly 
rendait  justice.  11  ne  se  montrait  sévère  à  outrance  qu'à 
l'égard  de  Villemain,  Paradol  et  Rigault.  Cette  modéra- 
tion relative  lui  valut  encore  l'estime  de  plus  d'un 
adversaire.  «  J'ai  pris  comme  toujours,  lui  écrit  E.  Havet 
le  22  juin,  g-rand  plaisir  à  vous  voir  exercer  cette  puis- 
sance redoutable  de  la  critique,  telle  que  vous  la 
définissez.  Pour  moi,  qui  ne  suis  pas  de  force  à  prétendre 
à  l'honneur  de  cette  milice,  excusez-moi  de  n'en  pas 
assumer  les  charges  et  de  ne  pas  m'associera  toutes  vos 
sévérités.  Mais  vous  avez  raison  bien  souvent,  et  toujours 


—  382  - 

on  sent,  à  côté  de  la  verve,  une  conscience  ».  C'est  le 
plus  touchant  des  hommages  qu'on  puisse  décerner  à  un 
critique. 

Au  demeurant,  des  écrivains  de  provenance  diverse, 
même  ceux  qu'il  a  maltraités  naguère,  viennent  vers 
Barbey  d'Aurevilly,  la  main  tendue  loyalement,  sans 
rancune.  Philosophes  et  poètes,  historiens  et  romanciers, 
l'accueillent  avec  joie  et  tiennent  compte  de  ses  critiques. 
Caro  recherche  sa  conversation,  Fustel  de  Coulanges 
l'admire,  Taine  discute  avec  lui,  Alphonse  Daudet  le 
remercie  de  sa  bonnegrâce,  Théodore  de  Banville  chante 
son  éloge  à  tous  les  échos.  Une  homme,  surtout,  lui  fait 
fête  :  c'est  Edmond  de  Goncourt.  «  Quel  dommage  que 
nous  ne  nous  soyons  pas  vus  plus  tôt,  —  dit  l'auteur  de 
la  Faust  in  ;  —  on  se  serait  mieux  compris,  on  se  fût 
serré  les  coudes  !  »  Mais,  à  fréquenter  le  fondateur  d'une 
Nouvelle  Académie,  d'Aurevilly  court  un  grand  péril  : 
celui  d'être  enrégimenté,  à  son  corps  défendant,  dans  le 
cénacle  d'Auteuil.  Ce  serait  bien  la  peine,  en  vérité, 
d'avoir,  par  tant  d'années  de  luttes  acharnées,  acquis  des 
droits  à  l'indépendance  absolue  et  sauvegardé,  contre 
toutes  les  entreprises  d'autrui  ou  ses  propres  tentations, 
la  fière  autonomie  d'un  esprit  jusqu'alors  indompté,  pour 
s'asseoir  enfin,  à  77  ans,  dans  un  des  dix  fauteuils  qui 
devaient  être  un  jour  aussi  bien  rembourrés  que  ceux 
des  Quarante  ! 

Tel  fut  pourtant  le  sort  de  Barbey  d'Aurevilly.  Il  est 
vrai  qu'Edmond  de  Goncourt  n'avait  pas  attendu  de 
connaître  personnellement  le  romancier  de  V Ensorcelée 
pour  l'admettre  dans  les  rangs  de  son  institution.  Dès 
1875,  il  l'avait  inscrit  sur  la  liste  de  l'Académie  des  Dix, 
à  côté  de  Gustave  Flaubert,  Louis  Veuillot,  Paul  de 
Saint- Victor,  Théodore  de  Banville,  Eugène  Fromentin, 


-  383  — 

Léon  Cladel,  Alphonse  Daudet,  Emile  Zola  et...  le  mar- 
quis de  Chennevières,  —  lequel  marquis,  ancien  direc- 
teur des  Beaux-Arts,  se  fût  certainement  trouvé  dépaysé 
en  compagnie  de  tant  d'illustres  écrivains.  En  somme, 
c'était  la  une  belle  phalange,  une  glorieuse  pléiade, 
digne  de  balancer  par  le  mérite  la  renommée  des  Qua- 
rante. Plus  tard,  Concourt  remplaça  les  disparus  ou  les 
amis  qui  avaient  cessé  de  plaire  ;  mais  il  n'effaça  le  nom 
de  Barbey  qu'après  le  décès  du  fier  Normand.  Donc,  en 
1885,  sans  le  savoir,  d'Aurevilly  faisait  partie  d'une 
Académie...  qui  n'était  pas  encore  née;  il  y  avait  pour 
confrères,  —  à  la  place  de  Flaubert,  Saint- Victor, 
Veuillot  et  Fromentin,  décédés  :  —  Guy  de  Maupassant, 
Pierre  Loti,  J.-K.  Huysmans  et  Géard  ;  et,  —  au  lieu  de 
MM.  de  Chennevières  et  Zola,  écartés  pour  des  raisons 
ignorées  :  —  Jules  Vallès  et  Paul  Bourget.  C'est  par 
M.  Huysmans  qu'il  fut  informé  de  la  décision  du  Maître 
d'Auteuil.  11  n'y  attacha  aucune  importance.  Néanmoins, 
lorsqu'il  mourut,  le  plus  acharné  détracteur  des  asso- 
ciations et  coteries  était  membre  d'un  groupe  académique 
auquel  il  ne  manquait  qu'une  Coupole.  On  reconnaît  à  ce 
trait  bizarre  les  revanches  amusantes  de  la  vie.  Peut-on, 
en  effet,  imaginer  post-scriptum  d'une  moralité  plus 
exquise  et  d'une  plus  suave  ironie  aux  campagnes  indi- 
vidualistes de  l'enfant  de  Sain t-Sauveur-le- Vicomte? 

Mais  il  ne  se  souciait  pas  de  ces  contradictions,  au 
moins  apparentes.  D'Aurevilly  n'avait  plus  que  deux 
grandes  joies  :  ses  voyages  en  Normandie  et  l'achève- 
ment de  son  édifice  critique.  «  Je  me  porte  comme  un 
acier,  écrivait-il  de  Valognes.  11  ne  fait  aucun  froid, 
.mais  un  temps  entrecoupé  de  soleil  et  de  pluies,  les 
larmes  d'une  femme  qui  pleure  bien  ».  Et  le  15  octobre 
1885,  il  mandait  à  M"^  Read  :  «  Je  vais  bien,  submergé 


—  :)S4  — 

par  les  pensées  que  j'ai  toujours  ici,  dans  cet  ensorcelant 
pays  ».  Ce  qui  le  désole,  c'est  qu'il  ne  peut  s'y  appliquer 
à  une  besogne  suivie.  «  Il  faut  renoncer  à  travailler  ici, 
dit-il  le  29  octobre.  La  rêverie  y  tue  la  pensée.  Je  vous 
écris  en  buvant  du  rhum  comme  un  matelot  de  Cher- 
bourg. C'est  ainsi  que  je  remonte  mes  esprits,  qui  s'en 
vont  s'abattant  davantage  depuis  que  je  suis  dans  ce 
pays.  Les  souvenirs,  à  partir  de  cette  année,  y  sont 
trop  forts.  J'ai  peine  à  les  porter  ».  Et  il  ajoute  :  «  Ah  ! 
la  mélancolie  des  grands  appartements  quand  on  y 
vit  solitaire  !  C'est  beau,  mais  comme  on  paie  cette 
beauté-là  !  ».  Malgré  tout,  il  reste  avec  amour  dans  sa 
chère  ville  de  Valognes  :  car  il  en  adore  le  ciel  gris  et 
pluvieux.  «  Sous  ses  longues  larmes,  1^  Normandie  est 
si  belle  !  »  s'écrie-t-il  le  4  novembre. 

Dès  qu'il  rentre  à  Paris,  après  ce  «  verre  de  vie  »  qu'il 
vient  de  boire  au  pays  natal,  d'Aurevilly  fait  paraître  sa 
Page  cVHistowe,  dont  le  château  de  Tourlaville  est  le 
théâtre.  Il  s'agit  là  de  l'amour  incestueux  des  deux 
derniers  Ravalet,  qui  furent  décapités  en  place  de  Grève 
l'an  1603.  Naguère,  de  ce  récit  qui  prête  aux  descriptions 
fantasmagoriques  et  sanglantes,  l'auteur  à^Une  Vieille 
Maîtresse  eût  tiré  la  matière  d'un  gros  roman.  Mais  il 
s'est  bien  simplifié  depuis  les  jours  lointains  de  son  jeune 
âge.  A  vrai  dire,  sa  maturité  d'écrivain  ne  s'est  épanouie 
que  sur  le  tard.  Il  n'est  devenu  sobre  et  concis  que  sous 
l'influence  des  leçons  réitérées  de  la  vie,  sous  l'action  de 
la  vieillesse  menaçante.  Il  évoque  donc  cette  Page 
d'Histoire,  avec  des  couleurs  magiques,  en  un  opuscule 
d'aspect  modeste,  qui  est  un  chef-d'œuvre  de  concen- 
tration intellectuelle  et  sentimentale.  Et  encore,  ce  sont  les 
sensations  du  pays  normand  qui  le  retiennent  surtout  et 
qu'il  se  complaît  à  fixer  au  début  de  son  superbe  récit. 


-  385  — 

«  De  toutes  les  impressions,  dit-il,  que  je  vais  chercher 
tous  les  ans  dans  ma  terre  natale  de  Normandie,  je  n'en 
ai  trouvé  qu'une  seule,  cette  année,  qui  par  sa  profondeur 
pût  s'ajouter  à  des  souvenirs  personnels  dont  j'aurai  dit 
la  force,  —  peut-être  insensée,  —  quand  j'aurai  écrit 
qu'ils  ont  réellement  force  de  spectres  ». 

Cette  œuvre  est  un  adieu  à  la  littérature  romanesque. 
C'est  son  testament  d'historien  et  d'annahste  de  la 
Basse-Normandie  que  d'Aurevilly  signe  en  un  éloquent 
et  suprême  hommage  aux  êtres  et  aux  choses  du  terroir. 
Aussi,  avec  quel  soin  pieux  il  décrit  les  émotions  mélan- 
coliques qui  le  hantent:  «-  La  ville  que  j'habite  en  ces 
contrées  de  l'Ouest,  —  veuve  de  tout  ce  qui  la  fit  si 
brillante  dans  ma  prime  jeunesse,  mais  vide  et  triste 
maintenant  comme  un  sarcophage  abandonné,  —  je  l'ai 
depuis  bien  longtemps  appelée  la  ville  de  mes  spectres, 
pour  justifier  un  amour  incompréhensible  au  regard  de 
mes  amis  qui  me  reprochent  de  l'habiter  et  qui  s'en 
étonnent.  C'est  en  effet  les  spectres  de  mon  passé 
évanoui  qui  m'attachent  si  étrangement  à  elle.  Sans  ses 
revenants,  je  n'y  reviendrais  pas  !  » 

Mais  on  dirait  que  d'Aurevilly  a  peur  de  faiblir  et  de  se 
laisser  dominer  par  ses  sentiments  intimes.  Aussitôt 
donc,  comme  s'il  voulait  fuir  l'obsession  de  pensées  trop 
impérieuses,  il  revient  à  son«  monument  »  inachevé.  Au 
cours  de  l'année  1886,  paraissent  coup  sur  coup  deux 
nouveaux  volumes  :  Sensations  d'Art  et  Sensations 
d'Histoire.  Ce  dernier  hvre  était  dédié  à  Ernest  Havet, 
en  des- termes  très  touchants  :  «  Mon  cher  Monsieur 
Havet,  disait  dAurevilly,  permettez-moi  de  vous  mettre 
orgueilleusement  dans  le  Décaméron  de  mes  amis.  En 
vous  dédiant  ce  volume  des  Œuvres  et  des  Hommes.,  je 
suis  heureux  d'attester  hautement,  devant  tous,  que  la 


—  38G  — 


Conscience  est  la  plus  grande  chose  qu'il  y  ait  parmi  les 
hommes,  et  que  le  plus  intolérant  des  catholiques,  qui 
est  moi,  sait  rendre  hommage  à  la  conscience  d'un  phi- 
losophe tel  que  vous.  C'est  dans  cette  profondeur  de  la 
conscience  que  nous  nous  sommes  rencontrés,  cher  et 
noble  Monsieur  Havet.  Opposés  absolument  en  ce  que 
nous  croyons  l'un  et  l'autre  la  vérité  religieuse,  nous 
nous  sommes  tendu  la  main  et  nous  nous  sommes  unis 
de  cœur  dans  ce  sentiment  de  la  conscience  qui  est  au- 
dessus  de  tout  et  auquel  Dieu  doit  tout  pardonner,  même 
l'erreur  ».  On  devine  combien  M.  Ernest  Havet  fut  sensible 
à  une  telle  marque  d'estime  et  de  respect  intellectuel  si 
généreusement  octroyée  par  le  plus  loyal  des  adver- 
saires. «  Je  ne  sais  pas,  lui  répondit-il,  si  vous  êtes  le 
plus  intolérant  des  catholiques,  ou  seulement  le  plus 
pénétrant  et  le  plus  hardi  ;  mais  vous  pourriez  bien  être 
intoléré  par  ces  véritables  intolérants,  qui  ne  suppor- 
teront guère  vos  complaisances  pour  une  conscience. 
Pour  moi,  je  vous  en  remercie  de  tout  mon  cœur  et  j'en 
suis  très  fier  ». 

Entre  temps,  Barbey  d'Aurevilly  surveillait  l'édition 
de  ses  critiques  dramatiques  qu'il  voulait  réunir  aussi  en 
volumes.  Ce  serait  un  «  petit  monument  »  à  côté  de 
l'autre  ;  mais  il  n'y  tenait  pas  moins.  Il  avait  fait  avec 
courage  et  franchise  cette  dure  besogne  de  la  chronique 
théâtrale  qu'il  avait  élevée  à  la  dignité  d'une  haute 
étude  littéraire.  11  gardait  le  meilleur  souvenir  de  ces 
années  de  luttes  souvent  après  et  périlleuses  ;  aussi  ne 
voulait-il  point  mourir  sans  arrêter  la  forme  définitive 
des  belles  pages  qui  en  avaient  marqué  les  étapes.  Le 
premier  tome  du  Théâtre  Contemporain  parut  au  com- 
mencement de  l'année  1887  et  devait  être  suivi  de  plu- 
sieurs autres. 


-  387  — 

Peu  de  semaines  après,  le  vaillant  octogénaire  inaugu- 
rait brillamment  ki,  seconde  série  de  son  grand  ouvrage, 
Les  Œuvres  et  les  Hommes,  par  la  publication  des 
PJdlosophcs  et  écrwains  religieux  (ï).  Dans  sa  dédicace 
à  M.  le  Chanoine  Anger,  son  ami  de  Saint -Sauveur-le- 
Vicomte,  il  évoque  de  chers  souvenirs  et  confirme  encore 
sa  profession  de  foi  catholique.  «  C'est  derrière  le  cer- 
cueil de  mon  frère  que  je  vous  ai  vu  pour  la  première 
fois,  dit-il.  Pour  nous,  chrétiens,  qui  voyons  partout  la 
Providence,  il  semblait  que  Dieu  vous  avait  mis  là  pour 
entrer  dans  ma  vie  quand  mon  frère  venait  d'en  sortir, 
et  pour  le  remplacer  dans  mon  cœur  et  dans  ma  pensée... 
En  vous  offrant  ce  livre,  mon  cher  Abbé,  je  vous 
demande,  comme  je  le  demandais  à  mon  frère,  do  le 
couvrir  de  votre  autorité  de  Prêtre,  plus  haute,  pour  moi, 
que  toutes  les  Philosophies,  parce  qu'elle  a  surnatu- 
rellement  sa  source  en  Dieu  ».  Le  livre  renferme  de 
remarquables  chapitres  sur  le  philosophe  lyonnais  trop 
peu  connu  Blanc  de  Saint-Bonnet,  sur  Joseph  de  Maistre, 
Lacordaire,  Proudhon,  Raymond  Brucker,  Charles  de 
Rémusat,  Caro  et  Th.  Ribot.  Seul,  Ernest  Renan  y  est 

(1)  La  première  série  comprend  huit  volumes  :  Les  Philosophes  et  écri- 
vains relifjieux  (1860);  Les  Historiens  politiques  et  lilléraires  (18GI); 
Les  Poètes  (1862);  Les  Romanciers  (1864);  Les  Bas-Bleus  (1877);  Les 
Critiques  ou  les  Juges  Jugés  (1885);  Sensations  cVart  (1886);  Sensations 
d'Histoire  (1886).  De  la  seconde  série,  commencée  en  1887  et  qui  compte 
aussi  huit  volumes,  Barbey  d'Aurevilly  n'a  publié  lui-même  que  les  trois 
premiers  tomes  :  Les  Philosophes  et  écrivains  religieux  (1887),  Les  Histo- 
riens ■(i8«8)  et  Les  Poètes  (1889).  C'est  à  l'admirable  dévouement  de 
M"-  Louise  Read  que  nous  devons  la  continuation  et  que  nous  devrons 
bientôt,  je  l'espère,  l'achèvement  du  grandiose  édifice  rêvé  par  le  critique 
et  déjà  réalisé  presque  aux  trois  quarts.  Dès  aujourd'hui,  peu  de  monu- 
ments, -  à  part  les  Lundis  de  Sainte-Beuve,  -  sont  susceptibles  de  soutenir 
a  comparaison  avec  celui-là. 


—  388  — 

traité  sans  pitié  ;  mais  on  ne  peut  exiger  de  d'Aurevilly 
qu'il  fasse  des  concessions  au  suave  incouoclaste  de  la 
Vie  de  Jésus. 

C'est  bien  ainsi,  du  reste,  que  la  critique  comprit  les 
protestations  enflammées  de  Barbey  d  Aurevilly  contre 
les  œuvres  philosophiques  ou  religieuses  qui  ne  s'inspi- 
raient pas  des  principes  catholiques.  Elle  loua  l'inflexible 
vaillance  de  l'écrivain  et  son  intransigeante  orthodoxie. 
Mais  elle  émit  le  regret,  —  et  je  m'y  associe  pleinement, 
—  que  l'auteur  de  V Ensorcelée  n'eût  pas  composé  un 
plus  grand  nombre  de  romans  sur  la  Chouannerie  et 
moins  d'études  un  peu  sévères  d'où  la  polémique  injuste 
n'étîiit  pas  toujours  assez  absente.  La  nécessité  de  vivre 
au  jour  le  jour,  de  gagner  le  pain  quotidien,  avait  détourné 
le  poète  et  le  romancier  de  sa  véritable  voie.  La  faute  ne 
lui  en  est  pas  imputable  ;  on  ne  doit  la  rejeter  que  sur  les 
fatalités  cruelles  de  la  destinée.  Au  surplus,  la  personna- 
lité de  d'Aurevilly  s'affirme,  suffisamment  puissante, 
dans  ses  œuvres  sorties  vives  du  terroir.  Là,  on  entendra 
sans  cesse  les  meilleurs  accents  de  son  âme  et  il  nous 
sera  permis  de  l'admirer  sans  réserve. 

L'automne  de  1887  ramena  ce  «  canard  sauvage  » 
(comme  il  s'appelait)  vers  les  marais  du  Cotentin.  fi 
arriva  à  Valognes  le  12  octobre  :  c'est  le  dernier  séjour 
qu'il  y  fit.  «  Ce  pays  est  mon  réconfort  »,  —  écrivait-il  le 
18,  —  «  ce  pays,  que  j'ai  dans  le  cœur  ».  Le  21,  il  mande 
à  M"''  Read:  «  C'est  inouï  !  un  automne  j^^^intanier  f  Ils 
en  sont  tellement  stupéfiés  ici  qu'ils  disent  que  je  leur 
ai  apporté  le  soleil  dans  ma  poche.  Le  fait  est  que  je 
n'ai  pas  eu  un  jour  qui  ne  fût  charmant  ».  Le  temps 
change  tout  à  coup.  «  Les  pluies  sont  arrivées,  dit-il  le 
31  octobre.  N'allez  pas  croire  que  ces  pluies  me  soient 
désagréables.  Elles  donnent  l'accent  le  plus  natal  à  ce 


—  389  — 

pays  natal  qui  est  le  mien  et  que  j'aime  comme  un  canard 
sauvage  de  ses  marais  ».  Et  il  s'écrie  avec  enthou- 
siasme :  «  Valognes  !  ce  nid  —  clolce  nido  !  —  de  mes 
premiers  et  de  mes  derniers  jours  !  »  Ce  qu'il  apprécie 
surtout,  c'est  que  (il  le  constate  lui-même)  «  le  temps 
s'est  mis  à  la  pluie,  mais  moi,  non!  Le  beau  temps  est 
toujours  dans  mon  âme  !  »  A  aucune  époque,  d'Aure- 
villy ne  s'est  aussi  bien  porté,  au  physique  et  principa; 
lement  au  moral,  dans  sa  chère  cité  de  Valognes.  Son 
cœur  «  dénoirci  »  est  constamment  au  «  beau  fixe  ». 
Va-t-il  pouvoir  goûter  enfin  un  peu  de  repos  complet  et 
jouir  d'une  douce  paix  au  déclin  de  la  vie  ? 

Mais  ses  travaux  le  rappellent  à  Paris  le  (3  décembre. 
«  Il  faut  donc.s'en  aller  encore  !  »  s'écrie-t-il  tristement 
en  quittant  Valognes.  Avait-il  le  douloureux  pressenti- 
ment qu'il  ne  reverrait  plus  la  ville  de  ses  rêves,  de  ses 
souvenirs,  de  ses  «  spectres  »  ?  Jamais  séparation  ne  lui 
avait  été  à  ce  point  cruelle.  Lui,  l'octogénaire,  qui  avait 
gardé  l'éternelle  jeunesse  des  émotions  profondes  et 
l'exquise  fraîcheur  des  impressions  de  l'enfance,  redevint 
soudainement  sombre.  «  Ah  !  ma  vie,  —  écrivait-il  de 
Paris  le  30  décembre,  —  elle  a  été"  une  vie  d'eftorts,  de 
luttes,  de  travail  sans  repos,  mais  du  moins  elle  me  sert 
dans  ma  vieillesse  (cet  affreux  mot  qu'il  faut  savoir  dire  !) 
et  elle  me  fera  peut-être  une  renommée.  Peut-être...  qui 
sait  ?  Je  n'ai  pas  grande  croyance  à  la  gloire...  Il  faut  se 
résigner,  mais  le  moyen  de  ne  pas  penser  aux  rêves 
écroulés,  quand  on  se  retourne  et  qu'on  regarde  derrière 
soi  !...  A  d'autres  époques,  j'avais  plus  de  puissance  sur 
moi-même  ;  je  trouvais  dans  ce  que  j'écrivais  une  diver- 
sion, un  arrachement  à  uue  idée  fixe  qui  me  faisait  souf- 
frir. C'était  cela,  avec  l'impérieuse  nécessité  de  vivre^ 
qui  expliquera  mes  ouvrages,  bien  plus  que  le  désir  de 


—  390  - 

la  gloire,  que  je  n'ai  jamais  beaucoup  eu,  et  qu'une  popu- 
larité que  j'ai  toujours  méprisée  comme  le  siècle  qui 
pouvait  la  donner  et  qui  Ta  donnée  à  des  Indignes.  » 

Est-ce  que  d'Aurevilly  allait  être  repris,  sur  la  fin  de 
ses  jours,  de  la  terrible  maladie  qui  avait  assombri  sa 
jeunesse  et  dont  il  ne  s'était  jamais  complètement  guéri? 
Le  mal  romantique,  le  mal  du  siècle,  avait-il  encore  du 
pouvoir  sur  son  âme  ?  La  Normandie,  le  culte  du  pays 
natal,  ne  l'avait  donc  pas  complètement  remis  des  accès 
de  fièvre  qui  jadis  dévorèrent  son  cœur  endolori,  et  n'avait 
pas  tué  les  germes  morbides  entretenus  avec  trop  de 
soin,  comme  une  plante  rare  et  délicieusement  perni- 
cieuse, aux  heures  folles  de  l'émancipation  !  Mourrait-il 
romantique  endurci,  —  souff'rant  toujours  des  exaltations 
maladives  qui  lui  faisaient  dès  l'adolescence,  disait-il, 
«  une  âme  centenaire  »  ?  Pourtant  il  s'était  senti  revivifié 
au  souffle  de  la  brise  normande.  N'était-ce  qu'une 
illusion  ? 

C'est  évidemment  l'absence  du  sol  cotentinais  et  la 
pensée  de  la  mort  prochaine  qui  jettent  Barbey  d'Aure- 
villy dans  ces  mornes  dispositions  d'esprit.  Car  il  y  a 
longtemps  que,  vaincu  par  les  leçons  de  l'expérience,  il 
a  dit  adieu  aux  folies  d'une  jeunesse  enfiévrée.  Peu  à  peu, 
la  paix  est  descendue  dans  son  cœur,  —  non  pas  cette 
paix  égo'iste  qui  rend  parfois  les  vieillards  indifférents 
aux  choses  ambiantes  et  aux  êtres  naguère  les  plus 
aimés,  —  mais  une  noble  et  sainte  paix,  inspirée  des 
plus  hauts  sentiments  et  faite  de  mélancolique  rési- 
gnation :  la  paix,  sorte  de  grâce  divine,  qui  donne  aux 
dernières  lueurs  d'une  âme  qui  s'en  va  la  superbe 
apparence  de  la  sérénité  et  fait  songer  au  calme  de  la 
nature  expirante,  au  déclin  d'un  jour  d'hiver,  lorsque  le 
soleil   meurt   lentement   à   l'horizon    et   promène  sur 


—  391  — 

l'immensité  du  paysage  le  pâle  reflet  de  sa  splendeur 
éteinte.  '<  Rien  n'est  plus  beau  que  ce  qui  va  mourir  !  // 
avait  bien  souvent  répété  d'Aure\ill.y.  11  redisait  parfois 
aussi  le  refrain  du  vieux  laboureur  normand  qu'il  avait 
entendu  dans  son  enfance:  «  C'est  flni  !  c'est  fini!  faut 
partir!  »  Et  l'accent  de  tristesse  profonde,  par  lequel  il 
soulignait  ces  paroles  d'adieu,  semblait  le  commentaire 
naturel  de  son  aveu  tardif  :  «  Il  faut  se  résigner  !  » 

Non  !  il  ne  se  cabrait  plus,  en  révolté,  devant  la  vie  qui 
lui  avait  paru  jadis  si  menaçante,  —  ni  contre  la  mort, 
qui  ne  Tefirayait  pas.  Il  s'était   soumis  aux  nécessités 
inéluctables,  il  avait  accepté  la  destinée  avec  son  cortège 
d'inévitables  souff'rances,   et  il   savourait,   apaisé,  les 
suprêmes  joies  qu'elle  lui  avait  réservées.  11  avait  fini  par 
se  contenter,  sans  murmure,  de  sa  part  à  la  loterie  uni- 
verselle, et  par  découvrir  cette  vérité,  qui  est  une  loi, 
d'après  laquelle  l'harmonie  et  l'équilibre  du  monde  valent 
bien  que  nous  leur  sacrifiions  un  peu  de  notre  orgueil 
natif,  de  nos  mécomptes  et  même  de  nos  plaisirs.  11 
savait  maintenant  qu'on  n'a  pas  le  droit  d'exaspérer,  d'un 
cœur  léger',  ses  douleurs  ni  ses  jouissances  pour  une 
vaine  satisfaction  d'amour-propre,  et  qu'il  n'est  pas  per- 
mis à  l'homme  de  hâter  l'éclosion  —  toujours  trop  lente 
à  ses  yeux  —  des  surprises  de  l'existence.  Il  avait  appris 
à  la  grande  école  de  l'expérience  que  la  vie  ne  se  plie  pas 
facilement  â  nos  caprices,  qu'on  n'en  abuse  pas  impuné- 
ment, et  qu'on  ne  doit  point  la  transformer  en  matière  à 
émotions  factices  ou  â  créations  fantasmagoriques.  Et  un 
calme  profond  lui  était  venu  en  récompense  de  sa  sou- 
mission. Mais  s'il  s'était  résigné,  vieillard,  â  accepter  ces 
vérités  qu'on  ne  peut  méconnaître  ni  violer  sans  qu'il  en 
coûte,  si  son  esprit  était  depuis  longtemps  guéri  des 
témérités  du  jeune  âge,  son  âme  ne  l'était  pas  encore  tout 


?m  — 


a  fait  et  ne  le  serait  jamais  complètement,  son  cœnr  en 
conserverait  toujours  la  marque  indélébile. 

Dans  la  nuit  du  IG  au  17  avril  18S8,  Barbey  d'Aure- 
villy fut  atteint  du  mal  qui  devait  l'emporter  juste  un  an 
plus  tard.  Sachant  que  ses  jours  étaient  comptés,  il  se 
remit  au  travail  avec  une  nouvelle  ardeur.  11  voulait 
mourir  la  plume  à  la  main.  Il  venait  de  donner  un  volume 
d'études  critiques,  les  Histo)'iens,  dédié  a  son  compa- 
triote et  ami  Siméon  Luce.  Coup  sur  coup  il  fit  paraitre 
le  second  tome  du  Théâtre  Contemjioraln,  une  deuxième 
édition  des  Quarante  Médaillons  de  V Académie,  et  un 
opuscule  de  Pensées  détachées.  11  réunit  les  articles 
qui  forment  le  livre  des  Polémiques  d'hier,  et  publia 
le  volume  des  Poètes,  au  frontispice  duquel  il  se  plut 
à  évoquer  la  mémoii'e  du  charmant  et  infortuné  Henri- 
Charles  Read.  Enfin,  cédant  aux  instances  de  son  en- 
tourage, il  essaya  de  retrouver  une  des  œuvres  de  sa 
prime  jeunesse,  le  poème  en  prose  àWmaidée  qu'il  avait 
composé  à  Tâge  de  vingt-sept  ans  sous  le  regard  de 
Maurice  de  Guérin. 

Cette  pauvre  Amaïdée  avait  eu  des  destins  aussi 
agités  que  l'héroïne  dont  elle  retraçait  les  aventures  et 
que  l'auteur-acteur  qui  en  avait  écrit  l'histoire.  Lorsqu'il 
en  avait  envoyé  le  manuscrit  à  Trebutien,  le  5  décembre 
1<S54,  d'Aurevilly  lui  avait  expliqué  longuement  la  genèse 
de  son  œuvre,  où  il  s'était  peint  sous  les  traits  du  philo- 
sophe Altaï  chargé  de  ramener  à  la  vertu  une  malheu- 
reuse fille  dévoyée.  Comme  tout  ce  qui  venait  de  son 
ami.  Aniaidée  parut  chose  sacrée  à  Trebutien.  Il  fallut 
la  déplorable  brouille  des  deux  anciens  rédacteurs  de  la 
Revue  de  Caen,  pour  que  le  bon  bil)liothécaire  se  dessai- 
sit du  précieux  manuscrit  :  il  le  donna  à  Sainte-Beuve.  A 
la  mort  du  grand  critique,  l'œuvre  fut  achetée  par  un 


—  393  — 

M.  Paradis  et  finalement  s'égara  dans  des  mains  incon- 
nues (1).  Il  semblait  donc  trop  certain,  hélas  !  qu'elle  fût 
perdue  sans  retour.  Mais  d'Aurevilly,  avant  d'en  l'aire 
son  deuil,  eut  l'idée  de  s'adresser  au  dernier  secrétaire 
de  Sainte-Beuve,  M.  Jules  Troubat.  Aussitôt,  M.  Troubat 
demanda  au  Figaro  l'insertion  d'une  note  où  il  faisait 
appel  aux  amis  des  Lettres.  La  note,  reproduite  par 
plusieurs  journaux,  eut  un  effet  presque  immédiat. 
Mademoiselle  Trebutien  avait  découvert  dans  les  papiers 
de  son  oncle  une  copie  à'Amaïdée.  Ayant  appris  que  le 
romancier  du  Checalier  Des  Touches  cherchait  de  tous 
côtés  cette  œuvre  de  jeunesse,  elle  la  lui  envoya  sans 
délai.  Et  voilà  de  quelle  manière,  grâce  aux  merveil- 
leuses copies  du  conservateur-adjoint  de  la  bibliothèque 
de  Caen,  Amaïdée  put  être  présentée  à  la  sympathie 
publique. 

Très  touché  de  l'empressement  de  Mademoiselle 
Trebutien,  Barbey  d'Aurevilly  lui  dédia  son  poème  en 
prose,  vieux  de  plus  d'un  demi-siècle:  «  Ea  vous  offrant 
ces  quelques  pages,  —  écrivait-il  au  mois  de  février  18S9, 
—  je  ne  fais  que  vous  les  restituer,  et  j'aime  à  y  attacher 
le  nom  de  l'ami  des  meilleures  années  de  ma  vie,  de 
celui  à  qui  je  dois  le  plus.  Que  la  fillette  de  ce  temps-là 
les  accepte  comme  un  héritage  d'amitié,  —  le  plus  rare 
et  le  plus  noble  des  héritages  !  »  Cependant  il  eût  voulu, 
avant  de  la  publier,  reprendre  AmaMée  pour  y  intro- 
duire bien  des  modifications  rendues  nécessaires  par  le 

(1)  Si  je  it(iieiiils  ;i  cette  place  le  récit  sii|iérieiirenieiil  f.iit  |);ir  M.  Paul 
Boiuget  en  18S!)  et  qui  sert  de  iiréface  a  Amaidée,  c'est  ijue  certaines 
circonstances  de  la  découverte  du  manuscrit  ont  écliap|ié  à  renquète  ou  à 
la  mémoire  du  l)rillant  romancier  et  critique.  Je  remercie  vivement  M.  Trou- 
bat d'avoir  bien  voulu  compléter  mes  recherches  j)Crsonnelles  par  une 
importante  contribution  (|ui  donne,  je  crois,  à  ce  petit  chapitre  d'histoire 
littéraire  sa  vraie  physionomie  et  sou  expression  délinitive. 


—  394  — 

laps  de  temps  écoulé  et  par  l'évolution  de  ses  propres 
idées.  Lorsqu'une  œuvre  a  cinquante-quatre  ans  d'exis- 
tence, elle  doit  porter  plus  d'une  ride.  Il  craignait  surtout 
que  cette  étude,  romantique  et  romanesque,  d'un  cas 
psychologique  très  spécial,  ne  fût  point  comprise  des 
générations  nouvelles,  et  il  s'inquiétait  à  la  pensée  qu'on 
pourrait  l'interpréter  dans  tel  ou  tel  sens  contraire  à 
ses  intentions  ou  à  ses  souhaits.  Or,  à  la  stupéfaction 
générale,  Arnaïdée  parut  aussi  fraîche,  aussi  jeune 
que  le  jour  même  de  sa  naissance.  Seule,  la  morale 
toute  philosophique  et  panthéistique,  qui  l'inspire  et 
en  découle,  n'était  plus  en  rapport  avec  les  croyances 
religieuses  de  Barbey  d'Aurevilly.  Aussi  mit- il  en 
post-scriptum  aux  dernières  lignes  du  livre  cette  recti- 
fication significative  :  «  Lorsqu'il  écrivit  ces  pages,  — 
disait  l'illustre  octogénaire,  —  l'auteur  ignorait  tout 
de  la  vie.  L'âme  très  enivrée  de  ses  lectures  et  de 
ses  rêves,  il  demandait  aux  efforts  de  l'orgueil  humain 
ce  que  seuls  peuvent  et  pourront  éternellement  — 
il  l'a  su  depuis  —  deux  pauvres  morceaux  de  bois  mis  en 
croix  ».  La  profession  de  foi  catholique  est,  on  le  voit, 
d'une  nettelé  parfaite.  Ce  qui  nous  la  rend  plus  précieuse 
qu'en  toute  autre  circonstance,  c'est  qu'elle  est  datée  du 
18avriri<S89,  «  le  jeudi  saint  >/,  ainsi  que  le  remarque 
chrétiennement  l'apologiste  des  Pi^ojohètes  du  Passé. 
Telles  sont  les  dernières  paroles  sorties  de  l'âme  de 
Barbey  d'Aurevilly.  Elles  ont,  par  là,  un  caractère 
presque  sacré,  et  portent  l'auréole  de  cette  divine  beauté 
qui  s'épanouit  sur  ce  qui  va  mourir. 

Deux  jours  après,  le  samedi  saint,  20  avril,  d'Aure- 
villy faillit  succomber  à  une  hémorragie.  «  Moi  qui 
croyais  passer  un  si  agréable  jour  de  Pâques  !  »  dit-il 
tristement.  A  partir  de  ce  moment,  les  forces  du  malade 


-  395  — 

déclinèrent  avec  une  effrayante  rapidité.  Son  confesseur, 
un  franciscain,  le  R.  P.  Sylvestre,  qui  l'avait  déjà  visité 
à  plusieurs  reprises,  fut  mandé  en  toute  hâte  par 
un  ami  commun,  M.  Léon  Bloy,  dans  la  nuit  du  lundi 
au  mardi,  et  administra  au  moribond  les  sacrements 
suprêmes  de  l'Église.  Celui  qui  avait  été  le  terrible 
Barbey  d'Aurevilly  mourut,  apaisé  et  pénitent,  le  mardi 
23  avril  1S89.  Dès  les  premières  heures  de  cette  journée 
de  printemps,  il  s'endormit  de  l'éternel  sommeil.  Il  avait 
quatre-vingts  ans,  cinq  mois  et  vingt-deux  jours. 

Il  s'en  alla  simplement  et  sans  bruit,  selon  son  désir  : 
«  Je  ne  veux  personne  à  mes  funérailles  »,  avait-il  dit 
dans  son  testament.  Le  26  avril,  à  neuf  heures  du  matin, 
de  rares  et  vrais  amis  formèrent  le  cortège  modeste  d'un 
homme  qui  avait  vécu  solitaire  et  qui,  même  après  sa 
mort,  défendait  son  indépendance  contre  les  assauts 
tumultueux  des  coteries.  Il  n'y  avait  pas  de  «  pleureurs 
à  gage  »  derrière  le  cercueil.  C'était  là  le  triomphe  in 
extremis  d'un  individualisme  inflexible.  A  l'église,  on 
n'entendit  pas  de  chants  religieux  ou  profanes  ;  sur  la 
tombe,  point  de  discours.  Le  corps  de  Barbey  d'Aurevilly 
fut  déposé  au  cimetière  Montparnasse,  où  il  repose  en 
paix,  n'y  recevant  que  des  visites  pieuses.  Mais  son  âme 
s'est  envolée  depuis  longtemps  vers  le  ciel  brumeux  de 
la  Basse-Normandie.  Quand  elle  revient,  sous  forme 
d'un  «  spectre  »  guerrier,  par  les  rues  de  Valognes  et  de 
Saint-Sauveur-le-Vicomte,  elle  ne  s'attriste  pas  de  n'y 
point  voir  le  monument  que  ses  compatriotes  lui  doi- 
vent. Avide  de  respirer  l'air  natal,  elle  jouit  de  l'âpre 
musique  du  vent  de  l'Ouest,  et,  loin  des  vaines  agitations, 
se  mêle  au  concert  de  la  brise  normande  qu'elle  a  tant 
aimée. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


Pages 

DÉDICACE  A  Mademoiselle  Louise  Read 5 

PuÉFACE     7 

CHAPITRE  l^"".  —  La  Normandie  :  Saint-Sauveur  et 
Valognes.  —  La  famille  Barbey.  —  La  Camille 
Ango.  —  Naissance  de  Jules-Amédée  Barbey  .      ,  11 

CHAPITRE  IL  —  Premières  années  d'enfance  et 
d'adolescence.  —  Education  dans  la  famille  et  au 
contact  de  la  nature.  —  Besoin  d'héroïsme  :  VOde 
aux  T/œrnwjnjles.  —  (1808-182G) 27 

CHAPITRE  m.  —  Études  au  collège  Stanislas.  — 
Maurice  de  Guérin.  —  Retour  au  pays  natal.  — 
Désir  de  vie  militaire,  —  Le  nom  de  d'Aurevilly. 
—  (1827-1829) 44 

CHAPITRE  IV.  —  Études  à  la  Faculté  de  Droit  de 
Caen.  —  Guillaume-Stanislas  Trebulien.  —  La 
Révolution  de  1830.  —  Idées  républicaines.  —  La 
Bei'ue  de  Caen.  —  Premiers  essais  politiques  et 
littéraires  :  Léa.  —  Thèse  de  licence  en  droit.  — 
(1829-1833) 60 

CHAPITRE  V.  —  A  Paris.  —  Maurice  de  Guérin, 
Edelestand  du  Méril  et  Trebutien,  —  Nouveau 
séjour  à  Caen.  —  Léon  d'Aurevilly.  —  Premières 
poésies;  La  Bague  d'Annibal ;  Germaine;  Amaïdée. 
—  ((  Mal  romantique  ».  —  (1833-1835)  .... 


82 


—  898 


Pages 
CHAPITRE  VI.  —  Premier  Mémorandum.  —  Voyage 
en  Touraine.  —  Séjour  en  Normandie,   à  Saint- 
Sauveur,    à    Coutances   et    à    Gaen.   —    Retour 
définitif  à  Paris.  —  (1835-1837) 100 

CHx\PITRE  VII.  —  Vie  mondaine.  —  Aristocratie,  — 
(c D'Aurevilly». —  Journalisme. —  Crises  de  roman- 
tisme aigu.  —  Travail  salutaire.  —  (1837-1838)    .       120 

CHAPITRE  VIII.  — Second  Mémorandum.  —  Journa- 
lisme :  le  Nouvelliste.  —  Distractions  mondaines  : 
Dandysme.  —  Eugénie  de  Guérin.  —  Mariage  et 
mort  de  Maurice  de  Guérin.  —  (1838-1840)     .     .       138 

CHAPITRE  IX.  —  \j  Amour  Impossible.  —  Journa- 
lisme :  le  Globe,  le  Moniteur  de  la  Mode.  —  Le 
Dandy  Georges  Rrummell.  —  Collaboration  au 
Journal  des  Débats.  —  Première  ébauche  d' L'ne 
Vieille  Maîtresse.  —  (1840-1845) 156 

CHAPITRE  X.  —  Retour  à  la  religion  ti^aditionnelle. 

—  La  Société  Catholique  et  la  Revue  du  Monde 
Catholique.  —  Révolution  de  1848.  —  «  Club  des 
Ouvriers  de  la  Fraternité  ».  —  Vie  active.  —  Fin 

d'un  rêve.  —  (1846-1848) 178 

CHAPITRE  XI.  —  «  Vocation  normande  ».  —  Idées 
légitimistes  :  polémiques.  —  «  Le  Sacerdoce  de 
l'Epée  ».  —  Les  Prophètes  du  Passé  et  Une  Vieille 
Maîtresse;  l'Ensorcelée.  —  Coup  d'Etat  du  2 
décembre  1851.  —  Ralliement  au  régime  nouveau. 

—  (1848-1852) 202 

CHAPITRE  XII.  —  Le  second  Empire.  —  Collabo- 
ration au  Pays.  —  Ebauche  du  Chevalier  Des 
Touches.   —  Poésies.   —   Edition   d  Eugénie    de 


390  — 


Pages 


Guérin.  —  «  Normandisme  ».  —  Premier  crayon 
du  Prêtre  Marié.  —  Grise  de  mysticisme.  — 
Réconciliation  avec  la  famille.  —  (1852185())   .     .       228 

GHAPITRE  XIII.  —  Retour  au  pays  natal.  —  Séjour 
à  Saint-Sauveur,  à  Valognes  et  à  Gaen.  —  Mémo- 
randuin  de  Caen.  —  Polémiques  littéraires  et 
déceptions.  —  «  Les  Fleurs  du  Mal  ».  —  c(  Le 
Réveil  )).  —  Mémorandum  de  Port-Vendres.  — 
(1856-1859) 253 

CHAPITRE  XIV.  —  Les  Œuvres  et  les  Hommes.  — 
L'édition  de  Maurice  de  Guérin  et  Sainte-Beuve. 

—  La  jeune  critique.  —  Grises  d'individualisme 
aigu  :  les  Misérables ^  la  Revue  des  Deux-Mondes, 
le  Journal  des  Débats,  les  Quarante  Médaillons  de 
l'Académie.  —  Procès  Buloz.  —  Plaidoirie  de 
Garabetta.  —  Le  Chevalier  Des  Touclies.  —  (1859- 
1863) 276 

CHAPITRE  XV.  —  Un  Prêtre  Marié.  —  Batailles  au 
Nain  Jaune.  —  Voyage  à  Saint-Sauveur.  —  Le 
Théâtre  Contemporain.  —  Attaques  contre  les 
Parnassiens.  —  Journaux  d'avant-garde  :  l'Éclair, 
la  Veilleuse.  —  Succession  de  Sainte-Beuve  au 
Constitutionnel.  —  La  guerre  de  1870.  —  Mort 
d'Édelestand  du  Méril.  —  (1863-1871)  ....       305 

CHAPITRE  XVI.  —  Retour  à  Saint-Sauveur  et  à 
Valognes.  —  Collaboration  au  Figaro,  au  Gaulois 
et  au  Constitutionnel. —  Les  Diaboliques  :  menaces 
d  un  procès.  Intervention  d'Arsène  Iloussaye  et 
de  Gambetta.  —  Mort  de  l'abbé  Léon  d'Aurevilly. 

—  Zes^as-^/cMS.  —(1871-1880) 332 


—  400  — 

Pages 
CHAPITRE  XVII.  —   Gœihe  et  Diderot.  —  Collabo- 
ration au  Constitutionnel,  au  Triboulet,  au  Gil-Blas. 

—  Une  Histoire  sans  nom,  Ce  qui  ne  meurt  pas,  les 
Œuvres  et  les  Hommes.  —  L'Académie  Française 
et  l'Académie  des  Concourt. —  Une  Page  d'Histoire. 

—  Derniers  voyages  en  Normandie.  —  Amaïdée. 

—  Mort  de  Jules  Barbey  d'Aurevilly.  —  (1880- 
1889) 365 


CAEN.  —  IMPRIMERIE-PAPETERIE  E.  LANIER 


PQ      Grêlé,  Eugène 

2189  Jules  Barbey  d'Aurevilly 

B32Z6^5 


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