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Full text of "Jules Barbey d'Aurevilly, sa vie et son uvre d'après sa correspondance inédite et autres documents nouveaux;"

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/julesbarbeydaure02grel 


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JULES  BARBEY  D'AUREVILLY 


I       0.  M.  I.      I 


Jales  Barbey  d'Aurevilly 

SA  VIE   ET    SON    ŒUVRE 

d'après  sa  correspondance  inédite  et  autres  documents  nouveaux 


THÈSE   POUR   LE  DOCTORAT 

Présentée  à  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Université  de  Caen 


PAR 


EuoÈNK     GRKLÉ 


«  Quand  ils  iliseni  de  partout  que  les  nationalités 
décampent,  planions-nous  hardiment,  comme 
des  Termes,  sur  la  porte  du  pays  d'où  nous 
sommes,    cl  n'en  bougeons  pas  !  » 

J.  Barbey  d'Aurevilly. 


L.  JOUAN,  Libraire-Editeur 

iH,  rue  Saint-Pierre 


1904 


PQ 

XI  n 

nui 


JULES  BARBEY  D'AUREVILLY 


CHAPITRE   PREMIER 

Caractères  essentiels  de  la  vie  et  de  l'œuvre 
de  Barbey  d'Aurevilly 


Jules  Barbey  d'Aurevilly  appartient  à  cette  catégorie 
d'écrivains  dont  on  dit  qu'ils  sont  plus  célèbres  que 
connus.  Son  nom,  certes,  n'est  pas  ig-noré;  mais  son 
œuvre  est  assez  peu  répandue.  La  plupart  des  lettrés 
prononcent  souvent  les  syllabes  prestigieuses  et  sonores 
de  ce  nom,  qui  retentit  encore  aujourd'hui  à  toutes  les 
oreilles  en  accents  si  guerriers  et  devant  les  esprits 
évoque  tant  d'images  pittoresques  et«  moyen-âgeuses». 
La  foule,  elle,  n'a  jamais  pénétré  dans  l'œuvre  chatoyante 
et  variée  du  grand  romancier  dont  elle  se  contente  de 
savoir  les  titres  fastueux.  Barbey  d'Aurevilly  a  néanmoins 
laissé  un  souvenir   toujours    vivant   dans   les   lettres 


ff;im;;iisi>s  ;  aiipivs  de  <'oi"l;iiiu>s  iiilclliuoiicj's  (rditr,  il 
jouit  (1*11110  ronoiiimoo  coiisidôiMblo  (H  lonaco.  S'il  t\sl 
inécomui  do  la  iimlliludo  (ce  qui  osl  (Viohoux  ol  pour  oUo 
ol  pour  lui-momc),  il  a  dos  partisans  di»  choix  (pii  so 
plaisoul  à  sou  commerce  el  lui  demouronl  d'autant  plus 
attachés  qu'ils  sont  moins  nombreux.  Il  u  mérité  cette 
rare  fortune  de  u-roupor  autour  do  sa  mémoire  un  petit 
noyau  do  disciples  convaincus  et  de  «  dilollantes  » 
déclarés  qui  lui  tout  escorte  et  l'empêchent  do  s'éclipsor 
dans  la  nuit  où  sombrent  tour  à  tour  les  meilleurs  de  nos 
écrivains.  Il  doit  à  ces  amis  dévoués  do  survivre  dans 
l'esprit  des  hommes,  d'échapper  à  l'indifférence  dédai- 
gneuse des  générations  nouvelles,  de  posséder  même 
une  réputation  de  jour  en  jour  grandissante,  désormais 
à  l'abri  du  temps  et  des  modes  capricieuses  des  «  snobs  ». 
Ainsi,  il  a  sa  place  marquée  dans  l'immense  mouvement 
littéraire  du  XIX-"  siècle  ;  et  colle  place  lui  apparlioiit  on 
propre,  est  bien  à  lui. 

Au  moment  où  Barbey  d'Aurevilly  nioiinit.  ou  avril 
ISSO,  la  presse  salua  hàlivemonl  duii  suprême  adieu  la 
dépouille  do  celui  qu'on  appelait  le  "  Connétable  des 
Lettres  »,  le  «  duc  de  Guise  de  la  littérature  »  et  qu'on 
eût  pu  nommer  aussi  le  dernier  des  Chouans,  le  survi- 
vant méconnu  des  anciens  gentilshommes  qui  errait, 
égaré  et  oublié,  dans  notre  doniocralio,  lo  descendant 
authentique  et  solitaire  des  glorieux  chevaliers  nor- 
mands. C'était  un  homme  du  passé  qui  s'en  allait,  âgé  de 
plus  de  quatre-vingts  ans,  et  disparais.sait  bru.squement, 
la  plume  à  la  main,  de  même  que  .ses  ancêtres  mouraient 
sur  le  champ  de  bataille,  la  tête  haute,  l'épée  au  poing, 
face  à  l'ennenn.  Comme  eux.  et  non  moins  vaillamment, 
devant  la  mort  qui  se  faisait  proche,  Hai'boy  d'Anicvilly 
avait  pris  une  attitude  hautaine  de  géant  aussi  indcjmp- 


table  que  peut  l'être  un  preux  en  ce  siècle  où  «  la  race  » 
s'anéantit,  anémiée  au  contact  du  souffle  populaire. 

C'est  alors  que,  dans  un  de  ses  exquis  «  billets  du 
matin  »,  M.  Jules  Lemaitre  improvisa,  pour  le  divertis- 
sement de  sa  cousine  et  des  lecteurs  du  Ternies,  cette 
courte  oraison  funèbre ,  plus  piquante  qu  '  émue  : 
«  ...M.  Barbey  d'Aurevilly  vient  de  rendre  à  Dieu  son 
âme  généreuse  et  sonore  de  catholique,  de  Chouan,  de 
Dandy,  de  romantique  et  de  mousquetaire.  Or,  il  meurt, 
après  avoir  écrit  de  quoi  faire  quarante  volumes,  illustre 
et  inconnu.  Il  meurt  inconnu,  après  un  demi-siècle  de 
conversations  empanachées.  Car  d'abord  on  ne  saura 
jamais  à  quel  âge  il  est  mort,  et  s'il  est  né  en  1807  ou  en 
1811.  On  ne  saura  jamais  ce  qu'il  a  fait  pendant  vingt  ans 
de  sa  vie,  de  1830  à  1850...  Enfin,  on  ne  saura  jamais  si 
cet  homme  mystérieux;  soutenait  un  rùle  (très  noble  et 
très  innocent,  d'ailleurs),  ou  s'il  fut  sincère,  ni  dans  quelle 
mesure  il  le  fut,  et  ce  qui  se  mêlait  de  gageure  à  sa  sin- 
cérité ou  de  candeur  à  sa  comédie.  Il  emporte  avec  lui 
ces  trois  secrets.  »  (1). 

Les  secrets  que,  faute  de  recherches,  faute  de  se  ren- 
seigner, M.  Lemaitre  ne  pénétrait  pas  en  1889  et  qui,  à 
l'en  croire,  devaient  rester  toujours  ignorés,  il  ne  m'a 
pas  été  trop  difficile  de  les  mettre  à  nu  pour  la  plupart. 
Il  y  a  même  certains  mystères  qu'il  devient  de  jour  en 
jour  plus  aisé  de  dévoiler,  des  replis  intimes  que  l'on 
commence  d'apercevoir  en  cette  âme  fermée  qui  se 
dérobait  aux  questions  indiscrètes  et  cachait  orgueilleu- 
sement les  souvenirs  de  sa  jeunesse  dans  la  «  tour 
d'ivoire  >/  d'un  silence  impassible.  Bien  des  détails  inté- 


(1)  Jules  Lemaitre.  —  Le  Temps,  26  avril  1889.  —  Les  Conlemporains, 
5*  série  (Lecèiie  et  Outliii,  éditeurs). 


ressauts,  que  n'osait  solliciter  la  curiositr.  pourtant  tivs 
éveillée  et  presque  insatiable,  de  M.  .Iules  Leniaître,  sont 
maintenant  assez  précis  pour  (ju'il  ne  suit  pas  téniérairo 
d'y  insister.  J'ai  tenu  à  les  eclairiM' d'uno  pleine  lumière, 
afin  de  mieux  deua.uer  de  la  i.énoinhre.  nu  elle  s(>  cachait 
pudiquement,  la  ti.nure  de  ludu  iiéros  et  d'expliquer 
ainsi  lanivre  par  la  vitv 

Sans  doute,  on  ne  connaîtra  pas  de  sitôt  la  physio- 
nomie totale  de  Barbey  d'Aurevilly,  tout  son  èU'e 
intellectuel,  toute  son  àme.  Qui  môme  parviendra  jamais 
à  démêler  les  complexités  et  à  élucider  les  énig-mes 
d'une  nature  aussi  extraoï'dinaire?  Du  moins  ne  m'a-t-il 
pas  été  défendu  de  tenter  de  cet  homme,  singulier  et 
bizarre,  une  esquisse,  incomplète  évidemment,  mais 
fidèle,  qui  à  la  fin  est  devenue  un  portrait.  Peut-être 
pourra-t-on  plus  tard  retoucher  quelques  traits  de  cette 
image  très  attachante.  11  semble  douteux  qu'on  en 
modifie  sensiblement  l'aspect  général.  Elle  apparaît,  dès 
à  présent,  fixée  en  ses  lignes  essentielles  et  campée  dans 
l'altitude  définitive  où  la  contemplera  la  respectueuse 
admiration  de  la  postérité. 

Dorénavant,  quand  on  voudra  se  faire  une  idée  de  ce 
que  fut  Barbey  d'Aurevilly,  il  faudra  se  le  représenter 
sous  les  traits  d'un  «  individualiste  »,  acharné,  d'un 
«  romantique»  à  outrance,  d'un  «  aristocrate» convaincu, 
d'un  «  catholique  »  sans  peur  sinon  sans  reproche,  d'un 
«  Normand  »  fier  de  sa  province  et  l'aimant  (Tuii  amoui- 
passionné.  Tel  fut  l'homme,  ettelleest  l'œuvre  également. 

Sa  vie,  en  efiel,  ne  peut  se  séparer  de  son  (puvre. 
Toutes  deux  sont  liées  intimement,  et  s'associent  en  une 
étroite  union  ;  elles  s'harmonisent  par  leurs  contrastes 
mêmes.  L'histoire  de  la  vie  de  Barbey  d'Aurevilly,  c'est 
un  peu  l'histoire  de  ses  ouvrages  ;  et  il  m'est  arrivé  plus 


_  0 


d'une  fois,  au  cours  de  ce  travail,  de  n'avoir  a  narrer 
d'autres  faits  que  la  série  ininterrompue  des  labeurs  de 
mon  héros.  Avec  une  bibliographie  très  étendue,  précise 
et  détaillée,  de  tout  ce  qu'il  a  composé  pendant  plus  d'un 
demi-siècle,  on  connaîtrait  suffisamment  toute  son  exis- 
tence. Pareillement,  en  sens  inverse,  l'histoire  de  son 
œuvre,  c'est  aussi  l'histoire  de  sa  vie,  ou  plutôt  de  son 
âme.  Le  romancier  normand  s'est  mis  tout  entier  dans 
ses  écrits  ;  il  y  a  infusé,  pour  ainsi  dire,  son  tempérament, 
ses  impressions  les  plus  personnelles,  ses  souvenirs,  ses 
états  d'esprit  et  de  cœur,  —  tout  son  être.  Il  y  a  déve- 
loppé à  l'extrême  une  personnahté  robuste  et  originale. 
11  s'est  complu  à  marquer  de  traits  ineffaçables,  dans  ses 
livres,  sa  physionomie  intellectuelle  et  sentimentale 
dont  le  relief  est  saisissant,  l'individualité  puissante  et 
l'élévation  prodigieuse.  C'est  donc  lui-même,  avec  sa 
figure  propre,  très  colorée  et  saillante,  qu'il  m'a  paru 
bon  de  mettre  tout  d'abord  en  lumière.  Il  n'est  que  plus 
facile,  maintenant,  de  dégager  les  caractères  essentiels 
de  ses  œuvres,  de  dessiner  la  courbe  de  leur  évolution 
et  d'extraire  de  leur  rare  variété  les  éléments  durables, 
les  parties  maîtresses,  ce  qui  mérite  d'être  offert  à 
l'admiration  publique. 

En  dépit  de  ses  agitations  superficielles,  la  vie  de 
Barbey  d'Aurevilly  fut  simple,  d'une  belle  unité.  Elle  a 
été  la  vie  d'un  «  cérébral  »  qui  a  vécu  par  l'imagination 
l'existence  qu'il  ne  put  avoir  dans  la  réalité.  Son  adoles- 
cence, sa  jeunesse,  ses  premières  années  d'homme  mûr, 
jusqu'à  la  quarantaine  environ,  sont  vouées  à  l'étude 
solitaire  et  hautaine.  S'il  gaspille  bien  des  journées  dans 
le  monde,  il  n'y  perd  pas  son  temps,  il  s'y  instruit  et  s'y 
développe.  Plus  tard,  dès  qu'il  entre  dans  le  journalisme 
mihtant,  il  heurte  de  front  ses  contemporains.  Peut-être 


-  10  - 

alors  so  donno-t-il  rillusion  d'a.uir:  mais  do  Taclid!!  il  no 
t'oniuiil  pas  la  foriiio  vraie,  il  no  i*(Hiiiail  (\nc  lo  iiiirapo. 
11  reste  donc  un  isolé.  Enlin.  sous  la  menace  de  la  vieil- 
lesse qui  approche,  il  so  relire  do  plus  en  plus  en  lui- 
même,  il  vit  dans  ses  souvenirs  et  reg:arde  avec  étonne- 
menl  le  délilé  des  pénérations  nouvelles  qu'il  ne  com- 
prend pas.  Kl  il  meurt  plus  «  esseulé  »  que  jamais.  On  le 
voit  :  u!u^  merveilleuse  et  superbe  unité  préside  a  l'évo- 
lution de  cette  existence  dont  les  troubles  ne  lurent  (pie 
passatrers.  Il  en  est  de  même  à  l'égard  de  rd'uvre  ;  c'est 
Te.N pression  altiére  et  empanachée  d'une  nature  cheva- 
leresque. Elle  est  sortie  toute  vive  de  l'àme  mémo  de 
Barbey  d'Aurevilly.  Une  individualité,  poussée  à  l'excès  : 
voilà  quelle  en  est  la  marque  essentielle. 

Dans  celte  vie  comme  dans  celle  OMivre,  il  faut  iKuirlanl 
bien  faire  la  part  du  «  romantisme  ».  Bai"b(>y  d'.Aurcvilly. 
—  je  n'ai  eu  que  de  trop  fréquentes  occasions  de  le  mon- 
trer, —  a  voulu  réaliser  dans  la  pratique  journalière  do 
l'existence  l'idéal  romanti(iue.  11  en  a  sourtert  ;  et  ses 
soutt'raiices,  en  partie  fictives,  ont  eu  un  retentissement 
profond  sur  son  œuvre.  Tout  ce  qui  est  désordre,  «  moi- 
bidesse  »,  douleurs  imprécises,  agitations  confuses, 
durant  près  d'un  siècle  qu'il  a  traversé  avec  éclat,  c'est 
à  l'influence  du  romantisme  qu'il  l;iul  riiiij)nler.  De 
même,  tout  ce  qu'il  y  a  de  couleurs  Iroj)  voyantes,  de 
panaches  trop  bariolés,  de  frondaisons  trop  toutlues, 
dans  les  ouvrages  qu'il  a  lég-ués  à  la  postérité  :  c'est  pur 
roinuntisnie.  Là  encore  se  révèle  l'harmonie  intime  de  sa 
vie  et  de  son  œuvre,  et  leur  unité  foncière  s'en  trouve 
confirmée. 

Mais  toute  l'àme  de  Barl)ey  «l'Aurevilly  n'a  pas  été 
dévorée  par  la  fièvre  du  romantisme  La  meilleure  pai't 
doses  énergies  et  aspirations  inlellectuellesaetépresfpie 


—  11  — 

miraculeusement   préservée    du  désastre  où  l'eussent 
engloutie    à   jamais    et    sans   remède   les    désordres 
psychiques    de    sa   vingtième   année.    Il    s'est    sauvé 
lui-même    par    une    volonté     persévérante    et    active 
d'échapper  au  naufrage  ;  et,  plus  encore  que  sa  volonté, 
«  la  voix  du  sang  »  l'a  libéré  des  agitations  sans  issue  et 
des  exaltations  morbides  au  sein  desquelles  son  robuste 
tempérament  menaçait  de  s'étioler.  Il  s'est  évadé,  vers 
la  trentaine,  des  séduisantes  et  trompeuses  demeures  du 
romantisme  aux  mirages  sans  lendemain,  pour  se  réfu- 
gier dans  la  maison  de  ses  pères,  qu'il  avait  délaissée 
aux  heures  folles  d'une  jeunesse  ivre  de  liberté.  Là, 
enfin,  il  a  établi  pour  toujours  ses  pénates  sur  des  assises 
qu'il  croyait  inébranlables  :  l'Aristocratie,    le  Catholi- 
cisme,   la    Normandie.    Ce  triple  culte    de    l'ancienne 
société,  de  la  religion  traditionnelle  et  du  sol  natal  l'a 
guéri,  sinon  totalement,  du  moins  d'une  manière  bien 
sensible,  de   «  la  maladie  du  siècle  ».  Dès  lors,  son 
romantisme  n'a  plus  été  qu'un  romantisme  de  façade, 
d'apparat  et  de  «  magnificence  »  :  il  n'en  est  pas  devenu 
plus  impersonnel.  En  outre,  à  côté  de  ce  romantisme  empa- 
naché, si  original,  s'est  constituée  et  formée  peu  à  peu, 
au  fond  de  l'âme  de  Barbey  d'Aurevilly,  une  sorte  de 
réalisme  plus  original  encore  et  plus  précieux.  Par  ses 
tendances  aristocratiques,    catholiques    et   terriennes, 
l'apologiste  des  Prophètes  du  Passé  plonge  en  pleine  vie 
réelle.   Cette  vie,  c'est  sans  doute  la  vie  d'autrefois, 
une  vie  qui  ressemble  singulièrement  à  la  mort  :  mais  ce 
n'est  pas  un  rêve  sans  fondement,  —  comme  les  fumeuses 
conceptions  du  romantisme,  —  puisque  ce  fut  jadis  une 
réalité  solide  et  durable. 

Il  y  a  plus.  L'unité  de  caractère,  de  conduite,  d'inspi- 
ration, est  chose  noble  et  rare.  Par  là,  l'auteur  de  VEn- 


-  1-i  - 

sorci'/i'c  II  mis  de  la  ln'aiilc  dans  sa  carricit^  dhommo  do 
lettres.   II   en  a   déroule    harmoiueusjMiMMil  les   phases 
successives,  selon  les  lois  d'une  esthétique  très  rijçide.Il 
a  fait  de  son  existence  une  (euvro  d'art,  coinijosee  avec 
le  plus  grand  soin  et  ontrotcMino  avec  un  culli^  pieux.  Il  a 
vécu  le  roman  de  sa  vie  dans  une  lièro  et  ombrageuse 
dignité,  —  et  c'est  le  plus  niagnifiquo  roman  qu'il  ail 
écrit.  Roman  d'essence  aristocratique,  sans  concessions 
à  l'esprit   moderne,   sans  ménagement  des  préférences 
contemporaines.  Voilà  lu  vie  d'un  \  rai  <■<■  connétable  »  de 
la   Littérature  au  XIX'  siècle.  Voilà  son  onivre  aussi. 
L'aristocratie  en  est  peul-èlre  rélémenl  le  plus  inimitable. 
Mais  d'Aurevilly  est  «  tout  d'une  pièce  ».  Avec  lui,  pas 
de  faux-fuyants,  pas  de  demi-mesures.  S'il  se  réfugie 
dans  le  passé,  pour  y  satisfaire  mieux  à  loisir  ses  goûts 
aristocratiques,  il  ne  renie  rien  do  ce  passé,  il  en  accepte 
tous  les  leg:s.  Et  c'est  ainsi  qu'il  devient  catholique  intran- 
sigeant et  qu'il  marque  son  œuvre  au  coin  de  la  plus 
pure  doctrine  du  catholicisme  romain.  11  s'institue  le 
dernier  des  «  Pères  de  l'Eglise  »  le  suprême  représentant 
des  «  Prophètes  du  Passé  »,  le  fanatique  théologien  de 
l'absolutisme  religieux.   De  cette  manière,  il  se  sépare 
radicalement  du  '<  libre  examen» de  son  époque,  il  rompt 
définitivement  avec  les  tendances  «  libérales  »  du  siècle 
et  renonce,  de  gaieté  de  ca'ur.aux  ivresses  de  la  i)ensée 
laïcisée,  sécularisée,  délivrée  de  toute  contrainte,  que 
rien  ne  limite  ni  n'entrave  dans  son  essor  vers  l'infini. 

Enfin,  il  consomme  sa  rupture  avec  le  XIX'' siècle,  en 
s'attachant  désespérément  au  culte  délaissé  du  terroir, 
en  aimant  la  petite  patrie,  son  pays  natal,  d'un  amour 
profond  et  réfléchi.  Et  il  fait  de  son  o-uvre  un  hymne  à 
la  Basse- Normandie.  Le  XIX'"  siècle  est  centralisatcm-  et 
cosmopolitr.  lîarbey  d'Aurevilly  est  un  génie  «  autoch- 


—  13  — 

tone  »  :  il  «  décentralise  »  quand  même  et  toujours,  pour 
son  propre  compte,  sinon  pour  autrui,  afin  d'assurer  à 
jamais  sur  des  bases  inébranlables  sa  pleine  autonomie, 
farouche  et  intangible. 

Bref,  le  critique  des  Prophètes  du  Passé  et  le  roman- 
cier à' Une  Vieille  Maîtresse  s'est  fait  gloire,  en  un 
temps  de  rivalités  tumultueuses  et  de  turbulentes  coteries, 
de  demeurer  solitaire,  pur  de  toute  compromission  avec 
les  idées  du  jour  et  inaccessible  à  la  foule  :  il  s'est  montré 
«  individualiste  »  sans  faiblesse.  A  une  époque  de  démo- 
cratie, il  s'est  affiché  aristocrate  hautain  et  indomptable, 
dédaigneux  des  innovations  révolutionnaires,  épris  des 
principes  d'autorité  et  par-dessus  tout  confiant  dans  la 
«  force  »  monarchique.  Il  fut,  en  un  siècle  d'incrédulité 
scientifique,  un  catholique  d'instinct  et  de  raison,  un 
«  affamé  de  foi  »,  un  crédule,  si  l'on  veut,  —  en  tout  cas, 
un  croyant  inflexible,  ennemi  déclaré  de  toute  atteinte 
aux  dogmes  immuables  de  sa  religion  et  au  culte  sécu- 
laire de  son  Dieu.  Et  tous  ces  liens  qui  le  retenaient  au 
passé,  il  les  aff'ermit  encore,  dans  un  âge  d'émiettement 
social  et  de  nivellement  centralisateur,  par  un  attache- 
ment systématique  au  foyer  ancestral  :  il  fut  un  vrai 
Normand,  pieusement  fidèle  à  sa  province  et  l'aimant 
comme  une  seconde  mère.  Il  ne  ressemble  donc  en  rien 
à  la  plupart  des  écrivains  du  XIX^  siècle,  «  déracinés  »  de 
leur  sol  natal,  des  traditions  de  l'ancienne  France  et  de 
la  religion  de  leur  famille.  Lui,  il  plonge  ses  racines  au 
plus  profond  de  la  «  féodalité  »  catholique  et  terrienne. 

Son  programme  est  tout  Topposé  des  programmes 
contemporains.*  Quand  ils  disent  de  partout,— s'écrie-t-il 
fièrement,— que  les  nationalités  décampent,  plantons-nous 
hardiment,  comme  des  Termes,  sur  la  porte  du  pays 
d'où  nous  sommes,  et  n'en  bougeons  pas  !  »  Et  il  lève 


-  1 1  - 

bion  h:uit  rôtontlai'd  de  l;i  croisado  noiivollo  coiilrt>  la 
Révolulioii  iiionacaiiUv  l^tiir  lui.  <^  la  p(»rlr  du  i>aYs  » 
qu'd  aiiiio  est  ,uardot>  pai'  ct's  trois  for<*es,  l'iiidividiia- 
lisine,  rAristocralii»,  le  ('-atlutlicistiic.  Il  iio  sépai'c  pas  sa 
chèro  Normandie  dos  coiupa^iu^s  ikui  moins  clières  que 
d'anciennes  afiinilés  rapprocheiil  cl  ont  unies  à  jamais  ; 
il  les  veut,  un  contraire,  toujours  serrées  en  étroite 
harmonie  et  grandes  par  leur  union.  Lui-môme,  dans  sa 
vie  et  son  œuvre,  les  a  sans  cesse  vues,  représentées  et 
désiunoes  comme  des  forccs-Sd'ui's,  dont  le  destin  était 
indissolublement  lié. 

J'ai  le  devoir  de  rejeter  ces  conceptions  antiques 
au  nom  des  principes  fondamentaux  qui  rég-issent  la 
société  moderne.  Je  suis  trop  attaché  à  mon  époque,  je  lui 
suis  trop  reconnaissant  des  bienfaits  dont  elle  nous  a 
dotés,  pour  souscrire  aux  conclusions  de  Barbey  d'Aure- 
villy, aux  préjugés  que  son  fanatisme  érige  en  «  postu- 
lats »,  aux  hypothèses  que  son  intransigeance  élève  à  la 
hauteur  de  «  dogmes  ».  Et  je  sais  aussi  que  ce  n'est  pas 
à  un  homme  d'autrefois  que  nous  irons  demander  des 
conseils  pour  l'organisation  future  d'un  état  social  plus 
équitable.  Mais  je  lui  sais  gré,  en  dépit  de  toutes  ses 
«  erreurs  »,  de  n'avoir  jamais  appartenu  à  la  classe  de 
ces  «  désorbités  >/  qui  n'ont  plus  de  pays  à  eux  et 
semblent  exilés  de  leur  propre  patrie.  C'est  pourquoi 
j'avais  à  cœur  surtout  de  montrer  les  aspects  originaux 
d'mi  grand  esprit.  En  tant  que  Normand,  Barbey  d'Aure- 
villy ne  trouvera  pas  de  sitôt,  j'en  ai  peur,  son  émule  ni 
son  égal.  Comme  catholique  et  aristocrate,  il  ne  rencon- 
trera plus,  j'en  suis  sûr,  des  imitateurs  bien  convaincus. 
De  ce  fait,  mon  admiration  i)\  mes  hommages  ne  seront 
que  plus  vifs  :  car  ils  sont  désintéressés.  Je  ne  puis  ni 
en  attendre  ni  en  redouter  les  conséquences. 


-  15  — 

Ce  simple  exposé  d'une  cause,  qui  n'a  plus  guère  de 
partisans,  comportera,  je  Tespère,  son  enseignement  et 
sa  réfutation.  Et  après  que  nous  aurons  salué  d'un 
regard  respectueux  un  homme  d'ancien  régime,  qui  fut 
grand  par  ses  rêves,  ses  exagérations,  ses  illusions 
mêmes,  nous  n'aurons  que  plus  de  joie  à  suivre  l'étoile 
de  nos  destinées  nouvelles,  et  à  élever  notre  cœur  vers 
le  présent,  vers  l'avenir  ! 

11  est  temps  d'entrer  dans  le  détail  de  l'œuvre  extraor- 
dinaire de  notre  héros.  Barbey  d'Aurevilly  nous  y 
apparaîtra  comme  un  chevalier  des  siècles  passés, 
brandissant  le  glorieux  bouclier  de  ses  ancêtres  et  bardé 
de  leur  armure  des  grands  jours  de  combat.  Ainsi  revêtu 
de  pied  en  cap,  il  a  lancé  d'audacieux  défis  à  la  société 
moderne  et  jeté  un  «  nescio  vos  »  énergique  à  la  face  des 
hommes  d'aujourd'hui.  Cependant  il  a  parfois  mis  de 
côté  ses  armes  offensives  et  défensives,  pour  donner 
libre  cours  à  ses  émotions,  pour  se  laisser  gagner  par  le 
mélancohque  souvenir  des  choses  qui  ne  sont  plus.  De  la 
sorte,  son  culte  «  individualiste  »  et  «  romantique  »  pour 
l'Aristocratie,  le  Catholicisme  et  la  Normandie,  se  faisait 
tour  à  tour  agressif  ou  simplement  pieux.  Mais  quelque 
forme  qu'aient  prise  tous  ces  cultes,  qui  à  ses  yeux 
étaient  inséparables,  Barbey  d'Aurevilly  leur  doit  ses 
meilleures  inspirations.  Voilà  le  «  triple  airain  »  dont  il  a 
cuirassé  son  existence  si  fière  et  où  il  a  enfermé  son 
œuvre  si  noble  pour  les  défendre  l'une  et  l'autre  contre 
les  atteintes  du  temps.  Sa  mémoire  et  ses  écrits  y  seront 
à  jamais  conservés,  et,  avec  leur  allure  successivement 
guerrière  et  pacifique,  sont  marqués  pour  l'éternité  du 
sceau  de  Ce  qui  ne  meurt  pas. 


CHAPITRE     II 
L'Individualisme 

LE  ((  Mt)I  »  DANS  LA  PUÉSIL  ET  LE  ROMAN.  —  LA 
«  SENSATION  »  DANS  LA  CRITIQUE.  —  LE  FRANC 
JEU  DE  LA  PERSONNALITÉ.  —  HAINE  DES  ASSO- 
CIATIONS ET  COTERIES. 


Il  est  peu  d'écrivains,  —  si  même  il  en  existe,  —  qui 
aient  poussé,  aussi  loin  que  Barbey  d'Aurevilly,  le  soin 
jaloux  et  l'orgueil  de  leur  personnalité.  Dès  son  âge  de 
vingt-trois  ans,  alors  que  les  jeunes  gens  cherrhenl  leur 
voie,  U'itonnent,  hésitent  entre  plusieurs  tendances, 
imitent  vaille  que  vaille  leurs  aînés,  copient  gauchement 
leurs  conleniporains  et  reroiNcnt  mille  inlhuMiccs  con- 
traires, lui,  il  est  en  possession  de  ses  moyens  littéraires, 
de  sa  forme  d'art,  de  son  esthétique;  et  il  ne  les  doit 
qu'à  lui-môme.  Jeté  en  pleine  fièvre  de  la  révolution 
romantique,  il  ne  se  traîne  pas  plus  derrière  les  vain- 
queurs que  les  vaincus  du  jour,  il  ne  va  pas  grossir  les 
états-majors  delà  littérature  anciciino  ou  nouvelle,  il  ne 
se  fait  le  caudataire  de  personne.  11  ne  relevé  que  de  sa 
propre  initiative,  de  ses  fantaisies  et  de  sa  volonté. 


—  17  — 

C'est  à  cette  époque  qu'il  écrit  sa  première  nouvelle, 
intitulée  Léa.  Elle  est  datée  de  juillet  lcS32.  Telle  est  la 
manifestation  inaugurale  de  sa  carrière  d'artiste  :  car  on 
ne  peut  compter  pour  un  véritable  début  YOde  aux 
Thermopyles ,  composée  en  1824.  Si  à  quinze  ans 
d'Aurevill}^  imitait  Casimir  Delavigne  et  s'en  faisait 
gloire,  son  enthousiasme  juvénile  ne  dura  pas  longtemps. 
A  peine  sorti  du  collège,  il  brisa  son  idole  d'une  heure 
avec  la  même  fougue  qu'il  avait  mise  à  l'élever  sur  un 
haut  piédestal,  et,  à  la  place  du  dieu  détrôné,  il  n'éprouva 
pas  le  besoin  de  s'en  choisir  un  autre.  Il  avait  fait  table 
rase,  à  jamais,  des  admirations  plus  ou  moins  conven- 
tionnelles du  jeune  âge;  il  n'admit  plus  aucun  saint  sur 
son  calendrier  littéraire.  Et  pourtant  ce  n'étaient  pas  les 
divinités  qui  manquaient;  il  s'en  érigeait  alors  toute  une 
pléiade.  Vers  1830,  il  y  avait  encombrement  de  statues  à 
chaque  carrefour  de  la  poésie,  du  théâtre,  du  roman  et 
de  l'histoire. 

Sans  consulter  les  goûts  du  moment,  sans  se  soucier 
de  la  faveur  publique,  sans  faire  appel  au  patronage 
d'hommes  en  vue,  l'étudiant  de  Caen  fixe  son  choix  sur 
une  forme  d'art  très  difficile  et  alors  peu  cultivée:  la 
nouvelle.  Mérimée  n'avait  pas  encore  publié  ses  chefs- 
d'œuvre.  Le  genre,  si  gaulois,  du  conte  rapide  et  bref,  du 
roman  abrégé  et  concis,  du  récit  sobre  et  resserré  dans 
d'étroites  limites,  était  tombé  en  discrédit.  Point  n'est 
besoin  d'une  autre  raison  pour  que  le  jeune  Barbey,  qui 
a  toutes  les  témérités  de  l'adolescence,  qui  sera  toute  sa 
vie  un  entreprenant  et  un  audacieux,  essaye  de  remettre 
à  sa  vraie  place,  à  la  place  d'honneur,  la  nouvelle  tout  à 
fait  délaissée.  Par  là,  il  renoue  la  tradition  nationale 
interrompue  et  alimente  son  talent  naissant  dans  la  plus 
pure  veine  du  génie  français. 


-  iS  - 

C.o  iTosl  pumlanl  i|irim  clol)ul  Lrii  osl  uni»  n'iivi-i» 
il'oxlrèino  joiinesse.  On  ii"y  iumiI  liccoiix lii-  les  (pKilitr's 
saillaiilos  do  récrivain.  11  faut  un  travail  supérieur  à 
eelui-là  pour  justitier  les  prétentions  do  l'anei»'!»  élève 
du  collogo  Stanislas  et  pour  que  so  dégage,  du  milieu  des 
brunies  de  la  vingtième  année,  une  porsonnalilé  encore 
incertaine. 

Jules  Barbey  soullVe  d'indicibles  douleurs  dans  sa 
sensibilité  exaspérée,  son  imagination  trop  ardente 
et  son  cteur  assoille  de  désirs.  La  poési(\  —  une 
poésie  très  originale  et  d'une  individualité  outrée,  —  vu 
servir  d'exuloire  à  ses  instincts  de  révolte  longtemps 
contenus.  Alors  il  chante  les  tristesses  de  l'isolement,  il 
dit  en  accents  navres  l'amère  volupté  des  larmes  pleurées 
dans  le  silence  do  l'àme,  il  clame  épcrdùmcnt  ses 
angoisses.  Il  voudrait  à  la  fin,  tant  il  est  malheureux, 
sortir  de  lui-même,  échapper  à  son  pauvre  «  moi  »  qui  le 
harcèle  sans  répit,  anéantir  jusqu'au  spectre  de  son  être. 
Mais  il  ne  le  peut.  En  cherchant  à  s'éviter  et  à  se  fuir,  il 
se  retrouve  toujours.  Et  il  écrit  sa  Ocnnaine,  <>■  ptuir 
s'apaiser  >/,  dit-il,—  en  réalité,  pour  aiguiser  ses  propres 
souffrances  on  il  se  comptait  malgré  lui.  Il  n'entend  pas 
être  «  littériiteur  »,  homme  de  lettres,  artiste  au  sens 
exclusif  du  mot.  Il  l'est  par  dépit,  faute  d'être  en  état  do 
se  soulager  autrement  du  poids  de  la  vie.  Ses  maladies 
morales,  voilà  tout  son  tident.  Aussi  a-t-il  raison  d'appeler 
ses  poésies,  son  «euvre  entière,  «  des  gouttelettes  do 
sang  ». 

Existe-t-il  ailleurs  pareille  hypertrophie  d'une  sensibi- 
lité morbide,  d'une  personnalité  fougueuse?  C'est 
douteux.  En  tout  cas. Barbey  d'Aurevilly  apparaît  comme 
le  type,  amplifié  jusqu'à  l'excès,  d»^  l'écrivain  (jui  n'est 
écrivain  ni  par  gont,  ni  par  profession,  ni  j»ai-  ambition, 


-  10  - 

mais  seulemoiil  par  une  sorte  de  nécessité  inéluctable, 
résultant  de  sa  nature  particulière,  de  son  tempérament 
indompté,  de  ses  violentes  crises  intimes.  N'est-ce  pas  là 
un  phénomène  vraiment  à  part  et  peut-être  unique? 

Et  il  poursuit  son  œuvre,  enintrépide,  presque  à  son  insu. 
LWDiour  Impossible  est  une  confession  de  désespéré  ; 
c'est  l'aveu  d'impuissance  fait  par  un  cœur  blasé  qui  ne 
sait  plus  trouver  d'intérêt  à  la  vie.  D'Aurevilly  a  écrit  ce 
livre  de  1838  à  1840,  à  l'époque  la  plus  tourmentée  de  sa 
jeunesse  expirante;  il  y  a  condensé  ses  tristes  expé- 
riences d'alanguissement  maladif  et  de  factice  insensi- 
bilité. 11  y  a,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  lavé  son  àme 
des  écumes  du  passé  ».  Là,  il  s'est  mis  à  nu,  avec  une 
évidente  sincérité,  dans  toute  la  laideur  de  son  désen- 
chantement radical,  ainsi  que,  quelques  années  plus 
tôt,  en  composant  la  Bague  cCAnnihal,  il  avait  dévoilé 
ses  déplorables  tendances  à  la  froide  ironie  et  distillé  le 
poison  subtil  d'un  esprit  qui  ne  croit  plus  à  rien. 

Il  est  difficile  de  concevoir  œuvre  plus  personnelle  que 
celle-là.  Elle  est  faite  de  souvenirs,  de  sentiments, 
d'impressions  intimes;  elle  a  été  «  vécue  »  avant  d'être 
écrite:  c'est  l'épanouissement  naturel  d'une  sensibilité 
qui  s'épanche.  Même  lorsque  d'Aurevilly  s'arrête  sur  la 
pente  des  confidences  commencées  et  semble  vouloir 
fuir  son  «  moi  »  envahisseur,  quand  il  entend  se  sous- 
traire à  l'obsession  du  passé,  il  n'arrive  pas  à  dissimuler 
l'originale  etfière  allure  de  son  individualité.  L'essai  sur 
Brummell  et  le  Dandysme,  par  exemple,  n'est  pas  une 
étude  où,  sous  prétexte  de  biographie  et  de  critique,  la 
physionomie  de  l'auteur  se  dérobe.  Ici  comme  partout,  à 
toutes  les  pages  de  ses  travaux,  Barbey  apparaît  et  se 
montre  tout  entier.  C'est  un  Dandy  qui  parle  du  dandysme 
et  qui  se  peint  de  pied  en  cap,  en  «  illuminant  »  la  figure 
altière  de  son  héros. 


—  '^^  — 

Mais  voici  que  se  l'ail  jour,  (.l'mioniauiero  i)liis  oclalaïUo 
oucoro,  la  pt^rsonnalilé  do  l'cvrivain.   fur  Vieille  Mai- 
tresse  n'esl  aulro  clioso  qiruno  phase  do  la  vio  do  nom* 
do  Harboy  d'Aiirovilly  :  il  y  uarro  dos  avoiiluros  d'amour 
où  il  a  jouo  lo  promior  rôlo.  L'd'uvro  a  olo  Ironipoo, 
commo  il  Unlit  lui-momo  a  Trohulioii.  '<  dans  la  sanuuino 
oonoonlrôo  du  souvoiiir  ^>.   1*^1  il  ropoU^  à  oo  propos  u!> 
mot  do  la   lUKjue  d'Atinihul  :  «  Los  souvenirs,   —  cos 
bouvreuils  a  la  poitrine  .saii.u:laiilel  i*  —  de  mémo  (piil 
s'écriera  plus  lard  :  '<  Lc^s  moilleures    couleurs  do  nos 
palettes  ne  sont  jamais  que  lo  sani;-  qui  coula  do   nos 
Cd'urs  ».  «r  C'est  encore  la  j^loiro  do  la  fantaisie  que  ce 
nnuv(MU  livre,  —  ôcril-il  à  Trebulien,  lo  VJ  avril  lStr),a 
propos  de  sa  Velli)ii,  —  mais  c'est  lo  réiiiuî  du  souvenir, 
de  riiabiludo,  de  la  laideur  mystérieuse  et  puissante.  11  y 
ados  pages  qui  m'ont  apaisé,  comme  le  sang,  qui  coule 
d'une  veine  ouverte,  apaiso  de  certaines  douleurs  ».  Le 
i")  mai,  il  ajoute  :  «  C'est  de  la  passion,  s'il  en  fut.  que  ce 
roman  écrit  dans  les  circonstances  les  plus  douloureuses 
i\c  ma  vio.  les  plus  chargées  d'abattement,  ol  (jui  m'a 
relevé  et  rappelé  a  la  vie  des  sensations  fortes  comme  lo 
plus  pénétrant  des  spirilueu.x  >>. 

Avec  X Ensorcelée  commence,  semble-t-il,  une  nouvelle 
étape  de  la  carrière  intellectuelle  du  romancier,  celle  où 
il  aborde  franchement,  d'un  pas  assuré,  en  Normand 
respectueux  et  attendri,  Ihistoire  de  son  pays.  Là,  il  n'y 
a  plus  place  pour  le  développement  à  outrance  d  un 
tempérament  fougueux  ni  pour  lo  libre  jeu  d'une  sensi- 
bilité qui  ne  sait  se  contenir.  11  faut  se  renfermer  dans 
les  strictes  limites  d'un  genre  liybrido,  qui  n'esl  pas  tout 
:i  fait  de  rhistt)ire  et  qui  n'est  qu'a  demi  du  roman.  Kt 
pourtantd'Aurevilly,  on  donnant  à  ses  porsoimages  une 
allure  presque  surhumaine,  parvient  a  faire  preuve  d'une 


-  21  - 

originalité  grandiose.  V Ensorcelée  et  Le  Chevalier  Des 
Touches,  —  qui  est  conçu  d'après  un  système  analogue, 
—  sont  deux  superbes  fragments  d  épopée  en  prose.  Ce 
sont  des  poèmes  auxquels,  selon  Texpression  même  de 
l'auteur,  «  à  défaut  de  la  luniière  intégrale  et  pénétrante 
de  l'Histoire,  la  Poésie,  fille  du  Rêve,  attache  son 
rayon  »(1). 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  dernières  œuvres  de  Barbey 
d'Aurevilly,  Un  Prêtre  Marié,  Les  Diaboliques,  L'His- 
toire sans  nom  et  Une  Page  d'Histoire,  qui  n'accusent, 
à  des  titres  divers,  une  prodigieuse  et  inépuisable  person- 
nalité. N'est-ce  pas  un  vrai  miracle  que  ce  renouvellement 
constant  d'une  nature  toujours  bouillonnante,  ce  passage 
sans  effort  d'un  roman  mystique  à  une  série  de  nouvelles 
<\  endiablées  »,  cette  richesse  de  tempérament  auquel  il 
ne  manque  que  des  loisirs  pour  être  fécond  ? 

Par  malheur,  le  romancier  est  gêné  dans  son  essor 
par  la  nécessité  de  vivre  au  jour  le  jour  :  il  ne  peut  se 
donner  tout  entier  à  sa  besogne  favorite,  par  laquelle  il 
se  «  nettoie  »  l'âme  des  «  écumes  »  du  passé.  Mais 
quelles  belles  revanches  ne  prend-il  pas  dans  sa  critique! 
L'existence  le  contraint  au  métier  de  journaliste  ?  il  y 
mettra  toute  sa  passion  intérieure,  toute  sa  sensibihté, 
tout  son  être  !  Il  y  sera  lui-même  le  plus  qu'il  pourra.  — 
tant  qu'on  le  laissera  faire!  Et  que  de  haines  magnifiques 
lui  seront  ainsi  acquises,  —  dont  il  va  s'enorgueiUir  et  se 
parer  comme  d'un  manteau  de  prix  !  Toujours,  sa  cri- 
tique portera  l'empreinte  d'une  personnalité  ardente  et 
exaspérée. 

A  chaque  instant,  il  se  nomme  'f.  un  tirailleur  libre  », 
«  un  franc-tireur  »,  «  un  Chouan  ».  S'il  affecte  des  airs 

(1)  L'Ensorcelée.  Préface,  p.  5  (éd.  Lemerre). 


tapuîTOiirs,  c'est  pi>iir  mieux  nionlrer  «in'il  ne  relève  de 
(lui  (juo  ee  soil,  qu'il  est  ;i])S()luineul  inclrpendaiit.  De  là. 
sa  g-uerre  conlre  les  colerios  el  les  associalious.  f  Moi. 
—  êerit-il  eu  IS'^O  dans  un  arlicl(Mlu  ('oiislihdioinu'l  sur 
les  Mémoires  iuedils  d(^  Saiul-Siuion,  —  moi  (pii  méprise 
les  idées  collectives  el  toutes  les  espèces  de  rassemble- 
ments, ceux  des  Instituts  connue  ceux  de  la  rue...  » 
N'est-ce  pas  le  suprême  degré  do  l'individualisme?  Aussi 
d'Aurevilly  est-il  un  solitaire  dans  les  Lettres  contempo- 
raines. 11  ne  juge  pas  de  sang-froid  les  œuvres  d'autrui, 
mais  il  a  des  inluilioiis  parfois  merveilleuses  el  presque 
géniales.  11  voit,  il  entend,  il  goûte,  il  savoure  connue 
pas  un.  C'est  un  sensilif  consommé,  un  sensuel,  tin 
g'ourmet  ;  ses  sens  ont  une  intensité  el  une  finesse  rares. 
II  jouit  de  jouissances  profondes  et  exècre  de  haines 
violentes.  11  aime  fougueusement  ou  il  déteste  ardem- 
ment; jamais  il  n'est  inditférenl  ou  insensible;  en  loul 
état  de  cause,  il  veut  être  consciencieux. 

L'idéal  est  très  élevé,  trop  élevé  sans  doute  pour  la 
foule  et  dès  lors  inaccessible  à  la  plupart  des  écrivains. 
Combien  peu  y  atteignent  ou  même  essayent  de  s'y 
haiisser!  C'est  qu'il  est  extrêmement  périlleux,  dans  une 
société  centralisée  à  l'excès,  de  se  poser  en  «  intransi- 
geant ».  de  crier  très  haut,  comme  si  une  seule  voix  au 
monde  avait  le  droit  de  se  faire  entendre,  et  enfin  de 
transformer  le  champ  clos  de  la  litlcralure  en  im  vaste 
champde  batailleoù  sans  répit  ni  merci  coule  le  sang!  On 
comprend  que  le  premier  venu  ne  peut  se  hasarder  à 
réaliser  pareil  programme  11  fallait  un  "  croise»  ••  <!•< 
anciens  temps  pour  faire  cette  tentative. 

Je  ne  veux  point  dire,  d'ailleurs,  que  Barbey  d  Aure- 
villy n'ait  jamais  adouci  le  caractère  hautain  et  tranchant 
de  son  «  individualisme*.  Les  nécessités  de  la  vie  l'y 


—  23  — 

onlcouli-aint  :  ce  sont  de  terribles  «  niveleuscs  »  d'hommes 
et  d'aveugles  éducatrices  des  volontés  ;  elles  soumettent 
les  plus  rebelles  au  joug-  de  la  loi  commune.  Comme  il 
faut  vivre,  avant  tout,  et  que  môme  un  écrivain  ne  se 
nourrit  pas  de  son  seul  talent,  d'Aurevilly  a  dû  faire,  — 
bien  à  contre-cœur,  —  métier  de  sa  plume. 

Il  était  destiné,  par  ses  goûts  natifs,  à  n'écrire  qu  en 
«dilettante»,  par  plaisir  pur,  ou  tout  au  plus  pour  l'agré- 
ment d'une  élite  et  de  ses  intimes.  Mais  il  a  été  obligé  de 
gagner  son  pain.  Or,  le  seul  fait  de  devenir  journaliste 
l'exaspérait.  Se  muer,  lui,rhomme  de  toutes  les  élégances 
et  de  tous  les  succès  mondains,  en  l'être  misérable  qui 
s'appelle  un  rédacteur  de  feuille  publique  ;   dépendre  de 
ce  personnage  exigeant  qui  a  nom  directeur  de  journal  et 
de  ce  tyran^ anonyme  qu'est  la  foule;  entrer  d.ans  un 
groupe  et  dépouiller  par  conséquent,  au  contact  d'autrui, 
peu  ou  prou  de  sa  personnalité  ;  n'être  plus  qu'une  entité 
noyée  et  fondue  dans  une  collectivité  qui  ne  tarde  pas  à 
perdre  toute  couleur,  à  force  de  subir  des  influences 
mélangées;   se  grimer    en   serviteur   des  masses,  en 
amuseur  populaire,  en  histrion  de  tréteaux  plébéiens; 
s'attacher  à  la  glèbe  de  la  «  copie  ^>  et  se  river  à  l'escla- 
vage de  la  littérature  payée  ;  -  c'était  pour  lui  le  comble 
de  rinfortune.  De  semblables  exercices  sont  suprême- 
ment douloureux  à  un  individualiste  et  répugnent  à  ses 
instincts  de  solitude.  Rien  que  de  se  plier  à  la  besogne 
des  professionnels  du  journahsme,  cela  l'écœurait  et 

l'affolait. 

En  dépit  de  ses  révoltes,  Barbey  d'Aurevilly  a  du 
pourtant  se  résigner  à  l'âpre  labeur,  obscurément  fait  et 
sans  doute  condamné  à  rester  obscur.  Il  lui  a  fallu  accep- 
ter les  fonctions  de  critique  littéraire,  —lui  qui  se  sentait 
resprit  du  monde  le  moins  apte  à  «  éplucher  »,  à  «  éche- 


—  .2\  — 

nillor  »  los  livres  do  ses  confrères.  Son  (léiiument  l'a 
rédiiil  aux  iiiisèi-cs  sans  i^loirc  de  la  presse  (|Ui»lidieiiiio 
on  iiebdoniadaii'e.  11  l'aillil  coiMiaitre,  Ini  anssi,  <^  les 
travaux  forées  de  rhoinieur^quitlêvorèrenl  lesdcM-nières 
aiHiées  niélaneoliques  du  .urand  poèlo  qu'il  ainiail  lanl. 
—  do  Lainarline.  jadis  idole  du  peuple,  et  abaisse  par 
rinp:ratilude  de  ses  anciens  courtisans  à  l'état  de  merce- 
naire et  de  déclassé  dans  sa  propre  patrie  qu'il  avait 
sauvée  dun  désastre.  Si  celte  cruelle  extrémité  de 
malheur  fui  épai;iinéeà  d'Aurevilly,  il  n'en  eut  pas  moins 
a  soutlrir  des  atloinles  portées  à  sa  dignité  de  solitaire. 

Aussi  s'est-il  vong-é  de  ses  mésaventures  en  disant 
tout  le  mal  possible  de  la  presse,  qui  était,  en  môme 
temps  que  son  g-agne-pain,  la  cause  de  ses  tourments. 
Les  institutions  contemporaines  ont  ro(;u  de  lui,  en 
saillies  ironiques  et  en  mordantes  injures,  la  récompense 
de  ce  qu'il  se  voyait  contraint  à  leur  demand(M'.  Quel  plaisir 
ne  prend-il  pas  à  malmener  les  journalistes  et  qu'il  doit 
jouir  intérieurement  des  méprisantes  paroles  qu'il  leur 
jette  à  la  face,  —  à  tous,  sans  s'excepter  lui-même  do  la 
foule  g-rouillante  et  famélique.  Alors  il  se  dédouble 
vraiment  :  il  y  a  en  lui  le  «  folliculaire  //  qii'il  hait  el  le 
lettré  hautain  qu'il  chérit.  Ce  dédoublement  de  personnalité 
sauve  son  «  individualisme  »,  qui,  loin  <lo  diminuer,  va 
toujours  s'accentuant  avec  les  années.  Chaque  pas  que 
d'Aurevilly  fait  dans  la  dure  carrière  des  lettres  accuse 
une  recrudescence  de  son  hostilité  à  l'endrcùl  des  asso- 
ciations, quelles  qu'elles  soient,  et  des  réunions  de 
journalistes  auxquelles  il  est  forcé  d'apparlonir. 

Croit-on,  par  exemple,  que  ce  soit  do  gaité  de  co'ur  ou 
dans  dos  dessoins  d'ambition  qu'd  sollicilo  d'écrire  au 
Jiiui'iial  des  Ih'hdts  et  a  la  liei'nc  des  iJtu.i-Mnndrs .'^ 
On  le  méconnaîtrait  grandement,  si  on  lui  prêtait  de  tels 


désirs.   C'est  tout  simplement  le  besoin  de  vivre  qui 
le  pousse  à  frapper  à  la  porte  de  ces  deux  fameuses 
«  maisons  ».  Du  reste,  il  y  entre  la  lôte  haute,  et  j'ai  bien 
peur  qu'il  n'ait  découragé  d'avance,   par  son  humeur 
indépendante  et  bizarre,  nombre  de  gens  qui  se  seraient 
peut-être  intéressés  à  sa  personne  ou  à  sa  littérature.  Dès 
en  franchissant  le  seuil  des  plus  hospitalières  demeures, 
il  laisse  entendre  qu'il  n'est  à  la  merci  de  qui  que  ce  soit 
et  qu'il  réserve  par-dessus  tout  l'absolue  autonomie  de  sa 
plume.  Il  ne  modifierait  pas  un  mot  de  son  manuscrit 
pour  faire  plaisir  à  Silvestre  de  Sacy  ou  à  François 
Buloz.  Si  l'on  essaie  de  lui  démontrer  la  nécessité  de 
certaines  corrections,  il  se  fâche.  Il  ne  veut  convenir  de 
rien,  préférant  se  brouiller  avec  ces  «  marchands  de 
papier  noirci  »  que  céder  à  leurs  instances.  Et  il  sort  de  la 
maison, où  il  s'était  fourvoyé,  en  faisant  claquer  la  porte. 
Il  est  donc  en  quelque  manière  l'artisan  de  ses  propres 
déboires.  On  ne  l'exclut  pas,  il  s'exclut  lui-même  en  se 
retranchant  derrière  sa  dignité  froissée.  Ce  n'est  point, 
on  le  voit,  pour  se  venger  d'injustices  et  de  mauvais 
accueils  immérités  que  Barbey  d'Aurevilly  attaque  les 
Débats  ou  la  Revue  des  Deux-Mondes.  11  s'insurge  contre 
ces  redoutables  puissances  par  rancune  d'écrivain  qui  a 
été  blessé  au  plus  profond  de  son  ame  orgueilleuse  et  de 
ses  sentiments  de  fierté  invincible,  le  jour  où  il  les  a 
rencontrées  sur  son   chemin  et  s'est  trouvé  vis-à-vis 
d'elles  dans  une  attitude  de  postulant.  Il  souffre  d'avoir 
dû,  à  un  moment  donné,  courir  le  risque  de  faire  partie 
d'un  haïssable  groupe  et  d'incliner  devant  quelqu'un  l'hu- 
meur farouche  de   son   indépendance.  Il  partirait  en 
guerre  contre  ces  associations  et  coteries  tout  aussi  bien, 
et  même  avec  plus  d'entrain,-  s'il  n'était  jamais  allé  y 
quêter  une  place. 


—  2C)  — 

On  vu  a  la  prouve  dans  sa  ligue  de  condiiili»  a  Te.uai'd  do 
VAcadémio  Franeaiso.  A  oelto  iiislilulion-là  il  n'a,  à 
aunino  époque,  rien  demandé  :  ni  fauteuil  d'inniiorlol,  ni 
prix  lillérairos.  ni  prix...  de  verlu,  —  nulle  laveur.  Cela 
no  lui  est  pas  nn  ol)slaclo,  nu  rontrairo  cela  ronpa.çe  à 
«  courir  sus  *  à  lAcadéniie.  Elle  gêne  son  '<  iiulividua- 
lisnie  ».  elle  lui  semble  une  «  ég-orgeuse  />  de  lah^ils  et. 
une  «  étourt'euso  »  de  conseiences  ;  elle  gâte  roriginalilé, 
elle  anéantit  Tinitialive  personnelle,  elle  n'est  qu'une 
petite  chapelle,  très  encombrante,  d'admiration  et  do 
congratulations  réciproques.  Quels  crimes  n'a-t-elle  pas 
commis  ?  Bref,  c'est  une  coterie  éminemment  funeste  à 
la  prospérité  des  Lettres  et  à  la  dignité  des  écrivains. 
Voilà  pourquoi  d'Aurevilly  mène  contre  l'Académie 
française  une  vigoureuse  campagne  où  l'assaillant  se 
sent  d'autant  plus  à  l'aise  et  a  d'autant  plus  de  cdMir  a  la 
besogne  que  la  lutte  est  exemple  de  mesquines  rancunes, 
libre  de  tout  souci,  entièrement  désintéressée. 

11  ne  faudrait  pas  croire,  d'ailleurs,  que  les  attaques 
de  Barbey  d'Aurevilly  fussent  des  fantaisies  de  jeune 
homme.  Elles  étaient  d'un  homme  nnlr  et  ne  ressem- 
blaient en  rien  a  une  boutade.  L'auteur  de  Y lùisovcrlêc 
avait  Tm  ans  quand  il  écrivit  ses  fameux  McdailUms. 
C'est  l'âge  où  l'on  commence  d'ordinaire,  où  l'on  a  com- 
mencé même  depuis  longtemps,  à  réfléchir  sur  l'inutilité 
des  batailles  littéraires  ou  autres.  C'est  l'âge,  aussi,  où 
les  plus  acharnés  détracteurs  de  l'Académie,  repentants 
et  contrits  de  leur  attitude  pa.ssée,  ont  déjà  plié  bagag-e 
et  opère  u!ie  savante  retraite  en  vue  d'une  candidature 
éventuelle  au  premier  fauteuil  vacant.  Mais  d'Aurevilly 
était  l'homme  des  convictions  profondes.  Tout  chez  lui, 
même  les  assauts  contre  l'Institut,  revêtait  l'aspect  d'une 
guerre  sérieuse  et  grave.  Son  amour  déçu  de  raclion  y 


—  i:/  — 


tromail  des  compensations  au  moins  partielles.  «  Pour 
des  lôtes  construites  d'une  certaine  façon  militaire, 
disait-il,  ne  jamais  se  rendre  est,  à  propos  de  tout,  tou- 
jours toute  la  question,  comme  à  Waterloo...  »  (1).  Il  ne 
s'est  jamais  rendu. 

Aussi  y  a-t-il,  dans  ses  luttes  même  les  plus  injustes 
et  les  plus  passionnément  violentes,  je  ne  sais  quelle 
cranerie  de  bon  aloi  et  quelle  honnêteté  foncière  qui 
désarme  une  critique  portée  à  trop  de  sévérité.  Jamais 
on  ne  devine  en  son  âme  l'amertume  que  dissimule  mal 
un  candidat  évincé  non  plus  que  les  impatiences  irritées 
des  «  arrivistes  »  d'aujourd'hui.  Barbey  d'Aurevilly  a  la 
belle  ardeur  et  la  belle  humeur  de  la  bataille  loyale.  Son 
clairon  résonne,  joyeux  et  plein  d'allégresse,  car  la  bile 
n'en  obstrue  pas  l'embouchure,  et  les  notes  s'envolent, 
limpides,  au  grand  air  pur,  modulant  le  chant  de 
triomphe  de  l'indépendance  qui  ne  se  rend  point.  Seule, 
effectivement,  la  question  de  l'indépendance,  à  ses  yeux, 
est  en  jeu.  C'est  par  «  individualisme  »  que  le  fils  des 
Chouans  de  Basse-Normandie  part  en  guerre  contre  les 
associations  de  toute  espèce  :  nul  autre  sentiment  d'hos- 
tilité ne  lui  est  connu. 

A  n'importe  quel  moment  de  sa  carrière  intellectuelle, 
il  est  resté  fidèlement  attaché  aux  principes  d'autonomie 
qui  le  dirigeaient  et  dictaient  sa  conduite.  Ce  qu'il  pensait 
en  1830,  à  ses  débuts,  il  l'a  exprimé  hautement  en  1850, 
quand  il  inaugura  ses  fonctions  de  critique,  il  l'a  crié  sur 
les  toits  de  18G0  à  1870,  à  une  époque  décisive  de  son 
existence  littéraire,  il  l'a  répété  en  1880  et  jusqu'à  la  fin 
de  ses  jours.  Il  n'a  pas  modifié  son  opinion  sur  l'Académie 
française  et  la  Revue  des  Deux-Mondes,  non  plus  que 

(1)  ie.v  Diaboliques  (éd.  Dentu),  p.  8. 


—  ::^  — 

sur  les  Revues  ou  Académies conciirronlt^s.  qui  dovicnneiil 
vile  de  pâles  suceui'salrs  des  vieilles  UKiisous  qu'elles 
voulaient  iHMiiplai'er  et  non  conlrefaire.  "  Lr  ('orrcsjum- 
(iduf,  disail-il,  (-"est  la  licriic  ilcs  l)cux-Mo)ulcs  en  sou- 
tane ».  Et  il  n'était  pas  i)lus  tendre  à  l'éf^ard  des  aulres 
«  boutiques  »,  quel  que  fût  leur  drapeau  et  quelques  pré- 
tentions qu'elles  allichàssent.  Il  n'a  pas  éprouvé  la 
deinaniieaison  d'aller  «  bâtir  »  sur  la  rive  droite,  pour 
fairt^  tort  —  et  pendant  —  aux  établissements  de  la  rive 
tiauche.  11  s'est  flatté  de  demeurer  toujours  l'ennemi  lo 
plus  acharné  de  toute  association,  qu'elle  fut  ancienne, 
conservatrice  et  reconnue  par  les  pouvoirs  publics,  ou 
que,  jeune  copie  d'un  antique  modèle,  elle  eût  des  ambi- 
tions révolutionnaires.  Il  voyait  jusque  dans  l'Université 
et  les  grandes  Ecoles  les  exemplaii'es  achevés  de  l'idée 
de  groupement,  qui  tue  l'énergie  individuelle,  émousso 
les  forces  viriles  et  prépare  la  suprématie  des  médiocres. 
Il  y  pressentait  l'épanouissement  et  le  complet  triomphe 
des  coteries  sous  leur  forme  officielle,  qui  est  la  plus 
haïssable.  Pour  monter  à  l'assaut  de  ces  forteresses 
bien  .gardées,  il  n'avait  pas  besoin  de  rancunes  person- 
nelles à  satisfaire.  Ses  désirs  d'indépendance  absolue 
suffisent  à  expliquer  ses  haines. 

Je  ne  dis  point  :  â  les  légitimer.  C'est  une  autre 
artaire.  Je  ne  cherche  pas  â  di.sculper  Barbey  d'Aure- 
villy, qui  souttrirait  mal,  du  reste,  qu'on  plaidât  en  sa 
faveur  les  circonstances  atténuantes.  Il  est  de  taille  à  se 
défendre  seul.  Mais  il  m'est  permis  de  faire  reinarquer 
que  le  fait  de  s'attaquer  au  principe  de  l'a-ssociation 
semble  bien  puéril.  Que  quarante  personnages  se  réu- 
nissent une  fois  par  semaine  en  »ine  salle  commune, 
travaillent  lentement  a  une  même  besogne,  g-ardent 
précieusement  certaines  traditions,  fort  inolfensives  à 


—  29  - 

supposer  qu'elles  soient  surannées;  qu'ils  revêtent  de 
temps  en  temps  un  uniforme  assez  laid  et  se  décernent 
l'un  à  l'autre,  en  des  séances  solennelles,  un  brevet 
d'immortalité  que  l'avenir  ne  ratifie  pas  toujours  de  son 
contre-seing  décisif;  cela  peut  alimenter  une  raillerie 
facile.  Il  ne  s'ensuit  nullement  que  ces  hommes  cessent 
d'être  des  «  individus  »  pour  devenir,  après  avoir  abdiqué 
leur  personnalité,  de  simples  entités  ou  des  numéros 
d'ordre  fixés  et  figés  dans  un  fauteuil.  Ils  ne  ressemblent 
pas  plus  à  des  momies  égyptiennes,  immobiles  en  leurs 
tombeaux,  qu'à  des  soldats  évoluant  sur  un  champ  de 
manœuvre  et  qui  ne  conservent  alors  aucun  caractère 
proprement  distinctif.  Quelle  variété,  au  contraire,  parmi 
tant  de  penseurs  et  d'écrivains  qui,  sous  un  uniforme 
d'apparat,  n'ont  peut  être  de  commun  que  leur  titre  ! 
M.  Guvillier-Fleury  s'extasiait  devant  les  fonctions  aca- 
démiques où  (c'est  ainsi  qu'en  son  discours  de  réception 
il  traduisait  son  enthousiasme  devant  ses  confrères), 
«  l'égalité  qui  vous  unit  aime  à  se  révéler  tour  à  tour 
dans  la  puissante  diversité  qui  vous  distingue  ».  Sans 
monter  à  ce  diapason  d'un  éloge  dithyrambique,  on  peut 
croire  que  les  élus  de  l'Académie  ne  renoncent  à  aucune 
de  leurs  prérogatives  ou  qualités  individuelles  et  ne 
sacrifient  aucune  parcelle  de  leur  tempérament  au  désir 
enfantin,  —  et  irréalisable  d'ailleurs,  —  de  se  façonner 
sur  leurs  devanciers,  voisins  et  émules.  Après  comme 
avant  leur  entrée  dans  le  sanctuaire,  ils  sont  et  demeurent 
eux-mêmes,  à  condition  qu'ils  possèdent  une  valeur 
réelle  et  qu'ils  représentent  quelque  chose.  Mieux  encore. 
Ils  tiennent  d'autant  plus  jalousement  à  leur  personnahté 
et  s'efforcent  d'en  garder  l'empreinte,  qu'ils  savent  bien 
qu'on  leur  reprochera  de  s'être  coulés  dans  le  moule  des 
statues  vénérables  et  froides  qui  sont  l'austère  ornement 
de  la  Coupole. 


—  'A)  — 

Il  on  esl  do  luoino,  mi  ;i  pou  pivs,  dos  rodaclcurs  dv  la 
Jxi'CKC  (les  Ih'K.v-Moinics  ol  du  JoKnml  des  hébats.  Ils 
no  so  rosson»bltMil  on  rion,  sinon  on  oooi  (juo  loni*  i)i(»so 
ou  lours  vers  haliilonl  (■t»U>  a  côlo  ol  sont  l'onnis  sons  la 
inèine  cou\iM'lnrt>  «  saumon  ^-  ou  dans  los  liuiilos  do 
quelques  ouloiuies  d'ogalo  loni;uour.  \jV  eus  nVsl  point 
pendable.  Bien  plus  :  les  nionibros  de  rAcatloniio  se 
renoonlionl  quelquefois,  pour  dôliboror  on  ooiuinun  ;  les 
i-ollaboraleurs  dune  Revue  ou  d'un  journal,  presque  ja- 
mais. Ils  sont  souvent  des  inconnus  les  uns  pour  les  autres  ; 
aucun  no  peut  déteindre  sur  son  voisin...  (jui  est  la 
plupart  du  temps  fort  éloig-uô.  Le  reproche  (inon  fail  a 
ces  groupements  libres  de  tuer  roriginalilo  ol  Tiniliative 
personnelle  nest  donc  pas  sérieux.  Du  reste,  les  hommes 
qui  se  rassen)blenl  ainsi  ont  été  formés  et  mûris  par 
l'étude  ;  ils  ne  sont  plus  d  âge  à  «  évoluer  »  et  no 
demeurent  guère  susceptibles  de  modifier  leur '<  manière» 
au  contact  d'aulrui.  Si  l'on  en  jugeait  aulremont,  il 
faudrait  renoncer  à  tout  voisinage  avec  nos  semblables, 
et  la  société  deviendrait  impossible.  Je  no  crois  pas  que 
Barbey  d'Aurevilly,  maigre  linlle.Kible  rigueur  de  son 
individualisme,  voulût  en  arrivera  cette  extrémité  désas- 
treuse. 

En  soi,  le  principe  do  l'association  nous  parait  tout  à 
fait  légitime.  Il  répond  a  un  besoin  de  l'esprit.  L'idée  de 
coopération  et  de  collaboration,  la  pensée  de  se  serrer  on 
groupes  sympathiques,  toutes  ces  formes  diverses  d'une 
même  tendance  intellectuelle,  n'ont,  par  définition,  rien 
do  répréhensible  et  peuvent  être  salutaires,  s'il  est  vrai 
que  l'union  fait  la  force  et  qu'on  apprend  toujours  quelque 
chose  à  l'école  d'autrui.  Par  suite,  il  n'y  a  que  l'application 
du  principe  qui  fasse  difficulté  et  soit  dénature  à  soulever 
des  critiques.  Le  choix  seul  des  individus  qui  demandent 


-  81  - 

à  adhérer  au  groupe  est  matière  à  contestation.  Si  la 
sélection  est  supérieure,  excellente  ou  môme  bonne, 
l'objet  de  la  société  se  trouve  justifié  ;  autrement,  ce  sont 
les  détracteurs  qui  ont  raison. 

Or,  en  l<S3r),  comme  en  1S50,  comme  sous  le  second 
Empire  et  jusque  vers  1880,  Barbey  d'Aurevilly  était 
mal  venu  à  se  déclarer  l'adversaire  implacable  de 
l'illustre  Institution  de  Richelieu,  de  la  fondation  Buloz 
et  de  la  maison  des  Bertin.  A  aucune  époque  de  l'histoire 
littéraire,  de  pareilles  compagnies  ou  associations  n'ont 
pris  une  place  plus  éminente  et  exercé  une  action  plus 
prépondérante  qu'au  XIX^  siècle.  Et  l'on  ne  peut  pas  dire 
que  leur  rang  fut  usurpé,  ni  leur  influence  néfaste.  Car 
une  Académie  qui  compte  dans  son  sein  des  hommes 
comme  Chateaubriand,  Lamartine,  Victor  Hugo,  Vigny, 
Musset,  Guizot,  Thiers,  Montalembert,  Berryer,  Sainte- 
Beuve,  Villemain,  Taine,  Renan,  pour  ne  citer  que  les 
figures  de  premier  plan,  celles  qui  représentent  le  mieux 
les  différentes  tendances  du  siècle,  —  une  telle  Académie 
n'a  pas  à  rougir  de  son  œuvre.  Après  cela,  elle  est 
pardonuée  de  s'offrir  parfois  le  luxe  de  quelques  fantai- 
sies ou  de  quelques  erreurs.  Qu'elle  se  trompe  trop 
souvent,  ce  n'est  pas  douteux.  «  Une  Compagnie 
infailHble!  —  insinuait  avec  grâce  Ernest  Renan,  en 
recevant  M.  Jules  Clarelie,  —  nous  en  aurions  presque 
peur...  »  L'essentiel,  c'est  que  ses  illusions,  ses  caprices 
ou  ses  mécomptes  d'une  heure  ne  portent  pas  atteinte  au 
patrimoine  de  gloire  dont  elle  a  la  garde. 

Faut-il  en  dire  autant  des  grandes  Revues  et  des 
grands  journaux  ?  Non,  pas  tout  à  fait.  Et  cependant  leur 
situation  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle-là.  Vers  1840, 
la  Reçue  des  Deux-Mondes  avait  pour  collaborateurs 
principaux  et  réguhers  :  George  Sand,  Jules  Saudeau, 


—  :)2  — 

Mérimée,  Michelel,  Ciiiizol,  ('-oiisin.  Sainlo-Bouvo,  Villc- 
iiiaiii,  Vitel.  lMiilarol(>  (HkisIcs.  S;iiiil-M;ir(' ("iir;ii(liii, 
c[c...  Kl»  (>ulr(\  Unis  U^s  plus  coIoIm'cs  jxu'lcs  du  jimr, 
Victor  11 u^uo.  Vii^ny.  Miissol,  l):irl)i(M\  'rii(M)|>liilo  dnuliei", 
v  apporlaient  Téclal  tio  Umit  ikhh.  IMiis  lard,  ce  lui  le 
tour  de  Victor  de  Laprado,  Jules  Simon,  Hd.uar  Quiuct, 
Edmond  Schoror,  Hmile  Monté.uut,  Beulé,  Littré.  Saint- 
René  TailhuulitM'.  La  pléiade  méritait  encore  considi'ra- 
ti(Ui.  ImiIIu,  en  ISi»:).  au  iuoiikmiI  ou  lîarlicy  (rAuro\illy 
nioidail  a  l'assaut  de  la  l'orliMVsso  de  lîuloz,  do  jeunes  et 
l)rillants ccrivaius,  comme  Uenan.  Taine.  ( )cta\e  Feuillet, 
Victor  Cherbuliez.  André  Theurid.  Maxime  Du  Camp. 
(iaston  Hoissier.  Provost-Paradol  conmieiu;aienl  a  s'y 
introduire  en  rangs  serrés  pour  remplacer  les  aînés 
disparus,  faire  leur  trouée  et  leurs  premières  armes.  La 
Revue  avait  même  entr'ouvert  sa  porte  a  lami  du 
romancier  noi'tnand,  à  (^iharles  Baudelaire,  en  personne. 
Mais  elle  restait  ol)stinément  fermée  à  l'auteur  iVdnc 
Vieille  Maîtt'cssc  e\  i\Q^  l'niiihrlcs  du  l'assr.  Les  cou- 
leurs crues  des  Diaboliques  n'y  avaient  pas  di"oil  de 
cité. 

Au  Journal  des  Débats,  il  en  allait  de  même  ou  a  peu 
près.  Sons  le  second  Empire,  notamment,  la  rédaction  de 
la  sévère  feuille  était  des  plus  variées  et  des  plus 
remarquables.  On  y  voyait  Silvestrc  de  Sacy  auprès  do 
Prevost-Paradol,  Léon  Say  à  coté  de  Jean-Jacques  Weiss, 
Ilippolyte  Taine  non  loin  de  John  Lemoinne:  Jules  Janin 
y  coudoyait  Cuvillier-Fleury  et  Saint-.Marc  (iirardin. 
Pourquoi  donc  d'Aurevilly,  avec  son  lirunutu-ll  et  ses 
articles  de  critique  et  d'histoire,  n'avait-il  pu  peneti-er 
ou  s'établir  à  demeure  dans  ranli<iue  maison?  Sans 
doute,  parce  qu'il  avait  atl'eclé  trop  ouveitement,  dès  lo 
début  de  sa  carrière,  le  mépris  des  associations  et  qu'il 


—  33  — 

avait  mis  sur  son  chapeau,  en  guise  de  panache,  le  plumet 
de  r  «  individualisme  ». 

Dans  tous  ces  milieux  de  la  littérature  organisée  et 
centraUsée,  on  reconnaissait  que  le  critique  du  Pays 
avait  beaucoup  de  talent  ;  mais  on  ne  pouvait  souffrir  ses 
airs  de  matamore  ni  ses  tapages  d'indépendance  outrée. 
Barbey  d'Aurevilly  était  flatté,  au  fond,  des  hommages 
involontaires  qu'on  rendait  à  sa  valeur  réelle,  même  en 
l'excluant,  et  c'est  pourquoi  il  n'y  avait  pas  place  pour  la 
rancune  dans  son  cœur.  Ses  intentions  étaient,  en  défi- 
nitive, désintéressées.  Evidemment,  il  se  chargeait  seul 
de  la  cause  de  Tindividualisme  avec  un  peu  trop  de 
fracas;  il  apportait  à  la  lutte  quelques  excès  d'ardeur, 
d'assurance  et  de  fanfaronnades.  Mais  on  ne  peut  pas 
dire  qu'il  agît  sans  mandat,  car  ses  titres  littéraires  lui 
donnaient  le  droit  de  parler  haut  et  de  faire  entendre  une 
voix  autorisée. 

Un  soir,  dans  un  salon,  d'Aurevilly  se  rencontre  avec 
le  poète  Siméon  Pécontal,  alors  assez  en  vue.  Le  romancier 
fait  mille  gracieusetés  au  poète  et  lui  dit  brusquement, 
en  lui  avançant  un  siège  :  «  Allons,  mon  cher  monsieur, 
prenez  ce  fauteuil  en  attendant  l'autre  ».  Pécontal, 
radieux,  oublie  toute  modestie.  Rempli  de  cette  touchante 
fatuité  de  certains  candidats  à  l'Académie,  qui  se  consi- 
dèrent déjà  comme  élus  et  attachés  à  la  maison,  il 
répond  :  «  Et  vous,  mon  cher  critique,  pourquoi  ne 
seriez-vous  pas  des  nôtres  ?  »  Alors  se  redressant  et 
retroussant  sa  moustache,  Barbey  prononce  sentencieu- 
sement :  «  Qui  donc  vous  jugerait?  »  N'est-ce  pas  là  le 
dernier  mot  de  l'individualisme  hautain  et  méprisant? 

En  réalité,  Barbey  d'Aurevilly  n'était  apte,  par  ses 
allures  tranchantes,  à  entrer  dans  aucun  groupe  et  sur- 
tout à  s'y  tenir  tranquille.  Il  croyait  ne  pouvoir  rester 


-  :U  — 

lui-inôuu',  s"il  ;iliiliquail  la  moiiulic  |>ail  ^\c  son  imlopcMi- 
danoe.  11  iiavail  foi  qu'un  lu  puissance  do  la  porsonnalilô 
développée  sans  entrave,  (^esl  unt^  loi  nohle  el  liaulc, 
qui  n'aura  jamais  assiv,  do  serviteurs,  île  convaincus  el 
niènie  do  fanaliijues.  Trop  de  gens  feront  toujours  appel 
aux  épaules  d'auirui  poui"  se  hisser  au  pinacle.  Il  ost 
beau,  il  est  lion  (pie  (pu'l(pu>s-uiis  ne  recourent  (pi'a  leurs 
pro[)res  forces,  a  Iimws  ener,uit>s  inliin(>s('la  la  conscience 
de  leur  valeur.  Peut  èliUMUonleronl-ils  jilus  leniemeiit  a 
l'horizon  du  succès  ;  mais  une  fois  qu'ils  s'y  seront 
établis,  on  ne  les  en  délogera  pas.  Ils  aunMil  l)ien  mérité 
cette  suprême  récompense. 

De  toute  fa(;on,  —  et  quoique  jugement  que  l'on  p)orto 
sur  les  campagiu^s  acharnées  do  Barl)ey  d'Aurevilly,  — 
on  ne  peut  nier  sa  Mère  altitude  et  son  désinléi'ossement 
parfait.  11  n'a  voulu  être  que  lui  :  c'est  sudisanl.  Car 
d'écrire  des  romans  d'une  facture  très  originale  et,  même 
à  ne  considérer  que  ce  titre,  inimitables  :  voilà,  n'est-ce 
pas?  un  premier  mérite.  Mais  mettre  dans  son  œuvre  le 
meilleur  de  son  âme,  son  être  tout  entier,  sans  qu'on 
puisse  accuser  l'auteur  de  sottes  confessions  ou  de  con- 
fidences mal  placées,  —  il  y  a  là,  à  n'en  pas  douter,  un 
mérite  plus  rare  encore.  L'individualisme,  qui  produit  do 
tels  hommes  et  de  tels  livres,  est  certainement  bien- 
faisant. 

Je  pense  qu'on  s'e.xplique  maintenant  la  haine  des 
coteries  et  des  cénacles  chez  l'autour  6' Une  Vieille  Miii- 
tresse  et  du  Chcraiier  Des  Touches.  Tout  ce  qu'il  jug(>ait 
une  diminution  de  la  per.sonnalité,  une  alleinle  à  la  valeur 
propre  des  individus,  une  étape  vers  le  Iriompho  fulm- 
ou  possible  des  médiocrités,  il  l'a  combattu  sans  merci. 
Pour  moi,  je  lui  sais  g-ré  d'avoir  eu  constamment  souci 
de  la  noble  indépendance  de  l'homme  de  lettres  et  de 


—  35  — 

n'avoir  jamais  consenti  à  incliner  devant  personne 
rhunieur  allière  de  son  esprit.  Voici,  au  moins,  un  litté- 
rateur qui  ne  s'est  pas  laisse  entraîner  sur  la  pente  fatale 
do  la  dangereuse  indulgence,  des  compromissions  et  des 
défaillances.  Il  a  lutté  contre  le  courant  du  siècle  qui 
jette  si  facilement  désemparés  et  à  la  dérive  sur  les  mers 
orageuses  du  hasard  les  écrivains  qui  n'ont  pas  su  se 
construire  un  petit  «  bâtiment  »  bien  à  eux  où  libérer  leur 
maîtrise  de  tout  esclavage.  Il  a  dénoncé  le  mal  contem- 
porain :  l'imitation  facile,  le  fétichisme  et  la  peur  du 
«  qu'en  dira-t-on  ^>.  Il  a  fustigé  les  «  Mameloucks  »,  les 
dociles  ou  complaisants  admirateurs  de  réputations 
usurpées,  toute  la  longue  théorie  des  adorateurs  de 
renommées  suspectes.  Et  cette  attitude  farouche  de 
solitaire  ne  l'a  pas  empêché  de  créer  une  des  plus 
belles  et  des  plus  pures  œuvres  du  siècle  qui  vient 
d'expirer. 


CHAPn'RE     111 
Le  Romantisme 

LE  ((  LIBÉRALISME  ))  ROMANTIQUE.  —  CONCEPTION 
ROMANTIQUE  DE  LA  IWSSION.  —  POÈMES  EN  PROSE 
ET  POÉSIES  ((  VÉCUES  )).  —  l'eNTHOUSIASME 
EXALTÉ  ET  LA  FROIDE  IRONIE.  —  CRÉATIONS 
SURHUMAINES  ET  ÉPIQUES.  —  LA  CRITIQUE 
ROMANTIQUE.  —  «  l'eSPRIT  QUI  JUGE  ))  ET  «  LA 
SENSATION  QUI  ENIVRE  )). 


Le  UonuiiUisiue  l'rançuis  n  été  une  révuliilion  de 
Tesprit  «  individualiste  ».  II  a  démoli  bien  des  barrières 
qui  gênaient  dans  son  essor  la  pensée  libre  qu'avait 
instaurée  le  XVII^  siècle.  L"Enoyclopédie  et  le  niouve- 
nienl  de  17S0  créèrent  la  liberté  politique,  sociale  et 
religieuse.  L'explosion  romantique  de  18:30  acheva  de 
fonder  le  règne  do  la  liberté,  en  affranchissant  les  écri- 
vains de  toute  tutelle  encombrante,  en  leur  donnant  pour 
unique  loi  Tinspiration  personnelle  et  en  les  détournant 
de  la  servile  imitation  des  «  classiques  //.  Par  là,  elle  a 
consommé  rci'uvre  du  siècle  précédent  et  sul)st:tué  à  la 
«  monarchie  absolue  >/,  très  fermée,  de  la  littérature,  «  la 
«  république  des  lettres  //  ouverte  à  tous. 


Vu  son  tempérament,  Barbey  d'Aurevilly  ne  pouvait 
que  se  ranger  sous  la  bannière  des  apôtres  de  l'idée 
nouvelle.  Au  surplus,  on  ne  naît  pas  impunément  à  une 
époque  de  trouble  et  de  confusion,  où  tous  les  vieux 
systèmes  sont  battus  en  brèche  et  où  les  jeunes  généra- 
tions, encore  hésitantes  à  travers  tant  de  tâtonnements 
et  d'incertitudes  où  elles  se  débattent,  essayent  de 
démêler  quelque  chose,  une  direction  sinon  une  règle, 
dans  le  chaos  universel.  11  est  donc  probable  qu'en  tout 
état  de  cause,  et  quelles  que  fussent  ses  tendances  pro- 
pres, le  fils  de  Théophile  Barbey,  échappé  à  l'autorité 
paternelle  et  libéré  du  joug  des  traditions  ancestrales,  se 
fût,  vers  1S30,  rallié  à  l'idéal  romantique. 

Seulement,  comme  il  n'entendait  relever  que  de  lui- 
même,  et  que  dès  son  adolescence  il  ne  consentait  pas  à 
s'inchner  devant  les  idoles  du  jour,  il  se  tint  à  l'écart  de 
tout  cénacle.  Ainsi,  il  nous  a  donné  le  spectacle  peu  banal 
d'un  Romantique  tout  à  fait  indépendant,  ennemi  des 
coteries,  libre  de  ses  mouvements  et  n'ayant  aucune 
accointance  avec  les  Dieux  ou  les  sous-Dieux  de  l'Olympe 
récemment  éclos. 

Si  je  rappelle,  une  fois  encore,  son  Ode  aux  Thermo- 
pyles,  écrite  en  1824,  c'est  pour  bien  montrer  qu'à  son  âge 
de  seize  ans  il  n'était  pas  en  possession  de  ses  facultés 
intellectuelles.  Il  n'était  rien  alors,  si  ce  n'est  un  assez 
mauvais  élève  du  mauvais  poète  lyrique  Casimir  Dela- 
vigne,  et  c'est  presque  la  même  chose  que  rien.  Son 
éducation  à  Saint-Sauveur-le- Vicomte  avait  développé  sa 
sensibilité  et  enrichi  son  imagination  :  elle  n'avait  point 
formé  son  esprit.  Ce  jeune  esprit,  avide  de  vivre,  en 
quête  d'une  voie  à  suivre  et  de  terrains  à  explorer,  rece- 
vait pour  ainsi  dire  la  première  secousse  qui  lui  était 
imprimée.  11  était  un  petit  Delavigne,  comme  il  eût  pu 


—  :^s  — 

parailiv  un  polit  Laiiiartiiio,  si  l'occasion  lui  vu  avait  été 
fournie. 

Di's  (jiril  prit  consciciic»^  do  ses  iiioyotis  d'aclioii,  Jules 
Barbey  l'ut  loulaiilriv  A  raiii'or(^  de  sa  \iii.uticMic  année, 
il  so  montra  tel  (pi'il  était,  -  littcraii'cincMil  paiiant, — 
et  tel  qu'il  devait  rester.  La  fondation  de  \d  lie  rue  de 
Cncn,  en  octobre  IS;}::^,  est  à  cet  égard  uiu^  dal(»  des  plus 
importantes.  On  connaît  lo  fameux  programme,  d'un 
romantisme  échevelé,  où  Trcbulion  et  son  ami  do  Saint- 
Sauveur  réclamaient  fougueusement  l'extension  des 
libertés  municipales,  politiques  et  littéraires,  elsonmiaient 
l'opinion  publique  d'achever  l'œuvre  révolutionnaire  do 
17SU  et  de  lS:i()  en  faisant  appel  à  la  décentralisation.  Lo 
but  était  noble  et  les  intentions  louables.  Mais  sous 
quelle  forme  les  requêtes  ou  plutôt  les  exigences  mena- 
çantes des  deux  jouviMi((>aux  étaient  présentées!  La  ville 
de  Caen  en  frémit  d'horreur.  Nos  exaltés  connuencaient 
par  faire  table  rase  de  tout  ce  qui  existait,  et,  pour  mieux 
déblayer  le  sol  de  tous  les  édilices  du  passé,  s'amusaient 
à  en  jeter  les  pierres  a  la  tête  des  bourgeois.  L'exercice 
pouvait  être  réjouissant;  seulement,  il  n'entrait  pas  dans 
les  goûts  de  la  population  caeimaise.  C'était  bien  pis 
que  le  gilet  rouge  du  bon  «  Théo»,  —  celte  gaminerie 
qui  risquait  de  tournei-  a  la  révolte  bruyante  !  "  I.o 
romaidisme  coule  à  pleins  bords  »  dans  les  plaines  nor- 
mandes, se  fut  écrié  Royer-dollanl.  Poiir\ii,  —  eussent 
ajouté  les  conservateurs  de  l'endroit,  —  ipi'il  ne  coule 
pas  en  flots  de  sang  dans  les  r»ies  de  la  cité!  Et  les  ren- 
tiers ne  dormaient  pas  sans  crainte. 

Pour  ses  débuts,  Jules  Barbey  frappait  un  coup  do 
maître.  S'il  méritait  le  titre  de  lomanliciue  incb'peiidaid, 
il  était  plus  digne  eiK-ore  du  titre  de  romantique  violéid. 
Les  deux  qualités  ne  s'excluent  pas  :  au  contraire,  elles 


-  39  - 

sont  souvent  connexes  et  concomitantes.  Tout  dépend  de 
l'usage  qu'on  fait  delà  liberté.  En  fut-on  longtemps  privé, 
alors  on  va  tout  droit  aux  extrêmes  et  aux  excès.  On 
frappe  d'estoc  et  de  taille,  à  droite  et  à  gauche,  partout 
et  à  outrance.  On  ne  respecte  rien. 

Il  faut  bien  préciser,  d'ailleurs,  le  genre  de  roman- 
tisme que  l'étudiant  de  Caen  défendait  à  sa  manière, 
plutôt  bruyante  et  peut-être  maladroite.  A  son  origine, 
avec  Chateaubriand,  Lamartine  et  Victor  Hugo,  le 
romantisme  était  d'essence  aristocratique,  catholique  et 
royaliste  :  il  avait  applaudi  à  la  double  restauration  du 
culte  romain  et  des  Bourbons.  Mais,  après  1S3(),  il  fait 
une  conversion  à  gauche.  Bientôt  les  romantiques  sont 
païens,  libéraux  et  démocrates.  C'est  cette  seconde  forme 
du  romantisme  transfiguré  qu'embrasse  avec  ardeur  le 
fougueux  Barbey.  La  Revue  de  Caen  est  «libre-penseuse  », 
républicaine  et  même  saint- simouienne  :  elle  bat  en 
brèche  les  fervents  du  trône  et  de  l'autel,  les  «  carlistes  » 
et  les  «  philippistes  »,  tous  ceux  qui  à  un  degré  quelcon- 
que représentent  le  passé.  Elle  n'a  de  tendresses  et  de 
sourires  que  pour  l'avenir,  pour  ce  lendemain  encore 
nuageux  qui  apparaît  d'autant  plus  beau  aux  regards  des 
jeunes  gens  qu'il  est  entouré  de  plus  de  mystères  et 
semble  gros  d'imprévu. 

En  attendant  que  se  dessinent  en  un  relief  plus  accusé 
les  destinées  de  la  France  nouvelle,  Jules  Barbey  risque 
ses  premiers  essais  littéraires.  Il  publie  sa  dolente  et  poi- 
trinaire Léci,  qu'il  a  composée  pendant  les  tristes  heures 
de  solitude  en  sa  chambrette  de  la  place  Malherbe.  Dans 
cette  histoire  d'une  malade  défaillante  qui  est  aimée  par 
un  rêveur  déséquilibré,  il  a  donné  libre  carrière  à  ses 
propres  alanguissements  et  à  ses  tortures  intimes.  Le 
choix  du  sujet  est  bien  romantique;  la  forme  l'est  davan- 


—  -10  — 

tago  encore.  Une  sorlo  dr  lyrismo  inoi-ldd»^  li-adnil  la 
assez  naïvonionl  les  désespoirs,  los  inipiiissuncos  do 
raulourol  fiiiil  par  se  résoudre  presque  en  la  sensaliou 
troublante  du  néant.  «  Qui  ne  sait,  —  clame  arnèriMntMil 
Barbey,  —  que  ttnis  nos  amours  sont  de  la  diMii(Mic(\  (pui 
tous  nous  laissent  à  la  bouche  rabsiiitho  (\v  la  (lui»(M-ie  ?  // 
Mais  voici  une  œuvre  plus  caractéristique  et  plus 
importante  :  c'est  Amaidée,  l'histoire  de  la  femme  déchue, 
que  le  philosophe  Altaï  (Jules  Barbey  en  personne) 
cherche  à  réhal»iliter.  Ce  poème  en  prose  est  bien  de 
l'époque  de  liolla  :  il  a  été  composé  en  IKU  et  \^^i. 
C'est  un  dialogue  entre  Barbey  et  Maurice  de  Guérin 
(Somegod).  Et  eu  quels  accents  navrants  s'expriment  les 
angoisses  de  l'auteur!  «  0  Somegod  :  celle  feunnc  que  je 
traîne  avec  moi  n'est  pas  celle  que  tu  supposes...  Tu  ne 
l'ignores  pas,  je  fus  vieux  do  bonne  heure.  Il  est  des 
honnnes  qui  sortent  vieillards  du  ventre  des  mères.  Toi 
et  moi,  ô  Somegod  !  nous  sommes  un  peu  de  ces 
honnnes-là.  Quand  je  te  disais  que  l'amour  aurait  moins 
encore  que  la  jeunesse  ;  quand,  le  cceur  plein  de  ce  senti- 
ment formidable  qui  échappe  à  la  volonté,  je  cherchais 
anxieusement  à  chaque  aurore  si  douze  heures  de  nuil. 
un  jitur  de  plus,  ne  l'en  avaient  pas  arraché,  si  la  flamme 
ondoyante  et  pure  ne  s'était  pas  éteinte  dans  l'atre  noir 
et  refroidi,  —  ce  n'était  pas  la  terreur  si  commune  aux 
hommes  de  voir  un  bien  fuir  les  mains  qui  le  possédaient 
et  s'écrouler  et  se  perdre,  et  les  laisser  veufs,  pauvres, 
désolés  !  ce  n'était  pas  cette  terreur  qui  m'égarait 
jusqu'au  désespoir  de  l'amour.  J'avais  mis  la  grandeur 
hiifiiaine  à  soutIVir,  je  voulais  être  grand  »  (1).  N'est-ce 
pas  là,  en  vérité,  l'idéal  moral  du  romantisme  ? 

(1)  Amaidée  (éd.  Lemerrc  1890),  p.  19  et  20. 


—  41  — 

Et  Jules  Barbey  chante  encore  ses  désespérances  en 
une  série  de  strophes  qu'il  a  réunies  sous  le  nom  symbo- 
lique de  La  Bague  dWnulbal.  Une  veuve,  ayant  fleureté 
longtemps  avec  plusieurs  jeunes  hommes  et  ayant 
inspiré  presque  de  la  passion  à  l'un  d'eux,  épouse  finale- 
ment par  dignité,  par  besoin  de  se  faire  une  situation,  — 
^diV  respectai) il it y ,  si  l'on  veut,  —  un  veuf  sur  le  retour. 
L'occasion  est  superbe,  pour  notre  éphèbe  désenchanté, 
de  dire  le  néant  de  l'amour,  à  propos  de  cette  his- 
toire vraie,  et  de  persifler  la  seule  raison  qu'il  y  ait  de 
tenir  à  l'existence.  «  Dans  toutes  les  coupes  de  la  vie  où 
il  avait  plongé  ses  lèvres,  —  s'écrie-t-il  en  parlant  de  lui- 
même,  —  il  avait  bu  une  absinthe  amère  qui,  sur  ses 
lèvres,  se  retrouvait  toujours.  Une  éternelle  ironie  dictait 
ses  paroles,  ironie  si  profonde  que,  dans  la  mollesse  de 
sa  voix  et  la  courtoisie  de  son  langage,  rien  n'en  trahis- 
sait le  secret...  Pourtant  les  autres  sentaient  une  insul- 
tante puissance  qui  se  jouait  d'eux  à  travei's  ces  paroles 
gracieuses  »  (1).  Puis  il  explique  ainsi  le  titre  énigmatique 
qu'il  a  mis  à  sa  nouvelle.  «  La  bague  d'Annibal  avait  une 
pierre,  et,  sous  cette  pierre,  il  y  avait  une  goutte  de 
poison.  C'est  avec  cette  goutte  de  poison  que  se  tua 
Annibal.  Eh  bien!  il  y  a  des  bagues  sans  pierres  qui 
renferment  un  poison  plus  subtil  que  celui  d'Annibal,  car 
c'est  un  poison  invisible.  Seulement  ce  poison-là  ne  tue 
pas  les  grands  hommes,  mais  une  petite  chose  :  il  tue 
l'amour  »  (2).  Voilà  la  conclusion  du  romantisme  poussé 
à  son  dernier  degré  de  morbidesse  :  la  faillite  de  Tamour 
et  de  la  passion. 


(1)  La  Bague  d'Annibal  (éd.  Lemerre),  jt.  234. 

(2)  Ibicl.,  p.  325. 


-  1-,^  - 

Entre  temps,  lorsqu'il  soutire  Iroj)  violeiniiieiil  el  que 
SOS  souffrances  s'exaspèrent  ;iu  ('i>nla('l  de  la  dure 
réalité,  Bnrbey  s'échappe  en  claininu-s  poétiques,  qui, 
pour  être  expi'iinées  sous  forme  do  vers,  n'en  sont  pas 
moins  d'une  inlensité  poig'uante  dont  l'àme  est  ébranlée. 

Saigne,  saigne,  nun  ca'nr...  saigne  !  je  veux  sourire. 
Ton  sang  teindra  ma  lèvre  et  je  rachcrai  mieux 
Pans  sa  couleur  de  pourpre  et  dans  ses  plis  joyeux 
La  torture  (|ui  me  dérliire. 

Saigne,  saigne,  mon  rnnir,  saigne  plus  Icnlemenl. 
Prends  garde  !  on  t'entendrait...  saigne  dans  le  silenee 
Comme  un  cœur  épuisé  qui  déjà  saigna  tant, 
A  liout  de  sang  cl  de  souffranrc  !  (1) 

Et  ailleurs  : 

Ne  l'as-lu  jani.iis  vu,  re  pAle  et  noii' Génie 
Qui  liait  avec  ramnur  pour  le  faire  mourir  ? 
N  as-tu  jamais  senti  se  glisser  dans  la  vie 
Le  poison  qui,  plus  tard,  doit  si  bien  la  flétrir  ? 
N'as-tu  jamais  senti  sur  tes  lèvres  avides 
De  l'Kchanson  de  mort  le  pliillre  alfreux  passer  ?... 
Car  le  jour  n'est  pas  loin  peut-être  où,  les  mains  vides. 
Il    n'aura  plus  rien  à  verser  ! 

Et  quand  ce  jour-là  vient,  tout  est  liiii  pour  l'.'kme  ; 
Tous  les  regrets  sont  vains,  tous  les  pleurs  superflus  ! 
L'amant  n'est  |>lus  qu'un  liomme,  et  l'amante  une  femme  ; 
Et  ceux  qui  s'aimaient  tant,  hélas!  ne  s'aiment  plus  ! 
Une  clarté  jaillit,  une  clarté  cruelle 
(Jui  montre  les  débris  du  cœur  brisé,  \aincu  ; 
c  Ce  n'est  plus  toi!  »  dit-il,  —  «  ce  n'est  plus  toi!  »  dit-elle. 
Le  masque  bmibe  el  l'on  s'est  vu.  (2) 

(1)  Poésies  (éd.  Trebulien,  185.';),  p.  31.—  l'oussières  (éd.  Lemerre,  1897) 
p.  51. 

(2)  Ibid.,  p.  14  el  15.  —  p.  36  cl  37. 


—  43  — 

Enfin,  comme 2^osi-scri2)ium  ironique  aux  cris  enfiévrés 
de  l'âme,'  voici  deux  vers  d'un  désespoir  qui  affecte 
d'ôtre  léger  et  souriant  ! 

Mais  votre  ni'iir,  lu-las  !  est  si  plein  de  ra|irices 
Oiic  la  jilacc  y  mamiue  à  l'aniotir  !  {\) 

Mais  ce  n'est  pas  dans  ces  vers,  si  émouvants  qu'ils 
soient,  qu'on  saisit  le  mieux  l'aspect  du  tempérament 
romantique  de  Barbey  d'Aurevilly.  Un  simple  petit 
récit,  comme  V Amour  Impossible,  une  nouvelle  plutôt 
ou  «  une  chronique  parisienne  »,  ainsi  que  l'intitule  son 
auteur,  fait  pénétrer  plus  à  fond  dans  l'âme  de  notre 
héros.  La  prose  est  toujours  plus  significative  que  les 
vers  où,  malgré  soi,  l'on  se  défie  de  la  sincérité  absolue 
de  l'écrivain  et  où  l'on  veut  voir  souvent,  en  dépit  de  tous 
les  raisonnements,  un  exercice  de  rhétorique.  «  Il  ne 
s'agit  point  de  ce  qui  est  beau  et  amusant,  mais  tout 
simplement  de  ce  qui  est  ».  Telle  est  la  devise  que 
d'Aurevilly  met  en  tête  de  son  Uvre  :  nous  voilà  dûment 
avertis.  Et  dans  la  dédicace  à  Madame  la  marquise 
Armance  D...  V....  il  ajoute  encore,  pour  qu'on  ne  se 
méprenne  point  sur  ses  intentions.  «  Il  (ce  livre)  n'a  pas 
l'ombre  d'une  prétention  littéraire...  Ce  ne  serait  qu'un 
conte  bleu  écrit  pour  vous  distraire,  si  ce  n'était  pas  une 
histoire  tracée  pour  vous  faire  ressouvenir  ». 

Or,  que  voyons-nous  là-dedans,  dans  ces  pages  fié- 
vreuses par  lesquelles  passe  le  fant(3me  d'une  décadence  ? 
Le  dessèchement  de  tout  amour,  l'impossibilité  de  toute 
émotion,  la  fadeur  inévitable  de  la  vie.  Raimbaud  de 
Maulévrier  et  Bérangère  de  Gesvres  sont  rivés  l'un  à 

(1)  Ibkl.,  p.  21.—  p.  43. 


-  41  - 

l'aulro  ol  MO  peuvent  s'uimer.  "  A  lui.  ni  la  heaulô,  ni  la 
jeunesse,  i»i  ramoiir  iiiômi\  (oui  cv  i\\\"\\  admirait  le  plus, 
ne  suflisail  pour  i-iMiiplir  sa  p(M»see  ;  cl  (piaul  a  (^lle,  ni 
l'espril.ni  la  iHMioniiiuM».  ni  lo^énie,  loules  choses  (piVllo 
senlail  mieux  (pTuii  liomnio,  ne  pctuvait  long-lonips  l;i 
captiver.  Ils  se  déprenaienl  avec  lu  nièine  vitesse,  ils 
se  détournaient  avec  le  même  dégoiÀt.  Créés,  à  ce  qu'il 
semblait,  l'un  pour  l'autre,  si  l'un  tardait  à  mépriser  ce 
qu'il  avait  d'abord  tenté  d'aimer,  l'autre,  impatient, 
implacable,  le  poussait  bientôt  à  ce  mépris  pai'  l'ironie, 
l'ironie  qu'ils  maniaient  également  tous  deux.  Que  de 
fois  ils  passèrent  de  long'ues  heures  dans  la  nuit  Tun 
près  de  l'autre,  tlanc  à  flanc,  les  mains  enlacées,  couple 
fait,  on  l'eût  dit  du  moins,  pour  toutes  les  voluptés  de  la 
vie,  mais  trouvant  sans  cesse  l'espiit  qui  jupe  où  ils 
avaient  appelé  la  sensation  qui  enivre;  couple  superbe  et 
fatal  î  réduit  à  insulter  l'objet  de  ces  amours  qui  no 
duraient  pas,  et  à  rire  entre  soi  des  ridicules  vus  le 
matin  dans  le  tête-à-tête  ;  affreuse  comédie  qu'ils  se 
donnaient  entre  quelque  baiser  vide,  quelque  sombre  et 
vaine  caresse,  par  dédommagement  du  bonheur  manqué 
et  de  l'enthousiasme  impossible...  Ils  vivaient  ainsi  ; 
triste  vie,  sentiment  sans  nom  parmi  les  honnnes, 
relation  que  le  monde  ne  comprenait  pas  !  Plus  leur 
espoir  d'aimer  une  fois  encore  tarissait  dans  leurs  âmes 
impuissantes,  plus  ils  se  sentaient  étroitement  liés  parce 
qui  ne  pouvait  être  un  lien  entre  eux  et  personne  !  plus 
ils  sentaient  qu'ils  n'avaient  rien  à  se  préférer  »  (1). 

En  fin  de  compte,  ils  mènent,  toujours  rivés  à  leur 
chaîne  d'esclavage,  l'inutile  existence  du  «  Dandy  »  et  de 
la  <?  Coquette  //.  C'est  à  quoi  forcément  aboutit  ce  roman- 

(1;  L'Amour  Impossible  (éd.  Lcniern-,  ji.  lo'J,  100  ut  161). 


—  45  — 

tisme  de  cœur  desséché.  Barbej'^  d'Aurevilly  l'a  merveil- 
leusement fait  voir  en  écrivant  son  Essai  sur  Georges 
Brummell.  «  Il  avait  pour  lui  ce  quelque  chose  d'incom- 
préhensible que  nous  appelons  notre  étoile,  et  qui  décide 
de  la  vie  sans  raison  ni  justice  ;  mais  ce  qui  surprend 
davantage,  ce  qui  justifie  son  bonheur,  c'est  qu'il  le  fixa. 
Enfant  gâté  de  la  fortune,  il  le  devint  de  la  société.  Byron 
parle  quelque  part  d'un  portrait  de  Napoléon  dans  son 
manteau  impérial,  et  il  ajoute  :  Il  semblait  qu'il  y  fiH 
éclos.  On  en  peut  dire  autant  de  Brummell  et  de  ce  frac 
célèbre  qu'il  inventa.  Il  commença  son  règne  sans 
trouble,  sans  hésitation,  avec  une  confiance  qui  est  une 
conscience.  Tout  concourut  à  son  étrange  pouvoir,  et 
personne  ne  s'y  opposa.  Là  où  les  relations  valent  plus 
que  le  mérite  et  où  les  hommes,  pour  que  chacun  d'eux 
puisse  seulement  exister,  doivent  se  tenir  comme  des 
crustacés,  Brummell  avait  pour  lui,  encore  plus  comme 
admirateurs  que  comme  rivaux,  les  ducs  d'York  et  de 
Cambridge,  les  comtes  de  Westmoreland  et  de  Chatham 
(le  frère  de  Wilham  Pitt),  le  duc  de  Rutland,  lord 
Delamere,  politiquement  et  socialement  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  élevé.  Les  femmes,  qui  sont,  comme  les 
prêtres,  toujours  du  côté  de  la  force,  sonnèrent,  de  leurs 
lèvres  vermeilles,  les  fanfares  de  leurs  admirations.  Elles 
furent  les  trompettes  de  sa  gloire  ;  mais  elles  restèrent 
trompettes,  car  c'est  ici  l'originalité  de  Brummell... 
Brummell  n'eut  point  de  ces  butins  et  de  ces  trophées  de 
victoire...  Aimer,  même  dans  le  sens  le  moins  élevé  de 
ce  mot,  désirer,  c'est  toujours  dépendre,  c'est  être  esclave 
de  son  désir.  »(1).  Ne  voila-t-il  point  de  belles  conquêtes, 

(1)    Du   Dandysme  et  de  G.  Brummell    (éd.   Trfibutien,    Caen,   1845 
p.  39,  40  et  41.  —  Ed.  Lemerre,  1887,  p.  4G,  47  et  48.) 


—    IC)  — 

(pio  iTaiircolo  inôiiic  pas  le  iiiiiilic  de  raniiuii'  (>l  (|iii  soiil 
fondées  oxclnsivoinciil  sur  la  \aiiilt>.  suc  la  latiiilé? 

Lorsqu'on  osl arrivé  à  co  suprême  de.uré  d'impuissance, 
où  le  souei  de  la  toilette  et  le  culte  de  la  vanité  offrent 
seuls  (pudique»  intérêt,  r»in  peut  dire  que  la  vi(>  n'a  plus 
d'objet  ni  de  raison  d'élri^.  La  lilteralurc  non  i)lus,  — 
éviilemment.  KUc  ne  saurait  se  soutenir  lon,nl(Mni)s  avec 
do  telles  frivolités.  Peut-être  d'Aurevilly  a-l-ilcu  l.i  claire 
notion  de  cette  vérité.  En  tout  cas,  à  partir  du  liruunncll 
son  romantismo  chang'o  do  faco  et  d'allure.  Il  entre  on 
pleine  passion,  dans  ces  abîmes  pi-ofoiuls  de  l'amour  qu'il 
déclarait  naguère  vides  de  tout  aliment  v\  seml)lables  à 
des  cratères  éteints.  11  ccrit  lue  Vicillt'  Maitrcsse. 
Ryno  de  Marigny  épouse  Ilermaii.uai'ile  de  Polasiroii 
qu'il  croit  aimer  et  qui,  elle,  l'adore  ;  mais  la  laiile  et 
perverse  senora  Vellini,  qui  fut  petidant  dix  ans  la 
maîtresse  de  Ryno,  le  reprend  à  peine  marié  et  sème  la 
mort  dans  le  jeune  ménage.  Voilà  toute  Phistoire,  d'une 
simplicité  terrible  et  humaine. 

Avec  quelles  couleurs  enflammées  l'auteur  de  V Amour 
Impossible  dépeint  celte  double  situation,  c'est  ce  que 
chaque  page  du  roman  nous  montre  surabondamment. 
«  ...  Vellini  venait  tous  les  jours, —  dit  Marigny,  lorsqu'il 
raconte  sa  première  liaison  avec  cette  femme  extra- 
ordinaire. —  Elle  arrivait  furtive  et  voilée.  Quand  elle 
entrait,  elle  bondissait  dans  mes  bras,  et  c'était  avec 
les  mouvements  des  tigresses  amoureuses  qu'elle  se 
loulait  sur  mes  tapis  en  m'y  entraînant  avec  ellt*... 
Bien  des  ca'urs,  plus  ou  moins  épris,  avaient  battu 
.sous  ma  main,  mais  jamais  je  n'avais  vu  ni  éprouvé 
de  tels  transports.  11  y  avait  en  Vellini  un  magnétisme 
secret  dont  elle  me  faisait  partager  l'empire,  et  qui, 
pénétrant  invinciblement  au  plus  profond  de  mon  être, 


—  47  — 

en  partait  pour  rctouriior  au  centre  du  sien...  Oui, 
notre  amour,  —  cet  amour,  qui  avait  connnencé  par  la 
haine  et  nui  avait  bu  du  sang  pour  s'éterniser,  —  était 
surtout  physique  et  sauvage.  Seulement,  la  possession, 
ordinairement  si  meurtrière,  le  vivifiait,  l'accroissait,  au 
lieu  de  l'anéantir.  11  n'avait  pas  les  langueurs  rêveuses 
ni  les  contemplations  muettes  qui  prennent  les  amants 
rassasiés  et  les  rejettent  à  la  vie  de  l'âme,  entre  deux 
bouchées  de  caresses.  Mais  c'est  que  les  sens  fatigués 
n'étaient  jamais  assouvis  !  Velhni,  d'entre  toutes  les 
femmes  peut-être,  était  la  seule  qui  savait  en  éterniser 
les  voluptés  délirantes  ».  (1) 

Nous  voici  loin  de  Raimbaud  de  Maulévrier  et  de  Béran- 
gère  de  Gesvres,  —  et  nous  voici  bien  près  du  réalisme. 
Ce  qui  sauve  d'Aurevilly,  c'est  l'éclat  romantique  de  la 
forme,  —  c'est  aussi  l'opposition,  non  moins  romantique, 
de  cet  amour  furibond  des  deux  esclaves  passionnés  et 
de  l'amour  honnête  des  deux  époux,  —  c'est  le  contraste, 
fort  goûté  de  la  génération  de  1830,  entre  la  passion  qui 
avilit  et  l'amour  qui  élève,  —  c'est,  en  un  mot,  le  procédé 
cher  aux  disciples  de  Chateaubriand  et  compris  à  la 
manière  très  personnelle  de  Barbey  :  l'antithèse,  la  puis- 
sante et  victorieuse  antithèse.  Malgré  tout,  on  commence 
à  discerner  la  part  du  réalisme  dans  l'évolution  du 
talent  de  l'écrivain  normand. 

Au  reste,  l'auteur  de  la  Bague  (fAnnibal  n'a  pas  dit 
son  dernier  mot.  11  médite  d'autres  créations  d'un  roman- 
tisme à  la  fois  plus  rassis  et  également  émouvant.  Il  a 
mieux  à  faire  qu'à  mettre  perpétuellement  aux  prises  le 
vice  et  la  vertu,  comme  les  <<  Imaginatifs  »  à  court  d'in- 
ventions nouvelles  ;  lui,  il  est  toujours    en    ébullition 

(i)  Une  Vieille  Maîtresse  (éd.  Lemerre,  tome  I.  p.  19^  et  193). 


—  is  — 

d'idées,  d'iinag-os  ol  do  hrllcs  formos.  Son  ccrviMii  osl 
une  vaste  fournaise  où  joui-  cl  imil  se  forg-e  do  la  Ix^aulô 
ot  d'où  élornoilonionl  jaillil  la  divine  étinrollo  do  la 
«  fiction  ».  Tout  à  coup,  sous  le  choc  d'une  l)ag'uotlo 
magique,  essaime  VJùtsorccit'r,  —  un  pur  chef-d'dMivre, 
le  chef-d'œuvre  des  chefs-d'œuvre  (le  H.irl.rv  dAurcvilly. 

Vwo  ligurt"  imposante  domine  tout  ce  lomaii.  Kilo  est 
d'une  grandiMM'  épique,  l'^llo  a|)paraît  surhumaine,  a  foi'ce 
d'être  grande.  l"]lle  louche  au  sulilime.  (l'c'sl  celle  de 
l'ahhé  de  La  Croix-Jugan,  un  prêtre^  d'ancien  régime  qui 
a  mené  vie  joyeuse  sous  la  moiuirchie  expirante  et  «pii 
s'est  réhahilité,  aux  yeux  de  l'écrivain,  en  faisanl  le 
coup  de  feu  pour  les  C'.houans.  Rentré  au  hercail  do 
rKglis(\  il  "  ensoi-celle  •>>  d'une  funeste  passion  .leaimedo 
Feuai'deid,  l'épouse  mésalliée^  de  Maiti'e  Le  llardouey,  i>l 
lui  coule  dans  les  veines,  maigre  lui.  malg^réelie,  par  de 
mystérieuses  allinités  de  sang-  et  de  race,  le  feu  d'un 
amour  coupahle.  La  malheureuse  est  réellement  «  pos- 
sédée »  de  l'horrihle  séduction  qui  émane  du  visag-e 
nuitilé  du  prêtre.  Mais  l'abbé,  qui  ne  vit  que  du  souvenir 
de  la  Chouannerie  et  de  h\  foi  en  une  revanche  future  du 
«  drapeau  blanc  >/.  dédaigne  cet  amour  facile,  quoitpu^ 
aristocratique.  De  désespoir,  Jeanne  se  noie.  P2t  Le 
Ilarilouey,  qui  croit  consonnné  le  crime  intérieur  de  sa 
femme  infidèle,  tue  en  pleine  église,  au  moment  où  il 
célèbre  la  Messe,  l'abbé  de  La  Croix-Jug-an. 

Un  larg'e  souffle  d'épopée  passe  à  travers  cette  <euvre, 
qui  n'a  pas  son  analogue  dans  notre  littérature.  Et  ceci 
déjà  est  bien  romantique.  C'est  Chateaubriand  qui  a  res- 
tauré la  poésie  épique  morte  en  France  depuis  longtemps  ; 
il  l'a  fait  magnifiquenuMil  dans  ce  superbe  poème  en 
prose,  qui  s'appelle  Les  Martyrs.  Après  lui,  on  ne 
trouve  d'épopée  véritable  que  dans  la  Lé(jcniie  des  Siècles, 


—  40  — 

de  Victor  Hugo.  Entre  les  deux  Maîtres  de  la  langue 
française  au  XIX«  siècle  se  place  donc,  —  toutes  propor- 
tions gardées  et  réserve  faite  des  différences  de  sujet,  de 
manière  et  d'ampleur,—  le  brillant  et  fougueux  romancier 
de  V Ensorcelée.  Le  rang  est  certainement  enviable. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  le  caractère  épique  de 
l'œuvre,  qui  témoigne  du  romantisme  de  Barbey 
d'Aurevilly.  Les  situations  y  sont  éclatantes  de  beauté 
prodigieuse  :  c'est  bien.  Les  physionomies  y  sont  illu- 
minées de  splendeur  extraordinaire:  c'est  mieux  encore. 
Pourtant  ce"  qui  s'y  découvre  de  plus  merveilleux,  c'est 
l'exacte  proportion  des  unes  et  des  autres,  leur  relief 
«  adéquat  »,  leur  harmonie  parfaite,  —  et  surtout  la 
maîtrise  supérieure  avec  laquelle  l'écrivain  a  insufflé  la 
vie  à  ses  héros.  Voilà,  à  coup  sûr,  un  beau  roman  où 
décors  et  personnages  sont  unis  en  étroite  symétrie. 
Avant  1830,  on  n'en  avait  jamais  composé  de  pareil  à 
celui-ci. 

Qu'on  ne  dise  pas,  d'ailleurs,  que  d'Aurevilly  se  soit 
inspiré  de  tel  ou  tel  romantique  et  ait  pris  ses  couleurs 
sur  la  palette  d'un  illustre  devancier.  Par  le  fait  même 
qu'il  reconnaît  et  salue  ses  précurseurs,  il  se  considère 
comme  tenu  à  plus  d'originalité.  Il  est  le  premier  qui 
touche  d'une  main  respectueuse  et  d'un  pinceau  fidèle 
aux  Chouans  de  Basse-Normandie.  C'est  son  domaine 
propre.  Le  pays  qu'il  dépeint,  la  lande  de  Lessay,  n'avait 
jamais  tenté  même  un  poète  ;  et  la  grandiose  figure  de 
l'Abbé  de  La  Croix-Jugan,  —  figure  d'exception  et  de 
réalité  idéalisée,  —  ne  pouvait  vivre  d'une  vie  intense  que 
sous  le  souffle  d'un  sculpteur  ayant  une  personnahté 
vigoureuse  et  «  enthousiasmé  »  de  son  sujet.  Si  c'est  là 
du  romantisme  encore,  il  faut  convenir  que  ce  romantisme 
est  de  haut  vol,  se  recommande  par  des  caractères  bien 

4 


—  :i)  - 

parliculiers  ol  iu>  so  couloiilo  pas  (J'hal)ils  (l'cinpi'uiil.  C'est 
du  roiiiaulisino  à  leiulaucos  ivalislos. 

La  iiHMuo  romarqiie  s'iiiiposo  à  propos  du  ('//rra/irr 
Des  Touches  qui  n'osl,  on  un  sens.  qu(Ua  ronlinualion 
ou  plutôt  le  pendant  dt»  V lùisnrceiéc.  La  graiido  et 
niajestut'usc  physionomie  de»  Des  Toueh(>s.  à  la  fois 
exeeplionnidlt''  et  vraie,  y  doiniiu'  tout  le  iH'cit  :  sou  l;iu 
tome  y  passe,  splendide.  iidiiliianl  cl  iniix'iicux.  connuo 
il  «  revient  ^\  la  nuit,  sur  les  places  et  a  travers  les  ru(>s 
de  la  vieille  cité  de  Valof»iu\s.  C'est  un  héros,  dans  toutes 
la  force  du  terme,  un  demi-dieu,  un  «  surhonunc»  //. 
D'Aurevilly  no  l'a  pas  invcMiié;  mais  il  l'a  fait  expres- 
sément de  dimensions  colossales,  l'a  "  ropétri  >/  en 
quelque  sorte  pour  l'élever  plus  haut  que  nature,  cl  l'a 
campé  tout  débordant  d'une  vii>  intense,  tel  (pTil  l'ax  ait 
aper»;u  dans  le  miroir  lirossissaid  de  son  imatiinaliou. 
Au  surplus,  le  cadre  où  se  meut  le  chevalier  Des  Touches 
n'est  pas  indigne  du  héros.  Le  pays  d'Avranches  etde 
Coutances,  théâtre  de  ses  exploits,  prend  sous  le  pinceau 
de  Barbey  d'.Vurevilly  des  couleurs  éclatantes  et  revêt 
un  aspect  de  guerre  tout  à  fait  en  rapport  avec  les  inten- 
tions et  les  gestes  des  Chouans  de  Basse-Normandie. 

>hdgré  les  difterences  du  sujet,  de  la  forme  et  du  but, 
il  n'en  va  pas  autrement  du  l'riHrc  Man'é.  La  puissante 
figure  de  Sombreval  s'y  pose  au  premier  plan  et  s'y  fixe 
en  de  tels  traits  qu'il  devient  impossible,  après  l'avoir 
contemplée,  de  l'oublier  jamais.  Le  contraste  môme 
qu'elle  présente  avec  l'angéliquo  visage  de  Calixte  no 
fait  qu'accentuer  l(;s  lignes  déjà  bien  accusées  du  père 
de  la  malheureuse  enfant.  L'antithèse,  ici,  est  d'un  elfe^ 
singulièrement  saisissant  :  d'un  c<tté,  le  «  renégat  />, 
soumis  à  toutes  les  influences  de  Satan  et  jtuni  d'un 
châtiment  effroyable  quand  il  perd  sa  fille  adorée  ;  de 


-  51  — 

rauli'o  coté,  la  mystique  Calixto,  vivaiit  d'une  vie  sur- 
naturelle, «  extasiée  »  sous  le  regard  du  Christ  et 
«  abîmée  »  toute  eu  Dieu.  Et  l'histoire  si  touchante 
d'amour  profane,  qui  apporte  un  joli  reflet  de  tendre 
poésie  au  drame  de  ces  existences  vouées  au  malheur 
ne  semble  destinée  qu'à  mettre  plus  en  relief  la  fantas- 
tique opposition  des  caractères  et  l'idéale  grandeur  des 
situations. 

Mais  voici  venir  les  Diaboliques  et,  avec  elles,  nous 
entrons  en  plein  romantisme  passionnel  et  ardent.  Qu'on 
ne  s'y  trompe  pas  :  ce  n'est  pas  l'œuvre  d'un  jeune 
homme,  qui  se  croit  tout  permis  et  que  brûle  le  feu  de 
la  virilité  commençante.  Non!  c'est  l'œuvre  d'un  homme 
mùr,  presque  d'un  vieillard,  qui  a  semé  bien  des  illusions 
sur  le  chemin  de  la  vie,  qui  n'a  plus  les  démangeaisons 
sensuelles  de  la  vingtième  année  et  que  les  atteintes  de 
l'âge,  outre  le  respect  qu'il  se  doit  à  lui-même,  ont 
passablement  refroidi.  A  66  ans,  on  ne  publie  pas  les 
Diaholiques  pour  y  chercher  le  grossier  succès  d'un 
scandale  de  mauvais  aloi.  Un  «  vieux  marcheur  » 
jouirait  en  silence,  dans  ses  instincts  dépravés,  du 
piment  des  situations  risquées  et  des  allures  polissonnes  ; 
mais  il  ne  s'en  vanterait  pas  et  n'oserait  attirer  l'atten- 
tion sur  ses  débauches  par  une  publicité  maladroite.  A 
plus  forte  raison,  s'il  s'agit  d'un  vieillard  ayant  souci  de 
sa  dignité  et  conscience  de  ses  devoirs,  doit-on  résolu- 
ment écarter  toute  arrière-pensée  et  toute  accusation 
d'immoralité  sénile.  Chez  d'Aurevilly,  la  passion  est  de 
stricte  et  pure  essence  romantique.  11  donne  libre  cours, 
non  pas  à  ses  instincts  d'homme,  mais  à  ses  besoins 
d'écrivain.  Il  est  emporté  par  nature  intellectuelle  et  non 
par  sensualité.  11  a  des  passions  qui  hantent  son  cerveau 
bien  plus  que  son  cœur.  Il  laisse  vagabonder  son  imagi- 


—  Ô-J  — 

nation  en  déliiv,  aloi's  (ju'il  cdiilioiil  sa  stMisil)ililo  dans 
les  justes  liniilos  des  coin  onancos.  El  Toxpression  (piil 
ildiHie  à  ses  fantaisies  est  cerlainenient  éeaiiate,  coiiMiie 
un  peut  l'attendre  d'un  roinanli(jne  ;  l'aspect  dont  il  revêt 
ses  «  débauches  ('(M'clu'ales  »  est.  a  coup  mu-,  liaiinlt»  ri 
empanaché.  Néanmoins,  rien  n'y  bli'sse  les  chaslcs 
oreilles,  et  les  pudeurs  les  plus  faciles  à  s'alai-nuM'  y 
découvrent  cette  heureuse  réserve  du  galant  liommc  (pii 
s'arrête  à  tentps  sur  la  pente  on  la  hardiesse  devient  si 
vite  de  la  témérité,  et  la  franchise  du  dérèg-lement. 

On  en  peut  dire  autant  d"/'//<'  Ilist()ire  stins  nom,  — 
qui  n'i>sl  ipTum^  I)iiiljo/i(jui'  [mhWvc  à  part.  —  de  Cr  (jkI 
)ic  im'urt  pas,  la  iicrnuiinc  corrigée  et  ameiulee  (]ue 
d'Aurevilly  lit  paraître  seulement  à  Tàge  de  soi.xanle- 
quinzo  ans.  —  enfin  (VUnc  P(((/c  d' llistoii'c  consacrée  ù 
l'amour  incestueux  des  Uavalet.  En  IXSl)  comme  en  1S:{(). 
l'auteur  de  Léa  et  fX^Atnakléc  considérait  la  passion, 
même  la  plus  enfiannnée,  la  plus  échevelée,  la  plus 
extraordinaire,  sous  l'angle  du  romantisme.  Le  roman- 
tisme, n'est-ce  pas  le  dévelopiK'ment  a  outrance  de 
l'individualité  sensible?  et  par  ou  donc  s'échappei-onl  et 
feront  explosion  les  instincts  débridés  de  1'  «  imaginatif  », 
du  «  créateur  »,  de  l'écriviiin  romantique,  si  ce  n'est  par 
la  voie  triomphale  et  dans  les  vastes  domaines  de  la 
passion  ?  —  la  passion  surexcitée,  amplifiée  jusqu'à 
l'énorme,  exaltée  jusqu'à  l'invraiseinblance,  et  grâce  à 
laquelle,  malgré  tout,  se  manifeste  lopins  vivement  et  se 
marque  des  caractères  les  plus  forts  uin*  personnalité 
ardente  et  puissante  ! 

Même  dans  la  critique,  Barbey  d'Aurevilly  apporta  son 
fougueux  tempérament  de  romantique,  sa  sensibilité 
passionnée  et  son  imagination  féconde,  il  a  été  le  franc- 


tiroiir,  le  Chouan  de  la  critique  romantique.  Il  a  eu  les 
qualités  et  les  défauts  du  romantisme  transplanté,  un 
peu  en  exotique,  et  comme  dépaysé  dans  le  larg'e  champ 
de  la  critique  :  une  parfaite  indépendance  des  règ-les 
d'antan,  une  rare  vivacité  d'esprit  et  une  pénétration 
singuhère  du  regard;  mais,  par  malheur,  trop  de  fan- 
taisies, trop  de  panache,  un  jugement  trop  facilement 
«  impressionné  »  par  la  passion.  «  Les  romantiques,  en 
critique,  —  dit  M.  Brunetière,  —  ont  eu  des  sympathies 
ou  des  antipathies  ;  les  livres  ou  les  hommes  ont  été 
leurs  ennemis  ou  leurs  amis;  et  ils  les  ont  traités  les 
uns  et  les  autres  comme  tels,  du  droit  de  leur  humour, 
et,  s'il  faut  être  franc,  sans  aucune  intention  ni  le  moindre 
souci  de  justice  ou  d'impartialité.  »  (1).  La  formule  est 
assez  sévère  ;  mais  on  n'est  pas  fondé  à  prétendre  qu'elle 
soit  dénuée  de  vérité.  Effectivement  les  romantiques, 
môme  les  plus  grands,  n'ont  pas  exercé  d'une  main  bien 
ferme  cette  redoutable  magistrature  de  la  critique 
inflexible  et  intègre.  Ils  étaient  trop  bons  créateurs  pour 
rester  excellents  juges.  Leur  idéal  les  hantait  malgré 
eux  jusque  dans  les  livres  d'aulrui;  ils  le  cherchaient 
partout,  et,  partout  où  ils  n'en  trouvaient  pas  l'expression 
suffisante^  ils  se  sentaient  invinciblement  portés  au  déni- 
grement. Il  y  avait  du  parti-pris  dans  leur  critique,  parce 
qu'ils  y  mettaient  de  la  passion,  parce  qu'ils  s'y  mettaient 
eux-mêmes  tout  entiers  avec  leurs  préférences,  leurs 
programmes  et  leurs  systèmes,  parce  qu'ils  jugeaient 
plutôt  avec  leur  sensibilité  qu'avec  leur  froide  raison. 
Mais,  au  fait,  quelle  critique  est  exempte  de  parti-pris? 
Il  faudrait  dépouiller  sa  propre  personnahté  pour  être 

(1)    F.    Brunetikre.    —    La  Lilléralure    européenne    au    XIX'    siècle 
(Revue  des  Deux-Mondes,  1"  décembre  1899). 


-  51  - 

un  maaistrat  tout  à  fait  impaiiial.  Kl  je  suis  sur  que 
M.  liiuiu'linv,  on  d(^pit  d»^  sos  vôhôinouls  iuslincls  do 
justice,  no  conseiiliiail  jamais  à  co  suicide  iiilcllccliu'l. 
(j)tn>i(iu'il  (Ml  soit.  iH'aucoup  il«»  r(>iiiaiili(|ii('s  md  fail  un 
très  Mjei'iloiro  ollorl  vors  la  criliipu'  jnolx',  lo.valc  cl 
désintéressée.  Barbey  d'Aui\'villy  t>sl  du  iioiulirt»  do  ces 
eourag'oux  ropivsontanls  île  la  saine  crilique.  Ce  n'est 
pas  su  faute  si  son  teinpérainenl  passionné  a  trop  souvent 
vaincu  ses  réelles  et  évidentes  dispositions  à  l'impar- 
tialité absolue. 

Tout  d'al)ord.  on  ne  iloil  pas  lui  l'aire  un  crime  d'avoir 
exalté  l'idéal  n)mantique  aux  dépens  d(^s  aulrt^s  systèmes. 
Il  est  assez  naturel  qu'on  se  reconnaisse  et  s'admire  dans 
le  miroir  do  son  choix;  l'image  qu'il  reflète  flatte  trop 
vivement  notre  vanité,  notre  amour-propre,  notre  coquet- 
terie mémo,  pour  que  nous  ne  jetions  pas  avec  charité 
un  voile  discret  sur  les  imperfections  et  les  côtés  défec- 
tueux de  notre  portrait  personnel.  Nous  nous  voyons 
toujours  «  en  beau  ^>,  nous  et  nos  (cuvres  ;  et  ce  senlinuMil 
est  tellement  iiuiuain  (pu*  le  meilleur  jus'e  ne  saurait  s'en 
défendre. 

C'est  pourquoi,  dans  le  monument  qui-  d'Aunnilly  a 
élevé  à  la  g-loire  de  son  temps  et  qu'il  a  majestueu.sement 
appelé  :  Les  Œuvres  et  les  Hommes  au  XIX"  sii'c/e,  il 
fiiut  aperccvoii-  en  premier  lieu  la  libre  et  franche  parole 
d'un  romantique  1res  convaincu.  Deux  de  ses  ouvratres 
portent  en  sous-titre  :  Sensalions  <!' Ilisloirr  et  Soi- 
salions  d'Art.  C(^  mot  de  Scnsdlions  convient  assez  bien 
à  l'enseinblo  de  ses  «-ritiques.  Sans  en  diminuer  d'aucune 
façon  l'importance  c^t  la  valeur  considérables,  on  pourrait 
les  désigner  ainsi  :  Sensations  d'un  i-omantit/ue  il  proixts 
desn'urreset  des  hoimnes  de  son  sii-e/e.  Kt  les  sensalions 
d'inie  i>cisonnalite aussi  vigoureuse  que  celle  de  l'auteur 


;)ij  — 


du  Chevalier  Des  Touches  ne    sont  jamais   a    dédai- 
gner. 

Au  lieu  (loiu*  do  se  roiilernior  dans  l'analyse  stricte 
dos  livres  soumis  a  son  appréciation,  Barbey  d'Aurevilly 
continue  pour  ainsi  dire  son  travail  de  création,  son 
labeur  d'imagination  toujours  en  éveil,  même  lorsqu'il 
s'agit  de  critique  pure.  Il  voit  Lamartine  et  Victor  Hugo, 
par  exemple,  du  même  regard  intuitif  qu'il  a  jeté  sur  les 
personnages  de  ses  propres  romans.  11  ne  les  examine 
pas,  la  loupe  à  la  main;  il  les  pénètre  d'un  coup  d'œil 
divinateur.  C'est  de  cette  façon  qu'il  passe  en  revue 
successivement  les  principaux  genres  où  s'est  essayé 
l'esprit  humain. 

Pour  lui,  la  philosophie  n'est  pas  un  ensemble  de  con- 
naissances précises,  coordonnées,  systématisées  ;  il  n'y 
veut  point  chercher  de  froides  et  exactes  dissertations 
sur  l'être,  la  vie,  la  nature  des  choses  et  des  honmies  et 
ne  consent  pas  à  y  refréner  les  ardeurs  de  la  «  spécu- 
lation »  créatrice.  A  ses  yeux,  les  philosophes  doivent 
prendre  un  large  essor,  que  rien  ne  Umite,  dans  l'infini 
du  temps  et  de  l'espace,  dans  l'immensité  de  l'âme,  du 
monde  et  de  Dieu.  C'est  pour  cela  que  toutes  ses  sym- 
pathies sont  acquises  aux  métaphysiciens  et  qu'il  aime 
Platon,  Malebranche,  Hegel,  Gratry,  Blanc  de  Saint- 
Bonnet.  (1)  On  devine  dès  lors  ce  qu'il  doit  penser  de  la 
philosophie  du  XIX«  siècle,  en  général,  et  surtout  de 


(1)  Blanc  de  Suiiit-Bonnet  (181^-1880)  pliilosoiihe  lyonnais  trop  peu  connu, 
a  écrit  ([uelques  livres,  d'une  belle  langue  et  d'une  grande  élévation  de 
pensée,  sur  la  Douleur,  V Unité  Spiriluelle,  etc..  l\  était  très  attaché  à 
la  doctrine  caUiolique  ultramontaine  ;  et  d'Aurevilly  Ta  rangé  au  nombre 
de  ses  Prophètes  du  Passé,  à  côté  de  Joseph  de  Maistre,  Donald,  Chateau- 
briand et  Lamennais. 


—  .)(»  — 


rinipoi'lanl  niouveiiiLMil  do  rre'hercho.s  <^  posilivos  »  (jiii 
s'est  dessiné  dans  l'Universilé  vers  1S50. 

D'ailleurs,  il  ne  eonciùl  pas  auliHMiienl  l'hisloin». 
Lhisloire  n'a  pas  de  raison  d'èlre.  selon  lui,  si  elle  se 
e(tnline  a  puhlier  dt>s  docunienls.  KWo  ne  devient  elle- 
même,  grande,  solennelle,  pleine  de  leçons,  qu'à  la  con- 
dition d'évoquer  le  passé  en  tableaux  tour  à  loin'  ,m'aci(nix 
ou  grandioses,  sévères  ou  aimables.  Aussi  ne  voudrait-il 
pas  que  le  premier  venu  eût  le  droit  di'  s'investir  des 
hautes  fonctions  de  Thistorien.  11  y  faut  apporter  de  trop 
eniinenles  qualités  de  diseernement,  de  moralité  et  do 
largeur  d'esprit,  pour  qu'on  en  conlie  la  charge  à  n'im- 
porte qui  la  désire.  Voilà  pourquoi,  égalemeiU,  d".\ure- 
villy  i)référe  aux  historiens  de  profession  les  auteurs  do 
Memoifi^s  ou  les  éditeurs  de  papiers  de  famille.  Ceux-ci 
au  moins  ont  avantage  à  être  sincères  ;  ceux-là  sacri- 
fient trop  vol(»ntiers  à  leurs  systèmes  ou  à  l(Mirs  idées  pré- 
conçues. L'opinion  de  notre  critique  est  discutable  ;  le 
contraire  de  ce  qu'il  atlirme  avec  tant  d'assurance  s'est 
rencontré  plus  d'une  fois  et  se  voit  tous  les  jouis.  .M;iis 
l'idée  est  ingénieuse,  sinon  praticpie.  Rarljoy  se  soucie 
bien,  —  lui.  le  (Ihouan  pai'  excellence.  —  des  dillicultés 
de  détail  ou  des  tlu>ses  hai'dies.  Il  va  luujnurs  di'oit 
devant  lui,  épris  de  la  seuh^  beauté  de  son  idéal  roman- 
tique. S'il  reconnaît  jamais  les  droits  de  l'historien 
professionnel,  ce  sera  en  faveur  de  celui  qui  jette  de  la 
passion  et  de  la  couleur,  à  pleines  mains,  dans  les 
vastes  domaines  de  l'histoire  pour  en  féconder  la 
semence  trop  souvent  teinte  de  sang.  C'est  ainsi  qu'il 
aimera  Chateaubriand  et,  (pioi  qu'il  en  dise,  le  grand  et 
puissant  Michelet. 

La  poésie  ne  réclame  pas  tant  d'apprêts.  .Néamnoins, 
peut-on  appeler  poètes  ces  honnêtes  ouvriers  eu  rimes 


—   ;)/    — 


et  en  rythmes,  qui  n'ont  d'autre  ambition  que  de  cadcncer 
avec  harmonie  leurs  pauvres  inventions  ?  Non.  La  vraie 
poésie  est  une  envolée  téméraire,  toutes  ailes  déployées, 
dans  les  espaces  du  beau,  vers  les  sommets  du  rêve  et  de 
l'idéal.  Elle  ne  doit  même  pas  se  vouer  trop  exclusive- 
ment au  culte  de  la  forme  :  là  comme  ailleurs  la  pensée 
domine  tout,  —  mais  la  pensée  brillante,  empanachée, 
portant  avec  elle,  sans  qu'il  soit  possible  de  l'en  détacher, 
le  manteau  de  pourpre  dont  elle  s'est  parée.  «...La 
poésie,  —  écrit  magnifiquement  d'Aurevilly,  —  n'est  pap-w  jirp  .**".■' ;w 
seulement  que  dans  l'expression  littéraire.  Elle  efst  dans        "'-^y^ 
les  arts.  Elle  est  dans  la  nature.  Elle  est  eu^  toutes  M.  X 
choses  ;  —  en  toutes  choses,  si  abjectes  soient-elîeè  ;ou  c 

paraissent-elles  l'être  aux  esprits  prosaïques  et  vulgaires.  -^^^EN^ 
Il  ne  s'agit  que  de  frapper  juste  toute  pierre,  si  roulée  et 
même  si  salie  qu'elle  soit  dans  les  ornièi-es  de  la  vie, 
pour  en  faire  jaillir  le  feu  sacré  ;  seulement,  pour  frapper 
ce  coup  juste,  il  faut  lo  suprême  adresse  de  l'instinct  qui 
est  le  génie,  ou  l'adresse  de  seconde  main  de  l'expé- 
rience, qui  est  du  talent  plus  ou  moins  cultivé  ».  (1) 
N'est-ce  pas,  formulé  en  termes  très  personnels,  tout  le 
programme  de  l'école  romantique  ?  Aussi  comprend-on 
que  l'admiration  de  Barbey  d'Aurevilly  se  porte  du  côté 
des  représentants  de  la  pure  doctrine  de  1830,  les  Vigny, 
les  Hugo  et  les  Lamartine,  et  se  détourne  résolument  des 
Parnassiens. 

Il  en  va  de  même  pour  le  roman.  Le  roman  ne  doit  pas 
être  une  notation  précise  et  implacable  des  choses  de  la 
vie  réelle  ;  on  lui  demande  la  vérité  psychologique,  la 
vérité  de  l'âme,  mais  la  vérité  idéalisée.  «  Non  seulement 
le  génie  du  romancier  crée  des  types,  des  situations,  des 

(1)  Les  Poètes.  —  Préface,  p.  II  (Amyot,  éditeur,  1862). 


—  TxS  — 

caractères,  dos  déiiouLMiienls,  cl,  a  sa  iiiaiùèrc,  fait  (le 
la  vie,  coinino  Dion,  —  de  la  vio  inuiiorloUo.  —  mais  oos 
lypos.  cos  cafaclôres,  ces  situations  soiil  des  dcrouM'ilt's 
dans  l'ordro  dr  riinaiiinatioii  ot  do  ri)l)srrv:di<iii  coiii- 
binôos  ;  co  sont  dos  faits  qai  doivent  rester  accjnis  :ï 
rinvenlaire  humain,  oommo  les  laits  do  la  science,  l'our 
les  ég-aler  désormais,  il  sera  nécossairo  do  les  sur- 
passer »  (1).  Kt  d'Aurevilly  prétond  qu'aucun  romanrior 
ne  triomphera  du  foug'uoux  idéaliste  que  fut  ilonoi-é  de 
Balzac.  «  Balzac,  couclut-il,  attend  le  Napoléon  qui  le 
vaincra.  Celui  qui  pourrait  l'ég^alor  serait  encore  son 
inforiour  «{"!). 

Ailleurs,  la  théorie  du  roman  prend,  sous  la  plume  de 
Barbey  d'Aurevilly,  une  forme  plus  précise  encore  et 
plus  définitive.  Parlant  des  réalistes  qu'il  flétrit  sans 
pitié,  il  s'écrie:  «  C'est  celte  écolo  qui  rit  positivement  do 
l'idéal  en  toutes  choses,  aussi  bien  en  morale  qu'en 
esthétique.  C'est  cette  école  qui  ne  veut  de  sur.sum 
corda  !  ni  en  art  ni  en  littérature.  C'est  elle  qui  est  en 
train  de  nier  l'héroïsme  et  les  héros,  posant  en  principe 
qu'il  n'y  a  plus  de  héros  dans  l'humanité  et  que  tous  les 
lâches  et  les  plats  de  la  médiocrité  les  valent  et  sont 
même  mille  fois  plus  intéressants  qu'eux  !  >/  Ç.^).  Uifféa/, 
le  sursîun  corda,  Vhérols))u^,\o\Ui  donc  ce  (luo  lo  tempé- 
rament de  d'Aurevilly  réclame  impérieusement  ;  voilà 
aussi,  dans  ses  liijnf's  ossoiitiollos.  le  proijraiiinio  roman- 
tique. 

Cet  incessant  tjosoin  de  g-randour.  cette  aspiration 
ronstante  vers  les  sommets,  ont  inspiré  et  alimenté  toute 

(1-2)  Les  Homanciers,  priT.irc,  p.  V  (Amyol,  (-(litiMir,  1865). 
(3)  Conslitulinnnel,  29   novembre    18»»y,  —    L'éducation   senlimetilale, 
par  H.  Gustave  Flalbbht. 


-  59  - 

la  eriliquo  du  terrible  juge  que  l'ut  l'auteur  de  V Ensor- 
celée. Aussi  bataille-t-il  à  droite  et  à  gauche,  souvent  à 
tort  et  à  travers,  pour  son  idéal  méconnu  ou  méprisé. 
S'il  s'était  adonne  à  la  critique  en  1830,  il  eût  été  avec 
les  triomphateurs  du  jour  ;  mais  il  n'y  est  venu  qu'après 
1850,  et  il  s'est  trouvé  parmi  les  vaincus.  Malgré  tout, 
la  pensée  qu'il  fait  une  besogne  vaine,  en  essayant  de 
remonter  le  courant  de  l'opinion  qui  s'en  va  du  côté  du 
réalisme,  ne  le  décourage  pas.  11  reste  fidèle  aux  admi- 
rations et  aux  enthousiasmes  de  sa  jeunesse  :  il  ne  les 
trahira  jamais. 

Je  ne  dis  pas  que  sa  critique  n'ait  dès  lors  qu'un  intérêt 
rétrospectif  et  n'oflTre  que  le  seul  attrait  d'une  personnalité 
vigoureuse.  Ce  serait  faire  tort  et  injure  à  Barbey 
d'Aurevilly  que  de  le  supposer  capable  de  se  réfugier 
dans  le  passé  pour  échapper  aux  tendances  de  son  époque. 
Très  courageusement  il  suit  le  mouvement  du  siècle,  non 
pour  l'admirer,  mais  pour  le  juger.  Et  il  le  juge  souvent 
avec  clairvoyance,  sagacité  et  finesse:  car  il  n'est  pas  de 
ceux  qui,  de  propos  délibéré,  demeurent  obstinément 
fermés  au  bruit  du  dehors  et  n'entendent  point  recon- 
naître les  mérites  de  l'idéal  opposé  au  leur.  Seulement, 
il  ne  s'est  pas  mis  en  garde  toujours  contre  le  parti-pris 
et  ne  s'est  pas  assez  défendu  contre  les  emportements 
romantiques  et  les  excès  de  zèle  «  individualiste  »  de 
son  humeur  indépendante. 

il  parle  quoique  part  (1)  de  «  l'esprit  qui  juge  »  et  de 
«  la  sensation  qui  enivre  ».  Naturellement,  il  domie  à 
celle-ci  la  prédominance  sur  celui-là,  et  il  se  vante  même 
de  n'avoir  d'autre  loi  que  celle  de  sa  sensibilité,  d'autre 
mesure  que  la  force  ou  la  faiblesse  de  ses  émotions.  Prise 

(1)  L'Amour  Impossible  (éd.  Lemerre,  p.  160). 


—  a\  — 

à  la  lellro,  celte  profession  de  foi  sullirail  a  lé.uilimer  les 
rig-ueurs  de  M.  Bninelièro  contre  lacritiqno  romantique. 
Mais  il  ne  faut  pas  s'en  tenir  aux  termes  soûls  du  i)ro- 
.u-rannne  qu'un  jeune  homme  allichc*  en  un  jour  de 
"  ileveriiondatic  inleliccliiol  /,  ;  il  faut  (•diisidoror  surtout 
l'application  de  ce  pro.urammc  (»r.  si  d'AiircN  illy  a 
sacrifié  trop  fréquenmienl  à  l'ivresse  de  la  sensation  lo 
sang-froid  du  jugement,  il  s'est  conduit,  en  ell'el,  comme 
un  romantique  peu  propre  à  revêtir  la  robe  do  magistial 
de  la  littérature.  Toutefois  son  romantisme  n'a  pas  eu 
sans  compensation  cette  désastreuse  conséquence.  Il  Va 
préservé  des  entraînements  des  coteries  et  ne  l'a  pas 
privé  des  ressources  de  la  raison.  Ce  double  avanlag:o 
efface  bien  des  inconvénients. 

Sans  doute,  il  vaudrait  mieux  ne  faire  appel,  imi  tout 
état  de  cause,  qu'aux  lumières  de  la  raison.  Mais  quel  est 
l'homme,  assez  niaitre  de  lui-même,  do  ses  impressions 
personnelles  et  de  ses  passions,  pour  garder  cons- 
tamment en  parfait  équilibre,  chacune  a  leur  place,  les 
trois  facultés  qui  se  disputent  chez  lui  la  préénnnence  : 
la  faculté  de  sentir,  la  faculté  de  juger,  la  faculté  de 
vouloir?  Quel  est  l'homme  assez  désintéressé  de  ses 
propres  instincts  et  de  ses  émotions  les  plus  intimes 
pour  maintenir  sans  cesse  haut  et  ferme,  au  milieu  du 
conflit  des  événements  et  de  la  mêlée  universelle  des  opi- 
nions, le  phare  de  vérité  que  la  conscience  allume  et  qui 
s'obscurcit  ou  s'éteint  si  vite  sous  le  souffle  délétère 
du  parti-pris.  Où  donc  brille,  dans  tout  son  pur  éclat,  ce 
feu  fixe  et  mesuré  de  l'intelligence  qui  illumine  les  êtres 
et  les  choses  de  lueurs  toujours  semblables  et  distiibue 
partout  également  la  chaleur  et  la  justice  ? 

Sans  doute  encore,  il  serait  bon  de  ne  pas  chercher 
dans  l'isolement  hautain  ot  orgueilleux  un  refuge  contre 


—  r.i  — 

les  misères  du  présent.  A  fréquenter  autrui,  on  ne  peut 
que  gagner  de  nouvelles  victoires  sur  ses  préjugés, 
accroître  sa  valeur  individuelle  et  se  rendre  «  plus 
homme  ».  On  discerne  mieux  ensuite  les  défauts  de  sa 
cuirasse,  —  et  de  la  cuirasse  de  son  voisin.  Mais,  si  l'on 
se  réduit  de  gaîté  de  cœur  à  la  contemplation  de  soi- 
même,  on  court  risque  de  se  méconnaître,  en  s'élevant 
trop  haut,  et  de  méconnaître  les  autres,  en  les  imaginant 
trop  inférieurs  à  soi.  Et  c'est  en  réalité,  je  l'avoue,  le 
plus  grand  reproche  qu'on  puisse  adresser  à  la  critique 
romantique,  en  général,  et  à  celle  de  Barbey  d'i^urevilly, 
en  particulier. 

Toutefois,  et  en  dernière  analyse,  n'est-ce  pas  un 
appréciable  mérite  déjà,  et  qui  compense  bien  des  torts, 
d'avoir  affiné  à  tel  point  sa  sensibilité  et  l'avoir  faite  si 
vive  et  si  pénétrante  que,  lorsqu'elle  consent  à  se  gou- 
verner et  à  se  modérer,  elle  acquière  presque  la  puis- 
sance de  la  raison  ?  Du  jour  où  la  faculté  de  sentir  sait 
se  garder  contre  les  surprises  de  la  passion,  elle  devient 
presque  l'égale  de  la  faculté  de  juger.  Tel  a  été,  dans 
bien  des  cas,  comme  on  le  verra  plus  tard,  le  sort  de  la 
critique  de  d'Aurevilly,  malgré  ses  panaches  multicolores 
et  son  romantisme  à  l'aigrette  rutilante. 


CHAPITRE     IV 
L'Aristocratie 

LES  TENDANCES  ARISTOCRATIQIIES  ET  I.E  ROMAN- 
TISME. —  LE  JOUG  DU  PASSÉ.  —  LA  NORLESSE 
ET  LE  PEUPLE  DANS  LE  ROMAN.  —  RARIîEY 
d'aUREVILLY  peint  l'AR  LUI-MÊMJ;,  —  IIAINK 
DE  LA  FOULE  ET  DES  ROURGEOIS.  —  LA  PENSÉE  ET 
l'action.  —  LA  FORCE.  —  ((  l'ÉMINENTE  DIGNITÉ  » 
DE  LA  LITTÉRATURE.  —  l'iIOMMI-:  DE  LETTRES 
ET    LE   BAS-BLEU. 


Un  <'  iudividiKilisle  »  est  bien  près  de  devenir  nn 
aristocrate.  11  a  même,  dans  les  veines,  du  sang-  d'auto- 
crate. S'isolant  des  associations,  groupes  et  colories  de 
toute  sorte,  fort  de  sa  propre  puissance  et  plus  ou  moins 
déciaigneux  de  co  qui  n'est  pas  lui,  il  semble  enclin  à 
ranlocralie.  Mais,  comme  il  ne  peut  avoir  la  prétention 
de  concentrer  sur  sa  personnr  Idnlrs  les  énergies 
cparses  dans  l'air  qu'il  respire,  connue  il  devine  aussi 
que  d'autres  «  individus  »  souhaitent  également,  et  non 
sans  quelque  justice  peut-être,  de  se  faire  une  large  place 


—  63  — 

au  soleil,  il  admet  assez  volontiers  qu'une  élite  s'épa- 
nouisse et  vive  en  pleine  lumière  de  la  création,  plane 
au-dessus  de  la  foule,  rayonne  au  sommet  de  la  société 
et  se  fasse  supérieure,  par  sa  propre  vertu,  aux  contin- 
gences ou  conventions  vulgaires.  De  cette  conception 
naît  la  tcMidance  de  Findividualiste  à  l'aristocratie. 

La  révolution  du  romantisme  a  été,  notannnent,  une 
explosion  spontanée  d'aristocratie  longtemps  contenue. 
On  a  remarqué  que  la  plupart  des  adversaires  du  roman- 
tisme, à  son  origine,  se  trouvaient  être  des  libéraux: 
libéraux  en  religion,  en  morale  et  en  politique,  conserva- 
teurs en  littérature.  Ils  étaient  les  démocrates  vassaux 
de  la  doctrine  classique.  Par  contre,  les  novateurs  roman- 
tiques appartenaient  presque  tous  aux  classes  conser- 
vatrices, à  la  noblesse  du  XVIIP  siècle,  et  affectaient 
de  se  rattachera  l'ancien  régime.  Ils  étaient  les  seigneurs 
intellectuels  du  siècle  commençant. 

A  vrai  dire,  la  génération  de  1830  ne  ressembla  guère 
à  la  génération  précédente,  que  représentaient  Chateau- 
briand et  Lamartine.  Ses  instincts  d'émancipation  la 
jetèrent  dans  le  libéralisme  ;  elle  se  fit  à  son  tour  indépen- 
dante du  passé  et  curieuse  du  seul  avenir.  Ce  fut  le 
romantisme  de  Victor  Hugo  «  grandi  »,  d'Alfred  de 
Vigny,  de  Musset,  de  Théophile  Gautier.  Ce  fut  celui  de 
Barbey  d'Aurevilly.  Il  ne  faut  pas,  en  effet,  oublier  les 
idées  dont  se  parait,  en  1832,  —  comme  pour  lancer  un 
défi  aux  temps  défunts,  —  la  superbe  autonomie  du 
jeune  étudiant  de  Caen.  Mais  on  sait  aussi  que  ces 
«  incartades  »  démocratiques  d'un  adolescent  ivre  de  sa 
liberté  ne  firent  pas  long  feu.  Jules  Barbey  revint  vite 
au  bercail  de  ses  ancêtres.  Il  ne  put  étouffer  la  voix  du 
sang  qui  l'appelait  vers  d'autres  destinées.  Pour  qu'il 
demeurât  républicain,  il  eût  fallu  créer,  à  son  usage  per- 


—  (VI  — 

soiHiel.  une  arisliuM'alii^  ri'puhlicaiiuv  MalluMirriistMiuMil 
pour  lui,  ou  ne  soup:eail  pas  à  reconslilnor.  au  prolil  des 
néo-doinocralos.  la  hi(M'archi(^  iiol)iliairo  aholio  par  la 
Uévdluliou. 

Au  siu'plus,  il  csl  ptMi  probable  que  liarboy  d'Aiii-c^x  iliy 
eût  porsovéro  daus  la  voie  du  libc'M"alisin(\  Le  passe 
pesait  d'un  poids  trop  lourd  sur  son  àiue  pour  qu'il  lui  fût 
facile  d'eu  secouer  le  joug-.  Kuppolous-iious  ses  origines, 
son  éducation,  ses  tendances  premières.  Mais  ce  n'est  pas 
dans  les  parcheniins  plus  ou  moins  authentiques  de  son 
aïeul,  Vincent  du  Motel,  qu'il  voulait  puiser  des  titi'es  de 
noblesse  d'un  caractère  incertain.  C'est  a  lui-même  quil 
entendait  les  devoir.  Son  individualisme  \o  p(tussait  a  se 
forger  une  gloire  toute  personnelle,  dont  il  n'eût  pas  à 
rejeter  le  méi'ite  sur  autrui.  Il  voulait  pouvoir  répéter 
plus  tard  avec  Alfred  de  Vigny,  duquel  il  goiitait  tant  le 
fier  génie,  fait  de  grandeur  philosophique  et  do  beauté 
morale  : 

J'iii  fail  illustre  un  iiuiii  i|u'(iii  ma  transmis  sans  gloire. 
Qu'il  soit  ancien,  qu'importe?  Il  n'aura  ilc  mémoire 
Quo  du  jour  seulement  oi'i  inun  fmnt  l'a  |ioilé. 

Aussi  se  rait-il  à  l'œuvre,  vaillamment,  dès  les  pre- 
mières années  de  son  adolescence.  MOile  aux  Tficnno- 
2Jf/lcs  est  re.xpansion  lyrique  d'une  nature  foncièremenl 
aristocratique  et  militaire.  Jules  Barbey  y  a  déverse  le 
trop  plein  do  ses  ardeurs  belliqueuses  mal  satisfaites  et 
de  ses  instincts  guerriers  contrariés  par  les  événements. 
Il  s'y  est  épanché,  seul  à  seul  avec  .sa  tristesse  profonde 
de  n'être  pas  soldat.  Il  s'y  est  soulagé  de  toutes  les  idées 
d'aventures  qui  avaient  germé  dans  son  esprit  précoce, 
La  fièvre  de  l'action  le  brûlait,  dès  ses  quinze  ans  à 
peine  révolus  :  il  l'a  apaisée,  tant  bien  (pic  mal,  —  plutôt 


—  G5  — 

mal  que  bien,  —  en  des  vers  dont  l'inspiration  est  géné- 
reuse. Par  là,  il  s'est  consolé  des  tendances  de  l'époque, 
qui  étaient  pour  la  paix  à  tout  prix.  Par  là  aussi,  il  a 
creusé  d'une  main  légère,  mais  décidée,  l'abîme  qui 
devait  le  séparer  à  jamais  des  ambitions  pacifiques  du 
XIX^  siècle. 

Il  n'est  pas  jusque  dans  sa  Léa  où  d'Aurevilly  n'ait 
mis,  peut-être  à  son  insu,  —  lui,  le  démocrate  de  la 
Revue  de  Caen,  —  son  àme  inflexiblement  aristocratique. 
La  poitrinaire  Léa  et  son  ami  Réginald  de  Beaugency  ne 
sont  pas  des  êtres  communs.  Ils  habitent  des  régions 
supérieures  à  la  terre  qui  porte  les  humbles  mortels.  Ils 
vivent  dans  une  atmosphère  d'oisiveté  dorée,  de  goûts 
artistiques  à  part  et  même  de  maladies  choisies.  Ils 
ont  une  distinction  raffinée  dans  leurs  causeries,  dans 
leurs  aspirations,  voire  dans  leur  manière  de  mourir. 
Bref,  ils  sont  une  élite.  S'il  avait  voulu  montrer  la  sincé- 
rité de  ses  croyances  républicaines,  combien  d'Aurevilly 
eût  mieux  fait  de  jeter  la  sonde  dans  les  milieux  popu- 
laires et  d'en  rapporter,  palpitant  de  vie  vraiment 
humaine,  un  cœur  plébéien.  Mais  il  ne  le  pouvait  pas. 
Toujours  les  sirènes  du  passé  chantaient  en  lui  leurs 
chansons  d'asservissement  et  murmuraient  à  ses  oreilles 
leurs  lamentables  cantilônes  ! 

Dès  lors,  il  se  croit  sans  cesse  obligé  par  ses  attitudes, 
par  ses  paroles,  par  ses  silences  mêmes  plus  méprisants 
que  ses  discours,  de  crier  à  tout  propos  ses  sympathies 
pour  le  passé  et  son  horreur  du  présent.  Jusqu'à  la  fin  de 
sa  vie,  il  gardera  ces  fières  allures  de  dédain  en  face  des 
novateurs  pohtiques  et  à  l'endroit  des  innovations  sociales. 
Aucune  des  révolutions,  qui  ont  bouleversé  de  fond  en 
comble  la  société  française  au  XIX^  siècle,  n'ébranlera 
sa  conviction.  Les  leçons  de  l'histoire  contemporaine  ne 

5 


—  (■)(•)  — 

coniplciil  pas  a  ses  ynix.  nu  pliilol  il  k's  inUTprt'lc  a  sa 
favon.  11  nÏMilond  pas  .urDUilor  la  sourde  a.nilaliiui  ([ui 
travaille  le  pays  jiisqu\Mi  ses  profoiulciiis  cl  ii'ossaio  pas 
de  comprendre  les  i-iiiiieiirs  iiiyslerioiises  (pii  aniioiieeiil 
un  reiioiiveau  dont  ou  ne  sail  (MU'or(\  a  l'heure  aciuolle, 
eequesera  la  destinée.  11  ii"a  rien  senli  du  niouvcnieid 
libérateur  <iui  pousse  les  masses  vers  un  re}4ini(>  plus 
approprie  à  leurs  bi\soins;  il  s'est  immobilise  ilo  galle  do 
cœur  dans  la  pt>sture  héroïque  de  ses  ancêtres,  l'en  lui 
importent  sa  méconnaissance  du  présent,  son  ig-norance 
des  aspirations  récemment  écloses  sous  le  souffle  de  la 
liberté,  son  éloi.gnement  des  manières  i\v  penser  et 
d'a.uirou  se  complaisent  les  homniiv'^  d'aujouitrimi.  ('/est 
sur  le  type  du  passé  qu'il  a  voulu  modeler  son  ame  et 
son  esprit,  son  œuvre  aussi  bien  que  son  exislence. 

Toute  son  œuvre,  en  effet,  depuis  IS:^  jusqu'à  1SS(I, 
durant  un  demi-siècle  sans  interriiplion,  à  dater  de 
(icrmoinc  pour  finir  à  Une  Patje  d'Histoire,  s'est 
inspirée  du  sentiment  aristocratique  qui  fut  la  règle  de 
sa  vie.  Que  l'on  ouvre  n'importe  lequel  de  ses  romans,  on 
y  voit  comme  princij)au.v  personnages  des  nobles,  des 
êtres  de  grande  famille,  de  haute  lignée,  de  souche 
antique,  tous  évoluant  à  la  Cour,  appartenant  au  Fau- 
bourg Sainl-Germain  ou  sortant  des  hôtels  de  la  vieille 
cité  de  Valognes.  Les  gens  du  peuple  ne  figurent  sur  la 
scène,  dans  la  comédie  des  silualions  et  la  tragédie  des 
événements,  (pi'a  litre  de  comparses.  i)our  les  besoins  de 
la  couleur  locale  et  afin  de  mettre  mieux  en  relief  les 
héros  de  l'aristocratie,  (pu,  sans  cxccplion,  se  détachent 
toujours  au  premier  plan. 

Cesl,&di\s  Ln  Ikif/ue  cl' A  II  nihal,  Aloys  de  Symmero.so 
et  Baudoin  d'Artinel  fleuretant  avec  une  jeune  veuve 
très  mondaine;   dans  Amakiée,  les  héros  Somegod  et 


—  07  — 

Altaï  essayant  de  réhabiliter  par  raiiiour  une  femme 
tombée  aux  pires  abîmes  de  la  passion;  dans  V Amour 
Impossible,  Bérang-ère  de  Gesvres  et  Raimbaud  de 
Maulévrier  tachant  vainement,  durant  les  longues  heures 
de  leur  oisiveté  stupide,  de  réchauffer  mutuellement 
leurs  sons  engourdis  et  d'  «  émoustiller»  leurs  épidermes 
ininflammables  ;  dans  Geruiaine,  la  comtesse  Yseult  de 
Scudemor  se  donnant  par  pitié  aux  ardeurs  juvéniles 
d'Allan  de  Cynthry  et  livrant  ensuite  sa  propre  fille  aux 
ivresses  délirantes  et  toujours  mal  satisfaites  de  cet 
amant  irrassasié.  Voilà,  à  coup  sûr,  de  «  nobles  »  occu- 
pations pour  de  «  nobles  »  personnages  désoeuvrés,  à 
qui  les  loisirs  ne  servent  qu'à  se  «  détraquer  >/  la  cervelle 
et  ce  qu'ils  osent  appeler  leur  cœur.  Et  sur  toutes  ces 
aventures  passe  comme  un  souffle  de  mort  qui  annonce 
la  décadence  d'une  société  et  présage  des  catastrophes 
inévitables.  Ce  souffle  de  mort,  d'Aurevilly  le  déchaîne 
en  ouragan  à  travers  ses  livres:  c'est  l'Ironie,  —  l'ironie, 
enfant  naturelle  de  l'orgueil,  fille  perdue  d'une  aristo- 
cratie inutile,  rejeton  gâté,  dégénéré  et  maudit,  d'une 
vanité  qui  se  croit  tout  permis,  —  l'ironie,  qui  naît  du 
désœuvrement,  de  l'impossibilité  de  créer  et  de  l'impuis- 
sance d'aimer  et  qui,  maniée  par  des  doigts  souples 
n'ayant  jamais  travaillé  à  un  labeur  profitable,  devient 
une  arme  terrible  autant  que  déloyale.  Toute  une  société 
y  révèle  ses  pauvres  mérites.  Ce  à  quoi  elle  aboutit,  c'est 
à  la  fatuité  d'un  Brummell.  On  y  saisit  sur  le  vif  la  fin 
d'une  race  qui  fut  grande. 

Mais,  à  côté  de  ces  pervertis  blasés,  on  aperçoit  bientôt 
un  autre  échantillon  de  la  noblesse.  C'est  une  noblesse 
encore  vivante  ou  qui  du  moins  fait  des  efforts  pour 
vivre.  On  la  voit  s'agiter,  dans  Une  Vieille  Maîtresse, 
avec  Ryno  de  Marigny,  Hermangarde  de  Polastron,  la 


—  («  — 

nuirquisc  do  Fiers,  la  oomlosse  d'Arlollos,  la  romlosso 
do  Mendozo,  le  vicoiulo  Chaslonay  do  Prosiiy,  los  soiils 
héros  vraimonl  agissants  au  cours  do  celle  Iragédio 
inliine.  — eu  dehors  louU'Iois  de  riieroine  par  excellence, 
la  seuora  Velliui,  tiue  Barhe.y  d'Aurevilly  s'est  ingénié  à 
parer  de  toutes  les  grâces  prestigieuses  de  la  passion  la 
plus  tunuiltueusenuMit  aristocratique.  On  la  voit  encore, 
celte  noblesse  moribonde,  dans  VEnsorcciée,  avec  lo 
prètre-Chouan  ,)ehoël(l»>  La  (Iroix-JugaucllabelleJeanno 
de  Feuardent,  devenue  par  une  sacrdege  mésalliance 
«  la  femme  a  maitreThomas  L(>  Ilardouey  >»;  et  ces  deux 
nobles  figures  de  l'abbé  et  de  la  mésalliée  passent  et 
repassent  sans  cesse  devant  nos  yeux  éblouis,  jusqu'à  la 
catastrophe  finale,  à  travers  le  dramatique  récit  où  le 
génial  romancier  a  fait  revivre  tout  une  époque  de  la 
guerre  de  la  C-huuaimerie  bas-normande.  Non  moins  visi- 
blement api)araissenl  les  dernières  luttes  de  l'aristocratie 
expirante,  dans  le  Chccalirr  Des  Touches,  rémouvante 
épopée  et  l'équipée  folle  des  Doicc,  tous  «  nobles  //, 
remarque  d'Aurevilly  avec  un  airde  triomphe.  Ce  mouvo- 
meiil  royaliste  nous  est  raconté  par  Mademoiselle  de 
Percy,  un  vrai  héros,  plus  homme  que  femme.  Kl  le 
récit  a  pour  auditeurs  l'abbé  de  Percy,  les  deux  demoi- 
selles de  Touliedelys,  le  baron  Ilylas  de  Fierdrap  et 
même  la  sourde  Aimée-Isabelle  de  Spens. 

Faut-il  pénétrer  plus  avant  dans  1  u'uvre  de  Barbey 
d'Aurevilly?  Dans  le  Prrlrc  Marié,  nous  rencontrons 
l'abbé  Sombreval  et  Calixle  sa  fille,  —  grands  l'un  et 
l'autre,  chacun  à  sa  faron,  d'une  grandeur  surhumaine, 
—  en  face  du  gentilhomme  Néel  de  Néhou.  Dans  les 
Jfiaholitjucs,  nous  apercevons  le  vicomte  de  Brassard 
avec  son  «  rideau  cramoisi  »  ;  le  comte  Jules-Amédee 
Hector  de  Ravila  de  Ravilès,  avec  «  son  plus  bel  amour 


—  09  — 

de  Don  Juan  »  ;  ki  comtesse  de  Savigny,  qui  trouve  «  le 
bonlieur  dans  le  crime  »  ;  la  comtesse  du  Tremblay  de 
Stasseville,  cachant  son  jeu  amoureux  sous  les  «  cartes 
d'une  partie  de  whist  »  ;  le  chevalier  de  Mesnilgrand,  à 
son  «  diner  d'athées  »  ;  la  duchesse  d'Arcos  et  de  Sierra- 
Leone,  fille  de  haute  famille,  qui  ourdit  contre  l'époux 
qui  l'a  maltraitée  et  qu'elle  hait  une  «  vengeance  »  épou- 
vantable et  consomme  jusqu'à  son  dernier  souffle,  en 
voulant  mourir  comme  une  fille  publique,  sa  revanche 
d'amante  outragée.  Puis,  dans  Une  Histoire  sans  nom, 
c'est  la  janséniste  baronne  de  Ferjol  et  son  enfant 
infortunée  Lasthénie,  qui  mènent  à  elles  deux,  face  à 
face,  une  lugubre  action  dramatique  sur  laquelle  plane,, 
implacable,  l'oiseau  noir  du  Destin.  Enfin,  dans  Une 
Page  d'Histoire,  se  révèle  la  famille  maudite  des  Ravalet, 
avec  ses  deux  rejetons  incestueux,  Julien  et  Marguerite, 
qui  furent  décapités  en  place  de  Grève  l'an  1603. 

Voilà,  certes,  une  longue  théorie  de  personnages  nobles 
qui  dévoilent  leur  origine,  à  chaque  instant,  au  cours  de 
leurs  exploits,  par  une  intrépidité  à  toute  épreuve  ou  par 
des  gestes  las.  Un  caractère  mâle  et  hautain  ou  bien  un 
tempérament  que  la  jouissance  a  blasé  et  que  le  bien-être 
a  corrompu  ;  une  attitude  invinciblement  martiale  ou  un 
maintien  alangui  d'êtres  à  demi  usés  :  tels  sont  leurs 
signes  distinctifs.  Mais,  en  tout  cas,  ce  sont  gens  de  race 
qui  ne  frayent  guère  avec  la  plèbe  et  vivent  dans  une 
atmosphère  supérieure  à  celle  du  vulgaire.  Il  n'y  a  rien 
de  commun  entre  le  peuple  et  eux,  entre  deux  castes  si 
tranchées  que  les  moeurs  séparent  aussi  radicalement 
que  la  nature.  C'est  pourquoi  d'Aurevilly  se  garde  bien 
de  mettre  sur  le  même  plan  et  de  présenter  en  un  même 
groupe  nobles  et  roturiers.  A  chaque  classe  il  assigne 
son  rôle  social,  sa  fonction  intellectuelle  et  son  langage. 


-  70  — 

11  laul  voir  los  arislocralos,  qu'il  se   plaîl  a  peindre, 
évoluer  avec  une  aisance  incomparable,  tour  à  tour  a  la 
ville  et  à  la  cainpa.ui»e.    11  n'est  pas  difficile  de  s(i  rendre 
compte,  par  exempU',  des  exceptionnelles  (inalit(''s  (pn 
distinguent  la  marquise  de  Fiers,  dont  le  portrait  nous 
est  tracé  avec  ce  coloris  à  la  fois  précis  et  abondant  qui 
défie  la  pastiche    «  Parce  qu'on  lui  voyait  l'esprit  léger, 
on  lui  cn)yait  toute  la  tète  légère;  mais,  sous  les  frivoles 
surfaces,  —  comme,  sous  los  grains  du  rouge  qu'elle 
mettait  à  vingt  ans,   circulait  la  vie,  —  il  y  avait  la 
réflexion  qui  voit  juste  et  la  sagacité   qui  voit   clair. 
C'était  un  femme  de  sens  qui  avait  eu  des  sens,  mais 
qui  n'avait  jamais  eu  plus  d'imagination  qu'une  Française, 
c'est-à-dire,  que  la  femme  d'Europe   et  du  globe  qui 
entend  le  mieux  les  adorables  calculs  de  l'amour  et  le 
ménage  de  son  bonheur.  Cette  poésie  des  sens,  dans  une 
créature  divinement  jolie  et  riche,  qui  pouvait,  quand  il 
lui  plaisait,  comme  une  des  princesses  de  Brantôme, 
recevoir  son  amant  dans  des  draps  de  satin  noir,  avait 
suppléé  dès  sa  jeunesse  à  cette  imagination  absente 
et  qui  eût  peut-être  compromis  sa  vie.  Sa  renommée 
était  restée  saine  et  sauve.  Malgré  de  nombreuses  fan- 
taisies, dont  personne  ne  sut  le  chiffre  exact,  elle  avait 
marché  avec  une  précaution  et  une  habileté  si  féline 
sur  l'extrémité  de  ces  choses  qui  tachent  les  pattes 
veloutées  des  femmes,  qu'elle  passa  pour  Hermine  de 
fait  et  de  nom.  Elle  s'appelait» Hermine  d'AsI,  marquise 
de  Fiers  *  (\).  11  est  bien  certain  que,  dans  les  salons  ou 
los  boudoirs,  à  travers  champs  ou  au  bord  de  la  mer, 
une  physionomie  ainsi  campée  est  faite  pour  se  mou- 
voir avec  une  distinction   infinie,  avec  cet   ail  si   nier- 

(1)  Une  Vieille  Maîtresse  (éd.  Lemerre,  t.  I,  p.  30  et  37). 


-  71  - 

veilleusement  composé  qu'il  semble  l'effet  seul  de  la 
nature. 

En  regard  de  celui-là,  le  portrait  si  pur,  si  chaste, 
d'Hcrniangarde  de  Polastron  n'est  pas  moins  heureu- 
sement dessiné .  «  C'était  une  nature  sérieuse  et  contenue. . . 
Elle  n'avait  pas,  elle  n'aurait  jamais  eu  l'ardeur  d'en- 
jouement, le  charme  osé  et  vainqueur  qui  avait  fait  de 
son  aïeule  l'étoile  la  plus  étincelante  des  Nocturnales  de 
Versailles.  Hermangarde,  la  chaste  Hermangarde,  avait 
une  puissance  bien  moins  conquérante  et  généralement 
bien  moins  sentie  que  celle  de  la  marquise  de  Fiers,  de 
cette  éclatante  blonde,  piquante  comme  une  brune,  qui 
pouvait  porter  des  deltas  de  ruban  ponceau  à  ses  corsets, 
sans  tuer  son  teint  et  ses  yeux,  et  qui  se  coiffait  en 
Erigone  aux  soupers  de  la  comtesse  de  Polignac.  Seu- 
lement, pour  ceux  qui  la  comprenaient,  cette  puissance, 
Hermangarde,  elle  !  était  autrement  souveraine.  C'était 
le  charme  qui  rend  le  plus  esclave  et  que  la  nature 
attacha  à  toutes  les  choses  profondes  qu'il  faudrait 
déchirer  pour  voir.  Sa  beauté  était  plus  royale  encore 
que  n'avait  été  celle  de  sa  grand'mère.  Mais  l'idéalité  de 
ses  mouvements,  de  son  sourire,  de  ses  yeux  baissés, 
aurait  été  méconnue  au  XVIIP  siècle.  M"*^  de  Polastron 
avait  en  toute  sa  personne  quelque  chose  d'entr'ouvert  et 
de  caché,  d'enroulé,  de  mi-clos,  dont  l'effet  était  irrésis- 
tible et  qui  la  faisait  ressembler  à  une  de  ces  créations  de 
rimagination  indienne,  à  une  de  ces  belles  jeunes  filles 
qui  sortent  du  calice  d'une  fleur,  sans  qu'on  sache  bien 
où  la  fleur  finit,  où  la  femme  commence  !  Le  contour 
visible  plongeait  dans  l'infini  du  rêve.  Accumulation  de 
mystères  !  c'était  par  le  mystère  qu'elle  prenait  le  cœur 
et  la  pensée.  Espèce  de  sphinx  sans  raillerie,  —  à  force 
de  beauté  pure,  de  calme,  de  pudique  attitude,  —  et  à  qui 


la  passion,  en  lui  fendant  sa  mnelle  poilrino,  aiTach(M"ail 
nn  jonr  son  secret  »  (1).  Je  no  crois  pas  qu'il  soit  possihio 
de  mieux  rendre  les  mille  nuances  insaisissai)les  d'une 
pareille  physionomie. 

On  pourrait  opposer  à  ce  portrait  si  (inenuMit  tracé 
celui  de  la  laide  senora  Vellini,  rivale  (rilcrman.yarde. 
Mais,  dans  un  autre  genre,  je  préfère  le  superbe  relief 
de  la  figure  imposante  et  fière  que  Barboy  d'Aurevilly 
a  donnée  à  la  comtesse  de  Scudemor.  «  C'était  une 
femme  d'un  charme  étrange  et  silencieux...  Quoiqu'elle 
eût  encore  assez  do  cette  beauté  qui  su/lit  aux  fonmies 
pour  tenir  à  la  vie,  elle  avait  le  calme  indilféreut,  qui  ne 
se  vante,  ni  ne  se  plaint,  d'un  être  détaché  de  tout.  Elle 
eii  avait  le  naturel  et  la  simplicité.  Probablement  à  cau.se 
de  son  extrême  froideur,  les  femmes  ne  l'aimaient  pas, 
quoiqu'elle  ne  jalousât  en  rien  des  succès  do  vanité 
auxquels  elle  ne  prétendait  plus.  On  lui  supposait  des 
opinions  très  hardies.  Avez-vous  remarqué  que  le  monde 
suppose  toujours  des  opinions  très  hardies  à  ceux  qui 
n'ont  pas  l'air  de  tenir  les  siennes  en  grand  respect?  11 
faut  être  si  osé  pour  cela  !  .Mais  cette  assertion  hasardée, 
on  n'aurait  guère  pu  la  justifier  par  des  faits.  Dans  le 
monde,  la  comtesse  Yseult  de  Scudemor  avait  l'habitude 
de  ne  se  mêler  à  la  conversation  que  quand  elle  roulait 
sur  des  sujets  généraux  et  vagues...  Toute  sa  persomie 
avait  cette  expression  patricienne  qui  respirait  dans  ses 
traits  traïKiuilles.  La  moindre  contraction  lu:»  s'y  montrait 
pas.  Elle  n'avait  ni  dédain  ni  langueur.  Ses  manières, — 
les  manières,  qui  sont  les  attitudes  de  l'esprit  comme  les 
attitudes  sont  le*  manières  du  corps,  —  étaient  lentes 
jusqu'à  la  nonchalance,  mais  elles  n'étaient  pas  noncha- 

(1)  ine  Vieille  Maltresse  (éd.  Lemcrre,  I.  I,  j..  M,  43  et  45). 


—  73  — 

lantes.  Son  parler  sobre  et  ses  expressions  presque  sans 
couleur  seyaient  à  sa  voix  aux  trois  quarts  éteinte  »  (1). 

Barbey  d'Aurevilly  n'apporte  pas  moins  de  soin  à 
parer  ses  jeunes  héros  de  toutes  les  grâces  de  la 
noblesse.  A  leur  front,  il  fait  briller  l'auréole  de  l'aristo- 
cratie la  plus  pure.  C'est,  du  reste,  lui-même  qu'il 
dépeint,  la  plupart  du  temps,  à  tous  les  âges  de  sa  vie. Il 
se  met  en  scène  sans  effort  ni  gêne,  comme  poussé  par 
un  besoin  secret  d'expansion,  par  l'orgueilleux  désir  de 
rendre  plus  éclatante  encore  la  race  qui  marque  son  âme 
de  traits  ineffaçables. 

Jules  Barbey  a  près  de  vingt  ans.  Il  sera  FAllan  de 
Cynthry  de  Ce  qui  ne  meurt  pas.  <  Ce  jeune  homme 
était  d'une  beauté  presque  divine.  Il  avait  cet  âge  herma- 
phrodite d'entre  l'adolescence  et  la  jeunesse,  qui  participe 
de  toutes  les  deux  et  qu'on  dirait  un  troisième  sexe 
pendant  le  peu  de  temps  qu'il  dure,  car  la  beauté  de  cet 
âge  dure  encore  moins  que  la  beauté  si  vite  évaporée 
des  femmes.  Une  fois  la  virilité  venue,  cette  beauté  déli- 
cieuse et  périssable  disparaît  et,  même  dans  l'homme  le 
plus  beau,  on  n'en  reconnaît  pas  la  trace.  Ce  jeune 
homme,  ce  soir-là,  semblait  le  génie  pensif  de  la  solitude 
en  personne...  Imagination  d'une  telle  plénitude  qu'elle 
se  passait  d'aliments  et  qu'elle  se  nourrissait  d'elle- 
même,  Allan,  dont  les  études  étaient  à  peine  terminées, 
répudiait  toute  espèce  de  livres.  Les  poètes,  ces  fées 
divines  des  contes  qu'ils  nous  font,  avaient  peu  de  mer- 
veilles pour  lui,  qui  dédorait  en  les  lisant  leurs  pages  les 
plus  reluisantes...  Cette  panthère,  qui  couche  dans 
l'antre  du  cœur  de  l'homme,  s'éveillait  dans  le  sien  et  lui 
mettait  sa  griffe  au  front.  Il  souffrait  du  mal  d'avoir 

(1)  Ce  qui  ne  meurt  pas  (l"''  éd.  Lemeire,  in-12,  1884)  p.  19  et  20. 


—  71  - 

dix-sept  ans...  llal)iliiolltMnoiil  les  yeux  d'Alhin  étaient 
mornes  comme  le  sont  presque  toujouis  les  yeux  do 
ceux  qui  n\aai"doiil  plus  dans  Icui*  cciMir  (|U('  ilans  la  vie  ; 
mais  a  la  nioiiidn»  (Miinlioii  un  au  Mi(»iii(lii>  capi'icr  d(^  rc< 
jeune  homme,  a  Vaiuv  plus  passioiinéii  que  (or[(>  cl  (pii 
deviendrait  peut-être  ri)buslo  avant  d'avoir  un  caractère, 
il  parlait  de  ses  larges  prunelles  mates  un  dard  de 
lumière,  comme  le  Irait  d'or  d'une  étoile  qui  file  dans 
un  ciel  noir  à  travers  les  brauchag^es  plus  noirs  encore 
d'une  foret.  »  (1).  C'est  bien  là  le  Barbey  qui  semonlre 
à  nous  dans  le  portrait  que  nous  avons  de  sa  vinglicme 
année. 

Plus  tard,  do  i^')  à  2S  ans,  il  sera  rAllaï  d'AmakU'c, 
l'Aloys  de  la  Bague  d'Annihal,  le  Raimbaud  de  VAinour 
lmi>ossible  ;  et  nous  reconnaissons  à  ce  triple  portrait 
le  jeune  désenchanté,  lironiste  et  le  fougueux  qu'est 
tour  à  tour  l'auteur  du  Mémorandum  do  is:j(;,  —  avec 
ses  ennuis,  ses  nostalgies,  ses  ivresses  d'un  instant,  ses 
défaillances  d'une  heure,  sa  «  maladie  du  siècle  //  et 
finalement  le  désespoir  de  ses  instincts  blasés. 

Puis,  la  trentaine  passée,  d'Aurevilly  deviendra  le 
Ryno  de  Marigny  d'Une  Vieille  Maîtresse.  '<  Vous 
connaissez  ma  famille,  —  dira-t-il  de  son  héros,  ot  de 
lui-même,  —  vous  savez  quelle  place  elle  a  tenue  dans 
l'ancienne  arislocralie.  Lorsqu'à  vingt  ans  je  la  quittai 
brusquement  pour  aller  vivre  à  ma  fanUiisie,  vous  savez 
quel  éclat  ce  fut  dans  ma  j)rovince  et  dans  votn*  fau- 
bourg Saint-CieruKiin.  où  mon  père  avait  conservé  beau- 
coup de  relations...  Rien  de  plus  simple,  d'ailleurs,  que 
mon  éloignemenl  dune  famille  qui  ne  comprenait  rien  à 
ce  que  j'étais  et  à  ce  que  je  pouvais  devenir.  Kilo  m'avait 

.1)  Ce  <jui  ne  meurt  i>as    !"  t';d.  Lemcrrc,  in-12,  lS84j,  p.  'J,  10,  li,  l.'î. 


—  75  — 

blessé  dans  mes  ambitions,  dans  mon  orgueil,  dans 
tout  ce  qui  fait  la  force  de  la  vie  plus  tard.  Je  la  quittai 
respectueux,  mais  ferme,  mais  décidé  à  ne  plus  m'ap- 
puyer  que  sur  moi.  J'étais  bien  jeune  alors.  Une  éduca- 
tion compressive  avait  pesé  sur  moi  sans  me  briser. 
Quand  j'ôtai  mon  âme  de  cette  camisole  de  forçat,  le 
bien-être  des  fers  tombés  me  saisit  comme  une  ivresse. 
Cela  sulïirait  à  expliquer  la  vie  dissipée  dont  j'ai  vécu. 
Un  oncle,  le  chevalier  de  Marsse,  que  vous  avez  connu, 
et  qui,  ancien  cadet  de  famille,  n'avait  pas  grand'chose, 
me  donna  pourtant  tout  ce  qu'il  avait,  parce  qu'il  était 
mon  parrain.  Si  peu  que  ce  fût,  ce  peu  garantissait  mon 
indépendance  pendant  quelques  années.  Du  reste,  les 
chances  de  la  vie  ne  m'effrayaient  pas.  Je  suis  naturel- 
lement aventurier...  Je  l'ai  été  dans  ma  vie.  Je  le  suis 
dans  mes  facultés.  J'aime  les  périls  et  les  anxiétés 
cachés  au  fond  des  choses  inconnues  et  des  événements 
incertains.  Toutes  les  difficultés  m'attirent,  et  c'est  peut- 
être  cette  disposition  qui  m'a  fait  aimer  Vellini...  J'ai 
dépensé  une  grande  activité  dans  de  grands  désordres. 
J'ai  été  ce  que  sont  la  plupart  des  caractères  passionnés 
dans  un  temps  comme  le  nôtre.  »  (1). 

Et,  à  mesure  que  d'Aurevilly  avance  dans  la  vie,  il 
prend  de  plus  en  plus  plaisir  à  se  dessiner  lui-même.  Il 
sera,  ou  plutôt  il  voudrait  être  le  vicomte  de  Brassard, 
du  Rideau  Cramoisi.  «  C'était  un  Dandy  que  le  vicomte 
de  Brassard.  S'il  l'eût  été  moins,  il  serait  devenu  certai- 
nement maréchal  de  France...  mais  le  dandysme  !  Si 
vous  combinez  le  dandysme  avec  les  qualités  qui  font 
l'officier  :  le  sentiment  de  la  discipline,  la  régularité 
.dans  le  service,  etc.,  etc.,  vous  verrez  ce  qui  restera  de 

(1)  Une  Vieille  Maîtresse  (éd.  Lemene,  t.  l,  ji.  124,  125,  126,  127), 


—  7C.  — 

l'oflicier  dans  la  combinaison  v[  s'il  nt»  saulo  pas  coniinc 
une  poudriôi"o!  l'mir  (lua  \  iiiul  iiislaiils  de  sa  \ii'  rolll- 
eior  de  Brassard  n'oùl  pas  sanlo,  c'osl  (\m\  conmic  tous 
les  dandys,  il  était  heuioux.  Mazaiin  l'aurait  employé, 
—  ses  nièces  aussi,  mais  pour  une  anii'o  raison  :  il  était 
superbe.  11  avait  eu  cette  beauté  nécessaire  au  soldat 
plus  qu'à  personne,  car  il  n'y  a  pas  de  jeunesse  sans  la 
beauté,  et  l'armée,  c'est  la  jeunesse  de  la  France  !  Cette 
beauté,  du  reste,  qui  ne  séduit  i)as  que  les  femmes,  mais 
les  circonstances  elles-mêmes,  —  ces  coquines.  —  n'avait 
pas  été  la  seule  protection  qui  se  fut  étendue  sur  la  tète 
du  capitaine  de  Brassard.  Il  était,  je  crois,  de  race  nor- 
mande, de  la  race  de  Guillaume-le-Conquérant,  (^l  il 
avait,  dit-on,  beaucoup  conquis...  Après  l'abdication  de 
l'Empereur,  il  était  nalurellemenl  passé  aux  Bourbons, 
et,  pendant  les  Cent-Jours,  surnalurellemenl  Icui-  clait 
demeuré lidèle.  Aussi, quand  l(>s  Bourbons  fui'ont  revenus, 
la  seconde  fois,  le  vicomte  fut-il  armé  chevalier  de  Saint- 
Louis  de  la  propre  main  de  Charles  X  (alors  Monsieur). 
Mais,  avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  que  faire  pour 
cet  enragé  dandy  qui,  —  un  jour  de  revue,  —  avait  mis 
l'épée  à  la  main,  sur  le  front  de  bandière  de  son  régi- 
ment, contre  son  inspecteur  général,  i)our  une  observa- 
tion de  service?  C'était  assez  que  de  lui  sauver  le  conseil 
de  guerre.  Ce  mépris  insouciant  de  la  discipline,  le  vicomte 
de  Brassard  l'avait  porté  partout.  y>  (1). 

No  pouvant  être  Brassard  et  n'ayant  connu  ni  la 
-r  servitude  »  ni  la  ^<  grandeur  militaires  »,  d'Aurevilly 
est  contraint  à  devenir  un  simple  Dandy  sans  épaulettes, 
un  Brummell  parisien.  C'est  déjà  quelque  chose  :  car  le 
dandysme  est  une  attitude  éminemment  aristocraliqne. 

(1)  Les  Diaboliques  (éd.  Deiitu)  Le  liideau  Cramoisi,  p.  'J  et  suiv. 


La  vanité  y  supplée  aux  qualités  réelles,  trop  souvent 
absentes,  de  la  noblesse,  et  la  fatuité  y  remplace  les 
mérites  vrais,  anémiés  ou  disparus,  de  l'intelligence  et 
du  cœur.  Or,  ajoutez  au  dandysme  sec  et  momifié  d'un 
Brummell  les  bonnes  fortunes  de  la  passion,  vous  aurez 
le  dandysme  «  nouveau  jeu  »  du  comte  Jules-Amédée- 
Hector  de  Ravila  de  Ravilès  qui  porte  les  prénoms  de 
Barbey  d'Aurevilly  en  personne.  «  Le  comte  Ravila  de 
Ravilès  qui,  par  parenthèse,  avait  toujours  obéi  à  la 
consigne  de  ce  nom  impérieux,  était  bien  l'incarnation 
de  tous  les  séducteurs  dont  il  est  parlé  dans  les  romans 
et  dans  Fhistoire...  Gomme  d'Orsay,  ce  dandy  taillé 
dans  le  bronze  de  Michel-Ange,  qui  fut  beau  jusqu'à 
sa  dernière  heure,  Ravila  avait  eu  cette  beauté  par- 
ticulière à  la  race  Juan,  —  à  cette  mystérieuse  race 
qui  ne  procède  pas  de  père  en  fils,  comme  les  autres, 
mais  qui  apparaît  çà  et  là,  à  de  certaines  distances,  dans 
les  familles  de  l'humanité.  C'était  la  vraie  beauté,  —  la 
beauté  insolente,  joyeuse,  impériale,  juanesque  enfin  ; 
le  mot  dit  tout  et  dispense  de  la  description;  et  —  avait-il 
fait  un  pacte  avec  le  diable?  —  il  l'avait  toujours...  Seu- 
lement, Dieu  retrouvait  son  compte  ;  les  griffes  de  la  vie 
commençaient  à  lui  rayer  ce  front  divin,  couronné  des 
roses  de  tant  de  lèvres,  et  sur  ses  larges  tempes  impies 
apparaissaient  les  premiers  cheveux  blancs  qui  annoncent 
l'invasion  prochaine  des  Barbares  et  la  fin  de  l'Empire... 
Il  les  portail,  du  reste,  avec  l'impassibilité  de  l'orgueil 
surexcité  par  la  puissance;  mais  les  femmes  qui  l'avaient 
aimé  le  regardaient  parfois  avec  mélancolie.  Qui  sait  ? 
EHes  regardaient  peut-être  l'heure  qu'il  était  pour  elles, 
à  ce  front  !  Hélas  !  pour  elles  comme  pour  lui,   c'était 
l'heure  du  terrible  souper  avec  le  froid  Commandeur  de 
marbre  blanc,  avec  lequel  il  n'y  a  plus  que  l'enfer,  — 


—  7S  — 

rrnler  ilo  la  vuMlk'ss(\  vu  alUMulaiil  l'aiilrt*.  //(l).  Viiila 
h'u^n  \c  portrait,  a  po'ww  (•harg:é,  do  celui  qui  voulut  être 
le  dandy  Barbey  d'Aurevilly  et  qui  conserva  jusqu'à  la 
mort  la  i»aivi«  vanité  du  «  vieux  beau  ^>,  au  point  de  dire 
d'une  femme  qui  l'examinait  en  entrant  dans  un  salon  : 
«c  La  malheureuse!  encore  une  (pii  vi(Mil  pour  moi::  •> 

C'est  ainsi  qu'aux  ditrérentes  époipies  de  son  existence 
d'Aurevilly  s'est  peint  lui-même  dans  son  (euvre,  avec 
tous  les  traits  caractéristiques  do  l'aristocratie,  de  la 
vraie,  authentique  et  native  aristocratie.  En  faisant 
défiler  sous  nos  yeux  une  longue  théorie  de  p-ens  do 
race,  il  marque  d'un  trait  léprerles  dernières convulsiojis 
d'une  société  qui  s'en  va.  11  n'ose  insister  et  appuyer 
trop  fortement  sur  cette  décadence  irrémédiable,  car  son 
âme  en  sourtVe  Et  tout  son  cœur,  ol)stinemenl  tidele  au 
passé,  palpite  des  émotions  suprêmes  d'une  vie  expirante 
et  se  donne  l'amère  jouissance  de  réveiller  pour  une 
heure  des  moribonds  ou  de  ressusciter  des  défunts.  Pur 
là,  son  œuvre,  qui  eût  pu  servir  de  tombeau  à  la 
noblesse  éteinte,  devient  un  véritable  pavois  de  triomphe. 
En  exaltant  l'aristocratie,  Barbey  d'Aurevilly  exalte  sa 
propre  personne. 

11  a  raison,  d'ailleurs.  De  laristocratie.  il  a  toutes  les 
qualités  et  tous  les  défauts  :  et  ici,  comme  partout,  les 
défauts  ne  sont  guère  que  l'exag-ération  ou  la  ran<on  des 
qualités.  Des  nobles  qu'il  fréquente  et  qu'il  regarde 
comme  ses  pairs,  d'Aurevilly  possède  au  plus  haut  degré 
le  courage  chevaleresque,  les  croyances  ou  préjugés 
traditionnels,  le  langage  châtié,  les  attitudes  élégantes 
et  fières,  la  belle  tenue  d'apparat,  et  cette  distintlion 

(1)  Les  Dia/joliffues  éJ.  Ucnlii  .  Le  rjlus  bel  amour  de  l'un  Juan 
p.  85  et  8fi. 


naturelle  qui  n*a  pas  besoin,  pour  se  faire  valoir,  du 
puéril  secours  de  l'art.  Mais  d'eux  aussi  il  tient  le  mépris 
insolent,  la  vanité  presque  inconsciente  et  passée  dans 
le  sang-,  l'orgueil  qui  se  pare  d'une  supériorité  souvent 
contestable,  enfin  le  goût  déplorable  de  l'artificiel,  qui 
corrompt  la  saine  nature,  et  la  tendance  au  compliqué, 
parce  que  le  naturel  est  trop  simple.  Donc,  comme  la 
plupart  des  nobles,  le  fils  de  Théophile  Barbey  gâte  ses 
meilleures  et  ses  plus  précieuses  qualités  par  l'excès  où 
il  les  pousse  et  l'abus  qu'il  en  fait.  En  revanche,  il  relève 
ses  défauts  par  je  ne  sais  quel  air  de  crànerie  et  d'absolue 
franchise  qui  les  rend  moins  choquants. 

Par  exemple,  s'il  a  l'orgueil  du  gentilhomme,  il  en  a 
aussi  la  pudeur.  Qui  pourrait  croire  jamais  que  la 
majeure  partie  de  son  œuvre  n'est,  comme  il  le  dit  lui- 
même,  «  qu'une  confession  à  la  troisième  personne  »? 
Nul  critique  ne  s'en  est  aperçu  de  son  vivant  et  il  fallait 
pénétrer  jusqu'à  son  àme,  —  qu'il  défendait  contre  toutes 
les  curiosités,  —  pour  s'en  douter.  Et  ceci  le  sépare  radi- 
calement de  bien  des  romantiques.  Il  convient  de  lui  en 
savoir  gré.  On  a  vu  tant  de  gens  monter  sur  des  tréteaux 
pour  apprendre,  avec  force  clameurs  désespérées,  à 
l'univers  entier  qu'ils  avaient  du  «  vague  au  cœur  »  et 
qu'ils  souffraient  de  maladies  extrêmement  raffinées,  on 
a  vu  tant  de  cabotins  délirer  sur  la  scène  et  mettre  au 
premier  plan  leur  pauvre  physionomie,  qu'il  est  bon  de 
respirer,  chez  d'Aurevilly,  une  atmosphère  moins  saturée 
de  folie  théâtrale.  Lui,  au  moins,  s'il  s'est  jeté  tout  vivant 
dans  son  œuvre,  il  a  «  démarqué  »  ses  souvenirs  et  con- 
tenu sa  sensibiUté  pour  que  la  foule,  irrespectueuse  et 
profanatrice,  ne  vînt  pas  se  ruer  dans  le  sanctuaire  de  sa 
vie  intime.  Il  n'a  pas  étalé  ses  plaies  au  grand  jour,  — 
sauf  dans  les  Mcmoranda,  qui  n'étaient  destinés  qu'à 


—  so- 
nne publicité  posthume,  —  i»n.  sil  les  a  élalét^s,  il  on  a 
fait  le  triste  don  à  des  héros  —  on  des  victimes  —  assez 
dirt'érenls  de  Ini-nième  pour  que  fussent  déjouées  l(\s 
cni'iosiles  malsaines  du  irclenr.  C'est  ainsi  qu'il  est  ton- 
jours  reste  lidèle  à  l'idéal  de  (ierlo  iiitlcxilile  (lu'il  s'rlait 
tracé  dès  ses  jeunes  années  : 

Si  lu  pleures  jamais,  «|ue  ce  soil  eu  silnnrc  ! 

Si  l'on  te  voit  |ilemt'r,  essuie  au  moins  les  pleurs...  (l^ 

Saigne,  saigne,  mon  eiiuir,  saigne  plus  lentement... 
Mais  je  ne  |iermels  pas  aux  hommes  de  la  foule, 
Insolents  curieux  de  tout  cruel  destin. 
De  l'approcher,  cœur  lier,  pour  entendre  en  mon  sein 

Dégoutter  ton  sang  qui  s'écoule. 
Saigne,  saigne,  mon  ciTur...  j'éJoutrertii  l'haleine 

Qui  piiurrail,  a  l'oileur.  réM-lcr  le  martyr!  (2) 

E^t  je  veux  ))i(Mi  <iue  ce  soit  la  encore  un  rallineinent 
d'aristocratie  ;  mais  il  s'y  dévoile  une  toile  noblesse 
morale,  supérieure  à  toutes  les  autres  noblesses,  qu'nii 
oublie  vite  le  mobile  qui  a  pu  l'inspirer. 

Toutefois,  la  fi«Mté  native  de  lîarbey  d'Aurevilly  ne  se 
traduit  pas  seulement  par  le  «  noli  me  iamjerc  >/  jeté  à  la 
foule.  Elle  s'exprime  encore  sous  une  forme  difï'érente, 
quoique  aussi  décidée,  par  la  haine  du  bourgeois.  Ce 
caractère  est  bien  romantique,  sans  doute  ;  néanmoins  il 
affecte,  chez  l'aristocrate  historien  de  Brnmmell,  un 
aspect  particulier.  Les  romantiques  déclamaient  contre 
le  bourgeois,  tout  en  voulant  l'ahurir  par  leurs  théories 
subversives  et  leurs  paradoxes  empanachés.  Plus  sim- 
plement, d'Aurevilly  l'éloigné  d'un  regard  sec,  d'un  geste 

(Ij  Poussières  (éd.  Lemcrre),  p.  :il. 
(2    Ibi'I.,  p.  rA  .1  32. 


—  SI  — 

ferme,  d'un  ton  qui  n'admet  pas  la  réplique.  Cette  attitude 
est  certainement  plus  dédaigneuse  que  celle  des  roman- 
tiques ;  elle  l'est  surtout  infiniment  plus  que  celle  de 
Gustave  Flaubert.  Le  pauvre  Flaubert  était  réellement 
hanté,  obsédé,  possédé  par  le  bourgeois.  Le  bourgeois, 
c'était  sa  bête  noire,  le  cauchemar  de  ses  jours  et  de  ses 
nuits,  sa  constante  hallucination.  De  là,  dans  l'expression 
de  ses  mépris,  un  grand  fond  de  naïveté,  de  mesquinerie 
et  de  crainte  puérile,  qui  était  insupportable  à  Barbey 
d'Aurevilly.  Et  l'auteur  à' Une  Vieille  Maîtresse  Ya  fait 
durement  sentir  à  l'auteur  de  Madame  Bofary  (1). 

C'est  donc  l'orgueil  aristocratique,  —  un  orgueil  mal 
placé,  souvent,  mais  toujours  haut  placé,  —  qui  inspire 
et  alimente  l'œuvre  de  Barbey,  —  l'orgueil,  dit-il,  «  qui 
fait  supporter  la  vie  »  (2).  Il  ne  veut  pas  entendre  parler 
de  résignation  :  c'est  «  la  vertu  des  agneaux  »  (3),  lesquels 
sont  dévorés  par  les  loups.  Mais  cette  attitude  essentiel- 
lement autoritaire  ne  peut  convenir  à  l'existence  de  tous 
les  jours.  D'Aurevilly  ne  sera-t-il  donc  qu'un  Brummell 
inutile  ?  «  Faire  une  épouvantable  consommation  de 
gants  blancs,  —  s'écrie-t-il,  —  et  réfléchir  sur  la  vie,  les 
deux  seules  ressources  qui  nous  soient  restées,  à  nous 
autres  jeunes  gens  qui  n'avons  pas  vu  Napoléon  »  (4).  En 
attendant  des  temps  meilleurs,  il  écrit,  pour  se  soulager, 
la  Bague  d'Annibal,  Germaine^  VAmoiir  lm2')ossiNe, 
le  Dandysme,  Ces  livres  ne  s'analysent  guère  :  ils  sont 
faits  de  nuances,  et  les  nuances  ne  se  peuvent  fixer,  sans 
qu'on  coure  le  risque  de  les  voir  disparaître.  Même,  à 

(1)  Artirle  sur  Bouvard  et  Pécuckel,  de  G.  Flaubeht.  [Coiislilutionnel, 
10  mai  1881). 

(2)  La  Bague  d'Annihal,  strophes  48  et  ou  (éd.  Lemerre). 

(3)  LeUre  à  Hector  de  Saint-Maur. 

(4'   U Amour  Impossible,  p.  42  (éd.  Lemerrc\ 

6 


—  S-?  — 

propiviinMil  i>;ii'ltM',  «■('  ne  soiil  pas  des  livres:  co  sont 
laiilul  ilescDiiversalidiis  (lisliiii;iKH's  (1(>  ii(»l)l<»s  (MiIi'(M'UX, 
et  dos  causeries  do  saU)ii,  laiilùl  (el  c'esl  plus  leiiihle!) 
eo  sont  dos  drames  iiilimes,  c'est,  comme  l'a  si  l)irii  dit 
M.  Paul  Bouri*-el,  do  <v  raclion  rtMilréo^y  (1). 

L'action.  xoWÀ  où  tendent  toutes  les  aspirations  des 
classes  (1  ni  diiim'i'eiil  autrefois  la  société;  voilà  lo  plus 
vif  désir  de  r>arl»(\v  d'Aurevilly.  S'il  ne  peut  U^  satisfaii'e, 
il  se  co!itentera  de  causer  aj^reablement  et  l)rillamm(Mit 
dans  lo  monde;  mais  il  ne  pourra  s'en  consoler.  <^  .io 
devrais  être  aujourd'hui,  —  disait-il  à  son  ami  Ti'ohutien 
le  1")  avril  ISTm,  avec  une  fierté  attristée,  —  lo  maréchal 
d'Aurevilly  ».  La  vie  militaire  est  bien,  en  elfel,  la  vio 
active  par  excellence,  celle  (pii.  du  liaul  en  lias  de  la 
hiérarclii(\  pei'inet  le  mieux  aux  instincts  d'autoi'ile  et 
de  commandement  de  la  noblesse,  déchue  de  son  rang", 
de  se  donner  libre  carrière.  Adéfaut  de  cette  ressource,  le 
fils  des  Chouans  de  Basse-Normandie  voudrait  au  moins 
jouer  un  rôle  prédominant  dans  les  allaires  publicpies; 
mais  les  temps  sont  durs  aux  hommes  du  passé  qui  n'ont 
rien  oublié  de  l'absolutisme  d'anlaii  et  n'ont  a  (d-ur  que 
de  restaurer  sur  les  ruines  du  monde  nouveau  l'cMal 
social  de  l'ancien  régime.  On  écarte  donc  du  pouvoii"  ce 
€  moyen-âgeu.x  »  endurci  et  on  interdit  la  tribune  poli- 
tique aux  di.scours  fultrurants  de  cet  intransigeant 
«  légitimiste  >/.  Au  lieu  d'une  épée,  il  ne  lui  reste  qu'une 
plume;  à  la  place  de  l'éloquence  vengeresse  qu'il  rêve, 
on  ne  lui  abandonne  que  la  conversation  des  salons. 

Avec  quelle  mélancolie  il  se  plaint  de  la  triste  situation 
où  il  se  voit  réduit:   «  L'action,  s'écrie-l-il,  est  la  vraie 

(1)  Paul  iViiBorr.  —  Préface  <J<'9  Memoranda  de  1856  et  de  1858  (éd. 
Lemerrc,  1884j. 


—  83  — 

grandeur  de  rhoinnie.  L'action  l'emporte  sur  la  pensée 
de  toute  la  beauté  de  la  volonté  accomplie  »  (1).  Mais  du 
moins  il  ne  laissera  pas  s'émousser  entre  ses  mains  les 
deux  seules  armes  dont  l'inclémence  d'une  époque  paci- 
fique lui  permet  le  libre  usage  :  la  plume  et  la  parole. 
Il  se  fera  l'historien  et  lejuge  des  gestes  d'autrui.  11  sera 
le  poète  des  exploits  qu'il  n'a  pas  consommés  et  auxquels 
il  eût  tant  désiré  prendre  part  ;  il  sera  le  critique  des 
œuvres  nouvelles  et  des  hommes  nouveaux.  Ainsi,  il  ne 
s'anéantira  pas  dans  l'oisiveté  d'une  existence  sans 
profit;  il  combattra,  malgré  tout,  en  désespéré,  et  son 
honneur  sera  sauf. 

C'est  de  cette  manière  qu'il  a  conçu  ses  romans  de 
r Ensorcelée  et  du  Clicvalier  Des  Touches.  Là  guerre  des 
Chouans  est  l'œuvre  de  ses  aïeux  ;  en  la  racontant,  ce 
sont  des  papiers  de  famille  qu'il  livre  à  l'adniiration 
publique.  Et  c'est  pourquoi  il  se  décerne  le  mandat 
d'historien.  D'historien?  non  !  je  me  trompe.  La  froideur 
de  l'histoire  glacerait  son  esprit  ardent.  Il  s'en  institue 
plutôt  le  poète  épique  :  car  alors  il  pourra  satisfaire 
plus  facilement  ses  besoins  d'héroïsme.  L'historien  fait 
'<  revivre  »  les  actions  d'autrefois;  Barbey  d'Aurevilly 
veut  les  «  vivre  »  pour  son  propre  compte.  Il  écrira  donc, 
en  vrai  poète,  dans  le  feu  des  batailles,  en  pleine  mêlée, 
sous  les  coups  de  mousquet,  —  sans  se  soucier  nullement 
du  recul  des  événements. 

Mais  ce  n'est  pas  assez  encore  pour  suppléer  à  son 
amour  déçu  de  l'action.  Il  sent  bien  que,  même  en  par- 
tageant le  plus  possible  la  vie  de  ses  héros,  il  se  trouve 
dupe  de  son  imagination.  Il  a  beau  se  donner  l'illusion  de 
combattre  avec  eux  ;  il  se  rend  compte,  au  fond  de  son 

(1)  Ce  qui  ne  meurt  pas  (éd.  Lemerre,  1884,  in-12),  p.  409. 


-  81  - 

ànie.  qu"il  t'ail  luetitT  il'lioiiiiiit' (lt>  I(>tli-«>s.  I':i  crllo  ponséo 
lui   dovioiil  Mil   iiisiipptnlalilt'    tuuiMiu'iil.    Alors,   faisaiil 
retour  vers  le  passé,  il  apoivoil  tout  ce  q\\\  le  st-parc  de 
ses   ancêtres  et  il  se   preiul   à    niaudii'e    la  «ieplorabie 
condition  des    temps    niodnncs.  Jadis,    on    se    battait 
pour  la   gloift»;    iiiaiiUenanl.  on  se  tue  pour  TarKenl. 
Et.  voyant   la   troupe    famélique    et    désordonnée    dos 
«  struinih'forlifcrs  »  mouler  à  l'assaut  des  pouvoii's  {mli- 
tiques  et  dos  hautes  sitiialions   lillci-aircs,  il  a  houle  de 
n'être  rien  auln^  qu'un  eci-ivaiu.  (lelle  honte,  il  ne  la  v.\w- 
dera  pas  au  plus  inlimi>  de  son  C(eur  :  elle  retoutbM-ail.  11 
la  criera  sur  les  toits.  Il  se  vengera  de  ses  hunnliations 
en  flagellant  ceux  qui,  par  leurs  manœuvres  révolution- 
naires, ont  créé  la  société  actuelle  pour  eu  ])rofiler  et  eu 
jouir  avec  une  insatiable  avidité.  De  la.  en  pai'lie  (car 
elle  s'explique  aussi  par  les  li-adilions  familiales  (>l  la 
voix  du  sang),  sa  haine  jiour  les  institutions  coidempo- 
raines.  pour  la  Révolution  qui  les  a  établies  et  pour  tous 
ceux  qui  en  vivent.  De  là  aussi,  et  particulièrement,  ses 
dédains  tranchants  à  l'eiuiroit  de  rhomme  de  lettres, 
qui  n'est  qu'honnne  do  lettres  et  ne  voit  dans  son  état 
qu'un  métier  lucratif. 

Sa  haine  de  la  Révolution  se  manifeste  à  chaque 
instant  :  elle  éclate  a  toutes  les  pages  de  ses  écrits, 
quels  qu'ils  soient.  Depuis  le  Mcinorandum  de  ISliC), 
jusqu'aux  dernières  lig-nes  qui  soient  sorties  de  la  iiliime 
de  Barbey  d'Aurevilly,  son  o'uvre  entière  respire  une 
profonde  horrem-  des  idées  libérales  du  XVIIl''  et  du 
XIX'  siècle.  Ne  demandez  à  ce  soldat  irrité  ni  justice 
dans  l'appréciation  des  évéïuMneids,  ni  in(lulg:ence  a 
l'égard  des  hommes  :  son  cu'ur  s'y  refuse.  Une  seide 
concession  faite  aux  êtres  et  aux  choses  d'aujourd'hui 
lui  semblerait  une    indi^Miité.    une    injure   gratuite    à 


—  S5  — 

l'adresse  des  uges  révolus  :  ce  serait  détourner  les 
louanges  de  leur  vraie  direction,  les  dérober  à  leur 
unique  destinataire,  le  passé,  les  enlever  à  la  seule 
grandeur  historique  qu'un  Chouan  reconnaisse  :  l'ancien 
régime.  Le  présent,  voilà  l'ennemi.  Pas  do  quartier  !  sus 
aux  barbares  démohsseurs  du  «  bon  vieu.\;  temps  »  !  Tel 
est  le  cri  de  guerre  du  farouche  Barbey  !  Ainsi,  il  a  pu 
se  croire  encore  un  soldat.  De  sa  plume,  ila  fait  une 
épée,  et  il  est  parti  en  croisade  contre  la  Révolution 
victorieuse.  11  a  recommencé  à  sa  manière  les  aventu- 
reuses expéditions  du  chevaher  Des  Touches. 

Ses  articles  dé  critique  lui  ont  surtout  fourni  l'occasion 
très  fréquente  de  témoigner  son  aversion  aristocratique 
pour  le  grand  mouvement  populaire  de  la  Révolution 
française.  Depuis  1789,  rien  ne  trouve  grâce  aux  yeux  de  ce 
justicier  impitoyable,  si  ce  n'est  l'absolutisme  du  premier 
Empire;  personne  ne  désarme  sa  sévérité,  si  ce  n'est 
Napoléon.  Le  XIX«  siècle  lui  semble,  par  excellence,  le 
siècle  de  la  faiblesse  et  delà  pusillanimité.  Or,  d'Aurevilly 
n'a  qu'une  idole:  la  force.  Déjà,  dans  son  Mémorandum 
de  1836,  il  écrivait:  «  On  n'a  jamais  tort  de  réaliser  ce 
que  l'esprit  a  jugé  bon,  et  il  faut  rougir  des  mots  probité 
et  conscience  s'ils  ne  signifient  que  des  erreurs  de  juge- 
ment. En  morale,  le  Génie  justifie  tout  »  (1).  On  devine  à 
quels  excès  politiques  cette  maxime  pourrait  mener: 
elle  légitime  l'absolutisme  intégral  et  implacable.  Mais, 
si  l'on  y  veut  voir  seulement  une  boutade  de  jeune 
homme  ou  un  paradoxe  de  journahste,  qu'on  médite 
cette  autre  parole  de  l'auteur  de  Ce  qui  ne  meurt  pas  : 
«  La  force,  —  la  plus  belle  chose  qu'il  y  ait  dans  le 


(1)  Mémorandum  de  1836.  —  10  Noveml)re  1836  (éd.  Lenierre,  1900). 


._  se»  — 

iiioiule,  après  la  vorlu  »  (1).  L'idée  esl  plus  juste  el  plus 
luimaiuo,  mais  oWo  nVsl  pas  moins  grosso  d(î  ponsé- 
queiicos  liMTiblos  el  poul-èlre  de  meMaccs.  KohespiiMTO 
l'eùl  apiironvêe  t4  eoiilresimiuM». 

Aussi,  un  lin  crilique,  M.  Al('id(>  Dusulier,  ii  a  l  il  i»as 
tort  quand  il  dit  a  ce  propos:  «  Co  qui  frappe  tout  d'abord 
dans  les  ouvrat^es  de  M.  Barbey  d'Auitnilly,  c'est  la 
sympathie  violente  de  cet  écrivain  pour  la  lorce  et  Tauto- 
rité.  Critique,  il  se  bat  avec  fureur  pour  le  principe 
autocratique;  romancier,  il  dépeint  do  préféronco  les 
individualités  en  qui  sincarne,  à  certains  moments  do 
riiisloire,  celte  autocratie  vénérée.  Ici,  l'artiste  est  tout 
à  fait  conséquent  avec  le  politique.  Chez  l'un  coniiiie 
chez  l'autre,  éclate  un  ardent  mépris  des  foules  aux- 
quelles, je  le  parierais,  M.  d'Aurevilly  ne  voit  une  raison 
d'être  que  parce  quil  faut  bien,  après  tout,  à  l'autorité 
un  troupeau  à  pousser  devant  soi;  à  la  force,  une  tclc  de 
more  où  exercer  son  poing  »  (2). 

C'est  au  nom  de  ce  double  principe  do  la  force  et  de 
l'autorité  que  Barbey  fait  une  guerre  sans  nierci  aux 
hommes  d(^  lelti'es,  ses  confrères.  Il  n'est  pas  médiocre- 
ment piquant  devoir  cet  écrivain,  qui  n  a  vécu  que  par  les 
lettres  et  pour  les  lettres,  tomber  à  bras  raccourcis  sur 
ses  frères  d'armes  dont  la  plupart  méritaient  un  traite- 
ment plus  doux.  Aux  uns,  il  dénie  le  titre  de  philosophes, 
parce  qu'ils  entrent  dans  le  sanctuaire  de  la  métaphy- 
sique avec  une  âme  profane  (|ui  a  désappris  le  respect 
des  choses  saintes.  Aux  autres,  il  refus(î  la  qualité 
d'historiens,  «•••r  ils  n'ont  pas  le  dniil.  dilil.  de  pént'lrer. 


(1)  Ce  qui  ne  meurt  pas  (t"  éd.  Lcnierre,  in-l'J.  1884j,  p.  U14. 

(2)  AIride  DcsoLlEH,  Sos  i/ens  de  lettres,  \i.  308etsuiv.  iDrcyfous,  édi- 
teur, 1878). 


—  S7  - 

«  comme  dans  un  bois  />,  en  «  l'arche  sacrée  »  des 
annales  de  la  France;  et  sans  délai,  ne  se  souciant  pas 
des  les^ilimes  prétentions  du  talent  individuel,  l'inti'ansi- 
geant  critique  réclame  le  rétablissement  des  fondions 
d'historiographe.  «  Nous  souhaiterions,  —  demande-t-il 
impérieusement,  —  qu'en  matière  d'histoire  de  France 
l'Etat  prît  une  réserve,  et,  qu'en  créant  des  fonctions 
d'historiographe,  ces  Garde-nobles  de  l'Histoire,  il 
sauvât  notre  histoire  à  nous,  cette  dernière  forteresse 
morale  de  tout  peuple,  et  empêchât  qu'elle  ne  fût  prise 
d'assaut  par  la  tourbe  des  pamphlétaires  contemporains, 
démagogues,  fonctionnaires  expulsés,  prétendants  ano- 
nymes, transfuges  colères  qui  s'y  cachent,  Uumettent 
au  pillage  et  s'en  font  un  asile!  »  (1).  Tel  autre  s'impro- 
vise poète  ;  mais  a-t-il  la  puissance  des  ailes  et  l'ampleur 
de  l'essor  qui  mènent  tout  droit  sur  les  sommets  ?  Si  oui, 
qu'il  vienne  à  nous,  vrais  poètes;  sinon,  qu'il  ne  touche 
pas  à  la  lyre  et  n'essaie  pas  de  bégayer  le  langage  des 
dieux.  «  La  poésie  est  une  vocation  »  (2).  Celui-ci  veut 
être  romancier,  parce  qu'il  sait  trousser  lestement  une 
historiette  ou  anecdote;  s'il  n'a  pas  le  double  don 
d'observer  fidèlement  et  d'imaginer  grandement,  s'il 
n'est  pas  un  «  idéaliste  »,  qu'il  s'éloigne.  Celui-là,  enfin, 
se  contenterait  du  mandat  plus  modeste  de  la  critique; 
s'il  n'a  pas  une  doctrine  bien  arrêtée  et  inflexible,  on  n'a 
pas  besoin  de  ses  services,  même  à  un  rang  inférieur, 
dans  le  palais  des  Lettres. 

Que  faut-il  donc  pour  obtenir  pleinement  et  sans  restric- 
tion les  faveurs  de  Barbey  d'Aurevilly?  Il  ne  s'agit  que 


(1)  Les  Historiens  politiques  et  littéraires.  —  Hisloriographes  et  Histo- 
riens, p.  7  (Amyot,  éditeur,  186i). 

(2)  Les  Poètes  (Amyot,  éditeur,  1862).  p.  291. 


—  SS  — 

d'être  nii  Joseph  de  Maislre,  un  vicoiiile  do  Donald,  un 
lord  Byron,  nn  llonofé  de  lîalzac,  nn  vicoinlo  de  Chateau- 
briand, nn  Ali)lionse  de  Lamartine  on  nn  Alfred  de  Vi^^n^^, 
tons  aristocrates  et  hommes  d'action  avant  d'être  poètes. 
i"omancitM"s.  liisloritMis  ou  philosophes.  Ces  gens-là  n'ont 
rien  du  "  littérateur  »,  du  «  cuistre  »,  du  «  pédant  »,  du 
«byzantin  ».  C'est  pourquoi  le  critique  des  Prophrlcs 
du  Passé,  qui  s'estimait  leur  pair  et  rival,  leur  a  prédit 
une  renommée  durable,  supérieure  aux  misérables 
contingt?nees  et  aux  hasards  inexpliqués  de  la  vie  litté- 
raire. A  ceux  mêmes  qu'on  était  tenté  d'oublier,  après 
la  réaction  réaliste  de  1850,  il  a  promis  une  renaissance 
éclatanK^,  aujourd'hui  confirmée  par  l'événement.  Cette 
renaissance,  il  l'a  amioncée  il  y  a  bientôt  un  demi-siècle, 
à  une  époque  où  de  tels  hommes,  génies  de  l'esprit 
humain,  commençaient  de  subir  une  éclipse,  qui  a  duré 
jusqu'à  nos  jours,  et  de  connaître  l'ingratitude  ou  l'igno- 
rance de  l'innnédiate  postérité. 

Mais  si  l'on  n'est  pas  aristocrate  ou  homme  d'action,  il 
faut,  pour  avoir  les  éloges  de  Barbey  d'Aurevilly,  être 
un  «  fort  »  tout  au  moins,  un  de  ces  forts  qui  conquiè- 
rent par  la  violence  le  royaume  de  la  terre  ou  des  cieux, 
la  célébrité  ou  la  gloire  ;  il  faut  être  un  de  ces  solitaires, 
un  de  ces  soldats  de  la  pensée  on  nn  de  ces  serviteurs 
de  l'art,  qui  portent  au  front  la  radieuse  auréole  d'une 
conviction  afl'ermie  pour  laquelle  ils  sacrifieraient  volon- 
tiers leur  existence,  et  sans  laquelle  ils  préféreraient  se 
tenir  à  l'écart:  une  M""' Ackermann,  «ce  brave  homme 
de  génie  »,  un  Stendhal,  un  Baudelaire,  par  exeniple. 
Hors  de  là,  point  de  salut,  point  de  ménagements.  Tout  le 
reste  n'est  que  littérature  vaine,  fantaisie  stérile,  misé- 
rable occupation  de  désœuvrés. 

Voilà  une  conception  'nien  aristocratique  de  «  l'émi- 


—  SO  — 

nente  dignité  »  des  Lettres.  La  littérature  ne  doit  pas 
être  un  passe-temps  d'oisif  ou  un  gagne-pain  de  roturier. 
C'est  une  mission  qui  incombe  à  des  esprits  supérieurs, 
en  ce  siècle  où  les  grandes  luttes  d'autrefois,  —  l'épée 
au  poing  et  face  à  l'ennemi,  —  sont  remplacées  par  une 
agitation  terre  à  terre,  monotone  et  banale.  L'homme 
de  lettres  n'a  pas  droit  de  cité  sur  le  sol  français  teint  du 
sang  des  aïeux:  il  n'est  qu'un  parasite,  il  mérite  d'être 
traité  en  «  outlaw  ». 

Que  dira  donc  Barbey  d'Aurevilly  de  la  femme  de 
lettres  ?  N'est-ce  pas  un  «  monstre  »  (1)  éclos  dans  le  sein 
corrompu  d'une  civilisation  maudite  ?  Il  faut  l'anéantir, 
avant  qu'il  sème  des  ravages  peut-être  irréparables. 
C'est  à  cette  besogne  vengeresse  que  s'est  voué,  avec 
plus  d'ardeur  que  de  justice  et  d'heureux  résultats, 
l'auteur  des  Bas-bleus.  Il  procède  par  exécutions  vigou- 
reuses et  brèves,  après  instruction  souvent  très  som- 
maire de  la  cause  des  inculpées.  Si  la  tâche  lui  paraît 
douloureuse,  jamais  néanmoins  il  n'y  apporte  de  défail- 
lance. Il  se  reprocherait  un  manque  de  courage  à  l'égal 
d'un  crime.  Il  a,  trop  haut  placé  dans  son  âme,  le  culte 
chevaleresque  de  la  femme,  pour  permettre  que  certaines 
d'entre  elles  déchoient  du  rang  élevé  qu'elles  occupent. 

Dès  ses  jeunes  années,  par  le  fait  de  son  éducation  et 
de  ses  instincts  aristocratiques,  d'Aurevilly  ne  pensait 
pas  autrement.  En  1835,  dans  la  Bague  d'Annibal,  il 
stigmatise  durement  '<  ces  femmes  comme  j'en  connais, 
et  que  les  hommes,  —  aussi  lâches  qu'elles  sont  impu- 
dentes, —  ne  renvoient  pas  faire  leur  compotes  »  (2).  Et 

(1)  Les  Poètes,  p.  145  (éd.  Amyot,  1862).  —  Les  Bas-bleus  (éd.  Palmé) 
—  passim. 

(2)  La  Bague  d'Annibal  (éd.  Lemerre),  p.  291. 


—  \K)  — 

plus  loin,  laisaiil  allusion  adeor^o  Sand,  il  s'oniporle  en 
une  générouse  et  romantique  invective  à  l'adresse  des 
femmes  *  quand,  ingrates  envers  Dieu  qui  les  lit  si  Itelles, 
et  s'aveuglanl  sur  leur  puissance,  elles  préfèiiMil  la 
canité  d'écrire  uu  substantiel  hitMi  d'être  aimées  cl 
souillent  d'encre  des  mains  divines  pour  prouviMa  leurs 
contemporains  la  légitimité  de  l'adultère  »  (1). 

Mais,  vers  ISSO,  rinvasion  du  bataillon  féminin  mena- 
çait d'être  plus  terrible  qu'en  181^.  Aussi  d'Aurevilly 
a-t-il  consacré  tout  un  volume  à  cette  plaie  des  temps 
nouveaux.  L'homme  de  lettres,  lui,  n'est  qu'un  parasite. 
La  femme  de  lettres,  c'est  une  énormité  dangereuse,  un 
fléau.  Elle  n'est  ni  mère,  ni  épouse,  ni  amante,  selon  le 
rôle  qui  lui  fut  assigné  par  Dieu  :  elle  fait  de  la  littérature. 
Autant  donc  le  peintre  de  Calixte  a  d'admiration  pour  la 
vraie  femme  qui  remplit  dignement  son  ministère  si 
noble,  autant  il  exècre  celle  qui  se  dérobe  à  ses  devoirs 
et  va  «  courir  le  guilledou  »  du  roman.  Ces  femmes,  à 
qui  l'amour  ne  suffit  pas,  —  qui  premient  en  pitié  les 
baisers  et  les  caresses,  signes  de  leur  esclavage,  disent- 
elles,  alors  que  c'est  bien  plutôt  les  instruments  de  leur 
domination,  —  ces  femmes,  qui  méprisent  le  sourire  et 
ses  grâces,  doivent  être  à  jamais  expulsées  du  monde 
dont  elles  troublent  l'harmonie  et  compromettent  l'ave- 
nir. Elles  n'ont  plus  leur  place  au  gynécée.  «  Ce 
sont  des  hommes,  —  du  moins  de  prétention,  —  et 
manques  !ï>  (2).  On  ne  se  représente  pas  sans  une  certaine 
émotion  Barbey  d'Aurevilly  revcMiaiil  sur  terre  à  l'aurore 
du  XX*"  siècle  et  saisi  de  stupeur  a  la  vue  de  ce  régiment 
bruyant    de    femmes-journalistes,    femmes-docteurs, 

(1)  La  Bague  d'Anmbal  (éJ.  Lcmcrrc),  \>.  390. 

(2)  Les  fias-bleus  (éd.  Palmé).  —  Inlruductiuu,  p.  1. 


-  91  - 

femmes-juristes,  femmes-politiciennes  prêtes  à  se  ruer 
en  Furies  sur  leur  mortel  ennemi,  —  qui  fut  si  longtemps 
leur  ami,  —  l'homme!  Cette  fois,  le  justicier  des  Bas- 
blciis  n'aurait  plus  qu'à  reconnaître  que  la  partie  est 
définitivement  perdue  pour  les  vaillants  «  Prophètes  du 
Passé  »  ;  et,  songeant  aux  catastrophes  futures  qu'il 
n'oserait  même  plus  annoncer,  il  s'en  retournerait,  l'ame 
en  deuil,  bercé  dans  son  rêve  d'aristocratie  triomphante, 
qui  fut  beau! 


C  H  A  V  1  r  H  K     V 
Le  Catholicisme 

L'.\RIST()(^.nATIK  KT  LA  RELIGION. —  l'ÉMANCIPATION 
nr  .IKLINKAGK. —  RETOUR  AUX  CROYANCES  CATHO- 
LIQUES PAR  RESOIN  d'autorité.  —  LE  RESPECT 
DES  CHOSES  RELIGIEUSES,  l'aDIIÉSION  AUX 
DOGMES,  l'accord  DE  LA  KOI  ET  DE  LA  PRATIQUE. 

LE    CATHOLICISME  IMMANENT  WU/IC    ViciUo 

Maîti'csse.  —  le  dogme  et  la  morale.  — 
l'absolutisme  des  P/'op/t('lns  du  Pa.^sr  et  le 
libéralisme  religieux. —  LE  satanisme:  ingé- 
rence DU  démon  dans  les  affaires  humaines. 

—  <(  LA  superstition  )).  —  ((  LA  CLARTÉ  DU 
christianisme  ».  —  LE  CATHOLICISME  PASSÉ 
DANS    LE    SANG. 


Un  aristocrate  n'est  pas  nécessairement  un  homme 
religieux.  Il  trouve  un  surcroît  do  force  et  d'appui  dans 
la  rig-ide  économie  des  dogmes  ;  mais,  s'il  est  person- 
nellement bien  convaincu  de  la  valeur  et  de  la  pérennité 
de  ses  droits,  il  n'a  pas  besoin,  pour  les  faire  triompher, 
d'invoquer  le  secours  d'une  autorité  e.xtérieure  a  la 
sienne.  Ilsesuflità  lui  nirme.  L'aristocratie  du X VHP  siè- 
cle, aussi  inflexible  sur  le  chapitre  de  sa  précMuinence 
sociale  que  l'aristocratie  du  siècle  précédent,  était  incré- 
dule  aux   enseignements   de   l'Eglise  :  elle  se  disait 


-  '^^5  — 

«  libertine  »  et  athée.  De  même,  la  haute  société  de  la 
Monarchie  de  Juillet  fut  foncièrement  voltairienne  et 
libre-penseuse. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que,  dès  sa  vingtième  année, 
Barbey  d'Aurevilly,  secouant  tous  les  jougs  du  passé,  se 
soit  affranchi  des  croyances  de  son  jeune  âge.  Il  délesta 
vite  sa  barque  des  traditions  gênantes  de  la  famille 
encore  qu'elles  fussent  consacrées  par  des  souvenirs 
plusieurs  fois  séculaires.  Il  ne  voulait  relever  que  de  sa 
propre  initiative.  II  s'émancipa. 

Dans  son  Ode  aux  Tliermopylcs,  écrite  à  quinze  ans 
et  demi,  il  n'y  a  pas  trace  d'accents  relig-ieux.  Tout  y 
est  donné  à  l'héroïsme.  On  ne  croirait  jamais  que  telle  est 
l'œuvre  d'un  g-entilhomme  adolescent  nourri  des  plus 
pures  doctrines  d'une  famille  catholique  de  province, 
emprisonné  dans  un  milieu  étroit  où  ne  circulent  que 
des  influences  dévotes  et  n'ayant  jamais  quitté  le  sol 
natal.  N'est-il  pas  surprenant  que  la  part  des  sentiments 
mystiques  y  soit  nulle,  alors  qu'on  s'attendrait  plutôt  à 
un  déluge  d'effusions  pieuses  ?  Il  est  vrai  que  le  sujet 
ne  prêtait  guère  à  l'évocation  des  gloires  chrétiennes. 
Pourtant  l'antithèse  eût  été  jolie,  qui  eût  présenté  en 
regard  du  tableau  de  la  Grèce  païenne  de  Zens  et  de 
Pallas  Athéné  la  Grèce  orthodoxe  de  saint  Paul.  Mais 
Jules  Barbey,  malgré  son  amour  des  contrastes,  n'y  a 
même  pas  songé. 

Le  catholicisme  n'est  pas  moins  étranger  au  second 
essai  littéraire  du  jeune  étudiant  de  Caen.  La  pauvre 
Léa  semble  se  soucier  fort  peu,  même  en  mourant,  de 
la  doctrine  du  Christ,  et  Réginald  de  Beaugency,  qui 
revient  cependant  d'Italie,  n'a  pas  l'air  de  savoir  qu'il 
pourrait  bien  exister  une  vie  d'outre-tombe.  Il  n'y  a, 
dans  le  conte  de  Jules  Barbey,  place  que  pour  la  passion 


—  04  — 

ronKUiti<]ii»M^l  U>s  sitiiMlioiis  |»i(Hi;mU>s  (riiii  draiiK^  ;i  doux 

Mémo  absence  de  sentiments  rrli^icux  dans  hi  Bacfuc 
cVAnnibal,  GcDnainc,  l'AntoH)-  /i/ijfoss/h/c,  le  Dnn- 
(ii/sme,  ics  PotK^ics  ol  la  priMniori'  partie  d'ffjie  Vieille 
Maîtresse.  Mais,  ici,  rincrédnlito  de  Rarbey  d'Anrovilly 
prend  une  nonvelle  forme.  Elle  ne  seconltMile  i)lus  d'èlre 
silenciense  ;  elle  dovionl  souvent  iri'csiiectiKMise  et 
attecle  de  se  montrer  ironique.  Ce  n'est  pas  (lu'eiie  fasse 
parade  d'hostilité  à  l'endroit  des  dogmes  catholiques  ; 
seulein(Mit,  elle  produit  le  sing-ulier  etlelde  leur  cire  peu 
sympathique.  Notre  déraciné  de  1S;{()  a  conservé  des 
souvenirs  pénétrants  de  sa  pieuse  enfance  et  s'en  sert 
volontiers  comme  de  thème  à  de  fréquentes  railleries 
qui  ne  sont  pas  toutes  du  meilleur  goût.  II  mélc  cons- 
tamment dans  sa  conversation  et  ses  écrits  l'expression  de 
ses  fantaisies  intellectuelles  ou  amoureuses  et  certaines 
sensations  relig^ieuses  jadis  éprouvées.  Par  exemple,  en 
1S45,  «  le  jeudi  dit  saint  >/  (c'est  ainsi  qu'il  parle)  il 
voudrait  être  présenté  à  «  une  belle  Déiste  qui,  —  dit-il, 
—  fera  peut-être  croire  un  cœur  éteint,  comme  le  mien, 
à  l'immortalité  de  Tàme  »  (1).  Il  évoque  éaalement,  avec 
une  ironie  froide,  «  ce  monde-ci  et  l'autre  monde,  —  s'il 
en  faut  absolument  deux  ■»  (2).  Enfin,  l'année  même  de  sa 
conversion,  «  le  deuxième  jour  de  la  Pentecôte  »,  il  écrit: 
«  Je  suis  affamé  de  choses  religieuses  comme  un  homme 
qui  n'a  pas  mangé  depuis  longtemps  ».  El  il  ajoute  en 
guise  d'exhorU\tion  à  son  ami  le  vicomte  d'Yzarn-Freis- 
sinel  :  «  Mettez-vous  donc  aussi  à  ce  régime...  Que  je 
vous  rencontre  dans  toutes  mes  voies!  Je  ne  puis  m'i.soler 


{{)  LeUrc  au  vicomte  d'VMrn-FrcissinrI. 
'2)  L'Amour  Impossible  p.  66  (édition  Lemcrre;. 


—  1)5  — 

de  vous,  même  dans  la  vérité.  Allons  au  ciel  bras-dessus 
bras-dessous.  Si  vous  restez  dans  votre  hamac  de  scep- 
tique, vous  balançant  nonchalamment  d'une  idée  à  l'autre, 
vous  êtes  perdu,  et  moi  je  manque  un  camarade  de  vertu 
qui  pourrait  la  rendre  amusante.  Eh  !  eh  !  qu'en  dites- 
vous?  C'est  une  expérience  à  tenter.  Elle  intéresserait 
au  plus  haut  point  toutes  les  femmes  de  votre  famille  qui 
voudraient  vous  voir  meilleur  probablement.  Quant  à 
moi,  qui  suis  jusqu'ici  l'opprobre  et  le  fléau  de  la  mienne, 
je  lui  garde  pour  ses  vieux  jours  l'immense  joie  de  mon 
renoauellement  intérieur.  Voyez,  je  parle  déjà  cette 
langue.  Au  fait,  c'est  aujourd'hui  la  Pentecôte,  le  jour  où 
le  Saint-Esprit  descendit  en  forme  de  langues  de  feu.  Le 
miracle  continue  pour  moi.  Après  le  Saint-Esprit,  celui 
que  j'aime  le  plus,  c'est  le  vôtre,  ô  Damné  de  mon 
cœur  !  »  (1).  Il  est  évident  que  ce  n'est  pas  le  respect  de 
la  religion  qui  inspire  de  pareilles  plaisanteries.  Ne 
semble-t-il  pas  plutôt  que  d'Aurevilly  veuille,  en  bon 
épicurien,  aviver  ses  présentes  émotions  cérébrales  ou 
sentimentales  à  l'aide  de  souvenirs  sacrés  qui  en  aug- 
mentent la  saveur  pimentée  ? 

Ce  n'est  qu'à  partir  de  4847  que  l'incrédule  ironiste  de 
V Amour  ImjMssible  devient  très  respectueux  de  la 
religion  catholique  et  qu'il  inaugure  une  vie  d'apostolat 
laïque  qui  le  mènera  bientôt  à  l'absolutisme  romain.  La 
foi  renaît  dans  son  cœur  qu'il  croyait  éteint.  J'en  trouve 
une  preuve  concluante  au  cours  des  deux  parties,  si 
différentes,  û'Une  Vieille  Maîtresse.  Il  est  probable,  il 
est  même  certain  que  Barbey  d'Aurevilly  n'avait  pas  un 
plan  très  arrêté  quand  il  commença  son  roman  en  1845. 
Il  écrivit  «  d'inspiration  »,  comme  il  dit,  le  premier  acte 

(1)  Lettre  au  vicomte  d'Yzarn-Freissinet. 


—  m  - 

(lo  celtt.'  verilabli>  lrai;edie  ou  siuit  narrés  les  ('xploils 
iimourcux  de  Ryiio  et  de  la  stMiora  Vcllini  avant  lo 
mariag-e  du  pauvre  liéros.  Puis  il  laisse  n^xtser  son 
manuscrit  et  ne  le  reprend  qu'en  1S17,  après  la  fondalion 
delà  Société  et  de  la  Revue  calholiques.  Or,  le  second 
acte  lin  drame,  consacre  a  la  Inllc  soui'iU»  de  Vcllini 
contre  la  chaste^  Hrrnianuarile,  la  lt\uitini(>  épouse.  o[ 
terminé  par  le  li"if>inplu>  de  la  vicnlle  niailri'sse,  est  tout 
pénétré  de  senliineids  inconnus  jus(pral()rs.  Je  ii(>  veux 
pas  dire  qu'il  y  ait  unchang-einentluMisquedans  rallilude 
de  l'auteur  ni  que  la  deuxième  partie  de  son  livre  soit 
lin  commentaire  de  «l'Imilalion  (h»  .lésus-dhiisl  ».  Mais 
il  s'y  manifeste  très  discrètement  (jnehiues  ((Midances 
chrétiennes  qu'on  n'efd  pu  soniieonnei'  antei'ieuremenl. 

M.  Alcide  Dusoliera  fait  cette  remarque  foi-l  int^énieuse 
que  la  maxime  inscrite  en  tête  des  Prophrlcs  dn  Passé 
conviendrait  aussi  bien  à  la  doctrine  morale  qui  se  dég-ago 
(ïlhic  Vieille  Maîtresse.  «  L'homme  et  la  femme  une 
fois  liés  d'amour,  dit-il,  ne  peuvent  rompre  ce  nœud  sans 
troubler  l'ordre  moral  divinement  établi.  C'est  là  (pi'il 
eût  fallu  placer  l'épigraphe  :  ht  l'crum  ([Hod  prias,  illml 
vero  aduUerum  nuod  2)()slerias  !  L'homme  aura  beau 
s'éloigner  de  la  femme  qui  s'est  donnée  a  lui  tout  enlier(\ 
comme  il  s'est  donné  à  elle,  et  se  réfugier  dans  le  mariage 
auprès  d'une  autre  femme,  il  ne  sera  point  à  l'abri,  s'il 
porte  une  âme  honnête,  du  devoir  primitif  qu'il  s'est  créé 
et  fiu'il  n'est  pas  en  son  pouvoir  d'abolii- ;  il  auia  beau 
faire,  l'ancienne  j)assion  et  l'ancien  devoir  poni-suivront 
sans  cesse  la  passion  <'t  le  devoir  nouveaux.  I)e  la,  de 
terribles  conflits.  Tiré  entre  le  passé,  «lui  le  réclame  à 
juste  litre,  et  le  présent  qui  a  droit  de  le  retenir,  pris 
entre  la  maîtresse  al)andonnée  et  l'épouse  récente, 
ballotté  sans  repos  de  l'une  à  l'autre,  il  trainera  toujours, 


—  07  — 

et  quoi  «iii'il  fasses  un  double  remords  après  lui.  Il  sera 
fatalement  (la  fatalité,  c'est  la  justice  des  événements) 
époux  coupable,  s'il  reste  amant  ;  amant  lâche  et  mépri- 
sable, s'il  se  retranche  dans  sa  nouvelle  condition. 
L'auteur,  dans  U)ie  Vieille  Maîtresse,  a  donc  posé,  en 
droit,  la  revendication  de  la  fidélité  éternelle.  N'est-ce 
pas  là  un  grave  et  magnifique  sujet,  pris  dans  les 
hauteurs  de  la  morale  ?»  (1) 

Je  crois  que  M.  Dusolier  a  raison  contre  ceux  qui  ont 
accusé  Barbey  d'Aurevilly  d'immoralité.  Je  crois  même 
qu'il  a  un  peu  trop  raison,  car  il  dépasse  le  but  à 
atteindre.  Il  s'agit  simplement  de  prouver  que  le  roman 
û'Une  Vieille  Maîtresse  n'est  pas  un  «  musée  d'hor- 
reurs »  ni  un  spectacle  à  scandale,  mais  qu'il  renferme  une 
thèse  «  orthodoxe  »  et  qu'il  est  tout  pénétré  d'humanité 
vraie.  Et  la  preuve  me  semble  victorieusement  faite  par 
l'auteur  lui-même,  quand  ilditdansla  préface  de  la  seconde 
édition  de  son  ouvrage,  datée  du  25  mars  1858  :  «  Malgré 
les  qualités  et  les  sublimités  de  la  femme  qu'il  épouse, 
Marigny(le  héros  du  livre)  divorce,  parle  fait,  en  n'épou- 
sant pas  sa  vieille  maîtresse.  Son  mariage  est  un  crime 
envers  cette  femme  de  son  adolescence,  que  les  vieux 
livres  de  la  sagesse  Israélite  défendent  de  jamais  oublier 
et  qui  le  tient  sous  le  joug  mystérieux  d'une  fidélité 
infrangible.  La  vieille  maîtresse  eût  été  sa  vertu,  s'il 
l'avait  épousée,  et  en  ne  l'épousant  pas  il  en  fait  son 
vice  !  »  (2). 

Reste  à  savoir  si  cette  thèse  est  franchement  catho- 
lique. Ici,  d'Aurevilly  se  montre  très  sévère  pour  sa 


(1)  Alcide  Dusolier,  /.  Barbey  d'Aurevilly,  étude  (Dentu,  éditeur.  1862). 
-  ^os  yens  de  lettres  (Dreyfous,  éd.,  1878),  p.  140. 

(2)  Préface  de  la  seconde  édition  iVlJne  Vieille  Maîtresse  (1838'. 

7 


—  IIS  — 

propre  personne  et  poiii*  son  (riivrc  "  Vu  a  la  dislance 
de  sept  années,  —  dit-il,  —  à  une  époque  où  les  convic- 
tions se  forg:ent  par  l'épreuve  <>t  par  le  coini)al,  ce  livre 
n'est  point  à  nos  yeux  ce  qu'il  aurait  pu  et  du  être. 
Quoique  nous  en  ayons  ert'acé  un  passage  d'une  couleur 
trop  vive,  —  car  le  g-oùl,  qui  est  aussi  une  décence,  est 
la  conscience  de  l'Art.  —  nous  savons  mieux  que  per- 
sonne ce  qui  lui  manque;  et  non-seulement  nous  ne  le 
recommencerions  pas,  mais  nous  m»  voudrions  pas  le 
reconnnencor  »  (i).  Ailleurs,  il  apparaît  plus  explicite 
encore.  «  Le  roman  que  voici,  — -  écrit-il  en  ISCm,  —  fut 
publié  en  IST)!  pour  la  première  fois.  A  celle  époque, 
l'auteur  n'était  pas  entré  dans  celle  voie  de  convictions  et 
d'idées  auxquelles  il  a  donné  sa  vie.  Il  n'avait  jamais  été 
un  eimemi  de  l'Eg-lise.  Il  l'avait,  au  contraire,  toujours 
admirée  et  réputée  comme  la  plus  belle  et  la  plus  g-rande 
chose  qu'il  y  ait,  même  humainement,  sur  la  terre.  Mais 
chrétien  par  le  baptême  et  par  le  respect,  il  ne  l'était 
pas  de  foi  et  de  pratique,  comme  il  l'est  devenu,  grâce  à 
Dieu  »  (2). 

Sur  ce  point,  je  ne  suis  pas  tout  à  fait  d'accord  avec 
d'Aurevilly.  Je  dois  le  contredire  un  peu,  puis  prendre  sa 
défense  contre  lui-même.  En  premier  lieu,  il  n'a  pas 
toujours  été  très  respectueux  pour  le  catholicisme.  .Mais 
en  1S.M  il  était  revenu  à  l'Eglise,  par  la  foi,  sinon  par  la 
pratique.  Néanmoins,  en  faisant  adhésion  aux  dogmes 
romains,  il  n'avait  pas  complètement  anéanti  le  "  vieil 
homme  »  qui  devait  subsister  en  lui  jusqu'à  la  fin.  De 
sorte  que,  lorsqu'il  acheva  d'écriie  son  fameux  roman, 
deux  tendances  contraires  lulUiienl  eii  son  âme  et  se  la 

(1)  Prcf.ice  delà  secondi-  l'iilioii  «1/  ne  \n-iHr  .Mui/res.se  [\n:>ii}. 
'_*i,  PrOTace  de  la  troisième  cditiuii  d'Une  Virille  MaUrexae    1865), 


—  0<  )  — 

dispiiUiioiit  :  rime,  qui  le  retenait  au  passé  et  le  voulait 
emprisonner  dans  son  romantisme  «  libertin  »  des 
anciens  jours,  alimenté  par  une  sensibilité  et  une  imagi- 
nation exclusivement  païennes  ;  l'autre,  qui  l'appelait 
vers  des  destinées  plus  hautes  et  le  menait  progressi- 
vement vers  le  catholicisme  intégral.  Ces  deux  tendances 
rivales,  tour  à  tour  suivies  et  délaissées,  donnent  au 
roman  à' Une  Vieille  Maîtresse  une  allure  un  peu  indé- 
cise et  heurtée.  Il  faut  une  religion  très  large  pour 
absoudre  la  doctrine  qu'il  renferme.  Seulement,  c'est 
déjà  beaucoup  que  des  questions  aussi  élevées  se  posent 
à  propos  d'une  pareille  œuvre  ;  et  l'on  devine  dès  lors 
l'abîme  immense  qui  sépare  les  créations  précédentes  du 
romancier  et  celle-ci. 

A  partir  de  ce  moment,  d'ailleurs,  —  et  pendant 
longtemps,  —  l'œuvre  de  Barbey  d'Aurevilly  est  net- 
tement catholique.  Les  Prophètes  du  Passé,  —  qui 
portent  la  grandiose  épigraphe  empruntée  à  Tertullien  : 
Id  verum  quod  prius,  illud  vero  adulterum  quod  pos- 
terius,  —  sont  une  apologie  passionnée  de  l'absolutisme 
religieux.  Le  Chevalier  Des  Touches  est  le  poème  épique 
des  Chouans  qui  luttent  désespérément  pour  Dieu  et 
pour  le  Roy.  V Ensorcelée  est  un  hymne  à  la  grandeur 
incomparable  du  sacerdoce  catholique.  «...  L'auteur  a 
voulu  montrer  quelle  perturbation  épouvantable  les  pas- 
sions ont  jetée  dans  une  âme  naturellement  élevée  et 
pure,  et,  par  l'éducation,  inefifaçablement  chrétienne, 
puisque,  pour  expliquer  cette  catastrophe  morale,  les 
populations  chrétiennes  qui  en  avalent  eu  le  spectacle 
ont  été  obligées  de  remonter  jusqu'à  des  idées  surnatu- 
relles. Quant  à  la  manière  dont  l'auteur  do  V Ensorcelée 
a  décrit  les  effets  de  la  passion  et  en  a  quelquefois  parlé 
le  langage,  il  a  usé  de  cette  grande  largeur  catholique 


—   |(X)  — 

qui  ne  craint  pus  do  louciier  aux  passions  liuniainos. 
lorsqu'il  s'agit  de  faire  trembler  sur  leurs  suites  »  (1). 
Hntin.  U'  l^rrlrc  Marir  (»sl  une  omim'o  de  li;iut  nivsli- 
cisnie  parl'aiteinenl  orthodoxe. 

11  faut  arriver  aux  hidholitincs  |»(>ur  «pie  la  douhU' 
question  d'anti-calluilicisinc  et  d'iiiinioi'alité,  —  dans  le 
cas  présent  les  deux  questions  se  confondent,  —  so 
trouve  de  nouveau  soulevée.  Mais  d'Aurevilly  répond 
sans  broncher  :  «  Bien  entendu  qu'avec  leur  titre  de 
/>/rt/^6>//7«r.s',  elles  n'ont  pas  l;i  |>ret('nli()ii  (l'rlic  un  livre 
de  prières  ou  d'/////A'//V>;/  c/ir(''f/rH,K'.  Elles  ont  pourtant 
éle  écrites  par  un  moraliste  chrétien,  mais  qui  se  picpic 
d'observation  \raie,  quoique  très  hardie,  et  (piicioit  — 
c'est  sa  poétique,  a  lui  —  que  les  peinti'es  puissants 
peuvent  tout  peindre  et  que  leur  peinture  est  toujours 
assez  morale  quand  elle  est  tranUiue  et  qu'elU^  donne 
\']i<)i')'Ciir  (les  choses  qu'elle  relrnce.  Il  n'y  a  d'immoral 
que  les  Impassibles  et  les  Ricaneurs.  Or,  l'auteur  de 
ceci,  qui  croit  au  Diable  et  à  ses  influences  dans  le  monde, 
n'en  rit  pas,  et  il  ne  les  raconte  aux  âmes  pures  que  pour 
les  en  épouvanter.  Quand  on  aura  lu  ces  Dinbol/'ques,  je 
ne  crois  pas  qu'il  y  ait  personne  en  disposition  de  les 
recommencer  en  fait,  et  toute  la  moralité  d'un  livre  est 
la...  //  (2).  La  môme  réponse  peut  s'appli(jiier  a  V/lis/oire 
sans  iioiH  et  à  la  Pa^e  fl'JJisloh'e. 

Si  l'on  en  vient  à  la  critique,  il  est  facile  de  moidrer 
que  Barbey  d'Aurevilly  a  voulu  en  faire  une  arme  de 
combat  pour  la  défense  do  l'orthodoxie  romaine.  Il  ne 
reconnait  la  philosophie  que  connue  servante  de  la  théo- 
logie et  lui  interdit  même  t(jute  méUiphysique  qui  s'exerce 

1.  L'Ensorcelée.  —  liitroilnrtiori,  p.  9  (éil.  Lcmerrc). 
2    Les  Diaboliques.  —  Préface,  p.  3  et  4  (é<J.  Dentu'i. 


—  101  — 

dans  le  vide  sans  s'appuyer  sur  les  bases  inébranlables 
de  la  Révélation.  L'histoire,  c'est  avant  tout  les  annales 
de  la  France  catholique,  gesta  Deipcr  Francos  :  on  n'y 
doit  toucher  que  d'une  main  piouso.  Il  n'est  pas  jusqu'à 
la  poésie  et  au  roman  qui  ne  soient  tenus  au  respect  des 
vérités  éternelles  ;  s'ils  manquent  à  leur  haute  mission, 
qui  est  d'élever  l'âme  des  foules  au-dessus  des  misères 
présentes ,  ils  deviennent  une  entreprise  coupable . 
George  Sand,  Eugène  Siie,  Gustave  Flaubert,  Louis 
Bouilhet,  Leconte  de  Lisle  sont  petits  et  mesquins  dans 
leur  insurrection,  leurs  luttes  contre  l'idéal  religieux  de 
nos  pères  :  leur  oeuvre  s'en  ressent  jusque  dans  ses  pro- 
fondeurs. Honoré  de  Balzac,  Lamartine,  Baudelaire  lui- 
même  ne  sont  si  grands  que  parce  qu'ils  sont  catholiques 
et  qu'ils  ne  se  sont  pas  contentés  de  «  cette  moralité  qui 
ne  s'appuie  pas  aux  idées  positives  et  religieuses,  sans 
lesquelles  toute  moralité  est  une  illusion  ou  un  calcul  »  (1). 

Une  telle  doctrine  critique  n'est  pas  très  large,  et,  par 
bonheur,  Barbey  d'Aurevilly,  en  fait,  y  a  dérogé  assez 
souvent.  Mais  chez  un  cathoHque,  conséquent  avec  ses 
principes  purs  et  ne  faisant  pas  la  part  de  la  fantaisie, 
elle  s'explique  et  se  légitime.  Celui  qui  s'en  rapproche 
aussi  près  que  possible  mérite  la  louange  des  représen- 
tants autorisés  de  l'orthodoxie  romaine. 

Tout  compte  fait,  il  reste  que  le  romancier  de  V Ensor- 
celée, le  critique  des  Prophètes  du  Passé  a  été,  d'intention 
au  moins,  dans  toute  son  œuvre  depuis  le  jour  de  sa 
conversion,  un  catholique  décidé  et  convaincu,  un 
serviteur  désintéressé  et  dévoué  de  l'Eglise.  Il  ne  s'agit 
plus  que  de  savoir  quel  a  été,  en  réalité,  ce  catholicisme 
apparu  tout  à  coup  dans  une  conscience  qui  jusqu'alors 

(1)  Les  Romanciers,  p.  14.   (Amyot,  édileiir,  1865). 


-  lœ  — 

non  av;iil  piis  ôprnnvô  lo  bosoin  ot  flovonn  do  joui- (mi 
jour  plus  formo  à  iiiosuri^  (]u'il  s'cdairail  davaiilatrc 

lîarbov  (rAur(>villy  u'osl  pas  venu  au  calholicismo, 
coumit^  laul  d'aulnes  do  sou  opoquo.  paire    (\n\\  était 
rouiautiquo.Son  romaulisuiolo  plus  pur  i\o  tout  niélaug'O 
a  été  «  iucrédulo  »  et  «  libortiu  ».  CVst  bleu  plutôt  par 
instiuot  d'arislocratio,  ot  pour  satisfaire  ses  aspirations 
vers  la  i^raudour  ot  la  foroe,  quo  Tirouisto  dcsaltus('>  do 
VAinour  Impots/hlc  a  fait  retour  a  la  relii^iou  do   sou 
enfance.  El,  dès  riusiautoii  il  s'est  alloruii  ol  itnuiobilisé 
dans  les  traditions  de  ses  ancêtres,  qu'il  avait  nag-uère 
si  allèg-reinent  reniées,  il  on  a  accepté  toutes  les  consé- 
quences, fussent-elles  dures,  et  tous  les  jougs,  môme 
extrêmement  lourds.   Il  parle    en  qiiolquo  endroit    de 
€  Chateaubriand  ...  qui  n'est  probal)lomonl  n^sté  chrélion 
quo  par  le  sentiment  de  Vhonneur,  liailaul  d<>  u(Milil- 
hommo  à  Dieii  !  »  (1)  Tel  est  un  pou  sou  cas.  à  lui  aussi. 
11  est  redevenu  chrétien  «  par  le  sentiment  de  rhonneur  » 
aristocratique  d'abord,    puis    il    Ta  été  de   conviction 
assurée  et  profonde;  enfin  il  l'a  été  de  pratique.  Après 
avoir  traité  «  de  g-entilhonmie  à  Dieu  »,  il  s'est  abaissé 
plus  humblement,  quoique  très  noblement,  eu  présence 
du  Christ,  et  finalement  s'est  incliné,  en  fidèle,  devant  la 
souveraine  autorité  do  l'Eglise.  Ces  trois  étapes  succes- 
sives ont  détermiiu'  la  marche  ascondanlo  de  son  esprit 
vers  les  hauteurs  de  l'Inconnu  qu'il  s'est  insensiblement 
révélé  à  lui-môme    Mais  jamais  sou  aristocratie  native 
ne  s'est  anéantie  en  face  des  mystères  redoutables  do 
l'Au-delà.  Le  pentilhommou  survécu  à  toutes  les  victoires 
de  lu  foi. 

(1;  Les  l'hilosopfies  et  les  écrivains  relif/ieur,  2* série,  p.  176.    Frin/inr, 
éditeur,  18«7  . 


—  103  — 

En  1847,  il  adhère  pleincmciU  et  sans  restriction  aux 
dogmes  de  l'absolutisme  romain,  comme  il  avait  précé- 
demment fait  retour  aux  conceptions  de  l'absolutisme 
aristocratique.  A  cette  époque,  il  rédige  la  Revue  du 
Monde  Catholique,  y  fait  l'apologie  des  Jésuites  et 
applaudit  à  la  chute  de  1'  «  impie  »  Monarchie  de 
Juillet.  De  1848  à  1854,  il  affirme  sa  croyance  dans  les 
Prophètes  du  Passé  et  dans  V Ensorcelée.  Et,  le  22  sep- 
tembre 1855,  il  écrit  à  son  ami  Trebutien,  en  parlant  de 
son  frère  Léon  :  «  Je  lui  ai  appris  que  je  n'étais  plus  un 
parleur  creux  de  catholicisme  et  que  la  table  sainte 
abandonnée  avait  revu  le  gardeur  de  pourceaux.  »  Le 
sacrifice  est  consommé  ;  la  soumission  est  totale.  Non 
pas  !  Le  *  vieil  homme  »  subsiste  toujours,  sous  forme 
d'un  gentilhomme  très  passionné  et  très  jaloux  de  ses 
droits  seigneuriaux.  «  Vous  devez  vous  confesser  le 
poing  sur  la  hanche  »,  lui  disait  Baudelaire. 

Il  ne  faudrait  pas  croire,  en  effet,  que  la  vie  de  Barbey 
d'Aurevilly,  à  dater  de  1855,  ait  été  exempte  de  désordres 
et  doive  être  proposée  en  modèle  aux  âmes  éprises  de 
sainteté.  Il  a  beau  se  réjouir,  avec  une  humilité  tout  à 
fait  sincère,  de  son  retour  d'enfant  prodigue,  il  reste 
néanmoins  à  la  merci  des  moindres  bourrasques.  Il  a 
beau  dire  à  Trebutien,  en  1856  :  «  Soyons  faibles... 
soyons  passionnés...  mais  prions  Dieu!  »  Je  ne  sais  s'il 
prie  Dieu  ;  mais  c'est  le  Diable  qui  triomphe  de  Dieu 
assez  fréquemment.  Les  passions  avaient  trop  d'empire 
sur  cette  nature  fougueuse  pour  se  laisser  endiguer  ou 
contenir  par  la  vertu  de  la  «  grâce  agissante  ».  D'Aurevilly 
l'a  lui-môme  avoué  plus  d'une  fois,  —  en  faisant  sa  con- 
fession d'un  ton  emphatique  où  il  entrait  sans  doute  un 
peu  de  «  pose  »  et  quelque  désir  d'étonner  ses  contem- 
porains, —  lorsqu'il  s'écriait  :  «  Je  mets  mes  passions  au- 


—  101  — 

dessus  do  mes  principes!  »  C'eUiil  bien  rarislocrale  qui, 
s'iusurg-eaut  à  son  insu  ronlro  la  règ-le  divine^  qu'il  s'était 
imposée,  se  réveillait  alors  et  seeouait  pour  \u\o  Ihmhc  le 
joug- de  rol)éissanee  à  la  loi  surnalui(»lle. 

L'abbé  Léon  connaissait  Itien  sou  aine.  «  L(*  '*  juillet 
1S("»1,  —  raconte  le  bio.yraphe  du  11.  P.  ilAui-evilly,  -  il 
deinanduit  à  son  supérieur  une  p(>tit(^  vacance  ol  lui 
en  exposait  les  motifs  avec  une  candeur  vraiment  admi- 
rable »  (1).  Voici  en  quels  termes  le  bon  et  naïf  mission- 
naire présentait  sa  requête.  «  Mon  frère  de  Paris,  qui 
vient  très  rarement  au  pays,  doit  venir  voir  mon  père  ; 
il  me  serait  bien  pénible  de  ne  pas  jouir  de  cette  courte 
apparition.  Et  puLs,  je  sollicite  cette  grâce,  vénéré  supé- 
rieur, moins  dans  l'intérêt  de  l'amitié  que  j'ai  pour  lui, 
que  dans  un  autre  but  plus  élevé  et  plus  pur.  Mon  frère 
ne  peut  que  gagner,  catholiquement  parlant,  à  se  trouver 
en  contact  avec  moi.  Au  point  de  vue  doctrinal,  il  est 
excellent,  bien  que  trop  acre  et  dans  la  forme  trop  incisif. 
Je  suis  en  demeure  de  lui  faire  beaucoup  de  l)ien  sous  ce 
rapport.  Mais  il  y  a  en  oiili-e  le  enté  j^riifif/iic.  le  plus 
essentiel,  que  je  ne  veux  pas  négliger.  Or,  vous  le  savez, 
cher  Père,  avec  des  gens  de  beaucoup  d'esprit,  d'une 
haute  portée  d'intelligence,  la  simplicité  de  l'amour  de 
Dieu  et  des  jubilations  qui  s'en  exhalent  est  une  prédi- 
cation irrésistible.  Le  vrai  et  le  beau  n'ont  besoin  que 
d'être  dévoilés  pour  faire  songer  les  (imrs  ri'fit'chics  et 
les  mettre  sur  la  voie  de  to\ite  espèce  de  bi(>n  ^>. 

Le  tableau  n'est-il  pas  merveilleusement  réussi  ?  "  Au 
point  de  vue  doctrinal,  il  est  excellent...  .Mais  il  y  a  en 
outre  le  côté  pratique  //.   Ce  langage  un  peu  bizarre, 

(1)  R.  P.  D.^tPHi.N.  —  Le  H.  /'.  Léon  liarhetj  d'AiireiiUif,  iiiissiuniiaire 
eudilte,  —  p.  340  et  suiv.    Delliuinint-  *-t  liriguet,  éditeurs,  18i>i  . 


—  105  ~ 

emprunté  au  jargon  mystique  du  confessionnal,  traduit 
l'exacte  vérité.  Oui,  les  principes  de  Barbey  d'Aurevilly 
étaient  bien  arrêtés  et  inspiraient  ses  écrits  ;  mais  ses 
passions  ou  ses  fantaisies  éclatantes  étaient  plus  fortes 
encore  et  gouvernaient  sa  vie.  On  reconnaît  là  Fordinaire 
infirmité  du  cœur  humain.  Il  s'est  trouvé,  à  toutes  les 
époques,  des  hommes,  réputés  les  plus  vaillants  soutiens 
du  catholicisme,  et  dont  la  conduite  n'était  pourtant  pas 
à  l'abri  des  reproches.  Evidemment  ils  étaient  inconsé- 
quents avec  eux-mêmes  et  se  piquaient  fort  pen  de 
logique.  Mais  où  donc  a-t-on  vu  que  la  logique  mènei^e'^ 


monde 


Pour  Barbey  d'Aurevilly,  le  double  aspect  de  sa  vie  g]^ 
de  son  œuvre  s'explique  assez  aisément-.-  L*a\itenr  d©sr 
Projj/iètes  du  Passé  est  foncièrement  catholique  et  n'est 
pas  du  tout  chrétien.  Catholique  intransigeant  sur  le 
chapitre  de  la  doctrine,  il  n'a  pas,  dans  la  conduite  jour- 
nalière de  l'existence,  l'ombre  d'une  vertu  chrétienne. 
Pour  être  chrétien,  il  faut  se  vaincre  soi-même,  dompter 
son  orgueil,  fléchir  sa  volonté,  triompher  de  ses  passions  ; 
et  un  aristocrate  endurci  ne  consentira  jamais  à  diminuer 
ainsi  sa  personnalité.  Au  contraire,  pour  s'afficher  catho- 
lique, il  suffit  de  dire  :  Je  crois  à  ce  que  l'Eglise  aposto- 
lique et  romaine  m'ordonne  de  croire,  j'y  conforme  ma 
conduite  dans  la  mesure  de  mes  forces  ;  mais  pour  cela 
j'ai  besoin  de  la  grâce  divine.  Si  parfois  ma  raison  fait 
entendre  une  timide  protestation  contre  le  dogme,  je  la 
dompte  sans  trop  de  mal,  car  je  veux  être  humble  d'es- 
prit. Quant  au  droit  souverain  d'agir  à  ma  guise  et  de 
dominer  autrui  par  mon  rang  social,  je  le  réserve  à  ma 
volonté  libre. 

C'est  ainsi  que  le  catholique  d'Aurevilly  s'est  fort  peu 
soucié  d'être  chrétien.  Jusqu'en  cette  attitude  suprême 


—  10(3  - 

do  son  aristorratio  iiifl(^\ilili\  il  s'osl  séparé  do  sos 
foiiloiupoi'aiiis.  La  rcMi.uion  (]ii*il  j)i(>rt\ss(>  ii'osl  pas  lo 
chrisliaiiisiiic  iiiodiMv  du  XIX"  sicclo :  c'est  lo  (mIIioU- 
cisnie  aulorilairo  ilu  moyon-àj^o. 

M.  Jules  Leinaîlro,  eu  un  arllclo  plus  spiiiluel  (pio 
pénétrant,  reprochait  jadis  aux  croyances  catholiques  do 
Barbey  d'Aurevilly  do  n'être  pas,  le  moins  du  monde, 
chrétiennes,  —ce  qui  est  vrai,— mais, en  même  temps,  il 
semblait  fort  embarrassé  d'expliquer  l'énit» me  de  cette 
prétendue  contradiction.  «  M.  Barbey  d'Aurevilly  m'é- 
tonne, —  écrivait-il —  ...  Et  puis,  il  m'étonne  encore... 
La  grande  illusion,  et  la  plus  divertissante,  de 
M.  d'Aurevilly,  c'est  assurément  son  catholicisme. 
Je  pense  qu'il  a  la  foi.  Du  moins,  il  professe  haute- 
mont  tous  les  dogmes,  et,  par  surcroit,  s'émerveille 
volontiers,  sans  que  cola  en  vaille  toujours  la  peine,  dos 
i^ues profondes  de  l'Eglise...  Mais,  j'ai  l)oau  faire,  rien 
ne  me  semble  moins  chrétien  que  le  catholicisme  de 
M.  d'Aurevilly.  Il  ressemble  à  un  plumet  de  mou.squo- 
taire.  Je  vois  que  M  d'Aurevilly  porto  son  Dieu  à  son 
chapeau.  Dans  son  cœur?  Je  ne  sais  ».(1)EtM.  Lomaitro 
conclut  impitoyablement  :  «  M.  Barbey  d'Aui-ovilly 
m'étonne...  VA  puis...  il  m'étonne  encore  ». 

Je  peux  bien,  à  mon  tour,  m'étonner  de  tons  les  étonne- 
monts  do  M.  Jules  Lemaîtro.  Sans  d()ut(\  l'improssidn 
qu'on  emporte  d'une  première  lecture  do  Td'uvro  do 
lîarbey  ressemble  un  peu  à  une  sorte  d'effaremont 
J'admets  mémo,  à  la  rigueur,  que  l'on  éprouve  un  senti- 
mont  an;do<;ue,  si  l'on  ne  considère  qu'a  la  surface  une 
vie  aussi  empanachée.    Mais  pour  quiconque  pénètre 

(1)  Jules  LF>iMtiiR,  Revue  bleue,  du  25  juin  1887. —  Les  Contemporains 
(*•  série). 


-  107  — 

dans  la  ponsée  intime  du  «  connétable  des  Lettres  »,  la 
stupéfaction  du  début  se  transforme  vite  en  un  lumineux 
étonnement  qui  n'est  autre  chose  qu'une  admiration  réflé- 
chie et  sereine.  Dans  la  mêlée  des  images  qui  s'entre- 
choquent, on  n'apercevait  tout  d'abord  que  du  chaos. 
Finalement  on  y  discerne  «  un  beau  désordre  »  qui  est  un 
effet  de  l'art  et  de  la  nature  combinés.  Et,  je  suis  per- 
suadé que,  s'il  eût  voulu  s'en  donner  la  peine,  s'il  ne  s'était 
pas  contenté  d'exécuter  autour  de  son  sujet  de  brillantes 
variations,  M.  Jules  Lemaître  lui-même  se  fût  rendu  à 
l'évidence  de  cette  conclusion,  surtout  en  ce  qui  concerne 
les  questions  religieuses.  11  aurait  deviné,  sinon  sondé  et 
mesuré,  la  profondeur  du  catholicisme  de  l'auteur  de 
V Ensorcelée  et  des  Prophètes  du  Passé.  N'est-ce  pas  un 
prélat  français,  M-""  Bertaud,  évêque  de  Tulle,  qui  appelait 
d'Aurevilly  un  «  théologien  naturel  »  et  le  félicitait  de 
tenir  haut  et  ferme,  autant  que  personne  de  ce  temps,  le 
drapeau  de  sa  religion  ? 

Mais  ne  nous  y  trompons  pas!  Le  catholicisme  d'avant 
la  Révolution,  —  ce  fut  la  religion  des  ancêtres  de  Barbey 
et  ce  fut  la  sienne  à  partir  de  1847,  —  était  plus  «  dog- 
matique »  que  '<  moral  ».  J'entends  par  là  qu'il  s'attachait 
davantage  à  la  lettre  de  la  Révélation,  qui  est  une  doc- 
trine métaphysique  assez  étroite,  et  se  pénétrait  moins 
de  Vesi^rit  de  l'Evangile,  qui  paraît  plutôt  une  doctrine 
morale  très  vaste.  C'est  pourquoi  l'Eglise  veillait  alors, 
avec  une  intolérance  et  un  zèle  ardents,  sur  la  pureté  de 
son  enseignement  et  se  souciait,  à  un  degré  bien  moindre, 
de  la  pureté  des  mœurs.  Au  moment  de  la  Réforme, 
elle  répond  par  des  déclarations  doctrinales  à  ceux 
qui  lui  reprochent  le  relâchement  de  sa  conduite 
et  son  insoumission  aux  principes  de  Jésus-Christ. 
Pour  confondre  les  Jansénistes,  qui  veulent  opérer  surtout 


—   IDS  — 

une  transformation  profonde  dans  les  faciles  préceptes 
de  vie  chrétienne  nus  en  viunenr  par  les  Jésuites,  elle 
précise  et  resserre  encore  son  "i-rcdo,,  confessionnel. 
Aux  «  lihcrlins  /-  du  XVIII'  sicclc.  qui  proliltMit  des  alnis 
introduits  dans  le  caliu>licisnie  pour  l'allaquer  (M1  tons 
sens  et  sur  tous  les  points,  elle  oppose  l'inflexible  uiiilc 
de  son  dog-me.  Ainsi,  à  toutes  les  époques  qui  précèdent 
la  notre,  la  relig-ion  catholique  apparaît  coinine  une 
synthèse  de  croyances  fixes  plutôt  que  coFunie  un 
ensemble  de  règles  morales.  Ce  n'est  qu'après  la  Révo- 
lution que  rHylise,  renaissant  au  milieu  (h»  l'uni verscUe 
anarchie,  transfigure  peu  à  peu  son  enseignement  jus- 
qu'à ce  qu'il  devienne  par  étapes  lentes,  progressives,  et, 
à  certaines  heures,  insensibles,  le  «  catholicisme  social  » 
de  Léon  Xlll.  Mais  l'homme  d'ancien  régime,  qui  s'ap- 
pelle Barbey  d'Aurevilly,  est  avec  l'Eglise  d'autrefois 
contre  l'Eglise  d'aujourd'hui. 

A  vrai  dire,  il  retrouve  encoi-e  au  XIX"'  siècle  l'unage 
fidèle  de  l'antique  orthodoxie,  sous  le  pontidcal  de 
Pie  IX,  au  jour  du  Siillabus.  Il  s'en  réjouit,  comme  (l'un 
retour  de  bon  augure  vers  les  saines  traditions.  Mais  le 
mouvement,  heureusement  commencé,  ne  dure  pas.  Les 
Lamennais,  les  Lacordaire,  les  Montalembert  (trois 
hommes  exécrés  par  d'Aurevilly  !)  ont  jeté  le  poison  au 
cteur  même  de  la  religion  lomaine.  11  no  faut  rien  moins 
que  les  promesses  d'immortalité,  faites  par  le  Christ, 
pour  préserver  l'Église  des  attaques  de  ses  prétendus 
amis,  pires  que  des  ennemis.  Fit.  dès  lors,  lauteur  des 
Prophrlcsdu  Pass(^  se  range  plus  décidément  que  jamais 
du  côté  des  Ultramontains  contre  les  Gallicans,  parmi 
les  Jésuites  contre  les  Dominicains,  avec  les  Absolutistes 
contre  les  Libéraux. 

Son  attitude  une  fois  prise  et  sa  place  marquée,  Barbey 


—  ino  — 

d'Aurevilly  se  jette  en  pleine  bataille.  La  Réforme 
trouble  rharmonie  dogmatique  de  la  religion  romaine? 
Guerre  et  mort  à  la  Réforme!  «  Nos  pères,  dit-il,  ont  été 
sages  d  égorger  les  Huguenots  et  bien  imprudents  de  ne 
pas  brûler  Luther  ».  Et  pour  ne  laisser  aucun  doute  à  cet 
égard,  pour  montrer  qu'une  aussi  sommaire  condamna- 
tion ne  ressemble  en  rien  a  une  boutade,  le  féroce 
critique  ajoute:  «  Si,  au  lieu  de  brûler  les  écrits  de 
Luther,  dont  les  cendres  retombèrent  sur  l'Europe 
comme  une  semence,  on  avait  brûlé  Luther  lui-même,  le 
monde  était  sauvé,  au  moins  pour  un  siècle.  Or,  sait-on 
bien  ce  qu'un  siècle  de  retard  peut  amener  de  déconcer- 
tement  dans  les  atîaires  de  l'erreur?  »  (1).  Le  Jansénisme 
menace  de  compromettre  Tunité  doctrinale  du  catholi- 
cisme? Il  faut  le  détruire  et  en  pourchasser  sans  merci 
tous  les  adeptes!  L'incrédulité  moderne,  qui  veut  ériger 
en  dogme  la  Uberté  de  penser,  jette  un  défi  mortel  à 
l'organisation  séculaire  de  l'Éghse?  Il  faut  écraser  la 
libre  pensée.  Est-il  une  attitude  plus  logiquement  et 
implacablement  catholique  que  celle-là?  Id  veruni  quod 
prius,  illud  vero  acUUterum  quod  posterais.  On  doit 
toujours  revenir  à  la  maxime  de  Tertullien  que  s'est 
appropriée  le  farouche  apologiste  de  l'oppression 
romaine.  Tout  pour  le  catholicisme  intégral  et  sans 
morcellement! 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  catholiques  libéraux  que  Barbey 
d'Aurevilly  ne  se  croie  tenu  à  combattre...  Eux  pourtant, 
ils  sont  les  fils  soumis  de  l'Eghse  ;  mais  les  aveugles  ! 
ils  menacent  d'en  ébranler  les  fondements  par  leurs 
innovations  téméraires  et  d'imprudentes  concessions  à 
la  Liberté.  Ils  méritent  donc  le  même  traitement  que  les 

(1)  Les  Proplièfes  du  Passé.  Introduction,  p.  17. 


—  110  - 

omiomis  U^s  plus  arliarncs  de  hi  iH'linioii.  \V\o\\  pis:  ils 
sdiil  iiitinimonl  plus  (l;iii,t;(M'(Mix.  car  ils  se  llatliMil  d'ètro 
orlhotioxos  plus  qiio  pcrsoMiic  vl  dos  loi's  poiiiTaitMil 
fairo  illusion  aux  g-oiis  mal  avorlis  ot  Iroinpor  les  iiails. 
Leur  lilro  usurpé  do  catholiques,  l'aspoct  séduisant  do 
leurs  Ihéories,  et  intMno,  si  l'on  veut,  la  loyauté  do  leurs 
intentions,  tout  cela  est  do  nature  à  duper  la  foulo  et  à 
euarer  Topinion.  Ce  sont  peut-être  les  ailvei'saii'os  les 
})lus  redouUihles.  Or,  si  l'on  tient  à  sau\(M-  runilc  lomla- 
nieiilale  de  riOulise,  il  convicMit  d'écarter  l'esoluiuent  — 
(irccanlur,  selon  le  lant^agi^  des  conciles,  —  ces  faux 
prophètes,  ces  prétondus  prophètes  de  l'avenir  (ini  nOiil 
pas  de  racines  dans  le  passé  ;  il  est  nécessaire  d'éloit^iier 
et  de  réduire  à  l'iinpnissance  de  tels  hommes  qui  jettent 
à  travers  le  monde  des  semences  d'erreuret  de  mort.  Le 
catholicisme  ne  peut  se  concilier  avec  la  lilinié  do 
conscience,  qui  est  la  ne.iialion  de  la  Vérité  absolue.  Quo 
vient-on  donc  nous  parler  de  catholicisme?  libéral?  Il 
injporte  de  démasquer  cos  soi-disant  catholiques  Ils 
cachent  leur  religion  sous  les  dehors  trompeurs  d'un 
libéralisme  irréalisable  et  essayent  en  qu'^lque  sorte  de 
se  faire  pardonner  leurs  croyances  en  adlchant  des 
prétentions  au  «modérantisme»  que,  dans  sa  juste  intolé- 
rance, la  Révélation  catholique,  une  et  indivisible,  ne 
saurait  admettre.  Diminuer  la  Vérité  intéj;rale,  c'est 
l'anéantir.  L'Kg-lise  est  «  un  l)loc  dont  on  peut  rien  dis- 
traire »  ;  si  on  lui  enlève  une  seule  des  pierres  ang-u- 
lairesqui  la  soutiennent,  l'édifice  entier  s'écroulera.  Ce 
qui  est  un  ne  vit  que  gr;ice  a  son  unité  et,  par  suite,  n'est 
pas  susceptible  de  se  fractionner.  Laissonsdnnca  tlvgli.so 
son  or,i,'^anisation  à  la  fois  immense  et  véritablement  uri(\ 
En  modifier  la  moindre  parcelle,  ce  serait  un  crime  de 
lèse-niajeslé  divine.  Dieu  a  conslruit  son  temple  sur  les 
bases  immortelles  ol  immuables  de  l'éternelle  Vérité. 


—  m  — 

Voilà  pourquoi  les  catholiques  libéraux  n'ont  jamais 
rencontré  de  «  pourfendeur  »  plus  convaincu  que  l'écla- 
tant apologiste  des  Propfwtcs  du  Pa>isé  et  le  guerrier 
indomptable  des  Polémiques  d'hier.  Prêtres  ou  laïques, 
qu'ils  s'appellent  Lacordaire  ou  Falloux,  Gratry  ou 
Montalembert,  Dupanloup  ou  Berryer,  ils  n'obtiennent 
pas  la  moindre  indulgence  de  l'absolutiste  Barbey 
d'Aurevilly.  Dupanloup,  c'est  «  le  Mazzini  de  l'Epis- 
copat»  (1);  «  un  lettré  mi-parti  de  Séminaire  et  d'Univer- 
sité, UQ  phraseur  plutôt  qu'un  orateur,  un  rhétoricien 
plutôt  qu'un  écrivain.  Médiocrité  violente  dont  on  ne 
parlerait  pas  sans  la  grande  cause  qu'il  a  épousée...  Si 
Mgr  Dupanloup  n'avait  pas  l'honneur  d'être  prêtre,  et 
l'honneur  plus  grand  encore  d'être  évêque,  que  serait  il? 
Peut-être  un  écrivain  du  Journal  des  Débats...  Un  évêque 
doit  respecter  sa  crosse,  même  quand  il  en  frappe  !  Il  est 
des  gens  qu'on  n'honore  pas  des  coups  de  ce  sceptre  des 
âmes.  On  ne  les  crosse  point,  on  les  fouaille.  Laissez- 
nous  cette  besogne,  monseigneur!  »  (2).  Berryer,  «puis- 
que nous  parlons  de  gens  de  théâtre,  c'était,  à  sa  façon, 
un  vieil  acteur  aussi;  et  voyons!  est-ce  que  je  me  trom- 
perais, si  je  disais:  une  vieille  actrice?  La  vieille  actrice 
de  la  légitimité  »  (3).  Gratry,  c'est  «  l'abbé  Sosie  »,  ami 
de  tout  le  monde,  un  des  «Elargisseurs  du  Catholicisme. 
Ils  l'élargissent  si  bien  qu'ils  mettent  et  poussent  dedans 
le  judaïsme,  qui  tua  Jésus-Christ,  et  le  protestantisme, 
qui  ne  l'a  pas  tué,  mais  qui  a  tant  de  fois  essayé  de  tuer 
l'Église.  Et  ils  croient  que  le  catholicisme  n'en  craquera 
pas!!!  De  leur  catholicisme,  —  si  on  les  laissait  faire. 


(1)  Les  Vieilles  Actrices  (Librairie  des  auteurs  modernes,  1884),  p.  66. 

(2)  Les  Quarante  Médaillons  de  V Académie  (éd.  Saviue),  p.  11  et  suiv. 

(3)  Les  Vieilles  Actrices  [hibrAm^  des  auteurs  modernes),  (j.  61  et  suiv. 


-  \\-2  — 

—  il  pourrait  \nv\\  rester  ce  qu'il  est  l'osttMlt»  Dini,  après 
que  Diderot  l'eut  élargi!  //(!). 

Tous  les  catholiques  libéraux  (uiéiuo  Lacordaire,  que 
d'Aurevilly  admire  connue  orateur,  niônio  dratry  qu'il 
salue  comme  un  vrai  philosophe)  sont  traités  do  la  môme 
façon,  dure  et  inii>iloyal)le.  par  le  pins  orthodoxe  tles 
catholiques  du  XIX'  siècle.  LKglise.  possédant  la  vei"ite 
absolue,  ne  doit  jamais  transiger,  dil-il,  parce  (pK»  loule 
transaction  introduit  du  «  relatif  »  dans  les  choses.  — 
or.  les  choses  divines  n'en  comportent  pas.  —  et  néces- 
site un  débat,  —  la  Révélation  s'impose  et  no  se  discute 
point. 

Barbey  d'Aurevilly  s'est  plus  d'une  fois  expliqué  en 
termes  très  nets  à  ce  sujet.  Mais  il  n(>  l'a  fait  jamais  avec 
plus  de  vigueur  <iu('  dans  un  article  consacré,  en  1S<)9, 
au  Père  Gratryel  au  Père  Hyacinthe  Loyson.  «  Rien  de 
navrant,  a  mon  sens,  —  écrit-il,  —  comme  le  spectacle 
de  deux  prêtres  qui,  avec  de  la  foi  peut-être  (on  en  pour- 
rait douter)  mettent  leur  gloire  à  n'avoir  plus  Vcspril  de 
leur  état,  —  qui,  étant  ministres  du  Dieu  des  armées,  par 
exemple,  se  font  membres  des  Ligues  de  la  Paix,  —  qui, 
ayant  des  églises  pour  y  prêcher  Jésus-Christ  et  ses 
dogmes,  s'en  vont  parler  sur  les  chimères  et  les  badau- 
deries  contemporaines  dans  des  salles  où  peuvent  déballer 
tous  les  saltimbanques  de  la  terre,  et  se  juchent  sur  des 
estrades  que  le  pied  de  Bossuet  n'aurait  jamais  foulées,  — 
qui. enfin,  proclament,  avec  des  caresses  au  public,  auquel 
il  ne  le  font  pas  croire,  qu'ils  sont  des  Français  et  des 
libéraux  et  des  citoyens  de  Si»  avant  d'être  prêtres. 
comme  si  d'être  prêtre  n'emportait  pas  tout:...  C'est  une 
pensée  séculière,  ce  n'est  pas  une  pensée  de  prêtre,  que 

l    Polémiques  d'hier  {Sà\me,  1«8'J),  p.  298. 


—  U'A  - 

ridée  de  l'égalité  entre  trois  religions  (la  catholique,  la 
juive  et  la  protestante)  vis-à-vis  do  la  civilisation  du 
monde.  C'est  monstrueux  en  soi,  il  est  vrai,  qu'une 
pareille  idée,  mais  c'est  du  monstrueux  séculier.  Dans 
la  lettre  du  P.  Gratry,  où  il  larmoie  sur  les  cahiers 
perdus  de  1789,  ce  sont  des  larmes  séculières  qui  coulent, 

—  des  larmes  un  peu  niaises,  oui!  mais  séculières... 
Quand  il  parle,  dans  la  même  lettre,  des  deux  démences 
du  temps  qu'il  prend  pour  deux  choses  raisonnables  : 
la  liberté  absolue,  la  liberté  de  M.  de  Girardin,  et  la  paix 
incommulable  et  éternelle  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  le 
P.  Gratry  n'est  plus  que  M.  Gratry,  de  la  relig-ion  poly- 
technique, mais  non  romaine  »  (1). 

Ainsi,  Barbey  d'Aurevilly  prend  la  place  des  prêtres 
qui,  à  son  sens,  ne  connaissent  plus  leurs  devoirs;  il  les 
excommunie  et,  s'arrogeant  les  pouvoirs  qu'ils  reçurent 
naguère,  les  condamne  au  nom  de  l'Eglise  catholique. 
Tous  les  libéraux  subissent  le  même  sort.  Seuls,  les 
intransigeants  en  matière  de  dogme,  les  Jésuites  surtout, 
sont  couronnés  de  fleurs,  exaltés  bien  au-delà  de  leurs 
mérites,  et  désignés  comme  les  vrais  soutiens  du  trône 
et  de  l'autel  réunis. 

En  effet,  parmi  les  groupes  des  défenseurs  zélés  de  la 
Vérité  catholique,  il  n'en  est  pas  de  plus  «  romain  »  que 
l'ordre  des  Jésuites.  Il  n'y  a  qu'à  parcourir  les  annales 
de  la  célèbre  Compagnie  pour  constater  avec  quel  soin, 

—  plus  politique  que  pieux  peut-être,  —  elle  entoure  le 
Saint-Siège.  Le  palais  du  Vatican  ne  connaît  aucun  hôte 
à  la  fois  plus  habile  et  plus  soumis.  Les  Jésuites  donnent 
à  la  cour  de  Rome  cet  aspect  cosmopolite  et  international 

(1)  Polémiques  d'hier  (Savine,  1889). Les  deux  Pères  de  la  Paix,  31 
juillet  186!)  —  p.  300  et  suiv. 

8 


-  111- 

(jui  rsl  ;m  t'oiul  île  la  (Jt)i'lriiu"<  ('aLlii)li(jmi  >>.  Ils  appluiuoiil 
a  la  Irllrolo  précopie  du  Christ:  «  Allez!  onsoig-iiez  toutes 
les  nations  !  »  Ils  professent  une  orthodoxie  inilexiblo  et 
déliniilent  ri,u:oureusoinenl  les  frontières  du  dogme.  Par 
là  même,  sans  doute,  ils  se  eroient  autoi'isés  à  étendre 
la  morale  jns(pi";i  desljornes  fort  l'eculéos  et  à  lui  laisser 
un  champ  d'aetion  extrêmement  vaste»  où  la  liberté 
humaine  puisse,  eomme  en  son  domaine  propre,  se 
mouvoir  ti"ès  à  l'aise.  C'est  ainsi  (pi'ils  enserrent  le 
monde  dans  les  réseaux  tout  a  fait  t'lasti(iues  d'une 
m(M"ale  de  convention.  Ils  enveloppent  les  hommes  dans 
ce  filet,  aux  mailles  inég'ales  et  souples,  qu'ils  jettent  sur 
l'uiiivers  eiiliti-.  aliii  d'aiiuMier  a  soi,  j)i'esque  insensible- 
ment, les  plus  iiuiei)eii(lants  et  les  moins  chrétiens.  Pour 
eux,  le  dogme  est  iiiimual)le  et  intangible;  mais  la  morale 
comporte  des  variations,  des  «  fléchissements  »  et  des 
«accommodements  »  nécessaires,  puisqu'elle  n'est  qu'une 
application  de  principes  supérieurs  et  que  toute  applica- 
tion, étant  chose  relative,  doit  se  modifier  selon  les  temps 
et  s'adapter  aux  dillerentes  évolutions  de  l'histoire. 

C'est  évidemment  pour  celle  double  raison,  —  le  dogme 
intlexible  et  la  morale  élargie,  —  que  Barbey  d'Aurevilly 
a  honoré  les  Jésuites  d'une  prédilection  si  marquée.  «  La 
sagesse  catholique,  —  écrit-il,  —  est  plus  vaste,  plus 
franche  et  plus  robuste  que  ne  l'imaginent  Messieurs  les 
Moralistes  de  la  Libre  Pensée.  Qu'ils  demandent  aux 
Jésuites,  à  ces  étonnants  politiques  du  comii-  humain, 
qui  entendaient  si  grandement  la  morale,  qui  la  vctyaient 
de  si  haut,  quand  au  contraire  les  Jansénistes  la  rapetis- 
saient et  la  voyaient  de  si  bas.  la  rendaient  si  étroite,  si 
bête  et  si  dure!  qu'ils  inleriogent  un  de  ces  (^asuistes  à 
Tespril  de  discernement  et  de  .soulagement  comme 
l'Kglise  en  a  tant  produit,  surtout  en  Italie,  et  ils  appren- 


—  115  — 

dfonl,  puisqu'ils  l'ignorent,  qu'uiicune  prescription  ne 
nous  arrache  des  mains  la  passion,  dont  le  roman 
écrit  rhistoire,  et  que  le  Catholicisme  étroit,  chagrin  et 
scrupuleux,  qu'ils  inventent  contre  nous,  n'est  pas  celui-là 
qui  fut  toujours  la  Civilisation  du  monde,  aussi  bien  dans 
Tordre  de  la  pensée  que  dans  l'ordre  de  la  moralité  !  »  (1). 
Et  voilà  comment  le  romancier  d'f/"îic  Vieille  Maîtresse 
a  concilié  sa  doctrine  religieuse  très  étroite  et  sa  concep- 
tion très  larg-e  de  la  morale!  Mais  que  dirait  Pascal,  à 
l'énoncé  de  semblables  théories? 

Au  jugement  de  Barbey  d'Aurevilly,  il  n'y  a  donc 
aucune  contradiction  entre  le  catholicisme  le  plus  impla- 
cable et  la  morale  la  moins  rigoureuse.  On  n'est  pas  ici 
en  présence  d'une  dualité  irréductible,  —  le  dogme,  d'une 
part,  et  la  morale,  de  l'autre.  Le  dogme  et  la  morale  sont 
deux  aspects  d'une  même  religion.  11  faut  un  dogme  qui 
s'impose  à  la  raison  humaine,  et  une  morale  qui  s'adapte 
aux  forces  du  cœur.  Pas  n'est  besoin  de  chercher  ailleurs 
la  clef  du  système  religieux  de  l'auteur  de  V Ensorcelée. 
La  morale  qu'il  prêche  et  pratique  découle  du  dogme 
catholique  tout  naturellement,  sans  autre  contrainte  que 
celle  qui  nous  fera  passer  du  dogme  pur,  —  doctrine 
métaphysique,  —  au  dogme  appliqué,  qui  est  une 
doctrine  d'action,  une  éthique  ! 

Alors,  pourquoi  se  scandaliser  de  certaines  privautés 
qu'un  grand  seigneur  a  le  droit  de  prendre  avec  la 
morale,  du  moment  que  les  principes  essentiels  sont 
saufs  !  A  quoi  bon  se  voiler  la  face  devant  quelques 
hardiesses  et  même  quelques  accrocs  aux  idées  courantes 
ou  aux  règles  de  conduite  journalière  ?  Ce  sont  là  privi- 

(1)  Vne  Vieille  Maîtresse.  Préface  de  la  nouvelle  édition  (éd.  Lemerre). 
p.  13. 


—  lie.  — 

lègcs  arislocralKiiu's  (lui  irciilaiiuMil  i)as  lo  roc  cU»  la 
croyance.  A  ses  corelis;i(»miaires  (jni  s'en  iiidimieiil, 
(rAurevilly  répond  :  "  .le  vous  reconnais  bien  à  vos 
faiblesses,  callioli(iues  pusillanimes  !  y/  Kl,  se  lournanl 
vers  les  eiuieniis  (li>  rKulise,  il  ajoute,  sans  sourciller  : 
«  Dans  hnnoralc  des  Libres  l'enseurs, les  callioliques  n'ont 
pas  le  droit  de  loucher  au  roman  ou  à  la  i)assion,  sous  le 
prétexte  qu'ils  tloivent  avoir  les  mains  trop  pur(>s.  comme 
si  louU^s  les  blessures  (jui  jcllcnl  du  san.u  lUi  du  poison 
n'appartenaiiMil  pas  aux  mains  i)ui'(>s  !  Us  ne  peuvent 
pas  loucher  au  drame  non  i)lus.  car  (-'(^st  de  la  passion 
encore.  Ils  ne  doivent  toudiei'  ni  a  l'art,  ni  a  la  lilleiature, 
ni  à  rien,  mais  s'a.uenouiller  dans  un  coin,  prierel  laisser 
le  monde  et  la  Libre  Pensée  tranquilles...  Ce  qu'il  y  a 
moralement  et  intellectuellement  de  mag-nifique  dans  le 
catholicisme,  c'estqu'il  est  large,  compréhensif ,  immense  ; 
c'est  qu'il  embrasse  la  nature  humaine  tout  entière  et 
ses  diverses  sphères  d'activité...  Le  catholicisme  n'a 
rien  de  prude,  de  bégueule,  de  pédant.  diiMiuii't.  Il  laisse 
cela  aux  vertus  fausses,  aux  puritanismes  tondus.  Le 
catholicisme  aime  les  arts  et  accepte,  sans  trembler, 
leurs  audaces.  Il  admet  les  passions  et  leurs  peintures, 
parce  qu'il  sait  qu'on  en  peut  tirer  des  enseignements, 
même  quand  l'artiste  lui-même  ne  les  lire  pas  >/  (1).  On 
n'a  jamais  mieux  delini  le  catholicisme  grandiose  à 
l'usage  des  personnes  du  monde,  le  catholicisme  aristo- 
cratique. 

Toutefois  d'.Vurcvilly  va  plus  loin.  11  vent  confondre 
tous  ses  détracteurs,  quels  qu'ils  soient  et  d'où  qu'ils 
viennent,  dans  la  môme  réfutation  vengeresse.  Je  l'en- 

M)  lue  Vieille  Maîtresse.  l'ri-facc  de  la  iiounlUc  tdilion,  |  .  '.'>  et  suiv. 
(éd.  Lemerrc  . 


—  117  — 

tends  crier  d'une  voix  de  stentor  et  avec  la  fougue  qu'on 
lui  connaît  :  Que  prouvent  donc  ces  airs  effarouchés 
dont  certains  se  font  un  masque  de  voi-tu  à  tout  propos 
et  hors  de  tout  propos  ?  Celte  attitude  n'est-elle  pas 
l'ordinaire  monopole  des  gens  qui  ont  peur  d'apercevoir 
les  verrues  de  l'humanité  ou  qui  tiennent,  avec  une 
complaisance  plus  coupable  encore,  à  les  choyer  en 
secret  au  fond  de  leur  ame?  N'est-il  pas  nécessaire  d'étu- 
dier les  maladies  pour  les  guérir?  N'est-il  pas  bon  que 
de  temps  en  temps  on  mette  à  nu  les  plaies  qui  rongent 
le  cœur  humain,  cette  besogne  n'eût-elle  d'autre  résultat 
que  de  faire  rougir  les  Tartufes  !  —  C'est  ainsi  que 
Barbey  d'Aurevilly  eût  présenté  sa  défense,  —  dans  les 
rares  jours  où  il  condescendait  à  plaider  pro  <:?o;>^o  et  à 
s'expliquer  devant  le  public. 

Mais  notre  époque,  sans  être  «  puritaine  »,  semble 
réfractaire  à  de  semblables  théories.  A  ceux  qui  font 
profession  d'une  grande  rigidité  de  principes,  on  demande 
expressément  de  conformer  leurs  actes  à  leurs  croyances. 
C'est  peut-être  même  sur  ce  point  que  l'opinion  moderne 
se  montre  le  plus  exigeante  et  chatouilleuse.  Et,  certes, 
elle  n'a  pas  tort.  Seulement,  Barbey  d'Aurevilly  n'a  que 
du  mépris  pour  les  idées  étriquées  de  son  temps.  C'est 
un  homme  du  passé  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les 
hommes  d'aujourd'hui  et  dont  toutes  les  racines  plongent 
au  sein  de  l'ancien  régime.  Il  fait  donc  appel  à  l'exemple 
d'autrefois  contre  les  prétentions  du  présent. 

Est-ce  qu'un  Ronsard,  un  Bertaut,  un  Régnier,  un 
Malherbe  et  même  un  Rabelais  ne  joignaient  pas  aux 
plus  solides  convictions  dogmatiques  une  grande  liberté 
de  langage  et  de  mœurs  ?  Est-ce  que  Racine,  l'homme  le 
plus  profondément  chrétien  de  son  siècle  avec  Bossuet  et 
Pascal,  s'est  jamais  interdit  de  peindre  la  passion  sous 


-  us  — 

les  CDuleiii-.s  les  plus  vives  '.'  11  (>sl  \  i-ai  qifim  jour  il  s'est 
ettrayé  des  uudaces  de  son  (ruvrc.  muis  e'osl  après  avoir 
éeril  et  sans  désavouer  Plti'drc.  (\\\\  est  peul-èln^  la 
tragédie  la  plus  *?  brûlante  »  de  tout  le  théâtre  français. 
La  doetrine,  qui  tend  à  concilier  les  hardiesses  morales 
et  la  soumission  absohn^  ;iu\  degnios,  n'tsl  (loue  [Hiinl 
particulière  à  Hiirhey  d'Aurevilly,  (lepciidanl,  pour 
découvrir  U>s  véritables  devanciers,  précurseurs  et 
maîtres  de  l'autour  dos  Dùibolnjucs,  il  faut  remonter  à 
l'époque  du  moyen-;ige.  J'ai  dit  que  le  catholicisme  des 
Prophî'tcs  (lu  /Vt.v.sy' était  celui  do  ce  temps-là.  La  morahs 
théorique  et  pratique,  à' Une  Vieille  Ma/tresse  s'inspiro 
également  de  cet  exemple  ancien. 

C'étaient,  il  faut  le  reconnaître,  de  bons  calholiques  a 
leur  façon  que  la  plupart  des  joyeu.x  compagnons,  autem's 
de  fabliaux,  de  farces  ou  de  drames, les  «  basochiciis/zde 
ces  siècles  reculés  on  d'Aurevilly  avait  porté  toutes  ses 
affections.  11  aimait  l'Eglise,  Dieu  et  la  Vierge,  ce  parfait 
bohème  du  XV'  siècle,  qui  s'appelait  François  Villon  !  Il 
ne  se  souciait  pas  de  mettre  d'accord  sa  condiiile  et  ses 
convictions  ;  mais  jusqu'en  ses  pires  débauches  il  n'eût 
pas  voulu  renier  Dieu.  Il  tenait  à  la  religion  de  son 
enfance  par  tout  ce  qui  restait  de  bon  au  fond  de  son 
aine  ;  et  mémo  ce  qu'il  y  avait  de  plus  mauvais  en  lui  ne 
répugnait  pas  à  la  prière  et  ne  se  révoltait  pas  devant  le 
«  credo  »  traditionnel.  D'Aurevilly  l'eût  absous,  —  et  il 
eût  absoris  d'Aurevilly. 

Mais,  sans  s'arrêter  aux  '<  déclassés  //  du  moyen-;ig('. 
comlûen  d'hommes  ne  trouverait-on  pas.  —  parmi  ceux 
qui  avaient  le  respect  de  leur  propre  personne  et  qui 
demeuraient  le  plus  (idelemeid  attachés  à  leur  religion,  — 
dont  rexeFiiplo  puisse  servir  <le  pr«'cédent  à  la  théorie  de 
Barbey  d'Aurevilly  ?  L'histoire  littéraire  fourmille  de  ces 


—  119  — 

exemples-là.  depuis  le  XII"  jusqu'au XVI'^  siècle,  l'époque 
favorite  du  romancier  de  VEnsorcelée.  Avec  tant  d'an- 
cêtres, qui  lui  élaienl  chers,  l'absolutiste  des  Prophètes 
du  Passé,  tendant  la  main  au  peintre  passionné  dT/ne 
Vieille  Maîtresse,  n'eût  jamais  craint  de  se  déclarer 
catholique  «  sans  peur  »,  sinon  «  sans  reproche  ». 

Son  «  satanisme  »  est  encore  une  des  formes  de  son 
catholicisme    et    nous    en   fait   sonder  la  profondeur. 
D'Aurevilly  croit  à  l'existence  réelle  du  Diable  :  il  l'avoue 
explicitement  dans  la  préface  de  ses  JJiaboliqnes.  Il  ne 
faut  donc  pas  chercher  chez  lui  cette  sorte  de  «  péché  de 
malice  sans  la  foi,  le  plaisir  de  la  révolte  par  ressouvenir 
et  par  imagination  »  (1),  ce  raffinement  pervers  qui  fait 
trouver  plus  savoureux  certains  actes  mauvais  parce  qu'ils 
blessent  des  croyances  qu'on  eut  autrefois.  Le  satanisme 
de  l'auteur  des  Diaboliques  est  le  satanisme  originel,  celui 
de  la  chute  de  Lucifer,  celui  d'Eloa  :  c'est  le  cri  de  fierté 
d'une  nature  aristocratique  qui  se  cabre  :  Nonserviam.  Il 
est  un  des  facteurs  essentiels  du  catholicisme.  On  ne  peut 
séparer  Dieu  et  le  Christ  de  leur  mortel  ennemi  Satan. 
D'où  il  suit  qu'un  romancier  catholique  est  tout  naturelle- 
ment amené  à  peindre  la  passion,  en  révolte  contre  la 
Divinité,  sous  les  traits  de  la  possession  démoniaque.  Le 
Démon  s'estefîectivement  emparé  des  âmes  qui  ont  cessé 
de  vivre  dans  la  grâce  du  Tout-Puissant. 

Ainsi  s'explique   que  nombre  de  héros    de   Barbey 
d'Aurevilly  soient  des  «  possédés  »,  des  «  ensorcelés  ». 

(1)  Jules  Lemaitre.  Revue  Bleue  du  23  juin  1887.  les  CotUeinpomms, 
4.  série.  —  Je  suis  d'accord  sur  ce  point  avec  M.  Lemaitre.  Néanmoins,  je 
dois  faire  remarquer  qu'on  trouverait  sans  peine  des  traces  de  ce 
safanisme-lk  dans  les  œuvres  de  Barbey  d'Aurevilly  antérieures,  à  1847,  et 
notamment  dans  sa  correspondance  intime,  dans  les  leUres  au  vicomte 
d'Yzarn-Freissinet,  par  exemple,  dont  j'ai  cité  plus  haut  quelques  frag- 
ments. 


—  12()  — 

Ensorcelé,  Ryno  de  Marigny  ;  possédée,  Jeiiniio  do  Feu- 
Ardent.  «  î'ensorrelée  »;  possédé,  aussi,  Tabbé  do  La 
Croix-Jutiaii  ;  possédé,  le.v-altbé  Sombreval.  Kl  Ions  les 
personnages  des  IHahotiiim's  le  sonl  cualcnienl  pins  ou 
moins,  depuis  AlluMle  (\\\  Hidaui  CniiHo/s/,  l:i  <-  pclilc 
masque  »  du  l'/us  bel  iimonr  de  Don  Juan,  la  comlesse 
do  Saviguy  du  lionlieur  dans  le  Crime,  jusqu'à  la  com- 
tesse du  Tremblay  de  Stasseville  du  Dessous  de  Cartes 
et  la  duchesse  de  Sierra-Leone  de  La  Venc/eance  d'une 
Feiurne.  Elles  ont  toutes,  —  «  ces  pécheresses  »,  comme 
les  appelle  d'Ain'eviily,  —  le  diable  au  corps  et  au  cœur. 
«  Diaboliques  !  —  remarque  avec  une  cruelle  satisfaction 
leur  peiitre  impitoyable,  —  diaboliques  !  il  n'y  en  a  pas 
une  seule  ici  qui  ne  le  soit  à  quoique  degré.  Il  n'y  on  a 
pas  une  seule  à  qui  on  puisse  dire  sérieusement  le  mot 
de  :  Mo)i  Ange!  sans  exagérer.  Gomme  le  Diable,  qui 
était  un  ange  aussi,  mais  qui  a  culbuté,  —  si  elles  sont 
des  anges,  c'est  comme  lui,  —  la  tète  en  bas,  le  .  .  reste 
en  haut  :  Pas  une  ici  qui  soit  pure,  vertueuse,  imio- 
cente.  »(1).  Voilà  tout  le  satanisme  de  Barbey  d'Aurevilly  : 
il  est  étroitement  lié  à  son  catholicisme  et  demeure  en 
plein  accord  avec  les  dogmes  romains. 

Peut-être  dira-t-on  qu'il  manque  d'étendue  et  de  pro- 
fondeur. M.  Jules  Lemaître  semble  le  penser.  "  Cette 
croyance,  —  écrit-il,  —  si  triomphalement  adichée,  à 
raclion  du  diable  et  à  son  ingérence  dans  les  art'aires 
humaines  pout  paraître  piquante,  surtout  (|uaiid  ou  se 
rappelle  le  cai'actère  si  peu  chrétien  du  cnlholicisuic  de 
M.  d'Aurevilly.  Mais  tout  cela  est,  au  f(»n(l.  assez  inno- 
cent >  (2).  Mais  non  :  cela  n'est  pas  «  innocent  »  du  tout. 

(1)  Les  Itiaboligues,  l'réfare  de  l.i  |ireiiiirrt'  éiliUon,  p.  6  (éd.  Deiilu». 

(2)  Jules  Lemaithe,  Revue  bleue,  du  25  juin  1887.  — Contemporains, 
4*  série. 


-  121  — 

C'est  la  pure  doctrine  c.ilholique  qui  a  dicté  à  Barbey 
d'Aurevilly  cette  conception  do  Satan. 

Je  n'entends  pas  alfirmer  par  là  qu'il  n'y  ait  point 
d'atitre  «  satanisme  »  que  celui  des  iJ/dho/iqucs.  Seiûe- 
nient  je  nie  refuse  à  souscrire  aux  assertions  de  M.  Jules 
Lemaître,  quand  il  dit  :  «  Le  vrai  satanisme,  c'est  la 
négation  de  Satan  aussi  bien  que  de  Dieu,  c'est  le  doute, 
l'ironie,  l'impossibilité  de  s'arrêter  à  une  conception  du 
monde,  la  persuasion  intime  et  tranquille  que  le  monde 
n'a  point  de  sens,  est  foncièrement  inutile  et  inintel- 
ligible... De  ce  satanisme-là,  il  y  eu  a  plus  dans  telle 
page  de  Sainte-Beuve,  de  Mérimée  ou  de  M.  Renan,  que 
dans  ces  ingénues  Diaboliques  y>  (1). 

Il  n'est  pas  permis  d'accumuler  en  moins  de  mots  un 
plus  grand  nombre  d'erreurs  aussi  flagrantes.  On  n'écrit 
pas,  de  gaieté  de  cœur,  en  se  jouant,  en  s'étourdissant 
et  comme  en  se  grisant  de  ses  propres  fantaisies,  tant 
de  renversantes  propositions  et  de  paradoxes  multico- 
lores. On  ne  fait  pas  de  prestidigitation  avec  des  questions 
aussi  graves  que  celles  qui  sont  soulevées  ici.  Dire  que 
«  le  vrai  satanisme,  c'est  la  négation  de  Satan  aussi  bien 
que  de  Dieu  »,  n'est-ce  pas  outrageusement  dénaturer  le 
sens  réel  des  mots  ?  Littéralement,  le  «  satanisme  »  ne 
saurait  consister  en  autre  chose  qu'à  reconnaître  l'action 
de  Satan  dans  le  monde.  De  même  que  le  «  déisme  »  est 
la  croyance  en  Dieu,  et  le  «  christianisme  »  la  croyance 
au  Christ,  le  «  satanisme  »  ou  «  diabolisme  »  ne  peut 
être,  en  son  fond,  que  la  croyance  à  Satan,  au  Diable.  Ce 
ne  serait  que  par  une  étrange  perversion  du  sens  usuel 
des  vocables  les  plus  simples  qu'il  deviendrait  loisible  de 


(Ij  Jules  Lemaître,   Revue  bleue,   du  2.^  juin   1887.  —  Conlemporains, 
4"  série. 


l»»  

leur  fairo  diro  \c  CDulrairo  ih^  co  qu'ils  sipniliont.  Kl  nous 
nVn  souiuies  pas  onroro  arrivés  à  oolto  oxlrcinilc  iU^ 
■■  liy/aiiliiiisiiit>  »  alVolc.  cIkm'  au\  dilcllauhvs  cl  aux 
«  snobs  ». 

Eu  rôsuinc,  ou  n'est  pas  callioliiiue  sauseroire  a  Siilaii 
et  à  son  influonco  dans  les  affaires  humaines.  Klanl 
ealholique  absolument  et  sans  arrière-pensée,  d'Aurevilly 
devait  être  «  saUiniste  »,  croire  au  Diable,  et,  par  eonsé- 
(luenl,  montrer  la  part  qu'il  prend  aux  événemeids  de  la 
vie.  Le  romancier  a  usé  de  son  droit  ou  nionlraul  !(> 
Démon  sur  la  scèiu^  des  passions  ;  et  le  croyant  a  fait  son 
devoir  en  lui  donnant  une  large  place.  Dieu  et  le  Diable 
sont  comme  le  pivot  de  toute  la  doctrine  romaine.  Tout 
ce  qui,  dans  les  choses  un  peu  extraordinaires,  n'est  pas 
immédiatement  «  rapporté  »  à  Dieu,  l'Eglise  l'impute  au 
Démon.  11  y  a  môme  des  cas  où  les  catholiques  sont  fort 
en  peine  de  discerner  l'influence  divine  de  l'aclion  dia- 
bolique,—  et  n'exisle-t-il  pas.  à  Rome,  unecongrégalion 
chargée  de  trancher  ces  problèmes  épineux  ?  Quoi  qu'il 
en  soit,  les  fidèles  s'aflfirment  d'autant  plus  orthodoxes 
qu'ils  reconnaissent  plus  catégoriquement  l'action  réci- 
proque de  Dieu  et  de  Satan,  ou,  si  l'on  ve\it,  l'aclion  de 
l'un  et  la  réaction  de  l'autre.  Sur  ce  point,  comme 
toujours,  Barbey  d'Aurevilly  est  foncièrement  catholique. 

Sans  doute,  lorsqu'on  met  le  Diable  un  peu  partout 
dans  son  ceuvre,  on  diminue  singulieremenl  la  part  de  la 
psychologie.  On  va  même  jusqu'à  supprimer,  en  la  rem- 
plaçant trop  facilement  par  des  semblants  de  miracles, 
toute  analyse  du  cœur.  L'ingérence  démoniaque  est  une 
explication  très  commode  des  cas  passionnels  qui  sem- 
blent malaisés  à  mettre  en  lumière.  Tel  phénomène  de 
conscience  parait  excessivement  compliqué  ?  il  est  dû  à 
la  suggeslidM  de  Salaii.  Tel  ronc(Mirs  de  cirronslances 


-  12^î  - 

produit  par  exception  des  effets  inattendus?  c'est  l'inter- 
vention diabolique  qui  a  disproportionné  les  causes  et  le 
résultai.  Telle  àme  a  passé  tout  à  coup,  sans  transition, 
du  culte  de  la  vertu  àradoration  du  vice?  C'est  le  souffle 
empoisonné  du  denion  qui  l'a  dévoyée.  Le  «  Satanas  ex 
machina  »  est,  en  vérité,  trop  apparent  :  il  devient  un 
prétexte,  pour  l'écrivain,  à  se  dispenser  d'approfondir 
ses  sujets.  Mais  enfin  on  est  catholique  ou  on  ne  lest 
pas  ;  et,  si  l'on  ne  trouve  point  mauvaise,  en  certains  cas, 
l'influence  céleste  pour  dénouer  des  situations  embarras- 
santes, pourquoi  se  plaindrait-on  de  l'action  infernale 
dans  d'autres  événements  ?  Et  puis,  si,  malheureusement, 
en  montrant  le  jeu  des  puissances  mystérieuses  qui 
s'agitent  à  travers  le  monde,  on  n'en  rend  pas  compte 
d'une  manière  plausible,  est-il  prouvé  que  la  psychologie 
la  plus  indépendante  et  la  plus  hardie  ait  fourni  la  raison 
naturelle  de  tous  les  faits  anormaux  qui  nous  stupéfient 
ou  nous  épouvantent  ? 

Je  ne  cherche  en  aucune  façon  à  justifier  les  procédés 
romanesques  de  Barbey  d'Aurevilly.  J'aimerais  mieux 
voir  dans  son  œuvre  plus  d'étude  psychologique  et 
moins  de  miracles.  Mais  je  me  mets  en  garde  contre  les 
tendances  de  certains  de  ses  critiques  mal  informés.  Et 
je  ne  puis  me  résoudre  à  répéter,  après  M.  Jules  Lemaître, 
que  le  satanisme  du  romancier  des  Diaboliques  «  est,  au 
fond,  assez  innocent  ».  Non,  Son  satanisme  est  de  même 
essence  que  son  catholicisme,  à  la  fois  fort  et  naïf. 
D'Aurevilly,  on  l'a  constaté,  a  du  moyen-âge  la  foi 
vigoureuse,  violente  même  et  aussi  tout  à  fait  simple.  11 
croit  à  Dieu  et  au  Diable,  comme  on  y  croyait  alors, 
robustement  et  très  sincèrement.  Au  moyen-âge,  Satan 
avait  un  grand  empire  sur  les  esprits,  à  cause  des  sorti- 
lèges et  merveilles  de  toutes  sortes  qu'on  lui  attribuait. 


—  1-Jl  - 

Do  nos  jours,  en  ploin  XIX''  siorlo.  l'autour  dos  Pro- 
])fi('tcs  du  Passr  doinouia  huilô,<«  onsorroli^  »  do  Ions  ces 
prodigosôblouissaiilscl  Irouhlaiits.  On  pont  s'(mi  l'ioimor; 
mais  lo  fait  siil)sistt\  iiulciiiablo.  l*ar  la  (Micoro,  d'Aun»- 
villy  apparlioiil  hioii  a  ccllo  opoquc»  roculôo,  à  oos  àt^os 
do  foi  ardente,  où  il  avait  [ransporlé  ses  pénalos  roiiian- 
liquos.  son  cœur  d'aristocrate  et  son  àmo  de  catholiciuc. 
Il  lui  est  arrivé  de  s'éprendre  du  Diable  comme  il  s'était 
déjà  épris  de  Dieu,  parce  que  chez  l'un  comme  chez  l'autre 
il  admirait  de  la  force,  —  «  la  force,  la  plus  belle  chose 
qu'il  y  ait  dans  lo  moiule  après  la  vertu  />.  La  vertu  et  la 
force  s'incarnent  au  plus  haut  point,  avec  une  perfection 
absolue,  en  Dieu.  Au  second  plan  surgit,  impérieuse,  la 
force  alliée  au  vice.  L'Eglise  la  représente,  cette  force 
terrible,  sous  les  traits  de  Satan.  Ici,  comme  ailleurs, 
Barbey  d'Aurevilly  s'est  inspire  de  l'enseignement  le  plus 
strictement  orthodoxe. 

Peu  lui  importe  qu'on  l'accuse  d'être  superstitieux.  11 
répondra  :  '<  La  superstition  est  une  compréhension  plus 
vive  des  mystères  de  la  vie  humaine  »  (1).  D'ailleui-s,  il 
a  réponse  à  tout.  Se  révolte-t-on  contre  l'obscurité  impé- 
nétrable des  énigmes  proposées  à  la  raison  et  à  la  foi  ? 
Lui,  il  nous  vante  «  la  clarté  du  christianisme,  la  seule 
vérité  qui  soit  à  la  portée  de  l'homme  »  (2).  Comme  tous 
les  catholiques  bien  convaincus  et  tranquilles  dans  leurs 
croyances,  rien  ne  l'émeut,  aucun  doute  ne  le  trouble, 
nulle  objection  ne  l'ébranlé.  Il  reste  majestueusement 
impassible  en  la  sérénité  du  «  credo  (f( ia  ahsia-flum  », 
du  symbole  des  apôtres,  des  Féres  de  l'Eglise  et  des 
«  Prophètes  du  Passé  ». 

(1)  Ce  (jiii  ne  meurt  pas,  j».  2.'i';  (id.  Ltincrrc,  1884). 

(2)  Les  Philosophes  el  les  écrivains  relir/ieux.  2"  série,  |i.  Un    Fiiniiin', 
éditeur,  1887). 


-  125  — 

«  On  n'a  pas  impunément  dix-huit  cents  ans  de  chris- 
tianisme derrière  soi,  —  disait-il  unjour.  —  Gela  est  plus 
fort  que  nous  »  (1).  Peut-être  saisira-t-on  mieux  encore, 
ici,  rétendue  et  la  portée  du  catholicisme  de  Barbey 
d'Aurevilly.  C'est  le  culte  de  la  tradition  qui  l'amène, 
pour  ainsi  dire,  à  reconnaître  la  vérité  absolue  de  la 
religion  de  ses  pères.  L'aristocrate  réapparaît  sous  le 
catholique.  Il  a  volontairement  accepté  tous  les  legs  des 
siècles  révolus.  11  y  a  mis  son  point  d'honneur  ;  et  son 
âme  chevaleresque  ne  se  soustrait  à  aucune  des  oblig-a- 
tions  qu'elle  a  contractées  envers  le  passé.  Donc,  pas 
plus  qu'il  ne  sacrifie  aux  exigences  politiques  et  sociales 
du  monde  nouveau,  il  ne  transigera  sur  le  chapitre  de  la 
religion.  Il  ne  sépare  point  dans  ses  affections  le  trône 
et  l'autel.  Il  veut  le  catholicisme  intégral  comme  l'abso- 
lutisme aristocratique.  De  même  qu'il  hait  la  noblesse 
bâtarde  du  XIX'' siècle,  il  déteste  le  catholicisme  tronqué 
des  libéraux  contemporains.  Partisan  de  l'ordre  social  du 
moyen-âge,  il  en  adopte  également  les  conceptions  reli- 
gieuses. L'attitude  qu'il  prend  en  face  de  la  pensée  libre 
et  de  la  démocratie  triomphantes  ne  manque  pas  de 
grandeur,  si  elle  n'est  pas  exempte  de  morgue.  Et,  sans 
doute,  l'œuvre  qu'il  a  créée  croule  par  la  base  ;  seulement 
elle  est  grande  aussi  et  d'une  fière  allure,  car,  non-seule- 
ment elle  eût  été  impossible  si  l'aristocratie  et  le  catho- 
licisme n'existaient  pas,  mais  elle  n'est  acceptable  dans 
son  intégrité  qu'à  la  condition  que  l'on  tienne  ces  deux 
forces,  qui  furent  jadis  les  maîtresses  du  monde,  pour 
l'expression  de  la  Vérité  absolue. 

(1)  Les  Poètes,  p.  376  (Amyot,  éditeur,  1862). 


CHA  IM'rHE     VI 
La  Normandie 

LE  BERCEAU  DE  l' ENFANCE  ET  LA  TOMBE  DFIS  AÏEUX. 

—  LE  CULTE  ABANDONNÉ  DU  SOL  NATAL  SOUSl'aC- 
TION  DU  ROMANTISME. —  POÈMES  EN  PROSE,  VERS 
ET  NOUVELLES  d'uN  ((  DÉRACINl';  )).  —  PERSON- 
NAGES SANS  ÉTAT-CIVIL,  SANS  EEU  NI  LIEU.  —  LA 

NORMANDIE  DANS  U/ic  Vieille  M((il/'esse.  — 
LE  COTENTIN  DANS  l'Erisorcelée  ET  le  CliecaUer 
Des  Touehes.  —  ((  vivre  sur  le  cG':ur  de  son 

l'AYS  ».    relation    inédite    d'uN    VOYAGE    A 

SAINT-SAUVEUR-LE-VICOMTE  ET  A    VALOGNES. 

PAYSAGES,MARINES,FIGURESETAMES  DE  l'ouest. 
HAINE  DES  DÉPARTS  ET  DE  l'eXIL  —  ((  l' ACCENT 
DU   PAYS  ))   :    ROBERT  BURNS  ET   W  ALTER   SCOTT. 

—  ANGLAIS  ET  NORMANDS.  —  ((  LE  PLUS  NOR- 
MAND DES  ÉCRIVAINS  NORMANDS  ». 


ArislofTate  et  calholiqiie,  Barbey  d'Aurevilly  était 
bien  décidénieiit  un  homme  du  passé.  II  aurait  pu  s'imnjo- 
biliser  dans  l'idéal  ancien  dont  le  moyen-àge  ofiVait  à  ses 
yeux  l'image  la  plus  parfaite.  L'attitude  était  assez  fièro 
pour  assouvii"  les  insliiiets'<indiviilualisl<'.^//  de  l'iiislorien 
de  linimmell.  Maisil  eùlaloi's  ressemble  a  laiil  d'hommes 
d'autrefois,  —  vivant  dans  le  présent  par  le  eorps,  sincm 
par  l'àme,  —  qui  ne  voulaient  pas  reeonnailro  la  victoire 
des  temps  nouveaux.  Et  cela  ne  sullisaitplus  à  satisfaire 


-  127  — 

sou  désir  de  se  «  singularisci'  »  grùcc  à  une  posture 
héroïque  qui  lui  fût  personnelle. 

Par  bonheur,  il  se  souvint  du  berceau  de  son  enfance. 
Il  se  rappela  le  pays  où  ses  ancêtres  étaient  nés,  avaient 
vécu  et  reposaient  encore  dans  la  paix  éternelle.  11  revit 
en  son  âme  la  race  lointaine  des  Barbey,  fermes  comme 
un  roc  sur  le  sol  où  ils  avaient  grandi  et  étaient  morts;  il 
repassa  la  long'ue  série  des  bienfaits  dont  il  leur  était 
redevable  et  se  demanda  ce  que  chacun  de  ces  aïeux 
vénérés  avait  déposé  de  germes  vivaces  dans  son  cœur 
d'enfant  prodigue  qui  avait  fui  la  terre  de  ses  Jeunes 
années.  Sans  doute  il  était  revenu  au  bercail  aristocratique 
et  catholique  de  la  famille  ;  mais  son  aristocratie  et  son 
catholicisme  ne  risquaient-ils  pas  de  demeurer  vagues, 
imprécis  et  vains,  s'ils  n'étaient  fondés  que  sur  le  senti- 
ment de  l'hormeur  et  sur  une  foi  toujours  fragile,  qui  ne 
peut  se  vanter  d'être  à  l'abri  de  toute  surprise?  11  fallait 
une  base  plus  solide  à  ses  croyances  et  à  ses  espoirs.  11 
ne  se  contentait  pas  de  la  cité  idéale  qu'il  avait  construite, 
d'une  main  pieuse,  dans  les  nuages  du  passé.  Il  voulait 
bâtir  en  pleine  terre  affermie  et  résistante.  Mais  où 
découvrir  un  centre  de  gravité  susceptible  de  porter 
sans  fléchir  l'immense  édifice  que  sa  superbe  orthodoxie 
nobiliaire  et  romaine  avait  rêvé?  Ce  centre  de  gravité,  il 
le  trouva  au  pays  natal. 

«  Les  tombeaux  des  pères,  —  écrivait  Barbey  d'Aure- 
villy en  1851,  —  sont  le  point  d'appui  et  de  ralliement 
des  enfants  dans  la  marche  militaire  de  l'humanité  »  (1). 
La  formule  est  belle  et  vraie.  Depuis  quatre  ans  déjà, 
l'auteur  (ÏUne  Vieille  Maîti-essesQ  l'était  appliquée  avec 

(Il  Les  Prophètes  du  Passé,  p.  131  (éd.  Palmé). 


—   1-JS  — 

décision  cl  lioiiheur.  Mais,  avant  1S17.  il  uo  stMiil)le  pas 
qu'il  en  ait  ou  la  notion  cl  on  ail  sonli  lo  besoin. 

Ce  n'est  donc  qu'après  son  retour  au  catholicisnii»  (pio 
d'Aurevilly  reprend  ert'eclivenieiil  racine  au  sol  iialal. 
Par  là,  il  ct^nsoniine  sa  récdiicilialidii  avcM*  le  passe. 
Pendant  près  d'im  (piarl  de  siiM-Jc.  il  s'est  tiMiu  volonlai- 
reinent  à  l'écart  des  inllucMices  l<M-rieiuies,s()it  qu'il  vécût 
à  Caen,  soit  qu'il  fiil  perdu  dans  l^iiis,  soit  mémo  qu'il 
habitât  le  Cotenliii.  De  1S21  à  1S47,  Jules  Barbey  est 
déraciné.  VOdc  aux  Tlwnnopylcs^  écrite  pourtant  sous 
le  ciel  de  la  Basse-Normandie  que  le  jeune  poète  n'a 
jamais  quittée  jusqu'alors,  n'est  pas  plus  d'un  Normand 
que  d'un  Méridional.  Elle  ne  porte  pas  l'empreinte  du 
sol  où  elle  fut  composée;  elle  n'a  pas  do  pays.  Un 
Casimir  Delavigne,  qui  ne  fut  Normand  que  de  naissance, 
ou  un  Guiraud,  qui  était  proven{;al,  —  un  versificateur 
quelconque  eût  pu  la  signer.  Déjà  le  fils  de  Théophile 
Barbey  n'a  plus,  à  seize  ans,  aucun  lien  d'à  me  avec  la 
terre  de  son  berceau. 

On  s'étonne  moins  que  la  Normandie  ne  tienne  point  de 
place  dans  ses  œuvres  uUéiMeures.  La  poitrinaire  Léa 
vit,  délire  et  meurt  près  de  Paris,  comme  elle  pourrait 
vivre,  délirer  et  mourir,  n'importe  où  :  en  Italie,  en  Grèce 
ou  même  en  Orient.  ?]lle  n'a  d'état-civil  nulle  part:  c'est 
une  «  désorbitée  »,  —  de  môme  que  son  amant  est  un 
«  désheuré  ».  Plus  malheureuse  encore  est  la  pauvre 
Amaïdée,  car  elle  a  traîné  ses  débauches  sur  tous  les 
points  du  globe  et  elle  ne  sait  plus  elle-même  d'où  elle 
est  partie  ;  ce  ne  sont  pas,  du  reste,  ses  confesseui's- 
nioralistes,  Altaï  et  Somegod,  qui  lui  feront  retrouver  ses 
papiers  et  sa  patrie;  ils  sont,  à  cet  égard,  aussi  perdus 
que  la  fille  dévoyée;  ils  ont  oublié  leur  origine  dans 
l'ivresse  de  leurs  fumeuses  créations  intellectuelles  et 


—  129  — 

dans  la  bruine  do  leur  ronnantisme  morbide.  Les  person- 
nages de  la  Bar/ uc  cVAnnibal  sonl  dussi  cosmo^ioliies  : 
on  nous  dit  qu'ils  sont  Caennais,  et  nous  voulons  bien  le 
croire;  mais  ils  pourraient  tout  aussi  bien  être  des 
Parisiens,  et,  nous  viendraient-ils  de  la  libre  Amérique, 
nous  n'aurions  pas  le  droit  d'en  demeurer  stupéfaits.  Ils 
appartiennent  à  l'humanité  sans  caractères  individuels, 
à  supposer  môme  qu'ils  soient  vraiment  des«  humains  ». 
11  n'est  pas  jusqu'à  la  triste  Germaine  qui  ne  sache  point 
au  juste  ce  qu'elle  est  ni  d'où  elle  vient.  Si  Barbey 
d'Aurevilly  lui  constitua  un  dossier  de  famille  et  la 
fit  se  mouvoir  en  Basse-Normandie,  c'est  plus  tard, 
lorsqu'il  la  reprit  pour  en  faire  l'héroïne  de  Ce  qui  ne 
uieurt  2MS. 

Mais  voici  que,  vers  1840,  l'auteur  de  Léa  commence 
à  prendre  garde  au  «  currlciilwii  vitœ  »  de  ses  héros. 
Les  deux  machines  à  plaisir  et  à  ennui,  qui  s'appellent 
Bérangère  de  Gesvres  et  Raimbaud  de  Maulévrier,  dans 
VAinoii)'  Imjjossible,  sont  bien  des  romantiques  desséchés 
du  Paris  de  la  Monarchie  de  Juillet.  On  ne  peut  dire 
qu'ils  vivent,  dans  l'oeuvre  de  Jules  Barbey,  car,  dans 
l'existence  réelle,  ils  n'ont  pas  de  vie.  Ce  sont  des 
poupées  parisiennes,  des  «  mannequins  »  de  modistes 
ou  de  tailleurs  :  ils  n'ont  pas  de  «  vague  à  l'âme  »,  puis- 
qu'ils n'ont  pas  d'àme;  seulement,  ils  ont  été  animés  d'un 
peu  de  souffle  malsain  et  ils  en  sont  malades.  Encore 
est-il  qu'ils  n'ont  d'autre  caractère  que  d'habiter  Paris, 
et  Paris  est  si  grand  qu'ils  s'y  trouvent  perdus.  Eux  non 
plus,  en  définitive,  n'ont  pas  de  patrie. 

Georges  Brummell,  au  contraire,  a  la  chance  de 
posséder  une  patrie  et  même  d'y  régner  en  maître. 
D'ailleurs,  il  est  bien  de  son  pays.  Il  représente  à 
merveille  le  type  de  l'Anglais  dominateur  et  flegmatique. 

9 


-  |:i()  - 

An  roiilacl  ilo  col  hoinint^  oxlraordiiiairo.  (.l'Ainnnilly, 
pour  kl  première  fois  depuis  de  longues  années,  se  sent 
renaître  Normand.  Mais  il  n"insislo  pas  sur  le  parallèle 
qui  s'otlVail  loul  nalurollemoid  enlre  l(>s  (ils  de  Hollon  et 
les  descendants  de  (înillanmo.  IMus  tard,  ileerira:  "  l»)ui 
dit  Normand,  ilit  la  mcilhMnv  moitié  d'un  An.g-lais  »  l'I). 
11  ne  le  dit  pas  encore  dans  son  liruimnell ;  peut-ctio  le 
pense-l-il  déjà:  il  n'y  rértéchitpas  assez. 

Le  moment  est  proche,  pourtant,  où  sa  «  vocation  nor- 
mande ^>  va  se  dessiner.  La  première  partie  d'Une  Vieille 
Muilrcssc,  écrite  en  1X15,  se  passe  tout  enlièi-e  dans  les 
salons,  boudoirs  et...  autres  lieux  de  Paris.  On  y  recon- 
naît le  d'Aurevilly  des  anciens  jours.  Mais,  avec  la 
seconde  partie,  lentement  ciselée  pendant  de  long-s  mois 
en  181(5  et  en  1847,  nous  entrons  dans  un  monde  nouveau. 
La  Normandie  s'y  révèle  à  nous,  en  ses  plus  belles  cou- 
leurs, sous  le  pinceau  magique  d'un  fils  du  Cotentin.  Ce 
pinceau  restait  insensible  jadis  aux  beautés  du  sol  natal; 
il  les  évoque  à  présent  avec  amour  et  bonheur.  Hyno  do 
Marigny  et  Hermangarde  de  Polastron,  aussitôt  mariés, 
s'en  vont  cacher  leur  bonheur  conjugal  dans  un  manoir 
aupi'ès  de  Carteret.  Et  c'est  une  occasion,  pour  Barbey 
d'Aurevilly,  de  peindre  ces  superbes  falaises  que  lu  mer 
de  la  Manche  bat  de  ses  flots  courroucés  et  blanchit  de 
son  écume  moulonnaide.  Ryno,  fils  émancipé  et  long- 
temps ingrat  de  la  Basse-Normandie,  reprend  l'acine 
dans  la  terre  de  son  enfance  et  se  laisse  bercer  par  la 
musique  de  l'océan  qui  fit  rêver  ses  jeunes  années.  Avec 
lui,  mais  plus  stable  que  ce  pauvre  héros,  le  romancier 
s'abandonne  pour  toujours  au  charme  du  pays  natal. 

Dorénavant,  d'Aurevilly  n'appartient  plus  du  tout  au 

•       1^  rnléwif/rips  ilhipr.  p.   221    î't\.  S.iviiH'.   1889  , 


—  r.H  — 

présent.  L'hérédité  niystérieuse  qui  rattache  au  passé 
est  complctemeiU  satisfaite  par  son  retour  au  tombeau 
de  ses  pères.  Il  va  revivre  la  vie  d'autrefois  dans  la 
comiiiuniou  sacrée  de  ses  cliers  morts.  Il  réveillera  sa 
province  du  sommeil  léthargique  où  elle  s'était  engourdie 
et  la  fera  surgir  au  premier  plan  parmi  les  anciennes 
petites  patries  que  la  Révolution  a  nivelées.  Son  œuvre 
d'aristocrate  s'achève  ainsi,  et  son  œuvre  de  catholique 
également,  car  c'est  la  Normandie  conservatrice  de 
toutes  les  traditions  qu'il  veut  exhumer.  Par  là,  il  sera 
plus  grand  et  plus  puissant  lui-même,  croit-il,  de  toute  la 
grandeur  et  de  toute  la  force  qu'il  puisera  au  cœur  de 
son  pays,  sous  des  cieux  inspirateurs  d'énergie  mâle, 
dans  l'exemple  fécond  de  ses  aïeux.  Les  leçons  ances- 
trales  le  fortifieront.  Il  accroîtra  son  patrimoine  des 
réserves  d'esprit  et  d'âme  faites  par  les  obscurs  ascen- 
dants de  sa  race.  Bref,  il  sera  Normand,  «  du  faîte  à  la 
base  ». 

En  1849,  tandis  qn'Cbte  Vieille  Maîtresse  attend  l'édi- 
teur qui  ne  s'empresse  pas  de  venir,  d'Aurevilly  précise 
encore  son  programme.  Dans  une  lettre  à  Trebutien, 
datée  de  décembre  1849,  il  circonscrit  le  domaine  de  ses 
études  futures  et  délimite  les  espaces  où  son  imagination 
se  donnera  libre  carrière.  Il  ne  tergiverse  pas,  il  ne 
tâtonne  pas.  Tout  droit  il  va  au  but,  et,  comme  d'un  coup 
d'aile  de  son  âme  ardente,  il  s'élance  vers  les  sommets. 
11  sera  le  poète  de  la  Chouannerie  normande  ;  là,  il 
pourra  satisfaire  ses  triples  tendances,  réunies  et  con- 
fondues, d'aristocrate,  de  catholique  et  de  Normand.  Il 
sera  plus  que  jamais  et  exclusivement  l'homme  du  passé. 

C'est  dans  cet  esprit  qu'il  compose  les  superbes  frag- 
ments d'épopée,  qui  s'appellent  V Ensorcelée  et  le  Cheva- 
lier Des  Touches,  —  l'un,  tout  brûlant  de  passion  aristo- 


—  1M2  - 

cratiquo,  l"aulrt\  loiil  (Millaiiiiuc  (riKM'oïsiiic  mililaii't\  — 
liHis  doux  saliiivs  il'ulmosplicrt'  n(tiiiiainl(\  rcspiraiil  ;"t 
chaquo  page  le  soiifHc  ilt'  lu  Iradilioii  cl  aiiiiiiôs  de  la  vio 
la  plus  iiik'iiso  d'autrefois.  IJarbcy  d"Atir(îvilly  loruic  un 
bloc  infrauiiiltlo  do  loid  co  qui  couslilua  rexislence  des 
temps  révolus  c[  n'en  laisse  rien  distraire.  «  Les  popula- 
tions, —  dit-il,  —  au  sein  desquelles  la  (Chouannerie 
éclata,  pour  s'éteindre  si  vite,  sont  les  pojjulations  de 
France  les  plus  1'oi1(mii(miI  cai-acltM'istM's.  (Juoi(iue  essen- 
tiellement actives  et  se  distinguant  par  les  facultés  qui 
servent  à  dominer  les  réalités  de  ki  vie,  hi  poésie  ne 
manque  pas  à  ces  races,  et  les  superstitions  qu'on  retrouve 
parmi  elles,  et  dont  VEnsoi-celée  est  un  exemple  ou  plutôt 
un  calque,  montrent  bien  que  l'inuigination  est  au  même 
degré  dans  ces  lionnnes  que  la  force  du  corps  et  que  la 
riùsonjjosifirc.  Du  moins  si,  connue  les  populations  du 
Midi,  ils  n'ont  pas  cette  poésie  qui  consiste  dans  l'éclat 
des  images  et  le  mouvement  de  la  pensée,  ils  ont  celle-là, 
peut-être  plus  puissante,  qui  vient  de  la  profondeur  des 
impressions...  C'est  cette  profondeur  d'impression  qu'ils 
oui  jusqu'à  ce  moment  opposée  aux  efibi'ts  tentés  depuis 
cinquante  ans  pour  arracher  des  âmes  le  sentiment  reli- 
gieux. Ni  les  fausses  lumières  de  ce  temps,  ni  la  préoc- 
cupation, incontestalile  chez  les  Normands,  des  intérêts 
matériels,  auxquels  ils  tiennent  en  vrais  fils  de  pirates  et 
pour  lesquels  ils  plaident,  comme  l'innuémorial  proverbe 
le  constate,  depuis  qu'ils  ne  se  battent  plus,  n'ont  pu  attai- 
blir  les  croyances  religieuses  que  leur  ont  transmises 
leurs  ancêtres.  Hn  ce  moment  encore,  après  la  Bi'etagne, 
la  Basse-Norniaiidic  est  une  des  terres  où  le  catholi- 
cisme est  le  plus  ferme  et  le  plus  identifié  avec  le  sol  »(1). 

(1     L'Ensorcelée.  InlroiiucUoti,  p.  8  cl  9  (oti.  Lumerre). 


—  133  — 

L'hommage  est  complet  à  ki  Normandie  respectueuse 
de  la  tradition,  pieusement  attachée  à  son  culte  sécu- 
laire, fidèle  image  du  passé  survivant  jusque  dans  le 
présent. 

A  dater  de  1850,  on  peut  dire  que  Barbey  d'Aurevilly 
est  exclusivement  Normand.  Pour  lui,  Normand  signifie 
tout  le  reste  :  aristocrate,  catholique,  «  individualiste  ». 
Il  n'a  plus  qu'à  formuler,  en  termes  lapidaires,  le  pro- 
gramme de  sa  maturité  laborieuse.  Il  le  fait,  dans  une 
lettre  à  Trebutien,  au  mois  de  juin  1S55.  La  formule  est 
significative.  D'Aurevilly  la  commente  longuement  et 
rinsère,  pour  en  bien  marquer  l'importance,  dans  son 
Mémorandum  de  Caen,  le  2  octobre  1856.  «  Romans, 
impressions  écrites,  souvenirs,  travaux,  tout  doit  être 
Normand  pour  moi  et  se  rattacher  à  la  Normandie... 
Quand  ils  disent  de  partout  que  les  nationalités  décampent, 
plantons-nous  hardiment,  comme  des  Termes,  sur  la 
porte  du  pays  d'où  nous  sommes  et  n'en  bougeons  pas!  » 

Et  il  applique  son  programme  à  la  lettre,  autant  du 
moins  que  le  permettent  les  circonstances.  Car  le  métier 
de  critique,  que  d'Aurevilly  a  été  contraint  d'accepter, 
ne  se  prête  pas  aisément  à  la  pratique  quotidienne  d'un 
programme  aussi  exclusif.  Mais  avec  quel  empressement 
et  quelle  joie  le  fils  de  Théophile  Barbey  saisit  toutes 
les  occasions  de  célébrer  son  cherCotentin  !  A  la  mort  de 
Brizeux,  il  publie  un  long  article  sur  le  barde  breton  :  il 
lui  reproche  de  n'avoir  pas  assez  *  vécu  sur  le  cœur  de 
son  pays  »  (1)  ;  d'avoir  «  abandonné  l'idiome  natal  »  (2); 
de  n'avoir  pas  été  «assez  breton».  Non,  s'écrie-t-il  avec 
une  émotion  difficilement  contenue,  «  ce  n'est  pas  là, 

(l  et  2;  Les  Poètes,  p.  80  et  suiv.  Amyot,  éditeur,  1862.  —  Le  Pays, 
octobre  1858, 


-  ['M  - 

(^M'ios  :    rlro  asso/,   hri'loii,   a    mon   sons    iioiniand,  à 
iiidi  (jiii  n'ai  (in'nn  p:ilois  el  qui  suis  jaloux  (l(>  la  langue 
que  Brizoux  n'a  pas  assez  piU'lée  »  (1).  Ki  il  ajoute,  car  il 
est  (loininé  el  possédé  par  son  sujet  !  '<  Quitter  son  pays  ! 
moi.  jo  erois  qu'on  l'enipoile  !  Tout  devient  si  beau  quand 
ou  se  retourne,  —  et  surtout  (piand  on  no  peut  reveiiii- ! 
11  y  a  dans  réloii^neinenl  du  pays  ikîs  nostal,!4i(3s  toutes 
puissantes  a  créer,  sur  la  eorneinuse  des  patres  ou  la 
(lùte  des  poètes,  dos  Hanzdes  rrtc/?f5  irrésistibles!  »(:i). 
Enfin,  il  eonelut  inipitoynbleniont  :   '<  Jo   ne  suis   pas 
Breton,  mais  je  n'en  suis  pas  moins  du  pays  des  buveurs 
de  cidre,  comme  Brizeux.  Or,  dans  mon  pays,  tout  à 
cote  du  sien,  quand   le  cidre,  notre  hydromel  de  pay- 
sans, a  été  coupe  avec  de  l'eau  et  qu'il  n'a  plus  sa.  fran- 
chise et  sa  vaillance  premières  ;  quand  son  ambre  pâli 
ne  pétille  plus,  on   ne  l'appelle  pas  encore  du  «  pc7/7 
hairc  »,   ce   dernier  des  noms  et  celte  dernière  dos 
nuances,  mais  on  dit  :  c'est  du  miloyoï.  Eh  bien  !  c'est 
du  cidre  breton,  mais  du  uiiloijcn,  que  je  trouve  dans 
le  verre  de  Brizeux.   11  a  été  coupé  avec  de  l'eau  de 
Seine,  —  et  précisément  avec  celle-là  qui  passe  sous  le 
pont  des  Ai'ts,  —  et  bien  en  face  de  l'Institut  !  »  ('A). 

Le  grand  Frédéric  Mistral  publie  sa  Mireille.  Aussitôt, 
Barbey  d'Aurevilly  rend  hommag-e  à  cet  amoureux  du 
terroir  et  de  la  langue  provcnoale.  Il  voudrait  bien,  lui 
aussi,  "  chouette  grise  de  l'Ouest  et  goéland  raïKpie 
d'une  mer  veite  //  (1)  ne  cultiver  que  le  patois  do  son 
pays.  Pourquoi  doiu-  est-il  obligé  de  parler  français 
comme  tout  le  monde  ?  Il  est  vi-ai  qu'il  le  parle  d'une 


il,  2  cl  3    Les  Poêles,  \>.  «8  cl  .'iiiiv.    Amyol.  ••ilitcur,   1862.—  Le  l'a'/s, 
t5  janvier   186t. 

(i;  Les  Poètes  (éd.  .\myol,  1862,,,  (..  Hiti.  Le  Pays,  27  .ivtil  185U. 


—  135  - 

manière  très  personnelle  et  bien  à  lui.  Mais  son  cœur  de 
iNorinand  exigerait  davantage  :  il  désirerait  se  vouer 
sans  reserve  au  culte  délaissé  du  sol  natal. 

Par  bonheur,  si  d'Aurevilly  est  empêché  dans  ses 
travaux  quotidiens  de  traduire,  comme  il  le  souhaite  et 
aussi  souvent  qu'il  y  aspire,  l'amour  de  sa  chère  Basse- 
Normandie,  il  prend  sa  revanche,  une  revanche  éclatante, 
dans  ses  romans  et  ce  qu'il  appelle  «  ses  impressions 
écrites  ».  Le  Mémorandum  de  1856  est  tout  gonflé  de 
sève  normande  :  cela  se  comprend  ;  il  a  été  tracé  d'une 
main  pieuse  sous  le  ciel  de  Caen,  au  cœur  même  de  la 
province  bénie.  Mais  le  Mémorandum  de  1858,  composé 
dans  le  Midi,  à  Port-Vendres,  exprime  magnifiquement 
ou  laisse  deviner  la  nostalgie  des  campagnes  coten- 
tinaises.  On  s'en  étonnerait  volontiers,  car  c'est  la 
première  fois  que  le  romancier  de  V Ensorcelée  fait 
connaissance  avec  les  paysages  méridionaux  ;  seulement, 
c'est  plus  fort  que  lui.  Il  ne  sait  pas  peindre  d'un  pinceau 
enchanteur  les  rivages  de  la  Méditerranée,  comme  il 
peignait  si  bien  les  falaises  de  Carteret.  Le  Midi  lui  paraît 
pauvre;  et  il  nous  le  représente  triste  et  nu,  dans  son 
indigence  profonde  dont  la  surface  seule  s'illumine  sous 
les  rayons  d'or  du  soleil.  C'est  une  terre  qui  n'a  qu'un 
attrait  emprunté  et  un  charme  d'apparat.  Elle  ne  laisse 
dans  l'âme  aucune  impression  pénétrante  et  ne  remplit 
le  cœur  d'aucune  émotion  forte.  Quel  contraste  avec  la 
Basse-Normandie  !  ^ 

Aussi,  dès  qu'il  peut  s'affranchir  pour  quelques  jours 
de  la  chaîne  d'esclavage  qui  le  retient  à  Paris  et  s'envoler 
comme  un  canard  sauvage  vers  les  marais  du  Cotentin, 
on  devine  si  d'Aurevilly  a  l'ame  en  liesse.  A  Saint-Sau- 
veur-le- Vicomte,  tout  le  ravit  :  les  vieilles  amies  de  son 
jeune  âge,  devenues  plus  touchantes  encore,  à  mesure 


-  yM\  — 

qu'elles  approcholU  du  loinbcau,  —  les  rues  solitaires  de 
la  bourgad(\  (jui  rouKMivi^'il  plus  à  Idiid  (luc  les  i  uclics 
bruyantes  des  graiidrs  elles,  —  les  iiiaisons  d'auli-i'lois 
où  SOS  yeux  do  vIukI  ans  eonteniplérent  le  visaj^o 
souriant  des  gentilles  demoiselles,  —  même  la  tomljo  de 
ses  ancêtres,  «  et  l'herbe  de  ce  cimetière  où  l'on  n'enterre 
plus,  et  qui,  laissée  tranquille,  pousse  drue,  verte, 
opulente,  sur  tous  ces  morts  que  la  bêche  du  fossoyeur 
ne  tracasse  plus;  »  (1)  —  par-dessus  tout,  l'air  salin  do  la 
mer.  dont  il  se  ,urise  et  qu'il  aspire  à  pleins  poumctiis. 

Il  erre  de  tous  côtés  avec  une  curiosité  d'enfant.  11 
assiste  aux  cérémonies  do  la  vieille  église  de  Saint- 
Sauveur  et  en  retrace  d'un  cœur  ému  les  symboles  g?-an- 
dioses.  «  Ils  ofliciont  ici,  dit-il,  avec  beaucoup  de  pompe, 
et  c'était  ainsi  dans  mon  enfance.  La  tradition  s'est  con- 
servée; et  même  c'est  ce  qui  s'est  le  mieux  conservé  des 
choses  du  passé,  à  Saint-Sauveur.  Il  y  avait  là,  parmi 
tous  ces  prètn^s,  doux  on  trois  vieux  chantres  que  j'avais 
vu  c/iappcr  autrefois  dans  ce  chœur,  où  jai  fait  ma  pre- 
mière communion,  et  leurs  voix  épuisées  me  remuaient 
les  plus  profondes  cordes  de  l'àmo,  cotte  harpe  enfoncée 
dans  nous  !  Je  m'étais  mis  dans  la  chapelle  du  Saint- 
Sacrement,  où  j'étais  seul,  et  je  suivais  l'oflice...  i/Eg li.se, 
qui  est  vaste,  très  sonore  et  fort  imposante  avec  .sa 
longue  nef  et  ses  doux  bas-côtés,  n'était  éclaiive  que  par 
l'autel  et  plongeait  de  toutes  parts  dans  la  nuit.  Apres 
l'office,  j'ai  remonte  un  des  'uas-côtés  et  loiiille  du  regard 

(1  Itelalion  inédite  d'un  voifii;/e  en  Sonnundie  iJéccnilire  1801  .  —  Ju 
dois  à  l'obligeance  de  M.  Arinaiid  fî.islt',  [nofisscui  honoraire  ilc  n'iiiver- 
sité  de  Caen,  la  coniniunir.ition  d'iiin-  |iartif  de  res  belles  papes,  (|uc 
fiarbey  d'Aurevilly  ne  destinait  pas  à  la  publicité.  Il  m'est  très  doux  de 
remercier  ici  M.  Gasté,  mon  ancien  maître,  de  l'inténH  qu'il  a  bien  voulu 
porter  à  mon  travail. 


-  VM  — 

les  quatre  cents  personnes  environ  disséminées  dans  la 
nef.  Combien  y  en  avait-il  là  que  j'avais  connues  autre- 
fois et  qui  m'eussent  vu  garçonnet,  dans  le  banc  de  mon 
père,  avec  mes  frères,  à  ces  prières  de  nuit  qui  étaient 
pour  nous  des  spectacles  ?  »  (1). 

Une  autre  fois,  pendant  une  nuit  claire,  il  s'en  va  rôder 
à  travers  les  rues  de  sa  chère  petite  ville.  «  Il  me  prit 
fantaisie  d'aller  faire  un  pèlerinage  nocturne  à  tous  les 
coins  de  Saint-Sauveur  et  de  revoir  cette  bourgade,  qui 
n'est  plus  qu'un  fantôme  pour  moi,  à  la  lumière  des  fan- 
tômes. Ma  roderie  de  revenant  a  été  solitaire.  La  lune 
était  sous  une  gaze  de  nuages  gris,  le  vent  plaignant, 
l'air  vif  mais  non  froid.  La  bourgade  était  tout  entière 
sous  ses  contrevents  liserés,  parleurs  fentes,  de  lumière. 
Excepté  une  forge  allumée,  irradiant  par  sa  porte 
ouverte,  à  une  des  extrémités  de  cette  rue  des  Lices,  où 
j'ai  fait  galoper  N'éel  de  Néhou,  toute  vie  était  repliée, 
morne  et  silencieuse...  Je  me  suis  arrêté  bien  des  fois  à 
regarder  la  physionomie  des  pignons,  l'air  des  portes 
sur  la  clanche  desquelles  j'avais  mis  tant  de  fois  ma 
petite  main  d'enfant  ;  j'ai  compté  les  rides  de  ces  maisons 
que  le  temps  a  sillonnées  comme  des  visages...  J'ai  avalé 
lentement,  en  me  la  distillant  dans  le  cœur,  cette  coupe 
de  mélancolie...  La  rivière  profonde  (Douve  Deep)  luisait 
sous  la  nuée  qui  cachait  la  lune.  Un  bateau  à  tangue 
était  à  l'amarre,  et  la  voile  à  moitié  tendue  frissonnait  à 
l'air  de  la  nuit.  Revenu.  Rêvassé  au  coin  du  feu,  l'àme 
pleine  des  choses  mortes  et  des  personnes  mortes.  Il  n'y 
a  que  la  mort  qui  soit  vivante  dans  ce  singulier  monde 
qu'on  appelle  la  vie  !  —Travaillé ;  lu,  —  mais  dominé  par 
les  pensées  que  j'avais  évoquées  dans  ma  randonnée 

(1)  Relation  inédile  d'un  voyar/e  en  Normandie  (décembre  1864). 


-  i:îs  - 

iioctiirno.  .  .I(*  vioiis  do  moUre  l;i  lèlo  à  la  Icnrlrc.  La 
liiiu^  impaluMilro  a  rejeté  son  mtisquo  do  gaze.  Il  n'y  :i 
plus  nu  luia^'o  au  ciel.  L«^  ciel  bltMi  étiucolle  sur  lo  toit 
bleu  do  la  inaisou  d'eu  faco.  Un  silonco  unique:  lesilonco 
do  ce  pays-ci  !  Lo  pavé  do  la  rue,  blanc  do  luno,  a  réclal 
(l'un  miroir.  »  (l). 

Doux  jours  après,  il  se  rond  à  Valoi»iios,  ou,  dil-il, 
«  j'ai  (Ml  la  fantaisie  d'aller  faire  la  promenade  funoi)re 
que  j'ai  faite  a  Saint-Sauveur  »  (2).  Kt  ses  émotions  n'y 
sont  pas  moins  vives  ;  et  elles  ne  s'y  traduisent  pas  moins 
énei'giquement.  «  L'ég-liso  n'a  chang'é  que  do  couleur 
et  n'a  plus,  aux  fenêtres  dos  galeries  à  balustrades  qui 
entourent  sa  nef  à  une  hauteur  que  j'aime,  les  sombres 
rideaux  rouges  qui  ont  jeté  leur  poésie  et  leurs  ombres 
sur  celte  lôte  qui  a  toujours  préféré  lo  rouge  et  l'ombre 
a  toute  couleur  et  à  toute  lumière...  J'ai  senti  monter  en 
moi  un  Hot  de  sensations  inexprimables,  exaspérées  par 
le  sentiment  des  choses  finies...  »ÇA).  Puis,  il  se  promène 
au  hasard  par  les  rues  de  la  vieille  cité.  «  Je  n'y  connais 
plus  personne,  —  écrit-il,  —  du  moins  personne  que  j'y 
veuille  voir;  mais  cette  ville  a  de  mon  coMir  sous  ses 
pavés  et  dans  la  pierre  doses  maisons//  (4).  lùifin.  la 
nuit  tombée,  il  revient  à  l'église  «  superbe  d'obscurité 
mêlée  de  pointes  do  lumières,  de  recueillement,  de  pro- 
fondeur déserte,  du  hridl  b(is  des  prières  de  que^jnes 
âmes  ardentes,  qui  susurraient  leurs  chapelets  au  pied 
des  piliers  '^  (5). 

(1)  Relation  itiédile  d'un  voijnfje  en  Sonnandie  (ik'Cfinltrc  1864). 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid. 

(4)  Ibid. 

(5)  Ibtd. 


—  130  — 

On  comprend,  après  cola,  que  d' Aurevilly  ail  donné 
pour  Ihéatre  à  son  Prêtre  Marie,  —  <\\\\  parut  en  celto 
même  année  lSi)4,  —  celte  région  du  Gotentin  si  féconde 
en  injpressions  et  en  souvenirs;  on  comprend  mieux 
encore  qu'il  ait  illustré  son  roman  du  double  caractère, 
aristocratique  et  mystique,  qui  lui  assigne  un  rang  à 
part  dans  la  haute  littérature  catholique  la  plus  ortho- 
doxe. Ici,  la  Normandie  ne  semble  évoquée  que  pour 
rendre  plus  éclatant  et  marquer  en  traits  plus  précis 
l'hommage  au  passé.  C'est  l'àme  «  traditionnelle  »  et 
séculaire  des  aïeux,  survivant  jusque  dans  Tàme  déchue 
de  Tex-abbé  Sombreval,  qui  apparaît  en  pleine  lumière,  à 
la  place  d'honneur  qui  lui  est  due.  Mais  elle  vivifie  d'un 
souffle  plus  puissant  encore  et  très  pur  l'angélique  Calixte 
et  le  touchant  Néel  de  Néhou.  Dans  le  Prêtre  Marié, 
c'est  la  Normandie  catholique  qui  est  au  premier  plan,  de 
même  que,  dans  \ Ensorcelée  et  le  Chevalier  Des 
Touches,  on  apercevait  surtout  la  Normandie  militaire  et 
fièrement  «  individualiste». 

Plus  tard,  en  compagnie  des  Diaboliques,  nous  pénétrons 
dans  une  Normandie  qui  a  le  culte  de  l'aristocratie  la  plus 
jalouse  et  la  plus  obstinée.  Le  vicomte  de  Brassard,  de 
haute  noblesse  normande,  raconte  ses  bonnes  fortunes  de 
garnison  avec  une  désinvolture  de  grand  seigneur.  Le 
comte  Jules-Amédée-Hector  de  Ravila  de  Ravilès  narre 
avec  un  sans-gêne  de  hobereau  son  «plus  bel  amour  de  Don 
Juan  ».  Le  comte  de  Savigny,  avec  une  impudence  de 
noble  «Valognais»,  trouve  «  le  bonheur  dans  le  crime  ». 
Le  chevalier  de  Mesnilgrand,  en  aristocrate  qui  se  croit 
tout  permis,  détaille  dans  son  hôtel  de  Valognes  ses 
prouesses  d'antan,  «  à  un  dîner  d'athées  ».  Mais  nulle 
part  le  caractère  finement  aristocratique  de  ce  coin  de 
Normandie  et  de  ces  personnages  normands  ne  se  fait 


—  M(»  — 

jour  aussi  \\'\cn  que  dans  Ja'  Dessous  de  Car/t's  (l'inic 
p(U'lie  de  irhisl.  «  J"ai  t'io  élovô  on  proviiico,  —  dil  1(> 
nuiTatour  qui  n'est  nuliv  quo  il'Aui'Ovilly  lui-uuMuo,  —  ot 
dans  la  maison  palorncllo.  Mon  poiv  liahilail  une  hour- 
t;ado  jotée  non<'lialaiiniitMil  les  pieds  dans  l'eau,  au  lias 
dune  montagne,  dans  un  pays  que  je  ne  nommerai  pas, 
et  près  d'une  petite  ville  qu'on  recomiaitra  quand  j'aurai 
dit  qu'elle  est,  ou  du  moins  qu'elle  était  dans  ee  temps, 
la  plus  profondément  et  la  plus  férocement  aristocratique 
de  France...  Hors  de  son  sein,  celte  noblesse,  pure  connue 
l'eau  des  roches,  ne  voyait  personne  »  (1).  11  en  est  d(^ 
même  pour  les  personnages  d' fur  Ilisfoirc  sans  )win 
et  pour  les  lîa valet  d'f'iK'  I'(i;/c  (F Ilisloirc. 

Un  pourrait  penser  des  lors  que  Barbey  d'Aurevilly 
n'a  tant  aimé  la  Normandie  que  parce  qu'elle  lui  rappe- 
lait le  pusse  et  qu'il  y  voyait  l'imag-o  la  plus  fidèle  de  la 
cité  idéale.  N'était-ce  donc,  en  vérité,  que  la  vie  d'autre- 
fois qu'il  chérissait  dans  son  pays  natal?  .N'y  avait-il 
donc,  pom*  lui  remuer  les  entrailles,  que  le  spectacle 
lon.uruement  admiré  des  choses  défuntes  et  des  êtres  moi-ts 
du  Colenlin?  Non.  S'il  a  trop  recherché  dans  la  Bas.se-Nor- 
mandie  le  fantôme  de  ses  rêves  'sociau.\  et  religieux 
irréalisables,  d'Aurevilly  l'a  peinte  néanmoins  bien  sou- 
vent sans  ai'rière-pensée,  en  des  talileaux  grandioses  ou 
simples,  d'une  scru|»uleuse  et  synq)albique  exactitude 
que  seuls  los  cu'urs  aimaids  sont  susc(q)til)les  d'allrindre. 

Ses  paysages  sont  d'une  étonnante  variété  et  d'une 
fidélité  prodigieuse. Qu'on  lise  dans  ('c  qui  ne  mcui-t pds 
la  description  d'un  petit  coin  de  terre  des  environs  de 
Sainte-Mère-Église,  dans  la  Maii''li(\  on  s'en  souviendra 

(1)  Les  Diafioli,,ues.  \i.  \'yl  il  1'.»:!   .mI.  DimiIu). 


—  1 11  - 

toujours.  Et,  poui"  peu  que  Ton  roiiiiaisse  la  région,  qu"oii 
ait  jeté  un  coup  d'œil  sur  ses  vastes  prairies  ou  erré  à 
travers  ses  riches  pâturages,  ou  sent  vivre  et  palpiter 
l'àme  de  cette  chère  Basse-Normandie  qui  n"a\  ail  pas 
encore  rencontré  d'interprète  aussi  ému.  De  même,  la 
majestueuse  horreur  de  la  lande  de  Lessay  inspire  à 
Barbey  d'Aurevilly  les  plus  belles  pag-es  de  VEnsoi'cclée. 
L'artiste  triomphe,  ici,  pleinement  et  sans  conteste,  de 
l'aristocrate  et  du  catholique.  Il  oublie  un  moment  ses 
Chouans  pour  évoquer  la  bourgade  de  Saint-Sauveur-le- 
Vicomte,,  «  johe  comme  un  villag-e  d'Ecosse  »  (1).  11  ne 
songe  pas  à  l'abbé  de  La  Croix-Jug-an,  quand  il  parle  des 
landes  au  charme  mystérieux  et  effrayant.  «  Si  l'on  en 
croyait  les  récits  des  charretiers  qui  s'y  attardaient,  la 
lande  de  Lessay  était  le  théâtre  des  plus  singulières 
apparitions.  Dans  le  langage  du  pays,  //  y  ret-enait. 
Pour  ces  populations  musculaires,  braves  et  prudentes, 
qui  s'arment  de  précautions  et  de  courage  contre  un 
danger  tangible  et  certain,  c'était  là  le  côté  véritable- 
ment sinistre  et  menaçant  de  la  lande,  car  l'imagination 
continuera  d'être,  d'ici  longtemps,  la  plus  puissante 
réahté  qu'il  y  ait  dans  la  vie  des  hommes.  Aussi  cela 
seul,  bien  plus  que  l'idée  d'une  attaque  nocturne,  faisait 
trembler  Xei^iedde  frêne  à-àws  la  main  du  plus  vigoureux 
gaillard  qui  se  hasardait  à  passer  Lessay,  à  la  tombée. 
Pour  peu  surtout  qu'il  se  fut  amzfs^  autour  d'une  chopine 
ou  d'un  pot,  au  Taïu-cau  rouge,  un  cabaret  d'assez 
mauvaise  mine  qui  se  dressait,  sans  voisinage,  sur  le  nu 
de  l'horizon,  du  côté  de  Coutances,  il  n'était  pas  douteux 
que  le  compère  ne  vît  dans  les  brouillards  de  son  cerveau 
et  les  tremblantes  lignes  de  ces  espaces  solitaires,  nues 

(1)  L'Ensorcelée,  p.  14  (éd.  Lemerre). 


-  \i2  — 

dos  VMpours  (lu  soir  ou  l)lancs  do  rosêo,  do  ros  rhosos 
qui,  lo  loiidoinaiu.  dans  sos  rôcils,  dovaioul  ajoulor  a 
rrtlVayaiilc  l'iMitMiinit'o  tic  cos  lieux  dôsorls  »  (1  ). 

Sos  <v  mariuos  »  sonl  i»lus  suj^'noslivos  oiicoro.  Ellos 
soulionnoid  la  ooiuparaisou  avoo  les  plus  oélobros  quo 
Ton  oonnaisse.  11  y  eu  a  d'inoubliabk^sdans  Une  Vu'ilU' 
.lA?/Vrtvv.s-f,  parexomplo.  «i  ...La  coquille  do  noix  qui  les 
beivail,  dans  sa  concavité  mobile,  coniino  un  nid  d'oisoau 
balancé  dans  les  rameaux  par  le  veut,  fondait  loujoui's 
les  vagues  amoncelées.  Le  flot,  scindé  par  la  proue, 
nioulonnait,  comme  disent  cos  gens  do  morqui  composout 
leur  langage  d'Océan  avec  leurs  souvenirs  de  pasteurs  et 
rêvent  ainsi  à  leur  enfance.  Ils  avaient  doublé  la  falaise, 
et,  là,  ils  avaient  revirc  de  bord,  creusant  un  sillage 
nouveau  dans  le  sillage  qu'ils  avaient  tracé.  Arrêtés  sur 
lo  plateau  liquide  d'une  mer  qui  ressemblait  à  un  bassin 
de  vif-argent,  tant  elle  était  étincelante,  ils  avaient  jeté 
lo  filet  sous  la  barque  immobile  »  (2).  Et  ailloui's:  «  Le 
soleil  avait  disparu  dans  les  flots.  Leur  miroir,  lisse 
comme  un  bassin,  changeait  ses  reflets  d'or  en  couleurs 
violettes  qui  s'évanouissaient  à  leur  tour  dans  la  couleur 
accoutumée  de  cette  mer,  verte,  le  soir,  comme  une 
prairie.  Le  plein  était  superbe  et  silencieux.  Le  vent 
d'ouest  n'apportait  dans  l'étendue  que  le  chant  monotone 
dos  vachères  qui  revenaient  do  traiio  ou  qui  y  allaient, 
du  côté  de  Barneville  »  (:3). 

C'est  à  Carteret  que  Barl)ey  d'Aurevilly  a  puisé  ses 
meilleures  inspirations  maritimes.  Dès  son  jeune  âge,  il 
y  était  allé  cherch(M'  des  sensations  profondc^s  et  inefl'a- 


(1)  L'Ensorcelée,  |>.  1.")  el  10  {('A.  Lrmerir). 

(2)  Une  Vieille  Maîtresse  (éd.  Lcmerif;,  loiiic  II,  p.  2<i2. 
:«    lue  Vi,-ill,'  Mallre.ssi'  (vA.  l,.innri).  t. .me  II.  p.  3il. 


—  M:{  — 

cables.  Il  considérait  la  mer  coiiinie  la  véritable  éducalrico 
do  son  imagination:  «  elle  m'a  reçu,  lavé  et  bercé  tout 
petit  »  (1).  Aussi  s'écrie-t-il  avec  une  joie  d'enfant,  quand 
il  retourne  au  pays  :  «  J'ai  revu  la  mer,  ma  mer,  —  que 
je  pourrais  orthographier  ma  mère  !  »  (2).  Et  il  répand 
son  enthousiasme  en  une  belle  page  presque  classique 
d'ordonnance  et  de  mouvement.  «  11  était  quatre  heures 
et  demie.  Le  soleil  crevait  au-dessus  d'elle  (la  mer)  un 
banc  de  nuages  couleur  violette  et  faisait  sur  les  vagues 
comme  une  gloire  d'or  qui  les  rendait  étincelantes; 
—  pas  verte  alors,  comme  elle  l'est  presque  toujours, 
mais  d'un  bleu  très  pâle,  sans  vagues,  sans  ces  écumes 
qui  sont  comme  les  moutons  de  ce  pré  liquide,  toute 
en  oscillations,  en  frissonnements,  en  lames  lumineu- 
ses. C'était  l'heure  du  flux.  Elle  arrivait,  et  très  vite. 
Elle  arrivait  sur  toute  la  ligne  immense  qui  va  de  Garteret 
à  Portbail;  mais  sinueusement,  non  d'une  seule  venue  et 
en  ligne  de  bataille,  comme  je  l'ai  vue  souvent  ;  mais  par 
pointes,  se  bombant  ici,  se  creusant  là,  dessinant  sur  le 
sable  des  anses  mobiles  »  (3).  Ni  Chateaubriand,  ni 
Pierre  Loti  n'ont  mieux  rendu  et  noté,  en  termes  plus 
chatoyants  et  prestigieux,  les  reflets  changeants  de  la 
mer.  Les  océans  exotiques  ne  leur  ont  pas  suggéré  de 
descriptions  plus  éblouissantes  que  cette  peinture, 
minutieuse  et  colorée,  d'une  simple  marée  montante  sur 
les  bords  de  la  Manche. 

«  C'était  un  verre  de  vie  que  je  buvais  »  (4),  conclut 
d'Aurevilly.  Ce  verre  de  vie  et  de  santé,  non-seulement 

(1)  ReiaUon  inédile  d'un  voijarje  en  Normandie  (décembre  1864). 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid. 

(4)  Ibid. 


-  141  - 

il  l'a  l»ii,  mais  il  Ij  (ail  hoirt,-.  11  Ta  rcpaiidu  dans  loiilo 
son  œuvre,  dopuis  l'tu'  Vicilh'  .lA'/V/v'.v.sr  jusqu'à  l'ne 
Pat/e  d'Ilisloirc.  Le  graïul  air  de  la  mer  l'ail  vivre  long- 
temps, dit-on.  Dès  lors,  n"eiil-il  fait  que  passer,  en 
souffles  légers,  sur  les  ntnians  de  l'éerivain  eotentinais, 
il  leur  assurerait  une  longue  existenee.  Et  il  ;i  l'ail  mieux 
que  d"y  passer,  il  les  a  pénétrés  de  sa  forte  h;iU'in(\  de 
ses  acres  embruns  et  de  son  paiMum  irresislihle.  Les 
livres  de  Barbey  d'Aurevilly  sont  saluics  d'(Mu  salée, 
qui  les  préserve  des  atteintes  du  temps:  ils  «  fleui'enl 
bon  »  lu  marée  et  le  varech.  On  y  respire  à  l'aise,  comme 
en  une  grève  immense  toute  chargée  des  saines  effluves 
qui  s'échappent  des  flots  et  senjblent  s'élever  des 
horizons  lointains. 

Mais  si  les  "  natures  mortes  »  de  la  Hasse-Norniaudie, 
vivifiées  par  r;ime  puissante  de  leur  pcMuti'c  v\\\\\.  oi  ncnl 
dune  couleur  éclatante  l'œuvre  du  romancier,  les  êtres 
vivants  qui  les  animent  de  leur  présence  n'ont  pas  trouvé 
près  de  lui  un  accueil  moins  favorable.  Les  «poissonniers» 
qui  devisent  dans  Une  Vicii/c Matt/'cssc  soui  des  vrais  fils 
de  la  cote;  ils  en  ont  l.i  figure  hfdée.  le  rude  parler,  le 
patois  chantant.  Uriflon  et  la  C.harline  s(  uit  des  types  d'mio 
réalité  indéniable.  Maître  Tainnebouy,  de  V  Ensorcelée, 
est  l'éternel  paysan  de  nos  campagnes  cotentinaises,  à 
la  fois  rusé  et  naïf,  bonasse  et  soupçonneux,  simple  et 
fin.  Nônon  Cocouan  est  une  figure  plus  «  singulière- 
ment »  normande  encore:  elle  incarne  le  dévouement 
ob.scur  des  vieilles  filles  du  peuple.  Clolilde  Manduit,  la 
Glotte,  octogénaire  toujours  verte,  qui  fil  les  «  quatre 
cents  coups  »  dans  .son  jeune  âge  et  passe  aux  yeux  de 
la  foule  pour  une  sorcière  endurcie,  n'est  pas  moins 
caractéristique.  Mais  aucune  de  ces  physionomies,  pour- 
tant si  énergiques,  n'a  le  relief  de  la  Malgaigne,   la 


—  145  — 

sorcière  coiiverlio  et  repenlunte,  qui  surgit  diiiis  le 
Préh-e Marié  comme  uue  messagère  de  l'au-delà,  hantée 
de  voix  célestes  de  môme  qu'elle  le  fut  jadis  de  voix 
diaboliques.  C'est  une  créature  superstitieuse  et  bonne, 
comme  la  Basse-Normandie  en  a  tant  produit.  Elle  n'a 
d\^mule,  pour  la  vérité  «  locale  »  de  son  type,  que  la 
vieille  Agathe,  diUnc  Histoire  sans  nom. 

Il  n'est  pas  jusque  dans  ses  impressions  de  séjour  a 
Saint-Sauveur  et  à  Valognes,  où  d'Aurevilly  ne  se  soit 
complu  à  peindre  les  figures  les  plus  expressives  du  pays 
natal.  Une  vieille  pauvresse  attire  son  attention,  au 
sortir  de  la  messe.  Il  lui  fait  l'aumône,  «  avec,  —  dit-il, 

—  plus  d'impertinence  pour  les  bureaux  de  bienfaisance 
que  de  charité  »  (1).  Ceci,  c'est  pure  vanité  d'aristo- 
crate. Mais  les  traits  de  la  mendiante  se  fixent  en  son 
souvenir.  «  En  revenant  du  fond  de  la  rue  des  Carmélites, 

—  écrit-il,  —  j'ai  rencontré  la  vieille  pauvresse,  à  qui 
j'avais  donné  à  l'église.  Je  l'ai  arrêtée.  Elle  m'a  dit 
qu'elle  avait  quatre-vingt-quatorze  ans.  Elle  est  encore 
solide  et  droite,  muis  n'a  pas  un  cheveu  sous  sa  coiffe, 
d'aucun  côté.  Les  yeux  sont  rouges,  mais  le  regard 
acéré;  et  de  grandes  plaques  de  couperose  marbrent  son 
teint  pâle.  —  Les  yeux  ne  vont  plus,  —  m'a-t-elle  dit 
avec  cet  accent  valognais  qui  allonge  les  mots  et  les 
écrase,  mais  qui  pour  moi  est  une  musique.  Je  lui  ai 
demandé  si  elle  se  rappelait  le  maire  de  sa  ville  qui 
s'appelait  M.  du  Méril...  —  «  Que  vère  »  m'a-t-elle  répondu. 

—  «  Eh  bien,  lui  ai-je  fait,  regardez-moi,  je  suis  son 
neveu»;  et  je  lui  ai  donné  vingt  sous.  Elle  a  regardé 
mes  vingt  sous,  —  comme  nous,  nous  regarderions  un 
diamant  bleu,  —  et  moi,  non  pas  comme  le  neveu  de  mon 

(1)  Relation  inédile  d'un  voyage  en  Normandie  (déccmbro  1864). 

10 


—  140  — 

oiiflo,  iiKiis  coiiuin»  rArcliaii.no  ('i;iliii(>l  !  .Va'i  ddiiiu' 
reude/.-vous  ;i  ma  Itoiinc  ri'iimir  a  la  iiu'ssc  dr  (liiiiaiifli(> 
prochain  »(l).  Lv  cliiuaiiclio  suivant,  d'Aurevilly  uv  peut 
aller,  dès  le  malin,  à  Valogues.  l^e  soir,  ou  se  pi-omeuaul 
rue  des  Carmélites,  il  songe  à  la  decopiion  (pi"a  du 
éprouver  la  mendiante.  <v  J'ai  pense,  dit-il,  à  la  \  ieilie 
pauvresse  à  qui  j'avais  donné  rendez-vous,  a  celle  place, 
il  y  a  huit  jours,  et  qui  m'aui'a  vainemenl  cherché  à  la 
messe  de  midi,  ce  malin.  Je  déleslo  de  lr<»m{)er  une 
espérance.  Elle  availi^spere  (pielipies  sous.  »  ('J) 

Ahiis  nulle  pari  d'Aurevilly  n'a  mis  loul  son  cieur  de  Noi"- 
niand  avec  plus  de  joie  que  lorsqu'il  a  eu  à  peindre  les 
braves  g-ons  do  la  côte,  marins,  pêcheurs  et  pêcheuses. 
Telle  esquisse  d'un  intérieur  do  cabaret,  qu'il  u  crayonné 
d'une  main  alerte,  vaut  le  plus  délicieu.\  Teniers.  «  Parti 
pour  /l's  h'icic'rcs  et  le  hameau  {//ai/ici,  en  paloisj  du 
Bas-llamct,  pléonasme  à  l'usage  do  ces  populations  qui 
pèsent  sur  les  mots  comme  sur  les  choses.  Ai  trouve 
dans  cette  équerre  de  maisons  (peinte  si  exactement  dans 
la  Vieille  Maîtresse)  deux  vieilles  pêcheuses,  filles  de 
matelots  qui  m'ont  conduitau  flot  les  premiers,  lesquelles 
se  sont  mises  à  crier  comme  deux  mouettes,  en  me 
reconnaissant.  Je  ne  porte  ii-i  qu'un  nom  :  «  Monsieur 
Jules  /y,  qu'ils  prononcent  Jculc.  Vieilles,  laides,  tannées 
par  le  soleil,  verdies  par  l'air  marin,  avec  des  voix  à 
dominer  la  tempête,  montant  plus  haut  que  le  sifflet  de 
cuivre  du  contre-maîlre  :  elles  ont  eu,  en  m'apercevanl, 
la  joie  qu'elles  auraient  pu  avoir,  si  la  marée  leur  avait 
charrié  quelque  bon  baril  de  rhum  à  la  cote!  Elles 
invoquaient  Dieu  et  Monsieur  Jculc.  C'était  t(»ul  à  la  fois 

(t)  fieliilion  inédite  (l'un  voyaf/e  en  Normandie  (déccnilire  18C4;. 
(2j  Ibid. 


—  1 17  — 

religieux,  sauvage  et  comique.  P]lles  voulaient  égorger 
des  volailles,  couper  des  grillades,  et  se  seraient  volon- 
tiers arraché  leurs  tignasses,  parce  que  la  mer  n'était 
dcuis  le  temps  ni  des  crevettes  ni  des  homards.  Malgré 
leurs  airs  de  sorcières  des  eaux,  j'ai  bravement  embrassé 
leurs  joues  semblables  au  cuir  d'une  selle  lissée  et 
noircie  par  trente  ans  de  derrières  successifs  qui  auraient 
trotté  dessus.  Leur  ai  dit  que  je  reviendrais  prendre  le 
café  avec  elles,  pour  qu'elles  ne  se  fissent  pas  saillir  les 
yeux  de  la  tête,  à  force  de  crier.  Parti  pour  Carleret, 
éternel  comme  Barneville,  si  ce  n'est  que  les  maisons 
blanches,  qui  faisaient  un  si  éblouissant  effet  de  loin  sur 
la  grève,  sont  grises  et  se  confondent  avec  les  colhnes 
qui  les  surplombent.  En  allant,  je  ne  les  voyais  pas  et 
me  disais  :  cette  moitié  de  Garteret  a-t-elle  été  engloutie  ? 
Mais  en  poussant  le  cheval  à  travers  les  flaques  d'eau, 
plissées  par  la  brise  du  bord  de  la  mer,  —  celte  blan- 
chisseuse qui  plisse  si  fin,  —  j'ai  distingué  les  maisons 
grises,  comme  les  fantômes  des  anciennes  maisons 
blanches...  Le  vent  soufflait  frais.  Pas  une  âme  !  Deux 
bricks  sur  le  flanc,  à  une  portée  de  pistolet  l'un  de  l'autre, 
vides  tous  deux  sous  leurs  agrès  ;  les  matelots  partis  et 
en  liesse  es  cabarets  de  la  côte,  —  manière  d'attendre  la 
marée  qui  redressera  les  deux  gisants  sur  leurs  quilles 
et  les  remportera  peut-être  ce  soir...  Pievenu  chez  mes 
pêcheuses,  qui  tiennent  ensemble,  pour  les  besoins  de  la 
côte,  tout  à  la  fois  une  boutique  de  mercerie  et  un 
cabaret.  Mes  vieilles  pêcheuses  se  sont  remises  à  crier, 
non  plus  comme  des  mouettes,  mais  comme  des  goélands, 
pour  me  faire  manger.  Mais  je  n'ai  voulu  que  du  café, 
qui,  par  parenthèse,  était  excellent  :  un  café  de  marin  et 
peut-être  de  fraudeur,  et  de  l'eau-de-vie  de  postillon,  le 
plus  rude  des  sacré-chien,  —   qui  ne  m'a  point  fait 


—  MS  — 

horreur...  La  porlt^  do  la  cahaiH»  clail  ouv(M'Io.  Le  rheval 
niangoail  sou  avoine  ilevaiil  la  porto.  La  lune  so  lovait. 
Le  vent  du  soir  l'ai.sait  eraquer  les  fouilles  d'un  gros 
bouquet  de  hou\,  renseigne  du  cabaret,  i)iquéo  au  bout 
d'un. long  bâton  sur  la  dune;  et  on  enlendail,  quand 
j'allais  au  souil.  la  \oi\  do  la  nier  iii\  isiblc  (|ui  mugissait, 
eonmio  si  elle  eût  voulu  doniinor,  sans  y  l'oussir,  les  voix 
stridentes  de  ces  deux  gosi(M*s  qui  ripiiio)!  d'une  façon 
si  ertVoyiiblenient  suraigu(>  dans  rinlcrieur  do  la 
maison  »  (1). 

Le  retour  à  Saint-Sauveur,  par  une  belle  nuit  d'hiver, 
n'inspire  pas  moins  heureusement  Barbey  d'Aurevilly. 
«  ...  Pas  un  nuage  au  ciel  ;  une  lune  à  reflets  d'émeraudo 
qui  veloutait  les  objets  et  les  verdissait  à  force  de  les 
pâlir.  Je  n'ai  rencontré  qui  que  ce  fût,  sinon  deux  vaches, 
au  bout  d'un  pont,  inunobiles  comme  deux  statues  de 
marbre  noir  et  blanc,  leurs  yeux  grand  ouverts  et 
rêveurs  sur  la  lune.  Elles  avaient  l'air  sonmambules, 
ù  force  d'avoir  l'air  rêveur.  Le  bruit  des  roues  du 
cabriolet  n'a  pas  dérangé  leur  attitude.  Elles  avaient  le 
muffie  tourné  vers  la  lune,  en  pleine  lumière,  hébétées 
ou  fascinées,  l'adorant  peut-être.  C'étaient  peut-être  des 
dévotes  à  la  lune,  que  ces  vaches  !  J'ai  fait  arrêter  le 
cabriolet  pour  mieux  les  voir.  Le  fermioi*.  que  j'inter- 
rompais dans  le  fil  d'une  de  ses  histoires,  a  eu  une 
objection  de  bouvier  et  m'a  rappelé  a  moi-même,  en  nie 
disant  avec  une  condescendance  indulgente  :  «.  Elles  ne 
sont  x>cis  bien  bonnes,  Monsieur  Jeales!  »  Et  nous  avons 
roulé  >>.  (2) 


(\)  Relalioti  inédile  iPun  voyar/e  en  Nonnatidie  (1864\ 
(2)  liid. 


—   140  — 

Pour  traduire  avec  tant  de  bonheur  la  vie  intime  et 
1  anie  même  de  la  Basse-Normandie,  il  fallait  que  Barbey 
d'Aurevilly  lût  profondément  Normand,  sans  arrière- 
pensée  d'aristocratie  ou  de  catholicisme,  inslinctivement 
en  quelque  sorte  et  presque  inconsciemment,  par*cette 
seule  raison  qu'il  avait  jeté  ses  premiers  regards  d'en- 
fant sur  la  belle  nature  qui  l'environnait  et  respiré  à 
pleins  poumons  dès  sa  naissance  l'air  pénétrant  et  vif  du 
Cotentin.  S'il  n'avait  été  Normand  que  pour  étayer  plus 
solidement  ses  croyances  sociales  et  religieuses,  il 
n'aurait  pas  eu  cette  franche,  sincère  et  naturelle  admi- 
ration du  pays  natal.  On  eût  surpris  quelque  contrainte 
ou  quelque  artifice  dans  les  hommages  qu'il  a  rendus  au 
sol  de  la  famille  et  des  ancêtres.  Son  affection  pour  la 
vieille  province  de  Normandie  n'est  pas,  sans  doute, 
entièrement  désintéressée  et  dégagée  de  toute  idée 
extérieure  de  domination  nobiliaire  ou  cléricale;  mais 
quand,  par  hasard,  comme  on  vient  de  le  voir,  elle  laisse 
derrière  soi  et  hors  de  ses  préoccupations  les  rêves 
d'une  impossible  cité  idéale,  elle  devient  plus  puissante  ; 
elle  nous  touche  et  nous  émeut  davantage.  Alors,  d'Au- 
revilly est  tout  simplement  Normand,  —  un  Normand 
sans  épithète. 

Il  a,  du  Normand,  l'énergie  concentrée  et  féconde, 
l'amour  du  sol,  la  poésie  latente  et  naïve.  Il  ne  sait  pas 
si  l'avenir  sera  tel  qu'il  le  souhaite  ;  mais  il  ensemence 
son  champ,  comme  si  le  lendemain  devait  à  coup  sûr  en 
faire  germer  une  moisson  de  vie.  Il  est  tenace  dans  ses 
entreprises  :  la  renommée  ne  lui  vient  pas,  et  il  ne  se 
décourage  point.  Il  poursuit  vaillamment  son  œuvre, 
comme  le  paysan  cotentinais  ne  se  lasse  pas  de  continuer 
ses  labeurs  sur  des  marais  que  les  pluies  d'hiver  n'ont 
pas  fertiUsés.  Il  sème,  il  sème  toujours  :  il  ignore  quand 


-  ir)0  - 

il  réoollora.  Il  a  uiu>  foi  l'obuslc  el  poôliquoiiioiil  priiiiilivo 
ou  la  ProvidiMico  qui  ivnMiipousora  ses  efforts.  Dans  cet 
espoir  assuré  d'une  revauclu^  l'uiiirc^  el  peut  rUv  pro- 
chaine, il  peiue  sans  cesse,  avec  ardeur  v[  obsliiialioii. 
Sa  voloulé  maîtrise  tous  les  ol)stacles  ;  elle  ne  connaît 
pas  ranéantissenient. 

Mais  c'est  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  la  possession  du 
sol  que  d'Aurevilly  se  révèle  foncièrement  Normand. 
Sans  doute,  il  n'a  pas  à  lui  un  seul  arpent  do  terre. 
Qu'importe?  11  t\st  bien  plus  riche.  Sa  propriété  n'est  pas 
limitée  par  le  champ  du  voisin;  elle  s'étend  jusqu'aux 
contins  de  la  province.  Ce  domaine  mystérieux,  personne 
ne  saurait  le  lui  ravir.  Il  y  est  enraciné,  comme  en  un 
bien  de  famille.  11  l'a  par  droit  d'héritage;  il  l'a  aussi  par 
droit  de  conquête.  Si  même,  du  fait  de  ses  aïeux,  il  no 
pouvait  on  revendiquer  aucune  parcelle,  il  y  prétendrait, 
par  privilège  spécial,  on  vertu,  considération  et  récom- 
pense de  son  altachemenl  personnel  et  des  trésors  que 
sa  virilité  laborieuse  y  a  accumulés. 

Sur  ce  point,  il  se  sépare  résolument  dos  romantiques. 
Les  romantiques  de  la  seconde  génération,  les  Vigny, 
les  Hugo,  les  Musset,  les  Théophile  Gautier  et  les 
Sainte-Beuve,  n'ont  pas  eu  do  pays  à  eux.  Ils  n'ont  pas 
eu  un  coin  do  terre,  sous  le  ciel  de  France,  où  jeter  leurs 
racines.  Ils  ont  été  cosmopolites.  Le  cosmopolitisme, 
inventé  par  Jean-Jacques  Rousseau  et  Bernaidin  do 
Saint-Pierre,  l'ivresse  dos  voyages  insufflée  à  l'espiit 
français  par  le  Juif  errant  des  mers  exotiques  que  fut 
l'historien  de  Paul  et  Virtjiuie  et  par  le  maladif  liené,  le 
besoin  de  changer  d'air  et  do  so  saturer  d'atmosphères 
inconnues,  la  brise  d'Amérique  importée  en  Europe,  les 
iiid'urs  d'outre-Hhin  et  d'oulre-Manche  implantées  dans 
le  sol  gaulois,  —  voilà  les  sources  de  notre  romantisme 


-  151  - 

national.  Un  instant,  rauteur  désorienté  do  Lca,  de  la 
Bague  cVAnnibal,  de  Germaine  et  de  l'Amou?^  Impos- 
sible faillit  succomber  à  l'entraînement  général  et  sacrifier 
à  l'universel  et  irrésistible  attrait  des  libres  espaces, 
quand  d'une  voix  triste  et  d'un  coeur  affligé,  il  se  plaignait 
de  son  existence.  «Oh  !  pourquoi  voyager?»  lui  disait-on. 
Et  il  répliquait  amèrement  :  «  C'est  qu'on  est  mal  ici  ». 
Puis,  énumérant  avec  ses  malaises  toutes  ses  raisons 
d'aller  au  loin,  il  répétait  le  refrain  mélancolique  qui 
sonne  comme  un  glas  funèbre  : 

Voilà  pourquoi  je  veux  partir  !  (1) 

Mais  il  ne  partit  pas.  Il  eut  la  sagesse  de  mettre  un 
frein  à  ses  impatiences  et  de  rester  sur  la  terre  ferme 
des  aïeux.  Il  ne  voyagea  point.  A  vingt-huit  ans,  il  alla 
en  Touraine  chercher  une  diversion  à  ses  tristesses  :  il 
en  revint  plus  malade  quïl  n'était  lorsqu'il  avait  quitté 
Paris.  Il  ne  renouvela  pas  l'expérience  avortée.  Désor- 
mais il  ne  connut  plus  l'ivresse  des  voyages,  qui  ne  lui 
avait  laissé  au  cœur  que  de  cruels  déboires.  Il  ne  sortit 
jamais  de  France.  En  France  même  il  hmita  son  domaine. 
Par  nécessité  d'affaires,  il  erra,  en  1846,  dans  le  Niver- 
nais et  à  travers  la  région  du  Rhône.  Par  obligation 
d'amitié,  il  visita  le  Midi  en  1858.  Par  besoin  professionnel 
et  souci  du  pain  quotidien,  il  habita  Paris  pendant  un 
demi-siècle.  Seulement,  son  ame  ne  vivait  et  ne  s'épa- 
nouissait que  là-bas,  à  l'extrémité  occidentale  de  la 
France,  dans  les  plaines  brumeuses  du  Cotentin. 

Aussi,  n'admet-il  pas  le  système  des  cosmopolites  du 
XIX"  siècle,  qui  voyagent  pour  chercher  des  inspirations 

(1)  Poésies  (éd.  Trebutien,  1854).  —  Poussières  (éd.  Lemerre,  1897),  p. 
25  et  suiv. 


—  152  — 

au  dehors.  Lo  ciol  (\o  France  iTc^sl-il  dmir  plus  la  sourco 
fécomlr  (l(^  l(Uilt>  poôsio?  Aycv,  iiuo  ;iiii(>;  lialùlo/ en  voli'O 
Aine;  iio  vous  exleriorisoz  pas,  i»o  vous  t^xiUv,  i)as  : 
voilà  le  secret  de  la  force.  Kl  Barbey  d'Aurevilly  dédie 
eelte  pensée  «  aux  auiis  qui  voyagent  »  :  «  Partir,  c'est 
n'avoir  pas  assez  d'atomes  crochus  pour  rester  »  (1). 
Pour  lui,  tous  ses  atonies  le  retiennent  au  sol  natal. 
«  A  Bourget,  le  voyageur  et  le  lakiste,  dites  que  j'ai  lu 
ses  lacs,  —  écrit-il  le  î)  novembre  1SS2.  —  Très  contenl. 
Mais  j'aime  mieux  les  dci/j-  siois  en  vers  qu'il  aurait 
aussi  bien  faits  rue  de  Mo)isieur  qu'en  Angleterre,  ce  qui 
prouve  pour  ma  théorie  du  rester  là.  Tête  de  poète  n'a 
besoin  de  rien.  A  elle  seule,  elle  est  l'univers  et  même 
elle  est  bien  mieux.  » 

C'est  pourquoi  il  se  montre  sévère  à  l'égard  de  Brizeux. 
«  A  l'amant  délaissé  de  Marie,  dit-il,  il  restait  ce  qui  vaut 
mieux  à  aimer  qu'une  femme,  —  son  pays.  Certes, 
Brizeux  a  aimé  le  sien.  Qui  en  doute?  11  était  de  cette 
terre  qu'il  a  lui-même  caractérisée  : 

La  terre  de  granit,  rcroiivorte  tic  cliùiics! 

et  où  tout  est  solide  et  profond,  jusqu'à  l'amour  qu'on  a 
pour  elle.  Marie,  sa  Marie,  sa  douce  dédaigneuse,  il  ne 
l'a  peut-être  autant  aimée  que  parce  qu'(>lle  lui  réfléchis- 
sait et  lui  symbolisait  la  Bretagne...  iNhiis  cet  amour  de 
la  Bretagne,  qui  a  donné  goût  de  terroir  à  ses  meilleurs 
vers,  ne  fut  point  en  lui  la  passion  qui,  à  force  d'inten- 
sité, monte  quelquefois  jusqu'au  génie...  11  n'avait  pas  ce 
bonheur  d'être  un  paysan,  —  un  vrai  paysan,  —  dans  un 
poète.  La  civilisation,  cette  Dalila  de  toutes  manières,  lui 

(1)  Pensées  détachées,  p.  32  (éd.  Lemerre.  1889). 


—  153  — 

avait  coupé  les  cheveux,  à  ce  Celte  qui,  d'ailleurs,  n'avait 
jamais  été  Saiiison.  Il  était  un  lettré.  Il  vint  à  Paris. 
Paris  lui  passa  la  main  sur  la  tête,  lissa  les  derniers 
grains  de  son  granit  et  lui  donna  le  poli  qu'il  aime.  On  le 
vit,  le  Lakiste  énervé  du  Léta,  rimer  des   Ternaires 
pour  la  Revue  des  Deux-Mondes,  et  chanter  les  nombres 
de  P^ihagore,  comme  un  élève  de  l'Ecole  Normale,  en 
récréation  et  en  gaieté.  Ainsi  le  lettré,  le  bel  esprit, 
l'homme  d'école  et  d'imitation  remplaça  ce  qu'il  y  a  de 
timidement  poète,  —  mais  de  poète,  après  tout,  —  dans 
le  rougissant  auteur  de  Marie,  et  le  Breton  se  naturalisa 
Parisien...  A  dater  de  là,  Brizeux  a  cessé  d'exister. 
Transporté  loin  de  son  buisson,  dont  il  est  l'étoile,  est-ce 
que  le  ver  luisant  ne  s'éteint  pas?  »  (1).  De  Paris,  le  poète 
s'échappe  en  Italie  ;  mais  l'Italie  ne  lui  donne  pas  «  de 
facultés  nouvelles  »  (2).  «  On  ne  ressuscite  pas  la  Muse 
—  écrit  impitoyablement  d'Aurevilly.  —  Ce  n'est  pas 
impunément  qu'un  poète,  fait  pour  rester  sédentaire,  est 
devenu  nomade.  Il  y  perd  l'accent  du  pays  »  (3). 

«  L'accent  du  pays  !  »  voilà  ce  que  recherche  dans 
toutes  les  œuvres  le  critique  Barbey  d'Aurevilly,  fidèle 
à  l'exemple  du  romancier  de  V Ensorcelée.  C'est  la  raison 
pour  laquelle  il  aime  tant,  entre  tous  les  autres,  les 
poètes  et  les  peintres  de  l'Ecosse  :  Robert  Burns  et 
Walter  Scott.  Burns,  dit-il,  «  est  un  génie  essentiellement 
autochtone...  Ce  rude  et  joyeux  jaugeur,  au  bonnet  bleu 
et  à  la  branche  de  houx,  ce  chanteur  de  chansons,  le 
soir,  dans  les  granges,  ce  joueur  de  violon  et  de  corne- 
muse, a  toujours  vécu  sur  le  cœur  de  son  pays,  et  il  y  a 

(1)  Les  Poêles  (éd.  Amyot,  1862),  p.  79,  80  et  81. 
C2)  Ibid.,  p.  83. 
(3)  IhicL,  p.  83. 


-  154  - 

trouvé  sa  force  et  sn  gloire.  Une  seule  l'ois,  je  erois,  il 
l'a  quille  pour  aller  à  Londres,  mais  ce  ne  fut  pas  Icuiti'  ! 
11  l'tninl  hiciilol  à  son  cIum'  i)aYs,  coinnie  TiMilanl  (pii 
sai.une  reviiMit  a  sa  mère  ».  (1) 

D'ailleurs,  l'Ecosse  séiluilirrésisliblenKml  r;iiiie  du  lils 
lie  Théophile  Barbey.  Il  compare  sa  jolie  bourgade  de 
Saint-Sauveur  à.  «  un  village  d'IOcosso  ».  Et  il  sait  gré  à 
Walter  Scott  d'avoir  fait  jaillir  des  sources  profondes  du 
génie  national  cette  poésie  d'une  mélancolie  contenue  et 
résignée  qui  est  celle  de  Lucie  Ashlon,  la  Fiancée  de 
LaiiDncnnoor.  L'iùisorccléc  et  le  Prélre  Marié,  nolam- 
meiit,  semblent  un  pendant  do  ce  beau  roman  de  Scott. 
Les  traditions,  les  superstitions,  les  sortilèges,  ici  et  là, 
sont  en  honneur.  La  Glotte,  prédisant  l'avenir  à  Jeanne 
de  Feuardent,  et  la  Malgaigne,  avertissant  Néel  de  Néhou 
des  malheurs  qui  le  menacent,  sont  de  même  famille,  de 
même  descendance  et  n'apparaissent  pas  moins  lou- 
chantes que  la  sorcière  Alix  qui  prophétise  une  destinée 
terrible  à  Uavenswood,  lorsqu'il  quille  sa  tour  solitaire 
de  Wolfcrag  et  son  dévoué  Galeb.  Chez  d'Aurevilly 
comme  chez  Walter  Scott,  même  cullo  du  Icrroii-,  même 
passion  pour  «  l'accent  du  pays  ». 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  poètes  anglais,  presque  sans 
distinction,  que  l'enfant  de  Saint-Sauveur-le-Vicomte 
n'entoure  d'une  affection  quasi  fraternelle.  Il  aime  les 
Anglais,  parce  qu'ils  sont  les  cousins  des  Normands  ;  il 
aime  le  génie  d'Où  Ire-Manche,  parce  qu'il  est  national, 
local  et  proche  parent  du  génie  normand.  Le  Cotenlin, 
Valognes  surtout,  c'est  «  une  espèce  do  (JonUucntal 
Kngland  »  ('J).  Les  Normands  et  les  Anglais  sont  «  fils 

(1)  Us  Poêles  (éd.  Amyot,  18G2),  p.  80. 

(2)  Les  Diaboliques,  p.  194  (<;d.  Dentu). 


—  155  - 

do  kl  même  barque  do  pirates  »  (1).  Sans  doute,  Barbey 
d'Aurevilly  n'avait  rien  d'un  «  anglomano  aveugle  » 
et  savait  faire  la  part  des  qualités  et  des  travers  de  John 
Bull.  «  Il  reconnaissait  autant  que  personne,  —  dit  finement 
un  critique,  M.  Paul  Festugière, —  les  défauts  des  Anglais, 
et  trouvait  au  besoin,  pour  les  en  blâmer,  des  termes 
sévères  ;  mais  il  n'en  aimait  pas  moins  leur  caractère,  il 
enviait  leur  énergie  concentrée;,  leur  force  de  volonté, 
leur  flegme  et  leur  morgue  ;  il  se  plaisait  à  rappeler  leur 
origine  normande,  et  c'étaient,  à  tout  prendre,  des 
cousins  dont  la  parenté  le  flattait.  Peut  s'en  fallait  même, 
ce  semble,  qu'il  ne  vît  en  eux  les  véritables  représen- 
tants de  sa  race...  Leur  littérature  faisait,  en  tout  cas, 
l'objet  de  son  admiration,  et  leurs  poètes  étaient,  à  ses 
yeux,  les  plus  grands  du  monde.  S'il  a  subi,  comme 
écrivain,  une  influence  profonde,  c'a  été  celle  de  Shakes- 
peare, et  surtout  de  Byron  :  la  descendance  normande  de 
ce  dernier  n'était  peut-être  pas  pour  rien  dans  le  culte 
qu'il  lui  avait  voué.  Voilà  les  esprits  avec  lesquels  il  se 
reconnaissait  lui-même  le  plus  d'affinités,  et  la  famille 
intellectuelle  à  laquelle,  de  son  propre  consentement,  il 
devait  être  rattaché  »  (2). 

Mais  à  quoi  bon  chercher  par-delà  le  détroit  la  flUation 
du  grand  Normand  que  fut  Barbey  d'Aurevilly?  Son 
pays,  c'est  le  Cotentin,  c'est  le  coin  de  terre  limité,  d'une 
part,  par  la  lande  de  Lessay,  et,  d'autre  part,  prolongé 
jusque  dans  l'inflni  par  la  mer  de  la  Manche.  Cette  fron- 
tière bien  déterminée  et  ces  horizons  imprécis,  faits 
pour  le  rêve  ou  les  lointaines  entreprises,  expliquent  les 
deux  aspects  de  son  tempérament,  à  la  fois  aventureux 

(1)  Les  Diaboliques,  p.  194  (éd.  Dentu). 

(2)  Paul  Festuoièhe.  Un  écrivain  normand  :  Barbey  d'Aurevilly,  p.  35 
(Lucoffrc,  éditeur,  1897). 


—  \:^\  — 

et  «  enraciné  »  au  sol.  Mieux  que  tous  les  coninienlaires, 
le  pays  où  il  est  né  rend  compte  des  hardiesses  du  peintre 
d'Une  Vieille  Maîtresse  et  de  l'orthodoxie  de  l'apolog^iste 
des  PropJu'tcs  du  Pttssé.  Les  bornes  resserrées  du  terri- 
toire natal  Toid  emprisonné  dans  le  au'cerc  dura  des 
croyances  nobiliaires  et  des  dogmes  catholiques.  Le  culte 
de  la  tradition  l'a  retenu  près  du  tombeau  de  ses  ancêtres. 
Il  a  été  contraint  à  rester  chez  lui,  —  ou  à  y  revenir  de 
bonne  heure,  après  de  juvéniles  échappées  et  un  sem- 
blant d'émancipation,  —  par  un  instinct  et  un  sentiment 
d'hérédité,  de  solidarité  ancestrale,  plus  forts  que  tout, 
plus  puissants  que  sa  propre  personnalité,  plus  persistants 
que  ses  tendances  les  plus  obstinées.  Il  a  été  ramené  au 
berceau  de  son  enfance  et  à  la  maison  de  sa  famille  par 
un  pouvoir  mystérieux  et  invincible.  Mais  il  s'est  dédom- 
magé de  sa  servitude,  librement  acceptée,  quoique  invo- 
lontaire peut-être,  aux  êtres  et  aux  choses  du  passé,  en 
ouvrant  toutes  grandes  les  portes  de  sa  prison  sur  l'infini 
des  espaces  verdoyants,  des  paysages  du  ciel  et  de  la 
mer.  Et,  par  là,  si  le  Cotentin  fut  sa  Bastille,  ce  fut  du 
moins  une  douce  Bastille,  embaumée  des  parfums  de 
l'air  natal  ;  ce  ne  fut  pas  un  lieu  d'exil,  ce  fut  un  lieu  de 
délices  :  car  il  s'appelait  '<  la  patrie  ».  Lorsque  d'Aurevilly 
eut  pu  souffrir  de  l'étroitesse  des  limites  où  il  était  res- 
serré, vite  son  imagination  s'envolait,  les  ailes  éployées, 
dans  l'immensité  du  firmament  et  de  l'océan.  Normand 
de  tradition,  il  devenait  alors  Normand  par  la  sensibilité, 
la  rêverie  et  les  tendances  les  plus  individuelles  de  sa 
nature  propre.  Après  n'avoir  été  de  son  pays  que  par 
l'oppression  des  influences  héréditaires,  il  s'y  établit 
spontanément  et  pour  toujours,  en  pleine  conscience  de 
ses  devoirs  et  de  ses  droits.  Il  y  a  construit  une  demeure 
bien  à  lui. 


—  157  — 

C'est  ainsi  qu'il  a  été  le  plus  Normand  des  écrivains 
normands.  Mieux  que  le  latiniste  Brébeuf,  le  romain 
Pierre  Corneille,  Texilé  Saint-Evreniond,  l'homme  de 
science  Fontenelle,  le  cosmopolite  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  le  parisien  Octave  Feuillet,  le  chirurgien  «  déra- 
ciné »  Gustave  Flaubert,  et  même  que  le  gaulois  Guy  de 
Maupassant,  —  Barbey  d'Aurevilly  a  incarné  l'àme  de  la 
Normandie.  Et  il  a  fait  revivre  son  pays  natal,  splendi- 
dement et  majestueusement,  en  des  œuvres  aussi  fières 
et  robustes  que  les  falaises  de  la  mer  de  la  Manche. 


CHAPITRE     VII 
La   Langue 

LA  PENSÉK  KT  LK  STYLE.  —  l'i^CLAT  ROMANTIOL'E. 

—  l'aristocratie  dans  le  langage.  —  LA  GRA- 
VITÉ DU  CATHOLICISME,  — LE  PATOIS  NORMAND.  — 
LE  STYLE  DE  l' EllSOI'Ccli'e .  —  ((  LA  MI<:  DANS  LI', 

STYLE  ET  l'Émotion  qui  est  plus  que  la  me  ». 

DÉDAIN  DE  «  l'écriture  ARTISTE  )).  —  SOU- 
DAINETÉ, IMPRÉVU  ET  PITTORESQUE  DE  L'eXPRES- 
SION.  — l'antithèse.  — LANGAGE  TOUR  A  TOUR 
CALME  ET  EMPORTÉ.  —  RÉALISME  ET  ROMAN- 
TISME. —  l'originalité  DE  LA  FORME. 


Tout  s'enchaîne  et  se  tient,  — on  a  pu  s'en  rendre  compte 
déjà,  —  dans  la  vie  et  dans  I'cimin  ro  do  Barbey  d'Aure- 
villy. C'est  un  homme  «  tout  d'une  pièce  »,  ou,  si  l'on 
VL'ut,  de  plusieurs  pièces  si  bien  soudées  l'une  à  l'autre 
qu'il  est  impossible  de  les  disjoindre.  Son  individualisme, 
son  romantisme,  son  aristocratie,  son  catholicisme,  son 
amour  de  la  Normandie  sont  élroilcment  liés.  Chez 
d'autres,  un  pareil  assemblag^e  de  caraclèi'cs  lellemcnl 
variés  pourrait  paraître  anormal  et  incompréhensible  ; 
en  une  aussi  forte  personnalité,  qui  s'assimile  les 
éléments  les  plus  divers,  aucun  mélange  n'est  disparate, 
tout  alliage  a  l'air  naturel.  Il  n'est  rien  qui  ne  concorde 


-  159  - 

et  ne  se  combine  à  merveille  dans  le  jeu  de  celle  phy- 
sionomie singulière,  —  rien  qui  ne  s'adapte  à  tous  les 
mouvements  de  son  ame.  D'Aurevilly  peut  être  à  la  fois 
individualiste  et  catholique,  sans  qu'on  s'en  étonne, 
romantique  et  normand,  sans  qu'on  s'en  effraie,  aristo- 
crate et  indépendant,  sans  qu'on  s'en  scandalise.  Et  ces 
qualités,  si  extraordinairement  accouplées,  coexistent  en 
lui  et  font  assez  bon  ménage.  Il  les  a  unifiées  et  harmo- 
nisées par  la  vertu  souveraine  de  son  génie.  Au  moins 
semblerait-il  qu'elles  ne  dussent  avoir  qu'une  cohésion 
accidentelle  et  passagère.  Pas  du  tout!  Elles  se  sont 
agrégées  à  son  être  en  un  état  permanent  et  stable.  Elles 
font  partie  intégrante  de  son  organisation  intime.  Elles 
sont  toute  son  organisation.  Elles  constituent  le  fond 
même  de  son  tempérament. 

Dès  lors,  si  «  le  style  est  l'homme  »,  elles  doivent  se 
retrouver,  vivantes,  palpitantes  de  vie,  dans  la  langue 
qu'a  parlée  l'auteur  ^'Une  Vieille  Maîtresse.  De  fait,  le 
style  de  Barbey  d'Aurevilly  est  l'expression  parfaite  et 
adéquate  de  son  tempérament.  Il  a  mis  dans  «  l'écriture  » 
de  son  œuvre  sa  puissance  d'individualiste,  sa  fougue  de 
romantique,  sa  fierté  d'aristocrate,  sa  sincérité  de  catho- 
lique, son  énergie  de  Normand. 

A  seize  ans,  dans  VOde  aux  Thermopyles,  il  écrit 
comme  tout  le  monde,  et  plutôt  mal  que  bien.  Mais  en 
1832,  à  l'âge  de  vingt-trois  ans,  il  est  déjà  maître  de  la 
forme  romantique  dont  il  revêtira  ses  idées.  La  pauvre 
Léa  s'exprime  en  termes  imagés,  qui  ne  manquent  pas 
de  grâce  ;  et  son  amoureux  Réginald  se  pâme  en  des 
déclarations  brûlantes,  qui  ne  sont  pas  exemptes  de 
ridicule.  Grâce,  éclat  et  ridicule:  l'antithèse  est  d'un 
romantisme  savoureux  qui  porte  bien  l'empreinte  de 
l'époque. 


—  1(')0  - 

Dans  Amaïdéc,  même  confusion  ilo  langage,  môme 
rayonnement  de  pierres  précieuses  au  milieu  du  chaos 
des  images  les  plus  inattendues.  Le  portrait  i\v  Maurice 
deCuiériu,  peint  sous  les  traits  de  Somegod,  donne  excel- 
lemment ridée  de  ce  style  (lauihoyanl  (>t  arliliciel  (lui  tut 
celui  des  juvéniles  essais  de  ,lules  Barbey.  r<  ...Que  ce  lïit 
orgueil,  oubli,  force  ou  faiblesse,  Somegod  avait  dompté 
les  pensées  de  sa  première  jeunesse.  Les  passions 
trompées  ou  invaincues  ne  se  trahissaient  pas  à  ses 
lèvres  dans  ces  languissants  sourires  qui  ne  sont  plus 
même  amers,  tant  ils  disent  bien  la  vie,  tant  on  est 
allé  au  fond  des  choses!  Nulle  (lanime  acre  et  coupable 
ne  brillait  dans  ses  longs  yeux  noirs,  qui  n'étaient  som- 
bres qu'à  force  de  profondeur,  et  que  jamais  la  Volupté 
et  le  Doute,  ces  deux  énervations  terribles,  nelui  faisaient 
voiler  à  demi  entre  ses  paupières  rapprochées,  regard 
de  femme,  de  serpent  et  do  mourant  tout  ensemble,  — 
et  que  vous  aviez,  ô  Byron  »  (1).  Ici,  la  pensée  no  vaut 
que  par  le  vêtement  bariolé  qu'elle  porte;  et,  à  vrai  dire, 
elle  ne  vaut  pas  grand'chose,  ni  sa  parure  non  plus. 

Là  Bagne  cVAnnihal  révèle  un  élément  nouveau  du 
style  composite  et  unifié  de  Barbey  d'Aurevilly:  cet 
élément,  c'est  une  sorte  d'aristocratie  dédaigneuse, 
impertinente  et  raffinée.  Les  strophes,  qui  se  succèdent 
avec  une  furibonde  précipitation  d'images  et  s'entrai- 
nent  les  nues  les  autres  dans  un  mouvement  désordonné, 
témoignent  certainement,  en  leur  allure  peu  cohérente, 
d'un  romantisme  indigeste  et  relâché;  mais  c'est  l'ironie 
du  style  qui  en  fait  tout  le  prix.  C'est  d'un  ton  pincé  de 
grand  seigneur  que  le  peintre  de  Baudoin  d'Artinei 
jette  en  pleine  société  mondaine  ses  cruels  paradoxes  et 

(1)  Amaïdée,  p.  12  (éd.  Lumcnc,  1890). 


—  loi  — 

ses  mépris  hautains.  Il  rit  do  tout,  en  ses  phrases 
cinglantes  d'un  fouet  invisible  et  sifflantes  d'une  raillerie 
froide,  jusqu'à  ce  qu'il  s'écrie  finalement  d'une  voix 
éplorée  de  romantique  endolori  :  «  Nous  avons  tous  nos 
Bagues  d'Annibal  dans  la  vie  !  »  La  malheureuse  Germaine 
elle-même,  qui  sera  l'héroïne  de  Ce  qui  ne  meurt  ims, 
n"est  pas  à  l'abri  des  propos  ironiques  du  jeune  Allan, 
lequel  tour  à  tour  s'exalte  fiévreusement  en  tirades 
passionnées  devant  sa  maîtresse,  qu'il  adore  comme  une 
idole,  et  se  retourne  contre  elle  avec  le  dédaiii  d'une 
fierté  blessée.  Successivement,  le  style  de  Barbey 
d'Aurevilly  affecte  ces  deux  formes  :tantôt  il  estemporté, 
fougueux  et  déclamatoire  ;  tantôt,  il  paraît  impitoyable- 
ment railleur. 

Il  n'en  va  pas  autrement  dans  V Amour  Impossible. 
Raimbaud  de  Maulévrier  et  Bérangère  de  Gesvres 
cherchent  à  s'échauffer  d'abord  par  de  délirants  discours 
sur  la  passion;  et  d Aurevilly  donne  à  leurs  fumeuses 
divagations  tout  l'éclat  d'expression  dont  il  est  capable. 
Puis,  ces  tristes  héros  n'arrivent  pas  à  exaspérer  leur 
sensibihté  inerte;  et  l'auteur  nous  les  peint,  à  la  fin,  en 
une  phrase  meurtrière  d'ironie  vengeresse,  montant 
«en  voiture  pour  aller,  je  crois,  acheter  des  rubans  ».  Ici, 
les  deux  tendances,  romantique  et  aristocratique,  du 
style  de  Barbey  se  font  équilibre,  se  mêlent  en  une 
exacte  proportion. 

Avec  Georges  Bruviiniell  et  le  Dandysme,  c'est  déci- 
dément la  tendance  aristocratique  qui  triomphe.  Le  sujet 
l'exige.  Brummell  n'est  pas  un  déclamateur;  c'est  un 
impassible  et  un  ironiste.  Son  historien  doit  l'imiter. 
Il  est  volontairement  froid,  expressément  railleur,  déli- 
bérément flegmatique  et  aristocrate.  Et  ce  caractère 
dominant  persiste  dans  la  première  partie  d'Une  Vieille 
Maîtresse.  11 


-  ic.-i  — 

Mais  on  ISIT  apparaît  un  auli'(>  clciiuMil  jiisipi'alurs 
iiicoiiiui.  l/aiilciir  du  LUuuhjsuie,  Dandv  lui  iiièiiie,  est 
deviMiu  (•alli<>li(pio.  Toul  a  roup  son  slylo  s'apaise, 
s'huinaMise  ou  i)lulôl  so  «'hrisliauiso.  La  <^jL;ra(*0//  semble 
l'avoir  roiitlu  jilus  simple.  IMus  do  panaclu\s  ruiilaiils  ; 
plus  d'ironie  a  rcmporle-iiiooe.  La  llammo  roniauli(pio 
s'est  éleinle  dans  les  eaux  de  la  pénilence  ;  rimperlinenco 
arisloc'ialique  a  cédé  devant  la  sainteté  du  dogme.  Qui 
reconnaîtrait  le  rofuimcier  do  Y Aniuitr  ItiijMjssiblc  dans 
celte  page  consacrée  à  Tapologie  des  Kvcqnes  ?  «  Les 
révolutions,  qui  rendent  tout  dillicile  à  ceux  qui  viennent 
après  elles,  ont  créé  à  l'épiscopat  IVançais  une  position 
telle  que  jamais,  de  souvenir  d'histoire,  il  ne  s'en  est 
rencontre  de  pareille.  Placé  entre  les  gouvernements  et 
les  peuples,  il  trouvait  autrefois,  selon  le  besoin  des 
circonstances,  son  point  d'appui  soit  dans  les  uns,  soit 
dans  les  autres;  à  présent,  il  ne  le  trouve  plus  qu'en  lui- 
niènie,  dans  la  patience  de  ses  desseins  ou  l'habileté  de 
ses  efforts.  Après  avoir  l'ail  la  monarchie  fran(;aise, 
l'Episcopat  en  est  réduit  à  se  refaire  lui-même,  à  recon- 
quérir et  à  refonder  une  influence  abolie  par  le  malheur 
des  temps  et  l'égarement  des  esprits.  C'est  là  une  situation 
difficile  et  chargée  dont  nous  n'accusons  persomie,  car 
il  faudrait  nous  accuser  tous  »  (1).  Le  ton  n'est,  à  coup 
sûr,  plus  le  même  que  dans  Amaidée  ou  BriumiteU.  La 
langue  est  mâle,  énergique  et  ferme.  Le  Culholicismo  a 
passé  par  là. 

Cette  nouvelle  altitude  de  Barbey  d'Aurevilly  n'est  pas, 
comme  on  pourrait  le  penser,  purement  occasionnelle.  A 
mesure  que  ses  croyances  religieuses  se  précisent  et  se 
consolident,  son  style  prend  une  allure  plus  décidée. 

,1,  Hevue  du  Monde  Catholique  (Dimancliu  4  avril  1X47),  p.  7. 


—  1('.:î  — 

«  L'Eglise  catholique.  —  écrit-il  le  15  j;uiviei-  184S,  — 
n'a  jamais,  nulle  part  ni  dans  aucune  époque,  nié  ou 
seulement  contesté  à  quelque  créature,  si  puissante  ou 
si  chétive  fùt-elle,  l'emploi  clu  plus  beau  don  de  Dieu, 
l'exercice  de  la  pensée.  Gouvernement  divin  de  la  liberté 
humaine,  selon  la  définition  grandiose  qu'un  des  plus 
illustres  Pères  a  faite  de  l'histoire,  mais  qui  s'applique 
à  l'Eglise  avec  une  égale  justesse,  l'Eglise  a  réglé, 
comme  toutes  choses,  l'usage  des  facultés  de  l'esprit, 
mais  elle  ne  les  a  point  interdites.  Le  principe  d'autorité 
qu'elle  représente  n'est  point  un  principe  d'oppression. 
Elle,  qui  vit  et  qui  règne  doublement  par  l'intelligence, 
—  puisant  une  force  infinie,  la  force  de  son  éternel 
empire,  dans  le  confluent  lumineux  de  la  raison  et  de  la 
foi,  —  ne  méconnaît  p"as  à  ce  point  sa  propre  gran- 
deur »  (1).  Ici,  sans  fanfaronnades,  sans  éclats,  n'est-ce 
pas  la  majestueuse  et  grave  éloquence  d'une  conviction 
profonde  qui  se  fait  jour  en  termes  si  nobles? 

Combien  d'autres  exemples  de  ce  style  mâle  et 
vigoureux  ne  pourrais-je  citer?  Ils  abondent  dans  la 
Revue  du  Monde  Catholique,  que  d'Aurevilly  dirigea  en 
1S47  et  en  iS4S.  Ils  ne  seraient  pas  moins  nombreux,  si 
je  les  empruntais  aux  Propliètes  du  Passé  ou  aux  études 
critiques  de  la  collection  Les  Œuvres  et  les  Hommes.  La 
religion  n'a  pas  anéanti  le  romantisme  et  les  tendances 
aristocratiques  du  romancier  des  Diaboliques;  mais  elle 
s'est  surajoutée  à  ces  caractères  primitifs  et  les  a  parfois 
dominés.  Elle  n'a  pas,  sans  doute,  créé  un  nouveau 
tempérament  et  un  nouveau  style  à  l'ardent  écrivain; 
seulement,  elle  a  fortifié  son  tempérament  et  donné  des 
muscles  à  son  style.  Elle  a  rendu  le  néophyte  Barbey 

(l)  Revue  du  Monde  Calkolique  (15  janvier  1848),  p.  159. 


—  KVl  — 

plus  honmio.  i)liis  rouscioiil  do  sa  l'orco,  i)liis  iiiaîli'o  (\o 
ses  moyens  de  parole  el  (roxprcssion. 

11  roslail  encore  à  d'Aurevilly  une  dernière  étape  à 
parcourir  pour  que  son  style  prît  sa  forme  définitive.  11 
lavait  d'abord  martelé  sur  l'enclume  brûlante  du  roman- 
tisme; puis  il  l'avait  assoupli  aux  manières  de  l'aristo- 
cratie :  enlin  il  l'avait  élevé  somptueusomcMil  à  hi 
hauteur  du  dog-me  catholique.  11  l'avait  forg-é  sans 
merci  selon  les  exigences  de  sa  propre  nature  et  l'avait 
adapté  aux  besoins  de  son  tempérament.  Du  jour  où 
l'auteur  du  Dandysme  redevint  tout  à  fait  normand,  il 
voulut  que  sa  langue  se  pliât  docilement  à  l'expression 
de  ses  sentiments  nouveaux,  au  service  de  sa  «  vocation 
normande  >y.  Sans  délai,  il  se  mit  à  l'œuvre  dans  la 
seconde  partie  de  la  Vieille  Maîtresse,  où  les  poisson- 
niers de  la  cote  parlent  le  patois  du  pays. 

Ainsi  s'était  accomplie  l'évolution  de  la  pensée  de 
Barbey  d'Aurevilly;  ainsi  se  déroula  la  genèse  de  son 
style.  Entre  sa  pensée  et  son  style,  point  do  séparation, 
ni  de  '<  cloison  étanche  >/  ;  leur  développement  est  paral- 
lèle et  concomitant;  mieux  encore,  leur  formation  est 
d'essence  identique.  On  n'en  peut  disjoindre  les  éléments 
que  par  une  pure  abstraction  de  l'esprit  qu'en  fait  la 
réalité  rejette  et  annule.  La  pensée  enti'aine  son  verbe 
avec  elle;  et  leur  union  est  si  grande,  leur  action 
réciproque  si  puissante,  que  c'est  parfois  le  verbe  qui 
entraîne  la  pensée.  L'un  et  l'autre  sont  si  bien  incorporés 
et  fondus  en  une  môme  synthèse,  que  c'est  tantôt  l'idée 
qui  commande  son  expression  et  tantôt  l'image  qui 
appelle  l'idée. 

Ce  n'est  que  par  des  exemples  concrets  (ju'on  peut 
mettre  en  relief  et  faire  toucher  du  doigt  ces  hautes 


—  105  — 

opérations  de  l'esprit.  Donc,  après  avoir  montré,  chez 
d'Aurevilly,  la  genèse  simultanée  do  la  pensée  et  du 
style,  l'évolution  de  la  lang-ue  en  parfait  accord  avec  le 
développement  de  la  pensée,  il  est  bon  d'en  éclairer  la 
marche  progressive  par  l'étude  de  l'œuvre  où  l'écrivain 
a  rassemblé  pour  la  première  fois  le  faisceau  de  ses 
qualités  maîtresses,  réalisé  tout  son  programme  et  atteint 
le  summum  de  perfection  dont  il  était  capable.  Cette 
œuvre,  c'est  V Ensorcelée,  écrite  en  1S50  et  1851,  publiée 
dans  Y  Assemblée  Nationale  en  janvier  18.52,  et  parue  en 
volume  au  mois  d'octobre  1854.  Jusqu'alors  Barbey 
d'Aurevilly  n'avait  pas  totalement  dégagé  sa  personna- 
lité vigoureuse  :  il  la  fit  rayonner,  dans  son  roman  de 
V Ensorcelée,  d'une  souveraine  puissance  qu'il  ne  dé- 
passa plus.  Ici  éclate  la  pleine  maturité  de  l'auteur,  par- 
venu à  l'âge  décisif  de  la  quarantaine. 

Le  caractère  le  plus  saillant  de  l'Ensorcelée,  c'est  la 
poésie  mâle  et  saine  dont  tout  le  livre  est  pénétré.  C'est 
un  poème  en  prose.  Cela  nous  révèle  la  forme  de  roman- 
tisme à  laquelle  d'Aurevilly  s'est  définitivement  rallié  : 
le  romantisme  grandiose,  surhumain,  épique.  Dès  l'abord, 
le  style  de  l'écrivain  s'élève  à  la  hauteur  de  son  sujet, 
dans  cette  description  fameuse  de  la  lande  de  Lessay,  si 
attrayante  par  la  majestueuse  horreur  dont  elle  emplit 
l'âme.  «  La  lande  de  Lessay  est  une  des  plus  considé- 
rables de  cette  portion  de  la  Normandie  qu'on  appelle  la 
presqu'île  du  Cotentin.  Pays  de  culture,  de  vallées  fer- 
tiles, d'herbages  verdoyants,  de  rivières  poissonneuses, 
le  Cotentin,  cette  Tempe  de  la  France,  cette  terre  grasse 
et  remuée,  a  pourtant,  comme  la  Bretagne,  sa  voisine,  la 
Pauvresse-aux-Genêts,  de  ces  parties  stériles  et  nues  où 
l'homme  passe  et  où  rien  ne  vient,  sinon  une  herbe  rare 
et  quelques  bruyères  bientôt  desséchées.  Ces  lacunes  de 


—  KV)  -- 

ciilliiro.  ('('S  places  vidos  ûc  vôurlalion.  cos  tôlos  chauves 
pour  ainsi  dire,  l'ornieul  d'ortliiiaire  uu  frappant  conlruslc 
avec  les  terrains  qui  losen\  irouiicnt.  Elles  sont  à  ces  pays 
cultivés  des  oasis  arides,  coninie  il  y  a  dans  les  sables  du 
désert  des  oasis   de    verdure.   Elles   jettent  dans  ces 
paysages  frais,  liants  et  féconds,  do  soudaines  inter- 
ruptions de  mélancolie,  des  airs  soucieux,  des  aspects 
sévères.  Elles  les  ombrent  d'une  estompe  plus  noire /^  (1). 
Ainsi,  en  quelques  lignes,  Barbey  d'Aurevilly  a  haussé  le 
tQii  _  si  simple  dabord,si  uni  et  si  g:rave,  quand  il  voulait 
«  situer»  la  lande,  —  et,  par  des  notations  successives  et 
réglées,  est  arrivé  à  produire  une  sorte  de  musique 
aérienne  dont  la  poésie  se  perd  dans  l'infini  des  espaces, 
avec  ces  derniers  nu)ls  :  '<   elles   les  ombrent   d'une 
estompe  plus  noire  ».  Le  procédé  n'est,  sans  doute,  pas 
nouveau.    Chateaubriand    l'a.   dès    longtemps,  mis  en 
honneur.  Mais  il  est  toujours  d'un  otfet  singulier  et  irré- 
sistible. 

Aussitôt,  l'aristocrate  reparait  sous  le  romantique. 
'/  Qui  ne  sait  le  charme  des  landes  ?  —  continue  d'Aure- 
villy... 11  n'y  a  peut-être  que  les  paysages  maritimes, 
la  mer  et  ses  grèves,  qui  aient  un  caractèreaussi  expres- 
sif et  qui  vous  émeuvent  davantage.  Elles  sont  connue 
les  lambeaux,  laissés  sur  le  sol,  iriiuo  imm-sIc  piimi- 
tive  et  sauvage  que  la  main  et  la  herse  de  l'homme  ont 
déchirée.  Haillons  sacrés  qui  disparaîtront  au  premier 
jour  sous  le  souffle  de  1  industrialisme  moderne  ;  car 
notre  époque,  grossièrement  matérialiste  et  utilitaire,  a 
pour  prétention  de  faire  disparaître  toute  espèce  de 
friche  et  de  broussailles  aussi  bien  du  globe  que  do 
rame  humaine.  Asservie  aux  idées  de  rapport,  la  société, 

(1)  L'Ensorcelée,  \i.    Il  <l  V2   od.  Lemerrc). 


—  1()7  — 

celte  vieille  ménagère  qui  ira  plus  de  jeune  que  ses 
besoins  et  qui  radote  de  ses  lumières,  ne  comprend  pas 
plus  les  divines  ignorances  de  l'esprit,  cette  poésie  de 
l'ame,  qu'elle  veut  échanger  contre  de  malheureuses 
connaissances  toujours  incomplètes,  qu'elle  n'admet  la 
poésie  des  yeux,  cachée  et  visible  sous  l'apparente  inuti- 
lité des  choses.  Pour  peu  que  cet  effroyable  mouvement 
de  la  pensée  moderne  continue,  nous  n'aurons  plus, 
dans  quelques  années,  un  pauvre  bout  de  lande  où  l'ima- 
gination puisse  poser  son  pied  pour  rêver,  comme  le 
héi'on  sur  une  de  ses  pattes.  Alors,  sous  ce  règne  de 
l'épais  génie  des  aises  physiques  qu'on  prend  pour  de  la 
civilisation  et  du  progrès,  il  n'y  aura  ni  ruines,  ni  men- 
diants, ni  terres  vagues,  ni  superstitions  comme  celles 
qui  vont  faire  le  sujet  de  cette  histoire,  si  la  sagesse  de 
notre  temps  veut  bien  nous  permettre  de  la  raconter.  »(!) 
A  coup  sur,  l'antithèse  qui  oppose  «  la  poésie  des  yeux  » 
à  la  '<;  poésie  de  l'ame  »  est  bien  romantique  ;  mais  ce 
qui  domine  dans  cette  page,  c'est  la  colère  de  l'homme 
du  passé.  Et  le  style  est  parfois  d'un  «  Imaginatif  » 
aimant  les  fortes  couleurs;  mais  il  éclate  surtout,  ici, 
insolent  pour  '^  notre  époque  grossièrement  matéria- 
liste et  utilitaire  »,  —  et  railleur  pour  «  la  sagesse  de 
notre  temps  ». 

«  La  sagesse  de  notre  temps  »  rejette  les  superstitions. 
D'Aurevilly  en  affirme  la  valeur  surnaturelle,  et  il  le 
fait  d'un  ton  impérieux  et  convaincu  qui  est  d'un  vrai 
catholique.  '<  J'ai  toujours  cru,  d'instinct  autant  que  de 
réflexion,  —  écrit-il,  —  aux  deux  choses  sur  lesquelles 
repose  en  définitive  la  magie,  —  je  veux  dire  :  à  la  tra- 
dition de  certains  secrets,  que  des  hommes  initiés  se 

(1)  L'Ensorcelée,  p.  12  et  13  (éd.   Lemerre). 


—  108  — 

passent  myslérieusemenl  do  iiia'm  eu  main  etdoiiénô- 
ralion  en  g-énoralioii,  vl  à  riiilcrMMilion  des  puissances 
oeeuUes  et  mauvaises  dans  les  luîtes  d(>  rhumanilé.  J"ai 
pour  moi  dans  i-ette  opiniiui  l'hisloire  de  tous  les  temps 
ot  de  tous  les  Houx,  et,  ce  que  j'estime  infiiiiinonl  plus 
que  toutes  les  histoires,  rirrcfragable  attestation  do 
rKulise  romaine,  qui  a  condamné,  en  vingt  endroits  des 
actes  de  ses  Conciles,  la  magio,  la  sorcellerie,  les  charmes, 
non  connue  choses  vaines  et  pernicieusem(Mit  fausses, 
mais  comme  choses  réelles  et  que  ses  dogmes  expli- 
quaient très  bien.  Quant  à  Tintervention  de  puissances 
mauvaises  dans  les  affaires  de  l'humanité,  j'ai  encore 
pour  moi  le  témoignage  de  l'Église  »  (1).  Voilà  le  ton 
tranquille  et  apaise  d'un  homme  majestueusement  afi'ermi 
dans  la  sécurité  de  sa  foi  inébranlable.  Point  do  vaines 
protestations  :  point  d'éclats  inutiles  :  une  catégorique  et 
sereine  adhésion  à  tout  ce  que  rejette  l'incrédulité  con- 
temporaine. 

Non  moins  ferme  et  moins  calme  en  son  assurance 
olynipienne  est  le  Normand.  «  11  y  a  dans  la  presqu'île 
du  Cotentin,  —  dit-il,  —  de  ces  bergers  errants  qui  se 
taisent  sur  leur  origine  et  qui  se  louent  pour  un  mois  ou 
deux  dans  les  fermes,  tantôt  plus,  tantôt  moins.  Espèces 
de  pâtres  bohémiens,  auxquels  la  voix  du  peuple  des 
campagnes  attribue  des  pouvoirs  occultes  et  la  coimais- 
sauce  des  secrets  et  des  sortilèges...  C'est  une  population 
blonde,  aux  cheveux  presque  jaunes,  aux  yeux  gris-clair 
ou  verts,  de  haute  taille,  et  qui  a  gardé  tous  les  carac- 
tères des  homuïos  venus  autrefois  du  Nord  sur  leurs 
barques  d'osier  >  (2).  Et  un  des  héros  de  d'Aurevilly,  le 


(1)  L Ensorcelée,  p.  61  et  62  (éil.  Lumerre). 

(2)  L'Ensorcelée,  p.  46  (éd.  Lemcrre). 


—  1G9  — 

paysan  Tainnebouy,  continue  :  «  Il  y  avait  hier  au  mar- 
ché de  Créance,  dans  le  cabaret  où  j'étais,  justement  un 
de  ces  misérables  bergers,  la  teigne  du  pays,  qui  s'en 
vont  en  se  louant  à  tous  les  maîtres.  11  était  accroupi 
dans  les  cendres  de  l'âtre  et  faisait  chauffer  un  godet  de 
cidre  doux  pendant  que  je  finissais  un  marché  avec  un 
herbager  de  Carente  (Carentan).  Je  venions  de  nous 
taper  dans  la  main,  quand  mon  acheteur  me  dit  qu'il 
avait  besoin  de  quelqu'un  pour  conduire  ses  bœufs  à 
Coutances  ;  et  c'est  alors  que  le  berger,  qui  s'acagnardait 
et  buvait  au  bord  de  l'âtre,  se  proposa.  «  Qui  es-tu,  toi, 
pour  que  je  te  confie  mes  bêtes?  —  fît  l'herbager.  —  Si 
maître  Tainnebouy  te  connaît  et  répond  pour  toi,  je  ne 
demande  pas  mieux  que  de  te  prendre.  Répondez-vous 
du  gars,  maître  Louis?  »  —  «  Ma  fé,  —  dis-je  à  l'herba- 
ger, —  prenez-le  si  vous  v'iez,  mais  j'm'en  lave  les  mains 
comme  Ponce-Pilate  ;  j'me  soucie  pas  d'encourir  des 
reproches  s'il  arrivait  quéque  malencontreàvos  bestiaux. 
Qui  cautionne  paye,  dit  le  proverbe,  et  je  ne  cautionne 
point  qui  je  ne  connais  pas  »  (1).  On  ne  peut  parler  plus 
simplement,  ni  avec  plus  de  relief,  la  langue  de  son  pays. 
C'est  par  l'emploi  du  patois  cotentinais  que  d'Aurevilly 
s'est  surtout  révélé  Normand  «  du  faîte  à  la  base  ».  Il  n'est 
pas  une  page  de  V Ensorcelée  (\m  ne  contienne,  —  comme 
il  dit,  —  «  un  mot,  un  tour,  une  étrangeté,  une  incorrection 
qui  sente  le  dialecte  et  les  âpres  habitudes  de  sa  pro- 
vince »,  et  qui  ne  témoigne  de  «  courage  quand  il  s'agit 
dé  risquer  à  propos  un  mot  patois  »  (2).  Maître  Tain- 
nebouy s'exprime,  en  son  langage  ordinaire,  comme  les 
paysans  du  Cotentin.  Il  dit  *  quant  et  vous  »  pour  :  avec 

(1)  L'Ensorcelée,  p.  48  (éd.  Lemerre). 

(2)  Les  Poêles,  p.  85  et  86  (éd.  Amyot,  1862). 


—  170  - 

l'ous;  «  nue  petite  )t)uiute  de  temps  »  pour  :  lot  instant  ; 
«  u)i  lier  »  pour:  un  berceau;  «  l'i're  »  pour:  oui; 
«  niagnan  >/  pour:  recemleur ;\mittan  »  pour  :  ndtieu; 
^  joster  »  pour:  j^laisanler,  etc....  etc..  Et  Barboy 
d'.Vurcvilly  répclo  avec  amour  ces  termes  du  terroir,  qui 
seuleul  lautùl  le  cidre  et  taiitùt  la  marée.  Il  eu  pare  sou 
œuvrecomuiedu  plus  bel  ornomeul  qu'il  i)uissechoisir(l). 

Tout  cet  euseuible  d'éléMueuts,  —  rouiaulique,  aristo- 
cratique, catholique  et  normand,  —  doniio  au  style  de 
l'écrivain  une  allure  fort  originale.  Personne,  avant 
d'Aurevilly,  n'a  parlé  cette  langue  composite,  variée  et 
cependant  unifiée.  Si  les  caractères  qui  la  constituent 
n'étaient  pas  aussi  fondus  et  inséparablement  unis,  ils  no 
formei"aient  qu'un  amalgame  incohérent.  Mais  il  faut 
voir  leur  étroite  alfinité,  pour  se  rendre  compte  de  leur 
liaison  indissoluble  ;  il  faut  discerner  d'un  regard  sûr 
l'exacte  proportion  où  ils  sont  combinés. 

Voici  une  page,  où  l'auteur  les  résume  tous  à  merveille 
et  en  fait  toucher  du  doigt  l'heureux;  mélange.  '^  Le 
Temps,  qui  jette  sur  toutes  choses,  grain  à  grain,  uik^ 
impalpable  poussière,  laquelle,  sans  l'Histoire,  finirait 
par  couvrir  les  événements  les  plus  hauts,  le  Temps  a 
déjà  répandu  son  sable  niveleur  sur  bien  des  circons- 


(l)  Il  m'est  impossiljlc,  à  mon  grand  rei,'n't,  —  vu  les  limites  et  le  l>ul  de 
rel  ouvrage,  —  de  m'étciidre  ici,  comme  je  le  voudrais,  sur  l'emploi  ([u'a 
fait  Barhey  d'.\urevilly  du  |)atois  de  son  |)ajs  natal,  .le  ne  dniun-  i|u  niir 
indication,  où  il  faudrait  une  étude  spéciale.  Il  serait  intéressant  de  savoir, 
par  exemple,  si  l'auteur  de  l'Etisorcclée  n'a  pas  trop  oublié  le  «  parler  •> 
du  terroir  depuis  Vàt^c  de  di\-neuf  ans  où  il  ipiitta  le  Cotentin.  Cette 
recherche  ue  serait  pas  sans  prolit  ;  je  crois  ipi'cUe  est  de  nature  à  tenter 
la  curiosité  et  à  éprouver  la  science  d'un  de  nos  «  Douais-Jait  »  de 
Lh'i  H.iye-dii-l*uits  ou  de  Saint-Sauveur-le-Viconitc. 


—  171   — 

tances  d'une  époque  si  peu  éloig-nce,  et  nous  n'avons  plus 
la  note  juste  que  donnaient  les  sentiments  d'alors.   Un 
acquéreur  des  biens  d'Ég-lise  inspirait  à  peu  près  l'hor- 
reur qu'inspire  le  voleur  sacrilège,  efil  n'y  a  guère  que 
la  raison  immortelle  de  l'homme  d'Etat  qui  comprenne 
bien  aujourd'hui  ce  qu'avait  de  grand  et  de  sacré  une 
opinion  qui  parait  excessive  aux  esprits  lâches  et  perdus 
de  la  génération  actuelle.    Au   sortir  de  ces  guerres 
civiles,  le  curé  de  Blanchelande  avait  besoin    de   se 
rappeler  son  ministère  de  paix  et  de  miséricorde,  pour  ne 
pas  regarder  Thomas  Le  Hardouey  comme  un  ennemi. 
Aussi  n'était-ce   qu'en  considération  de   Jeanne   qu'il 
acceptait  les  politesses  du  riche  propriétaire,  son  parois- 
sien. Ce  dernier  les  faisait,  du  reste,  un  peu  par  déférence 
pour  sa  femme,  et  aussi  par  cet  esprit  de  faste  grossier  et 
d'hospitaUté  bruyante,  l'attribut  de  tous  les  parvenus. 
Le  curé,  d'un  autre  coté,  avait  en  lui  tout  ce  qui  fait 
pardonner  d'être  prêtre  aux  esprits  irréligieux,  bornés  et 
sensuels,  comme  était  Le  Hardouey  et  comme  il  en  est 
tant  sorti  du  giron  du  dix-huitième  siècle.  L'abbé  Caille- 
mer  était  ce  qu'on  appelle  un  homme  à  pleine  main,  de 
joviale  humeur,  rond  d'esprit  commode  ventre,  ayant  de 
la  foi  et  des  mœurs,  malgré  son  amour  pour  le  cidre  en 
bouteille,  le  gloria  et  le  pousse-café,  trois  petits  écueils 
contre  lesquels,  hélas  !  vient  échouer  quelquefois  la  mâle 
sévérité  d'un  clergé  né  pauvre  et  dont  la  jeunesse  n'a 
pas  connu  les  premières  jouissances  de  la  vie  ».  (1) 

Rien  ne  manque  à  ce  tableau  :  ni  le  romantisme,  qui 
se  fait  jour  dans  la  tirade  initiale  sur  le  temps  et  «  son 
sable  niveleur  »  ;  —  ni  l'aristocratie,  qui  se  traduit  en 
termes  dédaigneux  à  l'égard  des  «  parvenus  »  ;  —  ni  le 

(1)  UEnsorcelée,  p.  130  et  131  (éd.  Lenierre). 


-  172  - 

oalholirisino.  qui  fusticro  los  «  esprits  irréli.^ioux,  bornés 
et  seiisuols  /,  ;  —  ni  rainour  do  la  Nonnaiulie,  qui  chaiilo 
«  le  cidre  eu  bouteille,  le  (jloi'ia  et  le  pousse-cale  ^>.  Et  le 
portrait  du  bon  curé  résume  ces  quatre  caractères,  avec 
le  pittoresque  de  sa  rondeur  d'esprit  et  de  ventre,  la 
dignité  de  son  sacerdoce  qui  l'égale  aux  nobles  les  plus 
authentiques,  la  pureté  de  sa  foi  et  de  ses  mcuurs,  enfin 
son  péché  mignon,  qu'un  Normand  absout  toujours,  lo 
culte  des  copieuses  «  beuveries  ». 

Tel  est  le  stylo  de  Barbey  d'Aurevilly,  quand  il  expose 
une  situation  ou  dépeint  un  tempérament  :  c'est  du  style 
«  en  repos  ».  Mais  il  faut  examiner,  pour  bien  com- 
prendre la  physionomie  totale  de  l'écrivain,  son  stylo 
«  en  action  »,  son  style  «  en  mouvement  ».  Il  a  une 
intensité  de  vie  extraordinaire.  On  peut  en  mesurer 
Tallure  vertigineuse  dans  maints  passages  de  V I-Jnsor- 
celée.  Mais  nulle  part,  je  crois,  il  ne  se  précipite  aussi 
violemment  et  aussi  prodigieusement  que  dans  le  récit 
du  supplice  de  la  Glotte. 

«  ...Des  cris  :  A  mort,  la  vieille  sorcière!  s'élevèrent 
«  et  couvrirent  bientôt  les  autres  cris  de  ceux  qui 
«  disaient  :  Arvctez  !  non  !  ne  la  tuez  j^fisf  Le  vertige 
>.<  descendait  et  s'étendait,  contagieux,  dans  ces  têtes 
«  rapprochées,  dans  toutes  ces  poitrines  qui  se  tou- 
«  chaient.  Le  flot  de  la  foule  remuait  et  ondulait,  rompact 
ff  à  tout  étouffer.  .Nulle  fuite  n'était  possible  qu'à  ceux 
«  qui  étaient  placés  au  dernier  rang  de  cette  tassée 
«  d'hommes  ;  et  ceux-là  curieux,  et  qui  discernaient  mal 
«  ce  qui  se  passait  au  bord  de  la  fosse,  regardaient  par- 
<f.  dessus  les  épaules  des  autres  et  augmentaient  la 
«  poussée.  Le  curé  et  les  prêtres,  qui  entendirent  les 
'<  cris  de  cette  foule  en  émeute,  sortirent  de  l'église  et 
«  voulurent   pénétrer  jusqu'à  la  tombe ,  théâtre  d'un 


—  1?:^  - 

«  drame  qui  devenait  sanglant.  Ils  ne  le  purent.  «  Ren- 
«  trez,  monsieur  le  curé,  —  disaient  des  voix  ;  —  vous 
«  n'avez  que  faire  là  !  C'est  la  sorcière  de  la  Glotte,  c'est 
«  cette  %>rofaneuse  dont  on  fait  justice  !  Je  vous  ren- 
«  drons  demain  votre  cimetière  purifié.  » 

<  Et,  en  disant  cela,  chacun  jetait  son  caillou  du  côté 
«  de  la  Glotte,  au  risque  de  blesser  ceux  qui  étaient 
«  rangés  près  d'elle.  La  seconde  pierre,  qui  avait  brisé 
«  sa  poitrine,  l'avait  roulée  dans  la  poussière,  abattue 
«  aux  pieds  d'Augé,  mais  non  évanouie.  Impatient  de  se 
«  mêler  à  ce  martyre,  mais  trop  près  d'elle  pour  la 
«  lapider,  le  boucher  poussa  du  pied  ce  corps  terrassé... 

«  La  v'ià  écrasée  dans  son  venin,  la  vipère  !  —  fit-il.  — 
«  Allons  !  garçons  !  qui  a  une  claie,  que  je  puissions 
«  traîner  sa  carcasse  dessus  ?  » 

«  La  question  glissa  de  bouche  en  bouche,  et  soudain, 
«  avec  cette  électricité  qui  est  plus  rapide  et  encore  plus 
«  incompréhensible  que  la  foudre,  des  centaines  de 
«  bras  rapportèrent  pour  réponse,  en  la  passant  des 
«  uns  aux  autres,  la  grille  du  cimetière,  arrachée  de 
«  ses  gonds,  sur  laquelle  on  jeta  le  corps  inanimé  de  la 
«  Glotte.  Des  hommes  haletants  s'attelèrent  à  cette 
«  grille  et  se  mirent  à  traîner,  comme  des  chevaux 
«  sauvages  ou  des  tigres,  le  char  de  vengeance  et 
«  d'ignominie,  qui  prit  le  galop  sur  les  tombes,  sur  les 
«  pierres,  avec  son  fardeau.  Eperdus  de  férocité,  de 
«  haine,  de  peur  révoltée,  —  car  l'homme  réagit  contre 
«  la  peur  de  son  ame,  et  alors  il  devient  fou  d'audace  !  — 
«  ils  passèrent  comme  le  vent  rugissant  d'une  trombe 
«  devant  le  portail  de  l'éghse,  où  se  tenaient  les  prêtres 
«  rigides  d'horreur  et  livides  ;  et  renversant  tout  sur 
«  leur  passage,  en  proie  à  ce  delirium  trcinens  des 
«  foules  redevenues  animales   et   sourdes  comme  les 


-  171  — 

•^  tk\uix,  ils  Iravei'scri'ul  en  luirlanl  la  buur.nade  ôpoii- 
'<  vanléo  et  prirent  lo  eheiniM  de  hi  lande...  Où  allaient- 
'<  ils  ?  ils  ne  le  savaient  pas.  Us  allaient  ronnne  va 
'<  rouraj»an.  Us  allaient  eoinine  la  lave  s'écoul(\  »  (1) 

T(Mis  les  olénuMils  (pii  <'()iii])()senl  le  style  de  lîarbey 
d'Aiiri'N  illv.  cl  (pie  lo  pri'i-ôdciil  iiMirci>;iii  iKtiisavail  per- 
mis d"analys(M\  .se  retrouvent  dans  celle  pat;e.  mais  non 
plus  à  Telal  île  repos.  Quel  mouvement  les  (Mnj>orte, 
quelle  vie  les  aiiimi^!  S'ils  restaient  af;glutinés  sans  so 
fondre  en  uneharmonieu.se  uinté,  ils  ne  pi'oduiraient  pas 
un  style  personnel.  Il  n'y  a  persomialitô  que  là  où  existe 
du  mouvement,  de  la  vie.  La  mort  est  essentiellement 
impersonnelle,  do  même  que  le  sommeil,  qui  on  est 
rima.ae,  et  que  le  repos,  qui  en  est  un  sinmlacre.  L'indivi- 
dualité se  fait  jour,  rorii^inalilé  éclate  f^nice  à  ce  don 
mystériiMix  el  inexpliqué  qui  s'appelle  la  vie! 

Supposons  que  le  style  do  Barbey  d'Aurevilly  fût 
exclusivement  romantique  :  il  aurait  de  la  fougue,  sans 
doute,  de  la  couleur  aussi,  et  ne  manquerait  pas  do 
panache.  Mais  il  demeurerait  inerte,  car  il  ne  s'appuie- 
rait sur  rien  et  ne  s'alimenterait  d'aucune  idée  fondamen- 
tale, si  ce  n'est  des  vagues  conceptions  du  romantisme; 
il  no  serait  pas  non  plus  ori.uiiiai.  car  il  ressemblerait  a 
tant  d^uitres  '<  écritures  »  des  contempoi-ains  ou  des 
prédécesseurs.  S'il  n'était  qu'aristocratique,  il  aurait 
évidemment  de  la  tenue  et  de  l'apprêt,  mais  sa  toilette 
serait  tout  extérieure  el,  du  reste,  aurait  bien  du 
rapport  avec  celle  d'autrui.  S'il  se  contentait  d'être 
catholique,  il  aurait  la  solidité  au  moins  ai)pa!"enle  que 
co?nporte  toute  allirmation  impérieuse  do  croyances 
profondes,  mais  il  ne  se  distinguerait  pas  du  style  d'un 

(1)  L'Eii-sorcelce,  p.  215,  216  il  211    cd.  Leincirt'). 


-  175  - 

apologiste  quelconque.  Enfin  si,  plus  modeste  encore,  il 
ne  voulait  cive  que  normand,  certainement  il  aurait 
renipreintc  pai'ticulière  du  pays  natal,  mais  il  ne  paraî- 
trait pas  individuel  et  au  surplus  ne  serait  point  intelli- 
gible à  tous.  C'est  donc  la  fusion  de  ces  quatre  éléments, 
combinés  on  des  proportions  exactes,  qui  crée  l'origi- 
nalité foncière  et  inimitable  du  style  de  Barbey  d'Aure- 
villy; et  cette  originalité  concentrée  et  ferme  se  donne 
libre  carrière  dans  le  mouvement  universel  des  êtres  et 
des  choses,  —  d'où  naît  la  vie. 

La  vie,  voilà  donc,  en  définitive,  en  dernière  analyse, 
la  véritable  source  de  la  personnalité.  La  vie,  chacun 
l'interprète  comme  il  la  voit,  à  sa  façon,  chacun  l'orne 
des  couleurs  qui  lui  plaisent,  chacun  la  «  vit  »  selon  les 
lois  de  son  tempérament.  Et  c'est  ce  qui  la  marque 
d'un  caractère  si  individuel.  C'est  elle  que  d'Aurevilly 
veut  mettre  dans  tous  ses  écrits:  c'est  d'elle  qu'il  veut 
gonfler,  comme  d'une  sève  toujours  bouillonnante,  ses 
romans  et  sa  critique.  La  vie  en  tout,  la  vie  partout:  tel 
est  son  programme. 

11  le  traduit  d'ailleurs  en  termes  catégoriques  et  il 
précise  sa  pensée  intime,  quand  il  dit  qu'il  faut  mettre 
«  la  vie  dans  le  style  et  l'émotion  qui  est  plus  que  la 
vie  »  (1).  L'émotion,  n'est-ce  pas  la  forme  la  plus  parfaite 
de  la  sensibilité  ?  Elle  intéresse  à  la  fois  les  sens  et  le 
cœur  :  elle  est  donc,  par  essence,  la  vie  même.  La  sen- 
sation exprime  la  vie  ;  et  dès  que  la  sensation  se  raffine, 
se  dégage  des  matières  brutes,  grossières  et  inférieures 
qui  l'enveloppent,  elle  devient  émotion,  ce  par  quoi 
l'homme  est  plus  grand  que  tous  les  autres  êtres  et  par- 

(1)  Les  Historiens  politiques  et  littéra'res,  p.  339  (éd.  Aniyot,  1861). 


—  47(')  — 

ticipe  en  quelque  sorte  à  uiu^  (^Kislence  supérieure  et 
divine. 

C'est  par  reuiotion  éi;aleinenl  que  se  manifeste  ce  qu'il 
y  a  dans  rheniine  de  plus  lu\iu  el  de  plus  noble  :  la  sin- 
cérité. La  sincérité  dans  le  style  n"est  autre  chose,  —  pour 
employer  une  expression  philosophique,  —  que  Vindice 
de  réfraction  morale  do  l'écrivain.  Par  là,  le  romancier 
ou  le  critique  s'élève  en  disnilé.  Quelle  que  soit  sa 
valeur,  au  demeurant,  il  est  d'autant  plus  persomiel  qu'il 
est  sincère.  Aussi  d'Aurevilly  est-il  dur  pour  les  auteurs 
qui  parlent  une  lan.uue  dont  ils  n'ont  pas  trouvé  le  secret 
dans  leur  teniperamenl.  Le  style  de  Victor  Cousin, 
notamment,  lui  semble  «  un  style  beaucoup  trop  admiré, 
car  il  n'est  pas  sincère  »  (1).  Ce  style  est  riche,  majes- 
tueux et  grandiloquent  :  mais  il  n'est  pas  sorti  de  l'âme 
même  de  l'écrivain.  11  a  été  emprunté  ou  forgé  artificiel- 
lement. On  s'en  est  emparé  comme  d'une  somptueuse 
dépouille  ou  bien  on  l'a  martelé  sans  y  mettre  son  propre 
C(eur. 

La  vie,  la  vie  intérieure,  la  vie  de  l'àme:  c'est  cela  seul 
que  Barbey  d'Aurevilly  a  voulu  exprimer  dans  son  style. 
11  se  soucie  peu  d'être  un  artiste  ;  il  lient  uniquement  à 
«  réfléchir  »  les  sentiments  et  les  émotions  dont  son 
âme  est  pénétrée.  11  les  rend  et  les  traduit,  tels  qu'il 
les  a  éprouvés,  tels  qu'ils  l'ont  «  impressionné  ».  11 
n'aspire  pas  à  se  créer  une  langue  savante  ;  il  ne  vise 
qu'à  la  sincérité.  On  en  a  la  preuve,  particulièrement 
convaincante,  dans  les  vers  qu'il  a  laissés.  Ce  sont,  a-t-il 
dit,  «  des  gouttelettes  de  sang  ».  Il  voit  couler  le  sang 
des  blessures  de  son  cœur  et  n'a  d'autre  ambition  que  de 
se  soulager.  Il  ne  cherche  j)as  à  parer  ses  plaies  d'un 

(1;  Les  Hisloilens  jjoUtifjiies  el  lilléiaires,  \>.  427  (i:J.  Amyol,  ISGl,. 


—  177  — 

manteau  de  pourpre  qui  rende  plus  éclatante  encore  sa 
douleur  et  plus  rouge  le  sang  qu'il  répand.  Non  !  il  est 
simple,  uni,  grave  comme  il  convient  à  qui  souffre.  Il 
rime  vaille  que  vaille,  —  plutôt  mal  que  bien,  —  et 
avec  force  «  chevilles  »  pour  dire  le  plus  franchement 
possible  le  mal  qui  le  torture  : 

0  buste,  idolâtré  de  mon  enfance  folle. 
Buste  mystérieux  que  je  revois  ce  soir, 
Quand  rien,  rien  dans  mon  cœur  n'a  plus  une  auréole, 
Tu  rayonnes  toujours,  jaune,  dans  ton  coin  noir, 
0  buste,  ma  première  idole  ! 

Tous  les  bustes  vivants  que  j'ai  pris  sur  mon  cœur 
S'y  sont  brisés,  usés,  déformés  par  la  vie... 
Leur  argile  de  cbair  s'est  plus  vite  amollie 
Que  ton  argile,  ù  buste,  —  immobile  effigie 
Et  du  temps  inerte  vainqueur  !  [i) 

Ce  sont  des  vers  de  la  vieillesse  de  Barbey  d'Aurevilly. 
On  peut  les  rapprocher,  pour  la  simplicité  de  l'accent,  la 
négligence  de  la  forme  et  la  sincérité  des  sentiments,  de 
cette  autre  pièce  retrouvée  dans  un  très  ancien  cahier 
de  jeunesse  : 

A  qui  rèves-tu  si  tu  rêve. 
Front  bombé  que  j'adore  et  voudrais  entr'ouvrir, 
Entr'ouvrir  d'un  baiser  pénétrant  comme  un  glaive, 
Pour  voir  si  c'est  à  moi,  —  que  tu  fais  tant  souffrir! 
0  front  idolâtré,  mais  fermé,  —  noir  mystère. 
Plus  noir  (jue  ces  yeux  noirs  qui  font  la  Nuit  en  moi. 
Et  dont  le  sombre  feu  nourrit  et  désespère 

L'amour  affreux  que  j'ai  pour  toi  ! 


(1)  Poussières  (éd.  Lemerre,  1897),  p.  S. 

12 


-  17S  - 

Ji'  n'ai  jiiiiiais  su  si  lu  {itMisu, 
Si  tu  sens,  —  si  ton  ctrur  Itat  conunc  nu  aulic  cdMii . 
Kl  s'il  est  (|uel(|ne  rliose  au  foinl  de  ton  silencr 
OI)Slinément  ^.'ai'tlé,  crnellenienl  Itmiilcur! 
Non  !  Je  n'ai  jamais  su  s'il  •lait  dans  ton  .\nic 
Une  place  où  plus  tard  pitt  nailre  un  sentiment, 
Ou  si  tu  (lois  rester  une  enfant,  ipioique  femme, 

Lue  enfant  !  pas  nn^me  !  —  uti  nt aiit  !       ^ 

Un  néant   i|iii  seiidtli'  la   vie!  (1) 

Enfin,  voici  dos  vers  dr  la  iiialuiilé  do  Burboy  d'Aure- 
villy: ils  se  foeoiiiiiiaiidoiil  pau  les  mêmes  qualités  et  les 
mêmes  défauts  : 

Oli  '.  les  ypAW  adorés  ne  sont  pas  ceux  qui  virent 
^)u'on  les  aimait,  —  alors  (|u°on  en  mourait  tout  has! 
Ia'S  rêves  les  plus  doux  ne  sont  pas  ceux  que  firent 
Deux  êtres,  cœur  à  cti-ur  et  les  bras  dans  les  bras! 
Les  bonheurs  les  plus  cliers  à  notre  <\me  assouvie 
Ne  sont  pas  ceux  (|u'on  pleure  après  iju'ils  sont  partis  ; 
Mais  les  plus  beaux  amours  que  l'on  eut  dans  la  vie 
Du  cii'ur  ne  sont  jamais  sortis! 

Ils  sont  là,  vivent  là,  durent  là.  —  Les  années 
Tombent  sur  eux  en  vain.  On  les  croit  disjiarus. 
Perdus,  anéantis,  au  fond  d(>s  destinées!... 
Et  le  destin,  c'est  eux,  qui  semblaient  n'être  plus!  (2) 

On  n'est  pas  plus  simple,  ni  moins  artiste  on  poésie  ! 
Au  surplus,  d'Aurevilly,  même  en  prose,  ne  recherche 
"  l'ertet  »  qu'aulaiit  qu'il  traduit  mieu.K  une  nuance 
indéllnie  de  sa  pensée.  A  ce  point  de  vue,  il  est  «  st/in- 
bolistc  ».  Mais  quand  il  n'a  qu'a  affirmer  catégorique- 

(W  Poussières  (éd.  Lemerre,  18i(7s  p.   17  et  IS. 
;2   Ihid.,  p.  21. 


—  170  — 

ment  une  conception  ferme  de  son  esprit  ou  à  exprimer 
une  aspiration  précise  de  son  âme,  son  style  est  calme, 
quoique  vivant,  et  bien  français,  quoique  original.  C'est 
alors  qu'il  admire,  comme  il  dit,  «  ce  pur  camée  de 
langue  française  »  (1)  et  qu'il  parle  «  simplement  et 
virilement  cette  belle  langue,  que  nous  devrions  tous 
respecter  comme  la  parole  de  notre  mère...  »  (2)  S'il  ne 
la  parle  pas  toujours  simplement,  du  moins  il  la  parle 
virilement.  La  virilité,  n'est-ce  pas  le  suprême  épanouis- 
sement de  la  vie  ? 

Il  reste  à  noter  quelques  particularités  du  style  de 
Barbey  d'Aurevilly.  C'est  un  style  vivant,  non  un  style 
travaillé  d'artiste  patient.  L'auteur  à' Une  Vieille  Maî- 
tresse et  de  Y  Ensorcelée  le  déclare  en  maints  passages. 
«  Je  ne  suis  pas,  —  dit-il,  —  le  lys  sensitive  du  beau, 
du  correct,  du  convenable  et  de  la  perfection.  Je  suis  un 
grossier...  »  (3).  Il  veut  dire  seulement:  je  ne  suis  pas  un 
raffiné.  Ailleurs,  il  s'accuse  de  n'être  qu'un  «.  cosaque 
indiscipliné  »  (4).  Et,  de  fait,  il  a  raison  souvent  de  se 
donner  tort:  car  son  romantisme  le  pousse  à  de  regret- 
tables excès  d'expression.  Il  parle,  en  quelque  endroit,  de 
«  la  glorieuse  ventrée  de  poètes  qu'avait  portée  1830  »(5). 
Les  termes  sont  certainement,  ici,  d'un  romantisme  trop 
brut.  D'ailleurs,  on  pourrait  multiplier  les  exemples  où 
d'Aurevilly,  entraîné  par  l'élan  de  ses  idées  ou  de  ses 
images  fougueuses,  heurte  décidément  le  bon  goût  et 
rappelle  trop  fréquemment  Brébeuf  ou  Scudéry.  Mais  il 
vaut  mieux  mettre  en  lumière  ses  jolies  trouvailles  de 

(1)  Le  ConslUuHoiinel,  19  avril  ISl.'J. 

(2)  Le  l'ays,  24  avril  1854. 

(3)  Lettre  à  Trebutien  (1856). 

(4)  LeUre  à  Trebutien  (18.55). 

(5)  Les  Poêles,  p.  203  (éd.  Amyot,  1862). 


-  IcSO  — 

stylo,  les  perles  qu'il  nous  a  laissées,  qu'insister  avec 
trop  de  eoinplaisanco  sur  les  écarts  et  les  égarements  de 
sou  imagination  mal  contenue. 

Il  a  d'abord,  entre  autres  mérites,  la  soudaineté,  l'im- 
prévu et  le  pittoresque  de  l'expression.  C'est  bien  roman- 
tique, cela;  mais  le  romantisme  de  Barbey  d'Aurevilly 
est  toujours  personnel.  Au  lieu  de  dire,  par  exemple: 
saisir  vivement  l'iimo  et  le  cœur,  il  dira:  «  pincer  Tàme», 
«  agrafer  le  cœur  ».  Et  sans  doute  la  comparaison  est 
d'ordre  purement  matériel;  mais  elle  se  «cristallise  », 
s'enfonce  dans  l'esprit  et  ne  s'oublie  plus.  Un  écrivain 
ordinaire  répétera  après  Boileau  l'adage  si  connu:  «  Le 
la  lin  dans  les  mots  brave  l'honnêteté  ».  La  pensée  et 
l'expression,  —  l'expression  surtout,  — semblent  incom- 
plètes à  d'Aurevilly,  et  il  ajoute:  '<  La  langue  latine  brave 
l'honnêteté,  en  païenne  qu'elle  est,  tandis  que  notre 
langue,  à  nous,  a  été  baptisée  avec  Clovis  sur  les  fonts 
de  Saint -Rémy  et  y  a  puisé  une  impérissable  pu- 
deur »  (1). 

Barbey  d'Aurevilly  cultive  aussi  avec  amour  et  passion 
l'antithèse  romantique;  mais  il  y  met  un  tel  accent  d'ori- 
ginalité vraie  et  de  sincérité  que,  chez  lui,  les  contrastes 
qu'il  évoque  ou  invente,  môme  très  bariolés,  semblent 
naturels.  Tel,  ce  poème  en  prose  sur  les  Quarante 
Heures,  écrit  un  dimanche-gras  et  adressé  à  l'abbé 
Léon  qui  célébrait  ce  jour-là,  dévotement,  la  fête  de 
l'Adoration  Perpétuelle.  «  De  tous  les  jours  que  l'Année, 
cette  joueuse  au  cerceau,  chasse  devant  elle,  le  jour 
d'aujourd'hui  est  le  plus  singulier  peut-être.  Il  nous 
faisait  rire  autrefois.  Nous  ne  rions  plus.  Je  rêve,  et  toi 
tu  pries Seulement  ta  prière  est  plus  vive  et  plus 

(I;  Les  Diaboliques,  p.  33'J  léd.  Deiitu). 


—  181  — 

longue  que  les  autres  jours,  et  moi,  ma  rêverie  plus 
amère...  C'est  le  jour  des  Masques  pour  moi,  —  pour  toi, 
le  jour  des  Quarante  Heures  !  Jour  double  et  mi-parti 
comme  l'habit  d'un  bouffon  qui  rirait  avec  un  cœur  gros 
et  des  yeux  en  larmes.  Vêtu,  comme  Scaramouche,  — 
ici  d'un  jaune  éclatant  et  joyeux,  là  d'un  noir  funèbre. 
Païen  et  chrétien  à  la  fois,  jour  d'éternelle  dissipation 
et  d'adoration  perpétuelle...  Jour  des  Masques  !  11  est 
bien  nommé...  Oh!  mon  ami,  mon  cher  Léon,  ce  jour, 
sinistre  dans  sa  gaieté,  pour  moi,  est  rempli,  pour  toi,  de 
joies  saintes!  Pour  toi,  il  fait  flamber  plus  fort  l'encens 
de  ton  cœur  embrasé;  pour  moi,  dans  le  mien,  il  ne 
remue,  du  bout  de  son  doigt  ennuyé,  que  des  cendres 
éteintes...  C'est  le  jour  des  Masques  pour  moi,  —  pour 
toi,  le  jour  des  Quarante  Heures!  »(1). 

11  y  a  de  la  noblesse  et  de  l'élévation  dans  ce  style 
romantique.  Au  demeurant,  Barbey  d'Aurevilly  ne  sau- 
rait, en  bon  aristocrate,  parler  comme  tout  le  monde.  Il 
aime  une  langue  fleurie,  imagée,  naturelle  pourtant:  car 
en  tout  il  déteste  l'artifice.  Tantôt  son  syle  est  brillant 
et  simple  à  la  fois,  comme  celui  qu'on  emploie  dans 
les  salons.  Tantôt,  il  est  incisif,  énergique  et  militaire, 
comme  le  veut  un  noble,  fils  de  soldats.  Ces  deux 
caractères  traduisent  le  double  aspect  de  la  nature  aristo- 
cratique du  descendant  des  Chouans,  qui  est  simultané- 
ment un  mondain  et  un  lutteur.  U Ensorcelée,  toute  rem- 
plie du  souvenir  des  guerres  civiles,  exprime  le  tempéra- 
ment combatif  de  la  pensée  et  du  style  de  l'écrivain.  Les 
Diaboliques,  toutes  pénétrées  des  émanations  du  fau- 
bourg Saint-Germain,  semblent  plutôt  le  fait  d'un  causeur 

(1)  Rythmes  oubliés  (éd.  Lemerrc.  1897),  p.  15,  16  et  17.—  Le  Dunanche 
du  Carnaval  1S59. 


—  is-j  - 

distinp-iié.  Là,  c'est  le  stylo  omporlô  ol  foug-iioiix  d'un 
général  qui  monte  à  l'assaut;  iei,  c'est  le  ton  apaisé  ot 
serein  d'un  diplomate  qui  narre  ses  aventures  passion- 
nelles à  do  vieilles  douairières  peu  pru(l(>s.  Là,  rrlMo  lo 
ton  énertiique  et  impérieux  de  l'homme  d(>s  (•anq)s,  pi-èl 
à  toutes  les  audaces  et  à  toutes  les  folles  équipées  ;  ici 
s'insinue  la  voix  tranquille  ot  miolleusc  du  Don  Juan  qui  se 
sait  irrésistible,  malgré  los  atteintes  et  les  rides  do  lage. 
Là,  c'est  la  langue  hardie  do  la  caserne,  1'  «  i))tperaloria 
brccitds^  û\\  i'\v<\\w\)  de  bataille,  la  tradilionnelU^  conci- 
sion des  harangues  et  dissertations  militaires;  ici,  c'est 
le  style  voilé  et  plein  d'allusions  dont  on  se  sert  dans  les 
boudoirs,  au  «  l'treo'cloclt  >>,  —  «  entre  cinq  et  sept  >*,  — 
tandis  que  les  enfants  sont  à  la  promonade,  — et  qui 
triomphe  au  fumoir,  après  dinor,  lorsque  les   enfants 
sont  au  lit  ;  c'est  la  longue  conversation,  remplie  de  sous- 
entendus,  qui  s'ébauche  d'hommes  à  femmes  très  libres, 
lesquels  se  renvoient  la  riposte  comme  des  joueurs  au 
«  lawn-tennis  »  se  renvoient  la  balle;  c'est  une  distrac- 
tion de  désœuvrés. 

Même  dans  la  critique,  celte  double  forme  du  style  de 
Barbey  d'Aurevilly  apparaît  tour  à  tour  et  s'impose.  Par- 
fois, ce  n'est  qu'une  franche  et  cahne  causerie  sur  les 
sujets  du  jour.  Le  poète  s'y  montre  à  côté  de  l'historien, 
le  romancier  y  voisine  avec  le  philosophe.  Mais,  quand 
les  convictions  de  l'homme  de  salon  se  trouvent  froissées 
ou  attaquées,  il  n'a  plus  rien  d'un  dilettante  ou  d'un 
causeur:  il  se  révèle  censeur  impitoyable.  Dans  le 
premier  cas,  il  fait  de  la  chronique;  dans  le  second,  il 
devient  un  juge  terrible. 

En  veut-on  des  exemples?  Voici  le  conrersnlionnis/e. 
«  C'est  la  paix  que  M.  Jules  Sandeau  vont  et  répand,  la 
paix  des  esprits  et  des  âmes.  II  ne  les  bouleverse  point, 


—  \m  — 

il  ne  les  secoue  pas,  il  n'a  pas  Tinlérêt  haletant  et 
pathétique,  mais  il  attendrit  dans  ses  bons  moments.  Il 
ne  coûte  qu'une  larme,  et,  pour  le  gros  des  yeux,  c'est 
assez.  Tel  est  M.  Sandeau  l'académicien,  —  qui  l'était  de 
ton,  d'honnêteté,  de  modération,  avant  d'être  de  l'Aca- 
démie. On  l'a  loué,  et  Je  le  loue  aussi,  d'avoir  passé  sa 
vie  dans  la  noble  préoccupation  du  travail,  dans  le  chaste 
recueillement  de  l'étude...  Eh!  que  lui  fallait-il  davan- 
tage?... Eh  bien!  c'est  cette  délicatesse,  qu'il  a  eue 
autrefois  et  que  nous  nous  attendions  àtoujours  retrouver 
chez  M.  Sandeau,  que  nous  avons  vainement  cherchée 
dans  le  nouveau  roman  qu'il  publie  »  (1).  Il  n'est  pas  une 
ligne  de  cette  page,  qui  soit  vraiment  de  la  critique  ;  c'est 
de  la  causerie  fine  et  légère,  piquante  et  superficielle. 
Les  phrases  courtes,  les  incorrections  mêmes  qui  trahis- 
sent le  laisser-aller  du  grand  seigneur,  les  exclamations 
qui  marquent  un  repos  au  moment  où  l'orateur  a  besoin 
de  reprendre  haleine, les  «eh!  »,les  «  eh  bien!»  qu'affec- 
tionne tant  d'Aurevilly  et  que  l'on  rencontre  à  chaque 
feuillet  de  ses  livres,  —  tout  dénote  et  révèle  le  mondain 
qui  cause  dans  un  salon  pour  le  divertissement  de  l'audi- 
toire. 

Voici  maintenant  le  critique.  «  Ce  qui  restera  de 
M.  Sue,  c'est  le  mal  qu'il  a  fait,  sans  que  la  conviction 
l'excuse.  Les  doctrines  de  ses  livres,  il  n'y  croyait  pas  ! 
L'auteur  du  Juif  Et-rant  n'aura  pas  même  cette  justifi- 
cation dernière  de  la  duperie  de  son  esprit,  car  il  ne  fut 
pas  dupe.  Le  breuvage  qu'il  a  versé  aux  autres,  il  ne 
s'en  est  jamais  enivré.  La  question,  pour  ce  Laurent  le 
Magnifique  de  la  littérature  socialiste  qui  donnait  à  boire 
et  à  manger  aux  imaginations  phalanstériennes,  c'était 

(1)  Les  Romar}ciers,  p.  80  et  81  (.\myot,  éditeur,  1865). 


—  184   - 

rapplaiulissonionl  dos  oonvivos.  Il  donnait  à  boiro  à  ses 
gLMis  poiii-  qu'ils  lissonl  lapap^o  »  (1).  Ici,  c'est  le  stylo, 
ému.  indigné,  vengeur,  de  raristocrate  outragé  dans  ses 
droits  les  plus  chers  par  un  «  socialiste  »  qui  na  inèfue 
pas,  dit  d'Aurevilly,  le  mérite  do  la  bonne  foi. 

Il  n'en  va  pas  autrement  chez  l'auteur  de  Y  Ensorcelée 
et  des  Prophètes  du  Passé,  lorsque  la  religion  est  enjeu. 
Tant(M  il  expose  ses  idées  on  un  stylo  grave  qui  mol  en 
relief  la  sécurité  d'une  conviction  profonde.  TanttU  il 
«  charge  ;i  la  Murât  »  contre  les  ennemis  de  l'Kglise. 
Dans  un  cas,  il  s'écrie  avec  assurance  et  tranquillité: 
«  Nous  n'épargnerons  aucune  des  erreurs  que  La 
Liberté  de  Penser  essaiera  de  produire.  Nous  lui  offri- 
rons la  discussion  sous  toutes  les  formes,  appuyés  que 
nous  sommes  aux  principes  de  rKglise  romaine,  dans 
lesquels  nous  avons  foi,  par  lesquels  nous  avons  vigueur. 
Si  les  hommes  de  talent  viennent  à  ce  recueil  rationaliste, 
tant  mieux!  nous  aimerons  à  signaler,  comme  une 
effrayante  évidence,  le  talent  moins  fort  que  la  vérité  qu'il 
combat,  et  ce  qu'il  perd  de  noble  sang  dans  une  vile  pous- 
sière en  joutant  ainsi  contre' Dieu.  Si  les  hommes  de  talent, 
au  contraire,  y  brillent...  par  leur  absence,  tant  mieux  en- 
core! nous  montrerons  l'équation  entre  leshonmieset  les 
doctrines,  —  doctrines  mauvaises,  hommes  impuissants! 
Et  nous  dirons  à  tous  ceux  qui,  catholiques  comme 
nous,  ont  moins  que  nous  le  bon  génie  de  l'espérance: 
Tenez!  jugez!  voilà  pourtant  les  philosophes  qui  font 
obstacle  au  catholicisme,  qui  croient  lui  barrer  la  route 
vers  l'avenir!  Croyez-vous  que  ce  sont  de  tels  hommes 
qui  nous  empêchent  de  passer?  »  (2).  Dans  l'autre  cas, 

(1)  Les  Romanciers,  p.  26  (Amyol,  éditeur,  1865). 

(2   Iteviie  du  Monde  Catholique  (15  janvier  1848),  p.  159  et  suiv. 


-  185  — 

d'Aurevilly  écrit,  à  propos  du  fanatisme  catholique  du 
XVP  siècle  :  «  C'est  précisément  le  fanatisme  de  cette 
cause  à  qui  tant  d'écrivains  ont  imputé  toutes  les 
horreurs  du  temps,  c'est  ce  fanatisme  religieux  qui,  lui 
seul,  a  pourtant  arraché  le  XYI^  siècle  à  l'outrage 
mérité  du  genre  humain  et  qui  l'a  sauvé  du  mépris 
absolu  de  l'histoire!  Oui,  le  fanatisme  religieux,  cet 
horrible  fanatisme  religieux,  comme  ils  disent!  il  n'y 
avait  plus  que  cela  qui  valût  réellement  au  XVI«  siècle  ! 
il  n'y  avait  plus  que  cela  qui  vécût,  pour  l'honneur  de 
l'âme  humaine  pervertie  !  C'est  tout  ce  qui  restait  de 
l'ancienne  foi  chrétienne,  de  l'enthousiaste  amour  de 
Dieu,  épousé  par  le  cœur  ardent  du  moyen-âge  »  (1). 

Enfin,  même  dans  ses  accents  normands,  d'Aurevilly 
met  son  âme  apaisée  et  sereine  lorsqu'il  s'agit  de  la  belle 
nature  du  pays  natal,  et  son  âme  indignée  et  violente 
quand  il  est  question  de  ceux  qui  s'acharnent  à  changer 
l'aspect  du  sol.  Là,  il  s'écrie  transporté  de  joie  :  «  Le 
puits,  —  cette  chose  charmante  de  forme  et  d'usage,  — 
autour  duquel  les  femmes  font  groupe  et  d'où  elles 
remportent  leurs  cruches  pleines  dans  leurs  bras 
mouillés  »  (2).  Ici,  il  fustige  avec  indignation  les  nova- 
teurs du  pays  :  «...  La  rue  de  Poterie,  qui  était  autrefois 
la  rue  des  Ruisseaux,  aux  flots  se  tordant  sur  les  pierres 
polies,  —  propres,  larges,  lumineux  !  —  avec  des 
lavandières  sur  leurs  bords  !  Quand  une  femme  n'avait 
pas  la  jambe  jolie,  elle  ne  pouvait  pas  dans  ce  temps-là 
habiter  Valognes  !  7/5  ont  fourré  des  trottoirs  de  macadam, 
là  où  coulaient  ces  ruisseaux  torrentueux  et  purs  ;  et,  à 
l'extrémité  de  cette  rue  splendidement  pavée,  ils  ont 


(1)  Les  Historiens.  2"  série  (Quantin.  éditeur,  1888) 

(2)  Relation  inédite  d'un  voyaye  en  Normandie  (décembre  1864). 


—  ISC)  — 

aussi  supprimé  le  bassin  g-i-illairé,  dans  loquol  les 
ruisseaux  allaient  s'ongoutlVor,  ol  qui  faisait  roinino  une 
sonore  el  harmonieuse  corbeille  d'eau,  aux  écumes 
rêveuses  !  >>(!). 

Kt  voici,  pour  linir.  nue  i)age  où  se  révèlenl  simulla- 
nément  les  deux  tendances,  —  romantique  à  couleurs 
crues  et  réaliste  à  teintes  adoucies,  —  du  style  do  Harbey 
d'Aurevilly.  Je  la  trouve  dans  une  lettre  inédite  à 
Trebutien,  datée  du  5  décembre  1851.  Là,  l'anteur  de 
f'Eitsorcc/rr  a  parlé,  coniiiir  il  le  dit  lui-même,  sa  «  vraie 
lang-ue  »,  dédaignant  "  tous  les  publics  ».  Il  s'agit 
d'Aiiiauiéc  el  de  l'explication  du  nom  de  Somegod  doimé 
à  Maurice  de  Guérin.  Écoutons  le  réaliste.  «  J'avais  fait, 

—  raconte  d'Aurevilly,  —  une  espèce  de  poème  en  prose, 
pour  l'usage  personnel  de  Guérin...  Ce  poème  était 
l'histoire  idéalisée  d'une  conversion  que  j'avais  voulu 
faire  (fêtais  jeune  et  superbe...  de  Philosophie!)  comme 
si  on  convertissait  autrement  qu'avec  deux  pauvres 
morceaux  de  bois  en  croix  et  le  nom  de  Notre-Seignenr 
Jésus-Christ.  Dans  ce  poème,  il  y  avait  trois  personnages, 
le  Poète  Somegod  (c'était  Guérin),  le  Philosophe  ,.\ltaï 
(si  j'avais  pu  prendre  un  nom  plus  haut  pour  me  jucher, 
je  l'aurais  fait  !)  —  le  Philosophe  Allai,  c'était  donc  moi, 

—  et  la  Convertie-inconvertie  (car  elle  retournait  à  son 
vice,  à  la  très  grande  honte  de  ma  sotte  morale  philoso- 
phique) que  j'appelais  Am.vïdhk  et  qui  elle  aussi  était  un 
être  réel.  C'est  la  femme  que,  dans  mes  Memoranda, 
j'appelle  la  Ci:cili.\-Mkti-ll.\  />.  C'est  au  tour,  maintenant, 
du  romantique,  qui  ne  perd  jamais  ses  droits  :  '?  Le 
Poème,  je  ne  l'ai  pas  relu  depuis  ce  temps  et  je  serais 

(1)  Relation  inédile  d'un  voyage  en  Normandie  (décembre  1864). 


—  187  - 

bien  étonné  que  ce  ne  fût  pas  un  beau  bloc  de  marbre  de 
Pathos;  mais  le  profil  fuyant  de  Guérin  dans  sa  nuée 
céi'uléenne,  ce  farouche  Endymion  qui  chassait  l'Infini  à 
la  suite  de  la  Nature,  dans  le  fond  des  bois  comme  au 
bord  des  mers,  Guérin,  le  quelque  Dieu,  car  il  y  en  avait 
un  en  lui,  était  dessiné  avec  assez  de  crânerie  dans  cet 
amphigouri  de  morale  stoïcienne  et  d'orgueil.  Littérai- 
rement, la  chose  ne  valait  rien,  cela  est  sûr;  mais  pour 
nous,  à  des  années  de  là,  et  quand  nous  cherchons  à 
ramasser  tous  les  rayons  de  cette  grande  physionomie 
disparue  qui  nous  a  laissé  dans  la  mémoire  les  mille 
points  d'or  et  les  mille  orbes  de  pourpre  que  le  soleil 
regardé  longtemps  nous  laisse,  tournants,  dans  le  fond 
des  yeux,  —  pour  nous,  les  peintres  du  souvenir,  qui 
reconstituons  notre  Guérin,  la  chose  a-t-elle  une  valeur 
de  circonstance  particulière?  Je  le  crois». 

Tel  est  le  double  aspect,  calme  et  emporté,  poétique  et 
batailleur,  suave  et  grondant,  —  réaliste  et  romantique, 
en  définitive,  —  du  style  si  personnel  de  Barbey  d'Aure- 
villy. Paul  de  Saint-Victor  l'a  merveilleusement  jugé  en 
trois  phrases  étincelantes  et  finement  ciselées.  «  Jamais 
peut-être,  —  dit-il,  —  la  langue  n'a  été  poussée  à  un  plus 
fier  paroxysme.  C'est  quelque  chose  de  brutal  et  d'exquis, 
de  violent  et  de  délicat,  d'amer  et  de  raffiné.  Cela  res- 
semble à  ces  breuvages  de  la  sorcellerie  où  il  entrait  des 
fleurs  et  des  serpents,  du  sang  de  tigre  et  du  miel  ».  En 
effet,  l'auteur  de  l'Ensorcelée  a  été  un  vrai  magicien  de 
la  langue  française.  Il  l'a  ensorcelée,  à  son  usage 
personnel  et  exclusif.  Et  il  l'a  marquée  d'une  empreinte 
si  fortement  individuelle  et  à  tel  point  inimitable  qu'il 
paraît  bien  que  de  sa  magie  le  secret  soit  à  jamais 
perdu. 


CHAPITRE     VIII 
L'Esthétique 

((  UNE  MAISON  A  SOI  ))  I  ÉDIFICE  GRANDIOSE  ET  SOLIDE. 

l'esthétique  des  classiques  et  celle  DES 

ROMANTIQUES.  —  ROMANTISAŒ  EXTÉRIEUR  ET 
réalisme  interne.  —  l'art,  ((  CHOSE  SECON- 
DAIRE ».  —  POÉSIES  SANS  SOUCI  d'aRT,  ROMANS 
DE  PENSEUR  ET  DE  MORALISTE,  CRITIQUE  d'iDÉES. 

l'image  et  l'idée     --  THÉORIE  DE  LA  POÉSIE 

ET  DU  ROMAN.  —  l'iNFLUENCE  DES  MILIEUX  :  LE 
PAYS,  LA  RACE,  LA  RELIGION.  -  ((  l'q^UVRE 
VÉCUE  ».  —  LA  PERSONNALITÉ.  —  LA  FORCE 
MENTALE  MESURÉE  PAR  LA  FORCE  DE  LA  DOC- 
TRINE. —  DOGMATISME  ET  SYMBOLISME.  —  LA 
BEAUTÉ  ET  LA  VIE. 


«  Ceux  qui  essayent  comme  moi,  —  a  dit  M.  Jules 
Lemaître,  —  d'entrer  partout,  c'est  souvent  qu'il  n'ont 
pas  de  maison  à  eux  ;  et  il  faut  les  plaindre  ».  (1)  Barbey 
d'Aurevilly,  on  vient  de  le  voir,  avait  une  maison  bien  à 
lui.  Cette  demeure,  qu'il  s'était  construite  avec  art  pour 
y  abriter  sa  hautaine  et  majestueuse  solitude,  était  sou- 
tenue de  gracieuses  et  grandioses  colonnes,  reposait  sur 
des  fondations  à  la  fois  légères  et  fortes,  et  offrait  un 

(1)  Jules  Lbmaitre.  —  Les  Contemporains,  tome  II,  page  224. 


-  189  — 

aspect  en  niêiiie  temps  élégant  et  imposant.  Nous  l'avons 
examinée  en  détail,  du  dehors,  puis  au  dedans,  en  cha- 
cune de  ses  parties  essentielles.  Il  convient  maintenant 
d'y  jeter  un  regard  d'ensemble  pour  tâcher  d'en  com- 
prendre la  structure  générale. 

Dans  cet  édifice,  fait  de  pierres  aristocratiques, 
catholiques  et  normandes,  qui  en  forment  les  plus  solides 
assises,  et  enduit  d'un  romantisme  rutilant,  qui  en  est  la 
parure,  Barbey  d'Aurevilly  s'est  installé  en  maître  ;  il  y 
a  régné  comme  un  monarque  sans  escorte  et  a  unifié, 
par  la  vertu  de  son  tempérament  puissant,  ce  que  les 
couleurs  composites  qu'il  avait  choisies  avaient  d'in- 
cohérent et  de  disparate.  Une  fois  établi  chez  lui,  en  une 
maison  appropriée  à  ses  besoins  et  à  ses  goûts,  il  s'est 
révélé  «  individualiste  »  à  outrance.  Ainsi,  il  s'est  forgé, 
presque  tout  naturellement,  une  esthétique  originale, 
d'allure  harmonieuse  et  sévère,  d'éléments  brillants  et 
forts. 

On  pourrait  surprendre  les  premiers  linéaments  de 
cette  esthétique  dès  l'œuvre  de  début  où  d'Aurevilly  a 
manifesté  ses  tendances  d'artiste  :  le  conte  intitulé  Léa. 
Mais  il  vaut  mieux  confier  à  l'auteur  lui-même  le  soin  de 
nous  dévoiler  ses  secrets.  Dans  son  Mémorandum  du 
21  janvier  1838,  il  oppose  fièrement  la  doctrine  roman- 
tique aux  vieilles  théories  classiques  et  conclut  à 
la  supériorité  de  l'une  sur  les  autres.  11  fait  bon  marché 
de  l'idéal  de  Pascal  et  de  Boileau.  Il  ne  veut  pas  se 
relire,  ne  consent  pas  à  remettre  l'ouvrage  sur  le 
métier  et  n'entend  point  corriger  les  défauts  de  l'ins- 
piration. Lui,  c'est  à  Lamartine  et  à  Victor  Hugo  qu'il  se 
rattache,  et  il  pousse  jusqu'aux  extrêmes  conséquences 
de  la  logique  —  ou  de  l'illogisme  —  (les  deux  finissent  par 
se  confondre)  l'exemple  sans  règles  fixes  de  ces  hardis 


—   l'.H)  — 

l'onovalours  du  ironie  Iraiicais.  Mais,  on  mcmo  loiups 
qu'il  t'hosit  ses  lenauls  et  parrains  lillérairos,  il  ne  se 
résig'iie  pas  à  abdiquer  sa  propre  persoiiiialiU>  (lu'il  sail 
vigoureuse  el  capable  (riuilialive.  l>r(>f,  il  ne  se  decidi^ 
qu'à  être  el  a  rester  toujours  lui-inènie.  Ainsi,  parti  du 
ronianlisnio  pur.  il  aboutit  a  une  sorte  de  réalisme  psyeho- 
log'iquo  et  sentimental  ilont  toute  son  onivre  sera 
pénétrée.  «  Ce  n'est  pas  de  la  littérature,  e'est  de  la  vie  //, 
écrit-il  à  Paul  de  Suint-Victor,  au  mois  de  juillet  ISjT),  en 
lui  envoyant  ses  poésies.  Et  ce  qu'il  dit  des  v(M"s,  où  son 
âme  s'est  épanchée  librement  et  soulagée,  il  le  peut  dii"e 
avec  non  moins  de  raison  de  ses  ronr.ms  et  même  de  sa 
critique.  Il  a  \v  droit  de  revendiquer  pour  d(>vis(>  le  mol 
fameux:  «  Poésie,  c'est  délivrance  ^>.  La  vie,  telle  qu'il 
kl  con(;oit,  la  sent  ou  la  devine,  voilà,  en  définitive,  ce 
qu'il  tend  à  exprimer  :  par  là  il  s'affirme  psychologue 
réaliste,  subtil  analyste  de  ses  plus  intimes  et  iii(li\  iduels 
étiits  d'àme.  Seulement,  il  traduit  la  vie  intérieure,  son 
ôlre  psychique  et  moral,  à  sa  manière  qui  agrandit  et 
amplifie  tout,  (jui  est  d'un  romantique  fouguou.v. 

Ce  mélange  de  réalisme  interne  et  de  romantisme 
extérieur  est  la  plus  précieuse  originalité  de  Barbey 
d'Aurevilly.  Gràceà  cette  dualité  mystérieuse,  fondue  en 
une  seule  entité  parla  niag'ie  souveraine  d'un  laleid  rare, 
il  s'isole  de  ses  contemporains  el  manjue  sa  place  à 
distance  des  artistes  de  l'époque. 

Môme,  à  proprement  parler,  on  ne  saurait  employer  le 
mot  d'art  quand  il  s'agit  des  créations  on  s'est  manifestée 
la  nature  exubérante  du  romancier  normand.  L'art 
suppose  des  procédés  et  implique  une  tliéoiie.  Or,  d'Au- 
revilly se  défend  énergiquement  de  toute  velléité  de 
s'astreindre  à  la  recherche  des  moycMis  les  plus  parfaits 
d'expression.  Aussi  comprend-on  qu'il  condamne  sans 


—  11)1  - 

merci  le  système  de  «  l'arl  pour  l'art,  ce  déplorable  et 
faux  système,  l'art  ne  devantjamais  être  que  le  glorieux 
serviteur  de  la  vérité  »  (1).  Et,  dans  sa  critique  de 
rAssonimoir,  prenant  à  partie  la  grossière  esthétique  de 
M.  Zola,  il  s'écrie  :  '<  Il  n'y  a  que  l'inspiration  qui  fasse 
de  l'art  vrai  et  profond  ». 

L'art  est  donc  chose  secondaire  aux  yeux  de  Barbey 
d'Aurevilly.  Il  est  facile  de  s'en  rendre  compte  lors- 
qu'on examine  la  manière  de  composer  qu'il  affectionne. 
Par- exemple,  il  a  reçu,  très  fortes,  à  la  lecture,  l'im- 
pression d'un  livre,  ou,  à  quelque  spectacle,  la  sensation 
d'un  événement.  L'image  du  livre  ou  de  l'événement 
se  gravent  aussitôt,  et  très  à  fond,  en  lui.  Il  ne  peut 
se  tenir  d'exprimer  de  suite,  vaille  que  vaille,  et  à  tout 
hasard,  sa  sensation  ou  de  traduire  son  impression  sous 
forme  concrète.  Puis,  d'images  en  images,  il  déroule 
la  série  de  ses  évolutions  mentales.  Les  images  en- 
traînent dans  leur  cours  vertigineux  les  idées  qui  dès 
lors  se  succèdent  et  s'appellent  l'une  l'autre.  Images  ou 
idées,  il  les  ramasse  toutes  en  un  faisceau  plus  ou 
moins  serré  et  n'en  laisse  échapper  aucune,  incidente 
ou  essentielle.  Il  les  emporte  avec  fougue  dans  le  tumul- 
tueux mouvement  de  sa  pensée  touffue,  chargée  à  en 
craquer  et  qui  néanmoins  porte  avec  aisance,  gaillarde- 
ment et  crânement,  à  la  militaire,  son  lourd  fardeau. 
Chez  d'Aurevilly,  l'image  a  donc  la  priorité  ;  mais  les 
images  successives  du  début  se  résolvent  toutes  finale- 
ment en  une  forte  et  lumineuse  idée  qui  domine  le  reste 
et  triomphe  de  la  sensation.  L'idée,  c'est  le  coup  de 
canon  que  les  images  font  partir,  —  ou  plutôt  c'est  la 


(1)  Les  Philusophes  elles  écrivains  religieux.  2'  série,  p.  313  (Fiinzine 
éditeur,  1881). 


—  102  — 

maîtresse  pièce  du  tir  de  la  pensée  :  les  images  l'en- 
flammeut  et  la  mettent  en  feu. 

Il  est  aisé  de  faire  loucher  du  doigt,  par  de  nombreux 
exemples,  la  manière  de  Barbey  d'Aurevilly.  On  la  peut 
saisir  sur  le  vif  aussi  bien  dans  Lca  que  dans  Aindiclêc, 
dans  les  Diaboliques  ou  dans  Ce  qui  ne  meurt  X)as.yo\Q\ 
des  vers  d'extrême  jeunesse,  où  elle  se  manifeste  déjà 
très  sensiblement. 

I)él)oiiclcz-les,  vos  longs  rhcvcux  de  soie. 

Passez  vos  mains  sur  leurs  loufles  d'anneaux, 

Qui  réunis  empiSchent  qu'on  ne  voie 

Vos  longs  cils  bruns  ([ui  font  vos  yeux  si  beaux  ! 

Lissez-les  bien,  iiuis<|ue  toutes  pareilles 

Néglii-'cniinent  deux  boucles  retombant 

Roulent  autour  de  vos  blanrbes  oreilles, 

Comme  autrefois,  quand  vous  étiez  enfant, 

Quand  vos  seize  ans  ne  vous  avaient  quittée 

Pour  sen  aller  où  tous  nos  ans  s'en  vont  ! 

Kn  nous  laissant  dans  la  vie  attristée 

Un  cœur  usé  plus  vite  que  le  front  ! 

Ab  !  c'est  alors  que  je  vous  imagine 

Vous  jetant  toute  aux  bras  Je  l'avenir, 

Sans  larme  aux  yeux  et  rien  dans  la  poitrine... 

Rien  qui  vous  fit  pirurer  ou  souvenir  ! 

Ah  !  de  ce  temps  montrez-moi  (luelque  chose 

En  vous  coiffant  comme  alors  vous  étiez  ; 

Que  je  vous  voie  ainsi,  que  je  repose 

Sur  vos  seize  ans  mes  yeux  de  pleurs  mouillés  (1). 

Ici,  l'art  est  presque  nul,  il  se  vante  do  ne  point 
paraître.  Ce  sont  à  peine  des  vers,  que  cette  série  mal 
agencée  de  rimes  insuffisantes  et  banales,  dont  le  seul 
intérêt  réside  dans  la  pensée  qui  les  anime.  Et,  malgré 

(1)  Poussières  (éd.  Lemerrc,  1897),  p.  lit  et  20. 


-  193  — 

tout,  les  images  s'y  succèdent,  s'y  entrecroisent  et  s'y 
heurtent  avec  tant  de  force,  jusqu'à  l'idée  finale  où  elles 
tendent,  qu'on  devient  prisonnier  de  leur  séduction  et 
qu'on  ne  saurait,  sans  effort,  se  dérober  à  leur  attrait. 

Cette  puissance  des  images  se  révèle,  plus  éclatante 
encore,  dans  une  pièce  de  vers  due  à  la  maturité  peu 
féconde  du  poète  :  le  Cid  : 

Un  soir,  dans  la  Sierra,  passait  Campéador. 

Sur  sa  cuirasse  d'or  le  soleil  mirait  Por 

Des  derniers  flamboiements  d'une  soirée  ardente. 

Et  doublait  du  héros  la  splendeur  flamboyante! 

Il  n'élait  qu'or  partout,  du  cimier  aux  talons. 

L'or  des  cuissards  froissait  l'or  des  caparaçons. 

Des  rubis    grenadins  faisaient  feu  sur  son  casque, 

Mais  ses  yeux  en  faisaient  plus  encor  sous  son  masque... 

Superbe,  et  de  loisir,  il  allait  sans  pareil, 

Et  n'ayant  rien  à  battre,  il  battait  le  Soleil... 

Or,  comme  il  passait  là,  magnifique  et  puissant. 

Et  calme,  et  grave,  et  lent,  le  radieux  passant 

Entendit  dans  le  creux  d'un  ravin  solitaire 

Une  voix  qui  semblait,  triste,  sortir  de  terre  ! 

Et  c'était,  étendu  sur  le  sol,  un  lépreux. 

Une  immondice  humaine,  un  monstre,  un  être  affreux, 

Dont  l'aspect  fit  lever  tout  droit  dans  la  poussière 

Les  deux  pieds  du  cheval  se  dressant  en  arrière... 

Immobile  il  restait,  le  grand  Campéador... 

Mais  il  fixa  longtemps  le  lépreux, —  puis  soudain 

Il  arracha  son  gant  et  lui  donna  sa  main  (1). 

De  pareils  vers  justifient  ou  du  moins  expliquent  la 
doctrine  poétique  à  laquelle  s'était  rallié  Barbey  d'Aure- 
villy. «  Il  m'est  agréable,  —  écrivait-il  à  Trebutien  le 
22  janvier  1851,  —  de  conserver  des  bouts  rimes,  qui  sont 

(1)  Poussières  (éd.  Lemerre,  1897),  p.  9,  10. et  H. 

13 


—  194  - 

des  dates  de  senliinciil  ilaus  ma  vie.  On  l(>s  iiioiilre  à 
vingt-cinq  personnes  qu'on  aime,  et  voila  tout  !  Du  moins 
ce  sera  tout  pour  moi  ».  11  disait  (Mieore,  le  'X)  novembre 
de  la  même  année  :  «  (Vesl  lon,^-  d(^  fillrei*  toute  son  ame 
et  d'en  faire  deux  ou  liois  notes  bien  conccMitroos,  — 
espèees  de  llacoiis  sNcllrs  et  lins,  comme  ces  (bicons 
d'ess(Miees  de  l'oscs  qui  viennent  du  serail,  mais  ijui 
renl'erment,  au  lieu  de  roses,  du  sang  caillé  ».  Et  le 
18  février  1852,  il  parle  une  (ois  de  plus  de  «  ces  vers 
saignants  auxquels  convient  mieux  peut-être  une  bordure 
d'obscurité  et  de  mystère  que  la  lampe  allumée  et 
embrasée  d'un  commentaire  >^.  Aussi  n\ivait-il  pas  tort 
d'appeler  ses  poésies  «  des  gouttelettes  de  sang  ». 

Il  eu  eût  pu  dire  autant  de  ses  poèmes  en  prose,  ses 
Rythmes  Oublies,  bien  que,  n'étant  pas  gêné  par  la  rime, 
il  y  apportât  un  plus  grand  souci  d'art.  Mais  depuis 
Amaidéc  et  Niobé  jusqu'à  son  admirable  Laoccxni,  on 
devine  que  d'Aurevilly  est  plutôt  hanté  du  culte  de  la 
pensée  que  du  soin  de  lexpression.  Les  sept  premiers 
paragraphes  de  Laocoon  ne  sont  (lu'uno  série  d'images 
éclatantes  qui  préparent  pour  les  trois  dernières  strophes 
le  coup  de  tonnerre  d'une  idée  profonde  et  noble.  Après 
avoir  raconté  en  un  style  prestigieux  le  supplice  des 
enfants  de  Laocoon,  le  poète  s'écrie  :  «  Nos  fils,  à  nous, 
Laocoon  !  ce  sont  nos  pensées,  nos  espérances,  nos  rêves, 
nos  amours,  devenus  avant  nous  les  victimes  de  la 
destinée,  la  pâture  de  ces  serpents  maudits  qu'on 
n'aperçoit  se  glisser  dans  la  vie  que  (juaiid  ils  se  glissent 
dans  nos  cœurs  et  qu'il  n'est  plus  temps  de  leur  échapper  ! 
Et  à  nous  aussi,  comme  a  toi,  Laocoon,  le  sang  de  nos 
rêves  immolés  semble  plus  cruel  et  plus  envenimé  que 
tous  les  autres  poisons  qu'on  fait  couler  dans  nos  bles- 
sures !  Nous  sommes  tous  pères  de  quelque  chose  qu'il 


—  195  — 

faut  voir,  devant  nous,  mourir  !»  (1)  Si  l'art  est  plus 
apparent,  ici,  que  dans  les  vers  «  Débouclez-les,  vos 
longs  cheveux  de  soie»,  il  cède,  néanmoins,  toujours  la 
place  d'honneur  à  l'idée. 

La  question  d'art  semble  plus  importante  encore  dans 
les  fictions  romanesques.  Toutefois  d'Aurevilly  n'hésite 
pas  à  la  sacrifier,  quand  il  le  faut,  à  la  pensée.  «  On  ne 
commence  pas  par  être  artiste,  —  dit  Jules  Barbey  dès 
1832,  en  parlant  de  son  héros  Réginald,  l'amoureux  de 
Léa  mourante,  —  l'homme  finit  par  là  ».  Il  semble  que 
l'auteur  de  r Ensorcelée  se  soit  approprié  el  imposé  cette 
règle  de  ne  devenir  artiste  qu'après  avoir  été  penseur. 
Même  au  cours  de  ses  Diaboliques  qui,  en  tant  que 
nouvelles,  exigent  plus  de  perfection  plastique  qu'un 
gros  roman,  il  ne  se  fait  pas  de  la  question  d'art  une 
préoccupation  éminente  et  primordiale.  Avant  tout,  il 
s'intitule  penseur  et  moraliste.  Le  reste  vient  par  surcroît. 
S'il  multiplie  les  images,  c'est  afin  de  mettre  plus  en  relief 
l'idée  fondamentale  où  il  veut  aboutir.  Deux  de  ses 
chefs-d'œuvre,  le  Dessous  de  Cartes  d'une  jMrtie  de 
Whist  et  le  Bonheur  dans  le  crime  en  sont  un  exemple 
frappant.  Ils  illustrent,  chacun  à  leur  manière,  des  idées 
profondes  qui  ne  sont  peut-être  pas  des  vérités  communes, 
mais  qui  ne  sont  pourtant  pas  des  paradoxes  et  qui 
plongent  au  sein  d'une  réalité  un  peu  idéalisée. 

Il  n'en  va  pas  autrement  de  la  critique  de  Barbey 
d'Aurevilly.  Sainte-Beuve  mettait  beaucoup  de  coquet- 
terie dans  ses  Lmidis  ;  il  se  parait  et  faisait  jolie  toilette 
pour  se  présenter  au  public  L'auteur  des  Œuvres  et  les 
Hommes  cherche,  avant  tout,  à  frapper  fort,  —  plutôt 
même  qu'à  frapper  juste.  Chacun  de  ses  articles  du 

(l)  Eijlhmes  oubliés  (éd.  Lenierre)  p.  .^3  et  f>4. 


—  IIXJ  — 

Réceil  et  du  Pays,  de  la  Mode,  du  CouslitntUnDicl  ou  du 
î^ain  Jaune  écVàio,  sous  la  pression  des  images,  ooninio 
une  catapulte  de  g-uerre.  iKuir  la  glorilication  (\'\\\\r  idée. 
Voici,  par  exemple,  de  (puMIe  façon  d'Aurevilly  analyse 
la  troisième  partie  des  Misérables  :  Marins.  «  Marias! 
Eh  !  bien,  à  la  bonne  heure  !  11  promet,  ce  titre  de  Maritcsf 
Laissons /<^rt;/ //»<'.' laissons  Cosctte,  ces  noms  prétentieux 
et  écœurants  de  simplicité...  jouée,  ces  titres  enfantclets 
eignan-gnan, —  onomatopée  qui  peint  mieux  qu'un  mot 
ce  que  je  veux  dire, —  et  prenons  enfin  pour  titre  un  nom 
viril,  qui  ne  grimace  ni  ne  pleurniche.  Prenons  Ma^'ius! 
Marins,  en  etl'el.  c'est  là  un  nom  qui  peut  avoir  sa  raison 
d'être.  C'est  un  titre  qui  peut  cacher  une  idée,  une  idée 
dont  j'ai  cru,  de  loin,  voir  briller  la  lueur.  Va  pour 
Marias  !  C'est  presque  une  espérance...  Voilà  ce  que  je 
me  disais.  Moi  qui  n'ai  pas,  je  vous  l'assure,  un  seul 
préjugé,  un  seul  mauvais  sentiment  contre  M.  Victor 
Hugo,  moi  qui  serais  si  heureux  de  pouvoir  louer  sans 
réserve  un  beau  passage,  une  grande  chose,  dans  son 
livre  des  Misérables,  parce  que  le  meilleur  soubasse- 
ment qu'on  puisse  donner  à  sa  critique,  c'est  la  justice 
d'un  éloge  mérité,  voilà  ce  que  je  me  disais  en  ouvrant 
Marins,  le  troisième  tiroir  de  ce  roman-conmiode,  dans 
lequel  M.  Victor  Hugo  a  empilé,  sans  ordre,  tous  les 
divers  écrits  sur  toutes  choses  qu'il  n'a  pas  oubliés 
depuis  quinze  ans  et  qu'il  ne  veut  pas  perdre,  car,  dans 
ce  sens-la,  il  a  de  l'ordre,  et  c'est  même  la  seule  ma- 
nière dont  il  en  a  !  Oui,  je  le  disais  :  Marias!  mais  ce 
doit  être  quelque  chose  comme  la  République!  Un  tel 
sujet,  le  premier  des  sujets,  le  sujet  sacré  pour  M.  Victor 
Hugo,  aura,  sans  doute,  retendu  cette  fibre  d'airain  que 
le  chantre  de  Napoléon  avait  dans  le  talent  autrefois  et 
qu'il  a  trop   ramollie M.   Hugo    n'est   immobile  en 


-  197  — 

rien.  »  (1).  Ne  faisons  pas  attention  pour  le  moment  aux 
criantes  exagérations  de  cette  critique  ;  il  s'agit  seule- 
ment d'en  considérer  l'aspect  extérieur.  Or,  il  semble 
bien  que  là  se  révèlent  tous  les  procédés,  très  naturels 
et  sans  ombre  d'artifice,  de  Barbey  d'Aurevilly,  —  depuis 
les  interjections  du  début,  Ve.x  abnqjto  quasi  oratoire  de 
l'entrée  en  matière,  l'onomatopée  normande,  les  incor- 
rections mêmes  des  images  heurtées  et  surchargées, 
jusqu'à  l'idée  finale  :  «  M.  Hugo  n'est  immobile  en  rien.  » 
Il  y  a  dans  cette  page  un  tel  mouvement  de  sensations, 
d'impressions  et  d'images  que  le  lecteur  en  est  presque 
étourdi. 

On  pourrait  donc,  je  crois,  définir  l'art,  —  l'art  litté- 
raire ,  du  moins ,  —  chez  [Barbey  d'Aurevilly  :  une 
succession,  une  accumulation  d'images  destinées  à  illu- 
miner une  idée.  Il  résulte  de  là  que  l'art  n'a  pas  sa 
raison  d'être  en  soi,  ne  possède  qu'une  valeur  d'emprunt 
et  ne  doit  briller  que  pour  faire  mieux  reluire  la  pensée. 
Voilà  peut-être  toute  l'esthétique  du  poète  de  Poussières 
aussi  bien  que  du  romancier  de  V Ensorcelée  et  du  cri- 
tique des  Prophètes  du  Passé. 

Ainsi  résumée,  on  voit  par  où  elle  diff'ère  de  l'esthé- 
tique classique.  Elle  exclut  l'austère  harmonie,  la  préci- 
sion, la  sobriété  que  recommandaient  Descartes  et 
Pascal.  L'harmonie  lui  paraît  provenir  du  manque  de 
poumons  :  c'est  la  vertu  des  gringalets,  des  pales  joueurs 
de  flûte.  La  précision,  d'Aurevilly  la  stigmatise  du  nom 
de  sécheresse  :  c'est  la  qualité  maîtresse  des  laborieux, 
des  esprits  mal  doués.  Quant  à  la  sobriété  ou  la  concision, 
il  n'est  pas  éloigné  de  la  confondre  avec  l'impuissance. 
Bref,  il  oppose  victorieusement  l'esthétique  romantique 

(1)  Les  Misérables,  de  M.  Victor  Hugo  (P.iris,  1862),  p.  35. 


-  1î)S  — 

à  reslhélique  vioillio  ol  siiruiinoo  dos  classiqiu^s.  Mais, 
coinino  il  entend  iiuiiiilenir  sa  personnalité  intacte  cl 
originale  envers  et  contre  tous,  il  donne  à  ses  concep- 
tions un  tour  pai-liculiei-  et  individuel  qui  empêche  de 
les  assimiler  à  celles  d'autrui,  même  de  ses  précurseurs 
en  romaiitisiiKv 

C'est  ainsi  qu'il  reproche  à  Victor  Hugo  de  n'avoir  pas 
de  doctrine  littéraire,  en  dépit  du  manifeste  retentissant 
de  hxPréfaccdeCromwelL  et  d'abuser  du  don  d'imagi- 
nation qu'il  rerul  de  la  nature.  11  n'hésite  pas  a  lui 
préférer  Lamartine  et  Alfred  de  Vigny.  Eux  au  moins, 
s'ils  se  sont  servi  à  profusion  des  fornu^s  extérieures  de 
l'art  pour  traduire  leur  pensée,  ils  n'iMi  ont  jamais  fait 
qu'un  noble  usage  ;  ils  ne  se  sont  pas  noyés  dans  le  flot 
tumultueux  et  confus  de  l'anarchie  verbale,  ils  ne  se 
sont  pas  précipités,  tête  baissée,  dans  le  verbiage  étour- 
dissant et  dans  l'impudent  mensonge  des  bizarres  et 
folles  débauches  d'expression  qui  masquent  mal,  sous  un 
dévergondage  effronté,  l'absence  de  Tidée.  Ils  ne  sont 
point  des  «  plastiques  »,  uniquement  épris  des  beautés 
du  style;  ils  s'affichent,  avant  tout,  idéalistes.  Néanmoins, 
d'Aurevilly  se  distingue  d'eux  par  plusieurs  points,  très 
personnels,  de  son  esthétique. 

Il  a  une  théorie  de  la  poésie,  à  laquelle  ne  souscri- 
raient pas  entièrement,  à  coup  sur,  ni  Lamartine,  ni 
Vigny,  ni  Musset.  Il  n'admet  les  vers  que  s'ils  soi-font 
directement  du  fond  de  l'àme  môme,  des  profondeurs  les 
plus  intimes  de  l'être.  Par  cette  définition  il  est  conti-aint 
à  amplifier  singulièrement  le  sens  ordinaire  du  mol 
poésie:  ceux  qui  écrivent  en  vers,  —  dit-il,  —  ": s'ap- 
pellent spécialement:  les  Poètes.  Us  ont  confisqué  à  leur 
profit  une  appellation  qui  convient  à  tout  homme  doué, 
quel  que  soit  son  genre  de  talent  et  de  langage,  de  la 


—  199  — 

puissance  d'exalter  la  vie  et  d'élargir  les  battements  du 
cœur».  (1)  Et  il  insiste  sur  ce  qui  fait  le  vrai  poète  : 
l'inspiration,  «  l'inspiration  rebelle  »,  la  '<  capricieuse  » 
qui  ne  se  livre  qu'à  ses  heures.  Or  l'inspiration  est 
nécessaire  aux  poèmes  en  prose,  aux  «  Rythmes 
oubliés  »,  autant  qu  a  la  poésie  en  vers. 

C'est  également  l'inspiration,  secondée  par  une  obser- 
vation profonde  et  vaste,  qui  fait  le  romancier.  La 
théorie  de  Barbey  d'Aurevilly  est,  ici,  plus  hardie  encore. 
Ce  qu'il  reproche  à  George  Sand,  à  Jules  Sandeau,  à 
Octave  Feuillet,  aux  Concourt,  aux  romantiques  comme 
aux  réalistes,  c'est  de  ne  pas  écouter  la  voix  de  leur 
cœur,  source  de  vérité  supérieure  et  quasi  divine.  L'in- 
vention fantaisiste  des  premiers  ne  suffit  pas  plus  que 
l'observation  précise  des  seconds  :  elles  sont  impuis- 
santes, l'une  et  l'autre,  à  créer  la  vie.  L'une  produit  des 
êtres  hors  nature  ;  l'autre  enfante  des  êtres  sans  souffle. 
Or,  de  l'àme  seule  sort  la  vie.  Quiconque  ne  va  pas  puiser 
à  cette  source,  toujours  renouvelée  et  toujours  féconde, 
est  condamné  aux  stériles  fictions.  «  Ce  livre  sans 
entrailles  »,  dit  d'Aurevilly  de  V Assommoir,  pour  le 
stigmatiser  d'un  mot.  Et,  à  propos  des  Misérables,  il 
écrit:  «Les  nuances,  nécessairesà  la  vie,  M.  Victor  Hugo, 
ce  peintre  en  éblouissements,  ne  les  connaît  pas.  Il  faut 
plus  que  de  la  couleur  pour  qu'un  homme  vive  »  (2).  En 
résumé,  ni  romantisme  à  outrance  dans  la  forme,  ni 
réaUsme  excessif  dans  le  fond,  voilà  l'esthétique  roma- 
nesque de  Barbey  d'Aurevilly. 

11  n'est  pas  jusque  dans  sa  critique  où  il  n'ait  pris  soin 
de  noter  les  principaux  points  de  sa  doctrine  littéraire. 

(1)  Les  Poètes  (Amyot,  1862).  Préface,  p.  HI. 

(2)  Les  Misérables,  de  M.  Victor  Hugo  (Paris,  1862),  p.  41. 


-  200  - 

L'auteur,  —  dit-il  on  une  fière  préface,  —  «  no  croit  qu'à 
la  critique  personnelle,  irrévérente  et  indiscrète,  qui  ne 
s'arrête  pas  à  faire  de  l'esthétique,  frivole  ou  imbécile,  à 
la  porte  de  la  conscience  de  l'écrivain  dont  elle  examine 
l'cxuivro,  mais  qui  y  ponèlre.  et  quelquefois  le  fouet  à  la 
main,  pour  voir  ce  qu'il  y  a  dedans.  11  ne  pense  pas  qu'il 
y  ait  plus  à  se  vanter  d'èlre  impersonnel  que  d'être  inco- 
lore, —  deux  qualités  aussi  vivantes  l'une  que  l'autre  et 
qu'en  littérature  il  faut  renvoyer  aux  albinos!  Enfin,  il 
n'a,  certes  !  pas  intitulé  son  livre  les  Œuvres  et  les 
Hommes,  pour  parler  des  œuvres  et  laisser  les  hommes 
de  coté.  Et  d'ailleurs,  il  n'imagine  pas  que  cela  soit 
possible.  Tout  livre  est  l'homme  qui  l'a  écrit,  tête,  cœur, 
foie  et  entrailles.  La  critique  doit  donc  traverser  le  livre 
pour  arriver  à  l'homme,  ou  l'homme  pour  arriver  au 
livre.  »  (1).  Puis,  il  expose,  le  vrai  critère  de  ses 
jugements  :  «  La  conscience,  —  écrit-il,  —  la  meilleure 
assise  de  nos  (ouvres  et  de  nos  pensées...  L'idéal  dans  les 
arts  (si  vous  creusez  bien)  c'est  la  plus  grande  somme 
de  moralité  »  (2).  Et,  dans  son  examen  des  Misérables, 
il  parle  de  «  la  critique  littéraire,  qui  doit  être  toujours  de 
la  critique  morale  »  (3).  Ce  n'est  pas  qu'il  assigne  cette 
seule  fonction  morale  à  la  critique  ;  mais  il  lui  donne  le 
pas  sur  la  question  littéraire,  —  «  la  question  littéraire, 
une  babiole  !  >/  disait-il  un  jour,  en  une  boutade  char- 
mante, à  son  ami  Trebulien. 

Il  serait  injuste  de  pousser  à  l'excès  l'expression  de 
cette  théorie.  Plus  d'une  fois,  d'Aurevilly  s'est  mis  en 


(1)  Les  l'hilosop/ies  et  les  écrivains  religieux  [h\.  Amvol,  1800),   pré- 
face. 

(2)  Les  Romanciers  (éd.  Amyot,  1865},  p.  30. 

(3)  Les  Misérables,  p.  17. 


—  201  — 

garde  lui-même,  —  et  nous  a  mis  en  g-arde,  —contre  les 
exagérations  de  doctrine  et  les  partis  pris  de  morale  où 
un  zèle  intempestif  pouvait  entraîner  les  juges  les  plus 
clairvoyants.  «  Mon  esthétique  n'est  point  bégueule,  — 
déclare-t-il  avec  bonne  humeur  au  sujet  de  Gustave 
Flaubert  et  de  la  Tentation  de  Saint- Antoine.  —  Je  suis 
de  ceux  qui  pardonnent  à  la  verve,  cette  impétuosité  de 
l'esprit,  bien  des  entraînements.  Je  suis  de  ceux  qui 
croient  que  la  passion,  qui  embrase  les  mots,  les  purifie, 
comme  le  feu  allumé  purifiait  les  lèvres  du  prophète  ». 
Le  correctif  n'était  peut-être  pas  inutile,  de  la  part  d'un 
homme  qui  avait  passé,  sans  trop  de  difficultés  ni  de 
remords,  de  l'apologie  de  Joseph  deMaistre  à  la  peinture 
û^Une  Vieille  Mait?^esse  et  qui  s'était  fait  un  jeu  de 
concilier  en  un  triptyque  édifiant  les  Reliquiœ  d'Eugénie 
de  Guérin,  le  Prêtre  Marié  et  les  Diaboliques . 

Tout  bien  pesé,  pour  exprimer  en  quelques  mots 
l'esthétique  de  Barbey  d'Aurevilly,  on  peut  dire  que  c'est 
un  mélange  curieux,  —  et  parfois  confus,—  de  roman- 
tisme extérieur  et  de  réalisme  interne,  ou,  —  si  l'on  veut 
éviter  le  vague  de  ces  formules  nécessairement  flottantes, 
—  une  doctrine  souvent  imprécise,  mais  à  deux  compar- 
timents bien  distincts  :  l'un  pour  la  forme  des  œuvres,  qui 
doit  être  romantique,  l'autre  pour  le  fond,  qui  doit  s'inspi- 
rer d'une  sorte  de  réalisme  psychologique  et  moral.  En 
définitive,  d'Aurevilly  n'ajoute  à  l'esthétique  romantique 
que  les  tendances  de  son  propre  tempérament. 

Mais,  comme  ce  tempérament  très  personnel  et  ori- 
ginal se  fait  jour  à  chaque  instant,  éclate  et  déborde  à  la 
moindre  occasion,  il  faut  en  tenir  compte  dans  la  genèse 
et  l'évolution  de  l'esthétique  qu'il  a  préconisée.  Barbey 
d'Aurevilly  est  normand,  aristocrate  et  catholique.  Ces 


—  202  - 

trois  caraclèros  coinplètoiit  sa  doclriuo  lillérairo  et  lui 
assurent  une  physionomie  tout  à  fait  individuelle. 

Normand  fort  attaché  de  cœur  à  sa  vieille  province, 
l'auteur  du  Clievalier  Des  Touches  n'entend  pas  qu'on  se 
«  déracine  »  do  son  pays.  Si  l'on  a  lo  malheur  do  n'avoir 
plus  une  petite  patrie  bien  à  soi,  il  veut  du  moins  qu'on 
garde  trace  de  son  orig-ine.  A  vrai  dire,  l'empreinte  du 
sol  natal  ne  s'efface  jamais  dans  l'esprit  et  dans  Tàme 
des  exilés  :  on  doit  l'y  retrouver,  toujours,  même  enfouie 
sous  la  mousse  du  temps  et  dégradée  par  les  mauvaises 
plantes  de  l'oubli.  «  Quand  je  ferai  ma  biographie  intel- 
lectuelle de  Guérin,  —  mande  d'Aurevilly  à  Trebulien  le 
7  octobre  1855,  —  j'aurai  besoin  d'une  description  e.\acte 
du  château  (leCayla),  de  ses  êtres  et  de  ses  environs,  et, 
si  je  l'avais,  je  m'en  servirais  aussi  pour  mon  introduc- 
tion au  petit  volume  de  la  sœur.  L'un  et  l'autre  y  gagne- 
raient. Tous  ces  poètes,  ces  puissants  ou  charmants 
esprits  i-éftcctcurs  ne  peuvent  être  pris  à  part  du  monde 
d'impressions  et  de  choses  dans  lequel  ils  ont  vécu  leurs 
premières  années  et  dans  lequel  s'est  condensée  la 
cristallisation  divine.  Les  Poètes,  comme  les  tortues, 
portent  leur  maison  sur  leur  dos,  et  cette  maison,  c'est 
le  palais  des  premiers  songes,  qu'ils  emportent  à  jamais 
sur  leur  pensée  (et  où  qu'ils  aillent  !)  comme  une  écaille, 
brillante  ou  sombre.  Le  premier  milieu  dans  lequel  ont 
trempé  les  poètes,  voilà  l'éducation  inetlaçable,  la 
véritable  origine  de  leur  genre  de  talent^  ce  qui  damas- 
quine et  fourbit  leur  cœur,  ce  qui  en  décide  le  fil  et  les 
reflets  !  Avec  une  description,  même  sèche,  du  Cayla, 
que  de  choses,  dans  le  talent  de  Guérin,  dont  j'aurais 
l'histoire  !  Je  dis  :  la  description  la  plus  sèche,  car  la  vie, 
moi,  je  l'y  mettrais.  J'ai  la  faculté  d'achever  des  torses, 
de  fixer  des  projils  perdus  ». 


—  203  — 

Barbey  d'Aurevilly  croit  donc  à  l'action  des  milieux, 
où  l'esprit  s'est  formé,  au  pouvoir  des  paysages  sur 
l'àme  naissante.  11  n'a  pas  une  foi  moins  vive  en  l'empire 
de  la  race.  «  Pour  qui  croit,— dit-il,  —  à  la  forte  influence 
de  la  race  sur  le  caractère,  le  génie  et  la  beauté  des 
hommes  (et  je  suis  de  ceux  qui  ont  cette  faiblesse),  il  ne 
sera  pas  indifférent  de  savoir  quelle  fut  cette  famille  de 
Guerin  qui  a  fini  par  deux  poètes,  le  frère  et  la  sœur  ».  (1) 
Non,  ce  n'est  pas  une  faiblesse  de  tenir  compte  de  l'em- 
preinte que  laissent  au  cœur  les  milieux  oîi  l'on  a  vécu, 
tout  enfant,  et  la  famille  d'où  l'on  descend.  Si,  plus  tard, 
le  critique  du  Constitutionnel  a  vivement  reproché  à 
Taine  d'abuser  de  ces  indications,  qui  dispensent  trop 
souvent  d'une  étude  personnelle  et  approfondie  des 
œuvres,  il  n'en  a  pas  moins  continué  à  y  donner  son 
adhésion.  Ici  encore,  comme  en  bien  d'autres  circons- 
tances, il  s'est  affirmé  précurseur.  Et  son  à  me  normande 
s'en  est  réjouie. 

Mais  ce  n'est  point  par  pure  fantaisie  d'esprit  ou  pour 
les  besoins  de  sa  critique  que  Barbey  d'Aurevilly  s'est 
prononcé  en  faveur  de  la  théorie  des  milieux  :  c'est  parce 
qu'avant  tout  il  était  Normand  et  qu'il  voulait  être 
Normand  dans  ses  œuvres.  Il  chante  Néel  le  Vicomte- 
«  Néel,  —  dit-il  à  Trebutien,  le  21  janvier  1855,  —  est  le 
héros  de  mon  pays.  Si  je  ne  me  trompe,  il  vivait  sous 
Charles  VI  ;  et,  je  ne  me  trompe  plus  en  ceci,  il  a  défendu 
vigoureusement  le  Donjon  de  Saint-Sauveur  (le  Vicomte) 
contre  les  bouledogues  Anglais.  J'ai  été  élevé  et  j'ai 
mangé  bien  des  pommes  aigres  dans  les  douves  de  ce 
donjon-là,  encore  debout  dans  sa  masse  noire  et  rude 
qu'il  m'a  laissée  sur  l'esprit,  et  qui  m'y  restera  comme 

(1)  Les  Bas-bleus  (Palmé,  1878)  p.  llo. 


—  201  — 

l'ombre  d'iiiio  grande  chose  tout  le  temps  que  mon  esprit 
sera  de  ce  monde  ».  Et  plus  loin,  d'Amevilly  consulte  son 
ami  Trebutien  sin'  le  choix  de  «  quelques  beaux  noms 
d'hommes  et  femmes  Normands,  avant  bien  le  caractère 
du  pays,  —  des  noms  parfumés  de  moyen-âg-e,  notre 
grande  époque  à  nous  !  ^^  Ailleurs  enfin,  il  parle  de  la 
Bibliothèque  de  Caen,  on,  écrit-il,  <'  il  y  a  de  ma  jeunesse, 
comme  des  toiles  d'araignée,  dans  tous  les  coins  ». 

Certes,  celui  qui  traçait  ces  lignes  émues  d'un  cœur  si 
normand  avait  bien  le  droit  d'ajouter  en  post-scrijUum 
de  son  esthétique  :  «  Nous  devons  être  toujours  Normands, 
fils  de  Rollon,  dans  nos  œuvres...  Soyons  Normands 
comme  Scott  et  Burns  furent  écossais  :  des  gloires 
adorables  pour  moi.  parce  qu'elles  ne  sont  pas  Inimani- 
taircs,  mais  écossaises...  »  C'était  crier  assez  haut  à  ses 
contemporains,  romantiques  ivres  de  voyages  et  réalistes 
sans  feu  ni  lieu  :  Soyez  de  votre  pays  !  gardez-vous  de 
devenir  cosmopolites.  Ne  sortez  pas  de  France  :  restez 
chez  vous.  Mieux  encore,  ne  soyez  pas  seulement  Fran- 
çais, soyez  de  votre  province  :  aimez-la,  attachez-vous  à 
son  culte  de  toutes  les  forces  de  votre  âme.  Et  il  prêchait 
d'exemple  :  «  Je  ne  veux  pas,  —  mande-t-il  à  Trebutien 
en  juillet  lS.j.5,  —  qu'il  y  ait  un  nom  normand  dontj'ignore 
l'histoire,  une  pincée  de  poudre  historique  dont  chaque 
atome  ne  me  soit  connu.  Si  j'ai  du  génie,  je  vais  le  faire 
rentrer  dans  la  terre,  dans  l'histoire  de  cette  terre,  pour 
qu'il  y  devienne  [autochtone  et  qu'il  en  ressorte  fils  du 
sol,  comme  le  courrier  de  Neptune  !  » 

Toutefois  il  se  rendait  compte  de  l'inutilité  de  ses 
efforts  :  il  sentait  que  cette  partie  de  son  esthétique,  —  la 
plus  originale  et  la  meilleure,  —  ne  serait  jamais  suivie 
et  resterait  sans  effet.  11  ne  se  décourage  pas,  malgré 
tout  ;  il  continue  a  élever  au-dessus  de  la  foule  et  à  faire 


-  205  - 

fi'issûiiiier  dans  l'air,  tel  un  étendard  de  rédemption,  le 
drapeau  du  «  particularisme  »  intellectuel  des  provinces 
françaises.  Il  se  donne  tout  entier  à  cette  tâche  aussi 
noble  que  vaine  ;  il  y  met  tout  son  cœur  de  Normand  et 
d'aristocrate. 

Aristocrate  en  effet,  Barbey  d'Aurevilly  rend  son 
esthétique  plus  inaccessible  encore  à  ses  contemporains. 
Par  là,  loin  de  les  rallier,  il  s'isole  d'eux  chaque  jour 
davantage  et  élargit  le  fossé  qui  les  sépare  de  lui.  Il  ne 
lui  suffit  pas  d'écrire  à  Trebutien  :  «  Je  regrette  presque 
de  savoir  le  français  »,  ou  de  noter,  dans  son  Chevalier 
Des  Touches,  une  déclaration  de  ce  genre  :  «Je  suis  plus 
patoisant  que  littéraire  et  plus  Normand  que  Français  »; 
il  veut  qu'on  sache  qu'il  est  plus  aristocrate  que  roman- 
cier ou  critique,  et  plus  Français  d'ancien  régime 
qu'homme  de  son  temps.  Il  fait  peu  de  cas  d'un  homme 
qui  n'est  qu'écrivain.  L'homme  d'action  lui  semble 
infiniment  supérieur.  Un  homme  d'action  doublé  d'un 
écrivain,  voilà  son  idéal.  C'est  pourquoi  il  aime  tant 
d'Aubigné,  lord  Byron,  Alfred  de  Vigny,  et  qu'il  les 
propose  comme  modèles  à  tous  ceux  qui  tiennent  une 
plume.  L'action,  c'est  la  vie  :  exprimer  et  traduire  la  vie, 
ce  doit  être  la  suprême  ambition  d'un  lettré.  Il  faut, 
d'ailleurs,  que  l'homme  et  l'écrivain  soient  d'accord  et 
en  pleine  harmonie,  de  telle  sorte  que  ce  soit  son 
«  action  »  propre  que  le  romancier  ou  le  poète,  voire 
l'historien,  réalise  ou  revive  dans  ses  œuvres. 

Guidé  par  cette  idée  directrice,  d'Aurevilly  avoue  ses 
préférences  pour  le  roman  historique,  qui  permet  à  l'au- 
teur d'être  lui-même,  comme  romancier,  et  en  même  temps 
de  vivre  dans  le  passé,  en  tant  qu'historien.  Il  en  expose 
la  théorie  avec  une  espèce  d'enthousiasme  surhumain 
qui  le  ravit.  «  Je  ne  suis  pas  le  terre-à-terre  de  l'histoire 


—  206  - 

dans  le  roman  que  je  projette  {le  Chevalier  Des  Touches), 
—  niande-t-il  à  Trebutien  le  3  janvier  1853.  —  11  y  a 
mieux  que  la  réalité,  c'est  l'idéalité  qui  n'est,  au  bout  du 
compte,  que  la  réalité  supérieure,  la  moelle  des  faits 
plus  que  les  faits  eux-mêmes,  le  mouvement  de  la  vie 
plus  que  les  lignes  de  la  vi(\  la  physionomie  {)lutùt  quc^ 
les  traits  ».  Et  il  préconise,  pour  mènera  bien  une  (XMivre 
semblable  à  celle-là,  «  ce  laisser-aller  qui  est  le  charme 
du  talent  et  le  ton  grand  seigneur  du  talent  ». 

Par  là  encore  il  se  sépare  de  ses  contemporains,  qui 
voient,  dans  le  roman  historique,  soit  une  fantaisie  à  la 
façon  d'Alexandre  Dumas  père,  soit  une  reconstitution 
minutieuse  du  passé,  à  la  manière  du  Gustave  Flaubert 
de  Salammbô.  Ce  que  d'Aurevilly  se  propose,  c'est 
d'exalter  l'histoire  d'autrefois  aux  dépens  du  présent,  et 
de  la  faire  briller,  somptueuse  et  éclatante,  en  des 
œuvres  passionnées  qui  seront  des  panégyriques.  11 
heurte  ainsi  de  front  les  légitimes  prétentions  du 
XIX«  siècle  et  condamne  son  esthétique  à  un  majestueux 
isolement.  Sans  doute,  il  ne  s'effraie  pas  de  cette  solitude 
olympienne,  de  cette  impuissance,  où  il  se  réduit  de 
gaieté  de  cœur,  d'exercer  un  jour  quelque  empire  sur  les 
esprits  qui  l'environnent.  Et  il  se  répète  à  lui-même,  pour 
se  réconforter,  cette  belle  parole  que, dans  un  article  sur 
le  Duel,  il  a  élevée  à  la  hauteur  d'un  aphorisme:  «  La 
crânerie  est  la  poésie  de  l'action  et  du  caractère  ». 

Sa  conception  de  la  crilique,  aussi  strictement  aristo- 
cratique que  sa  théorie  du  roman,  n'est  pas  faite  non  plus 
pour  lui  attirer  les  suffrages  des  hommes  de  son  temps. 
Il  peut  bien  s'offrir  comme  idéal,  en  maintes  circons- 
tances, «  la  critique,  la  calme  et  inflexible  critique  qui,  à 
part  la  personne,  la  situation,  les  opinions,  le  journal 
auquel  elle    appartient,  prend   un  livre,  le  couche  sur 


-  207  - 

sa  table  d'anatomie,  le  coupe  en  quatre,  explique  les 
secrets  ou  de  sa  mort  ou  de  sa  vie  »  (1).  Mais  combien  de 
fois  ne  s'est-il  pas  soustrait  aux  dures  exigences  de  cette 
impartialité  absolue  ?  Combien  de  fois  n'a-t-il  pas  opposé 
aux  idées  d'autrui,  pour  les  écarter  sans  rémission,  ses 
propres  croyances  et  ses  sensations  personnelles?  Déjà 
il  restreint  à  sa  guise  la  définition  de  la,  critique,  lorsqu'il 
dit  que  «  pour  mériter  ce  nom  (elle)  doit  être  tout  à  la 
fois  esthétique  et  morale,  parce  que  toute  œuvre  de  litté- 
rature ou  d'art  s'adresse  nécessairement,  et  du  même 
coup,  à  l'intelligence  et  au  cœur  ».  Mais  il  ne  s'en  tient 
pas  là:  il  va  plus  loin  dans  les  étroits  sentiers  de  l'arbi- 
traire et  prétend  ériger  la  critique  en  un  tribunal 
infaillible,  en  une  sorte  de  magistrature  d'Inquisition  ou 
de  cour  martiale.  C'est  vouloir  mettre  au  ban  de  la 
société  des  Lettres,  —et  mieux,  de  la  Société,  tout  court, 
—  les  libres  esprits  qui  n'ont  fait  vœu  de  soumission  à 
aucune  doctrine.  Les  théories  aristocratiques  de  Barbey 
d'Aurevilly  se  trouvent  être,  ainsi,  caduques  et  sans 
portée. 

Il  les  aggrave  encore,  si  c'est  possible,  —  comme  s'il 
craignait  qu'elle  ne  fussent  trop  modernes,  —  par  son 
cathohcisme  intransigeant.  \] Ensorcelée,  le  Chevalier 
Des  Touches,  le  Prêtre  Marié,  s'affichent  romans 
catholiques;  et  d'Aurevilly  a  même  l'ambition  de  faire 
passer  pour  tels  des  œuvres  comme  les  Diaboliques, 
Une  Histoire  sa?is  nom.  Ce  qui  ne  meurt  jms.  N'écrit-il 
point  au  sujet  de  ce  dernier  roman:  «  Ce  livre  religieux 
à  force  de  tristesse.  Le  néant  des  passions  humaines 
prouve  la  nécessité  de  Dieu  ».  On  peut  croire  que  c'est  à 
cette  partie  de  son  esthétique  qu'il  tient  le  plus  ;  en  tout 

(1)  Les  Ridicides  du  temps,  p.  13  ,ed.  Rouveyre,  1883). 


—  208  - 

cas,  c'est  celle  que  constamment  il  invoque  à  l'appui  de 
ses  jugements.  Il  est  facile  d'en  discerner  l'importance 
dans  les  Proj^hrtcs  du  Passé.  Cet  ouvrage  est  tout  à  la  fois 
une  apologie  enflammée  do  l'absolutisme  religieux  et  un 
essai  de  critique  ultraorthodoxe.  Barbey  d'Aurevilly  s'y 
propose  expressément  et  catégoriquement  d'expliquer  la 
théorie  autoritaire  et  farouche  qui  jaillit  des  dogmes 
romains,  comme  de  la  source  de  toute  vérité,  et  de  l'appli- 
quer avec  rigueur,  dans  sa  stricte  mesure,  aux  œuvres 
de  l'esprit. 

Son  dessein  n'apparaît  pas  moins  clairement  au  cours 
du  programme  qu'il  esquisse  pour  le  Réveil,  le  2  janvier 
1858.  «  La  critique  n'existe  point  en  France,  —  déclare-t-il 
d'un  ton  assuré,  —  à  cette  heure  du  XIX*  siècle.  Des 
critiques,  il  y  en  a,  sans  doute.  —  et  peut-être  y  en  a-t-il 
trop,  —  mais  de  la  critique  dans  le  pur  et  noble  sens  du 
mot,  on  en  cherche  en  vain,  il  n'y  en  a  pas...  Même  du 
temps  de  Gustave  Planche,  la  Revue  des  Deux-Mondes 
n'avait  pas  de  critique.  Elle  avait  un  critique,  comme 
chaque  journal  a  le  sien...  En  effet,  l'esthétique  de 
Gustave  Planche,  qui  l'a  sue?  où  a-t-elle  nettement 
rayonné  ?  Lui,  le  doctrinaire  de  la  critique,  quelle  fut  sa 
doctrine?  en  avait-il  une?  à  quelle  loi  supérieure  remon- 
tait-il pour  reconnaître  toujours,  à  coup  sûr,  la  beauté 
dégradée  de  ce  monde,  cet  art,  —  puisqu'il  a  parlé  des 
choses  de  l'art  encore  plus  qne  des  choses  littéraires,  — 
qui  se  rêve  dans  le  cerveau  grec,  mais  qui  se  sent  dans 
le  cœur  chrétien?  Voyageur  à  travers  les  musées  et  les 
ateliers,  il  venait  raconter  ses  impressions  de  voyage  à 
la  Revue  des  Deux-Mondes, comme  d'autres  y  revenaient, 
du  Groenland  ou  de  Nubie,  raconter  les  leurs.  Indivi- 
dualité pédante,  qui  n'a  que  l'empirisme  de  la  science, 
qui  raconte  ses  impressions  comme  si  c'était  la  règle 


—  209  — 

suprême  de  la  beauté,  et  qui  les  raconte  sans  légèreté, 
sans  bonhomie  et  sans  grâce...  M.  Sainte-Beuve,  qui 
donne  depuis  si  longtemps  et  qui  n'a  pas  tout  donné,  car 
il  recommence  tous  les  jours  le  miracle  des  roses 
littéraires,  M.  Sainte-Beuve,  d'une  morbidesse  de  touche 
exquise,  et  qui  serait  le  plus  profond  des  critiques  si  son 
talent,  comme  le  coton  filé  trop  fin,  ne  cassait  pas  en 
entrant  dans  la  profondeur,  n'a  point  de  critique  avec 
les  qualités  les  plus  sensibles  du  critique,  parce  qu'il  n'a 
point  de  doctrine.  On  le  résume  eii  deux  mots  :  anecdotes 
et  détails!  M.  de  Pontmartin,  à  son  tour,  —  qui  se  croit, 
entre  amis,  un  Sainte-Beuve  chrétien,  —  qui  est  bien 
chrétien,  mais  qui  n'est  pas  Sainte-Beuve,  —  aurait,  lui, 
en  sa  qualité  de  chrétien,  une  doctrine...  s'il  savait 
fermement  s'en  servir.  Oui,  M.  de  Pontmartin,  lequel  est 
un  mixte  négatif,  qui  n'est  pas  tout  à  fait  Gustave 
Planche  et  qui  n'est  pas  tout  à  fait  M.  Janin,  composé  de 
deux  choses  qui  sont  deux  reflets,  un  peu  de  rose  qui 
n'est  qu'une  nuance,  et  beaucoup  de  gris  qui  est  à  peine 
une  couleur,  aurait  cependant  dans  l'appréciation  des 
œuvres  httéraires  et  de  leur  moralité,  le  bénéfice  des 
idées  chrétiennes  et  la  facile  supériorité  qu'elles  donnent 
à  tous  les  genres  d'esprit,  si  les  partis  et  les  relations,  la 
politique  et  la  politesse  n'infirmaient  jusqu'à  sa  raison. 
M.  de  Pontmartin  a  résolu  le  problème  de  Jean-Paul.  Il 
fait  tenir  tout  son  esprit  sur  une  carte  de  visite.  C'est 
trop  peu.  La  critique  a  besoin  de  plus  de  largeur  ». 

Quelle  largeur  Barbey  d'Aurevilly  entend-il  donc  lui 
donner?  A  ces  esthétiques  variées,  qui  ne  méritent  pas 
à  ses  yeux  ce  noble  nom  d'esthétique,  il  oppose  hardi- 
ment la  sienne:  «  Nous  ne  sommes,  s'écrie-t-il,  ni  les 
raffinés,  ni  les  bravaches  de  la  vérité.  Nous  ne  voudrions 
pas   même  être  ses  bourrus  bienfaisants.  Mais  enfin 

14 


-  210  - 

nous  no  nous  tondons  pas  aujourdMuii  poui-  lairo  dos 
niadrig-aux  aux  imbéciles  el  do  très  hutnhlosbaiso-niaiiis 
à  l'Erreur.  Nous  n'ig-iioroiis  pas  (luc  loiilc  ciilique 
lillérairo,  pour  oli'O  di,mu>  d(i  ce  nom,  doil  Iravorsor 
l'œuvro  ol  aller  jusqu'à  rhomm(\  Nous  sommes  resi,nii(>s 
a  aller  jusqutMà.  (.haleaultriaud  (lisait  un  jour:  <v  Pour 
que  la  Franoe  soil  u-ouvoruée,  il  sulIiL  de  quatre  hommes 
et  d'un  caporal  dans  chaque  localité  ».  Ce  sont  ces  quatre 
hommes  et  ce  caporal  que  nous  voulons  donner  à  la 
littérature.  Nous  nous  efforcerons  de  la  faire  rentrer  dans 
sa  double  tradition  morale  et  historique.  La  littérature 
d'une  nation  renferme  toutes  ses  idées  religieuses  el 
politiques,  quoiqu'elle  ne  premie  pas  de  l)i-ovet  p(UH'  les 
exposer.  Que  l'on  sache  donc  ce  que  nous  sommes.  Ce 
sera  bientôt  dit.  En  religion,  nous  tenons  pour  l'Eglise; 
en  politique  pour  la  monarchie;  en  littérature,  pour  la 
grande  tradition  du  siècle  de  Louis  XIV.  Unité  et  autorité! 
Nous  n'avons  pas  assez  servi,  puisque  nous  naissons, 
pour  mériter  des  armoiries;  mais,  si  notre  critique  se 
choisissait  un  symbole,  elle  prendrait  la  balance,  le 
glai\e  et  la  croix  ». 

Ce  programme  qu'il  traçait  si  aml)iliousoment,  d'une 
main  décidée  et  d'une  âme  vaillante,  en  ISoS,  Barbey 
d'Aurevilly  l'appliquait  depuis  onze  ans,  depuis  1847,  aux 
jours  lointains  et  si  vite  envolés  de  la  Rcnœ  du  Monde 
Catholi<jHe.  Dès  cette  époque,  sans  la  formuler  très 
nettement,  il  avait  établi  sui-  les  bases  du  dogme  son 
esthétique  a  triple  face:  judiciaire,  militaire  et  religieuse, 
et  dans  son  esprit  il  l'avait  unifiée  par  la  vertu  toute 
puissante  de  la  doctrine  romaine.  Mais  avec  le  temps  il 
l'avait  resserrée,  rétrécie,  rendue  plus  intransigeante, 
si  on  l'envisage  sous  l'angle  de  nos  idées  modernes;  lui, 
au  contraire,  il  croyait  l'avoir  amplifiée  ol  élargie. 


—  211  — 

Oïl  devine  qu'une  pareille  esthétique  ne  devait  pas 
avoir  grande  prise  ni  exercer  une  profonde  influence 
sur  les  hommes  du  XIX'^  siècle.  Elle  se  condamnait  d'elle- 
même  à  Timpuissance,  en  un  âge  de  pensée  libre,  indopen- 
dante el  jalouse  de  son  autonomie.  Au  surplus,  la  manière 
dont  Barbey  d'Aurevilly  la  soutint  et  l'appliqua  ne  pouvait 
contribuer  à  la  rendre,  non  pas  populaire,  mais  acceptable. 
Elle  a  été  reniée  jusque  par  ceux-là  qui  avaient  en 
commun  avec  le  critique  des  Prophètes  du  Passé 
nombre  de  sentiments,  de  croyances  et  de  préjugés.  De 
même  que  son  esthétique  romanesque,  elle  se  trouvait 
être  un  singulier  mélange  de  romantisme  extérieur  et  de 
réalisme  interne:  par  là  elle  n'était  susceptible  de  satis- 
faire ni  les  romantiques  épris  de  belles  formes  plutôt 
que  d'idées  anciennes,  ni  les  réalistes  convaincus  delà 
supériorité  des  libres  tendances  individuelles  sur  la 
contrainte  rapetissante  des  dogmes  quels  qu'ils  soient. 

Pour  bien  mettre  en  lumière  les  divers  aspects  de 
l'esthétique  de  Barbey  d'Aurevilly,  il  suffit  de  citer 
quelques  passages  significatifs  de  son  œuvre,  tant 
critique  que  romanesque.  Voici. par  exemple,  un  fragment, 
tout  à  fait  inconnu,  d'une  étude  sur  Balzac  où,  au  lende- 
main de  la  mort  du  grand  romancier  de  la  Comédie 
humaine,  l'auteur  d' 6'» c  Vieille  Maitresse  esquissait  un 
jugement  sommaire  de  l'esprit  et  de  l'influence  de  son 
glorieux  précurseur.  L'article  est  resté  enfoui  dans  La 
Mode  en  24  août  1850:  il  offre  donc  le  double  intérêt  d'un 
document  et  d'un  morceau  presque  inédit.  «  La  France 
et  l'Europe,  —  écrit  d'Aurevilly,  —  ont  perdu,  cette 
semaine,  l'une  des  plus  hautes  illustrations  du  XIX*"  siècle. 
Nous  ne  sommes  encore  qu'à  la  moitié  de  ce  siècle, 
mais,  quelle  qu'en  doive  être  la  fin,  les  hommes  comme 


-  2\2  — 

M.  de  Balzac  sont  trop  rarc^s  pour  qu'on  espère  revoir 
un  esprit  de  celle  loule-puissanco  d'ici  lougleiiips.  La 
iiatuit»  les  jelle  par  Iressauls  dans  le  monde.  Après 
Shakespeare,  vous  Irouvez  l)ien  loin,  —  en  descendant. 
—  W'aller  Scotl.  Après  Habelais,  vous  Irouvez  Molière. 
Après  Molière,  Balzac  .Mais  ici  on  ne  descend  plus.  Je 
crois  plutôt  qu'on  remonterait...  Cette  mort  est  une  véri- 
table catastrophe  intellectuelle  à  laquelle  il  n'y  a  rien  à 
comparer,  que  la  mort  de  lord  Byron,  parmi  tous  les 
deuils  que  notre  époque  a  revêtus.  Byron,  en  effet, 
comme  Balzac,  est  mort  au  sortir  de  la  jeunesse,  dans 
lu  maturité  de  son  épanouissement,  en  plein  jet  brûlant 
de  parfums  et  de  lumière,  —  laissant,  comme  Balzac,  son 
œuvre  inachevée.  Le  poème  de  I)o)i  Juan  n'est  pas  plus 
fini  que  cet  autre  poème,  plus  grand  encore  peut-être, 
La  Comédie  hiunaine,  dont  nous  n'avons  guère  que  la 
moitié...  Balzac  a  été  frappé  dans  le  milieu  de  sa  vie, 
dans  l'empire  agrandi  de  ses  facultés  et  de  ses  projets, 
et  au  moment  où,  après  les  luttes  héroïques  de  la 
jeunesse  des  g-rands  hommes,  il  allait  entrer,  comme 
Gœthe,  dans  cette  période  idéale  d'une  e.xistence 
complète,  qui  double  le  génie  par  le  bonheur  et  lui 
assure  une  nouvelle  et  plus  divine  fécondité  dans  la 
sérénité  et  dans  l'harmonie.  Dieu  n'a  pas  permis  ce  noble 
spectacle.  11  a  mis  sous  la  pierre  d'un  sépulcre,  —  si  tôt 
ouvert,  —  avec  la  plus  grande  tète  qu'il  eut  construite  et 
que  la  mort  ait  eu  ù désorganiser,  tous  les  chefs-d'œuvre 
qui  y  dormaient  comme  Vcspiùl  domnait  sur  les  eaux. 
Il  a  scellé  sous  la  pierre  d'une  tombe  l'avenir  qui  restait  à 
Balzac,  un  avenir  plus  beau  encore  que  le  passé.  La 
Postérité  sera  trompée.  Balzac  est  mort...  peut-être  de 
lui-même,  car  qui  sait  si  la  supériorité  n'est  pas  quelque 
grande  maladie,  quelque  intensité   tiop  forte  de  notre 


—  21:î  — 

Cime,  qui  doit  déconcerter  les  molécules  de  nos  argiles?... 
Aujourd'hui,  nous  n'avons  qu'à  écrire  pieusement  ici  une 
date  tumulaire.  Plus  tard,  nous  voulons  dire  un  mot  du 
génie  que  nous  avons  perdu.  Il  nous  appartient  comme 
tout  ce  qui  a  le  respect  et  Tamonr  des  choses  de  la 
pensée.  Mais  il  nous  appartient  d'une  antre  manière 
encore.  11  était  catholique,  apostohque  et  romain,  —  et 
c'était  un  royaliste.  Les  idées  religieuses  et  politiques 
d'un  homme  sont  les  meilleurs  moules  de  la  force  de 
son  cerveau  » 

Le  tableau  est  parfait.  Rien  n'y  manque  de  ce  qui  peut 
rendre  plus  saillante  l'esthétique  d'où  il  est  sorti. 
Enthousiasme  romantique  et  gravité  foncière,  assimila- 
tion du  roman  vrai  à  la  poésie,  expression  des  plus 
intimes  préférences  intellectuelles  pour  l'œuvre  vécue, 
notation  de  l'influence  des  milieux  sur  le  talent,  hommage 
à  la  personna,lité  vigoureuse  de  l'écrivain,  profession  de 
foi  aristocratique  et  catholique,  explication  de  la  force 
mentale  par  la  force  des  «  idées  religieuses  et  politi- 
ques »,  —  tels  sont  les  principaux  traits  qui  caractérisent 
cette  page  de  critique,  tels  sont  aussi  les  principaux 
articles  de  la  doctrine  esthétique  de  Barbey  d'AureHlly. 

On  en  découvre  également  les  lignes  essentielles  dans  sa 
correspondance.  Voici  deux  lettres  de  Barbey  d'Aurevilly 
octogénaire  :  aussi  bien -que  dans  les  écrits  de  son  jeune 
âge  ou  de  son  âge  mûr,  s'y  manifeste  la  double  ten- 
dance, —  romantique  de  forme  et  réaliste  de  fond.  — 
qu'a  toujours  affectionnée  et  préconisée  l'auteur  de  la 
Bac/ue  d'Annibal.  «  Mon  cher  Armand.  —  mande-t-il.  le 
2G  février  ISSC,  à  son  ami  M.  Royer.  le  \ioloniste  à 
l'archet  enchanteur,  —  je  vous  écris  en  toute  hâte, 
comme  j'irais  vous  embrasser  si  j'étais  à  Valognes.  Hier, 
M"*^  Read  a  dû  vous  écrire  sur  la  mort  de  votre  mère  et 


-  214  — 

a  dû  vous  dire  la  part  immoiiso  que  je  prenais  à  votre 
chagrin.  Je  la  regrette  pour  vous  et  aussi  jo  hi  regrette 
pour  moi,  et  à  votre  foyer  elle  me  ni;in(]uera  toujours. 
Mou  ami.  du  moins  ce  n'est  pas  la  un  coup  de  foudre. 
Elle  avait  eu  elle  une  niala^lie  mortelle,  puisqu'elle  était 
votre  niere.  J'ai  perdu  la  mienne  aussi.  11  est  dans  nos 
destinées,  quand  elles  sont  ce  qu'elles  doivent  être,  de 
voir  mourir  nos  mères  avant  nous.  Quand  nous  mourons 
avant  elles,  c'est  pour  elles  une  catastrophe  sans  cg-ale 
et  comme  une  atroce  cruauté  de  la  nature.  Mais  quand  ce 
sont  elles  qui  partent  les  premières,  c'est  une  loi...  et  il 
faut  se  résigner.  D'ailleurs,  la  mort,  est-ce  la  mort  ?  Ce 
que  je  connais  de  plus  vivant  et  de  plus  présent  dans  nos 
cœurs,  ce  sont  les  spectres  adorés  de  ceux  que  nous 
avons  perdus.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  vous  consoler.  On 
ne  console  de  rien,  le  temps  fait  son  travail  sur  les  âmes 
vulgaires,  mais  les  âmes  distinguées,  les  âmes  comme 
la  votre  ne  perdent  jamais  la  douleur  de  leurs  cicatrices, 
et  les  blessures,  la  gloire  des  blessures,  c'est,  fermées, 
de  faire  toujours  mal  ». 

Une  autre  lettre,  datée  du  "  jour  do  Noël  »  1SS7,  n'est 
pas  moins  significative. .  «  Mon  cher  Armand,  nous 
n'avons  pas  rérc/lloiDié  cette  nuit  comme  en  des  temps 
plus  heureux,  mais  je  ne  veux  pas  que  ce  nouveau  Noël 
se  passe  sans  que  je  vous  écrive,  moi  qui  n'écris  plus  à 
personne  !  Que  cette  lettre-ci  soit  donc  comme  un  témoi- 
gnage d'amitié.  Vous  êtes,  je  crois,  le  dernier  ami  que 
j'aurai  jamais  de  cette  (lualité  d'amitié.  Nous  avons 
derrière  nous  des  aimées  de  souvenirs  qui  sont  une 
chahie  qu'il  est  impossible  de  briser.  Si  cette  chaîne,  au 
moins,  nous  unissait  épaule  contre  épaule,  sans  éloi- 
gnement  et  sans  absence  !  Mais  non.  Il  faut  vivre  à  se 
ronger  le  ccrur  loin  de  ceux  qu'on  aime  et  dont  l'intimité 


—  215  — 

ferait  pardonnera  la  vie  les  cruautés  dont  elle  est  pleine. 
Vous  avez  dit  cela  mieux  que  moi  dans  votre  dernière 
lettre,  —  cette  sombre  nuée  dont  la  lettre  de  votre  femme 
a  été  le  rayon  de  soleil.  Elle  a  voulu  que  je  ne  fusse  pas 
triste  de  votre  tristesse,  mais  c'est  de  la  charité  inutile. 
Je  me  sens  triste  pour  jusqu  a  la  porte  du  Paradis,  dans 
lequel  je  n'entrerai  peut-être  pas  !  J'ai,  depuis  que  je  suis 
de  retour  dans  Paris,  repris  la  vie  damnée  qu'on  y  mène  : 
le  travail  forcé  et  les  quelques  relations  flottantes  qui  ne 
sont  pas  le  monde  encore  mais  qui  sont  l'avant-goût  du 
monde  de  l'hiver  qui  va  arriver.  Je  n'y  ferai  pas  grand 
éclat  ni  grande  figure.  Comme  dit  la  chanson  :  Ils  sont 
passés,  ces  Jours  de  fête!  Je  ne  peux  pas  dire  que  j'aime 
la  solitude  ou  que  je  l'aie  jamais  aimée  ;  mais  c'est  elle 
qui  s'est  follement  éprise  de  moi,  la  drôlesse  !  et  de  toutes 
les  maîtresses  que  le  Démon  de  l'âge  vous  donne,  c'est 
la  plus  exécrable.  Quand  on  uest  pas  en  elle,  elle  est  en 
vous.  Vous  n'aurez  jamais  affaire  à  cette  coquine-là.  Vous 
avez  femme  et  enfant.  Toutes  les  chances  de  la  vie  sont 
pour  vous.  Ma  Ugrie  de  chance,  à  moi,  a  été  coupée,  — 
m'a  dit  hier  une  charmante  femme  avec  qui  j'ai  dîné  et 
qui  lit  le  destin  des  gens  dans  leurs  pattes.  Que  la  vôtre, 
mon  cher  Armand,  ne  soit  jamais  interrompue,  et,  pour 
la  prolonger,  que  les  tronçons  de  la  mienne  passent  dans 
votre  main,  et  je  retrouverai  ma  chance  comme  cela  ! 
Adieu,  mon  ami.  Je  voudrais  être  plus  gai,  mais  j'ai  la 
montagne  de  plomb  sur  le  cœur  et  presque  sur  l'esprit. 
Adieu,  tous!  Je  vous  embrasse  tous,  chats,  chien,  en- 
fant, femme  et  homme!  Dieu!  que  je  me  voudrais  avec 
vous  !  » 

Jusqu'en  ses  dédicaces,  —  Barbey  d'Aurevilly  a  poussé 
très  loin  le  goût  et  le  culte  même  de  la  dédicace  manus- 
crite sur  ses  livres,  —  on  devine  les  caractères  généraux 


-  216  -  - 

de  son  osthôtiqno.  En  Icto  de  rexoniphiire  de  la  Bague 
d'AnHiba/,  destiné  à  M.  (ieorges  Landry,  il  Inice  ces 
lig-nes  :  «  yoir  siu'  >usr.  —  imag-e  de  la  vie,  qnand  ce 
n'est  pas  )ioir  sut-  )wir.  »  A  la  pi'eniière  page  de  ses 
Foésies,  il  écrit  :   ' 


Ou, uni  1,1   vif  assassine  assassiniiit  iikhi  cd'iir, 
Je  les  ai  cotninis  en  seriet,  iimmu'  nii  riime, 
r,t>s  vers  dont  jias  un  seul  n'cxiiiiinc  le  bonheur 
L'auteur  île  ee  lerueil  veut  fiaider  raiionvnie... 
Il  faut  éloulFer  ces  sots  eris  de  ilouleur  ! 
C'est  si  hète  d'ùtte  viclinie  ! 


Sur  le  Chcralic)'  Des  Touc/ws,  il  met  ces  mots  mélan- 
coliques :  «  En  agissant,  i/s  firent  nos  livres...  Nous, 
nous  ne  les  avons  qu'écrits.  »  —  Ou  encore,  celte  fière 
devise  :  «  La  plus  belle  chose  de  la  vie,  l'héroisme  et  la 
gaîté.  »  —  Ou  bien,  cette  sentence  ironique  : 

Ils  étaient  gais  et  furent  des  héros  ! 
A  leur  |ilaee,  a  présent,  vous  trouvez  îles   zéros. 

Sur  l'exemplairo  d'f'ji  l'rrire  Marié,  adressé  à 
P>nest  Havet,  on  lit  :  «  A  M.  Havot,  l'illustre  commen- 
tateur de  Pascal,  —  un  catholique  à  un  philosophe,  mais 
qui  aiment  la  Force,  où  qu'elle  soit,  tous  les  deu.x.  » 
Sur  un  autre  exemplaire,  se  détache  cette  superbe  dédi- 
dace  :  "  Pour  les  pauvres  de  la  ville  de  Coutancos,  la 
c^ipitalc  de  mou  Diocèse  et  la  ville  du  séminaire  de  mon 
frère,  l'abbé  Léon  Barbey  d'Aurevilly,  —  un  Noi'iiKind. 
plus  fier  d'être  Noi-inaiid  que  d'clri'  Fran(;ais.  » 

Le  volume  des  Mcinorauda .  donné  à  M.  Paul  Bour- 
e:e>t,   porte  simplement  ceci  :   «  A  Paul  Bourget,   mon 


—  217  - 

Dcvinafcur,  —  son  ami.  »  Mais  l'exemplaire  de  M.  Lan- 
dry est  plus  empanaché  : 

C'est  une  page  de  ma  vie 
Tombée  iri,  sur  ces  feuillets  perdus, 
A  mou  passé  déchirure  ravie... 
Endors-toi  dans  ton  bleu.  Saphir  qui  ne  luis  plus  ! 

Voici,  maintenant,  des  vers,  également  peu  connus, 
où  l'on  retrouverait  sans  peine  la  trace  des  théories 
esthétiques  du  poète  de  Poussières.  M'"^  Judith  Gautier 
avait  ébauché  une  statuette  de  l'archange  Saint  Michel 
et  l'avait  offerte  à  Barbey  d'Aurevilly,  —  qui  l'en  remer- 
cia comme  suit  : 

Vous  avez  donc  sculpté  l'Andi'Ogyne  céleste 

Qu'idolâtres  rivaux  nous  adorons  en  vain, 

Vous  l'avez  revêtu  de  ce  charme,  —  funeste 

Aux  faibles  cœurs  qu'il  trouble  avec  son  corps  divin  1 

.Madame,  vous  avez  corporisé  le  rêve 

Que  nous  avons  fait  à  nous  deux, 
Qui  nous  hante  toujours  et  jamais  ne  s'achève... 
Et  c'est  à  votre  main  que  le  doivent  mes  yeux. 

Et  ma  main  rend  ^ràce  à  la  vôtre... 
Car  pour  les  cœurs  hr-ùlants,  regai'dei',  c'est  avoir... 
Et  la  possession  par  le  regai'd  vaut  l'autre... 

Le  plus  beau  des  amours,  c'est  l'amour  sans  espoir! 

Ce  que  d'Aurevilly  a  voulu  exprimer  dans  ces  vers, 
c'est  une  sorte  de  «  passion  mystique  »  que  l'archange 
lui  inspire.  Au  fond,  il  semble  que  ce  soit  wnepassion  mys- 
tique de  cette  nature  qui  ait  toujours  hanté  son  âme  et 
inspiré  ses  écrits.  Il  se  soucie  peu  de  la  question  d'art,— 
pas  plus  qu'il  ne  faisait  attention,  en  parlant  de  Balzac, 
au  style  du  romancier.  11  n"a  d'enthousiasme  et  d'adora- 


—  21S  — 

tion -que  pour  son  sujet  :  il  veut  "  rorporisor  lo  rèvo  qui 
nous  hante  toujours  et  jamais  ne  s'achève.  »  11  est  séduit 
par  <^  rAiuli'ogyne  céleste  /^,  «  avec  son  corps  divin  », 
coiuDU^  il  Ta  ele  par  son  Aiiidiilrc,  par  sa  licriii(tini\ 
par  sa  Vieillr  Mailrcsse,  par  son  EnsorccU'e,  par  son 
Des.  Touches,  par  son  Prèfre  Mcu-iâ ,  par  ses  Diabo- 
liques, par  ses  Prophètes  du  Passé.  Il  l'est,  —  car  il 
ainio  les  contrastes  et  rantithèse  le  ravit,  —  par  tout  ce 
qu'il  y  a  de  troublant  dans  une  idolâtrie  inexpliquée  et 
presque  inconsciente.  Bref,  il  est  lo  «  possédé  >/ de  ses 
rêves,  de  ses  images,  de  ses  idées.  11  vit  d'une  vie  supé- 
rieure et  idéale. 

La  vie,  en  définitive,  voilà  ce  qu'il  veut  mettre  dans 
son  œuvre  et  ce  qu'il  cherche  dans  les  œuvres  d'autrui. 
La  vie,  c'est  la  beauté.  Une  œuvre  vivante  est  belle, 
quelle  qu'en  soit  l'exécution.  «  Ce  n'est  pas  un  livre  écrit, 
c'est  un  livre  pleuré  »,  dit-il  du  Journal  d'Eugénie  de 
Guérin  ;  et.  aux  regards  de  Barbey  d'Aurevilly,  cet 
hommage  est  l'hommage  suprême,  le  ûécmî  criie)'iitm 
du  beau.  «  Le  talent,  —  déclare-t-il  d'autre  part,  —  c'est 
un  tas  de  coups  reçus  dans  le  cœur  »  (1).  Et,  sous  une 
forme  assez  bizarre  dont  il  n'a  cure,  cette  pensée  du 
romancier  normand  définit  toute  son  esthétique.  Plus  la 
vie  est  intense,  plus  grande  est  la  beauté.  Plus  le  cœur 
l)al  et  se  dilate,  plus  l'œuvre  qu'il  crée  est  superbe  et 
rayonnante.  Le  génie,  c'est  la  vie  de  l'àme  à  son  degré 
le  plus  haut,  c'est  la  vie  totale  des  facultés  humaines 
élargies  à  tout  rompre,  amplifiées  jusqu'au  «  miracle  » 
et  presque  divinisées. 

On  voit  do  quelle  empreinte  personnelle  Barbey  d'Au- 
revilly a  marqiié  une  esthétique  qui  ne  lui  :ipp;irtiont  pas 

(1)  Polémiques  d'hier,  \>.  iil  (Savim-,  éditeur,  188!);. 


-  219  — 

en  propre  et  qui,  sans  Tardente  individualité  du  Maître, 
paraîtrait  peu  originale.  Il  Ta  fait  jaillir,  toute  vive,  de  son 
âme,  sans  eflfort,  par  la  toute-puissance  de  son  tempéra- 
ment. Il  l'a  façonnée  spontanément  à  son  image,  puis, 
de  même  qu'il  se  l'était  appliquée,  il  a  voulu  l'appliquer, 
avec  une  égale  rigueur,  aux  esprits  les  plus  différents 
du  sien. 

Il  nous  reste  à  savoir  comment,  enfermé  dans  cette 
esthétique,  d'Aurevilly  a  jugé  les  œuvres  et  les  hommes 
de  la  littérature  française. 


CHAPITRE     IX 
La  Littérature  classique 

LE    SEIZIÈME    SIÈCLE  :    RONSARD,    RARELAIS,    MON- 
TAIGNE    ET     d'aUBIGNÉ.     LE     DIX-SEPTIÈME 

SIÈCLE  :  CORNEILLE  ET  RACINE,  MOLIÈRE  ET 
LA  FONTAINE,  BOSSU  ET  ET  SAINT-ÉVREMOND.  — 
LE  DIX-HUITIÈME  SIÈCLE  :  SAINT-SIMON  ET 
MONTESQUIEU  ;  VOLTAIRE,  DIDEROT  ET  ROUS- 
SEAU ;  VAUVENARGUES  ET  BUFFON  ;  RIVAROL, 
BEAUMARCHAIS  ET  MIRABEAU.  -  ANDRÉ  CHl^NIER. 
—    l'aurore    DU    ROMANTISME. 


Il  seniilfort  intéressant  et  sinerulièrenient  inslrnclif  de 
paiTourii-,  avec  Barbey  dAurevilly,  les  annales  do  la 
littérature  universelle.  A  s'en  tenir  aux  jug-eineiits  (|u'il  a 
portés  sur  «  les  œuvres  et  les  hommes  »,  on  aui'ail  une 
histoire  très  personnelle  des  Lettres  de  tous  les  temps  et 
de  tous  les  pays.  Que  d'ajjenjus  ingénieux  ou  profonds, 
que  de  vues  fécondes  et  pénétrantes,  que  de  pensées 
riches  et  sug-g-estives  on  en  pourrait  tirer,  —  à  côté  d'opi- 
nions hâtives,  do  fantaisies  déconcertantes  et  de  conclu- 
sions mal  contrôlées  !  La  làclio  sci'ait  de  nalurc  a  lenlor 
un  critique  libre  de  tout  prcjn.ué  et  maid'e  de  !^on  sujet  ; 
mais  elle  dépasse  évidemment  les  limites  de  cette  élude, 


_  221  — 

et,  si  l'on  voulait  s'y  appliquer,  elle  briserait  le  cadre  où 
délibéréuieiit  ou  a  restreiut  le  présent  travail. 

Force  uous  est  doue  d'élimiuer  de  notre  examen  tout 
ce  qui,  dans  l'œuvre  de  Barbey  d'Aurevilly,  touche  à 
l'antiquité  grecque  ou  latine  et  à  la  littérature  étrangère 
des  âges  modernes.  A  vrai  dire,  ce  n'est  qu'une  partie 
peu  importante  des  essais  de  l'écrivain  normand,  et  il  ne 
faut  pas  trop  regretter  de  la  passer  sous  silence,  car 
l'érudition  de  Barbey  n'est  que  de  seconde  main  et  ses 
lumières  sur  les  livres  éclos  loin  de  France  sont  assez 
incertaines.  Qu'on  sache  seulement  qu'il  a  aimé  Homère 
et  Virgile  d'une  prédilection  marquée  et  que  les  poètes 
anglais,  depuis  Shakespeare  et  Milton  jusqu'à  Byron  et 
Burns,  ont  été  honorés  de  ses  faveurs  enthousiastes.  11 
ne  connaît  qu'imparfaitement  les  Allemands  et  estime 
peu  leur  génie.  D'ailleurs,  il  demeure  trop  attaché  à  la 
terre  natale  pour  se  faire  une  âme  «  cosmopolite  y>  qui 
comprenne  tout  et  rende  justice  aux  esprits  les  plus 
éloignés  des  conceptions  françaises. 

Dès  lors,  il  convient  de  borner  notre  enquête  aux 
productions  de  la  littérature  nationale.  Ici  encore,  il  y  a 
lieu  d'observer  que  d'Aurevilly  ne  se  soucie  guère  des 
auteurs  du  moyen-âge  et  que  si,  en  romantique  fervent, 
il  s'est  épris  du  seizième  siècle,  il  n'a  pas  poussé  plus 
avant  ses  investigations  critiques.  Les  lettres  françaises 
ne  commencent  pour  lui  qu'à  la  Renaissance.  Mais  quelle 
clameur  de  triomphe  il  jette  à  travers  les  espaces,  en 
entrant  dans  cette  époque  que  domine  le  nom  de 
Ronsard  ! 

Une  sorte  de  lyrisme  délirant  et  prophétique  emporte 
Barbey  d'Aurevilly  sur  les  hauteurs  du  Parnasse,  lors- 
qu'il s'écrie  :  '<  Notre  Seigneur  est  ressuscité!  disent  les 
Russes  quand  ils  se  rencontrent  le  jour  de  Pâques,  et 


222 

ils  s'embrassent.  (îliai-in;mlo  oouluiiio,  qtio  pour  le  callio- 
licisme  je  regrette...  Kh  Ii'kmi.  nous  qui  aimons  la  poésie, 
c'est  ce  que  nous  avons  pu  nous  {\'nv.  avec  la  même  joie, 
en  nous  embrassant,  du  grand  poète  que  je  n'hésite  pas 
à  !U)mmer  littérairement  notre  Seigneur  à  tous,  —  le 
Seigneur  do  la  poésie  du  XIX''  siècle...  11  avail  dé  mis 
à  mort,  ce  grand  poète,  par  un  grammairi<Mi.  Hévolte 
democi'atique  déjà!  La  plantureuse^  langiio  poeli<iue, 
que  parle  Ronsard,  avait,  à  son  aurore,  été  frappées  par 
la  grammaire,  —  la  grammaire  sèche,  polie,  aiguisée 
comme  une  hache.  Malherbe,  que  d'aucuns  ont  appelé 
Richelieu,  mais  que,  moi,  j'appelle  Robespierre,  avait 
tué  Ronsard.  Il  lui  avait  très  proprement  coupé  la  tête. 
Mais  la  tète  coupée  a  l'ait  mieux  que  de  marcher,  comme 
saint  Denis  avec  la  sienne  ;  elle  a  rendu  le  coup  et  tille  a 
tranché  celle  de  son  bourreau.  En  définitive,  c'est 
Ronsard  qui,  après  son  trépas,  est  sorti  de  sa  tombe 
pour  enterrer  Malherbe,  et  qui  la  enterré...  Ronsard,  le 
gentilhomme  vendômois,  était  un  Hongrois  d'origine. 
C'est  un  descendant  d'Attila,  et  il  s'est  rencontré  que 
nous  lui  avons  fait  une  résurrection  comme  on  faisait  à 
ses  aïeux  des  funérailles.  Chez  les  Hongrois  et  chez 
leurs  ancêtres  les  Huns, on  avait  poui-coiitumc  d'égorger 
les  esclaves  ennemis  sur  les  tombes  entrouvertes...  Sur 
la  tombe  vidée  de  Ronsard,  montant  tout  à  coup  dans 
l'assomption  de  sa  gloire,  nous  ne  nous  sommes  pas 
contentés  de  Malherbe,  nous  avons  égorgé  Boileau... 
Avant  Ronsard,  il  y  avait  bien  eu,  ici  et  là,  dans  ce 
qu'on  n'oserait  appeler  une  littérature,  quelques  vagis- 
sements, quelques  gracieuses  balbuties  de  poètes  au 
berceau,  quelques  rêveuses  pubertés.  Mais  il  n'y  avait 
pas  eu  réellement  de  vie  poétique  organisée  ;  mais 
d'homme  complet  dans  sa  force  et  dans  su  majesté  de 


—  223  — 

poèto,  il  n'y  eu  avait  pas  ou  avant  Housanl.  Ronsard  ost 
l'Adaui  do  la  poésie  française,  et,  comme  Adam,  il  est 
né  homme,  armé  de  toutes  ses  facultés  !  »  (1) 

Il  faut  i)ardoimer  ces  clameurs  ûc  prosélyte  à  un 
romanti<iiu'  ardent  qui  n(^  sait  du  moytMi-;ii>e  que  la 
beauté  extérieure  et  l'éclat  de  fa(;a,(l(\  sans  en  avoir 
approfondi  les  («Mivres  durables.  Et  que  peuvent  peser, 
en  regard  d'un  tel  enthousiasme,  les  vers  de  Villon  et  de 
Charles  d'Orléans,  la  prose  de  Froissart  et  de  Commines? 
Jusqu'au  XVI«  siècle,  tout  s'efface,  pour  Barbey  d'Au- 
revilly, devant  la  souveraine  grandeur  de  Ronsard,  — 
môme  Rabelais,  mémo  Montaigne,  môme  d'Aiibigné  ! 

Toutefois  on. ne  peut  dire  que  le  critique  bas-normand 
ait  passe  sous  silence  Rabelais  et  Montaigne!  S'il  no  leur 
a  pas  réservé  une  place  do  choix  dans  ses  essais  litté- 
raires, il  leur  a  rendu  hommage  en  plus  d'une  cir- 
constance. Rabelais,  c'est  un  «  mastodonte,  émergé 
radiousement  du  chaos  dans  le  bleu  d'un  monde  nais- 
sant »  (2).  «  Mon  adorable  vieux  Rabelais  !  »  ÇA)  dit  encore 
d'Aurevilly.  Et  chaque  fois  qu'il  le  rencontre  sur  sa 
route,  il  le  salue  conime  un  vrai  Gaulois,  précurseur  du 
g-énie  de  Molière  et  de  Balzac,  l'ieur  naturel,  exquis  et 
puissant,  qui  relève  ses  pires  grossièretés  par  une  verve 
audacieuse  et  vivante  laquelle  assure  l'immortalité  de  ses 
créations.  La  vie  est  au-dessus  de  tout  :  c'est  tout.  Il 
semble  aux  yeux  de  Barbey  qu'on  n'ait  pas  vécu  avant 
Ronsai'd  et  Rabelais  d'une  vie  assez  pleine  et  que  la 
littérature  du  moyen-àge  n'ait  pas  connu,  si  ce  n'est  avec 
Villon,  ces  larges  expansions  d'une  existence  que  rien 


(1)  Les  Poètes  (éd.  Lemcrre,  1889),  i).  1  et  siiiv. 

(2)  Les  Poêles  Uu\.  Lcmeric,  188!)).  p.  (i(l. 

(3)  T/iédIre  c<ii>teiiip<ir<t'tn,  t.   I,  p.  ijl). 


—  224  - 

irarrèto  on  son  cours  luinnlUuMix.  La  vio,  c'est  aussi  le 
secret  magique  des  Essais  de  Monlaignc  :  par  la  sève  qui 
les  gonfle,  ils  méritent  rétorncl  accueil  de  la  postérilc. 
Montaigne  a  beau  se  renfermer  dans  son  poêle:  il  a 
fréquenté  et  il  fféquenlo  les  hommes.  11  sait  tout  ce  qu'un 
homme  peut  savoir,  parce  qu'il  se  môle  à  l'existence 
universelle  des  Ôtres  de  la  création.  De  môme  que 
Rabelais,  il  a  vécu  la  vie  la  plus  intense  qu'il  soit  possible 
de  concevoir.  Il  en  est  ainsi  de  tous  les  écrivains  que 
l'auteur  d'/^^;?c  Vieille  Mnitrcssew  distingués  et  préférés  : 
Agrippa  d'Aubigné,  Corneille,  Sainl-Kvremond,  La  Fon- 
taine, Molière,  Joseph  de  Maistre,  Chateaubriand,  Lamar- 
tine et  Vigny. 

Quant  à  d'Aubigné,  Barbey  d'Aurevilly  le  traite  roya- 
lement. «  Les  Romantiques  de  181^,  —  dit-il,  ^  qui  ont 
tant  tourné  et  retourné  le  XVI«  siècle,  avaient  trouvé,  au 
milieu  des  os  et  des  armures  de  cet  ancien  champ  de 
bataille  et  de  poésie,  cette  espèce  de  torse  à  la  Michel- 
Ange,  en  corselet,  qu'on  appelle  Agrippa  d'Aubigné,  — 
le  poète-capitaine,  —  et  ils  avaient  jeté  un  cri  d'admi- 
ration devant  la  grande  tournure  de  ses  vers...  Ce  fut 
une  surprise  ;  il  était  à  peu  près  tombé  dans  l'oubli.  Le 
XVIP  siècle,  fils  de  Richelieu  et  de  Malherbe,  le  siècle 
de  la  Règle  en  tout,  et  le  XVIII^  le  siècle,  en  tout,  du 
Dérèglement,  ne  pouvaient  avoir  de  mémoire  au  service 
de  ce  protestant  fanatique,  qui,  après  la  mort  de  Henri  IV, 
ne  s^ était  jms  rendu  et  s'en  était  allé  guerroyer  en 
Suisse,  chef  d'opinion  religieuse  et  tellement  protes- 
tant qu'il  n'en  était  même  plus  Français!  Evidemment, 
un  temps  et  une  littérature  qui  oubliaient  le  grand 
marquis  de  Ronsard,  l'astre  majestueux  de  la  Pléiade, 
devaient  bien  plus  profondément  oublier  ce  vieux  soldat 
huguenot  de  d'Aubigné,  <iui  limait  a  l;i  diable,  —  à  la 


225  - 


fiere  franquette  du  soldat,  -  l'arquebuse  sur  le  cou  ou  le 
cul  sur  la  selle.  Agrippa  d'Aubigné  est  un  Corneille  de  la 
première  heure,  un  Corneille  incorrect,  fougueux  et 
confus,  mais  enfin  il  a  l'honneur  d'avoir  fondé  ce  haut 
lignage.  Il  a  l'honneur  d'être  intellectuellement  l'aïeul  de 
Corneille,  comme,  physiologiquement,  l'honneur  d'être 
celui  de  cette  admirable  femme  taillée  pour  la  Royauté 
et  l'Histoire,  qui  racheta  le  protestantisme  de  son  grand- 
père  et  qui  fut  madame  de  Maintenon  »  (1). 

C'est  Corneille,  le  «  descendant  »  de  d'Aubigné,  — 
«  surpassé,  je  le  veux  bien  !  par  son  petit-fils  »  (2),  - 
c'est  Corneille  qui  ouvre  le  XYIP  siècle  avec  éclat.  «La 
vie  de  Corneille,  -  écrit  Barbey  d'Aurevilly,  -  n'est 
guère  pour  nous  qu'un  clair-obscur,  —  une  espèce  de 
tableau  de  Reinbrandt  au  fond  duquel,  comme  l'alchi- 
miste qui  fait  de  l'or,  Corneille  travaille  à  ses   chefs- 
d'œuvre...  Les  fonds  noirs  vont  bien  aux  têtes  de  génie, 
et  leur  plus  belle  atmosphère,  c'est  le  mystère  à  travers 
lequel  on  les  entrevoit.  Les  ombres  de  la  nuit  allongent 
les  monuments  et  les  statues...  Corneille,  ce  génie  dans 
l'obscurité,  entrevu,  presque  caché,  -  non  pas  seule- 
ment dans  une  petite  maison  noire  d'une  rue  noire  de 
Rouen,  mais  dans  la  silencieuse  fierté  de  son  cœur,  — 
une  autre  ombre  !  -  mais  aussi  dans  cette  vie  étouffante, 
bourgeoise  et  pauvre,  qui  en  est  une  troisième,  —  paraît 
plus  idéal  et  plus  grand...  C'était  un  génie  sédentaire... 
Corneille  n'avait  besoin  d'aucun  soleil  pour  être  le  poète 
qu'il  a  été.  Son  soleil,  c'était  le  cœur  de  l'homme...  Il 
avait  les  deux  génies  :  génie  romain,  génie  gaulois.  Il 
était  héroïque  et  stoïque,  cet  étonnant  Corneille,  et  il 


(1)  Les  Poètes  (éd.  Lemerre,  1889),  p.  51  et  sniv. 

(2)  Ibid.,  p.  62. 


15 


—  226  — 

était  narquois  el  rieur.  Père  de  la  tra.uédie  (^t  \)c\'c  aussi 
de  la  ooinédie.  il  a  l'ail  Raciiio  et  il  a  fait  Molière  »  (1  ). 

Ce  n'est  pas  seuieiucnl  en  Noi'uiaud  picMix  que  l>ai'l)ey 
d'Aurevilly  rend  honimaiie  à  Corneille,  c'est  plus  encore 
en  romantique.  Mais  s'il  préfère  hardiment  le  poli- 
tique et  homme  d'action  l'ierro  Corneille  au  psycho- 
logue et  «  féminin  »  Jean  Racine,  il  ne  méconnaît  pas, 
connue  l'ont  fait  tant  d'insurgés  de  is:i(),  —  ivres  de 
leur  victoire  et  peu  enclins  à  la  justice,  —  les  mérites 
du  poète  dWndroinaque.  «  Racine  (>sl  un  Français. 
—  écrivait-il  a  Trebutien,  le  14  janvier  ISâC).  —  11  est 
fait  avec  deux  choses  qui  ne  viennent  pas  de  lui,  l'inspi- 
ration g-recque  et  les  mœurs  élég-antesel  monarchiques  de 
Louis  XIV.  Si  vous  ùtezcela,  il  ne  serait  plus  qu'un  (rrs 
bel  esprit,  en  tout  temps,  mais  je  ne  vois  pas  ce  qu'il 
serait  en  plus...  Racine  est  composé  de  nuances.  Qui 
sait  ?  C'est  peut-être  pour  cela  que,  malgré  sa  grande 
perruque  et  sa  beauté  de  visage,  —  féminine  comme  son 
talent,  —  il  n'est  pas  un  des  plus  grands.  Le  génie  se 
définit  brièvement,  comme  Dieu  :  Je  suis  celui  qui  suis.  » 
Ailleurs,  d'Aurevilly  est  i)lus  précis  et  catégorique: 
'<  Racine,  —  dit-il,  —  dont  le  Romantisme  a  eu  l'imper- 
tinence de  tant  se  moquer,  vit  toujours,  malgré  les 
grandes  perruques  et  les  talons  rouges  de  ses  Achilles  et 
de  ses  Agamennons;  il  vit,  malgré  l'Histoire  qu'il  fausse 
ou  qu'il  ne  sait  pas  dans  sesnueurs  et  dans  ses  costumes  • 
il  vit  parce  qu'il  a  l'accent  humain,  la  justesse  dans  le 
sentiment  et  la  passion  éternelle.  »  (2) 

Molière,  qui  descend  aussi  de  Corneille,  ;i  coiMpiis  une 
gloire  personnelle  par  "  la  terril)le  observation  de  son 


1,    Les  Poètes.  2*  série,  p.  220  rt  siiiv. 

''2j  Tfiédlre  conlemporain.   lotin-  IV,  |>.  20'J  t-l  -70, 


-  227  - 

esprit  et  la  profondeur  de  sa  plaisanterie  »  (1).  Il  est 
«  toujours  jeune  de  l'éternelle  nature  humaine,  dans  ses 
œuvres  :  cette  nature  humaine  qui  fait  son  immorta- 
lité ».  (2)  De  son  génie  sont  devenus  tributaires  tous  ceux 
qui  ont  touché  à  la  comédie  :  il  est  le  père  intellectuel 
de  Regnard,  de  Marivaux  et  de  Beaumarchais.  Entre  les 
chefs-d'œuvre  de  Molière,  Barbey  d'Aurevilly  a  un  faible 
pour  Tartufe.  «  Toutes  les  autres  pièces,  —  dit-il,  — 
noircissent  plus  ou  moins  sous  l'action  du  temps,  qui  y 
met  cette  estompe  qui  sied  mal  aux  statues  et  dont  leur 
marbre  ne  les  défend  pas...  En  reculant  dans  le  passé,  le 
chef-d'œuvre  n'en  est  pas  moins  visible,  et  peut-être 
l'est-il  davantage  ;  peut-être  sa  majesté  de  chef-d'œuvre 
gagne-t-elle  encore  à  cette  vieillesse  ;  mais  la  vivacité  de 
l'impression  diminue...  Ce  n'est  plus  le  coup  de  foudre, 
ce  soulèvement  de  nerfs  du  premier  moment.  Seules, 
parmi  toutes  les  comédies  de  la  scène  française,  Tartufe 
et  le  Mariage  de  Figaro  le  donnaient  à  point  nommé, 
toujours,  et  même  quand  les  passions  qu'ils  tisonnaient 
dans  nos  cœurs  s'étaient  amorties.  Depuis  que  l'impé- 
rieuse décence  du  siècle  de  Louis  XIV,  qui  forçait  les 
coquins  à  l'hypocrisie,  s'en  est  allée  comme  un  vêtement 
déchiré,...  Tartufe  excitait  toujours,  lorsqu'on  le  jouait, 
le  même  enthousiasme,  et  réveillait  toujours  les  mêmes 
échos  dans  tous  les  cœurs,  les  mêmes  applaudissements 
dans  toutes  les  mains  ».  (3) 

Moins  sujette  aux  controverses  de  l'opinion,  l'immor- 
telle renommée  du  grand  poète  La  Fontaine  est  aussi 
solidement  assise  que  celle  de  Molière.  Bien  mieux;  ce 


(1)  Les  Poêles,  2'  série,  p.  226. 

(2)  Théâtre  contemporain,  t.  4.  p.  278. 

(3)  Ibid.  p.  100  et  101. 


—  228  — 

n'est  pas  iino  l'onoiuiuee  :  (-"rsl  uuc  <^  popularilô  sans 
oxoinplo  ».  (1)  '<  Cette  popularité,  —  aj()ul(>  (rAiir(>\  ill.v, 

—  n'a  d'égale  dans  aucune  iiltri'aliu'e.  C^csl  la  seule 
popularité  qui  ne  soit  ni  une  l)ètise.  ni  un  mensonge,  car 
l(>s  graiuls  talents  lilleiali-cs  no  sont  pas  populaires,  cl 
tient  le  génie  puisse  être  lier,  pai'c(^  (pi'cllc  csl  (Mi  e(pia- 
tion  avec  sa  propre  étendue.  La  Fontaine,  cependant,  lut 
bien  autre  chose  qu'un  l'ubulislo.  11  a  laissé  des  ('onirs 
et  des  Poésies  de  toute  sorte,  marqués  de  ce  talent  inouï 
qu'on  n'a  vu  qu'une  fois  parmi  les  hommes.  Mais  ce  sont 
exclusivement  ses  Fables,  dans  lesquelles  on  plonge, 
depuis  qu'elles  sont  faites,  les  enfants  d(>  toutes  les  géné- 
rations connue  dans  leur  premier  bain  d'iulclligence,  ce 
sont  ses  Fables  qui  Font  rendu  aussi  populaire  que  s'il 
ne  méritait  pas  de  l'être,  et  donné  à  sa  popularité  un 
caractère  aussi  particulier  que  son  génie.  Les  autres 
écrivains  —  et  les  plus  grands  !  —  ne  laissent  dans  nos 
souvenirs  que  l'impression  de  leurs  chefs-d'ceuvre  et  le 
nom  qu'ils  ont  innnorlalisé,  mais  La  Fontaine  y  a  laissé 
son  œuvre  même.  Il  est  en  nous  et  il  vit  en  nous.  11  fait 
corps  avec  notre  substance.  Nous  avons  tous,  en  France, 
été  baptisés  en  Jean  La  Fontaine,  et  fait  notre  première 
communion  intellectuelle  dans  ses  Fables.  Et  plus  nous 
avons  grandi,  plus  il  a  grandi  avec  nous  ;  plus  nous 
avons  avancé  dans  la  vie,  plus  nous  avons  trouvé  de 
charme  et  de  solidité  dans  ces  Fables  qui  sont  la  vérité, 
dans  ces  drames  dont  les  bêtes  sont  les  persomiages  et 
qui  racontent  si  délicieusement  et  si  puissanunent  la  vie 
humaine,  tout  en  la  métamorphosant  //  (2j.  La  Fontaine, 

—  disait  encore  d'Aurevilly  dans  une  lettre  à  Trebutien, 

(1)  Les  Poètes,  2*  série,  p.  19. 

(2)  Les  Poètes,  2*  série,  p.  l'J  i-l  20. 


—  229  — 

—  <<  quand  il  n'y  aurait  pas  de  Villon,  de  Mai'ot,  de 
Rabelais,  ni  de  siècle  de  Louis  XIV,  serait  toujours 
La  Fontaine,  c'est-à-dire  le  plus  étonnant  génie  d'ex- 
pression qui  ait  jamais  existé  ». 

Ayant  épuisé,  semble-t-il,  toutes  ses  facultés  d'admi- 
ration au  service  de  Corneille,  de  Racine,  de  Molière  et 
de  La  Fontaine,  d'Aurevilly  procède  à  quelques  vigou- 
reuses exécutions  dans  le  camp  des  «  modérés  »  du 
XVIF  siècle.  Il  vilipende  Malherbe,  le  roi  des  impuis- 
sants ;  il  maltraite  Descartes,  le  souverain  de  la  raison  ; 
il  cherche  querelle  à  Pascal,  «  le  loup-cervier  du  jansé- 
nisme »  ;  il  honnit  Boileau,  «  l'eunuque  »  ;  il  dit  son  fait  à 
saint  François  de  Sales  pour  sa  littérature  affadie, '<  celte 
mignardise  qui  m'a  toujours  écœuré  :  c'est  de  la  com- 
pote de  roses,  gardée  dans  un  buffet  d'Ursulines,  bonne 
pour  des  abbés  douillets  ou  des  chattes  de  parloir  ;  n)ais 
j'aime  que  la  charité  soit-.moins  suo'otée  et  l'amour  de 
Dieu  moins  jjetite  ftew  »  (1).  Il  appelle  Massillon  «  un 
galantin  »  et  reproche  à  Bossuet  d'aimer  trop  le  bon 
sens  «  qui  est  la  petite  pagode  des  gens  vulgaires  »  (2), 
11  flaire  le  bas -bleu  jusqu'en  M"'^  ^ç.  Sévigné  et  éprouve 
une  secrète  méfiance  à  l'endroit  de  Fénelon.  Même  ovec 
ces  grands  esprits,  il  ne  se  sent  plus  en  étroite  sym- 
pathie et  en  compagnie  sûre. 

Ce  n'est  pas  qu'il  ne  veuille  rendre  justice  à  chacun 
d'eux.  Il  ne  ménage  pas  la  louange,  par  exemple,  à 
Bossuet.  «  L'histoire  des  grands  hommes,  —  écrit-il,  — 
qui,  d'ordinaire,  est  une  horrible  lutte  contre  les  choses, 
la  société  et  eux-mêmes,  reçut  de  Bossuet  cet  éclatant 
démenti  d'un   bonheur  égal  au  génie.  Pour  une  fois, 

(1)  Lettre  à  Trebuticn  (13  mai  1834). 

(2)  Lettre  à  Trebutieu  (8  décembre  1854). 


-  2:so  — 

Dieu  voulut  qu'où  pût  être  graud  saus  soutlïir.  lîossuet  a 
sur  le  IVout  le  signe  des  heureux,  et,  le  croira-t-on?  ce 
front  n'en  est  pas  moins  auguste.  Nul,  dans  le  siècle  et 
hors  du  siècle,  parmi  les  saints  et  parmi  les  hommes,  n"a 
eu  jamais,  je  crois,  de  destinée  d'une  plus  complote 
harmonie...  Cette  incroyable  félicité  de  Bossuet  com- 
mença pour  lui  avec  la  vie.  Fleuve  magnifique  et  pur  dès 
sa  source,  il  entra  aisément  et  fortement  dans  l'exis- 
tence, comme  ces  fleuves  qui  roulent  sur  des  pentes  et 
qui  n'ont  pas  besoin  de  surmonter  des  résistances  pour 
creuser  un  lit  à  leurs  eaux.  Issu  d'une  famille  profondé- 
ment religieuse,  qui  l'avait  destiné,  dès  son  plus  bas 
âge,  au  sacerdoce,  il  n'eut  pas  besoin,  pour  aller  à  Dieu, 
de  passer,  comme  saint  Colomban,  par-dessus  le  corps 
de  sa  mère.  Famille,  vocation,  facultés,  mouvement 
naturel  à  son  âme,  tout  était  d'accord  et  le  poussait  du 
même  côté,  —  du  côté  de  Dieu.  Dieu,  qui  l'attendait,  ne 
lui  envoya  pas  les  épreuves  qui  auraient  retardé  sa 
venue  vers  lui.  Nommé,  dès  treize  ans,  à  un  canonicat 
de  rÉglise  de  Metz,  s'il  ne  grandit  pas,  comme  Eliacin, 
dans  le  sanctuaire,  il  grandit  du  moins  pour  le  sanc- 
tuaire, au  sein  duquel  se  trouvait  la  place  qu'il  devait 
occuper  un  jour.  Il  fut  presque  un  enfant  célèbre.  Doué 
de  facultés  prodigieuses,  ce  furent  ses  facultés  qui  le 
conduisirent  vers  les  sciences  sacrées,  à  la  recherche  de 
la  Vérité  éternelle,  comme  l'Etoile  mystérieuse  conduisit 
les  Mages  à  la  Crèche.  Chose  étrange!  On  ne  discuta  pas 
l'étoile.  On  la  vit  et  on  s'écria.  L'enfant  fut  plus  heureux 
que  bien  des  hommes.  On  ne  lui  nia  pas  sa  supériorité 
précoce,  douleur  amère  par  laquelle  toute  supériorité 
commence  !  On  salua  la  sienne,  au  contraire,  et  on  y 
applaudit  avec  sympathie  !  Apôtre  futur  de  Cc^lui  qui,  à 
douze  ans,  enseignait  dans  le  temple,  il  jaillit  docteur 


—  231  — 

par  la  force  seule  du  génie,  à  Tage  où  les  autres 
jeunes  gens  ne  sont  que  des  bégayeurs  de  sciences 
apprises,  mais  non  pénétrées...  Cet  imberbe  écolier, 
dans  lequel  Coudé  semblait  reconnaître  quelque  chose 
de  son  génie  à  Rocroy,  fut,  dès  les  premiers  pas,  le  lion 
de  son  époque,  ainsi  que  nous  disons  maintenant,  et  cette 
faveur  méritée,  qui  s'accrut  toujours  et  qui  ne  défaillit 
jamais,  le  suivit  jusque  dans  la  vieillesse.  En  cela  plus 
heureux  que  ce  Louis  XIV  lui-même,  qui  est  aussi  un  des 
plus  grands  Heureux  de  l'Histoire,  mais  qui  eut  ses 
jours  de  revers!  Si  Bossuet  fit  des  fautes,  du  moins  il  ne 
les  paya  pas,  comme  Louis  XIV,  à  même  sa  gloire  et 
son  bonheur  »  (1).  L'éloge  est,  certes,  complet  ;  mais  on 
devine  que  Barbey  d'Aurevilly  aurait  mieux  aimé 
Bossuet,  si  l'évèque  de  Meaux  eût  été  un  de  ces  génies 
inégaux  et  bouillonnants,  comme  le  furent  Corneille, 
Molière  et  La  Fontaine.  Il  le  préférerait  moins  heureux, 
abandonné  parfois  de  cette  radieuse  étoile  qui  guida 
sans  cesse  ses  pas  assurés  et  tranquilles  sur  un  sol 
ferme,  sous  un  firmament  serein. 

C'est  donc  aux  «  irréguliers  »  que  va  spontanément 
l'admiration  enthousiaste  de  l'écrivain  normand.  La  per- 
fection de  Racine  le  déroute,  de  même  que  le  constant 
bonheur  de  Bossuet,  la  raison  froide  de  Descartes, 
l'impeccable  dialectique  de  Pascal  et  l'austère  jugement 
de  Boileau.  D'instinct,  il  se  porte  vers  l'incorrect  Pierre 
Corneille,  l'indocile  et  heurté  Molière,  le  franc-tireur 
La  Fontaine,  —  tout  comme  il  avait  pris  parti  pour  le 
romantique  Ronsard  contre  le  classique  Malherbe,  pour 
l'arquebusier  huguenot  Agrippa  d'Aubigné  contre  les 

(l)  Les  Philosoplies  et  les  Écrivains  reliçjieiix.  3°  séi'ie  (Lenierre,  édi- 
teur, 189!);),  p.  216  et  suiv. 


—  z^>  - 

trop  calmes  catholiques,  pour  rcudiablc  Rabelais  coulro 
les  tempérants  Desportes  et  Bertaut.  Ah  !  s'il  avait 
connu  Cyrano  de  Bergerac  !  de  quelle  passion  ne  l'eût-il 
pas  aimé?  Mais  il  a  pris,  du  moins,  sa  rovaucho  sur  les 
assagis  du  XVlh'  siècle,  en  chantant  la  gloire  de  Saint- 
Evremond,  son  compatriote,  —  qui  fut  bien  aussi,  à  sa 
manière,  un  Cyrano  de  Basse-Normandie. 

«  Savez-vous,  —  mandait-il  à  Trcbutien  le  il  mai  1(S4G, 
-■  ce  que  c'est  que  M.  de  Saint-Evremond  ?...  L'esprit  le 
plus  harmonieux  et  le  plus  fort,  le  plus  grand  moraliste, 
le  plus  grand  historien,  le  plus  grand  politique,  la  tête  la 
plus  complète  qui  ait  jamais  existé.  Je  suis  etiVayé  de 
cette  hauteur  à  pic  de  supériorité  intellectuelle.  Homme 
d'Etat  qui  pesa  la  politique  de  Mazarin  et  ne  trouva  point 
qu'elle  pesât  gros,  Sybarite  comme  Sardanapale,  de 
niveau  avec  toutes  les  existences  par  la  multitude  et  la 
variété  de  ses  facultés,  il  paya  sa  sagacité  politique  par  le 
malheur  de  toute  sa  vie.  Entre  les  bras  de  Ninon  et 
les  pieds  d'Hortense  Mancini,  il  écrivit  les  plus  belles 
pages  qui  aient  illustré  la  langue  française  dans  ce  qu'elle 
a  de  plus  impérissable  et  d'immortel.  Ces  pages  sont 
maintenant  oubliées.  Bêtise  et  ingratitude  de  la  gloire  ! 
Du  cadavre  de  son  génie  sont  sortis  deux  vers  énormes 
qui  l'ont  dévoré.  Ce  sont  Voltaire  et  Montesquieu  ». 
Voilà,  à  coup  sûr,  un  chaud  plaidoyer  de  réhabilitation  ; 
et  si  les  mânes  de  Saint-Evremond,  ù  l'appel  et  sur 
les  invocations  prestigieuses  de  Barbey  d'Aurevilly, 
n'ont  pas  tressailli  d'allégresse  dans  la  nuit  de  l'au-delà, 
si  l'âme  épicurienne  de  l'auteur  de  la  Comédie  des 
Acadéinistes  ne  s'est  pas  réveillée  du  sommeil  de  lu 
tombe,  en  une  éclatante  résurrection,  aux  lyriques  accents 
du  pamphlétaire  des  Quro-iuife  M(''d(iillo)i.s  de  /Wcadé- 
mic,  si  le  fantôme  errant  de  l'exilé  du  Cotentin,  réfugié 


-  2:^3  — 

à  Londres,  n'a  pas  répondu  aux  prophétiques  espérances 
de  cet  autre  exilé  qui  avait  trouvé  refuge  à  Paris,  c'est 
que  le  sort  est  cruel  et  la  destinée  implacable  aux  êtres, 
même  les  mieux  doués,  qui  n'ont  pas  équilibré  leurs 
facultés  sous  le  joug  d'une  loi  ferme,  d'une  règle  fixe, 
et  qui  n'ont  point  cherché  le  repos  dans  l'harmonie  d'une 
existence  bien  assise.  Mais  cette  considération  n'était 
pas  de  nature  à  ébranler  les  convictions  que  s'était  for- 
gées d'Aurevilly  en  matière  de  puissance  cérébrale.  Plus 
que  jamais,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  il  a  tenu  pour  les 
«  irréguliers  »  contre  les  «  soumis  ». 

Cette  attitude  de  révolte  se  manifeste  principalement, 
chez  l'apologiste  des  Prophètes  du  Passé,  au  début  du 
XVIII''  siècle,  lorsqu'il  lui  plaît  de  juger  le  grand 
Saint-Simon.  Il  ne  se  doute  pas  qu'en  étant  sévère 
pour  l'illustre  mémorialiste  il  fait  du  même  coup  son 
propre  procès,  à  lui  d'Aurevilly.  «  C'était,  —  dit-il,  — 
un  de  ces  esprits  brillants,  mais  sans  ductilité,  con- 
tournés, difficiles  à  aligner,  plus  chimériques  que 
Fénelon  peut-être,  quoiqu'il  fût  très  positif  dans  ses 
passions  et  ses  sentiments,  et  destiné  par  sa  nature, 
vis-à-vis  de  tous  les  pouvoirs,  à  une  opposition  éter- 
nelle. Louis  XIV,  pas  plus  que  Napoléon,  pas  plus 
que  tous  les  hommes  nés  pour  le  commandement,  ne  se 
souciait  de  ces  originalités  qui  rompent  un  ensemble  et 
contrecarrent  des  décisions.  Aussi,  excepté  pour  l'am- 
bassade d'Espagne,  qui  ne  fut  qu'une  chose  de  représen- 
tation et  d'étiquette,  Louis  XIV  laissa  pour  tout  le  reste 
le  duc  de  Saint-Simon  à  l'antichambre,  et  le  duc  s'en  est 
souvenu  en  jugeant  le  Roi  ».  (1)  Mais  Napoléon  III  lui- 
même    n'eût-il    pas   agi,  le  cas  échéant,  tout  comme 

(1)  Mémoires  liistorii^nes  et  lillétaires  (Lemerre,  1893)  p.  10. 


—  '2'M  — 

Louis  XIV.  a  l'ôuard  do  lîai-boy  (i"Aiiro\  illy?  Ne»  l'a-t-il 
pas  laissé  «à  l'aiiticliainhre»  —  pis  oncoro  :  à  la  porte, — 
et  n'a-t-il  i)()iiil  paru  it>'iiorer  jusqu'à  sou  existence? 
Seulement,  irAunnilly  no  s'est  pas  veng-é  a  la  manière 
de  Saint-Simon  :  il  a  t^ardé  le  silence  jusque  dans  la 
disgrâce.  C'est  pourquoi  il  a  le  droit  de  repi'ocher  au  duc 
«  cet  art  des  inductions  et  des  interprétations  qu'il 
possédait  mieux  que  personne,  et  qui  le  rendent  un 
historien  si  séduisant,  si  éblonissanl  c[  si  dangereux  //.  (1) 
Puis  il  ajoute  :  «  Il  n'y  a  que  cela,  en  ettet,  —  un  ressen- 
timent sans  issue.  —  qui  pouvait  troubler  à  ce  point 
misérable  le  sens  du  duc  de  Saint-Simon  sur  Louis  XIV. 
Ni  ses  velléités  féodales,  ni  ses  colères  de  frondeur 
rétrospectif,  ni  ce  tempérament  d'Alceste  qui  donne  si 
souvent  à  Saint-Simon  l'air  du  Misanthrope,  mais  d'un 
misanthrope  bien  autrement  colossal  que  celui  de 
Molière,  n'étaient  capables  de  si  profondément  altérer  des 
facultés  qui,  après  tout,  aimaient  la  grandeuret  qui  étaient 
faites  pour  l'histoire.  Dans  le  secret  de  cette  royale 
intelligence  qui,  comme  celle  de  Newton,  jiensa  toujours 
à  la  uu'ine  chose,  et  c'était  la  gloire  et  le  bien-ôlre  de 
son  Etat,  Louis  XIV  avait  pesé  Saint-Simon  et  il  avait 
trouvé  qu'il  pesait  peu.  L'org-ueil  souffrant  de  celui-ci,  de 
cet  esprit  qui  sentait  sa  puissance,  mais  qui,  comme  tant 
d'esprits,  .se  méprenait  sur  elle,  a  cherché  à  voiler  cette 
blessure,  mais  il  l'avait  au  fond  du  cœur  et  elle  saigne 
partout  dans  ses  Mémoires  ».  (2) 

Où  donc  Barbey  d'Aurevilly  trouvera-t-il  l'iiléal  de 
l'historien  au  XVIII'' siècle?  Ce  n'est  pourtant  pas  chez 
le  froid    Montesquieu   et   le   remuant    Voltaire.   Aussi 


(1)  Mémoires  hisinrirjues  et  litléraires  (Lt'iiirrrr,  IS'.CS  ,  p.  10. 

(2)  Ibid.,  p.  10  et  11. 


—  235  — 

regrette- l-il  plus  que  jamais,  a  la  veille  de  la  Révolution 
française,  le  «  temps  où  c'était  une  fonction  publique  que 
d'écrire  l'Histoire.  Les  gouvernements  nommaientà  cette 
fonction  sacrée   les  hommes  qu'ils  croyaient  le   plus 
dignes  de  cette  judicature  de  la  tombe,  de  cette  magis- 
trature de  la  vérité.  La  Couronne,  qui  signifiait  l'Etat, 
avait  alors  ses  historiographes.  Elle  pensait  sans  doute, 
et  avec  raison,  que  rien  n'était  d'une  importance  sociale 
plus  profonde  que  d'écrire  l'histoire,  et  qu'il  en  fallait 
défendre  le  droit  par  une  institution  contre  les  atteintes 
du  premier  venu,  qui  se  délivre  à  lui-même  mandat  et 
brevet  d'historien.  Idée  juste,  qui  eût  pu  être  une  idée 
grande  !  Mais  pourquoi  ne  le  dirions-nous  pas  ?  La 
Couronne  n'entoura  jamais  d'assez  d'éclat  ceux  qu'elle 
appelait  ses  historiographes.  Elle  commettait  bien  à  cette 
charge,  selon  nous,  immense,  d'écrire  l'histoire,   des 
hommes  éprouvés    et  capables,   qui  semblaient  avoir 
conquis  une  telle  position,  de  haute  lice,  par  l'élévation 
du  talent  et  du  caractère  et  cette  conséquence  de  l'esprit 
qu'on  ne  connaît  plus  et  qui  est  autant  l'honneur  de  la  vie 
que  de  la  pensée.  Louis  XIV,  par  exemple,  investissait 
bien  deux  des  plus  honnêtes  grands  hommes  de  son 
temps,  Boileau  et  Racine,  du  soin  de  raconter  une  des 
campagnes  qu'il  menait  en  personne.  Henri  IV  choisissait, 
pour  rendre  témoignage  de  son  règne,  Mathieu,  l'écrivain 
de  génie,  que,  par  parenthèse,  on  devrait  bien  rééditer. 
Mais  si  de  tels  choix  étaient  excellents,  les  attributs  de 
la  fonction,  relevés  encore  par  le  choix  des  hommes, 
devaient  être  plus  éclatants  et  plus  comptés.  La  charge 
d'historiographe  n'était  guère  que  la  haguc  au  doigt 
d'un  homme  de  lettres,  —  une  charge  modeste.  Il  aurait 
fallu  en  faire  une  charge  splendide.  Il  aurait  fallu  placer 
dans  l'État,  à  la  même  hauteur  de  respect,  l'historio- 


—  2:36  — 

graphe  ol  le  jiiiie  ;  il  uuniil  lallii  assimiler,  dans  la 
considération  publique,  le  jug-e  dos  morts  et  dos  intérêts 
généraux  et  politiques,  comme  l'historiographe,  et  le 
juge  des  vivants  et  des  intérêts  privés  et  civils,  comme  le 
magistrat  ;  car  rhonnour  et  la  sécurité  des  sociétés 
reposent  également  sur  cette  double  justice.  De  tous  les 
intérêts  sur  lesquels  il  est  besoin  de  fixer  l'opinion  des 
hommes,  c'est,  après  tout,  rinlérêt  de  nos  mémoires  qui 
importe  le  plus.  De  toutes  les  propriétés  de  la  vie, lapins 
chère  et  la  plus  sacrée,  c'est  cet  éternel  patrimoine  de  la 
gloire  ou  de  Tinfamie.  pour  lequel  il  n'y  a  ni  prescription 
ni  exhérédation  possible,  et  que  nous  léguons  à  nos 
entants,  sans  qu'ils  puissent  jamais  le  répudier  »(1).  Les 
fonctions  d'historiographe  une  fois  supprimées,  il  n'y  a 
plus,  audiredi3  Barbey  d'Aurevilly,  de  véritable  histoire. 
Ni  Montesquieu,  ni  Voltaire,  ni  Volney  ne  méritent,  à 
ses  yeux,  le  grand  nom  d'historiens. 

Le  XVII1«  siècle,  n'ayant  pas  brillé  d'un  vif  éclat  dans 
le  genre  hislori(iue,  est-il  du  moins  plus  illustre  par  ses 
philosophes  et  ses  moralistes  ?  Nombre  d'entre  eux  ont 
passionné  et  bouleversé  l'opinion  :  ils  s'appellent  Vol- 
taire, Diderot,  Jean-Jacques  Rousseau,  —  pour  ne  citer  que 
les  plus  célèbres.  D'autres  ont  fait  leur  bruit  plus  sourd, 
mais  non  moins  retentissant  dans  les  profondeurs  des 
intelligences:  ils  se  nomment  Condillac.  Vauvenargues, 
Burton,  Chamfortet  Rivarol.  Quels  titres  les  recomman- 
dent, les  uns  et  les  autres,  au  jugement  de  la  postérité? 

Barbey  d'Aurevilly,  en  un  jour  de  verve,  —  cefiui  lui 
arrivait  fréquemment,  —  a  établi  un  éclatant,  spirituel  et 
injuste    parallèle  entre   les  trois  divinités  supérieures 

(1)  Les  Historiens  ]ioliH<iiics  el  lilléraires  {M.  Amyt,  ISIU^.  |,.  1  pt 
suiv. 


-  237  — 

du  XVIIl^  siècle:  Voltaire,  Diderot  et  Rousseau.  «  Si 
souple  qu'il  tut,  ce  saltimbanque  de  Diderot,  il  ne  put 
jamais  parvenir  à  être  autre  chose  qu'un  cuistre  bril- 
lant »,  —  s'écrie  l'auteur  de  GœiJtd  et  Diderot  avec 
une  joie  d'aristocrate  mal  dissimulée.  Et  il  ajoute:  «Il 
était  de  basse  extraction  el  il  fat  toujours  de  mauvaises 
manières.  Il  demeura  toute  sa  vie  un  petit  bourgeois  de 
Langres,  et  plutôt  Champenois  que  Bourguignon,  qu'on 
entrevoyait  perpétuellement  et  à  travers  cette  tête  de 
buste  antique  que  Houdon  lui  avait  sculptée.  Et  rien  n'y 
fit,  àcela  !  Ni  la  bonne  compagnie,  cette  bonne  compagnie 
du  temps  qui  ouvrait  ses  bras  aveugles  aux  gens  de 
lettres  qui  lui  baisaient  platement  le  pied,  —  comme  le 
Normand  de  Rollon,  à  Charles  le  Sot,  dit  le  Simple,  pour 
le  renverser!  —  ni  son  séjour  à  la  cour  de  Russie,  quand 
Catherine  II  afî'olée  de  philosophes,  malgré  son  bon  sens 
d'homme  d'Etat,  l'y  fit  venir,  l'y  roulant,  ce  bourgeois 
dépaysé,  dans  les  mêmes  flatteries  et  les  mêmes  four- 
rures queVoltaire, qui,  du  moins,  savaitles  porter. Toujours 
il  resta  le  Diderot  de  Langres,  le  bourgeois,  non  gentil- 
homme, mais  familier  avec  tout  le  monde  comme 
M.  Jourdain  avec  son  gendre,  et  tapant  sur  les  cuisses 
de  toutes  les  personnes  auxquelles  il  parlait...  Il  fut 
longtemps  l'ami  de  Rousseau,  et  on  le  conçoit.  Il  y  a  des 
analogies  entre  cesdeux  esprits  inflammatoires,  entre  ces 
deux  philosophes  de  bas  lieu  et  quelquefois  de  mauvais 
lieu:  mais,  rendons  justice  à  Diderot,  il  était  plus  sain 
que  Rousseau  et  surtout  moins  abject...  Rousseau  n'au- 
rait jamais  osé,  lui,  s'élever  jusqu'à  la  familiarité  de 
Diderot.  Dieu  sait  comme  il  trembla  dans  sa  peau  de 
laquais  un  jour,  à  l'idée  d'appeler  son  chien  Duc  devant 
le  duc  de  Montmorency,  —  et  il  l'appela  Turc.  Ce  jour-là, 
cet  homme  gauche  et  toujours  embarrassé  eut  l'esprit 


—  :i;is  — 

d'un  do  SOS  camarados,  Fioiiliii,  Crispin  ou  Scapin! 
Diderot,  pas  plus  que  Uoussoaii.  no  rossonil)lail  à 
Voltairo.  si  ce  n'ost  par  la  haiiu>  *\n"\\^  portaioiil  tous 
trois  au  calholioismo.  Mais  ([iicilo  dirterence  ontr(>  la 
naluro  do  cos  paoants  ol  la  nature  aristorralicjuo  do 
Voltaii'O  !  Voltairi^  baissait  Dieu  et  riait  contre  lui, 
eouMue  Satan,  (pii  est  de  Ixnnic  maison  v[  (pii  a  plus 
d'esprit  que  les  auli'os  dial)les  dont  il  est  le  chef.  Mais 
Diderot  et  Rousseau  baissaient  Dieu,  sans  ponvoii-  rire, 
sérieux,  lourds,  pesaininont  insolents!  Vollaiic  a  l)eau 
être  tils  de  tabellion,  il  est  grand  seigneur  par  r(>si)ril  et 
par  les  manières  comme  Fronsao.  11  est  duc  par  Tespi'it 
et  par  rimperlinence,  et  nu^'ine  grand-duc.  11  a  travaillé, 
malbeureusenienl  aussi,  a  la  Hevolulion  française, 
comme  on  travaille  a  la  tapisserie  des  Gobelins,  sans 
voir  ce  qu'il  faisait,  mais  il  aurait  encore  vécu  quand  elle 
s'allongea,  la  grande  Brute  sanglante,  qu'il  l'aurait 
maudite  de  toutes  les  forces  de  son  esprit,  qu'elle  outra- 
geait. 11  était  trop  Voltaire  pour  mourir  comme  Chénier. 
Mais  s'il  n'avait  pas  jeté  sa  tète  à  la  face  de  la  Révolu- 
tion, bien  certainement  il  y  aurait  jeté  sa  p(M'i'U(pio! 
Diderot,  lui,  eut  été  ardemment  l'évolutionnaire.  Il  aurait 
siégé  ù  l'Assemblée  Nationale  auprès  de  ral)bè  Faucbet, 
le  Diderot  des  évoques  constitutionnels,  v[  il  se  serait 
fait  couper  le  cou  avec  Fauchet  et  les  Girondins,  ces  oies 
qui  cbantaient  comme  des  cygnes,  ce  qui  n'empêcha  pas 
le  gi'and  cuisinier  révolntionnaii'o  de  leni'  couper  la 
gorge  à  tous  et  de  les  mclli'c  dans  son  pol!  Didei'ot  est  à 
peu  près  en  tout  l'opposé  de  Voltaire,  et  il  le  fait  aimer! 
Premier  crime!  Le  second  est  plus  grand.  Quand  l'esprit 
français  mourait  avec  Voltaire,  l'esprit  allemand  commen- 
çait avec  Diderot.  Par  la  déclamation,  l'enflure,  la 
prècherie,  le  pédantisme,  l'ouverture  et  la  pesanteur  des 


-  2^39  — 

mâchoires,  Diderot  a  dénationalisé  le  g'énie  français  »  (1). 

Ainsi,  dos  trois  grands  pontifes  du  XVIIP  siècle,  dont 
aucun  ne  plaît  à  Barbey  d'Aurevilly,  c'est  Voltaire  pour- 
tant qui  vient  en  première  ligne,  parce  qu'il  représente 
une  aristocratie  bien  française.  Diderot  est  classé  au 
second  rang  par  ses  attitudes  de  bourgeois,  «  père  de 
Gœthe  »,  qui  «  vaut  mieux  que  sa  géniture  »,  car  «  il 
avait  la  verve  qui  peut  être  parfois  une  exagération  de 
la  vie,  mais  qui,  en  fin  de  compte,  est  la  vie  »  (2).  Tout 
au  bas  de  l'échelle,  gît  Rousseau,  le  laquais  cosmopolite, 
qui  n'eut  ni  esprit,  ni  verve,  ni  vie,  qui  fut  un  plat  valet 
sans  feu  ni  lieu,  —  ni  français,  ni  suisse,  ni  allemand,  — 
qui  ne  réussit  à  se  fixer  nulle  part  et  demeura  toute  sa 
vie  un  vagabond  évadé  de  quelque  bagne  et  en  perpé- 
tuelle rupture  de  ban. 

Où  donc  rencontrera-t-on  le  vrai  moraliste  du  siècle  ? 
Est-ce  Vauvenargues?  Voici  la  réponse  de  Barbey 
d'Aurevilly:  «  Vauvenargues  est  un  esprit  distingué, 
réfléchi,  délicat,  plus  élevé  certainement  que  les  hommes 
de  son  temps,  parce  qu'il  vécut  à  l'écart  d'eux,  mais 
entre  ces  quahtés  et  celles  que  lui  donnait  Voltaire,  il  y 
avait  l'imagination  et  le  caprice  de  cet  esprit  de  vif- 
argent  et  de  feu  grégeois.  Quand  on  place  Vauvenargues 
à  côté  de  Pascal,  La  Rochefoucauld  et  La  Bruyère,  — 
ce  La  Bruyère  qu'il  a  contrefait  bien  plus  qu'il  ne  l'a 
imité,  —  on  le  trouve  aussi  petit  que  l'est  son  siècle,  à 
côté  du  siècle  de  Louis  XIV.  On  ne  peut  parler  que  de  ce 
qu'il  y  a  de  réussi  dans  ses  œuvres;  or,  si  vous  exceptez 
les  Pensées,  tout  est  à  peu  près  avorté.  Or,  encore  quel- 
ques gouttes  d'essence,  fussent-elles  de  l'ambre  le  plus 


(1)  Gœthe  et  Diderot  (Dunlii,  éditeur,  ISSO),  p.  131  et  suiv. 

(2)  Ibid.,  1..  135. 


—  240  - 

pur.  filtrées  avec  beaucoup  de  peine,  et  en  trop  petit 
nombre  poui"  parfumer  autre  eho^e  que  le  mouchoir 
(\'\u\  homme  desprit,  ne  s.ufrisent  pas  pour  mériter 
ce  nom  glorieux  et  sévère  do  moraliste  auquel  Vauve- 
narg-ues  prélendit  et  qu'on  ne  lui  u  pas  assez  njarchandé. 
Un  homme  de  la  fin  du  même  siècle,  qui  n'a  exprimé 
aussi  de  sa  pensée  que  quelques  gouttes,  mais  aulriMuenl 
puissantes,  d'un  citron  autrement  pénétrant,  v[  pai'fois 
autivment  mortelles  que  celles  que  Vauvenargues  fit 
tomber  de  la  sienne,  Chamfort,  si  au-dessus  de  Vauve- 
nargues par  tout,  excepté  par  le  caractère,  n'est  pas  un 
moraliste  non  plus,  quoiqu'il  en  ait  révélé  les  profondes 
aptitudes.  Mais  Chamfort,  qui  n'était  pas  valétudinaire 
comme  Vauvenargues,  Chamfort,  l'Hercule  et  l'Apollon 
des  boudoirs  mythologiques  de  son  temps  et  dont  la 
vigueur  n'était  pas  une  fable,  n'a  pas  eu  de  Voltaire 
qui  l'ait  pris  dans  son  vitchoura  d'Astracan  comme 
Hercule  prenait  les  Pygmées  dans  sa  peau  de  lion.  Vol- 
taire, le  Roi  de  son  époque,  a  la  manie  du  favoritisme, 
comme  les  rois.  Vauvenargues  fut  un  de  ces  favoris  qui 
n'ont  d'autre  raison  pour  exister  que  le  bon  plaisir  de 
leur  maître  »  (1). 

Est-ce  Buflbn  qui  méritera  les  éloges  de  Barbey  d'Aure- 
villy? «Buffon,  moins  spirituel  que  Voltaire,  dont  l'esprit 
me  fait,  d'ailleurs,  toujours  l'efïet  d'un  bruit  de  grelots, 
mis  en  vibration  par  les  mouvements  pétulants  du  singe, 
moins  même  que  Montesquieu,  qui  a  le  sien  finissant  en 
pointe,  sans  être  pour  cela  un  obélisque  (car  un  obélisque, 
c'est  un  colosse!)  Buflbn,  qui  pourrait  bien,  si  on  y 
regarde,  n'avoir  pas  d'esprit  du  tout,  est  pourtant  fort 


(1)  Les  Philosophes  el  les  écrivaitis  relif/iei'x  (Amyot,  1861;,  p.  201  et 
208. 


—  241  - 

au-dessus  de  ces  deux  hommes,  bien  plus  vailles  que  lui, 
et  par  la  seule  raison  qu'ils  ont  plus  trouble  la  moralité 
de  leur  sièrle.  Evidemment  il  les  domina,  par  ht  faculté 
la  plus  élevée  d'entre  les  facultés  humaines,  quel  que 
soit  l'objet  auquel  on  l'applique,  —  par  cette  faculté  de 
l'ordre  que  Voltaire  n'eut  jamais  qu'avec  ses  domestiques, 
et  ses  libraires,  et  que  Montesquieu  aurait  pu  avoir,  sans 
cet  amour  mesquin  de  l'épigramme  qui  l'a  tant  rapetissé! 
Buffon,  en  etïet,  est  l'ordre  même,  l'ordre  concerté, 
enchaîné,  lumineux!  C'est  là  le  caractère  le  plus  visible 
de  son  g-énie.  Investi  de  la  double  aptitude  de  la  science 
et  de  l'art  d'écrire,  le  plus  savant  de  tous  les  arts,  Butibn 
est,  au  moins,  toujours  Tordi-e,  s'il  n'est  pas  toujours  la 
vérité!  Grand  talent  descriptif,  qui  sait  encore  mieux 
distribuer  et  encadrer  ses  tableaux  que  les  peindre,  il  a 
précisément,  comme  peintre,  le  défaut  de  sa  qualité  sou- 
veraine: il  pèche  par  l'ardeur;  il  est  froid.,  comme 
l'exactitude  et  la  majesté...  Bufltbn,  l'homme  aux  man- 
chettes, qu'il  mettait  pour  lui  seul,  est  presque  un  sohtaire 
dans  son  siècle.  Un  solitaire  en  grande  toilette.  Il  haïssait 
Paris,  le  désordonné  Paris,  dont  les  soupers  faillirent 
tuer  jusqu'au  génie  de  Montesquieu,  —  et  il  le  fuyait. 
Quand  il  n'était  plus  au  Jardin  du  Roi,  il  était  à  Montbard, 
dans  ce  pavillon  aérien,  qu'il  avait  fait  bâtir  au-dessus 
de  toutes  les  terrasses,  et  dans  la  lanterne  vitrée  duquel 
il  passa  cinquante  ans  à  son  bureau.  C'est  là  et  delà 
qu'il  porta  dans  les  résultats  de  ses  travaux  et  dans  sa 
manière  de  travailler,  dans  son  style  qui  était  rhowrnc 
et  dans  les  moindres  détails  de  sa  vie,  cette  hauteur 
tranquille  et  cette  éternelle  préoccupation  de  l'ordre  et 
de  la  règle  qui  fît  sa  g-loire  et  son  bonheur,  car  il  fut 
heureux!...  Au  fond.  Buti'on  n'était  pas,  malgré  des 
qualités  de  génie,  un  de  ces  Intuitifs  qui  sontlespremiers 

16 


—  2i2  — 

en  loul  géiùe  luiinain.  Le  l;iit  (1(>  son  t>s[)i'il  (]ui  linil.  nons 
le  reo(Minaiss()ns.  par  ihMriiir  loul  pnissaiil  par  l'ocdre 
(toujours  l'oi-dri':  )  la  continnilc,  rtMK-hauu'MKMil.  la  luvno- 
ralion  des  uloos,  vU\\[  jilns  un  liilonntMuonl  sublinu»  que 
celle  inluilion  (pii  n'hesilc  jamais  c[  va  tli'oil  a  la  décou- 
verte »  (1). 

Ainsi,  il  s'en  laul  de  bien  peu  que  Barbey  d'Aurevilly 
décerne  à  lîutt'on  la  palme  du  mérite  supérieur  au 
XVIII'"  siècle.  Il  n'est  retenu,  seml)le-t-il,  dans  son  mou- 
vemenl  de  .uénérosilé  que  par  une  cortaini^  niiMlance, 
très  romanli(|ue,  à  reiulroil  des  génies  laborieux. 
N'importe  !  D'avoir  Iraversé  tout  le  XVl^  siècle,  si  grand 
jusqu'en  ses  excès  guerriers,  et  le  siècle  de  Louis  XIV, 
si  noble  en  son  liai'monie  de  chefs-d'œuvre,  pour  en  venir 
à  jeter  le  cri  d'une  admiration  presque  exaltée,  en 
présence  de  Buft'on,  —  cela  parait  au  moins  surprenant. 
On  ne  s'explique  guère  que  l'homme  de  1S;:J0  ait  de  telles 
complaisances  pour  le  naturaliste  appliqué  qui  ne  voyait 
dans  le  génie  qu'  «  une  longue  patience  ».  11  est  à  croire 
que  le  siècle  des  Montesquieu  et  des  'Voltaire  se  montrait 
bien  pauvre  aux  regards  de  Barbey  d'Aurevilly  pour  que 
le  critique  des  PropJtètes  du  Passé  soit  allé  porter  ses 
honnnages  à  l'auteur  du  Discours  sur  le  style,  qui  eût 
certainement  condamné  l'esthétique  du  romantisme.  Je 
note  seulement  que  Barbey  sait  un  gré  infini  à  Bufï'on 
d'être  demeuré  pur  aristoci'ate,  en  un  siècle  de  dérègki- 
ment  social,  et  solitaire  jaloux  de  son  autonomie,  à  une 
époque  de  mêlée  confuse.  Cette  attitude  le  dispose 
favorablement  à  l'égard  d'un  écrivain  pour  lequel  on  ne 
lui  aurait  pas  prêté,  à  première  vue.  tant  de  sympathies. 


(\)  Les  P/iiloxop/iPX  el  1rs  éiriruins  it'lit/ifu  r    i-i\.  Anivul.  IS(it),  [i.  219 
et  suiv. 


-  243  - 

Enfin,  si  le  panégyriste  de  Joseph  de  Maistre  a  reproché 
à  Buffon  ce  dont  il  faisait  déjà  un  si  vif  grief  à  Bossnet, 

—  trop  d'ordre  et  trop  de  bonheur  !  —  il  faut  reconnaître 
que  par  la  même  la  doctrine  romantique  repi'end  ses 
droits.  Après  de  telles  louanges,  celte  réserve  sauve 
l'intégrité  des  théories  où  s'est  complu  l'ardent  esprit  du 
dernier  des  Chouans. 

Mais,  plus  que  Butfon,  un  homme  sollicite  particulière- 
ment l'attention  de  Barbey  d'Aurevilly  et  retient  son 
admiration  :  c'est  Rivarol.  '-<  Je  n'ai  rien  vu  de  plus  beau. 

—  s'écrie-t-il  après  avoir  lu  le  Jounurl  de  Rivarol,  —  que 
cette  martingale  du  bon  sens  politique  mise  à  l'hippo- 
gritTe  de  rimagination  ».  Et  il  continue,  —  car  sa  verve 
n'est  pas  tarie  et  le  sujet  Tentraine.  «  Rivarol  était  de 
nature,  de  premier  jet,  —  hélas  !  il  n'en  eut  jamais  un 
second,  —  de  pure  munificence  divine,  l'homme  le  plus 
admirablement  doué  du  XVIIIe  siècle,  de  ce  temps  qui 
fourmillait  de  gens  d'esprit,  et  dans  lequel  planaient  ces 
trois  hommes  qu'il  est  convenu  d'appeler  des  génies 
jusqu'à  nouvel  ordre.  Voltaire,  Buflfou  et  Montesquieu. 
Voltaire  !  Rivarol  en  a  l'ironie,  l'épigramme,  la  riposte, 
la  clarté,  la  grâce.  Buftbn  !  il  en  a  la  magnificence,  l'ima- 
gination dans  le  style,  avec  une  chaleur  que  Buffon 
n'avait  certes  pas.  Et  Montesquieu!  il  en  a  aussi  le 
diamant  taillé  à  facettes,  et  je  crois  même  qu'il  se 
reconnaît  en  se  mirant  dans  la  facette,  ce  qui  explique 
par  de  la  fatuité  son  amour  si  vif  pour  Montesquieu.  Ce 
n'est  pas  tout.  A  l'éloquence  de  Rousseau,  devenue 
patricienne  sous  sa  plume,  de  bourgeoise  de  Genève 
qu'elle  est  sous  la  plume  de  Rousseau,  il  joint  une  faculté 
de  métaphysique  qui,  s'il  l'eut  prise  à  partie  et  déve- 
loppée, l'eût  mis  bien  autrement  haut  que  Condillac. 
La  vocation  réelle  de  Rivarol  était  peut-être  cette  rareté. 


—  244  — 

—  un  métaphysioion  pillorosquo  !  Ainsi,  pour  qui  se  rend 
compte,  ù  pai'l  de  leur  emploi,  dos  forces  vives  qu';iltesle 
ce  qui  nous  est  reslé  de  Hivarol,  il  est  évident  que  jamais 
personne  ne  fut  plus  apte  aux  choses  littéraires,  et  dans 
une  proportion  plus  considérable  et  plus  puissante.  .Mais, 
malheurtMisonienl  poui'  nous,  (iiii  n"(>li(>ns  pas  d(»  son 
temps.  v[  i)Our  lui  (pii  n'est  [dus  iraucun  teni{)s.  il  préféra 
le  monde  à  la  littérature  et  les  salons  a  la  postérité.  Il 
avait  en  lui  deux  t>énies  fraternels:  le  génie  de  la  conver- 
sation, qui  a  besoin  des  autres  pour  exister,  et  le  génie 
littéraire,  qui  n'a  besoin  que  d'étude  et  de  solitude  pour 
chercher  son  idéal  et  pour  le  trouver.  Or,  comme 
toujours,  ce  fut  ce  qui  valait  le  moins  qui  tua  ce  qui  valait 
le  plus  en  lui.  Caïa  a  tué  toujours  Abel.  D'écrivain 
éternel  qu'il  aurait  pu  être,  il  devint  celte  charmante 
mais  éphémère  chose,  un  causeur,  dans  une  société  de  la 
corruption  la  plus  raffinée.  Il  fut  cette  flamme  qui  s'éteint 
lorsque  la  vie  a  quitté  nos  lèvres.  Et  c'est  ainsi,  non  pas 
que  les  salons  le  tuèrent,  car  les  salons  qui  assassinent 
tant  de  talents  n'avaient  pas  une  atmosphère  de  force  à 
tuer  l'étonnant  talent  de  Rivarol,  mais  qu'il  se  suicida 
lui-mÔFne  en  s'y  épuisant  de  rayons  !  Il  y  était  incom- 
parable »  (1).  Et  Barbey  d'Aui-evilly  conclut  :  «  Il  avait 
l'esprit,  l'élégance,  la  tournure,  la  distinction,  la  beauté, 
toute.?  les  aristocraties  naturelles  qui  vengent  de  la  seule 
qu'on  n'ait  pas  !  Ce  furent  ces  aristocraties  naturelles 
qui  le  portèrent,  d'endilée,  au  cœur  d'une  société  qui 
avait  perdu  son  ancienne  fierté  et  qui  ne  dein;iiid;iit  plus 
son  blason  a  personne,  sinon  pour  monter  —  étiquette 

Slupide  !  —  r/tin\  1rs  rdiinrrs  du  roi  !  „  {'!). 

(Ij   Lei  criliffues  ou  les  jur/es  jnf/ih;  (t'-il.   FriiiiiciP,  IKS.'i;,  \t.  2  4S  »•(  249. 
f2i  Ihiil.,  |i.  2«4. 


—  245  — 

Après  Rivarol,  c'est  la  Révolution  qui  triomphe.  Cette 
Révolution,  préparée  par  les  inconscientes  sottises  et 
les  fautes  inouïes  d'une  aristocratie  dégénérée  plus  en- 
core que  par  les  souterraines  manœuvres  des  Encyclo- 
pédistes, a  été  une  des  grandes  préoccupations  et  comme 
la  hantise  de  Barbey  d'Aurevilly.  Il  y  voit  un  châtiment 
providentiel.  Dans  le  gouffre  où  va  s'anéantir  l'ancienne 
société  d'une  France  qui  fut  puissante,  sombre,  avec  les 
institutions  monarchiques  ,  la  littérature  classique  du 
siècle  de  Louis  XIV. 

Le  critique  impitoyable  des  Œucrcs  et  les  Iknnmes 
a  noté  d'une  main  vigoureuse,  —  inaccessible  à  l'indul- 
gence, —  les  signes  avant-coureurs  du  plus  prodigieux 
bouleversement  des  âges  modernes.  La  décadence  a 
commencé,  pour  lui,  dès  la  fin  du  XVIP  siècle,  avec 
Bayle  et  Fontenelle  ;  elle  s'est  affirmée,  dans  la  suite, 
avec  Le  Sage,  Saint-Simon,  Montesquieu,  Condillac  et 
Marmontel  ;  et  les  Voltaire,  les  Diderot  et  les  Rousseau 
ont  parachevé  l'œuvre  de  destruction  littéraire,  politique 
et  sociale.  La  vieille  France  a  jeté  ses  clameurs  su- 
prêmes d'agonisante,  au  théâtre,  par  la  bouche  de  Mari- 
vaux et  de  Beaumarchais. 

Marivaux  fut  l'amuseur  d'une  société  qui  décline. 
«  J'ai  assisté  hier  soir,  —  écrivait  d'Aurevilly  le  7  mars 
1.S81,  —  à  une  représentation  de  spectres,  et  c'est  le 
théâtre  de  la  Comédie  Française  qui  m'a  donné  ce  spec- 
tacle fantasmagorique  et  funèbre  !  On  y  jouait  les 
Fausses  Confidences  de  Marivaux,  qu'ils  s'obstinent  à 
jouer  au  Théâtre-Français,  avec  l'entêtement  de  la  Tra- 
dition, cette  vieille  mule  aveugle  qui  veut  toujours 
passer  par  où  elle  a  passé  déjà.  Ils  ont  recommencé  de 
jouer  cette  délicieuse  pièce,  quoique  maintenant  elle  ne 
soit  guère  plus  compréhensible  à  qui  l'interprète  qu'à 


-  24n  - 

qui  récouto.  On  n'a  plus  le  sens  de  Marivaux.  Seulement, 
couiMie  ils  ii'oul  pas  peur  des  morls  dans  cette  maison 
d'ensevelisseuse  du  Théàtre-Fiancais.  ils  ont  tracassé 
dans  cette  pièce  morte,  d'un  adorable  génie  qui  n'est 
plus  et  que  rien  ne  peut  l'aire  revivre.  Marivaux,  qui 
vient  après  Molière,  dans  Tordre  du  temps,  est  pour 
ceux  qui  le  lisent  incomparablement  i)lus  vieux  que 
Molière,  toujours  jeune,  lui,  de  rèternelle  nature  hu- 
maine, dans  ses  oeuvres  ..  Marivaux  n*a  point  cette 
durée.  Il  a  passé  comme  la  société  de  son  temps,  qu'il  a 
réfléchie  dans  ce  qu'elle  eut  de  plus  charmant  et  de  plus 
éphémère  :  Son  genre  de  génie,  le  plus  subtil  parfum  de 
ce  siècle  à  parfums,  —  le  XVIII^  siècle,  —  et  qu'il  fit 
respirer  dans  les  jolis  flacons,  taillés  à  facettes,  de  ses 
comédies,  est  à  présent  évaporé.  Ils  ont  vainement 
secoué,  hier  soir,  avec  leurs  grosses  pattes,  au  Théâtre 
Français,  un  de  ces  légers  et  petits  chefs-d'œuvre  de 
flacons  qui  ont  donné  l'ivresse  d'un  moment  ;i  nos  pères, 
et  nous  n'avons  rien  senti  du  tout  !  »  (1). 

Avec  Beaumarchais,  la  décadence  se  précipite  vers 
son  terme  inéluctable.  '<  La  Comédie  du  Mariinir  de 
Fujaro,  —  écrit  d'Aurevilly  le  '1\  novembre  1S71>,  — 
avant  d'être,  dans  raction,  une  comédie  (ïi)itt'i(jiie,  est, 
dans  sa  conception  et  dans  sa  portée,  une  comédie  poli- 
tique. Beaumarchais  est  un  Aristophane,  -  un  Aristo- 
phane sans  l'aristocratie  qui  distinguait  Aristophane, 
lequel  ne  voulait  pas,  lui ,  détruire  le  gouvernement 
d'Athènes,  mais  le  conserver...  La  politique  a  fait  vivre 
longtemps  la  pièce  de  Beaumarchais  de  sa  vie  intense. 
Mais  Figaro  a  triomphé,  et  son  triomphe  est  trop  récent 
encore  pour  qu'on  puisse  le  traiter  comme  tous  les  pou- 

1    Théâtre  conleviporaiii,  toini'  IV.  p.  277  rt  J7S. 


—  247  — 

voirs  qui  ont  le  vice  de  trop  durer,  dans  ce  vertueux 
pays  de  rinstabilité  éternelle  !  11  n'y  a  pas  de  Figaro 
présentement  contre  les  Figaros  qui  ont  réussi,  dans  ce 
pays  où  les  Crispins  sont  devenus  les  rivaux  heureux 
de  leurs  maîtres.  Il  y  en  aura  un  jour,  gardez-vous  d'en 
douter!  Mais  l'heure  n'en  est  pas  venue  encore.  Aussi 
les  Figaros  triomphants  et  se  prélassant  dans  leurs 
loges  n'ont  pas  pris  grand  goût  aux  plaisanteries  de  ce 
valet  du  diable  !  »  (2).  Ne  sent-on  pas  ici  l'infinie  tris- 
tesse, à  peine  résignée,  de  la  vieille  aristocratie  défunte 
qui  n'a  plus  rien  à  attendre  de  l'avenir  ? 

De  la  scène  dramatique  au  théâtre  plus  émouvant  du 
forum  et  de  la  rue,  il  n'y  a  pas  loin,  il  n'y  a  qu'un  pas. 
Nos  révolutions  se  sont  ruées,  en  pleine  fièvre,  des 
loges  et  parterres  de  la  comédie  ou  du  drame  dans  la 
vie  réelle,  et  parfois  sanglante,  d'une  société  mori- 
bonde. 

Surgit  Mirabeau.  Barbey  d'Aurevilly  le  juge  sévère- 
ment :  il  lui  préfère  sans  conteste  son  père,  le  marquis 
de  Mirabeau,  <^  dit  moqueusement  VAnti  des  Hommes 
dans  un  siècle  moqueur  »,  —  et  son  oncle  le  bailli.  «  Le 
père  et  l'oncle  de  Mirabeau.  —  écrit-il,  —  étaient  véri- 
tablement Cornéliens  en  parlant  intimement  de  leur 
fils  et  de  leur  neveu,  et  lui,  malgré  l'emphase  de  sa 
gloire,  qui  ressemble  à  celle  de  son  génie,  diminuait 
au  lieu  de  grandir  sous  leurs  terribles  plumes ,  et 
tout  colosse  qu'il  fut,  il  devenait  moins  statue  et  plus 
homme  entre  ces  deux  cariatides  de  son  sang  au 
milieu  desquelles  on  le  verra  toujours  désormais,  et 
qui  donnent  de  la  race  dont  il  était  sorti  une  idée 
plus    haute   et   meilleure    que   sa  gloire.  Certes  !  ses 

(1)   Tkédtre  contemporain,  tome  IV,  p.  102  et  103. 


—  248  — 

iincèlros  —  ot  siii'luul  ct's  i1(mix-1;i  —  valaient  mieux 
que  lui,  et  ils  Teussenl  uiéritée  davantage.  IntelleetucMle- 
nii'iit,  nioralenient.  a  \v  lu^Mulre  pai-  le  cerveau  (ui  pai'  le 
earaetèiw  il  était  assurément  très  au-dessous  de  ces 
lieux  hommes  qui  le  jugeaient,  et  ce  n'est  pas  lui,  s'il 
avait  ete  à  leui"  plact\  qui  h^s  aurait  jugés  comme  il  a  été 
jug'é  pur  eux.  A  travers  les  colères  despotiques  do  son 
père  et  la  généreuse  bonté  do  son  oncle,  Mirabeau  a  été 
jugé  et  mesuré  de  pied  en  cap  bien  avant  d'être  entré 
dans  la  vie  politique,  cette  prostituée  (pii  ne  fut  pas  la 
dernière  à  laquelle  il  se  donna;  et  lorsque  la  Révolution, 
avec  ses  atfreux  engoùments,  aura  reculé  dans  le  passé. 
l'Histoire  dira  comme  le  père  et  l'oncle  de  Mirabeau  ont 
dit  dans  les  dialogues  immortels  de  leur  correspon- 
dance. Mirabeau,  Mirabeau  l'orateur,  le  claque-doit, 
l'oiirauan,  comme  disait  son  père,  la  pléthore  qui  avait 
besoin  d'une  Impératrice  commme  Catheritio  II  pour  se 
dégonfler  seulement  les  veines,  n'était  que  de  cette 
façon-là  une  forte  réalité...  Turgescent  d'esprit  comme 
de  corps,  il  restera,  en  définitive,  plus  gros  que  grand 
dans  l'Histoire.  Son  espèce  de  grandeur  n'y  sera  qu'une 
attitude.  11  y  fait  entendre  un  cvcux  magnifique,  mais 
c'est  un  creux  \  C'est  la  basse-taille  de  la  Révolution. 
Mais  ce  n'est  pas  lui  (pii  l'a  déchaînée.  Ce  n'est  pas  lui 
qui  l'a  enchaînée  non  plus,  quand  on  a  eu  assez  de  cette 
furieuse  !  Un  jour,  on  Tacheta  pour  cette  besogne,  mais 
la  mort  le  sauva  de  la  honte  de  son  injpuissance  ».  (1) 

Veut-on  serrer  déplus  près  l'orateur  que  fut  Mirabeau? 
Ecoutez  Barbey  d'Aurevilly.  «  Les  fragments  qui  nous 
sont  venus  des  fameux  rhéteurs  grecs  sont  illisibles.  Us 
ressemblent  aux  flûtes,  maiidenant  brisées,  dont  on  dit 

1     Tlii'iihfi  Ciiiitriiijiiiniiii ,    I     IV.  |i.  Si  et  85. 


—  249  ~ 

qu'ils  aimaient  à  accoinpagiier  leurs  discours,  et  le 
silence  pèse  sur  tous  ces  débris  d'un  poids  égal.  Il  en 
sera  de  même,  n'en  douions  pas  !  de  toutes  les  (euvres 
que  la  vérité  ne  soutient  pas  de  sa  pure  et  forte  subs- 
tance. Même  les  grandes  passions  d'une  époque  n'éter- 
niseront point  ce  qu'on  appelle,  quelques  jours,  de 
l'éloquence  et  ne  feront  pas  comprendre  que.  c'en  était. 
Ainsi,  déjà,  pour  qui  sait  juger,  l'éloquence  de  Mirabeau 
n'est  plus  qu'un  grand  éclat  de  lave  figée  et  vide,  qui  se 
creusa  en  bouillonnant,  mais  le  largo  ruissellement  de 
son  passage,  qu'on  suit  encore  avec  étonnement  sur  la 
poussière  contemporaine,  finira  bientôt  par  s'effacer. 
J'oserai  le  dire  :  Mirabeau  sera,  un  jour,  réduit  à  peu  de 
chose,  quand  on  se  mettra  résolument  en  face  de  ses 
œuvres  oratoires  et  qu'on  n'aui'a  plus  la  vue  ofï'usquée  et 
la  tête  courbée  par  les  événements  de  son  siècle.  La 
vérité  donc,  la  vérité!  telle  est  la  vie  qu'il  faut  couler 
dans  ce  beau  moule  de  l'art  oratoire,  si  l'on  ne  veut  pas 
qu'à  la  longue  il  se  brise  comme  un  plâtre  creux  ».  (1) 
On  sait  de  reste  ce  que  Barbey  d'Aurevilly  entend  par 
«  la  vérité  »  :  c'est  sa  vérité,  à  lui,  puisée  dans  les 
dogmes  sociaux  et  religieux  du  moyen-àge. 

Ainsi,  aux  regards  de  l'apologiste  des  Prophètes  du 
Passé,  le  X Ville  siècle  aurait  fini  assez  misérablement, 
si  on  ne  le  considère  que  dans  la  rue,  dans  les  assemblées 
délibérantes,  au  théâtre  et  même  dans  les  salons.  Par 
bonheur,  une  noble  voix  s'éleva  au  milieu  du  chaos 
universel,  près  de  la  tombe  où  allait  s'ensevelir  ce  qui 
fut  l'antique  société  française  :  c'est  un  immortel  chant 
du  cygne,  victorieux  des  hasards  de  la  destinée  et  se 


(1)  Les  Philosophes  ef.  les  Écrivains  religieux,  2'  série  (Frinzine,  1887), 
p.  317  et  318. 


—  250  — 

répcrciilant  en  ôrhos  loiiilaiiis  ot  étoriiollomonl  prolong'cs 
jusque  dans  les  prot'omleurs  intiines  des  âmes  les  plus 
fermées  à  de  tels  uceeiils.  Un  poète,  ;i  la  lyre  hicMilôt 
brisée,  parut.  Il  s'appelait  André  Chénier. 

Chénier  !  Ce  ncnn  seul  fait  tressaillir  Fàme  ai'dente  de 
Barbey  d'Aurevilly.  «Je  le  regarde,  —  dit-il,  —  connue  un 
des  plus  grands  et  charmants  poètes  dont  la  France 
puisse  s'honorer.  Il  est  mort  tragiquement  à  trente  et  un 
ans,  et  ce  qu'il  nous  a  laissé  d'achevé  ou  il'inachevé  est 
incomparable.  I/iiiacheve.  niéinc,  i)arU'  trautaiit  i>lus  à 
l'imagination  ravie  que  riinagination  caresse  rebauche 
et  i-ài'c  sur  le  }'è/:c  du  poète.  Les  Anciens,  plus  profonds 
qu'on  ne  croit  dans  leur  naïveté,  disaient  heureux  ceux  qui 
meurent  jeunes.  Et  cela  est  vrai  dans  tous  les  sens.  Les 
œuvres  inachevées  du  génie  ont  le  bonheur  d'être  un 
éternel  regret,  et  ce  regret  éternel  les  idéalise  encore  ! 
André  Chénier,  cette  aurore  de  poète,  plus  délicieux, 
comme  le  soleil,  à  l'aurore,  que  s'il  avait  atteint  la 
frénésie  de  son  disque  flamboyant  à  midi,  tient  de  son  des- 
tin cette  fortune  de  ne  nous  apparaître  qu'à  travers  trois 
ou  quatre  chefs-d'œuvre  absolus,  capables  à  eux  seuls 
d'immortaliser  un  honnne,  et  les  mœnia  interrupta  du 
génie  arraché  bi'utalement  à  son  œuvre  par  une  mort 
sanglante.  11  a  la  poésie  de  cette  mort  i)ar-dessus  la 
poésie  de  cette  poésie  ».  Puis,  pénétrant  plus  inliniement 
dans  l'esprit  de  (^.hénier,  le  critique  ajoute  :  '<  André 
Chénier,  qui,  toute  sa  vie,  s'était  englouti  dans  le  monde 
et  les  choses  de  l'antiquité,  André  Chénier,  ce  patient  et 
laborieux  mosaïste,  qui  incrustait  le  détail  antique  avec 
un  art  si  profond  et  si  sui)til  dans  Texpression  des  sen- 
timents et  des  choses  modernes,  rem(»iil:i  p.n-  l'hun-eur 
(du  jacobinisme)  vers  le  Dieu  auquel  il  n'avait  peut-être 
jamais  pensé,  et  il  jeta  cette  clameur  des  ïambes,  le  cri 


de  la  foi  passioiméo.  la  plus  luag'iiifiqno  torsion  dTime  et 
de  main  désespérées  autour  d'un  autel  invisible,  la  plus 
intense  prière,  enfin,  que  ritnaginaiion  d'un  poète, 
révoltée  des  abominations  de  la  terre,  ait  jamais  élancée 
vers  Dieu.  Ce  sont  ces  Ïambes,  d'ailleurs,  —  précisé- 
ment parce  que  le  plus  grand  sentiment  de  l'àme  hu- 
maine (le  sentiment  religieux)  y  vibre  d'une  étrange 
puissance,  —  que  je  regarde  comme  la  plus  belle  partie 
des  œuvres  poétiques  de  Chénier.  Je  n'igno^-e  pas  que 
ce  que  j'écris  là  est  contraire  à  la  donnée  commune  de 
la  Critique,  mais  ce  n'est  point  une  raison  pour  moi  de 
ne  pas  risquer  mon  opinion.  C'est  le  caractère  grec  de  la 
poésie  d'André  Chénier  qui  a  fait  tout  de  suite  sa  gloire. 
Les  païens  modernes,  qui  sont  partout,  se  sont  particu- 
lièrement épris  de  ce  tour  de  force  et  de  souplesse 
d'André,  se  faisant  Grec  du  temps  de  Périclès,  à  la  fin 
du  XVIl^  siècle...  On  ne  vit  dans  son  œuvre  et  on  n'ad- 
mira que  la  vie  grecque,  évoquée  et  ressuscitée  avec  une 
précision  de  contour  et  une  délicatesse  de  coloris  incom- 
parables. Ce  fut  un  enchantement!...  Et  cependant,  pour 
toute  critique  virile,  et  qui  s'attache  surtout,  dans  l'ap- 
préciation des  amvres  fortes,  à  la  profondeur  de  l'accent 
qui  y  retentit  et  qui  semble  venir  de  si  avant  dans  l'âme 
humaine  qu'on  dirait  qu'il  en  est  littéralement  arraché, 
rien  de  l'e.xécution  la  plus  savante,  la  plus  pondérée,  la 
plus  précise  et  tout  à  la  fois  la  plus  pittoresque  et  la  plus 
musicale,  ne  vaut  ce  rugissement  de  Tàme  élevée  à  sa 
plus  haute  puissance  et  qui  rencontre  un  mouvement 
et  une  expression  en  équation  avec  sa  foudroyante 
énergie!  C'est  le  sublime  de  la  poésie  lyrique!  »  (1). 
Certes,  le  XVIII''  siècle  ne  pouvait  faire  une  plus  belle  fin, 

(1)   Les  Poêles  (éd.  Lemene  1889),  p.   36  et  suiv. 


moiii-ir  iVnuo  plus  noble  iiiorl  quo  ccllo-la  :  Mais  il  s'est 
tMisaiiulaiitt>  (lu  plus  pur  san.u-  l"i'aiu;ais.  o[  non  j)as  seu- 
lenitMit  ilu  sanu'  de  son  poêle!  Cola,  Barhey  d'Aiircx  illy 
ne  le  pardonnera  jamais. 

Parvenn  au  lornio  do  son  oncjuolo  sur  la  lilleralure 
elassi(iue.  l'auteur  des  Œnrrcs  et  fcs  llounncs  eût  dû 
fixer  en  un  tableau  synthétique  son  jut^'enitMil  d'enseinblo 
et  ses  conclusions.  Il  ne  l'a  pas  l'ail.  l*eul-èlre  serait-il 
téméraire  el  inulilo  de  combler  celb^  lacune.  Qu'il  nous 
suffise  de  reniar(puM"  qut>  loujoui's,  a  IraNors  les  li'ois 
tirands  siècles  do  l'espril  français,  l(>s  sympathies  du 
critique  normand  se  sont  portées  vers  les  honnnes 
vraiment  forts  el  ont  été  acquises  aux  œuvres  vip-ou- 
reuses  et  personnelles.  Si  d'Aurevilly  aime  tant  le 
XVI''  siècle,  c'est  que  co  fut  le  siècle  guerrier  par  excel- 
lence où  l'àme  humaine  avait  le  pouvoir  de  vivre  de  la 
vie  la  plus  intense  et  la  plus  active.  S'il  se  monli-e  plus 
réservé  à  l'endroit  du  XVII''  siècle,  c'est  que  la  règle 
cartésienne  lui  paraît  avoir  trop  refroidi  les  cœurs.  J']t  il 
ne  s'est  pris  sans  doute  d'un  goût  si  vif  pour  André  Ché- 
nier  que  parce  qu'il  a  deviné  ou  supposé  en  ce  jeune  poète 
les  ferveurs  passionnées  d'un  romantique  avant  la  lettre, 
d'un  de  ces  apôtres  vaillants  qui,  après  la  décadence  du 
XVIII'"  siècle,  ont  infuse  un  sang  nouveau  au  génie 
national  et  fait  du  romantisme,  à  l'aube  du  «  g-rand 
soleil  de  Messidor  >/,  une  véritable  renaissance. 


CHAPITRE  X 

La  Littérature  romantique  et  la  Littérature 
réaliste 

CHATEAUBRIAND  ET  M'"'^  DE  STAËL.  —  PHILOSOPHES 
ET  ÉCRIVAINS  RELIGIEUX  :  JOSEPH  DE  MAISTRE, 
LACORDAIRE,  LAMENNAIS,  MONTALEMBERT  ET 
VEUILLOT.- HISTORIENS  :  MICHELET,  LES  THIERRY, 
TOCQUEVILLE,  HENRI  MARTIN,  GUIZOT,  THIERS, 
MIGNET  ET  LOUIS  BLANC. —  POÈTES  :  LAMARTINE, 

VIGNY,  MUSSET,  VICTOR  HUGO  ;  poetœ  minorées. 

—  ROMANCIERS  :  BALZAC  ,  STENDHAL  ,  HUGO , 
GEORGE  SAND,  JULES  SANDEAU,  FEUILLET,  MÉRI- 
MÉE, FLAUBERT,  LES  GONCOURT,  ABOUT,  EMILE 
ZOLA,  LÉON  CLADEL,  FERDINAND  FABRE  ET  AL- 
PHONSE DAUDET.  —  AUTEURS  DRAMATIQUES  I 
DELAVIGNE,  DUMAS  PÈRE,  HUGO,  PONSARD, SCRIBE, 
MUSSET,  FEUILLET,  LABICHE,  AUGIER,  DUMAS  FILS, 
HENRY  BECQUE,  SARDOU,  PAILLERON,  MEILHAC 
ET  HALÉVY. 


La  révolution  romantique  a  eu  pour  coryphées  et  pour 
hérauts  Chateaubriand  et  M'"^  de  Staël.  A  chacun  d'eux, 
Barbey  d'Aurevilly  apporte  son  hommage;  mais  il  le 
fait  en  termes  si  personnels  et  si  indépendants  qu'on  est 
loin  de  discerner,  dans  ses  éloges,  la  ferveur  d'un  disciple, 
d'un  adepte  du  romantisme. 

Il  y  a  lieu  de  distinguer  en  Chateaubriand  le  catholique, 
le  politique  et  Thomme  de  lettres.  Le  catholique  n'est 


—  ir)!  - 

pas  a  Tabi'i  de  loiil  ivpro('li(\  s'il  laul  (M»  croire  railleur 
des  rroplit'U'sdti  l'assr.  11  iTesl  pas  assez  l'tMiiie  en  son 
orthodoxie  do^inaliiiue  ol  il  a  de  coupables  coniplai- 
sancos  pour  «  Terreur  «.  On  vu  [leul  diiv  aulanl  du  poli- 
tique; il  a  conlril)ue.  d'après  Barl)ey  d'Aurevilly,  à  la 
chule  (\c  la  Kestauralioii,  non  pas  seulenienl  par  ses 
brochures  onlhuninees,  mais  surtout  par  sou  altitude 
équivoque.  Un  (Ihouau  du  bocage  noruiaud  ne  saurait 
pardonner  une  telle  inconséquence  de  conduite  avec  les 
principes  qui  doivent  être  toujours  la  règle  des  actes  (1). 
Par  bonheur,  récris  ain  force  la  sjMupathie  des  critiques 
les  plus  hostiles:  son  René  est  le  bréviaire  des  roman- 
tiques et  ses  Mdrlijis  oui  alleste  la  force  épique  du  génie 
français. 

Quant  à  M""'  de  Staël,  il  esl  enlendu  que  c'est  un  Bas- 
bleu  (2).  Mais  quelle  femme  charmante!  «  C'est,  en  effet, 
pour  ceux  qui  ne  se  payent  pas  de  mots  et  d'apparences, 
le  génie  le  plus  femme  qui  ait  jamais  peut-être  existé. 
C'est  un  génie  éminemment  sensible  et  expressif.  Je 
crois  que  je  pourrais  écrire:  le  génie  même  de  l'Expres- 
sion... Elle  a  fait  plusieurs  espèces  de  livres,  soit  des 
romans,  comme  Uclpldne  et  Corinne,  soit  des  livres 
d'histoire  et  de  politique,  comme  les  Considérations  sur 
la  Récolidion  française^  soit  de  philosophie  morale, 
comme  V Lifiacncc  des  passions,  soit  de  critique  litté- 
raire, mêlée  de  philosophie  et  de  métaphysique,  comme 
VAllcmagne;  et  dans  tous  ces  divers  ouvrages,  on 
trouve  une  écrivain  d'un  prodigieux  talent.  Mais  dans 
ses  romans,  elle  se  raconte  ollo-même:  elle  est  sa 
Corinne  ou   sa  Delphine,  l'une  après   laulre;  mais  en 

1)  Les  Prophètes  du  Passé  {va.  Palnn'',  1880)  —  passim. 
(2)  Les  lias-bleus  {éd.  Palmé,  1S7S).  p.  G  »-l  ~. 


—  2oo  — 

liisloire  ol  011  politique,  elle  n'a  guère  que  l'opinion  des 
honinies  qu'elle  aime,  ou  son  père,  ou  Benjamin  Constant, 
ou  Narljonne.  ou  tout  autre,  et  elle  dit  même  quelque 
part  que  la  femme,  dentelle  juge  d'ailleurs  très  bien  la 
destinée,  ne  doit  pas  avoir  d'autre  opinion  (jue  celle-là  ! 
Mais  eu  philosophie  morale,  la  question  du  bonheur 
individuel  est  toute  la  question  pour  elle  !  Mais  en  méta- 
physique et  dans  la  critique  littéraire,  elle  manque  de 
principes  arrêtés,  du  haut  desquels  on  regarde  les 
choses;  elle  ne  sait  juger  définitivement  ni  les  œuvres, 
ni  les  systèmes.  Elle  ne  sait  que  les  caresser!  La  fixité, 
le  solide  établissement  de  l'esprit  dans  une  idée  première, 
l'impersonnalité,  la  vigueur  objective,  la  rigueur  dans 
la  déduction,  toutes  ces  choses  de  l'homme,  quand 
l'homme  a  du  génie,  M""'^  de  Staël  ne  les  connaît  pas. 
Seulement,  comme  elle  est  très  supérieure,  à  sa  manière, 
elle  a  fait  aisément  illusion  sur  ce  qu'elle  n'a  pas,  avec 
ce  qu'elle  a  ».  Pour  toutes  ces  raisons,  Barbey  d'Aure- 
villy l'ange  M'"°  de  Staël  parmi  les  Bas-bleus  d'essence 
noble  et  respectable:  il  lui  reconnaît  une  influence 
positive  sur  les  ronumtiques. 

De  ces  précurseurs.  Chateaubriand  et  M'"^  de  Staël,  si 
nous  passons  aux  disciples  qui  sont  devenus  des  maîtres 
de  la  pensée  contemporaine,  on  trouve  en  première 
ligne:  les  philosophes  et  les  écrivains  religieux.  A  leur 
tête  figure  le  grand  Joseph  de  Maistre.  C'est  un  génie 
universel  :  à  la  fois  philosophe  par  la  profondeur  des 
idées,  historien  par  ses  études  politiques,  poète  par 
l'expression,  il  n'a  rien  à  envier  aux  plus  illustres  repré- 
sentants de  l'esprit  francjais.  On  ne  s'étonnera  pas,  dès 
lors,  que  d'Aurevilly  le  considère  comme  son  initiateur 
intellectuel  et  le  préfère  hardiment  à  Bossuet. 

En  face  d'un  tel  nom,  que  pèsent  des  Lacordaire,  des 


—  2ï)i\  — 

Lamennais,  clos  Monlalenihorl  du  dos  Youillol?  Ponde 
chose.  Lacordairo  est  rorateur-nô,  mais  rVsl  un  déplo- 
rable philos()pht\  un  i>au\ii>  (N'ii\;iiui-t>li,uieuxqni  se  pique 
de  libéi'alisnio  (1).  Lani(Miii;iis  n"a  pas  ihMlxilé  dans  les 
idées  ;Monlalonibei"l  est  un  supor(i(Molel  un  sou, uo-c roux  ; 
les  do  Brog-lie,  père  et  lils.  unnl  do  philosophos  (pic  le 
nom:  Clousin  n'osl  qu'un  universitaire  phraseur;  Jules 
Simon  est  un  atlVeux  déiste  et  Renan,  un  athée.  Même 
Louis  Veuillot  n'offre  pas  la  garantie  d'une  orthodoxie 
parfaite.  «  J'imagine,  —  écrit  d'Aurevilly  a  Trebntien  le 
'27  avril  1X51.  —  que  do  Maistre,  le  grand  seigneur, 
aurnit  fait  hiMispiller  de  coups  de  vergettes  do  sa  livrée 
le  fond  de  culotte  de  ce  porteur  de  goupillon  qui  g;Ue 
souvent,  malgré  son  admii-al)le  talent,  la  pureté  de  notre 
eau  bénite  ».  Et  comme  le  bon  Trebntien  se  récrie,  le 
féroce  Barbey  confirme  et  accentue  sa  déclaration, 
quelques  jours  plus  tard,  le  l*""  mai  :  '<  Quant  à  Veuillot, 
—  dit-il.  —  je  vous  ai  envoyé  une  opinion  personnelle. 
J'aime  son  talent,  mais  croyez-moi,  il  y  a  un  cuistre  au 
fond  de  ce  talent  que  j'aime.  Ce  n'est  pas  la  du  grand 
Catholicisme  Romain,  avec  ses  allures  magnifiques,  ces 
soixante  brasses  de  pourpre  sur  des  mosaïques  de 
porphyre;  c'est  du  catholicisme  dans  un  banc  de  mar- 
guillier,  et  fourrant  une  tonsure  sur  toutes  les  questions  ». 
Barbey  d'.Aurevilly.  avec  sa  verve  plus  aristocratique 
que  chrétienne,  exprimait  encore  la  mémo  idée,  quand  il 
disait  :«  Il  ne  faut  p;is  nous  compai'cr.  Louis  Veuillot  et 
moi.  Veuillot  est  un  liodcaii.  tandis  ([ue  je  suis.  moi.  un 

(I)  Voir  les  dtMi\  aitirlo,  si  (litrircuts  (r.illiiri-  rt  di'  jiiL'<ni('iit,  i|iu'  li.irht-y 
tlAur('\illy  a  consacrés  a  Lacortlaire  pliiiosoplif  et  éi'iivaiii  (Les  Philo- 
sophes et  le.i  écrivains  relif/ieu.r,  1"  série,  —  Anijot,  I8()0)  el  à  Lacordairo 
orateur  (Les  l'hilosophcs  el  les  écrivains  reli</ien.r,  2*  sérir,  —  Frinziiu', 
1887). 


—  257  — 

Cardinal  ».  A  Veuillot,  le  critique  normand  préfère, 
comme  apologiste  catholique,  le  vicomte  de  Bonald. 
Joseph  de  Maistre  et  Bonald,  tels  sont,  à  ses  yeux,  les 
deux  vrais  «  Prophètes  »  de  la  pensée  romaine  au 
X1X«  siècle. 

Juger  la  philosophie  du  double  point  de  vue  aristo- 
cratique et  catholique,  cela  se  comprend,  quand  bien 
même  ce  ne  serait  pas  toujours  équitable.  Mais  apprécier 
rhisloire  et  les  historiens  sous  un  angle  pareil,  voilà  qui 
n'est  plus  admissible.  Quel  est  l'historien  du  XIX"  siècle 
qui  puisse  se  prêter  à  cette  mesure?  Un  seul  serait  mis 
hors  de  pair  par  Barbey  d'Aurevilly  :  c'est  Michelet, 
parce  qu'il  a  insufflé  une  vie  nouvelle  aux  êtres  et  aux 
choses  du  passé.  Hélas  !  Michelet  est  impie  et  se  vante 
d'être  démocrate  —  deux  tares  qu'un  gentilhomme 
soumis  à  l'Église  ne  saurait  oublier.  Ce  n'est,  pourtant, 
ni  les  deux  Thierry,  avec  leur  «  rationalisme  scienti- 
fique »,  ni  Henri  Martin,  avec  son  «  druidisme  poétique  », 
ni  Tocqueville,  avec  son  «  américanisme  bourgeois  »,  ni 
Guizot,  avec  son  «  dogmatisme  puritain  »,  niThiers,  avec 
son  «  positivisme  à  courte  vue  »,  ni  Mignet  avec  son 
«  pédantisme  livresque  »,  ni  Louis  Blanc,  avec  son  «  socia- 
lisme bavard  »,  qui  éclipseront  la  gloire  du  peintre 
éclatant  et  superbe  des  grandes  journées  de  la  Révo- 
lution. Barbey  d'Aurevilly  condamne  bien  à  contre- 
cœur, pour  le  seul  «  crime  »  de  ses  doctrines,  le  puissant 
Michelet. 

Par  bonheur,  il  n'a  pas  les  mêmes  intransigeances 
quand  il  s'agit  des  poètes.  11  ne  se  demande  pas  si 
Lamartine  est  catholique  ou  païen,  avant  de  lui  décerner 
ce  pieux  hommage:  «Pour  apparaître  dans  sa  splendeur 
presque  mystique,  tant  elle  est  pure  et  religieuse  aux 
yeux  de  la  postérité,   Lamartine   n'a  besoin  ni   d'une 

17 


—  258  — 

statue,  fùt-clle  de  Michel-Auge  lui-inônie.  ni  d'une  bio- 
graphie !  Su  splendeur,  ;ï  lui,  sort  do  lui-uienie...  Ses 
vers  !  des  vers  !  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau,  je  no  dis  pas 
dans  la  langue  d(>s  honuncvs.  mais  diiiis  tnnivsics  UnniKcs 
des  honiines,  quelles  ([ii'cqh's  soient,  car  ni  peinlui'(\  ni 
musique,  ni  statue,  ni  monument  v\\  pierre^  ou  en  pros(\ 
ne  valent  celte  chose  surliumaincanent  ;idoral)le  :  de 
beaux  vers  !  (Test  i)ar  la  que  Laniarline  a.  régné  — 
incontestable  —  dans  un  passé  qui  n'est  pas  loin  de  nous, 
et  qu'il  régnera  de  nienie  dans  l'avenir  le  plus  éloigné, 

—  incontesta l:)le  !  Je  ne  sache,  en  aucun  siècle,  dans 
l'ordre  des  poètes,  d'homme  plus  grand...  Sous  l'Empe- 
reur, l'action  héroïque,  qui  est,  certes  !  une  poésie  aussi, 
avait  remplacé  l'autre  poésie.  Le  canon  chantait  seul  sur 
son  i\ythme  terrible...  Et  quand  il  se  tut,  voilà  qu'on 
entendit  une  voix  céleste  qui  n'avait  encore  retenti  nulle 
part,  pas  même  dans  les  clio'urs  de  Racine,  qu'elle  sur- 
passait en  inspiration  divine  et  en  iiispiriilioii  lium;iiii(>. 

—  et  ce  fut  les  Médildtious  !  »  (1). 
Immédiatement  après  Lamartine,  —  iitfujuo  scd  j))'oxi- 

mus  intervallo  —  vient  Alfred  de  Vigny.  «  A  une  époque, 
en  eflfet.  —  dit  le  critique,  —  où  la  poésie  est  devenue 
tellement  extérieure  que  toute  son  âme  a  passé  par 
dehors  et  que  les  plasticités  de  Rubens  sont  la  visée 
commune  de  tous  les  poètes,  rien  de  plus  curieux  et  de 
plus  inattendu  que  ces  quelques  vers,  qui  n'ont  pas 
jailli,  mais  qui  sont  tombés  lentement  d'une  tète  rétléchie 
comme  le  sang  tombe  lentement  d'une  blessure  quand 
elle  est  trop  profonde  poui-  dégorger...  Et  ce  n'est  pas 
tout.  A  une  époque  encore  où  les  poètes  les  plus  chré- 


(1)  Les  criliqup.s  ou  les  jur/es  juffés  '^Frinzine,  1886). —  Cotisli/tiHoiniel, 
26  août  1878. 


—  250  — 

tiens  d'inspiration  introduisent  dans  leur  christianisnne 
poétique  je  ne  sais  quel  lâche  élément  épicurien,  car  la 
douleur  elle-même  a  sa  sensualité,  rien  de  plus  frappant 
que  de  voir  ce  que  jusque-là  on  n'avait  pas  vu  :  le 
stoïcisme  en  poésie,  nous  écrivant,  par  la  main  la  plus 
douce  qui  ait  jamais  existé,  des  vers  de  cette  virilité 
d'idées  et  de  cette  simplicité  d'expression  : 

Fais  énergiquenicnt  ta  longue  et  lourde  tâche 

Dans  la  voie  où  le  sort  a  voulu  t'appeler, 

Puis  après,  coninu'  moi,  souflVe  et  meurs  sans  parler.  »  (1) 

Ici  la  poésie  n'a  pas  sans  doute  la  transparence  cristal- 
line des  Méditations,  mais  elle  est  fièrement  imperson- 
nelle, et  son  aristocratie  foncière  lui  assure  une  place 
d'honneur  parmi  les  productions  contemporaines. 

La  personnalité,  au  contraire,  est  la  marque  d'Alfred 
de  Musset,  ^<  cet  incorrect  facile  et  charmant,  qui  joue  et 
pleure  avec  la  Muse  »  (2).  Barbey  d'Aurevilly  s'étend 
complaisamment  sur  ce  caractère  du  poète  des  Nuits  :  il 
semble  même  qu'il  voie  comme  un  reflet  de  son  àme 
dans  l'âme  blessée  de  1'  «  enfant  du  siècle  ».  «  Alfred  de 
Musset,— s'écrie-t-il,— bien  moins  orgueilleux  que  Byron, 
bien  plus  rêveur  et, bien  plus  tendre,  exhale  son  histoire 
avec  ses  soupirs,  et  quand  il  a  chanté,  toute  son  histoire 
est  finie  !  Pour  personne,  il  n'y  en  a  plus!  Elle  n'est  donc 
que  dans-  ses  chants  et  pas  ailleurs.  En  dehors  de  ses 
chants  et  des  sentiments  qui  les  inspirèrent,  la  vie 
d'Alfred  de  Musset  fut  élégante  et  vulgaire,  car  l'élé- 


(1)  Les  Voèles,  2'  série  (éd.  Lemerre,  1889:,  p.  3j3  et  3.j4. — •  Le  Pays, 
31  janvier  1804. 

(2)  Les  Poêles  l"  série  (éd.  Amyol,  I8G2)  p.  2."J6.— Le  Pai/s,  3  mars  1857. 


—  2œ  — 

gance  du  iikmuIo.  et  mémo  du  plus  i-alliiic.  peut  ôli'o 
quelquol'ois  vulgaire.  Mais  ce  qui  no  Tosl  point,  ce  fut 
son  génie,  sou  génie  tout  (Ml  ;niii\  lo  plus  puissamment 
humain  et  le  plus  puissamuKMil  moderne,  le  plus  nous 
tous,  enfin,  qui  ait  assurément  jamais  existé  !...  Né  dans 
les  premières  amiees  du  siècle,  quand  le  ranon  de 
Wagram  fêtait  lo  baptême  do  ceux-là  (lui  pouvaionl 
avoir  respéranoe  île  mourir  un  jour  en  héros,  et  qui, 
l'Empire  tombé,  ne  surent  que  faire  do  la  vie,  Alfred  de 
Musset  se  jeta  aux  coupes  et  aux  femmes  de  Torgie 
comme  il  se  serait  jeté  sur  une  épée  si  on  lui  en  eût  offert 
une,  et  il  a  peint  cette  situation  dans  les  premières  pages 
qui  ouvrent  la  Confession  d'un  enfant  du  siècle,  avec 
une  mélancolie  si  guerrière  !  Gomme  tous  les  jeunes 
gens  qui  vécurent  sous  Louis-Philippe,  ce  Irislo  Napoléon 
de  la  paix  à  tout  prix,  en  se  dévorant  d'activité  étoufl'ée, 
Musset,  qui  n'avait  ni  les  millions  ni  la  pairie  de  lord 
Byron,  devint  l'homme  du  monde  du  temps,  avec  l'âme 
la  moins  faite  pour  le  monde.  Comme  les  élégants 
d'alors  il  salit  beaucoup  de  gants  blancs  et  jaunes  ;  mais 
moins  superficiel  que  les  autres,  il  livra  le  meilleur  de 
sa  jeunesse  en  proie  aux  plaisirs  enivrants  et  aux  cruau- 
tés de  l'amour,  w 

Il  semble  bien  que,  dans  la  pensée  do  Barbey  d'Aure- 
villy, Victor  Hugo  ne  vienne  qu'au  quatiième  rang  des 
grands  poètes  du  XIX''  siècle  :  du  moins  n'occupe-t-il 
certainement  que  la  troisième  place,  —  après  Lamartine 
et  Vigny.  Le  critique  normand  lui  reproche,  comme  une 
infériorité,  d'avoir"  rimagiiiation  du  mot  i)lus  que  de  la 
chose  >/.  Et  il  continue  :  "  Voila  le  défaut  do  colto  cuirasse 
d'or:  l'imagination  dans  les  choses  ne  s'équilibrant  pas 
avec  l'imagination  dans  les  mots.  Et  c'est  par  ce  manque 
d'équilibre  que  la  critique  peut  le  mieux  oxi)li(|uorsyiithé- 


—  261  - 

tiqueineut  le  genre  de  génie  de  Victor  Hugo...  C'est  un 
disproportionné  s'il  en  fut  oncques.  Il  a  l'ossature  gigaa- 
tesquo,  mais  les  mouvements  d'un  géant  sont  le  plus 
souvent  maladroits,  disgracieux,  heurtés;  ils  cassent, 
trouent  et  enfoncent  tout,  même  eux-mcmes.  Personne 
plus  que  Hugo  ne  se  cogne  aux  mots.  Quand  il  est  poète, 
car  il  Test  fréquemment  (qui  le  nie  ?)  il  l'est  comme  le 
Titan  est  encore  Titan  sous  sa  montagne.  On  sent  qu'il 
est  Titan  à  la  manière  dont  il  la  remue  quand  il  se 
retourne,  à  la  manière  dont  il  la  soulève  quand  il  se 
cambre  sous  elle  !  Seulement,  la  montagne  et  les  mots 
pèsent,  et  le  poète  et  le  Titan  sont  pris...  Victor  Hugo 
n'est,  certes  !  pas,  —  comme  le  lui  disent  les  terrassiers 
de  son  génie,  les  travailleurs  au  chemin  de  fer  de  sa 
gloire  et  de  son  immortalité,  —  le  plus  grand  poète  du 
XIX"  siècle  et  de  la  planète  ;  mais  c'est  un  grand  poète, 
après  tout  !  Il  fut  du  triumvirat  qui  a  donné  les  trois  plus 
grands  de  l'époque,  mais  il  n'en  est  l'Auguste  que  parce 
qu'il  est  celui  qui  a  vécu  le  plus  longtemps.  C'est  un 
poète  génialement  bon,  quand  il  est  bon,  mais  génia- 
lement  mauvais  aussi,  quand  il  est  mauvais,  et  le  malheur 
est  qu'il  est  souvent  plus  mauvais  que  bon.  On  l'aime  tout 
àlafois  et  on  le  déteste.  On  voudrait  toujours  l'aimer»  (1). 
Barbey  d'Aurevilly  le  trouve  «  génialement  bon  »  dans 
l'épopée  de  la  Légende  des  siècles  et  «  génialement 
mauvais  »  dans  le  lyrisme  des  Contemplations. 

Après  ces  grands  noms  de  la'  poésie  contemporaine, 
voici  venir  les  dii  minores  :  Auguste  Barbier,  Sainte- 
Beuve,  Brizeux,  Théophile  Gautier,  Leconte  de  Liste, 
Théodore  de  Banville,  Joséphin  Soulary,  Joseph  Autran, 

(1)  Les  Poètes,  2'  série  féd.  Lemerrc',  p.  74,  77,  78,  79  et  80,  —  Cons- 
tiliilionnel,  12  mars  1877, 


—  'Sri  — 

Victor  elo  Laprade.  Louis  liouillicl,  ('-liaiics  BauiUMairo, 
M""-'  Ackennami.  Amêdée  Poiiimici-. 

Barbior,  —  oci'i\ail  (TAihtn  illy,  lo  15  août  ISljS,  — 
«  u'osl  pas  soiilciiKMil  un  vieux.  Ce  n'osl  pas  seuloinonl 
un  mouranl.  C'est  un  iiioi'l  !  V\\  mort  sur  piod.  Poèlo 
siibliine,  la  durée  d'un  jour,  qui  nous  donno  lidée  de  ce 
que  devait  être  Archiloquo,  peut-èlr(>  a-l-il  crevé  de 
l'effort  qu'il  a  fait  pour  cela  !  Pour  lui,  la  mythologie  est 
devenue  de  l'histoire.  Brûlé  dans  l'intense  flainino  de  sa 
propre  poésie,  le  phéni.^c  dos  Ïambes  et  du  l'ianlo  a 
ressuscité  oison  !  On  dirait  de  celui-là,  qui  n'a  pas  besoin 
d'être  de  l'Acadéinie  pour  avoir  l'air  d'en  être,  que  ce 
n'est  pas  l'habit  d'académicien,  mais  la  peau,  qui  lui  a 
poussé.  Ladre  d'esprit  comme  eux,  il  est  étonnant  que 
tous  ces  ladres  d'esprit  ne  lui  aient  pas  ouvei't  leur 
maladrerie  et  qu'ils  ne  l'aient  pas  gratté  dans  leur 
discours  do  réception  comme  les  ladres  se  grattent 
entre  eux...  »  (1)  Quatre  ans  auparavant,  le  3  avril  ISIVI, 
Barbey  d'Aurevilly  disait  :  «  En  dehors  de  l'inspii-ation, 
Auguste  Bai'bier  est  quelque  chose  d'un  déplorable  et 
d'un  lamentable  qui  prouvent  combien  peu  le  génie 
dépend  des  circonstances  dont  les  théories  à  la  mode 
le  font  dépendre,  et  que  Dieu  peut  allumer  cette  flamme 
sur  les  plus  grotesques  trépieds.  J'ai  vu  une  fois  Auguste 
Barbiei",  et  à  ses  lunettes  à  pattes  dor,  a  son  extinction 
absolue  de  tout  style,  à  sa  tenue  de  bourgeois  etiacé,  je 
l'aurais  pris   [)our  un   notaii'o.    Kl   c'élail   la    le  poète, 


i\)  Les  Vieilles  Actrices.  Le  Musée  des  Antiques  (Paris,  1884)  \\.  1U5, 
196  et  197.  —  Un  an  après  rjuc  ces  lif^nes  furent  écrites,  Barbier  fut  élu 
membre  de  l'Académie  française  à  l';V'c  de  G4  ans.  Il  fut  reçu,  en  1870,  jiar 
Silvcstre  de  Sacy  <|ui  lui  fit  un  coni|)linn'nl  a  peu  près  au^>i  llalltiir  <|ue 
celui  de  Uarbey  d'Aurevilly. 


-  263  — 

cependant,  que  les  Anciens  auraient  appelé  le  lanibique, 
et  qui  nous  a  laissé  ces  douze  ïambes  superbes,  Zodiaque 
de  poésie  dont  il  a  été  le  soleil  !  »  (1). 

Sainte-Beuve  fut,  lui  aussi,  le  poète  d'une  heure,  mais 
sa  constellation  eut  la  bonne  fortune  de  ne  plus  repa- 
raître à  l'horizon  de  la  poésie  que  comme  un  souvenir 
fugitif.  Elle  ne  s'entêta  pas  à  briller  ;  elle  ne  s'acharna 
point  à  la  poursuite  d'une  gloire  qu'une  fois  elle  avait 
conquise  et  où  elle  ne  pouvait  plus  viser.  «  Comment,  — 
s'écrie  d'Aurevilly,  —  M.  Sainte-Beuve,  après  avoir 
débuté  dans  les  lettres  par  un  livre  qui  doit  être  mis  au 
premier  rang-  des  œuvres  poétiques  du  XIX*^  siècle  et 
mieux  qu'au  premier  rang,  à  part  des  autres  livres  en 
raison  de  sa  profonde  individualité,  comment  M.  Sainte- 
Beuve  a-t-il  perdu  ce  don  d'orig-inalité  inestimable  qu'il 
avait  à  vingt  ans,  c'est-à-dire,  à  l'âge  où  l'on  n'a  guère, 
même  avec  du  talent  et  de  l'avenir,  que  la  folie  de  l'imi- 
tation, quand  on  n'en  a  pas  la  niaiserie  ?...  Comment  lui, 
dont  les  premiers  chants  furent  des  cris  étouffés  si 
poignants,  et  les  peintures  d'une  réalité  qui  saisissait  le 
cœur  comme  la  vie  même,  comment  ce  Rembrandt  du 
clair-obscur  poétique,  qui  s'annonçait  alors,  est-il  devenu, 
la  vie  aidant,  avec  ses  expériences,  ses  blessures  et  les 
ombres  sinistres  qu'elle  finit  par  jeter  sur  toutes  choses, 
moins  pénétrant,  moins  mordant,  moins  or  et  yioir  (la 
pointe  d'or  dans  un  fond  noir),  qu'en  ces  jeunes  années 
où  l'on  est  épris  des  roses  lumières  ?  Pourquoi  enfin  le 
Rembrandt  annoncé,  le  Rembrandt  n'est-il  pas  venu?»(2) 


(1)  Les    Poêles,    2"    série    (éd.    Lemerre,    1889)    p.    140.   —    Le   Pays, 
3  avril  1864. 

(2)  Les  Poètes  (Amyof,  éditeur,  1862),  p.  100  et  101.  —  Le  Pays,  8  m;ii 
1861. 


-  riCl  — 

Mais  ces  mystérieux  liroblèiiios  île  rùme,  malgré  les 
explications  qu'eu  tente  Barbey  d'Aurevilly,  restent  sans 
solution  définitive. 

ThéophihMlaulier,  au  coiili-aii-e,  lui.  nalurellemenl  el 
par  essence,  un  poète.  Mais  quel  poêle?  «  Un  fin  cise- 
leur '»  (1)  qui,  par  l)onlieur,  a  plus  d'ùmo  qu'il  ne  voudrait 
le  laisser  croire.  En  revanche,  ce  qui  manque  à  Brizeux, 
c'est  le  souffle  :  «  il  a  dû  mourir  de  la  poitrine  ».  (2) 
Leconte  de  Liste  est  majestueusement  figé  en  ses  bande- 
lettes hiératiques  et  son  impassibilité  olympienne.  Il«  ne 
coquette  pas  uniquement  avec  l'expression  indienne 
dont  il  se  tatoue.  Ce  ne  serait  pas  assez  !  Il  se  fait, 
autant  qu'il  le  peut,  l'àme  indienne,  et  devient,  de  parti 
pris  et  travaillé,  métaphysicien  et  mystique  à  la  façon  de 
ces  grands  peuples  fous  qui  portent,  comme  la  peine  des 
races  favorisées  et  par  conséquent  plus  coupables,  le  poids 
sur  leur  intelligence  de  quelque  colossale  insanité.  »  (3) 
Théodore  de  Banville  est  un  «  fantaisiste  »  et  un 
«  flamboyant  >/,  mais  il  a  de  l'àme  et  du  cœur.  Victor  de 
Laprade  est  «  un  poète  honnête.  C'est  un  poète  moral  et 
sobre,  vigoureux...  de  jarret,  du  moins,  qui  s'est  fait  une 
excellente  santé  à  courir  la  montagne  et  qui  a  bien  gagné 
à  la  sueur  y/r//^  de  son  front,  et  après  tant  de  courses 
faites  en  guêtres,  son  fauteuil  à  l'Académie... Si  la  poésie 
se  caractérise  d'abord  pai-  l'impression  qu'elle  cause, 
c'est  avant  tout  un  poète  ennuyeux  que  M.  Victor  de 
Laprade.  Il  l'est  gravement,  solennellement,  purement, 
vertueusement,  je  le  veux  bien,  de  la  plus   honorable 


(I)  Les  Poêles  (.\myot,  éditi-iir,    18<):J>,   |i.  tl".  —   Le   l'd'is,  M  j;iii\iiT 
1864. 

i%)  Ibid.,  p.  ir,.  —  Mai  1858. 

(3)  Ibid.,  p.  2H0  ft  23!.  —  l'J  aoiit  1858. 


-  265  — 

manière,  mais  enfin  il  l'est,  de  l'avis  même  de  ceux  qui 
l'estiment.  »  (1)  Joseph  Autran,  lui,  ne  semble  à  d'Aure- 
villy qu'un  «  petit  porteur  de  briquet,  qui  rime  des  histo- 
riettes militaires, ornées  d'agricultu!'o.//(2) Louis  Bouilhet, 
c'est  l'écho  peu  sonore  de  Musset,  de  Victor  Hugo  et  de 
Théophile  Gautier.  Heureusement,  avec  Joséphin  Sou- 
lary  et  Frédéric  Mistral,  l'on  rentre  dans  la  catégorie 
des  poètes  qui  ont  une  âme,  une  personnaUté,  une  ori- 
ginalité si  minime  qu'elle  soit. 

Mais  tous  ces  noms  paUssent,  aux  yeux  de  Barbey 
d'Aurevilly,  à  côté  du  grand  et  méconnu  romantique, 
Amédée  Pommier,  le  poète  de  V Enfer,  —  du  «  brave 
homme  de  génie  »  qui  s'appelle  M'"^  Ackermann,  et  sur- 
tout du  «  grand  mauvais  sujet  »  qui  fut  Charles  Baude- 
laire. «  Le  poète,  terrible  et  terrifié,  —  dit  le  critique  en 
parlant  des  Fleurs  diiMal,^-à  voulu  nous  faire  respirer 
l'abomination  de  cette  épouvantable  corbeille  qu'il  porte, 
pâle  canéphore,  sur  sa  tête,  hérissée  d'horreur.  C'est  là 
réellement  un  grand  spectacle!  Depuis  le  coupable  cousu 
dans  un  sac  qui  déferlait  sous  les  ponts  humides  et  noirs 
du  Moyen-Age,  en  criant  qu'il  fallait  laisser  passer  une 
justice,  on  n'a  rien  vu  de  plus  tragique  que  la  tristesse 
de  cette  poésie  coupable  qui  porte  le  faix  de  ses  vices 
sur  son  front  livide.  »  (3). 

(!)  Les  l'oèles  (Amjot,  éditeiif,  1862),  p.  277,  278,  279.  —  Le  l'uijs, 
11  janvier  1859. 

(2)  Ibid.,  p.  278. 

(3)  Les  Poêles  (éd.  Amyot,  1862),  p.  374.—  Je  ne  parle  pas,  ici,  des 
poètes  plus  récents  que  d'Aurevilly  admira  et  ût  connaître  :  M.M.  Jean 
Richepin,  Paul  Bourget,  Maurice  Rollinat.  Il  reçut  aussi  une  profonde 
impression  des  poésies  de  Henri-Charles  Read  et  déposa  sur  la  tombe  du 
malheureux  jeune  homme,  enlevé  à  l'àge  de  dix-neuf  ans,  une  «  fleur  de 
souvenir  »,  en  dédiant  à   sa   mémoire  le  second  volume  des  l'oèles.  C'était 


—  2('*\  — 

Apivs  les  poètes,  les  roiiKiiiciers.  l^n  illiistir  nom 
domino  loiilo  la  lilloraliiro  roiiKmes(iiio  dn  Xl\'  sioch»  : 
c'est  eeliii  criloMoro  de  Hal/ac.  L'auteur  (k>  la  ('ouit'die 
/iinnahic,  —  éci-ll  d'Aurevilly  a  Ti-eliutien  le  l'unai  IST)!, 
—  «  est  tout  simplement  un  Bonapartt>  lilloiaire.  sans 
détrôneiiicut  et  sans  Waterloo,  un  grand  homme  do 
caractère  et  de  génie,  mort,  comme  Moiso.  après  avoir 
vu,  sans  y  entrer,  le  Chanaan  du  boidieur  domestique  et 
de  sa  gloire.  »  Et  le  critique  du  /'(U/s  ajoute,  lo  1"  janvier 
IST)?  :  «  On  peut  lui  chercher  des  analogues,  une  parenté, 
une  (iliation  intellectuelle,  et,  comme  tous  les  génies  qui 
ne  tombent  pas  du  ciel,  il  en  a  une.  mais  il  transfigure 
sa  race  en  lui...  11  écrivit  des  livres  comme  on  prend  des 
notes  de  trois  ou  quatre  lignes  et  dont  on  se  propose  de 
faire  des  ouvrages  qui  souvent  ne  voient  pas  le  jour.  Com- 
bien de  pages,  de  pensées,  de  pierres  d'attente  hésitons- 
nous  à  sacrifier  dans  l'économie  de  nos  travaux,  tandis 
que  lui,  Balzac,  sacrifiait  des  livres  entiers  comnie  on 
sacrifie  des  notes  pei'dues  !  Malgré  cette  surface  d'or- 
gueil, que  les  petits  amours-propres  blessés  aperçoivent, 
il  avait  une  humilité  éternelle.  Ses  ouvrages  retouchés 
avec  acharnement,  ses  pages  incessamment  remaniées, 


un   |»ieux   liomm.iue   ;iu    pauvre  l'iifaiil    ipii    avait    (liante   sis  tiistcsscs  on 
accents  si  iM'uélrantî.  et  |ieisoniiels  : 

Jr  riois  i|ue  Dieu,  <|uan(l  je  suis  né, 
l'our  moi  n'a  p.'is  fait  du  dépense, 
l'.t  i|ui'  le  eiiMir  qu'il  m'a  donné 
Klait  liit-n  vnux,  dès  mou  etilance. 

Par  éeouomie  il  lu^ca 
Dans  ma  juvénile   poitrine, 
l'n  rirur  avant  servi  déjà, 
Un  rofur  flétri,  tout  en  ruine. 


—  :2()7  — 

ses  textes  intercales  dans  les  textes,  et  son  style,  qu'on 
appelle  surchargé,  en  témoignent...  La  où  il  avait  percé 
l'horizon,  à  ce  qu'il  semblait,  jusqu'à  sa  dernière  limite, 
il  en  creusait  un  autre  encore  qui  s'ouvrait  dans  les  pro- 
fondeurs du  premier.  Alchimiste  de  littérature,  comme 
l'avaient  été  en  leur  temps  Shakespeare  et  Molière, 
Balzac  était  le  Balthazar  Glaës  de  sa  Comédie.  Il  ne 
devint  pas  fou,  mais  il  mourut  à  la  recherche  de  son 
roman  philosophai  dans  une  grandeur  immense  et 
nécessairement  incomplète,  car,  pour  cadre  à  l'œuvre 
qu'il  avait  rêvée,  il  lui  eût  fallu  l'infini.  »  (1). 

Lorsque  les  amis  de  Victor  Hugo  vantent  à  l'excès  le 
génie  de  l'auteur  des  Misérables,  Barbey  d'Aurevilly 
leur  oppose  sans  cesse  et  triomphalement  le  génie 
d'Honoré  de  Balzac.  «  Prenez  les  œuvres  de  Balzac  !  » 
s'écrie-t-il d'un  ton  de  victoire. Et  il  ajoute:  «  Cela  ennuie 
beaucoup  les  Mameloucks  de  M.  Hugo  que  je  cite  tou- 
jours Balzac,  et  je  le  conçois  :  ils  n'ont  pas  tort.  Prenez 
les  œuvres  de  Balzac  qui  n'ont,  même  les  plus  belles, 
fait  jamais  le  bruit  des  Misérables,  et  voyez  si,  à  mesure 
que  le  siècle  s'avance  vers  la  postérité,  l'imagination 
publique  s'en  détache.  Voyez  si,  au  contraire,  elles  ne 
prennent  pas  chaque  jour  plus  de  place  dans  la  sensation 
et  l'éducation  de  l'esprit  humain...  Il  faut  bien  le  dire:  les 
hvres  forts  et  vrais  ne  font  pas  tant  de  tapage.  Ils 
n'entrent  pas,  en  faisant  de  tels  cris  et  de  tels  renver- 
sements, dans  l'imagination  humaine.  Ils  s'y  établissent 
comme  la  lumière  dans  nos  yeux, —  parle  fait  souverain 
et  doux  d'une  beauté  qui  est  en  harmonie  avec  tout  ce 
que  nous  avons  en  nous  de  facultés  »  (2). 

(1)  Les  Romanciers,  (éd.  Amyot,  1865). 

(2)  Les  Misérables,  de  M.  Victor  Hugo  (Paris,  1862). 


—  ::^(')S  — 

A  Vietoi-  IIui;(>  romancier,  Barbey  d'Aurevilly  préfère 
Steiulhal,  —  v.  SUmuIIkiI.  celte  crapule  de  t>énie  »  (1|  dit-il 
quelque  i>arl.  El,  dans  uii(>  lettre  à  'rrel)utien,  daliM'  du 
•Jl  juin  ISTC),  il  écrit  :  «  Co  dial)olique  Stendhal  (>st  ma 
dépravation  intellectuello  ;  c'est  un  peu  nui  VcUiui.  Je 
l'ai  toujours  aimé,  ce  brigand-là,  ce  qui  ne  m'a  pas 
empêché  de  lui  dire  qu'il  est  un  brigand  digne  de  toutes 
les  cordes  de  la  critique  et  de  leurs  meuds  ».  En  son 
premier  volume  des  Roniancio's,  d'Aurevilly  a  magis- 
tralement jugé  lauleurde  la  Churlreusc  de  J'arme,  en 
qui  il  admire  nno  rare  intensité  de  force,  une  vigoureuse 
peinture  de  l'àme,  un  goût  passionné  pour  l'action  (2).  Il 
aime  mieux  le  Waterloo  de  Stendhal  que  celui  de  Hugo 
dans  les  Misérables.  C'est  prouver  une  fois  de  plus  qu'il 
ne  se  laisse  pas  séduire  avant  tout  par  les  dons  de  l'artiste 
et  qu'il  met  au-dessus  des  virtuosités  du  style  l'inspiration 
de  la  pensée  et  la  pénétration  du  jugement. 

Voilà  pour  quelle  raison  il  est  si  sévère  à  l'égard  de 
George  Sand.  Une  femme  ne  saurait  prétendre,  d'après 
lui,  à  l'éclatante  supériorité  de  la  pensée.  Si  elle  ne  se 
contente  pas  d'être  femme  dans  cequ'elle  écrit,  —quand 
par  malheur  elle  tient  une  plume,  —  elle  passe  au  rang 
des  Bas-l)leus.«  L'opinion,  — dit  Barbey  d'Aurevilly,  — 
n'a  certainement  jamais  grisé  personne  comme  elle  a 
grisé  M'i-'^Sand...  Son  succès  obtenu,  soutenu  et  maintenu 
trente  ans,  est  un  vrai  phénomène!  Dès  son  début,  elle 
fit  fusée,  monta  à. une  hauteur  énorme,  y  éclata,  s'y 
épanouit!  Pas  une  seule  résistance,  un  seul  obstacle, 
une  seule  chicane  !  Page  curieuse  de  l'histoire  littéraire 
à  écrire:  elle  tourna  la  tête  à  tout  le  monde,  celte fenmie, 

(1)  Journalistes  et  Polé77iisles  (éd.  Lcmerre),  ji.  1"J8. 
(2;  Les  Romanciers  (éd.  Amyot,  1865). 


-  2G9  — 

qui  entrait  dans  la  littérature,  Dieu  sait  par  quelle  brèche. 
Cette  fenmie,  en  redingote  de  velours  noir  comme  un 
écolier  allemand,  qui  fumait  (c'était  la  première  !)  tout 
de  suite  eut  l'opinion,  parce  qu'elle  s'en  moquait,  l'opi- 
nion  ayant  toujours  besoin  dans  ce  pays-ci  d'être 
battue  pour  être  contente!  A  chaque  roman  qui  tombait 
de  cette  plume  facile,  c'étaient  des  applaudissements 
universels  !  En  ce  temps-là,  Balzac,  cette  plume  difficile, 
ce  génie  qui  se  déchirait  avec  tant  de  peine  et  s'ensan- 
glantait pour  produire,  Balzac  accouchait  de  cruels 
chefs-d'œuvre  qu'un  tas  d'esprits  trouvaient  ennuyeux! 
M'»e  Sand  ne  connut  jamais  ce  tas  d'esprits  !  Gomme 
Alexandre  Dumas,  cet  autre  conteur  facile,  elle  a  toujours 
eu  l'affreuse  fortune  de  plaire  à  tous  les  publics  !  »  (1). 

Il  en  est  de  même  de  Jules  Sandeau,  qui  «  avec  ses 
qualités  les  meilleures,  ne  sera  jamais  que  la  femme 
littéraire  de  monsieur  George  Sand  »(2).  Naturellement, 
à  ce  sujet  et  eu  guise  de  repoussoir,  d'Aurevilly  évoque 
encore  le  nom  prestigieux  de  Balzac.  «  Balzac,  —  dit-il, 

—  dont  le  nom  surgit  fatalement  quand  on  parle  des 
romanciers  du  X1X« siècle,—  mesure  terrible  qui  montre 
combien  ils  sont  petits  en  comparaison  de  cettegrandear, 

—  ne  fut  point  de  cette  Académie,  dont  la  porte,  à  peine 
poussée  par  M.  Sandeau,  qui  n'a  jamais  rien  poussé  bien 
fort  devant  lui,  a  tourné  moelleusement  sur  ses  gonds 
sans  les  faire  crier,  ni  personne.  M.  Jules  Sandeau  est  un 
esprit  doux,  et  il  vient  de  prouver  une  fois  de  plus  que 
c'est  aux  doux  qu'appartient  l'empire  de  la  terre.  Quand 
la  terre,  en  efïet,  a  été  un  peu  culbutée,  quand  les  vrais 
inventeurs,  les  énergiques  du  moins,  ont  remué  la  terre 

{\)  Les  Bas-bleus  {i'A\.  Palmé,  1818),  j..  54  et  55. 
(2)  Les  Romanciers,   (éd.  Ainyot,  1865),  p.  90. 


—  270  - 

autour  de  nous  et  nous  oui  causé  la  fatigue  ilo  la  nou- 
veauté et  do  la  variété  des  points  de  vue,  alors  les  espiàts 
cOMinie  M.  Sandeau  apparaissent,  el  ils  sont  les  l)ien- 
venus...  Ils  nous  apportent  beaucoup  de  rafraîchisse- 
ments, peu  de  lumière,  et  la  paix;  —et,  pour  la  peine 
qu'ils  n'ont  pas  eue  en  nous  donnant  toiit  cela,  tout  leur 
est  de  velours,  même  les  gonds  ih^  la  |)()i'l(^  des  A<'adé- 
mies  »  (1  ). 

Barbey  d'Aurevilly  n"est  pas  éloigne  (remt>llr(>  un 
jugement  semblable  à  propos  des  romans  d'Octave 
Feuillet,  son  compatriote.  11  lui  reproche  une  observa- 
tion superficielle,  un  style  guindé  et  précieux,  une 
absence  de  vie,  qui  ne  le  recommandent  que  trop  aisé- 
ment aux  faveui's  du  grand  public.  Parfois,  lorsque 
Feuillet  veut  faire  preuve  de  vigueur,  comme  dans 
M.  (le  Camoi's,  on  sent  qu'il  est  gêné  en  sa  gaine  de  mon- 
dain et  qu'entre  ses  mains  une  conception  forte  s'émiet- 
tera  peu  à  peu.  «  M.  Octave  Feuillet,  —  dit  d'Aurevilly 
en  1S()7,  —  esprit  mince,  talent  flexible,  d'ol)servalion 
quelquefois  piquante,  mais  toujours  sans  profondeur, 
dans  le  roman,  lequel  demande  tant  de  profondeur  pour 
n'être  pas  vulgaire,  M.  Feuillet  a  précisément  dans  sa 
pensée  les  qualités  féminines  qu'il  faut  pour  réussir  dans 
ce  temps  énervé.  Aussi  a-t-il  été,  dès  sa  première  œuvre, 
le  bébé  du  succès,  et  il  en  sera  certainement  un  jour,  car 
il  est  jeune  encore,  le  barbon  ». 

Le  féroce  Barbey  ne  fait  même  pas  grâce  a  Mérimée, 
-r  Mérimée,  —  écrit-il,  —  fut  de  la  première  levée  roman- 
tique, et,  à  dater  de  son  théâtre  de  (Jlara  Gaziil,  —  une 
suite  de  romans  dialogues  plutôt  que  de  drames,  —  il 
devint  immédiatement  un  des  esprits  les  plus  en  vue  et 

(l)  Les  homanciers  (>•<!.  Amvol  ,  |i.   78. 


—  271  — 

dont  la  Critique  espéra  davantage.  Comme  presque  tous 
les  romantiques  qui,  en  parlant  beaucoup  d'originalité, 
imitèrent  plus  ou  moins  quelque  chose,  M.  Mérimée 
s'était  teint,  avec  ou  sans  dessein,  de  littérature  étrangère. 
Le  Théâtre  espagnol  fut  pour  lui  ce  que  le  Théâtre 
anglais  fut  pour  d'autres...  Seulement,  n'oublions  pas 
cette  particularité  :  si  M.  Mérimée  ressemblait  à  la 
plupart  des  esprits  do  son  temps  (j'excepte  Balzac)  par 
le  manque  d'originalité  intrépide,  il  ne  ressemblait 
nullement  aux  autres  esprits  de  cette  époque  ardente, 
dont  l'exubérance  était  la  qualité,  et  l'exagération  le 
défaut.  Lui  fut  peut-être  le  seul  sobre  dans  cette  littéra- 
ture enivrée.  Il  le  fut  naturellement,  comme  le  chameau 
le  serait  dans  le  plus  gras  des  pâturages.  S'il  exagéra 
quelque  chose,  ce  fut  une  maigreur  qui  alla  enfin  jusqu'à 
la  sécheresse.  Lord  Byron,  qui  craignait  l'embonpoint 
physique,  ne  prenait  que  des  biscuits  et  du  soda  loater, 
et  se  mesurait  tous  les  jours  les  poignets  pour  voir  s'ils 
n'avaient  pas  grossi.  M.  Mérimée,  qui  n'avait  pourtant 
pas  à  craindre  l'embonpoint  intellectuel,  semblait  appli- 
quer à  son  esprit  et  à  son  style  les  expériences  et  le 
système  de  lord  Byron  »  (1). 

Ainsi,  ni  les  romantiques  Victor  Hugo,  George  Sand  et 
Jules  Sandeau,  ni  le  romanesque  Feuillet,  ni  le  cosmo- 
polite Mérimée,  ne  satisfont  pleinement  l'individualiste 
d'Aurevilly.  Réserve-t-il  donc  son  bon  accueil  aux 
réalistes?  Pas  davantage.  Flaubert  a  été  puissant  dans 
Madame  Bovai-y,  qui  est  «  une  idée  juste,  heureuse  et 
nouvelle  »,  qui  appartient  à  un  romancier  de  «  la  véri- 
table race»  et  qui  dénote  «un  observateur  plus  occupé  des 


(1)  Les  Romanciers  [éd,  Anijot,  1863).  p.  323  et  326. 


autres  que  de  liii-iiièiiu^  »vl  >-^^"il;i  ^'(^  qu'en  isr)7,à  l'appa- 
rilioiulu  laineux  roman  de  Flaubert,  Harbey  d'Aurevilly 
se  plaisait  à  reconnaître  coiuine  qualités  essentielles  de 
sou  compatriote.  Mais  dès  18()l  il  ajoutait:   «  Après  des 
années  d'études  à  se  blanchir  et  d'ellorls  à  se  rotïipre, 
Tauteur   de    Madame    Borarij    n'a    i)u    produire    que 
SalainiitlKK—  un  livro  liés  ditli»'ilo  à  classer,  cai'  ce  n'est 
ni  un  roman  ni  une  histoires. S^//r//////<'/;o'est  tombée  défini- 
tivement dans  le  plus  juste  oubli,  Klle   y  a  rejoint  les 
Incas  :   doux  livres  du  même  genre,  avec  les  différences 
de  siècle.  Il  y  a  si  peu  du  Gustave  Flaubert  de  Madame 
liovanj,  en  Salammbô,  que  je  le  tiens  pour  mort,  et,  par 
conséquent,  à  moins  de  miracle,  dans  l'impossibilité  de 
renaître  »  (2).  Ce  fut  pis  encore  quand  Flaubert  publia 
VÊducatiou  sc)d/i/ic)i/a/c.  Dans  le  Couslilulionncl  du 
29  novembre  ISOl),  Barbey  d'Aurevilly  écrivait:   «  Le 
romancier  qui  n'a  trouvé,  après  Madame  Bovary,  que 
cette  perruquecartha.uinoise  ùq  SiUamndmQ^Um  honmie 
absolument  dénué  d'invention  et  d'observation  imper- 
sonnelle, —  propre,    tout    au  plus,  à  des  recollag-es 
archaïques.    Uh'ducatiou    sentimentale   d'aujoui-dhiii 
confirme  suflisamment  le  vide  de  tête  qu'avait  allirmé 
Salammbô...  C'est  avec  le  noir  animal  de  sa  Bovary  que 
M.   Flaubert  a  fait  ses  femelles  de  VÊducation  senti- 
mentaley^.  Près  de  cinq  ans  après,  le  20  avril  1S74.  le 
critique  du  Consl/tution )i(i  iWsiiïi  de  La    Tentation  de 
.saint  Antoine  :  "Toute  l'érudition,  l'indig^eslible  érudi- 
tion que  M.  Flaubert  a  été  obligé  d'avaler  j^eut  être 
considéi'ée  comme  une  vraie  fourchette,  capabled'étoull'er 
ou  de  crever  son  homme.   Déjà,  qui  ne  s'en  souvient? 

(\]   Les  liomnnviers  {i-d.  Ainyol.  IStiri).  p.  GG  rt  67. 
^2)  Ibid.,  [I.  "5. 


—  273  — 

rhoiiiuio  de  Uileiil  que  l'ut,  uu  jour,  ruuleur  de  Madame 
Bovary  a  été  cruellement  malade  de  la  fourchette  cartha- 
ginoise de  Salammbô;  mais  enfin  elle  avait  passé,  en 
déchirant,  il  est  vrai,  quelque  peu  de  sa  renommée. 
Mais  la  fourchette  égyptienne  de  saint  Antoine  [le  passera 
pas,  et  l'auteur  de  cette  dang-ereuse  jonglerie  d'érudition 
en  restera  strangulé  ».  Enfin,  sept  ans  plus  tard,  le  10 
mai  ISSl,  il  accueillait  en  ces  termes  le  roman  posthume 
de  Flaubert,  Bouvard  et  Pécuchet.  «  Malheureux  Flau- 
bert !  A-t-il  travaillé  et  soufifert  pour  pousser  hors  de  sa 
tête  ces  laborieuses  quatre  cents  pages?  Si  elles  ont 
épuisé  sa  vie,  on  ne  le  sait  pas,  mais  assurément  on  peut 
dire  qu'elles  ont  épuisé  son  talent.  Cette  forte  et  copieuse 
purgation,  qu'il  a  prise  et  rendue,  dans  son  livre  de 
Bouvard  et  Pécuchet,  contre  les  bourgeois  qui  étaient 
ses  éternelles  humeurs  peccantes,  l'a  vidé  cruellement 
du  talent  qu'il  avait  ». 

A  un  autre  point  vue,  — sous  le  rapport  de  la  recherche 
minutieuse  du  détail  et  de  la  préciosité  du  style,  — 
Barbey  d'Aurevilly  n'est  guère  plus  favorable  aux 
Goncourt:  il  leur  reproche  sua^tout  de  «  s'entêter  à  cette 
littérature  sans  idée  qui  part  de  Madame  Bovary  pour 
aboutir,  en  dévalant,  à  V Assommoir  >/.  S'il  fait  une 
exception  pour  le  chef-d'œuvre  qui  s'appelle  Renée 
Mauperiii,  auquel  les  deux  frères  ont  collaboré,  il  semble 
d'autant  plus  sévère  pour  Les  Zemganno  et  La  Faustin, 
qui  sont  d'Edmond  de  Goncourt  seul.  «  Cet  écrivain  d'un 
talent  raffiné  et  d'un  coloris  si  souvent  charmant,  — 
dit-il  le  27  février  1882,  —  sur  qui  j'aurais  presque  pleuré 
quand  il  tomba  de  ses  premiers  romans  sur  le  trottoir  de 
la  Fille  Élisa,  est  resté  meurtri  et  taché  de  cette  chute. 
Ce  document  humain,  dont  il  est  fier  comme  d'une 
découverte  de  génie,  M.  de  Goncourt  lui  sacrifie  jusqu'à 
la  fierté  de  son  attitude  et  de  sa  pensée  ».  18 


-  274  - 

Moins  précieux,  plus  réaliste  el  i)lus  simple  ;'i  la  fois, 

Edmond  About  mérite  n    peine  cepeiulaut   le   nom   de 

romancier.   «  Deux  mots,   incisifs  et  froids.  —  s'écrie 

d'Aurevilly, —  peuvent  classer  ces  livreslégorselfaciles, 

qui  probableniciil   iToiil  uuère  coûté  que  le  temps  de  les 

éci"ii"e  à  la  plume  ipii  les  a  t'crils.  liicn  ('nidenunenl,  pour 

(jui  ''omme  imus  \  ieiilde  les  lireavecallentiou.M.  Milniond 

About  s(>  seil  d(>  la  lillératui'c^  comme  l'abbé  de  lîeruis  se 

servait  (\c  la  poésie.  Ce  n't'sl  pour  lui  (pu'  le  /xi/on  </i'/ 

serf  à  sau/er  le  fosse'....  Qui  peut  direee  qu'il  de\iendra? 

mais,  à  coup  sur,  ce  ne  sera  pas  ce  qu'un  honune  de 

talent,  consciencieux,   profond   et  sévère,    deviendrait 

jamais.  Il  y  a  mieux.  Que  n'est-il  pus  devenu  déjà?  Grâce 

à  une  souplesse  cultivée  docloicn,  —  car  à  ses  facultés 

naturelles   M.   About  joint  des  études   bien  faites,   — 

Vàuleuv  de  Germaine  qX  de  Mait)'e  P/er)'e  a  iidwlé  déjà 

plus  d'un  de  ces  fossés  que  nous  avons  tous  devant  nous. 

Il  a  ce  don  terrible  de  facilité  qui  peut  perdre  les  plus 

beaux  génies,  et  ses  succès  ont  été  presque  aussi  faciles 

que  ses  œuvres  »  (1). 

Où  donc  rencontrer  un  \éritable  réaliste?  Ce  n'est 
pourtant  pas  M.  Emile  Zola  qui  en  paraisse  l'exemplaire 
achevé.  Le  réalisme,  tel  qu'il  l'entend,  —  s'il  faut  eu 
croire  Barbey  d'Aurevilly,  —  «  sort  des  deux  choses 
monstrueuses  qui  s'accroupissent,  pour  l'étoufler,  sur  la 
vieille  société  française:  le  iMatérialisme  et  la  Démo- 
cratie >/.  C'est  ainsi  que  le  juge  le  critique  du  Constitu- 
fidnuel,  à  la  date  du  14  juillet  1873.  Moins  de  deux  ans 
après,  le  10  avril  1S75,  a'propos  de  La  Faute  de  l'abbé 
Mou)-et,  il  se  montre  plus  sévère  encore  :  «  Les  livres  de 
M.  Zola,  —  dit  il,  —  ont  rendoctrinanto  prétention  d'être 

I    Lftv  Ilomuticiers  (éd.  Amjol,  I.S(m),    p.  !U  cl  'Ml. 


—  275  — 

de  l'art  appuyé  sur  de  la  science.  Grande  pipée  pour  les 
niais  !  Très  peu  original  au  tond,  toujours  en  flagrant 
délit  d'imitation  de  quelque  chose  ou  de  quelqu'un,  mais 
croyant  le  dissimuler  parla  violence  de  son  imitation  et 
pai"  répouvantable  grimace  qu'il  fait  faire  à  ce  qu'il 
imite,  M.  Zola,  qui  voudrait  retrancher  la  spiritualité 
humaine  de  la  littérature  et  du  monde,  n'est  en  définitive 
qu'un  singe  de  Balzac,  dans  la  crotte  du  matéria- 
lisme, écrivant  pour  les  singes  de  M.  Littré  ».  Enfin,  le 
29  janvier  1S77,  rendant  compte  de  VAssonwiou',  Barbey 
d'Aurevilly  range  M.Zola  parmi  les  produits  décomposés 
d'un  naturalisme  malsain,  auquel  se  sont  agrégés 
d'énormes  et  puants  détritus  d'un  romantisme  de  bas 
étage  et  de  mauvais  lieu. 

Les  vrais  réalistes,  ce  ne  sont  pas  ces  «  déracinés», 
chez  qui«  la  matérialité  étouffe  tout,  la  pensée,  l'émotion, 
la  passion,  le  drame  et  la  vie  ».  Ce  sont  des  fidèles  du 
terroir,  des  Français,  des  Gaulois  de  la  province:  Léon 
Cladel,  Ferdinand  Fabre  et  Alphonse  Daudet. 

«  L'auteur  de  la  Fête  votive  de  saint  Bartholomée 
Porte-glaive,  —  dit  d'Aurevilly,  —  n'est,  à  exactement 
parler,  ni  un  inventeur  dans  l'ordre  du  roman  ou  du 
drame,  ni  un  esprit  d'aperçu  qui  voit  les  idées  par-dessus 
les  images,  ni  un  écrivain...  littéraire.  C'est  un  peintre, 
un  peintre  à  la  plume,  et  d'une  plume  trempée  dans  le 
vermillon,  rivale  acharnée  du  pinceau.  Les  pusillanimes 
d'organisation,  les  vues  ophtalmiques,  les  sens  qui  se 
croient  délicats  parce  qu'ils  sont  faibles,  se  plaindront  de 
la  violence  d'une  œuvre  qui,  par  la  couleur  et  le  style, 
rappellent  Rubens  et  Rabelais  ;  mais  moi,  non  !  Je  tiens 
à  honneur,  pour  M.  Cladel,  de  lui  signaler  son  origine, 
et  je  veux  qu'aristocrate  en  Art,  ce  républicain  en  poli- 
tique soit  fier,  comme  un  paon,  d'avoir  de  tels  aïeux... 


—  :i7()  — 

11  est  un  g-éiiio  de  lerroir.  cresl  le  sol  et  le  soleil  de  sou 
pays  qui  roiit  fait,  eoinini»  le  vin...  Mali^i'é  son  lalcMil 
hereuléen  de  peiuli'e.  M.  (lladrl  pcidcail  la  iiioilie  d(»  sa 
palelle  s'il  ne  peii-uail  pas  siui  pays,  ou  si  vv  pays  p(>i'- 
dail  lui-iuèuio  ses  inuMirs.  ses  sav(Mii-s  scciilaircs.  sa 
puissante^  orig'inaliLé  »  (1). 

Moins  écaiiale,  Ferdinand  Fabre  esl  loul  aussi  vigou- 
reux. «  (le  qui  le  dislingue  particulièrenienl,  — éeril  d'Au- 
revilly le  10  mai  ISTii  à  propos  de  VAhbc'  T/i/ra)ic,  — 
c'est  la  force,  l>ieii  plus  grande  chez  lui  (pie  réclal.  11  n'a 
pas  les  niorhidesses  de  nos  decatlences.  11  a  la  sol)rielé 
des  descriptions,  dont  nous  avons  l'ivresse...  J'ai  entendu 
quelquefois  comparer  M.  Ferdinand  Fabre  à  M.  Gustave 
Flaubert,  qu'on  pourrait  appeler  «  le  descriptif  laborieux //, 
car  il  décrit  jusqu'aux  nervures  des  feuilles  et  aux 
angles  des  ombres  qui  s'évaporent.  Il  n'y  ar  pas,  .selon 
moi,  le  moindre  rapport  entre  ces  deux  hommes. 
iM.  Ferdinand  Fabre  a  l'insouciance  de  toutes  ces  fati- 
gantes puérilités.  Son  talent  se  porte  bien  ;  seulement  je 
lui  trouve  un  peu  de  sécheresse.  Il  est  tout  en  os  et  en 
muscle,  mais  je  voudrais  un  peu  de  chair  à  la  Rubens,  - 
s'il  était  possible,  —  par-dessus  tout  cela.  Souvent  aussi, 
malgré  sa  force,  M.  Fabre  manque  du  Irait  précis  qui 
achève  un  mouvement  ou  une  figure  commencée  ;  il  n'a 
pas  le  coup  d'ongle  définitif  qui  les  fait  tourner  et  les 
pose  tels  qu'ils  doivent  rester  toujours  dans  rimaginalion 
qui  les  a  contemplés  une  fois  !...  Mais,  c'est  moi  qui  vous 
le  dis  :  c'est  un  fier  romancier  1  >/ 

Malgré  tout,  le  plus  parfait  réaliste  du  XIX"  siècle,  ce 
n'est  ni  Cladel  ni  Fabre  :  c'est  le  charmant  Alphonse 
Daudet.  «  lln'y  a  personne  assurément  dans  la  lillcialui-e 

I      I li'riiirrrs    j,iilr,iiiijiiPfi     cil.    j^.iMiic,    IS'.II    .    |i     '.\'.i   il    slhv. 


—  277  — 

actuelle.  —  disait  d'Aurevilly  le  10  jauvier  1!^70,  en 
rendant  compte  des  Le/z'rc'.v  de  mon  moulin,  — qui  ait  le 
genre  de  plume  (arrachée  d'où  ?...)  avec  laquelle  furent, 
un  jour,  écrits  les  Amoureuses  et  le  Petit  Chose...  11  n'y 
a  pas  moyen  de  nier  l'accent  de  nature  qui  est  là  !  Il 
n'y  a  pas  moyen  de  ne  point  entendre  cette  vibration,  ce 
coup  de  gorge  de  l'oiseau  bleu,  à  la  poitrine  sanglante, 
qui,  en  passant,  jette  là  son  cri,  et  auquel  personne  parmi 
ceux  qui  ont  le  talent  plus  large  que  M.  Daudet,  plus 
étotfé,  plus  robuste,  plus  tout  ce  que  vous  voudrez,  n'est 
capable,  en  l'imitant,  de  faire  écho.  Et  c'est  là  Torigi- 
nalité  !  »  Et  plus  loin  le  critique  ajoute  :  «  C'est  la 
profondeur,  —  non  pas  dans  les  détails,  entendons-nous 
bien,  —  mais  dans  \ accent,  c'est  la  profondeur  d'im- 
pression qui  me  frappe  surtout  dans  ces  lettres,  écrites 
d'un  moulin,  ces  lettres  d'une  fantaisie  qui  tourne,  tourne 
comme  ses  ailes,  —  c'est  cette  profondeur  d'impression 
qui  me  frappe  plus  que  tout.  Ce  ne  sont  pas  les  paysages 
éclatants,  ce  ne  sont  pas  les  sensations  joyeuses  et 
poétiques  de  toute  cette  nature  de  Provence,  peinte  dans 
sa  lumière,  avec  de  la  lumière  ;  ce  ne  sont  même  pas  les 
deux  ou  trois  contes  gais  qui  rient  dans  cet  azur,  comme 
le  Curé  de  'Cucugnan  et  VElixir  du  Père  Gaucher. 
Non,  ce  n'est  pas  toutes  ces  gaîtés  de  l'œil,  de  l'oreille, 
de  l'esprit  et  du  style,  mais  c'est  l'impression  profonde 
qui  sort  de  tous  ces  autres  contes  si  tristes  au  fond  :  la 
Cervelle  (VOr,  qu'on  dirait  de  Heine  ;  les  Deux  Auberges, 
qu'on  ne  dirait  de  personne  que  d'un  homme  qui  sait 
l'horreur  de  l'abandon  ;  la  Sémillante,  ce  récit  poignant 
et  sombre;  Vile  des  Sanguinaires,  enfin,  le  plus  original 
de  tous  ces  contes,  non  pas  le  plus  terrible,  —  car  ce 
gracieux  Daudet  se  permet  le  terrible,  comme  vous  venez 
de  le  voir,  —  Vile  des   Sanguinaires   où  se   trouve 


-  27S  - 

exprimée,  foute  seule,  la  mélancolie  p/it/sique  cU^  la 
soliindo  ^>.  Dans  la  suite,  lîafhey  (rAnrevilly  rendit  un 
juste  tribut  d'eloj^es  à  .hich',  au  ynOiib,  aux  Jîois  en  exil. 
Les  livres  de  Daudet,  c'était  assez  pour  le  réconcilier 
avec  le  roiiuin  de  ki  seconde  moitié  du  XIX*"  siècle. 

Plus  encore  que  le  roman,  le  théâtre  a  été  la  grande 
passion  des  contemporains  de  Barbey  d'Aurevilly.  Si 
l'auteur  '^''Une  Vieille  Maîtresse  n'a  pas  sacrifié  person- 
nellement à  ce  g-oùt  de  l'époque  pour  un  g-enre  qui  est 
plus  de  parade  que  de  réalité  vivante,  il  s'en  est  du 
moins,  à  plusieurs  reprises,  institué  le  juge  fort  peu 
indulgent,  le  critique  souvent  amer.  En  1838,  il  fit  le 
feuilleton  des  théâtres  au  Nouvelliste.  De  1805  à  1870,  il 
remplit  la  même  fonction  au  Nain  Jaune,  puis  passa  au 
Parlement  et  au  Paris-Journal,  enfin  de  188()  à  18HI3 
rédigea  la  chronique  dramatique  du  TriJjoulel.  Au  cours 
de  ces  dix  ou  douze  aimées  d'exercice  intermittent,  il  a 
vu  jouer  ou  reprendre  la  plupart  des  chefs-d'œuvre  du 
siècle.  Son  témoignage  sur  le  théâtre  moderne  mérite 
d'être  entendu  et  retenu. 

Quand  Barbey  d'Aui-evilly  débuta  dans  la  presse 
parisienne,  au  mois  de  juillet  18:38,  et  fit  ses  premières 
armes  de  chroniqueur  au  jour  le  jour,  les  triomphateurs 
de  la  scène  s'appelaient  Victor  Hugo,  Alexandre  Dumas 
père,  Casimir  Delavigne,  Scribe,  Ancelot,  Viennet, 
Empis,  Camille  Bernay.  Le  jeune  journaliste  improvisé 
les  passa,  pendant  un  an,  au  fil  de  son  épée  de  Dandy 
mousquetaire.  Il  fut  tour  a  t(jur  impertinent  en  ses  ironies 
d'aristocrate  et  vengeur  en  ses  exécutions  de  roman- 
tique. Comme  ses  opinions  d'alors  nous  intéressent  assez 
peu,  il  est  permis  de  ne  tenir  compte  que  de  celles  de  sa 
maturité  tardive,  v  II  y  a  dans  les  mœurs  de  ce  temps, 
—  écrivait-il  a  la  (in  de  sa  vie,  —  un  phénomène  qui  va 


-  279  - 

tous  les  jours  grandissant  davantage  et  qui  présente- 
ment touche  au  monstrueux.  C'est  ce  qu'on  peut  appeler 
Vhistrionisnie,  ou  l'amour  du  Théâtre  et  des  choses  de 
théâtre.  Le  théâtre  est  le  tyran  moderne.  Il  s'affirme 
outrecuidamment  lui-même,  par  l'organe  de  ceux  qui  en 
t'ont  la  plus  belle  œuvre  de  l'esprit  humain,  et,  jusqu'ici, 
nul  critique  ne  s'est  levé  contre  cette  prétention,  intolé- 
rable et  ridicule,  et  ne  lui  a  campé  le  démenti  qu'elle 
méritait.  A  l'heure  actuelle,  le  théâtre  despotise  tout  le 
monde,  et  c'est  le  seul  despotisme  dont  personne  ne  se 
plaigne  ».  (1)  On  le  voit  :  c'est  des  hauteurs  sereines  de 
son  mépris  que  Barbey  d'Aurevilly  va  juger  le  mouve- 
ment dramatique  du  XIX"  siècle. 

Casimir  Delavigne  n'est  pas,  à  ses  yeux,  le  représen- 
tant le  plus  solennellement  ennuyeux  de  la  tragédie 
bâtarde,  mi-romantique,  mi-classique,  —  tel  que  des 
censeurs  récents  ont  voulu  le  dépeindre.  On  dirait  que  le 
versificateur  de  l'Ode  aux  Themnopyles  s'est  toujours 
souvenu  qu'il  avait,  en  une  heure  d'enthousiasme  juvé- 
nile, dédié  ses  premières  rimes  au  poète  des  Mcssé- 
niennes.  «  Par  la  nature  tempérée  de  son  esprit.  — 
écrivait  d'Aurevilly  le  5  décembre  1881,  —  il  inclinait 
assurément  vers  cette  chose  commune  du  Juste  Milieu, 
mais  il  ne  versait  pas  en  elle.  Le  poète,  chez  lui,  — 
l'atome  poétique,  si  vous  voulez,  l'arrachait  au  bour- 
geois... Talent  de  tradition  et  fait  pour  rester  classique, 
il  fut  cependant  pris  et  ensorcelé  par  le  charme  de  ce 
temps  de  romantisme,  et  se  teignit  de  ses  couleurs.  Ce 
fut  un  romantique,  non  pas  d'intensité,  de  féerie,  de  fana- 
tisme, comme  on  Tétait  alors,  mais  un  romantique  retenu, 

(1)  Le  Théâtre  conlemporain,  tome  I.  Préiacu,  p.    1.  (Qujiiitiii,  éditeur, 


—  t>S«)  — 

par  vo  (]u'(>ii  appollo  \o  lioiil  (Mitn^  pauviH^s  do  liôiiio, 
dans;  la  tradition  littoi'aiiv  ilu  passé.  11  fut  un  romantique 
adouci,  nuanco.  v(Moute.  11  eut  l(>s  l'cliLiioiis  d(>s  roman- 
tiques d'aloi's,  que  Ponsard  n'aurait  jamais  eues.  11  adora 
Byron  et  Shakespeare,  —  Byron,  dans  Marina  Faliero 
qu'il  lui  emprunta,  et,  dans  les  Enfants  cV Edouard-, 
Shakespeare  qui  les  lui  inspira.  »  (1). 

Survient  Ale.Kandre  Dumas.  Avec  lui,  le  romantisme 
triomphe.  «  Sous  le  coup  de  soleil  puissant  du  Roman- 
tisme, —  remarquait  d'Aurevilly  le  17  octobre  ISSl,—  ce 
jeune  étalon  de  tempérament  intellectuel  (il  l'était)  et 
d'éducation  aussi  (il  ne  savait  rien)  fit  Jlcnri  III  et 
Antony,  deux  beaux  hennissements  qu'il  poussa  dans  ce 
temps  ardent  de  jeunesse,  qu'il  ne  devait  jamais  recom- 
mencer! Oui!  on  crut  un  instant  (dans  ce  temps-là,  on 
croyait  tout  !)  à  une  petite  bouture  de  Shakespeare. 
Seulement,  l'illusion  fut  de  courte  durée.  La  boutun^ 
mourut  dans  son  pot.  Dumas,  au  fond,  n'était  un  poète 
ni  en  vers  ni  en  prose,  mais  il  fut  un  /'aiscnr,  et  même 
un  faiseur  étonnant  de  fécondité  !  Ce  mulâtre  à  tempé- 
rament avait  dans  l'esprit,  avec  la  superticialité.  non 
sans  grâce,  du  créole,  la  faculté  d'invention,  à  fleur  de 
terre,  de  Timprovisateur.  Seulement  ce  ne  fut  pas.  comme 
les  g-rands  poètes,  dans  les  caractères  et  dans  les 
sentiments  qu'il  inventa  ;  ce  fut  dans  les  faits  et  dans  les 
aventures,  —  g-enre  d'invention  le  plus  à  portée  de 
l'imagination  commune  des  hommes.  11  enleva,  en  effet, 
toutes  les  imaginations  vulg-aires  avec  ses  romans  et 
ses  drames.  Pas  <ine  seule  ne  lui  résista  !  >/  (2). 


1^    Le   Théâtre  contemporain    (Stock,    éditeur,  18%),  t.  V.    p.    2;{K    et 
239. 
{2)  Jlii'l.,  ],.  178. 


-  281  — 

Victor  Hugo,  certes,  est  d'une  autre  trempe  :  mais  il 
lui  manque  la  vie.  «  Lucrèce  Borr/ia,  —  s'écrie  Barbey 
le  0  février  1870,  —  est  une  déclamation  romantique, 
comme  Heniani,  d'ailleurs,  et  même  comme  toutes  les 
pièces  de  M.  Hugo,  qui  est  uo  poète  lyrique  mêlé  encore 
de  déclamation,  mais  qui  n'est,  au  Théâtre,  qu'un  décla- 
mateur  dramatique,  sans  mélange  d'aucune  autre  chose. 
Hernani  ne  vit  pas  plus  de  la  vie  intime,  sincère,  pro- 
fonde, humaine  enfin,  que  Lucrèce  Borgia  ;  mais //cr- 
nani  a  cet  avantage  sur  Lucrèce,  qu'il  est  écrit  en  vers, 
et  que  M.  Hugo  sait  marteler  le  vers!  Le  vers,  que 
M.  Victor  Hugo  forge  comme  une  armure,  fait  corselet 
à  sa  déclamation  et  la  diminue,  cette  Ampoulée,  en  la 
revêtant...  Tout  ce  gonflement,  tout  cet  extravasement, 
toutes  ces  grosseurs,  le  vers  appuie  dessus,  comme  un 
bandage  d'acier,  et  les  rentre.  Mais  en  prose,  rien  de 
pareil.  Dans  cette  prose  deLîicrèce  Bo)'f/ia,^àve\em\)\e, 
dans  cette  prose  carrée,  et  cannelée,  et  crénelée,  et 
crêtée  comme  un  plat  monté  de  pâtisserie,  il  n'y  a  plus 
que  le  déclamateur  avec  toutes  ses  exubérances,  avec 
toutes  ses  exagérations  volontaires  ou  calculées.  »  (1). 

A  Victor  Hugo  les  classiques  en  déroute  opposèrent 
Ponsard  —  «  Ponsard,  —  s'exclame  avec  joie  d'Aure- 
villy le5'décembre  1881,  —  c'est  le  poncif  i-M  homme. 
Il  a  dans  le  talent  la  roture  de  son  nom...  Ayant  atteint 
sa  majorité  intellectuelle  à  l'heure  où  le  Romantisme 
éclatait,  —  Ponsard  n'aurait  jamais  plongé  dans  cet 
éther  ardent  dont  les  plus  grands  du  temps  respirèrent 
la  flamme.  Il  serait  resté  à  l'écart,  comme  un  pingouin, 
aux  ailes  courtes,  sur  son  rocher...  Chez  Ponsard,  c'est 
le  bourgeois  épais, pédant  et  pataud,  qui  aurait,  avec  ses 

(1)  Théâtre  contemporain,  t.  IH,  p.  172  et  173. 


—  •-iS2  — 

lourdes  mandibules,  dévoré  le  poète,  s'il  y  avait  eu 
jamais  en  lui  quelque  chose  du  poète  à  dévoi-cM'... 
Ponsard  était  le  pied  plat  du  hou  sens,  et  il  en  a  fail 
l'École  !  >,{[). 

De  la  Irati-édie  et  du  drame  si  Ton  passe  à  la  comédie, 
un  nom  s'impose  tout  d'ahonl  :  celui  de  Scrihe.  Barbey 
d'Aurevilly  n"a  pas  l'air  do  \o  coiinaili-c».  11  ToiiNi^loppe 
avec  ses  collaborateurs  dans  un  silence  dédaigneux, 
afin,  sans  doute,  de  réserver  sa  sollicitude  de  critique 
pour  les  auteurs  qui  se  sont  recoimnandés  au  public  par 
des  mérites  plus  personnels  :  Alfred  de  Musset,  Octave 
Feuillet,  Emile  Aug-ier.  Alexandre  Dumas  fils.  Henry 
Becque.  Victorien  Sardou,  Eugène  Lal)iche,  Edouard 
Pailleron.  Henri  Meilhac  et  Ludovic  Halcvy. 

Musset  n'a  pas  le  g-énie  dramatique  :  il  est  charmant, 
séduisant,  ensorcelant,  mais  il  «  marivaude»  sans  grâce 
dans  ses  comédies  qui  doivent  rester,  ainsi  qu'il  les 
appelait  lui-même,  «  un  spectacle  dans  un  fauteuil  ».  (2) 
Octave  Feuillet  est  plus  pauvre  encore,  n'ayant  même 
pas  le  style  qui  donne  la  vie  aux  êtres  factices  du 
théâtre,  ce  style  caractérisé  «par  l'orig-inalité  des  images, 
le  piquant  des  mots  et  le  coupant  des  réparties.  »  (3). 
A  Labiche  il  ne  faut  demander  que  d'être...  «  notre 
Labiche,  ce  rieur  qui  send)lait  éternel,  chez  qui  le  rire, 
qui  se  mêle  de  nous  rider  aussi,  n'avait  mis  une  ride  ni  à 
l'esprit  ni  au  visage  />  (4),  '-'  le  dernier  et  le  premier 
vaudevilliste  do  France  »(.")},  un  Aristophane  brni  oifaiit, 


(1)  Le  Tliédlre  conlentporain,  t.  V,  p.  l'S'i  cl  238. 
(2;  Jùid.,  t.  V.  |..  li'JO  Ll  3<J1. 

(3)  Ibid.,  I.  m.  II.  9. 

(4)  Ibid.,  t.  V,  p.  351. 

(5)  ]/jid.,  t.  V,  p.  3.j2. 


—  283  — 

à  la  g-aîté  légère  et  désintéressée  »  (1).  C'est  beaucoup 
d'être  un  Labiche,  mais  la  comédie  contemporaine  a  eu 
de  plus  hautes  visées  que  l'amusement  des  foules  : 
elle  a  prétendu  à  une  sorte  d'apostolat. 

Aug'ier  est  le  commis-voyageur  de  la  morale  bour- 
geoise, —  de  cette  bourgeoisie,  conservatrice  et  voltai- 
rienne,  qui  n'aime  pas  beaucoup  les  idées  et  se  soucie 
peu  du  style.  On  a  pourtant  fort  exalté  le  style  du 
dramaturge  de  VA^ienturière...  «  Ce  n'est  pas  la  volonté 
d'être  hardi  qui  fait  la  puissance,  —  s'écrie  d'Aurevilly 
le  31  janvier  1868.  —  M.  Augier  périt  par  le  langage,  ce 
langage  qu'aucun  des  critiques  de  théâtre  n'a  pensé  à 
lui  contester.  .  Il  écrit  un  peu  plus  correctement  et  un 
peu  plus  chaudement  que  Picard,  car  le  romantisme  de 
1830  n'a  pas  passé  impunément  sur  les  natures  de  Picards 
et  envoie  un  peu  de  sa  couleur  à  leurs  grisailles.  Mais 
c'est  toujours,  à  peu  de  chose  près,  un  simple  poète  à  la 
Picard.  Lorsque  chez  lui  la  situation  s'empourpre,  quand 
les  idées  s'élèvent  comme  dans  la  tirade  sur  le  bonheur 
que  donnent  l'art  et  la  pensée,  on  croirait  que  c'est 
l'heure  du  Poète  ;  mais  on  n'a  là,  toujours  là,  qu'un  bour- 
geois qui  veut  l'être,  et  qui,  comme  Ponsard,  auquel  il 
ressemble  par  tant  décotes,  ne  l'est  jamais  que  pour  les 
avoués,  les  notaires  et  quelques  académiciens.  »  (2). 

Sous  des  apparences  plus  révolutionnaires,  Alexandre 
Dumas  fils  «  n'a  jamais  été  et  ne  sera  jamais  un  poète 
comique  »,  déclare  Barbey  d'Aurevilly  le  21  mars  1807, 
à  propos  des  Idées  de  Madame  Aubraij.  Et  le  critique 
ajoute  :  «  Il  n'a  pas  cette  force,  cette  vis  coniica  et  cette 
verve,  qui  doit  être  endiablée,  et  qui  est  comme  Vimjje- 

(1)  Le  Théâtre  conlem)porain,  t.  V,  p.  356. 

(2)  Ibid.,  tome  I,  p.  184  et  18a. 


—  '2S1  - 

f(f(o)'ifts  ai'dor  ih^s  poolos  (li;iiii;ili(Hi(>s  vraiiiKMit  piiis- 
saiils  et  lo  signe  dislinctif  (1(>  leur  siipérierité.  11  (\sl  mèine 
l'opposé  de  la  verve,  celle  tVéïiésie  (Teelaii-s  se  succédaiil 
coup  sur  coup.  C'est  un  esprit  froid,  hi'illant  parfois 
eoniuie  un  tihicjon,  qui  ne  se  réehaulle  pas  mémo  aux 
mots  qu'il  allume,  et  qui  doit  souffler  longtemps  pour  les 
allumer.  C'(>sl  un  espiit  volontaire,  mais  sec.  qui  t)'a- 
niil/c  (l(()is  1(1  pnssio)) .  et  qui  souvent  y  a  trouvéun  petit 
lilon  qu'il  gratte  et  regralte  sans  le  pui-ifier;  mais  c'est 
là  loul.  Avec  cela  on  peut  faire  un  drame,  mais  on  n(> 
fait  pas  de  comédie.  »  (1). 

Barbey  d'Aurevilly  sesentplus  d'inclination  pour  Henry 
Becque  dont  il  a,  le  premier,  mis  en  lumière  le  rare 
talent.  '<  Son  Michel  Paiipcr,  —  dit-il  le  20  juin  1S70,  — 
a,  théâtralement,  beaucoup  de  défauts,  et  c'est  peut-être 
à  cause  de  cela  que  les  vieux  routiei's  de  l'analomie 
théâtrale,  qui  s'occupent  comnitMlu  (Irand  (Euvre  de  la 
conformation  des  pièces,  ont  pensé  que  colle-ci  ne  se 
meuvrail  pas,  que  ses  organes  n'auraient  pas  leur  jeu, 
que,  mise  debout  et  droit  sur  elle-même,  elle  tomberait... 
La  seule  chose  dont  il  semblait  riche,  ce  pauvre  Pnupcr, 
c'était  de  passion,  de  force  interne,  de  vie  enfin  !  Seule- 
ment, cette  vie  était  si  brutale  et  si  dure,  et  parfois  si 
grossière,  qu'elle  épouvantait  eycore,  pour  son  compte, 
les  vieux  routiers,  aux  queues  pei'dues  dansles  batailles, 
des  Directions  ordinaires, les  vieux  chicaneursd'anatomie, 
qui  sont  aussi  des  peureux  devant  la  vie,  quand  elle  est 
violente,  osée,  inflammatoire,  et  qu'elle  ne  leur  demande 
pas  la  pei'mission  de  circuler  sans  congestion  et  d'après  le 
petit  ti'ain-ti'ain  îles  lois  conmies...  L'o'uvre  de  M.  Becque 
est  un  de  ces  êtres  mal  conformés,  mais  qui  ont  la  vie,  ce 

I     Théâtre  conlemporain,  t.  I.  p.  7(;. 


-  2cS5  — 

don  de  la  vie,  qui  n'est  pas  loul,  mais  qui  vaut  mieux  que 
tout,  et  dont  nous  ne  savons  rien,  sinon  —  qu'elle  est  !... 
Pour  ce  qu'il  a  fait,  je  l'aime,  ce  jeune  homme,  et  j'en 
auiiure  bien  »  (1).  11  est  certain  que  la  manière  de  Becque 
se  rapprochait  davantage  de  l'esthétique  de  Barbey 
d'Aurevilly  que  le  genre  académique  d'Augier  et  de 
Dumas. 

Si  les  Maîtres  de  la  scène  contemporaine  n'ont  pas 
trouvé  grâce  auprès  du  critique  normand,  on  pense  bien 
que  sa  main  vigoureuse  n'épargne  guère  les  personnages 
de  second  plan.  M.  Sardou,  par  exemple,  n'est,  pour  lui, 
«  qu'un  mélodramaturge  mêlé  de  vaudevilliste,  qui 
panache  le  vaudeville  avec  le  mélodrame  et  pomponne 
le  mélodrame  avec  le  vaudeville  »  ;  il  y  apporte  une 
«  grande  adresse  »:  c'est  «  un  tisserand,  un  remueur  de 
navette  dramatique  »  (2).  Naturellement,  d'Aurevilly 
préférerait '<  quelque  maladroit  de  génie  »  (3).  Edouard 
Pailleron,  «  genre  de  Buloz  »  —  (le  proscrit  de  la  Revue 
des  Deux-Mondes  ne  saurait  oublier  ce  titre)  —  n'est 
qu'  «  un  Feuillet  d'un  vélin  peut-être  moins  satiné  que 
celui  qui  plaisait  tant,  littérairement,  à  l'impératrice 
Eugénie  »  (4).  Barbey  d'Aurevilly  serait  disposé  à  plus 
d'indulgence  à  l'égard  de  Meilhac  et  d'Halévy  qu'envers 
les  précédents  pontifes  du  théâtre,  si  les  auteurs  jumeaux 
de  la  Belle-Hélène  ne  gaspillaient  tant  de  talent  et 
d'esprit  en  des  genres  inférieurs  qui  sont  indignes  d'eux. 

En  somme,  —  pas  plus  que  la  philosophie,  l'histoire  et 
le  roman,  —  le  théâtre  contemporain  ne  satisfait  l'aris- 

(i)  Théâtre  contemporain,  tome  IV,  p.  2  et  3; 

(2)  Ibid.,  t.  I,  |i.  o6  et  siiiv. 

(3)  Ibid..  t.  I,  p.  lO. 

(4)  Ibid.,  t.  IV,  p.  351. 


—  280  — 

tocrate  des  iiges  révolus  que  lui  It^  poète  de  V Ensorcelée . 
11  n'y  a  guère  quo  la  poosio  (juil  aiiiu\  au  XIX*^  siècle,  — 
et  encore,  avec  quolles  reslriclioiis!  Sans  doute,  étant 
donné  son  lenipéranienl,  il  n'était  pas  apte  à  exercer 
d'une  ànie  calme  et  sereine  celte  redoutable  magistrature 
de  la  crilique.  Aussi  n'y  a-l-il  pas  lieu  do  s'élouncr  que 
son  influence,  déjà  com})r()niiso  par  rardcnle  i)erson- 
nalilé  de  ses  créalions"  romanlifiuos,  ail  presque  lola- 
loiutMil  sombré,  le  j(un"  où  lîarl)t\v  d'Aurevilly  s'inslilua 
juge  des  œuvres  et  des  honnnes  de  son  époque. 


CHAPITRE     XI 
L'Influence  de  Barbey  d'Aurevilly 

LES   PREMIÈRES  CONQUÊTES  !   TREBUTIEN,   MAURICE 
ET   EUGÉNIE  DEGUÉRIN.   —  ROGER  DE  BEAUVOIR. 

—  LES     COLLABORATEURS     DE     LA     Recue     (lu 

Monde  Catholique.  —  paul  de  saint-victor. 

—  CHARLES  BAUDELAIRE.  —  XAVIER  AUBRYET 
ET   THÉOPHILE  SILVESTRE.  —  GRANIER    DE  CAS- 

sagnac  et  le  Réveil .  —  la  phalange  du 
Nain    Jaune.    —    jules    vallès    et    léon 

CLADEL.  —  VILLIERS  DE  l'iSLE-ADAM  ET  PAUL 
VERLAINE.  —  ERNEST  HELLO.  —  MM.  JEAN 
RICHEPIN,  PAUL  BOURGET  ET  LÉON  BLOY.  — 
MM.  HÛYSMANS,  ROLLINAT,  HARAUCOURT  ET 
UZANNE.  -  INFLUENCE  DOUTEUSE  SUR  LE  ROMAN- 
TISME ET  LE  RÉALISME.  —  ACTION  CERTAINE 
SUR    LE  SYMBOLISME    CONTEMPORAIN. 


Une  personnalité  aussi  vigoureuse  que  celle  de 
Barbey  d'Aurevilly,  douée  de  qualités  si  hautaines,  si 
brillantes  et  si  individuelles,  affligée  de  défauts  tellement 
contrariants  et  irritants,  à  force  d'être  en  quelque  sorte 
soudés  à  son  tempérament  et  inséparables  de  sa  nature, 
ne  saurait  exercer  autour  d'elle  une  action  prépondérante 
et  vraiment  utile.  Pour  avoir  quelque  influence  sur 
autrui,  sur  les  esprits  environnants,  il  ne  faut  point  les 


—  28S  — 

dépasser  a  outrance  ni  sMsoloi-  d'cMiK  en  une  allilude 
superbenuMd  dodai.uiuMis(\  11  osl  nécessaire  i.\o  vivre 
avec  eux,  sinon  d'une  vie  intime,  du  moins  en  une  espèce 
de  commuiùou  intellectuelle.  Les  solitaires,  même  U»s 
plus  grands,  —  à  part  (-hateauhriaiul,  peut-ètr(\  iTont 
jamais  l'ait  école.  C'est  pouniuoi  l'on  ii(>  s'ctonnora  point 
du  p(Hit  nombre  de  fervents,  de  l'anatiqnes  et  de 
disciples,  (|u"a  iTuconlivs  sur  sa  route  ou  laissés  der- 
rière lui,  a  l'abri  de  son  omlii'c  puissante,  l'auteui-  iV  fhir 
Vieille  Mailrcssc  et  des  PropJiètes  du  Passé. 

Pourtant,  Userait  injuste  de  dire  qu'on  ne  peut  trouver 
trace  de  son  passage  parmi  les  contemporains,  de  IS:^ 
jusqu'à  nos  jours.  Un  homme,  connue  d  Aurevilly,  ne 
traverse  pas  impunément  plus  d'un  demi-siecle,  —  eut-il 
pris  la  précaution  de  se  draper  à  la  Cyrano  de  Bergerac 
dans  l'orgueilleux  manteau  d'un  "  individualiste  »,  et 
jetàl-il  un  ironique  «  iwscio  vos  »  à  la  foule  des  lettrés, 
—  sans  nuirquer  son  empreinte  en  quelques  cerveaux 
d'élite.  «S'il  n'a  pas  eu  les  lecteurs  par  cent  mille,  — 
écrivait  M.  Gustave  Geffroy  le  20  avril  1889,  —  Barbey 
d'Aurevilly  a  eu  des  complices  ignores  et  surs  dont  les 
sensations  ont  été  certainement  violentes  et  ineflaçables. 
Si  son  influence  ne  s'est  pas  exercée  en  étendue,  elle 
s'est  au  moins,  sur  quelques-uns,  exercée  en  profondeur, 
et  c'a  été  pour  lui,  s'il  l'a  su  ou  s'il  l'a  deviné,  une  com- 
pensation du  sort  ».  Ces  lignes  d'un  très  clairvoyant 
admirateur,  qui  est  un  critique  éminent,  traduisent 
l'exacte  vérité. 

Mais  il  s'agit  de  préciser  le  gem'o  d'action  pai-  laquelle 
d'Aurevilly,  en  s'emparant  avec  force  de  maiids  esprits 
et  en  faisant  la  conquête  de  plusieurs  âmes,  a  maidfesté 
sa  puissance.  On  sait  l'histoire  de  ses  relations  avec  le 
bibliothécaire  de  Caen,  Trebutien  :  c'est  un  des  cas  les 


-  289  — 

plus  curieux  de  séduction  intellectuelle  qu'on  connaisse. 
Trebutien  en  était  venu  à  ne  plus  vivre  d'une  vie  person- 
nelle :  il  vivait,  tel  un  satellite  sans  éclat,  dans  la 
rayonnante  orbite  de  son  ami,  il  s'ingéniait  à  emprunter 
ses  manteaux  écartâtes  et  ne  redoutait  pas  la  fougue  de 
son  romantisme.  En  toutes  choses,  il  le  consultait. 
D'Aurevilly  avait  réellement  ensorcelé  cet  esprit  docile, 
cette  ame  faible,  ce  cœur  excellent.  Toutefois,  comme  la 
pénétrante  mainmise  de  Barbey  ne  s'est  point  répercutée 
en  productions  littéraires  chez  Trebutien  et  ne  s'est  pas 
fait  jour  en  des  œuvres  durables,  il  ne  peut  en  être 
question  ici. 

Autrement  profonde  et  féconde  fut,  littérairement, 
l'influence  de  l'auteur  de  Léa  et  ^'Amaklée  sur  Maurice 
de  Guérin.  Sainte-Beuve,  bien  à  contre-cœnir  et  avec 
nombre  de  sous-entendus  ou  de  réserves,  a  du  l'avouer. 
«  Quand  il  (Guérin)  était  au  plus  bas  de  ses  low  spirits, 
—  dit  le  critique  des  Lundis,  —  combien  de  fois  Barbey 
d'Aurevilly  surtout  n'eut-il  pas  à  le  remonter,  à  faire 
résonner  à  son  oreille  la  voix  secrète  de  son  démon  ! 
Aucun  de  ceux  qui  connaissent  ce  drôle  de  corps,  cet 
homme  d'esprit  infecté  de  mauvais  goût,  ne  saurait 
prétendre  que  son  influence  puisse  être  bonne,  à  la 
longue,  pour  personne;  mais  re/atiueînent,  et  pour  un 
temps  très  court,  Barbey  dut  être  utile  à  Guérin  »  (1). 
Malgré  les  réticences  et  les  coups  d'épingle  de  Sainte- 
Beuve,  on  devine  dans  cette  page  une  partie  de  la  vérité. 
Il  est  certain  que  d'Aurevilly  eut  une  grande  et  décisive 
action  sur  le  génie  de  Maurice  de  Guérin,  alors  que 
fatigué,  découragé,  pressentant  une  mort  prochaine,  le 
pauvre  poète  s'ensevelissait  déjà  lui-même  dans  le  lin- 

(1)  Sai.nte-Bkl VE,  Causeries  du  lundi,  loiiie  XV,  p.  32. 

19 


—  290  - 

ceiil  de  Tapathie.  Nous  avons,  à  cet  ôganl,  le  Icinoignage 
précis  ol  fonnol  do  railleur  du  CcutaiD-c,  ou  dos  lollros 
adinirablos  quo  son  ami  le  conlniignait,  pour  ainsi 
parler,  à  écrire;  et  ce  témoignage  est  infiniment  plus 
concluant  que  celui  de  Sainte-Beuve. 

Mais  là  ne  s'arrêta  point  riufluence  de  Barbey  d'Aure- 
villy. Si  elle  s'était  bornée  an  rôle  d'excitant,  de  stimu- 
lant, elle  ne  serait  que  secondaire.  Or,  il  est  permis  de 
croire  qu'elle  s'exer(;a  bien  plus  directement.  Rappelons- 
nous  quo  les  deux  amis  s'étaient  connus,  adolescents,  sur 
les  bancs  du  collège  Stanislas  et  que  dés  cette  époque 
lointaine  ils  se  recherchaient,  se  comprenaient,  s'eni- 
vraient des  mêmes  sensations.  En  1828  et  1829,  ils 
s'échauffent  mutuellement,  —  jeunes  rhétoriciens  indis- 
ciplinés et  jeunes  philosophes  sans  maître,  —  d'un 
enthousiasme  égal  pour  les  belles  formes  et  les  pures 
idées.  A  la  fin  de  1829,  ils  s'en  vont  chacun  de  son  côté, 
la  mort  dans  l'àme.  Seulement,  ils  se  retrouvent  en  1833, 
et  Jules  Barbey  captive  l'esprit  de  Guérin  avec  sa  Léa. 
Puis,  ce  sont  les  éternelles  rêveries  d'antaa  qui  recom- 
mencent à  bercer  l'imagination  bicéphale  de  nos  «  intel- 
lectuels »  à  outrance  :  de  là  naît  le  poème  en  prose 
A'Amaïclée,  que  Guérin  eût  pu  écrire  sans  doute  aussi 
bien  et  même  mieux  que  son  aîné,  mais  où  il  n'eût  pas 
mis  certainement  tant  de  clameurs  passionnées.  L'œuvre 
aurait  été  calme  en  apparence,  quoique  sortie  toute  vive 
d'une  âme  agitée  ;  elle  n'eût  pas  retenti,  vibrante  et 
chaude,  de  ces  cris  déchirants  qui  hurlent  comme  la  bête 
sauvage  dans  le  désert.  La  passion  :  voilà,  en  définitive, 
ce  que  d'Aurevilly  a  appris  à  Guérin  et  ce  qu'il  la  forcé 
à  exprimer  dans  ses  créations,  —  non  pas  la  passion 
contenue,  sourde  et  immanente,  vers  laquelle  inclinait  la 
nature  dolente  et  affaissée  de  l'enfant  du  Cayla,  —  mais 


-  291  — 

la  passion  qui  gronde,  qui  éclate  et  qui  déborde,  exaspé- 
rée, en  des  œuvres  tumultueuses  et  troubles,  telles  qu'en 
rêvait  alors  le  fils  des  Chouans  de  Basse-Normandie. 

Cette  passion  ne  se  fait  point  jour  dans  les  vers 
ou  la  prose  poétique  de  Maurice  de  Guérin  ;  mais  elle 
passe  et  retentit,  stridente  et  enflammée,  dans  ses 
conversations  avec  Jules  Barbey  et  prolonge  son  écho 
dans  les  lettres  où  il  déversait  le  trop-plein  de  son  âme. 
Les  Meniorcmda  de  d'Aurevilly  en  font  foi,  à  maintes 
reprises.  «  Les  passions  commenceraient-elles  à  se 
soulever  dans  celui-ci  ?  »  note  l'auteur  d'Amaïdée  en 
parlant  de  l'auteur  du  Cev  taure,  à  la  date  du  24  juin  1838. 
Et  plus  loin,  le  24  juillet,  il  ajoute:  «  Le  dernier  mot  sur 
sa  nature  enthousiaste  et  anti-enthousiaste  n'est  pas  dit  ». 
Ailleurs,  le  30  septembre,  je  trouve  dans  le  journal  de 
Barbey  cette  parole  décisive  :  «  Pourquoi  Guérin  est-il 
toujours  sans  verve  et  sans  entrain  chez  lui,  tandis  que 
chez  moi  il  se  soulève  ?  »  Ah  !  pourquoi?  c'est  qu'il  fallait 
au  malheureux  poète,  déjà  marqué  par  la  mort,  un  souffle 
de  feu  comme  celui  du  peintre  de  Léa,  pour  faire 
résonner  les  plus  intimes  cordes  vibrantes  de  son  être 
meurtri.  L'ancien  .étudiant  de  Caen,  qui  prisait  tant  pour 
lui-même  le  grand  air  de  la  liberté,  comprit  que  son  ami 
avait  besoin  d'un  foyer  pour  panser  les  blessures  secrètes 
de  son  âme  et  aviver  la  flamme  de  son  esprit  :  il  l'amena 
peu  à  peu,  comme  un  enfant  timide,  vers  l'amour  :  il  lui 
suggéra  les  douceurs  de  la  vie  d'époux,  l'obligea  même 
en  quelque  sorte  à  se  marier  et  à  devenir  jaloux  de  sa 
femme.  Par  là,  il  eût  assuré  au  pauvre  oiseau,  qui  avait 
la  nostalgie  des  campagnes  natales,  une  existence  de 
bonheur,  à  l'abri  des  nécessités  matérielles  et  dans  une 
atmosphère  propice  au  travail  fécond,  si  l'implacable 
destinée  l'avait  permis. 


292  

Entre  toiups,  la  sœur  tic  Maurice  de  ClucM'in.  la  char- 
maiile  Eugénie,  vient  a  Paris  à  l'occasion  du  mariage 
de  son  frère.  Brusquement,  elle  s'empare  de  l'imagina- 
tion  de  Jules  Barbey,  ainsi  que  le  relate  eehii-ci  dans  son 
Mcmorandiun  du  8  oet(tbre  lS:i8.  Mais  de  son  côté 
rensorcelanl  d'Aurevilly  lait  la  conquête  sentimentale  et 
intelleiiuelle  de  «  cette  pitMise  et  nol)le  fille  »,  comme  il 
la  nomme.  «  C'est  un  beau  palais  dans  lequel  il  y  a  un 
labyrinthe  //  prononce  sentencieusement  la  passionnée 
vierge  de  trente-trois  ans  ;  et  le  mot  flatte  infiniment 
l'amour-propre  de  l'ami  de  Maurice.  Sur  l'heure,  les 
relations  entre  ces  deu.x;  êtres  d'élite  s'en  tiennent  là  ; 
seulement,  après  la  mort  de  Guérin,  l'infortunée  colombe 
du  Cayla,  plus  inconsolable  qu'une  veuve,  confia  ses 
chagrins  et  son  éternelle  douleur  au  romancier  de 
V Amour  ImjMssiblc.  Eut-elle  tort?  eut-elle  raison?  je  ne 
sais.  Toujours  est-il  que  nous  devons  aux  confidences  de 
la  vieille  fille  éplorée  et  à  la  réconfortante  amitié  de  son 
correspondant  un  journal  superbe  d'intimité  loyale  et 
chaste  qui  est  le  plus  pur  diamant  peut-être  de  l'écrin 
d'Eugénie.  Il  n'y  est  question  que  du  grand  frère  défunt 
et  des  tristesses  d'une  solitude  endeuillée  :  mais  on  sent 
que  la  pensée  du  Parisien  vivant  et  bien  vivant  n'est  pas 
étrangère  aux  préoccupations  de  la  belle  àme  sensible 
qui  a  soif  de  dévouements  ignorés  et  que,  d'un  généreux 
élan  spontané,  elle  a  réservé,  —  cette  sainte  rêveuse 
émue  et  reconnaissante  de  souvenirs  inoubliables,  —  une 
large  part  de  son  esprit  inquiet  et  simple  et  de  son  cœur 
attectueux  au  jeune  écrivain  égaré  dans  les  épais 
brouillards  du  romantisme. 

Ce  fut  également  en  l<S:iS  que  Barbey  d'Aurevilly 
rencontra  le  brillant  et  gai  Roger  de  Beauvoir,  déjà 
célèbre  à  cette  époque.  Plus  âgé  de  deux  ans  que  l'auteur 


—  2m  — 

inédit  de  Go-inahie,  il  s'était  fait  connaître  dès  1880  par 
de  jolis  vers  et  d'agréables  chroniques,  et,  eîi  1837,  il 
avait  conquis  les  suffrages  d'une  élite  par  la  Cape  et 
VÈ%)ée.  Les  femmes,  de  leurs  doigts  légers,  lui  tissaient 
une  délicieuse  réputation,  et  il  se  laissait  enivrer  de  leurs 
parfums  capiteux,  voluptueusement  troublants.  11  séduisit 
le  jeune  Barbey,  lequel  à  son  tour  fit  impression  sur  cet 
esprit  vagabond.  Roger  de  Beauvoir  fut  le  premier  à 
lire,  en  manuscrit,  la  Bague  d'Annibal  :  il  en  fut  charmé, 
ravi.  Aussi,  quand  Trebutien  eut  édité,  à  la  fin  de  1843, 
le  petit  livre  de  son  ami,  l'auteur  d7/  Pulcinella  voulut 
posséder  ce  bijou.  D'Aurevilly  le  lui  adressa,  avec  ces 
vers  qui  étaient  un  hommage  très  délicatement  flatteur  : 


Poète  de  cape  et  d'épée, 
A  qui  n'a  jamais  résisté 
Ni  la  Muse  ni  la  Beauté, 
Ni  la  Grâce  désoccupée, 
Thaumaturge  d'amour,  qui  peux  d'une  poupée 
Faire  un  démon  de  volupté  ! 

Tu  redemandes  cette  histoire 
Qu'aux  temps  si  fous  de  mon  passé 
J'écrivis,  un  soii',  de  mémoire, 
Avec  de  l'encre  rose  et  noire 
Et  la  gaîté  d'un  cœur  brisé  ! 

Revois  ce  portrait  d'une  femme 
Dont  le  sourire  était  mortel. 
Argile  inaccessible  aux  chaleurs  de  la  flamme. 
Corps  charmant,  mais  vide  d'une  âme. 
C'est  de  la  vengeance...  au  pastel  ! 

Une  vengeance...  faible  chose  ! 
Qui  ne  rachète  rien  des  maux  qu'on  a  soullerls 


-  294  - 

Elle  s'énerve  dans  ma  iiiose... 
Mais  comino  un  fort  poison  dans  ilos  parfums  de  rose, 
Klle  enivrerait  d  ins   tes  vers!  (1) 

Ces  rimes,  plutôt  faibles,  sont  précieuses  eu  un  sons  : 
elles  laissent  deviner  le  g-enre  de  relations  intellectuelles 
qui  s'était  établi  entre  les  deux  amis  et  l'espèce  de 
séduction  qu'ils  exercèrent  l'un  sur  l'autre.  On  no  sait 
trop  lequel  des  deux,  —  l'aîné  ou  le  jeune,  —  prit  le  plus 
d'ascendant  sur  son  compag-non  de  fêtes  et  de  travail. 
On  ignore  également  si  ce  fut  Roger  de  Beauvoir  qui  fit 
la  conquête  de  Barbey  d'Aurevilly,  ou  si  ce  fut  plutôt  le 
peintre  de  VAinou/-  Impossible  qui  s'empara  de  l'imagi- 
nation du  poète  de  la  Cape  et  l'Épéc.  Il  est  probal)le 
seulement  que  vers  1838  le  Parisien  éprouvé  ne  fut  pas 
inutile  au  Normand  sans  expérience.  Mais,  en  1843,  Roger 
de  Beauvoir  était  entré,  par  la  porte  triomphale  du 
Chevalier  de  Saint-Georges,  dans  la  bruyante  célébrité 
des  salons  etdes  boudoirs.  Il  s'y  fût  peut-être  étiolé,  si  ses 
amis,  —  et  en  particulier  d'Aurevilly,  —  ne  l'eussent 
décidé  à  quitter  momentanément  le  théâtre  de  ses  succès 
un  peu  tapageurs  et  à  s'exiler  en  Espagne  pour  en 
rapporter  bientôt  le  beau  livre  qui  s'appelle  la  Porte  du 
Soleil. 

Jusque  vers  1847,  on  retrouve  son  nom  associé  à  celui 
de  Barbey,  en  maintes  circonstances  d'exploits  mondains 

(1;  Poussières  (éd.  Lemerre,  18'J7)  p.  4!)  et  50.  —  Ces  simples  vers,  à 
défaut  d'autres  preuves,  suffiraient  à  montrer  (|ue,  —  comme  V Amour  Impos- 
sible, Ce  qui  ne  meurl  pas  et  presque  tonte  l'œuvre  du  romaneier,  —  La 
liai/ue  d'Annibal  fut  inspirée  à  llarbey  d'Aurevilly  par  li'  souvenir  dou- 
loureux d'une  aventure  personnelle.  Là,  de  même  que  dans  la  plupart  de 
ses  livres,  il  s'est  «  écume  le  cœur  ».  Et  c'est  ce  caractère  trop  «  itidividuel  « 
de  ses  créations  romanesques  qui  l'a  empêché  d'esercer  sur  autrui  une 
iniluenre  pénétrante  et  durable. 


—-295  - 

ou  de  fantaisies  littéraires.  Mais,  à  ce  moment,  sous 
l'influence  de  Raymond  Brucker,  la  vie  de  l'historien  de 
Bruînmell  prend  une  nouvelle  direction  ;  et  Roger  de 
Beauvoir  ne  semble  pas  apte  à  s'engager,  à  l'exemple 
de  son  camarade,  dans  la  voie  austère  et  les  étroits 
sentiers  de  l'apologétique.  Même  des  hommes,  tels  que 
Granier  de  Cassagnac  et  le  vicomte  d'Yzarn-Freissinet, 
avec  lesquels  depuis  longtemps  d'Aurevilly  est  en  rela- 
tions d'amitié  et  qui  d'ailleurs  sur  certains  points  ont 
des  principes  très  fermes  (chose  tout  à  fait  inconnue  au 
brillant  Roger)  ne  paraissent  point  disposés  à  suivre  les 
traces  pieuses  du  romancier  à'Amaïdée  dans  son  exode 
de  la  dissipation  des  salons,  sa  retraite  au  sanctuaire  de 
la  Société  Catholique  et  ses  desseins  de  néophyte  en 
quête  de  luttes  ardentes  pour  la  plus  grande  gloire  de 
l'Eglise  romaine. 

C'est  donc  dans  un  milieu  tout  différent  de  celui  où  il 
s'est  agité  jusqu'à  ce  jour,  que  va  s'exercer  désormais 
l'action  de  Barbey  d'Aurevilly.  Ses  anciens  compagnons 
l'ont  vu  s'éloigner,  à  regret.  Lui,  sans  hésitation,  se  jette 
en  pleine  bataille  pour  Dieu,  ses  temples  et  ses  autels.  Il 
devient  collaborateur  assidu,  puis  rédacteur  en  chef  de 
la  Rci'uc  du  Monde  Ccdholique.  Il  dirige  cette  feuille 
avec  autorité,  ferme  orthodoxie  et  inviolable  fidélité  aux 
principes  ultramontains.  pendant  les  journées  troubles 
de  la  Révolution  de  1848  :  il  a  les  yeux  sans  cesse  fixés 
sur  le  dogme  apostolique  et  inspire  de  la  pure  doctrine 
des  Pères,  non-seulement  ses  propres  écrits,  mais  la 
conduite  de  ses  coreligionnaires.  Par  là,  il  prend  une 
place  prépondérante  dans  le  mouvement  politico-religieux 
d'alors,  au  point  d'être  nommé  président  d'un  club.  Il 
met  en  garde  ses  amis  contre  les  idées  de  liberté  qui  les 
entraineraient  infailliblement  aux  excès  démagogiques. 


—  -Axj  — 

éncrvoraiont  leur  force  qui  réside  toute  eu  l'iiitégrité 
d'uue  loi  sans  faiblesse  et  les  anièneraieut  peu  à  peu, 
presque  iuseusiblenient,  à  une  atlilude  d'iudépendance 
tout  à  fait  eu  coutradictiou  ou  du  nioius  iuconséqueute 
avec  les  priucipes  du  Christ,  source  de  l'absolue  vérité. 
11  impose  un  freiu  aux  ardeurs  juvéniles  qui,  en  cette 
anarchie  d'une  société  bouleversée,  ne  savent  pas  se 
contenir  et  menacent  de  compromettre  les  destinées 
divines  d'une  révolution  bienfaisante.  Ainsi,  il  mérite  les 
éloges  des  Jésuites  et  paie  sa  dette  à  l'Eglise  avec  une 
libéralité  d'autant  plus  grande  qu'il  a  à  se  reprocher  plus 
d'erreurs  dans  le  passé. 

Mais  les  jours  de  destruction  n'ont  qu'une  éphémère 
durée.  Lorsqu'il  s'agit  de  «  rebâtir  »  un  ordre  social  nou- 
veau sur  les  ruines  de  la  Monarchie  de  Juillet,  les  fidèles 
de  la  Reçue  dit  Monde  CatholUiac  sont  impuissants:  la 
tâche  dépasse  leurs  forces.  Alors  ils  se  séparent,  sans 
espoir  de  retour  en  une  communauté  aussi  étroite  que 
celle  qui  fit  de  leurs  efforts,  pendant  plus  d'un  an,  un  admi- 
rable faisceau  d'énergie  dépensée  en  pure  perte.  Barbey 
d'Aurevilly  trouve  refuge  à  V Assemblée  Nationale, 
d'abord,  d'où  bientôt  on  l'écarté  comme  trop  encombrant 
etoulrancier,  puis  ii\i\Mode,oi\  il  exerce,  durant  de  longs 
mois,  une  autorité  prédominante  et  une  sorte  de  magis- 
trature théocratique.  C'est  alors  qu'il  écrit  ses  Prophètes 
du  Passé,  dont  le  retentissement  fut  néamnoins  peu  pro- 
fond au  sein  de  l'orthodoxie  romaine,  et  qu'il  met 
flamberge  au  vent  avec  tant  d'éclat  et  de  bruit  pour  la 
défense  des  intérêts  monarchiques,  des  croyances 
religieuses,  des  principes  absolutistes.  C'est  alors  surtout 
qu'une  singulière  fortune  lui  échoit.  11  a  le  bonheur  et 
le  mérite  de  découvrir,  un  des  premiers,  le  rare  critique 
qui  fut  Paul  de  Saint-Victor. 


—  297  — 

11  l'avait  connu  en  1S4S,  à  répoqno  où  le  jeune  écrivain 
de  ving-t-lrois  ans  était  secrétaire  de  Lamartine.  Il  Fintro- 
duisit  à  la  Mode.  «  Mon  cher  ami,  —  lui  mandait-il  le 
24  septembre  1850,  —  aux:  armes  !  Mettez-vous  à  écrire  sur 
la  pièce  jouée  dernièrement  aux  Français  votre  premier 
article  delà  Mode.  Vous  pouvez m'apporter  cela  demain. 
Ne  soyez  pas  trop  long  et  étincelez,  morbleu,  étincelez  ! 
Ne  vous  astreignez  à  rien.  Causez,  soyez  charmant,  avec 
un  œillet  blanc  à  la  boutonnière.  C'est  une  introduction 
qu'il  nous  faut,  et  je  veux,  pour  l'honneur  de  ce  que  j'ai 
dit  de  vous,  qu'elle  soit  brillante.  Je  vous  ai  appliqué  le 
mot  de  Mathieu  sur  Paris  :  Si  la  Mode  était  une  bague, 
Saint-Victor  en  serait  le  diamant.  A  vous.  »(1)  L'élève  fut 
digne  du  Maître  :  le  débutant  tint  les  promesses  de  celui 
qui  s'était  porté  son  garant  et  sa  caution. 

Voici,  au  surplus,  —  et  d'après  les  confidences  de 
Barbey  d'Aurevilly  lui-même,  —  de  quelle  manière  s'éta- 
blirent les  relations  de  l'auteur  du  Brummell  et  du  futur 
critique  de  Hommes  et  Dieux.  «  En  1848,  —  raconte 
d'Aurevilly,  —  j'étais  au  café  d'Orsay.  Je  jugeais  Hélio- 
gabale  devant  des  gens  qui  se  trouvaient  là  et  je  disais 
des  choses  à  moi  que  les  historiens  n'ont  pas  dites  !  Je 
voyais,  en  parlant,  un  jeune  homme  de  bonne  mine  qui 
m'était  inconnu  et  qui  me  suivait  dn  regard.  Je  l'inter- 
pellai. C'était  Saint-Victor.  Je  l'envoûtai  !  11  vint  me  voir. 
Je  finissais  alors  la  Vieille  Maîtresse;  il  la  connut  le 
premier.  Nous  nous  liâmes,  et.  pendant  trois  ans,  nous 
vécûmes  en  frères,  l'un  déjeunant  chez  l'autre,  l'autre 
dînant  chez  l'un.  » 


(1)  Poui-  tous  les  détails  des  relations  de  Saiut-Vlctor  avec  Barbey  d'Aure- 
villy, voir  le  très  iutéressant  ouvraije  de  M.  Aiidor  DEr./AM  :  Patd  de 
Saint-Victot-'  (Galmaiiu-Lévy,  éditeur,  1886). 


—  298  — 

«  Je  renvoùtai  !  »  Le  mot  pou  paraître  excessif  ;  il 
n'est  que  juste.  Paul  de  Saint-Victor  fut  réellement 
ensorcelé  par  le  séduisant  ironiste  de  la  Bague  cVAnni- 
bal.  Barbey  d'Aurevilly  lui  fit  partager  sa  passion  pour 
Maurice' de  Gucrin,  et,  de  ce  jour,  le  poète  du  doitaïur 
n'eut  pas  d'admirateur  plus  fanatique  que  l'ancien  secré- 
taii'c  do  Lainai'tino.  <<  A  \inL;l  ans,  l'admiration  est 
contagieuse,  —  remarque  M.  Dolzanl.  —  Maurice  conjpta 
bientôt  un  fervent  de  plus,  et  Paul  de  Saint -Victor 
écrivait  chaque  soir,  sur  ses  cahiers  intimes,  tout  ce 
qu'il  entendait  raconter  du  jeune  maître...  Son  nom 
revient  constamment  sous  la  plume  de  Paul  de  Saint- 
Victor  et  il  est  assez  facile,  à  cette  époque,  de  démêler  la 
part  d'influence  qui  lui  appartient,  non  moins  qu'a 
M.  Barbey  d'Aurevilly,  dans  le  talentdu  jeune  auteur»(1). 
Il  convient  d'ajouter  que,  sur  ses  calepins,  Saint-Victor 
notait  avec  le  même  enthousiasme  des  phrases  de 
Maurice  de  Guérin  et  des  réflexions,  commoiilaires  et 
pensées  de  Barbey.  Il  les  confondait  tous  deux  en  un 
culte  commun,  —  avec  quelque  faible,  néanmoins,  pour 
le  survivant  de  ces  amis  de  jeunesse  qui  s'étaient  si  bien 
compris. 

Aussi  ne  s'étonnera-t-on  point  qu'en  octobre  IST)!, 
lorsque  parut  VBnsorcelée,  d'Aurevilly  ait  envoyé  son 
nouveau  roman  au  vibrant  criliquo  do  vingt-neuf  ans  et 
qu'il  ait  accompagné  son  envoi  de  cette  lettre  significa- 
tive :  «  Mon  chei'  Saint-Victor,  —  écrivait-il,  —  voici  mon 
Ensorcelée.  Vous  n'auriez  pas,  dans  la  maii)  droite,  cette 
plume  el)louissante  qui  fait  feu  de  diamant  sur  tout  ce 
qu'elle  touche,  que  je  vous  enverrais  tout  de  môme  ces 
deux  volumes,  en  souvenir  des  jours  passés  !  Je  ne  les 

'1;  Alidor  Df.l/ant.    l'nul  de  Saint   Victor  (p.  50  et  suiv.) 


—  299  — 

offre  pas  au  feuilletoniste,  mais  à  l'ami,  et,  —  que  le 
diable  emporte  entre  nous  les  bêtises  de  la  modestie  !  — 
au  parent  intellectuel  que  j'aime  le  plus  de  tous  mes 
cousins.  Quand  je  vous  lis,  mon  très  cher,  j'ai  des  sym- 
pathies trémoussantes  dans  le  cours  de  mon  sang  qui  me 
font  croire  que  c'est  la  même  chose  que  nous  avons  dans 
le  cerveau  et  dans  les  veines...  Voici  mon  livre,  ma 
main  et  mon  cœur.  Tout  à  vous  ». 

Sur  ces  entrefaites,  vers  la  fin  de  1853,  Barbey  d'Au- 
revilly avait  rencontré  un  jeune  poète  de  trente-deux 
ans,  alors  tout  à  fait  inconnu,  Charles  Baudelaire.  Sans 
délai,  ils  se  lièrent,  sinon  d'amitié,  du  moins  d'affinité 
intellectuelle.  Ils  se  recherchèrent  et  se  comprirent. 
Baudelaire  goûta  au  plus  haut  point  les  '<  morbidesses  » 
éparses  dans /'.l;>iO«r  Impossible,  la  Bague  cl' AnnibaL 
Une  Vieille  Maîtresse,  le  Dessous  de  Cartes  d'une 
Partie  de  Whist,  —  cette  première  Diabolique,  parue 
en  1850  dans  la  Mode,  — et  les  Poésies,  —  les  Poussières, 
—  de  l'écrivain  normand.  Il  est  infiniment  probable  que 
le  satanisme  catholique  de  Barbey  inspira  plus  d'une 
pièce  des  Fleurs  du  mal  :  ce  qui  est  certain,  c'est  que 
les  œuvres  de  d'Aurevilly  impressionnèrent  vivement  le 
traducteur  de  Poë  et  eurent  un  retentissement  profond 
sur  l'ensemble  de  ses  créations.  Autant  donc  le  causeur 
des  salons  parisiens,  l'historien  des  élégances  à  la 
Brummell,  le  peintre  éclatant  de  V Ensorcelée  avait  eu 
d'attrait  sur  Paul  de  Saint-Victor  et  l'avait  enchanté, 
autant  l'ironiste  de  la  Bague,  le  catholique  audacieux  des 
Prophètes,  le  moraliste  des  perversions  passionnelles 
d' Une  Vieille  Ma/tresse  séduisit  Charles  Baudelaire.  Le 
païen  Saint-Victor,  qui  était  «  une  belle  phrase  faite 
homme  v,  trouva  sa  pâture  dans  les  somptueuses  et 
étincelantes  créations  du  romancier  ;  le  chrétien  Bau- 


—  :m  — 

delairo.  qui  élail  un  siiporlto  dôiiioii  incarné,  se  nonri'it 
des  conceptions  diaboliques  du  fils  orlhodoxe  do  rKt-iiso 
romaine. 

Barbey  d'Aurevilly  oui  ainsi  un  disciple  de  style  et  un 
disciple  d'imagination  creali-ice,  ou,  si  l'on  veut,  un 
disciple  de  sensations  verbales  et  un  disciple  de  sensa- 
tions morales.  11  ne  lui  manquait  plus,  —  pour  laisser 
son  empreinte  dans  tous  les  genres  qu'il  avait  cultivés, 
—  que  de  trouver  un  disciple  d'idées  critiques,  un  disciple 
de  sensations  intellectuelles.  11  l'eut  en  la  pcM'sonne  de 
Xavier  Aubryet.  Les  Juncnieïils  noureaux  d'Aubryet 
sont  conçus  selon  la  manière,  à  la  fois  bruyante  et 
pénétrante,  de  l'auteur^ des  Œuvres  et  les  Jknnmes.  En 
dédiant  son  livre  à  Barbey,  le  jeune  «  essayiste  >:>  de 
trente-cinq  ans  ne  fît  que  reconnaître  la  dette  de  son 
esprit  envers  le  magistrat  terrible  et  avisé  qui,  chaque 
semaine,  rendait  ses  oracles  dans  les  colonnes  du 
Pays. 

C'est  donc  de  4848  jusque  vers  18G0  que  se  discerne  le 
mieux  l'empire  qu'exerça  d'Aurevilly  sur  de  rares  cer- 
veaux, sur  des  écrivains  aussi  dissemblables  que  Paul 
de  Saint-Victor,  Charles  Baudelaire  et  Xavier  Aul)ryet. 
Si  j'ajoute  à  cette  liste  très  brève  le  nom  de  Théophile 
Silvestre,  —  a  qui  Barbey  dédia  ses  Romanciers,  connue 
il  avait  dédié  ses  Poètes  à  Saint-Victor,  —  c'est  que  le 
critique  du  Pays  eut  une  influence  certaine  sur  la  des- 
tinée de  ce  talent  mal  équilibré.  11  parvint  à  le  retenir 
quelque  temps  sur  la  pente  de  dévergondage  intellectuel 
où  il  se  laissait  si  facilement  entraîner  et  lui  indiqua  sa 
véritable  voie  :  les  études  d'art.  Si  l'auteur  des  Artistes 
vivants  ne  sut  pas  se  contenter  de  sou  lot  de  célébrité 
relative  dans  la  presse,  il  eut  du  moins  le  mérite  de 
rester  fidèle  à  son   admii'ation   pour  le  romancier  de 


—  301  — 

V Ensorcelée,  de  demeurer  son  héraut  parfois  trop 
encombrant,  et  de  lui  rendre  aisée,  au  Nain  Jaune,  la 
publication  des  Quarante  Médaillons  de  l'Académie. 

Pour  en  finir  avec  cette  époque,  il  ne  faut  pas  oublier 
le  groupe  du  Réœil  où,  en  1858,  Barbe}^  d'Aurevill}' 
posséda  une  autorité  indiscutée.  Il  dirigeait  cette  feuille 
en  compagnie  de  Granier  de  Cassagnac  ;  mais  il  avait  un 
pouvoir  réel  jusque  sur  la  personne  de  son  co-directeur. 
Il  introduisit  dans  la  maison  Paulin  Limayrac,  Silvestre 
et  le  poète  Amédée  Pommier,  un  romantique  impénitent, 
dont  la  grandiloquence  enflammée  et  les  éclats  d'ex- 
pression rappelaient  par  plus  d'un  côté  le  romancier 
d' Une  Vieille  Maîtresse. 

A  partir  de  18G0,  d'Aurevilly  est  trop  engagé  dans  la 
polémique  quotidienne  pour  avoir  le  loisir  de  composer  des 
œuvres,  comme  Une  Vieille  Maîtresse  ou  l'Ensorcelée, 
qui  puissent  exercer  une  influence  quelconque  sur  les 
contemporains  et  répandre  autour  d'elles  une  séduction 
contagieuse.  Ses  amis  le  délaissent  un  peu  ou  se  tiennent 
à  distance  de  ce  guerrier  compromettant.  Du  reste,  ce 
n'est  pas  par  des  livres  tels  que  le  Chevalier  Des 
Touches  ou  le  Prêtre  Marié  qu'il  peut  prétendre  à 
réunir  des  disciples.  Le  premier  roman  est  d'un  Chouan 
de  Basse-Normandie  et  ne  saurait  susciter  beaucoup 
d'imitateurs  parmi  les  «  déracinés  >  de  l'époque,  journa- 
listes sans  feu  ni  lieu,  chroniqueurs  sans  patrie,  écrivains 
sans  attache  au  sol  natal.  Le  second  est  une  belle  étude 
d'essence  strictement  catholique,  qui,  non  seulement  ne 
gagne  point  les  suffrages  de  la  presse,  mais  n'est  même 
pas  comprise  des  amis  du  Maître.  Les  hommages  excep- 
tionnels que  rendent  aux  mérites  de  l'un  et  de  l'autre 
un  Alcide  Dusolier  et  un  Jules  Levallois  n'ont  rien  de 
commun  avec  la  louange  d'un  disciple.  Ces  esprits  très 


-  302  — 

iiidependaiils  ne  roinitUMil  pas  an  rant»'  dos  débilenrs 
intellecluels  de  Barbey  dWiinn  ill.v. 

Toutefois,  vers  18(>i,  lescollalioralours  du  Nain  Jaune 
deviennent  plus  ou  moins  Iribnlaires  de  l'auteur  de 
YEnsorcHée.  C'est  Théophile  Silvestre  qui  dirige,  un 
monuMil.  la  bruyante  IVuille  iravant-garde.  Avec  lui, 
Barbey  fait  une  entrée  triomphale  dans  la  maison.  11  y 
coudoie  M.  Aurelien  Sclioll  (pii  s'émerveille  de  la  conver- 
sation empanachée  du  "  Laird  »,  —  c'est  ainsi  (pi'il  le 
désigne  familièrement,  —  et  recueille  ses  mots.  Là  encore, 
d'Aurevilly  fait  la  conquête  des  esprits  les  plus  opposés 
au  sien,  tels  que  Gambotta,  MM.  Ranc,  Isambert,  Cas- 
tagnary,  Eugène  Spnller.  Mais  il  a  surtout  dn  pouvoir 
sur  deux  débutants  d'une  personnalité  vigoureuse  et 
colorée  :  Jules  Vallès  et  Léon  Cladel,  —  le  premier 
qu'il  nomme  «  le  Sicambre  de  la  misère  bravée  »,  et  le 
second,  «  un  rural  écarlate  ».  Il  se  sent  avec  chacun  d'eux 
des  affinités  mystérieuses  et  ne  s'en  cache  point.  Et  ces 
jeunes  révoltés,  fiers  d'un  parrainage  inattendu  de  la  part 
du  catholique  intransigeant  des  Prophètes,  viennent  à 
lui,  reconnaissants  et  respectueux.  En  plus  d'une  occasion, 
Cladel  a  rendu  hommage  au  romancier  CCI! ne  Vieille 
Maîtresse,  qui  fut  son  initiateur  aux  beautés  du  terroir, 
et  Vallès  s'est  toujours  souvenu  du  «  conscrit  social  » 
qu'a  l'apparition  des  Ré/ractaires  Barbey  d'Aurevilly 
avait  salué  d'un  noble  geste  de  gentilhomme. 

L'an  ISGO,  d'Aurevilly  attaque  violemment  les  Parnas- 
siens. Pourtant,  deux  au  moins  de  ces  poètes  récemment 
éclos  procédaient  (Hi-eclement  de  lui  :  Villiers  de  Tlsle- 
Adam  et  Paul  Verlaine.  Sui-  rheure,  ils  ne  se  recomiureiit 
ni  ne  s'av(»uèrent  pour  tels  :  mais  plus  tard  il  firent 
amende  honorable,  —  et  leur  père  spirituel  aussi.  «  Notre 
niaitre  »,  disait  Verlaine  en  1S04,  parlant  du  peintre  des 


-  303  — 

Diaboliques  dans  uu  article  du  Figaro.  De  fait,  le  poète 
de  Sagesse  avait  puisé  dans  l'œuvre  du  Chouan  bas- 
normand  ce  catholicisme,  à  la  fois  naïf  et  raffiné,  dont 
Baudelaire  avait  déjà  fait  sa  pâture.  Villiers  de  l'Isle- 
Adam  est  un  héritier  plus  immédiat  encore  de  Barbey. 
Son  mysticisme  symbohque  est,  tout  entier,  issu  de 
l'orthodoxie  passionnée  du  Prêtre  Mai'ié. 

Parmi  les  autres  Parnassiens,  non  moins  dénigrés 
que  ceux-là  par  le  farouche  critique  du  ISaiii  Jaune, 
Théodore  de  Banville,  François  Goppée,  José-Maria  de 
Heredia,  Edmond  Lepelletier  devinrent  dans  la  suite  les 
amis  de  d'Aurevilly  :  mais  ils  ne  sont  point  ses  débiteurs 
intellectuels.  Seul,  un  superbe  chef  d'école,  majestueux 
et  hautain,  ne  pardonna  pas  à  son  terrible  adversaire  :  il 
s'appelait  Leconte  de  Liste.  Et  cependant,  —  comme  le 
remarque  justement  M.  Edmond  Haraucourt,  —  «  ces 
deux  hommes  étaient,  au  fond,  de  même  race  »,  tous 
deux,  «  protestataires  endurcis  »  et  «  bâtis  sur  orgueil  »  (1). 
Mais  par  cela  même  qu'ils  avaient  l'un  et  l'autre  une 
personnalité  ardente  et  «  concentrique  »,  ils  ne  purent  ni 
s'entendre  ni  s'estimer.  Il  en  fut  de  même,  à  un  autre 
point  de  vue,  de  Gustave  Flaubert,  dont  Barbey  avait 
été  le  précurseur  dans  le  culte  du  sol  natal. 

Surviennent  la  guerre  et  la  Commune.  D'Aurevilly  se 
retire  à  Saint-Sauveur-le- Vicomte  et  à  Valognes  :  il  ne 
sort  de  son  obscurité  silencieuse  que  pour  jeter  à  la  face 
des  austères  du  boulevard  le  scandaleux  défi  des  Diabo- 
liques. Aussitôt,  un  petit  groupe  de  «  jeunes  »  l'entoure. 
Ce  sont,  principalement,  MM.  Jean  Richepin,  Paul 
Bourget  et  Léon  Bloy.  L'œuvre  de  Fauteur  des  Blas- 
jjhèrnes  est.  selon  l'expression  de  M.  Faguet,  d'un  «  pur 

(1)  Lettre  inédite  de  M.  Ednioud  Huraucouit  (17  novemljie  1900,i. 


—  304  - 

roiiKiiitique  »:  mais  elle  procède  bien  plus,  ce  semble, 
du  romantisme  «  décadent  »  de  Barbey  d'Aurevilly  que 
du  romantisme  «  classique  »  de  Victor  Hugo.  Le  critique 
des  Œnn-es  et  les  JIoduhcs  fut  un  des  rares  à  comprendre 
le  dessein  esthétique  et  moral  de  M.  Richepin  :  sans 
doute  aAait-il  d'excellentes  raisons  pour  pénétrer  d'un 
regard  si  sur  les  intentions  du  poète.  Quant  à  M.  Bloy, 
c'est  sur  ses  débuts  de  polémiste  que  le  batailleur  acharné 
des  PropJiètes  dn  Passé  veilla  avec  le  plus  de  soin.  11  le 
guida  dans  ses  premières  campagnes  à  Ydiiivri's  et 
s'applaudif  d'un  si  vaillant  disciple. 

Mais  il  ne  rencontra  nulle  part  ami  plys  zélé  et  auditeur 
plus  fidèle  que  M.  Paul  Bourget.  Les  vers  de  la  Vie 
/»7^^/?/(' paraissent  inspirés  des  poésies  de  jeunesse  de 
Barbey  d'Aurevilly,  plus  que  de  l'œuvre  même  de  Vigny 
ou  de  Baudelaire.  Peut-être,  à  l'heure  actuelle,  M.  Bour- 
get ne  se  souvient-il  pas  très  exactement  de  ces  fleurs 
printanières  de  son  esprit  adolescent,  d'où  s'échappait 
un  pénétrant  parfum  de  nostalgie  incertaine  et  de 
confuses  tristesses.  Près  d'un  demi-siècle  auparavant, 
Jules  Barbey  avait  connu  ces  angoisses  troubles,  ces 
tortures  sentimentales.  C'est  pourquoi  il  devina  si  bien 
les  états  d'à  me  imprécis  du  jeune  poète  et  pressentit 
avec  une  merveilleuse  intuition  la  précieuse  beauté  des 
fruits  qu'ils  enfermaient  en  germe. 

11  est  donc  permis  de  croire  à  une  influence  positive  et 
sérieuse  de  Barbey  d'Aurevilly  sur  le  talent  naissant  de 
M.  Paul  Bourgei.  —  non  point  sur  le  critique,  qui  passait 
pour  un  '<  dillettante  >/  sans  doctrine,  ni  sur  le  romancier 
qui  rêvait  alors  d'une  psychologie  sans  entraves  dogma- 
tiques, mais  sur  le  poète  delà  vingtième  année.  M.  Bour- 
get ne  songe  nullement  à  répudier  ce  parrainage,  qui  lui 
fait  honneur;  mais,  à  mon  sens,  il  n'en  a  pas  marqué  le 


-  305  — 

véritable  caractère  avec  assez  de  force.  Il  montre  bien, 
par  exemple,  la  réconfortante  leçon  qui  se  dégagea,  pour 
lui.  des  causeries  de  «  ce  charmant  conversationniste  », 
de  la  «  noble  vertu  d'indépendance  littéraire  »  et  de  la 
«  dignité  de  travail  vraiment  irréprochable  »  par  où 
d'Aurevilly  manifesta  sa  grandeur  intellectuelle  et 
morale  ;  seulement  il  s'en  tient  là,  et  ce  n'est  pas  suffi- 
sant. Sans  doute  aussi,  il  reconnaît  la  valeur  des 
principes  de  critique  que  l'auteur  des  Prophètes  recom- 
mandait à  ses  amis,  quand  il  leur  disait  :  «  J'ai  jugé  les 
livres  comme  j'ai  jugé  les  passions.  Juger,  là  est  tout 
l'homme  ».  Pourtant,  est-ce  bien  par  de  tels  conseils  que 
l'écrivain  normand  a  eu  de  l'action  sur  les  esprits  éclos  à 
la  vie  des  lettres  après  la  guerre  de  1870  ?  On  en  peut 
douter.  L'ensemble  de  l'œuvre  de  Barbey  était  de  nature 
à  exercer  sur  les  imaginations  un  plus  séduisant  prestige 
que  toutes  les  brillantes  «  sorties  »  ou  les  avis  empana- 
chés du  Maître. 

Mieux  avisé,  en  somme,  me  paraît  M.  Gustave  Gefïroy, 
lorsque,  dans  ses  Noies  cVicn  journaliste,  il  remarque 
que  le  premier  grand  ouvrage  de  Barbey  d'Aurevilly, 
cette  Germaine  devenue  par  la  suite  Ce  qui  ne  mewHpas, 
a  eu  sur  les  jeunes  romanciers  de  1880  «  l'influence  la 
plus  évidente  et  la  plus  directe  ».  Et  le  clairvoyant  critique 
ajoute  :  «  Les  romans  de  M.  Paul  Bourget  ont  avec  lui 
une  indéniable  parenté.  Les  décadents  symboliques  d'au- 
jourd'hui l'ont  lu,  relu  et  paraphrasé.  De  combien  de  vers 
et  de  proses  a  été  l'inspiratrice  une  phrase  comme  celle-ci  : 
«  Les  camélias  du  balcon  ressemblaient  à  des  désirs 
mourants  ». 

C'est  donc,  semble-t-il,  par  son  symbolisme  romantique 
que  d'Aurevilly  a  fait  sillon  dans  les  lettres  contempo- 
raines et  y  a  marqué  une  empreinte  ineftaçable.  A  cet 

20 


—  m\  — 

oc-ard,  dos  honiniesanssi  dissomblablosquoMM.  Hourg-et 
cl  lIiiysHians,  Kichepiu  el  L(k)ii  Bloy,  Eniosl  Ilolh^  et 
Elemir  Bourges,  Octave  Uzaniie  et  Remy  de  Gouniionl, 
Léon  Daudet  et  Edmond  Rostand,  Maurice  Rollinat  el 
Edmond  llaraucourt,  Jean  Lorrain,  Octave  Mii'beau  el 
même  Lucien  Descaves,  sont  do  sa,  race  intellecluelle 
et  de  sa  descendance  littéraire,  —  sans  compter  certains 
artistes  récents  de  la  l'iione,  de  la  Rcrur  hJauclic  et  du 
Mcrcio'C  de  Frmice. 

A  Rebours  Q{  Là-Bas  {.\e  M.  lli'iysmans  sont  inspirés, 
en  leur  satanisme  morbide,  des  Diaboliques  de  Barbey 
d'Aurevilly.  Aussi  ne  s'étonnera-t-on  point  que,  du 
premier  de  ces  romans,  le  critique  du  Constitutionnel 
ait  dit  :  «  .1  Rebours!  Oui!  au  rebours  du  sens  commun, 
du  sens  moral,  de  la  raison,  de  la  nature,  tel  est  ce  livre 
qui  coupe  comme  un  rasoir,— mais  un  rasoir  empoisonné, 
—  sur  les  platitudes  ineptes  et  impies  de  la  littérature 
contemporaine  »,  et  qu'il  ait  félicité  l'auteur  d'avoir  «  de 
rame  pour  son  compte  plus  qu'on  n'en  a  dans  le  groupe 
d'écrivains  dont  il  fait  partie  »  (1).  On  s'étonnera  moins 
encore  qu'à  la  suite  de  cet  article  M.  Hiiysmans  ait  écrit 
à  d'Aurevilly  une  lettre  comme  celle-ci  :  «  Monsieur  et 
cher  Maître,  laissez-moi  vous  remercier  de  toute  la 
bienveillante  sympathie  qui  sourd  sous  chaque  ligne  de 
cette  étude  et  vous  reprocher  tout  de  même  aussi  de 
m'avoir  induit  au  doux  péché  d'orgueil,  car  je  suis 
vraiment  fier  que  mon  bouquin,  qui  ne  me  paraît  pas,  — 
iiKiiidenant  qu'il  a  paru,  —  sullisamment  équilibré,  ait  pu 
vous  inspirer  d'aussi  vivantes  et  verveuscs  pages  >/  (2). 
Il  est  facile,  des  lors,  de  pressentir  que.  sans  être  un 

(1)  J.  Bahbey  i>Aliievii.i.y,  Le  Conslilulionnet,  lundi  28  jiiiilit  ISSl. 

(2)  J.-K.HtiYSM^^s.  Lettre  inédite  (13  aoilt  1884  . 


-  307  - 

disciple  bien  avéré  du  ronuiiieier  des  Diaboliques , 
M.  Hiiysmans  reconnaît  une  dette  envers  lui. 

Plus  profonde,  certainement,  fut  l'action  de  Barbey 
d'Aurevill}^  sur  le  conteur  breton  Ernest  Hello.  Le 
critique  hardi  des  Plateaux  de  hi  balance  et  de  V Homme 
doit  maintes  idées  vibrantes  et  chaleureuses  images  à 
l'apologiste  des  Prophètes  du  Passé  ;  le  mystique  des 
Pliysionornies  de  Saints  et  de  la  Parole  de  Dieu  a  mis 
à  contribution  l'ardent  catholique  du  Prêtre  Marié. 
«  Ernest  Hello,  —  dit  d'Aurevilly,  —  fait  de  iies  Contes 
une  mise  en  œuvre  dramatique  de  sa  pensée  reli- 
gieuse »  (1).  C'est  bien  ce  qu'avait  voulu  faire  aussi 
l'auteur  de  V Ensorcelée.  Et  lorsque  Barbey  ajoute  que 
Hello  a  «  la  préoccupation  de  cette  chose  terrible,  le 
mystère  »,  on  dirait  qu'il  songe  à  lui-même  et  qu'il  dis- 
cerne avec  bonheur  le  reflet  de  sa  propre  personnalité 
dans  l'esprit  vigoureux  d'un  disciple  authentique  et  rare. 

A  un  autre  point  dé  vue,  M.  Maurice  Rollinat,  le  poète 
des  Névroses,  s'avoue  tributaire  de  la  pensée  de  Barbey 
d'Aurevilly.  Il  le  salue 

Monarque  du  grand  art,  paroxyste  et  hautain, 

et  clame  en  sa  ferveur  d'aède  passionné  : 

Barbey  d'Aurevilly,  c'est  la  plume  effroyable, 
La  plume  qui  fait  peur  au  papier  frémissant. 
Car  elle  écrit  les  mots  que  lui  dicte  le  Diable, 
Avec  du  vitriol,  des  larmes  et  du  sans! 

Voici,  au  surplus,  de  quelle  manière  M.  Rollinat  apprécie 
l'action  du  romancier  des  Diaboliques  :  «  Sans  savoir,  au 

(fl  J.  Bakbey  d'Aurevilly,  Les  p/iilosophes  et  les  écrivains  relir/ieu.r, 
3»  série,  p.  373  (Lemerre,  1890). 


—  :m  — 

juste,  dansquollo  mesure,  —  dit-il,  —  je  crois  cependant 
pouvoir  prétendre  i\\w  I)arl)(\v  d'Aurevilly  a  exerce  une 
véritable  influence  sur  la  jeune  littérature.  Co  que  je  puis 
ailirmer,  c'est  que  tous  les  écrivains  et  artistes  de  nia 
génération  admiraient,  goûtaient,  recherchaient  sa  prose 
et  ses  vers,  le  saluaient  comme  un  maître  unique  de 
1  "imagination  et  de  la  verve,  do  la  pensée  paroxyste  et 
du  style  prestigieux.  Pour  moi,  je  le  mets  avec  Baude- 
laire et  Edgar  Poe;  à  leur  égal,  il  me  passionn(\  me 
fascine  et  me  hante.  J'ai  un  culte  pour  ses  ouvrages  qui 
sont  mes  livres  de  chevet,  les  bréviaires  de  mon  esprit... 
En  somme,  Barbey  d'Aurevilly,  tant  par  le  fond  que 
par  la  forme,  parla  noblesse  de  son  naturel,  l'inépuisa- 
ble, le  neuf  et  l'imagé  de  sa  conversation,  par  son  génie 
tronveur  d'idées  et  de  formules  toujours  évocatrices, 
accidentées,  surprenantes,  a  été,  sans  conteste,  le  grand 
original  de  son  époque.  Môme  ceux  qui,  par  jalousie,  se 
taisent  à  son  égard,  ont  subi  l'impression  de  cette 
personnalité  nerveuse  et  mystique,  si  hautaine  dans  le 
mépris,  si  fondante  dans  la  bonté,  d'une  distinction  sou- 
veraine, d'un  art  sorcier,  tout  à  la  fois  d'une  modernité 
suraigne  et  du  plus  fastueux  romantisme  »  (1).  Et 
M.  RoUinat  parle,  avec  complaisance  et  gratitude,  du 
«  frisson  »  que  les  Diaboliques  firent  passer  dans  son 
âme. 

Poui-  corriger  ce  que  cet  enthousiasme  d'un  disciple 
ému  pourrait  [ivoir  d'excessif,  il  est  bon  de  s'adresser  à 
un  juge  très  calme,  qui  est  en  même  temps  un  admi- 
rateur fervent,  M.  Edmond  llaraucourt.  '<  J'ai  beaucoup 
connu  Barbey  d'Aurevilly,  —  écrit-il.  —  Je  l'aimais, 
car  il  était  bon,  sous  son  apparence  impitoyable,  et  fut 

(l)  Lettre  inédilc  de  M.  Maurice  Rolliiiul  (14  juillet  1900). 


-  :309  — 

un  grand  artiste.  Sa  vie  était  belle  et  austère,  et  son 
attitude  était  dim  exemple  confortant.  Plus  par  cette 
attitude  encore  que  par  son  œuvre ,  il  agissait  sur 
nos  jeunes  esprits,  et  cette  petite  existence  d'un  grand 
homme  nous  impressionna  comme  un  conseil.  Il  fau- 
drait dire  sa  vie  misérable,  une  misère  en  dentelles, 
le  contraste  d'une  double  aspiration  :  le  protestataire 
en  révolte  contre  son  époque,  qui,  insuffisamment 
payé  par  elle,  affecte  de  n'être  point  payé,  et  fait 
montre  et  ^.fait  gloire  d'une  misère  injuste  ;  puis,  en 
face,  l'élégance  du  gentilhomme  romantique  qui  veut 
tout  en  beauté,  son  esprit  et  son  corps,  et  qui  met  des 
fanfreluches  à  ses  haillons.  Et  ces  deux  choses  ne  sont 
pas  en  lui  contradictoires,  mais  corollaires  ;  il  n'y  a  point 
là  d'inconséquence,  mais  au  contraire  confirmation  d'un 
vœu  par  l'autre,  puisque  tous  deux  procèdent  du  culte 
orgueilleux  de  soi  et  du  dégoût  qu'inspirent  les  vilenies 
mondaines.  C'est  par  cela  qu'il  nous  touchait  surtout  »  (2). 
La  même  note,  un  peu  accentuée  cependant,  est  donnée 
par  M.  Octave  Uzanne.  «Je  ne  pourrais  guère,  —  dit 
M.Uzanne,— préciser  l'influence  positive  que  Jules  Barbey 
d'Aurevilly  exerça  sur  les  jeunes  écrivains  de  son  temps  : 
cela  me  semble  difficile  à  analyser  et  à  doser.  Je  le 
voyais  à  la  même  heure  que  Paul  Bourget  ;  et  ce  qui 
semble  s'être  davantage  dégagé  de  cet  incomparable 
causeur,  c'est  la  sérénité  de  sa  noblesse  morale,  de  sa 
chevaleresque  nature,  de  son  admiration  pour  tout  ce 
qui  s'élevait  au-dessus  d\i  vil  intérêt  ou  de  la  bassesse 
courante.  Ce  fut  bien,  dans  les  Lettres,  le  chevaher  sans 
peur  et  sans  reproche,  le  gentilhomme  pauvre  qui 
exaltait  encore  sa  pauvreté,  sa  noblesse,  son  dédain  des 

(2)    Lettre  inédite  de  M.  Edmond  Haniucourt  (17  novembre  1900). 


—  131 0  — 

niédiocraties,  par  le  contraste  de  sa  vie  qui,  poui-  tout 
autre  que  lui,  eût  apparu  coinuie  nécessiteuse  et  aflli- 
g-eante.  D'Aurevilly  lui,  pour  ceux  qui  raprochèrenl,  le 
plus  Miira<nileux  semeur  do  j)ierreries,  de  hcaulés.  le 
plus  étourdissant  lisoiiueur  (/c  soleils  qu'un  crotjait 
éteints.  Il  était  ruisselant  d'idées,  de  paradoxes,  d'anec- 
dotes, de  moralités,  de  haute  philosophie.  Comment  dire 
son  influence  ?  Il  émerveillait,  il  étonnait;  on  allait  a  lui 
comme  au  dernier  chevalier  errant  des  ci-oyauf's  lille- 
raires,  comme  à  l'apotre  convaincu  de  la  llelitiion  des 
Lettres.  Il  magnifiait  tout  C(>  dont  il  parlait  ^>.  (1) 

Linfluence  de  Barbey  d'Aurevilly  parait  non  moins 
profonde  sur  les  polémistes  violents  qui  s'appellent 
MM.  Octave  Mirbeau,  Léon  Daudet  et  Léon  Bloy,  sur  les 
ironistes  à  l'emporte-pièce  que  sont  MM.  Jean  Lorrain  et 
Remy  de  Gourmont,  enfin  sur  un  romantique  attardé 
qui  eût  pu  devenir,  s'il  l'eût  voulu,  très  puissant, 
M.  Joséphin  Peladan.  Les  poètes  du  symbolisme  psycho- 
logique ou  plastique. Croorges  Rodenbach,  Albert  Samain, 
Gabriel  Vicaire,  MM.  Henri  de  Régnier,  Jean  Ajalbert, 
Emile  Michelet,  Robert  de  la  Villehervé,  Fernand  Greg-h, 
Charles  Guérin  et  André  Rivoire  doivent  beaucoup 
également  au  poète  superbe  des  Nénuphars  et  au 
prosateur,  élincelant  comme  un  poàle^dW i/ia'i'tée  et  des 
Diafjoliques. 

Lu  jeune  critique  île  la  l'iume  écrivait  le  l"""  avril  ISKS, 
à  propos  des  œuvres  posthumes  de  Barbey  d'Aurevilly  : 
«  ...Si  l'on  s'étonne  de  l'attention  que  j'apporte  à  ces 
publications,  je  répondrai  que  mon  devoir  m'a  paru  m'y 
obliger,  à  cause  du  silence  dont  «  les  jeunes  »  d'il  y  a 
vingt  ans  persistent  à  recouvrir  celte  survie  d'un  homme 

1     LfUiL-  iiif.lilo  iJr  M.  Oil.ivc  L/..iiiiie    7  mai  l!tOO  . 


—  'Mi  — 

qui  les  aida  autrefois  dans  leurs  premières  lulles  et  qu'ils 
oublieut  maintenant  qu'il  ne  peut  plus  leur  servir.  Sans 
doute,  ils  pensent  que  les  vivants  sont  en  bien  trop  grand 
nombre  pour  qu'ils  aient  le  temps  de  songer  à  des  morts, 
même  à  ceux  qui  leur  témoignèrent  de  l'intérêt  et  de  la 
bonté.  Ils  jugent  cette  reconnaissance  inutile,  et  lorsque 
Barbey  d'Aurevilly  eut  disparu  de  l'existence,  ils  enter- 
rèrent leur  gratitude  avec  lui.  Leur  mémoire  ne  se 
souvient  plus  du  jour  où,  la  plupart  échappés  de  leurs 
provinces,  ils  coururent  vers  Paris  frapper  à  sa  porte 
hospitalière  et  solliciter  de  sa  bienveillance  un  encoura- 
gement à  leurs  espoirs.  11  leur  était  un  merveilleux 
exemple  d'indépendance,  fière  de  toute  sa  solitude  et  de 
toute  sa  pauvreté.  II  était  celui  qui  n'abdiqua  jamais  une 
seule  de  ses  convictions  en  ce  siècle  où  vraiment,  ainsi 
qu'il  le  disait,  il  était  venu  trop  tard,  lui,  l'homme  de  foi 
et  d'héroïsme  en  une  époque  de  veulerie  et  de  scepti- 
cisme, intrépide  chevalier  de  ses  croyances,  debout 
jusqu'à  la  fin  pour  les  défendre  avec  le  glaive  de  son 
esprit  qui  était  terrible  et  la  cuirasse  de  son  mépris  que 
les  plus  atroces  injustices  ne  parvinrent  pas  à  enta- 
mer» (1). 

En  définitive,  —  et  pour  résumer  tous  ces  jugements, 
au  fond  presque  identiques,  d'hommes  fort  différents,  — 
il  semble  bien  que  l'influence  de  Barbey  d'Aurevilly  sur 
son  temps  ne  se  soit  pas  manifestée  très  profondément. 
Elle  s'est  exercée,  vers  1835,  impérieuse  et  décisive,  sur 
l'esprit  maladif  de  Maurice  de  Guérin.  Vers  1850,  elle  a 
marqué  de  son  empreinte  de  jeunes  talents  aussi  dissem- 


'!)  Louis   DE   Sai.nï-Jacqles.  —  Ej-perllses  {La  l'hune,    1"  .iMil  1S98, 
|..  207). 


—  'M'2  — 

1)lal)les  que  ceiw  do  Paul  do  Saiul-Viclor,  Charles 
Baudolairo  ot  Xavier  Aubryel.  Kiiiiu,  à  partir  do  1S75, 
elle  a  rayouué.  eparso  ot  coufuso.  à  travers  les  essais 
souvent  iiK'ortaius  ot  troubles  des  nouveaux  venus  à  la 
vie  intellectuelle.  Mais  ce  n'est  pas  la,  a  proprement 
parler,  une  influence  directe  et  positive,  telle  que  s'en 
arroge  un  chef  d'école.  Elle  n'agit  qu'interinittenle  et 
lointaine,  comme  s'il  y  avait  une  haute  muraille  entre  la 
pensée  du  Maitre  et  l'esprit  des  disciples,  —  avec 
quelques  ouvertures  seulement  pour  laisser  filtrer  de 
temps  à  autre  un  rayon  de  lumière. 

Barbey  d'Aurevilly  ne  pouvait  être  suivi,  on  toute 
sécurité  et  en  pleine  connaissance  do  cause,  dans  les 
voies  où  il  s'était  engagé.  Romancier,  il  s'était  fait  du 
roman  une  conception  très  personnelle,  aristocratique  et 
normande.  Poète,  il  §'était  retiré  voluptueusement  en  la 
'<  tour  d'ivoire  >/  de  son  àme,  inaccessible  à  autiui. 
Critique,  il  s'était  armé  de  l'épée  du  gentilhomme  et  de 
la  croix  du  catholique  pour  combattre  et  maudire  tout 
ce  que  son  siècle  admirait  et  adorait.  Comment  dès  lors 
eùl-il  pu  prétendre  à  une  action  durable  et  incontestée 
sur  les  destins  de  la  littérature  au  XIX""  siècle  !  Il  recon- 
naissait pour  parrains  intellectuels,  —  lui  qui  ne  voulait 
dépendre  de  personne, —Joseph  de  Maistre  et  Honoré  de 
Balzac.  Or,  ceux-là  mêmes  qui  ont  le  plus  écouté  l'auteur 
des  Prophètes  du  Passé,  les  Saint-Victor  et  les  Baude- 
laire, étaient  loin  de  s'avouer  les  disciples  de  ces  illustres 
demi-dieux  d(^  la  pensée  française.  A  i»ius  Imlc  raison, 
lesaulres  contemporainsde  Barbey  ii'élaienl  pas  (jisposi's 
a  faire  accueil  a  toutes  ses  admirations 

Il  résulte  de  là  qu'en  réalité  d'Aurevilly  a  eu  beaucoup 
plus  de  prestige  auprès  des  écrivains  de  son  siècle  par 
la  majesté  de  son  attitude  que  par  la  pénétrante  beauté 


-  313  - 

de  son  œuvre.  Dans  son  œuvre,  ce  qui  a  le  plus  séduit, 
c'a  été  les  productions  mal  équilibrées  d'une  jeunesse 
romantique  a  l'excès,  et  non  les  admirables  créatioas 
d'uue  maturité  lente  à  venir  et  d'autant  plus  parfaite. 
Des  romans,  comme  V Ensorcelée  et  le  Chevalier  Des 
Touches,  qui  sont  des  chefs-d'œuvre,  ont  obtenu  peu  de 
succès,  parce  qu'ils  étaient  d'une  personnalité  concen- 
trique et  inimitable.  Des  livres,  comme  Amaïdée  et  Ce 
qui  ne  meurt  ims,  ont  rencontré  plus  de  faveur  dans  le 
monde  des  lettres,  parce  qu'ils  traduisaient  mieux  les 
aspirations  imprécises  et  confuses  d'un  adolescent  en 
pleine  fièvre  de  romantisme  exalté. 

Et,  à  vrai  dire,  ce  n'est  peut-être  pas  plus  par  son 
romantisme  même,  très  original  en  somme,  que  par  son 
réalisme  extrêmement  personnel,  que  Barbey  d'Aure- 
villy a  eu  quelque  action  sur  la  littérature  contemporaine. 
Les  romantiques  attardés,  qui  cherchaient  un  maître  ou 
un  guide, —  ou  seulement  une  voie  à  suivre,  à  défaut  de 
traces  bien  certaines  laissées  par  leurs  aines,  —  avaient 
mieux  à  faire  qu'à  jeter  leur"  dévolu  sur  des  ouvrages 
tels  que  la  Bague  cVAnnihal,  V Amour  Impossible, 
Germaine  ou  même  les  Diaboliques.  D'autre  part,  les 
réalistes  ne  pouvaient  se  contenter  du  réalisme  trop 
«  individuel  »  du  romancier  de  Y  Ensorcelée  ;  ils  repro- 
chaient à  ce  réalisme  de  n'être  constitué  que  de  trois 
éléments  un  peu  démodés  :  l'aristocratie,  le  catholicisme 
et  le  culte  du  terroir. 

C'est  bien  plutôt,  seuible-t-il,  par  le  «symbolisme» 
innnanent  de  son  œuvre,  par  toutes  ses  aspirations 
immatérielles  traduites  sous  forme  sensible,  que  d'Aure- 
villy a  manifesté  son  empire  sur  des  intelligences  d'élite 
et  marqué  son  empreinte  sur  de  rares  cerveaux.  A  cet 
égard,  de  petits  poèmes  en  prose,  comme  il  en  a  composé 


—  m  4  - 

:i  ditlerontos  époques  do  sa  vio,  dans  sa  joiuiosso,  dans 
son  aii'O  inùr  t'I  jusque  dans  sa  vieillosse,  onl  allirnié  sa 
niaîlriso  aux  yeux  desconleniporaius  d'une  manière  plus 
tangible  que  ses  romans  i\o  longue  haleine. 

Voici,  par  exemple,  un  <^  i-ylhme  oublié  »,  daté  de 
iXM').  Il  a  sùi-enu''nl  inspiré  plus  de  poésies  aux  «  déca- 
dents //  (raujourd'liui.  (pU'  le  roman  ii'/'nr  Vieille 
Mdih'L'ssr  n'a  suscite  d'imitateurs. 

«  Quand  lu  me  reverras  au  milieu  du  monde,  no  me 
"  regarde  plus  et  écoute-moi  moins  encore.  Ce  n'est  pas 
«  ainsi  que  j'étais  autrefois,  ce  nest  pas  ainsi  que  tu  m'as 
"  aimé.  Le  monde  ne  m'a  appris  qu'à  être  un  esprit  léger 
«  et  frivole.  Pour  vivre  avec  ses  favoris  el  ;i  l'aigri  de 
«  coups  trop  tôt  reçus,  il  m'a  l'aliii  l'aiiier  sur  tout  el 
«  mentir  avec  g-ràce,  il  m'a  fallu  me  croiser  quatre 
«  grities  de  lion  sur  le  sein...  Quand  lu  me  reverras 
"  seul,  ne  cherche  point  dans  l'amer  dédain  du  sourire 
'<  les  vestiges  d'un  changement  qui  ne  menace  pas  ton 
«  amour.  Je  serai  heureux  auprès  de  loi.  —  heureux 
"  d'un  bonheur  comme  tu  sais  le  donner,  quoique  je  l'aie 
"  reçu  avec  plus  d'ivresse.  Ce  n'est  ni  t:i  faute  ni  la 
"  mienne,  si  les  jours  passés  ne  sont  plus.  En  s'en  allant 
«  ils  onl  emporté  toutes  les  joies,  n'en  laissant  qu'une, 
«  mais  la  rendant  amère,  celle-là  que  ni  le  temps  ni  le 
'<  monde  ne  pourrait  à  présent  nous  ravir...  0  Clary  ! 
«  loi  qui  m'es  restée  quand  l'oubli  entraîiuiil  tous  ceux 
"  que  j'aimais  loin  de  moi.  si  tu  ne  me  retrouves  plus  tel 
««  que  j'étais,  pleure  sur  moi,  pleure  sur  nous  deux; 
'<  mais  ne  pleure  pas  sur  notre  amour,  puisqu'il  habile 
«  encore  ce  cceur  déchiré  el  froidi.  Quand  la  nu)rt  nous 
«  aura  frappés,  il  pourra  disparaître  comme  nos  pous- 
«  sières,  mais  il  ne  cessera  pas  de  subsister.  Dussions- 
«  nous  ne  pas  nous  revoir,  ce  qui  fut  moi  te  restera 


-  3ir,  - 

«  fidèle,  et,  si  c'est  un  rêve,  je  veux;  rêver  que  nous  nous 
«  aimerons  ».  (1) 

En  1857,  Barbey  d'Aurevilly  écrivit  Lt'.v  Yeux  Camé- 
léons, que  Baudelaire  admirait  fort  et  dont  il  s'est 
certainement  inspiré  en  plus  d'un  de  ses  poèmes. 

«  C'était  une  de  ces  nuits  comme  nous  en  passons... 
«  Celle  que  nous  détestons  tous  deux,  mais  qui,  Elle  ! 
«  nous  aime,  la  hanteuse  de  nos  chevets,  rinsomnie, 
«  vint  s'asseoir  à  C(jté  de  moi,  et  se  mit  à  me  regarder 
«  avec  ses  yeux  si  g-rands,  si  mornes  et  si  pâles,  —  ses 
«  yeux  si  démesurément  ouverts  et  qui,  par  un  magné- 
«  tisme  implacable,  dilatent  les  yeux  qui  les  regardent 

«  et  les  empêchent  de  se  fermer Vous  n'avez  pas 

«  toujours  été  de  cette  pâleur  de  fantôme,  ô  yeuxinfati- 
«  gables  de  l'Insomnie  !  Vous  n'avez  pas  toujours  été 
'<  béants,  stupéfaits,  immobiles.  Vous  avez  parfois 
«  baissé  la  paupière.  Vous  avez  eu  l'éclat,  le  mouvement 
«  et  la  vie.  Je  vous  ai  vus,  —  il  n'y  a  pas  si  longtemps 
«  encore  !  —  pointer  mes  nuits  de  vos  lumières,  plus 
«  beaux,  plus  scintillants,  plus  nuancés  que  ces  astres 
'<  qui  ne  dorment  pas  non  plus  sur  nos  têtes  et  qui  sont 
«  les  yeux  des  horizons  !...  Tous  les  yeux  des  femmes 
«  qu'on  aima,  passaient,  reflets  de  souvenirs,  veloutés 
«  par  le  passé  et  divinisés  par  l'impossibilité  des 
«  caresses,  dans  les  miroirs  ardents  de  tes  yeux  de 
«  caméléon,  ô  Insomnie  !  et  nous  y  retrouvions  jusqu'à 
«  leurs  larmes  !  »  (2) 

Cinq  ans  auparavant,  eu  janvier  iSôv?,  d'Aurevilly 
avait  composé  celte  romance  d'an  symbolisme  touchant, 


(1)  Ri/lhmes  oubliés  (éd.  LeinLMfo,  1897,  p.  a  et  6}. 

(2)  Ri/lhmes  oubliés  (éd.   Lemi'iir,  IS'JT.  p.  10  et  siiiv 


—  316  — 

que  Trebutien  publia  dans  le  vohiino  de  Poésies  paru  à  la 
fin  do  rannéo  isni  : 

Néiiu|ilinr.s  hlaiics,  Ci  l.vs  des  caii\  limiiides, 
Neiijo  nioiifaiit  du  fond  de  leur  fizur. 
Qui,  sommeillant  sur  vos  tiges  humides, 
Avez  besoin,  pour  dormir,  d'un  lit  pur  ; 
Fleurs  de  pudeur,  oui  !  vous  êtes  trop  fières 
Pour  vous  laisser  rueillir...  et  vivre  après. 
Nénuphars  blancs,  doiinez  sur  vos  rivières. 
Je  ne  vous  cueillciai  jamais! 

Nénuphars  blancs,  ù  fleurs  des  eaux  rêveuses, 
Si  vous  rêvez,  à  quoi  donc  rùvez-vous  ?... 
Car  pour  rêver,  il  faut  être  amoureuses. 
Il  faut  avoir  le  cœur  pris  ...  ou  jaloux  ; 
Mais  vous,  6  fleurs  que  l'eau  baii^ne  et  protège. 
Pour  vous,  rêver...  c'est  aspirer  le  frais! 
Nénuphars  blancs,  dormez  dans  votre  neiire  ! 
Je  ne  vous  cueillerai  jamais  ! 

Nénu()hars  blancs,  fleurs  des  eaux  engouidies 
Dont  la  blancheur'  fait  froid  aux  cœurs  aidtMils, 
{i»\  vous  plongez  dans  vos  eaux  détiédies 
Quand  le  soleil  y  luit,  Nénujihars  l)lancs  ! 
P«estez  cacljés  aux  anses  des  rivières. 
Dans  les  brouillards,  sous  les  saules  éjiais... 
Des  fleurs  de  Dieu  vous  êtes  les  dernières  ! 
Je  ne  vous  cueilleiai  jamais  !  (1) 

Jusqu'à  la  fin  do  sa  vie,  Barbey  d'Aurevilly  conserva  le 
culte  de  ce  symbolisme  attendri  par  où  il  a  manifesté 
rimpérissable  puissance  de  ses  nostalgies  mélancoliques. 
Imi  1X8(3,.  il  écrit  ces  vers  : 

(1)  Poésies  (éd.  Trebutien,  1851).  —  Poussièreii  (éd.  Lemerre,  1897, 
p.  5.3  et  54). 


—  317  — 

Tête  pâle  de  raa  Chimère 
Dont  j'ai,  sans  la  comprendre,  adoré  la  jiàleur. 
Tu  joins  donc  maintenant  à  ce  premier  mystère 

Le  mystère  de  ta  roui.'-uur  ! 
Le  vermillon  soudain  qui  te  prend  au  visasre. 
Quand,  ce  visage  aimé,  tu  le  tournes  vers  moi. 
Est  trop  brûlant,  trop  noir,  et  roule  trop  d'orage. 
Pour  être  de  ton  sang,  ma  Chimère  au  cœur  froid. 
Aussi  bien,  le  voyant,  je  me  dis  et  je  croi 
Que  c'est  mon  propre  sang  qui  passe  et  monte  en  toi  !  (1) 

C'est  par  de  telles  œuvres,  bien  plus  que  par  les  longs 
romans  et  les  nouvelles,  où  Barbey  d'Aurevilly  croyait 
avoir  assis  sa  renommée  future,  que  le  poète  de  Pous- 
sières  a  fait  sillon  dans  la  pensée  contemporaine.  Il  a 
dégagé  des  brumes  romantiques  de  sa  vingtième  année 
ce  symbolisme  profond  et  audacieux,  qui  ne  recule  ni 
devant  l'éclat  des  images  ni  devant  la  hardiesse  des 
idées.  Et  ce  même  symbolisme  a  donné  un  reflet  de 
poésie  lumineuse  et  douce  à  ses  tendances  réalistes  qui 
sans  cela  eussent  aliéné  au  peintre  de  V Ensorcelée,  trop 
violemment  aristocratique  et  catholique,  bien  des  sym- 
pathies d'esprit  et  de  cœur.  D'un  mot,  son  symbolisme 
psychologique  et  sentimental  l'a  sauvé  des  excès  de  son 
romantisme  empanaché  à  outrance  et  de  son  réalisme 
emprisonné  dans  les  doctrines  du  passé.  Et  l'admiration 
des  «jeunes  »,  tourmentés  d'inquiétudes  confuses,  broyés 
par  la  vie  et  cherchant  dans  l'idéal  des  symboles'  un 
refuge  contre  les  misères  du  présent,  l'a  vengé  des 
dédains  de  certains  romantiques  et  de  la  plupart  des 
réalistes. 

Mais  ce  côté  si  captivant  de  la  physionomie  de  Barbey 
d'Aurevilly  ne  pouvait  être  aperçu  ou  seulement  deviné 

(1)  Poussières  (éd.  Lemerre,  1897),  p.    83. 


-  :ns  — 

parles  hommes  de  son  Icmps.  L'auleiir  des  Diaholiimcs 
el  (le  (\'  (jifi  ne  mcnrl  jxis  avait  placé  son  idéal  trop 
haut.  —  trop  à  l'écart  dos  préoccupalidiis  modernes  et 
trop  à  distance  de  la  foule.  —  pour  exercer  sur  son 
époque  une  influence  décisive.  11  est  permis  de  croire 
que  cette  action  d'un  ancêtre  du  symbolisme  sur  quelques 
intelligences  d'élite,  —  action  déjà  manifeste  à  l'heure 
présente,  —  sera  plus  sensible  encore  dans  l'avenir.  En 
attendant,  la  critique,  par  son  silence  même  plus  que 
par  ses  verdicts,  a  cruellement  montré  a  Barbey  d'Au- 
revilly qu'elle  ne  le  comprenait  pas. 


CHAPITRE    XII 

L'Opinion   des  Contemporains 

LE  JUGE  JUGÉ.  —  L'Amour  Impossible  ET  la  Re- 
vue (les  Deux-Mondes.  —  philarètechasles, 

LERMINIER  ET  LOUIS  VEUILLOT.  ---  HIPPOLYTE 
RIGAULT.  —  ARMAND  DE  PONTMARTIN.—  SAINTE- 
BEUVE. -PAUL  DESAINT-VIGTOR,  XAVIER  AUBRYET, 
THÉOPHILE  SILVESTRE,  JULES  LEVALLOIS  ET 
ALCIDE  DUSOLIER.  —  FRANCISQUE  SARCEY,  PAUL 
BOURGET  ET  JEAN  RICHEPIN.  —  CHARLES  BUET 
ET  LÉON  BLOY. —  DÉSIRÉ  NISARD,  ERNEST  HAVET, 
J  -J.  WEISS,  HENRY  HOUSSAYE,  JULES  CLARETIE, 
THÉODORE  DE  BANVILLE,  ROBERT  DE  BONNIÈRES, 
OCTAVE  UZANNE.  —  EMILE  ZOLA.  —  GUSTAVE 
GEFFROY,  MAURICE  TOURNEUX,  VICTOR  FOURNEE. 
—  JULES  LEMAITRE  ET  ANATOLE  FRANCE.  — 
FRy^NÇOIS    COPPÉE.  —  LE    R.    P.    CORNUT. 


Barbey  d'Aurevilly  n'a  pas  été  un  critique  tendre, 
bienveillant  et  amène.  Il  devait,  dès  lors,  se  douter  que, 
par  un  juste  retour,  ses  confrères,  contemporains  et 
successeurs,  ne  lui  seraient  pas  très  doux.  Il  appréciait 
autrui  sans  indulgence,  selon  les  lois  et  souvent  les 
caprices  de  son  tempérament.  Quoi  d'étonnant  si  la 
critique,  s'inspirant  de  l'exemple  de  ce  magistrat  terri- 
ble et  lui  appliquant  les  règles  qu'il  préconisait  lui-même. 


-  320  - 

ne  se  soit  pas  toujours  inclinée  devant  les  mérites  supé- 
rieurs d'Une  Vieille  Maîtresse  et  des  Prophètes  du 
Passé!  On  ne  pouvait  nier  la  valeur  de  ces  œuvres  ;  on 
les  a  volontairement  méconnues.  Au  lieu  de  les  discuter 
(ce  qui  eût  ravi  l'auteur)  on  les  a  rejetées  dans  l'ombre 
el  (Milourées  d'un  silence  épais.  La  critique  s'est  vengée 
des  dédains  de  rai'islocrate,  en  feignant  d'ignorer  jus- 
qu'à l'existence  do  plus  do  trente  volumes  où  il  avait 
affirmé  sa  puissance  intellectuelle. 

La  liste  n'est  donc  pas  longue  des  études  et  commen- 
taires dont  les  ouvrages  de  Barbey  d'Aurevilly  ont  été 
l'objet.  De  son  vivant,  il  n'y  a  peut-être  qu'une  dizaine 
d'essais,  qui  soient  dig-nes  de  mention.  Ce  n'est  qu'après 
sa  mort  qu'on  a  commencé  de  rendre  justice  au  roman- 
cier de  VB)isorceiée,  au  poète  de  Poussières,  au^pourl'en- 
deur  des  Bas-Bleus. 

Un  des  premiers  articles  importants  qui  lui  aient  été 
consacrés  parut  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  le 
1"  juin  1841.  Si  je  le  reproduis  ici  intégralement,  c'est 
qu'il  laisse  entrevoir  les  bonnes  dispositions  qu'à  cette 
époque  les  contemporains  témoignaient  au  jeune  écri- 
vain. «  L'Amour  Imjiossible,  chronique  parisienne,  par 
M.  Jules  Barbey  d'Aurevilly,  —  dit  la  notice  de  la  Revue, 
—  est  un  petit  roman  très  spirituel,  très  raffiné,  très 
moderne,  dans  le  genre  de  M.  de  Balzac,  quand  il 
observe,  ou  plutôt  de  M.  Charles  de  Bernard.  L'auteur, 
en  beaucoup  de  pages  brillantes,  et  eu  plusieurs  situa- 
tions très  bien  saisies,  est  déjà  passé  maître.  11  s'agit 
d'une  femme  à  la  mode,  d'une  lionne  qwi  vole  sou  amant 
à  une  autre  femme  de  ses  amies,  et  qui,  pourtant,  n'en 
profite  guère  ;  car  elle  et  lui  sont  blasés,  et  ils  ont  beau 
faire,  ils  ne  peuvent  s'aimer.  Le  style,  le  langage,  le 
costume  et  les  mœurs  de  cette  nouvelle  sont  du  dernier 


-  321  — 

moderne  ;  la  mode  y  joue  un  grand  rôle,  le  Jargon  n'y 
est  pas  étranger.  Uaiiteur  fait  preuve  d'assez  de  fonds 
et  de  talent  propre,  pour  devoir  se  débarrasser  au  plus 
vite  de  ce  qu'il  y  a  d'étrange  et  de  passager  dans  ces 
dialectes  qui  ne  durent  qu'une  ou  deux  semaines  ;  il 
peut,  en  étant  plus  simple,  prétendre  à  des  succès 
durables.  Il  y  a  des  scènes  charmantes,  le  moment,  par 
exemple,  où  M™^  d'Anglure,  la  femme  volée,  entre  à 
l'improviste  chez  sa  rivale  pour  lui  reprendre  Tamant 
déjà  tombé  à  ses  genoux  et  qui  n'a  que  le  temps  de  se 
relever.  M'"'  d'Anglure,  douce,  pure,  aimante,  espèce  de 
beau  camélia  blanc  élancé,  un  peu  sotte,  disent  les 
méchants,  mais  passionnée,  est  une  heureuse  figure. 
Elle  meurt  de  douleur.  Sa  brune  et  flère  rivale,  M'"^  de 
Gesvres,  est  un  peu  trop  peinte  en  panthère  et  a  trop  de 
ccunh)'iircs  ;  faite  comme  elle  est,  et  fait  comme  l'est 
aussi  M.  de  Maulévrier,  on  ne  comprend  pas  pourquoi, 
tout  en  croyant  Tamour  impossible,  ils  n'en  poussent  pas 
l'expérience  jusqu'au  bout;  c'est  là,  dans  la  conclusion 
de  la  nouvelle,  une  grave  invraisemblance.  Je  soupçonne 
l'auteur,  qui  m'a  l'air  très  expérimenté,  d'avoir  dissi- 
mulé à  cet  endroit  et  de  n'avoir  pas  voulu  tout  dire. 
Quoiqu'il  en  soit,  il  amuse,  il  intéresse,  il  impatiente 
quelquefois  par  excès  de  trait  et  d'esprit,  il  n'ennuie 
jamais  ». 

L'article  n'est  pas  signé  ;  mais,  à  certaines  caresses 
d'expression,  à  certain  «  velouté  »  de  style,  on  n'est  pas 
éloigné  de  reconnaître  la  main  de  Sainte-Beuve,  —  du 
Sainte-Beuve  d'avant  le  second  Empire.  Toutefois,  il  est 
difficile  de  déchirer  avec  assurance  le  voile  de  l'ano- 
nymat où  s'est  caché  le  critique.  Je  ne  crois  pas  que 
Barbey  d'Aurevilly  fût  alors  en  relations  assez  suivies 
avec  le  maître  des  Lundis  pour  qu'il  eut  chance  d'arra- 

21 


—  322  — 

cher  même  un  entrefilet  ;'i  sa  bienveillanee  très  pnreiino- 
nieuse  et  ù  son  enipressenicnl  douteux.  J'incline  plutôt  à 
iitlribuer  les  lignes  qu "on  vient  de  lire  à  la  plume  alerte, 
coquette  et  toujours  prèle,  de  Philarèto  Chasles  quo  l'au- 
teur de  VAuiOitr  Iinpossih/r  avait  rencontré  dans  maints 
salons  et  avec  lequel  il  sympathisait  (1). 

C'est  un  précieux  encouragement,  au  dclnil  d'uiK^ 
carrière,  quo  de  recevoir  de  la  critique  pareil  accueil 
très  llalteur,  môme  mélangé  de  réserves  et  tempéré  do 
conseils.  La  cordiale  poig-née  de  main  de  quelque  aine 
ou  d'un  contemporain  déjà  notoire,  voilà,  pour  un  jeune 
écrivain,  la  meilleure  des  récompenses  et  le  stimulant  le 

(1)  CiOS  lisriios  étiiit'iil  l'ciitcs,  (|n;iiiil  j'.ii  rerti  Oôinmiinicitiiiii  du  l.i  k'Iln; 
siiiv.uilo  ailressi'O  par  ilaihcy  irAiiri\ill>    a  IMiilarclc  Chasles: 

«  .Monsieur, 

«  Un  de  mes  meilleurs  amis  m'a  conté  ipie  vous  avii/  lu  V.inioiir 
Impossible  et  (|u"il  vous  |»laisait  il'eii  dire  un  jieu  de  hien,  ce  ijui  me  |dait 
infiniment,  à  moi.  De  tontes  les  persimnes  que  je  lis  et  «lue  j'admire,  vous 
êtes  très  certainement  celle  dont  j'eusse  le  plus  drmamlé  l'apprcibatiiin  si 
j'avais  cru  jiouvoir  l'obtenir. 

'<  Permettez-moi  donc,  monsieur,  de  vous  oM'rii-  un  exemplaire  de  mon 
jietit  li\re.  C'est  un  rcmerctmctit  et  un  liommape.  ,1  loul  seif/neitr,  loitl 
honueur  !  dit  le  pioverbe  :  il  est  bien  juste  (|u'un  romancier  olFre  son  livre 
à  un  docteur  en  romans. 

«  Si  je  ne  craignais  le  souvenir  de  la  scène  d'Oronte,  je  souliaiterais  <jue 
VAmoiir  Impossible  rendit  très  possible  une  amitié  entre  nous.  Mai»  au 
moins,  monsieur,  puis-jc  esiiérer  iju'il  rendra  possible  de  vous  exprimer 
mieux  que  dans  un  iiillet  tracé  à  la  lii\le  la  svmpathie  que  vos  écrits  ont  su 
m'inspircr  pour  votre  personne,  de|tuis  longtemps. 

«  En  attendant,  a^M'écz,  Monsieur,  l'assurance  île  ma  eunsideralion  très 
distinguée. 

«  Jules-.\.    Bahiikv  n'Ai  hkvh.i.y, 
10  bis,  rue  Ville-l'Kvèquc   ». 

Celte  lettre  ne  porte  malheureusement  pas  de  date  ;  mais  elle  fut  écrite 
certainement  peu  de  lenqis  après    l.i    publication  de   VAmoiir   Impossible. 


—  323  — 

plus  infaillible.  De  ce  jour,  le  néophyte  se  prend  à  avoir 
confiance  en  lui-même  et  à  espérer  des  succès  nouveaux 
plus  décisifs  encore.  Mais  quelle  désillusion,  quel  motif 
de  désenchantement,  lorsque,  la  première  gerbe  de 
fleurs  une  fois  fanée,  une  autre  gerbe  ne  la  remplace  pas 
et  qu'au  lieu  des  capiteux  parfums  de  l'éloge  on  n'a  plus 
à  respirer  que  l'acre  odeur  du  dénigrement,  ou,  —  ce  qui 
est  bien  pis,  —  l'air  raréfié  du  silence  presque  absolu. 

Telle  est  pourtant  la  mésaventure  qui  fut  infligée  à 
Barbey  d'Aurevilly  :  tel  fut  son  sort  jusqu'à  la  fin  d'une 
longue  existence.  Les  démêlés  du  romancier  normand 
avec  François  Buloz,  à  propos  du  Dandysme  et  de  Georges 
Brummell  d'abord,  puis, en  toute  occasion  dans  la  suite 
et  pour  ainsi  dire  sans  répit,  aliénèrent  à  jamais  à  l'au- 
teur vanté  de  VAmoiw  Impossible  les  bonnes  grâces  de 
la  Revue  des  Deux-Mondes.  Le  nom  de  Barbey  fut  impi- 
toyablement rayé  du  tableau  d'avancement  où  l'avait 
mis,  —  en  excellente  posture,  —  l'article  bibliographique 
de  Philarète  Chasles,  et  sa  personne  fut  exclue  pour  tou- 
jours des  cadres  du  régiment  que  commandait,  d'une 
voix  de  tonnerre,  l'autocrate  de  la  littérature  bourgeoise. 

Par  malheur,  aucune  compensation  ne  fut  ménagée 
au  jeune  écrivain.  Le  Journal  des  Débats  lui  devint 
aussi  hostile  que  la  Revue  des  Deux-Mondes,  et  le  Cor- 
respondant  ne  lui  offrit  point  une  hospitalité  plus  large. 

Piesteniit  à  savoir  si  elle  est  antéiicure  ou  |jostérioure  au  1"  juin  1841. 
La  qiieslioii  est  difficile  à  résoudre.  Dans  sa  correspondance  avec  Trebutien, 
on  voit  que  Barbey  d'.Vurevilly  hal)itait  10  bis,  rue  Ville-l'Evèque,  à  la 
fin  de  ISil  id  en  lS'i2  ;  seulement  on  iiîiiore  à  quelle  époque  il  s'était 
installé,  coninie  il  le  manda  à  Trebutien,  «  dans  le  plus  g:entil  boudoir  de 
mon  style,  entre  Mole  et  Guizot  ».  Malgré  tout,  et  n'ayant  pu  savoir  à  la 
Revue  des  Deux-Mondes  le  nom  de  l'auteur  de  la  notice  sur  V Amour 
Impossible,  je  persiste  à  Tattribuer  à  Philarète  Chasles. 


-  :m  — 

Dès  son  entrée  dans  la  vie  des  lettres.  Barbey  d'Anre- 
villy  se  lieurtait.  sans  l'avoir  encore  mérité  pent-èliv.  au 
mauvais  vouloir  de  ses  confrères  (^t  se  meurli'issail  aux: 
murs  d'airain  des  coteries.  La  critique  universitaire  ne 
lui  était  pas  plus  favorable  que  la  ci'ilique  académique  : 
l'une  et  l'autre  l'i.unoraienl  de  parti  pris.  Il  m^  remportait 
décidément  (]ue  des  succès  mondains  cl  n'cnlovait  (jue 
des  sntfraties  amis.  La  consolation  eut  été  maiure.  s'il 
n'avait  méprisé  le  métier  de  littérateur.  Mais  oWo  snllisail 
à  sa  nature  fière  et  haulaini».  C'est  j)our  lui-momi^  (pi'il 
écrivait,  et  pour  de  rares  intimes  des  deux  sexes,  non 
pour  le  public. 

Néanmoins,  en  quelque  dédain  ciu'il  liiil  ropinion  des 
professionnels  et  de  la  foule,  il  lui  était  penil)le  qu'on 
méconnut  à  ce  point  ses  efforts  et  son  ceuvi'e.  Son 
amour-propre  n'en  souffrait  pas  :  an  conti'aire,  sa  fatuité 
de  grand  seig-neur  se  faisait  gloire  d'une  obscurité 
imméritée.  Seulement  ses  intérêts  d'écrivain,  oblig-é  de 
vivre  au  jour  le  jour  et  contraint  à  gagner  chaque  matin 
la  subsistance  quotidienne,  eu  étaient  fort  endommagés. 
Il  ne  se  plaignait  que  de  cet  ennui,  —  ou  plut'il  il  ne  s'en 
plaignait  pas,  il  dévorait  ses  tristesses  en  silence  et 
déplorait  tout  bas,  au  fond  de  son  cuMir  endolori,  la 
lamentable  condition  de  son  existence  contrariée  par  les 
événements. 

A  l'âge  de  quarante  ans,  il  n'avait  pas  encore  mois- 
sonné les  pauvres  épis  d'une  renommée  même  pas- 
sagère dans  le  vaste  champ  de  la  littérature;  iln'avait 
fait  qu'y  glaner  des  déceptions.  Et  pourtant  il  s'était 
paré  des  toilettes  de  Brunnnell ,  il  avait  fait  retentir 
les  cris  de  passion  d'Clic  Vieille  MaÀtrcssc  et  il  ache- 
vait de  réveiller  la  voix  d'oiUre-tombe  des  Prop/ii'les  du 
Passé  ! 


•  Ne  pouvant  compter  sur  la  criliquc  officielle,  Barbey 
d"Aurevill_y  n'avait  comme  suprême  ressource  que  la 
libre  critique  des  esprits  qui  ne  s'étaient  point  embrigadés 
dans  quelque  Revue  ou  affiliés  à  quelque  cénacle.  Il 
avait  connu  et  aimé  Sainte-Beuve  aux  beaux  jours  des 
juvéniles  ardeurs  romantiques  :  il  espérait  en  lui.  Une 
autre  âme  très  indépendante  l'avait  également  séduit: 
c'était  Lerminier,  moraliste  profond  et  avisé  psycho- 
logue. Mais  Sainte-Beuve  n'entendait  pas  déranger 
l'ordre  inflexible  de  ses  tra\aux.  fiit-ce  pour  parler  d' Une 
Vieille  Maîtresse  ou  de  V Ensorcelée  ;  et  Lerminier  était 
surmené  par  une  incessante  collaboration  à  plusieurs 
périodiques.  Le  premier  ne  consacra  que  quatre  mots 
aux  Prophètes  du  Passé  {i),  et  le  second  fît  attendre 
jusqu'en  1850  une  étude  d'ensemble  sur  l'œuvre  de  son 
ami. 

Entre  temps,  le  Dandy  Barbey  était  devenu  catholique. 
Il  semblait  que  la  faveur  du  parti  clérical  et  des  feuilles 
religieuses  dût  lui  être  dorénavant  acquise.  Il  n'en  fut 
rien.  Ni  les  intransigeants  de  l' Univers  ni  les  «  libératres  » 
du  Corresjjondant  ne  lui  firent  accueil.  Longtemps  même 
ils  parurent  ignorer  son  existence.  Finalement,  le  comte 
de  Pontmartin  l'accabla  d'injures,  et  Louis  Veuillot,  plus 
prudent  peut-être  et  en  tout  cas  plus  poli,  lui  fit  in  petto 
de  rares  avances  et  force  salamalecs,  quitte  à  l'éloigner 
insensiblement  du  sanctuaire  où  il  ne  fallait  qu'un  grand- 
prêtre.  N'y  avait-il  donc  place  nulle  part  pour  d'Aurevilly, 
—  ni  à  droite  avec  ses  coreligionnaires,  ni  au  centre  avec 


(I)  S.u.NTE-Bi-Lvi:.  Causeries  du  lundi,  t.  IV,  jj.  447  et  448.  Lundi 
18  août  18ol.  —  Voici  les  quatre  mots  saillants  de  l'article  de  Sainte- 
Beuve  :  «  Un  ('jcrivaiii  d'une  plume  brillante  el  vaillante  prend  hauteuient 
le  parti  de  ceux  qu'il  appelle  les  Prophètes  du  Passé.  » 


—  ;ti()  — 

les  hommes  d'Université  et  les  jounuilisles  de  jusle- 
niilieii,  ni  à  gancheavec  les  coni'a.yeux  onvriersde  l'ave- 
nir? C'est  la  le  triomphe  d'nn  individualisme  indomplal)le; 
mais  à  quel  prix  s'achète  colto  victoire  ! 

Le  silence,  toutefois,  ne  saurait  entourer  eleiiiellemeul 
UFi  esprit  riche  et  fécond,  qui  creuse  son  sillon  chaque 
jiuu"  plus  profondément  dans  le  double  domaine  du  l'oman 
et  de  la  critique.  Dès  l'instant  où  Barbey  d'Aui-evilly 
s'improvise  à  son  tour  juge  des  (cuvres  d'aulrui,  ses 
confrères  n'ont  plus  le  droit  —  ni  l'audace  —  de  ne  le 
point  connaître.  S'ils  avaient  la  IcMdalion  de  lui  dii'e  : 
«  Nous  ne  savons  qui  vous  ôtes//,  il  se  rappellerait  bruta- 
lement a  leur  souvenir  ])ar  une  de  ces  violentes  e.xéculions 
où  il  est  passé  maître  et  leur  montrerait  à  bout  poi'tant 
d'où  il  vient,  ce  qu'il  vaut,  ce  qu'il  veut.  Ainsi,  le  critique 
du  /V«//.v  et  du  liêœil  force  les  critiques  ;ï  s'occuper  de 
sa  personne  et  même  de  ses  livres. 

Voici  précisément  qu'entre  en  scène,  nouveau  venu  à 
la  vie  intellectuelle,  un  normalien  frais  éclos,  pimpant  et 
rose,  élégant  et  sérieux,  professeur  déjà  célèbre  au 
Collège  de  France,  chroniqueur  littéraire  du  Journal 
des  Débats.  Il  se  nomme  llippolyte  Riganlt  (1).  Barbey 
d'Aurevilly  a,  dans  le  liéceil,  attaqué  l'organe  des  Bertin. 
Aussit(~il,  avec  une  ardeur  toute  juvénile,  Bigault  i-elèvo 
le  gaid.  "  Si  demain,  dit-il,  le  rédacteur  en  chef  du 
Uéreil,  le  caporal  i\Q<.  quatre  hommes  qu'on  demande 
pour  tenir  en  respect  toute  la  littérature,  se  trouvait 


(1)  Hi|i|iol,vle  P.KiALLr  fl82l-lS:lS%  l'iiIcsi-  |iiï;iii;ituii'iiiiMil  .ni\  littirs, 
n'a  pas  ilontié  toute  sa  mcsiiru  roinme  crili(|ui'.  Il  t'sl  l'.iutfiir  il  une  lliése 
très  retniiii|ual)le  sur  la  Querelle  îles  Anciens  et  des  Modernes  etscmlilait 
destiné  à  un  liiillant  avenir  iJans  l'enseignement  et  dans  le  grand  jour- 
nalisme. 


—  327  - 

invité  par  les  amis  de  la  morale  publique  à  saisir  au 
collet  l'auteur  d'un  certain   livre  étonnamment  risqué 
qu'on  appelle  Une  Vieille  Maîtresse,  je  me  tiens  assuré 
qu'il  ne  prendrait  en  main  ni  la  croix,  pour  mesurer  la 
dose  du  vrai  christianisme  répandu  dans  les  pages  de  ce 
joyeux  roman,  ni  l'épée,  pour  frapper  la  main  qui  les  a 
écrites  »  (1).  Et  comme  ce  n'est  pas  assez  d'un  feuilleton 
si  l'on  veut  pénétrer  la  substance  de  l'œuvre,  Rigault 
avec  complaisance  en  consacre  un  second  au  même  sujet  : 
«  La  composition  de  cet  ouvrage,  écrit-il,  date  de  quelques 
années  ;  sa  réputation  date  de  quelques  semaines,  du 
jour  où  l'auteur  a  pris  le  g'iaive,  la  balance  et  la  croix, 
pour  devenir  le  Pierre  l'Ermite  de  la  critique  autoritaire 
et  catholique.  Des  curieux  ont  cherché  les  antécédents 
de  ce  preux  et  de  ce  chrétien,  et  ont  découvert  son 
roman  jusqu'alors  à  peu  près  ignoré  :  c'est  un  vieux 
hvre  encore  nouveau...  Le  seul  but  de  ce  livre...  c'est  la 
volonté  d'analyser  les  causes  secrètes  de  l'empire  illimité 
d'une  vieille   maîtresse,  d'approfondir  un  mystère  de 
sensuahté,  de  trouver  des  images  et  des  métaphores 
amoureuses,  émanées  de  la  moelle  épinière,  pour  expri- 
mer toutes  les  nuances  des  idées  impures.  Ajoutez-y  des 
raffinements  inouïs  :  une  affectation  effrénée  d'euphuisme 
et  de  dandysme,  une  prétention  aristocratique  au  bel 
air,  aux  façons  galantes,  à  la  gentilhommerie  du  ton  et 
du  langage  ;  et,  pour  dernière  perfection,  un  scandaleux 
mélange  de  religiosité  et  d'érotisme  ;  des  génuflexions 
pieuses  devant  la  madone,  au  sortir  d'un  récit  graveleux  ; 
des  citations  séraphiques  de  saint  François  de  Sales  à 
côté  des  souvenirs  lascifs  de  Louvet  et  de  Grébillon  fils. 


(1)  H.   PiiGALLT,  Journal  des  Débals,  21   janvier   1858   (Conversations 
lilfe'raires  el  morales,  p.    105.  —  Charpentier,  éditeur). 


—  :vjs  — 

Voltaire  disait  du  SopJnt  :  C'est  un  livre  de  mauvais  lieu. 
Veilà  le  mot  qui  eouviiMil  pour  déHuir  le  roman  aphro- 
disiatiuo  du  miu-aliste  porle-t;lai\o.  pni-l(>-l);il;inc('  cl 
])orle-cr(>i\  //.  (1)  11  est  dilliciU'.  je  ponsc  de  nneu\ 
ileti.uurer  une  iruvre  qui>  ne  Ta  lait  ici  lîi,uaidl  :  mais  ce 
dénigrement  syslémati(ine  est  pi'éférable,  somme  loulo, 
au  silence.  Et  I>arl>e\-  d'Am-o\  ill.v  dut  ou  ôtre  ra\  i. 

11  ne  le  l'ut  ikis  moins  de  Thostilité  pei'sistanlc  de 
M.  de  Pontmartin,  qui  démolissait  d'un  cteur  léger  et 
d'une  main  lourde  chaque  livre  nouveau  de  son  émule. 
Mais  il  s'enorgueillit  surtout  de  rinimitié  de  Sainte-Beuve, 
lorsque  Tédition  des  œuvres  de  Maurice  de  Ciuériu  eut 
brouillé  deux  compagnons  d'armes  si  peu  faits  jiour 
s'entendre.  Dès  1852,  mêlant  la  louange  au  l»l;imo,  l'au- 
teur des  Lundis  écrivait  :  «  Un  critique  de  beaucoup 
de  linesse,  mais  dont  il  faut  détacher  les  mots  piquants 
du  milieu  de  bien  des  fatuités  et  des  extravagances, 
Barbey  d'Aurevilly,  comparant  un  jour  les  dernières 
poésies  de  M.  de  Laprade  avec  celles  d'un  autre  poète 
également  moral  et  froid,  concluait  en  disant  :  <f  Au 
moins,  avec  M.  de  Laprade.  l'cuiud  Icinhc  déplus  Jniul  ». 
C'est  plus  satirique  que  juste,  mais  le  mot  est  lâché  : 
recueil  est  là  ;  gare  aux  beaux  vers  qui  sont  ennuyeux  !  »  (2) 
Quatre  ans  plus  tard,  à  propos  des  licNquùv  d'Eugénie  de 
Guérin,  il  expi'imait  encore  à  peu  près  le  même  jugement 
sur  le  critique  du  P(ij/s.«  M.  Barbey  d'Aurevilly,  —  éci-it-il, 
—  qui  a  fait  dès  longtemps  ses  preuves  dans  le  roman  et 
dans  la  presse  quotidiemie,  honmic  irnii  t;ilciil  1ii"illaiil 


(1;  Rir.Ai  LT.  Journal  des  Débtils,  (i  f«i\iirr  1858  {Conversii lions  lUIê- 
ruires  el  morales,  ji.  112  et  \2i.  —  Cluirjietitier,  éd.). 

(2)  Sainte-Belve.  Causeries  du  Lundi,  l.  IV,  ji.  .i'Ji.  Lundi  !»  ft-vrier 
1852  (fiarnier  frères,  3*  édition). 


—  32^)  — 

et  fler,  d'une  intelligence  haute  et  qui  va  au  grand,  aune 
plume  de  laquelle  on  peut  dire  sans  flatterie  qu'elle 
ressemble  souvent  a  une  épée.  Cette  plume,  si  appréciée 
de  ceux  qui  s'attachent  à  la  véritable  distinction,  le  sera 
également  de  tous  le  jour  où  lui-même  voudra  bien 
consentir  à  en  modérer  les  coups  et  les  étincelles.  La 
pensée,  chez  lui,  naît  toute  armée,  les  images  éclatent 
d'elles-mêmes  :  il  n'a  qu'à  choisir  et  à  en  sacrifier  quel- 
ques-unes pour  faire  aux  autres  une  belle  place,  la  place 
qui  paraisse  la  plus  naturelle  »  (1).  Et  c'est  tout  !  Pas  un 
mot  d"  Une  Vieille  Maîtresse,  pas  un  mot  de  r Ensorcelée, 
pas  un  mot  des  Poésies.  La  part  était  maigre  pour  le 
romancier  normand  ;  d'Aurevilly  l'avait  faite  ou  la  fit 
infiniment  plus  large  au  poète  de  Joseph  Delorme,  au 
critique  de  Chateaubriand  et  à  l'historien  de  Port-Royal. 
Mais  ce  fut  bien  pis  encore,  après  l'édition  de  Maurice 
de  Guérin.  Ici  la  malice  et  la  rancune  de  Sainte-Beuve 
apparaissent  en  pleine  lumière.  On  sait  pourtant  que 
Barbey  d'Aurevilly  n'avait  rien  ménagé  pour  se  concilier 
la  faveur  du  maître  des  Lundis  ;  seulement  il  avait  le 
tort  de  le  traiter  d'égal  à  égal,  et  cette  prétention  ne  lui 
fut  point  pardonnée.  La  brouille  entre  les  deux  confrères, 
déjà  marquée  en  1858,  fut  consommée  aux  derniers  fours 
de  18G0.  Elle  éclata  définitivement  à  propos  d'une  publi- 
cation sur  Joseph  de  Maistre.  Sainte-Beuve  avait  rendu 
compte,  avec  un  plaisir  et  une  bienveillance  non  dissi- 
mulés, de  la  correspondance  diplomatique  de  l'auteur  du 
Pape  et  s'étonnait  qu'on  ne  l'eût  point  encore  discutée. 
Sur-le-champ,  d'Aurevilly  proteste,  disant  qu'il  s'était 
donné  la  peine  de   faire    le  travail  réclamé.  A  quoi 


(1)  Sai.\te-Belve.    Causeries  du   Lundi,    t.    XH,  p.  216  et  247.   Lundi 
9  février  18o6. 


-  :-}30  — 

Sainle-Btuivo  riposte  sans  délai  :  «  Il  y  a  ru  un  critique 
qui  a  inslituo  collo  discussion  ;V  s;i  ni;inicro  :  c'ost 
iM.  lîarhoy  (r.\urcvil!y  ([ui  ;i  pris  soin  lui-iiicnit>  {\(} 
ndtnor  mon  omission  dans  un  article  insci'c  dans  lo 
journal  lo  Pat/s  (décc^nliro  ISiM.)),  ol  il  l'a  l'ait  on  aulonr 
qui  se  montre  fort  piqué  qu'on  ne  garde  pas  souvenir  do 
ses  paroles  et  do  ses  phrases  >/. 

L'incident  n'eût  point  sans  doute  eu  de  suites,  si 
Saint«^-Bouvo  n'avait  ajouté  à  ceslipiies  assez  sommaires 
et  innocentes  un  portrait  peu  flatteur  de  Barbey  d'Aui'e- 
villy.  «  Cet  écrivain,  dit-il,  qui  a  le  calholicisme  le  plus 
allichant  et  le  moins  chrétien,  se  croit,  en  etl'et,  dos  droits 
sur  de  Maistre.  Homme  d'esprit  et  de  plume,  il  sent  très 
bien  les  jets  vifs,  hardis,  étincelants,  les  tons  vibrants  et 
insolents  de  celui  auquel  il  a  la  prétention  de  se  rattacher 
et  qu'd  imite  ou  parodie  seulement  par  ses  excès.  De 
Maistre  serait,  certes,  plus  étonné  que  personne  de  se 
voir  un  tel  disciple;  il  en  serait  honteux.  Pour  moi,  si 
j'ai  eu  le  tort  d'oublier  la  discussion  de  M.  d'Aurevilly, 
c'est  qu'en  général,  quand  je  le  lis,  je  ne  retiens  jamais 
de  lui  que  des  mots  ou  des  traits  (et  il  en  a  de  très  fins  et 
de  très  distingués,  mais  qui  sont,  par  malheur,  noyés 
dans  toutes  sortes  d'affectations  et  d'extravagances). 
Quant  au  fond  de  ses  idées,  on  en  lient  pou  compte  avec 
lui,  qui  est  un  homme  de  parti  pris,  un  écrivain  tout  de 
montre  et  de  parade,  et  qui  nous  ottVe  le  plus  singulier 
assemblage  de  toutes  les  prétentions  et  de  toutes  les 
boites  à  onguent  de  style  mêlées  on  ne  sait  comment  à 
d'heureuses  et  très  heureuses  finesses  qu'on  en  voudrait 
détacher.  .Mais  du  fond  des  idées  avec  lui,  je  le  répète,  et 
de  la  solidité  du  jugement,  il  en  faut  jxmi  jjarler.  Ses 
pointes  de  bon  sens  (et  il  en  a  de  très  soudaines,  de  très 
imprévues)  sont  compromises  par  trop  de  fusées  et  de 


—  :m  - 

feux  de  Bengale,  ou  par  de  choquantes  rodomontades  et 
des  airs  de  matamore.  Aussi,  avec  bien  plus  do  ta.lent 
et  de  portée  que  beaucoup  de  ses  confrères  en  journa- 
lisme, manquc-t-il  et  manquera-t-il  toujours  d'auloi'ité. 
C'est  un  grand  travers  de  croire  que,  pour  être  plus  prisé 
et  mieux  goûté  de  quelques-uns,  il  faut  commencer  par 
être  le  scandale  de  tous.  Pourquoi  donc,  quand  on  est  un 
esprit  essentiellement  distingué  et  brillant,  aller  prendre 
tant  de  soin  pour  se  déguiser  en  couleurs  de  carna- 
val?» (1).  La  satire  est,  à  coup  sûr,  jolie;  mais  on  n'y 
saurait  voir  un  jugement  sans  appel  (2). 

Ainsi,  en  pleine  maturité  de  son  talent  épanoui,  — 
à  cinquante  ans  et  plus,  —  d'Aurevilly  n'a  rencontré 


(1)  S.unte-Belve.  Causeries  du  Lundi,  t.  XV,  p.  69,  Lundi  3  décembre 
18G0. 

(2^  n  semble  curieux  de  raii[)iociier  de  ce  |ioilr;ut  à  i"eni|iorte-|iiéce  le 
Ijortrait  au  fer  rouge  que  Sainte-Beuve  a  fait  de  Barbey  d'Aurevilly  dans 
une  lettre  intime  à  M.  de  Marzan,  datée  du  7  février  1862.  Ces  deux  por- 
traits, tracés  à  «luelques  mois  de  distance,  ne  différent  sensiblement,  même 
dans  l'expressidu,  (pie  |iar  une  recrudescence  de  violente  rancune  où  l'on 
peut  suivre  la  marche  |irogressive  de  l'inimitié  de  Sainte-Beuve.  Le  second 
document  ne  fait  que  confirmer  et  aggraver  le  premier.  «  M.  Barbey  d'Au- 
revilly, —  dit  Sainte-Beuve,  —  est  un  homme  d'esprit,  mais  un  écrivain 
sans  autorité.  Je  le  connais  à  fond,  et  je  remis  justice  aux  qualités  distin- 
guées qujl  porte  sur  un  fond  de  fatuité  et  d'extravagance.  Il  peut  être 
désagréable  de  l'avoir  pour  ennemi  ;  il  l'est  encore  plus  de  l'avoir  pour  ami. 
U  est  si  compromettant  que,  si  j'étais  bon  catholique,  je  ne  me  féliciterais 
pas  de  l'avoir  pour  défenseur  :  ce  ne  sont  pas  des  défenseurs,  ce  sont  des 
souteneurs  que  de  pareilles  gens.  Un  fond  d'infection  de  goût  et  de  mœurs 
perce  à  travers  tout  ce  brillant  qu'il  affecte  et  tous  ces  flots  d'eau  de  sen- 
teur dont  il  s'inonde.  Il  a  l'amour-proiue  puant,  il  l'a  lidicule.  Dans  un 
tem[)S  où  rien  ne  paraît  plus  ridicule,  il  a  trouvé  moyen  de  le  redevenir. 
Un  homme  sensé  rougirait  de  traverser  Paris  avec  lui,  même  en  temps  de 
Carnaval,  n  Poussée  à  ces  excès,  l'opinion  d'un  homme,  si  qualifié  et  auto- 
risé qu'il  soit,   ne  mérite  plus   le  nom  de   critique.   Ce  n'est  pas  même 


—  a-vi  - 

nullo  pari,  sauf  chez  Lenuiiiicr  (1),  peut-ètro,  raocuoil 
syinpalhiquo  que  inêrilait  son  (iMivro.  Los  romaiili(pi(*s 
ne  lui  oui  pas  été  plus  l'avoraUlcs  (\\u'  los  classiciucs.  les 
indépeuclauls  ne  \o  li'aileul  i^uèn^  Mii(Mi\  (pir  les  pcM'soii- 
iiages olliciels,  les  uuivei'silairi's  reloimicnl  »ui  riuiiorenl 
coniuïe  les  gens  d'E.ulise. 

Mais  voici  ([u"une  {)léia(l(>  de  j(>uues  écrivains.  Iriss 
libres  de  pensée  et  de  lang-age,  sans  attaches  conipro- 
nieltantes  et  sans  souci  d'école,  vient  à  lui  sponlancnieiit 
et  lui  rend  honnnage.  Ils  s'appellent  Paul  deSaiiit-Viclor, 
Xavier  Aubryet,  Théophile  Silveslre.  Jules  Levallois  et 
Alcide  Dusolier.  Un  d'entre  eux  est  déjà  hors  de  pair  : 
ses  feuilletons  de  la  Presse  l'ont  classé  au  premier  rang 
et  il  est  à  la  veille  de  publier  Hommes  et  Dieux.  Aubryet 
commence  à  se  faire  une  belle  place  dans  la  criliquc 
littéraire  et  morale  ;  Silvestre,  dans  la  critique  d'art  cl  la 
haute  fantaisie  du  journalisme  amusant.  M.  Levallois 
vient  de  quitter  Sainte-Beuve  dont  il  était  le  fidèle  et  zélé 
secrétaire  depuis  plusieurs  aimées,  et  M.  Dusolier,  le 
Benjamin  des  cinq,  cherche  encore  sa  voie  que,  sous 
l'influence  de  Gambella.  il  liiuivci-a  défiiiiliveiiienl  dans 

■  le  11  |iolémi<iue  luvcilu.  C'est  luiil  sii»|iliiiiciit  iiin'  surti-  (i'iiiveclivc  i;i(liiit''e 
<'t  jiréteiilii'use  i|ue  se  plait  à  eiijijlivor  de  (r;iilâ  piquants  l'esprit  d'un 
linurgeois  vindiralif.  Jamais  ilWurevill}-,  jusiju'eii  ses  plus  di'iilor.iJiies  éeails 
d'a|i|ircciation,  n'a  écrit  une  pa^'O  trorirée  d'autant  île  liel  i|ue  eelle-là.  Il  a 
été  maintes  fois  injuste  et  \ioleiil:  nulle  jiart  et  a  aueiine  épiii|ue.  il  ne  s'est 
montré  liaineux. 

(1)  Lekmimek  (I803-1857>  [irofesseur  de  législations  comparées  au 
Colléire  de  France,  lédacteiir  à  la  Itevue  îles  Deux-Montles,  aux  Tadlelles 
Européennes  et  à  ]' Assemblée  Sutionale.  Il  fut  vers  1830  l'idole  de  la  jeu- 
nesse libérale  et  plus  tard  d'Aurevilly  se  lia  d'amitié  aver  lui.  Si  je  ne  fais 
«|ue  mentionner  son  élude  sur  Barliev,  parue  dans  V Assemblée  Salionule 
en  juin  IS.jO,  c'est  <|u'elle  n'apporte  aucune  indication  précise  sur  la 
genèse,  le  développement  et  la  nature  du  talent  de  l'éi'rivain  normand. 


-  333  - 

la  politique.  Ces  cinq  lettrés,  dont  l'aîné  n'a  guère  dépassé 
la  trentaine  aux  abords  de  1860  et  dont  le  plus  jeune  ne 
conipto  pas  vingt-cinq  ans,  sont  tous,  à  des  degrés 
divers,  des  esprits  très  élevés,  très  curieux,  infiniment 
délicats;  et  ils  n'ont  juste  départi  pris  que  ce  qu'il  en 
faut  pour  soutenir  fermement  leurs  opinions  ou  défendre 
avec  succès  leurs  convictions. 

Paul  de  Saint-Victor  admire  presque  sans  réserve 
l'œuvre  de  son  maître  Barbey  d'Aurevilly  :  il  s'enivre  de 
l'ambroisie  dT;i6'  Vieille  Maîtresse,  s'envoûte  de  r En- 
sorcelée, se  laisse  séduire  par  les  Poésies,  pleure  des 
larmes  de  sang  pour  posséder  les  Reliquiœ({'\i\\Q:QmQÙQ 
Guérin  et  la  superbe  introduction  qu'y  a  jointe  l'ami  de 
Maurice.  Mais,  malgré  tout,  il  a  un  faible,  qui  n'est  pas 
commun,  pour  la  Bague  d'Annihal  et  le  .Dandysme. 
«  La  raillerie  spirituelle,  —  note-t-il  sur  un  de  ses 
calepins,  —  c'est  la  Bague  d'Annibal.  Du  poison  dans  un 
diamant  !  »  Pour  Georges  Brumnicll,  il  écrit  dans  la 
Presse,  en  18G1,  —  au  sujet  de  la  seconde  édition  de  ce 
code  des  élégances,  —  un  article  extrêmement  flatteur. 
«  L'auteur,  —  dit-il,  —  à  cette  époque  (en  1S4.5,  lors 
de  la  première  édition  du  Briimmell),  était  presque 
aussi  inconnu  que  son  livre.  Il  n'avait  encore  qu'a  demi 
tiré  du  fourreau  cette  plume,  vaillante  comme  une  épée, 
qui  a,  depuis,  jeté  tant  d'éclairs...  Son  livre,  sérieux  sous 
une  forme  étincelante  et  légère,  fait  la  toilette  d'une 
société,  à  propos  d'un  homme  à  la  mode,  et  cette  toilette 
peut  passer  pour  une  dissection  >>-.  Puis,  s'élevant  du 
Brumniell  à  l'ensemble  de  l'œuvre,  Saint-Vicfor  ajoute  : 
«  Le  talent  chez  lui  est  si  grand  et  si  éclatant  qu'il  attire 
ceux-là  mêmes  qu'éloigneraient  ses  idées  entières  et 
altières.  Le  polémiste  effraye  souvent,  l'artiste  étonne  et 
charme  toujours.  Au  plus  fort  des  coups  qu'elle  porte, 


-  'Xl\  — 

répéo  maniée  par  colle  main  vaillanlo  fait  admirer  les 
ciselures  de  sa  poignée  et  la  splendeur  de  sa  lame.  Son 
style,  violent  et  exquis,  superbement  radine,  énerg-ique 
et  délicat  à  outrance,  est  d'une  couleur  qu'il  est  impos- 
sible de  confondre  avec  aucune  autre.  L'empreinte  qu'il 
laisse  sur  l'imaLiinalion  ressemltle  a  la  morsure  (\o  l'eau- 
forte.  Dans  un  pèle-mèledc  niillc  plirasrs.  on  recomi;iitr;iil 
une  des  sieimes.  à  son  allure  et  à  son  accent,  à  sa  faron 
d'agiter  l'imago  et  déporter  la  pensée  ».  Et  Saint-Victor 
conclut  :  «  Ce  talent  do  si  grand  vol  et  de  si  larg-e 
envergure,  le  petit  livre  Du  Dandt/suic  le  recelait  déjà 
tout  entier.  11  était  tassé,  quintessencié,  concentré  dans 
cet  opuscule  taillé  à  facettes,  connne  le  génie  des  Mi/Zc 
et  loic  Xid/s  dans  sa  buire  de  bronze  w. 

Non  moins  enthousiaste,  à  sa  manière  qui  est  moins 
brillante  mais  plus  profonde  peut-être,  apparaît  Xavier 
Aubryet.  Dans  ses  Jugcnicnls  nouveau j' ,'^<\v\\i^  en  ISiK), 
il  fait  une  Vielle  place  à  Barbey  d'Aurevilly  :  il  lui  dédio 
mémo  son  oMivre  en  des  termes  vibrants  qui  témoignent 
de  l'admiration  d'un  discij)l(*  plutôt  que  d(>  la  sérénité 
d'un  critique.  On  en  peut  dire  autant  de  Ihcophile 
Silveslre  qui,  dans  le  Fujm-o,  chante  hi  gloire  de  son 
ami.  11  parle  û'IJuc  Vieille  Maîtresse  «où,  d'un  g-esle 
superbe,  il  a  montré  le  fond  du  cœur  humain  et  toutes 
les  ivresses,  toutes  les  fiénésies  de  la  force,  heureuse 
de  vivre  pour  abuser  de  tout  et  d'ellc-mêiru)  >>.  Il  vante 
Y  Ensorcelée  '<  livre  shakespearien,  création  d'une  origi- 
nalité lugubre  et  poignante  ;  il  y  a  des  pages  dô  feu,  de 
fumée,  de  cendres  et  de  lave;  il  y  en  a  d'autres  qui 
mugissent, se  précipitent,  débordent  etcharrient,  enflées 
par  l'orage  ;  il  en  est  enfin  de  coulées  en  bronze  d'un  jet 
et  qui  donnent  le  frisson  />.  Silvestre  n'est  pas  insensible 
non  plus  aux  beautés  de  V Amour  Jinpossifjle,  du  Hrum- 


—  335  - 

mell  et  même  des  Pj^oj^hèfes  du  Passé.  Bref,  il  admire 
tout  en  ami  dévoué,  bien  que  clairvoyant  (1). 

Avec  M.  Jules  Levallois  nous  entrons  enfin  dans  la 
critique  proprement  dite,  où  l'éloge  est  mesuré  et  pesé  et 
où  Tesprit  de  discussion,  do  réfutation  même,  n'abdique 
jamais  ses  droits.  «  Depuis  longtemps,  —  écrit  M.  Levallois 
dans  VOpmion  Natiotia/e,  —  je  connais  en  critique  la 
manière  de  M.  d'Aurevilly.  J'ai  lu  les  Prophètes  du  Passé, 
et  je  perds  de  vue  le  moins  possible  la  série  ouverte  au 
journal  le  Pays  par  ce  brillant  et  intolérant  écrivain.  Il  ne 
me  persuade  jamais,  il  m'intéresse  toujours.  Je  ne  puis  le 
quitter  sans  être  à  -la  fois  furieux  et  charmé,  séduit  par 
l'éclat,  la  puissance  et  même  la  savante  bizarrerie  de  la 
forme,  révolté  contre  le  fond  de  ses  idées...  Le  style  est 
celui  d'un  poète  jugeur  qui  jette  de  l'agrément  et  de  la 
flamme  sur  le  dispositif  des  plus  arides  sentences.  Les 
qualités  sont  grandes,  les  défauts  sont  très  graves.  La 
forme,  —  si  également  travaillée  partout,  —  a  souvent 
les  apparences  de  l'inégalité,  de  l'affectation,  de  la  pré- 
tention. Dans  ses  articles,  M.  d'Aurevilly  aime  a  multi- 
plier les  traits  frappants,  les  soudaines  lueurs  qui 
réjouissent  d'abord  le  regard  et  finissent  par  l'éblouir.  Il 
cède,  en  se  livrant  à  ces  excès  de  spirituelle  fantaisie, 


(1)  C'est  vers  lu  même  (''poque  (lue  Bandeliirc  écrivait  :  «  M.  d'Aurevilly 
avait  violemment  attiré  les  yeux  par  Une  Vieille  Maîtresse  et  par  VEnsor- 
celée.  Ce  culte  de  la  vérité,  exprimé  avec  une  ellVoyable  ardeur,  ne  pouvait 
(pie  dé[)Iaire  à  la  foule.  D'Aurevilly,  vrai  catliolique,  évoquant  la  passion 
pour  la  vaincre,  chantant,  pleurant  et  criant  au  milieu  de  l'orage,  planté 
comme  Ajax  sur  un  rocher  de  désolation,  et  ayant  toujoui'S  l'air  de  dire  à 
son  rival,  —  homme,  foudre,  dieu  ou  maUère  —  :  «  Enlève-moi,  ou  je 
t'enlève  !  »  ne  pouvait  pas  mordre  sur  une  espèce  assoupie  dont  les  yeux 
sont  fermés  aux  miracles  de  l'exception  ».  {L'art  romani ii^ue,  éd.  Calmann. 
Lévy,  1872,  p.  410  et  411). 


—  'xr>  — 

aux  exigences  de  son  iinn.uinalion  d'nrtiste  et  de  roman- 
cier. Son  orit::inalilé  éloiiHo  dans  ce  perpétuel  compte- 
rendu,  dans  cet  interminable  examen  ;  de  temps  en 
temps  elle  déborde,  non  sans  causer  de  Ici'i'ibles  dég-àts 
chez  le  prochain,  et  malheureusement  chez  son  propre 
maître».  (1)  Ici  la  critique  est  (ine  et  très  sensée  :  elle 
fait  la  juste  part  à  réloge  et  aux  réserves.  C'est  un  modèle 
de  critique  pondérée  et  loyale.  Deux  ans  après,  en 
juin  ISiT),  M.  Levallois  consacrait  au  Pi'èlre  Marie  deux 
remarqual»les  feuilletons,  conçus  dans  le  même  esprit  de 
modération  c^l  de  sagacité.  11  rejetait  le  niyslicisnie.  le 
surnaturel  et  la  doctrine  soml;»re  du  nunan  ;  mais  il  en 
louait  avec  discernement  les  descriplions  superlies  et  les 
émouvantes  situations.  Aussi  Barbey  d'Aurevilly  lui 
écrivait-il  le  '-^  juin  :  «  Vous  aviez  raison  de  dire  que  je 
serais  content  de  vous  !  Certes  !  !  !  Je  vous  remercie,  et 
bien  vivement,  de  vos  deux  articles  dans  lesquels 
Tamitié  a  fait  ce  tour  de  force  de  s'exprimer  avec  une 
grande  franchise  et  une  grande  amabilité.  Qiumd  je  vous 
verrai,  je  vous  remercierai  mieux.  Adieu,  Déiste 
acharné,  mais  charmant  !  Au  fond,  vous  êtes  comme 
moi.  un  fanatique;  mais  si  nous  nous  danmons  récipro- 
quement, nous  nous  aimons  en  nous  damnanl.  Tout  à 
vous,  mon  cher  Tout  au  Diable:  // 

Néanmoins,  il  n'était  pas  réservé  à  M.  Levallois  de 
formuler  à  cette  époque  le  jugement  parfait  et  absolu- 
ment équitable,  —  sinon  définitif  (il  n'y  a  pas  de  juge- 
ments définitifs  !)  —  sur  l'œuvre  de  Barbey  d'Aurevilly. 
Cette  bonne  fortune,  qui  était  à  la  fois  un  honneur  et  un 
acte  de  courage,  échut  ;i  M.  Alcide  Dusolier.  Kn  une 

I    Jiili'S  Levai. LOIS.  Eludes  de  jiliilosopliie  li/léraire.  Criliffue  inililanle 
F'aiis.  Di.lier  .t  C".  18t,H    p.  1711  cl  mjjv. 


—  337  — 

jolie  plaquette  d'une  cinquantaine  de  pages,  ornée  d'une 
eau-forte  représentant  d'Aurevilly  à  l'âge  de  40  ans  (1), 
M.  Dusolier  traduisit,  le  31  mai  1802,  ce  qui  eût  dû  être 
depuis  longtemps  déjà  l'opinion  commune  sur  l'auteur 
cVUnc  Vieille  Maîtresse  et  de  YEnsoixelée.  «  Ecrivain 
plein  de  verve  et  d'éclat,  —  s'écriait-il,  —  journaliste 
passionné,  homme  d'imagination  même  dans  la  critique, 
ayant  toujours  sous  la  plume  la  comparaison  et  l'analogie 
qui  font  d'une  explication  une  lumière  ;  romancier  exercé 
aux  subtilités  de  la  psychologie,  habile  aux  nuances, 
dans  Une  Vieille  Maîtresse  ;  coloré,  dramatique,  paysa- 
giste comme  W.  Scott,  dans  V  Ensorcelée  ;  répandant 
sur  ses  tableaux  une  sauvagerie  qui  ne  manque  pas  de 
grandeur  et  qui  est  sa  marque, son  originalité:  comment, 
doué  de  toutes  ces  quahtés  fortes  ou  délicates,  propres 
à  frapper  les  esprits  naïfs  autant  qu'à  séduire  les  esprits 
raffinés,  n'a-t-il  pas  emporté  la  réputation?...  Demandez 
à  la  Critique  contemporaine  qui  a,  pour  einpècher  un 
livre,  quelque  chose  de  bien  plus  sùrquer/y?(:/<:'x'romiiin  : 
le  silence.  Elle  s'est  tue,  le  public  n'a  pas  lu,  —  il  ne 
savait  pas...  Ah  !  voilà  peut-être  le  fin  mot  du  silence  des 
critiques  !  M.  d'Aurevilly  ne  pense  pas  comme  la  plupart 
d'entre  eux,  —  on  ne  saura  pas  que  c'est  un  romancier  ; 
— -  c'est  un  absolutiste,  —  on  ne  saura  pas  que  c'est  un 
écrivain.  Mais  ses  amis  religieux  et  politiques,  direz- 
vous,  pourquoi  ne  parlent-ils  pas  ?  Ils  n'ont  aucune  raison, 
eux,  de  cacher  ce  talent  au  public  ?  Si  fait  !  Et  cette 
raison,  c'est  l'extraordinaire  indépendance,  c'est  la  fran- 
chise  intrnilable  de  M.  Barbey  d'Aurevilly.  Homme  de 

(i)  Alciilc  Di'soi.ii-ii.  —  J.  Dai'hfij  il' AiirvinHij,  ijluilv,  ;ivi.'c  caii-fortc 
M)ontu,  (''iliti'iu',  18():i  .  —  M.  Dusolki'  a  ic|)roduit  cutle  l'-link'  tlaiis  son 
iriléicssaiit  \iiliiiiif  No>^  (jens  de  lellre.s,  iloiil  ii'ic  iiouvillo  édilioii  a  [laiii 
en  187S  f.Mauiii'c  Drejfon?,  (Jditeur),  ji.    119-162. 

22 


—    .  I.  (<>    — - 

('•iiiviclioii.  louicicii  iii('l)r:iiilii)il(\  iillaiil  [tnijnin-s  drojl  ol 
ji!S(nf;iu  hoiil,  (l('(l;ii,uii('U\  <ii's  iiiciKiJuciiiciils  hypoci-llos, 
il  fr;ipp('  aussi  l'orl  sur  les  callioliiiuos  (iiii  oui  dc^  l;"iches 
coiiiplaisaiices  poui'  \c  l'rogivs.  que  siii'  h's  alliées  on 
les  ralioiialislos.  »  N'osl-il  [)()iiit  siii,miliei(iueirAiirovilly 
ait  (In  alteiuli(^  jiisiju'en  lsr»-J  puni-  èlre  ainsi  int;(^  s;iiis 
reliceiices.  sans  fau\-l'nyanls,  pleinement  el  loyalenienl, 
coMiiiie  il  le  (lesiiMil  ?  Celle!  pag(i  t'ait  1(>  ]>lus  urainl  liuii- 
denr  a  M.  Dnsoliei-  qni.  dés  ce  nionienl,  elait  un  libru- 
pensenr  ileclaié,  un  "  (ils  de  Di(lei'(»l  "  convaincn. 

Il  S(3nil)lail  (pi'apivs  nn  lt>l  li<iniina,i:i'  diin  espril  Iranc 
ot  sincère,  la  Ci'itiqno  dnlso  nioiilicr  plus  synipalliiquoa 
lîarbey  d'Aurevilly.  11  n'en  fut  rien,  —  du  moins  jiour 
l'inslaiit.  A  propos  du  (Jliciutlier  Des  Touches,  publié  à  la 
fin  de  181)3,  M.  Dusolier  lui  eneoro  oblitçé  de  revenir  à  la 
charue.  11  le  lit  l)rillamment  dans  la  Reçue  Nouvelle  du 
1")  mai  1S()1.  «  Un  no  peut  se  figurer,  —  ccrit-il,  —  la  vie 
intense  qui  circuloà  travers  ce  roman.  Je  l'ai  dit  ailleurs, 
le  style  de  M,  d'Aurevilly  a  dos  g-estos  !  Quoique  liitc- 
?•«//•<?  jusqu'au  rallinemont  et  ne  versant  jamais  dans  la 
banalité  (chute  fréquente  chez  les  éerivaius  de  mou- 
vement) il  a  l'emportement,  le  toiTonliel  de  la  parole 
oratoire.  11  est  vrai  que  le  torrent,  —  car  il  faut  aussi 
noter  les  défauts,  — se  brise  parfois  contre  des  incidentes 
et  des  pareiilhèses,  qui  le  ralentissent  mal  à  propos  :  cela 
vient  de  co  que  l'auteur  veut  fout  dire,  fixer  toutes  les 
nuances.  Et  à  cela  il  est  encouragé  par  la  richesse  d'ana- 
logies et  do  méla])hores  que  lui  foui'iiil  son  imagination 
abondante.  Mais  M.  Barbey  d'Aiire\^lly  reste  quand 
niônie  un  écrivain  hors  do  pair  pour  ceux  qui  préfèrent 
le  fier  style  de  Saint-Simon,  malgré  ses  rugosités,  ses 
heurts,  ses  soubresauts,  à  la  correction  élégante  et 
toujours  égale  de  Bufïon  ». 


—  'X¥.)  — 

Aillours.  (hiiis  ];i  presso  ralholiqno,  universitaire,  aca- 
démique, le  silence  se  fait  autour  du  nouveau  chef- 
d'œuvre  de  Barbey  d'Aurevilly,  comme  il  s'était  organisé 
savamment  à  l'apparition  de  l'Eiisorcc/ée.  Seul,  dans  les 
journaux  l'elisjrieux  etlég-itimisles,dansle  Correspondant 
rarement,  dans  la  Gazelle  de  France  trop  souvent, 
M.  de  Pontmartin  (1)  continuait  à  faire  entendre  sa  voix 
de  crécelle  uionotone  et  désolée.  «  M.  Barbey  d'Aure- 
villy, —  disait-il,  —  c'est  un  iiUi'a-caUtoUque  qui  écrit 
des  romans  libertins,  un  critique  hebdomadaire  qui 
défraye  la  gaieté  des  petits  journaux  et  fait  de  chacun  de 
ses  articles  un  défi,  une  gageure  contre  le  bon  sens  et  la 
langue  française  ^. 

Du  reste,  à  partir  de  1863,  d'Aurevilly  est  trop  engagé 
dans  la  polémique  littéraire  et  dans  une  guerre  sans 
merci  contre  les  coteries,  pour  susciter  à  son  propre 
avantage  des  juges  impartiaux  et  bienveillants.  On  sait 
quelle  vigoureuse  campagne  il  mène  alors  contre  la 
Revue  des  Deux-Mondes,  les  Débats  et  l'Académie  fran- 
çaise ;  et  cette  croisade,  il  la  continue  sans  répit  jusqu'en 
1870.  Toujours  il  est  sur  la  brèche,  l'épéeàla  main.  Aussi 
comprend-on  qu'à  son  approche  les  critiques  s'enfuient. 
Quant  à  lui,  il  ne  fait  rien  pour  les  retenir;  il  semble 
même  heureux  de  les  avoir  dispersés.  Pendant  dix  ans, 
de  18G4  à  1874,  il  ne  publie  aucun  livre  et  par  là  se  dérobe 
à  l'empressement  plutôt  hostile  des  chroniqueurs.  Même, 
en  1871,  il  quitte  Paris  et  vit  pendant  de  longs  mois  à 


(1)  Ar:i)ari(]  hf.  Po.nt.makti.n  '1811-1890).  Depuis  le  coup  d'État  du  2 
Décembre,  il  n'a  cessé  d'être  violemment  hostile  à  Barbey  d'Aurevilly.  Voir, 
notamment,  les  Jeudis  de  M"'  Charijonneuu,  les  Causeries  du  Samedi, 
les  Nouveaux  Samedis,  les  Souvenirs  d'un  vieux  critique  (passim), 
sans  compter  nombre  de  lettres  dont  on  lira  plus  loin  des  extraits. 


Viilognes.  Or,  l'on  suit  assez  que  crirosl  pas  en  province 
quo  les  gons  dn  boulevard  vont  choivhor  loui'  pàlnro  : 
tout  ce  qui  ne  s'agile  el  no  pai'ade  sous  leurs  yeux  Iimu' 
demeure  étranger. 

Il  faut  décidéineiil  le  scandale  des  liiaholiijiti  .-^  imiir 
ramener  rallenlinn  sur  lauleur  du  ('lirnilicr  Des 
Toudics.  Mais  alors  ce  ne  sont  plus  des  isoles  (pii  s'é- 
lèvent p<nir  ou  contre  le  romancier  :  la  presse  l'ait  feu  de 
toutes  parts.  Le  Cltaricari  dénonce  aux  rigueurs  de  la 
justice  rimmoralité  du  livre,  et  M.  do  Pontmailin  n"est 
pas  éloigné  d'imiter  cet  exemple.  Ailleurs,  dans  les 
journaux  soucieux  de  leurs  devoirs  et  ayant  le  culte 
d'une  solidarité  qui  les  honore,  on  défend  Barbey  d'Au- 
revilly avec  la  même  ardeur  que  d'autres  mettent  à 
l'attaquer;  seulenuMit,  on  ne  U^jugc  nulle  part  comme  il 
devrait  l'être  (1). 

1)  Pour  la  |iiomiiTt!  fois  peiit-iHro  depuis  (|u"il  était  en  Ifultc  aux 
aUai|ues  de  la  iiressc,  ilaihi-y  d'Aurevilly  s'est  plaint  ainéiemt'iil,  à  l'ona- 
>iiiu  des  IHabolit/ues,  des  mauvais  iirorédés  de  ses  eoiifières  en  jounialisiiii; 
S  sou  éirard.  Il  écrivail,  eu  elVet,  le  10  janvier  181"i,  à  son  ami  M.  Armand 
lîoyer  :  «  Mon  procès  est  enterré  et  lini  avant  d'avoir  commencé,  grâce 
aux  députés  normands  <|ui  se  sont  hravement  croisés  pour  lu  Normandie 
dans  ma  personne,  irràcc  aussi  à  Tailliand,  garde  des  sceaux,  dix  fois  plus 
intelligent  que  son  Piocureur  général...  Je  vous  conterai  (il  ini'  faut  du 
temps)  ce  <|ue  j'ai  vu  et  fait  dans  celle  occurrence,  plus  dial»olii)ue  <|ue  mes 
Itidbotiqnea,  et  pour  mettre  le  pied  sur  ces  reptiles  de  vertu  héte  diessés 
contre  moi  et  (|ue  j'ai  aplatis.  La  Littérature  a  été  inf;\me  d'envie,  de 
fausseté,  de  lâcheté.  Tous  ont  crié  à  l'immoralité  contre  moi,  par  la  seule 
r.iison  que  j'ai  plus  de  talent  qu'eux.  La  diinonciatioii  au  l'riMureur  général 
est  |iarlie  du  jnuiiial  Le  Cluliivari,  <pii,  de  houtlon  vidé  s.ins  une  grimace 
ilans  II-  ventre  miiiitenani,  s'est  lait  mouchard  pour  se  renouveler.  J'.iiuais 
mil  au  cii-ur  de  vuus  écrire  tout  ce  que  j'ai  vu,  depuis  que  je  vous  ai 
quitté:  nous  en  nqi.iileroiis,  mai^  plus  tard  :  les  élriuis  séchés  sentent 
moins  manv.iis.  »  Il  fillait  que  Uirliey  dAunvilly  eut  liien  soulfei  t  |Miur 
ép.ni'lier  ainsi  sa  douleui'.  même  dans  un  cieur  l'ratertiellemetit  ami. 


—  B41  - 

Toutefois,  l'atfairc  des  DiaJ)oli<iues  a  cet  heureux 
résultat  de  faire  surgir  autour  du  roniaucier  normand  uu 
nouveau  groupe  de  critiques  vraiment  dignes  de  ce  nom. 
Francisque  Sarcey,  un  professeur  évadé,  destine  au 
AVA'"  Su'cJe  un  brillant  et  élogieux  article  sur  le  fameux- 
recueil  de  nouvelles  mis  à  l'index  par  les  vertueux 
«  boulevardiers  >/  ;  mais  le  rancunier  Edmond  About,  qui 
n'a  pas  oublié  certaines  attaques  du  Pays,  supprime 
l'article.  Sarce}""  ne  se  décourage  pas  ;  il  en  envoie 
Véj^reuve  à  d'Aurevilly.  Il  fait  mieux.  En  décembre  187G, 
il  fait  une  conférence  publique  sur  l'œuvre  du  Maître.  De 
leur  coté,  M.  Paul  Bourget,  qui  est  aussi  un  universitaire 
manqué,  et  M.  Jean  Richepin,  encore  un  normalien  éman- 
cipé, un  défroqué  de  la  robe  doctorale,  viennent,  sym- 
pathiques et  respectueux,  à  l'auteur  de  rEnsorcelée. 
Enfin,  deux  soldats  d'avant-garde  de  l'armée  cathohque, 
Charles  Buet  et  M.  Léon  Bloy,  mettent  leur  plume  au 
service  des  PropJiètes  du  Passé,  des  Bas-Bleus  et  dn 
Prêtre  Marié:  l'un  dans  les  journaux  du  boulevard, 
l'autre  dans  la  Revue  du  Monde  Catholique.  Est-ce  qu'en 
définitive  l'Université,  affranchie  des  erreurs  du  passé 
ou  plutôt  libérée  des  préjugés  d'antan,  ne  répugnerait 
plus  aux  hardiesses  du  romancier  ?  est-ce  que  l'Église 
commencerait  à  reconnaître  les  mérites  du  Chouan  de 
Basse-Normandie  ?  Non  !  pas  encore.  Mais  les  temps 
approchent  où  justice  sera  rendue  au  vaillant  écrivain. 

Voici  deux  universitaires  de  marque  qui  font  bon 
aceueil  à  Barbey  d'Aurevilly.  On  ne  peut  récuser  leur 
témoignage  :  ce  n'est  pas  l'ardeur  de  la  jeunesse  qui  les 
emporte.  Ils  s'appellent  Ernest  Havet  et  Désiré  Nisard. 
Eux  aussi,  longtemps,  ils  ont  ignoré  ou  méconnu  le 
critique  du  Pays,  —  et  le  critique  du  Pays  les  a  plus 
d'une  fois  maltraités.  Mais,  sur  le  tard,  ces  contempo- 


-  .i\'2  — 

rahis,  lils  d'une  opoqiio  r(.'\()liit\  vl  a  la  veille  oux-iiiriiK^s 
do  plier  bagago,  so  l'eiicoiilrenl  ol  so  compreiiiienl. 
«  Celui-là,  c'est  un  gjaud  éeiùvain  »,  s'écrie  Nisard 
devant  M.  Fraiiçois  C(»i)pée,  eu  parlant  de  IJarboy 
dAurevillv.  Kl  Kriiesl  Ilav(>l,  plus  explicite,  loue  à  S(Mi 
tour,  dans  une  letlrtMlii  10  aoid  ISSO,  «  co  style  dont  le 
reli(>l'  fait  les  choses  a  la  l'ois  très  éli'anges  et  très 
vivantes  ».  Peu  de  temps  après,  réminent  critique 
J.-J.  W'eiss,  dans  son  feuilleton  drainalique  du  .loHnuil 
(h's  Dchats,—  au  rez-de-chaussée  de  la  maison  des  Berlin, 
d'où  jadis  avait  été  exclu  l'auteur  du  Jîrimn/ic/l  et  où 
depuis  de  longues  années  n'avait  pas  retenti  le  nom  de 
Barbey,  —  salue  en  l'auteur  des  Didholiqiic.s  «  un  psy- 
chologue rafïiné  et  superbe  >/  (1). 

De  tels  hommages,  venant  de  tels  hommes,  préparent 
à  merveille  et  corroborent  à  l'avance  l'éloge  plus 
éclatant  encore  que,  d'une  main  experte  et  d'un  C(eur 
justement  chaleureux,  M.  Paul  Bourget  s'apprête  à 
décerner  à  son  Maître.  Dès  I.S7S,  dans  le  poèiiK^  (Yl'Jdcl, 
il  reproduisait  presque,  en  se  l'appropriant,  le  jugenuMit 
de  l\iul  de  Saiid-Victoi-  : 

Ci'l  liiimiiic  iM'iil  connue  il  s'Ii.iMllc,  il  est  hizarrc 
M.ii>  «'Tfinis,  violcii(  m.iis  fml,  cliiMclir'  iii.iis  i;iii'.  . 

Vax  lSS:i,  il  ne  seconleiite  [tins  de  celle  l)reve  a[)<»logie. 
11  ('(Miipose  pour  les  Mcniordixlii  de  IS.")*;  cl  de  lsr>S 
une  admiralde  préface,  q\ii  est  certainement  lai)lus  IxMIe 
page  do  haute  critique  que  l'icuvre  de  d'Aurevilly  ait 
inspirée.  On  n'en  peut  diMaehor  un  fraiiinenl  :  il  fau- 
drait tout  citer. 


1)  J.-.l.  \Niis>. —  A  ]iiiipus  fit-  lliéiilri'.  p.   ^i>    i;.iliii,(nii-l,r\y,  riliii-iir, 
189J.) 


-  343  — 

L'année  suivante,  M.  Henry  Houssaye.dans  le  Journal 
des  Dcbals,  nomme  Barboy  parmi  les  critiques  souvent 
clairvoyants  de  Victor  Hugo.  Deux  mois  plus  tard,  au 
mois  d'avril,  passant  en  revue  les  romans  contemporains, 
il  mentionne  au  nombre  des  œuvres  qui  font  époque  : 
Une  Vieille  Maîtresse  et  V Ensorcelée  ;  puis  il  ajoute  : 
«  Les  conceptions  de  Barbey  d'Aurevilly  sont  toutes 
subjectives.  C'est  un  solitaire  de  génie  qui  voit  la  vie 
dans  son  imagination.  Il  observe  peu,  mais  il  crée  avec 
une  nire  puissance.  Il  y  a  des  pages  inoubliables  dans 
V Ensorcelée  et  dans  le  Chevalier  Des  Touches.  Son  chef- 
d'œuvre  est  le  Bonheur  dans  le  crime,  et  c'est  un 
chef-d'œuvre  égal,  sinon  supérieur,  aux  plus  drama- 
tiques, aux  plus  parfaites  nouvelles  de  Mérimée  >>.  (1) 

A  la  fin  de  1881,  c'est  au  tour  de  M.  Jules  Claretie  de 
louer  les  Memoranda  et  le  Dandysme,  —  réunis  en  un 
même  volume.  En  1885,  M.  Robert  de  Bonnières  con- 
sacre un  délicieux  chapitre  de  ses  Mémoires  d'aujour- 
d'hui ii  celui  qvCil -appelle  nn  «  chouan  littéraire  ».  Peu 
après,  Théodore  de  Banville  envoie  à  l'ancien  ennemi 
des  Parnassiens,  —  devenu  son  ami,  —  son  joli  livre  : 
Mes  Souvenirs,  avec  cette  dédicace  : 


Ccst  pour  vous,  ô  d'Aurevilly, 
Que  la  bataille  est  une  fête. 
Vous  seul,  en  ce  siècle  vieilli, 
ÎN'avez  [tas.  su  courber  la  tète. 
Votre  voix  est  un  chant  de  cor. 
Le  sauvage  ouragan  vous  nomme, 
Et  dans  voti'o  main  siffle  encor 
La  ciavache  du  gentillionime  ! 

(1)    Henry    I1(ilssayf,.   —    Les   Iloiinues  ci    les   Idées,   p.    361    et   ?uiv. 
(Calmanu-Lévy,  éditeur,  1886). 


—  :344  — 

Léon  Cladol  ol  Jules  Vallès,  doux  \iokMils,  l'oiil  Irlo  à 
Barbey  d'Aurevilly.  Oscar  do  \'allee  \c  nid  au  nombre 
des  ligures  qu'il  aime  à  dessiner  d'une  pluini>  delieale  el 
lui  rend  co  llatleur  hommage:  "(l'est  cerlainemenl,  el 
par-dessus  loul,  —  dit-il,  —  un  esi»rit  loulg-rand  ouvert, 
d'un  courage  nalurtd,  il'un  savoir  on  Tintuition  ajoideà 
l'élude,  d'une  loyauté  visible  el  d  ime  foi'ce  peu  com- 
mune//. Arsène  Iloussaye  el  Armand  Silveslre  sollicitent 
sa  collaboration  pour  la  lù'ruv  de  l'ui-is  cl  de  Saint- 
Prlcrshourii.  M.  Frédéric  Masson  lui  demande  un  roman 
"  dans  le  genre  du  Chmilicr  hcs  Touclus  »  et  se  d('»sole 
de  no  pouvoir  l'obtenir.  lMiilipi)e  (lille  lui  l'ait  une  ])t>lle 
place  dans  ses  chroniques  du  Fiçiavo.  Edmond  de  (Ion- 
court  lui  réserve  le  meilleur  accueil  dans  son  Journal  ol 
l'admet  en  son  Académie.  M.  Oclavo  Uzanne  l'iiderrog'e 
sur  sa  jeunesse  el  veut  écrire  un  fragment  de  sa  bio- 
graphie. Il  n'est  pas  jusqu'à  M.  Jules  Lemailre,  malgré 
ses  airs  de  dilettanlc  revenu  de  tout,  qui  ne  s'incline 
devant  les  mérites  du  romancier. 

Vers  lS<sr),  il  ne  reste,  je  crois,  à  Barbey  d'Aurevilly 
que  deux  ennemis  déclarés  et  impitoyables  :  le  comte  do 
l^>ntmartiu  et  M.  Kmile  Zola,  — le  représentant  du  «centre 
droit  //  et  le  porte-parole  de  «  l'exlrcmc-gauche  />,  en 
littérature.*  Tant  qu'il  me  restera  un  souffle  de  vie  et  un 
tronçon  de  plume,  —  s'écrie  d'une  voix  comique  M.  de 
Pontmartin,  —  Je  ne  me  lasserai  pas  de  signaler  à  la 
méfiance  des  D-nis  cat/ioliqucs  ceXie  littérature  en  partie 
double  qui  alterne  entre  une  critique  absolutiste  et  des 
romans  tels  qn  f'/ic  Vieille  Mtiilresse,  les  DinhoUijucsoi 
V Ilistoii-e  sans  nom  p.  M.  Zola  (1)  n'est  pas  pins  tciidi'c 

(1)  Ji-  (lois  iliif  i|tu',  «J.ins  lu  rit/aro  du  18  j;iii\it'i-  1896,  M.  Kniilt'  Zola, 
nu  |icu  assa::!,  a  roroiiiiu  uiio  |».'irlie  de  ses  loris  fiiscrs  celui  iju'il  nomme 
«  le  vieux  liou...  d'un  admirahlc  tem|iéranienl  romanlii|ue  ». 


—  345  — 

dans  sa  Carnpar/ne  du  Fif/aro.  Il  trouve  plaisant  d'ac- 
cabler d'Aurevilly  sous  l'atlVeuso  épilhète  de...  bour- 
geois. «  Vous  ignorez  toutde  l'heure  actuelle,  —  clanie-t-il 
d'un  ton  de  colère,  qui  fait  rire,  —  vous  ne  savez  même 
pas  que  nous  sommes  les  artisles,  nous  autres,  qui  avons 
renoncé  aux  guenilles  de  1830,  et  qui  vivons  simplement, 
sans  carnaval,  tout  entiers  dans  nos  œuvres.  Visitez  les 
ateliers  de  nos  peintres,  ne  vous  en  tenez  pas  aux  quatre 
pauvres  jeunes  écrivains  que  fascinent  vos  yeux  d'aigle, 
renseignez-vous,  apprenez  au  moins  où  est  l'art  de 
l'époque.  En  vérité,  je  vous  le  dis,  vous  avez  l'ahuris- 
sement d'un  bourgeois,  les  ignorances  d'un  bourgeois, 
l'obstination  et  le  rabâchage  d'un  bourgeois  !  Bourgeois  ! 
bourgeois  !  »  Eût-on  supposé  tant  de  haine  virulente  chez 
un  naturaliste  qui  prétend  et  vise  à  l'impassibilité  ! 

Ce  n'était  pas  seulement  «  quatre  pauvres  jeunes 
écrivains  »,  —  comme  disait  dédaigneusement  M.  Zola, 
—  qui  venaient  à  Barbey  d'Aurevilly,  c'était  une  grande 
partie  de  la  jeunesse  lettrée.  Un  des  mieux  avisés  parmi 
les  débutants  de  la  critique  fut  M.  Gustave  Geffroy,  qui 
devait  se  faire  bientôt  une  place  si  enviable  dans  la 
presse  parisienne.  Le  28  juillet  1886,  il  publiait  dans  la 
Justice  une  longue  et  remarquable  étude  sur  foeuvre  du 
Maître.  «  Parce  que  les  opinions  de  l'écrivain  vont  à 
rencontre  des  idées  philosophiques  et  sociales  qui  com- 
mandent l'évolution  de  ce  siècle,  —  y  lisons-nous,  — 
parce  que  la  manière  d'être  de  l'homme  a  été  souvent 
le  sujet  des  bavardages  de  la  chronique,  parce  qu'on 
aurait  éprouvé,  devant  telle  manifestation  de  cette 
vivante  personnalité,  une  colère,  un  agacement,  ou 
même  une  indifférence,  il  n'en  faut  pas  moins  reconnaître 
à  M.  Barbey  d'Aurevilly  comme  bien  acquise  la  situation 
très  grande  et  très  particulière  qu'il  occupe  dans  la  litté- 


-  :iic.  - 

nituro  do  co  lotnps.  IVaillours.  lain»  s(>tnbl;iiit  d{.\  no  pas 
s'apoivevoir  do  ceiio  prise  do  possossioii,  ou  ohicaiior 
sur  les  limites  exiictos  do  oo  ton-aiii  conquis,  cola,  ou 
vérité,  110  servirait  do  rien  ».  Kt  M.  Ctoffroy  fonuulo 
ainsi  son  jnii-omonl  1res  motivé  :  «  Harboy  dWurovilly, 
un  des  cinq  ou  six  \iais  romanciers  venus  depuis  Balzac, 
pourrait  être  défini  :  Un  écrivain  bas-normand,  —ayant 
g'ardé  à  travers  la  vio  le  souvenir  do  la  torro  et  des  êtres 
do  son  pays,  —  épris  do  dandysme,  —  exaspéré  contre 
l'ordinaire,  —chercheur  d'exceptions  morales,—  mcHaiit 
au-dessus  de  ses  opinions  sa  passion  d'historien  do  raino 
humaine  y>.  (1) 

Kniiii,  peu  de  temps  avant  la  mort  do  Barbey  d'Aun;- 
villy,  un  érudit,  fin  lettré  et  artiste  autant  que  savant 
éprouvé,  M.  Maurice  ïourncux,  écrivait  pour  la  Grande 
Knci/clopcdie  i\Q  M.  Berlholot  un  très  intéressant  article 
hiog-raphiquo  et  critique  sur  l'auteur  du  (lirralicr  Des 
Touches.  Le  fait  mérite  d'être  signalé  :  car  jusqu'aioi-s 
tous  les  compilateurs  de  notices  et  polygra{)hes  do 
dictionnaires  se  bornaiont  à  répéter,  depuis  plus  d'un 
quart  do  siècle,  les  mêmes  lép:ondes  inoptes  et  les  plus 
fantaisistes  absurdités  à  propos  des  débuts,  do  la  vie 
intime  et  des  travaux  du  romancier  normand.  La  notice 
de  M.  Tourneux.  fort  bien  informée,  consciencieusement 
rédig-éo,  d'un  stylo  sobre  et  net,  d'une  pensée  claire, 
sagace  et  vigour*Mis(>.  fait  honneur  a  la  science  et  au  pmt 

(1)  Gustave  fiKKUtov.  —  Nnles  d'un  journaliste,  p.  21'»  ri  fiiiv.  (Char- 
pentier, édiliMir,  1881).  —  Ji.-  «Icviais  ineiilionix-r  Crf^alcnuMil  iri  une 
élnd»!  «le  M.  Ernest  Tfssol,  ronronnéc  à  fionève  en  1889,  si  je  ne  mVliiis 
inlenJit,  en  cette  exrursion  à  travers  la  rriti<juf,  «h;  sortir  «le  France. 
M.  Tissiit  a  reproduit  sa  lonsiie  r-linlc,  <|iii  ne  manqua  ni  d'erreurs  sin^'ii- 
lières  ni  de  stiip^diantes  lacunes,  dans  son  livre  :  Le<t  ÉroUilUms  <le  La 
critique  contemporaine  (Librairie  académique,  Perrin,  1890). 


-  ;ii7  — 

on  mémo  lomps  qu'à  rimpaiiinlilé  du  vigilant  édiloiii' de 
Diderot.  D'Aurevilly  put  se  dire  que  désonnais  l'on 
n'aurait  plus  le  droit  de  défigurer  sa  physionomie  et  de 
méconnaître  la  genèse  de  son  œuvre. 

Il  était  loin  de  compte  ;  mais  il  n'eut  pas  la  douleur  de 
constater  une  fois  do  plus  à  quel  point  les  légendes 
rencontrent  plus  de  crédit  que  l'histoire  vraie.  Lorsqu'il 
mourut,  le  23  avril  1889,  la  presse  fut  unanime  à  saluer 
la  dépouille  de  celui  qu'on  appelait  depuis  longtemps 
«  le  connétable  des  Lettres  françaises  »,  «  le  duc  de 
Guise  de  la  Littérature  »  (1);  seulement  les  journahstes 
du  boulevard  éprouvèrent  le  besoin  de  réveiller,  au  sujet 
du  mort,  toutes  les  vieilles  anecdotes  et  les  sottes  inven- 
tions qui,  dès  longtemps,  défrayaient  la  conversation  des 
salons. 

Au  total,  il  n'y  eut  que  M.  Coppée,  dans  le  Soleil 
du  25  avril,  et  M.  Bourget,  dans  le  Figaro  du  4  mai,  à 
exprimer  comme  il  convenait  le  deuil  des  Lettres  fran- 
çaises.  «  Chez   d'Aurevilly,    le  romancier  surtout  est 

(1)  P.umi  les  .nticles  les  plus  saillants  consacrés  alors  à  Barbey  d'Aure- 
villy, je  citerai  ceux  de  :  M.  Robert  de  Bonnières  et  M.  Maurice  de  Fleury 
{Fif/aro,  du  25  avril  1889),  M.  Henry  Baiier  {Echo  de  Paris),  Santillane 
{OU  Blas),  M.  Pédrc  Lafabrie  {Univers),  M.  Emile  Cére  {La  France), 
M.  Paul  Belon  {Le  Parti  Nalional),  M.  Kugène  Veuillot  (t;7aDe/-.v),  M.  Francis 
Chevassu  {La  Presse)  M.  Simon  Boubéc  {La  Gazette  de  France),  Caribert 
{Paris),  Scaramoucbe  {Gaulois),  M.  Gustave  GelTroy  {La  Justice),  M.  Jean 
Lorrain  {U Événement).  —  Le  Correspondant,  par  la  plume  élégante  et 
cliàtiée  de  Victor  Fournel,  fut  (cliose  incroyable!)  presque  juste  pour 
d'Aurevilly.  Natunllemenl,  la  Bévue  des  Deux-Mondes,  fidèle  à  la  tactique 
lie  François  Buloz,  garda  le  ]dus  complet  silence.  Dans  la  Justice  du 
20  juillet  188!),  le  itoètc  normand  Aristide  Fremine  donna  (juclipies  détails 
excellents  sur  la  famille  de  Barbey  d'Aurevilly,  et  plus  tard  .M.  Cliarles 
Fremine  comiiléta  ces  notes  dans  le  Rappel.  MM.  Anatole  France  et  Jules 
Lemaître  furent  délicieusement  inexacts  dans  leurs  chroniques  du  Temps. 


—  348  — 

grand,  —  é(M-ivit  M.  Coppée.  —  Lo  romaiicior?  disons 
niioiix  !  lo  poète.  Car  il  y  a  on  lui  du  Bal/.ac  oldiiloi-d 
Byron  ;  car,  sous  sa  pluni(\  loul  s"o\all(^  ol  so  niai;niIlo; 
car  il  possèdo  au  plus  haut  dogro  la  faoultô  nniilrossc  ot 
suprônie,  l'iinaginalion  dans  \o  slylo...  La  Irondx»  dos 
romans  du  jour,  faits  à  (•oui)s  do  iiumius  docuniculs  cl  (U^ 
notules  prises  par  des  myopes,  sera  depuis  longlonips 
oubliée  quand  triompheront  enrore.  à  la  plaoe  qu'ils 
doivent  occuper,  c"esl-;'i-ilire  à  la  première,  les  grandioses 
fictions,  les  épiques  récits  i.\o  Barbey  d'Aurevilly  >/. 
Quant  à  M.  Paul  Rourgot.  il  évoqua,  en  uiu^  page  suporljo 
d'énjotion  ot  de  force,  l'altière  et  hautaine  figure  i\v  son 
Maître  vénéré.  «  Avec  son  goût  du  romanesque,  —  dit-il, 
—  avec  ses  partis  pris  d'attitudes,  avec  ses  singularités 
d'extérieur  et  ses  singularités  d'anecdotes,  d'Aurevilly 
n'était  pas,  comme  les  chroniqueurs  l'ont  trop  voulu 
montrer,  un  simple  fantaisiste  de  génie.  Pour  nio 
borner  à  un  seul  point,  celui  de  la  foi  religieuse,  je 
ne  compi'ends  pas  que  la  critique  ait  hésité  une  mimito 
à  reconnaître  chez  lui  la  profondeur,  la  simplicité 
de  son  catholicisme.  Les  confidences  de  ses  premiers 
Meynoranda  montreront  davantage  sur  quelles  fortes 
études  reposaient  les  convictions  de  cet  élève  de 
Donald  et  do  Maistre.  11  n'était  on  aucune  manière  un 
croyant  par  romantisme,  mais  bien  un  esprit  nourri  do  la 
meilleure  théologie,  très  entier  dans  ses  principes,  mais 
très  raisonné,  comme  Balzac,  d'ailleurs,  dont  toute 
l'œuvre  serait  inexplicable  sans  le  christianisme...  Ses 
théories  d'absolutisme  en  politique  étaient  pareillement 
fondées  sur  une  connaissance  très  précise  i\o  l'histoire. 
II  s'était  donné  cette  instruction  dans  ses  auiM'es  de 
journalisme  militant,  et,  s'il  n'eût  pas  écrit  de  ce  style 
qui  était  le  sien,  trop  éclatant  d'imagination  poétique,  les 


—  349  ~ 

lecteurs  eussent  reconnu  dans  la  plupart  de  ses  idées  une 
solidité  comparable  à  celle  de  Rivarol  ». 

A  un  autre  point  de  vue,  deux  chroniqueurs,  de  tempé- 
rament fort  opposé,  MM.  Henry  Fouquier  et  Gustave 
Geti'roy,  rendirent  un  juste  hommage  à  la  mémoire  de 
Barbey  d'Aurevilly.  «...  Mes  aimables  correspondantes, 
—  disait  finement  Colomba,  dans  VEclio  de  Paris  du 
29  avril,  —  me  demandent  si  le  romancier  puissant  et . 
étrange  qui  vient  de  disparaître  devait  être  considéré 
comme  leur  ami  ou  leur  ennemi  ».  Et,  après  avoir  fait 
réloge  du  Bo)iIiei()'  dans  le  Crime  et  surtout  du  Préti-e 
Marié,  M.  Fouquier  concluait  :  «  Là,  Barbey  a  opposé 
l'idéal  divin  au  sentiment  féminin,  et  la  lutte  est  pleine 
de  grandeur  ».  De  son  côté,  M.  Geffroy  écrivait  avec  une 
infinie  délicatesse,  dans  \à  Justice ûw  26 avril  :  «  ...  Aucun 
événement  actuel  ne  devrait  tenir  en  regard  de  la  dispa- 
rition de  ce  gi'and  écrivain  qui  fut  un  artiste  magnifique- 
ment exaspéré,  un  styliste  extraordinairement  original, 
un  créateur  d'êtres  d'une  humanité  si  spéciale  ». 

Mais,  à  part  ces  illustres  exceptions,  les  journalistes  et 
critiques  de  la  presse  française  furent,  comme  de  cou-  > 
tu  me,  inexacts,  légers,  hâtifs.  Toutefois,  ils  ne  se  mon- 
trèrent point  malveillants.  Ce  triste  courage  était  réservé 
à  un  vieillard,  tout  près  de  la  tombe,  l'éternel  ennemi 
de  Barbey,  M.  de  Pontmartin.  En  un  long  feuilleton  de 
la  Gazette  de  France,  —  écrit  le  27  avril,  et  publié 
par  le  journal  le  21  septembre  seulement,  comme  si  une 
dernière  pudeur  eût  retenu  quelque  temps  la  main  trem- 
blante des  pontifes  de  l'endroit,— le  maigre  pamphlétaire 
des  Jeudis  de  Madame  Charbonneau  traita  d'Aurevilly 
de  pornographe,  lui  reprocha  de  n'avoir  pas  été  un 
légitimiste  assez  convanicu,  de  ne  s'être  point  enrôlé 
parmi  les  zouaves  pontificaux,  de  n'avoir  pas  fait  le  coup 


—  :r<i  — 

(lo  ftMi  polir  l;i  (lui'hosso  (h?  Borry,  cl  (inaloiuoiil  \o 
n'l('iiua«  piiiiiii  les  piodiiils  (1*11110  litlvi'aluro  en  ilocnin- 
posilioii  //.  Kl.  pniii-  se  iKMViKlrt»  (i(>  l'accusalion  do  jalmi- 
sio  qu'il  rodoiilail  taul.  car  il  savail  l)ioii  l'ollol  ([iio  pio- 
duicail  sou  arlicl(\  M.  do  l'oidiiiarliii  ajoulail  ascc  un 
foi M i(|  110 irro.sislil)lo:*' Jaloux  do  M.  liarlioy  irAiirovilly  ?... 
Mon  liiiiiiililo  110  va  p.'vs  jusquo-la.  //  Pauvre  M.  iU'  1*omI- 
niaiiiu  !  o'osl  ainsi  (pi'il  a  loujonrs  onloiidii  la  <-rili(pio 
lilloraii(>.  . 

Pou  ilo  mois  apros,  «mi  docouiWi'o  ISS'.i  cl  ou  janxior 
1S*.»(),  les  h'/Hi/c.s  t.h's  l{\\.  W.  Josuilos  puhliaioul  un  lou^' 
ot  p;ilou\  ossai  «iiM'riticpu^  sur  Ttouvrc  ûo  lîarltoy  d'Au. 
rovilly.  Lca  deux  arliclos,  sigiiôs:  Kl.  Cumul  (1),  foruuMil 
un  onsoinblo  do  soixante  pag^es.  C'est  assez  pourjug:cr 
d'une  nianioro  équilable,  sinon  coniplolo,  tous  les  travaux 
de  réorivain  noruiand.  Or,  voici  coumiont  procède  le  Pèro 
Connil.  Il  prend  l'un  après  l'autre  les  six  premiers 
volumes  où  d'Aui'ovilly  inaugura  ses  fonclioiis  d'arhilro 
dos  lotlres  :  il  les  analyse  vaille  que  vaille,  los  loue  ou 
les  blâme  selon  ses  convenances  personnelles,  redrosse 
ou  condamne  telle  conclusion  qu'il  croit  excessive  ou 
fausse,  appuie  de  son  autorité  tel  verdict  qu'il  estime  bon . 
D'Aurevilly  commenté,  corrig-é  et  expurgé  par  le  K.  P. 
Cornut  :  cela,  en  vérité,  no  manque  pas  de  charme  iC^iuml 


fl)  Le  R.  I'.  i'A.  CdHNLT  est  l'aird'ur  iTiiti  livre  inliliilr  :  Les  Malfuilcitrs 
littéraires,  l'.irmi  ces  «  in;rlriiileiirs  »  Je  l;i  lillératiire,  un  ;i  rémuuviinti; 
siirprise  île  reiiroiilier...  M.  lirutielière  ;  el  l'on  est  !«utri>(|uô  ilf;  trouver  ee 
nom  â  deux  |ta8  celui  tle...  Gliarles  n.iuilelaire  :  serait-ce  la  revaneltc  ihi 
poêle  (les  Fleurs  liu  Mal,  —  une  venjjcanee  il'outre-tonilie  contre  les 
injustices  du  critii|Ue  de  la  Hcviie  des  Ueu.v-Mondvs  '.'  Il  ne  niani|iie  (|ii( 
llarliey  d'Aurevilly  à  l'asscrntiiée  des  exconiinniilés,  de»  réprouvée  du  l'ère 
Cornnl.  Cet  honneur  était  liien  di'i  a  l'a|iu|ouis(f  îles  Jésuites.  Pouri|noi  lui 
a-l-il  été  refusé  ? 


—  ani  - 

aux  romans  du  Maître,  l'Aristarque  des  Études,  avec 
une  prudence  consoniniée,  les  étrangle,  à  la  fin  de  son 
essai,  en  cinq  pauvres  petites  pages  qui  ont  la  prétention 
d'être  un  cours  de  morale.  Si  encore  ces  cinq  pages 
étaient  consacrées  au  sujet  !  Mais  non.  On  n'en  saurait 
seulement  détacher  dix  lignes  qui  aient  l'apparence 
d'une  critique  sérieuse.  Le  reste  n'est  que. digressions 
saugrenues  et  fantaisies  de  haut  comique.  Il  est  permis 
de  se  demander  si  le  Père  Cornut  a  lu  les  romans  dont  il 
cite  les  noms. 

L'heure  de  la  justice  totale  n'était  donc  pas  encore 
venue  pour  Barbey  d'Aurevilly  au  lendemain  de  sa  mort. 
De  IStO  à  ISIH),  pendant  tout  un  demi-siècle,  bien  rares 
sont  ceux  qui  le  connurent  et  le  comprirent.  Un  long- 
travail  de  critique  impartiale  demeurait  à  faire  sur  les 
diverses  parties  de  l'œuvre  qu'avait  laissée  l'auteur 
des  Prophètes  du  Passé  et  du  Clievcdier  Des  ToucJœs. 
Ce  labeur  s'est  accompli  lentement,  sourdement,  obscu- 
rément parfois,  grâce  à  la  pieuse  vigilance  de  dévoués 
amis  intellectuels  et  par  l'inconsciente  collaboration  du 
temps  qui  met  tout  à  sa  vraie  place.  Il  s'est  poursuivi 
pendant  dix  ans,  avec  des  fortunes  inégales,  et  ne  semble 
pas  jusqu'à  présent  achevé.  Mais  on  peut  du  moins  en 
déterminer  les  étapes  successives  et  voir  comment  peu  à 
peu  l'opinion  s'est  établie  sur  le  compte  d'un  homme 
qui  fut  grand  par  ses  défauts  aussi  bien  que  par  ses 
qualités. 


CHAIMTHK  XI 11 
Le  jugement  de  la  Critique  d'aujourd'hui 

UN  LI\1!K  l>i:  CHAULES  lilJET.  -  Ali'IlCI.KS  1)K  MM.  K. 
lîIRH,  K.  U0\),  l\  FLAT,  G.  CKFI-HOY,  I'.  l'KHHKT, 
U.  DK  lU)NNlf:RES,  A.  THKURIET,  E.  LEDHAIN, 
R.  DE  GOURMONT,  ETG.. .  -  LN  l'RO.IET  DE  STATUE. 

-  UN  MOT  DE  ISI.  15RUNETIÈRE  :  PvIl'OSTE  DE 
MM.  GEORGES  RODENRACH,  HENRY  RAIJER,  ANA- 
TOLE FRANCE,  GUSTA\'E  GEEEROY  ET  GASTON 
.lOLLIVET.  -  M.  MAX  NORDAU  ET  LE  ROMANTISME. 

-  MM.  GEORGE  FONSEGRIVE,  RENIO  DOUMIC  ET 
.lEAN     IZOULET.    -    LA     RcClie    clc    Pd/'is    p:T    LA 

Reçue  des  Deux-Mondes.  -  rarrey  d'aure- 
MLLY  i:n  sorronne  et  a  l'académie  française. 

-MM.. IULES CLARETIE,  IIEXRY  HOUSSAYE,  GARRIEL 
HANOTAUX,  GASTON  DESCILVMPS  ET  HUGUES  LE 
ROUX.     -    LA    SÉANCE    DES     PRIX     DE     VERTU     A 

l'académie  en  1901. 


11  se  produit,  peu  de  temps  après  la  hkhI  d'un  écrivain 
vraiment  digne  de  ce  nom,  un  phénomène  singulier 
et  d'ailleui's  assez  explicable.  On  dirait  (|ue  Topinion 
veuille  l'aire  payer,  par  un  silence  |)lus  ou  moins  jiro- 
longé,  les  éloges  (pTelle  a  dii  decciner  a  un  dcfunt 
iliuslre,  sur  sa  tomb<'  fraicliemeiil  ouverte.  Ce  mutisme 
est  la  rançon  des  louanges  naguère  prodiguées  et  parfois 
excessives  :  il  semtjje  proportionné  à  l'importance  du 
héros  qui  en  est  rnlijcl  et  lOn  en  mesure  sou\eiit  la 


—  353  — 

durée  ù  la  valeur  du  personnag-e  qu'il  atteint.  Pour  ne 
citer  que  des  contemporains,  Chateaubriand,  Lamartine 
et  Victor  Hugo,  notamment,  ont  connu  Tindifférence  du 
public  au  lendemain  de  leur  disparition.  A  force  de 
retenir  fixés  sur  eux  les  regards  du  monde,  il  les  ont 
fatigués  ;  et  le  monde  se  venge  de  cette  lossitude  en 
reléguant  discrètement  dans  la  pénombre  les  gloires 
qu'il  a  le  plus  exaltées.  Il  apparaît  même  que,  plus  un 
écrivain  est  grand,  plus  longtemps  il  soufïre  de  Toubli 
posthume.  Mais  le  silence  des  lettrés,  qui  est  une  leçon, 
est  aussi  une  épreuve  décisive.  C'est  à  la  seule  vertu 
souveraine  de  leurs  œuvres  que  les  morts  doivent 
demander  la  consécration  de  leur  célébrité  et  l'immorta- 
lité de  leur  nom.  Si  ces  œuvres  triomphent  de  l'obscurité 
relative  qui  leur  est  infligée  par  l'immédiate  postérité, 
elles  affirmeront  leur  vitalité  indestructible  ;  si,  privées 
de  la  pleine  lumière,  elles  succombent  dans  la  nuit  du 
tombeau,  on  peut  dire  qu'elles  sont  mortes  à  jamais  avec 
leur  auteur,  à  supposer  qu'elles  aient,  un  jour,  vécu 
d'une  vie  véritable  et  que  leur  prestige  d'une  heure  n'ait 
pas  été  pure  illusion. 

Barbey  d'Aurevilly  n'a  pas  eu  à  subir  cette  éclipse 
d'oulre-tombe  :  cor  à  aucun  moment  il  n'a  brillé,  durant 
sa  longue  existence,  de  l'éclat  d'une  réputation  qu'il 
méritait  et  dont  il  fut  frustré.  Ce  n'est  donc  pas  à  une 
renaissance  de  sa  mémoire  que  la  critique  d'aujourd'hui 
nous  convie  :  c'est  à  une  réparation  des  erreurs  du  passé 
qu'elle  a  travaillé  pendant  les  dix  dernières  années  du 
XIX"  siècle,  et  c'est  un  labeur  de  justice  tardive  qu'à 
l'aurore  d'un  âge  nouveau  elle  continue  d'accomplir. 

Néanmoins,  l'opinion  mil  peu  d'empressement  à  recon- 
naître les  mérites  de  celui  qu'elle  avait  longtemps 
ignoré.  De  1889  à  1891,  cinq  ouvrages  posthumes  de 


—  :3:)i  — 

liarbey  irAiirovilIy,  —  ]^(>h'iiii<jucs  (/'/n'cr,  Aûinidrc, 
Le  T/u'àlrc  ('(nitciuporain ,  lh'rni('}'cs  l'o/ri/tffjiics  ol 
LitU'-nittdV  h'/ 1 -a If (/<')•(',  ii"(»liliiironl  il(>   l;i  critique 

iiu'un  acc-ueil  assez  froid.  M.  Adi'ieii  IUmiku^g,  dans  lu 
Liboic  du  :30  octobi-o  iSSl),  M.  Léo  Trezoïiick,  le  21  dé- 
cembre de  la  inèiiio  aimée,  dans  A)'t  et  Critique, 
M.  J.-Il.  Rosny  dans  la  Ueruc  Indépendante  de  jan- 
vier ISU),  M.  Camille  de  Sainle-Ci'oix  dans  la  liataille 
du  H  novendjre  ISIK),  M.  Roger-Miles  dans  le  Soir  du 
I^  novembre  181)0,  M'"^  Judith  Gautier  dans  le  Rappel  du 
10 décembre  181)0,  M.  Remy  deGourmont  dans  le  Mercni-e 
de  F)'a)icc  du  mois  de  janvier  181)1,  furent  les  seuls 
juges  équitables  de  ces  livres  à  la  fois  vieux  et  neufs,  — 
en  dehors  de  M.  Gustave  Geffroy  qui,  dans  la  Justice  du 
21  octobre  1881)  et  du  7  janvier  181)1,  rcMidil  un  hommage 
décisif  au  Maître  disparu. 

Le  '-^  janvier  1801,  la  Renie  de  France  publiait  une 
remarqual)le  étude  de  M.  Edmond  Biré  sur  les  deu.x 
frères  Léon  et  Jules  Barbey  d'Aurevilly.  M.  Biré,  disci- 
ple de  Pontmartin,  mais  infiniment  plus  courtois  et  plus 
juste  que  son  parrain  qui  venait  de  mourir,  n'hésita  pas 
à  saluer  en  YJ-jHsorcetée,.\o  C/ieratiei'  Des  Tanches  e[  le 
Prêtre  Marié,  «  trois  romans  qui  resteront  et  qui  sont,  à 
mon  sens,  bien  près  d'être  des  chefs-d'œuvre  ».  Aurait- 
il  pu  en  dii'e  autant  de  quelque  ouvrage  du  comte  de 
Pontmartin  ? 

Ces  premiers  téFnoignages  d'estime  intellectuelle  et 
d'admiration  éclairée  ne  pouvaient,  toutefois,  suffire  à 
fonder  sur  des  bases  solides  le  renom  du  romancier  nor- 
mand. Mais,  en  avril  181)1,  pour  le  second  anniversaire 
de  la  mort  de  Barbey  d'Aurevilly,  un  livre  parut  (1),  que 

i\ !  Cliarics  DiF.i,  J.  Uur/je;/  (l'.iiircvith/,  Iinf/irssiuits  et  suiti'enirs, 
i68  pages  iu-lJ  (Sa\iue,  (iilitcur,  18'Jl-.  —  Je  w;  voudrais  pas  être  iiijusle 


—  355  — 

les  amis  du  grand  écrivain  altendaieid  depuis  longtemps 
déjà.  C'elail  rœuvre  d'un  catholique,  journaliste  de  talent 
et  chr()ni(jueur  avisé  :  M.  Charles  Buet.  Pendant  quinze 
ans,  il  avait  vécu  dans  la  presque  intimité  de  l'auteur 
ù'Unc  Vieille  Maîtresse',  son  enthousiasme  passionné 
s'inspira  trop  visiblement, —  dans  cette  étude,  qui  est  un 
panég-yrique,  —  de  ce  commerce  d'amitié  chaleureuse 
et  dévouée.  Eu  fait,  l'ouvrage  intitulé  :  J.  Bcu-hey  d'Au- 
revilly, hiipressioas et  soiwenirs,  n'est  d'aucune  manière 
un  travail  de  critique.  Les  «  impressions  »  s'y  succèdent 
pèle-mèle  et  les  «  souvenirs  »  s'y  entassent  sans  ordre. 
Nulle  trace  de  composition,  nul  effort  de  discernement, 
nul  souci  d'impartialité  ne  s'y  révèlent.  S'il  avait  lu  cet 
essai,  d'Aurevilly  n'eût  pu  s'empêcher  de  redire  ce  qu'il 
avait  déclaré  peu  de  temps  avant  sa  mort  :  «  Je  me 
soucie  peu  de  la  gloire  des  biog-raphes.  La  mienne  est 
dans  rohscurité  de  ma  vie.  Qu'on  devine  l'homme  à  tra- 
vers les  œuvres,  si  on  peut.  J'ai  toujours  vécu  dans  le 
centre  des  calomnies  et  des  inexactitudes  biographiques 
de  toute  sorte,  et  j'y  reste  avec  le  bonheur  d'être  très 
dég-uisé  au  bal  masqué.  C'est  le  bonheur  du  masque, 
qu'on  n'ote  à  souper  qu'avec  les  gens  qu'on  aime  ».  En 
définitive,  le  livre  de  M.  Buet  ne  faisait  pas  connaître 
Barbey  d'Aurevilly. 

Malgré  tout,  il  eut  son  écho  et  son  utilité.  Il  força  la 
critique  à  s'occuper  du  -r  Connétable  des  Lettres ?>-  et  à  ne 

pour  cet  ouvrage.  11  renferme  nombre  de  documents  intéressants.  Je  les  ai 
contrôlés  ;ï  mon  tour  et  je  crois  qu'avec  un  peu  de  soin  M.  Buet  eût  jiu  faire 
de  son  livre  une  étude  très  attrayante.  Je  lui  dois  peu  de  choses,  ayant 
conçu  mon  travail  dans  un  esprit  et  selon  un  plan  fort  dinérenfs  du  sien. 
Mais  j'aurais  mauvaise  grâce  à  ne  i)as  reconnaître  dans  les  pages  liàtives 
d'un  ami  zélé  la  tâche  ingrate  de  l'ouvrier  de  la  première  heure,  venu  trop 
tôt  à  la  Jjcsoirue. 


—  :W)  — 

plus  s'en  tenir,  sur  sou  compte,  aux  vieilles  lég-ciules 
trop  accréditées.  H  ()i)li.u(\i  aussi  nombre  tle  contempo- 
rains a  rellecliir  sui*  une  porsomialile  ius(iu'al(»i's  mécon- 
nue cl  à  la  ju.uer.  Comme  toujoui's,  M.  (lusta\e  (lellVoy 
fut  lo  premier,  dans  la  J((.slfci'(\\\  11  mai  ISlll,  à  saluer  do 
nouvean  Timposanto  physionomie  de  Barbey.  Puis 
vinrent  :  .MM.  Paul  Cinisty  dans  le  Gil  Blas  du  ^^  nuii, 
Edonard  Petit  dans  le  Coiwrier  (ht  Soir  du  1::^  mai, 
Charles  Canivet  dans  le  Soleil  du  2.")  mai,  Paul  Fiat 
dans  r.l/7/.s7r  du  mois  d'avril,  Léon  Riotor  dans  la 
Xdtioif  du  1  juin,  Edouard  Kod  dans  la  (ùizctlc  de 
Ldiisannc  du  27  juin,  Remy  de  Courmont  dans  lo 
Mercure  de  Firuice  du  mois  de  juillet,  Albert  Cim  dans 
le  Radical  diW  13  août,  Philippe  Gille  dans  le  Figaro  du 
0  septembre,  Georges  Maze  dans  la  Revue  du  Monde 
CaUtoliiiue  du  l'"''  octobre,  Louis  Ganderax  dans  le 
Gaulois  (\\\  0  octobre,  le  comte  Roselly  de  Lorgnes  dans 
Y Obser râleur  Français  du  i(j  janvier  1SÎ)2.  En  outre, 
des  écrivains  tels  que  Vacquerie,  Ferdinand  Fabre, 
Alexandre  Dumas,  Edmond  de  Concourt,  Emile  Zola, 
Léon  Cladel,  Maurice  Rollinat,  Robert  de  Bonnières 
tinrent  à  honneur  d'exprimer  par  lettres  a  AL  Buet  leur 
jugement  sur  un  homme  qui  avait  été  souvent  leur 
adversaire  ou  mèuïe  leur  ennemi. 

Celte  fois,  l'élan  était  donné.  Barbey  d'Aurevilly 
entrait,  par  la  grande  porte  triomphale,  dans  la  célébrité 
posthume.  Une  nouvelle  série  du  Théâtre  Conteini>orain ^ 
parue  aux  premiers  jours  de  1S02,  valut  à  l'iHuslro 
définit  d'éloquents  et  spirituels  articles  de  MM.  Arsène 
Alcxandi'e  dans  le  Paris  du  13  avi'il.  Paul  Perret  dans 
la  Lihcrlr  du  VI  ;i\ril.  Henri  hrmossc  dans  la  /'rance 
du  'Si  avril.  Alfri'(l  l^outhier  dans  la  Rrmc  Libre  du 
28  avril,  B.-JI.  Gausseron  dans  l'Art  et  l'Idée  du  20  mai, 


—  357  - 

Robert  Bernior  dans  la  Vie  Moderne  du  25  mai,  Gustave 
Getïroy  dans  Injustice  du  25  mai,  et  William  Ritter  dans 
la  Liberté  de  Fribourg  du  20  mai.  Les  jeunes  venaient 
plus  nombreux  que  jamais,  et  en  rangs  serrés,  vers 
d'Aurevilly. 

Quelques  mois  après,  en  juillet  1892,  paraissait  le 
treizième  volume  de  la  collection  :  les  Œuvres  et  les 
Hommes.  Il  était  consacré  à  la  Littérature  Épistolaire. 

11  fut  encore  mieux  accueilli  par  la  presse  que  le  pré- 
cédent. MM.  Paul  Ginisty  dans  le  G  il  El  as  ûw  29  juillet, 
Félicien  Pascal  dans  la  Libre  Parole  du  l--'-  août,  Jules 
Cornély  dans  le  Matin  du  l^-'  août,  Camille  de  Sainte- 
Croix  dans  la  Marseillaise  du  2  août,  Paul  Perret  dans  la 
Liberté  du  7  août,  Philippe  Gille  dans  le  Figaro  du 
24  août,  Edmond  Lepelletier  dans  VFcho  de  Paris  du 
13  septembre,  B.-H,  Gausseron  dans  l'Art  et  l'Idée 
du  20  septembre,  Remy  de  Gourmont  dans  le  Mercure 
de  France  du  mois  d'octobre,  Ernest  Ledrain  dans 
Y  Eclair  du  2  octobre,  Gustave  Geffroy  dans  la  Justice  du 

12  octobre,  Charles  Canivet  dans  le  Soleil  du  15  octobre, 
M">«  Judith  Gautier  dans  le  Rappel  du  15  octobre, 
MM.  Eugène  Asse  dans  les  Matinées  Espafjnoles  du 
1"  novembre,  André  Theurietdans  le  Journal  du  5  dé- 
cembre, Edmond  Biré  dans  V  Univers  du  (3  décembre, 
Paul  FJat  dans  V Artiste  du  mois  de  septembre  et  du 
mois  de  décembre,  Edouard  Petit  dans  VEcho  de  la 
Semaine,  à  diverses  reprises,  lui  firent  fête  avec  empres- 
sement. 

C'en  était  assez  pour  qu'aussitôt  on  proposât,  —  ce  qui 
est  inévitable  en  P'rance,—  d'élever  nne  statue  à  Barbey 
d'Aurevilly.  Dans  notre  pays,  la  coutume  est  vieille 
déjà  et  consacrée  par  les  mœurs,  qui  veut  qu'un  homme 
n'ait  pas  atteint  le  suprême  degré  de  la  renommée,  tant 


quo  sosti'ails  n'oiil  poinl  viv  iminol)ilisôs  ilans  lo  marliro 
ou  lo  bronze.  Mais  où  phu-or  collo  slaliio  soloiuiollo, 
elïig-io  d'immortalité?  A  l*aris.  disaieiil  les  plus  oiilhoii- 
siastes.  A  Valognes  ou  à  Saiiil-SauvcMii'-lc-Vicoiiilo.  lô- 
clamaient  les  clairvoyants  admirateurs  du  Maître.  En 
attendant  ce  suprême  hommage,  d'aucuns  demandènMit 
au  Conseil  Municipal  i\o  débaptiser  la  rnr  lîoussclcl.  i>ù 
avait  vécu  et  élail  morl  pauvi'c  le  l'omancicM'  de  V h'nsor- 
C('/t''c\  pour  lui  domier  le  nom  de  lîarhey  dWurevilly.  Il 
no  fallut  rien  moins  «pie  lintervenlion  de  M.  Paul 
Bourget  pour  mettre  un  frein  à  ces  impatiences  d'un 
public  trop  zélé.  «  Cette  idée  de  statue,  —  remarquait 
finement  M.  Bourgct  dans  lo  Gaulois  du  H  oclobro  ISlVi, 
à  propos  du  caractère  dédaigneux  de  d'Aurevilly,  — 
n'eût  pas  été  sans  lui  faire  froncer  ce  sourcil  allier  qui 
se  crispait  si  aisément  au-dessus  do  ses  yeux  perçants, 
lorsqu'on  touchait  à  do  certaines  coi'des  très  sensibles 
de  son  être...  11  en  était  do  ses  porlrails  peints  comme 
des  portraits  écrits  ;  —  les  uns  et  les  autres  lui  déplai- 
saient également.  Mémo  la  très  noble  toilo  que  l'on  a  pu 
voir  exposée,  il  y  a  neuf  ans,  au  cercle  de  la  place  Ven- 
dôme, et  où  il  est  représenté  dans  une  attitude  si  simple- 
ment vraie,  n'avait  pas  trouvé  grâce  devaid  lui.  »  VA,  à. 
kl  place  d'une  statue,  M.  Bourget  demandait,  pour  tout 
monument,  qu'on  achevât  de  publier  au  plus  lot  l'œuvre 
totale  de  Barbey  :  n-itique,  journal  de  jeunesse  ou  Mcdio- 
randa.  et  correspondance,  —  son  ailmii"ai)le  coi-respon- 
dance,  sui-loul. 

Le  pieux  pi-ojct  des  ferveids  du  .Maitre  eût  été  sans 
doute  bien  vite  oublié  ou  du  moins  did'éré,  si  dans  le 
même  temps  les  amis  de  Baudelaini  n'avait  songé  à  glo- 
rifier par  uiie  statue  le  poète  des  Fleurs  du  Mal.  Bau- 
delaire  et   d'Aurevilly  associés    en    une  consécration 


—  a59  — 

coniiiiuue  de  leur  œuvre  !  la  coiiK-iclcuce  était  trop  rare 
pour  ne  susciter  aucune  polémique.  Le  premier  coup  de 
feu  partit  de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  —  de  la  lourde 
main  de  M.  Brunetière.  Le  l*"""  septembre  1S92,  sous  ce 
titre  :  la  statue  de  Baudelaire,  le  terrible  critique  de  la 
maison  Buloz,  au  nom  de  la  morale  outragée,  lançait  un 
bruyant  défi  aux  propagateurs  du  culte  baudelairien.  Il 
n'accordait,  en  passant,  qu'une  brève  mention  à  Barbey 
d'Aurevilly  :  et  c'était  pour  le  traiter  de  «  vieux  paradoxe 
ambulant  ».  Le  mot,  à  vrai  dire,  ne  sig-niflait  pas 
grand'chose;  et  l'on  pouvait  s'étonner  qu'un  penseur,  un 
esprit  dogmatique  n'eut  trouvé  que  cette  pauvre  formule, 
plus  méchante  d'intention  que  de  fait,  pour  caractériser 
l'auteur  de  plusieurs  chefs-d'œuvre.  Mais  l'imprécision 
même  du  mot  fit  sa  fortune  ou  plutôt  son  scandale. 
Décidément,  d'Aurevilly  n'avait  point  de  chance  avec  la 
Revue  des  Deux-Mondes  :  maltraité  par  François  Buloz 
pendant  sa  vie,  il  n'obtenait  après  sa  mort,  sous  la 
férule  de  M.  Brunetière,  en  guise  de  jugement,  que  la 
piètre  boutade  d'un  écrivain  de  mauvaise  humeur.  Qui 
sait?  il  s'en  fut  peut-être  réjoui. 

Seulement,  ses  amis  et  admirateurs  ne  laissèrent  point 
impunie  l'irrespectueuse  expression  de  l'Aristarque. 
Dans  le  Figaro  du  (3  septembre,  M.  Georges  Rodenbach 
releva  vertement  l'incorrection  commise  et  stigmatisa  le 
procédé  qui  consiste  à  se  débarrasser  d'un  gêneur  en 
l'étranglant  au  coin  d'une  phrase.  M.  Henry  Baiier  fut 
plus  sévère  encore  pour  le  '<  factum  />  du  «  scoliaste  », 
dans  V Écho  de  Paris  du  12  septembre.  Dans  le  même 
journal,  M"'«  Séverine  vengea  noblement,  le  0  septembre, 
la  mémoire  du  romancier  des  Diaboliques.  Et  la  défense 
se  poursuivit  avec  ténacité  :  dans  le  Gaulois,  du  25  sep- 
tembre, par  la  plume  de   M.  Gaston  Jollivet  ;  dans  la 


—  :m  — 

Libre Paro/c,  du  14  sepleinbie,  mvoc  M.  Fclicicii  Pascal; 
dans  yfJcJio,  du  M  septembre  et  du  5  octobre,  gi'àce  à 
Hailif  do  la  liroloiino  et  au  poèti>  Ilippolylo  Bull'tMKÙr  ; 
dans  la  .luslicc,  du  \'t  octobre,  en  un  article  élotiucnl  d(^ 
M.  Cnislave  Gelt'roy,  et  surtout  dans  le  l'ci/ijis,  du 
2  octobre,  i)ar  la  douce  raillerie  de  iM.  Analolc  i^'iance. 
Mais  pour  Tinslant  la  victoire  resta  a  rinlransigcante 
orthodoxie  de  M.  Brunetière.  Ni  dAui('\illy  ni  Baude- 
laire n'ont  encore  leur  statue. 

L"iiici(l(Mit  liquide,  chacun  retourne  a  sa  besogne.  Le 
.J(/i(/-iN(/  i\es  5, 1»  et  IT)  octobre  IS'.i'i  pul>lie  des  Soiimiiis 
et  It/tprcssio)is  de  la  comtesse  Dash  sin'  Bdi-bct/  d'Aiirc- 
vi//ij,  annotés  par  lui-même.  L'intérêt  documentaire  en 
est  assez  vif  et  la  curiosité  du  public  pour  les  anecdotes 
ytrouvesa  pfdure.  Quelques  jours  plus  tard,  le20  octobre, 
la  revue  Y  Art  et  l'Idée  fait  paraître  une  excellente  élude 
bibliographique  sur  les  éditions  originales  des  œuvres  de 
Barbey,  due  à  un  esprit  sagace  et  distingué,  M.  Ilein-y 
Danay.  C'est  la  première  fois  que  les  ouvrages  de 
l'écrivain  normand  étaient  l'objet  d'un  travail  de  ce  genre. 
Le  fait  mérite  d'être  signalé  :  car  il  montre  que  la  mfde 
figure  de  d'Aurevilly  prenait  rang  désormais  parmi  les 
auteurs  qui  ont  survécu  à  l'oubli  du  t(uidjeau  (i). 


(1)  La  tn'-s  consciencieuse  élmic  «li-  M.  D.ni.iy  inc  dispense  de  (loiiini'  mu- 
noie  bil)iioL'iM|ilii(|u<-,  à  là  fih  tie  ce  lr.t\ail.  Pour  la  coni|iluti-r  (car  tlli- 
s'arrête  iialurcllcnient  à  l'année  1892;,  il  suffit  d'y  joindre  :  les  (lualrc 
\olumes  de  criti(jue  iiuhlié»  de  \Wi  a  1000:  Mémoires  llist<iri(jnes  et 
Lilléraires,  —  Joiirnali.slen  cl  Polémisles,  Chrotiifjiieiirs  et  l'iiinphlë- 
laires,  —  Portraits  politiques  et  lilléraires,  —  Les  Philosoplies  ri  1rs 
Écrivains  relif/ieit.r  ;  —  puis  l'oiissii'.res  et  Ki/llimes  oubliés;  —  iMiliii  le 
Premier  Mémorandum.  Tous  ces  ouvrages  ont  paru  chez  l'éditeur  l.cincrn-. 
Lorsque  nous  aurons  l'œuvre  entière  de  llirliey  d'Aurevilly,  il  y  aura  lieu 
peut-être  d'en  dresser  une  nouvelle  IjildioL'rapliie. 


—  301  — 

En  1803,  parut  le  H"  volume  de  :  les  Œuvres  et  les 
Jloiii.nes,  iiilitulé  :  Mémoh'es  historiques  et  littéixUres. 
Ce  fut  l'occasion  d'un  nouvel  hommage  de  la  presse.  Des 
critiques  aussi  clairvoyants  que  MM.  Ledrain  (1),  Phi- 
lippe Gille  (2),  Paul  Perret  (3),  Emile  TroUiet  (4),  Paul 
Ginisty  (5),  Gabriel  Delas  (6),  Edmond  Biré  (7),  M'"'^  Judith 
Gautier  (8),  s'étonnèrent  que  des  articles,  vieux  pour  la 
plupart  de  plus  d'un  demi-siècle,  eussent  encore  l'air  tout 
jeunes  et  pussent  donner  l'illusion  d'avoir  été  écrits  la 
veille.  Entre  temps,  le  bon  poète  Edouard  Grenier, 
publiant  ses  Souvenirs  dans  la  Revue  Ijleue,  rendait 
hommage,  le  3  juin  1893,  à  la  noble  physionomie  du 
romancier  de  V Ensorcelée  et  du  Chevalier  Des  Touches. 
Enfin,  le  15  décembre,  M.  Léon  Daudet  insérait  dans  la 
Nouvelle  Revue  une  «  quinzaine  littéraire  »  consacrée  à 
Barbey  d'Aurevilly.  La  conclusion  en  est  principalement 
touchante.  '<  La  polémique,  voilà  la  vie,  —  dit  M.  Daudet. 
Celui  qui  n'admire  ni  ne  hait  peut  bien  agiter  ses  mem- 
bres. C'est  un  mort.  Barbey  d'Aurevilly  réclamait  pour 
les  croyants  la  liberté  d'être  des  passionnés.  Apôtre  de 
l'Eglise  militante,  il  avait  ses  prophètes  :  Joseph  de 
Maistre  et  de  Bonald.  On  l'a  comparé  à  don  Quichotte, 
raillé  de  s'attaquer  à  des  moulins  à  vent.  Or,  il  s'attaqua 
surtout  à  la  platitude  et  à  l'athéisme,  couple  stérile  et 
redoutable  ». 


(1)  L'Éclair,  29  août  1893. 

(2)  Le  Fif/aro,  16  août  1893. 

(3)  La  Liherlé,  23  août  1893. 

(4)  Le  Moniteur  Universel,  18  novcmhi'e  1893. 
(3)  Le  GilBlas,  S  septembre  1893. 

(6)  Le  Calholiqiie  de  Bordeaux,  29  octobre  et  5  novembre  1893. 

(7)  La  Gazette  de  France,  C  septembre  1893. 

(8)  Le  Rappel,  16  seiitembre  1893. 


—  :m\2  — 

I/aniiôo  IS'.M  l'ut  moins  lorlilo  on  hoiimia.cos  (4  on 
critiques.  Mais  elle  fut  marquée,  à  sou  ilebul,  par  une 
polémique  assez  vive  où  le  nom  de  Barbey  d'Aurevilly 
se  trouva  mêlé.  Un  étrant^cr  notoire  et  fantasque,  M.  Max 
Nordau,  avait  eu  la  prétention,  au  moins  sinf^ulière,  do 
s'ériiivr  en  censeui"  du  romaidismo  fi'ançais  :  il  y  voyait 
un  siprne  de '<  dég-énérescenco  >/  et  se  montrait  itarlicu- 
lièn-meiit  dui-  pour  les  romaiiti(iuos  attardes.  N'iMil-il 
pas  même  l'idée  bizarre  de  ranj^cr  l'auteur  d'Ciic  Vieille 
Mailrcsse  parmi  les  disciples  de  Baudelaii-e  !  Très  tran- 
quillement, avec  cette  sorte  d'inconscience  supérieure, 
qui  se  croit  tout  permis  pai'ce  qu'elle  vient  d'outre-Rhin, 
il  écrivait  :  «  Le  diai)olisme  de  Baudelaire  a  été  cultivé 
par  Villiers  del'Islo-Adam  et  Barbey  d'Aurevilly  ».  Mémo 
le  poète  de  VEce  future  venait  avant  le  romancier  du 
Dessous  (le  Cartes.  Le  Temps  du  22  février  ISUl  ne  put 
s'empêcher  d'élever  la  voi.v:  en  faveur  des  condamnés  de 
M.  Nordau  et  contre  ce  terrible  inquisiteur  des  roman- 
tiques :  il  fut  suivi  dans  cette  voie  de  défense  nationale 
par  un  critique  de  la  Revue  Bleue,  M.  Téodor  de 
Wyzewa,  à  la  date  du  17  mars,  —  puis,  le  ?1  mars,  par 
le  savant  chroniqueur  do  l'Iiclair,  M.  Lodrain,  —  enfin, 
le  iO  avril,  par  un  des  plus  brillants  conteurs  du  Joumal, 
l'ami  du  Maître,  M.  Franç:ois  Coppée. 

Sur  ces  entrefaites,  Edmond  de  Concourt  publie  son 
'<  Journal  //  de  l'année  iX>v>:  il  y  narre,  -awc  force  détails, 
les  renr-ontres  d'Alphonse  Daudet  et...  de  l'auteur  de  la 
Faustiii  avec  Bart)ey  d'.Vurovilly  ;  il  se  loue  lui-iinMiic  ou 
louant  le  romancier  des />/V</>o//V/«r.v.  Va\  août  isiil.  .\rmand 
Silvestre,  inau.guraid  le  monument  de  Léon  (Madel.  salue 
dans  un  discours  vibrant  la  grande  figure  du  "catholiqtie 
obstiné  //  que  fut  l'auteur  de  l'Ensorcelée.  Le  21  octobre, 
M.  Gaston  Deschamps,  en  sa  critique  du  Truips,  range 


—  3G3  — 

d'Aurevilly  parmi  «  les  prédilections  littéraires  »  de  la 
jeunesse  contemporaine.  Le  1«''  novembre,  une  nouvelle 
revue,  la  Quinzaine,  fait  paraître  la  correspondance 
inédite  de  Maurice  de  Guérin  avec  Barbey  et  associe  en 
une  chaude  étude  de  M.  Maze-Sencier,  le  nom  du  roman- 
cier d'Ayncudée  au  nom  de  l'éloquent  poète  du  Centaure. 
Enfin,  dans  le  Gaulois  du  31  décembre,  M.  Louis  Teste, 
racontant  des  souvenirs  d'  «  il  y  a  douze  ans  »,  évoque 
la  silhouette  fastueuse  de  son  ancien  collaborateur. 

En  janvier  1805,  la  Revue  hebdomadaire  offrit  pour 
étrennes  à  ses  lecteurs  un  «  joyau  rare  »  :  une  préface 
inédite  que  Barbey  d'Aurevilly  avait  composée  dès  1835 
en  guise  de  manifeste  pour  illustrer  sa  Gennaine.  C'est 
un  vigoureux  exposé  des  idées  «  spiritualistes  »  du  jeune 
écrivain  et  une  chaleureuse  apologie  de  ce  qu'il  appelle 
le  «  roman  psychologique  ».  Quelques  jours  plus  tard,  à 
propos  du  succès  de  Pour  la  Couronne,  MM.  Paul 
Bourget,  Arsène  Alexandre,  Aurélien  Scholl  et  Charles 
Buet  joignirent  au  triomphe  de  M.  François  Coppée  le 
souvenir  délicat  et  ému  de  son  excellent  ami.  La  Revue 
bleue  du  2  février  publia  un  exquis  chapitre  des 
Mémoires  de  M.  Jules  Levallois,  où  la  physionomie  de 
Barbey  se  détache  au  premier  plan  (1).  Au  mois  de  mars, 
parlant,  dans  la  Revue  des  Revues,  du  «  génie  de  la 
France  »,  M.  Remy  de  Gourmont  chantait  la  gloire  du 
romancier  normand.  La  Revue  Encyclopédique  d'avril 
1895  donnait  un  curieux  article  de  M.  Georges  Rodenbach 
sur  '<  Paris  et  les  petites  patries  »  ;  j'en  extrais  les  lignes 
suivantes  :  «  Pourquoi  cet  humble  logis  de  la  rue  Rous- 
selet,  où  il  (d'Aurevilly)  vécut  si  modestement,  était-il  le 

(1)  Ces  pages  si  fines  de  M.  Levallois  forment  le  cliapitre  VII  des  Mémoires 
d'un  crilirjue,  parus  à  la  Librairie  illustrée  eu  1896  (Paris,  1  vol.  in-i2). 


-  :m  — 

moillour  endroit  do  poiisôo  ol  do  travail  pour  lui.  alors 
qu'il  ii'ovoqua  dans  ses  prestigieux  roniaiis  que  des  laits, 
des  actes,  des  souvenirs,  des  paysages  de  sa  «  petite 
patrie  »,  qui  était  pour  lui  la  grande  et  la,  seule  ?... 
Pourquoi  alors  cetlo  néoossité  d'habiter  Paris  ?  »  Siniple- 
nient  parce  que  l'air  du  pays  natal  ne  suffit  pas  a  assurer 
rexistonce  matérielle  d'un  écrivain  (pii  ne  possède  pour 
tout  bien  que  sa  plume. 

Mais  voici  quelques  témoignagi^s  plus  dccisils  pour  et 
contre  Barbey  d'Aurevilly.  Le  15  mars  ISît),  M.  (leorge 
Fonsegrive,  avec  rautorilé  qui  lui  appartient  en  matière 
de  philosophie  orthodoxe,  émit  ce  jugement  dans  la 
Qiiin:.(n')ic  :  «  Des  écrivains  catholiques,  d'origine  ou 
d'aspiration,  tels  que  Baudelaire  et  Barbey  d'Aurevilly, 
comprirent  de  quelles  ressources  on  privait  le  roman  ou 
la  poésie  en  s'obstinanl  à  mutiler  l'àme  humaine  et  à 
négliger  un  de  ses  plus  vifs  sentiments  (le  sentiment 
religieux)...  Il  faut  reconnaître  que  Barbey  d'Aurevilly  a 
su  tirer  de  l'opposition  des  passions  les  plus  tyranniques 
aux  sentiments  demeurés  intacts  des  obligations  reli- 
gieuses, de  beaux  effets  dramatiques  et  qu'il  a  ainsi 
restitué  à  l'àme  humaine  ses  résonnances  les  plus  pro- 
fondes, celles  .sans  lesquelles  toutes  les  autres  paraissent 
étriquées  et  amaigries  ». 

Par  une  singulière  coïncidence,  le  môme  jour,  dans  la 
Renie  des  Deuj'-Momles,  M.  René  Doumic.  parlant  des 
«  chrétiens  littéraires  »,  des  «  décadents  du  christia- 
nisme »  qui  "  se  sont  f.iit  ime  spécialité  do  ce  inélange 
des  choses  de  la  religion  avec  celles  de  la  sensualité  », 
évoquait  le  souvenir  de  "  cet  étomiant  Barbey  d'Aure- 
villy, grand  confesseur  de  la  foi,  grand  contempteur  des 
trop  tièdes  représentants  de  l'Eglise,  juge  sans  pitié, 
batailleur  sans  merci,  héraut  d'un  catholir-ismo  intran- 


—  -.Mm  — 


sigeant,  et  qui,  pour  souleiiir  Torthodo-xie  du  dogme  et 
pour  étaycr  la  morale  clirélienne,  écrit  les  Diaboliques 
el  le  Prclre  Marié,  au  risque  d'alarmer  les  pudeurs 
laïques».  Et  voilà  couniieut  deux  criliques,  dont  les 
idées  ne  sont  pas  sensiblement  divergentes,  et  dont  l'un, 
M.  Doumic,  est  à  peine  moins  catholique  que  l'autre, 
—  s'il  ne  jouit  pas  du  même  crédit  que  M.  Fonsegrive 
dans  le  monde  de  la  pensée  cléricale,  —  apprécient  dif- 
féremment la  religion  enjpanachée  de  Barbey  d'Aure- 
villy. 

Peu  de  temps  auparavant,  dans  sa  thèse  retentissante  : 
la  Cité  Moderne,  M.  Jean  Izoulet,  —  aujourd'hui  pro- 
fesseur au  Collège  de  France,  —  avait  été  mieux  inspiré 
que  M.  Doumic  lorsqu'il  rangeait  Barbey  d'Aurevilly, 
«  critique  et  romancier  »,  au  nombre  des  «  collaborateurs 
inconscients  d'une  nouvelle  conception  du  monde  »  ;  il 
lui  faisait  un  mérite  éminent  d'avoir  reconnu  qu'  «  il  n'y 
a  jamais  de  ridicule  dans  une  passion  quand  elle  est 
vraie  »  et  d'avoir  affirmé,  envers  et  contre  tous,  «  la  gran- 
deur et  la  beauté  de  la  passion  »  (1). 

Le  15  juillet  1895,  M.  Maurice  Tourneux  faisait  paraître 
dans  la  Revue  d'Histoire  littéraire  de  la  France  une 
remarquable  étude  sur  «  Barbey  d'Aurevilly  rédacteur 
au  Journal  des  Débats  »  :  il  y  signalait  les  rapports 
d'aïuitié  qui  lièrent  un  moment  Victor  Hugo  et  l'auteur 
du  Dandysme  et  de  Georges  Brummell.  «  Qui  nous  dira, 
—  écrivait  M.  Tourneux  en  terminant  son  très  intéressant 
article,  —  quand  commença  et  comment  pris  fin  ce  rôle 
de  protecteur  que  Victor  Hugo  consentit  un  moment  à 
jouer  envers  un  homme  devenu  par  la  suite  un  de  ses 


(i)  Jean  Izoulet.  —  La  Cdé  Moderne,  p.  GGl   ut    &uiv.    (Alcan,  éditeur, 
189o). 


._  ;{(•)(',  _ 

]»lus  hardis  v[  do  ses  plus  acliaiMiôs  (•()ii[(Miii>l('urs?  ^'  (I) 
Porsoiiiic  110  saurait  lo  diro  d'iiiio  iiiaiiioro  assuroo  ;  mais 
il  esl  probable  que  les  relalioiis  do  dcMix  i>spiils  aussi 
dissemblables  iio  furent  que  passagon>s.  Kilos  durent 
s'espacer  de  plus  en  plus  à  partir  du  jour  où  lîarbey  ne 
put  rester  un  Juurtial  des  Débats,  a  la  fin  de  1S15,  et  ces- 
sèrent vraisemblablement  pour  toujours  quand  leroman- 
QV^Yà'Unc  Vicilh'  Maîtresse  devint  un  dos  principaux 
rédacteurs  do  la  lierue  du  Monde  C(dli<)li<in(\  on  1SI7. 

An  mois  d'août  1  SU'),  parut  le  15"  volume  des  Œuvres 
et  les  lloniuies  :  Journalistes  et  Pultnnisles,  Chroni- 
queursel  Pamphlétaires.  MM.  Philippe  Gille  (2),  Armand 
Silveslre  (3),  Paul  Perret  (4),  Charles  Fremino  (.">), 
Gabriel  Delas  ((') ,  Charles  Buet  (7),  William  Ritter  (S), 
Victor  deCottens  ('.)),  le  comte  Robert  de  Montesquiou  (10), 
Edmond  Biré  (H),  Henry  Bordeaux  (12),  Ernest  Le- 
drain  (i:i).  Bande  de  Maurceley  (14)  réservèrent  un  excel- 
lent accueil  à  ce  nouveau  livre  où  revivaient  les  physiono- 
mies de  Camille -Desmoulins,  Armand  Carrel,  Emile  de 

'l  Maurice  Toliineix.  —  Ueviie  d'hisloiiL'  lilléraire  de  la  France, 
1j  juillet  189:j,  p.  402  el  suiv. 

(2)  Le  Fiijaro,  li  aortl  18'J5. 

■    (3)  Le  Journal,  5  oclohre  18'Jj. 

(4)  La  Liherté,  27  seplembrc  189o. 

(5)  Le  liappcl,  10  iiuvembre  18!)5. 

(6)  Le  Calholifjne,  1"  se|iti'mbif  liSUo. 

(I)  Le  OU  nias,  7  jioùt  18'Jo. 

(8)  Le  Salional  Suisse,  8  novemhrc  18'Jj. 

(9)  Le  Voltaire,  16  novembre  1895. 

(10)  La  Nouvelle  Revue,  1"  lévrier  I8H6. 

(II)  La  (iazelle  de  France.  1"  m.irs  1890. 
12)  L'Ermitage,  déremhre  1895. 

(13)  L'flclair,  20  août  1895. 

'U)  L  Événement,  5  février  1896. 


-  367  — 

Ginirdin,  Coniieiiiii,  Philarcte  Cluisles,  Granier  do 
Cussag-nac,  Eugène  Pelletan,  Auguste  Vacquerie  et 
Edmond  About.  Sans  doute,  Barbey  d'Aurevilly  ne  rend 
pas  pleine  justice  à  tous  ses  ancêtres,  contemporains  et 
successeurs,  du  journalisme  français  ;  mais,  comme  le  lui 
disait  Ernest  Havet,«on  sent  toujours  chez  lui,  à  côté  de  la 
verve,  une  conscience  >  :  et  cela  suffit  pour  mériter  à 
Fin  trépide  Chouan  Testime  même  de  ses  adversaires  et 
lui  attirer  bien  des  sympathies  hésitantes. 

L  année  1.S96  fut  marquée  par  quelques  études  fort 
importantes.  Au  mois  de  mai,  la  Quinzaine  publiait  un 
intéressant  essai  de  M.  Michel  Salomon  sur  «  Barbey 
d'Aurevilly  critique  ».  En  juin,  M.  Victor  Charbonnel 
consacrait  dans  le  Mercure  de  France,  de  très  jolies 
pages  à  rinfluence  de  YEnsorcelée  et  des  Diaboliques 
sur  nombre  de  jeunes  écrivains;  il  étendit  et  développa 
sa  pensée  en  un  substantiel  volume  intitulé:  les  mys- 
tiques DANS  LA  LITTÉRATURE  PRESENTE.  Le  même  mois, 
dans  la  République  Française,  M.  Adolphe  Brisson,  le 
plus  alerte  des  chroniqueurs  d'aujourd'hui,  évoquait  de 
curieux  souvenirs  relatifs  à  l'amitié  de  Barbey  et  de 
Banville.  «  Tous  deux  étaient  de  grands  poètes,  conclut 
M.  Brisson.  Mais,  tandis  que  l'un  se  pliait  aux  régularités 
de  l'existence  bourgeoise  et  y  trouvait  le  bonheur,  Tautre, 
qui  n'était  pas  de  son  siècle,  secouait  avec  rage  le  joug 
que  lui  imposaient  les  médiocrités  de  la  vie  contempo- 
raine. Barbey  était  un  romantique  intransigeant,  Banville 
un  romantique  assagi  ». 

Au  mois  de  juillet  1895,  parut  le  cinquième  et  dernier 
volume  d3s  critiques  théâtrales  de  Barbey  d'Aurevilly  : 
il  eut  le  succès  brillant  que  rencontrent  rarement  des 
recueils  d'articles,  surtout  des  recueils  posthumes.  La 
Revue  de  Paris  du  1«^  octobre  ne  fit  que  traduire  le  sen- 


—  :î(')^^  — 

tiinent  g-éiicral  dt^  la  i)ross(\  (luaiid  cWc  dit  :  "  Voici  les 
IVtiiliclniis  (Iraiiialiiiiios  que  liai'lx'V  (TAiircN  illv  (M-iivail. 
(.rmio  pluiiio  (Milovéo  à  son  panache  do  gcMdilhoinmo, 
dans  les  années  iSSl-lSS:{.  ()  luules  l(>s  pieci^s  jouées 
alors  !  Ce  livre  a  l'air  d'une  roUeolion  d'épilaphos.  — 
<v  Oui.  Monsieur!  aurail-il  dit.  une  iial(M'i{>  de  pierres 
tombales  brochées  in-lS  >/.  —  Mais  ce  (pii  n'a  i)as  vieilli, 
c'est  la  verve,  c'est  le  style  du  ,urand<'onleur  devenu  [)ar 
occasion  critique  Ihealral.  11  clait  décidc'inenl  un  excel- 
lent écrivain,  et  doué  de  celte  vertu  intellecluell(\  dont 
ses  excentricités  apparentes  l'eussent  fait  croii'e  prive  : 
le  sens  de  la  mesure,  qui,  dans  son  style,  se  constate  à 
la  propriété  impeccable  des  termes,  et,  dans  ses  juge- 
ments, à  la  justesse,  vérifiée  par  le  temps,  de  ses  idées 
en  matière  de  Ihéàlre.  Toutes  les  pièces  à  succès,  sur 
lesquelles  il  lu-andit  la  masse  d'armes  du  coniiétaljle  d'Au- 
revill}'',  nous  pai'aissenl  aujourd'hui  mauvaises;  toutes 
celles  dont  il  fait  l'éloge  nous  plaisent  encore.  Connue 
tous  les  gens  sincères  qui  ne  suivent  pas  la  mode,  il  fut 
un  précurseur,  même  dans  la  critique  dramali(iue  ». 

Bien  différent  est  le  ton  delà  Remie  des  Ik'ux-Moiulcs. 
Le  1')  avril  IS'.ii),  M.  René  Doumic  mène  une  charge  à 
fond  de  train  contre  ^  la  critique^  apocalypti<iue//.  11  fait  à 
d'Aurevilly  riionneur  de  le  citer  parmi  les  «  chefs  nota- 
bles »  de  l'école  qui  vise  à  «  remplacer  les  lenteurs  de  la 
préparation  par  la  soudaineté  de  l'intuition,  les  précau- 
tions de  la  méthode  par  la  spontanéité  du  sentiment,  et, 
d'une  façon  générale,  les  idées  par  les  grandes  phrases, 
les  faits  par  les  grands  mots,  les  ap{)r(''ciatioiis  par  les 
grandes  lettres  et  les  discussions  j)ar  les  grands  gestes». 
Mais  il  semble  (jue  M.  Doumic  eut  i)u  facilement  se 
rendre  comple  (pie,  chez  le  critique  des  O'Jarres  et  les 
Ilonunes,  l'intuition  n'exclut  pas  la  préparation,  le  seu- 


—  360  — 

tmieiit  ne  bannit  pas  la  méthode,  les  grands  mots  ne 
nuisent  pas  aux  faits,  les  grandes  phrases  ne  suppléent 
pas  aux  idées,  les  grandes  lettres  aux  appréciations  ni 
les  grands  gestes  aux  discussions.  C'est  donc  un  hom- 
mage que,—  pour  être  conséquent  avec  ses  principes,— 
M.  Doumic  aurait  (hi  décerner  à  la  mémoire  de  Barbey  : 
car  l'auteur  des  P)-npJièlcs  du  Passé  ne  reculait  pas  plus 
devant  les  faits,  les  idées  et  les  discussions,  que  devant 
les  images  et  les  mots.  Seulement,  à  la  Revue  des 
Deux-Mondes,  il  vaut  mieux  être  ainsi  jugé,  sans  bien- 
veillance et  d'une  manière  incomplète,  que  de  ne  l'être 
pas  du  tout.  Un  jour  viendra  peut-être  où  de  jeunes  écri- 
vains y  feront  un  juste  éloge  du  romancier  de  V Ensor- 
celée eiy  rendront  pleine  justice  au  critique  du  Pays, 
du  Constitutionnel  q{  du  Nain  Jaune. 

En  même  temps  que  Barbey  d'Aurevilly  grandissait 
dans  l'opinion  parisienne,  —  jusqu'au  sein  de  la  Revue 
des  Deux-Mondes,  où,  sous  le  principat  de  Buloz.  on  ne 
citait  jamais  son  nom,  —  ses  compatriotes  ne  l'oubliaient 
pas.  La  Société  normande  du  Livre  illustré  eut  l'idée, 
à  la  fin  de  189(3,  d'éditer  luxueusement  un  chef-d'œuvre 
de  l'enfant  de  SLiint-Sauveur-le-Vicomte  :  son  choix  se 
porta  sur  le  Bonheur  dans  le  Crime,  la  troisième  des 
Diaboliques.  Ce  bijou  de  bibliophiles,  illustré  de  douze 
compositions  de  Frédéric  Régamey,  fut  tiré  à  quatre- 
vingt-cinq  exemplaires.  Un  normand,  M.  PaulFestugière, 
avait  été  chargé  de  le  présenter  au  public  :  il  le  fit  avec- 
talent  et  succès,  en  une  étude  très  vivante  où  sont 
marqués  d'une  main  experte  les  ti-aits  de  la  physionomie 
si  foncièrement  normande  du  rouiancier  de  VEnsor- 
celée  {{).  C'était  le  premier  petit  monument  qu'on  élevât, 

(I)  Paul  FEsridiKKE.  In  écrivain  normand,  liurhey  d'Aurevilly.  (Paris, 
LecotlVe,  cdituur,  1807).  —  Je  ne  forai   qu'un  repi'oclie  à  M.   Festui;iéie  : 

24 


—  'MO  — 

au  pays  natal,  (Mi  riioniUMii-  de  liarlKW  d'Aurevilly.  Aus- 
silùt  la  prosso  aux  inillo  (m-Iios  i-etoulissauls  so  roniil  ;i 
parler  de  la  sl;ilut>  (|u";illiMi(lail  le  «  coniiéUible  des 
Lettres //.  —  et  qu'il  attend  enrorc 

Mais  d'autres  nionunuMils  d(>\aifnl  prcctHicr  l'cM'iN-litin 
(U' la  statue  Ires  inii»alii'innicnl  dcsirt'c.  Il  l'allail  s(tn.L;er 
il'alKtrd  à  achever  la  i)ublieation  des  (L'UV|-os  ixjstliunics 
du  Maître.  Le  S  juin  iS'.lT,  paraissaient  chez  i.euieri-o 
deux  opuscules  réckunés  depuis  lont»leinps  par  les  uniis 
de  d'Aurevilly.  Ils  portuiiMil  (•<>  donble  titre,  assez  énig- 
niatique:  PoKssii'rcs  el  Ixi/lluncs  oubUcs.  Le  premier 
recueil  contenait  les  poésies  de  jeuncsso,  d'âge  niurel 
de  vieillesse,  où  s'était  complue,  en  ses  heures  de  crises 
morales,  l'àme  apilét,'  du  peintre  de  Léa  et  des  I)ia- 
boliques.  Le  second  renfermait  des  poèmes  en  prose 
d'une  perfection  supérieure  aux  vers  sans  art  de  l'auteur 
delà  Maîtresse  Housse.  Ici  encore,  la  Revue  de  r^ris 
du  15  jnin  exprima  finement  l'opinion  des  connaissem-s  : 
«  Ce  sont  deux  petits  livrés  posthumes,  —  disait-elle,  — 
pieusement  publiés  par  vme  admii-aiion  toujom-s  fidèle... 
Barbey  fut  un  grand  prosateur,  parce  qu'il  connnenca 
par  écrire  en  vers.  C'est  une  banalité,  mais  c'est  une 
vérité.  Ses  vers  sftnt  des  vers  de  prosateur,  gêné  par  la 
rime  el  le  rythme,  mais  rpielqucfois  emporté  par-dessus 
ces  obstacles  par  l'élan  de  sa  pensée.  Il  y  a,  dans  les 
Ryllnucs  oubliés, a\q  1res  beaux  poèmes  en  prose.  L'àme 
ardente  de  Barbey  d'Am-evilly,  au  fond  tciithc  comme 
celle  de  tous  les  exaltés,  y  chaide  et  y  crie  tour  a  tour 

c'est  de  n'avoir  pas,  au  cours  des  <G  pages  de  son  étude,  suffisamment 
démoli-  la  part  de  réalisme  psycliologiijiie  il  siritirnnilal  ipii  s'est  ajoutée  à 
Tardent  et  e\ul»érant  romantisme  du  (ils  île  Tlunpliili'  Itarhey  et  ipic 
l'auteur  A'L'ne  Vieille  Maîtresse  doit  etrl.iiiirmi  iit  à  son  ori^'ine  nor- 
mande. 


-  371  — 

avec  charme  et  avec  fougue».  Tel  fut  aussi  le  jugement 
de  MM.  François  Goppée,  dans  le  Journal  du  10  juin, 
Paul  Perret  dans  la  Libertc,  i'aul  Adam  dans  le  Mercure 
de  France,  Galiriol  Routurier  dans  la  Petite  Gironde 
du  21  juin,  Ernest  Ledrain  dans  la  Noucelle  Revue  du 
!"'■  juillet,  Emile  Trolliet  dans  le  Moniteur  Universel  du 
23  juillet,  Louis  de  Saint-Jacques  dans  la  Plume  du 
15  août.  Mais,  comme  toujours,  le  public,  avec  son  flair  et 
son  discernement  habituels,  préféra  les  vers  à  la  prose. 

En  novembre  1897  et  en  jan\ier  1898,  le  doyen  de  la 
presse  française,  M.  Philibert  Audebrand  publiait,  dans 
V Événement,  de  curieux  souvenirs  sur  Barbey  d'Aure- 
villy ;  la  fantaisie  s'y  mêlait  à  la  vérité,  mais  avec  beau- 
coup de  charme  et  une  respectueuse  estime.  De  son 
côté,  dans  V Aurore  du  15  décembre  1897,  M.  Lucien 
Descaves  incitait  de  nouveau  «  le  Conseil  municipal  à 
donner  le  nom  de  Jules  Barbey  d'Aurevilly  à  la  rue 
Rousselet,  où  il  demeura  longtemps,  où  il  est  mort  ». 
Il  faut  croire  qu'une  pareille  initiative  parut  prématurée, 
puisque  la  légitime  demande  des  amis  du  Maître  n'a  pas 
encore  reçu  satisfaction.  Ne  nous  étonnons  pas  des  len- 
teurs de  lopinion  à  triompher  des  préjugés  où  elle 
s'immobilise.  11  convient  que  le  monument  littéraire  de 
l'écrivain  normand  soit  achevé  avant  que  l'on  rende  les 
suprêmes  hommages  dus  à  sa  grande  mémoire. 

Au  mois  de  février  1898,  le  monument  des  Œuvres  et 
les  Hommes  s'accrut  d'un  nouveau  volume,  le  seizième, 
qui  fermait  la  seconde  série  de  la  collection.  Il  portait  ce 
titre  :  Portraits  'politiques  et  littéraires.  Dans  cette 
galerie  figuraient  Balzac,  Shakespeare,  Sainte-Beuve, 
Taine,  Chateaubriand,  Berryer,  Guizol,  Jules  Favre, 
Benjamin  Constant,  Alexandre  Dumas  fils,  etc..  M.  Paul 
Perret,  dans  la  Liberté  du  17  février,  fut  le  premier  à 


—  'M2  — 

saluer  le  beau  livre  du  criliiiue  (leliiut  ;  puis  vini'cnl 
MM.  Jules  Cornely  dans  le  Malin  du  •,'!  iV^viiiM'.  Paul 
d'Aruioi»  dans  le  VoUairr  du  'l'I  l"('\  l'icr.  Léon  r.ari'araiid 
dans  K'  Moni/rar  rnirvrsrl  du  'ih  l'cviici'.  llcuiv 
Bordeaux  dans  la  Ucruc  IIchdoiiKiiUiiiw  du  Ti  mais. 
Ednioud  liirc  dans  la  Cm zcllc  de  Frtun-c  du  <•  mars, 
Louis  de  Saiul-Jaequ(>s  daus  la  lUiiiiu'  du  ]"•  aviil,  et 
Eu.yèue  Asse  dans  la  Xoiircl/c  Reçue  hitcrnalioiuilc  du 
1")  avril.  Entre  temps,  dans  un  cours  libre  qu'il  professait 
à  la  Sorbonne  sur  Victor  Hugo,  M.  Gaston  Dcschanips 
citait  Barbey  d'Aurevilly  parmi  les  précurseurs  des 
Orientales,  avec  son  Ode  aiijc  T/ieraiojit/les:  et  les 
voûtes  de  la  Sorbonne  durent  frémir  en  réperculaiit 
l'écbo  d'un  nom  tout  à  fait  ignoré  dans  le  sanctuaire 
d'une  Faculté  ou  connu  seulement  par  l'horreur  qu'il  y 
inspirait.  Les  0  et  7  juin  de  la  même  année,  M""^  Mary 
Summer  publiait  dans  la  Fronde  de  jolies  pages  sur  le 
féroce  ennemi  des  femmes  de  lettres  :  ce  fut  la  spirituelle 
vengeance  des  Bas-bleus. 

11  semblait  désormais  que  la  grande  notoriété  fût  a<^- 
quise  à  Barltey  d'Aurevilly.  Nombre  de  calholifiues,  a  la 
suite  de  .\LM.  lîiré  et  Fonsegrive,  ne  le  répudiaient  plus 
et  commençaient  à  le  reconnaître  pour  un  des  leurs.  Des 
universitaires,  après  Nisard  et  Ernest  Ilavet,  lui  faisaient 
bon  accueil.  Les  jeunes  de  la  Reçue  blanche,  de  la, 
l'iume  et  du  Mercure  de  France  le  saluaient  comme  un 
Maître.  Même  les  écrivains  du  boulevard  et  les  profes- 
sionnels de  la  presse  lui  rendaient  un  juste,  tribut 
d'hommages.  Le  romancier  n'était  plus  contesté  :  on 
l'admirait  sans  trop  de  réserves  et  dans  tous  les  camps 
littéraires,  depuis  les  chrétiens  orthodoxes  qui  passaient 
condamnation  sur  les  Ditdjolifjues  eu  égard  au  C/ieca- 
lier  Ik's  TtHiclies  et  au  J'rèlrc  Marié.  jus(iu'aux  i»en- 


—  373  — 

SGurs  les  plus  indépendants  qui  excusaient  le  catholicisme 
à  outrance  de  V Ensorcelée  en  faveur  des  vivantes  pein- 
tures du  sol  normand  et  des  profondes  études  de  l'âme 
humaine.  L'apaisement  était  enfin  venu,  avec  la  gloire, 
autour  d'un  nom  long-temps  ballotté  sur  les  mers  ora- 
geuses de  l'opinion,  dans  les  injustes  polémiques  de  la 
lutte  quotidienne. 

C'est  à  ce  moment  qu'il  se  trouva,  sous  le  ciel  do 
France,  une  Faculté  des  Lettres  ayant  cette  singulière 
audace,  —  qui  naguère  eût  paru  sacrilège,  —  d'accepter 
pour  sujet  de  thèse  de  doctorat  un  essai  sur  la  vie  et  les 
oeuvres  de  Barbey  d'Aurevilly.  De  ce  jour,  la  grande 
famille  de  TUniversité  rangeait  l'écrivain  superbe  et 
fastueux  parmi  ceux  qui  ont  fait  honneur  aux  lettres 
françaises  et  accru  en  beauté  le  patrimoine  intellectuel 
du  pays.  Toutefois  il  n'y  a  pas  unanimité  encore,  surtout 
quand  il  s'agit  du  critique,  dans  la  foule  des  professeurs 
ayant  reçu,  ou  non,  mandait  d'exprimer  le  jugement  de 
leurs  collègues.  M.  Ferdinand  Brunetière  en  est  resté  à 
l'appellation  de  «  vieux  paradoxe  ambulant  »  jetée,  en 
une  heure  de  colère,  comme  un  défi  aux  fervents  admi- 
rateurs qui  projetaient  d'élever  une  statue  au  romancier 
de  V Ensorcelée.  Les  deux  disciples  de  M.  Brunetière, 
MM.  Gustave  Lanson  et  René  Doumic,  semblent  ignorer 
presque  totalement  l'œuvre  de  Barbey  d'Aurevilly  ;  du 
moins  ils  gardent  à  son  endroit  un  silence  dédaigneux, 
—  niéthodique  et  absolu  chez  M.  Lanson.  intermittent 
et  ironique  chez  M.  Doumic.  M.  Emile  Faguet  avoue 
n'avoir  «  jamais  rien  lu  de  cet  auteur  »  ;  mais,  ajoute-t-il, 
c'est  'K  évidemment  un  personnage  à  tirer  au  clair  /^(l). 
M.  Gustave  Larroumet  pense  «  qu'une  étude  complète  de 

(1)  Lettre  inédite  de  M.  Emile  Fiiguet  (12  juin  1900). 


—  :i74  - 

la  vie  et  do  I'clmuto,  ôgaloinoul  oriiiilKilos.  do  lîaiboy 
d"Ain"Ovilly  no  poul  qu'ôlro  d'mi  t^raiid  iiilorùl  »  ot  ([iio 
«  si  kl  oritiqiio  univorsilairo  Ta  laissô  do  côlô,  coiumk? 
h'ww  d'aiilros.  c'osl  prol)al)loiiioiil  j>()iir  luio  oulranco  qui 
l'otlrayait  quolquo  pou,  oulrauoo  do  furiiio  plus  oncoro 
quo  de  fond  »  (1).  M.  (iastoii  Deschainps  n'a  aucun  pré- 
jugé conlro  lo  vibrant  autour  dos  D/dholiijiu's  ci  des 
p}'0l)lù'(cs  du  Passe.  M.  Edouard  Kod  Tadmiro  sans 
ti'op  do  rostrictions.  On  sait,  d"ailloui"s.  Topiiiion  ^W 
M.  .Iules  Lemailro. 

Mais  il  faut  sortir  do  la  oriliquo  luiivoisilaiit^  pr()j)ro- 
nionldito  pour  ronooulrer  pleine  adhésion  a  un  jugouient 
d'ensemble  assez  favorable  à  Barbey  d'Aurevilly.  Dans  ce 
but.  il  convient  de  s'adresser  à  des  honunes  tels  que 
MM.  Jules  Levallois,  Jules  Claretie,  Henry  lloussayo, 
Gabriel  Ilanotaux,  Ernest  Daudet,  iMaurice  Tourneux, 
Hugues  Le  Roux.  Maurice  Barrés.  Ce  sont  d'e.xcellenls 
juges,  quoiqu'ils  no  fassoid  pas  exclusive  profession  de 
critique,  et,  du  reste,  ils  apparaissent  comme  des  esprits 
assez  dissemblables  poui'  offrir  toute  garantie  d'impar- 
tiale et  personnelle  appréciation.  Ils  peuvent  résumer 
heureusement  le  verdict  de  nos  contemporains  sur 
l'œuvre  de  celui  que  Lamartine  nommait  "  le  duc  de 
Guise  de  la  littérature  ». 

Voici,  |)ar  exemple,  ce  qu'écrit  M.  .Iules  Claretie. 
«  ...  C'est  une  dos  figures  puissamment  originales  de  ce 
temps.  Il  est  de  force  ra<e  fran(;aise,  avec  do  pro- 
fondes attaches  au  terroir  normand...  Je  ne  l'ai  connu 
que  dans  sa  vieillesse  :  superbe,  hautain  et  cordial  à  la 
fois.  Un  Titan  de  Normandie...  Cet  Jtniinnc  rou(ic  était  le 
meilleur  des  hommes,  et  (ses  Memmmnda  le  prouvent 

(I)  Lettre  inédile  de  .M.  Gust.iMj  Lirruuiiict  (10  mai  1900). 


-  375  - 

bien)  un  teudi'c.  11  scst  livre  dans  ce  journal  do  jeunesse... 
Il  personnifie  une  époque  et  il  incarne  une  race  »  (1). 
M.  Henry  Houssaye  n'est  pas  moins  bien  inspiré:  «  Il 
gravait  à  l'eau-forte  »  (2),  dit-il,  pour  marquer  le  carac- 
tère de  l'écrivain  normand.  Plus  explicite  s'affirme 
M.  Hanotaux.  «  Barbey  d'Aurevilly  est  un  écrivain  du 
plus  haut  mérite,  de  la  tradition  des  Montaigne  et  des 
Saint-Simon.  Il  avait  beaucoup  d'esprit,  un  peu  trop 
peut-être,  et  cela  nuisit  parfois,  en  apparence,  à  son 
jug-ement  qui  était  cependant  très  solide.  Il  est  un  des 
rares  écrivtiins  de  son  temps  qui  ait  su  se  faire  une  concep- 
tion d'ensemble  de  la  vie.  Il  resta  fidèle  à  sa  doctrine  et 
sut  la  pousser  et  l'accepter  dans  ses  conséquences.  Par  là, 
élève  extrêmement  remarquable  de  Joseph  de  Maistre. 
Mais,  dernier  fils  du  romantisme,  il  fit  blanc  de  son  épée 
de  gentilhomme,  de  sa  croix  de  croisé  et  de  sa  plume  de 
journaliste  »  (3). 

Il  y  aurait  intérêt  à  montrer  Fétat  de  l'opinion,  à  la  fin 
du  XIX"  siècle  et  à  l'aurore  du  XX«,  sur  le  grand 
romantique  qui  traversa,  la  tête  haute  et  l'épée  à 
la  main,  une  époque  agitée  entre  toutes.  J'ai  tenté 
cette  enquête  pour  les  années  1899,  1900  et  1901, 
et  de  mes  recherches  s'est  dégagée  la  réconfortante 
conclusion  que  jamais  d'Aurevilly  n'avait  paru  plus 
imposant  aux  esprits  d'élite  que  depuis  qu'on  est  mieux 
à  même  de  le  juger.  Lorsqu'on  avril  1899,  pour  le  dixième 
anniversaire  de  la  mort  du  «  connétable  »,  une  main 
pieuse  déposa  sur  son  tombeau,  en  guise  de  couronne 
mortuaire,  le  dix-septième  volume,  si  vivant,  du  monu- 


(1)  Lettre  inédite  de  M.  Jules  Claretie  (18  janvier  1900). 

(2)  Lettre  inédite  de  M.  Henry  Houssaye  (12  avril  1900). 

(3)  Lettre  inédite  de  M.  Gabriel  Hanotaux  (4  décembre  1901). 


—  :^70  - 

mcni Les  (Jùd'rcs  et  /es  Hoi/nurs,-  qui  diivi'ohi  li'oisioiiio 
série  des  éludes  critiques  où  lî;irl>(\v  prodimui  le  iiu'illcui- 
de  son  talent,  et  qui  est  consacré  aux  J'/ii/o.sojj/u's  et 
Ecvicahis  reli'jieu.v,  —  il  s'est  produit  un  niouvcnient 
de  curiosité  et  d'admiration  aulonr  de  ces  pag-es  rapido- 
nienl  lracé(\><.  tMi  ]);n1ic,  d'iiiir  pliniK^  f(''l)i-ilo,  en  pleine 
révolution  de  ISIS,  pins  d'un  deini-siocle  nvanl  hnir 
pnblicalion  sons  foiMuede  livre.  Kl  qnand  la  niêiiie  amie, 
dévouée  par  delà  la  loml)(\  lit  i);ir;iilr(\  ;iu  coiii's  (1(> 
l'année  1*.KH\  le  Mcmovdmhdn  de  lS:5(i,  cli.icnn  put 
deviner  quelle  place  occupait  dorénavaid  dans  l'esprit 
des  lettrés  l'homme  qui,  pendaid.  cinquante  ans  d'nne 
noble  existence  littéraire  dont  le  cnlle  du  beau  ftU  la 
pnssion  doiMinanle,  avait  passé  méconnu  et  incompris. 

Mais  il  est  impossible  de  faire  déliler.  comme  en  un 
prestigieux  kaléidoscope,  les  jngements  de  Ions  nos 
contemporains  sur  le  vaillant  solitaîi'e  de  la  rne  Hous- 
selet.  C'est  à  un  normand,  M.  lingues  Le  Roux,  que 
j'emprunterai  la  synthèse  des  verdicts  d'anjom-d'hni 
touchant  le  vowràWQXQY  ùçV Ensorcelée.  «  Il  est,  —  dit-il.— 
en  étroite  parenté  avec  la  lignée  qui  va  de  Corneille  a 
Maupassant  ;  et,  quand  «  le  Midi  bouge  >/  tant,  c'est  l)icn 
le  moins  que  nous  revendiquions  ceux  des  nôtres  qui  ont 
appoi'lé  une  contribution  d'un  caractère  spécial  au  patri- 
mome  du  génie  français.  Je  signale,  en  passant,  le  gont 
du  mystère  chez  Barbey.  C'est  une  hérédité  directe  du 
Nord...  Le  côté  de  grandesse  ou  de  vnntardise,  le  goût 
de  l'héroïsme,  qne  l'on  trouvait  espagnol  dans  Ou'n.eille, 
est  également  une  hérédité  du  Nonl.  D'Aurevilly  était 
Normand  dans  cette  diginté  avec  laqnelle  il  cachnil  sa 
misère.  C'est  une  des  formes  de  l'indépendance  fai'onche 
dej'àme,  qui  nous  dill'érencie  si  caractéristiqnement  des 
lutins  du  Midi.  A  noter  aussi  ce  mélang-e,  si  normand, 


-  377  - 

de  libertés  prises  avec  le  «  divin»  et  de  soumission  exté- 
rieure, qui  donne  à  notre  tempérament  son  caractère 
atavique  de  superstitieux  bien  plus  que  de  religieux  ».  (1) 
Grâce  donc  à  l'effort  d'amis  dévoués,  à  la  préoccupation 
des  intelligences  les  plus  élevées  de  notre  temps  et  à 
l'obscure  collaboration  des  années  qui  dans  leur  fuite 
éclairent  d'une  lumière  plus  douce  les  hommes  et  les 
choses,  —  Barbey  d'Aurevilly  a  quitté  les  orageuses 
régions  de  la  lutte  et  les  grises  pénombres  de  Tindififé- 
rence.  Il  est  revenu  des  lointains  rivages  de  l'histoire,  où 
il  avait  cherché  un  asile  contre  les  misères  contempo- 
raines, et  des  ténèbres  du  tombeau,  où  il  s'était  enseveli 
voilà  douze  ans  passés.  Il  est  entré  dans  une  nouvelle 
existence.  Il  ressuscite  comme  un  ancêtre  toujours  vivant 
et  jeune.  On  ne  cherche  maintenant  ni  à  l'exalter  à 
outrance  ni  u  le  dénigrer  de  parti-pris.  La  presse  réserve 
un  excellent  accueil  à  ses  œuvres  posthumes.  Même 
les  journaux  et  les  Revues,  qu'il  a  le  plus  violemment 
attaqués,  le  Journal  des  Débats  et  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  par  exemple,  seraient  tout  disposés,  j'imagine, 
à  lui  rendre  justice.  Ce  n'est  peut-être  que  l'occasion 
qui  leur  manque. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  l'Académie  française,  après  laquelle 
le  tirailleur  du  Nain  Jaune  s'est  tant  acharné,  qui  ne 
consente  à  oublier  les  Médaillons,  si  cruellement 
injustes,  de  1863.  A  la  fin  de  sa  vie,  d'Aurevilly  ne  comptait 
guère  que  deux  amis  sous  la  Coupole,  —  et  deux  amis  do 
cœur  plutôt  que  d'esprit  :  Désiré  Nisard  et  François 
Coppée.  Aujourd'hui,  il  y  rencontrerait  sans  peine  une 
quin;^aine  d'admirateurs  fidèles  et  quatre  ou  cinq  débi- 
teurs intellectuels.  S'il  abandonnait  l'immortalité  d'outre- 

(1)  Lettre  inédite  de  M.  Hugues  Le  Roux  (2  septembre  1900). 


-  :i7s  — 

li)iiil)0  pour  s()lli('il(M'  la  via£î<'»ro  ci  iiiccrlaiuc  iiiiiiioilalili'» 
dos  Qiiaraiil(\  il  coiiiTail  lo  ris(Hi(>  irôtro  rlii,  Imil  do 
môme  que  ces  malheureux  candidats  qu'il  slii^uialisail 
jadis  si  durement.  MM.  Coppce  et  Paul  Bourg'ot  seraient 
les  «  chevilles  ouvrières  *  de  son  élection  :  ils  entiaîne- 
raienl  sùirinoiil  à  1(Mii' suiltMes  poètes  Sully  Prudhoiiiiiio 
et  Josc>-Maria  do  IhM'odia.  les  romanciois  André Theuriel, 
Analolo  Franco  ot  Pieri't>  Loti,  les  dramaturges  Victoi'ien 
Surdon,  Lndovic  llalévy.  Jules  Clarelie,  les  liisluri(Mis 
IhMiry  Ilonssaye  et  (lalM-iel  Ilanotaiix.M.  Jules  Lemaîti-e 
voterait,  par  dilettantisme,  pour  relevant  auteur  du 
Jinannn'lf,  et  M.  Hmile  Fat^^ict-  P^^'"  "i>  éclectisme  de  bon 
aloi,  donnoi'ait  son  snllrag-e  au  vig-oureux  penseur  dos 
P)op/ii'/cs  (Iii  Passé.  De  son  côté,  M.  Edmond  llostand, 
en  mémoire  de  son  ('ijrnno  de  lienjerac,  ne  saui'ait 
refuser  sa  voix  au  très  noble  et  très  empanaché  roman- 
tique qui  fut  un  Cyrano  de  Basse-Normandie.  Kidin, 
au  nom  de  sa  foi  militante  qu'il  élève  bien  an-dessus  des 
ine.squins  intérêts  de  parti,  le  comte  Albert  de  Mun  ferait 
fête  au  catholique  sans  peur  des  Philosoplics  et  écrirai  us 
religiciw. 

Justement,  en  une  occasion  solennelle  et  récenlo,  le 
'*\  iiovendjre  10()1.  le  souvenir  de  Barbey  d'Aurevilly  a 
été  évoqué  pour  la  première  fois  à  l'Académie  lors  de 
la  distribution  des  prix  de  vertu  que  présidait  M.  de  Mun. 
Parlant  de  Valotines  on,  loin  du  bruit  de  la  foule,  se 
dévouait  depuis  un  demi-siècle  nne  obscure  servante  des 
pauvres,  l'illustre  rapporteur  ne  put  se  défendre  de 
réveiller  le  fantôme  du  Chevalier  Des  Touches  et  de  son 
chaleureux  historien.  Cet  hommage  équivaut  presque  à 
nne  réception  posthume.  Et  pourquoi,  dans  quinze  ou 
vingt  ans,  l'Acadénjie  française  s'interdirait-elle  la  bonne 
fortune  de  proposer  à  ses  lauréats  futurs   l'éloge  du 


-  379  - 

romancier  normand  ?  La  vengeance  serait  spirituelle  et 
piquante,  de  la  part  d'un  corps  constitué  qui  —  chose 
rare!  —  ne  déteste  pas  l'ironie  de  haute  portée  et  sait 
souvent  s'en  faire  une  arme  finement  aiguisée  contre 
ses  détracteurs  les  plus  passionnés. 

On  dira  que  d'Aurevilly  n'a  pas  besoin  de  ces  cou- 
ronnes d'une  admiration  tardive.  D'accord  ;  mais  de 
pareils  témoignages  d'estime  publique  ne  sont- ils  pas 
significatifs,  malgré  tout,  et  n'indiquent-ils  point,  mieux 
que  de  copieux  commentaires,  les  retours  de  l'opinion 
en  faveur  d'un  homme  longtemps  maltraité  et  méconnu? 
La  consécration  de  l'Académie  n'est  jamais  à  dédaigner, 
—  pas  plus  que  celle  des  esprits  supérieurs  qui  s'arrogent 
le  droit  de  parler  au  nom  des  Lettres.  J'ose  donc  pré- 
tendre que  n'importe  quel  honneur,  décerné  par  l'Institut 
à  celui  qui  fut  son  ennemi  acharné,  rejaillirait  à  la  fois 
sur  la  Compagnie  qui  en  prendrait  l'initiative  et  sur  le 
vaillant  écrivain  qui  en  serait  l'objet.  La  réconciliation 
serait  d'un  excellent  exemple.  L'Académie  française, 
gardienne  des  traditions  nationales,  peut,  sans  faiblesse, 
accueillir  dignement,  comme  il  le  mérite,  le  tendre  et 
belliqueux  romantique,  l'ardent  et  bon  journaUste.  le 
brillant  et  profond  romancier,  en  un  mot,  le  grand 
homme  de  talent,  d'inspiration  et  de  cœur,  qui  s'appela 
Jules  Barbey  d'Aurevilly. 


CHAPITRE    XIV 
La  Postérité 

LE  ROMANC.IKH  HT  LM  HmiIOrK.  -  LK  CONXK'I'AIU,!-: 
NORMAND  DKS  LHTTHKS  FRANÇAISES.  -  UN  liOMAN- 
TIQUE  DE  LA  COULEUR  ET  UN  Rlv\LISTE  DE  l'aME. 
—  RARREY  d'aUREVILLY  AUX  XVI%  XMI°  ET 
XVIII''  SIÈCLES.  -UN  LIGUEUR  ÉGARl':  AU  XIX^SIÈCLE. 
-  LES  CAUSES  DE  SON  ORSCURITÉ  RELATIVE.  -  LA 
REVANCIU;  DE  l'aVENIR.  -  P.OMANTISME  DÉMODÉ, 
RÉALISMI-:  VIEILLI,  SYMROLISME  TOUJOURS  .lEUNE 
ET  VIVANT.  -  l'homme,  LE  PENSEUR  ET  l'ÉCRI- 
\AIN.  -  LE  VERDICT  DES  GÉNÉRATIONS  FUTURES 
PRESSENTI  PAR  MM.  PAUL  liOURGET,  GUSTAVE 
GEFFROY,  ANDRÉ  TIIEURIET,  ANATOLE  FRANCE  ET 
.IULES  LEMAITRE.  -  LA  FORCE,  l'iIÉROÏSME  ET  LE 
GÉNIE.  -  l'immortalité. 


A  l'auroro  du  XX'=  siècle,  Barbey  d'Aiirtnilly  est 
entré,  vivant  d'une  vie  nouvelle  et  durable,  dans  le  somp- 
tueux palais  de  la  postérité.  11  y  fait  bonne  fi.Lnire,  en 
eoinpagnie  de  tant  d'autres  eonteniporains,  dont  la 
renommée  fui  moins  tardive  que  la  sienne,  mais  dunl 
l'immortalité  n'est  peut  être  pas  aussi  solidement  assise. 
Sa  physionomie  mâle  et  hautaine  se  détaehe  en  pleine 
lumière  dans  le  clair-obscur  do  l'éloignement. 

Le  temps  n'a  pas  encore  marqué  assez  profondément 
son  empreinte  sur  l'œuvre  du  romancier  et  du  critique, 
pour  que  r<»n  puisse  dire  avec  assurance  ce  que  la  posté- 


-  a^l  - 

rite  retiendra  de  près  do  quarante  voliuncs  dans  lesquels 
s'est  jetée,  toute  vive  et  brûlante,  rànie  du  connétable 
normand  des  Lettres  françaises.  L'épreuve  des  années 
sur  les  hommes  et  les  choses  ne  se  décide  et  ne  s'achève 
que  lentement.  Mais,  à  certains  signes  non  douteu.x;,  il 
est  permis  d'enlrcnoir  la  place  que  Barbey  d'Aurevilly 
occupera  dans  le  jugement  des  générations  à  venir,  le 
rang  qui  lui  sera  assig-né  dans  les  annales  de  la  Littéra- 
ture moderne. 

A  coup  sûr,  le  romancier  aura  une  place  d'honneur,— 
surtout  le  romancier  normand.  Une  œuvre  comme  la 
Vieille  Maîtresse,  — qui  n'est  en  quelque  sorte  qu'une 
préparation  aux  vig-oureuses  peintures  du  terroir.  VBn- 
sorcelée,  le  Chevaliei-  Des  Touches  et  le  Prêtre  Marié, 
—  portera,  en  raison  même  de  ses  caractères  mélangés 
d'œuvre  de  transition  et  de  ses  éléments  confus  de 
romantisme  nuageux  et  de  réalisme  indécis,  des  rides 
bien  plus  précoces  que  les  ouvrages  qui  l'ont  suivie.  Et 
pourtant,  si  l'on  songe  que  ce  premier  grand  roman  de 
Barbey  d'Aurevilly  date  de  plus  d'un  demi-siècle,  on  ne 
peut  se  défendre  d'admirer  la  vie  intense  dont  il  fut 
saturé,  qui  y  circule  et  qui  l'anime  toujours,  puisqu'il 
apparaît  aujourd'hui  plus  vivant  même  qu'en  1850  et  que 
son  succès  auprès  de  nos  jeunes  contemporains  ne 
semble  pas  se  ralentir.  Or,  de  combien  d'œuvres  nées  a 
la  même  époque  que  celle-là,  serait-il  possible  d'en  dire 
autant  ?  A  part  Balzac,  qui  dépasse  de  cent  coudées  les 
plus  illustres  représentants  du  roman,  à  part  Stendhal, 
Victor  Hugo,  Alfred  de  Vigny  et  peut-être  George 
Sand,  quel  est  le  romancier  do  la  première  moitié  du 
XIX'"  siècle  dont  les  fictions  vivent  encore,  à  l'heure 
actuelle,  d'une  vie  pleine  et  intacte  ?  Quel  est  celui  duquel 
on  ait  le  droit  «l'affirmer  qu'il  éleva  son  monument  sur 


—  :iS2  — 

des  t'oiulalioiis  assez  fortes  pour  résislei"  ;i  radioii  du 
temps  et  dtMier  la  morsure  des  saisons  ? 

Mais  c'est  aux  nuuaiis  ^\o  sa  maturité  tardive  qu'il 
faut  avoir  reeours  pour  l)ieii  jugi'r  Barbey  (rAurevilly. 
11  avait  quarante-quatre  ans,  lorscprii  écrivit  ce  qui  peut 
être  t(Miu  jHUir  son  chel'-d'n'UViT.  ro[U'  admiraMe  h'iisor- 
rc/c'c,  la  plus  seri'ée  de  ses  ci'eatious,  le  plus  concentré 
do  ses  romans,  le  plus  beau  de  ses  poèmes,  il  avait 
cinquante-cinq  ans.  (piaiid  il  aclu'\a  son  Clu'rulii'r  Des 
ToHc/irs.  qui  exprime  si  lidelement  le  génie  arislocrali(iue 
et  militaire  du  fils  des  Chouans  de  Basse-Normandie. 
Do  soixante  à  soixanle-si.x  ans,  il  compose  les  Difibo- 
/i(jifcs,  —  sauf  le  Dessous  de  Cartes  d'une  jxu-i/e  de 
ir/dsL  écrit  dès  lSr)0,  —  et  siî  révèle  ainsi,  à  l'appi-ocho 
di'  la  vieillesse,  digne  énmle  des  |)lus  fameux  auteui's  do 
nouvelles.  Septuagénaire,  il  publie  Y llisloire  sans  nom, 
Ce  qui  ne  meurt  2)as  et  Cne  Page  d'histoire.  Voilà  son 
oMivre  vraiment  vivante  :  voilà  l'œuvre  qu'il  ofï're  à 
l'admiration  de  la  postérité. 

On  peut  se  demander  pourquoi,  avec  de  tels  lili-es 
a  une  renomméo  solide,  Barbey  d'Aurevilly  n'a  pas 
recueilli  en  son  temps  les  suffrages  qu'il  méritait.  La 
question  n'est  pas  oiseuse.  Elle  se  ré.soudi-a  en  une 
double  réponse.  D'abord,  le  critique  a  fait  tort  au  roman- 
cier. Ce  n'est  pas  impunément  qu'on  s'érig-o  en  censeur 
impitoyable  et  souvent  injuste  des  travaux,  des  livres 
d'aulrui.  Par  la,  on  s'attire  des  inimitiés  qui  s'apaisent 
rarement,  on  éveille  des  susceptibilités  et  des  jalousies 
qui,  une  fois  suscitées,  ne  désarment  g-uère,  on  froisse 
des  amours-propres  qui,  blessés,  ne  paidoimeiit  jamais. 
Cependant,  le  tempérameid  même  du  romancier  a  nui 
plus  encore  à  la  réputation  de  Barbey  d'Aurevilly  (pie 
les  intransigeances  du  critique.  Ecrivain  du  XIX'=  siècle, 


-  H83  - 

railleur  d'i^jic  Vieille  Mailressc  n'a  pas  voulu  ôtre  do 
sou  temps  ;  il  s'est  refusé  à  suivre,  —  et  jusqu'à  com- 
prendre, ce  qui  est  plus  grave,  —  les  tendances  de 
l'époque  où  il  vivait  effectivement.  Cette  insubordination 
aux  légitimes  exigences  de  la  société  moderne,  ces 
dédains  d'un  aristocrate  confiné  dans  le  passé,  ces  théo- 
ries extrêmes  affichées  hautement  connue  des  signes  de 
rédemption  alors  que  le  XIX*'  siècle  n'y  voulait  voir  que 
des  signes  de  servitude.  —  cela,  plus  que  tout  le  reste,  a 
éloigné  les  contemporains.  Eux,  ils  marchaient  en  avant; 
lui,  il  demeurait  en  arrière. 

Sans  doute,  d'Aurevilly  est  bien  un  romantique;  il  ne 
saurait  renier  ses  origines  littéraires.  Mais  c'est  un 
romantique  d'une  espèce  rare,  un  romantique  suprême- 
ment «  individualiste  »  et  solitaire.  Son  romantisme,  qui 
posséda  d'abord  jusqu'au  fond  de  son  àme,  la  martela  et 
la  meurtrit,  devint  finalement  uji  romantisme  de  façade. 
Ce  romantisme  saute  aux  yeux  et  les  éblouit,  précisé- 
ment parce  qu'il  est  tout  extérieur.  Qu'on  pénètre  au 
sein  même  de  l'œuvre  :  elle  est  d'essence  strictement 
normande,  aristocratique  et  catholique  ;  elle  est  marquée 
au  coin  d'une  personnalité  vigoureuse  qui  se  manifeste 
partout  et  qui  n'entend  relever  que  d'elle-njême.  Dès  lors, 
les  réalistes  des  impressions  externes  et  de  la  nature 
n'en  l  pas  plus  le  droit  de  revendiquer  l'auteur  du  67/é'i'rt//6'r 
Des  Touches  que  les  romantiques  ne  sont  fondés  à  le 
reconnaître  pour  un  des  leurs.  Barbey  d'Aurevilly  est 
un  modèle  peut-être  unique  de  réaliste  de  l'àme,  doublé 
d'un  romantique  de  la  couleur. 

C'est  donc  à  son  majestueux  isolement,  à  sa  solitude 
délibérément  choisie,  à  ses  instincts  de  réfractaire  en 
révolte  permanente  contre  les  associations  et  coteries,  à 
sa  situation  d'  «  incompris  »  volontairement  aggravée 


—  384  - 

par  de  fiers  éclats  de  caraclèi-e,  que  lo  poète  de  r/:'».wr- 
celéc  doit  de  n'av(Mr  pas  eu,  de  son  vivant,  la  rcMioininée 
dont  il  était  digne  et  de  n'avoir  pas  connu  les  caresses 
delà  fortune  qui  furent  prodiguées  à  d'éphéntcres  chroni- 
queurs '<  Portrait  dépaysé,  je  cherche  mon  cadre  », 
disait-il  un  jour  mélancoliquement  à  Trebutien.  Ce  cadre, 
où  son  allière  physionomie  pût  se  mouvoir  à  Taise,  il  ne 
Ta  jamais  trouvé. 

Les  contemporains  n'étaient  pas  loin  de  considérer 
l'auteur  des  Prophètes  du  Passé  comme  un  revenant  du 
moyen-âge,  un  attardé  magnifique  et  hautain  des  époques 
les  plus  reculées  de  l'histoire  mérovingienne.  On  jugeait 
le  sculpteur  Auguste  Préault  bien  indulgent  et  bien 
complaisant,  lorsqu'il  déclarait  avec  bonne  humeur  : 
«Barbey!  c'est  le  descendant  de  quelque  naufragé  de  l'in- 
vincible  Armada,  qui  aura  fait  souche  sur  la  côte  nor- 
mande !  »  Sainte-Beuve,  même  dans  ses  rares  moments 
de  bienveillance,  n'aurait  peut-être  pas  souscrit  à  cette 
boutade,  qu'il  eût  estimée  trop  élogieuse.  11  ne  savait 
déterminer  à  quelle  famille  d'esprits  apparlcMiail  l'ex- 
traordinaire «  individualiste  de  la  Basse-Normandie  ». 

De  fait,  il  semble  difiicile  d'assigner  une  place  très 
précise,  dans  le  puissant  mouvement  intellectuel  de  la 
France,  à  l'apologiste  endurci  des  œuvres  et  des  hommes 
d'autrefois  !  Quel  rang  lui  imposer  dans  notre  XIX«  siè- 
cle ?  Certes,  on  peut  fort  bien  dessiner  «  la  courbe  de 
l'évolution»  des  idées  et  des  formes  d'art  où  se  moule  la 
ligure  du  siècle  de  Chateaubriand  et  de  Hugo,  sans  y 
faire  entrer  la  silhouette  déconcertante  du  plus  étrange 
des  écrivains.  Mieux  encore:  il  est  loisible  de  dresser  un 
inventaire  exact,  —  sinon  tout  à  fait  complet,  —  des 
créations  romantiques  et  des  œuvres  réalistes,  sans 
V  donner  accès   aux   productions    si    personnelles    du 


—  385  - 

peintre  de  Ce  qui  ne  meurt  j^as  et  du  détracteur  des 
Bas-bleus.  Al(3rs,  décidément,  il  faut  donc,  soit  rejeter 
Barbey  d'Aurevilly  parmi  les  représentants  très  secon- 
daires du  génie  français,  au  XIX«  siècle,  soit  lui  chercher 
des  ascendants  au  cours  des  siècles  antérieurs. 

AuXVlII^  siècle,  il  eût  paru  certainement  aussi  dépaysé 
qu'à  notre  époque.  Ce  n'est  ni  à  la  suite  de  Jean- Jacques 
Rousseau,  ni  dans  le  clan  des  Enc^^clopédistes,  ni  dans  la 
radieuse  orbite  de  Voltaire,  qu'on  le  trouverait.  Un  seul 
homme  ferait  songer  à  lui  :  c'est  Rivarol(l).  Au  XVIIe  siè- 
cle, en  cet  âge  de  raison  froide  et  de  foi  peu  bruyante, 
où  classerait-on  Fauteur  de  l'Ensorcelée  ?  Nulle  part,  — 
si  ce  n'est  dans  l'entourage  de  Cyrano  de  Bergerac.  Il 
convient  donc  de  remonter  jusqu'au  XVP  siècle  pour 
rencontrer  un  milieu  favorable  à  l'éclosion  spontanée  de 
son  talent  et  à  l'efficace  portée  de  ses  doctrines.  C'est  en 
pleine  fièvre  des  luttes  religieuses  ei  politiques  d'alors 
qu'on  l'imagine  le  mieux.  Il  prend  place  à  côté  des 
Guises,  se  fait  l'organisateur  d'une  résistance  indomp- 
table aux  huguenots  et  bataille  sans  merci,  par  la  parole, 
la  plume  et  l'épée,  contre  les  ennemis  de  l'Église  romaine 
qu'il  juge  aussi  les  ennemis  do  la  France.  Là,  enfin, 
dans  cette  atmosphère  de  guerres  civiles,  il  joue  un 
rôle  approprié  à  ses  besoins  et  à  ses  goûts.  Seulement 
il  est  à  craindre  qu'il  no  délaisse  trop  souvent  la  plume 
pour  l'épée,  —  et  la  littérature  française  compterait 
quelques  chefs-d'œuvre  de  moins. 


(1)  Le  livre  de  M.  de  Loscure.  sur  r«i\;irûl  et  la  Uièse  de  M.  Aiidié 
Le  Breton  nous  montrent,  en  clf'et,  une  sorte  de  Barbey  de  rancien  régime, 
—  alerte,  étincelant  et  contempteur  des  bas-bleus.  Mais  de  pareils  traits  ne 
marquent  pas  suffisamment  notre  d'Aurevilly  :  nous  n'aurions  là  (ju'un 
d'Aurevilly  mondain  et  tout  extérieur. 

25 


—  lise»  — 

llosl  iioc'ossaiiv.eiiiléliiiilivc.d'ncoc^pU'r,;!!!  XIX'  siccli', 
Barbey  (l'Aurevilly,  loi  (jn'il  est:  (''osl-à-diic  un  iiiiueur 
éiiarc  (laus  iioli-c  éixtquo  pacilique.  Supposous-lo  no  en 
177S.  Ironie  ans  avant  la  ilalo  oxaole  do  sa  naissanee.  11 
s'enrôle  pai'uii  losCluuiaus  do  Valognes,  deSalul-Ldoldo 
Coutanees  ;  il  augincidtMruno  uiiilé  les  eoiMpa.g-nous  de 
Des  Tiuiches  ;  il  ("ail  Miervoille  au  iniliou  d(\s  liohoreaux 
royalisles.  Si  on  se  le  represeido  né  dix  ans  plus  lard, 
en  ITSS.  il  eonnail  Napoléon  dans  (oui  rcclal  tTune  .yloiro 
inconleslée,  so  passionne  pour  la  eaiiièro  des  armes, 
assisle,  hélas!  an  déelin  de  l'astre,  revient,  brisé,  do  la 
Campagne  de  Russie,  et  finit  ses  jours,  coninio  le  vieux 
général  deSégur,  dans  un  fauteuil  d'académieien.  Qu'on 
se  le  figure  encore  né  en  170S:  il  est  un  dos  plus  fidèles 
soutiens  de  Charles  X  et  fait  le  coup  do  feu,   sous   lo 
ministère  de  Polignac,  pour  la  Congrégration   et  les 
Ordonnances  de  Juillet.  Mais  il  est  né  réellemetd  en  1S()S, 
n'a  vécu  d'une  véritable  vie  qii'après  iS:30,  et,  lorsqu'il  a 
voulu  se  produire  sur  la  scène,  a  trouvé  les  meilleures 
places  occupées  déjà  par  les  Lamartine,  les  Vigny,  les 
Hugo,  et  mémo  d(>  plus  jounes  que  lui,  les  Musset  et  les 
Thé^tphile  Cautier.  Faul-il  s'etomier  des  lors  qu'il  so  soit 
retranché  en  une  orgueilleuse  attitude  derrière  le  rem- 
part de  ses  croyances  oft'ensées  et  de  ses  espoii's  anéan- 
tis? AssiH'ément,  s'il  eût  eu  la  puissance  d'un  Balzac,  il 
aurait  pu  briser,  coûte  que  coûte,  la  chaîne  d'esclavage 
qui  le  rivait  au  passé,  et  se  frayer  une  i-oule,  à  travers 
les  épines,  vers  l'avenir.  Bien  mieux  :  il  aurait  pu.  comme 
Balzac,    s'imposer   à   radmii'alion  de  tous,  sans  ecsser 
d'eli-e  fidèle  à  ses  plus  iidimes  convictions.  Mais  il  n'avait 
pas  reçu  tlu  ciel  le  don  du  génie  vict«)ri(Mix  qui  fiancjiitlous 
les  obstiicles.  Il  n'était  doué  que  d'un  talent  supérieur,  qui 
séduit  ceux-là  seuls  dont  l'esprit  a  une  certaine  confor- 


—  SS7  — 

mite  ou  du  moins  quelque  èiccoiiiUmco  avec  ce  talent.  Du 
coup,  il  s'est  trouvé  solitaire,  par  le  fait  de  son  tempé- 
rament trop  altier.  S'il  avait  su  se  contenter  de  la 
renommée  d'une  George  Sand,  d'un  Stendhal,  d'un 
Jules  Sandeau  ou  d'un  Octave  Feuillet,  il  eût  été  vanté 
par  ses  contemporains.  Seulement,  sans  parenté  intellec- 
tuelle, sans  filiation  littéraire,  il  aspirait  dès  l'abord  à  la 
gloire.  Il  n'a  recueilli  que  l'obscurité. 

Maintenant  que  la  paix  est  descendue  sur  le  tombeau 
de  Barbey  d'Aurevilly  et  qu'une  pure  lumière,  venue 
des  régions  sereines  de  la  postérité  commençante,  éclaire 
sa  grande  mémoire,  Theure  a  sonné  d'un  jugement  plus 
équitable,  sinon  décisif.  Les  contemporains  ne  pouvaient 
comprendre  ni  apprécier,  comme  il  le  méritait,  le  superbe 
écrivain  qui  fut  à  la  fois  le  romancier  d'Une  Vieille 
Maîtresse  et  l'apologiste  des  Prophètes  du  Passé  :  il 
nous  appartient  de  le  mieux  pénétrer  et  de  le  faire 
mieux  connaître.  C'est  un  homme  des  âges  révolus,  qui 
a  droit  au  respect  dont  on  environne  les  êtres  et  les 
choses  que  la  mort  a  consacrés.  Dès  à  présent,  il  est 
permis  d'esquisser  à  son  sujet,  —  et  à  son  avantage,  — 
le  verdict  du  XX«  siècle.  Le  recul  des  années  est  suffi- 
sant. Dans  la  lumière  des  lointains,  la  figure  de  Barbey 
d'Aurevilly  a  pris  toute  son  ampleur  et  tout  son  relief. 
Elle  ne  sera  point  éclipsée  par  l'ombre  du  temps  qui 
s'écoule  ;  elle  ne  sera  pas  non  plus  mieux  éclairée  par 
les  lueurs  fugitives  de  l'avenir.  Aux  générations  futures 
elle  ne  paraîtra  pas  amoindrie,  mais  elle  ne  grandira 
guère  désormais  devant  le  suprême  tribunal  de  la  pos- 
térité. Le  moment  est  donc  propice  pour  la  peindre  en 
ses  traits  saillants  et  durables. 

L'homme  fut  digne  de  toute  estime.  Il  était  pauvre  et 


cacha  sa  paii\  rclc  sous  des  ilcliors  Inillaiils.  Sou  liiiio 
se  inonlru  d'aulaiil  plus  (icic  (prclh*  avait  oti  jtlus  a  souf- 
frir de  la  vie.  Kilo  gagua  eu  .uraiidcur  uioraloce  (pfelle 
perdait  en  renoininée  iiilellecUu^Ue.  Toul  coiiiplo  fait, 
Harhey  trAurevilly  laissera  le  souveini-  exipiis  diiu  par- 
fait .uentilhoinuu'.  d"uu  l>ra\e  et  galaut  lnMiiiiie  dont  toute 
l'existence  s"inspii-a  des  iti-incipes  les  plus  el(>ves.  On  lui 
reprochera  seulement  d'avoir  ete  un  i)eu  trop  bruyant  et 
pugnace,  alors  (pie  l'IuMire  des  grandes  luttes  était 
passée  :  et  nos  (ils,  qui  seront  évidemment  très  i>aeiliques 
et  plus  sag-es  encore  (jue  nous,  —  peut-être  le  seront-ils 
trop,  —  ne  nianqueionl  pas  de  lui  tenir  rigueur  de  ses 
instincts  belliqueux.  Mais  persoiuio  ne  suspectera  jamais 
l'absolue  loyauté  de  ses  intentions  et  l'éclatante  magna- 
nimité si  désintéressée  de  ses  desseins. 

Son  (euvre  ne  rencontrera  pas  sans  doute  une  adhé- 
sion aussi  complète  que  l'hommage  rendu  a  sa  vie. 
Toutefois  la  part  d'immortalité,  qu'on  attribuera  à  des 
créations  telles  que  V Ensorcelée  cl  les  Didbolàjucs, iveal 
pas  à  dédaigner.  De  ces  romans,  n'y  eiil-il  à  survivre  que 
la  grandiose  physionomie  de  l'abbé  de  La  Ci'oix-Jugan, 
la  figure  épique  du  Chevalier  Des  Touches  et  le  vigou- 
reux profil  de  rex-al)bé  Sombreval.  leur  destinée  sem- 
blerait encore  enviable.  Mais  la  postérité  ne  s'arrêtera 
pas  seulementà  ces  héros  de  premier  plan.  Elle  admirera 
Ryno  de  Marigny  et  la  senora  Vellini,  Jeanne  de 
Feuardent  autant  que  La  Croix-Jugan,  Calixte,  l'angélique 
Calixle,  de  même  que  Sombreval,  les  traits  plébéiens  des 
modestes  servantes  et  des  pêcheurs  de  Carteret  aussi 
bien  que  les  silhouettes  aristocratiques  d'Aimée  deSpens 
ou  du  comte  Ravila  de  Raviles.  Puis,  les  peintures  de  la 
Normandie,  où  d'Aurevilly  a  mis  la  meilleure  partie  de 
son  âme,  ue  seront  pas  oubliées  tant  qu'un  autre  artiste 


~  :389  — 

ne  les  surpassera  pas  en  précision  et  en  coloris.  Enfin, 
indépendamment  de  leur  caractère  local,  les  romans  qui 
s'appellent  fntc  Vieille  Maitresse,  les  Diaboliques  et 
ï")w  lUsloire  sans  nom  ne  périront  pas  :  ils  sont  appuyés 
sur  les  éternels  fondements  de  la  nature  humaine,  —  et, 
fussent-ils  des  romans  d'exception,  ils  auront  toujours 
pour  eux  cette  grande  vérité  de  l'âme  qui  admet  les  cas 
les  plus  extraordinaires,  du  moment  qu'on  les  anime 
d'une  vie  réelle.  Néanmoins,  les  préférences  du  lecteur 
iront  plutôt  à  des  œuvres  comme  Y  Ensorcelée  ou  le 
Chevalier  Des  Touches,  à  cette  forme  du  roman  histo- 
rique v<  cette  œuvre  double  »,  —  ainsi  que  la  nomme 
Barbey,  —  «  où  deux  réalités  doivent  se  fondre  au 
souffle  d'un  espilt  puissant,  pour  exprimer  la  vie  com- 
plète »(1).  C'est  là  que  réside  l'indiscutable  gloire  du 
romancier  normand. 

Ses  essais  critiques  seront  moins  estimés.  Trop  de 
fantaisies  et  trop  d'injustices  les  déparent.  D'Aurevilly  a 
méconnu  bien  des  hommes  détalent  et  bien  des  ouvrages 
de  prix.  Il  a  été,  notamment,  d'une  sévérité  excessive 
pour  le  X  Ville  et  le  XIX«  siècles.  Il  n'a  pas  voulu  mesurer 
à  sa  vraie  mesure  le  merveilleux  effort  intellectuel  des 
temps  modernes,  en  philosophie  et  en  histoire  surtout. 
A  partir  de  Descartes,  il  est  «  dépaysé  »  dans  la  spé- 
culation métaphysique;  il  n'admet  pas  qu'on  érige  en  juge 
suprême  le  '<  Cogito,  erf/osum  »,  —  axiome  d'où  procède 
la  pensée  libre  d'aujourd'hui.  Sans  doute,  en  cela,  l'auteur 
des  Dropheles  du  Passé  est  conséquent  avec  lui-même  : 
mais  cette  fidélité  aux  choses  d'autrefois,  est-ce  une 
raison  suffisante  pour  dénier  aux  recherches  contem- 
poraines leur  opportunité  et  leur  valeur  ?  On  en  peut 

^1)  Les  Misérables,  de  M.  Victor  Hugo,  p.  56  (Paris,  1862). 


—  3f»0  - 

dire  nutaiil  do  sa  ronroplioii  d(^  l'hisloiro.  Tonlofois, 
im  inonumeiil  loi  qiio  fcs  (Jùirirs  cl  les  Jlonnnrs  iio 
laisso  pas  d'ôlio  impcisaiil  :  o'osL  lo  soûl,  ou  Francis 
([Ui^  nous  ayons  à  opposor  aux  Lundis  de  Sainlo-licuvc, 
—  jo  \\i}  dis  pas  à  lour  coinparor  :  car  la  oi-iliiiuo  do 
riiistoriou  do  Porl-Uoyal  rojollo  loin  ilorriôro  (^llc  loulos 
les  éludos  (pii  ont  été  tenléos  à  son  oxoiiii»l(>  ou  à  sa 
suito.  Kl  que  do  belles  pages,  brillantes  et  passionnées, 
d'Aurevilly  a  semées,  sans  compter,  sur  la  philosophie, 
l'histoire,  le  théâtre,  la  poésie  et  lo  roman,  dans  les  trente 
volumes  que  forment  ses  essais  !  Il  est  un  des  rares 
écrivains  de  son  temps,  dont  la  çomi)étonce  ait  ombrasse 
le  cycle  total  dos  productions  littéraii'os.  La  postérité 
tr<Miv(>ra  chez  lui  une  mine  inépuisable  de  rensei.u:nf^- 
nïoids.  do  réflexions,  do  sensations,  lors(iu'ollo  entre- 
prendra linventaire  du  XIX'  siècle. 

Mais  ce  n'est  pas  à  titre  unique  de  document  que  la 
critique  des  Œuvres  ci  les  llommcs  restera.  Les  jeunes 
mauistrals  —  ou  substituts  —  do  la  littérature  jvturront 
prendre  plus  d'une  leçon  auprès  de  Barbey  d'Aurevilly. 
Il  leur  enseignera,  mieux  que  personne,  la  manièi'O  de 
composer  un  article  susceptible  d'enfermer,  en  moins  do 
deux  cents  lignes,  toute  la  substance  du  livre  qu'il  s'agit 
de  juger.  Nul,  en  eti'et,  ne  sut,  aussi  l)ien  que  lui, 
«  désosser  »  en  qtiolques  mots,  —  en  un  loui'  iV^  main,  — 
un  ouvrage.  Qu'il  prenne  un  traité  ilo  philosophie  :  il  va 
droit  à  l'idée  maitrosse  qui  l'inspire  et  la  dt'gage  rapi- 
dement des  broussailles  où  elle  est  enfouie;  c'est  ainsi 
qu'il  se  révèle  analyste  supt'riour  de  ses  l^roplirles  du 
Passé,  des  philosophes  et  des  écrivains  religieux,  (^u'il 
ouvre  un  livre  d'histoire  :  sans  délai  il  découvre  le  fait 
saillaid  et  le  principe  générateur  ou  directeur  qui  lui 
servent  de  base;  puis  il  «  décortique  »  l'icuvre  entière 


—  391  — 

avec  une  étonnante  facilité.  Il  n'ngil  pas  différemment  à 
l'égard  de  la  poésie,  du  roman  et  du  théâtre.  Il  mot  à  nu 
le  squelette  d'une  comédie  ou  d'un  drame  avec  la  même 
prestesse  qu'il  apporte  à  désarticuler  un  volume  de  vers 
et  à  fouiller  au  scalpel  la  fable  d'un  romancier  ou  la  nou- 
velle d'un  conteur.  Sa  critique  des  Misérables  de  Victor 
Hugo  est,  notanmient,  un  chef-d'œuvre  de  composition, 
d'ordonnance,  de  logique  passionnée,  si  elle  n'est  pas  un 
chef-d'œuvre  de  critique  impartiale. 

On  dirait  parfois  que  Barbey  d'Aurevilly  joue  avec  un 
livre,  comme  un  jeune  chat  avec  la  souris  qu'il  va  bientôt 
dévorer.  Qu'on  ne  s'en  tienne  pas  aux  apparences.  Le 
critique  ne  s'amuse  pas  :  il  tourne  et  retourne  en  tous 
sens  l'objet  soumis  à  son  appréciation,  afin  de  le  mieux 
comprendre  et  de  le  faire  mieux  voir.  On  jurerait  par 
moments  qu'on  a  affaire  à  quelque  anthropophage  marty- 
risant une  proie  humaine  qu'il  s'apprête  à  rôtir.  Re- 
gardons de  plus  près  :  c'est  simplement  un  magistrat  qui 
fait  subir  un  interrogatoire  très  serré  à  son  justiciable  et 
le  presse  de  questions,  pour  le  condamner  sans  rémission 
ou  le  «  renvoyer  des  fins  de  la  poursuite  ».  L'exercice  ne 
manque  ni  de  grâce  ni  de  charme,  quand  un  scrupuleux 
sentiment  d'équité  l'inspire. 

Il  y  a  également  plaisir  et  profit  à  contempler  le  Chouan 
d'Aurevilly  exécutant,  sur  le  champ  de  bataille  des 
idées,  de  superbes  moulinets  et  de  savantes  voltiges.  Il 
se  livre  supérieurement  à  ces  études  d'assouplissement. 
Et  ses  coups  de  canne,  —  aussi  bien  que  ses  coups  de 
boutoir,  —  ne  sont  pas  toujours  inutiles.  D'ailleurs,  à  la 
sveltesse  des  mouvements,  qui  est  pure  parade,  il  ajoute 
l'habileté  et  la  vigueur  de  l'attaque,  qui  sont  des  qualités 
de  fond.  Il  a  dans  le  sang  le  génie  militaire,  l'ardeur 
belliqueuse,  l'ivresse  de  la  lutte.  Il  veut  de  la  force 


.    —  302  — 

pai'loiit  ol  toujours.  Collo  foici».  il  Ta  puiséo  pour  son 
compte  ilans  l'arsenal  iriiii»'  doctiiiu^  ItMiiK^  cl  dans  lo 
camp  ivli'aiiche  des  dogiiK^s  romains.  11  iTesl  pas  suporllu 
de  counailre  les  sources  où  s  alimeulait  un  ospril  iKuno 
telle  vaillance  et  d'une  trempe  aussi  solide. 

C'est  peut-être  en  tant  qu'écrivain  que  d'Aurevilly 
étonnera  le  plus  les  générations  à  venir.  Quand  la  fumée 
du  romantisme  sera  tout  à  fait  dissipée  à  riiori/on,  Ton 
comprendra  malaisément  que  lo  ptMiili'e  suixM'bi'  (["Une 
Vieille  Mdihrsse  et  lo  fier  penseur  des  Propi/l'les  du 
P(ussé  ait  tant  recherché  le  hizarre  et  l'inattendu  pour  se 
composer  un  style,  —  de  même  qu'il  se  composait  un 
visage  et  une  toilette  à  la  Brummell,  —  et  qu'il  ail  poussé 
jusqu'à  l'excès  le  culte  de  la  convention,  de  l'artifice,  de 
l'exceptionnel,  du  trait  piquant  et  inusité,  au  point  de  no 
paraître  i)lus  par  instants  qu'un  Dandy  des  Lettres.  El 
d'aucuns,  sans  doute,  se  scandaliseront,  après  Sainte- 
Beuve,  de  ses  pots  de  ponnnado  aux  parfums  factices  et 
se  plaindront  des  relents  de  son  cabinet  de  coifï'ure  traî- 
nant jusque  dans  ses  livres.  Ces  puritains,  austères 
censeurs  de  travers  minuscules  et  de  défauts  d'apparat, 
condamneront  l'teuvre  entière  en  considération  des 
petites  taches  qui  la  déparent  et  se  voileroid  la  face  au 
nom  de  la  morale  ou  du  bon  goût  outragés.  Mais 
quicontiue  se  gardera  de  ces  ridicules  partis  pris  n'aura 
pas  de  peine  à  reconnaître  que  les  vices  extérieurs  du 
style  de  Barbey  d'Aurevilly,—  même  ceux  qu'il  a  le  plus 
affectés  et  dont  il  s'est  le  plus  targué  connue  d'un  indice 
de  g-énie,  —  ne  sont,  au  regard  d'excellents  esprits 
très  classiques,  tels  que  Nisard,  Ernest  Ilavet,  J.-J.Weiss, 
Paul  Rourg-et  et  Jules  Lemailrc,  qu'une  originalil(' de  bon 
aloi.  En  définitive,  la  langue  qu'a  parlée  le  romancier  du 
Chevalier  Des  Touches  est  la  belle  langue  française, 


—  mi  — 

mclang-éo  de  romantisme  et  de  réalisme,  riche  par  les 
imagos  et  forte  par  les  idées,  puissante  par  son  symbo- 
lisme expressif  et  fécond.  Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  ses 
«sing-ularités  »  de  mots  et  de  fornmles  ;  elles  sont  inhé- 
rentes à  sa  nature  et  font  partie  intégrante  de  son  tem- 
pérament le  plus  intime.  Chez  lui,  plus  que  chez  aucun 
autre  écrivain,  le  style  est  rhomme  même  (1).  De  lui 
surtout  l'on  pourra  redire  cette  parole  d'une  femme  du 
XVII^  siècle,  à  propos  de  Diderot  :  «  Il  ne  serait  pas  si 
naturel,  s'il  n'était  tellement  apprêté  ».  Et  il  sera  permis 
de  lui  appliquer  aussi  ce  qu'il  disait  lui-même  de  l'auteur 
du  Ncrcu  de  Rameau  :  «  Il  avait  la  verve  qui  peut  être 
parfois  une  exagération  de  la  vie,  mais  qui,  en  fin  de 
compte,  est  la  vie  »  (2).  Puis  on  citera,  tracées  de  sa 
main  très  ferme,  nombre  de  pages  vigoureuses  qui  ne  le 
cèdent  en  rien  aux  plus  belles  pages  de  Chateaubriand 
ou  de  Joseph  de  Maistre  ;  —  et  cela,  en  faisant  oublier 
«  les  flots  d'eau  de  senteur  »  dont  Sainte-Beuve  prétend 
qu'il  s'inondait,  réconcihera  complètement  nos  arrière- 
neveux  avec  le  grand  écrivain  de  VBnsofxelée,  des 
Diaboliques  et  des  Bas-Bleus. 

(1;  Il  ne  voulait  pas  ùtre  uu  styliste,  épris  de  la  seule  beauté  de  l'art. 
Il  affirniait  catégoriquement  la  supériorité  de  la  pensée  sur  le  style,  o  En 
matière  de  forme  littéraire,  —  disait-il,  —  c'est  ce  qu'on  verse  dans  le 
vase  qui  fait  la  beauté  de  l'amphore,  autrement  on  n'a  plus  qu'une 
cruche.  »  Mais  il  aimait,  respectait  et  cultivait  avec  passion  la  belle  langue 
française  que  «  nous  suçons  avec  le  lait  dans  le  sein  de  nos  mères  >■>.  «  En 
fait  d'inscriptions,  —  disait-il  encore,  —  si  l'on  pouvait  tasser  toute  son 
idée  sous  un  mot,  ce  serait  le  chef-d'œuvre.  Qui  sait  même  si  ce  ne  serait 
pas  le  chef-d'œuvre  en  tout?  Les  mots  sont  la  prison  de  la  pensée.  Diminuer 
les  mots,  faire  tomber  ce  mur,  éclaircir  les  ténèbres,  voilà  l'Art  peut-être  ! 
On  ne  parlera  pas  dans  le  ciel  ».   {Pensées  détachées,  éd.  Lemerre,  1889). 

(2)  J.  Barbey  d'Alkevilly.  Gœf/ie  et  Diderot  iDentu,  éditeur,  1880), 
p.  135. 


-  301  - 

lîarhey  irAui'Ovilly  iTa  ihuu-  pas  a  icdoiilor  lo  jiigc- 
iiuMit  do  l'hisltiirt'  :  il  lui  sora.  soimnc  l()ul(\  li"ès 
favorable.  Sans  scnipulos  élroils,  lilirr  do  haines  cl  do 
colères,  atlVancliic  des  préjugés  qui  nous  assaillent  d(? 
toutes  parts,  la  postérité  n'aura  point  à  se  défendre  lU) 
lu  séduetion  que  répandent  autour  d'elles,  comme  une 
contagion  bienfaisante,  des  œuvres  telles  que  VAnKnir 
1  m  passible,  llic  Vieille  Maîtresse,  le  Cheralier  Ik's 
ToKches  et  TV'  ijni  ne  ïneurt  pas.  VA\e  aura  le  droit 
d'adniii'cr,  sans  crainte,  même  les  Prophi'les  du  Passe: 
car  la  doctrine  qu'ils  renferment  est  à  jamais  défmile. 
Elle  dira  que  le  fils  dos  Chouans  du  Cotentin  fut  un 
excellent  poète,  un  délicieux  enfant  terrible,  qui  eut 
seulement  le  tort  d'ajouter  une  foi  absolue  à  des  vérités 
relatives.  Elle  dira  surtout  que  ce  poète,  qui  eut  le 
mérite  de  rester  normand,  aristocrate  et  catholique,  fut, 
tout  bien  pesé,  —  sous  ce  «  divin  enfantillage  »  qui  con- 
vient aux  poètes,  —  un  être  de  volonté,  de  caractère  et 
de  force,  —  un  homme,  un  homme  fait  pour  l'immortalité 
de  la  gloire  et  ayant  sculpté  dans  le  bronze  de  son 
œuvre  la  seule  statue  qui  fut  dig-ne  de  lui. 

Dans  cinquante  ans  et  dans  cent  ans  peut-être,  alors 
que  tant  de  contemporains  seront  ensevelis  pour 
toujoiws  en  la  nuit  du  tombeau,  le  romancier  de  la 
Basse-Normandie  ne  sera  pas  oublié.  Son  panache  ralliera 
tous  ceux  qui  ne  se  résignent  point  à  végéter  dans  les 
ornières  banales  et  à  s'immobiliser  dans  les  sentiers 
battus.  Son  programme  de  décentralisation  littéraire, 
dégag-é  des  idées  de  réaction  qui  tendraient  à  le  rendre 
caduc,  ne  vieillira  pas  ;  aujourd'hui  même  il  semble 
plus  raisonnable  «lu'a  l'époque  prématurée  où  il  fui 
ébauché.  Dès  maintenant,  on  pourrait  reprendi-e  en  tonle 
sécurité  la  plupart  des  articles  du  fameux  manifeste 


-  395  — 

de  1S32,  rédigé  clans  la  fièvre  de  la  jeunesse  par  l'inexpé- 
rience prophétique  de  Trebulien  et  de  l'auteur  de  Léa. 
Et  n'est-ce  pas  décerner  un  bel  éloge  à  des  poètes  idéa- 
listes que  de  s'approprier,  après  trois  quarts  de  siècle, 
quelques-unes  de  leurs  pensées? 

Un  ami  de  Barbey  d'Aurevilly,  un  de- ses  plus  chers 
compagnons  de  lutte,  Granier  de  Cassagnac,  lui  disait 
un  jour,  vers  1850  :  «  Quand  on  acceptera  votre  talent, 
on  le  subira.  Tout  le  temps  qu'on  ne  l'acceptera  pas,  il 
fci-a  /rop  7)^Mr  par  son  éclat  pour  qu'on  l'aime  et  qu'on 
vienne  à  lui  ».  L'heure  de  la  justice  posthume  paraît 
enfin  avoir  sonné.  Les  jeunes  générations  viennent  vers 
\q  Yom-d\\c\QY  (\qY Enso)'ceIée,  le  poète  de  Poussières  et 
le  critique  des  Œuvres  et  les  Iloinuics  ;  elles  aiment  le 
talent  de  ce  fastueux  solitaire  des  Lettres  françaises  au 
XIX''  siècle. 

Ce  que  Granier  de  Cassagnac  pressentait  dès  1850, 
M.  Paul  Bourget  l'a  supérieurement  exprimé  en  1875, 
dans  son  premier  hommage  d'adolescent  au  maître 
écrivain  des  Diaboliques,  puis  en  1883,  dans  sa  préface 
des  Memoraiida  de  Caen  et  de  Port-Vendres,  enfin  à 
diverses  reprises  depuis  la  mort  de  Barbey  d'Aurevilly. 
Le  4  mai  1889,  notamment,  M.  Bourget  traça  d'une 
plume  émue  cette  délicate  apologie,  qui  sera  le  jugement 
de  la  postérité  :  •:<  C'est  être  deux  fois  méconnu  que  de  se 
voir  faussement  célèbre,  et  le  prosateur  éloquent  des 
Prophètes  du  Passé,  le  conteur  épique  de  V Ensorcelée  et 
du  Chetxdier  Des  Touches,  le  psychologue  profond  des 
Diaboliques  et  de  la  Vieille  Maîtresse,  le  poète  de  ce 
mélancolique  Adieu  tant  admiré  par  Sainte-Beuve  : 
Voit  Ci  2^ourquoi  je  veux  partir...  n'a  guère  eu  dans  le 
public,  durant  les  quarante  dernières  années,  qu'une 


—  m\  — 

ronomniéo  do  polôinislo  excessif  et  do  dandy  siiiLculier... 
La  vie  de  ee  iier  et  noble  écrivain  s'est  passée  lont 
entière  à  des  l)esog'nos  viiili^MK^il  acceptéos,  exécutées 
avec  une  consciouco  supérieure  et  dans  l'(Mitredeux 
desquelles  il  composa  ses  trop  rares  romans...  Il  lui 
fallait  lire  un  volume  par  semaine  et  le  résumer  afin  d'en 
extrairi'  une  de  ces  Variétés  où  les  moindres  phrases 
trahissaient  l'émule  des  plus  grands  maîtres  par  le 
génie  de  l'expression.  Il  prenait  pour  ce  travail  trois 
jours  pleins,  du  jeudi  au  samedi,  d'ordinaire.  Il  appelait 
cela  :  se  mettre  en  couclare,  et  il  vint  un  moment,  vers 
74  ou  75,  où  la  direction  du  journal,  contrainte  à  l'écono- 
mie, lui  fit  savoir  qu'il  serait  payé  à  la  ligne  et  que  ses 
articles  ne  pourraient  pas  dépasser  !.")()  lignes.  Je  le  vois 
encore  nous  racontant  cette  misère,  un  soir  d'été,  dans 
le  jardin  verdoyant  de  noire  cher  Coppée,  les  yeux 
brillants  d'orgueil  blessé,  puis  avec  cette  altière  gaieté 
qu'il  opposait  par  principe  à  toutes  les  tristesses  grandes 
ou  petites,  il  fit  siffler  la  canne-cravache  qu'il  appelait 
plaisanunent  :  sa  femme.  —  «  Après  tout,  dit-il,  tant 
mieux  !  cela  m'apprendra  à  me  condenser,  je  sauterai 
dans  ce  cerceau...  »  C'est  là,  dans  cette  force  de  résis- 
tance railleuse  en  sa  forme,  héroïque  en  son  fond,  oppo- 
sée aux  plus  cruelles  circonstances,  qu'il  faut  cherche-r 
le  secret  des  bizarreries  tant  reprochées  à  Barbey.  Dans 
une  préface  que  je  composais  en  lSS:i  potir  ses  Memo- 
randd  de  Caen  et  de  Port-Vendres,  j'insistais  sur  ce 
constant  désaccord  enlie  cet  homme  d'un  si  beau  génie 
et  son  inilieii,  son  temps,  son  métier.  Il  fut  si  pleinement 
satisfait  de  cette  lumière  jetée  sur  sa  destinée,  qu'il 
écrivit  sur  la  feuille  de  garde  du  volume  précédé  par 
cette  courte  préface  :  «  A  mon  devinateur...  »  Depuis,  et 
dans  les  derniers  mois  de  sa  vie,  il  me  confia  pour  que 


-  :3U7  — 

je  les  éclairasse  par  quelques  nouvelles  pages  d'intro- 
duction les  cahiers  qui  vont  paraitre,  où  Ton  trouvera 
renfermé  le  jnnrnal  de  sa  vingt-cinquième  à  sa  trentième 
année.  Je  les  ai  lues  avec  une  attention  passionnée,  ces 
confidences  de  la  jeunesse  d"uu  génie  sans  gloire,  et  j'ai 
trop  bien  compris  alors  que  cette  disproportion  entre 
rame  et  la  vie  avait  commencé  chez  d'Aurevilly  dès 
sou  arrivée  à  Paris  ». 

Force,  héroïsme,  génie  :  tels  sont  les  mots  qu'emploie 
un  esprit  aussi  calme  que  M.  Paul  Bourget.  en  parlant 
de  Barbey  d'.Aurevilly.  Force  méconnue  des  contempo- 
rains, héroïsme  inutile  au  XIX^  siècle,  génie  incompris 
de  la  foule  !  Tel  sera  le  verdict  de  la  postérité,  laquelle 
aura  a  cœur  de  réparer  les  fautes  des  générations 
passées.  Elle  répétera,  après  M.  Bourget  :  «  Insensible- 
ment, il  s'était  habitué  à  vivre  de  visions  et  parmi  des 
visions.  J'ai  la  certitude  qu'il  se  rendait  a  la  fiu  un  compte 
trop  exact  de  l'avortement  de  tous  ses  désirs.  Il  avait 
rêvé  l'action,  et  il  feuilletonnait  encore  à  soizante-seize 
ans.  —  une  grande  vie  d'élégance,  et  il  habitait  sa  pauvre 
demeure,  —  une  renommée  digne  de  son  génie,  et  les 
articles  sur  lui  ne  parlaient  guère  que  de  sa  personne 
physique...  Il  se  réfugiait  alors  de  parti  pris  dans  un 
monde  imaginaire.  Il  semblait,  dans  ses  dix  dernières 
années,  avoir  pris  en  dégoût  le  monde  réel,  et  sa  verve 
de  conteur,  qui  était  incomparable,  se  réjouissait  parmi 
des  anecdotes  fantastiques  par  elles-mêmes,  qu'il  forçait 
encore  dans  le  fantastique...  Il  avait  fini  par  créer  ainsi 
autour  de  lui  une  sorte  d'atmosphère  grisante  dont  la 
fascination  était  d'autant  plus  irrésistible  qu'une  réalité 
y  éclatait,  et  magnifique,  celle  de  son  énergie  morale.  » 

Le  langage  de  M.  Gustave  GefîVoy  n'est  pas  sensible- 
ment ditterent  de  celui  de  M. Bourget.  «Son imagination, 


—  :«>s  — 

—  ôcrivail  M.  (ioMVoy.  lo  •,'1  oclolu'O  ISSl),  —  olail  (i'oi-ili'O 
ess(Milu^lltMiuMit  j>sy('h()l(),i'i(im\  Toiili*  ropcrnlioii  s'ac- 
coinplissail  dans  lt>  chaïui)  di"  sa  \  isioii,  dans  h;  domaine 
do  sa  côivbralilc.  Cosl  la  jn\lapt)sili(in  de  la  chose 
rêvée  sur  la  c-hoso  réelle  qui  fnl  la  raison  (Kèlre  de  son 
éloquence  passioniiolle  et  do  sou  style  inaKniCn'.  11  cin.uhi 
de  toutes  les  pleines  voiles  de  ses  phrasi^s  vcr^  les 
caractères  et  les  situations  d'exception,  mais  il  n'installa 
pas  ses  drames  dans  les  conii»licalions  malerielles  ^Ic^ 
faits  enchevêtrés  et  des  suites  au  prochain  numéro.  11 
trouva  les  développements  du  dramati(iiu>  et  les  nuances 
de  la  délicatesse  dans  des  états  d'àme  on  lleurissaienl 
toutes  les  fleurs  du  sentiment,  où  passaient  toutes  les 
trombes  et  tous  les  orages  des  passions.  A  quoi  pour- 
raient servir,  dès  lors,  les  descriptions  de  la  chamlire  de 
la  rue  Kousselet,  où  Barbey  d'Aurevilly,  indillcrcnl  au 
décor  dans  lequel  il  se  tenait,  eut  une  conception  de  vie 
tout  intérieure  ?  Son  imagination  lut  sincère,  voilà  la 
seule  remarque  importante  à  faire.  C'est  en  lui-méiue 
qu'il  possédait  la  source  de  son  inspiration,  et  cette  inspi- 
ration fut  sullisamment  créatrice  pour  alimenter  une 
œuvre  dont  on  ne  peut  contester  la  qualité  d'art  et  la 
puissance  d'émotion.  Que  lui  importaient  donc  ces 
quatre  murs  à  ti'avei's  lescpiels  s'en  allait  sa  pensée,  ces 
meubles  qu'il  transformait  selon  sa  volonté  éprise 
d'aspects  de  nature  et  de  significalions  sociales?  11  fut  là 
ce  qu'il  aurait  été  partout,  un  Bas-Normand  vivant  dans 
les  landes  et  sur  les  falaises  de  sa  contrée,  un  nostalgique 
du  passé  croyant  pour  lui-même,  et  [kuw  lui  seul,  à  des 
aristocraties  de  personnalité,  d'idées  et  de  paioles,  qu'il 
estimait  ab.solumenl  méconnues  d'une  so<-iété  fonction- 
nant au  XIX"  siècle.  C'est  ainsi  que  son  «euvre  fut  un 
mélange  de  forte  réalité  et  d'illusion  exaltée.  Son  pays 


—  309  - 

fut  l'assise  do  sa  littérature,  le  sol  fortenieut  construit  où 
posèrent  ses  pieds,  d'où  partit  le  vol  conquérant  de  sa 
pensée.  Ceux  qui  ont  pénétré  dans  cette  chambre  de  la 
rue  Rousselet,  où  a  vécu  et  où  est  mort  Barbc}^  d'Aure- 
villy, conserveront  dans  leur  souvenir,  à  travers  tant  de 
conversations  brillantes,  ironiques,  hautaines,  où  appa-' 
raissait  sans  cesse  un  charme  de  bonhomie,  ceux-là 
conserveront,  comme  une  caractéristique  de  cette  haute 
individualité,  l'observation  que  sans  cesse  l'écrivain 
pensait  aux  gens  et  aux  choses  de  ce  Cotentin  où  il  avait 
passé  son  enfance  et  sa  jeunesse.  Perpétuellement,  il 
é\*oquait,  avec  une  sorte  d'élan  vers  le  passé,  ces  rues 
d'obscurité  et  de  silence  des  petites  villes  où  il  a  fait 
vivre  les  demoiselles  Toufltedelys,  les  anciens  chouans 
qui  se  rendent  à  des  veillées  dans  des  salons  surannés 
en  éclairant  le  pavé  de  leurs  lanternes,  toutes  les  épaves 
du  passé  échouées  sur  une  des  grèves  de  l'Histoire.  Il 
resongeait  aux  hôtels  où  l'on  change  les  chevaux,  aux 
étapes  de  voyage  à  travers  sa  province,  à  des  petites 
places  envahies  d'ombre,  où  tout  à  coup  rougeoie  le 
rideau  cramoisi  d' Alberto.  Il  respirait  le  vent  de  l'espace 
dans  la  lande  de  Lessay,  violette  et  rose  de  tout  le  soleil 
se  couchant  à  l'horizon  des  bruyères,  il  écoutait  déferler 
la  mer  sur  les  plages  et  dans  les  villages  dos  pêcheurs 
où  sa  pensée  erra  sans  cesse  comme  une  mouette 
inquiète  et  fidèle  ». 

Force,  héroïsme  et  inspiration  :  voilà  donc  aussi  en 
quels  termes  se  formule  et  se  résume  le  jugement  de 
i\I.  Gustave  Gefïroy.  Si  le  mot  génie  n'y  figure  pas  effec- 
tivement, il  sourd  néanmoins  sous  chaque  ligne;  à  chaque 
phrase,  il  hante  la  pensée  du  critique. 

De  son  coté,  M.  André  Theuriet,  qui  est  à  la  fois  un 
romancier  et  un  «  docteur  en  ronians  »,  ainsi  que  disait 


—    l(H)  — 

d"Aiii'evilly  do  IMiilarcleChaslrs.rcrivaiUlaiislo  JoudkiI 
(lu  T)  iléoeinbre  1SÎ)2:  «  Si  irAurovilly  n'u  pas  joui  aussi 
rapiiioiiioiil  v{  aussi  ploiiuMuiMit  (\o  la  popularité  que 
l'auteur  do  Miuhiinc  Jionirt/,  il  ii'rii  a  pas  iiioins  laissé 
un  livre  superlx^  :  VEnsoi-rr/rc.  ol  dos  uouvollos  d'une 
intensité  do  vie  et  de  coultMii-  (pi'oii  \\('  irouvo  pas  au 
iMoino  doiiro  ilans  les  7'ro/s  Contes  do  Klauhorl.  11  est 
plus  inégal  (pie  ce  dornioi".  mais  on  rovanoho  il  a  plus  de 
soufrte,  plus  de  poosio,  ol,  disons  le  mot.  jilus  dViiuo  (]U0 
son  compatriote.  Il  est  doué,  on  outre,  d'un  largo  sens 
criti(]ue,  (]ui  nian(]uait  à  Tauti-o.  Ses  études  sur  /es 
Hoimncs  cl  les  (lùirres  ont  une  hardiesse,  une  ampleur 
et  une  hauteur  rares.  Parfois,  il  est  vrai,  dans  ses  livres, 
on  sent  le  matamore  et  aussi  le  i)réciou\  (pu  joue  sur 
les  mots  et  se  plaît  à  (juintessenrior  ;  mais  si  l'on  est 
d'abord  agacé  par  ses  rodomontades  et  sa  {)oso  un  peu 
enfantine,  on  se  réconcilie  vite  avec  une  intelligence  de 
liant  vol.  On  admire  cette  divination  sagacc,  cette  vail- 
lante franchise,  cette  verve  enragée,  cette  sûreté  de 
main  dans  l'o-xéculion  des  livres  mal  écrits  et  des  faux 
grands  hommes;  cet  esprit  mordant  qui  d'un  mot  juste 
et  cinglant  résume  les  (pialilés  ou  les  défauts  d'un 
écrivain  ;  celte  imagination  de  poète,  qui  colore  les 
dissertations  les  plus  austères  et  les  emi>éche  do  verser 
dans  le  pédantisme.  A  travers  les  colores  et  les  outrances 
du  polémiste,  on  devine  une  Ame  fière  et  un  cœur 
chaud,  ce  qui  fait  qu'on  lui  pardonne  plus  volontiers 
qu'à  tout  autre  son  intolérance  et  ses  violences  parfois 
excessives.  Comme  Flaubert,  et  même  beaucoup  plus  que 
Flaubert,  Barbey  d'Aurevilly  a  eu  à  se  plaindre  de  liniii- 
telligence  et  du  dédain  de  ses  contemporains.  Mais  il  no 
s'est  pas  répandu  en  lamentations  sur  l'inditierence 
bourgeoise  ou  l'hostilité  de  la  critique.  Avec  une  fierté 


—  401    - 

sarcastique,  il  a  contemplé,  du  fond  de  son  pauvre  logis 
de  la  rue  Roussolet,  le  succès  d'hommes  qui  ne  le 
valaient  pas,  et  il  s'est  renfermé  en  un  dédaigneux 
silence.  Sous  ce  rapport,  on  peut  dire  qu'il  a  mis  dans 
ses  études  critiques  l'impersonnalité  que  Flaubert  mettait 
dans  ses  romans.  Il  n'a  pas  fait  la  moindre  avance  à  la 
célébrité  ;  elle  est  venue  à  lui  lentement,  —  tardivement, 
hélas  !  —  et  il  a  expérimenté  combien  est  vrai  le  mot  de 
son  maître  favori,  Honoré  de  Balzac:  La  (jloire  est  le 
soleil  des  morts.  En  dépit  de  la  rancune  des  médiocres 
qu'il  a  maltraités  et  du  mépris  prudhommesque  des 
pédants,  les  magnifiques  éclairs  de  son  imagination 
illuminent  son  œuvre  d'une  clarté  empourprée,  et  sur 
beaucoup  de  points  ses  jugements  sont  demeurés 
définitifs...  Et  on  croit  le  revoir,  comme  en  ses  dernières 
années,  pincé  dans  sa  redingote,  le  front  hautain,  l'œil 
mi-voilé  et  perçant,  la  bouche  sarcastique  sous  ses 
moustaches  teintes,  dédaigneux  avec  les  hommes,  che- 
valeresque et  indulgemment  tendre  avec  les  femmes.  Il 
donnait  bien  l'idée  de  ces  Rois  de  la  mer,  ses  aïeux 
normands,  terribles  envers  leurs  ennemis,  dominant  de 
leur  cri  de  guerre  le  bruit  de  la  tempête,  mais  attendris 
et  sensibles  quand  la  voix  delà  sirène  s'élevait  au-dessus 
des  flots  apaisés  ». 

Force,  héroïsme,  divination  ou  génie  :  tels  sont  égale- 
ment, aux  regards  de  M.  André  Theuriet,  les  titres 
essentiels  qui  désignent  Barbey  d'Aurevilly  à  l'admiration 
de  la  postérité. 

Sous  des  apparences  plus  frivoles,  M.  Anatole  France 
n'est  pas  moins  explicite.  «  La  critique  de  Barbey  d'Au- 
revilly, —  écrivait-il  dans  le  Temps  du  28  avril  1889,  — 
est  emportée  et  furieuse,  pleine  d'injures,  d'imprécations, 
d'exécrations  et  d'excommunications.  Au  demeurant,  la 

2G 


—  l(t^  - 

plus  imi()C(Mili>  crcaliirc  du  iikhuK'.  (Juaiil  a  ses  romans, 
ils  rotiiploiil  parmi  les  (Hi\  i-ai;i>s  les  jjIiis  siiiLiuliors  do  co 
temps,  ol  il  y  on  a  doux  pour  lo  moins  qui  sont,  dans  leur 
uonro.  des  chofs-d'ciMivro:  jo  V(Mi\  pai"l(M"d(^  V H)isorccl(''(' 
ci  du  C/wnilu'i'  Pcs  TohcIics.  Ou  sail  (pii'  Ir  ('hcralicr 
Des  Touches  conlienl  lo  rocil  (W  i)lusioui-s  ojiisodi'sdc^  la 
ohouannorie  norniand(\  Or,  lo  hasard  mo  lo  lit  lii'o  par 
une  lui>ul)ro  nnil  d'IiivcM'  dans  colle  |)oliU^  ville  do 
Valog'ues  qui  y  est  decrilo.  .l'on  reçus  une  improssion 
très  forte.  Je  crus  voir  ronaitro  eelle  ville  rélréoie  el 
morte.  Je  vis  les  fig-ures  à  la  fois  héroïques  et  brutales 
des  hobereaux  repeupler  ces  hôtels  noirs,  silencieux, 
aux  toits  atïaissés,  que  la  tnoisissuro  dévore  lentement. 
Je  crus  entendre  siffler  les  balles  des  brigands  parmi  les 
plaintes  du  vent.  Ce  livre  me  donna  lo  frisson.  Le  style 
do  lîarboy  ifAurovilly  est  quelque  chose  qui  m'a  toujours  " 
étonné.  11  est  vioU^it  et  il  est  délicat,  il  est  brutal  et  il  est 
exquis.  C'est  un  mots  d'enfer;  du  moins,  il  n'est  pas 
fade.  » 

Force,  héroïsme,  étrangeté  confinant  au  génie:  voilà 
le  témoignage  de  M.  Anatole  Franco.  On  no  peut  exiger 
plus  d'allirmation,  plus  do  précision,  de  la  part  (run 
«  impressionniste  »  et  d'un  «  dilettante  -. 

Même  .\1.  Jules  Lemaître,  en  dépit  de  ses  préventions 
peu  sympathiques,  ne  peut  s'empêcher  de  rendre  hom- 
mage à  la  g-randeur  intellectuelle  et  morale  de  Baibey 
d'Aurevilly.  «  Mettons,  pour  sortir  do  peine,  —  écrivait- 
il  à  la  fin  de  son  article  un  peu  superMcielet  embarrassé, 
que  la  Hrria'  Bleue  pul)lia  lo  i^.")  juin  1SS7.  —  motions  que 
le  chel-d'iriivro  de  .M.  dWnicN  illy.  c'est  M.  dWarcNilly 
lui-même.  QucUoquo  soit  dans  son  personnage  la  i)a!'t  do 
la  nature  el  de  la  volonté,  la  constance,  la  sûreté,  la 
maîtrise  avec  laquelle  il  a  soutenu  ce  rôle,  ne  sont  [iis 


—  UYA  — 

d'im  médiocre  génie.  S'est-il  contenté  d'achever,  de 
pousser  à  leur  maximum  d'expression  les  traits  naturels 
de  sa  personne  physique  et  morale  ?  Ou  bien  est-ce  un 
masque  qu'il  s'est  composé  de  toutes  pièces  el  qu'il  s'est 
appliqué  ?  On  ne  sait  ;  et  sans  doute  lui-même  ne  saurait 
plus  le  dire.  Si  c'est  un  masque,  quel  prodige  de  l'art  ! 
Ah  !  comme  il  tient  !  et  depuis  combien  d'années  ! 
secrètement  réparé  peut-être,  mais  toujours  intact  aux 
yeux,  sans  un  trou,  sans  une  fêlure.  Soyez  tranquille  :  la 
mort  le  prendra  debout,  niant  le  temps,  la  tête  haute, 
superbe  et  redressé,  et  s'épandant  en  propos  fastueux. 
Quelle  force  d'âme,  quand  on  y  songe,  dans  cet  acharne- 
ment à  garder  jusqu'au  bout,  en  présence  des  autres 
hommes,  l'apparence  et  la  forme  extérieure  du  per- 
sonnage spécial  qu'on  a  rêvé  d'être  et  qu'on  a  été  !  C'est 
de  l'héroïsme  tout  simplement,  et  je  vous  prie  de  donner 
au  mot  tout  son  sens.  Et  si  c'est  de  l'héroïsme  inutile  et 
incompris,  c'est  d'autant  plus  beau  », 

Force,  héroïsme  et  génie  :  telle  est  donc  également, 
en  dernière  analyse,  l'opinion  de  M.  Jules  Lemaître  ; 
telle  est  son  «  impression  »  finale. 

J'ai  tenu  à  citer  à  cette  place  les  opinions  de  cinq 
esprits  aussi  dissemblables  que  MM.  Paul  Bourget, 
Gustave  Gefïroy,  André  Theuriet,  Anatole  France  et 
Jules  Lemaître.  Elles  résument  très  heureusement  l'en- 
semble des  jugements  qui  ont  été  portés  depuis  une 
douzaine  d'années  sur  le  romancier  du  Chevalier  Des 
Touches  et  le  critique  des  Œuvres  et  les  Hommes.  Et  ce 
qu'il  y  a  de  plus  surprenant,  c'est  que,  bien  que  motivées 
différemment  selon  le  caractère  propre  de  chacun  de 
leurs  auteurs,  elles  concordenten  définitiveetaboutissent 
à  une  même  conclusion.  Par  l'unanimité  de  leur  témoi- 
gnage, elles  annoncent  le  verdict  de  la  postérité.  En 


ivuiiissaiil  l(\s  oloiiKMils  ossoiilicls  dt^  ft>s  dcposilions 
pivs(]iie  idcMilifjiios,  los  iiôuôralions  a  Miiii-  ii'ainonl  pas 
lit'  |>t'iin>  a  foniiiilcrli'  jiiuiMinMil  su|>I(Mii('  de  rinsti)ii(>  sur 
ctdiii  <iui  lui  un  i^raud  jxiclr  eu  pi'itsc. 

Barbt'V  d'Aui'cx  illy  i>crivail  a  'l'ri'hnlioii  lo  1  1  so|)- 
loinhiv  1S17  :  «  Savoir  i\u\)U  csl  une  Idrcc  (•tuisolc  {\o 
bien  ilos  <diosi\'<  cruclh^s,  aiiioi'os,  tromp(M>s.  liris(M»s,  cl 
([ui  soiil  la  \  ic.  La  conscieiicr  de  soi  \aul  iiiioux  (pic  la 
gU>irc.  C'est  du  plus  pur  v[  du  iiicillonr  orgueil.  Je  ne 
fonnais  ri(Mi  de  pareil  pour  calmer  une  desiinéo  ».  Plus 
laid,  il  aimait  a  répeter  celle  fièro  parole  :  ^<  La  plus 
belle  deslinée  :  avoir  du  génie  et  être  obscur.  »  Enfin,  peu 
de  temps  avant  de  mourir,  il  disail  à  son  ami  ^L  Fran- 
<;ois  Coppée  :  «  -Lai  traversé  de  bien  mauvais  jours, 
mon  cher  Coppée  ;  mais  je  ii"ai  jamais  (piitlc  mon  uaiil 
blanc  >/.  Ces  trois  mots  Irailuisenl  le  triple  caractère  de 
force,  de  génie  el  d'héroïsme,  avec  lequel  lo  romancier 
(ÏUne  Vieille  Maîtresse  s'offre  à  l'admiration  de  la  pos- 
térité. Si  cette  force  a  été  incomprise,  ce  génie  méconnu, 
cet  héroïsme  inutile,  '<  c'est  d'autant  plus  beau  »,  au 
regard  de  NL  Jules  Lemailre.  11  vaut  mieux  cependant, — 
j'incline  du  moins  à  le  croire,  — (pi'il  leur  soit  nMidu 
pleine  justice  el  digne  ti'ibut  de  louanges. 

La  Postérité  dira  que  Barbej  d'Aurevilly,  homme  des 
Tigres  révolus  par  son  réalisme  aristocratique,  catholique 
el  noiinand,  homme  d'hier  par  son  romantisme  e.xlérieur 
el  interne,  homme  d'aiijourd'hui  par  son  syml)olisme 
psychologique  el  senlimenlal,  est  un  homme  de  Ions  les 
temps  par  rélernelle  inquiétude  de  son  amc.  les  mélan- 
coliques nostalgies  de  son  cieur.  les  aspii-ations  (icrcs  et 
les  tendances  élevées  de  son  esprit.  Le  *  Prophète  du 
Passé  »  est  le  Prophète  du  Présent  et  sera  le  Prnphi'te 


—  405  - 

de  rAi'cnir  par  tout  ce  qu'il  y  a.  de  plus  sacré  dans  la 
nature  humaine,  la  force  de  la  volonté  et  du  talent  aux 
prises  avec  les  difficultés  de  l'existence  et  triomphant 
courageusement  des  obstacles  de  la  destinée,  l'impéris- 
sable sentiment  des  êtres  et  des  choses,  la  puissante  et 
féconde  imagination  du  génie,  l'immortelle  vitalité  de 
l'idéalisme  héroïque.  Il  vivra  dans  le  souvenir  des  géné- 
rations futures,  car  il  fut  le  probe  artisan  d'une  œuvre 
saine  et  forte.  Par  son  culte  du  terroir  et  sa  fidélité 
passionnée  au  pays  natal,  il  a  semé  dans  le  sol  du  Coten- 
tin,  dans  la  terre  de  France,  le  bon  grain  qui  fait  germer 
des  fleurs  odorantes  et  belles  pour  s'épanouir  tôt  ou  tard 
en  fruits  savoureux  et  doux.  Il  a  été  un  de  ces  vaillants 
qui  conquièrent,  par  la  seule  vertu  de  leurs  mérites, 
la  gloire  et  Timmortalité.  Il  est  et  demeurera  toujours 
un  grand  écrivain  qui,  par  la  vigueur  de  l'inspiration  et 
le  génie  de  l'expression,  prend  place  à  côté  des  meilleurs 
parmi  les  plus  illustres.  S'il  ne  vient  qu'au  second  plan 
dans  notre  XIX«  siècle,  il  est  le  premier  à  son  rang.  Et 
son  poste  d'honneur  sur  le  front  de  bandière  de  l'armée 
des  Lettres  ne  lui  sera  jamais  ravi. 

Vu  ET  LU, 
Par  le  Doyen  de  la  Facidté  des  Lettres 
de  r  Université  de  Caen, 
Le  16  février  1902, 

LEMERCIER. 

Vu  ET  PERMIS  d'imprimer. 

Le  Recteur  de  P Académie  de  Caen, 

Président  du    Conseil   de    l'Université, 

E.  ZEVORT. 


TABLE     DES    MATIÈRES 


CHAPITRE    I«' 


Pages 


Gauactères  essentiels  de  la   vie  et  de  l'œuvre  de 

Baiîbey  d'Auhevilly 5 

CHAPITRE  II.  —  L'Individualisme 

Le  «  moi  ))  dans  la  poésie  et  dans  le  roman. —  La  «  sen- 
sation ))  dans  la  critique.  —  Le  franc  jeu  de  la 
personnalité.  —  Haine  des  associations  et  coteries.  16 

CHAPITRE  III.  —  Le  Romantisme 

Le  «  libéralisme  »  romantique.  —  Conception  roman- 
tique de  la  passion.  —  Poèmes  en  prose  et  poésies 
((  vécues  )).  —  L'enthousiasme  exalté  et  la  froide 
ironie.  —  Créations  surhumaines  et  épiques.  — 
La  critique  romantique.  —  ((  L'esprit  qui  juge  » 
et  ((  la  sensation  qui  enivre  » 36 

CHAPITRE  IV.  —  L'Aristocratie 

Les  tendances  aristocratiques  et  le  romantisme.  —  Le 
joug  du  passé.  —  La  noblesse  et  le  peuple  dans  le 
roman.  —  Barbey  d'Aurevilly  peint  par  lui-même, 
—  Haine  de  la  foule  et  des  bourgeois.  —  La 
pensée  et  l'action.  —  La  force.  —  «  L'éminente 
dignité  "  de  la  littérature.  —  L'homme  de  lettres  et 
le  Bas-bleu 62 


-  40S 


CHAriTlll-:  V.  —  \a:  Catiioi.icismi 


P.IRCS 


L'aristoci-iilie  ft  la  i-fligion.  —  I/t'maiui|>alion  du 
jeune  Age.  —  Uelour  aux  croyances  callioliqnes 
par  besoin  cl'auloriti'.  —  Le  respect  des  choses 
religieuses,  l'adhcsion  aux  dogmes,  l'accord  de  la 
foi  l'I  de  la  pialiciin'.  —  Le  Oatliolicisiiic  d  l'iir 
VioUlv  Mnitrcssc.  —  Le  dogme  el  la  morale.  — 
L  absolutisme  des  Proplu'trs  du  /'nssr  et  le  lil)é- 
ralisme  i-eligieux.  —  Le  satanisme  :  ingérence  du 
démon  dans  les  allaii'es  humaines.  —  «  La  supers- 
tition ».  —  «  I^a  clarté  du  christianisme  «.  —  Le 
catholicisme  passé  dans  le  sang  ....  02 

CllAPlTllK  M.  —  La  .Noii.MANDii: 

Le  berceau  de  lenfance  et  la  loiid)e  des  aïeux.  —  Le 
culte  aliandonni-  du  sol  natal  sous  raclion  du 
romantisme.  —  Poèmes  en  prose,  vers  et  nou- 
velles d'un  0  déraciné  >>.  —  Personnages  sans 
état-civil,  sans  feu  ni  lieu.  —  La  Nm-maiidie  dans 
Une  Vieille  M<iitresse. —  Le  Gotentin  dans  V lùisor- 
sorcelcc  et  le  ChcK'ulier  Des  7'our/ics.  —  «  Vivre  sur 
le  cœur  de  son  pays  ».  — .  Relation  inédite  d'un 
voyage  à  Saint-Sauveur-le-\  icomte  et  à  Valognes. 

—  Paysages,  marines,  ligures  et  Ames  de  1  Ouest. 

—  Haine  des  départs  et  de  l'exil.  —  «  L'accent  du 
pavs  ))  :  lu)l)ril  lîiirns  el  \\  aller  Scott.  —  Anglais 
et  Normands.  —  «Le  plus  normand  des  éi-rivains 
normands  » I2(» 

CIIAPITUK  Vil.  —  La  Lan(;lk 

La  pensée  et  le  stvie.  —  L'éclat  romantique.  —  L  aris- 
tocratie dans  le  langage.  —  l>a  gravité  du  catholi- 


-  409  - 

Pages 
(•ij^iiie.  —  I^e  patois  normand.  —  Le  style  de 
Y lùisorcclée.  —  (c  La  vie  dans  le  style  et  l'émotion 
qui  est  plus  que  la  vie  ».  —  Dédain  de  «  lécriture 
artiste  ».  —  Soudaineté,  imprévu  et  pittoresque  de 
l'expression.  —  L'antithèse.  —  Langage  tour  à  tour 
calme  et  emporté.  —  Réalisme  et  romantisme.  — 
L'originalité  de  la  forme ,      ,      .      .        158 

CHAPITRE  VIII.  —  L'Esthétique 

«  Une  maison  à  soi  »  :  édifice  grandiose  et  solide.  — 
L'esthétique  des  classiques  et  celle  des  roman- 
tiques. —  Romantisme  extérieur  et  réalisme  in- 
terne. —  L'art,  «chose  secondaire». — Poésies 
sans  souci  d'art,  romans  de  penseur  et  de  mora- 
liste, critique  d'idées.  —  L'image  et  l'idée.  — 
Théorie  de  la  poésie  et  du  roman.  —  L'influence 
des  milieux  :  le  pays,  la  race,  la  religion.  — 
«  L'œuvre  vécue  ».  —  La  personnalité. —  La  force 
mentale  mesurée  par  la  force  de  la  doctrine.  — 
Dogmatisme  et  symbolisme.  —  La  beauté  et  la 
vie 188 

CHAPITRE  IX.  —  La  Littérature  classique 

Le  seizième  siècle:  Ronsard,  Rabelais,  Montaigne  et 
d'Aubigné.  — Le  dix-septième  siècle  :  Corneille  et 
Racine,  Molière  et  La  Fontaine,  Rossuet  et  Saint- 
Évremond. —  Le  dix-huitième  siècle  :  Saint-Simon 
et  Montesquieu  ;  Voltaire,  Diderot  et  Rousseau  ; 
Vauvenargues  et  Ruffon  ;  Rivarol,  Reaumarchais 
et  Mirabeau.  —  André  Chénier.  —  L'aurore  du 
romantisme 220 


-  no  — 

(111 AIMI  l»l]   X.—   li\  Kii  II  iiAiiiiii;  iioMAMioii. 
i;t   i.a  Lu  h  iiA  I  nu    m  ai.istk 


PllgCS 


Chateaubriaml  iM  M'"  »lt'  Siarl.  —  IMiilosoplies  et  écri- 
vains rt'livçiciix  :  .l()s«'j)li  de  Maislic,  iMimnlairc. 
Lamennais,  MonlaliMiilxii  cl  Xciiillot.  —  liisto- 
riens  :  Miclu'Icl,  les  Tliicnv,  Tuciiiicvillr,  llimi 
Marlin,  (Jiiii/ttl,  Tliicrs,  Mij;inl  cl  Louis  lilanr. — 
Poètes:  Lamarline,  ^ig^y,  Mussel,  \'iclor  lIii<;o  ; 
/toeta'  minores.  —  Honianeiers  :  Balzac,  Stendhal, 
Hugo,  George  Sand,  Jules  Sandeaii,  Feuillet, 
Mérimée,  Flaubert,  les  Goncourt,  Aboiit,  Kmile 
Zola,  Léon  C^Uulel,  Ferdinand  Fabre  et  Alphonse 
Daudet.  —  AutiiMs  diamaliciues  :  Delavigne, 
Dumas  père,  liugo,  l^onsard,  Stribe,  Musset, 
F'euillet,  Labiche,  Augier,  Dumas  iils,  Ilenrv 
Beeque,  Sardou,  Pailleroii,  Meilhac  et  Halévv.      .        253 

CllAriTUK  XL  —  L  Imixknci;  di;  Dahiiky  d'Aijiii-vili.y 

l^es  premières  conciuètes  :  Trebutien,  Maurice  et 
Kugénie  de  Guérin.  —  Roger  de  Beauvoir.  —  Les 
collaboraleurs  de  la  lic\iic  du  Momlr  Cntliuliijtte. 
—  Paul  de  Saint-Victor. —  Charles  Baudelaire.  — 
Xavier  Aubryet  et  Théophile  Silvestre.  -  Granier 
de  Cassagnac  et  le  Rih'cil.  —  La  phalange  du 
ynin  Jaune.  —  Jiib.'s  Vallès  et  Léon  Cladel.  — 
Villiers  de  llsle-.Vdam  et  Paul  Verlaine.  —  Krnest 
Ilello.  —  MM.  Jean  Bidi.piii,  Paul  B<.urgel  et 
Léon  Blov.  —  MM.  Iluysmans,  lî..lliiial,  ll.i- 
raucourt  et  Uzanne.  —  Inlluence  douteuse  sur  le 
Romantisme  et  le  Réalisme.  —  Action  c.iiainr 
sur  le  Syrabolisrae  contemporain  .  -«^7 


-  111  - 

Pages 
CHAPITRE  Xn.    —  L'Opinion  des  Comkmi>ohains 

Le  iiiwe  iufé.  —  Ij'Aninur  [iiii)nf,iiil>lr  et  la  Revue  îles 
Deux-Mondes.  —  Pliilaicte  (^liasles,  Lerminier  et 
Louis  Veuillol.  —  llippolyle  Rigault.  —  Armand 
de  Pontinartin.  —  Sainte-Beuve. —  Paul  de  Saint- 
Victor,  Xavier  Aubryet,  Théophile  Silvestre,  Jules 
Levallois  et  Alcide  Dusolier.  —  Francisque  Sarcey, 
Paul  Bourget  et  Jean  Richepin.  —  Charles  Buet 
et  Léon  Bloy.  —  Désiré  Nisard,  Ernest  Havet, 
J.-J.  Weiss,  Henry  Houssaye,  Jules  Claretie, 
Théodore  de  Banville,  Robert  de  Bonnières,  Octave 
Uzanne.  —  Emile  Zola.  —  Gustave  Geffroy, 
Maurice  Tourneux,  Victor  Fournel,  Jules  Lemaître 
et  Anatole  France.  —  François  Coppée.  —  Le 
R.  P.  Cornut 319 

CHAPITRE  XIII.  —  Le  Jugement  de  la 
Critique  daujouhd'hui 

Un  livre  de  Charles  Buet.  —  Articles  de  MM.  E. 
Biré,  E.  Rod,  P.  Fiat,  G.  Gelfroy,  P.  Perret, 
R.  de  Bonnières,  A.  Theuriet,  E.  Ledrain,  R.  de 
Gourmont,  etc..  —  Un  projet  de  statue.  —  Un  mot 
de  M.  Brunetière  :  Riposte  de  MM.  Georges 
Rodenbach,  Henry  Baiïer,  Anatole  France,  Gus- 
tave Geffroy  et  Gaston  JoUivet.  —  M.  Max  Nordau 
et  le  Romantisme.  —  MM.  Fonsegrive^  René 
Doumic  et  Jean  Izoulet.  —  La  Revue  de  Paris  et  la 
Revue  des  Deux-Mondes.  —  Barbey  d'Aurevilly  en 
Sorbonne  et  à  l'Académie  Française.  —  MM.  Jules 
Claretie,  Henry  Iloussaye,  Gabriel  Hanotaux,  Gas- 
ton Deschanips  et  Hugues  Le  Roux.  —  La  séance 
des  prix  de  vertu  à  l'Académie  en  1901  ....       352 


-  412  - 

ClIAPri'lll'     \1\.   —    1,A    POSIIO.ITK 

I.c  rDnianrier  »'l  U'  (  rili(|iit'.  —  l.c  ((tiUM'laMe  normand 
des  Lettres  iVantjaises,  —  l'n  r()nianti(|iie  de  la 
couleur  et  un  réaliste  de  1  àtue.  —  Harliey  d'Aui-e- 
villy  aux  XVle,  XVIP  et  X\  III'  >\rc\vs.  —  Vu 
liojueur  égaré  au  XIX"  siècle.  —  Les  causes  de 
son  oitscurité  relative.  —  La  revanche  de  1  avenir. 
—  Honiantisnii'  (It'nKulc.  réalisme  vieilli,  sxnilio- 
lisnie  toujours  jeune  et  vivant.  —  L  homme,  le 
penseur  et  l'écrivain.  —  Le  verdict  des  générations 
futures  pressenti  par  MM.  l'aiil  IJourget,  Gustave 
GefTroy,  André  Theuriet,  Anatole  France  et  Jules 
Lemaître.  —  La  force,  1  héioïsme  et  le  génie.  — 
L'imniorlalité oSO 


CABN.  —  IMPBIMEHIK-l'Al'EïKRlE  B.   LAMBR.  —  35G1 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Ecliéanoe 

Celui  qui  rapporte  un  volume  après  la 
dernière  date  timbrée  ci-dessous  devra 
pajer  une  amende  de  cinq  sous,  plus  un 
sou  pour  chaque  jour  de  relard. 


The  Library 
University  of  Ottawa 

Dat«  due 

For  failure  to  return  a  book  on  or  l>e- 
fore  ihe  last  date  stamped  below  therc 
will  be  a  6ne  of  6ve  cents,  and  an  extra 
charge  of  one  cent  for  each  addiliooal  day. 


mi-î^v^ 


âFf?20l§70 

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COO       GRELEt     EUGEN    JULES    BARBEY 

ACC#  1219984 


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