M..
■-"^;^:*^
U dVof OTTAWA
39003002169152
t^'^
^ .
Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/julesbarbeydaure02grel
t
JULES BARBEY D'AUREVILLY
I 0. M. I. I
Jales Barbey d'Aurevilly
SA VIE ET SON ŒUVRE
d'après sa correspondance inédite et autres documents nouveaux
THÈSE POUR LE DOCTORAT
Présentée à la Faculté des Lettres de l'Université de Caen
PAR
EuoÈNK GRKLÉ
« Quand ils iliseni de partout que les nationalités
décampent, planions-nous hardiment, comme
des Termes, sur la porte du pays d'où nous
sommes, cl n'en bougeons pas ! »
J. Barbey d'Aurevilly.
L. JOUAN, Libraire-Editeur
iH, rue Saint-Pierre
1904
PQ
XI n
nui
JULES BARBEY D'AUREVILLY
CHAPITRE PREMIER
Caractères essentiels de la vie et de l'œuvre
de Barbey d'Aurevilly
Jules Barbey d'Aurevilly appartient à cette catégorie
d'écrivains dont on dit qu'ils sont plus célèbres que
connus. Son nom, certes, n'est pas ig-noré; mais son
œuvre est assez peu répandue. La plupart des lettrés
prononcent souvent les syllabes prestigieuses et sonores
de ce nom, qui retentit encore aujourd'hui à toutes les
oreilles en accents si guerriers et devant les esprits
évoque tant d'images pittoresques et« moyen-âgeuses».
La foule, elle, n'a jamais pénétré dans l'œuvre chatoyante
et variée du grand romancier dont elle se contente de
savoir les titres fastueux. Barbey d'Aurevilly a néanmoins
laissé un souvenir toujours vivant dans les lettres
ff;im;;iisi>s ; aiipivs de <'oi"l;iiiu>s iiilclliuoiicj's (rditr, il
jouit (1*11110 ronoiiimoo coiisidôiMblo (H lonaco. S'il t\sl
inécomui do la iimlliludo (ce qui osl (Viohoux ol pour oUo
ol pour lui-momc), il a dos partisans di» choix (pii so
plaisoul à sou commerce el lui demouronl d'autant plus
attachés qu'ils sont moins nombreux. Il u mérité cette
rare fortune de u-roupor autour do sa mémoire un petit
noyau do disciples convaincus et de « dilollantes »
déclarés qui lui tout escorte et l'empêchent do s'éclipsor
dans la nuit où sombrent tour à tour les meilleurs de nos
écrivains. Il doit à ces amis dévoués do survivre dans
l'esprit des hommes, d'échapper à l'indifférence dédai-
gneuse des générations nouvelles, de posséder même
une réputation de jour en jour grandissante, désormais
à l'abri du temps et des modes capricieuses des « snobs ».
Ainsi, il a sa place marquée dans l'immense mouvement
littéraire du XIX-" siècle ; et colle place lui apparlioiit on
propre, est bien à lui.
Au moment où Barbey d'Aurevilly nioiinit. ou avril
ISSO, la presse salua hàlivemonl duii suprême adieu la
dépouille do celui qu'on appelait le " Connétable des
Lettres », le « duc de Guise de la littérature » et qu'on
eût pu nommer aussi le dernier des Chouans, le survi-
vant méconnu des anciens gentilshommes qui errait,
égaré et oublié, dans notre doniocralio, lo descendant
authentique et solitaire des glorieux chevaliers nor-
mands. C'était un homme du passé qui s'en allait, âgé de
plus de quatre-vingts ans, et disparais.sait bru.squement,
la plume à la main, de même que .ses ancêtres mouraient
sur le champ de bataille, la tête haute, l'épée au poing,
face à l'ennenn. Comme eux. et non moins vaillamment,
devant la mort qui se faisait proche, Hai'boy d'Anicvilly
avait pris une attitude hautaine de géant aussi indcjmp-
table que peut l'être un preux en ce siècle où « la race »
s'anéantit, anémiée au contact du souffle populaire.
C'est alors que, dans un de ses exquis « billets du
matin », M. Jules Lemaitre improvisa, pour le divertis-
sement de sa cousine et des lecteurs du Ternies, cette
courte oraison funèbre , plus piquante qu ' émue :
« ...M. Barbey d'Aurevilly vient de rendre à Dieu son
âme généreuse et sonore de catholique, de Chouan, de
Dandy, de romantique et de mousquetaire. Or, il meurt,
après avoir écrit de quoi faire quarante volumes, illustre
et inconnu. Il meurt inconnu, après un demi-siècle de
conversations empanachées. Car d'abord on ne saura
jamais à quel âge il est mort, et s'il est né en 1807 ou en
1811. On ne saura jamais ce qu'il a fait pendant vingt ans
de sa vie, de 1830 à 1850... Enfin, on ne saura jamais si
cet homme mystérieux; soutenait un rùle (très noble et
très innocent, d'ailleurs), ou s'il fut sincère, ni dans quelle
mesure il le fut, et ce qui se mêlait de gageure à sa sin-
cérité ou de candeur à sa comédie. Il emporte avec lui
ces trois secrets. » (1).
Les secrets que, faute de recherches, faute de se ren-
seigner, M. Lemaitre ne pénétrait pas en 1889 et qui, à
l'en croire, devaient rester toujours ignorés, il ne m'a
pas été trop difficile de les mettre à nu pour la plupart.
Il y a même certains mystères qu'il devient de jour en
jour plus aisé de dévoiler, des replis intimes que l'on
commence d'apercevoir en cette âme fermée qui se
dérobait aux questions indiscrètes et cachait orgueilleu-
sement les souvenirs de sa jeunesse dans la « tour
d'ivoire >/ d'un silence impassible. Bien des détails inté-
(1) Jules Lemaitre. — Le Temps, 26 avril 1889. — Les Conlemporains,
5* série (Lecèiie et Outliii, éditeurs).
ressauts, que n'osait solliciter la curiositr. pourtant tivs
éveillée et presque insatiable, de M. .Iules Leniaître, sont
maintenant assez précis pour (ju'il ne suit pas téniérairo
d'y insister. J'ai tenu à les eclairiM' d'uno pleine lumière,
afin de mieux deua.uer de la i.énoinhre. nu elle s(> cachait
pudiquement, la ti.nure de ludu iiéros et d'expliquer
ainsi lanivre par la vitv
Sans doute, on ne connaîtra pas de sitôt la physio-
nomie totale de Barbey d'Aurevilly, tout son èU'e
intellectuel, toute son àme. Qui môme parviendra jamais
à démêler les complexités et à élucider les énig-mes
d'une nature aussi extraoï'dinaire? Du moins ne m'a-t-il
pas été défendu de tenter de cet homme, singulier et
bizarre, une esquisse, incomplète évidemment, mais
fidèle, qui à la fin est devenue un portrait. Peut-être
pourra-t-on plus tard retoucher quelques traits de cette
image très attachante. 11 semble douteux qu'on en
modifie sensiblement l'aspect général. Elle apparaît, dès
à présent, fixée en ses lignes essentielles et campée dans
l'altitude définitive où la contemplera la respectueuse
admiration de la postérité.
Dorénavant, quand on voudra se faire une idée de ce
que fut Barbey d'Aurevilly, il faudra se le représenter
sous les traits d'un « individualiste », acharné, d'un
« romantique» à outrance, d'un « aristocrate» convaincu,
d'un « catholique » sans peur sinon sans reproche, d'un
« Normand » fier de sa province et l'aimant (Tuii amoui-
passionné. Tel fut l'homme, ettelleest l'œuvre également.
Sa vie, en efiel, ne peut se séparer de son (puvre.
Toutes deux sont liées intimement, et s'associent en une
étroite union ; elles s'harmonisent par leurs contrastes
mêmes. L'histoire de la vie de Barbey d'Aurevilly, c'est
un peu l'histoire de ses ouvrages ; et il m'est arrivé plus
_ 0
d'une fois, au cours de ce travail, de n'avoir a narrer
d'autres faits que la série ininterrompue des labeurs de
mon héros. Avec une bibliographie très étendue, précise
et détaillée, de tout ce qu'il a composé pendant plus d'un
demi-siècle, on connaîtrait suffisamment toute son exis-
tence. Pareillement, en sens inverse, l'histoire de son
œuvre, c'est aussi l'histoire de sa vie, ou plutôt de son
âme. Le romancier normand s'est mis tout entier dans
ses écrits ; il y a infusé, pour ainsi dire, son tempérament,
ses impressions les plus personnelles, ses souvenirs, ses
états d'esprit et de cœur, — tout son être. Il y a déve-
loppé à l'extrême une personnahté robuste et originale.
11 s'est complu à marquer de traits ineffaçables, dans ses
livres, sa physionomie intellectuelle et sentimentale
dont le relief est saisissant, l'individualité puissante et
l'élévation prodigieuse. C'est donc lui-même, avec sa
figure propre, très colorée et saillante, qu'il m'a paru
bon de mettre tout d'abord en lumière. Il n'est que plus
facile, maintenant, de dégager les caractères essentiels
de ses œuvres, de dessiner la courbe de leur évolution
et d'extraire de leur rare variété les éléments durables,
les parties maîtresses, ce qui mérite d'être offert à
l'admiration publique.
En dépit de ses agitations superficielles, la vie de
Barbey d'Aurevilly fut simple, d'une belle unité. Elle a
été la vie d'un « cérébral » qui a vécu par l'imagination
l'existence qu'il ne put avoir dans la réalité. Son adoles-
cence, sa jeunesse, ses premières années d'homme mûr,
jusqu'à la quarantaine environ, sont vouées à l'étude
solitaire et hautaine. S'il gaspille bien des journées dans
le monde, il n'y perd pas son temps, il s'y instruit et s'y
développe. Plus tard, dès qu'il entre dans le journalisme
mihtant, il heurte de front ses contemporains. Peut-être
- 10 -
alors so donno-t-il rillusion d'a.uir: mais do Taclid!! il no
t'oniuiil pas la foriiio vraie, il no i*(Hiiiail (\nc lo iiiirapo.
11 reste donc un isolé. Enlin. sous la menace de la vieil-
lesse qui approche, il so relire do plus en plus en lui-
même, il vit dans ses souvenirs et reg:arde avec étonne-
menl le délilé des pénérations nouvelles qu'il ne com-
prend pas. Kl il meurt plus « esseulé » que jamais. On le
voit : u!u^ merveilleuse et superbe unité préside a l'évo-
lution de cette existence dont les troubles ne lurent (pie
passatrers. Il en est de même à l'égard de rd'uvre ; c'est
Te.N pression altiére et empanachée d'une nature cheva-
leresque. Elle est sortie toute vive de l'àme mémo de
Barbey d'Aurevilly. Une individualité, poussée à l'excès :
voilà quelle en est la marque essentielle.
Dans celte vie comme dans celle OMivre, il faut iKuirlanl
bien faire la part du « romantisme ». Bai"b(>y d'.Aurcvilly.
— je n'ai eu que de trop fréquentes occasions de le mon-
trer, — a voulu réaliser dans la pratique journalière do
l'existence l'idéal romanti(iue. 11 en a sourtert ; et ses
soutt'raiices, en partie fictives, ont eu un retentissement
profond sur son œuvre. Tout ce qui est désordre, « moi-
bidesse », douleurs imprécises, agitations confuses,
durant près d'un siècle qu'il a traversé avec éclat, c'est
à l'influence du romantisme qu'il l;iul riiiij)nler. De
même, tout ce qu'il y a de couleurs Iroj) voyantes, de
panaches trop bariolés, de frondaisons trop toutlues,
dans les ouvrages qu'il a lég-ués à la postérité : c'est pur
roinuntisnie. Là encore se révèle l'harmonie intime de sa
vie et de son œuvre, et leur unité foncière s'en trouve
confirmée.
Mais toute l'àme de Barl)ey «l'Aurevilly n'a pas été
dévorée par la fièvre du romantisme La meilleure pai't
doses énergies et aspirations inlellectuellesaetépresfpie
— 11 —
miraculeusement préservée du désastre où l'eussent
engloutie à jamais et sans remède les désordres
psychiques de sa vingtième année. Il s'est sauvé
lui-même par une volonté persévérante et active
d'échapper au naufrage ; et, plus encore que sa volonté,
« la voix du sang » l'a libéré des agitations sans issue et
des exaltations morbides au sein desquelles son robuste
tempérament menaçait de s'étioler. Il s'est évadé, vers
la trentaine, des séduisantes et trompeuses demeures du
romantisme aux mirages sans lendemain, pour se réfu-
gier dans la maison de ses pères, qu'il avait délaissée
aux heures folles d'une jeunesse ivre de liberté. Là,
enfin, il a établi pour toujours ses pénates sur des assises
qu'il croyait inébranlables : l'Aristocratie, le Catholi-
cisme, la Normandie. Ce triple culte de l'ancienne
société, de la religion traditionnelle et du sol natal l'a
guéri, sinon totalement, du moins d'une manière bien
sensible, de « la maladie du siècle ». Dès lors, son
romantisme n'a plus été qu'un romantisme de façade,
d'apparat et de « magnificence » : il n'en est pas devenu
plus impersonnel. En outre, à côté de ce romantisme empa-
naché, si original, s'est constituée et formée peu à peu,
au fond de l'âme de Barbey d'Aurevilly, une sorte de
réalisme plus original encore et plus précieux. Par ses
tendances aristocratiques, catholiques et terriennes,
l'apologiste des Prophètes du Passé plonge en pleine vie
réelle. Cette vie, c'est sans doute la vie d'autrefois,
une vie qui ressemble singulièrement à la mort : mais ce
n'est pas un rêve sans fondement, — comme les fumeuses
conceptions du romantisme, — puisque ce fut jadis une
réalité solide et durable.
Il y a plus. L'unité de caractère, de conduite, d'inspi-
ration, est chose noble et rare. Par là, l'auteur de VEn-
- 1-i -
sorci'/i'c II mis de la ln'aiilc dans sa carricit^ dhommo do
lettres. II en a déroule harmoiueusjMiMMil les phases
successives, selon les lois d'une esthétique très rijçide.Il
a fait de son existence une (euvro d'art, coinijosee avec
le plus grand soin et ontrotcMino avec un culli^ pieux. Il a
vécu le roman de sa vie dans une lièro et ombrageuse
dignité, — et c'est le plus niagnifiquo roman qu'il ail
écrit. Roman d'essence aristocratique, sans concessions
à l'esprit moderne, sans ménagement des préférences
contemporaines. Voilà lu vie d'un \ rai <■<■ connétable » de
la Littérature au XIX' siècle. Voilà son onivre aussi.
L'aristocratie en est peul-èlre rélémenl le plus inimitable.
Mais d'Aurevilly est « tout d'une pièce ». Avec lui, pas
de faux-fuyants, pas de demi-mesures. S'il se réfugie
dans le passé, pour y satisfaire mieux à loisir ses goûts
aristocratiques, il ne renie rien do ce passé, il en accepte
tous les leg:s. Et c'est ainsi qu'il devient catholique intran-
sigeant et qu'il marque son œuvre au coin de la plus
pure doctrine du catholicisme romain. 11 s'institue le
dernier des « Pères de l'Eglise » le suprême représentant
des « Prophètes du Passé », le fanatique théologien de
l'absolutisme religieux. De cette manière, il se sépare
radicalement du '< libre examen» de son époque, il rompt
définitivement avec les tendances « libérales » du siècle
et renonce, de gaieté de ca'ur.aux ivresses de la i)ensée
laïcisée, sécularisée, délivrée de toute contrainte, que
rien ne limite ni n'entrave dans son essor vers l'infini.
Enfin, il consomme sa rupture avec le XIX'' siècle, en
s'attachant désespérément au culte délaissé du terroir,
en aimant la petite patrie, son pays natal, d'un amour
profond et réfléchi. Et il fait de son o-uvre un hymne à
la Basse- Normandie. Le XIX'" siècle est centralisatcm- et
cosmopolitr. lîarbey d'Aurevilly est un génie « autoch-
— 13 —
tone » : il « décentralise » quand même et toujours, pour
son propre compte, sinon pour autrui, afin d'assurer à
jamais sur des bases inébranlables sa pleine autonomie,
farouche et intangible.
Bref, le critique des Prophètes du Passé et le roman-
cier à' Une Vieille Maîtresse s'est fait gloire, en un
temps de rivalités tumultueuses et de turbulentes coteries,
de demeurer solitaire, pur de toute compromission avec
les idées du jour et inaccessible à la foule : il s'est montré
« individualiste » sans faiblesse. A une époque de démo-
cratie, il s'est affiché aristocrate hautain et indomptable,
dédaigneux des innovations révolutionnaires, épris des
principes d'autorité et par-dessus tout confiant dans la
« force » monarchique. Il fut, en un siècle d'incrédulité
scientifique, un catholique d'instinct et de raison, un
« affamé de foi », un crédule, si l'on veut, — en tout cas,
un croyant inflexible, ennemi déclaré de toute atteinte
aux dogmes immuables de sa religion et au culte sécu-
laire de son Dieu. Et tous ces liens qui le retenaient au
passé, il les aff'ermit encore, dans un âge d'émiettement
social et de nivellement centralisateur, par un attache-
ment systématique au foyer ancestral : il fut un vrai
Normand, pieusement fidèle à sa province et l'aimant
comme une seconde mère. Il ne ressemble donc en rien
à la plupart des écrivains du XIX^ siècle, « déracinés » de
leur sol natal, des traditions de l'ancienne France et de
la religion de leur famille. Lui, il plonge ses racines au
plus profond de la « féodalité » catholique et terrienne.
Son programme est tout Topposé des programmes
contemporains.* Quand ils disent de partout,— s'écrie-t-il
fièrement,— que les nationalités décampent, plantons-nous
hardiment, comme des Termes, sur la porte du pays
d'où nous sommes, et n'en bougeons pas ! » Et il lève
- 1 1 -
bion h:uit rôtontlai'd de l;i croisado noiivollo coiilrt> la
Révolulioii iiionacaiiUv l^tiir lui. <^ la p(»rlr du i>aYs »
qu'd aiiiio est ,uardot> pai' ct's trois for<*es, l'iiidividiia-
lisine, rAristocralii», le ('-atlutlicistiic. Il iio sépai'c pas sa
chèro Normandie dos coiupa^iu^s ikui moins clières que
d'anciennes afiinilés rapprocheiil cl ont unies à jamais ;
il les veut, un contraire, toujours serrées en étroite
harmonie et grandes par leur union. Lui-môme, dans sa
vie et son œuvre, les a sans cesse vues, représentées et
désiunoes comme des forccs-Sd'ui's, dont le destin était
indissolublement lié.
J'ai le devoir de rejeter ces conceptions antiques
au nom des principes fondamentaux qui rég-issent la
société moderne. Je suis trop attaché à mon époque, je lui
suis trop reconnaissant des bienfaits dont elle nous a
dotés, pour souscrire aux conclusions de Barbey d'Aure-
villy, aux préjugés que son fanatisme érige en « postu-
lats », aux hypothèses que son intransigeance élève à la
hauteur de « dogmes ». Et je sais aussi que ce n'est pas
à un homme d'autrefois que nous irons demander des
conseils pour l'organisation future d'un état social plus
équitable. Mais je lui sais gré, en dépit de toutes ses
« erreurs », de n'avoir jamais appartenu à la classe de
ces « désorbités >/ qui n'ont plus de pays à eux et
semblent exilés de leur propre patrie. C'est pourquoi
j'avais à cœur surtout de montrer les aspects originaux
d'mi grand esprit. En tant que Normand, Barbey d'Aure-
villy ne trouvera pas de sitôt, j'en ai peur, son émule ni
son égal. Comme catholique et aristocrate, il ne rencon-
trera plus, j'en suis sûr, des imitateurs bien convaincus.
De ce fait, mon admiration i)\ mes hommages ne seront
que plus vifs : car ils sont désintéressés. Je ne puis ni
en attendre ni en redouter les conséquences.
- 15 —
Ce simple exposé d'une cause, qui n'a plus guère de
partisans, comportera, je Tespère, son enseignement et
sa réfutation. Et après que nous aurons salué d'un
regard respectueux un homme d'ancien régime, qui fut
grand par ses rêves, ses exagérations, ses illusions
mêmes, nous n'aurons que plus de joie à suivre l'étoile
de nos destinées nouvelles, et à élever notre cœur vers
le présent, vers l'avenir !
11 est temps d'entrer dans le détail de l'œuvre extraor-
dinaire de notre héros. Barbey d'Aurevilly nous y
apparaîtra comme un chevalier des siècles passés,
brandissant le glorieux bouclier de ses ancêtres et bardé
de leur armure des grands jours de combat. Ainsi revêtu
de pied en cap, il a lancé d'audacieux défis à la société
moderne et jeté un « nescio vos » énergique à la face des
hommes d'aujourd'hui. Cependant il a parfois mis de
côté ses armes offensives et défensives, pour donner
libre cours à ses émotions, pour se laisser gagner par le
mélancohque souvenir des choses qui ne sont plus. De la
sorte, son culte « individualiste » et « romantique » pour
l'Aristocratie, le Catholicisme et la Normandie, se faisait
tour à tour agressif ou simplement pieux. Mais quelque
forme qu'aient prise tous ces cultes, qui à ses yeux
étaient inséparables, Barbey d'Aurevilly leur doit ses
meilleures inspirations. Voilà le « triple airain » dont il a
cuirassé son existence si fière et où il a enfermé son
œuvre si noble pour les défendre l'une et l'autre contre
les atteintes du temps. Sa mémoire et ses écrits y seront
à jamais conservés, et, avec leur allure successivement
guerrière et pacifique, sont marqués pour l'éternité du
sceau de Ce qui ne meurt pas.
CHAPITRE II
L'Individualisme
LE (( Mt)I » DANS LA PUÉSIL ET LE ROMAN. — LA
« SENSATION » DANS LA CRITIQUE. — LE FRANC
JEU DE LA PERSONNALITÉ. — HAINE DES ASSO-
CIATIONS ET COTERIES.
Il est peu d'écrivains, — si même il en existe, — qui
aient poussé, aussi loin que Barbey d'Aurevilly, le soin
jaloux et l'orgueil de leur personnalité. Dès son âge de
vingt-trois ans, alors que les jeunes gens cherrhenl leur
voie, U'itonnent, hésitent entre plusieurs tendances,
imitent vaille que vaille leurs aînés, copient gauchement
leurs conleniporains et reroiNcnt mille inlhuMiccs con-
traires, lui, il est en possession de ses moyens littéraires,
de sa forme d'art, de son esthétique; et il ne les doit
qu'à lui-môme. Jeté en pleine fièvre de la révolution
romantique, il ne se traîne pas plus derrière les vain-
queurs que les vaincus du jour, il ne va pas grossir les
états-majors delà littérature anciciino ou nouvelle, il ne
se fait le caudataire de personne. 11 ne relevé que de sa
propre initiative, de ses fantaisies et de sa volonté.
— 17 —
C'est à cette époque qu'il écrit sa première nouvelle,
intitulée Léa. Elle est datée de juillet lcS32. Telle est la
manifestation inaugurale de sa carrière d'artiste : car on
ne peut compter pour un véritable début YOde aux
Thermopyles , composée en 1824. Si à quinze ans
d'Aurevill}^ imitait Casimir Delavigne et s'en faisait
gloire, son enthousiasme juvénile ne dura pas longtemps.
A peine sorti du collège, il brisa son idole d'une heure
avec la même fougue qu'il avait mise à l'élever sur un
haut piédestal, et, à la place du dieu détrôné, il n'éprouva
pas le besoin de s'en choisir un autre. Il avait fait table
rase, à jamais, des admirations plus ou moins conven-
tionnelles du jeune âge; il n'admit plus aucun saint sur
son calendrier littéraire. Et pourtant ce n'étaient pas les
divinités qui manquaient; il s'en érigeait alors toute une
pléiade. Vers 1830, il y avait encombrement de statues à
chaque carrefour de la poésie, du théâtre, du roman et
de l'histoire.
Sans consulter les goûts du moment, sans se soucier
de la faveur publique, sans faire appel au patronage
d'hommes en vue, l'étudiant de Caen fixe son choix sur
une forme d'art très difficile et alors peu cultivée: la
nouvelle. Mérimée n'avait pas encore publié ses chefs-
d'œuvre. Le genre, si gaulois, du conte rapide et bref, du
roman abrégé et concis, du récit sobre et resserré dans
d'étroites limites, était tombé en discrédit. Point n'est
besoin d'une autre raison pour que le jeune Barbey, qui
a toutes les témérités de l'adolescence, qui sera toute sa
vie un entreprenant et un audacieux, essaye de remettre
à sa vraie place, à la place d'honneur, la nouvelle tout à
fait délaissée. Par là, il renoue la tradition nationale
interrompue et alimente son talent naissant dans la plus
pure veine du génie français.
- iS -
C.o iTosl pumlanl i|irim clol)ul Lrii osl uni» n'iivi-i»
il'oxlrèino joiinesse. On ii"y iumiI liccoiix lii- les (pKilitr's
saillaiilos do récrivain. 11 faut un travail supérieur à
eelui-là pour justitier les prétentions do l'anei»'!» élève
du collogo Stanislas et pour que so dégage, du milieu des
brunies de la vingtième année, une porsonnalilé encore
incertaine.
Jules Barbey soullVe d'indicibles douleurs dans sa
sensibilité exaspérée, son imagination trop ardente
et son cteur assoille de désirs. La poési(\ — une
poésie très originale et d'une individualité outrée, — vu
servir d'exuloire à ses instincts de révolte longtemps
contenus. Alors il chante les tristesses de l'isolement, il
dit en accents navres l'amère volupté des larmes pleurées
dans le silence do l'àme, il clame épcrdùmcnt ses
angoisses. Il voudrait à la fin, tant il est malheureux,
sortir de lui-même, échapper à son pauvre « moi » qui le
harcèle sans répit, anéantir jusqu'au spectre de son être.
Mais il ne le peut. En cherchant à s'éviter et à se fuir, il
se retrouve toujours. Et il écrit sa Ocnnaine, <>■ ptuir
s'apaiser >/, dit-il,— en réalité, pour aiguiser ses propres
souffrances on il se comptait malgré lui. Il n'entend pas
être « littériiteur », homme de lettres, artiste au sens
exclusif du mot. Il l'est par dépit, faute d'être en état do
se soulager autrement du poids de la vie. Ses maladies
morales, voilà tout son tident. Aussi a-t-il raison d'appeler
ses poésies, son «euvre entière, « des gouttelettes do
sang ».
Existe-t-il ailleurs pareille hypertrophie d'une sensibi-
lité morbide, d'une personnalité fougueuse? C'est
douteux. En tout cas. Barbey d'Aurevilly apparaît comme
le type, amplifié jusqu'à l'excès, d»^ l'écrivain (jui n'est
écrivain ni par gont, ni par profession, ni j»ai- ambition,
- 10 -
mais seulemoiil par une sorte de nécessité inéluctable,
résultant de sa nature particulière, de son tempérament
indompté, de ses violentes crises intimes. N'est-ce pas là
un phénomène vraiment à part et peut-être unique?
Et il poursuit son œuvre, enintrépide, presque à son insu.
LWDiour Impossible est une confession de désespéré ;
c'est l'aveu d'impuissance fait par un cœur blasé qui ne
sait plus trouver d'intérêt à la vie. D'Aurevilly a écrit ce
livre de 1838 à 1840, à l'époque la plus tourmentée de sa
jeunesse expirante; il y a condensé ses tristes expé-
riences d'alanguissement maladif et de factice insensi-
bilité. 11 y a, comme il le dit lui-même, « lavé son àme
des écumes du passé ». Là, il s'est mis à nu, avec une
évidente sincérité, dans toute la laideur de son désen-
chantement radical, ainsi que, quelques années plus
tôt, en composant la Bague cCAnnihal, il avait dévoilé
ses déplorables tendances à la froide ironie et distillé le
poison subtil d'un esprit qui ne croit plus à rien.
Il est difficile de concevoir œuvre plus personnelle que
celle-là. Elle est faite de souvenirs, de sentiments,
d'impressions intimes; elle a été « vécue » avant d'être
écrite: c'est l'épanouissement naturel d'une sensibilité
qui s'épanche. Même lorsque d'Aurevilly s'arrête sur la
pente des confidences commencées et semble vouloir
fuir son « moi » envahisseur, quand il entend se sous-
traire à l'obsession du passé, il n'arrive pas à dissimuler
l'originale etfière allure de son individualité. L'essai sur
Brummell et le Dandysme, par exemple, n'est pas une
étude où, sous prétexte de biographie et de critique, la
physionomie de l'auteur se dérobe. Ici comme partout, à
toutes les pages de ses travaux, Barbey apparaît et se
montre tout entier. C'est un Dandy qui parle du dandysme
et qui se peint de pied en cap, en « illuminant » la figure
altière de son héros.
— '^^ —
Mais voici que se l'ail jour, (.l'mioniauiero i)liis oclalaïUo
oucoro, la pt^rsonnalilé do l'cvrivain. fur Vieille Mai-
tresse n'esl aulro clioso qiruno phase do la vio do nom*
do Harboy d'Aiirovilly : il y uarro dos avoiiluros d'amour
où il a jouo lo promior rôlo. L'd'uvro a olo Ironipoo,
commo il Unlit lui-momo a Trohulioii. '< dans la sanuuino
oonoonlrôo du souvoiiir ^>. 1*^1 il ropoU^ à oo propos u!>
mot do la lUKjue d'Atinihul : « Los souvenirs, — cos
bouvreuils a la poitrine .saii.u:laiilel i* — de mémo (piil
s'écriera plus lard : '< Lc^s moilleures couleurs do nos
palettes ne sont jamais que lo sani;- qui coula do nos
Cd'urs ». «r C'est encore la j^loiro do la fantaisie que ce
nnuv(MU livre, — ôcril-il à Trebulien, lo VJ avril lStr),a
propos de sa Velli)ii, — mais c'est lo réiiiuî du souvenir,
de riiabiludo, de la laideur mystérieuse et puissante. 11 y
ados pages qui m'ont apaisé, comme le sang, qui coule
d'une veine ouverte, apaiso de certaines douleurs ». Le
i") mai, il ajoute : « C'est de la passion, s'il en fut. que ce
roman écrit dans les circonstances les plus douloureuses
i\c ma vio. les plus chargées d'abattement, ol (jui m'a
relevé et rappelé a la vie des sensations fortes comme lo
plus pénétrant des spirilueu.x >>.
Avec X Ensorcelée commence, semble-t-il, une nouvelle
étape de la carrière intellectuelle du romancier, celle où
il aborde franchement, d'un pas assuré, en Normand
respectueux et attendri, Ihistoire de son pays. Là, il n'y
a plus place pour le développement à outrance d un
tempérament fougueux ni pour lo libre jeu d'une sensi-
bilité qui ne sait se contenir. 11 faut se renfermer dans
les strictes limites d'un genre liybrido, qui n'esl pas tout
:i fait de rhistt)ire et qui n'est qu'a demi du roman. Kt
pourtantd'Aurevilly, on donnant à ses porsoimages une
allure presque surhumaine, parvient a faire preuve d'une
- 21 -
originalité grandiose. V Ensorcelée et Le Chevalier Des
Touches, — qui est conçu d'après un système analogue,
— sont deux superbes fragments d épopée en prose. Ce
sont des poèmes auxquels, selon Texpression même de
l'auteur, « à défaut de la luniière intégrale et pénétrante
de l'Histoire, la Poésie, fille du Rêve, attache son
rayon »(1).
Il n'est pas jusqu'aux dernières œuvres de Barbey
d'Aurevilly, Un Prêtre Marié, Les Diaboliques, L'His-
toire sans nom et Une Page d'Histoire, qui n'accusent,
à des titres divers, une prodigieuse et inépuisable person-
nalité. N'est-ce pas un vrai miracle que ce renouvellement
constant d'une nature toujours bouillonnante, ce passage
sans effort d'un roman mystique à une série de nouvelles
<\ endiablées », cette richesse de tempérament auquel il
ne manque que des loisirs pour être fécond ?
Par malheur, le romancier est gêné dans son essor
par la nécessité de vivre au jour le jour : il ne peut se
donner tout entier à sa besogne favorite, par laquelle il
se « nettoie » l'âme des « écumes » du passé. Mais
quelles belles revanches ne prend-il pas dans sa critique!
L'existence le contraint au métier de journaliste ? il y
mettra toute sa passion intérieure, toute sa sensibihté,
tout son être ! Il y sera lui-même le plus qu'il pourra. —
tant qu'on le laissera faire! Et que de haines magnifiques
lui seront ainsi acquises, — dont il va s'enorgueiUir et se
parer comme d'un manteau de prix ! Toujours, sa cri-
tique portera l'empreinte d'une personnalité ardente et
exaspérée.
A chaque instant, il se nomme 'f. un tirailleur libre »,
« un franc-tireur », « un Chouan ». S'il affecte des airs
(1) L'Ensorcelée. Préface, p. 5 (éd. Lemerre).
tapuîTOiirs, c'est pi>iir mieux nionlrer «in'il ne relève de
(lui (juo ee soil, qu'il est ;i])S()luineul inclrpendaiit. De là.
sa g-uerre conlre les colerios el les associalious. f Moi.
— êerit-il eu IS'^O dans un arlicl(Mlu ('oiislihdioinu'l sur
les Mémoires iuedils d(^ Saiul-Siuion, — moi (pii méprise
les idées collectives el toutes les espèces de rassemble-
ments, ceux des Instituts connue ceux de la rue... »
N'est-ce pas le suprême degré do l'individualisme? Aussi
d'Aurevilly est-il un solitaire dans les Lettres contempo-
raines. 11 ne juge pas de sang-froid les œuvres d'autrui,
mais il a des inluilioiis parfois merveilleuses el presque
géniales. 11 voit, il entend, il goûte, il savoure connue
pas un. C'est un sensilif consommé, un sensuel, tin
g'ourmet ; ses sens ont une intensité el une finesse rares.
II jouit de jouissances profondes et exècre de haines
violentes. 11 aime fougueusement ou il déteste ardem-
ment; jamais il n'est inditférenl ou insensible; en loul
état de cause, il veut être consciencieux.
L'idéal est très élevé, trop élevé sans doute pour la
foule et dès lors inaccessible à la plupart des écrivains.
Combien peu y atteignent ou même essayent de s'y
haiisser! C'est qu'il est extrêmement périlleux, dans une
société centralisée à l'excès, de se poser en « intransi-
geant ». de crier très haut, comme si une seule voix au
monde avait le droit de se faire entendre, et enfin de
transformer le champ clos de la litlcralure en im vaste
champde batailleoù sans répit ni merci coule le sang! On
comprend que le premier venu ne peut se hasarder à
réaliser pareil programme 11 fallait un " croise» •• <!•<
anciens temps pour faire cette tentative.
Je ne veux point dire, d'ailleurs, que Barbey d Aure-
villy n'ait jamais adouci le caractère hautain et tranchant
de son « individualisme*. Les nécessités de la vie l'y
— 23 —
onlcouli-aint : ce sont de terribles « niveleuscs » d'hommes
et d'aveugles éducatrices des volontés ; elles soumettent
les plus rebelles au joug- de la loi commune. Comme il
faut vivre, avant tout, et que môme un écrivain ne se
nourrit pas de son seul talent, d'Aurevilly a dû faire, —
bien à contre-cœur, — métier de sa plume.
Il était destiné, par ses goûts natifs, à n'écrire qu en
«dilettante», par plaisir pur, ou tout au plus pour l'agré-
ment d'une élite et de ses intimes. Mais il a été obligé de
gagner son pain. Or, le seul fait de devenir journaliste
l'exaspérait. Se muer, lui,rhomme de toutes les élégances
et de tous les succès mondains, en l'être misérable qui
s'appelle un rédacteur de feuille publique ; dépendre de
ce personnage exigeant qui a nom directeur de journal et
de ce tyran^ anonyme qu'est la foule; entrer d.ans un
groupe et dépouiller par conséquent, au contact d'autrui,
peu ou prou de sa personnalité ; n'être plus qu'une entité
noyée et fondue dans une collectivité qui ne tarde pas à
perdre toute couleur, à force de subir des influences
mélangées; se grimer en serviteur des masses, en
amuseur populaire, en histrion de tréteaux plébéiens;
s'attacher à la glèbe de la « copie ^> et se river à l'escla-
vage de la littérature payée ; - c'était pour lui le comble
de rinfortune. De semblables exercices sont suprême-
ment douloureux à un individualiste et répugnent à ses
instincts de solitude. Rien que de se plier à la besogne
des professionnels du journahsme, cela l'écœurait et
l'affolait.
En dépit de ses révoltes, Barbey d'Aurevilly a du
pourtant se résigner à l'âpre labeur, obscurément fait et
sans doute condamné à rester obscur. Il lui a fallu accep-
ter les fonctions de critique littéraire, —lui qui se sentait
resprit du monde le moins apte à « éplucher », à « éche-
— .2\ —
nillor » los livres do ses confrères. Son (léiiument l'a
rédiiil aux iiiisèi-cs sans i^loirc de la presse (|Ui»lidieiiiio
on iiebdoniadaii'e. 11 l'aillil coiMiaitre, Ini anssi, <^ les
travaux forées de rhoinieur^quitlêvorèrenl lesdcM-nières
aiHiées niélaneoliques du .urand poèlo qu'il ainiail lanl.
— do Lainarline. jadis idole du peuple, et abaisse par
rinp:ratilude de ses anciens courtisans à l'état de merce-
naire et de déclassé dans sa propre patrie qu'il avait
sauvée dun désastre. Si celte cruelle extrémité de
malheur fui épai;iinéeà d'Aurevilly, il n'en eut pas moins
a soutlrir des atloinles portées à sa dignité de solitaire.
Aussi s'est-il vong-é de ses mésaventures en disant
tout le mal possible de la presse, qui était, en môme
temps que son g-agne-pain, la cause de ses tourments.
Les institutions contemporaines ont ro(;u de lui, en
saillies ironiques et en mordantes injures, la récompense
de ce qu'il se voyait contraint à leur demand(M'. Quel plaisir
ne prend-il pas à malmener les journalistes et qu'il doit
jouir intérieurement des méprisantes paroles qu'il leur
jette à la face, — à tous, sans s'excepter lui-même do la
foule g-rouillante et famélique. Alors il se dédouble
vraiment : il y a en lui le « folliculaire // qii'il hait el le
lettré hautain qu'il chérit. Ce dédoublement de personnalité
sauve son « individualisme », qui, loin <lo diminuer, va
toujours s'accentuant avec les années. Chaque pas que
d'Aurevilly fait dans la dure carrière des lettres accuse
une recrudescence de son hostilité à l'endrcùl des asso-
ciations, quelles qu'elles soient, et des réunions de
journalistes auxquelles il est forcé d'apparlonir.
Croit-on, par exemple, que ce soit do gaité de co'ur ou
dans dos dessoins d'ambition qu'd sollicilo d'écrire au
Jiiui'iial des Ih'hdts et a la liei'nc des iJtu.i-Mnndrs .'^
On le méconnaîtrait grandement, si on lui prêtait de tels
désirs. C'est tout simplement le besoin de vivre qui
le pousse à frapper à la porte de ces deux fameuses
« maisons ». Du reste, il y entre la lôte haute, et j'ai bien
peur qu'il n'ait découragé d'avance, par son humeur
indépendante et bizarre, nombre de gens qui se seraient
peut-être intéressés à sa personne ou à sa littérature. Dès
en franchissant le seuil des plus hospitalières demeures,
il laisse entendre qu'il n'est à la merci de qui que ce soit
et qu'il réserve par-dessus tout l'absolue autonomie de sa
plume. Il ne modifierait pas un mot de son manuscrit
pour faire plaisir à Silvestre de Sacy ou à François
Buloz. Si l'on essaie de lui démontrer la nécessité de
certaines corrections, il se fâche. Il ne veut convenir de
rien, préférant se brouiller avec ces « marchands de
papier noirci » que céder à leurs instances. Et il sort de la
maison, où il s'était fourvoyé, en faisant claquer la porte.
Il est donc en quelque manière l'artisan de ses propres
déboires. On ne l'exclut pas, il s'exclut lui-même en se
retranchant derrière sa dignité froissée. Ce n'est point,
on le voit, pour se venger d'injustices et de mauvais
accueils immérités que Barbey d'Aurevilly attaque les
Débats ou la Revue des Deux-Mondes. 11 s'insurge contre
ces redoutables puissances par rancune d'écrivain qui a
été blessé au plus profond de son ame orgueilleuse et de
ses sentiments de fierté invincible, le jour où il les a
rencontrées sur son chemin et s'est trouvé vis-à-vis
d'elles dans une attitude de postulant. Il souffre d'avoir
dû, à un moment donné, courir le risque de faire partie
d'un haïssable groupe et d'incliner devant quelqu'un l'hu-
meur farouche de son indépendance. Il partirait en
guerre contre ces associations et coteries tout aussi bien,
et même avec plus d'entrain,- s'il n'était jamais allé y
quêter une place.
— 2C) —
On vu a la prouve dans sa ligue de condiiili» a Te.uai'd do
VAcadémio Franeaiso. A oelto iiislilulion-là il n'a, à
aunino époque, rien demandé : ni fauteuil d'inniiorlol, ni
prix lillérairos. ni prix... de verlu, — nulle laveur. Cela
no lui est pas nn ol)slaclo, nu rontrairo cela ronpa.çe à
« courir sus * à lAcadéniie. Elle gêne son '< iiulividua-
lisnie ». elle lui semble une « ég-orgeuse /> de lah^ils et.
une « étourt'euso » de conseiences ; elle gâte roriginalilé,
elle anéantit Tinitialive personnelle, elle n'est qu'une
petite chapelle, très encombrante, d'admiration et do
congratulations réciproques. Quels crimes n'a-t-elle pas
commis ? Bref, c'est une coterie éminemment funeste à
la prospérité des Lettres et à la dignité des écrivains.
Voilà pourquoi d'Aurevilly mène contre l'Académie
française une vigoureuse campagne où l'assaillant se
sent d'autant plus à l'aise et a d'autant plus de cdMir a la
besogne que la lutte est exemple de mesquines rancunes,
libre de tout souci, entièrement désintéressée.
11 ne faudrait pas croire, d'ailleurs, que les attaques
de Barbey d'Aurevilly fussent des fantaisies de jeune
homme. Elles étaient d'un homme nnlr et ne ressem-
blaient en rien a une boutade. L'auteur de Y lùisovcrlêc
avait Tm ans quand il écrivit ses fameux McdailUms.
C'est l'âge où l'on commence d'ordinaire, où l'on a com-
mencé même depuis longtemps, à réfléchir sur l'inutilité
des batailles littéraires ou autres. C'est l'âge, aussi, où
les plus acharnés détracteurs de l'Académie, repentants
et contrits de leur attitude pa.ssée, ont déjà plié bagag-e
et opère u!ie savante retraite en vue d'une candidature
éventuelle au premier fauteuil vacant. Mais d'Aurevilly
était l'homme des convictions profondes. Tout chez lui,
même les assauts contre l'Institut, revêtait l'aspect d'une
guerre sérieuse et grave. Son amour déçu de raclion y
— i:/ —
tromail des compensations au moins partielles. « Pour
des lôtes construites d'une certaine façon militaire,
disait-il, ne jamais se rendre est, à propos de tout, tou-
jours toute la question, comme à Waterloo... » (1). Il ne
s'est jamais rendu.
Aussi y a-t-il, dans ses luttes même les plus injustes
et les plus passionnément violentes, je ne sais quelle
cranerie de bon aloi et quelle honnêteté foncière qui
désarme une critique portée à trop de sévérité. Jamais
on ne devine en son âme l'amertume que dissimule mal
un candidat évincé non plus que les impatiences irritées
des « arrivistes » d'aujourd'hui. Barbey d'Aurevilly a la
belle ardeur et la belle humeur de la bataille loyale. Son
clairon résonne, joyeux et plein d'allégresse, car la bile
n'en obstrue pas l'embouchure, et les notes s'envolent,
limpides, au grand air pur, modulant le chant de
triomphe de l'indépendance qui ne se rend point. Seule,
effectivement, la question de l'indépendance, à ses yeux,
est en jeu. C'est par « individualisme » que le fils des
Chouans de Basse-Normandie part en guerre contre les
associations de toute espèce : nul autre sentiment d'hos-
tilité ne lui est connu.
A n'importe quel moment de sa carrière intellectuelle,
il est resté fidèlement attaché aux principes d'autonomie
qui le dirigeaient et dictaient sa conduite. Ce qu'il pensait
en 1830, à ses débuts, il l'a exprimé hautement en 1850,
quand il inaugura ses fonctions de critique, il l'a crié sur
les toits de 18G0 à 1870, à une époque décisive de son
existence littéraire, il l'a répété en 1880 et jusqu'à la fin
de ses jours. Il n'a pas modifié son opinion sur l'Académie
française et la Revue des Deux-Mondes, non plus que
(1) ie.v Diaboliques (éd. Dentu), p. 8.
— ::^ —
sur les Revues ou Académies conciirronlt^s. qui dovicnneiil
vile de pâles suceui'salrs des vieilles UKiisous qu'elles
voulaient iHMiiplai'er et non conlrefaire. " Lr ('orrcsjum-
(iduf, disail-il, (-"est la licriic ilcs l)cux-Mo)ulcs en sou-
tane ». Et il n'était pas i)lus tendre à l'éf^ard des aulres
« boutiques », quel que fût leur drapeau et quelques pré-
tentions qu'elles allichàssent. Il n'a pas éprouvé la
deinaniieaison d'aller « bâtir » sur la rive droite, pour
fairt^ tort — et pendant — aux établissements de la rive
tiauche. 11 s'est flatté de demeurer toujours l'ennemi lo
plus acharné de toute association, qu'elle fut ancienne,
conservatrice et reconnue par les pouvoirs publics, ou
que, jeune copie d'un antique modèle, elle eût des ambi-
tions révolutionnaires. Il voyait jusque dans l'Université
et les grandes Ecoles les exemplaii'es achevés de l'idée
de groupement, qui tue l'énergie individuelle, émousso
les forces viriles et prépare la suprématie des médiocres.
Il y pressentait l'épanouissement et le complet triomphe
des coteries sous leur forme officielle, qui est la plus
haïssable. Pour monter à l'assaut de ces forteresses
bien .gardées, il n'avait pas besoin de rancunes person-
nelles à satisfaire. Ses désirs d'indépendance absolue
suffisent à expliquer ses haines.
Je ne dis point : â les légitimer. C'est une autre
artaire. Je ne cherche pas â di.sculper Barbey d'Aure-
villy, qui souttrirait mal, du reste, qu'on plaidât en sa
faveur les circonstances atténuantes. Il est de taille à se
défendre seul. Mais il m'est permis de faire reinarquer
que le fait de s'attaquer au principe de l'a-ssociation
semble bien puéril. Que quarante personnages se réu-
nissent une fois par semaine en »ine salle commune,
travaillent lentement a une même besogne, g-ardent
précieusement certaines traditions, fort inolfensives à
— 29 -
supposer qu'elles soient surannées; qu'ils revêtent de
temps en temps un uniforme assez laid et se décernent
l'un à l'autre, en des séances solennelles, un brevet
d'immortalité que l'avenir ne ratifie pas toujours de son
contre-seing décisif; cela peut alimenter une raillerie
facile. Il ne s'ensuit nullement que ces hommes cessent
d'être des « individus » pour devenir, après avoir abdiqué
leur personnalité, de simples entités ou des numéros
d'ordre fixés et figés dans un fauteuil. Ils ne ressemblent
pas plus à des momies égyptiennes, immobiles en leurs
tombeaux, qu'à des soldats évoluant sur un champ de
manœuvre et qui ne conservent alors aucun caractère
proprement distinctif. Quelle variété, au contraire, parmi
tant de penseurs et d'écrivains qui, sous un uniforme
d'apparat, n'ont peut être de commun que leur titre !
M. Guvillier-Fleury s'extasiait devant les fonctions aca-
démiques où (c'est ainsi qu'en son discours de réception
il traduisait son enthousiasme devant ses confrères),
« l'égalité qui vous unit aime à se révéler tour à tour
dans la puissante diversité qui vous distingue ». Sans
monter à ce diapason d'un éloge dithyrambique, on peut
croire que les élus de l'Académie ne renoncent à aucune
de leurs prérogatives ou qualités individuelles et ne
sacrifient aucune parcelle de leur tempérament au désir
enfantin, — et irréalisable d'ailleurs, — de se façonner
sur leurs devanciers, voisins et émules. Après comme
avant leur entrée dans le sanctuaire, ils sont et demeurent
eux-mêmes, à condition qu'ils possèdent une valeur
réelle et qu'ils représentent quelque chose. Mieux encore.
Ils tiennent d'autant plus jalousement à leur personnahté
et s'efforcent d'en garder l'empreinte, qu'ils savent bien
qu'on leur reprochera de s'être coulés dans le moule des
statues vénérables et froides qui sont l'austère ornement
de la Coupole.
— 'A) —
Il on esl do luoino, mi ;i pou pivs, dos rodaclcurs dv la
Jxi'CKC (les Ih'K.v-Moinics ol du JoKnml des hébats. Ils
no so rosson»bltMil on rion, sinon on oooi (juo loni* i)i(»so
ou lours vers haliilonl (■t»U> a côlo ol sont l'onnis sons la
inèine cou\iM'lnrt> « saumon ^- ou dans los liuiilos do
quelques ouloiuies d'ogalo loni;uour. \jV eus nVsl point
pendable. Bien plus : les nionibros de rAcatloniio se
renoonlionl quelquefois, pour dôliboror on ooiuinun ; les
i-ollaboraleurs dune Revue ou d'un journal, presque ja-
mais. Ils sont souvent des inconnus les uns pour les autres ;
aucun no peut déteindre sur son voisin... (jui est la
plupart du temps fort éloig-uô. Le reproche (inon fail a
ces groupements libres de tuer roriginalilo ol Tiniliative
personnelle nest donc pas sérieux. Du reste, les hommes
qui se rassen)blenl ainsi ont été formés et mûris par
l'étude ; ils ne sont plus d âge à « évoluer » et no
demeurent guère susceptibles de modifier leur '< manière»
au contact d'aulrui. Si l'on en jugeait aulremont, il
faudrait renoncer à tout voisinage avec nos semblables,
et la société deviendrait impossible. Je no crois pas que
Barbey d'Aurevilly, maigre linlle.Kible rigueur de son
individualisme, voulût en arrivera cette extrémité désas-
treuse.
En soi, le principe do l'association nous parait tout à
fait légitime. Il répond a un besoin de l'esprit. L'idée de
coopération et de collaboration, la pensée de se serrer on
groupes sympathiques, toutes ces formes diverses d'une
même tendance intellectuelle, n'ont, par définition, rien
do répréhensible et peuvent être salutaires, s'il est vrai
que l'union fait la force et qu'on apprend toujours quelque
chose à l'école d'autrui. Par suite, il n'y a que l'application
du principe qui fasse difficulté et soit dénature à soulever
des critiques. Le choix seul des individus qui demandent
- 81 -
à adhérer au groupe est matière à contestation. Si la
sélection est supérieure, excellente ou môme bonne,
l'objet de la société se trouve justifié ; autrement, ce sont
les détracteurs qui ont raison.
Or, en l<S3r), comme en 1S50, comme sous le second
Empire et jusque vers 1880, Barbey d'Aurevilly était
mal venu à se déclarer l'adversaire implacable de
l'illustre Institution de Richelieu, de la fondation Buloz
et de la maison des Bertin. A aucune époque de l'histoire
littéraire, de pareilles compagnies ou associations n'ont
pris une place plus éminente et exercé une action plus
prépondérante qu'au XIX^ siècle. Et l'on ne peut pas dire
que leur rang fut usurpé, ni leur influence néfaste. Car
une Académie qui compte dans son sein des hommes
comme Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, Vigny,
Musset, Guizot, Thiers, Montalembert, Berryer, Sainte-
Beuve, Villemain, Taine, Renan, pour ne citer que les
figures de premier plan, celles qui représentent le mieux
les différentes tendances du siècle, — une telle Académie
n'a pas à rougir de son œuvre. Après cela, elle est
pardonuée de s'offrir parfois le luxe de quelques fantai-
sies ou de quelques erreurs. Qu'elle se trompe trop
souvent, ce n'est pas douteux. « Une Compagnie
infailHble! — insinuait avec grâce Ernest Renan, en
recevant M. Jules Clarelie, — nous en aurions presque
peur... » L'essentiel, c'est que ses illusions, ses caprices
ou ses mécomptes d'une heure ne portent pas atteinte au
patrimoine de gloire dont elle a la garde.
Faut-il en dire autant des grandes Revues et des
grands journaux ? Non, pas tout à fait. Et cependant leur
situation n'est pas sans analogie avec celle-là. Vers 1840,
la Reçue des Deux-Mondes avait pour collaborateurs
principaux et réguhers : George Sand, Jules Saudeau,
— :)2 —
Mérimée, Michelel, Ciiiizol, ('-oiisin. Sainlo-Bouvo, Villc-
iiiaiii, Vitel. lMiilarol(> (HkisIcs. S;iiiil-M;ir(' ("iir;ii(liii,
c[c... Kl» (>ulr(\ Unis U^s plus coIoIm'cs jxu'lcs du jimr,
Victor 11 u^uo. Vii^ny. Miissol, l):irl)i(M\ 'rii(M)|>liilo dnuliei",
v apporlaient Téclal tio Umit ikhh. IMiis lard, ce lui le
tour de Victor de Laprado, Jules Simon, Hd.uar Quiuct,
Edmond Schoror, Hmile Monté.uut, Beulé, Littré. Saint-
René TailhuulitM'. La pléiade méritait encore considi'ra-
ti(Ui. ImiIIu, en ISi»:). au iuoiikmiI ou lîarlicy (rAuro\illy
nioidail a l'assaut de la l'orliMVsso de lîuloz, do jeunes et
l)rillants ccrivaius, comme Uenan. Taine. ( )cta\e Feuillet,
Victor Cherbuliez. André Theurid. Maxime Du Camp.
(iaston Hoissier. Provost-Paradol conmieiu;aienl a s'y
introduire en rangs serrés pour remplacer les aînés
disparus, faire leur trouée et leurs premières armes. La
Revue avait même entr'ouvert sa porte a lami du
romancier noi'tnand, à (^iharles Baudelaire, en personne.
Mais elle restait ol)stinément fermée à l'auteur iVdnc
Vieille Maîtt'cssc e\ i\Q^ l'niiihrlcs du l'assr. Les cou-
leurs crues des Diaboliques n'y avaient pas di"oil de
cité.
Au Journal des Débats, il en allait de même ou a peu
près. Sons le second Empire, notamment, la rédaction de
la sévère feuille était des plus variées et des plus
remarquables. On y voyait Silvestrc de Sacy auprès do
Prevost-Paradol, Léon Say à coté de Jean-Jacques Weiss,
Ilippolyte Taine non loin de John Lemoinne: Jules Janin
y coudoyait Cuvillier-Fleury et Saint-.Marc (iirardin.
Pourquoi donc d'Aurevilly, avec son lirunutu-ll et ses
articles de critique et d'histoire, n'avait-il pu peneti-er
ou s'établir à demeure dans ranli<iue maison? Sans
doute, parce qu'il avait atl'eclé trop ouveitement, dès lo
début de sa carrière, le mépris des associations et qu'il
— 33 —
avait mis sur son chapeau, en guise de panache, le plumet
de r « individualisme ».
Dans tous ces milieux de la littérature organisée et
centraUsée, on reconnaissait que le critique du Pays
avait beaucoup de talent ; mais on ne pouvait souffrir ses
airs de matamore ni ses tapages d'indépendance outrée.
Barbey d'Aurevilly était flatté, au fond, des hommages
involontaires qu'on rendait à sa valeur réelle, même en
l'excluant, et c'est pourquoi il n'y avait pas place pour la
rancune dans son cœur. Ses intentions étaient, en défi-
nitive, désintéressées. Evidemment, il se chargeait seul
de la cause de Tindividualisme avec un peu trop de
fracas; il apportait à la lutte quelques excès d'ardeur,
d'assurance et de fanfaronnades. Mais on ne peut pas
dire qu'il agît sans mandat, car ses titres littéraires lui
donnaient le droit de parler haut et de faire entendre une
voix autorisée.
Un soir, dans un salon, d'Aurevilly se rencontre avec
le poète Siméon Pécontal, alors assez en vue. Le romancier
fait mille gracieusetés au poète et lui dit brusquement,
en lui avançant un siège : « Allons, mon cher monsieur,
prenez ce fauteuil en attendant l'autre ». Pécontal,
radieux, oublie toute modestie. Rempli de cette touchante
fatuité de certains candidats à l'Académie, qui se consi-
dèrent déjà comme élus et attachés à la maison, il
répond : « Et vous, mon cher critique, pourquoi ne
seriez-vous pas des nôtres ? » Alors se redressant et
retroussant sa moustache, Barbey prononce sentencieu-
sement : « Qui donc vous jugerait? » N'est-ce pas là le
dernier mot de l'individualisme hautain et méprisant?
En réalité, Barbey d'Aurevilly n'était apte, par ses
allures tranchantes, à entrer dans aucun groupe et sur-
tout à s'y tenir tranquille. Il croyait ne pouvoir rester
- :U —
lui-inôuu', s"il ;iliiliquail la moiiulic |>ail ^\c son imlopcMi-
danoe. 11 iiavail foi qu'un lu puissance do la porsonnalilô
développée sans entrave, (^esl unt^ loi nohle el liaulc,
qui n'aura jamais assiv, do serviteurs, île convaincus el
niènie do fanaliijues. Trop de gens feront toujours appel
aux épaules d'auirui poui" se hisser au pinacle. Il ost
beau, il est lion (pie (pu'l(pu>s-uiis ne recourent (pi'a leurs
pro[)res forces, a Iimws ener,uit>s inliin(>s('la la conscience
de leur valeur. Peut èliUMUonleronl-ils jilus leniemeiit a
l'horizon du succès ; mais une fois qu'ils s'y seront
établis, on ne les en délogera pas. Ils aunMil l)ien mérité
cette suprême récompense.
De toute fa(;on, — et quoique jugement que l'on p)orto
sur les campagiu^s acharnées do Barl)ey d'Aurevilly, —
on ne peut nier sa Mère altitude et son désinléi'ossement
parfait. 11 n'a voulu être que lui : c'est sudisanl. Car
d'écrire des romans d'une facture très originale et, même
à ne considérer que ce titre, inimitables : voilà, n'est-ce
pas? un premier mérite. Mais mettre dans son œuvre le
meilleur de son âme, son être tout entier, sans qu'on
puisse accuser l'auteur de sottes confessions ou de con-
fidences mal placées, — il y a là, à n'en pas douter, un
mérite plus rare encore. L'individualisme, qui produit do
tels hommes et de tels livres, est certainement bien-
faisant.
Je pense qu'on s'e.xplique maintenant la haine des
coteries et des cénacles chez l'autour 6' Une Vieille Miii-
tresse et du Chcraiier Des Touches. Tout ce qu'il jug(>ait
une diminution de la per.sonnalité, une alleinle à la valeur
propre des individus, une étape vers le Iriompho fulm-
ou possible des médiocrités, il l'a combattu sans merci.
Pour moi, je lui sais g-ré d'avoir eu constamment souci
de la noble indépendance de l'homme de lettres et de
— 35 —
n'avoir jamais consenti à incliner devant personne
rhunieur allière de son esprit. Voici, au moins, un litté-
rateur qui ne s'est pas laisse entraîner sur la pente fatale
do la dangereuse indulgence, des compromissions et des
défaillances. Il a lutté contre le courant du siècle qui
jette si facilement désemparés et à la dérive sur les mers
orageuses du hasard les écrivains qui n'ont pas su se
construire un petit « bâtiment » bien à eux où libérer leur
maîtrise de tout esclavage. Il a dénoncé le mal contem-
porain : l'imitation facile, le fétichisme et la peur du
« qu'en dira-t-on ^>. Il a fustigé les « Mameloucks », les
dociles ou complaisants admirateurs de réputations
usurpées, toute la longue théorie des adorateurs de
renommées suspectes. Et cette attitude farouche de
solitaire ne l'a pas empêché de créer une des plus
belles et des plus pures œuvres du siècle qui vient
d'expirer.
CHAPn'RE 111
Le Romantisme
LE (( LIBÉRALISME )) ROMANTIQUE. — CONCEPTION
ROMANTIQUE DE LA IWSSION. — POÈMES EN PROSE
ET POÉSIES (( VÉCUES )). — l'eNTHOUSIASME
EXALTÉ ET LA FROIDE IRONIE. — CRÉATIONS
SURHUMAINES ET ÉPIQUES. — LA CRITIQUE
ROMANTIQUE. — « l'eSPRIT QUI JUGE )) ET « LA
SENSATION QUI ENIVRE )).
Le UonuiiUisiue l'rançuis n été une révuliilion de
Tesprit « individualiste ». II a démoli bien des barrières
qui gênaient dans son essor la pensée libre qu'avait
instaurée le XVII^ siècle. L"Enoyclopédie et le niouve-
nienl de 17S0 créèrent la liberté politique, sociale et
religieuse. L'explosion romantique de 18:30 acheva de
fonder le règne do la liberté, en affranchissant les écri-
vains de toute tutelle encombrante, en leur donnant pour
unique loi Tinspiration personnelle et en les détournant
de la servile imitation des « classiques //. Par là, elle a
consommé rci'uvre du siècle précédent et sul)st:tué à la
« monarchie absolue >/, très fermée, de la littérature, « la
« république des lettres // ouverte à tous.
Vu son tempérament, Barbey d'Aurevilly ne pouvait
que se ranger sous la bannière des apôtres de l'idée
nouvelle. Au surplus, on ne naît pas impunément à une
époque de trouble et de confusion, où tous les vieux
systèmes sont battus en brèche et où les jeunes généra-
tions, encore hésitantes à travers tant de tâtonnements
et d'incertitudes où elles se débattent, essayent de
démêler quelque chose, une direction sinon une règle,
dans le chaos universel. 11 est donc probable qu'en tout
état de cause, et quelles que fussent ses tendances pro-
pres, le fils de Théophile Barbey, échappé à l'autorité
paternelle et libéré du joug des traditions ancestrales, se
fût, vers 1S30, rallié à l'idéal romantique.
Seulement, comme il n'entendait relever que de lui-
même, et que dès son adolescence il ne consentait pas à
s'inchner devant les idoles du jour, il se tint à l'écart de
tout cénacle. Ainsi, il nous a donné le spectacle peu banal
d'un Romantique tout à fait indépendant, ennemi des
coteries, libre de ses mouvements et n'ayant aucune
accointance avec les Dieux ou les sous-Dieux de l'Olympe
récemment éclos.
Si je rappelle, une fois encore, son Ode aux Thermo-
pyles, écrite en 1824, c'est pour bien montrer qu'à son âge
de seize ans il n'était pas en possession de ses facultés
intellectuelles. Il n'était rien alors, si ce n'est un assez
mauvais élève du mauvais poète lyrique Casimir Dela-
vigne, et c'est presque la même chose que rien. Son
éducation à Saint-Sauveur-le- Vicomte avait développé sa
sensibilité et enrichi son imagination : elle n'avait point
formé son esprit. Ce jeune esprit, avide de vivre, en
quête d'une voie à suivre et de terrains à explorer, rece-
vait pour ainsi dire la première secousse qui lui était
imprimée. 11 était un petit Delavigne, comme il eût pu
— :^s —
parailiv un polit Laiiiartiiio, si l'occasion lui vu avait été
fournie.
Di's (jiril prit consciciic»^ do ses iiioyotis d'aclioii, Jules
Barbey l'ut loulaiilriv A raiii'or(^ de sa \iii.uticMic année,
il so montra tel (pi'il était, - littcraii'cincMil paiiant, —
et tel qu'il devait rester. La fondation de \d lie rue de
Cncn, en octobre IS;}::^, est à cet égard uiu^ dal(» des plus
importantes. On connaît lo fameux programme, d'un
romantisme échevelé, où Trcbulion et son ami do Saint-
Sauveur réclamaient fougueusement l'extension des
libertés municipales, politiques et littéraires, elsonmiaient
l'opinion publique d'achever l'œuvre révolutionnaire do
17SU et de lS:i() en faisant appel à la décentralisation. Lo
but était noble et les intentions louables. Mais sous
quelle forme les requêtes ou plutôt les exigences mena-
çantes des deux jouviMi((>aux étaient présentées! La ville
de Caen en frémit d'horreur. Nos exaltés connuencaient
par faire table rase de tout ce qui existait, et, pour mieux
déblayer le sol de tous les édilices du passé, s'amusaient
à en jeter les pierres a la tête des bourgeois. L'exercice
pouvait être réjouissant; seulement, il n'entrait pas dans
les goûts de la population caeimaise. C'était bien pis
que le gilet rouge du bon « Théo», — celte gaminerie
qui risquait de tournei- a la révolte bruyante ! " I.o
romaidisme coule à pleins bords » dans les plaines nor-
mandes, se fut écrié Royer-dollanl. Poiir\ii, — eussent
ajouté les conservateurs de l'endroit, — ipi'il ne coule
pas en flots de sang dans les r»ies de la cité! Et les ren-
tiers ne dormaient pas sans crainte.
Pour ses débuts, Jules Barbey frappait un coup do
maître. S'il méritait le titre de lomanliciue incb'peiidaid,
il était plus digne eiK-ore du titre de romantique violéid.
Les deux qualités ne s'excluent pas : au contraire, elles
- 39 -
sont souvent connexes et concomitantes. Tout dépend de
l'usage qu'on fait delà liberté. En fut-on longtemps privé,
alors on va tout droit aux extrêmes et aux excès. On
frappe d'estoc et de taille, à droite et à gauche, partout
et à outrance. On ne respecte rien.
Il faut bien préciser, d'ailleurs, le genre de roman-
tisme que l'étudiant de Caen défendait à sa manière,
plutôt bruyante et peut-être maladroite. A son origine,
avec Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo, le
romantisme était d'essence aristocratique, catholique et
royaliste : il avait applaudi à la double restauration du
culte romain et des Bourbons. Mais, après 1S3(), il fait
une conversion à gauche. Bientôt les romantiques sont
païens, libéraux et démocrates. C'est cette seconde forme
du romantisme transfiguré qu'embrasse avec ardeur le
fougueux Barbey. La Revue de Caen est «libre-penseuse »,
républicaine et même saint- simouienne : elle bat en
brèche les fervents du trône et de l'autel, les « carlistes »
et les « philippistes », tous ceux qui à un degré quelcon-
que représentent le passé. Elle n'a de tendresses et de
sourires que pour l'avenir, pour ce lendemain encore
nuageux qui apparaît d'autant plus beau aux regards des
jeunes gens qu'il est entouré de plus de mystères et
semble gros d'imprévu.
En attendant que se dessinent en un relief plus accusé
les destinées de la France nouvelle, Jules Barbey risque
ses premiers essais littéraires. Il publie sa dolente et poi-
trinaire Léci, qu'il a composée pendant les tristes heures
de solitude en sa chambrette de la place Malherbe. Dans
cette histoire d'une malade défaillante qui est aimée par
un rêveur déséquilibré, il a donné libre carrière à ses
propres alanguissements et à ses tortures intimes. Le
choix du sujet est bien romantique; la forme l'est davan-
— -10 —
tago encore. Une sorlo dr lyrismo inoi-ldd»^ li-adnil la
assez naïvonionl les désespoirs, los inipiiissuncos do
raulourol fiiiil par se résoudre presque en la sensaliou
troublante du néant. « Qui ne sait, — clame arnèriMntMil
Barbey, — que ttnis nos amours sont de la diMii(Mic(\ (pui
tous nous laissent à la bouche rabsiiitho (\v la (lui»(M-ie ? //
Mais voici une œuvre plus caractéristique et plus
importante : c'est Amaidée, l'histoire de la femme déchue,
que le philosophe Altaï (Jules Barbey en personne)
cherche à réhal»iliter. Ce poème en prose est bien de
l'époque de liolla : il a été composé en IKU et \^^i.
C'est un dialogue entre Barbey et Maurice de Guérin
(Somegod). Et eu quels accents navrants s'expriment les
angoisses de l'auteur! « 0 Somegod : celle feunnc que je
traîne avec moi n'est pas celle que tu supposes... Tu ne
l'ignores pas, je fus vieux do bonne heure. Il est des
honnnes qui sortent vieillards du ventre des mères. Toi
et moi, ô Somegod ! nous sommes un peu de ces
honnnes-là. Quand je te disais que l'amour aurait moins
encore que la jeunesse ; quand, le cceur plein de ce senti-
ment formidable qui échappe à la volonté, je cherchais
anxieusement à chaque aurore si douze heures de nuil.
un jitur de plus, ne l'en avaient pas arraché, si la flamme
ondoyante et pure ne s'était pas éteinte dans l'atre noir
et refroidi, — ce n'était pas la terreur si commune aux
hommes de voir un bien fuir les mains qui le possédaient
et s'écrouler et se perdre, et les laisser veufs, pauvres,
désolés ! ce n'était pas cette terreur qui m'égarait
jusqu'au désespoir de l'amour. J'avais mis la grandeur
hiifiiaine à soutIVir, je voulais être grand » (1). N'est-ce
pas là, en vérité, l'idéal moral du romantisme ?
(1) Amaidée (éd. Lemerrc 1890), p. 19 et 20.
— 41 —
Et Jules Barbey chante encore ses désespérances en
une série de strophes qu'il a réunies sous le nom symbo-
lique de La Bague dWnulbal. Une veuve, ayant fleureté
longtemps avec plusieurs jeunes hommes et ayant
inspiré presque de la passion à l'un d'eux, épouse finale-
ment par dignité, par besoin de se faire une situation, —
^diV respectai) il it y , si l'on veut, — un veuf sur le retour.
L'occasion est superbe, pour notre éphèbe désenchanté,
de dire le néant de l'amour, à propos de cette his-
toire vraie, et de persifler la seule raison qu'il y ait de
tenir à l'existence. « Dans toutes les coupes de la vie où
il avait plongé ses lèvres, — s'écrie-t-il en parlant de lui-
même, — il avait bu une absinthe amère qui, sur ses
lèvres, se retrouvait toujours. Une éternelle ironie dictait
ses paroles, ironie si profonde que, dans la mollesse de
sa voix et la courtoisie de son langage, rien n'en trahis-
sait le secret... Pourtant les autres sentaient une insul-
tante puissance qui se jouait d'eux à travei's ces paroles
gracieuses » (1). Puis il explique ainsi le titre énigmatique
qu'il a mis à sa nouvelle. « La bague d'Annibal avait une
pierre, et, sous cette pierre, il y avait une goutte de
poison. C'est avec cette goutte de poison que se tua
Annibal. Eh bien! il y a des bagues sans pierres qui
renferment un poison plus subtil que celui d'Annibal, car
c'est un poison invisible. Seulement ce poison-là ne tue
pas les grands hommes, mais une petite chose : il tue
l'amour » (2). Voilà la conclusion du romantisme poussé
à son dernier degré de morbidesse : la faillite de Tamour
et de la passion.
(1) La Bague d'Annibal (éd. Lemerre), jt. 234.
(2) Ibicl., p. 325.
- 1-,^ -
Entre temps, lorsqu'il soutire Iroj) violeiniiieiil el que
SOS souffrances s'exaspèrent ;iu ('i>nla('l de la dure
réalité, Bnrbey s'échappe en claininu-s poétiques, qui,
pour être expi'iinées sous forme do vers, n'en sont pas
moins d'une inlensité poig'uante dont l'àme est ébranlée.
Saigne, saigne, nun ca'nr... saigne ! je veux sourire.
Ton sang teindra ma lèvre et je rachcrai mieux
Pans sa couleur de pourpre et dans ses plis joyeux
La torture (|ui me dérliire.
Saigne, saigne, mon rnnir, saigne plus Icnlemenl.
Prends garde ! on t'entendrait... saigne dans le silenee
Comme un cœur épuisé qui déjà saigna tant,
A liout de sang cl de souffranrc ! (1)
Et ailleurs :
Ne l'as-lu jani.iis vu, re pAle et noii' Génie
Qui liait avec ramnur pour le faire mourir ?
N as-tu jamais senti se glisser dans la vie
Le poison qui, plus tard, doit si bien la flétrir ?
N'as-tu jamais senti sur tes lèvres avides
De l'Kchanson de mort le pliillre alfreux passer ?...
Car le jour n'est pas loin peut-être où, les mains vides.
Il n'aura plus rien à verser !
Et quand ce jour-là vient, tout est liiii pour l'.'kme ;
Tous les regrets sont vains, tous les pleurs superflus !
L'amant n'est |>lus qu'un liomme, et l'amante une femme ;
Et ceux qui s'aimaient tant, hélas! ne s'aiment plus !
Une clarté jaillit, une clarté cruelle
(Jui montre les débris du cœur brisé, \aincu ;
c Ce n'est plus toi! » dit-il, — « ce n'est plus toi! » dit-elle.
Le masque bmibe el l'on s'est vu. (2)
(1) Poésies (éd. Trebulien, 185.';), p. 31.— l'oussières (éd. Lemerre, 1897)
p. 51.
(2) Ibid., p. 14 el 15. — p. 36 cl 37.
— 43 —
Enfin, comme 2^osi-scri2)ium ironique aux cris enfiévrés
de l'âme,' voici deux vers d'un désespoir qui affecte
d'ôtre léger et souriant !
Mais votre ni'iir, lu-las ! est si plein de ra|irices
Oiic la jilacc y mamiue à l'aniotir ! {\)
Mais ce n'est pas dans ces vers, si émouvants qu'ils
soient, qu'on saisit le mieux l'aspect du tempérament
romantique de Barbey d'Aurevilly. Un simple petit
récit, comme V Amour Impossible, une nouvelle plutôt
ou « une chronique parisienne », ainsi que l'intitule son
auteur, fait pénétrer plus à fond dans l'âme de notre
héros. La prose est toujours plus significative que les
vers où, malgré soi, l'on se défie de la sincérité absolue
de l'écrivain et où l'on veut voir souvent, en dépit de tous
les raisonnements, un exercice de rhétorique. « Il ne
s'agit point de ce qui est beau et amusant, mais tout
simplement de ce qui est ». Telle est la devise que
d'Aurevilly met en tête de son Uvre : nous voilà dûment
avertis. Et dans la dédicace à Madame la marquise
Armance D... V.... il ajoute encore, pour qu'on ne se
méprenne point sur ses intentions. « Il (ce livre) n'a pas
l'ombre d'une prétention littéraire... Ce ne serait qu'un
conte bleu écrit pour vous distraire, si ce n'était pas une
histoire tracée pour vous faire ressouvenir ».
Or, que voyons-nous là-dedans, dans ces pages fié-
vreuses par lesquelles passe le fant(3me d'une décadence ?
Le dessèchement de tout amour, l'impossibilité de toute
émotion, la fadeur inévitable de la vie. Raimbaud de
Maulévrier et Bérangère de Gesvres sont rivés l'un à
(1) Ibkl., p. 21.— p. 43.
- 41 -
l'aulro ol MO peuvent s'uimer. " A lui. ni la heaulô, ni la
jeunesse, i»i ramoiir iiiômi\ (oui cv i\\\"\\ admirait le plus,
ne suflisail pour i-iMiiplir sa p(M»see ; cl (piaul a (^lle, ni
l'espril.ni la iHMioniiiuM». ni lo^énie, loules choses (piVllo
senlail mieux (pTuii liomnio, ne pctuvait long-lonips l;i
captiver. Ils se déprenaienl avec lu nièine vitesse, ils
se détournaient avec le même dégoiÀt. Créés, à ce qu'il
semblait, l'un pour l'autre, si l'un tardait à mépriser ce
qu'il avait d'abord tenté d'aimer, l'autre, impatient,
implacable, le poussait bientôt à ce mépris pai' l'ironie,
l'ironie qu'ils maniaient également tous deux. Que de
fois ils passèrent de long'ues heures dans la nuit Tun
près de l'autre, tlanc à flanc, les mains enlacées, couple
fait, on l'eût dit du moins, pour toutes les voluptés de la
vie, mais trouvant sans cesse l'espiit qui jupe où ils
avaient appelé la sensation qui enivre; couple superbe et
fatal î réduit à insulter l'objet de ces amours qui no
duraient pas, et à rire entre soi des ridicules vus le
matin dans le tête-à-tête ; affreuse comédie qu'ils se
donnaient entre quelque baiser vide, quelque sombre et
vaine caresse, par dédommagement du bonheur manqué
et de l'enthousiasme impossible... Ils vivaient ainsi ;
triste vie, sentiment sans nom parmi les honnnes,
relation que le monde ne comprenait pas ! Plus leur
espoir d'aimer une fois encore tarissait dans leurs âmes
impuissantes, plus ils se sentaient étroitement liés parce
qui ne pouvait être un lien entre eux et personne ! plus
ils sentaient qu'ils n'avaient rien à se préférer » (1).
En fin de compte, ils mènent, toujours rivés à leur
chaîne d'esclavage, l'inutile existence du « Dandy » et de
la <? Coquette //. C'est à quoi forcément aboutit ce roman-
(1; L'Amour Impossible (éd. Lcniern-, ji. lo'J, 100 ut 161).
— 45 —
tisme de cœur desséché. Barbej'^ d'Aurevilly l'a merveil-
leusement fait voir en écrivant son Essai sur Georges
Brummell. « Il avait pour lui ce quelque chose d'incom-
préhensible que nous appelons notre étoile, et qui décide
de la vie sans raison ni justice ; mais ce qui surprend
davantage, ce qui justifie son bonheur, c'est qu'il le fixa.
Enfant gâté de la fortune, il le devint de la société. Byron
parle quelque part d'un portrait de Napoléon dans son
manteau impérial, et il ajoute : Il semblait qu'il y fiH
éclos. On en peut dire autant de Brummell et de ce frac
célèbre qu'il inventa. Il commença son règne sans
trouble, sans hésitation, avec une confiance qui est une
conscience. Tout concourut à son étrange pouvoir, et
personne ne s'y opposa. Là où les relations valent plus
que le mérite et où les hommes, pour que chacun d'eux
puisse seulement exister, doivent se tenir comme des
crustacés, Brummell avait pour lui, encore plus comme
admirateurs que comme rivaux, les ducs d'York et de
Cambridge, les comtes de Westmoreland et de Chatham
(le frère de Wilham Pitt), le duc de Rutland, lord
Delamere, politiquement et socialement ce qu'il y
avait de plus élevé. Les femmes, qui sont, comme les
prêtres, toujours du côté de la force, sonnèrent, de leurs
lèvres vermeilles, les fanfares de leurs admirations. Elles
furent les trompettes de sa gloire ; mais elles restèrent
trompettes, car c'est ici l'originalité de Brummell...
Brummell n'eut point de ces butins et de ces trophées de
victoire... Aimer, même dans le sens le moins élevé de
ce mot, désirer, c'est toujours dépendre, c'est être esclave
de son désir. »(1). Ne voila-t-il point de belles conquêtes,
(1) Du Dandysme et de G. Brummell (éd. Trfibutien, Caen, 1845
p. 39, 40 et 41. — Ed. Lemerre, 1887, p. 4G, 47 et 48.)
— IC) —
(pio iTaiircolo inôiiic pas le iiiiiilic de raniiuii' (>l (|iii soiil
fondées oxclnsivoinciil sur la \aiiilt>. suc la latiiilé?
Lorsqu'on osl arrivé à co suprême de.uré d'impuissance,
où le souei de la toilette et le culte de la vanité offrent
seuls (pudique» intérêt, r»in peut dire que la vi(> n'a plus
d'objet ni de raison d'élri^. La lilteralurc non i)lus, —
éviilemment. KUc ne saurait se soutenir lon,nl(Mni)s avec
do telles frivolités. Peut-être d'Aurevilly a-l-ilcu l.i claire
notion de cette vérité. En tout cas, à partir du liruunncll
son romantismo chang'o do faco et d'allure. Il entre on
pleine passion, dans ces abîmes pi-ofoiuls de l'amour qu'il
déclarait naguère vides de tout aliment v\ seml)lables à
des cratères éteints. 11 ccrit lue Vicillt' Maitrcsse.
Ryno de Marigny épouse Ilermaii.uai'ile de Polasiroii
qu'il croit aimer et qui, elle, l'adore ; mais la laiile et
perverse senora Vellini, qui fut petidant dix ans la
maîtresse de Ryno, le reprend à peine marié et sème la
mort dans le jeune ménage. Voilà toute Phistoire, d'une
simplicité terrible et humaine.
Avec quelles couleurs enflammées l'auteur de V Amour
Impossible dépeint celte double situation, c'est ce que
chaque page du roman nous montre surabondamment.
« ... Vellini venait tous les jours, — dit Marigny, lorsqu'il
raconte sa première liaison avec cette femme extra-
ordinaire. — Elle arrivait furtive et voilée. Quand elle
entrait, elle bondissait dans mes bras, et c'était avec
les mouvements des tigresses amoureuses qu'elle se
loulait sur mes tapis en m'y entraînant avec ellt*...
Bien des ca'urs, plus ou moins épris, avaient battu
.sous ma main, mais jamais je n'avais vu ni éprouvé
de tels transports. 11 y avait en Vellini un magnétisme
secret dont elle me faisait partager l'empire, et qui,
pénétrant invinciblement au plus profond de mon être,
— 47 —
en partait pour rctouriior au centre du sien... Oui,
notre amour, — cet amour, qui avait connnencé par la
haine et nui avait bu du sang pour s'éterniser, — était
surtout physique et sauvage. Seulement, la possession,
ordinairement si meurtrière, le vivifiait, l'accroissait, au
lieu de l'anéantir. 11 n'avait pas les langueurs rêveuses
ni les contemplations muettes qui prennent les amants
rassasiés et les rejettent à la vie de l'âme, entre deux
bouchées de caresses. Mais c'est que les sens fatigués
n'étaient jamais assouvis ! Velhni, d'entre toutes les
femmes peut-être, était la seule qui savait en éterniser
les voluptés délirantes ». (1)
Nous voici loin de Raimbaud de Maulévrier et de Béran-
gère de Gesvres, — et nous voici bien près du réalisme.
Ce qui sauve d'Aurevilly, c'est l'éclat romantique de la
forme, — c'est aussi l'opposition, non moins romantique,
de cet amour furibond des deux esclaves passionnés et
de l'amour honnête des deux époux, — c'est le contraste,
fort goûté de la génération de 1830, entre la passion qui
avilit et l'amour qui élève, — c'est, en un mot, le procédé
cher aux disciples de Chateaubriand et compris à la
manière très personnelle de Barbey : l'antithèse, la puis-
sante et victorieuse antithèse. Malgré tout, on commence
à discerner la part du réalisme dans l'évolution du
talent de l'écrivain normand.
Au reste, l'auteur de la Bague (fAnnibal n'a pas dit
son dernier mot. 11 médite d'autres créations d'un roman-
tisme à la fois plus rassis et également émouvant. Il a
mieux à faire qu'à mettre perpétuellement aux prises le
vice et la vertu, comme les << Imaginatifs » à court d'in-
ventions nouvelles ; lui, il est toujours en ébullition
(i) Une Vieille Maîtresse (éd. Lemerre, tome I. p. 19^ et 193).
— is —
d'idées, d'iinag-os ol do hrllcs formos. Son ccrviMii osl
une vaste fournaise où joui- cl imil se forg-e do la Ix^aulô
ot d'où élornoilonionl jaillil la divine étinrollo do la
« fiction ». Tout à coup, sous le choc d'une l)ag'uotlo
magique, essaime VJùtsorccit'r, — un pur chef-d'dMivre,
le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre (le H.irl.rv dAurcvilly.
Vwo ligurt" imposante domine tout ce lomaii. Kilo est
d'une grandiMM' épique, l'^llo a|)paraît surhumaine, a foi'ce
d'être grande. l"]lle louche au sulilime. (l'c'sl celle de
l'ahhé de La Croix-Jugan, un prêtre^ d'ancien régime qui
a mené vie joyeuse sous la moiuirchie expirante et «pii
s'est réhahilité, aux yeux de l'écrivain, en faisanl le
coup de feu pour les C'.houans. Rentré au hercail do
rKglis(\ il " ensoi-celle •>> d'une funeste passion .leaimedo
Feuai'deid, l'épouse mésalliée^ de Maiti'e Le llardouey, i>l
lui coule dans les veines, maigre lui. malg^réelie, par de
mystérieuses allinités de sang- et de race, le feu d'un
amour coupahle. La malheureuse est réellement « pos-
sédée » de l'horrihle séduction qui émane du visag-e
nuitilé du prêtre. Mais l'abbé, qui ne vit que du souvenir
de la Chouannerie et de h\ foi en une revanche future du
« drapeau blanc >/. dédaigne cet amour facile, quoitpu^
aristocratique. De désespoir, Jeanne se noie. P2t Le
Ilarilouey, qui croit consonnné le crime intérieur de sa
femme infidèle, tue en pleine église, au moment où il
célèbre la Messe, l'abbé de La Croix-Jug-an.
Un larg'e souffle d'épopée passe à travers cette <euvre,
qui n'a pas son analogue dans notre littérature. Et ceci
déjà est bien romantique. C'est Chateaubriand qui a res-
tauré la poésie épique morte en France depuis longtemps ;
il l'a fait magnifiquenuMil dans ce superbe poème en
prose, qui s'appelle Les Martyrs. Après lui, on ne
trouve d'épopée véritable que dans la Lé(jcniie des Siècles,
— 40 —
de Victor Hugo. Entre les deux Maîtres de la langue
française au XIX« siècle se place donc, — toutes propor-
tions gardées et réserve faite des différences de sujet, de
manière et d'ampleur,— le brillant et fougueux romancier
de V Ensorcelée. Le rang est certainement enviable.
Mais ce n'est pas seulement le caractère épique de
l'œuvre, qui témoigne du romantisme de Barbey
d'Aurevilly. Les situations y sont éclatantes de beauté
prodigieuse : c'est bien. Les physionomies y sont illu-
minées de splendeur extraordinaire: c'est mieux encore.
Pourtant ce" qui s'y découvre de plus merveilleux, c'est
l'exacte proportion des unes et des autres, leur relief
« adéquat », leur harmonie parfaite, — et surtout la
maîtrise supérieure avec laquelle l'écrivain a insufflé la
vie à ses héros. Voilà, à coup sûr, un beau roman où
décors et personnages sont unis en étroite symétrie.
Avant 1830, on n'en avait jamais composé de pareil à
celui-ci.
Qu'on ne dise pas, d'ailleurs, que d'Aurevilly se soit
inspiré de tel ou tel romantique et ait pris ses couleurs
sur la palette d'un illustre devancier. Par le fait même
qu'il reconnaît et salue ses précurseurs, il se considère
comme tenu à plus d'originalité. Il est le premier qui
touche d'une main respectueuse et d'un pinceau fidèle
aux Chouans de Basse-Normandie. C'est son domaine
propre. Le pays qu'il dépeint, la lande de Lessay, n'avait
jamais tenté même un poète ; et la grandiose figure de
l'Abbé de La Croix-Jugan, — figure d'exception et de
réalité idéalisée, — ne pouvait vivre d'une vie intense que
sous le souffle d'un sculpteur ayant une personnahté
vigoureuse et « enthousiasmé » de son sujet. Si c'est là
du romantisme encore, il faut convenir que ce romantisme
est de haut vol, se recommande par des caractères bien
4
— :i) -
parliculiers ol iu> so couloiilo pas (J'hal)ils (l'cinpi'uiil. C'est
du roiiiaulisino à leiulaucos ivalislos.
La iiHMuo romarqiie s'iiiiposo à propos du ('//rra/irr
Des Touches qui n'osl, on un sens. qu(Ua ronlinualion
ou plutôt le pendant dt» V lùisnrceiéc. La graiido et
niajestut'usc physionomie de» Des Toueh(>s. à la fois
exeeplionnidlt'' et vraie, y doiniiu' tout le iH'cit : sou l;iu
tome y passe, splendide. iidiiliianl cl iniix'iicux. connuo
il « revient ^\ la nuit, sur les places et a travers les ru(>s
de la vieille cité de Valof»iu\s. C'est un héros, dans toutes
la force du terme, un demi-dieu, un « surhonunc» //.
D'Aurevilly no l'a pas invcMiié; mais il l'a fait expres-
sément de dimensions colossales, l'a " ropétri >/ en
quelque sorte pour l'élever plus haut que nature, cl l'a
campé tout débordant d'une vii> intense, tel (pTil l'ax ait
aper»;u dans le miroir lirossissaid de son imatiinaliou.
Au surplus, le cadre où se meut le chevalier Des Touches
n'est pas indigne du héros. Le pays d'Avranches etde
Coutances, théâtre de ses exploits, prend sous le pinceau
de Barbey d'.Vurevilly des couleurs éclatantes et revêt
un aspect de guerre tout à fait en rapport avec les inten-
tions et les gestes des Chouans de Basse-Normandie.
>hdgré les difterences du sujet, de la forme et du but,
il n'en va pas autrement du l'riHrc Man'é. La puissante
figure de Sombreval s'y pose au premier plan et s'y fixe
en de tels traits qu'il devient impossible, après l'avoir
contemplée, de l'oublier jamais. Le contraste môme
qu'elle présente avec l'angéliquo visage de Calixte no
fait qu'accentuer l(;s lignes déjà bien accusées du père
de la malheureuse enfant. L'antithèse, ici, est d'un elfe^
singulièrement saisissant : d'un c<tté, le « renégat />,
soumis à toutes les influences de Satan et jtuni d'un
châtiment effroyable quand il perd sa fille adorée ; de
- 51 —
rauli'o coté, la mystique Calixto, vivaiit d'une vie sur-
naturelle, « extasiée » sous le regard du Christ et
« abîmée » toute eu Dieu. Et l'histoire si touchante
d'amour profane, qui apporte un joli reflet de tendre
poésie au drame de ces existences vouées au malheur
ne semble destinée qu'à mettre plus en relief la fantas-
tique opposition des caractères et l'idéale grandeur des
situations.
Mais voici venir les Diaboliques et, avec elles, nous
entrons en plein romantisme passionnel et ardent. Qu'on
ne s'y trompe pas : ce n'est pas l'œuvre d'un jeune
homme, qui se croit tout permis et que brûle le feu de
la virilité commençante. Non! c'est l'œuvre d'un homme
mùr, presque d'un vieillard, qui a semé bien des illusions
sur le chemin de la vie, qui n'a plus les démangeaisons
sensuelles de la vingtième année et que les atteintes de
l'âge, outre le respect qu'il se doit à lui-même, ont
passablement refroidi. A 66 ans, on ne publie pas les
Diaholiques pour y chercher le grossier succès d'un
scandale de mauvais aloi. Un « vieux marcheur »
jouirait en silence, dans ses instincts dépravés, du
piment des situations risquées et des allures polissonnes ;
mais il ne s'en vanterait pas et n'oserait attirer l'atten-
tion sur ses débauches par une publicité maladroite. A
plus forte raison, s'il s'agit d'un vieillard ayant souci de
sa dignité et conscience de ses devoirs, doit-on résolu-
ment écarter toute arrière-pensée et toute accusation
d'immoralité sénile. Chez d'Aurevilly, la passion est de
stricte et pure essence romantique. 11 donne libre cours,
non pas à ses instincts d'homme, mais à ses besoins
d'écrivain. Il est emporté par nature intellectuelle et non
par sensualité. 11 a des passions qui hantent son cerveau
bien plus que son cœur. Il laisse vagabonder son imagi-
— Ô-J —
nation en déliiv, aloi's (ju'il cdiilioiil sa stMisil)ililo dans
les justes liniilos des coin onancos. El Toxpression (piil
ildiHie à ses fantaisies est cerlainenient éeaiiate, coiiMiie
un peut l'attendre d'un roinanli(jne ; l'aspect dont il revêt
ses « débauches ('(M'clu'ales » est. a coup mu-, liaiinlt» ri
empanaché. Néanmoins, rien n'y bli'sse les chaslcs
oreilles, et les pudeurs les plus faciles à s'alai-nuM' y
découvrent cette heureuse réserve du galant liommc (pii
s'arrête à tentps sur la pente on la hardiesse devient si
vite de la témérité, et la franchise du dérèg-lement.
On en peut dire autant d"/'//<' Ilist()ire stins nom, —
qui n'i>sl ipTum^ I)iiiljo/i(jui' [mhWvc à part. — de Cr (jkI
)ic im'urt pas, la iicrnuiinc corrigée et ameiulee (]ue
d'Aurevilly lit paraître seulement à Tàge de soi.xanle-
quinzo ans. — enfin (VUnc P(((/c d' llistoii'c consacrée ù
l'amour incestueux des Uavalet. En IXSl) comme en 1S:{().
l'auteur de Léa et fX^Atnakléc considérait la passion,
même la plus enfiannnée, la plus échevelée, la plus
extraordinaire, sous l'angle du romantisme. Le roman-
tisme, n'est-ce pas le dévelopiK'ment a outrance de
l'individualité sensible? et par ou donc s'échappei-onl et
feront explosion les instincts débridés de 1' « imaginatif »,
du « créateur », de l'écriviiin romantique, si ce n'est par
la voie triomphale et dans les vastes domaines de la
passion ? — la passion surexcitée, amplifiée jusqu'à
l'énorme, exaltée jusqu'à l'invraiseinblance, et grâce à
laquelle, malgré tout, se manifeste lopins vivement et se
marque des caractères les plus forts uin* personnalité
ardente et puissante !
Même dans la critique, Barbey d'Aurevilly apporta son
fougueux tempérament de romantique, sa sensibilité
passionnée et son imagination féconde, il a été le franc-
tiroiir, le Chouan de la critique romantique. Il a eu les
qualités et les défauts du romantisme transplanté, un
peu en exotique, et comme dépaysé dans le larg'e champ
de la critique : une parfaite indépendance des règ-les
d'antan, une rare vivacité d'esprit et une pénétration
singuhère du regard; mais, par malheur, trop de fan-
taisies, trop de panache, un jugement trop facilement
« impressionné » par la passion. « Les romantiques, en
critique, — dit M. Brunetière, — ont eu des sympathies
ou des antipathies ; les livres ou les hommes ont été
leurs ennemis ou leurs amis; et ils les ont traités les
uns et les autres comme tels, du droit de leur humour,
et, s'il faut être franc, sans aucune intention ni le moindre
souci de justice ou d'impartialité. » (1). La formule est
assez sévère ; mais on n'est pas fondé à prétendre qu'elle
soit dénuée de vérité. Effectivement les romantiques,
môme les plus grands, n'ont pas exercé d'une main bien
ferme cette redoutable magistrature de la critique
inflexible et intègre. Ils étaient trop bons créateurs pour
rester excellents juges. Leur idéal les hantait malgré
eux jusque dans les livres d'aulrui; ils le cherchaient
partout, et, partout où ils n'en trouvaient pas l'expression
suffisante^ ils se sentaient invinciblement portés au déni-
grement. Il y avait du parti-pris dans leur critique, parce
qu'ils y mettaient de la passion, parce qu'ils s'y mettaient
eux-mêmes tout entiers avec leurs préférences, leurs
programmes et leurs systèmes, parce qu'ils jugeaient
plutôt avec leur sensibilité qu'avec leur froide raison.
Mais, au fait, quelle critique est exempte de parti-pris?
Il faudrait dépouiller sa propre personnahté pour être
(1) F. Brunetikre. — La Lilléralure européenne au XIX' siècle
(Revue des Deux-Mondes, 1" décembre 1899).
- 51 -
un maaistrat tout à fait impaiiial. Kl je suis sur que
M. liiuiu'linv, on d(^pit d»^ sos vôhôinouls iuslincls do
justice, no conseiiliiail jamais à co suicide iiilcllccliu'l.
(j)tn>i(iu'il (Ml soit. iH'aucoup il«» r(>iiiaiili(|ii('s md fail un
très Mjei'iloiro ollorl vors la criliipu' jnolx', lo.valc cl
désintéressée. Barbey d'Aui\'villy t>sl du iioiulirt» do ces
eourag'oux ropivsontanls île la saine crilique. Ce n'est
pas su faute si son teinpérainenl passionné a trop souvent
vaincu ses réelles et évidentes dispositions à l'impar-
tialité absolue.
Tout d'al)ord. on ne iloil pas lui l'aire un crime d'avoir
exalté l'idéal n)mantique aux dépens d(^s aulrt^s systèmes.
Il est assez naturel qu'on se reconnaisse et s'admire dans
le miroir do son choix; l'image qu'il reflète flatte trop
vivement notre vanité, notre amour-propre, notre coquet-
terie mémo, pour que nous ne jetions pas avec charité
un voile discret sur les imperfections et les côtés défec-
tueux de notre portrait personnel. Nous nous voyons
toujours « en beau ^>, nous et nos (cuvres ; et ce senlinuMil
est tellement iiuiuain (pu* le meilleur jus'e ne saurait s'en
défendre.
C'est pourquoi, dans le monument qui- d'Aunnilly a
élevé à la g-loire de son temps et qu'il a majestueu.sement
appelé : Les Œuvres et les Hommes au XIX" sii'c/e, il
fiiut aperccvoii- en premier lieu la libre et franche parole
d'un romantique 1res convaincu. Deux de ses ouvratres
portent en sous-titre : Sensalions <!' Ilisloirr et Soi-
salions d'Art. C(^ mot de Scnsdlions convient assez bien
à l'enseinblo de ses «-ritiques. Sans en diminuer d'aucune
façon l'importance c^t la valeur considérables, on pourrait
les désigner ainsi : Sensations d'un i-omantit/ue il proixts
desn'urreset des hoimnes de son sii-e/e. Kt les sensalions
d'inie i>cisonnalite aussi vigoureuse que celle de l'auteur
;)ij —
du Chevalier Des Touches ne sont jamais a dédai-
gner.
Au lieu (loiu* do se roiilernior dans l'analyse stricte
dos livres soumis a son appréciation, Barbey d'Aurevilly
continue pour ainsi dire son travail de création, son
labeur d'imagination toujours en éveil, même lorsqu'il
s'agit de critique pure. Il voit Lamartine et Victor Hugo,
par exemple, du même regard intuitif qu'il a jeté sur les
personnages de ses propres romans. 11 ne les examine
pas, la loupe à la main; il les pénètre d'un coup d'œil
divinateur. C'est de cette façon qu'il passe en revue
successivement les principaux genres où s'est essayé
l'esprit humain.
Pour lui, la philosophie n'est pas un ensemble de con-
naissances précises, coordonnées, systématisées ; il n'y
veut point chercher de froides et exactes dissertations
sur l'être, la vie, la nature des choses et des honmies et
ne consent pas à y refréner les ardeurs de la « spécu-
lation » créatrice. A ses yeux, les philosophes doivent
prendre un large essor, que rien ne Umite, dans l'infini
du temps et de l'espace, dans l'immensité de l'âme, du
monde et de Dieu. C'est pour cela que toutes ses sym-
pathies sont acquises aux métaphysiciens et qu'il aime
Platon, Malebranche, Hegel, Gratry, Blanc de Saint-
Bonnet. (1) On devine dès lors ce qu'il doit penser de la
philosophie du XIX« siècle, en général, et surtout de
(1) Blanc de Suiiit-Bonnet (181^-1880) pliilosoiihe lyonnais trop peu connu,
a écrit ([uelques livres, d'une belle langue et d'une grande élévation de
pensée, sur la Douleur, V Unité Spiriluelle, etc.. l\ était très attaché à
la doctrine caUiolique ultramontaine ; et d'Aurevilly Ta rangé au nombre
de ses Prophètes du Passé, à côté de Joseph de Maistre, Donald, Chateau-
briand et Lamennais.
— .)(» —
rinipoi'lanl niouveiiiLMil do rre'hercho.s <^ posilivos » (jiii
s'est dessiné dans l'Universilé vers 1S50.
D'ailleurs, il ne eonciùl pas auliHMiienl l'hisloin».
Lhisloire n'a pas de raison d'èlre. selon lui, si elle se
e(tnline a puhlier dt>s docunienls. KWo ne devient elle-
même, grande, solennelle, pleine de leçons, qu'à la con-
dition d'évoquer le passé en tableaux tour à loin' ,m'aci(nix
ou grandioses, sévères ou aimables. Aussi ne voudrait-il
pas que le premier venu eût le droit di' s'investir des
hautes fonctions de Thistorien. 11 y faut apporter de trop
eniinenles qualités de diseernement, de moralité et do
largeur d'esprit, pour qu'on en conlie la charge à n'im-
porte qui la désire. Voilà pourquoi, égalemeiU, d".\ure-
villy i)référe aux historiens de profession les auteurs do
Memoifi^s ou les éditeurs de papiers de famille. Ceux-ci
au moins ont avantage à être sincères ; ceux-là sacri-
fient trop vol(»ntiers à leurs systèmes ou à l(Mirs idées pré-
conçues. L'opinion de notre critique est discutable ; le
contraire de ce qu'il atlirme avec tant d'assurance s'est
rencontré plus d'une fois et se voit tous les jouis. .M;iis
l'idée est ingénieuse, sinon praticpie. Rarljoy se soucie
bien, — lui. le (Ihouan pai' excellence. — des dillicultés
de détail ou des tlu>ses hai'dies. Il va luujnurs di'oit
devant lui, épris de la seuh^ beauté de son idéal roman-
tique. S'il reconnaît jamais les droits de l'historien
professionnel, ce sera en faveur de celui qui jette de la
passion et de la couleur, à pleines mains, dans les
vastes domaines de l'histoire pour en féconder la
semence trop souvent teinte de sang. C'est ainsi qu'il
aimera Chateaubriand et, (pioi qu'il en dise, le grand et
puissant Michelet.
La poésie ne réclame pas tant d'apprêts. .Néamnoins,
peut-on appeler poètes ces honnêtes ouvriers eu rimes
— ;)/ —
et en rythmes, qui n'ont d'autre ambition que de cadcncer
avec harmonie leurs pauvres inventions ? Non. La vraie
poésie est une envolée téméraire, toutes ailes déployées,
dans les espaces du beau, vers les sommets du rêve et de
l'idéal. Elle ne doit même pas se vouer trop exclusive-
ment au culte de la forme : là comme ailleurs la pensée
domine tout, — mais la pensée brillante, empanachée,
portant avec elle, sans qu'il soit possible de l'en détacher,
le manteau de pourpre dont elle s'est parée. «...La
poésie, — écrit magnifiquement d'Aurevilly, — n'est pap-w jirp .**".■' ;w
seulement que dans l'expression littéraire. Elle efst dans "'-^y^
les arts. Elle est dans la nature. Elle est eu^ toutes M. X
choses ; — en toutes choses, si abjectes soient-elîeè ;ou c
paraissent-elles l'être aux esprits prosaïques et vulgaires. -^^^EN^
Il ne s'agit que de frapper juste toute pierre, si roulée et
même si salie qu'elle soit dans les ornièi-es de la vie,
pour en faire jaillir le feu sacré ; seulement, pour frapper
ce coup juste, il faut lo suprême adresse de l'instinct qui
est le génie, ou l'adresse de seconde main de l'expé-
rience, qui est du talent plus ou moins cultivé ». (1)
N'est-ce pas, formulé en termes très personnels, tout le
programme de l'école romantique ? Aussi comprend-on
que l'admiration de Barbey d'Aurevilly se porte du côté
des représentants de la pure doctrine de 1830, les Vigny,
les Hugo et les Lamartine, et se détourne résolument des
Parnassiens.
Il en va de même pour le roman. Le roman ne doit pas
être une notation précise et implacable des choses de la
vie réelle ; on lui demande la vérité psychologique, la
vérité de l'âme, mais la vérité idéalisée. « Non seulement
le génie du romancier crée des types, des situations, des
(1) Les Poètes. — Préface, p. II (Amyot, éditeur, 1862).
— TxS —
caractères, dos déiiouLMiienls, cl, a sa iiiaiùèrc, fait (le
la vie, coinino Dion, — de la vio inuiiorloUo. — mais oos
lypos. cos cafaclôres, ces situations soiil des dcrouM'ilt's
dans l'ordro dr riinaiiinatioii ot do ri)l)srrv:di<iii coiii-
binôos ; co sont dos faits qai doivent rester accjnis :ï
rinvenlaire humain, oommo les laits do la science, l'our
les ég-aler désormais, il sera nécossairo do les sur-
passer » (1). Kt d'Aurevilly prétond qu'aucun romanrior
ne triomphera du foug'uoux idéaliste que fut ilonoi-é de
Balzac. « Balzac, couclut-il, attend le Napoléon qui le
vaincra. Celui qui pourrait l'ég^alor serait encore son
inforiour «{"!).
Ailleurs, la théorie du roman prend, sous la plume de
Barbey d'Aurevilly, une forme plus précise encore et
plus définitive. Parlant des réalistes qu'il flétrit sans
pitié, il s'écrie: « C'est celte écolo qui rit positivement do
l'idéal en toutes choses, aussi bien en morale qu'en
esthétique. C'est cette école qui ne veut de sur.sum
corda ! ni en art ni en littérature. C'est elle qui est en
train de nier l'héroïsme et les héros, posant en principe
qu'il n'y a plus de héros dans l'humanité et que tous les
lâches et les plats de la médiocrité les valent et sont
même mille fois plus intéressants qu'eux ! >/ Ç.^). Uifféa/,
le sursîun corda, Vhérols))u^,\o\Ui donc ce (luo lo tempé-
rament de d'Aurevilly réclame impérieusement ; voilà
aussi, dans ses liijnf's ossoiitiollos. le proijraiiinio roman-
tique.
Cet incessant tjosoin de g-randour. cette aspiration
ronstante vers les sommets, ont inspiré et alimenté toute
(1-2) Les Homanciers, priT.irc, p. V (Amyol, (-(litiMir, 1865).
(3) Conslitulinnnel, 29 novembre 18»»y, — L'éducation senlimetilale,
par H. Gustave Flalbbht.
- 59 -
la eriliquo du terrible juge que l'ut l'auteur de V Ensor-
celée. Aussi bataille-t-il à droite et à gauche, souvent à
tort et à travers, pour son idéal méconnu ou méprisé.
S'il s'était adonne à la critique en 1830, il eût été avec
les triomphateurs du jour ; mais il n'y est venu qu'après
1850, et il s'est trouvé parmi les vaincus. Malgré tout,
la pensée qu'il fait une besogne vaine, en essayant de
remonter le courant de l'opinion qui s'en va du côté du
réalisme, ne le décourage pas. 11 reste fidèle aux admi-
rations et aux enthousiasmes de sa jeunesse : il ne les
trahira jamais.
Je ne dis pas que sa critique n'ait dès lors qu'un intérêt
rétrospectif et n'oflTre que le seul attrait d'une personnalité
vigoureuse. Ce serait faire tort et injure à Barbey
d'Aurevilly que de le supposer capable de se réfugier
dans le passé pour échapper aux tendances de son époque.
Très courageusement il suit le mouvement du siècle, non
pour l'admirer, mais pour le juger. Et il le juge souvent
avec clairvoyance, sagacité et finesse: car il n'est pas de
ceux qui, de propos délibéré, demeurent obstinément
fermés au bruit du dehors et n'entendent point recon-
naître les mérites de l'idéal opposé au leur. Seulement,
il ne s'est pas mis en garde toujours contre le parti-pris
et ne s'est pas assez défendu contre les emportements
romantiques et les excès de zèle « individualiste » de
son humeur indépendante.
il parle quoique part (1) de « l'esprit qui juge » et de
« la sensation qui enivre ». Naturellement, il domie à
celle-ci la prédominance sur celui-là, et il se vante même
de n'avoir d'autre loi que celle de sa sensibilité, d'autre
mesure que la force ou la faiblesse de ses émotions. Prise
(1) L'Amour Impossible (éd. Lemerre, p. 160).
— a\ —
à la lellro, celte profession de foi sullirail a lé.uilimer les
rig-ueurs de M. Bninelièro contre lacritiqno romantique.
Mais il ne faut pas s'en tenir aux termes soûls du i)ro-
.u-rannne qu'un jeune homme allichc* en un jour de
" ileveriiondatic inleliccliiol /, ; il faut (•diisidoror surtout
l'application de ce pro.urammc (»r. si d'AiircN illy a
sacrifié trop fréquenmienl à l'ivresse de la sensation lo
sang-froid du jugement, il s'est conduit, en ell'el, comme
un romantique peu propre à revêtir la robe do magistial
de la littérature. Toutefois son romantisme n'a pas eu
sans compensation cette désastreuse conséquence. Il Va
préservé des entraînements des coteries et ne l'a pas
privé des ressources de la raison. Ce double avanlag:o
efface bien des inconvénients.
Sans doute, il vaudrait mieux ne faire appel, imi tout
état de cause, qu'aux lumières de la raison. Mais quel est
l'homme, assez niaitre de lui-même, do ses impressions
personnelles et de ses passions, pour garder cons-
tamment en parfait équilibre, chacune a leur place, les
trois facultés qui se disputent chez lui la préénnnence :
la faculté de sentir, la faculté de juger, la faculté de
vouloir? Quel est l'homme assez désintéressé de ses
propres instincts et de ses émotions les plus intimes
pour maintenir sans cesse haut et ferme, au milieu du
conflit des événements et de la mêlée universelle des opi-
nions, le phare de vérité que la conscience allume et qui
s'obscurcit ou s'éteint si vite sous le souffle délétère
du parti-pris. Où donc brille, dans tout son pur éclat, ce
feu fixe et mesuré de l'intelligence qui illumine les êtres
et les choses de lueurs toujours semblables et distiibue
partout également la chaleur et la justice ?
Sans doute encore, il serait bon de ne pas chercher
dans l'isolement hautain ot orgueilleux un refuge contre
— r.i —
les misères du présent. A fréquenter autrui, on ne peut
que gagner de nouvelles victoires sur ses préjugés,
accroître sa valeur individuelle et se rendre « plus
homme ». On discerne mieux ensuite les défauts de sa
cuirasse, — et de la cuirasse de son voisin. Mais, si l'on
se réduit de gaîté de cœur à la contemplation de soi-
même, on court risque de se méconnaître, en s'élevant
trop haut, et de méconnaître les autres, en les imaginant
trop inférieurs à soi. Et c'est en réalité, je l'avoue, le
plus grand reproche qu'on puisse adresser à la critique
romantique, en général, et à celle de Barbey d'i^urevilly,
en particulier.
Toutefois, et en dernière analyse, n'est-ce pas un
appréciable mérite déjà, et qui compense bien des torts,
d'avoir affiné à tel point sa sensibilité et l'avoir faite si
vive et si pénétrante que, lorsqu'elle consent à se gou-
verner et à se modérer, elle acquière presque la puis-
sance de la raison ? Du jour où la faculté de sentir sait
se garder contre les surprises de la passion, elle devient
presque l'égale de la faculté de juger. Tel a été, dans
bien des cas, comme on le verra plus tard, le sort de la
critique de d'Aurevilly, malgré ses panaches multicolores
et son romantisme à l'aigrette rutilante.
CHAPITRE IV
L'Aristocratie
LES TENDANCES ARISTOCRATIQIIES ET I.E ROMAN-
TISME. — LE JOUG DU PASSÉ. — LA NORLESSE
ET LE PEUPLE DANS LE ROMAN. — RARIîEY
d'aUREVILLY peint l'AR LUI-MÊMJ;, — IIAINK
DE LA FOULE ET DES ROURGEOIS. — LA PENSÉE ET
l'action. — LA FORCE. — (( l'ÉMINENTE DIGNITÉ »
DE LA LITTÉRATURE. — l'iIOMMI-: DE LETTRES
ET LE BAS-BLEU.
Un <' iudividiKilisle » est bien près de devenir nn
aristocrate. 11 a même, dans les veines, du sang- d'auto-
crate. S'isolant des associations, groupes et colories de
toute sorte, fort de sa propre puissance et plus ou moins
déciaigneux de co qui n'est pas lui, il semble enclin à
ranlocralie. Mais, comme il ne peut avoir la prétention
de concentrer sur sa personnr Idnlrs les énergies
cparses dans l'air qu'il respire, connue il devine aussi
que d'autres « individus » souhaitent également, et non
sans quelque justice peut-être, de se faire une large place
— 63 —
au soleil, il admet assez volontiers qu'une élite s'épa-
nouisse et vive en pleine lumière de la création, plane
au-dessus de la foule, rayonne au sommet de la société
et se fasse supérieure, par sa propre vertu, aux contin-
gences ou conventions vulgaires. De cette conception
naît la tcMidance de Findividualiste à l'aristocratie.
La révolution du romantisme a été, notannnent, une
explosion spontanée d'aristocratie longtemps contenue.
On a remarqué que la plupart des adversaires du roman-
tisme, à son origine, se trouvaient être des libéraux:
libéraux en religion, en morale et en politique, conserva-
teurs en littérature. Ils étaient les démocrates vassaux
de la doctrine classique. Par contre, les novateurs roman-
tiques appartenaient presque tous aux classes conser-
vatrices, à la noblesse du XVIIP siècle, et affectaient
de se rattachera l'ancien régime. Ils étaient les seigneurs
intellectuels du siècle commençant.
A vrai dire, la génération de 1830 ne ressembla guère
à la génération précédente, que représentaient Chateau-
briand et Lamartine. Ses instincts d'émancipation la
jetèrent dans le libéralisme ; elle se fit à son tour indépen-
dante du passé et curieuse du seul avenir. Ce fut le
romantisme de Victor Hugo « grandi », d'Alfred de
Vigny, de Musset, de Théophile Gautier. Ce fut celui de
Barbey d'Aurevilly. Il ne faut pas, en effet, oublier les
idées dont se parait, en 1832, — comme pour lancer un
défi aux temps défunts, — la superbe autonomie du
jeune étudiant de Caen. Mais on sait aussi que ces
« incartades » démocratiques d'un adolescent ivre de sa
liberté ne firent pas long feu. Jules Barbey revint vite
au bercail de ses ancêtres. Il ne put étouffer la voix du
sang qui l'appelait vers d'autres destinées. Pour qu'il
demeurât républicain, il eût fallu créer, à son usage per-
— (VI —
soiHiel. une arisliuM'alii^ ri'puhlicaiiuv MalluMirriistMiuMil
pour lui, ou ne soup:eail pas à reconslilnor. au prolil des
néo-doinocralos. la hi(M'archi(^ iiol)iliairo aholio par la
Uévdluliou.
Au siu'plus, il csl ptMi probable que liarboy d'Aiii-c^x iliy
eût porsovéro daus la voie du libc'M"alisin(\ Le passe
pesait d'un poids trop lourd sur son àiue pour qu'il lui fût
facile d'eu secouer le joug-. Kuppolous-iious ses origines,
son éducation, ses tendances premières. Mais ce n'est pas
dans les parcheniins plus ou moins authentiques de son
aïeul, Vincent du Motel, qu'il voulait puiser des titi'es de
noblesse d'un caractère incertain. C'est a lui-même quil
entendait les devoir. Son individualisme \o p(tussait a se
forger une gloire toute personnelle, dont il n'eût pas à
rejeter le méi'ite sur autrui. Il voulait pouvoir répéter
plus tard avec Alfred de Vigny, duquel il goiitait tant le
fier génie, fait de grandeur philosophique et do beauté
morale :
J'iii fail illustre un iiuiii i|u'(iii ma transmis sans gloire.
Qu'il soit ancien, qu'importe? Il n'aura ilc mémoire
Quo du jour seulement oi'i inun fmnt l'a |ioilé.
Aussi se rait-il à l'œuvre, vaillamment, dès les pre-
mières années de son adolescence. MOile aux Tficnno-
2Jf/lcs est re.xpansion lyrique d'une nature foncièremenl
aristocratique et militaire. Jules Barbey y a déverse le
trop plein do ses ardeurs belliqueuses mal satisfaites et
de ses instincts guerriers contrariés par les événements.
Il s'y est épanché, seul à seul avec .sa tristesse profonde
de n'être pas soldat. Il s'y est soulagé de toutes les idées
d'aventures qui avaient germé dans son esprit précoce,
La fièvre de l'action le brûlait, dès ses quinze ans à
peine révolus : il l'a apaisée, tant bien (pic mal, — plutôt
— G5 —
mal que bien, — en des vers dont l'inspiration est géné-
reuse. Par là, il s'est consolé des tendances de l'époque,
qui étaient pour la paix à tout prix. Par là aussi, il a
creusé d'une main légère, mais décidée, l'abîme qui
devait le séparer à jamais des ambitions pacifiques du
XIX^ siècle.
Il n'est pas jusque dans sa Léa où d'Aurevilly n'ait
mis, peut-être à son insu, — lui, le démocrate de la
Revue de Caen, — son àme inflexiblement aristocratique.
La poitrinaire Léa et son ami Réginald de Beaugency ne
sont pas des êtres communs. Ils habitent des régions
supérieures à la terre qui porte les humbles mortels. Ils
vivent dans une atmosphère d'oisiveté dorée, de goûts
artistiques à part et même de maladies choisies. Ils
ont une distinction raffinée dans leurs causeries, dans
leurs aspirations, voire dans leur manière de mourir.
Bref, ils sont une élite. S'il avait voulu montrer la sincé-
rité de ses croyances républicaines, combien d'Aurevilly
eût mieux fait de jeter la sonde dans les milieux popu-
laires et d'en rapporter, palpitant de vie vraiment
humaine, un cœur plébéien. Mais il ne le pouvait pas.
Toujours les sirènes du passé chantaient en lui leurs
chansons d'asservissement et murmuraient à ses oreilles
leurs lamentables cantilônes !
Dès lors, il se croit sans cesse obligé par ses attitudes,
par ses paroles, par ses silences mêmes plus méprisants
que ses discours, de crier à tout propos ses sympathies
pour le passé et son horreur du présent. Jusqu'à la fin de
sa vie, il gardera ces fières allures de dédain en face des
novateurs pohtiques et à l'endroit des innovations sociales.
Aucune des révolutions, qui ont bouleversé de fond en
comble la société française au XIX^ siècle, n'ébranlera
sa conviction. Les leçons de l'histoire contemporaine ne
5
— (■)(•) —
coniplciil pas a ses ynix. nu pliilol il k's inUTprt'lc a sa
favon. 11 nÏMilond pas .urDUilor la sourde a.nilaliiui ([ui
travaille le pays jiisqu\Mi ses profoiulciiis cl ii'ossaio pas
de comprendre les i-iiiiieiirs iiiyslerioiises (pii aniioiieeiil
un reiioiiveau dont ou ne sail (MU'or(\ a l'heure aciuolle,
eequesera la destinée. 11 ii"a rien senli du niouvcnieid
libérateur <iui pousse les masses vers un re}4ini(> plus
approprie à leurs bi\soins; il s'est immobilise ilo galle do
cœur dans la pt>sture héroïque de ses ancêtres, l'en lui
importent sa méconnaissance du présent, son ig-norance
des aspirations récemment écloses sous le souffle de la
liberté, son éloi.gnement des manières i\v penser et
d'a.uirou se complaisent les homniiv'^ d'aujouitrimi. ('/est
sur le type du passé qu'il a voulu modeler son ame et
son esprit, son œuvre aussi bien que son exislence.
Toute son œuvre, en effet, depuis IS:^ jusqu'à 1SS(I,
durant un demi-siècle sans interriiplion, à dater de
(icrmoinc pour finir à Une Patje d'Histoire, s'est
inspirée du sentiment aristocratique qui fut la règle de
sa vie. Que l'on ouvre n'importe lequel de ses romans, on
y voit comme princij)au.v personnages des nobles, des
êtres de grande famille, de haute lignée, de souche
antique, tous évoluant à la Cour, appartenant au Fau-
bourg Sainl-Germain ou sortant des hôtels de la vieille
cité de Valognes. Les gens du peuple ne figurent sur la
scène, dans la comédie des silualions et la tragédie des
événements, (pi'a litre de comparses. i)our les besoins de
la couleur locale et afin de mettre mieux en relief les
héros de l'aristocratie, (pu, sans cxccplion, se détachent
toujours au premier plan.
Cesl,&di\s Ln Ikif/ue cl' A II nihal, Aloys de Symmero.so
et Baudoin d'Artinel fleuretant avec une jeune veuve
très mondaine; dans Amakiée, les héros Somegod et
— 07 —
Altaï essayant de réhabiliter par raiiiour une femme
tombée aux pires abîmes de la passion; dans V Amour
Impossible, Bérang-ère de Gesvres et Raimbaud de
Maulévrier tachant vainement, durant les longues heures
de leur oisiveté stupide, de réchauffer mutuellement
leurs sons engourdis et d' « émoustiller» leurs épidermes
ininflammables ; dans Geruiaine, la comtesse Yseult de
Scudemor se donnant par pitié aux ardeurs juvéniles
d'Allan de Cynthry et livrant ensuite sa propre fille aux
ivresses délirantes et toujours mal satisfaites de cet
amant irrassasié. Voilà, à coup sûr, de « nobles » occu-
pations pour de « nobles » personnages désoeuvrés, à
qui les loisirs ne servent qu'à se « détraquer >/ la cervelle
et ce qu'ils osent appeler leur cœur. Et sur toutes ces
aventures passe comme un souffle de mort qui annonce
la décadence d'une société et présage des catastrophes
inévitables. Ce souffle de mort, d'Aurevilly le déchaîne
en ouragan à travers ses livres: c'est l'Ironie, — l'ironie,
enfant naturelle de l'orgueil, fille perdue d'une aristo-
cratie inutile, rejeton gâté, dégénéré et maudit, d'une
vanité qui se croit tout permis, — l'ironie, qui naît du
désœuvrement, de l'impossibilité de créer et de l'impuis-
sance d'aimer et qui, maniée par des doigts souples
n'ayant jamais travaillé à un labeur profitable, devient
une arme terrible autant que déloyale. Toute une société
y révèle ses pauvres mérites. Ce à quoi elle aboutit, c'est
à la fatuité d'un Brummell. On y saisit sur le vif la fin
d'une race qui fut grande.
Mais, à côté de ces pervertis blasés, on aperçoit bientôt
un autre échantillon de la noblesse. C'est une noblesse
encore vivante ou qui du moins fait des efforts pour
vivre. On la voit s'agiter, dans Une Vieille Maîtresse,
avec Ryno de Marigny, Hermangarde de Polastron, la
— (« —
nuirquisc do Fiers, la oomlosse d'Arlollos, la romlosso
do Mendozo, le vicoiulo Chaslonay do Prosiiy, los soiils
héros vraimonl agissants au cours do celle Iragédio
inliine. — eu dehors louU'Iois de riieroine par excellence,
la seuora Velliui, tiue Barhe.y d'Aurevilly s'est ingénié à
parer de toutes les grâces prestigieuses de la passion la
plus tunuiltueusenuMit aristocratique. On la voit encore,
celte noblesse moribonde, dans VEnsorcciée, avec lo
prètre-Chouan ,)ehoël(l»> La (Iroix-JugaucllabelleJeanno
de Feuardent, devenue par une sacrdege mésalliance
« la femme a maitreThomas L(> Ilardouey >»; et ces deux
nobles figures de l'abbé et de la mésalliée passent et
repassent sans cesse devant nos yeux éblouis, jusqu'à la
catastrophe finale, à travers le dramatique récit où le
génial romancier a fait revivre tout une époque de la
guerre de la C-huuaimerie bas-normande. Non moins visi-
blement api)araissenl les dernières luttes de l'aristocratie
expirante, dans le Chccalirr Des Touches, rémouvante
épopée et l'équipée folle des Doicc, tous « nobles //,
remarque d'Aurevilly avec un airde triomphe. Ce mouvo-
meiil royaliste nous est raconté par Mademoiselle de
Percy, un vrai héros, plus homme que femme. Kl le
récit a pour auditeurs l'abbé de Percy, les deux demoi-
selles de Touliedelys, le baron Ilylas de Fierdrap et
même la sourde Aimée-Isabelle de Spens.
Faut-il pénétrer plus avant dans 1 u'uvre de Barbey
d'Aurevilly? Dans le Prrlrc Marié, nous rencontrons
l'abbé Sombreval et Calixle sa fille, — grands l'un et
l'autre, chacun à sa faron, d'une grandeur surhumaine,
— en face du gentilhomme Néel de Néhou. Dans les
Jfiaholitjucs, nous apercevons le vicomte de Brassard
avec son « rideau cramoisi » ; le comte Jules-Amédee
Hector de Ravila de Ravilès, avec « son plus bel amour
— 09 —
de Don Juan » ; ki comtesse de Savigny, qui trouve « le
bonlieur dans le crime » ; la comtesse du Tremblay de
Stasseville, cachant son jeu amoureux sous les « cartes
d'une partie de whist » ; le chevalier de Mesnilgrand, à
son « diner d'athées » ; la duchesse d'Arcos et de Sierra-
Leone, fille de haute famille, qui ourdit contre l'époux
qui l'a maltraitée et qu'elle hait une « vengeance » épou-
vantable et consomme jusqu'à son dernier souffle, en
voulant mourir comme une fille publique, sa revanche
d'amante outragée. Puis, dans Une Histoire sans nom,
c'est la janséniste baronne de Ferjol et son enfant
infortunée Lasthénie, qui mènent à elles deux, face à
face, une lugubre action dramatique sur laquelle plane,,
implacable, l'oiseau noir du Destin. Enfin, dans Une
Page d'Histoire, se révèle la famille maudite des Ravalet,
avec ses deux rejetons incestueux, Julien et Marguerite,
qui furent décapités en place de Grève l'an 1603.
Voilà, certes, une longue théorie de personnages nobles
qui dévoilent leur origine, à chaque instant, au cours de
leurs exploits, par une intrépidité à toute épreuve ou par
des gestes las. Un caractère mâle et hautain ou bien un
tempérament que la jouissance a blasé et que le bien-être
a corrompu ; une attitude invinciblement martiale ou un
maintien alangui d'êtres à demi usés : tels sont leurs
signes distinctifs. Mais, en tout cas, ce sont gens de race
qui ne frayent guère avec la plèbe et vivent dans une
atmosphère supérieure à celle du vulgaire. Il n'y a rien
de commun entre le peuple et eux, entre deux castes si
tranchées que les moeurs séparent aussi radicalement
que la nature. C'est pourquoi d'Aurevilly se garde bien
de mettre sur le même plan et de présenter en un même
groupe nobles et roturiers. A chaque classe il assigne
son rôle social, sa fonction intellectuelle et son langage.
- 70 —
11 laul voir los arislocralos, qu'il se plaîl a peindre,
évoluer avec une aisance incomparable, tour à tour a la
ville et à la cainpa.ui»e. 11 n'est pas difficile de s(i rendre
compte, par exempU', des exceptionnelles (inalit(''s (pn
distinguent la marquise de Fiers, dont le portrait nous
est tracé avec ce coloris à la fois précis et abondant qui
défie la pastiche « Parce qu'on lui voyait l'esprit léger,
on lui cn)yait toute la tète légère; mais, sous les frivoles
surfaces, — comme, sous los grains du rouge qu'elle
mettait à vingt ans, circulait la vie, — il y avait la
réflexion qui voit juste et la sagacité qui voit clair.
C'était un femme de sens qui avait eu des sens, mais
qui n'avait jamais eu plus d'imagination qu'une Française,
c'est-à-dire, que la femme d'Europe et du globe qui
entend le mieux les adorables calculs de l'amour et le
ménage de son bonheur. Cette poésie des sens, dans une
créature divinement jolie et riche, qui pouvait, quand il
lui plaisait, comme une des princesses de Brantôme,
recevoir son amant dans des draps de satin noir, avait
suppléé dès sa jeunesse à cette imagination absente
et qui eût peut-être compromis sa vie. Sa renommée
était restée saine et sauve. Malgré de nombreuses fan-
taisies, dont personne ne sut le chiffre exact, elle avait
marché avec une précaution et une habileté si féline
sur l'extrémité de ces choses qui tachent les pattes
veloutées des femmes, qu'elle passa pour Hermine de
fait et de nom. Elle s'appelait» Hermine d'AsI, marquise
de Fiers * (\). 11 est bien certain que, dans les salons ou
los boudoirs, à travers champs ou au bord de la mer,
une physionomie ainsi campée est faite pour se mou-
voir avec une distinction infinie, avec cet ail si nier-
(1) Une Vieille Maîtresse (éd. Lemerre, t. I, p. 30 et 37).
- 71 -
veilleusement composé qu'il semble l'effet seul de la
nature.
En regard de celui-là, le portrait si pur, si chaste,
d'Hcrniangarde de Polastron n'est pas moins heureu-
sement dessiné . « C'était une nature sérieuse et contenue. . .
Elle n'avait pas, elle n'aurait jamais eu l'ardeur d'en-
jouement, le charme osé et vainqueur qui avait fait de
son aïeule l'étoile la plus étincelante des Nocturnales de
Versailles. Hermangarde, la chaste Hermangarde, avait
une puissance bien moins conquérante et généralement
bien moins sentie que celle de la marquise de Fiers, de
cette éclatante blonde, piquante comme une brune, qui
pouvait porter des deltas de ruban ponceau à ses corsets,
sans tuer son teint et ses yeux, et qui se coiffait en
Erigone aux soupers de la comtesse de Polignac. Seu-
lement, pour ceux qui la comprenaient, cette puissance,
Hermangarde, elle ! était autrement souveraine. C'était
le charme qui rend le plus esclave et que la nature
attacha à toutes les choses profondes qu'il faudrait
déchirer pour voir. Sa beauté était plus royale encore
que n'avait été celle de sa grand'mère. Mais l'idéalité de
ses mouvements, de son sourire, de ses yeux baissés,
aurait été méconnue au XVIIP siècle. M"*^ de Polastron
avait en toute sa personne quelque chose d'entr'ouvert et
de caché, d'enroulé, de mi-clos, dont l'effet était irrésis-
tible et qui la faisait ressembler à une de ces créations de
rimagination indienne, à une de ces belles jeunes filles
qui sortent du calice d'une fleur, sans qu'on sache bien
où la fleur finit, où la femme commence ! Le contour
visible plongeait dans l'infini du rêve. Accumulation de
mystères ! c'était par le mystère qu'elle prenait le cœur
et la pensée. Espèce de sphinx sans raillerie, — à force
de beauté pure, de calme, de pudique attitude, — et à qui
la passion, en lui fendant sa mnelle poilrino, aiTach(M"ail
nn jonr son secret » (1). Je no crois pas qu'il soit possihio
de mieux rendre les mille nuances insaisissai)les d'une
pareille physionomie.
On pourrait opposer à ce portrait si (inenuMit tracé
celui de la laide senora Vellini, rivale (rilcrman.yarde.
Mais, dans un autre genre, je préfère le superbe relief
de la figure imposante et fière que Barboy d'Aurevilly
a donnée à la comtesse de Scudemor. « C'était une
femme d'un charme étrange et silencieux... Quoiqu'elle
eût encore assez do cette beauté qui su/lit aux fonmies
pour tenir à la vie, elle avait le calme indilféreut, qui ne
se vante, ni ne se plaint, d'un être détaché de tout. Elle
eii avait le naturel et la simplicité. Probablement à cau.se
de son extrême froideur, les femmes ne l'aimaient pas,
quoiqu'elle ne jalousât en rien des succès do vanité
auxquels elle ne prétendait plus. On lui supposait des
opinions très hardies. Avez-vous remarqué que le monde
suppose toujours des opinions très hardies à ceux qui
n'ont pas l'air de tenir les siennes en grand respect? 11
faut être si osé pour cela ! .Mais cette assertion hasardée,
on n'aurait guère pu la justifier par des faits. Dans le
monde, la comtesse Yseult de Scudemor avait l'habitude
de ne se mêler à la conversation que quand elle roulait
sur des sujets généraux et vagues... Toute sa persomie
avait cette expression patricienne qui respirait dans ses
traits traïKiuilles. La moindre contraction lu:» s'y montrait
pas. Elle n'avait ni dédain ni langueur. Ses manières, —
les manières, qui sont les attitudes de l'esprit comme les
attitudes sont le* manières du corps, — étaient lentes
jusqu'à la nonchalance, mais elles n'étaient pas noncha-
(1) ine Vieille Maltresse (éd. Lemcrre, I. I, j.. M, 43 et 45).
— 73 —
lantes. Son parler sobre et ses expressions presque sans
couleur seyaient à sa voix aux trois quarts éteinte » (1).
Barbey d'Aurevilly n'apporte pas moins de soin à
parer ses jeunes héros de toutes les grâces de la
noblesse. A leur front, il fait briller l'auréole de l'aristo-
cratie la plus pure. C'est, du reste, lui-même qu'il
dépeint, la plupart du temps, à tous les âges de sa vie. Il
se met en scène sans effort ni gêne, comme poussé par
un besoin secret d'expansion, par l'orgueilleux désir de
rendre plus éclatante encore la race qui marque son âme
de traits ineffaçables.
Jules Barbey a près de vingt ans. Il sera FAllan de
Cynthry de Ce qui ne meurt pas. < Ce jeune homme
était d'une beauté presque divine. Il avait cet âge herma-
phrodite d'entre l'adolescence et la jeunesse, qui participe
de toutes les deux et qu'on dirait un troisième sexe
pendant le peu de temps qu'il dure, car la beauté de cet
âge dure encore moins que la beauté si vite évaporée
des femmes. Une fois la virilité venue, cette beauté déli-
cieuse et périssable disparaît et, même dans l'homme le
plus beau, on n'en reconnaît pas la trace. Ce jeune
homme, ce soir-là, semblait le génie pensif de la solitude
en personne... Imagination d'une telle plénitude qu'elle
se passait d'aliments et qu'elle se nourrissait d'elle-
même, Allan, dont les études étaient à peine terminées,
répudiait toute espèce de livres. Les poètes, ces fées
divines des contes qu'ils nous font, avaient peu de mer-
veilles pour lui, qui dédorait en les lisant leurs pages les
plus reluisantes... Cette panthère, qui couche dans
l'antre du cœur de l'homme, s'éveillait dans le sien et lui
mettait sa griffe au front. Il souffrait du mal d'avoir
(1) Ce qui ne meurt pas (l"'' éd. Lemeire, in-12, 1884) p. 19 et 20.
— 71 -
dix-sept ans... llal)iliiolltMnoiil les yeux d'Alhin étaient
mornes comme le sont presque toujouis les yeux do
ceux qui n\aai"doiil plus dans Icui* cciMir (|U(' ilans la vie ;
mais a la nioiiidn» (Miinlioii un au Mi(»iii(lii> capi'icr d(^ rc<
jeune homme, a Vaiuv plus passioiinéii que (or[(> cl (pii
deviendrait peut-être ri)buslo avant d'avoir un caractère,
il parlait de ses larges prunelles mates un dard de
lumière, comme le Irait d'or d'une étoile qui file dans
un ciel noir à travers les brauchag^es plus noirs encore
d'une foret. » (1). C'est bien là le Barbey qui semonlre
à nous dans le portrait que nous avons de sa vinglicme
année.
Plus tard, do i^') à 2S ans, il sera rAllaï d'AmakU'c,
l'Aloys de la Bague d'Annihal, le Raimbaud de VAinour
lmi>ossible ; et nous reconnaissons à ce triple portrait
le jeune désenchanté, lironiste et le fougueux qu'est
tour à tour l'auteur du Mémorandum do is:j(;, — avec
ses ennuis, ses nostalgies, ses ivresses d'un instant, ses
défaillances d'une heure, sa « maladie du siècle // et
finalement le désespoir de ses instincts blasés.
Puis, la trentaine passée, d'Aurevilly deviendra le
Ryno de Marigny d'Une Vieille Maîtresse. '< Vous
connaissez ma famille, — dira-t-il de son héros, ot de
lui-même, — vous savez quelle place elle a tenue dans
l'ancienne arislocralie. Lorsqu'à vingt ans je la quittai
brusquement pour aller vivre à ma fanUiisie, vous savez
quel éclat ce fut dans ma j)rovince et dans votn* fau-
bourg Saint-CieruKiin. où mon père avait conservé beau-
coup de relations... Rien de plus simple, d'ailleurs, que
mon éloignemenl dune famille qui ne comprenait rien à
ce que j'étais et à ce que je pouvais devenir. Kilo m'avait
.1) Ce <jui ne meurt i>as !" t';d. Lemcrrc, in-12, lS84j, p. 'J, 10, li, l.'î.
— 75 —
blessé dans mes ambitions, dans mon orgueil, dans
tout ce qui fait la force de la vie plus tard. Je la quittai
respectueux, mais ferme, mais décidé à ne plus m'ap-
puyer que sur moi. J'étais bien jeune alors. Une éduca-
tion compressive avait pesé sur moi sans me briser.
Quand j'ôtai mon âme de cette camisole de forçat, le
bien-être des fers tombés me saisit comme une ivresse.
Cela sulïirait à expliquer la vie dissipée dont j'ai vécu.
Un oncle, le chevalier de Marsse, que vous avez connu,
et qui, ancien cadet de famille, n'avait pas grand'chose,
me donna pourtant tout ce qu'il avait, parce qu'il était
mon parrain. Si peu que ce fût, ce peu garantissait mon
indépendance pendant quelques années. Du reste, les
chances de la vie ne m'effrayaient pas. Je suis naturel-
lement aventurier... Je l'ai été dans ma vie. Je le suis
dans mes facultés. J'aime les périls et les anxiétés
cachés au fond des choses inconnues et des événements
incertains. Toutes les difficultés m'attirent, et c'est peut-
être cette disposition qui m'a fait aimer Vellini... J'ai
dépensé une grande activité dans de grands désordres.
J'ai été ce que sont la plupart des caractères passionnés
dans un temps comme le nôtre. » (1).
Et, à mesure que d'Aurevilly avance dans la vie, il
prend de plus en plus plaisir à se dessiner lui-même. Il
sera, ou plutôt il voudrait être le vicomte de Brassard,
du Rideau Cramoisi. « C'était un Dandy que le vicomte
de Brassard. S'il l'eût été moins, il serait devenu certai-
nement maréchal de France... mais le dandysme ! Si
vous combinez le dandysme avec les qualités qui font
l'officier : le sentiment de la discipline, la régularité
.dans le service, etc., etc., vous verrez ce qui restera de
(1) Une Vieille Maîtresse (éd. Lemene, t. l, ji. 124, 125, 126, 127),
— 7C. —
l'oflicier dans la combinaison v[ s'il nt» saulo pas coniinc
une poudriôi"o! l'mir (lua \ iiiul iiislaiils de sa \ii' rolll-
eior de Brassard n'oùl pas sanlo, c'osl (\m\ conmic tous
les dandys, il était heuioux. Mazaiin l'aurait employé,
— ses nièces aussi, mais pour une anii'o raison : il était
superbe. 11 avait eu cette beauté nécessaire au soldat
plus qu'à personne, car il n'y a pas de jeunesse sans la
beauté, et l'armée, c'est la jeunesse de la France ! Cette
beauté, du reste, qui ne séduit i)as que les femmes, mais
les circonstances elles-mêmes, — ces coquines. — n'avait
pas été la seule protection qui se fut étendue sur la tète
du capitaine de Brassard. Il était, je crois, de race nor-
mande, de la race de Guillaume-le-Conquérant, (^l il
avait, dit-on, beaucoup conquis... Après l'abdication de
l'Empereur, il était nalurellemenl passé aux Bourbons,
et, pendant les Cent-Jours, surnalurellemenl Icui- clait
demeuré lidèle. Aussi, quand l(>s Bourbons fui'ont revenus,
la seconde fois, le vicomte fut-il armé chevalier de Saint-
Louis de la propre main de Charles X (alors Monsieur).
Mais, avec la meilleure volonté du monde, que faire pour
cet enragé dandy qui, — un jour de revue, — avait mis
l'épée à la main, sur le front de bandière de son régi-
ment, contre son inspecteur général, i)our une observa-
tion de service? C'était assez que de lui sauver le conseil
de guerre. Ce mépris insouciant de la discipline, le vicomte
de Brassard l'avait porté partout. y> (1).
No pouvant être Brassard et n'ayant connu ni la
-r servitude » ni la ^< grandeur militaires », d'Aurevilly
est contraint à devenir un simple Dandy sans épaulettes,
un Brummell parisien. C'est déjà quelque chose : car le
dandysme est une attitude éminemment aristocraliqne.
(1) Les Diaboliques (éd. Deiitu) Le liideau Cramoisi, p. 'J et suiv.
La vanité y supplée aux qualités réelles, trop souvent
absentes, de la noblesse, et la fatuité y remplace les
mérites vrais, anémiés ou disparus, de l'intelligence et
du cœur. Or, ajoutez au dandysme sec et momifié d'un
Brummell les bonnes fortunes de la passion, vous aurez
le dandysme « nouveau jeu » du comte Jules-Amédée-
Hector de Ravila de Ravilès qui porte les prénoms de
Barbey d'Aurevilly en personne. « Le comte Ravila de
Ravilès qui, par parenthèse, avait toujours obéi à la
consigne de ce nom impérieux, était bien l'incarnation
de tous les séducteurs dont il est parlé dans les romans
et dans Fhistoire... Gomme d'Orsay, ce dandy taillé
dans le bronze de Michel-Ange, qui fut beau jusqu'à
sa dernière heure, Ravila avait eu cette beauté par-
ticulière à la race Juan, — à cette mystérieuse race
qui ne procède pas de père en fils, comme les autres,
mais qui apparaît çà et là, à de certaines distances, dans
les familles de l'humanité. C'était la vraie beauté, — la
beauté insolente, joyeuse, impériale, juanesque enfin ;
le mot dit tout et dispense de la description; et — avait-il
fait un pacte avec le diable? — il l'avait toujours... Seu-
lement, Dieu retrouvait son compte ; les griffes de la vie
commençaient à lui rayer ce front divin, couronné des
roses de tant de lèvres, et sur ses larges tempes impies
apparaissaient les premiers cheveux blancs qui annoncent
l'invasion prochaine des Barbares et la fin de l'Empire...
Il les portail, du reste, avec l'impassibilité de l'orgueil
surexcité par la puissance; mais les femmes qui l'avaient
aimé le regardaient parfois avec mélancolie. Qui sait ?
EHes regardaient peut-être l'heure qu'il était pour elles,
à ce front ! Hélas ! pour elles comme pour lui, c'était
l'heure du terrible souper avec le froid Commandeur de
marbre blanc, avec lequel il n'y a plus que l'enfer, —
— 7S —
rrnler ilo la vuMlk'ss(\ vu alUMulaiil l'aiilrt*. //(l). Viiila
h'u^n \c portrait, a po'ww (•harg:é, do celui qui voulut être
le dandy Barbey d'Aurevilly et qui conserva jusqu'à la
mort la i»aivi« vanité du « vieux beau ^>, au point de dire
d'une femme qui l'examinait en entrant dans un salon :
«c La malheureuse! encore une (pii vi(Mil pour moi:: •>
C'est ainsi qu'aux ditrérentes époipies de son existence
d'Aurevilly s'est peint lui-même dans son (euvre, avec
tous les traits caractéristiques do l'aristocratie, de la
vraie, authentique et native aristocratie. En faisant
défiler sous nos yeux une longue théorie de p-ens do
race, il marque d'un trait léprerles dernières convulsiojis
d'une société qui s'en va. 11 n'ose insister et appuyer
trop fortement sur cette décadence irrémédiable, car son
âme en sourtVe Et tout son cœur, ol)stinemenl tidele au
passé, palpite des émotions suprêmes d'une vie expirante
et se donne l'amère jouissance de réveiller pour une
heure des moribonds ou de ressusciter des défunts. Pur
là, son œuvre, qui eût pu servir de tombeau à la
noblesse éteinte, devient un véritable pavois de triomphe.
En exaltant l'aristocratie, Barbey d'Aurevilly exalte sa
propre personne.
11 a raison, d'ailleurs. De laristocratie. il a toutes les
qualités et tous les défauts : et ici, comme partout, les
défauts ne sont guère que l'exag-ération ou la ran<on des
qualités. Des nobles qu'il fréquente et qu'il regarde
comme ses pairs, d'Aurevilly possède au plus haut degré
le courage chevaleresque, les croyances ou préjugés
traditionnels, le langage châtié, les attitudes élégantes
et fières, la belle tenue d'apparat, et cette distintlion
(1) Les Dia/joliffues éJ. Ucnlii . Le rjlus bel amour de l'un Juan
p. 85 et 8fi.
naturelle qui n*a pas besoin, pour se faire valoir, du
puéril secours de l'art. Mais d'eux aussi il tient le mépris
insolent, la vanité presque inconsciente et passée dans
le sang-, l'orgueil qui se pare d'une supériorité souvent
contestable, enfin le goût déplorable de l'artificiel, qui
corrompt la saine nature, et la tendance au compliqué,
parce que le naturel est trop simple. Donc, comme la
plupart des nobles, le fils de Théophile Barbey gâte ses
meilleures et ses plus précieuses qualités par l'excès où
il les pousse et l'abus qu'il en fait. En revanche, il relève
ses défauts par je ne sais quel air de crànerie et d'absolue
franchise qui les rend moins choquants.
Par exemple, s'il a l'orgueil du gentilhomme, il en a
aussi la pudeur. Qui pourrait croire jamais que la
majeure partie de son œuvre n'est, comme il le dit lui-
même, « qu'une confession à la troisième personne »?
Nul critique ne s'en est aperçu de son vivant et il fallait
pénétrer jusqu'à son àme, — qu'il défendait contre toutes
les curiosités, — pour s'en douter. Et ceci le sépare radi-
calement de bien des romantiques. Il convient de lui en
savoir gré. On a vu tant de gens monter sur des tréteaux
pour apprendre, avec force clameurs désespérées, à
l'univers entier qu'ils avaient du « vague au cœur » et
qu'ils souffraient de maladies extrêmement raffinées, on
a vu tant de cabotins délirer sur la scène et mettre au
premier plan leur pauvre physionomie, qu'il est bon de
respirer, chez d'Aurevilly, une atmosphère moins saturée
de folie théâtrale. Lui, au moins, s'il s'est jeté tout vivant
dans son œuvre, il a « démarqué » ses souvenirs et con-
tenu sa sensibiUté pour que la foule, irrespectueuse et
profanatrice, ne vînt pas se ruer dans le sanctuaire de sa
vie intime. Il n'a pas étalé ses plaies au grand jour, —
sauf dans les Mcmoranda, qui n'étaient destinés qu'à
— so-
nne publicité posthume, — i»n. sil les a élalét^s, il on a
fait le triste don à des héros — on des victimes — assez
dirt'érenls de Ini-nième pour que fussent déjouées l(\s
cni'iosiles malsaines du irclenr. C'est ainsi qu'il est ton-
jours reste lidèle à l'idéal de (ierlo iiitlcxilile (lu'il s'rlait
tracé dès ses jeunes années :
Si lu pleures jamais, «|ue ce soil eu silnnrc !
Si l'on te voit |ilemt'r, essuie au moins les pleurs... (l^
Saigne, saigne, mon eiiuir, saigne plus lentement...
Mais je ne |iermels pas aux hommes de la foule,
Insolents curieux de tout cruel destin.
De l'approcher, cœur lier, pour entendre en mon sein
Dégoutter ton sang qui s'écoule.
Saigne, saigne, mon ciTur... j'éJoutrertii l'haleine
Qui piiurrail, a l'oileur. réM-lcr le martyr! (2)
E^t je veux ))i(Mi <iue ce soit la encore un rallineinent
d'aristocratie ; mais il s'y dévoile une toile noblesse
morale, supérieure à toutes les autres noblesses, qu'nii
oublie vite le mobile qui a pu l'inspirer.
Toutefois, la fi«Mté native de lîarbey d'Aurevilly ne se
traduit pas seulement par le « noli me iamjerc >/ jeté à la
foule. Elle s'exprime encore sous une forme difï'érente,
quoique aussi décidée, par la haine du bourgeois. Ce
caractère est bien romantique, sans doute ; néanmoins il
affecte, chez l'aristocrate historien de Brnmmell, un
aspect particulier. Les romantiques déclamaient contre
le bourgeois, tout en voulant l'ahurir par leurs théories
subversives et leurs paradoxes empanachés. Plus sim-
plement, d'Aurevilly l'éloigné d'un regard sec, d'un geste
(Ij Poussières (éd. Lemcrre), p. :il.
(2 Ibi'I., p. rA .1 32.
— SI —
ferme, d'un ton qui n'admet pas la réplique. Cette attitude
est certainement plus dédaigneuse que celle des roman-
tiques ; elle l'est surtout infiniment plus que celle de
Gustave Flaubert. Le pauvre Flaubert était réellement
hanté, obsédé, possédé par le bourgeois. Le bourgeois,
c'était sa bête noire, le cauchemar de ses jours et de ses
nuits, sa constante hallucination. De là, dans l'expression
de ses mépris, un grand fond de naïveté, de mesquinerie
et de crainte puérile, qui était insupportable à Barbey
d'Aurevilly. Et l'auteur à' Une Vieille Maîtresse Ya fait
durement sentir à l'auteur de Madame Bofary (1).
C'est donc l'orgueil aristocratique, — un orgueil mal
placé, souvent, mais toujours haut placé, — qui inspire
et alimente l'œuvre de Barbey, — l'orgueil, dit-il, « qui
fait supporter la vie » (2). Il ne veut pas entendre parler
de résignation : c'est « la vertu des agneaux » (3), lesquels
sont dévorés par les loups. Mais cette attitude essentiel-
lement autoritaire ne peut convenir à l'existence de tous
les jours. D'Aurevilly ne sera-t-il donc qu'un Brummell
inutile ? « Faire une épouvantable consommation de
gants blancs, — s'écrie-t-il, — et réfléchir sur la vie, les
deux seules ressources qui nous soient restées, à nous
autres jeunes gens qui n'avons pas vu Napoléon » (4). En
attendant des temps meilleurs, il écrit, pour se soulager,
la Bague d'Annibal, Germaine^ VAmoiir lm2')ossiNe,
le Dandysme, Ces livres ne s'analysent guère : ils sont
faits de nuances, et les nuances ne se peuvent fixer, sans
qu'on coure le risque de les voir disparaître. Même, à
(1) Artirle sur Bouvard et Pécuckel, de G. Flaubeht. [Coiislilutionnel,
10 mai 1881).
(2) La Bague d'Annihal, strophes 48 et ou (éd. Lemerre).
(3) LeUre à Hector de Saint-Maur.
(4' U Amour Impossible, p. 42 (éd. Lemerrc\
6
— S-? —
propiviinMil i>;ii'ltM', «■(' ne soiil pas des livres: co sont
laiilul ilescDiiversalidiis (lisliiii;iKH's (1(> ii(»l)l<»s (MiIi'(M'UX,
et dos causeries do saU)ii, laiilùl (el c'esl plus leiiihle!)
eo sont dos drames iiilimes, c'est, comme l'a si l)irii dit
M. Paul Bouri*-el, do <v raclion rtMilréo^y (1).
L'action. xoWÀ où tendent toutes les aspirations des
classes (1 ni diiim'i'eiil autrefois la société; voilà lo plus
vif désir de r>arl»(\v d'Aurevilly. S'il ne peut U^ satisfaii'e,
il se co!itentera de causer aj^reablement et l)rillamm(Mit
dans lo monde; mais il ne pourra s'en consoler. <^ .io
devrais être aujourd'hui, — disait-il à son ami Ti'ohutien
le 1") avril ISTm, avec une fierté attristée, — lo maréchal
d'Aurevilly ». La vie militaire est bien, en elfel, la vio
active par excellence, celle (pii. du liaul en lias de la
hiérarclii(\ pei'inet le mieux aux instincts d'autoi'ile et
de commandement de la noblesse, déchue de son rang",
de se donner libre carrière. Adéfaut de cette ressource, le
fils des Chouans de Basse-Normandie voudrait au moins
jouer un rôle prédominant dans les allaires publicpies;
mais les temps sont durs aux hommes du passé qui n'ont
rien oublié de l'absolutisme d'anlaii et n'ont a (d-ur que
de restaurer sur les ruines du monde nouveau l'cMal
social de l'ancien régime. On écarte donc du pouvoii" ce
€ moyen-âgeu.x » endurci et on interdit la tribune poli-
tique aux di.scours fultrurants de cet intransigeant
« légitimiste >/. Au lieu d'une épée, il ne lui reste qu'une
plume; à la place de l'éloquence vengeresse qu'il rêve,
on ne lui abandonne que la conversation des salons.
Avec quelle mélancolie il se plaint de la triste situation
où il se voit réduit: « L'action, s'écrie-l-il, est la vraie
(1) Paul iViiBorr. — Préface <J<'9 Memoranda de 1856 et de 1858 (éd.
Lemerrc, 1884j.
— 83 —
grandeur de rhoinnie. L'action l'emporte sur la pensée
de toute la beauté de la volonté accomplie » (1). Mais du
moins il ne laissera pas s'émousser entre ses mains les
deux seules armes dont l'inclémence d'une époque paci-
fique lui permet le libre usage : la plume et la parole.
Il se fera l'historien et lejuge des gestes d'autrui. 11 sera
le poète des exploits qu'il n'a pas consommés et auxquels
il eût tant désiré prendre part ; il sera le critique des
œuvres nouvelles et des hommes nouveaux. Ainsi, il ne
s'anéantira pas dans l'oisiveté d'une existence sans
profit; il combattra, malgré tout, en désespéré, et son
honneur sera sauf.
C'est de cette manière qu'il a conçu ses romans de
r Ensorcelée et du Clicvalier Des Touches. Là guerre des
Chouans est l'œuvre de ses aïeux ; en la racontant, ce
sont des papiers de famille qu'il livre à l'adniiration
publique. Et c'est pourquoi il se décerne le mandat
d'historien. D'historien? non ! je me trompe. La froideur
de l'histoire glacerait son esprit ardent. Il s'en institue
plutôt le poète épique : car alors il pourra satisfaire
plus facilement ses besoins d'héroïsme. L'historien fait
'< revivre » les actions d'autrefois; Barbey d'Aurevilly
veut les « vivre » pour son propre compte. Il écrira donc,
en vrai poète, dans le feu des batailles, en pleine mêlée,
sous les coups de mousquet, — sans se soucier nullement
du recul des événements.
Mais ce n'est pas assez encore pour suppléer à son
amour déçu de l'action. Il sent bien que, même en par-
tageant le plus possible la vie de ses héros, il se trouve
dupe de son imagination. Il a beau se donner l'illusion de
combattre avec eux ; il se rend compte, au fond de son
(1) Ce qui ne meurt pas (éd. Lemerre, 1884, in-12), p. 409.
- 81 -
ànie. qu"il t'ail luetitT il'lioiiiiiit' (lt> I(>tli-«>s. I':i crllo ponséo
lui dovioiil Mil iiisiipptnlalilt' tuuiMiu'iil. Alors, faisaiil
retour vers le passé, il apoivoil tout ce q\\\ le st-parc de
ses ancêtres et il se preiul à niaudii'e la «ieplorabie
condition des temps niodnncs. Jadis, on se battait
pour la gloift»; iiiaiiUenanl. on se tue pour TarKenl.
Et. voyant la troupe famélique et désordonnée dos
« struinih'forlifcrs » mouler à l'assaut des pouvoii's {mli-
tiques et dos hautes sitiialions lillci-aircs, il a houle de
n'être rien auln^ qu'un eci-ivaiu. (lelle honte, il ne la v.\w-
dera pas au plus inlimi> de son C(eur : elle retoutbM-ail. 11
la criera sur les toits. Il se vengera de ses hunnliations
en flagellant ceux qui, par leurs manœuvres révolution-
naires, ont créé la société actuelle pour eu ])rofiler et eu
jouir avec une insatiable avidité. De la. en pai'lie (car
elle s'explique aussi par les li-adilions familiales (>l la
voix du sang), sa haine jiour les institutions coidempo-
raines. pour la Révolution qui les a établies et pour tous
ceux qui en vivent. De là aussi, et particulièrement, ses
dédains tranchants à l'eiuiroit de rhomme de lettres,
qui n'est qu'honnne do lettres et ne voit dans son état
qu'un métier lucratif.
Sa haine de la Révolution se manifeste à chaque
instant : elle éclate a toutes les pages de ses écrits,
quels qu'ils soient. Depuis le Mcinorandum de ISliC),
jusqu'aux dernières lig-nes qui soient sorties de la iiliime
de Barbey d'Aurevilly, son o'uvre entière respire une
profonde horrem- des idées libérales du XVIIl'' et du
XIX' siècle. Ne demandez à ce soldat irrité ni justice
dans l'appréciation des évéïuMneids, ni in(lulg:ence a
l'égard des hommes : son cu'ur s'y refuse. Une seide
concession faite aux êtres et aux choses d'aujourd'hui
lui semblerait une indi^Miité. une injure gratuite à
— S5 —
l'adresse des uges révolus : ce serait détourner les
louanges de leur vraie direction, les dérober à leur
unique destinataire, le passé, les enlever à la seule
grandeur historique qu'un Chouan reconnaisse : l'ancien
régime. Le présent, voilà l'ennemi. Pas do quartier ! sus
aux barbares démohsseurs du « bon vieu.\; temps » ! Tel
est le cri de guerre du farouche Barbey ! Ainsi, il a pu
se croire encore un soldat. De sa plume, ila fait une
épée, et il est parti en croisade contre la Révolution
victorieuse. 11 a recommencé à sa manière les aventu-
reuses expéditions du chevaher Des Touches.
Ses articles dé critique lui ont surtout fourni l'occasion
très fréquente de témoigner son aversion aristocratique
pour le grand mouvement populaire de la Révolution
française. Depuis 1789, rien ne trouve grâce aux yeux de ce
justicier impitoyable, si ce n'est l'absolutisme du premier
Empire; personne ne désarme sa sévérité, si ce n'est
Napoléon. Le XIX« siècle lui semble, par excellence, le
siècle de la faiblesse et delà pusillanimité. Or, d'Aurevilly
n'a qu'une idole: la force. Déjà, dans son Mémorandum
de 1836, il écrivait: « On n'a jamais tort de réaliser ce
que l'esprit a jugé bon, et il faut rougir des mots probité
et conscience s'ils ne signifient que des erreurs de juge-
ment. En morale, le Génie justifie tout » (1). On devine à
quels excès politiques cette maxime pourrait mener:
elle légitime l'absolutisme intégral et implacable. Mais,
si l'on y veut voir seulement une boutade de jeune
homme ou un paradoxe de journahste, qu'on médite
cette autre parole de l'auteur de Ce qui ne meurt pas :
« La force, — la plus belle chose qu'il y ait dans le
(1) Mémorandum de 1836. — 10 Noveml)re 1836 (éd. Lenierre, 1900).
._ se» —
iiioiule, après la vorlu » (1). L'idée esl plus juste el plus
luimaiuo, mais oWo nVsl pas moins grosso d(î ponsé-
queiicos liMTiblos el poul-èlre de meMaccs. KohespiiMTO
l'eùl apiironvêe t4 eoiilresimiuM».
Aussi, un lin crilique, M. Al('id(> Dusulier, ii a l il i»as
tort quand il dit a ce propos: « Co qui frappe tout d'abord
dans les ouvrat^es de M. Barbey d'Auitnilly, c'est la
sympathie violente de cet écrivain pour la lorce et Tauto-
rité. Critique, il se bat avec fureur pour le principe
autocratique; romancier, il dépeint do préféronco les
individualités en qui sincarne, à certains moments do
riiisloire, celte autocratie vénérée. Ici, l'artiste est tout
à fait conséquent avec le politique. Chez l'un coniiiie
chez l'autre, éclate un ardent mépris des foules aux-
quelles, je le parierais, M. d'Aurevilly ne voit une raison
d'être que parce quil faut bien, après tout, à l'autorité
un troupeau à pousser devant soi; à la force, une tclc de
more où exercer son poing » (2).
C'est au nom de ce double principe do la force et de
l'autorité que Barbey fait une guerre sans nierci aux
hommes d(^ lelti'es, ses confrères. Il n'est pas médiocre-
ment piquant devoir cet écrivain, qui n a vécu que par les
lettres et pour les lettres, tomber à bras raccourcis sur
ses frères d'armes dont la plupart méritaient un traite-
ment plus doux. Aux uns, il dénie le titre de philosophes,
parce qu'ils entrent dans le sanctuaire de la métaphy-
sique avec une âme profane (|ui a désappris le respect
des choses saintes. Aux autres, il refus(î la qualité
d'historiens, «•••r ils n'ont pas le dniil. dilil. de pént'lrer.
(1) Ce qui ne meurt pas (t" éd. Lcnierre, in-l'J. 1884j, p. U14.
(2) AIride DcsoLlEH, Sos i/ens de lettres, \i. 308etsuiv. iDrcyfous, édi-
teur, 1878).
— S7 -
« comme dans un bois />, en « l'arche sacrée » des
annales de la France; et sans délai, ne se souciant pas
des les^ilimes prétentions du talent individuel, l'inti'ansi-
geant critique réclame le rétablissement des fondions
d'historiographe. « Nous souhaiterions, — demande-t-il
impérieusement, — qu'en matière d'histoire de France
l'Etat prît une réserve, et, qu'en créant des fonctions
d'historiographe, ces Garde-nobles de l'Histoire, il
sauvât notre histoire à nous, cette dernière forteresse
morale de tout peuple, et empêchât qu'elle ne fût prise
d'assaut par la tourbe des pamphlétaires contemporains,
démagogues, fonctionnaires expulsés, prétendants ano-
nymes, transfuges colères qui s'y cachent, Uumettent
au pillage et s'en font un asile! » (1). Tel autre s'impro-
vise poète ; mais a-t-il la puissance des ailes et l'ampleur
de l'essor qui mènent tout droit sur les sommets ? Si oui,
qu'il vienne à nous, vrais poètes; sinon, qu'il ne touche
pas à la lyre et n'essaie pas de bégayer le langage des
dieux. « La poésie est une vocation » (2). Celui-ci veut
être romancier, parce qu'il sait trousser lestement une
historiette ou anecdote; s'il n'a pas le double don
d'observer fidèlement et d'imaginer grandement, s'il
n'est pas un « idéaliste », qu'il s'éloigne. Celui-là, enfin,
se contenterait du mandat plus modeste de la critique;
s'il n'a pas une doctrine bien arrêtée et inflexible, on n'a
pas besoin de ses services, même à un rang inférieur,
dans le palais des Lettres.
Que faut-il donc pour obtenir pleinement et sans restric-
tion les faveurs de Barbey d'Aurevilly? Il ne s'agit que
(1) Les Historiens politiques et littéraires. — Hisloriographes et Histo-
riens, p. 7 (Amyot, éditeur, 186i).
(2) Les Poètes (Amyot, éditeur, 1862). p. 291.
— SS —
d'être nii Joseph de Maislre, un vicoiiile do Donald, un
lord Byron, nn llonofé de lîalzac, nn vicoinlo de Chateau-
briand, nn Ali)lionse de Lamartine on nn Alfred de Vi^^n^^,
tons aristocrates et hommes d'action avant d'être poètes.
i"omancitM"s. liisloritMis ou philosophes. Ces gens-là n'ont
rien du " littérateur », du « cuistre », du « pédant », du
«byzantin ». C'est pourquoi le critique des Prophrlcs
du Passé, qui s'estimait leur pair et rival, leur a prédit
une renommée durable, supérieure aux misérables
contingt?nees et aux hasards inexpliqués de la vie litté-
raire. A ceux mêmes qu'on était tenté d'oublier, après
la réaction réaliste de 1850, il a promis une renaissance
éclatanK^, aujourd'hui confirmée par l'événement. Cette
renaissance, il l'a amioncée il y a bientôt un demi-siècle,
à une époque où de tels hommes, génies de l'esprit
humain, commençaient de subir une éclipse, qui a duré
jusqu'à nos jours, et de connaître l'ingratitude ou l'igno-
rance de l'innnédiate postérité.
Mais si l'on n'est pas aristocrate ou homme d'action, il
faut, pour avoir les éloges de Barbey d'Aurevilly, être
un « fort » tout au moins, un de ces forts qui conquiè-
rent par la violence le royaume de la terre ou des cieux,
la célébrité ou la gloire ; il faut être un de ces solitaires,
un de ces soldats de la pensée on nn de ces serviteurs
de l'art, qui portent au front la radieuse auréole d'une
conviction afl'ermie pour laquelle ils sacrifieraient volon-
tiers leur existence, et sans laquelle ils préféreraient se
tenir à l'écart: une M""' Ackermann, «ce brave homme
de génie », un Stendhal, un Baudelaire, par exeniple.
Hors de là, point de salut, point de ménagements. Tout le
reste n'est que littérature vaine, fantaisie stérile, misé-
rable occupation de désœuvrés.
Voilà une conception 'nien aristocratique de « l'émi-
— SO —
nente dignité » des Lettres. La littérature ne doit pas
être un passe-temps d'oisif ou un gagne-pain de roturier.
C'est une mission qui incombe à des esprits supérieurs,
en ce siècle où les grandes luttes d'autrefois, — l'épée
au poing et face à l'ennemi, — sont remplacées par une
agitation terre à terre, monotone et banale. L'homme
de lettres n'a pas droit de cité sur le sol français teint du
sang des aïeux: il n'est qu'un parasite, il mérite d'être
traité en « outlaw ».
Que dira donc Barbey d'Aurevilly de la femme de
lettres ? N'est-ce pas un « monstre » (1) éclos dans le sein
corrompu d'une civilisation maudite ? Il faut l'anéantir,
avant qu'il sème des ravages peut-être irréparables.
C'est à cette besogne vengeresse que s'est voué, avec
plus d'ardeur que de justice et d'heureux résultats,
l'auteur des Bas-bleus. Il procède par exécutions vigou-
reuses et brèves, après instruction souvent très som-
maire de la cause des inculpées. Si la tâche lui paraît
douloureuse, jamais néanmoins il n'y apporte de défail-
lance. Il se reprocherait un manque de courage à l'égal
d'un crime. Il a, trop haut placé dans son âme, le culte
chevaleresque de la femme, pour permettre que certaines
d'entre elles déchoient du rang élevé qu'elles occupent.
Dès ses jeunes années, par le fait de son éducation et
de ses instincts aristocratiques, d'Aurevilly ne pensait
pas autrement. En 1835, dans la Bague d'Annibal, il
stigmatise durement '< ces femmes comme j'en connais,
et que les hommes, — aussi lâches qu'elles sont impu-
dentes, — ne renvoient pas faire leur compotes » (2). Et
(1) Les Poètes, p. 145 (éd. Amyot, 1862). — Les Bas-bleus (éd. Palmé)
— passim.
(2) La Bague d'Annibal (éd. Lemerre), p. 291.
— \K) —
plus loin, laisaiil allusion adeor^o Sand, il s'oniporle en
une générouse et romantique invective à l'adresse des
femmes * quand, ingrates envers Dieu qui les lit si Itelles,
et s'aveuglanl sur leur puissance, elles préfèiiMil la
canité d'écrire uu substantiel hitMi d'être aimées cl
souillent d'encre des mains divines pour prouviMa leurs
contemporains la légitimité de l'adultère » (1).
Mais, vers ISSO, rinvasion du bataillon féminin mena-
çait d'être plus terrible qu'en 181^. Aussi d'Aurevilly
a-t-il consacré tout un volume à cette plaie des temps
nouveaux. L'homme de lettres, lui, n'est qu'un parasite.
La femme de lettres, c'est une énormité dangereuse, un
fléau. Elle n'est ni mère, ni épouse, ni amante, selon le
rôle qui lui fut assigné par Dieu : elle fait de la littérature.
Autant donc le peintre de Calixte a d'admiration pour la
vraie femme qui remplit dignement son ministère si
noble, autant il exècre celle qui se dérobe à ses devoirs
et va « courir le guilledou » du roman. Ces femmes, à
qui l'amour ne suffit pas, — qui premient en pitié les
baisers et les caresses, signes de leur esclavage, disent-
elles, alors que c'est bien plutôt les instruments de leur
domination, — ces femmes, qui méprisent le sourire et
ses grâces, doivent être à jamais expulsées du monde
dont elles troublent l'harmonie et compromettent l'ave-
nir. Elles n'ont plus leur place au gynécée. « Ce
sont des hommes, — du moins de prétention, — et
manques !ï> (2). On ne se représente pas sans une certaine
émotion Barbey d'Aurevilly revcMiaiil sur terre à l'aurore
du XX*" siècle et saisi de stupeur a la vue de ce régiment
bruyant de femmes-journalistes, femmes-docteurs,
(1) La Bague d'Anmbal (éJ. Lcmcrrc), \>. 390.
(2) Les fias-bleus (éd. Palmé). — Inlruductiuu, p. 1.
- 91 -
femmes-juristes, femmes-politiciennes prêtes à se ruer
en Furies sur leur mortel ennemi, — qui fut si longtemps
leur ami, — l'homme! Cette fois, le justicier des Bas-
blciis n'aurait plus qu'à reconnaître que la partie est
définitivement perdue pour les vaillants « Prophètes du
Passé » ; et, songeant aux catastrophes futures qu'il
n'oserait même plus annoncer, il s'en retournerait, l'ame
en deuil, bercé dans son rêve d'aristocratie triomphante,
qui fut beau!
C H A V 1 r H K V
Le Catholicisme
L'.\RIST()(^.nATIK KT LA RELIGION. — l'ÉMANCIPATION
nr .IKLINKAGK. — RETOUR AUX CROYANCES CATHO-
LIQUES PAR RESOIN d'autorité. — LE RESPECT
DES CHOSES RELIGIEUSES, l'aDIIÉSION AUX
DOGMES, l'accord DE LA KOI ET DE LA PRATIQUE.
LE CATHOLICISME IMMANENT WU/IC ViciUo
Maîti'csse. — le dogme et la morale. —
l'absolutisme des P/'op/t('lns du Pa.^sr et le
libéralisme religieux. — LE satanisme: ingé-
rence DU démon dans les affaires humaines.
— <( LA superstition )). — (( LA CLARTÉ DU
christianisme ». — LE CATHOLICISME PASSÉ
DANS LE SANG.
Un aristocrate n'est pas nécessairement un homme
religieux. Il trouve un surcroît do force et d'appui dans
la rig-ide économie des dogmes ; mais, s'il est person-
nellement bien convaincu de la valeur et de la pérennité
de ses droits, il n'a pas besoin, pour les faire triompher,
d'invoquer le secours d'une autorité e.xtérieure a la
sienne. Ilsesuflità lui nirme. L'aristocratie du X VHP siè-
cle, aussi inflexible sur le chapitre de sa précMuinence
sociale que l'aristocratie du siècle précédent, était incré-
dule aux enseignements de l'Eglise : elle se disait
- '^^5 —
« libertine » et athée. De même, la haute société de la
Monarchie de Juillet fut foncièrement voltairienne et
libre-penseuse.
Il n'est donc pas étonnant que, dès sa vingtième année,
Barbey d'Aurevilly, secouant tous les jougs du passé, se
soit affranchi des croyances de son jeune âge. Il délesta
vite sa barque des traditions gênantes de la famille
encore qu'elles fussent consacrées par des souvenirs
plusieurs fois séculaires. Il ne voulait relever que de sa
propre initiative. II s'émancipa.
Dans son Ode aux Tliermopylcs, écrite à quinze ans
et demi, il n'y a pas trace d'accents relig-ieux. Tout y
est donné à l'héroïsme. On ne croirait jamais que telle est
l'œuvre d'un g-entilhomme adolescent nourri des plus
pures doctrines d'une famille catholique de province,
emprisonné dans un milieu étroit où ne circulent que
des influences dévotes et n'ayant jamais quitté le sol
natal. N'est-il pas surprenant que la part des sentiments
mystiques y soit nulle, alors qu'on s'attendrait plutôt à
un déluge d'effusions pieuses ? Il est vrai que le sujet
ne prêtait guère à l'évocation des gloires chrétiennes.
Pourtant l'antithèse eût été jolie, qui eût présenté en
regard du tableau de la Grèce païenne de Zens et de
Pallas Athéné la Grèce orthodoxe de saint Paul. Mais
Jules Barbey, malgré son amour des contrastes, n'y a
même pas songé.
Le catholicisme n'est pas moins étranger au second
essai littéraire du jeune étudiant de Caen. La pauvre
Léa semble se soucier fort peu, même en mourant, de
la doctrine du Christ, et Réginald de Beaugency, qui
revient cependant d'Italie, n'a pas l'air de savoir qu'il
pourrait bien exister une vie d'outre-tombe. Il n'y a,
dans le conte de Jules Barbey, place que pour la passion
— 04 —
ronKUiti<]ii»M^l U>s sitiiMlioiis |»i(Hi;mU>s (riiii draiiK^ ;i doux
Mémo absence de sentiments rrli^icux dans hi Bacfuc
cVAnnibal, GcDnainc, l'AntoH)- /i/ijfoss/h/c, le Dnn-
(ii/sme, ics PotK^ics ol la priMniori' partie d'ffjie Vieille
Maîtresse. Mais, ici, rincrédnlito de Rarbey d'Anrovilly
prend une nonvelle forme. Elle ne seconltMile i)lus d'èlre
silenciense ; elle dovionl souvent iri'csiiectiKMise et
attecle de se montrer ironique. Ce n'est pas (lu'eiie fasse
parade d'hostilité à l'endroit des dogmes catholiques ;
seulein(Mit, elle produit le sing-ulier etlelde leur cire peu
sympathique. Notre déraciné de 1S;{() a conservé des
souvenirs pénétrants de sa pieuse enfance et s'en sert
volontiers comme de thème à de fréquentes railleries
qui ne sont pas toutes du meilleur goût. II mélc cons-
tamment dans sa conversation et ses écrits l'expression de
ses fantaisies intellectuelles ou amoureuses et certaines
sensations relig^ieuses jadis éprouvées. Par exemple, en
1S45, « le jeudi dit saint >/ (c'est ainsi qu'il parle) il
voudrait être présenté à « une belle Déiste qui, — dit-il,
— fera peut-être croire un cœur éteint, comme le mien,
à l'immortalité de Tàme » (1). Il évoque éaalement, avec
une ironie froide, « ce monde-ci et l'autre monde, — s'il
en faut absolument deux ■» (2). Enfin, l'année même de sa
conversion, « le deuxième jour de la Pentecôte », il écrit:
« Je suis affamé de choses religieuses comme un homme
qui n'a pas mangé depuis longtemps ». El il ajoute en
guise d'exhorU\tion à son ami le vicomte d'Yzarn-Freis-
sinel : « Mettez-vous donc aussi à ce régime... Que je
vous rencontre dans toutes mes voies! Je ne puis m'i.soler
{{) LeUrc au vicomte d'VMrn-FrcissinrI.
'2) L'Amour Impossible p. 66 (édition Lemcrre;.
— 1)5 —
de vous, même dans la vérité. Allons au ciel bras-dessus
bras-dessous. Si vous restez dans votre hamac de scep-
tique, vous balançant nonchalamment d'une idée à l'autre,
vous êtes perdu, et moi je manque un camarade de vertu
qui pourrait la rendre amusante. Eh ! eh ! qu'en dites-
vous? C'est une expérience à tenter. Elle intéresserait
au plus haut point toutes les femmes de votre famille qui
voudraient vous voir meilleur probablement. Quant à
moi, qui suis jusqu'ici l'opprobre et le fléau de la mienne,
je lui garde pour ses vieux jours l'immense joie de mon
renoauellement intérieur. Voyez, je parle déjà cette
langue. Au fait, c'est aujourd'hui la Pentecôte, le jour où
le Saint-Esprit descendit en forme de langues de feu. Le
miracle continue pour moi. Après le Saint-Esprit, celui
que j'aime le plus, c'est le vôtre, ô Damné de mon
cœur ! » (1). Il est évident que ce n'est pas le respect de
la religion qui inspire de pareilles plaisanteries. Ne
semble-t-il pas plutôt que d'Aurevilly veuille, en bon
épicurien, aviver ses présentes émotions cérébrales ou
sentimentales à l'aide de souvenirs sacrés qui en aug-
mentent la saveur pimentée ?
Ce n'est qu'à partir de 4847 que l'incrédule ironiste de
V Amour ImjMssible devient très respectueux de la
religion catholique et qu'il inaugure une vie d'apostolat
laïque qui le mènera bientôt à l'absolutisme romain. La
foi renaît dans son cœur qu'il croyait éteint. J'en trouve
une preuve concluante au cours des deux parties, si
différentes, û'Une Vieille Maîtresse. Il est probable, il
est même certain que Barbey d'Aurevilly n'avait pas un
plan très arrêté quand il commença son roman en 1845.
Il écrivit « d'inspiration », comme il dit, le premier acte
(1) Lettre au vicomte d'Yzarn-Freissinet.
— m -
(lo celtt.' verilabli> lrai;edie ou siuit narrés les ('xploils
iimourcux de Ryiio et de la stMiora Vcllini avant lo
mariag-e du pauvre liéros. Puis il laisse n^xtser son
manuscrit et ne le reprend qu'en 1S17, après la fondalion
delà Société et de la Revue calholiques. Or, le second
acte lin drame, consacre a la Inllc soui'iU» de Vcllini
contre la chaste^ Hrrnianuarile, la lt\uitini(> épouse. o[
terminé par le li"if>inplu> de la vicnlle niailri'sse, est tout
pénétré de senliineids inconnus jus(pral()rs. Je ii(> veux
pas dire qu'il y ait unchang-einentluMisquedans rallilude
de l'auteur ni que la deuxième partie de son livre soit
lin commentaire de «l'Imilalion (h» .lésus-dhiisl ». Mais
il s'y manifeste très discrètement (jnehiues ((Midances
chrétiennes qu'on n'efd pu soniieonnei' antei'ieuremenl.
M. Alcide Dusoliera fait cette remarque foi-l int^énieuse
que la maxime inscrite en tête des Prophrlcs dn Passé
conviendrait aussi bien à la doctrine morale qui se dég-ago
(ïlhic Vieille Maîtresse. « L'homme et la femme une
fois liés d'amour, dit-il, ne peuvent rompre ce nœud sans
troubler l'ordre moral divinement établi. C'est là (pi'il
eût fallu placer l'épigraphe : ht l'crum ([Hod prias, illml
vero aduUerum nuod 2)()slerias ! L'homme aura beau
s'éloigner de la femme qui s'est donnée a lui tout enlier(\
comme il s'est donné à elle, et se réfugier dans le mariage
auprès d'une autre femme, il ne sera point à l'abri, s'il
porte une âme honnête, du devoir primitif qu'il s'est créé
et fiu'il n'est pas en son pouvoir d'abolii- ; il auia beau
faire, l'ancienne j)assion et l'ancien devoir poni-suivront
sans cesse la passion <'t le devoir nouveaux. I)e la, de
terribles conflits. Tiré entre le passé, «lui le réclame à
juste litre, et le présent qui a droit de le retenir, pris
entre la maîtresse al)andonnée et l'épouse récente,
ballotté sans repos de l'une à l'autre, il trainera toujours,
— 07 —
et quoi «iii'il fasses un double remords après lui. Il sera
fatalement (la fatalité, c'est la justice des événements)
époux coupable, s'il reste amant ; amant lâche et mépri-
sable, s'il se retranche dans sa nouvelle condition.
L'auteur, dans U)ie Vieille Maîtresse, a donc posé, en
droit, la revendication de la fidélité éternelle. N'est-ce
pas là un grave et magnifique sujet, pris dans les
hauteurs de la morale ?» (1)
Je crois que M. Dusolier a raison contre ceux qui ont
accusé Barbey d'Aurevilly d'immoralité. Je crois même
qu'il a un peu trop raison, car il dépasse le but à
atteindre. Il s'agit simplement de prouver que le roman
û'Une Vieille Maîtresse n'est pas un « musée d'hor-
reurs » ni un spectacle à scandale, mais qu'il renferme une
thèse « orthodoxe » et qu'il est tout pénétré d'humanité
vraie. Et la preuve me semble victorieusement faite par
l'auteur lui-même, quand ilditdansla préface de la seconde
édition de son ouvrage, datée du 25 mars 1858 : « Malgré
les qualités et les sublimités de la femme qu'il épouse,
Marigny(le héros du livre) divorce, parle fait, en n'épou-
sant pas sa vieille maîtresse. Son mariage est un crime
envers cette femme de son adolescence, que les vieux
livres de la sagesse Israélite défendent de jamais oublier
et qui le tient sous le joug mystérieux d'une fidélité
infrangible. La vieille maîtresse eût été sa vertu, s'il
l'avait épousée, et en ne l'épousant pas il en fait son
vice ! » (2).
Reste à savoir si cette thèse est franchement catho-
lique. Ici, d'Aurevilly se montre très sévère pour sa
(1) Alcide Dusolier, /. Barbey d'Aurevilly, étude (Dentu, éditeur. 1862).
- ^os yens de lettres (Dreyfous, éd., 1878), p. 140.
(2) Préface de la seconde édition iVlJne Vieille Maîtresse (1838'.
7
— IIS —
propre personne et poiii* son (riivrc " Vu a la dislance
de sept années, — dit-il, — à une époque où les convic-
tions se forg:ent par l'épreuve <>t par le coini)al, ce livre
n'est point à nos yeux ce qu'il aurait pu et du être.
Quoique nous en ayons ert'acé un passage d'une couleur
trop vive, — car le g-oùl, qui est aussi une décence, est
la conscience de l'Art. — nous savons mieux que per-
sonne ce qui lui manque; et non-seulement nous ne le
recommencerions pas, mais nous m» voudrions pas le
reconnnencor » (i). Ailleurs, il apparaît plus explicite
encore. « Le roman que voici, — - écrit-il en ISCm, — fut
publié en IST)! pour la première fois. A celle époque,
l'auteur n'était pas entré dans celle voie de convictions et
d'idées auxquelles il a donné sa vie. Il n'avait jamais été
un eimemi de l'Eg-lise. Il l'avait, au contraire, toujours
admirée et réputée comme la plus belle et la plus g-rande
chose qu'il y ait, même humainement, sur la terre. Mais
chrétien par le baptême et par le respect, il ne l'était
pas de foi et de pratique, comme il l'est devenu, grâce à
Dieu » (2).
Sur ce point, je ne suis pas tout à fait d'accord avec
d'Aurevilly. Je dois le contredire un peu, puis prendre sa
défense contre lui-même. En premier lieu, il n'a pas
toujours été très respectueux pour le catholicisme. .Mais
en 1S.M il était revenu à l'Eglise, par la foi, sinon par la
pratique. Néanmoins, en faisant adhésion aux dogmes
romains, il n'avait pas complètement anéanti le " vieil
homme » qui devait subsister en lui jusqu'à la fin. De
sorte que, lorsqu'il acheva d'écriie son fameux roman,
deux tendances contraires lulUiienl eii son âme et se la
(1) Prcf.ice delà secondi- l'iilioii «1/ ne \n-iHr .Mui/res.se [\n:>ii}.
'_*i, PrOTace de la troisième cditiuii d'Une Virille MaUrexae 1865),
— 0< ) —
dispiiUiioiit : rime, qui le retenait au passé et le voulait
emprisonner dans son romantisme « libertin » des
anciens jours, alimenté par une sensibilité et une imagi-
nation exclusivement païennes ; l'autre, qui l'appelait
vers des destinées plus hautes et le menait progressi-
vement vers le catholicisme intégral. Ces deux tendances
rivales, tour à tour suivies et délaissées, donnent au
roman à' Une Vieille Maîtresse une allure un peu indé-
cise et heurtée. Il faut une religion très large pour
absoudre la doctrine qu'il renferme. Seulement, c'est
déjà beaucoup que des questions aussi élevées se posent
à propos d'une pareille œuvre ; et l'on devine dès lors
l'abîme immense qui sépare les créations précédentes du
romancier et celle-ci.
A partir de ce moment, d'ailleurs, — et pendant
longtemps, — l'œuvre de Barbey d'Aurevilly est net-
tement catholique. Les Prophètes du Passé, — qui
portent la grandiose épigraphe empruntée à Tertullien :
Id verum quod prius, illud vero adulterum quod pos-
terius, — sont une apologie passionnée de l'absolutisme
religieux. Le Chevalier Des Touches est le poème épique
des Chouans qui luttent désespérément pour Dieu et
pour le Roy. V Ensorcelée est un hymne à la grandeur
incomparable du sacerdoce catholique. «... L'auteur a
voulu montrer quelle perturbation épouvantable les pas-
sions ont jetée dans une âme naturellement élevée et
pure, et, par l'éducation, inefifaçablement chrétienne,
puisque, pour expliquer cette catastrophe morale, les
populations chrétiennes qui en avalent eu le spectacle
ont été obligées de remonter jusqu'à des idées surnatu-
relles. Quant à la manière dont l'auteur do V Ensorcelée
a décrit les effets de la passion et en a quelquefois parlé
le langage, il a usé de cette grande largeur catholique
— |(X) —
qui ne craint pus do louciier aux passions liuniainos.
lorsqu'il s'agit de faire trembler sur leurs suites » (1).
Hntin. U' l^rrlrc Marir (»sl une omim'o de li;iut nivsli-
cisnie parl'aiteinenl orthodoxe.
11 faut arriver aux hidholitincs |»(>ur «pie la douhU'
question d'anti-calluilicisinc et d'iiiinioi'alité, — dans le
cas présent les deux questions se confondent, — so
trouve de nouveau soulevée. Mais d'Aurevilly répond
sans broncher : « Bien entendu qu'avec leur titre de
/>/rt/^6>//7«r.s', elles n'ont pas l;i |>ret('nli()ii (l'rlic un livre
de prières ou d'/////A'//V>;/ c/ir(''f/rH,K'. Elles ont pourtant
éle écrites par un moraliste chrétien, mais qui se picpic
d'observation \raie, quoique très hardie, et (piicioit —
c'est sa poétique, a lui — que les peinti'es puissants
peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours
assez morale quand elle est tranUiue et qu'elU^ donne
\']i<)i')'Ciir (les choses qu'elle relrnce. Il n'y a d'immoral
que les Impassibles et les Ricaneurs. Or, l'auteur de
ceci, qui croit au Diable et à ses influences dans le monde,
n'en rit pas, et il ne les raconte aux âmes pures que pour
les en épouvanter. Quand on aura lu ces Dinbol/'ques, je
ne crois pas qu'il y ait personne en disposition de les
recommencer en fait, et toute la moralité d'un livre est
la... // (2). La môme réponse peut s'appli(jiier a V/lis/oire
sans iioiH et à la Pa^e fl'JJisloh'e.
Si l'on en vient à la critique, il est facile de moidrer
que Barbey d'Aurevilly a voulu en faire une arme de
combat pour la défense do l'orthodoxie romaine. Il ne
reconnait la philosophie que connue servante de la théo-
logie et lui interdit même t(jute méUiphysique qui s'exerce
1. L'Ensorcelée. — liitroilnrtiori, p. 9 (éil. Lcmerrc).
2 Les Diaboliques. — Préface, p. 3 et 4 (é<J. Dentu'i.
— 101 —
dans le vide sans s'appuyer sur les bases inébranlables
de la Révélation. L'histoire, c'est avant tout les annales
de la France catholique, gesta Deipcr Francos : on n'y
doit toucher que d'une main piouso. Il n'est pas jusqu'à
la poésie et au roman qui ne soient tenus au respect des
vérités éternelles ; s'ils manquent à leur haute mission,
qui est d'élever l'âme des foules au-dessus des misères
présentes , ils deviennent une entreprise coupable .
George Sand, Eugène Siie, Gustave Flaubert, Louis
Bouilhet, Leconte de Lisle sont petits et mesquins dans
leur insurrection, leurs luttes contre l'idéal religieux de
nos pères : leur oeuvre s'en ressent jusque dans ses pro-
fondeurs. Honoré de Balzac, Lamartine, Baudelaire lui-
même ne sont si grands que parce qu'ils sont catholiques
et qu'ils ne se sont pas contentés de « cette moralité qui
ne s'appuie pas aux idées positives et religieuses, sans
lesquelles toute moralité est une illusion ou un calcul » (1).
Une telle doctrine critique n'est pas très large, et, par
bonheur, Barbey d'Aurevilly, en fait, y a dérogé assez
souvent. Mais chez un cathoHque, conséquent avec ses
principes purs et ne faisant pas la part de la fantaisie,
elle s'explique et se légitime. Celui qui s'en rapproche
aussi près que possible mérite la louange des représen-
tants autorisés de l'orthodoxie romaine.
Tout compte fait, il reste que le romancier de V Ensor-
celée, le critique des Prophètes du Passé a été, d'intention
au moins, dans toute son œuvre depuis le jour de sa
conversion, un catholique décidé et convaincu, un
serviteur désintéressé et dévoué de l'Eglise. Il ne s'agit
plus que de savoir quel a été, en réalité, ce catholicisme
apparu tout à coup dans une conscience qui jusqu'alors
(1) Les Romanciers, p. 14. (Amyot, édileiir, 1865).
- lœ —
non av;iil piis ôprnnvô lo bosoin ot flovonn do joui- (mi
jour plus formo à iiiosuri^ (]u'il s'cdairail davaiilatrc
lîarbov (rAur(>villy u'osl pas venu au calholicismo,
coumit^ laul d'aulnes do sou opoquo. paire (\n\\ était
rouiautiquo.Son romaulisuiolo plus pur i\o tout niélaug'O
a été « iucrédulo » et « libortiu ». CVst bleu plutôt par
instiuot d'arislocratio, ot pour satisfaire ses aspirations
vers la i^raudour ot la foroe, quo Tirouisto dcsaltus('> do
VAinour Impots/hlc a fait retour a la relii^iou do sou
enfance. El, dès riusiautoii il s'est alloruii ol itnuiobilisé
dans les traditions de ses ancêtres, qu'il avait nag-uère
si allèg-reinent reniées, il on a accepté toutes les consé-
quences, fussent-elles dures, et tous les jougs, môme
extrêmement lourds. Il parle en qiiolquo endroit de
€ Chateaubriand ... qui n'est probal)lomonl n^sté chrélion
quo par le sentiment de Vhonneur, liailaul d<> u(Milil-
hommo à Dieii ! » (1) Tel est un pou sou cas. à lui aussi.
11 est redevenu chrétien « par le sentiment de rhonneur »
aristocratique d'abord, puis il Ta été de conviction
assurée et profonde; enfin il l'a été de pratique. Après
avoir traité « de g-entilhonmie à Dieu », il s'est abaissé
plus humblement, quoique très noblement, eu présence
du Christ, et finalement s'est incliné, en fidèle, devant la
souveraine autorité do l'Eglise. Ces trois étapes succes-
sives ont détermiiu' la marche ascondanlo de son esprit
vers les hauteurs de l'Inconnu qu'il s'est insensiblement
révélé à lui-môme Mais jamais sou aristocratie native
ne s'est anéantie en face des mystères redoutables do
l'Au-delà. Le pentilhommou survécu à toutes les victoires
de lu foi.
(1; Les l'hilosopfies et les écrivains relif/ieur, 2* série, p. 176. Frin/inr,
éditeur, 18«7 .
— 103 —
En 1847, il adhère pleincmciU et sans restriction aux
dogmes de l'absolutisme romain, comme il avait précé-
demment fait retour aux conceptions de l'absolutisme
aristocratique. A cette époque, il rédige la Revue du
Monde Catholique, y fait l'apologie des Jésuites et
applaudit à la chute de 1' « impie » Monarchie de
Juillet. De 1848 à 1854, il affirme sa croyance dans les
Prophètes du Passé et dans V Ensorcelée. Et, le 22 sep-
tembre 1855, il écrit à son ami Trebutien, en parlant de
son frère Léon : « Je lui ai appris que je n'étais plus un
parleur creux de catholicisme et que la table sainte
abandonnée avait revu le gardeur de pourceaux. » Le
sacrifice est consommé ; la soumission est totale. Non
pas ! Le * vieil homme » subsiste toujours, sous forme
d'un gentilhomme très passionné et très jaloux de ses
droits seigneuriaux. « Vous devez vous confesser le
poing sur la hanche », lui disait Baudelaire.
Il ne faudrait pas croire, en effet, que la vie de Barbey
d'Aurevilly, à dater de 1855, ait été exempte de désordres
et doive être proposée en modèle aux âmes éprises de
sainteté. Il a beau se réjouir, avec une humilité tout à
fait sincère, de son retour d'enfant prodigue, il reste
néanmoins à la merci des moindres bourrasques. Il a
beau dire à Trebutien, en 1856 : « Soyons faibles...
soyons passionnés... mais prions Dieu! » Je ne sais s'il
prie Dieu ; mais c'est le Diable qui triomphe de Dieu
assez fréquemment. Les passions avaient trop d'empire
sur cette nature fougueuse pour se laisser endiguer ou
contenir par la vertu de la « grâce agissante ». D'Aurevilly
l'a lui-môme avoué plus d'une fois, — en faisant sa con-
fession d'un ton emphatique où il entrait sans doute un
peu de « pose » et quelque désir d'étonner ses contem-
porains, — lorsqu'il s'écriait : « Je mets mes passions au-
— 101 —
dessus do mes principes! » C'eUiil bien rarislocrale qui,
s'iusurg-eaut à son insu ronlro la règ-le divine^ qu'il s'était
imposée, se réveillait alors et seeouait pour \u\o Ihmhc le
joug- de rol)éissanee à la loi surnalui(»lle.
L'abbé Léon connaissait Itien sou aine. « L(* '* juillet
1S("»1, — raconte le bio.yraphe du 11. P. ilAui-evilly, - il
deinanduit à son supérieur une p(>tit(^ vacance ol lui
en exposait les motifs avec une candeur vraiment admi-
rable » (1). Voici en quels termes le bon et naïf mission-
naire présentait sa requête. « Mon frère de Paris, qui
vient très rarement au pays, doit venir voir mon père ;
il me serait bien pénible de ne pas jouir de cette courte
apparition. Et puLs, je sollicite cette grâce, vénéré supé-
rieur, moins dans l'intérêt de l'amitié que j'ai pour lui,
que dans un autre but plus élevé et plus pur. Mon frère
ne peut que gagner, catholiquement parlant, à se trouver
en contact avec moi. Au point de vue doctrinal, il est
excellent, bien que trop acre et dans la forme trop incisif.
Je suis en demeure de lui faire beaucoup de l)ien sous ce
rapport. Mais il y a en oiili-e le enté j^riifif/iic. le plus
essentiel, que je ne veux pas négliger. Or, vous le savez,
cher Père, avec des gens de beaucoup d'esprit, d'une
haute portée d'intelligence, la simplicité de l'amour de
Dieu et des jubilations qui s'en exhalent est une prédi-
cation irrésistible. Le vrai et le beau n'ont besoin que
d'être dévoilés pour faire songer les (imrs ri'fit'chics et
les mettre sur la voie de to\ite espèce de bi(>n ^>.
Le tableau n'est-il pas merveilleusement réussi ? " Au
point de vue doctrinal, il est excellent... .Mais il y a en
outre le côté pratique //. Ce langage un peu bizarre,
(1) R. P. D.^tPHi.N. — Le H. /'. Léon liarhetj d'AiireiiUif, iiiissiuniiaire
eudilte, — p. 340 et suiv. Delliuinint- *-t liriguet, éditeurs, 18i>i .
— 105 ~
emprunté au jargon mystique du confessionnal, traduit
l'exacte vérité. Oui, les principes de Barbey d'Aurevilly
étaient bien arrêtés et inspiraient ses écrits ; mais ses
passions ou ses fantaisies éclatantes étaient plus fortes
encore et gouvernaient sa vie. On reconnaît là Fordinaire
infirmité du cœur humain. Il s'est trouvé, à toutes les
époques, des hommes, réputés les plus vaillants soutiens
du catholicisme, et dont la conduite n'était pourtant pas
à l'abri des reproches. Evidemment ils étaient inconsé-
quents avec eux-mêmes et se piquaient fort pen de
logique. Mais où donc a-t-on vu que la logique mènei^e'^
monde
Pour Barbey d'Aurevilly, le double aspect de sa vie g]^
de son œuvre s'explique assez aisément-.- L*a\itenr d©sr
Projj/iètes du Passé est foncièrement catholique et n'est
pas du tout chrétien. Catholique intransigeant sur le
chapitre de la doctrine, il n'a pas, dans la conduite jour-
nalière de l'existence, l'ombre d'une vertu chrétienne.
Pour être chrétien, il faut se vaincre soi-même, dompter
son orgueil, fléchir sa volonté, triompher de ses passions ;
et un aristocrate endurci ne consentira jamais à diminuer
ainsi sa personnalité. Au contraire, pour s'afficher catho-
lique, il suffit de dire : Je crois à ce que l'Eglise aposto-
lique et romaine m'ordonne de croire, j'y conforme ma
conduite dans la mesure de mes forces ; mais pour cela
j'ai besoin de la grâce divine. Si parfois ma raison fait
entendre une timide protestation contre le dogme, je la
dompte sans trop de mal, car je veux être humble d'es-
prit. Quant au droit souverain d'agir à ma guise et de
dominer autrui par mon rang social, je le réserve à ma
volonté libre.
C'est ainsi que le catholique d'Aurevilly s'est fort peu
soucié d'être chrétien. Jusqu'en cette attitude suprême
— 10(3 -
do son aristorratio iiifl(^\ilili\ il s'osl séparé do sos
foiiloiupoi'aiiis. La rcMi.uion (]ii*il j)i(>rt\ss(> ii'osl pas lo
chrisliaiiisiiic iiiodiMv du XIX" sicclo : c'est lo (mIIioU-
cisnie aulorilairo ilu moyon-àj^o.
M. Jules Leinaîlro, eu un arllclo plus spiiiluel (pio
pénétrant, reprochait jadis aux croyances catholiques do
Barbey d'Aurevilly do n'être pas, le moins du monde,
chrétiennes, —ce qui est vrai,— mais, en même temps, il
semblait fort embarrassé d'expliquer l'énit» me de cette
prétendue contradiction. « M. Barbey d'Aurevilly m'é-
tonne, — écrivait-il — ... Et puis, il m'étonne encore...
La grande illusion, et la plus divertissante, de
M. d'Aurevilly, c'est assurément son catholicisme.
Je pense qu'il a la foi. Du moins, il professe haute-
mont tous les dogmes, et, par surcroit, s'émerveille
volontiers, sans que cola en vaille toujours la peine, dos
i^ues profondes de l'Eglise... Mais, j'ai l)oau faire, rien
ne me semble moins chrétien que le catholicisme de
M. d'Aurevilly. Il ressemble à un plumet de mou.squo-
taire. Je vois que M d'Aurevilly porto son Dieu à son
chapeau. Dans son cœur? Je ne sais ».(1)EtM. Lomaitro
conclut impitoyablement : « M. Barbey d'Aui-ovilly
m'étonne... VA puis... il m'étonne encore ».
Je peux bien, à mon tour, m'étonner de tons les étonne-
monts do M. Jules Lemaîtro. Sans d()ut(\ l'improssidn
qu'on emporte d'une première lecture do Td'uvro do
lîarbey ressemble un peu à une sorte d'effaremont
J'admets mémo, à la rigueur, que l'on éprouve un senti-
mont an;do<;ue, si l'on ne considère qu'a la surface une
vie aussi empanachée. Mais pour quiconque pénètre
(1) Jules LF>iMtiiR, Revue bleue, du 25 juin 1887. — Les Contemporains
(*• série).
- 107 —
dans la ponsée intime du « connétable des Lettres », la
stupéfaction du début se transforme vite en un lumineux
étonnement qui n'est autre chose qu'une admiration réflé-
chie et sereine. Dans la mêlée des images qui s'entre-
choquent, on n'apercevait tout d'abord que du chaos.
Finalement on y discerne « un beau désordre » qui est un
effet de l'art et de la nature combinés. Et, je suis per-
suadé que, s'il eût voulu s'en donner la peine, s'il ne s'était
pas contenté d'exécuter autour de son sujet de brillantes
variations, M. Jules Lemaître lui-même se fût rendu à
l'évidence de cette conclusion, surtout en ce qui concerne
les questions religieuses. 11 aurait deviné, sinon sondé et
mesuré, la profondeur du catholicisme de l'auteur de
V Ensorcelée et des Prophètes du Passé. N'est-ce pas un
prélat français, M-"" Bertaud, évêque de Tulle, qui appelait
d'Aurevilly un « théologien naturel » et le félicitait de
tenir haut et ferme, autant que personne de ce temps, le
drapeau de sa religion ?
Mais ne nous y trompons pas! Le catholicisme d'avant
la Révolution, — ce fut la religion des ancêtres de Barbey
et ce fut la sienne à partir de 1847, — était plus « dog-
matique » que '< moral ». J'entends par là qu'il s'attachait
davantage à la lettre de la Révélation, qui est une doc-
trine métaphysique assez étroite, et se pénétrait moins
de Vesi^rit de l'Evangile, qui paraît plutôt une doctrine
morale très vaste. C'est pourquoi l'Eglise veillait alors,
avec une intolérance et un zèle ardents, sur la pureté de
son enseignement et se souciait, à un degré bien moindre,
de la pureté des mœurs. Au moment de la Réforme,
elle répond par des déclarations doctrinales à ceux
qui lui reprochent le relâchement de sa conduite
et son insoumission aux principes de Jésus-Christ.
Pour confondre les Jansénistes, qui veulent opérer surtout
— IDS —
une transformation profonde dans les faciles préceptes
de vie chrétienne nus en viunenr par les Jésuites, elle
précise et resserre encore son "i-rcdo,, confessionnel.
Aux « lihcrlins /- du XVIII' sicclc. qui proliltMit des alnis
introduits dans le caliu>licisnie pour l'allaquer (M1 tons
sens et sur tous les points, elle oppose l'inflexible uiiilc
de son dog-me. Ainsi, à toutes les époques qui précèdent
la notre, la relig-ion catholique apparaît coinine une
synthèse de croyances fixes plutôt que coFunie un
ensemble de règles morales. Ce n'est qu'après la Révo-
lution que rHylise, renaissant au milieu (h» l'uni verscUe
anarchie, transfigure peu à peu son enseignement jus-
qu'à ce qu'il devienne par étapes lentes, progressives, et,
à certaines heures, insensibles, le « catholicisme social »
de Léon Xlll. Mais l'homme d'ancien régime, qui s'ap-
pelle Barbey d'Aurevilly, est avec l'Eglise d'autrefois
contre l'Eglise d'aujourd'hui.
A vrai dire, il retrouve encoi-e au XIX"' siècle l'unage
fidèle de l'antique orthodoxie, sous le pontidcal de
Pie IX, au jour du Siillabus. Il s'en réjouit, comme (l'un
retour de bon augure vers les saines traditions. Mais le
mouvement, heureusement commencé, ne dure pas. Les
Lamennais, les Lacordaire, les Montalembert (trois
hommes exécrés par d'Aurevilly !) ont jeté le poison au
cteur même de la religion lomaine. 11 no faut rien moins
que les promesses d'immortalité, faites par le Christ,
pour préserver l'Église des attaques de ses prétendus
amis, pires que des ennemis. Fit. dès lors, lauteur des
Prophrlcsdu Pass(^ se range plus décidément que jamais
du côté des Ultramontains contre les Gallicans, parmi
les Jésuites contre les Dominicains, avec les Absolutistes
contre les Libéraux.
Son attitude une fois prise et sa place marquée, Barbey
— ino —
d'Aurevilly se jette en pleine bataille. La Réforme
trouble rharmonie dogmatique de la religion romaine?
Guerre et mort à la Réforme! « Nos pères, dit-il, ont été
sages d égorger les Huguenots et bien imprudents de ne
pas brûler Luther ». Et pour ne laisser aucun doute à cet
égard, pour montrer qu'une aussi sommaire condamna-
tion ne ressemble en rien a une boutade, le féroce
critique ajoute: « Si, au lieu de brûler les écrits de
Luther, dont les cendres retombèrent sur l'Europe
comme une semence, on avait brûlé Luther lui-même, le
monde était sauvé, au moins pour un siècle. Or, sait-on
bien ce qu'un siècle de retard peut amener de déconcer-
tement dans les atîaires de l'erreur? » (1). Le Jansénisme
menace de compromettre Tunité doctrinale du catholi-
cisme? Il faut le détruire et en pourchasser sans merci
tous les adeptes! L'incrédulité moderne, qui veut ériger
en dogme la Uberté de penser, jette un défi mortel à
l'organisation séculaire de l'Éghse? Il faut écraser la
libre pensée. Est-il une attitude plus logiquement et
implacablement catholique que celle-là? Id veruni quod
prius, illud vero acUUterum quod posterais. On doit
toujours revenir à la maxime de Tertullien que s'est
appropriée le farouche apologiste de l'oppression
romaine. Tout pour le catholicisme intégral et sans
morcellement!
Il n'est pas jusqu'aux catholiques libéraux que Barbey
d'Aurevilly ne se croie tenu à combattre... Eux pourtant,
ils sont les fils soumis de l'Eghse ; mais les aveugles !
ils menacent d'en ébranler les fondements par leurs
innovations téméraires et d'imprudentes concessions à
la Liberté. Ils méritent donc le même traitement que les
(1) Les Proplièfes du Passé. Introduction, p. 17.
— 110 -
omiomis U^s plus arliarncs de hi iH'linioii. \V\o\\ pis: ils
sdiil iiitinimonl plus (l;iii,t;(M'(Mix. car ils se llatliMil d'ètro
orlhotioxos plus qiio pcrsoMiic vl dos loi's poiiiTaitMil
fairo illusion aux g-oiis mal avorlis ot Iroinpor les iiails.
Leur lilro usurpé do catholiques, l'aspoct séduisant do
leurs Ihéories, et intMno, si l'on veut, la loyauté do leurs
intentions, tout cela est do nature à duper la foulo et à
euarer Topinion. Ce sont peut-être les ailvei'saii'os les
})lus redouUihles. Or, si l'on tient à sau\(M- runilc lomla-
nieiilale de riOulise, il convicMit d'écarter l'esoluiuent —
(irccanlur, selon le lant^agi^ des conciles, — ces faux
prophètes, ces prétondus prophètes de l'avenir (ini nOiil
pas de racines dans le passé ; il est nécessaire d'éloit^iier
et de réduire à l'iinpnissance de tels hommes qui jettent
à travers le monde des semences d'erreuret de mort. Le
catholicisme ne peut se concilier avec la lilinié do
conscience, qui est la ne.iialion de la Vérité absolue. Quo
vient-on donc nous parler de catholicisme? libéral? Il
injporte de démasquer cos soi-disant catholiques Ils
cachent leur religion sous les dehors trompeurs d'un
libéralisme irréalisable et essayent en qu'^lque sorte de
se faire pardonner leurs croyances en adlchant des
prétentions au «modérantisme» que, dans sa juste intolé-
rance, la Révélation catholique, une et indivisible, ne
saurait admettre. Diminuer la Vérité intéj;rale, c'est
l'anéantir. L'Kg-lise est « un l)loc dont on peut rien dis-
traire » ; si on lui enlève une seule des pierres ang-u-
lairesqui la soutiennent, l'édifice entier s'écroulera. Ce
qui est un ne vit que gr;ice a son unité et, par suite, n'est
pas susceptible de se fractionner. Laissonsdnnca tlvgli.so
son or,i,'^anisation à la fois immense et véritablement uri(\
En modifier la moindre parcelle, ce serait un crime de
lèse-niajeslé divine. Dieu a conslruit son temple sur les
bases immortelles ol immuables de l'éternelle Vérité.
— m —
Voilà pourquoi les catholiques libéraux n'ont jamais
rencontré de « pourfendeur » plus convaincu que l'écla-
tant apologiste des Propfwtcs du Pa>isé et le guerrier
indomptable des Polémiques d'hier. Prêtres ou laïques,
qu'ils s'appellent Lacordaire ou Falloux, Gratry ou
Montalembert, Dupanloup ou Berryer, ils n'obtiennent
pas la moindre indulgence de l'absolutiste Barbey
d'Aurevilly. Dupanloup, c'est « le Mazzini de l'Epis-
copat» (1); « un lettré mi-parti de Séminaire et d'Univer-
sité, UQ phraseur plutôt qu'un orateur, un rhétoricien
plutôt qu'un écrivain. Médiocrité violente dont on ne
parlerait pas sans la grande cause qu'il a épousée... Si
Mgr Dupanloup n'avait pas l'honneur d'être prêtre, et
l'honneur plus grand encore d'être évêque, que serait il?
Peut-être un écrivain du Journal des Débats... Un évêque
doit respecter sa crosse, même quand il en frappe ! Il est
des gens qu'on n'honore pas des coups de ce sceptre des
âmes. On ne les crosse point, on les fouaille. Laissez-
nous cette besogne, monseigneur! » (2). Berryer, «puis-
que nous parlons de gens de théâtre, c'était, à sa façon,
un vieil acteur aussi; et voyons! est-ce que je me trom-
perais, si je disais: une vieille actrice? La vieille actrice
de la légitimité » (3). Gratry, c'est « l'abbé Sosie », ami
de tout le monde, un des «Elargisseurs du Catholicisme.
Ils l'élargissent si bien qu'ils mettent et poussent dedans
le judaïsme, qui tua Jésus-Christ, et le protestantisme,
qui ne l'a pas tué, mais qui a tant de fois essayé de tuer
l'Église. Et ils croient que le catholicisme n'en craquera
pas!!! De leur catholicisme, — si on les laissait faire.
(1) Les Vieilles Actrices (Librairie des auteurs modernes, 1884), p. 66.
(2) Les Quarante Médaillons de V Académie (éd. Saviue), p. 11 et suiv.
(3) Les Vieilles Actrices [hibrAm^ des auteurs modernes), (j. 61 et suiv.
- \\-2 —
— il pourrait \nv\\ rester ce qu'il est l'osttMlt» Dini, après
que Diderot l'eut élargi! //(!).
Tous les catholiques libéraux (uiéiuo Lacordaire, que
d'Aurevilly admire connue orateur, niônio dratry qu'il
salue comme un vrai philosophe) sont traités do la môme
façon, dure et inii>iloyal)le. par le pins orthodoxe tles
catholiques du XIX' siècle. LKglise. possédant la vei"ite
absolue, ne doit jamais transiger, dil-il, parce (pK» loule
transaction introduit du « relatif » dans les choses. —
or. les choses divines n'en comportent pas. — et néces-
site un débat, — la Révélation s'impose et no se discute
point.
Barbey d'Aurevilly s'est plus d'une fois expliqué en
termes très nets à ce sujet. Mais il n(> l'a fait jamais avec
plus de vigueur <iu(' dans un article consacré, en 1S<)9,
au Père Gratryel au Père Hyacinthe Loyson. « Rien de
navrant, a mon sens, — écrit-il, — comme le spectacle
de deux prêtres qui, avec de la foi peut-être (on en pour-
rait douter) mettent leur gloire à n'avoir plus Vcspril de
leur état, — qui, étant ministres du Dieu des armées, par
exemple, se font membres des Ligues de la Paix, — qui,
ayant des églises pour y prêcher Jésus-Christ et ses
dogmes, s'en vont parler sur les chimères et les badau-
deries contemporaines dans des salles où peuvent déballer
tous les saltimbanques de la terre, et se juchent sur des
estrades que le pied de Bossuet n'aurait jamais foulées, —
qui. enfin, proclament, avec des caresses au public, auquel
il ne le font pas croire, qu'ils sont des Français et des
libéraux et des citoyens de Si» avant d'être prêtres.
comme si d'être prêtre n'emportait pas tout:... C'est une
pensée séculière, ce n'est pas une pensée de prêtre, que
l Polémiques d'hier {Sà\me, 1«8'J), p. 298.
— U'A -
ridée de l'égalité entre trois religions (la catholique, la
juive et la protestante) vis-à-vis do la civilisation du
monde. C'est monstrueux en soi, il est vrai, qu'une
pareille idée, mais c'est du monstrueux séculier. Dans
la lettre du P. Gratry, où il larmoie sur les cahiers
perdus de 1789, ce sont des larmes séculières qui coulent,
— des larmes un peu niaises, oui! mais séculières...
Quand il parle, dans la même lettre, des deux démences
du temps qu'il prend pour deux choses raisonnables :
la liberté absolue, la liberté de M. de Girardin, et la paix
incommulable et éternelle de l'abbé de Saint-Pierre, le
P. Gratry n'est plus que M. Gratry, de la relig-ion poly-
technique, mais non romaine » (1).
Ainsi, Barbey d'Aurevilly prend la place des prêtres
qui, à son sens, ne connaissent plus leurs devoirs; il les
excommunie et, s'arrogeant les pouvoirs qu'ils reçurent
naguère, les condamne au nom de l'Eglise catholique.
Tous les libéraux subissent le même sort. Seuls, les
intransigeants en matière de dogme, les Jésuites surtout,
sont couronnés de fleurs, exaltés bien au-delà de leurs
mérites, et désignés comme les vrais soutiens du trône
et de l'autel réunis.
En effet, parmi les groupes des défenseurs zélés de la
Vérité catholique, il n'en est pas de plus « romain » que
l'ordre des Jésuites. Il n'y a qu'à parcourir les annales
de la célèbre Compagnie pour constater avec quel soin,
— plus politique que pieux peut-être, — elle entoure le
Saint-Siège. Le palais du Vatican ne connaît aucun hôte
à la fois plus habile et plus soumis. Les Jésuites donnent
à la cour de Rome cet aspect cosmopolite et international
(1) Polémiques d'hier (Savine, 1889). Les deux Pères de la Paix, 31
juillet 186!) — p. 300 et suiv.
8
- 111-
(jui rsl ;m t'oiul île la (Jt)i'lriiu"< ('aLlii)li(jmi >>. Ils appluiuoiil
a la Irllrolo précopie du Christ: « Allez! onsoig-iiez toutes
les nations ! » Ils professent une orthodoxie inilexiblo et
déliniilent ri,u:oureusoinenl les frontières du dogme. Par
là même, sans doute, ils se eroient autoi'isés à étendre
la morale jns(pi";i desljornes fort l'eculéos et à lui laisser
un champ d'aetion extrêmement vaste» où la liberté
humaine puisse, eomme en son domaine propre, se
mouvoir ti"ès à l'aise. C'est ainsi (pi'ils enserrent le
monde dans les réseaux tout a fait t'lasti(iues d'une
m(M"ale de convention. Ils enveloppent les hommes dans
ce filet, aux mailles inég'ales et souples, qu'ils jettent sur
l'uiiivers eiiliti-. aliii d'aiiuMier a soi, j)i'esque insensible-
ment, les plus iiuiei)eii(lants et les moins chrétiens. Pour
eux, le dogme est iiiimual)le et intangible; mais la morale
comporte des variations, des « fléchissements » et des
«accommodements » nécessaires, puisqu'elle n'est qu'une
application de principes supérieurs et que toute applica-
tion, étant chose relative, doit se modifier selon les temps
et s'adapter aux dillerentes évolutions de l'histoire.
C'est évidemment pour celle double raison, — le dogme
intlexible et la morale élargie, — que Barbey d'Aurevilly
a honoré les Jésuites d'une prédilection si marquée. « La
sagesse catholique, — écrit-il, — est plus vaste, plus
franche et plus robuste que ne l'imaginent Messieurs les
Moralistes de la Libre Pensée. Qu'ils demandent aux
Jésuites, à ces étonnants politiques du comii- humain,
qui entendaient si grandement la morale, qui la vctyaient
de si haut, quand au contraire les Jansénistes la rapetis-
saient et la voyaient de si bas. la rendaient si étroite, si
bête et si dure! qu'ils inleriogent un de ces (^asuistes à
Tespril de discernement et de .soulagement comme
l'Kglise en a tant produit, surtout en Italie, et ils appren-
— 115 —
dfonl, puisqu'ils l'ignorent, qu'uiicune prescription ne
nous arrache des mains la passion, dont le roman
écrit rhistoire, et que le Catholicisme étroit, chagrin et
scrupuleux, qu'ils inventent contre nous, n'est pas celui-là
qui fut toujours la Civilisation du monde, aussi bien dans
Tordre de la pensée que dans l'ordre de la moralité ! » (1).
Et voilà comment le romancier d'f/"îic Vieille Maîtresse
a concilié sa doctrine religieuse très étroite et sa concep-
tion très larg-e de la morale! Mais que dirait Pascal, à
l'énoncé de semblables théories?
Au jugement de Barbey d'Aurevilly, il n'y a donc
aucune contradiction entre le catholicisme le plus impla-
cable et la morale la moins rigoureuse. On n'est pas ici
en présence d'une dualité irréductible, — le dogme, d'une
part, et la morale, de l'autre. Le dogme et la morale sont
deux aspects d'une même religion. 11 faut un dogme qui
s'impose à la raison humaine, et une morale qui s'adapte
aux forces du cœur. Pas n'est besoin de chercher ailleurs
la clef du système religieux de l'auteur de V Ensorcelée.
La morale qu'il prêche et pratique découle du dogme
catholique tout naturellement, sans autre contrainte que
celle qui nous fera passer du dogme pur, — doctrine
métaphysique, — au dogme appliqué, qui est une
doctrine d'action, une éthique !
Alors, pourquoi se scandaliser de certaines privautés
qu'un grand seigneur a le droit de prendre avec la
morale, du moment que les principes essentiels sont
saufs ! A quoi bon se voiler la face devant quelques
hardiesses et même quelques accrocs aux idées courantes
ou aux règles de conduite journalière ? Ce sont là privi-
(1) Vne Vieille Maîtresse. Préface de la nouvelle édition (éd. Lemerre).
p. 13.
— lie. —
lègcs arislocralKiiu's (lui irciilaiiuMil i)as lo roc cU» la
croyance. A ses corelis;i(»miaires (jni s'en iiidimieiil,
(rAurevilly répond : " .le vous reconnais bien à vos
faiblesses, callioli(iues pusillanimes ! y/ Kl, se lournanl
vers les eiuieniis (li> rKulise, il ajoute, sans sourciller :
« Dans hnnoralc des Libres l'enseurs, les callioliques n'ont
pas le droit de loucher au roman ou à la i)assion, sous le
prétexte qu'ils tloivent avoir les mains trop pur(>s. comme
si louU^s les blessures (jui jcllcnl du san.u lUi du poison
n'appartenaiiMil pas aux mains i)ui'(>s ! Us ne peuvent
pas loucher au drame non i)lus. car (-'(^st de la passion
encore. Ils ne doivent toudiei' ni a l'art, ni a la lilleiature,
ni à rien, mais s'a.uenouiller dans un coin, prierel laisser
le monde et la Libre Pensée tranquilles... Ce qu'il y a
moralement et intellectuellement de mag-nifique dans le
catholicisme, c'estqu'il est large, compréhensif , immense ;
c'est qu'il embrasse la nature humaine tout entière et
ses diverses sphères d'activité... Le catholicisme n'a
rien de prude, de bégueule, de pédant. diiMiuii't. Il laisse
cela aux vertus fausses, aux puritanismes tondus. Le
catholicisme aime les arts et accepte, sans trembler,
leurs audaces. Il admet les passions et leurs peintures,
parce qu'il sait qu'on en peut tirer des enseignements,
même quand l'artiste lui-même ne les lire pas >/ (1). On
n'a jamais mieux delini le catholicisme grandiose à
l'usage des personnes du monde, le catholicisme aristo-
cratique.
Toutefois d'.Vurcvilly va plus loin. 11 vent confondre
tous ses détracteurs, quels qu'ils soient et d'où qu'ils
viennent, dans la môme réfutation vengeresse. Je l'en-
M) lue Vieille Maîtresse. l'ri-facc de la iiounlUc tdilion, | . '.'> et suiv.
(éd. Lemerrc .
— 117 —
tends crier d'une voix de stentor et avec la fougue qu'on
lui connaît : Que prouvent donc ces airs effarouchés
dont certains se font un masque de voi-tu à tout propos
et hors de tout propos ? Celte attitude n'est-elle pas
l'ordinaire monopole des gens qui ont peur d'apercevoir
les verrues de l'humanité ou qui tiennent, avec une
complaisance plus coupable encore, à les choyer en
secret au fond de leur ame? N'est-il pas nécessaire d'étu-
dier les maladies pour les guérir? N'est-il pas bon que
de temps en temps on mette à nu les plaies qui rongent
le cœur humain, cette besogne n'eût-elle d'autre résultat
que de faire rougir les Tartufes ! — C'est ainsi que
Barbey d'Aurevilly eût présenté sa défense, — dans les
rares jours où il condescendait à plaider pro <:?o;>^o et à
s'expliquer devant le public.
Mais notre époque, sans être « puritaine », semble
réfractaire à de semblables théories. A ceux qui font
profession d'une grande rigidité de principes, on demande
expressément de conformer leurs actes à leurs croyances.
C'est peut-être même sur ce point que l'opinion moderne
se montre le plus exigeante et chatouilleuse. Et, certes,
elle n'a pas tort. Seulement, Barbey d'Aurevilly n'a que
du mépris pour les idées étriquées de son temps. C'est
un homme du passé qui n'a rien de commun avec les
hommes d'aujourd'hui et dont toutes les racines plongent
au sein de l'ancien régime. Il fait donc appel à l'exemple
d'autrefois contre les prétentions du présent.
Est-ce qu'un Ronsard, un Bertaut, un Régnier, un
Malherbe et même un Rabelais ne joignaient pas aux
plus solides convictions dogmatiques une grande liberté
de langage et de mœurs ? Est-ce que Racine, l'homme le
plus profondément chrétien de son siècle avec Bossuet et
Pascal, s'est jamais interdit de peindre la passion sous
- us —
les CDuleiii-.s les plus vives '.' 11 (>sl \ i-ai qifim jour il s'est
ettrayé des uudaces de son (ruvrc. muis e'osl après avoir
éeril et sans désavouer Plti'drc. (\\\\ est peul-èln^ la
tragédie la plus *? brûlante » de tout le théâtre français.
La doetrine, qui tend à concilier les hardiesses morales
et la soumission absohn^ ;iu\ degnios, n'tsl (loue [Hiinl
particulière à Hiirhey d'Aurevilly, (lepciidanl, pour
découvrir U>s véritables devanciers, précurseurs et
maîtres de l'autour dos Dùibolnjucs, il faut remonter à
l'époque du moyen-;ige. J'ai dit que le catholicisme des
Prophî'tcs (lu /Vt.v.sy' était celui do ce temps-là. La morahs
théorique et pratique, à' Une Vieille Ma/tresse s'inspiro
également de cet exemple ancien.
C'étaient, il faut le reconnaître, de bons calholiques a
leur façon que la plupart des joyeu.x compagnons, autem's
de fabliaux, de farces ou de drames, les « basochiciis/zde
ces siècles reculés on d'Aurevilly avait porté toutes ses
affections. 11 aimait l'Eglise, Dieu et la Vierge, ce parfait
bohème du XV' siècle, qui s'appelait François Villon ! Il
ne se souciait pas de mettre d'accord sa condiiile et ses
convictions ; mais jusqu'en ses pires débauches il n'eût
pas voulu renier Dieu. Il tenait à la religion de son
enfance par tout ce qui restait de bon au fond de son
aine ; et mémo ce qu'il y avait de plus mauvais en lui ne
répugnait pas à la prière et ne se révoltait pas devant le
« credo » traditionnel. D'Aurevilly l'eût absous, — et il
eût absoris d'Aurevilly.
Mais, sans s'arrêter aux '< déclassés // du moyen-;ig('.
comlûen d'hommes ne trouverait-on pas. — parmi ceux
qui avaient le respect de leur propre personne et qui
demeuraient le plus (idelemeid attachés à leur religion, —
dont rexeFiiplo puisse servir <le pr«'cédent à la théorie de
Barbey d'Aurevilly ? L'histoire littéraire fourmille de ces
— 119 —
exemples-là. depuis le XII" jusqu'au XVI'^ siècle, l'époque
favorite du romancier de VEnsorcelée. Avec tant d'an-
cêtres, qui lui élaienl chers, l'absolutiste des Prophètes
du Passé, tendant la main au peintre passionné dT/ne
Vieille Maîtresse, n'eût jamais craint de se déclarer
catholique « sans peur », sinon « sans reproche ».
Son « satanisme » est encore une des formes de son
catholicisme et nous en fait sonder la profondeur.
D'Aurevilly croit à l'existence réelle du Diable : il l'avoue
explicitement dans la préface de ses JJiaboliqnes. Il ne
faut donc pas chercher chez lui cette sorte de « péché de
malice sans la foi, le plaisir de la révolte par ressouvenir
et par imagination » (1), ce raffinement pervers qui fait
trouver plus savoureux certains actes mauvais parce qu'ils
blessent des croyances qu'on eut autrefois. Le satanisme
de l'auteur des Diaboliques est le satanisme originel, celui
de la chute de Lucifer, celui d'Eloa : c'est le cri de fierté
d'une nature aristocratique qui se cabre : Nonserviam. Il
est un des facteurs essentiels du catholicisme. On ne peut
séparer Dieu et le Christ de leur mortel ennemi Satan.
D'où il suit qu'un romancier catholique est tout naturelle-
ment amené à peindre la passion, en révolte contre la
Divinité, sous les traits de la possession démoniaque. Le
Démon s'estefîectivement emparé des âmes qui ont cessé
de vivre dans la grâce du Tout-Puissant.
Ainsi s'explique que nombre de héros de Barbey
d'Aurevilly soient des « possédés », des « ensorcelés ».
(1) Jules Lemaitre. Revue Bleue du 23 juin 1887. les CotUeinpomms,
4. série. — Je suis d'accord sur ce point avec M. Lemaitre. Néanmoins, je
dois faire remarquer qu'on trouverait sans peine des traces de ce
safanisme-lk dans les œuvres de Barbey d'Aurevilly antérieures, à 1847, et
notamment dans sa correspondance intime, dans les leUres au vicomte
d'Yzarn-Freissinet, par exemple, dont j'ai cité plus haut quelques frag-
ments.
— 12() —
Ensorcelé, Ryno de Marigny ; possédée, Jeiiniio do Feu-
Ardent. « î'ensorrelée »; possédé, aussi, Tabbé do La
Croix-Jutiaii ; possédé, le.v-altbé Sombreval. Kl Ions les
personnages des IHahotiiim's le sonl cualcnienl pins ou
moins, depuis AlluMle (\\\ Hidaui CniiHo/s/, l:i <- pclilc
masque » du l'/us bel iimonr de Don Juan, la comlesse
do Saviguy du lionlieur dans le Crime, jusqu'à la com-
tesse du Tremblay de Stasseville du Dessous de Cartes
et la duchesse de Sierra-Leone de La Venc/eance d'une
Feiurne. Elles ont toutes, — « ces pécheresses », comme
les appelle d'Ain'eviily, — le diable au corps et au cœur.
« Diaboliques ! — remarque avec une cruelle satisfaction
leur peiitre impitoyable, — diaboliques ! il n'y en a pas
une seule ici qui ne le soit à quoique degré. Il n'y on a
pas une seule à qui on puisse dire sérieusement le mot
de : Mo)i Ange! sans exagérer. Gomme le Diable, qui
était un ange aussi, mais qui a culbuté, — si elles sont
des anges, c'est comme lui, — la tète en bas, le . . reste
en haut : Pas une ici qui soit pure, vertueuse, imio-
cente. »(1). Voilà tout le satanisme de Barbey d'Aurevilly :
il est étroitement lié à son catholicisme et demeure en
plein accord avec les dogmes romains.
Peut-être dira-t-on qu'il manque d'étendue et de pro-
fondeur. M. Jules Lemaître semble le penser. " Cette
croyance, — écrit-il, — si triomphalement adichée, à
raclion du diable et à son ingérence dans les art'aires
humaines pout paraître piquante, surtout (|uaiid ou se
rappelle le cai'actère si peu chrétien du cnlholicisuic de
M. d'Aurevilly. Mais tout cela est, au f(»n(l. assez inno-
cent > (2). Mais non : cela n'est pas « innocent » du tout.
(1) Les Itiaboligues, l'réfare de l.i |ireiiiirrt' éiliUon, p. 6 (éd. Deiilu».
(2) Jules Lemaithe, Revue bleue, du 25 juin 1887. — Contemporains,
4* série.
- 121 —
C'est la pure doctrine c.ilholique qui a dicté à Barbey
d'Aurevilly cette conception do Satan.
Je n'entends pas alfirmer par là qu'il n'y ait point
d'atitre « satanisme » que celui des iJ/dho/iqucs. Seiûe-
nient je nie refuse à souscrire aux assertions de M. Jules
Lemaître, quand il dit : « Le vrai satanisme, c'est la
négation de Satan aussi bien que de Dieu, c'est le doute,
l'ironie, l'impossibilité de s'arrêter à une conception du
monde, la persuasion intime et tranquille que le monde
n'a point de sens, est foncièrement inutile et inintel-
ligible... De ce satanisme-là, il y eu a plus dans telle
page de Sainte-Beuve, de Mérimée ou de M. Renan, que
dans ces ingénues Diaboliques y> (1).
Il n'est pas permis d'accumuler en moins de mots un
plus grand nombre d'erreurs aussi flagrantes. On n'écrit
pas, de gaieté de cœur, en se jouant, en s'étourdissant
et comme en se grisant de ses propres fantaisies, tant
de renversantes propositions et de paradoxes multico-
lores. On ne fait pas de prestidigitation avec des questions
aussi graves que celles qui sont soulevées ici. Dire que
« le vrai satanisme, c'est la négation de Satan aussi bien
que de Dieu », n'est-ce pas outrageusement dénaturer le
sens réel des mots ? Littéralement, le « satanisme » ne
saurait consister en autre chose qu'à reconnaître l'action
de Satan dans le monde. De même que le « déisme » est
la croyance en Dieu, et le « christianisme » la croyance
au Christ, le « satanisme » ou « diabolisme » ne peut
être, en son fond, que la croyance à Satan, au Diable. Ce
ne serait que par une étrange perversion du sens usuel
des vocables les plus simples qu'il deviendrait loisible de
(Ij Jules Lemaître, Revue bleue, du 2.^ juin 1887. — Conlemporains,
4" série.
l»»
leur fairo diro \c CDulrairo ih^ co qu'ils sipniliont. Kl nous
nVn souiuies pas onroro arrivés à oolto oxlrcinilc iU^
■■ liy/aiiliiiisiiit> » alVolc. cIkm' au\ dilcllauhvs cl aux
« snobs ».
Eu rôsuinc, ou n'est pas callioliiiue sauseroire a Siilaii
et à son influonco dans les affaires humaines. Klanl
ealholique absolument et sans arrière-pensée, d'Aurevilly
devait être « saUiniste », croire au Diable, et, par eonsé-
(luenl, montrer la part qu'il prend aux événemeids de la
vie. Le romancier a usé de son droit ou nionlraul !(>
Démon sur la scèiu^ des passions ; et le croyant a fait son
devoir en lui donnant une large place. Dieu et le Diable
sont comme le pivot de toute la doctrine romaine. Tout
ce qui, dans les choses un peu extraordinaires, n'est pas
immédiatement « rapporté » à Dieu, l'Eglise l'impute au
Démon. 11 y a môme des cas où les catholiques sont fort
en peine de discerner l'influence divine de l'aclion dia-
bolique,— et n'exisle-t-il pas. à Rome, unecongrégalion
chargée de trancher ces problèmes épineux ? Quoi qu'il
en soit, les fidèles s'aflfirment d'autant plus orthodoxes
qu'ils reconnaissent plus catégoriquement l'action réci-
proque de Dieu et de Satan, ou, si l'on ve\it, l'aclion de
l'un et la réaction de l'autre. Sur ce point, comme
toujours, Barbey d'Aurevilly est foncièrement catholique.
Sans doute, lorsqu'on met le Diable un peu partout
dans son ceuvre, on diminue singulieremenl la part de la
psychologie. On va même jusqu'à supprimer, en la rem-
plaçant trop facilement par des semblants de miracles,
toute analyse du cœur. L'ingérence démoniaque est une
explication très commode des cas passionnels qui sem-
blent malaisés à mettre en lumière. Tel phénomène de
conscience parait excessivement compliqué ? il est dû à
la suggeslidM de Salaii. Tel ronc(Mirs de cirronslances
- 12^î -
produit par exception des effets inattendus? c'est l'inter-
vention diabolique qui a disproportionné les causes et le
résultai. Telle àme a passé tout à coup, sans transition,
du culte de la vertu àradoration du vice? C'est le souffle
empoisonné du denion qui l'a dévoyée. Le « Satanas ex
machina » est, en vérité, trop apparent : il devient un
prétexte, pour l'écrivain, à se dispenser d'approfondir
ses sujets. Mais enfin on est catholique ou on ne lest
pas ; et, si l'on ne trouve point mauvaise, en certains cas,
l'influence céleste pour dénouer des situations embarras-
santes, pourquoi se plaindrait-on de l'action infernale
dans d'autres événements ? Et puis, si, malheureusement,
en montrant le jeu des puissances mystérieuses qui
s'agitent à travers le monde, on n'en rend pas compte
d'une manière plausible, est-il prouvé que la psychologie
la plus indépendante et la plus hardie ait fourni la raison
naturelle de tous les faits anormaux qui nous stupéfient
ou nous épouvantent ?
Je ne cherche en aucune façon à justifier les procédés
romanesques de Barbey d'Aurevilly. J'aimerais mieux
voir dans son œuvre plus d'étude psychologique et
moins de miracles. Mais je me mets en garde contre les
tendances de certains de ses critiques mal informés. Et
je ne puis me résoudre à répéter, après M. Jules Lemaître,
que le satanisme du romancier des Diaboliques « est, au
fond, assez innocent ». Non, Son satanisme est de même
essence que son catholicisme, à la fois fort et naïf.
D'Aurevilly, on l'a constaté, a du moyen-âge la foi
vigoureuse, violente même et aussi tout à fait simple. 11
croit à Dieu et au Diable, comme on y croyait alors,
robustement et très sincèrement. Au moyen-âge, Satan
avait un grand empire sur les esprits, à cause des sorti-
lèges et merveilles de toutes sortes qu'on lui attribuait.
— 1-Jl -
Do nos jours, en ploin XIX'' siorlo. l'autour dos Pro-
])fi('tcs du Passr doinouia huilô,<« onsorroli^ » do Ions ces
prodigosôblouissaiilscl Irouhlaiits. On pont s'(mi l'ioimor;
mais lo fait siil)sistt\ iiulciiiablo. l*ar la (Micoro, d'Aun»-
villy apparlioiil hioii a ccllo opoquc» roculôo, à oos àt^os
do foi ardente, où il avait [ransporlé ses pénalos roiiian-
liquos. son cœur d'aristocrate et son àmo de catholiciuc.
Il lui est arrivé de s'éprendre du Diable comme il s'était
déjà épris de Dieu, parce que chez l'un comme chez l'autre
il admirait de la force, — « la force, la plus belle chose
qu'il y ait dans lo moiule après la vertu />. La vertu et la
force s'incarnent au plus haut point, avec une perfection
absolue, en Dieu. Au second plan surgit, impérieuse, la
force alliée au vice. L'Eglise la représente, cette force
terrible, sous les traits de Satan. Ici, comme ailleurs,
Barbey d'Aurevilly s'est inspire de l'enseignement le plus
strictement orthodoxe.
Peu lui importe qu'on l'accuse d'être superstitieux. 11
répondra : '< La superstition est une compréhension plus
vive des mystères de la vie humaine » (1). D'ailleui-s, il
a réponse à tout. Se révolte-t-on contre l'obscurité impé-
nétrable des énigmes proposées à la raison et à la foi ?
Lui, il nous vante « la clarté du christianisme, la seule
vérité qui soit à la portée de l'homme » (2). Comme tous
les catholiques bien convaincus et tranquilles dans leurs
croyances, rien ne l'émeut, aucun doute ne le trouble,
nulle objection ne l'ébranlé. Il reste majestueusement
impassible en la sérénité du « credo (f( ia ahsia-flum »,
du symbole des apôtres, des Féres de l'Eglise et des
« Prophètes du Passé ».
(1) Ce (jiii ne meurt pas, j». 2.'i'; (id. Ltincrrc, 1884).
(2) Les Philosophes el les écrivains relir/ieux. 2" série, |i. Un Fiiniiin',
éditeur, 1887).
- 125 —
« On n'a pas impunément dix-huit cents ans de chris-
tianisme derrière soi, — disait-il unjour. — Gela est plus
fort que nous » (1). Peut-être saisira-t-on mieux encore,
ici, rétendue et la portée du catholicisme de Barbey
d'Aurevilly. C'est le culte de la tradition qui l'amène,
pour ainsi dire, à reconnaître la vérité absolue de la
religion de ses pères. L'aristocrate réapparaît sous le
catholique. Il a volontairement accepté tous les legs des
siècles révolus. 11 y a mis son point d'honneur ; et son
âme chevaleresque ne se soustrait à aucune des oblig-a-
tions qu'elle a contractées envers le passé. Donc, pas
plus qu'il ne sacrifie aux exigences politiques et sociales
du monde nouveau, il ne transigera sur le chapitre de la
religion. Il ne sépare point dans ses affections le trône
et l'autel. Il veut le catholicisme intégral comme l'abso-
lutisme aristocratique. De même qu'il hait la noblesse
bâtarde du XIX'' siècle, il déteste le catholicisme tronqué
des libéraux contemporains. Partisan de l'ordre social du
moyen-âge, il en adopte également les conceptions reli-
gieuses. L'attitude qu'il prend en face de la pensée libre
et de la démocratie triomphantes ne manque pas de
grandeur, si elle n'est pas exempte de morgue. Et, sans
doute, l'œuvre qu'il a créée croule par la base ; seulement
elle est grande aussi et d'une fière allure, car, non-seule-
ment elle eût été impossible si l'aristocratie et le catho-
licisme n'existaient pas, mais elle n'est acceptable dans
son intégrité qu'à la condition que l'on tienne ces deux
forces, qui furent jadis les maîtresses du monde, pour
l'expression de la Vérité absolue.
(1) Les Poètes, p. 376 (Amyot, éditeur, 1862).
CHA IM'rHE VI
La Normandie
LE BERCEAU DE l' ENFANCE ET LA TOMBE DFIS AÏEUX.
— LE CULTE ABANDONNÉ DU SOL NATAL SOUSl'aC-
TION DU ROMANTISME. — POÈMES EN PROSE, VERS
ET NOUVELLES d'uN (( DÉRACINl'; )). — PERSON-
NAGES SANS ÉTAT-CIVIL, SANS EEU NI LIEU. — LA
NORMANDIE DANS U/ic Vieille M((il/'esse. —
LE COTENTIN DANS l'Erisorcelée ET le CliecaUer
Des Touehes. — (( vivre sur le cG':ur de son
l'AYS ». relation inédite d'uN VOYAGE A
SAINT-SAUVEUR-LE-VICOMTE ET A VALOGNES.
PAYSAGES,MARINES,FIGURESETAMES DE l'ouest.
HAINE DES DÉPARTS ET DE l'eXIL — (( l' ACCENT
DU PAYS )) : ROBERT BURNS ET W ALTER SCOTT.
— ANGLAIS ET NORMANDS. — (( LE PLUS NOR-
MAND DES ÉCRIVAINS NORMANDS ».
ArislofTate et calholiqiie, Barbey d'Aurevilly était
bien décidénieiit un homme du passé. II aurait pu s'imnjo-
biliser dans l'idéal ancien dont le moyen-àge ofiVait à ses
yeux l'image la plus parfaite. L'attitude était assez fièro
pour assouvii" les insliiiets'<indiviilualisl<'.^// de l'iiislorien
de linimmell. Maisil eùlaloi's ressemble a laiil d'hommes
d'autrefois, — vivant dans le présent par le eorps, sincm
par l'àme, — qui ne voulaient pas reeonnailro la victoire
des temps nouveaux. Et cela ne sullisaitplus à satisfaire
- 127 —
sou désir de se « singularisci' » grùcc à une posture
héroïque qui lui fût personnelle.
Par bonheur, il se souvint du berceau de son enfance.
Il se rappela le pays où ses ancêtres étaient nés, avaient
vécu et reposaient encore dans la paix éternelle. 11 revit
en son âme la race lointaine des Barbey, fermes comme
un roc sur le sol où ils avaient grandi et étaient morts; il
repassa la long'ue série des bienfaits dont il leur était
redevable et se demanda ce que chacun de ces aïeux
vénérés avait déposé de germes vivaces dans son cœur
d'enfant prodigue qui avait fui la terre de ses Jeunes
années. Sans doute il était revenu au bercail aristocratique
et catholique de la famille ; mais son aristocratie et son
catholicisme ne risquaient-ils pas de demeurer vagues,
imprécis et vains, s'ils n'étaient fondés que sur le senti-
ment de l'hormeur et sur une foi toujours fragile, qui ne
peut se vanter d'être à l'abri de toute surprise? 11 fallait
une base plus solide à ses croyances et à ses espoirs. 11
ne se contentait pas de la cité idéale qu'il avait construite,
d'une main pieuse, dans les nuages du passé. Il voulait
bâtir en pleine terre affermie et résistante. Mais où
découvrir un centre de gravité susceptible de porter
sans fléchir l'immense édifice que sa superbe orthodoxie
nobiliaire et romaine avait rêvé? Ce centre de gravité, il
le trouva au pays natal.
« Les tombeaux des pères, — écrivait Barbey d'Aure-
villy en 1851, — sont le point d'appui et de ralliement
des enfants dans la marche militaire de l'humanité » (1).
La formule est belle et vraie. Depuis quatre ans déjà,
l'auteur (ÏUne Vieille Maîti-essesQ l'était appliquée avec
(Il Les Prophètes du Passé, p. 131 (éd. Palmé).
— 1-JS —
décision cl lioiiheur. Mais, avant 1S17. il uo stMiil)le pas
qu'il en ait ou la notion cl on ail sonli lo besoin.
Ce n'est donc qu'après son retour au catholicisnii» (pio
d'Aurevilly reprend ert'eclivenieiil racine au sol iialal.
Par là, il ct^nsoniine sa récdiicilialidii avcM* le passe.
Pendant près d'im (piarl de siiM-Jc. il s'est tiMiu volonlai-
reinent à l'écart des inllucMices l<M-rieiuies,s()it qu'il vécût
à Caen, soit qu'il fiil perdu dans l^iiis, soit mémo qu'il
habitât le Cotenliii. De 1S21 à 1S47, Jules Barbey est
déraciné. VOdc aux Tlwnnopylcs^ écrite pourtant sous
le ciel de la Basse-Normandie que le jeune poète n'a
jamais quittée jusqu'alors, n'est pas plus d'un Normand
que d'un Méridional. Elle ne porte pas l'empreinte du
sol où elle fut composée; elle n'a pas do pays. Un
Casimir Delavigne, qui ne fut Normand que de naissance,
ou un Guiraud, qui était proven{;al, — un versificateur
quelconque eût pu la signer. Déjà le fils de Théophile
Barbey n'a plus, à seize ans, aucun lien d'à me avec la
terre de son berceau.
On s'étonne moins que la Normandie ne tienne point de
place dans ses œuvres uUéiMeures. La poitrinaire Léa
vit, délire et meurt près de Paris, comme elle pourrait
vivre, délirer et mourir, n'importe où : en Italie, en Grèce
ou même en Orient. ?]lle n'a d'état-civil nulle part: c'est
une « désorbitée », — de môme que son amant est un
« désheuré ». Plus malheureuse encore est la pauvre
Amaïdée, car elle a traîné ses débauches sur tous les
points du globe et elle ne sait plus elle-même d'où elle
est partie ; ce ne sont pas, du reste, ses confesseui's-
nioralistes, Altaï et Somegod, qui lui feront retrouver ses
papiers et sa patrie; ils sont, à cet égard, aussi perdus
que la fille dévoyée; ils ont oublié leur origine dans
l'ivresse de leurs fumeuses créations intellectuelles et
— 129 —
dans la bruine do leur ronnantisme morbide. Les person-
nages de la Bar/ uc cVAnnibal sonl dussi cosmo^ioliies :
on nous dit qu'ils sont Caennais, et nous voulons bien le
croire; mais ils pourraient tout aussi bien être des
Parisiens, et, nous viendraient-ils de la libre Amérique,
nous n'aurions pas le droit d'en demeurer stupéfaits. Ils
appartiennent à l'humanité sans caractères individuels,
à supposer môme qu'ils soient vraiment des« humains ».
11 n'est pas jusqu'à la triste Germaine qui ne sache point
au juste ce qu'elle est ni d'où elle vient. Si Barbey
d'Aurevilly lui constitua un dossier de famille et la
fit se mouvoir en Basse-Normandie, c'est plus tard,
lorsqu'il la reprit pour en faire l'héroïne de Ce qui ne
uieurt 2MS.
Mais voici que, vers 1840, l'auteur de Léa commence
à prendre garde au « currlciilwii vitœ » de ses héros.
Les deux machines à plaisir et à ennui, qui s'appellent
Bérangère de Gesvres et Raimbaud de Maulévrier, dans
VAinoii)' Imjjossible, sont bien des romantiques desséchés
du Paris de la Monarchie de Juillet. On ne peut dire
qu'ils vivent, dans l'oeuvre de Jules Barbey, car, dans
l'existence réelle, ils n'ont pas de vie. Ce sont des
poupées parisiennes, des « mannequins » de modistes
ou de tailleurs : ils n'ont pas de « vague à l'âme », puis-
qu'ils n'ont pas d'àme; seulement, ils ont été animés d'un
peu de souffle malsain et ils en sont malades. Encore
est-il qu'ils n'ont d'autre caractère que d'habiter Paris,
et Paris est si grand qu'ils s'y trouvent perdus. Eux non
plus, en définitive, n'ont pas de patrie.
Georges Brummell, au contraire, a la chance de
posséder une patrie et même d'y régner en maître.
D'ailleurs, il est bien de son pays. Il représente à
merveille le type de l'Anglais dominateur et flegmatique.
9
- |:i() -
An roiilacl ilo col hoinint^ oxlraordiiiairo. (.l'Ainnnilly,
pour kl première fois depuis de longues années, se sent
renaître Normand. Mais il n"insislo pas sur le parallèle
qui s'otlVail loul nalurollemoid enlre l(>s (ils de Hollon et
les descendants de (înillanmo. IMus tard, ileerira: " l»)ui
dit Normand, ilit la mcilhMnv moitié d'un An.g-lais » l'I).
11 ne le dit pas encore dans son liruimnell ; peut-ctio le
pense-l-il déjà: il n'y rértéchitpas assez.
Le moment est proche, pourtant, où sa « vocation nor-
mande ^> va se dessiner. La première partie d'Une Vieille
Muilrcssc, écrite en 1X15, se passe tout enlièi-e dans les
salons, boudoirs et... autres lieux de Paris. On y recon-
naît le d'Aurevilly des anciens jours. Mais, avec la
seconde partie, lentement ciselée pendant de long-s mois
en 181(5 et en 1847, nous entrons dans un monde nouveau.
La Normandie s'y révèle à nous, en ses plus belles cou-
leurs, sous le pinceau magique d'un fils du Cotentin. Ce
pinceau restait insensible jadis aux beautés du sol natal;
il les évoque à présent avec amour et bonheur. Hyno do
Marigny et Hermangarde de Polastron, aussitôt mariés,
s'en vont cacher leur bonheur conjugal dans un manoir
aupi'ès de Carteret. Et c'est une occasion, pour Barbey
d'Aurevilly, de peindre ces superbes falaises que lu mer
de la Manche bat de ses flots courroucés et blanchit de
son écume moulonnaide. Ryno, fils émancipé et long-
temps ingrat de la Basse-Normandie, reprend l'acine
dans la terre de son enfance et se laisse bercer par la
musique de l'océan qui fit rêver ses jeunes années. Avec
lui, mais plus stable que ce pauvre héros, le romancier
s'abandonne pour toujours au charme du pays natal.
Dorénavant, d'Aurevilly n'appartient plus du tout au
• 1^ rnléwif/rips ilhipr. p. 221 î't\. S.iviiH'. 1889 ,
— r.H —
présent. L'hérédité niystérieuse qui rattache au passé
est complctemeiU satisfaite par son retour au tombeau
de ses pères. Il va revivre la vie d'autrefois dans la
comiiiuniou sacrée de ses cliers morts. Il réveillera sa
province du sommeil léthargique où elle s'était engourdie
et la fera surgir au premier plan parmi les anciennes
petites patries que la Révolution a nivelées. Son œuvre
d'aristocrate s'achève ainsi, et son œuvre de catholique
également, car c'est la Normandie conservatrice de
toutes les traditions qu'il veut exhumer. Par là, il sera
plus grand et plus puissant lui-même, croit-il, de toute la
grandeur et de toute la force qu'il puisera au cœur de
son pays, sous des cieux inspirateurs d'énergie mâle,
dans l'exemple fécond de ses aïeux. Les leçons ances-
trales le fortifieront. Il accroîtra son patrimoine des
réserves d'esprit et d'âme faites par les obscurs ascen-
dants de sa race. Bref, il sera Normand, « du faîte à la
base ».
En 1849, tandis qn'Cbte Vieille Maîtresse attend l'édi-
teur qui ne s'empresse pas de venir, d'Aurevilly précise
encore son programme. Dans une lettre à Trebutien,
datée de décembre 1849, il circonscrit le domaine de ses
études futures et délimite les espaces où son imagination
se donnera libre carrière. Il ne tergiverse pas, il ne
tâtonne pas. Tout droit il va au but, et, comme d'un coup
d'aile de son âme ardente, il s'élance vers les sommets.
11 sera le poète de la Chouannerie normande ; là, il
pourra satisfaire ses triples tendances, réunies et con-
fondues, d'aristocrate, de catholique et de Normand. Il
sera plus que jamais et exclusivement l'homme du passé.
C'est dans cet esprit qu'il compose les superbes frag-
ments d'épopée, qui s'appellent V Ensorcelée et le Cheva-
lier Des Touches, — l'un, tout brûlant de passion aristo-
— 1M2 -
cratiquo, l"aulrt\ loiil (Millaiiiiuc (riKM'oïsiiic mililaii't\ —
liHis doux saliiivs il'ulmosplicrt' n(tiiiiainl(\ rcspiraiil ;"t
chaquo page le soiifHc ilt' lu Iradilioii cl aiiiiiiôs de la vio
la plus iiik'iiso d'autrefois. IJarbcy d"Atir(îvilly loruic un
bloc infrauiiiltlo do loid co qui couslilua rexislence des
temps révolus c[ n'en laisse rien distraire. « Les popula-
tions, — dit-il, — au sein desquelles la (Chouannerie
éclata, pour s'éteindre si vite, sont les pojjulations de
France les plus 1'oi1(mii(miI cai-acltM'istM's. (Juoi(iue essen-
tiellement actives et se distinguant par les facultés qui
servent à dominer les réalités de ki vie, hi poésie ne
manque pas à ces races, et les superstitions qu'on retrouve
parmi elles, et dont VEnsoi-celée est un exemple ou plutôt
un calque, montrent bien que l'inuigination est au même
degré dans ces lionnnes que la force du corps et que la
riùsonjjosifirc. Du moins si, connue les populations du
Midi, ils n'ont pas cette poésie qui consiste dans l'éclat
des images et le mouvement de la pensée, ils ont celle-là,
peut-être plus puissante, qui vient de la profondeur des
impressions... C'est cette profondeur d'impression qu'ils
oui jusqu'à ce moment opposée aux efibi'ts tentés depuis
cinquante ans pour arracher des âmes le sentiment reli-
gieux. Ni les fausses lumières de ce temps, ni la préoc-
cupation, incontestalile chez les Normands, des intérêts
matériels, auxquels ils tiennent en vrais fils de pirates et
pour lesquels ils plaident, comme l'innuémorial proverbe
le constate, depuis qu'ils ne se battent plus, n'ont pu attai-
blir les croyances religieuses que leur ont transmises
leurs ancêtres. Hn ce moment encore, après la Bi'etagne,
la Basse-Norniaiidic est une des terres où le catholi-
cisme est le plus ferme et le plus identifié avec le sol »(1).
(1 L'Ensorcelée. InlroiiucUoti, p. 8 cl 9 (oti. Lumerre).
— 133 —
L'hommage est complet à ki Normandie respectueuse
de la tradition, pieusement attachée à son culte sécu-
laire, fidèle image du passé survivant jusque dans le
présent.
A dater de 1850, on peut dire que Barbey d'Aurevilly
est exclusivement Normand. Pour lui, Normand signifie
tout le reste : aristocrate, catholique, « individualiste ».
Il n'a plus qu'à formuler, en termes lapidaires, le pro-
gramme de sa maturité laborieuse. Il le fait, dans une
lettre à Trebutien, au mois de juin 1S55. La formule est
significative. D'Aurevilly la commente longuement et
rinsère, pour en bien marquer l'importance, dans son
Mémorandum de Caen, le 2 octobre 1856. « Romans,
impressions écrites, souvenirs, travaux, tout doit être
Normand pour moi et se rattacher à la Normandie...
Quand ils disent de partout que les nationalités décampent,
plantons-nous hardiment, comme des Termes, sur la
porte du pays d'où nous sommes et n'en bougeons pas! »
Et il applique son programme à la lettre, autant du
moins que le permettent les circonstances. Car le métier
de critique, que d'Aurevilly a été contraint d'accepter,
ne se prête pas aisément à la pratique quotidienne d'un
programme aussi exclusif. Mais avec quel empressement
et quelle joie le fils de Théophile Barbey saisit toutes
les occasions de célébrer son cherCotentin ! A la mort de
Brizeux, il publie un long article sur le barde breton : il
lui reproche de n'avoir pas assez * vécu sur le cœur de
son pays » (1) ; d'avoir « abandonné l'idiome natal » (2);
de n'avoir pas été «assez breton». Non, s'écrie-t-il avec
une émotion difficilement contenue, « ce n'est pas là,
(l et 2; Les Poètes, p. 80 et suiv. Amyot, éditeur, 1862. — Le Pays,
octobre 1858,
- ['M -
(^M'ios : rlro asso/, hri'loii, a mon sons iioiniand, à
iiidi (jiii n'ai (in'nn p:ilois el qui suis jaloux (l(> la langue
que Brizoux n'a pas assez piU'lée » (1). Ki il ajoute, car il
est (loininé el possédé par son sujet ! '< Quitter son pays !
moi. jo erois qu'on l'enipoile ! Tout devient si beau quand
ou se retourne, — et surtout (piand on no peut reveiiii- !
11 y a dans réloii^neinenl du pays ikîs nostal,!4i(3s toutes
puissantes a créer, sur la eorneinuse des patres ou la
(lùte des poètes, dos Hanzdes rrtc/?f5 irrésistibles! »(:i).
Enfin, il eonelut inipitoynbleniont : '< Jo ne suis pas
Breton, mais je n'en suis pas moins du pays des buveurs
de cidre, comme Brizeux. Or, dans mon pays, tout à
cote du sien, quand le cidre, notre hydromel de pay-
sans, a été coupe avec de l'eau et qu'il n'a plus sa. fran-
chise et sa vaillance premières ; quand son ambre pâli
ne pétille plus, on ne l'appelle pas encore du « pc7/7
hairc », ce dernier des noms et celte dernière dos
nuances, mais on dit : c'est du miloyoï. Eh bien ! c'est
du cidre breton, mais du uiiloijcn, que je trouve dans
le verre de Brizeux. 11 a été coupé avec de l'eau de
Seine, — et précisément avec celle-là qui passe sous le
pont des Ai'ts, — et bien en face de l'Institut ! » ('A).
Le grand Frédéric Mistral publie sa Mireille. Aussitôt,
Barbey d'Aurevilly rend hommag-e à cet amoureux du
terroir et de la langue provcnoale. Il voudrait bien, lui
aussi, " chouette grise de l'Ouest et goéland raïKpie
d'une mer veite // (1) ne cultiver que le patois do son
pays. Pourquoi doiu- est-il obligé de parler français
comme tout le monde ? Il est vi-ai qu'il le parle d'une
il, 2 cl 3 Les Poêles, \>. «8 cl .'iiiiv. Amyol. ••ilitcur, 1862.— Le l'a'/s,
t5 janvier 186t.
(i; Les Poètes (éd. .\myol, 1862,,, (.. Hiti. Le Pays, 27 .ivtil 185U.
— 135 -
manière très personnelle et bien à lui. Mais son cœur de
iNorinand exigerait davantage : il désirerait se vouer
sans reserve au culte délaissé du sol natal.
Par bonheur, si d'Aurevilly est empêché dans ses
travaux quotidiens de traduire, comme il le souhaite et
aussi souvent qu'il y aspire, l'amour de sa chère Basse-
Normandie, il prend sa revanche, une revanche éclatante,
dans ses romans et ce qu'il appelle « ses impressions
écrites ». Le Mémorandum de 1856 est tout gonflé de
sève normande : cela se comprend ; il a été tracé d'une
main pieuse sous le ciel de Caen, au cœur même de la
province bénie. Mais le Mémorandum de 1858, composé
dans le Midi, à Port-Vendres, exprime magnifiquement
ou laisse deviner la nostalgie des campagnes coten-
tinaises. On s'en étonnerait volontiers, car c'est la
première fois que le romancier de V Ensorcelée fait
connaissance avec les paysages méridionaux ; seulement,
c'est plus fort que lui. Il ne sait pas peindre d'un pinceau
enchanteur les rivages de la Méditerranée, comme il
peignait si bien les falaises de Carteret. Le Midi lui paraît
pauvre; et il nous le représente triste et nu, dans son
indigence profonde dont la surface seule s'illumine sous
les rayons d'or du soleil. C'est une terre qui n'a qu'un
attrait emprunté et un charme d'apparat. Elle ne laisse
dans l'âme aucune impression pénétrante et ne remplit
le cœur d'aucune émotion forte. Quel contraste avec la
Basse-Normandie ! ^
Aussi, dès qu'il peut s'affranchir pour quelques jours
de la chaîne d'esclavage qui le retient à Paris et s'envoler
comme un canard sauvage vers les marais du Cotentin,
on devine si d'Aurevilly a l'ame en liesse. A Saint-Sau-
veur-le- Vicomte, tout le ravit : les vieilles amies de son
jeune âge, devenues plus touchantes encore, à mesure
- yM\ —
qu'elles approcholU du loinbcau, — les rues solitaires de
la bourgad(\ (jui rouKMivi^'il plus à Idiid (luc les i uclics
bruyantes des graiidrs elles, — les iiiaisons d'auli-i'lois
où SOS yeux do vIukI ans eonteniplérent le visaj^o
souriant des gentilles demoiselles, — même la tomljo de
ses ancêtres, « et l'herbe de ce cimetière où l'on n'enterre
plus, et qui, laissée tranquille, pousse drue, verte,
opulente, sur tous ces morts que la bêche du fossoyeur
ne tracasse plus; » (1) — par-dessus tout, l'air salin do la
mer. dont il se ,urise et qu'il aspire à pleins poumctiis.
Il erre de tous côtés avec une curiosité d'enfant. 11
assiste aux cérémonies do la vieille église de Saint-
Sauveur et en retrace d'un cœur ému les symboles g?-an-
dioses. « Ils ofliciont ici, dit-il, avec beaucoup de pompe,
et c'était ainsi dans mon enfance. La tradition s'est con-
servée; et même c'est ce qui s'est le mieux conservé des
choses du passé, à Saint-Sauveur. Il y avait là, parmi
tous ces prètn^s, doux on trois vieux chantres que j'avais
vu c/iappcr autrefois dans ce chœur, où jai fait ma pre-
mière communion, et leurs voix épuisées me remuaient
les plus profondes cordes de l'àmo, cotte harpe enfoncée
dans nous ! Je m'étais mis dans la chapelle du Saint-
Sacrement, où j'étais seul, et je suivais l'oflice... i/Eg li.se,
qui est vaste, très sonore et fort imposante avec .sa
longue nef et ses doux bas-côtés, n'était éclaiive que par
l'autel et plongeait de toutes parts dans la nuit. Apres
l'office, j'ai remonte un des 'uas-côtés et loiiille du regard
(1 Itelalion inédite d'un voifii;/e en Sonnundie iJéccnilire 1801 . — Ju
dois à l'obligeance de M. Arinaiid fî.islt', [nofisscui honoraire ilc n'iiiver-
sité de Caen, la coniniunir.ition d'iiin- |iartif de res belles papes, (|uc
fiarbey d'Aurevilly ne destinait pas à la publicité. Il m'est très doux de
remercier ici M. Gasté, mon ancien maître, de l'inténH qu'il a bien voulu
porter à mon travail.
- VM —
les quatre cents personnes environ disséminées dans la
nef. Combien y en avait-il là que j'avais connues autre-
fois et qui m'eussent vu garçonnet, dans le banc de mon
père, avec mes frères, à ces prières de nuit qui étaient
pour nous des spectacles ? » (1).
Une autre fois, pendant une nuit claire, il s'en va rôder
à travers les rues de sa chère petite ville. « Il me prit
fantaisie d'aller faire un pèlerinage nocturne à tous les
coins de Saint-Sauveur et de revoir cette bourgade, qui
n'est plus qu'un fantôme pour moi, à la lumière des fan-
tômes. Ma roderie de revenant a été solitaire. La lune
était sous une gaze de nuages gris, le vent plaignant,
l'air vif mais non froid. La bourgade était tout entière
sous ses contrevents liserés, parleurs fentes, de lumière.
Excepté une forge allumée, irradiant par sa porte
ouverte, à une des extrémités de cette rue des Lices, où
j'ai fait galoper N'éel de Néhou, toute vie était repliée,
morne et silencieuse... Je me suis arrêté bien des fois à
regarder la physionomie des pignons, l'air des portes
sur la clanche desquelles j'avais mis tant de fois ma
petite main d'enfant ; j'ai compté les rides de ces maisons
que le temps a sillonnées comme des visages... J'ai avalé
lentement, en me la distillant dans le cœur, cette coupe
de mélancolie... La rivière profonde (Douve Deep) luisait
sous la nuée qui cachait la lune. Un bateau à tangue
était à l'amarre, et la voile à moitié tendue frissonnait à
l'air de la nuit. Revenu. Rêvassé au coin du feu, l'àme
pleine des choses mortes et des personnes mortes. Il n'y
a que la mort qui soit vivante dans ce singulier monde
qu'on appelle la vie ! —Travaillé ; lu, — mais dominé par
les pensées que j'avais évoquées dans ma randonnée
(1) Relation inédile d'un voyar/e en Normandie (décembre 1864).
- i:îs -
iioctiirno. . .I(* vioiis do moUre l;i lèlo à la Icnrlrc. La
liiiu^ impaluMilro a rejeté son mtisquo do gaze. Il n'y :i
plus nu luia^'o au ciel. L«^ ciel bltMi étiucolle sur lo toit
bleu do la inaisou d'eu faco. Un silonco unique: lesilonco
do ce pays-ci ! Lo pavé do la rue, blanc do luno, a réclal
(l'un miroir. » (l).
Doux jours après, il se rond à Valoi»iios, ou, dil-il,
« j'ai (Ml la fantaisie d'aller faire la promenade funoi)re
que j'ai faite a Saint-Sauveur » (2). Kt ses émotions n'y
sont pas moins vives ; et elles ne s'y traduisent pas moins
énei'giquement. « L'ég-liso n'a chang'é que do couleur
et n'a plus, aux fenêtres dos galeries à balustrades qui
entourent sa nef à une hauteur que j'aime, les sombres
rideaux rouges qui ont jeté leur poésie et leurs ombres
sur celte lôte qui a toujours préféré lo rouge et l'ombre
a toute couleur et à toute lumière... J'ai senti monter en
moi un Hot de sensations inexprimables, exaspérées par
le sentiment des choses finies... »ÇA). Puis, il se promène
au hasard par les rues de la vieille cité. « Je n'y connais
plus personne, — écrit-il, — du moins personne que j'y
veuille voir; mais cette ville a de mon coMir sous ses
pavés et dans la pierre doses maisons// (4). lùifin. la
nuit tombée, il revient à l'église « superbe d'obscurité
mêlée de pointes do lumières, de recueillement, de pro-
fondeur déserte, du hridl b(is des prières de que^jnes
âmes ardentes, qui susurraient leurs chapelets au pied
des piliers '^ (5).
(1) Relation itiédile d'un voijnfje en Sonnandie (ik'Cfinltrc 1864).
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibtd.
— 130 —
On comprend, après cola, que d' Aurevilly ail donné
pour Ihéatre à son Prêtre Marie, — <\\\\ parut en celto
même année lSi)4, — celte région du Gotentin si féconde
en injpressions et en souvenirs; on comprend mieux
encore qu'il ait illustré son roman du double caractère,
aristocratique et mystique, qui lui assigne un rang à
part dans la haute littérature catholique la plus ortho-
doxe. Ici, la Normandie ne semble évoquée que pour
rendre plus éclatant et marquer en traits plus précis
l'hommage au passé. C'est l'àme « traditionnelle » et
séculaire des aïeux, survivant jusque dans Tàme déchue
de Tex-abbé Sombreval, qui apparaît en pleine lumière, à
la place d'honneur qui lui est due. Mais elle vivifie d'un
souffle plus puissant encore et très pur l'angélique Calixte
et le touchant Néel de Néhou. Dans le Prêtre Marié,
c'est la Normandie catholique qui est au premier plan, de
même que, dans \ Ensorcelée et le Chevalier Des
Touches, on apercevait surtout la Normandie militaire et
fièrement « individualiste».
Plus tard, en compagnie des Diaboliques, nous pénétrons
dans une Normandie qui a le culte de l'aristocratie la plus
jalouse et la plus obstinée. Le vicomte de Brassard, de
haute noblesse normande, raconte ses bonnes fortunes de
garnison avec une désinvolture de grand seigneur. Le
comte Jules-Amédée-Hector de Ravila de Ravilès narre
avec un sans-gêne de hobereau son «plus bel amour de Don
Juan ». Le comte de Savigny, avec une impudence de
noble «Valognais», trouve « le bonheur dans le crime ».
Le chevalier de Mesnilgrand, en aristocrate qui se croit
tout permis, détaille dans son hôtel de Valognes ses
prouesses d'antan, « à un dîner d'athées ». Mais nulle
part le caractère finement aristocratique de ce coin de
Normandie et de ces personnages normands ne se fait
— M(» —
jour aussi \\'\cn que dans Ja' Dessous de Car/t's (l'inic
p(U'lie de irhisl. « J"ai t'io élovô on proviiico, — dil 1(>
nuiTatour qui n'est nuliv quo il'Aui'Ovilly lui-uuMuo, — ot
dans la maison palorncllo. Mon poiv liahilail une hour-
t;ado jotée non<'lialaiiniitMil les pieds dans l'eau, au lias
dune montagne, dans un pays que je ne nommerai pas,
et près d'une petite ville qu'on recomiaitra quand j'aurai
dit qu'elle est, ou du moins qu'elle était dans ee temps,
la plus profondément et la plus férocement aristocratique
de France... Hors de son sein, celte noblesse, pure connue
l'eau des roches, ne voyait personne » (1). 11 en est d(^
même pour les personnages d' fur Ilisfoirc sans )win
et pour les lîa valet d'f'iK' I'(i;/c (F Ilisloirc.
Un pourrait penser des lors que Barbey d'Aurevilly
n'a tant aimé la Normandie que parce qu'elle lui rappe-
lait le pusse et qu'il y voyait l'imag-o la plus fidèle de la
cité idéale. N'était-ce donc, en vérité, que la vie d'autre-
fois qu'il chérissait dans son pays natal? .N'y avait-il
donc, pom* lui remuer les entrailles, que le spectacle
lon.uruement admiré des choses défuntes et des êtres moi-ts
du Colenlin? Non. S'il a trop recherché dans la Bas.se-Nor-
mandie le fantôme de ses rêves 'sociau.\ et religieux
irréalisables, d'Aurevilly l'a peinte néanmoins bien sou-
vent sans ai'rière-pensée, en des talileaux grandioses ou
simples, d'une scru|»uleuse et synq)albique exactitude
que seuls los cu'urs aimaids sont susc(q)til)les d'allrindre.
Ses paysages sont d'une étonnante variété et d'une
fidélité prodigieuse. Qu'on lise dans ('c qui ne mcui-t pds
la description d'un petit coin de terre des environs de
Sainte-Mère-Église, dans la Maii''li(\ on s'en souviendra
(1) Les Diafioli,,ues. \i. \'yl il 1'.»:! .mI. DimiIu).
— 1 11 -
toujours. Et, poui" peu que Ton roiiiiaisse la région, qu"oii
ait jeté un coup d'œil sur ses vastes prairies ou erré à
travers ses riches pâturages, ou sent vivre et palpiter
l'àme de cette chère Basse-Normandie qui n"a\ ail pas
encore rencontré d'interprète aussi ému. De même, la
majestueuse horreur de la lande de Lessay inspire à
Barbey d'Aurevilly les plus belles pag-es de VEnsoi'cclée.
L'artiste triomphe, ici, pleinement et sans conteste, de
l'aristocrate et du catholique. Il oublie un moment ses
Chouans pour évoquer la bourgade de Saint-Sauveur-le-
Vicomte,, « johe comme un villag-e d'Ecosse » (1). 11 ne
songe pas à l'abbé de La Croix-Jug-an, quand il parle des
landes au charme mystérieux et effrayant. « Si l'on en
croyait les récits des charretiers qui s'y attardaient, la
lande de Lessay était le théâtre des plus singulières
apparitions. Dans le langage du pays, // y ret-enait.
Pour ces populations musculaires, braves et prudentes,
qui s'arment de précautions et de courage contre un
danger tangible et certain, c'était là le côté véritable-
ment sinistre et menaçant de la lande, car l'imagination
continuera d'être, d'ici longtemps, la plus puissante
réahté qu'il y ait dans la vie des hommes. Aussi cela
seul, bien plus que l'idée d'une attaque nocturne, faisait
trembler Xei^iedde frêne à-àws la main du plus vigoureux
gaillard qui se hasardait à passer Lessay, à la tombée.
Pour peu surtout qu'il se fut amzfs^ autour d'une chopine
ou d'un pot, au Taïu-cau rouge, un cabaret d'assez
mauvaise mine qui se dressait, sans voisinage, sur le nu
de l'horizon, du côté de Coutances, il n'était pas douteux
que le compère ne vît dans les brouillards de son cerveau
et les tremblantes lignes de ces espaces solitaires, nues
(1) L'Ensorcelée, p. 14 (éd. Lemerre).
- \i2 —
dos VMpours (lu soir ou l)lancs do rosêo, do ros rhosos
qui, lo loiidoinaiu. dans sos rôcils, dovaioul ajoulor a
rrtlVayaiilc l'iMitMiinit'o tic cos lieux dôsorls » (1 ).
Sos <v mariuos » sonl i»lus suj^'noslivos oiicoro. Ellos
soulionnoid la ooiuparaisou avoo les plus oélobros quo
Ton oonnaisse. 11 y eu a d'inoubliabk^sdans Une Vu'ilU'
.lA?/Vrtvv.s-f, parexomplo. «i ...La coquille do noix qui les
beivail, dans sa concavité mobile, coniino un nid d'oisoau
balancé dans les rameaux par le veut, fondait loujoui's
les vagues amoncelées. Le flot, scindé par la proue,
nioulonnait, comme disent cos gens do morqui composout
leur langage d'Océan avec leurs souvenirs de pasteurs et
rêvent ainsi à leur enfance. Ils avaient doublé la falaise,
et, là, ils avaient revirc de bord, creusant un sillage
nouveau dans le sillage qu'ils avaient tracé. Arrêtés sur
lo plateau liquide d'une mer qui ressemblait à un bassin
de vif-argent, tant elle était étincelante, ils avaient jeté
lo filet sous la barque immobile » (2). Et ailloui's: « Le
soleil avait disparu dans les flots. Leur miroir, lisse
comme un bassin, changeait ses reflets d'or en couleurs
violettes qui s'évanouissaient à leur tour dans la couleur
accoutumée de cette mer, verte, le soir, comme une
prairie. Le plein était superbe et silencieux. Le vent
d'ouest n'apportait dans l'étendue que le chant monotone
dos vachères qui revenaient do traiio ou qui y allaient,
du côté de Barneville » (:3).
C'est à Carteret que Barl)ey d'Aurevilly a puisé ses
meilleures inspirations maritimes. Dès son jeune âge, il
y était allé cherch(M' des sensations profondc^s et inefl'a-
(1) L'Ensorcelée, |>. 1.") el 10 {('A. Lrmerir).
(2) Une Vieille Maîtresse (éd. Lcmerif;, loiiic II, p. 2<i2.
:« lue Vi,-ill,' Mallre.ssi' (vA. l,.innri). t. .me II. p. 3il.
— M:{ —
cables. Il considérait la mer coiiinie la véritable éducalrico
do son imagination: « elle m'a reçu, lavé et bercé tout
petit » (1). Aussi s'écrie-t-il avec une joie d'enfant, quand
il retourne au pays : « J'ai revu la mer, ma mer, — que
je pourrais orthographier ma mère ! » (2). Et il répand
son enthousiasme en une belle page presque classique
d'ordonnance et de mouvement. « 11 était quatre heures
et demie. Le soleil crevait au-dessus d'elle (la mer) un
banc de nuages couleur violette et faisait sur les vagues
comme une gloire d'or qui les rendait étincelantes;
— pas verte alors, comme elle l'est presque toujours,
mais d'un bleu très pâle, sans vagues, sans ces écumes
qui sont comme les moutons de ce pré liquide, toute
en oscillations, en frissonnements, en lames lumineu-
ses. C'était l'heure du flux. Elle arrivait, et très vite.
Elle arrivait sur toute la ligne immense qui va de Garteret
à Portbail; mais sinueusement, non d'une seule venue et
en ligne de bataille, comme je l'ai vue souvent ; mais par
pointes, se bombant ici, se creusant là, dessinant sur le
sable des anses mobiles » (3). Ni Chateaubriand, ni
Pierre Loti n'ont mieux rendu et noté, en termes plus
chatoyants et prestigieux, les reflets changeants de la
mer. Les océans exotiques ne leur ont pas suggéré de
descriptions plus éblouissantes que cette peinture,
minutieuse et colorée, d'une simple marée montante sur
les bords de la Manche.
« C'était un verre de vie que je buvais » (4), conclut
d'Aurevilly. Ce verre de vie et de santé, non-seulement
(1) ReiaUon inédile d'un voijarje en Normandie (décembre 1864).
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
- 141 -
il l'a l»ii, mais il Ij (ail hoirt,-. 11 Ta rcpaiidu dans loiilo
son œuvre, dopuis l'tu' Vicilh' .lA'/V/v'.v.sr jusqu'à l'ne
Pat/e d'Ilisloirc. Le graïul air de la mer l'ail vivre long-
temps, dit-on. Dès lors, n"eiil-il fait que passer, en
souffles légers, sur les ntnians de l'éerivain eotentinais,
il leur assurerait une longue existenee. Et il ;i l'ail mieux
que d"y passer, il les a pénétrés de sa forte h;iU'in(\ de
ses acres embruns et de son paiMum irresislihle. Les
livres de Barbey d'Aurevilly sont saluics d'(Mu salée,
qui les préserve des atteintes du temps: ils « fleui'enl
bon » lu marée et le varech. On y respire à l'aise, comme
en une grève immense toute chargée des saines effluves
qui s'échappent des flots et senjblent s'élever des
horizons lointains.
Mais si les " natures mortes » de la Hasse-Norniaudie,
vivifiées par r;ime puissante de leur pcMuti'c v\\\\\. oi ncnl
dune couleur éclatante l'œuvre du romancier, les êtres
vivants qui les animent de leur présence n'ont pas trouvé
près de lui un accueil moins favorable. Les «poissonniers»
qui devisent dans Une Vicii/c Matt/'cssc soui des vrais fils
de la cote; ils en ont l.i figure hfdée. le rude parler, le
patois chantant. Uriflon et la C.harline s( uit des types d'mio
réalité indéniable. Maître Tainnebouy, de V Ensorcelée,
est l'éternel paysan de nos campagnes cotentinaises, à
la fois rusé et naïf, bonasse et soupçonneux, simple et
fin. Nônon Cocouan est une figure plus « singulière-
ment » normande encore: elle incarne le dévouement
ob.scur des vieilles filles du peuple. Clolilde Manduit, la
Glotte, octogénaire toujours verte, qui fil les « quatre
cents coups » dans .son jeune âge et passe aux yeux de
la foule pour une sorcière endurcie, n'est pas moins
caractéristique. Mais aucune de ces physionomies, pour-
tant si énergiques, n'a le relief de la Malgaigne, la
— 145 —
sorcière coiiverlio et repenlunte, qui surgit diiiis le
Préh-e Marié comme uue messagère de l'au-delà, hantée
de voix célestes de môme qu'elle le fut jadis de voix
diaboliques. C'est une créature superstitieuse et bonne,
comme la Basse-Normandie en a tant produit. Elle n'a
d\^mule, pour la vérité « locale » de son type, que la
vieille Agathe, diUnc Histoire sans nom.
Il n'est pas jusque dans ses impressions de séjour a
Saint-Sauveur et à Valognes, où d'Aurevilly ne se soit
complu à peindre les figures les plus expressives du pays
natal. Une vieille pauvresse attire son attention, au
sortir de la messe. Il lui fait l'aumône, « avec, — dit-il,
— plus d'impertinence pour les bureaux de bienfaisance
que de charité » (1). Ceci, c'est pure vanité d'aristo-
crate. Mais les traits de la mendiante se fixent en son
souvenir. « En revenant du fond de la rue des Carmélites,
— écrit-il, — j'ai rencontré la vieille pauvresse, à qui
j'avais donné à l'église. Je l'ai arrêtée. Elle m'a dit
qu'elle avait quatre-vingt-quatorze ans. Elle est encore
solide et droite, muis n'a pas un cheveu sous sa coiffe,
d'aucun côté. Les yeux sont rouges, mais le regard
acéré; et de grandes plaques de couperose marbrent son
teint pâle. — Les yeux ne vont plus, — m'a-t-elle dit
avec cet accent valognais qui allonge les mots et les
écrase, mais qui pour moi est une musique. Je lui ai
demandé si elle se rappelait le maire de sa ville qui
s'appelait M. du Méril... — « Que vère » m'a-t-elle répondu.
— « Eh bien, lui ai-je fait, regardez-moi, je suis son
neveu»; et je lui ai donné vingt sous. Elle a regardé
mes vingt sous, — comme nous, nous regarderions un
diamant bleu, — et moi, non pas comme le neveu de mon
(1) Relation inédile d'un voyage en Normandie (déccmbro 1864).
10
— 140 —
oiiflo, iiKiis coiiuin» rArcliaii.no ('i;iliii(>l ! .Va'i ddiiiu'
reude/.-vous ;i ma Itoiinc ri'iimir a la iiu'ssc dr (liiiiaiifli(>
prochain »(l). Lv cliiuaiiclio suivant, d'Aurevilly uv peut
aller, dès le malin, à Valogues. l^e soir, ou se pi-omeuaul
rue des Carmélites, il songe à la decopiion (pi"a du
éprouver la mendiante. <v J'ai pense, dit-il, à la \ ieilie
pauvresse à qui j'avais donné rendez-vous, a celle place,
il y a huit jours, et qui m'aui'a vainemenl cherché à la
messe de midi, ce malin. Je déleslo de lr<»m{)er une
espérance. Elle availi^spere (pielipies sous. » ('J)
Ahiis nulle pari d'Aurevilly n'a mis loul son cieur de Noi"-
niand avec plus de joie que lorsqu'il a eu à peindre les
braves g-ons do la côte, marins, pêcheurs et pêcheuses.
Telle esquisse d'un intérieur do cabaret, qu'il u crayonné
d'une main alerte, vaut le plus délicieu.\ Teniers. « Parti
pour /l's h'icic'rcs et le hameau {//ai/ici, en paloisj du
Bas-llamct, pléonasme à l'usage do ces populations qui
pèsent sur les mots comme sur les choses. Ai trouve
dans cette équerre de maisons (peinte si exactement dans
la Vieille Maîtresse) deux vieilles pêcheuses, filles de
matelots qui m'ont conduitau flot les premiers, lesquelles
se sont mises à crier comme deux mouettes, en me
reconnaissant. Je ne porte ii-i qu'un nom : « Monsieur
Jules /y, qu'ils prononcent Jculc. Vieilles, laides, tannées
par le soleil, verdies par l'air marin, avec des voix à
dominer la tempête, montant plus haut que le sifflet de
cuivre du contre-maîlre : elles ont eu, en m'apercevanl,
la joie qu'elles auraient pu avoir, si la marée leur avait
charrié quelque bon baril de rhum à la cote! Elles
invoquaient Dieu et Monsieur Jculc. C'était t(»ul à la fois
(t) fieliilion inédite (l'un voyaf/e en Normandie (déccnilire 18C4;.
(2j Ibid.
— 1 17 —
religieux, sauvage et comique. P]lles voulaient égorger
des volailles, couper des grillades, et se seraient volon-
tiers arraché leurs tignasses, parce que la mer n'était
dcuis le temps ni des crevettes ni des homards. Malgré
leurs airs de sorcières des eaux, j'ai bravement embrassé
leurs joues semblables au cuir d'une selle lissée et
noircie par trente ans de derrières successifs qui auraient
trotté dessus. Leur ai dit que je reviendrais prendre le
café avec elles, pour qu'elles ne se fissent pas saillir les
yeux de la tête, à force de crier. Parti pour Carleret,
éternel comme Barneville, si ce n'est que les maisons
blanches, qui faisaient un si éblouissant effet de loin sur
la grève, sont grises et se confondent avec les colhnes
qui les surplombent. En allant, je ne les voyais pas et
me disais : cette moitié de Garteret a-t-elle été engloutie ?
Mais en poussant le cheval à travers les flaques d'eau,
plissées par la brise du bord de la mer, — celte blan-
chisseuse qui plisse si fin, — j'ai distingué les maisons
grises, comme les fantômes des anciennes maisons
blanches... Le vent soufflait frais. Pas une âme ! Deux
bricks sur le flanc, à une portée de pistolet l'un de l'autre,
vides tous deux sous leurs agrès ; les matelots partis et
en liesse es cabarets de la côte, — manière d'attendre la
marée qui redressera les deux gisants sur leurs quilles
et les remportera peut-être ce soir... Pievenu chez mes
pêcheuses, qui tiennent ensemble, pour les besoins de la
côte, tout à la fois une boutique de mercerie et un
cabaret. Mes vieilles pêcheuses se sont remises à crier,
non plus comme des mouettes, mais comme des goélands,
pour me faire manger. Mais je n'ai voulu que du café,
qui, par parenthèse, était excellent : un café de marin et
peut-être de fraudeur, et de l'eau-de-vie de postillon, le
plus rude des sacré-chien, — qui ne m'a point fait
— MS —
horreur... La porlt^ do la cahaiH» clail ouv(M'Io. Le rheval
niangoail sou avoine ilevaiil la porto. La lune so lovait.
Le vent du soir l'ai.sait eraquer les fouilles d'un gros
bouquet de hou\, renseigne du cabaret, i)iquéo au bout
d'un. long bâton sur la dune; et on enlendail, quand
j'allais au souil. la \oi\ do la nier iii\ isiblc (|ui mugissait,
eonmio si elle eût voulu doniinor, sans y l'oussir, les voix
stridentes de ces deux gosi(M*s qui ripiiio)! d'une façon
si ertVoyiiblenient suraigu(> dans rinlcrieur do la
maison » (1).
Le retour à Saint-Sauveur, par une belle nuit d'hiver,
n'inspire pas moins heureusement Barbey d'Aurevilly.
« ... Pas un nuage au ciel ; une lune à reflets d'émeraudo
qui veloutait les objets et les verdissait à force de les
pâlir. Je n'ai rencontré qui que ce fût, sinon deux vaches,
au bout d'un pont, inunobiles comme deux statues de
marbre noir et blanc, leurs yeux grand ouverts et
rêveurs sur la lune. Elles avaient l'air sonmambules,
ù force d'avoir l'air rêveur. Le bruit des roues du
cabriolet n'a pas dérangé leur attitude. Elles avaient le
muffie tourné vers la lune, en pleine lumière, hébétées
ou fascinées, l'adorant peut-être. C'étaient peut-être des
dévotes à la lune, que ces vaches ! J'ai fait arrêter le
cabriolet pour mieux les voir. Le fermioi*. que j'inter-
rompais dans le fil d'une de ses histoires, a eu une
objection de bouvier et m'a rappelé a moi-même, en nie
disant avec une condescendance indulgente : «. Elles ne
sont x>cis bien bonnes, Monsieur Jeales! » Et nous avons
roulé >>. (2)
(\) Relalioti inédile iPun voyar/e en Nonnatidie (1864\
(2) liid.
— 140 —
Pour traduire avec tant de bonheur la vie intime et
1 anie même de la Basse-Normandie, il fallait que Barbey
d'Aurevilly lût profondément Normand, sans arrière-
pensée d'aristocratie ou de catholicisme, inslinctivement
en quelque sorte et presque inconsciemment, par*cette
seule raison qu'il avait jeté ses premiers regards d'en-
fant sur la belle nature qui l'environnait et respiré à
pleins poumons dès sa naissance l'air pénétrant et vif du
Cotentin. S'il n'avait été Normand que pour étayer plus
solidement ses croyances sociales et religieuses, il
n'aurait pas eu cette franche, sincère et naturelle admi-
ration du pays natal. On eût surpris quelque contrainte
ou quelque artifice dans les hommages qu'il a rendus au
sol de la famille et des ancêtres. Son affection pour la
vieille province de Normandie n'est pas, sans doute,
entièrement désintéressée et dégagée de toute idée
extérieure de domination nobiliaire ou cléricale; mais
quand, par hasard, comme on vient de le voir, elle laisse
derrière soi et hors de ses préoccupations les rêves
d'une impossible cité idéale, elle devient plus puissante ;
elle nous touche et nous émeut davantage. Alors, d'Au-
revilly est tout simplement Normand, — un Normand
sans épithète.
Il a, du Normand, l'énergie concentrée et féconde,
l'amour du sol, la poésie latente et naïve. Il ne sait pas
si l'avenir sera tel qu'il le souhaite ; mais il ensemence
son champ, comme si le lendemain devait à coup sûr en
faire germer une moisson de vie. Il est tenace dans ses
entreprises : la renommée ne lui vient pas, et il ne se
décourage point. Il poursuit vaillamment son œuvre,
comme le paysan cotentinais ne se lasse pas de continuer
ses labeurs sur des marais que les pluies d'hiver n'ont
pas fertiUsés. Il sème, il sème toujours : il ignore quand
- ir)0 -
il réoollora. Il a uiu> foi l'obuslc el poôliquoiiioiil priiiiilivo
ou la ProvidiMico qui ivnMiipousora ses efforts. Dans cet
espoir assuré d'une revauclu^ l'uiiirc^ el peut rUv pro-
chaine, il peiue sans cesse, avec ardeur v[ obsliiialioii.
Sa voloulé maîtrise tous les ol)stacles ; elle ne connaît
pas ranéantissenient.
Mais c'est surtout lorsqu'il s'agit de la possession du
sol que d'Aurevilly se révèle foncièrement Normand.
Sans doute, il n'a pas à lui un seul arpent do terre.
Qu'importe? 11 t\st bien plus riche. Sa propriété n'est pas
limitée par le champ du voisin; elle s'étend jusqu'aux
contins de la province. Ce domaine mystérieux, personne
ne saurait le lui ravir. Il y est enraciné, comme en un
bien de famille. 11 l'a par droit d'héritage; il l'a aussi par
droit de conquête. Si même, du fait de ses aïeux, il no
pouvait on revendiquer aucune parcelle, il y prétendrait,
par privilège spécial, on vertu, considération et récom-
pense de son altachemenl personnel et des trésors que
sa virilité laborieuse y a accumulés.
Sur ce point, il se sépare résolument dos romantiques.
Les romantiques de la seconde génération, les Vigny,
les Hugo, les Musset, les Théophile Gautier et les
Sainte-Beuve, n'ont pas eu do pays à eux. Ils n'ont pas
eu un coin do terre, sous le ciel de France, où jeter leurs
racines. Ils ont été cosmopolites. Le cosmopolitisme,
inventé par Jean-Jacques Rousseau et Bernaidin do
Saint-Pierre, l'ivresse dos voyages insufflée à l'espiit
français par le Juif errant des mers exotiques que fut
l'historien de Paul et Virtjiuie et par le maladif liené, le
besoin de changer d'air et do so saturer d'atmosphères
inconnues, la brise d'Amérique importée en Europe, les
iiid'urs d'outre-Hhin et d'oulre-Manche implantées dans
le sol gaulois, — voilà les sources de notre romantisme
- 151 -
national. Un instant, rauteur désorienté do Lca, de la
Bague cVAnnibal, de Germaine et de l'Amou?^ Impos-
sible faillit succomber à l'entraînement général et sacrifier
à l'universel et irrésistible attrait des libres espaces,
quand d'une voix triste et d'un coeur affligé, il se plaignait
de son existence. «Oh ! pourquoi voyager?» lui disait-on.
Et il répliquait amèrement : « C'est qu'on est mal ici ».
Puis, énumérant avec ses malaises toutes ses raisons
d'aller au loin, il répétait le refrain mélancolique qui
sonne comme un glas funèbre :
Voilà pourquoi je veux partir ! (1)
Mais il ne partit pas. Il eut la sagesse de mettre un
frein à ses impatiences et de rester sur la terre ferme
des aïeux. Il ne voyagea point. A vingt-huit ans, il alla
en Touraine chercher une diversion à ses tristesses : il
en revint plus malade quïl n'était lorsqu'il avait quitté
Paris. Il ne renouvela pas l'expérience avortée. Désor-
mais il ne connut plus l'ivresse des voyages, qui ne lui
avait laissé au cœur que de cruels déboires. Il ne sortit
jamais de France. En France même il hmita son domaine.
Par nécessité d'affaires, il erra, en 1846, dans le Niver-
nais et à travers la région du Rhône. Par obligation
d'amitié, il visita le Midi en 1858. Par besoin professionnel
et souci du pain quotidien, il habita Paris pendant un
demi-siècle. Seulement, son ame ne vivait et ne s'épa-
nouissait que là-bas, à l'extrémité occidentale de la
France, dans les plaines brumeuses du Cotentin.
Aussi, n'admet-il pas le système des cosmopolites du
XIX" siècle, qui voyagent pour chercher des inspirations
(1) Poésies (éd. Trebutien, 1854). — Poussières (éd. Lemerre, 1897), p.
25 et suiv.
— 152 —
au dehors. Lo ciol (\o France iTc^sl-il dmir plus la sourco
fécomlr (l(^ l(Uilt> poôsio? Aycv, iiuo ;iiii(>; lialùlo/ en voli'O
Aine; iio vous exleriorisoz pas, i»o vous t^xiUv, i)as :
voilà le secret de la force. Kl Barbey d'Aurevilly dédie
eelte pensée « aux auiis qui voyagent » : « Partir, c'est
n'avoir pas assez d'atomes crochus pour rester » (1).
Pour lui, tous ses atonies le retiennent au sol natal.
« A Bourget, le voyageur et le lakiste, dites que j'ai lu
ses lacs, — écrit-il le î) novembre 1SS2. — Très contenl.
Mais j'aime mieux les dci/j- siois en vers qu'il aurait
aussi bien faits rue de Mo)isieur qu'en Angleterre, ce qui
prouve pour ma théorie du rester là. Tête de poète n'a
besoin de rien. A elle seule, elle est l'univers et même
elle est bien mieux. »
C'est pourquoi il se montre sévère à l'égard de Brizeux.
« A l'amant délaissé de Marie, dit-il, il restait ce qui vaut
mieux à aimer qu'une femme, — son pays. Certes,
Brizeux a aimé le sien. Qui en doute? 11 était de cette
terre qu'il a lui-même caractérisée :
La terre de granit, rcroiivorte tic cliùiics!
et où tout est solide et profond, jusqu'à l'amour qu'on a
pour elle. Marie, sa Marie, sa douce dédaigneuse, il ne
l'a peut-être autant aimée que parce qu'(>lle lui réfléchis-
sait et lui symbolisait la Bretagne... iNhiis cet amour de
la Bretagne, qui a donné goût de terroir à ses meilleurs
vers, ne fut point en lui la passion qui, à force d'inten-
sité, monte quelquefois jusqu'au génie... 11 n'avait pas ce
bonheur d'être un paysan, — un vrai paysan, — dans un
poète. La civilisation, cette Dalila de toutes manières, lui
(1) Pensées détachées, p. 32 (éd. Lemerre. 1889).
— 153 —
avait coupé les cheveux, à ce Celte qui, d'ailleurs, n'avait
jamais été Saiiison. Il était un lettré. Il vint à Paris.
Paris lui passa la main sur la tête, lissa les derniers
grains de son granit et lui donna le poli qu'il aime. On le
vit, le Lakiste énervé du Léta, rimer des Ternaires
pour la Revue des Deux-Mondes, et chanter les nombres
de P^ihagore, comme un élève de l'Ecole Normale, en
récréation et en gaieté. Ainsi le lettré, le bel esprit,
l'homme d'école et d'imitation remplaça ce qu'il y a de
timidement poète, — mais de poète, après tout, — dans
le rougissant auteur de Marie, et le Breton se naturalisa
Parisien... A dater de là, Brizeux a cessé d'exister.
Transporté loin de son buisson, dont il est l'étoile, est-ce
que le ver luisant ne s'éteint pas? » (1). De Paris, le poète
s'échappe en Italie ; mais l'Italie ne lui donne pas « de
facultés nouvelles » (2). « On ne ressuscite pas la Muse
— écrit impitoyablement d'Aurevilly. — Ce n'est pas
impunément qu'un poète, fait pour rester sédentaire, est
devenu nomade. Il y perd l'accent du pays » (3).
« L'accent du pays ! » voilà ce que recherche dans
toutes les œuvres le critique Barbey d'Aurevilly, fidèle
à l'exemple du romancier de V Ensorcelée. C'est la raison
pour laquelle il aime tant, entre tous les autres, les
poètes et les peintres de l'Ecosse : Robert Burns et
Walter Scott. Burns, dit-il, « est un génie essentiellement
autochtone... Ce rude et joyeux jaugeur, au bonnet bleu
et à la branche de houx, ce chanteur de chansons, le
soir, dans les granges, ce joueur de violon et de corne-
muse, a toujours vécu sur le cœur de son pays, et il y a
(1) Les Poêles (éd. Amyot, 1862), p. 79, 80 et 81.
C2) Ibid., p. 83.
(3) IhicL, p. 83.
- 154 -
trouvé sa force et sn gloire. Une seule l'ois, je erois, il
l'a quille pour aller à Londres, mais ce ne fut pas Icuiti' !
11 l'tninl hiciilol à son cIum' i)aYs, coinnie TiMilanl (pii
sai.une reviiMit a sa mère ». (1)
D'ailleurs, l'Ecosse séiluilirrésisliblenKml r;iiiie du lils
lie Théophile Barbey. Il compare sa jolie bourgade de
Saint-Sauveur à. « un village d'IOcosso ». Et il sait gré à
Walter Scott d'avoir fait jaillir des sources profondes du
génie national cette poésie d'une mélancolie contenue et
résignée qui est celle de Lucie Ashlon, la Fiancée de
LaiiDncnnoor. L'iùisorccléc et le Prélre Marié, nolam-
meiit, semblent un pendant do ce beau roman de Scott.
Les traditions, les superstitions, les sortilèges, ici et là,
sont en honneur. La Glotte, prédisant l'avenir à Jeanne
de Feuardent, et la Malgaigne, avertissant Néel de Néhou
des malheurs qui le menacent, sont de même famille, de
même descendance et n'apparaissent pas moins lou-
chantes que la sorcière Alix qui prophétise une destinée
terrible à Uavenswood, lorsqu'il quille sa tour solitaire
de Wolfcrag et son dévoué Galeb. Chez d'Aurevilly
comme chez Walter Scott, même cullo du Icrroii-, même
passion pour « l'accent du pays ».
Il n'est pas jusqu'aux poètes anglais, presque sans
distinction, que l'enfant de Saint-Sauveur-le-Vicomte
n'entoure d'une affection quasi fraternelle. Il aime les
Anglais, parce qu'ils sont les cousins des Normands ; il
aime le génie d'Où Ire-Manche, parce qu'il est national,
local et proche parent du génie normand. Le Cotenlin,
Valognes surtout, c'est « une espèce do (JonUucntal
Kngland » ('J). Les Normands et les Anglais sont « fils
(1) Us Poêles (éd. Amyot, 18G2), p. 80.
(2) Les Diaboliques, p. 194 (<;d. Dentu).
— 155 -
do kl même barque do pirates » (1). Sans doute, Barbey
d'Aurevilly n'avait rien d'un « anglomano aveugle »
et savait faire la part des qualités et des travers de John
Bull. « Il reconnaissait autant que personne, — dit finement
un critique, M. Paul Festugière, — les défauts des Anglais,
et trouvait au besoin, pour les en blâmer, des termes
sévères ; mais il n'en aimait pas moins leur caractère, il
enviait leur énergie concentrée;, leur force de volonté,
leur flegme et leur morgue ; il se plaisait à rappeler leur
origine normande, et c'étaient, à tout prendre, des
cousins dont la parenté le flattait. Peut s'en fallait même,
ce semble, qu'il ne vît en eux les véritables représen-
tants de sa race... Leur littérature faisait, en tout cas,
l'objet de son admiration, et leurs poètes étaient, à ses
yeux, les plus grands du monde. S'il a subi, comme
écrivain, une influence profonde, c'a été celle de Shakes-
peare, et surtout de Byron : la descendance normande de
ce dernier n'était peut-être pas pour rien dans le culte
qu'il lui avait voué. Voilà les esprits avec lesquels il se
reconnaissait lui-même le plus d'affinités, et la famille
intellectuelle à laquelle, de son propre consentement, il
devait être rattaché » (2).
Mais à quoi bon chercher par-delà le détroit la flUation
du grand Normand que fut Barbey d'Aurevilly? Son
pays, c'est le Cotentin, c'est le coin de terre limité, d'une
part, par la lande de Lessay, et, d'autre part, prolongé
jusque dans l'inflni par la mer de la Manche. Cette fron-
tière bien déterminée et ces horizons imprécis, faits
pour le rêve ou les lointaines entreprises, expliquent les
deux aspects de son tempérament, à la fois aventureux
(1) Les Diaboliques, p. 194 (éd. Dentu).
(2) Paul Festuoièhe. Un écrivain normand : Barbey d'Aurevilly, p. 35
(Lucoffrc, éditeur, 1897).
— \:^\ —
et « enraciné » au sol. Mieux que tous les coninienlaires,
le pays où il est né rend compte des hardiesses du peintre
d'Une Vieille Maîtresse et de l'orthodoxie de l'apolog^iste
des PropJu'tcs du Pttssé. Les bornes resserrées du terri-
toire natal Toid emprisonné dans le au'cerc dura des
croyances nobiliaires et des dogmes catholiques. Le culte
de la tradition l'a retenu près du tombeau de ses ancêtres.
Il a été contraint à rester chez lui, — ou à y revenir de
bonne heure, après de juvéniles échappées et un sem-
blant d'émancipation, — par un instinct et un sentiment
d'hérédité, de solidarité ancestrale, plus forts que tout,
plus puissants que sa propre personnalité, plus persistants
que ses tendances les plus obstinées. Il a été ramené au
berceau de son enfance et à la maison de sa famille par
un pouvoir mystérieux et invincible. Mais il s'est dédom-
magé de sa servitude, librement acceptée, quoique invo-
lontaire peut-être, aux êtres et aux choses du passé, en
ouvrant toutes grandes les portes de sa prison sur l'infini
des espaces verdoyants, des paysages du ciel et de la
mer. Et, par là, si le Cotentin fut sa Bastille, ce fut du
moins une douce Bastille, embaumée des parfums de
l'air natal ; ce ne fut pas un lieu d'exil, ce fut un lieu de
délices : car il s'appelait '< la patrie ». Lorsque d'Aurevilly
eut pu souffrir de l'étroitesse des limites où il était res-
serré, vite son imagination s'envolait, les ailes éployées,
dans l'immensité du firmament et de l'océan. Normand
de tradition, il devenait alors Normand par la sensibilité,
la rêverie et les tendances les plus individuelles de sa
nature propre. Après n'avoir été de son pays que par
l'oppression des influences héréditaires, il s'y établit
spontanément et pour toujours, en pleine conscience de
ses devoirs et de ses droits. Il y a construit une demeure
bien à lui.
— 157 —
C'est ainsi qu'il a été le plus Normand des écrivains
normands. Mieux que le latiniste Brébeuf, le romain
Pierre Corneille, Texilé Saint-Evreniond, l'homme de
science Fontenelle, le cosmopolite Bernardin de Saint-
Pierre, le parisien Octave Feuillet, le chirurgien « déra-
ciné » Gustave Flaubert, et même que le gaulois Guy de
Maupassant, — Barbey d'Aurevilly a incarné l'àme de la
Normandie. Et il a fait revivre son pays natal, splendi-
dement et majestueusement, en des œuvres aussi fières
et robustes que les falaises de la mer de la Manche.
CHAPITRE VII
La Langue
LA PENSÉK KT LK STYLE. — l'i^CLAT ROMANTIOL'E.
— l'aristocratie dans le langage. — LA GRA-
VITÉ DU CATHOLICISME, — LE PATOIS NORMAND. —
LE STYLE DE l' EllSOI'Ccli'e . — (( LA MI<: DANS LI',
STYLE ET l'Émotion qui est plus que la me ».
DÉDAIN DE « l'écriture ARTISTE )). — SOU-
DAINETÉ, IMPRÉVU ET PITTORESQUE DE L'eXPRES-
SION. — l'antithèse. — LANGAGE TOUR A TOUR
CALME ET EMPORTÉ. — RÉALISME ET ROMAN-
TISME. — l'originalité DE LA FORME.
Tout s'enchaîne et se tient, — on a pu s'en rendre compte
déjà, — dans la vie et dans I'cimin ro do Barbey d'Aure-
villy. C'est un homme « tout d'une pièce », ou, si l'on
VL'ut, de plusieurs pièces si bien soudées l'une à l'autre
qu'il est impossible de les disjoindre. Son individualisme,
son romantisme, son aristocratie, son catholicisme, son
amour de la Normandie sont élroilcment liés. Chez
d'autres, un pareil assemblag^e de caraclèi'cs lellemcnl
variés pourrait paraître anormal et incompréhensible ;
en une aussi forte personnalité, qui s'assimile les
éléments les plus divers, aucun mélange n'est disparate,
tout alliage a l'air naturel. Il n'est rien qui ne concorde
- 159 -
et ne se combine à merveille dans le jeu de celle phy-
sionomie singulière, — rien qui ne s'adapte à tous les
mouvements de son ame. D'Aurevilly peut être à la fois
individualiste et catholique, sans qu'on s'en étonne,
romantique et normand, sans qu'on s'en effraie, aristo-
crate et indépendant, sans qu'on s'en scandalise. Et ces
qualités, si extraordinairement accouplées, coexistent en
lui et font assez bon ménage. Il les a unifiées et harmo-
nisées par la vertu souveraine de son génie. Au moins
semblerait-il qu'elles ne dussent avoir qu'une cohésion
accidentelle et passagère. Pas du tout! Elles se sont
agrégées à son être en un état permanent et stable. Elles
font partie intégrante de son organisation intime. Elles
sont toute son organisation. Elles constituent le fond
même de son tempérament.
Dès lors, si « le style est l'homme », elles doivent se
retrouver, vivantes, palpitantes de vie, dans la langue
qu'a parlée l'auteur ^'Une Vieille Maîtresse. De fait, le
style de Barbey d'Aurevilly est l'expression parfaite et
adéquate de son tempérament. Il a mis dans « l'écriture »
de son œuvre sa puissance d'individualiste, sa fougue de
romantique, sa fierté d'aristocrate, sa sincérité de catho-
lique, son énergie de Normand.
A seize ans, dans VOde aux Thermopyles, il écrit
comme tout le monde, et plutôt mal que bien. Mais en
1832, à l'âge de vingt-trois ans, il est déjà maître de la
forme romantique dont il revêtira ses idées. La pauvre
Léa s'exprime en termes imagés, qui ne manquent pas
de grâce ; et son amoureux Réginald se pâme en des
déclarations brûlantes, qui ne sont pas exemptes de
ridicule. Grâce, éclat et ridicule: l'antithèse est d'un
romantisme savoureux qui porte bien l'empreinte de
l'époque.
— 1(')0 -
Dans Amaïdéc, même confusion ilo langage, môme
rayonnement de pierres précieuses au milieu du chaos
des images les plus inattendues. Le portrait i\v Maurice
deCuiériu, peint sous les traits de Somegod, donne excel-
lemment ridée de ce style (lauihoyanl (>t arliliciel (lui tut
celui des juvéniles essais de ,lules Barbey. r< ...Que ce lïit
orgueil, oubli, force ou faiblesse, Somegod avait dompté
les pensées de sa première jeunesse. Les passions
trompées ou invaincues ne se trahissaient pas à ses
lèvres dans ces languissants sourires qui ne sont plus
même amers, tant ils disent bien la vie, tant on est
allé au fond des choses! Nulle (lanime acre et coupable
ne brillait dans ses longs yeux noirs, qui n'étaient som-
bres qu'à force de profondeur, et que jamais la Volupté
et le Doute, ces deux énervations terribles, nelui faisaient
voiler à demi entre ses paupières rapprochées, regard
de femme, de serpent et do mourant tout ensemble, —
et que vous aviez, ô Byron » (1). Ici, la pensée no vaut
que par le vêtement bariolé qu'elle porte; et, à vrai dire,
elle ne vaut pas grand'chose, ni sa parure non plus.
Là Bagne cVAnnihal révèle un élément nouveau du
style composite et unifié de Barbey d'Aurevilly: cet
élément, c'est une sorte d'aristocratie dédaigneuse,
impertinente et raffinée. Les strophes, qui se succèdent
avec une furibonde précipitation d'images et s'entrai-
nent les nues les autres dans un mouvement désordonné,
témoignent certainement, en leur allure peu cohérente,
d'un romantisme indigeste et relâché; mais c'est l'ironie
du style qui en fait tout le prix. C'est d'un ton pincé de
grand seigneur que le peintre de Baudoin d'Artinei
jette en pleine société mondaine ses cruels paradoxes et
(1) Amaïdée, p. 12 (éd. Lumcnc, 1890).
— loi —
ses mépris hautains. Il rit do tout, en ses phrases
cinglantes d'un fouet invisible et sifflantes d'une raillerie
froide, jusqu'à ce qu'il s'écrie finalement d'une voix
éplorée de romantique endolori : « Nous avons tous nos
Bagues d'Annibal dans la vie ! » La malheureuse Germaine
elle-même, qui sera l'héroïne de Ce qui ne meurt ims,
n"est pas à l'abri des propos ironiques du jeune Allan,
lequel tour à tour s'exalte fiévreusement en tirades
passionnées devant sa maîtresse, qu'il adore comme une
idole, et se retourne contre elle avec le dédaiii d'une
fierté blessée. Successivement, le style de Barbey
d'Aurevilly affecte ces deux formes :tantôt il estemporté,
fougueux et déclamatoire ; tantôt, il paraît impitoyable-
ment railleur.
Il n'en va pas autrement dans V Amour Impossible.
Raimbaud de Maulévrier et Bérangère de Gesvres
cherchent à s'échauffer d'abord par de délirants discours
sur la passion; et d Aurevilly donne à leurs fumeuses
divagations tout l'éclat d'expression dont il est capable.
Puis, ces tristes héros n'arrivent pas à exaspérer leur
sensibihté inerte; et l'auteur nous les peint, à la fin, en
une phrase meurtrière d'ironie vengeresse, montant
«en voiture pour aller, je crois, acheter des rubans ». Ici,
les deux tendances, romantique et aristocratique, du
style de Barbey se font équilibre, se mêlent en une
exacte proportion.
Avec Georges Bruviiniell et le Dandysme, c'est déci-
dément la tendance aristocratique qui triomphe. Le sujet
l'exige. Brummell n'est pas un déclamateur; c'est un
impassible et un ironiste. Son historien doit l'imiter.
Il est volontairement froid, expressément railleur, déli-
bérément flegmatique et aristocrate. Et ce caractère
dominant persiste dans la première partie d'Une Vieille
Maîtresse. 11
- ic.-i —
Mais on ISIT apparaît un auli'(> clciiuMil jiisipi'alurs
iiicoiiiui. l/aiilciir du LUuuhjsuie, Dandv lui iiièiiie, est
deviMiu (•alli<>li(pio. Toul a roup son slylo s'apaise,
s'huinaMise ou i)lulôl so «'hrisliauiso. La <^jL;ra(*0// semble
l'avoir roiitlu jilus simple. IMus do panaclu\s ruiilaiils ;
plus d'ironie a rcmporle-iiiooe. La llammo roniauli(pio
s'est éleinle dans les eaux de la pénilence ; rimperlinenco
arisloc'ialique a cédé devant la sainteté du dogme. Qui
reconnaîtrait le rofuimcier do Y Aniuitr ItiijMjssiblc dans
celte page consacrée à Tapologie des Kvcqnes ? « Les
révolutions, qui rendent tout dillicile à ceux qui viennent
après elles, ont créé à l'épiscopat IVançais une position
telle que jamais, de souvenir d'histoire, il ne s'en est
rencontre de pareille. Placé entre les gouvernements et
les peuples, il trouvait autrefois, selon le besoin des
circonstances, son point d'appui soit dans les uns, soit
dans les autres; à présent, il ne le trouve plus qu'en lui-
niènie, dans la patience de ses desseins ou l'habileté de
ses efforts. Après avoir l'ail la monarchie fran(;aise,
l'Episcopat en est réduit à se refaire lui-même, à recon-
quérir et à refonder une influence abolie par le malheur
des temps et l'égarement des esprits. C'est là une situation
difficile et chargée dont nous n'accusons persomie, car
il faudrait nous accuser tous » (1). Le ton n'est, à coup
sûr, plus le même que dans Amaidée ou BriumiteU. La
langue est mâle, énergique et ferme. Le Culholicismo a
passé par là.
Cette nouvelle altitude de Barbey d'Aurevilly n'est pas,
comme on pourrait le penser, purement occasionnelle. A
mesure que ses croyances religieuses se précisent et se
consolident, son style prend une allure plus décidée.
,1, Hevue du Monde Catholique (Dimancliu 4 avril 1X47), p. 7.
— 1('.:î —
« L'Eglise catholique. — écrit-il le 15 j;uiviei- 184S, —
n'a jamais, nulle part ni dans aucune époque, nié ou
seulement contesté à quelque créature, si puissante ou
si chétive fùt-elle, l'emploi clu plus beau don de Dieu,
l'exercice de la pensée. Gouvernement divin de la liberté
humaine, selon la définition grandiose qu'un des plus
illustres Pères a faite de l'histoire, mais qui s'applique
à l'Eglise avec une égale justesse, l'Eglise a réglé,
comme toutes choses, l'usage des facultés de l'esprit,
mais elle ne les a point interdites. Le principe d'autorité
qu'elle représente n'est point un principe d'oppression.
Elle, qui vit et qui règne doublement par l'intelligence,
— puisant une force infinie, la force de son éternel
empire, dans le confluent lumineux de la raison et de la
foi, — ne méconnaît p"as à ce point sa propre gran-
deur » (1). Ici, sans fanfaronnades, sans éclats, n'est-ce
pas la majestueuse et grave éloquence d'une conviction
profonde qui se fait jour en termes si nobles?
Combien d'autres exemples de ce style mâle et
vigoureux ne pourrais-je citer? Ils abondent dans la
Revue du Monde Catholique, que d'Aurevilly dirigea en
1S47 et en iS4S. Ils ne seraient pas moins nombreux, si
je les empruntais aux Propliètes du Passé ou aux études
critiques de la collection Les Œuvres et les Hommes. La
religion n'a pas anéanti le romantisme et les tendances
aristocratiques du romancier des Diaboliques; mais elle
s'est surajoutée à ces caractères primitifs et les a parfois
dominés. Elle n'a pas, sans doute, créé un nouveau
tempérament et un nouveau style à l'ardent écrivain;
seulement, elle a fortifié son tempérament et donné des
muscles à son style. Elle a rendu le néophyte Barbey
(l) Revue du Monde Calkolique (15 janvier 1848), p. 159.
— KVl —
plus honmio. i)liis rouscioiil do sa l'orco, i)liis iiiaîli'o (\o
ses moyens de parole el (roxprcssion.
11 roslail encore à d'Aurevilly une dernière étape à
parcourir pour que son style prît sa forme définitive. 11
lavait d'abord martelé sur l'enclume brûlante du roman-
tisme; puis il l'avait assoupli aux manières de l'aristo-
cratie : enlin il l'avait élevé somptueusomcMil à hi
hauteur du dog-me catholique. 11 l'avait forg-é sans
merci selon les exigences de sa propre nature et l'avait
adapté aux besoins de son tempérament. Du jour où
l'auteur du Dandysme redevint tout à fait normand, il
voulut que sa langue se pliât docilement à l'expression
de ses sentiments nouveaux, au service de sa « vocation
normande >y. Sans délai, il se mit à l'œuvre dans la
seconde partie de la Vieille Maîtresse, où les poisson-
niers de la cote parlent le patois du pays.
Ainsi s'était accomplie l'évolution de la pensée de
Barbey d'Aurevilly; ainsi se déroula la genèse de son
style. Entre sa pensée et son style, point do séparation,
ni de '< cloison étanche >/ ; leur développement est paral-
lèle et concomitant; mieux encore, leur formation est
d'essence identique. On n'en peut disjoindre les éléments
que par une pure abstraction de l'esprit qu'en fait la
réalité rejette et annule. La pensée enti'aine son verbe
avec elle; et leur union est si grande, leur action
réciproque si puissante, que c'est parfois le verbe qui
entraîne la pensée. L'un et l'autre sont si bien incorporés
et fondus en une môme synthèse, que c'est tantôt l'idée
qui commande son expression et tantôt l'image qui
appelle l'idée.
Ce n'est que par des exemples concrets (ju'on peut
mettre en relief et faire toucher du doigt ces hautes
— 105 —
opérations de l'esprit. Donc, après avoir montré, chez
d'Aurevilly, la genèse simultanée do la pensée et du
style, l'évolution de la lang-ue en parfait accord avec le
développement de la pensée, il est bon d'en éclairer la
marche progressive par l'étude de l'œuvre où l'écrivain
a rassemblé pour la première fois le faisceau de ses
qualités maîtresses, réalisé tout son programme et atteint
le summum de perfection dont il était capable. Cette
œuvre, c'est V Ensorcelée, écrite en 1S50 et 1851, publiée
dans Y Assemblée Nationale en janvier 18.52, et parue en
volume au mois d'octobre 1854. Jusqu'alors Barbey
d'Aurevilly n'avait pas totalement dégagé sa personna-
lité vigoureuse : il la fit rayonner, dans son roman de
V Ensorcelée, d'une souveraine puissance qu'il ne dé-
passa plus. Ici éclate la pleine maturité de l'auteur, par-
venu à l'âge décisif de la quarantaine.
Le caractère le plus saillant de l'Ensorcelée, c'est la
poésie mâle et saine dont tout le livre est pénétré. C'est
un poème en prose. Cela nous révèle la forme de roman-
tisme à laquelle d'Aurevilly s'est définitivement rallié :
le romantisme grandiose, surhumain, épique. Dès l'abord,
le style de l'écrivain s'élève à la hauteur de son sujet,
dans cette description fameuse de la lande de Lessay, si
attrayante par la majestueuse horreur dont elle emplit
l'âme. « La lande de Lessay est une des plus considé-
rables de cette portion de la Normandie qu'on appelle la
presqu'île du Cotentin. Pays de culture, de vallées fer-
tiles, d'herbages verdoyants, de rivières poissonneuses,
le Cotentin, cette Tempe de la France, cette terre grasse
et remuée, a pourtant, comme la Bretagne, sa voisine, la
Pauvresse-aux-Genêts, de ces parties stériles et nues où
l'homme passe et où rien ne vient, sinon une herbe rare
et quelques bruyères bientôt desséchées. Ces lacunes de
— KV) --
ciilliiro. ('('S places vidos ûc vôurlalion. cos tôlos chauves
pour ainsi dire, l'ornieul d'ortliiiaire uu frappant conlruslc
avec les terrains qui losen\ irouiicnt. Elles sont à ces pays
cultivés des oasis arides, coninie il y a dans les sables du
désert des oasis de verdure. Elles jettent dans ces
paysages frais, liants et féconds, do soudaines inter-
ruptions de mélancolie, des airs soucieux, des aspects
sévères. Elles les ombrent d'une estompe plus noire /^ (1).
Ainsi, en quelques lignes, Barbey d'Aurevilly a haussé le
tQii _ si simple dabord,si uni et si g:rave, quand il voulait
« situer» la lande, — et, par des notations successives et
réglées, est arrivé à produire une sorte de musique
aérienne dont la poésie se perd dans l'infini des espaces,
avec ces derniers nu)ls : '< elles les ombrent d'une
estompe plus noire ». Le procédé n'est, sans doute, pas
nouveau. Chateaubriand l'a. dès longtemps, mis en
honneur. Mais il est toujours d'un otfet singulier et irré-
sistible.
Aussitôt, l'aristocrate reparait sous le romantique.
'/ Qui ne sait le charme des landes ? — continue d'Aure-
villy... 11 n'y a peut-être que les paysages maritimes,
la mer et ses grèves, qui aient un caractèreaussi expres-
sif et qui vous émeuvent davantage. Elles sont connue
les lambeaux, laissés sur le sol, iriiuo imm-sIc piimi-
tive et sauvage que la main et la herse de l'homme ont
déchirée. Haillons sacrés qui disparaîtront au premier
jour sous le souffle de 1 industrialisme moderne ; car
notre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a
pour prétention de faire disparaître toute espèce de
friche et de broussailles aussi bien du globe que do
rame humaine. Asservie aux idées de rapport, la société,
(1) L'Ensorcelée, \i. Il <l V2 od. Lemerrc).
— 1()7 —
celte vieille ménagère qui ira plus de jeune que ses
besoins et qui radote de ses lumières, ne comprend pas
plus les divines ignorances de l'esprit, cette poésie de
l'ame, qu'elle veut échanger contre de malheureuses
connaissances toujours incomplètes, qu'elle n'admet la
poésie des yeux, cachée et visible sous l'apparente inuti-
lité des choses. Pour peu que cet effroyable mouvement
de la pensée moderne continue, nous n'aurons plus,
dans quelques années, un pauvre bout de lande où l'ima-
gination puisse poser son pied pour rêver, comme le
héi'on sur une de ses pattes. Alors, sous ce règne de
l'épais génie des aises physiques qu'on prend pour de la
civilisation et du progrès, il n'y aura ni ruines, ni men-
diants, ni terres vagues, ni superstitions comme celles
qui vont faire le sujet de cette histoire, si la sagesse de
notre temps veut bien nous permettre de la raconter. »(!)
A coup sur, l'antithèse qui oppose « la poésie des yeux »
à la '<; poésie de l'ame » est bien romantique ; mais ce
qui domine dans cette page, c'est la colère de l'homme
du passé. Et le style est parfois d'un « Imaginatif »
aimant les fortes couleurs; mais il éclate surtout, ici,
insolent pour '^ notre époque grossièrement matéria-
liste et utilitaire », — et railleur pour « la sagesse de
notre temps ».
« La sagesse de notre temps » rejette les superstitions.
D'Aurevilly en affirme la valeur surnaturelle, et il le
fait d'un ton impérieux et convaincu qui est d'un vrai
catholique. '< J'ai toujours cru, d'instinct autant que de
réflexion, — écrit-il, — aux deux choses sur lesquelles
repose en définitive la magie, — je veux dire : à la tra-
dition de certains secrets, que des hommes initiés se
(1) L'Ensorcelée, p. 12 et 13 (éd. Lemerre).
— 108 —
passent myslérieusemenl do iiia'm eu main etdoiiénô-
ralion en g-énoralioii, vl à riiilcrMMilion des puissances
oeeuUes et mauvaises dans les luîtes d(> rhumanilé. J"ai
pour moi dans i-ette opiniiui l'hisloire de tous les temps
ot de tous les Houx, et, ce que j'estime infiiiiinonl plus
que toutes les histoires, rirrcfragable attestation do
rKulise romaine, qui a condamné, en vingt endroits des
actes de ses Conciles, la magio, la sorcellerie, les charmes,
non connue choses vaines et pernicieusem(Mit fausses,
mais comme choses réelles et que ses dogmes expli-
quaient très bien. Quant à Tintervention de puissances
mauvaises dans les affaires de l'humanité, j'ai encore
pour moi le témoignage de l'Église » (1). Voilà le ton
tranquille et apaise d'un homme majestueusement afi'ermi
dans la sécurité de sa foi inébranlable. Point do vaines
protestations : point d'éclats inutiles : une catégorique et
sereine adhésion à tout ce que rejette l'incrédulité con-
temporaine.
Non moins ferme et moins calme en son assurance
olynipienne est le Normand. « 11 y a dans la presqu'île
du Cotentin, — dit-il, — de ces bergers errants qui se
taisent sur leur origine et qui se louent pour un mois ou
deux dans les fermes, tantôt plus, tantôt moins. Espèces
de pâtres bohémiens, auxquels la voix du peuple des
campagnes attribue des pouvoirs occultes et la coimais-
sauce des secrets et des sortilèges... C'est une population
blonde, aux cheveux presque jaunes, aux yeux gris-clair
ou verts, de haute taille, et qui a gardé tous les carac-
tères des homuïos venus autrefois du Nord sur leurs
barques d'osier > (2). Et un des héros de d'Aurevilly, le
(1) L Ensorcelée, p. 61 et 62 (éil. Lumerre).
(2) L'Ensorcelée, p. 46 (éd. Lemcrre).
— 1G9 —
paysan Tainnebouy, continue : « Il y avait hier au mar-
ché de Créance, dans le cabaret où j'étais, justement un
de ces misérables bergers, la teigne du pays, qui s'en
vont en se louant à tous les maîtres. 11 était accroupi
dans les cendres de l'âtre et faisait chauffer un godet de
cidre doux pendant que je finissais un marché avec un
herbager de Carente (Carentan). Je venions de nous
taper dans la main, quand mon acheteur me dit qu'il
avait besoin de quelqu'un pour conduire ses bœufs à
Coutances ; et c'est alors que le berger, qui s'acagnardait
et buvait au bord de l'âtre, se proposa. « Qui es-tu, toi,
pour que je te confie mes bêtes? — fît l'herbager. — Si
maître Tainnebouy te connaît et répond pour toi, je ne
demande pas mieux que de te prendre. Répondez-vous
du gars, maître Louis? » — « Ma fé, — dis-je à l'herba-
ger, — prenez-le si vous v'iez, mais j'm'en lave les mains
comme Ponce-Pilate ; j'me soucie pas d'encourir des
reproches s'il arrivait quéque malencontreàvos bestiaux.
Qui cautionne paye, dit le proverbe, et je ne cautionne
point qui je ne connais pas » (1). On ne peut parler plus
simplement, ni avec plus de relief, la langue de son pays.
C'est par l'emploi du patois cotentinais que d'Aurevilly
s'est surtout révélé Normand « du faîte à la base ». Il n'est
pas une page de V Ensorcelée (\m ne contienne, — comme
il dit, — « un mot, un tour, une étrangeté, une incorrection
qui sente le dialecte et les âpres habitudes de sa pro-
vince », et qui ne témoigne de « courage quand il s'agit
dé risquer à propos un mot patois » (2). Maître Tain-
nebouy s'exprime, en son langage ordinaire, comme les
paysans du Cotentin. Il dit * quant et vous » pour : avec
(1) L'Ensorcelée, p. 48 (éd. Lemerre).
(2) Les Poêles, p. 85 et 86 (éd. Amyot, 1862).
— 170 -
l'ous; « nue petite )t)uiute de temps » pour : lot instant ;
« u)i lier » pour: un berceau; « l'i're » pour: oui;
« niagnan >/ pour: recemleur ;\mittan » pour : ndtieu;
^ joster » pour: j^laisanler, etc.... etc.. Et Barboy
d'.Vurcvilly répclo avec amour ces termes du terroir, qui
seuleul lautùl le cidre et taiitùt la marée. Il eu pare sou
œuvrecomuiedu plus bel ornomeul qu'il i)uissechoisir(l).
Tout cet euseuible d'éléMueuts, — rouiaulique, aristo-
cratique, catholique et normand, — doniio au style de
l'écrivain une allure fort originale. Personne, avant
d'Aurevilly, n'a parlé cette langue composite, variée et
cependant unifiée. Si les caractères qui la constituent
n'étaient pas aussi fondus et inséparablement unis, ils no
formei"aient qu'un amalgame incohérent. Mais il faut
voir leur étroite alfinité, pour se rendre compte de leur
liaison indissoluble ; il faut discerner d'un regard sûr
l'exacte proportion où ils sont combinés.
Voici une page, où l'auteur les résume tous à merveille
et en fait toucher du doigt l'heureux; mélange. '^ Le
Temps, qui jette sur toutes choses, grain à grain, uik^
impalpable poussière, laquelle, sans l'Histoire, finirait
par couvrir les événements les plus hauts, le Temps a
déjà répandu son sable niveleur sur bien des circons-
(l) Il m'est impossiljlc, à mon grand rei,'n't, — vu les limites et le l>ul de
rel ouvrage, — de m'étciidre ici, comme je le voudrais, sur l'emploi ([u'a
fait Barhey d'.\urevilly du |)atois de son |)ajs natal, .le ne dniun- i|u niir
indication, où il faudrait une étude spéciale. Il serait intéressant de savoir,
par exemple, si l'auteur de l'Etisorcclée n'a pas trop oublié le « parler •>
du terroir depuis Vàt^c de di\-neuf ans où il ipiitta le Cotentin. Cette
recherche ue serait pas sans prolit ; je crois ipi'cUe est de nature à tenter
la curiosité et à éprouver la science d'un de nos « Douais-Jait » de
Lh'i H.iye-dii-l*uits ou de Saint-Sauveur-le-Viconitc.
— 171 —
tances d'une époque si peu éloig-nce, et nous n'avons plus
la note juste que donnaient les sentiments d'alors. Un
acquéreur des biens d'Ég-lise inspirait à peu près l'hor-
reur qu'inspire le voleur sacrilège, efil n'y a guère que
la raison immortelle de l'homme d'Etat qui comprenne
bien aujourd'hui ce qu'avait de grand et de sacré une
opinion qui parait excessive aux esprits lâches et perdus
de la génération actuelle. Au sortir de ces guerres
civiles, le curé de Blanchelande avait besoin de se
rappeler son ministère de paix et de miséricorde, pour ne
pas regarder Thomas Le Hardouey comme un ennemi.
Aussi n'était-ce qu'en considération de Jeanne qu'il
acceptait les politesses du riche propriétaire, son parois-
sien. Ce dernier les faisait, du reste, un peu par déférence
pour sa femme, et aussi par cet esprit de faste grossier et
d'hospitaUté bruyante, l'attribut de tous les parvenus.
Le curé, d'un autre coté, avait en lui tout ce qui fait
pardonner d'être prêtre aux esprits irréligieux, bornés et
sensuels, comme était Le Hardouey et comme il en est
tant sorti du giron du dix-huitième siècle. L'abbé Caille-
mer était ce qu'on appelle un homme à pleine main, de
joviale humeur, rond d'esprit commode ventre, ayant de
la foi et des mœurs, malgré son amour pour le cidre en
bouteille, le gloria et le pousse-café, trois petits écueils
contre lesquels, hélas ! vient échouer quelquefois la mâle
sévérité d'un clergé né pauvre et dont la jeunesse n'a
pas connu les premières jouissances de la vie ». (1)
Rien ne manque à ce tableau : ni le romantisme, qui
se fait jour dans la tirade initiale sur le temps et « son
sable niveleur » ; — ni l'aristocratie, qui se traduit en
termes dédaigneux à l'égard des « parvenus » ; — ni le
(1) UEnsorcelée, p. 130 et 131 (éd. Lenierre).
- 172 -
oalholirisino. qui fusticro los « esprits irréli.^ioux, bornés
et seiisuols /, ; — ni rainour do la Nonnaiulie, qui chaiilo
« le cidre eu bouteille, le (jloi'ia et le pousse-cale ^>. Et le
portrait du bon curé résume ces quatre caractères, avec
le pittoresque de sa rondeur d'esprit et de ventre, la
dignité de son sacerdoce qui l'égale aux nobles les plus
authentiques, la pureté de sa foi et de ses mcuurs, enfin
son péché mignon, qu'un Normand absout toujours, lo
culte des copieuses « beuveries ».
Tel est le stylo de Barbey d'Aurevilly, quand il expose
une situation ou dépeint un tempérament : c'est du style
« en repos ». Mais il faut examiner, pour bien com-
prendre la physionomie totale de l'écrivain, son stylo
« en action », son style « en mouvement ». Il a une
intensité de vie extraordinaire. On peut en mesurer
Tallure vertigineuse dans maints passages de V I-Jnsor-
celée. Mais nulle part, je crois, il ne se précipite aussi
violemment et aussi prodigieusement que dans le récit
du supplice de la Glotte.
« ...Des cris : A mort, la vieille sorcière! s'élevèrent
« et couvrirent bientôt les autres cris de ceux qui
« disaient : Arvctez ! non ! ne la tuez j^fisf Le vertige
>.< descendait et s'étendait, contagieux, dans ces têtes
« rapprochées, dans toutes ces poitrines qui se tou-
« chaient. Le flot de la foule remuait et ondulait, rompact
ff à tout étouffer. .Nulle fuite n'était possible qu'à ceux
« qui étaient placés au dernier rang de cette tassée
« d'hommes ; et ceux-là curieux, et qui discernaient mal
« ce qui se passait au bord de la fosse, regardaient par-
<f. dessus les épaules des autres et augmentaient la
« poussée. Le curé et les prêtres, qui entendirent les
'< cris de cette foule en émeute, sortirent de l'église et
« voulurent pénétrer jusqu'à la tombe , théâtre d'un
— 1?:^ -
« drame qui devenait sanglant. Ils ne le purent. « Ren-
« trez, monsieur le curé, — disaient des voix ; — vous
« n'avez que faire là ! C'est la sorcière de la Glotte, c'est
« cette %>rofaneuse dont on fait justice ! Je vous ren-
« drons demain votre cimetière purifié. »
< Et, en disant cela, chacun jetait son caillou du côté
« de la Glotte, au risque de blesser ceux qui étaient
« rangés près d'elle. La seconde pierre, qui avait brisé
« sa poitrine, l'avait roulée dans la poussière, abattue
« aux pieds d'Augé, mais non évanouie. Impatient de se
« mêler à ce martyre, mais trop près d'elle pour la
« lapider, le boucher poussa du pied ce corps terrassé...
« La v'ià écrasée dans son venin, la vipère ! — fit-il. —
« Allons ! garçons ! qui a une claie, que je puissions
« traîner sa carcasse dessus ? »
« La question glissa de bouche en bouche, et soudain,
« avec cette électricité qui est plus rapide et encore plus
« incompréhensible que la foudre, des centaines de
« bras rapportèrent pour réponse, en la passant des
« uns aux autres, la grille du cimetière, arrachée de
« ses gonds, sur laquelle on jeta le corps inanimé de la
« Glotte. Des hommes haletants s'attelèrent à cette
« grille et se mirent à traîner, comme des chevaux
« sauvages ou des tigres, le char de vengeance et
« d'ignominie, qui prit le galop sur les tombes, sur les
« pierres, avec son fardeau. Eperdus de férocité, de
« haine, de peur révoltée, — car l'homme réagit contre
« la peur de son ame, et alors il devient fou d'audace ! —
« ils passèrent comme le vent rugissant d'une trombe
« devant le portail de l'éghse, où se tenaient les prêtres
« rigides d'horreur et livides ; et renversant tout sur
« leur passage, en proie à ce delirium trcinens des
« foules redevenues animales et sourdes comme les
- 171 —
•^ tk\uix, ils Iravei'scri'ul en luirlanl la buur.nade ôpoii-
'< vanléo et prirent lo eheiniM de hi lande... Où allaient-
'< ils ? ils ne le savaient pas. Us allaient ronnne va
'< rouraj»an. Us allaient eoinine la lave s'écoul(\ » (1)
T(Mis les olénuMils (pii <'()iii])()senl le style de lîarbey
d'Aiiri'N illv. cl (pie lo pri'i-ôdciil iiMirci>;iii iKtiisavail per-
mis d"analys(M\ .se retrouvent dans celle pat;e. mais non
plus à Telal île repos. Quel mouvement les (Mnj>orte,
quelle vie les aiiimi^! S'ils restaient af;glutinés sans so
fondre en uneharmonieu.se uinté, ils ne pi'oduiraient pas
un style personnel. Il n'y a persomialitô que là où existe
du mouvement, de la vie. La mort est essentiellement
impersonnelle, do même que le sommeil, qui on est
rima.ae, et que le repos, qui en est un sinmlacre. L'indivi-
dualité se fait jour, rorii^inalilé éclate f^nice à ce don
mystériiMix el inexpliqué qui s'appelle la vie!
Supposons que le style do Barbey d'Aurevilly fût
exclusivement romantique : il aurait de la fougue, sans
doute, de la couleur aussi, et ne manquerait pas do
panache. Mais il demeurerait inerte, car il ne s'appuie-
rait sur rien et ne s'alimenterait d'aucune idée fondamen-
tale, si ce n'est des vagues conceptions du romantisme;
il no serait pas non plus ori.uiiiai. car il ressemblerait a
tant d^uitres '< écritures » des contempoi-ains ou des
prédécesseurs. S'il n'était qu'aristocratique, il aurait
évidemment de la tenue et de l'apprêt, mais sa toilette
serait tout extérieure el, du reste, aurait bien du
rapport avec celle d'autrui. S'il se contentait d'être
catholique, il aurait la solidité au moins ai)pa!"enle que
co?nporte toute allirmation impérieuse do croyances
profondes, mais il ne se distinguerait pas du style d'un
(1) L'Eii-sorcelce, p. 215, 216 il 211 cd. Leincirt').
- 175 -
apologiste quelconque. Enfin si, plus modeste encore, il
ne voulait cive que normand, certainement il aurait
renipreintc pai'ticulière du pays natal, mais il ne paraî-
trait pas individuel et au surplus ne serait point intelli-
gible à tous. C'est donc la fusion de ces quatre éléments,
combinés on des proportions exactes, qui crée l'origi-
nalité foncière et inimitable du style de Barbey d'Aure-
villy; et cette originalité concentrée et ferme se donne
libre carrière dans le mouvement universel des êtres et
des choses, — d'où naît la vie.
La vie, voilà donc, en définitive, en dernière analyse,
la véritable source de la personnalité. La vie, chacun
l'interprète comme il la voit, à sa façon, chacun l'orne
des couleurs qui lui plaisent, chacun la « vit » selon les
lois de son tempérament. Et c'est ce qui la marque
d'un caractère si individuel. C'est elle que d'Aurevilly
veut mettre dans tous ses écrits: c'est d'elle qu'il veut
gonfler, comme d'une sève toujours bouillonnante, ses
romans et sa critique. La vie en tout, la vie partout: tel
est son programme.
11 le traduit d'ailleurs en termes catégoriques et il
précise sa pensée intime, quand il dit qu'il faut mettre
« la vie dans le style et l'émotion qui est plus que la
vie » (1). L'émotion, n'est-ce pas la forme la plus parfaite
de la sensibilité ? Elle intéresse à la fois les sens et le
cœur : elle est donc, par essence, la vie même. La sen-
sation exprime la vie ; et dès que la sensation se raffine,
se dégage des matières brutes, grossières et inférieures
qui l'enveloppent, elle devient émotion, ce par quoi
l'homme est plus grand que tous les autres êtres et par-
(1) Les Historiens politiques et littéra'res, p. 339 (éd. Aniyot, 1861).
— 47(') —
ticipe en quelque sorte à uiu^ (^Kislence supérieure et
divine.
C'est par reuiotion éi;aleinenl que se manifeste ce qu'il
y a dans rheniine de plus lu\iu el de plus noble : la sin-
cérité. La sincérité dans le style n"est autre chose, — pour
employer une expression philosophique, — que Vindice
de réfraction morale do l'écrivain. Par là, le romancier
ou le critique s'élève en disnilé. Quelle que soit sa
valeur, au demeurant, il est d'autant plus persomiel qu'il
est sincère. Aussi d'Aurevilly est-il dur pour les auteurs
qui parlent une lan.uue dont ils n'ont pas trouvé le secret
dans leur teniperamenl. Le style de Victor Cousin,
notamment, lui semble « un style beaucoup trop admiré,
car il n'est pas sincère » (1). Ce style est riche, majes-
tueux et grandiloquent : mais il n'est pas sorti de l'âme
même de l'écrivain. 11 a été emprunté ou forgé artificiel-
lement. On s'en est emparé comme d'une somptueuse
dépouille ou bien on l'a martelé sans y mettre son propre
C(eur.
La vie, la vie intérieure, la vie de l'àme: c'est cela seul
que Barbey d'Aurevilly a voulu exprimer dans son style.
11 se soucie peu d'être un artiste ; il lient uniquement à
« réfléchir » les sentiments et les émotions dont son
âme est pénétrée. 11 les rend et les traduit, tels qu'il
les a éprouvés, tels qu'ils l'ont « impressionné ». 11
n'aspire pas à se créer une langue savante ; il ne vise
qu'à la sincérité. On en a la preuve, particulièrement
convaincante, dans les vers qu'il a laissés. Ce sont, a-t-il
dit, « des gouttelettes de sang ». Il voit couler le sang
des blessures de son cœur et n'a d'autre ambition que de
se soulager. Il ne cherche j)as à parer ses plaies d'un
(1; Les Hisloilens jjoUtifjiies el lilléiaires, \>. 427 (i:J. Amyol, ISGl,.
— 177 —
manteau de pourpre qui rende plus éclatante encore sa
douleur et plus rouge le sang qu'il répand. Non ! il est
simple, uni, grave comme il convient à qui souffre. Il
rime vaille que vaille, — plutôt mal que bien, — et
avec force « chevilles » pour dire le plus franchement
possible le mal qui le torture :
0 buste, idolâtré de mon enfance folle.
Buste mystérieux que je revois ce soir,
Quand rien, rien dans mon cœur n'a plus une auréole,
Tu rayonnes toujours, jaune, dans ton coin noir,
0 buste, ma première idole !
Tous les bustes vivants que j'ai pris sur mon cœur
S'y sont brisés, usés, déformés par la vie...
Leur argile de cbair s'est plus vite amollie
Que ton argile, ù buste, — immobile effigie
Et du temps inerte vainqueur ! [i)
Ce sont des vers de la vieillesse de Barbey d'Aurevilly.
On peut les rapprocher, pour la simplicité de l'accent, la
négligence de la forme et la sincérité des sentiments, de
cette autre pièce retrouvée dans un très ancien cahier
de jeunesse :
A qui rèves-tu si tu rêve.
Front bombé que j'adore et voudrais entr'ouvrir,
Entr'ouvrir d'un baiser pénétrant comme un glaive,
Pour voir si c'est à moi, — que tu fais tant souffrir!
0 front idolâtré, mais fermé, — noir mystère.
Plus noir (jue ces yeux noirs qui font la Nuit en moi.
Et dont le sombre feu nourrit et désespère
L'amour affreux que j'ai pour toi !
(1) Poussières (éd. Lemerre, 1897), p. S.
12
- 17S -
Ji' n'ai jiiiiiais su si lu {itMisu,
Si tu sens, — si ton ctrur Itat conunc nu aulic cdMii .
Kl s'il est (|uel(|ne rliose au foinl de ton silencr
OI)Slinément ^.'ai'tlé, crnellenienl Itmiilcur!
Non ! Je n'ai jamais su s'il •lait dans ton .\nic
Une place où plus tard pitt nailre un sentiment,
Ou si tu (lois rester une enfant, ipioique femme,
Lue enfant ! pas nn^me ! — uti nt aiit ! ^
Un néant i|iii seiidtli' la vie! (1)
Enfin, voici dos vers dr la iiialuiilé do Burboy d'Aure-
villy: ils se foeoiiiiiiaiidoiil pau les mêmes qualités et les
mêmes défauts :
Oli '. les ypAW adorés ne sont pas ceux qui virent
^)u'on les aimait, — alors (|u°on en mourait tout has!
Ia'S rêves les plus doux ne sont pas ceux que firent
Deux êtres, cœur à cti-ur et les bras dans les bras!
Les bonheurs les plus cliers à notre <\me assouvie
Ne sont pas ceux (|u'on pleure après iju'ils sont partis ;
Mais les plus beaux amours que l'on eut dans la vie
Du cii'ur ne sont jamais sortis!
Ils sont là, vivent là, durent là. — Les années
Tombent sur eux en vain. On les croit disjiarus.
Perdus, anéantis, au fond d(>s destinées!...
Et le destin, c'est eux, qui semblaient n'être plus! (2)
On n'est pas plus simple, ni moins artiste on poésie !
Au surplus, d'Aurevilly, même en prose, ne recherche
" l'ertet » qu'aulaiit qu'il traduit mieu.K une nuance
indéllnie de sa pensée. A ce point de vue, il est « st/in-
bolistc ». Mais quand il n'a qu'a affirmer catégorique-
(W Poussières (éd. Lemerre, 18i(7s p. 17 et IS.
;2 Ihid., p. 21.
— 170 —
ment une conception ferme de son esprit ou à exprimer
une aspiration précise de son âme, son style est calme,
quoique vivant, et bien français, quoique original. C'est
alors qu'il admire, comme il dit, « ce pur camée de
langue française » (1) et qu'il parle « simplement et
virilement cette belle langue, que nous devrions tous
respecter comme la parole de notre mère... » (2) S'il ne
la parle pas toujours simplement, du moins il la parle
virilement. La virilité, n'est-ce pas le suprême épanouis-
sement de la vie ?
Il reste à noter quelques particularités du style de
Barbey d'Aurevilly. C'est un style vivant, non un style
travaillé d'artiste patient. L'auteur à' Une Vieille Maî-
tresse et de Y Ensorcelée le déclare en maints passages.
« Je ne suis pas, — dit-il, — le lys sensitive du beau,
du correct, du convenable et de la perfection. Je suis un
grossier... » (3). Il veut dire seulement: je ne suis pas un
raffiné. Ailleurs, il s'accuse de n'être qu'un «. cosaque
indiscipliné » (4). Et, de fait, il a raison souvent de se
donner tort: car son romantisme le pousse à de regret-
tables excès d'expression. Il parle, en quelque endroit, de
« la glorieuse ventrée de poètes qu'avait portée 1830 »(5).
Les termes sont certainement, ici, d'un romantisme trop
brut. D'ailleurs, on pourrait multiplier les exemples où
d'Aurevilly, entraîné par l'élan de ses idées ou de ses
images fougueuses, heurte décidément le bon goût et
rappelle trop fréquemment Brébeuf ou Scudéry. Mais il
vaut mieux mettre en lumière ses jolies trouvailles de
(1) Le ConslUuHoiinel, 19 avril ISl.'J.
(2) Le l'ays, 24 avril 1854.
(3) Lettre à Trebutien (1856).
(4) LeUre à Trebutien (18.55).
(5) Les Poêles, p. 203 (éd. Amyot, 1862).
- IcSO —
stylo, les perles qu'il nous a laissées, qu'insister avec
trop de eoinplaisanco sur les écarts et les égarements de
sou imagination mal contenue.
Il a d'abord, entre autres mérites, la soudaineté, l'im-
prévu et le pittoresque de l'expression. C'est bien roman-
tique, cela; mais le romantisme de Barbey d'Aurevilly
est toujours personnel. Au lieu de dire, par exemple:
saisir vivement l'iimo et le cœur, il dira: « pincer Tàme»,
« agrafer le cœur ». Et sans doute la comparaison est
d'ordre purement matériel; mais elle se «cristallise »,
s'enfonce dans l'esprit et ne s'oublie plus. Un écrivain
ordinaire répétera après Boileau l'adage si connu: « Le
la lin dans les mots brave l'honnêteté ». La pensée et
l'expression, — l'expression surtout, — semblent incom-
plètes à d'Aurevilly, et il ajoute: '< La langue latine brave
l'honnêteté, en païenne qu'elle est, tandis que notre
langue, à nous, a été baptisée avec Clovis sur les fonts
de Saint -Rémy et y a puisé une impérissable pu-
deur » (1).
Barbey d'Aurevilly cultive aussi avec amour et passion
l'antithèse romantique; mais il y met un tel accent d'ori-
ginalité vraie et de sincérité que, chez lui, les contrastes
qu'il évoque ou invente, môme très bariolés, semblent
naturels. Tel, ce poème en prose sur les Quarante
Heures, écrit un dimanche-gras et adressé à l'abbé
Léon qui célébrait ce jour-là, dévotement, la fête de
l'Adoration Perpétuelle. « De tous les jours que l'Année,
cette joueuse au cerceau, chasse devant elle, le jour
d'aujourd'hui est le plus singulier peut-être. Il nous
faisait rire autrefois. Nous ne rions plus. Je rêve, et toi
tu pries Seulement ta prière est plus vive et plus
(I; Les Diaboliques, p. 33'J léd. Deiitu).
— 181 —
longue que les autres jours, et moi, ma rêverie plus
amère... C'est le jour des Masques pour moi, — pour toi,
le jour des Quarante Heures ! Jour double et mi-parti
comme l'habit d'un bouffon qui rirait avec un cœur gros
et des yeux en larmes. Vêtu, comme Scaramouche, —
ici d'un jaune éclatant et joyeux, là d'un noir funèbre.
Païen et chrétien à la fois, jour d'éternelle dissipation
et d'adoration perpétuelle... Jour des Masques ! 11 est
bien nommé... Oh! mon ami, mon cher Léon, ce jour,
sinistre dans sa gaieté, pour moi, est rempli, pour toi, de
joies saintes! Pour toi, il fait flamber plus fort l'encens
de ton cœur embrasé; pour moi, dans le mien, il ne
remue, du bout de son doigt ennuyé, que des cendres
éteintes... C'est le jour des Masques pour moi, — pour
toi, le jour des Quarante Heures! »(1).
11 y a de la noblesse et de l'élévation dans ce style
romantique. Au demeurant, Barbey d'Aurevilly ne sau-
rait, en bon aristocrate, parler comme tout le monde. Il
aime une langue fleurie, imagée, naturelle pourtant: car
en tout il déteste l'artifice. Tantôt son syle est brillant
et simple à la fois, comme celui qu'on emploie dans
les salons. Tantôt, il est incisif, énergique et militaire,
comme le veut un noble, fils de soldats. Ces deux
caractères traduisent le double aspect de la nature aristo-
cratique du descendant des Chouans, qui est simultané-
ment un mondain et un lutteur. U Ensorcelée, toute rem-
plie du souvenir des guerres civiles, exprime le tempéra-
ment combatif de la pensée et du style de l'écrivain. Les
Diaboliques, toutes pénétrées des émanations du fau-
bourg Saint-Germain, semblent plutôt le fait d'un causeur
(1) Rythmes oubliés (éd. Lemerrc. 1897), p. 15, 16 et 17.— Le Dunanche
du Carnaval 1S59.
— is-j -
distinp-iié. Là, c'est le stylo omporlô ol foug-iioiix d'un
général qui monte à l'assaut; iei, c'est le ton apaisé ot
serein d'un diplomate qui narre ses aventures passion-
nelles à do vieilles douairières peu pru(l(>s. Là, rrlMo lo
ton énertiique et impérieux de l'homme d(>s (•anq)s, pi-èl
à toutes les audaces et à toutes les folles équipées ; ici
s'insinue la voix tranquille ot miolleusc du Don Juan qui se
sait irrésistible, malgré los atteintes et les rides do lage.
Là, c'est la langue hardie do la caserne, 1' « i))tperaloria
brccitds^ û\\ i'\v<\\w\) de bataille, la tradilionnelU^ conci-
sion des harangues et dissertations militaires; ici, c'est
le style voilé et plein d'allusions dont on se sert dans les
boudoirs, au « l'treo'cloclt >>, — « entre cinq et sept >*, —
tandis que les enfants sont à la promonade, — et qui
triomphe au fumoir, après dinor, lorsque les enfants
sont au lit ; c'est la longue conversation, remplie de sous-
entendus, qui s'ébauche d'hommes à femmes très libres,
lesquels se renvoient la riposte comme des joueurs au
« lawn-tennis » se renvoient la balle; c'est une distrac-
tion de désœuvrés.
Même dans la critique, celte double forme du style de
Barbey d'Aurevilly apparaît tour à tour et s'impose. Par-
fois, ce n'est qu'une franche et cahne causerie sur les
sujets du jour. Le poète s'y montre à côté de l'historien,
le romancier y voisine avec le philosophe. Mais, quand
les convictions de l'homme de salon se trouvent froissées
ou attaquées, il n'a plus rien d'un dilettante ou d'un
causeur: il se révèle censeur impitoyable. Dans le
premier cas, il fait de la chronique; dans le second, il
devient un juge terrible.
En veut-on des exemples? Voici le conrersnlionnis/e.
« C'est la paix que M. Jules Sandeau vont et répand, la
paix des esprits et des âmes. II ne les bouleverse point,
— \m —
il ne les secoue pas, il n'a pas Tinlérêt haletant et
pathétique, mais il attendrit dans ses bons moments. Il
ne coûte qu'une larme, et, pour le gros des yeux, c'est
assez. Tel est M. Sandeau l'académicien, — qui l'était de
ton, d'honnêteté, de modération, avant d'être de l'Aca-
démie. On l'a loué, et Je le loue aussi, d'avoir passé sa
vie dans la noble préoccupation du travail, dans le chaste
recueillement de l'étude... Eh! que lui fallait-il davan-
tage?... Eh bien! c'est cette délicatesse, qu'il a eue
autrefois et que nous nous attendions àtoujours retrouver
chez M. Sandeau, que nous avons vainement cherchée
dans le nouveau roman qu'il publie » (1). Il n'est pas une
ligne de cette page, qui soit vraiment de la critique ; c'est
de la causerie fine et légère, piquante et superficielle.
Les phrases courtes, les incorrections mêmes qui trahis-
sent le laisser-aller du grand seigneur, les exclamations
qui marquent un repos au moment où l'orateur a besoin
de reprendre haleine, les «eh! »,les « eh bien!» qu'affec-
tionne tant d'Aurevilly et que l'on rencontre à chaque
feuillet de ses livres, — tout dénote et révèle le mondain
qui cause dans un salon pour le divertissement de l'audi-
toire.
Voici maintenant le critique. « Ce qui restera de
M. Sue, c'est le mal qu'il a fait, sans que la conviction
l'excuse. Les doctrines de ses livres, il n'y croyait pas !
L'auteur du Juif Et-rant n'aura pas même cette justifi-
cation dernière de la duperie de son esprit, car il ne fut
pas dupe. Le breuvage qu'il a versé aux autres, il ne
s'en est jamais enivré. La question, pour ce Laurent le
Magnifique de la littérature socialiste qui donnait à boire
et à manger aux imaginations phalanstériennes, c'était
(1) Les Romar}ciers, p. 80 et 81 (.\myot, éditeur, 1865).
— 184 -
rapplaiulissonionl dos oonvivos. Il donnait à boiro à ses
gLMis poiii- qu'ils lissonl lapap^o » (1). Ici, c'est le stylo,
ému. indigné, vengeur, de raristocrate outragé dans ses
droits les plus chers par un « socialiste » qui na inèfue
pas, dit d'Aurevilly, le mérite do la bonne foi.
Il n'en va pas autrement chez l'auteur de Y Ensorcelée
et des Prophètes du Passé, lorsque la religion est enjeu.
Tant(M il expose ses idées on un stylo grave qui mol en
relief la sécurité d'une conviction profonde. TanttU il
« charge ;i la Murât » contre les ennemis de l'Kglise.
Dans un cas, il s'écrie avec assurance et tranquillité:
« Nous n'épargnerons aucune des erreurs que La
Liberté de Penser essaiera de produire. Nous lui offri-
rons la discussion sous toutes les formes, appuyés que
nous sommes aux principes de rKglise romaine, dans
lesquels nous avons foi, par lesquels nous avons vigueur.
Si les hommes de talent viennent à ce recueil rationaliste,
tant mieux! nous aimerons à signaler, comme une
effrayante évidence, le talent moins fort que la vérité qu'il
combat, et ce qu'il perd de noble sang dans une vile pous-
sière en joutant ainsi contre' Dieu. Si les hommes de talent,
au contraire, y brillent... par leur absence, tant mieux en-
core! nous montrerons l'équation entre leshonmieset les
doctrines, — doctrines mauvaises, hommes impuissants!
Et nous dirons à tous ceux qui, catholiques comme
nous, ont moins que nous le bon génie de l'espérance:
Tenez! jugez! voilà pourtant les philosophes qui font
obstacle au catholicisme, qui croient lui barrer la route
vers l'avenir! Croyez-vous que ce sont de tels hommes
qui nous empêchent de passer? » (2). Dans l'autre cas,
(1) Les Romanciers, p. 26 (Amyol, éditeur, 1865).
(2 Iteviie du Monde Catholique (15 janvier 1848), p. 159 et suiv.
- 185 —
d'Aurevilly écrit, à propos du fanatisme catholique du
XVP siècle : « C'est précisément le fanatisme de cette
cause à qui tant d'écrivains ont imputé toutes les
horreurs du temps, c'est ce fanatisme religieux qui, lui
seul, a pourtant arraché le XYI^ siècle à l'outrage
mérité du genre humain et qui l'a sauvé du mépris
absolu de l'histoire! Oui, le fanatisme religieux, cet
horrible fanatisme religieux, comme ils disent! il n'y
avait plus que cela qui valût réellement au XVI« siècle !
il n'y avait plus que cela qui vécût, pour l'honneur de
l'âme humaine pervertie ! C'est tout ce qui restait de
l'ancienne foi chrétienne, de l'enthousiaste amour de
Dieu, épousé par le cœur ardent du moyen-âge » (1).
Enfin, même dans ses accents normands, d'Aurevilly
met son âme apaisée et sereine lorsqu'il s'agit de la belle
nature du pays natal, et son âme indignée et violente
quand il est question de ceux qui s'acharnent à changer
l'aspect du sol. Là, il s'écrie transporté de joie : « Le
puits, — cette chose charmante de forme et d'usage, —
autour duquel les femmes font groupe et d'où elles
remportent leurs cruches pleines dans leurs bras
mouillés » (2). Ici, il fustige avec indignation les nova-
teurs du pays : «... La rue de Poterie, qui était autrefois
la rue des Ruisseaux, aux flots se tordant sur les pierres
polies, — propres, larges, lumineux ! — avec des
lavandières sur leurs bords ! Quand une femme n'avait
pas la jambe jolie, elle ne pouvait pas dans ce temps-là
habiter Valognes ! 7/5 ont fourré des trottoirs de macadam,
là où coulaient ces ruisseaux torrentueux et purs ; et, à
l'extrémité de cette rue splendidement pavée, ils ont
(1) Les Historiens. 2" série (Quantin. éditeur, 1888)
(2) Relation inédite d'un voyaye en Normandie (décembre 1864).
— ISC) —
aussi supprimé le bassin g-i-illairé, dans loquol les
ruisseaux allaient s'ongoutlVor, ol qui faisait roinino une
sonore el harmonieuse corbeille d'eau, aux écumes
rêveuses ! >>(!).
Kt voici, pour linir. nue i)age où se révèlenl simulla-
nément les deux tendances, — romantique à couleurs
crues et réaliste à teintes adoucies, — du style do Harbey
d'Aurevilly. Je la trouve dans une lettre inédite à
Trebutien, datée du 5 décembre 1851. Là, l'anteur de
f'Eitsorcc/rr a parlé, coniiiir il le dit lui-même, sa « vraie
lang-ue », dédaignant " tous les publics ». Il s'agit
d'Aiiiauiéc el de l'explication du nom de Somegod doimé
à Maurice de Guérin. Écoutons le réaliste. « J'avais fait,
— raconte d'Aurevilly, — une espèce de poème en prose,
pour l'usage personnel de Guérin... Ce poème était
l'histoire idéalisée d'une conversion que j'avais voulu
faire (fêtais jeune et superbe... de Philosophie!) comme
si on convertissait autrement qu'avec deux pauvres
morceaux de bois en croix et le nom de Notre-Seignenr
Jésus-Christ. Dans ce poème, il y avait trois personnages,
le Poète Somegod (c'était Guérin), le Philosophe ,.\ltaï
(si j'avais pu prendre un nom plus haut pour me jucher,
je l'aurais fait !) — le Philosophe Allai, c'était donc moi,
— et la Convertie-inconvertie (car elle retournait à son
vice, à la très grande honte de ma sotte morale philoso-
phique) que j'appelais Am.vïdhk et qui elle aussi était un
être réel. C'est la femme que, dans mes Memoranda,
j'appelle la Ci:cili.\-Mkti-ll.\ />. C'est au tour, maintenant,
du romantique, qui ne perd jamais ses droits : '? Le
Poème, je ne l'ai pas relu depuis ce temps et je serais
(1) Relation inédile d'un voyage en Normandie (décembre 1864).
— 187 -
bien étonné que ce ne fût pas un beau bloc de marbre de
Pathos; mais le profil fuyant de Guérin dans sa nuée
céi'uléenne, ce farouche Endymion qui chassait l'Infini à
la suite de la Nature, dans le fond des bois comme au
bord des mers, Guérin, le quelque Dieu, car il y en avait
un en lui, était dessiné avec assez de crânerie dans cet
amphigouri de morale stoïcienne et d'orgueil. Littérai-
rement, la chose ne valait rien, cela est sûr; mais pour
nous, à des années de là, et quand nous cherchons à
ramasser tous les rayons de cette grande physionomie
disparue qui nous a laissé dans la mémoire les mille
points d'or et les mille orbes de pourpre que le soleil
regardé longtemps nous laisse, tournants, dans le fond
des yeux, — pour nous, les peintres du souvenir, qui
reconstituons notre Guérin, la chose a-t-elle une valeur
de circonstance particulière? Je le crois».
Tel est le double aspect, calme et emporté, poétique et
batailleur, suave et grondant, — réaliste et romantique,
en définitive, — du style si personnel de Barbey d'Aure-
villy. Paul de Saint-Victor l'a merveilleusement jugé en
trois phrases étincelantes et finement ciselées. « Jamais
peut-être, — dit-il, — la langue n'a été poussée à un plus
fier paroxysme. C'est quelque chose de brutal et d'exquis,
de violent et de délicat, d'amer et de raffiné. Cela res-
semble à ces breuvages de la sorcellerie où il entrait des
fleurs et des serpents, du sang de tigre et du miel ». En
effet, l'auteur de l'Ensorcelée a été un vrai magicien de
la langue française. Il l'a ensorcelée, à son usage
personnel et exclusif. Et il l'a marquée d'une empreinte
si fortement individuelle et à tel point inimitable qu'il
paraît bien que de sa magie le secret soit à jamais
perdu.
CHAPITRE VIII
L'Esthétique
(( UNE MAISON A SOI )) I ÉDIFICE GRANDIOSE ET SOLIDE.
l'esthétique des classiques et celle DES
ROMANTIQUES. — ROMANTISAŒ EXTÉRIEUR ET
réalisme interne. — l'art, (( CHOSE SECON-
DAIRE ». — POÉSIES SANS SOUCI d'aRT, ROMANS
DE PENSEUR ET DE MORALISTE, CRITIQUE d'iDÉES.
l'image et l'idée -- THÉORIE DE LA POÉSIE
ET DU ROMAN. — l'iNFLUENCE DES MILIEUX : LE
PAYS, LA RACE, LA RELIGION. - (( l'q^UVRE
VÉCUE ». — LA PERSONNALITÉ. — LA FORCE
MENTALE MESURÉE PAR LA FORCE DE LA DOC-
TRINE. — DOGMATISME ET SYMBOLISME. — LA
BEAUTÉ ET LA VIE.
« Ceux qui essayent comme moi, — a dit M. Jules
Lemaître, — d'entrer partout, c'est souvent qu'il n'ont
pas de maison à eux ; et il faut les plaindre ». (1) Barbey
d'Aurevilly, on vient de le voir, avait une maison bien à
lui. Cette demeure, qu'il s'était construite avec art pour
y abriter sa hautaine et majestueuse solitude, était sou-
tenue de gracieuses et grandioses colonnes, reposait sur
des fondations à la fois légères et fortes, et offrait un
(1) Jules Lbmaitre. — Les Contemporains, tome II, page 224.
- 189 —
aspect en niêiiie temps élégant et imposant. Nous l'avons
examinée en détail, du dehors, puis au dedans, en cha-
cune de ses parties essentielles. Il convient maintenant
d'y jeter un regard d'ensemble pour tâcher d'en com-
prendre la structure générale.
Dans cet édifice, fait de pierres aristocratiques,
catholiques et normandes, qui en forment les plus solides
assises, et enduit d'un romantisme rutilant, qui en est la
parure, Barbey d'Aurevilly s'est installé en maître ; il y
a régné comme un monarque sans escorte et a unifié,
par la vertu de son tempérament puissant, ce que les
couleurs composites qu'il avait choisies avaient d'in-
cohérent et de disparate. Une fois établi chez lui, en une
maison appropriée à ses besoins et à ses goûts, il s'est
révélé « individualiste » à outrance. Ainsi, il s'est forgé,
presque tout naturellement, une esthétique originale,
d'allure harmonieuse et sévère, d'éléments brillants et
forts.
On pourrait surprendre les premiers linéaments de
cette esthétique dès l'œuvre de début où d'Aurevilly a
manifesté ses tendances d'artiste : le conte intitulé Léa.
Mais il vaut mieux confier à l'auteur lui-même le soin de
nous dévoiler ses secrets. Dans son Mémorandum du
21 janvier 1838, il oppose fièrement la doctrine roman-
tique aux vieilles théories classiques et conclut à
la supériorité de l'une sur les autres. 11 fait bon marché
de l'idéal de Pascal et de Boileau. Il ne veut pas se
relire, ne consent pas à remettre l'ouvrage sur le
métier et n'entend point corriger les défauts de l'ins-
piration. Lui, c'est à Lamartine et à Victor Hugo qu'il se
rattache, et il pousse jusqu'aux extrêmes conséquences
de la logique — ou de l'illogisme — (les deux finissent par
se confondre) l'exemple sans règles fixes de ces hardis
— l'.H) —
l'onovalours du ironie Iraiicais. Mais, on mcmo loiups
qu'il t'hosit ses lenauls et parrains lillérairos, il ne se
résig'iie pas à abdiquer sa propre persoiiiialiU> (lu'il sail
vigoureuse el capable (riuilialive. l>r(>f, il ne se decidi^
qu'à être el a rester toujours lui-inènie. Ainsi, parti du
ronianlisnio pur. il aboutit a une sorte de réalisme psyeho-
log'iquo et sentimental ilont toute son onivre sera
pénétrée. « Ce n'est pas de la littérature, e'est de la vie //,
écrit-il à Paul de Suint-Victor, au mois de juillet ISjT), en
lui envoyant ses poésies. Et ce qu'il dit des v(M"s, où son
âme s'est épanchée librement et soulagée, il le peut dii"e
avec non moins de raison de ses ronr.ms et même de sa
critique. Il a \v droit de revendiquer pour d(>vis(> le mol
fameux: « Poésie, c'est délivrance ^>. La vie, telle qu'il
kl con(;oit, la sent ou la devine, voilà, en définitive, ce
qu'il tend à exprimer : par là il s'affirme psychologue
réaliste, subtil analyste de ses plus intimes et iii(li\ iduels
étiits d'àme. Seulement, il traduit la vie intérieure, son
ôlre psychique et moral, à sa manière qui agrandit et
amplifie tout, (jui est d'un romantique fouguou.v.
Ce mélange de réalisme interne et de romantisme
extérieur est la plus précieuse originalité de Barbey
d'Aurevilly. Gràceà cette dualité mystérieuse, fondue en
une seule entité parla niag'ie souveraine d'un laleid rare,
il s'isole de ses contemporains el manjue sa place à
distance des artistes de l'époque.
Môme, à proprement parler, on ne saurait employer le
mot d'art quand il s'agit des créations on s'est manifestée
la nature exubérante du romancier normand. L'art
suppose des procédés et implique une tliéoiie. Or, d'Au-
revilly se défend énergiquement de toute velléité de
s'astreindre à la recherche des moycMis les plus parfaits
d'expression. Aussi comprend-on qu'il condamne sans
— 11)1 -
merci le système de « l'arl pour l'art, ce déplorable et
faux système, l'art ne devantjamais être que le glorieux
serviteur de la vérité » (1). Et, dans sa critique de
rAssonimoir, prenant à partie la grossière esthétique de
M. Zola, il s'écrie : '< Il n'y a que l'inspiration qui fasse
de l'art vrai et profond ».
L'art est donc chose secondaire aux yeux de Barbey
d'Aurevilly. Il est facile de s'en rendre compte lors-
qu'on examine la manière de composer qu'il affectionne.
Par- exemple, il a reçu, très fortes, à la lecture, l'im-
pression d'un livre, ou, à quelque spectacle, la sensation
d'un événement. L'image du livre ou de l'événement
se gravent aussitôt, et très à fond, en lui. Il ne peut
se tenir d'exprimer de suite, vaille que vaille, et à tout
hasard, sa sensation ou de traduire son impression sous
forme concrète. Puis, d'images en images, il déroule
la série de ses évolutions mentales. Les images en-
traînent dans leur cours vertigineux les idées qui dès
lors se succèdent et s'appellent l'une l'autre. Images ou
idées, il les ramasse toutes en un faisceau plus ou
moins serré et n'en laisse échapper aucune, incidente
ou essentielle. Il les emporte avec fougue dans le tumul-
tueux mouvement de sa pensée touffue, chargée à en
craquer et qui néanmoins porte avec aisance, gaillarde-
ment et crânement, à la militaire, son lourd fardeau.
Chez d'Aurevilly, l'image a donc la priorité ; mais les
images successives du début se résolvent toutes finale-
ment en une forte et lumineuse idée qui domine le reste
et triomphe de la sensation. L'idée, c'est le coup de
canon que les images font partir, — ou plutôt c'est la
(1) Les Philusophes elles écrivains religieux. 2' série, p. 313 (Fiinzine
éditeur, 1881).
— 102 —
maîtresse pièce du tir de la pensée : les images l'en-
flammeut et la mettent en feu.
Il est aisé de faire loucher du doigt, par de nombreux
exemples, la manière de Barbey d'Aurevilly. On la peut
saisir sur le vif aussi bien dans Lca que dans Aindiclêc,
dans les Diaboliques ou dans Ce qui ne meurt X)as.yo\Q\
des vers d'extrême jeunesse, où elle se manifeste déjà
très sensiblement.
I)él)oiiclcz-les, vos longs rhcvcux de soie.
Passez vos mains sur leurs loufles d'anneaux,
Qui réunis empiSchent qu'on ne voie
Vos longs cils bruns ([ui font vos yeux si beaux !
Lissez-les bien, iiuis<|ue toutes pareilles
Néglii-'cniinent deux boucles retombant
Roulent autour de vos blanrbes oreilles,
Comme autrefois, quand vous étiez enfant,
Quand vos seize ans ne vous avaient quittée
Pour sen aller où tous nos ans s'en vont !
Kn nous laissant dans la vie attristée
Un cœur usé plus vite que le front !
Ab ! c'est alors que je vous imagine
Vous jetant toute aux bras Je l'avenir,
Sans larme aux yeux et rien dans la poitrine...
Rien qui vous fit pirurer ou souvenir !
Ah ! de ce temps montrez-moi (luelque chose
En vous coiffant comme alors vous étiez ;
Que je vous voie ainsi, que je repose
Sur vos seize ans mes yeux de pleurs mouillés (1).
Ici, l'art est presque nul, il se vante do ne point
paraître. Ce sont à peine des vers, que cette série mal
agencée de rimes insuffisantes et banales, dont le seul
intérêt réside dans la pensée qui les anime. Et, malgré
(1) Poussières (éd. Lemerrc, 1897), p. lit et 20.
- 193 —
tout, les images s'y succèdent, s'y entrecroisent et s'y
heurtent avec tant de force, jusqu'à l'idée finale où elles
tendent, qu'on devient prisonnier de leur séduction et
qu'on ne saurait, sans effort, se dérober à leur attrait.
Cette puissance des images se révèle, plus éclatante
encore, dans une pièce de vers due à la maturité peu
féconde du poète : le Cid :
Un soir, dans la Sierra, passait Campéador.
Sur sa cuirasse d'or le soleil mirait Por
Des derniers flamboiements d'une soirée ardente.
Et doublait du héros la splendeur flamboyante!
Il n'élait qu'or partout, du cimier aux talons.
L'or des cuissards froissait l'or des caparaçons.
Des rubis grenadins faisaient feu sur son casque,
Mais ses yeux en faisaient plus encor sous son masque...
Superbe, et de loisir, il allait sans pareil,
Et n'ayant rien à battre, il battait le Soleil...
Or, comme il passait là, magnifique et puissant.
Et calme, et grave, et lent, le radieux passant
Entendit dans le creux d'un ravin solitaire
Une voix qui semblait, triste, sortir de terre !
Et c'était, étendu sur le sol, un lépreux.
Une immondice humaine, un monstre, un être affreux,
Dont l'aspect fit lever tout droit dans la poussière
Les deux pieds du cheval se dressant en arrière...
Immobile il restait, le grand Campéador...
Mais il fixa longtemps le lépreux, — puis soudain
Il arracha son gant et lui donna sa main (1).
De pareils vers justifient ou du moins expliquent la
doctrine poétique à laquelle s'était rallié Barbey d'Aure-
villy. « Il m'est agréable, — écrivait-il à Trebutien le
22 janvier 1851, — de conserver des bouts rimes, qui sont
(1) Poussières (éd. Lemerre, 1897), p. 9, 10. et H.
13
— 194 -
des dates de senliinciil ilaus ma vie. On l(>s iiioiilre à
vingt-cinq personnes qu'on aime, et voila tout ! Du moins
ce sera tout pour moi ». 11 disait (Mieore, le 'X) novembre
de la même année : « (Vesl lon,^- d(^ fillrei* toute son ame
et d'en faire deux ou liois notes bien conccMitroos, —
espèees de llacoiis sNcllrs et lins, comme ces (bicons
d'ess(Miees de l'oscs qui viennent du serail, mais ijui
renl'erment, au lieu de roses, du sang caillé ». Et le
18 février 1852, il parle une (ois de plus de « ces vers
saignants auxquels convient mieux peut-être une bordure
d'obscurité et de mystère que la lampe allumée et
embrasée d'un commentaire >^. Aussi n\ivait-il pas tort
d'appeler ses poésies « des gouttelettes de sang ».
Il eu eût pu dire autant de ses poèmes en prose, ses
Rythmes Oublies, bien que, n'étant pas gêné par la rime,
il y apportât un plus grand souci d'art. Mais depuis
Amaidéc et Niobé jusqu'à son admirable Laoccxni, on
devine que d'Aurevilly est plutôt hanté du culte de la
pensée que du soin de lexpression. Les sept premiers
paragraphes de Laocoon ne sont (lu'uno série d'images
éclatantes qui préparent pour les trois dernières strophes
le coup de tonnerre d'une idée profonde et noble. Après
avoir raconté en un style prestigieux le supplice des
enfants de Laocoon, le poète s'écrie : « Nos fils, à nous,
Laocoon ! ce sont nos pensées, nos espérances, nos rêves,
nos amours, devenus avant nous les victimes de la
destinée, la pâture de ces serpents maudits qu'on
n'aperçoit se glisser dans la vie que (juaiid ils se glissent
dans nos cœurs et qu'il n'est plus temps de leur échapper !
Et à nous aussi, comme a toi, Laocoon, le sang de nos
rêves immolés semble plus cruel et plus envenimé que
tous les autres poisons qu'on fait couler dans nos bles-
sures ! Nous sommes tous pères de quelque chose qu'il
— 195 —
faut voir, devant nous, mourir !» (1) Si l'art est plus
apparent, ici, que dans les vers « Débouclez-les, vos
longs cheveux de soie», il cède, néanmoins, toujours la
place d'honneur à l'idée.
La question d'art semble plus importante encore dans
les fictions romanesques. Toutefois d'Aurevilly n'hésite
pas à la sacrifier, quand il le faut, à la pensée. « On ne
commence pas par être artiste, — dit Jules Barbey dès
1832, en parlant de son héros Réginald, l'amoureux de
Léa mourante, — l'homme finit par là ». Il semble que
l'auteur de r Ensorcelée se soit approprié el imposé cette
règle de ne devenir artiste qu'après avoir été penseur.
Même au cours de ses Diaboliques qui, en tant que
nouvelles, exigent plus de perfection plastique qu'un
gros roman, il ne se fait pas de la question d'art une
préoccupation éminente et primordiale. Avant tout, il
s'intitule penseur et moraliste. Le reste vient par surcroît.
S'il multiplie les images, c'est afin de mettre plus en relief
l'idée fondamentale où il veut aboutir. Deux de ses
chefs-d'œuvre, le Dessous de Cartes d'une jMrtie de
Whist et le Bonheur dans le crime en sont un exemple
frappant. Ils illustrent, chacun à leur manière, des idées
profondes qui ne sont peut-être pas des vérités communes,
mais qui ne sont pourtant pas des paradoxes et qui
plongent au sein d'une réalité un peu idéalisée.
Il n'en va pas autrement de la critique de Barbey
d'Aurevilly. Sainte-Beuve mettait beaucoup de coquet-
terie dans ses Lmidis ; il se parait et faisait jolie toilette
pour se présenter au public L'auteur des Œuvres et les
Hommes cherche, avant tout, à frapper fort, — plutôt
même qu'à frapper juste. Chacun de ses articles du
(l) Eijlhmes oubliés (éd. Lenierre) p. .^3 et f>4.
— IIXJ —
Réceil et du Pays, de la Mode, du CouslitntUnDicl ou du
î^ain Jaune écVàio, sous la pression des images, ooninio
une catapulte de g-uerre. iKuir la glorilication (\'\\\\r idée.
Voici, par exemple, de (puMIe façon d'Aurevilly analyse
la troisième partie des Misérables : Marins. « Marias!
Eh ! bien, à la bonne heure ! 11 promet, ce titre de Maritcsf
Laissons /<^rt;/ //»<'.' laissons Cosctte, ces noms prétentieux
et écœurants de simplicité... jouée, ces titres enfantclets
eignan-gnan, — onomatopée qui peint mieux qu'un mot
ce que je veux dire, — et prenons enfin pour titre un nom
viril, qui ne grimace ni ne pleurniche. Prenons Ma^'ius!
Marins, en etl'el. c'est là un nom qui peut avoir sa raison
d'être. C'est un titre qui peut cacher une idée, une idée
dont j'ai cru, de loin, voir briller la lueur. Va pour
Marias ! C'est presque une espérance... Voilà ce que je
me disais. Moi qui n'ai pas, je vous l'assure, un seul
préjugé, un seul mauvais sentiment contre M. Victor
Hugo, moi qui serais si heureux de pouvoir louer sans
réserve un beau passage, une grande chose, dans son
livre des Misérables, parce que le meilleur soubasse-
ment qu'on puisse donner à sa critique, c'est la justice
d'un éloge mérité, voilà ce que je me disais en ouvrant
Marins, le troisième tiroir de ce roman-conmiode, dans
lequel M. Victor Hugo a empilé, sans ordre, tous les
divers écrits sur toutes choses qu'il n'a pas oubliés
depuis quinze ans et qu'il ne veut pas perdre, car, dans
ce sens-la, il a de l'ordre, et c'est même la seule ma-
nière dont il en a ! Oui, je le disais : Marias! mais ce
doit être quelque chose comme la République! Un tel
sujet, le premier des sujets, le sujet sacré pour M. Victor
Hugo, aura, sans doute, retendu cette fibre d'airain que
le chantre de Napoléon avait dans le talent autrefois et
qu'il a trop ramollie M. Hugo n'est immobile en
- 197 —
rien. » (1). Ne faisons pas attention pour le moment aux
criantes exagérations de cette critique ; il s'agit seule-
ment d'en considérer l'aspect extérieur. Or, il semble
bien que là se révèlent tous les procédés, très naturels
et sans ombre d'artifice, de Barbey d'Aurevilly, — depuis
les interjections du début, Ve.x abnqjto quasi oratoire de
l'entrée en matière, l'onomatopée normande, les incor-
rections mêmes des images heurtées et surchargées,
jusqu'à l'idée finale : « M. Hugo n'est immobile en rien. »
Il y a dans cette page un tel mouvement de sensations,
d'impressions et d'images que le lecteur en est presque
étourdi.
On pourrait donc, je crois, définir l'art, — l'art litté-
raire , du moins , — chez [Barbey d'Aurevilly : une
succession, une accumulation d'images destinées à illu-
miner une idée. Il résulte de là que l'art n'a pas sa
raison d'être en soi, ne possède qu'une valeur d'emprunt
et ne doit briller que pour faire mieux reluire la pensée.
Voilà peut-être toute l'esthétique du poète de Poussières
aussi bien que du romancier de V Ensorcelée et du cri-
tique des Prophètes du Passé.
Ainsi résumée, on voit par où elle diff'ère de l'esthé-
tique classique. Elle exclut l'austère harmonie, la préci-
sion, la sobriété que recommandaient Descartes et
Pascal. L'harmonie lui paraît provenir du manque de
poumons : c'est la vertu des gringalets, des pales joueurs
de flûte. La précision, d'Aurevilly la stigmatise du nom
de sécheresse : c'est la qualité maîtresse des laborieux,
des esprits mal doués. Quant à la sobriété ou la concision,
il n'est pas éloigné de la confondre avec l'impuissance.
Bref, il oppose victorieusement l'esthétique romantique
(1) Les Misérables, de M. Victor Hugo (P.iris, 1862), p. 35.
- 1î)S —
à reslhélique vioillio ol siiruiinoo dos classiqiu^s. Mais,
coinino il entend iiuiiiilenir sa personnalité intacte cl
originale envers et contre tous, il donne à ses concep-
tions un tour pai-liculiei- et individuel qui empêche de
les assimiler à celles d'autrui, même de ses précurseurs
en romaiitisiiKv
C'est ainsi qu'il reproche à Victor Hugo de n'avoir pas
de doctrine littéraire, en dépit du manifeste retentissant
de hxPréfaccdeCromwelL et d'abuser du don d'imagi-
nation qu'il rerul de la nature. 11 n'hésite pas a lui
préférer Lamartine et Alfred de Vigny. Eux au moins,
s'ils se sont servi à profusion des fornu^s extérieures de
l'art pour traduire leur pensée, ils n'iMi ont jamais fait
qu'un noble usage ; ils ne se sont pas noyés dans le flot
tumultueux et confus de l'anarchie verbale, ils ne se
sont pas précipités, tête baissée, dans le verbiage étour-
dissant et dans l'impudent mensonge des bizarres et
folles débauches d'expression qui masquent mal, sous un
dévergondage effronté, l'absence de Tidée. Ils ne sont
point des « plastiques », uniquement épris des beautés
du style; ils s'affichent, avant tout, idéalistes. Néanmoins,
d'Aurevilly se distingue d'eux par plusieurs points, très
personnels, de son esthétique.
Il a une théorie de la poésie, à laquelle ne souscri-
raient pas entièrement, à coup sur, ni Lamartine, ni
Vigny, ni Musset. Il n'admet les vers que s'ils soi-font
directement du fond de l'àme môme, des profondeurs les
plus intimes de l'être. Par cette définition il est conti-aint
à amplifier singulièrement le sens ordinaire du mol
poésie: ceux qui écrivent en vers, — dit-il, — ": s'ap-
pellent spécialement: les Poètes. Us ont confisqué à leur
profit une appellation qui convient à tout homme doué,
quel que soit son genre de talent et de langage, de la
— 199 —
puissance d'exalter la vie et d'élargir les battements du
cœur». (1) Et il insiste sur ce qui fait le vrai poète :
l'inspiration, « l'inspiration rebelle », la '< capricieuse »
qui ne se livre qu'à ses heures. Or l'inspiration est
nécessaire aux poèmes en prose, aux « Rythmes
oubliés », autant qu a la poésie en vers.
C'est également l'inspiration, secondée par une obser-
vation profonde et vaste, qui fait le romancier. La
théorie de Barbey d'Aurevilly est, ici, plus hardie encore.
Ce qu'il reproche à George Sand, à Jules Sandeau, à
Octave Feuillet, aux Concourt, aux romantiques comme
aux réalistes, c'est de ne pas écouter la voix de leur
cœur, source de vérité supérieure et quasi divine. L'in-
vention fantaisiste des premiers ne suffit pas plus que
l'observation précise des seconds : elles sont impuis-
santes, l'une et l'autre, à créer la vie. L'une produit des
êtres hors nature ; l'autre enfante des êtres sans souffle.
Or, de l'àme seule sort la vie. Quiconque ne va pas puiser
à cette source, toujours renouvelée et toujours féconde,
est condamné aux stériles fictions. « Ce livre sans
entrailles », dit d'Aurevilly de V Assommoir, pour le
stigmatiser d'un mot. Et, à propos des Misérables, il
écrit: «Les nuances, nécessairesà la vie, M. Victor Hugo,
ce peintre en éblouissements, ne les connaît pas. Il faut
plus que de la couleur pour qu'un homme vive » (2). En
résumé, ni romantisme à outrance dans la forme, ni
réaUsme excessif dans le fond, voilà l'esthétique roma-
nesque de Barbey d'Aurevilly.
11 n'est pas jusque dans sa critique où il n'ait pris soin
de noter les principaux points de sa doctrine littéraire.
(1) Les Poètes (Amyot, 1862). Préface, p. HI.
(2) Les Misérables, de M. Victor Hugo (Paris, 1862), p. 41.
- 200 -
L'auteur, — dit-il on une fière préface, — « no croit qu'à
la critique personnelle, irrévérente et indiscrète, qui ne
s'arrête pas à faire de l'esthétique, frivole ou imbécile, à
la porte de la conscience de l'écrivain dont elle examine
l'cxuivro, mais qui y ponèlre. et quelquefois le fouet à la
main, pour voir ce qu'il y a dedans. 11 ne pense pas qu'il
y ait plus à se vanter d'èlre impersonnel que d'être inco-
lore, — deux qualités aussi vivantes l'une que l'autre et
qu'en littérature il faut renvoyer aux albinos! Enfin, il
n'a, certes ! pas intitulé son livre les Œuvres et les
Hommes, pour parler des œuvres et laisser les hommes
de coté. Et d'ailleurs, il n'imagine pas que cela soit
possible. Tout livre est l'homme qui l'a écrit, tête, cœur,
foie et entrailles. La critique doit donc traverser le livre
pour arriver à l'homme, ou l'homme pour arriver au
livre. » (1). Puis, il expose, le vrai critère de ses
jugements : « La conscience, — écrit-il, — la meilleure
assise de nos (ouvres et de nos pensées... L'idéal dans les
arts (si vous creusez bien) c'est la plus grande somme
de moralité » (2). Et, dans son examen des Misérables,
il parle de « la critique littéraire, qui doit être toujours de
la critique morale » (3). Ce n'est pas qu'il assigne cette
seule fonction morale à la critique ; mais il lui donne le
pas sur la question littéraire, — « la question littéraire,
une babiole ! >/ disait-il un jour, en une boutade char-
mante, à son ami Trebulien.
Il serait injuste de pousser à l'excès l'expression de
cette théorie. Plus d'une fois, d'Aurevilly s'est mis en
(1) Les l'hilosop/ies et les écrivains religieux [h\. Amvol, 1800), pré-
face.
(2) Les Romanciers (éd. Amyot, 1865}, p. 30.
(3) Les Misérables, p. 17.
— 201 —
garde lui-même, — et nous a mis en g-arde, —contre les
exagérations de doctrine et les partis pris de morale où
un zèle intempestif pouvait entraîner les juges les plus
clairvoyants. « Mon esthétique n'est point bégueule, —
déclare-t-il avec bonne humeur au sujet de Gustave
Flaubert et de la Tentation de Saint- Antoine. — Je suis
de ceux qui pardonnent à la verve, cette impétuosité de
l'esprit, bien des entraînements. Je suis de ceux qui
croient que la passion, qui embrase les mots, les purifie,
comme le feu allumé purifiait les lèvres du prophète ».
Le correctif n'était peut-être pas inutile, de la part d'un
homme qui avait passé, sans trop de difficultés ni de
remords, de l'apologie de Joseph deMaistre à la peinture
û^Une Vieille Mait?^esse et qui s'était fait un jeu de
concilier en un triptyque édifiant les Reliquiœ d'Eugénie
de Guérin, le Prêtre Marié et les Diaboliques .
Tout bien pesé, pour exprimer en quelques mots
l'esthétique de Barbey d'Aurevilly, on peut dire que c'est
un mélange curieux, — et parfois confus,— de roman-
tisme extérieur et de réalisme interne, ou, — si l'on veut
éviter le vague de ces formules nécessairement flottantes,
— une doctrine souvent imprécise, mais à deux compar-
timents bien distincts : l'un pour la forme des œuvres, qui
doit être romantique, l'autre pour le fond, qui doit s'inspi-
rer d'une sorte de réalisme psychologique et moral. En
définitive, d'Aurevilly n'ajoute à l'esthétique romantique
que les tendances de son propre tempérament.
Mais, comme ce tempérament très personnel et ori-
ginal se fait jour à chaque instant, éclate et déborde à la
moindre occasion, il faut en tenir compte dans la genèse
et l'évolution de l'esthétique qu'il a préconisée. Barbey
d'Aurevilly est normand, aristocrate et catholique. Ces
— 202 -
trois caraclèros coinplètoiit sa doclriuo lillérairo et lui
assurent une physionomie tout à fait individuelle.
Normand fort attaché de cœur à sa vieille province,
l'auteur du Clievalier Des Touches n'entend pas qu'on se
« déracine » do son pays. Si l'on a lo malheur do n'avoir
plus une petite patrie bien à soi, il veut du moins qu'on
garde trace de son orig-ine. A vrai dire, l'empreinte du
sol natal ne s'efface jamais dans l'esprit et dans Tàme
des exilés : on doit l'y retrouver, toujours, même enfouie
sous la mousse du temps et dégradée par les mauvaises
plantes de l'oubli. « Quand je ferai ma biographie intel-
lectuelle de Guérin, — mande d'Aurevilly à Trebulien le
7 octobre 1855, — j'aurai besoin d'une description e.\acte
du château (leCayla), de ses êtres et de ses environs, et,
si je l'avais, je m'en servirais aussi pour mon introduc-
tion au petit volume de la sœur. L'un et l'autre y gagne-
raient. Tous ces poètes, ces puissants ou charmants
esprits i-éftcctcurs ne peuvent être pris à part du monde
d'impressions et de choses dans lequel ils ont vécu leurs
premières années et dans lequel s'est condensée la
cristallisation divine. Les Poètes, comme les tortues,
portent leur maison sur leur dos, et cette maison, c'est
le palais des premiers songes, qu'ils emportent à jamais
sur leur pensée (et où qu'ils aillent !) comme une écaille,
brillante ou sombre. Le premier milieu dans lequel ont
trempé les poètes, voilà l'éducation inetlaçable, la
véritable origine de leur genre de talent^ ce qui damas-
quine et fourbit leur cœur, ce qui en décide le fil et les
reflets ! Avec une description, même sèche, du Cayla,
que de choses, dans le talent de Guérin, dont j'aurais
l'histoire ! Je dis : la description la plus sèche, car la vie,
moi, je l'y mettrais. J'ai la faculté d'achever des torses,
de fixer des projils perdus ».
— 203 —
Barbey d'Aurevilly croit donc à l'action des milieux,
où l'esprit s'est formé, au pouvoir des paysages sur
l'àme naissante. 11 n'a pas une foi moins vive en l'empire
de la race. « Pour qui croit,— dit-il, — à la forte influence
de la race sur le caractère, le génie et la beauté des
hommes (et je suis de ceux qui ont cette faiblesse), il ne
sera pas indifférent de savoir quelle fut cette famille de
Guerin qui a fini par deux poètes, le frère et la sœur ». (1)
Non, ce n'est pas une faiblesse de tenir compte de l'em-
preinte que laissent au cœur les milieux oîi l'on a vécu,
tout enfant, et la famille d'où l'on descend. Si, plus tard,
le critique du Constitutionnel a vivement reproché à
Taine d'abuser de ces indications, qui dispensent trop
souvent d'une étude personnelle et approfondie des
œuvres, il n'en a pas moins continué à y donner son
adhésion. Ici encore, comme en bien d'autres circons-
tances, il s'est affirmé précurseur. Et son à me normande
s'en est réjouie.
Mais ce n'est point par pure fantaisie d'esprit ou pour
les besoins de sa critique que Barbey d'Aurevilly s'est
prononcé en faveur de la théorie des milieux : c'est parce
qu'avant tout il était Normand et qu'il voulait être
Normand dans ses œuvres. Il chante Néel le Vicomte-
« Néel, — dit-il à Trebutien, le 21 janvier 1855, — est le
héros de mon pays. Si je ne me trompe, il vivait sous
Charles VI ; et, je ne me trompe plus en ceci, il a défendu
vigoureusement le Donjon de Saint-Sauveur (le Vicomte)
contre les bouledogues Anglais. J'ai été élevé et j'ai
mangé bien des pommes aigres dans les douves de ce
donjon-là, encore debout dans sa masse noire et rude
qu'il m'a laissée sur l'esprit, et qui m'y restera comme
(1) Les Bas-bleus (Palmé, 1878) p. llo.
— 201 —
l'ombre d'iiiio grande chose tout le temps que mon esprit
sera de ce monde ». Et plus loin, d'Amevilly consulte son
ami Trebutien sin' le choix de « quelques beaux noms
d'hommes et femmes Normands, avant bien le caractère
du pays, — des noms parfumés de moyen-âg-e, notre
grande époque à nous ! ^^ Ailleurs enfin, il parle de la
Bibliothèque de Caen, on, écrit-il, <' il y a de ma jeunesse,
comme des toiles d'araignée, dans tous les coins ».
Certes, celui qui traçait ces lignes émues d'un cœur si
normand avait bien le droit d'ajouter en post-scrijUum
de son esthétique : « Nous devons être toujours Normands,
fils de Rollon, dans nos œuvres... Soyons Normands
comme Scott et Burns furent écossais : des gloires
adorables pour moi. parce qu'elles ne sont pas Inimani-
taircs, mais écossaises... » C'était crier assez haut à ses
contemporains, romantiques ivres de voyages et réalistes
sans feu ni lieu : Soyez de votre pays ! gardez-vous de
devenir cosmopolites. Ne sortez pas de France : restez
chez vous. Mieux encore, ne soyez pas seulement Fran-
çais, soyez de votre province : aimez-la, attachez-vous à
son culte de toutes les forces de votre âme. Et il prêchait
d'exemple : « Je ne veux pas, — mande-t-il à Trebutien
en juillet lS.j.5, — qu'il y ait un nom normand dontj'ignore
l'histoire, une pincée de poudre historique dont chaque
atome ne me soit connu. Si j'ai du génie, je vais le faire
rentrer dans la terre, dans l'histoire de cette terre, pour
qu'il y devienne [autochtone et qu'il en ressorte fils du
sol, comme le courrier de Neptune ! »
Toutefois il se rendait compte de l'inutilité de ses
efforts : il sentait que cette partie de son esthétique, — la
plus originale et la meilleure, — ne serait jamais suivie
et resterait sans effet. 11 ne se décourage pas, malgré
tout ; il continue a élever au-dessus de la foule et à faire
- 205 -
fi'issûiiiier dans l'air, tel un étendard de rédemption, le
drapeau du « particularisme » intellectuel des provinces
françaises. Il se donne tout entier à cette tâche aussi
noble que vaine ; il y met tout son cœur de Normand et
d'aristocrate.
Aristocrate en effet, Barbey d'Aurevilly rend son
esthétique plus inaccessible encore à ses contemporains.
Par là, loin de les rallier, il s'isole d'eux chaque jour
davantage et élargit le fossé qui les sépare de lui. Il ne
lui suffit pas d'écrire à Trebutien : « Je regrette presque
de savoir le français », ou de noter, dans son Chevalier
Des Touches, une déclaration de ce genre : «Je suis plus
patoisant que littéraire et plus Normand que Français »;
il veut qu'on sache qu'il est plus aristocrate que roman-
cier ou critique, et plus Français d'ancien régime
qu'homme de son temps. Il fait peu de cas d'un homme
qui n'est qu'écrivain. L'homme d'action lui semble
infiniment supérieur. Un homme d'action doublé d'un
écrivain, voilà son idéal. C'est pourquoi il aime tant
d'Aubigné, lord Byron, Alfred de Vigny, et qu'il les
propose comme modèles à tous ceux qui tiennent une
plume. L'action, c'est la vie : exprimer et traduire la vie,
ce doit être la suprême ambition d'un lettré. Il faut,
d'ailleurs, que l'homme et l'écrivain soient d'accord et
en pleine harmonie, de telle sorte que ce soit son
« action » propre que le romancier ou le poète, voire
l'historien, réalise ou revive dans ses œuvres.
Guidé par cette idée directrice, d'Aurevilly avoue ses
préférences pour le roman historique, qui permet à l'au-
teur d'être lui-même, comme romancier, et en même temps
de vivre dans le passé, en tant qu'historien. Il en expose
la théorie avec une espèce d'enthousiasme surhumain
qui le ravit. « Je ne suis pas le terre-à-terre de l'histoire
— 206 -
dans le roman que je projette {le Chevalier Des Touches),
— niande-t-il à Trebutien le 3 janvier 1853. — 11 y a
mieux que la réalité, c'est l'idéalité qui n'est, au bout du
compte, que la réalité supérieure, la moelle des faits
plus que les faits eux-mêmes, le mouvement de la vie
plus que les lignes de la vi(\ la physionomie {)lutùt quc^
les traits ». Et il préconise, pour mènera bien une (XMivre
semblable à celle-là, « ce laisser-aller qui est le charme
du talent et le ton grand seigneur du talent ».
Par là encore il se sépare de ses contemporains, qui
voient, dans le roman historique, soit une fantaisie à la
façon d'Alexandre Dumas père, soit une reconstitution
minutieuse du passé, à la manière du Gustave Flaubert
de Salammbô. Ce que d'Aurevilly se propose, c'est
d'exalter l'histoire d'autrefois aux dépens du présent, et
de la faire briller, somptueuse et éclatante, en des
œuvres passionnées qui seront des panégyriques. 11
heurte ainsi de front les légitimes prétentions du
XIX« siècle et condamne son esthétique à un majestueux
isolement. Sans doute, il ne s'effraie pas de cette solitude
olympienne, de cette impuissance, où il se réduit de
gaieté de cœur, d'exercer un jour quelque empire sur les
esprits qui l'environnent. Et il se répète à lui-même, pour
se réconforter, cette belle parole que, dans un article sur
le Duel, il a élevée à la hauteur d'un aphorisme: « La
crânerie est la poésie de l'action et du caractère ».
Sa conception de la crilique, aussi strictement aristo-
cratique que sa théorie du roman, n'est pas faite non plus
pour lui attirer les suffrages des hommes de son temps.
Il peut bien s'offrir comme idéal, en maintes circons-
tances, « la critique, la calme et inflexible critique qui, à
part la personne, la situation, les opinions, le journal
auquel elle appartient, prend un livre, le couche sur
- 207 -
sa table d'anatomie, le coupe en quatre, explique les
secrets ou de sa mort ou de sa vie » (1). Mais combien de
fois ne s'est-il pas soustrait aux dures exigences de cette
impartialité absolue ? Combien de fois n'a-t-il pas opposé
aux idées d'autrui, pour les écarter sans rémission, ses
propres croyances et ses sensations personnelles? Déjà
il restreint à sa guise la définition de la, critique, lorsqu'il
dit que « pour mériter ce nom (elle) doit être tout à la
fois esthétique et morale, parce que toute œuvre de litté-
rature ou d'art s'adresse nécessairement, et du même
coup, à l'intelligence et au cœur ». Mais il ne s'en tient
pas là: il va plus loin dans les étroits sentiers de l'arbi-
traire et prétend ériger la critique en un tribunal
infaillible, en une sorte de magistrature d'Inquisition ou
de cour martiale. C'est vouloir mettre au ban de la
société des Lettres, —et mieux, de la Société, tout court,
— les libres esprits qui n'ont fait vœu de soumission à
aucune doctrine. Les théories aristocratiques de Barbey
d'Aurevilly se trouvent être, ainsi, caduques et sans
portée.
Il les aggrave encore, si c'est possible, — comme s'il
craignait qu'elle ne fussent trop modernes, — par son
cathohcisme intransigeant. \] Ensorcelée, le Chevalier
Des Touches, le Prêtre Marié, s'affichent romans
catholiques; et d'Aurevilly a même l'ambition de faire
passer pour tels des œuvres comme les Diaboliques,
Une Histoire sa?is nom. Ce qui ne meurt jms. N'écrit-il
point au sujet de ce dernier roman: « Ce livre religieux
à force de tristesse. Le néant des passions humaines
prouve la nécessité de Dieu ». On peut croire que c'est à
cette partie de son esthétique qu'il tient le plus ; en tout
(1) Les Ridicides du temps, p. 13 ,ed. Rouveyre, 1883).
— 208 -
cas, c'est celle que constamment il invoque à l'appui de
ses jugements. Il est facile d'en discerner l'importance
dans les Proj^hrtcs du Passé. Cet ouvrage est tout à la fois
une apologie enflammée do l'absolutisme religieux et un
essai de critique ultraorthodoxe. Barbey d'Aurevilly s'y
propose expressément et catégoriquement d'expliquer la
théorie autoritaire et farouche qui jaillit des dogmes
romains, comme de la source de toute vérité, et de l'appli-
quer avec rigueur, dans sa stricte mesure, aux œuvres
de l'esprit.
Son dessein n'apparaît pas moins clairement au cours
du programme qu'il esquisse pour le Réveil, le 2 janvier
1858. « La critique n'existe point en France, — déclare-t-il
d'un ton assuré, — à cette heure du XIX* siècle. Des
critiques, il y en a, sans doute. — et peut-être y en a-t-il
trop, — mais de la critique dans le pur et noble sens du
mot, on en cherche en vain, il n'y en a pas... Même du
temps de Gustave Planche, la Revue des Deux-Mondes
n'avait pas de critique. Elle avait un critique, comme
chaque journal a le sien... En effet, l'esthétique de
Gustave Planche, qui l'a sue? où a-t-elle nettement
rayonné ? Lui, le doctrinaire de la critique, quelle fut sa
doctrine? en avait-il une? à quelle loi supérieure remon-
tait-il pour reconnaître toujours, à coup sûr, la beauté
dégradée de ce monde, cet art, — puisqu'il a parlé des
choses de l'art encore plus qne des choses littéraires, —
qui se rêve dans le cerveau grec, mais qui se sent dans
le cœur chrétien? Voyageur à travers les musées et les
ateliers, il venait raconter ses impressions de voyage à
la Revue des Deux-Mondes, comme d'autres y revenaient,
du Groenland ou de Nubie, raconter les leurs. Indivi-
dualité pédante, qui n'a que l'empirisme de la science,
qui raconte ses impressions comme si c'était la règle
— 209 —
suprême de la beauté, et qui les raconte sans légèreté,
sans bonhomie et sans grâce... M. Sainte-Beuve, qui
donne depuis si longtemps et qui n'a pas tout donné, car
il recommence tous les jours le miracle des roses
littéraires, M. Sainte-Beuve, d'une morbidesse de touche
exquise, et qui serait le plus profond des critiques si son
talent, comme le coton filé trop fin, ne cassait pas en
entrant dans la profondeur, n'a point de critique avec
les qualités les plus sensibles du critique, parce qu'il n'a
point de doctrine. On le résume eii deux mots : anecdotes
et détails! M. de Pontmartin, à son tour, — qui se croit,
entre amis, un Sainte-Beuve chrétien, — qui est bien
chrétien, mais qui n'est pas Sainte-Beuve, — aurait, lui,
en sa qualité de chrétien, une doctrine... s'il savait
fermement s'en servir. Oui, M. de Pontmartin, lequel est
un mixte négatif, qui n'est pas tout à fait Gustave
Planche et qui n'est pas tout à fait M. Janin, composé de
deux choses qui sont deux reflets, un peu de rose qui
n'est qu'une nuance, et beaucoup de gris qui est à peine
une couleur, aurait cependant dans l'appréciation des
œuvres httéraires et de leur moralité, le bénéfice des
idées chrétiennes et la facile supériorité qu'elles donnent
à tous les genres d'esprit, si les partis et les relations, la
politique et la politesse n'infirmaient jusqu'à sa raison.
M. de Pontmartin a résolu le problème de Jean-Paul. Il
fait tenir tout son esprit sur une carte de visite. C'est
trop peu. La critique a besoin de plus de largeur ».
Quelle largeur Barbey d'Aurevilly entend-il donc lui
donner? A ces esthétiques variées, qui ne méritent pas
à ses yeux ce noble nom d'esthétique, il oppose hardi-
ment la sienne: « Nous ne sommes, s'écrie-t-il, ni les
raffinés, ni les bravaches de la vérité. Nous ne voudrions
pas même être ses bourrus bienfaisants. Mais enfin
14
- 210 -
nous no nous tondons pas aujourdMuii poui- lairo dos
niadrig-aux aux imbéciles el do très hutnhlosbaiso-niaiiis
à l'Erreur. Nous n'ig-iioroiis pas (luc loiilc ciilique
lillérairo, pour oli'O di,mu> d(i ce nom, doil Iravorsor
l'œuvro ol aller jusqu'à rhomm(\ Nous sommes resi,nii(>s
a aller jusqutMà. (.haleaultriaud (lisait un jour: <v Pour
que la Franoe soil u-ouvoruée, il sulIiL de quatre hommes
et d'un caporal dans chaque localité ». Ce sont ces quatre
hommes et ce caporal que nous voulons donner à la
littérature. Nous nous efforcerons de la faire rentrer dans
sa double tradition morale et historique. La littérature
d'une nation renferme toutes ses idées religieuses el
politiques, quoiqu'elle ne premie pas de l)i-ovet p(UH' les
exposer. Que l'on sache donc ce que nous sommes. Ce
sera bientôt dit. En religion, nous tenons pour l'Eglise;
en politique pour la monarchie; en littérature, pour la
grande tradition du siècle de Louis XIV. Unité et autorité!
Nous n'avons pas assez servi, puisque nous naissons,
pour mériter des armoiries; mais, si notre critique se
choisissait un symbole, elle prendrait la balance, le
glai\e et la croix ».
Ce programme qu'il traçait si aml)iliousoment, d'une
main décidée et d'une âme vaillante, en ISoS, Barbey
d'Aurevilly l'appliquait depuis onze ans, depuis 1847, aux
jours lointains et si vite envolés de la Rcnœ du Monde
Catholi<jHe. Dès cette époque, sans la formuler très
nettement, il avait établi sui- les bases du dogme son
esthétique a triple face: judiciaire, militaire et religieuse,
et dans son esprit il l'avait unifiée par la vertu toute
puissante de la doctrine romaine. Mais avec le temps il
l'avait resserrée, rétrécie, rendue plus intransigeante,
si on l'envisage sous l'angle de nos idées modernes; lui,
au contraire, il croyait l'avoir amplifiée ol élargie.
— 211 —
Oïl devine qu'une pareille esthétique ne devait pas
avoir grande prise ni exercer une profonde influence
sur les hommes du XIX'^ siècle. Elle se condamnait d'elle-
même à Timpuissance, en un âge de pensée libre, indopen-
dante el jalouse de son autonomie. Au surplus, la manière
dont Barbey d'Aurevilly la soutint et l'appliqua ne pouvait
contribuer à la rendre, non pas populaire, mais acceptable.
Elle a été reniée jusque par ceux-là qui avaient en
commun avec le critique des Prophètes du Passé
nombre de sentiments, de croyances et de préjugés. De
même que son esthétique romanesque, elle se trouvait
être un singulier mélange de romantisme extérieur et de
réalisme interne: par là elle n'était susceptible de satis-
faire ni les romantiques épris de belles formes plutôt
que d'idées anciennes, ni les réalistes convaincus delà
supériorité des libres tendances individuelles sur la
contrainte rapetissante des dogmes quels qu'ils soient.
Pour bien mettre en lumière les divers aspects de
l'esthétique de Barbey d'Aurevilly, il suffit de citer
quelques passages significatifs de son œuvre, tant
critique que romanesque. Voici. par exemple, un fragment,
tout à fait inconnu, d'une étude sur Balzac où, au lende-
main de la mort du grand romancier de la Comédie
humaine, l'auteur d' 6'» c Vieille Maitresse esquissait un
jugement sommaire de l'esprit et de l'influence de son
glorieux précurseur. L'article est resté enfoui dans La
Mode en 24 août 1850: il offre donc le double intérêt d'un
document et d'un morceau presque inédit. « La France
et l'Europe, — écrit d'Aurevilly, — ont perdu, cette
semaine, l'une des plus hautes illustrations du XIX*" siècle.
Nous ne sommes encore qu'à la moitié de ce siècle,
mais, quelle qu'en doive être la fin, les hommes comme
- 2\2 —
M. de Balzac sont trop rarc^s pour qu'on espère revoir
un esprit de celle loule-puissanco d'ici lougleiiips. La
iiatuit» les jelle par Iressauls dans le monde. Après
Shakespeare, vous Irouvez l)ien loin, — en descendant.
— W'aller Scotl. Après Habelais, vous Irouvez Molière.
Après Molière, Balzac .Mais ici on ne descend plus. Je
crois plutôt qu'on remonterait... Cette mort est une véri-
table catastrophe intellectuelle à laquelle il n'y a rien à
comparer, que la mort de lord Byron, parmi tous les
deuils que notre époque a revêtus. Byron, en effet,
comme Balzac, est mort au sortir de la jeunesse, dans
lu maturité de son épanouissement, en plein jet brûlant
de parfums et de lumière, — laissant, comme Balzac, son
œuvre inachevée. Le poème de I)o)i Juan n'est pas plus
fini que cet autre poème, plus grand encore peut-être,
La Comédie hiunaine, dont nous n'avons guère que la
moitié... Balzac a été frappé dans le milieu de sa vie,
dans l'empire agrandi de ses facultés et de ses projets,
et au moment où, après les luttes héroïques de la
jeunesse des g-rands hommes, il allait entrer, comme
Gœthe, dans cette période idéale d'une e.xistence
complète, qui double le génie par le bonheur et lui
assure une nouvelle et plus divine fécondité dans la
sérénité et dans l'harmonie. Dieu n'a pas permis ce noble
spectacle. 11 a mis sous la pierre d'un sépulcre, — si tôt
ouvert, — avec la plus grande tète qu'il eut construite et
que la mort ait eu ù désorganiser, tous les chefs-d'œuvre
qui y dormaient comme Vcspiùl domnait sur les eaux.
Il a scellé sous la pierre d'une tombe l'avenir qui restait à
Balzac, un avenir plus beau encore que le passé. La
Postérité sera trompée. Balzac est mort... peut-être de
lui-même, car qui sait si la supériorité n'est pas quelque
grande maladie, quelque intensité tiop forte de notre
— 21:î —
Cime, qui doit déconcerter les molécules de nos argiles?...
Aujourd'hui, nous n'avons qu'à écrire pieusement ici une
date tumulaire. Plus tard, nous voulons dire un mot du
génie que nous avons perdu. Il nous appartient comme
tout ce qui a le respect et Tamonr des choses de la
pensée. Mais il nous appartient d'une antre manière
encore. 11 était catholique, apostohque et romain, — et
c'était un royaliste. Les idées religieuses et politiques
d'un homme sont les meilleurs moules de la force de
son cerveau »
Le tableau est parfait. Rien n'y manque de ce qui peut
rendre plus saillante l'esthétique d'où il est sorti.
Enthousiasme romantique et gravité foncière, assimila-
tion du roman vrai à la poésie, expression des plus
intimes préférences intellectuelles pour l'œuvre vécue,
notation de l'influence des milieux sur le talent, hommage
à la personna,lité vigoureuse de l'écrivain, profession de
foi aristocratique et catholique, explication de la force
mentale par la force des « idées religieuses et politi-
ques », — tels sont les principaux traits qui caractérisent
cette page de critique, tels sont aussi les principaux
articles de la doctrine esthétique de Barbey d'AureHlly.
On en découvre également les lignes essentielles dans sa
correspondance. Voici deux lettres de Barbey d'Aurevilly
octogénaire : aussi bien -que dans les écrits de son jeune
âge ou de son âge mûr, s'y manifeste la double ten-
dance, — romantique de forme et réaliste de fond. —
qu'a toujours affectionnée et préconisée l'auteur de la
Bac/ue d'Annibal. « Mon cher Armand. — mande-t-il. le
2G février ISSC, à son ami M. Royer. le \ioloniste à
l'archet enchanteur, — je vous écris en toute hâte,
comme j'irais vous embrasser si j'étais à Valognes. Hier,
M"*^ Read a dû vous écrire sur la mort de votre mère et
- 214 —
a dû vous dire la part immoiiso que je prenais à votre
chagrin. Je la regrette pour vous et aussi jo hi regrette
pour moi, et à votre foyer elle me ni;in(]uera toujours.
Mou ami. du moins ce n'est pas la un coup de foudre.
Elle avait eu elle une niala^lie mortelle, puisqu'elle était
votre niere. J'ai perdu la mienne aussi. 11 est dans nos
destinées, quand elles sont ce qu'elles doivent être, de
voir mourir nos mères avant nous. Quand nous mourons
avant elles, c'est pour elles une catastrophe sans cg-ale
et comme une atroce cruauté de la nature. Mais quand ce
sont elles qui partent les premières, c'est une loi... et il
faut se résigner. D'ailleurs, la mort, est-ce la mort ? Ce
que je connais de plus vivant et de plus présent dans nos
cœurs, ce sont les spectres adorés de ceux que nous
avons perdus. Je ne dis pas cela pour vous consoler. On
ne console de rien, le temps fait son travail sur les âmes
vulgaires, mais les âmes distinguées, les âmes comme
la votre ne perdent jamais la douleur de leurs cicatrices,
et les blessures, la gloire des blessures, c'est, fermées,
de faire toujours mal ».
Une autre lettre, datée du " jour do Noël » 1SS7, n'est
pas moins significative. . « Mon cher Armand, nous
n'avons pas rérc/lloiDié cette nuit comme en des temps
plus heureux, mais je ne veux pas que ce nouveau Noël
se passe sans que je vous écrive, moi qui n'écris plus à
personne ! Que cette lettre-ci soit donc comme un témoi-
gnage d'amitié. Vous êtes, je crois, le dernier ami que
j'aurai jamais de cette (lualité d'amitié. Nous avons
derrière nous des aimées de souvenirs qui sont une
chahie qu'il est impossible de briser. Si cette chaîne, au
moins, nous unissait épaule contre épaule, sans éloi-
gnement et sans absence ! Mais non. Il faut vivre à se
ronger le ccrur loin de ceux qu'on aime et dont l'intimité
— 215 —
ferait pardonnera la vie les cruautés dont elle est pleine.
Vous avez dit cela mieux que moi dans votre dernière
lettre, — cette sombre nuée dont la lettre de votre femme
a été le rayon de soleil. Elle a voulu que je ne fusse pas
triste de votre tristesse, mais c'est de la charité inutile.
Je me sens triste pour jusqu a la porte du Paradis, dans
lequel je n'entrerai peut-être pas ! J'ai, depuis que je suis
de retour dans Paris, repris la vie damnée qu'on y mène :
le travail forcé et les quelques relations flottantes qui ne
sont pas le monde encore mais qui sont l'avant-goût du
monde de l'hiver qui va arriver. Je n'y ferai pas grand
éclat ni grande figure. Comme dit la chanson : Ils sont
passés, ces Jours de fête! Je ne peux pas dire que j'aime
la solitude ou que je l'aie jamais aimée ; mais c'est elle
qui s'est follement éprise de moi, la drôlesse ! et de toutes
les maîtresses que le Démon de l'âge vous donne, c'est
la plus exécrable. Quand on uest pas en elle, elle est en
vous. Vous n'aurez jamais affaire à cette coquine-là. Vous
avez femme et enfant. Toutes les chances de la vie sont
pour vous. Ma Ugrie de chance, à moi, a été coupée, —
m'a dit hier une charmante femme avec qui j'ai dîné et
qui lit le destin des gens dans leurs pattes. Que la vôtre,
mon cher Armand, ne soit jamais interrompue, et, pour
la prolonger, que les tronçons de la mienne passent dans
votre main, et je retrouverai ma chance comme cela !
Adieu, mon ami. Je voudrais être plus gai, mais j'ai la
montagne de plomb sur le cœur et presque sur l'esprit.
Adieu, tous! Je vous embrasse tous, chats, chien, en-
fant, femme et homme! Dieu! que je me voudrais avec
vous ! »
Jusqu'en ses dédicaces, — Barbey d'Aurevilly a poussé
très loin le goût et le culte même de la dédicace manus-
crite sur ses livres, — on devine les caractères généraux
- 216 - -
de son osthôtiqno. En Icto de rexoniphiire de la Bague
d'AnHiba/, destiné à M. (ieorges Landry, il Inice ces
lig-nes : « yoir siu' >usr. — imag-e de la vie, qnand ce
n'est pas )ioir sut- )wir. » A la pi'eniière page de ses
Foésies, il écrit : '
Ou, uni 1,1 vif assassine assassiniiit iikhi cd'iir,
Je les ai cotninis en seriet, iimmu' nii riime,
r,t>s vers dont jias un seul n'cxiiiiinc le bonheur
L'auteur île ee lerueil veut fiaider raiionvnie...
Il faut éloulFer ces sots eris de ilouleur !
C'est si hète d'ùtte viclinie !
Sur le Chcralic)' Des Touc/ws, il met ces mots mélan-
coliques : « En agissant, i/s firent nos livres... Nous,
nous ne les avons qu'écrits. » — Ou encore, celte fière
devise : « La plus belle chose de la vie, l'héroisme et la
gaîté. » — Ou bien, cette sentence ironique :
Ils étaient gais et furent des héros !
A leur |ilaee, a présent, vous trouvez îles zéros.
Sur l'exemplairo d'f'ji l'rrire Marié, adressé à
P>nest Havet, on lit : « A M. Havot, l'illustre commen-
tateur de Pascal, — un catholique à un philosophe, mais
qui aiment la Force, où qu'elle soit, tous les deu.x. »
Sur un autre exemplaire, se détache cette superbe dédi-
dace : " Pour les pauvres de la ville de Coutancos, la
c^ipitalc de mou Diocèse et la ville du séminaire de mon
frère, l'abbé Léon Barbey d'Aurevilly, — un Noi'iiKind.
plus fier d'être Noi-inaiid que d'clri' Fran(;ais. »
Le volume des Mcinorauda . donné à M. Paul Bour-
e:e>t, porte simplement ceci : « A Paul Bourget, mon
— 217 -
Dcvinafcur, — son ami. » Mais l'exemplaire de M. Lan-
dry est plus empanaché :
C'est une page de ma vie
Tombée iri, sur ces feuillets perdus,
A mou passé déchirure ravie...
Endors-toi dans ton bleu. Saphir qui ne luis plus !
Voici, maintenant, des vers, également peu connus,
où l'on retrouverait sans peine la trace des théories
esthétiques du poète de Poussières. M'"^ Judith Gautier
avait ébauché une statuette de l'archange Saint Michel
et l'avait offerte à Barbey d'Aurevilly, — qui l'en remer-
cia comme suit :
Vous avez donc sculpté l'Andi'Ogyne céleste
Qu'idolâtres rivaux nous adorons en vain,
Vous l'avez revêtu de ce charme, — funeste
Aux faibles cœurs qu'il trouble avec son corps divin 1
.Madame, vous avez corporisé le rêve
Que nous avons fait à nous deux,
Qui nous hante toujours et jamais ne s'achève...
Et c'est à votre main que le doivent mes yeux.
Et ma main rend ^ràce à la vôtre...
Car pour les cœurs hr-ùlants, regai'dei', c'est avoir...
Et la possession par le regai'd vaut l'autre...
Le plus beau des amours, c'est l'amour sans espoir!
Ce que d'Aurevilly a voulu exprimer dans ces vers,
c'est une sorte de « passion mystique » que l'archange
lui inspire. Au fond, il semble que ce soit wnepassion mys-
tique de cette nature qui ait toujours hanté son âme et
inspiré ses écrits. Il se soucie peu de la question d'art,—
pas plus qu'il ne faisait attention, en parlant de Balzac,
au style du romancier. 11 n"a d'enthousiasme et d'adora-
— 21S —
tion -que pour son sujet : il veut " rorporisor lo rèvo qui
nous hante toujours et jamais ne s'achève. » 11 est séduit
par <^ rAiuli'ogyne céleste /^, « avec son corps divin »,
coiuDU^ il Ta ele par son Aiiidiilrc, par sa licriii(tini\
par sa Vieillr Mailrcsse, par son EnsorccU'e, par son
Des. Touches, par son Prèfre Mcu-iâ , par ses Diabo-
liques, par ses Prophètes du Passé. Il l'est, — car il
ainio les contrastes et rantithèse le ravit, — par tout ce
qu'il y a de troublant dans une idolâtrie inexpliquée et
presque inconsciente. Bref, il est lo « possédé >/ de ses
rêves, de ses images, de ses idées. 11 vit d'une vie supé-
rieure et idéale.
La vie, en définitive, voilà ce qu'il veut mettre dans
son œuvre et ce qu'il cherche dans les œuvres d'autrui.
La vie, c'est la beauté. Une œuvre vivante est belle,
quelle qu'en soit l'exécution. « Ce n'est pas un livre écrit,
c'est un livre pleuré », dit-il du Journal d'Eugénie de
Guérin ; et. aux regards de Barbey d'Aurevilly, cet
hommage est l'hommage suprême, le ûécmî criie)'iitm
du beau. « Le talent, — déclare-t-il d'autre part, — c'est
un tas de coups reçus dans le cœur » (1). Et, sous une
forme assez bizarre dont il n'a cure, cette pensée du
romancier normand définit toute son esthétique. Plus la
vie est intense, plus grande est la beauté. Plus le cœur
l)al et se dilate, plus l'œuvre qu'il crée est superbe et
rayonnante. Le génie, c'est la vie de l'àme à son degré
le plus haut, c'est la vie totale des facultés humaines
élargies à tout rompre, amplifiées jusqu'au « miracle »
et presque divinisées.
On voit do quelle empreinte personnelle Barbey d'Au-
revilly a marqiié une esthétique qui ne lui :ipp;irtiont pas
(1) Polémiques d'hier, \>. iil (Savim-, éditeur, 188!);.
- 219 —
en propre et qui, sans Tardente individualité du Maître,
paraîtrait peu originale. Il Ta fait jaillir, toute vive, de son
âme, sans eflfort, par la toute-puissance de son tempéra-
ment. Il l'a façonnée spontanément à son image, puis,
de même qu'il se l'était appliquée, il a voulu l'appliquer,
avec une égale rigueur, aux esprits les plus différents
du sien.
Il nous reste à savoir comment, enfermé dans cette
esthétique, d'Aurevilly a jugé les œuvres et les hommes
de la littérature française.
CHAPITRE IX
La Littérature classique
LE SEIZIÈME SIÈCLE : RONSARD, RARELAIS, MON-
TAIGNE ET d'aUBIGNÉ. LE DIX-SEPTIÈME
SIÈCLE : CORNEILLE ET RACINE, MOLIÈRE ET
LA FONTAINE, BOSSU ET ET SAINT-ÉVREMOND. —
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE : SAINT-SIMON ET
MONTESQUIEU ; VOLTAIRE, DIDEROT ET ROUS-
SEAU ; VAUVENARGUES ET BUFFON ; RIVAROL,
BEAUMARCHAIS ET MIRABEAU. - ANDRÉ CHl^NIER.
— l'aurore DU ROMANTISME.
Il seniilfort intéressant et sinerulièrenient inslrnclif de
paiTourii-, avec Barbey dAurevilly, les annales do la
littérature universelle. A s'en tenir aux jug-eineiits (|u'il a
portés sur « les œuvres et les hommes », on aui'ail une
histoire très personnelle des Lettres de tous les temps et
de tous les pays. Que d'ajjenjus ingénieux ou profonds,
que de vues fécondes et pénétrantes, que de pensées
riches et sug-g-estives on en pourrait tirer, — à côté d'opi-
nions hâtives, do fantaisies déconcertantes et de conclu-
sions mal contrôlées ! La làclio sci'ait de nalurc a lenlor
un critique libre de tout prcjn.ué et maid'e de !^on sujet ;
mais elle dépasse évidemment les limites de cette élude,
_ 221 —
et, si l'on voulait s'y appliquer, elle briserait le cadre où
délibéréuieiit ou a restreiut le présent travail.
Force uous est doue d'élimiuer de notre examen tout
ce qui, dans l'œuvre de Barbey d'Aurevilly, touche à
l'antiquité grecque ou latine et à la littérature étrangère
des âges modernes. A vrai dire, ce n'est qu'une partie
peu importante des essais de l'écrivain normand, et il ne
faut pas trop regretter de la passer sous silence, car
l'érudition de Barbey n'est que de seconde main et ses
lumières sur les livres éclos loin de France sont assez
incertaines. Qu'on sache seulement qu'il a aimé Homère
et Virgile d'une prédilection marquée et que les poètes
anglais, depuis Shakespeare et Milton jusqu'à Byron et
Burns, ont été honorés de ses faveurs enthousiastes. 11
ne connaît qu'imparfaitement les Allemands et estime
peu leur génie. D'ailleurs, il demeure trop attaché à la
terre natale pour se faire une âme « cosmopolite y> qui
comprenne tout et rende justice aux esprits les plus
éloignés des conceptions françaises.
Dès lors, il convient de borner notre enquête aux
productions de la littérature nationale. Ici encore, il y a
lieu d'observer que d'Aurevilly ne se soucie guère des
auteurs du moyen-âge et que si, en romantique fervent,
il s'est épris du seizième siècle, il n'a pas poussé plus
avant ses investigations critiques. Les lettres françaises
ne commencent pour lui qu'à la Renaissance. Mais quelle
clameur de triomphe il jette à travers les espaces, en
entrant dans cette époque que domine le nom de
Ronsard !
Une sorte de lyrisme délirant et prophétique emporte
Barbey d'Aurevilly sur les hauteurs du Parnasse, lors-
qu'il s'écrie : '< Notre Seigneur est ressuscité! disent les
Russes quand ils se rencontrent le jour de Pâques, et
222
ils s'embrassent. (îliai-in;mlo oouluiiio, qtio pour le callio-
licisme je regrette... Kh Ii'kmi. nous qui aimons la poésie,
c'est ce que nous avons pu nous {\'nv. avec la même joie,
en nous embrassant, du grand poète que je n'hésite pas
à !U)mmer littérairement notre Seigneur à tous, — le
Seigneur do la poésie du XIX'' siècle... 11 avail dé mis
à mort, ce grand poète, par un grammairi<Mi. Hévolte
democi'atique déjà! La plantureuse^ langiio poeli<iue,
que parle Ronsard, avait, à son aurore, été frappées par
la grammaire, — la grammaire sèche, polie, aiguisée
comme une hache. Malherbe, que d'aucuns ont appelé
Richelieu, mais que, moi, j'appelle Robespierre, avait
tué Ronsard. Il lui avait très proprement coupé la tête.
Mais la tète coupée a l'ait mieux que de marcher, comme
saint Denis avec la sienne ; elle a rendu le coup et tille a
tranché celle de son bourreau. En définitive, c'est
Ronsard qui, après son trépas, est sorti de sa tombe
pour enterrer Malherbe, et qui la enterré... Ronsard, le
gentilhomme vendômois, était un Hongrois d'origine.
C'est un descendant d'Attila, et il s'est rencontré que
nous lui avons fait une résurrection comme on faisait à
ses aïeux des funérailles. Chez les Hongrois et chez
leurs ancêtres les Huns, on avait poui-coiitumc d'égorger
les esclaves ennemis sur les tombes entrouvertes... Sur
la tombe vidée de Ronsard, montant tout à coup dans
l'assomption de sa gloire, nous ne nous sommes pas
contentés de Malherbe, nous avons égorgé Boileau...
Avant Ronsard, il y avait bien eu, ici et là, dans ce
qu'on n'oserait appeler une littérature, quelques vagis-
sements, quelques gracieuses balbuties de poètes au
berceau, quelques rêveuses pubertés. Mais il n'y avait
pas eu réellement de vie poétique organisée ; mais
d'homme complet dans sa force et dans su majesté de
— 223 —
poèto, il n'y eu avait pas ou avant Housanl. Ronsard ost
l'Adaui do la poésie française, et, comme Adam, il est
né homme, armé de toutes ses facultés ! » (1)
Il faut i)ardoimer ces clameurs ûc prosélyte à un
romanti<iiu' ardent qui n(^ sait du moytMi-;ii>e que la
beauté extérieure et l'éclat de fa(;a,(l(\ sans en avoir
approfondi les («Mivres durables. Et que peuvent peser,
en regard d'un tel enthousiasme, les vers de Villon et de
Charles d'Orléans, la prose de Froissart et de Commines?
Jusqu'au XVI« siècle, tout s'efface, pour Barbey d'Au-
revilly, devant la souveraine grandeur de Ronsard, —
môme Rabelais, mémo Montaigne, môme d'Aiibigné !
Toutefois on. ne peut dire que le critique bas-normand
ait passe sous silence Rabelais et Montaigne! S'il no leur
a pas réservé une place do choix dans ses essais litté-
raires, il leur a rendu hommage en plus d'une cir-
constance. Rabelais, c'est un « mastodonte, émergé
radiousement du chaos dans le bleu d'un monde nais-
sant » (2). « Mon adorable vieux Rabelais ! » ÇA) dit encore
d'Aurevilly. Et chaque fois qu'il le rencontre sur sa
route, il le salue conime un vrai Gaulois, précurseur du
g-énie de Molière et de Balzac, l'ieur naturel, exquis et
puissant, qui relève ses pires grossièretés par une verve
audacieuse et vivante laquelle assure l'immortalité de ses
créations. La vie est au-dessus de tout : c'est tout. Il
semble aux yeux de Barbey qu'on n'ait pas vécu avant
Ronsai'd et Rabelais d'une vie assez pleine et que la
littérature du moyen-àge n'ait pas connu, si ce n'est avec
Villon, ces larges expansions d'une existence que rien
(1) Les Poètes (éd. Lemcrre, 1889), i). 1 et siiiv.
(2) Les Poêles Uu\. Lcmeric, 188!)). p. (i(l.
(3) T/iédIre c<ii>teiiip<ir<t'tn, t. I, p. ijl).
— 224 -
irarrèto on son cours luinnlUuMix. La vio, c'est aussi le
secret magique des Essais de Monlaignc : par la sève qui
les gonfle, ils méritent rétorncl accueil de la postérilc.
Montaigne a beau se renfermer dans son poêle: il a
fréquenté et il fféquenlo les hommes. 11 sait tout ce qu'un
homme peut savoir, parce qu'il se môle à l'existence
universelle des Ôtres de la création. De môme que
Rabelais, il a vécu la vie la plus intense qu'il soit possible
de concevoir. Il en est ainsi de tous les écrivains que
l'auteur d'/^^;?c Vieille Mnitrcssew distingués et préférés :
Agrippa d'Aubigné, Corneille, Sainl-Kvremond, La Fon-
taine, Molière, Joseph de Maistre, Chateaubriand, Lamar-
tine et Vigny.
Quant à d'Aubigné, Barbey d'Aurevilly le traite roya-
lement. « Les Romantiques de 181^, — dit-il, ^ qui ont
tant tourné et retourné le XVI« siècle, avaient trouvé, au
milieu des os et des armures de cet ancien champ de
bataille et de poésie, cette espèce de torse à la Michel-
Ange, en corselet, qu'on appelle Agrippa d'Aubigné, —
le poète-capitaine, — et ils avaient jeté un cri d'admi-
ration devant la grande tournure de ses vers... Ce fut
une surprise ; il était à peu près tombé dans l'oubli. Le
XVIP siècle, fils de Richelieu et de Malherbe, le siècle
de la Règle en tout, et le XVIII^ le siècle, en tout, du
Dérèglement, ne pouvaient avoir de mémoire au service
de ce protestant fanatique, qui, après la mort de Henri IV,
ne s^ était jms rendu et s'en était allé guerroyer en
Suisse, chef d'opinion religieuse et tellement protes-
tant qu'il n'en était même plus Français! Evidemment,
un temps et une littérature qui oubliaient le grand
marquis de Ronsard, l'astre majestueux de la Pléiade,
devaient bien plus profondément oublier ce vieux soldat
huguenot de d'Aubigné, <iui limait a l;i diable, — à la
225 -
fiere franquette du soldat, - l'arquebuse sur le cou ou le
cul sur la selle. Agrippa d'Aubigné est un Corneille de la
première heure, un Corneille incorrect, fougueux et
confus, mais enfin il a l'honneur d'avoir fondé ce haut
lignage. Il a l'honneur d'être intellectuellement l'aïeul de
Corneille, comme, physiologiquement, l'honneur d'être
celui de cette admirable femme taillée pour la Royauté
et l'Histoire, qui racheta le protestantisme de son grand-
père et qui fut madame de Maintenon » (1).
C'est Corneille, le « descendant » de d'Aubigné, —
« surpassé, je le veux bien ! par son petit-fils » (2), -
c'est Corneille qui ouvre le XYIP siècle avec éclat. «La
vie de Corneille, - écrit Barbey d'Aurevilly, - n'est
guère pour nous qu'un clair-obscur, — une espèce de
tableau de Reinbrandt au fond duquel, comme l'alchi-
miste qui fait de l'or, Corneille travaille à ses chefs-
d'œuvre... Les fonds noirs vont bien aux têtes de génie,
et leur plus belle atmosphère, c'est le mystère à travers
lequel on les entrevoit. Les ombres de la nuit allongent
les monuments et les statues... Corneille, ce génie dans
l'obscurité, entrevu, presque caché, - non pas seule-
ment dans une petite maison noire d'une rue noire de
Rouen, mais dans la silencieuse fierté de son cœur, —
une autre ombre ! - mais aussi dans cette vie étouffante,
bourgeoise et pauvre, qui en est une troisième, — paraît
plus idéal et plus grand... C'était un génie sédentaire...
Corneille n'avait besoin d'aucun soleil pour être le poète
qu'il a été. Son soleil, c'était le cœur de l'homme... Il
avait les deux génies : génie romain, génie gaulois. Il
était héroïque et stoïque, cet étonnant Corneille, et il
(1) Les Poètes (éd. Lemerre, 1889), p. 51 et sniv.
(2) Ibid., p. 62.
15
— 226 —
était narquois el rieur. Père de la tra.uédie (^t \)c\'c aussi
de la ooinédie. il a l'ail Raciiio et il a fait Molière » (1 ).
Ce n'est pas seuieiucnl en Noi'uiaud picMix que l>ai'l)ey
d'Aurevilly rend honimaiie à Corneille, c'est plus encore
en romantique. Mais s'il préfère hardiment le poli-
tique et homme d'action l'ierro Corneille au psycho-
logue et « féminin » Jean Racine, il ne méconnaît pas,
connue l'ont fait tant d'insurgés de is:i(), — ivres de
leur victoire et peu enclins à la justice, — les mérites
du poète dWndroinaque. « Racine (>sl un Français.
— écrivait-il a Trebutien, le 14 janvier ISâC). — 11 est
fait avec deux choses qui ne viennent pas de lui, l'inspi-
ration g-recque et les mœurs élég-antesel monarchiques de
Louis XIV. Si vous ùtezcela, il ne serait plus qu'un (rrs
bel esprit, en tout temps, mais je ne vois pas ce qu'il
serait en plus... Racine est composé de nuances. Qui
sait ? C'est peut-être pour cela que, malgré sa grande
perruque et sa beauté de visage, — féminine comme son
talent, — il n'est pas un des plus grands. Le génie se
définit brièvement, comme Dieu : Je suis celui qui suis. »
Ailleurs, d'Aurevilly est i)lus précis et catégorique:
'< Racine, — dit-il, — dont le Romantisme a eu l'imper-
tinence de tant se moquer, vit toujours, malgré les
grandes perruques et les talons rouges de ses Achilles et
de ses Agamennons; il vit, malgré l'Histoire qu'il fausse
ou qu'il ne sait pas dans sesnueurs et dans ses costumes •
il vit parce qu'il a l'accent humain, la justesse dans le
sentiment et la passion éternelle. » (2)
Molière, qui descend aussi de Corneille, ;i coiMpiis une
gloire personnelle par " la terril)le observation de son
1, Les Poètes. 2* série, p. 220 rt siiiv.
''2j Tfiédlre conlemporain. lotin- IV, |>. 20'J t-l -70,
- 227 -
esprit et la profondeur de sa plaisanterie » (1). Il est
« toujours jeune de l'éternelle nature humaine, dans ses
œuvres : cette nature humaine qui fait son immorta-
lité ». (2) De son génie sont devenus tributaires tous ceux
qui ont touché à la comédie : il est le père intellectuel
de Regnard, de Marivaux et de Beaumarchais. Entre les
chefs-d'œuvre de Molière, Barbey d'Aurevilly a un faible
pour Tartufe. « Toutes les autres pièces, — dit-il, —
noircissent plus ou moins sous l'action du temps, qui y
met cette estompe qui sied mal aux statues et dont leur
marbre ne les défend pas... En reculant dans le passé, le
chef-d'œuvre n'en est pas moins visible, et peut-être
l'est-il davantage ; peut-être sa majesté de chef-d'œuvre
gagne-t-elle encore à cette vieillesse ; mais la vivacité de
l'impression diminue... Ce n'est plus le coup de foudre,
ce soulèvement de nerfs du premier moment. Seules,
parmi toutes les comédies de la scène française, Tartufe
et le Mariage de Figaro le donnaient à point nommé,
toujours, et même quand les passions qu'ils tisonnaient
dans nos cœurs s'étaient amorties. Depuis que l'impé-
rieuse décence du siècle de Louis XIV, qui forçait les
coquins à l'hypocrisie, s'en est allée comme un vêtement
déchiré,... Tartufe excitait toujours, lorsqu'on le jouait,
le même enthousiasme, et réveillait toujours les mêmes
échos dans tous les cœurs, les mêmes applaudissements
dans toutes les mains ». (3)
Moins sujette aux controverses de l'opinion, l'immor-
telle renommée du grand poète La Fontaine est aussi
solidement assise que celle de Molière. Bien mieux; ce
(1) Les Poêles, 2' série, p. 226.
(2) Théâtre contemporain, t. 4. p. 278.
(3) Ibid. p. 100 et 101.
— 228 —
n'est pas iino l'onoiuiuee : (-"rsl uuc <^ popularilô sans
oxoinplo ». (1) '< Cette popularité, — aj()ul(> (rAiir(>\ ill.v,
— n'a d'égale dans aucune iiltri'aliu'e. C^csl la seule
popularité qui ne soit ni une l)ètise. ni un mensonge, car
l(>s graiuls talents lilleiali-cs no sont pas populaires, cl
tient le génie puisse être lier, pai'c(^ (pi'cllc csl (Mi e(pia-
tion avec sa propre étendue. La Fontaine, cependant, lut
bien autre chose qu'un l'ubulislo. 11 a laissé des ('onirs
et des Poésies de toute sorte, marqués de ce talent inouï
qu'on n'a vu qu'une fois parmi les hommes. Mais ce sont
exclusivement ses Fables, dans lesquelles on plonge,
depuis qu'elles sont faites, les enfants d(> toutes les géné-
rations connue dans leur premier bain d'iulclligence, ce
sont ses Fables qui Font rendu aussi populaire que s'il
ne méritait pas de l'être, et donné à sa popularité un
caractère aussi particulier que son génie. Les autres
écrivains — et les plus grands ! — ne laissent dans nos
souvenirs que l'impression de leurs chefs-d'ceuvre et le
nom qu'ils ont innnorlalisé, mais La Fontaine y a laissé
son œuvre même. Il est en nous et il vit en nous. 11 fait
corps avec notre substance. Nous avons tous, en France,
été baptisés en Jean La Fontaine, et fait notre première
communion intellectuelle dans ses Fables. Et plus nous
avons grandi, plus il a grandi avec nous ; plus nous
avons avancé dans la vie, plus nous avons trouvé de
charme et de solidité dans ces Fables qui sont la vérité,
dans ces drames dont les bêtes sont les persomiages et
qui racontent si délicieusement et si puissanunent la vie
humaine, tout en la métamorphosant // (2j. La Fontaine,
— disait encore d'Aurevilly dans une lettre à Trebutien,
(1) Les Poètes, 2* série, p. 19.
(2) Les Poètes, 2* série, p. l'J i-l 20.
— 229 —
— << quand il n'y aurait pas de Villon, de Mai'ot, de
Rabelais, ni de siècle de Louis XIV, serait toujours
La Fontaine, c'est-à-dire le plus étonnant génie d'ex-
pression qui ait jamais existé ».
Ayant épuisé, semble-t-il, toutes ses facultés d'admi-
ration au service de Corneille, de Racine, de Molière et
de La Fontaine, d'Aurevilly procède à quelques vigou-
reuses exécutions dans le camp des « modérés » du
XVIF siècle. Il vilipende Malherbe, le roi des impuis-
sants ; il maltraite Descartes, le souverain de la raison ;
il cherche querelle à Pascal, « le loup-cervier du jansé-
nisme » ; il honnit Boileau, « l'eunuque » ; il dit son fait à
saint François de Sales pour sa littérature affadie, '< celte
mignardise qui m'a toujours écœuré : c'est de la com-
pote de roses, gardée dans un buffet d'Ursulines, bonne
pour des abbés douillets ou des chattes de parloir ; n)ais
j'aime que la charité soit-.moins suo'otée et l'amour de
Dieu moins jjetite ftew » (1). Il appelle Massillon « un
galantin » et reproche à Bossuet d'aimer trop le bon
sens « qui est la petite pagode des gens vulgaires » (2),
11 flaire le bas -bleu jusqu'en M"'^ ^ç. Sévigné et éprouve
une secrète méfiance à l'endroit de Fénelon. Même ovec
ces grands esprits, il ne se sent plus en étroite sym-
pathie et en compagnie sûre.
Ce n'est pas qu'il ne veuille rendre justice à chacun
d'eux. Il ne ménage pas la louange, par exemple, à
Bossuet. « L'histoire des grands hommes, — écrit-il, —
qui, d'ordinaire, est une horrible lutte contre les choses,
la société et eux-mêmes, reçut de Bossuet cet éclatant
démenti d'un bonheur égal au génie. Pour une fois,
(1) Lettre à Trebuticn (13 mai 1834).
(2) Lettre à Trebutieu (8 décembre 1854).
- 2:so —
Dieu voulut qu'où pût être graud saus soutlïir. lîossuet a
sur le IVout le signe des heureux, et, le croira-t-on? ce
front n'en est pas moins auguste. Nul, dans le siècle et
hors du siècle, parmi les saints et parmi les hommes, n"a
eu jamais, je crois, de destinée d'une plus complote
harmonie... Cette incroyable félicité de Bossuet com-
mença pour lui avec la vie. Fleuve magnifique et pur dès
sa source, il entra aisément et fortement dans l'exis-
tence, comme ces fleuves qui roulent sur des pentes et
qui n'ont pas besoin de surmonter des résistances pour
creuser un lit à leurs eaux. Issu d'une famille profondé-
ment religieuse, qui l'avait destiné, dès son plus bas
âge, au sacerdoce, il n'eut pas besoin, pour aller à Dieu,
de passer, comme saint Colomban, par-dessus le corps
de sa mère. Famille, vocation, facultés, mouvement
naturel à son âme, tout était d'accord et le poussait du
même côté, — du côté de Dieu. Dieu, qui l'attendait, ne
lui envoya pas les épreuves qui auraient retardé sa
venue vers lui. Nommé, dès treize ans, à un canonicat
de rÉglise de Metz, s'il ne grandit pas, comme Eliacin,
dans le sanctuaire, il grandit du moins pour le sanc-
tuaire, au sein duquel se trouvait la place qu'il devait
occuper un jour. Il fut presque un enfant célèbre. Doué
de facultés prodigieuses, ce furent ses facultés qui le
conduisirent vers les sciences sacrées, à la recherche de
la Vérité éternelle, comme l'Etoile mystérieuse conduisit
les Mages à la Crèche. Chose étrange! On ne discuta pas
l'étoile. On la vit et on s'écria. L'enfant fut plus heureux
que bien des hommes. On ne lui nia pas sa supériorité
précoce, douleur amère par laquelle toute supériorité
commence ! On salua la sienne, au contraire, et on y
applaudit avec sympathie ! Apôtre futur de Cc^lui qui, à
douze ans, enseignait dans le temple, il jaillit docteur
— 231 —
par la force seule du génie, à Tage où les autres
jeunes gens ne sont que des bégayeurs de sciences
apprises, mais non pénétrées... Cet imberbe écolier,
dans lequel Coudé semblait reconnaître quelque chose
de son génie à Rocroy, fut, dès les premiers pas, le lion
de son époque, ainsi que nous disons maintenant, et cette
faveur méritée, qui s'accrut toujours et qui ne défaillit
jamais, le suivit jusque dans la vieillesse. En cela plus
heureux que ce Louis XIV lui-même, qui est aussi un des
plus grands Heureux de l'Histoire, mais qui eut ses
jours de revers! Si Bossuet fit des fautes, du moins il ne
les paya pas, comme Louis XIV, à même sa gloire et
son bonheur » (1). L'éloge est, certes, complet ; mais on
devine que Barbey d'Aurevilly aurait mieux aimé
Bossuet, si l'évèque de Meaux eût été un de ces génies
inégaux et bouillonnants, comme le furent Corneille,
Molière et La Fontaine. Il le préférerait moins heureux,
abandonné parfois de cette radieuse étoile qui guida
sans cesse ses pas assurés et tranquilles sur un sol
ferme, sous un firmament serein.
C'est donc aux « irréguliers » que va spontanément
l'admiration enthousiaste de l'écrivain normand. La per-
fection de Racine le déroute, de même que le constant
bonheur de Bossuet, la raison froide de Descartes,
l'impeccable dialectique de Pascal et l'austère jugement
de Boileau. D'instinct, il se porte vers l'incorrect Pierre
Corneille, l'indocile et heurté Molière, le franc-tireur
La Fontaine, — tout comme il avait pris parti pour le
romantique Ronsard contre le classique Malherbe, pour
l'arquebusier huguenot Agrippa d'Aubigné contre les
(l) Les Philosoplies et les Écrivains reliçjieiix. 3° séi'ie (Lenierre, édi-
teur, 189!);), p. 216 et suiv.
— z^> -
trop calmes catholiques, pour rcudiablc Rabelais coulro
les tempérants Desportes et Bertaut. Ah ! s'il avait
connu Cyrano de Bergerac ! de quelle passion ne l'eût-il
pas aimé? Mais il a pris, du moins, sa rovaucho sur les
assagis du XVlh' siècle, en chantant la gloire de Saint-
Evremond, son compatriote, — qui fut bien aussi, à sa
manière, un Cyrano de Basse-Normandie.
« Savez-vous, — mandait-il à Trcbutien le il mai 1(S4G,
-■ ce que c'est que M. de Saint-Evremond ?... L'esprit le
plus harmonieux et le plus fort, le plus grand moraliste,
le plus grand historien, le plus grand politique, la tête la
plus complète qui ait jamais existé. Je suis etiVayé de
cette hauteur à pic de supériorité intellectuelle. Homme
d'Etat qui pesa la politique de Mazarin et ne trouva point
qu'elle pesât gros, Sybarite comme Sardanapale, de
niveau avec toutes les existences par la multitude et la
variété de ses facultés, il paya sa sagacité politique par le
malheur de toute sa vie. Entre les bras de Ninon et
les pieds d'Hortense Mancini, il écrivit les plus belles
pages qui aient illustré la langue française dans ce qu'elle
a de plus impérissable et d'immortel. Ces pages sont
maintenant oubliées. Bêtise et ingratitude de la gloire !
Du cadavre de son génie sont sortis deux vers énormes
qui l'ont dévoré. Ce sont Voltaire et Montesquieu ».
Voilà, à coup sûr, un chaud plaidoyer de réhabilitation ;
et si les mânes de Saint-Evremond, ù l'appel et sur
les invocations prestigieuses de Barbey d'Aurevilly,
n'ont pas tressailli d'allégresse dans la nuit de l'au-delà,
si l'âme épicurienne de l'auteur de la Comédie des
Acadéinistes ne s'est pas réveillée du sommeil de lu
tombe, en une éclatante résurrection, aux lyriques accents
du pamphlétaire des Quro-iuife M(''d(iillo)i.s de /Wcadé-
mic, si le fantôme errant de l'exilé du Cotentin, réfugié
- 2:^3 —
à Londres, n'a pas répondu aux prophétiques espérances
de cet autre exilé qui avait trouvé refuge à Paris, c'est
que le sort est cruel et la destinée implacable aux êtres,
même les mieux doués, qui n'ont pas équilibré leurs
facultés sous le joug d'une loi ferme, d'une règle fixe,
et qui n'ont point cherché le repos dans l'harmonie d'une
existence bien assise. Mais cette considération n'était
pas de nature à ébranler les convictions que s'était for-
gées d'Aurevilly en matière de puissance cérébrale. Plus
que jamais, jusqu'à la fin de sa vie, il a tenu pour les
« irréguliers » contre les « soumis ».
Cette attitude de révolte se manifeste principalement,
chez l'apologiste des Prophètes du Passé, au début du
XVIII'' siècle, lorsqu'il lui plaît de juger le grand
Saint-Simon. Il ne se doute pas qu'en étant sévère
pour l'illustre mémorialiste il fait du même coup son
propre procès, à lui d'Aurevilly. « C'était, — dit-il, —
un de ces esprits brillants, mais sans ductilité, con-
tournés, difficiles à aligner, plus chimériques que
Fénelon peut-être, quoiqu'il fût très positif dans ses
passions et ses sentiments, et destiné par sa nature,
vis-à-vis de tous les pouvoirs, à une opposition éter-
nelle. Louis XIV, pas plus que Napoléon, pas plus
que tous les hommes nés pour le commandement, ne se
souciait de ces originalités qui rompent un ensemble et
contrecarrent des décisions. Aussi, excepté pour l'am-
bassade d'Espagne, qui ne fut qu'une chose de représen-
tation et d'étiquette, Louis XIV laissa pour tout le reste
le duc de Saint-Simon à l'antichambre, et le duc s'en est
souvenu en jugeant le Roi ». (1) Mais Napoléon III lui-
même n'eût-il pas agi, le cas échéant, tout comme
(1) Mémoires liistorii^nes et lillétaires (Lemerre, 1893) p. 10.
— '2'M —
Louis XIV. a l'ôuard do lîai-boy (i"Aiiro\ illy? Ne» l'a-t-il
pas laissé «à l'aiiticliainhre» — pis oncoro : à la porte, —
et n'a-t-il i)()iiil paru it>'iiorer jusqu'à sou existence?
Seulement, irAunnilly no s'est pas veng-é a la manière
de Saint-Simon : il a t^ardé le silence jusque dans la
disgrâce. C'est pourquoi il a le droit de repi'ocher au duc
« cet art des inductions et des interprétations qu'il
possédait mieux que personne, et qui le rendent un
historien si séduisant, si éblonissanl c[ si dangereux //. (1)
Puis il ajoute : « Il n'y a que cela, en ettet, — un ressen-
timent sans issue. — qui pouvait troubler à ce point
misérable le sens du duc de Saint-Simon sur Louis XIV.
Ni ses velléités féodales, ni ses colères de frondeur
rétrospectif, ni ce tempérament d'Alceste qui donne si
souvent à Saint-Simon l'air du Misanthrope, mais d'un
misanthrope bien autrement colossal que celui de
Molière, n'étaient capables de si profondément altérer des
facultés qui, après tout, aimaient la grandeuret qui étaient
faites pour l'histoire. Dans le secret de cette royale
intelligence qui, comme celle de Newton, jiensa toujours
à la uu'ine chose, et c'était la gloire et le bien-ôlre de
son Etat, Louis XIV avait pesé Saint-Simon et il avait
trouvé qu'il pesait peu. L'org-ueil souffrant de celui-ci, de
cet esprit qui sentait sa puissance, mais qui, comme tant
d'esprits, .se méprenait sur elle, a cherché à voiler cette
blessure, mais il l'avait au fond du cœur et elle saigne
partout dans ses Mémoires ». (2)
Où donc Barbey d'Aurevilly trouvera-t-il l'iiléal de
l'historien au XVIII'' siècle? Ce n'est pourtant pas chez
le froid Montesquieu et le remuant Voltaire. Aussi
(1) Mémoires hisinrirjues et litléraires (Lt'iiirrrr, IS'.CS , p. 10.
(2) Ibid., p. 10 et 11.
— 235 —
regrette- l-il plus que jamais, a la veille de la Révolution
française, le « temps où c'était une fonction publique que
d'écrire l'Histoire. Les gouvernements nommaientà cette
fonction sacrée les hommes qu'ils croyaient le plus
dignes de cette judicature de la tombe, de cette magis-
trature de la vérité. La Couronne, qui signifiait l'Etat,
avait alors ses historiographes. Elle pensait sans doute,
et avec raison, que rien n'était d'une importance sociale
plus profonde que d'écrire l'histoire, et qu'il en fallait
défendre le droit par une institution contre les atteintes
du premier venu, qui se délivre à lui-même mandat et
brevet d'historien. Idée juste, qui eût pu être une idée
grande ! Mais pourquoi ne le dirions-nous pas ? La
Couronne n'entoura jamais d'assez d'éclat ceux qu'elle
appelait ses historiographes. Elle commettait bien à cette
charge, selon nous, immense, d'écrire l'histoire, des
hommes éprouvés et capables, qui semblaient avoir
conquis une telle position, de haute lice, par l'élévation
du talent et du caractère et cette conséquence de l'esprit
qu'on ne connaît plus et qui est autant l'honneur de la vie
que de la pensée. Louis XIV, par exemple, investissait
bien deux des plus honnêtes grands hommes de son
temps, Boileau et Racine, du soin de raconter une des
campagnes qu'il menait en personne. Henri IV choisissait,
pour rendre témoignage de son règne, Mathieu, l'écrivain
de génie, que, par parenthèse, on devrait bien rééditer.
Mais si de tels choix étaient excellents, les attributs de
la fonction, relevés encore par le choix des hommes,
devaient être plus éclatants et plus comptés. La charge
d'historiographe n'était guère que la haguc au doigt
d'un homme de lettres, — une charge modeste. Il aurait
fallu en faire une charge splendide. Il aurait fallu placer
dans l'État, à la même hauteur de respect, l'historio-
— 2:36 —
graphe ol le jiiiie ; il uuniil lallii assimiler, dans la
considération publique, le jug-e dos morts et dos intérêts
généraux et politiques, comme l'historiographe, et le
juge des vivants et des intérêts privés et civils, comme le
magistrat ; car rhonnour et la sécurité des sociétés
reposent également sur cette double justice. De tous les
intérêts sur lesquels il est besoin de fixer l'opinion des
hommes, c'est, après tout, rinlérêt de nos mémoires qui
importe le plus. De toutes les propriétés de la vie, lapins
chère et la plus sacrée, c'est cet éternel patrimoine de la
gloire ou de Tinfamie. pour lequel il n'y a ni prescription
ni exhérédation possible, et que nous léguons à nos
entants, sans qu'ils puissent jamais le répudier »(1). Les
fonctions d'historiographe une fois supprimées, il n'y a
plus, audiredi3 Barbey d'Aurevilly, de véritable histoire.
Ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Volney ne méritent, à
ses yeux, le grand nom d'historiens.
Le XVII1« siècle, n'ayant pas brillé d'un vif éclat dans
le genre hislori(iue, est-il du moins plus illustre par ses
philosophes et ses moralistes ? Nombre d'entre eux ont
passionné et bouleversé l'opinion : ils s'appellent Vol-
taire, Diderot, Jean-Jacques Rousseau, — pour ne citer que
les plus célèbres. D'autres ont fait leur bruit plus sourd,
mais non moins retentissant dans les profondeurs des
intelligences: ils se nomment Condillac. Vauvenargues,
Burton, Chamfortet Rivarol. Quels titres les recomman-
dent, les uns et les autres, au jugement de la postérité?
Barbey d'Aurevilly, en un jour de verve, — cefiui lui
arrivait fréquemment, — a établi un éclatant, spirituel et
injuste parallèle entre les trois divinités supérieures
(1) Les Historiens ]ioliH<iiics el lilléraires {M. Amyt, ISIU^. |,. 1 pt
suiv.
- 237 —
du XVIIl^ siècle: Voltaire, Diderot et Rousseau. « Si
souple qu'il tut, ce saltimbanque de Diderot, il ne put
jamais parvenir à être autre chose qu'un cuistre bril-
lant », — s'écrie l'auteur de GœiJtd et Diderot avec
une joie d'aristocrate mal dissimulée. Et il ajoute: «Il
était de basse extraction el il fat toujours de mauvaises
manières. Il demeura toute sa vie un petit bourgeois de
Langres, et plutôt Champenois que Bourguignon, qu'on
entrevoyait perpétuellement et à travers cette tête de
buste antique que Houdon lui avait sculptée. Et rien n'y
fit, àcela ! Ni la bonne compagnie, cette bonne compagnie
du temps qui ouvrait ses bras aveugles aux gens de
lettres qui lui baisaient platement le pied, — comme le
Normand de Rollon, à Charles le Sot, dit le Simple, pour
le renverser! — ni son séjour à la cour de Russie, quand
Catherine II afî'olée de philosophes, malgré son bon sens
d'homme d'Etat, l'y fit venir, l'y roulant, ce bourgeois
dépaysé, dans les mêmes flatteries et les mêmes four-
rures queVoltaire, qui, du moins, savaitles porter. Toujours
il resta le Diderot de Langres, le bourgeois, non gentil-
homme, mais familier avec tout le monde comme
M. Jourdain avec son gendre, et tapant sur les cuisses
de toutes les personnes auxquelles il parlait... Il fut
longtemps l'ami de Rousseau, et on le conçoit. Il y a des
analogies entre cesdeux esprits inflammatoires, entre ces
deux philosophes de bas lieu et quelquefois de mauvais
lieu: mais, rendons justice à Diderot, il était plus sain
que Rousseau et surtout moins abject... Rousseau n'au-
rait jamais osé, lui, s'élever jusqu'à la familiarité de
Diderot. Dieu sait comme il trembla dans sa peau de
laquais un jour, à l'idée d'appeler son chien Duc devant
le duc de Montmorency, — et il l'appela Turc. Ce jour-là,
cet homme gauche et toujours embarrassé eut l'esprit
— :i;is —
d'un do SOS camarados, Fioiiliii, Crispin ou Scapin!
Diderot, pas plus que Uoussoaii. no rossonil)lail à
Voltairo. si ce n'ost par la haiiu> *\n"\\^ portaioiil tous
trois au calholioismo. Mais ([iicilo dirterence ontr(> la
naluro do cos paoants ol la nature aristorralicjuo do
Voltaii'O ! Voltairi^ baissait Dieu et riait contre lui,
eouMue Satan, (pii est de Ixnnic maison v[ (pii a plus
d'esprit que les auli'os dial)les dont il est le chef. Mais
Diderot et Rousseau baissaient Dieu, sans ponvoii- rire,
sérieux, lourds, pesaininont insolents! Vollaiic a l)eau
être tils de tabellion, il est grand seigneur par r(>si)ril et
par les manières comme Fronsao. 11 est duc par Tespi'it
et par rimperlinence, et nu^'ine grand-duc. 11 a travaillé,
malbeureusenienl aussi, a la Hevolulion française,
comme on travaille a la tapisserie des Gobelins, sans
voir ce qu'il faisait, mais il aurait encore vécu quand elle
s'allongea, la grande Brute sanglante, qu'il l'aurait
maudite de toutes les forces de son esprit, qu'elle outra-
geait. 11 était trop Voltaire pour mourir comme Chénier.
Mais s'il n'avait pas jeté sa tète à la face de la Révolu-
tion, bien certainement il y aurait jeté sa p(M'i'U(pio!
Diderot, lui, eut été ardemment l'évolutionnaire. Il aurait
siégé ù l'Assemblée Nationale auprès de ral)bè Faucbet,
le Diderot des évoques constitutionnels, v[ il se serait
fait couper le cou avec Fauchet et les Girondins, ces oies
qui cbantaient comme des cygnes, ce qui n'empêcha pas
le gi'and cuisinier révolntionnaii'o de leni' couper la
gorge à tous et de les mclli'c dans son pol! Didei'ot est à
peu près en tout l'opposé de Voltaire, et il le fait aimer!
Premier crime! Le second est plus grand. Quand l'esprit
français mourait avec Voltaire, l'esprit allemand commen-
çait avec Diderot. Par la déclamation, l'enflure, la
prècherie, le pédantisme, l'ouverture et la pesanteur des
- 2^39 —
mâchoires, Diderot a dénationalisé le g'énie français » (1).
Ainsi, dos trois grands pontifes du XVIIP siècle, dont
aucun ne plaît à Barbey d'Aurevilly, c'est Voltaire pour-
tant qui vient en première ligne, parce qu'il représente
une aristocratie bien française. Diderot est classé au
second rang par ses attitudes de bourgeois, « père de
Gœthe », qui « vaut mieux que sa géniture », car « il
avait la verve qui peut être parfois une exagération de
la vie, mais qui, en fin de compte, est la vie » (2). Tout
au bas de l'échelle, gît Rousseau, le laquais cosmopolite,
qui n'eut ni esprit, ni verve, ni vie, qui fut un plat valet
sans feu ni lieu, — ni français, ni suisse, ni allemand, —
qui ne réussit à se fixer nulle part et demeura toute sa
vie un vagabond évadé de quelque bagne et en perpé-
tuelle rupture de ban.
Où donc rencontrera-t-on le vrai moraliste du siècle ?
Est-ce Vauvenargues? Voici la réponse de Barbey
d'Aurevilly: « Vauvenargues est un esprit distingué,
réfléchi, délicat, plus élevé certainement que les hommes
de son temps, parce qu'il vécut à l'écart d'eux, mais
entre ces quahtés et celles que lui donnait Voltaire, il y
avait l'imagination et le caprice de cet esprit de vif-
argent et de feu grégeois. Quand on place Vauvenargues
à côté de Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère, —
ce La Bruyère qu'il a contrefait bien plus qu'il ne l'a
imité, — on le trouve aussi petit que l'est son siècle, à
côté du siècle de Louis XIV. On ne peut parler que de ce
qu'il y a de réussi dans ses œuvres; or, si vous exceptez
les Pensées, tout est à peu près avorté. Or, encore quel-
ques gouttes d'essence, fussent-elles de l'ambre le plus
(1) Gœthe et Diderot (Dunlii, éditeur, ISSO), p. 131 et suiv.
(2) Ibid., 1.. 135.
— 240 -
pur. filtrées avec beaucoup de peine, et en trop petit
nombre poui" parfumer autre eho^e que le mouchoir
(\'\u\ homme desprit, ne s.ufrisent pas pour mériter
ce nom glorieux et sévère do moraliste auquel Vauve-
narg-ues prélendit et qu'on ne lui u pas assez njarchandé.
Un homme de la fin du même siècle, qui n'a exprimé
aussi de sa pensée que quelques gouttes, mais aulriMuenl
puissantes, d'un citron autrement pénétrant, v[ pai'fois
autivment mortelles que celles que Vauvenargues fit
tomber de la sienne, Chamfort, si au-dessus de Vauve-
nargues par tout, excepté par le caractère, n'est pas un
moraliste non plus, quoiqu'il en ait révélé les profondes
aptitudes. Mais Chamfort, qui n'était pas valétudinaire
comme Vauvenargues, Chamfort, l'Hercule et l'Apollon
des boudoirs mythologiques de son temps et dont la
vigueur n'était pas une fable, n'a pas eu de Voltaire
qui l'ait pris dans son vitchoura d'Astracan comme
Hercule prenait les Pygmées dans sa peau de lion. Vol-
taire, le Roi de son époque, a la manie du favoritisme,
comme les rois. Vauvenargues fut un de ces favoris qui
n'ont d'autre raison pour exister que le bon plaisir de
leur maître » (1).
Est-ce Buflbn qui méritera les éloges de Barbey d'Aure-
villy? «Buffon, moins spirituel que Voltaire, dont l'esprit
me fait, d'ailleurs, toujours l'efïet d'un bruit de grelots,
mis en vibration par les mouvements pétulants du singe,
moins même que Montesquieu, qui a le sien finissant en
pointe, sans être pour cela un obélisque (car un obélisque,
c'est un colosse!) Buflbn, qui pourrait bien, si on y
regarde, n'avoir pas d'esprit du tout, est pourtant fort
(1) Les Philosophes el les écrivaitis relif/iei'x (Amyot, 1861;, p. 201 et
208.
— 241 -
au-dessus de ces deux hommes, bien plus vailles que lui,
et par la seule raison qu'ils ont plus trouble la moralité
de leur sièrle. Evidemment il les domina, par ht faculté
la plus élevée d'entre les facultés humaines, quel que
soit l'objet auquel on l'applique, — par cette faculté de
l'ordre que Voltaire n'eut jamais qu'avec ses domestiques,
et ses libraires, et que Montesquieu aurait pu avoir, sans
cet amour mesquin de l'épigramme qui l'a tant rapetissé!
Buffon, en etïet, est l'ordre même, l'ordre concerté,
enchaîné, lumineux! C'est là le caractère le plus visible
de son g-énie. Investi de la double aptitude de la science
et de l'art d'écrire, le plus savant de tous les arts, Butibn
est, au moins, toujours Tordi-e, s'il n'est pas toujours la
vérité! Grand talent descriptif, qui sait encore mieux
distribuer et encadrer ses tableaux que les peindre, il a
précisément, comme peintre, le défaut de sa qualité sou-
veraine: il pèche par l'ardeur; il est froid., comme
l'exactitude et la majesté... Bufltbn, l'homme aux man-
chettes, qu'il mettait pour lui seul, est presque un sohtaire
dans son siècle. Un solitaire en grande toilette. Il haïssait
Paris, le désordonné Paris, dont les soupers faillirent
tuer jusqu'au génie de Montesquieu, — et il le fuyait.
Quand il n'était plus au Jardin du Roi, il était à Montbard,
dans ce pavillon aérien, qu'il avait fait bâtir au-dessus
de toutes les terrasses, et dans la lanterne vitrée duquel
il passa cinquante ans à son bureau. C'est là et delà
qu'il porta dans les résultats de ses travaux et dans sa
manière de travailler, dans son style qui était rhowrnc
et dans les moindres détails de sa vie, cette hauteur
tranquille et cette éternelle préoccupation de l'ordre et
de la règle qui fît sa g-loire et son bonheur, car il fut
heureux!... Au fond. Buti'on n'était pas, malgré des
qualités de génie, un de ces Intuitifs qui sontlespremiers
16
— 2i2 —
en loul géiùe luiinain. Le l;iit (1(> son t>s[)i'il (]ui linil. nons
le reo(Minaiss()ns. par ihMriiir loul pnissaiil par l'ocdre
(toujours l'oi-dri': ) la continnilc, rtMK-hauu'MKMil. la luvno-
ralion des uloos, vU\\[ jilns un liilonntMuonl sublinu» que
celle inluilion (pii n'hesilc jamais c[ va tli'oil a la décou-
verte » (1).
Ainsi, il s'en laul de bien peu que Barbey d'Aurevilly
décerne à lîutt'on la palme du mérite supérieur au
XVIII'" siècle. Il n'est retenu, seml)le-t-il, dans son mou-
vemenl de .uénérosilé que par une cortaini^ niiMlance,
très romanli(|ue, à reiulroil des génies laborieux.
N'importe ! D'avoir Iraversé tout le XVl^ siècle, si grand
jusqu'en ses excès guerriers, et le siècle de Louis XIV,
si noble en son liai'monie de chefs-d'œuvre, pour en venir
à jeter le cri d'une admiration presque exaltée, en
présence de Buft'on, — cela parait au moins surprenant.
On ne s'explique guère que l'homme de 1S;:J0 ait de telles
complaisances pour le naturaliste appliqué qui ne voyait
dans le génie qu' « une longue patience ». 11 est à croire
que le siècle des Montesquieu et des 'Voltaire se montrait
bien pauvre aux regards de Barbey d'Aurevilly pour que
le critique des PropJtètes du Passé soit allé porter ses
honnnages à l'auteur du Discours sur le style, qui eût
certainement condamné l'esthétique du romantisme. Je
note seulement que Barbey sait un gré infini à Bufï'on
d'être demeuré pur aristoci'ate, en un siècle de dérègki-
ment social, et solitaire jaloux de son autonomie, à une
époque de mêlée confuse. Cette attitude le dispose
favorablement à l'égard d'un écrivain pour lequel on ne
lui aurait pas prêté, à première vue. tant de sympathies.
(\) Les P/iiloxop/iPX el 1rs éiriruins it'lit/ifu r i-i\. Anivul. IS(it), [i. 219
et suiv.
- 243 -
Enfin, si le panégyriste de Joseph de Maistre a reproché
à Buffon ce dont il faisait déjà un si vif grief à Bossnet,
— trop d'ordre et trop de bonheur ! — il faut reconnaître
que par la même la doctrine romantique repi'end ses
droits. Après de telles louanges, celte réserve sauve
l'intégrité des théories où s'est complu l'ardent esprit du
dernier des Chouans.
Mais, plus que Butfon, un homme sollicite particulière-
ment l'attention de Barbey d'Aurevilly et retient son
admiration : c'est Rivarol. '-< Je n'ai rien vu de plus beau.
— s'écrie-t-il après avoir lu le Jounurl de Rivarol, — que
cette martingale du bon sens politique mise à l'hippo-
gritTe de rimagination ». Et il continue, — car sa verve
n'est pas tarie et le sujet Tentraine. « Rivarol était de
nature, de premier jet, — hélas ! il n'en eut jamais un
second, — de pure munificence divine, l'homme le plus
admirablement doué du XVIIIe siècle, de ce temps qui
fourmillait de gens d'esprit, et dans lequel planaient ces
trois hommes qu'il est convenu d'appeler des génies
jusqu'à nouvel ordre. Voltaire, Buflfou et Montesquieu.
Voltaire ! Rivarol en a l'ironie, l'épigramme, la riposte,
la clarté, la grâce. Buftbn ! il en a la magnificence, l'ima-
gination dans le style, avec une chaleur que Buffon
n'avait certes pas. Et Montesquieu! il en a aussi le
diamant taillé à facettes, et je crois même qu'il se
reconnaît en se mirant dans la facette, ce qui explique
par de la fatuité son amour si vif pour Montesquieu. Ce
n'est pas tout. A l'éloquence de Rousseau, devenue
patricienne sous sa plume, de bourgeoise de Genève
qu'elle est sous la plume de Rousseau, il joint une faculté
de métaphysique qui, s'il l'eut prise à partie et déve-
loppée, l'eût mis bien autrement haut que Condillac.
La vocation réelle de Rivarol était peut-être cette rareté.
— 244 —
— un métaphysioion pillorosquo ! Ainsi, pour qui se rend
compte, ù pai'l de leur emploi, dos forces vives qu';iltesle
ce qui nous est reslé de Hivarol, il est évident que jamais
personne ne fut plus apte aux choses littéraires, et dans
une proportion plus considérable et plus puissante. .Mais,
malheurtMisonienl poui' nous, (iiii n"(>li(>ns pas d(» son
temps. v[ i)Our lui (pii n'est [dus iraucun teni{)s. il préféra
le monde à la littérature et les salons a la postérité. Il
avait en lui deux t>énies fraternels: le génie de la conver-
sation, qui a besoin des autres pour exister, et le génie
littéraire, qui n'a besoin que d'étude et de solitude pour
chercher son idéal et pour le trouver. Or, comme
toujours, ce fut ce qui valait le moins qui tua ce qui valait
le plus en lui. Caïa a tué toujours Abel. D'écrivain
éternel qu'il aurait pu être, il devint celte charmante
mais éphémère chose, un causeur, dans une société de la
corruption la plus raffinée. Il fut cette flamme qui s'éteint
lorsque la vie a quitté nos lèvres. Et c'est ainsi, non pas
que les salons le tuèrent, car les salons qui assassinent
tant de talents n'avaient pas une atmosphère de force à
tuer l'étonnant talent de Rivarol, mais qu'il se suicida
lui-mÔFne en s'y épuisant de rayons ! Il y était incom-
parable » (1). Et Barbey d'Aui-evilly conclut : « Il avait
l'esprit, l'élégance, la tournure, la distinction, la beauté,
toute.? les aristocraties naturelles qui vengent de la seule
qu'on n'ait pas ! Ce furent ces aristocraties naturelles
qui le portèrent, d'endilée, au cœur d'une société qui
avait perdu son ancienne fierté et qui ne dein;iiid;iit plus
son blason a personne, sinon pour monter — étiquette
Slupide ! — r/tin\ 1rs rdiinrrs du roi ! „ {'!).
(Ij Lei criliffues ou les jur/es jnf/ih; (t'-il. FriiiiiciP, IKS.'i;, \t. 2 4S »•( 249.
f2i Ihiil., |i. 2«4.
— 245 —
Après Rivarol, c'est la Révolution qui triomphe. Cette
Révolution, préparée par les inconscientes sottises et
les fautes inouïes d'une aristocratie dégénérée plus en-
core que par les souterraines manœuvres des Encyclo-
pédistes, a été une des grandes préoccupations et comme
la hantise de Barbey d'Aurevilly. Il y voit un châtiment
providentiel. Dans le gouffre où va s'anéantir l'ancienne
société d'une France qui fut puissante, sombre, avec les
institutions monarchiques , la littérature classique du
siècle de Louis XIV.
Le critique impitoyable des Œucrcs et les Iknnmes
a noté d'une main vigoureuse, — inaccessible à l'indul-
gence, — les signes avant-coureurs du plus prodigieux
bouleversement des âges modernes. La décadence a
commencé, pour lui, dès la fin du XVIP siècle, avec
Bayle et Fontenelle ; elle s'est affirmée, dans la suite,
avec Le Sage, Saint-Simon, Montesquieu, Condillac et
Marmontel ; et les Voltaire, les Diderot et les Rousseau
ont parachevé l'œuvre de destruction littéraire, politique
et sociale. La vieille France a jeté ses clameurs su-
prêmes d'agonisante, au théâtre, par la bouche de Mari-
vaux et de Beaumarchais.
Marivaux fut l'amuseur d'une société qui décline.
« J'ai assisté hier soir, — écrivait d'Aurevilly le 7 mars
1.S81, — à une représentation de spectres, et c'est le
théâtre de la Comédie Française qui m'a donné ce spec-
tacle fantasmagorique et funèbre ! On y jouait les
Fausses Confidences de Marivaux, qu'ils s'obstinent à
jouer au Théâtre-Français, avec l'entêtement de la Tra-
dition, cette vieille mule aveugle qui veut toujours
passer par où elle a passé déjà. Ils ont recommencé de
jouer cette délicieuse pièce, quoique maintenant elle ne
soit guère plus compréhensible à qui l'interprète qu'à
- 24n -
qui récouto. On n'a plus le sens de Marivaux. Seulement,
couiMie ils ii'oul pas peur des morls dans cette maison
d'ensevelisseuse du Théàtre-Fiancais. ils ont tracassé
dans cette pièce morte, d'un adorable génie qui n'est
plus et que rien ne peut l'aire revivre. Marivaux, qui
vient après Molière, dans Tordre du temps, est pour
ceux qui le lisent incomparablement i)lus vieux que
Molière, toujours jeune, lui, de rèternelle nature hu-
maine, dans ses oeuvres .. Marivaux n*a point cette
durée. Il a passé comme la société de son temps, qu'il a
réfléchie dans ce qu'elle eut de plus charmant et de plus
éphémère : Son genre de génie, le plus subtil parfum de
ce siècle à parfums, — le XVIII^ siècle, — et qu'il fit
respirer dans les jolis flacons, taillés à facettes, de ses
comédies, est à présent évaporé. Ils ont vainement
secoué, hier soir, avec leurs grosses pattes, au Théâtre
Français, un de ces légers et petits chefs-d'œuvre de
flacons qui ont donné l'ivresse d'un moment ;i nos pères,
et nous n'avons rien senti du tout ! » (1).
Avec Beaumarchais, la décadence se précipite vers
son terme inéluctable. '< La Comédie du Mariinir de
Fujaro, — écrit d'Aurevilly le '1\ novembre 1S71>, —
avant d'être, dans raction, une comédie (ïi)itt'i(jiie, est,
dans sa conception et dans sa portée, une comédie poli-
tique. Beaumarchais est un Aristophane, - un Aristo-
phane sans l'aristocratie qui distinguait Aristophane,
lequel ne voulait pas, lui , détruire le gouvernement
d'Athènes, mais le conserver... La politique a fait vivre
longtemps la pièce de Beaumarchais de sa vie intense.
Mais Figaro a triomphé, et son triomphe est trop récent
encore pour qu'on puisse le traiter comme tous les pou-
1 Théâtre conleviporaiii, toini' IV. p. 277 rt J7S.
— 247 —
voirs qui ont le vice de trop durer, dans ce vertueux
pays de rinstabilité éternelle ! 11 n'y a pas de Figaro
présentement contre les Figaros qui ont réussi, dans ce
pays où les Crispins sont devenus les rivaux heureux
de leurs maîtres. Il y en aura un jour, gardez-vous d'en
douter! Mais l'heure n'en est pas venue encore. Aussi
les Figaros triomphants et se prélassant dans leurs
loges n'ont pas pris grand goût aux plaisanteries de ce
valet du diable ! » (2). Ne sent-on pas ici l'infinie tris-
tesse, à peine résignée, de la vieille aristocratie défunte
qui n'a plus rien à attendre de l'avenir ?
De la scène dramatique au théâtre plus émouvant du
forum et de la rue, il n'y a pas loin, il n'y a qu'un pas.
Nos révolutions se sont ruées, en pleine fièvre, des
loges et parterres de la comédie ou du drame dans la
vie réelle, et parfois sanglante, d'une société mori-
bonde.
Surgit Mirabeau. Barbey d'Aurevilly le juge sévère-
ment : il lui préfère sans conteste son père, le marquis
de Mirabeau, <^ dit moqueusement VAnti des Hommes
dans un siècle moqueur », — et son oncle le bailli. « Le
père et l'oncle de Mirabeau. — écrit-il, — étaient véri-
tablement Cornéliens en parlant intimement de leur
fils et de leur neveu, et lui, malgré l'emphase de sa
gloire, qui ressemble à celle de son génie, diminuait
au lieu de grandir sous leurs terribles plumes , et
tout colosse qu'il fut, il devenait moins statue et plus
homme entre ces deux cariatides de son sang au
milieu desquelles on le verra toujours désormais, et
qui donnent de la race dont il était sorti une idée
plus haute et meilleure que sa gloire. Certes ! ses
(1) Tkédtre contemporain, tome IV, p. 102 et 103.
— 248 —
iincèlros — ot siii'luul ct's i1(mix-1;i — valaient mieux
que lui, et ils Teussenl uiéritée davantage. IntelleetucMle-
nii'iit, nioralenient. a \v lu^Mulre pai- le cerveau (ui pai' le
earaetèiw il était assurément très au-dessous de ces
lieux hommes qui le jugeaient, et ce n'est pas lui, s'il
avait ete à leui" plact\ qui h^s aurait jugés comme il a été
jug'é pur eux. A travers les colères despotiques do son
père et la généreuse bonté do son oncle, Mirabeau a été
jugé et mesuré de pied en cap bien avant d'être entré
dans la vie politique, cette prostituée (pii ne fut pas la
dernière à laquelle il se donna; et lorsque la Révolution,
avec ses atfreux engoùments, aura reculé dans le passé.
l'Histoire dira comme le père et l'oncle de Mirabeau ont
dit dans les dialogues immortels de leur correspon-
dance. Mirabeau, Mirabeau l'orateur, le claque-doit,
l'oiirauan, comme disait son père, la pléthore qui avait
besoin d'une Impératrice commme Catheritio II pour se
dégonfler seulement les veines, n'était que de cette
façon-là une forte réalité... Turgescent d'esprit comme
de corps, il restera, en définitive, plus gros que grand
dans l'Histoire. Son espèce de grandeur n'y sera qu'une
attitude. 11 y fait entendre un cvcux magnifique, mais
c'est un creux \ C'est la basse-taille de la Révolution.
Mais ce n'est pas lui (pii l'a déchaînée. Ce n'est pas lui
qui l'a enchaînée non plus, quand on a eu assez de cette
furieuse ! Un jour, on Tacheta pour cette besogne, mais
la mort le sauva de la honte de son injpuissance ». (1)
Veut-on serrer déplus près l'orateur que fut Mirabeau?
Ecoutez Barbey d'Aurevilly. « Les fragments qui nous
sont venus des fameux rhéteurs grecs sont illisibles. Us
ressemblent aux flûtes, maiidenant brisées, dont on dit
1 Tlii'iihfi Ciiiitriiijiiiniiii , I IV. |i. Si et 85.
— 249 ~
qu'ils aimaient à accoinpagiier leurs discours, et le
silence pèse sur tous ces débris d'un poids égal. Il en
sera de même, n'en douions pas ! de toutes les (euvres
que la vérité ne soutient pas de sa pure et forte subs-
tance. Même les grandes passions d'une époque n'éter-
niseront point ce qu'on appelle, quelques jours, de
l'éloquence et ne feront pas comprendre que. c'en était.
Ainsi, déjà, pour qui sait juger, l'éloquence de Mirabeau
n'est plus qu'un grand éclat de lave figée et vide, qui se
creusa en bouillonnant, mais le largo ruissellement de
son passage, qu'on suit encore avec étonnement sur la
poussière contemporaine, finira bientôt par s'effacer.
J'oserai le dire : Mirabeau sera, un jour, réduit à peu de
chose, quand on se mettra résolument en face de ses
œuvres oratoires et qu'on n'aui'a plus la vue ofï'usquée et
la tête courbée par les événements de son siècle. La
vérité donc, la vérité! telle est la vie qu'il faut couler
dans ce beau moule de l'art oratoire, si l'on ne veut pas
qu'à la longue il se brise comme un plâtre creux ». (1)
On sait de reste ce que Barbey d'Aurevilly entend par
« la vérité » : c'est sa vérité, à lui, puisée dans les
dogmes sociaux et religieux du moyen-àge.
Ainsi, aux regards de l'apologiste des Prophètes du
Passé, le X Ville siècle aurait fini assez misérablement,
si on ne le considère que dans la rue, dans les assemblées
délibérantes, au théâtre et même dans les salons. Par
bonheur, une noble voix s'éleva au milieu du chaos
universel, près de la tombe où allait s'ensevelir ce qui
fut l'antique société française : c'est un immortel chant
du cygne, victorieux des hasards de la destinée et se
(1) Les Philosophes ef. les Écrivains religieux, 2' série (Frinzine, 1887),
p. 317 et 318.
— 250 —
répcrciilant en ôrhos loiiilaiiis ot étoriiollomonl prolong'cs
jusque dans les prot'omleurs intiines des âmes les plus
fermées à de tels uceeiils. Un poète, ;i la lyre hicMilôt
brisée, parut. Il s'appelait André Chénier.
Chénier ! Ce ncnn seul fait tressaillir Fàme ai'dente de
Barbey d'Aurevilly. «Je le regarde, — dit-il, — connue un
des plus grands et charmants poètes dont la France
puisse s'honorer. Il est mort tragiquement à trente et un
ans, et ce qu'il nous a laissé d'achevé ou il'inachevé est
incomparable. I/iiiacheve. niéinc, i)arU' trautaiit i>lus à
l'imagination ravie que riinagination caresse rebauche
et i-ài'c sur le }'è/:c du poète. Les Anciens, plus profonds
qu'on ne croit dans leur naïveté, disaient heureux ceux qui
meurent jeunes. Et cela est vrai dans tous les sens. Les
œuvres inachevées du génie ont le bonheur d'être un
éternel regret, et ce regret éternel les idéalise encore !
André Chénier, cette aurore de poète, plus délicieux,
comme le soleil, à l'aurore, que s'il avait atteint la
frénésie de son disque flamboyant à midi, tient de son des-
tin cette fortune de ne nous apparaître qu'à travers trois
ou quatre chefs-d'œuvre absolus, capables à eux seuls
d'immortaliser un honnne, et les mœnia interrupta du
génie arraché bi'utalement à son œuvre par une mort
sanglante. 11 a la poésie de cette mort i)ar-dessus la
poésie de cette poésie ». Puis, pénétrant plus inliniement
dans l'esprit de (^.hénier, le critique ajoute : '< André
Chénier, qui, toute sa vie, s'était englouti dans le monde
et les choses de l'antiquité, André Chénier, ce patient et
laborieux mosaïste, qui incrustait le détail antique avec
un art si profond et si sui)til dans Texpression des sen-
timents et des choses modernes, rem(»iil:i p.n- l'hun-eur
(du jacobinisme) vers le Dieu auquel il n'avait peut-être
jamais pensé, et il jeta cette clameur des ïambes, le cri
de la foi passioiméo. la plus luag'iiifiqno torsion dTime et
de main désespérées autour d'un autel invisible, la plus
intense prière, enfin, que ritnaginaiion d'un poète,
révoltée des abominations de la terre, ait jamais élancée
vers Dieu. Ce sont ces Ïambes, d'ailleurs, — précisé-
ment parce que le plus grand sentiment de l'àme hu-
maine (le sentiment religieux) y vibre d'une étrange
puissance, — que je regarde comme la plus belle partie
des œuvres poétiques de Chénier. Je n'igno^-e pas que
ce que j'écris là est contraire à la donnée commune de
la Critique, mais ce n'est point une raison pour moi de
ne pas risquer mon opinion. C'est le caractère grec de la
poésie d'André Chénier qui a fait tout de suite sa gloire.
Les païens modernes, qui sont partout, se sont particu-
lièrement épris de ce tour de force et de souplesse
d'André, se faisant Grec du temps de Périclès, à la fin
du XVIl^ siècle... On ne vit dans son œuvre et on n'ad-
mira que la vie grecque, évoquée et ressuscitée avec une
précision de contour et une délicatesse de coloris incom-
parables. Ce fut un enchantement!... Et cependant, pour
toute critique virile, et qui s'attache surtout, dans l'ap-
préciation des amvres fortes, à la profondeur de l'accent
qui y retentit et qui semble venir de si avant dans l'âme
humaine qu'on dirait qu'il en est littéralement arraché,
rien de l'e.xécution la plus savante, la plus pondérée, la
plus précise et tout à la fois la plus pittoresque et la plus
musicale, ne vaut ce rugissement de Tàme élevée à sa
plus haute puissance et qui rencontre un mouvement
et une expression en équation avec sa foudroyante
énergie! C'est le sublime de la poésie lyrique! » (1).
Certes, le XVIII'' siècle ne pouvait faire une plus belle fin,
(1) Les Poêles (éd. Lemene 1889), p. 36 et suiv.
moiii-ir iVnuo plus noble iiiorl quo ccllo-la : Mais il s'est
tMisaiiulaiitt> (lu plus pur san.u- l"i'aiu;ais. o[ non j)as seu-
lenitMit ilu sanu' de son poêle! Cola, Barhey d'Aiircx illy
ne le pardonnera jamais.
Parvenn au lornio do son oncjuolo sur la lilleralure
elassi(iue. l'auteur des Œnrrcs et fcs llounncs eût dû
fixer en un tableau synthétique son jut^'enitMil d'enseinblo
et ses conclusions. Il ne l'a pas l'ail. l*eul-èlre serait-il
téméraire el inulilo de combler celb^ lacune. Qu'il nous
suffise de reniar(puM" qut> loujoui's, a IraNors les li'ois
tirands siècles do l'espril français, l(>s sympathies du
critique normand se sont portées vers les honnnes
vraiment forts el ont été acquises aux œuvres vip-ou-
reuses et personnelles. Si d'Aurevilly aime tant le
XVI'' siècle, c'est que co fut le siècle guerrier par excel-
lence où l'àme humaine avait le pouvoir de vivre de la
vie la plus intense et la plus active. S'il se monli-e plus
réservé à l'endroit du XVII'' siècle, c'est que la règle
cartésienne lui paraît avoir trop refroidi les cœurs. J']t il
ne s'est pris sans doute d'un goût si vif pour André Ché-
nier que parce qu'il a deviné ou supposé en ce jeune poète
les ferveurs passionnées d'un romantique avant la lettre,
d'un de ces apôtres vaillants qui, après la décadence du
XVIII'" siècle, ont infuse un sang nouveau au génie
national et fait du romantisme, à l'aube du « g-rand
soleil de Messidor >/, une véritable renaissance.
CHAPITRE X
La Littérature romantique et la Littérature
réaliste
CHATEAUBRIAND ET M'"'^ DE STAËL. — PHILOSOPHES
ET ÉCRIVAINS RELIGIEUX : JOSEPH DE MAISTRE,
LACORDAIRE, LAMENNAIS, MONTALEMBERT ET
VEUILLOT.- HISTORIENS : MICHELET, LES THIERRY,
TOCQUEVILLE, HENRI MARTIN, GUIZOT, THIERS,
MIGNET ET LOUIS BLANC. — POÈTES : LAMARTINE,
VIGNY, MUSSET, VICTOR HUGO ; poetœ minorées.
— ROMANCIERS : BALZAC , STENDHAL , HUGO ,
GEORGE SAND, JULES SANDEAU, FEUILLET, MÉRI-
MÉE, FLAUBERT, LES GONCOURT, ABOUT, EMILE
ZOLA, LÉON CLADEL, FERDINAND FABRE ET AL-
PHONSE DAUDET. — AUTEURS DRAMATIQUES I
DELAVIGNE, DUMAS PÈRE, HUGO, PONSARD, SCRIBE,
MUSSET, FEUILLET, LABICHE, AUGIER, DUMAS FILS,
HENRY BECQUE, SARDOU, PAILLERON, MEILHAC
ET HALÉVY.
La révolution romantique a eu pour coryphées et pour
hérauts Chateaubriand et M'"^ de Staël. A chacun d'eux,
Barbey d'Aurevilly apporte son hommage; mais il le
fait en termes si personnels et si indépendants qu'on est
loin de discerner, dans ses éloges, la ferveur d'un disciple,
d'un adepte du romantisme.
Il y a lieu de distinguer en Chateaubriand le catholique,
le politique et Thomme de lettres. Le catholique n'est
— ir)! -
pas a Tabi'i de loiil ivpro('li(\ s'il laul (M» croire railleur
des rroplit'U'sdti l'assr. 11 iTesl pas assez l'tMiiie en son
orthodoxie do^inaliiiue ol il a de coupables coniplai-
sancos pour « Terreur «. On vu [leul diiv aulanl du poli-
tique; il a conlril)ue. d'après Barl)ey d'Aurevilly, à la
chule (\c la Kestauralioii, non pas seulenienl par ses
brochures onlhuninees, mais surtout par sou altitude
équivoque. Un (Ihouau du bocage noruiaud ne saurait
pardonner une telle inconséquence de conduite avec les
principes qui doivent être toujours la règle des actes (1).
Par bonheur, récris ain force la sjMupathie des critiques
les plus hostiles: son René est le bréviaire des roman-
tiques et ses Mdrlijis oui alleste la force épique du génie
français.
Quant à M""' de Staël, il esl enlendu que c'est un Bas-
bleu (2). Mais quelle femme charmante! « C'est, en effet,
pour ceux qui ne se payent pas de mots et d'apparences,
le génie le plus femme qui ait jamais peut-être existé.
C'est un génie éminemment sensible et expressif. Je
crois que je pourrais écrire: le génie même de l'Expres-
sion... Elle a fait plusieurs espèces de livres, soit des
romans, comme Uclpldne et Corinne, soit des livres
d'histoire et de politique, comme les Considérations sur
la Récolidion française^ soit de philosophie morale,
comme V Lifiacncc des passions, soit de critique litté-
raire, mêlée de philosophie et de métaphysique, comme
VAllcmagne; et dans tous ces divers ouvrages, on
trouve une écrivain d'un prodigieux talent. Mais dans
ses romans, elle se raconte ollo-même: elle est sa
Corinne ou sa Delphine, l'une après laulre; mais en
1) Les Prophètes du Passé {va. Palnn'', 1880) — passim.
(2) Les lias-bleus {éd. Palmé, 1S7S). p. G »-l ~.
— 2oo —
liisloire ol 011 politique, elle n'a guère que l'opinion des
honinies qu'elle aime, ou son père, ou Benjamin Constant,
ou Narljonne. ou tout autre, et elle dit même quelque
part que la femme, dentelle juge d'ailleurs très bien la
destinée, ne doit pas avoir d'autre opinion (jue celle-là !
Mais eu philosophie morale, la question du bonheur
individuel est toute la question pour elle ! Mais en méta-
physique et dans la critique littéraire, elle manque de
principes arrêtés, du haut desquels on regarde les
choses; elle ne sait juger définitivement ni les œuvres,
ni les systèmes. Elle ne sait que les caresser! La fixité,
le solide établissement de l'esprit dans une idée première,
l'impersonnalité, la vigueur objective, la rigueur dans
la déduction, toutes ces choses de l'homme, quand
l'homme a du génie, M""'^ de Staël ne les connaît pas.
Seulement, comme elle est très supérieure, à sa manière,
elle a fait aisément illusion sur ce qu'elle n'a pas, avec
ce qu'elle a ». Pour toutes ces raisons, Barbey d'Aure-
villy l'ange M'"° de Staël parmi les Bas-bleus d'essence
noble et respectable: il lui reconnaît une influence
positive sur les ronumtiques.
De ces précurseurs. Chateaubriand et M'"^ de Staël, si
nous passons aux disciples qui sont devenus des maîtres
de la pensée contemporaine, on trouve en première
ligne: les philosophes et les écrivains religieux. A leur
tête figure le grand Joseph de Maistre. C'est un génie
universel : à la fois philosophe par la profondeur des
idées, historien par ses études politiques, poète par
l'expression, il n'a rien à envier aux plus illustres repré-
sentants de l'esprit francjais. On ne s'étonnera pas, dès
lors, que d'Aurevilly le considère comme son initiateur
intellectuel et le préfère hardiment à Bossuet.
En face d'un tel nom, que pèsent des Lacordaire, des
— 2ï)i\ —
Lamennais, clos Monlalenihorl du dos Youillol? Ponde
chose. Lacordairo est rorateur-nô, mais rVsl un déplo-
rable philos()pht\ un i>au\ii> (N'ii\;iiui-t>li,uieuxqni se pique
de libéi'alisnio (1). Lani(Miii;iis n"a pas ihMlxilé dans les
idées ;Monlalonibei"l est un supor(i(Molel un sou, uo-c roux ;
les do Brog-lie, père et lils. unnl do philosophos (pic le
nom: Clousin n'osl qu'un universitaire phraseur; Jules
Simon est un atlVeux déiste et Renan, un athée. Même
Louis Veuillot n'offre pas la garantie d'une orthodoxie
parfaite. « J'imagine, — écrit d'Aurevilly a Trebntien le
'27 avril 1X51. — que do Maistre, le grand seigneur,
aurnit fait hiMispiller de coups de vergettes do sa livrée
le fond de culotte de ce porteur de goupillon qui g;Ue
souvent, malgré son admii-al)le talent, la pureté de notre
eau bénite ». Et comme le bon Trebntien se récrie, le
féroce Barbey confirme et accentue sa déclaration,
quelques jours plus tard, le l*"" mai : '< Quant à Veuillot,
— dit-il. — je vous ai envoyé une opinion personnelle.
J'aime son talent, mais croyez-moi, il y a un cuistre au
fond de ce talent que j'aime. Ce n'est pas la du grand
Catholicisme Romain, avec ses allures magnifiques, ces
soixante brasses de pourpre sur des mosaïques de
porphyre; c'est du catholicisme dans un banc de mar-
guillier, et fourrant une tonsure sur toutes les questions ».
Barbey d'.Aurevilly. avec sa verve plus aristocratique
que chrétienne, exprimait encore la mémo idée, quand il
disait :« Il ne faut p;is nous compai'cr. Louis Veuillot et
moi. Veuillot est un liodcaii. tandis ([ue je suis. moi. un
(I) Voir les dtMi\ aitirlo, si (litrircuts (r.illiiri- rt di' jiiL'<ni('iit, i|iu' li.irht-y
tlAur('\illy a consacrés a Lacortlaire pliiiosoplif et éi'iivaiii (Les Philo-
sophes et le.i écrivains relif/ieu.r, 1" série, — Anijot, I8()0) el à Lacordairo
orateur (Les l'hilosophcs el les écrivains reli</ien.r, 2* sérir, — Frinziiu',
1887).
— 257 —
Cardinal ». A Veuillot, le critique normand préfère,
comme apologiste catholique, le vicomte de Bonald.
Joseph de Maistre et Bonald, tels sont, à ses yeux, les
deux vrais « Prophètes » de la pensée romaine au
X1X« siècle.
Juger la philosophie du double point de vue aristo-
cratique et catholique, cela se comprend, quand bien
même ce ne serait pas toujours équitable. Mais apprécier
rhisloire et les historiens sous un angle pareil, voilà qui
n'est plus admissible. Quel est l'historien du XIX" siècle
qui puisse se prêter à cette mesure? Un seul serait mis
hors de pair par Barbey d'Aurevilly : c'est Michelet,
parce qu'il a insufflé une vie nouvelle aux êtres et aux
choses du passé. Hélas ! Michelet est impie et se vante
d'être démocrate — deux tares qu'un gentilhomme
soumis à l'Église ne saurait oublier. Ce n'est, pourtant,
ni les deux Thierry, avec leur « rationalisme scienti-
fique », ni Henri Martin, avec son « druidisme poétique »,
ni Tocqueville, avec son « américanisme bourgeois », ni
Guizot, avec son « dogmatisme puritain », niThiers, avec
son « positivisme à courte vue », ni Mignet avec son
« pédantisme livresque », ni Louis Blanc, avec son « socia-
lisme bavard », qui éclipseront la gloire du peintre
éclatant et superbe des grandes journées de la Révo-
lution. Barbey d'Aurevilly condamne bien à contre-
cœur, pour le seul « crime » de ses doctrines, le puissant
Michelet.
Par bonheur, il n'a pas les mêmes intransigeances
quand il s'agit des poètes. 11 ne se demande pas si
Lamartine est catholique ou païen, avant de lui décerner
ce pieux hommage: «Pour apparaître dans sa splendeur
presque mystique, tant elle est pure et religieuse aux
yeux de la postérité, Lamartine n'a besoin ni d'une
17
— 258 —
statue, fùt-clle de Michel-Auge lui-inônie. ni d'une bio-
graphie ! Su splendeur, ;ï lui, sort do lui-uienie... Ses
vers ! des vers ! ce qu'il y a de plus beau, je no dis pas
dans la langue d(>s honuncvs. mais diiiis tnnivsics UnniKcs
des honiines, quelles ([ii'cqh's soient, car ni peinlui'(\ ni
musique, ni statue, ni monument v\\ pierre^ ou en pros(\
ne valent celte chose surliumaincanent ;idoral)le : de
beaux vers ! (Test i)ar la que Laniarline a. régné —
incontestable — dans un passé qui n'est pas loin de nous,
et qu'il régnera de nienie dans l'avenir le plus éloigné,
— incontesta l:)le ! Je ne sache, en aucun siècle, dans
l'ordre des poètes, d'homme plus grand... Sous l'Empe-
reur, l'action héroïque, qui est, certes ! une poésie aussi,
avait remplacé l'autre poésie. Le canon chantait seul sur
son i\ythme terrible... Et quand il se tut, voilà qu'on
entendit une voix céleste qui n'avait encore retenti nulle
part, pas même dans les clio'urs de Racine, qu'elle sur-
passait en inspiration divine et en iiispiriilioii lium;iiii(>.
— et ce fut les Médildtious ! » (1).
Immédiatement après Lamartine, — iitfujuo scd j))'oxi-
mus intervallo — vient Alfred de Vigny. « A une époque,
en eflfet. — dit le critique, — où la poésie est devenue
tellement extérieure que toute son âme a passé par
dehors et que les plasticités de Rubens sont la visée
commune de tous les poètes, rien de plus curieux et de
plus inattendu que ces quelques vers, qui n'ont pas
jailli, mais qui sont tombés lentement d'une tète rétléchie
comme le sang tombe lentement d'une blessure quand
elle est trop profonde poui- dégorger... Et ce n'est pas
tout. A une époque encore où les poètes les plus chré-
(1) Les criliqup.s ou les jur/es juffés '^Frinzine, 1886). — Cotisli/tiHoiniel,
26 août 1878.
— 250 —
tiens d'inspiration introduisent dans leur christianisnne
poétique je ne sais quel lâche élément épicurien, car la
douleur elle-même a sa sensualité, rien de plus frappant
que de voir ce que jusque-là on n'avait pas vu : le
stoïcisme en poésie, nous écrivant, par la main la plus
douce qui ait jamais existé, des vers de cette virilité
d'idées et de cette simplicité d'expression :
Fais énergiquenicnt ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,
Puis après, coninu' moi, souflVe et meurs sans parler. » (1)
Ici la poésie n'a pas sans doute la transparence cristal-
line des Méditations, mais elle est fièrement imperson-
nelle, et son aristocratie foncière lui assure une place
d'honneur parmi les productions contemporaines.
La personnalité, au contraire, est la marque d'Alfred
de Musset, ^< cet incorrect facile et charmant, qui joue et
pleure avec la Muse » (2). Barbey d'Aurevilly s'étend
complaisamment sur ce caractère du poète des Nuits : il
semble même qu'il voie comme un reflet de son àme
dans l'âme blessée de 1' « enfant du siècle ». « Alfred de
Musset,— s'écrie-t-il,— bien moins orgueilleux que Byron,
bien plus rêveur et, bien plus tendre, exhale son histoire
avec ses soupirs, et quand il a chanté, toute son histoire
est finie ! Pour personne, il n'y en a plus! Elle n'est donc
que dans- ses chants et pas ailleurs. En dehors de ses
chants et des sentiments qui les inspirèrent, la vie
d'Alfred de Musset fut élégante et vulgaire, car l'élé-
(1) Les Voèles, 2' série (éd. Lemerre, 1889:, p. 3j3 et 3.j4. — • Le Pays,
31 janvier 1804.
(2) Les Poêles l" série (éd. Amyol, I8G2) p. 2."J6.— Le Pai/s, 3 mars 1857.
— 2œ —
gance du iikmuIo. et mémo du plus i-alliiic. peut ôli'o
quelquol'ois vulgaire. Mais ce qui no Tosl point, ce fut
son génie, sou génie tout (Ml ;niii\ lo plus puissamment
humain et le plus puissamuKMil moderne, le plus nous
tous, enfin, qui ait assurément jamais existé !... Né dans
les premières amiees du siècle, quand le ranon de
Wagram fêtait lo baptême do ceux-là (lui pouvaionl
avoir respéranoe île mourir un jour en héros, et qui,
l'Empire tombé, ne surent que faire do la vie, Alfred de
Musset se jeta aux coupes et aux femmes de Torgie
comme il se serait jeté sur une épée si on lui en eût offert
une, et il a peint cette situation dans les premières pages
qui ouvrent la Confession d'un enfant du siècle, avec
une mélancolie si guerrière ! Gomme tous les jeunes
gens qui vécurent sous Louis-Philippe, ce Irislo Napoléon
de la paix à tout prix, en se dévorant d'activité étoufl'ée,
Musset, qui n'avait ni les millions ni la pairie de lord
Byron, devint l'homme du monde du temps, avec l'âme
la moins faite pour le monde. Comme les élégants
d'alors il salit beaucoup de gants blancs et jaunes ; mais
moins superficiel que les autres, il livra le meilleur de
sa jeunesse en proie aux plaisirs enivrants et aux cruau-
tés de l'amour, w
Il semble bien que, dans la pensée do Barbey d'Aure-
villy, Victor Hugo ne vienne qu'au quatiième rang des
grands poètes du XIX'' siècle : du moins n'occupe-t-il
certainement que la troisième place, — après Lamartine
et Vigny. Le critique normand lui reproche, comme une
infériorité, d'avoir" rimagiiiation du mot i)lus que de la
chose >/. Et il continue : " Voila le défaut do colto cuirasse
d'or: l'imagination dans les choses ne s'équilibrant pas
avec l'imagination dans les mots. Et c'est par ce manque
d'équilibre que la critique peut le mieux oxi)li(|uorsyiithé-
— 261 -
tiqueineut le genre de génie de Victor Hugo... C'est un
disproportionné s'il en fut oncques. Il a l'ossature gigaa-
tesquo, mais les mouvements d'un géant sont le plus
souvent maladroits, disgracieux, heurtés; ils cassent,
trouent et enfoncent tout, même eux-mcmes. Personne
plus que Hugo ne se cogne aux mots. Quand il est poète,
car il Test fréquemment (qui le nie ?) il l'est comme le
Titan est encore Titan sous sa montagne. On sent qu'il
est Titan à la manière dont il la remue quand il se
retourne, à la manière dont il la soulève quand il se
cambre sous elle ! Seulement, la montagne et les mots
pèsent, et le poète et le Titan sont pris... Victor Hugo
n'est, certes ! pas, — comme le lui disent les terrassiers
de son génie, les travailleurs au chemin de fer de sa
gloire et de son immortalité, — le plus grand poète du
XIX" siècle et de la planète ; mais c'est un grand poète,
après tout ! Il fut du triumvirat qui a donné les trois plus
grands de l'époque, mais il n'en est l'Auguste que parce
qu'il est celui qui a vécu le plus longtemps. C'est un
poète génialement bon, quand il est bon, mais génia-
lement mauvais aussi, quand il est mauvais, et le malheur
est qu'il est souvent plus mauvais que bon. On l'aime tout
àlafois et on le déteste. On voudrait toujours l'aimer» (1).
Barbey d'Aurevilly le trouve « génialement bon » dans
l'épopée de la Légende des siècles et « génialement
mauvais » dans le lyrisme des Contemplations.
Après ces grands noms de la' poésie contemporaine,
voici venir les dii minores : Auguste Barbier, Sainte-
Beuve, Brizeux, Théophile Gautier, Leconte de Liste,
Théodore de Banville, Joséphin Soulary, Joseph Autran,
(1) Les Poètes, 2' série féd. Lemerrc', p. 74, 77, 78, 79 et 80, — Cons-
tiliilionnel, 12 mars 1877,
— 'Sri —
Victor elo Laprade. Louis liouillicl, ('-liaiics BauiUMairo,
M""-' Ackennami. Amêdée Poiiimici-.
Barbior, — oci'i\ail (TAihtn illy, lo 15 août ISljS, —
« u'osl pas soiilciiKMil un vieux. Ce n'osl pas seuloinonl
un mouranl. C'est un iiioi'l ! V\\ mort sur piod. Poèlo
siibliine, la durée d'un jour, qui nous donno lidée de ce
que devait être Archiloquo, peut-èlr(> a-l-il crevé de
l'effort qu'il a fait pour cela ! Pour lui, la mythologie est
devenue de l'histoire. Brûlé dans l'intense flainino de sa
propre poésie, le phéni.^c dos Ïambes et du l'ianlo a
ressuscité oison ! On dirait de celui-là, qui n'a pas besoin
d'être de l'Acadéinie pour avoir l'air d'en être, que ce
n'est pas l'habit d'académicien, mais la peau, qui lui a
poussé. Ladre d'esprit comme eux, il est étonnant que
tous ces ladres d'esprit ne lui aient pas ouvei't leur
maladrerie et qu'ils ne l'aient pas gratté dans leur
discours do réception comme les ladres se grattent
entre eux... » (1) Quatre ans auparavant, le 3 avril ISIVI,
Barbey d'Aurevilly disait : « En dehors de l'inspii-ation,
Auguste Bai'bier est quelque chose d'un déplorable et
d'un lamentable qui prouvent combien peu le génie
dépend des circonstances dont les théories à la mode
le font dépendre, et que Dieu peut allumer cette flamme
sur les plus grotesques trépieds. J'ai vu une fois Auguste
Barbiei", et à ses lunettes à pattes dor, a son extinction
absolue de tout style, à sa tenue de bourgeois etiacé, je
l'aurais pris [)our un notaii'o. Kl c'élail la le poète,
i\) Les Vieilles Actrices. Le Musée des Antiques (Paris, 1884) \\. 1U5,
196 et 197. — Un an après rjuc ces lif^nes furent écrites, Barbier fut élu
membre de l'Académie française à l';V'c de G4 ans. Il fut reçu, en 1870, jiar
Silvcstre de Sacy <|ui lui fit un coni|)linn'nl a peu près au^>i llalltiir <|ue
celui de Uarbey d'Aurevilly.
- 263 —
cependant, que les Anciens auraient appelé le lanibique,
et qui nous a laissé ces douze ïambes superbes, Zodiaque
de poésie dont il a été le soleil ! » (1).
Sainte-Beuve fut, lui aussi, le poète d'une heure, mais
sa constellation eut la bonne fortune de ne plus repa-
raître à l'horizon de la poésie que comme un souvenir
fugitif. Elle ne s'entêta pas à briller ; elle ne s'acharna
point à la poursuite d'une gloire qu'une fois elle avait
conquise et où elle ne pouvait plus viser. « Comment, —
s'écrie d'Aurevilly, — M. Sainte-Beuve, après avoir
débuté dans les lettres par un livre qui doit être mis au
premier rang- des œuvres poétiques du XIX*^ siècle et
mieux qu'au premier rang, à part des autres livres en
raison de sa profonde individualité, comment M. Sainte-
Beuve a-t-il perdu ce don d'orig-inalité inestimable qu'il
avait à vingt ans, c'est-à-dire, à l'âge où l'on n'a guère,
même avec du talent et de l'avenir, que la folie de l'imi-
tation, quand on n'en a pas la niaiserie ?... Comment lui,
dont les premiers chants furent des cris étouffés si
poignants, et les peintures d'une réalité qui saisissait le
cœur comme la vie même, comment ce Rembrandt du
clair-obscur poétique, qui s'annonçait alors, est-il devenu,
la vie aidant, avec ses expériences, ses blessures et les
ombres sinistres qu'elle finit par jeter sur toutes choses,
moins pénétrant, moins mordant, moins or et yioir (la
pointe d'or dans un fond noir), qu'en ces jeunes années
où l'on est épris des roses lumières ? Pourquoi enfin le
Rembrandt annoncé, le Rembrandt n'est-il pas venu?»(2)
(1) Les Poêles, 2" série (éd. Lemerre, 1889) p. 140. — Le Pays,
3 avril 1864.
(2) Les Poètes (Amyof, éditeur, 1862), p. 100 et 101. — Le Pays, 8 m;ii
1861.
- riCl —
Mais ces mystérieux liroblèiiios île rùme, malgré les
explications qu'eu tente Barbey d'Aurevilly, restent sans
solution définitive.
ThéophihMlaulier, au coiili-aii-e, lui. nalurellemenl el
par essence, un poète. Mais quel poêle? « Un fin cise-
leur '» (1) qui, par l)onlieur, a plus d'ùmo qu'il ne voudrait
le laisser croire. En revanche, ce qui manque à Brizeux,
c'est le souffle : « il a dû mourir de la poitrine ». (2)
Leconte de Liste est majestueusement figé en ses bande-
lettes hiératiques et son impassibilité olympienne. Il« ne
coquette pas uniquement avec l'expression indienne
dont il se tatoue. Ce ne serait pas assez ! Il se fait,
autant qu'il le peut, l'àme indienne, et devient, de parti
pris et travaillé, métaphysicien et mystique à la façon de
ces grands peuples fous qui portent, comme la peine des
races favorisées et par conséquent plus coupables, le poids
sur leur intelligence de quelque colossale insanité. » (3)
Théodore de Banville est un « fantaisiste » et un
« flamboyant >/, mais il a de l'àme et du cœur. Victor de
Laprade est « un poète honnête. C'est un poète moral et
sobre, vigoureux... de jarret, du moins, qui s'est fait une
excellente santé à courir la montagne et qui a bien gagné
à la sueur y/r//^ de son front, et après tant de courses
faites en guêtres, son fauteuil à l'Académie... Si la poésie
se caractérise d'abord pai- l'impression qu'elle cause,
c'est avant tout un poète ennuyeux que M. Victor de
Laprade. Il l'est gravement, solennellement, purement,
vertueusement, je le veux bien, de la plus honorable
(I) Les Poêles (.\myot, éditi-iir, 18<):J>, |i. tl". — Le l'd'is, M j;iii\iiT
1864.
i%) Ibid., p. ir,. — Mai 1858.
(3) Ibid., p. 2H0 ft 23!. — l'J aoiit 1858.
- 265 —
manière, mais enfin il l'est, de l'avis même de ceux qui
l'estiment. » (1) Joseph Autran, lui, ne semble à d'Aure-
villy qu'un « petit porteur de briquet, qui rime des histo-
riettes militaires, ornées d'agricultu!'o.//(2) Louis Bouilhet,
c'est l'écho peu sonore de Musset, de Victor Hugo et de
Théophile Gautier. Heureusement, avec Joséphin Sou-
lary et Frédéric Mistral, l'on rentre dans la catégorie
des poètes qui ont une âme, une personnaUté, une ori-
ginalité si minime qu'elle soit.
Mais tous ces noms paUssent, aux yeux de Barbey
d'Aurevilly, à côté du grand et méconnu romantique,
Amédée Pommier, le poète de V Enfer, — du « brave
homme de génie » qui s'appelle M'"^ Ackermann, et sur-
tout du « grand mauvais sujet » qui fut Charles Baude-
laire. « Le poète, terrible et terrifié, — dit le critique en
parlant des Fleurs diiMal,^-à voulu nous faire respirer
l'abomination de cette épouvantable corbeille qu'il porte,
pâle canéphore, sur sa tête, hérissée d'horreur. C'est là
réellement un grand spectacle! Depuis le coupable cousu
dans un sac qui déferlait sous les ponts humides et noirs
du Moyen-Age, en criant qu'il fallait laisser passer une
justice, on n'a rien vu de plus tragique que la tristesse
de cette poésie coupable qui porte le faix de ses vices
sur son front livide. » (3).
(!) Les l'oèles (Amjot, éditeiif, 1862), p. 277, 278, 279. — Le l'uijs,
11 janvier 1859.
(2) Ibid., p. 278.
(3) Les Poêles (éd. Amyot, 1862), p. 374.— Je ne parle pas, ici, des
poètes plus récents que d'Aurevilly admira et ût connaître : M.M. Jean
Richepin, Paul Bourget, Maurice Rollinat. Il reçut aussi une profonde
impression des poésies de Henri-Charles Read et déposa sur la tombe du
malheureux jeune homme, enlevé à l'àge de dix-neuf ans, une « fleur de
souvenir », en dédiant à sa mémoire le second volume des l'oèles. C'était
— 2('*\ —
Apivs les poètes, les roiiKiiiciers. l^n illiistir nom
domino loiilo la lilloraliiro roiiKmes(iiio dn Xl\' sioch» :
c'est eeliii criloMoro de Hal/ac. L'auteur (k> la ('ouit'die
/iinnahic, — éci-ll d'Aurevilly a Ti-eliutien le l'unai IST)!,
— « est tout simplement un Bonapartt> lilloiaire. sans
détrôneiiicut et sans Waterloo, un grand homme do
caractère et de génie, mort, comme Moiso. après avoir
vu, sans y entrer, le Chanaan du boidieur domestique et
de sa gloire. » Et le critique du /'(U/s ajoute, lo 1" janvier
IST)? : « On peut lui chercher des analogues, une parenté,
une (iliation intellectuelle, et, comme tous les génies qui
ne tombent pas du ciel, il en a une. mais il transfigure
sa race en lui... 11 écrivit des livres comme on prend des
notes de trois ou quatre lignes et dont on se propose de
faire des ouvrages qui souvent ne voient pas le jour. Com-
bien de pages, de pensées, de pierres d'attente hésitons-
nous à sacrifier dans l'économie de nos travaux, tandis
que lui, Balzac, sacrifiait des livres entiers comnie on
sacrifie des notes pei'dues ! Malgré cette surface d'or-
gueil, que les petits amours-propres blessés aperçoivent,
il avait une humilité éternelle. Ses ouvrages retouchés
avec acharnement, ses pages incessamment remaniées,
un |»ieux liomm.iue ;iu pauvre l'iifaiil ipii avait (liante sis tiistcsscs on
accents si iM'uélrantî. et |ieisoniiels :
Jr riois i|ue Dieu, <|uan(l je suis né,
l'our moi n'a p.'is fait du dépense,
l'.t i|ui' le eiiMir qu'il m'a donné
Klait liit-n vnux, dès mou etilance.
Par éeouomie il lu^ca
Dans ma juvénile poitrine,
l'n rirur avant servi déjà,
Un rofur flétri, tout en ruine.
— :2()7 —
ses textes intercales dans les textes, et son style, qu'on
appelle surchargé, en témoignent... La où il avait percé
l'horizon, à ce qu'il semblait, jusqu'à sa dernière limite,
il en creusait un autre encore qui s'ouvrait dans les pro-
fondeurs du premier. Alchimiste de littérature, comme
l'avaient été en leur temps Shakespeare et Molière,
Balzac était le Balthazar Glaës de sa Comédie. Il ne
devint pas fou, mais il mourut à la recherche de son
roman philosophai dans une grandeur immense et
nécessairement incomplète, car, pour cadre à l'œuvre
qu'il avait rêvée, il lui eût fallu l'infini. » (1).
Lorsque les amis de Victor Hugo vantent à l'excès le
génie de l'auteur des Misérables, Barbey d'Aurevilly
leur oppose sans cesse et triomphalement le génie
d'Honoré de Balzac. « Prenez les œuvres de Balzac ! »
s'écrie-t-il d'un ton de victoire. Et il ajoute: « Cela ennuie
beaucoup les Mameloucks de M. Hugo que je cite tou-
jours Balzac, et je le conçois : ils n'ont pas tort. Prenez
les œuvres de Balzac qui n'ont, même les plus belles,
fait jamais le bruit des Misérables, et voyez si, à mesure
que le siècle s'avance vers la postérité, l'imagination
publique s'en détache. Voyez si, au contraire, elles ne
prennent pas chaque jour plus de place dans la sensation
et l'éducation de l'esprit humain... Il faut bien le dire: les
hvres forts et vrais ne font pas tant de tapage. Ils
n'entrent pas, en faisant de tels cris et de tels renver-
sements, dans l'imagination humaine. Ils s'y établissent
comme la lumière dans nos yeux, — parle fait souverain
et doux d'une beauté qui est en harmonie avec tout ce
que nous avons en nous de facultés » (2).
(1) Les Romanciers, (éd. Amyot, 1865).
(2) Les Misérables, de M. Victor Hugo (Paris, 1862).
— ::^(')S —
A Vietoi- IIui;(> romancier, Barbey d'Aurevilly préfère
Steiulhal, — v. SUmuIIkiI. celte crapule de t>énie » (1| dit-il
quelque i>arl. El, dans uii(> lettre à 'rrel)utien, daliM' du
•Jl juin ISTC), il écrit : « Co dial)olique Stendhal (>st ma
dépravation intellectuello ; c'est un peu nui VcUiui. Je
l'ai toujours aimé, ce brigand-là, ce qui ne m'a pas
empêché de lui dire qu'il est un brigand digne de toutes
les cordes de la critique et de leurs meuds ». En son
premier volume des Roniancio's, d'Aurevilly a magis-
tralement jugé lauleurde la Churlreusc de J'arme, en
qui il admire nno rare intensité de force, une vigoureuse
peinture de l'àme, un goût passionné pour l'action (2). Il
aime mieux le Waterloo de Stendhal que celui de Hugo
dans les Misérables. C'est prouver une fois de plus qu'il
ne se laisse pas séduire avant tout par les dons de l'artiste
et qu'il met au-dessus des virtuosités du style l'inspiration
de la pensée et la pénétration du jugement.
Voilà pour quelle raison il est si sévère à l'égard de
George Sand. Une femme ne saurait prétendre, d'après
lui, à l'éclatante supériorité de la pensée. Si elle ne se
contente pas d'être femme dans cequ'elle écrit, —quand
par malheur elle tient une plume, — elle passe au rang
des Bas-l)leus.« L'opinion, — dit Barbey d'Aurevilly, —
n'a certainement jamais grisé personne comme elle a
grisé M'i-'^Sand... Son succès obtenu, soutenu et maintenu
trente ans, est un vrai phénomène! Dès son début, elle
fit fusée, monta à. une hauteur énorme, y éclata, s'y
épanouit! Pas une seule résistance, un seul obstacle,
une seule chicane ! Page curieuse de l'histoire littéraire
à écrire: elle tourna la tête à tout le monde, celte fenmie,
(1) Journalistes et Polé77iisles (éd. Lcmerre), ji. 1"J8.
(2; Les Romanciers (éd. Amyot, 1865).
- 2G9 —
qui entrait dans la littérature, Dieu sait par quelle brèche.
Cette fenmie, en redingote de velours noir comme un
écolier allemand, qui fumait (c'était la première !) tout
de suite eut l'opinion, parce qu'elle s'en moquait, l'opi-
nion ayant toujours besoin dans ce pays-ci d'être
battue pour être contente! A chaque roman qui tombait
de cette plume facile, c'étaient des applaudissements
universels ! En ce temps-là, Balzac, cette plume difficile,
ce génie qui se déchirait avec tant de peine et s'ensan-
glantait pour produire, Balzac accouchait de cruels
chefs-d'œuvre qu'un tas d'esprits trouvaient ennuyeux!
M'»e Sand ne connut jamais ce tas d'esprits ! Gomme
Alexandre Dumas, cet autre conteur facile, elle a toujours
eu l'affreuse fortune de plaire à tous les publics ! » (1).
Il en est de même de Jules Sandeau, qui « avec ses
qualités les meilleures, ne sera jamais que la femme
littéraire de monsieur George Sand »(2). Naturellement,
à ce sujet et eu guise de repoussoir, d'Aurevilly évoque
encore le nom prestigieux de Balzac. « Balzac, — dit-il,
— dont le nom surgit fatalement quand on parle des
romanciers du X1X« siècle,— mesure terrible qui montre
combien ils sont petits en comparaison de cettegrandear,
— ne fut point de cette Académie, dont la porte, à peine
poussée par M. Sandeau, qui n'a jamais rien poussé bien
fort devant lui, a tourné moelleusement sur ses gonds
sans les faire crier, ni personne. M. Jules Sandeau est un
esprit doux, et il vient de prouver une fois de plus que
c'est aux doux qu'appartient l'empire de la terre. Quand
la terre, en efïet, a été un peu culbutée, quand les vrais
inventeurs, les énergiques du moins, ont remué la terre
{\) Les Bas-bleus {i'A\. Palmé, 1818), j.. 54 et 55.
(2) Les Romanciers, (éd. Ainyot, 1865), p. 90.
— 270 -
autour de nous et nous oui causé la fatigue ilo la nou-
veauté et do la variété des points de vue, alors les espiàts
cOMinie M. Sandeau apparaissent, el ils sont les l)ien-
venus... Ils nous apportent beaucoup de rafraîchisse-
ments, peu de lumière, et la paix; —et, pour la peine
qu'ils n'ont pas eue en nous donnant toiit cela, tout leur
est de velours, même les gonds ih^ la |)()i'l(^ des A<'adé-
mies » (1 ).
Barbey d'Aurevilly n"est pas éloigne (remt>llr(> un
jugement semblable à propos des romans d'Octave
Feuillet, son compatriote. 11 lui reproche une observa-
tion superficielle, un style guindé et précieux, une
absence de vie, qui ne le recommandent que trop aisé-
ment aux faveui's du grand public. Parfois, lorsque
Feuillet veut faire preuve de vigueur, comme dans
M. (le Camoi's, on sent qu'il est gêné en sa gaine de mon-
dain et qu'entre ses mains une conception forte s'émiet-
tera peu à peu. « M. Octave Feuillet, — dit d'Aurevilly
en 1S()7, — esprit mince, talent flexible, d'ol)servalion
quelquefois piquante, mais toujours sans profondeur,
dans le roman, lequel demande tant de profondeur pour
n'être pas vulgaire, M. Feuillet a précisément dans sa
pensée les qualités féminines qu'il faut pour réussir dans
ce temps énervé. Aussi a-t-il été, dès sa première œuvre,
le bébé du succès, et il en sera certainement un jour, car
il est jeune encore, le barbon ».
Le féroce Barbey ne fait même pas grâce a Mérimée,
-r Mérimée, — écrit-il, — fut de la première levée roman-
tique, et, à dater de son théâtre de (Jlara Gaziil, — une
suite de romans dialogues plutôt que de drames, — il
devint immédiatement un des esprits les plus en vue et
(l) Les homanciers (>•<!. Amvol , |i. 78.
— 271 —
dont la Critique espéra davantage. Comme presque tous
les romantiques qui, en parlant beaucoup d'originalité,
imitèrent plus ou moins quelque chose, M. Mérimée
s'était teint, avec ou sans dessein, de littérature étrangère.
Le Théâtre espagnol fut pour lui ce que le Théâtre
anglais fut pour d'autres... Seulement, n'oublions pas
cette particularité : si M. Mérimée ressemblait à la
plupart des esprits do son temps (j'excepte Balzac) par
le manque d'originalité intrépide, il ne ressemblait
nullement aux autres esprits de cette époque ardente,
dont l'exubérance était la qualité, et l'exagération le
défaut. Lui fut peut-être le seul sobre dans cette littéra-
ture enivrée. Il le fut naturellement, comme le chameau
le serait dans le plus gras des pâturages. S'il exagéra
quelque chose, ce fut une maigreur qui alla enfin jusqu'à
la sécheresse. Lord Byron, qui craignait l'embonpoint
physique, ne prenait que des biscuits et du soda loater,
et se mesurait tous les jours les poignets pour voir s'ils
n'avaient pas grossi. M. Mérimée, qui n'avait pourtant
pas à craindre l'embonpoint intellectuel, semblait appli-
quer à son esprit et à son style les expériences et le
système de lord Byron » (1).
Ainsi, ni les romantiques Victor Hugo, George Sand et
Jules Sandeau, ni le romanesque Feuillet, ni le cosmo-
polite Mérimée, ne satisfont pleinement l'individualiste
d'Aurevilly. Réserve-t-il donc son bon accueil aux
réalistes? Pas davantage. Flaubert a été puissant dans
Madame Bovai-y, qui est « une idée juste, heureuse et
nouvelle », qui appartient à un romancier de « la véri-
table race» et qui dénote «un observateur plus occupé des
(1) Les Romanciers [éd, Anijot, 1863). p. 323 et 326.
autres que de liii-iiièiiu^ »vl >-^^"il;i ^'(^ qu'en isr)7,à l'appa-
rilioiulu laineux roman de Flaubert, Harbey d'Aurevilly
se plaisait à reconnaître coiuine qualités essentielles de
sou compatriote. Mais dès 18()l il ajoutait: « Après des
années d'études à se blanchir et d'ellorls à se rotïipre,
Tauteur de Madame Borarij n'a i)u produire que
SalainiitlKK— un livro liés ditli»'ilo à classer, cai' ce n'est
ni un roman ni une histoires. S^//r//////<'/;o'est tombée défini-
tivement dans le plus juste oubli, Klle y a rejoint les
Incas : doux livres du même genre, avec les différences
de siècle. Il y a si peu du Gustave Flaubert de Madame
liovanj, en Salammbô, que je le tiens pour mort, et, par
conséquent, à moins de miracle, dans l'impossibilité de
renaître » (2). Ce fut pis encore quand Flaubert publia
VÊducatiou sc)d/i/ic)i/a/c. Dans le Couslilulionncl du
29 novembre ISOl), Barbey d'Aurevilly écrivait: « Le
romancier qui n'a trouvé, après Madame Bovary, que
cette perruquecartha.uinoise ùq SiUamndmQ^Um honmie
absolument dénué d'invention et d'observation imper-
sonnelle, — propre, tout au plus, à des recollag-es
archaïques. Uh'ducatiou sentimentale d'aujoui-dhiii
confirme suflisamment le vide de tête qu'avait allirmé
Salammbô... C'est avec le noir animal de sa Bovary que
M. Flaubert a fait ses femelles de VÊducation senti-
mentaley^. Près de cinq ans après, le 20 avril 1S74. le
critique du Consl/tution )i(i iWsiiïi de La Tentation de
.saint Antoine : "Toute l'érudition, l'indig^eslible érudi-
tion que M. Flaubert a été obligé d'avaler j^eut être
considéi'ée comme une vraie fourchette, capabled'étoull'er
ou de crever son homme. Déjà, qui ne s'en souvient?
(\] Les liomnnviers {i-d. Ainyol. IStiri). p. GG rt 67.
^2) Ibid., [I. "5.
— 273 —
rhoiiiuio de Uileiil que l'ut, uu jour, ruuleur de Madame
Bovary a été cruellement malade de la fourchette cartha-
ginoise de Salammbô; mais enfin elle avait passé, en
déchirant, il est vrai, quelque peu de sa renommée.
Mais la fourchette égyptienne de saint Antoine [le passera
pas, et l'auteur de cette dang-ereuse jonglerie d'érudition
en restera strangulé ». Enfin, sept ans plus tard, le 10
mai ISSl, il accueillait en ces termes le roman posthume
de Flaubert, Bouvard et Pécuchet. « Malheureux Flau-
bert ! A-t-il travaillé et soufifert pour pousser hors de sa
tête ces laborieuses quatre cents pages? Si elles ont
épuisé sa vie, on ne le sait pas, mais assurément on peut
dire qu'elles ont épuisé son talent. Cette forte et copieuse
purgation, qu'il a prise et rendue, dans son livre de
Bouvard et Pécuchet, contre les bourgeois qui étaient
ses éternelles humeurs peccantes, l'a vidé cruellement
du talent qu'il avait ».
A un autre point vue, — sous le rapport de la recherche
minutieuse du détail et de la préciosité du style, —
Barbey d'Aurevilly n'est guère plus favorable aux
Goncourt: il leur reproche sua^tout de « s'entêter à cette
littérature sans idée qui part de Madame Bovary pour
aboutir, en dévalant, à V Assommoir >/. S'il fait une
exception pour le chef-d'œuvre qui s'appelle Renée
Mauperiii, auquel les deux frères ont collaboré, il semble
d'autant plus sévère pour Les Zemganno et La Faustin,
qui sont d'Edmond de Goncourt seul. « Cet écrivain d'un
talent raffiné et d'un coloris si souvent charmant, —
dit-il le 27 février 1882, — sur qui j'aurais presque pleuré
quand il tomba de ses premiers romans sur le trottoir de
la Fille Élisa, est resté meurtri et taché de cette chute.
Ce document humain, dont il est fier comme d'une
découverte de génie, M. de Goncourt lui sacrifie jusqu'à
la fierté de son attitude et de sa pensée ». 18
- 274 -
Moins précieux, plus réaliste el i)lus simple ;'i la fois,
Edmond About mérite n peine cepeiulaut le nom de
romancier. « Deux mots, incisifs et froids. — s'écrie
d'Aurevilly, — peuvent classer ces livreslégorselfaciles,
qui probableniciil iToiil uuère coûté que le temps de les
éci"ii"e à la plume ipii les a t'crils. liicn ('nidenunenl, pour
(jui ''omme imus \ ieiilde les lireavecallentiou.M. Milniond
About s(> seil d(> la lillératui'c^ comme l'abbé de lîeruis se
servait (\c la poésie. Ce n't'sl pour lui (pu' le /xi/on </i'/
serf à sau/er le fosse'.... Qui peut direee qu'il de\iendra?
mais, à coup sur, ce ne sera pas ce qu'un honune de
talent, consciencieux, profond et sévère, deviendrait
jamais. Il y a mieux. Que n'est-il pus devenu déjà? Grâce
à une souplesse cultivée docloicn, — car à ses facultés
naturelles M. About joint des études bien faites, —
Vàuleuv de Germaine qX de Mait)'e P/er)'e a iidwlé déjà
plus d'un de ces fossés que nous avons tous devant nous.
Il a ce don terrible de facilité qui peut perdre les plus
beaux génies, et ses succès ont été presque aussi faciles
que ses œuvres » (1).
Où donc rencontrer un \éritable réaliste? Ce n'est
pourtant pas M. Emile Zola qui en paraisse l'exemplaire
achevé. Le réalisme, tel qu'il l'entend, — s'il faut eu
croire Barbey d'Aurevilly, — « sort des deux choses
monstrueuses qui s'accroupissent, pour l'étoufler, sur la
vieille société française: le iMatérialisme et la Démo-
cratie >/. C'est ainsi que le juge le critique du Constitu-
fidnuel, à la date du 14 juillet 1873. Moins de deux ans
après, le 10 avril 1S75, a'propos de La Faute de l'abbé
Mou)-et, il se montre plus sévère encore : « Les livres de
M. Zola, — dit il, — ont rendoctrinanto prétention d'être
I Lftv Ilomuticiers (éd. Amjol, I.S(m), p. !U cl 'Ml.
— 275 —
de l'art appuyé sur de la science. Grande pipée pour les
niais ! Très peu original au tond, toujours en flagrant
délit d'imitation de quelque chose ou de quelqu'un, mais
croyant le dissimuler parla violence de son imitation et
pai" répouvantable grimace qu'il fait faire à ce qu'il
imite, M. Zola, qui voudrait retrancher la spiritualité
humaine de la littérature et du monde, n'est en définitive
qu'un singe de Balzac, dans la crotte du matéria-
lisme, écrivant pour les singes de M. Littré ». Enfin, le
29 janvier 1S77, rendant compte de VAssonwiou', Barbey
d'Aurevilly range M.Zola parmi les produits décomposés
d'un naturalisme malsain, auquel se sont agrégés
d'énormes et puants détritus d'un romantisme de bas
étage et de mauvais lieu.
Les vrais réalistes, ce ne sont pas ces « déracinés»,
chez qui« la matérialité étouffe tout, la pensée, l'émotion,
la passion, le drame et la vie ». Ce sont des fidèles du
terroir, des Français, des Gaulois de la province: Léon
Cladel, Ferdinand Fabre et Alphonse Daudet.
« L'auteur de la Fête votive de saint Bartholomée
Porte-glaive, — dit d'Aurevilly, — n'est, à exactement
parler, ni un inventeur dans l'ordre du roman ou du
drame, ni un esprit d'aperçu qui voit les idées par-dessus
les images, ni un écrivain... littéraire. C'est un peintre,
un peintre à la plume, et d'une plume trempée dans le
vermillon, rivale acharnée du pinceau. Les pusillanimes
d'organisation, les vues ophtalmiques, les sens qui se
croient délicats parce qu'ils sont faibles, se plaindront de
la violence d'une œuvre qui, par la couleur et le style,
rappellent Rubens et Rabelais ; mais moi, non ! Je tiens
à honneur, pour M. Cladel, de lui signaler son origine,
et je veux qu'aristocrate en Art, ce républicain en poli-
tique soit fier, comme un paon, d'avoir de tels aïeux...
— :i7() —
11 est un g-éiiio de lerroir. cresl le sol et le soleil de sou
pays qui roiit fait, eoinini» le vin... Mali^i'é son lalcMil
hereuléen de peiuli'e. M. (lladrl pcidcail la iiioilie d(» sa
palelle s'il ne peii-uail pas siui pays, ou si vv pays p(>i'-
dail lui-iuèuio ses inuMirs. ses sav(Mii-s scciilaircs. sa
puissante^ orig'inaliLé » (1).
Moins écaiiale, Ferdinand Fabre esl loul aussi vigou-
reux. « (le qui le dislingue particulièrenienl, — éeril d'Au-
revilly le 10 mai ISTii à propos de VAhbc' T/i/ra)ic, —
c'est la force, l>ieii plus grande chez lui (pie réclal. 11 n'a
pas les niorhidesses de nos decatlences. 11 a la sol)rielé
des descriptions, dont nous avons l'ivresse... J'ai entendu
quelquefois comparer M. Ferdinand Fabre à M. Gustave
Flaubert, qu'on pourrait appeler « le descriptif laborieux //,
car il décrit jusqu'aux nervures des feuilles et aux
angles des ombres qui s'évaporent. Il n'y ar pas, .selon
moi, le moindre rapport entre ces deux hommes.
iM. Ferdinand Fabre a l'insouciance de toutes ces fati-
gantes puérilités. Son talent se porte bien ; seulement je
lui trouve un peu de sécheresse. Il est tout en os et en
muscle, mais je voudrais un peu de chair à la Rubens, -
s'il était possible, — par-dessus tout cela. Souvent aussi,
malgré sa force, M. Fabre manque du Irait précis qui
achève un mouvement ou une figure commencée ; il n'a
pas le coup d'ongle définitif qui les fait tourner et les
pose tels qu'ils doivent rester toujours dans rimaginalion
qui les a contemplés une fois !... Mais, c'est moi qui vous
le dis : c'est un fier romancier 1 >/
Malgré tout, le plus parfait réaliste du XIX" siècle, ce
n'est ni Cladel ni Fabre : c'est le charmant Alphonse
Daudet. « lln'y a personne assurément dans la lillcialui-e
I I li'riiirrrs j,iilr,iiiijiiPfi cil. j^.iMiic, IS'.II . |i '.\'.i il slhv.
— 277 —
actuelle. — disait d'Aurevilly le 10 jauvier 1!^70, en
rendant compte des Le/z'rc'.v de mon moulin, — qui ait le
genre de plume (arrachée d'où ?...) avec laquelle furent,
un jour, écrits les Amoureuses et le Petit Chose... 11 n'y
a pas moyen de nier l'accent de nature qui est là ! Il
n'y a pas moyen de ne point entendre cette vibration, ce
coup de gorge de l'oiseau bleu, à la poitrine sanglante,
qui, en passant, jette là son cri, et auquel personne parmi
ceux qui ont le talent plus large que M. Daudet, plus
étotfé, plus robuste, plus tout ce que vous voudrez, n'est
capable, en l'imitant, de faire écho. Et c'est là Torigi-
nalité ! » Et plus loin le critique ajoute : « C'est la
profondeur, — non pas dans les détails, entendons-nous
bien, — mais dans \ accent, c'est la profondeur d'im-
pression qui me frappe surtout dans ces lettres, écrites
d'un moulin, ces lettres d'une fantaisie qui tourne, tourne
comme ses ailes, — c'est cette profondeur d'impression
qui me frappe plus que tout. Ce ne sont pas les paysages
éclatants, ce ne sont pas les sensations joyeuses et
poétiques de toute cette nature de Provence, peinte dans
sa lumière, avec de la lumière ; ce ne sont même pas les
deux ou trois contes gais qui rient dans cet azur, comme
le Curé de 'Cucugnan et VElixir du Père Gaucher.
Non, ce n'est pas toutes ces gaîtés de l'œil, de l'oreille,
de l'esprit et du style, mais c'est l'impression profonde
qui sort de tous ces autres contes si tristes au fond : la
Cervelle (VOr, qu'on dirait de Heine ; les Deux Auberges,
qu'on ne dirait de personne que d'un homme qui sait
l'horreur de l'abandon ; la Sémillante, ce récit poignant
et sombre; Vile des Sanguinaires, enfin, le plus original
de tous ces contes, non pas le plus terrible, — car ce
gracieux Daudet se permet le terrible, comme vous venez
de le voir, — Vile des Sanguinaires où se trouve
- 27S -
exprimée, foute seule, la mélancolie p/it/sique cU^ la
soliindo ^>. Dans la suite, lîafhey (rAnrevilly rendit un
juste tribut d'eloj^es à .hich', au ynOiib, aux Jîois en exil.
Les livres de Daudet, c'était assez pour le réconcilier
avec le roiiuin de ki seconde moitié du XIX*" siècle.
Plus encore que le roman, le théâtre a été la grande
passion des contemporains de Barbey d'Aurevilly. Si
l'auteur '^''Une Vieille Maîtresse n'a pas sacrifié person-
nellement à ce g-oùt de l'époque pour un g-enre qui est
plus de parade que de réalité vivante, il s'en est du
moins, à plusieurs reprises, institué le juge fort peu
indulgent, le critique souvent amer. En 1838, il fit le
feuilleton des théâtres au Nouvelliste. De 1805 à 1870, il
remplit la même fonction au Nain Jaune, puis passa au
Parlement et au Paris-Journal, enfin de 188() à 18HI3
rédigea la chronique dramatique du TriJjoulel. Au cours
de ces dix ou douze aimées d'exercice intermittent, il a
vu jouer ou reprendre la plupart des chefs-d'œuvre du
siècle. Son témoignage sur le théâtre moderne mérite
d'être entendu et retenu.
Quand Barbey d'Aui-evilly débuta dans la presse
parisienne, au mois de juillet 18:38, et fit ses premières
armes de chroniqueur au jour le jour, les triomphateurs
de la scène s'appelaient Victor Hugo, Alexandre Dumas
père, Casimir Delavigne, Scribe, Ancelot, Viennet,
Empis, Camille Bernay. Le jeune journaliste improvisé
les passa, pendant un an, au fil de son épée de Dandy
mousquetaire. Il fut tour a t(jur impertinent en ses ironies
d'aristocrate et vengeur en ses exécutions de roman-
tique. Comme ses opinions d'alors nous intéressent assez
peu, il est permis de ne tenir compte que de celles de sa
maturité tardive, v II y a dans les mœurs de ce temps,
— écrivait-il a la (in de sa vie, — un phénomène qui va
- 279 -
tous les jours grandissant davantage et qui présente-
ment touche au monstrueux. C'est ce qu'on peut appeler
Vhistrionisnie, ou l'amour du Théâtre et des choses de
théâtre. Le théâtre est le tyran moderne. Il s'affirme
outrecuidamment lui-même, par l'organe de ceux qui en
t'ont la plus belle œuvre de l'esprit humain, et, jusqu'ici,
nul critique ne s'est levé contre cette prétention, intolé-
rable et ridicule, et ne lui a campé le démenti qu'elle
méritait. A l'heure actuelle, le théâtre despotise tout le
monde, et c'est le seul despotisme dont personne ne se
plaigne ». (1) On le voit : c'est des hauteurs sereines de
son mépris que Barbey d'Aurevilly va juger le mouve-
ment dramatique du XIX" siècle.
Casimir Delavigne n'est pas, à ses yeux, le représen-
tant le plus solennellement ennuyeux de la tragédie
bâtarde, mi-romantique, mi-classique, — tel que des
censeurs récents ont voulu le dépeindre. On dirait que le
versificateur de l'Ode aux Themnopyles s'est toujours
souvenu qu'il avait, en une heure d'enthousiasme juvé-
nile, dédié ses premières rimes au poète des Mcssé-
niennes. « Par la nature tempérée de son esprit. —
écrivait d'Aurevilly le 5 décembre 1881, — il inclinait
assurément vers cette chose commune du Juste Milieu,
mais il ne versait pas en elle. Le poète, chez lui, —
l'atome poétique, si vous voulez, l'arrachait au bour-
geois... Talent de tradition et fait pour rester classique,
il fut cependant pris et ensorcelé par le charme de ce
temps de romantisme, et se teignit de ses couleurs. Ce
fut un romantique, non pas d'intensité, de féerie, de fana-
tisme, comme on Tétait alors, mais un romantique retenu,
(1) Le Théâtre conlemporain, tome I. Préiacu, p. 1. (Qujiiitiii, éditeur,
— t>S«) —
par vo (]u'(>ii appollo \o lioiil (Mitn^ pauviH^s do liôiiio,
dans; la tradition littoi'aiiv ilu passé. 11 fut un romantique
adouci, nuanco. v(Moute. 11 eut l(>s l'cliLiioiis d(>s roman-
tiques d'aloi's, que Ponsard n'aurait jamais eues. 11 adora
Byron et Shakespeare, — Byron, dans Marina Faliero
qu'il lui emprunta, et, dans les Enfants cV Edouard-,
Shakespeare qui les lui inspira. » (1).
Survient Ale.Kandre Dumas. Avec lui, le romantisme
triomphe. « Sous le coup de soleil puissant du Roman-
tisme, — remarquait d'Aurevilly le 17 octobre ISSl,— ce
jeune étalon de tempérament intellectuel (il l'était) et
d'éducation aussi (il ne savait rien) fit Jlcnri III et
Antony, deux beaux hennissements qu'il poussa dans ce
temps ardent de jeunesse, qu'il ne devait jamais recom-
mencer! Oui! on crut un instant (dans ce temps-là, on
croyait tout !) à une petite bouture de Shakespeare.
Seulement, l'illusion fut de courte durée. La boutun^
mourut dans son pot. Dumas, au fond, n'était un poète
ni en vers ni en prose, mais il fut un /'aiscnr, et même
un faiseur étonnant de fécondité ! Ce mulâtre à tempé-
rament avait dans l'esprit, avec la superticialité. non
sans grâce, du créole, la faculté d'invention, à fleur de
terre, de Timprovisateur. Seulement ce ne fut pas. comme
les g-rands poètes, dans les caractères et dans les
sentiments qu'il inventa ; ce fut dans les faits et dans les
aventures, — g-enre d'invention le plus à portée de
l'imagination commune des hommes. 11 enleva, en effet,
toutes les imaginations vulg-aires avec ses romans et
ses drames. Pas <ine seule ne lui résista ! >/ (2).
1^ Le Théâtre contemporain (Stock, éditeur, 18%), t. V. p. 2;{K et
239.
{2) Jlii'l., ],. 178.
- 281 —
Victor Hugo, certes, est d'une autre trempe : mais il
lui manque la vie. « Lucrèce Borr/ia, — s'écrie Barbey
le 0 février 1870, — est une déclamation romantique,
comme Heniani, d'ailleurs, et même comme toutes les
pièces de M. Hugo, qui est uo poète lyrique mêlé encore
de déclamation, mais qui n'est, au Théâtre, qu'un décla-
mateur dramatique, sans mélange d'aucune autre chose.
Hernani ne vit pas plus de la vie intime, sincère, pro-
fonde, humaine enfin, que Lucrèce Borgia ; mais //cr-
nani a cet avantage sur Lucrèce, qu'il est écrit en vers,
et que M. Hugo sait marteler le vers! Le vers, que
M. Victor Hugo forge comme une armure, fait corselet
à sa déclamation et la diminue, cette Ampoulée, en la
revêtant... Tout ce gonflement, tout cet extravasement,
toutes ces grosseurs, le vers appuie dessus, comme un
bandage d'acier, et les rentre. Mais en prose, rien de
pareil. Dans cette prose deLîicrèce Bo)'f/ia,^àve\em\)\e,
dans cette prose carrée, et cannelée, et crénelée, et
crêtée comme un plat monté de pâtisserie, il n'y a plus
que le déclamateur avec toutes ses exubérances, avec
toutes ses exagérations volontaires ou calculées. » (1).
A Victor Hugo les classiques en déroute opposèrent
Ponsard — « Ponsard, — s'exclame avec joie d'Aure-
villy le5'décembre 1881, — c'est le poncif i-M homme.
Il a dans le talent la roture de son nom... Ayant atteint
sa majorité intellectuelle à l'heure où le Romantisme
éclatait, — Ponsard n'aurait jamais plongé dans cet
éther ardent dont les plus grands du temps respirèrent
la flamme. Il serait resté à l'écart, comme un pingouin,
aux ailes courtes, sur son rocher... Chez Ponsard, c'est
le bourgeois épais, pédant et pataud, qui aurait, avec ses
(1) Théâtre contemporain, t. IH, p. 172 et 173.
— •-iS2 —
lourdes mandibules, dévoré le poète, s'il y avait eu
jamais en lui quelque chose du poète à dévoi-cM'...
Ponsard était le pied plat du hou sens, et il en a fail
l'École ! >,{[).
De la Irati-édie et du drame si Ton passe à la comédie,
un nom s'impose tout d'ahonl : celui de Scrihe. Barbey
d'Aurevilly n"a pas l'air do \o coiinaili-c». 11 ToiiNi^loppe
avec ses collaborateurs dans un silence dédaigneux,
afin, sans doute, de réserver sa sollicitude de critique
pour les auteurs qui se sont recoimnandés au public par
des mérites plus personnels : Alfred de Musset, Octave
Feuillet, Emile Aug-ier. Alexandre Dumas fils. Henry
Becque. Victorien Sardou, Eugène Lal)iche, Edouard
Pailleron. Henri Meilhac et Ludovic Halcvy.
Musset n'a pas le g-énie dramatique : il est charmant,
séduisant, ensorcelant, mais il « marivaude» sans grâce
dans ses comédies qui doivent rester, ainsi qu'il les
appelait lui-même, « un spectacle dans un fauteuil ». (2)
Octave Feuillet est plus pauvre encore, n'ayant même
pas le style qui donne la vie aux êtres factices du
théâtre, ce style caractérisé «par l'orig-inalité des images,
le piquant des mots et le coupant des réparties. » (3).
A Labiche il ne faut demander que d'être... « notre
Labiche, ce rieur qui send)lait éternel, chez qui le rire,
qui se mêle de nous rider aussi, n'avait mis une ride ni à
l'esprit ni au visage /> (4), '-' le dernier et le premier
vaudevilliste do France »(.")}, un Aristophane brni oifaiit,
(1) Le Tliédlre conlentporain, t. V, p. l'S'i cl 238.
(2; Jùid., t. V. |.. li'JO Ll 3<J1.
(3) Ibid., I. m. II. 9.
(4) Ibid., t. V, p. 351.
(5) ]/jid., t. V, p. 3.j2.
— 283 —
à la g-aîté légère et désintéressée » (1). C'est beaucoup
d'être un Labiche, mais la comédie contemporaine a eu
de plus hautes visées que l'amusement des foules :
elle a prétendu à une sorte d'apostolat.
Aug'ier est le commis-voyageur de la morale bour-
geoise, — de cette bourgeoisie, conservatrice et voltai-
rienne, qui n'aime pas beaucoup les idées et se soucie
peu du style. On a pourtant fort exalté le style du
dramaturge de VA^ienturière... « Ce n'est pas la volonté
d'être hardi qui fait la puissance, — s'écrie d'Aurevilly
le 31 janvier 1868. — M. Augier périt par le langage, ce
langage qu'aucun des critiques de théâtre n'a pensé à
lui contester. . Il écrit un peu plus correctement et un
peu plus chaudement que Picard, car le romantisme de
1830 n'a pas passé impunément sur les natures de Picards
et envoie un peu de sa couleur à leurs grisailles. Mais
c'est toujours, à peu de chose près, un simple poète à la
Picard. Lorsque chez lui la situation s'empourpre, quand
les idées s'élèvent comme dans la tirade sur le bonheur
que donnent l'art et la pensée, on croirait que c'est
l'heure du Poète ; mais on n'a là, toujours là, qu'un bour-
geois qui veut l'être, et qui, comme Ponsard, auquel il
ressemble par tant décotes, ne l'est jamais que pour les
avoués, les notaires et quelques académiciens. » (2).
Sous des apparences plus révolutionnaires, Alexandre
Dumas fils « n'a jamais été et ne sera jamais un poète
comique », déclare Barbey d'Aurevilly le 21 mars 1807,
à propos des Idées de Madame Aubraij. Et le critique
ajoute : « Il n'a pas cette force, cette vis coniica et cette
verve, qui doit être endiablée, et qui est comme Vimjje-
(1) Le Théâtre conlem)porain, t. V, p. 356.
(2) Ibid., tome I, p. 184 et 18a.
— '2S1 -
f(f(o)'ifts ai'dor ih^s poolos (li;iiii;ili(Hi(>s vraiiiKMit piiis-
saiils et lo signe dislinctif (1(> leur siipérierité. 11 (\sl mèine
l'opposé de la verve, celle tVéïiésie (Teelaii-s se succédaiil
coup sur coup. C'est un esprit froid, hi'illant parfois
eoniuie un tihicjon, qui ne se réehaulle pas mémo aux
mots qu'il allume, et qui doit souffler longtemps pour les
allumer. C'(>sl un espiit volontaire, mais sec. qui t)'a-
niil/c (l(()is 1(1 pnssio)) . et qui souvent y a trouvéun petit
lilon qu'il gratte et regralte sans le pui-ifier; mais c'est
là loul. Avec cela on peut faire un drame, mais on n(>
fait pas de comédie. » (1).
Barbey d'Aurevilly sesentplus d'inclination pour Henry
Becque dont il a, le premier, mis en lumière le rare
talent. '< Son Michel Paiipcr, — dit-il le 20 juin 1S70, —
a, théâtralement, beaucoup de défauts, et c'est peut-être
à cause de cela que les vieux routiei's de l'analomie
théâtrale, qui s'occupent comnitMlu (Irand (Euvre de la
conformation des pièces, ont pensé que colle-ci ne se
meuvrail pas, que ses organes n'auraient pas leur jeu,
que, mise debout et droit sur elle-même, elle tomberait...
La seule chose dont il semblait riche, ce pauvre Pnupcr,
c'était de passion, de force interne, de vie enfin ! Seule-
ment, cette vie était si brutale et si dure, et parfois si
grossière, qu'elle épouvantait eycore, pour son compte,
les vieux routiers, aux queues pei'dues dansles batailles,
des Directions ordinaires, les vieux chicaneursd'anatomie,
qui sont aussi des peureux devant la vie, quand elle est
violente, osée, inflammatoire, et qu'elle ne leur demande
pas la pei'mission de circuler sans congestion et d'après le
petit ti'ain-ti'ain îles lois conmies... L'o'uvre de M. Becque
est un de ces êtres mal conformés, mais qui ont la vie, ce
I Théâtre conlemporain, t. I. p. 7(;.
- 2cS5 —
don de la vie, qui n'est pas loul, mais qui vaut mieux que
tout, et dont nous ne savons rien, sinon — qu'elle est !...
Pour ce qu'il a fait, je l'aime, ce jeune homme, et j'en
auiiure bien » (1). 11 est certain que la manière de Becque
se rapprochait davantage de l'esthétique de Barbey
d'Aurevilly que le genre académique d'Augier et de
Dumas.
Si les Maîtres de la scène contemporaine n'ont pas
trouvé grâce auprès du critique normand, on pense bien
que sa main vigoureuse n'épargne guère les personnages
de second plan. M. Sardou, par exemple, n'est, pour lui,
« qu'un mélodramaturge mêlé de vaudevilliste, qui
panache le vaudeville avec le mélodrame et pomponne
le mélodrame avec le vaudeville » ; il y apporte une
« grande adresse »: c'est « un tisserand, un remueur de
navette dramatique » (2). Naturellement, d'Aurevilly
préférerait '< quelque maladroit de génie » (3). Edouard
Pailleron, « genre de Buloz » — (le proscrit de la Revue
des Deux-Mondes ne saurait oublier ce titre) — n'est
qu' « un Feuillet d'un vélin peut-être moins satiné que
celui qui plaisait tant, littérairement, à l'impératrice
Eugénie » (4). Barbey d'Aurevilly serait disposé à plus
d'indulgence à l'égard de Meilhac et d'Halévy qu'envers
les précédents pontifes du théâtre, si les auteurs jumeaux
de la Belle-Hélène ne gaspillaient tant de talent et
d'esprit en des genres inférieurs qui sont indignes d'eux.
En somme, — pas plus que la philosophie, l'histoire et
le roman, — le théâtre contemporain ne satisfait l'aris-
(i) Théâtre contemporain, tome IV, p. 2 et 3;
(2) Ibid., t. I, |i. o6 et siiiv.
(3) Ibid.. t. I, p. lO.
(4) Ibid., t. IV, p. 351.
— 280 —
tocrate des iiges révolus que lui It^ poète de V Ensorcelée .
11 n'y a guère quo la poosio (juil aiiiu\ au XIX*^ siècle, —
et encore, avec quolles reslriclioiis! Sans doute, étant
donné son lenipéranienl, il n'était pas apte à exercer
d'une ànie calme et sereine celte redoutable magistrature
de la crilique. Aussi n'y a-l-il pas lieu do s'élouncr que
son influence, déjà com})r()niiso par rardcnle i)erson-
nalilé de ses créalions" romanlifiuos, ail presque lola-
loiutMil sombré, le j(un" où lîarl)t\v d'Aurevilly s'inslilua
juge des œuvres et des honnnes de son époque.
CHAPITRE XI
L'Influence de Barbey d'Aurevilly
LES PREMIÈRES CONQUÊTES ! TREBUTIEN, MAURICE
ET EUGÉNIE DEGUÉRIN. — ROGER DE BEAUVOIR.
— LES COLLABORATEURS DE LA Recue (lu
Monde Catholique. — paul de saint-victor.
— CHARLES BAUDELAIRE. — XAVIER AUBRYET
ET THÉOPHILE SILVESTRE. — GRANIER DE CAS-
sagnac et le Réveil . — la phalange du
Nain Jaune. — jules vallès et léon
CLADEL. — VILLIERS DE l'iSLE-ADAM ET PAUL
VERLAINE. — ERNEST HELLO. — MM. JEAN
RICHEPIN, PAUL BOURGET ET LÉON BLOY. —
MM. HÛYSMANS, ROLLINAT, HARAUCOURT ET
UZANNE. - INFLUENCE DOUTEUSE SUR LE ROMAN-
TISME ET LE RÉALISME. — ACTION CERTAINE
SUR LE SYMBOLISME CONTEMPORAIN.
Une personnalité aussi vigoureuse que celle de
Barbey d'Aurevilly, douée de qualités si hautaines, si
brillantes et si individuelles, affligée de défauts tellement
contrariants et irritants, à force d'être en quelque sorte
soudés à son tempérament et inséparables de sa nature,
ne saurait exercer autour d'elle une action prépondérante
et vraiment utile. Pour avoir quelque influence sur
autrui, sur les esprits environnants, il ne faut point les
— 28S —
dépasser a outrance ni sMsoloi- d'cMiK en une allilude
superbenuMd dodai.uiuMis(\ 11 osl nécessaire i.\o vivre
avec eux, sinon d'une vie intime, du moins en une espèce
de commuiùou intellectuelle. Les solitaires, même U»s
plus grands, — à part (-hateauhriaiul, peut-ètr(\ iTont
jamais l'ait école. C'est pouniuoi l'on ii(> s'ctonnora point
du p(Hit nombre de fervents, de l'anatiqnes et de
disciples, (|u"a iTuconlivs sur sa route ou laissés der-
rière lui, a l'abri de son omlii'c puissante, l'auteui- iV fhir
Vieille Mailrcssc et des PropJiètes du Passé.
Pourtant, Userait injuste de dire qu'on ne peut trouver
trace de son passage parmi les contemporains, de IS:^
jusqu'à nos jours. Un homme, connue d Aurevilly, ne
traverse pas impunément plus d'un demi-siecle, — eut-il
pris la précaution de se draper à la Cyrano de Bergerac
dans l'orgueilleux manteau d'un " individualiste », et
jetàl-il un ironique « iwscio vos » à la foule des lettrés,
— sans nuirquer son empreinte en quelques cerveaux
d'élite. «S'il n'a pas eu les lecteurs par cent mille, —
écrivait M. Gustave Geffroy le 20 avril 1889, — Barbey
d'Aurevilly a eu des complices ignores et surs dont les
sensations ont été certainement violentes et ineflaçables.
Si son influence ne s'est pas exercée en étendue, elle
s'est au moins, sur quelques-uns, exercée en profondeur,
et c'a été pour lui, s'il l'a su ou s'il l'a deviné, une com-
pensation du sort ». Ces lignes d'un très clairvoyant
admirateur, qui est un critique éminent, traduisent
l'exacte vérité.
Mais il s'agit de préciser le gem'o d'action pai- laquelle
d'Aurevilly, en s'emparant avec force de maiids esprits
et en faisant la conquête de plusieurs âmes, a maidfesté
sa puissance. On sait l'histoire de ses relations avec le
bibliothécaire de Caen, Trebutien : c'est un des cas les
- 289 —
plus curieux de séduction intellectuelle qu'on connaisse.
Trebutien en était venu à ne plus vivre d'une vie person-
nelle : il vivait, tel un satellite sans éclat, dans la
rayonnante orbite de son ami, il s'ingéniait à emprunter
ses manteaux écartâtes et ne redoutait pas la fougue de
son romantisme. En toutes choses, il le consultait.
D'Aurevilly avait réellement ensorcelé cet esprit docile,
cette ame faible, ce cœur excellent. Toutefois, comme la
pénétrante mainmise de Barbey ne s'est point répercutée
en productions littéraires chez Trebutien et ne s'est pas
fait jour en des œuvres durables, il ne peut en être
question ici.
Autrement profonde et féconde fut, littérairement,
l'influence de l'auteur de Léa et ^'Amaklée sur Maurice
de Guérin. Sainte-Beuve, bien à contre-cœnir et avec
nombre de sous-entendus ou de réserves, a du l'avouer.
« Quand il (Guérin) était au plus bas de ses low spirits,
— dit le critique des Lundis, — combien de fois Barbey
d'Aurevilly surtout n'eut-il pas à le remonter, à faire
résonner à son oreille la voix secrète de son démon !
Aucun de ceux qui connaissent ce drôle de corps, cet
homme d'esprit infecté de mauvais goût, ne saurait
prétendre que son influence puisse être bonne, à la
longue, pour personne; mais re/atiueînent, et pour un
temps très court, Barbey dut être utile à Guérin » (1).
Malgré les réticences et les coups d'épingle de Sainte-
Beuve, on devine dans cette page une partie de la vérité.
Il est certain que d'Aurevilly eut une grande et décisive
action sur le génie de Maurice de Guérin, alors que
fatigué, découragé, pressentant une mort prochaine, le
pauvre poète s'ensevelissait déjà lui-même dans le lin-
(1) Sai.nte-Bkl VE, Causeries du lundi, loiiie XV, p. 32.
19
— 290 -
ceiil de Tapathie. Nous avons, à cet ôganl, le Icinoignage
précis ol fonnol do railleur du CcutaiD-c, ou dos lollros
adinirablos quo son ami le conlniignait, pour ainsi
parler, à écrire; et ce témoignage est infiniment plus
concluant que celui de Sainte-Beuve.
Mais là ne s'arrêta point riufluence de Barbey d'Aure-
villy. Si elle s'était bornée an rôle d'excitant, de stimu-
lant, elle ne serait que secondaire. Or, il est permis de
croire qu'elle s'exer(;a bien plus directement. Rappelons-
nous quo les deux amis s'étaient connus, adolescents, sur
les bancs du collège Stanislas et que dés cette époque
lointaine ils se recherchaient, se comprenaient, s'eni-
vraient des mêmes sensations. En 1828 et 1829, ils
s'échauffent mutuellement, — jeunes rhétoriciens indis-
ciplinés et jeunes philosophes sans maître, — d'un
enthousiasme égal pour les belles formes et les pures
idées. A la fin de 1829, ils s'en vont chacun de son côté,
la mort dans l'àme. Seulement, ils se retrouvent en 1833,
et Jules Barbey captive l'esprit de Guérin avec sa Léa.
Puis, ce sont les éternelles rêveries d'antaa qui recom-
mencent à bercer l'imagination bicéphale de nos « intel-
lectuels » à outrance : de là naît le poème en prose
A'Amaïclée, que Guérin eût pu écrire sans doute aussi
bien et même mieux que son aîné, mais où il n'eût pas
mis certainement tant de clameurs passionnées. L'œuvre
aurait été calme en apparence, quoique sortie toute vive
d'une âme agitée ; elle n'eût pas retenti, vibrante et
chaude, de ces cris déchirants qui hurlent comme la bête
sauvage dans le désert. La passion : voilà, en définitive,
ce que d'Aurevilly a appris à Guérin et ce qu'il la forcé
à exprimer dans ses créations, — non pas la passion
contenue, sourde et immanente, vers laquelle inclinait la
nature dolente et affaissée de l'enfant du Cayla, — mais
- 291 —
la passion qui gronde, qui éclate et qui déborde, exaspé-
rée, en des œuvres tumultueuses et troubles, telles qu'en
rêvait alors le fils des Chouans de Basse-Normandie.
Cette passion ne se fait point jour dans les vers
ou la prose poétique de Maurice de Guérin ; mais elle
passe et retentit, stridente et enflammée, dans ses
conversations avec Jules Barbey et prolonge son écho
dans les lettres où il déversait le trop-plein de son âme.
Les Meniorcmda de d'Aurevilly en font foi, à maintes
reprises. « Les passions commenceraient-elles à se
soulever dans celui-ci ? » note l'auteur d'Amaïdée en
parlant de l'auteur du Cev taure, à la date du 24 juin 1838.
Et plus loin, le 24 juillet, il ajoute: « Le dernier mot sur
sa nature enthousiaste et anti-enthousiaste n'est pas dit ».
Ailleurs, le 30 septembre, je trouve dans le journal de
Barbey cette parole décisive : « Pourquoi Guérin est-il
toujours sans verve et sans entrain chez lui, tandis que
chez moi il se soulève ? » Ah ! pourquoi? c'est qu'il fallait
au malheureux poète, déjà marqué par la mort, un souffle
de feu comme celui du peintre de Léa, pour faire
résonner les plus intimes cordes vibrantes de son être
meurtri. L'ancien .étudiant de Caen, qui prisait tant pour
lui-même le grand air de la liberté, comprit que son ami
avait besoin d'un foyer pour panser les blessures secrètes
de son âme et aviver la flamme de son esprit : il l'amena
peu à peu, comme un enfant timide, vers l'amour : il lui
suggéra les douceurs de la vie d'époux, l'obligea même
en quelque sorte à se marier et à devenir jaloux de sa
femme. Par là, il eût assuré au pauvre oiseau, qui avait
la nostalgie des campagnes natales, une existence de
bonheur, à l'abri des nécessités matérielles et dans une
atmosphère propice au travail fécond, si l'implacable
destinée l'avait permis.
292
Entre toiups, la sœur tic Maurice de ClucM'in. la char-
maiile Eugénie, vient a Paris à l'occasion du mariage
de son frère. Brusquement, elle s'empare de l'imagina-
tion de Jules Barbey, ainsi que le relate eehii-ci dans son
Mcmorandiun du 8 oet(tbre lS:i8. Mais de son côté
rensorcelanl d'Aurevilly lait la conquête sentimentale et
intelleiiuelle de « cette pitMise et nol)le fille », comme il
la nomme. « C'est un beau palais dans lequel il y a un
labyrinthe // prononce sentencieusement la passionnée
vierge de trente-trois ans ; et le mot flatte infiniment
l'amour-propre de l'ami de Maurice. Sur l'heure, les
relations entre ces deu.x; êtres d'élite s'en tiennent là ;
seulement, après la mort de Guérin, l'infortunée colombe
du Cayla, plus inconsolable qu'une veuve, confia ses
chagrins et son éternelle douleur au romancier de
V Amour ImjMssiblc. Eut-elle tort? eut-elle raison? je ne
sais. Toujours est-il que nous devons aux confidences de
la vieille fille éplorée et à la réconfortante amitié de son
correspondant un journal superbe d'intimité loyale et
chaste qui est le plus pur diamant peut-être de l'écrin
d'Eugénie. Il n'y est question que du grand frère défunt
et des tristesses d'une solitude endeuillée : mais on sent
que la pensée du Parisien vivant et bien vivant n'est pas
étrangère aux préoccupations de la belle àme sensible
qui a soif de dévouements ignorés et que, d'un généreux
élan spontané, elle a réservé, — cette sainte rêveuse
émue et reconnaissante de souvenirs inoubliables, — une
large part de son esprit inquiet et simple et de son cœur
attectueux au jeune écrivain égaré dans les épais
brouillards du romantisme.
Ce fut également en l<S:iS que Barbey d'Aurevilly
rencontra le brillant et gai Roger de Beauvoir, déjà
célèbre à cette époque. Plus âgé de deux ans que l'auteur
— 2m —
inédit de Go-inahie, il s'était fait connaître dès 1880 par
de jolis vers et d'agréables chroniques, et, eîi 1837, il
avait conquis les suffrages d'une élite par la Cape et
VÈ%)ée. Les femmes, de leurs doigts légers, lui tissaient
une délicieuse réputation, et il se laissait enivrer de leurs
parfums capiteux, voluptueusement troublants. 11 séduisit
le jeune Barbey, lequel à son tour fit impression sur cet
esprit vagabond. Roger de Beauvoir fut le premier à
lire, en manuscrit, la Bague d'Annibal : il en fut charmé,
ravi. Aussi, quand Trebutien eut édité, à la fin de 1843,
le petit livre de son ami, l'auteur d7/ Pulcinella voulut
posséder ce bijou. D'Aurevilly le lui adressa, avec ces
vers qui étaient un hommage très délicatement flatteur :
Poète de cape et d'épée,
A qui n'a jamais résisté
Ni la Muse ni la Beauté,
Ni la Grâce désoccupée,
Thaumaturge d'amour, qui peux d'une poupée
Faire un démon de volupté !
Tu redemandes cette histoire
Qu'aux temps si fous de mon passé
J'écrivis, un soii', de mémoire,
Avec de l'encre rose et noire
Et la gaîté d'un cœur brisé !
Revois ce portrait d'une femme
Dont le sourire était mortel.
Argile inaccessible aux chaleurs de la flamme.
Corps charmant, mais vide d'une âme.
C'est de la vengeance... au pastel !
Une vengeance... faible chose !
Qui ne rachète rien des maux qu'on a soullerls
- 294 -
Elle s'énerve dans ma iiiose...
Mais comino un fort poison dans ilos parfums de rose,
Klle enivrerait d ins tes vers! (1)
Ces rimes, plutôt faibles, sont précieuses eu un sons :
elles laissent deviner le g-enre de relations intellectuelles
qui s'était établi entre les deux amis et l'espèce de
séduction qu'ils exercèrent l'un sur l'autre. On no sait
trop lequel des deux, — l'aîné ou le jeune, — prit le plus
d'ascendant sur son compag-non de fêtes et de travail.
On ignore également si ce fut Roger de Beauvoir qui fit
la conquête de Barbey d'Aurevilly, ou si ce fut plutôt le
peintre de VAinou/- Impossible qui s'empara de l'imagi-
nation du poète de la Cape et l'Épéc. Il est probal)le
seulement que vers 1838 le Parisien éprouvé ne fut pas
inutile au Normand sans expérience. Mais, en 1843, Roger
de Beauvoir était entré, par la porte triomphale du
Chevalier de Saint-Georges, dans la bruyante célébrité
des salons etdes boudoirs. Il s'y fût peut-être étiolé, si ses
amis, — et en particulier d'Aurevilly, — ne l'eussent
décidé à quitter momentanément le théâtre de ses succès
un peu tapageurs et à s'exiler en Espagne pour en
rapporter bientôt le beau livre qui s'appelle la Porte du
Soleil.
Jusque vers 1847, on retrouve son nom associé à celui
de Barbey, en maintes circonstances d'exploits mondains
(1; Poussières (éd. Lemerre, 18'J7) p. 4!) et 50. — Ces simples vers, à
défaut d'autres preuves, suffiraient à montrer (|ue, — comme V Amour Impos-
sible, Ce qui ne meurl pas et presque tonte l'œuvre du romaneier, — La
liai/ue d'Annibal fut inspirée à llarbey d'Aurevilly par li' souvenir dou-
loureux d'une aventure personnelle. Là, de même que dans la plupart de
ses livres, il s'est « écume le cœur ». Et c'est ce caractère trop « itidividuel «
de ses créations romanesques qui l'a empêché d'esercer sur autrui une
iniluenre pénétrante et durable.
—-295 -
ou de fantaisies littéraires. Mais, à ce moment, sous
l'influence de Raymond Brucker, la vie de l'historien de
Bruînmell prend une nouvelle direction ; et Roger de
Beauvoir ne semble pas apte à s'engager, à l'exemple
de son camarade, dans la voie austère et les étroits
sentiers de l'apologétique. Même des hommes, tels que
Granier de Cassagnac et le vicomte d'Yzarn-Freissinet,
avec lesquels depuis longtemps d'Aurevilly est en rela-
tions d'amitié et qui d'ailleurs sur certains points ont
des principes très fermes (chose tout à fait inconnue au
brillant Roger) ne paraissent point disposés à suivre les
traces pieuses du romancier à'Amaïdée dans son exode
de la dissipation des salons, sa retraite au sanctuaire de
la Société Catholique et ses desseins de néophyte en
quête de luttes ardentes pour la plus grande gloire de
l'Eglise romaine.
C'est donc dans un milieu tout différent de celui où il
s'est agité jusqu'à ce jour, que va s'exercer désormais
l'action de Barbey d'Aurevilly. Ses anciens compagnons
l'ont vu s'éloigner, à regret. Lui, sans hésitation, se jette
en pleine bataille pour Dieu, ses temples et ses autels. Il
devient collaborateur assidu, puis rédacteur en chef de
la Rci'uc du Monde Ccdholique. Il dirige cette feuille
avec autorité, ferme orthodoxie et inviolable fidélité aux
principes ultramontains. pendant les journées troubles
de la Révolution de 1848 : il a les yeux sans cesse fixés
sur le dogme apostolique et inspire de la pure doctrine
des Pères, non-seulement ses propres écrits, mais la
conduite de ses coreligionnaires. Par là, il prend une
place prépondérante dans le mouvement politico-religieux
d'alors, au point d'être nommé président d'un club. Il
met en garde ses amis contre les idées de liberté qui les
entraineraient infailliblement aux excès démagogiques.
— -Axj —
éncrvoraiont leur force qui réside toute eu l'iiitégrité
d'uue loi sans faiblesse et les anièneraieut peu à peu,
presque iuseusiblenient, à une atlilude d'iudépendance
tout à fait eu coutradictiou ou du nioius iuconséqueute
avec les priucipes du Christ, source de l'absolue vérité.
11 impose un freiu aux ardeurs juvéniles qui, en cette
anarchie d'une société bouleversée, ne savent pas se
contenir et menacent de compromettre les destinées
divines d'une révolution bienfaisante. Ainsi, il mérite les
éloges des Jésuites et paie sa dette à l'Eglise avec une
libéralité d'autant plus grande qu'il a à se reprocher plus
d'erreurs dans le passé.
Mais les jours de destruction n'ont qu'une éphémère
durée. Lorsqu'il s'agit de « rebâtir » un ordre social nou-
veau sur les ruines de la Monarchie de Juillet, les fidèles
de la Reçue dit Monde CatholUiac sont impuissants: la
tâche dépasse leurs forces. Alors ils se séparent, sans
espoir de retour en une communauté aussi étroite que
celle qui fit de leurs efforts, pendant plus d'un an, un admi-
rable faisceau d'énergie dépensée en pure perte. Barbey
d'Aurevilly trouve refuge à V Assemblée Nationale,
d'abord, d'où bientôt on l'écarté comme trop encombrant
etoulrancier, puis ii\i\Mode,oi\ il exerce, durant de longs
mois, une autorité prédominante et une sorte de magis-
trature théocratique. C'est alors qu'il écrit ses Prophètes
du Passé, dont le retentissement fut néamnoins peu pro-
fond au sein de l'orthodoxie romaine, et qu'il met
flamberge au vent avec tant d'éclat et de bruit pour la
défense des intérêts monarchiques, des croyances
religieuses, des principes absolutistes. C'est alors surtout
qu'une singulière fortune lui échoit. 11 a le bonheur et
le mérite de découvrir, un des premiers, le rare critique
qui fut Paul de Saint-Victor.
— 297 —
11 l'avait connu en 1S4S, à répoqno où le jeune écrivain
de ving-t-lrois ans était secrétaire de Lamartine. Il Fintro-
duisit à la Mode. « Mon cher ami, — lui mandait-il le
24 septembre 1850, — aux: armes ! Mettez-vous à écrire sur
la pièce jouée dernièrement aux Français votre premier
article delà Mode. Vous pouvez m'apporter cela demain.
Ne soyez pas trop long et étincelez, morbleu, étincelez !
Ne vous astreignez à rien. Causez, soyez charmant, avec
un œillet blanc à la boutonnière. C'est une introduction
qu'il nous faut, et je veux, pour l'honneur de ce que j'ai
dit de vous, qu'elle soit brillante. Je vous ai appliqué le
mot de Mathieu sur Paris : Si la Mode était une bague,
Saint-Victor en serait le diamant. A vous. »(1) L'élève fut
digne du Maître : le débutant tint les promesses de celui
qui s'était porté son garant et sa caution.
Voici, au surplus, — et d'après les confidences de
Barbey d'Aurevilly lui-même, — de quelle manière s'éta-
blirent les relations de l'auteur du Brummell et du futur
critique de Hommes et Dieux. « En 1848, — raconte
d'Aurevilly, — j'étais au café d'Orsay. Je jugeais Hélio-
gabale devant des gens qui se trouvaient là et je disais
des choses à moi que les historiens n'ont pas dites ! Je
voyais, en parlant, un jeune homme de bonne mine qui
m'était inconnu et qui me suivait dn regard. Je l'inter-
pellai. C'était Saint-Victor. Je l'envoûtai ! 11 vint me voir.
Je finissais alors la Vieille Maîtresse; il la connut le
premier. Nous nous liâmes, et. pendant trois ans, nous
vécûmes en frères, l'un déjeunant chez l'autre, l'autre
dînant chez l'un. »
(1) Poui- tous les détails des relations de Saiut-Vlctor avec Barbey d'Aure-
villy, voir le très iutéressant ouvraije de M. Aiidor DEr./AM : Patd de
Saint-Victot-' (Galmaiiu-Lévy, éditeur, 1886).
— 298 —
« Je renvoùtai ! » Le mot pou paraître excessif ; il
n'est que juste. Paul de Saint-Victor fut réellement
ensorcelé par le séduisant ironiste de la Bague cVAnni-
bal. Barbey d'Aurevilly lui fit partager sa passion pour
Maurice' de Gucrin, et, de ce jour, le poète du doitaïur
n'eut pas d'admirateur plus fanatique que l'ancien secré-
taii'c do Lainai'tino. << A \inL;l ans, l'admiration est
contagieuse, — remarque M. Dolzanl. — Maurice conjpta
bientôt un fervent de plus, et Paul de Saint -Victor
écrivait chaque soir, sur ses cahiers intimes, tout ce
qu'il entendait raconter du jeune maître... Son nom
revient constamment sous la plume de Paul de Saint-
Victor et il est assez facile, à cette époque, de démêler la
part d'influence qui lui appartient, non moins qu'a
M. Barbey d'Aurevilly, dans le talentdu jeune auteur»(1).
Il convient d'ajouter que, sur ses calepins, Saint-Victor
notait avec le même enthousiasme des phrases de
Maurice de Guérin et des réflexions, commoiilaires et
pensées de Barbey. Il les confondait tous deux en un
culte commun, — avec quelque faible, néanmoins, pour
le survivant de ces amis de jeunesse qui s'étaient si bien
compris.
Aussi ne s'étonnera-t-on point qu'en octobre IST)!,
lorsque parut VBnsorcelée, d'Aurevilly ait envoyé son
nouveau roman au vibrant criliquo do vingt-neuf ans et
qu'il ait accompagné son envoi de cette lettre significa-
tive : « Mon chei' Saint-Victor, — écrivait-il, — voici mon
Ensorcelée. Vous n'auriez pas, dans la maii) droite, cette
plume el)louissante qui fait feu de diamant sur tout ce
qu'elle touche, que je vous enverrais tout de môme ces
deux volumes, en souvenir des jours passés ! Je ne les
'1; Alidor Df.l/ant. l'nul de Saint Victor (p. 50 et suiv.)
— 299 —
offre pas au feuilletoniste, mais à l'ami, et, — que le
diable emporte entre nous les bêtises de la modestie ! —
au parent intellectuel que j'aime le plus de tous mes
cousins. Quand je vous lis, mon très cher, j'ai des sym-
pathies trémoussantes dans le cours de mon sang qui me
font croire que c'est la même chose que nous avons dans
le cerveau et dans les veines... Voici mon livre, ma
main et mon cœur. Tout à vous ».
Sur ces entrefaites, vers la fin de 1853, Barbey d'Au-
revilly avait rencontré un jeune poète de trente-deux
ans, alors tout à fait inconnu, Charles Baudelaire. Sans
délai, ils se lièrent, sinon d'amitié, du moins d'affinité
intellectuelle. Ils se recherchèrent et se comprirent.
Baudelaire goûta au plus haut point les '< morbidesses »
éparses dans /'.l;>iO«r Impossible, la Bague cl' AnnibaL
Une Vieille Maîtresse, le Dessous de Cartes d'une
Partie de Whist, — cette première Diabolique, parue
en 1850 dans la Mode, — et les Poésies, — les Poussières,
— de l'écrivain normand. Il est infiniment probable que
le satanisme catholique de Barbey inspira plus d'une
pièce des Fleurs du mal : ce qui est certain, c'est que
les œuvres de d'Aurevilly impressionnèrent vivement le
traducteur de Poë et eurent un retentissement profond
sur l'ensemble de ses créations. Autant donc le causeur
des salons parisiens, l'historien des élégances à la
Brummell, le peintre éclatant de V Ensorcelée avait eu
d'attrait sur Paul de Saint-Victor et l'avait enchanté,
autant l'ironiste de la Bague, le catholique audacieux des
Prophètes, le moraliste des perversions passionnelles
d' Une Vieille Ma/tresse séduisit Charles Baudelaire. Le
païen Saint-Victor, qui était « une belle phrase faite
homme v, trouva sa pâture dans les somptueuses et
étincelantes créations du romancier ; le chrétien Bau-
— :m —
delairo. qui élail un siiporlto dôiiioii incarné, se nonri'it
des conceptions diaboliques du fils orlhodoxe do rKt-iiso
romaine.
Barbey d'Aurevilly oui ainsi un disciple de style et un
disciple d'imagination creali-ice, ou, si l'on veut, un
disciple de sensations verbales et un disciple de sensa-
tions morales. 11 ne lui manquait plus, — pour laisser
son empreinte dans tous les genres qu'il avait cultivés,
— que de trouver un disciple d'idées critiques, un disciple
de sensations intellectuelles. 11 l'eut en la pcM'sonne de
Xavier Aubryet. Les Juncnieïils noureaux d'Aubryet
sont conçus selon la manière, à la fois bruyante et
pénétrante, de l'auteur^ des Œuvres et les Jknnmes. En
dédiant son livre à Barbey, le jeune « essayiste >:> de
trente-cinq ans ne fît que reconnaître la dette de son
esprit envers le magistrat terrible et avisé qui, chaque
semaine, rendait ses oracles dans les colonnes du
Pays.
C'est donc de 4848 jusque vers 18G0 que se discerne le
mieux l'empire qu'exerça d'Aurevilly sur de rares cer-
veaux, sur des écrivains aussi dissemblables que Paul
de Saint-Victor, Charles Baudelaire et Xavier Aul)ryet.
Si j'ajoute à cette liste très brève le nom de Théophile
Silvestre, — a qui Barbey dédia ses Romanciers, connue
il avait dédié ses Poètes à Saint-Victor, — c'est que le
critique du Pays eut une influence certaine sur la des-
tinée de ce talent mal équilibré. 11 parvint à le retenir
quelque temps sur la pente de dévergondage intellectuel
où il se laissait si facilement entraîner et lui indiqua sa
véritable voie : les études d'art. Si l'auteur des Artistes
vivants ne sut pas se contenter de sou lot de célébrité
relative dans la presse, il eut du moins le mérite de
rester fidèle à son admii'ation pour le romancier de
— 301 —
V Ensorcelée, de demeurer son héraut parfois trop
encombrant, et de lui rendre aisée, au Nain Jaune, la
publication des Quarante Médaillons de l'Académie.
Pour en finir avec cette époque, il ne faut pas oublier
le groupe du Réœil où, en 1858, Barbe}^ d'Aurevill}'
posséda une autorité indiscutée. Il dirigeait cette feuille
en compagnie de Granier de Cassagnac ; mais il avait un
pouvoir réel jusque sur la personne de son co-directeur.
Il introduisit dans la maison Paulin Limayrac, Silvestre
et le poète Amédée Pommier, un romantique impénitent,
dont la grandiloquence enflammée et les éclats d'ex-
pression rappelaient par plus d'un côté le romancier
d' Une Vieille Maîtresse.
A partir de 18G0, d'Aurevilly est trop engagé dans la
polémique quotidienne pour avoir le loisir de composer des
œuvres, comme Une Vieille Maîtresse ou l'Ensorcelée,
qui puissent exercer une influence quelconque sur les
contemporains et répandre autour d'elles une séduction
contagieuse. Ses amis le délaissent un peu ou se tiennent
à distance de ce guerrier compromettant. Du reste, ce
n'est pas par des livres tels que le Chevalier Des
Touches ou le Prêtre Marié qu'il peut prétendre à
réunir des disciples. Le premier roman est d'un Chouan
de Basse-Normandie et ne saurait susciter beaucoup
d'imitateurs parmi les « déracinés > de l'époque, journa-
listes sans feu ni lieu, chroniqueurs sans patrie, écrivains
sans attache au sol natal. Le second est une belle étude
d'essence strictement catholique, qui, non seulement ne
gagne point les suffrages de la presse, mais n'est même
pas comprise des amis du Maître. Les hommages excep-
tionnels que rendent aux mérites de l'un et de l'autre
un Alcide Dusolier et un Jules Levallois n'ont rien de
commun avec la louange d'un disciple. Ces esprits très
- 302 —
iiidependaiils ne roinitUMil pas an rant»' dos débilenrs
intellecluels de Barbey dWiinn ill.v.
Toutefois, vers 18(>i, lescollalioralours du Nain Jaune
deviennent plus ou moins Iribnlaires de l'auteur de
YEnsorcHée. C'est Théophile Silvestre qui dirige, un
monuMil. la bruyante IVuille iravant-garde. Avec lui,
Barbey fait une entrée triomphale dans la maison. 11 y
coudoie M. Aurelien Sclioll (pii s'émerveille de la conver-
sation empanachée du " Laird », — c'est ainsi (pi'il le
désigne familièrement, — et recueille ses mots. Là encore,
d'Aurevilly fait la conquête des esprits les plus opposés
au sien, tels que Gambotta, MM. Ranc, Isambert, Cas-
tagnary, Eugène Spnller. Mais il a surtout dn pouvoir
sur deux débutants d'une personnalité vigoureuse et
colorée : Jules Vallès et Léon Cladel, — le premier
qu'il nomme « le Sicambre de la misère bravée », et le
second, « un rural écarlate ». Il se sent avec chacun d'eux
des affinités mystérieuses et ne s'en cache point. Et ces
jeunes révoltés, fiers d'un parrainage inattendu de la part
du catholique intransigeant des Prophètes, viennent à
lui, reconnaissants et respectueux. En plus d'une occasion,
Cladel a rendu hommage au romancier CCI! ne Vieille
Maîtresse, qui fut son initiateur aux beautés du terroir,
et Vallès s'est toujours souvenu du « conscrit social »
qu'a l'apparition des Ré/ractaires Barbey d'Aurevilly
avait salué d'un noble geste de gentilhomme.
L'an ISGO, d'Aurevilly attaque violemment les Parnas-
siens. Pourtant, deux au moins de ces poètes récemment
éclos procédaient (Hi-eclement de lui : Villiers de Tlsle-
Adam et Paul Verlaine. Sui- rheure, ils ne se recomiureiit
ni ne s'av(»uèrent pour tels : mais plus tard il firent
amende honorable, — et leur père spirituel aussi. « Notre
niaitre », disait Verlaine en 1S04, parlant du peintre des
- 303 —
Diaboliques dans uu article du Figaro. De fait, le poète
de Sagesse avait puisé dans l'œuvre du Chouan bas-
normand ce catholicisme, à la fois naïf et raffiné, dont
Baudelaire avait déjà fait sa pâture. Villiers de l'Isle-
Adam est un héritier plus immédiat encore de Barbey.
Son mysticisme symbohque est, tout entier, issu de
l'orthodoxie passionnée du Prêtre Mai'ié.
Parmi les autres Parnassiens, non moins dénigrés
que ceux-là par le farouche critique du ISaiii Jaune,
Théodore de Banville, François Goppée, José-Maria de
Heredia, Edmond Lepelletier devinrent dans la suite les
amis de d'Aurevilly : mais ils ne sont point ses débiteurs
intellectuels. Seul, un superbe chef d'école, majestueux
et hautain, ne pardonna pas à son terrible adversaire : il
s'appelait Leconte de Liste. Et cependant, — comme le
remarque justement M. Edmond Haraucourt, — « ces
deux hommes étaient, au fond, de même race », tous
deux, « protestataires endurcis » et « bâtis sur orgueil » (1).
Mais par cela même qu'ils avaient l'un et l'autre une
personnalité ardente et « concentrique », ils ne purent ni
s'entendre ni s'estimer. Il en fut de même, à un autre
point de vue, de Gustave Flaubert, dont Barbey avait
été le précurseur dans le culte du sol natal.
Surviennent la guerre et la Commune. D'Aurevilly se
retire à Saint-Sauveur-le- Vicomte et à Valognes : il ne
sort de son obscurité silencieuse que pour jeter à la face
des austères du boulevard le scandaleux défi des Diabo-
liques. Aussitôt, un petit groupe de « jeunes » l'entoure.
Ce sont, principalement, MM. Jean Richepin, Paul
Bourget et Léon Bloy. L'œuvre de Fauteur des Blas-
jjhèrnes est. selon l'expression de M. Faguet, d'un « pur
(1) Lettre inédite de M. Ednioud Huraucouit (17 novemljie 1900,i.
— 304 -
roiiKiiitique »: mais elle procède bien plus, ce semble,
du romantisme « décadent » de Barbey d'Aurevilly que
du romantisme « classique » de Victor Hugo. Le critique
des Œnn-es et les JIoduhcs fut un des rares à comprendre
le dessein esthétique et moral de M. Richepin : sans
doute aAait-il d'excellentes raisons pour pénétrer d'un
regard si sur les intentions du poète. Quant à M. Bloy,
c'est sur ses débuts de polémiste que le batailleur acharné
des PropJiètes dn Passé veilla avec le plus de soin. 11 le
guida dans ses premières campagnes à Ydiiivri's et
s'applaudif d'un si vaillant disciple.
Mais il ne rencontra nulle part ami plys zélé et auditeur
plus fidèle que M. Paul Bourget. Les vers de la Vie
/»7^^/?/(' paraissent inspirés des poésies de jeunesse de
Barbey d'Aurevilly, plus que de l'œuvre même de Vigny
ou de Baudelaire. Peut-être, à l'heure actuelle, M. Bour-
get ne se souvient-il pas très exactement de ces fleurs
printanières de son esprit adolescent, d'où s'échappait
un pénétrant parfum de nostalgie incertaine et de
confuses tristesses. Près d'un demi-siècle auparavant,
Jules Barbey avait connu ces angoisses troubles, ces
tortures sentimentales. C'est pourquoi il devina si bien
les états d'à me imprécis du jeune poète et pressentit
avec une merveilleuse intuition la précieuse beauté des
fruits qu'ils enfermaient en germe.
11 est donc permis de croire à une influence positive et
sérieuse de Barbey d'Aurevilly sur le talent naissant de
M. Paul Bourgei. — non point sur le critique, qui passait
pour un '< dillettante >/ sans doctrine, ni sur le romancier
qui rêvait alors d'une psychologie sans entraves dogma-
tiques, mais sur le poète delà vingtième année. M. Bour-
get ne songe nullement à répudier ce parrainage, qui lui
fait honneur; mais, à mon sens, il n'en a pas marqué le
- 305 —
véritable caractère avec assez de force. Il montre bien,
par exemple, la réconfortante leçon qui se dégagea, pour
lui. des causeries de « ce charmant conversationniste »,
de la « noble vertu d'indépendance littéraire » et de la
« dignité de travail vraiment irréprochable » par où
d'Aurevilly manifesta sa grandeur intellectuelle et
morale ; seulement il s'en tient là, et ce n'est pas suffi-
sant. Sans doute aussi, il reconnaît la valeur des
principes de critique que l'auteur des Prophètes recom-
mandait à ses amis, quand il leur disait : « J'ai jugé les
livres comme j'ai jugé les passions. Juger, là est tout
l'homme ». Pourtant, est-ce bien par de tels conseils que
l'écrivain normand a eu de l'action sur les esprits éclos à
la vie des lettres après la guerre de 1870 ? On en peut
douter. L'ensemble de l'œuvre de Barbey était de nature
à exercer sur les imaginations un plus séduisant prestige
que toutes les brillantes « sorties » ou les avis empana-
chés du Maître.
Mieux avisé, en somme, me paraît M. Gustave Gefïroy,
lorsque, dans ses Noies cVicn journaliste, il remarque
que le premier grand ouvrage de Barbey d'Aurevilly,
cette Germaine devenue par la suite Ce qui ne mewHpas,
a eu sur les jeunes romanciers de 1880 « l'influence la
plus évidente et la plus directe ». Et le clairvoyant critique
ajoute : « Les romans de M. Paul Bourget ont avec lui
une indéniable parenté. Les décadents symboliques d'au-
jourd'hui l'ont lu, relu et paraphrasé. De combien de vers
et de proses a été l'inspiratrice une phrase comme celle-ci :
« Les camélias du balcon ressemblaient à des désirs
mourants ».
C'est donc, semble-t-il, par son symbolisme romantique
que d'Aurevilly a fait sillon dans les lettres contempo-
raines et y a marqué une empreinte ineftaçable. A cet
20
— m\ —
oc-ard, dos honiniesanssi dissomblablosquoMM. Hourg-et
cl lIiiysHians, Kichepiu el L(k)ii Bloy, Eniosl Ilolh^ et
Elemir Bourges, Octave Uzaniie et Remy de Gouniionl,
Léon Daudet et Edmond Rostand, Maurice Rollinat el
Edmond llaraucourt, Jean Lorrain, Octave Mii'beau el
même Lucien Descaves, sont do sa, race intellecluelle
et de sa descendance littéraire, — sans compter certains
artistes récents de la l'iione, de la Rcrur hJauclic et du
Mcrcio'C de Frmice.
A Rebours Q{ Là-Bas {.\e M. lli'iysmans sont inspirés,
en leur satanisme morbide, des Diaboliques de Barbey
d'Aurevilly. Aussi ne s'étonnera-t-on point que, du
premier de ces romans, le critique du Constitutionnel
ait dit : « .1 Rebours! Oui! au rebours du sens commun,
du sens moral, de la raison, de la nature, tel est ce livre
qui coupe comme un rasoir,— mais un rasoir empoisonné,
— sur les platitudes ineptes et impies de la littérature
contemporaine », et qu'il ait félicité l'auteur d'avoir « de
rame pour son compte plus qu'on n'en a dans le groupe
d'écrivains dont il fait partie » (1). On s'étonnera moins
encore qu'à la suite de cet article M. Hiiysmans ait écrit
à d'Aurevilly une lettre comme celle-ci : « Monsieur et
cher Maître, laissez-moi vous remercier de toute la
bienveillante sympathie qui sourd sous chaque ligne de
cette étude et vous reprocher tout de même aussi de
m'avoir induit au doux péché d'orgueil, car je suis
vraiment fier que mon bouquin, qui ne me paraît pas, —
iiKiiidenant qu'il a paru, — sullisamment équilibré, ait pu
vous inspirer d'aussi vivantes et verveuscs pages >/ (2).
Il est facile, des lors, de pressentir que. sans être un
(1) J. Bahbey i>Aliievii.i.y, Le Conslilulionnet, lundi 28 jiiiilit ISSl.
(2) J.-K.HtiYSM^^s. Lettre inédite (13 aoilt 1884 .
- 307 -
disciple bien avéré du ronuiiieier des Diaboliques ,
M. Hiiysmans reconnaît une dette envers lui.
Plus profonde, certainement, fut l'action de Barbey
d'Aurevill}^ sur le conteur breton Ernest Hello. Le
critique hardi des Plateaux de hi balance et de V Homme
doit maintes idées vibrantes et chaleureuses images à
l'apologiste des Prophètes du Passé ; le mystique des
Pliysionornies de Saints et de la Parole de Dieu a mis
à contribution l'ardent catholique du Prêtre Marié.
« Ernest Hello, — dit d'Aurevilly, — fait de iies Contes
une mise en œuvre dramatique de sa pensée reli-
gieuse » (1). C'est bien ce qu'avait voulu faire aussi
l'auteur de V Ensorcelée. Et lorsque Barbey ajoute que
Hello a « la préoccupation de cette chose terrible, le
mystère », on dirait qu'il songe à lui-même et qu'il dis-
cerne avec bonheur le reflet de sa propre personnalité
dans l'esprit vigoureux d'un disciple authentique et rare.
A un autre point dé vue, M. Maurice Rollinat, le poète
des Névroses, s'avoue tributaire de la pensée de Barbey
d'Aurevilly. Il le salue
Monarque du grand art, paroxyste et hautain,
et clame en sa ferveur d'aède passionné :
Barbey d'Aurevilly, c'est la plume effroyable,
La plume qui fait peur au papier frémissant.
Car elle écrit les mots que lui dicte le Diable,
Avec du vitriol, des larmes et du sans!
Voici, au surplus, de quelle manière M. Rollinat apprécie
l'action du romancier des Diaboliques : « Sans savoir, au
(fl J. Bakbey d'Aurevilly, Les p/iilosophes et les écrivains relir/ieu.r,
3» série, p. 373 (Lemerre, 1890).
— :m —
juste, dansquollo mesure, — dit-il, — je crois cependant
pouvoir prétendre i\\w I)arl)(\v d'Aurevilly a exerce une
véritable influence sur la jeune littérature. Co que je puis
ailirmer, c'est que tous les écrivains et artistes de nia
génération admiraient, goûtaient, recherchaient sa prose
et ses vers, le saluaient comme un maître unique de
1 "imagination et de la verve, do la pensée paroxyste et
du style prestigieux. Pour moi, je le mets avec Baude-
laire et Edgar Poe; à leur égal, il me passionn(\ me
fascine et me hante. J'ai un culte pour ses ouvrages qui
sont mes livres de chevet, les bréviaires de mon esprit...
En somme, Barbey d'Aurevilly, tant par le fond que
par la forme, parla noblesse de son naturel, l'inépuisa-
ble, le neuf et l'imagé de sa conversation, par son génie
tronveur d'idées et de formules toujours évocatrices,
accidentées, surprenantes, a été, sans conteste, le grand
original de son époque. Môme ceux qui, par jalousie, se
taisent à son égard, ont subi l'impression de cette
personnalité nerveuse et mystique, si hautaine dans le
mépris, si fondante dans la bonté, d'une distinction sou-
veraine, d'un art sorcier, tout à la fois d'une modernité
suraigne et du plus fastueux romantisme » (1). Et
M. RoUinat parle, avec complaisance et gratitude, du
« frisson » que les Diaboliques firent passer dans son
âme.
Poui- corriger ce que cet enthousiasme d'un disciple
ému pourrait [ivoir d'excessif, il est bon de s'adresser à
un juge très calme, qui est en même temps un admi-
rateur fervent, M. Edmond llaraucourt. '< J'ai beaucoup
connu Barbey d'Aurevilly, — écrit-il. — Je l'aimais,
car il était bon, sous son apparence impitoyable, et fut
(l) Lettre inédilc de M. Maurice Rolliiiul (14 juillet 1900).
- :309 —
un grand artiste. Sa vie était belle et austère, et son
attitude était dim exemple confortant. Plus par cette
attitude encore que par son œuvre , il agissait sur
nos jeunes esprits, et cette petite existence d'un grand
homme nous impressionna comme un conseil. Il fau-
drait dire sa vie misérable, une misère en dentelles,
le contraste d'une double aspiration : le protestataire
en révolte contre son époque, qui, insuffisamment
payé par elle, affecte de n'être point payé, et fait
montre et ^.fait gloire d'une misère injuste ; puis, en
face, l'élégance du gentilhomme romantique qui veut
tout en beauté, son esprit et son corps, et qui met des
fanfreluches à ses haillons. Et ces deux choses ne sont
pas en lui contradictoires, mais corollaires ; il n'y a point
là d'inconséquence, mais au contraire confirmation d'un
vœu par l'autre, puisque tous deux procèdent du culte
orgueilleux de soi et du dégoût qu'inspirent les vilenies
mondaines. C'est par cela qu'il nous touchait surtout » (2).
La même note, un peu accentuée cependant, est donnée
par M. Octave Uzanne. «Je ne pourrais guère, — dit
M.Uzanne,— préciser l'influence positive que Jules Barbey
d'Aurevilly exerça sur les jeunes écrivains de son temps :
cela me semble difficile à analyser et à doser. Je le
voyais à la même heure que Paul Bourget ; et ce qui
semble s'être davantage dégagé de cet incomparable
causeur, c'est la sérénité de sa noblesse morale, de sa
chevaleresque nature, de son admiration pour tout ce
qui s'élevait au-dessus d\i vil intérêt ou de la bassesse
courante. Ce fut bien, dans les Lettres, le chevaher sans
peur et sans reproche, le gentilhomme pauvre qui
exaltait encore sa pauvreté, sa noblesse, son dédain des
(2) Lettre inédite de M. Edmond Haniucourt (17 novembre 1900).
— 131 0 —
niédiocraties, par le contraste de sa vie qui, poui- tout
autre que lui, eût apparu coinuie nécessiteuse et aflli-
g-eante. D'Aurevilly lui, pour ceux qui raprochèrenl, le
plus Miira<nileux semeur do j)ierreries, de hcaulés. le
plus étourdissant lisoiiueur (/c soleils qu'un crotjait
éteints. Il était ruisselant d'idées, de paradoxes, d'anec-
dotes, de moralités, de haute philosophie. Comment dire
son influence ? Il émerveillait, il étonnait; on allait a lui
comme au dernier chevalier errant des ci-oyauf's lille-
raires, comme à l'apotre convaincu de la llelitiion des
Lettres. Il magnifiait tout C(> dont il parlait ^>. (1)
Linfluence de Barbey d'Aurevilly parait non moins
profonde sur les polémistes violents qui s'appellent
MM. Octave Mirbeau, Léon Daudet et Léon Bloy, sur les
ironistes à l'emporte-pièce que sont MM. Jean Lorrain et
Remy de Gourmont, enfin sur un romantique attardé
qui eût pu devenir, s'il l'eût voulu, très puissant,
M. Joséphin Peladan. Les poètes du symbolisme psycho-
logique ou plastique. Croorges Rodenbach, Albert Samain,
Gabriel Vicaire, MM. Henri de Régnier, Jean Ajalbert,
Emile Michelet, Robert de la Villehervé, Fernand Greg-h,
Charles Guérin et André Rivoire doivent beaucoup
également au poète superbe des Nénuphars et au
prosateur, élincelant comme un poàle^dW i/ia'i'tée et des
Diafjoliques.
Lu jeune critique île la l'iume écrivait le l""" avril ISKS,
à propos des œuvres posthumes de Barbey d'Aurevilly :
« ...Si l'on s'étonne de l'attention que j'apporte à ces
publications, je répondrai que mon devoir m'a paru m'y
obliger, à cause du silence dont « les jeunes » d'il y a
vingt ans persistent à recouvrir celte survie d'un homme
1 LfUiL- iiif.lilo iJr M. Oil.ivc L/..iiiiie 7 mai l!tOO .
— 'Mi —
qui les aida autrefois dans leurs premières lulles et qu'ils
oublieut maintenant qu'il ne peut plus leur servir. Sans
doute, ils pensent que les vivants sont en bien trop grand
nombre pour qu'ils aient le temps de songer à des morts,
même à ceux qui leur témoignèrent de l'intérêt et de la
bonté. Ils jugent cette reconnaissance inutile, et lorsque
Barbey d'Aurevilly eut disparu de l'existence, ils enter-
rèrent leur gratitude avec lui. Leur mémoire ne se
souvient plus du jour où, la plupart échappés de leurs
provinces, ils coururent vers Paris frapper à sa porte
hospitalière et solliciter de sa bienveillance un encoura-
gement à leurs espoirs. 11 leur était un merveilleux
exemple d'indépendance, fière de toute sa solitude et de
toute sa pauvreté. II était celui qui n'abdiqua jamais une
seule de ses convictions en ce siècle où vraiment, ainsi
qu'il le disait, il était venu trop tard, lui, l'homme de foi
et d'héroïsme en une époque de veulerie et de scepti-
cisme, intrépide chevalier de ses croyances, debout
jusqu'à la fin pour les défendre avec le glaive de son
esprit qui était terrible et la cuirasse de son mépris que
les plus atroces injustices ne parvinrent pas à enta-
mer» (1).
En définitive, — et pour résumer tous ces jugements,
au fond presque identiques, d'hommes fort différents, —
il semble bien que l'influence de Barbey d'Aurevilly sur
son temps ne se soit pas manifestée très profondément.
Elle s'est exercée, vers 1835, impérieuse et décisive, sur
l'esprit maladif de Maurice de Guérin. Vers 1850, elle a
marqué de son empreinte de jeunes talents aussi dissem-
'!) Louis DE Sai.nï-Jacqles. — Ej-perllses {La l'hune, 1" .iMil 1S98,
|.. 207).
— 'M'2 —
1)lal)les que ceiw do Paul do Saiul-Viclor, Charles
Baudolairo ot Xavier Aubryel. Kiiiiu, à partir do 1S75,
elle a rayouué. eparso ot coufuso. à travers les essais
souvent iiK'ortaius ot troubles des nouveaux venus à la
vie intellectuelle. Mais ce n'est pas la, a proprement
parler, une influence directe et positive, telle que s'en
arroge un chef d'école. Elle n'agit qu'interinittenle et
lointaine, comme s'il y avait une haute muraille entre la
pensée du Maitre et l'esprit des disciples, — avec
quelques ouvertures seulement pour laisser filtrer de
temps à autre un rayon de lumière.
Barbey d'Aurevilly ne pouvait être suivi, on toute
sécurité et en pleine connaissance do cause, dans les
voies où il s'était engagé. Romancier, il s'était fait du
roman une conception très personnelle, aristocratique et
normande. Poète, il §'était retiré voluptueusement en la
'< tour d'ivoire >/ de son àme, inaccessible à autiui.
Critique, il s'était armé de l'épée du gentilhomme et de
la croix du catholique pour combattre et maudire tout
ce que son siècle admirait et adorait. Comment dès lors
eùl-il pu prétendre à une action durable et incontestée
sur les destins de la littérature au XIX"" siècle ! Il recon-
naissait pour parrains intellectuels, — lui qui ne voulait
dépendre de personne, —Joseph de Maistre et Honoré de
Balzac. Or, ceux-là mêmes qui ont le plus écouté l'auteur
des Prophètes du Passé, les Saint-Victor et les Baude-
laire, étaient loin de s'avouer les disciples de ces illustres
demi-dieux d(^ la pensée française. A i»ius Imlc raison,
lesaulres contemporainsde Barbey ii'élaienl pas (jisposi's
a faire accueil a toutes ses admirations
Il résulte de là qu'en réalité d'Aurevilly a eu beaucoup
plus de prestige auprès des écrivains de son siècle par
la majesté de son attitude que par la pénétrante beauté
- 313 -
de son œuvre. Dans son œuvre, ce qui a le plus séduit,
c'a été les productions mal équilibrées d'une jeunesse
romantique a l'excès, et non les admirables créatioas
d'uue maturité lente à venir et d'autant plus parfaite.
Des romans, comme V Ensorcelée et le Chevalier Des
Touches, qui sont des chefs-d'œuvre, ont obtenu peu de
succès, parce qu'ils étaient d'une personnalité concen-
trique et inimitable. Des livres, comme Amaïdée et Ce
qui ne meurt ims, ont rencontré plus de faveur dans le
monde des lettres, parce qu'ils traduisaient mieux les
aspirations imprécises et confuses d'un adolescent en
pleine fièvre de romantisme exalté.
Et, à vrai dire, ce n'est peut-être pas plus par son
romantisme même, très original en somme, que par son
réalisme extrêmement personnel, que Barbey d'Aure-
villy a eu quelque action sur la littérature contemporaine.
Les romantiques attardés, qui cherchaient un maître ou
un guide, — ou seulement une voie à suivre, à défaut de
traces bien certaines laissées par leurs aines, — avaient
mieux à faire qu'à jeter leur" dévolu sur des ouvrages
tels que la Bague cVAnnihal, V Amour Impossible,
Germaine ou même les Diaboliques. D'autre part, les
réalistes ne pouvaient se contenter du réalisme trop
« individuel » du romancier de Y Ensorcelée ; ils repro-
chaient à ce réalisme de n'être constitué que de trois
éléments un peu démodés : l'aristocratie, le catholicisme
et le culte du terroir.
C'est bien plutôt, seuible-t-il, par le «symbolisme»
innnanent de son œuvre, par toutes ses aspirations
immatérielles traduites sous forme sensible, que d'Aure-
villy a manifesté son empire sur des intelligences d'élite
et marqué son empreinte sur de rares cerveaux. A cet
égard, de petits poèmes en prose, comme il en a composé
— m 4 -
:i ditlerontos époques do sa vio, dans sa joiuiosso, dans
son aii'O inùr t'I jusque dans sa vieillosse, onl allirnié sa
niaîlriso aux yeux desconleniporaius d'une manière plus
tangible que ses romans i\o longue haleine.
Voici, par exemple, un <^ i-ylhme oublié », daté de
iXM'). Il a sùi-enu''nl inspiré plus de poésies aux « déca-
dents // (raujourd'liui. (pU' le roman ii'/'nr Vieille
Mdih'L'ssr n'a suscite d'imitateurs.
« Quand lu me reverras au milieu du monde, no me
" regarde plus et écoute-moi moins encore. Ce n'est pas
« ainsi que j'étais autrefois, ce nest pas ainsi que tu m'as
" aimé. Le monde ne m'a appris qu'à être un esprit léger
« et frivole. Pour vivre avec ses favoris el ;i l'aigri de
« coups trop tôt reçus, il m'a l'aliii l'aiiier sur tout el
« mentir avec g-ràce, il m'a fallu me croiser quatre
« grities de lion sur le sein... Quand lu me reverras
" seul, ne cherche point dans l'amer dédain du sourire
'< les vestiges d'un changement qui ne menace pas ton
« amour. Je serai heureux auprès de loi. — heureux
" d'un bonheur comme tu sais le donner, quoique je l'aie
" reçu avec plus d'ivresse. Ce n'est ni t:i faute ni la
" mienne, si les jours passés ne sont plus. En s'en allant
« ils onl emporté toutes les joies, n'en laissant qu'une,
« mais la rendant amère, celle-là que ni le temps ni le
'< monde ne pourrait à présent nous ravir... 0 Clary !
« loi qui m'es restée quand l'oubli entraîiuiil tous ceux
" que j'aimais loin de moi. si tu ne me retrouves plus tel
«« que j'étais, pleure sur moi, pleure sur nous deux;
'< mais ne pleure pas sur notre amour, puisqu'il habile
« encore ce cceur déchiré el froidi. Quand la nu)rt nous
« aura frappés, il pourra disparaître comme nos pous-
« sières, mais il ne cessera pas de subsister. Dussions-
« nous ne pas nous revoir, ce qui fut moi te restera
- 3ir, -
« fidèle, et, si c'est un rêve, je veux; rêver que nous nous
« aimerons ». (1)
En 1857, Barbey d'Aurevilly écrivit Lt'.v Yeux Camé-
léons, que Baudelaire admirait fort et dont il s'est
certainement inspiré en plus d'un de ses poèmes.
« C'était une de ces nuits comme nous en passons...
« Celle que nous détestons tous deux, mais qui, Elle !
« nous aime, la hanteuse de nos chevets, rinsomnie,
« vint s'asseoir à C(jté de moi, et se mit à me regarder
« avec ses yeux si g-rands, si mornes et si pâles, — ses
« yeux si démesurément ouverts et qui, par un magné-
« tisme implacable, dilatent les yeux qui les regardent
« et les empêchent de se fermer Vous n'avez pas
« toujours été de cette pâleur de fantôme, ô yeuxinfati-
« gables de l'Insomnie ! Vous n'avez pas toujours été
'< béants, stupéfaits, immobiles. Vous avez parfois
« baissé la paupière. Vous avez eu l'éclat, le mouvement
« et la vie. Je vous ai vus, — il n'y a pas si longtemps
« encore ! — pointer mes nuits de vos lumières, plus
« beaux, plus scintillants, plus nuancés que ces astres
'< qui ne dorment pas non plus sur nos têtes et qui sont
« les yeux des horizons !... Tous les yeux des femmes
« qu'on aima, passaient, reflets de souvenirs, veloutés
« par le passé et divinisés par l'impossibilité des
« caresses, dans les miroirs ardents de tes yeux de
« caméléon, ô Insomnie ! et nous y retrouvions jusqu'à
« leurs larmes ! » (2)
Cinq ans auparavant, eu janvier iSôv?, d'Aurevilly
avait composé celte romance d'an symbolisme touchant,
(1) Ri/lhmes oubliés (éd. LeinLMfo, 1897, p. a et 6}.
(2) Ri/lhmes oubliés (éd. Lemi'iir, IS'JT. p. 10 et siiiv
— 316 —
que Trebutien publia dans le vohiino de Poésies paru à la
fin do rannéo isni :
Néiiu|ilinr.s hlaiics, Ci l.vs des caii\ limiiides,
Neiijo nioiifaiit du fond de leur fizur.
Qui, sommeillant sur vos tiges humides,
Avez besoin, pour dormir, d'un lit pur ;
Fleurs de pudeur, oui ! vous êtes trop fières
Pour vous laisser rueillir... et vivre après.
Nénuphars blancs, doiinez sur vos rivières.
Je ne vous cueillciai jamais!
Nénuphars blancs, ù fleurs des eaux rêveuses,
Si vous rêvez, à quoi donc rùvez-vous ?...
Car pour rêver, il faut être amoureuses.
Il faut avoir le cœur pris ... ou jaloux ;
Mais vous, 6 fleurs que l'eau baii^ne et protège.
Pour vous, rêver... c'est aspirer le frais!
Nénuphars blancs, dormez dans votre neiire !
Je ne vous cueillerai jamais !
Nénu()hars blancs, fleurs des eaux engouidies
Dont la blancheur' fait froid aux cœurs aidtMils,
{i»\ vous plongez dans vos eaux détiédies
Quand le soleil y luit, Nénujihars l)lancs !
P«estez cacljés aux anses des rivières.
Dans les brouillards, sous les saules éjiais...
Des fleurs de Dieu vous êtes les dernières !
Je ne vous cueilleiai jamais ! (1)
Jusqu'à la fin do sa vie, Barbey d'Aurevilly conserva le
culte de ce symbolisme attendri par où il a manifesté
rimpérissable puissance de ses nostalgies mélancoliques.
Imi 1X8(3,. il écrit ces vers :
(1) Poésies (éd. Trebutien, 1851). — Poussièreii (éd. Lemerre, 1897,
p. 5.3 et 54).
— 317 —
Tête pâle de raa Chimère
Dont j'ai, sans la comprendre, adoré la jiàleur.
Tu joins donc maintenant à ce premier mystère
Le mystère de ta roui.'-uur !
Le vermillon soudain qui te prend au visasre.
Quand, ce visage aimé, tu le tournes vers moi.
Est trop brûlant, trop noir, et roule trop d'orage.
Pour être de ton sang, ma Chimère au cœur froid.
Aussi bien, le voyant, je me dis et je croi
Que c'est mon propre sang qui passe et monte en toi ! (1)
C'est par de telles œuvres, bien plus que par les longs
romans et les nouvelles, où Barbey d'Aurevilly croyait
avoir assis sa renommée future, que le poète de Pous-
sières a fait sillon dans la pensée contemporaine. Il a
dégagé des brumes romantiques de sa vingtième année
ce symbolisme profond et audacieux, qui ne recule ni
devant l'éclat des images ni devant la hardiesse des
idées. Et ce même symbolisme a donné un reflet de
poésie lumineuse et douce à ses tendances réalistes qui
sans cela eussent aliéné au peintre de V Ensorcelée, trop
violemment aristocratique et catholique, bien des sym-
pathies d'esprit et de cœur. D'un mot, son symbolisme
psychologique et sentimental l'a sauvé des excès de son
romantisme empanaché à outrance et de son réalisme
emprisonné dans les doctrines du passé. Et l'admiration
des «jeunes », tourmentés d'inquiétudes confuses, broyés
par la vie et cherchant dans l'idéal des symboles' un
refuge contre les misères du présent, l'a vengé des
dédains de certains romantiques et de la plupart des
réalistes.
Mais ce côté si captivant de la physionomie de Barbey
d'Aurevilly ne pouvait être aperçu ou seulement deviné
(1) Poussières (éd. Lemerre, 1897), p. 83.
- :ns —
parles hommes de son Icmps. L'auleiir des Diaholiimcs
el (le (\' (jifi ne mcnrl jxis avait placé son idéal trop
haut. — trop à l'écart dos préoccupalidiis modernes et
trop à distance de la foule. — pour exercer sur son
époque une influence décisive. 11 est permis de croire
que cette action d'un ancêtre du symbolisme sur quelques
intelligences d'élite, — action déjà manifeste à l'heure
présente, — sera plus sensible encore dans l'avenir. En
attendant, la critique, par son silence même plus que
par ses verdicts, a cruellement montré a Barbey d'Au-
revilly qu'elle ne le comprenait pas.
CHAPITRE XII
L'Opinion des Contemporains
LE JUGE JUGÉ. — L'Amour Impossible ET la Re-
vue (les Deux-Mondes. — philarètechasles,
LERMINIER ET LOUIS VEUILLOT. --- HIPPOLYTE
RIGAULT. — ARMAND DE PONTMARTIN.— SAINTE-
BEUVE. -PAUL DESAINT-VIGTOR, XAVIER AUBRYET,
THÉOPHILE SILVESTRE, JULES LEVALLOIS ET
ALCIDE DUSOLIER. — FRANCISQUE SARCEY, PAUL
BOURGET ET JEAN RICHEPIN. — CHARLES BUET
ET LÉON BLOY. — DÉSIRÉ NISARD, ERNEST HAVET,
J -J. WEISS, HENRY HOUSSAYE, JULES CLARETIE,
THÉODORE DE BANVILLE, ROBERT DE BONNIÈRES,
OCTAVE UZANNE. — EMILE ZOLA. — GUSTAVE
GEFFROY, MAURICE TOURNEUX, VICTOR FOURNEE.
— JULES LEMAITRE ET ANATOLE FRANCE. —
FRy^NÇOIS COPPÉE. — LE R. P. CORNUT.
Barbey d'Aurevilly n'a pas été un critique tendre,
bienveillant et amène. Il devait, dès lors, se douter que,
par un juste retour, ses confrères, contemporains et
successeurs, ne lui seraient pas très doux. Il appréciait
autrui sans indulgence, selon les lois et souvent les
caprices de son tempérament. Quoi d'étonnant si la
critique, s'inspirant de l'exemple de ce magistrat terri-
ble et lui appliquant les règles qu'il préconisait lui-même.
- 320 -
ne se soit pas toujours inclinée devant les mérites supé-
rieurs d'Une Vieille Maîtresse et des Prophètes du
Passé! On ne pouvait nier la valeur de ces œuvres ; on
les a volontairement méconnues. Au lieu de les discuter
(ce qui eût ravi l'auteur) on les a rejetées dans l'ombre
el (Milourées d'un silence épais. La critique s'est vengée
des dédains de rai'islocrate, en feignant d'ignorer jus-
qu'à l'existence do plus do trente volumes où il avait
affirmé sa puissance intellectuelle.
La liste n'est donc pas longue des études et commen-
taires dont les ouvrages de Barbey d'Aurevilly ont été
l'objet. De son vivant, il n'y a peut-être qu'une dizaine
d'essais, qui soient dig-nes de mention. Ce n'est qu'après
sa mort qu'on a commencé de rendre justice au roman-
cier de VB)isorceiée, au poète de Poussières, au^pourl'en-
deur des Bas-Bleus.
Un des premiers articles importants qui lui aient été
consacrés parut dans la Revue des Deux-Mondes le
1" juin 1841. Si je le reproduis ici intégralement, c'est
qu'il laisse entrevoir les bonnes dispositions qu'à cette
époque les contemporains témoignaient au jeune écri-
vain. « L'Amour Imjiossible, chronique parisienne, par
M. Jules Barbey d'Aurevilly, — dit la notice de la Revue,
— est un petit roman très spirituel, très raffiné, très
moderne, dans le genre de M. de Balzac, quand il
observe, ou plutôt de M. Charles de Bernard. L'auteur,
en beaucoup de pages brillantes, et eu plusieurs situa-
tions très bien saisies, est déjà passé maître. 11 s'agit
d'une femme à la mode, d'une lionne qwi vole sou amant
à une autre femme de ses amies, et qui, pourtant, n'en
profite guère ; car elle et lui sont blasés, et ils ont beau
faire, ils ne peuvent s'aimer. Le style, le langage, le
costume et les mœurs de cette nouvelle sont du dernier
- 321 —
moderne ; la mode y joue un grand rôle, le Jargon n'y
est pas étranger. Uaiiteur fait preuve d'assez de fonds
et de talent propre, pour devoir se débarrasser au plus
vite de ce qu'il y a d'étrange et de passager dans ces
dialectes qui ne durent qu'une ou deux semaines ; il
peut, en étant plus simple, prétendre à des succès
durables. Il y a des scènes charmantes, le moment, par
exemple, où M™^ d'Anglure, la femme volée, entre à
l'improviste chez sa rivale pour lui reprendre Tamant
déjà tombé à ses genoux et qui n'a que le temps de se
relever. M'"' d'Anglure, douce, pure, aimante, espèce de
beau camélia blanc élancé, un peu sotte, disent les
méchants, mais passionnée, est une heureuse figure.
Elle meurt de douleur. Sa brune et flère rivale, M'"^ de
Gesvres, est un peu trop peinte en panthère et a trop de
ccunh)'iircs ; faite comme elle est, et fait comme l'est
aussi M. de Maulévrier, on ne comprend pas pourquoi,
tout en croyant Tamour impossible, ils n'en poussent pas
l'expérience jusqu'au bout; c'est là, dans la conclusion
de la nouvelle, une grave invraisemblance. Je soupçonne
l'auteur, qui m'a l'air très expérimenté, d'avoir dissi-
mulé à cet endroit et de n'avoir pas voulu tout dire.
Quoiqu'il en soit, il amuse, il intéresse, il impatiente
quelquefois par excès de trait et d'esprit, il n'ennuie
jamais ».
L'article n'est pas signé ; mais, à certaines caresses
d'expression, à certain « velouté » de style, on n'est pas
éloigné de reconnaître la main de Sainte-Beuve, — du
Sainte-Beuve d'avant le second Empire. Toutefois, il est
difficile de déchirer avec assurance le voile de l'ano-
nymat où s'est caché le critique. Je ne crois pas que
Barbey d'Aurevilly fût alors en relations assez suivies
avec le maître des Lundis pour qu'il eut chance d'arra-
21
— 322 —
cher même un entrefilet ;'i sa bienveillanee très pnreiino-
nieuse et ù son enipressenicnl douteux. J'incline plutôt à
iitlribuer les lignes qu "on vient de lire à la plume alerte,
coquette et toujours prèle, de Philarèto Chasles quo l'au-
teur de VAuiOitr Iinpossih/r avait rencontré dans maints
salons et avec lequel il sympathisait (1).
C'est un précieux encouragement, au dclnil d'uiK^
carrière, quo de recevoir de la critique pareil accueil
très llalteur, môme mélangé de réserves et tempéré do
conseils. La cordiale poig-née de main de quelque aine
ou d'un contemporain déjà notoire, voilà, pour un jeune
écrivain, la meilleure des récompenses et le stimulant le
(1) CiOS lisriios étiiit'iil l'ciitcs, (|n;iiiil j'.ii rerti Oôinmiinicitiiiii du l.i k'Iln;
siiiv.uilo ailressi'O par ilaihcy irAiiri\ill> a IMiilarclc Chasles:
« .Monsieur,
« Un de mes meilleurs amis m'a conté ipie vous avii/ lu V.inioiir
Impossible et (|u"il vous |»laisait il'eii dire un jieu de hien, ce ijui me |dait
infiniment, à moi. De tontes les persimnes que je lis et «lue j'admire, vous
êtes très certainement celle dont j'eusse le plus drmamlé l'apprcibatiiin si
j'avais cru jiouvoir l'obtenir.
'< Permettez-moi donc, monsieur, de vous oM'rii- un exemplaire de mon
jietit li\re. C'est un rcmerctmctit et un liommape. ,1 loul seif/neitr, loitl
honueur ! dit le pioverbe : il est bien juste (|u'un romancier olFre son livre
à un docteur en romans.
« Si je ne craignais le souvenir de la scène d'Oronte, je souliaiterais <jue
VAmoiir Impossible rendit très possible une amitié entre nous. Mai» au
moins, monsieur, puis-jc esiiérer iju'il rendra possible de vous exprimer
mieux que dans un iiillet tracé à la lii\le la svmpathie que vos écrits ont su
m'inspircr pour votre personne, de|tuis longtemps.
« En attendant, a^M'écz, Monsieur, l'assurance île ma eunsideralion très
distinguée.
« Jules-.\. Bahiikv n'Ai hkvh.i.y,
10 bis, rue Ville-l'Kvèquc ».
Celte lettre ne porte malheureusement pas de date ; mais elle fut écrite
certainement peu de lenqis après l.i publication de VAmoiir Impossible.
— 323 —
plus infaillible. De ce jour, le néophyte se prend à avoir
confiance en lui-même et à espérer des succès nouveaux
plus décisifs encore. Mais quelle désillusion, quel motif
de désenchantement, lorsque, la première gerbe de
fleurs une fois fanée, une autre gerbe ne la remplace pas
et qu'au lieu des capiteux parfums de l'éloge on n'a plus
à respirer que l'acre odeur du dénigrement, ou, — ce qui
est bien pis, — l'air raréfié du silence presque absolu.
Telle est pourtant la mésaventure qui fut infligée à
Barbey d'Aurevilly : tel fut son sort jusqu'à la fin d'une
longue existence. Les démêlés du romancier normand
avec François Buloz, à propos du Dandysme et de Georges
Brummell d'abord, puis, en toute occasion dans la suite
et pour ainsi dire sans répit, aliénèrent à jamais à l'au-
teur vanté de VAmoiw Impossible les bonnes grâces de
la Revue des Deux-Mondes. Le nom de Barbey fut impi-
toyablement rayé du tableau d'avancement où l'avait
mis, — en excellente posture, — l'article bibliographique
de Philarète Chasles, et sa personne fut exclue pour tou-
jours des cadres du régiment que commandait, d'une
voix de tonnerre, l'autocrate de la littérature bourgeoise.
Par malheur, aucune compensation ne fut ménagée
au jeune écrivain. Le Journal des Débats lui devint
aussi hostile que la Revue des Deux-Mondes, et le Cor-
respondant ne lui offrit point une hospitalité plus large.
Piesteniit à savoir si elle est antéiicure ou |jostérioure au 1" juin 1841.
La qiieslioii est difficile à résoudre. Dans sa correspondance avec Trebutien,
on voit que Barbey d'.Vurevilly hal)itait 10 bis, rue Ville-l'Evèque, à la
fin de ISil id en lS'i2 ; seulement on iiîiiore à quelle époque il s'était
installé, coninie il le manda à Trebutien, « dans le plus g:entil boudoir de
mon style, entre Mole et Guizot ». Malgré tout, et n'ayant pu savoir à la
Revue des Deux-Mondes le nom de l'auteur de la notice sur V Amour
Impossible, je persiste à Tattribuer à Philarète Chasles.
- :m —
Dès son entrée dans la vie des lettres. Barbey d'Anre-
villy se lieurtait. sans l'avoir encore mérité pent-èliv. au
mauvais vouloir de ses confrères (^t se meurli'issail aux:
murs d'airain des coteries. La critique universitaire ne
lui était pas plus favorable que la ci'ilique académique :
l'une et l'autre l'i.unoraienl de parti pris. Il m^ remportait
décidément (]ue des succès mondains cl n'cnlovait (jue
des sntfraties amis. La consolation eut été maiure. s'il
n'avait méprisé le métier de littérateur. Mais oWo snllisail
à sa nature fière et haulaini». C'est j)our lui-momi^ (pi'il
écrivait, et pour de rares intimes des deux sexes, non
pour le public.
Néanmoins, en quelque dédain ciu'il liiil ropinion des
professionnels et de la foule, il lui était penil)le qu'on
méconnut à ce point ses efforts et son ceuvi'e. Son
amour-propre n'en souffrait pas : an conti'aire, sa fatuité
de grand seig-neur se faisait gloire d'une obscurité
imméritée. Seulement ses intérêts d'écrivain, oblig-é de
vivre au jour le jour et contraint à gagner chaque matin
la subsistance quotidienne, eu étaient fort endommagés.
Il ne se plaignait que de cet ennui, — ou plut'il il ne s'en
plaignait pas, il dévorait ses tristesses en silence et
déplorait tout bas, au fond de son cuMir endolori, la
lamentable condition de son existence contrariée par les
événements.
A l'âge de quarante ans, il n'avait pas encore mois-
sonné les pauvres épis d'une renommée même pas-
sagère dans le vaste champ de la littérature; iln'avait
fait qu'y glaner des déceptions. Et pourtant il s'était
paré des toilettes de Brunnnell , il avait fait retentir
les cris de passion d'Clic Vieille MaÀtrcssc et il ache-
vait de réveiller la voix d'oiUre-tombe des Prop/ii'les du
Passé !
• Ne pouvant compter sur la criliquc officielle, Barbey
d"Aurevill_y n'avait comme suprême ressource que la
libre critique des esprits qui ne s'étaient point embrigadés
dans quelque Revue ou affiliés à quelque cénacle. Il
avait connu et aimé Sainte-Beuve aux beaux jours des
juvéniles ardeurs romantiques : il espérait en lui. Une
autre âme très indépendante l'avait également séduit:
c'était Lerminier, moraliste profond et avisé psycho-
logue. Mais Sainte-Beuve n'entendait pas déranger
l'ordre inflexible de ses tra\aux. fiit-ce pour parler d' Une
Vieille Maîtresse ou de V Ensorcelée ; et Lerminier était
surmené par une incessante collaboration à plusieurs
périodiques. Le premier ne consacra que quatre mots
aux Prophètes du Passé {i), et le second fît attendre
jusqu'en 1850 une étude d'ensemble sur l'œuvre de son
ami.
Entre temps, le Dandy Barbey était devenu catholique.
Il semblait que la faveur du parti clérical et des feuilles
religieuses dût lui être dorénavant acquise. Il n'en fut
rien. Ni les intransigeants de l' Univers ni les « libératres »
du Corresjjondant ne lui firent accueil. Longtemps même
ils parurent ignorer son existence. Finalement, le comte
de Pontmartin l'accabla d'injures, et Louis Veuillot, plus
prudent peut-être et en tout cas plus poli, lui fit in petto
de rares avances et force salamalecs, quitte à l'éloigner
insensiblement du sanctuaire où il ne fallait qu'un grand-
prêtre. N'y avait-il donc place nulle part pour d'Aurevilly,
— ni à droite avec ses coreligionnaires, ni au centre avec
(I) S.u.NTE-Bi-Lvi:. Causeries du lundi, t. IV, jj. 447 et 448. Lundi
18 août 18ol. — Voici les quatre mots saillants de l'article de Sainte-
Beuve : « Un ('jcrivaiii d'une plume brillante el vaillante prend hauteuient
le parti de ceux qu'il appelle les Prophètes du Passé. »
— ;ti() —
les hommes d'Université et les jounuilisles de jusle-
niilieii, ni à gancheavec les coni'a.yeux onvriersde l'ave-
nir? C'est la le triomphe d'nn individualisme indomplal)le;
mais à quel prix s'achète colto victoire !
Le silence, toutefois, ne saurait entourer eleiiiellemeul
UFi esprit riche et fécond, qui creuse son sillon chaque
jiuu" plus profondément dans le double domaine du l'oman
et de la critique. Dès l'instant où Barbey d'Aui-evilly
s'improvise à son tour juge des (cuvres d'aulrui, ses
confrères n'ont plus le droit — ni l'audace — de ne le
point connaître. S'ils avaient la IcMdalion de lui dii'e :
« Nous ne savons qui vous ôtes//, il se rappellerait bruta-
lement a leur souvenir ])ar une de ces violentes e.xéculions
où il est passé maître et leur montrerait à bout poi'tant
d'où il vient, ce qu'il vaut, ce qu'il veut. Ainsi, le critique
du /V«//.v et du liêœil force les critiques ;ï s'occuper de
sa personne et même de ses livres.
Voici précisément qu'entre en scène, nouveau venu à
la vie intellectuelle, un normalien frais éclos, pimpant et
rose, élégant et sérieux, professeur déjà célèbre au
Collège de France, chroniqueur littéraire du Journal
des Débats. Il se nomme llippolyte Riganlt (1). Barbey
d'Aurevilly a, dans le liéceil, attaqué l'organe des Bertin.
Aussit(~il, avec une ardeur toute juvénile, Bigault i-elèvo
le gaid. " Si demain, dit-il, le rédacteur en chef du
Uéreil, le caporal i\Q<. quatre hommes qu'on demande
pour tenir en respect toute la littérature, se trouvait
(1) Hi|i|iol,vle P.KiALLr fl82l-lS:lS% l'iiIcsi- |iiï;iii;ituii'iiiiMil .ni\ littirs,
n'a pas ilontié toute sa mcsiiru roinme crili(|ui'. Il t'sl l'.iutfiir il une lliése
très retniiii|ual)le sur la Querelle îles Anciens et des Modernes etscmlilait
destiné à un liiillant avenir iJans l'enseignement et dans le grand jour-
nalisme.
— 327 -
invité par les amis de la morale publique à saisir au
collet l'auteur d'un certain livre étonnamment risqué
qu'on appelle Une Vieille Maîtresse, je me tiens assuré
qu'il ne prendrait en main ni la croix, pour mesurer la
dose du vrai christianisme répandu dans les pages de ce
joyeux roman, ni l'épée, pour frapper la main qui les a
écrites » (1). Et comme ce n'est pas assez d'un feuilleton
si l'on veut pénétrer la substance de l'œuvre, Rigault
avec complaisance en consacre un second au même sujet :
« La composition de cet ouvrage, écrit-il, date de quelques
années ; sa réputation date de quelques semaines, du
jour où l'auteur a pris le g'iaive, la balance et la croix,
pour devenir le Pierre l'Ermite de la critique autoritaire
et catholique. Des curieux ont cherché les antécédents
de ce preux et de ce chrétien, et ont découvert son
roman jusqu'alors à peu près ignoré : c'est un vieux
hvre encore nouveau... Le seul but de ce livre... c'est la
volonté d'analyser les causes secrètes de l'empire illimité
d'une vieille maîtresse, d'approfondir un mystère de
sensuahté, de trouver des images et des métaphores
amoureuses, émanées de la moelle épinière, pour expri-
mer toutes les nuances des idées impures. Ajoutez-y des
raffinements inouïs : une affectation effrénée d'euphuisme
et de dandysme, une prétention aristocratique au bel
air, aux façons galantes, à la gentilhommerie du ton et
du langage ; et, pour dernière perfection, un scandaleux
mélange de religiosité et d'érotisme ; des génuflexions
pieuses devant la madone, au sortir d'un récit graveleux ;
des citations séraphiques de saint François de Sales à
côté des souvenirs lascifs de Louvet et de Grébillon fils.
(1) H. PiiGALLT, Journal des Débals, 21 janvier 1858 (Conversations
lilfe'raires el morales, p. 105. — Charpentier, éditeur).
— :vjs —
Voltaire disait du SopJnt : C'est un livre de mauvais lieu.
Veilà le mot qui eouviiMil pour déHuir le roman aphro-
disiatiuo du miu-aliste porle-t;lai\o. pni-l(>-l);il;inc(' cl
])orle-cr(>i\ //. (1) 11 est dilliciU'. je ponsc de nneu\
ileti.uurer une iruvre qui> ne Ta lait ici lîi,uaidl : mais ce
dénigrement syslémati(ine est pi'éférable, somme loulo,
au silence. Et I>arl>e\- d'Am-o\ ill.v dut ou ôtre ra\ i.
11 ne le l'ut ikis moins de Thostilité pei'sistanlc de
M. de Pontmartin, qui démolissait d'un cteur léger et
d'une main lourde chaque livre nouveau de son émule.
Mais il s'enorgueillit surtout de rinimitié de Sainte-Beuve,
lorsque Tédition des œuvres de Maurice de Ciuériu eut
brouillé deux compagnons d'armes si peu faits jiour
s'entendre. Dès 1852, mêlant la louange au l»l;imo, l'au-
teur des Lundis écrivait : « Un critique de beaucoup
de linesse, mais dont il faut détacher les mots piquants
du milieu de bien des fatuités et des extravagances,
Barbey d'Aurevilly, comparant un jour les dernières
poésies de M. de Laprade avec celles d'un autre poète
également moral et froid, concluait en disant : <f Au
moins, avec M. de Laprade. l'cuiud Icinhc déplus Jniul ».
C'est plus satirique que juste, mais le mot est lâché :
recueil est là ; gare aux beaux vers qui sont ennuyeux ! » (2)
Quatre ans plus tard, à propos des licNquùv d'Eugénie de
Guérin, il expi'imait encore à peu près le même jugement
sur le critique du P(ij/s.« M. Barbey d'Aurevilly, — éci-it-il,
— qui a fait dès longtemps ses preuves dans le roman et
dans la presse quotidiemie, honmic irnii t;ilciil 1ii"illaiil
(1; Rir.Ai LT. Journal des Débtils, (i f«i\iirr 1858 {Conversii lions lUIê-
ruires el morales, ji. 112 et \2i. — Cluirjietitier, éd.).
(2) Sainte-Belve. Causeries du Lundi, l. IV, ji. .i'Ji. Lundi !» ft-vrier
1852 (fiarnier frères, 3* édition).
— 32^) —
et fler, d'une intelligence haute et qui va au grand, aune
plume de laquelle on peut dire sans flatterie qu'elle
ressemble souvent a une épée. Cette plume, si appréciée
de ceux qui s'attachent à la véritable distinction, le sera
également de tous le jour où lui-même voudra bien
consentir à en modérer les coups et les étincelles. La
pensée, chez lui, naît toute armée, les images éclatent
d'elles-mêmes : il n'a qu'à choisir et à en sacrifier quel-
ques-unes pour faire aux autres une belle place, la place
qui paraisse la plus naturelle » (1). Et c'est tout ! Pas un
mot d" Une Vieille Maîtresse, pas un mot de r Ensorcelée,
pas un mot des Poésies. La part était maigre pour le
romancier normand ; d'Aurevilly l'avait faite ou la fit
infiniment plus large au poète de Joseph Delorme, au
critique de Chateaubriand et à l'historien de Port-Royal.
Mais ce fut bien pis encore, après l'édition de Maurice
de Guérin. Ici la malice et la rancune de Sainte-Beuve
apparaissent en pleine lumière. On sait pourtant que
Barbey d'Aurevilly n'avait rien ménagé pour se concilier
la faveur du maître des Lundis ; seulement il avait le
tort de le traiter d'égal à égal, et cette prétention ne lui
fut point pardonnée. La brouille entre les deux confrères,
déjà marquée en 1858, fut consommée aux derniers fours
de 18G0. Elle éclata définitivement à propos d'une publi-
cation sur Joseph de Maistre. Sainte-Beuve avait rendu
compte, avec un plaisir et une bienveillance non dissi-
mulés, de la correspondance diplomatique de l'auteur du
Pape et s'étonnait qu'on ne l'eût point encore discutée.
Sur-le-champ, d'Aurevilly proteste, disant qu'il s'était
donné la peine de faire le travail réclamé. A quoi
(1) Sai.\te-Belve. Causeries du Lundi, t. XH, p. 216 et 247. Lundi
9 février 18o6.
- :-}30 —
Sainle-Btuivo riposte sans délai : « Il y a ru un critique
qui a inslituo collo discussion ;V s;i ni;inicro : c'ost
iM. lîarhoy (r.\urcvil!y ([ui ;i pris soin lui-iiicnit> {\(}
ndtnor mon omission dans un article insci'c dans lo
journal lo Pat/s (décc^nliro ISiM.)), ol il l'a l'ait on aulonr
qui se montre fort piqué qu'on ne garde pas souvenir do
ses paroles et do ses phrases >/.
L'incident n'eût point sans doute eu de suites, si
Saint«^-Bouvo n'avait ajouté à ceslipiies assez sommaires
et innocentes un portrait peu flatteur de Barbey d'Aui'e-
villy. « Cet écrivain, dit-il, qui a le calholicisme le plus
allichant et le moins chrétien, se croit, en etl'et, dos droits
sur de Maistre. Homme d'esprit et de plume, il sent très
bien les jets vifs, hardis, étincelants, les tons vibrants et
insolents de celui auquel il a la prétention de se rattacher
et qu'd imite ou parodie seulement par ses excès. De
Maistre serait, certes, plus étonné que personne de se
voir un tel disciple; il en serait honteux. Pour moi, si
j'ai eu le tort d'oublier la discussion de M. d'Aurevilly,
c'est qu'en général, quand je le lis, je ne retiens jamais
de lui que des mots ou des traits (et il en a de très fins et
de très distingués, mais qui sont, par malheur, noyés
dans toutes sortes d'affectations et d'extravagances).
Quant au fond de ses idées, on en lient pou compte avec
lui, qui est un homme de parti pris, un écrivain tout de
montre et de parade, et qui nous ottVe le plus singulier
assemblage de toutes les prétentions et de toutes les
boites à onguent de style mêlées on ne sait comment à
d'heureuses et très heureuses finesses qu'on en voudrait
détacher. .Mais du fond des idées avec lui, je le répète, et
de la solidité du jugement, il en faut jxmi jjarler. Ses
pointes de bon sens (et il en a de très soudaines, de très
imprévues) sont compromises par trop de fusées et de
— :m -
feux de Bengale, ou par de choquantes rodomontades et
des airs de matamore. Aussi, avec bien plus do ta.lent
et de portée que beaucoup de ses confrères en journa-
lisme, manquc-t-il et manquera-t-il toujours d'auloi'ité.
C'est un grand travers de croire que, pour être plus prisé
et mieux goûté de quelques-uns, il faut commencer par
être le scandale de tous. Pourquoi donc, quand on est un
esprit essentiellement distingué et brillant, aller prendre
tant de soin pour se déguiser en couleurs de carna-
val?» (1). La satire est, à coup sûr, jolie; mais on n'y
saurait voir un jugement sans appel (2).
Ainsi, en pleine maturité de son talent épanoui, —
à cinquante ans et plus, — d'Aurevilly n'a rencontré
(1) S.unte-Belve. Causeries du Lundi, t. XV, p. 69, Lundi 3 décembre
18G0.
(2^ n semble curieux de raii[)iociier de ce |ioilr;ut à i"eni|iorte-|iiéce le
Ijortrait au fer rouge que Sainte-Beuve a fait de Barbey d'Aurevilly dans
une lettre intime à M. de Marzan, datée du 7 février 1862. Ces deux por-
traits, tracés à «luelques mois de distance, ne différent sensiblement, même
dans l'expressidu, (pie |iar une recrudescence de violente rancune où l'on
peut suivre la marche |irogressive de l'inimitié de Sainte-Beuve. Le second
document ne fait que confirmer et aggraver le premier. « M. Barbey d'Au-
revilly, — dit Sainte-Beuve, — est un homme d'esprit, mais un écrivain
sans autorité. Je le connais à fond, et je remis justice aux qualités distin-
guées qujl porte sur un fond de fatuité et d'extravagance. Il peut être
désagréable de l'avoir pour ennemi ; il l'est encore plus de l'avoir pour ami.
U est si compromettant que, si j'étais bon catholique, je ne me féliciterais
pas de l'avoir pour défenseur : ce ne sont pas des défenseurs, ce sont des
souteneurs que de pareilles gens. Un fond d'infection de goût et de mœurs
perce à travers tout ce brillant qu'il affecte et tous ces flots d'eau de sen-
teur dont il s'inonde. Il a l'amour-proiue puant, il l'a lidicule. Dans un
tem[)S où rien ne paraît plus ridicule, il a trouvé moyen de le redevenir.
Un homme sensé rougirait de traverser Paris avec lui, même en temps de
Carnaval, n Poussée à ces excès, l'opinion d'un homme, si qualifié et auto-
risé qu'il soit, ne mérite plus le nom de critique. Ce n'est pas même
— a-vi -
nullo pari, sauf chez Lenuiiiicr (1), peut-ètro, raocuoil
syinpalhiquo que inêrilait son (iMivro. Los romaiili(pi(*s
ne lui oui pas été plus l'avoraUlcs (\\u' los classiciucs. les
indépeuclauls ne \o li'aileul i^uèn^ Mii(Mi\ (pir les pcM'soii-
iiages olliciels, les uuivei'silairi's reloimicnl »ui riuiiorenl
coniuïe les gens d'E.ulise.
Mais voici ([u"une {)léia(l(> de j(>uues écrivains. Iriss
libres de pensée et de lang-age, sans attaches conipro-
nieltantes et sans souci d'école, vient à lui sponlancnieiit
et lui rend honnnage. Ils s'appellent Paul deSaiiit-Viclor,
Xavier Aubryet, Théophile Silveslre. Jules Levallois et
Alcide Dusolier. Un d'entre eux est déjà hors de pair :
ses feuilletons de la Presse l'ont classé au premier rang
et il est à la veille de publier Hommes et Dieux. Aubryet
commence à se faire une belle place dans la criliquc
littéraire et morale ; Silvestre, dans la critique d'art cl la
haute fantaisie du journalisme amusant. M. Levallois
vient de quitter Sainte-Beuve dont il était le fidèle et zélé
secrétaire depuis plusieurs aimées, et M. Dusolier, le
Benjamin des cinq, cherche encore sa voie que, sous
l'influence de Gambella. il liiuivci-a défiiiiliveiiienl dans
■ le 11 |iolémi<iue luvcilu. C'est luiil sii»|iliiiiciit iiin' surti- (i'iiiveclivc i;i(liiit''e
<'t jiréteiilii'use i|ue se plait à eiijijlivor de (r;iilâ piquants l'esprit d'un
linurgeois vindiralif. Jamais ilWurevill}-, jusiju'eii ses plus di'iilor.iJiies éeails
d'a|i|ircciation, n'a écrit une pa^'O trorirée d'autant île liel i|ue eelle-là. Il a
été maintes fois injuste et \ioleiil: nulle jiart et a aueiine épiii|ue. il ne s'est
montré liaineux.
(1) Lekmimek (I803-1857> [irofesseur de législations comparées au
Colléire de France, lédacteiir à la Itevue îles Deux-Montles, aux Tadlelles
Européennes et à ]' Assemblée Sutionale. Il fut vers 1830 l'idole de la jeu-
nesse libérale et plus tard d'Aurevilly se lia d'amitié aver lui. Si je ne fais
«|ue mentionner son élude sur Barliev, parue dans V Assemblée Salionule
en juin IS.jO, c'est <|u'elle n'apporte aucune indication précise sur la
genèse, le développement et la nature du talent de l'éi'rivain normand.
- 333 -
la politique. Ces cinq lettrés, dont l'aîné n'a guère dépassé
la trentaine aux abords de 1860 et dont le plus jeune ne
conipto pas vingt-cinq ans, sont tous, à des degrés
divers, des esprits très élevés, très curieux, infiniment
délicats; et ils n'ont juste départi pris que ce qu'il en
faut pour soutenir fermement leurs opinions ou défendre
avec succès leurs convictions.
Paul de Saint-Victor admire presque sans réserve
l'œuvre de son maître Barbey d'Aurevilly : il s'enivre de
l'ambroisie dT;i6' Vieille Maîtresse, s'envoûte de r En-
sorcelée, se laisse séduire par les Poésies, pleure des
larmes de sang pour posséder les Reliquiœ({'\i\\Q:QmQÙQ
Guérin et la superbe introduction qu'y a jointe l'ami de
Maurice. Mais, malgré tout, il a un faible, qui n'est pas
commun, pour la Bague d'Annihal et le .Dandysme.
« La raillerie spirituelle, — note-t-il sur un de ses
calepins, — c'est la Bague d'Annibal. Du poison dans un
diamant ! » Pour Georges Brumnicll, il écrit dans la
Presse, en 18G1, — au sujet de la seconde édition de ce
code des élégances, — un article extrêmement flatteur.
« L'auteur, — dit-il, — à cette époque (en 1S4.5, lors
de la première édition du Briimmell), était presque
aussi inconnu que son livre. Il n'avait encore qu'a demi
tiré du fourreau cette plume, vaillante comme une épée,
qui a, depuis, jeté tant d'éclairs... Son livre, sérieux sous
une forme étincelante et légère, fait la toilette d'une
société, à propos d'un homme à la mode, et cette toilette
peut passer pour une dissection >>-. Puis, s'élevant du
Brumniell à l'ensemble de l'œuvre, Saint-Vicfor ajoute :
« Le talent chez lui est si grand et si éclatant qu'il attire
ceux-là mêmes qu'éloigneraient ses idées entières et
altières. Le polémiste effraye souvent, l'artiste étonne et
charme toujours. Au plus fort des coups qu'elle porte,
- 'Xl\ —
répéo maniée par colle main vaillanlo fait admirer les
ciselures de sa poignée et la splendeur de sa lame. Son
style, violent et exquis, superbement radine, énerg-ique
et délicat à outrance, est d'une couleur qu'il est impos-
sible de confondre avec aucune autre. L'empreinte qu'il
laisse sur l'imaLiinalion ressemltle a la morsure (\o l'eau-
forte. Dans un pèle-mèledc niillc plirasrs. on recomi;iitr;iil
une des sieimes. à son allure et à son accent, à sa faron
d'agiter l'imago et déporter la pensée ». Et Saint-Victor
conclut : « Ce talent do si grand vol et de si larg-e
envergure, le petit livre Du Dandt/suic le recelait déjà
tout entier. 11 était tassé, quintessencié, concentré dans
cet opuscule taillé à facettes, connne le génie des Mi/Zc
et loic Xid/s dans sa buire de bronze w.
Non moins enthousiaste, à sa manière qui est moins
brillante mais plus profonde peut-être, apparaît Xavier
Aubryet. Dans ses Jugcnicnls nouveau j' ,'^<\v\\i^ en ISiK),
il fait une Vielle place à Barbey d'Aurevilly : il lui dédio
mémo son oMivre en des termes vibrants qui témoignent
de l'admiration d'un discij)l(* plutôt que d(> la sérénité
d'un critique. On en peut dire autant de Ihcophile
Silveslre qui, dans le Fujm-o, chante hi gloire de son
ami. 11 parle û'IJuc Vieille Maîtresse «où, d'un g-esle
superbe, il a montré le fond du cœur humain et toutes
les ivresses, toutes les fiénésies de la force, heureuse
de vivre pour abuser de tout et d'ellc-mêiru) >>. Il vante
Y Ensorcelée '< livre shakespearien, création d'une origi-
nalité lugubre et poignante ; il y a des pages dô feu, de
fumée, de cendres et de lave; il y en a d'autres qui
mugissent, se précipitent, débordent etcharrient, enflées
par l'orage ; il en est enfin de coulées en bronze d'un jet
et qui donnent le frisson />. Silvestre n'est pas insensible
non plus aux beautés de V Amour Jinpossifjle, du Hrum-
— 335 -
mell et même des Pj^oj^hèfes du Passé. Bref, il admire
tout en ami dévoué, bien que clairvoyant (1).
Avec M. Jules Levallois nous entrons enfin dans la
critique proprement dite, où l'éloge est mesuré et pesé et
où Tesprit de discussion, do réfutation même, n'abdique
jamais ses droits. « Depuis longtemps, — écrit M. Levallois
dans VOpmion Natiotia/e, — je connais en critique la
manière de M. d'Aurevilly. J'ai lu les Prophètes du Passé,
et je perds de vue le moins possible la série ouverte au
journal le Pays par ce brillant et intolérant écrivain. Il ne
me persuade jamais, il m'intéresse toujours. Je ne puis le
quitter sans être à -la fois furieux et charmé, séduit par
l'éclat, la puissance et même la savante bizarrerie de la
forme, révolté contre le fond de ses idées... Le style est
celui d'un poète jugeur qui jette de l'agrément et de la
flamme sur le dispositif des plus arides sentences. Les
qualités sont grandes, les défauts sont très graves. La
forme, — si également travaillée partout, — a souvent
les apparences de l'inégalité, de l'affectation, de la pré-
tention. Dans ses articles, M. d'Aurevilly aime a multi-
plier les traits frappants, les soudaines lueurs qui
réjouissent d'abord le regard et finissent par l'éblouir. Il
cède, en se livrant à ces excès de spirituelle fantaisie,
(1) C'est vers lu même (''poque (lue Bandeliirc écrivait : « M. d'Aurevilly
avait violemment attiré les yeux par Une Vieille Maîtresse et par VEnsor-
celée. Ce culte de la vérité, exprimé avec une ellVoyable ardeur, ne pouvait
(pie dé[)Iaire à la foule. D'Aurevilly, vrai catliolique, évoquant la passion
pour la vaincre, chantant, pleurant et criant au milieu de l'orage, planté
comme Ajax sur un rocher de désolation, et ayant toujoui'S l'air de dire à
son rival, — homme, foudre, dieu ou maUère — : « Enlève-moi, ou je
t'enlève ! » ne pouvait pas mordre sur une espèce assoupie dont les yeux
sont fermés aux miracles de l'exception ». {L'art romani ii^ue, éd. Calmann.
Lévy, 1872, p. 410 et 411).
— 'xr> —
aux exigences de son iinn.uinalion d'nrtiste et de roman-
cier. Son orit::inalilé éloiiHo dans ce perpétuel compte-
rendu, dans cet interminable examen ; de temps en
temps elle déborde, non sans causer de Ici'i'ibles dég-àts
chez le prochain, et malheureusement chez son propre
maître». (1) Ici la critique est (ine et très sensée : elle
fait la juste part à réloge et aux réserves. C'est un modèle
de critique pondérée et loyale. Deux ans après, en
juin ISiT), M. Levallois consacrait au Pi'èlre Marie deux
remarqual»les feuilletons, conçus dans le même esprit de
modération c^l de sagacité. 11 rejetait le niyslicisnie. le
surnaturel et la doctrine soml;»re du nunan ; mais il en
louait avec discernement les descriplions superlies et les
émouvantes situations. Aussi Barbey d'Aurevilly lui
écrivait-il le '-^ juin : « Vous aviez raison de dire que je
serais content de vous ! Certes ! ! ! Je vous remercie, et
bien vivement, de vos deux articles dans lesquels
Tamitié a fait ce tour de force de s'exprimer avec une
grande franchise et une grande amabilité. Qiumd je vous
verrai, je vous remercierai mieux. Adieu, Déiste
acharné, mais charmant ! Au fond, vous êtes comme
moi. un fanatique; mais si nous nous danmons récipro-
quement, nous nous aimons en nous damnanl. Tout à
vous, mon cher Tout au Diable: //
Néanmoins, il n'était pas réservé à M. Levallois de
formuler à cette époque le jugement parfait et absolu-
ment équitable, — sinon définitif (il n'y a pas de juge-
ments définitifs !) — sur l'œuvre de Barbey d'Aurevilly.
Cette bonne fortune, qui était à la fois un honneur et un
acte de courage, échut ;i M. Alcide Dusolier. Kn une
I Jiili'S Levai. LOIS. Eludes de jiliilosopliie li/léraire. Criliffue inililanle
F'aiis. Di.lier .t C". 18t,H p. 1711 cl mjjv.
— 337 —
jolie plaquette d'une cinquantaine de pages, ornée d'une
eau-forte représentant d'Aurevilly à l'âge de 40 ans (1),
M. Dusolier traduisit, le 31 mai 1802, ce qui eût dû être
depuis longtemps déjà l'opinion commune sur l'auteur
cVUnc Vieille Maîtresse et de YEnsoixelée. « Ecrivain
plein de verve et d'éclat, — s'écriait-il, — journaliste
passionné, homme d'imagination même dans la critique,
ayant toujours sous la plume la comparaison et l'analogie
qui font d'une explication une lumière ; romancier exercé
aux subtilités de la psychologie, habile aux nuances,
dans Une Vieille Maîtresse ; coloré, dramatique, paysa-
giste comme W. Scott, dans V Ensorcelée ; répandant
sur ses tableaux une sauvagerie qui ne manque pas de
grandeur et qui est sa marque, son originalité: comment,
doué de toutes ces quahtés fortes ou délicates, propres
à frapper les esprits naïfs autant qu'à séduire les esprits
raffinés, n'a-t-il pas emporté la réputation?... Demandez
à la Critique contemporaine qui a, pour einpècher un
livre, quelque chose de bien plus sùrquer/y?(:/<:'x'romiiin :
le silence. Elle s'est tue, le public n'a pas lu, — il ne
savait pas... Ah ! voilà peut-être le fin mot du silence des
critiques ! M. d'Aurevilly ne pense pas comme la plupart
d'entre eux, — on ne saura pas que c'est un romancier ;
— - c'est un absolutiste, — on ne saura pas que c'est un
écrivain. Mais ses amis religieux et politiques, direz-
vous, pourquoi ne parlent-ils pas ? Ils n'ont aucune raison,
eux, de cacher ce talent au public ? Si fait ! Et cette
raison, c'est l'extraordinaire indépendance, c'est la fran-
chise intrnilable de M. Barbey d'Aurevilly. Homme de
(i) Alciilc Di'soi.ii-ii. — J. Dai'hfij il' AiirvinHij, ijluilv, ;ivi.'c caii-fortc
M)ontu, (''iliti'iu', 18():i . — M. Dusolki' a ic|)roduit cutle l'-link' tlaiis son
iriléicssaiit \iiliiiiif No>^ (jens de lellre.s, iloiil ii'ic iiouvillo édilioii a [laiii
en 187S f.Mauiii'c Drejfon?, (Jditeur), ji. 119-162.
22
— . I. (<> — -
('•iiiviclioii. louicicii iii('l)r:iiilii)il(\ iillaiil [tnijnin-s drojl ol
ji!S(nf;iu hoiil, (l('(l;ii,uii('U\ <ii's iiiciKiJuciiiciils hypoci-llos,
il fr;ipp(' aussi l'orl sur les callioliiiuos (iiii oui dc^ l;"iches
coiiiplaisaiices poui' \c l'rogivs. que siii' h's alliées on
les ralioiialislos. » N'osl-il [)()iiit siii,miliei(iueirAiirovilly
ait (In alteiuli(^ jiisiju'en lsr»-J puni- èlre ainsi int;(^ s;iiis
reliceiices. sans fau\-l'nyanls, pleinement el loyalenienl,
coMiiiie il le (lesiiMil ? Celle! pag(i t'ait 1(> ]>lus urainl liuii-
denr a M. Dnsoliei- qni. dés ce nionienl, elait un libru-
pensenr ileclaié, un " (ils de Di(lei'(»l " convaincn.
Il S(3nil)lail (pi'apivs nn lt>l li<iniina,i:i' diin espril Iranc
ot sincère, la Ci'itiqno dnlso nioiilicr plus synipalliiquoa
lîarbey d'Aurevilly. 11 n'en fut rien, — du moins jiour
l'inslaiit. A propos du (Jliciutlier Des Touches, publié à la
fin de 181)3, M. Dusolier lui eneoro oblitçé de revenir à la
charue. 11 le lit l)rillamment dans la Reçue Nouvelle du
1") mai 1S()1. « Un no peut se figurer, — ccrit-il, — la vie
intense qui circuloà travers ce roman. Je l'ai dit ailleurs,
le style de M, d'Aurevilly a dos g-estos ! Quoique liitc-
?•«//•<? jusqu'au rallinemont et ne versant jamais dans la
banalité (chute fréquente chez les éerivaius de mou-
vement) il a l'emportement, le toiTonliel de la parole
oratoire. 11 est vrai que le torrent, — car il faut aussi
noter les défauts, — se brise parfois contre des incidentes
et des pareiilhèses, qui le ralentissent mal à propos : cela
vient de co que l'auteur veut fout dire, fixer toutes les
nuances. Et à cela il est encouragé par la richesse d'ana-
logies et do méla])hores que lui foui'iiil son imagination
abondante. Mais M. Barbey d'Aiire\^lly reste quand
niônie un écrivain hors do pair pour ceux qui préfèrent
le fier style de Saint-Simon, malgré ses rugosités, ses
heurts, ses soubresauts, à la correction élégante et
toujours égale de Bufïon ».
— 'X¥.) —
Aillours. (hiiis ];i presso ralholiqno, universitaire, aca-
démique, le silence se fait autour du nouveau chef-
d'œuvre de Barbey d'Aurevilly, comme il s'était organisé
savamment à l'apparition de l'Eiisorcc/ée. Seul, dans les
journaux l'elisjrieux etlég-itimisles,dansle Correspondant
rarement, dans la Gazelle de France trop souvent,
M. de Pontmartin (1) continuait à faire entendre sa voix
de crécelle uionotone et désolée. « M. Barbey d'Aure-
villy, — disait-il, — c'est un iiUi'a-caUtoUque qui écrit
des romans libertins, un critique hebdomadaire qui
défraye la gaieté des petits journaux et fait de chacun de
ses articles un défi, une gageure contre le bon sens et la
langue française ^.
Du reste, à partir de 1863, d'Aurevilly est trop engagé
dans la polémique littéraire et dans une guerre sans
merci contre les coteries, pour susciter à son propre
avantage des juges impartiaux et bienveillants. On sait
quelle vigoureuse campagne il mène alors contre la
Revue des Deux-Mondes, les Débats et l'Académie fran-
çaise ; et cette croisade, il la continue sans répit jusqu'en
1870. Toujours il est sur la brèche, l'épéeàla main. Aussi
comprend-on qu'à son approche les critiques s'enfuient.
Quant à lui, il ne fait rien pour les retenir; il semble
même heureux de les avoir dispersés. Pendant dix ans,
de 18G4 à 1874, il ne publie aucun livre et par là se dérobe
à l'empressement plutôt hostile des chroniqueurs. Même,
en 1871, il quitte Paris et vit pendant de longs mois à
(1) Ar:i)ari(] hf. Po.nt.makti.n '1811-1890). Depuis le coup d'État du 2
Décembre, il n'a cessé d'être violemment hostile à Barbey d'Aurevilly. Voir,
notamment, les Jeudis de M"' Charijonneuu, les Causeries du Samedi,
les Nouveaux Samedis, les Souvenirs d'un vieux critique (passim),
sans compter nombre de lettres dont on lira plus loin des extraits.
Viilognes. Or, l'on suit assez que crirosl pas en province
quo les gons dn boulevard vont choivhor loui' pàlnro :
tout ce qui ne s'agile el no pai'ade sous leurs yeux Iimu'
demeure étranger.
Il faut décidéineiil le scandale des liiaholiijiti .-^ imiir
ramener rallenlinn sur lauleur du ('lirnilicr Des
Toudics. Mais alors ce ne sont plus des isoles (pii s'é-
lèvent p<nir ou contre le romancier : la presse l'ait feu de
toutes parts. Le Cltaricari dénonce aux rigueurs de la
justice rimmoralité du livre, et M. do Pontmailin n"est
pas éloigné d'imiter cet exemple. Ailleurs, dans les
journaux soucieux de leurs devoirs et ayant le culte
d'une solidarité qui les honore, on défend Barbey d'Au-
revilly avec la même ardeur que d'autres mettent à
l'attaquer; seulenuMit, on ne U^jugc nulle part comme il
devrait l'être (1).
1) Pour la |iiomiiTt! fois peiit-iHro depuis (|u"il était en Ifultc aux
aUai|ues de la iiressc, ilaihi-y d'Aurevilly s'est plaint ainéiemt'iil, à l'ona-
>iiiu des IHabolit/ues, des mauvais iirorédés de ses eoiifières en jounialisiiii;
S sou éirard. Il écrivail, eu elVet, le 10 janvier 181"i, à son ami M. Armand
lîoyer : « Mon procès est enterré et lini avant d'avoir commencé, grâce
aux députés normands <|ui se sont hravement croisés pour lu Normandie
dans ma personne, irràcc aussi à Tailliand, garde des sceaux, dix fois plus
intelligent que son Piocureur général... Je vous conterai (il ini' faut du
temps) ce <|ue j'ai vu et fait dans celle occurrence, plus dial»olii)ue <|ue mes
Itidbotiqnea, et pour mettre le pied sur ces reptiles de vertu héte diessés
contre moi et (|ue j'ai aplatis. La Littérature a été inf;\me d'envie, de
fausseté, de lâcheté. Tous ont crié à l'immoralité contre moi, par la seule
r.iison que j'ai plus de talent qu'eux. La diinonciatioii au l'riMureur général
est |iarlie du jnuiiial Le Cluliivari, <pii, de houtlon vidé s.ins une grimace
ilans II- ventre miiiitenani, s'est lait mouchard pour se renouveler. J'.iiuais
mil au cii-ur de vuus écrire tout ce que j'ai vu, depuis que je vous ai
quitté: nous en nqi.iileroiis, mai^ plus tard : les élriuis séchés sentent
moins manv.iis. » Il fillait que Uirliey dAunvilly eut liien soulfei t |Miur
ép.ni'lier ainsi sa douleui'. même dans un cieur l'ratertiellemetit ami.
— B41 -
Toutefois, l'atfairc des DiaJ)oli<iues a cet heureux
résultat de faire surgir autour du roniaucier normand uu
nouveau groupe de critiques vraiment dignes de ce nom.
Francisque Sarcey, un professeur évadé, destine au
AVA'" Su'cJe un brillant et élogieux article sur le fameux-
recueil de nouvelles mis à l'index par les vertueux
« boulevardiers >/ ; mais le rancunier Edmond About, qui
n'a pas oublié certaines attaques du Pays, supprime
l'article. Sarce}"" ne se décourage pas ; il en envoie
Véj^reuve à d'Aurevilly. Il fait mieux. En décembre 187G,
il fait une conférence publique sur l'œuvre du Maître. De
leur coté, M. Paul Bourget, qui est aussi un universitaire
manqué, et M. Jean Richepin, encore un normalien éman-
cipé, un défroqué de la robe doctorale, viennent, sym-
pathiques et respectueux, à l'auteur de rEnsorcelée.
Enfin, deux soldats d'avant-garde de l'armée cathohque,
Charles Buet et M. Léon Bloy, mettent leur plume au
service des PropJiètes du Passé, des Bas-Bleus et dn
Prêtre Marié: l'un dans les journaux du boulevard,
l'autre dans la Revue du Monde Catholique. Est-ce qu'en
définitive l'Université, affranchie des erreurs du passé
ou plutôt libérée des préjugés d'antan, ne répugnerait
plus aux hardiesses du romancier ? est-ce que l'Église
commencerait à reconnaître les mérites du Chouan de
Basse-Normandie ? Non ! pas encore. Mais les temps
approchent où justice sera rendue au vaillant écrivain.
Voici deux universitaires de marque qui font bon
aceueil à Barbey d'Aurevilly. On ne peut récuser leur
témoignage : ce n'est pas l'ardeur de la jeunesse qui les
emporte. Ils s'appellent Ernest Havet et Désiré Nisard.
Eux aussi, longtemps, ils ont ignoré ou méconnu le
critique du Pays, — et le critique du Pays les a plus
d'une fois maltraités. Mais, sur le tard, ces contempo-
- .i\'2 —
rahis, lils d'une opoqiio r(.'\()liit\ vl a la veille oux-iiiriiK^s
do plier bagago, so l'eiicoiilrenl ol so compreiiiienl.
« Celui-là, c'est un gjaud éeiùvain », s'écrie Nisard
devant M. Fraiiçois C(»i)pée, eu parlant de IJarboy
dAurevillv. Kl Kriiesl Ilav(>l, plus explicite, loue à S(Mi
tour, dans une letlrtMlii 10 aoid ISSO, « co style dont le
reli(>l' fait les choses a la l'ois très éli'anges et très
vivantes ». Peu de temps après, réminent critique
J.-J. W'eiss, dans son feuilleton drainalique du .loHnuil
(h's Dchats,— au rez-de-chaussée de la maison des Berlin,
d'où jadis avait été exclu l'auteur du Jîrimn/ic/l et où
depuis de longues années n'avait pas retenti le nom de
Barbey, — salue en l'auteur des Didholiqiic.s « un psy-
chologue rafïiné et superbe >/ (1).
De tels hommages, venant de tels hommes, préparent
à merveille et corroborent à l'avance l'éloge plus
éclatant encore que, d'une main experte et d'un C(eur
justement chaleureux, M. Paul Bourget s'apprête à
décerner à son Maître. Dès I.S7S, dans le poèiiK^ (Yl'Jdcl,
il reproduisait presque, en se l'appropriant, le jugenuMit
de l\iul de Saiid-Victoi- :
Ci'l liiimiiic iM'iil connue il s'Ii.iMllc, il est hizarrc
M.ii> «'Tfinis, violcii( m.iis fml, cliiMclir' iii.iis i;iii'. .
Vax lSS:i, il ne seconleiite [tins de celle l)reve a[)<»logie.
11 ('(Miipose pour les Mcniordixlii de IS.")*; cl de lsr>S
une admiralde préface, q\ii est certainement lai)lus IxMIe
page do haute critique que l'icuvre de d'Aurevilly ait
inspirée. On n'en peut diMaehor un fraiiinenl : il fau-
drait tout citer.
1) J.-.l. \Niis>. — A ]iiiipus fit- lliéiilri'. p. ^i> i;.iliii,(nii-l,r\y, riliii-iir,
189J.)
- 343 —
L'année suivante, M. Henry Houssaye.dans le Journal
des Dcbals, nomme Barboy parmi les critiques souvent
clairvoyants de Victor Hugo. Deux mois plus tard, au
mois d'avril, passant en revue les romans contemporains,
il mentionne au nombre des œuvres qui font époque :
Une Vieille Maîtresse et V Ensorcelée ; puis il ajoute :
« Les conceptions de Barbey d'Aurevilly sont toutes
subjectives. C'est un solitaire de génie qui voit la vie
dans son imagination. Il observe peu, mais il crée avec
une nire puissance. Il y a des pages inoubliables dans
V Ensorcelée et dans le Chevalier Des Touches. Son chef-
d'œuvre est le Bonheur dans le crime, et c'est un
chef-d'œuvre égal, sinon supérieur, aux plus drama-
tiques, aux plus parfaites nouvelles de Mérimée >>. (1)
A la fin de 1881, c'est au tour de M. Jules Claretie de
louer les Memoranda et le Dandysme, — réunis en un
même volume. En 1885, M. Robert de Bonnières con-
sacre un délicieux chapitre de ses Mémoires d'aujour-
d'hui ii celui qvCil -appelle nn « chouan littéraire ». Peu
après, Théodore de Banville envoie à l'ancien ennemi
des Parnassiens, — devenu son ami, — son joli livre :
Mes Souvenirs, avec cette dédicace :
Ccst pour vous, ô d'Aurevilly,
Que la bataille est une fête.
Vous seul, en ce siècle vieilli,
ÎN'avez [tas. su courber la tète.
Votre voix est un chant de cor.
Le sauvage ouragan vous nomme,
Et dans voti'o main siffle encor
La ciavache du gentillionime !
(1) Henry I1(ilssayf,. — Les Iloiinues ci les Idées, p. 361 et ?uiv.
(Calmanu-Lévy, éditeur, 1886).
— :344 —
Léon Cladol ol Jules Vallès, doux \iokMils, l'oiil Irlo à
Barbey d'Aurevilly. Oscar do \'allee \c nid au nombre
des ligures qu'il aime à dessiner d'une pluini> delieale el
lui rend co llatleur hommage: "(l'est cerlainemenl, el
par-dessus loul, — dit-il, — un esi»rit loulg-rand ouvert,
d'un courage nalurtd, il'un savoir on Tintuition ajoideà
l'élude, d'une loyauté visible el d ime foi'ce peu com-
mune//. Arsène Iloussaye el Armand Silveslre sollicitent
sa collaboration pour la lù'ruv de l'ui-is cl de Saint-
Prlcrshourii. M. Frédéric Masson lui demande un roman
" dans le genre du Chmilicr hcs Touclus » et se d('»sole
de no pouvoir l'obtenir. lMiilipi)e (lille lui l'ait une ])t>lle
place dans ses chroniques du Fiçiavo. Edmond de (Ion-
court lui réserve le meilleur accueil dans son Journal ol
l'admet en son Académie. M. Oclavo Uzanne l'iiderrog'e
sur sa jeunesse el veut écrire un fragment de sa bio-
graphie. Il n'est pas jusqu'à M. Jules Lemailre, malgré
ses airs de dilettanlc revenu de tout, qui ne s'incline
devant les mérites du romancier.
Vers lS<sr), il ne reste, je crois, à Barbey d'Aurevilly
que deux ennemis déclarés et impitoyables : le comte do
l^>ntmartiu et M. Kmile Zola, — le représentant du «centre
droit // et le porte-parole de « l'exlrcmc-gauche />, en
littérature.* Tant qu'il me restera un souffle de vie et un
tronçon de plume, — s'écrie d'une voix comique M. de
Pontmartin, — Je ne me lasserai pas de signaler à la
méfiance des D-nis cat/ioliqucs ceXie littérature en partie
double qui alterne entre une critique absolutiste et des
romans tels qn f'/ic Vieille Mtiilresse, les DinhoUijucsoi
V Ilistoii-e sans nom p. M. Zola (1) n'est pas pins tciidi'c
(1) Ji- (lois iliif i|tu', «J.ins lu rit/aro du 18 j;iii\it'i- 1896, M. Kniilt' Zola,
nu |icu assa::!, a roroiiiiu uiio |».'irlie de ses loris fiiscrs celui iju'il nomme
« le vieux liou... d'un admirahlc tem|iéranienl romanlii|ue ».
— 345 —
dans sa Carnpar/ne du Fif/aro. Il trouve plaisant d'ac-
cabler d'Aurevilly sous l'atlVeuso épilhète de... bour-
geois. « Vous ignorez toutde l'heure actuelle, — clanie-t-il
d'un ton de colère, qui fait rire, — vous ne savez même
pas que nous sommes les artisles, nous autres, qui avons
renoncé aux guenilles de 1830, et qui vivons simplement,
sans carnaval, tout entiers dans nos œuvres. Visitez les
ateliers de nos peintres, ne vous en tenez pas aux quatre
pauvres jeunes écrivains que fascinent vos yeux d'aigle,
renseignez-vous, apprenez au moins où est l'art de
l'époque. En vérité, je vous le dis, vous avez l'ahuris-
sement d'un bourgeois, les ignorances d'un bourgeois,
l'obstination et le rabâchage d'un bourgeois ! Bourgeois !
bourgeois ! » Eût-on supposé tant de haine virulente chez
un naturaliste qui prétend et vise à l'impassibilité !
Ce n'était pas seulement « quatre pauvres jeunes
écrivains », — comme disait dédaigneusement M. Zola,
— qui venaient à Barbey d'Aurevilly, c'était une grande
partie de la jeunesse lettrée. Un des mieux avisés parmi
les débutants de la critique fut M. Gustave Geffroy, qui
devait se faire bientôt une place si enviable dans la
presse parisienne. Le 28 juillet 1886, il publiait dans la
Justice une longue et remarquable étude sur foeuvre du
Maître. « Parce que les opinions de l'écrivain vont à
rencontre des idées philosophiques et sociales qui com-
mandent l'évolution de ce siècle, — y lisons-nous, —
parce que la manière d'être de l'homme a été souvent
le sujet des bavardages de la chronique, parce qu'on
aurait éprouvé, devant telle manifestation de cette
vivante personnalité, une colère, un agacement, ou
même une indifférence, il n'en faut pas moins reconnaître
à M. Barbey d'Aurevilly comme bien acquise la situation
très grande et très particulière qu'il occupe dans la litté-
- :iic. -
nituro do co lotnps. IVaillours. lain» s(>tnbl;iiit d{.\ no pas
s'apoivevoir do ceiio prise do possossioii, ou ohicaiior
sur les limites exiictos do oo ton-aiii conquis, cola, ou
vérité, 110 servirait do rien ». Kt M. Ctoffroy fonuulo
ainsi son jnii-omonl 1res motivé : « Harboy dWurovilly,
un des cinq ou six \iais romanciers venus depuis Balzac,
pourrait être défini : Un écrivain bas-normand, —ayant
g'ardé à travers la vio le souvenir do la torro et des êtres
do son pays, — épris do dandysme, — exaspéré contre
l'ordinaire, —chercheur d'exceptions morales,— mcHaiit
au-dessus de ses opinions sa passion d'historien do raino
humaine y>. (1)
Kniiii, peu de temps avant la mort do Barbey d'Aun;-
villy, un érudit, fin lettré et artiste autant que savant
éprouvé, M. Maurice ïourncux, écrivait pour la Grande
Knci/clopcdie i\Q M. Berlholot un très intéressant article
hiog-raphiquo et critique sur l'auteur du (lirralicr Des
Touches. Le fait mérite d'être signalé : car jusqu'aioi-s
tous les compilateurs de notices et polygra{)hes do
dictionnaires se bornaiont à répéter, depuis plus d'un
quart do siècle, les mêmes lép:ondes inoptes et les plus
fantaisistes absurdités à propos des débuts, do la vie
intime et des travaux du romancier normand. La notice
de M. Tourneux. fort bien informée, consciencieusement
rédig-éo, d'un stylo sobre et net, d'une pensée claire,
sagace et vigour*Mis(>. fait honneur a la science et au pmt
(1) Gustave fiKKUtov. — Nnles d'un journaliste, p. 21'» ri fiiiv. (Char-
pentier, édiliMir, 1881). — Ji.- «Icviais ineiilionix-r Crf^alcnuMil iri une
élnd»! «le M. Ernest Tfssol, ronronnéc à fionève en 1889, si je ne mVliiis
inlenJit, en cette exrursion à travers la rriti<juf, «h; sortir «le France.
M. Tissiit a reproduit sa lonsiie r-linlc, <|iii ne manqua ni d'erreurs sin^'ii-
lières ni de stiip^diantes lacunes, dans son livre : Le<t ÉroUilUms <le La
critique contemporaine (Librairie académique, Perrin, 1890).
- ;ii7 —
on mémo lomps qu'à rimpaiiinlilé du vigilant édiloiii' de
Diderot. D'Aurevilly put se dire que désonnais l'on
n'aurait plus le droit de défigurer sa physionomie et de
méconnaître la genèse de son œuvre.
Il était loin de compte ; mais il n'eut pas la douleur de
constater une fois do plus à quel point les légendes
rencontrent plus de crédit que l'histoire vraie. Lorsqu'il
mourut, le 23 avril 1889, la presse fut unanime à saluer
la dépouille de celui qu'on appelait depuis longtemps
« le connétable des Lettres françaises », « le duc de
Guise de la Littérature » (1); seulement les journahstes
du boulevard éprouvèrent le besoin de réveiller, au sujet
du mort, toutes les vieilles anecdotes et les sottes inven-
tions qui, dès longtemps, défrayaient la conversation des
salons.
Au total, il n'y eut que M. Coppée, dans le Soleil
du 25 avril, et M. Bourget, dans le Figaro du 4 mai, à
exprimer comme il convenait le deuil des Lettres fran-
çaises. « Chez d'Aurevilly, le romancier surtout est
(1) P.umi les .nticles les plus saillants consacrés alors à Barbey d'Aure-
villy, je citerai ceux de : M. Robert de Bonnières et M. Maurice de Fleury
{Fif/aro, du 25 avril 1889), M. Henry Baiier {Echo de Paris), Santillane
{OU Blas), M. Pédrc Lafabrie {Univers), M. Emile Cére {La France),
M. Paul Belon {Le Parti Nalional), M. Kugène Veuillot (t;7aDe/-.v), M. Francis
Chevassu {La Presse) M. Simon Boubéc {La Gazette de France), Caribert
{Paris), Scaramoucbe {Gaulois), M. Gustave GelTroy {La Justice), M. Jean
Lorrain {U Événement). — Le Correspondant, par la plume élégante et
cliàtiée de Victor Fournel, fut (cliose incroyable!) presque juste pour
d'Aurevilly. Natunllemenl, la Bévue des Deux-Mondes, fidèle à la tactique
lie François Buloz, garda le ]dus complet silence. Dans la Justice du
20 juillet 188!), le itoètc normand Aristide Fremine donna (juclipies détails
excellents sur la famille de Barbey d'Aurevilly, et plus tard .M. Cliarles
Fremine comiiléta ces notes dans le Rappel. MM. Anatole France et Jules
Lemaître furent délicieusement inexacts dans leurs chroniques du Temps.
— 348 —
grand, — é(M-ivit M. Coppée. — Lo romaiicior? disons
niioiix ! lo poète. Car il y a on lui du Bal/.ac oldiiloi-d
Byron ; car, sous sa pluni(\ loul s"o\all(^ ol so niai;niIlo;
car il possèdo au plus haut dogro la faoultô nniilrossc ot
suprônie, l'iinaginalion dans \o slylo... La Irondx» dos
romans du jour, faits à (•oui)s do iiumius docuniculs cl (U^
notules prises par des myopes, sera depuis longlonips
oubliée quand triompheront enrore. à la plaoe qu'ils
doivent occuper, c"esl-;'i-ilire à la première, les grandioses
fictions, les épiques récits i.\o Barbey d'Aurevilly >/.
Quant à M. Paul Rourgot. il évoqua, en uiu^ page suporljo
d'énjotion ot de force, l'altière et hautaine figure i\v son
Maître vénéré. « Avec son goût du romanesque, — dit-il,
— avec ses partis pris d'attitudes, avec ses singularités
d'extérieur et ses singularités d'anecdotes, d'Aurevilly
n'était pas, comme les chroniqueurs l'ont trop voulu
montrer, un simple fantaisiste de génie. Pour nio
borner à un seul point, celui de la foi religieuse, je
ne compi'ends pas que la critique ait hésité une mimito
à reconnaître chez lui la profondeur, la simplicité
de son catholicisme. Les confidences de ses premiers
Meynoranda montreront davantage sur quelles fortes
études reposaient les convictions de cet élève de
Donald et do Maistre. 11 n'était on aucune manière un
croyant par romantisme, mais bien un esprit nourri do la
meilleure théologie, très entier dans ses principes, mais
très raisonné, comme Balzac, d'ailleurs, dont toute
l'œuvre serait inexplicable sans le christianisme... Ses
théories d'absolutisme en politique étaient pareillement
fondées sur une connaissance très précise i\o l'histoire.
II s'était donné cette instruction dans ses auiM'es de
journalisme militant, et, s'il n'eût pas écrit de ce style
qui était le sien, trop éclatant d'imagination poétique, les
— 349 ~
lecteurs eussent reconnu dans la plupart de ses idées une
solidité comparable à celle de Rivarol ».
A un autre point de vue, deux chroniqueurs, de tempé-
rament fort opposé, MM. Henry Fouquier et Gustave
Geti'roy, rendirent un juste hommage à la mémoire de
Barbey d'Aurevilly. «... Mes aimables correspondantes,
— disait finement Colomba, dans VEclio de Paris du
29 avril, — me demandent si le romancier puissant et .
étrange qui vient de disparaître devait être considéré
comme leur ami ou leur ennemi ». Et, après avoir fait
réloge du Bo)iIiei()' dans le Crime et surtout du Préti-e
Marié, M. Fouquier concluait : « Là, Barbey a opposé
l'idéal divin au sentiment féminin, et la lutte est pleine
de grandeur ». De son côté, M. Geffroy écrivait avec une
infinie délicatesse, dans \à Justice ûw 26 avril : « ... Aucun
événement actuel ne devrait tenir en regard de la dispa-
rition de ce gi'and écrivain qui fut un artiste magnifique-
ment exaspéré, un styliste extraordinairement original,
un créateur d'êtres d'une humanité si spéciale ».
Mais, à part ces illustres exceptions, les journalistes et
critiques de la presse française furent, comme de cou- >
tu me, inexacts, légers, hâtifs. Toutefois, ils ne se mon-
trèrent point malveillants. Ce triste courage était réservé
à un vieillard, tout près de la tombe, l'éternel ennemi
de Barbey, M. de Pontmartin. En un long feuilleton de
la Gazette de France, — écrit le 27 avril, et publié
par le journal le 21 septembre seulement, comme si une
dernière pudeur eût retenu quelque temps la main trem-
blante des pontifes de l'endroit,— le maigre pamphlétaire
des Jeudis de Madame Charbonneau traita d'Aurevilly
de pornographe, lui reprocha de n'avoir pas été un
légitimiste assez convanicu, de ne s'être point enrôlé
parmi les zouaves pontificaux, de n'avoir pas fait le coup
— :r<i —
(lo ftMi polir l;i (lui'hosso (h? Borry, cl (inaloiuoiil \o
n'l('iiua« piiiiiii les piodiiils (1*11110 litlvi'aluro en ilocnin-
posilioii //. Kl. pniii- se iKMViKlrt» (i(> l'accusalion do jalmi-
sio qu'il rodoiilail taul. car il savail l)ioii l'ollol ([iio pio-
duicail sou arlicl(\ M. do l'oidiiiarliii ajoulail ascc un
foi M i(| 110 irro.sislil)lo:*' Jaloux do M. liarlioy irAiirovilly ?...
Mon liiiiiiililo 110 va p.'vs jusquo-la. // Pauvre M. iU' 1*omI-
niaiiiu ! o'osl ainsi (pi'il a loujonrs onloiidii la <-rili(pio
lilloraii(>. .
Pou ilo mois apros, «mi docouiWi'o ISS'.i cl ou janxior
1S*.»(), les h'/Hi/c.s t.h's l{\\. W. Josuilos puhliaioul un lou^'
ot p;ilou\ ossai «iiM'riticpu^ sur Ttouvrc ûo lîarltoy d'Au.
rovilly. Lca deux arliclos, sigiiôs: Kl. Cumul (1), foruuMil
un onsoinblo do soixante pag^es. C'est assez pourjug:cr
d'une nianioro équilable, sinon coniplolo, tous les travaux
de réorivain noruiand. Or, voici coumiont procède le Pèro
Connil. Il prend l'un après l'autre les six premiers
volumes où d'Aui'ovilly inaugura ses fonclioiis d'arhilro
dos lotlres : il les analyse vaille que vaille, los loue ou
les blâme selon ses convenances personnelles, redrosse
ou condamne telle conclusion qu'il croit excessive ou
fausse, appuie de son autorité tel verdict qu'il estime bon .
D'Aurevilly commenté, corrig-é et expurgé par le K. P.
Cornut : cela, en vérité, no manque pas de charme iC^iuml
fl) Le R. I'. i'A. CdHNLT est l'aird'ur iTiiti livre inliliilr : Les Malfuilcitrs
littéraires, l'.irmi ces « in;rlriiileiirs » Je l;i lillératiire, un ;i rémuuviinti;
siirprise île reiiroiilier... M. lirutielière ; el l'on est !«utri>(|uô ilf; trouver ee
nom â deux |ta8 celui tle... Gliarles n.iuilelaire : serait-ce la revaneltc ihi
poêle (les Fleurs liu Mal, — une venjjcanee il'outre-tonilie contre les
injustices du critii|Ue de la Hcviie des Ueu.v-Mondvs '.' Il ne niani|iie (|ii(
llarliey d'Aurevilly à l'asscrntiiée des exconiinniilés, de» réprouvée du l'ère
Cornnl. Cet honneur était liien di'i a l'a|iu|ouis(f îles Jésuites. Pouri|noi lui
a-l-il été refusé ?
— ani -
aux romans du Maître, l'Aristarque des Études, avec
une prudence consoniniée, les étrangle, à la fin de son
essai, en cinq pauvres petites pages qui ont la prétention
d'être un cours de morale. Si encore ces cinq pages
étaient consacrées au sujet ! Mais non. On n'en saurait
seulement détacher dix lignes qui aient l'apparence
d'une critique sérieuse. Le reste n'est que. digressions
saugrenues et fantaisies de haut comique. Il est permis
de se demander si le Père Cornut a lu les romans dont il
cite les noms.
L'heure de la justice totale n'était donc pas encore
venue pour Barbey d'Aurevilly au lendemain de sa mort.
De IStO à ISIH), pendant tout un demi-siècle, bien rares
sont ceux qui le connurent et le comprirent. Un long-
travail de critique impartiale demeurait à faire sur les
diverses parties de l'œuvre qu'avait laissée l'auteur
des Prophètes du Passé et du Clievcdier Des ToucJœs.
Ce labeur s'est accompli lentement, sourdement, obscu-
rément parfois, grâce à la pieuse vigilance de dévoués
amis intellectuels et par l'inconsciente collaboration du
temps qui met tout à sa vraie place. Il s'est poursuivi
pendant dix ans, avec des fortunes inégales, et ne semble
pas jusqu'à présent achevé. Mais on peut du moins en
déterminer les étapes successives et voir comment peu à
peu l'opinion s'est établie sur le compte d'un homme
qui fut grand par ses défauts aussi bien que par ses
qualités.
CHAIMTHK XI 11
Le jugement de la Critique d'aujourd'hui
UN LI\1!K l>i: CHAULES lilJET. - Ali'IlCI.KS 1)K MM. K.
lîIRH, K. U0\), l\ FLAT, G. CKFI-HOY, I'. l'KHHKT,
U. DK lU)NNlf:RES, A. THKURIET, E. LEDHAIN,
R. DE GOURMONT, ETG.. . - LN l'RO.IET DE STATUE.
- UN MOT DE ISI. 15RUNETIÈRE : PvIl'OSTE DE
MM. GEORGES RODENRACH, HENRY RAIJER, ANA-
TOLE FRANCE, GUSTA\'E GEEEROY ET GASTON
.lOLLIVET. - M. MAX NORDAU ET LE ROMANTISME.
- MM. GEORGE FONSEGRIVE, RENIO DOUMIC ET
.lEAN IZOULET. - LA RcClie clc Pd/'is p:T LA
Reçue des Deux-Mondes. - rarrey d'aure-
MLLY i:n sorronne et a l'académie française.
-MM.. IULES CLARETIE, IIEXRY HOUSSAYE, GARRIEL
HANOTAUX, GASTON DESCILVMPS ET HUGUES LE
ROUX. - LA SÉANCE DES PRIX DE VERTU A
l'académie en 1901.
11 se produit, peu de temps après la hkhI d'un écrivain
vraiment digne de ce nom, un phénomène singulier
et d'ailleui's assez explicable. On dirait (|ue Topinion
veuille l'aire payer, par un silence |)lus ou moins jiro-
longé, les éloges (pTelle a dii decciner a un dcfunt
iliuslre, sur sa tomb<' fraicliemeiil ouverte. Ce mutisme
est la rançon des louanges naguère prodiguées et parfois
excessives : il semtjje proportionné à l'importance du
héros qui en est rnlijcl et lOn en mesure sou\eiit la
— 353 —
durée ù la valeur du personnag-e qu'il atteint. Pour ne
citer que des contemporains, Chateaubriand, Lamartine
et Victor Hugo, notamment, ont connu Tindifférence du
public au lendemain de leur disparition. A force de
retenir fixés sur eux les regards du monde, il les ont
fatigués ; et le monde se venge de cette lossitude en
reléguant discrètement dans la pénombre les gloires
qu'il a le plus exaltées. Il apparaît même que, plus un
écrivain est grand, plus longtemps il soufïre de Toubli
posthume. Mais le silence des lettrés, qui est une leçon,
est aussi une épreuve décisive. C'est à la seule vertu
souveraine de leurs œuvres que les morts doivent
demander la consécration de leur célébrité et l'immorta-
lité de leur nom. Si ces œuvres triomphent de l'obscurité
relative qui leur est infligée par l'immédiate postérité,
elles affirmeront leur vitalité indestructible ; si, privées
de la pleine lumière, elles succombent dans la nuit du
tombeau, on peut dire qu'elles sont mortes à jamais avec
leur auteur, à supposer qu'elles aient, un jour, vécu
d'une vie véritable et que leur prestige d'une heure n'ait
pas été pure illusion.
Barbey d'Aurevilly n'a pas eu à subir cette éclipse
d'oulre-tombe : cor à aucun moment il n'a brillé, durant
sa longue existence, de l'éclat d'une réputation qu'il
méritait et dont il fut frustré. Ce n'est donc pas à une
renaissance de sa mémoire que la critique d'aujourd'hui
nous convie : c'est à une réparation des erreurs du passé
qu'elle a travaillé pendant les dix dernières années du
XIX" siècle, et c'est un labeur de justice tardive qu'à
l'aurore d'un âge nouveau elle continue d'accomplir.
Néanmoins, l'opinion mil peu d'empressement à recon-
naître les mérites de celui qu'elle avait longtemps
ignoré. De 1889 à 1891, cinq ouvrages posthumes de
— :3:)i —
liarbey irAiirovilIy, — ]^(>h'iiii<jucs (/'/n'cr, Aûinidrc,
Le T/u'àlrc ('(nitciuporain , lh'rni('}'cs l'o/ri/tffjiics ol
LitU'-nittdV h'/ 1 -a If (/<')•(', ii"(»liliiironl il(> l;i critique
iiu'un acc-ueil assez froid. M. Adi'ieii IUmiku^g, dans lu
Liboic du :30 octobi-o iSSl), M. Léo Trezoïiick, le 21 dé-
cembre de la inèiiio aimée, dans A)'t et Critique,
M. J.-Il. Rosny dans la Ueruc Indépendante de jan-
vier ISU), M. Camille de Sainle-Ci'oix dans la liataille
du H novendjre ISIK), M. Roger-Miles dans le Soir du
I^ novembre 181)0, M'"^ Judith Gautier dans le Rappel du
10 décembre 181)0, M. Remy deGourmont dans le Mercni-e
de F)'a)icc du mois de janvier 181)1, furent les seuls
juges équitables de ces livres à la fois vieux et neufs, —
en dehors de M. Gustave Geffroy qui, dans la Justice du
21 octobre 1881) et du 7 janvier 181)1, rcMidil un hommage
décisif au Maître disparu.
Le '-^ janvier 1801, la Renie de France publiait une
remarqual)le étude de M. Edmond Biré sur les deu.x
frères Léon et Jules Barbey d'Aurevilly. M. Biré, disci-
ple de Pontmartin, mais infiniment plus courtois et plus
juste que son parrain qui venait de mourir, n'hésita pas
à saluer en YJ-jHsorcetée,.\o C/ieratiei' Des Tanches e[ le
Prêtre Marié, « trois romans qui resteront et qui sont, à
mon sens, bien près d'être des chefs-d'œuvre ». Aurait-
il pu en dii'e autant de quelque ouvrage du comte de
Pontmartin ?
Ces premiers téFnoignages d'estime intellectuelle et
d'admiration éclairée ne pouvaient, toutefois, suffire à
fonder sur des bases solides le renom du romancier nor-
mand. Mais, en avril 181)1, pour le second anniversaire
de la mort de Barbey d'Aurevilly, un livre parut (1), que
i\ ! Cliarics DiF.i, J. Uur/je;/ (l'.iiircvith/, Iinf/irssiuits et suiti'enirs,
i68 pages iu-lJ (Sa\iue, (iilitcur, 18'Jl-. — Je w; voudrais pas être iiijusle
— 355 —
les amis du grand écrivain altendaieid depuis longtemps
déjà. C'elail rœuvre d'un catholique, journaliste de talent
et chr()ni(jueur avisé : M. Charles Buet. Pendant quinze
ans, il avait vécu dans la presque intimité de l'auteur
ù'Unc Vieille Maîtresse', son enthousiasme passionné
s'inspira trop visiblement, — dans cette étude, qui est un
panég-yrique, — de ce commerce d'amitié chaleureuse
et dévouée. Eu fait, l'ouvrage intitulé : J. Bcu-hey d'Au-
revilly, hiipressioas et soiwenirs, n'est d'aucune manière
un travail de critique. Les « impressions » s'y succèdent
pèle-mèle et les « souvenirs » s'y entassent sans ordre.
Nulle trace de composition, nul effort de discernement,
nul souci d'impartialité ne s'y révèlent. S'il avait lu cet
essai, d'Aurevilly n'eût pu s'empêcher de redire ce qu'il
avait déclaré peu de temps avant sa mort : « Je me
soucie peu de la gloire des biog-raphes. La mienne est
dans rohscurité de ma vie. Qu'on devine l'homme à tra-
vers les œuvres, si on peut. J'ai toujours vécu dans le
centre des calomnies et des inexactitudes biographiques
de toute sorte, et j'y reste avec le bonheur d'être très
dég-uisé au bal masqué. C'est le bonheur du masque,
qu'on n'ote à souper qu'avec les gens qu'on aime ». En
définitive, le livre de M. Buet ne faisait pas connaître
Barbey d'Aurevilly.
Malgré tout, il eut son écho et son utilité. Il força la
critique à s'occuper du -r Connétable des Lettres ?>- et à ne
pour cet ouvrage. 11 renferme nombre de documents intéressants. Je les ai
contrôlés ;ï mon tour et je crois qu'avec un peu de soin M. Buet eût jiu faire
de son livre une étude très attrayante. Je lui dois peu de choses, ayant
conçu mon travail dans un esprit et selon un plan fort dinérenfs du sien.
Mais j'aurais mauvaise grâce à ne i)as reconnaître dans les pages liàtives
d'un ami zélé la tâche ingrate de l'ouvrier de la première heure, venu trop
tôt à la Jjcsoirue.
— :W) —
plus s'en tenir, sur sou compte, aux vieilles lég-ciules
trop accréditées. H ()i)li.u(\i aussi nombre tle contempo-
rains a rellecliir sui* une porsomialile ius(iu'al(»i's mécon-
nue cl à la ju.uer. Comme toujoui's, M. (lusta\e (lellVoy
fut lo premier, dans la J((.slfci'(\\\ 11 mai ISlll, à saluer do
nouvean Timposanto physionomie de Barbey. Puis
vinrent : .MM. Paul Cinisty dans le Gil Blas du ^^ nuii,
Edonard Petit dans le Coiwrier (ht Soir du 1::^ mai,
Charles Canivet dans le Soleil du 2.") mai, Paul Fiat
dans r.l/7/.s7r du mois d'avril, Léon Riotor dans la
Xdtioif du 1 juin, Edouard Kod dans la (ùizctlc de
Ldiisannc du 27 juin, Remy de Courmont dans lo
Mercure de Firuice du mois de juillet, Albert Cim dans
le Radical diW 13 août, Philippe Gille dans le Figaro du
0 septembre, Georges Maze dans la Revue du Monde
CaUtoliiiue du l'"'' octobre, Louis Ganderax dans le
Gaulois (\\\ 0 octobre, le comte Roselly de Lorgnes dans
Y Obser râleur Français du i(j janvier 1SÎ)2. En outre,
des écrivains tels que Vacquerie, Ferdinand Fabre,
Alexandre Dumas, Edmond de Concourt, Emile Zola,
Léon Cladel, Maurice Rollinat, Robert de Bonnières
tinrent à honneur d'exprimer par lettres a AL Buet leur
jugement sur un homme qui avait été souvent leur
adversaire ou mèuïe leur ennemi.
Celte fois, l'élan était donné. Barbey d'Aurevilly
entrait, par la grande porte triomphale, dans la célébrité
posthume. Une nouvelle série du Théâtre Conteini>orain ^
parue aux premiers jours de 1S02, valut à l'iHuslro
définit d'éloquents et spirituels articles de MM. Arsène
Alcxandi'e dans le Paris du 13 avi'il. Paul Perret dans
la Lihcrlr du VI ;i\ril. Henri hrmossc dans la /'rance
du 'Si avril. Alfri'(l l^outhier dans la Rrmc Libre du
28 avril, B.-JI. Gausseron dans l'Art et l'Idée du 20 mai,
— 357 -
Robert Bernior dans la Vie Moderne du 25 mai, Gustave
Getïroy dans Injustice du 25 mai, et William Ritter dans
la Liberté de Fribourg du 20 mai. Les jeunes venaient
plus nombreux que jamais, et en rangs serrés, vers
d'Aurevilly.
Quelques mois après, en juillet 1892, paraissait le
treizième volume de la collection : les Œuvres et les
Hommes. Il était consacré à la Littérature Épistolaire.
11 fut encore mieux accueilli par la presse que le pré-
cédent. MM. Paul Ginisty dans le G il El as ûw 29 juillet,
Félicien Pascal dans la Libre Parole du l--'- août, Jules
Cornély dans le Matin du l^-' août, Camille de Sainte-
Croix dans la Marseillaise du 2 août, Paul Perret dans la
Liberté du 7 août, Philippe Gille dans le Figaro du
24 août, Edmond Lepelletier dans VFcho de Paris du
13 septembre, B.-H, Gausseron dans l'Art et l'Idée
du 20 septembre, Remy de Gourmont dans le Mercure
de France du mois d'octobre, Ernest Ledrain dans
Y Eclair du 2 octobre, Gustave Geffroy dans la Justice du
12 octobre, Charles Canivet dans le Soleil du 15 octobre,
M">« Judith Gautier dans le Rappel du 15 octobre,
MM. Eugène Asse dans les Matinées Espafjnoles du
1" novembre, André Theurietdans le Journal du 5 dé-
cembre, Edmond Biré dans V Univers du (3 décembre,
Paul FJat dans V Artiste du mois de septembre et du
mois de décembre, Edouard Petit dans VEcho de la
Semaine, à diverses reprises, lui firent fête avec empres-
sement.
C'en était assez pour qu'aussitôt on proposât, — ce qui
est inévitable en P'rance,— d'élever nne statue à Barbey
d'Aurevilly. Dans notre pays, la coutume est vieille
déjà et consacrée par les mœurs, qui veut qu'un homme
n'ait pas atteint le suprême degré de la renommée, tant
quo sosti'ails n'oiil poinl viv iminol)ilisôs ilans lo marliro
ou lo bronze. Mais où phu-or collo slaliio soloiuiollo,
elïig-io d'immortalité? A l*aris. disaieiil les plus oiilhoii-
siastes. A Valognes ou à Saiiil-SauvcMii'-lc-Vicoiiilo. lô-
clamaient les clairvoyants admirateurs du Maître. En
attendant ce suprême hommage, d'aucuns demandènMit
au Conseil Municipal i\o débaptiser la rnr lîoussclcl. i>ù
avait vécu et élail morl pauvi'c le l'omancicM' de V h'nsor-
C('/t''c\ pour lui domier le nom de lîarhey dWurevilly. Il
no fallut rien moins «pie lintervenlion de M. Paul
Bourget pour mettre un frein à ces impatiences d'un
public trop zélé. « Cette idée de statue, — remarquait
finement M. Bourgct dans lo Gaulois du H oclobro ISlVi,
à propos du caractère dédaigneux de d'Aurevilly, —
n'eût pas été sans lui faire froncer ce sourcil allier qui
se crispait si aisément au-dessus do ses yeux perçants,
lorsqu'on touchait à do certaines coi'des très sensibles
de son être... 11 en était do ses porlrails peints comme
des portraits écrits ; — les uns et les autres lui déplai-
saient également. Mémo la très noble toilo que l'on a pu
voir exposée, il y a neuf ans, au cercle de la place Ven-
dôme, et où il est représenté dans une attitude si simple-
ment vraie, n'avait pas trouvé grâce devaid lui. » VA, à.
kl place d'une statue, M. Bourget demandait, pour tout
monument, qu'on achevât de publier au plus lot l'œuvre
totale de Barbey : n-itique, journal de jeunesse ou Mcdio-
randa. et correspondance, — son ailmii"ai)le coi-respon-
dance, sui-loul.
Le pieux pi-ojct des ferveids du .Maitre eût été sans
doute bien vite oublié ou du moins did'éré, si dans le
même temps les amis de Baudelaini n'avait songé à glo-
rifier par uiie statue le poète des Fleurs du Mal. Bau-
delaire et d'Aurevilly associés en une consécration
— a59 —
coniiiiuue de leur œuvre ! la coiiK-iclcuce était trop rare
pour ne susciter aucune polémique. Le premier coup de
feu partit de la Revue des Deux-Mondes, — de la lourde
main de M. Brunetière. Le l*""" septembre 1S92, sous ce
titre : la statue de Baudelaire, le terrible critique de la
maison Buloz, au nom de la morale outragée, lançait un
bruyant défi aux propagateurs du culte baudelairien. Il
n'accordait, en passant, qu'une brève mention à Barbey
d'Aurevilly : et c'était pour le traiter de « vieux paradoxe
ambulant ». Le mot, à vrai dire, ne sig-niflait pas
grand'chose; et l'on pouvait s'étonner qu'un penseur, un
esprit dogmatique n'eut trouvé que cette pauvre formule,
plus méchante d'intention que de fait, pour caractériser
l'auteur de plusieurs chefs-d'œuvre. Mais l'imprécision
même du mot fit sa fortune ou plutôt son scandale.
Décidément, d'Aurevilly n'avait point de chance avec la
Revue des Deux-Mondes : maltraité par François Buloz
pendant sa vie, il n'obtenait après sa mort, sous la
férule de M. Brunetière, en guise de jugement, que la
piètre boutade d'un écrivain de mauvaise humeur. Qui
sait? il s'en fut peut-être réjoui.
Seulement, ses amis et admirateurs ne laissèrent point
impunie l'irrespectueuse expression de l'Aristarque.
Dans le Figaro du (3 septembre, M. Georges Rodenbach
releva vertement l'incorrection commise et stigmatisa le
procédé qui consiste à se débarrasser d'un gêneur en
l'étranglant au coin d'une phrase. M. Henry Baiier fut
plus sévère encore pour le '< factum /> du « scoliaste »,
dans V Écho de Paris du 12 septembre. Dans le même
journal, M"'« Séverine vengea noblement, le 0 septembre,
la mémoire du romancier des Diaboliques. Et la défense
se poursuivit avec ténacité : dans le Gaulois, du 25 sep-
tembre, par la plume de M. Gaston Jollivet ; dans la
— :m —
Libre Paro/c, du 14 sepleinbie, mvoc M. Fclicicii Pascal;
dans yfJcJio, du M septembre et du 5 octobre, gi'àce à
Hailif do la liroloiino et au poèti> Ilippolylo Bull'tMKÙr ;
dans la .luslicc, du \'t octobre, en un article élotiucnl d(^
M. Cnislave Gelt'roy, et surtout dans le l'ci/ijis, du
2 octobre, i)ar la douce raillerie de iM. Analolc i^'iance.
Mais pour Tinslant la victoire resta a rinlransigcante
orthodoxie de M. Brunetière. Ni dAui('\illy ni Baude-
laire n'ont encore leur statue.
L"iiici(l(Mit liquide, chacun retourne a sa besogne. Le
.J(/i(/-iN(/ i\es 5, 1» et IT) octobre IS'.i'i pul>lie des Soiimiiis
et It/tprcssio)is de la comtesse Dash sin' Bdi-bct/ d'Aiirc-
vi//ij, annotés par lui-même. L'intérêt documentaire en
est assez vif et la curiosité du public pour les anecdotes
ytrouvesa pfdure. Quelques jours plus tard, le20 octobre,
la revue Y Art et l'Idée fait paraître une excellente élude
bibliographique sur les éditions originales des œuvres de
Barbey, due à un esprit sagace et distingué, M. Ilein-y
Danay. C'est la première fois que les ouvrages de
l'écrivain normand étaient l'objet d'un travail de ce genre.
Le fait mérite d'être signalé : car il montre que la mfde
figure de d'Aurevilly prenait rang désormais parmi les
auteurs qui ont survécu à l'oubli du t(uidjeau (i).
(1) La tn'-s consciencieuse élmic «li- M. D.ni.iy inc dispense de (loiiini' mu-
noie bil)iioL'iM|ilii(|u<-, à là fih tie ce lr.t\ail. Pour la coni|iluti-r (car tlli-
s'arrête iialurcllcnient à l'année 1892;, il suffit d'y joindre : les (lualrc
\olumes de criti(jue iiuhlié» de \Wi a 1000: Mémoires llist<iri(jnes et
Lilléraires, — Joiirnali.slen cl Polémisles, Chrotiifjiieiirs et l'iiinphlë-
laires, — Portraits politiques et lilléraires, — Les Philosoplies ri 1rs
Écrivains relif/ieit.r ; — puis l'oiissii'.res et Ki/llimes oubliés; — iMiliii le
Premier Mémorandum. Tous ces ouvrages ont paru chez l'éditeur l.cincrn-.
Lorsque nous aurons l'œuvre entière de llirliey d'Aurevilly, il y aura lieu
peut-être d'en dresser une nouvelle IjildioL'rapliie.
— 301 —
En 1803, parut le H" volume de : les Œuvres et les
Jloiii.nes, iiilitulé : Mémoh'es historiques et littéixUres.
Ce fut l'occasion d'un nouvel hommage de la presse. Des
critiques aussi clairvoyants que MM. Ledrain (1), Phi-
lippe Gille (2), Paul Perret (3), Emile TroUiet (4), Paul
Ginisty (5), Gabriel Delas (6), Edmond Biré (7), M'"'^ Judith
Gautier (8), s'étonnèrent que des articles, vieux pour la
plupart de plus d'un demi-siècle, eussent encore l'air tout
jeunes et pussent donner l'illusion d'avoir été écrits la
veille. Entre temps, le bon poète Edouard Grenier,
publiant ses Souvenirs dans la Revue Ijleue, rendait
hommage, le 3 juin 1893, à la noble physionomie du
romancier de V Ensorcelée et du Chevalier Des Touches.
Enfin, le 15 décembre, M. Léon Daudet insérait dans la
Nouvelle Revue une « quinzaine littéraire » consacrée à
Barbey d'Aurevilly. La conclusion en est principalement
touchante. '< La polémique, voilà la vie, — dit M. Daudet.
Celui qui n'admire ni ne hait peut bien agiter ses mem-
bres. C'est un mort. Barbey d'Aurevilly réclamait pour
les croyants la liberté d'être des passionnés. Apôtre de
l'Eglise militante, il avait ses prophètes : Joseph de
Maistre et de Bonald. On l'a comparé à don Quichotte,
raillé de s'attaquer à des moulins à vent. Or, il s'attaqua
surtout à la platitude et à l'athéisme, couple stérile et
redoutable ».
(1) L'Éclair, 29 août 1893.
(2) Le Fif/aro, 16 août 1893.
(3) La Liherlé, 23 août 1893.
(4) Le Moniteur Universel, 18 novcmhi'e 1893.
(3) Le GilBlas, S septembre 1893.
(6) Le Calholiqiie de Bordeaux, 29 octobre et 5 novembre 1893.
(7) La Gazette de France, C septembre 1893.
(8) Le Rappel, 16 seiitembre 1893.
— :m\2 —
I/aniiôo IS'.M l'ut moins lorlilo on hoiimia.cos (4 on
critiques. Mais elle fut marquée, à sou ilebul, par une
polémique assez vive où le nom de Barbey d'Aurevilly
se trouva mêlé. Un étrant^cr notoire et fantasque, M. Max
Nordau, avait eu la prétention, au moins sinf^ulière, do
s'ériiivr en censeui" du romaidismo fi'ançais : il y voyait
un siprne de '< dég-énérescenco >/ et se montrait itarlicu-
lièn-meiit dui- pour les romaiiti(iuos attardes. N'iMil-il
pas même l'idée bizarre de ranj^cr l'auteur d'Ciic Vieille
Mailrcsse parmi les disciples de Baudelaii-e ! Très tran-
quillement, avec cette sorte d'inconscience supérieure,
qui se croit tout permis pai'ce qu'elle vient d'outre-Rhin,
il écrivait : « Le diai)olisme de Baudelaire a été cultivé
par Villiers del'Islo-Adam et Barbey d'Aurevilly ». Mémo
le poète de VEce future venait avant le romancier du
Dessous (le Cartes. Le Temps du 22 février ISUl ne put
s'empêcher d'élever la voi.v: en faveur des condamnés de
M. Nordau et contre ce terrible inquisiteur des roman-
tiques : il fut suivi dans cette voie de défense nationale
par un critique de la Revue Bleue, M. Téodor de
Wyzewa, à la date du 17 mars, — puis, le ?1 mars, par
le savant chroniqueur do l'Iiclair, M. Lodrain, — enfin,
le iO avril, par un des plus brillants conteurs du Joumal,
l'ami du Maître, M. Franç:ois Coppée.
Sur ces entrefaites, Edmond de Concourt publie son
'< Journal // de l'année iX>v>: il y narre, -awc force détails,
les renr-ontres d'Alphonse Daudet et... de l'auteur de la
Faustiii avec Bart)ey d'.Vurovilly ; il se loue lui-iinMiic ou
louant le romancier des />/V</>o//V/«r.v. Va\ août isiil. .\rmand
Silvestre, inau.guraid le monument de Léon (Madel. salue
dans un discours vibrant la grande figure du "catholiqtie
obstiné // que fut l'auteur de l'Ensorcelée. Le 21 octobre,
M. Gaston Deschamps, en sa critique du Truips, range
— 3G3 —
d'Aurevilly parmi « les prédilections littéraires » de la
jeunesse contemporaine. Le 1«'' novembre, une nouvelle
revue, la Quinzaine, fait paraître la correspondance
inédite de Maurice de Guérin avec Barbey et associe en
une chaude étude de M. Maze-Sencier, le nom du roman-
cier d'Ayncudée au nom de l'éloquent poète du Centaure.
Enfin, dans le Gaulois du 31 décembre, M. Louis Teste,
racontant des souvenirs d' « il y a douze ans », évoque
la silhouette fastueuse de son ancien collaborateur.
En janvier 1805, la Revue hebdomadaire offrit pour
étrennes à ses lecteurs un « joyau rare » : une préface
inédite que Barbey d'Aurevilly avait composée dès 1835
en guise de manifeste pour illustrer sa Gennaine. C'est
un vigoureux exposé des idées « spiritualistes » du jeune
écrivain et une chaleureuse apologie de ce qu'il appelle
le « roman psychologique ». Quelques jours plus tard, à
propos du succès de Pour la Couronne, MM. Paul
Bourget, Arsène Alexandre, Aurélien Scholl et Charles
Buet joignirent au triomphe de M. François Coppée le
souvenir délicat et ému de son excellent ami. La Revue
bleue du 2 février publia un exquis chapitre des
Mémoires de M. Jules Levallois, où la physionomie de
Barbey se détache au premier plan (1). Au mois de mars,
parlant, dans la Revue des Revues, du « génie de la
France », M. Remy de Gourmont chantait la gloire du
romancier normand. La Revue Encyclopédique d'avril
1895 donnait un curieux article de M. Georges Rodenbach
sur '< Paris et les petites patries » ; j'en extrais les lignes
suivantes : « Pourquoi cet humble logis de la rue Rous-
selet, où il (d'Aurevilly) vécut si modestement, était-il le
(1) Ces pages si fines de M. Levallois forment le cliapitre VII des Mémoires
d'un crilirjue, parus à la Librairie illustrée eu 1896 (Paris, 1 vol. in-i2).
- :m —
moillour endroit do poiisôo ol do travail pour lui. alors
qu'il ii'ovoqua dans ses prestigieux roniaiis que des laits,
des actes, des souvenirs, des paysages de sa « petite
patrie », qui était pour lui la grande et la, seule ?...
Pourquoi alors cetlo néoossité d'habiter Paris ? » Siniple-
nient parce que l'air du pays natal ne suffit pas a assurer
rexistonce matérielle d'un écrivain (pii ne possède pour
tout bien que sa plume.
Mais voici quelques témoignagi^s plus dccisils pour et
contre Barbey d'Aurevilly. Le 15 mars ISît), M. (leorge
Fonsegrive, avec rautorilé qui lui appartient en matière
de philosophie orthodoxe, émit ce jugement dans la
Qiiin:.(n')ic : « Des écrivains catholiques, d'origine ou
d'aspiration, tels que Baudelaire et Barbey d'Aurevilly,
comprirent de quelles ressources on privait le roman ou
la poésie en s'obstinanl à mutiler l'àme humaine et à
négliger un de ses plus vifs sentiments (le sentiment
religieux)... Il faut reconnaître que Barbey d'Aurevilly a
su tirer de l'opposition des passions les plus tyranniques
aux sentiments demeurés intacts des obligations reli-
gieuses, de beaux effets dramatiques et qu'il a ainsi
restitué à l'àme humaine ses résonnances les plus pro-
fondes, celles .sans lesquelles toutes les autres paraissent
étriquées et amaigries ».
Par une singulière coïncidence, le môme jour, dans la
Renie des Deuj'-Momles, M. René Doumic. parlant des
« chrétiens littéraires », des « décadents du christia-
nisme » qui " se sont f.iit ime spécialité do ce inélange
des choses de la religion avec celles de la sensualité »,
évoquait le souvenir de " cet étomiant Barbey d'Aure-
villy, grand confesseur de la foi, grand contempteur des
trop tièdes représentants de l'Eglise, juge sans pitié,
batailleur sans merci, héraut d'un catholir-ismo intran-
— -.Mm —
sigeant, et qui, pour souleiiir Torthodo-xie du dogme et
pour étaycr la morale clirélienne, écrit les Diaboliques
el le Prclre Marié, au risque d'alarmer les pudeurs
laïques». Et voilà couniieut deux criliques, dont les
idées ne sont pas sensiblement divergentes, et dont l'un,
M. Doumic, est à peine moins catholique que l'autre,
— s'il ne jouit pas du même crédit que M. Fonsegrive
dans le monde de la pensée cléricale, — apprécient dif-
féremment la religion enjpanachée de Barbey d'Aure-
villy.
Peu de temps auparavant, dans sa thèse retentissante :
la Cité Moderne, M. Jean Izoulet, — aujourd'hui pro-
fesseur au Collège de France, — avait été mieux inspiré
que M. Doumic lorsqu'il rangeait Barbey d'Aurevilly,
« critique et romancier », au nombre des « collaborateurs
inconscients d'une nouvelle conception du monde » ; il
lui faisait un mérite éminent d'avoir reconnu qu' « il n'y
a jamais de ridicule dans une passion quand elle est
vraie » et d'avoir affirmé, envers et contre tous, « la gran-
deur et la beauté de la passion » (1).
Le 15 juillet 1895, M. Maurice Tourneux faisait paraître
dans la Revue d'Histoire littéraire de la France une
remarquable étude sur « Barbey d'Aurevilly rédacteur
au Journal des Débats » : il y signalait les rapports
d'aïuitié qui lièrent un moment Victor Hugo et l'auteur
du Dandysme et de Georges Brummell. « Qui nous dira,
— écrivait M. Tourneux en terminant son très intéressant
article, — quand commença et comment pris fin ce rôle
de protecteur que Victor Hugo consentit un moment à
jouer envers un homme devenu par la suite un de ses
(i) Jean Izoulet. — La Cdé Moderne, p. GGl ut &uiv. (Alcan, éditeur,
189o).
._ ;{(•)(', _
]»lus hardis v[ do ses plus acliaiMiôs (•()ii[(Miii>l('urs? ^' (I)
Porsoiiiic 110 saurait lo diro d'iiiio iiiaiiioro assuroo ; mais
il esl probable que les relalioiis do dcMix i>spiils aussi
dissemblables iio furent que passagon>s. Kilos durent
s'espacer de plus en plus à partir du jour où lîarbey ne
put rester un Juurtial des Débats, a la fin de 1S15, et ces-
sèrent vraisemblablement pour toujours quand leroman-
QV^Yà'Unc Vicilh' Maîtresse devint un dos principaux
rédacteurs do la lierue du Monde C(dli<)li<in(\ on 1SI7.
An mois d'août 1 SU'), parut le 15" volume des Œuvres
et les lloniuies : Journalistes et Pultnnisles, Chroni-
queursel Pamphlétaires. MM. Philippe Gille (2), Armand
Silveslre (3), Paul Perret (4), Charles Fremino (.">),
Gabriel Delas ((') , Charles Buet (7), William Ritter (S),
Victor deCottens ('.)), le comte Robert de Montesquiou (10),
Edmond Biré (H), Henry Bordeaux (12), Ernest Le-
drain (i:i). Bande de Maurceley (14) réservèrent un excel-
lent accueil à ce nouveau livre où revivaient les physiono-
mies de Camille -Desmoulins, Armand Carrel, Emile de
'l Maurice Toliineix. — Ueviie d'hisloiiL' lilléraire de la France,
1j juillet 189:j, p. 402 el suiv.
(2) Le Fiijaro, li aortl 18'J5.
■ (3) Le Journal, 5 oclohre 18'Jj.
(4) La Liherté, 27 seplembrc 189o.
(5) Le liappcl, 10 iiuvembre 18!)5.
(6) Le Calholifjne, 1" se|iti'mbif liSUo.
(I) Le OU nias, 7 jioùt 18'Jo.
(8) Le Salional Suisse, 8 novemhrc 18'Jj.
(9) Le Voltaire, 16 novembre 1895.
(10) La Nouvelle Revue, 1" lévrier I8H6.
(II) La (iazelle de France. 1" m.irs 1890.
12) L'Ermitage, déremhre 1895.
(13) L'flclair, 20 août 1895.
'U) L Événement, 5 février 1896.
- 367 —
Ginirdin, Coniieiiiii, Philarcte Cluisles, Granier do
Cussag-nac, Eugène Pelletan, Auguste Vacquerie et
Edmond About. Sans doute, Barbey d'Aurevilly ne rend
pas pleine justice à tous ses ancêtres, contemporains et
successeurs, du journalisme français ; mais, comme le lui
disait Ernest Havet,«on sent toujours chez lui, à côté de la
verve, une conscience > : et cela suffit pour mériter à
Fin trépide Chouan Testime même de ses adversaires et
lui attirer bien des sympathies hésitantes.
L année 1.S96 fut marquée par quelques études fort
importantes. Au mois de mai, la Quinzaine publiait un
intéressant essai de M. Michel Salomon sur « Barbey
d'Aurevilly critique ». En juin, M. Victor Charbonnel
consacrait dans le Mercure de France, de très jolies
pages à rinfluence de YEnsorcelée et des Diaboliques
sur nombre de jeunes écrivains; il étendit et développa
sa pensée en un substantiel volume intitulé: les mys-
tiques DANS LA LITTÉRATURE PRESENTE. Le même mois,
dans la République Française, M. Adolphe Brisson, le
plus alerte des chroniqueurs d'aujourd'hui, évoquait de
curieux souvenirs relatifs à l'amitié de Barbey et de
Banville. « Tous deux étaient de grands poètes, conclut
M. Brisson. Mais, tandis que l'un se pliait aux régularités
de l'existence bourgeoise et y trouvait le bonheur, Tautre,
qui n'était pas de son siècle, secouait avec rage le joug
que lui imposaient les médiocrités de la vie contempo-
raine. Barbey était un romantique intransigeant, Banville
un romantique assagi ».
Au mois de juillet 1895, parut le cinquième et dernier
volume d3s critiques théâtrales de Barbey d'Aurevilly :
il eut le succès brillant que rencontrent rarement des
recueils d'articles, surtout des recueils posthumes. La
Revue de Paris du 1«^ octobre ne fit que traduire le sen-
— :î(')^^ —
tiinent g-éiicral dt^ la i)ross(\ (luaiid cWc dit : " Voici les
IVtiiliclniis (Iraiiialiiiiios que liai'lx'V (TAiircN illv (M-iivail.
(.rmio pluiiio (Milovéo à son panache do gcMdilhoinmo,
dans les années iSSl-lSS:{. () luules l(>s pieci^s jouées
alors ! Ce livre a l'air d'une roUeolion d'épilaphos. —
<v Oui. Monsieur! aurail-il dit. une iial(M'i{> de pierres
tombales brochées in-lS >/. — Mais ce (pii n'a i)as vieilli,
c'est la verve, c'est le style du ,urand<'onleur devenu [)ar
occasion critique Ihealral. 11 clait décidc'inenl un excel-
lent écrivain, et doué de celte vertu intellecluell(\ dont
ses excentricités apparentes l'eussent fait croii'e prive :
le sens de la mesure, qui, dans son style, se constate à
la propriété impeccable des termes, et, dans ses juge-
ments, à la justesse, vérifiée par le temps, de ses idées
en matière de Ihéàlre. Toutes les pièces à succès, sur
lesquelles il lu-andit la masse d'armes du coniiétaljle d'Au-
revill}'', nous pai'aissenl aujourd'hui mauvaises; toutes
celles dont il fait l'éloge nous plaisent encore. Connue
tous les gens sincères qui ne suivent pas la mode, il fut
un précurseur, même dans la critique dramali(iue ».
Bien différent est le ton delà Remie des Ik'ux-Moiulcs.
Le 1') avril IS'.ii), M. René Doumic mène une charge à
fond de train contre ^ la critique^ apocalypti<iue//. 11 fait à
d'Aurevilly riionneur de le citer parmi les « chefs nota-
bles » de l'école qui vise à « remplacer les lenteurs de la
préparation par la soudaineté de l'intuition, les précau-
tions de la méthode par la spontanéité du sentiment, et,
d'une façon générale, les idées par les grandes phrases,
les faits par les grands mots, les ap{)r(''ciatioiis par les
grandes lettres et les discussions j)ar les grands gestes».
Mais il semble (jue M. Doumic eut i)u facilement se
rendre comple (pie, chez le critique des O'Jarres et les
Ilonunes, l'intuition n'exclut pas la préparation, le seu-
— 360 —
tmieiit ne bannit pas la méthode, les grands mots ne
nuisent pas aux faits, les grandes phrases ne suppléent
pas aux idées, les grandes lettres aux appréciations ni
les grands gestes aux discussions. C'est donc un hom-
mage que,— pour être conséquent avec ses principes,—
M. Doumic aurait (hi décerner à la mémoire de Barbey :
car l'auteur des P)-npJièlcs du Passé ne reculait pas plus
devant les faits, les idées et les discussions, que devant
les images et les mots. Seulement, à la Revue des
Deux-Mondes, il vaut mieux être ainsi jugé, sans bien-
veillance et d'une manière incomplète, que de ne l'être
pas du tout. Un jour viendra peut-être où de jeunes écri-
vains y feront un juste éloge du romancier de V Ensor-
celée eiy rendront pleine justice au critique du Pays,
du Constitutionnel q{ du Nain Jaune.
En même temps que Barbey d'Aurevilly grandissait
dans l'opinion parisienne, — jusqu'au sein de la Revue
des Deux-Mondes, où, sous le principat de Buloz. on ne
citait jamais son nom, — ses compatriotes ne l'oubliaient
pas. La Société normande du Livre illustré eut l'idée,
à la fin de 189(3, d'éditer luxueusement un chef-d'œuvre
de l'enfant de SLiint-Sauveur-le-Vicomte : son choix se
porta sur le Bonheur dans le Crime, la troisième des
Diaboliques. Ce bijou de bibliophiles, illustré de douze
compositions de Frédéric Régamey, fut tiré à quatre-
vingt-cinq exemplaires. Un normand, M. PaulFestugière,
avait été chargé de le présenter au public : il le fit avec-
talent et succès, en une étude très vivante où sont
marqués d'une main experte les ti-aits de la physionomie
si foncièrement normande du rouiancier de VEnsor-
celée {{). C'était le premier petit monument qu'on élevât,
(I) Paul FEsridiKKE. In écrivain normand, liurhey d'Aurevilly. (Paris,
LecotlVe, cdituur, 1807). — Je ne forai qu'un repi'oclie à M. Festui;iéie :
24
— 'MO —
au pays natal, (Mi riioniUMii- de liarlKW d'Aurevilly. Aus-
silùt la prosso aux inillo (m-Iios i-etoulissauls so roniil ;i
parler de la sl;ilut> (|u";illiMi(lail le « coniiéUible des
Lettres //. — et qu'il attend enrorc
Mais d'autres nionunuMils d(>\aifnl prcctHicr l'cM'iN-litin
(U' la statue Ires inii»alii'innicnl dcsirt'c. Il l'allail s(tn.L;er
il'alKtrd à achever la i)ublieation des (L'UV|-os ixjstliunics
du Maître. Le S juin iS'.lT, paraissaient chez i.euieri-o
deux opuscules réckunés depuis lont»leinps par les uniis
de d'Aurevilly. Ils portuiiMil (•<> donble titre, assez énig-
niatique: PoKssii'rcs el Ixi/lluncs oubUcs. Le premier
recueil contenait les poésies de jeuncsso, d'âge niurel
de vieillesse, où s'était complue, en ses heures de crises
morales, l'àme apilét,' du peintre de Léa et des I)ia-
boliques. Le second renfermait des poèmes en prose
d'une perfection supérieure aux vers sans art de l'auteur
delà Maîtresse Housse. Ici encore, la Revue de r^ris
du 15 jnin exprima finement l'opinion des connaissem-s :
« Ce sont deux petits livrés posthumes, — disait-elle, —
pieusement publiés par vme admii-aiion toujom-s fidèle...
Barbey fut un grand prosateur, parce qu'il connnenca
par écrire en vers. C'est une banalité, mais c'est une
vérité. Ses vers sftnt des vers de prosateur, gêné par la
rime el le rythme, mais rpielqucfois emporté par-dessus
ces obstacles par l'élan de sa pensée. Il y a, dans les
Ryllnucs oubliés, a\q 1res beaux poèmes en prose. L'àme
ardente de Barbey d'Am-evilly, au fond tciithc comme
celle de tous les exaltés, y chaide et y crie tour a tour
c'est de n'avoir pas, au cours des <G pages de son étude, suffisamment
démoli- la part de réalisme psycliologiijiie il siritirnnilal ipii s'est ajoutée à
Tardent et e\ul»érant romantisme du (ils île Tlunpliili' Itarhey et ipic
l'auteur A'L'ne Vieille Maîtresse doit etrl.iiiirmi iit à son ori^'ine nor-
mande.
- 371 —
avec charme et avec fougue». Tel fut aussi le jugement
de MM. François Goppée, dans le Journal du 10 juin,
Paul Perret dans la Libertc, i'aul Adam dans le Mercure
de France, Galiriol Routurier dans la Petite Gironde
du 21 juin, Ernest Ledrain dans la Noucelle Revue du
!"'■ juillet, Emile Trolliet dans le Moniteur Universel du
23 juillet, Louis de Saint-Jacques dans la Plume du
15 août. Mais, comme toujours, le public, avec son flair et
son discernement habituels, préféra les vers à la prose.
En novembre 1897 et en jan\ier 1898, le doyen de la
presse française, M. Philibert Audebrand publiait, dans
V Événement, de curieux souvenirs sur Barbey d'Aure-
villy ; la fantaisie s'y mêlait à la vérité, mais avec beau-
coup de charme et une respectueuse estime. De son
côté, dans V Aurore du 15 décembre 1897, M. Lucien
Descaves incitait de nouveau « le Conseil municipal à
donner le nom de Jules Barbey d'Aurevilly à la rue
Rousselet, où il demeura longtemps, où il est mort ».
Il faut croire qu'une pareille initiative parut prématurée,
puisque la légitime demande des amis du Maître n'a pas
encore reçu satisfaction. Ne nous étonnons pas des len-
teurs de lopinion à triompher des préjugés où elle
s'immobilise. 11 convient que le monument littéraire de
l'écrivain normand soit achevé avant que l'on rende les
suprêmes hommages dus à sa grande mémoire.
Au mois de février 1898, le monument des Œuvres et
les Hommes s'accrut d'un nouveau volume, le seizième,
qui fermait la seconde série de la collection. Il portait ce
titre : Portraits 'politiques et littéraires. Dans cette
galerie figuraient Balzac, Shakespeare, Sainte-Beuve,
Taine, Chateaubriand, Berryer, Guizol, Jules Favre,
Benjamin Constant, Alexandre Dumas fils, etc.. M. Paul
Perret, dans la Liberté du 17 février, fut le premier à
— 'M2 —
saluer le beau livre du criliiiue (leliiut ; puis vini'cnl
MM. Jules Cornely dans le Malin du •,'! iV^viiiM'. Paul
d'Aruioi» dans le VoUairr du 'l'I l"('\ l'icr. Léon r.ari'araiid
dans K' Moni/rar rnirvrsrl du 'ih l'cviici'. llcuiv
Bordeaux dans la Ucruc IIchdoiiKiiUiiiw du Ti mais.
Ednioud liirc dans la Cm zcllc de Frtun-c du <• mars,
Louis de Saiul-Jaequ(>s daus la lUiiiiu' du ]"• aviil, et
Eu.yèue Asse dans la Xoiircl/c Reçue hitcrnalioiuilc du
1") avril. Entre temps, dans un cours libre qu'il professait
à la Sorbonne sur Victor Hugo, M. Gaston Dcschanips
citait Barbey d'Aurevilly parmi les précurseurs des
Orientales, avec son Ode aiijc T/ieraiojit/les: et les
voûtes de la Sorbonne durent frémir en réperculaiit
l'écbo d'un nom tout à fait ignoré dans le sanctuaire
d'une Faculté ou connu seulement par l'horreur qu'il y
inspirait. Les 0 et 7 juin de la même année, M""^ Mary
Summer publiait dans la Fronde de jolies pages sur le
féroce ennemi des femmes de lettres : ce fut la spirituelle
vengeance des Bas-bleus.
11 semblait désormais que la grande notoriété fût a<^-
quise à Barltey d'Aurevilly. Nombre de calholifiues, a la
suite de .\LM. lîiré et Fonsegrive, ne le répudiaient plus
et commençaient à le reconnaître pour un des leurs. Des
universitaires, après Nisard et Ernest Ilavet, lui faisaient
bon accueil. Les jeunes de la Reçue blanche, de la,
l'iume et du Mercure de France le saluaient comme un
Maître. Même les écrivains du boulevard et les profes-
sionnels de la presse lui rendaient un juste, tribut
d'hommages. Le romancier n'était plus contesté : on
l'admirait sans trop de réserves et dans tous les camps
littéraires, depuis les chrétiens orthodoxes qui passaient
condamnation sur les Ditdjolifjues eu égard au C/ieca-
lier Ik's TtHiclies et au J'rèlrc Marié. jus(iu'aux i»en-
— 373 —
SGurs les plus indépendants qui excusaient le catholicisme
à outrance de V Ensorcelée en faveur des vivantes pein-
tures du sol normand et des profondes études de l'âme
humaine. L'apaisement était enfin venu, avec la gloire,
autour d'un nom long-temps ballotté sur les mers ora-
geuses de l'opinion, dans les injustes polémiques de la
lutte quotidienne.
C'est à ce moment qu'il se trouva, sous le ciel do
France, une Faculté des Lettres ayant cette singulière
audace, — qui naguère eût paru sacrilège, — d'accepter
pour sujet de thèse de doctorat un essai sur la vie et les
oeuvres de Barbey d'Aurevilly. De ce jour, la grande
famille de TUniversité rangeait l'écrivain superbe et
fastueux parmi ceux qui ont fait honneur aux lettres
françaises et accru en beauté le patrimoine intellectuel
du pays. Toutefois il n'y a pas unanimité encore, surtout
quand il s'agit du critique, dans la foule des professeurs
ayant reçu, ou non, mandait d'exprimer le jugement de
leurs collègues. M. Ferdinand Brunetière en est resté à
l'appellation de « vieux paradoxe ambulant » jetée, en
une heure de colère, comme un défi aux fervents admi-
rateurs qui projetaient d'élever une statue au romancier
de V Ensorcelée. Les deux disciples de M. Brunetière,
MM. Gustave Lanson et René Doumic, semblent ignorer
presque totalement l'œuvre de Barbey d'Aurevilly ; du
moins ils gardent à son endroit un silence dédaigneux,
— niéthodique et absolu chez M. Lanson. intermittent
et ironique chez M. Doumic. M. Emile Faguet avoue
n'avoir « jamais rien lu de cet auteur » ; mais, ajoute-t-il,
c'est 'K évidemment un personnage à tirer au clair /^(l).
M. Gustave Larroumet pense « qu'une étude complète de
(1) Lettre inédite de M. Emile Fiiguet (12 juin 1900).
— :i74 -
la vie et do I'clmuto, ôgaloinoul oriiiilKilos. do lîaiboy
d"Ain"Ovilly no poul qu'ôlro d'mi t^raiid iiilorùl » ot ([iio
« si kl oritiqiio univorsilairo Ta laissô do côlô, coiumk?
h'ww d'aiilros. c'osl prol)al)loiiioiil j>()iir luio oulranco qui
l'otlrayait quolquo pou, oulrauoo do furiiio plus oncoro
quo de fond » (1). M. (iastoii Deschainps n'a aucun pré-
jugé conlro lo vibrant autour dos D/dholiijiu's ci des
p}'0l)lù'(cs du Passe. M. Edouard Kod Tadmiro sans
ti'op do rostrictions. On sait, d"ailloui"s. Topiiiion ^W
M. .Iules Lemailro.
Mais il faut sortir do la oriliquo luiivoisilaiit^ pr()j)ro-
nionldito pour ronooulrer pleine adhésion a un jugouient
d'ensemble assez favorable à Barbey d'Aurevilly. Dans ce
but. il convient de s'adresser à des honunes tels que
MM. Jules Levallois, Jules Claretie, Henry lloussayo,
Gabriel Ilanotaux, Ernest Daudet, iMaurice Tourneux,
Hugues Le Roux. Maurice Barrés. Ce sont d'e.xcellenls
juges, quoiqu'ils no fassoid pas exclusive profession de
critique, et, du reste, ils apparaissent comme des esprits
assez dissemblables poui' offrir toute garantie d'impar-
tiale et personnelle appréciation. Ils peuvent résumer
heureusement le verdict de nos contemporains sur
l'œuvre de celui que Lamartine nommait " le duc de
Guise de la littérature ».
Voici, |)ar exemple, ce qu'écrit M. .Iules Claretie.
« ... C'est une dos figures puissamment originales de ce
temps. Il est de force ra<e fran(;aise, avec do pro-
fondes attaches au terroir normand... Je ne l'ai connu
que dans sa vieillesse : superbe, hautain et cordial à la
fois. Un Titan de Normandie... Cet Jtniinnc rou(ic était le
meilleur des hommes, et (ses Memmmnda le prouvent
(I) Lettre inédile de .M. Gust.iMj Lirruuiiict (10 mai 1900).
- 375 -
bien) un teudi'c. 11 scst livre dans ce journal do jeunesse...
Il personnifie une époque et il incarne une race » (1).
M. Henry Houssaye n'est pas moins bien inspiré: « Il
gravait à l'eau-forte » (2), dit-il, pour marquer le carac-
tère de l'écrivain normand. Plus explicite s'affirme
M. Hanotaux. « Barbey d'Aurevilly est un écrivain du
plus haut mérite, de la tradition des Montaigne et des
Saint-Simon. Il avait beaucoup d'esprit, un peu trop
peut-être, et cela nuisit parfois, en apparence, à son
jug-ement qui était cependant très solide. Il est un des
rares écrivtiins de son temps qui ait su se faire une concep-
tion d'ensemble de la vie. Il resta fidèle à sa doctrine et
sut la pousser et l'accepter dans ses conséquences. Par là,
élève extrêmement remarquable de Joseph de Maistre.
Mais, dernier fils du romantisme, il fit blanc de son épée
de gentilhomme, de sa croix de croisé et de sa plume de
journaliste » (3).
Il y aurait intérêt à montrer Fétat de l'opinion, à la fin
du XIX" siècle et à l'aurore du XX«, sur le grand
romantique qui traversa, la tête haute et l'épée à
la main, une époque agitée entre toutes. J'ai tenté
cette enquête pour les années 1899, 1900 et 1901,
et de mes recherches s'est dégagée la réconfortante
conclusion que jamais d'Aurevilly n'avait paru plus
imposant aux esprits d'élite que depuis qu'on est mieux
à même de le juger. Lorsqu'on avril 1899, pour le dixième
anniversaire de la mort du « connétable », une main
pieuse déposa sur son tombeau, en guise de couronne
mortuaire, le dix-septième volume, si vivant, du monu-
(1) Lettre inédite de M. Jules Claretie (18 janvier 1900).
(2) Lettre inédite de M. Henry Houssaye (12 avril 1900).
(3) Lettre inédite de M. Gabriel Hanotaux (4 décembre 1901).
— :^70 -
mcni Les (Jùd'rcs et /es Hoi/nurs,- qui diivi'ohi li'oisioiiio
série des éludes critiques où lî;irl>(\v prodimui le iiu'illcui-
de son talent, et qui est consacré aux J'/ii/o.sojj/u's et
Ecvicahis reli'jieu.v, — il s'est produit un niouvcnient
de curiosité et d'admiration aulonr de ces pag-es rapido-
nienl lracé(\><. tMi ]);n1ic, d'iiiir pliniK^ f(''l)i-ilo, en pleine
révolution de ISIS, pins d'un deini-siocle nvanl hnir
pnblicalion sons foiMuede livre. Kl qnand la niêiiie amie,
dévouée par delà la loml)(\ lit i);ir;iilr(\ ;iu coiii's (1(>
l'année 1*.KH\ le Mcmovdmhdn de lS:5(i, cli.icnn put
deviner quelle place occupait dorénavaid dans l'esprit
des lettrés l'homme qui, pendaid. cinquante ans d'nne
noble existence littéraire dont le cnlle du beau ftU la
pnssion doiMinanle, avait passé méconnu et incompris.
Mais il est impossible de faire déliler. comme en un
prestigieux kaléidoscope, les jngements de Ions nos
contemporains sur le vaillant solitaîi'e de la rne Hous-
selet. C'est à un normand, M. lingues Le Roux, que
j'emprunterai la synthèse des verdicts d'anjom-d'hni
touchant le vowràWQXQY ùçV Ensorcelée. « Il est, — dit-il.—
en étroite parenté avec la lignée qui va de Corneille a
Maupassant ; et, quand « le Midi bouge >/ tant, c'est l)icn
le moins que nous revendiquions ceux des nôtres qui ont
appoi'lé une contribution d'un caractère spécial au patri-
mome du génie français. Je signale, en passant, le gont
du mystère chez Barbey. C'est une hérédité directe du
Nord... Le côté de grandesse ou de vnntardise, le goût
de l'héroïsme, qne l'on trouvait espagnol dans Ou'n.eille,
est également une hérédité du Nonl. D'Aurevilly était
Normand dans cette diginté avec laqnelle il cachnil sa
misère. C'est une des formes de l'indépendance fai'onche
dej'àme, qui nous dill'érencie si caractéristiqnement des
lutins du Midi. A noter aussi ce mélang-e, si normand,
- 377 -
de libertés prises avec le « divin» et de soumission exté-
rieure, qui donne à notre tempérament son caractère
atavique de superstitieux bien plus que de religieux ». (1)
Grâce donc à l'effort d'amis dévoués, à la préoccupation
des intelligences les plus élevées de notre temps et à
l'obscure collaboration des années qui dans leur fuite
éclairent d'une lumière plus douce les hommes et les
choses, — Barbey d'Aurevilly a quitté les orageuses
régions de la lutte et les grises pénombres de Tindififé-
rence. Il est revenu des lointains rivages de l'histoire, où
il avait cherché un asile contre les misères contempo-
raines, et des ténèbres du tombeau, où il s'était enseveli
voilà douze ans passés. Il est entré dans une nouvelle
existence. Il ressuscite comme un ancêtre toujours vivant
et jeune. On ne cherche maintenant ni à l'exalter à
outrance ni u le dénigrer de parti-pris. La presse réserve
un excellent accueil à ses œuvres posthumes. Même
les journaux et les Revues, qu'il a le plus violemment
attaqués, le Journal des Débats et la Revue des Deux-
Mondes, par exemple, seraient tout disposés, j'imagine,
à lui rendre justice. Ce n'est peut-être que l'occasion
qui leur manque.
Il n'est pas jusqu'à l'Académie française, après laquelle
le tirailleur du Nain Jaune s'est tant acharné, qui ne
consente à oublier les Médaillons, si cruellement
injustes, de 1863. A la fin de sa vie, d'Aurevilly ne comptait
guère que deux amis sous la Coupole, — et deux amis do
cœur plutôt que d'esprit : Désiré Nisard et François
Coppée. Aujourd'hui, il y rencontrerait sans peine une
quin;^aine d'admirateurs fidèles et quatre ou cinq débi-
teurs intellectuels. S'il abandonnait l'immortalité d'outre-
(1) Lettre inédite de M. Hugues Le Roux (2 septembre 1900).
- :i7s —
li)iiil)0 pour s()lli('il(M' la via£î<'»ro ci iiiccrlaiuc iiiiiiioilalili'»
dos Qiiaraiil(\ il coiiiTail lo ris(Hi(> irôtro rlii, Imil do
môme que ces malheureux candidats qu'il slii^uialisail
jadis si durement. MM. Coppce et Paul Bourg'ot seraient
les « chevilles ouvrières * de son élection : ils entiaîne-
raienl sùirinoiil à 1(Mii' suiltMes poètes Sully Prudhoiiiiiio
et Josc>-Maria do IhM'odia. les romanciois André Theuriel,
Analolo Franco ot Pieri't> Loti, les dramaturges Victoi'ien
Surdon, Lndovic llalévy. Jules Clarelie, les liisluri(Mis
IhMiry Ilonssaye et (lalM-iel Ilanotaiix.M. Jules Lemaîti-e
voterait, par dilettantisme, pour relevant auteur du
Jinannn'lf, et M. Hmile Fat^^ict- P^^'" "i> éclectisme de bon
aloi, donnoi'ait son snllrag-e au vig-oureux penseur dos
P)op/ii'/cs (Iii Passé. De son côté, M. Edmond llostand,
en mémoire de son ('ijrnno de lienjerac, ne saui'ait
refuser sa voix au très noble et très empanaché roman-
tique qui fut un Cyrano de Basse-Normandie. Kidin,
au nom de sa foi militante qu'il élève bien an-dessus des
ine.squins intérêts de parti, le comte Albert de Mun ferait
fête au catholique sans peur des Philosoplics et écrirai us
religiciw.
Justement, en une occasion solennelle et récenlo, le
'*\ iiovendjre 10()1. le souvenir de Barbey d'Aurevilly a
été évoqué pour la première fois à l'Académie lors de
la distribution des prix de vertu que présidait M. de Mun.
Parlant de Valotines on, loin du bruit de la foule, se
dévouait depuis un demi-siècle nne obscure servante des
pauvres, l'illustre rapporteur ne put se défendre de
réveiller le fantôme du Chevalier Des Touches et de son
chaleureux historien. Cet hommage équivaut presque à
nne réception posthume. Et pourquoi, dans quinze ou
vingt ans, l'Acadénjie française s'interdirait-elle la bonne
fortune de proposer à ses lauréats futurs l'éloge du
- 379 -
romancier normand ? La vengeance serait spirituelle et
piquante, de la part d'un corps constitué qui — chose
rare! — ne déteste pas l'ironie de haute portée et sait
souvent s'en faire une arme finement aiguisée contre
ses détracteurs les plus passionnés.
On dira que d'Aurevilly n'a pas besoin de ces cou-
ronnes d'une admiration tardive. D'accord ; mais de
pareils témoignages d'estime publique ne sont- ils pas
significatifs, malgré tout, et n'indiquent-ils point, mieux
que de copieux commentaires, les retours de l'opinion
en faveur d'un homme longtemps maltraité et méconnu?
La consécration de l'Académie n'est jamais à dédaigner,
— pas plus que celle des esprits supérieurs qui s'arrogent
le droit de parler au nom des Lettres. J'ose donc pré-
tendre que n'importe quel honneur, décerné par l'Institut
à celui qui fut son ennemi acharné, rejaillirait à la fois
sur la Compagnie qui en prendrait l'initiative et sur le
vaillant écrivain qui en serait l'objet. La réconciliation
serait d'un excellent exemple. L'Académie française,
gardienne des traditions nationales, peut, sans faiblesse,
accueillir dignement, comme il le mérite, le tendre et
belliqueux romantique, l'ardent et bon journaUste. le
brillant et profond romancier, en un mot, le grand
homme de talent, d'inspiration et de cœur, qui s'appela
Jules Barbey d'Aurevilly.
CHAPITRE XIV
La Postérité
LE ROMANC.IKH HT LM HmiIOrK. - LK CONXK'I'AIU,!-:
NORMAND DKS LHTTHKS FRANÇAISES. - UN liOMAN-
TIQUE DE LA COULEUR ET UN Rlv\LISTE DE l'aME.
— RARREY d'aUREVILLY AUX XVI% XMI° ET
XVIII'' SIÈCLES. -UN LIGUEUR ÉGARl': AU XIX^SIÈCLE.
- LES CAUSES DE SON ORSCURITÉ RELATIVE. - LA
REVANCIU; DE l'aVENIR. - P.OMANTISME DÉMODÉ,
RÉALISMI-: VIEILLI, SYMROLISME TOUJOURS .lEUNE
ET VIVANT. - l'homme, LE PENSEUR ET l'ÉCRI-
\AIN. - LE VERDICT DES GÉNÉRATIONS FUTURES
PRESSENTI PAR MM. PAUL liOURGET, GUSTAVE
GEFFROY, ANDRÉ TIIEURIET, ANATOLE FRANCE ET
.IULES LEMAITRE. - LA FORCE, l'iIÉROÏSME ET LE
GÉNIE. - l'immortalité.
A l'auroro du XX'= siècle, Barbey d'Aiirtnilly est
entré, vivant d'une vie nouvelle et durable, dans le somp-
tueux palais de la postérité. 11 y fait bonne fi.Lnire, en
eoinpagnie de tant d'autres eonteniporains, dont la
renommée fui moins tardive que la sienne, mais dunl
l'immortalité n'est peut être pas aussi solidement assise.
Sa physionomie mâle et hautaine se détaehe en pleine
lumière dans le clair-obscur do l'éloignement.
Le temps n'a pas encore marqué assez profondément
son empreinte sur l'œuvre du romancier et du critique,
pour que r<»n puisse dire avec assurance ce que la posté-
- a^l -
rite retiendra de près do quarante voliuncs dans lesquels
s'est jetée, toute vive et brûlante, rànie du connétable
normand des Lettres françaises. L'épreuve des années
sur les hommes et les choses ne se décide et ne s'achève
que lentement. Mais, à certains signes non douteu.x;, il
est permis d'enlrcnoir la place que Barbey d'Aurevilly
occupera dans le jugement des générations à venir, le
rang qui lui sera assig-né dans les annales de la Littéra-
ture moderne.
A coup sûr, le romancier aura une place d'honneur,—
surtout le romancier normand. Une œuvre comme la
Vieille Maîtresse, — qui n'est en quelque sorte qu'une
préparation aux vig-oureuses peintures du terroir. VBn-
sorcelée, le Chevaliei- Des Touches et le Prêtre Marié,
— portera, en raison même de ses caractères mélangés
d'œuvre de transition et de ses éléments confus de
romantisme nuageux et de réalisme indécis, des rides
bien plus précoces que les ouvrages qui l'ont suivie. Et
pourtant, si l'on songe que ce premier grand roman de
Barbey d'Aurevilly date de plus d'un demi-siècle, on ne
peut se défendre d'admirer la vie intense dont il fut
saturé, qui y circule et qui l'anime toujours, puisqu'il
apparaît aujourd'hui plus vivant même qu'en 1850 et que
son succès auprès de nos jeunes contemporains ne
semble pas se ralentir. Or, de combien d'œuvres nées a
la même époque que celle-là, serait-il possible d'en dire
autant ? A part Balzac, qui dépasse de cent coudées les
plus illustres représentants du roman, à part Stendhal,
Victor Hugo, Alfred de Vigny et peut-être George
Sand, quel est le romancier do la première moitié du
XIX'" siècle dont les fictions vivent encore, à l'heure
actuelle, d'une vie pleine et intacte ? Quel est celui duquel
on ait le droit «l'affirmer qu'il éleva son monument sur
— :iS2 —
des t'oiulalioiis assez fortes pour résislei" ;i radioii du
temps et dtMier la morsure des saisons ?
Mais c'est aux nuuaiis ^\o sa maturité tardive qu'il
faut avoir reeours pour l)ieii jugi'r Barbey (rAurevilly.
11 avait quarante-quatre ans, lorscprii écrivit ce qui peut
être t(Miu jHUir son chel'-d'n'UViT. ro[U' admiraMe h'iisor-
rc/c'c, la plus seri'ée de ses ci'eatious, le plus concentré
do ses romans, le plus beau de ses poèmes, il avait
cinquante-cinq ans. (piaiid il aclu'\a son Clu'rulii'r Des
ToHc/irs. qui exprime si lidelement le génie arislocrali(iue
et militaire du fils des Chouans de Basse-Normandie.
Do soixante à soixanle-si.x ans, il compose les Difibo-
/i(jifcs, — sauf le Dessous de Cartes d'une jxu-i/e de
ir/dsL écrit dès lSr)0, — et siî révèle ainsi, à l'appi-ocho
di' la vieillesse, digne énmle des |)lus fameux auteui's do
nouvelles. Septuagénaire, il publie Y llisloire sans nom,
Ce qui ne meurt 2)as et Cne Page d'histoire. Voilà son
oMivre vraiment vivante : voilà l'œuvre qu'il ofï're à
l'admiration de la postérité.
On peut se demander pourquoi, avec de tels lili-es
a une renomméo solide, Barbey d'Aurevilly n'a pas
recueilli en son temps les suffrages qu'il méritait. La
question n'est pas oiseuse. Elle se ré.soudi-a en une
double réponse. D'abord, le critique a fait tort au roman-
cier. Ce n'est pas impunément qu'on s'érig-o en censeur
impitoyable et souvent injuste des travaux, des livres
d'aulrui. Par la, on s'attire des inimitiés qui s'apaisent
rarement, on éveille des susceptibilités et des jalousies
qui, une fois suscitées, ne désarment g-uère, on froisse
des amours-propres qui, blessés, ne paidoimeiit jamais.
Cependant, le tempérameid même du romancier a nui
plus encore à la réputation de Barbey d'Aurevilly (pie
les intransigeances du critique. Ecrivain du XIX'= siècle,
- H83 -
railleur d'i^jic Vieille Mailressc n'a pas voulu ôtre do
sou temps ; il s'est refusé à suivre, — et jusqu'à com-
prendre, ce qui est plus grave, — les tendances de
l'époque où il vivait effectivement. Cette insubordination
aux légitimes exigences de la société moderne, ces
dédains d'un aristocrate confiné dans le passé, ces théo-
ries extrêmes affichées hautement connue des signes de
rédemption alors que le XIX*' siècle n'y voulait voir que
des signes de servitude. — cela, plus que tout le reste, a
éloigné les contemporains. Eux, ils marchaient en avant;
lui, il demeurait en arrière.
Sans doute, d'Aurevilly est bien un romantique; il ne
saurait renier ses origines littéraires. Mais c'est un
romantique d'une espèce rare, un romantique suprême-
ment « individualiste » et solitaire. Son romantisme, qui
posséda d'abord jusqu'au fond de son àme, la martela et
la meurtrit, devint finalement uji romantisme de façade.
Ce romantisme saute aux yeux et les éblouit, précisé-
ment parce qu'il est tout extérieur. Qu'on pénètre au
sein même de l'œuvre : elle est d'essence strictement
normande, aristocratique et catholique ; elle est marquée
au coin d'une personnalité vigoureuse qui se manifeste
partout et qui n'entend relever que d'elle-njême. Dès lors,
les réalistes des impressions externes et de la nature
n'en l pas plus le droit de revendiquer l'auteur du 67/é'i'rt//6'r
Des Touches que les romantiques ne sont fondés à le
reconnaître pour un des leurs. Barbey d'Aurevilly est
un modèle peut-être unique de réaliste de l'àme, doublé
d'un romantique de la couleur.
C'est donc à son majestueux isolement, à sa solitude
délibérément choisie, à ses instincts de réfractaire en
révolte permanente contre les associations et coteries, à
sa situation d' « incompris » volontairement aggravée
— 384 -
par de fiers éclats de caraclèi-e, que lo poète de r/:'».wr-
celéc doit de n'av(Mr pas eu, de son vivant, la rcMioininée
dont il était digne et de n'avoir pas connu les caresses
delà fortune qui furent prodiguées à d'éphéntcres chroni-
queurs '< Portrait dépaysé, je cherche mon cadre »,
disait-il un jour mélancoliquement à Trebutien. Ce cadre,
où son allière physionomie pût se mouvoir à Taise, il ne
Ta jamais trouvé.
Les contemporains n'étaient pas loin de considérer
l'auteur des Prophètes du Passé comme un revenant du
moyen-âge, un attardé magnifique et hautain des époques
les plus reculées de l'histoire mérovingienne. On jugeait
le sculpteur Auguste Préault bien indulgent et bien
complaisant, lorsqu'il déclarait avec bonne humeur :
«Barbey! c'est le descendant de quelque naufragé de l'in-
vincible Armada, qui aura fait souche sur la côte nor-
mande ! » Sainte-Beuve, même dans ses rares moments
de bienveillance, n'aurait peut-être pas souscrit à cette
boutade, qu'il eût estimée trop élogieuse. 11 ne savait
déterminer à quelle famille d'esprits apparlcMiail l'ex-
traordinaire « individualiste de la Basse-Normandie ».
De fait, il semble difiicile d'assigner une place très
précise, dans le puissant mouvement intellectuel de la
France, à l'apologiste endurci des œuvres et des hommes
d'autrefois ! Quel rang lui imposer dans notre XIX« siè-
cle ? Certes, on peut fort bien dessiner « la courbe de
l'évolution» des idées et des formes d'art où se moule la
ligure du siècle de Chateaubriand et de Hugo, sans y
faire entrer la silhouette déconcertante du plus étrange
des écrivains. Mieux encore: il est loisible de dresser un
inventaire exact, — sinon tout à fait complet, — des
créations romantiques et des œuvres réalistes, sans
V donner accès aux productions si personnelles du
— 385 -
peintre de Ce qui ne meurt j^as et du détracteur des
Bas-bleus. Al(3rs, décidément, il faut donc, soit rejeter
Barbey d'Aurevilly parmi les représentants très secon-
daires du génie français, au XIX« siècle, soit lui chercher
des ascendants au cours des siècles antérieurs.
AuXVlII^ siècle, il eût paru certainement aussi dépaysé
qu'à notre époque. Ce n'est ni à la suite de Jean- Jacques
Rousseau, ni dans le clan des Enc^^clopédistes, ni dans la
radieuse orbite de Voltaire, qu'on le trouverait. Un seul
homme ferait songer à lui : c'est Rivarol(l). Au XVIIe siè-
cle, en cet âge de raison froide et de foi peu bruyante,
où classerait-on Fauteur de l'Ensorcelée ? Nulle part, —
si ce n'est dans l'entourage de Cyrano de Bergerac. Il
convient donc de remonter jusqu'au XVP siècle pour
rencontrer un milieu favorable à l'éclosion spontanée de
son talent et à l'efficace portée de ses doctrines. C'est en
pleine fièvre des luttes religieuses ei politiques d'alors
qu'on l'imagine le mieux. Il prend place à côté des
Guises, se fait l'organisateur d'une résistance indomp-
table aux huguenots et bataille sans merci, par la parole,
la plume et l'épée, contre les ennemis de l'Église romaine
qu'il juge aussi les ennemis do la France. Là, enfin,
dans cette atmosphère de guerres civiles, il joue un
rôle approprié à ses besoins et à ses goûts. Seulement
il est à craindre qu'il no délaisse trop souvent la plume
pour l'épée, — et la littérature française compterait
quelques chefs-d'œuvre de moins.
(1) Le livre de M. de Loscure. sur r«i\;irûl et la Uièse de M. Aiidié
Le Breton nous montrent, en clf'et, une sorte de Barbey de rancien régime,
— alerte, étincelant et contempteur des bas-bleus. Mais de pareils traits ne
marquent pas suffisamment notre d'Aurevilly : nous n'aurions là (ju'un
d'Aurevilly mondain et tout extérieur.
25
— lise» —
llosl iioc'ossaiiv.eiiiléliiiilivc.d'ncoc^pU'r,;!!! XIX' siccli',
Barbey (l'Aurevilly, loi (jn'il est: (''osl-à-diic un iiiiueur
éiiarc (laus iioli-c éixtquo pacilique. Supposous-lo no en
177S. Ironie ans avant la ilalo oxaole do sa naissanee. 11
s'enrôle pai'uii losCluuiaus do Valognes, deSalul-Ldoldo
Coutanees ; il augincidtMruno uiiilé les eoiMpa.g-nous de
Des Tiuiches ; il ("ail Miervoille au iniliou d(\s liohoreaux
royalisles. Si on se le represeido né dix ans plus lard,
en ITSS. il eonnail Napoléon dans (oui rcclal tTune .yloiro
inconleslée, so passionne pour la eaiiièro des armes,
assisle, hélas! an déelin de l'astre, revient, brisé, do la
Campagne de Russie, et finit ses jours, coninio le vieux
général deSégur, dans un fauteuil d'académieien. Qu'on
se le figure encore né en 170S: il est un dos plus fidèles
soutiens de Charles X et fait le coup do feu, sous lo
ministère de Polignac, pour la Congrégration et les
Ordonnances de Juillet. Mais il est né réellemetd en 1S()S,
n'a vécu d'une véritable vie qii'après iS:30, et, lorsqu'il a
voulu se produire sur la scène, a trouvé les meilleures
places occupées déjà par les Lamartine, les Vigny, les
Hugo, et mémo d(> plus jounes que lui, les Musset et les
Thé^tphile Cautier. Faul-il s'etomier des lors qu'il so soit
retranché en une orgueilleuse attitude derrière le rem-
part de ses croyances oft'ensées et de ses espoii's anéan-
tis? AssiH'ément, s'il eût eu la puissance d'un Balzac, il
aurait pu briser, coûte que coûte, la chaîne d'esclavage
qui le rivait au passé, et se frayer une i-oule, à travers
les épines, vers l'avenir. Bien mieux : il aurait pu. comme
Balzac, s'imposer à radmii'alion de tous, sans ecsser
d'eli-e fidèle à ses plus iidimes convictions. Mais il n'avait
pas reçu tlu ciel le don du génie vict«)ri(Mix qui fiancjiitlous
les obstiicles. Il n'était doué que d'un talent supérieur, qui
séduit ceux-là seuls dont l'esprit a une certaine confor-
— SS7 —
mite ou du moins quelque èiccoiiiUmco avec ce talent. Du
coup, il s'est trouvé solitaire, par le fait de son tempé-
rament trop altier. S'il avait su se contenter de la
renommée d'une George Sand, d'un Stendhal, d'un
Jules Sandeau ou d'un Octave Feuillet, il eût été vanté
par ses contemporains. Seulement, sans parenté intellec-
tuelle, sans filiation littéraire, il aspirait dès l'abord à la
gloire. Il n'a recueilli que l'obscurité.
Maintenant que la paix est descendue sur le tombeau
de Barbey d'Aurevilly et qu'une pure lumière, venue
des régions sereines de la postérité commençante, éclaire
sa grande mémoire, Theure a sonné d'un jugement plus
équitable, sinon décisif. Les contemporains ne pouvaient
comprendre ni apprécier, comme il le méritait, le superbe
écrivain qui fut à la fois le romancier d'Une Vieille
Maîtresse et l'apologiste des Prophètes du Passé : il
nous appartient de le mieux pénétrer et de le faire
mieux connaître. C'est un homme des âges révolus, qui
a droit au respect dont on environne les êtres et les
choses que la mort a consacrés. Dès à présent, il est
permis d'esquisser à son sujet, — et à son avantage, —
le verdict du XX« siècle. Le recul des années est suffi-
sant. Dans la lumière des lointains, la figure de Barbey
d'Aurevilly a pris toute son ampleur et tout son relief.
Elle ne sera point éclipsée par l'ombre du temps qui
s'écoule ; elle ne sera pas non plus mieux éclairée par
les lueurs fugitives de l'avenir. Aux générations futures
elle ne paraîtra pas amoindrie, mais elle ne grandira
guère désormais devant le suprême tribunal de la pos-
térité. Le moment est donc propice pour la peindre en
ses traits saillants et durables.
L'homme fut digne de toute estime. Il était pauvre et
cacha sa paii\ rclc sous des ilcliors Inillaiils. Sou liiiio
se inonlru d'aulaiil plus (icic (prclh* avait oti jtlus a souf-
frir de la vie. Kilo gagua eu .uraiidcur uioraloce (pfelle
perdait en renoininée iiilellecUu^Ue. Toul coiiiplo fait,
Harhey trAurevilly laissera le souveini- exipiis diiu par-
fait .uentilhoinuu'. d"uu l>ra\e et galaut lnMiiiiie dont toute
l'existence s"inspii-a des iti-incipes les plus el(>ves. On lui
reprochera seulement d'avoir ete un i)eu trop bruyant et
pugnace, alors (pie l'IuMire des grandes luttes était
passée : et nos (ils, qui seront évidemment très i>aeiliques
et plus sag-es encore (jue nous, — peut-être le seront-ils
trop, — ne nianqueionl pas de lui tenir rigueur de ses
instincts belliqueux. Mais persoiuio ne suspectera jamais
l'absolue loyauté de ses intentions et l'éclatante magna-
nimité si désintéressée de ses desseins.
Son (euvre ne rencontrera pas sans doute une adhé-
sion aussi complète que l'hommage rendu a sa vie.
Toutefois la part d'immortalité, qu'on attribuera à des
créations telles que V Ensorcelée cl les Didbolàjucs, iveal
pas à dédaigner. De ces romans, n'y eiil-il à survivre que
la grandiose physionomie de l'abbé de La Ci'oix-Jugan,
la figure épique du Chevalier Des Touches et le vigou-
reux profil de rex-al)bé Sombreval. leur destinée sem-
blerait encore enviable. Mais la postérité ne s'arrêtera
pas seulementà ces héros de premier plan. Elle admirera
Ryno de Marigny et la senora Vellini, Jeanne de
Feuardent autant que La Croix-Jugan, Calixte, l'angélique
Calixle, de même que Sombreval, les traits plébéiens des
modestes servantes et des pêcheurs de Carteret aussi
bien que les silhouettes aristocratiques d'Aimée deSpens
ou du comte Ravila de Raviles. Puis, les peintures de la
Normandie, où d'Aurevilly a mis la meilleure partie de
son âme, ue seront pas oubliées tant qu'un autre artiste
~ :389 —
ne les surpassera pas en précision et en coloris. Enfin,
indépendamment de leur caractère local, les romans qui
s'appellent fntc Vieille Maitresse, les Diaboliques et
ï")w lUsloire sans nom ne périront pas : ils sont appuyés
sur les éternels fondements de la nature humaine, — et,
fussent-ils des romans d'exception, ils auront toujours
pour eux cette grande vérité de l'âme qui admet les cas
les plus extraordinaires, du moment qu'on les anime
d'une vie réelle. Néanmoins, les préférences du lecteur
iront plutôt à des œuvres comme Y Ensorcelée ou le
Chevalier Des Touches, à cette forme du roman histo-
rique v< cette œuvre double », — ainsi que la nomme
Barbey, — « où deux réalités doivent se fondre au
souffle d'un espilt puissant, pour exprimer la vie com-
plète »(1). C'est là que réside l'indiscutable gloire du
romancier normand.
Ses essais critiques seront moins estimés. Trop de
fantaisies et trop d'injustices les déparent. D'Aurevilly a
méconnu bien des hommes détalent et bien des ouvrages
de prix. Il a été, notamment, d'une sévérité excessive
pour le X Ville et le XIX« siècles. Il n'a pas voulu mesurer
à sa vraie mesure le merveilleux effort intellectuel des
temps modernes, en philosophie et en histoire surtout.
A partir de Descartes, il est « dépaysé » dans la spé-
culation métaphysique; il n'admet pas qu'on érige en juge
suprême le '< Cogito, erf/osum », — axiome d'où procède
la pensée libre d'aujourd'hui. Sans doute, en cela, l'auteur
des Dropheles du Passé est conséquent avec lui-même :
mais cette fidélité aux choses d'autrefois, est-ce une
raison suffisante pour dénier aux recherches contem-
poraines leur opportunité et leur valeur ? On en peut
^1) Les Misérables, de M. Victor Hugo, p. 56 (Paris, 1862).
— 3f»0 -
dire nutaiil do sa ronroplioii d(^ l'hisloiro. Tonlofois,
im inonumeiil loi qiio fcs (Jùirirs cl les Jlonnnrs iio
laisso pas d'ôlio impcisaiil : o'osL lo soûl, ou Francis
([Ui^ nous ayons à opposor aux Lundis de Sainlo-licuvc,
— jo \\i} dis pas à lour coinparor : car la oi-iliiiuo do
riiistoriou do Porl-Uoyal rojollo loin ilorriôro (^llc loulos
les éludos (pii ont été tenléos à son oxoiiii»l(> ou à sa
suito. Kl que do belles pages, brillantes et passionnées,
d'Aurevilly a semées, sans compter, sur la philosophie,
l'histoire, le théâtre, la poésie et lo roman, dans les trente
volumes que forment ses essais ! Il est un des rares
écrivains de son temps, dont la çomi)étonce ait ombrasse
le cycle total dos productions littéraii'os. La postérité
tr<Miv(>ra chez lui une mine inépuisable de rensei.u:nf^-
nïoids. do réflexions, do sensations, lors(iu'ollo entre-
prendra linventaire du XIX' siècle.
Mais ce n'est pas à titre unique de document que la
critique des Œuvres ci les llommcs restera. Les jeunes
mauistrals — ou substituts — do la littérature jvturront
prendre plus d'une leçon auprès de Barbey d'Aurevilly.
Il leur enseignera, mieux que personne, la manièi'O de
composer un article susceptible d'enfermer, en moins do
deux cents lignes, toute la substance du livre qu'il s'agit
de juger. Nul, en eti'et, ne sut, aussi l)ien que lui,
« désosser » en qtiolques mots, — en un loui' iV^ main, —
un ouvrage. Qu'il prenne un traité ilo philosophie : il va
droit à l'idée maitrosse qui l'inspire et la dt'gage rapi-
dement des broussailles où elle est enfouie; c'est ainsi
qu'il se révèle analyste supt'riour de ses l^roplirles du
Passé, des philosophes et des écrivains religieux, (^u'il
ouvre un livre d'histoire : sans délai il découvre le fait
saillaid et le principe générateur ou directeur qui lui
servent de base; puis il « décortique » l'icuvre entière
— 391 —
avec une étonnante facilité. Il n'ngil pas différemment à
l'égard de la poésie, du roman et du théâtre. Il mot à nu
le squelette d'une comédie ou d'un drame avec la même
prestesse qu'il apporte à désarticuler un volume de vers
et à fouiller au scalpel la fable d'un romancier ou la nou-
velle d'un conteur. Sa critique des Misérables de Victor
Hugo est, notanmient, un chef-d'œuvre de composition,
d'ordonnance, de logique passionnée, si elle n'est pas un
chef-d'œuvre de critique impartiale.
On dirait parfois que Barbey d'Aurevilly joue avec un
livre, comme un jeune chat avec la souris qu'il va bientôt
dévorer. Qu'on ne s'en tienne pas aux apparences. Le
critique ne s'amuse pas : il tourne et retourne en tous
sens l'objet soumis à son appréciation, afin de le mieux
comprendre et de le faire mieux voir. On jurerait par
moments qu'on a affaire à quelque anthropophage marty-
risant une proie humaine qu'il s'apprête à rôtir. Re-
gardons de plus près : c'est simplement un magistrat qui
fait subir un interrogatoire très serré à son justiciable et
le presse de questions, pour le condamner sans rémission
ou le « renvoyer des fins de la poursuite ». L'exercice ne
manque ni de grâce ni de charme, quand un scrupuleux
sentiment d'équité l'inspire.
Il y a également plaisir et profit à contempler le Chouan
d'Aurevilly exécutant, sur le champ de bataille des
idées, de superbes moulinets et de savantes voltiges. Il
se livre supérieurement à ces études d'assouplissement.
Et ses coups de canne, — aussi bien que ses coups de
boutoir, — ne sont pas toujours inutiles. D'ailleurs, à la
sveltesse des mouvements, qui est pure parade, il ajoute
l'habileté et la vigueur de l'attaque, qui sont des qualités
de fond. Il a dans le sang le génie militaire, l'ardeur
belliqueuse, l'ivresse de la lutte. Il veut de la force
. — 302 —
pai'loiit ol toujours. Collo foici». il Ta puiséo pour son
compte ilans l'arsenal iriiii»' doctiiiu^ ItMiiK^ cl dans lo
camp ivli'aiiche des dogiiK^s romains. 11 iTesl pas suporllu
de counailre les sources où s alimeulait un ospril iKuno
telle vaillance et d'une trempe aussi solide.
C'est peut-être en tant qu'écrivain que d'Aurevilly
étonnera le plus les générations à venir. Quand la fumée
du romantisme sera tout à fait dissipée à riiori/on, Ton
comprendra malaisément que lo ptMiili'e suixM'bi' (["Une
Vieille Mdihrsse et lo fier penseur des Propi/l'les du
P(ussé ait tant recherché le hizarre et l'inattendu pour se
composer un style, — de même qu'il se composait un
visage et une toilette à la Brummell, — et qu'il ail poussé
jusqu'à l'excès le culte de la convention, de l'artifice, de
l'exceptionnel, du trait piquant et inusité, au point de no
paraître i)lus par instants qu'un Dandy des Lettres. El
d'aucuns, sans doute, se scandaliseront, après Sainte-
Beuve, de ses pots de ponnnado aux parfums factices et
se plaindront des relents de son cabinet de coifï'ure traî-
nant jusque dans ses livres. Ces puritains, austères
censeurs de travers minuscules et de défauts d'apparat,
condamneront l'teuvre entière en considération des
petites taches qui la déparent et se voileroid la face au
nom de la morale ou du bon goût outragés. Mais
quicontiue se gardera de ces ridicules partis pris n'aura
pas de peine à reconnaître que les vices extérieurs du
style de Barbey d'Aurevilly,— même ceux qu'il a le plus
affectés et dont il s'est le plus targué connue d'un indice
de g-énie, — ne sont, au regard d'excellents esprits
très classiques, tels que Nisard, Ernest Ilavet, J.-J.Weiss,
Paul Rourg-et et Jules Lemailrc, qu'une originalil(' de bon
aloi. En définitive, la langue qu'a parlée le romancier du
Chevalier Des Touches est la belle langue française,
— mi —
mclang-éo de romantisme et de réalisme, riche par les
imagos et forte par les idées, puissante par son symbo-
lisme expressif et fécond. Qu'on ne s'étonne pas de ses
«sing-ularités » de mots et de fornmles ; elles sont inhé-
rentes à sa nature et font partie intégrante de son tem-
pérament le plus intime. Chez lui, plus que chez aucun
autre écrivain, le style est rhomme même (1). De lui
surtout l'on pourra redire cette parole d'une femme du
XVII^ siècle, à propos de Diderot : « Il ne serait pas si
naturel, s'il n'était tellement apprêté ». Et il sera permis
de lui appliquer aussi ce qu'il disait lui-même de l'auteur
du Ncrcu de Rameau : « Il avait la verve qui peut être
parfois une exagération de la vie, mais qui, en fin de
compte, est la vie » (2). Puis on citera, tracées de sa
main très ferme, nombre de pages vigoureuses qui ne le
cèdent en rien aux plus belles pages de Chateaubriand
ou de Joseph de Maistre ; — et cela, en faisant oublier
« les flots d'eau de senteur » dont Sainte-Beuve prétend
qu'il s'inondait, réconcihera complètement nos arrière-
neveux avec le grand écrivain de VBnsofxelée, des
Diaboliques et des Bas-Bleus.
(1; Il ne voulait pas ùtre uu styliste, épris de la seule beauté de l'art.
Il affirniait catégoriquement la supériorité de la pensée sur le style, o En
matière de forme littéraire, — disait-il, — c'est ce qu'on verse dans le
vase qui fait la beauté de l'amphore, autrement on n'a plus qu'une
cruche. » Mais il aimait, respectait et cultivait avec passion la belle langue
française que « nous suçons avec le lait dans le sein de nos mères >■>. « En
fait d'inscriptions, — disait-il encore, — si l'on pouvait tasser toute son
idée sous un mot, ce serait le chef-d'œuvre. Qui sait même si ce ne serait
pas le chef-d'œuvre en tout? Les mots sont la prison de la pensée. Diminuer
les mots, faire tomber ce mur, éclaircir les ténèbres, voilà l'Art peut-être !
On ne parlera pas dans le ciel ». {Pensées détachées, éd. Lemerre, 1889).
(2) J. Barbey d'Alkevilly. Gœf/ie et Diderot iDentu, éditeur, 1880),
p. 135.
- 301 -
lîarhey irAui'Ovilly iTa ihuu- pas a icdoiilor lo jiigc-
iiuMit do l'hisltiirt' : il lui sora. soimnc l()ul(\ li"ès
favorable. Sans scnipulos élroils, lilirr do haines cl do
colères, atlVancliic des préjugés qui nous assaillent d(?
toutes parts, la postérité n'aura point à se défendre lU)
lu séduetion que répandent autour d'elles, comme une
contagion bienfaisante, des œuvres telles que VAnKnir
1 m passible, llic Vieille Maîtresse, le Cheralier Ik's
ToKches et TV' ijni ne ïneurt pas. VA\e aura le droit
d'adniii'cr, sans crainte, même les Prophi'les du Passe:
car la doctrine qu'ils renferment est à jamais défmile.
Elle dira que le fils dos Chouans du Cotentin fut un
excellent poète, un délicieux enfant terrible, qui eut
seulement le tort d'ajouter une foi absolue à des vérités
relatives. Elle dira surtout que ce poète, qui eut le
mérite de rester normand, aristocrate et catholique, fut,
tout bien pesé, — sous ce « divin enfantillage » qui con-
vient aux poètes, — un être de volonté, de caractère et
de force, — un homme, un homme fait pour l'immortalité
de la gloire et ayant sculpté dans le bronze de son
œuvre la seule statue qui fut dig-ne de lui.
Dans cinquante ans et dans cent ans peut-être, alors
que tant de contemporains seront ensevelis pour
toujoiws en la nuit du tombeau, le romancier de la
Basse-Normandie ne sera pas oublié. Son panache ralliera
tous ceux qui ne se résignent point à végéter dans les
ornières banales et à s'immobiliser dans les sentiers
battus. Son programme de décentralisation littéraire,
dégag-é des idées de réaction qui tendraient à le rendre
caduc, ne vieillira pas ; aujourd'hui même il semble
plus raisonnable «lu'a l'époque prématurée où il fui
ébauché. Dès maintenant, on pourrait reprendi-e en tonle
sécurité la plupart des articles du fameux manifeste
- 395 —
de 1S32, rédigé clans la fièvre de la jeunesse par l'inexpé-
rience prophétique de Trebulien et de l'auteur de Léa.
Et n'est-ce pas décerner un bel éloge à des poètes idéa-
listes que de s'approprier, après trois quarts de siècle,
quelques-unes de leurs pensées?
Un ami de Barbey d'Aurevilly, un de- ses plus chers
compagnons de lutte, Granier de Cassagnac, lui disait
un jour, vers 1850 : « Quand on acceptera votre talent,
on le subira. Tout le temps qu'on ne l'acceptera pas, il
fci-a /rop 7)^Mr par son éclat pour qu'on l'aime et qu'on
vienne à lui ». L'heure de la justice posthume paraît
enfin avoir sonné. Les jeunes générations viennent vers
\q Yom-d\\c\QY (\qY Enso)'ceIée, le poète de Poussières et
le critique des Œuvres et les Iloinuics ; elles aiment le
talent de ce fastueux solitaire des Lettres françaises au
XIX'' siècle.
Ce que Granier de Cassagnac pressentait dès 1850,
M. Paul Bourget l'a supérieurement exprimé en 1875,
dans son premier hommage d'adolescent au maître
écrivain des Diaboliques, puis en 1883, dans sa préface
des Memoraiida de Caen et de Port-Vendres, enfin à
diverses reprises depuis la mort de Barbey d'Aurevilly.
Le 4 mai 1889, notamment, M. Bourget traça d'une
plume émue cette délicate apologie, qui sera le jugement
de la postérité : •:< C'est être deux fois méconnu que de se
voir faussement célèbre, et le prosateur éloquent des
Prophètes du Passé, le conteur épique de V Ensorcelée et
du Chetxdier Des Touches, le psychologue profond des
Diaboliques et de la Vieille Maîtresse, le poète de ce
mélancolique Adieu tant admiré par Sainte-Beuve :
Voit Ci 2^ourquoi je veux partir... n'a guère eu dans le
public, durant les quarante dernières années, qu'une
— m\ —
ronomniéo do polôinislo excessif et do dandy siiiLculier...
La vie de ee iier et noble écrivain s'est passée lont
entière à des l)esog'nos viiili^MK^il acceptéos, exécutées
avec une consciouco supérieure et dans l'(Mitredeux
desquelles il composa ses trop rares romans... Il lui
fallait lire un volume par semaine et le résumer afin d'en
extrairi' une de ces Variétés où les moindres phrases
trahissaient l'émule des plus grands maîtres par le
génie de l'expression. Il prenait pour ce travail trois
jours pleins, du jeudi au samedi, d'ordinaire. Il appelait
cela : se mettre en couclare, et il vint un moment, vers
74 ou 75, où la direction du journal, contrainte à l'écono-
mie, lui fit savoir qu'il serait payé à la ligne et que ses
articles ne pourraient pas dépasser !.")() lignes. Je le vois
encore nous racontant cette misère, un soir d'été, dans
le jardin verdoyant de noire cher Coppée, les yeux
brillants d'orgueil blessé, puis avec cette altière gaieté
qu'il opposait par principe à toutes les tristesses grandes
ou petites, il fit siffler la canne-cravache qu'il appelait
plaisanunent : sa femme. — « Après tout, dit-il, tant
mieux ! cela m'apprendra à me condenser, je sauterai
dans ce cerceau... » C'est là, dans cette force de résis-
tance railleuse en sa forme, héroïque en son fond, oppo-
sée aux plus cruelles circonstances, qu'il faut cherche-r
le secret des bizarreries tant reprochées à Barbey. Dans
une préface que je composais en lSS:i potir ses Memo-
randd de Caen et de Port-Vendres, j'insistais sur ce
constant désaccord enlie cet homme d'un si beau génie
et son inilieii, son temps, son métier. Il fut si pleinement
satisfait de cette lumière jetée sur sa destinée, qu'il
écrivit sur la feuille de garde du volume précédé par
cette courte préface : « A mon devinateur... » Depuis, et
dans les derniers mois de sa vie, il me confia pour que
- :3U7 —
je les éclairasse par quelques nouvelles pages d'intro-
duction les cahiers qui vont paraitre, où Ton trouvera
renfermé le jnnrnal de sa vingt-cinquième à sa trentième
année. Je les ai lues avec une attention passionnée, ces
confidences de la jeunesse d"uu génie sans gloire, et j'ai
trop bien compris alors que cette disproportion entre
rame et la vie avait commencé chez d'Aurevilly dès
sou arrivée à Paris ».
Force, héroïsme, génie : tels sont les mots qu'emploie
un esprit aussi calme que M. Paul Bourget. en parlant
de Barbey d'.Aurevilly. Force méconnue des contempo-
rains, héroïsme inutile au XIX^ siècle, génie incompris
de la foule ! Tel sera le verdict de la postérité, laquelle
aura a cœur de réparer les fautes des générations
passées. Elle répétera, après M. Bourget : « Insensible-
ment, il s'était habitué à vivre de visions et parmi des
visions. J'ai la certitude qu'il se rendait a la fiu un compte
trop exact de l'avortement de tous ses désirs. Il avait
rêvé l'action, et il feuilletonnait encore à soizante-seize
ans. — une grande vie d'élégance, et il habitait sa pauvre
demeure, — une renommée digne de son génie, et les
articles sur lui ne parlaient guère que de sa personne
physique... Il se réfugiait alors de parti pris dans un
monde imaginaire. Il semblait, dans ses dix dernières
années, avoir pris en dégoût le monde réel, et sa verve
de conteur, qui était incomparable, se réjouissait parmi
des anecdotes fantastiques par elles-mêmes, qu'il forçait
encore dans le fantastique... Il avait fini par créer ainsi
autour de lui une sorte d'atmosphère grisante dont la
fascination était d'autant plus irrésistible qu'une réalité
y éclatait, et magnifique, celle de son énergie morale. »
Le langage de M. Gustave GefîVoy n'est pas sensible-
ment ditterent de celui de M. Bourget. «Son imagination,
— :«>s —
— ôcrivail M. (ioMVoy. lo •,'1 oclolu'O ISSl), — olail (i'oi-ili'O
ess(Milu^lltMiuMit j>sy('h()l(),i'i(im\ Toiili* ropcrnlioii s'ac-
coinplissail dans lt> chaïui) di" sa \ isioii, dans h; domaine
do sa côivbralilc. Cosl la jn\lapt)sili(in de la chose
rêvée sur la c-hoso réelle qui fnl la raison (Kèlre de son
éloquence passioniiolle et do sou style inaKniCn'. 11 cin.uhi
de toutes les pleines voiles de ses phrasi^s vcr^ les
caractères et les situations d'exception, mais il n'installa
pas ses drames dans les conii»licalions malerielles ^Ic^
faits enchevêtrés et des suites au prochain numéro. 11
trouva les développements du dramati(iiu> et les nuances
de la délicatesse dans des états d'àme on lleurissaienl
toutes les fleurs du sentiment, où passaient toutes les
trombes et tous les orages des passions. A quoi pour-
raient servir, dès lors, les descriptions de la chamlire de
la rue Kousselet, où Barbey d'Aurevilly, indillcrcnl au
décor dans lequel il se tenait, eut une conception de vie
tout intérieure ? Son imagination lut sincère, voilà la
seule remarque importante à faire. C'est en lui-méiue
qu'il possédait la source de son inspiration, et cette inspi-
ration fut sullisamment créatrice pour alimenter une
œuvre dont on ne peut contester la qualité d'art et la
puissance d'émotion. Que lui importaient donc ces
quatre murs à ti'avei's lescpiels s'en allait sa pensée, ces
meubles qu'il transformait selon sa volonté éprise
d'aspects de nature et de significalions sociales? 11 fut là
ce qu'il aurait été partout, un Bas-Normand vivant dans
les landes et sur les falaises de sa contrée, un nostalgique
du passé croyant pour lui-même, et [kuw lui seul, à des
aristocraties de personnalité, d'idées et de paioles, qu'il
estimait ab.solumenl méconnues d'une so<-iété fonction-
nant au XIX" siècle. C'est ainsi que son «euvre fut un
mélange de forte réalité et d'illusion exaltée. Son pays
— 309 -
fut l'assise do sa littérature, le sol fortenieut construit où
posèrent ses pieds, d'où partit le vol conquérant de sa
pensée. Ceux qui ont pénétré dans cette chambre de la
rue Rousselet, où a vécu et où est mort Barbc}^ d'Aure-
villy, conserveront dans leur souvenir, à travers tant de
conversations brillantes, ironiques, hautaines, où appa-'
raissait sans cesse un charme de bonhomie, ceux-là
conserveront, comme une caractéristique de cette haute
individualité, l'observation que sans cesse l'écrivain
pensait aux gens et aux choses de ce Cotentin où il avait
passé son enfance et sa jeunesse. Perpétuellement, il
é\*oquait, avec une sorte d'élan vers le passé, ces rues
d'obscurité et de silence des petites villes où il a fait
vivre les demoiselles Toufltedelys, les anciens chouans
qui se rendent à des veillées dans des salons surannés
en éclairant le pavé de leurs lanternes, toutes les épaves
du passé échouées sur une des grèves de l'Histoire. Il
resongeait aux hôtels où l'on change les chevaux, aux
étapes de voyage à travers sa province, à des petites
places envahies d'ombre, où tout à coup rougeoie le
rideau cramoisi d' Alberto. Il respirait le vent de l'espace
dans la lande de Lessay, violette et rose de tout le soleil
se couchant à l'horizon des bruyères, il écoutait déferler
la mer sur les plages et dans les villages dos pêcheurs
où sa pensée erra sans cesse comme une mouette
inquiète et fidèle ».
Force, héroïsme et inspiration : voilà donc aussi en
quels termes se formule et se résume le jugement de
i\I. Gustave Gefïroy. Si le mot génie n'y figure pas effec-
tivement, il sourd néanmoins sous chaque ligne; à chaque
phrase, il hante la pensée du critique.
De son coté, M. André Theuriet, qui est à la fois un
romancier et un « docteur en ronians », ainsi que disait
— l(H) —
d"Aiii'evilly do IMiilarcleChaslrs.rcrivaiUlaiislo JoudkiI
(lu T) iléoeinbre 1SÎ)2: « Si irAurovilly n'u pas joui aussi
rapiiioiiioiil v{ aussi ploiiuMuiMit (\o la popularité que
l'auteur do Miuhiinc Jionirt/, il ii'rii a pas iiioins laissé
un livre superlx^ : VEnsoi-rr/rc. ol dos uouvollos d'une
intensité do vie et de coultMii- (pi'oii \\(' irouvo pas au
iMoino doiiro ilans les 7'ro/s Contes do Klauhorl. 11 est
plus inégal (pie ce dornioi". mais on rovanoho il a plus de
soufrte, plus de poosio, ol, disons le mot. jilus dViiuo (]U0
son compatriote. Il est doué, on outre, d'un largo sens
criti(]ue, (]ui nian(]uait à Tauti-o. Ses études sur /es
Hoimncs cl les (lùirres ont une hardiesse, une ampleur
et une hauteur rares. Parfois, il est vrai, dans ses livres,
on sent le matamore et aussi le i)réciou\ (pu joue sur
les mots et se plaît à (juintessenrior ; mais si l'on est
d'abord agacé par ses rodomontades et sa {)oso un peu
enfantine, on se réconcilie vite avec une intelligence de
liant vol. On admire cette divination sagacc, cette vail-
lante franchise, cette verve enragée, cette sûreté de
main dans l'o-xéculion des livres mal écrits et des faux
grands hommes; cet esprit mordant qui d'un mot juste
et cinglant résume les (pialilés ou les défauts d'un
écrivain ; celte imagination de poète, qui colore les
dissertations les plus austères et les emi>éche do verser
dans le pédantisme. A travers les colores et les outrances
du polémiste, on devine une Ame fière et un cœur
chaud, ce qui fait qu'on lui pardonne plus volontiers
qu'à tout autre son intolérance et ses violences parfois
excessives. Comme Flaubert, et même beaucoup plus que
Flaubert, Barbey d'Aurevilly a eu à se plaindre de liniii-
telligence et du dédain de ses contemporains. Mais il no
s'est pas répandu en lamentations sur l'inditierence
bourgeoise ou l'hostilité de la critique. Avec une fierté
— 401 -
sarcastique, il a contemplé, du fond de son pauvre logis
de la rue Roussolet, le succès d'hommes qui ne le
valaient pas, et il s'est renfermé en un dédaigneux
silence. Sous ce rapport, on peut dire qu'il a mis dans
ses études critiques l'impersonnalité que Flaubert mettait
dans ses romans. Il n'a pas fait la moindre avance à la
célébrité ; elle est venue à lui lentement, — tardivement,
hélas ! — et il a expérimenté combien est vrai le mot de
son maître favori, Honoré de Balzac: La (jloire est le
soleil des morts. En dépit de la rancune des médiocres
qu'il a maltraités et du mépris prudhommesque des
pédants, les magnifiques éclairs de son imagination
illuminent son œuvre d'une clarté empourprée, et sur
beaucoup de points ses jugements sont demeurés
définitifs... Et on croit le revoir, comme en ses dernières
années, pincé dans sa redingote, le front hautain, l'œil
mi-voilé et perçant, la bouche sarcastique sous ses
moustaches teintes, dédaigneux avec les hommes, che-
valeresque et indulgemment tendre avec les femmes. Il
donnait bien l'idée de ces Rois de la mer, ses aïeux
normands, terribles envers leurs ennemis, dominant de
leur cri de guerre le bruit de la tempête, mais attendris
et sensibles quand la voix delà sirène s'élevait au-dessus
des flots apaisés ».
Force, héroïsme, divination ou génie : tels sont égale-
ment, aux regards de M. André Theuriet, les titres
essentiels qui désignent Barbey d'Aurevilly à l'admiration
de la postérité.
Sous des apparences plus frivoles, M. Anatole France
n'est pas moins explicite. « La critique de Barbey d'Au-
revilly, — écrivait-il dans le Temps du 28 avril 1889, —
est emportée et furieuse, pleine d'injures, d'imprécations,
d'exécrations et d'excommunications. Au demeurant, la
2G
— l(t^ -
plus imi()C(Mili> crcaliirc du iikhuK'. (Juaiil a ses romans,
ils rotiiploiil parmi les (Hi\ i-ai;i>s les jjIiis siiiLiuliors do co
temps, ol il y on a doux pour lo moins qui sont, dans leur
uonro. des chofs-d'ciMivro: jo V(Mi\ pai"l(M"d(^ V H)isorccl(''('
ci du C/wnilu'i' Pcs TohcIics. Ou sail (pii' Ir ('hcralicr
Des Touches conlienl lo rocil (W i)lusioui-s ojiisodi'sdc^ la
ohouannorie norniand(\ Or, lo hasard mo lo lit lii'o par
une lui>ul)ro nnil d'IiivcM' dans colle |)oliU^ ville do
Valog'ues qui y est decrilo. .l'on reçus une improssion
très forte. Je crus voir ronaitro eelle ville rélréoie el
morte. Je vis les fig-ures à la fois héroïques et brutales
des hobereaux repeupler ces hôtels noirs, silencieux,
aux toits atïaissés, que la tnoisissuro dévore lentement.
Je crus entendre siffler les balles des brigands parmi les
plaintes du vent. Ce livre me donna lo frisson. Le style
do lîarboy ifAurovilly est quelque chose qui m'a toujours "
étonné. 11 est vioU^it et il est délicat, il est brutal et il est
exquis. C'est un mots d'enfer; du moins, il n'est pas
fade. »
Force, héroïsme, étrangeté confinant au génie: voilà
le témoignage de M. Anatole Franco. On no peut exiger
plus d'allirmation, plus do précision, de la part (run
« impressionniste » et d'un « dilettante -.
Même .\1. Jules Lemaître, en dépit de ses préventions
peu sympathiques, ne peut s'empêcher de rendre hom-
mage à la g-randeur intellectuelle et morale de Baibey
d'Aurevilly. « Mettons, pour sortir do peine, — écrivait-
il à la fin de son article un peu superMcielet embarrassé,
que la Hrria' Bleue pul)lia lo i^.") juin 1SS7. — motions que
le chel-d'iriivro de .M. dWnicN illy. c'est M. dWarcNilly
lui-même. QucUoquo soit dans son personnage la i)a!'t do
la nature el de la volonté, la constance, la sûreté, la
maîtrise avec laquelle il a soutenu ce rôle, ne sont [iis
— UYA —
d'im médiocre génie. S'est-il contenté d'achever, de
pousser à leur maximum d'expression les traits naturels
de sa personne physique et morale ? Ou bien est-ce un
masque qu'il s'est composé de toutes pièces el qu'il s'est
appliqué ? On ne sait ; et sans doute lui-même ne saurait
plus le dire. Si c'est un masque, quel prodige de l'art !
Ah ! comme il tient ! et depuis combien d'années !
secrètement réparé peut-être, mais toujours intact aux
yeux, sans un trou, sans une fêlure. Soyez tranquille : la
mort le prendra debout, niant le temps, la tête haute,
superbe et redressé, et s'épandant en propos fastueux.
Quelle force d'âme, quand on y songe, dans cet acharne-
ment à garder jusqu'au bout, en présence des autres
hommes, l'apparence et la forme extérieure du per-
sonnage spécial qu'on a rêvé d'être et qu'on a été ! C'est
de l'héroïsme tout simplement, et je vous prie de donner
au mot tout son sens. Et si c'est de l'héroïsme inutile et
incompris, c'est d'autant plus beau »,
Force, héroïsme et génie : telle est donc également,
en dernière analyse, l'opinion de M. Jules Lemaître ;
telle est son « impression » finale.
J'ai tenu à citer à cette place les opinions de cinq
esprits aussi dissemblables que MM. Paul Bourget,
Gustave Gefïroy, André Theuriet, Anatole France et
Jules Lemaître. Elles résument très heureusement l'en-
semble des jugements qui ont été portés depuis une
douzaine d'années sur le romancier du Chevalier Des
Touches et le critique des Œuvres et les Hommes. Et ce
qu'il y a de plus surprenant, c'est que, bien que motivées
différemment selon le caractère propre de chacun de
leurs auteurs, elles concordenten définitiveetaboutissent
à une même conclusion. Par l'unanimité de leur témoi-
gnage, elles annoncent le verdict de la postérité. En
ivuiiissaiil l(\s oloiiKMils ossoiilicls dt^ ft>s dcposilions
pivs(]iie idcMilifjiios, los iiôuôralions a Miiii- ii'ainonl pas
lit' |>t'iin> a foniiiilcrli' jiiuiMinMil su|>I(Mii(' de rinsti)ii(> sur
ctdiii <iui lui un i^raud jxiclr eu pi'itsc.
Barbt'V d'Aui'cx illy i>crivail a 'l'ri'hnlioii lo 1 1 so|)-
loinhiv 1S17 : « Savoir i\u\)U csl une Idrcc (•tuisolc {\o
bien ilos <diosi\'< cruclh^s, aiiioi'os, tromp(M>s. liris(M»s, cl
([ui soiil la \ ic. La conscieiicr de soi \aul iiiioux (pic la
gU>irc. C'est du plus pur v[ du iiicillonr orgueil. Je ne
fonnais ri(Mi de pareil pour calmer une desiinéo ». Plus
laid, il aimait a répeter celle fièro parole : ^< La plus
belle deslinée : avoir du génie et être obscur. » Enfin, peu
de temps avant de mourir, il disail à son ami ^L Fran-
<;ois Coppée : « -Lai traversé de bien mauvais jours,
mon cher Coppée ; mais je ii"ai jamais (piitlc mon uaiil
blanc >/. Ces trois mots Irailuisenl le triple caractère de
force, de génie el d'héroïsme, avec lequel lo romancier
(ÏUne Vieille Maîtresse s'offre à l'admiration de la pos-
térité. Si cette force a été incomprise, ce génie méconnu,
cet héroïsme inutile, '< c'est d'autant plus beau », au
regard de NL Jules Lemailre. 11 vaut mieux cependant, —
j'incline du moins à le croire, — (pi'il leur soit nMidu
pleine justice el digne ti'ibut de louanges.
La Postérité dira que Barbej d'Aurevilly, homme des
Tigres révolus par son réalisme aristocratique, catholique
el noiinand, homme d'hier par son romantisme e.xlérieur
el interne, homme d'aiijourd'hui par son syml)olisme
psychologique el senlimenlal, est un homme de Ions les
temps par rélernelle inquiétude de son amc. les mélan-
coliques nostalgies de son cieur. les aspii-ations (icrcs et
les tendances élevées de son esprit. Le * Prophète du
Passé » est le Prophète du Présent et sera le Prnphi'te
— 405 -
de rAi'cnir par tout ce qu'il y a. de plus sacré dans la
nature humaine, la force de la volonté et du talent aux
prises avec les difficultés de l'existence et triomphant
courageusement des obstacles de la destinée, l'impéris-
sable sentiment des êtres et des choses, la puissante et
féconde imagination du génie, l'immortelle vitalité de
l'idéalisme héroïque. Il vivra dans le souvenir des géné-
rations futures, car il fut le probe artisan d'une œuvre
saine et forte. Par son culte du terroir et sa fidélité
passionnée au pays natal, il a semé dans le sol du Coten-
tin, dans la terre de France, le bon grain qui fait germer
des fleurs odorantes et belles pour s'épanouir tôt ou tard
en fruits savoureux et doux. Il a été un de ces vaillants
qui conquièrent, par la seule vertu de leurs mérites,
la gloire et Timmortalité. Il est et demeurera toujours
un grand écrivain qui, par la vigueur de l'inspiration et
le génie de l'expression, prend place à côté des meilleurs
parmi les plus illustres. S'il ne vient qu'au second plan
dans notre XIX« siècle, il est le premier à son rang. Et
son poste d'honneur sur le front de bandière de l'armée
des Lettres ne lui sera jamais ravi.
Vu ET LU,
Par le Doyen de la Facidté des Lettres
de r Université de Caen,
Le 16 février 1902,
LEMERCIER.
Vu ET PERMIS d'imprimer.
Le Recteur de P Académie de Caen,
Président du Conseil de l'Université,
E. ZEVORT.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE I«'
Pages
Gauactères essentiels de la vie et de l'œuvre de
Baiîbey d'Auhevilly 5
CHAPITRE II. — L'Individualisme
Le « moi )) dans la poésie et dans le roman. — La « sen-
sation )) dans la critique. — Le franc jeu de la
personnalité. — Haine des associations et coteries. 16
CHAPITRE III. — Le Romantisme
Le « libéralisme » romantique. — Conception roman-
tique de la passion. — Poèmes en prose et poésies
(( vécues )). — L'enthousiasme exalté et la froide
ironie. — Créations surhumaines et épiques. —
La critique romantique. — (( L'esprit qui juge »
et (( la sensation qui enivre » 36
CHAPITRE IV. — L'Aristocratie
Les tendances aristocratiques et le romantisme. — Le
joug du passé. — La noblesse et le peuple dans le
roman. — Barbey d'Aurevilly peint par lui-même,
— Haine de la foule et des bourgeois. — La
pensée et l'action. — La force. — « L'éminente
dignité " de la littérature. — L'homme de lettres et
le Bas-bleu 62
- 40S
CHAriTlll-: V. — \a: Catiioi.icismi
P.IRCS
L'aristoci-iilie ft la i-fligion. — I/t'maiui|>alion du
jeune Age. — Uelour aux croyances callioliqnes
par besoin cl'auloriti'. — Le respect des choses
religieuses, l'adhcsion aux dogmes, l'accord de la
foi l'I de la pialiciin'. — Le Oatliolicisiiic d l'iir
VioUlv Mnitrcssc. — Le dogme el la morale. —
L absolutisme des Proplu'trs du /'nssr et le lil)é-
ralisme i-eligieux. — Le satanisme : ingérence du
démon dans les allaii'es humaines. — « La supers-
tition ». — « I^a clarté du christianisme «. — Le
catholicisme passé dans le sang .... 02
CllAPlTllK M. — La .Noii.MANDii:
Le berceau de lenfance et la loiid)e des aïeux. — Le
culte aliandonni- du sol natal sous raclion du
romantisme. — Poèmes en prose, vers et nou-
velles d'un 0 déraciné >>. — Personnages sans
état-civil, sans feu ni lieu. — La Nm-maiidie dans
Une Vieille M<iitresse. — Le Gotentin dans V lùisor-
sorcelcc et le ChcK'ulier Des 7'our/ics. — « Vivre sur
le cœur de son pays ». — . Relation inédite d'un
voyage à Saint-Sauveur-le-\ icomte et à Valognes.
— Paysages, marines, ligures et Ames de 1 Ouest.
— Haine des départs et de l'exil. — « L'accent du
pavs )) : lu)l)ril lîiirns el \\ aller Scott. — Anglais
et Normands. — «Le plus normand des éi-rivains
normands » I2(»
CIIAPITUK Vil. — La Lan(;lk
La pensée et le stvie. — L'éclat romantique. — L aris-
tocratie dans le langage. — l>a gravité du catholi-
- 409 -
Pages
(•ij^iiie. — I^e patois normand. — Le style de
Y lùisorcclée. — (c La vie dans le style et l'émotion
qui est plus que la vie ». — Dédain de « lécriture
artiste ». — Soudaineté, imprévu et pittoresque de
l'expression. — L'antithèse. — Langage tour à tour
calme et emporté. — Réalisme et romantisme. —
L'originalité de la forme , , . . 158
CHAPITRE VIII. — L'Esthétique
« Une maison à soi » : édifice grandiose et solide. —
L'esthétique des classiques et celle des roman-
tiques. — Romantisme extérieur et réalisme in-
terne. — L'art, «chose secondaire». — Poésies
sans souci d'art, romans de penseur et de mora-
liste, critique d'idées. — L'image et l'idée. —
Théorie de la poésie et du roman. — L'influence
des milieux : le pays, la race, la religion. —
« L'œuvre vécue ». — La personnalité. — La force
mentale mesurée par la force de la doctrine. —
Dogmatisme et symbolisme. — La beauté et la
vie 188
CHAPITRE IX. — La Littérature classique
Le seizième siècle: Ronsard, Rabelais, Montaigne et
d'Aubigné. — Le dix-septième siècle : Corneille et
Racine, Molière et La Fontaine, Rossuet et Saint-
Évremond. — Le dix-huitième siècle : Saint-Simon
et Montesquieu ; Voltaire, Diderot et Rousseau ;
Vauvenargues et Ruffon ; Rivarol, Reaumarchais
et Mirabeau. — André Chénier. — L'aurore du
romantisme 220
- no —
(111 AIMI l»l] X.— li\ Kii II iiAiiiiii; iioMAMioii.
i;t i.a Lu h iiA I nu m ai.istk
PllgCS
Chateaubriaml iM M'" »lt' Siarl. — IMiilosoplies et écri-
vains rt'livçiciix : .l()s«'j)li de Maislic, iMimnlairc.
Lamennais, MonlaliMiilxii cl Xciiillot. — liisto-
riens : Miclu'Icl, les Tliicnv, Tuciiiicvillr, llimi
Marlin, (Jiiii/ttl, Tliicrs, Mij;inl cl Louis lilanr. —
Poètes: Lamarline, ^ig^y, Mussel, \'iclor lIii<;o ;
/toeta' minores. — Honianeiers : Balzac, Stendhal,
Hugo, George Sand, Jules Sandeaii, Feuillet,
Mérimée, Flaubert, les Goncourt, Aboiit, Kmile
Zola, Léon C^Uulel, Ferdinand Fabre et Alphonse
Daudet. — AutiiMs diamaliciues : Delavigne,
Dumas père, liugo, l^onsard, Stribe, Musset,
F'euillet, Labiche, Augier, Dumas iils, Ilenrv
Beeque, Sardou, Pailleroii, Meilhac et Halévv. . 253
CllAriTUK XL — L Imixknci; di; Dahiiky d'Aijiii-vili.y
l^es premières conciuètes : Trebutien, Maurice et
Kugénie de Guérin. — Roger de Beauvoir. — Les
collaboraleurs de la lic\iic du Momlr Cntliuliijtte.
— Paul de Saint-Victor. — Charles Baudelaire. —
Xavier Aubryet et Théophile Silvestre. - Granier
de Cassagnac et le Rih'cil. — La phalange du
ynin Jaune. — Jiib.'s Vallès et Léon Cladel. —
Villiers de llsle-.Vdam et Paul Verlaine. — Krnest
Ilello. — MM. Jean Bidi.piii, Paul B<.urgel et
Léon Blov. — MM. Iluysmans, lî..lliiial, ll.i-
raucourt et Uzanne. — Inlluence douteuse sur le
Romantisme et le Réalisme. — Action c.iiainr
sur le Syrabolisrae contemporain . -«^7
- 111 -
Pages
CHAPITRE Xn. — L'Opinion des Comkmi>ohains
Le iiiwe iufé. — Ij'Aninur [iiii)nf,iiil>lr et la Revue îles
Deux-Mondes. — Pliilaicte (^liasles, Lerminier et
Louis Veuillol. — llippolyle Rigault. — Armand
de Pontinartin. — Sainte-Beuve. — Paul de Saint-
Victor, Xavier Aubryet, Théophile Silvestre, Jules
Levallois et Alcide Dusolier. — Francisque Sarcey,
Paul Bourget et Jean Richepin. — Charles Buet
et Léon Bloy. — Désiré Nisard, Ernest Havet,
J.-J. Weiss, Henry Houssaye, Jules Claretie,
Théodore de Banville, Robert de Bonnières, Octave
Uzanne. — Emile Zola. — Gustave Geffroy,
Maurice Tourneux, Victor Fournel, Jules Lemaître
et Anatole France. — François Coppée. — Le
R. P. Cornut 319
CHAPITRE XIII. — Le Jugement de la
Critique daujouhd'hui
Un livre de Charles Buet. — Articles de MM. E.
Biré, E. Rod, P. Fiat, G. Gelfroy, P. Perret,
R. de Bonnières, A. Theuriet, E. Ledrain, R. de
Gourmont, etc.. — Un projet de statue. — Un mot
de M. Brunetière : Riposte de MM. Georges
Rodenbach, Henry Baiïer, Anatole France, Gus-
tave Geffroy et Gaston JoUivet. — M. Max Nordau
et le Romantisme. — MM. Fonsegrive^ René
Doumic et Jean Izoulet. — La Revue de Paris et la
Revue des Deux-Mondes. — Barbey d'Aurevilly en
Sorbonne et à l'Académie Française. — MM. Jules
Claretie, Henry Iloussaye, Gabriel Hanotaux, Gas-
ton Deschanips et Hugues Le Roux. — La séance
des prix de vertu à l'Académie en 1901 .... 352
- 412 -
ClIAPri'lll' \1\. — 1,A POSIIO.ITK
I.c rDnianrier »'l U' ( rili(|iit'. — l.c ((tiUM'laMe normand
des Lettres iVantjaises, — l'n r()nianti(|iie de la
couleur et un réaliste de 1 àtue. — Harliey d'Aui-e-
villy aux XVle, XVIP et X\ III' >\rc\vs. — Vu
liojueur égaré au XIX" siècle. — Les causes de
son oitscurité relative. — La revanche de 1 avenir.
— Honiantisnii' (It'nKulc. réalisme vieilli, sxnilio-
lisnie toujours jeune et vivant. — L homme, le
penseur et l'écrivain. — Le verdict des générations
futures pressenti par MM. l'aiil IJourget, Gustave
GefTroy, André Theuriet, Anatole France et Jules
Lemaître. — La force, 1 héioïsme et le génie. —
L'imniorlalité oSO
CABN. — IMPBIMEHIK-l'Al'EïKRlE B. LAMBR. — 35G1
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Ecliéanoe
Celui qui rapporte un volume après la
dernière date timbrée ci-dessous devra
pajer une amende de cinq sous, plus un
sou pour chaque jour de relard.
The Library
University of Ottawa
Dat« due
For failure to return a book on or l>e-
fore ihe last date stamped below therc
will be a 6ne of 6ve cents, and an extra
charge of one cent for each addiliooal day.
mi-î^v^
âFf?20l§70
,3V 2d 2^1
^fe'
â0êK^
'?m^^
\
a39003 002^69 1 52b
ce PQ 2189
.B3Z6 1SC4 V0C2
COO GRELEt EUGEN JULES BARBEY
ACC# 1219984
^'i
•■.■ÎIK
^ K \-j>:-\ .*?'.. i*ri^ »
i j^
^^^
iÉT^-rf . *»%