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JULES BARBEY D'AUREVILLY
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/julesbarbeydaureOOgrel
J^^-^T-
Eugène GRELE
Jules Barbey d'Aurevilly
SA VIE ET SON ŒUVRE
d'après sa correspondance inédite et auires documents noaveanx
AVEC UNE PRÉFACE DE M. |ULES LEVALLOIS
Quand ils iliscnl ilc partout que les nationalités
décampent, plantons-nous hardiment, comme
des Termes, sur la porte du pays d'où nous
sommes, et n'en bougeons pas ! »
.1. Barbey d'Aurevilly.
i-sj\. ^vie:
-i>o;:#^rK>-
GAEN
L. JOUAN, Editeur
Libraire de la Société des Anliriuairesde Normandie
iii, rue Saint-Pierre
E. LAN 1ER, Imprimeur
i et 3, rue Guillaume
Si, boulevard Bertrand
1902
33^ 1 i4^
A Mademoiselle Louise READ
EXÉCUTRICE TESTAMENTAIRE DE BARBEY D'AUREVILLY
HOMM AOE
de profonde reconnaissance et de respectueuse admiration
Cest à cous, Mademoiselle, que ce travail appartient.
Sans vous, sans votre concours empressé, sans vos
cornmimications si2:>récieuses,Je n'autriispu le mener
a bonne fm. Aussi, votre nom seul doit-il figurer en
tête de ces p)ages.
Pour vous les offrir, Mademoiselle, f aurais voulu les
rendre plus dignes de vous. Mais, à défaut de talent,
fy ai mis toute mon àme.Et vous serez indulgente , f en
suis sûr, au modeste essai d'un débutant, à la cantique
inexx)éri7nentée d'un jeune homme.
Vous avez été. Mademoiselle, l'amie dévouée et désin-
téressée, rAntigone de Barbey d'Aurevilly. Depuis sa
mort, vous eyitretenez pieusement le culte de sa mé-
moire. A ce double titre, comme jMr tant d'autres
mérites éminents d'esp)rit et de cœur, vous avez conquis
l'admiration de tous ceux qui ont eu Vhonneur de vous
approcher.
Et f éprouve un vif sentiment de plaisir personnel,
mêlé d'une grande fierté, à vous apporter ici, Made-
moiselle, l'honwiage d'une inaltérable gixititude, d'un
dévouement profond et du plus a,ffectueux des respects.
Eugène grêlé.
Granville, 3i décembre 1901.
PREFACE
La postérité commence pour les écrivains nés à
la vie littéraire vers 1830. Leurs glorieux prédéces-
seurs, les Chateaubriand, les Balzac, les Lamartine,
les Vigny et les Hugo sont entrés déjà dans l'his-
toire. Maison dirait que l'opinion hésite à consacrer
par un hommage décisif la renommée posthume de
ceux qu'elle appelle, non sans quelque dédain, les
« sous-romantiques ».
Ce fut une génération un peu sacrifiée que celle
qui grandit dans la chaude atmosphère du roman-
tisme naissant et ne parvint à l'âge viril qu'une fois
consommée la défaite des « classiques ». Elle trouva
devant elle, comme pour lui barrer la route, des répu-
tations solidement assises et des noms déjà popu-
laires. Elle eut à se frayer un chemin à travers les
roses semées sous les pas de ses aniés : elle y
recueillit plus d'épines que de fleurs. Aujourd'hui
encore, d'excellents esprits très lettrés ne font qu'à
contre-cœur l'aumône d'une petite célébrité bien
discrète à ces romanciers et poètes en lesquels ils ne
veulent voir que des personnages d'arrière-plan. Ils
les étouffent, pour ainsi dire , entre les grands
romantiques d'avant 1830 et les grands réalistes
d'après 1850,
— s —
Voici, pourtant, un homme qu'on ne saurait sans
iniquité mf-connaître. Il fut romancier, poète et
critique. Il fut original. Il se « singularisa » de plus
d'une manière. I! s'appelle Barbey d'Aurevilly. Ses
contemporains ne lui ont pas rendu justice. Il appar-
tient à la postérité de réparer cette erreur.
C'est dans l'étude approfondie et minutieuse des
livres de Barbey d'Aurevilly que j'ai puisé les élé-
ments essentiels de mon travail. L'auteur d'Une
Vieille Maîtresse, de Poussières et des Prophètes du
Passé s'est mis tout entier dans ses romans, dans
ses vers, même dans sa critique. S'il répugnait à sa
nature aristocratique de se répandre en confidences
devant le public et de faire étalage de sa personne
aux yeux de la foule, du moins est-il certain qu'il a
composé la majeure partie.de son œuvre avec ses
souvenirs d'enfance ou d'adolescence, ses émotions
et aventures de jeunesse, ses impressions d'homme
mùr. J'ai essayé de démêler ce qu'il y a de personnel
et d'objectif dans cette œuvre, d'y faire la part de
l'imagination et de la « remembrance », de l'inven-
tion aussi bien que de la sensation « cristallisée ».
Mais, s'il suffisait, pour bien comprendre l'œuvre
de Barbey d'Aurevilly, d'y rechercher les éléments
variés qui l'ont constituée, les apports successifs
de la vie et de l'étude, — s'il était permis, grâce à
ses ouvrages, d'assister au spectacle de son exis-
tence sentimentale et intellectuelle à la fois et de
suivre l'évolution de son esprit et de son âme, —
il m'était impossible, à l'aide de ces seuls ren-
— 9 —
seignements, d'écrire une biographie détaillée et
précise. Par bonheur, j'ai eu entre les mains la
correspondance du romancier de V Ensorcelée avec
son ami de Caen, Ti-ebutien. L'époque la moins
connue de la vie de Barbey, — de 1832 à 1857, —
s'éclaire d'un jour lumineux à la lecture de ces
lettres qui, lorsqu'elles seront publiées, feront sen-
sation. D'autres documents, non moins intéressants,
m'ont été également communiqués par la dévouée
et fidèle exécutrice testamentaire du Maître. En lui
dédiant mon travail, je ne fais que rendre — bien
imparfaitement — à M"" Louise Read ce qu'elle m'a
prêté.
Après M^i" Read, j'ai à cœur de remercier ici tout
particulièrement M. le Chanoine Lefoulon, ancien
chapelain de l'abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte
et actuellement curé-doyen de Montebourg. Il fut
un (( ami intellectuel » de Barbey d'Aurevilly ; à ce
titre, il m'a fait l'honneur de s'intéresser, un des
premiers, à mon travail et a bien voulu m'aplanir les
difficultés du début.
J'ai contracté aussi de nombreuses dettes de
reconnaissance envers : M"'' Louise Trebutien, la
digne nièce de l'excellent bibliothécaire, éditeur de
Maurice et d'Eugénie de Guérin ; M'"" de La Sicotière,
veuve du savant historien de la Chouannerie bas-
normande ; MM. Jules Levallois et Jules Troubat,
anciens secrétaires de Sainte-Beuve ; M. Armand
Gasté, professeur honoraire de l'Université de Caen ;
M. Charles Cumont, premier adjoint au maire de
- 10 -
Saiiit-Sauveur-le- Vicomte; M. Georges Landry, l'ami
le plus dévoué de Barbey d'Aurevilly ; M. Armand
Rover, le violoniste éminent à qui sont dédiées les
Sensations d'Art; enfin M. Alphonse Lemerre, le
grand éditeur parisien.
D'autre part, de précieuses communications, qui
ont été pour moi le meilleur des encouragements,
m'ont été faites par :
MM. Jules Claretie, Henry Houssaye et Gabriel
Hanotaux, de l'Académie française ;
MM. Frédéric Masson, Edmond Hai-aucourt, Au-
rélien Scholl, J.-K. Hûysmans, Gustave Gefïroy,
Octave Uzanne, Maurice Rolliiiat, Edouard Rod
et Charles Fremine ;
M. Maurice Souriau, professeur à l'Université de
Caen ;
MM. Maurice Tourneux, Hugues Le Roux, Ernest
Daudet, Maurice Barrés et Gaston Jollivet.
Sous de tels auspices, je hasarde, — non sans
effroi, — la publicité de ce travail, étude biogra-
phique et essai critique, où l'on entendra, je l'espère,
l'écho lointain et toujours distinct des grandes
batailles littéraires du siècle qui vient d'expirer.
E. G.
Graiiville, juillet 1898. —Caen, janvier 1902.
JULES BARBEY D'AUREVILLY
CHAPITRE PREMIER
LA NORMANDIE : SAINT-SAUVEUR ET VAUOGNES
LA FAMILLE BARBEY. - LA FAMILLE ANGO
NAISSANCE DE JULES-AMÉDÉE BARBEY
La Normandie est une province privilégiée. Elle pos-
sède ces deux richesses, rarement réunies: fécondité
naturelle du sol, pittoresque variété des sites. Il ne lui
manque, pour éclairer sa beauté g-randiose et sévère,
que l'éternel soleil des contrées du Midi. Mais le ciel
normand, souvent gris et pluvieux, qui aime pleurer
et se baigner dans ses larmes, recèle peut-être une poé-
sie plus profonde que le ciel de l'Italie implacablement
bleu. Il a toutes les nuances, variées et composites, de la
vie même, qui est parfois souriante et plus fréquemment
sombre. Il a des rayons un peu pâles de gaieté passa-
- 12 —
gère et des ombres presque mornes d'une tristesse indé-
finissable. L'impression dominante qu'il laisse, c'est la
mélancolie, — une mélancolie vive et pénétrante qui va
jusqu'au fond des âmes et les rend songeuses.
Qu'on ne s'y trompe pas, d'ailleurs. Il ne s'agit point ici
d'une nature taciturne et débilitée qui plonge ses habi-
tants dans une sorte de contemplation passive et finale-
ment leur ôte toute énergie mâle. La mélancolie, que
verse le ciel du paysage normand, est la mélancolie des
forts, celle qui faisait pleurer Charlemagne devant la
menace des barbares envahisseurs et qui, sur le rocher
de Sainte-Hélène, mouillait de larmes silencieuses le dur
visage du vainqueur d'Austerlitz. Elle ne détourne pas
de l'action, elle la suit; elle en fait voir les côtés faibles,
les ivresses transitoires et les résultats périssables.
Elle modère l'enthousiasme, elle ne le détruit pas. Elle
n'amollit point le courage, elle l'éclairé et le fait plus
maître^de lui-même. Elle a je ne sais quoi de mystérieux
qui parle'au cœur et qui en même temps l'avertit. Elle
ne diminue pas celui qui s 'y complaît, elle l'enrichit d'émo-
tions nouvelles et salutaires, elle le rend plus homme.
Cette mélancolie, source inépuisable d'inspiration poé-
tique, habite plus volontiers les âpres bords de la Manche
que les rives somptueuses de la Méditerranée. Il semble,
en effet, que les brumes du Nord et de l'Ouest soient plus
favorables à l'épanouissement d'une nature mâle et vigou-
reuse que les feux ardents et déprniiants du Midi. La
terre normande apparaît comme une espèce de déesse
saine, calme, majestueuse, confiante en sa force. Elle ne
connaît pas les alanguissements, les énervées et morbi-
des sensations de certaines contrées méridionales.
La presqu'île du Gotentin, surtout, attire le regard par
sa situation exceptionnelle et par les plantureux produits
— 13 —
de son sol. Cette étroite langue de terre renferme, comme
un trésor toujours renouvelé, les prairies les plus riches
de toute la France. Peu de centres importants; mais, à
perte de vue, un immense tapis de verdure s'étend sur
cette région où la main de l'homme n'a qu'à recueillir les
fruits d'un minime labeur. A peine, çà et là, deux ou trois
bourgades, nonchalamment assises dans la plaine et en-
dormies au sein des silencieuses campagnes, tranchent
sur la monotonie du paysage; aux yeux du voyageur
pressé, elles disparaissent dans l'infini des espaces ver-
doyants.
Deux de ces petites villes représentent exactement le
type de nos agglomérations bas-normandes : c'est Valo-
gnes et c'est Saint-Sauveur-le-Vicomte. La première, cité
morte, séjour préféré de la noblesse aux siècles passés,
porte maintenant le deuil de sa gloire éteinte et semble
enseveUe sous un voile sépulcral. La seconde, aussi pim-
pante que sa voisine est triste, sourit à la vie et se mire
coquettement dans la rivière qui serpente à ses pieds.
L'une traduit l'aspect mélancolique de la nature nor-
mande ; l'autre fait voir, en toute leur intensité, les vi-
ves couleurs des paysages de l'Ouest. Mais de ces deux
villes, la sévère autant que la gracieuse, qui s'harmoni-
sent si bien par leurs contrastes mêmes, émane une
impression ineffaçable de force accumulée, ici assoupie,
là éclatante, — partout impérieuse. On sort de cette ré-
gion, l'âme saturée de sensations dominatrices, irréduc-
tiblement puissantes.
Non loin de là, la mer de la Manche déferle sur une
côte abrupte. Ses flots, souvent courroucés, toujours vio-
lents, jamais en repos, bruissent et font vacarme, pous-
sés par le vent de l'Ouest, aux notes aigiies et terrifiantes.
Une clameur de guerre semble s'échapper du sein des
— 14 -
eaux. On dirait que tous les éléments se sont unis pour
faire de la presqu'île du Gotentin une force isolée et su-
perbe, maîtresse farouche de ses destinées et comman-
dant avec fierté aux pays environnants. C'est vraiment
une terre d'élection pour les hardis conquérants, rudes
soldats que la mer paraît convier aux entreprises loin-
taines, un Rollon ou un duc Guillaume, en même temps
que pour* les âmes, guerrières aussi à leur façon, qui
sont éprises de l'âpre poésie de la nature, un Jean-Fran-
çois Millet ou un Barbey d'Aurevilly. L'imagination
peut-elle rêver cadre plus somptueux où placer le ber-
ceau d'un poète?
Telle est la patrie du grand écrivain qui devait illustrer
un jour le nom si normand de Barbey. C'est dans la jolie
bourgade, qui s'appelle Saint-Sauveur-le-Vicomte, qu'il
est né; c'est dans la sévère ville de Valognes, pleine
d'un passé dont le souvenir est impérieux, qu'il a vécu
les plus douces journées de son adolescence et de sa
vieillesse, c'est sur les bords de la Manche qu'il a joué et
rêvé tout enfant. D'ailleurs, par sa famille, il appartient
sans mélange à la Normandie. Si la meilleure part de sa
gloire vient de son attachement au sol natal, il convient
d'en reporter un peu le mérite à la nature qui l'a fait naî-
tre au milieu d'un pays superbe que la main de l'homme
n'a pas abîme et au sein d'une famille foncièrement lo-
cale qui n'a pas connu les corruptions séductrices des
grandes villes. En vérité, une fée bienfaisante a veillé
sur les destinées de cet enfant de l'Ouest et l'a choyé de
soins maternels.
Les Barbey sont issus d'une très vieille souche coten-
tinaise, — souche de terriens, qui ne se sont jamais « dé-
racinés ». S'ils ont quelquefois pris part à des expédi-
tions militaires et maritimes, vite ils sont revenus au
- 15 —
pays. Ils auraient regardé comme une trahison de l'aban-
donner sans espoir de retour. Au XVI^ siècle, pourtant,
on trouve à Paris un Pierre Barbr^y, qui fut un brillant
professeur de philosophie et appartenait certainement à
la Basse-Normandie. Mais rien ne prouve que cet esti-
mable savant soit un ancêtre de Barbey d'Aurevilly.
Voici, au contraire, un autre Barbey qui est, à coup sûr,
membre de l'ancienne famille de Saint-Sauveur. En 1685,
ce Barbey quitte la terre natale et va chercher refuge
ailleurs. Ce n'est pas sa faute s'il se détache du vieux
tronc qui abrita ses jeunes années; c'est la faute des
circonstances. Les temps sont mauvais. Le brave homme
a embrassé la religion réformée : il est forcé d'émi-
grer, après la révocation de l'Édit de Nantes. L'exil
est dur ; mais quand il s'agit de sauvegarder ses
croyances, on sacrifie tout : intérêts, liens de famille,
amour du sol. C'est d'un bel exemple. Privé de son
foyer, le pauvre normand s'en va, le cœur en deuil, à
la recherche d'une contrée plus hospitahère : il se fixe
en Suisse, d'où ses petits-fils ne reviennent qu'à la fin
du XYllb siècle (1).
Amputés violemment de ce membre qui leur était cher,
les Barbey de Saint-Sauveur, très fermement catholiques
avec quelque tendance au jansénisme, semblent dès
lors se serrer davantage autour du berceau natal. Ils vi-
vent en paix, loin des affaires et des grandes villes, dans
l'incessante communion de leur terre et de leurs morts,
Ils ne vont point prendre femme hors du pays; ils s'al-
lient entre gens du même clocher et finissent par se
marier entre parents.
(1) C'est de ce Barbey que descend M. Edouard Barbey, sénateur du
Tarn, ancien ministre de la marine.
— 10 -
Tous sont des propriétaires terriens et habitent, pour
ainsi dire, côte à cote. Aussi n'arriveraient-ils plus à se
distinguer les uns des autres, si, pour prévenir les confu-
sions, ils n'ajoutaient à leur nom patronymique le nom
de leurs terres respectives. Par exemple, celui-ci s'appel-
lera Barbey d'Aureville (ou d'Aurevilly); celui-là, Barbey
du Motel; d'autres, Barbey des Tesnières, Barbey de
Taillepied, Barbey du Roncey. Au XVIIP siècle, on voit
ces différentes dénominations dans la famille. Tous ces
Barbey sont frères ou cousins. Naturellement, de pareils
« surnoms » n'entraînent de la part des intéressés, non
plus qu'aux yeux du public, aucune pi'étention à la no-
blesse. Ce sont de simples appellations locales qui sont
d'usage courant dans le pays et que tout le monde accepte
sans arrière-pensée d'ambition ou d'orgueil. Pour l'ins-
tant, on ne vise pas plus haut que l'utilité immédiate.
Mais l'homme est ainsi fait que ses meilleurs desseins
recèlent presque toujours un germe de vanité. C'est très
joli de s'appeler Barbey; c'est bien plus joli de s'appeler
Barbey d'Aureville ou Barbey du Motel : cela sonne
mieux. On finit par se dire qu'il ne serait peut-être pas
mauvais, pour éviter des ennuis possibles dans l'avenir,
de transformer ces dénominations fugitives et provisoi-
res en véritables noms. On va même plus loin: car l'am-
bition, une fois qu'elle s'est glissée dans une famille, ne
s'arrête pas à mi-chemin. En 1765, Vincent-FéUx-Marie
Barbey du Motel achète une charge d'écuyer. Ses ar-
moiries sont ainsi réglées par Louis-Pierre d'Hozier, à la
date du 25 octobre de la même année : « un écu d'azur
à deux bars adossés d'argent et au chef de gueules
chargé de trois besans d'or; cet écu timbré d'an casque
de profil orné de ses lambrequins d'or, d'azur, d argent
et de gueules ». Voilà le seul titre de noblesse des
— 17 —
Barbey: il a été payé en bonne monnaie. Ce n'est que
vingt ans avant la Révolution, qui allait abolir toutes ces
distinctions, que les gros sous, amassés par les ancêtres,
sortaient du bas de laine des Barbey pour enrichir le
trésor public ou plutôt pour subvenir aux folies de
Louis XV.
Ou n'aime guère ce genre de noblesse, en Normandie.
L'opinion la raille ou s'en indigne. Il est vrai que les plus
beaux cris de protestation viennent des personnes qui
voudraient bien se payer cette fantaisie assez coûteuse
et ne le peuvent pas. Aussi se vengent-elles à leur ma-
nière, en appelant cet anoblissement « une savonnette à
vilain ». C'est un terme de mépris qu'on ne craint pas de
jeter à la face des intéressés ; on a beau jeu à leur faire
entendre qu'ils rougissent de leur famille et ont besoin
d'une savonnette fleurant bon pour se décrasser dQ leur
origine roturière. Mais les meilleures choses n'ont qu'un
temps. En France, surtout, l'indignation ne dure pas;
c'est un sentiment très vif qui ne fait pas long feu. Les
Normands eux-mêmes en viennent à reconnaître pour
authentique et fondée une « noblesse » qu'on discutait
naguère ou que l'on niait si énergiquement. Bientôt on
ne retient que le fait de l'anoblissement sans se soucier
des causes qui l'ont produit. On fait la paix et le silence
autour de ce qui paraissait autrefois une énormité. Cela
vaut peut-être mieux, après tout. S'il y a un peu de
dédaigneuse indifférence dans cette attitude dernière de
l'opinion, je n'y vois, pour ma part, aucun inconvénient.
Le titre nobiliaire récent de Vincent-Féhx -Marie
Barbey, grand-père de notre héros, eut sous certain
rapport une heureuse conséquence : il lui procura l'avan-
tage de s'allier à une vieille et noble famille du pays,
les Lucas la Blaierie. En 1777, Vincent Barbey épousa
2
— IS —
Marie-Françoise-Louise-Jacqueline Lucas la Blaierie,
âgée de seize ans seulement et qui était, dit-on, d'une
grande beauté. Mais voici le revers de la médaille. Cette
charmante personne avait des goûts très luxueux : elle
gaspilla en folles dépenses, non seulement le plus clair
de son patrimoine, mais encore une bonne partie de la
fortune de son mari. De cette époque date la décadence
financière des Barbey. C'était bien la peine, en vérité,
de s'être offert un blason pour en arriver à ce résultat
rapide de la ruine des biens-fonds et n'avoir plus bien-
tôt avec quoi le dorer suffisamment. Ce n'est pas tout
profit que de posséder des armoiries. « Noblesse oblige »,
dit-on ; cela serait-il vrai dans tous les sens du mot ?
Les jeunes époux, aussi inexpérimentés l'un que l'autre,
s'aperçurent un peu tard du mauvais état de leurs finan-
ces... quand ils fondèrent une famille. Ils eurent trois fils :
l'aîné, Jean-François-Frédéric, qui, étant le premier prit
selon l'usage le nom de d'Aurevilly, naquit le 4 avril 1778,
fut longtemps maire de Saint-Sauveur et mourut sans
postérité le 3 octobre 1829, à 1 âge de 51 ans ; le second,
Jean-Vincent-Onésime, qui s'appela du Motel, vint au
monde l'année suivante, le 20 mai 1779 et disparut dans
la guerre de la Chouannerie. Enfin, six ans plus tard, le
4 juin 1785, un Benjamin compléta la famille. Ce dernier-
né nous intéresse particuhèrement, puisqu'il est le père
de Jules Barbey d'Aurevilly. Il ne porta, lui, aucun nom
de terre et se nomma Théophile-Marie-André Barbey tout
court. Les immeubles étaient déjà, on le voit, fort enta-
més par l'incurie des Barbey et dispersés à tous les
vents. Où étaient donc les anciens fiefs deTaillepied,des
Tesnières et du Roncey ? Qu'étaient-ils devenus ?
Mais, pour avoir été privé d'une de ces dénominations
quasi seigneuriales qui étaient l'orgueil du nouvel écuyer
— 19 —
Vincent du Motel, Théophile Barbey n'en fut pas nioins
un aristocrate convaincu et un acharné partisan de l'an-
cien régime. Il semble même que, loin de s'en affranchir,
il se soit d'autant plus attaché aux traditions paternelles
qu'elles ne lui avaient pas réservé les mêmes faveurs
qu'à ses frères : en exagérant son culte pour le passé, il
crut peut-être prendre une attitude plus noble de protes-
tation contre le sort qui l'avait frustré de ce qu'il consi-
dérait comme des droits. S'il exista jamais, en effet, un
homme ardemment épris de la vieille France et soucieux
de conserver les exemples ancestraux, ce fut bien Théo-
phile Barbey. Nous le connaissons mieux que ses frères,
car son fils Jules a souvent parlé de lui : du reste, il n'y
a guère que trente ans que ce royaliste endurci est mort,
dans un âge très avancé, le 15 mars ISOS. Sa figure origi-
nale mérite d'être peinte, au moins en quelques-uns de
ses traits saillants.
La plus grande douleur de sa vie fut, sans aucun doute,
de n'avoir pu, à cause de son jeune âge, prendre part à
la guerre des Chouans. Ses idées, ses croyances, les tra-
ditions de sa famille, tout l'appelait à servir la cause du
Roy, à combattre sous la bannière fleurdelysée ou à
suivre le chevalier Des Touches dans ses aventureuses
expéditions. Mais il dut rester à la maison et se contenter
du récit des prouesses qui rendaient illustres les noms
les plus ignorés du pays. Cette triste situation d'adoles-
cent inutile, grâce à laquelle il se voyait toujours sacrifié,
le fît sombre, replié sur lui-même et concentré. Tout son
cœur était avec les Chouans contre la Révolution victo-
rieuse : cela ne lui suffisait pas. Pourquoi son bras- ne
pouvait-il servir la cause sainte par excellence ? De ces
journées d'enfance, passées dans l'isolement et l'inaction,
alors que son père et ses frères prêtaient main-forte aux
— 20 -
entreprises royalistes, Théophile Barbey garda un fond
d'aigreur qui ne se dissipa jamais. A aucune époque,
plus tard, il ne consentit à rempUr une charge publique,
même sous Louis XVIII ou Charles X, parce que le gou-
vernement restauré des Bourbons avait reconnu en prin-
cipe, par l'octroi d'une Charte, la légitimité de l'œuvre
révolutionuaire. Il n'est pas possible de pousser plus loin
la fidélité à l'ancien régime. On devine, après cela, que
cet intransigeant dévot d'un trône etfondré fut violem-
ment hostile aux idées napoléoniennes et à la monarchie
de Juillet. Il est vrai qu'il protestait surtout par son si-
lence et que son hostilité se manifestait principalement
par une abstention systématique des choses de la vie
pubhque. Au demeurant, c'était la seule manière de ré-
criminer contre l'irréparable, qui fût en son pouvoir et
de son goût. Homme solitaire, égoïste et dur, il n'y avait,
paraît-il, rien de plus terrifiant que son air taciturne et
irrité, rien de plus implacable que son regard, quand il
voulait condamner une attitude ou un simple geste.
En 1S07, lorsqu'il épousa Ernestine-Eulahe-Théodose
Ango, âgée de vingt ans à peine, Théophile Barbey était
un jeune Chouan manqué de 22 ans. Ce mariage ajoutait
un nouveau lustre à la situation sociale des Barbey, mais
au reste n'amenait pas un grand surcroît de richesse
dans leur budget que la Révolution et la guerre civile
avaient encore sérieusement endommagé et grevé.
Les Ango (ou Angot) étaient une vieille famille nor-
mande, anoblie par François l''. Jean Ango était origi-
naire de Dieppe : ce fut un capitaine de mer, qui, après
avoir fait fortune par le trafic, équipa « à ses propres
coust et dépens une flotte de douze à treize navires, —
dit la chronique de Dieppe, — de sorte qu'il remporta de
grandes victoires sur les Anglais, Flamands, Espagnols,
— 21 —
Portugais, et prit mesme une île sur les Anglais. » D'ex-
traction plébéienne, Jean Ango fut fait vicomte de Dieppe
par le Roi, « pour ses vaillances et hauts faits » (1).
Deux siècles plus tard, sous Louis XV, on trouve un
Ango à la Cour. On prétend même qu'il joua un rôle
assez singulier dans les affaires privées du Roi. Le Bien-
Aimé, ayant eu un fils d'une de ses nombreuses maîtres-
ses, maria, dit-on, cette dernière à Jacques-Pierre Ango,
qui devint ainsi le père putatif de l'enfant. C'était, paraît-
il, la mode dans ce temps-là, et il y avait quelque honneur
à être ainsi distingué et choisi pour de pareils services
par le Jupiter tout à fait terrestre de l'Olympe bourbo-
nien. Or cet enfant, Louis-Hector-Amédée, né à Versailles
le 15 novembre 1739 et mort à Saint-Sauvear le 28 fri-
maire an XIV (décembre 1805) à l'âge de 66 ans, n'est
autre que l'aïeul maternel de Jules Barbey d'Aurevilly.
Le grand écrivain aurait donc eu du sang royal dans les
veines. Toujours est-il que Louis Ango fut tenu à Ver-
sailles sur les fonts baptismaux par le comte de Maure-
pas et la duchesse de Châteauroux. Son parrain fut le
Roi Louis XV lui-même, lequel vraiment ne pouvait faire
moins, après lui avoir donné la vie, que de lui donner
son prénom. Par la suite ce descendant supposé du brave
capitaine de mer, qui s'était illustré par de plus brillants
exploits que ses petits-fils, fut honoré des faveurs
royales.
Il les méritait, d'ailleurs,... chose assez rare pour être
remarquée. C'était un homme d'esprit, de volonté et de
talent. A travers les couleurs très vives du portrait un
peu embelh que nous en a laissé l'auteur du Chevalier
(1) Cf. M°" C. CoiGNET. — François I". Portraits et récits du seizième
siècle, p. 365 (Pion Nourrit, 1885).
22
Des Touches, on devine une personnalité puissante a
qui peut-être il n'a manqué que le goût de l'intrigue et
l'ardeur de l'ambition pour se faire place au premier
rang. « 11 fut envoyé aux Etats généraux, écrit Barbey
d'Aurevilly, et le Roi Louis XVI qui l'aimait lui donna,
comme souvenir, le jour de l'ouverture des Etats, la poi-
gnée du cierge qu'il avait tenu à la main pendant la messe
du Saint-Esprit. Cette poignée de velours violet, semée
de fleurs de lys d'or, est encore entre les mains de ma
mère qui la garde et la regarde comme une relique. Mon
grand-père fut de ceux qui ne reconnurent pas la consti-
tution msolente du jeu de Paume et qui s'en retournèrent
fièrement chez eux avec l'idée terrible et nette que la
Monarchie française avait fait assez de fautes poui- périr.
On dit (je ne l'ai pas connu que c'était un homme d'un
génie profond, mais d'une intolérable fierté. Et il en a
bien l'air : son portrait est dans la salle à manger de
mon père et je vous réponds qu'il a, des deux côtés des
lèvres et dans l'arcure de ses sourcils, le plus implacable
mépris qui soit jamais tombé sur cette plate misère qu'on
appelle la vie. Il n'a rien laissé qui prouve son génie,
mais les ratures silencieuses qu'il avait faites à son
exemplaire de VEsjDritdes Lois de Montesquieu montrent
bien que son mépris était une grande intelligence. Jamais
arrêt de lui (et il jugeait seul et souverainement) n'a été
cassé par le Parlement de notre province. C'était d'ail-
leurs un homme qui se communiquait peu. Tout en ré-
flexion, tout en pensée, l'oiseau non pas hagard des
quatre tourelles de Mirabeau, mais un hibou tranquille
et enchaperonné, toute sa vie, dans la plus sourcilleuse
attitude. On tremblait devant lui et il n'élevait pas même
la voix. Il dédaignait les livres et les plumes, et il a passé
dix ans de sa vie à se promener de long en long dans
- 23 -
ses appartements en enfilade, les mains derrière le dos
et sans dire un seul mot, pendant que sa femme, une
sainte qui l'adorait comme Dieu, tricotait ou brodait
dans une embrasure de fenêtre et ne se serait pas même
permis de respirer un peu haut » (1).
On a dit que Louis Ango avait été le dernier grand-
bailli du Cotentin. C'est inexact. Cette charge purement
honorifique était occupée, à la fin de l'ancien régime, par
le Marquis de Blangi. L'aïeul maternel de .Tu les- Amédée
Barbey était Lieutenant général civil et criminel du Bail-
liage à Saint-Sauveur. Il épousa, le 9 janvier 1777, Marie-
Anne Françoise Belloy, qui était cousine des Barbey. Ce
n'était pas la première fois, d'ailleurs, que les familles
Ango et Barbey s'alliaient ainsi. De ce mariage naquirent
trois enfants : un fils, Louis-Edouard-Amédée-Pierre-
François, qui servit sous Bonaparte et mourut à Saint-
Sauveur le 26 septembre 1814, à l'âge de 31 ans, « des
affreuses tortures que l'Angleterre lui avait fait subir sur
ses infâmes pontons »,(2)(il était aide de camp de l'ami-
ral Bruix) ; et deux filles : l'aînée qui épousa le Docteur
du Méril, maire de Valognes, et mit au monde, en 1801,
le grand savant Edelestand du Méril, — la jeune, Ernes-
tine-Eulalie-Théodose, née le 25 avril 1787, qui épousa
en 1807 Théophile Barbey et fut la mère de Jules Barbey
d'Aurevilly (3).
(1) LeUre de Barbey d'Aurevilly à G. S. Trebutien, 26 février 1855.
(2) Même lettre.
(3) J'ai le devoir très doux de remercier particulièrement ici M. Léopold
Delisle, membre de l'Institut, dont la science et la bienveillance m'ont été
très secourables en ces matières complexes de généalogie. Je ne saurais
oublier non plus, sans ingratitude, la bonne grâce et robligeance de
M. Charles Cumont, premier adjoint au Maire de Saint-Sauveur-Ie-Vicomte,
([ui a facilité mes recherches sur les familles Barbey et Ango et m'a fourni,
par ses investigations petsonnelles, une très précieuse contribution à la
longue étude dont on vient de lire les résultats et le résumé.
— 24 —
Telles sont les deux familles d'où sortit le futur auteur
de V Enso)'cclée et du Chevalier Des Touches. Du côté
paternel, on ne trouve guère que des propriétaires ter-
riens qui, fermement catholiques, fournissent assez sou-
vent des prêtres à l'Eglise de France ; très attachés aux
traditions monarchiques, les Barbey n'ont cependant de
prétention à passer pour nobles que vers la fin de l'an-
cien régime. Du côté maternel, il n'en va pas de même.
La filiation est plus brillante. Les Ango, issus d'une
vieille souche normande, mais moins enracinés au sol
natal que les Barbey, ont plus de titres que ces derniers,
semble-t-il, aux armoiries nobiliaires. Toutefois il est
peu probable qu'en 1807, lorsque Théophile Barbey et
Ernestine Ango unirent leur jeunesse et leur beauté, il
ait été question entre eux de préséance aristocratique.
Leur fortune, considérablement ébréchée par des prodi-
galités, d'une part, et, de l'autre, par la Révolution et ses
suites, leur permettait de faire assez bonne figure dans
le monde, mais non pas de mener une vie très large,
comme autrefois à la Cour, à Versailles ou même à Va-
lognes. Et puis, sous la domination napoléonienne, si les
fidèles de la royauté déchue pensaient encore, et plus
que jamais, aux vieux titres abolis par la Révolution, ils
ne pouvaient guère du moins les faire prévaloir. Quoi
qu'il en soit, les jeunes époux Barbey, boudant le gou-
vernement de celui qu'ils appelaient l'Usurpateur, vé-
curent assez retirés dans la petite société légitimiste de
Saint-Sauveur-le-Vicomte, en attendant que le ciel bénît
leur union. Leur attente ne fut pas de longue durée.
Le mercredi 2 novembre 180S, à 2 heures du matin, un
fils leur était donné. Ils le nommèrent Jules-Amédée.
Une hémorragie faillit emporter sur le coup le nouveau-
né. On est superstitieux en Normandie. On pensait sans
— 25 —
doute que le fait de venir au monde le jcur des morts
était de mauvais augure. Toute sa vie, Barbe}^ d'Aure-
villy partagea cette superstition locale. « J'ai toujours
cru, écrit-il dans Ce qui ne meurt pas, que le jour de ma
naissance, — t'ai-je dit que je suis venu au monde un
jour d'hiver sombre et glacé, le jour de soupirs et de lar-
mes que les Morts, dont il porte le nom, ont marqué
d'une prophétique poussière ? — oui, j'ai toujours cru que
ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et
sur ma pensée » (1). Ces sinistres présages ont heureu-
sement été démentis ou déjoués par la suite des événe-
ments : Jules Barbey est mort octogénaire, et son exis-
tence, à tout prendre, est de celles qui excitent plus
d'envie que dé compassion.
Le 28 septembre 1809, moins d'un an après Jules-Amé-
dée, naquit un second enfant, Léon-Louis-Frédéric. La
vie de ce cadet a été, à certaines époques, assez intime-
ment mêlée à celle de son frère aîné. Léon Barbey devint
prêtre et missionnaire eudiste : on l'appelait le Père
d'Aurevilly ; son souvenir charmant nous a été conservé,
d'abord par l'amitié fidèle de Jules, puis par l'élégant et
pieux récit d'un des abbés de sa congrégation(2). Malgré
l'éclatante supériorité intellectuelle de l'auteur de V En-
sorcelée, il est impossible de ne pas faire, dans cette
étude, une petite place'au talent distingué de Léon. Nous
retrouverons plus d'une fois, aux côtés de son aîné, ce
prêtre excellent qui était de bon conseil et de bon
exemple.
Deux autres flls, Edouard, né le 27 janvier ISll, et
Ernest, né le 14 décembre 1812, qui l'un et l'autre prirent
(1) Ce qui ne meurl pas, p. 272. {"édition, Lemerre.
(2) Le Père Joseph Dauphin, Un poète apôtre ou le Révérend Père
Léon Barbey d'Aurevilly. (Delliomme et Biiguet, 1891).
- 26 —
plus tard le nom de du Motel, complétèrent en l'espace de
trois années la jeune famille de Théophile Barbey et
d'Ernestine Ango. Aucun de ces derniers-nés n'a d'his-
toire : ils ont vécu très obscurément et sont morts rela-
tivement jeunes. Edouard, artiste amateur, peintre et
musicien non sans talent, ne sut jamais se plier à une
discipline quelconque et mena une vie fort irrégulière :
la rupture d'un anévrisme le foudroya, dans une rue de
Valognes, au mois d'octobre lcS53; il n'avait que qua-
rante-deux ans. Ernest, au contraire, très calme et d'une
intelligence moyenne, se maria de bonne heure et vécut
dans le Mortaiuais en bourgeois rangé.
Ainsi, des quatre enfants de Théophile Barbey, le der-
nier seul a suivi les traditions ancestrales en prenant
femme dans le pays et en restant toujours un propriétaire
terrien. Mais Ernest Barbey du Motel est mort sans pos-
térité, de sorte que la très ancienne famille Barbey n'a
plus de descendant direct à l'heure actuelle.
La vieille souche normande, qui avait poussé depuis
plusieurs ;siècles de si vigoureux rejetons, s'est éteinte
le 23 avril 1889 avec Jules Barbey d'Aurevilly.
CHAPITRE 11
PREMIÈRES ANNÉES d'eNFANCE ET d'aDOLESCENCE
ÉDUCATION DANS LA FAMILLE ET AU CONTACT
DE LA NATURE
BESOIN d'héroïsme i L'Ode aux Tliermopyles
(1808-1826)
En 1808, Jules-Amédée Barbey naît au fracas des
canons qui annoncent à la terre les foudroyantes vic-
toires de l'Empereur ; il grandit, bercé par les fanfares
éclatantes des soldats triomphants qui viennent de par-
courir l'Europe.
Il n'est pas surprenant dès lors que l'enthousiasme
militaire ait été la première passion de celui qui devait
écrire l'histoire aventureuse et romanesque du Cheva-
lier Des Touches. On dit, et il a raconté lui-même, que
de très bonne heure il se prit d'amour pour la carrière
des armes. Il trouvait d'ailleurs un aliment de plus à son
exaltation guerrière dans les hauts faits d'histoire
locale qu'on narrait, les soirs d'hiver, à la veillée,
autour du foyer. Les récentes prouesses des Chouans
en Basse-Normandie défrayent alors toutes les couver-
- 28 -
sations. On hausse sur le pavois les chefs de l'insurrec-
tion royaliste et on se plaît à dénigrer Bonaparte.
L'héroïsme inutile des pi'emiers dans leurs guerres
d'embuscades est loué aux dépens des rapides et
étranges succès dont Napoléon consacre son insolente
fortune sur tous les champs de bataille.
Le récit de tant d'exploits, dont le Cotentin a été le
théâtre sanglant et glorieux à la fois, secoue d'abord
d'un frisson de terreur la jeune imagination de Jules
Barbey ; mais ce frisson se change bientôt en un frémis-
sement de plaisir et d'admiration. Au reste, l'enfant
ne fait pas de différence entre ce que ses parents
appellent « la juste et sainte cause » des Chouans et les
menées usurpatrices du Corse. Il n'entre pas dans ces
subtiles distinctions, inaccessibles à son âge. Il ne
voit partout que drapeaux bruissant dans l'air, soldats
avides de lauriers, grisés par l'odeur de la poudre ou
saignant de nobles blessures. L'héroïsme militaire
l'enivre. Tous les événements prennent dans son esprit
des proportions épiques ; et il croit, peut-être, que lui
aussi, par son ardeur à rêver hauts faits et prouesses, y
a joué son rôle et en a eu sa part.
Vigoureuse éducation que celle-là, mais qui devait
être bien féconde en déceptions ! Car cet enfant, une
fois arrivé à l'âge d'homme, ne retrouvera plus dans la
vie réelle, pour employer sa jeunesse enthousiaste et
assoiffée d'action, les mêmes ressources guerrières
qu'en ses premières années. La paix, ramenée par les
Bourbons, aura vite remisé tout appareil militaire : on
n'osera même plus, après 1815, évoquer l'image des
batailles d'antan. Les adolescents , nourris de rêves
grandioses, seront-ils préparés aux tâches plus modestes
de la vie quotidienne et sauront-ils contenter leur âme
.- 29 —
en se livrant au culte des arts plus pacifiques ? On en
peut douter. Les espérances trompées affaibliront leur
caractère et de douloureux mécomptes ruineront peut-
être leur existence. De fait, la destinée fut dure aux
jeunes gens d'alors, épris d'aventures, qui n'eurent pas
à dépenser dans une vie active tout l'héroïsme d'imagi-
nation dont ils avaient fait naguère, aux jours de leur
enfance, une moisson si abondante.
Par bonheur, des spectacles, plus reposants que ces
exaltations militaires, arrachent quelquefois les fils de
Théophile Barbey à la surexcitation fébrile d'un enthou-
siasme contagieux qui devenait malsain à force d'être
violent. La belle nature normande soUicite et attire
leurs regards. Tranquille et puissante, mais triste,
dirait-on, du départ de tant de ses enfants transformés
en soldats par la volonté de l'Empereur, veuve de ceux
qui l'aimaient si ardemment autrefois, elle verse sa mâle
et résignée mélancolie, sa force latente et sereine, dans
les jeunes cœurs qui restent seuls à la consoler de sa
longue solitude. Aussi, comme ils l'adorent, ces gros
garçons joufflus qui boivent la vie à pleins poumons !
Ils parcourent ses plaines muettes, ruisselantes de joie
sous la pluie qui féconde et étincelantes de splendeur
sous le soleil qui mûrit. Ils se roulent dans les fossés, se
battent dans les hautes herbes, se grisent de l'odeur
capiteuse des foins embaumés. Ils courent vers la côte
et vont à la mer, — ma yner, dit Barbey d'Aurevilly,
«. ma mer, que je pourrais orthographier ma mère, car
elle m'a reçu, lavé et bercé tout petit » (1).
Mais en revenant de leurs courses folles et de leurs
jeux enfantins, ils retrouvent encore l'histoire embus-
(1) LeUre du 13 décembre 1864.
— 30 -
quée au détour d'une route: ici, c'est le chfiteau du
Quesnoy, plein de souvenirs légendaires, ou le donjon
de Saint-Sauveur, que du Guesclin défendit contre les
Anglais ; là, c'est Valognes avec ses vieux hôtels déserts,
témoins silencieux et éloquents de la grandeur monar-
chique abolie ; plus loin, c'est la côte d'où Des Touches
faisait voile vers la Grande-Bretagne, allant chercher
des subsides et des instructions pour les Chouans. Et
rentrés à la demeure paternelle, les enfants se blottissent
aux pieds de leur grand'mère, « dans la chambre bleue
où je l'ai vue filer à son petit rouet de bois rose » (1). La
vénérable aïeule, celle qui fut jadis la belle et séduisante
Jacqueline la Blaierie, a connu Des Touches.
Parlez-nous de lui, grand'mère,
Parlez-nous de lui,
disent-ils comme les petits paysans de Déranger. Et la
grand'mère, d'une voix bientôt éteinte, mais qui se
réveille sous l'aiguillon de souvenirs douloureux ou
chers, raconte lentement, au bruit monotone du rouet
qui scande ses paroles, les prouesses du chevalier Des
Touches et de Juste Le Breton, les méfaits du peuple
Anglais, l'incomparable éclat des fêtes d'autrefois, les
superstitions locales, les maisons hantées, les miracles
terrifiants, enfin les horreurs de la Révolution, les prêtres
massacrés, les éghses pillées, les Chouans traqués. Un
tel luxe de détails épouvantables accompagne ce récit,
que les enfants, ivres d'une sainte frayeur, pâles et
suffoqués, tremblent de tous leurs membres, se serrent
les uns contre les autres, et boivent avidement, bouche
bée, les moindres mots de l'aieule qui est leur oracle.
(1) Lettre de Barbey d'Aurevilly à Trebutien (12 septembre 1856).
- 31 -
Ils en rêvent la nuit, dans des cauchemars qui leur
font peur, mais dont le souvenir leur semble déli-
cieux ; et le lendemain ils improvisent, en leurs jeux,
des scènes splendides ou terribles imitées des événe-
ments d'antan.
Ainsi se fait leur première éducation, au contact de
la nature normande, par les spectacles qu'ils ont sous
les yeux et par les légendes de l'histoire locale qui, à
force de leur être racontées, leur semblent presque
présentes. Ils revivent la vie d'autrefois et en même
temps s'imprègnent de vives sensations du paysage et
de la mer. Ils chérissent d'autant plus cette école au
grand air et en pleine liberté, que l'existence à la maison,
la bonne vie de famille , ne leur est guère agréable.
Théophile Barbey est un homme dur, mécontent des
hommes et des choses, de tout le monde sauf de sa
propre personne : il est irrité par les déceptions qui ont
anéanti, au moment de leur essor et de leur verdeur,
ses juvéniles rêves d'action. Condamné à l'impuissance
et à l'inertie par les événements, son caractère est
devenu morose, sombre, concentré. Ses enfants le res-
pectent et le craignent plus qu'ils ne l'aiment. De son
côté, Ernestine Ango, qui adore son mari, n'a d'yeux
que pour lui et se décharge sur les domestiques du soin
de ses fils bruyants et indisciplinés. Ceux-ci sont loin
de s'en plaindre, car ils en prennent à leur aise avec la
vieille bonne chargée de leur surveillance : ils lui jouent
mille tours et, à l'heure même où elle leur recommande
d'être sages, ils sont déjà en fuite , courant à toutes
jambes à travers la campagne.
Ils n'ont jamais hâte de rentrer au logis : la vie y est
sévère, fermée , presque monastique. Théophile Barbey
a un faible pour MM. de Port-Royal. A son exemple, sur
— 32 —
son ordre plutôt, ou est un peu janséniste dans la mai-
son. On n'y transige pas plus sur les choses de la reli-
gion catholique que sur les questions politiques. On tient
pour le trône et l'autel avec la même obstination « pié-
tiste ». Le vieux Chouan manqué, — rendu vieux avant
l'âge par son aspect renfrogné,— a des austérités et aussi
des effarouchements d'anachorète. Il ne se permet, pour
toute distraction, que le jeu en compagnie de quelques
légitimistes endurcis comme lui : il est vrai qu'il s'y ruine
ou plutôt qu'il y consomme la débâcle financière de la
famille.
Cette existence rigide glacerait à la longue, peut-
être, la jeune organisation de Jules Borbey, s'il ne savait
se soustraire, autant qu'il peut, à l'influencedébilitante
du foyer paternel. Il se grise de grand air. Il se crée un
milieu plus approprié à ses goûts. Il n'aime pas la froide
dévotion. On n'a pas assez alimenté sa sensibilité reli-
gieuse : aussi, malgré les principes catholiques qu'on lui
inculque, il est probable qu'il n'affectionne que médio-
crement la sévère orthodoxie de l'Eglise. Il a plus d'in-
clination, semble-t-il, vers cette sorte de paganisme
latent, de naturalisme immanent que répandent dans
l'àme les spectacles du monde extérieur. Sa curiosité, sa
passion d'enfant, privées des émotions pieuses de la vie
familiale, se tournent vers les choses du dehors, dérivent
en amour de la nature et cherchent là une pâture plus
abondante.
Les meilleurs jours de son adolescence, il les passe à
Valognes, chez son oncle le D'' du Méril, avec son cher
cousin Edelestand plus âgé que lui de sept ans (1). A
(1) Edelestand Pontas dc Méril (1801-1871) est rauteur, entre autres
travaux savants, d'une belle Histoire de la Comédie chez tous les peuples.
— 33 —
cette époque, de 1.S18 environ jusque vers 1825, les deux
jeunes amis, qui s'aiment comme des frères, se recher-
chent beaucoup et vivent on parfaite communauté de
sentiments affectueux. Edelestand du Méril est déjà un
grand jeune homme, très sérieux et très appliqué : il se
plaît à faire partager ses goûts littéraires au bruyant
adolescent de Saint-Sauveur. Il y réussit à merveille.
« 11 faut, lui disait plus tard Barbey d'Aurevilly en recon-
naissance du passé, il faut que ton nom soit ici, non pour
toi, grand esprit, qui n'as pas besoin d'un hommage, mais
pour moi, à qui tu as ouvert l'intelligence et à qui tu as
donné cet amour des choses de la pensée, le seul sen-
timent qu'il y ait sur la terre qui ne nous fasse pas souf-
frir... Quelle qu'ait été ma vie, et qui sait ? les torts de
ma vie, tu n'en as pas moins toujours été pour moi la
moitié de mon sang, puisque tu es le fils de la sœur de
ma mère, et, partout où la destinée m'ait poussé, elle ne
m'a jamais effacé cette allée du jardin de Valognes où
je me promenais, à treize ans, entre toi, jeune homme, et
ta sœur; et de soleil, comme dans cette allée, je ne crois
pas en avoir revu de plus beau. » (1)
Dès qu'il eut l'âge de comprendre d'autres livres que
celui de la nature, Jules Barbey lut avec enthousiasme
Chateaubriand et Walter Scott, lord Byron et Robert
Burns ; les premiers accrurent ses sensations historiques
et romanesques ; les seconds, ses impressions aristocra-
tiques et « terriennes ». Une sorte d'instinct le poussait vers
ces lectures profanes, en même temps que les conseils
qui lui eût valu d'entrer à l'InstiUit, s'il ne s'était refusé à faire les visites
réglementaires. Son « individualisme » liautain l'a empêché d'aUeindre à la
très légitime renommée qu'il méritait.
(1) Dédicace des Historiejis politiques el littéraires (Aniyot, éditeur, 1861).
3
— 34 —
d'Edelestand du Méril : car il est peu probable que son
précepteur, M. Groult, homme distingué du reste, l'en-
gageât lui-même dans cette voie de la littérature très
moderne. Le bon M. Groult était chargé de l'éducation
classique de Jules et de Léon Barbey : il ne se souciait
guère sans doute de mettre entre leurs mains les livres
récents des écrivains du jour. Il eut le mérite, tout au
moins, d'inspirer à ses élèves le goût des études latines.
A son école, les deux frères apprirent à aimer Virgile
d'un amour qu'ils gardèrent toute leur vie. Jules se prit
aussi de passion pour Corneille, dont la grandiloquence
l'enchantait. Il le préféra toujours à Racine. Pouvait-il
trouver des éducateurs qui répondissent mieux à ses
instincts que le poète des Bucoliques et le poète du Cid?
L'un lui révélait la souveraine beauté de la nature, l'autre
avivait ses désirs d'héroïsme.
Mais bientôt les besoins de vie active, qui touruien-
taient notre indiscipliné, prirent le pas sur son amour
du sol. Il commençait à trouver fort monotone l'exis-
tence qu'on menait à Saint-Sauveur ou à Valognes et il
rêvait d'en sortir. La nostalgie de l'espace le hantait. Ne
lui serait-il donc jamais donné de réahser ses ambitions
de vie militaire ?
Tout à coup, ses désirs, assez vagues jusque-là, se
précisèrent et devinrent impérieux sous l'influence des
événements. En lcS2:3, la Grèce qui, depuis plusieurs
années, essayait de secouer le joug étranger, vit accou-
rir à sa défense une poignée de volontaires. Ce vaillant
petit peuple, qui luttait si énergiquement pour sou indé-
pendance, avait conquis les sympathies passionnées de
l'Europe. La cause de la hberté, qu'il avait toujours sou-
tenue au cours de sa glorieuse histoire, gagna le cœur
des hommes les plus célèbres de toutes les grandes
puissances continentales. On fonda partout des comités
philhellènes. Lord Byron, le comte de Santa-Rosa, le
colonel Fabvier s'enrôlèrent sous le drapeau du peuple
grec. Quelle belle occasion pour un jeune homme de
dépenser, au service d'une aussi noble cause, tout l'hé-
ro'isme d'imagination dont il s'était saturé I Les réserves
d'ardeur guerrière, qu'il avait accumulées depuis le
retour des Bourbons en France, et qui lui surchauffaient
la tête, allaient trouver là une issue naturelle, un débou-
ché opportun et nécessaire.
Malheureusement Jules Barbey n'a encore que quinze
ans. C'est vraiment un trop jeune volontaire. Son cou-
rage le rendrait certainement capable des plus brillants
exploits ; mais on n'admettra jamais un écolier dans les
rangs d'une armée régulière. On craindrait qu'il n'ap-
portât, avec son bon vouloir, qu'un surcroît de bagages
encombrants et qu'il ne prît place, bien malgré lui, parmi
les imiDedimenta. L'abstention inéluctable, que son jeune
âge lui commande, cause une grande douleur au petit-
fils des Chouans de Normandie. Sa génération sera donc
toujours sacrifiée, comme le fut en partie celle de son
père ! Que faire désormais de tout cet enthousiasme
belliqueux dont il s'est grisé l'âme ? Il faut à tout prix
que ses ardeurs, jusqu'à présent contenues avec peine,
s'épanchent enfin, se déversent quelque part, se donnent
libre carrière !
Alors, dans une heure d'inspiration lyrique, ou plutôt
en un de ces moments d'émotion violente où toutes les
fibres de l'âme résonnent et où les moins doués devien-
nent poètes, Jules Barbey improvise une ode guerrière,
plus belle par le sentiment qui l'anime que par l'expres-
sion qu'elle revêt. C'est l'explosion subite de son enthou-
siasme, qui ne trouve pas d'autre issue pour s'échapper.
- 36 —
C'est un cri du cœur. Notre adolescent chante, ne pouvant
agir. 11 s'apaise à chanter. L'obsession de ses rêves tor-
turants éclate, gronde et se résout en une clameur
poétique.
La pièce, qui porte ce titre somptueux: Aux Héros des
TJiermopi/les, débute par un souvenir classique, dont
l'évocation était nécessaire. Le jeune poète salue les
braves compagnons de Léonidas, tombés au champ
d'honneur :
0 Mânes des Trois Cents, recevez mon liommage !
Héros, dont le courage
Méritait des autels !
Votre gloire avec vous n'est pas ensevelie !
Car, en mourant [lour la patrie,
Vous mourez jiour naître immortels !
Cela, c'est le salut obligatoire à la vieille Grèce, la
dette payée à la terre miraculeuse où s'épanouit la fleur
de l'héroïsme et de la beauté !
Mais le présent, bien plus que le passé, hante notre
aède. Le passé, c'est le souvenir mélancolique ; le pré-
sent, c'est le rêve obsédant. Aussi est-ce vers la Grèce
d'aujourd'hui que se porte avec empressement la solli-
citude poétique de Jules Barbey.
Hélas ! paraîtront-ils ces jours d'ignominie,
Ces jours de iionle et de douleur,
Où des Trois Cents fameux on verra la patrie
Se courber devant un vaiuciueur !!!
Dieux! le permettrez-vous?... Déjà sur son rivage
L'Eurotas a revu de nouveaux bataillons,
Et Sparte aussi, du milieu du carnage,
Voit le sang de ses fils abreuver leurs sillons 1 ! !
- 37 —
Les vers sont vraiment bien mauvais ; mais (et c'est
une circonstance atténuante en quelque manière) un
souffle d'héroïsme ardent circule tout le long des neuf
strophes de ce morceau de bravoure. Le poète ferait à
coup sûr une meilleure œuvre s'il allait combattre lui-
même en Grèce. Il comprend à merveille celte vérité
qu'osera peut-être dire tout haut un lecteur grincheux.
Jules Barbey prévient une question aussi indiscrète en
avouant son impuissance à ser\ir la cause de la liberté
et en faisant entendre un cri de douloureux regret. Il
s'excuse, en termes ingénus, de ne pas voler au secours
de la patrie de Démosthène et de Léonidas.
Si je ne devais pas mon bras à ma patrie.
A Cliarle, aux Bourbons, à mes rois,
Grèce, j'irais aussi sur ta terre cliérie
Essayer mon épée et défendre tes droits !
Aloi's, si j'expirais dans ces jours de victoire,
Qui nous rappellent Marathon,
Que je mourrais lieureux ! puisqu'à jamais la gloire
De l'oubli sauverait mon nom !
Ce sont de beaux sentiments auxquels on ne saurait
trop applaudir. Quoiqu'il s'y glisse un peu de vanité et
que l'amour de la gloire personnelle semble y primer
un peu l'intérêt du peuple grec, on ne voit pas bien ce
qu'il y aurait à reprocher à ces vers, si ce n'est d'être
insuffisamment poétiques.
Enfin la pièce s'achève par une invitation très pres-
sante, faite aux « guerriers républicains » de la Grèce,
de suivre l'exemple fameux et immortel de Léonidas.
Mais si la Grèce, un jour assei'vie à des maîtres,
Se courbe sous un joug honteux.
Guerriers ré|)ublicains, imitez vos ancêtres
Ec périssez comme eux !
— 38 -
Périssez ! s'il le faut mais c'est avec courage.
Afin qu'on dise à la postérité :
« Ayant voulu briser les fers de l'esclavage,
« Ils sont morts pour la liberté !... »
Encore que tout se pardonne ou s'excuse chez un jeune
homme de quinze ans, on a peine à croire que cette
« élégie » soit le fruit d'un travail solitaire de Jules
Barbey. Le brave M. Groult a dû mettre la main à cet
exercice de versification peu poétique, pour en éteindre
les passages trop enflammés et en faire un morceau
d'une ordonnance irréprochable, bien correct et bien
plat, sans envolées téméraires. En tout cas, c'est du digne
précepteur que vint sans doute l'idée de dédier et
d'envoyer à Casimir Delavigne le produit lyrique d'un
élève dont les débuts promettaient tant ! L'auteur des
Messéniennes était alors un demi-dieu. A cette époque
lointaine, tous ceux qui éprouvaient le besoin d'invoquer
les Muses auraient cru se rendre coupables d'un sacri-
lège s'ils n'avaient choisi, pour intermédiaire et parrain
auprès d'elles, le plus illustre poète du siècle com-
mençant.
Notre jeune élégiaque inscrit donc en tête de sa lamen-
tation versifiée cette dédicace touchante : « A Monsieur
Casimir Delavigne, comme un tribut d'admiration », et
adresse le tout à celui qu'il appelle déjà son maître.
Néanmoins le rusé Normand de Saint-Sauveur, n'étant
pas sûr dès l'abord de la bienveillance de Delavigne,
croit bien faire de plaider lui-même sa propre cause et
de solliciter un indulgent accueil. On n'est jamais mieux
défendu que par soi, n'est-ce pas ? A cette pensée très
juste de Jules Barbey, nous devons la préface qu'il a
mise prudemment au frontispice de ses vers. « C'est
- 39 -
l'état présent de la patrie des Beaux-Arts, — y lisons-
nous, — qui a inspiré ces essais à une muse de quinze
ans et demi. Aimant passionnément la poésie, la culti-
vant dès l'âge le plus tendre, c'est pour les fils des
héros de Marathon que j'ai fait résonner une lyre qui
paraîtra peut-être discordante à ces oreilles accou-
tumées aux beaux vers de M. Delavigne. Mais si mon
Elég-ie ne prouve pas du talent, du moins elle prouvera
du zèle, et c'est en faveur de ce zèle que je réclamerai
l'indulgence que mon âge et mes faibles moyens me
mettent en droit d'espérer ». Cette déclaration de modes-
tie est certainement ce qu'il y a de mieux dans le colis
expédié à Casimir Delavigne. Ceci est daté du 12 octobre
1824.
La réponse ne se fait pas attendre. Par retour du cour-
rier, Delavigne envoie sa bénédiction à ce nouveau thu-
riféraire, qui sera peut-être un disciple fervent, et pour
l'encourager le sacre poète. Faut-il le dire ? la prose du
maître est aussi peu poétique que la poésie de l'élève
est prosaïque. A ce titre, elle mérite bien d'avoir sa place
à la suite des vers qu'on vient de lire : elle ne s'y trou-
vera certainement pas dépaysée et on ne pourra crier à
la profanation. Je n'y souhgne rien, car tout devrait
l'être. « Monsieur, écrit Delavigne le 14 octobre, je vous
remercie de vos beaux vers, et encore plus de l'hommage
que vous m'en faites. 11 m'est doux de vous croire, et de
penser que mes ouvrages ont pu nourrir en vous cet
amour pour la poésie, qui promet aux amis des Lettres
des plaisirs de plus. Je n'ai remarqué dans votre Elégie
aucune faute grave. J'y trouve de l'harmonie et de la
chaleur ; et je pense qu'on ne peut trop vous encourager
à cultiver un art où vos premiers essais donnent de si
hautes espérances ».
- 40 —
Ces lignes sont-elles le simple billet banal par lequel
tout écrivain est tenu à exprimer sa reconnaissance
d'un hommage qui lui est fait, ou bien Casimir Dela-
vigne parlait-il en toute sincérité? Je ne sais trop. Quoi
qu'il en soit, et dans les deux cas, il semble bien que le
poète des Messéniennes ait contemplé sans déplaisir la
cassolette où brûlait l'encens envoyé par l'éphèbe do
Saint-Sauveur. Il est vrai que, de son côté, Jules Barbey
reçut évidemment avec joie l'aspersion d'eau bénite pro-
diguée par le grand-prêtre des Muses. Si le maître et
l'élève furent contents l'un et l'autre, nous aurions mau-
vaise grâce à nous montrer plus difficiles qu'eux. Toute-
fois ou ne peut se défendre d'une sorte de frayeur en
songeant que le futur romancier de Y Ensorcelée eût pu
devenir un second Delavigne. Je fais réflexion, heureu-
sement, qu'avec la meilleure volonté du monde il n'y
serait jamais parvenu.
Sur le moment, personne n'envisageait cette éventua-
lité redoutable et il fut loisible au jeune élégiaque de sa-
vourer, en toute sécurité, les compliments de Casimir
Delavigne. Mais l'aventure ne finit pas là. Ce n'est pas
impunément qu'on est admis à l'honneur d'être un « nour-
risson des Muses » sous l'égide d'un Maître éminent. 11
faut que la chose soit connue : c'est un événement sensa-
tionnel. Qui aurait le cœur de laisser se faner, sans faire
montre des belles fleurs qui la composent, la couronne
que vient de poser sur une jeune tête la main grave et
solennelle d'un grand poète ? Cet honneur entraîne
des devoirs. Il est nécessaire de commémorer par un
monument durable une date aussi sacrée. Tout le
monde était d'accord sur ce point : seul Théophile
Barbey, toujours muet, ne partageait pas l'enthousiasme
universel.
- 41 —
Le vieux Chouan trouvait, en effet, que les mots « répu-
blique » et « liberté » revenaient trop souvent dans l'élé-
gie de son fils et gâtaient les plus harmonieux vers de
VOde aux Thermopyles. Il commençait à craindre,
sans doute, que Jules ne s'éprît des idées révolution-
naires et libérales qui corrompaient la société moderne.
Aussi se désintéressa-t-il de la charmante manifestation
qu'on projetait. Ce fut un ami de la famille, M. de Mes-
nilgrand, qui fit imprimer la poésie du jeune élève de
Casimir Delavigne (1) .
Par bonheur pour la réputation de Barbey d'Aurevilly,
les premiers vers de Jules Barbey sont aujourd'hui
presque introuvables- La plaquette qui les contient est
rarissime. Jamais, d'ailleurs, le romancier du Chevalier
Des Touches n'y a fait la moindre allusion : il eût voulu
la proscrire, sans retour, de son œuvre. Il n'avait pas
tort, mais un biographe n'aurait pas raison de passer
sous silence cette élégie juvénile. L'histoire seule a inté-
rêt à exhumer d'aussi vieux papiers, qui ont à peine
vécu « l'espace d'un matin ». En définitive, l'essai poé-
tique de notre écolier de 15 ans vaut qu'on s'y arrête un
peu, parce qu'il manifeste les sentiments généreux et les
aspirations militaires du grand écrivain futur. L'homme
(l) Aux Héros des Thermopyles, Elégie [tnv M. Jules Baubey, précédée
d'une lettre de M. Casimir Delavigne à l'auteur. Prix : 1 franc. Paris,
librairie de A. J. Sanson, Palais-Pioyal, Galerie de Bois, 1823. — La pla-
quette est ainsi composée : titre, faux-titre, éiiigraplie, préface, dédicace^
lettre de Cisimii' Delavigne, enfin l'élégie. Les vers eux-mêmes disparaissent
presque dans l'amas des préliminaires, qui semblent être autant de pré-
cautions prises modestement par le jeune poète. L'épigraphe, entre autres,
a bien son prix. Elle est empruntée à Voltaire (Mort de César, scène lU),
acte II) :
Cassil's. La Liberté n'est plus ! — Brutls. Elle est prête à renaître.
— 42 —
se devine ainsi dans l'enfant. On ne peut qu'applaudira
cette explosion spontanée d'une nature précocementbelli-
queuse et si foncièrement noble de bonne heure, non
seulement parce que la chose est belle en soi, mais sur-
tout parce qu'elle fait pressentir le lutteur des jours à
venir.
Voilà, à coup sûr, l'événement le plus saillant de l'a-
dolescence de Jules Barbey. Du reste, cette distraction
passagère n'interrompit pas le cours normal, — quoi-
qu'un peu irrégulier, — de sa vie d'études. M. Groult
continua à lui enseigner le latin Jusqu'au jour où la
famille vit qu'il était temps de songer à l'échéance pro-
chaine du baccalauréat. On décida d'envoyer le jeune
homme à Paris, au collège Stanislas.
C'était déjà un jeune homme, en effet, que le petit in-
dépendant qui avait grandi librement dans les marais du
Cotentin, dans l'air salin de Saint-Sauveur, de Valognes
et des côtes de la Manche. Il était âgé de près de dix-
neuf ans, quand il quitta pour la première fois le pays
natal. Il n'emportait pas à Paris un gros bagage de con-
naissances positives, mais il s'en allait muni du viatique
qui fait les âmes fortes : l'amour du sol et les traditions
de la famille. Son esprit, très ouvert, était capable de
recevoir un enseignement soUde et profond. Sa sensibi-
lité, aiguisée au contact et dans la communion incessante
de la nature normande, ne pouvait que s'affiner dans le
milieu nouveau où la vie l'appelait ; son imagination,
déjà si vivement développée par les évocations gran-
dioses, dont son jeune âge avait été bercé, et par les
somptueuses créations qu'il en avait tirées, allait s'en-
richir encore.
Les parents n'envisagent jamais sans quelque appré-
hension les résultats possibles ou probables de l'éduca-
- 43 —
tion du collège. Théophile Barbey put se demander,
avec une certaine anxiété, quel homme, après l'épreuve
de la vie de pension, sortirait de l'adolescent dont les
facultés naissantes paraissaient si riches d'avenir et
avaient néanmoins je ne sais quoi d'inquiétant en raison
de leur vivacité si précoce.
CHAPITRE III
ÉTUDES AU COLLÈGE STANISLAS
MAURICE DE GUÉRIN
RETOUR AU PAYS NATAL. - DÉSIR DE VIE MILITAIRE
LE NOM DE d'aUREVILLY
(1827-1829)
Le séjour de Jules Barbey au collège Stanislas n'eut,
au point de vue des études classiques et des succès sco-
laires, rien de particulièrement remarquable. Bon élève,
le Jeune normand dispersait néanmoins son activité in-
tellectuelle sur trop de sujets, étrangers au programme,
pour briller au premier rang. C'était un de ces indépen-
dants, joie et tourment des maîtres, qui, habitués de lon-
gues années à une règle trop facile, ne peuvent se plier
et s'assouplir au joug d'une discipline ferme et métho-
dique.
Jules Barbey l'avouait lui-même plus tard, lorsque,
dans une lettre datée du 10 avril 185(3, il évoquait la phy-
sionomie d'un de ses anciens professeurs, un prêtre très
éminent du clergé parisien: « Le Père Buquet, écrivait-
il, a été mon père à Stanislas. Quand l'étude ennuyait
— 45 —
mon indépendance, j'allais travailler dans sa chambre. Je
prenais ses livres. 11 me gâtait » (1). Voilà bien les effets
d'une émancipation trop précoce, au sein du pays natal.
L'école buissonnière, que notre indiscipliné avait faite si
long-temps dans sa Basse-Normandie, lui était encore très
chère. Du reste, ce n'est pas à dix-neuf ans que l'on peut
modifier à cet égard une nature aussi ardente que
l'était la sienne. Quoi qu'il en soit, le fils aîné de Théo-
phile Barbey eut un goût très prononcé, — et qu'il garda
toute sa vie, - pour les études philosophiques: sa dis-
sertation au concours des prix du collège, en 1829, peu
de mois avant le baccalauréat, fut jugée excellente et lui
valut une nomination au palmarès.
Mais la meilleure part de sa vie d'interne fut vouée à
une amitié précieuse, dont le souvenir demeurera éter-
nellement vivant: « A Stanislas, en 1828 et 29, dit-il,
j'étais dans la même étude que Guérin; nous étions com-
pagnons du même pupitre. Au lieu d'écrire nos devoirs
et d'apprendre nos leçons, nous nous écrivions des lettres
et des vers, — et déjà la défiance de lui-même, dont j'ai
eu tant de peine à le guérir, commençait à lui faire sen-
tir son oppression cruelle. 11 me donna un jour un petit
portefeuille de cuir de Russie, tout blanc, sur la pre-
mière page duquel il avait écrit de cette petite écriture
de race (les pattes d'abeilles ivres de Lacryma Christi
des Guérins): « Souviens-toi qu'il fut un être îniséra-
hle! » L'être misérable a été puissant et charmant, et je
lelui ai enfin appris; mais le souviens-toi! a été bien obéi.
Je n'ai pas manqué à cette consigne. Il est des endroits
de Paris qui m'ont été consacrés par lui, et des pierres
ou du bitume desquels il sort une douce flamme pour mes
(1) Lettre à Trebutien (10 avril 1856).
— 46 —
yeux, quand je les revois. C'est là où nous avons échangé
des sentiments et des pensées, faits de la vie, car il n'est
pas un autre mot pour exprimer cela » (1).
Cette amitié, qui s'ébauchait sur les bancs du collège,
se fit, par la suite, de jour en jour plus étroite: elle sur-
vécut à la mort prématurée du délicieux poète. Barbey
d'Aurevilly fut plus tard l'éditeur du jeune maître enlevé
à l'âge de 29 ans. Il lui a consacré les plus belles pages,
— en partie encore inédites, — qui soient sorties d'un
cœur fraternellement ami.
Georges-Maurice de Guérin, né au château du Cayla,
près d'Albi, le 10 août 1810, était une de ces natures ré-
sonnantes et maladives qui, sentant leurs jours comptés,
ont la fièvre de vivre et semblent pressées de répandre les
trésors de leur âme (2). Ce fut sans doute leur commun
amour de la poésie, leur passion des choses de la nature,
leurs émotions semblables devant la vie, qui attirèrent l'un
vers l'autre ces deux enfants à peine échappés à la tu-
telle familiale. Ils s'enivrèrent ensemble de sentiments
élevés et d'expansions lyriques. Ils burent à la même
coupe les premières gouttes déhcieusement capiteuses
de ce nectar des dieux qui fait qu'on oublie la platitude
de l'existence quotidienne. Ils se surchauffèrent l'intelli-
gence et le cœur de leur enthousiasme réciproque. Dans
leurs entretiens, où passait comme un reflet de l'âme
(1) Lettre à Trebutien (15 août 1855).
(2) Je ne parlerai que très peu de Maurice de Guérin au cours des pages
qui vont suivre, — et seulement dans la mesure où son existence a été in-
timement liée à celle de Barbey d'Aurevilly. Le poète du Centaure mérite,
en effet, une étude spéciale. Or, justement à l'heure où je terminais ce
chapitre, j'ai appris qu'un toulousain, M. Georges Esparbès, consacrait à
son compatriote Maurice de Guérin un travail analogue à celui qu'un
Bas-Normand fait ici sur son compatriote Barbey d'Aurevilly.
— 47 —
même de Platon, ils sentirent et aimèrent la divine beauté.
Ils firent des hynmes à la nature et, fuyant les rég-ions
terrestres où l'imag-ination est enchaînée, prirent leur
essor vers les espaces illimités où elle s'épanouit dans la
pleine liberté de ses rêves. Ils connurent la volupté, sans
cesse renouvelée, que donne le culte ardent et exclusif
des formes poétiques. Ils possédèrent cette impérieuse
maîtresse, — amante jalouse qui asservit les plus fiers
aux mirages de sa beauté, — la poésie. Ils étaient heu-
reux.
Pourquoi fallut-il que ce bonheur fût interrompu par la
séparation des deux amis, qui ne formaient plus déjà
qu'un seul esprit et qu'un seul cœur ? En juillet 1829,
Jules Barbey est reçu bachelier ès-lettres. Vite, ses pa-
rents le rappellent à Saint-Sauveur. Il n'a plus rien à
faire à Paris, pensent-ils à juste titre, ces braves hobe-
reaux qui croient que la vie de province, — même la
vie la plus étroite, — suffit à satisfaire tous les goûts.
Contraint à regagner la maison paternelle, — qu'il a un
peu oubliée, — le jeune lauréat de la Sorbonne s'éloigne
tristement de son cher Guérin. Nos poètes se font de mé-
lancoliques adieux ou plutôt ils jurent de se revoir et
d'entretenir toujours, par un enthousiasme commun, le
foyer de chaude affection où s'alluma leur fièvre du beau.
A peine revenu au pays natal, Jules est sollicité par
ses parents à suivre l'exemple séculaire des Barbey.
D'abord, il ne faut plus qu'il songe aux choses brillantes
et vaines qu'il a entrevues à Paris et qui ont enchanté ses
années de collégien exilé. Puisqu'il doit vivre en terrien,
comme son père et ses ancêtres, il n'a pas besoin de se
torturer désormais l'esprit de souvenirs inutiles. Une
seule question, et très importante, mérite de l'intéresser
à présent: elle consiste à faire choix d'une femme et à se
— 48 —
marier au plus tôt. C'est l'usage; il ue saurait couvenir
à l'ainé de la t'aniille de rompre avec les traditions an-
cestrales et de briser la longue chaîne d'un passé qui a
force de loi. L'honneur commande à tous les descendants
de conserver intact le patrimoine de hautes leçons et de
modèles sacrés transmis par les aïeux, et d'accroître
eux-mêmes cet héritage moral en se soumettant de gaîté
de cœur, volontairement, expressément, aux devoirs qui
en découlent. Faire ce qu'ont fait les pères, c'est l'ordre
qui s'impose aux fils d'une famille bien née, c'est en
quelque sorte le premier article do la morale domestique.
Tel est le raisonnement que tient à son aîné le vieux
royaliste Théophile Barbey.
Mais les perspectives d'avenir qu'on ouvre devant ce
jeune homme, grisé de l'air de Paris et amoureux d'indé-
pendance, ne sont guère de nature à le séduire. La vie
tranquille, monotone et très plate, qu'on lui offre, qu'on
lui représente comme nécessaire et seule digne de lui, à
laquelle on semble même le contraindre au nom d'anti-
ques traditions familiales, legs encombrant et suranné
d'un temps aboU, histoires d'un autre âge qu'il n'est pas
loin d'appeler des préjugés, — cette vie que, deux
années plus tôt, avant le collège et l'atmosphère toute
nouvelle où il a respiré les premiers parfums capi-
teux de la société moderne, il eût acceptée peut-être
sans trop de difficultés, lui paraît à présent intolérable.
C'est vouloir l'enfouir, l'enterrer tout vivant, que de
prétendre l'enfermer dans un « trou de province ». Tel
est le refrain de ceux qui commencent à se « déraciner »
du sol natal. On le voit : Jules Barbey est revenu bien
changé de ce collège Stanislas où son père ne pouvait
pas prévoir qu'on enseignât des idées aussi révolution-
naires.
— 49 —
Peu à peu, en effet, au cours de ces deux ans vécus a
Paris dans un milieu très spécial, notre normand trans-
planté, jeté sans transition de l'existence champêtre en
pleine civilisation urbaine (et quelle civilisation! quelle
ville que ce Paris de 1820, qui bouillonne de toutes sortes
de fermentations, littérairee, politiques et sociales, et qui
porte dans ses flancs toujours féconds le germe d'une
prochaine révolution intellectuelle et morale!) notre nor-
mand s'est, lui aussi, profondément transformé. L'homme,
décidéncent, est sorti de l'enfant! Cette éclosion qu'at-
tendait avec impatience Théophile Barbey, la voilà enfin
accomplie.
Mais (et cela ne pouvait être prévu par l'esprit peu sub-
til du Chouan raté de Saint-Sauveur-le-Vicomte) une pa-
reille métamorphose ne se fait pas en toute sécurité et
ne s'opère point insensiblement. D'abord le passage
brusque de la vie libre au sein des campagnes natales à
la vie recluse de l'internat ne pouvait être très favorable
au développement progressif et normal des goûts de
Jules Barbey. Il semble que ce jeune homme exilé dut
maudire, dès la première heure, le sort qui le condam-
nait, lui, l'oiseau indisciphné des régions de l'Ouest, à
une captivité étroite où il allait s'étioler. Qui vit dans les
grandes plaines de l'atmosphère, dont rien ne limite
l'horizon, meurt en cage. Néanmoins, s'il s'habituait à
son existence nouvelle, s'il se prenait à aimer sa prison,
s'il y nouait des amitiés charmantes et solides, n'y avait-
il pas lieu de craindre que Jules Barbey n'oubliât un peu
la terre natale, ne s'aperçût qu'on peut vivre partout et
ne se fît de l'absence, — cette absence qui paraît si dure
aux premiers instants de solitude, — un état famiher,
s'auréolant dans le lointain, par l'accoutumance, d'une
poésie mélancolique qui avait bien sa douceur et son
4
— 50 -
attrait? Et puis, il n'avait jamais été fort choyé à la mai-
son paternelle, et les mille sollicitudes, qui font tant dé-
faut aux petits êtres arrachés à leur mère par la cruauté
de la destinée, ne lui manquaient pas, à lui qui ne les
avait point connues. Enfin, le milieu, où il avait passé
deux années, était tout intellectuel : il y avait respiré à
pleins poumons la joie de Tétude, qu'il savait rendre va-
gabonde sous des apparences régulières, et y avait con-
quis, entretenu, savouré, de précieuses relations d'es-
prit et de cœur.
Jules Barbey revenait donc au pays natal dans des
sentiments tout à fait différents de ceux qu'il en avait
emportés quelques mois auparavant. Les traditions de
sa famille n'avaient plus, à ses yeux, la même valeur
d' « impératif catégorique » et il était bien décidé à ne
rien sacrifier de ses goûts ou de ses ambitions à ces
« spectres du passé ». D'ailleurs, la Basse-Normandie ne
lui tenait plus au cœur par des liens aussi sohdes et
puissants qu'autrefois : ce n'est pas impunément que
l'on quitte, tout jeune, un pays où l'on n'a pas eu encore
le temps d'établir fermement et d' « enraciner » à jamais
ses habitudes, ses préférences, son âme en un mot. Ce
bachelier sans expérience voulait, — par la seule magie
de son diplôme, peut-être, — conquérir le monde et
s'imaginait naïvement qu'on peut prétendre à tout, grâce
à un parchemin universitaire. Pauvre petit, infatué de
ses lauriers récents ! l'existence se chargera bien un
jour, — et bientôt, — de le ramener à des idées plus
saines et plus voisines de la réalité !
Toutefois, pour l'instant, et en attendant de recevoir
les dures leçons de l'adversité, Jules Barbey ne se sou-
ciait pas de reprendre à Saint-Sauveur-le-Vicomte la vie
d'antan en la compagnie de son père et d'y mener, au
- 51 -
milieu d'une société d'esprits rétrogrades qui le com-
prendraient de moins en moins, cette existence austère,
renfrognée, inutile, qui avait été la sienne pendant de
longues années. Il envisageait l'avenir sous des couleurs
plus variées el moins pales ; l'uniformité, la monotonie
des choses rurales lui faisait peur. Du reste, il avait
maintenant des besoins intellectuels. Son esprit s'était
ouvert au charme puissant de l'étude et de l'amitié.
Pourrait-il jamais satisfaire, à Saint-Sauveur, ces aspira-
tions ardentes vers l'idéal et entretenir, comme il l'avait
promis à son cher Guérin, l'ivresse de ses premières
sensations de collège ?
Mais essayer de convaincre Théophile Barbey du
caractère impérieux de ces secrets désirs, c'était peine
perdue. Le vieux paysan ne comprenait rien à de si
sottes démangeaisons sentimentales et se disait que le
baccalauréat, qui fait naître de telles maladies bizarres
n'est point une institution bien saine. De là, il concevait
encore une horreur plus profonde pour la société
moderne. Il flairait toutes sortes de pièges et de com-
plots révolutionnaires sous les fantaisies de son fils
Entêté comme il l'était, et aigri par les déceptions, il dut
maudire bien vite la stupide ambition qui l'avait poussé
a envoyer Jules à Paris,- et il le fit sentir cruellement au
jeune homme. Ce n'était, en vérité, qu'un ingrat, cet
aîné sur qui reposaient les meilleures espérances de la
famille et qui répondait si mal aux sacrifices consentis en
sa faveur !
Si donc notre bachelier s'était flatté de l'idée qu'on le
faisait revenir, sans délai, à Saint-Sauveur, pour le
féliciter de ses succès et respirer à la' maison, dans la
douce intimité du foyer, la fraîche odeur de ses verts
lauriers, il eut à rabattre bientôt son naïf et confiant
- 52 —
orgueil. Les lauriers scolaires ne tardèrent point à
se faner, et l'odeur s'en perdit au cours des discus-
sions, dénuées de cordialité, qui s'élevèrent entre le
père et le fils pendant ces vacances suprêmes après
le diplôme universitaire obtenu, — derniers moments
heureux qui précèdent de bien peu le commence-
ment de la vie sérieuse où l'on n'a plus à compter
que sur soi !
Oh ! ces vacances, à la fin desquelles, une fois passé
l'examen redoutable et une fois évanoui le parfum fac-
tice du baccalauréat, il n'est question que de songer à
l'avenir ! Les parents pressent leur enfant de prendre
une décision et l'invitent instamment à faire choix d'une
carrière. Et le jeune homme, qui a vécu toute son ado-
lescence au collège et qui ne connaît rien de la vie
réelle, qui a même reçu la plupart du temps une ins-
truction absolument opposée à celle qui lui serait
nécessaire dans la pratique, ne sait de quel côté se
diriger. Il a du goût pour tout, en général, — pour rien,
en particulier. Il fera ce qu'on voudra. Il n'est pas
difficile, pourvu qu'on lui assure « bon souper, bon
gîte... et le reste », — le reste surtout; car le superflu
est toujours ce qu'il y a de plus indispensable. Il essaiera,
s'il le faut, toutes les carrières les unes après les autres ;
je veux dire qu'il essaiera d'y entrer. Quand, après
beaucoup de sueurs, il aura gagné son galon sur le
champ de bataille de la vie, il s'y accrochera désespé-
rément, le défendra au besoin avec fureur et ne l'aban-
donnera jamais. 11 aura pour le « rond-de-cuir » enfin
conquis une dévotion de musulman. Ce sera son fétiche,
— presque sa seule divinité. Plus tard, ses enfants
recommenceront le même jeu et se contenteront de la
même aubaine.
— 53 —
Mais, en attendant ce dénouement, but extrême des
ambitions contemporaines, le jeune homme est mal-
heureux. Combien, dans ses dernières heures de loisir
et d'insouciance, il regrette les vacances d'autrefois qui
lui semblaient si longues, interminables, et qu'il avait
hâte de voir s'achever pour parvenir plus vite aux congés
suivants. Il était pressé de grandir, d'être un homme en
définitive, et maintenant il ne sait plus quoi faire de sa
virilité trop tôt épanouie. Voilà le défaut de la cuirasse
dans l'éducation classique, (jui se borne à la recherche
des diplômes et qui ne prévoit pas la vie... au-delà du
but immédiat qu'elle s'est proposé. De cette étuve, sur-
chauffée pendant longtemps, nos bacheliers sortent bons
à tout — et propres à rien.
A vrai dire, pour Jules Barbey, le problème ne se
posait pas avec cette incertitude poignante qui jette le
trouble dans la conscience de tant déjeunes gens. On lui
offrait une solution toute naturelle et très simple ; mais
elle ne lui plaisait pas. Alors s'engagea entre le père et
le fils un duel terrible, où toute la dialectique passionnée
du second ne put triompher de l'inébranlable obstination
du premier. On en vint à échanger des paroles irrépa-
rables, dont le souvenir même ne devait plus s'effacer
jamais ! Et cependant, jusqu'à nouvel ordre, la vie en
commun était nécessaire. Quelle souffrance que ces ren-
contres forcées à table et au salon, ce commerce jour-
nalier et incessant de personnes qui parlent un langage
différent et qui, sans le vouloir peut-être, par leurs dis-
cours ou leurs silences mêmes, se froissent mutuelle-
ment !
Que voulait donc Jules Barbey ? Avait-il une ambition
très précise ou seulement de vagues désirs d'indépen-
dance ? Un dessin que nous avons de sa physionomie à
— 54 —
cette époque peut éclairer en partie la question. Nous
sommes en présence d'un jeune homme de 20 ans, aux
cheveux bouclés et à la mine bien éveillée. La figure est
maigre et semble pâle. Le front dégagé sous une cheve-
lure abondante et rejetée de côté, le nez bourbonien,
les lèvres minces et ironiques, que déjà commence à
estomper une moustache naissante, le regard profond
et aigu, tout annonce le lionceau qui va se ruer sur la
vie, sur sa proie ! Ce sont les yeux, surtout, qui s'im-
posent à l'attention : ils tranchent sur le reste du visage,
un peu effacé, par leur éclat fauve et leur « foyer »
anormalement brillant : ils ont je ne sais quoi de félin (1)
et de « mauvais sujet ». L'ensemble du portrait effraye
légèrement au premier abord et inspirerait volontiers
une sorte d'étonnement répulsif ; mais, bien considéré,
et à la longue, il captive: l'éloignement, qu'il provoque
au début, est vite réprimé et fait place à un ensorcelant
attrait. Il y a du mystère dans cette physionomie, et le
mystère fascine toujours même les plus réfractaires à
son influence.
Un mystère de ce genre n'est pas facile à percer.
Mais, ce qu'il y a de certain, c'est que le visage de
Jules Barbey ne paraît pas être celui d'un méditatif.
Il semble bien plutôt refléter des ardeurs très vives
d'action et d'impérieux besoins de dépenser au dehors,
non ! de gaspiller et pour ainsi dire de « purger » de
violentes énergies internes. Cet homme n'est pas destiné
à la vie contemplative ou à l'existence « terre à terre »
de ses parents. Rien alors de surprenant si, sous la
(1) « Je n'ai jamais eu ce palelinage de regards », a dit Barbey d'Aure-
villy, en partant de ce portrait de sa vingtième année. (Premier Mémo'
rundum, 1836-1838 (Lemerre, éditeur, 1900, p. 128).
- 55 —
triple pression de son tempérament, de la « voix du
sang » et du souffle de l'air natal qui invite à l'action, il
se soit épris des beautés de la carrière militaire. Parlant
plus tard des « culottes de peau », il disait avec mélan-
colie : « Hélas! je les ai toujours aimées, ces culottes-là,
et j'ai bien failli les porter. Si, au lieu d'aller faire mon
droit à Gaen, j'étais allé faire le coup de sabre dans
l'Algérie, je serais maintenant Général ou j'aurais été
tué. Deux bonnes choses. » (1).
Mais quand Jules Barbey dit à son père que la carrière
des armes le séduisait, ce fut un beau scandale. L'admi-
rateur endurci des Chouans de Basse-Normandie fut tout
suffoqué de cette prétention inattendue qui venait de
germer, comme par enchantement, dans la tête légère de
son fils. Revenu à lui-même, et lorsqu'il eut repris ses
sens, il déclara tout net qu'il était indigne d'un homme
bien né, dont le nom était synon^^me d'honneur, de s'en-
rôler sous le « drapeau constitutionnel » de la triste mo-
narchie d'après la Charte. Le ministère Martignac, par
ses principes de libérahsme outré, n'avait-il point, d'ail-
leurs, ramené en France la révolution victorieuse ? Et
c'était un pareil régime que le petit-fils des héros de la
Chouannerie voulait servir et soutenir, — fut-ce en
Algérie ? Sur-le-champ défense absolue fut faite au jeune
étourdi de songer désormais à satisfaire d'aussi crimi-
nelles fantaisies et de prendre du service dans l'armée
régulière du Roi.
Notre bachelier n'avait décidément pas de chance.
Tout ce qui lui souriait déplaisait à son père et faisait
surgir des obstacles imprévus. 11 ne lui restait plus qu'une
ressource : retourner à Paris, revoir Maurice de Guérin,
(1) LeUre à Trebutien, 15 août 1835.
— 56 —
renouer de chères relations intellectuelles que la sépa-
ration rendait si malaisées. Mais Théophile Barbey,
effrayé des idées d'indépendance que l'atmosphère du
collège avait déjà jetées dans l'âme de son aîné, ne se
prêta pas davantage à cette nouvelle combinaison. Il
refusa son consentement au départ de Jules. Craignant
que le jeune homme ne s'émancipât tout à fait, si l'on
avait la faiblesse de céder à ses caprices, il lui intima
l'ordre de rester à Saint-Sauveur.
Les choses en étaient là, et la solution amiable de tant
de difficultés pendantes entre le père et le fils ne sem-
blait guère prochaine, lorsqu'un événement survint qui
mit fin à cette situation embarrassante et presque inex-
tricable. Le 3 octobre 1829, Jean-François-Frédéric Bar-
bey d'Aurevilly, maire de Saint-Sauveur, frère aîné de
Théophile Barbey, mourut subitement. Le portrait de
cet homme singulier et le récit de sa mort violente ont
été faits de main de maître par son neveu, dans une
lettre à Trebutien. Si je reproduis ici partiellement ce
morceau, c'est qu'il aide à saisir certaines particularités
de la vie de province et de la famille Barbey.
« Mon oncle était un hercule blond, au regard bleu et
couvert, au teint fouetté comme celui d'un Anglais, et
aux plus belles jambes que j'aie jamais vues, — un
Hercule campé sur des jambes d'Apollon. C'était le
Normand pur, le Rob-Roy du Cotentin , bouvier, agri-
culteur et conduisant parfois sa charrette avec ses mains
de gentilhomme qui auraient cassé celles de tous les
paysans d'alentour. S'ils avaient eu l'imagination et les
coutumes arabes, ils l'auraient appelé, comme les
Arabes appelaient Kléber, le Sultan Juste. Il était fort
sultan, en effet, fort despote, fort bourru, mais il était
juste. Sa mairie fut une Royauté et il l'a exercée dure-
— 57 —
ment, mais irréprochablement, dix-sept ans... Quand je
l'ai connu, il était à plein dans la vie ! Les cheveux
blonds étaient tombés sur le sommet de cetle tête brû-
lante et sanguine, comme sur la tête de Charles XII,
dont il n'avait pas la sobriété, s'il en avait l'incroyable
audace. 11 buvait le bourgogne comme un prieur de
Templiers, et il fallait boire à sa table, sinon il vous
allongeait de grands coups de couteau dans les cuisses.
Quand on dînait chez lui, on pouvait craindre que cela
ne finît comme entre Lapithes et Centaures... Il faisait de
ses chevaux des chevaux de Diomède. Il était obligé de
se battre avec eux pour les monter ; cela durait une
heure, mais l'homme finissait par mettre le joug de ses
cuisses de fer sur le dos vibrant du rebelle. Figurez-vous
que ces chevaux, enragés par lui, ne se laissaient
monter ni avec la sangle, ni avec la croupière. L'homme,
de son poids, devait leur fixer la selle aux reins !... Il est
mort grandiosement, — comme il avait vécu. Son cheval
l'a tué en s'abattant sur lui sans pouvoir le désarçonner
et en revenant lui piler, sous ses pieds, cette tête qui, à
moitié écrasée, alla jouer le ivhist chez mon père, le
soir, à l'horreur et à l'admiration de tous. Dix jours
après, un dépôt horrible éclata dans ce front que les
sabots du cheval n'avaient pu briser, et il mourut, ferme,
après quatorze heures de bouillon, — comme ils disent
si effroyablement du râle des mourants, en Normandie.
C'est le premier homme que j'aie vu mourir. Après sa
mort, cette nature hémorragique attesta encore sa
puissance. De sa maison, assez éloignée du cimetière,
une rivière de sang marqua sa route, en coulant par les
jointures de son cercueil. J'étais un enfant, mais je
menais le deuil malgré mon âge, et je me rappelle la
tragédie de mes sensations en marchant dans ce sang,
— 58 -
tombé des plus larges veines qui aient jamais palpité...,
— des veines dignes de se dégorger dans le sein d'une
impératrice ! » (1).
Cette page superbe de mouvement et de coloris donne
à coup sûr des proportions un peu exagérées à la'
curieuse physionomie du grand « bouvier » cotentinais :
mais, au témoignage des personnes qui ont connu cet
homme d'une nature réellement extraordinaire, le por-
trait demeure, à tout prendre, — malgré le panache
romantique dont l'a orné le peintre, — d'une fidélité très
suffisante et d'une exactitude de traits, sinon photogra-
phique, du moins parfaite en ses grandes lignes.
La mort inopinée du Maire de Saint-Sauveur amena
vraisemblablement un peu de détente dans les rapports
de Théophile Barbey avec son fils. C'est l'effet habituel
des deuils de famille. La lutte engagée autour des pro-
jets d'avenir du jeune homme perdit momentanément de
son âpreté. Néanmoins tout faillit se gâter de nouveau,
à propos d'un incident de minime importance. Jean-Fran-
çois-Frédéric Barbey d'Aurevilly étant mort sans posté-
rité, il avait été décidé que dorénavant Jules et Léon
Barbey ajouteraient à leur nom patronymique la déno-
mination de d'Aurevilly, laissée vacante par le décès de
leur oncle, tandis que les deux derniers-nés de la famille,
Edouard et Ernest, s'appelleraient du Motel. Pouvaii-on
prévoir des difficultés sur ce point de détail ? Mais Jules,
qui avait déjà éprouvé la tyrannie des traditions ances-
trales et ne voulait à présent agir qu'à sa guise, refusa
(1) Lettre du 23 avril 1856. — A propos de ce mot : « J'étais un enfant »,
il convient de remarquer ici, une fois pour toutes, (jue l'auteur de ÏEn-
sorcelée s'est toujours rajeuni de quelques années. Il avait près de 21 ans
quand son oncle mourut. Il n'était donc plus un enfant... sinon par cer-
tains côtés de son caractère.
— 59 —
tout net l'aubaine trop facile d'un nom auquel il ne se
reconnaissait personnellement aucun di'oit.
Un tel refus n'était pas de nature à calmer les suscep-
tibilités aristocratiques de Théophile Barbey. Ce rigide
dévot de l'ancien régime crut que son flls allait consom-
mer ses révoltes contre l'autorité paternelle en s'affi-
chant démocrate. Il voulut donc à tout prix procurera cet
enfant, qui menaçait de finir mal, une occupation sérieuse,
pour l'arracher aux folles chimères dont s'enfiévrait sa
juvénile imag-ination. Il l'envoya à Caen suivre les Cours
de la Faculté de Droit. « Mon flls, à qui ses vingt ans
grisent la tête et le cœur, pensait le vieux légitimiste,
nous reviendra calme, assagi et apaisé, après avoir connu
le charme austère des études juridiques. Si nous n'en
faisons pas un terrien, vivant comme moi, inoccupé et
très occupé, du moins deviendra-t-il peut-être un bon
avocat, très indépendant, sans compromission avec les
hommes et les idées du jour, car il comprendra bientôt
qu'il ne peut accepter aucune fonction de notre soi-disant
gouvernement, issu du Crime de 1789. >>
Si tel fut le raisonnement de Théophile Barbey (et tout
nous autorise à le supposer), le peu clairvoyant royahste
était loin de compte. L'avenir lui réservait plus d'une
surprise.
CHAPITRE IV
ÉTUDES A LA FACULTÉ DE DROIT DE CAEN
GUILLAUME-STANISLAS TREBUTIEN
LA RÉVOLUTION DE 1830. - IDÉES RÉPUBLICAINES
LA Revue de Caen
PREMIERS ESSAIS POLITIQUES ET LITTÉRAIRES : Léa
THÈSE DE LICENCE EN DROIT
(1829-1833)
La solution opportune, — et malheureusement provi-
soire, — du cas difficile qu'avait eu à résoudre Théophile
Barbey, relativement à l'avenir de son aîné, ne donnait
pas entière satisfaction à l'âme ardente de ce jeune
homme de 20 ans. Toutefois, malgré sa vocation militaire
contrariée, l'ami de Maurice de Guérin ne put s'empêcher
de reconnaître que la liberté lui était enfin rendue, et que
c'est beaucoup d'être libre. 11 sentait bien, d'ailleurs, que
l'espèce de compromis imaginé par son père était une de
ces demi-mesures qui n'aboutissent jamais à un résultat
positif et sérieux. Il saurait parfaitement éviter les con-
séquences de la situation momentanée qu'il acceptait, si
elles devenaient un jour impérieusement contraires à ses
— 61 —
inclinations réelles. Au fond, comme toutes les demi-
mesures, celle-ci ne contentait personne d'une façon
absolue : ni le père, qui ne l'avait prise qu'à son corps
défendant, à la dernière extrémité, sous la pression de
circonstances urgentes ; ni le fils qui ne s'y résignait que
contraint et forcé, la mort dans l'àme, pour éviter de
nouvelles discussions inutiles et douloureuses et ne point
prolonger son triste séjour à Saint-Sauveur. Mais les
événements allaient se charger de confondre et anéantir
tout à la fois la sécurité peu clairvoyante de Théophile
Barbey et les répugnances secrètes de son fils.
Jules Barbey (qui avait refusé le joli nom de d'Aurevilly
et qui nous prive de lui donner encore cette appellation
gracieuse) prit, le IG novembre 1829, sa première ins-
cription à la Faculté de Droit de Gaen. Il avait juste
21 ans. Il n'eut, en arrivant à Caen, d'autre recours
contre l'ennui menaçant, que le travail. Aussi s'appliqua-
t-il très sérieusement aux études que la volonté de son
père lui prescrivait. Il fut tout à fait assidu aux cours de
ses professeurs. Cette assiduité n'allait pas sans quelque
mérite, car c'était le temps où nos futurs jurisconsultes
désertaient souvent la Faculté pour les parlottes poli-
tiques qui commençaient à devenir bruyantes. On s'oc-
cupait plus volontiers des menées réactionnaires de
M. ^e Polignac et des tentatives cléricales de la Congré-
gation que des œuvres juridiques de l'empereur Justinien.
Le présent faisait oublier et effaçait presque le passé.
Les manuels de droit s'enluminaient de proclamations
libérales et le papier timbré se couvrait, comme par
enchantement, d'arabesques multicolores où se dissimu-
laient de vives allusions à l'impopularité du gouverne-
ment de Charles X. L'actualité, la terrible et brûlante
actualité, jetait la fièvre dans les esprits.
k
- 62 -
Le fllsdii plus endurci dos légitimistes pouvait trouver,
dans ce milieu surexcité, une excellente occasion de
battre en brèche les vieilles traditions et les préjugés de
sa famille. Peut-être le fit-il : c'est même probable. Mais,
au début de son séjour à Caen, seul et sans amis, vivant
en isolé, il dut se contenter de rêver aux libres che-
vauchées que son père lui avait interdites. Sa pensée
errante allait des beaux songes militaires de son enfance
aux ivresses intellectuelles de son adolescence précoce :
le deuil de ses goûts sacrifiés aux exigences paternelles
lui attristait le cœur. Il se renfermait alors dans sa
« tour d'ivoire », — refuge inaccessible à autrui, temple
intime où il avait porté ses idoles et ses chimères. Là, du
moins, il lui était loisible d'évoquer silencieusement, et
en toute sécurité, les spectres qui avaient hanté les jours
et les nuits de ses jeunes années. 11 pleurait ses fantômes
évanouis.
Dès cette époque, il se fait remarquer par la singula-
rité de ses costumes et la bizarrerie de ses goûts. Il
fraye peu avec les étudiants de la Faculté. Quand il n'est
pas aux cours, il fait de longues promenades solitaires
dans les rues de la ville et par la plaine de Caen ou se
retire en sa chambrette de la place Malherbe. Là, dans la
famiharité de ses rêves, compagnons chers et douloureux
à la fois, lorsqu'ils deviennent trop violemment tor-
turants, il les satisfait pour une heure, en dépouillant ses
habits bourgeois et en s'affublant de vêtements excen-
triques. Ces fantaisies passagères trompent ses besoins
inassouvis d'héroïsme et de grandeur. Les illusions de
son imagination servent de dérivatif aux tristes néces-
sités d'une existence monotone et incolore. Il met « du
bleu» dans sa vie par la vertu toute-puissante et magique
d'évocations fictives.
— G3 -
Aussitôt qu'il revient à la réalité et qu'il veut échapper
à l'obsédante image de sa situation présente, il va à la
Faculté des Lettres entendre deux professeurs qu'il
aime : Charma et Bertrand. Charma, l'élég-ant philosophe
au nom poétique, esprit plus subtil que profond, «le mou-
vement perpétuel en fait d'idées » (1), le séduit par l'agi-
lité de ses spéculations métaphysiques. L'ancien lauréat
de la dissertation philosophique au collège Stanislas se
plaît à suivre le jeune maître, — Charma avait alors
trente ans à peine, — dans les hautes régions qui le
ravissent aux platitudes de la vie quotidienne. En Ber-
trand, Jules Barbey goûte surtout le disert helléniste,
qui enchâsse finement de délicates réflexions dans la
suave poésie d'Homère. L'enfant de Saint-Sauveur revit
là ses premières sensations de la nature : il y trouve une
consolation à ses rêves toujours renaissants. Par la suite,
il devient l'ami de ces deux professeurs éminents.
Mais ces heures délicieuses, où les préoccupations
intellectuelles sont les plus fortes et dominent toutes les
autres, sonnent trop rarement pour remplir le vide des
longues journées sans activité. Aux moments de désœu-
vrement, la passion reprend ses droits et fait entendre sa
voix grondante. Or, la nature sentimentale et romanesque
de Jules Barbey n'a pas assez d'empire sur elle-même
pour se soustraire à l'exaltation intime de ses douleurs.
Il souffre de toutes manières, — même par l'amour, par
ces amours juvéniles qui deviennent d'autant plus vio-
lentes qu'elles sont plus déraisonnables et plus difficiles
à satisfaire. Ces « amours impossibles » le mettent au
supplice : il sort, blessé et meurtri, de plusieurs aven-
tures où il était allé chercher un peu d'apaisement et
(1) Mémorandum de Caen (éd. Lemerre 1884).
— 64 —
par lesquelles il avait tenté de se fuir lui-même, d'échap-
per à sa solitude exaspérante. Kisolemeutlui était insup-
portable, et il revient, plus seul que jamais, des régions
du sentiment où il s'était égaré. Il connaît les larmes
angoissées du désenchantement et il rentre chez lui,
n'ayant pour compagnie que le triste cortège de ses
désillusions. Il gardera toujours, au plus intime de son
âme, le secret de ces amours inassouvies, qui ne sont
point défuntes et dont l'aiguillonnant souvenir le hante
sans répit.
Heureusement, un événement imprévu l'arrache tout à
coup au pénible commerce de ses rêves inapaisés. Un
jour qu'il traînait à l'aventure son oisiveté ennuyée et
sombre à travers les rues de Gaen, il aperçoit près du
Pont Saint-Jacques une sorte de cabinet de lecture. Il y
entre sans but précis, afin de «tuer » une heure ou deux,
et parcourt au hasard des livres qui lui tombent sous la
main. Cependant le librciire peu occupé, qui tient ce
pauvre magasin, remarque son nouveau client et peu à
peu s'approche de lui. Nos désœuvrés se font maintes
politesses et aussitôt causent à bâtons rompus de litté-
rature et d'art. Jules Barbey est frappé de la physiono-
mie intelligente et surtout de la science de son interlo-
cuteur. « C'était, disait-il plus tard, un homme maigre,
à l'allure pénitente, comme un père du désert, avec
une jambe repliée, le pied en l'air... » (1).
Ce libraire singulier, qui devait prendre dans l'exis-
tence intellectuelle de Barbey d'Aurevilly une place si
prépondérante, s'appelait Guillaume-Stanislas Trebutien.
Infirme et maladif, il n'avait pour vivre que les minimes
ressources de son cabinet littéraire, dont il était, au
(i) Octave UzANNE, Article de la Revue Le Livre (10 juin 1889).
— G5 —
demeurant, le plus fervent lecteur. Bardé de savoir,— à la
façon d'un moine du moyen-age, — ayant étudié le persan,
l'arabe et le turc, il s'était mis en relations avec nombre
d'érudils et d'archéologues illustres : mais il n'avait pas
trouvé la fortune dans ce culte désintéressé de la science.
Ame ardente, d'ailleurs, à qui l'étude ne suffisait pas et
qui avait comme besoin de se dévouer à autrui, il maîtri-
sait mal ses émotions les plus intimes, et ne pouvait dis-
simuler ses enthousiasmes fébriles sous le masque rigide
de l'érudition.
Au bout de quelques minutes d'entretien, les deux
jeunes gens (Trebutien n'avait guère alors dépassé la
trentaine, étant né le 9 octobre 1800) se comprirent et
s'aimèrent. Il devinrent plus que des amis, — des frères.
Un sentiment profond les unit l'un à l'autre, et de ce jour
ils furent inséparables. Trebutien, qui s'était épris des
idées saint-simoniennes (1), causa politique avec le fils
de Théophile Barbey et vit qu'il avait affaire à un esprit
très libre, très indépendant, tout à fait dégagé des tradi-
tions du passé. Mais ce fut surtout la littérature qui rap-
procha le libraire et l'étudiant: ils comnaunièrent dans
une égale passion du beau. Sans délai, le Normand du
Calvados conçut pour le Normand de la Manche une
admiration des plus vives, que rien ne justifiait encore ;
seulement (chose plus rare ! ) il le devina, il pressentit
son talent à venir.
De son côté, avec cette superbe confiance qui carac-
térise la jeunesse, Jules Barbey, choyé par son aîné, lui
jura une éternelle affection et déclara dès lors l'associer
à sa gloire future.
(1) Cf. E. DE RoBiLLARD DE Beal'repaire, Notice sïo' F. G. s. Trebutien
(Caen, Imprimerie de F. Le Blunc-Harclel, 1872).
5
- 66 —
Sur ces entrefaites, la Révolution de 1830 avait éclaté
comme un coup de foudre dans un ciel chargé d'orage.
Le nouvel ami de Trebutien, qui se détachait de plus en
plus des idées de son père, ne s'indigna point de la chute
de Charles X : peut-être même y applaudit-il secrè-
tement. Il apprit avec autant de tranquillité ou d'indiffé-
rence l'avènement de Louis-Philippe au trône de France.
Du reste, s'il n'accueillit pas avec sympathie les réceots
progrès de l'œuvre révolutionnaire, c'est que pour le
moment la politique ne le tentait pas. Il demeurait à
l'écart de toutes les théories sociales et, pourvu qu'on ne
mît pas d'entraves à ses désirs de liberté ou qu'on ne
réveillât point le spectre des traditions ancestrales, il se
tenait pour satisfait.
Il n'en allait pas de même à Saint-Sauveur-le- Vicomte.
Théophile Barbey, après avoir protesté contre la Charte
octroyée par Louis XVIII, s'était rallié, malgré la consti-
tution qui l'offusquait, aux principes absolutistes de
Charles X vieillissant et au ministère ultra-royaliste du
prince de Polignac. Les Ordonnances de juillet le com-
blèrent de joie: c'était, pensait-il, le coup de grâce donné
aux « libertés » malsaines que la faiblesse du Roi, en
1814, avait malheureusement consenties. L' « œuvre
satanique » de la Révolution serait, grâce à ce retour
tardif vers le passé, arrêtée en plein essor. Dieu bénis-
sait la France et lui promettait de longs jours de paix.
Aussi, quelle surprise affreuse, quel terrible réveil,
lorsque la Démocratie, rendue plus forte que jamais par
les rodomontades des derniers ministres de Charles X,
s'avança à flots pressés à travers Paris et le conquit
avec rapidité! Dans sa demeure silencieuse, le vieux
Chouan au repos, pour qui la Révolution était lettre
close et chose non avenue, n'en pouvait croire ses yeux
— 67 -
ni ses oreilles Rien n'existe plus, répétait-il, puisque
l'ancien régime vient de subir encore une défaite, peut-
être définitive.
A Caen, par bonheur, on envisageait la situation d'un
regard moins tragique et l'on ne songeait pas à accuser
Dieu d'abandonner la Fi-ance. S'il y eut dans la cité nor-
mande un moment de stupeur, il fut vite passé. Jules
Barbey poursuivit ses études de Droit avec la même
résignation qu'auparavant ; sans doute se dit-il qu'il n'y
avait rien de changé dans le pays, si ce n'est un gouver-
nement. Et c'est si peu de chose dans la marche de l'hu-
manité ! Drapeau blanc ou drapeau tricolore, il était prêt à
servir l'un ou l'autre avec un égal enthousiasme. Mais il
inclinait de préférence vers le second, qui était teint du
sang des volontaires de 1792 et des soldats de Bonaparte.
Bien différent était l'état d'àme de son frère Léon. Ce
jeune homme, bachelier comme Jules, arrivait alors de
Saint-Sauveur pour faire, lui aussi, ses études de Droit à
la Faculté de Caen. Respectueux des principes légiti-
mistes, avec plus de clairvoyance, à coup sûr, que
Théophile Barbey, mais avec non moins de zèle, il eut
la fantaisie de monter, en compagnie de plusieurs
condisciples, à l'assaut de la Monarchie de Juillet.
Comme il rimait agréablement, il fît des chansons et de
faciles épigrammes contre le nouveau Roi et ses
ministres. Guerre bien inoft'ensive! on trouvait plaisantes
les saillies du poète imberbe, mais on s'en tenait, même
dans la haute société caennaise, à de prudentes marques
d'approbation tacite. 11 n'y avait pas lieu de craindre que
le gouvernement de Louis-Philippe succombât sous les
coups d'épingle de ces satires politiques.
Grisé par quelques succès de club et de salon, Léon
d'Aurevilly (qui, loin d'imiter la conduite de son frère.
- 68 —
avait retranché de son nom le Barbey trop roturier)
fonda en janvier 1832 une feuille politico-littéraire, le
Momies Normand, destinée à mener le bon combat
sous toutes ses formes, anecdotique, romanesque et
poétique, contre le « pouvoir usurpateur » des d'Orléans.
Théophile Barbey et Ernestine Ango, fiers de leur
fils puîné, secondèrent de tous leurs efforts cette
tentative, l'un par des subsides fréquents, l'autre par
une collaboration effective et régulière. Ainsi Léon
s'attirait les faveurs de ses parents, en servant la cause
sainte de la légitimité. Le père croyait devoir à ses
opinions d'entretenir, mieux que par de bonnes paroles
ou de pieuses exhortations, le beau zèle des jeunes
bourboniens ; de- son côté, la mère était heureuse
d'épancher des vers faciles dans un recueil qui allait
bouleverser le monde politique et amener triomphant,
sur le trône de France consolidé, le cher Henri V (1).
Théophile Barbey et sa femme ne considéraient pas
du même regard favorable et bienveillant les idées
d'indépendance, sans cesse croissantes et aggravées, de
leur fils aîné. Jules ne s'est-il point avisé de refuser toute
collaboration au Momies Normand, de protester à sa
façon contre les tentatives réactionnaires qu'on médite
et de dire leur fait, brutalement, aux turbulents poètes
de la coterie légitimiste ? Il faut être vraiment extrava-
gant pour oser, d'un cœur léger, de pareils sacrilèges !
Et ce n'est pas tout. Notre jeune indiscipliné prétend que
les questions politiques n'ont aucune importance, qu'il ne
(1) Pour plus de détails sur les épisodes de cette campagne légitimiste,
voir l'intéressant chapitre H du livre que le R. P. Daujibin a consacré à Léon
d'Aurevilly. Si l'on se met en garde contre certaines appréciations et inter-
prétations, très naturelles, du l'auteur, on pourra se faire une idée tout à
fait exacte des luttes de ces nouveaux Chouans.
s'agit pas de savoir si les Français seront gouvernés
par Henri V ou par Louis-Philippe, que tout le problème
de l'heure actuelle consiste dans une organisation meil-
leure et plus équitable de la société. Bref, Jules Barbey
se dit démocrate et n'a plus rien de commun, — même le
nom, — avec Léon d'Aurevilly. On juge de l'ébahissement
et de l'indignation des Chouans de Saint-Sauveur et de
Caen. C'en est trop : c'est mettre le comble à la patience
déjà si éprouvée de la famille, que de se permettre une
aussi scandaleuse attitude. On éloigne le renégat ; on
est tenté de le maudire.
Délaissé par ses parents, Jules Barbey n'a de refuge
qu'auprès de son cher Trebutien, — son vrai frère. Il le
supplie de hûter l'exécution d'un projet qu'ils caressent
depuis longtemps dans leurs entretiens affectueux : la
fondation d'une revue locale. Sans doute, leur bonne
volonté ne suffira pas à faire vivre cet organe nouveau ;
mais Jules s'engage à intéresser à l'affaire commune, si
digne de soins, son cousin germain Edelestand du Méril.
Du Méril est jeune, savant et riche, — trois qualités
admirables qui se renforcent par leur union et sont un
gage de prospérité dans toutes les entreprises. Il appor.
tera à la Revue naissante le triple concours de sa précoce
expérience, de son savoir étendu et de ses finances très
sohdes. Notre étudiant développe ce thème avec chaleur
et conviction. Cette éloquence juvénile se fait si pressante
que le bon Trebutien, bientôt à bout d'arguments contre
l'opportunité de l'affaire et désireux avant tout d'être
agréable à son ami, s'avoue vaincu : il laisse entrer la
persuasion dans son âme débonnaire et finit par recon-
naître lui-même l'urgence d'une publication nouvelle.
Sans plus tarder et comme s'ils se défiaient du lende-
main, nos hommes de lettres improvisés élaborent,
— 70 -
séance tenante, le programme du recueil qui doit les
mener au plus vite à la célébrité. Ils baptisent d'abord
cette « fille de leurs rêves » du nom très simple de Revue
de Caen et arrêtent en commun le plan de la rédaction
future. C'est un gros travail, — et de grande consé-
quence, — que de dresser la liste des matières d'une
Revue naissante ; de l'habile confection du premier som-
maire, de l'heureuse et intelligente distribution des su-
jets traités, dépend en majeure partie l'idée que le public
se fera, une fois pour toutes, du nouveau recueil qu'on
soumet à son examen. Aussi Trebutien et Jules Barbey
apportent-ils un soin minutieux et des précautions infi-
nies à préparer leur rencontre, redoutable parce qu'elle
est décisive, avec le public lettré. Ils s'inquiètent peu de
l'avenir, ils n'envisagent que le présent. Leurs regards
s'arrêtent à contempler le succès immédiat qu'ils es-
pèrent : ils ne voient rien au-delà de cette réussite
escomptée et ne songent point aux nécessités matérielles
de la lutte. Ce sont des idéalistes, que ces fondateurs de
Revue ; ils peuvent former de beaux projets en chambre,
ils en seront pour leurs frais. Sans provisions de voyage,
sans un arsenal bien garni de munitions, nos deux
étourdis se jettent, tête baissée, dans le labyrinthe de la
publicité, à la poursuite du Minotaure qui s'appelle le
succès.
Pendant que Trebutien met la dernière main à l'œuvre
commune, Jules Barbey s'en va passer ses vacances
à Saint-Sauveur. Sa famille ne lui fait pas sans doute un
très chaleureux accueil ; mais il s'en console en pensant
à la chère Revue de Caen, qui est à la veille de naître.
Tout à la joie d'un triomphe qu'il savoure déjà, il ne
s'aperçoit peut-être même pas des rancunes et des
méfiances que ses parents gardent à l'endroit de son indé-
— 71 —
pendatice de jour en jour plus ombrageuse. 11 ne vit que
dans le rêve de l'apparition tout à fait prochaine de la
Revue. « Eh bien. Monsieur et ami, écrit-il à Trebutien
en septembre 4832, que devenez-vous avec votre pros-
pectus? Vos imprimeurs sont-ils plus traitables? Met-
trons-nous flamberge au vent ou décidément flamberge
restera-t-elle dans son fourreau? C'est ce que j'ai cru et
ce que je crois encore, mon cher ami, d'après votre silen-
cieuse attitude et les chances probables de succès que
nous aurions à débiter notre denrée intellectuelle au beau
milieu de gens qui n'ont jamais senti que la démangeai-
son de plus grossiers appétits. Si je ne suis qu'un balourd
dans mes présomptions et si au contraire le prospectus
s'imprime, je m'en vais vous transcrire Léa à grand
renfort de besicles et de patience ». Malgré les apparen-
ces, il ne faut pas voir dans l'expression de ces doutes
l'ombre d'un découragement : ce n'est que l'appréhen-
sion, le pessimisme du général au moment de la bataille.
Mais Trebutien semble plus inquiet: il se demande si
la Revue aura tout le succès qu'elle mérite. Les répon-
ses de son ami ne le rassurent que médiocrement. Jules
Barbey fait de la propagande et se dévoue cordialement
à cette tâche nécessaire: « J'embrigade», écrit-il de
Saint-Sauveur le 25 septembre; toutefois, malgré les
efforts de son apostolat, la brigade se recrute difficile-
ment: elle ne parvient à se composer que d'un abonné,
ou plutôt d'une abonnée. « Elle exceptée, avoue-t-il mé-
lancoliquement, je n'ai personne à qui je propose, en
toute sécurité de n'être pas mordu, notre abominable
lecture. La société de mon père est carhste, ce qui n'est
que la moitié du mal, mais de plus, en fait d'opinion,
d'une personnalité concentrique ». Malgré tout, il en-
voie des adresses à Trebutien. Faites circuler des pros-
79 _
pectus, dit-il, — et il lui communique « la liste des per-
sonnes de cettuij pays qui pourraient s'abonner ». Il met
beaucoup d'ardeur à sa propagande, et pourtant il n'a
plus les enthousiasmes du début: « Je ne réponds pas,
mande-t-il à Trebutien, que ces dames un peu caillettes
du faubourg Saint- Germain exposent la blancheur d'her-
mine de leur carlisme aux souillures de notre contact
républicain. Mais tentons-les, et que ma Léa, à laquelle
déjà des larmes de femme ont promis d'autres larmes,
soit la couleuvre tentatrice ! » Le pauvre libraire de Caen
ne doit pas trouver très encourageant le résultat de
toutes ces démarches. Si les Normands n'accourent pas
en foule prendre des abonnements, la Revue n'est pas
née viable: elle est mort-née.
En dépit de ces difficultés de la dernière heure, la
Revue de Caen va faire son apparition sensationnelle et
triomphale dans le monde des Lettres, lorsque, soudain,
sans motif plausible, Edelestand du Méril se retire de
l'association. Ce coup de tête du jeune savant menace de
tuer dans l'œuf le projet, bientôt éclos, de nos amis, et,
en tout cas, compromet l'avenir de leur recueil. Du Méril
est une vraie sensitive. Il se froisse pour des riens, il a
la susceptibilité d'un poète. Croirait-on que la philologie,
qui s'est emparée de si bonne heure de cet esprit élevé,
pût y faire germer, comme une fleur maladive, la sensi-
bihté la plus aigiie et la plus impressionnable? C'est une
maîtresse impérieuse que la philologie; mais on lui sup-
pose généralement d'autres effets que de développer à
l'extrême la faculté d'émotion et la puissance morbide
d'une déhcatesse outrée.
Que va-t-on devenir sans ce philologue très riche? Une
simple observation de Trebutien l'a éloigné. Il n'est pas
homme à rentrer au bercail. « La Revue vec^oii là, écrit
— 73 —
Jules Barbey le 23 octobre, un fameux coup de pied au
beau milieu du ventre Quoi qu'il en puisse être, et
ceci est déplorable, Edelestand ne nous reviendra pas.
Il a une tête de fer, quand elle n'est pas de feu, et d'ail-
leurs il le dit trop haut. S'exprimer ainsi est, pour tout
homme fier, un irrévocable engagement pris pour l'ave-
nir ». Malgré cette défection regrettable et inattendue, la
Revue va paraître. « Le temps approche », déclare Jules
Barbey solennellement et d'un ton sibyllin. Aussitôt, il
retourne à Caen pour assister à la naissance du nouveau
recueil si choyé avant de faire son entrée dans le monde.
Enfin, le 30 octobre 1832, après un laborieux enfante-
ment, la Revue de Caen voit la douce lumière du jour.
Elle a l'air de bien se porter. Elle est d'un charmant in-
octavo, plein de promesses. Tournez la première page,
où s'étale majestueusement et se détache, en un beau
relief, le titre du recueil. Voici le programme: oh! il
n'est pas banal, celui-là! il est d'une hardiesse singulière
et bouillonne d'idées qui semblent presque neuves. Dès
le début, il prend un petit ton belliqueux, lequel va s'ac-
centuant et s'aggravant jusqu'au coup de canon final.
C'est bien la guerre, telle que Jules Barbey la rêvait
dans ses songes d'enfant, mais sur un autre terrain,
moins vaste et moins dangereux que les buissons de
Basse-Normandie teints du sang des Chouans! Toute-
fois, à défaut de plus réels champs de bataille, la Revue
de Caen jette encore au cœur des combattants les joies
déhrantes, les emportements fougueux, les saintes
ivresses ! N'est-ce pas une troupe, allant au feu, qui pousse
ces clameurs guerrières? Écoutez la sonnerie du rallie-
ment autour du drapeau :
« Paris, depuis quarante ans, absorbe toutes les forces
vitales de la France et réduit les provinces à une déplo-
— 74 —
rable nullité. Sans influence dans le gouvernement du
pays, sans arts, sans activité morale, elles attendent,
bouche béante, que la malle-poste leur apporte un homme,
pour les administrer, et un jugement tout fait sur les
questions de littérature et de civilisation.
« C'est de cette centralisation politique et littéraire,
c'est de cette tyrannique tutelle de la Capitale que nous
voulons nous affranchir. Il est temps que nous jouissions
de notre individualité et que, libres dans l'élan de nos
conceptions intellectuelles et dans l'administration des
affaires de la cité, nous nous mettions en état d'apporter
dans le grand conseil de la nation une voix généreuse
et intelligente.
« Notre mission, la voici : poursuivre le mouvement
social commencé en 89 et continué en juillet 1830; propa-
ger les principes de la souveraineté nationale dans toutes
ses ramifications, sans priver aucune existence sociale
de sa portion de souveraineté ; faire réfléchir dans l'art
toutes les vérités, toutes les beautés de la nature, sans
arrêter par d'absurdes entraves l'esprit humain dans
l'essor de sa spontanéité; et enfin préparer les esprits de
notre province à l'émancipation de la Commune. C'est là,
surtout, ce que nous voulons. Notre ambition, c'est de lui
rendre un souffle de son ancienne et puissante vie, à
cette province qui conquérait autrefois des royaumes et
dont la gloire littéraire rivalisa avec ses gloires nationa-
les et ses illustrations guerrières. Nous voulons aussi
arracher notre ville, engourdie et matérielle, à la tor-
peur où elle languit; mais pour cela il faut d'abord l'ar-
racher à ces fripons politiques qui ont confisqué la Ré-
volution de Juillet à leur profit. Qu'ils n'attendent point
de ménagements dans le combat: comme les soldats de
César, nous frapperons au visage.
— 75 —
« Déployons donc la bannière municipale ! Que les
Communes nouvelles se lèvent, comme se levèrent au
XIP siècle les vieilles Communes Françaises, lorsque le
beffroi de la Cité les appelait à l'indépendance et à l'af-
franchissement, et inscrivons sur nos chartes d'émanci-
pation: Unité politique, variété Communale ».
Cet éclatant appel à la décentralisation, littéraire, po-
litique et sociale, était signé modestement: le Directeur.
Or le directeur de la Revue, c'était Trebutien. Mais, à
certaines notes tout à fait élevées de ce clairon guerrier,
à certaines détonations de ce mousquet aux crépitements
suraigus, on ne reconnaît guère le pacifique Trebutien.
A coup sûr, Jules Barbey a passé par là pour ajuster
l'arme à l'épaule de son ami ei pour prêter à sa trompette
défaillante le souffle puissant de ses propres poumons.
Quoi qu'il en soit, les bourgeois de Caen furent aba-
sourdis de ce vacarme insolite. Ils ne comprirent pas
qu'on pût ainsi troubler la tranquillité des honnêtes gens
sous la paternelle administration de Louis-Philippe. Ils
se souciaient bien de décentralisation ! Qu'est-ce que cela
voulait dire? C'était encore, pour le moins, une tentative
de guerre civile ! Avait-on besoin de ce nouveau brandon
de discorde? Tel est, on le sait, le perpétuel refrain à
l'aide duquel le bourgeois timide éconduit les idées un
peu neuves qui n'ont pas eu le temps de prendre le che-
min de son cerveau. Il semble d'une pratique si facile
et péremptoire de fermer sa porte aux conceptions gê-
nantes qui menacent de bouleverser l'entendement et
d'empêcher le fonctionnement normal d'un bon estomac
aux digestions béates ! On s'imagine naïvement les con-
gédier à jamais par le dédain, ces idées qui ne plaisent
pas et qui arriveront pourtant un jour à faire leur trouée...
Le programme décentralisateur de la Revue de Caen,
— 76 -
prématuré en 1832, paraîtrait à présent, — sauf les ex-
pressions écarlates qu'il renferme, — insuffisant etassez
pâle.
Mais ce n'était rien que le mépris des bourgeois 'de
Caen, en comparaison de la colère des Chouans de Saint-
Sauveur. Théophile Barbey déclara qu'il ne voulait plus
voir son fils. Comment ! un misérable, qui parle de « %)our-
suivre le mouvement social, commencé en 89 et conti-
nué en Juillet 1830 » et de « 2')ropager les princix>es de
la souveraineté nationale dans toutes ses ramifications,
sans j^river aucune existence sociale de sa portion de
souveraineté! » Le « sans-culotte » le plus dangereux
tiendrait-il un autre langage? Sans doute, il est question
aussi de déposséder « les fripons politiques qui ont con-
fisqué la Révolution de Juillet à leur j^rofU ». Mais
quels hommes Jules mettra-t-il à la place de ces « fri-
pons »? D'affreux républicains, des « rouges ». C'est un
remède pire que le mal. C'est une horreur, l'abomination
de la désolation.
Pauvre Théophile Barbey ! s'il ne s'était pas contenté
délire ce programme aux phrases éclatantes, ce mor-
ceau de bravoure à la Du Bellay, cette défense et illus-
tration de la POLITIQUE française, ce manifeste bruyant
dont la forme seule était un peu extravagante, — s'il
avait tourné à la hâte les premières pages du recueil, il
eût rencontré non loin un joli conte signé du nom de
son fils. L'histoire de la charmante et malheureuse Léa
l'eût peut-être fait pleurer, et il aurait pardonné à Jules
ses débauches politiques! Mais le moyen de faire enten-
dre raison à ce légitimiste endurci et de l'attendrir autre-
ment que par des souvenirs de l'ancien régime?
La nouvelle intitulée Léa est le vrai début littéraire de
Jules Barbey. Elle est empreinte d'une grâce bien tou-
— 77 —
chante, et, malgré ses alanguisseinents romantiques,
elle ne laisse pas d'émouvoir. N'offrît-il d'ailleurs que
peu d'intérêt artistique, ce joli conte bleu et noir aurait
toujours une valeur documentaire : il est bien de l'épo-
que, il est dans la note du jour, il porte une date. René et
Werther ont fait souche depuis longtemps ; par eux,
s'est propagée rapidement la « maladie du siècle ».
Antony, Chatterton et Rolla sont à la veille d'éclore.
C'est dans un milieu un peu dissemblable, mais non
moins malsain, factice et anormal, que vit la douce
Léa. Poitrinaire défaillante et exaltée, elle se laisse
aimer inconsciemment par un artiste rêveur et à l'ima-
gination morbide, Reginald de Beaugency ; elle meurt
près de lui, dans un jardin, par une nuit d'été, sous
la chaleur sufïocante du premier baiser de son
amant.
Ce mélancolique récit aurait dû désarmer les colères
qu'avait suscitées le programme belliqueux de la Revue
de Caen.^Mais les Dieux avaient certainement condamné
le recueil révolutionnaire de Trebutien à une mort
prompte et subite. Le premier numéro de la Revue fut le
dernier. On le trouve dans nos bibliothèques, isolé comme
une âme en peine qui cherche une âme-sœur et ne l'a
jamais rencontrée. C'était la faute de nos jeunes auda-
cieux. Pourquoi prétendaient-ils donc troubler le repos de
la cité caennaise par leurs idées subversives et ruiner
les principes légitimistes des Chouans de Saint-Sauveur?
Trebutien en fut pour ses frais de publication et se ren-
ferma dans son cabinet de lecture, d'où il eût voulu n'être
jamais sorti. Quanta Jules Barbej' , il reprit, désolé, le
chemin de la Faculté de Droit, que ses ambitions htté-
raires et politiques lui avaient peut-être fait oublier quel-
que temps.
— 78 —
Le météore, qui s'était appelé la Revue de Caen, n'a-
vait vécu qu'un jour, et même, ce jour-là, il avait peu
brillé, sinon par le scandale. Le Momus Normand, au
contraire, avait Famé che\illée au corps; il durait, il vi-
vait, il brillait. Théophile Barbey dut voir, dans cette
différence de destinée, une indication céleste, Tinterven-
tion directe de la Providence. Sûrement, les bénédictions
divines descendaient sur le journal de Léon, tandis que
l'odieuse feuille, où Jules s'était fourvoyé, venait d'être
frappée en plein essor par un brutal et juste arrêt du
Tout-Puissant. Fi nunc erudimini, poètes et politiques
révolutionnaires ! Mais Jules Barbey ne se souciait
guère alors de ces leçons tombées d'en haut. Il ne re-
grettait qu'une chose: ne pouvoir continuer sa campagne
littéraire et sociale dans une vaillante revue d'avant-
garde comme celle dont il avait vu en si peu de temps la
naissance et la mort. Plutôt que de porter sa plume ail-
leurs, il aima mieux se retirer sous sa tente, en atten-
dant les événements.
Sur ces entrefaites, la duchesse de Berry avait débar-
qué en Vendée..., on sait pourquoi. Lq Momus Normand
ne peut contenir sa joie. Théophile Barbey engage une
partie de sa fortune, déjà bien ébréchée, pour subvenir
aux frais de l'expédition royaliste. De son coté, Léon
d'Aurevilly chante un hymne guerrier, évoque les ex-
ploits de la Chouannerie et entonne déjà un cantique
d'actions de grâces. Jules, lui, a le bon goût de s'abstenir
de toute manifestation contraire. Il s'est remis à l'étude
du Droit avec la même modération d'enthousiasme qu'au-
trefois et songe, dans le silence de sa chambrette d'étu-
diant, aux revanches futures de ses idées. L'arrestation
et l'emprisonnement de la duchesse de Berry le laissent
aussi indifférent qu'elle rend mornes et indignés les
- 79 —
légitimistes de sa famille ou de son entourage. Il se pré-
pare, dans la méditation solitaire, aux luttes du lende-
main.
Ses études de Droit touchent à leur fin. Malgré ses
préoccupations extrajuridiques, il passe brilhunment
ses examens de licence. Mais on dirait qu'il est dans sa
destinée d'étonner toujours le monde et de se singula-
riser par une attitude de jour en jour plus bizarre. Le
bruit court que sa. thèse de licence est d'une allure très
révolutionnaire, qu'il y bat en brèche les sacro-saints
principes de l'Ecole et qu'il n'y respecte même pas les
dogmes les plus vénérables. C'en est assez pour que le
public veuille assister à une séance, qui promet d'être
divertissante, et se presse dans la salle où doit avoir lieu
la soutenance de cette thèse.
Une note manuscrite de M. Léon de La Sicotière, qui
était alors étudiant à la Faculté de Droit de Gaen, témoi-
gne de l'attente générale d'un scandale universitaire et
du désappointement que causa le calme absolu du candi-
dat et des juges. « Le sujet en droit romain, comme en
droit français, était ainsi défini : Des causes qui sus-
pendent le cours de la prescription. Le candidat s'était
borné à une paraphrase des articles du Gode Civil.
Comme il était déjà connu dans l'Ecole par l'étrangeté
de ses costumes, de ses allures et de ses premiers tra-
vaux littéraires, et que le bruit avait circulé qu'il se pro-
posait de soutenir, à propos de la Prescription, — sujet
qui, d'ailleurs, s'y prêtait mieux que tout autre, — des
théories originales et hardies sur le droit de propriété,
un certain nombre de curieux s'étaient rendus à la
séance. Leur attente fut trompée. Barbey fut interrogé
mollement, répondit de même, et finalement fut reçu
comme un simple clerc de notaire. Rien ne transperça,
— 80 —
dans cette épreuve, ni de ses idées personnelles, ni de sa
valeur intellectuelle, ni de ses prétentions à l'originalité.
Je note qu'il s'était affranchi de la dédicace traditionnelle :
A mon père, — A hia mère, — A ma famille, — A }ncs
amis, — qui s'épanouissait en cet heureux temps sur
presque toutes les thèses de Droit. » (1).
La thèse de Jules Barbey est, en eifet, d'une platitude
rare de pensée et de style. Elle se compose de onze
pages seulement, dont deux sont consacrées aux titre et
faux-titre, deux à l'argument... en mauvais latin, sept au
sujet même, rapidement traité (2). Aucune phrase à
tournure littéraire ne se détache de cette informe et
pesante discussion juridique. On dirait que l'auteur de
Léa a mis quelque coquetterie à « éteindre » les couleurs
voyantes de son style et à montrer qu'il était de taille,
comme un autre, à ennuyer le lecteur. De fait, on ne
parcourt pas sans malaise ces pages bourrées de termes
techniques, qui distillent savamment le pédantisme des
formules judiciaires. On a hâte de respirer, en sortant de
là : l'air y est étouffant. Ce n'estpas du d'Aurevilly, cela.
(1) Note manuscrite de M. Léon de La Sicotière — M. de La Sicotière
(1812-1895) fut quelque temps en rapports avec Barbey d'Aurevilly, vers
1849, au moment où le romancier d't/?ie Vieille Maîtresse commençait ses
études sur le Chevalier Des Touches. Cet e.ccelleut érudit est l'auteur de
travaux appréciés sur la Chouannerie normande. Il a été jusqu'à sa mort
sénateur de l'Orne, son pays natal.
(2) Faculté de Droit de Caen. — Acte public [)our la licence. Thèse qui
sera soutenue publiquement le 22 juillet 1833, à 6 heures du soir, dans la
salle de la Faculté de Droit, par Jules-Amédée Barbey, né à Saint-Sauveur-
le Vicomte (.Minche). — Caen, imprimerie de Bonneserre, 1833, 11 pai,'es
in-4°. — J'ai eu entre les mains cet opuscule très rare, qui se trouve aux
archives de la Faculté de Droit de Caen : c'est peut-être le seul exemjdaire
qui reste de ce travail hâtif et sans valeur, dont je n'oserais conseiller à
personne la lecture plutôt rebutante.
- SI -
Mais notre jeune écrivain est capable de tous les tours
de force. Néanmoins, il a bien fait de s'en tenir à cette
platonique manifestation de savant, à cette gageure de
licencié. En ne renouvelant jamais, par la suite, la ten-
tative de répandre en une dizaine de pages le plus mortel
ennui, il a fait preuve de bon goût et de sagesse.
Quoi qu'il en soit, Jules Barbey fut introduit avec
honneur dans le temple de la chicane. Trois boules
blanches et une rouge le sacrèrent avocat et juriste. Un
de ses professeurs voulait même le garder près de lui, à
titre de secrétaire. Mais la perspective de dossiers à
compulser ne souriait guère à cet ardent lutteur de
vingt-cinq ans. Il était avide d'autres lauriers. Il s'était
déjà enivré de l'odeur de la poudre sur le champ de
bataille, malheureusement éphémère, de la Revue de
Caen. 11 pressentait que de plus glorieux combats l'at-
tendaient. Aussi, l'arme à l'épaule, guettait-il l'occasion
de faire feu, avec l'enthousiasme d'un mousquetaire
novice.
CHAPITRE V
A PARIS
MAURICE DE GUÉRIN, ÉDELESTAND DU MÉRIL
ET TREBUTIEN
NOUVEAU SÉJOUR A CAEN. - LÉON d' AUREVILLY
PREMIÈRES POÉSIES
La Bague d'Annibal; Germaine; Amaïdêe
(( MAL ROMANTIQUE ))
(1833-1835)
La provision d'optimisme un peu naïf, qu'avait faite
Théophile Barbey, en envoyant son fils aîné à Caen, à
la fin de 1829, semble bien s'être dépensée en pure
perte ; ses espoirs dans l'influence apaisante des Manuels
de Droit ne paraissent pas s'être réalisés. Au bout de
quatre années d'études juridiques, Jules va revenir à
Saint-Sauveur, — s'il y revient, — plus indiscipliné qu'à
son départ de la maison paternelle. Ses idées d'indépen-
dance se sont encore développées et ont pris une
croissance redoutable. La Revue de Caen est un témoi-
gnage éclatant de l'émancipation intellectuelle et morale
du jeune homme. Il n'y a plus rien à attendre de son
cœur, de son amour filial, du moment qu'il a renié les
— 83 —
traditions domestiques, en un acte fameux de révolution-
naire exalté. Son insubordination a même revêtu un
caractère particulièrement grave, en raison des circons-
tances où elle s'est manifestée. Comment ! — se dit
Théophile Barbey, ~ c'esl à l'heure où tout se préparait
en France, dans la classe éclairée et noble qui doit régir
le pays, pour faire accueil à une nouvelle Restauration,
que ce renégat a eu l'audace de s'inscrire en faux contre
les principes de la légitimité et d'éveiller les passions
répubUcaines ! Le Chouan de Saint-Sauveur ne pardon-
nera jamais cet acte de démence criminelle.
Au surplus, le problème, qui s'était posé si impérieuse,
ment quatre ans auparavant et que, peut-être inconsidé-
rément, on avait laissé au temps seul le soin de résoudre,
ne semble guère susceptible de recevoir à bref délai une
solution définitive. On avait tourné les difficultés du
présent, en 1829, lorsqu'il s'était agi de prendre une
décision relative à l'avenir de Jules. La mesure dilatoire,
qui consistait à éloigner le jeune homme quelques années,
pour le dompter par l'étude du Droit, pour l'assagir par
l'absence et le rendre plus malléable, n'avait pas été
suivie précisément des bons effets qu'on en attendait. La
question restait entière..., avec certaines aggravations
de plus. Mais on ne pouvait désormais l'éviter, et, dût-on
trancher dans le vif, il fallait sortir de l'impasse où, de
délais en délais, on s'était acculé.
Ce n'était pas chose aisée. Jules Barbey a bientôt
25 ans. Dans sa famille, on ne s'est jamais marié si tard.
On est déjà sur le point d' « établir » dans le pays Léon
d'Aurevilly (1), — et même Ernest du Motel, le dernier-
(1) Léon d'Aurevilly a failli se marier. Très peu de temps avimt la
cérémonie nuptiale, il se crut appelé à servir Dieu dans le ministère
— 84 —
né des Barbey, à peine âgé de vingt ans. A la bonne
heure ! ces excellents fils conservent pieusement les
traditions ancestrales et feront souche en Normandie.
Mais Jules ! quelle jeune fille fière consentirait à le
prendre pour époux, après les escapades démocratiques
où il a compromis la dignité, jusqu'alors intacte, de
son nom ? Telle est l'idée fixe et torturante qui hante
le cerveau de Théophile Barbey. Ah! s'il avait con-
traint son aîné à faire un choix, quatre ans plus tôt,
que d'obstacles eussent été aplanis, que d'embarras
épargnés !
Jules, lui, envisage la situation d'un regard plus
tranquille. Il ne veut pas se marier, c'est entendu ; et,
puisqu'on lui interdit la carrière des armes, il a pris la
résolution de poursuivre ses travaux littéraires et d'aller
à Paris retrouver son cher iMaurice de Guérin. Il sait
bien que son père s'opposera énergiquement à de pareils
projets et d'aussi sottes ambitions. Mais il attend les
événements de pied ferme, — plein de confiance.
Justement, un de ses grands-oncles, le chevalier de
Montressel, lui a laissé, en mourant, une rente de douze
cents francs. C'était, dit-on, un fier original que ce
Henry-Gabriel Lefebvre de Montressel, ancien capitaine
retraité et chevalier de Saint-Louis, qui avait été le
parrain de Jules Barbey. Toutefois il avait eu la gra-
cieuse originalité de ne pas oublier son filleul dans son
testament. Or, ce petit héritage venait à l'instant opportun
seconder les desseins du nouveau licencié en droit. Bon
gré mal gré, le père de Jules fut forcé de se dessaisir de
ecclésiastii)ue. Alors il lit part de ses scrupules à sa fiancée, qui l'encou-
ragea à suivre sa vocation relijjneuse et renonça elle-même à toute idée de
mariage futur.
— 85 —
la rente destinée à son fils; mais, en même temps qu'il
lui remettait, bien à contre-cœur, les écus du feu che-
valier, il exigea de cet indépendant, qui ne voulait vivre
qu'à sa guise, une renonciation formelle aux faveurs
futures de la famille et l'avertit qu'il n'eût pas à compter
sur les moindres secours pécuniaires. Cet acte d'auto-
rité paternelle n'était guère de nature à ramener le jeune
homme à de meilleurs sentiments à l'égard de ses
parents. Cependant, pressé d'en finir avec toutes les
discussions et chicanes qui avaient mis trop longtemps
un frein à ses impatiences, il signa tout ce qu'on lui
demandait et s'enfuit de l'inhospitalière maison où il n'y
avait plus place pour ses goûts.
En août 1833, deux ou trois semaines après le couron-
nement de ses études de droit, Jules Barbey prend son
vol vers Paris, — la ville de ses rêves. Il s'en va joyeux,
avec son modeste bagage et l'excellent viatique des écus
de son parrain. Il n'a que la tristesse de laisser à Gaen
le bon Trebutien, à qui ses ressources infimes ne per-
mettent pas de vivre à Paris et d'y suivre son meilleur
ami.
Les affaires de l'ancien directeur de la Revue républi-
caine de 1830 ne sont pas alors très brillantes. Il songe
lui-même à quitter Gaen, mais il ne veut pas s'en aller à
l'aventure, sans être assuré d'une position. Enfin, au mois
de septembre 1833, il va chercher fortune en Angleterre.
On lui a dit qu'à Londres il trouverait, plus facilement
qu'à Paris, un emploi sérieux et rémunéré de sa science
bibliographique et de ses études orientales. Il se décide
donc à partir. Toutefois il ne tarde pas à regretter son
aveugle précipitation. Les trop longues semaines qu'il
passa dans l'exil, à Londres, lui furent extrêmement dou-
loureuses. Souffrances de cœur, déceptions intellec-
— 86 —
tuelles, détresse financière, — aucune épreuve ne fut
épargnée à cet homme de bien, qui méritait tant d'être
heureux. Il payait cher la rançon de ses enthousiasmes
saint-simoniens. Seule, l'amitié de son ancien collabo-
rateur à la Revue de Caen le consolait et le soutenait.
Il n'avait pas oublié de mettre dans ses pauvres bagages
l'unique numéro du recueil défunt, qui n'était pas un gros
surcroît à' impedimenta. Il puisait dans cette lecture un
renouveau de forces pour la lutte qu'il menait contre
l'adversité. Dans son journal de voyage, à la date du
20 novembre, Trebutien écrit ces lignes, empreintes d'un
sentiment profond et mélancolique. « Après mon thé, lu
Zm, de Jules Barbey. 11 y a des passages que je relis
toujours avec admiration. J'ai particulièrement noté
ceux-ci, dont j'ai fait l'application à ce que j'éprouve :
« Qui ne sait que tous nos amours sont de la démence ;
que tous nous laissent à la bouche l'absinthe de la dupe-
rie ? Toujours l'amour grandit et s'enflamme en raison
de son absurdité ! »
Tandis que Trebutien se morfond ainsi loin de France
et n'a de recours contre lui-même que dans ses exalta-
tions d'amitié, Jules Barbey s'est installé à Paris près
de Maurice de Guérin. Il y a plus de quatre ans que les
deux anciens camarades du collège Stanislas ne se sont
vus ! Combien ils sont changés, l'un et l'autre ! Guérin
revient de la Chesnaye, où il a assisté aux dernières
convulsions de la foi expirante dans 1 ame du grand
Lameimais. Désorienté dans ce Paris, qui contraste si
fort avec la solitude bretonne qui lui a quelque temps
servi de refuge, il ne sait où porter la fougue de ses
23 ans. Le jeune échappé de Saint-Sauveur n'est pas, lui
non plus, moins embarrassé de sa liberté enfin complète
et naguère si désirée. Il arrive pourtant d'une retraite
— 87 -
moins monastique que celle où Guérin a passé plusieurs
mois. En fait de monastère, l'étudiant normand n'a connu
que sa chambrette de la place Malherbe, les salles de la
Faculté de Droit..., et certains boudoirs caennais. Mais
il ne s'acclimate pas mieux que son ami à l'existence
parisienne.
Aussi, après avoir simplement exploré le terrain de
ses luttes futures, retourne-t-il en Normandie, où l'ap-
pelle un ancien camarade de classe, Gaudin de Villaine,
Il y séjourne trois mois, tant à Caen que dans le Mor-
tainais. Naturellement, il ne va pas à Saint-Sauveur. Il a
désappris le chemin du pays natal. Toutefois il retrouve
à Caen la compagnie de son frère Léon et il passe avec
lui de bonnes journées d'intimité. Malgré la divergence
de leurs opinions politiques, Jules et Léon n'ont pas cessé
de s'aimer. Au fond de leur cœur, bien à l'abri des oura-
gans, ils cultivent toujours l'un pour l'autre la fleur
charmante de l'affection. Ils vivent dans l'ardente com-
munauté d'un même enthousiasme poétique et senti-
mental.
Mais la destinée les sépare bientôt et les entraîne
chacun de son côté. Léon rentre à Saint-Sauveur, où
l'attend le bon accueil de Théophile Barbey. Jules re-
tourne à Paris, sur la prière de son cousin Edelestand
du Méril. Ce jeune philologue, qu'un caprice de savant
avait naguère éloigné de la Revue de Caen, veut fonder
à Paris une revue mi-scientifique, mi-littéraire, où la
critique des livres alternera avec les communications de
linguistique et d'étymologie. Il désire associer à son
oeuvre son parent, <iont les tendances intellectuelles
l'effrayent un peu, et, en guise de contrepoids, l'excellent
Trebutien, dont la science calme et précise le rassure
tout à fait. L'auteur de Léa est chargé de convaincre
Trebutieii de l'utilité, des promesses d'avenir, du succès
futur de la Revue et de faire revenir de Londres le
pauvre exilé. Douce mission, et facile à remplir! L'ancien
libraire de Caen ne sait pas résister à l'éloquence de son
ami. D'ailleurs, il est trop malheureux à Londres pour
n'avoir pas hâte de revoir la France. « Nous nous enga-
geons d'honneur à vivre une année, lui écrit Jules
Barbey le 3 janvier 1834. Si d'ici là nos idées n'étaient
point acceptées par le public, nous nous croirions obligés
d'enrayer. C'est avec toute la gravité possible que
du Méril a envisagé votre arrivée à Paris et il m'a chargé
de vous dire qu'à notre projet il y avait autant de certi-
tude qu'il peut en exister dans les choses humaines. Si
donc vous êtes décidé à marcher avec nous, venez et
vous nous trouverez prêts à tenir les conditions que je
vous ai faites au nom de mon cousin. Nous désirerions
que vous fussiez à Paris le 15. Quant à vos appointements,
vous en serez payé de mois en mois. Seulement, dans les
premiers moments de notre existence, comme nous ne
serons pas aussi nombreux que nous espérons le devenir,
il serdenteadu que vous nous ferez des traductions... Au
15 donc, mon cher Trebutien. Avec quel plaisir je vous
embrasserai ! Comme ce nous sera bon de nous retrouver
après une séparation de quatre mois ! Vous ne savez pas
comme je regrette nos causeries, douces habitudes de
trois ans ! »
Trebutien, qui ne partage peut-être pas toutes les
illusions de son ami, mais dont la clairvoyance est moins
grande que les sentiments affectueux, accourt à Paris. Il
est fidèle au rendez- vous, le 15 janvier. La Revue de du
Méril, — Revue critique de la x^ltilosophie, des sciences
et de la littérature, — paraît le l^"" février. C'est à Jules
Barbey qu'avait été confié le soin de rédiger le pro-
— 89 —
gramme de la publication nouvelle. Mais on jugea ses
idées trop éclatantes et ses tours de phrases trop
romantiques. Notre jeune licencié en droit ne s'était pas
montré, dans cette circonstance grave, aussi sérieux,
pacifique et bardé d'ennuyeux termes techniques, que
la destination de la Revue semblait l'exiger. Plus tard,
évoquant avec bonne humeur ces souvenirs de vingt
ans, il disait dans une lettre à Trebutien du 22 novembre
1853 : « Je me rappelle avoir vu en redingote blanche
(j'ai la plus étonnante mémoire des costumes) Pauthier
(le sinologue) chez mon pauvre et toujours cher Ede-
lestand du Méril, dans le temps que nous voulions faire
cette revue critico-germanico-impossible, qui devait
révolutionner la pensée et régénérer la littérature...
Vous vous rappelez ?... quelles séances ! J'étais là avec
l'inexpérience de ma jeunesse. Je fis un prospectus
que les Riim, les Pauthier et autres cuistres, trouvèrent
romantique (c'était le mot d'alors) et radicule, et il l'était
peut-être ; ce qui n'empêchait pas qu'ils ne fussent encore
plus ridicules à leur façon que mon prospectus ne l'était
à la sienne. On le remplaça par un autre, dû à la plume
sèche de Ravaisson qui a fait son chemin dans les
bibliothèques... »
Avec Trebutien, non plus qu'avec Ravaisson, il n'y a
jamais à redouter ces écarts d'une imagination que la
science seule ne satisfait pas et d'une plume intempé-
rante qui ne connaît aucune règle. A Paris, comme à
Londres, Trebutien travaille dans le silence et l'obscu-
rité. 11 se plaît aux besognes les plus humbles, laissant
de grand cœur à ses amis la première place dans des
publications communes, où il apporte souvent la meil-
leure part, et se contentant de la peine, de la fatigue des
semailles, pour que les autres recueillent l'honneur de
— 00 —
la moisson. Il met à se dévouer, à s'effacer, la même
passion qui pousse la plupart des hommes à rechercher
l'éclat et à briller aux dépens d'autrui. Il vit de sacri-
fices : c'est sa nature même qui l'y incline comme sans
effort.
Jules Barbey n'a pas d'aussi parfaites abnégations.
Froissé, sans doute, du mauvais accueil que lui réservent
les Pauthier et les Rinn, il ne partage que par intervalles
et, pour ainsi dire, par caprice intellectuel, les austères
travaux d'Edelestand du Méril. Il n'est pas un bénédictin,
lui; il n'a qu'un goût très modéré pour les studieuses
retraites de l'érudition. C'est un tirailleur, un indé-
pendant, égaré momentanément dans la science. Il n'y
restera pas longtemps. Il vise plus haut, il a la fébrile
impatience de voler de ses propres ailes, en vagabond,
comme l'oiseau des libres airs et « le canard sauvage des
marais de l'Ouest ». Il veut prendre son élan, sans
contrainte, vers les régions de la fantaisie où il pourra
satisfaire son amour, difficile à apaiser, des aventures
et de l'action sous toutes ses formes.
Justement, il trouve en Maurice de Guérin le hardi
compagnon de voyage qu'il cherche ; il l'entraînera à sa
suite, à ses côtés plutôt, dans le monde enivrant des
pures idées et des belles images poétiques, — loin des
viles réalités. Guérin aime la nature d'une passion que
rien ne peut éteindre. Avec lui, Barbey se jette à corps
perdu dans de hautes spéculations sur les êtres, les
choses, les infinis spectacles de la vie. De ce commerce
d'esprit, de cet échange incessant de rêves et d'exaltations
suprasensiblos, naît le poème en prose qui s'appelle
Amaïdée, — Amaïdée, produit confus et souvent inco-
hérent d'une imagination fiévreuse de vingt-six ans,
« histoire idéalisée d'une conversion réelle » que notre
- 91 —
orgueilleux Normand « déraciné », (qui « ne savait rien
de la vie », ainsi qu'il l'avouait plus tard), voulait opérer
en arrachant une femme perdue au milieu de corruption
où elle vivait et en la g-uérissant de ses vices à l'école
régénératrice de la nature.
Mais dans l'instant même qu'il écrit, sous le regard de
Guérin, les premières pages de cette œuvre juvénile,
l'enfant de Saint-Sauveur, transplanté à Paris, souffre de
douleurs imprécises qu'il ne peut calmer. On n'habite
pas impunément les sommets de la rêverie. En se sur-
chauffant la tête et le cœur de tous les breuvages capi-
teux d'un « intellectualisme » suraigu, on se crée une
vie factice qui, prolongée, ne tolère plus même le contact
des réalités ambiantes. Or celles-ci viennent heurter
inévitablement le jeune étourdi qui les dédaigne. Il jouit
éperdûment de la contemplation des espaces et des chi-
mères. Tout à coup, lorsqu'il y pense le moins, en plein
essor de l'imagination délirante, il glisse, il trébuche.
De cet achoppement inattendu, il rapporte une bles-
sure qui ne se cicatrisera peut-être jamais.
Jules Barbey ne connaît pas de remède à cette maladie
de l'idéal blessé par la réalité. Il n'y a qu'un remède, en
effet, et qui lui est devenu impossible : ce serait de re-
prendre racine dans le sol natal, d'où notre étudiant s'est
si imprudemment détaché. Ne pouvant aller à Saint-Sau-
veur, il va rejoindre encore une fois à Caen son frère
Léon, il passe plusieurs mois auprès de ce doux compa-
gnon, qui apaise par l'influence discrètement pénétrante
de sa tendresse, de son calme poétique, de ses rêves
judicieux et modérés, l'âme exaltée et ulcérée de l'ami
trop passionné du passionné Maurice de Guérin.
L'effet de ce « régime » intellectuel, sous la garde de
Léon d'Aurevilly et dans l'atmosphère tempérée de la
— 92 —
ville de Caen, ne se fait pas attendre. Ce turent des mois
de bon travail, ces mois que Jules vécut dans l'insou-
ciance de ses anciennes chimères, en pleine communauté
d'aspirations poétiques avec son cadet si bienveillant. Il
compose la Bague cVAnnibal, un joyau finement ciselé,
— joli bouquet d'amour mondain, d'où s'échappe un
parfum de mélancolie nuancée d'ironique pitié. 11 répond
en beaux vers aux improvisations lyriques de Léon, qui
cultive toujours agréablement la rime. Il s'oublie en de
longues conversations. « Je dépense, ici, âme, voix et vie,
dans d'inénarrables causeries, écrit-il à Trebutien le
13 décembre 1834. C'est un charme infini. Mon frère me
lit son beau poème et je me laisse entraîner à cette
dérive de poésie qui, à toutes les indicibles mélancolies
composant sa divine essence, joint de plus pour moi celle
des jours écoulés- Ah ! mon ami, que n'êtes-vous entre
nous deux ! »
Mais il s'échauffe vite à ces exercices de poésie qui,
pure rhétorique aux yeux de Léon, sont pour Jules des
occasions de se fuir lui-même, d'échapper à de cuisants
souvenirs. En donnant la réplique aux vers faciles de son
frère, il laisse couler le sang de ses blessures récentes.
Les complaintes mélodieuses et superficielles, à fleur
d'âme, pour ainsi dire, où se traduit la sensibilité naï-
vement expansive de Léon, se répercutent jusqu'au fond
du cœur de Jules et font résonner en lui les fibres de
l'émotion la plus vraie et la plus torturante. Incons-
ciemment le cadet réveille les douleurs de son aîné, —
ces douleurs que d'heureuses diversions avaient peut-
être engourdies ou tout au moins rendues muettes. Léon
chante l'inutilité des voyages et répand son esprit
ingénieux en des strophes aimables, où il dit son horreur
des départs. « Oh ! pourquoi voyager ? » s'écrie ce jeune
— 93 —
homme qui se trouve bien et se porte à merveille où il
est. Mais à ce lieu commun, froide déclamation d'une
âme tranquille, Jules, qui n'a plus de patrie, répond en
termes vibrants, avec des accents d'une éloquence poi-
gnante :
« Oli ! pourquoi voyager ? » as-tu dit. C'est que l'âme
Se prend de longs ennuis et partout et toujours ;
C'est qu'il est un désir, ardent comme une flamme,
Qui, nos amours éteints, survit à nos amours !
C'est qu'on est mal ici ! — Comme les hirondelles.
Un vague instinct d'aller nous dévore à mourir;
C'est qu'à nos cœurs, mon Dieu ! vous avez mis des ailes.
Voilà pourquoi je veux partir !
Et ses tristesses, ses souffrances les plus intimes,
s'épanchent en une longue suite de strophes où se dévoile
la sincérité émue de son âme et où revient, comme une
perpétuelle hantise d'angoisse, ce refrain qui sonne à la
manière d'un glas : « Voilà pourquoi je veux partir ! »
La guérison de ses blessures, que semblait hâter la vie
calme qu'il menait à Gaen, est de nouveau retardée et
compromise.
Rentré à Paris, Jules Barbey recommence à examiner
ses plaies. Martyr de sa propre pensée, il se met lui-
même au supplice. Il se livre à une analyse impitoyable
de ses moindres émotions, porte le fer dans les parties
les plus obscurément sensibles de son être et s'institue
le bourreau de son cœur dévoré par un invisible vautour.
« Quelle journée !— s'écrie-t-il le 29 avril 1835,— il semble
que chaque minute soit une vague toujours montante de
cet océan d'amertumes qui inonde nos seins et qui bat son
plein vers le soir, qui déchire sa rive et ne l'emporte
même pas ! Encore si ces douleurs, d'abord obscures,
puis plus nettes, puis troublantes, puis labourantes eufln,
- 94 —
si ces douleurs, comme parfois il arrive, amenaient une
perfection avec elles, il y aurait des jours cruels, mais il
n'y aurait pas de jours perdus. On gagnerait cela, et l'on
n'aurait pas à se plaindre de soi-même, car telle est la
loi de tout ce qui pense ici-bas. Mais non, pas même
cela... Le caprice m'a pris ce soir d'écrire tous les
accidents de cette journée. En le faisant, peut-être énei'-
verai-je la pensée que je ne puis dompter. Il faudra qu'à
quelque jour j'écrive un memoi •ancluni tout-à-fait régulier
et suivi, et non pas des lambeaux grands comme les
triangles de mes papillottes. J'ai remarqué qu'écrire me
calme, me balaye. Je suis presque toujours mieux
après » (1).
C'est dans cet état d'esprit que l'auteur de Léa,
d^Amaïdée et de la Bague d'Annihal, compose Ger-
maine (2), — lamentation éperdue d'un amour insensé,
plus insensé encore que criminel, d'où s'exhale à travers
les cris, les déchirements, les angoisses, un vague
parfum de discrète autobiographie. Le jeune Allan de
Gynthry, aimant follement d'une passion vertigineuse,
où l'imagination a plus de part que le cœur, la femme
qui l'a recueilli orphelin, évoque constamment à nos
regards la physionomie de Jules Barbey en personne,
— du Barbey de 1835. Les soupirs, les alanguissements
morbides, les exaltations anormales, qui font de Ger-
maine une œuvre si étrange, sont, en quelque sorte,
échappés involontairement d'une âme qui ne peut plus
contenir ses souffrances.
(1) Fragment inédit d'un Mémorandum commencé en 1835 et qui n'a
pas été achevé.
(2) Ce livre de Germaine, écrit en 1834 et 1835, n'a été publié qu'en
188i. Barbey d'Aurevilly en changea alors le titre [trimitif et appela cet
étrange roman d'un nom symbolique : Ce qui ne meurt pas.
— 95 —
Il y avait, sans doute, dans un si effroyable cortège de
douleurs cuisantes, bien des maux chimériques et ima-
ginaires. La surexcitation cérébrale était la cause d'un
grand nombre de ces désordres psychiques, qui mena-
çaient d'altérer jusqu'à la vigoureuse organisation
physiologique de Barbey et jetaient le trouble dans
l'économie de tout son être. De plus, l'air, que notre
Normand, évadé de Saint-Sauveur, avait respiré à Paris,
était tout chargé et saturé d'influences malsaines qui
atteignaient même les plus robustes constitutions. L'ex-
plosion du lyrisme romantique, déterminée à l'origine
par un brusque mouvement social autant que par une
lente évolution littéraire , a eu son contre-coup rapide
et éclatant dans les mœurs d'alors. René, Obermann,
Antony, ont fait souche : ils ont vite passé de la vie
idéale dans la vie réelle, — laissant après eux des germes
de maladie qui ne disparaîtront pas de sitôt et vont se
répandre dans les veines de l'esprit français.
Est-il surprenant, dès lors, qu'en 1835, l'année des
Rolla et des Chatterton, le poison des désespérances et
des angoisses s'insinue dans l'ame de Jules Barbey ?
D'autant que l'àme de ce pauvre exilé du sol natal est
merveilleusement préparée à recevoir les souffles du
dehors. Le fils émancipé des Chouans du Gotentin n'a
plus de préservatifs contre la contagion du mal roman-
tique,— m croyances religieuses, ni traditions familiales,
ni patrie chère à son cœur; nul radeau de sauvetage ne
lui reste, auquel se raccrocher, dans la tempête. En une
heure d'insurrection juvénile, il a jeté par-dessus bord
tout ce qui faisait sa force, ce qui lestait sa barque, —
les vieilles conceptions paternelles qu'il traite irrévéren-
cieusement de préjugés. 11 n'a rien, maintenant, à opposer
aux éléments en fureur, au déchaînement de l'orage, à
— 96 —
toutes les puissances coalisées de l'ancienne société en
lutte contre la nouvelle qui vient de naître et veut se faire
sa place au soleil. Pour Jules Barbey, la moitié de son
âme est demeurée, sans qu'il s'en doute, attachée au
passé, tandis que l'autre moitié s'en va à la dérive, à la
recherche d'incertaines lumières. Cela encore, cet anta-
gonisme de deux forces contraires, augmente ses
douleurs. Enfin lui-même s'est livré, pieds et poings liés,
à l'ennemi de son bonheur, en faisant sur son esprit les
propres expériences de René, d'Antony et d'Obermann,
en expérimentant leurs plaisirs et leurs souffrances
aussi, en transportant du monde de la pensée dans le
monde de la réalité leurs analyses sentimentales et leurs
impuissances d'action virile. Si, à ce « jeu » des facultés
délirantes de tout l'être, la sensibilité s'aiguise et
l'imagination trouve sa pâture, n'y a-t-il pas Ueu de
craindre que la vie ne les brise un jour en un choc brutal,
par le contraste effrayant des jouissances de l'hypertro-
phie intellectuelle et des plates réalités ambiantes? Notre
romantique pourra-t-il toujours se cabrer devant l'exis-
tence, renâcler à l'effort quotidien des devoirs humains,
se dresser en orgueilleux et en révolté, jeter à la face
des nécessités impérieuses de l'ordre universel le faible
obstacle et la barrière vite abattue d'une volonté qui ne
sait plus où trouver un point d'appui résistant ?
C'était donc un mélange de douleurs fictives et réelles,
imprécises à la fois et implacables, qui se partageait
l'âme de Jules Barbey. Ce jeune homme de 27 ans n'avait
aucune sauvegarde contre la « maladie du siècle ».
L'idéal ancien, l'idéal de ses pères et de sa propre
enfance, ne lui suffisait plus. En possédait-il un autre,
qu'il pût substituer à celui-là ? L'idéal romantique était
tout littéraire. Or, c'est à peine si, à cette époque,
— 97 —
l'auteur de Go'niaine avait quelques tendances ou
velléités d'artiste : il écrivait pour « se calmer », se
« nettoyer » ou se « balayer ^> le cœur : voilà tout. Quant
à un « idéal moral », il n'en avait point. Il lui était loisible
de paraître pâle et cadavéreux, comme les « Jeune-
France » d'alors (c'était le bel air du jour), de prendre,
à leur exemple, de mourantes allures de poitrinaire et
de se faire un visage qui semblât « dévoré de passions ».
Toutes ces fantaisies ne constituent pas un idéal. Pour
s'en créer un, il faut de la foi et de l'action, une foi
agissante et ferme. 11 faut croire à quelque chose, à la
bienfaisance de la vie, par exemple, ou encore à l'amen-
dement possible des conditions de l'existence. Si les
pensées de réforme émanent d'un esprit trop pessimiste,
à plus forte raison, si elles servent de jouet littéraire à
des désoeuvrés, elles ne sont pas réalisables. Bref, pour
se dompter soi-même ou pour s'améliorer, des énergies
positives et vivaces sont nécessaires. Jules Barbey
n'avait pour ressources intimes, — comme beaucoup de
ses contemporains, — que des faiblesses, des désespoirs,
des incertitudes, des impuissances, toutes qualités
négatives.
Un instant, il avait failli remplacer les croyances de
son jeune âge par une croyance nouvelle, positive celle-
là et pleine d'avenir: c'était lorsque, dans l'enivrement de
ses vingt ans, il s'était épris des idées démocratiques.
Pourquoi n'avait-il pas persévéré dans cette voie qui s'of-
frait toute grande et largement ouverte à sa marche
encore mal assurée ? Son esprit, désireux d'agir, eût
sans doute trouvé là l'emploi de tant d'énergies inoccu-
pées qui voulaient faire explosion. Mais il n'avait pas eu
le courage de développer les germes, peut-être salutaires,
de cette foi toute fraîche et intacte. Il s'était replié sur
7
— 08 —
lui-même, exaniiiiant à loisir les maux de son àine et
disséquant avec une âpro volupté ses tristesses sans
objet. Or, il n'y a rien de plus aristocratique que l'étude
solitaire et hautaine d'une douleur individuelle, le culte
idolàtrique d'une souffrance particulière et rare. Se com-
plaire dans l'analyse de son propre cœur, scruter à la
loupe et fouiller avec le scalpel les verrues qui se cachent
au plus intime de l'être, c'est le fait d'un honmie qui se
considère lui-même comme la plus intéressante des créa-
tures et qui se soucie peu de ses semblables. Après avoir
renié les traditions aristocratiques de sa famille, Jules
Barbey y revenait ainsi, sans peut-être s'en douter, par
le chemin détourné du romantisme.
Jamais il n'a plus souffert qu'à cette époque. Rien ne
l'apaise, rien ne le soulage. C'est avec des larmes qu'il
jette sur le papier les effusions amoureuses de sa Ger-
maine, — cette Germaine, qui est de pure essence aris-
tocratique et qui a plus d'infortunes inconsolables que la
plus misérable des plébéiennes. Ne pouvant trouver en
la compagnie de cette femme angoissée le repos dont il a
besoin, notre écrivain revient à ses amours d'antan et se
remet à chanter la nature. Il reprend son Amaïdée,
interrompue loin du regard de Maurice de Guérin, et
l'achève en des clameurs d'exaltation passionnée.
« Posséder ! crie du fond ténébreux de nous-même une
grande voix désolée et implacable. Posséder! dùt-on
tout briser de l'idole, tout flétrir et d'elle et de soi ! Mais
comment posséder la nature ? A-t-elle des flancs pour
qu'on la saisisse ? Dans les choses y a-t-il un cœur que
dessus l'on pourrait briser ? » (1) Et dans ces pages fié-
(i) J. Uarbey DÂUKEViLLY. — Amcidée. poème en prose, p. 5€ (Lemerre
éditeur, 1890^.
- 99 —
vreuses, où se heiirLent, se croisent et s'échauffent les
conversations panlhéistiques de Barbey et de Guérin,
passe la lamentable épopée de la femme déchue qui ne
peut se relever ni se g-uérir au contact des saines et
pures visions du monde extérieur.
Lui non plus, Jules Barbey n'était capable de guérir
ses douleurs intimes par la vertu secrète et magique des
spectacles de la nature. Il avait naguère célébré la vie
de voyage et il croyait sans doute au réconfort qu'elle
donne. Aussi, pour fuir les tristes obsessions de son
esprit, veut-il se soustraire encore aux influences débili-
tantes de l'atmosphère parisienne. Mais nulle part il ne
trouve l'apaisement souhaité. Partout il s'ennuie, à mou-
rir. « Mon ami. savez-vous ce que je sais ? écrit-il de
Caen à Trebutien le 18 août 1835. C'est que la vie de pro-
vince ne nous est plus possible ; il faut être parfaitement
heureux ou obèse pour s'arranger de cette vie-là. Mais
les gens comme nous, non ! Si l'on est lymphatique, on y
mourrait de spleen ; si l'on est nerveux, on s'y brûlerait
la cervelle ».
Le fils de Théophile Barbey est maintenant tout à fait
« déraciné ». Il n'a plus de patrie. Il est très malheureux.
CHAPITRE VI
Pretnlei' Mémorandum
VOYAGE EN TOURAINE
SÉJOUR EN NORMANDIE, A SAINT-SAUVEUR,
A COUTANCES ET A CAEN
RETOUR DÉFINITIF A PARIS
(1835-1837)
C'est il la fin de 1835 que Jules Barbey revient à Paris.
Il va s'y fixer à demeure. Il ne lui reste plus que cette
ressource suprême, cette seule patrie,— et quelle patrie!
Comme il le dira plus tard, Paris est « la patrie anonyme
de tous les hommes qui ont brisé le lien de la famille et
qui ont quitté la province pour en éviter le regard qui
tombait de trop près sur eux » (1). Mais alors il ne songe
pas à la tristesse amère de n'avoir point un pays à soi.
Se jeter dans le gouffre de la capitale, pour échapper à
la malveillante curiosité des normands de Saint-Sauveur
ou de Gaen, c'est bien ; seulement il faut avoir des rentes
pour vivre à Paris, comme l'entend le jeune Barbey! Or
il y a beau temps que les écus du chevaUer de Montressel
(l) Le Pays, "25 avril 18o4. — Article sur Edmond et Jules de Concourt.
— 101 —
sont gaspillés. Que faire ? Devenir journaliste ? Ne
serait-ce pas le comble de riiumiliation ? « Me pré-
serve le ciel, s'écrie naïvement l'auteur de Germaine,
de devenir un de ces gens-là ! » Et pourtant cette extré-
mité de malheur est réservée à notre indiscipliné de
27 ans.
Pour parer aux besoins du moment, il essaie de ven-
dre à quelque éditeur ou de placer dans quelque Revue
les manuscrits, — toute sa fortune! — qu'il a rapportés
de Normandie: La Bague d'Aniiibal, Amaïdée, Ger-
maine. Déjà, avant son retour à Paris, il a chargé Tre-
butien de sonder le terrain et d'entamer des négociations.
A cet effet, il lui a confié son dernier livre, non sans un
déchirement "intime: cette Germaine, n'est-ce pas une
partie de son ame et n'y a-t-il point une sorte de profana-
tion et de sacrilège à la livrer aux mains d'un éditeur?
Qu'il se rassure, le candide écrivain : son manuscrit lui
reviendra immaculé, vierge de tout contact avec le pu-
blic ! Mais l'état précaire de son budget décide le fougueux
jeune homme à se séparer de son cher roman. Toutefois,
il ne consent à soufïrir aucun délai, de la part des librai-
res: « Je ne veux pas endurer plus longtemps les criti-
ques de ces marchands de papier noirci ! écrit-il à Tre-
butien le 18 août 183.5. C'est prendre ou laisser, ou qu'ils
aillent à tous les diables! Je ne suis pas d'humeur à ré-
pondre à leurs imbéciles observations sur la teneur du
livre en question. Vous quiètes si beau d'insolence par
moments, mon cher ami, lâchez deux ou trois bordées à
l'infâme cuistre qui critique au lieu d'acheter, et repre-
nez le manuscrit ». Naturellement, les éditeurs se fâchent
et congédient le bon Trebutien tout penaud: il paraît que
ce n'est point par les procédés, chers à Barbey, qu'on
les apprivoise.
- 102 —
Lorsque^ notre romancier sans expérience rentre à
Paris, il se déniène à son tour pour placer sa Gennaine.
Enfin, après bien des démarches, le :30 décembre 1<S35,
il annonce une grande nouvelle à Trebutieii : il est sur le
point de crier victoire. « Vous m'apporterez, lui dit-il, le
deuxicine volume de Germaine. On me demande les ma-
nuscrits à la /i^erwe des Deux-Mondes. Biûoz (ma belle
et calme tête de marbre blanc, Niobé-Germaine, jugée par
unBuloz! Est-ce que tu crois à Dieu, Trebutien, après
cela?j Buloz donc a promis de lire... Le cuistre est fort
prévenu en ma faveur. S'il en est ainsi, j'ai du vent dans
mes voiles. Allons! »
Mais ses espérances, comme il le dit lui-même, s'en
vont vite à tous les démons. Au bout de quelque temps,
le manuscrit de Gennaine lui revient. François Buloz
n'accepte pas ce genre de littérature maladive et crimi-
nelle. Quel est l'homme assez pervers pour ne point rou-
gir à la lecture d'un roman où la démangeaison sensuelle
triomphe et s'épanouit ? La vertu seule a droit de cité
dans le grave recueil que dirige, d'une main ferme, l'au-
tocrate Savoyard. 11 fallait, en effet, que le jeune Barbey
eût toutes les audaces naïves et les déconcertantes témé-
rités d'un débutant, pour aller, le cœur confiant, frapper,
avec sa Gennaine, à la porte de Buloz! On ne se four-
voie pas à tel point, quand on a la moindre expérience
des hommes et des choses. Ignorait-il donc, l'enthou-
siaste auteur d'un chef-d'œuvre méconnu, que, sous la
férule du fondateur de la Revue des Deux-Mondes, on
ne peut pas se livrer impunément à tous les caprices
d'une imagination débordante, et que, si Ton tient à con-
quérir les bonnes grâces du chef d'orchestre de céans,
il convient de mettre un frein à toute fantaisie, de flatter
les goûts de l'auditoire et de prendre le la de la fanfare ?
- lo:} —
L'écrivain est le serviteur du public: voilà la maxime de
Buloz. Gril est bien certain que Germaine, « cette superbe
et indolente Germaine, dont l'aristocratie séduit peu la
plèbe do ces faquins appelés libraires » (1), eut étrange-
ment détonné dans le concert des écrivains de la Revue,
à côté des œuvres d'Alexandre Dumas, de Georges Sand,
d'Eugène Sue et autres romanciers, inférieurs à ceux-là,
qui étaient les exécutants favoris de ce qu'on nomme
la foule lettrée.
Sans plus do compliments ni de précautions, Buloz
ferme donc au nez de l'intrus la porte de sa maison et
l'engage à aller chanter ailleurs ses hymnes à l'amour
coupable. Alors recommencent pour le pauvre roman-
cier ces courses, désolées et lugubres, de librairie en li-
brairie, où s'égrène rapidement, à mesure qu'on avance,
le chapelet des déboires et des amertumes. C'est un cal-
vaire à gravir, et la route en est jonchée d'épines. On
laisse derrière soi, une à une, les magnifiques promes-
ses d'avenir qu'on sétait faites et l'on sème sur ses pas
les illusions enchanteresses grâce auxquelles on endor-
mait ses secrètes répugnances à solliciter des faveurs.
Aussi, le soir, rentre-t-on las, abattu, découragé, dans la
chambrette d'où, le matin, on était parti confiant, et d'où
désormais semble bannie toute espérance.
Jules Barbey, qui n'a pas à son service des trésors de
patience et de calme, se fatigue bien vite de ces démar-
ches réitérées et toujours vaines. Son orgueil se cabre
devant les rebuffades; il est * beau d'insolence », comme
il disait naguère à Trebutien, et ne laisse pas de pousser
(1) LeUre inédite à Trebutien (décembre 1835). — Toute cette corres-
pondance avec Trebutien est du plus haut intérêt littéraire. J'espère qu'on
la publiera bientôt, et c'est pourquoi je ne m'en suis servi qu'avec discré-
tion.
— 104 —
trop loin ses réponses irritées et sanglantes de grand
seigneur humilié. 11 arrive, en effet, que, sans même s'en
douter, notre jeune homme déconcerte et éloigne, par
ses airs impérieux, des gens qui finalement seraient
peut-être disposés à lui être agréables et utiles. Oh! il
n'est plus démocrate, maintenant, le petit-fils de Vincent
du Motel : il a dit adieu aux chimères républicaines de
sa vingtième année et abjuré ces « erreurs » sur l'autel
de sa vanité, — sa seule déesse dorénavant. Il est plus
aristocrate que jamais et que Théophile Barbey lui-même.
Pour se consoler de ses ennuis, il cultive cette fleur em-
poisonnée, fille de l'orgueil et du dédain le plus féroce-
ment tranchant, — l'ironie.
On possède, sur cette période de la vie de Jules Bar-
bey, un document authentique et précieux, qui éclaire
l'état de son âme et nous en montre jusqu'aux recoins les
plus cachés: c'est le journal de jeunesse appelé Prcmie-r
Mémorandum, où ce nouveau Prométhée, précoce vic-
time d'un vautour invisible, note en termes impitoyable-
ment précis l'emploi de ses tristes journées. Le Mémo-
randum va du 13 août 183G au G avril 18:38. Ces vingt
mois sont mis en pleine lumière, — avec, toutefois, les
quelques ombres nécessaires à la fidélité discrète d'un
tableau tout intime. Nausées, dégoûts, ennuis, tristesses
vagues, tentatives de travail faites pour s'arracher à sa
propre pensée, rien n'est oublié dans ces pages étranges,
tout y est gravé à l'eau-forte. 11 n'y a pas lieu, d'ailleurs,
de contester la sincérité si évidente de l'auteur, alors
qu'il se dissèque lui-même sans merci, sans fausse honte.
Le scalpel ne tombe jamais des mains implacables de ce
chirurgien opérant sur son âme et qui n'a pas peur d'éta-
ler ses plaies. On sent qu'il hésite parfois à pénétrer jus-
qu'au fond des blessures les plus secrètes, mais il dompte
- lOo —
bientôt ses répugnances. Il veut être « vrai », absolu-
ment exact, puisqu'il a décidé de faire voir l'état de son
cœur et qu'il a convié à cet affligeant spectacle son ami
Maurice de Guérin.
C'est à Guérin, en eflfet, que Barbey destine ce journal
d'une jeunesse éprouvée par la douleur. Comment, écri-
vant sous les yeux mêmes de son ancien camarade de
collège, devenu son second frère d'àme, efit-il pu lui offrir
un recueil dénotes personnelles, d'où la véracité fût ab-
sente? Un Mémorandum ne vaut qu'à titre de document,
document psychique et non littéraire, — et ce serait lui
enlever son seul caractère essentiel que d'en faire une
œuvre de fantaisie. Tout au plus peut-on reprocher à no-
tre « malade »"d'avoir exagéré les tristesses foncières de
son âme et de s'être trop arrêté à des détails futiles.
Mais ici encore se dévoile le besoin de sincérité dont il
est avide. Il se vanterait de choses qui ne lui sont pas
imputables plutôt que d'en laisser de côté une seule et
d'oublier quelque repli de son être. A aucun prix, il ne
consentirait à rester en deçà de la réalité profonde de
ses sentiments: il aimerait mieux la dépasser et l'ampli-
fier. C'est la seule réserve, au demeurant, qu'il nous soit
permis de faire. On ne peut donc contester la valeur do-
cumentaire des Mcmoranda , et Paul de Saint- Victor les
avait bien caractérisés, quand il les appelait des « cra-
choirs d'or ». L'auteur de Gcnïiaine vomit ses tristesses,
ses ennuis, toute son âme, dans un vase d'un métal pré-
cieux et d'un beau relief.
Le journal s'ouvre, à la date du 13 août 183G, par une
lamentation qui en dit long sur l'état du cœur de Barbey.
« Je m'en vais recommencer un Journal, écrit-il. Cela
durera le temps qu'il plaira à Dieu, c'est-à-dire à l'ennui,
qui est bien le dieu de ma vie. Quand je serai las de me
— lOG -
regarder, je fermerai ce livre et tout sera dit. Pourquoi
ne se débarrasse-ton pas aussi facilement de soi-même,
cet inexorable quelque chose qui est malgré lui-môme,
car le suicide nous en débarrasse-t-il enliérement ? Qui
le sait ? Le sommeil sans rrrcs que souhaitait Byron
n'était pas une réponse à l'angoissée question de Sha-
kespeare. La lâcheté humaine s'est accroupie derrière
Dieu » (1).
Désenchantement, doute radical, incréduhté foncière,
rien ne manque à ce tableau d'une existence qui ne prend
plus d'intérêt à quoi que ce soit. Le gouffre du néant
s'ouvre devant ce désespoir. Où se raccrocher, vers quel
radeau sauveteur tendre les bras ? Faut-il contempler
toujours d'un œil morne et impuissant les indicibles
déchéances de son âme ? Et, si l'on veut les fuir, peut-on
les oublier ? « Si j'avais écrit, continue le cruel analyste,
l'emploi de mes jours et les deux ou trois derniers
événements qui sont déjà un passé furieusement enfoncé
dans le gouffre des choses, et ce que ces événements ont
produit en moi ou m'ont arraché, ce serait une assez
longue et triste histoire dont je ne conseillerais la lecture
à personne, pas même à moi maintenant. 11 est des
ruines que personne ne voit achever de tomber, des
chutes silencieuses. Ce n'est que longtemps après, qu'on
s'aperçoit qu'il n'y a plus rien, où il y avait une exis-
tence, et que le vide a englouti les atomes du dernier
débris ! Mais je mets le silence, cette singerie impuis-
sante de l'oubli, entre moi et le passé de ces derniers
temps... » (2).
(1) J. Barbey K'AunF.vii.i.v, Premier Memoramliim, 1836-1838, p. 1
(Lemerre, éditeur, 1000).
(2) Ibid., p. 2.
— 107 —
Heureusement, dans la perte de ses meilleures distrac-
tions d'antan, il a gardé le goût du travail. Il veut
travailler, et cette volonté ferme le sauve quelquefois, en
l'arrachant à ses propres pensées. « Ecrire, je l'ai
toujours éprouvé, dit-il, est un apaisement do soi-
memo ^> (1). Cependant il arrive un moment on lo travail
aussi devient une souffrance. Raconter ses douleurs,
c'est parfois les calmer, plus souvent c'est les prolonger
et les aviver. Pour les anéantir, il faudrait les affiner et
les émousser par l'analyse au point qu'elles perdissent
leur aiguillon. Mais un esprit superficiel et subtil est seul
capable do cette tâche, qui exige infiniment de souplesse.
Une âme profonde, qui ne sait rien oublier et met
une sincérité absolue dans tous ses épanchemenls, est
impuissante à tuer ses tristesses, en les narrant. Aussi
Barbey abandonne-t-il vite son journal, qui ne lui
procure aucun réconfort.
Que fait-il, dans l'intervalle ? 11 voyage ; il va passer
un mois en Touraine. « Je pars lundi avec Gandin ,
écrit-il le 19 août. Guérin m'a prédit que je m'ennuierais
au milieu et malgré les merveilles du pays. Il a peut-être
raison. Où diable est-ce qu'on ne s'ennuie pas ? surtout
quand on est moi ! » (2), De fait, le jeune voyageur
mande de Blois à son fidèle Trebutien, le 25 août. « Mon
cher Baron, quand vous lirez la date de ma lettre, vous
vous écrierez, j'en suis sûr : 0 ter quaierqiœ beatus !
Vous sentirez s'éveiller en vous les nobles convoitises de
l'antiquaire. Si je l'étais le moins du monde, Dieu m'est
témoin que je ne vous écrirais pas. Confier son bonheur
me semble la plus haute impertinence qu'il y ait. C'est
(1) îbid., p. 9.
(2) Ibid., \^.%.
— 108 —
parce que ma tête d'Ostrogoth du boulevard de Gand est
demeurée parfaitement froide et ennuyée devant les tas
de pierres historiques, vus et admirés en bciillant, que je
peux vous parler de mon voyage sur les bords de la
Loire. N'en aura-t-on jamais fini avec les lieux communs ?
La réputation de ce pays-ci est un impudent mensonge,
accepté sur parole par des niais ; et cela va ainsi de
siècle en siècle jusqu'à la fin du monde ! Hélas ! c'était
beaucoup plus pour le pays que pour les sourcnirs,
comme vous dites, vous autres, que j'étais parti de Paris :
mais, Dieu me damne! j'aurais presque mieux fait d'y
rester. J'ai vu Orléans, sa cathédrale et son musée ; —
Notre-Dame-de-Cléry dont l'Austère Nudité m'a semblé
préférable à toutes ces enjolivures qui s'appellent de
Vart pour le moment, — et puis Chambord,, mais j'étais
souffrant, et j'ai eu la sacrilège indolence de ne pas mon-
ter un degré de ses escaliers. C'est de Chambord que je
suis le plus content jusqu'ici, car j'ai vu là la seule jolie
fille entr'aperçue depuis Paris.— Et puis, qu'on me vante
un pays pareil ! que nos écrivassiers de roman nous
crachent leurs belles phrases sur tout cela ! Aujourd'hui
je suis àBlois, une odieuse ville, et d'une population plus
laide encore. Je sors du château, que j'ai visité dans tous
ses coins. Toutes les places m'en ont été compendieuse-
ment et bredouilleiisement expliquées par le concierge,
homme de sens qui professe le plus grand mépris pour
p. Delaroche et Vitet. J'ai grimpé sur l'observatoire de
Catherine de Médicis. La vue n'est pas mal de là, mais
il faut s'en tenir à cette expression modeste, si l'on veut
rester dans le vrai. Je me demandais si tous les monu-
ments du monde me laisseront ainsi sans intérêt, et si
je dois arriver peu à peu à l'indifférence en matière de
toutes choses comme en matière de Religion. En vérité,
— 109 —
je redoute presque un voyage de Rome. J'y apprendrais
peut-être le secret de nouvelles impuissances d'àme, de
nouveaux dessèchements d'émotions ».
Ainsi, rien n'a séduit ce « desséché » au cours de son
voyage, — si ce n'est la vue d'une jolie fille. Il n'y a que
la femme, en ce moment, qui intéresse Barbey. Mais, par
exemple, elle se g-hsse toujours dans sa pensée inquiète.
Cette vision l'arrache à ses tristesses. Il ne s'analyse plus,
quand il aperçoit un « bel animal », « un de ces Attilas-
femelles qui ravagent le monde sans épée ». (1) Il est
tout occupé à contempler et à admirer la beauté des
formes du beau sexe; il endétailleles moindres contours
et rôde, avec des frémissements de volupté, aux abords de
la splendide image en qui s'incarne la Divinité de l'Amour.
Ce « n'était qu'une fille de la terre, — dit-il d'une femme
qu'il a rencontrée dans ses pérégrinations, — avec des
dents blanches sous de longs anneaux noirs tombant aux
joues brunes, et des yeux hardis. Un délicieux modèle
de courtisane, et qui serait affolante avec une bande en
velours écarlate sur le front, a la Grecque, et ses larges
épaules roulées dans une mantille. Elle sucerait l'or, le
sang, la vie ! » (2) Ne dirait-on pas qu'il va tomber à
genoux devant cette Déesse et l'adorer avec des trans-
ports d'idolâtrie ?
C'est, d'ailleurs, la seule religion que son impiété recon-
naisse, la seule icône en présence de laquelle son indé-
pendance s'incline. Peu à peu, en efiet, sans crises, sans
nuit « à la Jouffroy )),il s'est détaché du catholicisme,
ainsi que des traditions paternelles et de l'amour du sol
natal. Il en est venu à l'inditTérence absolue en matière
(1) Ibhl., p. 13.
(2) I/mL, p. 13.
— 110 —
religieuse, coniino il l'avoue lui-aiènie. Il ne s'est pas
arrêté aux principes déistes de Jean-Jacq»ies ; il ne berce
pas non plus son incrédulité aux rêveries paulhéistiques
de Lamartine. Il est un païen, à la façon deChénier. Rien
ne vibre plus, en son àme, des croyances de ses jeunes
aimées. Il n a même pas gardé de la foi, longtemps pra-
tiquée, ce parfum subtil et enivrant qui s'exhale, à de
certaines heures, du fond du cœur des plus sceptiques,
ui cette sorte de musique divine qui s'élèv^e parfois,' en
accents mélancoliques, des recoins les plus obscurs de
la conscience. Son incrédulité semble radicale. Nulle
manifestation delà vie religieuse ne le touche, ne l'émeut.
Il discute fi'oidement les mystères chrétiens et déclare
n'y pas adhérer. Il se dit rationaliste (1).
A l'âge de 28 ans à peine, Barbey n'a donc plus aucun
lien avec son pays, sa famille et le Dieu de son enfance.
Il a étouffé tout ce qui faisait renchantement de son esprit
autrefois. Il ne lui reste, comme ressource intime, qu'une
sensibilité extrêmement vive et une intelligence très
ouverte. Mais, dans son état d'àme présent, cette res-
source n'est pas une sauvegarde, c'est un accroissement
de souffrance. Il est malheureux en ses affections les plus
chères et jusqu'en ses meilleures relations intellectuelles.
Léon d'Aurevilly, l'ancien rédacteur légitimiste du
Moiuus Normand, entre au grand séminaire de Cou-
tances. Jules lui demande de différer de quelques jours
l'exécution d'un projet si imprévu, car il veut revoir son
cadet avant l'événement définitif qui séparera leur exis-
tence. Mais Léon a hâte de se vouer au service de Dieu et
refuse de retarder l'accomplissement de ses saints désirs.
« Ainsi, écrit tristement Jules Barbey, je l'aurai prié en
(1) Ibïd., p. 93, 94 et 9o.
— 111 —
vain d'attendre quelques Jours; il a tout méprisé de mes
supplications et il n'a pas voulu retarder d'une heure le
moment enivrant où il va s'affubler de la chappe de plomb
du Dante... Pourtant il y a toute une vie entre nous deux,
et une vie d'enfance et de jeunesse, la plus belle, dit-on,
et le lien le plus fort !... Quand nous re verrons-nous
maintenant, mon frère et moi ? Ces jours, qu'il n'a pas
voulu me donner, étaient peut-être les derniers que
nous eussions passés ensemble. Nos destinées sont si
opposées, et la vie nous cache tant d'inattendu !... Et
quand je songe qu'il a pu se dire tout cela, et que tout
cela n'a pas pesé un grain de poussière dans ses résolu-
tions, je reste frappé au fond du cœur de la légèreté de
l'homme, que Je connais.sais pourtant, mais dont je n'au-
rais pas cru que Léon m'aurait fourni une preuve nou-
velle et amère ». (1) Il se complaît à cette évocation de
douleurs dont il aiguise encore le poinçon par de fictives
et sottes arrière-pensées. Littéralement, il « se monte la
tête » et se torture à plaisir, il se grise de sa souffrance
et, à la fin, il s'en rend plus malheureux: encore. L'idée
fixe de ce frère qui l'abandonne ne lui laisse pas de
repos. « Je l'ai prié à plusieurs reprises, ajoute-t-il, et il
ne m'a pas répondu. Je suis resté seul et inentendu
comme Roland à Roncevaux ». (2) Et alors sa douleur
s'exalte, pleure des larmes brûlantes et éclate en de longs
cris d'angoisse. « O fragiles amitiés de la terre ! clame-
t-il. Nous avons tous un Roncevaux dans notre vie, tôt
ou tard. Nous appelons les absents, nous sonnons de
notre cor d'ivoire, et en vain ! Ce cor qu'ils comiaissaient
si bien et qui avait pour eux, disaient-ils, de si poignants
(1) Ibid., p. 18.
(2) Ibid., p. 18 et 19.
— 112 —
appels, cette voix amie qu'ils proclamaient irrésistible et
qui les eût ramenés du bout du monde, ils l'entendent
qui demande, qui crie, qui meurt d'appeler, et ils ne
viennent pas ! Nous teignons l'ivoire de notre cor inutile
de la pourpre da sang de notre cœur déchiré. Ce sang
dont nous comptons les gouttes, ils ignorent que ce sont
eux qui le font couler. Comme Roland, nous ne sonnons
plus bientôt à ces vides échos qui nous raillent, nous
nous préparons à mourir seuls ; conmie Roland, la rage
d'être abandonnés ne nous fait pas fendre les rocs de
nos épées, mais nous devenons rocs nous-mêmes en
attendant que la mort nous ait broyés, sans nous rendre
ni plus insensibles ni plus froids ! » (1) La tirade est
belle. Peut-être paraîtrait-elle légèrement déclamatoire,
et dès lors un peu ridicule, si nous ne savions le supplice
qu'endure noire isolé. En vérité, ce n'est là que l'expres-
sion déchirante d'une douleur profondément ressentie,
bien qu'en partie imaginaire. Et quel état d'àme navrant
dénote cette disproportion entre de pareils cris d'angoisse
et la contrariété qui les a provoqués !
Les plaisirs intellectuels de Barbey sont également
gâtés par toutes sortes d'arrière-pensées troublantes.
« Guérin, écrit-il le 22 septembre 183(3, Guérin m'a lu le
Journal de sa sœur, celte Pythonisse de la solitude, à
laquelle je trouve trop de Dieu dans le sein. Si cette
fiUe-là avait soufïèrt de passions réelles, si elle s'était
ouvert l'intelligence par le monde comme elle l'a fait par
les choses, que ne serait-elle pas ? tandis qu'elle n'est
qu'une admirable dévote, un fleuve dévoré par la terre
à l'endroit même d'où il jaillit. C'est un parti si mélanco-
liquement pris que cette existence ! Cela fait mal parce
(l) Ibkl., p. 18 et 19.
— 113 —
qu'on sent que Vàme était là, et que cette jeunesse qui
décline et se resserre et se confine aux soins obscurs et
vulg-aires, qu'un divin langage relève en vain, « n'a pas
lancé une seule fois ses coursiers », faute d'espace
devant soi. — 0 pieds du crucifix, si l'on savait ce qu'elle
répand de sentiments, de larmes, de cœur, de vie, sur vos
blessures, que de profanes et coupables poitrines, vides
ou déchirées par l'abandon, seraient jalouses, — jalouses
de vous ! » (1). Ainsi Barbey ne se laisse pas prendre,
simplement, au charme très doux qui se dégage des
poétiques et suaves inspirations d'Eugénie de Guérin. Il
s'interdit la jouissance de l'admiration franche et hardie.
Il a besoin de s'exalter à côté de son sujet et de se mettre
l'esprit à la torture.
C'est de cette manière que, — pour aiguiser, semble-t-il,
ses souffrances intimes qui n'ont pourtant pas besoin de
ce nouvel excitant, — il imagine constamment les plus
singulières situations mentales,— celle-ci, par exemple,
à Toccasion du mariage de son frère Ernest. « C'est
aujourd'hui (cette nuit même), que se marie monsieur
mon frère. Dans quelques heures la cérémonie va se
faire, et deux vies ne seront plus que... deux. Hélas !
toujours deux ! L'unité est-elle donc impossible ? Je n'ai
pas voulu assister à la triste bouffonnerie ; cependant il
y aura là de bonnes figures à étudier. Le marié avec son
enthousiasme légal, — la mariée avec sa confusion un
peu hypocrite, — et les parents contempleront, l'œil
humide, le tableau du bonheur conjugal. — Par une
pareille nuit, l'église sera froide. Est-ce un présage ? « (2).
Puis, s'échauffant à l'évocation de toutes ces chimères,
(1) Ihid., p. 24 et 25.
(2) Ibid., ]). 44.
8
— -114 -
il ajoute : « Si je me mariais, moi, quel air aurais-je ?
Quelque amour qu'on ait pour sa femme, a vingt-six ans
passés, peul-on avoir Yair hcweuxf' On a plutôt l'air
triste quand le cœur est heureux à cet âge. La crainte de
tout perdre n'est-elle pas au fond (mais seulement au
fo)id) de nos joies? Oh ! je ne veux pas y penser » (1). 11
ne veut pas y penser, mais il y pense tout de même et
s'applique à y fixer son esprit. Par là, il se rend de plus
en plus malheureux.
Il végétait dans ces tristes dispositions d'àme, lorsqu'il
fit un dernier voyage à Saint-Sauveur, au mois d'oc-
tobre 183G. Il n'était pas retourné chez lui, depuis près de
trois ans. Or, sa mère l'y appelait instamment. « Je
quitte donc Paris, et pour combien de temps? écrit-il le
7 octobre. Le moins longtemps possible. Les conditions
nécessaires à une existence, même de quel(pies mois, en
province, me manquent trop. Cependant... mais non!
tout est irréparable. Paris ou les longs voyages, voilà ce
qu'il faut à un homme aussi ennuyé et aussi vieux que
moi. Cette vie de Paris convient si bien à l'ennui des
passions trompées » (2). Mais à Paris même, on le sait
assez, il ne connaît pas le bonheur, le calme intellectuel
ni l'insouciance.
Il est vrai que, présentement, un séjour à Saint-
Sauveur, qui à d'autres moments serait sans doute un
remède puissant et salutaire, ne peut guérir cette âme si
foncièrement malade. Pourtant Jules est affectueuse-
ment reçu par sa famille. « J'ai encore été mieux reçu de
mes parents que je ne m'y attendais, quoique je m'atten-
(1) Ibid., p. 44.
(2) Ibid., I). .52.
- 115 —
disse à l'être bien » (1), reinarque-t-il lui-même, en
rentrant au foyer paternel. Cela ne devrait-il pas dissiper
les nuages qui pèsent sur son front ? Mais ce bon accueil
n'empêche pas l'auteur de Léa d'être sévère pour son
pays. L'impression qu'il éprouve, en foulant après trois
ans d'absence le sol natal, est « nulle » (2), dit-il : il ose
l'avouer, et il ajoute cette réflexion impie, paraphrase
à peine déguisée de l'odieux ubi hene, ibi paMa: « La
patrie, ce sont les habitudes, et les miennes ne sont pas
ici, n'y ont jamais été » (3). Est-il plus noire ingratitude
que celle-là? Il faut vraiment que Barbey soit parvenu au
dernier degré du misérable état d'esprit qui le dessèche
depuis longtemps, le rend insensible et peu a peu le
détache de tout, pour tenir un langage aussi sacrilège.
Peut-on douter qu'il soit a présent tout-à-fait « éman-
cipé » ? — et quelle émancipation ! C'est un désorbité,
que ce jeune sans-patrie. Il met le comble à ses blas-
phèmes antérieurs, en insultant son pays. Il renie les
plus belles années de son passé, celles où, enfant, il
vivait dans l'incessante communion de la terre normande,
se saturait des fortes sensations du paysage et de la mer
de la Manche, et évoquait en ses rêves grandioses les
preux du Cotentin,les hauts faits militaires des Chouans
et les éclatantes prouesses de ses ancêtres.
Aussi est-il malheureux dans ce pays où ses jeunes
années connurent la joie et l'insouciance. « J'ai été,
une partie du jour, écrit-il le 28 octobre, obsédé de
mille pensées troublantes. J'ai pu à peine les dompter,
et longtemps elles m'ont dominé par la volupté et la
(1) Ibid., p. 60.
(2) Ibid., p. 60.
(3) Ibid., p. 60.
— 116 —
douleur, ces deux belles filles qu'il faudrait sculpter
dos à dos et nouer dans la même ceinture. J'ai désiré et
souffert » (i). Il essaie de travailler, mais il ne peut
surmonter ses secrètes répugnances à se plier à un
labeur continu et suivi. « J'ai besoin de Paris, s'écrie-
t-il, peut-être parce que je ne suis pas heureux » (2).
Est-ce que. par hasard, il mettrait le doigt sur ses véri-
tables blessures ? Mais il sait bien qu'à Paris il souffre
aussi, et non moins cruellement. Toutefois, plus son
séjour se prolonge à Saint-Sauveur, plus ses douleurs se
font vives et lancinantes.
Fatigué de son existence misérable, il va voir son frère
Léon à Coutances. Là, il ne peut se dissimuler qu'une
révolution profonde s'est opérée dans l'àme du sémina-
riste. « L'ai trouvé bien portant et heureux, dit-il,
heureux au-delà de toute expression, — renouvelé sur
tous les points. L'ai quitté renversé, confondu, mais
enchanté pour lui, que je ne peux pas ne point aimer,
enchanté de le voir dans des dispositions d'àme et d'es-
prit d'une placidité et d'une suavité si parfaites. Cela
durera-t-il ? Voilà la question qui fait )'Cfc>-s. Je souhaite
pour Léon qu'il y ait dans la religion et ses pratiques un
élément de fixité et de durée pour les âmes comme la
sienne, vives et agitées. Il m'a demandé un livre de
prières, que je lui achèterai demain. Quil prie par î?io/
et 2^our ijioi, s'il ne prie pas arec moi. J'aime les
prières, non que je croie à leur efficacité, mais parce que
prier pour guelqiiun, c'est penser à lui » (3). N'est-ce
pas que notre romantique maladif a l'air de devenir
(1) IbicL, 11. 62.
(-2) Ibid., p. Tl.
(3) Ibid., p. 80 et 81.
— 117 —
un peu raisonnable, sous Tinfluence bienfaisante de son
frère? Léon l'aime et l'aimera toujours. L'auteur cVAniaï-
dée le sent ; et cette pensée l'apaise.
Mais, à part les heures qu'il passe auprès de son cher
Léon, Jules Barbey s'ennuie, à mourir, dans la sévère
ville de Goutances. « La ville est vieille, à petites rues,
à maisons basses, écrit-il ; le tout enveloppé dans une
pluie, fine et dense, et recouvert d'un ciel sombre et
gris, m'a paru d'une indicible tristesse. Et d'ailleurs,
voyag-er (et voyager seul comme je fais, sans un être,
pas même un chien qui me suive), me rappelle la défini-
tion de M-"" de Staël qui disait les voyages le plus triste
plaisir de la vie. N'ai-je pas laissé des morceaux de
mon cœur derrière moi ? » (1). Et voici qu'à chaque mi-
nute d'isolement il <^ tombe en angoisse d'ennui et de
désespoir. Pourquoi ? je ne le sais pas ; pourquoi cette
fièvre, puisque la vie est toujours la même ? » (2). 11 se
rend compte de son mal, on le voit, mais il n'a pas la
force d'y chercher un remède. « Pourquoi, s'écrie-t-il
plus loin, faire le dédaigneux du Bonheur qui suffit à
d'autres ? Les choses et eux sont en harmonie, ils sont
dans l'ordre ; nous, nous n'y sommes pas ! » (3). A la
bonne heure ! C'est là de la clairvoyance morale, et il
est regrettable que l'auteur de Germaine n'en ait pas
plus souvent. Il est regrettable surtout qu'il ne conforme
pas sa conduite à cette théorie très juste de l'existence.
Seulement, c'est déjà beaucoup d'avoir une de ces lueurs
passagères qui éclairent l'àme. Cela présage une guéri-
son prochaine.
(1) Ibid., p. 81.
(2) Ibid., p. 84.
(3) Ibid., p. 85.
- lis -
En attendant cette guérison, notre malade, qui ne peut se
débarrasser tout d'un coup des effets funestes du « virus »
romantique et qui pourtant est las de toutes ses exalta-
tions aussi vaines que douloureuses, se fait un nouveau
visag-e. Il « pose » pour l'indifférence absolue en fait
d'émotions. Il se dit impuissant à ressentir des impres-
sions profondes. « Moi, écrit-il, moi, « indifférent enfant
de la terre », j'ai bravement prêché pour mon saint, le
sans-émotion, le blanhclearj -»{{). Non! ce n'est pas Jules
Barbey qui est incapable de passions violentes. Il le vou-
drait bien, peut-être : il ne le peut. 11 laisse cette muti-
lation des facultés humaines aux romantiques en chambre,
qui n'éprouvent pas eux-mêmes les frissons troublants
qu'ils font passer dans l'âme d'autrui, à ces « Jeune-
France » qui, vers la quarantaine, deviendront d'opu-
lents bourgeois. Lui, il a du <v romantisme », du lyrisme,
plein le cœur, et il en souffre ; et c'est pourquoi, octogé-
naire, il mourra romantique impénitent.
Comme il n'est pas de taille à dissimuler longtemps
son vrai « moi », notre voyageur rejette vite son masque
d'indifférence. A Caen, où il s'arrête quelques jours en
revenant de Coutances et de Saint-Sauveur, il ne trouve
pas plus le repos qu'ailleurs. « Non, crie-t-il angoissé, je
n'aurais point autant souffert à Paris. C'est vraiment la
patrie des êtres dont la destinée de cœur est perdue » (2).
Ainsi s'achève pour lui l'année 183(3, — triste année, dont
il peut dire en toute vérité : « Encore une année qui finit,
un rayon de moins autour de nos têtes ! On se sent
comme englouti un peu davantage, et s'il n'y avait que
le temps qui montât autour de nous comme un sable
(1) Ihid., p. 80.
(2) Ibid., p. 107.
— 149 —
mobile pour nous dévorer ! Mais l'inutilité de la vie est
pire encore que la vieillesse. C'est s'anéantir deux
fois » (1).
Néanmoins il veut essayer de « se reprendre ». Il
« rumine une foule de projets », cherchant, dit-il, « à
prendre mon parti, sur les rlcm de ma vie, jusqu'ici
passée sans faire acte d'homme public. Cette virginité,
ce sans position, sans précédents, par conséquent sans
engagements, n'est pas une mauvaise chose à mon âge,
mais pourtant il faut en sortir. Car autrement on passe-
rait son temps et l'on consumerait sa force à attendre
l'occasion d'agir » (2).
C'est dans cette disposition d'esprit assez raisonnable
qu'il rentre à Paris, le IG janvier 1837. Mais croit-il
vraiment être aussi « vierge » de « précédents » et
d' « engagements » qu'il le dit ? L'avenir lui montrera
que le passé ne s'efface jamais et que certains antécé-
dents intellectuels enchaînent « l'honmie privé » comme
une signature sacrée et équivalent aux plus solennels
serments ou contrats de « l'homme pubhc ».
(1) Ibid., p. 117.
(2) ma., p. 124.
CHAPITRE VII
VIE MONDAINE
ARISTOCRATIE. - (( d'aUREVILLY )) . - JOURNALISME
CRISES DE ROMANTISME AIGU
TRAVAIL SALUTAIRE
(1837-1838)
Peu de jours avant de rentrer à Paris, Jules Barbey
écrivait à Trebutien : <'^ Je vous reviens donc après trois
longs mois d'absence, employés à rôder dans deux
départements ; je vous reviens, renouvelé de santé et de
force, et retrempé dans la vie de famille que j'ai trouvée
meilleure que je n'aurais cru et pas assez longue du reste
pour ajouter un ennui de plus à ma somme ordinaire
d'ennuis. J"ai pris juste ce qu'il m'en fallait, mais de
manière à esquiver le blasé, cette diable de chose à
laquelle j'arrive si vite avec la tournure de mon esprit.
Je n'ai pas chassé, mais j'ai joué, mangé, bu, fumé
comme tout ce qu'il y a de plas illustre en Normandie, et
me serais assuré bien des votes si j'avais l'âge aux
prochaines élections pour être nommé député. J'ai fait
l'Alcibiade avec une souplesse qui vous eût surpris et
— 121 —
qui me servira quelque jour si Satan me change en
diplomate. J'ai coqueté avec des femmes de province,
dignes d'être des Anglaises pour la bégueulerie, et
débité des moralités hypocrites à leurs grand'mères.
J'ai stoïquement suivi la règle catholique, allant à la
messe tous les dimanches et mangeant maigre les ven-
dredis. Enfin j'ai disparu comme Romulus dans la
tempête... d'un véritable succès. J'ai vu beaucoup de
nouveaux ménages (locution du pays, ayant un gracieux
parfum de terroir tout à fait distingué), sans compter
celui de monsieur mon frère, de sorte que je suis accablé
de tous ces bonheurs légitimes. J'ai vu aussi le bonheur
(tout aussi légitime, mais dans un autre genre) de mon
autre frère le séminariste, et de cette bande de bonheurs
ce n'est ni le plus faible ni le moins étonnant. Rien,
dit-il, ne peut donner l'idée de la féhcité dont il jouit, et
comme il ne parle que par les prophètes, il s'est servi de
l'expression d'Isaïe : un fleuve de paix coule dans mon
âme. Qu'il coule donc et qu'il ne tarisse pas. Léon m'a
donné, en guise de souvenir, le petit livre de Louis de
Blois, qu'il appelle un livre d'or, mais j'aimerais mieux
celui de Venise. Il a écrit sur la première page : Fratri
meo, cJiristiano ftduro. Vous voyez qu'il est déjà augure,
avant même d'être prêtre. »
Cette lettre, datée du 9 janvier 1837 et adressée de
Caen à l'ami Trebutien, contient un résumé assez exact
de la vie extérieure de Barbey pendant son séjour en
Normandie ; mais elle ne nous fait pas pénétrer, comme
le ili^/?/0A'«?2f?z<?/? , dans l'existence intime du jeune homme.
Pourtant, il s'y révèle une singulière disposition d'esprit,
qui achève de caractériser la physionomie intellectuelle
et morale de l'auteur de Germaine, à cette époque, et
lui donne je ne sais quel aspect machiavélique. C'est
- 122 -
l'Ironie. Un élégant persiflage, attristant et fatigant à la
fin, circule d'un bout à l'autre de cette lettre et laisse, en
somme, au lecteur nne impression de malaise. Le pays,
la famille, la religion, dans lesquels a été élevé Barbey,
ne sont plus, à ses yeux, que d'agréables sujets de badi-
nage et do [)laisanterie.
Il faut noter avec soin ce coté de sa physionomie, car
pendant longtemps il apparaîtra presque seul dans les
relations littéraires et mondaines de notre Parisien de
28 ans. Jules Barbey a un fond de fierté indomptable. 11
ne veut pas montrer ses blessures à la foule, ni même à
ses amis les plus chers, sauf Guérin. Il se dérobe à la
curiosité d'autrui et, pour faire illusion, il cache son être
vrai sous des dehors légers et des airs détachés. L'Iro-
nie voile son «^ for intérieur » et en interdit l'accès au pro-
fane. Ainsi, il y a en quelque sorte deux hommes en lui :
l'un se renferme dans sa « tour d'ivoire » quand il veut
pleurer, examiner ses plaies et torturer son cœur ; l'autre
va dans le monde avec des « habits d'emprunt », un
masque de gaîté, un visage radieux ou du moins content,
un esprit railleur et caustique. Ce déguisement fait qu'on
n'aperçoit pas l'intimité de son être, ce qu'il appelle « le
quatrième dessous. » Mais il n'est là, on le sent, qu'un
personnage de théâtre, jouant à merveille son rùle. Le
vrai Barbej', c'eàt celui qui souffre et qui ne consent pas
à ce qu'on le voie souffrir ni même qu'on soupçonne ses
douleurs.
C'est pour « s'arracher à lui-même », comme il le dit,
que l'auteur de Germaine, sitôt revenu à Paris, se jette
à corps perdu dans les distractions grâce auxquelles ce
que l'on est convenu d'appeler « le monde » échappe à
l'oisiveté sans cesse menaçante et à l'ennui qui en
résulte. Barbey a ses entrées dans un grand nombre de
- 123 —
salons, où il est accueilli favorablement pour ses
manières distinguées et le charme de sa conversation. Ce
Parisien improvisé cause avec grâce et entrain, comme
s'il avait été élevé dans la serre chaude d'un boudoir. Il
caquette, coquette et caillett^ avec les dames du faubourg,
qui lui trouvent beaucoup d'enjouement. Il se moque
d'elles avec le sérieux d'un pince-sans-rire, et elles le
déclarent ravissant, délicieux, exquis, — toutes les épi-
thètes des gens « de race ». Lui, il passe ses journées à
babiller, à s'habiller et à se déshabiller. Il a grand soin
de sa toilette, fait des frais de parure et des effets de
torse. Il s'ingénie à plaire, et il y réussit.
A table, placé auprès d'une jolie femme, il emploie
tout son temps à débiter des galanteries : il s'abstient,
autant que possible, de nourriture pour paraître plus
élégant et se contente de quelques rasades pour émous-
tiller sa verve. En gala, il ne mange pas du tout, « par
respect pour les femmes et pour les baleines de mon
gilet, dit-il, deux choses d'une égale importance » (1).
Aux oreilles de sa voisine il distille savamment, selon les
circonstances, les compliments immodérés qui font
pâmer d'aise une jeune coquette minaudière ou mijaurée,
ou les ironiques douceurs qui mettent du baume à la
vertu, fanée en pure perte, d'une péronnelle sur le
retour, ou bien les caressantes paroles à double sens
qui font légèrement rougir les « demi-vierges », ou
encore les mignardises pimentées qui réveillent pour une
heure la vieillesse d'une douairière assoupie. Tout cela
sifflé, murmuré, « susurré », glissé d'un ton mi-convaincu,
mi-railleur, avec des modulations dans la voix et des
chatoiements dans la phrase, échauffe le visage alangui
(1) Premiet Mémorandum, p. 73.
— 124 —
des femmes du monde les plus blasées et fait briller leur
regard d'une lueur de joie. Notre Provincial émancipé et
bien décrassé sait chatouiller leur amour-propre au bon
endroit et amener peu à peu, par ses manèges et ses
fines roueries, les confidences des plus récalcitrantes
duchesses. On jurerait qu'il est «de race». On reconnaît
en lui Tarrière petit-fils, un instant endormi, de cet Ango
qui naquit à Versailles et dont le Bien- Aimé fut le père
et le parrain.
Une pareille situation dans le monde impose des
devoirs. Il y a longtemps que Barbey a dit adieu aux
rêveries républicaines de sa vingtième année. Il rentre
au bercail des préjugés paternels, en se donnant des
airs d'aristocrate. On sait qu'il est de bon goiit, dans les
salons, de médire de la presse... quelle qu'elle soit, et du
gouvernement... sous tous les régimes. Le fils des légiti-
mistes de Saint-Sauveur, qui reniait si allègrement
naguère les traditions ancestrales, a conservé pieusement
celle-là. « La presse me dégoûte, dit-il. Je voudrais qu'on
lo sabrât, et nos constitutions aussi, ces causes journa-
lières de déboires. Je suis radical, mais non démocra-
tique. La Démocratie est la souveraineté de Tignoble. On
peut m'en croire, moi qui l'ai aimée et dont l'amour a été
tué par le dégoût » (1). Celte profession de foi, assez
insolente, d'un impertinent gentilhomme montre bien
l'ardeur de néophyte qui pousse notre Normand à
racheter ses « folies » d'antan par un décisif et bruyant
témoignage rendu à la supériorité et pour ainsi dire au
caractère sacré de l'aristocratie.
C'est alors que, pour consommer sa rupture avec les
idées républicaines qui avaient enfiévré ses jeunes an-
(1) Ibid., {). 28.
— 125 —
nées, railleur de Germaine prend le nom de d'Aurevilly,
qu'il avait si énergiquement refusé huit ans plus tôt. 11
commence à voir que ce nom lui sied à merveille. 11 est
si peu digne du grand monde de s'appeler Barbey tout
court : cela a un vieux relent de roture, qui déplaît aux
nobles dames du faubourg Saint-Germain. Ne s'avise-t-on
pas de croire parfois qu'il se nomme Barbet ? Il a beau
répéter : « Je suis Barbey (poisson) et non Barbet
(chien) ». On continue à s'y méprendre. Pour en finir
avec ces erreurs humiliantes, il signera désormais :
d'Aurevilly. J. Barbey d'Aurevilly, n'est-il pas évident
que c'est d'une tout autre allure que Jules Barbey ? Tous
les salons de Paris s'ouvriront, comme par enchantement,
devant un homme qui porte un si joli nom !
Mois, sous ces dehors brillants, le vrai fond du Nor-
mand devenu Parisien reparaît bientôt. Barbey d'Aure-
villy est malheureux autant que Jules Barbey, — malheu-
reux par ses amours impossibles, par ses désirs trompés,
par ses besoins d'argent. Il ne lui est pas permis, même
en vivant dans ratmosphère artificielle des salons, d'é-
chapper aux inéluctables nécessités de l'existence.
De longs mois se passèrent, pour lui, en de singulières
alternatives de dissipation, d'abattement et d'espérances
parfois insensées. La vie mondaine l'arrachait souvent,
par bonheur, aux. torturantes pensées d'un avenir incer-
tain. D'autre part, le travail auquel il fut contraint lem-
pêchade se perdre en raffinements de subtihtés et de
fadaises auprès des femmes du Faubourg. Enfin, sous
l'aiguillon de la vie, ses vagues douleurs et ennuis se
précisèrent et ne furent plus de simples crises roman-
tiques. Ainsi, les années 1837 à 1840 achevèrent la for-
mation intellectuelle et morale de Barbey d'Aurevilly
parvenu à l'âge décisif de la trentaine.
- 126 -
Ses lunis. Maurice de Guérin, Gaudiii de Vilkiine et le
musicien Scudo, ne furent sans doute pas étrangers à la
direction que prirent tout à coup les rêves et les désirs
confus dont il avait bercé sa jeunesse. Guérin songeait
à se marier, Gaudin se lançait dans les affaires, et Scudo
travaillait avec ardeur. Ils étaient tous, à des degrés dif-
férents, d'un bon exemple pour d'Aurevilly. Notre indis-
cipliné fit son profit de ces leçons sorties de son entou-
rage immédiat, qui n'était pas, somme toute, trop bour-
geois et qui néanmoins se comportait, dans la conduite
journalière de la vie, comme l'odieux vulgaire. Cela lui
donnait à réfléchir, l'amenait, peu à peu, à de piquantes
observations, peu trancendantales, il est vrai, mais d'au-
tant plus voisines de la réalité, et le faisait descendre,
en un mot. des nuages de la rêverie, sur la solide plate-
forme de la terre.
Du reste, un autre jeune homme, qu'il rencontra vers
cette époque, lui vint en aide également par ses conseils
et ses relations, à la fois littéraires et politiques. Amédée
Renée était un bas-normand de Caen. Né en 1(S07, il
avait, après de bonnes études au lycée, émigré à Paris,
et rapidement, grâce à son entregent, à ses manières
affables et à son talent délicat, y avait réussi. Poète dis-
tingué, mais surtout historien sagace et journaliste
habile, il se fit une place éminente dans la presse pari-
sienne. Précisément, en 1837, il venait d'être nommé ré-
dacteur en chef du Journal officiel de l' Instruction x>u-
hlique. Très serviable, et partant très occupé, on prétend
qu'il n'avait guère le loisir d'écrire lui-même ses articles
et qu'il se reposait de ce soin sur ses nombreux obligés.
Il n'y a rien de surprenant dès lors à ce qu'il ait pris
quelquefois d'Aurevilly pour collaborateur et qu'il ait
même signé de son propre nom des études composées,
- 127 —
à sa requête, par son nouvel ami. Encore que le lait ne
soit pas absolument hors de doute, certaines allu-
sions de l'auteur du. Mcino}-aiidum tendent à le confir-
mer (1).
Il ne peut être évidemment dans les goûts du fils de
Théophile Barbey de prêter sa plume à autrui. Mais la
nécessité est une maîtresse impérieuse qui courbe les
plus fiers. En définitive, le travail, d'où qu'il vînt, qu'il
lui fût imposé comme une tâche ou présenté comme une
distraction, fut salutaire à l'esprit inquiet, désorienté et
troublé, de l'ami de Trebutien. A mesure, en efï'et, qu'il
trouve quelque part un emploi de ses forces et de son
talent, il souffre moins. Non pas qu'il soit guéri de ses
morbidesses- et alanguissements romantiques. Seule-
ment il y échappe par la vertu souveraine d'un travail
librement accepté. Il est malheureux encore, surtout
lorsqu'il est seul, sans occupations, livré à lui-même;
mais il a la volonté d'extirper tous les germes de ses
douleurs vag-ues. «L'isolement me tue, écrit-il le 20 juin
1837. Je jure d'en sortir! >, (2). Alors, pour dompter son
imagination qui, plus que toutes ses autres facultés, le
torture, il la soumet à des lectures austères, la plie aux
études juridiques et financières, ne lui donne en pâture
que de l'histoire et de la politique. Le résultat de ce ré-
gime ne se fait pas attendre. « Je crois que je me froidis
intérieurement, dit-il le 8 août, ce serait tant mieux; la
poésie des passions ne me touche guère plus » (3).
Ainsi, par le travail, Barbey d'Aurevilly se disciphne
sensiblement. Peu à peu, il rentrera dans l'ordre. Ne
(1) Voir notamment p. 273 et 274 du Premier Mémorandum.
(2) Premier Mémorandum, p. 167.
(3)/6û/,,p. 174.
— 128 —
voilà-t-il pas qu'il veut réprimer sa tendance à Tironie?
Parlant d'un de ses camarades, il écrit :« Quand nous
sommes ensemble, nous nous moquons toujours de
quelqu'un, fût-ce mêmed'un ami (Réformer cela). Nos ai-
mables natures s'aiguillonnent l'une par l'autre, et nous
passerions sur le ventre à notre mère pour attraper un
bon mot » (1). A présent, Barbey d'Aurevilly est en voie
de guérison, — pourvu que durent ses excellentes dispo-
sitions d'un jour! Elles dureront, s'il lui plaît. L'apaise-
ment de son âme dépend surtout de la vaillance qu'il
aur a à supporter la vie normale et à s'y résigner.
Tout à coup, sous la pression des nécessités matérielles,
il prend une résolution héroïque. Surmontant ses ré-
pugnances et les foulant aux pieds, il décide d'entrer dans
le journalisme militant. Il va collaborer à Y Europe et
faire ses premières armes dans la politique de Thiers. Il
ne dit plus maintenant: « La presse me dégoûte »; mais
il écrit, le 22 octobre 1837 : « Je n'ai plus de mal au cœur
du journalisme et de ces prostitutions masquées qu'on
appelle des articles. J'en ferai tant qu'on voudra! j'ai
vaincu mes dégoûts, — avalé mon crajxcud, comme dit
Chamfort » (2). N'y a-t-il pas dans ces lignes le commence-
mentdc bonne humeur d'un ancien malade, qui arrive à cet
état heureux, — heureux par comparaison, — de la
convalescence?
De jour en jour, sa santé s'améliore. Il en vient à re-
connaître Topportunilé, la valeur morale, la bonté fon-
cière de certaines habitudes ou institutions bourgeoises.
Il parle du mariage sur un ton sérieux, avec respect , — lui,
l'ancien réfractaire aux traditions paternelles et aux usa-
(1) Ihid., p. 177.
(2) Ibid., p. 190.
— 129 —
ges reçus, l'ironiste supérieur, le détracteur acharné de
la vie simple, harmonieuse et tranquille. Son ami, Maurice
de Guérin, est sur le point de se marier. Et voici les ré-
flexions que cet acte décisif inspire à Barbey d'Aurevilly :
« Guérin, comme de juste, paraît fort heureux, et moi
aussi, parce que je crois qu'il a besoin d'un foyer à lui.
Il aura le temps de travailler, non pour vivre, mais pour
penser ou pour retentir! Du reste, qui n'a pas besoin d'un
foyer? Byron n'en médisait tant que parce qu'on avait
détruit le sien » (1).
Il ne faudrait pourtant pas conclure de là que l'au-
teur de Germaine est en passe de devenir un homme
suprêmement raisonnable, — presque un bourgeois
rangé, à son tour. Non ! trop de germes morbides subsis-
tent encore au fond de son cœur pour que soudain, par
une sorte de grâce inexplicable, il se transforme à ce
point. Il conseille bien le mariage à autrui, mais lui, il
n'est pas capable des sentiments d'abnégation et d'oubli
de soi qu'exige le projet de fonder une famille et qui don-
nent à cette action, si simple en apparence, comme un
reflet d'héroïsme doux et pacifique. D'Aurevilly n'est pas
prêt à se « construire un foyer » ; si on le pressait un peu,
il finirait par avouer qu'il n'en est pas digne.
Toutefois, n'est-ce pas beaucoup déjà que d'avoir des
velléités de réformation et de ne plus se considérer soi-
même comme la plus intéressante créature du monde?
Ainsi, notre Parisien est fatigué de toutes ses « amours
impossibles », de toutes ses exaltations fictives qui
s'achèvent toujours par de sombres abattements ou d'indi-
cibles catastrophes morales. C'est pour en faire voir les
convulsions arides et desséchantes qu'il prend la
(1) Ibid., p. 206.
— 130 —
résolution de décrire un de ces phénomènes passionnels,
uu de ces « monstres » d'un sentiment impuissant à s'apai-
ser. « Je veux y montrer, dit-il, l'amour dans les âmes
vieillies, le manque d'ivresse, la froideur des sens et ce-
pendant une passion souveraine, empoisonnée; l'agonie,
sans doute, de la faculté d'aimer, mais une agonie éter-
nelle. J'ai mes modèles » (1). Ce premier essai, ébauché
le 15 novembre 1837, est devenu par la suite la nou-
velle intitulée : V Amour LnjMssible.
Un travail comme celui-là lui est d'ailleurs indispen-
sable, non seulement pour « s'écumer l'imagination »,
mais pour fuir les préoccupations matérielles qui recom-
mencent à l'assiéger. Voici, en eiïet, que de nouveau il
se heurte au mauvais vouloir de Buloz. On lui refuse, à
la Revue des Deux-Mondes, un article politique, que le
patronage de Thiers semblait devoir imposer au dur Sa-
voyard (2). D'Aurevilly supporte le coup avec assez de
bonne grâce et de résignation, mais il ne peut s'empê-
cher de songer à l'avenir, et cela le rend malheureux. La
pensée, la crainte du lendemain le hante, dès lors, sans
répit: '< Le besoin d'une position me poursuit, écrit-il le
7 décembre. Je cherche à la prendre, et puis elle glisse
au moment où on croit la tenir. C'est le diable ! » (3). Et
maintenant toute sa détresse va-t-elle lui tordre le cœur
et s'exhaler en imprécations à la vie? Non ! « Jamais mon
âme, si âme j'ai, — s'écrie-t-il, — n'a été dans une indif-
férence si philosophique! Je suis vieux, vieux, vieux...
Le maudit refrain! » (4).
(1) IbiiL, p. 212 et 213.
(2) IbicL, p. 216.
(3) Ibid., p. 216.
(4) IbicL, p. 218.
— 131 -
Il n'est pas si indifférent qu'il le dit, puisqu'il fait des
efforts pour vaincre l'infortune. Il en est récompensé.
Une feuille politique et littéraire, le Nouvelliste, va se
fonder sous la haute direction de Thiers. « Ce projet de
journal se réalisera-t-il? se demande d'Aurevilly. Pourrai-
je trouver position solide, c'est-à-dire some money, quel-
que part, cet hiver ? Je ne me rebuterai pas, quoique j'aie
é{é blessé et dégoûté plus d'une fois » (1). La nouvelle
feuille paraît. L'ancien collaborateur de la Revue de
Caen y est embrigadé. Aussitôt il se met à lire « tous »
les journaux, — et « tous » les matins : « C'est la pêche
aux idées politiques » (2) dit-il avec satisfaction. De plus,
il veut sans délai, comme il dit, se « r^fourrer à l'Alle-
mand » (3) qu'il ne connaît alors que très superficielle-
ment.
Tant de sagesse nous étonne chez Barbey d'Aurevilly.
Aussi bien ne va-t-elle pas durer toujours. Mais pourquoi
faut-il que ce soit au moment précis, où sa situation finan-
cière s'améliore et où les atteintes de l'adversité maté-
rielle semblent conjurées, que, sous des influences exté-
rieures mal définies, l'état moral de notre journaliste
improvisé se trouble et s'affole? Des souvenirs cruels
reviennent à l'assaut de son âme. « Mille réalités, pires
que des rêves, ont passé dans mon esprit, dit-il, et que de
temps passé dans ces préoccupations douloureuses ! » (4).
Toutefois il s'arrête dans ses confidences à peine com-
mencées, de peur d'en dire trop et de révéler les secrets
inexprimables de son cœur. Sa fierté native se cabre
(1) Ibid., p. 220.
(2) Ibid., p. 223.
(3) Ibid., p. 224.
(4) ma., p. 256.
— 132 —
devant cette pensée qu'on pourrait le voir, le surprendre
pleurant, et il s'écrie :
Si tu pleures jamais, que re. soit en silence !
Si l'on te voit pleurer, essuie au moins tes pleurs. (1)
Et aussitôt il prend un air de dandy, détaché de toute
misère humaine et qui ne songe qu'à sa parure. « Voici
le printemps, déclare-t-il d'un ton enjoué le 3 avril 1838,
et je veux apparaître, sur cette terre de boue, comme un
demi-dieu, sans le nuage qui le cachait. Nous allons
éclore, les lilas et moi » (2). Et il commande « d'élé-
gantes chaussures » et « des boutons d'acier fin ciselé
pour un gilet de velours noir, sublime invention, dit-il,
qui doit me faire plus d'honneur que n'importe quelle
découverte scientifique » (3). Mais on sent que ce n'est
là qu'une passagère exaltation de puérilité, une gageure
de « grand enfant » qui essaie d'oublier la vie réelle.
Oublier la vie réelle, est-ce possible ? Non. Elle est
embusquée au détour de tous les chemins, avec son
cortège d'ennuis, de tristesses et de désespérances. Elle
saute à la gorge du passant, à l'heure où il y prend le
moins garde et où il fait de belles échappées dans la
région bleue des rêves. C'est cette mainmise, constam-
ment pesante et cruelle, de l'existence sur tous nos
projets qui irrite le plus Barbey d'Aurevilly. 11 la prévoit
toujours, il la redoute, il voudrait l'éviter. Et ses pensées
se font obsédantes, elles le torturent. Il n'est plus maître
de lui, si bien que, sous l'oppression poignante de tant
de souvenirs et de craintes subiteu:ient évoqués, il en
(1) Ibid., p. 271.
(-2) Ibid., p. 273.
(3) Ibid., p. 273.
— 133 —
vient à pousser ce cri d'angoisse : « Quelle fatigue que
d'avoir une âme ou quelque chose qui y ressemble! » (1).
Néanmoins les bienfaits de la guérison morale
naguère commencée ne sont pas perdus. Malgré les
accrocs de la vie quotidienne, d'Aurevilly est en marche
vers plus de lumière et plus de certitude. Il se prend à
goûter le talent sain et « naturel » (2) d'Eugénie de
Guérin : c'est d'un bon signe. Il déteste de plus en plus
l'isolement et sent le besoin d'un foyer à lui: n'est-ce
pas une amélioration ? « Me revoici dans ma soli-
tude, — s'écrie-t-il en rentrant chez lui, après une
soirée passée dans le monde. — La chambre en désordre,
les flacons débouchés précipitamment, au moment de
partir, et restés, exhalant ce qu'ils ne renferment plus ;
les vêtements sur les meubles ; les livres et les papiers
épars ! — Cette vie me pèse. Pas de hens, pas de foyer,
une tente de nomade qu'on plie en quelques heures et
qu'on emporte. C'est triste, passé vingt-cinq ans. » (3).
Enfin, il termine son Mcmorandmn par cette clameur
suprême, qui présage l'apaisement futur, — mais encore
bien lointain : « Mourez ici, dernières folies d'un cœur
brisé ! » (4).
C'est sur ce ton adouci, tempéré par la vie et à la veille
de devenir résigné, que s'achève le Premier Meyno-
randum de Barbey d'Aurevilly. Quel changement s'est
fait dans son ame depuis l'heure des révoltes juvéniles
de 1829, des emportements romantiques de 1832 et des
années suivantes. En avril 1838, on a peine à reconnaître
(1) Ibid., j). 277.
(2) Ibid., p. 281.
(3) Ibid., p. 282.
(4) Ibid., p. 283.
— 434 —
le fougueux Normand du mois d'août 1S30, au moment
où s'ouvrait son journal de jeunesse. A vrai dire, le
« vieil homme » perce encore quelquefois sous le masque
de rigidité et de «< dandysme » qu'il s'est collé au visage.
Même, il faut l'avouer, « le vieil homme » ne disparaîtra
jamais complètement. Il n'y a qu'à pénétrer, autant qu'on
le peut, jusqu'au fond de son âme pour voir que la gué-
rison n'est qu'à la surface.
D'Aurevilly, en effet, a été malheureux, toute sa vie,
des maladies morales qu'il a contractées dès son jeune
âge. Il a toujours souffert d'une sorte de lyrisme morbide
et d'une dangereuse hypertrophie de la sensibilité.
Toujours certaines exaltations romantiques ont boule-
versé son cœur. Mais il s'est soumis aux nécessités de
l'existence : il n'a pas vécu à l'état de révolte perma-
nente contre la société. Tout en protestant contre la
dureté ordinaire du commerce des hommes et des
choses, il s'est incliné devant l'inévitable loi qui régit le
monde. Cette acceptation libre des sacrifices indispen-
sables, cette abnégation de l'individu en présence des
besoins de la collectivité, cette adaptation forcée au
milieu et au temps où la destinée l'a jeté, cette sou-
mission à l'ordre de l'univers et à l'harmonie des êtres,
apparaissent pour la première fois, chez Barbey d'Aure-
villy, à la fin du Memorandura de 1836 à 1838. C'est
un fait capital, dont les causes, un peu confuses jusqu'ici,
et les effets, si décisifs et gros d'avenir, méritent d'être
mis en lumière.
Malgré les airs de conquête et les affectations de
gaieté que l'ami de Maurice de Guérin portait alors dans
le monde, il se sentait au fond très malade. Venu à la
vie intellectuelle vers 1830, il s'était tout d'abord enivré
des idées nouvelles qui se faisaie-nt jour en littérature
— 135 —
et en politique. Sans se soucier des besoins de la
réalité, il s'était créé une existence factice, qui lui donna,
au début, l'illusion du bonheur. C'était une sorte de
petite chapelle qu'il avait construite à son usage exclusif :
là, il s'adoiait en silence et érigeait avec orgueil le
<^ culte du moi ». Il voulait y réaliser l'idéal d'une vie
suprêmement individuelle Nulle contrainte, nul frein
aux fantaisies de l'imagination ou du cœur ; nul respect
des lois morales ou des conventions sociales ; mais,
pour règle, le bon plaisir ; pour seule limite à ses aspira-
tions, l'assouvissement de tout son être; pour souverain
bien, la satisfaction de tout instinct, le raffinement de
toute jouissance, l'expérience de toute émotion. Cela, je
l'ai dit, mais on ne saurait trop le répéter, c'est la
« maladie du siècle />, implantée en France, à la fin du
XVIIlc siècle, par le Genevois Jean-Jacques Rousseau et
le cosmopolite Bernardin de Saint-Pierre ; c'est le roman-
tisme, transposé de Tordre intellectuel dans l'ordre
moral, et faisant autant de ravages dans les cœurs,
avides de sensations nouvelles, qu'il a produit d'heureux
effets dans les esprits justementdésireux de s'affranchir.
Or, on n'importe pas impunément dans la vie réelle les
conceptions vagues et fumeuses d'un idéal tout intellec-
tuel. On ne s'imprègne pas, on ne se sature pas l'âme, —
sans se griser d'illusions qui se paieront plus tard en
souffrances, — « de cet Idéal complexe et dangereux que
fut celui du Romantisme, » comme l'a dit excellemment
M. Paul Bourget. « Idéal complexe, car il s'y mélange un
héroïque souffle d'orgueil, emprunté aux tout voisins
prodiges de l'épopée napoléonienne, et une tristesse
découragée, désespérée, prise à Byron, au Gœthe de
Wcrt/ier, aux grands poètes allemands et anglais sou-
dain révélés. Le contre-coup de l'immense ébranlement
— i:^ —
révolutionnaire y ajoute encore sa fièvre et son inquié-
tude. Idéal dangereux aussi, car il se résume dans une
conception lyrique de la vie, et demander à la vie de
suffire à une exaltation continue, c'est méconnaître la loi
même de notre sort ». (1)
Telle fut l'atmosphère capiteuse où Barbey d'Aure-
villy « bailla » sa jeunesse et porta le fardeau de ses
vingt-cinq ans nonchalants et alanguis. Dans le monde
où l'on cause, dans le monde où l'on s'amuse, — et qui
est si 'souvent le monde où Ton s'ennuie, — dans le
grand monde qu'il fréquentait et dans le demi-monde
qu'il traversait parfois, il fut le romantique maladif
qu'il a peint, en ce ronvdn de VA))ioiu' lrn2:>ossible, testa-
ment de son passé, sous les traits de Raimbaud de
Maulévrier, — un pauvre marquis qui lui ressemble
« comme un frère ». Triste ressemblance, mais si
exacte qu'on la dirait photographique ! N'ayant plus de
patrie, de famille ni de foi, d'Aurevilly fut cet exilé
sur qui Lamennais a pleuré toutes les larmes de son
cœur.
Mais, à celte longue épreuve, l'auteur de Germaine
gagna de connaître la souffrance. Il comprit alors qu'il faut
lutter contrôla destinée, tout en l'acceptant, se redresser
en face de l'âpre réaUté, tout en s'y soumettant, se
relever sous l'aiguillon même de l'adversité, tout en s'y
résignant. En définitive, si de ses années de jeunesse il
ne sortit pas mieux trempé et mieux armé pour le com-
bat que ne l'avait fait la nature, il en sortit du moins
avec plus d'expérience, ayant retourné son âme dans
tous les sens et l'ayant martelée sur l'enclume du mal-
(1) Paul BouKGET. — Discours de réception à l'Académie française
(13 juin 1893).
— 137 —
heur. Les tempéraments forts ont sans doute besoin de
ces douloureuses initiations pour ne pas se reposer avec
trop de confiance sur leur vaillance native, s'endormir
dans la sécurité de leur courage, ni émousser prématu-
rément leurs énergies.
Toutefois, ce serait devancer les événements que de
montrer ici à quels rivages Barbey d'Aurevilly vint
aborder, après sa crise d'ultra-romantisme morbide et
desséchant. En avril 1838, au moment où s'achève le P>'c-
mier Mémorandum, on ne peut encore deviner dans
quel port se réfugiera le naufragé de tant d'espérances
déçues, qui, marin novice et indiscipliné, erra si long-
temps, sans boussole et sans phare, sur l'océan du caprice
et de la passion. On ne voit pas, jusqu'à présent, poindre
l'aube du salut.
Il nous reste à assister aux suprêmes convulsions de
la « maladie du siècle » dans Tâme du désenchanté de
V Amour Impossible. Le récit des dernières reconnais-
sances qu'il fit sur une mer orageuse complétera cette
odyssée romantique. Mais il faudrait un nouvel Homère
pour en faire jaillir toute la poésie triste et troublante.
CHAPITRE VllI
Second Mémorandum
JOURNALISME : Le Noacelliste
DISTRACTIONS MONDAINES : DANDYSME
EUGÉNIE DE GUÉRIN
MARIAGE ET MORT DE MAURICE DE GUÉRIN
(1838 1840)
Dès les premières lignes du Second Mémorandum,
datées du 13 juin, — c'est-à-dire deux mois seulement
après la clôture du précédent journal, — on sent que
l'action du temps n'a pas encore été assez forte pour
guérir Barbey d'Aurevilly, et que la vie n'a pas, jusqu'à
présent, encore assez pesé sur son âme. « Recommen-
cerai-je un Journal ? » écrit l'auteur de Germaine, et il
se répond : Pourquoi pas, puisque Guérin le désire ?
Dieu sait qu'il est le seul homme que ces fragments de
ma vie intéressent et font penser. Moi, j'ai eu besoin de
penser à cela, pour reprendre mes journées une par une.
Changement énorme ! Autrefois j'aimais cette recherche
— 130 —
de mes sensations. Mais le scepticisme et l'indolence ont
anéanti tout ce qui palpitait en moi autrefois » (1).
Si Ton prenait au pied de la lettre cette déclaration
préliminaire, on serait porté à croire que les exaltations
romantiques de Barbey d'Aurevilly ont disparu, faisant
place à une sorte d'abattement profond et continu, à un
état d'apathie voisin de la prostration, à une « momifi-
cation » de tout son être. Il n'en est rien cependant. C'est
toujours le même mal, — un peu atténué déjà, — qui
dévore l'âme du Normand transplanté et exilé à Paris ;
et ce mal se manifeste sous deux formes qui apparaissent
tour à tour, avec une alternance très régulière : émotions
fictives et fougueusement surexcitées par une imagi-
nation en quête de nouveauté et avide d'inconnu, —
dépressions intellectuelles et morales sous le coup de
fouet de la réalité, qui ramène brutalement notre héros
des régions nuageuses et grisantes de l'Idéal sur le sol
ferme et plat de la vie journalière. Voilà les accès suc-
cessifs de la « maladie du siècle ^ dont les crises étaient
si violentes dans l'àme de Barbey d'Aurevilly, mais
tendaient heureusement à se calmer.
Le Second Memorandinu (juin 1838-janvier 1S39) nous
fait assister à cette évolution vers une existence plus ras-
sise. D'Aurevilly cherche d'abord à « se dompter »,
comme il le dit lui-même, grâce à un travail suivi et réglé.
Ses relations avec Amédée Renée l'ont fait entrer,
comme rédacteur, au Journal officiel de rinstruction
publique. Il y donne quelques articles qui détonnent un
peu dans ce recueil, ordinairement terne, et qu'on a bien
(I) Second Memorcuxliim, iiiéilit (1838-39). Toutt-s li'S citations de ce
chapitre sont, sauf avis contraire, extraites de ce dernier journal de jeu-
nesse de Barbey d'Aurevilly.
- 140 —
de la peine à y accepter. Mais il lui faut plier sa manière
aux exigences de Renée et à l'allure générale de la feuille
académique. C'est un bon exercice pour lui. Du reste, il
se retrouve lui-même, lorsque, rentré dans sa chambre,
il « donne le bal » à ses pensées et « s'écume le cœur »
en écrivant Y Amour Impossible, « cette cristallisation
étincelante, coupante et taillée à facettes, mais si lente à
se former. »
Néanmoins ces remèdes ne sont pas assez énergiques
pour tuer le mal qui le ronge. Va-t-il se rendre compte
enfin, ce jeune homme qui a bientôt trente ans, que les
douleurs réelles sont d'un poids suffisant aux épaules
humaines sans qu'on ait besoin de les alourdir encore du
fardeau de souffrances imaginaires ? Aux jours d'oisiveté
et d'inaction forcée, il était pardonnable de se « monter la
tête» d'exaltations fictives et d'aviver par toutes sortes de
chimères les blessures que ses espérances ou ses amours
avaient reçues. Mais s'il arrivait à découvrir un intérêt
positif, immédiat, absorbant, dans son existence de tous
les jours, ne serait-il pas criminel d'exaspérer dorénavant
par les malsaines créations d'une imagination délirante
les maux véritables de son âme ? Ne valait-il pas mieux
maîtriser sa nature, trop encline aux émotions violentes,
l'assouplir, la discipliner et la rompre aux nécessités
sociales de la vie ?
Cet intérêt, qu'il avait vainement cherché de toutes
parts autour de lui et par lequel il voulait rendre sa des-
tinée normale, il le trouva décidément en juillet 1838,
après une nouvelle série d'aventures et de déceptions.
Le 1" juillet, Barbey d'Aurevilly était attaché à la rédac-
tion du Nouvelliste, journal quotidien, récemment fondé
pour soutenir la politique deThiers. A la fin, il avait donc
un emploi, notre Parisien inoccupé à qui le travail était
- 141 -
le plus sûr des remèdes. Il allait devenir un homme
public, lui aussi.
Le Nouvelliste était consacré surtout à la défense et à
la propagation des principes bourg-eois du juste-milieu.
Ce n'était pas un journal très aristocratique, et un
« homme de race » devait s'y trouver un peu dépaysé.
Mais en dehors de son principal objet, — la politique, —
l'organe des « intérêts de la classe moyenne », comme
on disait alors, ne s'interdisait aucunement les ques-
tions littéraires ou artistiques. Sur ce point, il se montrait
même assez libéral, laissait toute latitude à ses rédac-
teurs et tolérait sans trop d'effroi l'effusion des passions
romantiques. Au premier abord, on l'eût pu prendre pour
une doublure du Journal des Débats ; mais, à la lecture,
il semblait plus vivant, moins embarrassé et figé dans
les vieilles formules, que son confrère de la rue des
Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois. Au fond, s'il avait
une bannière politique de couleur bien précise, le Nou-
velliste n'avait pas de drapeau littéraire. C'est ce qui
permit aux écrivains d'origine et de tendance les plus
variées d'y batailler côte à côte sans avoir de programme
commun. On souffrait tout de la part des rédacteurs,
pourvu qu'ils ne fissent pas trop de scandale et n'eussent
point la prétention énorme de troubler la quiétude bour-
geoise.
On pense bien que d'Aurevilly ne put s'acclimater
aisément à ce « juste-milieu » sans réprimer les instincts
fougueux de sa nature. Par malheur — ou par bonheur,
— il n'était pas toujours maître de ses emportements et
sa collaboration n'alla pas sans quelques accrocs. On
l'investit en premier Ueu, — et pour ses débuts, — • des
ïonctions de critique dramatique. « J'avais admirable-
ment compris le feuilleton impertinent, disait plus tard
- 142 —
notre chroniqueur improvisé, — dans une lettre à
Trebutien, du 29 mai 1<S5G. — J'avais pour majo-
rât le Théâtre Français et, par exception, VOx)éra.
J'ai dit sur Rachel des opinions qui sont devenues l'opi-
nion, non de la foule, mais des connaisseurs. Mais je
ne tenais guère à la renommée de ce que j'écrivais en ce
temps ! »
Le 3 juillet 1838, il signale son entrée au Noui-elliste
par un article remarquable et presque sensationnel sur
la Comédie. 11 y constate avec tristesse la décadence
présente du genre comique et, par contraste, fait l'apo-
logie de Molière. Certainement, il n'a pas tort, car les
pièces qu'il voit jouer à cette époque ne méritent guère
qu'on fasse leur éloge : ce sont Le Ménestrel, du pâle
Bernay, — Un jeune ménage, du pauvre Empis « tant
pis » (comme disait Victor Hugo), — Le serment, du
fabuliste Viennet.... et beaucoup d'autres, qui valent à
peine celles-là. C'est en rendant compte de l'une de ces
comédies. Le Ménestrel, que d'Aurevilly donne, le
18 août, une explication légèrement paradoxale de l'état
de décrépitude du théâtre contemporain. « La comédie,
écrit-il, ne peut exister avec l'uniformité des mœurs
modernes et le déclassement social, père de cette unifor-
mité ». Notre jeune aristocrate n'a pas l'air de se douter
que la comédie, même chez Molière, a embrassé toutes
les classes de la société et qu'au XIX^ siècle elle est
susceptible de revêtir les formes les plus diverses ; elle
se parera d'habits bourgeois par la volonté d'Emile
Augier et de Labiche, elle se fera presque plébéienne
avec Meilhac et Halévy ; enfin elle se transfigurera à ce
point qu'à l'aurore du XX' siècle l'organisation d'un
théâtre populaire ne semble pas du tout une entreprise
chimérique.
- 143 —
Ce ne sont là, évidemment, que distractions et fan-
taisies passagères d'un esprit propre à maintes besognes.
Barbey d'Aurevilly vise plus haut. 11 aime la politique
avec la même ardeur, la même fougue d'imagination,
qui l'emporta, jadis, vers des désirs de gloire militaire. Il
cherche à dépenser ses énergies belliqueuses dans la
polémique. On l'admet bientôt, — lorsqu'il a fait ses
preuves dans la critique, — à ce nouvel exercice d'as-
souplissement. 11 y est merveilleux de « furia francese »,
de morgue, d'ironie froide et hautaine. 11 est cassant
parfois, toujours mordant et railleur. On dirait qu'il est
né journaliste. 11 fait ses premières armes contre la
partie des « classes dirigeantes » qui suit Guizot et Mole.
II s'attaque surtout à la « politique extérieure » de ces
ministres de Louis-Philippe et leur reproche en termes
véhéments leur « anglomanie ».
Avec quelle passion il se jette dans « l'arène des
partis », — il est à peine besoin de le dire ! « J'improvise
un Premier-Paris contre la Quotidienne, écrit-il le
16 juillet. La polémique m'assouplirait au journahsme,
tant j'ai d'instincts de guerre en moi! » Et quelques jours
plus tard, le 24 juillet, il note : « Mon entrefilet d'hier, —
goutte d'acide prussique dans une pure et simple corna-
line, — a été répété avec rlmhonhanze d'éloges dans le
Courrier et encore ailleurs ». Il est tout heureux de se
savoir discuté, détesté, même honni. Sous l'aiguillon des
inimitiés soulevées, il se lance avec plus d'enthousiasme
encore dans la lutte quotidienne. « Le journalisme dévore
mes journées, écrit-il le 7 août, mais peu importe ! il faut
arriver à tout prix, fut-ce au prix de soi-même et de tout
ce qu'on avait primitivement de plus indomptable en soi.
Oh ! oh ! l'indomptable, où est-il maintenant ? » Et grâce
à cette « extériorisation » de tous les instants, notre
— 144 —
journaliste finit par s'oublier lui-même et par déposer le
lourd fardeau des douleurs vagues dont il traînait après
lui le triste cortège.
A présent, par la seule vertu de cette presse, qu'il
maudissait naguère, tant elle révoltait son aristocratie,
et qui a du moins le mérite de l'arracher aux pensées
troublantes dont il s'enfiévrait le cœur, Barbey d'Aure-
villy satisfait, vaille que vaille, son goût pour la vie
publique. Il ne s'arrête pas, d'ailleurs, à ce premier pas
dans la voie de l'action. Il prend part à quelques affaires
industrielles, patronne notamment, dans le Now:elliste,
« la Compagnie des granits de Normandie, fondée en 1838,
sous la raison sociale Gaudin, d'Auray et 0% » et met le
peu d'argent qui lui reste dans cette entreprise... laquelle
au bout de peu de temps est acculée à la liquidation et à
la faillite. Il paraît que les hommes de lettres sont des-
tinés à ne jamais réussir s'ils se mêlent de commerce et
de finances. Mais, pour d'Aurevilly, ce sont ces hasar-
deuses combinaisons de projets grandioses qui contentent
son imagination. Par là, il se donne l'illusion d'une
existence jetée en plein tourbillon d'affaires extérieures
et participant luxueusement au mouvement général des
intérêts de l'époque. Par là aussi, il impose silence à ses
misères intimes, — il fait taire son cœur quand il ne
souffre pas trop.
Si pourtant ses douleurs ne sont pas encore endormies
par la fièvre de cette agitation au dehors, il en demande
le calmant à la magique et toute-puissante influence de
la vie parisienne. Dans les salons il fait mille folies,
débite mille sornettes, s'étourdit, se grise de parfums
féminins, prend des airs de jeune lion. Il parade, danse
et caracole avec entrain. Il procède à sa toilette avec des
soins minutieux et maintes fois renouvelés chaque jour.
-- 145 —
Il se serre en de splendides redingotes du plus bel eftet,
il « plastronne » dans les boudoirs, se cambre et se cabre
pour faire admirer l'élégance de sa taille et le dessin de
ses contours. « Faire trois toilettes par jour, épigramma-
tiser toute la terre, piaffer sur les talons des femmes,
chiffonner des jupes, 6 jeunesse folle! » disait-il plus
tard (1). Mais il ne songe pas alors à la vanité de toutes
ces besognes inférieures. 11 veut seulement, par tous les
moyens possibles, par l'hypocrisie des apparences, par
les mensonges d'une légèreté superficielle, sauver sa
pudeur de gentilhomme malheureux, étouffer la voix de
son âme révoltée et éteindre en son cœur les cendres du
passé.
En revanche, et par une rare fortune, il connaît une
maison hospitalière où il est reçu en ami et où il n'a pas
besoin dé se grimer pour être accueilli avec empresse-
ment. C'est chez la charmante fiancée de Maurice de
Guérin. Là il a la joie de rencontrer, pour la première
fois, le 8 octobre 1838, la « divine Eugénie ». Rentré chez
lui, après cette entrevue, il trace un superbe portrait de
« la pastoure du Cayla ». Tout son esprit, toute son âme
palpite en une page merveilleuse de force et d'inspira-
tion poétique. « N'est pas jolie de traits, et même pourrait
passer pour laide, si on peut l'être avec une physionomie
comme la sienne; — figure tuée par l'âme, — yeux tirés
par les combats intérieurs, — un coup d'œil jeté de
temps en temps au ciel avec une aspiration infinie ; —
air et maigreur de martyre, — lueur purifiée, mais
ardente encore d'un brasier de passions éteintes seule-
ment parce qu'elles ne flambent plus. — Ne ressemble
point à ces femmes qui ont ou se donnent l'air vulgaire
(1) Lettre à Trebutien, du 29 mai 18S6.
10
— 14(3 —
d'une victime; c'est plus beau ; elle, c'est un holocauste.
— mais tout, tout n'est pas consommé, et le démon,
comme parle cette pieuse et noble fille, pourrait être
encore le plus fort dans cette âme, si le démon se don-
nait la peine d'être beau, fier, éloquent, passionné, car
le diable de diable trouverait là à qui parler!... Avec
cette physionomie entièrement inconnue à Paris, elle a
les manières simples, la voix, l'accent, la phrase brisée,
la politesse, relevée et pourtant familière, de la femme
essentiellement comme il faut, qualités morales de la
noblesse de sang et de race, et qui font se ressembler en
tout point la femme la plus répandue dans le monde
élégant et la pauvre fille qui n'a jamais quitté la petite
tourelle de son château de province... Sa voix n'a pas le
plus léger accent et tranche, par sa fraîcheur, avec la
fatigue et presque l'épuisement de toute sa personne. On
est doucement étonné d'entendre cette voix suave et
molle sortir de cette gorge maigre et ascète, comme
l'imagination eu prête à Marie d'Egypte et aux saintes
femmes du désert, dans la légende, — et cependant n'a
pas du tout, avec cela, l'air béat et dévot, et même de
dévotion touchante, que ne manquerait pas d'avoir une
bourgeoise qui aurait son âme ; — la x>atricienne est
encore plus forte que la chrétienne, et tout le ciel des-
cendu dans le cœur d'une femme n'efface pas l'aristo-
cratie, puisée aux mamelles de sa mère, et les traditions
de son berceau ! »
Barbey d'Aurevilly fut encore, en réalité, plus ému
qu'il ne l'avoue dès cette première entrevue. Dans la
suite, il n'oublia jamais la sœur de son cher Guérin. 11
eut pour elle une sorte d'admiration muette, tout intel-
lectuelle d'abord, puis très probablement sentimentale et
passionnée. De son côté, Eugénie, — Tadorableinent
— 147 —
laide Eugénie, dont la laideur fascinait, — ne resta point
indifférente au charme subtil et un peu inquiétant, qui
s'échappait de toute la personne du jeune Normand. Elle
l'appela « un beau palais dans lequel il y a un labyrinthe ».
Et de ce jour, ces deux ànies communièrent en de vifs
sentiments d'affection réciproque. Gomment, d'ailleurs,
n'eûssent-elles pas été, — âmes d'élite, — séduites l'une
par l'autre ? N 'étaient-elles pas également assoiffées
d'idéal et sans cesse brisées par les tristes mécomptes de
la vie? Ne possédaient-elles point une sensibilité aussi
fébrile, l'une que l'autre, et une puissance d'émotion
toujours résonnante ? Leurs silences mêmes se com-
prenaient et leurs regards, en se croisant, avaient une
éloquence poignante. S'ils s'aimèrent dans le recueil-
lement de leur cœur, c'est que ces deux êtres s'étaient
pénétrés, au jour de leur rencontre, d'une lumière
intérieure qui ne trompe pas, — éclair de génie émané
de la vérité éternelle, — et s'étaient senti d'inéluctables
affinités.
Évoquant, longtemps après, avec sa finesse et sa
malice ordinaires, le souvenir de cet élégiaque « duo »
d'amour pur et partagé, Sainte-Beuve écrivait à propos
d'Eugénie de Guérin : « Son voyage de Paris fut un
grand événement dans sa vie ; elle dut, selon son expres-
sion, y être fréquemment tentée; son intelligence si
ouverte put y donner plus d'un secret assaut à sa foi ou
du moins à son cœur. Elle a parlé amèrement des
^< déceptions d'estime, d'amour, de croyance », dont elle
eut à y souffrir. Chose piquante! elle y vit beaucoup,
pendant son séjour, un des meilleurs amis, — le meilleur
ami de son frère, — Barbe}' d'Aurevilly, jeune alors et
dont les façons si tranchées pouvaient ne sembler encore
qu'un des travers passagers de la jeunesse ; sa couver-
— 148 —
sation brillante exerça incontestablement sur elle une
espèce de séduction. C'était un singulier contraste, on
l'avouera, que cette âme virginale, cette colombe du
Cayla, au sortir de son désert, faisant connaissance pour
la première fois avec Paris et le monde lettré par cet
échantillon d'homme d'esprit, par ce bouquet de feu
d'artifice. Esprit contre esprit, elle était bien fille d'ailleurs
à croiser le fer et à tenir la gageure » (1).
Dans cette page, spirituelle et mordante, — trop sévère
du reste à l'endroit de Barbey d'Aurevilly, — Sainte-
Beuve ne rend pas l'impression exacte de ce que dut
être la rencontre soudaine, non préparée, naturelle, d'un
homme de trente ans à peine et d'une fille, — vieille fille
déjà, — de trente-trois ans passés. Ce ne fut pas un
émerveillement, mêlé de quelque arrière-pensée et d'une
pointe de défiance, chez Eugénie, — comme paraît
l'insinuer le critique des Lundis. Ce fut tout simplement
une brusque « pénétration » de deux âmes-sœurs qui se
reconnurent aux signes révélateurs de la souffrance et
des aspirations communes, et qui, loyalement, sans
restriction ni vues intéressées, se donnèrent l'une à
l'autre en une offrande mystique, plus puissante que
tous les liens de la chair, en un de ces actes presque
héroïques qui supposent, dans l'âme de ceux qui en sont
capables, la souveraine vertu de l'abnégation. Il faut
remarquer, en effet, que si plus tard cette douce union
sentimentale vint à se rompre, ce fut l'œuvre d'un
concours de circonstances presque indépendantes de
leur volonté respective. Après la mort de Maurice de
Guérin, toute à son deuil éternel, la « veuve » Eugénie
se retira dans la chapelle de ses pieux souvenirs et eut
(1) Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, tome III, pages 173 et 174.
— 149 -
la pudeur virginale de ses larmes amères versées en
silence. Solitaire désormais, elle ne voulut point être
consolée ; le cœur brisé, elle mourut au monde, à toute
espérance de bonheur terrestre et aux plus chers rêves
d'avenir, qui lui eussent paru des sacrilèges.
Mais, en 1838, à la veille du mariage de son frère, Eugénie
était joyeuse. Sa joie rayonnait sur son visage et l'illu-
minait de ces éclairs de feu, plus séduisants que la
beauté elle-même. Elle marchait dans un nuage, comme
une déesse ; elle allait allègrement par les sentiers de
l'illusion, en attendant de gravir le calvaire de la
souffrance. Le bonheur montait de son cœur dans son
regard et auréolait sa pâle figure de patricienne malade.
Elle eut son jour d'ivresse, le 15 novembre 1838, quand
Maurice épousa la jolie « tourterelle bleue des bords du
Gange », oiseau rieur et chanteur dont les mélodies,
pensait-on, inspireraient de nouveaux poèmes au poète
du Centaure.
Barbey d'Aurevilly n'eut pas, ce jour-là, les mêmes
impressions de calme et d'espérance. Souffrait-il à l'idée
que son meilleur ami posséderait maintenant un foyer,
alors que lui, l'éternel vagabond, continuerait d'habiter
les hôtelleries de passage, les gîtes du hasard, et ne
trouverait point où fixer son cœur? Avait-il, par une
singulière clairvoyance, — ce « Lord Anxious » (comme
il s'appelait lui-même), — le pressentiment des catas-
trophes futures et se défiait-il encore, jusque dans les
sourires et les caresses de la fortune, de ce qu'on nomme
la vie, cette traîtresse qui nous frappe par derrière et à
l'improviste ? Toujours est-il que, malgré la tranquillité
extérieure qu'il affecte et le ton de détachement suprême
avec lequel il traduit ses émotions, d'Aurevilly ne semble
point avoir partagé les belles insouciances de ses amis,
- 150 —
au jour où Guériu signait un bail de bonheur si tôt
déchiré par Va mort.
Après ce mariage, l'auteur de Germaine est plus
triste que jamais. Toutefois il cherche à réagir contre
ses pensées. « Je plonge dans l'écume de la réalité,
écrit-il le 22 décembre. Je suis dans cette disposition
desprit qui me rejette éternellement dans le monde
extérieur et aux surfaces. » Deux jours après, la nuit de
Noël, « sainte nuit pour les Turquety et autres poètes
catholiques, mais non pour moi »,(déclare-t-il irrévéren-
cieusement), il se plaît, pour faire diversion à ses
tristesses., à raconter « mille aventures scandaleuses »
et à dire « mille cynismes ». Le lendemain, il recom-
mence sa vie de dissipation mondaine. « J'ai mangé du
gigot, parfaitement crû, avec un appétit de cannibale ;
— les femmes étonnées de voir un séraphin, à la taille
féminine, engouffrer de tels morceaux de chair sai-
gnante, comme si Lauzun, délicat et blond, avec sa
taille de jeune fille déguisée en garçon, n'était pas le
plus grand mangeur de cette cour de Louis XIV qui
mangeait comme elle savait faire tout ».
Tous ces dévergondages ne l'empêchent pas, heureu-
sement, de travailler et de continuer ses vigoureuses
polémiques au Nouvelliste. « J'ai, dit-il avec satisfaction,
daubé d'importance les Américains, peuple de mar-
chands sans génie qu'un Tocqueville seul peut admirer ».
De jour en jour, il se soumet plus volontiers aux besognes
de la presse moderne, et voici comment il s'exprime
sur le compte de ce pouvoir nouveau, que d'aucuns
appelaient alors un sacerdoce : « Je reconnais que ce
métier de journaliste développe et que, depuis ces six
mois de frottement aux idées appUcables, j'ai immensé-
ment appris. On devine tout à ce métier, on calcule
- 151 -
tout ; et le tact, qui est une faculté acquise, on le crée en
soi.... En somme, pour qui a quelque génie de coup
d'oeil et quelque audace de volonté, le journalisme est
l'EUit-Mojor des hommes d'Etat modernes. Si l'on n'en
a pas, la pensée y deviendra plus souple, l'expression
plus nette, la phrase plus serrée, moins ambitieuse,
surtout l'esprit plus pratique ; n'est-ce donc rien que
cela?... ». En vérité, c'est beaucoup; et nos journalistes,
même les plus grands, n'en savent pas toujours aussi
long, au bout de six mois d'apprentissage.
D'Aurevilly avoue, du reste, avec bonne grâce, n'être
pointencore un journaliste accompli, lllui arrive, commeà
beaucoup d'autres débutants, de « manquer net » ses arti-
cles. « L'expression m'a entraîné, cavale dangereuse qui
m'emporte parfois sur sa croupe et à laquelle je briserai
plutôt les jarrets que de ne pas l'arrêter ». Voilà ce
qu'il note le 17 janvier 1830. Mais, le lendemain, il prend
sa revanche. « J'ai, dit-il, fait un diable de bon article,
d'un tour oratoire et écrit comme il aurait été parlé ». On
voit que, jusque dans les journaux du « juste milieu»,
on peut apprendre congrûment son métier.
Pourtant notre aristocrate se trouve un peu dépaysé
dans cette atmosphère bourgeoise où la médiocrité de
ses ressources l'oblige à vivre. 11 se dédommage, par les
confidences de son Memorandwn, de ne pouvoir dire
toute sa pensée le long des colonnes d'un journal modéré.
Ses conceptions absolutistes ne se font pas encore jour,
mais l'ancien républicain de 1832 n'apparaît pas davan-
tage. A parler juste, on ne sait ni ce qu'il veut ni où il
tend, en fait de politique. Il n'a pas eu le temps, sans
doute, d'établir et de fixer ses théories. Comme nombre
de journalistes de toutes les époques, il a pris la plume
sans idées préconçues, n'étant en réalité systématique
— 152 —
ment hostile à personne, n'ayant de répugnance à rien et
se montrant légèrement sceptique, sinon indifférent à
tout. En un mot, le d'Aurevilly de 1838 et des années
suivantes n'a aucune doctrine politique ou sociale; il
n'est dès lors nullement embarrassé d'aller de Tane à
l'autre et de faire son profit de toutes.
On croit discerner néanmoins qu'il n'est pas absolu-
ment satisfait de la Monarchie de Juillet. « La royauté
n'existe plus,— déclare-t-il gravement le 21 janvier 1839,
— et celle de la Charte est une Royauté châtrée. On cou-
pait les cheveux autrefois et l'on fourrait dans un cou-
vent. On a remplacé ceci par les chartes constitution-
nelles ; les bourgeois sont les plus forts et gouvernent,
la Chambre est et sera désormais Reine défait. Qu'on
frémisse de cela, qu'on ne veuille entrer pour rien dans
un tel état de choses, peu importe. Il faut dire comme
l'ermite de Prague, dans Shakespeare : Cela est 2^(irce
que cela est, et ne changera que pour empirer ». Jolie
perspective, n'est-ce pas ? qu'on nous ouvre là ! Naturel-
lement, d'Aurevilly n'insère pas ces « prophéties » dans
le journal de M. Thiers ; il les consigne seulement dans
son propre journal, dans ce Memcn^andwn où il jette
pêle-mêle toutes ses pensées.
Mais ce travail perpétuel, cette application soutenue,
qu'exige sa nouvelle vie d' « homme public », empêche
l'auteur de Germaine de s'arrêter maintenant trop sou-
vent à ses malaises romantiques. Personne ne s'en
plaindra. On voit, par contre, se dessiner, s'ébaucher en
lui, un être sérieux, laborieux, même grave à certains
moments, comme il convient à un journaliste digne de ce
nom. La transformation du fils de Théophile Barbey a
été rapide. Elle semblerait peut-être inexplicable, ayant
été très brusque, si elle était complète. Mais elle est plus
— 153 —
superficielle que foncière. Il ne faut pas crier trop vite au
miracle. Les dernières lignes du Second Mémorandum
témoignent d'une amélioration certaine de l'état d'âme
du Parisien d'Aurevilly et même, si l'on veut, d'une gué-
rison partielle de ses imprécises maladies. Elles n'an-
noncent point une santé morale parfaitement rétablie.
« J'ai travaillé jusqu'à 11 heures, — écrit notre journa-
liste, le 22 janvier, — l'esprit assez misérable, mais réa-
gissant. Je ne me fatigue pas de résister à ces angois-
santes dispositions intérieures ». Toutefois il ajoute:
« Je m'ennuie de mon énergie comme du reste». On de-
vine assez par là que, malgré les progrès accomplis, il
ne peut être encore question d'une totale délivrance de
cette âme améliorée, mais décidément bien difficile à
assainir. La tumeur romantique est toujours purulente :
ce n'est pas une opération aisée que d'en neutraliser le
« virus ». A tout instant, la plaie se rouvre: se cicatri-
sera-t-elfe jamais ?
Elle a chance de se cicatriser un jour, si Barbey d'Au-
revilly se débarrasse peu à peu de ses ennuis imaginai-
res et de ses exaltations fictives, s'il se contente des
souffrances réelles de la vie, lesquelles ne lui feront
jamais défaut. Il connaît l'école de l'adversité, pour y avoir
entendu, à des heures pénibles, de pénétrantes leçons
dont il n'a pas assez profité. Rude apprentissage que
celui-là ! mais éminemment salutaire, car il retient l'âme et
la fixe sur un objet précis, sur une douleur présente, et
ne la laisse pas îiller à la dérive, en quête d'émotions
nouvelles. La mauvaise fortune est souvent une fée bien-
faisante. Elle apprend à l'homme la loi de la souffrance,
la grandeur morale de ces épreuves, d'où il doit sortir
plus fort et mieux trempé.
Justement, Barbey d'Aurevilly était à la veille de
- 154 —
recevoir UQ avertissement bien cruel,— doublement cruel,
— de la destinée. Le pauvre Maurice de Guérin, miné
par la maladie et n'ayant plus que le souffle, venait de
quitter Paris. A peine arrivé au Cayla, il expirait entre les
bras de sa jeune femme et près de sa sœur Eugénie, le 19
juillet 1839. 11 n'avait pas encore vingt-neuf ans et n'était
marié que depuis huit mois. Le deuil est universel parmi
ceux qui ont connu ce charmant poète, plein d'avenir;
mais, à l'exception de la chère « pastoure » et de sa fa-
mille, personne nepleuredes larmes plus sincères et plus
angoissées que l'ancien camarade du collège Stanislas,
le confident des meilleures pensées de Maurice, le com-
pagnon de ses rêves, son frère d'intelligence et de cœur.
Dès que la douleur lui laisse quelque répit, l'auteur de
Germaine rassemble les précieux fragments d'œuvres
où s'est essayé le talent naissant et déjà mûri de Georges-
Maurice de Guérin. Lettres, journal, vers, poèmes en
prose, il veut, avec toutes ces pages inachevées et épar-
ses, élever un monument à la mémoire de son ami. Mais
il se heurte, naturellement, au mauvais vouloir des édi-
teurs. Nul ne consent à mettre au jour les écrits d'un
ignoré, qui n'a pour patron qu'un inconnu. D'Aurevilly
fait ainsi, une fois de plus, l'amère expérience du com-
merce des hommes. Aussi rentre-t-il désenchanté dans sa
« tour d'ivoire», — serrant pieusement, comme un trésor,
les manuscrits qu'il possède. Il ne s'en dessaisit, — par-
tiellement, — qu'un instant, en faveur et à la requête de
George Sand, qui s'est enthousiasmée du jeune poète,
mort en sa fleur, et publie un sensationnel article sur
l'auteur du Centaure dans la Revue des Deux-Mondes
du 15 mai 1840. Toutes les autres tentatives, faites auprès
de d'Aurevilly pour obtenir la remise des chers papiers,
demeurent infructueuses. En assumant la responsabilité
- 155 -
de faire connaître Guérin, il a pris, pour ainsi dire,
charge dame; et il ne veut point faillir à ce qu'il consi-
dère un devoir sacré.
c^ Je gardais les papiers de Guerin avec la férocité d'un
Dragon, racontait-il plus tard (lettre à Trebutien, 21 août
1S.V)). Je m'en regardais plus maître que son père lui-
même et Je ne voulais les publier qu'en temps utile. Or,
le temps utile, pour moi, vous le savez, c'était le temps
où j'aurais moins d'obscurité littéraire sur mon nom. Je
voulais avoir des clochettes d'or à mettre à mon Gerfaut,
mon doux Gerfaut de génie! Je voulais le chaperonner
sur un gant de velours, brodé au moins de quelques pau-
vres petites paillettes! Si vous saviez à quels gringalets
légitimistes les pauvres Guérins, qui ne connaissaient rien
des intriiiaiUcrics parisiennes, auraient livré les Reli-
ques de Maurice, si je ne les avais pas tenues sous clef!
Ah! le génie contemplatif et naïf d'Eugénie ne l'aurait
que mieux poussée à des relations dangereuses pour la
mémoire de notre ami. On serait tombé dans le feuilleton
de la Gazette de France.... Je permis seulement à
Madame Sand de faire l'article de la Revue des Deux-
Mondes pour prendre date d'une manière éclatante dans
la publicité contemporaine et en vue de ce que je j^roje-
tais pour plus tard ».
Mais de longues années s'écoulèrent avant que Barbey
d'Aurevilly fût en état de réaliser ses pieux projets. Il
fallait qu'un peu de renommée descendît sur lui pour
qu'il eût enfin la bonne fortune de saluer un jour « l'en-
trée, dans la littérature, d'un poète d'une distinction su-
prême, en train de dégager, quand il est mort, une ravis-
sante personnahté » (1).
(1) Le Pays, 1" février 1861.
CHAPITRE IX
L'Amour Impossible
journalisme: Le Globe, leMoniteurde laMode
LE DANDY GEORGES BRUMMELL
COLLABORATION AU Jounial cles Débats
PREMIÈRE ÉBAUCHE D^ Une Vieille Maîtresse
(1840-1845)
Revenu à lui-même, à ses sombres pensées et à ses
préoccupations ordinaires, après la mort, toujours pleu-
rée, de Maurice de Guérin, — Barbey d'Aurevilly achève
V Amour Impossible, « entrepris, dit-il, pour soulager un
peu mes esprits depuis si longtemps abattus». Il y peint
deux personnages étranges qui par malheur sont très
réels.
La froide Bérangère de Gesvres, que rien ne passionne
et qui cache, sous une carnation splendide, une insensi-
bilité de statue, pervertit parla contagion de ses noncha-
lances le jeune, élégant et dandy Raimbaud de Maulé-
vrier. Celui-ci, peu à peu, devient ce que d'Aurevilly
rêvait d'être autrefois, « an indiffèrent chikl of the
— 157 —
earth », un blasé, impuissant à l'émotion et à l'amour. Ces
deux momies essayent de réchauffer ce qu'ils osent encore
appeler leur âme, — leur « vieille âme centenaire », —
par des discours enivrants que leur bouche profère, mais
que tous leurs actes démentent et renient. Ils n'y peu-
vent réussir. Et la conclusion, qu'ils tirent de leur expé-
rience avortée, est d'une tristesse navrante qui fait fris-
sonner et donne presque la sensation du néant. « Mais
moi, s'écrie Bérangère, mais nous, mon ami, qu'avons-
nous? Qu'est-ce qui nous console? Qui occupe notre vie?
Qu'aimons-nous ? L'idée de Dieu nous laisse froids, la na-
ture nous laisse froids; nous n'avons que l'esprit du
monde, du monde qui n'a pas un intérêt vrai à nous
offrir, et à qui nous n'avons rien à préférer. Esprits bor-
nés, natures finies, c'était pour nous que l'amour devait
être la grande préoccupation, la grande affaire, le grand
enthousiasme de la vie, — et l'amour, dans nos âmes
glacées, n'a été qu'une fantaisie sans émotion ou sans
noblesse, et quand il s'est agi de nous, Raimbaud, — un
avortement en amitié » (1). Pour combler le vide de leur
cœur, à quels expédients, à quelles distractions recour-
ront donc ces infortunés? « Ils montèrent en voiture, pour
aller, je crois, acheter des rubans » (2). Ce mot de la fin
est d'une ironie charmante et d'une vérité cruelle. Voilà,
en effet, le seul travail dont soient capables le pauvre
Raimbaud, jeune dandy de 27 ans, et la malheureuse
Bérangère qui vient à peine de dépasser la trentaine.
Barbey d'Aurevilly avait échappé, non sans efforts, au
misérable état d'âme de Maulévrier. C'est même pour se
(1) J. Barbey d'Aurevilly, L'Amour Impossible (éd. Lemerre, 1884)
p. 164 et 165.
(2) Ibid., p. 166.
. — 158 -
« laver » l'esprit de toutes ces « écumes du passé », qu'il
s'est décidé à écrire VAmou?' ImjMssible. Mais en lui
subsiste le Dandy, — survivant à tous les rêves qui ont
exalté sa première jeunesse. Ne lui restera-t-il plus que
cette suprême ressource pour donner quelque intérêt à
son existence? Ses amis d'antan ont disparu. Guérin est
mort ; Gandin vit dans le tourbillon des affaires ; Trebu-
lien a quitté Paris.
Le pauvre Trebutien! il n'a point fait fortune auprès
d'Edelestand du Méril. La Revue critique, bien qu'ayant
fourni une carrière plus longue que la Revue de Caen,
n'a pas mené ses rédacteurs à la richesse. Elle a végété,
et eux aussi. Trebutien est découragé. Paris lui a été
aussi fatal que Londres. Il veut maintenant retourner à
Caen. Mais est-il assuré d'y pouvoir vivre? Après bien
des démarches et sur la recommandation de Guizot, il
obtient à Caen la place de bibliothécaire-adjoint. Fonc-
tions très modestes, fort médiocrement rétribuées! elles
suffisent pourtant aux besoins de cet anachorète, et lui
garantissent le pain... et le thé de ses vieux jours. Le
brave homme trouve même le moyen, avec ses appointe-
ments de 900 francs, de se dévouer à ses amis, de leur
venir en aide et d'éditer luxueusement, leurs œuvres
poétiques ou romanesques.
Au surplus, Trebutien s'est bien assagi depuis plusieurs
années. Le malheur a opéré dans son àme la même
révolution qu'accompht chez tant d'autres la prospérité.
Républicain et saint-simonien en 1830, nous le voyons
à Caen, vers 1840, conservateur et catholique. Mais sou
cœur a conservé les mêmes générosités et les mêmes
ardeurs d'enthousiasme qui l'entraînaient, il y a dix ans,
dans le royaume d'Utopie ; elles l'emportent, a pré-
sent, a travers d'autres régions, moins enchanteresses
- 159 —
peut-être et qui l'inclinent moins à la rêverie, — dans
l'empire un peu nuageux de la tradition des siècles monar-
chiques et dans l'invisible cité de Dieu. Toute sa vie,
Trebutien restera jeune de cette éternelle jeunesse que
les années ne flétrissent pas, car elle a sa source au plus
profond de l'être et, ne s'éteignant qu'avec lui, elle s'épa-
nouit sans cesse en une floraison merveilleuse de bonté
et de charité. Cette jeunesse de l'âme, un mot la résume
et en dévoile le secret : c'est le don de soi-même. Quel
dommage que d'Aurevilh'- n'ait point à Paris, auprès de
lui, ce compagnon fidèle, cet Achate bienfaisant, ce frère
aîné qui serait son protecteur et son ange tutélaire !
Seul, en effet, et comme perdu dans le monde parisien,
Barbey d'Aurevilly ne sait point lutter sans relâche
contre les entraînements du dehors. Il gaspille ses forces
et son talent dans la mêlée confuse d'une vie artificielle.
Les salons le retiennent plus que de raison : il y flâne,
baille et perd son temps. S'il y enrichit le trésor de ses
observations, il n'a pas le courage d'en tirer parti. Il vol-
tige et vagabonde en papillon, il ne se fixe nulle part. 11
faut que les nécessités de l'existence le prennent à la
gorge pour qu'il se livre à un travail suivi. Mais ici encore
les déceptions l'attendent. Il ne trouve point d'éditeur pour
son Autour Impossible, et, comme sa fierté répugne aux
sollicitations, il aime mieux souffrir en silence que réa-
gir vaillamment contre l'hostilité du sort.
Enfin, aux premiers mois de l'année 1841, il rencontre
l'oiseau rare, longtemps cherché, — un éditeur. Seule-
ment, l'infortunée Bérangère de Gesvres glace sans doute
le public par sa froideur contagieuse et sa vie factice :
elle va se perdre dans l'indifférence générale. On ne
s'aperçoit guère, dans la littérature et la critique du
temps, de la présence do cette femme superbe, parée
- 160 —
des plus beaux atours, riche d'aventures romanesques et
anormales, avide de fantaisies, de distractions et de
raffinements intellectuels, à qui, en un mot, rien ne
manque... que le souffle ardent d'une poitrine humaine.
C'est une morte qui traverse, sans soulever Tatlention,
le monde des vivants.
Il n'y a que Trebutien qui s'intéresse à cette triste
destinée d'une déesse impassible figée dans ses bande-
lettes aristocratiques. Il fait insérer dans la Revue de
Caen, — ressuscitée et renouvelée, mais non plus dirigée
par lui, — une longue réclame, très élogieuse pour
V Amour hnpossible et son auteur. C'est à coup sûr une
manifestation tout à fait platonique d'une amitié active
et dévouée, car la réclame, si belle qu'elle soit, ne fera
pas vendre un seul exemplaire en Normandie. N'im-
porte ! le procédé est charmant et touche infiniment
d'Aurevilly. Celui-ci, pour récompenser Trebutien de sa
complaisance empressée, lui explique l'objet de son
livre. «C'est, lui dit-il le 14 mai 1841, une espèce de
mauvaise plaisanterie, écrite pour les porteuses de
manches plates, et qui a assez pris dans le monde, ici.
L'important était que ce fût écrit avec une légèreté qui
s'en va, chaque jour, des livres et du monde, au grand
regret de ma très superficielle personne. Les gens diffi-
ciles, au nom de l'amitié qu'ils me portent, comme
du Méril, par exemple, ont regretté de me voir, moi à
qui ils accordent (c'est peut-être un cadeau) quelque
force, faire au pastel de la peinture chinoise sans ombre;
mais les hommes de mon siècle m'ont tant ennuyé de
leurs airs encravatés et graves qu'il fallait à la fin que
je m'inscrivisse en faux contre le pédantisme de ce temps.
Je l'ai fait. Blâmera qui voudra. Je ne me tiendrai pas
dans cette voie. Un de ces jours j'attaquerai la fibre
— 161 —
humaine plus énergiquemeut que dans ce pamphlet gris
de lin... C'est le dernier mot de mes prétentions de jeune
homme ; un mélancolique adieu à cette vie de Dandy qui
a tant dévoré de choses dans la contemplation de ses
gilets ! » Mais ce que d'Aurevilly ne dit pas, même à son
cher Trebutien, c'est qu'il a « vécu » les états d ame de
Raimbaud de Maulévrier avant d'en faire le récit. Tou-
jours sa pudeur de gentilhomme arrête sur ses lèvres
les confidences ou les confessions.
\J Amour hnpossible n'était pas de nature à plaire au
public : les personnages d'exception, qui y sont repré-
sentés, n'éveillent pas le moins du monde la curiosité du
lecteur. Il faut y voir ce que nous y voyons, — et ce qui
s'y trouve réellement, — c'est-à-dire un « document
d'âme », la description fidèle d'un état moral du Barbey
romantique de 1838 à 1840, — pour y prendre quelque
intérêt. Les contemporains ne pouvaient apercevoir ce
fond réel, ces replis cachés de l'auteur du roman :
d'ailleurs, eûssent-ils découvert ces « dessous » véri-
tables, il s'en seraient tout de même peu souciés. Aussi,
à part la bienveillance de Trebutien et de deux ou trois
feuilles mondaines, le livre ne vaut à d'Aurevilly aucune
renommée, même discrète. Seule, une petite notice
anonyme, insérée dans la Revue des Deux-Mondes du
l""" juin, le console du peu de bruit que fait Bérangère. Il
est légèrement malmené par le rédacteur de la grave
Bévue, mais qu'importe? Le principal, c'est qu'on s'oc-
cupe de l'auteur. Il est vrai que la sobre mention, octroyée
comme à regret par Buloz, n'est pas susceptible de
rendre célèbre un débutant. Il eût fallu un article de
Sainte-Beuve pour faire connaître, pour « sacrer » le
jeune écrivain. L'article a été demandé, mais il n'est pas
venu.
li
— 162 —
S'il n'écoutait que ses goûts et ses ambitions, Barbey
d'Aurevilly prendrait vite son parti d'un insuccès litté-
raire et l'oublierait eu se rejetant dans la vie mondaine.
Ce ne sont point, en effet, des mésaventures que lui
réservent les salons du Faubourg-, ce sont de francs
succès et d'heureuses fortunes. On y apprécie fort son
genre de talent, léger quand il lui plaît, superficiel pour
agréer aux dames, et spirituel pour faire pâmer d'aise
les douairières. Mais il faut vivre, et les salons ne four-
nissent pas le pain de chaque jour. Notre Dandy est
contraint à redevenir joui-naliste. 11 entre au Globe le
1" avril 1842.
Dans ce journal, que la collaboration de Dubois, de
Vitet et du comte Duchâtel avait naguère rendu fameux,
d'Aurevilly publie d'anonymes et assez incolores études
d'histoire, d'économie sociale et de poUtique extérieure,
— comme il avait fait trois ans plus tôt au Nouvelliste.
Sur le champ, grâce sans doute à l'influence du milieu,
il devient un grave personnage. '< Je ne vis plus dans les
hôtels à la bohémienne, écrit-il à Trebutien le 16 avril,
mais dans le plus gentil boudoir de mon style, rue de la
Ville-FÉvêque, n° 10 bis. Je suis entre Mole et Guizot,
comme entre l'eau et le feu. Comme vous voyez, c'est la
rue des hommes d'Etat ». Et il ajoute plaisamment :
« J'interromps un article sur les monnaies, pour vous
écrire. Un article sur les monnaies, moi ! le croiriez-
vous, bon Dieu ? Oui, mon cher, c'est ainsi. Et je dis
comme Figaro : 11 ne s'agit pas de tenir une chose pour
en bien parler. »
Mais il ne se contente pas de ces exercices de la
plume. Il n'y pourrait dépenser toutes ses énergies
bouillonnantes. Il rêve de jouer un rôle actif. Oh ! s'il lui
était donné de prendre part aux affaires de l'Etat, quelles
— 163 —
merveilles il y ferait ! En attendant, il est tout heureux
qu'on essaie ses talents dans la politique militante et
qu'on lui confie, par exemple, la mission de faire élire un
député. « Depuis que je ne vous ai écrit, mande-t-il à
Trebutien le 25 mars 1843, j'ai fait du journalisme en
province. J'ai été envoyé à Dieppe pour brasser une
élection ; et cette élection, je l'ai enlevée contre vent et
marée. J'ai battu les journaux de l'administration et
rallié des légitimistes à un candidat qui ne l'était pas.
C'a été un coup de partie bien manié et qui m'a fait
honneur. J'estime plus ce succès qu'un succès d'écrivain;
c'est un succès d'homme d'action, de la politique sur le
vif, de l'influence de lang-age, de manières, de tenue.
Comme vous êtes mon ami, je vous conte mon succès et
le savoure dans le plaisir qu'il vous causera. Penser à un
succès dans la joie qu'il cause à un ami, c'est boire son
nectar dans une coupe d'or. » Pour un peu, le candide
d'Aurevilly chanterait un hymne d'actions de grâces au
Seigneur des batailles électorales et se croirait désormais
un homme d'État accompli.
Toutefois, malgré ces préoccupations politiques, il ne
laisse point de songer à diverses publications qu'il projette.
Avant tout, il voudrait que sa Germaine vît enfin le jour.
Aussitôt après, il se consacrerait à l'édition des œuvres
posthumes de Maurice de Guérin. « Cette damnée édi-
tion, dit-il, est fort retardée par Germaine, qui devait
paraître ce mois-ci et qui n'a pas paru à cause d'un pro-
cès de mon éditeur avec un de ses confrères. Sitôt que
Germaine aura fait son entrée dans le monde, je m'oc-
cuperai des magnifiques choses laissées par notre
ami. » Pauvre Germaine ! elle est bien difficile à placer.
Elle ne trouve pas de prétendant et d'Aurevilly, comme
il l'avoue lui-même, n'est pas à la veille de la marier. En
— 164 —
guise de consolation, Trebutien lui propose d'éditer la
Bagne cVAnnihal. « Je suis très touché, très reconnais-
sant et presque ému de votre idée, répond le romancier
peu gàlé par la fortune. C'est une des choses qui me
flattent le plus, et qui devaient le plus me flatter, que
voire proposition ; et je veux vous en témoigner ma
reconnaissance en vous dédiant la dite Bague. »
Ce n'est pas tout. Chez Barbey d'Aurevilly, les con-
trastes sont de rigueur. Il s'en fait une loi. Il les voudrait
en harmonie perpétuelle, en équilibre, dans son esprit. A
ses yeux, rien n'est plus piquant que d'alterner les graves
études avec les fantaisies les plus inattendues. Aussi,
tout en continuant sa collaboration au Globe, entre-t-il au
Moniteur de la Mode, où il signe du pseudonyme de
Maximilienne de Syrène de délicieux riens sur la toilette
féminine. Il s'amuse, l'aconte-t-il, « à tracer des imperti-
nences parfumées, à l'usage des plus pauvres esprits et
des plus jolies figures du siècle. » Il y réussit admirable-
ment, ayant passé ses premières années de vie pari-
sienne à causer avec les femmes, à parler chiffons, robes
et jupes, en leur compagnie. Dans ce milieu de la mode
et des couturières, où son caprice le conduit, il développe
avec grâce et presque avec compétence ses principes en
fait d'esthétique de la toilette. Il a même le dessein de
séduire ses lectrices en les entretenant du grand dandy,
Georges Brummell, qu'il a naguère rencontré à Caen.
« Je voudrais faire pour ce répertoire de choses oiseuses,
écrit-il à Trebutien en avril 1843, un article biographique
sur Brummell, le grand Brummell, dont les gilets blancs
causaient de si violentes insomnies à Byron. Or, Brummell
est mort à Caen. Je l'y ai vu et vous l'y avez connu peut-
être. Ne pourriez-vous m'envoyer des détails sur ce
gaillard-là ? Vous m'obligeriez. Songez que je suis très
— 165 —
friand de tout ce qu'il y a de plus excentrique. Je ne
repousserai rien; j'aiguiserai flèche de tout et je compte
sur vous. »
Mais la direction du Moniteur de la Mode lui fait
observer qu'il se perd dans des considérations trop
hautes pour la g-énéralité des lectrices. Ce rappel à
l'ordre ne lui plaît point. Piqué au vif, d'Aurevilly rompt
tout net avec d'aussi stupides marchands de chiffons.
« Je veux bien, dit-il, écrire pour des poupées de bonne
compagnie, mais pas pour des couturières. Les indus-
triels qui sont à la tête de cette publication ont trouvé ce
que j'écris trop métaphyùf[ue, trop élevé pour leur
public, et je les ai laissés lui parler un langage plus digne
de lui et d'eux. » Alors, selon la formule célèbre, en
usage dans tous les temps, il change son fusil d'épaule.
Toutefois, comme il est par-dessus tout amoureux du
contraste, il destine son travail sur Brummell... à la
Revue des Deux-Mondes. Tomber d'un atelier de
modistes dans la maison de François Buloz, quel scan-
dale! Si le vertueux Savoyard connut cette sacrilège
aventure d'un des aspirants-rédacteurs de son recueil, il
n'eut évidemment pas besoin d'un autre prétexte pour
l'en éloigner à jamais.
Barbey d'Aurevilly ne s'arrête point à de pareils
scrupules. Il se met, plein d'ardeur, à l'étude du sujet
dont il s'est épris. Il accable Trebutien du nombre et de
la variété de ses questions. « Où Brummell a-t-il été
élevé ? lui demande-t-il le 6 mai. — Quels ont été ses
plus miïmQs partnei-s dans la vie ? était-il joueur et
ivrogne ? — deux qualités anglaises. Avait-il eu des
relations (et quelles relations?) avec Pitt, Fox et Sheridan !
avec Sheridan, surtout, Dandy aussi, fler de sa main
plus que de son discours sur les begums et de sa comédie
— 166 —
the school of scandai ; la faisant mouler, cette main, et
l'offrant aux adorations de l'Ang-leterre? Brummell avait-
il été marié ? quelles conséquences de son mariage ?
quel son tempérament? lymphatique, sanguin ou bilieux?
J'ai besoin de son portrait physiologique. Avec son
portrait physiologique, j'aurai tout. » Et il ajoute : « Mon
projet s'est agrandi. Brummell n'en est que la cariatide.
Mon travail portera pour titre : Essai sur le Dandysme,
avec une biogfrqyJiie de Brummell. »
Toujours à l'affût des renseignements, Trebutien
apprend qu'un certain M. Jesse achève présentement en
Angleterre une étude très longue et très complète de la vie
de Brummell. L'excellent bibliothécaire fait part de sa dé-
couverte à d'Aurevilly. Ce dernier n'abandonne point pour
cela son sujet. Il désire même entrer en rapports épisto-
laires avec l'écrivain d'Outre-Manche. « Poussez ferme
le gentleman., dit- il à Trebutien le 2 juin, pour qu'il me
réponde sous le plus bref délai, car j'ai hâte de me fourrer
à écrire et à me purger des idées (si idées il y a) qui
demandent à sortir de cette chose qu'on appelle le cer-
veau. Il y a un degré, dans la conception, qu'il faut saisir,
pour que l'exécution vaille quelque chose. J'en suis arrivé
à ce degré-là. » Quatre jours plus tard, il revient à la
charge, tant il est possédé de son sujet ! Il explique, par
la même occasion, ce que décidément il veut faire.
«Je dirai, en le précisant, ce que c'est que le Dandysme;
j'en montrerai les caractères, j'en ferai la législation, et
enfin je compléterai l'idée par l'homme qui personnifie le
plus cette idée dans sa magnifique absurdité ».
Mais, au moment où il va commencer d'écrire son
étude surBrummell, peu s'en faut que d'Aurevilly ne laisse
tout de côté. Son journal le Globe voudrait l'envoyer à
Langres « faire un nouveau député » : c'est ainsi que
- 167 —
notre Dandy s'exprime, non sans malice ; et il se donne
à lui-même ce fier témoignage : « Je suis un Warwick
électoral ». Sa première campagne a été si heureuse
qu'on tient à lui confier une seconde opération d'un genre
analogue. D'autre part, on lui offre la direction d'un
journal de province. «J'ai failli m'exiler de Paris ces
jours derniers, mande-t-il à Trebutien le 8 juin. On m'a
proposé de diriger une presse départementale. (C'est la
quatrième proposition qu'on me fait depuis l'élection de
Dieppe). Je serais allé à Lille, avec 600 francs par mois,
ce qui eût été honnête ». Cependant, malgré son désir
d'accepter d'aussi mirifiques avantages et l'orgueil qu'il
éprouve à se voir traité en politique sérieux, influent et
de haut vol, d'Aurevilly a la fermeté héroïque de résister
à la tentation.
D'ailleurs, deux choses le retiennent à Paris : c'est
d'abord son Brummell ; c'est aussi et surtout l'espérance
qu'il a de collaborer bientôt au Journal des Débats.
Victor Hugo, auquel il a fait quelques visites de politesse,
s'intéresse à lui et s'entremet en sa faveur auprès des
Bertin. Mais l'-accès de la maison de la rue des Prêtres
n'est pas des plus aisés. « La règle au Journal des
Débats, écrit d'Aurevilly le 10 décembre, est de ne
recevoir personne dans la rédaction quotidienne, dans la
polémique, avant une espèce d'initiation qui consiste
dans l'examen de livres de politique et d'histoire. Obtenir
un livre est le précédent nécessaire, et, quelque recom-
mandé qu'on soit, ce n'est pas chose facile, je vous jure,
que de se le faire donner. » On lui remet, finalement, un
livre à étudier : la Vie d'Innocent III, par Hurter.
Sur ces entrefaites, Trebutien a terminé l'édition de la
Bague d'Annibal. Le livre paraît en octobre 1843. Mais,
quoiqu'il recueille un plus grand nombre d'articles cri-
— 168 —
tiques et comptes-rendus que V Amour Impossible, il n'a
guère, somme toute, plus de succès. La Revue de Buloz
est muette, cette fois, et les grands journaux aussi.
Seules, quelques feuilles mondaines s'arrêtent à ce bavar-
dage d'homme oisif. C'est dans les salons que se fait le plus
de bruit autour de la Bague, qui n'a de mystérieux que
son titre. On chuchote le nom véritable des personnages
réels, à pein.3 déguisés, qui y sont mis en scène ; on se
scandalise de certaines privautés de l'auteur sur l'état-
civil de ses héros ; on note avec passion les traits
particuliers où se reconnaît l'identité de telle ou telle
femme de la haute société parisienne. Le scandale se
répand même en province. A Caen, où fut écrite cette
œuvre de première jeunesse, on la commente et on s'en
indigne. Trebutien en est tout effrayé et demande à son
ami l'explication de tant de fureurs soulevées par une
chose si légère- Qu'une coquette se plaise à fleureter
avec un homme et en épouse un autre, cela n'a rien
d'extraordinaire au fond : le naïf bibliothécaire ne
comprend pas qu'on s'exclame si bruyamment là-contre
et qu'on taxe d'immoralité le simple historien d'une
aventure authentique.
Barbey d'Aurevilly, au contraire, est fort heureux du
petit scandale qu'il a suscité. 11 en jouit en silence et s'en
repaît avec délices. Il aime mieux les succès mondains'
propagés par le caquetage des femmes, que les plus
décidés succès littéraires. 11 préfère la réputation, qui se
fait dans les boudoirs, à celle que décerne maigrement
la jalousie toujours éveillée des « plumitifs ». Un joli mot
de jolie femme, à propos de son œuvre, lui va plus droit
au cœur que l'article d'un critique, d'un pédant de Revue,
même d'un ami. 11 prise par-dessus tout les couronnes
qui lui sont tressées par la main délicate des dames du
- 169 —
Faubourg-, et il savoure avec un frémissement de vanité
les flatteries dont on l'accable ou les délicieux reproches
qu'on lui prodigue.
Aussi, pour ne pas laisser tomber l'enthousiasme
féminin, achève-t-il au plus tôt son BrmnnieU. 11 pense
que le vieux Dandy est bien de taille à séduire, même
après sa mort, les plus honnêtes « ladies » et à faire se
prosterner, devant sa personne ressuscitée, la longue
théorie de celles qu'il n'a pu conquérir de son vivant.
Capiteux parfums à respirer ! dans la solitude de sa
chambre, d'Aurevilly, nouveau Brummell, les subodore
déjà passionnément. « Je vous écris avec une plume qui
fume encore de mon Brummell, mande-t-il à Trebutien le
29 février 1844. Je viens de l'achever et de le jeter de la
fournaise dans mon tiroir. Qu'il s'y refroidisse ! »
Il ne veut pas, néanmoins, qu'il s'y « refroidisse » trop
longtemps. Quelques semaines après, il porte son
manuscrit à Buloz. On lui a dit que le directeur de la
Revue des Deux- Mon de s était maintenant assez bien
disposé en sa faveur. Il faut profiter de la bonne humeur
du rigide autocrate. C'est avec confiance que d'Aurevilly
va frapper à cette porte où il fut naguère si mal reçu.
Mais ses illusions sont de courte durée. « Je viens
d'éprouver à l'instant même, dit-il à Trebutien le 2 août,
ce qu'est la sottise humaine. Je vous avais écrit que
Buloz m'avait fait demander mon Brummell pour sa
Remie des Deux-Mondes. C'était une affaire arrangée,
quasi faite. J'étais assez sûr, — moi et mes amis, — de
la valeur de mon travail pour n'avoir aucune inquiétude.
Eh bien ! ma sécurité avait tort. Buloz n'a pas osé insérer
une étude, coupable de trop d'originalité. Il a parlé de
mon talent, m'a demandé un roman, m'a dit qu'il impri*
merait tout ce que je voudrais sur l'histoire pohtique de
— 170 —
l'Angleterre, enfin s'est j^^^osterné pour me i^efiiser, mais
m'a refusé. Voilà, mon ami. »
Cette mésaventure lui tient au cœur. Il y revient avec
tristesse quelques jours plus tard : « Dans un journal où
travaille Sainte-Beuve, où Gautier commence de prendre
un rang considérable, on a refusé mon article, parce
qu'il était maniéré. Quel sens profond et quelle justice !
La manière ! ils n'ont que cela à dire, et d'ailleurs je ne
crois pas qu'il y en ait beaucoup dans l'étude en
question. Mais il y en aurait eu, était-ce encore là une
raison pour rejeter un article, intéressant par le
fond, et qui eut introduit un peu de variété dans un
magazin qui périra par la monotonie, si les esprits sans
uniforme n'y mettent ordre? J'ai eu une entrevue d'une
heure trois quarts avec Buloz, et j"ai discuté et pulvérisé
toutes les objections de littérature et de convenance
commerciale qu'il a grommelées contre mon Brimimell;
mais que voulez-vous ? C'est une tête de bois. 11 a fait pis
que de ne pas comprendre, pourtant. 11 a été au-dessous
du bois dont sa tête est faite. Il- est convenu plusieurs
fois que j'avais raison dans mes prémisses, et quand je
voulais conclure, il reculait. Le bois ne fait pas cela. Je
l'honorais trop en l'appelant tête de bois. Je reprends
l'expression, qui m'était échappée, et je l'efface. Les
hommes stupides valent mieux que les esprits inconsé-
quents. »
C'est un grand enfant que Barbey d'Aurevilly. Aussi,
après quelques instants de découragement, se remet-il
vite à espérer. 11 ne tarde pas à entrevoir les chances
d'une autre combinaison pour son Essai slu • le Dandysme.
« L'affaire du Brummell a eu un certain retentissement,
-écrit-il le 28 août. AUoury (des Débats) qui est mon ami,
prétend que M. Bertin le prendra après mes deux articles
- 171 ~
sur Hurter. » Mais ce second projet croule comme le pre-
mier. Le potentat des Débats n'est pas plus enthousiaste
queBuloz du talent de l'écrivain normand «Il m'a donné
pour raison, mande celui-ci à Trebutien le 25 septembre,
tout ce qui n'est pas la raison vraie, que j'ai surprise au
fond de ses politesses et qui est : que la vanité du Direc-
teur des Débats ne veut pas d'un travail refusé à la Revue
des Deiijc-Moiides Voilà la raison vraie. A quoi bon les
prétextes ? Originalité trop crue, trop hardie, forme
d'article de Revue plutôt que forme d'article de Journal,
etc., etc., une demi-page^d'^te. Je n'ai pas cru un mot de
toute cette logomachie. A diplomate, diplomate et
demi. »
Voilà donc le Brummell à la mer... mais non pour
longtemps. Trebutien, Fange du dévouement, veille sur
la triste destinée de ce naufragé et se jette à son secours.
« Je vous fais cadeau du manuscrit » lui dit Barbey. Et,
tout fier de cette conquête nouvelle, le bibliothécaire
normand serre amoureusement, comme un trésor, les
feuilles légères où son ami a essaj^é de « codifier » le
Dandysme. Il pourrait les savourer en paix dans un coin
solitaire et retiré de sa vieille bibliothèque ou dans le
silence de son cabinet ; mais il n'aime pas les plaisirs
égoïstes. Il veut faire partager son admiration. Aussi se
met-il en devoir d'éditer à Caen le précieux manuscrit ;
il en soigne avec délices la toilette et, en décembre 1S44,
envoie à d'Aurevilly un petit chef-d'œuvre de typo-
graphie. Du reste, l'auteur a grossi son travail du début
et, par de nombreuses noies, l'a presque transformé en
livre. Le volume a fort bel air. Il est joli, il plaît aux
regards. Depuis qu'elle a passé par les mains pieuses de
Trebutien, l'étude sur Brummell paraît en quelque sorte
métamorphosée.
— 172 -
Cette bonne fortune donne à Barbey d'Aurevilly la
douce jouissance d'une comparaison et d'une terrible
vengeance intellectuelle. « Je viens de lire, dit-il à Tre-
butien, l'article de Lemoinne, imprimé dans la Revue des
Deux-Mondes au mois d'août, et, si la bêtise indignait,
je serais furieux. C'est du style de perruquier littéraire
payé par un commerçant de morale pour se scandaliser
des pots de pommade de Brummell. Ce nain blondasse
n'a vu que cela dans la vie de Brummell, malgré son
lorgnon. Si Brummell vivait encore, que lui ferait-il ?
Salirait-il son chausson verni, en le lui mettant... quelque
part ? » Le Dandy Barbey est bien sévère. L'article,
composé par John Lemoinne à la requête deBuloz et paru
le 15 Août 1844, n'est pas sans valeur. Spirituel, élégant,
piquant, il détonne même un peu dans le milieu grave de
la Revue. Il est, à sa manière, aussi léger, aussi souple,
aussi fantaisiste que l'étude de l'écrivain normand ; mais
il a moins de profondeur, --à supposer que le sujet
comporte cette qualité ; — en outre, il s'étend moins
longuement sur les nuances du dandysme et l'analyse de
la vanité humaine.
Tandis que d'Aurevilly achève, de concert avec Tre-
butien, la préparation de son Brummell, il se voit enfin
admis aux Débats. Seulement, on l'oblige à atténuer un
peu le coloris trop éclatant de son style. « Vous me
reconnaîtrez à peine, dit-il à Trebutien. Plus de couleur,
plus d'images ; tout muscle, nerfs et moelle : un style
qui ne sent guère les mille fleurs du Dandy ». C'est le
25 octobre 1844 que l'auteur de V Amour Im2'>ossihle a la
satisfaction de se contempler, à la troisième page du
Journal des Débats, « fort orieutalement couché, avec la
majesté d'un vieux calife ». Son article, terminé depuis
près d'un an, est consacré à V Histoire du Pajye Inno-
— 173 —
cent m, de Hurter. C'est une belle étude d'histoire
religieuse, où se fait jour la pensée, alors tout à fait indé-
pendante, de Barbey d'Aurevilly. Les principes catho-
liques ne l'enchaînent point à cette époque, et, tout en
les comprenant bien, tout en les traitant avec respect, il
garde à leur endroit, sans défiance, une grande et par-
faite réserve. Il n'a pas de « critère » dogmatique très
arrêté et se tient, par instinct, — pour ainsi dire, — vis-
à-vis des diverses manifestations de la croyance reli-
gieuse, dans une attitude d'éloignement sympathique
qui ne nuit pas le moins du monde à un jugement sain,
bien équilibré, absolument équitable. Il montre la une
vraie « neutralité » dont malheureusement il s'est, dans
la suite, écarté trop souvent.
Ce sage début inspire de vives espérances aux amis
de Barbey d'Aurevilly. Lui-même en éprouve une
légitime fierté. Aussi attend-il avec impatience l'inser-
tion de son second article, suite du premier. Mais il est
écrit que sa destinée sera toujours orageuse. La direc-
tion des Débats remet de semaine en semaine, — puis
de mois en mois, — la fin de cette étude à laquelle il
tient tant. Pourquoi diffère-t-on de la publier ? Il n'y
comprend rien et s'en indigne. Découragé, fatigué des
bonnes promesses qu'on ne lui ménage pas et qui ne
sont jamais suivies d'effet, il recourt encore une fois au
patronage de Victor Hugo, dont l'intervention a déjà,
l'année précédente, aiguillonné les lenteurs inexpli-
cables et les mesures dilatoires d'Armand Berlin. « A
qui m'adresserais-je, écrit l'infortuné journaliste au grand
poète, si ce n'était à vous, dont la bonté m'a appuyé si
longtemps et m'appuie toujours ?... Mon second article
n'a point encore paru. Ne pensez-vous pas que l'inter-
valle mis entre le premier et le second ne soit beaucoup
— 174 —
trop prolongé ? Le travail y perd de son unité, de son
effet sur l'esprit de celui qui lit. Enfin, c'est contrariant
de toutes les uKuiières J'ai vu M. Bertin plusieurs fois^
Il m'a répété qu'il allait me faire paraître, mais ça n'a
été qu'une promesse, l'article n'est pas même composé,
puisque je ne l'ai pas reçu. Est-ce trop vous demander
à vous, monsieur, qui vous êtes déjà tant avancé pour
moi, que de vous prier d'ajouter une démarche à toutes
celles que vous avez faites ? Permettez-moi de vous dire
combien j'aime à rappeler par vous mes impatiences à
M. Bertin. Ces impatiences sont assez légitimes pour que
je n'aie aucun embarras à les avouer » (1).
Toutefois, malgré la protection de Victor Hugo, le
second article sur Hurter ne parut que le 14 septembre
1845, c'est-à-dire près de onze mois après le premier.
La collaboration de d'Aurevilly aux Débats s'arrêta là,
on le comprend assez. Un article par an, ce n'est point
suffisant pour faire vivre un journaliste, — fùt-il dandy
et gentilhomme et eùt-il la consolation de porter d'élé-
gantes toilettes ? Décidément , depuis douze ans que
l'ancien rédacteur de la i?^i'M^ <ie Caen végète à Paris,
il n'a guère fait connaissance avec la bonne fortune. En
dépit de ses excellentes intentions et de ses trente-sept
ans bientôt accomplis, il en est encore à chercher sa voie
ou plutôt à trouver un refuge. C'est désespérant. Econduit
par Buloz, maltraité par Bertin, éloigné par les éditeurs,
il n'a pour réconfort que l'amitié persévérante et dévouée
(1) Celte lettre, (lui ne porte point de date, mais qui est certainement
de 1845, a été publiée dans la Revue d'histoire littéraire de la France
du 15 juillet 1895 (page 405;, au cours d'un très curieui article inUtulé :
Barbey d'Aurevilbj réducteur au « Journal des Débals », par M. Mau-
rice Tourneux. Je saisis avec empressement l'occasion qui m'est offerte de
remercier ici M. Tourneux de l'intérêt qu'il a bien voulu porter à mon
travail et des communications qu'il a eu l'obligeance de nie faire.
— 175 —
de Trebutien et le suave encens de jolis succès mondains.
Il est vrai que, s'il n'était pas à la merci de la question
financière, il oublierait bien volontiers, par la double
« vertu balsamique » de l'affection et de la vanité, les
plus désagréables mésaventures de la vie quotidienne.
En particulier, sa renommée de salon lui plaît fort et
compense largement, dit-il, ses mécomptes de publicité.
Son BruniiuelL en effet, a rencontré dans les boudoirs
l'accueil le plus enchanteur. On invite partout le Dandy
de Normandie, qui a si bien parlé du Dandy de Londres.
Barbey n'a pas la force de se soustraire à tant d'ama-
bilités concentrées sur sa personne et caressant si
passionnément son amour-propre d'aristocrate. Au sur-
plus, il ne perd pas tout-à-fait son temps à flâner, à
fleureter et à coqueter avec les femmes. Il médite en leur
compagnie un coup d'éclat. « Je vais vous du^e un secret,
écrit-il à Trebutien le 22 février 1845 Vous allez voir
bientôt paraître dans le Constitutionnel un roman par
feuilletons, signé tout au long du nom charmant, eupho-
nique, harmonieux, idéal et rm/, du frai nom de celle
qui posa dans V Amour InijmssiNe, sous le nom de Béran-
gëre de Gesvres... Ce roman qu'elle signe... est de
MOI ! Ah ! ah ! vous seriez- vous douté de cela, Monsieur
le baron de Tribioutine ? Ne trouvez-vous pas cela
inattendu, original et de bon goût ?... Prendre des jupons
pour écrire, comme George Sand prit un pantalon
à braguettes, se moquer assez du pubhc pour lui faire
avaler, comme venant de la plume toute neuve, toute
virginale (hélas ! c'est sa seule virginité !) d'une femme
du monde, un roman fièrement pensé et énergiquement
écrit ; être et se savoir assez riche pour jeter son esprit,
non par la fenêtre, mais dans la fenêtre de ce fameux
\i(^yidLÇ>\\: jonquille qui est maintenant un boudoir violet ;
— 176 —
se permettre ua cadeau pareil à même soi, n'est-ce pas
souverainement mystifiant pour le public, et, pour soi-
même, extraordinairement distingué? Cela n'a-t-il pas
toutes les qualités de haut goût qui recommandent une
magnificence et une hardiesse ? »
Mais ce beau projet de mystification aristocratique et
de distinction suprême s'écroule comme un château de
cartes. C'est encore un rêve grandiose dont s'est bercée
l'enfantine imagination du romancier normand. « La
marquise est si effrayée, écrit d'Aurevilly le 22 avril, que
je ne crois plus que le projet tienne. Elle dit qu'on croira
que son enfant est quelque enfant supposé, et franche-
ment je trouve maintenant qu'elle a raison. Nulle femme
en France ne pourrait écrire cela. C'est d'une largeur de
touche toute masculine et d'une variété que n'ont pas
d'ordinaire les femmes, qui presque toujours, — même
quand elles ont le plus de talent, — n'ont qu'un senti-
ment au nom duquel elles écrivent». Malgré cette défail-
lance féminine, Barbey se met à l'œuvre avec ardeur.
« Je touche à la fin de la première partie de mon fameux
roman, La Vieille Maîtresse, écrit-il le 15 mai. Deux
soirs de travail encore, ce sera fini. L'animal aux
têtes frivoles, le Public, sera-t-il vaincu et captivé ? Nous
le saurons, mais les esprits, parmi ceux que j'aime, qui
me voyaient préférer une certaine aristocratie de renom-
mée a ces succès, enfants de l'opinion de tous, affirment
aujourd'hui que mon dernier livre aura la grande popu-
larité. Que je l'aie une fois ! et je ne parlerai plus que
ma langue. Voilà surtout pourquoi je la désire. » Quel
optimiste incorrigible, que ce fils de la Normandie,
descendant des Brébeuf et des Corneille !
11 est, d'ailleurs, en veine de travail et d'études les plus
diverses. Il songe à toutes sortes de publications. 11
— 177 —
prépare des articles sur le Méthodistne, le Puséisme et
le Chartisnie, qu'il destine à la Revue des Deux-Mondes.
Il fait de la politique à VEpoque^ feuille nouvelle où
l'amitié de Granier de Cassagnac l'a fait entrer. Enfin il
reprend au Constitutionnel et à la Sijlphide, en sep-
tembre 1845, ses anciennes fantaisies mondaines du
Moniteur de ht Mode. 11 signe encore, du pseudonyme
de Maxi milieu ne de Syrène, de jolies chroniques sur les
volants et les chapeaux féminins. « Il y a quinze jours à
peu près, dit-il à Trebutien le 19 septembre, que
M"^ Max. de Syrène a taillé sa plume de corbeau et
qu'elle a promis une revue critique de la mode ». Il s'y
montre à la fois frivole et profond, philosophe paradoxal
et léger, chroniqueur subtil et mordant. Bref, il ajoute
au panache de Brummell l'aigrette d'un moraliste élégant,
spirituel et railleur.
C'est au miUeu de ces travaux variés, d'inégale valeur,
et en pleine fièvre d'activité mondaine, qu'une révolution
profonde s'accomplit dans l'âme de Barbey d'Aurevilly
et va donner à son existence une direction tout à fait
inattendue.
12
CHAPITRE X
RETOUR A LA RELIGION TRADITIONNELLE
La Société Catholique et la Revue du Monde
Catholique
RÉVOLUTION DE 1848
(( CLUB DES OUVRIERS DE LA FRATERNITÉ ))
VIE ACTIVE. - FIN d'uN RÊVE
(1846-1848)
En un délicieux article, publié au lendemain de la mort
de Barbey d'Aurevilly, M. Anatole France disait avec in-
finiment d'esprit : « Il y a des parties obscures dans sa
vie. On dit qu'il fut pendant quelque temps l'associé d'un
marchand d'objets religieux du quartier Saint-Sulpice. Je
ne sais si cela est vrai. Mais je le voudrais. Il me plairait
que ce templier eût vendu des chasubles. J'y trouverais
une revanche amusante de la réalité sur la conven-
tion » (1). Deux jours avant, dans le même journal, et
comme si les deux spirituels « essayistes » s'étaient donné
(1) Le Temps, du dimanche 28 Avril 1889. — La Vie littéraire, tome III.
— 179 —
le mot, M. Jules Lemaître écrivait: « On ne saura jamais
ce qu'il a fait pendant vingt ans de sa vie, de 1830 à 1850.
Il ne l'a dit à personne. Plusieurs prétendent qu'à cette
époque il tint un magasin de chasubles dans la rue Saint-
Sulpice, mais les preuves font défaut » (2).
Ces lignes charmantes de nos deux plus fins critiques
sont loin de traduire l'exacte vérité. Elles ne rapportent,
sous une forme fantaisiste, qu'une légende... fausse
comme toutes les légendes. Je vais être obligé de la dé-
truire, quoi qu'il m'en coûte. Les vieilles fictions, répan-
dues et accréditées, ont leur poétique attrait : il y a quel-
que cruauté à les démolir. Mais, dans le cas actuel, il
ne faut point se laisser arrêter par des considérations
de sentiment. L'année 1846, à laquelle nous sommes arri-
vés, est une date capitale dans la vie intellectuelle et mo-
rale de Barbey d'Aurevilly. C'est son hégire de critique
et de politique catholiques.
Depuis qu'il avait quitté, en 1827, le toit protecteur de
la famille pour venir achever à Paris ses études classi-
ques, le fils de Théophile Barbey avait fait bien du che-
min dans les directions les plus variées. Le travail,
le monde, la « maladie du siècle » avaient dévoré sa
jeunesse. Il s'était intéressé à tout ce qui captive un
esprit brillant et mobile ; il avait épuisé toutes sortes de
jouissances jusqu'à s'en dégoûter à la fin. Une seule idée
le laissait tout à fait insensible et ne semblait même
jamais l'avoir passionné: l'idée chrétienne. Ayant perdu
la foi de très bonne heure, — dès son séjour au collège
Stanislas, — il avait gUssé peu à peu à cette indifférence
en matière religieuse, que déplorait Lamennais. Rien ne
Le Temps, du veiulredi 26 avril 1889. — Les Contemporains, tome V.
— iso-
le touchait de ce qui a rapport aux dogmes de l'Église. Il
vivait à l'écart de toute pensée versTau-delà.
Gommeut se flt-il qu'un jour, sans préparation appa-
rente, sans influence visiblement profonde, le frivole au-
teur du Brummell sentit s'éveiller en lui une espèce de
vocation apostolique, qui contrastait singulièrement avec
ses goûts de complète indépendance et de dissipation
mondaine? C'est un mystère, comme l'est sans doute tout
changement de vie. C'est aussi le secret le plus impéné-
trable de cette âme fermée qui avait la pudeur quasi-
virginale de ses sentiments. Et à vrai dire, il ne se passa
probablement point, dans l'esprit et le cœur de d'Aurevilly,
une de ces crises subites, efl"ets d'une « grâce » agissante,
et au bout desquelles retentit le coup de foudre de ce que
l'Eglise appelle une « conversion ». Il n'est guère croya-
ble que le Dandy Barbey ait été frappé d'une révélation
soudaine, comme saint Paul sur le chemin de Damas.
Son cas paraît plus naturel et plus simple à expliquer. Si
l'on ne parvient pas à l'éclairer d'une lumière décisive,
c'est qu'il existe, à l'origine de toute évolution, un point
obscur, une hgne vaporeuse aux contours incertains,
une sorte de nuage indéfini.
Barbey d'Aurevilly n'était pas homme à se contenter
toujours de la vie sans but et sans issue qu'il menait de-
puis près de vingt ans. Le vide de son âme devait par-
fois l'effrayer. On ne peut débiter sans cesse des sor-
nettes dans les salons ou les boudoirs, caqueter avec les
femmes, et se complaire à d'éternelles redites de riens.
Seuls, les esprits superficiels et médiocres se confinent
dans ces besognes inférieures ; les plus vigoureux talents
s'y consumeraient, à supposer qu'ils fussent capables
d'y trouver entière satisfaction. Déjà, à ses meilleurs mo-
ments, d'Aurevilly s'éloignait de ce monde qu'il avait
- 181 -
tant aimé; mais il n'avait pas la force de supporter long-
temps la solitude, et, quand il avait la poitrine trop
oppressée de douleur, il se rejetait fiévreusement, —
sans s'y apaiser, du reste, — dans les distractions du
dehors. Il fallait qu'il s'éprît d'un intérêt bien puissant
pour arriver à détruire en lui les germes morbides qui
s'y étaient insinués et pour donner enfin à son existence
une direction vraiment utile.
Précisément, vers cette époque, il fit la rencontre d'un
des hommes les plus spirituels et les plus séduisants du
Paris de 1840, un des favoris de la société qui s'amuse.
C'était Raymond Brucker (1). Brillant chroniqueur pro-
fane, — tout à fait profane, — Brucker venait de passer,
armes et bagages, à l'apologétique chrétienne. D'ultra-
mondain, il se transforma en ultramontain. Après avoir
étonné le public du bruit de ses articles frivoles, il l'étonna
bien davantage par l'éclat soudain d'une c< conversion »
retentissante. La volte-face fut complète. Il ne resta plus
rien du « vieil homme ^>, sinon sa verve un peu popula-
cière, — qu'il avait toujours mal dissimulée sous ses
prétentions à l'élégance, — et ses façons passablement
« sans gêne ». Si ce Polyeucte d'un nouveau genre, qui
avait des manières de Matamore, ne renversa point d'au-
tels, c'est que la mode n'était plus à ces démonstrations
d'un zèle ardent. En revanche, il employa désormais, à
célébrer la religion cathohque, les oripeaux de bohème
et les turlupinades romantiques avec lesquels il avait
(1) Raymond Bruckor (1800-1875) avait signé de son seul prénom, avant
1845, de jolies nouvelles et d'agréables fantaisies dans divers journaux do
la Monarchie de Juillet. Il collabora notamment avec Gozlan. Mais son livre
capital, Les Docteurs du jour devant la famille, date de l'époque de sa
conversion au catholicisme (1844). Il s'y montre apôtie intransigeant, para-
doxal et subtil.
- 182 -
naguère chanté les grâces et les amours. Il traita les
questions religieuses avec la même fougue d'imagina-
tion et le même emportement de style échevelé qu'il
mettait autrefois au service des intérêts les moins sacrés.
D'Aurevilly l'appelait, selon l'occasion, Brucher-Dldcrot
ou Diderot-capucin. îl se prit d'une vive amitié pour ce
paladin néophyte qui, à grand renfort de clameurs pas-
sionnées et d'allures légèrement débraillées, ne prêchait
rien moins qu'une croisade nouvelle contre le courant de
paganisme qui, disait-il, entraînait à la dérive la société
moderne. L'auteur du Bruniinell ressentit profondément,
— on ne sait pourquoi ni par quelle magie,— l'influence de
cet homme peu équilibré, mais, paraît-il, tout à fait sédui-
sant. Ce fut, à coup sûr, sous l'action permanente d'un
exemple qu'on n'eût pas cru si contagieux, que refleurit
dans l'âme du Dandy Barbey le goût des choses reli-
gieuses, depuis si longtemps perdu.
D'Aurevilly n'a fait allusion que bien plus tard au tra-
vail de renouvellement intérieur qui mit fin alors, pour
quelques années, à ses préoccupations mondaines. Fati-
gué de l'incrédulité élégante, qu'il avait apprise dans les
salons de la Monarchie de Juillet, et d'un perpétuel per-
siflage — de bon ton — à l'endroit du christianisme, il fit
retraite silencieusement au fond do son CΔur. Mais (et
ceci nous le rend plus sympathique que Brucker), il
n'éprouva pas le besoin de monter sur des tréteaux pour
annoncer au monde qu'un nouvel apôtre venait de naître.
Ce qui montre bien qu'il répugnait aux attitudes théâ-
trales dont son compagnon d'apologétique, — Diderot à
rebours, — n'était pas assez exempt, c'est qu'à personne,
pas même à Trebutien, il ne fit confidence de la crise
qu'il traversait. Il faut croire que l'année 184(3 fut en
grande partie consacrée à cette œuvre de régénération
- 183 —
morale, puisque la correspondance des deux amis nor-
mands devient rare, à cette époque, au point de s'inter-
rompre pendant des mois entiers.
Au surplus, une autre besog-ne, tout extérieure celle-
là, mais ayant d'étroits rapports avec la précédente, dé-
vorait les rares loisirs de Barbey d'Aurevilly. Un groupe
de jeunes gens venait de se former dans le but d'établir à
Paris une Société Catholique, destinée à lutter contre la
décadence de l'art religieux. L'auteur du Brumrnell, à
qui ses relations mondaines donnaient quelque crédit, fut
chargé de recruter des adhérents, de faire de la propa-
gande dans les milieux aristocratiques et de recevoir une
part des fonds nécessaires à l'entreprise.
A cet effet, il quitte Paris vers le mois d'août 1846, —
tout heureux de trouver enfin un digne emploi de ses
aptitudes à la vie active. Il descend la Loire, allant de
château en château, comme un moine quêteur, parmi les
gens du grand monde qu'il fréquente. «Je vais m'abattre
sur le Midi, comme les Goths s'abattirent sur l'Espagne,
écrit-il à Trebutien le 16 septembre. Malheureusement, je
n'y serai pas longtemps. Des affaires très graves, des
affaires industrielles dans lesquelles je suis mêlé, — et,
je l'espère, heureusement pour moi, — me rappelleront à
Paris vers la fin de novembre ». Deux mois après, le 17
novembre, il esta Bourg-Argental, près du Rhône. C'est
de là qu'il écrit « sur une table d'auberge, entre deux
bougies qui s'ennuient de brûler! »:«Ce n'est point pour
quelque femelle que je suis ici, mais pour une affaire.
Rappelez-vous malettre écrite du château des Coques! Je
vous y disais qu'une affaire industrielle me pousserait
vers le Midi; c'est cette affaire-là dont il est question au-
jourd'hui et qui m'a arrêté pendant quelque temps à
Bourg-Argental. J'y avais à ouvrir une négociation et à
— 184 —
la pousser. J'avais à y faire de la diplomatie pour entraî-
ner des intérêts d'argent, plus difficiles à entraîner, — avec
nos diables de mœurs avides, sordides et putrides, —
que des intérêts politiques. Cependant j'ai à peu près
réussi L'affaire est vaste et demande autant d'activité
que d'habileté de main, de persévérance et de coup d'œil.
Elle doit nous mener à la fortune. Je dis nous, car nous
sommes h^eize dévorants, comme dit Balzac...»
Ses négociations achevées, d'Aurevilly rentre à Paris
vers le l^"" décembre. A son retour, la Société Catholique
n'est plus à l'état de projet, elle est fondée et l'on s'occupe
d'en régler tous les détails. On commence naturellement
par esquisser un somptueux et vaste programme, où les
idées les plus justes voisinent avec les utopies les plus
généreuses. L'expression en est souvent élégante et pré-
cise, quoiqu'elle exhale de ci de là un relent de sacristie
Il est vrai qu'on s'adresse à la masse du clergé et que,
pour avoir du succès dans le sanctuaire, il faut parler la
langue ecclésiastique. Par ces trois mots : Religion,
Ordre, Charité, les fondateurs définissent ce qu'ils appel-
lent « l'objet moral » de la Société : à cette occasion, ils se
répandent en une longue dissertation sur les bienfaits de
la religion catholique.
Barbey d'Aurevilly n'a certainement pas collaboré à
ce diffus et filandreux sermon où les prétentieuses apos-
trophes succèdent aux plates prosopopées avec un luxe
et une furibonde précipitation d'images pieuses ou pro-
fanes qui font penser au chaos plus volontiers qua Thar-
monie. L'ensemble a je ne sais quelle allure apocalyp-
tique, destinée sans doute à chauffer l'enthousiasme clé-
rical, — une sorte de lyrisme tapageur, qui doit caresser
agréablement les oreilles dévotes. Mais, pour qui écoute
ce concert de plus près et avec moins de sympathie pré-
- 185 —
méditée, cela sonne faux. Si je ne craignais d'être irres-
pectueux, je dirais que ce premier chapitre du prospectus
ne sert qu'à « dorer la pilule » ; il n'a été si bariolé, semble-
t-il, que dans le but de mieux préparer les esprits reli-
gieux à entendre une sévère diatribe contre l'état misé-
rable de Fart catholique. C'est le second point du pro-.
gramme, le plus intéressant, à coup sûr, —celui qui com-
porte la profession de foi artistique des Sociétaires. Nos
treize élèves de Balzac, jetés dans le monde ecclésias-
tique à la recherche de la fortune, sont plus pratiques que
leur Maître: ils veulent passer pour d'habiles jeunes
gens. Ils cultivent la « précaution oratoire ». Ils ont tou-
tes sortes de ménagements dès le début, mais ils en
prennent à leur aise lorsqu'il s'agit de préciser « l'objet
industriel » de la Société.
« Le but de notre entreprise, à la fois artistique et
industrielle , — disent-ils , — est de faire participer
l'industrie religieuse aux progrès qui depuis longtemps
se font remarquer dans les moindres produits des indus-
tries profanes. Tout s'améliore , tout progresse , l'art
religieux seul reste stationnaire ; on vend aussi cher
qu'il y a trente ans, et ce sont toujours les mêmes des-
sins, les mêmes modèles ; c'est toujours le même style,
la même ignorance des lois de l'harmonie et du beau.
On se préoccupe fort peu à quelle époque, à quelle
architecture appartient l'édifice religieux qu'il s'agit
de décorer et de meubler, et l'on voit fréquemment le
même modèle de candélabre, de croix, de pupitre, de
tabernacle, d'étoiïes, de broderies, se reproduire à la
fois dans une église du temps de Louis XIV et sous les
ogives du XIII« siècle ». Et, ajoute dévotement le pros-
pectus, « ces incohérences ne passent pas inaperçues
aux yeux de l'impiété ; l'intérêt de la religion et le
sentiment du beau exigent qu'elles disparaissent ».
— 186 —
Mais surtout , — et selon l'expression même de
M. de Galonné, qui fut un des treize dévorants de
l'école balzacienne, — la Société Catholique avait
pour but « d'opérer en France uq mouvement ana-
logue à celui qu'avaient suscité en Angleterre deux
hommes devenus illustres , Puggin et Ruskin , c'est-
à-dire d'introduire dans l'Eglise le symbohsme du
moyen-âge à la place des styles latins ». 11 s'agissait
donc là d'une question d'art très élevée. Toutefois la
Société ne devait point se borner à cet énoncé de prin-
cipes dogmatiques. Pour remplir sa mission, elle avait
à descendre des hauteurs et des générahtés de la doc-
trine à l'application minutieuse et détaillée des règles
particulières qui en découlent et à la pratique industrielle
qui en est la fin dernière. D'un mot, la théorie ne figu-
rait là que dans la limite des besoins et des exigences
de la pratique. Partis d'un idéal abstrait et d'une règle
toute spéculative, les Sociétaires étaient décidés à ne
laisser de côté aucune manifestation, même secondaire,
de l'art chrétien Ainsi, comme ils le disent en un jargon
tout à fait industriel, « la Société embrasse dans le
cercle de ses opérations les bronzes, l'orfèvrerie, les
ornements d'église^ les vêtements ecclésiastiques et
sacerdotaux, le linge d'autel, les broderies, les images,
gravures et livres de j^iété, la librairie religieuse, la
musique, la peintm^e et la statuaire sac7^ées, les déco-
rations peintes et scidiJtées, les venHères, les autels,
les chaires, les confessionnaux, les tapis, les stalles et
grilles de clurur, les orgues j^tdites et grandes, etc. ».
Que n'embrasse-t-elle pas ? On voit qu'elle veut faire
concurrence aux boutiques du quartier Saint-Sulpice où
se vendent, avec un succès lamentable, d'horribles sta-
tues et d'afi'reux ornements. Concurrence heureuse, au
- 187 —
moins d'intention, mais qui en fait n'a guère chance de
réussir,— le laid devant toujours, en matière de com-
merce, triompher du beau. La maison de la rue de
Tournon, où vient d'entrer l'élégant auteur du Briim-
mell, aura de rudes assauts à soutenir contre les éta-
blissements voisins et rivaux abrités à l'ombre de Saint-
Sulpice.
Ce sont évidemment ces détails d'une entreprise
industrielle qui ont créé la légende de Barbey d'Aurevilly
« marchand de chasubles ». Il ne faut point dès lors
s'étonner que MM. Anatole France et Jules Lemaître se
soient arrêtés avec complaisance à contempler ce spec-
tacle exquis d'un romantique égaré dans l'industrie
religieuse. A leurs yeux, cela complète fort joliment la
description des panaches de Barbey. De fait, on se repré-
senterait volontiers cette métamorphose du plus enragé
des Dandys comme une aventure d'un délicieux tour de
force. Si les choses de la mythologie, les êtres de la
fable la plus étrange et la plus inattendue, pouvaient
jamais se convertir en réalité, on aimerait assez à se les
figurer sous cet aspect bizarre et fantastiquement coloré.
Prêtée lui-même n'inventerait rien de mieux. Quelle
charmante illustration aux contes bleus de nos pères,
que l'image de Barbey d'Aurevilly vendant des surplis et
des chasubles, mesurant à l'aune les ornements d'église
ou recevant des commandes de lingerie sacerdotale ! Ce
portrait serait si étourdissant d'imprévu, qu'il ne peut
exister que dans un rêve.
Aussi bien, d'autres travaux, — difïérents, quoique
dérivant du même ordre d'idées, — étaient réservés à la
compétence de l'ancien journaliste du G/obe et de
V Époque. Pour propager plus sûi'ement et plus vite, à la
fois, leurs idées de régénération artistique, les Socié-
— 188 —
taires avaient résolu de fonder un recueil mensuel,
« journal des intérêts, des faits et des arts religieux. Ce
recueil prit le titre assez ambitieux de Revue du Monde
Catholique. Le premier numéro parut le dimanche
4 avril 1847. Barbey d'Aurevilly en était un des prin-
cipaux collaborateurs. Là il était mieux à sa place qu'au
comptoir de la Société. Il dut s'y trouver d'autant plus à
l'aise qu'indépendamment de son objet principal, les
questions d'art, la Revue avait la prétention de juger le
mouvement intellectuel du temps, de s'occuper de phi-
losophie religieuse, de littérature sacrée et d'histoire.
Pour un peu, on y eût publié des chroniques mondaines
et des romans, — à la vive satisfaction de Maximilienne
de Syrène et au grand scandale du clergé. Assagi par sa
conversion récente, le fils de Théophile Barbey prit son
parti de la situation grave et sévère qui lui était faite. Il
se cantonna dans la critique philosophique et historique.
C'était, il faut l'avouer, dans de singuhères dispositions
d'esprit, — modifiées sans doute par son retour au catho-
licisme, mais non pas bouleversées au point d'avoir
anéanti le «vieil homme », — que Barbey d'Aurevilly
abordait les études austères de la critique. La plume,
qui naguère dessinait les élégances de Brummell, allait
écrire des pages d'un caractère pieux, d'où le Dandysme
semblait banni. La tête, qui portait la Vieille Maîtresse
inachevée et avide après une longue gestation de faire
son entrée dans le monde de la réalité, avait pour devoir
maintenant d'exiler toute fantaisie, de se tenir dans la
stricte limite des dogmes romains, d'apprécier sainement
et fortement les œuvres catholiques. Le charmant
diseur de riens, qui s'était complu jusqu'alors à débiter
des sornettes dans les salons, était mis à la rude épreuve
des comptes-rendus religieux, delà continence des idées
— 189 —
et du style, de la maigre chère de l'apologétique. C'était
le carême après le carnaval. Notre « déraciné » revenait
au bercail et rentrait dans l'ordre. Mais à quel prix, au
prix de quels sacrifices et de quelles abstinences, cet
« ordre » était-il acheté ? La destinée a, paraît-il, de ces
ironiques revanches !
Barbey d'Aurevilly commença par éteindre les cou-
leurs trop voyantes de son panache romantique. Il se fit
simple. 11 mit au rancart les ornements profanes d'antan
et prit aux magasins de la société, — pour remplir ses
nouvelles fonctions, — une chaire du moyen-âge, une
croix d'or et un goupillon. Zèle de néophyte ! Je ne veux
pas dire que la « grâce » chrétienne l'eût induit à rem-
placer les senteurs capiteuses du Dandysme par l'humble
parfum de l'eau bénite, car, à voir les vieilleries fanées
et les oripeaux détériorés que son ami Brucker traînait
partout à sa suite dans les sentiers du dogme, j'incUne à
penser qu'on peut décorer son chapeau de l'aigrette du
catholicisme sans en retirer les plumets de la fantaisie.
Mais il semble [qne d'Aurevilly ait voulu prouver qu'il
était très capable de ne point paraître romantique,
quand il lui plaisait, qu'il avait plusieurs cordes à son
arc et que, dans son carquois, les flèches de toute nuance
voisinaient sans contrainte. S'il en fut ainsi, il tint bien
sa gageure.
11 fit, pour ses débuts, une biographie très étendue du
cardinal de Bonald, alors archevêque de Lyon, fils du
célèbre apologiste. En elle-même, l'étude biographique
n'a qu'un intérêt secondaire. Mais elle permet à l'auteur
de s'échapper en quelques curieuses digressions sur la
mission de l'épiscopat français, sur les rapports de
l'Eglise et de l'Etat et sur la situation respective du
clergé séculier et du clergé réguher. Grandes et impor-
— 190 —
tantes questions que d'Aurevilly, du point de vue ultra-
montain (notre Dandy va toujours aux extrêmes) traite
avec ampleur, en un style d'une éloquence sobre et d'une
solennité discrète, adéquate au sujet. Les Jésuites, qui y
reçoivent maints coups d'encensoir, en sont ravis. Ils
déclarent l'article excellent et « d'une tendance suprême-
ment orthodoxe ». Du moment que les disciples de
Loyola sont contents, tout le monde doit l'être. Pour son
coup d'essai, l'ancien « Gant Jaune » Barbey d'Aurevilly
a frappé un coup de maître. Il a conquis les Jésuites. Il
en est tout heureux. D'autres placeraient plus haut leur
ambition.
Sous les auspices et le regard bienveillant de ses nou-
veaux amis, d'Aurevilly poursuit sans délai son apostolat
si vigoureusement commencé. Il doit des remerciements
au.x Jésuites. Il paye sa dette avec usure. Le 4 août 1847,
il publie une longue apologie de la Compagnie de Jésus.
Il reproche amèrement au Pape Clément XIV d'avoir
aboli, au siècle précédent, un Ordre si salutaire à l'Eglise
et demande qu'on lui restitue sa légitime part d'influence
dans les affaires spirituelles du monde catholique. En
dépit des opinions légèrement paradoxales qui s'y font
jour (car les Jésuites n'ont jamais été aussi puissants,
même « au temporel », que depuis leur dissolution), cet
article est la meilleure étude d'histoire ecclésiastique
que d'Aurevilly ait écrite. Les personnes qui ont connu
jadis l'incrédule romancier de VAmoiu- Impossible
s'étonnent de sa transformation si rapide et de sa rare
compétence à traiter les questions religieuses. Le bon
Trebutien lui-même est tout désorienté. « Je n'ai pas
très bien compris, lui dit d'Aurevilly, la phrase que vous
m'avez écrite sur mon -àvlicle des Jésuites, qui fait tapage
ici. Les Révérends Pères sont enchantés. Est-ce que
- 191 —
vous ne partageriez pas mes opinions sur cet Ordre, le
premier de tous par l'intelligence, la sainteté et les
services rendus ? » Evidemment, Trebutien est d'accord
avec son ami sur le fond des choses, mais il voudrait
sans doute que le néophyte rédacteur de la Revue du
Monde Catholique tempérât un peu l'expression de ses
convictions récentes et les fît moins tumultueuses. Le
bibliothécaire normand est un homme avisé et raison-
nable. Par affection pour son ami, il serait désolé que
celui-ci rendît suspecte, grâce à un zèle excessif, la sin-
cérité de ses croyances de date trop fraîche pour être
encore bien mûries.
Sur ces entrefaites, Barbey d'Aurevilly revoit son
frère Léon, avec lequel il ne s'était pas rencontré depuis
neuf ans, — depuis les temps lointains déjà du séminaire
de Coutances, à la fin de 1838, - et voici le portrait ému
qu'il trace de son cher abbé : « Je l'ai trouvé changé, oh!
oui, mais transfiguré aussi. C'est la perfection même des
voies spirituelles. Pour le monde, il est moins bien, c'est
un capucin qui s'est fait prêtre parce que les capucins
n'existent pas dans son pays, mais pour l'humihté, la
saine et forte éloquence, l'ardeur de la prière, le travail
apostolique, c'est un capucin, et je ne souris point en
vous écrivant cela. Pour tout ce qui pense, sinon pour
le monde, il est donc mieux qu'il n'ait jamais été. Je l'ai
entendu prêcher sur le bonheur d'aller à confesse, et je
puis dire que je me suis cru au XYII" siècle. Pas un mot
moderne, pas un souffle des préoccupations littéraires
ou politiques de ce temps-ci, qui infectent nos meilleurs
prédicateurs, — une solidité, une tendresse, une auto-
rité, et, çà et là, des mouvements d'une foi si sincère
qu'ils en deviennent prodigieusement éloquents, voilà,
mon ami, ce dont j'ai été le témoin. Il est le prêtre dans
— 192 —
toute la santé de ce robuste mot. Intellectuellement, il
incline au mysticisme, mais l'orthodoxie le maintient
dans la juste limite sur cette pente ». (Lettre à Trebutien,
14 août 1847).
C'est à dessein que j'ai souligné ces paroles : Je ne
souris point en vous écrivant cela. Elles montrent
clairement le progrès que d'Aurevilly a fait, depuis
quelque temps, dans les « voies spirituelles » comme il
dit lui-même à propos de son frère. Nous sommes loin de
l'incrédulité élégante qu'il affichait et affectait peut-être,
naguère. Non-seulement le ton qu'il prend en parlant des
choses religieuses est plein de respect, mais les expres-
sions mêmes qu'il emploie semblent impliquer une
adhésion réelle aux dogmes de la foi catholique. Il n'y a,
du reste, pour se convaincre du changement qui s'est
opéré dans l'âme de Barbey, qu'à rapprocher de cette
lettre du mois d'août 1847 une autre lettre de décem-
bre 1844, où le nouvel apologiste de Georges Brummell
se plaint de l'indifférence de Léon à son égard. « La
tunique du prêtre a dévoré le vieil homme, ce vieil
homme que je suis toujours ! — écrivait-il alors à
Trebutien.— Mon cœur bat pour les choses visibles, lui,
Léon, les tient en pitié. Là où va ma pensée, il détourne
la sienne. Il y a un infini entre nous .. Ma vie n'est plus
sa vie. 11 ne m'écrit presque plus. Que me dirait-il?... Il
prie pour moi, il pense à moi à l'Autel. Moi, je pense à
lui quand je souffre (c'est un autel aussi que la souf-
france) et je pense qu'autrefois il partageait ma peine,
tandis qu'à présent il répète la grande Ironie : hien-
heureux ceux qui souffrent ». On voit assez par là que,
depuis les temps lointains déjà du Dandysme, d'Aurevilly
avait renouvelé ses sentiments les plus intimes et
— 193 -
procédé à une vigoureuse opération intérieure. Le païen
faisait place au chrétien (1).
A présent, son ardeur de néophyte peut se mouvoir à
l'aise sur un vaste champ d'action. Le succès qu'ont
rencontré ses premiers articles lui vaut d'être nommé
rédacteur en chef de la Rcvae du Monde Catholique.
Aussitôt, en capitaine hardi qui, s'il n'a pas la prudence
ni l'habileté d'un organisateur, a toutes les audaces d'un
lutteur, il donne à son recueil une puissante impulsion,
l'engage dans la voie d'un catholicisme intransigeant et
inflexible, bref le place à l'avant-garde du mouvement
religieux. Il déplore respectueusement les concessions,
pourtant minimes, faites par le nouveau Pape Pie IX au
libéraUsme italien. Il prend la défense des Jésuites,
inquiétés un peu de tous côtés et à la veille encore
d'être bannis de l'Europe par les gouvernements les
plus divers. Il lance des foudres quasi-sacerdotales
contre un « journal rationaliste » qui vient de paraître :
La Liberté de Penser.QiivàiiQ avec mépris des hommes
tels que Jules Simon, Vacherot, Saisset, qui sont à la
tète de ce très indépendant et vaillant organe de la
libre philosophie. En un mot, il prend le contre-pied de
toutes les opinions qui lui semblent s'éloigner de la
pure orthodoxie catholique et excommunie sans dis-
tinction, sous l'uniforme appellation de « mécréants ->,
tous ceux qui ne pensent pas comme lui. Il frappe « dans
le tas », à droite et à gauche, libéraux et athées, chré-
(1) Voir aussi certaines lettres de 1843 adressées au vicomte d'Yzarn-
Freissinet, homme spirituel, incrédule et mondain, qui était l'ami de
Barbey d'Aurevilly. [Revue indépendante mensuelle de juillet, août et
octobre 1893). Elles permeUent de dater sûrement de 1846 la « conversion »
de l'ancien a Gant-Jaune », admirateur de Brummell.
13
— 194 —
tiens mollasses et libres-penseurs endurcis, — laissant
à Dieu le soin de reconnaître les siens.
Jusqu'à la fin de 1847, la bataille, que d'Aurevilly mène
avec tant de zèle, est plutôt « intellectuelle » que « so-
ciale ». Elle est dirigée bien plus contre ce qu'il appelle
« les perturbateurs de l'intelligence humaine » que
contre les -x perturbateurs de la société ». Mais voici
venir des heures graves qui retentissent fiévreusement
au cœur du pays et bouleversent jusqu'aux assises du
gouvernement français. La Révolution de Février sur-
prend l'opinion en pleine quiétude apparente et ne laisse
pas de troubler même les « orthodoxes » rédacteurs de
la Revue du Monde Catholique. « Je vous trace ces mots
d'une plume folle de rapidité, écrit d'Aurevilly à Tre-
butien aux premiers jours de mars 1848. Je n'ai ni le
temps ni la volonté de vous dire mes pensées, mes
observations et mes prévisions sur cette situation qui
vous fait trembler.. Nous voilà en face d'une société à
refaire, d'un pouvoir à refaire, d'une tour de Babel à
élever. Gare la confusion des langues, et bien d'autres
confusions. Du reste, sombre ou radieux, l'avenir crée
des devoirs aux hommes qui ont en eux quelque force, qui
la sentent et qui croient à Dieu. Nous n'avons pas de
démission à donner, quand on n'a eu de charge que celle
de ses misères personnelles. Donc, préparons-nous pour
bien faire, quoi qu'il puisse advenir ! Je ne suis pas un
enthousiaste, mais un homme résolu à se mêler à un
mouvement dont Dieu, qui a toujours quelque gtrmd
dessein d'ordre, fera sans doute sortir quelque chose.
Nous sommes au commencement d'un monde nouveau.
Les siècles ne viennent, que comme les hommes, à la
lamière, dans des douleurs et dans du sang ». C'est la
première fois que se manifestent ainsi, avec une précision
— 195 —
lapidaire, les conceptions théocratiques de Barbey
d'Aurevilly.
Naturellement, la Revue s'inspire des idées de son
rédacteur en chef. Le 15 mars, l'anonyme auteur de la
« Chronique politique », — sans doute d'Aurevilly lui-
même, — essaie de tirer la moralité des faits accomplis.
Il est question, dans ces pages qui ne manquent point d'é-
loquence, des « événements miraculeux » et du « drame
providentiel » de la Révolution récente. La Monarchie
de Juillet y est représentée comme un établissement sans
sohdité et qui portait en lui les germes de sa destruction,
(facile prophétie, après coup !) Nos catholiques optimistes
et ardents ne regrettent pas le fade et pfde gouverne-
ment de Louis-Philippe : par contre, ils ont confiance
dans le Gouvernement Provisoire. Plusieurs même
d'entre eux veulent se jeter en plein courant démocratique
et, dans ce but, fondent un nouvel organe, La Liberté
religieuse. Mais d'Aurevilly hésite à les suivre en cette
voie dangereuse où les entraînent leur générosité et
leurs enthousiasmes inconsidérés. « J'espère , dit-il, que
je les gouvernerai dans l'espèce d'ivresse qui les em-
porte... Quoi qu'il arrive, je serai plus du côté de Vordre,
dont nous n'aurons jamais assez, que du côté de la
liberté, dont nous commençons à avoir trop ». (Lettre
du 24 mars). En bon aristocrate qu'il est, le fils des
Chouans de Saint-Sauveur, revenu au bercail de la tra-
dition, ne voit pas sans défiance grandir, sur les ruines
d'un trône écroulé, la souriante image de la République.
Cependant il n'ose trop durement contrecarrer les projets
de ses amis et consent à prêcher l'alliance féconde de
l'Ordre et de la Liberté. C'est dorénavant le programme
politique de la Revue qui, pour la circonstance, tempère
un peu la sévérité de son orthodoxie. Mais en temps de
— 196 —
révolution, où il semble plus aisé de faire son devoir que
de le connaître, il faut bien assouplir les principes à la
nécessité du moment.
Au surplus, Barbey d'Aurevilly ne cherche qu'à
s'instruire et à faire son profitdes leçons de l'expérience.
« Mandez-moi l'opinion de votre province et son atti-
tude », dit-il gravement à Trebutien ; et ailleurs, sur un
ton mi-plaisant et mi-convaincu, il ajoute : « Combien
me garantissez-vous de voix à Caen pour l'Assemblée
Nationale ? ». Est-ce que sérieusement il songerait à
s'offrir aux suffrages des électeurs caennais ? Pourquoi
pas? après tout. II serait un superbe député, à la phy-
sionomie imposante et au verbe éclatant. On Técouterait
à coup sûr, mais on ne le suivrait pas. Le Dandy des
anciens jours n'a pas les allures d'un chef de parti. 11 ne
sera toujours qu'un tirailleur. S'il se rend compte de
cette infirmité de sa nature, il doit maudire son triste
sort.
Il a, en effet, plus que jamais soif d'action. Sa destinée
lui paraît incomplète et presque manquée, tant qu'il n'a
pris aucune part aux affaires pubhques. Cette rare for-
tune lui sera- 1- elle encore refusée ? Voici justement
qu'à son bon vouloir et à ses impatiences se présente
une excellente occasion, spontanée et inattendue, d'es-
sayer les talents qu'il croit avoir reçus du ciel. Un heu-
reux concours de circonstances l'invite à donner la
mesure de ses aptitudes au rôle d'Homme d'Etat. Des
clubs nombreux viennent d'éclore à Paris, sous le
souffle bienfaisant de la liberté d'association. On y pré-
pare les élections et on y étudie le problème social. Un
de ces clubs, désigné sous le nom de Club des Ouvriers
de la Fraternité et qui compte près de 20,000 adhérents
ou affiliés, choisit Barbey d'Aurevilly pour président.
- 197 -
Il n'existe point de meilleure école de politique ! Com-
bien de parlementaires se sont formés à ce contact des
assemblées populaires ? Combien y ont trouvé la for-
tune de leur ambition et ont commencé là de reconnaître
le chemin qui mène aux honneurs? Le moment est
solennel pour le fils de Théophile Barbey. Il tient peut-
être son avenir entre ses mains. L'épreuve qu'il va tenter
sera décisive : il en sortira professionnel de la politique,
— ou bien homme d'Etat in partihus, sans mandat réel
à exercer. L'issue delà question dépend de son habileté,
sinon de sa souplesse.
Le premier soin du président est de faire nommer par
l'assemblée deux assesseurs. Les « clubistes »se disent
catholiques : pour le prouver, ils confient la vice-prési-
dence à deux prêtres : l'abbé Celasse et l'abbé Ledreuil,
qui vont siéger en soutane aux côtés de Barbey d'Aure-
villy. Le tableau ne manque pas d'attrait! L'auteur du
Brummell entre deux ecclésiastiques, c'est délicieux !
Où t'es-tu fourvoyée, Maximilienne de Syrène, char-
mante « chroniqueuse » pour dames et pour modistes ?
Tout-à-coup, du sein de la réunion, chauffée à blanc par
d'énergiques discours et à peine refroidie par une
distribution d'eau bénite, s'échappent des clameurs
violentes et furieuses. Ce n'est point un vent de Pen-
tecôte qui souffle là, et nulle langue de feu ne tombe sur
nos apôtres improvisés. De divers points de la salle, on
hurle : A bas les Jésuites / Alors, preste comme Achille
et irritable comme lui, le président se précipite à la
tribune: «Messieurs, s'écrie-t-il, je regrette bien de
n'avoir pas comme Cromwell une compagnie de cottes
de fer pour vous tomber dessus! (Sensation p^^olongée)...
Comme il ne faut pas que le verbiage et les cris soient
ici les vainqueurs, je déclare le club dissous. Sortons ; le
— 198 —
trimestre du local est payé ; je m'en vais mettre la clef
dans ma poche, pour qu'il ne serve pas de lieu d'aisances
aux ti'ibuns de cabarets ». (Tumulte éjMUirDitableJ. On
étouffait: tout le monde s'en alla (1). Ainsi finit le rôle
d'homme public qu'avait rêvé Barbey d'Aurevilly. Déci-
dément, ce fils de Chouans n'avait pas la vocation de
« meneur de peuple ». C'était un « mauvais berger »,qui
n'eût conduit son troupeau qu'à coups de baguette.
Quelques jours après ces incidents tumultueux, en
avril 1S48, « le samedi saint » comme il dit, d'Aurevilly
écrivait à Trebutien: « La situation est un abîme. Ce ne
sont ni des mains de poète ni des bras d'utopistes qui le
fermeront. Comptez-moi les têtes de cette hydre inno-
cente qu'on appelle le Gouvernement provisoire (qui, par
parenthèse, ne gouverne pas) trouvez-moi parmi elles ce
qu'on appelle une tête d'Etat, une seule, vous ne la
trouverez point ». Ce n'est pourtant pas au Club des
Ouvriers de la Fraternité qull faut aller la chercher.
Mais notre Normand « individualiste » ne s'arrête pas à
cette considération, et il ajoute naïvement: «Au milieu de
tout cela, que deviendrai-je? Quel rôle aurai-je? Aurai-je
un rôle ? Nuées et ténèbres encore ! Je n'ai pas grand
amour pour un pouvoir qu'il faut aller chercher dans la
poussière. En ce moment, un peu d'orgueil' dégoûte de
beaucoup d'ambition. Je n'ai pas grossi la foule de ces
candidatures nombreuses comme les sauterelles d'Egypte,
grotesques vanités en prurit. Je n'ai rien fait pour poser
(1) Le procès-vei'bal de cette séance n'a pas été fait sur l'iieure. J'en ai
emprunté les détails à un article du distingué critique Théophile Silvestre,
qui les a écrits vraisemblablement sous la dictée de Barbey d'Aurevilly,
quelques années plus fard. Théophile Silvestre était très lié avec Tancien
Président du Club éphémère de mars 1848 et aimait à noter les récits où
se complaisait la verve aristocratique de l'auteur d'Une Vieille Maîtresse.
— 199 —
la mienne. J'ai été président d'un club pendant qu.nze
ou^Nous pouvions avoir 20.000 ouvriers dernere
nous J'avais été choisi par acclamation, mais ja, moi-
m'ne dissous ce club quand j'ai vu qu'il "e'f ^"«f
despotisme du verbiage et le Pandémomum de toutes les
sottises humaines dans leur admirable variété ».
Cette lettre achève de dessiner la Phy^;»"»™;;'^
Barbey d'Aurevilly après la Révolution de Fevriei . On y
voit que s'il partagea un instant, - très modérément, -
les lèves démocratiques de ses amis, l'illusion ne fu
point de longue durée. De sa rencontre avec le P^uP « , 1
revint plus aristocrate que jamais, - fier de son « indi-
vidualisme » à outrance et beau du dédain de la popula-
rité. 11 n'était pas apte, semble-t-il, à comprendre les
aspirations confuses des masses. U allait vers la foule
avec défiance. Or, c'est d'un cœur confiant et simple
qu'il faut l'aborder, si l'on veut se taire aimei dele e
Wiener ses sympathies. La saine et vraie popularité est
fie. d'estime réciproque, de mutuel abandon d'affection
désintéressée; elle suppose, de part et d^-'-e. ^^
sécurité absolue, loyale et sincère, en la bonne foi et du
mandataire et des mandants.
Pourquoi d'Aurevilly n'avait-il pas eu la force d im-
poser silence à ses préjugés aristocratiques ? A ce prix
seulement, il pouvait conquérir l'àme de ces ouvriers de
ces malheureux qui, pent-être, ne cherchaient qnune
âme-sœur à laquelle apporter, «'"^V"''""''tT''„uî' ne
secret de leurs misères et leurs doléances, et qui ne
trouvaient devant eux. au lieu de l'apôtre desire, qu un
homme d'ancien régime, incapable de les comprendie
et de seconder leurs efforts. L'élégant auteur du
Brummell ne vit de la foule que les appétits déchaînes
et les grossières passions surexcitées ; il n'en voulut pas
- 200 —
voir les généreux mouvements, les expansions cordiales
et imprévues. Il n'eut pas cette clairvoyance suprême d'un
cœur dévoué qui va droit au but qu'il s'est assigné. Pour-
tant il avait l'esprit assez élevé pour saisir toute la portée
des obligations qui lui incombaient, qu'il avait contrac-
tées en acceptant un rôle actif d'homme public. Mais ses
préjugés, son éducation, la voix du sang peut-être, toutes
les sirènes du passé parlèrent plus haut dans cette âme
aristocratique que le langage de la raison et firent taire
ses instincts d'humanité attendrie.
Il semble, d'ailleurs, que plus tard d'Aurevilly ait eu
l'intuition et comme le regret de son rôle d'une heure
piteusement avorté. «Ah! que j'aime les hommes qui
devinent mon âme ! écrivait-il à Trebutien le 9 décembre
1<S51. Au faubourg Saint-Germain, ils disent : « Oui, c'est
un esprit redoutable », parce que je leur montre parfois
l'acier damasquiné d'une épigramme affilée, mais l'âme
que j'ai, qui s'en doute?... Les gens du peuple ont plus
d'instinct. Du temps que je présidais un club de 20.000 ou-
vriers, les ouvriers disaient : « Ce que nous aimons de
notre Président, c'est qu'il a l'air d'avoir souffert ». Je
n'oublierai point cette parole. Une voix vibrante, un air
de tête trop impérieux peut-être, — comme mon diable
de style, — ne faisaient point illusion à ces braves gens ».
Pourquoi donc n'avait-il pas su profiter de cette dispo-
sition de la foule à son égard ? S'il s'était bien rendu
compte, en 1848, de l'influence heureuse d'une âme qui
se livre sur les imaginations populaires, peut-être se
fùt-il alors solennellement réconcilié avec la démocratie.
Mais, dans le tourbillon qui emportait la société fran-
çaise vers des destinées inconnues, au lendemain de la
Révolution de Février, les plus calmes étaient affolés, les
plus clairvoyants devenaient aveugles. D'Aurevilly rejeta
— 201 -
bien vite tous les rêves qui avaient enflammé les jeunes
esprits de la Revue du Monde Catholique, il se retira
de nouveau dans sa « tour d'ivoire », en compagnie de
ses chimères aristocratiques, dont il pressentait lui-même
le règne désormais impossible. Du reste, il était contraint
par les événements à s'éloigner du champ d'action où il
avait évolué pendant un an. La Société Catholique fi fondée
en 184(3 pour la restauration, la régénération et le progrès
des arts religieux » (à en croire le prospectus, — mais
qui en fait n'avait rien restauré, ni régénéré, ni fait pro-
gresser)—venait d'être frappée à mort par un brusque
contre-coup de la Révolution. La Revue, qui s'était élevée
et avait grandi à ses côtés, disparut avec elle dans l'inat-
tention générale, après treize mois d'une existence qui
avait eu ses journées d'éclat. La dernière livraison de
cette feuille ultra-catholique parut en avril 1848, avec
quelques jours de retard, « les événements, — disait une
note de la rédaction, — ayant appelé les ouvriers sur la
place publique». Bientôt les ouvriers firent grève com-
plètement, faute de travail peut-être, à moins qu'ils ne
fussent absorbés par leurs préoccupations politiques ou
sociales. En tout cas, la Revue du Monde Catholique
avait vécu.
CHAPITRE XI
(( VOCATION NORMANDE ))
IDÉES LÉGITIMISTES : POLÉMIQUES
({ LE SACERDOCE DE l'ÉPÉE ))
Les Prophètes du PasséET Une Vieille Maîtresse
L'Ensorcelée
COUP d'état du 2 DÉCEMBRE 1851
RALLIEMENT AU RÉGIME NOUVEAU
(1848-1852)
Les graves événements qui viennent de s'accomplir
n'ont point fait oublier à l'auteur du Brummell, — survi-
vant jusque dans l'apologiste des Jésuites, — sa char-
mante et perverse Vellini la Malagaise, laquelle triomphe
si facilement de la vertu conjugale de Ryno de Marigny
par la magie de sa laideur et la force des hens de la chair.
Barbey d'Aurevilly, en dépit de sa conversion récente,
a toujours des entrailles d'amant pour cette Vieille
Maîtresse dont, en 1845, il esquissait les traits dans une
lettre à Trebutien. Pendant qu'il voyageait sur les bords
du Rhùne pour les intérêts de la Société Catholique, vers
— 203 —
la fin de 1846, il avait achevé le premier volume de son
roman destiné, croyait-il, à faire grand bruit. Rentré à
Paris, il en commença la seconde partie, dès janvier 1847,
au milieu de ses préoccupations politiques, artistiques et
industrielles. Avec quelle chaleur et quelles attentions
paternelles il mande à Trebutien les progrès de cette
Vellini, « que j'ai lue dans une soirée d'hommes bien
graves, dit-il le 14 décembre 1847, et qu'on ne trouve
point indigne de la gravité de ma position nouvelle, tant
les regards que j'y jette sur la passion sont profonds ! »
Du reste, comme d'Aurevilly l'avoue lui-même, il n'est
pas encore assez catholique pour s'interdire toute étude
purement profane... ou même impurement. Parlant de son
frère, l'abbé Léon, il écrit à Trebutien le 13 octobre 1847:
« Notre correspondance s'est réchauffée à la ferveur des
idées nouvelles qui ont envahi mes convictions. Avec la
foi qui lui ferait porter légèrement le mont Athoset THima-
laya, il a eu l'un des plus grands bonheurs possibles en
me voyant modifié aussi profondément que je le suis. Je
ne suis pas encore ce qu'il voudrait; les passions ne
, m'ont lâché que par le cerveau, le reste tient dans leurs
diables de griffes ; mais Pascal n'a-t-il pas dit : Bien
penser est le fondement de la morcde. Conimençous donc
X)ar bien penser ». Barbey d'Aurevilly, en effet, pense
maintenant en cathoUque, mais il a toujours l'imagina-
tion païenne. 11 envisage les questions de doctrine sous
l'angle du cathohcisme; il considère les sentiments, le
cœur humain, la vie, sous l'aspect de la passion, — et
de la passion la plus éperdûment romantique. Il ne se
soucie pas encore d'accorder en une même vue harmo-
nieuse « la foi et la pratique ».
Malgré tout, ses idées nouvelles ont déjà exercé sur son
esprit une influence heureuse et décisive, sous un autre
— 204 —
rapport. Oq se souvient qu'à peine sorti du collège d'Au-
revilly avait renié les vieilles traditions de sa famille, les
rejetant a titre de préjugés à la fois surannés et gênants.
Mais il avait fait vite retour au bercail aristocratique
d'où il s'était, en une heure d'emportement juvénile, in-
considérément écarté. Il demeurait seulement incrédule
et « déraciné ». Peut-être grisé par ses vingt ans, se
crut-il alors affranchi du passé, débarrassé des liens qui
l'enchaînaient naguère si étroitement aux conceptions
paternelles, en un mot absolument émancipé. 11 mécon-
naissait l'empreinte profonde que gravent dans les jeu-
nes âmes le contact prolongé avec la terre natale, la
naissance au sein d'une ancienne famille, la permanence
traditionnelle d'un culte religieux. Ce qn'il prenait pour
une « évasion », une libération définitive des choses et
des idées d'autrefois, n'était qu'une échappée de jeu-
nesse, une envolée téméraire vers des régions nouvelles
dont le charme lointain l'enchantait, mais dont la réalité
vue de près devait le désabuser.
Du jour où il redevint catholique, le fils aîné de Théo-
phile Barbey se réconcilia avec la Normandie. 11 signa
l'abdication de ses rancunes contre son pays et fit amende
honorable de ses idées d'émancipation, dans le second
volume delà Vieille Maîtresse. 11 est, en effet, infiniment
probable qu'en 1845 d'Aurevilly ne songeait pas à pein-
dre la terre natale au cours de ce livre hardi, où il vou-
lait simplement condenser ses observations mondaines et
ses études passionnelles. Il entretenait souvent Trebu-
tien des destinées de la chère Vellini; jamais il ne lui
avait donné à entendre qu'il en ferait un livre essentiel-
lement normand, saturé des fortes sensations du terroir,
de la mer et des paysages cotentinais. C'est dans une
lettre du 18 janvier 1849 qu'il annonce cette bonne nou-
— 205 —
velle au bibliothécaire de Caeii. « Vellini est finie, écrit-il.
Quel livre ! Deuiandez à Renée ce qu'il en pense. Je lui
ai lu le second volume l'autre jour, le second volume que
vous aimerez doublement, car la Normandie y est peinte
avec un pinceau trempé dans la sanguine concentrée du
souvenir ». Et, à partir de ce jour, il revient sans cesse
sur la valeur normande de son œuvre.
Mais ce premier hommage au sol nourricier de ses
rêves d'enfant ne suffit pas à l'ambition désormais pré-
cise et arrêtée du descendant des Chouans de Saint-Sau-
veur. Une fois engagé dans ce nouveau courant d'idées,
de préférences et de désirs, d'Aurevilly ne se tient pas à
mi-chemin. Il veut faire une œuvre plus profondément
locale qne la Vieille Maîtresse. « Je viens de jvous dire,
cher ami, écrit-il à Trebutien en décembre 1849, que j'ai
quelques travaux en train. Il est un livre, surtout, parmi
les autres, que je veux recommander à vos bontés pater-
nelles... Ce livre que je pourrais (pour vous en donner
une idée) comparer aux chroniques de la Canongate
(avec les différences de faire, de couleur, de sujet, etc.,)
contient, réunis par un nœud, plusieurs romans d'inven-
tion et d'observation, mais dont les mœurs et l'époque
sont celles de la Guerre des Chouans de notre pays. Fils
de Chouan moi-même, ou plutôt neveu de Chouans,
élevé dans la maison paternelle avec un père en qui respire
le feu sacré des anciens jours, je sais beaucoup sur cette
époque et sur mon pays en général; mais comme je tiens
à savoir le plus possible, et surtout à faire Œuvre Nor-
mande, je m'adresse à vous pour tous les renseignements
que vous voudrez bien me donner. Indiquez-moi des livres
que je n'aurais pas lus; mais en un tel sujet, il y a bien
mieux que les livres, ce sont les récits, les traditions
domestiques, les choses qu'on se raconte de génération en
- 200 —
génération, les commérages, tout ce qui peut bien ne pas
avoir l'exactitude bête du fait brut, mais qui a la grande
vérité humaine d'imagination, le sentiment de la réalité
de moeurs et d'histoire... Je prends tout. Bruits sur les
hommes d'alors, préjugés, superstitions, légendes (les
légendes, surtout, Trebutien!...) J'aime mieux l'impres-
sion brûlante d'un contemporain que le détail glacé et
matériellement exact d'un faiseur de procès-verbaux his-
toriques ». Et, sans plus tarder, il pose des questions à
Trebutien sur le chevalier Des Touches, sur d'Aché, sur
Madame de Vaubadon, sur l'abbaye de Blanchelande (1).
De ce jour, la « vocation normande » de Barbey
d'Aurevilly est nettement déterminée. Il appartient, corps
et âme, tout entier, sans restriction, à la belle province
où il naquit. Son enthousiasme de néoph^'te, ivre des
senteurs du terroir, croît de plus en plus, au fur et à
mesure qu'il prend possession de son sujet et en découvre
l'intérêt palpitant. « J'étais bien sûr que l'idée de mon
Ouest (2) vous plairait, écrit-il à Trebutien le 31 décembre
1849. Allez! je ferai cela royalement. On y reconnaîtra la
main du Normand, cette main crochue qui prend et qui
garde, cette main de la force, moitié serre d'aigle, moitié
pince de crabe, qui devrait étreindre une poignée d'épée
et n'a qu'une plume, mais dans laquelle il coule la vertu
de l'acier. Vous verrez que je n'y parlerai pas normand
du bout des lèvres, mais hardiment, sans bégaiement,
(1) De ce vaste travail normand, qui devait s'étendre en quatre livres au
moins, deux ouvrafçes seulement ont été menés à Ijonne fin: VEnsorcelée
et le Chevalier Des Touches. Les deux autres, Un Genlilhomme de grand
cliemin et Une tragédie à Vaubadon sont restés à l'état de projet et de
notes.
(2) Dans le jirini-ipe, il voulait donner à l'ensemble de son œuvre ce nom
général et unicpie: Ouest.
— 207 -
comme un homme qui n'a pas désappris la langue du
terroir dans les salons de Paris et qui porte, comme un
descendant des Pêcheurs-Pirates, d'aziw à deux barbets
adossés et écaillés d'argent. J'ai déjà dit deux mots de
ma vieille Normandie. La c(3te de la Manche est peinte à
grands traits dans le second volume de Vellini, et les
Poissonniers y parlent connue des poissonniers vérita-
bles. »
Pour se faire la main à ces sujets normands, d'Aure-
villy compose une nouvelle avec des souvenirs de ses
jeunes années vécues à Valognes, en compagnie d'Ede-
lestand du Méril. Cette nouvelle. Le Dessous de Cartes
d'une partie de lohist (1) est tirée d'une aventure réelle,
dont l'enfant de Saint-Sauveur a été témoin vers ses dix-
huit ans : il n'en modifie qu'à peine les faits et les inci-
dents, dans le seul but de dépister les curiosités malveil-
lantes du lecteur. Aussitôt qu'il a achevé ce récit très
piquant, hardi dans le fond, mais d'une forme tout à fait
correcte, il l'envoie à Buloz, — tandis que la Vieille Maî-
tresse est en lecture au Constitutionnel. Impitoyable-
ment, les deux manuscrits lui sont retournés par les aus-
tères censeurs du journal doctrinaire et de la Revue des
Deux-Mondes. « Je suis destiné à faire de la littérature
inacceptable, écrit-il tristement à Trebutien le 11 janvier
1850. Voilà Véron qui me renvoie, avec mille salamalecs,
ma Vieille Maîtresse, que quelques esprits exceptionnels
appellent un roman de génie: si le mot est trop fort,
c'est du moins une altière et brûlante peinture du cœur
humain dans sa partie la moins éclairée par les penseurs
(1) Cette nouvelle, publiée en 1850 dans la Mode et jointe aux premiè-
res éditions de VEnsorcelée en 1854 et 1858, est devenue plus tard l'une
des six Diaboliques (1874). '
- 208 —
et par les poètes. Et Buloz, qui frappait sa poitrine de
n'avoir point publié Brummell, quand des gens comme
Ghasles, Sainte-Beuve et Labitte lui en eurent dit leur
avis, Buloz me renvoie de son côté une Nouvelle avec la-
quelle je tourne les têtes quand je la lis (Ricochets de
Conversation: Le Dessous de Cartes d'une jMrtie de
whist), prétendant qu'il a les nerfs et les préjugés de son
public à ménager ! Il disait l'autre jour à Pontmartin qui
lui reprochait de ne pas m'ouvrir sa Revue toute grande :
"S II a un talent d'enragé, mais je ne veux pas qu'il f... le
feu dans ma boutique ».
En attendant les événements et les faveurs de la for-
tune littéraire, d'Aurevilly est contraint à se rejeter, pour
vivre, dans le journalisme militant. Depuis que la Bévue
du inonde catholique a fait naufrage dans la tempête de
1848, son ancien rédacteur en chef s'est tenu à l'écart de
toute polémique. Découragé à la suite de l'inutile tenta-
tive et de la propagande infructueuse de la feuille ultra-
orthodoxe au succès de laquelle il s'était tant dévoué, —
de plus, ayant égrené ses espérances de régénération
politique, après la Révolution de Février, et par-dessus
tout n'augurant rien de bon de l'avenir, il s'est retiré dans
la sohtude de ses méditations et de ses projets. Mais les
besoins de l'existence quotidienne le forcent à sortir de
son inaction laborieuse. Aux derniers jours de décembre
1849, il donne à YOj)inion Publique, organe de lalégitimité
royaliste, deux articles profonds sur Joseph de Maistre
et le vicomte de Bonald. Il s'y montre catholique irré-
ductible plus encore que bourbonien intransigeant. Il a
intitulé son travail: Les Propliètes du Passé, pour
creuser davantage encore, semble-t-il, l'abîme qui le
sépare des idées du jour. A cette époque, après une
année de recueillement et de systématique abstention de
— 209 -
toute lutte politique, Barbey d'Aurevilly paraît avoir
adopté sans restriction les convictions de sa famille, —
qu'il ne traite plus de préjugés. Il est devenu Chouan à
son tour, presque autant que le chevalier Des Touches.
Théophile Barbey peut tuer le veau gras en l'honneur de
l'enfant prodigue, — qui est aussi un enfant prodige,
capable d'émerveiller tous ses coreligionnaires succes-
sifs.
Ces études d'un légitimiste de fraîche date ne sont
pourtant qu'un début assez pâle. Un ami de d'Aurevilly,
le duc de Rovigo, prend, au commencement de 1850, la
direction de La Mode, journal, non pas des modistes,
comme le titre pourrait l'insinuer, mais des légitimistes
d'avant-gardè qui s'imaginent peut-être naïvement, grâce
à ce nom magique, devenir eux-mêmes « fashionables »
et rendre leurs idées populaires, — ou du moins élégantes
et « bien portées »,— en les accommodant au goût du
moment. Dans ce journal, de fondation récente, les théo-
ries les plus extrêmes, — je n'ose dire les plus sau-
grenues, — en matière de pohtique, voisinent avec les
fantaisies les plus étourdissantes en fait de littérature.
Aussi, est-ce le recueil idéal pour l'auteur qui a signé
simultanément les Prophètes du Passé et la Vieille Maî-
tresse. Le catholicisme monarchique, à panache rutilant
et échevelé, des Prophètes y fera passer sans encombre
les hardiesses toutes crues de Vellini. Heureux organe
que celui-là, où les choses de l'esprit et les choses du
cœur sont séparées par des « cloisons étanches », ne se
pénètrent jamais les unes les autres et n'envahissent
point leur domaine respectif tout à fait délimité. D'un
côté, le compartiment catholique et royaliste; de l'autre,
le compartiment de la littérature libre et indépendante.
C'est charmant !
14
— 210 —
Il était grand temps, d'ailleurs, que d'Aurevilly décou-
vrît un journal où il pût déverser tout à son aise ses pro-
ductions variées. A VOinnion Publique, journal relative-
ment modéré des partisans officiels de Henri V, on le
regardait déjà connue suspect, — c'est-à-dire comme
trop compromellant. N'avait- il pas pris la détestable
habitude de frapper indifféremment à droite et à gauche,
sur ses amis aussi bien que sur ses ennemis? Cela dénote
un singulier manque de tact politique : est-ce qu'un véri-
table homme d'Etat peut avoir la bizarre idée de dire la
vérité aux gens de son bord ? Cette franchise est impar-
donnable. Aussi refuse-t-on d'insérer, à l'Opinion
Publique, le troisième chapitre des Prophètes du Passé.
D'Aurevilly y traite Chateaubriand avec trop de liberté,
de sans-gêne et d'irrespect. 11 se désolerait de cette nou-
velle mésaventure s'il n'avait trouvé un accueil hospi-
talier à La Mode, qui, elle, lui laisse les coudées franches.
11 publie là tout ce qu'il veut : d'abord sa nouvelle, le
Dessous de Caries, puis de longs articles de politique
intérieure et étrangère. Mais, même accepté avec bonne
grâce dans ce milieu ardent et violent, il y étonne tout le
monde par ses hardiesses et son franc-parler. Plus roya-
liste que le Roi, il bâtonne aussi bien les légitimistes
trop tièdes que les républicains trop avancés, les
«rouges», comme ou les appelle. Ses instincts guerriers
se réveillent : l'ivresse de la lutte l'éblouit.
Un de ses articles fait scandale : celui que La Mode
insère, le 15 mai 1850, sur le « Sacerdoce de l'Épée ».
D'Aurevilly y envisage Timminence d'une guerre civile
et en fait entrevoir la nécessité éventuelle. Il existe, dit-il,
à certains tournants de l'histoire, des situations si tendues
qu'elles ne peuvent se dénouer qu'au fll de l'épée. La
mission des armes est alors un véritable sacerdoce qui
- 211 -
participe, à ce titre, de la sainteté des choses divines.
C'est à Dieu seul qu'incombe le soin de déchaîner sur un
pays le fléau, souvent régénérateur, d'une lutte fratri-
cide : les hommes seraient criminels d'en préparer ou
d'en hàler les ravages, car on n'a pos le droit d'empiéter
sur les desseins de la Providence. Mais il est permis d'en
considérer les manifestations possibles ou probables :
c'est même un devoir que de se tenir prêt et d'attendre
de pied ferme les événements. Voilà pourquoi, conclut
d'Aurevilly, '< nous ne voulons point allumer de torche,
mais seulement élever un flambeau ». S'il est défendu
d'exciter l'incendie qui couve ou d'aider à l'irruption du
volcan, « à la veille de bouleversements que personne ne
croit impossibles, et qui doivent remuer le monde ou le
renverser, est-ce un crime d'éclairer les âmes sur les
devoirs qui vont leur naître ? »
Cette thèse hardie, mais foncièrement catholique, sou-
tenue en des termes véhéments par l'esprit mihtaire et
expéditif de Barbey d'Aurevilly, soulève des récrimina-
tions enflammées dans toute la presse. L'article est
reproduit par la plupart des journaux, avec des commen-
taires qui ne peuvent qu'en prolonger l'éclat. Bien peu
de gens, même parmi ses corehgionnaires du moment,
donnent raison à l'admirateur passionné de la force des
armes, qui ne considère pas le soldat comme un fonc-
tionnaire, mais l'investit du pouvoir d'un vrai mission-
naire. Les légitimistes n'ont jamais eu tant d'enthou-
siasme guerrier que ce tirailleur inspiré d'en haut ; et,
tout en étant peut-être flattés au fond de posséder dctns
leurs rangs un combattant si décidé, ils craignent que de
si intempestifs coups de mousquet ne nuisent à leur
cause plutôt que de la rendre populaire. Misérable popu-
larité, qui fait sacrifier à l'intérêt présent les éternels
- 212 —
principes ! En effet, au lendemain des journées de Juin,
personne ne se souciait, en France, de recommencer
l'expérience des balles meurtrières et de courir une
nouvelle aventure qui se terminerait fatalement par
l'efï'usion du sang !
Mais c'est surtout le parti des démocrates qui se répand
en invectives contre l'auteur du Sacerdoce de lÈpée.
Jules Favre lui-même, représentant du peuple, intervient
dans la polémique. Le 12 juillet 1850, à propos de la dis-
cussion du projet de loi sur le cautionnement des jour-
naux, il monte à la tribune de l'Assemblée Nationale
pour « dénoncer à l'indignation des honnêtes gens >> les
épouvantables appels à la guerre civile qui viennent de
retentir en coup de foudre dans l'organe officiel des légi-
timistes d'avant-garde. 11 évoque, en un beau mouvement
d'éloquence un. peu verbeuse, « l'article que MM. les
Ministres n'ont pas poursuivi et qui contient les doctrines
les plus odieuses, les plus sauvages, les plus subver-
sives, l'appel à toutes les mauvaises passions. » — « Cet
article, ajoute-t-il, vous savez quel il est : c'est l'article
de La Mode, et, si l'Assemblée m'y autorise, je le met-
trai sous ses yeux... Il faut, pour l'édification de notre
temps, que le pays tout entier sache, par le grand et
solennel écho de cette tribune, ce que laissent passer ces
ministres, qui se posent ici comme les chevaliers errants
de la vertu, et qui veulent sacrifier la presse républicaine
à je ne sais quelle frayeur de socialisme, qui n'est certai-
nement pas réelle... » Et, après avoir cité les passages
les plus saillants de l'article de d'Aurevilly, Jules Favre
achève son homélie par ces paroles vibrantes qui sou-
lèvent les applaudissements enthousiastes de la gauche :
« Quel est donc, messieurs, le barbare, quel est donc
l'homme sans cœur et sans entrailles qui a écrit ces
lignes ? »
_ 213 —
Le barbare, l'homme sans cœur et sans entrailles,
qui a jeté des torches incendiaires dans les colonnes de
La Mode, est au fond l'être le meilleur, le plus compatis-
sant et le plus sensible du monde. Seulement, il est ter-
rible en paroles : il enfle et grossit sa voix pour faire
peur. C'est son travers : il a des airs de matamore. Il est
tout heureux du bruit qui se fait autour de son nom et
des fureurs que suscite son article. « La tribune et l'As-
semblée Nationale, quelles bonnes réclames, pour parler
en style de journaliste ! » s'écrie d'Aurevilly en affectant
un ton presque cynique. Aussi, ne laisse-t-il point passer
l'occasion qui s'offre de faire durer le scandale de son
article. 11 répond à Jules Favre dans La Mode du
20 juillet. « Vous avez vu ma réponse à ce polisson de
Favre, écrit-il le lendemain à Trebutien. C'est là, si je ne
me trompe, de la grande polémique, sans petite injure,
mais relevée d'un assez majestueux mépris. Quand je
l'ai lue à mes amis de La Mode, ce n'a été qu'un cri, et il
était vrai ! » Fier de cette prouesse, Barbey d'Aurevilly
ne se tient pas encore pour satisfait. Il provoque en duel
son adversaire, — qui est un adversaire de taille, mais
qui, malheureusement, refuse net toute rencontre sur le
terrain.
Malgré l'insuccès de son cartel, d'Aurevilly est tout
heureux à la pensée qu'il joue maintenant un rôle actif et
batailleur. Ses instincts militaires y trouvent leur pâture. . .
Pas complètement, néanmoins, car, à rencontre de bien
d'autres, plus il se bat, plus il veut se battre. Mais son
imagination donne libre carrière à ses désirs de lutte,
quand la réalité se refuse à leur laisser une issue. C'est
alors qu'il écniV Ensorcelée, ce drame superbe de poésie
historique, cet épisode romanesque et vivant qu'encadrent
les guerres de la Chouannerie normande. Il presse
— 214 —
Trebutien de questions sur les personnages qu'il y met en
scène et les paysages qu'il a l'intention d'y peindre. « Je
suis suffisamment renseigné, lui écrit-il, sur le physique
de la lande de Lessay Pour ce qui est de l'Abbaye,
quel Ordre la tenait? Etaient-ce des Prémontrés, comme à
Blanchelande? Quelle distance entre les deux abbayes?...
Outre les maisons d'hommes, n'y avait-il pas aussi, soit
à Blanchelande, soit à Lessay, avant la Révolution, des
maisons de Pieligieuses, et de quel Ordre? Voici mes
raisons de le croire. J'ai une mémoire infernale. C'est
chez moi une hypertrophie de faculté. Etant très enfant,
j'ai connu un prêtre septuagénaire, spirituel comme on
l'était dans l'ancien régime, et qui avait fait, comme l'on
dit, les cent dix-neuf coups ; il s'appelait l'abbé de Lécange,
chanoine de Coutances, et il expiait les frasques de sa
jeunesse (frasques ! ce mot est de lui!) par une tenue et
des devoirs extérieurs qui étaient du génie, s'ils n'étaient
pas de la conscience. Eh bien, on l'accusait d'avoir passé,
lui et l'évêqueTalaru, bien des neuvaines en tout autre
chose que des macérations et des prières, avec des Reli-
gieuses, à Lessay ou à Blanchelande. Or, si le fait est
vrai, l'Evêque et le secrétaire n'amenaient pas ces Reli-
gieuses dans leur voiture. Bien évidemment, ils les trou-
vaient là. Quelle était donc leur communauté?... Quand
vous m'aurez répondu à toutes ces questions, ma pre-
mière Nouvelle de mon Ouest sera finie. Hear! hear !
quel beau titre! La Messe de r Abbé de la Croix-Jugaii. »
Barbey d'Aurevilly avait, au surplus, grand besoin de
se réfugier dans la chère compagnie des rêves de son
imagination. En effet, il trouve rarement dans la vie
réelle les satisfactions auxquelles il croit avoir droit. Ses
amis, ses camarades de lutte à VOphiioii Publique et
même à La Mode, ses coreligionnaires pohtiques le.
— 215 -
délaissent davantage de jour en jour. De tous côtés, on
prêche la fusion des orléanistes et des légitimistes.
L'auteur des Prophètes du Passé ne veut pas partici-
per à cette association hybride des absolutistes et
des libéraux, qui n'est destinée qu'à servir de grossiers
intérêts matériels. Aussi l'éloigne-t-on comme un gêneur,
un « empêcheur de danser en rond » : car c'est bien une
danse générale, suivie d'embrassades, de ces irréconci-
hables" d'hier, que méditent subrepticement et obhque-
ment les « fusionnistes » d'aujourd'hui. Décidément, le
franc-parler de ce franc-tireur est trop compromettant.
Alors, on refuse ses articles ou on l'oblige à en éteindre
l'expression excessivement éclatante. Pour un rien, on
lui suscite des difficultés. La série de ses Pmphètes ne
paraît plus. « Pendent opéra interrupta », écrit-il mélan-
coliquement à Trebutien. Mais le bon bibliothécaire de
Caen ne tolère pas qu'on coupe les ailes à son ami. Il va
se charger de l'édition de ces belles études politico-
religieuses sur de Maistre, de Bonald, Chateaubriand et
Lamennais, — comme il a fait naguère pour la Bague
d'Annihal et Briimmell.
Ce dévouement du meilleur des hommes console un
peu d'Aurevilly des déboires que lui réserve l'ingrati-
tude des légitimistes. Néanmoins, pour ne pas se brouiller
complètement avec ses compagnons de guerre, il consent
à écrire un article sur la Fusion. « Je ne crois pas qu'avec
des d'Orléans, dit-il à Trebutien le 19 septembre, il y ait
autre chose que des comédies et peut-être des assas-
sinats, plus tard, à attendre ; mais le Roi le veut, il veut
se perdre, et j'ai dit: Vive le Roi quand même! le vieux
cri des Ultras que poussait mon père, du temps de
Decazes, sur mon berceau ! » On sent qu'il a « la mort
dans l'âme » en se résignant à cette besogne qu'on lui
— 216 —
représente comme nécessaire. Il s'incline à regret, augu
rant mal d'une politique aussi tortueuse, qui ruine toutes
ses espérances.
Il traverse alors de bien mauvais jours. Il a des
besoins d'argent, et il souffre non moins cruellement
dans son cœur. « Je suis noir comme une nuée de tem-
pête », mande4-il à Trebutien le 19 octobre. Toutefois, sa
douleur est fière et ne veut pas pleurer tout haut : il
s'arrête sur la pente des confidences où l'eût fait glisser
sa tendresse. On devine à peine, à certaines allusions,
qu'il a des motifs réels et poignants de se torturer l'âme,
qu'il ne se berce plus de malaises imaginaires et que
pourtant le vieux levain de romantisme morbide, qui
subsiste en lui, aggrave et exaspère ses souffrances déjà
trop vraies. Est-ce sous l'infli^nce de ces misères pré-
sentes, ou bien sous la pression mystique d'une personne
de son entourage, qu'il caresse alors tout bas un projet
de retraite au fond d'un cloître, — rêve désespéré d'une
heure d'angoisse que dissipe et emporte vers l'oubli le
sourire d'un lendemain radieux? Je ne sais; mais plu-
sieurs lettres de cette époque laissent percer un décou-
ragement profond et presque irrémédiable . Fuir le
monde, s'enfermer dans le silence d'un couvent, c'est
bien Mais le dandy biographe de Georges Brummell
eût-il pu s'accoutumer à cette existence austère et médi-
tative? Il aurait sans doute désiré un couvent, comme
celui qui fut avant la Révolution le théâtre des exploits
de révoque Talaru. Autrement, il eût vite regretté les
joies d'une vie militante et, somme toute, assez facile, le
« bon souper », le « bon gîte... et le reste » qui faisaient
partie de son ordinaire.
Heureusement, des préoccupations plus profanes
viennent l'arracher à ses tristesses. Un éditeur se charge
— 217 —
enfin des destinées d'Une Vieille Maîtresse. «Tressaillez
donc, mes chères entrailles intellectuelles ! » s'écrie
triomphalement d'Aurevilly, en annonçant à Trebutien
cette bonne nouvelle, le 4 décembre 1850. D'autre part,
Louis Veuillot consent à faire entrer le tirailleur normand
dans la rédaction de V Univers; mais là, comme jadis
aux Débats, notre Chouan indiscipliné ne demeure que
l'espace d'un article (publié le 4 janvier 1851 et consacré
à une « Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ »). Aussitôt
après, Granier de Cassagnac l'introduit au journal fusion-
niste, V Assemblée Nationale; d'Aurevilly ne fait qu'y
passer. Toutes ces épreuves, au fond, lui sont salutaires :
elles lui font voir l'inanité de la lutte quotidienne, telle
qu'il la comprend, et lui montrent qu'il n'est pas apte à
exercer sur les hommes ou les choses une influence
réelle. Elles l'inclinent à croire qu'il ne sera jamais, à
son grand désespoir, qu'un gentilhomme-littérateur. Il
ne se laisse pas convaincre par ces leçons de l'expé-
rience ; mais tout de même il est obligé d'y conformer un
peu sa conduite. Comme il ne trouve plus de journaux
qui condescendent à l'accueillir, il se tient à l'écart de la
politique au jour le jour. Alors il se donne tout entier à
ses Prophètes, dont Trebutien prépore activement l'édi-
tion. Il médite une introduction flamboyante où, mande-
t-il à son ami de Caen, « je dirai la vérité hautaine sur le
parti royaliste, le plus méprisable des partis, car il tien-
drait la vérité si le lâche osait s'en servir. » (Lettre de
novembre 1850). « En seize pages, ajoute-t-il quelques
jours plus tard, j'aurai l'espace nécessaire pour retourner
l'injure sur ce parti... Il va me servir de crachoir. Oui, il
me faut un vomitoriitm pour dégorger tout le mépris
que je me sens dans la poitrine pour ces misérables têtes-
à-perruque, aussi dégradés, aussi lâches, aussi sordides
- 218 -
et aussi juste-milieu que des épiciers. » (Lettre du
4 décembre). Il roule également dans sa tête un épilogue.
« C'est là, écrit-il, que je dirai deux mots de la philo-
sophie contemporaine, et je les coulerai en vitriol, allez! »
On voit que peu à peu d'Aurevilly s'éloigne de la polé-
mique courante et donne presque à ses philippiques une
allure doctrinale. Il envisage de haut les hommes et les
événements. Il n'entre point dans les subtiles distinctions
auxquelles s'arrêtent les journalistes de métier. Il se
soucie peu des querelles absurdes des partis. Il est, par-
dessus tout, monarchiste et catholique, — partisan de la
monarchie, quelle qu'elle soit, qui rétablira l'Ordre et
l'Autorité, les deux principes éternels des gouvernements
stables, — disciple convaincu et intransigeant de l'Eglise
romaine qui, seule, à ses yeux, peut consacrer, par la
toute-puissance de la parole divine d'où elle est issue,
les institutions humaines. A cette double clarté de l'abso-
lutisme temporel et spirituel, il élève la politique à la
hauteur d'un dogme. C'est dans cet ordre d'idées qu'il
choisit une épigraphe caractéristique pour mettre en tête
des Prophètes : « Ici verum quodprius, illud vero adul-
terurti qaod posterius. » La maxime est empruntée à
Tertullien, et elle indique très clairement l'objet et la
portée du livre de Barbey d'Aurevilly.
L'ouvrage est prêt : il va paraître, quand la Vieille
Maitres'^e le devance. '< Jeudi, cette fille de mes rêves,
écrit d'Aurevilly le 27 avril 1851 , entrera dans le monde
des réalités.
Allez! allez! ù vieille llUc,
Cueillir des bluets dans les blés!
Cueillera-t-elle un bluet en gloire? Voilà la question.
Mais qu'importe ! Pourvu que ie vous aie, vous, mon juge
— 219 —
et mon ami, vous et seulement trois douzaines d'autres,
je donnerais le reste pour rien, juste le prix que le reste
vaut! » Mais le malheur poursuit toujours l'ancien Dandy,
qui s'imagine pouvoir concilier le catholicisme le plus
rigoureux avec la fantaisie la plus étourdissante.
Trebutien, qui achève de faire imprimer les Prophètes
du Passé avec tous les soins minutieux que lui suggère
son admiration pour cette apologie de la religion romaine
et monarchique, croit rêver quand il lit la Vieille Mai-
tresse, qui semble au premier abord l'apologie du paga-
nisme et des instincts désordonnés de la nature. Il
n'aperçoit pas la moralité foncière de ce roman hardi et
le condamne sans rémission. Quoi ! c'est là l'œuvre de
Torthodoxe écrivain des Prophètes? Comment la même
plume, qui a tracé l'étude sur Joseph de Maistre, peut-
elle avoir peint les traits de la perverse Vellini? « Ah !
la Vellini ne vous plaît pas ! lui répond d'Aurevilly le
1«>' juin 18.51. Le catholique n'accepte pas la bohémienne,
baptisée pourtant, et vous avez vu des dangers dans tous
ces tableaux... Vous avez eu une désapprobation sourde
en voyant le mariage faussé encore une fois... »
Le romancier ne s'embarrasse pas le moins du monde
des scrupules de Trebutien. « Le catholicisme, lui écrit-il,
est la science du bien et du mal II sonde les reins et les
cœurs, deux cloaques remphs, comme tous les cloaques,
d'un phosphore incendiaire. Il regarde dans l'âme : c'est
ce que j'ai fait. Ce que j'y ai montré s'y trouve-t-il? J'ai
fait comme un confesseur et un casuiste, j'ai jaugé les
immondices du cœHir humain. Me préserve le bon sens
de comparer le prêtre et Tartiste ! Mais tous deux ont
leur fonction. J'ai dit la passion et ses fautes, et, certes^
je n'en ai pas fait l'apothéose. Seulement, j'ai fait trem-
bler sur sa puissance, sur ses encharmements, sur la
- 220 —
barre qu'elle fourre dans notre libre arbitre, comme sur
un écusson faussé. Ah! n'étriquons point le catholicisme!
P'ds de 2)leutre rie, comme à V Univers! Soyons mâles,
larges, élevés, opulents comme la Vérité éternelle. »
Barbey d'Aurevilly va môme plus loin ! Il voudrait qu'on
découvrît le lien caché qui unit la Vieille Maîtresse et
les ProphPies. Il serait heureux si les critiques, vraiment
dignes de ce nom, ceux qui connaissent leur devoir et
qui s'en soucient, consentaient à rendre compte, en
même temps, de ses deux ouvrages jumeaux. La Vieille
Maîtresse a paru dans la dernière semaine d'avril, les
Prophètes font leur apparition dans la dernière semaine
de mai. Quelle bonne aubaine que l'éclosion simultanée
de deux livres d'un ton très différent, mais d'une inspi-
ration foncièrement identique, s'il est vrai que le catho-
licisme puisse parler plusieurs langues, selon qu'il traite
de doctrine pure ou de doctrine appliquée, de dogme ou
de morale, et qu'il y ait plus d'une demeure dans la
maison du Père céleste. Par malheur, la critique con-
temporaine n'a pas une assez haute idée de sa mission
et a des ambitions trop modestes pour donner pleine
satisfaction, du même coup, à l'ultraorthodoxe polémiste
et au romancier normand. Mais Barbey d'Aurevilly n'a
cure de ce qu'il appelle la « veulerie » de ses confrères
(cette veulerie n'est peut-être, après tout, qu'une plus
juste conception des droits de la critique), — et il se
remet résolument an travail.
C'est dans cet été de 1851 qu'il achève sa Nouvelle, la
Messe de l'Abbé de la Croix- Jugan, laquelle, développée
et documentée, a pris les proportions d'un petit roman.
Il lui donne pour titre définitif : VEnsorcelée. Chose
merveilleuse ! ce beau poème en prose, écrit à la gloire
des Chouans de Basse-Normandie, est accepté à \Assem-
— 221 —
blée Nationale,*— feuille de plus en plus « fusionniste» et
libérale à sa manière, — pour y paraître en feuilleton.
Pourtant d'Aurevilly n'est pas complètement rassuré
sur le succès probable de cette publication dans un
journal. « J'ai assez de talent, dit-il à Trebutien le
30 novembre, en termes à la fois orgueilleux et mélanco-
liques, — pour ne réussir à rien et beaucoup déplaire.
Mais si, malgré ce terrible inconvénient d'avoir du talent,
j'avais le hasard d'un succès, d'une aubaine d'homme
médiocre, ma position deviendrait plus libre et plus forte
à cette Assemblée Nationale qui ressemble pour moi à
l'enfer de sainte Brigitte, où le damné ne peut faire
entendre qu'un petit soupir, entre deux murs blancs. Si
donc mon ronian déterminait quelques abonnements à
r Assemblée, si lecteurs ou lectrices étaient assez inté-
ressés par mon grandiose abbé de La Groix-Jugan, pour
écrire au journal : « Donnez-nous souvent de ce
d'Aurevilly », pas de doute que ce serait, au point de vue
de mon développement dans le journal, d'une considéra-
tion très puissante. »
« Donnez-nous souvent de ce d'Aurevilly » : l'espérance,
pourtant modeste, du romancier frisait la chimère. Les
événements allaient l'anéantir. « Pendant que nous cau-
sions romans, mande-t-il à Trebutien le 9 décembre, le
président Bonaparte écrivait, avec la baïonnette et le
canon, une page d'histoire .. Je suis, vous le savez, un
légitimiste, mais un légitimiste catholique qui croit deux
choses que tous les légitimistes n'admettent pas. Primo:
qu'il y a des races qui tombent justement frappées par
les péchés des ancêtres; secundo: que là où le droit n'est
pas, là où il ne vit plus que comme une abstraction, les
pieds sur son drapeau plié, inactif , impuissant, impossible,
— la Force est le Droit du moment et doit être consi-
- 222 —
dérée com-ne telle. Toute force qui sauve les nations de
l'anarchie est un fait de l'Ordre divin... Ainsi, le coup
d'Etat de Bonaparte, nécessaire pour lui, à ne considérer
que la personnalité de son gouvernement, nécessaire
pour nous, si nous n'aimions mieux tomber en 1852 dans
les horreurs bêtes de la Rouge, est un fait dont il portera
glorieusement la responsabilité dans l'histoire... Je l'ai
écrit hier à ma mère : voilà donc le premier pouvoir
décidé que les hommes de ma génération aient vu ! Le
monde oubliait trop que la volonté est tout, et non
Tesprit; que vouloir est toute la force humaine. Il se
rencontre un homme qui ne parle pas, mais qui agit,
dans la nation la plus parleuse de la terre, devenue
bavarde, comme les vieilles gens, et cet homme réussit!
11 n'a pas de gloire personnelle, il n'en avait pas (car il
en a une maintenant) et il agit avec l'aplomb de la gloire,
dans une nation qui aime le brillant comme les filles
entretenues aiment les bijoux, et il réussit !... Que les Rois
prennent leçon de cet aventurier, comme on dit ! Que
les vieilles races, qui craignaient de faire couler quelques
verres d'un sang qui bouillonnait contre elles, appren-
nent comment on sauve les dynasties, en voyant peut-
être une de plus qui va se fonder... Et puis, pour moi, il
y a quelque chose de bien supérieur aux Races Royales
elles-mêmes, c'est V Autorité, — l'autorité que ces races
ont compromise et perdue. Cain, qu'as-tu fait de ton
frère? Ce mot terrible de Dieu n'est rien en comparaison
du mot que Dieu dira un jour aux paiTicides d'Autorité...
L'autorité, défaite par les légitimes, doit peut-être, dans
les vues de Dieu, être refaite par les pouvoirs illégi-
times ».
Cette très belle lettre, dont nous rejetons la doctrine
antilibérale, mais dont on ne peut méconnaître la vigou-
reuse éloquence, est d'une signification décisive. Elle
pose, en des termes d'une précision rare et d'une grande
élévation philosophique, la thèse de V Autorité, âu double
point de vue catholique et monarchique. Ce n'est pas,
d'ailleurs, une thèse nouvelle dans l'esprit de Barbey
d'Aurevilly. Il l'a toujours soutenue, — avec plus ou
moins de vivacité et d'intransigeance, selon les circons-
tances, — depuis l'heure où il dit adieu aux idées répu-
blicaines de sa vingtième année. Autoritaire déjà sous la
Monarchie de Juillet, en ce sens qu'il se défie de la
Liberté, il devient, en 1848, l'absolutiste du catholicisme
ultramontain, — en 1850, l'absolutiste de la monarchie
légitime, — en 1851, l'absolutiste de la monarchie
napoléonienne. Partout où il voit l'Autorité respectée et
honorée, il applaudit des deux mains; il s'éloigne de
partout où on la délaisse et l'insulte. A vrai dire, il
n'appartient à aucun groupe politique; il vit au-dessus de
tous les partis, dans la région supérieure et idéale d'une
doctrine inflexible. Il aime mieux demeurer fidèle aux
principes qu'aux hommes. Pour plaire à un parti, il faut
sacrifier peu ou prou de sa personne, de ses convictions,
et assouplir les rigueurs de la théorie aux oscillations
d'une discipline collective, souvent confuse, et aux mots
d'ordre des chefs. Au contraire, pour suivre la voie des
principes j il n'y a qu'à s'inspirer de leurs règles éter-
nelles et à s'attacher obstinément à leur culte immuable.
Sans doute, à ce prix, on n'arrive pas aux honneurs et
l'on n'a pas la joie, — la terrible joie, mêlée de craintes,
de responsabilités et de tristesses, — de commander,
d'exercer une fonction effective. Mais on est quelqu'un,
cependant, une sorte d'homme d'Etat honoraire, en per-
pétuelle disponibilité, qui ne s'abaisse pas au contact
dangereux du pouvoir. D'Aurevilly a été, toute sa vie,
— 224^—
cet homme d'État in pa7Hibus, dont le jour n'est jamais
venu et n'était pas appelé à venir : il le savait bien. Il est
resté l'intransigeant doctrinaire d'un inapplicable et
impraticable catholicisme monarchique, — le catholi-
cisme, selon lui, étant la « monarchie de Dieu », et les
monarchies de Droit divin ne faisant qu'un avec le
catholicisme.
Bardé dételles opinions, il ne pouvait point songer à se
rejeter sur l'heure dans la politique militante. Si bien
disposé en faveur des idées d'Autorité que fût le prési-
dent Bonaparte (il venait de le montrer assez rigoureu-
sement), le nouveau régime ne devait pas accueillir
d'encouragements très empressés ni prendre pour prin-
cipal auxiliaire cet absolutiste forcené, qui poussait à
l'excès ses théories « orthodoxes » et avait la mauvaise
habitude de dire la vérité à tout le monde. En fin de
compte, d'Aurevilly trouva encore un refuge chez ses
amis d'antan, à V Assemblée Nationale. Le vieux journal
légitimiste, déconcerté par le coup d'État du 2 Décembre et
ne sachant plus que devenir, se met à publier des œuvres
littéraires, en attendant les événements... et peut-être une
intervention directe de la Providence dans les affaires
chancelantes de Henri V. C'est sans doute pour hâter
l'heureux moment d'une Restauration que V Assemblée
veut réveiller le souvenir des Chouans. En tout cas, elle
publie sans délai V Ensorcelée, qui commence à paraître
le G janvier 1852.
Chose curieuse, et qui met en lumière l'inanité des
jugements humains! Le timide organe royaliste estime
trop « blanc », presque trop « légitimiste », le roman du
napoléonien d'Aurevilly : il exige des coupures et des
retouches. L'auteur d'Une Vieille Maîtresse consent à
tout, pour ne pas retarder la publication. Il a hâte de
— Z'^i) —
continuer la série de ses œuvres normandes. En effet,
tandis que V Ensorcelée, — en feuilleton, — n'ensorcelle
guère les lecteurs parisiens, accoutumés aux copieuses
productions de Paul Féval, d"Eugène Sue ou même
d'Alexandre Dumas, Barbey d'Aurevilly entasse des
documents sur le Chevalier Des Touches.
Mais d'autres besognes le détournent momentanément
de ce projet d'un livre consacré au célèbre aventurier de
la Chouannerie normande. On lui confie, en juillet 1852,
la rédaction politique d'un journal du soir, Le Public. Il
s'y révèle polémiste plus acerbe et plus vigoureux que
jamais. Deux de ses articles, surtout, y font scandale;
l'un, intitulé: Il n'y a plus de pmHis, — l'autre: Ce que
doit faire le parti légitimiste. Il y reconnaît l'impossi-
bilité d'une Restauration, l'avortement de toutes les
tentatives faites par les fidèles de la monarchie bour-
bonienne et si peu appuyées par le prétendant, enfin la
silencieuse condamnation, par le pays, des hommes et
des choses de l'ancien régime. Alors il fait appel au
patriotisme de tous les « conservateurs », — espérant
qu'au nom des intérêts de la France ils se rallieront aux
idées monarchiques du Prince-Président. « Les légiti-
mistes m'ont appelé transfuge, écrit-il à Trebutien le
8 septembre 1852, « jour de la Vierge ». Oui, Messieurs,
je suis le tranfuge de la bêtise et de la lâcheté de mon
parti. Vous avez sur le front le signe de la Bête, qui est
le signe de la Mort ».
Barbey d'Aurevilly ne s'arrête pas à ces préliminaires.
Il lancé et appuie des pétitions pour le rétablissement de
l'Empire. Ce zèle de néophyte est peut-être déplacé.
Qu'importe? L'Ordre et l'Autorité, avant tout! — répond
notre napoléonien de fraîche date. Et, comme ses pétitions
ne rencontrent pas partout l'accueil favorable qu'il
15
— 226 -
souhaite, il se répand en récriminations contre les
bourgeois de province. « La bourgeoisie, écrit-il le 23
septembre, est toujours la grande Bète qu'elle n'a pas
cessé d'être depuis qu'elle est entrée, comme un âne
dans un pré, dans la politique. Présentement, elle veut
s'abstenir, se tenir à l'écart, ou mijoter des trahisons
dans de pauvres petites intrigues qu'on recouvre des
précautions de la peur, au lieu de se mettre à la tête d'un
mouvement qu'elle pourrait diriger et qu'elle ne saurait
empêcher. Eh bien, qu'elle fasse! Le Peuple lui passera
sur le ventre, — avec Napoléon, ou sans Napoléon. Avec
Napoléon, c'est l'Empire, l'Empire fait par le peuple et à
son profit ; et sans Napoléon, c'est le massacre et la ruine
de l'Europe ».
Pour le récompenser de son dévouement et de ses
ardeurs passionnées de néo-bonapartiste, on fait entrer
d'Aurevilly au journal Le Pays, qui est le journal quasi-
officiel du Prince-Président. Il va se trouver là avec des
amis d'antan, Granier de Cassagnac, Amédée Renée et
Paul de Saint- Victor, — mais aussi avec des hommes
qui lui doivent être peu sympathiques, le vicomte de La
Guéronnière et... le vicomte Ponson du Terrait. Ce voisi-
nage désagréable n'est pourtant pas la pire de ses
préoccupations. D'Aurevilly voudrait continuer son rôle
de politique militant: seulement, ou redoute ses fureurs
guerrières et ses enthousiasmes parfois inconsidérés.
Bref, on le confine... dans la bibliographie. « C'est bien
la peine de se croire de la politique dans la tête ! écrit-il
tristement à Trebutien. J'aspirais à la politique, mais on
a pensé que j'étais trop net, trop vibrant, imprudent, un
casse-cou armé d'un casse-tête; et les Douceâtres et les
Nuageux de l'endroit m'ont mis à la bibliographie.
Comme exercice d'humilité, j'ai pris ce qu'on me donnait,
227
sans mot dire. Saint Bonaventure lavait des assiettes!
Je taclierai de les laver comme lui, avec des mains de
Cardinal! »
Voilà donc d'Aurevilly réduit, après avoir fait le coup
de feu pour le Prince-Président, à ce qu'il considère une
besogne inférieure, à la tâche de « laveur d'assiettes »
littéraires. C'est une nouvelle phase de sa vie intellec-
tuelle qui commence. Il entre au Pays, comme critique
des livres nouveaux, le (3 novembre 1852, quelques
jours avant la proclamation de ce second Empire qu'il
s'imaginait naïvement avoir un peu contribué à rendre
nécessaire.
CHAPITRE XII
LE SECOND EMPIRE. - COLLABORATION AU PciyS
ÉBAUCHE DU Chetalicr Des Touclies
POÉSIES. - ÉDITION d'eUGÉNIE DE GUÉRIN
(( Normandisme »
PREMIER CRAYON DU Prêtre Marié
CRISE DE MYSTICISME
RÉCONCILIATION AVEC LA FAMILLE
(1852-1856)
En dépit des mécomptes de toute sorte, qui ne lui ont
pas été épargnés jusqu'à ce jour, — même par ses nou-
veaux coreligionnaires du Pays, — Barbey d'Aurevilly,
qui est un opiniâtre de l'espérance, conserve encore
quelques illusions. Il semble croire à la reconnaissance
des hommes récemment arrivés au pouvoir. C'est une
parfaite erreur, dont l'expérience de la vie aurait dû le
convaincre dès longtemps. Les partis victorieux sont
aussi ingrats que les autres et ils n'aiment pas qu'on leur
rappelle les services rendus. L'auteur de \ Ensorcelée
n'avait chance de rester en faveur auprès des bonapar-
tistes de fraîche date, — dont le baptême napoléonien
- 229 —
avait fait des serviteurs dévoués et bien rétribués, —
qu'en se tenant tout à fait tranquille et presque effacé
dans la fonction modeste qu'on lui avait confiée comme à
regret. Mais ce n'était pas son affaire, de se laisser
oublier, — à lui qui ne rêvait que chevauchées hardies et
qui voulait tomber à bras raccourcis sur ses adversaires.
Aussi ne tarda-t-il pas à éprouver le mauvais vouloir
des directeurs du Pays, convertis d'hier à la politique
impériale et très disposés, par le souci de leurs intérêts
personnels, — à présent qu'ils étaient en place et honnê-
tement rentes, — à devenir extrêmement pacifiques. « Je
croyais vous envoyer, mande-t-il à Trebutien le 6
décembre 1852, mon bulletin bibhographique de la quin-
zaine, mais les annonces de la fin de l'année l'on fait
rejeter à mercredi... J'y houspille d'une vergette assez
animée la défroque universitaire de ce cuistre, ganté et
à lorgnon, qu'on appelle Saint-Marc Girardin. Vous
verrez comme \ai lavé cette assiette et si je la lui jette
convenablement à la tête ». Pardon! quand on donnait à
saint Bonaventure, d'heureuse mémoire et dont le terrible
Barbey évoquait naguère avec orgueil le nom vénéré,
la très haute mission de laver des assiettes, on ne lui
recommandait pas sans doute de les jeter, une fois lavées,
à la tête de ses ennemis. Le bon saint était humble.
Barbey d'Aurevilly ne l'est pas. S'il ne mérite point
pleinement le titre de « laveur de vaisselle », il a des
droits incontestables à être rangé parmi les « casseurs
d'assiettes ».
En réalité, l'article sur Saint-Marc Girardin n'était pas
retardé par les annonces de fin d'année : il avait été arrêté
au bureau de la rédaction par la vigilance empressée
du pusillanime vicomte de La Guéronnière. « J'ai été
trop vert et trop mordant, écrit mélancoliquement
— 230 -
d'Aurevilly le 15 décembre. Mon article a épouvanté les
gens à ménagement, et on m'a prié d'en changer les
termes. Mais chez moi, la phrase sort du fond, la phrase
n'est pas une girouette piquée sur ma pensée et qui
tourne selon le vent des relations et des convenances du
charmant monde où nous vivons. Pour n'avoir point à
me modifier, je me suis supprimé. C'est plus court. Aut
Cœsar, autnihil! Tout ou rien... 11 paraît que le Saint-
Marc, en sa quahté de rédacteur des Débats, est fort
choyé de notre Empereur. Donc, il faut prendre garde,
disent les prudents de la courtisanerie... Mais n'est-il
pas triste de voir Napoléon (un homme, enfin!) s'obstiner
à s'emmitoufler dans des essais de concihation impos-
sible entre ce qu'il y a de plus inconcihable au monde,
— les partis? Pourquoi tend-il sa main à des traîtres qui
mourront dans leur peau de traîtres, à moins qu'il ne les
fasse écorcherpour en couvrir les tambours de sa future
Garde Impériale ? Où a-t-il vu dans l'histoire, et à quelle
place dans l'histoire, que les cliattcries ou les lionneries
de la conciliation, hypocrite ou généreuse, aient jamais
réussi à un homme d'Etat? »
Le Second Empire, à ses débuts, nous apparaît, dans
cette lettre, sous des couleurs où l'on n'a guère accoutumé
de le peindre. Ordinairement, même les plus déterminés
partisans de ce régime nous le représentent sous un
autre jour, lis avouent qu'il fut contraint à se montrer
autoritaire, car il n'avait que ce moyen de s'imposer, de
vivre et de durer. Mais l'accuser de faiblesse à l'heure
où il frappe le plus fort et qu'une sorte de terreur règne
dans les sphères intellectuelles du pays, personne n'y a
jamais songé... sauf Barbey d'Aurevilly. Cette paradoxale
manière de juger les choses ne pouvait venir que de
l'absolutiste endurci des Prophètes du Passé. Toutefois,
- 2Si —
était-ce bien la peine de réclamer le « gouvernement
du Bâton », si l'on devait en recevoir les premiers coups?
Vouloir que l'on musèle la presse et se trouver soi-même
muselé par la force brutale qu'on invoquait contre les
journalistes, c'est un comble qui nous fait toucher du
doigt l'ironie foncière de la vie, les soudains retours de
la fortune et les avertissements expiatoires de ce qu'on
appelait jadis « la justice immanente » . Combien
d'Aurevilly eût été mieux inspiré, s'il avait sollicité du
nouveau régime, — dont il n'était pas un flattteur et qu'il
avait accepté loyalement, sans arrière-pensée, — les
deux libertés que demandait l'historien latin et qui ren-
ferment toutes les autres : « sentire quid velis et dicere
quid sentias ! » Mais par là il eût renié tous ses principes
d'autorité catholique et monarchique.
Pour se consoler de sa mésaventure, l'auteur de
V Ensorcelée reprend son œuvre normande. 11 sculpte
avec amour le poème du Chevalier Des Touches. Seule-
ment, n'a-t-il pas la bizarre idée de le destiner au Pays?
Or, les dévots de l'Empereur ne goûtent pas beaucoup
les souvenirs de la Chouannerie: ils aiment mieux qu'on
ne parle point de ce passé héroïque et réactionnaire,
qui pourrait porter om^brage à la jeune renommée de
Napoléon III et réveiller intempestivement le spectre de
la guerre civile. Cette fin de non-recevoir qu'on oppose
au roman de Barbey d'Aurevilly est, à ses yeux, une
nouvelle disgrâce qu'on lui inflige. Il se trouve de plus
en plus emprisonné, et à l'étroit, dans la bibliographie.
Il voudrait décdiément sortir d'une pareille impasse,
indigne de son talent et de ses ambitions. Mais impos-
sible ! On le leurre de promesses et on ne lui fait aucune
concession. Il se résigne tout de même à sa situation
lamentable et précaire: durant de longues années, il va
_ 232 —
se cantonner dans la critique, y établir ses pénates, son
Dieu, ses convictions solides et empanachées. Il se
soumet aux exigences de la vie, — malgré ses répu-
gnances et à son corps défendant, — avec l'espoir qu'un
jour naîtra l'occasion favorable de donner toute la
mesure de ses facultés intellectuelles.
Ce n'est pas sans peine, d'ailleurs, qu'il écoule dans le
Pays ses articles bibliographiques. On lui cherche
chicane à propos de ses idées, qui ne paraissent pas
assez nettement bonapartistes. L'auteur des Prophètes
du Passé survit dans le polémiste ardent des jour-
naux de l'Empire. 11 mêle sans cesse les souvenirs,
plutôt gênants, de l'ancien régime aux faits bruts et
brutaux de l'heure présente. De la:, à suspecter son
orthodoxie napoléonienne, il n'}^ a qu'un pas: car il existe
un catéchisme impérial, qui doit être respecté littérale-
ment et dont les fidèles doivent suivre avec rigueur les
prescriptions dogmatiques. On dit que, sous tous les
gouvernements, il y a de ces « doctrines d'État » qu'il
faut adopter sans défaillance, pour être réputé « bien
pensant »; mais il est permis de croire qu'en 1852, et
jusqu'après 18(30, on était moins tolérant encore sur ce
point qu'à d'autres époques. Au miUeu de tant de gens,
qui servent l'Empereur avec le même zèle qu'ils vouèrent
aux pouvoirs précédents, d'Aurevilly semble bien
dépaysé : c'est un légitimiste, un Chouan, égaré dans
l'action monarchique de cette Révolution couronnée
qu'incarne Napoléon III. La fleur de lys n'a pas disparu,
malgré les plus sincères protestations de ralliement, des
armes aristocratiques du fils aîné de Théophile Barbey.
Quand elles touchent aux questions philosophiques,
politiques ou religieuses, il est rare que les études criti-
ques de Barbey d'Aurevilly passent sans encombre au
- 2a3 —
Pays. « Mon dernier article, qui devait paraître hier,
écrit-il à Trebulien le 25 août 1853, a été refusé parce
que j'attaquais trop vivement la Liberté politique et le
Gallicanisme'. Oui, mon cher, ce brave La Guéronnière
déjeune quelquefois avec l'Archevêque de Paris... Voilà
Ho.s DOCTRINES ! ot je suis dans des boutiques pareilles,
et il faut que j'y reste, et je nai pas 500 francs par mois
de revenu pour m'en aller et me désouiller de l'atmos-
phère de lâchetés et de bêtises dans laquelle je vis! Le
Gouvernement s'étiole dans la mollesse des mœurs de ce
temps, et il croit faire de la politique en apphquant le
procédé du chloroforme à toutes les questions... L'Empe-
reur n'a autour de lui que des hommes qui le séparent et
l'isolent de l'èlat réel de ce pays ». Et la jérémiade se
poursuit sur ce ton, avec des imprécations à l'adresse
des traîtres qui, par leurs faiblesses et leurs concessions,
mènent l'Empire au bord de l'abîme (1).
Même lorsqu'il se contente de traiter des questions
purement littéraires, on ne lui laisse pas ses coudées
franches. 11 s'en plaint éloquemment à Trebutien dans
une lettre du 31 décembre 1853. « Jouissant comme je fais
de la liberté de Figaro, — dit-il, — et n'ayant bientôt
(1) Je pourrais multiplier les citations a cet égard. Les mêmes apostro-
phes virulentes reviennent sous la plume de Barbey d'Aurevilly quand on
lui supprime un article ou qu'on exige des coupures et des corrections
dans ses critiques. Voir, entre autres, des lettres à Trebutien datées de
décembre 1853 et janvier 1R54: elles confirment et aggravent parfois les
déclarations précédentes. — D'Aurevilly n'oublie qu'une chose, mais essen-
tielle: c'est que la vraie critique ne doit être ni une polémique ni un
sacerdoce: il faut qu'elle n'ait, pour être équitable, rien de commun avec
« l'Inquisition » ni avec les « cours martiales «.C'est une magistrature pure-
ment civile, laïque, « sécularisée >> depuis longtemps, dont la juridiction
peut s'étendre à toutes les questions, mais ne repose sur aucun dogme
religieux, aucun credo politique, aucun code militaire.
— 234 —
plus pour perspective que des élucubrations sur Poli-
chinelle, j'ai choisi les sujets les plus innocents, les plus
éloignés des questions qui nous cernent et qui sont la vie,
la vie menacée, la vie en péril. J'aurais pu signer
cela Lorenzaccio ou Fiesque, car il me faut faire la
bouquetière littéraire comme l'un fit le débauché et
l'autre le superficiel : Je me suis retiré dans TileFormose
de l'Imagination. De la littérature, et voilà tout! cela est
dur pourtant pour qui avait un peu de moelle de lion dans
les os ». Or, dès ses débuts en ce nouveau genre, il se
heurte encore à l'intolérance de la direction du Paijs.
Rendant compte d'un ouvrage du voyageur et romancier
Gabriel Ferry, — Le Coureur des Bois, — ne s'est-il pas
avisé d'écrire: « Le Coureur des Bois était une suite de
Nouvelles publiées, il y a quelques années, dans une
vieille Revue qui ne vit plus maintenant que sur les
bénéfices de son passé elles souvenirs de sa jeunesse.
Madame Récamier disait avec le charme de naturel qui
était en elle : « Je me suis aperçue que je n'étais plus
jeune quand je nai plus fait retourner dans la rue les
petits Savoyards ». La Revue en question n'eût pas fait,
non plus, retourner les Savoyards, quand Gabriel Ferry
y lança ses premiers essais ». La malice ci-incluse est
vraiment bien inoffensive; mais le mot d'ordre, venu
d'en haut, est de ne jamais toucher à Buloz. Le brave
La Guéronnière, en parfait courtisan, applique à la lettre
les instructions reçues. Il mutile impitoyablement l'article
de son critique littéraire.
Par bonheur, d'autres occupations viennent ravir
Barbey d'Aurevilly à la tache monotone, difficile et
souvent impossible, où ses amis l'ont confiné. L'excellent
Trebutien lui rappelle qu'il est temps de songer à l'édition,
tant de fois retardée, des œuvres de Maurice de G uérin.
- 235 —
Sans se faire prier, et tout heureux de la pensée que lui
sug-gère le bibliothécaire de Caen, l'auteur de V Ensor-
celée envoie aussitôt à son ami les lettres, précieusement
conservées, du grand poète disparu. En outre, il lui
expédiedes lettres et des fragments du journal d'Eugénie,
« la divine ignorante », comme U la nomme avec grâce.
Trebutien exulte de joie. Il va donc pouvoir se dévouer,
une fois encore, aux admirations de d'Aurevilly, qui de-
viennent les siennes propres et qu'il épouse avec toute la
fft'veur de son amitié. Il veut préparer d'abord une
édition d'Eugénie et se met sans retard à exécuter son
projet. « Ah! vous vous prenez de goût pour la Guérine
presque autant que pour le Guérin! — lui écrit Barbey
le 24 janvier 1854. Je ne m'en étonne. Je vous reconnais
là, mon maître... Oui, cette fille a un talent délicieux, et
dont elle ne se doutait pas. Le charme des charmes!
l'avoir et l'ignorer! De quel pays était la tourterelle ou
le flamand rose qui avait laissé tomber, en passant, cette
étrange graine de poésie dans ce pauvre pot de résédas
mourants sur la petite terrasse du Gayla? Je ne l'ai
jamais su... Gela est suave et chaud comme si cela
venait du ciel, en passant par le soleil, et comme si le
ciel, qui l'avait mise, cette senteur irrespirée, dans cette
fleur sans beauté que la plus triste vie avait consumée
sur sa tige, eût eu la fantaisie de la respirer seul, en
compagnie de deux ou trois nez fins de connaisseurs...
Oh! je ne suis point surpris du tout que vous vouliez faire
à ce parfum, qui se perdrait, une cassolette ».
Pendantque Trebutien vitdansles délices du commerce
intellectuel d'Eugénie, d'Aurevilly entreprend une autre
besogne. « C'est le recueil exécuté par moi, — mande-t-il
à son ami le 15 mai 1854, — des Pensées et Maximes de
Balzac... Je suis convaincu que, quand vous lirez le
— 236 -
travail d'extraction auquel je viens de me livrer, sur
cet Oural de diamants, vous modifierez vos opinions, un
peu superficielles, sur un pareil homme et que vous
l'admirerez autant que moi, dont Tâme n'est pas très
souple à l'admiration. Vous le verrez alors par les côtés
inconnus et obscurs, et qui seront d'ici peu, croyez-moi,
les côtés éclatants de sa pensée et de ses ouvrages. Vous
saurez à quel point il appartenait aux mêmes idées que
nous; et sous les tableaux variés et brûlants de ses
œuvres (immoraux pour les myopes, mais moraux poiif-
nous, car les livres qu'on fait ne s'adressent qu'à ceux
qui les comprennent; on ne peut pas empêcher les
imbéciles de se tromper!) sous ces tableaux qu'il était
obligé de faire, puisqu'il était romancier, vous trouverez
une unité d'enseignement qui, pratiquée par tous les
artistes de ce temps déplorable, sérail immédiatement le
triomphe de nos convictions ». Est-il plus belle apologie
du génie de Balzac que celle-là? Et combien il est regret-
table que d'Aurevilly, détourné bientôt de son projet par
les nécessités de la vie, n'ait pu le reprendre un jour ! Du
moins, tant qu'il s'y consacra, il y trouva Toubli des
misères quotidiennes
Un bonheur arrive rarement seul. Au moment où le
critique littéraire du Pat/s passe de délicieuses journées
dans la compagnie d'Honoré de Balzac, l'éditeur Cadot
se charge d'imprimer l'Ensorcelée. Le livre paraît en
octobre 1854 et reçoit un assez bon accueil. D'Aurevilly
en est tout étonné et ravi. Aussi, cette heureuse fortune
le décide-t-elle à continuer son Chevalier Des Touches,
qu'il avait un peu négligé depuis plusieurs mois. « Je
vais thyrser beaucoup de choses autour du Des Touches,
mande-t-il à Trebutien le 7 novembre, et je vais sculpter
une statue de vieille fille dans son plus magnifique idéal,
- 237 -
au milieu des caractères d'une réalité comique qui vont
encore la faire ressortir. J'ai toujours eu du goût pour
les vieilles filles. Vous vous rappelez comme j'en parle
déjà dans mon Ensorcelée, mais Nônon Cocouan est du
limon populaire et la lumière ne l'atteint que par les
profils. La vieille fille de mon nouveau roman sera faite
avec l'éther du ciel bleu, et la lumière l'éclairera à plein
visage et à pleine poitrine. Je veux mettre là-dedans
toutes les forces pures de ma pensée. » Cette adorable
image de l'holocauste féminin s'appelle Aimée de Spens,
— une des plus belles figures épisodiques du chef-
d'œuvre de Barbey d'Aurevilly. Le romancier normand
l'a peinte avec amour, piété et dévotion; et il s'est
amendé lui-même, en la peignant.
Pour la première fois depuis bien longtemps, d'Aurevilly
semble heureux ; et, comme le bonheur le frappe aussi
profondément dans son âme que la tristesse et les
angoisses, il redevient poète. En une heure d'exaltation
lyrique, il compose cette superbe Maîtresse Rousse, qu'il
méditait déjà dix-huit ans plus tôt. « Si j'étais poète,
notait-il dans son Mémorandum de 1836, à la date du
13 août, je ferais une ode à l'alcool, ce feu de Prométhée
qui nous coule la vie dans notre misérable et flasque
argile. Oui ! je ferais une ode, de par Dieu ! si la Muse,
cette double femme, deux fois trompeuse, ne m'avait
abandonné. » La Muse, qui l'avait délaissé aux jours
lointains de son romantisme malsain et morbide, revint
vers lui, pour un instant, — fée charmante et sereine, —
en un jour d'apaisement intérieur où l'âme tranformée de
l'ancien auteur de Germaine était « au beau ». Il n'eut
qu'à l'écouter et à transcrire ses inspirations. Gela
semble surprenant : car on croirait volontiers que, pour
chanter une « ode à l'alcool », il faut être sous l'empire
- 2:38 —
des boissons capiteuses, et que cette ode ne vibrera de
sensations désordonnées que si le cerveau d'où elle sort
est fortement imprégné et saturé d'eau-de-vie. Pas du
tout! D'Aurevilly" est dans un état d'esprit très tranquille
et parfaitement sain lorsqu'il trace, le 11 novembre, des
vers enflammés de la double ivresse d'une puissante
commotion poétique et des mélancoliques souvenirs d'une
existence qui ne connut guère de frein autrefois. « Vous
trouverez sous ce pli, mande -t- il à Trebutien le
12 novembre, la preuve que la Fée est revenue ! Il faut
qu'elle soit aussi, comme moi, de la nature du canard
sauvage et qu'elle aime l'eau comme le gibier des
marais; car c'est par un temps de pluie magnifique
qu'elle m'est revenue, les ailes tout grand ouvertes,
comme un cygne qu'apporte l'hiver. Capricieuse Fée, —
capricieuse comme la Fortune ! Et pourquoi pas ? C'est
la fortune de ma pensée ! Voilà ce qu'elle m'a soufflé,
sous ma plume, de sa bouche rose et par le trou de sa
flûte d'ivoire, assise à mon coude et docile comme une
enfant, pendant que la pluie tombait d'un ciel gris coiffé
de nuages et que les larmes de ce vieux temps, pleurant
sa primavera, rayaient mes vitres, comme mes der-
nières larmes d'ivrogne rayaient mon papier. »
Mais il lui échoit peu de semaines après, — comme
s'il fallait à tout prix qu'il quittât cette sereine disposition
d'esprit, — une singulière mésaventure. Il la raconte à
Trebutien avec bonne humeur, philosophie candide, et,
finalement, récriminations acerbes, « le jour de Noël ».
Votre lettre, lui-dit-il, « me donna un bonheur d'autant
plus vif qu'elle m'arriva à travers des barreaux. J'étais
en prison. Ne vous estomirez pas ! Mes méfaits s'étaient
bornés à un refus de monter ma garde ou plutôt de faire
partie de cette Garde Nationale que j'ai toujours
- 239 -
abhorrée et méprisée, même sous la République, et que
je ne commencerai pas d'aimer sous l'Empereur. Eh non!
plutôt toutes les prisons du monde ! Les avocats et les
apothicaires de mon quartier ont l'idée que je ne ferais
pas Uvp mal dans le rang ; mais, en tant qu'il faille
porter masque, je choisis mon costume et la troupe de
masques avec qui je dois pantaloner. L'institution La
Fayette ne me verra jamais dans son sein. Je l'ai tou-
jours bravée et ridiculisée. L'Empereur n'a pas coupé le
dernier bout de ce polype, par la très lamentable raison
qui l'empêche de rompre net avec les trois mille queues,
traînant partout, de la Révolution... Il y a en cet homme,
qui a pourtant du bronze au cœur et de l'éclair dans
l'esprit, des débilités qui m'étonnent... » Ces lignes ne
sont certainement pas d'un courtisan des Tuileries,
favori de Napoléon III ou sigisbée de l'Impératrice.
Barbey d'Aurevilly était en prison, quand il reçut cette
lettre curieuse d'un homme tout à fait exceptionnel, mais
pas aussi naïf qu'il le voulait paraître. « Mon cher
Monsieur, — disait cette lettre, — je suis allé bien sou-
vent chez vous pour vous serrer la main, mais je n'ai eu
aucune chance; j'envoie à tout hasard ce matin chez
vous pour vous demander un petit service. Je suis tout
abêti et tout malade, je n'ai absolument rien à Hre, et, de
plus, j'ai promis à une dame, qui en a grande envie
depuis longtemps, de lui faire lire quelque chose de
vous. Si vous pouviez remettre à cet homme n'importe
quoi de vous, — La Bagiœ, le Dandysme, Germaine,
la Vieille Maîtresse, V Ensorcelé (sic), — je ne suis pas
perdeur de livres, — vous me rendriez fort heureux. Si
cet homme ne vous trouve pas, et si vous êtes encore en
prison, j'enverrai de nouveau chez vous un autre jour. —
Si vous vouUez être tout à fait aimable, vous joindriez à
— 240 —
cet envoi une note de vos différents ouvrages, avec les
noms des libraires, — note dont j'ai besoin depuis long-
temps. — Votre grand article sur Monselet (1) a fait sur
ce pauvre garçon un effet de tous les diables. Il était à
la fois très heureux et très malheureux. J'ai fait ce que
j'ai pu pour lui persuader qu'il devait être très heureux.
S'il se fût agi de moi, j'eusse été très malheureux. Adieu,
Monsieur, croyez-moi pour toujours votre ami et votre
admirateur. » Ceci, daté du mercredi 20 décembre, était
signé : Charles Baudelaire. Depuis quelque tenips,
d'Aurevilly était entré en relations d'amitié avec le fan-
tasque poète, alors bien méconnu. Je ne sais quel sort
fut réservé à la requête du traducteur d'Edgar Poë; mais
ce qu'il y a de certain, c'est que l'auteur de V Ensorcelée,
— quoique maltraité dans le titre de son plus cher
roman par l'insoucieux Baudelaire, — fut très touché de
cette lettre et la conserva.
Malgré le prix qu'il attachait à un pareil hommage,
Barbey d'Aurevilly était encore plus sensible aux bous
offices de Trebutien, le plus dévoué des amis. L'excellent
bibliothécaire de Caen, qui édite déjà avec tant de piété
la douce Eugénie de Guérin, ne se croit jamais quitte
d'admiration envers son ancien collaborateur de la Revue
républicaine de 1832 et a des effusions de fidélité moins
intermittentes que Baudelaire. Ne veut-il pas maintenant
pousser le sacrifice jusqu'à publier à ses frais exclusifs
les vers du poète de la Maîtresse Rousse ? Il n'en
retirera, certes ! aucun profit matériel, carie livre, tiré à
2G exemplaires, ne sera pas mis dans le commerce. Mais
Trebutien n'a cure de ménager ses ressources flnan-
(1) H;irbt'v d'Aurevilly venait de pui)lier dans le r«//A-. au commencement
de décembre, une assez longue étude sui' Charles Monselet.
— 241 —
cières, — pourtant si minimes, — quand il s'agit de
l'auteur de la Bague d'Annibal et du Bnimmell. Son
amjtié seule a besoin de faire fortune, et elle ne connaît
qu'un moyen de s'enrichir, c'est de se dépenser.
C'est à la fin do décembre 1854 que paraissent, en un
luxueux opuscule, sous les auspices de l'excellent Tre-
butien, les vers de Barbey d'Aurevilly. A peine a-t-il
terminé cette chère besogne, où il a mis toute son âme,
que Trebutien revient à la délicieuse Eugénie.
De son côté, d'Aurevilly, qui décidément est en passe
d'activité intellectuelle et en veine d'inspiration, médite,
de conserve avec son Des Touches, un nouveau roman
dont la donnée originale et bizarre l'a tenté. C'est encore
une œuvre normande, mais non plus historique ou
semi-historique comme le drame de la Chouannerie: elle
plonge dans les profondeurs du cœur humain et sera
composée avec des souvenirs et des récits d'enfance.
« Je me suis encapricé, écrit-il le 14 mars 1855, d'un
sujet étrange, et la verve a soufflé avec une puissance !
comme elle souffle toujours, la drôlesse, quand elle
s'éveille naturellement en moi ! Ce sujet étrange, qui
portera le titre très digne de son étrangeté : Le Château
DES Soufflets, est un roman d'une donnée hardie et
nouvelle ». Ce Château des Soufpets, dont le titre assez
énigmatique semblait devoir souffleter l'attention et
même la curiosité, est devenu, dans la suite, le fort et
singulier roman qui a nom Un Prêtre Ma?Hé. A plusieurs
reprises, d'Aurevilly rappelle à son ami de Caen le beau
projet qui lui tient tant au cœur. « Les personnages de
mon Château des Soufflets sont Normands, mande-t-il le
28 juin ; je voudrais des noms anciens, de ces noms que
les vieilles races se transmettent de génération en géné-
ration. Voyez-vous dans les anciennes chroniques le nom
16
— 242 —
d'Bphrem? s'il a\B.ii du terroir, il me plairait assez ».
Trois mois après, alors que son projet prend de l'impor-
tance et que son ouvrage, dit-il, « aura plus d'horizon »
qu'il ne croyait d'abord, il écrit : « L'idée du livre est la
grande idée chrétienne de l'Expiation, qui, selon moi,
dans aucun livre, n'a été touchée in imo, in visccribus,
et que j'ai voulu pénétrer dans sou dessous le plus
intime. Puis, toujours la même pensée pour moi !
Démontrer aux Démocrates littéraires que la littérature
catholique peut avoir des romanciers intéressants, nou-
veaux, inattendus ! »
A cette évocation mentale des choses du terroir et du
catholicisme (pour lui, cela ne fait plus qu'un main-
tenant, car c'est la tradition, l'inoubliable et saint
passé I) son amour de la Normandie grandit encore.
Non-seulement d'Aurevilly veut désormais faire œuvre
normande, mais il veut que dans tous ses écrits le
caractère du pays natal et son propre tempérament, à lui
« canard sauvage de l'Ouest », apparaissent, éclatent et
triomphent. « Nous devons être toujours Normands, fils
de Rollon, dans nos œuvres... Soyons Normands, comme
Scott et Burns furent écossais », dit-il le 28 juin. Et c'est
la première fois que se formule avec cette netteté
le programme qu'impose à son imagination l'enfant de
Saint-Sauveur-le-Vicomte, fils du vieux Chouan Théophile
Barbey.
Hélas ! il ne peut être « Normand » tous les jours,
comme il le voudrait. 11 faut vivre, et la critique littéraire
du Pays ne comporte pas l'application esthétique du
programme décentralisateur de Barbey d'Aurevilly. Il
s'en venge en faisant claquer son « fouet de roulier
bas-normand » sur le dos de ses justiciables. Mais ces
allures de « loucheur de bœufs » ne plaisent pas à tout le
— 2413 —
monde. « J'ai maintenant en moyenne (le mal augmente)
— écrit-il mélancoliquement à Trebiitien le 1<S juillet 1855,
— un article refusé sur trois, parce que j'ai tr^ois choses
qui m'empêchent toujours d'arriver : de la conscience,
des doctrines et une plume qui ne se ploie pas aux bas-
sesses. » C'est vrai; mais ce le serait plus encore, si
d'Aurevilly avouait un quatrième « empêchement » : ses
instincts guerriers, qui l'amènent à se montrer le plus
partial des critiques et lui enlèvent souvent la clair-
voyance du juge. Voilà surtout pour quelle raison la
direction du Pays lui octroyé des loisirs de plus en plus
fréquents. Ces loisirs, il les emploie bien, du reste. Il les
partage presque également entre la rédaction de ses
romans et... la prison ! car on devine qu'il n'a pas cessé
d'être réfractaire à la Garde nationale ; il l'est même
plus que jamais. « Votre dernière lettre, mande-t-il à
Trebutien à la fin de juin, m'est arrivée le jour où j'en-
trais en prison et je puis dire d'elle la phrase consacrée,
quelle a charmé les ennuis de ma captivité. Je suis un
Normand, obstiné comme un Breton, et la Garde natio-
nale est toujours mon antipathie. J'ai passé trois journées
sous mes barreaux et j'ai bien pensé à vous y écrire,
mais on m'a présenté de tel papier à lettre que, ma foi,
j'ai mieux aimé me passer du bonheur de causer avec
vous que de m'en servir. C'était de la couleur locale,
trop locale! du papier de véritable épicier. L'âme du
vieux Brummell s'est levée dans mon âme et m'a défendu
de toucher à ces bourgeoises horreurs. »
En dépit de ses occupations diverses, d'Aurevilly
trouve encore le temps de songer à la charmante
Eugénie du Cayla, qui lui fut naguère si bonne. Il
demande à M'"' Marie de Guérin, la seule survivante de
la noble famille, des renseignements circonstanciés et
— 244 -
précis sur la sœur de Maurice. lî veut, en effet, mettre
en tête de l'édition préparée par Trebutien une biographie
intellectuelle et surtout sentimentale de l'adorable fille
« qui ne sut que son âme ». « J'ai l'idée de ma notice
écrit-il à Trebutien le 28 octobre ; mais comme ce doit
être quelque chose de concentré, de sobre, de voilé, de
pudique,... je suis maladroit à réaliser ce que je con-
çois. » Il ne se montre pas si malhabile qu'il le dit, car en
peu de jours il laisse tomber de sa plume une des plus
belles, pures et calmes, études qu'il ait sculptées dans le
marbre du Souvenir et de l'Amour.
Trebutien ne se tient plus de joie. 11 fait tirer à part la
notice de son grand ami et la distribue de tous côtés
avec des effusions d'enthousiasme. D'ailleurs, Eugénie
n'aura pas à se plaindre ni à se montrer jalouse de cette
sollicitude qui ne lui enlève rien de la vigilante attention
à laquelle elle a droit. Elle est traitée magnifiquement,
grâce à la générosité du bibliothécaire de Caen. Parée
d'une jolie toilette, qui lui sied à merveille, elle fait son
apparition dans le monde, au mois de janvier 1856
Apparition point bruyante, au demeurant, comme il con-
vient à une sainte fille, pure de toute compromission
littéraire. La pudeur quasi-virginale de Trebutien s'alarme
et s'effarouche à la pensée qu'on pourrait faire de la
pubhcité autour du journal et des lettres de la blanche
colombe du Cayla. Il ne veut pas qu'on jette ce bouquet
de violettes exquises et sacrées en pâture aux journa-
listes. C'est dans la solitude de l'âme qu'on doit respirer
le parfum discret et pénétrant de l'humble fleur des
campagnes.
D'Aurevilly, lui aussi, partage cet avis : « Je ne puis
vous accuser encore réception du paquet, mande-t-il à
Trebutien le 19 janvier 185r3. Je l'attends avec des déman-
— 245 —
geaisons. Quand je l'aurai reçu, je vous commencerai la
très courte liste des personnes de ma connaissance
dignes de posséder noire chef-d'œuvre, mais nous
discuterons chaque nom inter nos, car il ne faut pas
sacrifier nos exemplaires : il ne faut pas donner de
pareilles oranges à Messieurs les Pourceaux. Ce que je
ferai de mon côté, vous le ferez du vôtre. Nous décorons
les gens à qui nous offrons un pareil livre. J'écrivais hier
à Sainte-Beuve : « Si blasé que vous puissiez être de vos
succès, l'opinion d'une femme comme M"^ Eugénie de
Guérin peut fleurir l'amour-propre ie plus difficile, et
vous ne mettrez pas sans émotion à voire boutonnière
cette fleur d'héliotrope sauvage, cueillie pour vous aux
rampes de la terrasse du Cayla ». Ah ! la flammèche du
poète, je la ferai partir de ce foyer, s'il n'est pas éteint,
et si un bout du tison, qui fut Joseph Delorme, y fume
encore ! »
Les deux amis normands ont raison de désirer le
patronage de Sainte-Beuve, qui vaut mieux qu'un jour-
naliste et apportera aux Rellquiœ d'Eugénie la consé-
cration «pontificale» du Prince de la critique. Au surplus,
l'auteur des Lundis possède, entre tant de qualités et de
défauts, un mérite rare : il est homme de parole. Quand
il a promis son concours, il ne recule jamais. 11 est un
dévot de l'exactitude, cette vertu charmante qui n'est pas
toujours la politesse des critiques. 11 s'exécute prompte-
ment. Le 9 février, un article sur les Reliquiœ paraît,
signé de son nom prestigieux, dans VAthœneum. « L'ar-
ticle est long, en bonne place dans ce mauvais journal,
(mais qui est lu par cette raison peut-être) et donne une
idée de l'étonnant talent d'Eugénie ; les citations ne sont
pas mal faites». Ce demi-hommage rendu à Sainte-Beuve
par son confrère du Paijs est significatif : car d'Aurevilly
— 246 —
est rarement tendre à l'égard des critiques de son
temps
Il n'a même pas confiance en Louis Veuillot, à qui il
envoie néanmoins un exemplaire des Reliquiœ. « Sen-
tira-t-il les beautés éthériales (comme disent les Anglais)
de cette fille plus pure que tout, de cette Lahiste d'eau
bénite et de larmes, — car l'eau bénite et les larmes,
voilà, à elle, tous ses lacs ? » D'Aurevilly se le demande
non sans anxiété. Et il ajoute : « La jupe Rose-Chine de
cette fille, qui a mis ses armoiries dans son talent,
n'effarouchera-t-elle pas mes catholiques puritains et
jansénistes (de mœurs et de ton) de l' Univers? » Pourtant
la lettre qu'il adresse à Veuillot est de nature à provoquer
le bon accueil du rédacteur en chef de la feuille
catholique. « Mou cher Monsieur, — écrit d'Aurevilly,— je
viens de publier, avec le meilleur de mes amis, un petit
livre qui n'est X)cis un livre et qui, ne se vendant pas, n'a
été tiré qu'à un petit nombre d'exemplaires. Nous avons
voulu qu'il y en eût un pour vous. Quand vous l'aurez lu,
vous ne m'accuserez pas de vous avoir fait la politesse
vulgaire de l'envoi d'un hvre à un rédacteur eu chef de
journal... C'est quelque chose de plus personnel et de
plus intime, queThommage de cq^ Reliquiœ d'une sainte
fille qui s'est trouvé avoir dans le cœur le rayon du génie
à côté du rayon de la foi... » Bref, d'Aurevill}^ ne
demande pas un article à Louis Veuillot, mais il lui laisse
entendre qu'il serait heureux d'en avoir un.
Veuillot riposte, au bout de quelque temps, avec force
salamalecs a l'adresse des éditeurs et du préfacier,
mais, comme Barbey l'avait prévu, avec une sorte de
défiance à l'endroit de Guérin. « J'ai peur que l'édifice ne
réponde pas au péristyle », hasarde le pieux écrivain.
L'auteur de V Ensotxelée augure mal de la peu favorable
— 247 —
disposition d'esprit où il voit l'auteur de VHonnête
Femme. 11 songe que la réponse de Veuillot, bien qu'elle
ait charmé Trebutien, n'est pas aussi nette qu'il Teût
souhaitée et pense que « le moindre grain de mil ferait
mieux son affaire ». Aussi attend-il avec impatience
l'article de V Univers... qui ne vient point. C'est un gros
coup de cloche de moins en l'honneur d'Eugénie.
Déçu de ce côté, d'Aurevilly est contraint à chercher
fortune ailleurs et, pour le moment, à se contenter du
joli coup de clochette de son ami Lerminier. Sans doute,
Lerminier a le tort de n'être pas très orthodoxe et d'écrire
à la Revue des Deux- Mondes. Mais il a de l'influence
dans les salons du Faubourg, grâce à sa collaboration
au vieux journal, toujours survivant, V Assemblée
Nationale. Il s'exécute de bonne humeur et publie, au
mois de juillet 1856, une étude générale sur les œuvres
de Barbey d'Aurevilly... à propos d'Eugénie de Guérin.
On ne lui demandait pas cela ; toutefois, à la réflexion
on comprend que la réclame, d'où et à quelque sujet
qu'elle vienne, n'est jamais à dédaigner. C'est le sentiment
du brave Trebutien ; c'est aussi, avec quelques réserves,
l'opinion de Barbey. Mais il demeure entendu, entre les
deux amis, qu'on bornera là toute tentative de publicité
dans les journaux. La « pastoure du Cayla » plane
au-dessus de ces vulgaires intérêts de renommée
littéraire.
Où donc, dans quel milieu, faire retentir les échos
célestes de l'âme d'Eugénie? A cet égard, les deux
anciens co-rédacteurs de la Revue de Caen ne sont pas
tout à fait d'accord. Trebutien voudrait que la harpe
chrétienne de la mélodieuse fille allât résonner surtout
dans les sanctuaires et les oratoires, aux oreilles dévotes
d'une élite. D'Aurevilly, — au contraire, — se méfie des
— 248 —
« bigots » à courte vue et désire faire partager son
admiration à des hommes capables de comprendre la
sœur de son cher Maurice. Il arrache, non sans peine,
aux préjugés de son ami la promesse de plusieurs
exemplaires pour Thistorien protestant Dargaud, le
journaliste incrédule Amédée Renée, le fantaisiste sous-
Diderot Raymond Brucker, le philosophe de haut vol
Blanc de Saint-Bonnet, et le poète athée Baudelaire. Mon
Dieu ! oui, pour Charles Baudelaire en personne. « Bau-
delaire, dit gravement d'Aurevilly, est le traducteur de
Poë. 11 est un écrivain de force acquise et un penseur qui
ne manque point de profondeur, quoique... Oh! il y a
bien des quoique ! Il est dans le faux. Il est impie. Il est
enfln tout ce que j'ai été, moi ! pourquoi ne deviendrait-il
pas ce que je suis devenu ? Voilà ce qui m'attache à lui,
indépendamment de sa manière d'être avec moi. Il n'a
pas notre foi ni nos respects, mais il a nos haines et nos
mépris. Les niaiseries philosophiques lui répugnent.
Puis, c'est encore un de ceux qui, dans cet infâme temps
où tout est à la renverse, ont le cœur plus grand que
leur fortune. Adonc, pour toutes ces raisons, une
Eugénie, s'il vous plaît ! un flacon de ce baume pour des
blessures empoisonnées et vieillies ! »
A son tour, et en guise de revanche, comme s'il voulait
apaiser les scrupules de son âme qui obéit trop fidèle-
ment aux désirs de d'Aurevilly, Trebutien a l'idée
d'envoyer les diamants d'Eugénie à deux prélats :
M^'-'- Dupuch, évêque d'Alger, et M*''' Gerbet, évèque de
Perpignan. D'Aurevilly essaie de l'en dissuader en disant
que les gallicans « préfets violets » de TEglise se
soucient fort peu des suaves inspirations d'une femme
qui ne portait pas le béguin. Mais le tenace bibliothécaire
s'obstine dans son projet et, avec une infinie bonne
- 249 —
grâce, insiste auprès de son anu afin de le convaincre
de l'utilité d'une propag-aiide religieuse, ecclésiastique,
voire épiscopale. Naturellement, l'envoi qu'il fait aux
susdits prélats reste sans réponse. Il ne se décourage
pas pourtant et, de jour en jour, il devient plus ambitieux
pour son Eugénie. 11 veut maintenant adresser les
Rcliquiœ à deux académiciens de marque, qui pourraient
patronner sous la Coupole la sainte fille du Cayla et lui
servir de parrains auprès des graves personnages de
l'Institut. Seulement, ne va-t-il pas songer, pour remplir
celte mision délicate, à deux poètes très distraits, qui
vivent à l'écart des intrigues du quai Conti,— Lamartine
et Vigny? — Drôle d'idée ! remarque justement le cri-
tique du Pays ; et il ajoute, en ennemi déclaré de
l'institution de Richelieu : « Si nous n'avons qu'eux pour
communiquer la flamme de l'enthousiasme aux quarante
bois de fauteuil, sans élastique, de l'Académie, ces bois
vermoulus ne sont pas près de flamber... Les influents,
les décisifs, c'est Cousin, Villemain, et Guizot. » Ce n'est
ni vous ni moi, conclut-il, qui consentirions à solliciter
pour Eugénie ce « philosophe », ce « rhéteur », cet
« homme d'Etat en disponibilité ».
Néanmoins, afin de complaire à son ami, d'Aurevilly
veut bien s'entremettre auprès du général de Ségur,
l'historien de la Campagne de Russie, et il énumère les
avantages qu'il y aurait à confier les destinées acadé-
miques d'Eugénie de Guérin aux soins de ce galant
homme. Le projet est superbe, mais il ne réussit pas. Ce
n'est que plus tard que les Quarante daigneront poser
une couronne sur le front pur de la patricienne du Cayla,
laquelle, du reste, est bien au-dessus des prix Montyon.
Outre l'intérêt qui s'attache à ces détails, entrés à
présent dans le domaine de l'histoire httéraire, on voit
— 250 —
assez par ce récit combien peu les deux amis normands
avaient le souci de leur réussite matérielle. Sous le
rapport de la publicité, Trebutien est loin de se montrer
l'éditeur idéal ; il est plutôt l'éditeur idéaliste, qui édite à
grands frais des ouvrages d'un écoulement difficile et n'a
cure des succès financiers, positifs et palpables. Quant à
d'Aurevilly, il u"a guère plus d'expérience ou d'habileté
en ces matières, bien que sa situation critique... de
critique suspect l'oblige à plus de ménagements et de
précautions. Lui, il est contraint, malgré ses répugnances
intimes, à donner quelque importance aux choses de la
vie protique. Il est tenu, par la nécessité, à voir plus loin,
— sinon toujours plus juste, — que Trebutien.
En effet, sa position au Pays n'est pas brillante : elle
devient chaque jour plus précaire et plus menacée.
D'Aurevilly a eu une lueur d'espoir, quand Amédée Renée
a été nommé directeur de la feuille bonapartiste. Mais
cette espérance a été sans lendemain. Renée est comme
les autres : il promet beaucoup et tient peu. En outre, il
est effrayé des tendances de plus on plus autoritaires et
catholiques de l'ancien Dandy qu'il connut naguère
animé d'un zèle bien moins apostolique. Est-ce que le
moment est bien choisi de prêcher l'intolérance dogma-
tique, alors que l'Empire paraît avoir des velléités de
libéralisme et incline légèrement vers la modération. En
vérité, l'auteur de VEnsorcelée méconnaît tous ses
intérêts, ainsi que les devoirs du gouvernement et les
obligations de ses amis !
Mais d'Aurevilly ne s'arrête pas a d'aussi mesquines
considérations. Si sa doctrine religieuse se resserre
encore et se rétrécit en quelque sorte, ses convictions
impérialistes, au contraire, se détendent et deviennent
flottantes. Fâcheuse disposition d'esprit, lorsqu'on colla-
- 251 —
bore à un journal officiel ! Ses compagnons de lutte ne le
lui dissimulent pas. Lui, il ronge son frein d'impatience.
Cependant il se souvient parfois qu'il est chrétien et qu'il
doit donner l'exemple de la résignation. Il semble,
effectivement, qu'à cette époque une crise de m^'Sti-
cisme, —peut-être déterminée par le commerce d'Eugénie
de Guérin, — ait neltoyé son âme de tout le levain du
« vieil homme ». Le 8 juin 1856, Barbey d'Aurevilly écrit
à Trebutien, à propos de ses ennuis de critique qu'il
cherche à oublier : « Les distractions ne valent pas un
bon chapelet dit avec foi. » Peu de temps après, le
9 juillet, il précise à cet égard ses sentiments intimes:
« La Douleur, dit-il, c'est la visite de Dieu... Dans tout
état de cause, cela est bête de ne pas penser a Dieu ; mais
quand on sait Dieu, quand on y a pensé, qu'on n'a pas
d'insolente objection à lui faire, qu'il n'est pas seulement
une cause première, mais une personnalité sans laquelle
nous ne comprendrions même pas la nôtre, on est moins
que bête, on est coupable de ne pas se jeter à lui. » Enfin,
il développe ces idées mystiques dans son Château des
ISoufffcts, qui deviendra bientôt le Pi-être Mat'ié.
C'est alors que l'abbé d'Aurevilly profita des excellentes
dispositions de son frère Jules pour le ramener complè-
tement au bercail, en le réconciliant avec ses parents.
« Léon m'a mis à une rude épreuve, écrit l'auteur de
V Ensorcelée. Il m'a envoyé un modèle de lettre à mon
père, pour lui annoncer mon arrivée. Dans cette lettre, il
me fait demander pardon, à moi qui n'ai pas de torts et
qui pourrais montrer des blessures J'avoue que le vieil
homme s'est cabré... Mais enfin je me suis mis au pied
du crucifix, j'ai pensé qu'avec nos idées c'était une
grande supériorité que celle d'être père, que cela
couvrait tout, abolissait les torts..., et j'ai bu le calice, —
— 252 -
j'ai écritja lettre sans y changer un seul mot ». Quelle
transformation s'est opérée dans son âme depuis l'heure
des révoltes juvéniles ! Il n'avait plus, du reste, que ce
pas à faire pour rentrer au giron des traditions familiales.
Après son « évasion]» d'adolescent, la voix du sang avait
réveillé en lui les préjugés aristocratiques des Barbey.
Plus tard, vers;1847, il était redevenu catholique, puis
« Normand ». Pour effacer l'ombre même du passé, il lui
fallait à présent demander pardon de ses erreurs et
solliciter, des mains de son père, l'absolution des fautes
d'une jeunesse dissipée. C'était dur. Mais il se soumit
simplement et noblement, comme il convenait, — en un
instant de Y-lairvoyance morale où son devoir ne lui
parut pas douteux. Le fils s'iiicUna respectueusement
devant les ordres paternels et revint au foyer recevoir le
baiser de paix. Le l^"- septembre 1856, il prenait la route
de St-Sauveur-le-Vicomte, qu'il avait oubliée et dédaignée
depuis vingt ans.
Le « vieil homme » était mort en son cœur, après bien
des convulsions suprêmes pour survivre à l'arrêt de
condamnation qui le frappait. Désormais, Barbey d'Aure-
villy appartient tout entier et sans réserve aux séculaires
traditions de sa famille. Il peut s'appeler, lui aussi, un
« Prophète du Passé]».
CHAPITRE XIII
RETOUR AU PAYS NATAL
SÉJOUR A SAINT-SAUVEUR, A VALOGNES ET A CAEN
Mémorandum de caen
POLÉMIQUES LITTÉRAIRES ET DÉCEPTIONS
(( Les Fleurs du Mal ». - « Le Réceil »
Mémorandum de port-vendres
(1856-1859)
« Mes parents m'ont reçu. . comme vous le pensiez,
mon ami, — écrit d'Aurevilly à Trebulien le 12 septembre
ia56. Mon père, qui a une belle vieillesse et que Léon
m'a complètement ramené, est très aimable, très doux,
très discret, d'une paternité vraiment touchante. Ma
mère... ah! ma mère, elle s'anime pour moi encore, et
cela me touche jusqu'aux larmes; mais, mon ami, ce
n'est même plus un débris d'elle-même. Ce n'est plus
7néme son cadavre, oublié sur le bord de sa tombe, —
le cadavre de ce qu'elle fut serait une chose imposante
et belle ! — et beauté, intelligence, sentiment, feu de la
vie, tout est fini, tout a disparu ! Je l'avais laissée magni-
fique de sa double supériorité physique et morale, je
— 254 —
n'ai plus retrouvé qu'une paralysée avec le regard vide et
béant, la difficulté de parler, l'horrible stupeur des para-
lytiques. Oh ! cela a été bien affreux pour moi !... Je ne
croyais pas tant aimer ma mère. 11 y avait tant d'années
de tombées muettes entre nos deux cœurs, que je ne me
croyais p/«<s si fds! Rien ne meurt donc en votre ami,
mon cher Trebutien. Les impressions que je ressens près
de cette ruine, qui fut une chose si superbement orga-
nisée, m'apprennent des sentiments que je ne me
soupçonnais plus. Ma pauvre mère ! ma pauvre mère ! »
Admirable cri d'angoisse, échappé d'un cœur, lourd déjà
du poids de 48 années, — mais dont ni l'éloignement ni
la lutte quotidienne n'ont éteint la flamme, — devant ces
deux vieillards de 69 et de 71 ans, Théophile Barbey et
Ernestine Ango !
L'impression que d'Aurevilly ressent des lieux, où
s'écoula son enfance, n'est pas moins forte ni moins
mélancolique. « J'ai trouvé le pays dépouillé de bien des
poésies, mande-t-il à Trebutien dans la même lettre. Les
années, les Révolutions, l'exécrable Progrès ont déchiré
les voiles dans lesquels j'avais emporté l'image de
choses détruites sous ces énormes bêtises, — Vutilité et
V amélioration ! Par exemple, ils ont, au vieux château
de Néel le Vicomte, abattu une tour, restant de la
Poterne. L'étang du Quesnay {le Quesnoij) est comblé !
on y coupe des saules et de l'osier. Et mon aride falaise
de Carteret est ignoblement couverte de pommes de
terre, avec des clôtures de place en place. Ils disent que
c'est de bon rapport. Comme ils ne peuvent pas faire
tenir la mer dans un pot de chambre, ni l'empêcher de
se moquer d'eux dans le rire de ses vagues, au moins ils
ne l'ont ni souillée ni changée, et je Tai revue belle,
immaculée, identique a ce qu'elle était dans mon enfance.
C'a été une pure sensation. A mon premier regard du
haut des dunes, elle était calme comme une vie apaisée
et souriante, avec de longs sillons verdâtres s'entre-
croisant, comme les nuances de la nacre, avec de longs
sillons lilas ». Et voilà que tout le passé de ce Bas-
Normand lui remonte au cœur et qu'il pleure de vraies
larmes d'émotion. A de pareils accents, on devine un
« homme du terroir » quia repris racine chez lui et dont
l'âme palpite et tressaille d'allégresse, lorsqu'il foule
le sol natal, en un hymne superbe que ne renierait pas
un grand poète.
De semblables sensations, aussi intenses, profondes et
mélancoliques, l'envahissent à Valognes. « Demain,
écrit-il à Trebutien le 21 septembre, je passerai la journée
à battre le poétique pavé de Valognes (il le fut pour
moi ! ) et à constater les déformations de cette pauvre
ville par le monstre abhorré du progrès! J'en ai déjà
entrevu quelque chose. Il y avait autrefois une rue que
j'aimais, qui s'appelait la rue de Poterie. Des ruisseaux
bouillonnants et purs, dignes de rouler des truites dans
leur courant limpide, la sillonnaient, face à face, dans
toute sa longueur, comme deux charmantes petites
rivières. Il fallait des planches jetées sur ces ruisseaux
pour que le pied frissonnant des filles de Valognes y
passât sans mouiller sa jupe. De place en place, brillaient,
sur leurs bords, des pierres luisantes et polies où toutes
les Nausicaa de la ville venaient laver leur linge et
mêler au bruit de la rue le battement babillard des
battoirs! Je n'ai vu, en aucune de mes pérégrinations,
rien de plus original, de plus charmant et de plus frais
que cette rue de Poterie. Quand j'y descendis de diligence
l'autre jour, je cherchai vainement le fil mobile et argenté
de mes ruisseaux sur les pierres essuyées. Je trouvai ..
— 256 —
un trottoir ! Les bourgeois de la ville s'étaient plaint que
cette eau, ravissante au soleil, nuisît à la pureté des vins
frelatés dont ils s'abreuvent... »
Enfin, pour achever son pèlerinage normand, Barbey
d'Aurevilly revient, le 28 septembre, à Gaen où, trois
semaines plus tôt, il n'avait fait que passer, s'arrêtant
seulement pour donner la fraternelle accolade à l'ami
Trebutien. Cette fois il y reste douze jours. Il y veut
revivre ses émotions d'autrefois. Là, en effet, l'attendent
de chers souvenirs profondément empreints en lui, et
dont le spectre est embusqué à chaque coin de rue. Il y
a des parcelles de son âme qui sont éparses et voltigent
dans le ciel grisâtre de Caen. Sa vie d'étudiant, ses
premiers rapports d'amitié avec Trebutien, ses premières
souffrances issues de ses premières amours, sur les-
quelles le temps n'a pas encore jeté le voile de l'oubU, —
que de choses et d'êtres à évoquer, que de flambeaux à
promener sur ce qui fut et ne sera plus, que d'amères ou
douces 7'cmembrances a donner en pâture à une sen-
sibilité qui n'est jamais satisfaite !
Le meilleur de ses instants, pendant son séjour à
Caen, d'Aurevilly le consacre à Trebutien. Les deux
anciens rédacteurs de la Remic républicaine de 18)32, —
à présent convertis aux mêmes idées catholiques et
monarchiques, — vivent en étroite communion d'esprit
et à cœur ouvert. Il existe plus que de l'amitié entre eux ;
ils ont l'un pour 1 autre une vraie « fraternité », une
sorte de « consanguinité d'âme » qui les fait vibrer à
l'unisson et palpiter des mêmes émotions. A la requête
de Trebutien, l'auteur de V Ensorcelée commence un
Meynorandum, dès le jour de son arrivée, pour cet autre
lui-même qui veut garder l'éternelle image du voyageur
qui passe et sera bientôt un absent. « ...Nous avons
— 257 —
causé au coin du feu, — écrit d'Aurevilly, — retirés de
tout, parfaitement à nous-mêmes, dans cette cellule
silencieuse, comme deux pasteurs au fond des bois. » (1).
Trebutien fait à son grand ami les honneurs de la
Bibliothèque publique dont il est le sous-conservateur.
Tous deux admirent les portraits normands qui en
« ornent le pourtour » et devisent avec chaleur des
gloires locales. Ils s'attardent en de longues causeries
où s'épanche leur âme. Ils y revivent le passé. Puis, ils
songent à l'avenir, — à la publication prochaine des
œuvres de Maurice de Guérin, surtout, et à une édition
future de cette volumineuse correspondance de Barbey
d'Aurevilly entassée depuis vingt ans dans les tiroirs de
Trebutien. Ils se complaisent à caresser ce projet, —
l'un, avec la modestie qui s'efface devant la supériorité
intellectuelle, — l'autre, avec la candide et pleine con-
science de sa valeur. « Mes lettres à Trebutien, — s'écrie
d'Aurevilly, — collection qui doit être la plus belle plume
de mon aile, si je dois devenir un oiseau glorieux, — un
oiseau du p<xrrt(i/.s de la gloire I Le meilleur de moi est
dans ces lettres, où je parle ma vraie langue et en me
fichant de tous les publics ! — Ecrit un mot orgueilleux
sur le cahier qui renferme cette collection, — un mot
orgueilleux qui peut devenir un mot juste. — Comme je
ne suis pas Kepler, qu'il reste où il est, ce mot que
l'avenir justifiera pe?^^^^re Je ne l'écrirai point ici. » Ce
« mot orgueilleux », qu'il n'ose consigner dans son
Meynorandum, est : « Je puis attendre la gloire, appuyé
(1) Mémorandum de Caen. — J'apjielle de ce nom le Mémorandum de
1856, — jusqu'ici appelé Premier Mémorandum, — pour le distinguer du
Mémorandum de 1836 récemment publié sous ce titre : Premier Mémo-
randum.
17
— 258 —
là-dessus ! » ; et, pour que le souvenir ne se perde pas de
l'heure solennelle où il se décerna une pareille couronne,
d'Aurevilly ajoute : « Ecrit ceci le 2 octobre, dans la
cellule de mon ami Trebutien, 8 heures du soir. » Il n'est
pas impossible que l'avenir donne raison sur ce point à
l'auteur de Y Ensorcelée.
Cette besogne achevée, les deux amis reviennent à
leur conversation préférée sur les êtres et les choses de
la Normandie. C'est alors que Barbey d'Aurevilly trouve
la formule définitive de son programme normand.
« ... Romans, impressions écrites, souvenirs, travaux,
tout doit être Normand pour moi et se rattacher à la
Normandie. Il y a longtemps (1) que j'écrivais à Trebu-
tien : « Quand ils disent de partout que les nationalités
décampent, plantons -nous hardiment , , comme des
Termes, sur la porte du pays d'où nous sommes et
n'en bougeons pas ! » Lorsqu'on est Normand, il faut
l'être tout à fait. Aussi, pour inaugurer son vaste et
ambitieux programme, d'Aurevilly veut-il, ce jour même
du 2 octobre, s'afîubler d'un manteau de roulier, comme
les paysans de la Manche. «Je suis allé, note-t-il, acheter
une limousine, semblable à celle des charretiers Bas-
Normands, et dans laquelle je veux envelopper mon
dandysme cet hiver. Je la ferai doubler de velours,
comme Jean Bart avait fait doubler d'or sa culotte
(1) Il n'y ;i [las si longtemps que d'Aurevilly le laisse entendre. C'est
dans une lettre du 28 juin 1833, — quinze mois par consé(juent avant le
voyage en Normandie, — que je relève la première formule de ce pro-
gramme. La voici: « Quand ils disent que les Nationalités décampent,
plantons-nous sur la porte du pays dont nous sommes et n'en bougeons
pas ! » La formule, on le voit, a pris de l'ampleur par la suite. Mais,
dspuis plusieurs années déjà, Barbey d'Aurevilly était en possession de
idée maîtresse qu'il a traduite en des termes si originaux et mémorables.
d'argent, et elle aura une moins meurtrissante des-
tinée ». Toujours, chez Barbey d'Aurevilly, la fantaisie
se glisse à côté du sérieux : il lui semble que la vérité
n'est belle que lorsqu'elle porte un panache éclatant. Ce
n'est pas lui qui l'adorera jamais, sortant toute nue de
son puits légendaire. Dès qu'il l'aperçoit si sommaire-
ment vêtue, il la couvre vite ô^un pé2:>lu7n romantique qui
en accusera mieux et en fera sailUr les formes splen-
dides.
C'est dans ce but, — pour donner plus de couleur à la
vérité, — qu'il va voir le chevalier Des Touches au Bon-
Sauveur, triste asile, où l'illustre Chouan achève ses
jours dans la nuit intellectuelle, en compagnie de toutes
les variétés de" fous. « Je suis intervenu, raconte-t-il, et
brusquement lui ai jeté au nez : Vous rappelez-vous
votre enlèvement de la prison de Coutances, 77ionsieur
Des Touches '^ — Un éclair, non pas d'intelhgence, mais
de mémoire, a traversé son œil bleuâtre, — et il a dit
que oui, s'est animé, et m'a appris le nom — que je ne
savais pas, — de son juge, du juge qui l'avait condamné
à mort — Je me retourne pour le voir une dernière
fois. Il était calmé, mais sa poitrine se soulevait encore ;
ses yeux, — bleus comme cette mer qu'il a tant regardée
dans le calme, la tempête et les brumes, — ces yeux
qui perçaient tout et qui ne percent plus rien, — étaient
vaguement arrêtés sur les plates-bandes de fleurs rouges
du jardin, qu'ils n'avaient pas même l'air de voir ! »
Heureux d'Aurevilly ! Il trouve dans cette visite au
chevalier Des Touches le dénouement de son roman
bientôt achevé.
Mais les journées s'écoulent. Il faut regagner Paris.
La séparation des deux amis est triste, — plus triste que
ne semblent l'indiquer les dernières lignes du Mémo-
— 260 -
randum, qui d'ailleurs furent écrites dix jours après le
départ, lorsque l'impression du moment n'avait plus la
même vivacité. « C'est demain que je pars, écrit
d'Aurevilly le 8 octobre, et quoique mon reg-retde quitter
Trebutien soit profond et me rappelle amèrement que la
vie n'est pas faite comme je le voudrais, cependant je
quitterai Gaen comme j'y suis revenu et comme je l'ai
habité, sans tristesse. Les souvenirs de quatre ans
d'extrême jeunesse, qui sont restés empreints en moi
pendant tant d'années, n'y sont plus empreints. Toute
empreinte est mordante. Quelque chose qui n'est pas
l'oubli, et qui a fait monter mon âme plus haut, a donné
à ces souvenirs, longtemps pesants,' la légèreté de la vie,
ou de la mort, — car on ne sait laquelle de ces deux
poussières — la mort ou la vie ! — pèse le moins ?... Les
ombres de l'Elysée des Anciens étaient transparentes.
De même les ombres de cette jeunesse que j'ai appelées
autrefois les spectres de mon bonheur et qui m'auraient
rendu Caen si changé et si triste, pour peu que j'y fusse
revenu il y a seulement cinq années ! »
Qu'a donc d'Aurevilly pour tenir un langage si
nouveau ? Pourquoi les « spectres » du passé ne le
hantent-ils plus? C'est qu'un amour, plus fort que le
souvenir des passions éteintes, s'est récemment glissé
dans le cœur de l'ancien Dandy, historien et imitateur
de Brummell, et l'a remué de fond en comble. Et le
romancier ne rêve maintenant que de couronner par un
mariage prochain l'idylle de cet amour estival. Le
réfractaire d'antan veut ainsi achever sa soumission
à l'ordre du monde. N'importe ! Barbey d'Aurevilly
songeant à prendre femme et à s'établir, cela semble
d'une douce ironie ! On a beau faire la réflexion que telle
serait pourtant la conclusion logique de ses idées
— 261 —
d'autorité ; on a beau répéter avec lui cette phrase du
Mémorandum de Caen, à la date du 30 septembre : « Me
voici rentré dans la vie régulière », — malgré toutes les
protestations les plus sincères de fidélité future à la
tradition, ce n'est pas sans quelque effort d'imagination
qu'on se représente l'auteur à' Une Vieille Maîtresse
convolant en justes noces, à la manière d'un simple
bourgeois ou d'un aristocrate bien rangé. Quel singulier
mari il eût fait ! Ce « canard sauvage de l'Ouest » n'avait
pas l'humeur « pot-au-feu » d'un rentier ni le goût d'un
ménage pacifiquement monotone. 11 eût voulu sans doute
introduire à son foyer un peu d'outrance romantique et
relever par des piments inconnus la fadeur classique
des joies conjugales. Cela peut-être n'eût pas donné les
résultats attendus, et le pauvre romancier en eût été
pour ses frais d'enthousiasme. Au fond, comme l'a dit si
joliment Jules Sandeau de Mérimée, « il était né
célibataire », et d'Aurevilly plus tard a si bien compris
cette vérité qu'il est mort « vieux garçon » endurci et
impénitent. Il ne faut pas le plaindre : la cage n'est pas
bonne à tous les oiseaux.
Mais, sur Fheure, il ne se rendait pas compte d'une
chose si simple. Il était tout grisé de ses nouvelles
amours et « tendait de toutes parts les voiles à l'espé-
rance ». Toutefois, la réalité se charge bien de le ramener
des nuages sur la terre. La vie de Paris ne lui permet
pas de « mélancohser » longtemps. Dès son retour,
d'Aurevilly entre en lutte ouverte avec le directeur du
Patjs, son ami Amédée Renée. « Mon article, mande-t-il
à Trebutien le 23 octobre, devait être sur Guizot. Renée,
mis en veine par mon article sur Cousin, m'avait dit :
j^lle-f — Je vais donc, ...et je passe sur le ventre à
Guizot, en lui laissant les quatre fers de ma critique entre
- 262 —
le diaphragme et l'ombilic, l'atteignant sous les deux
espèces de ses prétentions impuissantes, Thomme poli-
tique et l'historien. Mais Renée n avait-il pas chez lui, à
la Revue Contemporaine, ce pauvre petit gringalet de
Guizot fils ?... Voilà donc mon Renée fort embarrassé... »
Finalement, l'article paraît ; seulement, — constate tris-
tement d'Aurevilly, — « des dix-huit balles de mon espin-
gole, on en a retiré dix-sept. » La pire conséquence de
l'aventure, c'est que désormais l'intransigeant critique
du Pays est classé parmi les incorrigibles et les suspects.
Au milieu de ses ennuis, de jour en jour croissants, il
lui arrive néanmoins quelques bonnes fortunes. Un cer-
tain M. Poitou, magistrat de son métier et critique à ses
heures, ne s'est-il pas avisé d'écrire dans la Revue des
Deux-Mondes du 15 décembre 1856 un réquisitoire en
règle contre Balzac et son œuvre? Vite Barbey
d'Aurevilly, — l'avocat du Diable, qui se trouve être
souvent l'avocat du bon sens et de la raison, — riposte à
cette diatribe par un chaleureux éloge du grand roman-
cier de la Comédie humaine. « Savez-vous contre qui
l'article en ce moment? dit-il à Trebutien le 28 décembre.
Sur cette archi-ennuyeuse pédante qu'on appelle la Revue
des Deux-Mondes. Elle a publié un article ignoble sur
Balzac, — un article qui sent les coups de pied au der-
rière que Balzac lui avait donnés, — et je m'occupe un
tantinet de cet article, signé par un nommé Poitou
(Bas-Poitou, plutôt!), qu'on m'assure être un avocat
général et que je traite comme un huissier. »
L'étude de Barbey d'Aurevilly, vibrante d'enthou-
siasme, fait grand bruit dans la presse et soulève un
peu partout de vives polémiques. M""= de Balzac en est
profondément touchée et tient à remercier l'ardent
défenseur d'une chère mémoire. ^< J'ai reçu cette semaine,
— 26:3 —
écrit d'Aurevilly le 1«^ février 1857, en cadeau et hommage
un beau médaillon, en bronze, de Balzac, encadré en
chêne, d'un grand style. C'est le médaillon de David
d'Angers. M™<= de Balzac me l'a envoyé avec une fort
belle lettre, en me remerciant de ma défense de son
mari contre les ruades sans fers du Poitou. » Pour ne
point demeurer en reste de politesse, l'auteur de V Ensor-
celée répond aussitôt à la veuve de l'illustre romancier :
« Madame, c'est moi qui suis maintenant votre obligé.
Laissez-moi vous remercier de votre beau médaillon
que j'ai reçu, je vous assure, avec la double émotion
d'un grand plaisir et d'une grande reconnaissance. Je
n'avais pas besoin de cela pour me rappeler les traits de
l'homme de génie que j'ai toujours admiré et que j'ai
tant vu, sans, hélas! personnellement le connaître (un
regret de ma vie, madame) ; mais ce médaillon, placé
chez moi, attestera deux choses aux yeux du monde :
— ma religion intellectuelle pour lui et l'honneur que
vous m'avez fait. »
Ce ne sont là, sans doute, que de rares événements
heureux dans une assez monotone et instable carrière
de critique. Mais d'Aurevilly en fait tout de même son
profit. Il tire parti de toutes les accalmies de son exis-
tence plutôt orageuse d'ordinaire. Il revient à ses chers
projets qu'aux heures vertigineuses de la lutte il avait dû
momentanément délaisser: il reprend son Château des
Soufflets, et y sculpte la belle figure de Calixte, l'adorable
fille du « Prêtre marié ». Il compose de petits poèmes en
prose qu'il appelle des Rythmes oubliés. « Je viens de
terminer ce matin, mande-t-il à Trebutien le 28 février,
les Yeux Caméléons et je vous les envoie. C'est encore
à vous, comme beaucoup d'autres pièces des Rijthmes,
qu'ils sont adressés. Ah! je veux vous emporter dans
— 264 —
ma gloire, si j'ai gloire jamais! Ce qu'on trouvera de
fois votre nom dans mes œuvres sera prodigieux.
Comme la fantaisie (the fancy) se joue de nous, et nous
pas d'elle, je vous dirai qu'en ce moment le livre qui me
préoccupe et me rnaitrise, ce sont nos Rythmes. Je suis
en veine d'inspiration... J'ai le sein gonflé de mille senti-
ments qui cherchent une issue... »
Mais d'Aurevilly est bientôt contraint à refréner ces
enthousiasmes d'imagination, que trouble la plate réalité
quotidienne. « Mon cher Trebutien, — écrit-il le 10 avril,
« nuit du vendredi au samedi-saint ^>, — on adore la Croix
aujourd'hui, moi je l'ai portée. Mes ennuis au Pays
vont-ils recommencer?... Notre brave Consul, l'intrépide
lièvre, m'a refusé ce matin l'insertion de mon article de
semaine... L'article était composé, mais comme il
maltraitait un précieux orléaniste que le Gouvernement
de TEmpereur (et non l'Empereur, qui continue d'être le
Lépreux de la cité d'Aoste de son Empire) a été assez
bête pour pousser à l'Académie, le Consul a écouté sa
vieille affection de parti et sa peur toujours jeune et nou-
velle... Le sujet de l'article était le nommé Emile Augier,
un coiffeur httéraire... Je m'étais demandé ce que ce
polisson, heureux comme l'indignité, avait rendu de
services à la langue française pour qu'on en fît un acadé-
micien ». Décidément, la passion conduit à de regret-
tables extrémités le justicier Barbey. Il fait le coup de
feu dans les journaux de l'Empire comme ses aïeux dans
les buissons de la Basse-Normandie. 11 n'a pas l'air de se
douter que les temps ne sont plus les mêmes et il s'étonne
qu'on ne récompense pas son ardeur pour la bonne
cause... en le décorant. On le « crucifie » bien, mais non
comme il le voudrait. On lui fait porter la croix sur les
épaules, — tel le Christ en route vers le Golgotha, — au
— 265 —
lieu de la lui placer sur la poitrine. Il est vrai qu'on l'a
proposé pour la Légion d'Honneur et il se flattait tout
bas de l'espoir qu'il figurerait sur la liste des nominations
du 15 août. « Ah bien! oui, — narre-t-il tristement à
Trebutien quelques jours plus tard, le 23, — on a nommé
Limayrac, Galonné, Dumas fils, le Camélia^ Clairville, le
Galoubet du vaudeville grivois... et je puis encore vous
embrasser avec une poitrine vierge de la souillure d'une
promotion comme celle-ci... Ah! l'Empereur! l'Empereur!
C'est donc le Quinze-Vingt de la France ! Ces ignobles
ministres, comme on dit chez nous au Colin-Maillard,
l'ont-il assez hauné? »
Par bonheur, d'Aurevilly ne s'arrête pas longtemps à
envenimer, par d'éternelles récriminations, ces égrati-
gnures d'amour-propre qui le fontsouff'rir. Il aime mieux
poursuivre vaillamment son œuvre. Pour se venger de
ceux qui lui sont hostiles et lui barrent le chemin de la
renommée, il multiplie les articles vibrants sur les plus
grands sujets, continue à rendre à ses amis de signalés
services intellectuels, élève sa critique à la hauteur d'une
« mission » courageuse et active et en fait, quand il le
peut, un instrument de bonnes actions, une magistrature
bienfaisante.
A cette époque, précisément, une retentissante occasion
lui est donnée de dire noblement, à haute voix et sans
réticence, la vérité à ses amis et de résister, malgré le
courant qui emporte même les plus clairvoyants thurifé-
raires de l'Empire, aux stupides entraînements de
l'opinion. Baudelaire vient de publier ses Fleurs du Mal.
Aussitôt, les moralistes de profession jettent un cri de
détresse et crient à l'abomination. Or, à la nouvelle du
procès intenté au poète par les gardiens attitrés et
patentés des mœurs publiques, tous les personnages
- 266 —
officiels de la critique, qui avaient déjà fait des avances
au traducteur de Poë, — Sainte-Beuve, entre autres, et
le premier, — se replient en bon ordre vers leur demeure
respective et ne paraissent plus connaître un homme si
compromettant. Un des rares chroniqueurs (ils étaient
quatre!) qui protestèrent contre le pouvoir usurpateur de
magistrats sans compétence pour les questions litté-
raires, fut l'absolutiste Barbey d'Aurevilly.
Il sait pourtant bien, l'auteur de V Ensorcelée, qu'un
article sur les Fleurs du Mal, — principalement s'il
porte sa signature, — ne sera pas accueilli avec bien-
veillance au Pays et, en fin de compte, n'y aura point les
honneurs de l'insertion. Mais il met sa conscience, sa
probité d'écrivain, bien au-dessus de ses intérêts per-
sonnels, des avantages qu'il aurait à rester silencieux,
des manœuvres de toutes les coteries et des bas calculs
de- boutique. Alors il écrit une superbe apologie, —
nuancée de sages réserves et de restrictions dogmatiques,
— du talent et de l'œuvre de Charles Baudelaire; et, ne
pouvant publier cette étude, il l'adresse au poète dans le
moment où celui-ci va passer devant ses juges. « Mon
cher Baudelaire, lui dit-il, je vous envoie l'article que
vous m'avez demandé et qu'une convenance, facile à
comprendre, a empêché le Paijs de faire paraître, puis-
que vous étiez en cause. Je serais bien heureux, mon
cher ami, si cet article avait un peu d'influence sur
l'esprit de celui qui va vous défendre et sur l'opinion de
ceux qui seront appelés à vous juger ». Mais on sait ce
que pèse la littérature dans la balance de Thémis!
D'Aurevilly en est pour les frais de son dévouement et
n'a que le mérite de sa bonne action. « Je vous envoie,
mande-t-il à Trebutien le 23 août, mon article sur
Baudelaire, qui a été jugé et condamné jeudi. On aurait
— 267 -
dû plaider mon article. Ghaix d'Est-Ange, le fils... du
valet de son père, a plaidé je ne sais quelles bassesses,
sans vie et sans voix. L';ivocat général Pinard a parlé de
votre ami avec une considération qui vous eût fait plaisir
et a montré à Baudelaire une sympathie inconséquente.
On voyait qu'il était entre Tordre du ministre et sa
conscience. Tout cela fait pitié et peut aller avec les
sottises et les platitudes de ce temps ! ».
« Les sottises et les platitudes de ce temps! » voilà ce
qui révolte le plus l'âme loyale, hautaine et fièrement
aristocratique, de l'auteur des Prophètes du Passé.
Aussi, dans ses lettres intimes à Trebutien, fait-il payer
cher leur lâcheté, — prétendue ou réelle, — à ceux qui
tombent sous sa juridiction, sous sa « coupe ». Il écrit le
29 novembre à son fidèle ami de Caen : « Je pensais vous
mettre ce soir à la poste... un article sur Garrel, salé et
poivré du mépris convenable pour ce Chicaneau Rouen -
nais politique et ce tdteur de régiment, dont les poltrons
ont fait un grand homme. Mais le discours de cette vieille
canaille de Dupin, renommé par l'Empereur (6 dii
majores!) rc'-procureur impérial à la Cour de Cassation,
a pris la place qui m'était réservée au journal... Il importe
fort peu à la g'ioire et à l'intérêt de la France que ce
vieux roquent/y^ et coqu/^ et scapm de Dup/;i (il le
rima fort justement en tain !) soit, ou non, à mâchonner
des réquisitoires à la Cour de Cassation, cette méca-
nique judiciaire. Mais il importe que le Pouvoir ne
fasse pas de bassesses et reste debout devant ses enne-
mis. Dupin ne peut pas se déshonorer, mais le Pouvoir
s'honore-t-il,lui, en lui tendant tout ce qu'il peut tendre,
car ils l'ont fait sénateur, ce matin ». Suit une nou-
velle pbilippique contre le gouvernement de Napo-
léon III.
— 2(58 —
Barbey d'Aurevilly n'est pourtant pas au bout de ses
mésaventures. L'article sur Armand Garrel, retardé
d'abord par le discours de Dupin, est, ce prétexte une
fois disparu, définitivement refusé. « J'avais cassé, —
écrit tristement le pauvre journaliste, à la date du 5
Décembre, — les trente-six masques de Carrel, le masque
du Républicain, de l'homme de talent, de l'homme de
caractère, et on a trouvé que je ne respectais pas assez
ce vicieux carnaval politique qu'on nous donne pour un
grand homme de pur acier. Au journal de l'Empire, il
faut bien respecter la République, parbleu!... Les
raisons qu'on m'a opposées pour repousser mon article
sont digues des héros qui me les ont opposées. L'Empe-
reur serait mécontent ! lui qui ne lit rien, en fait de jour-
naux, que ce que M. Mocquart lui note! lui qui ne lit
rien!... Il aimait Garrel. Il a conspiré avec Carrel. Nous
aurions Carrel, s'il vivait, assis sur le banc du Sénat, à
trois pas de Dupin ! Pardieu ! »
On dirait qu'il a de l'amertume au cœur, le pauvre
critique maltraité, et qu'il a besoin d'épancher sa
souffrance dans une âme fraternelle. Mais, comme il
demeure malgré tout un incorrigible de l'illusion, il se
console delà mauvaise fortune, en songeant à Calixte.
« Calixte m'a sauvé, — s'écrie-t-il, dans la même lettre,
avec la candeur et la naïve confiance d'un esprit droit et
toujours idéaliste, — Calixte m'a sauvé! J'avais peut-
être besoin de cette secousse pour m'y rejeter, comme
je m'y suis rejeté. L'Imagination avait besoin de ce
vigoureux coup de lanière ! Elle est réveillée, elle a
secoué ses ailes, elle les a ouvertes et elle est partie ! »
Ils sont heureux, en dépit de tous les déboires, ceux qui,
comme d'Aurevilly, peuvent, au sein même des plus
grandes tristesses, conserver intacte une fenêtre sur le
dedans, sur le monde calme et serein de la pensée pure,
et s'envoler en une libre échappée vers les libres régions
bleues où fleurit la poésie ! Jamais ces natures-là ne
seront terrassées par les cruelles réalités de la lutte
quotidienne !
Il faut vivre pourtant, et le pain de chaque jour n'est
pas donné par la divine Galixte ! Elle donne ce qu'elle
possède, la fée délicieuse et enchanteresse ! elle donne
l'apaisement du cœur et les jouissances de l'esprit! mais
elle ne peut pourvoir aux nécessités matérielles de
l'existence. Barbey d'Aurevilly doit donc, malgré ses
dégoûts, se relancer en plein courant, au milieu de la
tempête qui l'assaille de toutes parts. Nageur intrépide,
il va braver la colère des flots déchaînés. Au moins ne
partira-t-il pas à l'aventure, sans une ample provision
de chimères précieuses qui le consoleront des misères
de la vie et garderont le seuil sacré, inviolable, du
temple où repose l'Imagination, en attendant qu'elle
prenne son vol vers l'au-delà!... Mais quel contraste
entre le coin bleu, réservé à l'essor de la rêverie, et le
coin noir, où s'écoule, laborieuse et pénible, la carrière
militante du journaliste « condamné aux travaux forcés
à perpétuité », « aux travaux forcés de l'honneur! »
C'est dans ces sentiments que d'Aurevilly se détache
de plus en plus du régime impérial qu'il avait naguère,
inconsidérément, — par peur de l'anarchie, — appelé de
tous ses vœux. Le devoir d'un gouvernement fort, dit-il,
ne consiste pas à frapper ses amis les plus fidèles, les
plus désintéressés, et à n'avoir de caresses ou de com-
plaisances que pour des adversaires qui, même comblés
de faveurs, ne désarmerontjamais? S'il en est autrement,
si les partisans sincères sont écartés et les ennemis
adulés, mieux vaut se battre en franc-tireur, à l'avant-
- 270 —
garde ou sur le flanc des partis, que de se mêler à la
troupe confuse des satellites. Les chers principes d'ordre
et d'autorité ne perdront rien à ce qu'on les défende en
indépendant: ils seront même d'autant plus sûrement
sauvegardés qu'on n'attachera pas leur destinée, qui est
permanente et d'un intérêt éternel, à l'incertaine et
passagère fortune d'un homme quel qu'il soit.
Justement, Granier de Cassagnac a l'intention de fonder
un nouveau journal et de lui donner un air d'autonomie
que ne comporte ni ne tolère la majesté d'un organe
officiel. Dans ce but, il s'adresse à d'Aurevilly, qui est
homme à ne reculer devant aucune tentative, fût-elle
des plus hasardeuses, et à ne s'effrayer d'aucun coup
d'audace. On devine si, dès la première heure, ce digne
fils des Chouans de Basse-Normandie prête son concours
à l'entreprise nouvelle. Messieurs les Lâches de la poli-
tique et de la littérature, — s'écrie-t-il — vous n'avez qu'à
courber l'échiné sous le fouet vengeur des Absolutistes
révoltés ! « Le programme, écrit triomphalement Barbey
le 17 décembre, est celui de mon ami Trebutien : — le
Pape, — la Monarchie, — et, littérairement, la tradition
de Louis XIV, — sur toute la ligne, I'Unité et I'Autorite ! »
Le journal s'appellera : Le Réveil : « bon titre ! »
remarque avec satisfaction l'auteur de V Ensorcelée. On y
secouera la torpeur des marmottes du second Empire.
Le premier numéro du Réveil porte la date du 2 janvier
1858. Naturellement, pour ne point faillir aux promesses
de leur prospectus, nos autoritaires forcenés commencent
par cravacher et fouailler tout le monde, universitaires et
politiciens, aristocrates et bourgeois, libres-penseurs et
catholiques. Pour sa part, d'Auj-evilly fait une sensation-
nelle entrée en scène. D'autres rédacteurs ne jettent des
pierres que dans le jardin du voisin; lui, il mitraille
— 271 —
croyants et mécréants, et il fait choix des boulets du plus
gros calibre. Son article de début éclate, comme un obus,
dans la poudrière de la critique. « La critique n'existe
point en France, à cette heure du XIX"" siècle, » déclare-t-il
gravement ; et il ajoute : « Des critiques, il y en a sans
doute, — et peut-être y en a-t-il trop, — mais de la
critique, dans le pur et noble sens du mot, on en cherche
en vain, il n'y en a pas ». Voilà le feu mis aux poudres !
Barbey d'Aurevilly passe en revue les hommes qui se
parent du beau nom de critiques: Gustave Planche,
« individualité pédante, qui n'a que l'empirisme de la
science » ; Sainte-Beuve, qui n'est « qu'anecdotes et
détails » ; Jules Janin, qui fait de la causerie « à ventre
déboutonné sur tous les sujets » ; Théophile Gautier, qui
ne sait que « décrire » ; enfin, Armand de Pontmartin,
« qui se croit, entre amis, un Sainte-Beuve chrétien, —
qui est bien chrétien, mais qui n'est pas Sainte-Beuve », -
n'est, en définitive qu' « un mixte négatif. » A tous ces
gens-là, dit-il, manque le solide appui d'une doctrine, la
base inébranlable d'un dogme ou d'un code. Aussi est-il
réservé aux fondateurs du Réveil d'inaugurer la vraie
critique, critique militante et religieuse, — sabre d'une
main, goupillon de l'autre. « Nous ne nous fondons pas
aujourd'hui, conclut hardiment Barbey, pour faire des
madrigaux aux imbéciles et de très humbles baise-mains
à l'Erreur. Nous n'ignorons pas que toute critique
littéraire, pour être digne de ce nom, doit traverser
l'oeuvre et aller jusqu'à l'homme. Nous sommes résignés
à aller jusque-là. Chateaubriand disait un jour : « Pour
que la France soit gouvernée, il suffit de quatre hommes
et d'un caporal dans chaque localité». Ce sont ces quatre
hommes et ce caporal que nous voulons donner à la
littérature... Nous n'avons pas assez servi, puisque nous
- 272 —
naissons, pour mériter des armoiries; mais si notre
critique se choisissait un symbole, elle prendrait la
balance, le glaive et la croix ».
Pendant un an, le Réveil jette feu et flammes aux
quatre coins de l'univers. Presque aucun journal n'est
épargné : il est vrai qu'après comme avant tous se
portent bien. Les plus maltraités sont les Débats et la
Revue des Deux-Mondes. Sous l'avalanche, Buloz reste
muet et tranquille. Mais le Journal des Débats ne peut
contenir son indignation. Il essaie d'abord, par la plume
d'Hippolyte Rigault, de parler le langage de la raison et
du « modérantisme » à ces néophytes enragés : ceux-ci
ne répondent aux arguments philosophiques qu'on leur
soumet que par des clameurs d'incendiaires. Rigault ne
se tient pas pour battu : il revient à la charge, doucement
et d'un air caressant. Il vante les charmes « de la politesse
dans la critique » (1). A toutes ces galanteries il perd son
temps et épuise ses forces. Les ligueurs du Réveil
continuent à sonner le tocsin et crient d'une seule voix :
« Assommons dans le tas ! Dieu reconnaîtra bien les
siens ».
La guerre ne peut durer éternellement. Dans l'inter-
valle des batailles, tandis que chacun relève ses morts
et panse ses blessés, l'invulnérable d'Aurevilly s'occupe
activement, avec l'aide de Trebutien, de l'édition de
Maurice de Guérin. Mais voilà que certaines exigences
de la famille du jeune poète, mort en sa fleur, viennent
jeter le trouble dans la douce affection des deux vieux
amis qui comptent déjà plus d'un quart de siècle d'intimité
fraternelle ! Ils se brouillent pour une vétille, et parce
(1) Hippolyte Rigault, Journal des Débals, 6 lévrier 1858. — Conver-
sations lilléraires et morales (Charpentier, éditeur), p. 112 et suiv.
— 273 —
qu'ils ne peuvent s'expliquer de vive voix sur un dissen-
linieut suscité par les scrupules excessifs d'une sœur, —
kl seule survivante, — de Maurice et d'Eugénie. On dit
que les liens d'une très ancienne amitié, s'ils se rompent
par hasard, par malheur, no se renouent plus jamais.
C'est peut-être vrai. Seulement les cœurs continuent de
parler dans le silence de leur solitude chèrement payée
et les souvenirs demeurent pour attester l'impérissable
survivance de la vie sentimentale de deux êtres que rien
ne devait séparer. .
Barbey d'Aurevilly, frappé jusqu'au fond de l'àme par
l'éloignement de Trebutien, laisse entre les mains de
« l'ami de ses meilleures années » (comme il l'appellera
plus tard), les papiers inédits de ce charmant Maurice
de Guérin, dont la destinée était décidément bien triste,
puisque, même après sa mort prématurée, le poète
semait le germe de la discorde là où il semble qu'il
n'y eût place que pour le bon grain de l'affection. Très
dignes l'un et l'autre dans leur chagrin, ni Trebutien ni
d'Aurevilly ne se plaignirent du sort qui les condamnait
à devenir des étrangers. Ils firent retraite, chacun de
leur côté, sans récrimination, et discrètement restèrent
seuls avec leur grande douleur.
Quel vide fait dans l'àme de l'écrivain normand la
perte d'une si précieuse amitié ! C'est sans doute pour
chercher un peu de consolation, — à défaut de l'impos-
sible oubli, — que Barbey d'Aurevilly fuit Paris, aussitôt
après cette rupture subito, au mois de septembre 1858.
Il va faire un voyage dans le Midi. Son séjour à Port-
Vendres nous vaut un Meuiorandum assez court, bien
moins intéressant que le Mémorandum de Caen. Le
pays où il vit momentanément, — et où il souffre, — ne
parle pas à son cœur comme la chère Basse-Normandie.
18
— 274 —
L'homme do TOuest, qui a repris racine dans son pays
natal et est redevenu un robuste terrien, est vite désen-
clianté des beautés méridionalesquilui semblent «pfdes ».
« La création est bien plus monotone que variée, —
s'écrie-t-il mékincoliquement le 10 septembre. — Dieu
est un grand poète monocorde. Ce qu'on voit vous rappelle
toujours quelque chose, qu'on connaît, et ce n'était jamais
la peine de sortir de la fameuse chambre de Pascal ». Le
même jour, il évoque les femmes du Cotentin et les
oppose triomphalement à celles des Pyrénées : « Où
êtes-vous, dit-il, chignon abondant, rutilant et lustre de
mes Normandes? » Dès le lendemain de son arrivée, le
17 septembre, il a la nostalgie des campagnes cotenti-
naises et des tempêtes de la mer de Carteret : « Moi,
écrit-il, né dans la furie des vagues de la Manche, verte
comme un herbage, quand elle est tranquille, entre deux
colères, je n'aime point cette mer d'huile d'olive qui
baigne la terre des oliviers... Tout ce que je vois me
retourne le cœur vers cette patrie qu'enfant j'aspirais à
quitter avec une impatience fébrile ». Aussi a-t-il hâte de
partir. « Si je n'étais pas ici, note-t-il, pour des raisons
plus intimes et plus puissantes que le plaisir (si vite
épuisé, d'ailleurs) de voir un pays, comme je décam-
perais ! Mais comme dit Satan dans Miltou :
Ce ne sont pas les lieux, c'est son cœur qu'on liuhile ! »
Lorsque Barbey d'Aurevilly revient à Paris, le Réveil,
qui était entré dans la vie avec tant d'ardeurs belli-
queuses, commence à s'endormir d'un sommeil inquié-
tant, qui est peut-être le sommeil de la mort. N'est-ce pas
là rironique destinée des êtres et des choses qui
naquirent au sein du tumulte, à grand fracas et à grand
- 275 -
renfort d'espérances ? Le symbole qu'avait choisi le cri-
tique normand s'était brisé contre la résistance du public :
la « balance », qu'il tenait durement de ses mains de
grand justicier, s'était atfolée sous le souffle des pas-
sions; le « glaive », qu'il brandissait avec l'énergie d'un
Chouan, s'était faussé dans la mêlée confuse, en frappant
à droite et à gauche; la « croix d'or », qu'il portait haut
avec des gestes de cardinal inspiré du Ciel, s'était dédorée
dans la polémique quotidienne. Il ne restait plus rien du
beau programme d'antan.
Alors d'Aurevilly regagne mélancoliquement l'inhos-
pitalière maison du Pays, journal ofïiciel et de plus en
plus modéré; en route vers cette sombre demeure, le
pauvre gentilhomme normand, qui n'est pourtant pas un
don Quichotte (car il ne se bat pas contre des ombres ni
des moulins à vent, mais contre des réalités), doit penser
que la vie est bien amère aux âmes généreuses et que
c'en est fait désormais de la « faria franccse », de la foi
des anciens jours et de l'enthousiasme, père des grands
desseins i
CHAPITRE XIV
Les Œiœres et les Hommes
l'édition de MAURICE DE GUÉRIN ET SAINTE-BEUVE
LA JEUNE CRITIQUE
CRISES d'individualisme AIGU I
Les Misérables, la Redue des Deux-Mondes,
le Journal des Débats,
Les Quarante Médaillons de V Académie
PROCÈS BULOZ. — PLAIDOIERIE DE GAMBETTA
Le Chevalier Des Touches
(1859-1863)
L'année 1859 se passe, pour Barbey d'Aurevilly, dans
le soin presque exclusif de la tache quotidienne et de
l'achèvement des œuvres romanesques qu'il a sur le
métier depuis plusieurs années déjà. C'est un des rares
moments de sa vie où l'on puisse dire que, tels les peuples
heureux, il n'a pas eu d'histoire. Mais est-il alors vrai-
ment heureux ? la chose est peu probable. Les événe-
ments extérieurs servent souvent de dérivatifs aux
tristesses intimes de l'écrivain. Toutefois, quand il habite
seul dans les profondeurs de son être, il ne connaît guère
— 277 —
le repos ni l'apaisement. La plus mauvaise compagnie
qu'il puisse fréquenter, puisqu'elle évoque incessamment
le passé, c'est lui-même.
Par bonheur, sa collaboration au Pays l'arrache pério-
diquement à la hantise de ses rêves irréalisables, de ses
regrets et de ses cauchemars. 11 est obligé de s'abstenir,
la plupart du temps, des grands sujets religieux, philo-
sophiques ou historiques, qu'il aime et qui ne font qu'avi-
ver en lui ses ressentiments, ses tortures morales, son
besoin d'action. On le met au régime de la critique pure-
ment littéraire: c'est une excellente nourriture pour trom-
per les désirs trop ambitieux. D'Aurevilly s'en accommode
tant bien que mal, — plutôt bien que mal. Confiné dans
les questions où l'étude de la forme prédomine sur
l'analyse du fond, — la question du roman ou de la poésie,
par exemple, — il s'y révèle homme de goût, de savoir
et de tempérament verveux. Il n'a plus les hardiesses
d'antan, les éclats de foudre du Réveil, les folies guer-
rières d'un aventurier chouan. Il est presque rassis,
calme et modéré. Mais cette halte forcée dans le monde
des gens sages ne lui plaît qu'à demi : elle ne sera pas
de longue durée. Néanmoins, en attendant le renouveau
des exaltations belliqueuses d'autrefois, chacun profite
de l'accalmie, — lecteurs et auteurs, confrères de la
critique et du livre. La raison et le bon sens ne sont pas
non plus sans faire quelques gains et même réahser de
sérieux bénéfices, au contact de cet esprit subitement
rangé qu'on a peine à reconnaître pour le d'Aurevilly
des anciens jours.
A cette époque, le critique littéraire du Pays fait
paraître surtout des études sur les poètes et les roman-
ciers. Victor Hugo et Théophile Gautier, Musset et
Laprade, Brizeux et Mistral, Vigny et Banville, d'une
— 278 —
pj^rt ; _ de l'autre, Flaubert, George Saiid, Sandeau, les
Goncourl, Monselot;— bref,tousles « Imaginatifs ^>faiuoux
de cette génération sont, parlui, tour a tour, jugés, pesés,
passés au crible d'une analyse généralement profonde.
D'ailleurs, sauf Victor Hugo et George Sand, ces écri-
vains sont pour la plupart mis au rang qu'ils méritent
dans Testime des lettrés, et qu'ils occupent encore devant
l'immédiate postérité. Décidément,, quand il lui plaît,
Barbey d'Aurevilly, sans rien renier de ses préférences
esthétiques ni de ses convictions religieuses, devient le
plus indépendant et souvent le plus clairvoyant des juges.
Il est le premier, dans la presse contemporaine, à décou-
vrir le vrai fond du talent de Victor Hugo : le génie
épique. Il met en pleine lumière cette vérité jusqu'alors
inaperçue et en tire une merveilleuse page de critique,
consacrée à la Légende des Siècles. L'article, — un des
meilleurs de Barbey, — porte la date du mois de
novembre 1859.
L'autorité d'un critique grandit et s'affermit rapide-
ment, quand elle s'appuie sur la double force de la con-
science et du savoir. On pardonne bien des travers à un
homme qui ne dit que ce qu'il pense et qui a qualité pour
parler haut. On oublie ses rodomontades un peu exces-
sives et son intransigeance trop passionnée, pour ne se
souvenir que de sa parfaite loyauté, de l'intégrité de son
jugement et des services qu'il rend à la cause des lettres.
Barbey d'Aurevilly figure désormais au nombre des
journalistes dont l'opinion compte et môme est recher-
chée. Sainte-Beuve, le voyant monter en bon rang par la
seule puissance de son talent, lui fait force salamalecs et
entre en coquetterie réglée avec l'ancien Dandy. N'est-ce
pas d'un bel exemple que de se frayer à soi-même sa
route, sans le complaisant secours des épaules d'autrui?
- 270 -
L'auteur de Port-Royal consacre la situation exception-
nelle et méritée du rédacteur littéraire du Pays, en l'ad-
mettant dans le cercle des intimes de la rue Montparnasse.
Ce qui vaut mieux encore que ces flatteurs compli-
ments d'un aîné, ce sont les hommages des « jeunes ».
D'Aurevilly accueille fort bien les débutants. Il ne voit
pas en eux, comme tant d'autres, des rivaux possibles et
des gêneurs. Il les encourage et les conseille. Aussi^
quelques-uns de ces nouveaux venus dans le monde des
lettres témoignent-ils une vive reconnaissance et une
juste admiration au vaillant critique. Un d'entre eux,
Xavier Aubryet (1), a même la hardiesse de lui dédier
son meilleur livre, Jugements nouveauoc. « Monsieur,
lui écrit-il le 17 mars 18(30 en tête de ce volume, vous
êtes un de ceux qui ont gardé le plus fièrement la tradi-
tion des gentilshommes de lettres, dans un temps où la
Littérature pure, au heu d'être le plus sûr des marche-
pieds, est le plus efficace des obstacles ; vous cherchez
encore les joies de l'intelligence, quand on se détourne
de tout ce qui n'est pas les joies de la matière ; vous res-
pectez enfin l'Art, quand on affecte bien haut de mépriser
tout ce qui n'est pas l'industrie ; nul n'a supporté plus en
patricien que vous la privation, à l'heure où jouir est le
dernier mot des petits et des grands... » Je ne cite que la
première phrase de cette épître préliminaire, mais la
suite est digne du commencement : c'est l'éloge dithy-
(1) Xavier Albisyet (1823-1880), crUi(iue et inoraHste, a laissé (lueUiues
ouvrages sortis d'une i>lume élégante et affinée : La Femme de vinr/t-
cinq ans (1853), Jii<iemenls nouveaux (1800), les Palriciennes de
l'amour (1870). C'était un esprit ingénieux et délicat, au(iu.'l il n'a manqué,
pour donner toute sa mesure, qu'un peu d'équilibre. Renan et Flaubert,
entre autres, l'appréciaient infiniment.
— 280 —
rambiqiie du Maître dont le talent est « d'une trempe si
rare. »
Un hoiniiie de lettres, ainsi porté sur le pavois d'une
dédicace, semble tenu à quelques égards vis-à-vis de
ceux dont il reçoit Thommage, — ne fût-ce que pour jus-
tifier la louange dont il est l'objet. Mais d'Aurevilly a une
façon si personnelle d'envisagçr les hommes et les
choses, qu'il croirait léser sa propre indépendance en ne
se souvenant pas qu'il tient la plume du critique. Il doit à
l'ouvrage nouveau, qui lui est dédié, non pas un grain
d'encens ou des paroles de complaisance, mais un compte-
rendu sincère et désintéressé. Aussi, l'article qu'il con-
sacre, le 18 avril 1860, au livre d'Aubryet ressemble-t-il
singulièrement à ceux que, depuis huit ans, Barbey
donne au.. Pays chaque semaine. Pas le moindre mot de
flatterie, pas la plus légère apparence de courbette, pas
un soupçon de remerciement banal : comme toujours, il
y a dans ces pages de beaux accents déloyauté et un air
de cranerie bien française.
Par toutes ces qualités éminentes, le vaillant critique
se fait une place enviée dans les rangs de la littérature.
La notoriété, — sinon l'éclatante réputation, — lui est
dorénavant acquise. Or, quand le public vient vers un
écrivain, on \oit, par ricochet, les éditeurs accourir et
s'empresser autour du nouvel élu de la foule. C'est la
première bonne fortune complète, sans mélange, qui
échoit à Barbey d'Aurevilly. L'éditeur Amyot se charge
de faire paraître la première partie des études critiques
du Pcifjs.
Depuis longtemps, d'Aurevilly avait l'ambition très
légitime de juger en une série de volumes le mouvement
intellectuel de son époque. Le moment lui semble venu
de mettre ce projet à exécution. Il faut être quelqu'un.
— 281 —
aux yeux de ropiuion, pour prendre la liberté de s'élever
à soi-même un pareil monument: car il ne s'agit de rien
moins que de transformer des écrits tracés au jour le
jour, et souvent à la hâte, en un livre durable, — ou qui
du moins a la prétention de durer. Et combien l'entre-
prise paraît plus téméraire encore, quand on veut,
comme Barbey, peser dans la balance d'une doctrine
inflexible « les Œuvres et les Hommes du XIX^ siècle » !
Tel est, en effet, le titre général dont fait choix l'auteur
de Y Ensorcelée . Mais l'audace lui réussit si bien, qu'il
n'hésite pas à frapper les regards du public par une
pancarte très voyante.
C'est par les Philosophes et les Ecrivains religieux
(à tout seigneur, tout honneur ! )que d'Aurevilly inaugure
la collection de ses études critiques. Le livre, qui com-
prend une trentaine d'articles, est mis en vente vers la
fin de 18G0. Dans sa préface, l'intransigeant critique
précise, avant de 1' « illustrer » par des exemples, la
notion de son catholicisme absolutiste. Mais la dédicace
à l'abbé Léon d'Aurevilly est, à cet égard, plus signifi-
cative encore. « Tu as le grand honneur d'être prêtre, et
le grand avantage de ne pas écrire, dit-il éloquemmentà
son frère. Tu agis sur les âmes de plus haut que nous,
vulgaires écrivains... Voilà pourquoi je te dédie ce livre
sur les philosophes et les philosophies de ce temps. Je te
le dédie à toi, théologien, que les choses qu'il contient
regardent et qui as mieux que du génie pour en connaître,
puisque tu as grâce d'état pour en juger. » Tel est bien,
effectivement, l'idéal ultramontain de notre catholique
autoritaire; à ses yeux, la philosophie ne doit être que
l'humble servante de la théologie.
Après les " hommes de la pensée », '< les hommes du
fait. » C'est le tour des Historiens, que Barbey veut juger
— 282 —
à la double lumière des idées catholiques et monar-
r-hiquos. Ce second volume de la première série paraît
peu de temps après les Philosophes et renferme un
nombre à peu près égal d'articles publiés depuis 1852.
La préface sur l'histoire est très curieuse. Notre Chouan
de Basse-Normandie y regrette l'antique institution des
historiographes. 11 ne voudrait pas qu'il fût permis à tout
homme de jeter son dévolu sur les affaires publiques et
de les apprécier, comme si ce n'étaitpoint une '< fonction
sacrée » (ce sont ses propres expressions; d'exercer
« cette judicature de la tombe, cette magistrature de la
vérité » (1). On voit assez par là que d'Aurevilly veut
sans cesse ramener le monde en arrière et le faire rétro-
grader vers les conceptions, théocraliques et absolutistes,
des siècles passés.
Mais, tandis qu'il est tout confiné dans l'apologie du
« bon vieux temps », auprès de lui on s'occupe davantage
du présent. Par les soins de Trebutien, la première
édition des œuvrer de George-Maurice de Guérin fait
son apparition sensationnelle, en janvier 18G1, sur le
marché de la librairie. Le charmant opuscule, patronné
par Sainte-Beuve, obtient un grand succès de publicité.
Tous les professionnels de la critique emboîtent le pas
derrière l'auteur des Lundis et font chorus dans
l'universel concert de louanges qui s'élève soudain en
l'honneur d'un nom jusqu'alors très obscur. A quoi tient
donc la gloire, à quels jeux du hasard et à quelles
rencontres imprévues ? C'est évidemment l'étude de
Sainte-Beuve, placée en tête du volume, qui décide la
timide et indifférente opinion à s'apercevoir qu'un grand
(1) Barbey d'Airkvii.i.y, Hisloriof/rapfiea et Historiens (Préface des
Historiens politiques et lilléraires) Amyot, 1861.
- 2813 —
poète est mort il y a vingt-deiiN: ans et a laissé quelques
frag-iiioiits de chefs-d'œuvre dignes de vivre éternel-
lement. Aussitôt la mémoire de Guérin devient chère à
la foule de ces esprits toujours disposés à suivre le signal
donné et à prendre le mot d'ordre dans le cabinet d'un
illustre lanceur de talents.
Quelle sera l'attitude de Barbey d'Aurevilly dans cette
circonstance très délicate ? Comme critique, il doit
parler du livre nouveau ; en tant qu'ami, compagnon et
souvent inspirateur de son cher Maurice, il a le devoir
plus impérieux encore de saluer au passage les Reliquiœ
du frère d'Eugénie. Néanmoins il voudrait se taire, car
il est justement, blessé de ce que son nom même ne
figure pas dans l'édition préparée par Trebutien. C'est un
coup qui le frappe en plein cœur : n'est-ce pas, en effet,
grâce à sa pieuse vigilance que les joyaux de l'auteur du
Centaure ont été sauvés de l'oubli et précieusement
conservés jusqu'au jour où il s'en dessaisit en faveur du
public ? Mais il est dit que les mérites de Barbey
resteront toujours sans récompense (i).
Il pourrait récriminer, sa fierté s'y refuse. Pour toute
vengeance, il publie dans le Pays, le l*""" février 18G1, une
étude émue et vibrante sur Maurice de Guérin. Il ne fait
pas la plus légère allusion à ses ressentiments et ne
s'attaque pas le moins du monde à l'édition qui vient de
paraître ; il s'en prend seulement à l'étude de Sainte-
Beuve et en montre l'insuffisance. « M. Sainte-Beuve est
(1) Je ne puis, à cette place, sans soiiir des limites de mon sujet, insister
avec détail sur tous les incidents tiès curieux qui accompagnèrent la pré-
paration et l'apparition des œuvres de Guérin. Du reste, la tiàche de
dévoiler ces « dessous » de la vie littéraire est réservée à M. Georges
Esparbès qui nous en donnera sous peu, je l'espère, un récit définitif.
— 2S4 —
peu sonore, écrit-il... Il a \m joli timbre, mais il est voilé
naturellement, et, par une précaution pleine de délica-
tesses... pour lui-même, il le voile encore. Quoiqu'il ait
le sens critique beaucoup trop fin et trop exercé pour ne
pas sentir les beautés et les suavités de toutes sortes qui
sont dans Guérin, M. Sainte-Beuve n'a pas Tenthousiasme
qu'il faudrait, l'éclat et la portée de voix, la souveraineté
dans la parole, qui peuvent exiger l'admiration comme
une justice et la décider du même coup ». Bref, l'ami de
Guérin regrette que Sainte-Beuve ne soit pas un petit
d'Aurevilly, — et il conclut en ces termes: « Nous n'avons
voulu que signaler par quelques mots l'entrée dans la
littérature française d'un poète d'une distinction suprême,
en train de dégager, quand il est mort, une ravissante
personnalité ». Enfin Barbey prend l'engagement de faire
« une biographie iutellectuelle et intime de ce poète qui
surgit maintenant, l'étoile au front, dans la constellation
des poètes de son siècle ». On ne peut plus noblement se
venger d'une injustice !
Seul, dans la presse d'alors, un jeune critique,
M. Jules Levallois, (1) ancien secrétaire de Sainte-Beuve,
et, malgré cette qualité fort honorable, peu enclin à
acccueillir sans contrôle les opinions du Maître, comprit
que l'omission du nom de d'Aurevilly dans l'édition de
(Ij Je me jilais à ériiie ici re nom avec tout le respect r|u"il m'inspire.
Anjou rd'lini (pie M. Levallois vit dans une studieuse et digne retraite,
après une existence vouée aux plus nobles labeurs de l'esprit, il continue à
s'intéresser au\ travaux d'autrui et à faire le meilleur' arrueil aux «jeunes ».
J'ai éprouvé, i)Our ma part, la L'râcc excpiise de sa bienveillance et rafTee-
tueuse autorité de ses conseils. Entre autres renseignements, je lui dois
beaucoup de détails sur les incidents mentionnés plus bauf. Aussi l'on
comprendra que je saisisse avec empressement l'occasion (pii m'est donnée
de remercier du fond du cœur M. Levallois et de lui ollrir riiommage de ma
très resiiectueuse admiration.
— 2S5 —
Guériii recelait un mystère qu'il était bon de dévoiler.
Très courageusement, cet esprit tout à t'ait indépendant,
— et digne de Fètre par son grand talent, — releva dans
V Opinion .Vrt^/o;î«/£^ l'incorrection du procédé dont était
victime l'auteur de la belle notice sur la « pastoure du
Gayla ». Pourquoi, se demandait-il, passer sous silence
le nom d'un homme qui a tant fait pour la gloire du frère
et de la sanir ? '< Eu ce qui concerne M. d'Aurevilly, ce
silence est inexcusable, dit le vaillant critique. Nul plus
que lui n'a fait pour la mémoire de Caiérin. 11 s'occupait
déjà en 1810 de la publication du Coitccwc avec le zèle
qu'il a déployé récemment lorsqu'il s'est agi de mettre
les manuscrits au jour. Il fut un des premiers à entretenir
de ce g-énie inconnu Sainte-Beuve et George Sand, à se
faire son g'arant et sa caution (ce qui coûte le plus à un
critique) auprès de ces esprits éminents... Quand on a
été au péril, selon la parole de Jeanne d'Arc, il est
strictement juste qu'on soit à la gloire. Personnellement,
je connais très peu M. d'Aurevilly, et il ne m'a certes pas
prié d'introduire ici cette réclamation. G'est, d'ailleurs,
un assez brillant et guerroyant écrivain pour n'avoir point
besoin qu'on le supplée, qu'à sa place on frappe d'estoc
et de taille. Nous sommes si peu complices en cette
affaire, qu'il pourrait bien me savoir mauvais gré d'être
intervenu bénévolement et trouver que je me mêle de ce
qui ne me regarde pas. Il se tromperait. Tout ce qui inté-
resse la vérité, tout ce qui la menace', l'obscurcit ou
l'altère, regarde la critique, excite sa vigilance, appelle
son incorruptible contrôle ». (1)
Barbey d'Aurevilly n'en voulut pas le moins du monde
à M. Levallois de cette intervention très opportune dans
(1) Jules Levallois, Crilique inilitunle, p. 'JG (Librairie académique
Didier et C'°. 1863).
— 286 —
un débat qui ne pouvait guère être évité. Il lui écrivit
même, le 22 mars 1<S61, une lettre fort belle et significa-
tive, d'un accent tout à fait touchant. « Je trouve chez
moi, — lui disait-il, — en rentrant d'un voyage dans le
Midi, vos deux articles sur Maurice de Guérin. Je vous
remercie de leur envoi. La mémoire de Guérin m'est si
chère que je vous remercierais du talent que vous y
avez mis, si le talent pouvait s^cmpêche}' d'être ce qu'il
est, c'est-à-dire parfaitement involontaire. Mais, Mon-
sieur, j'ai un autre remerciement à vous faire, et bien
plus personnel. C'est pour les très nobles et très hautes
paroles que vous avez dites sur moi dans votre second
feuilleton. Elles ne m'ont pas vengé. Et d'ailleurs, je ne
demande pas de vengeance. J'ai le respect des amitiés
éteintes et la piété des sentiments qu'on a profanés...
Seulement, ce que vous avez dit, vous, au nom de la
seule justice, m'a fait du bien et je ne l'oublierai plus. »
On peut mesurer par cette lettre la profondeur de la
blessure qu'avait faite à d'Aurevilly rédition tronquée et
insuffisante des œuvres deMaurice de Guérin, plus encore
peut-être que l'oubli très injuste de son nom dans la
préface du volume, car il ajoute : « Si je vous voyais
quelques instants, Monsieur, je répondrais avec détail
aux questions que vous avez posées dans votre article.
Quoique vous soyez passé bien près du vrai, la meilleure
(non!) mais la plus grosse raison à donner de la non-
publication des lettres de Guérin, citées, en fragments,
par M'"« Sand, c'est que ces lettres me sont adressées et
sont exclusivement ma propriété. Mais consolez-vous,
vous qui aimez Guérin... On nous a donné un profil. Je
mettrai ce visage de face et l'on verra toute sa beauté. »
Malheureusement d'Aurevilly n'a jamais eu le temps de
mettre à exécution son noble projet de faire mieux
— 2S7 —
connaitre et d'éclairer l'un par l'autre, dans une publi-
cation commune, Maurice et Eugénie de Guérin.
Sur l'heure, il avait par-dessus tout besoin de se sou-
lager de la nouvelle épreuve qui venait de lui être
infligée. Par bonheur, le sort lui ménagea quelques
consolations. Une partie de la jeunesse venait à lui, —
non point à ses idées, mais à sa personne. Il rencontra
de vives sympathies auprès de certains esprits très indé-
pendants lesquels, malgré les divergences de sentiments
et de convictions, honoraient l'auteur des Prophctcs du
Passé pour son franc-parler, sa critique probe et ferme,
son existence pauvre et digne, sa qualité d'adversaire
loyal. La publication des volumes intitulés les Œuvres
et les Hommes- avait achevé de dessiner le caractère
implacablement absolutiste de ce« moyen-âgeux » égaré
en plein XIX^ siècle. Par sa franchise à se rattacher
aux doctrines d'autrefois, sans fausse honte et sans biais,
à proclamer sa foi aux vieilles formules et son horreur
des nouveautés « révolutionnaires », à ne pas flatter
l'opinion ni à ruser avec elle en lui faisant des conces-
sions apparentes, d'Aurevilly recueillait l'hommage de
bien des jeunes gens séparés de lui par l'abîme des
croyances religieuses et politiques, mais heureux de voir
enfin un homme se battant au grand jour, n'ayant pas
peur des idées, ne rougissant pas de paraître «démodé »
et n'ayant point l'air, par de subtiles et prudentes atté-
nuations, de demander pardon de ses principes autori-
taires. Il était, en vérité, d'une espèce assez rare, sinon
le seul survivant des preux d'antan, ce farouche critique
qui allait jusqu'aux extrêmes conséquences des théories
les plus fanées et qui, malgré tout, respectait la cons-
cience de ses adversaires et les saluait de l'épée,
comme un gentilhomme.
— 288 —
Après M. Jules Levallois qui do la génération mon-
tante, venue à la vie intellectuelle depuis le rétablisse-
ment de l'Empire, fut le premier peut-être, avec Paul de
Saint-Victor, à témoigner une considération respectueuse
au brillant chevalier de Tancien régime, d'autres débu-
tants, arrivés de tous les points de l'horizon, rendirent
hommage à cet aïeul vénéré, plus vieux par les idées
que par l'âge. Un des plus résolus parmi ces admirateurs
récents fut M. Alcide Dusolier qui publia, le 31 mai 1802,
une longue étude sur l'œuvre de Barbey d'Aurevilly (1).
Jamais les écrits de l'auteur de Y Ensorcelée n'avaient
été l'objet d'une aussi étendue et flatteuse appréciation.
M. Dusolier, grand apologiste des romans et juste critiq.ue
des théories sociales et religieuses de Barbey, eut en
outre la joie de réunir à celui qu'il appelait un Maître
une élite de jeunes esprits qui, depuis, ont fait fortune
dans la poUtique et dans les lettres : Castagnary, Eugène
Spuller, Gustave Isambert, Arthur Banc. Mais le plus
enthousiaste de ces étudiants, à peine échappés aux
bancs de l'École de Droit, était Gambetta. A tout prix,
M. Dusolier voulut le mettre en rapports avec d'Aurevilly.
Un soir, au café de Bruxelles, où notre Chouan tenait sa
cour, — (c'était vers la fin de 18G2), — la rencontre
projetée eut lieu. Gambetta, très en verve, engagea la
discussion avec chaleur et sa faconde se donna libre
cours. La riposte de Barbey ne fut pas moins animée.
De part et d'autre, ce fut un feu croisé de bons mots, de
saillies, de phrases àl'emporte-pièce. Jamais les habitués
(1) Alcide Dl'soi.ieiî. — J. Ihirbe;/ d'Aiirevilli/, étude avec eau-forle
(Dentu, (iditeur. 1862). — J'ai à ca'ur de remercier ici très respectueuse-
ment M. Dusolier, — aujourd'hui sénateur de la Dordoirne et questeur du
Sénat, — ■ qui m'a t'ait l'honneur, un des premiers, de s'intéresser à ce
travail et de me fournir de précieux renseignements.
I
— 289 —
du fameux café ne s'étaient trouvés à pareille fête. Le
tournoi se termina de la façon la plus cordiale: on
échangea force politesses et on sortit de là presque amis.
Telle fut l'origine des relations, purement intellectuelles
dans le principe, qui se nouèrent entre le romancier et
l'orateur. Les deux partenaires étaient enchantés l'un de
l'autre : ils s'étaient mutuellement séduits par cet ascen-
dant de la parole plus fort que tous les préjugés.
Cependant, malgré ces hommages d'une jeunesse
ardente, d'Aurevilly ne peut se consoler de la perte d'un
vieil ami comme Trebutien ni des mésaventures de toutes
sortes que ne lui ménagent pas ses anciens compagnons
de lutte, même ses coreligionnaires, les dévots de la
pohtique impériale. Il est brouillé avec Sainte-Beuve
depuis Tarticle sur Maurice de Guérin ; de plus, il risque
chaque jour de rompre avec la direction du Pays. Renée
est mort, mais son successeur n'est pas plus indulgent
aux idées ou aux fantaisies d'un écrivain si indépendant.
La position de critique littéraire, très libre et intran-
sigeant, d'un journal officiel n'est guère brillante, et
d'Aurevilly la sent chanceler davantage sous ses pas,
à mesure que les doctrines libérales se répandent
dans l'entourage de l'Empereur. Il se voit de plus en
plus isolé dans cette vie d'homme de lettres, qui con-
venait si peu à son tempérament. Le vide se fait
autour de lui, — autour de ses principes surtout: car les
jeunes gens qui lui témoignent le plus de respect sont le
plus éloignés de ses croyances et de ses convictions.
Aussi tous les ennuis qu'il a subis sans se plaindre, toutes
les tristesses qui lui ont été versées à pleines coupes et
qu'il a bues jusqu'à la lie, toutes les épreuves qui l'ont
crucifié, lui remontent au cœur et lui donnent des nausées.
C'est certainement sous l'influence de tant de ressenti-
19
— 200 —
ments et de douleurs morales, accumulés depuis long-
temps, qu'à cette époque éclate dans sa vie intellectuelle
une crise d'individualisme aigu.
Barbey d'Aurevilly avait toujours été un « indivi-
dualiste />, tout à fait actiarnéà maintenir les droits de sa
personne littéraire contre Tinvasion des coteries et
l'empiétement des écoles. Par un puissant effort, par une
constante persévérance de plus d'un quart de siècle, il
s'était fait une assez jolie place au soleil de la publicité.
Il avait donc d'excellentes raisons de croire à la supé-
riorité de la valeur individuelle sur les « poussées »
collectives. Il était convaincu de cette vérité, comme de
la vérité d'un dogme. Son indépendance, il ne la devait
qu'à lui-même et il ne l'avait jamais compromise dans la
mêlée des cénacles. Romantique impénitent, il n'avait à
aucune époque suivi ni flatté les chefs du fameux groupe
de 1S:30, les Dieux du nouvel Olympe poétique. 11 ne
comptait que sur son mérite pour réussir. Belle illusion,
et qui lui fait honneur ! Mais s'il s'interdisait à lui-
même de faire appel aux épaules d'autrui pour s'élever
au pinacle, il n'admettait pas que ses contemporains se
servissent des procédés qu'il réprouvait personnellement
et transformassent l'aristocratique confrérie des lettres
en une dégradante « société de secours mutuels ». Il
dénonçait sans cesse l'immoralité de la réclame obtenue
à grand fracas.
Aussi, quand parurent, en lcS62, les Misérables de
Victor Hugo, fut-il indigné du tintamarre des cabotins
qui saluaient, avec des clameurs d'admiration exaltée et
des salamalecs de musulmans en délire, l'œuvre du
poète exilé. Il eut le tort de faire payer cher à l'illustre
proscrit le maladroit enthousiasme de partisans trop
dévoués ; mais la cause de son hostihté fut en somme
- 291 —
tout à fait désintéressée, pure de toute idée mesquine et
de tout bas calcul. « Enlin, les voici, ces fameux Àllsé-
rables, — fameux même avant d'être nés ! s'écriait-il
le 19 avril 1862. Les voici qui, depuis douze jours,
remplissent le monde et le font retentir comme livre
peut-être n'avait jamais fait... Je ne m'en étonne pas. Si
on se livrait tranquillement à l'analyse de l'immense
brouhaha élevé sur ce livre, on verrait qu'il n'y a au fond
de cet énorme bruit qu'une chose très naturelle, très
concevable, très peu surprenante et qui ne prouve ni
pour ni contre l'œuvre en soi de M. Hugo. En effet, la
position présente de M. Hugo explique tout ». On devine,
par ces quelques lignes, ce qui, dans les Misérables,
indispose surtout et choque Barbey d'Aurevilly : c'est la
théâtrale mise en scène organisée savamment autour de
l'œuvre nouvelle.
Cinq semaines plus tard, le 28 mai, il revient à la
charge contre les séides du Maître trop bruyamment
adoré. « La deuxième hvraison des Misérables a paru,
— écrit-il dans le Pays, — précédée, comme l'autre, de
ces citations-réclames qui déchiquettent un livre dans
l'intérêt grossier de sa publicité ». Mais cette fois les
amis de Victor Hugo se fâchent : les murs du Quartier
Latin, — les colonnes de TOdéon, en particulier, — se
couvrent d'injures à l'adresse de Barbey. D'ailleurs, les
inscriptions varient peu. La même se répèle éternelle-
ment: « Barbey d'Aurevilly idiot! » C'est charmant, c'est
d'un goût exquis! « Voilà ma couronne murale! » dit
orgueilleusement le romancier lorsqu'il déambule avec
ses confrères dans les rues du Quartier; et il est fier de
cette distinction si généreusement octroyée à son esprit
intransigeant.
Toutefois, plusieurs de ses jeunes amis protestent à
— 292 -
sa place contre de pareils procédés de polémique dégra-
dante. « Je suis loin de partager sur les Misérables,
écrivait M. Alcide Dusolier le 10 juillet, l'opinion de
M. Barbey d'Aurevilly; si Je n'admire pas aveuglément
toutes les parties de ce grand ouvrage, — pensant
qu'applaudir partout et quand même, c'est n'applaudir
nulle part, — mon impression générale n'en est pas
moins admirative... Mais pourquoi ce cri de réprobation
qui s'élève contre le critique du Pays ? Jusqu'aux
murailles qu'on fait protester! Elles sont indignées,
furieuses , enragées ; elles accablent cet infortuné
M. d'Aurevilly, (qui, d'ailleurs, s'en amuse beaucoup)
d'horribles imprécations où cette aménité revient sans
cesse: barbky d' Aurevilly idiot. A vrai dire, ces
murailles ne me paraissent ni intelligentes, ni raison-
nables. Gomment! cet ennemi de tout ce qui est moderne
n'aurait pas combattu, et très vivement et très acrimo-
nieusement, une œuvre où la pitié moderne triomphe
dans la Poésie! Comment ! vous exigiez que ce catholique
applaudît ce démocrate! Voilà des prétentions exorbi-
tantes. Pour ma part, je le déclare, si j'avais vu
M. d'Aurevilly faire écho à notre approbation, je l'en
estimerais beaucoup moins. Pas d'enfantillage; honorons
dans nos adversaires la franchise, surtout quand elle est
passionnée; car qu'est-ce que la passion, sinon le verbe
haut, l'éclat de la conviction? » (1). Le plaidoyer est
habile, ingénieux, et en somme tout à fait juste.
Pendant ce temps, d'Aurevilly continuait allègrement
sa tâche d' « individualiste » forcené. Après avoir achevé
l'analyse des Misérables, il publia dans le Paijs, le ;30
(1) Alcide DcsoLiER. — A'os ;iens de lettres (nouvelle édition, 1878,
Maurice Dreyfous), p. 126 et 127.
\
— 293 —
juillet, un article qui fit scandale: Les Mamelouchs de
M. Hugo. « Le succès des Misérables, — dit-il, — obtenu
en sacrifiant la question littéraire à la question politique,
n'est au fond qu'un succès politique, déguisé sous une
apparence de succès littéraire. Tous les Mameloucks de
la Critique ne chang-eront pas cette vérité! Si M. Hugo
nous avait donné une création d'ordre purement humain
et littéraire en dehors des questions que les partis
agitent comme des drapeaux, les esprits d'en bas n'au-
raient point passé par-dessus leur répugnance naturelle
pour un homme dont la qualité fut d'être fier et de grand
parage». Et il ajoute: « Les Mameloucks sont devenus
Derviches. Fanatiques à la manière de ces blouses des
barrières qui eurent, il y a quelques années, le culte du
dieu Mapa, ils ont fait autour de leur idole et de son
monument, Les Misérables, toutes les cabrioles que
faisaient autrefois les vieilles femmes autour du tombeau
de leur diacre Paris, et tout cela parce que la démagogie
est heureuse d'avoir trouvé un grand clairon pour sonner
sa diane ».
Il n'est pas possible de pousser plus loin la haine des
coteries et des petites églises d'admiration mutuelle. Mais
ce premier coup de feu n'est, pour d'Aurevilly, qu'un
essai. L'intrépide polémiste n'en a pas fini avec les
associations littéraires. Pourtant la lutte va contre tous
ses intérêts. '< Vous savez mes ennuis au Patjs, — écrit-il
à un ami, Hector de Saint-Maur (1), le 18 novembre 1862,
(1) Hector de Sainï-Maub (1801-1879), étoile de troisième grandeur dans
la constellation romantique, fut avant tout un cœur excellent et très dévoué.
Il a laissé quelques romances fort délicates, celle de Vlliorndelle, entre
autres. Barbey d'Aurevilly l'a loué au-delà de ses mérites dans la seconde
série des Poètes (éd. Lemerre, 1889).
— 294 -
— et. si vous ne les savez pas, en deux mots, mon cher,
les voici. J'ignore si j'appartiens encore à ce journal si
bien rédigé ; mais mes articles n'y 2^('''<^''issent _?>/m.s'.
Sainte-Beuve, ce crapaud qui voudrait tant être une
vipère, Sainte-Beuve dont j'ai parlé sans respect (parbleu ! )
dans mon dernier article sur Gœthe (1), est allé se
plaindre, en se tenant le ventre, à son seigneur et maître
Persigny, lequel a fait entendre aux esclaves qu'on
serait bien aise que je ne fusse plus au Pays... J'ai un
fier mal au cœur de tout cela, et je voudrais pouvoir aller
me livrer aux charmes de la misanthropie et du mépris
dans quelque coin. Une tanière de loup me conviendrait
diablement pour l'heure ! »
Ce n'est pas tout profit, on le voit, de se poser en
« individualiste » intransigeant. Mais Barbey d'Aurevilly
se soucie peu de ses intérêts. 11 lutte pour l'honneur de
son drapeau, quoi qu'il arrive, quoi qu'il en coûte, quand
même ! 11 est pourtant à l'âge où les instincts guerriers
s'apaisent et où l'on ne cherche plus d'ordinaire qu'une
douce retraite, silencieuse et chaude, pour achever de
vivre. Il a cinquante-quatre ans : à cet âge-là, c'est très
dur de n'avoir pas encore une demeure fixe et bien à soi.
Éloigné du Pa{/s, notre critique batailleur est contraint
à demander à un autre journal l'hospitalité, — presque
(1) Sainte-Rkuve venait de consacrer trois longs articles aux Entretiens
de Gœthe et d'Eckermann (6, 13 et 14 octobre 1862, Nouveaux Lundis,
tome m, p. 2G4 à 3:30). Quelques jours après la lin de cette étude, Barbey
d'Aurevilly publia dans le Pays un article sur le même sujet ; mais, sous
prétexte de rendre compte de l'œuvre nouvelle, il attaquait surtout Sainte-
Beuve, lui prodiguait les jolis noms de « béat », d' c< entomologiste des
riens », de « tout en larmes », etc.. On comprend le ressentiment du
critique des Lundis, si l'on ne peut excuser sa démarche trop empressée
auprès du ministre de Napoléon HI.
- 295 -
un refuge. Le Figaro raccueille. Pour ses débuts,
d'Aurevilly y publie, le 30 avril 18G3, un article sensa-
tionnel, intitulé : « Monsieur Buloz ». Voilà le second
coup de mousquet de son individualisme en révolte !
« C'est une des plus désagréables puissances de ce
temps-ci, — s'écrie le vigoureux polémiste, en parlant de
Buloz ; — mais, il faut bien en convenir, quoique le
cœur en saigne pour l'honneur de l'esprit français, c'est
une puissance. Il a réussi et il a duré. Il a bâti ce gros
pignon sur rue littéraire qui s'appelle la Revue des
Deux-Mondes, laquelle a trente ans passés d'existence,
des abonnés fossiles d'une fidélité de moulons antédi-
luviens, et qui rapporte, tous frais couverts, quatre-vingt
mille francs de rente à son directeur. Je ne compte pas
les actionnaires. Quelle raison de respect pour les sots ! »
Et la philippique, très violente et très longue, se pour-
suit sur ce ton à travers les colonnes du Figaro.
Sous cette mitraille, François Buloz bondit. Le G mai,
il écrit au Figai-o, par la plume de M. de Mars, gérant
de la Revue, une lettre de protestation. Il y rappelle les
anciens démêlés de Barbey avec la Revue des Deux-
Mondes et il menace du papier timbré le journaliste ran-
cuneux. « C'est la vérité, riposte d'Aurevilly, le 14 mai,
que M. Buloz n'a pas voulu de mon Brummell, qui n'est
pas un énorme travail (il aurait bien voulu dire pesant!)
mais une chose très courte, aussi courte qu'elle est
légère, une bluette, un rien! C'est la vérité qu'il n'a pas
voulu de ma Vieille Maîtresse... C'est la vérité toujours
qu'il rejeta aussi une nouvelle de moi, intitulée Ricochets
de conversation, Le dessous de cartes d'une x>ct^^tie de
ivhist, laquelle aurait fait sauter les abonnés, — me dit
M. de Mars, ce dieu de la guerre, épouvanté, — qui tenait
à les conserver assis, ses abonnés, parce qu'ils sont alors
— 2ÎJG —
plus commodément pour dormir, — mais qui, tout en
refusant ma nouvelle, me tendit humblement son chapeau
et me demanda une comédie. La comédie, lui dis-je, la
voilà ! et je m'en allai pour ne plus revenir ! » Quant à la
menace d'un procès, d'Aurevilly en rit de grand cœur.
Il a tort de se moquer des foudres de Buloz. En effet,
le papier timbré ne tarde pas à faire son apparition dans
les bureaux du Figaro. Mais cela n'émeut en aucune
façon notre fougueux journaliste, qui publie le 24 mai
un troisième philippique sous ce titre : Les Chicaneau
littéîxiires. « C'est une race nouvelle, qui date de ce
temps, écrit-il. Elle était entièrement inconnue du temps
de Racine ; et c'est dommage, car elle lui eût inspiré une
comédie de plus, bien plus comique que ses Plaideurs.
Des gens qui plaident pour leurs intérêts de fortune
peuvent être comiques assurément, et le grand poète la
bien prouvé dans son immortelle comédie ; mais des
gens qui plaident dans l'intérêt de leurs vanités, et de la
plus subtile de leurs vanités, — la vanité littéraire, —
sont d'un comique bien supérieur à tous les genres de
comique. »
Les plus belles polémiques ont une fin. Celle-ci se
dénoue à la première Chambre du Tribunal civil de la
Seine, les 11 et 1<S novembre. Nogent-Saint-Laurens
plaide pour François Buloz. D'Aurevilly, de son côté, a
choisi pour défenseur son jeune partenaire du café de
Bruxelles, Léon Gambetta. 11 est très regrettable qu'il ne
reste plus trace du plaidoyer de l'avocat démocrate en
faveur du critique absolutiste. Ce que Ton sait seulement,
c'est que déjà pressé, comme il le fut toute sa vie, et
absorbé par l'existence parisienne, Gambetta arriva fort
en retard à l'audience, sans avoir étudié son dossier. Mais
il ne perd pas contenance pour si peu. Séance tenante, il
— 207 —
improvise un brillant discours sur la dignité de l'homme
de lettres et l'indépendance qui lui est due. Il charme les
juges ; toutefois il ne les convainc point, Barbey d'Aurevilly
est condamné à 2,000 francs de dommages-intérêts envers
Buloz. 0 la déhcieuse liberté du littérateur ! (1).
Ce n'est pas tout. Gambetta ne s'est-il pas avisé, au
cours de sa plaidoierie, de comparer d'Aurevilly à...
Voiture? Il est bien probable que l'orateur méridional
n'a lu aucune œuvre de son client : il croit sans doute
que la plus belle part du talent de ce polémiste intrépide
consiste à débiter des sornettes dans les salons ou les
cafés et à soutenir des thèses paradoxales sur tous les
sujets. Mais sous l'injure de cette comparaison boiteuse
et blessante, le romancier normand se cabre : piqué au
vif, il rappelle à l'ordre son avocat un peu trop sans gêne.
« Monsieur, lui dit-il avec hauteur, en sortant de l'audience,
vous m'avez comparé à Voiture, mais vous avez plaidé
comme... un fiacre ». Puis il lui tourne les talons. An
Figaro, l'accueil qu'on réserve au condamné, retour du
Palais, est plutôt froid. « Comment voulez-vous gagner
un procès , avec une pareille redingote ? » s'écrie
Villemessant, en toisant la tenue 1830 de l'auteur du
Brmnmell. Et, en punition de son singuUer accoutre-
ment, il laisse payer à d'Aurevilly le montantde l'amende.
C'est un gros trou dans le budget d'un pauvre critique.
Voilà pourtant où mène l'individuahsme !
Mais ce serait une erreur de croire que notre Chouan,
convaincu de l'inutilité de sa campagne et découragé
de tous ses vains efTorts, se dispose à désarmer. Loin
(1) Il y aurait queltiue intérêt, — et même assez iiiquant, — à reproduire
ici les considérants et les conclusions du jugement qui condamna Barbey
d'Aurevilly. Je me refuse ce plaisir, par respect pour la magistrature
française.
— 298 -
de là, il recharge sa canardière. N'y a-t-il pas encore
bien des coteries à détruire? tant qu'il en subsistera une
seule, d'Aurevilly restera sur la brèche. Aussi, a peine
est-il débarrassé de Buloz et a-t-il fini de mitrailler la
Revue des Deux - Mondes , qu'il assure son tir sur
d'autres personnages, plus graves, et une autre institu-
tion, plus vieille. Il va s'attaquer au Palais-Mazarin,— aux
Quarante de l'Académie française et à la fameuse Cou-
pole. Le malheur, c'est que personne ne veut lui prêter
un pan de mur pour appuyer son fusil. Ce diable
d'homme est trop compromettant! Il traîne à ses basques
tous les huissiers de la Capitale et bientôt, s'il continue,
il fera entrer les gendarmes dans les maisons où on le
reçoit.
Le Figaro, instruit par une première expérience, laisse
d'Aurevilly se morfondre dehors et méditer sur les
inconvénients de l'individualisme à outrance. Ce n'est
pourtant pas le Pays qui lui rouvrira une porte hospita-
lière. Où aller ? A qui s'adresser ? Justement, un ancien
rédacteur du Figaro, M. Aurélien Scholl, vient de fonder
un journal, le Nain Jaune. Il fait bon accueil à d'Aure-
villy, qui est tout surpris de trouver encore un terrain
libre où guerroyer à son aise. C'est par les fenêtres du
Nain Jaune que l'élégant historien de Brummell va
massacrer les Quarante (1).
(1) Voir le Nain Jaune des 19, 23, 20 sept, et 1 octobre 18G3. — Les
■ Quarante Médaillons de l'Académie (Paris, Dentu, 1864V — On a contesté
à Barbey d'Aurevilly la paternité des Quarante Médaillons. Dans un
article de la Revue de Paris du 1" décembre 1898, M. Maurice Talmeyr
prétend, — sans confirmer d'ailleurs ses assertions par aucune autre preuve
que de vagues « on-dit », — que les Afef/«i^fo»s sont lœuvre d'un inconnu,
retouchée et ap-gravée par le violent Barbey. .le pourrais d'abord chercher
chicane à M. Talmeyr sur certains détails fort inexacts de sa version. Il
n'est pas vrai que les portraits des Immortels de 1863 aient paru, dans le
— 299 -
Bien peu d'académiciens trouvent grâce devant cet
impitoyable justicier. Un seul est mis hors de cause :
c'est Alfred de Vigny, lequel d'ailleurs vient de mourir.
« Nouons un crêpe autour de ce médaillon, écrit mélancoli-
quement Barbey. M. de Vigny est mort hier » (septembre
18G3). Et devant la dépouille du noble poète qui s'en va,
le tirailleur du Nain Jaune présente les armes respec-
tueusement et s'incline. C'est le devoir de tout soldat,
mais ici le devoir est double, car d'Aurevilly a beaucoup
aimé et admiré le chantre d^Bloa. Il n'agirait pas ainsi à
l'égard des autres Immortels. Il faut un Lamartine, un
Victor Hugo, un Sainte-Beuve ou un Mérimée, — qui
sont, il est vrai, les plus illustres des Quarante, — pour
Nain Jaune, <' triom|ili;ileinciit signés » du nom de d'Aurevilly : ils étaient
simplement signés Old NoU et ce ne fut qu'à la fin de la [lubliration que,
sous ce pseudonyme, le rédacteur en chef du journal inscrivit, de son
propre mouvement, le nom de l'auteur. Cette seule remarque suffirait à
réduire à néant toute la subtile argumentation de M. Talmeyr.
Mais il y a mieux que cette réfutation indirecte. D'abord, les (Juaranle
Médaillons portent à chaque ligne la marque de Barbey d'Aurevilly.
Ensuite, ils rentrent à merveille dans le cadfre de la campagne « indivi-
dualiste », bruyamment et vaillamment menée par le gentilhomme normand,
et ils font pour ainsi dire partie intégrante du plan d'attaque qu'il a dressé
contre les associations et coteries de toute es[)éce. Enfin, vu ses grands airs
d' « odi profanum vulgus », on s'imagine difficilement l'auteur de VEn-
sorcelée signant l'œuvre d'autrui.
Pour rejeter la version trop romanesque de M. Talmeyr, j'aurais pu
m'en tenir à ces simples réflexions. Mais, voulant savoir le fin mot de
l'histoire, je me suis adressé à la seule personne bien compétente en la
matière, M. Aurélien SchoU. Avec une bonne grâce et un empressement,
dont je lui sais un gré infini, l'ancien directeur da NainJaune m'a répondu :
«... Sachez donc que Barbey et Sylvestre étaient intimement liés, que
chacun faisait le plus grand cas de l'autre. Silvestre (car je me rappelle
qu'il s'écrivait par un i) ne pouvait pas signer, pour raisons politiques.
Or, il avait besoin de 500 francs. — Je t'apporte, me dit-il, un manuscrit.
C'est le premier jet, il y a des retouches à faire. Prends, coupe, ajoute et
— 300 —
arrêter sa fusillade. Mais le reste est passé au fil de
l'épée. Les deux de Broglie, père et fils, le comte de
Carné, le baron Prosper de Barante, l'évêque Dupanloup,
Berryer, le duc de Noailles, le comte de Montalembert,
le comte de Falloux, — toute l'aile droite de la Compagnie ;
— puis, le centre, Vitet, Ampère, Rémusat, Guizot ; —
enfin, l'aile gauche, Thiers, Dupin, Mignet, Dufaure, —
tous, sans exception, défilent tour à tour devant le mous-
quet normand et sont massacrés sans merci. Les roman-
ciers, auteurs dramatiques ei jMetœ minores ne sont pas
plus épargnés : Jules Sandeau, Octave Feuillet, Ernest
Legouvé, Ponsard, Empis, Viennet, Pongerville, Victor
de Laprade, Pierre Lebrun, Emile Augier, reçoivent en
signe, c'est à toi (moyennant 23 louis, bien entendu). — Or, je redoutais
pour mon journal les rancunes d'un corps puissant et fortement protégé
par le gouvernement. D'Aurevilly vint déjeuner chez moi. Je lui racontai la
visite de Silvestre (qui s'écrit peut-être par un y). — Voulez-vous, dis-je à
Barbey, vous charger de l'opération ? (Il avait aussi besoin de 23 louis). Il
emporta le manuscrit, le retoucha sans aucun doute et le signa. Du reste,
sa marque personnelle y éclate. Admettez donc que les 40 Médaillons
soient le fruit d'unecollaboration.et que l'un des deux collaborateurs n'a pas
signé. Voilà tout ».
Muni de cette très spirituelle et pi'écieiise lettre de M. Sclioll, j ai pour-
suivi mon enquête. J'avais là un excellent point de rej)ére. On voit déjà
combien la version de l'ancien directeur du Nain Jaune diffère de celle de
M. Talmeyr. D'après M. Aurélien Scholl, ce n'est pas un inconnu qui a
écrit les Médaillons, c'est le critique d'art fort apprécié, Théophile Silvestre,
l'auteur des Artistes vivants, et c'est Barbey d'Aurevilly qui a retouché le
manuscrit, Maintenant, l'affaire est-elle entendue, l'incident est-il ainsi clos ?
Non, car voici ce que j'ai appris. Le causeur incomparable qu'était Barbey
avait bien souvent buriné, entre amis, pour le jilaisir du moment, dans ses
conversations empanachées, les portraits des académiciens. Or, Théophile
Silvestre, fervent admirateur du Maître, expi ima un jour le regret que tant
de verve fût répandue en pure perte dans une causerie destinée à passer et
demanda la jiermission d'en fixer sur le papier les principaux traits. Le
manuscrit ([u'il porta ensuite au Nain Jaune était bien de sa main, à lui
— :^oi —
pleine poitrine un feu bien nouiTi. Naturellement, c'est
aux universitaires que sont réservées les décharges les
plus drues. La perruque de Victor Cousin est un point de
mire tout indiqué : mais les Saint-Marc-Girardin, les
Sacy, les Patin, les Villemain, les Flourens, n'échappent
pas à la vigilance guerrière de notre Chouan. Il ne
respecte qu'un universitaire, et c'est... le croirait-on?
l'ultra-classique Nisard : seulement, Nisard est bona-
partiste ; cela rachète le crime d'appartenir à l'Université.
D'Aurevilly a le grand tort de mêler souvent la politique
à la littérature. Tout ce qui sent l'orléanisme, la <«. fusion »,
la « concentration » contre le régime impérial, le met en
fureur : point de quartier pour les ennemis de Napoléon III !
Ai-je besoin d'ajouter que ce parti-pris affaiblit singu-
Silvestrc, mais se trouvait pourtant être Tœuvre de d'Aurevilly. F.ors donc
<[ue M. Scholl contia les Médaillons au romancier normand, il ne lit que
lui restituer sou bien. D'Aurevilly fut le premier, j'en ai la certitude, à rire
de l'aventure et il n'éprouva pas le besoin de la crier sur les toits. De là
vient la légende, contée ditléremment par MM. Aurélien Scholl et Maurice
Talmeyr. On pourrait encore broder d'auti-es fantaisies sui- ce thème : c'est
pour cette raison que j'ai voulu dire longuement ce que je crois être l'exacte
vérité. Comme bien d'autres parties de l'existence de Barbey d'Aurevilly, ce
moment important de sa vie intellectuelle serait vite défiguré par les
inventions de nos « imaginatits » contemporains, si l'on n'y mettait bon
ordre. La meilleure part de mon ambition, dans ce livre, a consisté à
démolir les légendes ijui menacent de « lomantiser » encore la physionomie,
bien assez romantique déjà, de l'auteur de VEnsorcelée et du Chevalier
Des Touches.
.(e résume d'un mot la discussion précédente. Les Qua hante Médaillons
DE l'Acadkmie sont l'œuvre d'un seul auteur, et cet auteur s'appelle
Barbey d'Aurevilly. S'il a été mêlé à l'affaire (et je m'en rapporte parfai-
tement sur ce point à M. Aurélien Scholl, dont les souvenirs pleins de
verve el si artistement ciselés nous sont très précieux), Théophile Silvestre
n'a joué que le rôle d'un comparse, d'un simple copiste. C'est tout ce que
je voulais établir, — et nous sommes loin maintenant de Vinconnu de
M. Talmeyr.
— 302 —
lièrement la portée d'une arme qui ne devrait jamais
dévier son tir ?
Depuis qu'il est sur la brèche, Barbey d'Aurevilly a
bien combattu. Quelque jugement qu'on porte sur les
mobiles, les circonstances et les effets de la lutte qu'il a
menée contre les cénacles et les associations de tout
acabit, on ne peut s'empêcher d'admirer sa belle
vaillance et sa crânerie gauloise. Maintenant il a droit
au repos, sinon à la croix d'honneur. Mais au moment
même où il regagne ses quartiers d'hiver, il aperçoit,
dissimulée dans l'ombre de Saint-Germain l'Auxerrois,
une vieille maison presque vermoulue, lézardée et
branlante, où l'on fait grand tapage. C'est la maison de
la Rue des Prêtres, la « baraque » du Journal des
Débats. D'Aurevilly s'arrête : il lui reste quelques
munitions, il veut s'en servir. Pourtant la saison n'est
plus très bonne: on est au mois de décembre. N'importe !
Des hauteurs du Figaro, qui consent à l'accueillir encore
une fois, l'infatigable soldat de l'individualisme brûle ses
dernières cartouches.
Ses deux articles, du 6 et du 10 décembre,— crépitants
comme une fusillade, — sont intitulés : Grandeur et
Décadence du Journaldes Débats et portent cette devise
de Montaigne : « Il faut ôter le masque aussi bien aux
choses qu'aux personnes ». On sait de reste comment
l'implacable Barbey arrache le masque à tout ce qui n'a
point l'heur de lui plaire ! Il fait feu sur tout.. . Écoutez ce
coup final : « Le Journal des Débats n'est pas plus
capable de résister par ses idées que par son personnel.
Il croule d'inanition, d'ennuyeuse faconde et d'impuis-
sance. Le jour où il y a quelque chose, dans ce grand
magasin de tartines, qui ne soit pas le feuilleté ordinaire,
c'est le jour où MM. Taine et Renan y jettent encore.
— 303 —
avec toutes les précuu lions de leurs nobles prudences,
ces petites capsules de leur critique, qui sont des essais
de bombes Orsini contre le monde monarchique et
chrétien ! La décadence du Journal des Débats est donc
évidente pour qui sait voir. Or toute décadence a ses
Barbares. Les Barbares de la décadence des Débats,
c'est le Positivisme et le Socialisme, c'est-à-dire l'éternel
Matérialisme sous sa double forme moderne, l'éternel
Esprit Bévolutionnaire avec une nouvelle gibecière et de
nouveaux tours ! » Nest-ce pas à donner le frisson aux
plus intrépides lutteurs ?
On a beau s'appeler « un Titan de Normandie », comme
le faisait d'Aurevilly non sans orgueil, la fatigue vient
avec les onnées et les vicissitudes du combat. Le fils de
Théophile Barbey a 55 ans : il n'est pas très sage pour
son âge. Combien de ses anciens compagnons d'armes
ont déjà pris leur retraite ! Lui, il ne connaîtra jamais les
cadres de réserve. Soldat indiscipliné, il n'aspire plus aux
« trois étoiles », mais il veut mourir l'arme à la main.
Aussi rentre-t-il chez lui, fier de sa campagne de 1863,
des coups qu'il y a frappés et des coups qu'il y a reçus.
Après tout, la guerre ne lui a pas élé funeste. Sauf sa
visite au tribunal, il ne lui est arrivé aucune mésaven-
ture. Mais se rend-il bien compte de l'inutilité de ses
ardeurs belliqueuses ? Je le soupçonne d'avoir cru faire
œuvre bonne et efficace, en luttant sans merci contre les
coteries et les cénacles. Il avait une foi si vive en la vertu
souveraine de l'individualisme ! Or, c'est bien aveuglant,
les convictions enracinées au fond de l'àme ! Elles nous
persuadent aisément de la supériorité de nos vues sur
celles du voisin, elles érigent et transfigurent nos fan-
taisies en devoirs, elles nous montrent le caractère obli-
gatoire et suprêmement bon de nos préférences, — et
— 304 —
elles nous trompent avec leurs mirages éblouissants, ces
« bluc det'ils » que Timagination exalte encore ! Mais
peut-être qu'au fond d'Aurevilly se souciait moins de la
précision de son arme que des ivresses de la lutte. Il
avait entrepris cette campagne « individualiste » pour
soulager son cœur de toutes les tristesses dont il était
abreuvé et pour se consoler de l'isolement où l'avaient
réduit ses anciens amis. Par ses incartades de Chouan
égaré et esseulé, il prenait sa revanche, — revanche
douce et amère à la fois, mêlée d'espoirs et de regrets, —
sur l'àpre condition et la dure réalité de son existence.
Seulement, entre deux coups de feu, il avait eu la
bonne idée de rentrer chez lui et d'achever le beau
poème normand du Checalier Des Touches. A vrai dire,
ce n'était pas là une diversion à ses prouesses de franc-
tireur. Il les continuait ainsi sur le champ de bataille de
l'imagination et du souvenir. Brillant de l'éclat sauvage
des hauts faits de la Chouannerie et animé des poétiques
couleurs du paysage de la Manche, le roman du Chevalier
Des Touches est empreint de l'austère et terrible beauté
d'une guerre de partisans. Tandis qu'il l'écrivait, Barbey
d'Aurevilly a dû sentir la noble émotion du vieux lutteur
qui retourne encore au feu : dans tout son être a frémi et
palpité l'âme même des anciens guerriers de sa chère
Basse-Normandie.
CHAPITRE XV
Un Prêtre Marié
BATAILLES AU Ncci/l JctUfie
VOYAGE A SAINT-SAUVEUR
Le Théâtre Contemporain
ATTAQUES CONTRE LES PARNASSIENS
JOURNAUX d'avant-garde : l'Éclair, la Veilleuse
SUCCESSION DE SAINTE-BEUVE AU Constitutionnel
LA GUERRE DE 1870
MORT d'ÉDELESTAND DU MÉRIL
(1863-1871)
Le ChcDcdier Des Touches, publié dans le Naiji Jaune
au cours de Tété 18(53, parut en volume peu de mois
après. Pour sceller sa réconciliation avec les idées pater-
nelles, Barbey d'Aurevilly voulut dédier son chef-d'œuvre
à Théophile Barbey. L'àme du vieux Chouan de Saint-
Sauveur dut tressailir d'aise et de bonheur à l'évocation
d'un bien cher passé. « Que de raisons, mon père, pour
vous dédier ce livre qui vous rappellera tant de choses
dont vous avez gardé la religion dans votre cœur ! Vous
en avez connu l'un des héros, et probablement vous
eussiez partagé son héroïsme et celui de ses onze
20
— :^6 —
compagnons d'armes, si vous aviez eu sur la tête quel-
ques années de plus au moment où l'action de ce drame
de guen-e civile s'accomplissait ! Mais, alors, vous
n'étiez qu'un enfant, — l'enfant dont le charmant portrait
orne encore la chambre bleue de ma grand'mère, et
qu'elle nous montrait, à mes frères et à moi, dans notre
enfance, du doigt levé de sa belle main, quand elle nous
engageait à vous ressembler ». Puis, évoquant par
contraste sa vie dissipée et vagabonde, comme pour en
demander encore une fois pardon, d'Aurevilly ajoutait:
« Au lieu de rester, ainsi que vous, planté et solide
comme un chêne dans la terre natale, je m'en suis allé au
loin, tête inquiète, courant follement après ce vent dont
parle l'Écriture, et qui passe, hélas! à travers les doigts
de la mtiin de l'homme, également partout! » Peut-on
mettre plus d'humilité à s'accuser d'avoir méconnu long-
temps les bienfaits de l'existence familiale, au pays où
l'on naquit ?
Cette dédicace est très touchante, d'un sentiment filial
tout à fait pénétrant et d'un joli ton mélancolique qui est
un charme de plus. Si Théophile Barbey ne fut pas remué
jusqu'au fond du cœur par des paroles aussi vibrantes
d'affection et de respect, c'est que décidément il n'était
pas accessible à l'émotion. Mais il était presque octogé-
naire, et son âme, qui n'avait jamais été bien expansive,
s'était encore endurcie et se renfrognait tous les jours
sous l'action des années. Aussi l'odeur de poudre, qui se
dégage de toute l'œuvre de notre romancier normand,
ne parvint-elle point à griser la tête du vieux gentilhomme
au repos, endormi dans la Capoue de son égoïsme. Heu-
reusement, l'auteur du Chci'aller Des Touches n'eut pas
l'air de s'apercevoir de l'indifférence paternelle à son
égard. Revenu au bercail, il ne cherchait qu'une nouvelle
— ;^i7 ~
occasion de témoigner son dévoncnient aux cliosos du
passé : car lui aussi, à l'égal de ses parents, mais d'une
manière plus éclairée, il voulait faire de sa demeure le
temple des souvenirs et do la religion des âges révolus.
On se rappelle que, dans le mémo temps qu'il
s'occupait de son Des Touches, Barbey d'Aurevilly
s'était pris de goût, voire de passion, pour un sujet
étrange, dont l'idée fondamentale, toute chrétieime,
était le dogme de l'Expiation. Mais cette œuvre, intitulée
primitivement le Château des Soufflets et commencée
en 1855 sous l'influence d'une crise de mysticisme, était
restée inuchevée. Si, à plusieurs reprises, d'Aurevilly
avait esquissé les traits de la délicieuse et angélique
Calixte, victime expiatoire de l'apostasie du « Prêtre
Marié » son père, il n'avait pas encore évoqué le drame
hallucinant oii devait évoluer cette divine image du
sacrifice, dont il voulait faire la figure centrale et l'âme
même de sa composition. A plus forte raison, ses autres
personnages étaient-ils demeurés à l'état d'ébauche assez
vague. Le moment n'était-il pas venu maintenant de se
reposer des oeuvres de guerre, des longues opérations
d'une campagne digne des Chouans, en sculptant dans
le marbre le plus pur -< la blanche statue de la sérénité »
chrétienne, avec, pour contraste, la statue livide et
désolée du Désespoir de l'apostat? Telle fut le noble
labeur qu'entreprit Barbey d'Aurevilly durant l'hiver
18(i3-1864, après ses luttes acharnées de l'été précédent
contre la Revue des DeuoG-Mondcs, l'Académie française
et le Journal des Débats.
Bien des fois, pendant les années de son enfance
passées à Saint-Sauveur-le- Vicomte, le futur romancier
normand avait entendu raconter l'histoire d'un prêtre,
qui, au moment de la Révolution, s'était enfui du diocèse
— 30S —
de Coulances, avait émigré à Paris et s'y était marié. Ce
prêtre, uoininc Lebon, s'était adonné tout jeune à l'étude
de la chimie et, une fois délivré de la soutane, devint un
brillant élève de Lavoisier. Mais son mariage fut la cause
de son malheur. Sa femme mourut en donnant le jour à
un fils, Raphaël, qui était, dit-on, d'une beauté mer-
veilleuse et eût mérité pleinement son nom séraphique,
si l'infortuné n'eût été cul-de-jatte. On devine quels
commentaires durent tirer de cet accident les religieux
et superstitieux Normands. On jasa fort et longtemps,
dans le pays, autour de ce qu'on appelait un châtiment
de Dieu. Le doigt de la Providence apparaît ainsi trop
souvent aux yeux de tant de gens qui se croient chargés
de traduire, en un langage plus ou moins apocalyptique,
les malédictions célestes et de s'en faire les messagers
attitrés. Le père est puni dans l'enfant, disait-on à Saint-
Sauveur, en attendant que le renégat soit frappé lui-même
par la main vengeresse du Tout-Puissant.
Cette idée, tout à fait catholique, de l'Expiation a été
majestueusement et mystiquement interprétée par l'ab-
solutiste des Prophètes du Passé. Elle a pour support, —
comme tous les romans de Barbey, — une histoire par-
faitement authentique, et, ce qui vaut mieux encore,
locale, cotentinaise. Une fois de plus, là, triomphe le
programme de décentralisation littéraire que s'était tracé,
dès 1849, l'auteur d'67î<? Vieille Maîtresse. Au surplus,
d'Aurevilly, tout en voulant serrer de près la réalité, ne
laisse pas d'user des droits et franchises que comporte
la littérature romanesque. C'est ainsi qu'il transforme en
fille le fils de Lebon. 11 paraît que cette substitution ren-
dait plus facile le moyen de faire souffrir l'apostat et
d'augmenter ses tortures morales. Calixte, ange de cha-
rité et de dévouement, a causé par sa vie débile et sa
— 309 —
terrible mort plus de douleur à Sombreval (Lebon) que
n eût pu le faire le fils le mieux doué. Et puis, certains
accès de mysticisme, unis à des crises d'amour profane,
eiissent été moins aisément attribués à un garçon qu'à
une fille. Enfin, et surtout peut-être, le roman ne peut
guère exister là où l'élément féminin fait défaut. Mais,
en dépit de tous ces détails, le fond du Prêtre Marié
est d'une vérité indiscutable, plonge en pleine réalité et
a ses racines au cœur même de la Basse-Normandie.
Barbey d'Aurevilly écrit ce roman avec amour : lui, le
polémiste à Temporte-pièce et le romancier à 1 eau-forte,
il se plaît à dessiner la frêle et chaste image de Galixte
et en fait un chef-d'œuvre de délicatesse attendrie. Seu-
lement, n'a-t-il point la fantaisie bizarre d'aller offrir
cette sainte figure à l'admiration des lecteurs du Pays?
Naturellement, son manuscrit lui serait sur-le-champ
retourné, s'il ne comptait encore quelques amis dans la
vieille maison peu hospitalière et si l'on n'avait pris
envers lui, il y a plusieurs années, des engagements for-
mels à cet égard. Le Praire Marié commence donc à
paraître dans le Pays. Mais, dès les premiers feuilletons,
les habitués du vicomte Ponson du Terrail sont tout
déconcertés et n'en croient pas leurs yeux ! Ils demandent
des explications au rédacteur en chef du journal.
S'imaginet-on qu'on pourra se moquer d'eux impuné-
ment? Rira bien qui rira le dernier! Aussitôt les désa-
bonnements pleuvent à la direction, qui n'en peut mais.
On devine la joie des ennemis de Barbey, — de cette
cohorte d'ennemis acharnés que l'écrivain noi"mand
traîne partout à sa suite. Le chrétien M. de Pontmartin
se distingue, entre tous, par ses exubérantes clameurs
de triomphe. Osera-t-on encore, s'écrie-t-il, parler du
talent de ce d'Aurevilly? Est-ce que le public, le bon
— 310 -
public, notre juge suprême à nous autres littérateurs, ne
s'est pas prononcé en dernier ressort? Et, chaque fois
qu'il peut en trouver Toccasion, le doux Pontmartin
évoque le souvenir de '< cet illisible Prêtre Marié, sig-nal
de désabonnements qui sont restés légendaires dans les
bureaux du journal ultra-impérialiste. » (1). Illisible, le
Prêtre Marié! certainement, il l'est pour les braves
gens dont on a dépravé le goût, à qui l'on a donné pour
toute nourriture intellectuelle les sornettes des roman-
ciers populaires, et qui font leur quotidienne pâture des
feuilletons du vicomte Ponson, confrère en armoiries —
et en belles-lettres — du légitimiste comte de Pontmartin !
Cette nouvelle épreuve, qui frappe d'Aurevilly dans
son amour-propre — sinon dans ses intérêts — de
romancier, a le fâcheux résultat de l'éloigner une fois
encore de ses projets d'épopée normande. Il voulait
donner une suite à son Chevalier Des Touches et conti-
nuer ses chroniques de la Chouannerie : il abandonne
son dessein, au moins momentanément. Mais l'ardeur
de ses convictions de Chouan n'est pas éteinte pourtant.
L'ivresse de ses instincts guerriers le rejette en pleine
bataille.
A ce franc-tireur tous les terrains sont bons pour
guerroyer : cependant, il ne se trouve nulle part aussi bien
qu'au Nain Jaune. Il y revient avec plaisir au début de
l'été de 18G4. Théophile Silvestre, devenu directeur de la
vaillante petite feuille, s'empresse à bien accueillir le
romancier incompris. « Vous avez la plus entière liberté,
(1) La Gazelle de France, samedi 27 septembre 1889. — Cet article, un
(les derniers de M. de Pontmartin, qui mourut quelques mois après,
dépasse en violences et en sottes injures tout ce que l'auteur des Samedis
a jamais écrit contre Barbey. Le Zoïie lég-ilimiste y épanche à {)lein encrier
sa bile d'octogénaire rancunier et jaloux.
- 311 -
lui dit-il : nous ferons entendre tous les sons et toutes
les cloches. » C'est précisément ce que désire d'Aurevilly.
Aussi, dès le 23 juillet, entre-t-il en scène, ou plutôt en
lutte. Il intitule sa première chronique : les Erciyiteurs.
« C'est un bien vikiin nom, — écrit-il, — et c'est le nôtre,
à ce qu'il paraît... Les Ereinteurs ! c'est moi, Barbey
d'Aurevilly, Tidiot, l'Homme des Murailles de Paris ;
moi qui suis aussi insensible à leurs coups que les pierres
sur lesquelles ils ont collé mon nom en l'illustrant d'une
épithète injurieuse, comme si je les avais attendus pour
écrire cette phrase : « Les plus beaux noms portés parmi
les hommes sont les noms donnés par les ennemis. »
Allez ! les ereinteurs, puisqu'ils nous jettent ce mot, ce
n'est pas eux qui le mériteront, quoi qu'ils fassent! Erein-
teur, ne l'est pas qui veut. Si je me rappelle bien mon
Homère, est-ce que Thersite n'appelait pas Ajax un
éreinteur ?... Croyez-vous que M. Buloz, qui fait des
procès aux gens, quand ils ne trouvent pas qu'il soit un
directeur de génie, et qui n'en ferait pas si M. de Mars
était un éreinteur, ne nous éreinterait pas très bien, s'il
le pouvait, en littérature, lui qui croit nous éreioter en
justice ?... Croyez-vous que le doux M. de Pontmartin, le
second des vicomtes doux, car le premier c'est M. de La
Guéronnière, ne nous éreinterait pas, s'il le pouvait, lui
qui, à propos des Quarante Médaillons de l'Académie,
disait de moi avec tant de bonté et de justesse : Que mes
égratignures éventrent ; que mes chiquenaudes assom-
ment ; que mon verjus est de l'arsenic ; que mon rire a
des dents d'éléphant, et ma raillerie des légèretés
d'hippopotame! 11 est évident que, sije ne suis pas éreinté,
ce n'est pas la faute du vicomte doux. J'ai des reins,
voilà tout ! » Et l'article s'achève sur ce ton, avec une
verve de bonne humeur et de belles fusées de gaîté.
— 312 —
Il est à peine besoin de dire que, dans cette campagne
de l'été de 1864, les institutions déjà mitraillées reçoivent
encore quelques coups. Si la lutte est moins chaude que
l'année précédente, c'est que loccasion ne naît pas
chaque jour de faire un feu nourri. Ce ne sont, pour
l'instant, qu'escarmouches : les heures de la grande
guerre sont passées. « L'Académie française a tenu jeudi
sa séance annuelle, écrit d'Aurevilly le 27 juillet. La
foule était là, comme toujours, par une chaleur accablante
et malgré des discours glacés plus accablants encore !
Tout le monde convient que rien n'est plus fastidieux et
plus vain que celte vieille cérémonie, et pourtant tout le
monde y court. M. Pingard, le Petit-Jean de l'endroit,
y est assiégé comme un Ministre. Il semble qu'il soit
dans la destinée de l'Académie d'avoir du monde jusqu'à
sa dernière heure, pour prouver que l'esprit français, si
vanté pour sa hardiesse et sa légèreté, est très robuste
contre l'ennui et très lâche contre la routine». Et voilà
tout ! Nous sommes loin des éclats d'antan. Pour un peu,
on hésiterait presque à reconnaître là l'incorrigible
Chouan de l'individualisme irrité et vengeur !
La bataille menace de languir, lorsque d'Aurevilly
l'interrompt brusquement pour aller en Normandie. Il
veut passer quelques semaines à St-Sauveur-le-Vicomte.
Depuis la mort de sa mère, survenue en 1858, il n'a pas
fait de pèlerinage au pays natal. Il en a la nostalgie.
Fatigué de la vie parisienne, il désire évoquer une fois
encore les « spectres » de son enfance et ses pieux
souvenirs. Rentré au foyer paternel, tout lui est sujet à
émotion profonde. « Le soir, — écrit-il le 30 novembre, —
je reste seul au coin du feu, écrivant sur la vieille table
à jeu, où j'ai vu tant de figures originales, — à présent
disparues par la porte des cimetières, — faire des whists
— 313 —
et des bostons qui duraient des nuits et des jours ». Le
5 décembre, il note une autre impression : « Je suis allé
me promener dans le jardin, aux places que ma mère
aimait, le long de l'espalier des pêchers et dans l'allée à
droite du parterre. Mais plus de parterre, plus de fleurs,
de l'herbe dans les allées, la grande corbeille en
morceaux, les murs mousseux, la négligence, l'abandon,
la mort! » Malgré la tristesse qu'il en éprouve, il lui est
doux de revoir les lieux où s'écoula son enfance. « Je
reviens de Valognes, écrit-il le 11 décembre..., j'ai battu
le pavé et suis allé partout où j'avais senti et vécu
fortement autrefois. Les rêves de ma jeunesse marchaient
autour de moi, sous les nuages. Je n'ai rencontré qu'eux
le long de ces rues. . . » Le 13, il va ranimer ses impressions
maritimes à Carteret. « Une des journées les plus pleines
que j'aie passées dans ce pays, dit-il... Il était quatre
heures et demie ; le soleil crevait au-dessus d'elle (la mer)
un banc de nuages couleur violette et faisait sur les vagues
comme une gloire d'or, qui les rendait étincelantes ».
Le cœur retrempé par ce séjour en Basse-Normandie,
d'Aurevilly revient à Paris à la fin de décembre. 11 a
puisé au sein de la terre natale de nouvelles forces pour
la lutte. Aussi reprend-il très vaillamment son poste au
Nain Jaune, — et même 'àuPays, où ses amis l'ont fait
rentrer. A vrai dire, il préfère l'hospitalité franche et
large du Nain à l'accueil réservé et presque défiant que
lui ménage l'organe impérialiste. Mais le journal de
Théophile Silvestre, feuille d'avant-garde d'où l'on peut,
tout à son aise, lancer des bombes sur les bourgeois et
les académiciens, ne possède pas de gros capitaux et
n'est point de taille à nourir un simple rédacteur. Il faut
donc que notre Chouan mène de front la guerre acharnée
du franc-tireur dans les colonnes du Nain Jaune et les
— 314 —
batailles rangées, — trop pacifiques ! — en l'austère
rez-de-chaussée du Pays.
La situation est d'autant moins agi'éable à d'Aurevilly,
que les affaires du Nain Jaune recommencent à péri-
cliter. Théophile Silvestre est obligé d'en abandonner la
direction. Par bonheur, une équipe de jeunes gens
envahit aussitôt la pauvre feuille délaissée. Mais
restera-t-il, dans la nouvelle rédaction, une petite place
pour l'écrivain normand qui, aux yeux de cette jeunesse,
est déjà un ancêtre? Ce serait douteux si, parmi ces
débutants, ne se trouvaient de fervents admirateurs
d'Une Vieille Maîtresse et du Chevalier Des Touches.
Nous les avons déjà rencontrés auprès de Barbey, à la
suite de Gambetta. Ils s'appellent Eugène Spuller, Ernest
Hamel, Arthur Ranc, Alcide Dusolièr, Louis Combes, —
tous futurs sénateurs, hommes graves par excellence
et sages par définition ! (qui eût pu prédire alors qu'ils
finiraient en personnages curulaires ?) Dans le groupe
figurent aussi quelques nouveaux venus à la vie intellec-
tuelle, qui n'ont fait que côtoyer la politique : Castagnary ,
Francisque Sarcey et Frédéric Morin. Avec eux rentre le
charmant Aurélien Scholl, qui s'était effacé devant
Silvestre. C'est une brillante recrue pour le Nain Jaune.
Le milieu doit paraître bien nouveau au vétéran de
Saint-Sauveur, qui compte déjà plus d'un quart de siècle
de journalisme. Mais les jeunes de cette époque sont
tout à fait humains : ils n'ont pas envie de supprimer les
vieillards, sous prétexte que la vieillesse est encom-
brante. Ils ont le respect, aujourd'hui disparu, des
générations qui les ont précédés. Ils estiment même,
chose incroyable ! qu'on peut atteindre la soixantaine
sans être absolument tombé en décrépitude. En vérité,
ce ne sont pas des « arrivistes », les jouvenceaux de
- 315 -
1865 : ils ne marchent pas sur le corps de leurs aines
pour se frayer un chemin vers la gloire !
Naturellement, le Nain Jaune, régénéré par l'invasion
de nouveaux talents, opère, sous l'influence des idées
démocratiques des amis de Gambetta, une brusque
« conversion à gauche ». Seul, Barbey d'Aurevilly
demeure pour représenter, parmi tous ces libéraux enne-
mis de l'Empire, les principes absolutistes qu'il défend
depuis longtemps. On lui laisse ses coudées franches :
c'est tout ce qu'il demande. Bien plus : on ne fait pas
que le tolérer, ce qui lui suffirait à la rigueur, on l'en-
toure d'égards, ce qui le ravit. Mais la direction du
journal tient à s'expliquer, devant son pubhc, sur les
licences qu'elle octroyé généreusement à l'infatigable
lutteur. « M. Barbey d'Aurevilly,— constate une note du
Nain Jaune, à la date du î^ décembre 1805, — est
parmi nous un tirailleur. L'ardent écrivain a pris soin
de définir lui-même cette situation dès la première lettre
qu'il nous a adressée. Si nous la rappelons ici, c'est qu'il
est des points de doctrine ou d'appréciations indivi-
duelles dont la rédaction de ce journal ne saurait accep-
ter la solidarité. »
Les positions respectives une fois bien déterminées,
d'Aurevilly commence la lutte. 11 ne perd pas son temps à
tâter le terrain : il va droit à l'ennemi. Ceux qui essuyent
son premier feu sont deux débutants, qui depuis ont
fait leur chemin, non sans bruit, dans la vie littéraire et
dans la mêlée sociale : Jules Vallès et Emile Zola.
Vallès n'est pas mécontent de voir ses Réfractaires
maltraités par un aristocrate qui lui reproche de ne pas
pousser suffisamment au noir la peinture de la misère
et de se dérober aux obligations du moraliste. Mais
M. Zola ne peut digérer l'eau saumâtre où d'Aurevilly a
— 31G -
noyé la Confession de Claude, il riposte avec aigreur,
par une lettre datée du 31 décembre 1865 et dont il
réclame l'insertion : « Il est d'usage, dit le bouillant
romancier de vingt-cinq ans, que les écrivains éreinlés
ne répondent pas 2i\ï\ injures qui leur sont adressées...»
— ce qui ne Tempêche pas de crier bien haut. Seulement le
critique ne veut point que M. Zola crie si fort. Il lui
réplique du tac au tac : « En parlant dernièrement au
Nain Jaune de la Confession de Claude avec le dégoût
que doit inspirer ce petit paquet d'immondices, je n'avais
pas nommé M. Zola, qui en est l'auteur ». Et il s'élève en
ces termes contre la prétentieuse et singulière protes-
tation de M. Zola : « Tout article de journal quelconque
peut, n'importe sous quel prétexte, être matière à récla-
mation, et toute réclamation (le mot le dit presque) est
une réclame, qu'on ne manque jamais dans l'intérêt du
bruit qu'on veut faire. »
Mais ce n'est là qu'une escarmouche. La grande guerre
n'est pas encore commencée. Il faut une occasion sérieuse
pour l'entreprendre et des adversaires de taille pour
croiser le fer avec éclat. Justement, sur ces entrefaites,
la direction du Nain Jaune confie à Barbey d'Aurevilly
le feuilleton des théâtres. A la bonne heure ! Le critique
n'aura plus de vils morceaux de papier à déchiqueter !
11 va lutter dans l'atmosphère chaude et capiteuse de la
scène française, qui lui donnera l'illusion de la vie. Vie
factice, il est vrai, mais qui, telle quelle, n'est pos pour
déplaire à un « Imaginatif » forcené. Et puis, que de
belles batailles à livrer dans ce monde spécial des
acteurs et des auteurs dramatiques ! N'y a-t-il point là
encore à flageller des coteries, — toutes les coteries qui
pullulent à travers les coulisses, s'insinuent et régnent
dans la cohue des cabotins et encombrent les planches
— 317 -
de leurs bruyantes intrigues? N'y aura-t-il pas aussi de
vieilles institutions à démolir, d'antiques maisons lézar-
dées à faire sauter ?
C'est dans ces dispositions belliqueuses que d'Aurevilly
se met à l'œuvre. Dès son premier feuilleton, il fait feu.
Après avoir candidement mis à nu la pauvreté des inven-
tions contemporaines et rappelé quelques misérables
succès récents, il s'écrie : « Ne riez pas de mon igno-
rance de feuilletonniste ! Elle est profonde. C'est mon
genre, à moi, de profondeur. On ne m'a choisi au Nain
Jaune que pour mon ignorance. On a dit : Il sentira
plus vivement, celui-là ! Il ne sera pas blasé... Ce que
j'ai senti a été cet ennui sur lequel on ne se blase
jamais. >/ (1). À quoi tient donc cette décadence du
théâtre? A bien des raisons. D'abord, aux directeurs
d'entreprises dramatiques. « Ils changent fort peu, ces
directeurs. L'originalité leur manque. Je ne dirai point
que qui en a vu un les a tous vus ; mais, pour la plupart,
c'est la môme manière de se conduire dans la môme
fonction. C'est la même insouciance de l'art et des lettres
et de leurs destinées, le même sentiment d'entrepreneur
dans une grande affaire, la môme fureur d'attirer la
foule à son Ihéàtre... » (2). Mais c'est surtout à la routine,
devenue une tradition, à l'immobilité rigide des prin-
cipes, qui est de règle sur les scènes subventionnées, à
la manie d'étiquettes et de formules qui caractérise les
corps constitués, qu'est dû l'abaissement manifeste de la
production théâtrale. « Le Théâtre du Gymnase est pré-
sentement, de fait, le premier Théâtre Français, écrit
(1) Nain Jaune, jeudi 5 soptenibre 1863. (Thédlre Conieiitpovain. Der-
nière série, t. V, Stocii, 1896).
(2) Nain Jaune, ineixredi 25 avril 186G. (Tliédire Conlemporain,
t. I", Frinzine, éditeur, 1887).
- 318 -
d'Aurevilly, L'autre, qui en mérita longtemps le nom et
qui le porte encore, n'est plus qu'une nécropole, — une
chose morte et creuse, où reviennent des voix sépul-
crales, quelque chose enfin comme l'Académie, cette
institution de fantômes. J'en suis bien fâché pour les
vieux classiques, mais c'est comme cela. Seulement,
pour être plus vivant que ce grand bonhomme trépassé
de Théâtre-Français, le Gymnase n'a pas pourtant de
quoi être bien fier. » (1). On le voit : le terrible Barbey
continue sa campag-ne d'individualisme inflexible. Le
Théâtre Français, après l'Académie, le Journal des
Débats et la Remœ des Deux-Mondes, c'est dans l'ordre ;
cela complète la collection.
Naturellement, sous ces fusillades réitérées et crépi-
tantes, les « cabotins » regimbent, protestent et se
cabrent. Peu s'en faut qu'ils n'arrachent des mains de
l'impitoyable Chouan l'arme dont elles font un si violent
usage. Heureusement, au Nain Jaune, on est plus
tolérant qu'au Pays : on y respecte l'indépendance et la
franchise de la critique. D'Aurevilly peut donc poursuivre
en toute sécurité ses attaques contre le théâtre et il ne
les ménage pas. Mais ses adversaires ne se tiennent
point pour battus : à force d'instances, ils obtiennent que
l'auteur du Chevalier Des Touches soit éloigné du journal
de l'Empereur. « On ne paie plus la copie au Patjs, —
écrit mélancoliquement le pauvre critique à Hector de
Saint-Maur, le 22 octobre 1S<j6, — du moins on m'a dit
qu'on ne me la paierait plus. On m"a refusé l'article sur
V Elisabeth de Dargaud, et on y exile les grands articles
pour y fourrer les puantes et bêtes chroniques que vous
(1) Nain Jaune, mercredi 16 mai 1866. (Tliédlre Contemporain , t. I",
Frinzine, 1881).
— 319 —
pouvez y lire, puisque vous recevez ce lamentable
journal. L'article sur Darg-aud a paru dans le Nain
Jcmne... Je ne puis pas rester matériellement dans la
position où le désastre du Pays me met ; il faut que je
trouve quelque part le rebord de tuile du passereau ou le
soliveau de l'hirondelle. »
La mauvaise fortune recommence à visiter d'Aurevilly.
Il n'a qu'un seul moyen de s'en consoler : c'est de se
rejeter en pleine bataille. Mais trouvera-t-il une occasion
favorable de renouveler ses exploits d'antan ? Cette
occasion, il ne la cherche pas longtemps. L'éditeur
Lemerre vient, en effet, de mettre au jour les vers d'un
groupe de jeunes poètes, réunis en un cénacle qui
s'intitule fièrement Le Parnasse contemjwrain. Ils sont
trente-sept, ces poètes récemment éclos ! « Je ne peux
pas décemment, — écrit Barbey, le 21 octobre, — vous
laisser ignorer cet Almanach des Muses de 186(3,
lesquelles sont trente-sept, ici, ni plus, ni moins ; pour-
quoi pas quarante ?... Qui est déjà du Parnasse peut
bien être d'une Académie ! Parnasse, Académie, même
langue et mêmes gens ». Toujours la haine des coteries
et des associations jette hors de lui l'individualiste
Normand.
Et voilà qu'il fonce sur ces trente-sept ! Il n'en épargne
qu'un, Théophile Gautier, un vétéran de l'armée roman-
tique, — presque un ancêtre, — que les jeunes gens ont
pris pour chef de file et que d'Aurevilly s'étonne de voir
fourvoyé en pareille compagnie. Gautier est quelqu'un :
dès longtemps il a affirmé sa pei'sonnalité littéraire par
une série d'œuvres durables. Mais les autres, depuis les
aînés Leconte de Liste et Banville jusqu'aux novices
Sully Prudhomme, Goppée; Heredia,, Dierx, Verlaine,
Mallarmé, Villiers de l'Isle-Adam, qui sont-ils, où trouver
- 320 -
la caractéristique de leur talent propre, forment-ils
chacun un individu parfaitement reconnaissable entre les
autres ou ne valent-ils que par leur réunion? Ils n'ont'
point de personnalité, répond tranquillement d'Aurevilly.
Ce ne sont que de pâles imitateurs deChénieretdeHugo;
— pour un peu, il dirait : des Marnelouchs des Maîtres
anciens. Et il dessine impitoyablement la physionomie, à
peine saisissable et existante, de ces ?«6'0-2;«r^asse>/i5. « Un
jour, dans ce même Nain Jaune, dont le bonnet à son-
nettes m'a toujours été une coupole favorable, j'écrivis les
Médaillons de l'Académie. Eh bien, les poètes que voici
ne sont pas encore académiciens. Au talent qu'ils ont,
laissez faire, ils le seront, je n'en doute pas, je le leur
prédis... mais enfin ils ne le sont pas encore. Ils ne sont
encore que des parnassiens. Us ne commencent qu'à
brouter l'herbe dont ils auront le foin plus tard, et le
sentiment de la hiérarchie me défend de les traiter avec
une importance explicite et égale à celle que je mis à gra-
ver le profil de leurs devanciers, ces gros personnages...
Parnassiens et Académiciens! Respectons les distances.
Les Académiciens eurent leurs médaillons. Les Parnas-
siens vont avoir leurs médaillonnels ! >>
On devine que ces exécutions, sous forme de médail-
lonnets, ne se firent pas sans bruit. Une grande clameur
s'éleva du camp des poètes et les polémiques furent
vives. M. Louis-Xavier de Ricard, qui avait fondé avec
M. Catulle Mondes, le Parnasse Contemporain, protesta
vertement, dans une lettre du 30 octobre, « contre les
brutalités du critique ». Un autre des trente-sept, Paul
Verlaine, publia dans la Gazette rimée un stupide huitain
à l'adresse de Barbey; par respect pour la mémoire du
« pauvre Léhan », je ne reproduirai pas ces vers aussi
peu poétiques qu'insignifiants. Enfin, Arsène Houssaye
- 321 —
(encore un des trente-sepl!) l'ésunia le débat d'une façon
assez impartiale et très spirituelle, dans la Rame dit
XIX'' siècle (i'' décembre 1866) qu'il dirigeait alors. On
nous accuse, disait-il en substance, de n'être que des
imitateurs: mais notre féroce critique n'a-t-il ja,mais
imité personne? C'était la meilleure réponse qu'on pût
faire aux attaques d'un individualiste intransigeant.
Mais d'Aurevilly no se souciait point des ripostes venues
du Parnasse. Il les contemplait de loin, avec ses grands
airs détachés et son impassibilité olympienne,— heureux
seulement de voir se prolonger le tapage qu'il avait
soulevé. « Les poètes ont parlé, écrit-il à son ami Amédée
Ponnnier (1) aux premiers jours de novembre, — les
poètes ont parlé, — des furies, —une comédie d'amours-
propres exaspérés, — les lettres pieu vent... >y Elles pleu-
vaient si fort, les lettres de récriminations, que les
colonnes du Nain Jaune en étaient inondées. Il n'est pas
donné à tout le monde de déchaîner de pareils orages;
on est assurément quelqu'un quand on fait déborder
tant de colères dans le Pandémonium de la presse.
Entre temps, et pour mieux affirmer sa personnalité
que par des articles de journal, si puissants qu'ils soient,
Barbey d'Aurevilly se réfugie dans la solitaire composi-
tion d'une nouvelle œuvre. Son imagination y trouve sa
(1) Amédée PoMMiEii (1804-1877) était un poète de grand méiite, (}ue ses
excentricités éloignèrent d'une renommée durable et firent notamment
écarter du Parnasse Conlemporain. « C'était, dit de lui Alidionse Daudet
dans Treille ans de Paris, un merveilleux artisan en mots et en rimes,
l'ami des Dondey et des Tétrus Borel, l'auteur de VEiifer, de Crdneries et
Dettes de cœur, beaux livres aux titres tiandiojanis, régal des lettrés,
eifroi des académies, et pleins de vers bruyants et colorés comme une
volière d'oiseaux des tropi(|ues ». Harbey d'Aurevilly le tenait en très liante
estime et lui a consacré une fort belle étude {Les Poètes, éd. Lemerre. 1889).
21
- 322 —
pâture, de même qu'elle y cherche roubli des eiiuuis et
des mécomptes de la vie. Mais, cette fois, il délaisse les
longs romans et veut concentrer son talent, son énergie
intellectuelle, en une forme de récit plus concise, plus
rapide et plus souple. Il reprend et corrige Le Dessous de
Caries d'une jxi'i'iit^ de irhlsl, publié daim \d Mode en
1850 et mis à la suite de V Ensorcelée en 1854. Puis il
compose trois autres nouvelles: Le Rideau cramoisi,
Le plus bel amour de Don Juan, Le honlieur dans le
crime. « Le volume de Nouvelles que je prépare, écrit-il
en décembre 18G6, portera le titre de: Les Diaboliques >y.
Parmi les nouvelles qui doivent former son volume, il
cite: Entre adullcres, Les deux vieux Jio mines d'Etat
de l'amour, Valognes.
D'Aurevilly a d'autant plus besoin de se livrer à un
travail comme celui-là, que la vie ne lui réserve que
cruelles mésaventures. Éloigné du Pays une seconde
fois, il ne sait où trouver le pain de chaque jour. 11 n'est
pourtant pas exigeant: il voudrait seulement s'assurer
les 400 francs par mois que représentaient ses quatre
articles de critique au journal de l'Empereur. Un instant,
Tespoir lui vient de découvrir une situation stable.
« Villemot devait faire la chronique à La Patrie,
écrit-il au commencement de 1807. Il a déchiré son
traité. Il paraît qu'on voulait, à Jja Patrie, un chroni-
queur religieux et autoritaire qui ne se trouve pas dans
la peau de Villemot. Moi, vous savez et ou sait partout
ce que je suis. Je n'aime pas la chronique, comme on la
fait. Mais je ne descendrai pas jusqu'à elle... Je la ferai
monter jusqu'à moi, et certainement je la passionnerai.
Si on veut du bruit, je crois que j'en puis promettre.
L'affaire, entre moi et La Patrie, pourrait donc
s'arranger... Je suis peut-être bon à ramasser, daus ce
- 323 -
moment où le Pays a cm pouvoir se passer de moi ».
Mais la combinaison ne réussit pas. « Je me tais l'etïet
de rouler en spirale dans un tourbillon... mais non de
plaisirs, — mande d'Aurevilly à Saint Maur, le 5 avril. —
Caramba! Je cherche, pour l'heure, de l'argent, en atten-
dant que \-àx>ositio}i vienne, et il y avait longtemps que
je n'avais fait pareille chose. J'y suis gauche. J'avais
désappris ».
Le bon accueil qu'on lui réserve toujours au Naui
Jaune console un peu Barbey de ses mécomptes finan-
ciers et autres. 11 alterne, dans ce journal d'avant-garde,
la critique des Uvres et la chronique des théâtres ; toute-
fois, ce n'est pas assez pour remplir son escarcelle. Où
trouver le supplément de ressources dont il a besoin?
Voici qu'une nouvelle feuille, V Éclair, lui réserve une
place d'honneur dans sa rédaction. Il s'y rencontre en
excellente compagnie, avec des jeunes gens qui s'appel-
lent Alphonse Daudet et Paul Arène, francs-tireurs de
l'armée littéraire qui vont bientôt figurer aux premiers
rangs de l'état-major. Monselet est le chef de file de la
troupe: avec déférence, il laisse à d'Aurevilly le soin
de formuler le programme de V Éclair. « Pourquoi
V Éclair? se demande le vaillant critique en tète du
journal, le l'^'' décembre 1807. Pourquoi V Éclair?... Les
noms sont la raison des choses. Est-ce parce que l'éclair
précède la foudre?... Nous n'avons pas de ces fatuités
olympiques. Nous ne nous donnerons pas le ridicule de
jouer aux petits Jupiter. D'ailleurs, dans ce monde aplati,
il n'y a plus grandes cimes à foudroyer... Est-ce parce
que l'éclair brille et passe? Brillerons-nous et devons-nous
passer?... L'éclair brille et passe, mais, en passant, il
peut du moins mettre le feu à quelque chose, et le feu,
c'est la vie ! Nous donc, au risque de passer connue lui,
- 324 —
mettrons-nons, comme lui, le feu à quelque chose, — à
cette poignée d'esprits rares et découragés qui ont gardé
l'instinct et le goût des choses littéraires et qui reg-rettent
tous les jours de les voir mourir ».
Ce n'est pas \ Éclair qui passe, c'est d'Aurevilly qui
ne fait qu'y passer. Non content, en effet, de tirer sur les
adversaires, l'intrépide guerrierexécute des feux nourris
sur les amis et collaborateurs de la feuille nouveau-née.
C'est là vraiment trop d'audace. « Le succès du Fujaro,
écrit-il au directeur de \ Éclair le 5 avril ISGS, a brouillé
beaucoup de cervelles, et vous êtes comme les autres,
Monsieur, plus ou moins victime de ce succès littérale-
ment corrupteur qui a transformé, en l'abaissant, le
journalisme contemporain. Vous aussi. Monsieur, vous
semblez sorti des pieds de ce Brama, l'idole des commères,
des curieux et des crédules, et qui se soucie autant de la
littérature que M. Buloz, l'afïreux marchand de chan-
delles littéraires, se souciait de Dieu, quand il disait qu'il
n'était pas actuel ! Mouton de plus dans l'immense trou-
peau de Panurge, qui pratiquez la même manière de
sauter que les autres moutons en cette mer de la publi-
cité où la plupart se noient, regardez-les, et regardez-
vous! Vous verrez que vous ne faites identiquement que
ce que font les autres, et pour moi quel reproche.
Monsieur ! » Quand on écrit de pareilles lettres à son
directeur de journal, on peut bien s'attendre, je crois, à
ne pas faire longtemps partie de la rédaction. Car, en
vérité, il est excessif de mitrailler la troupe où l'on a
pris rang ! Mais l'individualiste d'Aurevilly ne s'arrête
pas à ces considérations sentimentales. Il va tout droit
devant lui, frappant d'estoc et de taille, distribuant ses
coups à droite et à gauche, sans se demander s'il atteint
des amis ou des eimemis! Dirait-on pas un jeune homme
- 325 -
qui jette sa g'Oiirme ! Point de repos! point de quartier !
point de merci! l'infatigable lutteur est toujours sur la
lirèche.
Revenu au Nain Jminc, après son court passage
à V Éclair, Barbey d'Aurevilly se remet à la chronique
théâtrale. Ses instincts belliqueux s'y donnent encore
libre carrière. Il se fait même souvent si agressif, qu'on
lui interditl'entrée du Théâtre. Le Gymnase, notamment,
lui refuse sa place. De là, nouvelle colère de d'Aurevilly.
«Il y a long-temps, écrit-il, que cette question des places
données aux journaux par les théâtres mé préoccupe ;
il y a longtemps que j'incline pour la suppression géné-
rale de ce service abusif, et que je voudrais voir signer :
« six- francs » tous les articles de critique théâtrale.
Quel bon disque à leur jeter entre les deux yeux, que ces
six francs-là ! Mais tant que ce système des places don-
nées aux journaux existe encore, je ne veux pas qu'on le
retourne contre nous. Je veux qu'on sache nettement et
positivement si ces places accordées, semblait-il jusqu'ici,
aux journaux pour les premières représentations, en
échange de la publicité qu'ils créent, sont, — oui ou non,
— des corruptions détournées et des petits achats d'indé-
pendance ?... Sont-elles, — oui ou non, — -de -la petite
monnaie pour les mains basses, qui ramassent tout? Y
a-t-il un traité plus ou moins secret, une connivence plus
ou moins tacite entre les Directeurs qui donnent ces
places et.les Critiques qui les reçoivent ? La Critique, que
j'appelais dernièrement la Critique à relations, serait-elle
pis ou mieux que cela? Serait-elle la critique à gages, et
à si piètres gages ? »
En sortant du théâtre, une fois les chandelles éteintes
et ses devoirs do chroniqueur; accomplis sans ména-
gement, Barbey d'Aurevilly ne se tient pas pour satisfait.
- 326 -
11 a encore des énerg-ies à. dépenser et des munitions de
combat à employer ! Pas une cartouche ne doit être
perdue. Aussi jamais n'a-t-il été plus ardent qu'en ces
deux années 1(S(38 et 1809. Pourtant il n'a pas le souci de
son budget mal équilibré. On vient de lui entrebâiller la
porte du Constilutionnel, où il donnera chaque quinzaine
une étude de critique historique ou littéraire. La situation
n'est certes pas très brillante, car Sainte-Beuve occupe
la première place en ce journal aussi impérialiste que le
Pays, — et il ne faut pas qu'un intrus, par trop d'éclat,
puisse porter ombrage au susceptible auteur des Lundis.
Mais c'est déjà beaucoup d'avoir accès dans la maison et
d'y gagner modestement le pain de chaque jour. Plus
tard peut-être d'Aurevilly a l'espoir de s'y établir mieux
à son gré et d'yguerroyer sans contrainte. Il préfère être
le premier à un étage inférieur que le second même sur
un sommet.
C'est pour mettre à l'abri son indépendance absolue et
intransigeante que le tirailleur conserve son poste
davant-garde au Nain Jaune. Du haut de ce fort
retranché, — ainsi que par la lucarne de la Veilleuse, à
laquelle il collabore également, — Barbey d'Aurevilly
fait feu sur les hommes du jour : le jeune Prevost-
Paradol, « cet ancien porte-toque d'Université », revêtu,
à la fleur de Tàge, du frac vert des Immortels; Emile
de Girardin. -r qui n'a pas de conscience et qui s'en vante
même a ; Louis Blanc, « espèce de protestant en morale
comme en politique »; Jules Favre, qui pérore à la salle
Valentino ^< sur la liberté et la littérature » ; Edmond
About « démocrate pour gaminer » ; Berryer '< la vieille
. actrice de la légitimité » ; Jules Simon et Eugène Pelletan,
Thiers et Rémusat, Saint-Marc-Girardin et Laboulaye,
de Broghe et d'Hausson ville, bref tous les écrivains et
~ 327 —
orateurs, sans exception, qui attaquent l'Empire. Il n'est
pas jusqu'aux anciennes institutions déjà mitraillées, qui
ne reçoivent encore quelques décharges. Les journaux
qui font la guerre à l'Empereur sont particulièrement
maltraités. D'Aurevilly les appelle : les vieilles baraques
de Paris. « 11 paraît, s'écrie-t-il le 28 mars 1869, que,
malgré M. Haussmann, il y en a encore. Dans cette
ville superbe, assainie et toute neuve, qu'on lui doit,
cela se trouve encore, maculant la magnifique cité et
oublié par ce fort balai administratif qui pousse et
emporte, à la joie de nos yeux et à notre délivrance, les
vieilles ruines, les vieilles loques, les vieilles lèpres, les
vieilles choses inutiles, laides et malsaines ! Or, dans ce
genre-là, coriiprenez-vous rien de comparable à ces
vieux pourrissoirs du journalisme d'un autre âge, à ces
trois baraques décrépites, et pourtant subsistant toujours,
deV Union, de la Gazette de France et du Journal des
Débats ?»(!).
Décidément, l'auteur du Chevalier Des Touches est
un terrible démolisseur; s'il ne met pas un frein à sa
rage de destruction, il ne trouvera bientôt plus une
maison pour l'accueilhr. Un seul journal lui semblerait
parfait ; celui dont il serait à la fois le rédacteur en chef
et toute la rédaction. En attendant ce bonheur... qui ne
lui viendra pas, il se voit contraint à chercher l'hospita-
lité dans des feuilles nouvelles qui, en raison de leur
création récente, n'ont pas eu encore à essuyer ses coups
de feu. C'est ainsi qu'en 1869 le Gaulois lui ouvre ses
portes. Mais, comme on se défie un peu partout de notre
Chouan endurci et qu'on ne prend jamais trop de précau-
tions contre un pareil homme, le directeur du journal
(1) Polémif/ues d'hier (hcI. Savinc, 1889), p. 163 et suiv.
- 328 —
lient à expliquer à son public pour quels motifs il a cru
devoir faire une place à Barbey d'Aurevilly. Coup pour
coup, celui-ci riposte, à la date du 5 août : « Permettez
que je réponde à l'article que vous avez avant-hier
publié pour fêter par des imprécations mêlées de
tendresse mon entrée triomphante au Gaulois. » Et, en
une série de phrases très habilement tournées, d'Aurevilly
démontre à son directeur qu'il ne connaît pas le premier
mot du catholicisme et qu'en en parlant, pour justifier
l'admission d'un ultra-catholique dans une feuille indé-
pendante, il n'a, lui, tout directeur qu'il est, su que
répéter les inepties courantes que devraient au moins
répudier les hommes d'esprit.
Ainsi, dès ses débuts au Gaulois, l'auteur de Y Ensor-
celée se pose en catholique irréductible et intransigeant.
Il va même resserrer la notion de son catholicisme, au
fur et à mesure que se relâcheront les autres liens qui
l'attachent à des institutions moins solides que la religion
de ses pères. En effet, le 15 août 18G9, l'Empereur, ayant
de tardives velléités de libéralisme et désireux d'inau-
gurer une ère nouvelle, accorde une amnistie générale.
Tout le monde applaudit à la clémence d'Auguste et brûle
de l'encens en l'honneur de ce '< bienfait des dieux ».
Seul, d'Aurevilly proteste contre la faiblesse de Napo-
léon III et ne peut contenir son indignation. Quoi ! voilà
donc le gouvernement fort qu'on avait promis à la France !
'< Les amnisties, s'ôcrie-t-il le 19 août, ne désarment que
ceux qui les font... Les pouvoirs amnistient les coupables,
mais les coupables n'amnistient pas les pouvoirs qui les
ont condamnés... Il n'y a que Dieu qui fasse des conver-
sions... Dans ini mouvement d'imprudence magnanime, le
Pouvoir brise sur son genou le glaive de la Justice ; les
Partis ne brisent pas l'épée de l'hostilité sur le leur ».
— 329 —
Dès lors, l'absolulisle des Prophètes du Passé ne consent
plus à servir, à défendre le régime impérial.
Voici venir, du reste, le moment où l'Empire semble
se transformer tout à fait et prendre un aspect nouveau.
Le ministère du 2 janvier 1870 convertit à la monarchie
césarienne, mitigée par un système d'institutions libé-
rales, nombre d'irréconciliables d'antan qui, fatigués
des inutiles luttes de l'opposition, frappent enfin aux
portes du pouvoir. Mais le loyal et désintéressé d'Au-
revilly n'admet pas ces brusques volte-face : aussitôt il
s'éloigne, désolé et inquiet, du milieu politique où il
vivait depuis dix-sept ans. L'exode d'un romancier,
quittant avec tristesse la vie active qu'il aimait tant,
passe inaperçue aux yeux de l'opinion. Dans l'entourage
de l'Empereur on est même heureux de voir s'en aller
un protecteur si compromettant. Trop fier pour chercher
asile dans les rangs d'un autre parti, Barbey se retire à
l'écart et plane, avec sa chère indépendance, au-dessus de
tous les groupes. Que n'a-t-il été toujours aussi sage? 11 a
de quoi se consoler, d'ailleurs, de ses illusions perdues.
Sa position au Constitutionnel est devenue plus stable.
Sainte-Beuve est mort. La succession du grand critique
des Lundis échoit à son ancien rival. Avec bonheur, le
justicier des Œuv)-cset des //ommcs retourne aux graves
études qu'il avait un peu délaissées depuis que le Pai/s
l'avait remercié de ses services. 11 se remet donc à
« laver des assiettes », comme il disait naguère dédai-
gneusement. Il les lave, au demeurant, mieux que
jamais, avec une autorité grandissante et une mâle indé-
pendance qui lui concilient peu à peu la faveur de ses
plus chauds adversaires.
C'est au sein de ces austères occupations que la guerre
le surprend, — comme elle surprend tout le monde, en
- 3130 -
notre pays où l'on prévoit tout sans être jamais préparé
à rien. Barbey d'Aurevilly a dépassé la soixantaine. Son
âge lui interdit de prendre le fusil et de courir <à la fron-
tière. N'est-ce pas une nouvelle ironie du sort ? Le vieux
Chouan qui ne rêvait que batailles, coups do feu et gloire
militaire, se voit tristement condamné à l'impuissance,
quand il s'agit de défendre sa pairie contre les envahis-
seurs d'Oûtre-Rhin... Mais il veut au moins concourir,
dans la mesure de ses forces, à la défense commune, au
salut de tous, s'il se peut ! Lui, l'ancien indiscipliné, le
réfractaire de la garde nationale, — qui aimait mieux
jadis passer huit jours en prison que d'entrer dans les
rangs de « l'Institution Lafayette », — s'enrùle librement,
d'un mouvement spontané de son cœur, parmi les
citoyens de toute condition transformés en soldats.
Lorsque Paris est assiégé, il supporte vaillamment les
fatigues de son métier militaire improvisé et partage,
sans se plaindre, les privations générales.
Sur ces entrefaites, son cher cousin Edelestand du
Méril, malade depuis longtemps, meurt lentement dans
sa retraite de Passy. Avant de rendre le dernier soupir,
il exhorte Barbey à chercher au plus tôt un refuge en
Normandie. Mais ce fils des Chouans de Saint-Sauveur
ne veut ni déserter son poste ni abandonner le camarade
des meilleurs jours de son enfance. Il distribue son
temps entre son service de garde national et ses devoirs
de parent dévoué. A ses rares instants de loisir, il
réapprend l'allemand, qu'il n'avait pas cultivé depuis ses
débuts de journahste ; il essaie de pénétrer le génie
intellectuel de nos vainqueurs et se familiarise avec
l'œuvre de Gœthe, qu'il ne connaissait jusqu'alors que
par d'insuffisantes traductions. Tous ces travaux variés
remplissent les jours longs et angoissés de l'hiver 1870-71 ;
- 331 -
c'est ainsi — maintenant — que d'Aurevilly apaise son
a me endolorie.
Bientôt, la guerre civile éclate dans la capitale démo-
ralisée par l'invasion étrangère. L'auteur du Chevalier
Des Touches a peine à retenir le cri de son indignation
patriotique ; mais il n'a pas même un journal où jeter
cette clameur suprême du bon Français révolté. En proie
au découragement, au désespoir, il est tenté de dire le
« Finis Galliœ » que répètent à l'envi les ennemis de la
France. Il quitte alors sa chambre de la rue Rousselet,
« son tourne-bride de sous-lieutenant », comme il l'appe-
lait, et se retire auprès de son cousin dont la lente agonie
laisse intactes, les facultés intellectuelles. Tous deux
assistent, impuissants, aux convulsions de la cité qui
leur fut si chère et s'entretiennent douloureusement des
destinées de la patrie. Mais le vieux savant ne veut pas
que d'Aurevilly reste plus longtemps exposé aux priva-
tions et aux dangers qui, à Paris, deviennent de plus en
plus menaçants. Il lui intime, avec toute la chaleur de
son affection, Tordre de quitter sans délai la ville du sang
et du feu.
Avant donc que les soldats de l'ordre eussent balaye
l'insurrection révolutionnaire, avant même qu'Edelestand
du Méril eût achevé de mourir (car la délivrance ne vint
pour lui que le 24 mai 1871, au cours de la semaine san-
glante), Barbey d'Aurevilly prit le chemin de la Nor-
mandie. La terre natale allait lui paraître plus belle,
plus attirante, plus séduisante que jamais. 11 se jura d'y
vivre désormais le plus qu'il pourrait, dans la compagnie
de ses pieux souvenirs et dans la douce intimité de son
frère Léon..
CHAPITRE XVI
RETOUR A SAINT -SAUVEUR ET A VALOGNES
COLLABORATION AU Fif/CcrO, AU Gctulois
ET AU Constitutionnel
Les Diaboliques : menaces d'un procès
INTERVENTION d'aRSÈNE HOUSSAYE ETDEGAMBETTA
MORT DE l'abbé LÉON d'aUREVILLY
Les Bas -Bleus
(1871-1880)
En arrivant à Saint-Sauveur-le-Vicomte, à la fin de
mars 1871, Barbey d'Aurevilly a la joie de trouver sous
le toit paternel l'excellent abbé Léon qui s'y repose,
entre deux missions, des fatigues de l'apostolat. Pauvre
maison de Théophile Barbey ! elle est bien triste, bien
délabrée, bien vide maintenant, depuis que la mort en a
successivement enlevé l'aïeule, la mère, le père et que
les hasards de l'existence ont dispersé, l'un après l'autre,
les quatre enfants. Cette vieille demeure ancestrale, abri
séculaire de gentilshommes terriens, n'est plus qu'une
hôtellerie de passage pour les derniers survivants d'une
race qui va bientôt s'éteindre. Une tristesse indicible
— 333 —
monte au cœur de d'Aurevilly, lorsqu'il revoit désolé et
solitaire l'antique logis qu'il lit autrefois retentir de ses
clameurs d'enfant et de ses jeux d'adolescent. Sauf la
présence de l'abbé-missionnaire, homme spirituel et fin
qui a gardé la gaieté d'un jeune séminariste , rien ne
peut rendre un peu de vie à ces longs appartements
endormis dans le silence de la mort, engourdis par l'iso-
lement, esseulés et mornes.
Les deux frères, enfin réunis, font échange de senti-
ments affectueux et de souvenirs mélancoliques. Ils
parlent des jours d'antan plutôt que des faits récents.
Ils vivent dans une étroite communion de pensées tristes,
très favorable au rappel des ombres du passé : ils
s'attendrissent mutuellement par le récit des choses
défuntes et la commémoration des êtres disparus. Toute
leur existence de. plus d'un demi-siècle se réveille, en
images fidèles, sous l'action de l'air natal qu'il leur est
désormais permis de respirer à loisir. Les moindres
événements surgissent d'un coup de baguette magique,
comme dans un rêve délicieusement troublant, devant
ces sexagénaires qui n'ont rien oublié de ce qui fut.
Ils se grisent des plus lointaines « remembrances »
de leur âme et se jettent avec une amère jouissance
dans les abîmes du temps écoulé.
Mais ils ne peuvent satisfaire, autant qu'ils le désirent,
leur besoin d'être ensemble. L'abbé doit aller prêcher
aux environs de Saint-Lô la parole évangélique pendant
le carême. « Je viens, écrit-il le 20 mars, de quitter mon
frère, a l'instant où il arrivait, non un frère quelconque,
mais le frère de Paris. Je viens de laisser là son cœur
d'abord, ce cœur si magnifique, et son imagination si
riche, et son esprit plus étincelant mille fois que l'aigrette
d'un Pacha ». Sent-on tout ce qu'il y a de sympathie
— 334 —
émue dans ces lignes où déborde une àme généreuse,
ardente et naïve ? D'ailleurs, le Pacha, comme l'appelle
familièrement l'abbé, paie largement de retour son cher
Léon. U semble même qu'il ait envie de le dédommager,
par une affection toujours grandissante, des longues
séparations d'autrefois et de dépenser avec lui, en
véritable prodigue, les réserves de tendresse accumulées
pendant son exil a Paris, aux- heures de luttes, de
souffrances et d'abandon. Et voici qu'il faut se quitter de
nouveau, s'en aller chacun sur sa route, s'enfoncer dans
la solitude pire que la mort !
Par bonheur, aussitôt sa mission terminée, Léon peut
rentrer à Saint-Sauveur. « Je vous remercie, écrit-il au
supérieur des Eudistes, de la permission que vous
m'accordez de demeurer encore avec mon frère qui
m'enchante par son esprit, — son bon esprit, — et ses
vues si saines sur toutes choses ». Et l'abbé ajoute avec
une admirable candeur : « C'est lui qui n'aime pas les
Rouges et qui les peint d'une manière plus dégoûtante
encore que formidable ». Le contraire nous étonnerait.
Il n'y a rien de surprenant à ce que les deux frères,
absolutistes chacun à sa façon, s'accordent à merveille
dans une même pensée de répulsion pour les hommes de
la Commune; mais, là où Léon voit surtout des sangui-
naires et d'horribles destructeurs, Jules, en artiste,
aperçoit principalement des grotesques et des déséqui-
librés qu'il flagelle sans merci. Au surplus, catholiques
l'un et l'autre, ils se trouvent être du même avis sur
presque toutes les questions que soulève le hasard de
leurs discours. Aussi, malgré les misères qui les
assiègent, malgré le deuil de la patrie, sont-ils heureux
de leur chère intimité enfin reconquise et jouissent-ils
d'un bonheur si longtemps désiré.
— 335 —
Hélas ! ils vont èlrc contraints à une nouvelle sépa-
ration, plus cruelle, plus inéluctable que toutes celles qui
jusqu'à ce jour ont déchiré leur coeur. Les affaires fort
embrouillées de la succession paternelle ne sont pas
encore liquidées, depuis trois ans que Théophile Barbey
est décédé. Après de lents et interminables inventaires,
il apparaît chiirement que le vieux Chouan n'a laissé que
des dettes. Forcés de vendre les trois maisons qu'ils
possèdent à Saint-Sauveur-le- Vicomte, les fils Barbey ne
peuvent retenir leur douleur. Ils pleurent silencieusement
sur la ruine de la famille et la dispersion de l'antique
patrimoine. La santé de Léon se ressent de ces tristes
émotions que le déclin de l'âge ne lui épargne pas ;
malade, le pauvre abbé s'en va chercher un refuge à
l'hôpital de Saint-Sauveur. Jules redevient plus seul que
jamais ; il retombe dans un gouffre plus profond d'isole-
ment et d'angoisses que s'il fût resté à Paris. L'air natal
l'oppresse. Impossible d'y prolonger an séjour trop
pénible! Et pourtant l'auteur du Chemdier Des Touches
ne veut abandonner ni Léon ni la Basse-Normandie.
Finalement il se retire à Valognes, sa seconde cité
d'élection, où il passa, au temps de son enfance, des
jours si heureux.
A peine arrivé dans cette ville, en octobre 1871, Barbey
d Aurevilly déverse son chagrin en une page superbe
d'élévation sentimentale et de piété attendrie. « Bois ton
sang, Beaumanoir ! dit la légende bretonne. Bois le sang
de ton pays ! une dernière gorgée ! — dit mon cœur ».
N'est-ce point la clameur suprême de l'exilé qui n'a plus
l'espoir de revenir jamais aux lieux qui abritèrent son
berceau et reçurent ses doux sourires d'enfant? Et l'àme
broyée de l'infortuné proscrit se répand toute et s'exhale
en une lamentation poignante dont les accents vibrent
— 336 —
navrants et désolés : tels les soupirs d'une lyre qui se
brise. '< J'ai quitté Saint-Sauveur... qui sait? peut-être
pour toujours, — coutinue d'Aurevilly, en essuyant ses
larmes. — Les terres de mon père ont été vendues pour
payer ses dettes, comme les terres de ma mère, bien
plus considérables que les siennes, ont été vendues pour
payer les dettes de sa mère. Nous étions nés pour être
riches. Nous n'avons plus que le morceau de pain qui
donne l'indépendance et la fierté. Et c'est tout. Des trois
maisons que nous avions à Saint-Sauveur, et dans les-
quelles a passé le rêve turbulent de nos enfances, il n'y a
plus une poutre à nous sous laquelle nous puissions nous
abriter. Il n'est pas probable que le vent du soir de la
vie, qui va souffler, rapporte la feuille arrachée que je
suis au tronc qui ne lui appartient plus ».
D'Aurevilly ne veut pas se consoler de cette ruine
irréparable du foyer paternel, et pourtant il cherche dans
quelque coin secret de son Ame un motif de réconfort
et une source d'apaisement. Voici, en effet, ce qu'il
ajoute : « Heureusement, dans le malheur de quitter un
pays où je n'ai plus un grain de poussière qui soit à moi,
il y a encore ce tonique amer de la consolation, c'est que
ce pays est de moins en moins mon pays. Ils me l'ont
gâté. Il est venu là des races (race est un bien grand
mot pour eux) de Parisiens à pièces de cent sous qui se
sont établis sur les tombes des vieux terriens de la terre
natale et qui les souillent de leurs ordures et de leurs
idées parisiennes ». Le tableau n'est pas flatté ; mais les
habitants de Saint-Sauveur auraient mauvaise grâce à se
froisser de ces durs reproches, qui ne les atteignent pas,
s'adressant à des « hors venus », à des étrangers, et qui
au surplus font penser aux réprimandes des coeurs
aimants.
— 337 -
Inslallé à Valognes, Barbey d'Aurevilly recommence
ses pèlerinages d'an tan aux endroits qui lui sont chers,
consacrés par un souvenir d'enfance ou par une aven-
ture de jeunesse. « C'est jeudi que je suis arrivé à
Valog-nes, — écrit-il le 9 octobre, — à Valognes, non moins
cher pour moi que Saint-Sauveur. Il est moins changé,
quoique le grand aspect de la rue de Poterie n'existe plus.
Ses deux larges ruisseaux bouillonnants d'une eau pure
comme de l'eau de source, dans lesquels on lavait autrefois
du linge qu'on battait au bord sur des pierres polies, ces
deux ruisseaux qui ressemblaient à deux rivières et
qu'on passait sur de petits ponts de bois mobiles, ont été
détournés de leur cours... Il n'y a plus qu'un maigre filet
d'eau qui coule; seulement il a une manière de couler,
en frissonnant, et l'eau est si bien de la pureté que j'ai
connue, que je me suis tout à l'heure arrêté à voir fris-
sonner cette pureté... C'étaient mes souvenirs que je
regardais frissonner diins cette eau transparente et
fuyante ». Et l'ivresse nostalgique du passé lui remonte
au cœur. « Un temps doux et gris, entremêlé d'un soleil
pâle. Hier, avant-hier, des pluies furieuses et des
vents fous. La nature ressemblait aune Hamadryade qui
crie. Je suis resté au coin du feu, dans ma chambre
d'auberge, allant de temps en temps lever le coin du
rideau pour voir les pavés flagellés par ces pluies qui
ressemblent à des poignées de verges ! — En face, un
charmant hôtel, un élégant et blanc sépulcre comme en
a ici toute cette pauvre aristocratie mourante, est fermé
et dort sous ses volets fermés... Rien de plus triste... Il
est vrai que je me noie ici, depuis que j'y suis, de
mélancohe ».
C'est là, dans cette chambrette d'auberge, qu'il évoque
les spectres du passé; et son âme s'exalte à chanter la
22
— 3:38 —
vie d'autrefois. La lyre du poète et du romancier a de
nouvelles cordes, harmonieusement tristes. Elle vibre, à
fendre le cœur, au rappel des grandeurs défuntes, des
souvenirs de la famille et des fantômes du jeune âge.
Mais à la longue cette hantise de l'ancien temps devient
une souffrance; d'Aurevilly n'}' peut échapper qu'en se
remettant résolument au travail. Alors il « donne le bal »
à son imagination, ainsi qu'il le dit lui-même, et s'envole
au pays des fées. Dans ces heures d'enivrement intel-
lectuel, — une fois apaisées ses trop fortes émotions
sentimentales, — il écrit les plus beaux de ses récits,
tout saturés d'atmosphère normande: Le Bonheur dans
le Crime et le Dîner d'Athées. Puis il les joint aux autres
nouvelles qu'il a déjà publiées ou composées : Le Des-
sous de Cartes d'une partie de whist, Le plus bel amour
de Don Juan, La Vengeance d'une femme, I^e Rideau
cramoisi. Il les assemble sous le titre général de Diabo-
liques et en prépare l'édition. Il esquisse même à grands
traits la préface de ce volume qu'il destine à une publi-
cation prochaine.
Entre temps, il retourne à Saint-Sauveur voir son frère
qui languit et dépérit lentement à l'hôpital. Le pauvre
Léon n'a plus les poétiques ardeurs d'autrefois : sa vaste
intelligence s'éteint peu à peu et son cœur même semble
se refroidir. D'Aurevilly essaie de toutes ses forces, de
toute la chaleur de son âme demeurée jeune malgré les
années, de ranimer ce demi-cadavre qui s'enfonce, d'un
pas précipité, dans les ténèbres de la mort ! Pour le
rappeler à la vie, il lui fait part de ses projets d'avenir.
C'est au lendemain d'une de ses tristes visites à Saint-
Sauveur, qu'il lui écrit de Valognes ces lignes si péné-
trantes : « Mon cher abbé, tu m'as donné hier, en me
quittant, une joie grande et aussi du chagrin. De la joie,
- 339 -
car franchement je croyais que tu ne m'aimais plus
comme autrefois, et, à tes pleurs en me quittant, j'ai vu
que tu m'aimais encore. Du chagrin, parce que jeté quit-
tais baigné de larmes, et que je n'avais pas le temps de te
dire combien ces larmes-là m'allaient loin dans le cœur !
J'aurais bien pu descendre de cabriolet et passer la
soirée avec toi, mais il aurait fallu recommencer de
partir le lendemain. Seulement, j'ai pensé à toi toute la
soirée, et voici ce que je veux te dire : c'est que^ si le Ciel
favorise mes projets, nous passerons nos derniers jours
ensemble, comme les premiers, sous le même toit, et
ce toit sera le mien. Je m'en rebâtirai un, puisque je
n'en ai plus, ou bien je mourrai à la peine, et nous
donnerons au monde le spectacle rare d'un vieux pacha
et d'un vieux abbé accouplés ». Le sentiment, qui se fait
jour ici, est bien touchant: c'est celui qui anime le frère
du Petit Chose, alors que le vaillant enfant se jette dans
la mêlée de Paris. On est tenté d'en sourire, quand il
trahit l'ambition de l'adolescent qui veut gagner seul les
ressources nécessaires à la reconstruction du foyer
domestique abattu par l'orage. Mais il prend sur les
lèvres ou sous la plume d'un vieillard je ne sais quel
accent d'émotion communicative qui va droit au cœur et
l'incline à l'admiration.
Cependant, les amis que d'Aurevilly avait laissés à
Paris s'étonnaient de sa longue absence. Etait-il possible
que celui qui, durant tant d'années, avait mené la fié-
vreuse existence du journaliste parisien, se fût définiti-
vement retiré en province? Personne ne voulait le
croire. Aussitôt, les commérages de prendre leur essor.
Ici, l'on prétend que Fauteur de VlJnsorccléc vient de
faire un superbe héritage ; là, qu'il est à la veille de se
marier ; ailleurs ., Mais que ne dit-on pas? Le Figaro, à
— 340 —
la date dn 10 février 1872. puis le Constitutionnel, se
font l'écho de ces rumeurs diverses. « J'ai (c'est vrai), —
répond le fier romancier, — reçu par testament, il y a
j)lus de six mois, un pauvre souvenir d'amitié d'un cousin
germain que j'aimais comme un frère (1). Mais qu'est-ce
que cela fait au public? Mes livres, bon : c'est autre
chose. Mais mes affaires privées, à moi?... Je ne conçois
pas vraiment le petit tapage aimable, mais trop inquiet,
que le Figaro fait autour de cela ! »
Enfin, après un séjour d'un an en Basse-Normandie,
Barbey d'Aurevilly rentre à Paris dans la dernière
semaine de février. Sans délai, il reprend sa collabora-
tion au Constitutionnel. Mais, en dépit du travail, sa
pensée s'envole constamment vers le cher Cotentin qu'il
vient de quitter. 11 caresse toujours le projet de retourner
au pays et la chimère de s'y construire un nouveau
foyer. C'est dans ces sentiments qu'il mande à Léon, le
2 mars 1872 : « Mon cher frère, je voudrais de tes nou-
velles. Fais effort, écris-moi ; donne-moi des détails sur
ta santé. Tu es dans mes préoccupations continues. J'ai
toujours les larmes de ton adieu sur le cœur, et ces
larmes ont fait refleurir mon affection pour toi avec une
force d'épanouissement singulière... Je n'ai jamais été
expansif. Avec les hommes, même avec ceux que j'ai le
plus aimés, je manque de tendresse... Quand donc je te
dis que je t'aime, tu peux le croire, va! -* Puis il continue
sur un ton de demi-découragement. « Excepté le chagrin
d'être parti de ce pays qui m'a ensorcelé dans ce dernier
voyage, et qui me met une brume nostalgique autour du
cœur, je serais bien, ma santé est bonne. Mes intérêts
(1) Il s'agit de la rente viagère de 2,000 franrs (ju'Edelestand du Méril
avait, par testament, léguée à Barbey d'Aurevilly.
— 311 -
d'écrivain, eux, sont cruellement en souffrance. Il n'y a
rien à faire ici, et, pour celte raison, si l'état des choses
littéraires ne s'améliore, je n'y resterai pns longtemps.
Ajoute à cela, mon cher abbé, la tristesse morne, la tris-
tesse iii se de Paris. Il est abominable : un désert de
rues et de boulevards... Plus de littérature, même théâ-
trale. Nul mouvement intellectuel, plus de conversation.
Tout le monde devenu bête de terreur, d'inquiétude, et
avec tout cela de dégoût. » Mais il ne s'abandonne pas au
désespoir. '< Tu sais, — dit-il en terminant, — qu'il faut
que je gagne un toit pour nous deux, où nous puissions
passer nos derniers jours ensemble, et que c'est là le
seul rêve que je fasse à présent. »
Trois semaines plus tard, le 22 mars, il écrit à son
excellente amie d'enfance, M"« Elysabeth Douillet :
« Vous savez que mon dessein a toujours été de revenir
au pays, dans le cours du printemps, mais j'ai besoin
d'organiser les travaux que je compte y faire, et je les
organise en ce moment. J'ai ma place toujours au Cons-
titutionnel, mais pour la remplir, il faudrait qu'il y eût
de la littérature. J'attends des livres qui ne viennent pas.
Le monde est hébété. C'est bien pis que Paris brûlé,
cela ! Le nombre des sots n'a jamais été si grand. Depuis
ma retombée et mon replongement dans mon gouffre, je
suis allé une ou deux fois dans le monde et je l'ai trouvé
aussi triste que bête. On n'y dit qu'une chose : « J'ai une
fameuse peur, et vous? » Pouah ! ma chère, de tout cela.
Revenir, revenir, revenir! Voilà ce que je me chante
toute la journée, pour prendre patience de n'être pas
revenu encore. Si Léon était plus malade, je brusquerais
tout, intérêt et affaires. Sinon, j'attendrai les lilas. Ah!
quand je pourrai la briser, ma corde sera bientôt cassée!
Si vous saviez comme je m'ennuie de ce pays, qui m'a
— 342 —
repris le cœur avec de si charmantes mains!... J'ai passé
une partie de l'hiver à Valognes el je n'y ai pas eu un
seul petit rhume! J'arrive ici et j'y trouve la grippe, avec
tous les autres agréments dont je viens de vous parler.
Ah ! la Normandie ! J'ai une rage de Normandie comme
on a une rage de dents, seulement cette rage de Nor-
mandie ne me fait mal que quand j'en suis loin! »
L'amour du sol natal peut-il s'exprimer en termes plus
chaleureux et plus enthousiastes ? Ces pages sont vrai-
ment un hymne à la terre nourricière des premiers rêves
et consolatrice des misères de la destinée !
Barbey d'Aurevilly est tellement pénétré de ces senti-
ments d'affection quasi filiale, qu'il les formule avec joie
jusque dans ses études critiques. Parlant, le 4 nuii 1872,
de l'œuvre de Léon Gladel, il s'échappe en une superbe
improvisation sur le terroir, « cette patrie qui n'a que
quelques pieds d'horizon et qui a porté notre berceau,
qui nous entre par les yeux dans le cœur aux premiers
moments de la vie, et qui est comme le cœur concentré
de l'autre et grande patrie. » (1).
Malheureusement, il n'a pas le loisir de retourner en
Normandie, dès qu'il le voudrait. Le Figaro vient de
l'accueillir comme chroniqueur. En outre, on lui confie
au Gaulois la critique du Salon. Cela retarde ses projets
de départ, c'est vrai ; mais en prévision de l'avenir et du
toit domestique à reconstruire au plus tôt, il ne consent
point à se priver de l'aubaine inespérée que le Ciel lui
envoie. Léon se plaint doucement de ce contretemps.
« J'avais compté, et d'autres aussi, — lui répond Jules le
30 mai, — que je serais aujourd'hui même auprès de toi,
et c'est ce qui serait arrivé sans le Salon que je me suis
(1) Dernière.i polémiques (Savine, éditeur, 1891), p. 38.
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obligé à faire au Gaulois. Tout autre travail de journal
(mes articles au Figaro, par exemple), je puis les faire à
Saiat-Sauveur et les envoyer à Paris ; et c'est ce que je
ferai. Mais je ne puis pas emporter le Salon de sculpture
et de 2^(^intzire dans mes malles. Force m'est donc de
rester ici jusqu'à ce que j'aie craché mon dernier article. »
Et il ajoute (car décidément ce rêve le hante avec la
ténacité d'une obsession) que son travail, c'est « pour
notre logette à toi et à moi, pour notre hijude à tous
deux ».
Ce Salon de 1872 fut un grand événement pour Barbey
d'Aurevilly. Il en fut heureux, comme d'une bonne
fortune extraordinaire, — lui à qui l'existence n'avait pas
épargné les déceptions. Aussi se met-il à l'œuvre avec
entrain et joyeuse humeur. Dès le premier feuilleton, il
établit nettement sa position de critique d'art. C'est ainsi
qu'il choisit pour sous-titre à son compte-rendu ces mots
qui, loin d'être une boutade, ont toute la valeur d'une
profession de foi : « Un ignorant au Salon ».Et il se vante
(le modeste!) de son ignorance technique. « C'est moi,
écrit-il fièrement, qui suis cet ignorant-là !... Parmi les
critiques d'art autorisés, comme on dit, et qui ont
présentement de gros pignons sur rue, en voici un qui
n'a pas même, pour s'y abattre et y percher, le soliveau
de l'hirondelle ! Il n'est pas, lui, professeur juré ou non
juré d'esthétique. Il n'a pas de cravate empesée. Il
n'endoctrinera pas pédantesquement. Il n'a point parcouru
l'Europe en guignant les tableaux de tous les musées,
frotté son nez et blasé ses yeux contre tous les marbres,
et rapporté dans sa tête des comparaisons qui font de la
critique une demoiselle renchérie... Lui, il est vierge de
tout cela, et les virginités sont si rares ! Il ne dira jamais
que ce qui lui viendra quand il se plantera devant une
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toile et devant im plâtre, et ce sera tout. Et la science,
puisqu'il n'en a pas, ne cachera ni n'obstruera son âme,
— s'il en a ».
Naturellement, cet ignorant a beaucoup de goût et ne
promène pas du tout â travers les salles de l'Exposition
de peinture ou de sculpture les grands airs étonnés et
égarés d'un novice. Il va droit aux belles œuvres,
s'arrête avec complaisance devant celles où il voit
resplendir les formes de la vie et exalte avec amour les
tableaux et les statues où se livre une âme. C'est son
esthétique à lui, — esthétique très simple, en vérité,
mais au surplus pleine de promesses et extrêmement sûre.
Il s'ensuit que les impeccables et froids travaux d'Acadé-
mie ne le ravissentaucunement, — etd'Aurevilly n'agarde
de laisser passer cette occasion favorable sans lancer de
nouvelles foudres sur la coupole de l'Institut. C'était
à prévoir ! Après les Quarante du Dictionnaire, les
Quarante des Beaux-Arts ont leur tour. . . Ah : si d'Aurevilly
pouvait foncer sur les membres des Inscriptions et des
Sciences! « Je ne suis pas, dit-il, très au courant de la
composition des Instituts. Quand il s'y trouve un homme
de talent, cela me dépayse... » Mais il ne s'agit pas ici de
polémique : c'est un compte-rendu précis et minutieux
que nous doit le critique.
D'ailleurs, il est facile de remarquer que Barbey
d'Aurevilly n'a plus les cruautés d'antan. A part quelques
malices qui de ci de là émaillent ses chroniques et
empêchent d'oublier qu'il fut un tirailleur terrible, il a
des mansuétudes, des caresses, des indulgences qui
surprennent. « J'ai, dit-il, le mépris le plus insolent, et
que je crois le mieux fondé, pour tous les Jurys, —
connue pour toutes les Académies et pour tous les Corps
constitués, enfin, qui s'imaginent représenter les intérêts
[
— 345 —
de l'Art, de la Littérature et de la Pensée ! Les misérables
ne représentent guère que d'obèses ou de lâches préju-
gés ». Et voilà toute la satire que le critique se permet. Ne
dirait-on pas qu'on nous a changé le d'Aurevilly des
campagnes de 1863 à 1S70 ?
Peut-être l'influence encore voisine de la guerre a-t-elle
amolli l'âme farouche de l'irréductible critique et fait
entrer dans cette poitrine de lion des sentiments plus
pacifiques. Peut-être aussi est-ce à l'âge qu'il faut attri-
buer le refroidissement des belles ardeurs belliqueuses
d'autrefois, — l'âge implacable, le déclin de la vie qui
apporte la paix aux esprits les plus aventureux et donne
un peu de sérénité attendrie aux cœurs jusqu'alors
indomptés. A moins que ce ne soit l'air delà Normandie,
avidement respiré à pleins poumons, qui par ses subtiles
émanations ait insinué chez notre bruyant paladin le
charme mélancolique de la douceur, la noblesse suprême
de la modération, l'inutilité foncière des luttes acharnées.
L'atmosphère du pays natal parle un langage si éloquent,
si irrésistible ! La nature, même dans ses fureurs, invite
toujours au calme et à la clémence. Sans songer à la
retraite, — et quelle que soit la cause de ses tranforma-
tions, — le Barbey de 1872 semble bien tranquille, malgré
ses éclats passagers, quand on le compare au Barbey du
second Empire.
C'est sur une note tout à fait reposante, par l'évocation
de sa chère Normandie, que d'Aurevilly achève son
Salon. Faisant l'éloge d'Edouard Manet (ce qui n'était
pas banal, à l'époque !) et le félicitant de ses marines, il
conclut : « Je suis de la mer. J'ai été élevé dans l'écume
de la mer. J'ai des corsaires et des poissonniers dans ma
race, puisque je suis Normand et de race Scandinave, et
cette mer de Manet m'a pris sur ses vagues, et je me suis
dit que je la connaissais ».
- 34G —
Pourtant d'Aurevilly aime mieux encore voir la mer à
Carterct ou à Barneville que dans les tableaux de Manet.
Aussi, à peine a-t-il terminé son dernier feuilleton, qu'il
s'enfuit de Paris et s'échappe vers le pays natal. Son
frère, de plus en plus malade, l'accueille avec la tendresse
d'une ànie qui se seut défaillir. Touché jusqu'au fond
du cœur de ce redoublement d'affection, Jules reste
longtemps auprès du moribond qu'il ne re verra peut-être
jamais. De ValogneS; il va le visiter souvent paralysé sur
son lit d'hôpital ; il passe une partie de l'automne à ses
côtés. C'est de Saint-Sauveur qu'il écrit à Hector de
Saint-Maur, le 3 novembre 1872 : «... Ai-je assez tardé à
vous répondre? M'avez-vous bien calomnié dans votre
cœur ■?... L'abbé d'Aurevilly dévore mon temps avec sa
santé et ses idées qu'il me faut blanchir. Dure besogne !
Sa vie apostohque l'a tué et je crains même qu'il ne
meure par la cime. Le danger n'est pas immédiat ;
mais il a, selon moi, le plus mauvais des symptômes : il
est découragé et sans volonté d'aucune sorte pour réagir
contre son mal... »
Tout le temps qu'il ne consacre pas à ses devoirs
fraternels, Bar])ey d'Aurevilly l'emploie à parcourir le
pays, depuis Saint-Sauveur et les environs avec le
château du Quesnoy, théâtre du Prêtre Mariée jusqu'à
Carteret, l'enchanteur horizon de la Vieille Maîtresse et
à Valognes, la ville des fameuses Diaboliques qui vont
bientôt paraître. Il s'arrête, en pèlerin ému, dans tous les
lieux où il peut évoquer un souvenir d'enfance ou de
jeunesse. Il respire avec une âpre volupté les parfums à
demi évanouis d'un passé qui s'auréole, dans la perspec-
tive des lointains, de toute la grâce et la fraîcheur des
premières impressions. Son âme s'inonde de tristesse,
sous le flot envahisseur des images d'autrefois ; et sa
- 347 -
sensibilité s'avive sous la chaude effluve des spectacles
présents. La Normandie lui verse au cœur la grande
mélancolie apaisante et le sombre infini de son ciel
grisâtre ; les ombres du soir, qui estompent sa vie
déclinante, l'invitent aux mornes méditations, au doux
bercement des rêves et à la joie du recueillement.
Quand il retourne à Paris, au printemps de 1873, il
n'apporte plus à sa tâche de journaliste les ardeurs
guerrières d'autrefois. Ses facultés critiques s'affinent
et s'assouplissent. Il cultive la belle fleur, qui jamais
jusque-là n'avait germé dans son âme : la vertu de
tolérance et de charité. Ce n'est pas qu'il n'ait encore des
haines vigoureuses et tenaces : seulement, elles ne
s'adressent plus aux hommes, pour les flageller, elles
ne vont qu'aux œuvres, pour les réprouver. Il ne désarme
pas, mais il ne fait feu qu'en temps opportun. Il n'y a
guère que l'Académie française qu'il ne peut se résoudre
à épargner : elle reçoit toujours des fusillades bien
nourries. Lorsque le l^"" mai 1873 les Quarante se réu-
nissent pour désigner un successeur au feu général de
Ségur, un seul candidat, le baron de Viel-Castel, s'offre
à leurs suffrages. « La république des lettres, s'écrie
d'Aurevilly, a donc des embarras et des malheurs comme
les autres républiques ! Elle a, comme les autres répu-
bliques, des impossibilités de vivre et des institutions qui
s'en vont, plus ou moins mélancoliquement, à tous les
diables! »(1) Cinqsemainesplustard,le5juin,lepositiviste
Littré est solennellement introduit sous la Coupole parle
catholique comte deChampagny. L'intransigeant Barbey
trouve trop doux l'accueil pourtant bien froid que l'his-
torien pieux a fait au grand philologue, ami d'Auguste
(1) Dernières Polémiques (éd. Savine, 1891) p. 155.
— 348 —
Comte, et il s'en plaint en termes véhéments. L'occasion
lui semble même excellente pour mitrailler une fois encore
la confrérie des Immortels.
Mais, en dépit de ces éclats passagers, d'Aurevilly n'a
plus l'enthousiasme du croisé des anciens jours. Il préfère
parler avec faveur des grands écrivains de la littérature
ou des débutants dont il a surveillé les premiers pas et
qu'il a appris, en les coudoyant, à mieux connaître. Il
loue l'art déhcat d'Edmond de Concourt ; il devine, avec
une rare pénétration de critique, la grâce forte d'Alphonse
Daudet et la puissance un peu rude de Ferdinand Fabre.
Il n'y a guère que Flaubert, — « le descriptif laborieux »,
comme il l'appelle, — qu'il ne peut se résigner à com-
prendre, depuis que l'admirable peintre de Madame
Bovary est tombé à plat dans les dissertations histo-
riques de Salammbô et de la Tentation de Saint-An-
toine. Historiens aussi bien que romanciers trouvent de
plus en plus justice auprès de l'impitoyable censeur.
Même des philosophes, tels que Garo, MM. Ribot, Funck-
Brentano, Alaux, reçoivent leur part d'éloges. On le
voit : la campagne de 1873 est surtout remarquable par
la modération du guerrier. Il est vrai qu'un vieillard de
soixante-cinq ans ne saurait, de bonne foi, partager
l'intolérance d'un néophyte. A quoi donc autrement
servirait l'épreuve de l'âge ?
Au commencement du mois d'août, Barbey d'Aure-
villy quitte Paris. « Je pars jeudi pour Valognes, —
mande-t-il à Saint-Maur le 3 août, — et de là je vous
écrirai. Je suis dans le diabolique froufrou des embal-
lages et voilà pourquoi, par parenthèse, le Constitution-
nel ne vous portera pas mon article de semaine, demain;
ne croyez pas à la légère indisposition dont il parlera
peut-être. Mon indisposition, c'est des malles à faire et
— 349 —
tous les soucis d'un départ et d'un emménagement là-
bas ». Il revient à Paris en octobre, mais il ne fait qu'y
passer, tant la Normandie l'attire. « J'irai m'abattre
comme un grèbe mélancolique sur les marais du Coten-
tin, écrit-il à Hector de Saint-Maur le 30 novembre. Le
jour de Noël, je suis de messe de minuit et de réveillon
à Valognes et je ne reviendrai pas dans ce hideux Paris,
— où il n'y a plus que vous que j'aime, — avant le jour
des Rois... Ceux du mois de janvier, bien entendu,
puisqu'il n'y a plus que ceux-là ! »
11 ne rentre de Valognes qu'à la fin de janvier 1874, —
« prêt à guerroyer », dit-il à son ami Saint-Maur. Mais
les belles luttes, les nobles et fières croisades sont à
jamais finies. D'Aurevilly s'en console malaisément. 11
cherche une diversion à sa tristesse en se rejetant vers
le passé et en y faisant, pour ainsi dire, de la polémique
rétrospective. 11 publie dans le Constitutionnel une
longue étude sur Henri IV, à propos d'un livre récent
de M. de Lescure : il saisit là avec empressement l'occa-
sion qui lui est donnée de faire l'apologie des Guises.
L'artiste fait sensation partout et scandale dans certains
milieux. Un bon juge, très indépendant, Ernest Havet,
alïirme que c'est « un vrai chef-d'œuvre ». D'Aurevilly
continue à creuser l'excellent filon de l'histoire, en
s'occupant de Jules II et de Louis XI.
Mais le meilleur de son temps est employé à écrire la
préface définitive des Diaboliques. Cette importante
préface est datée du l^-" mai 1874. L'auteur d'Une Vieille
Maîtresse y pose de nouveau, hardiment et en termes
tranchants, la thèse du roman catholique. Ce qui fait la
moralité d'une œuvre, d'après lui, c'est son caractère
tragique, c'est l'horreur qu'elle inspire. Chacune des
nouvelles de son livre est l'illustration partielle de cette
— 350 —
vérité génénilc. '< Bien entendu qu'avec leur titre de
Diaboliques, ajoute-t-il candidement, elles n'ont pas la
prétention d'être un livre de prières ou à- bnitation
chrétienne. Elles ont pourtant été écrites par un mora-
liste chrétien, mais qui se pique d'observation vraie,
quoique très hardie, et qui croit, — c'est sa poétique, à
lui, — que les peintres puissants peuvent tout peindre et
que leur peinture est toujours assez morale quand elle
est tragique et qu'elle donne Vhorreiir des choses qu'elle
7X'trace. Il n'y a d'immoral que les Impassibles et les
Ricaneurs. Or, l'auteur de ceci, qui croit au Diable et à
ses influences dans le monde, n'en rit pas, et il ne les
raconte aux âmes pures que pour les en épouvanter.
Quand on aura lu ces Diaboliques, Je ne crois pas qu'il y
ait personne en disposition de les recommencer en fait,
et toute la moralité d'un livre est là ».
L'ouvrag-e paraît en novembre 1874. Sans délai, la lutte
s'engage autour des Diaboliques. D'un côté, on les
attaque passionnément; de l'autre, on les défend avec
chaleur. Les partis prennent position ; il n'y a que les
esprits indépendants qui donnent pleinement raison au
vigoureux moraliste. En tout autre temps, d'Aurevilly se
réjouirait de cette levée de boucliers pour et contre son
livre ; mais il n'aime plus le bruit. S'il désire le succès
littéraire, il ne se soucie guère maintenant du scandale
et des polémiques virulentes. Néanmoins, le sort en est
jeté. Le génie de la guerre a-t-il besoin de se déchaîner ?
personne n'y pourra mettre obstacle. Il se montre, en
effet, dès les premiers jours de décembre, sous les traits
du Charivari, une petite fouille satirique qui, dans la
circonstance, ne se contente pas de ses bouffonneries
ordinaires. Comment se fait-il qu'un journaliste ait l'exé-
crable audace de se poser en Chevalier errant de la
— 351 -
vertu et le triste courage d'appeler sur un confrère les
furies vengeresses de la justice, au nom de la morale
outragée ? C'est un mystère, — un mystère de la presse,
qui en recèle bien d'autres. Toujours est-il que, soulevées
par cette voix puissante, les foudres du parquet s'éveillent
de leur long sommeil et menacent d'éclater. Elles
éclatent soudain, terribles, comme si elles avaient à se
reprocher une coupable inaction. Le 15 décembre, le
procureur général Imgarde de Leffemberg prend l'ini-
tiative des poursuites. Aussitôt Barbey d'Aurevilly est
invité à se présenter chez M. Rajon, juge d'instruction.
L'aventure tourne à l'aigre. Qu'importerait, si l'auteur
des Diaboliques avait encore ses ardeurs belliqueuses ?
Loin de s'en désoler, il se réjouirait de la réclame quasi
gratuite qu'on fait à son œuvre. Mais il a soixante-six ans
et, à cet age-là, on commence à aimer le repos. Au sur-
plus, tous les amis de son entourage représentent à l'in-
culpé les ennuis de la situation où il va se débattre.
Finalement, ils obtiennent de sa sagesse qu'on cherche
par tous les moyens possibles à lui éviter un procès.
D'Aurevilly ne met qu'une condition à ces exigences
affectueuses et dévouées : c'est qu'on ne l'obligera pas à
se muer en solliciteur, lui qui ne possède d'autre bien que
son indépendance et n'a lutté toute sa vie que pour sau-
vegarder la fière autonomie do son esprit. Il ne consent à
risquer une démarche personnelle qu'auprès d'un homme
de lettres, entre tous estimé et respecté : Arsène Houssaye,
qui jouit d'un grand crédit dans le monde un peu mélangé
où la politique et la httérature font bon ménage.
Depuis plusieurs années, vers 1SG8, l'auteur des
Quanuile Médaillons de V Académie et l'auteur du
^_/me pauteuil étaient entrés en rapports amicaux. C'est
chez le poète Hector de Saint-Maur qu'ils se rencontrèrent.
- 352 -
Tous deux, brillants causeurs, se séduisirent mutuelle-
ment. Lorsque d'Aurevilly était prié à la table de Saint-
Maur, il demandait toujours si Arsène Houssaye devait
s'y trouver ; et, de son côté, Houssaye n'avait de plus vif
plaisir que de converser, en un feu roulant d'anecdotes
et de bons mots, avec l'historien de Brummell et du
Dandysme. L'un et l'autre médisaient de l'Académie
française : c'était un terrain de conciliation tout indiqué,
une zone délimitée où ils s'entendaient à merveille.
L'année même au cours de laquelle parurent les Diabo-
liques, Barbey s'était plaint maintes fois de l'absence de
son partenaire. Le 10 mars, il écrivait joyeusement à
Saint-Maur: « M. Arsène Houssaye me mande qu'il peut
venir dîner chez vous le mardi qui suit la mi-carême, hoc
est, dans huit jours. Ce jour-là vous convient-il ? S'il vous
convient, invitez le jeune helléniste Henry » (1).
Il n'est donc pas surprenant que d'Aurevilly se soit
adressé directement, dans l'affaire des Diaboliques, à
Arsène Houssaye. « Pour moi, lui dit-il, ce n'est pas la
condamnation qui m'inquiète, c'est Texhibition de ma
personne (devant un tribunal) qui me fait vomir... Vous
avez des relations immenses et vous êtes puissant parce
(1) M. Henry Holssaye n'était alors que l'auteur très distingué de
VHistoire d'Apelles et de Vllisioire dAlcibiade. Depuis ces jours d'extième
jeunesse, il a développé dans d'autres directions son vigoureux talent
d'écrivain, ses rares facultés d'historien militaire et sa légitime ambition
d'égaler la renommée paternelle. L'auteur de ISI^t et de 1S15, devenu aca-
démicien, porte aujourd'hui avec la plus grande dignité dans les lettres
françaises un nom deux fois illustre. Il conserve pieusement le souvenir de
son père et n'a point oublié Barbey d'Aurevilly. « Je l'ai vu assez souvent,
— m'écrit-il, — depuis 1868 jusque vers 1885. Ces rencontres étaient une joie
pour moi. Il était aussi vibrant, aussi imprévu, aussi acerbe quand il par-
lait que quand il écrivait. Il y avait, si je puis dire, de la cravache, du fer
rouge, dans sa parole. »
— 353 —
que vous êtes séduisant. Par vous ou par vos amis,
pouvez-vous agir sur le Procureur de la République et
sur le Procureur général? » Arsène Houssaye, dont la
bonne grâce et le bienveillant empressement sont légen-
daires, se met aussitôt en campagne. Mais il préfère
avoir recours tout droit au Garde des Sceaux, qui
s'appelait alors M. Tailhand, et confie sa cause au célèbre
député de l'Eure, Raoul Duval. Ce dernier va trouver le
ministre et fait abandonner sans retard les poursuites
déjà commencées. « Merci ! écrivit d'Aurevilly à Arsène
Houssaye le !«■' janvier 1875. Vous m'avez envoyé des
étrennes. M. Raoul Duval a agi, mais vous, vous l'avez
inspiré. Je ne vous aime pas plus que je ne faisais, mais
j'ajoute à l'amilié la reconnaissance » (1).
Pendant ce temps, d'autres amis, à son insu, s'étaient
employés en faveur de Barbey d'Aurevilly. Théophile
Silvestre, l'ancien directeur du Nain Jaune, dès qu'il
apprit la nouvelle des poursuites, se rendit chez Gambetta.
Toujours complaisant, Fillustre « tribun » promit do ne
rien négliger pour rendre son concours efficace, et, —
chose plus méritoire, — tint parole. 11 écrivit, en effet,
à d'Aurevilly le 27 décembre 1874 : « J'ai vu le ministre de
la justice; j'ai plaidé de mon mieux votre cause et jecrois
avoir impressionné le juge. 11 m'a promis de vous juger
en artiste et de haut. Je compte sur sa bienveillance
réelle et je vous envoie mes espérances. Je quitte Paris
pour quelques jours et, au retour, soyez bien persuadé
que je renouvellerai mes instances et vous tiendrai au
courant. Vous êtes de ceux que la politique elle-même ne
(2) Je dois ces détails et les extraits des deux lettres ci-dessus à l'obli-
geance de M. Henry Houssaye, qui garde précieusement reliés dans son
ewmplaire des Diaboliques les documents relatifs à l'aflairc des poursuites.
Je suis infiniment reconnaissant à M. Houssaye de l'intérêt qu'il a bien
voulu porter à. mon travail.
— 354 —
peut faire oublier et je serai toujours prêt à vous le
prouver ». Deux jours après, l'affaire était arrangée.
Très touché de la gracieuse intervention de Gambetta, le
romancier alla, en personne, remercier l'orateur. Les
deux jouteurs du café de Bruxelles ne s'étaient pas
revus depuis la fin de l'Empire: ils se rencontrèrent avec
joie et se serrèrent affectueusement la main (1).
Délivré de ses soucis judiciaires, quitte de ses démêlés
avec Thémis, Barbey d'Aurevilly retourne tranquille-
ment à ses études de critique. Mais il a hâte surtout de
fuir en Normandie. « Je n'ai pas beaucoup de mois,
dit-il le 11 février 1875, à rester dans ce Carathrum de
sottises, de lâchetés et d'hypocrisies qu'on appelle Paris. »
Toutefois il y demeure jusqu'aux premiers jours de
l'été. Le S juin, il écrit à Hector de Saint-Maur. « Je
quitte lundi prochain cette sacrée ville, que je voue à
tous les diables, où les amis ne sont plus que des volti-
geurs. Choquerons-nous le verre des départs, que l'ab-
sence va briser, une fois au moins avant de nous
tourner le dos sur des routes différentes ? » D'Aurevilly,
on le voit, est de plus en plus triste. L'affaire des Dia-
boliques a achevé de le dégoûter de la vie parisienne.
Il semble d'autant plus pressé de revoir la terre
natale qu'il reçoit de mauvaises nouvelles de la santé de
son frère. Le pauvre Léon, tombé en enfance, languit à
l'hôpital de Saint-Sauveur. Vite, Jules accourt auprès de
son cher malade, qui reconnaît à peine le vieux Pacha ;
et le vieux Pacha, qui a le cœur le plus tendre qu'on
puisse imaginer, fond en larmes devant cette belle
(1) Je tiens ces détails de MM. ArUiur Pianc et Gustave Isambert. Quant
à la lettre de Gambetta, elle m'a été fort obligeamment communiquée par
M. Maurice Tourneux.
~'M) —
intelligence prématuréinent anéantie. Mais il est inca-
pable, à son âge, d'assister longtemps à ce triste spec-
tacle. Aussi s'en va-t-il à Valognes, où il établit son
« quartier général ». Il loue quelques appartements
dans un des plus somptueux hôtels aristocratiques de
cette antique cité morte, vouée au culte du passé, —
l'hôtel Grandval-Caligny . Là, il revit les jours d'autrefois,
évoque les spectres de son enfance et se sature de l'âpre
senteur des souvenirs. En une heure d'exaltation doulou-
reuse, il arrache à son âme affligée un chant d'inspira-
tion sombre :
C'était dans la ville adorée,
Sarcophage pour moi des premiers souvenirs,
Où tout enfant j'avais en mon àme enivrée
Kèvé ces bonheurs fous, ((ui restent des désii's !
Ces vers, « ex imo », comme les intitule d'Aurevilly
lui-même, sont datés du mois d'août 1875.
Il ne rentre à Paris qu'à la mi-novembre. « J'arrive de
ma fière Normandie et de mon bien-aimé Valognes,
mande-t-il à Saint-Maur le 14 novembre. Si vous êtes ici,
je voudrais dîner avec vous. Si vous n'y êtes pas, quand
y serez-vous ? » Et il ajoute, avec une mélancolique
profondeur: « Moins de mots que de choses. La vie, qui
ne dure pas, apprend à être laconique ». Mais il s'ennuie
dans la grande cité qu'il aimait tant jadis. Il n'a pour
consolation que les visites de ses rares intimes, ses
travaux de critique, et la vive admiration très respec-
tueuse que lui témoignent certains jeunes gens. Il a la
joie de deviner, un des premiers, le romancier Paul
Bourget et le poète Jean Richepin. A ces débutants,
pleins de promesses, il consacre deux de ses meilleurs
articles. En février 1870, il étudie^ Les Origines de la
— 1356 —
France contempojYiine et découvre chez le philosophe
Taine, qui lui était plutôt antipathique, les maîtresses
facultés de l'historien qui a l'heur de lui plaire. Et Taine,
infiniment touché de l'hommage du vieux Chouan, le
remercie par une fort belle lettre. « Je suis très heureux
de vous avoir rendu justice, lui répond d'Aurevilly, et
j'aurai du bonheur à vous la rendre toujours ». C'est d'un
noble exemple, celte passe d'armes si courtoise où se
rencontrent soudain deux hommes venus des points les
plus opposés du monde de la pensée.
Ainsi, à l'école de la charité — ou du moins de
l'humanité — en critique, Barbey d'Aurevilly se trans-
forme et s'améliore. Il est toujours indépendant, mais il
comprend mieux que l'indépendance de tout écrivain a
des limites et que cette rare vertu ne doit pas se
confondre avec l'esprit d'intransigeance, qui en est
l'excès et la caricature. 11 corrige bien des impressions
et des jugements de son jeune âge ou de sa maturité
belliqueuse. 11 fait, notamment, l'éloge de certains
Parnassiens autrefois maltraités par sa plume impi-
toyable. Il reconnaît les mérites de Théodore de Banville
et même de 1' « hugolâtre » Vacquerie. Il revise nombre
de condamnations que son animosité avait naguère
fulminées, et, après un nouveau procès de leur cause,
acquitte des inculpés célèbres immolés jadis, comme
d'innocentes victimes, à ses préjugés ou à ses rancunes.
Une occasion éclatante lui est donnée, à ce moment,
de rendre justice à un grand peintre méconnu qui vient
de finir dans un état voisin de la misère une existence
toutede labeur mal récompensé et de fière dignité beso-
gneuse. Le 19 avril 1875, d'Aurevilly consacre à son
compatriote Jean-François MiUet une étude qui est peut-
être la plus parfaite qu'il ait écrite. « Paysan d'ancienne
— a57 -
et forte race,— dit-il de Millet,— chez qui la santé du talent
prouve la pureté de l'origine, il était né à Gréville, non
loin de Cherbourg, sur la côte, en face de la mer,
dans cette presqu'île du Gotenlin, la plus magnifique
partie de cette magnifique Normandie qui a le privilège
d'offrir au regard dans sa vaste ceinture la plus éton-
nante variété de paysages. Né là où il aurait pu très
bien rester, comme Burns dans son Ecosse, et où il
n'aurait pas été moins grand, et peut-être l'aurait-il été
davantage, car les hommes à aptitudes supérieures se
font seuls, il céda au torrent du siècle qui entraîne tout
vers Paris. Il y vint, mais .il n'y perdit pas son origi-
nalité au froltement des ateliers et des écoles. Il y avait
emporté son pays, non pas à la semelle de ses souhers,
comme le disait Danton, tout à la fois grossier et sublime,
mais dans sa tête, où il le revoyait pour le jeter en détail
dans la plupart de ses tableaux... Je le reconnais pour
un de mes compatriotes, comme un communiant à la
même nature, aux mêmes souvenirs et aux mêmes
impressions que moi ! Je le reconnais pour Normand, du
faîte à la base, au moindre trait de son pinceau ou de
son crayon ». Celui qui a écrit cette page, superbe de
mouvement et de coloris, était Normand, lui aussi, « du
faîte à la base », Normand par le talent, par le cœur,
dans tout son être.
C'est pourquoi d'Aurevilly n'a point de repos tant
qu'il ne vit pas dans son cher Cotentin. Au commence-
ment de l'été 187G, il s'arrache, comme de coutume, à
ses fonctions de critique et va se retremper, se revivifier
au contact de l'air natal. Triste séjour, pourtant, que
celui de celte année-là 1 L'abbé Léon agonise avec une len-
teur cruelle qui fait frémir tous les témoins d'un pareil
anéantissement pire que la mort. Jules passe de longues
— 358 —
heures de torture auprès de sou frère presque inauimé
et qui n'a plus même une lueur d'intellig^ence. Il se sent
pi as abattu, plus découragé que jamais. Enfin le pauvre
prêtre rend son ànie à Dieu le 14 novembre 187(3, à
1 âge de 07 ans. L'auteur de ï Ensorcelée est maintenant
tout seul dans la vie, sans aucun lien de famille, sans
foyer rebâti. Il reste l'unique survivant des Barbey, qui
ont fait souche durant tant de siècles dans la Basse-
Normandie et dont la race va bientôt s'éteindre.
Sans délai, il rentre à Paris, ne voulant pas cette fois
prolonger un séjour trop pénible. Il a peine à se remettre
au travail : il faut qu'il fasse appel à toutes les ressources
de son énergie normande pour prendre le dessus de sa
douleur. Il se terre dans sa modeste chambre. 11 fuit le
monde., lui qui s'y passionnait tant autrefois. « Ne dites
pas que je ne vous aime point, écrit-il à Saint-Maur le
29 juin 1877, mais je ne suis plus gai, mon cher. Macbeth
avait tué le sommeil ; moi aussi, et la gaî!é par-dessus le
sommeil. Sombre comme la nuit, dont mon cœur est
l'image, mauvais convive, je ne sais pas vraiment quelle
est la main qui fera reflamber ce punch expirant sur les
bords de son bol ! »
Pour se donner un peu de courage et prendre quelque
intérêt à la vie, il a besoin de se rejeter en pleine bataille.
Justement, M. Emile Zola vient de publier V Assommoir.
Aussitôt, d'Aurevilly recharge sa canardière et fait feu
sur la nouvelle œuvre de l'écrivain naturaliste. Peu
après, il s'attaque aux Bas-bleus et dans trois articles
retentissants, consacrés à M'"»^' Gustave Haller, Henry
Gréville et Claire de Chandeneux, il flagelle la littérature
« enjuponnée ». « La supériorité de la femme, s'écrie-t-il,
n'est pas où la mettent les Bas-bleus. Elle est dans un
charme qui n'est ni la Littérature, ni l'Art, ni la Science».
- 359 —
Mais il ne lui suffit pas de noircir quelques Bas-bleus.
Il veut en composer une galerie, et, une l'ois rassemblées,
fustig-er sous la honte d'une dénomination commune
toutes ces femmes qui '< courent le guilledou >/ de la
presse. Il réunit donc les études qu'il a écrites, depuis
qu'il fait de la critique littéraire, sur les femmes de lettres
et en forme un volume intitulé les Bas-bleus. « L'auteur
qui veut barrer la rivière, dit-il dans sa préface, et
prendre tout le poisson, montre aujourd'hui, en fait de
femmes. Va fleur du panier, en supposant qu'un pareil
panier ait une fleur. Aujourd'hui, ce n'est que quelques-
unes. Mais plus tard, elles y seront toutes... On n'oubliera
personne ».
Toutes... oui, elles y seront toutes, si l'on en juge par
la première charretée! Toutes, même les femmes exqui-
ses comme Eugénie de Guérin. On reproche à d'Aurevilly
d'avoir inscrit ce nom-là, lequel doit lui être cher, dans
son livre qui n'est pas précisément un livre d'or ni un
tableau d'honneur. « Je n'ai pas fait de M"« de Guérin un
bas-bleu, riposte-t-il le 10 novembre, peu de temps après
l'apparition du volume. J'ai même dit que le talent qu'elle
a tenait surtout à ce qu'elle n'était pas un bas-bleu;
qu'elle n'avait ni la vanité, ni l'éducation, ni les autres
monstruosités delà bande des femmes de lettres... Vous
avez cru qu'il n'y avait dans mon livre que de la cravache.
Il y a aussi de la caresse. Mon livre n'est pas seulement
de la critique, c'est une thèse dont chaque chapitre fait
la preuve. La thèse, la voici. C'est que, idIus il y a de
talent dans une femme, quand par rareté il y en a,
moins il y a debas-bleuisme;etquandilyabas-bleuisme,
il y a tache dans le talent, - et cela toujours! » On n'est
pas plus galant.
Mais cette galanterie rétrospective, et d'ailleurs super-
— 360 -
ficielle,— car elle cache en son fond beaucoup de mépris,
— ne suffit pas à calmer les blessures d'amour-propre
faites aux Bas-bleus. Pour guérir de telles plaies, il
faudrait un baume plus souverain. Tandis donc que
d'Aurevilly, sitôt son livre paru,' à la lin d'octobre, s'en
va tranquillement prendre ses quartiers d'hiver à
Valognes,— certain que les polémiques ne l'y atteindront
pas,— on s'agite fort à Paris dans le monde des lettres.
C'est, de tous côtés, un admirable déchaînement de
récriminations, une tempête de cris, un ouragan de
plaintes et de menaces. Il y a mieux encore. Plusieurs
bas-bleus ont décidé de tirer vengeance des attaques
de l'implacable critique. Précisément, l'éditeur Palmé
a publié naguère une seconde édition du Prêtre Marié
et en a répandu des exemplaires à profusion dans
les librairies catholiques. Le roman se vend et se lit,
au détriment des sottes et fades créations des auteurs
pieux. N'est-ce pas, en vérité, un scandale ? Quelques
femmes de lettres, qui viennent d'essuyer le feu meur-
trier du Chouan de Normandie, s'en indignent amère-
ment. De la parole à l'acte, il n'y a qu'un pas... pour
elles. Sans retard, ces vertueuses personnes vont trouver
l'archevêque de Paris, le cardinal Guibert, et se font
près de lui l'écho des soi-disant protestations générales
conti'e la place de choix octroyée sur le marché des
livres chrétiens à l'ouvrage d'un romancier immoral. Le
candide archevêque, qui n'a jamais lu Barbey et ignore
peut-être jusqu'à son existence, ne peut que tomber
d'accord avec ses charmantes visiteuses ; il s'étonne à
son tour de la tolérance criminelle accordée au Prêtj^e
Marié, — s'imaginant (le pauvre homme!) que ce doit
être un affreux roman dirigé contre l'Eglise, le sacerdoce
et le célibat ecclésiastique. Naturellement, le bataillon
— 3G1 —
féminin jubile, en secret et tout bas, de l'ignorance du
prélat, mais se garde bien de le détromper. Nos bas-bleus
ont la rancune tenace: tout en riant sous cape de la
méprise du plus haut dignitaire de la religion en France,
elles Texcitent à sévir rigoureusement contre une œuvre
scélérate. Alors le cardinal Guibert lance un interdit sur
le roman si orthodoxe de Barbey d'Aurevilly et en
défend la vente dans toutes les dévotes maisons de
publicité cléricale.
Pendant que cette intrigue se noue dans certains
boudoirs et dans quelques sacristies, d'Aurevilly, qui ne
se doute de rien, jouit de la grande paix automnale qui
tombe sur sa chère ville de Valognes. « Je m'apprends
ici à vivre seul, écrit-il à M. Paul Bourget le 19 décembre
1877. Amère éducation que, cette année, je me suis
terriblement donnée dans cette ville morte, dont les
pavés sont les tombes de mes premières folies de cœur
et de mes souvenirs. J'avais eu le projet d'en partir plus
tôt, mais j'ai eu la fantaisie, — hélas! plus sentimentale
que pieuse, — d'entendre la messe de minuit sous les
voûtes de l'église Saint-Malo de Valognes; j'ai de sveltes
spectres à y chercher dans ses plus noires et ses plus
mystérieuses chapelles ».
Barbey d'Aurevilly ne rentre à Paris que pour le
l'^"' janvier 1S78. Aussitôt il apprend le délicieux procédé
de vengeance des rancuneux Bas-bleus. Ses amis l'enga-
gent à y répondre en racontant les dessous de l'histoire.
Mais il s'y refuse. Catholique trop convaincu pour jeter
la pierre à un archevêque, il aime mieux souffrir en
silence de la guerre à coups d'épingles et à coups de
goupillons qu'on lui fait déloyalement. Lui, c'est d'une
autre manière, au grand jour et face à l'ennemi, qu'il
comprend la lutte! Malgré tout, il ne peut se défendre
- 362 -
d'un sentimentdetristes.se, à la pensée qu'il est renié par
l'Ég-lise catholique, pour un roman de la plus orthodoxe
morale, après avoir été honni par les Académies pour sa
fiére inlransig-eaûce, par les Revues et les coteries pour
son individualisme hautain, par la magistrature pour
Toriginalité hardie de ses créations. D'xA.urevilly a tort
de s'affliger de toutes ces sentences d'excommunication :
la nouvelle condamnation qui vient de le frapper est
logique. Tous les corps constitués doivent, à lourde rôle,
l'éloigner et le maudire. Sans cela, il ne mériterait pas
le beau nom de franc-tireur dont il s'est toujours fait
gloire.
Mais, à titre de cathohque, il a raison de ne pas
protester contre la mesure dont il est victime. Par là, il
fait preuve de soumission aux décrets de l'Église et
d'obéissance aux princes apostoliques. C'est un des
articles essentiels de la doctrine romaine. L'auteur de
VEnsorcelée rentre en lui-même et se tait. Il ne fait
même pas allusion devant ses amis à la douleur que lui
a causée le veto épiscopal. Il se contente de déplorer les
calomnies trop facilement accréditées auprès des puis-
sances spiritueRes qu'il respecte. Il en devient plus
sombre encore que par le passé. « Croyez-vous aux
spectres? écrit-il à Saint-Maur le 31 janvier 1878. Moi, j'y
crois ! Ce sont des amis qui reviennent vers ceux qui les
oublient, — avec l'obstination des êtres immortels... Je
suis à Paris depuis un mois et je n'ai vu personne encore.
La solitude, cette maîtresse noire qui vous étouffe à force
de vous embrasser, me devient odieuse et je veux rompre
avec elle. Mais le pourrai-je jamais? C'est ma Vieille
Maîtresse, et le monde, comme il est, ajoute à sa puis-
sance. N'importe! je voudrais vous remettre ces Bas-
Neiis dont le succès ridicule ne vient que du cri des
- 363 ~
femmes, qui ont crié parce que j'ai marché sur leurs
prétentions comme on marche sur des cors...»
Barbey d'Aurevilly semble bien maintenant renoncer
à la lutte. Tout l'y invite, d'ailleurs. L'éditeur Lcinerre
veut faire entrer dans sa collection les (xnivrcs du grand
écrivain bas-normand. C'est une grosse besogne de
revision et de correction qui incombe à l'auteur. Il passe
à ce travail assez rebutant la majeure partie de l'année
1878. Il n'a même pas le loisir de se rendre à Valognes,
comme il le désire, au commencement de l'été. Sa tâche
le retient à Paris ; mais il y vit aussi solitaire que s'il
était en province. La part qu'il fait à ses amis devient de
jour en jour moindre, et ceux-ci s'en plaignent. Il faut un
nouveau concours de circonstances pour le décider à
reprendre une vie plus active.
A l'automne, le journal Le Parlement lui confie la
rédaction de la chronique théâtrale. L'ancien collabora-
teur du Nain Jaune accepte avec joie cette fonction où il
s'est déjà illustré par maints exploits. Il s'en acquitte plus
que consciencieusement, — avec éclat, mais sans les
éclats d'antan. L'heure des grandes luttes est passée. La
besogne est plus modeste, les rivalités d'écoles dramati-
ques ayant disparu. Finies, les belles campagnes d'avant
1870, au cours desquelles le panache rutilant de Barbey
d'Aurevilly balayait les fleurs écloses aux feux de la
rampe du Théâtre-Français, de l'Odéon, du Gymnase et
du Vaudeville.
Lorsqu'il rentre chez lui, dans sa chambre de la rue
Rousselet, d'Aurevilly se sent plus seul que jamais. « Je
vis avec-moi-même pour l'heure... mauvaise compagnie !
écrit-il à Saint-Maur le 25 janvier 1879... Que la vie est
donc mal faite et bête ! Et il semble qu'il serait si facile
d'être heureux ! On voit cela, quand l'occasion du bonheur
— :364 —
est passée ! » Pourtant, il n'est pas encore au bout de ses
épreuves. Le charmant Hector de Saint-Maur décline
peu à peu et paraît ne prendre plus goût à l'existence.
Gomment relever ce courage défaillant? « Vous vous dites
« ganache // pour vous excuser, — lui reproche Barbey. —
Croyez-vous que j'accepte comme argent comptant le
beau titre dont vous vous décorez ? Ganache ! Quelle
plus commode couverture pour l'indifférence et la
paresse! Seulement, prenez garde, Saint-Maur...! C'est
d'une mauvaise hygiène intellectuelle que de s'appe-
ler si facilement « ganache ». Il y a des enterrements
avant l'heure, qui font mourir. Il ne faut jamais s'enterrer
soi-même. Les autres, qui nous doivent enterrer, en
seraient trop contents ! Et puis, mon cher, ce n'est pas
Dandy, du tout, que de se proclamer inférieur, même
quand on le serait... Et vous ne l'êtes pas ! »
Cette leçon d'énergie à outrance, de résistance fière et
impassible jusqu'à la fin, est fort belle. Mais c'est Saint-
Maur qui a raison, dans ses sinistres pressentiments.
Le pauvre poète meurt, en effet, au mois de juillet 1879.
Désormais l'isolement va se faire plus entier, plus irré-
médiable, autour de d'Aurevilly. Les meilleurs liens de
l'amitié sont chaque jour rompus par la mort et les
souvenirs qu'ils éveillent se font de plus en plus tortu-
rants. Pour se soustraire à l'étreinte des pensées mélan-
coliques et amères qui l'assiègent, le romancier se rejette
en pleine mêlée littéraire, on pleine lutte. Il n'est plus
jeune ; néanmoins ses épaules semblent porter avec
verdeur le poids de ses 71 ans. Avant de disparaître à
son tour, il veut épuiser toutes ses munitions de bataille.
Ses derniers feuilletons de théâtre, son Gœthe et Diderot,
voilà les suprêmes coups de mousquet de l'individualiste
Barbey d'Aurevilly.
CHAPITRE XVII
Gœthe et Diderot
COLLABORATION AU Constitutio/inel, AU Triboulet,
AU Gil Blas
Une Histoire sans nom, Ce qui ne meurt pas,
les Œuores et les Homn^es
l'académie française et l'académie des concourt
Une Page d'Histoire
derniers voyages en NORMANDIE. - Amaïdée
MORT DE JULES BARBEY d'aUREVILLY
(1880-1889)
L'ouvrag-e miiinlé Gœthe et Diderot porte en épigraphe
ce mot tout à fait significatif : Iconoclaste. En effet, le
briseur didoles, qui s'appelle d'Aurevilly, a voulu dans
ce livre démolir deux statues que l'opinion publique a
mises sur un très haut piédestal : l'auteur de WertJier
et l'auteur du Neveu de Rameau. Mais ce n'est pas, à
proprement parler, l'individualité de ces deux écrivains
que le critique a essayé de réduire à néant ; il a plutôt
visé l'admiration béate et irraisonnée que les esprits de
France, d'Europe et même du monde entier, ont vouée
à deux hommes représentatifs d'une époque. « C'est une
— 3(3(3 —
charge avec la cravache de Miii-at », disait-il de sou
œuvre. Par là, il suivait inéthodiquemeut son plan
d'attaque contre les coteries et les sociétés de congra-
tulation mutuelle.
Déjà, ces études sur Gœthe et Diderot avaient été
publiées dans le Constitutionnel. Elles n'avaient même
au début aucun lien qui pût faire prévoir leur réunion
future en un fascicule commun. Le travail relatif a
Gœthe fut commencé pendant les loisirs du siège de
Paris, — « entre deux gardes >>, dit d'Aurevilly, — et ne
devait être dans le principe qu'un compte-rendu d'une
nouvelle traduction des Œuvres complètes de l'écrivain
allemand. Quant à Diderot, ce n'est qu'en 1875, lorsque
parut le premier volume de la grande édition deMM. As-
sézat et Tourneux, que BaiiDey eut l'idée de « prendre la
mesure » de cette illustre personnalité. Ayant consacré
une critique spéciale à chaque tome de la collection, il
se trouva, en 1879, avoir fait une étude d'ensemble sur
les œuvres et l'influence du directeur de l'Encyclo-
pédie. Alors seulement il se décida à rassembler sous un
même titre la série de ses articles jumeaux, — jumeaux
sinon par la date, du moins par l'intention. Il les avait
écrits, sans peut-être s'en douter, d'après un plan iden-
tique et conçu dans une égale pensée de protestation
contre le « Mamelouckisme » contemporain. Le livre
parut en 1880. Il eut un succès de scandale.
Tandis que les polémiques allaient leur train, en France
et surtout à l'étranger, autour de ce nouveau témoignage
d'irrévérence à l'égard des grands hommes, d'Aurevilly,
insoucieux du « qu'en dira-t-on », faisait feu d'un autre
côté. Le Trihoidct, journal d'avant-garde royaliste et
catholique, venait de lui confier le feuilleton des théâtres.
Malgré ses 72 ans accomplis, le tirailleur du Nain Jaune
— 307 —
et du Parlement reprit là, ses bonnes habitudes de guer-
rier indomptable et souleva encore de violentes tempêtes
par son intransigeante et loyale indépendance. D'autant
plus ennemi des admirations conventionnelles que la
foule met plus d'empressement à les accepter, il ne pou-
vait naturellement traduire ses opinions toutes crues
sans exciter les véhémentes récriminations des critiques
du boulevard.
Dans l'intervalle de ces luttes réitérées, il aimait à se
reposer au milieu de quelques salons choisis, où on
l'accueillait avec respect. Il y rencontra une femme
supérieurement douée, qui l'avait autrefois séduit et
conquis par ses Poésies PhilosopJdques : M'"^ Ackermann.
Il l'appelait, afiii de bien la distinguer des Bas-Bleus :
« un brave Jmmne de génie ». « J'ai dîné vendredi der-
nier avec d'Aurevilly, écrivait de son côté M'"'' Ackermann,
le 27 avril 18S0. Il y avait quatorze ans que je ne l'avais
vu. Physiquement, il est resté tel que jadis ; il n'a pas
vieilli ; sa plume, non plus. » Mais comme M'"^ Ackermann
inclinait fort vers les idées germaniques, elle ne put lire
sans indignation le Gœthe et Diderot de celui qu'elle
nommait « ce matamore de Barbey ». « J'ai reçu, — dit-
elle le 31 décembre 1880, — un article de Revue alle-
mande où notre matamore est arrangé de belle façon. Il
faut l'avouer, il ne l'a pas volé. Comment ! lui qui ne sait
pas un mot d'allemand (i), s'aviser de vouloir démolir
Gœthe, frapper d'estoc et de taille sur une pareille per-
sonnalité ! »
Ces réprimandes, amicales ou non, n'étaient pas de
nature à froisser d'Aurevilly. Loin de s'en formaliser, il
(1) M"'= Ackermann se trompait. Barbey d'Aurevilly avait appris l'allemand
dans sa jeunesse et ne l'avait pas oublié. Il se jilaisait à lire dans le texte le
pliilosoplie Hegel qu'il trouvait, disait-il, aussi amusant qu'un romancier.
— 368 —
s'en enorgueillissait. Il aimait la contradiction, pourvu
qu'elle vînt d'un adversaire loyal. C'est ainsi qu'il appré-
cia au plus haut point le libre jugement et la droite
conscience d'un savant, d'un universitaire de marque,
Ernest Havet. Il lui avait envoyé les Propliètes du Passé,
dont la librairie Palmé faisait une nouvelle édition, et
reçut en remerciement, le 23 août 1880, la très belle
lettre suivante qui le toucha vivement. « Il y a long-
temps, écrivait M. Havet, que je me suis habitué, en
commentant Pascal, à séparer l'homme de la thèse ; je
l'ai donc l'ait tout naturellement pour votre livre ;
l'homme m'a paru puissant, et la thèse vaine. Mais je
tiens à m'expliquer là-dessus, car je ne veux pas que
vous me soupçonniez de la sottise de vous réduire à ce
qu'on appelle le style. Le style et la pensée, c'est tout un ;
c'est donc bien dans la pensée qu'est votre force. Mais la
pensée n'est pas la même chose que la thèse ; sans quoi,
étant donnés par exemple Bossuet et Voltaire, lun des
deux ne serait nécessairement qu'un imbécile. Une thèse
erronée peut être une occasion de penser très fortement
et de répandre à pleines mains des vérités, et c'est
précisément ce que vous faites et ce qu'ont fait aussi vos
grands hommes. Comme eux, à mon avis, vous êtes à la
fois puissant et impuissant. Vous ne viendrez pas à bout
de nous faire monarchiques et catholiques, mais vous
réussissez supérieurement à nous faire sentir que, quand
on a dit qu'on ne l'est plus, tout n'est pas dit et qu'on n'a
pas trouvé pour cela la solution de tous les problèmes ni
le remède à tous les maux... Vous pensez bien que je ne
vais pas vous fatiguer à opposer ma thèse à la vôtre. Je
me bornerai à vous demander, parce que ce sera court,
si, en comparant l'Espagne catholique à l'hérétique
Allemagne, vous êtes si sûr que ce soit la première qui
— 369 —
ait eu le meilleur lot. Mais vous me direz que l'Espagne
n'a pas encore assez brûlé » (1).
Tout écrivain, qui reçoit une pareille lettre d'an adver-
saire non moins courtois que convaincu, peut à bon droit
en être fier. Mais, pour être conséquent avec sa légitime
fierté, il devra prendre la une grande leçon de tolérance.
Barbey d'Aurevilly ne se sentait pas instinctivement
enclip à cette rare vertu qui ne fleurit que dans les âmes
où la passion de la vérité laisse intact le respect des
opinions contraires. Cependant la vie lui apprenait de
plus en plus l'obligation de respecter, coûte que coûte,
non-seulement les personnes, mais encore les doctrines.
Les bienfaits de la charité s'épanouirent dans son âme en
ces dernières années de son existence. Voilà la conclusion
suprême à laquelle l'amenait un demi-siècle de luttes
acharnées et souvent iniques ! Etait-ce bien la peine
d'avoir dépensé en pure perte tant d'ardeurs belliqueuses?
Malgré tout, il ne faut point les regretter : sans ces
injustices, nous n'aurions pas eu le véritable et authen-
tique représentant de l'absolutisme moderne, le d'Aure-
villy dont nous vénérons la franchise rude et brutale.
Ses séjours d'automne au pays natal le rendaient
également meilleur. A Valognes, il faisait ample pro-
vision de cette mélancolie intense qui dispose l'esprit à
la pitié et à l'indulgence. Il se saturait, chaque année, de
souvenirs pieux qui l'inclinaient aux effusions d'une
tendresse réfléchie. « Je suis l'Isolé, écrivait-il de son
cher Cotentin le IG septembre 1880... Je sortais du soleil,
(1) Je suis infiniment reconnaissant à M. Louis Havct, membre de
l'Institut, d'avoir Lien voulu m'autoriser à reproduire ici cette lettre inédite
et plusieurs autres qu'on lira plus loin. Ces documents me paraissent
fournir une réponse très concluante aux théories de Barbey d'Aurevilly et
servent en quelque sorte à « mettre au point » mes propres critiques.
24
- 370 —
beau jusqu'à mou départ, à Paris, et j'entrais sous la
nuée, élernelle eu Xoruiaudie, dans ce paj's fatal aux
unies profondes, car il augmente leur tristesse. Cette
nuée n'a pas cessé de nous envoyer des pluies furieuses,
en les accompagnant de ces vents d'Ouest qui ont gémi
sur mon berceau. « Oh ! que le son du cor est triste au
fond des bois ! », a dit de Vigny. 11 n'avait pas entendu
cette flûte douloureuse du vent de l'Ouest, en Normandie,
qui semble Tàme des trépassés sur les toits! »
A Paris, il est bien aussi l'exilé et l'isolé, — plus seul,
plus horriblement proscrit que partout ailleurs. Et pour-
tant on l'y entoure d'hommages ! Les «jeunes» sont veiuis
à lui : son panache a rallié les Bourget, les Rollinat, les
Haraucourt, les Uzanne,les Elemir Bourges, les Mirbeau,
les Gustave Geffroy, qui, très indépendants et séparés du
■Maître par l'abîme des croyances littéraires ou autres,
ne lui en témoignent pas moins une respectueuse admi-
ration. Dans le monde, on lui fait fête et on le recherche.
Mais nulle part il ne se trouve tant à l'aise que dans le
salon de Madame et de Mademoiselle Louise Read, qui
lui offrent le charme de l'intimité familiale et lui donnent
la douce illusion du foyer reconstruit. Par toutes les
sollicitudes de leur grand cœur, ces personnes d'éhte lui
font, pour une heure, oublier que son pauvre logement
de la rue Rousselet n'est, comme il le dit lui-même,
qu'un « tourne-bride de sous-lieutenant ».
De plus en plus, on vénère d'Aurevilly à l'égal d'un
ancêtre et l'on a pour ses jours déclinants les égards
qu'on réserve aux plus élevés parmi les esprits émi-
neiits. Ces égards, il les mérite et il en sent le prix. Nul
ne sait mieux remercier, que lui, d'une délicatesse,
d'une attention, d'un mot qui touche le cœur. Toute
sa tendresse d'âme passe dans son langage quand
- 871 -
il veut faire saisir les nuances les plus imperceptibles
d'une gratitude qui n'essaie jamais de se dérober.
C'est au sein de cette atmosphère reposante d'hom-
mages et d'amitiés qu'il achève, pour la publier à part,
la dernière de ses Diaboliques : Une Histoire sans nom.
Il n'interrompt son travail, en septembre 1881, que pour
aller quelques semaines respirer l'air natal de sa chère
Normandie ; mais il revient à Paris pour le « réveillon
de Noël » et se remet aussitôt à la besogne. L'œuvre est
prête à la fin de mai 1882. Le Gil Bias en entreprend
aussitôt la publication. Dès le début, un mouvement de
curiosité très vive et très sympathique se dessine en
faveur du nouveau roman, — roman étrange et vrai,
réellement « sans nom », comme l'histoire qu'il raconte,
où sont stigmatisées les duretés du jansénisme et où se
trouvent peints une fois encore, avec les plus chaudes
couleurs, les paysages du Cotentin. Au mois d'octobre,
le livre paraît chez Lemerre. Le bon accueil des lettrés,
déjà décidé par l'épreuve du feuilleton au Gil Blas, se
double et s'accroît d'un franc succès de librairie. Sur le
tard, la fortune sourit au romancier normand. Voilà
peut-être la récompense de l'apaisement qu'il a fait autour
de lai et en lui-même. Barbey d'Aurevilly en est tout
heureux:. « \J Histoire sans nom va bien à Paris, mande-
t-il gaiement à M'"' Readle 11 octobre. Outre les journaux
et vos lettres, j'ai des lettres dans lesquelles on sent le
frémissement du succès, et de gens qui ne m'écrivent
jamais. » Toutefois, ce triomphe inespéré ne se maintient
pas a l'horizon littéraire, sans amonceler plus d'un nuage.
Les amis ont parlé; c'est au tour des ennemis à élever la,
voix. En un long article de la Gazette de France,
M. dePontmartin dénonce l'œuvre nouvelle comme enta-
chée d'immoralité, et, par la même occasion, fait le procès
- 372 —
de l'auteur en des termes d'une violence inouïe. Ne
s'oublie-t-il pas jusqu'à reprocher à son confrère d'avoir
été bonapartiste et de ne s'être pas engagé parmi les
zouaves pontificaux?
D'autres critiques, quoique bien intentionnés, répètent
à ce sujet mille légendes : ils rappellent, avec plus ou
moins d'à-propos, les attaques de d'Aurevilly contre
Flaubert. « C'est toujours la même chose, — constate
mélancoliquement le fier romancier, — le mensong-e qui
s'attache à moi, comme le lierre au mur, le mensonge,
même bienveillant ! Je n'ai jamais connu Flaubert. Je
n'ai pas fait la sortie contre la Lucrèce Borgia de Hugo,
et je n'ai parlé de Mameloucks que dans ma critique des
Misérables. Qui donc me déscntoi-tiUera de ce manteau
de mensonges à travers lequel on me voit toujours ! Si je
n'étais pas maintenant l'endurci de la vie, le Bronzino
du mépris, qui aimerait mieux l'obscurité que tout; si
j'étais sensible au succès qui m'eût ravi plus tôt, comme
cela me gâterait mon succès, qui est le premier ! » Et il
conclut : « N'en parlons plus ! c'est déjà trop. »
Pour le consoler de sa mésaventure, survenue inopi-
nément en pleine jouissance d'un triomphe tardif, il ne
faut rien moins que le parfum de l'air natal. « Je suis,
dit-il, revenu à Valognes, la ville de mes premiers songes
et de mes derniers rêves, par un soleil d'automne, beau
comme tout ce qui va mourir. » Il se sent redevenir jeune
et renaître à la vie, au souffle automnal de la natui-e
normande. Il semble que, là, le coup de fouet du charre-
tier cotentinais réveille ses instincts belliqueux endormis.
A propos d'une réimpression projetée des Dlaholiques, il
mande à M''^ Read : « Je veux faire une préface à la
Beaumarchais, et cela non pas seulement pour faire
claquer mon fouet sur le dos des imbéciles et des pervers
— 373 —
qui m'ont persécuté, mais dans l'intérêt de l'avenir et
des éventualités, si nous en avons contre nous. Je veux
faire pour moi, avant le procès, si nous devions en avoir
un, ce que j'ai fait pour Baudelaire, après le sien. »
Mais d'autres besognes l'attendent et le détournent de
celle-là. Le Gil Blas, mis en goût par le succès d'finc
Histoire sans nom, désire publier Germaine, — « cette
superbe et indolente Germaine, dont l'aristocratie séduit
peu la plèbe do ces faquins appelés libraires », disait
d'Aurevilly en 1835, au moment où il venait de l'achever.
Va-t-elle donc séduire maintenant jusqu'aux lecteurs de
romans-feuilletons? L'aventure ne serait pas banale.
D'Aurevilly est enchanté d'en faire l'expérience. 11 est
ravi non moins que surpris du bon accueil qu'on se pro-
pose de réserver, — un demi-siècle après qu'elle a été
écrite, — à la romanesque et romantique lamentation de
ses vingt-cinq ans angoissés. Il a un renouveau de gaîté,
en songeant que la pide fille qu'il a tant caressée de ses
mains d'artiste sera bient(3t fêtée dans le monde. C'est
un sentiment bien permis d'orgueil paternel, d'autant
plus vif qu'il a été plus longtemps comprimé. Jouir, au
bord de la tombe, d'un succès que l'on doit à sa jeunesse
laborieuse, n'y a-t-il pas là, pour un écrivain, en même
temps qu'un mélancolique rappel du passé, une source
de fierté infiniment légitime ! Or, c'est toute l'àme de
l'adolescent Jules Barbey qui palpite et tressaille dans
« ce livre, que je ne puis pas ne pas aimer », écrit-il. Et
il ajoute : « Corrigé, amélioré, creusé, avec des paysages
nouveaux, il me fait l'eftet d'être un livre fort... C'est
une idée, que ce livre écrit avec les défauts de la jeu-
nesse et que je vais corriger avec les amères qualités
acquises de la maturité. » 11 se reprend donc à adorer sa
Germaine, un peu oubliée dans les luttes d'antan, et il la
- 374 —
pare comme ime épousée prête à recevoir l'anneau
nuptial de la faveur publique.
Seulement, il ne peut se livrer a un travail bien suivi,
pendant son séjour en Normandie, tant il est obsédé par
les souvenirs qui pèsent chaque année d'un poids plus
lourd sur son âme. « J'ai passé tout le temps de ce
voyage, écrit-il le 9 novembre 1882, sous une pluie et un
vent qui ont leur beauté, mais la beauté la plus triste,
même pour moi, canard sauvage de l'Ouest, l'enfant des
ciels gris et des rivières glauques ! J'en ai assez de
l'ivresse amère du passé, dans ce chien de pays trop
aimé ! et je m'en retournerai avec bonheur vers vous,
quoique j'aie, malgré tout, de la peine à arracher mes
racines d'ici ! » Quelques jours plus tard, le 13, il dit
encore : « Je vous écris de cet appartement triste, —
moins triste que moi, — où je vis si seul avec mes
spectres... Le temps est affreux. Nous sommes noyés
dans des pluies diluviennes, et ce n'est pas mon corps
qui est le plus noyé, c'est mon âme... »> Entre temps, il
va faire ses pèlerinages annuels â Saint-Sauveur et à
Carteret. Il visite aussi le château de Tourlaville, près de
Cherbourg, et en rapporte le sombre récit qu'il publiera
bientôt sous le titre cVUiie Page d'Histoire.
Enfin il rentre à Paris le 15 novembre, où toutes sortes
de travaux réclament sa présence. Il a de nombreuses
publications à préparer et à surveiller. On le presse, on
le supplie presque d'éditer tout ce que ses cartons recèlent
de trésors anciens ou nouveaux. Les éditeurs, qu'il a
cherchés souvent en vain alors qu'il avait besoin d'eux
pour vivre, viennent le chercher maintenant, quand il
pourrait se passer de leur argent. Voilà bien l'image de
la destinée, avec ses cruelles ironies !
Barbey d'Aurevilly réunit d'abord sous ce titre : Les
Ridicules du temps, ses vieilles polémiques clii Nain
Jaune, qui datent de près de vingt ans et ont néanmoins
conser\é toute la fraîcheur du premier âge. « Les
ridicules sont, comme vous dites, éphémères et chan-
geants, — lui écrit Ernest Havet le 2 mars 1883, à
l'apparition du livre, — mais une critique pénétrante et
qui va au fond saisit sous la surface qui change le
principe qui demeure, et c'est ce qui fait que vos articles
n"ont pas vieilli. Votre satire est toujours égayante et
fortifiante à la fois, parce qu'elle a le dégoût de la
vulgarité et qu'elle est sans complaisance pour nos
faiblesses ».
D'autre part, on demande à d'Aurevilly de publier en
un même livre le Mémorandum de Gaen, qui remonte à
1856, et le Mémorandum de Port-Vendres, daté de 1858,
M. Paul Bourget, à qui le Maître a dédié V Histoire sans
nom, réclame Thonneur d'introduire auprès du public ces
deux journaux de voyage. « Lui, qui est ma fleur des
pois, — dit avec grâce l'auteur des Diaboliques, — ne
fera pas les gaucheries des autres. Il laissera tranquille
tout ce qui n'est pas de la littérature et de la critique.
Mais j'y veux pourtant veiller ». Par déférence pour sou
Maître vénéré, M. Bourget lui communique la très belle
préface qu'il vient d'écrire en un double sentiment de
gratitude et de respect. « Mon cher Paul, lui répond
d'Aurevilly, voilà votre introduction ! Je l'ai bâtonnée,
sabrée, effacée partout où ma personne physique appa-
raissait et m'offusquait... » Quel superbe mépris de la
réclame se manifeste par ce simple détail !
Tandis que les Memoranda recevaient l'accueil le plus
flatteur, l'infatigable Barbey mettait la dernière main à
sa Germaine. 11 en faisait une œuvre normande en y
ajoutant de magnifiques descriptions du Cotentin. Puis il
- 876 -
en chang-ea le titre. A l'appellation un peu vague de
Gennalnc il substitua ce nom symbolique et profond :
Ce qui ne meurt jms. Ce qui ne meurt pas, c'est la Pitié,
« la divine pitié », qui survit aux amours les plus
durables et parfois les remplace. Le roman, ainsi corrigé,
parut dans le Gil Blas, du 21 septembre au ;30 octobre 1883,
soit l'espace de quarante feuilletons, de douze colonnes
chacun, au rez-de-chaussée de la première et de la
seconde page du journal. 11 piqua la curiosité, mais n'eut
pas le succès d' Une Histoire sans nom. Généralement,
il ne fut pas compris. Malgré tout, la réputation, chaque
jour grandissante, de Barbey d'Aurevilly fît que le livre,
une fois édité chez Lemerre, trouva des lecteurs sympa-
thiques (1).
Aussitôt l'ouvrage paru, en décembre 1883, le romancier
s'échappe à Valognes. « Le temps est ici, comme il était
(1) La lettre suivante d'Ernest Havet donne la note de l'opinion jiresqiie
universelle qui s'établit alors sur le compte du nouveau roman. « J'ai lu
Ce qui ne meurt pas, dit M. Havet. Il y a là une peinture et une Ihése.
La peinture est tiès forte ; pour la thèse, je ne puis me résoudre à
l'accepter. Le premier (juart de l'œuvre est l'hymne de la chair et du
sanfr, supérieurement exécuté, dans des tableaux très cuisants de la déman-
geaison sensuelle que l'auteur poursuit sans reculer devant aucune espèce
de volupté ; cela recommence dans l'histoire des amours d'AUan et de
Camille, jusqu'au moment où ils s'abandonnent. C'est la partie la plus
parfaite, non pas moralement, mais littérairement parlant. L'autre partie,
celle qui est sombre, et qui devient morale à force d'être sombre, n'est
pas rendue avec moins de vigueur et de vérité, si ou s'en tient aux phéno-
mènes qui y sont décrits, la sécheresse et Timpuissance; jamais l'énergie de
l'auteur n'a été poussée plus loin. Mais je me refuse à croire à son explica-
tion des phénomènes, et je n'admettrai jamais que la pitié, la pitié divine,
comme il dit lui-même, soit la cause de cette dégradation ; la vraie cause
me paraît tout autre. Gela empêche cette sympathie pour les personnages,
qui fait les romans populaires; quoique cela n'empêche pas d'admirer la
puissance d'analyse avec laquelle l'auteur développe ce qu'ils éprouvent. En
- 377 —
à Paris qiiand je suis parti, écrit-il le 2 janvier 1(S84. Ni
pluie, ni gelée, et du plus charmant gris à plein horizon...
Dans très peu de jours, je ferai mes deux voyages à
Saint-Sauveur et àSaint-Wast, me mettre un peu de mer
verte dans l'œil ». Là, au moins, il peut oubher la
littérature : heureux homme ! « Je suis, mande-t-il le
6 janvier, dans le pays de mes premiers rêves, retrouvés
partout depuis les lignes les plus lointaines de l'horizon
jusqu'au pavé que j'ai sous les pieds. Je pourrais vivre
ici sans livres, perdu dans l'envoûtement des souvenirs ».
Mais le carcan des besognes de la librairie retombe vite
sur ses épaules et l'arrache à la contemplation des
paysages bas-normands.
Le succès des polémiques d'autrefois, qu'il a publiées
l'année précédente, l'engage à leur donner une suite.
« L'historien des Ridicules du temps, qui sont des ridi-
cules généraux, dit-il, a écrit un jourl'histoire de quelques
ridicules particuliers. Et les voici ! >^ 11 les fait paraître
sous ce double titre : les Vieilles Actrices, le Musée des
Antiques. Là sont fustigés pêle-mêle Thérésa etBerryer,
creusant certaines situations, cette iiuissance produit sur Tesprit une obses-
sion véritable, qu'on ne secoue que sous la calme et bienfaisante impression
de l'é])iloguc. Jusriue-l;i, on a seulement, pour soulager l'àme oppressée,
la poésie des descriptions. Le style fait quelquefois violence à la langue,
car l'auteur est essentiellement un violent; mais il a la force qui est
l'excuse de la violence. Après ce livre enfin, encore plus qu'après les autres,
je reste étonné et émerveillé. » Le jugement est flatteur, même dans sa
sévérité un peu excessive. Il était impossible, au surplus, que le livre fût
compris, certains détails de la jeunesse de Barbey d'Aurevilly n'étant point
expliqués. Pour saisir toute la portée du roman, il faut savoir (lue l'histoire
(ju'il raconte a un fondement dans la réalité, une donnée vraie. J'espère
que mon étude biographique très complète fera mieux apprécier cette
œuvre forte où la Pitié est exaltée à l'égal d'une Déesse troublante et d'une
sorte de fatalité qui torture l'àme sans merci.
— 378 -
M'"^ Du verger et le vicomte de La Guéronnière, Auguste
Barbier, Philarète Chasles et George Sand, enfin plu-
sieurs Bas-Bleus récalcitrants. C'est plein de verve...
et d'injustice. Qu'importe! N'y a- t-il pas une espèce de
volupté rétrospective et de férocité douce à entendre ces
fusillades de 1869, ces coups de mousquet de la grande
guerre du Chouan cotentinais ? M. Havet lui-même ne
peut se défendre d'en rire : sa gravité se déride à ce
spectacle dans un fauteuil. « Je ne réclamerai même pas
pour George Sand, dit-il malicieusement. Elle est morte
en pleine gloire et en pleine paix, de sorte qu'on peut
l'abandonner sans scrupule à votre satire, une satire
d'ailleurs où l'on sent si bien que vous savez ce qu'elle
vaut. Pour les autres, je ne puis que les plaindre et
m'amuser beaucoup en les lisant ».
Mais, tandis que d'Aurevilly se plaît à ces exhumations
de vieilles polémiques, qui ont encore malgré le temps
un fort relent de poudre, on s'occupe de sa personne un
peu partout. Cela l'eût ravi autrefois ; maintenant il s'en
plaint. Jusqu'aux chasseurs de nouvelles académiques
qui courent après lui ! n'est-ce pas inconcevable et
odieux ? « Pourquoi donc, — dit sérieusement le nouvel-
liste Robert de Bonnières, — l'Académie ne songerait-
elle pas à M. Barbey d'Aurevilly »? Comment ! l'auteur
des Quarante Médaillons entrerait, à son tour, dans ce
musée? Il est vrai que bien d'autres, qui ont dit pis que
pendre de l'institution, sont finalement devenus « immor-
tels». — Mais le guerrier de Basse-Normandie n'entend
pas ainsi la loyauté littéraire. Ennemi déclaré de l'illustre
Compagnie dès son jeune âge, puis dans son âge miir, il
le sera même à son dernier jour. Il mourra «acadéraicide»
impénitent. Au moins, cette attitude ne manque pas de
noblesse !
— 379 —
Il suffit toutefois qu'un journaliste pressé ou étourdi
ait lancé quelque nouvelle fantaisiste, sans en contrôler
la vraisemblance, pour qu'aussitôt ses confrères, émules
en informations imprévues et avides d'inédit, en pro-
pagent le bruit et se permettent de renchérir encore sur
la bizarrerie du fait, qu'il soit réel ou faux. A l'élégante
politesse, — peut-être maladroite, — de M. deBonnières,
VlnbYtnsi géant riposte immédiatement en affirmant
que l'auteur de V Ensorcelée vient de poser sa candida-
ture au fauteuil de l'historien Mignet mort récemment.
Du coup, d'Aurevilly est troublé en pleine paix et tout
déconcerté. On attente à sa tranquillité de vieux lutteur
au repos. C'est une déclaration de guerre qu'on lui fait,
sans qu'il Tait provoquée. Il est de son devoir d'y
répondre. « U Intransigeant s'est trompé, — dit-il d'un ton
qui n'admet pas la réphque; — je ne pose point ma
candidature à l'Académie et je ne la poserai jamais. Les
groupes littéraires ne me tentent pas et je n'ai jamais
ambitionné d'en faire partie. Ce n'est là ni de l'orgueil ni
de la modestie. Je ne suis ni au-dessus, ni au-dessous.
Je suis à côté». Et, pour ne laisser subsister aucun doute
dans Tesprit public, il accentue encore cette profession,
pourtant formelle, d'un « individualisme >> irréductible.
« Je ne suis pas candidat à l'Académie française ; dites-le
bien haut, criez-le même aussi fort que vous le pourrez ;
je n'en veux être, et n'en serai jamais. L'Académie
Française est une institution surannée qui a fait son
temps... D'ailleurs, j'ai toujours été ennemi des groupes
littéraires. Je suis moi, je veux rester moi. Je veux être
indépendant, comme je l'ai été toute ma vie, et pouvoir,
quand je veux et pour écrire ce qu'il me plaît, me mettre
à monp/rt?io».
Barbey d'Aurevilly avait alors près de soixante-quinze
— 380 —
ans. Il est permis de supposer qu'il avait assez réfléchi
sur les inconvénients et les bienfaits de l'individualisme
pour savoir quels risques il courait à demeurer solitaire.
Il est probable, d'ailleurs, que les Quarante ne lui
eussent pas confié volontiers Téloge de François Mignet,
—ni d'aucun autre confrère défunt,— encore qu'il comptât
plus d'an ami personnel dans la maison. On a peine
aussi à se représenter l'auteur des Diaboliques sous le
frac vert, distribuant la louange académique aux mânes
d'un historien pour lequel il n'avait aucune sympathie.
Et l'on se demande avec étonnement dans quel but, aux
premiers jours d'avril 1884, une semaine après la mort de
Mignet, des rex)orters trop empressés désignèrent le
romancier normand aux faveurs des Immortels.
Cet incident liquidé, d'Aurevilly retourne à son «piano».
Il cesse d'abord sa collaboration au Constitutionnel,
pâle journal de plus en plus délaissé et â la veille de
disparaître. Il dépose ainsi la plume du critique, qu'il a
tenue si vaillamment durant près d'un demi-siècle, sans
interruption, sans désarmer, et il met un point final à ce
qu'il appelle son Monument, la série de ses articles
intitulée Les Œuvres et les Hommes. Ce monument, il
n'a maintenant d'autre ambition que d'en faire un édifice
durable. On se souvient que les quatre premiers volumes,
consacrés aux philosophes, aux historiens, aux poètes et
aux romanciers, parurent autrefois de 18(30 â 1864 et
devaient être suivis, selon les desseins de l'auteur, d'un
nombre illimité de volumes identiques. Mais la guerre
sans merci que, dès 1863, l'implacable Barbey avait
engagée contre les institutions puissantes, l'Académie, la
Revue des Deux-Mondes et les Débats, fit fuir les
éditeurs épouvantés de tant d'audacieux irrespect. En
1877 (quinze ans plus tard !) la maison Palmé publie les
— 381 —
Bas-Bleus, cinquième tome de la collection, et en annonce
la continuation prochaine. Seulement, le beau tapage
féminin, qui s'organise autour de ces attaques contre la-
littérature en jupons, etïraie le libraire et ajourne sine
die la réalisation des projets du critique. 11 semblait que
les destinées du « monument » fussent décidément bien
compromises, — et d'Aurevilly répétait encore très
mélancoliquement le Pendent interrupta qu'il avait
dit tant de fois.
Par bonheur, l'apaisement qui s'était fait peu à peu
dans l'entourage de Barbey d'Aurevilly changea la face
des choses. Les articles, même excessifs, de l'apologiste
des Prophètes dit Passé bénéficièrent do l'opinion plus
favorable qui s'établissait insensiblement sur son compte
et obtinrent par là un regain de curiosité sympathique.
Aux premiers mois de l'année 1885,1e sixième volume,
annoncé dès 1862, parut enfin. 11 portait ce titre : Les
Critiques ou les Juges jugés. Là figuraient nombre
d'écrivains qui ont laissé leur trace dans la critique du
XIX '^ siècle : Sainte-Beuve, Villemain, Nisard, Jules
Janin, Philarète Chastes, Prevost-Paradol, Hippolyte
Rig-ault, Saint-Victor et Taine, sans compter quelques
dii minores. A la plupart d'entre eux, d'Aurevilly
rendait justice. 11 ne se montrait sévère à outrance qu'à
l'égard de Villemain, Paradol et Rigault. Cette modéra-
tion relative lui valut encore l'estime de plus d'un
adversaire. « J'ai pris comme toujours, lui écrit E. Havet
le 22 juin, g-rand plaisir à vous voir exercer cette puis-
sance redoutable de la critique, telle que vous la
définissez. Pour moi, qui ne suis pas de force à prétendre
à l'honneur de cette milice, excusez-moi de n'en pas
assumer les charges et de ne pas m'associera toutes vos
sévérités. Mais vous avez raison bien souvent, et toujours
— 382 -
on sent, à côté de la verve, une conscience ». C'est le
plus touchant des hommages qu'on puisse décerner à un
critique.
Au demeurant, des écrivains de provenance diverse,
même ceux qu'il a maltraités naguère, viennent vers
Barbey d'Aurevilly, la main tendue loyalement, sans
rancune. Philosophes et poètes, historiens et romanciers,
l'accueillent avec joie et tiennent compte de ses critiques.
Caro recherche sa conversation, Fustel de Coulanges
l'admire, Taine discute avec lui, Alphonse Daudet le
remercie de sa bonnegrâce, Théodore de Banville chante
son éloge à tous les échos. Une homme, surtout, lui fait
fête : c'est Edmond de Goncourt. « Quel dommage que
nous ne nous soyons pas vus plus tôt, — dit l'auteur de
la Faust in ; — on se serait mieux compris, on se fût
serré les coudes ! » Mais, à fréquenter le fondateur d'une
Nouvelle Académie, d'Aurevilly court un grand péril :
celui d'être enrégimenté, à son corps défendant, dans le
cénacle d'Auteuil. Ce serait bien la peine, en vérité,
d'avoir, par tant d'années de luttes acharnées, acquis des
droits à l'indépendance absolue et sauvegardé, contre
toutes les entreprises d'autrui ou ses propres tentations,
la fière autonomie d'un esprit jusqu'alors indompté, pour
s'asseoir enfin, à 77 ans, dans un des dix fauteuils qui
devaient être un jour aussi bien rembourrés que ceux
des Quarante !
Tel fut pourtant le sort de Barbey d'Aurevilly. Il est
vrai qu'Edmond de Goncourt n'avait pas attendu de
connaître personnellement le romancier de V Ensorcelée
pour l'admettre dans les rangs de son institution. Dès
1875, il l'avait inscrit sur la liste de l'Académie des Dix,
à côté de Gustave Flaubert, Louis Veuillot, Paul de
Saint- Victor, Théodore de Banville, Eugène Fromentin,
- 383 —
Léon Cladel, Alphonse Daudet, Emile Zola et... le mar-
quis de Chennevières, — lequel marquis, ancien direc-
teur des Beaux-Arts, se fût certainement trouvé dépaysé
en compagnie de tant d'illustres écrivains. En somme,
c'était la une belle phalange, une glorieuse pléiade,
digne de balancer par le mérite la renommée des Qua-
rante. Plus tard, Concourt remplaça les disparus ou les
amis qui avaient cessé de plaire ; mais il n'effaça le nom
de Barbey qu'après le décès du fier Normand. Donc, en
1885, sans le savoir, d'Aurevilly faisait partie d'une
Académie... qui n'était pas encore née; il y avait pour
confrères, — à la place de Flaubert, Saint- Victor,
Veuillot et Fromentin, décédés : — Guy de Maupassant,
Pierre Loti, J.-K. Huysmans et Géard ; et, — au lieu de
MM. de Chennevières et Zola, écartés pour des raisons
ignorées : — Jules Vallès et Paul Bourget. C'est par
M. Huysmans qu'il fut informé de la décision du Maître
d'Auteuil. 11 n'y attacha aucune importance. Néanmoins,
lorsqu'il mourut, le plus acharné détracteur des asso-
ciations et coteries était membre d'un groupe académique
auquel il ne manquait qu'une Coupole. On reconnaît à ce
trait bizarre les revanches amusantes de la vie. Peut-on,
en effet, imaginer post-scriptum d'une moralité plus
exquise et d'une plus suave ironie aux campagnes indi-
vidualistes de l'enfant de Sain t-Sauveur-le- Vicomte?
Mais il ne se souciait pas de ces contradictions, au
moins apparentes. D'Aurevilly n'avait plus que deux
grandes joies : ses voyages en Normandie et l'achève-
ment de son édifice critique. « Je me porte comme un
acier, écrivait-il de Valognes. 11 ne fait aucun froid,
.mais un temps entrecoupé de soleil et de pluies, les
larmes d'une femme qui pleure bien ». Et le 15 octobre
1885, il mandait à M"^ Read : « Je vais bien, submergé
— :)S4 —
par les pensées que j'ai toujours ici, dans cet ensorcelant
pays ». Ce qui le désole, c'est qu'il ne peut s'y appliquer
à une besogne suivie. « Il faut renoncer à travailler ici,
dit-il le 29 octobre. La rêverie y tue la pensée. Je vous
écris en buvant du rhum comme un matelot de Cher-
bourg. C'est ainsi que je remonte mes esprits, qui s'en
vont s'abattant davantage depuis que je suis dans ce
pays. Les souvenirs, à partir de cette année, y sont
trop forts. J'ai peine à les porter ». Et il ajoute : « Ah !
la mélancolie des grands appartements quand on y
vit solitaire ! C'est beau, mais comme on paie cette
beauté-là ! ». Malgré tout, il reste avec amour dans sa
chère ville de Valognes : car il en adore le ciel gris et
pluvieux. « Sous ses longues larmes, 1^ Normandie est
si belle ! » s'écrie-t-il le 4 novembre.
Dès qu'il rentre à Paris, après ce « verre de vie » qu'il
vient de boire au pays natal, d'Aurevilly fait paraître sa
Page cVHistowe, dont le château de Tourlaville est le
théâtre. Il s'agit là de l'amour incestueux des deux
derniers Ravalet, qui furent décapités en place de Grève
l'an 1603. Naguère, de ce récit qui prête aux descriptions
fantasmagoriques et sanglantes, l'auteur à^Une Vieille
Maîtresse eût tiré la matière d'un gros roman. Mais il
s'est bien simplifié depuis les jours lointains de son jeune
âge. A vrai dire, sa maturité d'écrivain ne s'est épanouie
que sur le tard. Il n'est devenu sobre et concis que sous
l'influence des leçons réitérées de la vie, sous l'action de
la vieillesse menaçante. Il évoque donc cette Page
d'Histoire, avec des couleurs magiques, en un opuscule
d'aspect modeste, qui est un chef-d'œuvre de concen-
tration intellectuelle et sentimentale. Et encore, ce sont les
sensations du pays normand qui le retiennent surtout et
qu'il se complaît à fixer au début de son superbe récit.
- 385 —
« De toutes les impressions, dit-il, que je vais chercher
tous les ans dans ma terre natale de Normandie, je n'en
ai trouvé qu'une seule, cette année, qui par sa profondeur
pût s'ajouter à des souvenirs personnels dont j'aurai dit
la force, — peut-être insensée, — quand j'aurai écrit
qu'ils ont réellement force de spectres ».
Cette œuvre est un adieu à la littérature romanesque.
C'est son testament d'historien et d'annahste de la
Basse-Normandie que d'Aurevilly signe en un éloquent
et suprême hommage aux êtres et aux choses du terroir.
Aussi, avec quel soin pieux il décrit les émotions mélan-
coliques qui le hantent: «- La ville que j'habite en ces
contrées de l'Ouest, — veuve de tout ce qui la fit si
brillante dans ma prime jeunesse, mais vide et triste
maintenant comme un sarcophage abandonné, — je l'ai
depuis bien longtemps appelée la ville de mes spectres,
pour justifier un amour incompréhensible au regard de
mes amis qui me reprochent de l'habiter et qui s'en
étonnent. C'est en effet les spectres de mon passé
évanoui qui m'attachent si étrangement à elle. Sans ses
revenants, je n'y reviendrais pas ! »
Mais on dirait que d'Aurevilly a peur de faiblir et de se
laisser dominer par ses sentiments intimes. Aussitôt
donc, comme s'il voulait fuir l'obsession de pensées trop
impérieuses, il revient à son« monument » inachevé. Au
cours de l'année 1886, paraissent coup sur coup deux
nouveaux volumes : Sensations d'Art et Sensations
d'Histoire. Ce dernier hvre était dédié à Ernest Havet,
en des- termes très touchants : « Mon cher Monsieur
Havet, disait dAurevilly, permettez-moi de vous mettre
orgueilleusement dans le Décaméron de mes amis. En
vous dédiant ce volume des Œuvres et des Hommes., je
suis heureux d'attester hautement, devant tous, que la
— 38G —
Conscience est la plus grande chose qu'il y ait parmi les
hommes, et que le plus intolérant des catholiques, qui
est moi, sait rendre hommage à la conscience d'un phi-
losophe tel que vous. C'est dans cette profondeur de la
conscience que nous nous sommes rencontrés, cher et
noble Monsieur Havet. Opposés absolument en ce que
nous croyons l'un et l'autre la vérité religieuse, nous
nous sommes tendu la main et nous nous sommes unis
de cœur dans ce sentiment de la conscience qui est au-
dessus de tout et auquel Dieu doit tout pardonner, même
l'erreur ». On devine combien M. Ernest Havet fut sensible
à une telle marque d'estime et de respect intellectuel si
généreusement octroyée par le plus loyal des adver-
saires. « Je ne sais pas, lui répondit-il, si vous êtes le
plus intolérant des catholiques, ou seulement le plus
pénétrant et le plus hardi ; mais vous pourriez bien être
intoléré par ces véritables intolérants, qui ne suppor-
teront guère vos complaisances pour une conscience.
Pour moi, je vous en remercie de tout mon cœur et j'en
suis très fier ».
Entre temps, Barbey d'Aurevilly surveillait l'édition
de ses critiques dramatiques qu'il voulait réunir aussi en
volumes. Ce serait un « petit monument » à côté de
l'autre ; mais il n'y tenait pas moins. Il avait fait avec
courage et franchise cette dure besogne de la chronique
théâtrale qu'il avait élevée à la dignité d'une haute
étude littéraire. 11 gardait le meilleur souvenir de ces
années de luttes souvent après et périlleuses ; aussi ne
voulait-il point mourir sans arrêter la forme définitive
des belles pages qui en avaient marqué les étapes. Le
premier tome du Théâtre Contemporain parut au com-
mencement de l'année 1887 et devait être suivi de plu-
sieurs autres.
- 387 —
Peu de semaines après, le vaillant octogénaire inaugu-
rait brillamment ki, seconde série de son grand ouvrage,
Les Œuvres et les Hommes, par la publication des
PJdlosophcs et écrwains religieux (ï). Dans sa dédicace
à M. le Chanoine Anger, son ami de Saint -Sauveur-le-
Vicomte, il évoque de chers souvenirs et confirme encore
sa profession de foi catholique. « C'est derrière le cer-
cueil de mon frère que je vous ai vu pour la première
fois, dit-il. Pour nous, chrétiens, qui voyons partout la
Providence, il semblait que Dieu vous avait mis là pour
entrer dans ma vie quand mon frère venait d'en sortir,
et pour le remplacer dans mon cœur et dans ma pensée...
En vous offrant ce livre, mon cher Abbé, je vous
demande, comme je le demandais à mon frère, do le
couvrir de votre autorité de Prêtre, plus haute, pour moi,
que toutes les Philosophies, parce qu'elle a surnatu-
rellement sa source en Dieu ». Le livre renferme de
remarquables chapitres sur le philosophe lyonnais trop
peu connu Blanc de Saint-Bonnet, sur Joseph de Maistre,
Lacordaire, Proudhon, Raymond Brucker, Charles de
Rémusat, Caro et Th. Ribot. Seul, Ernest Renan y est
(1) La première série comprend huit volumes : Les Philosophes et écri-
vains relifjieux (1860); Les Historiens politiques et lilléraires (18GI);
Les Poètes (1862); Les Romanciers (1864); Les Bas-Bleus (1877); Les
Critiques ou les Juges Jugés (1885); Sensations cVart (1886); Sensations
d'Histoire (1886). De la seconde série, commencée en 1887 et qui compte
aussi huit volumes, Barbey d'Aurevilly n'a publié lui-même que les trois
premiers tomes : Les Philosophes et écrivains religieux (1887), Les Histo-
riens ■(i8«8) et Les Poètes (1889). C'est à l'admirable dévouement de
M"- Louise Read que nous devons la continuation et que nous devrons
bientôt, je l'espère, l'achèvement du grandiose édifice rêvé par le critique
et déjà réalisé presque aux trois quarts. Dès aujourd'hui, peu de monu-
ments, - à part les Lundis de Sainte-Beuve, - sont susceptibles de soutenir
a comparaison avec celui-là.
— 388 —
traité sans pitié ; mais on ne peut exiger de d'Aurevilly
qu'il fasse des concessions au suave incouoclaste de la
Vie de Jésus.
C'est bien ainsi, du reste, que la critique comprit les
protestations enflammées de Barbey d Aurevilly contre
les œuvres philosophiques ou religieuses qui ne s'inspi-
raient pas des principes catholiques. Elle loua l'inflexible
vaillance de l'écrivain et son intransigeante orthodoxie.
Mais elle émit le regret, — et je m'y associe pleinement,
— que l'auteur de V Ensorcelée n'eût pas composé un
plus grand nombre de romans sur la Chouannerie et
moins d'études un peu sévères d'où la polémique injuste
n'étîiit pas toujours assez absente. La nécessité de vivre
au jour le jour, de gagner le pain quotidien, avait détourné
le poète et le romancier de sa véritable voie. La faute ne
lui en est pas imputable ; on ne doit la rejeter que sur les
fatalités cruelles de la destinée. Au surplus, la personna-
lité de d'Aurevilly s'affirme, suffisamment puissante,
dans ses œuvres sorties vives du terroir. Là, on entendra
sans cesse les meilleurs accents de son âme et il nous
sera permis de l'admirer sans réserve.
L'automne de 1887 ramena ce « canard sauvage »
(comme il s'appelait) vers les marais du Cotentin. fi
arriva à Valognes le 12 octobre : c'est le dernier séjour
qu'il y fit. « Ce pays est mon réconfort », — écrivait-il le
18, — « ce pays, que j'ai dans le cœur ». Le 21, il mande
à M"'' Read: « C'est inouï ! un automne j^^^intanier f Ils
en sont tellement stupéfiés ici qu'ils disent que je leur
ai apporté le soleil dans ma poche. Le fait est que je
n'ai pas eu un jour qui ne fût charmant ». Le temps
change tout à coup. « Les pluies sont arrivées, dit-il le
31 octobre. N'allez pas croire que ces pluies me soient
désagréables. Elles donnent l'accent le plus natal à ce
— 389 —
pays natal qui est le mien et que j'aime comme un canard
sauvage de ses marais ». Et il s'écrie avec enthou-
siasme : « Valognes ! ce nid — clolce nido ! — de mes
premiers et de mes derniers jours ! » Ce qu'il apprécie
surtout, c'est que (il le constate lui-même) « le temps
s'est mis à la pluie, mais moi, non! Le beau temps est
toujours dans mon âme ! » A aucune époque, d'Aure-
villy ne s'est aussi bien porté, au physique et principa;
lement au moral, dans sa chère cité de Valognes. Son
cœur « dénoirci » est constamment au « beau fixe ».
Va-t-il pouvoir goûter enfin un peu de repos complet et
jouir d'une douce paix au déclin de la vie ?
Mais ses travaux le rappellent à Paris le (3 décembre.
« Il faut donc.s'en aller encore ! » s'écrie-t-il tristement
en quittant Valognes. Avait-il le douloureux pressenti-
ment qu'il ne reverrait plus la ville de ses rêves, de ses
souvenirs, de ses « spectres » ? Jamais séparation ne lui
avait été à ce point cruelle. Lui, l'octogénaire, qui avait
gardé l'éternelle jeunesse des émotions profondes et
l'exquise fraîcheur des impressions de l'enfance, redevint
soudainement sombre. « Ah ! ma vie, — écrivait-il de
Paris le 30 décembre, — elle a été" une vie d'eftorts, de
luttes, de travail sans repos, mais du moins elle me sert
dans ma vieillesse (cet affreux mot qu'il faut savoir dire !)
et elle me fera peut-être une renommée. Peut-être... qui
sait ? Je n'ai pas grande croyance à la gloire... Il faut se
résigner, mais le moyen de ne pas penser aux rêves
écroulés, quand on se retourne et qu'on regarde derrière
soi !... A d'autres époques, j'avais plus de puissance sur
moi-même ; je trouvais dans ce que j'écrivais une diver-
sion, un arrachement à uue idée fixe qui me faisait souf-
frir. C'était cela, avec l'impérieuse nécessité de vivre^
qui expliquera mes ouvrages, bien plus que le désir de
— 390 -
la gloire, que je n'ai jamais beaucoup eu, et qu'une popu-
larité que j'ai toujours méprisée comme le siècle qui
pouvait la donner et qui Ta donnée à des Indignes. »
Est-ce que d'Aurevilly allait être repris, sur la fin de
ses jours, de la terrible maladie qui avait assombri sa
jeunesse et dont il ne s'était jamais complètement guéri?
Le mal romantique, le mal du siècle, avait-il encore du
pouvoir sur son âme ? La Normandie, le culte du pays
natal, ne l'avait donc pas complètement remis des accès
de fièvre qui jadis dévorèrent son cœur endolori, et n'avait
pas tué les germes morbides entretenus avec trop de
soin, comme une plante rare et délicieusement perni-
cieuse, aux heures folles de l'émancipation ! Mourrait-il
romantique endurci, — souff'rant toujours des exaltations
maladives qui lui faisaient dès l'adolescence, disait-il,
« une âme centenaire » ? Pourtant il s'était senti revivifié
au souffle de la brise normande. N'était-ce qu'une
illusion ?
C'est évidemment l'absence du sol cotentinais et la
pensée de la mort prochaine qui jettent Barbey d'Aure-
villy dans ces mornes dispositions d'esprit. Car il y a
longtemps que, vaincu par les leçons de l'expérience, il
a dit adieu aux folies d'une jeunesse enfiévrée. Peu à peu,
la paix est descendue dans son cœur, — non pas cette
paix égo'iste qui rend parfois les vieillards indifférents
aux choses ambiantes et aux êtres naguère les plus
aimés, — mais une noble et sainte paix, inspirée des
plus hauts sentiments et faite de mélancolique rési-
gnation : la paix, sorte de grâce divine, qui donne aux
dernières lueurs d'une âme qui s'en va la superbe
apparence de la sérénité et fait songer au calme de la
nature expirante, au déclin d'un jour d'hiver, lorsque le
soleil meurt lentement à l'horizon et promène sur
— 391 —
l'immensité du paysage le pâle reflet de sa splendeur
éteinte. '< Rien n'est plus beau que ce qui va mourir ! //
avait bien souvent répété d'Aure\ill.y. 11 redisait parfois
aussi le refrain du vieux laboureur normand qu'il avait
entendu dans son enfance: « C'est flni ! c'est fini! faut
partir! » Et l'accent de tristesse profonde, par lequel il
soulignait ces paroles d'adieu, semblait le commentaire
naturel de son aveu tardif : « Il faut se résigner ! »
Non ! il ne se cabrait plus, en révolté, devant la vie qui
lui avait paru jadis si menaçante, — ni contre la mort,
qui ne Tefirayait pas. Il s'était soumis aux nécessités
inéluctables, il avait accepté la destinée avec son cortège
d'inévitables souff'rances, et il savourait, apaisé, les
suprêmes joies qu'elle lui avait réservées. 11 avait fini par
se contenter, sans murmure, de sa part à la loterie uni-
verselle, et par découvrir cette vérité, qui est une loi,
d'après laquelle l'harmonie et l'équilibre du monde valent
bien que nous leur sacrifiions un peu de notre orgueil
natif, de nos mécomptes et même de nos plaisirs. 11
savait maintenant qu'on n'a pas le droit d'exaspérer, d'un
cœur léger', ses douleurs ni ses jouissances pour une
vaine satisfaction d'amour-propre, et qu'il n'est pas per-
mis à l'homme de hâter l'éclosion — toujours trop lente
à ses yeux — des surprises de l'existence. Il avait appris
à la grande école de l'expérience que la vie ne se plie pas
facilement â nos caprices, qu'on n'en abuse pas impuné-
ment, et qu'on ne doit point la transformer en matière à
émotions factices ou â créations fantasmagoriques. Et un
calme profond lui était venu en récompense de sa sou-
mission. Mais s'il s'était résigné, vieillard, â accepter ces
vérités qu'on ne peut méconnaître ni violer sans qu'il en
coûte, si son esprit était depuis longtemps guéri des
témérités du jeune âge, son âme ne l'était pas encore tout
?m —
a fait et ne le serait jamais complètement, son cœnr en
conserverait toujours la marque indélébile.
Dans la nuit du IG au 17 avril 18S8, Barbey d'Aure-
villy fut atteint du mal qui devait l'emporter juste un an
plus tard. Sachant que ses jours étaient comptés, il se
remit au travail avec une nouvelle ardeur. 11 voulait
mourir la plume à la main. Il venait de donner un volume
d'études critiques, les Histo)'iens, dédié a son compa-
triote et ami Siméon Luce. Coup sur coup il fit paraitre
le second tome du Théâtre Contemjioraln, une deuxième
édition des Quarante Médaillons de V Académie, et un
opuscule de Pensées détachées. 11 réunit les articles
qui forment le livre des Polémiques d'hier, et publia
le volume des Poètes, au frontispice duquel il se plut
à évoquer la mémoii'e du charmant et infortuné Henri-
Charles Read. Enfin, cédant aux instances de son en-
tourage, il essaya de retrouver une des œuvres de sa
prime jeunesse, le poème en prose àWmaidée qu'il avait
composé à Tâge de vingt-sept ans sous le regard de
Maurice de Guérin.
Cette pauvre Amaïdée avait eu des destins aussi
agités que l'héroïne dont elle retraçait les aventures et
que l'auteur-acteur qui en avait écrit l'histoire. Lorsqu'il
en avait envoyé le manuscrit à Trebutien, le 5 décembre
1<S54, d'Aurevilly lui avait expliqué longuement la genèse
de son œuvre, où il s'était peint sous les traits du philo-
sophe Altaï chargé de ramener à la vertu une malheu-
reuse fille dévoyée. Comme tout ce qui venait de son
ami. Aniaidée parut chose sacrée à Trebutien. Il fallut
la déplorable brouille des deux anciens rédacteurs de la
Revue de Caen, pour que le bon bil)liothécaire se dessai-
sit du précieux manuscrit : il le donna à Sainte-Beuve. A
la mort du grand critique, l'œuvre fut achetée par un
— 393 —
M. Paradis et finalement s'égara dans des mains incon-
nues (1). Il semblait donc trop certain, hélas ! qu'elle fût
perdue sans retour. Mais d'Aurevilly, avant d'en l'aire
son deuil, eut l'idée de s'adresser au dernier secrétaire
de Sainte-Beuve, M. Jules Troubat. Aussitôt, M. Troubat
demanda au Figaro l'insertion d'une note où il faisait
appel aux amis des Lettres. La note, reproduite par
plusieurs journaux, eut un effet presque immédiat.
Mademoiselle Trebutien avait découvert dans les papiers
de son oncle une copie à'Amaïdée. Ayant appris que le
romancier du Checalier Des Touches cherchait de tous
côtés cette œuvre de jeunesse, elle la lui envoya sans
délai. Et voilà de quelle manière, grâce aux merveil-
leuses copies du conservateur-adjoint de la bibliothèque
de Caen, Amaïdée put être présentée à la sympathie
publique.
Très touché de l'empressement de Mademoiselle
Trebutien, Barbey d'Aurevilly lui dédia son poème en
prose, vieux de plus d'un demi-siècle: « Ea vous offrant
ces quelques pages, — écrivait-il au mois de février 18S9,
— je ne fais que vous les restituer, et j'aime à y attacher
le nom de l'ami des meilleures années de ma vie, de
celui à qui je dois le plus. Que la fillette de ce temps-là
les accepte comme un héritage d'amitié, — le plus rare
et le plus noble des héritages ! » Cependant il eût voulu,
avant de la publier, reprendre AmaMée pour y intro-
duire bien des modifications rendues nécessaires par le
(1) Si je it(iieiiils ;i cette place le récit sii|iérieiirenieiil f.iit |);ir M. Paul
Boiuget en 18S!) et qui sert de iiréface a Amaidée, c'est ijue certaines
circonstances de la découverte du manuscrit ont écliap|ié à renquète ou à
la mémoire du l)rillant romancier et critique. Je remercie vivement M. Trou-
bat d'avoir bien voulu compléter mes recherches j)Crsonnelles par une
importante contribution (|ui donne, je crois, à ce petit chapitre d'histoire
littéraire sa vraie physionomie et sou expression délinitive.
— 394 —
laps de temps écoulé et par l'évolution de ses propres
idées. Lorsqu'une œuvre a cinquante-quatre ans d'exis-
tence, elle doit porter plus d'une ride. Il craignait surtout
que cette étude, romantique et romanesque, d'un cas
psychologique très spécial, ne fût point comprise des
générations nouvelles, et il s'inquiétait à la pensée qu'on
pourrait l'interpréter dans tel ou tel sens contraire à
ses intentions ou à ses souhaits. Or, à la stupéfaction
générale, Arnaïdée parut aussi fraîche, aussi jeune
que le jour même de sa naissance. Seule, la morale
toute philosophique et panthéistique, qui l'inspire et
en découle, n'était plus en rapport avec les croyances
religieuses de Barbey d'Aurevilly. Aussi mit- il en
post-scriptum aux dernières lignes du livre cette recti-
fication significative : « Lorsqu'il écrivit ces pages, —
disait l'illustre octogénaire, — l'auteur ignorait tout
de la vie. L'âme très enivrée de ses lectures et de
ses rêves, il demandait aux efforts de l'orgueil humain
ce que seuls peuvent et pourront éternellement —
il l'a su depuis — deux pauvres morceaux de bois mis en
croix ». La profession de foi catholique est, on le voit,
d'une nettelé parfaite. Ce qui nous la rend plus précieuse
qu'en toute autre circonstance, c'est qu'elle est datée du
18avriri<S89, « le jeudi saint >/, ainsi que le remarque
chrétiennement l'apologiste des Pi^ojohètes du Passé.
Telles sont les dernières paroles sorties de l'âme de
Barbey d'Aurevilly. Elles ont, par là, un caractère
presque sacré, et portent l'auréole de cette divine beauté
qui s'épanouit sur ce qui va mourir.
Deux jours après, le samedi saint, 20 avril, d'Aure-
villy faillit succomber à une hémorragie. « Moi qui
croyais passer un si agréable jour de Pâques ! » dit-il
tristement. A partir de ce moment, les forces du malade
- 395 —
déclinèrent avec une effrayante rapidité. Son confesseur,
un franciscain, le R. P. Sylvestre, qui l'avait déjà visité
à plusieurs reprises, fut mandé en toute hâte par
un ami commun, M. Léon Bloy, dans la nuit du lundi
au mardi, et administra au moribond les sacrements
suprêmes de l'Église. Celui qui avait été le terrible
Barbey d'Aurevilly mourut, apaisé et pénitent, le mardi
23 avril 1S89. Dès les premières heures de cette journée
de printemps, il s'endormit de l'éternel sommeil. Il avait
quatre-vingts ans, cinq mois et vingt-deux jours.
Il s'en alla simplement et sans bruit, selon son désir :
« Je ne veux personne à mes funérailles », avait-il dit
dans son testament. Le 26 avril, à neuf heures du matin,
de rares et vrais amis formèrent le cortège modeste d'un
homme qui avait vécu solitaire et qui, même après sa
mort, défendait son indépendance contre les assauts
tumultueux des coteries. Il n'y avait pas de « pleureurs
à gage » derrière le cercueil. C'était là le triomphe in
extremis d'un individualisme inflexible. A l'église, on
n'entendit pas de chants religieux ou profanes ; sur la
tombe, point de discours. Le corps de Barbey d'Aurevilly
fut déposé au cimetière Montparnasse, où il repose en
paix, n'y recevant que des visites pieuses. Mais son âme
s'est envolée depuis longtemps vers le ciel brumeux de
la Basse-Normandie. Quand elle revient, sous forme
d'un « spectre » guerrier, par les rues de Valognes et de
Saint-Sauveur-le-Vicomte, elle ne s'attriste pas de n'y
point voir le monument que ses compatriotes lui doi-
vent. Avide de respirer l'air natal, elle jouit de l'âpre
musique du vent de l'Ouest, et, loin des vaines agitations,
se mêle au concert de la brise normande qu'elle a tant
aimée.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
DÉDICACE A Mademoiselle Louise Read 5
PuÉFACE 7
CHAPITRE l^"". — La Normandie : Saint-Sauveur et
Valognes. — La famille Barbey. — La Camille
Ango. — Naissance de Jules-Amédée Barbey . , 11
CHAPITRE IL — Premières années d'enfance et
d'adolescence. — Education dans la famille et au
contact de la nature. — Besoin d'héroïsme : VOde
aux T/œrnwjnjles. — (1808-182G) 27
CHAPITRE m. — Études au collège Stanislas. —
Maurice de Guérin. — Retour au pays natal. —
Désir de vie militaire, — Le nom de d'Aurevilly.
— (1827-1829) 44
CHAPITRE IV. — Études à la Faculté de Droit de
Caen. — Guillaume-Stanislas Trebulien. — La
Révolution de 1830. — Idées républicaines. — La
Bei'ue de Caen. — Premiers essais politiques et
littéraires : Léa. — Thèse de licence en droit. —
(1829-1833) 60
CHAPITRE V. — A Paris. — Maurice de Guérin,
Edelestand du Méril et Trebutien, — Nouveau
séjour à Caen. — Léon d'Aurevilly. — Premières
poésies; La Bague d'Annibal ; Germaine; Amaïdée.
— (( Mal romantique ». — (1833-1835) ....
82
— 898
Pages
CHAPITRE VI. — Premier Mémorandum. — Voyage
en Touraine. — Séjour en Normandie, à Saint-
Sauveur, à Coutances et à Gaen. — Retour
définitif à Paris. — (1835-1837) 100
CHx\PITRE VII. — Vie mondaine. — Aristocratie, —
(c D'Aurevilly». — Journalisme. — Crises de roman-
tisme aigu. — Travail salutaire. — (1837-1838) . 120
CHAPITRE VIII. — Second Mémorandum. — Journa-
lisme : le Nouvelliste. — Distractions mondaines :
Dandysme. — Eugénie de Guérin. — Mariage et
mort de Maurice de Guérin. — (1838-1840) . . 138
CHAPITRE IX. — \j Amour Impossible. — Journa-
lisme : le Globe, le Moniteur de la Mode. — Le
Dandy Georges Rrummell. — Collaboration au
Journal des Débats. — Première ébauche d' L'ne
Vieille Maîtresse. — (1840-1845) 156
CHAPITRE X. — Retour à la religion ti^aditionnelle.
— La Société Catholique et la Revue du Monde
Catholique. — Révolution de 1848. — « Club des
Ouvriers de la Fraternité ». — Vie active. — Fin
d'un rêve. — (1846-1848) 178
CHAPITRE XI. — « Vocation normande ». — Idées
légitimistes : polémiques. — « Le Sacerdoce de
l'Epée ». — Les Prophètes du Passé et Une Vieille
Maîtresse; l'Ensorcelée. — Coup d'Etat du 2
décembre 1851. — Ralliement au régime nouveau.
— (1848-1852) 202
CHAPITRE XII. — Le second Empire. — Collabo-
ration au Pays. — Ebauche du Chevalier Des
Touches. — Poésies. — Edition d Eugénie de
390 —
Pages
Guérin. — « Normandisme ». — Premier crayon
du Prêtre Marié. — Grise de mysticisme. —
Réconciliation avec la famille. — (1852185()) . . 228
GHAPITRE XIII. — Retour au pays natal. — Séjour
à Saint-Sauveur, à Valognes et à Gaen. — Mémo-
randuin de Caen. — Polémiques littéraires et
déceptions. — « Les Fleurs du Mal ». — c( Le
Réveil )). — Mémorandum de Port-Vendres. —
(1856-1859) 253
CHAPITRE XIV. — Les Œuvres et les Hommes. —
L'édition de Maurice de Guérin et Sainte-Beuve.
— La jeune critique. — Grises d'individualisme
aigu : les Misérables ^ la Revue des Deux-Mondes,
le Journal des Débats, les Quarante Médaillons de
l'Académie. — Procès Buloz. — Plaidoirie de
Garabetta. — Le Chevalier Des Touclies. — (1859-
1863) 276
CHAPITRE XV. — Un Prêtre Marié. — Batailles au
Nain Jaune. — Voyage à Saint-Sauveur. — Le
Théâtre Contemporain. — Attaques contre les
Parnassiens. — Journaux d'avant-garde : l'Éclair,
la Veilleuse. — Succession de Sainte-Beuve au
Constitutionnel. — La guerre de 1870. — Mort
d'Édelestand du Méril. — (1863-1871) .... 305
CHAPITRE XVI. — Retour à Saint-Sauveur et à
Valognes. — Collaboration au Figaro, au Gaulois
et au Constitutionnel. — Les Diaboliques : menaces
d un procès. Intervention d'Arsène Iloussaye et
de Gambetta. — Mort de l'abbé Léon d'Aurevilly.
— Zes^as-^/cMS. —(1871-1880) 332
— 400 —
Pages
CHAPITRE XVII. — Gœihe et Diderot. — Collabo-
ration au Constitutionnel, au Triboulet, au Gil-Blas.
— Une Histoire sans nom, Ce qui ne meurt pas, les
Œuvres et les Hommes. — L'Académie Française
et l'Académie des Concourt. — Une Page d'Histoire.
— Derniers voyages en Normandie. — Amaïdée.
— Mort de Jules Barbey d'Aurevilly. — (1880-
1889) 365
CAEN. — IMPRIMERIE-PAPETERIE E. LANIER
PQ Grêlé, Eugène
2189 Jules Barbey d'Aurevilly
B32Z6^5
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