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Full text of "Julie; ou, la Nouvelle Héloïse"

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ST.  MICHAEL'8  COLLEGE 
TnnnNTn k_  CûnadÀ 


LES  CLASSIQUES  FRANÇAIS 

Publiés  sous  la  direction 

de  M.  H.  WARNER  ALLEN 


JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


Le  portrait  de  Jean-Jacques  Rousseau  en  tête  de  ce 
volume  a  été  reproduit  d'après  une  photographie 


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Tous  droits  réservés 


Dans  une  édition  des  Classiques  Français  publiée 
par  une  maison  anglaise  et  destinée  aux  lecteurs  des 
deux  côtés  de  la  Manche,  aucun  livre  n'a  meilleur 
droit  à  une  place  que  la  Julie  de  Rousseau.  Elle 
est  la  manifestation  la  plus  sensible  de  l'engouement 
que  les  Français  du  XVIIIe  siècle  eurent  pendant 
longtemps  pour  les  idées  et  la  littérature  anglaises  ; 
le  modèle  qui  l'inspira  est  anglais  ;  l'un  des  per- 
sonnages principaux  est  un  Anglais  ;  on  y  parle 
assez  souvent  des  mœurs  anglaises  ;  1  enfin,  l'auteur 
venait  de  Genève,  cette  ville  dont  on  a  pu  dire 
que  le  caractère  de  ses  habitants  a  quelque  chose 
d'anglais.2 

Ce  roman  est,  donc,  en  quelque  sorte  un  lien 
entre  les  deux  littératures  ;  c'est  comme  un  docu- 
ment qui  témoigne  une  ancienne  alliance  entre  les 
génies  des  deux  pays. 

La  première  page  même  de  ce  petit  livre,  sur 
laquelle  se  trouvent  réunis  des  noms  anglais  et 
français  et  qui  nous  avertit  que  cette  œuvre 
française  a  été  réimprimée  à  Londres,  nous  rappelle 
ce  XVIIIe  siècle  où  tant  de  livres  français  ont  vu  le 
jour  sur  les  bords  de  la  Tamise  et  où  une  foule  d'écri- 
vains français,  exilés  après  la  Révocation  de  l'Edit 
de  Nantes,  servaient  comme  intermédiaires  entre 

1  Voir,  Nouvelle  Héloïsc;  i.  44,  ii.  9,  iv.  II,  V.  I,  2, 
vi.  5. 

2  Doudan,  Lettres. 

V 


vi  AVANT-PROPOS 

deux  nations  qui  se  connaissaient  mal.  D'humbles 
auteurs,  oubliés  aujourd'hui,  Desmaizeaux,  Armand 
de  la  Chapelle,  Le  Clerc,  Coste,  en  disséminant  de 
chaque  côté  du  détroit  par  leurs  adaptations  et  leurs 
traductions,  leurs  biographies  et  leurs  vulgarisations, 
leurs  lettres  et  leurs  journaux,  des  connaissances  à 
la  fois  plus  exactes  et  plus  larges,  ont  préparé  le 
chemin  pour  les  écrivains  de  plus  ample  génie  qui 
ne  tardèrent  pas  à  les  suivre  et  posèrent  les  premiers 
fondements  de  cette  bonne  entente  qui  règne 
actuellement  entre  deux  voisins  faits  pour  se  com- 
prendre. 

Mais  jusqu'au  commencement  du  XVIIIe  siècle 
un  brouillard  épais  couvrait  la  Manche  et  cachait 
chacune  des  deux  nations  aux  yeux  de  l'autre. 

L'impartialité  nous  force  à  dire  que  l'ignorance 
était  plus  complète  du  côté  français.  L'exil  avait 
déjà  forcé  des  Anglais  cultivés,  les  Cavaliers  de 
Charles  L,  à  affronter  les  dangers  de  la  mer  ;  des 
poètes  tels  que  Waller  et  Cowley,  avaient  séjourné 
en  France,  d'où  ils  avaient  rapporté  une  grande 
admiration  pour  le  théâtre  de  Corneille,  les 
romans  de  Mademoiselle  de  Scudéry  et  pour  toute 
la  littérature  de  l'hôtel  de  Rambouillet.  Mais 
l'hégémonie  de  la  langue  française  et  la  supériorité 
incontestée  de  sa  littérature  sur  celles  des  autres 
nations  continentales  empêchaient  les  Français 
d'acquérir  une  connaissance  de  l'anglais  et  d'ima- 
giner qu'il  pourrait  y  avoir  des  œuvres  de  goût 
composées  dans  cette  langue.  Perrault  ne  se 
doutait  pas,  lorsqu'il  prit  parti  pour  les  modernes 
contre  les  anciens,  qu'il  pût  tirer  quelques-uns  de 
ses  meilleurs  exemples  de  la  littérature  de  l'île 
voisine.  Comment  s'en  serait-il  douté  quand  un 
livre  qu'il  a  pu  avoir  entre  les  mains,  Le  Fidèle 
Conducteur  four  le  Voyage  d'Angleterre,  écrit  par 


AVANT-PROPOS  vii 

le  sieur  Coulon  et  publié  à  Paris  en  16154,  débute 
par  un  Advis  au  Lecteur  ainsi  conçu  : — 

"  Mon  cher  lecteur,  il  n'y  a  que  sept  lieues  de  traject 
de  France  en  Angleterre  :  Tu  n'auras  -pas  chemin  à 
faire  si  tu  veux  veoir  cette  isle  qui  autrefois  a  esté 
tenue  par  les  anciens  pour  le  bout  du  monde,  les  Poètes 
Latins  la  nommant  la  dernière  Thulê  !  Elle  a  esté 
autrefois  le  séjour  des  anges  et  des  saints  et  à  présent 
elle  est  l'enfer  des  démons  et  des  parricides.  .  .  . 
Dans  cette  isle  abominable  tu  pourras  remarquer  les 
vestiges  de  l'ancienne  piété  et  les  remuements  et  les 
bouleversements  de  la  brutalité  d'un  peuple  enragé 
quoique  stupide  et  septentrional." 

Et  le  Fidèle  Conducteur  de  nous  raconter  les 
merveilles  de  ce  pays  étrange,  depuis  la  pierre  pré- 
cieuse, l'Agate,  qui  "  brûle  en  l'eau  et  s'éteint  dans 
l'huile,"  jusqu'aux  caykes,  oiseaux  qui,  en  Ecosse, 
poussent  sur  des  arbres  ! 

Ajoutons  qu'un  ambassadeur  de  Louis  XIV., 
ayant  reçu  l'ordre  en  1663  de  renseigner  son  maître 
sur  l'histoire  littéraire  de  l'Angleterre,  cite  seule- 
ment Bacon,  Morus,  Buchanan  et  "  un  nommé  Mil- 
tonius  qui  s'est  rendu  plus  infâme  par  ses  dangereux 
écrits  que  les  bourreaux  et  les  assassins  de  leur  roi."  1 
Même  au  commencement  du  XVIIIe  siècle  le  plus 
grand  poète  anglais  figure  dans  un  Guide  d'Angleterre 
comme  "  Un  certain  Shakespeare  "  dont  Monsieur 
Addison  a  continué  et  perfectionné  l'œuvre  ! 

Trois  auteurs  surtout  ont  travaillé  à  dissiper  en 
France  cette  ignorance  des  choses  d'Angleterre  : 
Murait,  un  Suisse,  dont  les  lettres  admirables  étaient 
connues  et  admirées  par  Rousseau  ;  2  Voltaire,  dans 
Les  lettres  philosophiques  ;    enfin,  l'Abbé  Prévost. 

1  J.  J.  Jusserand,  Shakespeare  en  France,  p.   IOJ. 

2  Nouvelle  Héloise,  vi.  7. 


viii  AVANT-PROPOS 

Le  second  a  préconisé  la  philosophie  et  la  science 
anglaises  ;  1  et  Prévost  initia  la  France  à  la  création 
la  plus  originale  du  génie  littéraire  anglais  au  XVIIIe 
siècle — le  roman  de  mœurs.  Par  ses  traductions 
des  romans  de  Richardson,  surtout  de  la  Clarisse,  il 
donna  aux  romanciers  de  son  pays  de  nouveaux 
modèles  d'où  le  génie  français  à  su  tirer  des  chefs- 
d'œuvre. 

Le  succès  du  roman  bourgeois  fut  immédiat  et 
complet  en  France.  "  Sans  Paméla  nous  ne  saurions 
ici  que  lire  ni  que  dire,"  écrivait  Crébillon  à  Lord 
Chesterfield  ;  et  Diderot,  dans  son  fameux  Eloge  de 
Richardson,  s'écrie  :  "  O  Richardson,  Richardson, 
homme  unique  à  mes  yeux,  tu  seras  ma  lecture  dans 
tous  les  temps  !  Forcé  par  des  besoins  pressants, 
je  vendrai  mes  livres  :  mais  tu  me  resteras  ;  tu  me 
resteras  sur  le  même  rayon  avec  Moïse,  Homère, 
Euripide  et  Sophocle.  .  .  ." 

Tous  les  romanciers  de  l'époque  imitaient 
Richardson  ou  s'inspiraient  de  lui  ;  Crébillon  fils, 
Marmontel  et  Diderot  lui-même,  avec  une  foule 
d'auteurs  moins  connus,  se  plongeaient  dans  l'ana- 
lyse psychologique,  la  peinture  des  détails  domes- 
tiques, l'enseignement  ou  plutôt  la  prédication  de 
la  vertu,  qui  sont  les  traits  caractéristiques  du  style 
du  brave  libraire  londonien. 

Rousseau  n'échappa  pas  à  la  manie  générale  de  son 
temps.  Il  lisait  avec  plaisir  tous  les  auteurs  anglais  ; 
ne  propose-t-il  pas  Robinson  comme  lecture  unique 
et  complète  pour  le  jeune  Emile  ?  n'écrit-il  pas  à 
Voltaire  après  avoir  lu  V Essai  sur  l'homme  :  "  Le 
poème  de  Pope  adoucit  mes  maux  et  me  porte  à  la 
patience  ?  "     Et  il  ajoute  dans  la  Nouvelle  Hélo'ise 

1  N'oublions  pas  que  La  Fontaine  avait  déjà  écrit; 
"  L'Anglais  pense  profondément,"  &c. 


AVANT-PROPOS  ix 

qu'il  n'y  a  rien  de  bon  qu'on  ne  soit  tenté  de  faire  en 
quittant  le  livre  de  Pope.1  Il  fit  connaissance  avec 
Richardson  par  la  traduction  de  son  ami  Prévost  et 
déclara  tout  de  suite  qu'il  n'y  avait  pas  de  roman 
"  égal  à  Clarisse  ni  même  approchant,"  2  exprimant 
ainsi  une  admiration  qu'il  garda  jusqu'à  la  fin  de 
sa  vie. 

Rien  d'étonnant  dans  cet  enthousiasme.  Com- 
ment Rousseau  n'aurait-il  pas  admiré  un  romancier 
qui  écrit,  non  pour  amuser,  mais  "  afin  de  cultiver 
les  principes  de  la  vertu  et  de  la  religion  dans  les 
esprits  des  jeunes  gens  des  deux  sexes  ?  "  3  Com- 
ment n'aurait-il  pas  goûté  cette  forme  épistolaire, 
lui  qui  a  dit,  "  J'aurais  fait  une  fort  jolie  conversa- 
tion par  la  poste  ?  "  4  Enfin,  comment  Rousseau, 
qui  se  donnait  pour  mission  de  prêcher  un  nouvel 
Evangile  à  un  siècle  méchant  et  perverti,  aurait-il 
pu  résister  à  la  tentation  d'employer  cette  forme 
commode,  ce  meuble  à  tiroirs  où  il  pouvait  caser 
toutes  les  digressions,  morales,  économiques  ou 
politiques  qu'il  lui  plaisait  d'ajouter  aux  tableaux 
épars  d'une  histoire  suivie  et  passionnée  ?  Pour 
être  romancier  à  la  façon  de  Richardson  on  ne  cessa 
pas  d'être  prédicateur.  C'était  le  seul  genre  de 
roman  qui  convenait  à  Rousseau. 

Car,  malgré  le  mot,  vrai  dans  un  sens,  d'un 
critique  contemporain,5  Jean-Jacques  n'était  pas 
romancier.  Il  était  trop  peu  capable  d'objectiver 
ses  idées  ;  il  ne  savait  pas  sortir  de  lui-même  pour 
camper  devant  ses  lecteurs  des  personnages  dis- 
tincts, rattachés  à  leur  créateur  par  un  fil  invisible. 
La  forme  du  roman  par  lettres,  cependant,  permet  à 

1   Partie  IL,  Lettre  xviii.  2  Lettre  sur  les  Spectacles. 

3   Voir  Pamela,  Avertissement.  4   Les  Confessions. 

5  M.  Faguet  l'appelle,  "J.  J.  Rousseau,  romancier 
français."     Voir  XVIII.  Siècle. 


x  JFJNT-PROPOS 

un  auteur  de  cacher  cette  faiblesse  et  de  se  mettre 
tout  entier  dans  chacun  de  ses  personnages  ;  le 
lecteur  apprend  par  l'en-tête  de  chaque  épître  quel 
est  celui  qui  parle  et,  comme  les  spectateurs  du 
Guignol,  il  se  laisse  tromper  sans  remarquer  que  la 
voix  ne  varie  pas. 

Ainsi,  lorsqu'en  1756,  "  dans  la  plus  belle  saison 
de  l'année,  au  mois  de  juin,  sous  des  bocages  frais, 
au  chant  du  rossignol,  au  gazouillement  des 
ruisseaux,"  1  dans  cet  été  naissant  qui  devait  être 
pour  lui  l'été  de  Saint-Martin,  Rousseau  se  mit  à 
penser  à  l'amour  et  à  l'amitié,  "  ces  deux  idoles  de 
son  cœur,"  ce  fut  sous  forme  de  lettres  qu'il  jeta  ses 
pensées  éparses  sur  le  papier  ;  et  plus  tard,  lorsque 
la  mauvaise  saison  commençait  à  le  renfermer  au 
logis,  s'avisant  de  la  contradiction  manifeste  entre 
les  principes  sévères  qu'il  avait  professés  et  le  recueil 
d'épîtres  amoureuses  qu'il  s'occupait  de  rédiger,  il 
prit  encore  exemple  sur  Richardson  et  mêla  à  son 
roman  des  leçons  morales  :  Julie  fille,  vaincue  par 
l'amour,  serait  opposée  à  Julie  femme,  rachetée  par 
la  religion  ;  en  face  des  mœurs  dissolues  de  l'époque 
se  dresserait  un  tableau  de  bonheur  conjugal  ;  la 
haine  réciproque  des  philosophes  et  des  chrétiens 
serait  adoucie  en  montrant  "  à  chaque  parti  le 
mérite  et  la  vertu  dans  l'autre,  dignes  de  l'estime 
publique  et  du  respect  de  tous  les  mortels." 2 
N'était-ce  pas  là  le  vrai  programme  d'un  Richard- 
son  français  ? 

Ceux  qui  connaissent  Clarisse — et,  malgré 
l'opinion  d'un  critique  3  très  versé  dans  la  littérature 
d'Outre-Manche,  il  y  a  encore  des  Anglais  qui 
lisent  le  chef-d'œuvre  de  Richardson — se  plairont  à 

1  Confessions,   Pte.  II.  Liv.   ix. 

2  Confessions,  ix.   1757. 

3  J.   Texte,  J.   J.  Rousseau  et  le  cosmopolitisme  littéraire. 


AVANT-PROPOS  xi 

découvrir  d'autres  analogies  entre  les  deux  romans. 
Clarisse  et  sa  confidente,  Miss  Howe,  sont  les  proto- 
types des  "  deux  inséparables  "  de  Rousseau  ;  dans 
l'un  et  l'autre  cas  les  infortunes  de  l'héroine  vien- 
nent de  l'opposition  d'un  "  père  barbare  "  à  un 
mariage  ;  les  parents  de  Julie  rappellent  ceux  de 
Clarisse — le  père  dur  et  emporté,  la  mère  bonne 
mais  incolore  ;  milord  Bomston  fait  penser  au 
colonel  Morden.  Mais  la  peinture  de  la  vie 
ordinaire,  le  milieu  bourgeois  où  se  passe  l'action, 
l'atmosphère  réaliste  qui  enveloppe  l'histoire,  si 
différente  de  cet  empyrée  romantique  où  planent 
les  personnages  du  roman  hércique  du  XVIIe  siècle, 
depuis  UAstrée  française  jusque  à  la  Parthénisse 
anglaise — voilà  le  plus  fort  lien  entre  les  deux 
ouvrages.1  Si,  comme  on  l'a  dit,  pour  créer  le 
roman  bourgeois  il  fallait  une  âme  bourgeoise,2  le 
XVIIIe  siècle  a  produit,  en  Richardson  et  Rousseau, 
deux  écrivains  tout  désignés  pour  lancer  la  nouvelle 
école. 

Mais  ce  n'est  pas  simplement  en  donnant  droit 
de  cité  au  roman  bourgeois  que  Rousseau  a  natura- 
lisé en  France  des  idées  et  des  sentiments  étrangers 
jusque-là  à  la  littérature  française.  Il  avait  dans 
son  âme  des  éléments  particuliers,  éléments  dé- 
ployés avec  toute  leur  force  dans  la  Nouvelle  Héldise 
et  qui  étaient,  avant  lui,  peu  communs  au  tempéra- 
ment français.  En  imprimant  sur  la  littérature 
son  cachet  personnel,  il  a  élargi — ou  égaré,  c'est 
selon  les  opinions — la  conscience  littéraire  du  pays 
et  fait  sortir  l'esprit  français  du  cadre  étroit  du 
classicisme. 

1  On  peut  remarquer,  en  outre,  que  Rousseau  pense 
à  Richardson  en  écrivant  son  roman.  Voir  la  Seconde 
Préface  ;  Lettre  xviii.  Partie  III.,  &c. 

2  Texte,  J.  J.  Rousseau,  p.  293. 


xii  AVANT-PROPOS 

Rousseau  est  surtout  lyrique  :  il  chante  ses  pro- 
pres peines,  il  trouve  dans  les  mouvements  de  son 
propre  cœur  une  matière  inépuisable,  il  étale  son 
moi  ;  il  sent  fortement  le  rapport  entre  l'homme 
et  la  nature  ;  il  voit  et  comprend  l'homme  non 
comme  être  raisonnable,  dirigeant,  maître  de  l'uni- 
vers, mais  comme  formant  partie  de  l'univers, 
comme  partageant  le  sort  de  tout  ce  qui  naît, 
croît,  tombe  et  s'en  va.  De  là,  son  affection 
pour  le  "  grand  être  "  *  qui  l'enveloppe  ;  de  là, 
aussi,  sa  mélancolie,  car  il  sait  que  la  beauté  et 
la  jeunesse  passent  avec  la  rapidité  de  l'astre 2 
et  que  nous  ne  sommes  tous  qu'une  poussière 
qui  périt. 

Tout  cela  était  peu  français  avant  l'avènement  de 
Rousseau,  mais  tout  cela  s'était  déjà  exprimé  dans 
la  littérature  anglaise.  Le  théâtre  de  Shakespeare 
comparé  au  théâtre  de  Racine,  qu'est-ce  sinon  l'in- 
dividualisme sans  tradition  opposé  à  l'esprit  d'ordre 
et  de  généralisation  du  classicisme  ?  Sidney  dans 
Astrophel  and  Stella,  Shakespeare  dans  les  Sonnets 
— combien  d'autres  encore! — avaient  déjà  épanché 
dans  leurs  écrits  les  douleurs  de  leur  cœur  ; 
et  si  le  sentiment  de  la  nature  qui  anime  les 
premiers  vers  de  Milton  avait  été  oublié  par  ses 
successeurs,  Thomson  l'avait  ravivé  au  XVIIIe 
siècle  en  chantant  les  fleurs,  les  ruisseaux  et  les 
montagnes,  l'année  pâle  qui  descend,  les  feuilles  qui 
ne  cessent  de  tomber  et  le  vent  qui  sanglote  parmi 
les  arbres  dénudés.3  Quant  à  la  mélancolie,  c'était 
un  sentiment  particulièrement  britannique,  et 
depuis  le  poète  saxon  qui  rappelait  au  lecteur 
la  maison  étroite  et  basse  qui  l'attend  depuis  son 

1  Voir,  Lettres  à  M.  de  Maleshcrbes,  iii. 

2  Nouvelle  Héloïse,  Partie  I,  Lettre  xxvi. 

3  Voir,  par  exemple,  The  Seasons  :   Autumn. 


AVAN7-PR0P0S  xiii 

entrée  dans  le  monde,1  jusqu'à  Young  qui  s'écriait 
en  se  réveillant  :  "  Heureux  ceux  qui  ne  se  réveil- 
lent plus  !  "  2  les  poètes  anglais  s'étaient  toujours 
occupés  de  la  courte  durée  de  cette  vie  et  de  tout  ce 
qui  nous  attend  dans  le  mystère  de  l'au-delà.  C'est 
qu'ils  étaient  tous  nourris  de  la  Bible  ;  car  être 
religieux  n'empêche  pas  d'être  pessimiste  ;  au  con- 
traire, beaucoup  de  gens — et  Rousseau,  sans  doute, 
était  du  nombre — trouvent  dans  la  religion  un 
refuge  contre  la  pensée  terrible  de  l'immense  nuit 
qui  engouffre  l'humanité  et  devant  laquelle  ils  se 
ferment  les  yeux  en  murmurant,  "  Oh  horrible  ! 
horrible  !    trop  horrible  !  " 

Or,  Jean-Jacques,  qui  faisait  des  Ecritures  son 
livre  de  chevet,  buvait  aux  mêmes  sources  d'inspira- 
tion que  les  Anglais  et  devint,  en  quelque  sorte, 
plus  anglais  que  français  ;  car  la  Bible  n'a  jamais 
été  un  livre  français.3  Il  a,  donc,  versé  toute  cette 
émotion  dans  le  roman  ;  il  a  entouré  l'intrigue 
d'une  atmosphère  et  d'un  décor  ;  par  là,  il  a  fait 
un  livre  plus  beau,  plus  artistique,  que  la  thèse 
morale  de  Richardson  et,  en  même  temps,  il  a  rendu 
le  roman  capable  d'exprimer  tous  les  mouvements 
de  la  conscience  moderne.  C'est  seulement  depuis 
lui  que  nous  voyons  de  grands  poètes  quitter  la 
lyre  pour  prendre  la  simple  plume  du  prosateur. 

Est-il  besoin  de  rappeler  l'importance  de  Rousseau 
et  de  la  Nouvelle  Héldise  dans  la  littérature  fran- 
çaise ?  Jean-Jacques  n'est-il  pas  père  de  tous  les 
romantiques  et  n'ont-ils  pas  tous  appris  de  lui  à  se 
confesser  dans  leurs  livres,  à  vivre  leurs  romans  et  à 
trouver  dans  leurs  tristesses  passées  un  sujet  de 

1  Voir  la  traduction  de  Longfellow  :  "For  thee  was 
a  house  made,"  &c. 

2  Night  Thoughts. 

3  J.  J.  Weiss,  cité  Texte.  J.  J.  Rousseau, 


xiv  AVANT-PROPOS 

poésie  ?  Sans  l'exemple  des  Confessions,  Chateau- 
briand nous  aurait-il  si  longuement  entretenu  de 
lui-même  dans  les  Mémoires  d' 'Outre-Tombe  ?  Com- 
parez le  Lac  de  Lamartine  avec  la  dernière  lettre 
de  la  Partie  IVe  de  la  Julie  ;  vous  verrez  combien 
les  paroles  du  prosateur  retentissent  aux  oreilles  du 
poète.  Le  "  faible  cœur  "  de  Musset  aurait-il 
découvert  tant  de  douceur  dans  les  chagrins  passés, 
aurait-il  laissé  éclater  toute  sa  peine  devant  les 
débris  d'un  amour  perdu,  si  Rousseau  n'avait  pas 
enseigné  le  plaisir  amer  du  souvenir  et  "  combien  la 
présence  des  objets  peut  ranimer  puissamment  les 
sentiments  violents  "  ?  Et  Madame  de  Staël  dans 
Delphine  ;  Hugo  dans  La  Tristesse  d'Olympo  ; 
George  Sand  dans  ses  premiers  romans  ;  et  les 
autres,  ne  sont-ils  pas  tous  les  enfants  et  les  dis- 
ciples de  Jean- Jacques  ?  Je  me  garderai  bien  de 
dire  qu'en  inoculant  ainsi  à  l'esprit  français  un 
principe  étranger  Rousseau  lui  a  rendu  service.  Il 
a  prêté,  peut-être,  à  un  vieux  corps  un  renouvelle- 
ment de  force  et  de  vivacité  mais,  en  même  temps, 
à  la  physionomie  de  la  littérature  française  il  a  donné 
quelque  chose  de  cosmopolite  ;  ses  continuateurs  se 
sont  éloignés  de  plus  en  plus  du  XVIIe  siècle,  si 
bien  qu'on  a  pu  écrire  récemment  et  non  sans  raison 
que  "  l'esprit  français  qui  fut  le  plus  logique,  le 
plus  unitaire  et  le  plus  classique  du  monde  ...  est 
aujourd'hui  en  proie  à  la  pire  manie  d'exotisme."  1 
On  croirait  presque  que  les  contemporains  de 
Rousseau  comprenaient  toute  l'importance  du 
nouveau  roman,  tant  ils  l'attendaient  avec  im- 
patience, tant  ils  mettaient  d'empressement  à  le  lire 
dès  sa  publication.  Bien  que  Rousseau  l'eût  com- 
posé dans  la  solitude  de  l'Ermitage,  tout  Paris  en 

1  Jean    Florence,    article    sur    G.    B.    Shaw  dans   La 
Phalange,  15  Juillet,   1908. 


AVANT-PROPOS  xv 

causait  d'avance.  Il  l'avait  lu  à  la  duchesse  de 
Luxembourg  ;  il  en  avait  fait  une  copie  pour  cette 
Madame  d'Houdetot  qui,  par  la  passion  qu'elle  lui 
inspira,  avait  ajouté  tant  de  chaleur  et  de  réalité  à 
son  récit  ;  on  causait  déjà  du  livre  à  la  Cour  et  St. 
Lambert  avait  communiqué  le  manuscrit  au  roi  de 
Pologne.  Tout  cela  fut  cause  que  dans  les  premiers 
mois  de  1761  "  les  libraires  de  la  rue  St.  Jacques  et 
celui  du  Palais-Royal  étaient  assiégés  de  gens  qui  en 
demandaient  des  nouvelles.  Il  parut  enfin  et  son 
succès,  contre  l'ordinaire,  répondit  à  l'empresse- 
ment avec  lequel  il  avait  été  attendu."  l 

Nous  connaissons  tous  l'histoire  de  cette  grande 
dame  qui,  oubliant  le  bal  de  l'Opéra  et  son  carrosse 
qui  attendait  à  la  porte,  passa  toute  la  nuit  à  lire  la 
Nouvelle  Héloïse?  Toutes  les  femmes  de  l'époque 
dévoraient  le  roman  avec  délices  ;  elles  étaient 
convaincues,  surtout,  de  la  réalité  de  l'histoire  ; 
Madame  de  Polignac  écrivit  à  Madame  de  Verdelin 
pour  la  prier  d'engager  l'auteur  à  lui  montrer  le 
portrait  de  Julie  ;  et  Rousseau  reçut  des  lettres  de 
deux  jeunes  dames  qui  voulaient  l'assurer  que  les 
"  deux  inséparables  "  existaient — en  leurs  propres 
personnes.  Le  livre  avait  tout  autant  de  succès 
auprès  des  hommes  et  leur  semblait  tout  aussi  vrai  : 
"  Ce  n'est  pas  ainsi,"  dit  Duclos,  "  qu'on  imagine." 
Il  en  fut  de  même  à  l'étranger  et  surtout  en  Alle- 
magne ;  rappelons  simplement  pour  mémoire  que 
c'est  en  lisant  la  Nouvelle  Hélo'ise  que  Kant  à  oublié, 
pour  la  seule  fois  de  sa  vie,  sa  promenade  habituelle. 

Cependant,  ce  livre  si  attendu,  si  important,  le 
public  ne  le  lit  plus  ;  seuls,  quelques  étudiants  de 
littérature  le  goûtent.  Pourquoi  ?  C'est  surtout 
parce  qu'à  l'intrigue  du  roman  se  mêlent  tant  de 

1   Confessions,  xi.  "   Ibid. 


xvi  AVANT-PROPOS 

digressions,  tant  de  thèses  supplémentaires  !  On  y 
traite  de  l'agriculture,  de  l'éducation  des  enfants, 
des  devoirs  des  parents,  de  l'économie  domestique  ; 
on  discute  pour  et  contre  le  duel,  pour  et  contre  la 
musique  italienne  ;  on  décrit  les  mœurs  parisiennes, 
celles  des  habitants  du  Haut- Valais  ;  on  nous  fait 
un  tableau  du  théâtre  et  de  l'opéra  à  Paris.  Les 
lecteurs  du  XVIIIe  siècle,  naturellement  raisonneurs 
et  moralistes,  jouissant,  en  outre,  de  plus  de  loisirs 
que  leurs  descendants  actuels,  ne  se  rebutaient  pas 
devant  ces  longueurs  et  ne  se  plaignaient  pas  de  ces 
interruptions  au  cours  du  roman.  Nos  goûts,  nos 
exigences  sont  tout  autres  aujourd'hui. 

Ajoutons  aussi  que  la  sensibilité  larmoyante  qui 
forme  un  trait  distinctif  de  la  Julie  n'est  plus  à  la 
mode.  Nous  avons  les  larmes  plus  difficiles.  Nous 
comprenons  avec  peine  des  gens  qui  mouillent  non 
seulement  leurs  mouchoirs  mais  même  leurs  gilets 
avec  des  "  torrents  de  larmes  délicieuses."  De  plus, 
à  un  siècle  matériel  et  froid,  la  rhétorique  du  livre 
semble  exagérée  ;  on  y  apostrophe  un  peu  trop  la 
vertu,  le  ciel,  l'humanité  et  les  amis  ;  les  "  O  "  y 
sont  semés  d'une  main  généreuse. 

Nous  nous  proposons  comme  but  dans  notre 
édition  de  rendre  ce  "  recueil  de  lettres  "  plus  lisible, 
en  retranchant  la  plupart  des  digressions  pour  con- 
centrer l'intérêt  sur  les  personnages.  Nous  trou- 
verons notre  justification — s'il  nous  en  faut  une — 
dans  quelques-unes  des  notes  ajoutées  par  l'auteur 
lui-même,  celle-ci  par  exemple  :  "  On  voit  qu'il 
manque  ici  plusieurs  lettres  intermédiaires,  ainsi 
qu'en  beaucoup  d'autres  endroits.  Le  lecteur  dira 
qu'on  se  tire  fort  commodément  d'affaire  avec  de 
pareilles  omissions  et  je  suis  tout-à-fait  de  son  avis."  x 

1  Partie  V.  Lettre  vi.  note. 


AVANT-PROPOS  xvii 

C'est  ainsi  que  nous  omettons  toute  la  cinqu- 
ième partie,  où  Rousseau,  suspendant  complètement 
l'action,  s'efforce  de  "  montrer  aux  gens  aisés  que  la 
vie  rustique  et  l'agriculture  ont  des  plaisirs  qu'ils  ne 
savent  pas  connaître."  x  La  vraie  fin  artistique  du 
roman  est  la  belle  scène  parmi  les  rochers  de  Meil- 
lerie  (Partie  IV.  Lettre  xvii.).  Si  Rousseau,  contre 
le  jugement  de  son  ami  Duclos,  s'est  étendu  au  delà, 
c'est  qu'il  voulait  faire  la  leçon  à  son  siècle — leçon, 
malheureusement,  trop  peu  écoutée. 

Notre  petit  volume  sera,  donc,  comme  un  recueil 
des  airs  d'opéra  de  Lulli  ou  de  Rameau  d'où  les 
récitatifs  monotones  seraient  exclus.  En  le  lisant, 
l'écho  des  vieilles  discussions  sera  atténué  ;  l'on 
entendra  les  accords  grêles  et  fluets  des  épinettes, 
on  verra  passer  des  dames  de  jadis,  les  cheveux 
poudrés,  le  teint  relevé  par  des  mouches — figures 
délicieuses  ! 

Mais  un  scrupule  nous  arrête.  Faisons-nous  bien 
de  remettre  en  circulation  ce  livre  qu'on  a  appelé 
"  un  interminable  défilé  de  nuages  parés  de  toutes 
les  couleurs  de  l'arc-en-ciel,"  ce  livre,  plein  "  d'un 
céleste  jargon,"  qui  "  avilit  les  mœurs  et  flétrit  les 
grâces  de  l'amour  "  ?  2  C'est  ainsi  qu'en  parle  un 
critique  contemporain  dans  une  belle  étude  sur 
le  Romantisme,  où  il  déploie  tout  ce  parti-pris 
passionné,  sans  lequel,  disait  Goethe,  les  idées  ne 
valent  pas  la  peine  d'être  exposées. 

Sans  partager  ses  opinions  sur  la  Nouvelle  Hélo'ise, 
nous  sommes  assez  enclins  à  accorder  que  l'esprit 
romantique  en  général  est  nuisible  :  il  voile  le  réel 
sous  un  manteau  poétique  de  belles  paroles  ;  il  sub- 
stitue la  sensibilité  à  la  vertu  et  pousse  à  l'état  d'un 

1  Seconde  Préface. 

2  Pierre  Lasserre,  Le  Romantisme  Français. 


xviii  AVANT-PROPOS 

Sterne  qui,  parce  qu'il  a  pleuré,  est  convaincu  de 
l'immortalité  de  son  âme  ;  1  il  est  trop  individual- 
iste—la société  ne  peut  pas  permettre  à  toutes  les 
âmes  qui  se  croient  "  extraordinaires  "  d'enfreindre 
les  règles  communes  ;  il  fait  de  l'homme  un  être 
guidé  par  ses  sensations  plutôt  que  par  la  raison.2 
Cet  esprit  est  aussi  mauvais  pour  les  nations  que 
pour  les  individus  ;  l'Allemagne  avant  Iéna, 
plongée  dans  des  rêves  romantiques,  entrainée  à  sa 
ruine  par  une  femme,  en  est  une  preuve.  Nous 
sommes  tentés  d'ajouter  que  la  France  de  1870  en 
est  une  autre  ;  d'après  l'aveu  d'un  témoin  com- 
pétent,3 les  Français  de  l'époque  1850-70  étaient 
romanesques  et  sentimentaux  ;  l'âme  faible  et 
féminine  de  Musset  leur  était  échue  en  partage. 

Remarquons  encore  que  ce  sont  surtout  les 
femmes  qui  admirent  Rousseau  et  son  roman. 
Pour  n'en  citer  que  quelques-unes,  nous  avons 
Mademoiselle  de  Lespinasse,  Madame  Roland  ("  la 
fille  de  Jean-Jacques  "),  Charlotte  Corday,  Madame 
de  Genlis,  Madame  de  Staël,  George  Sand,  George 
Eliot  et,  de  nos  jours,  Madame  Macdonald,  qui  a 
montré  son  admiration  en  réhabilitant  la  mémoire 
de  son  héros  dans  un  livre  plein  de  recherches.4  Ce 
chœur  féminin  autour  de  Rousseau  fait  soupçonner 
qu'il  y  a  en  lui  quelque  chose  qui  fait  appel  surtout 
à  l'âme  des  femmes,  quelque  chose  de  passionel,  d'in- 
stinctif et  de  trop  sensible  pour  s'adapter  à  ce  monde 
brutal.  Et  voici  Madame  de  Staël  qui  affermit  nos 
soupçons  en  nous  rappelant  qu'  "  une  sensibilité 
rêveuse  et  profonde  est  un  des  plus  grands  charmes 

1  Voyage  Sentimental,  chap.  lxii. 

2  Cf.  Rousseau  Juge  de  J.  J.,  ii. 

3  Arvèdu  Barine,  Alfred  de  Musset,  p.  8. 

4  Voir  son  J.  J.  Rousseau:  a  Nc-.u  Sludy  in  Criticism. 
I906. 


AVANT-PROPOS  xix 

de  quelques  ouvrages  modernes  ;  et  ce  sont  les 
femmes  qui,  ne  connaissant  de  la  vie  que  la  faculté 
d'aimer,  ont  fait  passer  la  douceur  de  leurs  impres- 
sions dans  le  style  de  quelques  écrivains."  1  Elle 
reproche  aux  Grecs  de  ne  pas  être  abattus  par  la 
pensée  de  la  mort,  de  ne  pas  connaître  le  décourage- 
ment profond,  de  ne  pas  savoir  peindre  les  "  pas- 
sions secrètes,"  de  ne  pas  être  lyriques.  C'est 
à  dire,  elle  trouve,  la  littérature  grecque  trop 
masculine.  C'est  précisément  parceque  Rousseau 
et  ses  disciples  sont  abattus  par  la  douleur  et  se 
plaisent  à  rappeler  leurs  souffrances  que  leurs 
écrits  sont  féminins.  Les  passions  secrètes  et 
les  doléances  de  l'âme  ne  sont  saines  ni  pour 
l'individu  ni  pour  la  société  ;  pour  devenir  philo- 
sophe et  être  un  citoyen  utile  il  faut  apprendre  à 
les  vaincre. 

Mais  tout  cela  ne  nous  empêchera  pas  d'étudier 
l'œuvre  d'art  qui  s'appelle  la  Nouvelle  Hêloïse  avec 
plaisir  et  avec  profit.  Soyons  prévenus  et  ajoutons 
au  livre  notre  propre  morale,  plus  saine  et  plus  forte. 
On  n'est  pas  forcé,  après  la  lecture  d'Hamlet, 
d'imiter  la  mollesse  du  héros. 

Soit  dit  aussi  en  faveur  de  Rousseau  que  si,  en 
matière  de  moralité,  il  prend  parfois  l'ombre  pour  la 
substance,  il  donne  souvent  sa  sympathie  aux  gens 
et  aux  choses  qui  la  méritent  ;  si  les  nobles  de 
l'ancien  régime  s'étaient  conduits  comme  Wolmar 
envers  leurs  inférieurs  la  Révolution  n'aurait  peut- 
être  pas  éclaté. 

La  lecture  de  Rousseau,  comme  de  tout  grand 
écrivain,  est  stimulante  ;  nous  sommes  forcés  de 
prendre  parti  pour  ou  contre  lui  ;  il  ne  nous  permet 
pas  de  rester  froids. 

1   De  la  Littérature,  Pte.  I.  chap.  ix. 


xx  AVANT-PROPOS 

Ecoutons,  comme  conclusion,  ce  qu'a  dit  de  Jean- 
Jacques  la  femme  la  plus  éminente  parmi  celles  que 
nous  avons  citées  plus  haut.  A  l'âge  de  trente  ans, 
après  avoir  lu  les  œuvres  de  Rousseau,  elle  écrivit  : 
Son  génie  "  a  donné  à  tout  mon  être  intellectuel 
et  moral  une  secousse  électrique,  éveillant  en  moi 
de  nouvelles  perceptions,  faisant  pour  moi  des 
hommes  et  de  la  nature  un  nouveau  monde  de 
pensées  et  de  sentiments.  ...  Le  vent  de  son  in- 
spiration, soufflant  avec  force,  a  tellement  ravivé 
mes  facultés  que  j'ai  pu  moi-même  donner  une 
forme  plus  nette  à  des  idées  qui,  jusque-là,  de- 
meuraient au  fond  de  mon  âme  comme  des 
Ahnungen  obscurs."  l 

Cela  n'a  pas  empêché  George  Eliot  d'écrire  plus 
tard  ce  merveilleux  Middlemarch,  dont  l'inspiration 
est  fortement  réaliste  et  où  elle  regarde  le  monde  à 
travers  les  lunettes  d'un  désillusionnement  philo- 
sophique et  doux. 

FRANK  A.  HEDGCOCK. 

Paris,  Octobre  1908. 

1   Cité  Leslie  Stephen,  George  Eliot,  p.  34. 


Le  lecteur  est  averti  que  toutes  les  notes  explicatives 
au  bas  de  la  page  sont  de  Rousseau  lui-même. 


PREMIERE    PARTIE 
LETTRE    PREMIÈRE 

DE    SAINT-PREUX    A    JULIE 

Il  faut  vous  fuir,  mademoiselle,  je  le  sens  bien  : 
j'aurais  dû  beaucoup  moins  attendre  ;  ou  plutôt 
il  fallait  ne  vous  voir  jamais.  Mais  que  faire  au- 
jourd'hui ?  comment  m'y  prendre  ?  Vous  m'avez 
promis  de  l'amitié  ;  voyez  mes  perplexités,  et  con- 
seillez-moi. 

Vous  savez  que  je  ne  suis  entré  dans  votre  maison 
que  sur  l'invitation  de  madame  votre  mère.  Sachant 
que  j'avais  cultivé  quelques  talents  agréables,  elle  a 
cru  qu'ils  ne  seraient  pas  inutiles,  dans  un  lieu  dé- 
pourvu de  maîtres,  à  l'éducation  d'une  fille  qu'elle 
adore.  Fier,  à  mon  tour,  d'orner  de  quelques  fleurs 
un  si  beau  naturel,  j'osai  me  charger  de  ce  dangereux 
soin,  sans  en  prévoir  le  péril,  ou  du  moins  sans  le 
redouter.  Je  ne  vous  dirai  point  que  je  commence 
à  payer  le  prix  de  ma  témérité  :  j'espère  que  je  ne 
m'oublierai  jamais  jusqu'à  vous  tenir  des  discours 
qu'il  ne  vous  convient  pas  d'entendre,  et  manquer 
au  respect  que  je  dois  à  vos  mœurs  encore  plus  qu'à 
votre  naissance  et  à  vos  charmes.     Si  je  souffre,  j'ai 

A 


2  JULIE,    OU 

du  moins  la  consolation  de  souffrir  seul,  et  je  ne 
voudrais  pas  d'un  bonheur  qui  pût  coûter  au  vôtre. 

Cependant  je  vous  vois  tous  les  jours,  et  je  m'aper- 
çois que,  sans  y  songer,  vous  aggravez  innocemment 
des  maux  que  vous  ne  pouvez  plaindre,  et  que  vous 
devez  ignorer.  Je  sais,  il  est  vrai,  le  parti  que 
dicte  en  pareil  cas  la  prudence  au  défaut  de  l'espoir  ; 
et  je  me  serais  efforcé  de  le  prendre,  si  je  pouvais 
accorder  en  cette  occasion  la  prudence  avec  l'hon- 
nêteté :  mais  comment  me  retirer  décemment 
d'une  maison  dont  la  maîtresse  elle-même  m'a 
offert  l'entrée,  où  elle  m'accable  de  bontés,  où  elle 
me  croit  de  quelque  utilité  à  ce  qu'elle  a  de  plus 
cher  au  monde  ?  Comment  frustrer  cette  tendre 
mère  du  plaisir  de  surprendre  un  jour  son  époux 
par  vos  progrès  dans  les  études  qu'elle  lui  cache  à 
ce  dessein  ?  Faut-il  quitter  impoliment  sans  lui 
rien  dire  ?  faut-il  lui  déclarer  le  sujet  de  ma  re- 
traite ?  et  cet  aveu  même  ne  l'offensera-t-il  pas  de 
la  part  d'un  homme  dont  la  naissance  et  la  fortune 
ne  peuvent  lui  permettre  d'aspirer  à  vous  ? 

Je  ne  vois,  mademoiselle,  qu'un  moyen  de  sortir 
de  l'embarras  où  je  suis  ;  c'est  que  la  main  qui  m'y 
plonge  m'en  retire  ;  que  ma  peine,  ainsi  que  ma 
faute,  me  vienne  de  vous  ;  et  qu'au  moins  par  pitié 
pour  moi  vous  daigniez  m'interdire  votre  présence. 
Montrez  ma  lettre  à  vos  parents,  faites-moi  refuser 
votre  porte,  chassez-moi  comme  il  vous  plaira  ;  je 
puis  tout  endurer  de  vous,  je  ne  puis  vous  fuir  de 
moi-même. 

Vous,  me  chasser  !  moi,  vous  fuir  !  et  pourquoi  ? 
Pourquoi  donc  est-ce  un  crime  d'être  sensible  au 
mérite,  et  d'aimer  ce  qu'il  faut  qu'on  honore  ? 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  3 

Non,  belle  Julie  ;  vos  attraits  avaient  ébloui  mes 
yeux  ;  jamais  ils  n'eussent  égaré  mon  cœur  sans 
l'attrait  plus  puissant  qui  les  anime.  C'est  cette 
union  touchante  d'une  sensibilité  si  vive  et  d'une 
inaltérable  douceur  ;  c'est  cette  pitié  si  tendre  à 
tous  les  maux  d'autrui  ;  c'est  cet  esprit  juste  et  ce 
goût  exquis  qui  tirent  leur  pureté  de  celle  de  l'âme  ; 
ce  sont,  en  un  mot,  les  charmes  des  sentiments, 
bien  plus  que  ceux  de  la  personne,  que  j'adore  en 
vous.  Je  consens  qu'on  vous  puisse  imaginer  plus 
belle  encore  ;  mais  plus  aimable  et  plus  digne  du 
cœur  d'un  honnête  homme,  non,  Julie,  il  n'est  pas 
possible. 

J'ose  me  flatter  quelquefois  que  le  ciel  a  mis 
une  conformité  secrète  entre  nos  affections,  ainsi 
qu'entre  nos  goûts  et  nos  âges.  Si  jeunes  encore, 
rien  n'altère  en  nous  les  penchants  de  la  nature,  et 
toutes  nos  inclinations  semblent  se  rapporter. 
Avant  que  d'avoir  pris  les  uniformes  préjugés  du 
monde,  nous  avons  des  manières  uniformes  de 
sentir  et  de  voir  ;  et  pourquoi  n'oserais-je  pas 
imaginer  dans  nos  cœurs  ce  même  concert  que 
j'aperçois  dans  nos  jugements  ?  Quelquefois  nos 
yeux  se  rencontrent  ;  quelques  soupirs  nous  échap- 
pent en  même  temps  ;  quelques  larmes  furtives 
.  .  .  ô  Julie  !  si  cet  accord  venait  de  plus  loin  ...  si 
le  ciel  nous  avait  destinés .  .  .  toute  la  force  humaine 
....  Ah  !  pardon  !  je  m'égare  :  j'ose  prendre  mes 
vœux  pour  de  l'espoir  ;  l'ardeur  de  mes  désirs  prête 
à  leur  objet  la  possibilité  qui  lui  manque. 

Je  vois  avec  effroi  quel  tourment  mon  cœur  se 
prépare.  Je  ne  cherche  point  à  flatter  mon  mal  ; 
je  voudrais  le  haïr,  s'il  était  possible.     Jugez  si  mes 


4  JULIE,   OU 

sentiments  sont  purs  par  la  sorte  de  grâce  que  je 
viens  vous  demander.  Tarissez,  s'il  se  peut,  la 
source  du  poison  qui  me  nourrit  et  me  tue.  Je  ne 
veux  que  guérir  ou  mourir  ;  et  j'implore  vos 
rigueurs  comme  un  amant  implorerait  vos  bontés. 

Oui,  je  promets,  je  jure  de  faire  de  mon  côté 
tous  mes  efforts  pour  recouvrer  ma  raison,  ou  con- 
centrer au  fond  de  mon  âme  le  trouble  que  j'y 
sens  naître  :  mais,  par  pitié,  détournez  de  moi  ces 
yeux  si  doux  qui  me  donnent  la  mort  ;  dérobez 
aux  miens  vos  traits,  votre  air,  vos  bras,  vos  mains, 
vos  blonds  cheveux,  vos  gestes  ;  trompez  l'avide 
imprudence  de  mes  regards  ;  retenez  cette  voix 
touchante  qu'on  n'entend  point  sans  émotion  ; 
soyez,  hélas  !  une  autre  que  vous-même,  pour  que 
mon  cœur  puisse  revenir  à  lui. 

Vous  le  dirai-je  sans  détour  ?  dans  ces  jeux  que 
l'oisiveté  de  la  soirée  engendre,  vous  vous  livrez 
devant  tout  le  monde  à  des  familiarités  cruelles  ; 
vous  n'avez  pas  plus  de  réserve  avec  moi  qu'avec 
un  autre.  Hier  même,  il  s'en  fallut  peu  que, 
par  pénitence,  vous  ne  me  laissassiez  prendre  un 
baiser  :  vous  résistâtes  faiblement  ;  heureusement  je 
n'eus  garde  de  m'obstiner.  Je  sentis  à  mon  trouble 
croissant  que  j'allais  me  perdre,  et  je  m'arrêtai. 
Ah  !  si  du  moins  je  l'eusse  pu  savourer  à  mon  gré, 
ce  baiser  eût  été  mon  dernier  soupir,  et  je  serais 
mort  le  plus  heureux  des  hommes. 

De  grâce,  quittons  ces  jeux  qui  peuvent  avoir 
des  suites  funestes.  Non,  il  n'y  en  a  pas  un  qui 
n'ait  son  danger,  jusqu'au  plus  puéril  de  tous.  Je 
tremble  toujours  d'y  rencontrer  votre  main,  et  je 
ne  sais  comment  il  arrive  que  je  la  rencontre  tou- 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  5 

jours.  A  peine  se  pose-t-elle  sur  la  mienne  qu'un 
tressaillement  me  saisit  ;  le  jeu  me  donne  la  fièvre 
ou  plutôt  le  délire  :  je  ne  vois,  je  ne  sens  plus  rien  ; 
et,  dans  ce  moment  d'aliénation,  que  dire,  que 
faire,  où  me  cacher,  comment  répondre  de  moi  ? 

Durant  nos  lectures,  c'est  un  autre  inconvénient. 
Si  je  vous  vois  un  instant  sans  votre  mère  ou  sans 
votre  cousine,  vous  changez  tout  à  coup  de  main- 
tien ;  vous  prenez  un  air  si  sérieux,  si  froid,  si 
glacé,  que  le  respect  et  la  crainte  de  vous  déplaire 
m'ôtent  la  présence  d'esprit  et  le  jugement,  et  j'ai 
peine  à  bégayer  en  tremblant  quelques  mots  d'une 
leçon  que  toute  votre  sagacité  vous  fait  suivre  avec 
peine.  Ainsi,  l'inégalité  que  vous  affectez  tourne 
à  la  fois  au  préjudice  de  tous  deux  :  vous  me 
désolez  et  ne  vous  instruisez  point,  sans  que  je 
puisse  concevoir  quel  motif  fait  ainsi  changer 
d'humeur  une  personne  aussi  raisonnable.  J'ose 
vous  le  demander,  comment  pouvez-vous  être  si 
folâtre  en  public,  et  si  grave  dans  le  tête-à-tête  ? 
Je  pensais  que  ce  devait  être  tout  le  contraire,  et 
qu'il  fallait  composer  son  maintien  à  proportion  du 
nombre  des  spectateurs.  Au  lieu  de  cela,  je  vous 
vois,  toujours  avec  une  égale  perplexité  de  ma  part, 
le  ton  de  cérémonie  en  particulier,  et  le  ton  familier 
devant  tout  le  monde  :  daignez  être  plus  égale, 
peut-être  serai-je  moins  tourmenté. 

Si  la  commisération  naturelle  aux  âmes  bien  nées 
peut  vous  attendrir  sur  les  peines  d'un  infortuné 
auquel  vous  avez  témoigné  quelque  estime,  de 
légers  changements  dans  votre  conduite  rendront 
sa  situation  moins  violente,  et  lui  feront  supporter 
plus  paisiblement  et  son  silence  et  ses  maux.     Si  sa 


6  JULIE,    OU 

retenue  et  son  état  ne  vous  touchent  pas,  et  que 
vous  vouliez  user  du  droit  de  le  perdre,  vous  le 
pouvez  sans  qu'il  murmure  :  il  aime  mieux  encore 
périr  par  votre  ordre  que  par  un  transport  indis- 
cret qui  le  rendît  coupable  à  vos  yeux.  Enfin,  quoi 
que  vous  ordonniez  de  mon  sort,  au  moins  n'aurai-je 
point  à  me  reprocher  d'avoir  pu  former  un  espoir 
téméraire  ;  et  si  vous  avez  lu  cette  lettre,  vous  avez 
fait  tout  ce  que  j'oserais  vous  demander,  quand 
même  je  n'aurais  point  de  refus  à  craindre. 


LETTRE    II 

DE    SAINT-PREUX    A    JULIE 

Que  je  me  suis  abusé,  mademoiselle,  dans  ma 
première  lettre  !  Au  lieu  de  soulager  mes  maux, 
je  n'ai  fait  que  les  augmenter  en  m'exposant  à 
votre  disgrâce,  et  je  sens  que  le  pire  de  tous  est  de 
vous  déplaire.  Votre  silence,  votre  air  froid  et 
réservé,  ne  m'annoncent  que  trop  mon  malheur. 
Si  vous  avez  exaucé  ma  prière  en  partie,  ce  n'est  que 
pour  mieux  m'en  punir.  Vous  retranchez  en  public 
l'innocente  familiarité  dont  j'eus  la  folie  de  me 
plaindre  ;  mais  vous  n'en  êtes  que  plus  sévère  dans 
le  particulier  ;  et  votre  ingénieuse  rigueur  s'exerce 
également  par  votre  complaisance  et  par  vos  refus. 
Que  ne  pouvez-vous  connaître  combien  cette 
froideur  m'est  cruelle  !  vous  me  trouveriez  trop 
puni.  Avec  quelle  ardeur  ne  voudrais-je  pas  re- 
venir sur  le  passé,  et  faire  que  vous  n'eussiez  point 
vu  cette  fatale  lettre  !  Non,  dans  la  crainte  de 
vous  offenser  encore,  je  n'écrirais  point  celle-ci  si 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  7 

je  n'eusse  écrit  la  première,  et  je  ne  veux  pas  re- 
doubler ma  faute,  mais  la  réparer.  Faut-il,  pour 
vous  apaiser,  dire  que  je  m'abusais  moi-même  ? 
faut-il  protester  que  ce  n'était  pas  de  l'amour  que 
j'avais  pour  vous  ?  .  .  .  Moi,  je  prononcerais  cet 
odieux  parjure  ?  Le  vil  mensonge  est-il  digne  d'un 
cœur  où  vous  régnez  ?  Ah  !  que  je  sois  malheureux, 
s'il  faut  l'être  ;  pour  avoir  été  téméraire,  je  ne  serai 
ni  menteur  ni  lâche,  et  le  crime  que  mon  cœur  a 
commis,  ma  plume  ne  peut  le  désavouer. 

Punissez-moi,  vous  le  devez  ;  mais  si  vous  n'êtes 
impitoyable,  quittez  cet  air  froid  et  mécontent  qui 
me  met  au  désespoir  :  quand  on  envoie  un  coupable 
à  la  mort,  on  ne  lui  montre  plus  de  colère. 


LETTRE    III 

DE    SAINT-PREUX    A    JULIE 

Ne  vous  impatientez  pas,  mademoiselle  ;    voici  la 
dernière  importunité  que  vous  recevrez  de  moi. 

Quand  je  commençai  de  vous  aimer,  que  j'étais 
loin  de  voir  tous  les  maux  que  je  m'apprêtais  !  Je 
ne  sentis  d'abord  que  celui  d'un  amour  sans  espoir, 
que  la  raison  peut  vaincre  à  force  de  temps  ;  j'en 
connus  ensuite  un  plus  grand  dans  la  douleur  de 
vous  déplaire,  et  maintenant  j'éprouve  le  plus  cruel 
de  tous  dans  le  sentiment  de  vos  propres  peines.  O 
Julie  !  je  le  vois  avec  amertume,  mes  plaintes 
troublent  votre  repos  ;  vous  gardez  un  silence  in- 
vincible :  mais  tout  décèle  à  mon  cœur  attentif 
vos    agitations    secrètes.       Vos    yeux    deviennent 


8  JULIE,    OU 

sombres,  rêveurs,  fixés  en  terre  ;  quelques  regards 
égarés  s'échappent  sur  moi  ;  vos  vives  couleurs  se 
fanent  ;  une  pâleur  étrangère  couvre  vos  joues  ; 
la  gaieté  vous  abandonne  ;  une  tristesse  mortelle 
vous  accable  ;  et  il  n'y  a  que  l'inaltérable  douceur 
de  votre  âme  qui  vous  préserve  d'un  peu  d'humeur. 

Soit  sensibilité,  soit  dédain,  soit  pitié  pour  mes 
souffrances,  vous  en  êtes  affectée,  je  le  vois  ;  je 
crains  de  contribuer  aux  vôtres,  et  cette  crainte 
m'afflige  beaucoup  plus  que  l'espoir  qui  devrait  en 
naître  ne  peut  me  flatter  ;  car  ou  je  me  trompe 
moi-même,  ou  votre  bonheur  m'est  plus  cher  que 
le  mien. 

Cependant,  en  revenant  à  mon  tour  sur  moi,  je 
commence  à  connaître  combien  j'avais  mal  jugé  de 
mon  propre  cœur,  et  je  vois  trop  tard  que  ce  que 
j'avais  d'abord  pris  pour  un  délire  passager  fera  le 
destin  de  ma  vie.  C'est  le  progrès  de  votre  tris- 
tesse qui  m'a  fait  sentir  celui  de  mon  mal.  Jamais, 
non,  jamais  le  feu  de  vos  yeux,  l'éclat  de  votre  teint, 
les  charmes  de  votre  esprit,  toutes  les  grâces  de 
votre  ancienne  gaieté,  n'eussent  produit  un  effet 
semblable  à  celui  de  votre  abattement.  N'en 
doutez  pas,  divine  Julie,  si  vous  pouviez  voir  quel 
embrasement  ces  huit  jours  de  langueur  ont  allumé 
dans  mon  âme,  vous  gémiriez  vous-même  des  maux 
que  vous  me  causez.  Ils  sont  désormais  sans 
remède,  et  je  sens  avec  désespoir  que  le  feu  qui  me 
consume  ne  s'éteindra  qu'au  tombeau. 

N'importe  ;  qui  ne  peut  se  rendre  heureux  peut 
au  moins  mériter  de  l'être,  et  je  saurai  vous  forcer 
d'estimer  un  homme  à  qui  vous  n'avez  pas  daigné 
faire  la  moindre  réponse.     Je  suis  jeune  et  peux 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  9 

mériter  un  jour  la  considération  dont  je  ne  suis 
pas  maintenant  digne.  En  attendant,  il  faut  vous 
rendre  le  repos  que  j'ai  perdu  pour  toujours,  et  que 
je  vous  ôte  ici  malgré  moi.  Il  est  juste  que  je 
porte  seul  la  peine  du  crime  dont  je  suis  seul 
coupable.  Adieu,  trop  belle  Julie  ;  vivez  tran- 
quille, et  reprenez  votre  enjouement  ;  dès  demain 
vous  ne  me  verrez  plus.  Mais  soyez  sûr  que 
l'amour  ardent  et  pur  dont  j'ai  brûlé  pour  vous  ne 
s'éteindra  de  ma  vie,  que  mon  cœur,  plein  d'un  si 
digne  objet,  ne  saurait  plus  s'avilir,  qu'il  partagera 
désormais  ses  uniques  hommages  entre  vous  et  la 
vertu,  et  qu'on  ne  verra  jamais  profaner  par 
d'autres  feux  l'autel  où  Julie  fut  adorée. 

PREMIER   BILLET   DE    JULIE 

N'emportez  pas  l'opinion  d'avoir  rendu  votre 
éloignement  nécessaire.  Un  cœur  vertueux  saurait 
se  vaincre  ou  se  taire,  et  deviendrait  peut-être  a 
craindre.     Mais  vous .  .  .vous  pouvez  rester. 

RÉPONSE 

Je  me  suis  tu  longtemps  ;  vos  froideurs  m'ont 
fait  parler  à  la  fin.  Si  l'on  peut  se  vaincre  pour 
la  vertu,  l'on  ne  supporte  point  le  mépris  de  ce 
qu'on  aime.     Il  faut  partir. 

SECOND   BILLET   DE   JULIE 

Non,  monsieur,  après  ce  que  vous  avez  paru 
sentir,  après  ce  que  vous  m'avez  osé  dire,  un  homme 


io  JULIE,    OU 

tel  que  vous  avez  feint  d'être  ne    part   point  ;    il 
fait  plus. 

RÉPONSE 

Je  n'ai  rien  feint  qu'une  passion  modérée  dans 
un  cœur  au  désespoir.  Demain  vous  serez  contente, 
et,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  j'aurai  moins 
fait  que  de  partir. 

TROISIÈME    BILLET   DE   JULIE 

Insensé  !  si  mes  jours  te  sont  chers,  crains  d'at- 
tenter aux  tiens.  Je  suis  obsédée,  et  ne  puis  ni  vous 
parler  ni  vous  écrire  jusqu'à  demain.     Attendez. 


LETTRE    IV 

DE    JULIE    A    SAINT-PREUX 

Il  faut  donc  l'avouer  enfin,  ce  fatal  secret  trop  mal 
déguisé  !  Combien  de  fois  j'ai  juré  qu'il  ne  sorti- 
rait de  mon  cœur  qu'avec  la  vie  !  La  tienne  en 
danger  me  l'arrache  ;  il  m'échappe,  et  l'honneur 
est  perdu.  Hélas  !  j'ai  trop  tenu  parole  :  est-il 
une  mort  plus  cruelle  que  de  survivre  à  l'honneur  ? 
Que  dire  ?  comment  rompre  un  si  pénible 
silence  ?  ou  plutôt  n'ai-je  pas  déjà  tout  dit,  et  ne 
m'as-tu  pas  trop  entendue  ?  Ah  !  tu  en  as  trop 
vu  pour  ne  pas  deviner  le  reste  !  .  .  .  Dès  le 
premier  jour  que  j'eus  le  malheur  de  te  voir,  je 
sentis  le  poison  qui  corrompt  mes  sens  et  ma  raison  ; 
je  le  sentis  du  premier  instant  ;    et  tes  yeux,  tes 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  n 

sentiments,  tes  discours,  ta  plume  criminelle,  le 
rendent  chaque  jour  plus  mortel. 

Je  n'ai  rien  négligé  pour  arrêter  le  progrès  de 
cette  passion  funeste.  Dans  l'impuissance  de  ré- 
sister, j'ai  voulu  me  garantir  d'être  attaquée  ;  tes 
poursuites  ont  trompé  ma  vaine  prudence.  Cent 
fois  j'ai  voulu  me  jeter  aux  pieds  des  auteurs  de  mes 
jours  ;  cent  fois  j'ai  voulu  leur  ouvrir  mon  cœur 
coupable  :  ils  ne  peuvent  connaître  ce  qui  s'y  passe  ; 
ils  voudront  appliquer  des  remèdes  ordinaires  à  un 
mal  désespéré  ;  ma  mère  est  faible  et  sans  autorité  ; 
je  connais  l'inflexible  sévérité  de  mon  père,  et  je 
ne  ferai  que  perdre  et  déshonorer  moi,  ma  famille, 
et  toi-même.  Mon  amie  est  absente,  mon  frère 
n'est  plus  ;  je  ne  trouve  aucun  protecteur  au 
monde  contre  l'ennemi  qui  me  poursuit  ;  j'implore 
en  vain  le  ciel,  le  ciel  est  sourd  aux  prières  des 
faibles.  Tout  fomente  l'ardeur  qui  me  dévore  ; 
tout  m'abandonne  à  moi-même,  ou  plutôt  tout  me 
livre  à  toi  ;  la  nature  entière  semble  être  ta  com- 
plice ;  tous  mes  efforts  sont  vains,  je  t'adore  en 
dépit  de  moi-même.  Comment  mon  cœur,  qui 
n'a  pu  résister  dans  toute  sa  force,  céderait-il 
maintenant  à  demi  ?  comment  ce  cœur,  qui  ne 
sait  rien  dissimuler,  te  cacherait-il  le  reste  de  sa 
faiblesse  ?  Ah  !  le  premier  pas,  qui  coûte  le  plus, 
était  celui  qu'il  ne  fallait  pas  faire  ;  comment 
m'arrêterais-je  aux  autres  ?  Non  ;  de  ce  premier 
pas  je  me  sens  entraîner  dans  l'abîme,  et  tu  peux 
me  rendre  aussi  malheureuse  qu'il  te  plaira.  .  .  . 

Toutefois,  si  tu  n'es  pas  le  dernier  des  hommes, 
si  quelque  étincelle  de  vertu  brilla  dans  ton  âme, 
s'il  y  reste  encore  quelque   trace  des  sentiments 


12  JULIE,    OU 

d'honneur  dont  tu  m'as  paru  pénétré,  puis-je  te 
croire  assez  vil  pour  abuser  de  l'aveu  fatal  que  mon 
délire  m'arrache  ?  Non,  je  te  connais  bien  ;  tu 
soutiendras  ma  faiblesse,  tu  deviendras  me  sauve- 
garde, tu  protégeras  ma  personne  contre  mon 
propre  cœur.  Tes  vertus  sont  le  dernier  refuge  de 
mon  innocence  ;  mon  honneur  s'ose  confier  au 
tien,  tu  ne  peux  conserver  l'un  sans  l'autre  ;  âme 
généreuse,  ah  !  conserve-les  tous  deux  ;  et,  du 
moins  pour  l'amour  de  toi-même,  daigne  prendre 
pitié  de  moi. 

O  Dieu  !  suis-je  assez  humiliée  ?  Je  t'écris  à 
genoux;  je  baigne  mon  papier  de  mes  pleurs; 
j'élève  à  toi  mes  timides  supplications.  Et  ne 
pense  pas  cependant  que  j'ignore  que  c'était  à  moi 
d'en  recevoir,  et  que,  pour  me  faire  obéir,  je 
n'avais  qu'à  me  rendre  avec  art  méprisable.  Ami, 
prends  ce  vain  empire,  et  laisse-moi  l'honnêteté  : 
j'aime  mieux  être  ton  esclave,  et  vivre  innocente, 
que  d'acheter  ta  dépendance  au  prix  de  mon  dés- 
honneur. Si  tu  daignes  m'écouter,  que  d'amour, 
que  de  respects,  ne  dois-tu  pas  attendre  de  celle  qui 
te  devra  son  retour  à  la  vie  !  Quels  charmes  dans 
la  douce  union  de  deux  âmes  pures  !  tes  désirs 
vaincus  seront  la  source  de  ton  bonheur,  et  les 
plaisirs  dont  tu  jouiras  seront  dignes  du  ciel  même. 

Je  crois,  j'espère  qu'un  cœur  qui  m'a  paru 
mériter  tout  l'attachement  du  mien  ne  démentira 
pas  la  générosité  que  j'attends  de  lui  ;  j'espère 
encore  que,  s'il  était  assez  lâche  pour  abuser  de  mon 
égarement  et  des  aveux  qu'il  m'arrache,  le  mépris, 
l'indignation,  me  rendraient  la  raison  que  j'ai 
perdue,  et  que  je  ne  serais  pas  assez  lâche  moi-même 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  13 

pour  craindre  un  amant  dont  j'aurais  à  rougir.  Tu 
seras  vertueux,  ou  méprisé  ;  je  serai  respectée,  ou 
guérie.  Voilà  l'unique  espoir  qui  me  reste  avant 
celui  de  mourir. 


LETTRE   V 

DE    SAINT-PREUX    A    JULIE 

Puissances  du  ciel  !  j'avais  une  âme  pour  la  douleur, 
donnez-m'en  une  pour  la  félicité.  Amour,  vie  de 
l'âme,  viens  soutenir  la  mienne  prête  à  défaillir. 
Charme  inexprimable  de  la  vertu,  force  invincible 
de  la  voix  de  ce  qu'on  aime,  bonheur,  plaisirs, 
transports,  que  vos  traits  sont  poignants  !  qui  peut 
en  soutenir  l'atteinte  ?  Oh  !  comment  suffire  au 
torrent  de  délices  qui  vient  inonder  mon  cœur  ? 
comment  expier  les  alarmes  d'une  craintive  amante  ? 
Julie  .  .  .  non  ;  ma  Julie  à  genoux  !  ma  Julie  verser 
des  pleurs  !  .  .  .  celle  à  qui  l'univers  devrait  des 
hommages,  supplier  un  homme  qui  l'adore  de  ne 
pas  l'outrager,  de  ne  pas  se  déshonorer  lui-même  ! 
Si  je  pouvais  m'indigner  contre  toi,  je  le  ferais,  pour 
tes  frayeurs  qui  nous  avilissent.  Juge  mieux, 
beauté  pure  et  céleste,  de  la  nature  de  ton  empire. 
Eh  !  si  j'adore  les  charmes  de  ta  personne,  n'est-ce 
pas  surtout  pour  l'empreinte  de  cette  âme  sans 
tache  qui  l'anime,  et  dont  tous  les  traits  portent  la 
divine  enseigne  ?  Tu  crains  de  céder  à  mes  pour- 
suites ?  Mais  quelles  poursuites  peut  redouter  celle 
qui  couvre  de  respect  et  d'honnêteté  tous  les  senti- 
ments qu'elle  inspire  ?  Est-il  un  homme  assez  vil 
sur  la  terre  pour  oser  être  téméraire  avec  toi  ? 


i4  JULIE,    OU 

Permets,  permets  que  je  savoure  le  bonheur 
inattendu  d'être  aimé  .  .  .  aimé  de  celle  .  .  .  Trône 
du  monde,  combien  je  te  vois  au-dessous  de  moi  ! 
Que  je  la  relise  mille  fois,  cette  lettre  adorable  où 
ton  amour  et  tes  sentiments  sont  écrits  en  carac- 
tères de  feu  ;  où,  malgré  tout  l'emportement  d'un 
cœur  agité,  je  vois  avec  transport  combien,  dans 
une  âme  honnête,  les  passions  les  plus  vives  gardent 
encore  le  saint  caractère  de  la  vertu  !  Quel  monstre, 
après  avoir  lu  cette  touchante  lettre,  pourrait 
abuser  de  ton  état,  et  témoigner  par  l'acte  le  plus 
marqué  son  profond  mépris  pour  lui-même  ?  Non, 
chère  amante,  prends  confiance  en  un  ami  fidèle 
qui  n'est  point  fait  pour  te  tromper.  Bien  que  ma 
raison  soit  à  jamais  perdue,  bien  que  le  trouble  de 
mes  sens  s'accroisse  à  chaque  instant,  ta  personne 
est  désormais  pour  moi  le  plus  charmant,  mais  le 
plus  sacré  dépôt  dont  jamais  mortel  fut  honoré. 
Ma  flamme  et  son  objet  conserveront  ensemble  une 
inaltérable  pureté.  Je  frémirais  de  porter  la  main 
sur  tes  chastes  attraits  plus  que  du  plus  vil  inceste  ; 
et  tu  n'es  pas  dans  une  sûreté  plus  inviolable  avec 
ton  père  qu'avec  ton  amant.  Oh  !  si  jamais  cet 
amant  heureux  s'oublie  un  moment  devant  toi  !..  . 
L'amant  de  Julie  aurait  une  âme  abjecte  !  Non, 
quand  je  cesserai  d'aimer  la  vertu,  je  ne  t'aimerai 
plus  ;  à  ma  première  lâcheté,  je  ne  veux  plus  que 
tu  m'aimes. 

Rassure-toi  donc,  je  t'en  conjure  au  nom  du 
tendre  et  pur  amour  qui  nous  unit  ;  c'est  à  lui  de 
t'être  garant  de  ma  retenue  et  de  mon  respect  ; 
c'est  à  lui  de  te  répondre  de  lui-même.  Et  pour- 
quoi tes  craintes   iraient-elles   plus  loin  que   mes 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  15 

désirs  ?  à  quel  autre  bonheur  voudrais-je  aspirer, 
si  tout  mon  cœur  suffit  à  peine  à  celui  qu'il  goûte  ? 
Nous  sommes  jeunes  tous  deux,  il  est  vrai  ;  nous 
aimons  pour  la  première  et  l'unique  fois  de  la  vie, 
et  n'avons  nulle  expérience  des  passions  :  mais 
l'honneur  qui  nous  conduit  est-il  un  guide  trom- 
peur ?  a-t-il  besoin  d'une  expérience  suspecte 
qu'on  n'acquiert  qu'à  force  de  vices  ?  J'ignore  si 
je  m'abuse,  mais  il  me  semble  que  les  sentiments 
droits  sont  tous  au  fond  de  mon  cœur.  Je  ne  suis 
point  un  vil  séducteur  comme  tu  m'appelles  dans 
ton  désespoir,  mais  un  homme  simple  et  sensible, 
qui  montre  aisément  ce  qu'il  sent,  et  ne  sent  rien 
dont  il  doive  rougir.  Pour  dire  tout  en  un  seul 
mot,  j'abhorre  encore  plus  le  crime  que  je  n'aime 
Julie.  Je  ne  sais,  non,  je  ne  sais  pas  même  si 
l'amour  que  tu  fais  naître  est  compatible  avec  l'oubli 
de  la  vertu,  et  si  tout  autre  qu'une  âme  honnête 
peut  sentir  assez  tous  tes  charmes.  Pour  moi,  plus 
j'en  suis  pénétré,  plus  mes  sentiments  s'élèvent. 
Quel  bien,  que  je  n'aurais  pas  fait  pour  lui-même, 
ne  ferais-je  pas  maintenant  pour  me  rendre  digne 
de  toi  ?  Ah  !  daigne  te  confier  aux  feux  que  tu 
m'inspires,  et  que  tu  sais  si  bien  purifier  ;  crois 
qu'il  suffit  que  je  t'adore  pour  respecter  à  jamais  le 
précieux  dépôt  dont  tu  m'as  chargé.  Oh  !  quel 
cœur  je  vais  posséder  !  Vrai  bonheur,  gloire  de  ce 
qu'on  aime,  triomphe  d'un  amour  qui  s'honore, 
combien  tu  vaux  mieux  que  tous  ses  plaisirs  ! 


i6  JULIE,    OU 

LETTRE   VI 

(Fin  d'une  lettre  de  Julie  à  sa  cousine  Claire.) 


Reviens,  ma  Claire,  reviens  sans  tarder.  J'ai 
regret  aux  leçons  que  je  prends  sans  toi,  et  j'ai 
peur  de  devenir  trop  savante  :  notre  maître  n'est 
pas  seulement  un  homme  de  mérite  ;  il  est  vertueux, 
et  n'en  est  que  plus  à  craindre.  Je  suis  trop  con- 
tente de  lui  pour  l'être  de  moi  :  à  son  âge  et  au 
nôtre,  avec  l'homme  le  plus  vertueux,  quand  il  est 
aimable,  il  vaut  mieux  être  deux  filles  qu'une. 


LETTRE   VII 

RÉPONSE    DE    CLAIRE 

Je  t'entends,  et  tu  me  fais  trembler  ;  non  que  je 
croie  le  danger  aussi  pressant  que  tu  l'imagines. 
Ta  crainte  modère  la  mienne  sur  le  présent,  mais 
l'avenir  m'épouvante  ;  et,  si  tu  ne  peux  te  vaincre, 
je  ne  vois  plus  que  des  malheurs.  Hélas  !  combien 
de  fois  la  pauvre  Chaillot  m'a-t-elle  prédit  que  le 
premier  soupir  de  ton  cœur  ferait  le  destin  de  ta 
vie  !  Ah  !  cousine,  si  jeune  encore,  faut-il  voir  déjà 
ton  sort  s'accomplir  ?  Qu'elle  va  nous  manquer, 
cette  femme  habile  que  tu  nous  crois  avantageux 
de  perdre  !  Il  l'eût  été  peut-être  de  tomber  d'abord 
en  de  plus  sûres  mains  ;  mais  nous  sommes  trop 
instruites  en  sortant  des  siennes  pour  nous  laisser 
gouverner  par  d'autres,   et  pas  assez  pour   nous 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  17 

gouverner  nous-mêmes  :  elle  seule  pouvait  nous 
garantir  des  dangers  auxquels  elle  nous  avait  ex- 
posées. Elle  nous  a  beaucoup  appris  ;  et  nous 
avons,  ce  me  semble,  beaucoup  pensé  pour  notre 
âge.  La  vive  et  tendre  amitié  qui  nous  unit 
presque  dès  le  berceau  nous  a,  pour  ainsi  dire, 
éclairé  le  cœur  de  bonne  heure  sur  toutes  les 
passions  :  nous  connaissons  assez  bien  leurs  signes 
et  leurs  effets  ;  il  n'y  a  que  l'art  de  les  réprimer  qui 
nous  manque.  Dieu  veuille  que  ton  jeune  philo- 
sophe connaisse  mieux  que  nous  cet  art-là  ! 

Quand  je  dis  nous,  tu  m'entends  ;  c'est  surtout 
de  toi  que  je  parle  :  car,  pour  moi,  la  bonne  m'a 
toujours  dit  que  mon  étourderie  me  tiendrait  lieu 
de  raison,  que  je  n'aurais  jamais  l'esprit  de  savoir 
aimer,  et  que  j'étais  trop  folle  pour  faire  un  jour 
des  folies.  Ma  Julie,  prends  garde  à  toi  ;  mieux 
elle  augurait  de  ta  raison,  plus  elle  craignait  pour 
ton  cœur.  Aie  bon  courage  cependant  ;  tout  ce 
que  le  sagesse  et  l'honneur  pourront  faire,  je  sais 
que  ton  âme  le  fera  ;  et  la  mienne  fera,  n'en  doute 
pas,  tout  ce  que  l'amitié  peut  faire  à  son  tour.  Si 
nous  en  savons  trop  pour  notre  âge,  au  moins  cette 
étude  n'a  rien  coûté  à  nos  mœurs.  Crois,  ma  chère, 
qu'il  y  a  bien  des  filles  plus  simples  qui  sont  moins 
honnêtes  que  nous  :  nous  le  sommes  parce  que 
nous  voulons  l'être  ;  et,  quoi  qu'on  en  puisse  dire, 
c'est  le  moyen  de  l'être  plus  sûrement. 

Cependant,  sur  ce  que  tu  me  marques,  je  n'aurai 
pas  un  moment  de  repos  que  je  ne  sois  auprès  de 
toi  ;  car,  si  tu  crains  le  danger,  il  n'est  pas  tout  à 
fait  chimérique.  Il  est  vrai  que  le  préservatif  est 
facile  :   deux  mots  à  ta  mère,  et  tout  est  fini.     Mais 

B 


18  JULIE,    OU 

je  te  comprends,  tu  ne  veux  point  d'un  expédient 
qui  finit  tout  :  tu  veux  bien  t'ôter  le  pouvoir  de 
succomber,  mais  non  pas  l'honneur  de  combattre. 
O  pauvre  cousine  !  .  .  .  encore  si  la  moindre  lueur  .  .  . 
Le  baron  d'Etange  consentir  à  donner  sa  fille,  son 
enfant  unique,  à  un  petit  bourgeois  sans  fortune  ! 
L'espères-tu  ?  .  .  .  Qu'espères-tu  donc  ?  que  veux- 
tu  ?  .  .  .  Pauvre,  pauvre  cousine  !  .  .  .  Ne  crains 
rien  toutefois  de  ma  part  ;  ton  secret  sera  gardé 
par  ton  amie.  Bien  des  gens  trouveraient  plus 
honnête  de  le  révéler  :  peut-être  auraient-ils 
raison.  Pour  moi,  qui  ne  suis  pas  une  grande 
raisonneuse,  je  ne  veux  point  d'une  honnêteté  qui 
trahit  l'amitié,  la  foi,  la  confiance  ;  j'imagine  que 
chaque  relation,  chaque  âge  a  ses  maximes,  ses 
devoirs,  ses  vertus  ;  que  ce  qui  serait  prudence  à 
d'autres,  à  moi  serait  perfidie,  et  qu'au  lieu  de  nous 
rendre  sages,  on  nous  rend  méchants  en  confondant 
tout  cela.  Si  ton  amour  est  faible,  nous  le  vain- 
crons ;  s'il  est  extrême,  c'est  l'exposer  à  des 
tragédies  que  de  l'attaquer  par  des  moyens  vio- 
lents ;  et  il  ne  convient  à  l'amitié  de  tenter  que 
ceux  dont  elle  peut  répondre.  Mais,  en  revanche, 
tu  n'as  qu'à  marcher  droit  quand  tu  seras  sous  ma 
garde.  Tu  verras,  tu  verras  ce  que  c'est  qu'une 
duègne  de  dix-huit  ans. 


LETTRE   VIII 

DE    SAINT-PREUX    A    JULIE 

Quels   sont,   belle   Julie,  les   bizarres   caprices  de 
l'amour  !     mon  cœur   a   plus   qu'il   n'espérait,   et 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  19 

n'est  pas  content  !  Vous  m'aimez,  vous  me  le 
dites,  et  je  soupire  !  Ce  cœur  injuste  ose  désirer 
encore,  quand  il  n'a  plus  rien  à  désirer  ;  il  me  punit 
de  ses  fantaisies,  et  me  rend  inquiet  au  sein  du 
bonheur.  Ne  croyez,  pas  que  j'aie  oublié  les  lois 
qui  me  sont  imposées,  ni  perdu  la  volonté  de  les 
observer  ;  non  :  mais  un  secret  dépit  m'agite  en 
voyant  que  ces  lois  ne  coûtent  qu'à  moi,  que  vous 
qui  vous  prétendiez  si  faible  êtes  si  forte  à  présent, 
et  que  j'ai  si  peu  de  combats  à  rendre  contre  moi- 
même,  tant  je  vous  trouve  attentive  à  les  prévenir. 

Que  vous  êtes  changée  depuis  deux  mois,  sans 
que  rien  ait  changé  que  vous  !  Vos  langueurs 
ont  disparu  :  il  n'est  plus  question  de  dégoût 
ni  d'abattement  ;  toutes  les  grâces  sont  venues 
reprendre  leurs  postes  ;  tous  vos  charmes  se  sont 
ranimés  ;  la  rose  qui  vient  d'éclore  n'est  pas  plus 
fraîche  que  vous  ;  les  saillies  ont  recommencé  ; 
vous  avez  de  l'esprit  avec  tout  le  monde  ;  vous 
folâtrez,  même  avec  moi,  comme  auparavant  ;  et, 
ce  qui  m'irrite  plus  que  tout  le  reste,  vous  me  jurez 
un  amour  éternel  d'un  air  aussi  gai  que  si  vous 
disiez  la  chose  du  monde  la  plus  plaisante. 

Dites,  dites,  volage,  est-ce  là  le  caractère  d'une 
passion  violente  réduite  à  se  combattre  elle-même  ? 
et  si  vous  aviez  le  moindre  désir  à  vaincre,  la  con- 
trainte n'étoufferait-elle  pas  au  moins  l'enjoue- 
ment ?  Oh  !  que  vous  étiez  bien  plus  aimable 
quand  vous  étiez  moins  belle  !  que  je  regrette  cette 
pâleur  touchante,  précieux  gage  du  bonheur  d'un 
amant  !  et  que  je  hais  l'indiscrète  santé  que  vous 
avez  recouvrée  aux  dépens  de  mon  repos  !  Oui, 
j'aimerais  mieux  vous  voir  malade  encore  que  cet 


20  JULIE,    OU 

air  content,  ces  yeux  brillants,  ce  teint  fleuri,  qui 
m'outragent.  Avez-vous  oublié  sitôt  que  vous 
n'étiez  pas  ainsi  quand  vous  imploriez  ma  clémence  ? 
Julie,  Julie,  que  cet  amour  si  vif  est  devenu  tran- 
quille en  peu  de  temps  ! 

Mais  ce  qui  m'offense  plus  encore,  c'est  qu'après 
vous  être  remise  à  ma  discrétion,  vous  paraissez 
vous  en  défier,  et  que  vous  fuyez  les  dangers  comme 
s'il  vous  en  restait  à  craindre.  Est-ce  ainsi  que 
vous  honorez  ma  retenue  ?  et  mon  inviolable 
respect  méritait-il  cet  affront  de  votre  part  ?  Bien 
loin  que  le  départ  de  votre  père  nous  ait  laissé  plus 
de  liberté,  à  peine  peut-on  vous  voir  seule.  Votre 
inséparable  cousine  ne  vous  quitte  plus.  Insen- 
siblement nous  allons  reprendre  nos  premières 
manières  de  vivre  et  notre  ancienne  circonspection, 
avec  cette  unique  différence  qu'alors  elle  vous  était 
à  charge,  et  qu'elle  vous  plaît  maintenant.  .  .  . 

Enfin,  quoi  qu'il  en  soit  de  mon  sort,  je  sens  que 
j'ai  pris  une  charge  au  dessus  de  mes  forces.  Julie, 
reprenez  la  garde  de  vous-même,  je  vous  rends  un 
dépôt  trop  dangereux  pour  la  fidélité  du  déposi- 
taire, et  dont  la  défense  coûtera  moins  à  votre  cœur 
que  vous  n'avez  feint  de  le  craindre. 

Je  vous  le  dis  sérieusement  :  comptez  sur  vous, 
ou  chassez-moi,  c'est-à-dire  ôtez-moi  la  vie.  J'ai 
pris  un  engagement  téméraire.  J'admire  com- 
ment je  l'ai  pu  tenir  si  longtemps  ;  je  sais  que  je  le 
dois  toujours  ;  mais  je  sens  qu'il  m'est  impossible. 
On  mérite  de  succomber  quand  on  s'impose  de  si 
périlleux  devoirs.  Croyez-moi,  chère  et  tendre 
Julie,  croyez-en  ce  cœur  sensible  qui  ne  vit  que  pour 
vous  ;   vous  serez  toujours  respectée  :   mais  je  puis 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  21 

un  instant  manquer  de  raison,  et  l'ivresse  des  sens 
peut  dicter  un  crime  dont  on  aurait  horreur  de 
sang-froid.  Heureux  de  n'avoir  point  trompé 
votre  espoir,  j'ai  vaincu  deux  mois,  et  vous  me 
devez  le  prix  de  deux  siècles  de  souffrances. 


LETTRE    IX 

DE    JULIE    A   SAINT-PREUX 

J'entends  ;  les  plaisirs  du  vice  et  l'honneur  de  la 
vertu  vous  feraient  un  sort  agréable.  Est-ce  là 
votre  morale  ?  .  .  .  Eh  !  mon  bon  ami,  vous  vous 
lassez  bien  vite  d'être  généreux  !  Ne  l'étiez-vous 
donc  que  par  artifice  ?  La  singulière  marque 
d'attachement  que  de  vous  plaindre  de  ma  santé  ! 
Serait-ce  que  vous  espériez  voir  mon  fol  amour 
achever  de  la  détruire,  et  que  vous  m'attendiez  au 
moment  de  vous  demander  la  vie  ?  ou  bien,  comp- 
tiez-vous  de  me  respecter  aussi  longtemps  que  je 
ferais  peur,  et  de  vous  rétracter  quand  je  devien- 
drais supportable  ?  Je  ne  vois  pas  dans  de  pareils 
sacrifices  un  mérite  à  tant  faire  valoir. 

Vous  me  reprochez  avec  la  même  équité  le  soin 
que  je  prends  de  vous  sauver  des  combats  pénibles 
avec  vous-même,  comme  si  vous  ne  deviez  pas 
plutôt  m'en  remercier.  Puis  vous  vous  rétractez 
de  l'engagement  que  vous  avez  pris  comme  d'un 
devoir  trop  à  charge  ;  en  sorte  que,  dans  la  même 
lettre,  vous  vous  plaignez  de  ce  que  vous  avez  trop 
de  peine,  et  de  ce  que  vous  n'en  avez  pas  assez. 
Pensez-y   mieux,   et   tâchez  d'être   d'accord   avec 


22  JULIE,    OU 

vous  pour  donner  à  vos  prétendus  griefs  une  couleur 
moins  frivole  ;  ou  plutôt,  quittez  toute  cette  dis- 
simulation qui  n'est  pas  dans  votre  caractère.  Quoi 
que  vous  puissiez  dire,  votre  cœur  est  plus  content 
du  mien  qu'il  ne  feint  de  l'être  :  ingrat,  vous  savez 
trop  qu'il  n'aura  jamais  tort  avec  vous  !  Votre 
lettre  même  vous  dément  par  son  style  enjoué,  et 
vous  n'auriez  pas  tant  d'esprit  si  vous  étiez  moins 
tranquille.  En  voilà  trop  sur  les  vains  reproches 
qui  vous  regardent  ;  passons  à  ceux  qui  me  regar- 
dent moi-même,  et  qui  semblent  d'abord  mieux 
fondés. 

Je  le  sens  bien,  la  vie  égale  et  douce  que  nous 
menons  depuis  deux  mois  ne  s'accorde  pas  avec  ma 
déclaration  précédente,  et  j'avoue  que  ce  n'est  pas 
sans  raison  que  vous  êtes  surpris  de  ce  contraste. 
Vous  m'avez  d'abord  vue  au  désespoir,  vous  me 
trouvez  à  présent  trop  paisible  ;  de  là  vous  accusez 
mes  sentiments  d'inconstance  et  mon  cœur  de 
caprice.  Ah  !  mon  ami,  ne  le  jugez-vous  point  trop 
sévèrement  ?  Il  faut  plus  d'un  jour  pour  le  con- 
naître. Attendez,  et  vous  trouverez  peut-être  que 
ce  cœur  qui  vous  aime  n'est  pas  indigne  du  vôtre. 

Si  vous  pouviez  comprendre  avec  quel  effroi 
j'éprouvai  les  premières  atteintes  du  sentiment  qui 
m'unit  à  vous,  vous  jugeriez  du  trouble  qu'il  dut 
me  causer  :  j'ai  été  élevée  dans  des  maximes  si 
sévères,  que  l'amour  le  plus  pur  me  paraissait  le 
comble  du  déshonneur.  Tout  m'apprenait  ou  me 
faisait  croire  qu'une  fille  sensible  était  perdue  au 
premier  mot  tendre  échappé  de  sa  bouche  ;  mon 
imagination  troublée  confondait  le  crime  avec 
l'aveu  de  la  passion  ;   et  j'avais  une  si  affreuse  idée 


LA  NOUVELLE  HÉLOÎSE  23 

de  ce  premier  pas,  qu'à  peine  voyais-je  au  delà  nul 
intervalle  jusqu'au  dernier.  L'excessive  défiance 
de  moi-même  augmenta  mes  alarmes  ;  les  combats 
de  la  modestie  me  parurent  ceux  de  la  chasteté  ; 
je  pris  le  tourment  du  silence  pour  l'emportement 
des  désirs.  Je  me  crus  perdue  aussitôt  que  j'aurais 
parlé  ;  et  cependant  il  fallait  parler  ou  vous  perdre. 
Ainsi,  ne  pouvant  plus  déguiser  mes  sentiments,  je 
tâchai  d'exciter  la  générosité  des  vôtres,  et,  me 
fiant  plus  à  vous  qu'à  moi,  je  voulus,  en  intéressant 
votre  honneur  à  ma  défense,  me  ménager  des 
ressources  dont  je  me  croyais  dépourvue. 

J'ai  reconnu  que  je  me  trompais  ;  je  n'eus  pas 
parlé  que  je  me  trouvai  soulagée  ;  vous  n'eûtes 
pas  répondu  que  je  me  sentis  tout  à  fait  calme  :  et 
deux  mois  d'expérience  m'ont  appris  que  mon 
cœur  trop  tendre  a  besoin  d'amour,  mais  que  mes 
sens  n'ont  aucun  besoin  d'amant.  Jugez,  vous  qui 
aimez  la  vertu,  avec  quelle  joie  je  fis  cette  heureuse 
découverte.  Sortie  de  cette  profonde  ignominie 
où  mes  terreurs  m'avaient  plongée,  je  goûte  le 
plaisir  délicieux  d'aimer  purement.  Cet  état  fait 
le  bonheur  de  ma  vie  ;  mon  humeur  et  ma  santé 
s'en  ressentent  ;  à  peine  puis-je  en  concevoir  un 
plus  doux,  et  l'accord  de  l'amour  et  de  l'innocence 
me  semble  être  le  paradis  sur  la  terre. 

Dès  lors  je  ne  vous  craignis  plus  ;  et,  quand  je 
pris  soin  d'éviter  la  solitude  avec  vous,  ce  fut  autant 
pour  vous  que  pour  moi  ;  car  vos  yeux  et  vos 
soupirs  annonçaient  plus  de  transports  que  de 
sagesse  ;  et  si  vous  eussiez  oublié  l'arrêt  que  vous 
avez  prononcé  vous-même,  je  ne  l'aurais  pas  oublié. 

Ah  !    mon  ami,  que  ne  puis-je  faire  passer  dans 


2+  JULIE,    OU 

votre  âme  le  sentiment  de  bonheur  et  de  paix  qui 
règne  au  fond  de  la  mienne  !  que  ne  puis-je  vous 
apprendre  à  jouir  tranquillement  du  plus  délicieux 
état  de  la  vie  !  Les  charmes  de  l'union  des  cœurs 
se  joignent  pour  nous  à  ceux  de  l'innocence  :  nulle 
crainte,  nulle  honte  ne  trouble  notre  félicité  ;  au 
sein  des  vrais  plaisirs  de  l'amour,  nous  pouvons 
parler  de  la  vertu  sans  rougir. 

Je  ne  sais  quel  triste  pressentiment  s'élève  dans 
mon  sein,  et  me  crie  que  nous  jouissons  du  seul 
temps  heureux  que  le  ciel  nous  ait  destiné.  Je  n'en- 
trevois dans  l'avenir  qu'absence,  orages,  troubles, 
contradictions  :  la  moindre  altération  à  notre  situa- 
tion présente  me  paraît  ne  pouvoir  être  qu'un  mal. 
Non,  quand  un  lien  plus  doux  nous  unirait  à  jamais, 
je  ne  sais  si  l'excès  du  bonheur  n'en  deviendrait  pas 
bientôt  la  ruine.  Le  moment  de  la  possession  est 
une  crise  de  l'amour,  et  tout  changement  est 
dangereux  au  nôtre.  Nous  ne  pouvons  plus  qu'y 
perdre.  .  .  . 

Ah  !  puisse  notre  sort,  tel  qu'il  est,  durer  autant 
que  notre  vie  !  L'esprit  s'orne,  la  raison  s'éclaire, 
l'âme  se  fortifie,  le  cœur  jouit  :  que  manque-t-il  à 
notre  bonheur  ? 


La  Lettre  XII.  renferme  un  plan  de  lectures  suivies  pour 
Julie.  Ce  plan  a  pour  principe  de  "  peu  lire  et  penser 
beaucoup  aux  lectures."  Surtout,  dit  Saint-Preux,  il  ne 
faut  pas  chercher  dans  les  livres  les  règles  de  la  vertu. 
Le  bon  n'est  que  le  beau  mis  en  action  et  le  goût  se 
perfectionne  par  les  mêmes  moyens  que  la  sagesse;  une 
âme  bien  touchée  des  charmes  de  la  vertu  doit  à  propor- 
tion être  aussi  sensible  à  tous  les  autres  genres  de  beauté. 
La  lettre  finit  ainsi:  — 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  25 

.  .  .  Hors  le  Pétrarque,  le  Tasse,  le  Métastase, 
et  les  maîtres  du  théâtre  français,  je  n'y  mêle  ni 
poète,  ni  livres  d'amour,  contre  l'ordinaire  des 
lectures  consacrées  à  votre  sexe.  Qu'apprendrions- 
nous  de  l'amour  dans  ces  livres  ?  Ah  !  Julie,  notre 
cœur  nous  en  dit  plus  qu'eux,  et  le  langage  imité  des 
livres  est  bien  froid  pour  quiconque  est  passionné 
lui-même  :  d'ailleurs  ces  études  énervent  l'âme,  la 
jettent  dans  la  mollesse,  et  lui  ôtent  tout  son 
ressort.  Au  contraire,  l'arnour  véritable  est  un  feu 
dévorant  qui  porte  son  ardeur  dans  les  autres  senti- 
ments, et  les  anime  d'une  vigueur  nouvelle.  C'est 
pour  cela  qu'on  a  dit  que  l'amour  faisait  des  héros. 
Heureux  celui  que  le  sort  eût  placé  pour  le  devenir, 
et  qui  aurait  Julie  pour  amante  ! 


LETTRE    XIII 

DE    JULIE    A   SATNT-PREUX 

Je  vous  le  disais  bien  que  nous  étions  heureux  ; 
rien  ne  me  l'apprend  mieux  que  l'ennui  que 
j'éprouve  au  moindre  changement  d'état.  Si  nous 
avions  des  peines  bien  vives,  une  absence  de  deux 
jours  nous  en  ferait-elle  tant  ?  Je  dis  nous,  car  je 
sais  que  mon  ami  partage  mon  impatience  ;  il  la 
partage  parce  que  je  la  sens,  et  il  la  sent  encore  pour 
lui-même  :  je  n'ai  plus  besoin  qu'il  me  dise  ces 
choses-là. 

Nous  ne  sommes  à  la  campagne  que  d'hier  au 
soir  ;  il  n'est  pas  encore  l'heure  où  je  vous  verrais  à 
la  ville,  et  cependant  mon  déplacement  me  fait  déjà 


26  JULIE,   OU 

trouver  votre  absence  plus  insupportable.  Si  vous 
ne  m'aviez  pas  défendu  la  géométrie,  je  vous  dirais 
que  mon  inquiétude  est  en  raison  composée  des 
intervalles  du  temps  et  du  lieu  ;  tant  je  trouve  que 
l'éloignement  ajoute  au  chagrin  de  l'absence  ! 

J'ai  apporté  votre  lettre  et  votre  plan  d'études 
pour  méditer  l'un  et  l'autre,  et  j'ai  déjà  relu  deux 
fois  la  première  :  la  fin  m'en  touche  extrêmement. 
Je  vois,  mon  ami,  que  vous  sentez  le  véritable  amour, 
puisqu'il  ne  vous  a  point  ôté  le  goût  des  choses 
honnêtes,  et  que  vous  savez  encore  dans  la  partie  la 
plus  sensible  de  votre  cœur  faire  des  sacrifices  à  la 
vertu.  En  effet,  employer  la  voie  de  l'instruction 
pour  corrompre  une  femme  est  de  toutes  les  séduc- 
tions la  plus  condamnable  ;  et  vouloir  attendrir  sa 
maîtresse  à  l'aide  des  romans  est  avoir  bien  peu  de 
ressources  en  soi-même.  Si  vous  eussiez  plié  dans 
vos  leçons  la  philosophie  à  vos  vues,  si  vous  eussiez 
tâché  d'établir  des  maximes  favorables  à  votre 
intérêt,  en  voulant  me  tromper  vous  m'eussiez 
bientôt  détrompée  ;  mais  la  plus  dangereuse  de 
vos  séductions  est  de  n'en  point  employer.  Du 
moment  que  la  soif  d'aimer  s'empara  de  mon  cœur, 
et  que  j'y  sentis  naître  le  besoin  d'un  éternel  attache- 
ment, je  ne  demandai  point  au  ciel  de  m'unir  à  un 
homme  aimable,  mais  à  un  homme  qui  eût  l'âme 
belle  ;  car  je  sentais  bien  que  c'est,  de  tous  les 
agréments  qu'on  peut  avoir,  le  moins  sujet  au 
dégoût,  et  que  la  droiture  et  l'honneur  ornent  tous 
les  sentiments  qu'ils  accompagnent.  Pour  avoir 
bien  placé  ma  préférence,  j'ai  eu,  comme  Salomon, 
avec  ce  que  j'avais  demandé,  encore  ce  que  je 
ne  demandais  pas.     Je  tire  un  bon  augure  pour 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE  27 

mes  autres  vœux  de  l'accomplissement  de  celui-là, 
et  je  ne  désespère  pas,  mon  ami,  de  pouvoir  vous 
rendre  aussi  heureux  un  jour  que  vous  méritez  de 
l'être.  .  .  . 

J'ai  interrompu  ma  lettre  pour  m'aller  promener 
dans  des  bocages  qui  sont  près  de  notre  maison.  O 
mon  doux  ami  !  je  t'y  conduisais  avec  moi,  ou 
plutôt  je  t'y  portais  dans  mon  sein.  Je  choisissais 
les  lieux  que  nous  devions  parcourir  ensemble  ; 
j'y  marquais  des  asiles  dignes  de  nous  retenir  ;  nos 
cœurs  s'épanchaient  d'avance  dans  ces  retraites  déli- 
cieuses; elles  ajoutaient  au  plaisir  que  nous  goûtions 
d'être  ensemble  ;  elles  recevaient  à  leur  tour  un 
nouveau  prix  du  séjour  de  deux  vrais  amants,  et  je 
m'étonnais  de  n'y  avoir  point  remarqué  seule  les 
beautés  que  j'y  trouvais  avec  toi. 

Parmi  les  bosquets  naturels  que  forme  ce  lieu 
charmant,  il  en  est  un  plus  charmant  que  les  autres, 
dans  lequel  je  me  plais  davantage,  et  où,  par  cette 
raison,  je  destine  une  petite  surprise  à  mon  ami. 
Il  ne  sera  pas  dit  qu'il  aura  toujours  de  la  déférence, 
et  moi  jamais  de  générosité  :  c'est  là  que  je  veux  lui 
faire  sentir,  malgré  les  préjugés  vulgaires,  combien 
ce  que  le  cœur  donne  vaut  mieux  que  ce  qu'arrache 
l'importunité.  Au  reste,  de  peur  que  votre  imagi- 
nation vive  ne  se  mette  un  peu  trop  en  frais,  je 
dois  vous  prévenir  que  nous  n'irons  point  ensemble 
dans  le  bosquet  sans  l 'inséparable  cousine. 

A  propos  d'elle,  il  est  décidé,  si  cela  ne  vous 
fâche  pas  trop,  que  vous  viendrez  nous  voir  lundi. 
Ma  mère  enverra  sa  calèche  à  ma  cousine  ;  vous 
vous  rendrez  chez  elle  à  dix  heures  ;  elle  vous 
amènera  ;    vous  passerez  la  journée  avec  nous,  et 


28  JULIE,    OU 

nous  nous  en  retournerons  tous  ensemble  le  lende- 
main après  le  dîner. 

J'en  étais  ici  de  ma  lettre  quand  j'ai  réfléchi  que 
je  n'avais  pas  pour  vous  la  remettre  les  mêmes 
commodités  qu'à  la  ville.  J'avais  d'abord  pensé 
de  vous  renvoyer  un  de  vos  livres  par  Gustin,  le 
fils  du  jardinier,  et  de  mettre  à  ce  livre  une  couver- 
ture de  papier,  dans  laquelle  j'aurais  inséré  ma 
lettre  ;  mais,  outre  qu'il  n'est  pas  sûr  que  vous 
vous  avisassiez  de  la  chercher,  ce  serait  une  im- 
prudence impardonnable  d'exposer  à  de  pareils 
hasards  le  destin  de  notre  vie.  Je  vais  donc  me 
contenter  de  vous  marquer  simplement  par  un 
billet  le  rendez-vous  de  lundi,  et  je  garderai  la 
lettre  pour  vous  la  donner  à  vous-même.  Aussi 
bien  j'aurais  un  peu  de  souci  qu'il  n'y  eût  trop  de 
commentaires  sur  le  mystère  du  bosquet. 


LETTRE    XIV 

DE   SAINT-PREUX    A    JULIE 

Qu'as-tu  fait,  ah  !  qu'as-tu  fait,  ma  Julie  ?  tu 
voulais  me  récompenser,  et  tu  m'as  perdu.  Je  suis 
ivre,  ou  plutôt  insensé.  Mes  sens  sont  altérés, 
toutes  mes  facultés  sont  troublées  par  ce  baiser 
mortel.  Tu  voulais  soulager  mes  maux  !  Cruelle  ! 
tu  les  aigris.  C'est  du  poison  que  j'ai  cueilli  sur 
tes  lèvres  ;  il  fermente,  il  embrase  mon  sang  ;  il  me 
tue,  et  ta  pitié  me  fait  mourir. 

O  souvenir  immortel  de  cet  instant  d'illusion,  de 
délire  et  d'enchantement,  jamais,  jamais  tu  ne 
t'effaceras  de  mon  âme  ;  et,  tant  que  les  charmes  de 


LA  NOUVELLE  HÉLOLSE  29 

Julie  y  seront  gravés,  tant  que  ce  cœur  agité  me 
fournira  des  sentiments  et  des  soupirs,  tu  feras  le 
supplice  et  le  bonheur  de  ma  vie  !  .  .  . 

Je  reçois  ton  billet,  je  vole  chez  ta  cousine  ;  nous 
nous  rendons  à  Clarens,  je  t'aperçois,  et  mon  sein 
palpite  ;  le  doux  son  de  ta  voix  y  porte  une  agita- 
tion nouvelle  ;  je  t'aborde  comme  transporté,  et 
j'avais  grand  besoin  de  la  diversion  de  ta  cousine 
pour  cacher  mon  trouble  à  ta  mère.  On  parcourt 
le  jardin,  l'on  dîne  tranquillement,  tu  me  rends  en 
secret  ta  lettre  que  je  n'ose  lire  devant  ce  redout- 
able témoin  ;  le  soleil  commence  à  baisser,  nous 
fuyons  tous  trois  dans  le  bois  le  reste  de  ses  rayons, 
et  ma  paisible  simplicité  n'imaginait  pas  même  un 
état  plus  doux  que  le  mien. 

En  approchant  du  bosquet,  j'aperçus,  non  sans 
une  émotion  secrète,  vos  signes  d'intelligence,  vos 
sourires  mutuels,  et  le  coloris  de  tes  joues  prendre 
un  nouvel  éclat.  En  y  entrant,  je  vis  avec  surprise 
ta  cousine  s'approcher  de  moi,  et,  d'un  air  plaisam- 
ment suppliant,  me  demander  un  baiser.  Sans  rien 
comprendre  à  ce  mystère,  j'embrassai  cette  char- 
mante amie  ;  et,  tout  aimable,  toute  piquante 
qu'elle  est,  je  ne  connus  jamais  mieux  que  les  sensa- 
tions ne  sont  rien  que  ce  que  le  cœur  les  fait  être. 
Mais  que  devins-je  un  moment  après  quand  je 
sentis  ...  la  main  me  tremble  ...  un  doux  frémisse- 
ment ...  ta  bouche  de  roses  ...  la  bouche  de 
Julie  ...  se  poser,  se  presser  sur  la  mienne,  et  mon 
corps  serré  dans  tes  bras  !  Non,  le  feu  du  ciel 
n'est  pas  plus  vif  ni  plus  prompt  que  celui  qui  vint 
à  l'instant  m'embraser.  Toutes  les  parties  de  moi- 
même  se  rassemblèrent  sous  ce  toucher  délicieux. 


30  JULIE,    OU 

Le  feu  s'exhalait  avec  nos  soupirs  de  nos  lèvres 
brûlantes,  et  mon  cœur  se  mourait  sous  le  poids  de 
la  volupté  .  .  .  quand  tout  à  coup  je  te  vis  pâlir, 
fermer  tes  beaux  yeux,  t'appuyer  sur  ta  cousine,  et 
tomber  en  défaillance.  Ainsi  la  frayeur  éteignit 
le  plaisir,  et  mon  bonheur  ne  fut  qu'un  éclair. 

A  peine  sais-je  ce  qui  m'est  arrivé  depuis  ce  fatal 
moment.  L'impression  profonde  que  j'ai  reçue  ne 
peut  plus  s'effacer.  Une  faveur  !  .  .  .  c'est  un  tour- 
ment horrible  .  .  .  Non,  garde  tes  baisers,  je  ne 
les  saurais  supporter  ...  ils  sont  trop  acres,  trop 
pénétrants  ;  ils  percent,  ils  brûlent  jusqu'à  la 
moelle  ...  ils  me  rendraient  furieux.  Un  seul,  un 
seul  m'a  jeté  dans  un  égarement  dont  je  ne  puis 
plus  revenir.  Je  ne  suis  plus  le  même,  et  ne  te  vois 
plus  la  même.  Je  ne  te  vois  plus  comme  autrefois 
réprimante  et  sévère  ;  mais  je  te  sens  et  te  touche 
sans  cesse  unie  à  mon  sein  comme  tu  fus  un  instant. 
O  Julie  !  quelque  sort  que  m'annonce  un  transport 
dont  je  ne  suis  plus  maître,  quelque  traitement 
que  ta  rigueur  me  destine,  je  ne  puis  plus  vivre  dans 
l'état  où  je  suis,  et  je  sens  qu'il  faut  enfin  que 
j'expire  à  tes  pieds  ...  ou  dans  tes  bras. 


LETTRE   XV 

DE    JULIE    A    SAINT-PREUX 

Il  est  important,  mon  ami,  que  nous  nous  séparions 
pour  quelque  temps,  et  c'est  ici  la  première  épreuve 
de  l'obéissance  que  vous  m'avez  promise.  Si  je 
l'exige  en  cette  occasion,  croyez  que  j'en  ai  des 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  31 

raisons  très  fortes  :  il  faut  bien,  et  vous  le  savez 
trop,  que  j'en  aie  pour  m'y  résoudre  ;  quant  à  vous, 
vous  n'en  avez  pas  besoin  d'autre  que  ma  volonté. 

Il  y  a  longtemps  que  vous  avez  un  voyage  à  faire 
en  Valais.  Je  voudrais  que  vous  puissiez  l'entre- 
prendre à  présent  qu'il  ne  fait  pas  encore  froid.  .  .  . 
Tâchez  donc  de  partir  dès  demain  :  vous  m'écrirez 
à  l'adresse  que  je  vous  envoie,  et  vous  m'enverrez  la 
vôtre  quand  vous  serez  arrivé  à  Sion. 

Vous  n'avez  jamais  voulu  me  parler  de  l'état  de 
vos  affaires  ;  mais  vous  n'êtes  pas  dans  votre  patrie  : 
je  sais  que  vous  y  avez  peu  de  fortune,  et  que  vous 
ne  faites  que  la  déranger  ici,  où  vous  ne  resteriez 
pas  sans  moi.  Je  puis  donc  supposer  qu'une  partie 
de  votre  bourse  est  dans  la  mienne,  et  je  vous 
envoie  un  léger  acompte  dans  celle  que  renferme 
cette  boîte,  qu'il  ne  faut  pas  ouvrir  devant  le 
porteur.  Je  n'ai  garde  d'aller  au-devant  des 
difficultés  ;  je  vous  estime  trop  pour  vous  croire 
capable  d'en  faire. 

Je  vous  défends,  non  seulement  de  retourner  sans 
mon  ordre,  mais  de  venir  nous  dire  adieu.  Vous 
pouvez  écrire  à  ma  mère  ou  à  moi,  simplement  pour 
nous  avertir  que  vous  êtes  forcé  de  partir  sur  le 
champ  pour  une  affaire  imprévue,  et  me  donner, 
si  vous  voulez,  quelques  avis  sur  mes  lectures 
jusqu'à  votre  retour.  Tout  cela  doit  être  fait 
naturellement  et  sans  aucune  apparence  de  mystère. 
Adieu,  mon  ami  ;  n'oubliez  pas  que  vous  emportez 
le  cœur  et  le  repos  de  Julie. 


32  JULIE,    OU 


LETTRE    XVI 

RÉPONSE 

Je  relis  votre  terrible  lettre,  et  je  frissonne  à  chaque 
ligne.  J'obéirai  pourtant,  je  l'ai  promis,  je  le  dois  ; 
j'obéirai.  Mais  vous  ne  savez  pas,  non,  barbare, 
vous  ne  saurez  jamais  ce  qu'un  tel  sacrifice  coûte 
à  mon  cœur.  Ah  !  vous  n'aviez  pas  besoin  de 
l'épreuve  du  bosquet  pour  me  le  rendre  sensible  : 
c'est  un  raffinement  de  cruauté  perdu  pour  votre 
âme  impitoyable  ;  et  je  puis  au  moins  vous  défier 
de  me  rendre  plus  malheureux. 

Vous  recevrez  votre  boîte  dans  le  même  état  où 
vous  l'avez  envoyée.  C'est  trop  d'ajouter  l'op- 
probre à  la  cruauté  ;  si  je  vous  ai  laissée  maîtresse 
de  mon  sort,  je  ne  vous  ai  point  laissée  l'arbitre  de 
mon  honneur.  C'est  un  dépôt  sacré  (l'unique, 
hélas  !  qui  me  reste)  dont  jusqu'à  la  fin  de  ma  vie 
nul  ne  sera  chargé  que  moi  seul. 


Avec  la  Lettre  XVII.  Julie  renvoie  la  boîte  qui  contient 
cette  fois  le  double  de  la  somme  originale.  Elle  défend 
à  son  amant  de  lui  parler  d'honneur  en  un  pareil  cas. 
Puisque  Saint-Preux  est  tout  à  sa  maîtresse  son  honneur 
est  le  sien  ;  un  cœur  peut  donner  à  un  cœur  qu'il  aime  sans 
l'offenser. 

Saint-Preux  s'en  va  faire  un  voyage  dans  les  montagnes. 
Pendant  son  absence  le  père  de  Julie  rentre  chez  lui.  Il 
est  agréablement  surpris  du  progrès  de  sa  fille  et  demande 
des  renseignments  sur  son  professeur.  Lorsqu'il  apprend 
que  Saint-Preux  n'est  pas  noble,  il  veut  savoir  combien  il 
est  payé  par  mois.  Sa  femme  explique  qu'un  tel  arrange- 
ment n'était  même  pas  proposable, et  que  Saint-Preux  avait 
toujours  refusé  le  moindre  présent.  Le  baron  d'Etanges 
n'est  pas  content  de  cette  situation  car  il  ne  veut  pas  être 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  33 

redevable  à  un  roturier.  Il  décide,  alors,  qu'on  offrira 
un  paiement  au  précepteur  de  sa  fille  et,  s'il  refuse, 
qu'on  le  congédiera.  Le  baron  a  ramené  avec  lui  un 
vieil  ami  qui  lui  a  sauvé  la  vie  à  la  guerre;  c'est  M.  de 
Wolmar. 

La  Lettre  XXIII.,  de  Saint-Preux  à  Julie,  lui  rend 
compte  de  son  voyage  et  décrit  les  paysages  du  Haut- 
Valais,  avec  les  mœurs  des  habitants. 

Dans  la  Lettre  XXIV.,  il  refuse  toute  idée  de  rémunéra- 
tion ;  en  acceptant  de  l'argent,  dit-il,  il  se  rendrait 
égal  à  Abelard  ;  il  aurait  séduit  le  cœur  de  celle  qu'on 
le  payait  pour  instruire. 


LETTRE   XXV 

DE    JULIE    A    SAINT-PREUX 

...  Je  l'avais  trop  prévu  ;  le  temps  du  bonheur 
est  passé  comme  un  éclair  ;  celui  des  disgrâces 
commence,  sans  que  rien  m'aide  à  juger  quand  il 
finira.  Tout  m'alarme  et  me  décourage  ;  une 
langueur  mortelle  s'empare  de  mon  âme  ;  sans 
sujet  bien  précis  de  pleurer,  des  pleurs  involon- 
taires s'échappent  de  mes  yeux  :  je  ne  lis  pas  dans 
l'avenir  des  maux  inévitables  ;  mais  je  cultivais 
l'espérance,  et  la  vois  flétrir  tous  les  jours.  Que 
sert,  hélas  !  d'arroser  le  feuillage  quand  l'arbre  est 
coupé  par  le  pied  ? 

Je  le  sens,  mon  ami,  le  poids  de  l'absence  m'ac- 
cable. Je  ne  puis  vivre  sans  toi,  je  le  sens  ;  c'est 
ce  qui  m'effraye  le  plus.  Je  parcours  cent  fois  le 
jour  les  lieux  que  nous  habitions  ensemble,  et  ne  t'y 
trouve  jamais  ;  je  t'attends  à  ton  heure  ordinaire  : 
l'heure  passe,  et  tu  ne  viens  point.  Tous  les  objets 
que    j'aperçois    me    portent    quelque    idée   de    ta 

c 


34  JULIE,  OU 

présence  pour  m'avertir  que  je  t'ai  perdu.  Tu 
n'as  point  ce  supplice  affreux.  Ton  cœur  seul  peut 
te  dire  que  je  te  manque.  Ah  !  si  tu  savais  quel 
pire  tourment  c'est  de  rester  quand  on  se  sépare, 
combien  tu  préférerais  ton  état  au  mien  ! 

Encore  si  j'osais  gémir,  si  j'osais  parler  de  mes 
peines,  je  me  sentirais  soulagée  des  maux  dont  je 
pourrais  me  plaindre  :  mais,  hors  quelques  soupirs 
exhalés  en  secret  dans  le  sein  de  ma  cousine,  il  faut 
étouffer  tous  les  autres  ;  il  faut  contenir  mes 
larmes  ;   il  faut  sourire  quand  je  me  meurs. 

Le  pis  est  que  tous  ces  maux  aggravent  sans  cesse 
mon  plus  grand  mal,  et  que  plus  ton  souvenir  me 
désole,  plus  j'aime  à  me  le  rappeler.  Dis-moi,  mon 
ami,  mon  doux  ami  ;  sens-tu  combien  un  cœur 
languissant  est  tendre,  et  combien  la  tristesse  fait 
fermenter  l'amour  ? 

Je  voulais  vous  parler  de  mille  choses  ;  mais, 
outre  qu'il  vaut  mieux  attendre  de  savoir  positive- 
ment où  vous  êtes,  il  ne  m'est  pas  possible  de  con- 
tinuer cette  lettre  dans  l'état  où  je  me  trouve  en 
l'écrivant.  Adieu,  mon  ami  ;  je  quitte  la  plume, 
mais  croyez  que  je  ne  vous  quitte  pas. 

BILLET 

J'écris,  par  un  batelier  que  je  ne  connais  point, 
ce  billet  à  l'adresse  ordinaire,  pour  donner  avis 
que  j'ai  choisi  mon  asile  à  Meillerie,  sur  la  rive 
opposée,  afin  de  jouir  au  moins  de  la  vue  du  lieu 
dont  je  n'ose  approcher. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  35 

LETTRE    XXVI 

DE    SAINT-PREUX    A    JULIE 

Que  mon  état  est  changé  dans  peu  de  jours  !  Que 
d'amertumes  se  mêlent  à  la  douceur  de  me  rappro- 
cher de  vous  !  Que  de  tristes  réflexions  m'assiè- 
gent !  Que  de  traverses  mes  craintes  me  font 
prévoir  !  O  Julie  !  que  c'est  un  fatal  présent  du 
ciel  qu'une  âme  sensible  !  Celui  qui  l'a  reçu  doit 
s'attendre  à  n'avoir  que  peine  et  douleur  sur  la 
terre.  Vil  jouet  de  l'air  et  des  saisons,  le  soleil  ou 
les  brouillards,  l'air  couvert  ou  serein,  régleront  sa 
destinée,  et  il  sera  content  ou  triste  au  gré  des 
vents.  Victime  des  préjugés,  il  trouvera  dans 
d'absurdes  maximes  un  obstacle  invincible  aux 
justes  vœux  de  son  cœur.  Les  hommes  le  puniront 
d'avoir  des  sentiments  droits  de  chaque  chose,  et 
d'en  juger  par  ce  qui  est  véritable  plutôt  que  par  ce 
qui  est  de  convention.  Seul  il  suffirait  pour  faire 
sa  propre  misère,  en  se  livrant  indiscrètement  aux 
attraits  divins  de  l'honnête  et  du  beau,  tandis  que 
les  pesantes  chaînes  de  la  nécessité  l'attachent  à 
l'ignominie.  Il  cherchera  la  félicité  suprême  sans 
se  souvenir  qu'il  est  homme  :  son  cœur  et  sa  raison 
seront  incessamment  en  guerre,  et  des  désirs  sans 
bornes  lui  prépareront  d'éternelles  privations. 

Telle  est  la  situation  cruelle  où  me  plongent  le 
sort  qui  m'accable  et  mes  sentiments  qui  m'élèvent, 
et  ton  père  qui  me  méprise,  et  toi  qui  fais  le  charme 
et  le  tourment  de  ma  vie.  Sans  toi,  beauté  fatale, 
je  n'aurais  jamais  senti  ce  contraste  insupportable 
de  grandeur  au  fond  de  mon  âme  et  de  bassesse 


36  JULIE,  OU 

dans  ma  fortune  ;  j'aurais  vécu  tranquille  et  serais 
mort  content,  sans  daigner  remarquer  quel  rang 
j'avais  occupé  sur  la  terre.  Mais  t'avoir  vue  et 
ne  pouvoir  te  posséder,  t'adorer  et  n'être  qu'un 
homme,  être  aimé  et  ne  pouvoir  être  heureux, 
habiter  les  mêmes  lieux  et  ne  pouvoir  vivre  en- 
semble !  .  .  .  O  Julie,  à  qui  je  ne  puis  renoncer  ! 
ô  destinée  que  je  ne  puis  vaincre  !  quels  combats 
affreux  vous  excitez  en  moi,  sans  pouvoir  jamais 
surmonter  mes  désirs  ni  mon  impuissance  ! 

Quel  effet  bizarre  et  inconcevable  !  Depuis  que 
je  suis  rapproché  de  vous,  je  ne  roule  dans  mon 
esprit  que  des  pensées  funestes.  Peut-être  le  séjour 
où  je  suis  contribue-t-il  à  cette  mélancolie  ;  il  est 
triste  et  horrible  ;  il  en  est  plus  conforme  à  l'état 
de  mon  âme,  et  je  n'en  habiterais  pas  si  patiemment 
un  plus  agréable.  Une  file  de  rochers  stériles  borde 
la  côte  et  environne  mon  habitation,  que  l'hiver 
rend  encore  plus  affreuse.  Ah  !  je  le  sens,  ma  Julie, 
s'il  fallait  renoncer  à  vcus,  il  n'y  aurait  plus  pour 
moi  d'autre  séjour  ni  d'autre  saison. 

Dans  les  violents  transports  qui  m'agitent,  je  ne 
saurais  demeurer  en  place  ;  je  cours,  je  monte  avec 
ardeur,  je  m'élance  sur  les  rochers,  je  parcours  à 
grands  pas  tous  les  environs,  et  trouve  partout  dans 
les  objets  la  même  horreur  qui  règne  au  dedans  de 
moi.  On  n'aperçoit  plus  de  verdure,  l'herbe  est 
jaune  et  flétrie,  les  arbres  sont  dépouillés,  le  séchard  1 
et  la  froide  bise  entassent  la  neige  et  les  glaces  ;  et 
toute  la  nature  est  morte  à  mes  yeux,  comme 
l'espérance  au  fond  de  mon  cœur. 

Parmi  les  rochers  de  cette  côte,  j'ai  trouvé,  dans 
1  Vent  du  nord- est. 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE  37 

un  abri  solitaire,  une  petite  esplanade  d'où  l'on 
découvre  à  plein  la  ville  heureuse  où  vous  habitez. 
Jugez  avec  quelle  avidité  mes  yeux  se  portèrent 
vers  ce  séjour  chéri.  Le  premier  jour  je  fis  mille 
efforts  pour  y  discerner  votre  demeure  ;  mais 
l'extrême  éloignement  les  rendit  vains,  et  je 
m'aperçus  que  mon  imagination  donnait  le  change 
à  mes  yeux  fatigués.  Je  courus  chez  le  curé  em- 
prunter un  télescope,  avec  lequel  je  vis  ou  crus 
voir  votre  maison  ;  et  depuis  ce  temps  je  passe  les 
jours  entiers  dans  cet  asile  à  contempler  ces  murs 
fortunés  qui  renferment  la  source  de  ma  vie. 
Malgré  la  saison,  je  m'y  rends  dès  le  matin,  et  n'en 
reviens  qu'à  la  nuit.  Des  feuilles  et  quelques  bois 
secs  que  j'allume  servent,  avec  mes  courses,  à  me 
garantir  du  froid  excessif.  J'ai  pris  tant  de  goût 
pour  ce  lieu  sauvage  que  j'y  porte  même  de  l'encre 
et  du  papier  ;  et  j'y  écris  maintenant  cette  lettre 
sur  un  quartier  que  les  glaces  ont  détaché  du 
rocher  voisin. 

C'est  là,  ma  Julie,  que  ton  malheureux  amant 
achève  de  jouir  des  derniers  plaisirs  qu'il  goûtera 
peut-être  en  ce  monde.  C'est  de  là  qu'à  travers 
les  airs  et  les  murs  il  ose  en  secret  pénétrer  jusque 
dans  ta  chambre.  Tes  traits  charmants  le  frappent 
encore  ;  tes  regards  tendres  raniment  son  cœur 
mourant  ;  il  entend  le  son  de  ta  douce  voix  ;  il 
ose  chercher  encore  en  tes  bras  ce  délire  qu'il 
éprouva  dans  le  bosquet.  Vain  fantôme  d'une 
âme  agitée  qui  s'égare  dans  ses  désirs  !  .  .  . 

O  amante  aveuglée  !  tu  cherches  un  chimérique 
bonheur  pour  un  temps  où  nous  ne  serons  plus  ;  tu 
regardes  un  avenir  éloigné,  et  tu  ne  vois  pas  que 


38  JULIE,  OU 

nous  nous  consumons  sans  cesse,  et  que  nos  âmes, 
épuisées  d'amour  et  de  peines,  se  fondent  et  coulent 
comme  l'eau.  Reviens,  il  en  est  temps  encore, 
reviens,  ma  Julie,  de  cette  erreur  funeste.  Laisse 
là  tes  projets,  et  sois  heureuse.  Viens,  ô  mon  âme  ! 
dans  les  bras  de  ton  ami  réunir  les  deux  moitiés  de 
notre  être  ;  viens,  à  la  face  du  ciel,  guide  de  notre 
fuite  et  témoin  de  nos  serments,  jurer  de  vivre  et 
mourir  l'un  à  l'autre.  Ce  n'est  pas  toi,  je  le  sais, 
qu'il  faut  rassurer  contre  la  crainte  de  l'indigence. 
Soyons  heureux  et  pauvres,  ah  !  quel  trésor  nous 
aurons  acquis  !  Mais  ne  faisons  point  cet  affront  à 
l'humanité,  de  croire  qu'il  ne  restera  pas  sur  la  terre 
entière  un  asile  à  deux  amants  infortunés.  J'ai 
des  bras,  je  suis  robuste  ;  le  pain  gagné  par  mon 
travail  te  paraîtra  plus  délicieux  que  les  mets  des 
festins.  Un  repas  apprêté  par  l'amour  peut-il 
jamais  être  insipide  ?  Ah  !  tendre  et  chère  amante, 
dussions-nous  n'être  heureux  qu'un  seul  jour, 
veux-tu  quitter  cette  courte  vie  sans  avoir  goûté 
le  bonheur  ? 

Je  n'ai  plus  qu'un  mot  à  vous  dire,  ô  Julie  !  vous 
connaissez  l'antique  usage  du  rocher  de  Leucate, 
dernier  refuge  de  tant  d'amants  malheureux.  Ce 
lieu-ci  lui  ressemble  à  bien  des  égards  :  la  roche  est 
escarpée,  l'eau  est  profonde,  et  je  suis  au  désespoir. 


LETTRE    XXVII 

DE    CLAIRE   A   SAINT-PREUX 

Ma  douleur  me  laisse  à  peine  la  force  de  vous  écrire. 
Vos  malheurs  et  les  miens  sont  au  comble.     L'aim- 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  39 

able  Julie  est  à  l'extrémité,  et  n'a  peut-être  pas 
deux  jours  à  vivre.  L'effort  qu'elle  fit  pour  vous 
éloigner  d'elle  commença  d'altérer  sa  santé  ;  la 
première  conversation  qu'elle  eut  sur  votre  compte 
avec  son  père  y  porta  de  nouvelles  attaques  : 
d'autres  chagrins  plus  récents  ont  accru  ses  agita- 
tions, et  votre  dernière  lettre  a  fait  le  reste.  Elle 
en  fut  si  vivement  émue,  qu'après  avoir  passé  une 
nuit  dans  d'affreux  combats,  elle  tomba  hier  dans 
l'accès  d'une  fièvre  ardente  qui  n'a  fait  qu'aug- 
menter sans  cesse,  et  lui  a  enfin  donné  le  transport. 
Dans  cet  état  elle  vous  nomme  à  chaque  instant,  et 
parle  de  vous  avec  une  véhémence  qui  montre 
combien  elle  en  est  occupée.  On  éloigne  son  père 
autant  qu'il  est  possible  ;  cela  prouve  assez  que 
ma  tante  a  conçu  des  soupçons  :  elle  m'a  même 
demandé  avec  inquiétude  si  vous  n'étiez  pas  de 
retour  ;  et  je  vois  que  le  danger  de  sa  fille  effaçant 
pour  le  moment  toute  autre  considération,  elle  ne 
serait  pas  fâchée  de  vous  voir  ici. 

Venez  donc,  sans  différer.  J'ai  pris  ce  bateau 
exprès  pour  vous  porter  cette  lettre  ;  il  est  à  vos 
ordres,  servez-vous-en  pour  votre  retour,  et  surtout 
ne  perdez  pas  un  moment,  si  vous  voulez  revoir 
la  plus  tendre  amante  qui  fut  jamais. 


LETTRE   XXVIII 

DE    JULIE    A    CLAIRE 

Que  ton  absence  me  rend  amère  la  vie  que  tu  m'as 
rendue  !  Quelle  convalescence  !  Une  passion  plus 
terrible  que  la  fièvre  et  le  transport  m'entraîne  à 


4o  JULIE,  OU 

ma  perte.  Cruelle  !  tu  me  quittes  quand  j'ai  plus 
besoin  de  toi  ;  tu  m'as  quittée  pour  huit  jours,  peut- 
être  ne  me  reverras-tu  jamais.  Oh  !  si  tu  savais 
ce  que  l'insensé  m'ose  proposer  !  ...  et  de  quel 
ton  !  .  .  .  M'enfuir  !  le  suivre  !  m'enlever  !  .  .  . 
Le  malheureux  !  .  .  .  De  qui  me  plains-je  ?  mon 
cœur,  mon  indigne  cœur  m'en  dit  cent  fois  plus 
que  lui.  .  .  .  Grand  Dieu  !  que  serait-ce,  s'il  savait 
tout  ?  ...  il  en  deviendrait  furieux,  je  serais  en- 
traînée, il  faudrait  partir.  ...     Je  frémis.  .  .  . 

Enfin  mon  père  m'a  donc  vendue  !  il  fait  de  sa 
fille  une  marchandise,  une  esclave  !  il  s'acquitte  à 
mes  dépens  !  il  paye  sa  vie  de  la  mienne  !  .  .  .  car, 
je  le  sens  bien,  je  n'y  survivrai  jamais.  Père 
barbare  et  dénaturé  !  Mérite-t-il.  .  .  .  Quoi  ! 
mériter  !  c'est  le  meilleur  des  pères  ;  il  veut  unir 
sa  fille  à  son  ami,  voilà  son  crime.  Mais  ma  mère, 
ma  tendre  mère  !  quel  mal  m'a-t-elle  fait  ?  .  .  . 
Ah  !  beaucoup  :  elle  m'a  trop  aimée,  elle  m'a 
perdue. 

Claire,  que  ferai-je  ?  que  deviendrai-je  ?  Hanz 
ne  vient  point.  Je  ne  sais  comment  t'envoyer  cette 
lettre.  Avant  que  tu  la  reçoives  .  .  .  avant  que  tu 
sois  de  retour  .  .  .  qui  sait  ?  fugitive,  errante,  dés- 
honorée. .  .  .  C'en  est  fait,  c'en  est  fait,  la  crise 
est  venue.  Un  jour,  une  heure,  un  moment,  peut- 
être  .  .  .  qui  est-ce  qui  sait  éviter  son  sort  ?  Oh  ! 
dans  quelque  lieu  que  je  vive  et  que  je  meure,  en 
quelque  asile  obscur  que  je  traîne  ma  honte  et  mon 
désespoir,  Claire,  souviens-toi  de  ton  amie.  Hélas  ! 
la  misère  et  l'opprobre  changent  les  cœurs.  .  .  . 
Ah  !  si  jamais  le  mien  t'oublie,  il  aura  beaucoup 
changé. 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  41 

LETTRE    XXIX 

DE    JULIE    A   CLAIRE 

Reste,  ah  !  reste,  ne  reviens  jamais  :  tu  viendrais 
trop  tard.  Je  ne  dois  plus  te  voir  ;  comment 
soutiendrais-je  ta  vue  ? 

Où  étais-tu,  ma  douce  amie,  ma  sauvegarde,  mon 
ange  tutélaire  ?  Tu  m'as  abandonée,  et  j'ai  péri  ! 
Quoi  !  ce  fatal  voyage  était-il  si  nécessaire  ou  si 
pressé  ?  Pouvais-tu  me  laisser  à  moi-même  dans 
l'instant  le  plus  dangereux  de  ma  vie  ?  Que  de 
regrets  tu  t'es  préparés  par  cette  coupable  négli- 
gence !  Ils  seront  éternels  ainsi  que  mes  pleurs. 
Ta  perte  n'est  pas  moins  irréparable  que  la  mienne, 
et  une  autre  amie  digne  de  toi  n'est  pas  plus  facile 
à  recouvrer  que  mon  innocence. 

Qu'ai-je  dit,  misérable  r  Je  ne  puis  ni  parler  ni 
me  taire.  Que  sert  le  silence  quand  le  remords 
crie  ?  L'univers  entier  ne  me  reproche-t-il  pas  ma 
faute  ?  Ma  honte  n'est-elle  pas  écrite  sur  tous  les 
objets  ?  Si  je  ne  verse  mon  cœur  dans  le  tien,  il 
faudra  que  j'étouffe.  Et  toi,  ne  te  reproches-tu 
rien,  facile  et  trop  confiante  amie  ?  Ah  !  que  ne  me 
trahissais-tu  ?  C'est  ta  fidélité,  ton  aveugle  amitié, 
c'est  ta  malheureuse  indulgence  qui  m'a  perdue. 

Quel  démon  t'inspira  de  le  rappeler,  ce  cruel  qui 
fait  mon  opprobre  ?  Ses  perfides  soins  devaient-ils 
me  redonner  la  vie  pour  me  la  rendre  odieuse  ? 
Qu'il  fuie  à  jamais,  le  barbare  !  qu'un  reste  de 
pitié  le  touche  ;  qu'il  ne  vienne  plus  redoubler  mes 
tourments  par  sa  présence  ;  qu'il  renonce  au  plaisir 
féroce    de    contempler    mes    larmes.     Que    dis-je, 


42  JULIE,  OU 

hélas  !  il  n'est  point  coupable  ;  c'est  moi  seule  qui 
le  suis  ;  tous  mes  malheurs  sont  mon  ouvrage,  et  je 
n'ai  rien  à  reprocher  qu'à  moi.  Mais  le  vice  a  déjà 
corrompu  mon  âme  ;  c'est  le  premier  de  ses  effets 
de  nous  faire  accuser  autrui  de  nos  crimes. 

Non,  non,  jamais  il  ne  fut  capable  d'enfreindre 
ses  serments.  Son  cœur  vertueux  ignore  l'art 
abject  d'outrager  ce  qu'il  aime.  Ah  !  sans  doute 
il  sait  mieux  aimer  que  moi,  puisqu'il  sait  mieux 
se  vaincre.  Cent  fois  mes  yeux  furent  témoins  de 
ses  combats  et  de  sa  victoire  ;  les  siens  étincelaient 
du  feu  de  ses  désirs,  il  s'élançait  vers  moi  dans 
l'impétuosité  d'un  transport  aveugle,  il  s'arrêtait 
tout  à  coup  ;  une  barrière  insurmontable  semblait 
m'avoir  entourée,  et  jamais  son  amour  impétueux, 
mais  honnête,  ne  l'eût  franchie.  J'osai  trop  con- 
templer ce  dangereux  spectacle.  Je  me  sentais 
troubler  de  ses  transports,  ses  soupirs  oppressaient 
mon  cœur  ;  je  partageais  ses  tourments  en  ne  pen- 
sant que  les  plaindre.  Je  le  vis,  dans  des  agitations 
convulsives,  prêt  à  s'évanouir  à  mes  pieds.  Peut- 
être  l'amour  seul  m'aurait  épargnée  ;  ô  ma  cousine  ! 
c'est  la  pitié  que  me  perdit. 

Il  semblait  que  ma  passion  funeste  voulût  se 
couvrir,  pour  me  séduire,  du  masque  de  toutes  les 
vertus.  Ce  jour  même  il  m'avait  pressée  avec  plus 
d'ardeur  de  le  suivre.  C'était  désoler  le  meilleur 
des  pères  ;  c'était  plonger  le  poignard  dans  le  sein 
maternel  ;  je  résistai,  je  rejetai  ce  projet  avec 
horreur.  L'impossibilité  de  voir  jamais  nos  vœux 
accomplis,  le  mystère  qu'il  fallait  lui  faire  de  cette 
impossibilité,  le  regret  d'abuser  un  amant  si  soumis 
et   si   tendre   après   avoir   flatté   son   espoir,   tout 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  43 

abattait  mon  courage,  tout  augmentait  ma  faiblesse, 
tout  aliénait  ma  raison  ;  il  fallait  donner  la  mort 
aux  auteurs  de  mes  jours,  à  mon  amant,  ou  à  moi- 
même.  Sans  savoir  ce  que  je  faisais,  je  choisis  ma 
propre  infortune.  J'oubliai  tout,  et  ne  me  souvins 
que  de  l'amour  :  c'est  ainsi  qu'un  instant  d'égare- 
ment m'a  perdue  à  jamais.  Je  suis  tombée  dans 
l'abîme  d'ignominie  dont  une  fille  ne  revient  point  ; 
et  si  je  vis,  c'est  pour  être  plus  malheureuse. 

Je  cherche  en  gémissant  quelque  reste  de  con- 
solation sur  la  terre  ;  je  n'y  vois  que  toi,  mon 
aimable  amie  ;  ne  me  prive  pas  d'une  si  charmante 
ressource,  je  t'en  conjure  ;  ne  m'ôte  pas  les 
douceurs  de  ton  amitié.  J'ai  perdu  le  droit  d'y 
prétendre,  mais  jamais  je  n'en  eus  si  grand  besoin. 
Que  la  pitié  supplée  à  l'estime.  Viens,  ma  chère, 
ouvrir  ton  âme  à  mes  plaintes  ;  viens  recueillir  les 
larmes  de  ton  amie  ;  garantis-moi,  s'il  se  peut,  du 
mépris  de  moi-même,  et  fais-moi  croire  que  je  n'ai 
pas  tout  perdu  puisque  ton  cœur  me  reste  encore. 

Dans  sa  réponse  (Lettre  XXX.)  Claire  plaint  la  chute 
de  son  amie,  qui  était  "  si  digne  d'être  sage."  Il  ne  faud- 
rait pas  cependant  avoir  des  regrets  plus  grands  que  la 
faute  ;  si  Julie  a  été  vaincue,  elle  a,  du  moins,  bien  com- 
battu. Mieux  vaut  donc  se  taire  et  "  effacer  à  force  de 
vertus  une  faute  qu'on  ne  répare  point  avec  des  larmes." 


LETTRE    XXXII 

DE    JULIE    A    SAINT-PREUX 

Il  fut  un  temps,  mon  aimable  ami,  où  nos  lettres 
étaient  faciles  et  charmantes  ;  le  sentiment  qui  les 
dictait   coulait   avec   une   élégante   simplicité  :     il 


44  JULIE,  OU 

n'avait  besoin  ni  d'art  ni  de  coloris,  et  sa  pureté 
faisait  toute  sa  parure.  Cet  heureux  temps  n'est 
plus  :  hélas  !  il  ne  peut  revenir  ;  et  pour  premier 
effet  d'un  changement  si  cruel,  nos  cœurs  ont  déjà 
cessé  de  s'entendre. 

Tes  yeux  ont  vu  mes  douleurs  :  tu  crois  en  avoir 
pénétré  la  source  ;  tu  veux  me  consoler  par  de  vains 
discours,  et  quand  tu  penses  m'abuser,  c'est  toi, 
mon  ami,  qui  t'abuses.  Crois-moi,  crois-en  le 
cœur  tendre  de  ta  Julie  ;  mon  regret  est  bien  moins 
d'avoir  donné  trop  à  l'amour  que  de  l'avoir  privé 
de  son  plus  grand  charme.  Ce  doux  enchante- 
ment de  vertu  s'est  évanoui  comme  un  songe  :  nos 
feux  ont  perdu  cette  ardeur  divine  qui  les  animait 
en  les  épurant  ;  nous  avons  recherché  le  plaisir,  et  le 
bonheur  a  fui  loin  de  nous.  Ressouviens-toi  de  ces 
moments  délicieux  où  nos  cœurs  s'unissaient  d'au- 
tant mieux  que  nous  nous  respections  davantage, 
où  la  passion  tirait  de  son  propre  excès  la  force  de 
se  vaincre  elle-même,  où  l'innocence  nous  consolait 
de  la  contrainte,  où  les  hommages  rendus  à  l'honneur 
tournaient  tous  au  profit  de  l'amour.  Compare 
un  état  si  charmant  à  notre  situation  présente  : 
que  d'agitations  !  que  d'effroi  !  que  de  mortelles 
alarmes  !  que  de  sentiments  immodérés  ont  perdu 
leur  première  douceur  !  Qu'est  devenu  ce  zèle  de 
sagesse  et  d'honnêteté  dont  l'amour  animait  toutes 
les  actions  de  notre  vie,  et  qui  rendait  à  son  tour 
l'amour  plus  délicieux  ?  Notre  jouissance  était 
paisible  et  durable,  nous  n'avons  plus  que  des 
transports  :  ce  bonheur  insensé  ressemble  à  des 
accès  de  fureur  plus  qu'à  de  tendres  caresses.  Un 
feu  pur  et  sacré  brûlait   nos  cœurs  ;    livrés  aux 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  45 

erreurs  des  sens,  nous  ne  sommes  plus  que  des 
amants  vulgaires  ;  trop  heureux  si  l'amour  jaloux 
daigne  présider  encore  à  des  plaisirs  que  le  plus  vil 
mortel  peut  goûter  sans  lui  ! 

Voilà,  mon  ami,  les  pertes  qui  nous  sont  com- 
munes, et  que  je  ne  pleure  pas  moins  pour  toi  que 
pour  moi.  Je  n'ajoute  rien  sur  les  miennes,  ton 
cœur  est  fait  pour  les  sentir.  Vois  ma  honte,  et 
gémis  si  tu  sais  aimer.  Ma  faute  est  irréparable, 
mes  pleurs  ne  tariront  point.  O  toi  qui  les  fais 
couler,  crains  d'attenter  à  de  si  justes  douleurs  ; 
tout  mon  espoir  est  de  les  rendre  éternelles  :  le 
pire  de  mes  maux  serait  d'en  être  consolée  ;  et  c'est 
le  dernier  degré  de  l'opprobre  de  perdre  avec 
l'innocence  le  sentiment  qui  nous  la  fait  aimer. 

Je  connais  mon  sort,  j'en  sens  l'horreur,  et  cepen- 
dant il  me  reste  une  consolation  dans  mon  déses- 
poir ;  elle  est  unique,  mais  elle  est  douce  :  c'est 
de  toi  que  je  l'attends,  mon  aimable  ami.  Depuis 
que  je  n'ose  plus  porter  mes  regards  sur  moi-même, 
je  les  porte  avec  plus  de  plaisir  sur  celui  que  j'aime. 
Je  te  rends  tout  ce  que  tu  m'ôtes  de  ma  propre 
estime,  et  tu  ne  m'en  deviens  que  plus  cher  en  me 
forçant  à  me  haïr.  L'amour,  cet  amour  fatal  qui 
me  perd  te  donne  un  nouveau  prix  :  tu  t'élèves 
quand  je  me  dégrade  ;  ton  âme  semble  avoir  profité 
de  tout  l'avilissement  de  la  mienne.  Sois  donc 
désormais  mon  unique  espoir  ;  c'est  à  toi  de  justifier, 
s'il  se  peut,  ma  faute  ;  couvre-la  de  l'honnêteté  de 
tes  sentiments  ;  que  ton  mérite  efface  ma  honte  ; 
rends  excusable,  à  force  de  vertu,  la  perte  de  celles 
que  tu  me  coûtes.  Sois  tout  mon  être,  à  présent 
que  je  ne  suis  plus  rien  :    le  seul  honneur  qui  me 


46  JULIE,  OU 

reste  est  tout  en  toi  ;  et,  tant  que  tu  seras  digne  de 
respect,  je  ne  serai  pas  tout  à  fait  méprisable. 

Quelque  regret  que  j'aie  au  retour  de  ma  santé, 
je  ne  saurais  le  dissimuler  plus  longtemps  ;  mon 
visage  démentirait  mes  discours,  et  ma  feinte  con- 
valescence ne  peut  plus  tromper  personne.  Hâte- 
toi  donc,  avant  que  je  sois  forcée  de  reprendre  mes 
occupations  ordinaires,  de  faire  la  démarche  dont 
nous  sommes  convenus  :  je  vois  clairement  que  ma 
mère  a  conçu  des  soupçons,  et  qu'elle  nous  observe. 
Mon  père  n'en  est  pas  là,  je  l'avoue  :  ce  fier  gentil- 
homme n'imagine  pas  même  qu'un  roturier  puisse 
être  amoureux  de  sa  fille.  Mais  enfin  tu  sais  ses 
résolutions  ;  il  te  préviendra  si  tu  ne  le  préviens  ; 
et  pour  avoir  voulu  te  conserver  le  même  accès  dans 
notre  maison,  tu  t'en  banniras  tout  à  fait.  Crois- 
moi,  parle  à  ma  mère  tandis  qu'il  en  est  encore 
temps  ;  feins  des  affaires  qui  t'empêchent  de  con- 
tinuer à  m'instruire,  et  renonçons  à  nous  voir  si 
souvent,  pour  nous  voir  au  moins  quelquefois  : 
car  si  l'on  te  ferme  la  porte,  tu  ne  peux  plus  t'y 
présenter  ;  mais  si  tu  te  la  fermes  toi-même,  tes 
visites  seront  en  quelque  sorte  à  ta  discrétion,  et, 
avec  un  peu  d'adresse  et  de  complaisance,  tu 
pourras  les  rendre  plus  fréquentes  dans  la  suite 
sans  qu'on  l'aperçoive  ou  qu'on  le  trouve  mauvais. 
Je  te  dirai  ce  soir  les  moyens  que  j'imagine  d'avoir 
d'autres  occasions  de  nous  voir,  et  tu  conviendras 
que  l'inséparable  cousine,  qui  causait  autrefois  tant 
de  murmures,  ne  sera  pas  maintenant  inutile  à 
deux  amants  qu'elle  n'eût  point  dû  quitter. 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  47 

Les  parents  de  Julie  partent  en  voyage.  Pendant  leur 
absence,  Julie  rendra  visite  au  père  de  son  amie  Claire 
à  la  campagne.  Les  deux  amants  auront  ainsi  des 
occasions  de  se  voir  pendant  une  quinzaine  de  jours. 


LETTRE   XXXVIII 

DE   SAINT-PREUX   A   JULIE 

Non,  Julie,  il  ne  m'est  pas  possible  de  ne  te  voir 
chaque  jour  que  comme  je  t'ai  vue  la  veille  ;  il 
faut  que  mon  amour  s'augmente  et  croisse  incessam- 
ment avec  tes  charmes,  et  tu  m'es  une  source 
inépuisable  de  sentiments  nouveaux  que  je  n'aurais 
pas  même  imaginés.  Quelle  soirée  inconcevable  ! 
Que  de  délices  inconnues  tu  fis  éprouver  à  mon 
cœur  !  O  tristesse  enchanteresse  !  ô  langueur  d'une 
âme  attendrie  !  combien  vous  surpassez  les  turbu- 
lents plaisirs,  et  la  gaieté  folâtre,  et  la  joie  emportée, 
et  tous  les  transports  qu'une  ardeur  sans  mesure 
offre  aux  désirs  effrénés  des  amants  !  Paisible  et 
pure  jouissance  qui  n'a  rien  d'égal  dans  la  volupté 
des  sens,  jamais,  jamais  ton  pénétrant  souvenir  ne 
s'effacera  de  mon  cœur  !  Dieux  !  quel  ravissant 
spectacle,  ou  plutôt  quelle  extase,  de  voir  deux 
beautés  si  touchantes  s'embrasser  tendrement,  le 
visage  de  l'une  se  pencher  sur  le  sein  de  l'autre, 
leurs  douces  larmes  se  confondre,  et  baigner  ce  sein 
charmant  comme  la  rosée  du  ciel  humecte  un  lis 
fraîchement  éclos  !  J'étais  jaloux  d'une  amitié  si 
tendre  ;  je  lui  trouvais  je  ne  sais  de  quoi  de  plus 
intéressant  que  l'amour  même,  et  je  me  voulais  une 
sorte  de  mal  de  ne  pouvoir  t'offrir  des  consolations 
aussi  chères,  sans  les  troubler  par  l'agitation  de  mes 


48  JULIE,  OU 

transports.  Non,  rien,  rien  sur  la  terre  n'est 
capable  d'exciter  un  si  voluptueux  attendrissement 
que  vos  mutuelles  caresses  ;  et  le  spectacle  de  deux 
amants  eût  offert  à  mes  yeux  une  sensation  moins 
délicieuse. 

Ah  !  qu'en  ce  moment  j'eusse  été  amoureux  de 
cette  aimable  cousine,  si  Julie  n'eût  pas  existé  ! 
Mais  non,  c'était  Julie  elle-même  qui  répandait  son 
charme  invincible  sur  tout  ce  qui  l'environnait.  .  .  . 
Je  te  trouve  trop  parfaite  pour  une  mortelle  ;  je 
t'imaginerais  d'une  espèce  plus  pure,  si  ce  feu 
dévorant  qui  pénètre  ma  substance  ne  m'unissait 
à  la  tienne,  et  ne  me  faisait  sentir  qu'elles  sont  la 
même.   .   .   . 

Dis-moi  comment  il  se  peut  qu'une  passion  telle 
que  la  mienne  puisse  augmenter.  Je  l'ignore,  mais 
je  l'éprouve.  Quoique  tu  me  sois  présente  dans 
tous  les  temps,  il  y  a  quelques  jours  surtout  que  ton 
image,  plus  belle  que  jamais,  me  poursuit  et  me 
tourmente  avec  une  activité  à  laquelle  ni  lieu  ni 
temps  ne  me  dérobe  ;  et  je  crois  que  tu  me  laissas 
avec  elle  dans  ce  chalet  que  tu  quittas  en  finissant 
ta  dernière  lettre.  Depuis  qu'il  est  question  de  ce 
rendez-vous  champêtre,  je  suis  trois  fois  sorti  de 
la  ville  ;  chaque  fois  mes  pieds  m'ont  porté  des 
mêmes  côtés,  et  chaque  fois  la  perspective  d'un 
séjour  si  désiré  m'a  paru  plus  agréable. 

Je  trouve  la  campagne  plus  riante,  la  verdure 
plus  fraîche  et  plus  vive,  l'air  plus  pur,  le  ciel  plus 
serein  ;  le  chant  des  oiseaux  semble  avoir  plus  de 
tendresse  et  de  volupté  ;  le  murmure  des  eaux 
inspire  une  langueur  plus  amoureuse,  la  vigne  en 
fleurs  exhale  au  loin  de  plus  doux  parfums  ;    un 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  49 

charme  secret  embellit  tous  les  objets  ou  fascine 
mes  sens  ;  on  dirait  que  la  terre  se  pare  pour  former 
à  ton  heureux  amant  un  lit  nuptial  digne  de  la 
beauté  qu'il  adore  et  du  feu  qui  le  consume.  O 
Julie  !  ô  chère  et  précieuse  moitié  de  mon  âme  ! 
hâtons-nous  d'ajouter  à  ces  ornements  du  prin- 
temps la  présence  de  deux  amants  fidèles.  Portons 
le  sentiment  du  plaisir  dans  des  lieux  qui  n'en 
offrent  qu'une  vaine  image  ;  allons  animer  toute 
la  nature  :  elle  est  morte  sous  les  feux  de  l'amour. 
Quoi  !  trois  jours  d'attente  !  trois  jours  encore  ! 
Ivre  d'amour,  affamé  de  transports,  j'attends  ce 
moment  tardif  avec  une  douloureuse  impatience. 
Ah  !  qu'on  serait  heureux  si  le  ciel  ôtait  de  la 
vie  tous  les  ennuyeux  intervalles  qui  séparent  de 
pareils  instants  ! 


XXXIX.  Julie  envoie  à  Saint-Preux  la  lettre  d'une 
pauvre  fille,  Fanchon  Regard,  qu'elle  avait  autrefois 
protégée.  Fanchon  allait  épouser  bientôt  un  paysan 
nommé  Claude  Anet.  Mais  celui-ci,  afin  d'avoir  une 
somme  d'argent  dont  avait  besoin  sa  fiancée  pour  payer 
son  loyer,  s'est  engagé  comme  soldat.  Julie  prie  son 
amant  d'aller  trouver  le  capitaine  de  la  troupe,  d'obtenir 
la  libération  du  jeune  homme.  Saint-Preux  part  tout  de 
suite  bien  qu'il  doive  ainsi  renoncer  au  rendez-vous  que 
Julie  lui  a  promis. 

Dans  la  Lettre  XL1V.  Julie  envoie  ses  remerciements 
à  Saint-Preux  pour  la  commission  heureusement  effectuée. 
Elle  lui  annonce,  en  même  temps,  l'arrivée  à  Vevai  de 
mylord  Bomston,  anglais  avec  qui  Saint-Preux  a  fait 
autrefois  connaissance. 

Dans  sa  réponse  Saint-Preux  explique  les  circonstances 
de  la  rencontre  entre  lui  et  Bomston.  Il  loue  les  qualités 
de  l'anglais  qui,  bien  que  mélancolique  et  réservé,  est 
sincère  et  d'esprit  cultivé. 


50  JULIE,  OU 

(Fin  d'une  lettre  de  Julie  à  Saint-Preux,  XLVI.). 

J'ai  entendu,  non  sans  quelque  battement  de 
cœur,  proposer  d'avoir  demain  deux  philosophes  à 
souper  :  l'un  est  mylord  Edouard  ;  l'autre  est  un 
sage  dont  la  gravité  s'est  quelquefois  un  peu 
dérangée  aux  pieds  d'une  jeune  écolière  ;  ne  le 
connaîtriez-vous  point  ?  Exhortez-le,  je  vous  prie,  à 
tâcher  de  garder  demain  le  décorum  philosophique 
un  peu  mieux  qu'à  son  ordinaire.  J'aurai  soin 
d'avertir  aussi  la  petite  personne  de  baisser  les  yeux, 
et  d'être  aux  siens  le  moins  jolie  qu'il  se  pourra. 

LETTRE    XLVII 

DE   SAINT-PREUX   A    JULIE 

Ah  !  mauvaise,  est-ce  là  la  circonspection  que  tu 
m'avais  promise  ?  est-ce  ainsi  que  tu  ménages  mon 
cœur  et  voiles  tes  attraits  ?  Que  de  contraventions 
à  tes  engagements  !  Premièrement  ta  parure,  car 
tu  n'en  avais  point,  et  tu  sais  bien  que  jamais  tu 
n'es  si  dangereuse.  Secondement,  ton  maintien  si 
doux,  si  modeste,  si  propre  à  laisser  remarquer  à 
loisir  toutes  tes  grâces.  Ton  parler  plus  rare,  plus 
réfléchi,  plus  spirituel  encore  qu'à  l'ordinaire,  qui 
nous  rendait  tous  plus  attentifs,  et  faisait  voler 
l'oreille  et  le  cœur  audevant  de  chaque  mot.  Cet 
air  que  tu  chantas  à  demi-voix,  pour  donner  encore 
plus  de  douceur  à  ton  chant,  et  qui,  bien  que 
français,  plut  à  mylord  Edouard  même.  Ton 
regard  timide  et  tes  yeux  baissés,  dont  les  éclairs 
inattendus  me  jetaient  dans  un  trouble  inévitable. 
Enfin,  ce  je  ne  sais  quoi  d'inexprimable,  d'enchan- 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  51 

teur,  que  tu  semblais  avoir  répandu  sur  toute  ta 
personne  pour  faire  tourner  la  tête  à  tout  le  monde, 
sans  paraître  même  y  songer.  Je  ne  sais,  pour  moi, 
comment  tu  t'y  prends  ;  mais  si  telle  est  ta  manière 
d'être  jolie  le  moins  qu'il  est  possible,  je  t'avertis 
que  c'est  l'être  beaucoup  plus  qu'il  ne  faut  pour 
avoir  des  sages  autour  de  toi. 

Je  crains  fort  que  le  pauvre  philosophe  anglais 
n'ait  un  peu  ressenti  la  même  influence.  Après 
avoir  reconduit  ta  cousine,  comme  nous  étions  tous 
encore  fort  éveillés,  il  nous  proposa  d'aller  chez  lui 
faire  de  la  musique  et  boire  du  punch.  Tandis 
qu'on  rassemblait  ses  gens,  il  ne  cessa  de  nous  parler 
de  toi  avec  un  feu  qui  me  déplut  ;  et  je  n'entendis 
pas  ton  éloge  dans  sa  bouche  avec  autant  de  plaisir 
que  tu  avais  entendu  le  mien.  En  général,  j'avoue 
que  je  n'aime  point  que  personne,  excepté  ta 
cousine,  me  parle  de  toi  ;  il  me  semble  que  chaque 
mot  m'ôte  une  partie  de  mon  secret  ou  de  mes 
plaisirs  ;  et,  quoi  que  l'on  puisse  dire,  on  y  met  un 
intérêt  si  suspect,  ou  l'on  est  si  loin  de  ce  que  je 
sens,  que  je  n'aime  écouter  là-dessus  que  moi-même. 

Ce  n'est  pas  que  j'aie  comme  toi  du  penchant  à 
la  jalousie  :  je  connais  mieux  ton  âme  ;  j'ai  des 
garants  qui  ne  me  permettent  pas  même  d'imaginer 
ton  changement  possible.  Après  tes  assurances,  je 
ne  te  dis  plus  rien  des  autres  prétendants  ;  mais 
celui-ci,  Julie  !  .  .  .  des  conditions  sortables  ...  les 
préjugés  de  ton  père.  .  .  .  Tu  sais  bien  qu'il  s'agit 
de  ma  vie  ;  daigne  donc  me  dire  un  mot  là-dessus  : 
un  mot  de  Julie,  et  je  suis  tranquille  à  jamais. 

J'ai  passé  la  nuit  à  entendre  ou  exécuter  de  la 
musique  italienne,  car  il  s'est  trouvé  des  duos,  et  il 


52  JULIE,  OU 

a  fallu  hasarder  d'y  faire  ma  partie.  Je  n'ose  te 
parler  encore  de  l'effet  qu'elle  a  produit  sur  moi  ; 
j'ai  peur,  j'ai  peur  que  l'impression  du  souper  d'hier 
ne  se  soit  prolongée  sur  ce  que  j'entendais,  et  que 
je  n'aie  pris  l'effet  de  tes  séductions  pour  le  charme 
de  la  musique.  .  .  . 

Tout  ceci  sera  mieux  éclairci  demain  ;  car  nous 
avons  pour  ce  soir  un  nouveau  rendez-vous  de 
musique  :  mylord  veut  la  rendre  complète,  et  il 
a  mandé  de  Lausanne  un  second  violon  qu'il  dit 
être  assez  entendu.  Je  porterai  de  mon  côté  des 
scènes,  des  cantates  françaises,  et  nous  verrons. 

Lettre  XLVIII.,  écrite  après  un  concert  chez  Bomston  ; 
comparaison  entre  la  musique  italienne  et  la  musique 
française,  dans  laquelle  celle-ci  est  assez  malmenée. 

Lettre  L.,  reproche  à  Saint-Preux  d'avoir  trop  bu  à 
souper  et  d'avoir  tenu  des  propos  étranges  et  peu  dignes 
de  lui. 

Dans  sa  réponse  Saint-Preux  promet  de  ne  plus  boire 
de  vin. 

LETTRE    LUI 

DE    JULIE    A    SAINT-rREUX 

Ainsi  tout  déconcerte  nos  projets,  tout  trompe 
notre  attente,  tout  trahit  des  feux  que  le  ciel  eût 
dû  couronner  !  Vils  jouets  d'une  aveugle  fortune, 
tristes  victimes  d'un  moqueur  espoir,  toucherons- 
nous  sans  cesse  au  plaisir  qui  fuit,  sans  jamais 
l'atteindre  ?  Cette  noce 1  trop  vainement  désirée 
devait  se  faire  à  Clarens  ;  le  mauvais  temps  nous 
contrarie,  il  faut  la  faire  à  la  ville.  Nous  devions 
nous  y  ménager  une  entrevue  ;    tous  deux  obsédés 

1  Celle  de  Claire  avec  M.  d'Orbe. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  53 

d'importuns,  nous  ne  pouvons  leur  échapper  en 
même  temps,  et  le  moment  où  l'un  des  deux  se 
dérobe  est  celui  où  il  est  impossible  à  l'autre  de  le 
joindre  !  Enfin  un  favorable  instant  se  présente  ; 
la  plus  cruelle  des  mères  vient  nous  l'arracher  ;  et 
peu  s'en  faut  que  cet  instant  ne  soit  celui  de  la  perte 
de  deux  infortunés  qu'il  devait  rendre  heureux  ! 
Loin  de  rebuter  mon  courage,  tant  d'obstacles  l'ont 
irrité  ;  je  ne  sais  quelle  nouvelle  force  m'anime, 
mais  je  me  sens  une  hardiesse  que  je  n'eus  jamais  ; 
et,  si  tu  l'oses  partager,  ce  soir,  ce  soir  même  peut 
acquitter  mes  promesses,  et  payer  d'une  seule  fois 
toutes  les  dettes  de  l'amour. 

•  Consulte-toi  bien,  mon  ami,  et  vois  jusqu'à  quel 
point  il  t'est  doux  de  vivre  ;  car  l'expédient  que 
je  te  propose  peut  nous  mener  tous  deux  à  la  mort  : 
si  tu  la  crains,  n'achève  point  cette  lettre  ;  mais  si 
la  pointe  d'une  épée  n'effraye  pas  plus  aujourd'hui 
ton  cœur  que  ne  l'effrayaient  jadis  les  gouffres  de 
Meillerie,  le  mien  court  le  même  risque  et  n'a  pas 
balancé.     Ecoute. 

Babi,  qui  couche  ordinairement  dans  ma  chambre, 
est  malade  depuis  trois  jours  ;  et,  quoique  je  vou- 
lusse absolument  la  soigner,  on  l'a  transportée 
ailleurs  malgré  moi  :  mais,  comme  elle  est  mieux, 
peut  être  elle  reviendra  dès  demain.  Le  lieu  où 
l'on  mange  est  loin  de  l'escalier  qui  conduit  à 
l'appartement  de  ma  mère  et  au  mien  ;  à  l'heure  du 
souper  toute  la  maison  est  déserte  hors  la  cuisine  et 
la  salle  à  manger.  Enfin  la  nuit  dans  cette  saison 
est  déjà  obscure  à  la  même  heure  ;  son  voile  peut 
dérober  aisément  dans  la  rue  les  passants  aux  spec- 
tateurs, et  tu  sais  parfaitement  les  êtres  de  la  maison. 


54  JULIE,  OU 

Ceci  suffit  pour  me  faire  entendre.  Viens  cette 
après-midi  chez  ma  Fanchon,  je  t'expliquerai  le 
reste  et  te  donnerai  les  instructions  nécessaires  : 
que  si  je  ne  le  puis,  je  les  laisserai  par  écrit  à  l'ancien 
entrepôt  de  nos  lettres,  où,  comme  je  t'en  ai 
prévenu,  tu  trouveras  déjà  celle-ci  :  car  le  sujet 
en  est  trop  important  pour  l'oser  confier  à  personne. 

Oh  !  comme  je  vois  à  présent  palpiter  ton  cœur  ! 
Comme  j'y  lis  tes  transports,  et  comme  je  les  par- 
tage !  Non,  mon  doux  ami,  non,  nous  ne  quit- 
terons point  cette  courte  vie  sans  avoir  un  instant 
goûté  le  bonheur  :  mais  songe  pourtant  que  cet 
instant  est  environné  des  horreurs  de  la  mort  ;  que 
l'abord  est  sujet  à  mille  hasards,  le  séjour  dangereux, 
la  retraite  d'un  péril  extrême  ;  que  nous  sommes 
perdus  si  nous  sommes  découverts,  et  qu'il  faut  que 
tout  nous  favorise  pour  pouvoir  éviter  de  l'être. 
Ne  nous  abusons  point  ;  je  connais  trop  mon  père 
pour  douter  que  je  ne  te  visse  à  l'instant  percer  le 
cœur  de  sa  main,  si  même  il  ne  commençait  par 
moi  ;  car  sûrement  je  ne  serais  pas  plus  épargnée  : 
et  crois-tu  que  je  t'exposerais  à  ce  risque  si  je 
n'étais  sûre  de  le  partager  ? 

Pense  encore  qu'il  n'est  point  question  de  te  fier 
à  ton  courage  ;  il  n'y  faut  point  songer  ;  et  je  te 
défends  même  expressément  d'apporter  aucune 
arme  pour  ta  défense,  pas  même  ton  épée  :  aussi 
bien  te  serait-elle  parfaitement  inutile  ;  car,  si  nous 
sommes  surpris,  mon  dessein  est  de  me  précipiter 
dans  tes  bras,  de  t'enlacer  fortement  dans  les  miens, 
et  de  recevoir  ainsi  le  coup  mortel  pour  n'avoir 
plus  à  me  séparer  de  toi,  plus  heureuse  à  ma  mort 
que  je  ne  le  fus  de  ma  vie. 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  55 

J'espère  qu'un  sort  plus  doux  nous  est  réservé  ;  je 
sens  au  moins  qu'il  nous  est  dû  ;  et  la  fortune  se 
lassera  de  nous  être  injuste.  Viens  donc,  âme  de 
mon  cœur,  vie  de  ma  vie,  viens  te  réunir  à  toi- 
même  ;  viens  sous  les  auspices  du  tendre  amour 
recevoir  le  prix  de  ton  obéissance  et  de  tes  sacri- 
fices ;  viens  avouer,  même  au  sein  des  plaisirs,  que 
c'est  de  l'union  des  cœurs  qu'ils  tirent  leur  plus 
grand  charme. 

Lettre  L1V.,  est  écrite  dans  le  cabinet  même  de  Julie 
où  Saint-Preux  l'attend,  et  où,  comme  il  dit,  il  a  eu  le 
bonheur  d'avoir  trouvé  de  l'encre  et  du  papier! 


LETTRE    LV 

DE   SAINT-PREUX   A   JULIE 

Oh  !  mourons,  ma  douce  amie  !  mourons,  la  bien- 
aimée  de  mon  cœur  !  Que  faire  désormais  d'une 
jeunesse  insipide  dont  nous  avons  épuisé  toutes  les 
délices  ?  Explique-moi,  si  tu  le  peux,  ce  que  j'ai 
senti  dans  cette  nuit  inconcevable  ;  donne-moi 
l'idée  d'une  vie  ainsi  passée,  ou  laisse-m'en  quitter 
une  qui  n'a  plus  rien  de  ce  que  je  viens  d'éprouver 
avec  toi.  J'avais  goûté  le  plaisir,  et  croyais  con- 
cevoir le  bonheur.  Ah  !  je  n'avais  senti  qu'un 
vain  songe,  et  n'imaginais  que  le  bonheur  d'un 
enfant.  Mes  sens  abusaient  mon  âme  grossière  ; 
je  ne  cherchais  qu'en  eux  le  bien  suprême,  et  j'ai 
trouvé  que  leurs  plaisirs  épuisés  n'étaient  que  le 
commencement  des  miens.  O  chef-d'œuvre  unique 
de  la  nature  !  divine  Julie  !  possession  délicieuse  à 
laquelle  tous  les  transports  du  plus  ardent  amour 


56  JULIE,  OU 

suffisent  à  peine  !  Non,  ce  ne  sont  point  ces  tran- 
sports que  je  regrette  le  plus  :  ah  !  non,  retire  s'il 
le  faut  ces  faveurs  enivrantes  pour  lesquelles  je 
donnerais  mille  vies  ;  mais  rends-moi  tout  ce  qui 
n'était  point  elles,  et  les  effaçait  mille  fois.  Rends- 
moi  cette  étroite  union  des  âmes  que  tu  m'avais 
annoncée,  et  que  tu  m'as  si  bien  fait  goûter  ;  rends- 
moi  cet  abattement  si  doux  rempli  par  les  effusions 
de  nos  cœurs  :  rends-moi  ce  sommeil  enchanteur 
trouvé  sur  ton  sein  ;  rends-moi  ce  réveil  plus 
délicieux  encore,  et  ces  soupirs  entrecoupés,  et  ces 
douces  larmes,  et  ces  baisers  qu'une  voluptueuse 
langueur  nous  faisait  lentement  savourer,  et  ces 
gémissements  si  tendres  durant  lesquels  tu  pressais 
sur  ton  cœur  ce  cœur  fait  pour  s'unir  à  lui. 

Dis-moi,  Julie,  toi  qui,  d'après  ta  propre  sensi- 
bilité, sais  si  bien  juger  de  celle  d'autrui,  crois-tu 
que  ce  que  je  sentais  auparavant  fût  véritablement 
de  l'amour  ?  Mes  sentiments,  n'en  doute  pas,  ont 
depuis  hier  changé  de  nature  ;  ils  ont  pris  je  ne  sais 
quoi  de  moins  impétueux,  mais  de  plus  doux,  de 
plus  tendre  et  de  plus  charmant.  Te  souvient-il 
de  cette  heure  entière  que  nous  passâmes  à  parler 
paisiblement  de  notre  amour  et  de  cet  avenir 
obscur  et  redoutable  par  qui  le  présent  nous  était 
encore  plus  sensible  ;  de  cette  heure,  hélas  !  trop 
courte,  dont  une  légère  empreinte  de  tristesse 
rendit  les  entretiens  si  touchants  ?  J'étais  tran- 
quille, et  pourtant  j'étais  près  de  toi  :  je  t'adorais 
et  ne  désirais  rien  ;  je  n'imaginais  pas  même  une 
autre  félicité  que  de  sentir  ainsi  ton  visage  auprès 
du  mien,  ta  respiration  sur  ma  joue,  et  ton  bras 
autour  de  mon  cou.     Quel  calme  dans  tous  mes 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  57 

sens  !  Quelle  volupté  pure,  continue,  universelle  ! 
Le  charme  de  la  jouissance  était  dans  l'âme  ;  il 
n'en  sortait  plus,  il  durait  toujours.  Quelle  diffé- 
rence des  fureurs  de  l'amour  à  une  situation  si 
paisible  !  C'est  la  première  fois  de  mes  jours 
que  je  l'ai  éprouvée  auprès  de  toi  ;  et  cependant, 
juge  du  changement  étrange  que  j'éprouve,  c'est 
de  toutes  les  heures  de  ma  vie  celle  qui  m'est  la 
plus  chère,  et  la  seule  que  j'aurais  voulu  pro- 
longer éternellement.  Julie,  dis-moi  donc  si  je 
ne  t'aimais  point  auparavant,  ou  si  maintenant  je 
ne  t'aime  plus. 

Si  je  ne  t'aime  plus  ?  Quel  doute  !  Ai-je  donc 
cessé  d'exister  ?  et  ma  vie  n'est-elle  pas  plus  dans 
ton  cœur  que  dans  le  mien  ?  Je  sens,  je  sens  que 
tu  m'es  mille  fois  plus  chère  que  jamais  et  j'ai 
trouvé  dans  mon  abattement  de  nouvelles  forces 
pour  te  chérir  plus  tendrement  encore.  J'ai  pris 
pour  toi  des  sentiments  plus  paisibles,  il  est  vrai, 
mais  plus  affectueux  et  de  plus  de  différentes 
espèces  ;  sans  s'affaiblir,  ils  se  sont  multipliés  :  les 
douceurs  de  l'amitié  tempérèrent  les  emportements 
de  l'amour,  et  j'imagine  à  peine  quelque  sorte 
d'attachement  qui  ne  m'unisse  pas  à  toi.  O  ma 
charmante  maîtresse  !  ô  mon  épouse,  ma  sœur,  ma 
douce  amie  !  que  j'aurai  peu  dit  pour  ce  que  je 
sens,  après  avoir  épuisé  tous  les  noms  les  plus  chers 
au  cœur  de  l'homme  ! 


Une  lettre  (LVI.)  de  Claire  apprend  à  sa  cousine 
qu'une  querelle  est  survenue  entre  Lord  Bomston  et  Saint- 
Preux  à  propos  de  Julie.  Celle-ci  écrit  à  son  amant  et 
lui  défend  de  se  battre  à  cause  d'elle. 


58  JULIE,  OU 


LETTRE   LVIII 

DE    JULIE    A    MYLORD    EDOUARD 

Ce  n'est  point  pour  me  plaindre  de  vous,  mylord, 
que  je  vous  écris  ;  puisque  vous  m'outragez,  il  faut 
bien  que  j'aie  avec  vous  des  torts  que  j'ignore. 
Comment  concevoir  qu'un  honnête  homme  voulût 
déshonorer  sans  sujet  une  famille  estimable  ?  Con- 
tentez donc  votre  vengeance,  si  vous  la  croyez 
légitime  ;  cette  lettre  vous  donne  un  moyen  facile 
de  perdre  une  malheureuse  fille  qui  ne  se  consolera 
jamais  de  vous  avoir  offensé,  et  qui  met  à  votre 
discrétion  l'honneur  que  vous  voulez  lui  ôter. 
Oui,  mylord,  vos  imputations  étaient  justes  ;  j'ai 
un  amant  aimé  ;  il  est  maître  de  mon  cœur  et  de 
ma  personne  ;  la  mort  seule  pourra  briser  un  nœud 
si  doux.  Cet  amant  est  celui  même  que  vous 
honoriez  de  votre  amitié  ;  il  en  est  digne,  puisqu'il 
vous  aime  et  qu'il  est  vertueux.  Cependant  il  va 
périr  de  votre  main  ;  je  sais  qu'il  faut  du  sang  à 
l'honneur  outragé  ;  je  sais  que  sa  valeur  même  le 
perdra  ;  je  sais  que  dans  un  combat,  si  peu  redout- 
able pour  vous,  son  intrépide  cœur  ira  sans  crainte 
chercher  le  coup  mortel.  J'ai  voulu  retenir  ce 
zèle  inconsidéré  ;  j'ai  fait  parler  la  raison.  Hélas  ! 
en  écrivant  ma  lettre  j'en  sentais  l'inutilité  ;  et, 
quelque  respect  que  je  porte  à  ses  vertus,  je  n'en 
attends  point  de  lui  d'assez  sublimes  pour  le 
détacher  d'un  faux  point  d'honneur.  Jouissez 
d'avance  du  plaisir  que  vous  aurez  de  percer  le  sein 
de  votre  ami  ;  mais  sachez,  homme  barbare,  qu'au 
moins  vous  n'aurez  pas  celui  de  jouir  de  mes  larmes, 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  59 

et  de  contempler  mon  désespoir.  Non,  j'en  jure 
par  l'amour  qui  gémit  au  fond  de  mon  cœur,  soyez 
témoin  d'un  serment  qui  ne  sera  point  vain  :  je  ne 
survivrai  pas  d'un  jour  à  celui  pour  qui  je  respire  ; 
et  vous  aurez  la  gloire  de  mettre  au  tombeau  d'un 
seul  coup  deux  amants  infortunés,  qui  n'eurent 
point  envers  vous  de  tort  volontaire,  et  qui  se 
plaisaient  à  vous  honorer. 

On  dit,  mylord,  que  vous  avez  l'âme  belle  et  le 
cœur  sensible  :  s'ils  vous  laissent  goûter  en  paix  une 
vengeance  que  je  ne  puis  comprendre,  et  la  douceur 
de  faire  des  malheureux,  puissent-ils,  quand  je  ne 
serai  plus,  vous  inspirer  quelques  soins  pour  un  père 
et  une  mère  inconsolables,  que  la  perte  du  seul 
enfant  qui  leur  reste  va  livrer  à  d'éternelles 
douleurs  ! 

Lord  Bomston  ayant  reçu  la  lettre  de  Julie,  fait  des 
excuses  publiques  à  Saint-Preux.  L'amitié  entre  les  deux 
devient  plus  étroite,  et  l'anglais  se  décide  à  intervenir  en 
faveur  de  Saint-Preux  auprès  du  baron  d'Étanges.  Une 
lettre  (LXII.)  de  Claire  raconte  à  son  amie  le  résultat  de 
sa  démarche.  Bien  que  Bomston  ait  offert  de  faire  à 
Saint-Preux  une  situation  au  moins  égale  à  celle  de  Julie, 
le  baron  a  repoussé  avec  colère  toute  idée  d'union  avec 
un  simple  roturier. 


LETTRE    LXIII 

DE    JULIE   A   CLAIRE 

Tout  ce  que  tu  avais  prévu,  ma  chère,  est  arrivé. 
Hier,  une  heure  après  notre  retour,  mon  père  entra 
dans  la  chambre  de  ma  mère,  les  yeux  étincelants, 
le  visage  enflammé,  dans  un  état,  en  un  mot,  où  je 
ne   l'avais   jamais   vu.     Je    compris   d'abord    qu'il 


6o  JULIE,  OU 

venait  d'avoir  querelle,  ou  qu'il  allait  la  chercher  ; 
et  ma  conscience  agitée  me  fit  trembler  d'avance. 

Il  commença  par  apostropher  vivement,  mais  en 
général,  les  mères  de  famille  qui  appellent  indis- 
crètement chez  elles  des  jeunes  gens  sans  état  et 
sans  nom,  dont  le  commerce  n'attire  que  honte 
et  déshonneur  à  celles  qui  les  écoutent.     Ensuite, 
voyant  que  cela  ne  suffisait  pas  pour  arracher  quel- 
que réponse  d'une  femme  intimidée,  il  cita  sans 
ménagement  en  exemple  ce  qui  s'était  passé  dans 
notre  maison,  depuis  qu'on  y  avait  introduit  un 
prétendu  bel  esprit,  un  diseur  de  riens,  plus  propre 
à  corrompre  une  fille  sage  qu'à  lui  donner  aucune 
bonne    instruction.     Ma    mère,    qui    vit    qu'elle 
gagnerait  peu  de  chose  à  se  taire,  l'arrêta  sur  ce  mot 
de  corruption,  et  lui  demanda  ce  qu'il  trouvait 
dans  la  conduite  ou  dans  la  réputation  de  l'honnête 
homme  dont  il  parlait,  qui  pût  autoriser  de  pareils 
soupçons.     Je  n'ai  pas  cru,  ajouta-t-elle,  que  l'esprit 
et  le  mérite  fussent  des  titres  d'exclusion  dans  la 
société.     A    qui    donc    faudra-t-il    ouvrir    votre 
maison,  si  les  talents  et  les  mœurs  n'en  obtiennent 
pas    l'entrée  ?     A    des    gens    sortables,    madame, 
reprit-il  en  colère,  qui  puissent  réparer  l'honneur 
d'une  fille  quand  ils  l'ont  offensé.     Non,  dit-elle, 
mais  à  des  gens  de  bien  qui  ne  l'offensent  point. 
Apprenez,  dit-il,  que  c'est  offenser  l'honneur  d'une 
maison  que  d'oser  en  solliciter  l'alliance  sans  titres 
pour  l'obtenir.     Loin  de  voir  en  cela,  dit  ma  mère, 
une  offense,  je  n'y  vois,  au  contraire,  qu'un  témoig- 
nage d'estime.     D'ailleurs,  je  ne  sache  point  que 
celui  contre  qui  vous  vous  emportez  ait  rien  fait  de 
semblable  à  votre  égard.     Il  l'a  fait,  madame,  et 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  61 

fera  pis  encore  si  je  n'y  mets  ordre  :  mais  je  veillerai, 
n'en  doutez  pas,  aux  soins  que  vous  remplissez  si  mal. 
Alors  commença  une  dangereuse  altercation  qui 
m'apprit   que  les   bruits  de  ville  dont   tu  parles 
étaient  ignorés  de  mes  parents,  mais  durant  laquelle 
ton  indigne  cousine  eût  voulu  être  à  cent  pieds  sous 
terre.     Imagine-toi  la  meilleure  et  la  plus  abusée 
des  mères  faisant  l'éloge  de  sa  coupable  fille,  et  la 
louant,  hélas  !  de  toutes  les  vertus  qu'elle  a  perdues, 
dans  les  termes  les  plus  honorables,  ou,  pour  mieux 
dire,  les  plus  humiliants  ;   figure-toi  un  père  irrité, 
prodigue  d'expressions  offensantes,  et  qui,  dans  tout 
son  emportement,  n'en  laisse  pas  échapper  une  qui 
marque  le  moindre  doute  sur  la  sagesse  de  celle  que 
le  remords  déchire  et  que  la  honte  écrase  en  sa 
présence.     Oh  !   quel   incroyable   tourment   d'une 
conscience  avilie,  de  se  reprocher  des  crimes  que 
la  colère  et  l'indignation  ne  pourraient  soupçonner  ! 
Quel  poids  accablant  et  insupportable  que  celui 
d'une  fausse  louange  et  d'une  estime  que  le  cœur 
rejette    en    secret  !     Je    m'en    sentais    tellement 
oppressée,   que,   pour   me   délivrer   d'un  si   cruel 
supplice,  j'étais  prête  à  tout  avouer,  si  mon  père 
m'en  eût  laissé  le  temps  ;  mais  l'impétuosité  de  son 
emportement  lui  faisait  redire  cent  fois  les  mêmes 
choses  et  changer  à  chaque  instant  de  sujet.     Il 
remarqua  ma  contenance  basse,  éperdue,  humiliée, 
indice  de  mes  remords.     S'il  n'en  tira  pas  la  consé- 
quence de  ma  faute,  il  en  tira  celle  de  mon  amour  ; 
et,  pour  m'en  faire  plus  de  honte,  il  en  outragea 
l'objet  en  des  termes  si  odieux  et  si  méprisants  que 
je  ne  pus,  malgré  tous  mes  efforts,  le  laisser  pour- 
suivre sans  l'interrompre. 


6z  JULIE,  OU 

Je  ne  sais,  ma  chère,  où  je  trouvai  tant  de  har- 
diesse, et  quel  moment  d'égarement  me  fit  oublier 
ainsi  le  devoir  et  la  modestie  ;  mais  si  j'osai  sortir 
un  instant  d'un  silence  respectueux,  j'en  portai, 
comme  tu  vas  voir,  assez  rudement  la  peine.  Au 
nom  du  ciel,  lui  dis-je,  daignez  vous  apaiser  ; 
jamais  un  homme  digne  de  tant  d'injures  ne  sera 
dangereux  pour  moi.  A  l'instant,  mon  père,  qui 
crut  sentir  un  reproche  à  travers  ces  mots,  et  dont 
la  fureur  n'attendait  qu'un  prétexte,  s'élança  sur 
ta  pauvre  amie  :  pour  la  première  fois  de  ma  vie  je 
reçus  un  soufflet  qui  ne  fut  pas  le  seul  ;  et,  se 
livrant  à  son  transport  avec  une  violence  égale  à 
celle  qu'il  lui  avait  coûtée,  il  me  maltraita  sans 
ménagement,  quoique  ma  mère  se  fût  jetée  entre 
deux,  m'eût  couverte  de  son  corps,  et  eût  reçu 
quelques-uns  des  coups  qui  m'étaient  portés.  En 
reculant  pour  les  éviter,  je  fis  un  faux  pas,  je  tombai, 
et  mon  visage  alla  donner  contre  le  pied  d'une  table 
qui  me  fit  saigner. 

Ici  finit  le  triomphe  de  la  colère  et  commença 
celui  de  la  nature.  Ma  chute,  mon  sang,  mes 
larmes,  celles  de  ma  mère  l'émurent  ;  il  me  releva 
avec  un  air  d'inquiétude  et  d'empressement  ;  et, 
m'ayant  assise  sur  une  chaise,  ils  recherchèrent  tous 
deux  avec  soin  si  je  n'étais  point  blessée.  Je  n'avais 
qu'une  légère  contusion  au  front  et  ne  saignais  que 
du  nez.  Cependant  je  vis  au  changement  d'air  et 
de  voix  de  mon  père,  qu'il  était  mécontent  de  ce 
qu'il  venait  de  faire.  11  ne  revint  point  à  moi  par 
des  caresses,  la  dignité  paternelle  ne  souffrait  pas  un 
changement  si  brusque  ;  mais  il  revint  à  ma  mère 
avec  de  tendres  excuses  ;    et  je  voyais  bien,  aux 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  63 

regards  qu'il  jetait  furtivement  sur  moi,  que  la 
moitié  de  tout  cela  m'était  indirectement  adressée. 
Non,  ma  chère,  il  n'y  a  point  de  confusion  si  tou- 
chante que  celle  d'un  tendre  père  qui  croit  s'être 
mis  dans  son  tort.  Le  cœur  d'un  père  sent  qu'il 
est  fait  pour  pardonner,  et  non  pour  avoir  besoin 

de  pardon 

Après  le  souper,  l'air  se  trouva  si  froid  que  ma 
mère  fit  faire  du  feu  dans  sa  chambre.  Elle  s'assit 
à  l'un  des  coins  de  la  cheminée,  et  mon  père  à 
l'autre  ;  j'allais  prendre  une  chaise  pour  me  placer 
entre  eux,  quand,  m'arrêtant  par  ma  robe,  et  me 
tirant  à  lui  sans  rien  dire,  il  m'assit  sur  ses  genoux. 
Tout  cela  se  fit  si  promptement,  et  par  une  sorte 
de  mouvement  si  involontaire,  qu'il  en  eut  une 
espèce  de  repentir  le  moment  d'après.  Cependant 
j'étais  sur  ses  genoux,  il  ne  pouvait  plus  s'en  dédire  ; 
et,  ce  qu'il  y  avait  de  pis  pour  la  contenance,  il 
fallait  me  tenir  embrassée  dans  cette  gênante 
attitude.  Tout  cela  se  faisait  en  silence  :  mais  je 
sentais  de  temps  en  temps  ses  bras  se  presser  contre 
mes  flancs  avec  un  soupir  assez  mal  étouffé.  Je 
ne  sais  quelle  mauvaise  honte  empêchait  ses  bras 
paternels  de  se  livrer  à  ces  douces  étreintes.  Une 
certaine  gravité  qu'on  n'osait  quitter,  une  certaine 
confusion  qu'on  n'osait  vaincre,  mettaient  entre  un 
père  et  sa  fille  ce  charmant  embarras  que  la  pudeur 
et  l'amour  donnent  aux  amants  ;  tandis  qu'une 
tendre  mère,  transportée  d'aise,  dévorait  en  secret 
un  si  doux  spectacle.  Je  voyais,  je  sentais  tout  cela, 
mon  ange,  et  ne  pus  tenir  plus  longtemps  à  l'atten- 
drissement qui  me  gagnait.  Je  feignis  de  glisser  ; 
je  jetai,  pour  me  retenir,  un  bras  au  cou  de  mon 


64  JULIE,  OU 

père  ;  je  penchai  mon  visage  sur  son  visage  vénér- 
able, et  dans  un  instant  il  fut  couvert  de  mes 
baisers  et  inondé  de  mes  larmes  ;  je  sentis  à  celles 
qui  lui  coulaient  des  yeux  qu'il  était  lui-même 
soulagé  d'une  grande  peine  :  ma  mère  vint  partager 
nos  transports.  Douce  et  paisible  innocence,  tu 
manquas  seule  à  mon  cœur  pour  faire  de  cette 
scène  de  la  nature  le  plus  délicieux  moment  de 
ma  vie  ! 

Ce  matin,  la  lassitude  et  le  ressentiment  de  ma 
chute  m'ayant  retenue  au  lit  un  peu  tard,  mon 
père  est  entré  dans  ma  chambre  avant  que  je  fusse 
levée  ;  il  s'est  assis  à  côté  de  mon  lit  en  s'informant 
tendrement  de  ma  santé  ;  il  a  pris  une  de  mes 
mains  dans  les  siennes,  il  s'est  abaissé  jusqu'à  la 
baiser  plusieurs  fois  en  m'appelant  sa  chère  fille,  et 
me  témoignant  du  regret  de  son  emportement. 
Pour  moi,  je  lui  ai  dit  et  je  le  pense,  que  je  serais 
trop  heureuse  d'être  battue  tous  les  jours  au  même 
prix,  et  qu'il  n'y  a  point  de  traitement  si  rude 
qu'une  seule  de  ses  caresses  n'efface  au  fond  de 
mon  cœur. 

Après  cela,  prenant  un  ton  plus  grave,  il  m'a 
remise  sur  le  sujet  d'hier,  et  m'a  signifié  sa  volonté 
en  termes  honnêtes,  mais  précis.  Vous  savez, 
m'a-t-il  dit,  à  qui  je  vous  destine  ;  je  vous  l'ai 
déclaré  dès  mon  arrivée,  et  ne  changerai  jamais 
d'intention  sur  ce  point.  Quant  à  l'homme  dont 
m'a  parlé  mylord  Edouard,  quoique  je  ne  lui  dis- 
pute point  le  mérite  que  tout  le  monde  lui  trouve, 
je  ne  sais  s'il  a  conçu  de  lui-même  le  ridicule  espoir 
de  s'allier  à  moi,  ou  si  quelqu'un  a  pu  le  lui  inspirer  ; 
mais,  quand  je  n'aurais  personne  en  vue,  et  qu'il 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  65 

aurait  toutes  les  guinées  de  l'Angleterre,  soyez 
sûre  que  je  n'accepterais  jamais  un  tel  gendre.  Je 
vous  défends  de  le  voir  et  de  lui  parler  de  votre  vie, 
et  cela  autant  pour  la  sûreté  de  la  sienne  que  pour 
votre  honneur.  Quoique  je  me  sois  toujours  senti 
peu  d'inclination  pour  lui,  je  le  hais,  surtout  à 
présent,  pour  les  excès  qu'il  m'a  fait  commettre,  et 
ne  lui  pardonnerai  jamais  ma  brutalité. 

A  ces  mots,  il  est  sorti  sans  attendre  ma  réponse, 
et  presque  avec  le  même  air  de  sévérité  qu'il  venait 
de  se  reprocher.  Ah  !  ma  cousine,  quels  monstres 
d'enfer  sont  ces  préjugés  qui  dépravent  les  meil- 
leurs cœurs,  et  font  taire  à  chaque  instant  la  nature  ! 

Voilà,  ma  Claire,  comment  s'est  passée  l'explica- 
tion que  tu  avais  prévue,  et  dont  je  n'ai  pu  com- 
prendre la  cause  jusqu'à  ce  que  ta  lettre  me  l'ait 
apprise.  Je  ne  puis  bien  te  dire  quelle  révolution 
s'est  faite  en  moi,  mais  depuis  ce  moment  je  me 
trouve  changée  ;  il  me  semble  que  je  tourne  les 
yeux  avec  plus  de  regret  sur  l'heureux  temps  où 
je  vivais  tranquille  et  contente  au  sein  de  ma 
famille,  et  que  je  sens  augmenter  le  sentiment  de 
ma  faute  avec  celui  des  biens  qu'elle  m'a  fait  perdre. 
Dis,  cruelle,  dis-le-moi,  si  tu  l'oses,  le  temps  de 
l'amour  serait-il  passé,  et  faut-il  ne  se  plus  revoir  ? 
Ah  !  sens-tu  bien  tout  ce  qu'il  y  a  de  sombre  et 
d'horrible  dans  cette  funeste  idée  ?  Cependant 
l'ordre  de  mon  père  est  précis,  le  danger  de  mon 
amant  est  certain.  Sais-tu  ce  qui  résulte  en  moi 
de  tant  de  mouvements  opposés  qui  s'entre-dé- 
truisent  ?  Une  sorte  de  stupidité  qui  me  rend 
l'âme  presque  insensible,  et  ne  me  laisse  l'usage  ni 
des   passions,    ni   de   la   raison.     Le   moment   est 

E 


66  JULIE,  OU 

critique,  tu  me  l'as  dit  et  je  le  sens  ;  cependant  je 
ne  fus  jamais  moins  en  état  de  me  conduire.  J'ai 
voulu  tenter  vingt  fois  d'écrire  à  celui  que  j'aime, 
je  suis  prête  à  m'évanouir  à  chaque  ligne,  et  n'en 
saurais  tracer  deux  de  suite.  Il  ne  me  reste  que 
toi,  ma  douce  amie  ;  daigne  penser,  parler,  agir 
pour  moi  ;  je  remets  mon  sort  en  tes  mains  ; 
quelque  parti  que  tu  prennes,  je  confirme  d'avance 
tout  ce  que  tu  feras  :  je  confie  à  ton  amitié  ce 
pouvoir  funeste  que  l'amour  m'a  vendu  si  cher. 
Sépare-moi  pour  jamais  de  moi-même,  donne-moi 
la  mort  s'il  faut  que  je  meure,  mais  ne  me  force  pas 
à  me  percer  le  cœur  de  ma  propre  main. 


Claire  par  l'intermédiaire  de  son  fiancé,  M.  d'Orbe, 
fait  venir  Saint-Preux  chez  elle;  elle  lui  expose  l'état 
actuel  des  choses,  et,  après  une  scène  déchirante,  l'engage 
à  partir  avec  Lord  Bomston.  Sa  lettre  à  Julie  (LXV.) 
finit  ainsi  : — 

Un  moment  après,  je  les  ai  entendus  descendre 
précipitamment.  Je  suis  sortie  sur  le  palier  pour 
les  suivre  des  yeux.  Ce  dernier  trait  manquait  à 
mon  trouble.  J'ai  vu  l'insensé  se  jeter  à  genoux 
au  milieu  de  l'escalier,  en  baiser  mille  fois  les 
marches,  et  d'Orbe  pouvoir  à  peine  l'arracher  de 
cette  froide  pierre  qu'il  pressait  de  son  corps,  de 
la  tête  et  des  bras,  en  poussant  de  longs  gémisse- 
ments. J'ai  senti  les  miens  près  d'éclater  malgré 
moi,  et  je  suis  brusquement  rentrée,  de  peur  de 
donner  une  scène  à  toute  la  maison. 

A  quelques  instants  de  là,  M.  d'Orbe  est  revenu 
tenant  son  mouchoir  sur  ses  yeux.     C'en  est  fait, 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  67 

m'a-t-il  dit,  ils  sont  en  route.  En  arrivant  chez 
lui,  votre  ami  a  trouvé  la  chaise  à  sa  porte.  A^ylord 
Edouard  l'y  attendait  aussi  ;  il  a  couru  au-devant 
de  lui,  et  le  serrant  contre  sa  poitrine  :  "  Viens, 
homme  infortuné,  lui  a-t-il  dit  d'an  ton  pénétrant, 
viens  verser  tes  douleurs  dans  ce  cœur  qui  t'aime. 
Viens,  tu  sentiras  peut-être  qu'on  n'a  pas  tout 
perdu  sur  la  terre,  quand  on  y  retrouve  un  ami 
tel  que  moi."  A  l'instant  il  l'a  porté  d'un  bras 
vigoureux  dans  la  chaise,  et  ils  sont  partis  en  se 
tenant  étroitement  embrassés. 


FIN    DE    LA    PREMIERE    PARTIE 


SECONDE   PARTIE 
LETTRE   PREMIÈRE 

DE   SAINT-PREUX   A    JULIE 

J'ai  pris  et  quitté  cent  fois  la  plume,  j'hésite  dès  le 
premier  mot,  je  ne  sais  quel  ton  je  dois  prendre, 
je  ne  sais  par  où  commencer  ;  et  c'est  à  Julie  que 
je  veux  écrire  !  Ah  !  malheureux  !  que  suis-je 
devenu  ?  Il  n'est  donc  plus  ce  temps  où  mille 
sentiments  délicieux  coulaient  de  ma  plume  comme 
un  intarissable  torrent  !  ces  doux  moments  de  con- 
fiance et  d'épanchement  sont  passés,  nous  ne 
sommes  plus  l'un  à  l'autre,  nous  ne  sommes  plus  les 
mêmes,  et  je  ne  sais  plus  à  qui  j'écris.  Daignerez- 
vous  recevoir  mes  lettres  ?  vos  yeux  daigneront-ils 
les  parcourir  ?  les  trouverez-vous  assez  réservées, 
assez  circonspectes  ?  Oserais-je  y  garder  encore 
une  ancienne  familiarité  ?  Oserais-je  y  parler  d'un 
amour  éteint  ou  méprisé  ?  et  ne  suis-je  pas  plus 
reculé  que  le  premier  jour  où  je  vous  écrivis  ? 
Quelle  différence,  ô  ciel  !  de  ces  jours  si  charmants 
et  si  doux,  à  mon  effroyable  misère  !  Hélas  !  je 
commençais  d'exister,  et  je  suis  tombé  dans  l'anéan- 
tissement ;  l'espoir  de  vivre  animait  mon  cœur  ; 
je  n'ai  plus  devant  moi  que  l'image  de  la  mort  ; 
et  trois  ans  d'intervalle  ont  fermé  le  cercle  fortuné 

68 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  69 

de  mes  jours.  Ah  !  que  ne  les  ai-je  terminés  avant 
de  me  survivre  à  moi-même  !  Que  n'ai-je  suivi  mes 
pressentiments  après  ces  rapides  instants  de  délices 
où  je  ne  voyais  plus  rien  dans  la  vie  qui  fût  digne 
de  la  prolonger  !  Sans  doute,  il  fallait  la  borner 
à  ces  trois  ans,  ou  les  ôter  de  sa  durée  :  il  valait 
mieux  ne  jamais  goûter  la  félicité  que  la  goûter  et 
la  perdre.  Si  j'avais  franchi  ce  fatal  intervalle,  si 
j'avais  évité  ce  premier  regard  qui  me  fit  une  autre 
âme,  je  jouirais  de  ma  raison,  je  remplirais  les 
devoirs  d'un  homme,  et  sèmerais  peut-être  de  quel- 
ques vertus  mon  insipide  carrière.  Un  moment 
d'erreur  a  tout  changé.  Mon  œil  osa  contempler 
ce  qu'il  ne  fallait  point  voir  ;  cette  vue  a  produit 
enfin  son  effet  inévitable.  Après  m'être  égaré  par 
degrés,  je  ne  suis  qu'un  furieux  dont  le  sens  est 
aliéné,  un  lâche  esclave  sans  force  et  sans  courage, 
qui  va  traînant  dans  l'ignominie  sa  chaîne  et  son 
désespoir 

Mais  toi,  Julie,  ô  toi  qui  sus  aimer  une  fois, 
comment  ton  tendre  cœur  a-t-il  oublié  de  vivre  ? 
comment  ce  feu  sacré  s'est-il  éteint  dans  ton  âme 
pure  ?  comment  as-tu  perdu  le  goût  de  ces  plaisirs 
célestes  que  toi  seule  étais  capable  de  sentir  et  de 
rendre  ?  Tu  me  chasses  sans  pitié,  tu  me  bannis 
avec  opprobre,  tu  me  livres  à  mon  désespoir  ;  et 
tu  ne  vois  pas,  dans  l'erreur  qui  t'égare,  qu'en  me 
rendant  misérable  tu  t'ôtes  le  bonheur  de  tes  jours  ! 
Ah  !  Julie,  crois-moi,  tu  chercheras  vainement  un 
autre  cœur  ami  du  tien  ;  mille  t'adoreront  sans 
doute,  le  mien  seul  te  savait  aimer. 

Réponds-moi  maintenant,  amante  abusée  ou 
trompeuse,  que  sont  devenus  ces  projets  formés 


7o  JULIE.  OU 

avec  tant  de  mystère  ?     Où  sont  ces  vaines  espé- 
rances dont  tu  leurras  si  souvent  ma  crédule  sim- 
plicité ?     Où  est  cette  union  sainte  et  désirée,  doux 
objet  de  tant  d'ardents  soupirs,  et  dont  ta  plume  et 
ta  bouche  flattaient  mes  vœux  ?     Hélas  !   sur  la  foi 
de   tes   promesses   j'osais   aspirer   à   ce   nom   sacré 
d'époux  et  me  croyais  déjà  le  plus  heureux  des 
hommes.     Dis,  cruelle,  ne  m'abusais-tu  que  pour 
rendre  enfin  ma  douleur  plus  vive  et  mon  humilia- 
tion plus  profonde  ?    ai-je  attiré  mes  malheurs  par 
ma  faute  ?     Ai-je  manqué  d'obéissance,  de  docilité, 
de   discrétion  ?     M'as-tu   vu   désirer  assez  faible- 
ment pour  mériter  d'être  éconduit,   ou  préférer 
mes  fougueux  désirs  à  tes  volontés  suprêmes  ?     J'ai 
tout  fait  pour  te  plaire,  et  tu  m'abandonnes  !     Tu 
te  chargeais  de  mon  bonheur,  et  tu  m'as  perdu  ! 
Ingrate,  rends-moi  compte  du  dépôt  que  je  t'ai 
confié  ;     rends-moi   compte   de   moi-même,   après 
avoir  égaré  mon  cœur  dans  cette  suprême  félicité 
que  tu  m'as  montrée  et  que  tu  m'enlèves.     Anges 
du  ciel,  j'eusse  méprisé  votre  sort  ;    j'eusse  été  le 
plus  heureux  des  êtres.  .  .  .     Hélas  !   je  ne  suis  plus 
rien,  un  instant  m'a  tout  ôté.     J'ai  passé  sans  inter- 
valle du  comble  des  plaisirs  aux  regrets  éternels  : 
je  touche  encore  au  bonheur  qui  m'échappe  ...  j'y 
touche  encore,  et  le  perds  pour  jamais  !     Ah  !    si 
je  le  pouvais  croire  !    si  les  restes  d'une  espérance 
vaine  ne  soutenaient.  ...     O  rochers  de  Meilleric, 
que  mon  œil  égaré  mesura   tant  de  fois,  que  ne 
servîtes-vous  mon  désespoir  ?     J'aurais  moins  re- 
gretté la  vie  quand  je  n'en  avais  pas  senti  le  prix. 


LA  NOUVELLE  HÉLOJSE  71 

LETTRE    III 

DE    MYLORD    EDOUARD    A   JULIE 

Votre  cousine  vous  dira  des  nouvelles  de  votre 
ami.  Je  crois  d'ailleurs  qu'il  vous  écrit  par  cet 
ordinaire.  Commencez  par  satisfaire  là-dessus 
votre  empressement,  pour  lire  ensuite  posément 
cette  lettre  ;  car  je  vous  préviens  que  son  sujet 
demande  toute  votre  attention. 

Je  connais  les  hommes  ;  j'ai  vécu  beaucoup  en 
peu  d'années  ;  j'ai  acquis  une  grande  expérience  à 
mes  dépens,  et  c'est  le  chemin  des  passions  qui  m'a 
conduit  à  la  philosophie.  Mais  de  tout  ce  que  j'ai 
observé  jusqu'ici  je  n'ai  rien  vu  de  si  extraordinaire 
que  vous  et  votre  amant.  Ce  n'est  pas  que  vous 
n'ayez  ni  l'un  ni  l'autre  un  caractère  marqué  dont 
on  puisse  au  premier  coup  d'ceil  assigner  les  différ- 
ences, et  il  se  pourrait  bien  que  cet  embarras  de 
vous  définir  vous  fît  prendre  pour  des  âmes  com- 
munes par  un  observateur  superficiel.  Mais  c'est 
cela  même  qui  vous  distingue,  qu'il  est  impossible 
de  vous  distinguer,  et  que  les  traits  du  modèle 
commun,  dont  quelqu'un  manque  toujours  à 
chaque  individu,  brillent  tous  également  dans  les 
vôtres.  Ainsi  chaque  épreuve  d'une  estampe  a  ses 
défauts  particuliers  qui  lui  servent  de  caractère  ; 
et  s'il  en  vient  une  qui  soit  parfaite,  quoiqu'on  la 
trouve  belle  au  premier  coup  d'ceil,  il  faut  la  con- 
sidérer longtemps  pour  la  reconnaître.  La  première 
fois  que  je  vis  votre  amant,  je  fus  frappé  d'un  senti- 
ment nouveau  qui  n'a  fait  qu'augmenter  de  jour 
en  jour,  à  mesure  que  la  raison  l'a  justifié.     A  votre 


72  JULIE,  OU 

égard  ce  fut  toute  autre  chose  encore,  et  ce  senti- 
ment fut  si  vif  que  je  me  trompai  sur  sa  nature. 
Ce  n'était  pas  tant  la  différence  des  sexes  qui 
produisait  cette  impression,  qu'un  caractère  encore 
plus  marqué  de  perfection  que  le  cœur  sent,  même 
indépendamment  de  l'amour.  Je  vois  bien  ce  que 
vous  seriez  sans  votre  ami,  je  ne  vois  pas  de  même  ce 
qu'il  serait  sans  vous  :  beaucoup  d'hommes  peuvent 
lui  ressembler,  mais  il  n'y  a  qu'une  Julie  au  monde. 
Après  un  tort  que  je  ne  me  pardonnerai  jamais, 
votre  lettre  vint  m'éclairer  sur  mes  vrais  sentiments. 
Je  connus  que  je  n'étais  point  jaloux,  ni  par  consé- 
quent amoureux  ;  je  connus  que  vous  étiez  trop 
aimable  pour  moi  ;  il  vous  faut  les  prémices  d'une 
âme,  et  la  mienne  ne  serait  pas  digne  de  vous. 

Dès  ce  moment  je  pris  pour  votre  bonheur  mutuel 
un  tendre  intérêt  qui  ne  s'éteindra  point.  Croyant 
lever  toutes  les  difficultés,  je  fis  auprès  de  votre 
père  une  démarche  indiscrète,  dont  le  mauvais 
succès  n'est  qu'une  raison  de  plus  pour  exciter  mon 
zèle.  Daignez  m'écouter,  et  je  puis  réparer  encore 
tout  le  mal  que  je  vous  ai  fait.  .  .  . 

J'ai  dans  le  duché  d'York  une  terre  assez  con- 
sidérable, qui  fut  longtemps  le  séjour  de  mes 
ancêtres.  Le  château  est  ancien,  mais  bon  et 
commode  ;  les  environs  sont  solitaires,  mais  agré- 
ables et  variés.  La  rivière  d'Ouse,  qui  passe  au 
bout  du  parc,  offre  à  la  fois  une  perspective  char- 
mante à  la  vue,  et  un  débouché  facile  aux  denrées. 
Le  produit  de  la  terre  suffit  pour  l'honnête  entretien 
du  maître,  et  peut  doubler  sous  ses  yeux.  L'odieux 
préjugé  n'a  point  d'accès  dans  cette  heureuse  con- 
trée ;     l'habitant    paisible    y    conserve    encore    les 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  73 

mœurs  simples  des  premiers  temps,  et  l'on  y  trouve 
une  image  du  Valais  décrit  avec  des  traits  si  tou- 
chants par  la  plume  de  votre  ami  !  Cette  terre  est 
à  vous,  Julie,  si  vous  daignez  l'habiter  avec  lui  ;  et 
c'est  là  que  vous  pourrez  accomplir  ensemble  tous 
les  tendres  souhaits  par  où  finit  la  lettre  dont  je 
parle. 

Venez,  modèle  unique  des  vrais  amants,  venez, 
couple  aimable  et  fidèle,  prendre  possession  d'un 
lieu  fait  pour  servir  d'asile  à  l'amour  et  à  l'inno- 
cence. .  .  . 

Votre  sort  est  en  vos  mains,  Julie  ;  pesez  atten- 
tivement la  proposition  que  je  vous  fais,  et  n'en 
examinez  que  le  fond  ;  car  d'ailleurs  je  me  charge 
d'assurer  d'avance  et  irrévocablement  votre  ami 
de  l'engagement  que  je  prends  ;  je  me  charge  aussi 
de  la  sûreté  de  votre  départ,  et  de  veiller  avec  lui  à 
celle  de  votre  personne  jusqu'à  votre  arrivée  :  là 
vous  pourrez  aussitôt  vous  marier  publiquement 
sans  obstacle  ;  car  parmi  nous  une  fille  nubile  n'a 
nul  besoin  du  consentement  d'autrui  pour  dis- 
poser d'elle-même.  Nos  sages  lois  n'abrogent 
point  celles  de  la  nature  ;  et  s'il  résulte  de  cet 
heureux  accord  quelques  inconvénients,  ils  sont 
beaucoup  moindres  que  ceux  qu'il  prévient.  J'ai 
laissé  à  Vevai  mon  valet  de  chambre,  homme  de 
confiance,  brave,  prudent  et  d'une  fidélité  à  toute 
épreuve.  Vous  pourrez  aisément  vous  concerter 
avec  lui  de  bouche  ou  par  écrit  à  l'aide  de  Regianino, 
sans  que  ce  dernier  sache  de  quoi  il  s'agit.  Quand 
il  sera  temps,  nous  partirons  pour  vous  aller  joindre, 
et  vous  ne  quitterez  la  maison  paternelle  que  sous 
la  conduite  de  votre  époux. 


74  JULIE,  OU 

Je  vous  laisse  à  vos  réflexions  ;  mais,  je  le  répète, 
craignez  l'erreur  des  préjugés  et  la  séduction  des 
scrupules,  qui  mènent  souvent  au  vice  par  le  chemin 
de  l'honneur.  Je  prévois  ce  qui  vous  arrivera  si 
vous  rejetez  mes  offres.  La  tyrannie  d'un  père 
intraitable  vous  entraînera  dans  l'abîme  que  vous 
ne  connaîtrez  qu'après  la  chute.  Votre  extrême 
douceur  dégénère  quelquefois  en  timidité  :  vous 
serez  sacrifiée  à  la  chimère  des  conditions.  Il 
faudra  contracter  un  engagement  désavoué  par  le 
cœur.  L'approbation  publique  sera  démentie  in- 
cessamment par  le  cri  de  la  conscience  ;  vous  serez 
honorée  et  méprisable  :  il  vaut  mieux  être  oubliée 
et  vertueuse. 

P.S. — Dans  le  doute  de  votre  résolution,  je  vous 
écris  à  l'insu  de  notre  ami,  de  peur  qu'un  refus  de 
votre  part  ne  vînt  détruire  en  un  instant  tout 
l'effet  de  mes  soins. 


LETTRE    IV 

DE    JULIE   A    CLAIRE 

Oh  !  ma  chère,  dans  quel  trouble  tu  m'as  laissée 
hier  au  soir  !  et  quelle  nuit  j'ai  passée  en  rêvant  à 
cette  fatale  lettre  !  Non,  jamais  tentation  plus 
dangereuse  ne  vint  assaillir  mon  cœur  ;  jamais  je 
n'éprouvai  de  pareilles  agitations,  et  jamais  je 
n'aperçus  moins  le  moyen  de  les  apaiser.  Autre- 
fois, une  certaine  lumière  de  sagesse  et  de  raison 
dirigeait  ma  volonté  ;  dans  toutes  les  occasions  em- 
barrassantes, je  discernais  d'abord  le  parti  le  plus 
honnête,   et  le  prenais   à   l'instant.     Maintenant, 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  75 

avilie  et  toujours  vaincue,  je  ne  fais  que  flotter  entre 
des  passions  contraires  :  mon  faible  cœur  n'a  plus 
que  le  choix  de  ses  fautes  ;  et  tel  est  mon  déplorable 
aveuglement,  que  si  je  viens  par  hasard  à  prendre 
le  meilleur  parti,  la  vertu  ne  m'aura  point  guidée, 
et  je  n'en  aurai  pas  moins  de  remords.  Tu  sais 
quel  époux  mon  père  me  destine  ;  tu  sais  quels 
liens  l'amour  m'a  donnés.  Veux-je  être  vertueuse, 
l'obéissance  et  la  foi  m'imposent  des  devoirs  op- 
posés. Veux-je  suivre  le  penchant  de  mon  cœur, 
qui  préférer  d'un  amant  ou  d'un  père  !  Hélas  ! 
en  écoutant  l'amour  ou  la  nature,  je  ne  puis 
éviter  de  mettre  l'un  ou  l'autre  au  désespoir  ;  en 
me  sacrifiant  au  devoir,  je  ne  puis  éviter  de  com- 
mettre un  crime  ;  et,  quelque  parti  que  je  prenne, 
il  faut  que  je  meure  à  la  fois  malheureuse  et  coup- 
able. 

Ah  !  chère  et  tendre  amie,  toi  qui  fus  toujours 
mon  unique  ressource,  et  qui  m'as  tant  de  fois 
sauvée  de  la  mort  et  du  désespoir,  considère  aujour- 
d'hui l'horrible  état  de  mon  âme,  et  vois  si  jamais 
tes  secourables  soins  me  furent  plus  nécessaires. 
Tu  sais  si  tes  avis  sont  écoutés  ;  tu  sais  si  tes  con- 
seils sont  suivis  ;  tu  viens  de  voir,  au  prix  du 
bonheur  de  ma  vie,  si  je  sais  déférer  aux  leçons  de 
l'amitié.  Prends  donc  pitié  de  l'accablement  où 
tu  m'as  réduite  ;  achève,  puisque  tu  as  commencé  ; 
supplée  à  mon  courage  abattu  ;  pense  pour  celle 
qui  ne  pense  plus  que  par  toi.  Enfin,  tu  lis  dans 
ce  cœur  qui  t'aime  :  tu  le  connais  mieux  que  moi. 
Apprends-moi  donc  ce  que  je  veux,  et  choisis  à 
ma  place,  quand  je  n'ai  plus  la  force  de  vouloir  ni 
la  raison  de  choisir. 


76  JULIE,  OU 

•  Relis  la  lettre  de  ce  généreux  Anglais  ;  relis-la 
mille  fois,  mon  ange.  Ah  !  laisse-toi  toucher  au 
tableau  charmant  du  bonheur  que  l'amour,  la  paix, 
la  vertu,  peuvent  me  promettre  encore  !  Douce 
et  ravissante  union  des  âmes,  délices  inexprimables 
même  au  sein  des  remords,  dieux  !  que  seriez-vous 
pour  mon  cœur  au  sein  de  la  foi  conjugale  ?  Quoi  ! 
le  bonheur  et  l'innocence  seraient  encore  en  mon 
pouvoir  ?  Quoi  !  je  pourrais  expirer  d'amour  et 
de  joie  entre  un  époux  adoré  et  les  chers  gages  de  sa 
tendresse  !  .  .  .  Et  j'hésite  un  seul  moment  !  et 
je  ne  vole  pas  réparer  ma  faute  dans  les  bras  de 
celui  qui  me  la  fit  commettre  !  et  je  ne  suis  pas 
déjà  femme  vertueuse  et  chaste  mère  de  famille  !  .  .  . 
Oh  !  que  les  auteurs  de  mes  jours  ne  peuvent-ils 
me  voir  sortir  de  mon  avilissement  !  que  ne 
peuvent-ils  être  témoins  de  la  manière  dont  je 
saurai  remplir  à  mon  tour  les  devoirs  sacrés  qu'ils 
ont  remplis  envers  moi  !  .  .  .  Et  les  tiens,  fille 
ingrate  et  dénaturée,  qui  les  remplira  près  d'eux, 
tandis  que  tu  les  oublies  ?  Est-ce  en  plongeant  le 
poignard  dans  le  sein  d'une  mère  que  tu  te  pré- 
pares à  le  devenir  ?  Celle  qui  déshonore  sa  famille 
apprendra-t-elle  à  ses  enfants  à  l'honorer  ?  Digne 
objet  de  l'aveugle  tendresse  d'un  père  et  d'une 
mère  idolâtres,  abandonne-les  au  regret  de  t'avoir 
fait  naître  ;  couvre  leurs  vieux  jours  de  douleur  et 
d'opprobre  ...  et  jouis,  si  tu  peux,  d'un  bonheur 
acquis  à  ce  prix  ! 

Mon  Dieu,  que  d'horreurs  m'environnent  ! 
quitter  furtivement  son  pays  ;  déshonorer  sa 
famille  ;  abandonner  à  la  fois  père,  mère,  amis, 
parents,  et  toi-même  !    et  toi,  ma  douce  amie  !    et 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  77 

toi,  la  bien-aimée  de  mon  cœur  !  toi,  dont  à  peine, 
dès  mon  enfance,  je  puis  rester  éloignée  un  seul 
jour  ;  te  fuir,  te  quitter,  te  perdre,  ne  te  plus 
voir  !  .  .  .  Ah  !  non  :  que  jamais.  .  .  .  Que  de 
tourments  déchirent  ta  malheureuse  amie  !  elle 
sent  à  la  fois  tous  les  maux  dont  elle  a  le  choix,  sans 
qu'aucun  des  biens  qui  lui  resteront  la  console. 
Hélas  !  je  m'égare.  Tant  de  combats  passent  ma 
force  et  troublent  ma  raison  ;  je  perds  à  la  fois  le 
courage  et  le  sens.  Je  n'ai  plus  d'espoir  qu'en  toi 
seule.     Ou  choisis,  ou  laisse-moi  mourir. 

Claire  répond  (V.)  qu'elle  ne  saurait  donner  un  avis 
dans  les  circonstances.  Elle  est  trop  intéressée  pour  être 
une  bonne  conseillière.  Mais  son  affection  pour  Julie 
est  si  forte  qu'elle  est  résolue  à  partager  son  sort.  Si 
son  amie  part  en  Angleterre  elle  l'accompagnera,  dût- 
elle  par  cette  action  faire  le  désespoir  de  sa  famille. 
Que  Julie,  donc,  réfléchisse  avant  de  prendre  une 
décision  qui  aura  de  graves  conséquences  pour  bien  des 
personnes. 


BILLET 

DE    JULIE   A   CLAIRE 

Je  t'entends,  amie  incomparable,  et  je  te  remercie. 
Au  moins  une  fois  j'aurai  fait  mon  devoir,  et  ne 
serai  pas  en  tout  indigne  de  toi. 

LETTRE    VII 

DE    JULIE   A   SAINT-PREUX 

Et  toi  aussi,  mon  doux  ami  !  et  toi  l'unique  espoir 
de  mon  cœur,  tu  viens  le  percer  encore  quand  il  se 


78  JULIE,  OU 

meurt  de  tristesse  !  J'étais  préparée  aux  coups  de 
la  fortune,  de  longs  pressentiments  me  les  avaient 
annoncés  ;  je  les  aurais  supportés  avec  patience  : 
mais  toi  pour  qui  je  les  souffre  !  .  .  .  Ah  !  ceux 
qui  me  viennent  de  toi  me  sont  seuls  insupportables, 
et  il  m'est  affreux  de  voir  aggraver  mes  peines  par 
celui  qui  devait  me  les  rendre  chères.  Que  de 
douces  consolations  je  m'étais  promises  qui  s'évan- 
ouissent avec  ton  courage  !  Combien  de  fois  je 
me  flattai  que  ta  force  animerait  ma  langueur,  que 
ton  mérite  effacerait  ma  faute,  que  tes  vertus  re- 
lèveraient mon  âme  abattue  !  Combien  de  fois 
j'essuyai  mes  larmes  amères  en  me  disant  :  Je 
souffre  pour  lui,  mais  il  en  est  digne  ;  je  suis  coup- 
able, mais  il  est  vertueux  ;  mille  ennuis  m'assiègent, 
mais  sa  constance  me  soutient,  et  je  trouve  au  fond 
de  son  cœur  le  dédommagement  de  toutes  mes 
pertes  !  Vain  espoir  que  la  première  épreuve  a 
détruit  !  Où  est  maintenant  cet  amour  sublime 
qui  sait  élever  tous  les  sentiments  et  faire  éclater  la 
vertu  ?  Où  sont  ces  fières  maximes  ?  Qu'est 
devenue  cette  imitation  des  grands  hommes  ?  Où 
est  ce  philosophe  que  le  malheur  ne  peut  ébranler, 
et  qui  succombe  au  premier  accident  qui  le  sépare 
de  sa  maîtresse  ?  Quel  prétexte  excusera  désor- 
mais ma  honte  à  mes  propres  yeux,  quand  je  ne 
vois  plus  dans  celui  qui  m'a  séduite  qu'un  homme 
sans  courage,  amolli  par  les  plaisirs,  qu'un  cœur 
lâche,  abattu  par  les  premiers  revers,  qu'un  insensé 
qui  renonce  à  la  raison  sitôt  qu'il  a  besoin  d'elle  ? 
O  Dieu  !  dans  ce  comble  d'humiliation  devais-je 
me  voir  réduite  à  rougir  de  mon  choix  autant  que 
de  ma  faiblesse  ? 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  79 

Regarde  à  quel  point  tu  t'oublies  :  ton  âme 
égarée  et  rampante  s'abaisse  jusqu'à  la  cruauté  ! 
tu  m'oses  faire  des  reproches  !  tu  t'oses  plaindre  de 
moi  !  ...  de  ta  Julie  !  .  .  .  Barbare  !  .  .  .  comment 
tes  remords  n'ont-ils  pas  retenu  ta  main  f  com- 
ment les  plus  doux  témoignages  du  plus  tendre 
amour  qui  fut  jamais  t'ont-ils  laissé  le  courage  de 
m'outrager  ?  Ah  !  si  tu  pouvais  douter  de  mon 
cœur,  que  le  tien  serait  méprisable  !  Mais  non,  tu 
n'en  doutes  pas,  tu  n'en  peux  douter,  j'en  puis 
défier  ta  fureur  ;  et  dans  cet  instant  même,  où  je 
hais  ton  injustice,  tu  vois  trop  bien  la  source  du 
premier  mouvement  de  colère  que  j'éprouvai  de 
ma  vie. 

Peux-tu  t'en  prendre  à  moi,  si  je  me  suis  perdue 
par  une  aveugle  confiance,  et  si  mes  desseins  n'ont 
point  réussi  ?  Que  tu  rougirais  de  tes  duretés  si  tu 
connaissais  quel  espoir  m'avait  séduite,  quels  projets 
j'osai  former  pour  ton  bonheur  et  le  mien,  et 
comment  ils  se  sont  évanouis  avec  toutes  mes 
espérances  !  Quelque  jour,  j'ose  m'en  flatter  en- 
core, tu  pourras  en  savoir  davantage,  et  tes  regrets 
me  vengeront  alors  de  tes  reproches.  Tu  sais  la 
défense  de  mon  père  ;  tu  n'ignores  pas  les  discours 
publics  ;  j'en  prévis  les  conséquences,  je  te  les  fis 
exposer,  tu  les  sentis  comme  nous  ;  et  pour  nous 
conserver  l'un  à  l'autre,  il  fallut  nous  soumettre  au 
sort  qui  nous  séparait. 

Je  t'ai  donc  chassé,  comme  tu  l'oses  dire  !  Mais 
pour  qui  l'ai-je  fait,  amant  sans  délicatesse  ?  In- 
grat !  c'est  pour  un  cœur  bien  plus  honnête  qu'il 
ne  croit  l'être,  et  qui  mourrait  mille  fois  plutôt  que 
de    me   voir    avilie.     Dis-moi,    que   deviendras-tu 


80  JULIE,  OU 

quand  je  serai  livrée  à  l'opprobre  ?  Espères-tu 
pouvoir  supporter  le  spectacle  de  mon  déshonneur  ? 
Viens,  cruel,  si  tu  le  crois,  viens  recevoir  le  sacrifice 
de  ma  réputation  avec  autant  de  courage  que  je 
puis  te  l'offrir.  Viens,  ne  crains  pas  d'être  désa- 
voué de  celle  à  qui  tu  fus  cher.  Je  suis  prête  à 
déclarer  à  la  face  du  ciel  et  des  hommes  tout  ce 
que  nous  avons  senti  l'un  pour  l'autre  ;  je  suis 
prête  à  te  nommer  hautement  mon  amant,  à 
mourir  dans  tes  bras  d'amour  et  de  honte  :  j'aime 
mieux  que  le  monde  entier  connaisse  ma  tendresse 
que  de  t'en  voir  douter  un  moment,  et  tes  reproches 
me  sont  plus  amers  que  l'ignominie. 

Finissons  pour  jamais  ces  plaintes  mutuelles,  je 
t'en  conjure  ;  elles  me  sont  insupportables.  O 
Dieu  !  comment  peut-on  se  quereller  quand  on 
s'aime,  et  perdre  à  se  tourmenter  l'un  l'autre  des 
moments  où  l'on  a  si  grand  besoin  de  consolation  ? 
Non,  mon  ami,  que  sert  de  feindre  un  mécontente- 
ment qui  n'est  pas  ?  Plaignons-nous  du  sort,  et 
non  de  l'amour.  Jamais  il  ne  forma  d'union  si 
parfaite  ;  jamais  il  n'en  forma  de  plus  durable. 
Nos  âmes  trop  bien  confondues  ne  sauraient  plus 
se  séparer  ;  et  nous  ne  pouvons  plus  vivre  éloignés 
l'un  de  l'autre,  que  comme  deux  parties  d'un  même 
tout.  Comment  peux-tu  donc  ne  sentir  que  tes 
peines  ?  comment  ne  sens-tu  point  celles  de  ton 
amie  ?  comment  n'entends-tu  point  dans  ton  sein 
ses  tendres  gémissements  ?  Combien  ils  sont  plus 
douloureux  que  tes  cris  emportés  !  Combien,  si 
tu  partageais  mes  maux,  ils  te  seraient  plus  cruels 
que  les  tiens  mêmes  ! 

Tu    trouves    ton    sort    déplorable  !     Considère 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  81 

celui  de  ta  Julie,  et  ne  pleure  que  sur  elle.  Con- 
sidère dans  nos  communes  infortunes  l'état  de  mon 
sexe  et  du  tien,  et  juge  qui  de  nous  est  le  plus  à 
plaindre.  Dans  la  force  des  passions,  affecter 
d'être  insensible,  en  proie  à  mille  peines,  paraître 
joyeuse  et  contente  ;  avoir  l'air  serein  et  l'âme 
agitée  ;  dire  toujours  autrement  qu'on  ne  pense  ; 
déguiser  tout  ce  qu'on  sent  ;  être  fausse  par  devoir, 
et  mentir  par  modestie  :  voilà  l'état  habituel  de 
toute  fille  de  mon  âge.  .  .  . 

Rappelle  donc  ta  fermeté,  sache  supporter  l'in- 
fortune, et  sois  homme.  Sois  encore,  si  j'ose  le 
dire,  l'amant  que  Julie  a  choisi.  Ah  !  si  je  ne  suis 
plus  digne  d'animer  ton  courage,  souviens-toi  du 
moins  de  ce  que  je  fus  un  jour  ;  mérite  que  pour 
toi  j'aie  cessé  de  l'être  ;  ne  me  déshonore  pas 
deux  fois. 

Non,  mon  respectable  ami,  ce  n'est  point  toi  que 
je  reconnais  dans  cette  lettre  efféminée  que  je  veux 
à  jamais  oublier,  et  que  je  tiens  déjà  désavouée  par 
toi-même.  J'espère,  tout  avilie,  toute  confuse  que 
je  suis,  j'ose  espérer  que  mon  souvenir  n'inspire 
point  des  sentiments  si  bas,  que  mon  image  règne 
encore  avec  plus  de  gloire  dans  un  cœur  que  je  pus 
enflammer,  et  que  je  n'aurai  point  à  me  reprocher, 
avec  ma  faiblesse,  la  lâcheté  de  celui  qui  l'a  causée. 

Heureux  dans  ta  disgrâce,  tu  trouves  le  plus 
précieux  dédommagement  qui  soit  connu  des  âmes 
sensibles.  Le  ciel  dans  ton  malheur  te  donne  un 
ami  et  te  laisse  à  douter  si  ce  qu'il  te  rend  ne  vaut 
pas  mieux  que  ce  qu'il  t'ôte.  Admire  et  chéris  cet 
homme  trop  généreux  qui  daigne  aux  dépens  de 
son  repos  prendre  soin  de  tes  jours  et  de  ta  raison. 


82  JULIE,  OU 

Que  tu  serais  ému  si  tu  savais  tout  ce  qu'il  a  voulu 
faire  pour  toi  !  Mais  que  sert  d'animer  ta  recon- 
naissance en  aigrissant  tes  douleurs  ?  Tu  n'as  pas 
besoin  de  savoir  à  quel  point  il  t'aime  pour  con- 
naître tout  ce  qu'il  vaut  ;  et  tu  ne  peux  l'estimer 
comme  il  le  mérite,  sans  l'aimer  comme  tu  le  dois. 


LETTRE    X 

DE    SAINT-PREUX   A   CLAIRE 

...  Je  ne  vous  parlerai  point  de  l'effet  que  produisit 
sur  moi  cette  séparation  imprévue  ;  je  ne  vous  dirai 
rien  de  ma  douleur  stupide  et  de  mon  insensé  dé- 
sespoir ;  vous  n'en  jugerez  que  trop  par  l'égare- 
ment inconcevable  où  l'un  et  l'autre  m'ont  entraîné. 
Plus  je  sentais  l'erreur  de  mon  état,  moins  j'imagi- 
nais qu'il  fût  possible  de  renoncer  volontairement 
à  Julie,  et  l'amertume  de  ce  sentiment,  jointe  à 
l'étonnante  générosité  de  mylord  Edouard,  me  fit 
naître  des  soupçons  que  je  ne  me  rappellerai  jamais 
sans  horreur,  et  que  je  ne  puis  oublier  sans  in- 
gratitude envers  l'ami  qui  me  les  pardonne. 

En  rapprochant  dans  mon  délire  toutes  les  cir- 
constances de  mon  départ,  j'y  crus  reconnaître  un 
dessein  prémédité,  et  j'osai  l'attribuer  au  plus 
vertueux  des  hommes.  A  peine  ce  doute  affreux  me 
fût-il  entré  dans  l'esprit  que  tout  me  sembla  le 
confirmer.  La  conversation  de  mylord  avec  le 
baron  d'Étange,  le  ton  peu  insinuant  que  je  l'ac- 
cusais d'y  avoir  affecté,  la  querelle  qui  en  dériva,  la 
défense  de  me  voir,  la  résolution  prise  de  me  faire 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  83 

partir  ;  la  diligence  et  le  secret  des  préparatifs, 
l'entretien  qu'il  eut  avec  moi  la  veille,  enfin  la 
rapidité  avec  laquelle  je  fus  plutôt  enlevé  qu'em- 
mené :  tout  me  semblait  prouver,  de  la  part  de 
mylord,  un  projet  formé  de  m'écarter  de  Julie,  et 
le  retour  que  je  savais  qu'il  devait  faire  auprès 
d'elle  achevait,  selon  moi,  de  me  déceler  le  but  de 
ses  soins.  Je  résolus  pourtant  de  m'éclaircir  encore 
mieux  avant  d'éclater  ;  et  dans  ce  dessein  je  me 
bornai  à  examiner  les  choses  avec  plus  d'attention. 
Mais  tout  redoublait  mes  ridicules  soupçons,  et  le 
zèle  de  l'humanité  ne  lui  inspirait  rien  d'honnête 
en  ma  faveur,  dont  mon  aveugle  jalousie  ne  tirât 
quelque  indice  de  trahison.  A  Besançon  je  sus 
qu'il  avait  écrit  à  Julie  sans  me  communiquer  sa 
lettre,  sans  m'en  parler.  Je  me  tins  alors  suffisam- 
ment convaincu,  et  je  n'attendis  que  la  réponse, 
dont  j'espérais  bien  le  trouver  mécontent,  pour 
avoir  avec  lui  l'éclaircissement  que  je  méditais. 

Hier  au  soir  nous  rentrâmes  assez  tard,  et  je  sus 
qu'il  y  avait  un  paquet  venu  de  Suisse,  dont  il  ne 
me  parla  point  en  nous  séparant.  Je  lui  laissai  le 
temps  de  l'ouvrir  ;  je  l'entendis  de  ma  chambre 
murmurer  en  lisant  quelques  mots  ;  je  prêtai 
l'oreille  attentivement.  Ah  !  Julie  !  disait-il  en 
phrases  interrompues,  j'ai  voulu  vous  rendre 
heureuse  ...  je  respecte  votre  vertu  .  .  .  mais  je 
plains  votre  erreur ...  A  ces  mots  et  d'autres 
semblables  que  je  distinguai  parfaitement,  je  ne 
fus  plus  maître  de  moi  ;  je  pris  mon  épée  sous  mon 
bras  ;  j'ouvris  ou  plutôt  j'enfonçai  la  porte  ; 
j'entrai  comme  un  furieux.  Non,  je  ne  souillerai 
point  ce  papier  ni  vos  regards  des  injures  que  me 


84  JULIE,  OU 

dicta  la  rage  pour  le  porter  à  se  battre  avec  moi 
sur-le-champ. 

O  ma  cousine  !  c'est  là  surtout  que  je  pus  re- 
connaître l'empire  de  la  véritable  sagesse,  même 
sur  les  hommes  les  plus  sensibles,  quand  ils  veulent 
écouter  sa  voix.  D'abord  il  ne  put  rien  com- 
prendre à  mes  discours,  et  il  les  prit  pour  un  vrai 
délire  :  mais  la  trahison  dont  je  l'accusais,  les 
desseins  secrets  que  je  lui  reprochais,  cette  lettre 
de  Julie  qu'il  tenait  encore,  et  dont  je  lui  parlais 
sans  cesse,  lui  firent  connaître  enfin  le  sujet  de 
ma  fureur.  Il  sourit,  puit  il  me  dit  froidement  : 
Vous  avez  perdu  la  raison,  et  je  ne  me  bats  point 
contre  un  insensé.  Ouvrez  les  yeux,  aveugle  que 
vous  êtes,  ajouta-t-il  d'un  ton  plus  doux,  est-ce 
bien  moi  que  vous  accusez  de  vous  trahir  ?  Je 
sentis  dans  l'accent  de  ce  discours  je  ne  sais  quoi 
qui  n'était  pas  d'un  perfide  :  le  son  de  sa  voix 
me  remua  le  cœur  ;  je  n'eus  pas  jeté  les  yeux  sur 
les  siens  que  tous  mes  soupçons  se  dissipèrent, 
et  je  commençai  de  voir  avec  effroi  mon  extra- 
vagance. 

Il  s'aperçut  à  l'instant  de  ce  changement,  il  me 
tendit  la  main  :  Venez,  me  dit-il  ;  si  votre  retour 
n'eût  précédé  ma  justification,  je  ne  vous  aurais 
vu  de  ma  vie.  A  présent  que  vous  êtes  raisonnable, 
lisez  cette  lettre,  et  connaissez  une  fois  vos  amis. 
Je  voulus  refuser  de  la  lire  ;  mais  l'ascendant  que 
tant  d'avantages  lui  donnaient  sur  moi  le  lui  fit 
exiger  d'un  ton  d'autorité  que,  malgré  mes  om- 
brages dissipés,  mon  désir  secret  n'appuyait  que 
trop. 

Imaginez  en  quel  état  je  me  trouvai  après  cette 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  85 

lecture,  qui  m'apprit  les  bienfaits  inouïs  de  celui 
que  j'osais  calomnier  avec  tant  d'indignité.  Je  me 
précipitai  à  ses  pieds  :  et,  le  cœur  chargé  d'admira- 
tion, de  regrets  et  de  honte,  je  serrais  ses  genoux 
de  toute  ma  force  sans  pouvoir  proférer  un  seul 
mot.  Il  reçut  mon  repentir  comme  il  avait  reçu 
mes  outrages,  et  n'exigea  de  moi,  pour  prix  du 
pardon  qu'il  daigna  m'accorder,  que  de  ne  m'op- 
poser  jamais  au  bien  qu'il  voudrait  me  faire.  Ah  ! 
qu'il  fasse  désormais  ce  qu'il  lui  plaira  :  son  âme 
sublime  est  au-dessus  de  celle  des  hommes,  et  il 
n'est  pas  plus  permis  de  résister  à  ses  bienfaits  qu'à 
ceux  de  la  Divinité. 

Ensuite  il  me  remit  les  deux  lettres  qui  s'adres- 
saient à  moi,  lesquelles  il  n'avait  pas  voulu  me 
donner  avant  d'avoir  la  sienne,  et  d'être  instruit 
de  la  résolution  de  votre  cousine.  Je  vis,  en  les 
lisant,  quelle  amante  et  quelle  amie  le  ciel  m'a 
données  ;  je  vis  combien  il  a  rassemblé  de  senti- 
ments et  de  vertus  autour  de  moi  pour  rendre 
mes  remords  plus  amers  et  ma  bassesse  plus  mépri- 
sable. .  .  . 

P. S. — Des  nœuds  abhorrés  et  -peut-être  inévi- 
tables !  Que  signifient  ces  mots  ?  Ils  sont  dans 
sa  lettre.  Claire,  je  m'attends  à  tout  ;  je  suis 
résigné,  prêt  à  supporter  mon  sort.  Mais  ces 
mots  .  .  .  jamais,  quoi  qu'il  arrive,  je  ne  partirai 
d'ici  que  je  n'aie  eu  l'explication  de  ces  mots-là. 


Une  lettre  (XI.  )  de  Julie  exhorte  Saint-Preux  à  déployer 
tous  ses  talents  afin  de  dompter  la  fortune  et  surmonter 
les  obstacles  qui  les  séparent.  Elle  lui  donne  des  con- 
seils contre  les  dangers  d'une  ville  telle  que  Paris,  et 
finit  ainsi  : — 


86  JULIE,  OU 

Ne  l'oublie  donc  jamais,  cette  Julie  qui  fut  à 
toi,  et  dont  le  cœur  ne  sera  point  à  d'autre.  Je  ne 
puis  rien  te  dire  de  plus,  dans  la  dépendance  où 
le  ciel  m'a  placée.  Mais  après  t'avoir  recommandé 
la  fidélité,  il  est  juste  de  te  laisser  de  la  mienne  le 
seul  gage  qui  soit  en  mon  pouvoir.  J'ai  consulté, 
non  mes  devoirs,  mon  esprit  égaré  ne  les  connaît 
plus,  mais  mon  cœur,  dernière  règle  de  qui  n'en 
saurait  plus  suivre  ;  et  voici  le  résultat  de  ses  in- 
spirations. Je  ne  t'épouserai  jamais  sans  le  con- 
sentement de  mon  père,  mais  je  n'en  épouserai 
jamais  un  autre  sans  ton  consentement  :  je  t'en 
donne  ma  parole  ;  elle  me  sera  sacrée,  quoi  qu'il 
arrive,  et  il  n'y  a  point  de  force  humaine  qui  puisse 
m'y  faire  manquer.  Sois  donc  sans  inquiétude  sur 
ce  que  je  puis  devenir  en  ton  absence.1?;  Va,  mon 
aimable  ami,  chercher  sous  les  auspicesjdu  tendre 
amour  un  cort  digne  de  le  couronner.  Ma 
destinée  est  dans  tes  mains  autant  qu'il  a  dépendu 
de  moi  de  l'y  mettre,  et  jamais  elle  ne  changera 
que  de  ton  aveu. 


LETTRE   XII 

DE    SAINT-PREUX    A    JULIE 

Julie,  laisse-moi  respirer  ;  tu  fais  bouillonner  mon 
sang,  tu  me  fais  tressaillir,  tu  me  fais  palpiter  ;  ta 
lettre  brûle  comme  ton  cœur  du  saint  amour  de  la 
vertu,  et  tu  portes  au  fond  du  mien  son  ardeur 
céleste.  Mais  pourquoi  tant  d'exhortations  où  il 
ne  fallait  que  des  ordres  ;     Crois  que  si  je  m'oublie 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  87 

au  point  d'avoir  besoin  de  raisons  pour  bien  faire, 
au  moins  ce  n'est  pas  de  ta  part  ;  ta  seule  volonté 
me  suffit.  Ignores-tu  que  je  serai  toujours  ce  qu'il 
te  plaira,  et  que  je  ferais  le  mal  même  avant  de 
pouvoir  te  désobéir  ?  Oui,  j'aurais  brûlé  le  Capi- 
tule si  tu  me  l'avais  commandé,  parce  que  je  t'aime 
plus  que  toutes  choses.  Mais  sais-tu  bien  pourquoi 
je  t'aime  ainsi  ?  Ah  !  fille  incomparable  !  c'est 
parce  que  tu  ne  peux  rien  vouloir  que  d'honnête, 
et  que  l'amour  de  la  vertu  rend  plus  invincible 
celui  que  j'ai  pour  tes  charmes. 

Je  pars,  encouragé  par  l'engagement  que  tu  viens 
de  prendre,  et  dont  tu  pouvais  t'épargner  le  détour  ; 
car  promettre  de  n'être  à  personne  sans  mon  con- 
sentement, n'est-ce  pas  promettre  de  n'être  qu'à 
moi  ?  Pour  moi,  je  le  dis  plus  librement,  et  je  t'en 
donne  aujourd'hui  ma  foi  d'homme  de  bien,  qui 
ne  sera  point  violée.  J'ignore  dans  la  carrière  où 
je  vais  m'essayer  pour  te  complaire,  à  quel  sort  la 
fortune  m'appelle  ;  mais  jamais  les  nœuds  de 
l'amour  ni  de  l'hymen  ne  m'uniront  à  d'autres 
qu'à  Julie  d'Ëtange  ;  je  ne  vis,  je  n'existe  que 
pour  elle,  et  mourrai  libre  ou  son  époux.  Adieu  ; 
l'heure  presse,  et  je  pars  à  l'instant. 


Suivent  de  longues  lettres  sur  Paris  : — 
La  société  et  le  ton  qui  y  règne  (XVII.)  ;  sur  le  théâtre 
(XVII.);  sur  les  Parisiennes  (XXI.);  sur  l'Opéra 
(XXIII.).  Ces  epîtres  sont  des  plus  intéressantes 
comme  documents  pour  l'étude  des  mœurs  de  l'époque 
aussi  bien  que  pour  celle  des  idées  de  Rousseau,  mais 
elles   avancent  très  peu  l'action   du  roman. 

De  son  côté  Julie  apprend  à  son  amant  le  mariage  de 


88  JULIE,  OU 

Claire  (XVIII.);  elle  a  épousé  M.  d'Orbe.  Elle  lui 
envoie  un  cadeau  dont  elle  annonce  l'arrivée  prochaine 
dans  la  lettre  suivante. 


LETTRE   XX 

DE    JULIE   A   SAINT-PREUX 

Mon  ami,  j'ai  remis  à  M.  d'Orbe  un  paquet  qu'il 
s'est  chargé  de  t'envoyer  à  l'adresse  de  M.  Silvestre, 
chez  qui  tu  pourras  le  retirer  ;  mais  je  t'avertis 
d'attendre  pour  l'ouvrir  que  tu  sois  seul  et  dans  ta 
chambre  :  tu  trouveras  dans  ce  paquet  un  petit 
meuble  à  ton  usage. 

C'est  une  espèce  d'amulette  que  les  amants 
portent  volontiers.  La  manière  de  s'en  servir  est 
bizarre  ;  il  faut  la  contempler  tous  les  matins  un 
quart  d'heure  jusqu'à  ce  qu'on  se  sente  pénétré 
d'un  attendrissement  ;  alors  on  l'applique  sur  ses 
yeux,  sur  sa  bouche,  et  sur  son  cœur  :  cela  sert, 
dit-on,  de  préservatif  durant  la  journée  contre  le 
mauvais  air  du  pays  galant.  On  attribue  encore  à 
ces  sortes  de  talismans  une  vertu  électrique  très 
singulière,  mais  qui  n'agit  qu'entre  les  amants 
fidèles  ;  c'est  de  communiquer  à  l'un  l'impression 
des  baisers  de  l'autre  à  plus  de  cent  lieues  de  là. 
Je  ne  garantis  pas  le  succès  de  l'expérience  ;  je  sais 
seulement  qu'il  ne  tient  qu'à  toi  de  la  faire. 

Tranquillise-toi  sur  les  deux  galants  ou  préten- 
dants, ou  comme  tu  voudras  les  appeler,  car  désor- 
mais le  nom  ne  fait  plus  rien  à  la  chose.  Ils  sont 
partis  :  qu'ils  aillent  en  paix.  Depuis  que  je  ne 
les  vois  plus,  je  ne  les  hais  plus. 


LA  NOUVELLE  H  E  LOI  SE  89 


LETTRE   XXII 

DE   SAINT-PREUX   A   JULIE 

Depuis  ta  lettre  reçue  je  suis  allé  tous  les  jours 
chez  M.  Silvestre  demander  le  petit  paquet.  Il 
n'était  toujours  point  venu  ;  et,  dévoré  d'une 
mortelle  impatience,  j'ai  fait  le  voyage  sept  fois 
inutilement.  Enfin  la  huitième  j'ai  reçu  le  paquet. 
A  peine  l'ai-je  eu  dans  les  mains,  que,  sans  payer 
le  port,  sans  m'en  informer,  sans  rien  dire  à  per- 
sonne, je  suis  sorti  comme  un  étourdi  ;  et,  ne 
voyant  que  le  moment  de  rentrer  chez  moi,  j'enfilais 
avec  tant  de  précipitation  des  rues  que  je  ne  con- 
naissais point,  qu'au  bout  d'une  demi-heure,  cher- 
chant la  rue  de  Tournon  où  je  loge,  je  me  suis 
trouvé  dans  le  Marais,  à  l'autre  extrémité  de 
Paris.  J'ai  été  obligé  de  prendre  un  fiacre  pour 
revenir  plus  promptement  ;  c'est  la  première  fois 
que  cela  m'est  arrivé  le  matin  pour  mes  affaires  : 
je  ne  m'en  sers  même  qu'à  regret  l'après-midi  pour 
quelques  visites  ;  car  j'ai  deux  jambes  fort  bonnes 
dont  je  serais  bien  fâché  qu'un  peu  plus  d'aisance 
dans  ma  fortune  me  fît  négliger  l'usage. 

J'étais  fort  embarrassé  dans  mon  fiacre  avec  mon 
paquet  ;  je  ne  voulais  l'ouvrir  que  chez  moi,  c'était 
ton  ordre.  D'ailleurs  une  sorte  de  volupté  qui  me 
laisse  oublier  la  commodité  dans  les  choses  com- 
munes me  la  fait  rechercher  avec  soin  dans  les  vrais 
plaisirs.  Je  n'y  puis  souffrir  aucune  sorte  de  dis- 
traction, et  je  veux  avoir  du  temps  et  mes  aises 
pour  savourer  tout  ce  qui  me  vient  de  toi.  Je 
tenais  donc  ce  paquet  avec  une  inquiète  curiosité 


90  JULIE,  OU 

dont  je  n'étais  pas  le  maître  ;  je  m'efforçais  de 
palper  à  travers  les  enveloppes  ce  qu'il  pouvait 
contenir  ;  et  l'on  eût  dit  qu'il  me  brûlait  les  mains 
à  voir  les  mouvements  continuels  qu'il  faisait  de 
l'une  à  l'autre.  Ce  n'est  pas  qu'à  son  volume,  à 
son  poids,  au  ton  de  ta  lettre,  je  n'eusse  quelque 
soupçon  de  la  vérité  ;  mais  le  moyen  de  concevoir 
comment  tu  pouvais  avoir  trouvé  l'artiste  et  l'occa- 
sion ?  Voilà  ce  que  je  ne  conçois  pas  encore  : 
c'est  un  miracle  de  l'amour  ;  plus  il  passe  ma 
raison,  plus  il  enchante  mon  cœur  ;  et  l'un  des 
plaisirs  qu'il  me  donne  est  celui  de  n'y  rien  com- 
prendre. 

J'arrive  enfin,  je  vole,  je  m'enferme  dans  ma 
chambre,  je  m'assieds  hors  d'haleine,  je  porte  une 
main  tremblante  sur  le  cachet.  O  première  influ- 
ence du  talisman  !  j'ai  senti  palpiter  mon  cœur  à 
chaque  papier  que  j'ôtais,  et  je  me  suis  bientôt 
trouvé  tellement  oppressé  que  j'ai  été  forcé  de 
respirer  un  moment  sur  la  dernière  enveloppe.  .  .  . 
Julie  !  .  .  .  ô  ma  Julie  !  le  voile  est  déchiré  ...  je 
te  vois  ...  je  vois  tes  divins  attraits  !  ma  bouche  et 
mon  cœur  leur  rendent  le  premier  hommage,  mes 
genoux  fléchissent.  .  .  .  Charmes  adorés,  encore 
une  fois  vous  aurez  enchanté  mes  yeux  !  Qu'il  est 
prompt,  qu'il  est  puissant,  le  magique  effet  de  ces 
traits  chéris  !  Non,  il  ne  faut  point,  comme  tu 
prétends,  un  quart  d'heure  pour  le  sentir  ;  une 
minute,  un  instant  suffit  pour  arracher  de  mon 
sein  mille  ardents  soupirs,  et  me  rappeler  avec  ton 
image  celle  de  mon  bonheur  passé.  Pourquoi 
faut-il  que  la  joie  de  posséder  un  si  précieux  trésor 
soit  mêlée  d'une  si  cruelle  amertume  ?     Avec  quelle 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  91 

violence  il  me  rappelle  des  temps  qui  ne  sont  plus  ! 
Je  crois,  en  le  voyant,  te  revoir  encore  ;  je  crois 
me  retrouver  à  ces  moments  délicieux  dont  le 
souvenir  fait  maintenant  le  malheur  de  ma  vie,  et 
que  le  ciel  m'a  donnés  et  ravis  dans  sa  colère. 
Hélas  !  un  instant  me  désabuse  ;  toute  la  douleur 
de  l'absence  se  ranime  et  s'aigrit  en  m'ôtant  l'erreur 
qui  l'a  suspendue,  et  je  suis  comme  ces  malheureux 
dont  on  n'interrompt  les  tourments  que  pour  les 
leur  rendre  plus  sensibles.  Dieux  !  quels  torrents  de 
flammes  mes  avides  regards  puisent  dans  cet  objet 
inattendu  !  ô  comme  il  ranime  au  fond  de  mon 
cœur  tous  les  mouvements  impétueux  que  ta 
présence  y  faisait  naître  !  O  Julie,  s'il  était  vrai 
qu'il  pût  transmettre  à  tes  sens  le  délire  et  l'illusion 
des  miens  !  .  .  Mais  pourquoi  ne  le  ferait-il  pas  ? 
Pourquoi  des  impressions  que  l'âme  porte  avec  tant 
d'activité  n'iraient-elles  pas  aussi  loin  qu'elle  ? 
Ah  !  chère  amante  !  où  que  tu  sois,  quoi  que  tu 
fasses  au  moment  où  j'écris  cette  lettre,  au  moment 
où  ton  portrait  reçoit  tout  ce  que  ton  idolâtre 
amant  adresse  à  ta  personne,  ne  sens-tu  pas  ton 
charmant  visage  inondé  des  pleurs  de  l'amour  et  de 
la  tristesse  ?  ne  sens-tu  pas  tes  yeux,  tes  joues,  ta 
bouche,  ton  sein,  pressés,  comprimés,  accablés  de 
mes  ardents  baisers  ?  ne  te  sens-tu  pas  embraser 
tout  entière  du  feu  de  mes  lèvres  brûlantes  ?  .  .  . 
Ciel!  qu'entends-je  ?  Quelqu'un  vient.  ..  .  Ah! 
serrons,  cachons  mon  trésor  ...  un  importun  !  .  .  . 
Maudit  soit  le  cruel  qui  vient  troubler  des  trans- 
ports si  doux  !  .  .  .  Puisse-t-il  ne  jamais  aimer  .  .  . 
ou  vivre  loin  de  ce  qu'il  aime  ! 


92  JULIE,  OU 

LETTRE   XXIV 

DE    JULIE   A   SAINT-PREUX 

Oui,  oui,  je  le  vois  bien,  l'heureuse  Julie  t'est  tou- 
jours chère.  Ce  même  feu  qui  brillait  jadis  dans 
tes  yeux  se  fait  sentir  dans  ta  dernière  lettre  :  j'y 
retrouve  toute  l'ardeur  qui  m'anime,  et  la  mienne 
s'en  irrite  encore.  Oui,  mon  ami,  le  sort  a  beau 
nous  séparer,  pressons  nos  cœurs  l'un  contre  l'autre, 
conservons  par  la  communication  leur  chaleur 
naturelle  contre  le  froid  de  l'absence  et  du  déses- 
poir, et  que  tout  ce  qui  devrait  relâcher  notre 
attachement  ne  serve  qu'à  le  resserrer  sans  cesse. 

Mais  admire  ma  simplicité  ;  depuis  que  j'ai  reçu 
cette  lettre,  j'éprouve  quelque  chose  des  charmants 
effets  dont  elle  parle  ;  et  ce  badinage  du  talisman, 
quoique  inventé  par  moi-même,  ne  laisse  pas  de  me 
séduire  et  de  me  paraître  une  vérité.  Cent  fois  le 
jour,  quand  je  suis  seule,  un  tressaillement  me  saisit 
comme  si  je  te  sentais  près  de  moi.  Je  m'imagine 
que  tu  tiens  mon  portrait,  et  je  suis  si  folle  que  je 
crois  sentir  l'impression  des  caresses  que  tu  lui  fais 
et  des  baisers  que  tu  lui  donnes  ;  ma  bouche  croit 
les  recevoir,  mon  tendre  cœur  croit  les  goûter.  O 
douces  illusions  !  ô  chimères  !  dernières  ressources 
des  malheureux  !  ah  !  s'il  se  peut,  tenez-nous  lieu 
de  réalité  !  Vous  êtes  quelque  chose  encore  à 
ceux  pour  qui  le  bonheur  n'est  plus  rien. 

Quant  à  la  manière  dont  je  m'y  suis  prise  pour 
avoir  ce  portrait,  c'est  bien  un  soin  de  l'amour  ; 
mais  crois  que  s'il  était  vrai  qu'il  fît  des  miracles, 
ce  n'est  pas  celui-là  qu'il  aurait  choisi.     Voici  le 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  93 

mot  de  l'énigme.  Nous  eûmes  il  y  a  quelque  temps 
ici  un  peintre  en  miniature  venant  d'Italie  ;  il 
avait  des  lettres  de  mylord  Edouard,  qui  peut-être 
en  les  lui  donnant  avait  en  vue  ce  qui  est  arrivé. 
M.  d'Orbe  voulut  profiter  de  cette  occasion  pour 
avoir  le  portrait  de  ma  cousine  ;  je  voulus  l'avoir 
aussi.  Elle  et  ma  mère  voulurent  avoir  le  mien,  et 
à  ma  prière  le  peintre  en  fit  secrètement  une  seconde 
copie.  Ensuite,  sans  m'embarrasser  de  copie  ni 
d'original,  je  choisis  subtilement  le  plus  ressemblant 
des  trois  pour  te  l'envoyer.  C'est  une  friponnerie 
dont  je  ne  me  suis  pas  fait  un  grand  scrupule  ;  car 
un  peu  de  ressemblance  de  plus  ou  de  moins 
n'importe  guère  à  ma  mère  et  à  ma  cousine  ;  mais 
les  hommages  que  tu  rendrais  à  une  autre  figure  que 
la  mienne  seraient  une  espèce  d'infidélité  d'autant 
plus  dangereuse  que  mon  portrait  serait  mieux  que 
moi  ;  et  je  ne  veux  point,  comme  que  ce  soit,  que  tu 
prennes  du  goût  pour  des  charmes  que  je  n'ai  pas. 
x\u  reste,  il  n'a  pas  dépendu  de  moi  d'être  un  peu  plus 
soigneusement  vêtue  ;  mais  on  ne  m'a  pas  écoutée,  et 
mon  père  lui-même  a  voulu  que  le  portrait  demeurât 
tel  qu'il  est.  Je  te  prie  au  moins  de  croire  qu'excepté 
la  coiffure,  cet  ajustement  n'a  point  été  pris  sur  le 
mien,  que  le  peintre  a  tout  fait  de  sa  grâce,  et  qu'il  a 
orné  ma  personne  des  ouvrages  de  son  imagination. 


LETTRE    XXVIII 

DE    JULIE   A   SAINT-PREUX 

Tout  est  perdu  !  tout  est  découvert  !     Je  ne  trouve 
plus  tes  lettres  dans  le  lieu  où  je  les  avais  cachées. 


94  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE 

Elles  y  étaient  encore  hier  au  soir.  Elles  n'ont  pu 
être  enlevées  que  d'aujourd'hui.  Ma  mère  seule 
peut  les  avoir  surprises.  Si  mon  père  les  voit,  c'est 
fait  de  ma  vie  !  Eh  !  que  servirait  qu'il  ne  les  vît 
pas,  s'il  faut  renoncer.  ...  Ah  Dieu  !  ma  mère 
m'envoie  appeler.  Où  fuir  ?  Comment  soutenir 
ses  regards  ?  Que  ne  puis-je  me  cacher  au  sein  de 
la  terre  !  .  .  .  Tout  mon  corps  tremble  et  je  suis 
hors  d'état  de  faire  un  pas.  ...  La  honte,  l'humilia- 
tion, les  cuisants  reproches  .  .  .  j'ai  tout  mérité  ;  je 
supporterai  tout.  Mais  la  douleur,  les  larmes  d'une 
mère  éplorée  .  .  .  ô  mon  cœur,  quels  déchirements  ! 
.  .  .  Elle  m'attend,  je  ne  puis  tarder  davantage.  .  .  . 
Elle  voudra  savoir  ...  il  faudra  tout  dire  .  .  .  Re- 
gianino  sera  congédié.  Ne  m'écris  plus  jusqu'à 
nouvel  avis.  .  .  .  Qui  sait  si  jamais  ...  Je  pour- 
rais .  .  .  quoi  !  mentir  !  .  .  .  mentir  à  ma  mère  !  .  .  . 
Ah  !  s'il  faut  nous  sauver  par  le  mensonge,  adieu, 
nous  sommes  perdus  ! 


FIN    DE    LA   SECONDE    PARTIE 


TROISIEME   PARTIE 

LETTRE   PREMIÈRE 

DE    MADAME    d'oRBE    A   SAINT-PREUX 

Que  de  maux  vous  causez  à  ceux  qui  vous  aiment  ! 
Que  de  pleurs  vous  avez  déjà  fait  couler  dans  une 
famille  infortunée  dont  vous  seul  troublez  le  repos  ! 
Craignez  d'ajouter  le  deuil  à  nos  larmes  ;  craignez 
que  la  mort  d'une  mère  affligée  ne  soit  le  dernier 
effet  du  poison  que  vous  versez  dans  le  cœur  de  sa 
fille,  et  qu'un  amour  désordonné  ne  devienne  enfin 
pour  vous-même  la  source  d'un  remords  éternel. 
L'amitié  m'a  fait  supporter  vos  erreurs  tant  qu'une 
ombre  d'espoir  pouvait  les  nourrir  ;  mais  comment 
tolérer  une  vaine  constance  que  l'honneur  et  la 
raison  condamnent,  et  qui,  ne  pouvant  plus  causer 
que  des  malheurs  et  des  peines,  ne  mérite  que  le 
nom  d'obstination  ? 

Vous  savez  de  quelle  manière  le  secret  de  vos  feux, 
dérobé  si  longtemps  aux  soupçons  de  ma  tante,  lui 
fut  dévoilé  pas  vos  lettres.  Quelque  sensible  que 
soit  un  tel  coup  à  cette  mère  tendre  et  vertueuse, 
moins  irritée  contre  vous  que  contre  elle-même,  elle 
ne  s'en  prend  qu'à  son  aveugle  négligence  ;  elle 
déplore  sa  fatale  illusion  :  sa  plus  cruelle  peine 
est  d'avoir  pu  trop  estimer  sa  fille,  et  sa  douleur  est 
pour  Julie  un  châtiment  cent  fois  pire  que  ses 
reproches. 

95 


96  JULIE,  OU 

L'accablement  de  cette  pauvre  cousine  ne  saurait 
s'imaginer.  Il  faut  le  voir  pour  le  comprendre. 
Son  cœur  semble  étouffé  par  l'affliction,  et  l'excès 
des  sentiments  qui  l'oppressent  lui  donne  un  air  de 
stupidité  plus  effrayante  que  des  cris  aigus.  Elle  se 
tient  jour  et  nuit  à  genoux  au  chevet  de  sa  mère, 
l'air  morne,  l'œil  fixé  en  terre,  gardant  un  profond 
silence,  la  servant  avec  plus  d'attention  et  de  vivacité 
que  jamais,  puis  retombant  à  l'instant  dans  un  état 
d'anéantissement  qui  la  ferait  prendre  pour  une 
autre  personne.  Il  est  très  clair  que  c'est  la  maladie 
de  la  mère  qui  soutient  les  forces  de  la  fille  ;  et  si 
l'ardeur  de  la  servir  n'animait  son  zèle,  ses  yeux 
éteints,  sa  pâleur,  son  extrême  abattement,  me 
feraient  craindre  qu'elle  n'eût  grand  besoin  pour 
elle-même  de  tous  les  soins  qu'elle  lui  rend.  Ma 
tante  s'en  aperçoit  aussi  ;  et  je  vois  à  l'inquiétude 
avec  laquelle  elle  me  recommande  en  particulier  la 
santé  de  sa  fille,  combien  le  cœur  combat  de  part  et 
d'autre  contre  la  gêne  qu'elles  s'imposent  et  com- 
bien on  doit  vous  haïr  de  troubler  une  union  si 
charmante. 

Cette  contrainte  augmente  encore  par  le  soin  de 
la  dérober  aux  yeux  d'un  père  emporté,  auquel  une 
mère  tremblante  pour  les  jours  de  sa  fille  veut 
cacher  ce  dangereux  secret.  On  se  fait  une  loi  de 
garder  en  sa  présence  l'ancienne  familiarité  ;  mais  si 
la  tendresse  maternelle  profite  avec  plaisir  de  ce 
prétexte,  une  fille  confuse  n'ose  livrer  son  cœur  à 
des  caresses  qu'elle  croit  feintes,  et  qui  lui  sont 
d'autant  plus  cruelles  qu'elles  lui  seraient  douces  si 
elle  osait  y  compter.  En  recevant  celles  de  son 
père,  elle  regarde  sa  mère  d'un  air  si  tendre  et  si 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  97 

humilié,  qu'on  voit  son  cœur  lui  dire  par  ses  yeux  : 
Ah  !  que  ne  suis-je  digne  encore  d'en  recevoir 
autant  de  vous  ! 

Madame  d'Étange  m'a  prise  plusieurs  fois  à  part  ; 
et  j'ai  connu  facilement,  à  la  douceur  de  ses  répri- 
mandes et  au  ton  dont  elle  m'a  parlé  de  vous,  que 
Julie  a  fait  de  grands  efforts  pour  calmer  envers 
nous  sa  trop  juste  indignation,  et  qu'elle  n'a  rien 
épargné  pour  nous  justifier  l'un  et  l'autre  à  ses 
dépens.  Vos  lettres  mêmes  portent,  avec  le  carac- 
tère d'un  amour  excessif,  une  sorte  d'excuse  qui  ne 
lui  a  pas  échappé  ;  elle  vous  reproche  moins  l'abus 
de  sa  confiance  qu'à  elle-même  sa  simplicité  à  vous 
l'accorder.  Elle  vous  estime  assez  pour  croire 
qu'aucun  autre  homme  à  votre  place  n'eût  mieux 
résisté  que  vous  ;  elle  s'en  prend  de  vos  fautes  à  la 
vertu  même.  Elle  conçoit  maintenant,  dit-elle,  ce 
que  c'est  qu'une  probité  trop  vantée,  qui  n'empêche 
point  un  honnête  homme  amoureux  de  corrompre, 
s'il  peut,  une  fille  sage,  et  de  déshonorer  sans  scrupule 
toute  une  famille  pour  satisfaire  un  moment  de 
fureur.  Mais  que  sert  de  revenir  sur  le  passé  ?  Il 
s'agit  de  cacher  sous  un  voile  éternel  cet  odieux 
mystère,  d'en  effacer,  s'il  se  peut,  jusqu'au  moindre 
vestige,  et  de  seconder  la  bonté  du  ciel  qui  n'en  a 
point  laissé  de  témoignage  sensible.  Le  secret  est 
concentré  entre  six  personnes  sûres.  Le  repos  de 
tout  ce  que  vous  avez  aimé,  les  jours  d'une  mère 
au  désespoir,  l'honneur  d'une  maison  respectable, 
votre  propre  vertu,  tout  dépend  de  vous  encore  ; 
tout  vous  prescrit  votre  devoir  :  vous  pouvez  ré- 
parer le  mal  que  vous  avez  fait  ;  vous  pouvez  vous 
rendre  digne  de  Julie,  et  justifier  sa  faute  en  renon- 

G 


98  JULIE,  OU 

çant  à  elle  ;  et  si  votre  cœur  ne  m'a  point  trompée, 
il  n'y  a  plus  que  la  grandeur  d'un  tel  sacrifice  qui 
puisse  répondre  à  celle  de  l'amour  qui  l'exige. 
Fondée  sur  l'estime  que  j'eus  toujours  pour  vos 
sentiments,  et  sur  ce  que  la  plus  tendre  union  qui 
fût  jamais  lui  doit  ajouter  de  force,  j'ai  promis  en 
votre  nom  tout  ce  que  vous  devez  tenir  :  osez  me 
démentir  si  j'ai  trop  présumé  de  vous,  ou  soyez 
aujourd'hui  ce  que  vous  devez  être.  Il  faut  im- 
moler votre  maîtresse  ou  votre  amour  l'un  à  l'autre, 
et  vous  montrer  le  plus  lâche  ou  le  plus  vertueux 
des  hommes. 

Cette  mère  infortunée  a  voulu  vous  écrire  ;  elle 
avait  même  commencé.  O  Dieu  !  que  de  coups  de 
poignard  vous  eussent  portés  ses  plaintes  amères  ! 
Que  ses  touchants  reproches  vous  eussent  déchiré 
le  cœur  !  Que  ses  humbles  prières  vous  eussent 
pénétré  de  honte  !  J'ai  mis  en  pièces  cette  lettre 
accablante  que  vous  n'eussiez  jamais  supportée  :  je 
n'ai  pu  souffrir  ce  comble  d'horreur  de  voir  une 
mère  humiliée  devant  le  séducteur  de  sa  fille  :  vous 
êtes  digne  au  moins  qu'on  n'emploie  pas  avec  vous 
de  pareils  moyens,  faits  pour  flétrir  des  monstres,  et 
pour  faire  mourir  de  douleur  un  homme  sensible. 

Si  c'était  ici  le  premier  effort  que  l'amour  vous 
eût  demandé,  je  pourrais  douter  du  succès  et 
balancer  sur  l'estime  qui  vous  est  due  :  mais  le 
sacrifice  que  vous  avez  fait  à  l'honneur  de  Julie  en 
quittant  ce  pays  m'est  garant  de  celui  que  vous 
allez  faire  à  son  repos  en  rompant  un  commerce 
inutile.  Les  premiers  actes  de  vertu  sont  toujours 
les  plus  pénibles,  et  vous  ne  perdrez  point  le  prix 
d'un  effort  qui  vous  a  tant  coûté,  en  vous  obstinant 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE 


99 


à  soutenir  une  vaine  correspondance  dont  les  risques 
sont  terribles  pour  votre  amante,  les  dédommage- 
ments nuls  pour  tous  les  deux,  et  qui  ne  fait  que 
prolonger  sans  fruit  les  tourments  de  l'un  et  de 
l'autre.  N'en  doutez  plus,  cette  Julie  qui  vous  fut 
si  chère  ne  doit  rien  être  à  celui  qu'elle  a  tant  aimé  : 
vous  vous  dissimulez  en  vain  vos  malheurs  ;  vous  la 
perdîtes  au  moment  que  vous  vous  séparâtes  d'elle, 
ou  plutôt  le  ciel  vous  l'avait  ôtée  même  avant  qu'elle 
se  donnât  à  vous  ;  car  son  père  la  promit  dès  son 
retour,  et  vous  savez  trop  que  la  parole  de  cet 
homme  inflexible  est  irrévocable.  De  quelque 
manière  que  vous  vous  comportiez,  l'invincible  sort 
s'oppose  à  vos  vœux,  et  vous  ne  la  posséderez 
jamais.  L'unique  choix  qu'il  vous  reste  à  faire  est 
de  la  précipiter  dans  un  abîme  de  malheurs  et 
d'opprobres,  ou  d'honorer  en  elle  ce  que  vous  avez 
adoré,  et  de  lui  rendre,  au  lieu  du  bonheur  perdu, 
la  sagesse,  la  paix,  la  sûreté  du  moins  dont  vos 
fatales  liaisons  la  privent. 

Que  vous  seriez  attristé,  que  vous  vous  con- 
sumeriez en  regrets,  si  vous  pouviez  contempler 
l'état  actuel  de  cette  malheureuse  amie,  et  l'avilisse- 
ment où  la  réduisent  le  remords  et  la  honte  !  Que 
son  lustre  est  terni  !  que  ses  grâces  sont  languis- 
santes !  que  tous  ses  sentiments  si  charmants  et  si 
doux  se  fondent  tristement  dans  le  seul  qui  les 
absorbe  !  L'amitié  même  en  est  attiédie  ;  à  peine 
partage-t-elle  encore  le  plaisir  que  je  goûte  à  la 
voir  ;  et  son  cœur  malade  ne  sait  plus  rien  sentir 
que  l'amour  et  la  douleur.  Hélas  !  qu'est  devenu 
ce  caractère  aimant  et  sensible,  ce  goût  si  pur  des 
choses  honnêtes,  cet  intérêt  si  tendre  aux  peines  et 


ioo  JULIE,  OU 

aux  plaisirs  d'autrui  ?  Elle  est  encore,  je  l'avoue, 
douce,  généreuse,  compatissante  ;  l'aimable  habi- 
tude de  bien  faire  ne  saurait  s'effacer  en  elle  ;  mais 
ce  n'est  plus  qu'une  habitude  aveugle,  un  goût  sans 
réflexion.  Elle  fait  toutes  les  mêmes  choses,  mais 
elle  ne  les  fait  plus  avec  le  même  zèle  ;  ces  senti- 
ments sublimes  se  sont  affaiblis,  cette  flamme  divine 
s'est  amortie,  cet  ange  n'est  plus  qu'une  femme  ordi- 
naire.    Ah  !  quelle  âme  vous  avez  ôtée  à  la  vertu  ! 


LETTRE    II 

DE    L'AMANT    DE    JULIE    A    MADAME    d'ÉTANGE 

Pénétré  d'une  douleur  qui  doit  durer  autant  que 
moi,  je  me  jette  à  vos  pieds,  madame,  non  pour  vous 
marquer  un  repentir  qui  ne  dépend  pas  de  mon 
cœur,  mais  pour  expier  un  crime  involuntaire  en 
renonçant  à  tout  ce  qui  pouvait  faire  la  douceur  de 
ma  vie.  Comme  jamais  sentiments  humains  n'ap- 
prochèrent de  ceux  que  m'inspira  votre  adorable 
fille,  il  n'y  eut  jamais  de  sacrifice  égal  à  celui  que  je 
viens  faire  à  la  plus  respectable  des  mères  :  mais 
Julie  m'a  trop  appris  comment  il  faut  immoler  le 
bonheur  au  devoir  ;  elle  m'en  a  trop  courageuse- 
ment donné  l'exemple,  pour  qu'au  moins  une  fois 
je  ne  sache  pas  l'imiter.  Si  mon  sang  suffisait  pour 
guérir  vos  peines,  je  le  verserais  en  silence  et  me 
plaindrais  de  ne  vous  donner  qu'une  si  faible  preuve 
de  mon  zèle  :  mais  briser  le  plus  doux,  le  plus  pur, 
le  plus  sacré  lien  qui  jamais  ait  uni  deux  cœurs,  ah  ! 
c'est  un  effort  que  l'univers  entier  ne  m'eût  pas  fait 
faire,  et  qu'il  n'appartenait  qu'à  vous  d'obtenir. 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE  loi 

Oui,  je  promets  de  vivre  loin  d'elle  aussi  long- 
temps que  vous  l'exigerez  ;  je  m'abstiendrai  de  la 
voir  et  de  lui  écrire,  j'en  jure  par  vos  jours  précieux, 
si  nécessaires  à  la  conservation  des  siens.  Je  me 
soumets,  non  sans  effroi,  mais  sans  murmure,  à  tout 
ce  que  vous  daignerez  ordonner  d'elle  et  de  moi. 
Je  dirai  beaucoup  plus  encore  ;  son  bonheur  peut 
me  consoler  de  ma  misère,  et  je  mourrai  content  si 
vous  lui  donnez  un  époux  digne  d'elle.  Ah  !  qu'on 
le  trouve,  et  qu'il  m'ose  dire  :  Je  saurai  mieux 
l'aimer  que  toi  !  Madame,  il  aura  vainement  tout 
ce  qui  me  manque  ;  s'il  n'a  mon  cœur,  il  n'aura  rien 
pour  Julie  :  mais  je  n'ai  que  ce  cœur  honnête  et 
tendre.  Hélas  !  je  n'ai  rien  non  plus.  L'amour  qui 
rapproche  tout  n'élève  point  la  personne  :  il  n'élève 
que  les  sentiments.  Ah!  si  j'eusse  osé  n'écouter  que 
les  miens  pour  vous,  combien  de  fois,  en  vous  parlant, 
ma  bouche  eût  prononcé  le  doux  nom  de  mère  ! 

Daignez  vous  confier  à  des  serments  qui  ne  seront 
pas  vains,  et  à  un  homme  qui  n'est  point  trompeur. 
Si  je  pus  un  jour  abuser  de  votre  estime,  je  m'abusai 
le  premier  moi-même.  Mon  cœur  sans  expérience 
ne  connut  le  danger  que  quand  il  n'était  plus  temps 
de  fuir,  et  je  n'avais  point  encore  appris  de  votre 
fille  cet  art  cruel  de  vaincre  l'amour  par  lui-même, 
qu'elle  m'a  depuis  si  bien  enseigné.  Bannissez  vos 
craintes,  je  vous  en  conjure.  Y  a-t-il  quelqu'un 
au  monde  à  qui  son  repos,  sa  félicité,  son  honneur 
soient  plus  chers  qu'à  moi  ?  Non,  ma  parole  et 
mon  cœur  vous  sont  garants  de  l'engagement  que 
je  prends  au  nom  de  mon  illustre  ami  comme  au 
mien.  Nulle  indiscrétion  ne  sera  commise,  soyez- 
en  sûre  ;   et  je  rendrai  le  dernier  soupir  sans  qu'on 


102  JULIE,  OU 

sache  quelle  douleur  termina  mes  jours.  Calmez 
donc  celle  qui  vous  consume,  et  dont  la  mienne 
s'aigrit  encore  ;  essuyez  des  pleurs  qui  m'arrachent 
l'âme  ;  rétablissez  votre  santé  ;  rendez  à  la  plus 
tendre  fille  qui  fut  jamais  le  bonheur  auquel  elle  a 
renoncé  pour  vous  ;  soyez  vous-même  heureuse  par 
elle  ;  vivez,  enfin,  pour  lui  faire  aimer  la  vie.  Ah  ! 
malgré  les  erreurs  de  l'amour,  être  mère  de  Julie  est 
encore  un  sort  assez  beau  pour  se  féliciter  de  vivre. 


LETTRE   V 

DE    JULIE   A   SON    AMANT 

Elle  n'est  plus.     Mes  yeux  ont  vu  fermer  les  siens 
pour  jamais  ;  ma  bouche  a  reçu  son  dernier  soupir  ; 
mon  nom  fut  le  dernier  mot  qu'elle  prononça  ;  son 
dernier  regard  fut  tourné  vers  moi.     Non,  ce  n'était 
pas  la  vie  qu'elle  semblait  quitter,  j'avais  trop  peu 
su  la  lui  rendre  chère  ;    c'était  à  moi  seule  qu'elle 
s'arrachait.     Elle    me    voyait    sans    guide    et    sans 
espérance,   accablée   de   mes   malheurs  et   de  mes 
fautes  :    mourir  ne  fut  rien  pour  elle,  et  son  cœur 
n'a  gémi  que  d'abandonner  sa  fille  dans  cet  état. 
Elle  n'eut  que  trop  de  raison.     Qu'avait-elle  à  re- 
gretter sur  la  terre  ?     Qu'est-ce  qui  pouvait  ici-bas 
valoir  à  ses  yeux  le  prix  immortel  de  sa  patience  et 
de  ses  vertus  qui  l'attendait  dans  le  ciel  ?     Que  lui 
restait-il  à  faire  au  monde,  sinon  d'y  pleurer  mon 
opprobre  ?     Ame  pure  et  chaste,  digne  épouse,  et 
mère  incomparable,  tu  vis  maintenant  au  séjour  de 
la  gloire  et  de  la  félicité  ;   tu  vis  !   et  moi,  livrée  au 
repentir  et  au  désespoir,  privée  à  jamais  de  tes  soins, 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  103 

de  tes  conseils,  de  tes  douces  caresses,  je  suis  morte 
au  bonheur,  à  la  paix,  à  l'innocence  ;  je  ne  sens 
plus  que  ta  perte  ;  je  ne  vois  plus  que  ma  honte  ;  ma 
vie  n'est  plus  que  peine  et  douleur.  Ma  mère,  ma 
tendre  mère,  hélas  !  je  suis  bien  plus  morte  que  toi  ! 

Mon  Dieu  !  quel  transport  égare  une  infortunée 
et  lui  fait  oublier  ses  résolutions  ?  Où  viens-je 
verser  mes  pleurs  et  pousser  mes  gémissements  ? 
C'est  le  cruel  qui  les  a  causés  que  j'en  rends  le 
dépositaire  !  C'est  avec  celui  qui  fait  les  malheurs 
de  ma  vie  que  j'ose  les  déplorer  !  Oui,  oui,  barbare, 
partagez  les  tourments  que  vous  me  faites  souffrir. 
Vous  par  qui  je  plongeai  le  couteau  dans  le  sein 
maternel,  gémissez  des  maux  qui  me  viennent  de 
vous,  et  sentez  avec  moi  l'horreur  d'un  parricide 
qui  fut  votre  ouvrage.  A  quels  yeux  oserais-je 
paraître  aussi  méprisable  que  je  le  suis  ?  Devant 
qui  m'aviiirais-je  au  gré  de  mes  remords  ?  Quel 
autre  que  le  complice  de  mon  crime  pourrait  assez 
les  connaître  ?  C'est  mon  plus  insupportable  sup- 
plice de  n'être  accusée  que  par  mon  cœur,  et  de 
voir  attribuer  au  bon  naturel  les  larmes  impures 
qu'un  cuisant  repentir  m'arrache.  Je  vis,  je  vis  en 
frémissant  la  douleur  empoisonner,  hâter  les  der- 
niers jours  de  ma  triste  mère.  En  vain  sa  pitié  pour 
moi  l'empêcha  d'en  convenir  ;  en  vain  elle  affectait 
d'attribuer  le  progrès  de  son  mal  à  la  cause  qui 
l'avait  produit  ;  en  vain  ma  cousine  gagnée  a  tenu 
le  même  langage  :  rien  n'a  pu  tromper  mon  cœur 
déchiré  de  regret  ;  et,  pour  mon  tourment  éternel, 
je  garderai  jusqu'au  tombeau  l'affreuse  idée  d'avoir 
abrégé  la  vie  de  celle  à  qui  je  la  dois. 

O  vous  que  le  ciel  suscita  dans  sa  colère  pour  me 


104  JULIE,  OU 

rendre  malheureuse  et  coupable,  pour  la  dernière 
fois  recevez  dans  votre  sein  des  larmes  dont  vous 
êtes  l'auteur.  Je  ne  viens  plus,  comme  autrefois, 
partager  avec  vous  des  peines  qui  devaient  nous  être 
communes.  Ce  sont  les  soupirs  d'un  dernier  adieu 
qui  s'échappent  malgré  moi.  C'en  est  fait  ;  l'em- 
pire de  l'amour  est  éteint  dans  une  âme  livrée  au 
seul  désespoir.  Je  consacre  le  reste  de  mes  jours  à 
pleurer  la  meilleure  des  mères  ;  je  saurai  lui  sacrifier 
des  sentiments  qui  lui  ont  coûté  la  vie  ;  je  serais 
trop  heureuse  qu'il  m'en  coûtât  assez  de  les  vaincre, 
pour  expier  tout  ce  qu'ils  lui  ont  fait  souffrir.  Ah  ! 
si  son  esprit  immortel  pénétre  au  fond  de  mon 
cœur,  il  sait  bien  que  la  victime  que  je  lui  sacrifie 
n'est  pas  tout  à  fait  indigne  d'elle.  Partagez  un 
effort  que  vous  m'avez  rendu  nécessaire.  S'il  vous 
reste  quelque  respect  pour  la  mémoire  d'un  nœud 
si  cher  et  si  funeste,  c'est  par  lui  que  je  vous  conjure 
de  me  fuir  à  jamais,  de  ne  plus  m'écrire,  de  ne  plus 
aigrir  mes  remords,  de  me  laisser  oublier,  s'il  se  peut, 
ce  que  nous  fûmes  l'un  à  l'autre.  Que  mes  yeux  ne 
vous  voient  plus  ;  que  je  n'entende  plus  prononcer 
votre  nom  ;  que  votre  souvenir  ne  vienne  plus  agiter 
mon  cœur.  J'ose  parler  encore  au  nom  d'un  amour 
qui  ne  doit  plus  être  ;  à  tant  de  sujets  de  douleur 
n'ajoutez  pas  celui  de  voir  son  dernier  vœu  méprisé. 
Adieu  donc  pour  la  dernière  fois,  unique  et  cher.  .  .  . 
Ah  !    fille  insensée  !  .  .  .     Adieu  pour  jamais. 

Mais  le  père  de  Julie  exige  qu'elle  épouse  son  ami, 
M.  de  Wolmar.  Sous  son  impulsion,  Julie  demande  à 
son  amant  de  lui  rendre  sa  liberté. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  105 


BILLET 

DE   JULIE   A   SAINT-PREUX 

Il  est  temps  de  renoncer  aux  erreurs  de  la  jeunesse, 
et  d'abandonner  un  trompeur  espoir  ;  je  ne  serai 
jamais  à  vous.  Rendez-moi  donc  la  liberté  que  je 
vous  ai  engagée  et  dont  mon  père  veut  disposer,  ou 
mettez  le  comble  à  mes  malheurs  par  un  refus  qui 
nous  perdra  tous  deux  sans  vous  être  d'aucun  usage. 

Julie  d'Étange. 


LETTRE   X 

du  baron  d'étange  a  saint-preux 
dans  laquelle  était  le  précédent  billet 

S'il  peut  rester  dans  l'âme  d'un  suborneur  quelque 
sentiment  d'honneur  et  d'humanité,  répondez  à  ce 
billet  d'une  malheureuse  dont  vous  avez  corrompu 
le  cœur,  et  qui  ne  serait  plus  si  j'osais  soupçonner 
qu'elle  eût  porté  plus  loin  l'oubli  d'elle-même.  Je 
m'étonnerai  peu  que  la  même  philosophie  qui  lui 
apprit  à  se  jeter  à  la  tête  du  premier  venu,  lui  ap- 
prenne encore  à  désobéir  à  son  père.  Pensez-y 
cependant.  J'aime  à  prendre  en  toute  occasion  les 
voies  de  la  douceur  et  de  l'honnêteté,  quand  j'espère 
qu'elles  peuvent  suffire  ;  mais,  si  j'en  veux  bien  user 
avec  vous,  ne  croyez  pas  que  j'ignore  comment  se 
venge  l'honneur  d'un  gentilhomme  offensé  par  un 
homme  qui  ne  l'est  pas. 


io6  JULIE,  OU 

LETTRE    XI 

RÉPONSE 

Épargnez-vous,  monsieur,  des  menaces  vaines  qui 
ne  m'effraient  point,  et  d'injustes  reproches  qui  ne 
peuvent  m'humilier.  Sachez  qu'entre  deux  per- 
sonnes du  même  âge  il  n'y  a  d'autre  suborneur  que 
l'amour,  et  qu'il  ne  vous  appartiendra  jamais  d'avilir 
un  homme  que  votre  fille  honora  de  son  estime. 

Quel  sacrifice  osez-vous  m'imposer,  et  à  quel 
titre  l'exigez-vous  ?  Est-ce  à  l'auteur  de  tous  mes 
maux  qu'il  faut  immoler  mon  dernier  espoir  ?  Je 
veux  respecter  le  père  de  Julie  ;  mais  qu'il  daigne 
être  le  mien  s'il  faut  que  j'apprenne  à  lui  obéir. 
Non,  non,  monsieur,  quelque  opinion  que  vous 
ayez  de  vos  procédés,  ils  ne  m'obligent  point  à  re- 
noncer pour  vous  à  des  droits  si  chers  et  si  bien 
mérités  de  mon  cœur.  Vous  faites  le  malheur  de 
ma  vie.  Je  ne  vous  dois  que  la  haine,  et  vous  n'avez 
rien  à  prétendre  de  moi.  Julie  a  parlé  ;  voilà  mon 
consentement.  Ah  !  qu'elle  soit  toujours  obéie  ! 
Un  autre  la  possédera  :  mais  j'en  serai  plus  digne 
d'elle. 

Si  votre  fille  eût  daigné  me  consulter  sur  les 
bornes  de  votre  autorité,  ne  doutez  pas  que  je  ne 
lui  eusse  appris  à  résister  à  vos  prétentions  injustes. 
Quel  que  soit  l'empire  dont  vous  abusez,  mes  droits 
sont  plus  sacrés  que  les  vôtres  ;  la  chaîne  qui  nous 
lie  est  la  borne  du  pouvoir  paternel,  même  devant 
les  tribunaux  humains  ;  et  quand  vous  osez  réclamer 
la  nature,  c'est  vous  seul  qui  bravez  ses  lois. 

N'alléguez  pas  non  plus  cet  honneur  si  bizarre  et 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  107 

si  délicat  que  vous  parlez  de  venger  ;  nul  ne  l'offense 
que  vous-même.  Respectez  le  choix  de  Julie,  et 
votre  honneur  est  en  sûreté  ;  car  mon  cœur  vous 
honore  malgré  vos  outrages  ;  et,  malgré  les  maximes 
gothiques,  l'alliance  d'un  honnête  homme  n'en 
déshonora  jamais  un  autre.  Si  ma  présomption 
vous  offense,  attaquez  ma  vie,  je  ne  la  défendrai 
jamais  contre  vous.  Au  surplus,  je  me  soucie  fort 
peu  de  savoir  en  quoi  consiste  l'honneur  d'un  gentil- 
homme ;  mais  quant  à  celui  d'un  homme  de  bien, 
il  m'appartient,  je  sais  le  défendre,  et  le  conserverai 
pur  et  sans  tache  jusqu'au  dernier  soupir. 

Allez,  père  barbare  et  peu  digne  d'un  nom  si 
doux,  méditez  d'affreux  parricides,  tandis  qu'une 
fille  tendre  et  soumise  immole  son  bonheur  à  vos 
préjugés.  Vos  regrets  me  vengeront  un  jour  des 
maux  que  vous  me  faites,  et  vous  sentirez  trop  tard 
que  votre  haine  aveugle  et  dénaturée  ne  vous  fut 
pas  moins"  funeste  qu'à  moi.  Je  serai  malheureux, 
sans  doute  ;  mais  si  jamais  la  voix  du  sang  s'élève 
au  fond  de  votre  cœur,  combien  vous  le  serez  plus 
encore  d'avoir  sacrifié  à  des  chimères  l'unique  fruit 
de  vos  entrailles,  unique  au  monde  en  beauté,  en 
mérite,  en  vertus,  et  pour  qui  le  ciel,  prodigue  de 
ses  dons,  n'oublia  rien  qu'un  meilleur  père  ! 


BILLET 

INCLUS    DANS    LA    PRÉCÉDENTE    LETTRE 

Je  rends  à  Julie  d'Étange  le  droit  de  disposer  d'elle- 
même,  et  de  donner  sa  main  sans  consulter  son  cœur. 

S.-P. 


io8  JULIE,  OU 

LETTRE   XII 

DE    JULIE   A   SAINT-PREUX 

Je  voulais  vous  décrire  la  scène  qui  vient  de  se  passer, 
et  qui  a  produit  le  billet  que  vous  avez  dû  recevoir  ; 
mais  mon  père  a  pris  ses  mesures  si  justes  qu'elle 
n'a  fini  qu'un  moment  avant  le  départ  du  courrier. 
Sa  lettre  est  sans  doute  arrivée  à  temps  à  la  poste  ; 
il  n'en  peut  être  de  même  de  celle-ci  :  votre  résolu- 
tion sera  prise,  et  votre  réponse  partie  avant  qu'elle 
vous  parvienne  ;  ainsi  tout  détail  serait  désormais 
inutile.  J'ai  fait  mon  devoir  ;  vous  ferez  le  vôtre  ; 
mais  le  sort  nous  accable  ;  l'honneur  nous  trahit  ; 
nous  serons  séparés  à  jamais,  et,  pour  comble 
d'horreur,  je  vais  passer  dans  les.  .  .  .  Hélas  !  j'ai 
pu  vivre  dans  les  tiens  !  O  devoir  !  à  quoi  sers-tu  ? 
O  Providence  !  ...  il  faut  gémir  et  se  taire. 

La  plume  échappe  de  ma  main.  J'étais  incom- 
modée depuis  quelques  jours  ;  l'entretien  de  ce 
matin  m'a  prodigieusement  agitée  ...  la  tête  et  le 
cœur  me  font  mal ...  je  me  sens  défaillir  ...  le  ciel 
aurait-il  pitié  de  mes  peines  ?  .  .  .  Je  ne  puis  me 
soutenir  ...  je  suis  forcée  à  me  mettre  au  lit,  et  me 
console  dans  l'espoir  de  n'en  point  relever.  Adieu, 
mes  uniques  amours.  Adieu,  pour  la  dernière  fois, 
cher  et  tendre  ami  de  Julie.  Ah  !  si  je  ne  dois  plus 
vivre  pour  toi,  n'ai-je  pas  déjà  cessé  de  vivre  ? 

LETTRE   XIII 

DE   JULIE   A    MADAME   D'ORBE 

Il  est  donc  vrai,  chère  et  cruelle  amie,  que  tu  me 
rappelles   à   la   vie   et   à   mes   douleurs  ?     J'ai   vu 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  109 

l'instant  heureux  où  j'allais  rejoindre  la  plus  tendre 
des  mères  ;  tes  soins  inhumains  m'ont  enchaînée 
pour  la  pleurer  plus  longtemps  ;  et  quand  le  désir 
de  la  suivre  m'arrache  à  la  terre,  le  regret  de  te 
quitter  m'y  retient.  Si  je  me  console  de  vivre, 
c'est  par  l'espoir  de  n'avoir  pas  échappé  tout  entière 
à  la  mort.  Ils  ne  sont  plus,  ces  agréments  de  mon 
visage  que  mon  cœur  a  payés  si  cher  ;  la  maladie 
dont  je  sors  m'en  a  délivrée.  Cette  heureuse  perte 
ralentira  l'ardeur  grossière  d'un  homme  assez  dé- 
pourvu de  délicatesse  pour  m'oser  épouser  sans  mon 
aveu.  Ne  trouvant  plus  en  moi  ce  qui  lui  plut,  il 
se  souciera  peu  du  reste.  Sans  manquer  de  parole 
à  mon  père,  sans  offenser  l'ami  dont  il  tient  la  vie, 
je  saurai  rebuter  cet  importun  :  ma  bouche  gardera 
le  silence  ;  mais  mon  aspect  parlera  pour  moi. 
Son  dégoût  me  garantira  de  sa  tyrannie,  et  il  me 
trouvera  trop  laide  pour  daigner  me  rendre  mal- 
heureuse. 

Ah  !  chère  cousine,  tu  connus  un  cœur  plus  con- 
stant et  plus  tendre  qui  ne  se  fût  pas  ainsi  rebuté. 
Son  goût  ne  se  bornait  pas  aux  traits  et  à  la  figure  ; 
c'était  moi  qu'il  aimait  et  non  pas  mon  visage  ; 
c'était  par  tout  notre  être  que  nous  étions  unis  l'un 
à  l'autre  ;  et  tant  que  Julie  eût  été  la  même,  la 
beauté  pouvait  fuir,  l'amour  fût  toujours  demeuré. 
Cependant  il  a  pu  consentir  .  .  .  l'ingrat  !  .  .  .  Il 
l'a  dû  puisque  j'ai  pu  l'exiger.  Qui  est-ce  qui 
retient  par  leur  parole  ceux  qui  veulent  retirer  leur 
cœur  ?  Ai-je  donc  voulu  retirer  le  mien  ?  .  .  .  l'ai- 
je  fait  ?  O  Dieu  !  faut-il  que  tout  me  rappelle 
incessamment  un  temps  qui  n'est  plus,  et  des  feux 
qui  ne  doivent  plus  être  !     J 'ai  beau  vouloir  arracher 


no  JULIE,  OU 

de  mon  cœur  cette  image  chérie  ;  je  l'y  sens  trop 
fortement  attachée  :  je  le  déchire  sans  le  dégager, 
et  mes  efforts  pour  en  effacer  un  si  doux  souvenir 
ne  font  que  l'y  graver  davantage. 

Oserai-je  te  dire  un  délire  de  ma  fièvre,  qui,  loin 
de  s'éteindre  avec  elle,  me  tourmente  encore  plus 
depuis  ma  guérison  ?  Oui,  connais  et  plains 
l'égarement  d'esprit  de  ta  malheureuse  amie,  et 
rends  grâces  au  ciel  d'avoir  préservé  ton  cœur  de 
l'horrible  passion  qui  le  donne.  Dans  un  des 
moments  où  j'étais  le  plus  mal,  je  crus,  durant 
l'ardeur  du  redoublement,  voir  à  côté  de  mon  lit 
cet  infortuné,  non  tel  qu'il  charmait  jadis  mes  re- 
gards durant  le  court  bonheur  de  ma  vie,  mais  pâle, 
défait,  mal  en  ordre,  et  le  désespoir  dans  les  yeux. 
Il  était  à  genoux  ;  il  prit  une  de  mes  mains  et  sans 
se  dégoûter  de  l'état  où  elle  était,  sans  craindre  la 
communication  d'un  venin  si  terrible,  il  la  couvrait 
de  baisers  et  de  larmes.  A  son  aspect  j'éprouvai 
cette  vive  et  délicieuse  émotion  que  me  donnait 
quelquefois  sa  présence  inattendue.  Je  voulus 
m'élancer  vers  lui  ;  on  me  retint  ;  tu  l'arrachas  de 
ma  présence  ;  et  ce  qui  me  toucha  le  plus  vivement, 
ce  furent  ses  gémissements  que  je  crus  entendre  à 
mesure  qu'il  s'éloignait. 

Je  ne  puis  te  représenter  l'effet  étonnant  que  ce 
rêve  a  produit  sur  moi.  Ma  fièvre  a  été  longue  et 
violente  ;  j'ai  perdu  la  connaissance  durant  plu- 
sieurs jours  ;  j'ai  souvent  rêvé  à  lui  dans  mes  trans- 
ports ;  mais  aucun  de  ces  rêves  n'a  laissé  dans  mon 
imagination  des  impressions  aussi  profondes  que 
celle  de  ce  dernier.  Elle  est  telle  qu'il  m'est  im- 
possible de  l'effacer  de  ma  mémoire  et  de  mes  sens 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  ni 

A  chaque  minute,  à  chaque  instant,  il  me  semble 
le  voir  dans  la  même  attitude  ;  son  air,  son  habille- 
ment, son  geste,  son  triste  regard,  frappent  encore 
mes  yeux  :  je  crois  sentir  ses  lèvres  se  presser  sur  ma 
main  ;  je  la  sens  mouiller  de  ses  larmes  ;  les  sons 
de  sa  voix  plaintive  me  font  tressaillir  ;  je  le  vois 
entraîné  loin  de  moi,  je  fais  effort  pour  le  retenir 
encore  ;  tout  me  retrace  une  scène  imaginaire  avec 
plus  de  force  que  les  événements  qui  me  sont 
réellement  arrivés. 

J'ai  longtemps  hésité  à  te  faire  cette  confidence  ; 
la  honte  m'empêche  de  te  la  faire  de  bouche  ;  mais 
mon  agitation,  loin  de  se  calmer,  ne  fait  qu'aug- 
menter de  jour  en  jour,  et  je  ne  puis  plus  résister 
au  besoin  de  t'avouer  ma  folie.  Ah  !  qu'elle  s'em- 
pare de  moi  tout  entière  !  Que  ne  puis-je  achever 
de  perdre  ainsi  la  raison,  puisque  le  peu  qui  m'en 
reste  ne  sert  plus  qu'à  me  tourmenter  ! 

Je  reviens  à  mon  rêve.  Ma  cousine,  raille-moi, 
si  tu  veux,  de  ma  simplicité  ;  mais  il  y  a  dans  cette 
vision  je  ne  sais  quoi  de  mystérieux  qui  la  distingue 
du  délire  ordinaire.  Est-ce  un  pressentiment  de  la 
mort  du  meilleur  des  hommes  ?  Est-ce  un  aver- 
tissement qu'il  n'est  déjà  plus  ?  Le  ciel  daigne-t-il 
me  guider  au  moins  une  fois,  et  m'invite-t-il  à 
suivre  celui  qu'il  me  fit  aimer  ?  Hélas  !  l'ordre  de 
mourir  sera  pour  moi  le  premier  de  ses  bienfaits. 

J'ai  beau  me  rappeler  tous  ces  vains  discours  dont 
la  philosophie  amuse  les  gens  qui  ne  sentent  rien  ; 
ils  ne  m'en  imposent  plus,  et  je  sens  que  je  les 
méprise.  On  ne  voit  point  les  esprits,  je  le  veux 
croire  ;  mais  deux  âmes  si  étroitement  unies  ne 
sauraient-elles  avoir  entre  elles  une  communication 


ii2  JULIE,  OU 

immédiate,  indépendante  du  corps  et  des  sens  ? 
L'impression  directe  que  l'une  reçoit  de  l'autre  ne 
peut-elle  pas  la  transmettre  au  cerveau,  et  recevoir 
de  lui  par  contre-coup  les  sensations  qu'elle  lui  a 
données  ?  .  .  .  Pauvre  Julie,  que  d'extravagances  ! 
Que  les  passions  nous  rendent  crédules  !  et  qu'un 
cœur  vivement  touché  se  détache  avec  peine  des 
erreurs  mêmes  qu'il  aperçoit  ! 


LETTRE   XIV 

RÉPONSE 

Ah  !  fille  trop  malheureuse  et  trop  sensible,  n'es-tu 
donc  née  que  pour  souffrir  ?  Je  voudrais  en  vain 
t'épargner  des  douleurs  ;  tu  semblés  les  chercher 
sans  cesse,  et  ton  ascendant  est  plus  fort  que  tous 
mes  soins.  A  tant  de  vrais  sujets  de  peine  n'ajoute 
pas  au  moins  des  chimères  ;  et,  puisque  ma  discré- 
tion t'est  plus  nuisible  qu'utile,  sors  d'une  erreur 
qui  te  tourmente  :  peut-être  la  triste  vérité  te 
sera-t-elle  encore  moins  cruelle.  Apprends  donc 
que  ton  rêve  n'est  point  un  rêve  ;  que  ce  n'est  point 
l'ombre  de  ton  ami  que  tu  as  vue,  mais  sa  personne, 
et  que  cette  touchante  scène,  incessamment  pré- 
sente à  ton  imagination,  s'est  passée  réellement  dans 
ta  chambre  le  surlendemain  du  jour  où  tu  fus  le 
plus  mal. 

La  veille  je  t'avais  quittée  assez  tard,  et  M. 
d'Orbe,  qui  voulut  me  relever  auprès  de  toi  cette 
nuit-là,  était  prêt  à  sortir,  quand  tout  à  coup  nous 
vîmes  entrer  brusquement  et  se  précipiter  à  nos 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  113 

pieds  ce  pauvre  malheureux  dans  un  état  à  faire 
pitié.  Il  avait  pris  la  poste  à  la  réception  de  ta 
dernière  lettre.  Courant  jour  et  nuit,  il  fit  la  route 
en  trois  jours,  et  ne  s'arrêta  qu'à  la  dernière  poste 
en  attendant  la  nuit  pour  entrer  en  ville.  Je  te 
l'avoue  à  ma  honte,  je  fus  moins  prompte  que 
M.  d'Orbe  à  lui  sauter  au  cou  :  sans  savoir  encore 
la  raison  de  son  voyage,  j'en  prévoyais  la  consé- 
quence. Tant  de  souvenirs  amers,  ton  danger,  le 
sien,  le  désordre  où  je  le  voyais,  tout  empoisonnait 
une  si  douce  surprise  et  j'étais  trop  saisie  pour  lui 
faire  beaucoup  de  caresses.  Je  l'embrassai  pour- 
tant avec  un  serrement  de  cœur  qu'il  partageait, 
et  qui  se  fit  sentir  réciproquement  par  de  muettes 
étreintes,  plus  éloquentes  que  les  cris  et  les  pleurs. 
Son  premier  mot  fut  :  Que  fait-elle  ?  Ah  !  que 
fait-elle?  Donnez-moi  la  vie  ou  la  mort.  Je 
compris  alors  qu'il  était  instruit  de  ta  maladie  ; 
et,  croyant  qu'il  n'en  ignorait  pas  non  plus  l'espèce, 
j'en  parlai  sans  autre  précaution  que  d'exténuer  le 
danger.  Sitôt  qu'il  sut  que  c'était  la  petite  vérole, 
il  fit  un  cri  et  se  trouva  mal.  La  fatigue  et  l'in- 
somnie, jointes  à  l'inquiétude  d'esprit,  l'avaient 
jeté  dans  un  tel  abattement  qu'on  fut  longtemps 
à  le  faire  revenir.  A  peine  pouvait-il  parler  ;  on 
le  fit  coucher. 

Vaincu  par  la  nature,  il  dormit  douze  heures  de 
suite,  mais  avec  tant  d'agitation,  qu'un  pareil 
sommeil  devait  plus  épuiser  que  réparer  ses  forces. 
Le  lendemain,  nouvel  embarras  ;  il  voulait  te  voir 
absolument.  Je  lui  opposai  le  danger  de  te  causer 
une  révolution  ;  il  offrit  d'attendre  qu'il  n'y  eût 
plus  de  risque,  mais  son  séjour  même  en  était  un 

H 


ii4  JULIE,  OU 

terrible.  J'essayai  de  le  lui  faire  sentir  ;  il  me 
coupa  durement  la  parole.  Gardez  votre  barbare 
éloquence,  me  dit-il  d'un  ton  d'indignation  ;  c'est 
trop  l'exercer  à  ma  ruine.  N'espérez  pas  me  chasser 
encore  comme  vous  fîtes  à  mon  exil  :  je  viendrais 
cent  fois  du  bout  du  monde  pour  la  voir  un  seul 
instant.  Mais  je  jure  par  l'auteur  de  mon  être, 
ajouta-t-il  impétueusement,  que  je  ne  partirai  point 
d'ici  sans  l'avoir  vue.  Éprouvons  une  fois  si  je  vous 
rendrai  pitoyable,  ou  si  vous  me  rendrez  parjure. 

Son  parti  était  pris.  M.  d'Orbe  fut  d'avis  de 
chercher  les  moyens  de  le  satisfaire  pour  le  pouvoir 
renvoyer  avant  que  son  retour  fût  découvert  :  car 
il  n'était  connu  dans  la  maison  que  du  seul  Hanz, 
dont  j'étais  sûre,  et  nous  l'avions  appelé  devant  nos 
gens  d'un  autre  nom  que  le  sien.1  Je  lui  promis 
qu'il  te  verrait  la  nuit  suivante,  à  condition  qu'il  ne 
resterait  qu'un  instant,  qu'il  ne  te  parlerait  point, 
et  qu'il  repartirait  le  lendemain  avant  le  jour  :  j'en 
exigeai  sa  parole.  Alors,  je  fus  tranquille  ;  je  laissai 
mon  mari  avec  lui,  et  je  retournai  près  de  toi. 

Je  te  trouvai  sensiblement  mieux,  l'éruption  était 
achevée  :  le  médecin  me  rendit  le  courage  et 
l'espoir.  Je  me  concertai  d'avance  avec  Babi  ;  et 
le  redoublement,  quoique  moindre,  t'ayant  encore 
embarrassé  la  tête,  je  pris  ce  temps  pour  écarter 
tout  le  monde  et  faire  dire  à  mon  mari  d'amener 
son  hôte,  jugeant  qu'avant  la  fin  de  l'accès  tu  serais 
moins  en  état  de  le  reconnaître.  Nous  eûmes 
toutes  les  peines  du  monde  à  renvoyer  ton  désolé 
père,  qui  chaque  nuit  s'obstinait  à  vouloir  rester. 

1  On  voit  dans  la  quatrième  partie  que  ce  nom  sub- 
stitué était  celui  de  Saint-Preux. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  115 

Enfin  je  lui  dis  en  colère  qu'il  n'épargnerait  la  peine 
de  personne,  que  j'étais  également  résolue  à  veiller, 
et  qu'il  savait  bien,  tout  père  qu'il  était,  que  sa 
tendresse  n'était  pas  plus  vigilante  que  la  mienne. 
Il  partit  à  regret  ;  nous  restâmes  seules.  M. 
d'Orbe  arriva  sur  les  onze  heures,  et  me  dit  qu'il 
avait  laissé  ton  ami  dans  la  rue  :  je  l'allai  chercher  ; 
je  le  pris  par  la  main  :  il  tremblait  comme  la  feuille. 
En  passant  dans  l'antichambre  les  forces  lui  man- 
quèrent ;  il  respirait  avec  peine,  et  fut  contraint 
de  s'asseoir. 

Alors,  démêlant  quelques  objets  à  la  faible  lueur 
d'une  lumière  éloignée  :  Oui,  dit-il  avec  un  pro- 
fond soupir,  je  reconnais  les  mêmes  lieux.  Une 
fois  en  ma  vie  je  les  ai  traversés  ...  à  la  même 
heure  .  .  .  avec  le  même  mystère  .  .  .  j'étais  trem- 
blant comme  aujourd'hui  ...  le  cœur  me  palpitait 
de  même ...  O  téméraire  !  j'étais  mortel,  et 
j'osais  goûter.  .  .  .  Que  vais-je  voir  maintenant 
dans  ce  même  asile  où  tout  respirait  la  volupté  dont 
mon  âme  était  enivrée,  dans  ce  même  objet  qui 
faisait  et  partageait  mes  transports  ?  l'image  du 
trépas,  un  appareil  de  douleur,  la  vertu  mal- 
heureuse et  la  beauté  mourante  ! 

Chère  cousine,  j'épargne  à  ton  pauvre  cœur  le 
détail  de  cette  attendrissante  scène.  Il  te  vit,  et 
se  tut  ;  il  l'avait  promis  :  mais  quel  silence  !  Il  se 
jeta  à  genoux  ;  il  baisait  tes  rideaux  en  sanglotant  ; 
il  élevait  les  mains  et  les  yeux  ;  il  poussait  de  sourds 
gémissements  ;  il  avait  peine  à  contenir  sa  douleur 
et  ses  cris.  Sans  le  voir,  tu  sortis  machinalement 
une  de  tes  mains  ;  il  s'en  saisit  avec  une  espèce  de 
fureur  ;  les  baisers  de  feu  qu'il  appliquait  sur  cette 


n6  JULIE,  OU 

main  malade  t'éveillèrent  mieux  que  le  bruit  et  la 
voix  de  tout  ce  qui  t'environnait.  Je  vis  que  tu 
l'avais  reconnu  ;  et,  malgré  sa  résistance  et  ses 
plaintes,  je  l'arrachai  de  la  chambre  à  l'instant, 
espérant  éluder  l'idée  d'une  si  courte  apparition  par 
le  prétexte  du  délire.  Mais  voyant  ensuite  que 
tu  ne  m'en  disais  rien,  je  crus  que  tu  l'avais  oubliée  ; 
je  défendis  à  Babi  de  t'en  parler,  et  je  sais  qu'elle 
m'a  tenu  parole.  Vaine  prudence  que  l'amour  a 
déconcertée,  et  qui  n'a  fait  que  laisser  fermenter  un 
souvenir  qu'il  n'est  plus  temps  d'effacer  ! 

Il  partit  comme  il  l'avait  promis,  et  je  lui  fis 
jurer  qu'il  ne  s'arrêterait  pas  au  voisinage.  Mais, 
ma  chère,  ce  n'est  pas  tout  ;  il  faut  achever  de  te 
dire  ce  qu'aussi  bien  tu  ne  pourrais  ignorer  long- 
temps. Mylord  Edouard  passa  deux  jours  après  ; 
il  se  pressa  pour  l'atteindre  ;  il  le  joignit  à  Dijon, 
et  le  trouva  malade.  L'infortuné  avait  gagné  la 
petite  vérole  :  il  m'avait  caché  qu'il  ne  l'avait  point 
eue,  et  je  te  l'avais  mené  sans  précaution.  Ne 
pouvant  guérir  ton  mal,  il  le  voulut  partager.  En 
me  rappelant  la  manière  dont  il  baisait  ta  main,  je 
ne  puis  douter  qu'il  ne  se  soit  inoculé  volontaire- 
ment. On  ne  pouvait  être  plus  mal  préparé  ; 
mais  c'était  l'inoculation  de  l'amour,  elle  fut 
heureuse.  Ce  père  de  la  vie  l'a  conservée  au  plus 
tendre  amant  qui  fut  jamais  :  il  est  guéri  ;  et, 
suivant  la  dernière  lettre  de  mylord  Edouard,  ils 
doivent  être  actuellement  repartis  pour  Paris. 

Voilà,  trop  aimable  cousine,  de  quoi  bannir  les 
terreurs  funèbres  qui  t'alarmaient  sans  sujet.  De- 
puis longtemps  tu  as  renoncé  à  la  personne  de  ton 
ami,  et  sa  vie  est  en  sûreté.     Ne  songe  donc  qu'à 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE  117 

conserver  la  tienne,  et  à  t'acquitter  de  bonne  grâce 
du   sacrifice    que   ton   cœur   a    promis   à   l'amour 
paternel.     Cesse  enfin  d'être  le  jouet  d'un  vain 
espoir  et  de  te  repaître  de  chimères.     Tu  te  presses 
beaucoup    d'être    fière    de    ta    laideur  :     sois    plus 
humble,  crois-moi,  tu  n'as  encore  que  trop  sujet 
de  l'être.     Tu  as  essuyé  une  cruelle  atteinte,  mais 
ton  visage  a  été  épargné.     Ce  que  tu  prends  pour 
des  cicatrices  ne  sont  que  des  rougeurs  qui  seront 
bientôt  effacées.     Je  fus  plus  maltraitée  que  cela, 
et  cependant  tu  vois  que  je  ne  suis  pas  trop  mal 
encore.     Mon  ange,  tu  resteras  jolie  en  dépit  de 
toi,  et  l'indifférent  Wolmar,  que  trois  ans  d'absence, 
n'ont  pu  guérir  d'un  amour  conçu  dans  huit  jours, 
s'en  guérira-t-il  en  te  voyant  à  toute  heure  ?     O  si 
ta  seule  ressource  est  de  déplaire,  que  ton  sort  est 
désespéré  ! 

LETTRE   XV 

DE   JULIE   A   SAINT-PREUX 

C'en  est  trop,  c'en  est  trop.  Ami,  tu  as  vaincu. 
Je  ne  suis  point  à  l'épreuve  de  tant  d'amour  ;  ma 
résistance  est  épuisée.  J'ai  fait  usage  de  toutes  mes 
forces  ;  ma  conscience  m'en  rend  le  consolant 
témoignage.  Que  le  ciel  ne  me  demande  point 
compte  de  plus  qu'il  ne  m'a  donné  !  Ce  triste 
cœur  que  tu  achetas  tant  de  fois,  et  qui  coûta  si 
cher  au  tien,  t'appartient  sans  réserve  ;  il  fut  à  toi 
du  premier  moment  où  mes  yeux  te  virent,  il  le 
restera  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  Tu  l'as  trop 
bien  mérité  pour  le  perdre,  et  je  suis  lasse  de  servir 
aux  dépens  de  la  justice  une  chimérique  vertu. 


n8  JULIE,  OU 

Oui,  tendre  et  généreux  amant,  ta  Julie  sera 
toujours  tienne,  elle  t'aimera  toujours  ;  il  le  faut, 
je  le  veux,  je  le  dois.  Je  te  rends  l'empire  que 
l'amour  t'a  donné  ;  il  ne  te  sera  plus  ôté.  C'est 
en  vain  qu'une  voix  mensongère  murmure  au  fond 
de  mon  âme  ;  elle  ne  m'abusera  plus.  Que  sont  les 
vains  devoirs  qu'elle  m'oppose  contre  ceux  d'aimer 
à  jamais  ce  que  le  ciel  m'a  fait  aimer  ?  Le  plus 
sacré  de  tous,  n'est-il  pas  envers  toi  ?  n'est-ce  pas 
à  toi  seul  que  j'ai  tout  promis  ?  le  premier  vœu  de 
mon  cœur  ne  fut-il  pas  de  ne  t'oublier  jamais  ?  et 
ton  inviolable  fidélité  n'est-elle  pas  un  nouveau  lien 
pour  la  mienne  ?  Ah  !  dans  le  transport  d'amour 
qui  me  rend  à  toi,  mon  seul  regret  est  d'avoir 
combattu  des  sentiments  si  chers  et  si  légitimes. 
Nature,  ô  douce  nature  !  reprends  tous  tes  droits  ; 
j'abjure  les  barbares  vertus  qui  t'anéantissent.  Les 
penchants  que  tu  m'as  donnés  seront-ils  plus 
trompeurs  qu'une  raison  que  m'égara  tant  de  fois  ? 

Respecte  ces  tendres  penchants,  mon  aimable 
ami  ;  tu  leur  dois  trop  pour  les  haïr  ;  mais  souffres- 
en  le  cher  et  doux  partage  ;  souffre  que  les  droits 
du  sang  et  de  l'amitié  ne  soient  pas  éteints  par 
ceux  de  l'amour.  Ne  pense  point  que  pour  te 
suivre  j'abandonne  jamais  la  maison  paternelle  ; 
n'espère  point  que  je  me  refuse  aux  liens  que 
m'impose  une  autorité  sacrée  ;  la  cruelle  perte  de 
l'un  des  auteurs  de  mes  jours  m'a  trop  appris  à 
craindre  d'affliger  l'autre.  Non,  celle  dont  il  attend 
désormais  toute  sa  consolation  ne  contristera  point 
son  âme  accablée  d'ennuis  ;  je  n'aurai  point  donné 
la  mort  à  tout  ce  qui  me  donna  la  vie.  Non,  non  ; 
je  connais  mon  crime  et  ne  puis  le  haïr.     Devoir, 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  119 

honneur,  vertu,  tout  cela  ne  me  dit  plus  rien  ;  mais 
pourtant  je  ne  suis  point  un  monstre  ;  je  suis 
faible  et  non  dénaturée.  Mon  parti  est  pris,  je  ne 
veux  désoler  aucun  de  ceux  que  j'aime.  Qu'un 
père  esclave  de  sa  parole  et  jaloux  d'un  vain  titre 
dispose  de  ma  main  qu'il  a  promise  ;  que  l'amour 
seul  dispose  de  mon  cœur  ;  que  mes  pleurs  ne 
cessent  de  couler  dans  le  sein  d'une  tendre  amie. 
Que  je  sois  vile  et  malheureuse  ;  mais  que  tout  ce 
qui  m'est  cher  soit  heureux  et  content  s'il  est 
possible.  Formez  tous  trois  ma  seule  existence,  et 
que  votre  bonheur  me  fasse  oublier  ma  misère  et 
mon  désespoir. 

LETTRE   XVI 

RÉPONSE 

Nous  renaissons,  ma  Julie  ;  tous  les  vrais  senti- 
ments de  nos  âmes  reprennent  leur  cours.  La 
nature  nous  a  conservé  l'être,  et  l'amour  nous  rend 
à  la  vie.  En  doutais-tu  ?  L'osas-tu  croire,  de 
pouvoir  m'ôter  ton  cœur  ?  Va,  je  le  connais 
mieux  que  toi,  ce  cœur  que  le  ciel  a  fait  pour  le 
mien.  Je  les  sens  joints  par  une  existence  com- 
mune qu'ils  ne  peuvent  perdre  qu'à  la  mort.  Dé- 
pend-il de  nous  de  les  séparer,  ni  même  de  le 
vouloir  ?  tiennent-ils  l'un  à  l'autre  par  des  nœuds 
que  les  hommes  aient  formés  et  qu'ils  puissent 
rompre  ?  Non,  non,  Julie  ;  si  le  sort  cruel  nous 
refuse  le  doux  nom  d'époux,  rien  ne  peut  nous  ôter 
celui  d'amants  fidèles  ;  il  fera  la  consolation  de  nos 
tristes  jours,  et  nous  l'emporterons  au  tombeau. 
Ainsi  nous  recommençons  de  vivre  pour  recom- 


120  JULIE,  OU 

mencer  de  souffrir,  et  le  sentiment  de  notre  exis- 
tence n'est  pour  nous  qu'un  sentiment  de  douleur. 
Infortunés,    que    sommes-nous    devenus  ?     Com- 
ment avons-nous  cessé  d'être  ce  que  nous  fûmes  ? 
Où  est  cet  enchantement  de  bonheur  suprême  ? 
Où  sont  ces  ravissements  exquis  dont  les  vertus 
animaient  nos  feux  ?     Il  ne  reste  de  nous  que  notre 
amour  ;    l'amour  seul  reste,  et  ses  charmes  se  sont 
éclipsés.     Fille  trop  soumise,  amante  sans  courage, 
tous    nos    maux    nous    viennent    de    tes    erreurs. 
Hélas  !     un  cœur  moins  pur  t'aurait  bien  moins 
égarée  !     Oui,  c'est  l'honnêteté  du  tien  qui  nous 
perd  ;    les  sentiments  droits  qui  le  remplissent  en 
ont   chassé  la   sagesse.     Tu   as   voulu   concilier  la 
tendresse  filiale  avec  l'indomptable  amour  ;    en  te 
livrant  à  la  fois  à  tous  tes  penchants,  tu  les  confonds 
au  lieu  de  les  accorder,  et  deviens  coupable  à  force 
de    vertu.     O    Julie,    quel    est    ton    inconcevable 
empire  !     Par  quel  étrange  pouvoir  tu  fascines  ma 
raison  !    même  en  me  faisant  rougir  de  nos  feux, 
tu  te  fais  encore  estimer  par  tes  fautes  ;    tu  me 
forces  de  t'admirer  en  partageant  tes  remords.  .  .  . 
Des   remords  !  .  .  .  était-ce   à   toi   d'en  sentir  ?  .  .  . 
toi  que  j'aimai  ...  toi  que  je  ne  puis  cesser  d'adorer 
...     Le     crime     pourrait-il     approcher     de     ton 
cœur  ?  .  .  .     Cruelle  !    en  me  le  rendant,  ce  cœur 
qui   m'appartient,   rends-le-moi   tel   qu'il   me   fut 
donné. 

Que  m'as-tu  dit  ?  .  .  .  qu'oses-tu  me  faire  en- 
tendre ?  .  .  .  Toi,  passer  dans  les  bras  d'un  autre  ! 
...  un  autre  te  posséder  !  .  .  .  N'être  plus  à 
moi  !  ...  ou,  pour  comble  d'horreur,  n'être  pas  à 
moi  seul  ?     Moi,  j'éprouverais  cet  affreux  supplice  ! 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  121 

...  je  te  verrais  survivre  à  toi-même  !  .  .  .  Non  ; 
j'aime  mieux  te  perdre  que  te  partager  .  .  .  Que 
le  ciel  ne  me  donna-t-il  un  courage  digne  des 
transports  qui  m'agitent  !  .  .  .  avant  que  ta  main  se 
fût  avilie  dans  ce  nœud  funeste  abhorré  par  l'amour 
et  réprouvé  par  l'honneur,  j'irais  de  la  mienne  te 
plonger  un  poignard  dans  le  sein  ;  j'épuiserais  ton 
chaste  cœur  d'un  sang  que  n'aurait  point  souillé 
l'infidélité.  A  ce  pur  sang  je  mêlerais  celui  qui 
brûle  dans  mes  veines  d'un  feu  que  rien  ne  peut 
éteindre,  je  tomberais  dans  tes  bras  ;  je  rendrais 
sur  tes  lèvres  mon  dernier  soupir  ...  je  recevrais  le 
tien.  .  .  .  Julie  expirante  !  ...  ces  yeux  si  doux 
éteints  par  les  horreurs  de  la  mort  !  ...  ce  sein, 
ce  trône  de  l'amour  déchiré  par  ma  main,  versant 
à  gros  bouillons  le  sang  et  la  vie  !  .  .  .  Non,  vis  et 
souffre  !  porte  la  peine  de  ma  lâcheté.  Non,  je 
voudrais  que  tu  ne  fusses  plus  ;  mais  je  ne  puis 
t'aimer  assez  pour  te  poignarder. 

O  si  tu  connaissais  l'état  de  ce  cœur  serré  de 
détresse  !  jamais  il  ne  brûla  d'un  feu  si  sacré  ; 
jamais  ton  innocence  et  ta  vertu  ne  lui  furent  si 
chères.  Je  suis  amant,  je  suis  aimé,  je  le  sens  ; 
mais  je  ne  suis  qu'un  homme,  et  il  est  au-dessus 
de  la  force  humaine  de  renoncer  à  la  suprême 
félicité.  Une  nuit,  une  seule  nuit  a  changé  pour 
jamais  toute  mon  âme.  Ote-moi  ce  dangereux 
souvenir,  et  je  suis  vertueux.  Mais  cette  nuit 
fatale  règne  au  fond  de  mon  cœur,  et  va  couvrir 
de  son  ombre  le  reste  de  ma  vie.  Ah  !  Julie  ! 
objet  adoré  !  s'il  faut  être  à  jamais  misérables, 
encore  une  heure  de  bonheur,  et  des  regrets 
éternels  ! 


122  JULIE,  OU 

Écoute  celui  qui  t'aime.  Pourquoi  voudrions- 
nous  être  plus  sages  nous  seuls  que  tout  le  reste  des 
hommes,  et  suivre  avec  une  simplicité  d'enfants  de 
chimériques  vertus  dont  tout  le  monde  parle  et 
que  personne  ne  pratique  ?  Quoi  !  serons-nous 
meilleurs  moralistes  que  ces  foules  de  savants  dont 
Londres  et  Paris  sont  peuplés,  qui  tous  se  raillent 
de  la  fidélité  conjugale,  et  regardent  l'adultère 
comme  un  jeu  ?  Les  exemples  n'en  sont  point 
scandaleux  ;  il  n'est  pas  même  permis  d'y  trouver 
à  redire  ;  et  tous  les  honnêtes  gens  se  riraient  ici 
de  celui  qui,  par  respect  pour  le  mariage,  résisterait 
au  penchant  de  son  cœur.  En  effet,  disent-ils,  un 
tort  qui  n'est  que  dans  l'opinion  n'est-il  pas  nul 
quand  il  est  secret  ?  Quel  mal  reçoit  un  mari 
d'une  infidélité  qu'il  ignore  ?  De  quelle  com- 
plaisance une  femme  ne  rachête-t-elle  pas  ses 
fautes  ?  quelle  douceur  n'emploie-t-elle  pas  à 
prévenir  ou  guérir  ses  soupçons  ?  Privé  d'un  bien 
imaginaire,  il  vit  réellement  plus  heureux  ;  et  ce 
prétendu  crime  dont  on  fait  tant  de  bruit  n'est 
qu'un  lien  de  plus  dans  la  société. 

A  Dieu  ne  plaise,  ô  chère  amie  de  mon  cœur, 
que  je  veuille  rassurer  le  tien  par  ces  honteuses 
maximes  !  je  les  abhorre  sans  savoir  les  combattre  ; 
et  ma  conscience  y  répond  mieux  que  ma  raison. 
Non  que  je  me  fasse  fort  d'un  courage  que  je  hais, 
ni  que  je  voulusse  d'une  vertu  si  coûteuse  :  mais 
je  me  crois  moins  coupable  en  me  reprochant  mes 
fautes  qu'en  m'efforçant  de  les  justifier  ;  et  je 
regarde  comme  le  comble  du  crime  d'en  vouloir 
ôter  les  remords. 

Je  ne  sais  ce  que  j'écris  :   je  me  sens  l'âme  dans 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  123 

un  état  affreux,  pire  que  celui  même  où  j'étais 
avant  d'avoir  reçu  ta  lettre.  L'espoir  que  tu  me 
rends  est  triste  et  sombre  :  il  éteint  cette  lueur 
si  pure  qui  nous  guida  tant  de  fois  ;  tes  attraits 
s'en  ternissent  et  ne  deviennent  que  plus  touchants  ; 
je  te  vois  tendre  et  malheureuse  ;  mon  cœur  est 
inondé  des  pleurs  qui  coulent  des  yeux,  et  je  me 
reproche  avec  amertume  un  bonheur  que  je  ne 
puis  plus  goûter  qu'aux  dépens  du  tien. 

Je  sens  pourtant  qu'une  ardeur  secrète  m'anime 
encore  et  me  rend  le  courage  que  veulent  m'ôter 
les  remords.  Chère  amie,  ah  !  sais-tu  de  combien 
de  pertes  un  amour  pareil  au  mien  peut  te  dédom- 
mager ?  Sais-tu  jusqu'à  quel  point  un  amant  qui 
ne  respire  que  pour  toi  peut  te  faire  aimer  la  vie  ? 
Conçois-tu  bien  que  c'est  pour  toi  seule  que  je 
veux  vivre,  agir,  penser,  sentir  désormais  ?  Non, 
source  délicieuse  de  mon  être,  je  n'aurai  plus  d'âme 
que  ton  âme,  je  ne  serai  plus  rien  qu'une  partie  de 
toi-même,  et  tu  trouveras  au  fond  de  mon  cœur 
une  si  douce  existence  que  tu  ne  sentiras  point 
ce  que  la  tienne  aura  perdu  de  ses  charmes.  Eh 
bien  !  nous  serons  coupables,  mais  nous  ne  serons 
point  méchants  ;  nous  serons  coupables,  mais  nous 
aimerons  toujours  la  vertu  :  loin  d'oser  excuser 
nos  fautes,  nous  en  gémirons,  nous  les  pleurerons 
ensemble,  nous  les  rachèterons,  s'il  est  possible, 
à  force  d'être  bienfaisants  et  bons.  Julie  !  ô  Julie  ! 
que  ferais-tu  ?  que  peux-tu  faire  ?  Tu  ne  peux 
échapper  à  mon  cœur  ;  n'a-t-il  pas  épousé  le  tien  ? 

Ces  vains  projets  de  fortune  qui  m'ont  si  gros- 
sièrement abusé  sont  oubliés  depuis  longtemps.  Je 
vais  m'occuper  uniquement  des  soins  que  je  dois 


i2+  JULIE,  OU 

à  mylord  Edouard  ;  il  veut  m'entraîner  en  Angle- 
terre ;  il  prétend  que  je  puis  l'y  servir.  Eh  bien  ! 
je  l'y  suivrai  :  mais  je  me  déroberai  tous  les  ans  ; 
je  me  rendrai  secrètement  près  de  toi.  Si  je  ne 
puis  te  parler,  au  moins  je  t'aurai  vue  ;  j'aurai  du 
moins  baisé  tes  pas  ;  un  regard  de  tes  yeux  m'aura 
donné  dix  mois  de  vie.  Forcé  de  repartir,  en 
m'éloignant  de  celle  que  j'aime,  je  compterai  pour 
me  consoler  les  pas  qui  doivent  m'en  rapprocher. 
Ces  fréquents  voyages  donneront  le  change  à  ton 
malheureux  amant  ;  il  croira  déjà  jouir  de  ta  vue 
en  partant  pour  t'aller  voir  ;  le  souvenir  de  ses 
transports  l'enchantera  durant  son  retour  ;  malgré 
le  sort  cruel,  ses  tristes  ans  ne  seront  pas  tout  à 
fait  perdus  ;  il  n'y  en  aura  point  qui  ne  soient 
marqués  par  des  plaisirs,  et  les  courts  moments 
qu'il  passera  près  de  toi  se  multiplieront  sur  sa  vie 
entière. 


LETTRE    XVII 

DE    MADAME   D'ORBE   A    L'AMANT    DE    JULIE 

Votre  amante  n'est  plus  ;  mais  j'ai  retrouvé  mon 
amie,  et  vous  en  avez  acquis  une  dont  le  cœur  peut 
vous  rendre  beaucoup  plus  que  vous  n'avez  perdu. 
Julie  est  mariée,  et  digne  de  rendre  heureux 
l'honnête  homme  qui  vient  d'unir  son  sort  au  sien. 
Après  tant  d'imprudences,  rendez  grâces  au  ciel 
qui  vous  a  sauvés  tous  deux,  elle  de  l'ignominie,  et 
vous  du  regret  de  l'avoir  déshonorée.  Respectez 
son  nouvel  état  ;  ne  lui  écrivez  point  ;  elle  vous 
en  prie.     Attendez  qu'elle  vous  écrive  ;    c'est  ce 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  125 

qu'elle  fera  dans  peu.  Voici  le  temps  où  je  vais 
connaître  si  vous  méritez  l'estime  que  j'eus  pour 
vous,  et  si  votre  cœur  est  sensible  à  une  amitié 
pure  et  sans  intérêt. 

LETTRE   XVIII 

Dans  une  longue  mais  très  belle  lettre  Julie  raconte  à 
Saint-Preux  les  circonstances  de  son  mariage  avec  M.  de 
Wolmar,  et  le  prie  de  ne  plus  penser  à  elle.  Elle  lui 
rappelle  l'histoire  de  leurs  amours.  Nous  commençons 
au  point  où  M.  de  Wolmar  entre  en  scène:  — 

Mon  père,  en  quittant  le  service,  avait  amené 
chez  lui  M.  de  Wolmar  :  la  vie  qu'il  lui  devait,  et 
une  liaison  de  vingt  ans,  lui  rendaient  cet  ami  si 
cher,  qu'il  ne  pouvait  se  séparer  de  lui.  M.  de 
Wolmar  avançait  en  âge  ;  et,  quoique  riche  et  de 
grande  naissance,  il  ne  trouvait  point  de  femme 
qui  lui  convînt.  Mon  père  lui  avait  parlé  de  sa 
fille  en  homme  qui  souhaitait  de  se  faire  un  gendre 
de  son  ami  :  il  fut  question  de  la  voir,  et  c'est  dans 
ce  dessein  qu'ils  firent  le  voyage  ensemble.  Mon 
destin  voulut  que  je  plusse  à  M.  de  Wolmar,  qui 
n'avait  jamais  rien  aimé.  Ils  se  donnèrent  secrète- 
ment leur  parole  ;  et  M.  de  Wolmar,  ayant  beau- 
coup d'affaires  à  régler  dans  une  cour  du  Nord 
où  étaient  sa  famille  et  sa  fortune,  il  en  demanda 
le  temps,  et  partit  sur  cet  engagement  mutuel. 
Après  son  départ,  mon  père  nous  déclara  à  ma 
mère  et  à  moi  qu'il  me  l'avait  destiné  pour  époux, 
et  m'ordonna  d'un  ton  qui  ne  laissait  point  de 
réplique  à  ma  timidité  de  me  disposer  à  recevoir 
sa  main.  Ma  mère,  qui  n'avait  que  trop  remarqué 
le  penchant  de  mon  cœur,  et  qui  se  sentait  pour 


126  JULIE,  OU 

vous  une  inclination  naturelle,  essaya  plusieurs  fois 
d'ébranler  cette  résolution  :  sans  oser  vous  pro- 
poser, elle  parlait  de  manière  à  donner  à  mon  père 
de  la  considération  pour  vous  et  le  désir  de  vous 
connaître  :  mais  la  qualité  qui  vous  manquait  le 
rendit  insensible  à  toutes  celles  que  vous  possédiez  ; 
et,  s'il  convenait  que  la  naissance  ne  les  pouvait 
remplacer,  il  prétendait  qu'elle  seule  pouvait  les 
faire  valoir. 

L'impossibilité  d'être  heureuse  irrita  des  feux 
qu'elle  eût  dû  éteindre.  Une  flatteuse  illusion  me 
soutenait  dans  mes  peines  ;  je  perdis  avec  elle  la 
force  de  les  supporter.  Tant  qu'il  me  fût  resté 
quelque  espoir  d'être  à  vous,  peut-être  aurais-je 
triomphé  de  moi  ;  il  m'en  eût  moins  coûté  de  vous 
résister  toute  ma  vie  que  de  renoncer  à  vous  pour 
jamais  ;  et  la  seule  idée  d'un  combat  éternel  m'ôta 
le  courage  de  vaincre. 

La  tristesse  et  l'amour  consumaient  mon  cœur  ; 
je  tombai  dans  un  abattement  dont  mes  lettres  se 
sentirent.  Celle  que  vous  m'écrivîtes  de  Meillerie 
y  mit  le  comble  ;  à  mes  propres  douleurs  se  joignit 
le  sentiment  de  votre  désespoir.  Hélas  !  c'est 
toujours  l'âme  la  plus  faible  qui  porte  les  peines 
de  toutes  deux.  Le  parti  que  vous  m'osiez  pro- 
poser mit  le  comble  à  mes  perplexités.  L'infortune 
de  mes  jours  était  assurée,  l'inévitable  choix  qui 
me  restait  à  faire  était  d'y  joindre  celle  de  mes 
parents  ou  la  vôtre.  Je  ne  pus  supporter  cette 
horrible  alternative  :  les  forces  de  la  nature  ont  un 
terme  ;  tant  d'agitations  épuisèrent  les  miennes. 
Je  souhaitai  d'être  délivrée  de  la  vie.  Le  ciel  parut 
avoir  pitié  de  moi  :  mais  la  cruelle  mort  m'épargna 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  127 

pour  me  perdre.  Je  vous  vis,  je  fus  guérie,  et  je 
péris. 

Si  je  ne  trouvai  point  le  bonheur  dans  mes  fautes, 
je  n'avais  jamais  espéré  l'y  trouver.  Je  sentais  que 
mon  cœur  était  fait  pour  la  vertu,  et  qu'il  ne 
pouvait  être  heureux  sans  elle  ;  je  succombai  par 
faiblesse  et  non  par  erreur  ;  je  n'eus  pas  même 
l'excuse  de  l'aveuglement.  Il  ne  me  restait  aucun 
espoir  ;  je  ne  pouvais  plus  qu'être  infortunée. 
L'innocence  et  l'amour  m'étaient  également  néces- 
saires ;  ne  pouvant  les  conserver  ensemble,  et 
voyant  votre  égarement,  je  ne  consultai  que  vous 
dans  mon  choix,  et  me  perdis  pour  vous  sauver.       , 

Mais  il  n'est  pas  si  facile  qu'on  pense  de  renoncer  \-£}nt> 

à-  la  vprtn  •  e\\f  tnnrmpntp  longtemps  ppiiy,  qni  r  >  Uj 
l'ab_andonnent  ;  et  ses  charmes,  qui  font  les  délices  yfu* 
des  âmes  pures,  font  le  premier  supplice  du  méchant 
qui  les  ajrr\e  encore  et  n'en  saurait  pJus_Jouir. 
Coupable  et  non  dépravée,  je  ne  pus  échapper  aux 
remords  qui  m'attendaient  ;  l'honnêteté  me  fut 
chère  même  après  l'avoir  perdue  ;  ma  honte,  pour 
être  secrète,  ne  m'en  fut  pas  moins  amère  ;  et 
quand  tout  l'univers  en  eût  été  témoin,  je  ne 
l'aurais  pas  mieux  sentie.  Je  me  consolais  dans 
ma  douleur  comme  un  blessé  qui  craint  la  gangrène, 
et  en  qui  le  sentiment  de  son  mal  soutient  l'espoir 
d'en  guérir. 

Cependant  cet  état  d'opprobre  m'était  odieux. 
A  force  de  vouloir  étouffer  le  reproche  sans  renoncer 
au  crime,  il  m'arriva  ce  qu'il  arrive  à  toute  âme 
honnête  qui  s'égare  et  qui  se  plaît  dans  son  égare- 
ment. Une  illusion  nouvelle  vint  adoucir  l'amer- 
tume du  repentir  ;     j'espérai  tirer  de  ma  faute  un 


I 


128  JULIE,  OU 

moyen  de  la  réparer,  et  j'osai  former  le  projet  de 
contraindre  mon  père  à  nous  unir.  Le  premier 
fruit  de  notre  amour  devait  serrer  ce  doux  lien  : 
je  le  demandais  au  ciel  comme  le  gage  de  mon 
retour  à  la  vertu  et  de  notre  bonheur  commun  ; 
je  le  désirais  comme  une  autre  à  ma  place  aurait 
pu  le  craindre  :  le  tendre  amour,  tempérant  par 
son  prestige  le  murmure  de  la  conscience,  me 
consolait  de  ma  faiblesse  par  l'effet  que  j'en  atten- 
dais, et  faisait  d'une  si  chère  attente  le  charme  et 
l'espoir  de  ma  vie. 

Sitôt  que  j'aurais  porté  des  marques  sensibles  de 
mon  état,  j'avais  résolu  d'en  faire,  en  présence  de 
toute  ma  famille,  une  déclaration  publique  à  M. 
Perret.1  Je  suis  timide,  il  est  vrai  ;  je  sentais  tout 
ce  qu'il  m'en  devait  coûter  :  mais  l'honneur  même 
animait  mon  courage,  et  j'aimais  mieux  supporter 
une  fois  la  confusion  que  j'avais  méritée,  que  de 
nourrir  une  honte  éternelle  au  fond  de  mon  cœur. 
Je  savais  que  mon  père  me  donnerait  la  mort  ou 
mon  amant  ;  cette  alternative  n'avait  rien  d'effra- 
yant pour  moi  ;  et,  de  manière  ou  d'autre,  j'en- 
visageais dans  cette  démarche  la  fin  de  tous  mes 
malheurs. 

Tel  était,  mon  bon  ami,  le  mystère  que  je  voulus 
vous  dérober,  et  que  vous  cherchiez  à  pénétrer 
avec  une  si  curieuse  inquiétude.  Mille  raisons  me 
forçaient  à  cette  réserve  avec  un  homme  aussi 
emporté  que  vous,  sans  compter  qu'il  ne  fallait 
pas  armer  d'un  nouveau  prétexte  votre  indiscrète 
importunité.  Il  était  à  propos  surtout  de  vous 
éloigner  durant  une  si  périlleuse  scène,  et  je  savais 
1   Pasteur  du  lieu. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  129 

bien  que  vous  n'auriez  jamais  consenti  à  m'aban- 
donner  dans  un  danger  pareil  s'il  vous  eût  été  connu. 

Hélas  !  je  fus  encore  abusée  par  une  si  douce 
espérance.  Le  ciel  rejeta  des  projets  conçus  dans 
le  crime  ;  je  ne  méritais  pas  l'honneur  d'être  mère  ; 
mon  attente  resta  toujours  vaine,  et  il  me  fut  refusé 
d'expier  ma  faute  aux  dépens  de  ma  réputation. 
Dans  le  désespoir  que  j'en  conçus,  l'imprudent 
rendez-vous  qui  mettait  votre  vie  en  danger  fut 
une  témérité  que  mon  fol  amour  me  voilait  d'une 
si  douce  excuse  :  je  m'en  prenais  à  moi  du  mauvais 
succès  de  mes  vœux,  et  mon  cœur  abusé  par  ses 
désirs  ne  voyait  dans  l'ardeur  de  les  contenter  que 
le  soin  de  les  rendre  un  jour  légitimes. 

Je  les  crus  un  instant  accomplis  :  cette  erreur 
fut  la  source  du  plus  cuisant  de  mes  regrets  ;  et 
l'amour  exaucé  par  la  nature  n'en  fut  que  plus 
cruellement  trahi  par  la  destinée.  Vous  avez  su  x 
quel  accident  détruisit,  avec  le  germe  que  je  portais 
dans  mon  sein,  le  dernier  fondement  de  mes 
espérances.  Ce  malheur  m'arriva  précisément  dans 
le  temps  de  notre  séparation  :  comme  si  le  ciel  eût 
voulu  m'accabler  alors  de  tous  les  maux  que  j'avais 
mérités,  et  couper  à  la  fois  tous  les  liens  qui  pou- 
vaient nous  unir. 

Votre  départ  fut  la  fin  de  mes  erreurs  ainsi  que 
de  mes  plaisirs  :  je  reconnus,  mais  trop  tard,  les 
chimères  qui  m'avaient  abusée.  Je  me  vis  aussi 
méprisable  que  je  l'étais  devenue,  et  aussi  mal- 
heureuse que  je  devais  toujours  l'être  avec  un  amour 
sans  innocence  et  des  désirs  sans  espoir  qu'il  m'était 
impossible  d'éteindre.     Tourmentée  de  mille  vains 

1  Ceci  suppose  d'autre  lettres  que  nous  n'avons  pas. 

I 


130  JULIE,  OU 

regrets,  je  renonçai  à  des  réflexions  aussi  doulou- 
reuses qu'inutiles  :  je  ne  valais  plus  la  peine  que 
je  songeasse  à  moi-même,  je  consacrai  ma  vie  à 
m'occuper  de  vous.  Je  n'avais  plus  d'honneur  que 
le  vôtre,  plus  d'espérance  qu'en  votre  bonheur, 
et  les  sentiments  qui  me  venaient  de  vous  étaient 
les  seuls  dont  je  crusse  pouvoir  être  encore  émue. 

L'amour  ne  m'aveuglait  point  sur  vos  défauts, — 
mais  il  me  les  rendait  chers  ;  et  telle  était  son  illu- 
sion, que  je  vous  aurais  moins  aimé  si  vous  aviez 
été  plus  parfait.  Je  connaissais  votre  cœur,  vos 
emportements  ;  je  savais  qu'avec  plus  de  courage 
que  moi  vous  aviez  moins  de  patience,  et  que  les 
maux  dont  mon  âme  était  accablée  mettraient  la 
vôtre  au  désespoir  ;  c'est  par  cette  raison  que  je 
vous  cachai  toujours  avec  soin  les  engagements  de 
mon  père  ;  et,  à  notre  séparation,  voulant  profiter 
du  zèle  de  mylord  Edouard  pour  votre  fortune  et 
vous  en  inspirer  un  pareil  à  vous-même,  je  vous 
flattai  d'un  espoir  que  je  n'avais  pas.  Je  fis  plus  ; 
connaissant  le  danger  qui  nous  menaçait,  je  pris  la 
seule  précaution  qui  pouvait  nous  en  garantir  ;  et, 
vous  engageant  avec  ma  parole  ma  liberté  autant 
qu'il  m'était  possible,  je  tâchai  d'inspirer  à  vous  de 
la  confiance,  à  moi  de  la  fermeté,  par  une  promesse 
que  je  n'osasse  enfreindre  et  qui  pût  vous  tranquil- 
liser. C'était  un  devoir  puéril,  j'en  conviens,  et 
cependant  je  ne  m'en  serais  jamais  départie.  La 
vertu  est  si  nécessaire  à  nos  cœurs,  que,  quand  on  a 
une  fois  abandonné  la  véritable,  on  s'en  fait  ensuite 
une  à  sa  mode,  et  l'on  y  tient  plus  fortement  peut- 
être  parce  qu'elle  est  de  notre  choix.  .  .  . 

Depuis  longtemps  je  pleurais  en  secret  la  meil- 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  131 

leure  des  mères,  qu'une  langueur  mortelle  con- 
sumait insensiblement.  Babi,  à  qui  le  fatal  effet 
de  ma  chute  m'avait  forcée  à  me  confier,  me  trahit 
et  lui  découvrit  nos  amours  et  mes  fautes.  A  peine 
eus-je  retiré  vos  lettres  de  chez  ma  cousine  qu'elles 
furent  surprises.  Le  témoignage  était  convain- 
cant ;  la  tristesse  acheva  d'ôter  à  ma  mère  le  peu 
de  forces  que  son  mal  lui  avait  laissé.  Je  faillis 
expirer  de  regret  à  ses  pieds.  Loin  de  m'exposer 
à  la  mort  que  je  méritais,  elle  voila  ma  honte,  et  se 
contenta  d'en  gémir  ;  vous-même,  qui  l'aviez  si 
cruellement  abusée,  ne  pûtes  lui  devenir  odieux. 
Je  fus  témoin  de  l'effet  que  produisit  votre  lettre 
sur  son  cœur  tendre  et  compatissant.  Hélas  !  elle 
désirait  votre  bonheur  et  le  mien.  Elle  tenta  plus 
d'une  fois.  .  .  .  Que  sert  de  rappeler  une  espérance 
à  jamais  éteinte  ?  Le  ciel  en  avait  autrement 
ordonné.  Elle  finit  ses  tristes  jours  dans  la  douleur 
de  n'avoir  pu  fléchir  un  époux  sévère,  et  de  laisser 
une  fille  si  peu  digne  d'elle. 

Accablée  d'une  si  cruelle  perte,  mon  âme  n'eut 
plus  de  force  que  pour  la  sentir  ;  la  voix  de  la  nature 
gémissante  étouffa  les  murmures  de  l'amour.  Je 
pris  dans  une  espèce  d'horreur  la  cause  de  tant  de 
maux  ;  je  voulus  étouffer  enfin  l'odieuse  passion 
qui  me  les  avait  attirés,  et  renoncer  à  vous  pour 
jamais.  Il  le  fallait,  sans  doute  ;  n'avais-je  pas 
assez  de  quoi  pleurer  le  reste  de  ma  vie  sans  chercher 
incessamment  de  nouveaux  sujets  de  larmes  ? 
Tout  semblait  favoriser  ma  résolution.  Si  la 
tristesse  attendrit  l'âme,  une  profonde  affliction 
l'endurcit.  Le  souvenir  de  ma  mère  mourante 
effaçait  le  vôtre  ;    nous  étions  éloignés  ;    l'espoir 


132  JULIE,  OU 

m'avait  abandonnée.  Jamais  mon  incomparable 
amie  ne  fut  si  sublime  ni  si  digne  d'occuper  seule 
tout  mon  cœur  ;  sa  vertu,  sa  raison,  son  amitié, 
ses  tendres  caresses,  semblaient  l'avoir  purifié  ;  je 
vous  crus  oublié,  je  me  crus  guérie.  Il  était  trop 
tard  ;  ce  que  j'avais  pris  pour  la  froideur  d'un 
amour  éteint  n'était  que  l'abattement  du  désespoir. 

Comme  un  malade  qui  cesse  de  souffrir  en  tom- 
bant en  faiblesse  se  ranime  à  de  plus  vives  douleurs, 
je  sentis  bientôt  renaître  toutes  les  miennes  quand 
mon  père  m'eut  annoncé  le  prochain  retour  de  M. 
de  Wolmar.  Ce  fut  alors  que  l'invincible  amour 
me  rendit  des  forces  que  je  croyais  n'avoir  plus. 
Pour  la  première  fois  de  ma  vie  j'osai  résister  en 
face  à  mon  père  ;  je  lui  protestai  nettement  que 
jamais  M.  de  Wolmar  ne  me  serait  rien,  que  j'étais 
déterminée  à  mourir  fille,  qu'il  était  maître  de  ma 
vie,  mais  non  pas  de  mon  cœur,  et  que  rien  ne  me 
ferait  changer  de  volonté.  Je  ne  vous  parlerai 
ni  de  sa  colère  ni  des  traitements  que  j'eus  à  souf- 
frir. Je  fus  inébranlable  :  ma  timidité  surmontée 
m'avait  portée  à  l'autre  extrémité  ;  et  si  j'avais  le 
ton  moins  impérieux  que  mon  père,  je  l'avais  tout 
aussi  résolu. 

Il  vit  que  j'avais  pris  mon  parti,  et  qu'il  ne 
gagnerait  rien  sur  moi  par  autorité.  Un  instant 
je  me  crus  délivrée  de  ses  persécutions  ;  mais  que 
devins-je  quand  tout  à  coup  je  vis  à  mes  pieds  le 
plus  sévère  des  pères  attendri  et  fondant  en  larmes  ? 
Sans  me  permettre  de  me  lever,  il  me  serrait  les 
genoux,  et,  fixant  ses  yeux  mouillés  sur  les  miens,  il 
me  dit  d'une  voix  touchante  que  j'entends  encore 
au-dedans  de  moi  :    Ma  fille,  respecte  les  cheveux 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  133 

blancs  de  ton  malheureux  père  ;  ne  le  fais  pas 
descendre  avec  douleur  au  tombeau,  comme  celle 
qui  te  porta  dans  son  sein  ;  ah  !  veux-tu  donner  la 
mort  à  toute  ta  famille  ? 

Concevez  mon  saisissement.  Cette  attitude,  ce 
ton,  ce  geste,  ce  discours,  cette  affreuse  idée,  me 
bouleversèrent  au  point  que  je  me  laissai  aller 
demi-morte  entre  ses  bras,  et  ce  ne  fut  qu'après 
bien  des  sanglots  dont  j'étais  oppressée  que  je  pus 
lui  répondre  d'une  voix  altérée  et  faible  :  O  mon 
père  !  j'avais  des  armes  contre  vos  menaces,  je  n'en 
ai  point  contre  vos  pleurs  ;  c'est  vous  qui  ferez 
mourir  votre  fille. 

Nous  étions  tous  deux  tellement  agités  que  nous 
ne  pûmes  de  longtemps  nous  remettre.  Cepen- 
dant, en  repassant  en  moi-même  ses  derniers  mots, 
je  conçus  qu'il  était  plus  instruit  que  je  n'avais 
cru,  et,  résolue  de  me  prévaloir  contre  lui  de  ses 
propres  connaissances,  je  me  préparais  à  lui  faire, 
au  péril  de  ma  vie,  un  aveu  trop  longtemps  différé, 
quand,  m'arrêtant  avec  vivacité  comme  s'il  eût 
prévu  et  craint  ce  que  j'allais  lui  dire,  il  me  parla 
ainsi  : 

"  Je  sais  quelle  fancaisie  indigne  d'une  fille  bien 
née  vous  nourrissez  au  fond  de  votre  cœur  :  il  est 
temps  de  sacrifier  au  devoir  et  à  l'honnêteté  une 
passion  honteuse  qui  vous  déshonore  et  que  vous 
ne  satisferez  jamais  qu'aux  dépens  de  ma  vie. 
Écoutez  une  fois  ce  que  l'honneur  d'un  père  et  le 
vôtre  exigent  de  vous,  et  jugez-vous  vous-même. 

"  M.  de  Wolmar  est  un  homme  d'une  grande 
naissance,  distingué  par  toutes  les  qualités  qui 
peuvent  la  soutenir,  qui  jouit  de  la  considération 


134  JULIE,  OU 

publique  et  qui  la  mérite.  Je  lui  dois  la  vie  ;  vous 
savez  les  engagements  que  j'ai  pris  avec  lui.  Ce 
qu'il  faut  vous  apprendre  encore,  c'est  qu'étant 
allé  dans  son  pays  pour  mettre  ordre  à  ses  affaires, 
il  s'est  trouvé  enveloppé  dans  la  dernière  révolu- 
tion, qu'il  y  a  perdu  ses  biens,  qu'il  n'a  lui-même 
échappé  à  l'exil  en  Sibérie  que  par  un  bonheur 
singulier,  et  qu'il  revient  avec  le  triste  débris  de  sa 
fortune,  sur  la  parole  de  son  ami,  qui  n'en  manqua 
jamais  à  personne.  Prescrivez-moi  maintenant  la 
réception  qu'il  faut  lui  faire  à  son  retour.  Lui 
dirai-je  :  Monsieur,  je  vous  ai  promis  ma  fille 
tandis  que  vous  étiez  riche  :  mais  à  présent  que 
vous  n'avez  plus  rien  je  me  rétracte,  et  ma  fille  ne 
veut  point  de  vous  ?  Si  ce  n'est  pas  ainsi  que 
j'énonce  mon  refus,  c'est  ainsi  qu'on  l'interprétera  : 
vos  amours  allégués  seront  pris  pour  un  prétexte, 
ou  ne  seront  pour  moi  qu'un  affront  de  plus  ;  et 
nous  passerons,  vous  pour  une  fille  perdue,  moi  pour 
un  malhonnête  homme  qui  sacrifie  son  devoir  et 
sa  foi  à  un  vil  intérêt,  et  joint  l'ingratitude  à  l'in- 
fidélité. Ma  fille,  il  est  trop  tard  pour  finir  dans 
l'opprobre  une  vie  sans  tache  ;  et  soixante  ans 
d'honneur  ne  s'abandonnent  pas  en  un  quart 
d'heure. 

"  Voyez  donc,  continua-t-il,  combien  tout  ce 
que  vous  pouvez  me  dire  est  à  présent  hors  de 
propos  ;  voyez  si  des  préférences  que  la  pudeur 
désavoue,  et  quelque  feu  passager  de  jeunesse  peu- 
vent jamais  être  mis  en  balance  avec  le  devoir  d'une 
fille  et  l'honneur  compromis  d'un  père.  S'il  n'était 
question  pour  l'un  des  deux  que  d'immoler  son 
bonheur  à  l'autre,  ma  tendresse  vous  disputerait  un 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  135 

si  doux  sacrifice  ;  mais,  mon  enfant,  l'honneur  a 
parlé,  et,  dans  le  sang  dont  tu  sors,  c'est  toujours 
lui  qui  décide." 

Je  ne  manquais  pas  de  bonnes  réponses  à  ce  dis- 
cours ;  mais  les  préjugés  de  mon  père  lui  donnent 
des  principes  si  différents  des  miens,  que  des  raisons 
qui  me  semblaient  sans  réplique  ne  l'auraient  pas 
même  ébranlé.  D'ailleurs,  ne  sachant  ni  d'où  lui 
venaient  les  lumières  qu'il  paraissait  avoir  acquises 
sur  ma  conduite,  ni  jusqu'où  elles  pouvaient  aller  ; 
craignant,  à  son  affectation  de  m'interrompre,  qu'il 
n'eût  déjà  pris  son  parti  sur  ce  que  j'avais  à  lui 
dire  ;  et,  plus  que  tout  cela,  retenue  par  une  honte 
que  je  n'ai  jamais  pu  vaincre,  j'aimai  mieux  em- 
ployer une  excuse  qui  me  parut  plus  sûre,  parce 
qu'elle  était  plus  selon  sa  manière  de  penser.  Je 
lui  déclarai  sans  détour  l'engagement  que  j'avais 
pris  avec  vous  ;  je  protestai  que  je  ne  vous  man- 
querais point  de  parole,  et  que,  quoi  qu'il  pût 
arriver,  je  ne  me  marierais  jamais  sans  votre  con- 
sentement. 

En  effet,  je  m'aperçus  avec  joie  que  mon  scrupule 
ne  lui  déplaisait  pas  :  il  me  fit  de  vifs  reproches 
sur  ma  promesse,  mais  il  n'y  objecta  rien  ;  tant  un 
gentilhomme  plein  d'honneur  a  naturellement  une 
haute  idée  de  la  foi  des  engagements,  et  regarde  la 
parole  comme  une  chose  toujours  sacrée  !  Au  lieu 
donc  de  s'amuser  à  disputer  sur  la  nullité  de  cette 
promesse,  dont  je  ne  serais  jamais  convenue,  il 
m'obligea  d'écrire  un  billet,  auquel  il  joignit  une 
lettre  qu'il  fit  partir  sur-le-champ.  Avec  quelle 
agitation  n'attendis-je  point  votre  réponse  !  com- 
bien je  fis  de  vœux  pour  vous  trouver  moins  de 


136  JULIE,  OU 

délicatesse  que  vous  ne  deviez  en  avoir  !  Mais  je 
vous  connaissais  trop  pour  douter  de  votre  obéis- 
sance, et  je  savais  que  plus  le  sacrifice  exigé  vous 
serait  pénible,  plus  vous  seriez  prompt  à  vous  l'im- 
poser. La  réponse  vint  ;  elle  me  fut  cachée  durant 
ma  maladie  :  après  mon  rétablissement  mes  craintes 
furent  confirmées,  et  il  ne  me  resta  plus  d'excuses. 
Au  moins  mon  père  me  déclara  qu'il  n'en  recevrait 
plus  ;  et  avec  l'ascendant  que  le  terrible  mot  qu'il 
m'avait  dit  lui  donnait  sur  mes  volontés,  il  me  fit 
jurer  que  je  ne  dirais  rien  à  M.  de  Wolmar  qui  pût 
le  détourner  de  m'épouser  ;  car,  ajouta-t-il,  cela 
lui  paraîtrait  un  jeu  concerté  entre  nous,  et,  à 
quelque  prix  que  ce  soit,  il  faut  que  ce  mariage 
s'achève  ou  que  je  meure  de  douleur. 

Vous  le  savez,  mon  ami,  ma  santé,  si  robuste 
contre  la  fatigue  et  les  injures  de  l'air,  ne  peut 
résister  aux  intempéries  des  passions,  et  c'est  dans 
mon  trop  sensible  cœur  qu'est  la  source  de  tous  les 
maux  et  de  mon  corps  et  de  mon  âme.  Soit  que 
de  longs  chagrins  eussent  corrompu  mon  sang,  soit 
que  la  nature  eût  pris  ce  temps  pour  l'épurer  d'un 
levain  funeste,  je  me  sentis  fort  incommodée  à  la 
fin  de  cet  entretien.  En  sortant  de  la  chambre  de 
mon  père  je  m'efforçai  pour  vous  écrire  un  mot,  et 
me  trouvai  si  mal  qu'en  rne  mettant  au  lit  j'espérai 
ne  m'en  plus  relever.  Tout  le  reste  vous  est  trop 
connu  ;  mon  imprudence  attira  la  vôtre.  Vous 
vîntes  ;  je  vous  vis,  et  crus  n'avoir  fait  qu'un  de  ces 
rêves  qui  vous  offraient  si  souvent  à  moi  durant  mon 
délire.  Mais  quand  j'appris  que  vous  étiez  venu, 
que  je  vous  avais  vu  réellement,  et  que,  voulant 
partager  le  mal  dont  vous  ne  pouviez  me  guérir, 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  137 

vous  l'aviez  pris  à  dessein,  je  ne  pus  supporter  cette 
dernière  épreuve  ;  et  voyant  un  si  tendre  amour 
survivre  à  l'espérance,  le  mien,  que  j'avais  pris  tant 
de  peine  à  contenir,  ne  connut  plus  de  frein,  et  se 
ranima  bientôt  avec  plus  d'ardeur  que  jamais. 
je  vis  qu'il  fallait  aimer  malgré  moi,  je  sentis  qu'il 
fallait  être  coupable  ;  que  je  ne  pouvais  résister  ni 
à  mon  père  ni  à  mon  amant,  et  que  je  n'accorderais 
jamais  les  droits  de  l'amour  et  du  sang  qu'aux  dépens 
de  l'honnêteté.  Ainsi  tous  mes  bons  sentiments 
achevèrent  de  s'éteindre,  toutes  mes  facultés  s'al- 
térèrent, le  crime  perdit  son  horreur  à  mes  yeux, 
je  me  sentis  tout  autre  au  dedans  de  moi  ;  enfin, 
les  transports  effrénés  d'une  passion  rendue  furieuse 
par  les  obstacles  me  jetèrent  dans  le  plus  affreux 
désespoir  qui  puisse  accabler  une  âme  :  j'osai  déses- 
pérer de  la  vertu.  Votre  lettre,  plus  propre  à 
réveiller  les  remords  qu'à  les  prévenir,  acheva  de 
m'égarer.  Mon  cœur  était  si  corrompu  que  ma 
raison  ne  put  résister  aux  discours  de  vos  philo- 
sophes ;  des  horreurs  dont  l'idée  n'avait  jamais 
souillé  mon  esprit  osèrent  s'y  présenter.  La  volonté 
les  combattait  encore,  mais  l'imagination  s'accoutu- 
mait à  les  voir  ;  et  si  je  ne  portais  pas  d'avance  le 
crime  au  fond  de  mon  cœur,  je  n'y  portais  plus  ces 
résolutions  généreuses  qui  seules  peuvent  lui  ré- 
sister. .  .  . 

M.  de  Wolmar  arriva,  et  ne  se  rebuta  pas  du 
changement  de  mon  visage.  Mon  père  ne  me 
laissa  pas  respirer.  Le  deuil  de  ma  mère  allait 
finir,  et  ma  douleur  était  à  l'épreuve  du  temps. 
Je  ne  pouvais  alléguer  ni  l'un  ni  l'autre  pour  éluder 
ma  promesse  ;    il  fallut  l'accomplir.     Le  jour  qui 


138  JULIE,  OU 

devait  m'ôter  pour  jamais  à  vous  et  à  moi  me  parut 
le  dernier  de  ma  vie.  J'aurais  vu  les  apprêts  de 
ma  sépulture  avec  moins  d'effroi  que  ceux  de  mon 
mariage.  Plus  j'approchais  du  moment  fatal, 
moins  je  pouvais  déraciner  de  mon  cœur  mes 
premières  affections  :  elles  s'irritaient  par  mes 
efforts  pour  les  éteindre.  Enfin,  je  me  lassai  de 
combattre  inutilement.  Dans  l'instant  même  où 
j'étais  prête  à  jurer  à  un  autre  une  éternelle  fidélité, 
mon  cœur  vous  jurait  encore  un  amour  éternel,  et 
je  fus  menée  au  temple  comme  une  victime  impure 
qui  souille  le  sacrifice  où  l'on  va  l'immoler. 

Arrivée  à  l'église,  je  sentis  en  entrant  une  sorte 
d'émotion  que  je  n'avais  jamais  éprouvée.  Je  ne 
sais  quelle  terreur  vint  saisir  mon  âme  dans  ce  lieu 
simple  et  auguste,  tout  rempli  de  la  majesté  de 
celui  qu'on  y  sert.  Une  frayeur  soudaine  me  fit 
frissonner  ;  tremblante  et  prête  à  tomber  en  dé- 
faillance, j'eus  peine  à  me  traîner  jusqu'au  pied  de 
la  chaire.  Loin  de  me  remettre,  je  sentis  mon 
trouble  augmenter  durant  la  cérémonie  ;  et  s'il 
me  laissait  apercevoir  les  objets,  c'était  pour  en 
être  épouvantée.  Le  jour  sombre  de  l'édifice,  le 
profond  silence  des  spectateurs,  leur  maintien 
modeste  et  recueilli,  le  cortège  de  tous  mes  parents, 
l'imposant  aspect  de  mon  vénéré  père,  tout  donnait 
à  ce  qui  s'allait  passer  un  air  de  solennité  qui  m'ex- 
citait à  l'attention  et  au  respect,  et  qui  m'eût  fait 
frémir  à  la  seule  idée  d'un  parjure.  Je  crus  voir 
l'organe  de  la  Providence  et  entendre  la  voix  de 
Dieu  dans  le  ministre  prononçant  gravement  la 
sainte  liturgie.  La  pureté,  la  dignité,  la  sainteté 
du  mariage,  si  vivement  exposées  dans  les  paroles 


LA  NOUVELLE  HËLOÏSE  139 

de  l'Écriture,  ses  chastes  et  sublimes  devoirs  si  im- 
portants au  bonheur,  à  l'ordre,  à  la  paix,  à  la  durée 
du  genre  humain,  si  doux  à  remplir  pour  eux- 
mêmes  ;  tout  cela  me  fit  une  telle  impression,  que 
je  crus  sentir  intérieurement  une  révolution  subite. 
Une  puissance  inconnue  sembla  corriger  tout  à 
coup  le  désordre  de  mes  affections  et  les  rétablir 
selon  la  loi  du  devoir  et  de  la  nature.  L'œil  éternel 
qui  voit  tout,  disais-je  en  moi-même,  lit  main- 
tenant au  fond  de  mon  cœur  ;  il  compare  ma 
volonté  cachée  à  la  réponse  de  ma  bouche  :  le  ciel 
et  la  terre  sont  témoins  de  l'engagement  sacré  que  je 
prends  ;  ils  le  seront  encore  de  ma  fidélité  à  l'ob- 
server. Quel  droit  peut  respecter  parmi  les  hommes 
quiconque  ose  violer  le  premier  de  tous  ?  .  .  . 

J'envisageai  le  saint  nœud  que  j'allais  former 
comme  un  nouvel  état  qui  devait  purifier  mon  âme 
et  la  rendre  à  tous  ses  devoirs.  Quand  le  pasteur 
me  demanda  si  je  promettais  obéissance  et  fidélité 
parfaite  à  celui  que  j'acceptais  pour  époux,  ma 
bouche  et  mon  cœur  le  promirent.  Je  le  tiendrai 
jusqu'à  la  mort. 

De  retour  au  logis,  je  soupirais  après  une  heure 
de  solitude  et  de  recueillement.  Je  l'obtins,  non 
sans  peine  ;  et  quelque  empressement  que  j'eusse 
d'en  profiter,  je  ne  m'examinai  d'abord  qu'avec 
répugnance,  craignant  de  n'avoir  éprouvé  qu'une 
fermentation  passagère  en  changeant  de  condition, 
et  de  me  retrouver  aussi  peu  digne  épouse  que 
j'avais  été  fille  peu  sage.  L'épreuve  était  sûre, 
mais  dangereuse.  Je  commençai  par  songer  à  vous. 
Je  me  rendais  le  témoignage  que  nul  tendre  souvenir 
n'avait  profané  l'engagement  solennel  que  je  venais 


140  JULIE,  OU 

de  prendre.  Je  ne  pouvais  concevoir  par  quel 
prodige  votre  opiniâtre  image  m'avait  pu  laisser  si 
longtemps  en  paix  avec  tant  de  sujets  de  me  la 
rappeler  ;  je  me  serais  défiée  de  l'indifférence  et  de 
l'oubli,  comme  d'un  état  trompeur  qui  m'était  trop 
peu  naturel  pour  être  durable.  Cette  illusion 
n'était  guère  à  craindre  ;  je  sentis  que  je  vous 
aimais  autant  et  plus  peut-être  que  je  n'avais  jamais 
fait  ;  mais  je  le  sentis  sans  rougir.  Je  vis  que  je 
n'avais  pas  besoin  pour  penser  à  vous  d'oublier  que 
j'étais  la  femme  d'un  autre.  En  me  disant  combien 
vous  m'étiez  cher,  mon  cœur  était  ému,  mais  ma  con- 
science et  mes  sens  étaient  tranquilles  ;  et  je  connus 
dès  ce  moment  que  j'étais  réellement  changée. 
Quel  torrent  de  pure  joie  vint  alors  inonder  mon 
âme  !  Quel  sentiment  de  paix,  effacé  depuis  si 
longtemps,  vint  ranimer  ce  cœur  flétri  par  l'igno- 
minie, et  répandre  dans  tout  mon  être  une  sérénité 
nouvelle  !  Je  crus  me  sentir  renaître  ;  je  crus  re- 
commencer une  autre  vie.  Douce  et  consolante 
vertu,  je  la  recommence  pour  toi  ;  c'est  toi  qui 
me  la  rendras  chère  ;  c'est  à  toi  que  je  la  veux 
consacrer.  Ah  !  j'ai  trop  appris  ce  qu'il  en  coûte 
à  te  perdre,  pour  t'abandonner  une  seconde  fois  ! 

Dans  le  ravissement  d'un  changement  si  grand, 
si  prompt,  si  inespéré,  j'osai  considérer  l'état  où 
j'étais  la  veille  ;  je  frémis  de  l'indigne  abaissement 
où  m'avait  réduite  l'oubli  de  moi-même  et  de  tous 
les  dangers  que  j'avais  courus  depuis  mon  premier 
égarement.  .  .  . 

A  l'instant,  pénétrée  d'un  vif  sentiment  du 
danger  dont  j'étais  délivrée,  et  de  l'état  d'honneur 
et  de  sûreté  où  je  me  sentais  rétablie,  je  me  pros- 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  141 

ternai  contre  terre,  j'élevai  vers  le  ciel  mes  mains 
suppliantes,  j'invoquai  l'être  dont  il  est  le  trône, 
et  qui  soutient  ou  détruit  quand  il  lui  plaît  par  nos 
propres  forces  la  liberté  qu'il  nous  donne.  Je  veux, 
lui  dis-je,  le  bien  que  tu  veux,  et  dont  toi  seul  es 
la  source.  Je  veux  aimer  l'époux  que  tu  m'as 
donné.  Je  veux  être  fidèle,  parce  que  c'est  le 
premier  devoir  qui  lie  la  famille  et  toute  la  société. 
Je  veux  être  chaste,  parce  que  c'est  la  première 
vertu  qui  nourrit  toutes  les  autres.  Je  veux  tout 
ce  qui  se  rapporte  à  l'ordre  de  la  nature  que  tu  as 
établi,  et  aux  règles  de  la  raison  que  je  tiens  de  toi. 
Je  remets  mon  cœur  sous  ta  garde  et  mes  désirs  en 
ta  main.  Rends  toutes  mes  actions  conformes  à 
ma  volonté  constante,  qui  est  la  tienne  ;  et  ne 
permets  plus  que  l'erreur  d'un  moment  l'emporte 
sur  le  choix  de  toute  ma  vie. 

Après  cette  courte  prière,  la  première  que  j'eusse 
faite  avec  un  vrai  zèle,  je  me  sentis  tellement 
affermie  dans  mes  résolutions,  il  me  parut  si  facile 
et  si  doux  de  les  suivre,  que  je  vis  clairement  où 
je  devais  chercher  désormais  la  force  dont  j'avais 
besoin  pour  résister  à  mon  propre  cœur,  et  que  je 
ne  pouvais  trouver  en  moi-même.  Je  tirai  de  cette 
seule  découverte  une  confiance  nouvelle,  et  je 
déplorai  le  triste  aveuglement  qui  me  l'avait  fait 
manquer  si  longtemps.  Je  n'avais  jamais  été  tout 
à  fait  sans  religion  ;  mais  peut-être  vaudrait-il 
mieux  n'en  point  avoir  du  tout  que  d'en  avoir  une 
extérieure  et  maniérée,  qui  sans  toucher  le  cœur 
rassure  la  conscience  ;  de  se  borner  à  des  formules, 
et  de  croire  exactement  en  Dieu  à  certaines  heures 
pour  n'y  plus  penser  le  reste  du  temps.     Scrupu- 


142  JULIE,  OU 

leusement  attachée  au  culte  public,  je  n'en  savais 
rien  tirer  pour  la  pratique  de  ma  vie.  Je  me  sentais 
bien  née,  et  me  livrais  à  mes  penchants  ;  j'aimais 
à  réfléchir,  et  me  fiais  à  ma  raison  ;  ne  pouvant 
accorder  l'esprit  de  l'Évangile  avec  celui  du  monde, 
ni  la  foi  avec  les  œuvres,  j'avais  pris  un  milieu  qui 
contentait  ma  vaine  sagesse  ;  j'avais  des  maximes 
pour  croire  et  d'autres  pour  agir  ;  j'oubliais  dans 
un  lieu  ce  que  j'avais  pensé  dans  l'autre  ;  j'étais 
dévote  à  l'église  et  philosophe  au  logis.  Hélas  ! 
je  n'étais  rien  nulle  part  ;  mes  prières  n'étaient 
que  des  mots,  mes  raisonnements  des  sophismes, 
et  je  suivais  pour  toute  lumière  la  fausse  lueur  des 
feux  errants  qui  me  guidaient  pour  me  perdre. 

Je  ne  puis  vous  dire  combien  ce  principe  intérieur 
qui  m'avait  manqué  jusqu'ici  m'a  donné  de  mépris 
pour  ceux  qui  m'ont  si  mal  conduite.  Quelle  était, 
je  vous  prie,  leur  raison  première  ?  et  sur  quelle 
base  étaient-ils  fondés  ?  Un  heureux  instinct  me 
porte  au  bien  :  une  violente  passion  s'élève  ;  elle 
a  sa  racine  dans  le  même  instinct  ;  que  ferai-je 
pour  la  détruire  ?  De  la  considération  de  l'ordre 
je  tire  la  beauté  de  la  vertu,  et  sa  bonté,  de  l'utilité 
commune.  Mais  que  fait  tout  cela  contre  mon 
intérêt  particulier  ?  et  lequel  au  fond  m'importe 
le  plus,  de  mon  bonheur  aux  dépens  du  reste  des 
hommes,  ou  du  bonheur  des  autres  aux  dépens  du 
mien  ?  Si  la  crainte  de  la  honte  ou  du  châtiment 
m'empêche  de  mal  faire  pour  mon  profit,  je  n'ai 
qu'à  mal  faire  en  secret,  la  vertu  n'a  plus  rien  à 
me  dire  ;  et  si  je  suis  surprise  en  faute,  on  punira, 
comme  à  Sparte,  non  le  délit,  mais  la  maladresse. 
Enfin,  que  le  caractère  et  l'amour  du  beau  soient 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  143 

empreints  par  la  nature  au  fond  de  mon  âme, 
j'aurai  ma  règle  aussi  longtemps  qu'ils  ne  seront 
point  défigurés.  Mais  comment  m'assurer  de  con- 
server toujours  dans  sa  pureté  cette  effigie  inté- 
rieure qui  n'a  point,  parmi  les  êtres  sensibles,  de 
modèle  auquel  on  puisse  la  comparer  ?  Ne  sait-on 
pas  que  les  affections  désordonnées  corrompent  le 
jugement  ainsi  que  la  volonté,  et  que  la  conscience 
s'altère  et  se  modifie  insensiblement  dans  chaque 
siècle,  dans  chaque  peuple,  dans  chaque  individu, 
selon  l'inconstance  et  la  variété  des  préjugés  ? 

Adorez  l'Etre  éternel,  mon  digne  et  sage  ami  ; 
d'un  souffle  vous  détruirez  ces  fantômes  de  raison 
qui  n'ont  qu'une  vaine  apparence,  et  fuient  comme 
une  ombre  devant  l'immuable  vérité.  Rien  n'existe 
que  par  celui  qui  est  :  c'est  lui  qui  donne  un  but 
à  la  justice,  une  base  à  la  vertu,  un  prix  à  cette 
courte  vie  employée  à  lui  plaire  ;  c'est  lui  qui  ne 
cesse  de  crier  aux  coupables  que  leurs  crimes  secrets 
ont  été  vus,  et  qui  sait  dire  au  juste  oublié  :  Tes 
vertus  ont  un  témoin  ;  c'est  lui,  c'est  sa  substance 
inaltérable  qui  est  le  vrai  modèle  des  perfections 
dont  nous  portons  tous  une  image  en  nous- 
mêmes.  .  .  . 

Un  incrédule,  d'ailleurs  heureusement  né,  se  livre 
aux  vertus  qu'il  aime  ;  il  fait  le  bien  par  goût  et 
non  par  choix.  Si  tous  ses  désirs  sont  droits,  il  les 
suit  sans  contrainte  ;  il  les  suivrait  de  même  s'ils 
ne  l'étaient  pas,  car  pourquoi  se  gênerait-il  ?  Mais 
celui  qui  reconnaît  et  sert  le  père  commun  des 
hommes  se  croit  une  plus  haute  destination  : 
l'ardeur  de  la  remplir  anime  son  zèle  ;  et,  suivant 
une  règle  plus  sûre  que  ses  penchants,  il  sait  faire 


144  JULIE,  OU 

le  bien  qui  lui  coûte,  et  sacrifier  les  désirs  de  son 
cœur  à  la  loi  du  devoir.  Tel  est,  mon  ami,  le 
sacrifice  héroïque  auquel  nous  sommes  tous  deux 
appelés.  L'amour  qui  nous  unissait  eût  fait  le 
charme  de  notre  vie.  Il  survécut  à  l'espérance  ;  il 
brava  le  temps  et  l'éloignement  ;  il  supporta  toutes 
les  épreuves.  Un  sentiment  si  parfait  ne  devait 
point  périr  de  lui-même  ;  il  était  digne  de  n'être 
immolé  qu'à  la  vertu. 

Je  vous  dirai  plus  :    tout  est  changé  entre  nous  ; 
il    faut    nécessairement    que    votre    cœur    change. 
Julie  de  Wolmar  n'est  plus  votre  ancienne  Julie  ; 
la  révolution  de  vos  sentiments  pour  elle  est  inévi- 
table, et  il  ne  vous  reste  que  le  choix  de  faire 
honneur  de  ce  changement  au  vice  ou  à  la  vertu. 
J'ai  dans  la  mémoire  un  passage  d'un  auteur  que 
vous  ne  récuserez  pas  :    "  L'amour,  dit-il,  est  privé 
de  son  plus  grand  charme  quand  l'honnêteté  l'aban- 
donne.    Pour  en  sentir  tout  le  prix,  il  faut  que  le 
cœur  s'y  complaise,  et  qu'il  nous  élève  en  élevant 
l'objet  aimé.     Ôtez  l'idée  de  la  perfection,  vous 
ôtez  l'enthousiasme  ;  ôtez  l'estime,  et  l'amour  n'est 
plus  rien.     Comment  une  femme  honorera-t-elle 
un    homme    qu'elle    doit    mépriser  ?       Comment 
pourra-t-il   honorer   lui-même    celle    qui    n'a    pas 
craint  de  s'abandonner  à  un  vil  corrupteur  ?     Ainsi 
bientôt  ils  se  mépriseront  mutuellement.     L'amour, 
ce  sentiment  céleste,  ne  sera  plus  pour  eux  qu'un 
honteux  commerce.     Ils  auront  perdu  l'honneur, 
et  n'auront  point  trouvé  la  félicité."  x     Voilà  notre 
leçon,    mon   ami  ;     c'est    vous    qui    l'avez   dictée. 
Jamais  nos  cœurs  s'aimèrent-ils  plus  délicieusement, 
1  Voyez  la  première  partie,  Lettre  XXIV. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  145 

et  jamais  l'honnêteté  leur  fut-elle  aussi  chère  que 
dans  le  temps  heureux  où  cette  lettre  fut  écrite  ? 
Voyez  donc  à  quoi  nous  mèneraient  aujourd'hui 
de  coupables  feux  nourris  aux  dépens  des  plus  doux 
transports  qui  ravissent  l'âme  !  L'horreur  du  vice 
qui  nous  est  si  naturelle  à  tous  deux  s'étendrait 
bientôt  sur  le  complice  de  nos  fautes  ;  nous  nous 
haïrions  pour  nous  être  trop  aimés,  et  l'amour 
s'éteindrait  dans  les  remords.  Ne  vaut-il  pas 
mieux  épurer  un  sentiment  si  cher  pour  le  rendre 
durable  ?  Ne  vaut-il  pas  mieux  en  conserver  au 
moins  ce  qui  peut  s'accorder  avec  l'innocence  ? 
N'est-ce  pas  conserver  tout  ce  qu'il  eut  de  plus 
charmant  ?  Oui,  mon  bon  et  digne  ami,  pour 
nous  aimer  toujours  il  faut  renoncer  l'un  à  l'autre. 
Oublions  tout  le  reste,  et  soyez  l'amant  de  mon 
âme.  Cette  idée  est  si  douce  qu'elle  console  de 
tout.  .  .  . 

Si  vous  perdez  une  tendre  amante,  vous  gagnez 
une  fidèle  amie  ;  et,  quoi  que  nous  en  ayons  pu 
dire  durant  nos  illusions,  je  doute  que  ce  change- 
ment vous  soit  désavantageux.  Tirez-en  le  même 
parti  que  moi,  je  vous  en  conjure,  pour  devenir 
meilleur  et  plus  sage,  et  pour  épurer  par  des  mœurs 
chrétiennes  les  leçons  de  la  philosophie.  Je  ne 
serai  jamais  heureuse  que  vous  ne  soyez  heureux 
aussi,  et  je  sens  plus  que  jamais  qu'il  n'y  a  point 
de  bonheur  sans  la  vertu.  Si  vous  m'aimez  véri- 
tablement, donnez-moi  la  douce  consolation  de 
voir  que  nos  cœurs  ne  s'accordent  pas  moins  dans 
leur  retour  au  bien  qu'ils  s'accordèrent  dans  leur 
égarement.  .  .  . 


146  JULIE,  OU 

Réduit  au  désespoir  par  la  lettre  de  Julie  et  par  la 
nouvelle  de  son  union  avec  M.  de  Wolmar,  Saint-Preux 
pense  à  mettre  fin  à  ses  jours.  Il  expose  dans  une  lettre 
à  son  ami  Bomston  toutes  les  raisons  qu'on  peut  avancer 
en  faveur  du  suicide.  L'Anglais  répond  par  une  autre 
qui  énumère  les  raisons  contre.  Il  offre  à  Saint-Preux 
une  alternative  :  c'est  de  partir  sur  la  flotte  anglaise,  qui, 
sous  les  ordres  du  commodore  Anson,  va  faire  le  tour  du 
globe.     L'amant  de  Julie  accepte. 

LETTRE   XXVI 

DE   L'AMANT   DE   JULIE   A    MADAME   D'ORBE 

Je  pars,  chère  et  charmante  cousine,  pour  faire  le 
tour  du  globe  ;  je  vais  chercher  dans  un  autre 
hémisphère  la  paix  dont  je  n'ai  pu  jouir  dans 
celui-ci.  Insensé  que  je  suis  !  je  vais  errer  dans 
l'univers  sans  trouver  un  lieu  pour  y  reposer  mon 
cœur  ;  je  vais  chercher  un  asile  au  monde  où  je 
puisse  être  loin  de  vous  !  mais  il  faut  respecter  les 
volontés  d'un  ami,  d'un  bienfaiteur,  d'un  père. 
Sans  espérer  de  guérir,  il  faut  au  moins  le  vouloir, 
puisque  Julie  et  la  vertu  l'ordonnent.  Dans  trois 
heures  je  vais  être  à  la  merci  des  flots  ;  dans  trois 
jours  je  ne  verrai  plus  l'Europe  ;  dans  trois  mois 
je  serai  dans  des  mers  inconnues  où  régnent  d'éter- 
nels orages  ;  dans  trois  ans  peut-être.  .  .  .  Qu'il 
serait  affreux  de  ne  vous  plus  voir  !  Hélas  !  le  plus 
grand  péril  est  au  fond  de  mon  cœur  :  car,  quoi 
qu'il  en  soit  de  mon  sort,  je  l'ai  résolu,  je  le  jure, 
vous  me  verrez  digne  de  paraître  à  vos  yeux,  ou 
vous  ne  me  reverrez  jamais. 

Mylord  Edouard,   qui   retourne   à   Rome,   vous 
remettra  cette  lettre  en  passant,  et  vous  fera  le 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  147 

détail  de  ce  qui  me  regarde.  Vous  connaissez  son 
âme,  et  vous  devinerez  aisément  ce  qu'il  ne  vous 
dira  pas.  Vous  connûtes  la  mienne,  jugez  aussi 
de  ce  que  je  ne  vous  dis  pas  moi-même.  Ah  ! 
mylord,  vos  yeux  les  reverront  ! 

Votre  amie  a  donc  ainsi  que  vous  le  bonheur 
d'être  mère  !  Elle  devait  donc  l'être  ?  .  .  .  Ciel 
inexorable  !  .  .  .  O  ma  mère,  pourquoi  vous  donna- 
t-il  un  fils  dans  sa  colère  ? 

Il  faut  finir,  je  le  sens.  Adieu,  charmantes 
cousines.  Adieu,  beautés  incomparables.  Adieu, 
pures  et  célestes  âmes.  Adieu,  tendres  et  insépar- 
ables amies,  femmes  uniques  sur  la  terre.  Chacune 
de  vous  est  le  seul  objet  digne  du  cœur  de  l'autre. 
Faites  mutuellement  votre  bonheur.  Daignez 
vous  rappeler  quelquefois  la  mémoire  d'un  infor- 
tuné qui  n'existait  que  pour  partager  entre  vous 
tous  les  sentiments  de  son  âme  et  qui  cessa  de 
vivre  au  moment  qu'il  s'éloigna  de  vous.  Si 
jamais.  .  .  .  J'entends  le  signal  et  les  cris  des 
matelots  ;  je  vois  fraîchir  le  vent  et  déployer  les 
voiles  :  il  faut  monter  à  bord,  il  faut  partir.  Mer 
vaste,  mer  immense,  qui  doit  peut-être  m'engloutir 
dans  ton  sein,  puissé-je  retrouver  sur  tes  flots  le 
calme  qui  fuit  mon  cœur  agité  ! 


FIN    DE   LA  TROISIÈME   PARTIE 


QUATRIEME   PARTIE 


Les  années  se  sont  écoulées.  Julie  a  trouvé  la  paix 
du  cœur  dans  son  union  avec  M.  de  Wolmar,  à  qui  elle 
a  donné  deux  enfants.  Elle  ne  peut  pas  s'empêcher, 
cependant,  de  penser  quelquefois  à  Saint-Preux,  non  pas 
avec  amour,  mais  avec  des  larmes  de  pitié,  de  regret,  de 
repentir.  Sans  doute  il  a  péri  dans  le  long  et  périlleux 
voyage  qu'il  a  entrepris. 

Madame  d'Orbe  se  trouve  veuve  et  mère  d'une  petite 
fille.  Invitée  par  sa  cousine,  elle  viendra  vivre  avec 
elle  à  Clarens,  propriété  sur  les  bords  du  lac  de  Genève 
et  près  de  Vevai.  Elle  a  reçu  par  l'intermédiaire  de 
Bomston  des  nouvelles  de  Saint-Preux.  On  a  reconnu 
son  vaisseau  tout  près  de  l'Europe  il  y  a  deux  mois. 
Sans  doute  il  est  déjà  arrivé  au  port. 


LETTRE    III 

DE    L'AMANT    DE    JULIE   A    MADAME   D'ORBE 

Ma  cousine,   ma  bienfaitrice,  mon  amie,  j'arrive 

des  extrémités  de  la  terre,  et  j'en  rapporte  un  cœur 

tout  plein  de  vous.     J'ai  passé  quatre  fois  la  ligne  ; 

j'ai  parcouru  les  deux  hémisphères  ;    j'ai  vu  les 

quatre  parties  du  monde  ;    j'en  ai  mis  le  diamètre 

entre  nous  ;    j'ai  fait  le  tour  entier  du  globe,  et 

n'ai  pu  vous  échapper  un  moment.     On  a  beau 

fuir  ce  qui  nous  est  cher  ;  son  image,  plus  vite  que 

la  mer  et  les  vents,  nous  suit  au  bout  de  l'univers  ; 

et  partout  où  l'on  se  porte,  avec  soi  l'on  y  porte 

148 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  149 

ce  qui  nous  fait  vivre.  J'ai  beaucoup  souffert  ; 
j'ai  vu  souffrir  davantage.  Que  d'infortunés  j'ai 
vus  mourir  !  Hélas  !  ils  mettaient  un  si  grand  prix 
à  la  vie  !  et  moi  je  leur  ai  survécu  !  .  .  .  Peut-être 
étais-je  en  effet  moins  à  plaindre  ;  les  misères  de 
mes  compagnons  m'étaient  plus  sensibles  que  les 
miennes  :  je  les  voyais  tout  entiers  à  leurs  peines  ; 
ils  devaient  souffrir  plus  que  moi.  Je  me  disais  : 
Je  suis  mal  ici,  mais  il  est  un  coin  sur  la  terre  où  je 
suis  heureux  et  paisible,  et  je  me  dédommageais  au 
bord  du  lac  de  Genève  de  ce  que  j'endurais  sur 
l'Océan.  J'ai  le  bonheur  en  arrivant  de  voir  con- 
firmer mes  espérances  ;  mylord  Edouard  m'apprend 
que  vous  jouissez  toutes  deux  de  la  paix  et  de  la 
santé,  et  que,  si  vous  en  particulier  avez  perdu  le 
doux  titre  d'épouse,  il  vous  reste  ceux  d'amie  et  de 
mère,  qui  doivent  suffire  à  votre  bonheur. 

Je  suis  trop  pressé  de  vous  envoyer  cette  lettre, 
pour  vous  faire  à  présent  un  détail  de  mon  voyage  ; 
j'ose  espérer  d'en  avoir  bientôt  une  occasion  plus 
commode.  Je  me  contente  ici  de  vous  en  donner 
une  légère  idée,  plus  pour  exciter  que  pour  satis- 
faire votre  curiosité.  J'ai  mis  près  de  quatre  ans 
au  trajet  immense  dont  je  viens  de  vous  parler,  et 
suis  revenu  dans  le  même  vaisseau  sur  lequel  j'étais 
parti,  le  seul  que  le  commandant  ait  ramené  de 
son  escadre. 

J'ai  vu  d'abord  l'Amérique  méridionale,  ce  vaste 
continent  que  le  manque  de  fer  a  soumis  aux 
Européens,  et  dont  ils  ont  fait  un  désert  pour  s'en 
assurer  l'empire.  J'ai  vu  les  côtes  du  Brésil,  où 
Lisbonne  et  Londres  puisent  leurs  trésors,  et  dont 
les  peuples  misérables  foulent  aux  pieds  l'or  et  les 


ISO  JULIE,  OU 

diamants  sans  oser  y  porter  la  main.  J'ai  traversé 
paisiblement  les  mers  orageuses  qui  sont  sous  le 
cercle  antarctique  ;  j'ai  trouvé  dans  la  mer  Paci- 
fique les  plus  effroyables  tempêtes.  .  .  . 

Il  continue  le  récit  de  ses  voyages  et  finit  ainsi: — 

Enfin  j'ai  vu  dans  mes  compagnons  de  voyage  un 
peuple  intrépide  et  fier,  dont  l'exemple  et  la  liberté 
rétablissaient  à  mes  yeux  l'honneur  de  mon  espèce, 
pour  lequel  la  douleur  et  la  mort  ne  sont  rien,  et 
qui  ne  craint  au  monde  que  la  faim  et  l'ennui.  J'ai 
vu  dans  leur  chef  un  capitaine,  un  soldat,  un  pilote, 
un  sage,  un  grand  homme,  et,  pour  dire  encore 
plus  peut-être,  le  digne  ami  d'Edouard  Bomston  ; 
mais  ce  que  je  n'ai  point  vu  dans  le  monde  entier, 
c'est  quelqu'un  qui  ressemble  à  Claire  d'Orbe,  à 
Julie  d'Étange,  et  qui  puisse  consoler  de  leur  perte 
un  cœur  qui  sut  les  aimer. 

Comment  vous  parler  de  ma  guérison  ?  C'est 
de  vous  que  je  dois  apprendre  à  la  connaître. 
Reviens-je  plus  libre  et  plus  sage  que  je  ne  suis 
parti  ?  J'ose  le  croire  et  ne  puis  l'affirmer.  La 
même  image  règne  toujours  dans  mon  Cœur  ;  vous 
savez  s'il  est  possible  qu'elle  s'en  efface  :  mais  son 
empire  est  plus  digne  d'elle  ;  et,  si  je  ne  me  fais 
pas  illusion,  elle  règne  dans  ce  cœur  infortuné 
comme  dans  le  vôtre.  Oui,  ma  cousine,  il  me 
semble  que  sa  vertu  m'a  subjugué,  que  je  ne  suis 
pour  elle  que  le  meilleur  et  le  plus  tendre  ami  qui 
fut  jamais,  que  je  ne  fais  plus  que  l'adorer  comme 
vous  l'adorez  vous-même  ;  ou  plutôt  il  me  semble 
que  mes  sentiments  ne  se  sont  pas  affaiblis,  mais 
rectifiés  ;   et,  avec  quelque  soin  que  je  m'examine, 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  151 

je  les  trouve  aussi  purs  que  l'objet  qui  les  inspire. 
Que  puis-je  vous  dire  de  plus  jusqu'à  l'épreuve  qui 
peut  m'apprendre  à  juger  de  moi  ?  Je  suis  sincère 
et  vrai  ;  je  veux  être  ce  que  je  dois  être  :  mais 
comment  répondre  de  mon  cœur  avec  tant  de 
raisons  de  m'en  défier  ?  Suis-je  le  maître  du  passé  ? 
Puis-je  empêcher  que  mille  feux  ne  m'aient  autre- 
fois dévoré  ?  Comment  distinguerai-je  par  la 
seule  imagination  ce  qui  est  de  ce  qui  fut  ?  et 
comment  me  représenterai-je  amie  celle  que  je  ne 
vis  jamais  qu'amante  ?  Quoi  que  vous  pensiez 
peut-être  du  motif  secret  de  mon  empressement, 
il  est  honnête  et  raisonnable  ;  il  mérite  que  vous 
l'approuviez.  Je  réponds  d'avance  au  moins  de 
mes  intentions.  Souffrez  que  je  vous  voie,  et 
m'examinez  vous-même  ;  ou  laissez-moi  voir  Julie, 
et  je  saurai  ce  que  je  suis. 

Je  dois  accompagner  mylord  Edouard  en  Italie. 
Je  passerai  près  de  vous  !  et  je  ne  vous  verrais 
point  !  Pensez-vous  que  cela  se  puisse  ?  Eh  !  si 
vous  aviez  la  barbarie  de  l'exiger,  vous  mériteriez 
de  n'être  pas  obéie.  Mais  pourquoi  l'exigeriez- 
vous  ?  N'êtes-vous  pas  cette  même  Claire,  aussi 
bonne  et  compatissante  que  vertueuse  et  sage,  qui 
daigna  m'aimer  dès  sa  plus  tendre  jeunesse,  et  qui 
doit  m'aimer  bien  plus  encore  aujourd'hui  que  je 
lui  dois  tout  ?  Non,  non,  chère  et  charmante 
amie,  un  si  cruel  refus  ne  serait  ni  de  vous  ni  fait 
pour  moi  ;  il  ne  mettra  point  le  comble  à  ma 
misère.  Encore  une  fois,  encore  une  fois  en  ma 
vie,  je  déposerai  mon  cœur  à  vos  pieds.  Je  vous 
verrai,  vous  y  consentirez.  Je  la  verrai,  elle  y 
consentira.     Vous  connaissez  trop  bien  toutes  deux 


i52  JULIE,  OU 

mon  respect  pour  elle.  Vous  savez  si  je  suis  homme 
à  m'offrir  à  ses  yeux  en  me  sentant  indigne  d'y 
paraître.  Elle  a  déploré  si  longtemps  l'ouvrage  de 
ses  charmes  !  ah  !  qu'elle  voie  une  fois  l'ouvrage 
de  sa  vertu  ? 

P. S. — Mylord  Edouard  est  retenu  pour  quelque 
temps  encore  ici  par  des  affaires  ;  s'il  m'est  permis 
de  vous  voir,  pourquoi  ne  prendrais-je  pas  les 
devants  pour  être  plus  tôt  auprès  de  vous  ? 


LETTRE    IV 

DE    M.    DE    WOLMAR    A    L'AMANT    DE    JULIE 

Quoique  nous  ne  nous  connaissions  pas  encore,  je 
suis  chargé  de  vous  écrire.  La  plus  sage  et  la  plus 
chérie  des  femmes  vient  d'ouvrir  son  cœur  à  son 
heureux  époux.  Il  vous  croit  digne  d'avoir  été 
aimé  d'elle,  et  il  vous  offre  sa  maison.  L'innocence 
et  la  paix  y  régnent  ;  vous  y  trouverez  l'amitié, 
l'hospitalité,  l'estime,  la  confiance.  Consultez 
votre  cœur  ;  et,  s'il  n'y  a  rien  là  qui  vous  effraye, 
venez  sans  crainte.     Vous  ne  partirez  point  d'ici 

sans  y  laisser  un  ami. 

Wolmar. 

P. S. — Venez,  mon  ami  ;  nous  vous  attendons 
avec  empressement.  Je  n'aurai  pas  la  douleur  que 
vous  nous  deviez  un  refus. 

Julie. 

Une  lettre  (V.)  de  Madame  d'Orbe  renferme  le  billet 
précédent  et  souhaite  la  bienvenue  à  Saint. Preux. 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  153 

LETTRE   VI 

DE   SAINT-PREUX   A    MYLORD    EDOUARD 

Je  me  lève  au  milieu  de  la  nuit  pour  vous  écrire. 
Je  ne  saurais  trouver  un  moment  de  repos.  Mon 
cœur  agité,  transporté,  ne  peut  se  contenir  au 
dedans  de  moi  ;  il  a  besoin  de  s'épancher.  Vous 
qui  l'avez  si  souvent  garanti  du  désespoir,  soyez  le 
cher  dépositaire  des  premiers  plaisirs  qu'il  ait  goûtés 
depuis  si  longtemps. 

Je  l'ai  vue,  mylord  !  mes  yeux  l'ont  vue  I 
J'ai  entendu  sa  voix  ;  ses  mains  ont  touché  les 
miennes  ;  elle  m'a  reconnu  ;  elle  a  marqué  de  la 
joie  à  me  voir  ;  elle  m'a  appelé  son  ami,  son  cher 
ami  ;  elle  m'a  reçu  dans  sa  maison  ;  plus  heureux 
que  je  ne  fus  de  ma  vie,  je  loge  avec  elle  sous  un 
même  toit,  et  maintenant  que  je  vous  écris  je  suis 
à  trente  pas  d'elle. 

Mes  idées  sont  trop  vives  pour  se  succéder  ;  elles 
se  présentent  toutes  ensemble  ;  elles  se  nuisent 
mutuellement.  Je  vais  m'arrêter  et  reprendre 
haleine  pour  tâcher  de  mettre  quelque  ordre  dans 
mon  récit. 

A  peine  après  une  si  longue  absence  m'étais-je 
livré  près  de  vous  aux  premiers  transports  de  mon 
cœur  en  embrassant  mon  ami,  mon  libérateur  et 
mon  père,  que  vous  songeâtes  au  voyage  d'Italie. 
Vous  me  le  fîtes  désirer  dans  l'espoir  de  m'y  soulager 
enfin  du  fardeau  de  mon  inutilité  pour  vous.  N  - 
pouvant  terminer  sitôt  les  affaires  qui  vous  rete- 
naient à  Londres,  vous  me  proposâtes  de  partir  le 
premier  pour  avoir  plus  de  temps  à  vous  attendre 


154  JULIE,  OU 

ici.  Je  demandai  la  permission  d'y  venir  ;  je 
l'obtins,  je  partis  ;  et,  quoique  Julie  s'offrît  d'avance 
à  mes  regards,  en  songeant  que  j'allais  m'approcher 
d'elle  je  sentis  du  regret  à  m'éloigner  de  vous. 
Mylord,  nous  sommes  quittes,  ce  seul  sentiment 
vous  a  tout  payé. 

Il  ne  faut  pas  vous  dire  que,  durant  toute  la 
route,  je  n'étais  occupé  que  de  l'objet  de  mon 
voyage  ;  mais  une  chose  à  remarquer,  c'est  que  je 
commençai  de  voir  sous  un  autre  point  de  vue  ce 
même  objet  qui  n'était  jamais  sorti  de  mon  cœur. 
Jusque-là  je  m'étais  toujours  rappelé  Julie  brillante 
comme  autrefois  des  charmes  de  sa  première 
jeunesse  ;  j'avais  toujours  vu  ses  beaux  yeux  animés 
du  feu  qu'elle  m'inspirait  ;  ses  traits  chéris  n'of- 
fraient à  mes  regards  que  des  garants  de  mon 
bonheur,  son  amour  et  le  mien  se  mêlaient  telle- 
ment avec  sa  figure,  que  je  ne  pouvais  les  en  séparer. 
Maintenant  j'allais  voir  Julie  mariée,  Julie  mère, 
Julie  indifférente.  Je  m'inquiétais  des  change- 
ments que  huit  ans  d'intervalle  avaient  pu  faire  à 
sa  beauté.  Elle  avait  eu  la  petite  vérole  ;  elle  s'en 
trouvait  changée  :  à  quel  point  le  pouvait-elle 
être  ?  Mon  imagination  me  refusait  opiniâtre- 
ment des  taches  sur  ce  charmant  visage  ;  et  sitôt 
que  j'en  voyais  un  marqué  de  petite  vérole,  ce 
n'était  plus  celui  de  Julie.  Je  pensais  encore  à 
l'entrevue  que  nous  allions  avoir,  à  la  réception 
qu'elle  m'allait  faire.  Ce  premier  abord  se  pré- 
sentait à  mon  esprit  sous  mille  tableaux  différents, 
et  ce  moment  qui  devait  passer  si  vite  revenait 
pour  moi  mille  fois  le  jour. 

Quand    j'aperçus    la    cime   des   monts,  le   cœur 


LA  NOUVELLE  HÉ  LOI  SE  155 

me  battit  fortement,  en  me  disant  :  elle  est  là. 
La  même  chose  venait  de  m'arriver  en  mer  à  la  vue 
des  côtes  d'Europe.  La  même  chose  m'était 
arrivée  autrefois  à  Meillerie  en  découvrant  la 
maison  du  baron  d'Etange.  Le  monde  n'est 
jamais  divisé  pour  moi  qu'en  deux  régions  ;  celle 
où  elle  est,  et  celle  où  elle  n'est  pas.  La  première 
s'étend  quand  je  m'éloigne,  et  se  resserre  à  mesure 
que  j'approche,  comme  un  lieu  où  je  ne  dois  jamais 
arriver.  Elle  est  à  présent  bornée  aux  murs  de  sa 
chambre.  Hélas  !  ce  lieu  seul  est  habité  ;  tout  le 
reste  de  l'univers  est  vide. 

Plus  j'approchais  de  la  Suisse,  plus  je  me 
sentais  ému.  L'instant  où  des  hauteurs  du  Jura 
je  découvris  le  lac  de  Genève  fut  un  instant  d'extase 
et  de  ravissement.  La  vue  de  mon  pays,  de  ce 
pays  si  chéri,  où  des  torrents  de  plaisirs  avaient 
inondé  mon  cœur  ;  l'air  des  Alpes  si  salutaire  et  si 
pur  ;  le  doux  air  de  la  patrie,  plus  suave  que  les 
parfums  de  l'Orient  ;  cette  terre  riche  et  fertile, 
ce  paysage  unique,  le  plus  beau  dont  l'œil  humain 
fut  jamais  frappé  ;  ce  séjour  charmant  auquel  je 
n'avais  rien  trouvé  d'égal  dans  le  tour  du  monde 
l'aspect  d'un  peuple  heureux  et  libre,  la  douceur 
de  la  saison,  la  sérénité  du  climat,  mille  souvenirs 
délicieux  qui  réveillaient  tous  les  sentiments  que 
j'avais  goûtés  ;  tout  cela  me  jetait  dans  des  trans- 
ports que  je  ne  puis  décrire,  et  semblait  me  rendre 
à  la  fois  la  jouissance  de  ma  vie  entière. 

En  descendant  vers  la  côte  je  sentis  une  im- 
pression nouvelle  dont  je  n'avais  aucune  idée  ; 
c'était  un  certain  mouvement  d'effroi  qui  me 
resserrait   le   cœur   et   me   troublait    malgré    moi. 


156  JULIE,  OU 

Cet  effroi,  dont  je  ne  pouvais  démêler  la  cause, 
croissait  à  mesure  que  j'approchais  de  la  ville  :  il 
ralentissait  mon  empressement  d'arriver,  et  fit 
enfin  de  tels  progrès,  que  je  m'inquiétais  autant  de 
ma  diligence  que  j'avais  fait  jusque-là  de  ma 
lenteur.  En  entrant  à  Vevai,  la  sensation  que 
j'éprouvai  ne  fut  rien  moins  qu'agréable  :  je  fus 
saisi  d'une  violente  palpitation  qui  m'empêchait  de 
respirer  ;  je  parlais  d'une  voix  altérée  et  trem- 
blante. J'eus  peine  à  me  faire  entendre  en  deman- 
dant M.  de  Wolrnar  ;  car  je  n'osai  jamais  nommer 
sa  femme.  On  me  dit  qu'il  demeurait  à  Clarens. 
Cette  nouvelle  m'ôta  de  dessus  la  poitrine  un  poids 
de  cinq  cents  livres  ;  et,  prenant  les  deux  lieues  qui 
me  restaient  à  faire  pour  un  répit,  je  me  réjouis  de 
ce  qui  m'eût  désolé  dans  un  autre  temps  ;  mais 
j'appris  avec  un  vrai  chagrin  que  madame  d'Orbe 
était  à  Lausanne.  J'entrai  dans  une  auberge  pour 
reprendre  les  forces  qui  me  manquaient  :  il  me  fut 
impossible  d'avaler  un  seul  morceau  ;  je  suffoquais 
en  buvant,  et  ne  pouvais  vider  un  verre  qu'à 
plusieurs  reprises.  Ma  terreur  redoubla  quand  je 
vis  mettre  les  chevaux  pour  repartir.  Je  crois  que 
j'aurais  donné  tout  au  monde  pour  voir  briser  une 
roue  en  chemin.  Je  ne  voyais  plus  Julie  ;  mon 
imagination  troublée  ne  me  présentait  que  des 
objets  confus  ;  mon  âme  était  dans  un  tumulte 
universel.  Je  connaissais  la  douleur  et  le  désespoir  ; 
je  les  aurais  préférés  à  cet  horrible  état.  Enfin  je 
puis  dire  n'avoir  de  ma  vie  éprouvé  d'agitation  plus 
cruelle  que  celle  où  je  me  trouvai  durant  ce  court 
trajet,  et  je  suis  convaincu  que  je  ne  l'aurais  pu 
supporter  une  journée  entière. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  157 

En  arrivant,  je  fis  arrêter  à  la  grille  ;  et,  me 
sentant  hors  d'état  de  faire  un  pas,  j'envoyai  le 
postillon  dire  qu'un  étranger  demandait  à  parler 
à  M.  de  Wolmar.  Il  était  à  la  promenade  avec  sa 
femme.  On  les  avertit,  et  ils  vinrent  par  un  autre 
côté,  tandis  que,  les  yeux  fichés  sur  l'avenue,  j'atten- 
dais dans  des  transes  mortelles  d'y  voir  paraître 
quelqu'un. 

A  peine  Julie  m'eut-elle  aperçu  qu'elle  me 
reconnut.  A  l'instant  me  voir,  s'écrier,  courir, 
s'élancer  dans  mes  bras,  ne  fut  pour  elle  qu'une 
même  chose.  A  ce  son  de  voix  je  me  sens  tres- 
saillir ;  je  me  retourne,  je  la  vois,  je  la  sens.  O 
mylord  !  ô  mon  ami  ...  je  ne  puis  parler.  .  .  . 
Adieu  crainte  ;  adieu  terreur,  effroi,  respect 
humain.  Son  regard,  son  cri,  son  geste,  me  ren- 
dent en  un  moment  la  confiance,  le  courage,  et  les 
forces.  Je  puise  dans  ses  bras  la  chaleur  et  la  vie  ; 
je  pétille  de  joie  en  la  serrant  dans  les  miens.  Un 
transport  sacré  nous  tient  dans  un  long  silence 
étroitement  embrassés,  et  ce  n'est  qu'après  un  si 
doux  saisissement  que  nos  voix  commencent  à  se 
confondre  et  nos  yeux  à  mêler  leurs  pleurs.  M. 
de  Wolmar  était  là  ;  je  le  savais,  je  le  voyais  :  mais 
qu'aurais-je  pu  voir  ?  Non,  quand  l'univers  entier 
se  fût  réuni  contre  moi,  quand  l'appareil  des  tour- 
ments m'eût  environné,  je  n'aurais  pas  dérobé  mon 
cœur  à  la  moindre  de  ces  caresses,  tendres  prémices 
d'une  amitié  pure  et  sainte  que  nous  emporterons 
dans  le  ciel  ! 

Cette  première  impétuosité  suspendue,  madame 
de  Wolmar  me  prit  par  la  main,  et,  se  retournant 
vers  son  mari,  lui  dit  avec  une  certaine  grâce  d'inno- 


158  JULIE,  OU 

cence  et  de  candeur  dont  je  me  sentis  pénétré  : 
Quoiqu'il  soit  mon  ancien  ami,  je  ne  vous  le  pré- 
sente pas,  je  le  reçois  de  vous,  et  ce  n'est  qu'honoré 
de  votre  amitié  qu'il  aura  désormais  la  mienne.  Si 
les  nouveaux  amis  ont  moins  d'ardeur  que  les 
anciens,  me  dit-il  en  m'embrassant,  ils  seront 
anciens  à  leur  tour,  et  ne  céderont  point  aux 
autres.  Je  reçus  ses  embrassements,  mais  mon 
cœur  venait  de  s'épuiser,  et  je  ne  fis  que  les  recevoir. 
Après  cette  courte  scène,  j'observai  du  coin  de 
l'œil  qu'on  avait  détaché  ma  malle  et  remisé  ma 
chaise.  Julie  me  prit  sous  le  bras,  et  je  m'avançai 
avec  eux  vers  la  maison,  presque  oppressé  d'aise  de 
voir  qu'on  y  prenait  possession  de  moi. 

Ce  fut  alors  qu'en  contemplant  plus  paisible- 
ment ce  visage  adoré,  que  j'avais  cru  trouver 
enlaidi,  je  vis  avec  une  surprise  amère  et  douce 
qu'elle  était  réellement  plus  belle  et  plus  brillante 
que  jamais.  Ses  traits  charmants  se  sont  mieux 
formés  encore  ;  elle  a  pris  un  peu  plus  d'embon- 
point qui  n'a  fait  qu'ajouter  à  son  éblouissante 
blancheur.  La  petite  vérole  n'a  laissé  sur  ses  joues 
que  quelques  légères  traces  presque  imperceptibles. 
Au  lieu  de  cette  pudeur  souffrante  qui  lui  faisait 
autrefois  sans  cesse  baisser  les  yeux,  on  voit  la 
sécurité  de  la  vertu  s'allier  dans  son  chaste  regard  à 
la  douceur  et  à  la  sensibilité  ;  sa  contenance,  non 
moins  modeste,  est  moins  timide  ;  un  air  plus 
libre  et  des  grâces  plus  franches  ont  succédé  à  ces 
manières  contraintes,  mêlées  de  tendresse  et  de 
honte  ;  et  si  le  sentiment  de  sa  faute  la  rendait 
alors  plus  touchante,  celui  de  sa  pureté  la  rend 
aujourd'hui  plus  céleste. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  159 

A  peine  étions-nous  dans  le  salon  qu'elle  dis- 
parut, et  rentra  le  moment  d'après.  Elle  n'était 
pas  seule.  Qui  pensez-vous  qu'elle  amenait  avec 
elle  ?  Mylord,  c'étaient  ses  enfants  !  ses  deux  en- 
fants plus  beaux  que  le  jour,  et  portant  déjà  sur 
leur  physionomie  enfantine  le  charme  et  l'attrait 
de  leur  mère  !  Que  devins-je  à  cet  aspect  !  cela 
ne  peut  ni  se  dire  ni  se  comprendre  ;  il  faut  le 
sentir.  Mille  mouvements  contraires  m'assaillirent 
à  la  fois  ;  mille  cruels  et  délicieux  souvenirs  vinrent 
partager  mon  cœur.  O  spectacle  !  ô  regrets  !  Je  me 
sentais  déchirer  de  douleur  et  transporter  de  joie. 
Je  voyais,  pour  ainsi  dire,  multiplier  celle  qui  me 
fut  si  chère.  Hélas  !  je  voyais  au  même  instant 
la  trop  vive  preuve  qu'elle  ne  m'était  plus  rien,  et 
mes  pertes  semblaient  se  multiplier  avec  elle. 

Elle  me  les  amena  par  la  main.  Tenez,  me  dit- 
elle  d'un  ton  qui  me  perça  l'âme,  voilà  les  enfants 
de  votre  amie  :  ils  seront  vos  amis  un  jour  ;  soyez 
le  leur  dès  aujourd'hui.  Aussitôt  ces  deux  petites 
créatures  s'empressèrent  autour  de  moi,  me  prirent 
les  mains,  et  m'accablant  de  leurs  innocentes 
caresses,  tournèrent  vers  l'attendrissement  toute 
mon  émotion.  Je  les  pris  dans  mes  bras  l'un  et 
l'autre  ;  et  les  pressant  contre  ce  cœur  agité  : 
Chers  et  aimables  enfants,  dis-je  avec  un  soupir, 
vous  avez  à  remplir  une  grande  tâche.  Puissiez- 
vous  ressembler  à  ceux  de  qui  vous  tenez  la  vie  ; 
puissiez-vous  imiter  leurs  vertus,  et  faire  un  jour 
par  les  vôtres  la  consolation  de  leurs  amis  infor- 
tunés !  Madame  de  Wolmar  enchantée  me  sauta 
au  cou  une  seconde  fois,  et  semblait  me  vouloir 
payer  par  ses  caresses  de  celles  que  je  faisais  à  ses 


i6o  JULIE,  OU 

deux  fils.  Mais  quelle  différence  du  premier  em- 
brassement  à  celui-là  !  Je  l'éprouvai  avec  surprise. 
C'était  une  mère  de  famille  que  j'embrassais  ;  je 
la  voyais  environnée  de  son  époux  et  de  ses  enfants  ; 
ce  cortège  m'en  imposait.  Je  trouvais  sur  son 
visage  un  air  de  dignité  qui  ne  m'avait  pas  frappé 
d'abord  ;  je  me  sentais  forcé  de  lui  porter  une 
nouvelle  sorte  de  respect  ;  sa  familiarité  m'était 
presque  à  charge  ;  quelque  belle  qu'elle  me  parût, 
j'aurais  baisé  le  bord  de  sa  robe  de  meilleur  cœur 
que  sa  joue  :  dès  cet  instant,  en  un  mot,  je  connus 
qu'elle  ou  moi  n'étions  plus  les  mêmes,  et  je  com- 
mençai tout  de  bon  à  bien  augurer  de  moi. 

M.  de  Wolmar,  me  prenant  par  la  main,  me  con- 
duisit  ensuite   au   logement   qui   m'était   destiné. 
Voilà,  me  dit-il  en  y  entrant,  votre  appartement  : 
il  n'est  point  celui  d'un  étranger  ;    il  ne  sera  plus 
celui  d'un  autre  ;    et  désormais  il  restera  vide  ou 
occupé  par  vous.     Jugez  si  ce  compliment  me  fut 
agréable  ;    mais  je  ne  le  méritais  pas  encore  assez 
pour  l'écouter  sans  confusion.     M.  de  Wolmar  me 
sauva  l'embarras  d'une  réponse.     Il  m'invita  à  faire 
un   tour  de  jardin.     Là  il  fit  si  bien  que  je  me 
trouvai  plus  à  mon  aise  ;    et,  prenant  le  ton  d'un 
homme   instruit   de    mes   anciennes   erreurs,    mais 
plein  de  confiance  dans  ma  droiture,  il  me  parla 
comme  un  père  à  son  enfant,  et  me  mit  à  force 
d'estime  dans  l'impossibilité  de  la  démentir.     Non, 
mylord,  il  ne  s'est  pas  trompé  ;  je  n'oublierai  point 
que  j'ai  la  sienne  et  la  vôtre  à  justifier.     Mais  pour- 
quoi faut-il  que  mon  cœur  se  resserre  à  ses  bienfaits  ? 
Pourquoi  faut-il  qu'un  homme  que  je  dois  aimer 
soit  le  mari  de  Julie  ? 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  161 

Cette  journée  semblait  destinée  à  tous  les  genres 
d'épreuves  que  je  pouvais  subir.  Revanus  auprès 
de  madame  de  Wolmar,  son  mari  fut  appelé  pour 
quelque  ordre  à  donner  ;  et  je  restai  seul  avec  elle. 
Je  me  trouvai  alors  dans  un  nouvel  embarras,  le 
plus  pénible  et  le  moins  prévu  de  tous.  Que  lui 
dire  ?  comment  débuter  ?  Oserais-je  rappeler  nos 
anciennes  liaisons  et  des  temps  si  présents  à  ma 
mémoire  ?  Laisserais-je  penser  que  je  les  eusse 
oubliées  ou  que  je  ne  m'en  souciasse  plus  ?  Quel 
supplice  de  traiter  en  étrangère  celle  qu'on  porte  au 
fond  de  son  cœur  !  Quelle  infamie  d'abuser  de 
l'hospitalité  pour  lui  tenir  des  discours  qu'elle  ne 
doit  plus  entendre  !  Dans  ces  perplexités  je  per- 
dais toute  contenance  ;  le  feu  me  montait  au 
visage  ;  je  n'osais  ni  parler  ni  lever  les  yeux,  ni  faire 
le  moindre  geste  ;  et  je  crois  que  je  serais  resté  dans 
cet  état  violent  jusqu'au  retour  de  son  mari,  si  elle 
ne  m'en  eût  tiré.  Pour  elle,  il  ne  parut  pas  que 
ce  tête-à-tête  l'eût  gênée  en  rien.  Elle  conserva 
le  même  maintien  et  les  mêmes  manières  qu'elle 
avait  auparavant,  elle  continua  de  me  parler  sur  le 
même  ton  ;  seulement  je  crus  voir  qu'elle  essayait 
d'y  mettre  encore  plus  de  gaieté  et  de  liberté, 
jointe  à  un  regard,  non  timide  et  tendre,  mais  doux 
et  affectueux,  comme  pour  m'encourager  à  me 
rassurer  et  à  sortir  d'une  contrainte  qu'elle  ne 
pouvait  manquer  d'apercevoir. 

Elle  me  parla  de  mes  longs  voyages  :  elle  voulait 
en  savoir  les  détails,  ceux  surtout  des  dangers  que 
j'avais  courus,  des  maux  que  j'avais  endurés  ;  car 
elle  n'ignorait  pas,  disait-elle,  que  son  amitié  m'en 
devait  le  dédommagement.     Ah  !    Julie,  lui  dis-je 

L 


i6z  JULIE,  OU 

avec  tristesse,  il  n'y  a  qu'un  moment  que  je  suis 
avec  vous  ;  voulez-vous  déjà  me  renvoyer  aux 
Indes  ?  Non  pas,  dit-elle  en  riant,  mais  j'y  veux 
aller  à  mon  tour. 

Je  lui  dis  que  je  vous  avais  donné  une  relation  de 
mon  voyage,  dont  je  lui  apportais  une  copie.  Alors, 
elle  me  demanda  de  vos  nouvelles  avec  empresse- 
ment. Je  lui  parlai  de  vous,  et  ne  pus  le  faire  sans 
lui  retracer  les  peines  que  j'avais  souffertes  et  celles 
que  je  vous  avais  données.  Elle  en  fut  touchée  : 
elle  commença  d'un  ton  plus  sérieux  à  entrer  dans 
sa  propre  justification,  et  à  me  montrer  qu'elle 
avait  dû  faire  tout  ce  qu'elle  avait  fait.  M.  de 
Wolmar  rentra  au  milieu  de  son  discours  ;  et  ce 
qui  me  confondit,  c'est  qu'elle  continua  en  sa 
présence  exactement  comme  s'il  n'y  eût  pas  été.  Il 
ne  put  s'empêcher  de  sourire  en  démêlant  mon 
étonnement.  Après  qu'elle  eut  fini,  il  me  dit  : 
Vous  voyez  un  exemple  de  la  franchise  qui  règne 
ici.  Si  vous  voulez  sincèrement  être  vertueux,  ap- 
prenez à  l'imiter  :  c'est  la  seule  prière  et  la  seule 
leçon  que  j'aie  à  vous  faire.  Le  premier  pas  vers 
le  vice  est  de  mettre  du  mystère  aux  actions  inno- 
centes ;  et  quiconque  aime  à  se  cacher  a  tôt  ou 
tard  raison  de  se  cacher.  Un  seul  précepte  de 
morale  peut  tenir  lieu  de  tous  les  autres,  c'est 
celui-ci  :  Ne  fais  ni  ne  dis  jamais  rien  que  tu  ne 
veuilles  que  tout  le  monde  voie  et  entende  ;  et, 
pour  moi,  j'ai  toujours  regardé  comme  le  plus 
estimable  des  hommes  ce  Romain  qui  voulait  que 
sa  maison  fût  construite  de  manière  qu'on  vît  tout 
ce  qui  s'y  faisait. 

J'ai,  continua-'i-il,  deux  partis  à  vous  proposer  : 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  163 

choisissez  librement  celui  qui  vous  conviendra  le 
mieux,  mais  choisissez  l'un  ou  l'autre.  Alors, 
prenant  la  main  de  sa  femme  et  la  mienne,  il  me 
dit  en  la  serrant  :  Notre  amitié  commence  ;  en 
voici  le  cher  lien  ;  qu'elle  soit  indissoluble.  Em- 
brassez votre  sœur  et  votre  amie  ;  traitez-la  tou- 
jours comme  telle  ;  plus  vous  serez  familier  avec 
elle,  mieux  je  penserai  de  vous.  Mais  vivez  dans 
le  tête-à-tête  comme  si  j'étais  présent,  ou  devant 
moi  comme  si  je  n'y  étais  pas  :  voilà  tout  ce  que  je 
vous  demande.  Si  vous  préférez  le  dernier  parti, 
vous  le  pouvez  sans  inquiétude  ;  car,  comme  je  me 
réserve  le  droit  de  vous  avertir  de  tout  ce  qui  me 
déplaira,  tant  que  je  ne  dirai  rien  vous  serez  sûr 
de  ne  m'avoir  point  déplu. 

Il  y  avait  deux  heures  que  ce  discours  m'aurait 
fort  embarrassé  ;  mais  M.  de  Wolmar  commençait 
à  prendre  une  si  grande  autorité  sur  moi,  que  j'y 
étais  déjà  presque  accoutumé.  Nous  recommen- 
çâmes à  causer  paisiblement  tous  trois,  et  chaque 
fois  que  je  parlais  à  Julie  je  ne  manquais  point  de 
l'appeler  madame.  Parlez-moi  franchement,  dit 
enfin  son  mari  en  m'interrompant  ;  dans  l'entretien 
de  tout  à  l'heure  disiez-vous  madame  ?  Non, 
dis-je  un  peu  déconcerté  ;  mais  la  bienséance.  .  .  . 
La  bienséance,  reprit-il,  n'est  que  le  masque  du 
vice  ;  où  la  vertu  règne  elle  est  inutile  !  je  n'en 
veux  point.  Appelez  ma  femme  Julie  en  ma 
présence,  ou  madame  en  particulier,  cela  m'est 
indifférent.  Je  commençai  de  connaître  alors  à 
quel  homme  j'avais  affaire,  et  je  résolus  bien  de 
tenir  toujours  mon  cœur  en  état  d'-être  vu  Hf  Ini. 

Mon  corps,  épuisé  de  fatigue,  avait  %?£$& ■  bésjot^X 


■ 


3ARY }    \ 


i64  JULIE,  OU 

de  nourriture,  et  mon  esprit  de  repos  ;  je  trouvai 
l'un  et  l'autre  à  table.  Après  tant  d'années 
d'absence  et  de  douleurs,  après  de  si  longues 
courses,  je  me  disais  dans  une  sorte  de  ravissement  : 
Je  suis  avec  Julie,  je  la  vois,  je  lui  parle  ;  je  suis  à 
table  avec  elle,  elle  me  voit  sans  inquiétude,  elle 
me  reçoit  sans  crainte,  rien  ne  trouble  le  plaisir  que 
nous  avons  d'être  ensemble.  Douce  et  précieuse 
innocence,  je  n'avais  point  goûté  tes  charmes,  et  ce 
n'est  que  d'aujourd'hui  que  je  commence  d'exister 
sans  souffrir  ! 

Le  soir,  en  me  retirant,  je  passai  devant  la 
chambre  des  maîtres  de  la  maison  ;  je  les  y  vis 
entrer  ensemble  :  je  gagnai  tristement  la  mienne, 
et  ce  moment  ne  fut  pas  pour  moi  le  plus  agréable 
de  la  journée. 

Voilà,  mylord,  comment  s'est  passée  cette  pre- 
mière entrevue,  désirée  si  passionnément  et  si 
cruellement  redoutée. 


Dans  une  lettre  à  Madame  d'Orbe,  Madame  de  Wolmar 
lui  confie  ses  impressions  sur  Saint-Preux.  Elle  le  trouve 
moins  timide  et  craintif,  plus  sûr  de  lui  et  plus  homme 
du  monde.  Quant  aux  sentiments  qu'elle  éprouve  pour 
son  ancien  amant  elle  dit:  "Loin  que  l'attachement  que 
je  sens  pour  lui  m'effraye,  je  crois  que  s'il  m'était 
moins  cher,  je  me  défierais  plus  de  moi  ;  mais  je  l'aime 
aussi  tendrement  que  jamais,  sans  l'aimer  de  la  même 
manière."     Elle  continue  ainsi  : — 

Ce  qui  redouble  ma  confiance  dans  l'opinion  que 
nous  avons  toutes  deux  de  lui,  c'est  que  M.  de 
Wolmar  la  partage,  et  qu'il  en  pense  par  lui-même, 
depuis  qu'il  l'a  vu,  tout  le  bien  que  nous  lui  en 
avions  dit.     Il  m'en   a   beaucoup  parlé  ces  deux 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  165 

soirs,  en  se  félicitant  du  parti  qu'il  a  pris,  et  me 
faisant  la  guerre  de  ma  résistance.  Non,  me  disait- 
il  hier,  nous  ne  laisserons  point  un  si  honnête  homme 
en  doute  sur  lui-même  ;  nous  lui  apprendrons  à 
mieux  compter  sur  sa  vertu  ;  et  peut-être  un  jour 
jouirons-nous  avec  plus  d'avantage  que  vous  ne 
pensez  du  fruit  des  soins  que  nous  allons  prendre. 
Quant  à  présent,  je  commence  déjà  par  vous  dire 
que  son  caractère  me  plaît,  et  que  je  l'estime  surtout 
par  un  côté  dont  il  ne  se  doute  guère,  savoir  la 
froideur  qu'il  a  vis-à-vis  de  moi.  Moins  il  me 
témoigne  d'amitié,  plus  il  m'en  inspire  ...  je  lui 
ai  ravi  son  bien,  il  ne  me  le  pardonnera  pas  sitôt. 
Il  ne  m'en  aimera  que  plus  tendrement,  quand  il 
sera  parfaitement  convaincu  que  le  mal  que  je  lui  ai 
fait  ne  m'empêche  pas  de  le  voir  de  bon  œil.  S'il 
me  caressait  à  présent,  il  serait  un  fourbe  ;  s'il  ne 
me  caressait  jamais,  il  serait  un  monstre. 

Voilà,  ma  Claire,  à  quoi  nous  en  sommes  ;  et  je 
commence  à  croire  que  le  ciel  bénira  la  droiture  de 
nos  cœurs  et  les  intentions  bienfaisantes  de  mon 
mari.  Mais  je  suis  bien  bonne  d'entrer  dans  tous 
ces  détails  :  tu  ne  mérites  pas  que  j'aie  tant  de 
plaisir  à  m'entre  tenir  avec  toi  :  j'ai  résolu  de  ne  te 
plus  rien  dire  ;  et  si  tu  veux  en  savoir  davantage, 
viens  l'apprendre. 

P.S. — Tu  sais  avec  quelle  indulgence  M.  de 
Wolmar  reçut  l'aveu  tardif  que  ce  retour  imprévu 
me  força  de  lui  faire.  Tu  vis  avec  quelle  douceur  il 
sut  essuyer  mes  pleurs  et  dissiper  ma  honte.  Soit 
que  je  ne  lui  eusse  rien  appris,  comme  tu  l'as  assez 
raisonnablement  conjecturé,  soit  qu'en  effet  il  fût 
touché  d'une  démarche  qui  ne  pouvait  être  dictée 


i66  JULIE,  OU 

que  par  le  repentir,  non  seulement  il  a  continué  de 
vivre  avec  moi  comme  auparavant,  mais  il  semble 
avoir  redoublé  de  soins,  de  confiance,  d'estime,  et 
vouloir  me  dédommager  à  force  d'égards  de  la 
confusion  que  cet  aveu  m'a  coûté.  .  .  .  Sitôt  que  je 
1?  vis  résolu  à  laisser  venir  notre  ancien  maître.  Je 
résolus  de  mon  côté  de  prendre  contre  moi  la 
meilleure  précaution  que  je  pusse  employer  ;  ce 
fut  de  choisir  mon  mari  même  pour  mon  confident, 
de  n'avoir  aucun  entretien  particulier  qui  ne  lui 
fût  rapporté,  et  de  n'écrire  aucune  lettre  qui  ne  lui 
fût  montrée  .  .  .  mais  quand  j'ai  voulu  lui  porter 
ma  lettre,  il  s'est  moqué  de  moi,  et  n'a  pas  eu  la 
complaisance  de  la  lire.  .  .  .  Julie  !  Julie  !  a-t-il 
ajouté  en  me  serrant  la  main  et  me  regardant  avec 
bonté,  vous  abaisserez-vous  à  des  précautions  si 
peu  dignes  de  ce  que  vous  êtes,  et  n'apprendrez- 
vous  jamais  à  vous  estimer  votre  prix  ? 

Ma  chère  amie,  j'aurais  peine  à  dire  comment 
s'y  prend  cet  homme  incomparable,  mais  je  ne  sais 
plus  rouger  de  moi  devant  lui.  Malgré  que  j'en 
aie,  il  m'élève  au  dessus  de  moi-même,  et  je  sens 
qu'à  force  de  confiance  il  m'apprend  à  la  mériter. 


LETTRE    IX 

DE    MADAME    d'oRBE    A    MADAME    DE    WOLMAR 

Tiens,  cousine,  voilà  ton  esclave  que  je  te  renvoie. 
J'en  ai  fait  le  mien  durant  ces  huit  jours,  et  il  a  porté 
ses  fers  de  si  bon  cœur  qu'on  voit  qu'il  est  tout  fait 
pour  servir.     Je  l'ai  donc  gardé  sans  scrupule.  .  .  . 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  167 

Mais  toi,  sais-tu  bien  pourquoi  notre  ami  s'endu- 
rait si  paisiblement  ici  ?     Premièrement,  il  était 
avec  moi,  et  je  prétends  que  c'est  déjà  beaucoup 
pour  prendre  patience.     Il  m'épargnait  des  tracas 
et  me  rendait  service  dans  mes  affaires  ;   un  ami  ne 
s'ennuie  point  à  cela.     Une  troisième  chose  que  tu 
as  déjà  devinée,  quoique  tu  n'en  fasses  pas  semblant, 
c'est  qu'il  me  parlait  de  toi  ;    et  si  nous  ôtions  le 
temps  qu'a    duré  cette  causerie  de  celui  qu'il  a 
passé  ici,  tu  verrais  qu'il  m'en  est  fort  peu  resté  pour 
mon    compte.     Mais    quelle    bizarre    fantaisie    de 
s'éloigner  de  toi  pour  avoir  le  plaisir  d'en  parler  ? 
Pas  si  bizarre  qu'on  dirait  bien.     Il  est  contraint 
en  ta  présence  ;    il  faut  qu'il  s'observe  incessam- 
ment ;     la    moindre    indiscrétion    deviendrait    un 
crime,  et  dans  ces  moments  dangereux  le  seul  devoir 
se  laisse  entendre  aux  cœurs  honnêtes  :    mais  loin 
de  ce  qui  nous  fut  cher,  on  se  permet  d'y  songer 
encore.     Si    l'on    étouffe    un    sentiment    devenu 
coupable,  pourquoi  se  reprocherait-on  de  l'avoir 
eu  tandis  qu'il  ne  l'était  point  ?     Le  doux  souvenir 
d'un  bonheur  qui  fut  légitime  peut-il  jamais  être 
criminel  ?     Voilà,  je  pense,  un  raisonnement  qui 
t'irait  mal,  mais  qu'après  tout  il  peut  se  permettre. 
Il  a  recommencé  pour  ainsi  dire  la  carrière  de  ses 
anciennes    amours  ;     sa    première    jeunesse    s'est 
écoulée  une  seconde  fois  dans  nos  entretiens  ;  il  me 
renouvelait  toutes  ses  confidences  ;   il  rappelait  ces 
temps  heureux  où  il  lui  était  permis  de  t'aimer  ;   il 
peignait  à   mon  cœur  les  charmes  d'une  flamme 
innocente.     Sans  doute  il  les  embellissait. 

Il  m'a  peu  parlé  de  son  état  présent  par  rapport 
à  toi,  et  ce  qu'il  m'en  a  dit  tient  plus  du  respect  et 


168  JULIE,  OU 

de  l'admiration  que  de  l'amour  ;  en  sorte  que  je  le 
vois  retourner  beaucoup  plus  rassuré  sur  son  cœur 
que  quand  il  est  arrivé.  Ce  n'est  pas  qu'aussitôt 
qu'il  est  question  de  toi  l'on  n'aperçoive  au  fond  de 
ce  cœur  trop  sensible  un  certain  attendrissement 
que  l'amitié  seule,  non  moins  touchante,  marque 
pourtant  d'un  autre  ton  ;  mais  j'ai  remarqué 
depuis  longtemps  que  personne  ne  peut  ni  te  voir 
ni  penser  à  toi  de  sang-froid  ;  et  si  l'on  joint  au 
sentiment  universel  que  ta  vue  inspire  le  sentiment 
plus  doux  qu'un  souvenir  ineffaçable  a  dû  lui 
laisser,  on  trouvera  qu'il  est  difficile  et  peut-être 
impossible  qu'avec  la  vertu  la  plus  austère  il  soit 
autre  chose  que  ce  qu'il  est.  Je  l'ai  bien  questionné, 
bien  observé,  bien  suivi  ;  je  l'ai  examiné  autant 
qu'il  m'a  été  possible  :  je  ne  puis  bien  lire  dans  son 
âme,  il  n'y  lit  pas  mieux  lui-même  ;  mais  je  puis  te 
répondre  au  moins  qu'il  est  pénétré  de  la  force  de 
ses  devoirs  et  des  tiens,  et  que  l'idée  de  Julie 
méprisable  et  corrompue  lui  ferait  plus  d'horreur 
à  concevoir  que  celle  de  son  propre  anéantissement. 
Cousine,  je  n'ai  qu'un  conseil  à  te  donner,  et  je  te 
prie  d'y  faire  attention  ;  évite  les  détails  sur  le 
passé,  et  je  te  réponds  de  l'avenir. 

Quant  à  la  restitution  dont  tu  me  parles,  il  n'y 
faut  plus  songer.  Après  avoir  épuisé  toutes  les 
raisons  imaginables,  je  l'ai  prié,  pressé,  conjuré, 
boudé,  baisé,  je  lui  ai  pris  les  deux  mains,  je  me 
serais  mise  à  genoux  s'il  m'eût  laissée  faire  :  il  ne 
m'a  pas  même  écoutée  ;  il  a  poussé  l'humeur  et 
l'opiniâtreté  jusqu'à  jurer  qu'il  consentirait  plutôt 
à  ne  te  plus  voir  qu'à  se  dessaisir  de  ton  portrait. 
Enfin,    dans    un    transport    d'indignation,    me    le 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE  169 

faisant  toucher  attaché  sur  son  cœur  :  Le  voilà, 
m'a-t-il  dit  d'un  ton  si  ému  qu'il  en  respirait  à 
peine,  le  voilà  ce  portrait,  le  seul  bien  qui  me  reste, 
et  qu'on  m'envie  encore  !  soyez  sûre  qu'il  ne  me 
sera  jamais  arraché  qu'avec  la  vie.  Crois-moi, 
cousine,  soyons  sages  et  laissons-lui  le  portrait. 
Que  t'importe  au  fond  qu'il  lui  demeure  ?  tant 
pis  pour  lui  s'il  s'obstine  à  le  garder. 

Après  avoir  bien  épanché  et  soulagé  son  cœur,  il 
m'a  paru  assez  tranquille  pour  que  je  pusse  lui 
parler  de  ses  affaires.  J'ai  trouvé  que  le  temps  et 
la  raison  ne  l'avaient  point  fait  changer  de  système, 
et  qu'il  bornait  toute  son  ambition  à  passer  sa  vie 
attaché  à  mylord  Edouard.  Je  n'ai  pu  qu'ap- 
proaver  un  projet  si  honnête,  si  convenable  à  son 
caractère,  et  si  digne  de  la  reconnaissance  qu'il  doit 
à  des  bienfaits  sans  exemple.  Il  m'a  dit  que  tu 
avais  été  du  même  avis,  mais  que  M.  de  Wolmar 
av?it  gardé  le  silence.  Il  me  vient  dans  la  tête  une 
idée  :  à  la  conduite  assez  singulière  de  ton  mari  et 
à  d'autres  indices,  je  soupçonne  qu'il  a  sur  notre 
ami  quelque  vue  secrète  qu'il  ne  dit  pas.  Laissons- 
le  faire,  et  fions-nous  à  sa  sagesse  :  la  manière  dont 
il  s'y  prend  prouve  assez  que,  si  ma  conjecture  est 
juste,  il  ne  médite  rien  que  d'avantageux  à  celui 
pour  lequel  il  prend  tant  de  soins.   .   .   . 

Saint-Preux  décrit  dans  une  longue  lettre  à  mylord 
Bomston  l'organisation  de  la  maison  des  Wolmar,  la 
bonté  des  propriétaires  envers  leurs  domestiques  et  les 
moyens  qu'ils  ont  imaginés  pour  rendre  heureux  tout 
le  monde  autour  d'eux.  Cette  lettre,  bien  qu'intéressante, 
ne  pourrait  pas  trouver  place  dans  notre  édition  ;  nous 
aimons  mieux  donner  une  longue  citation  de  celle  qui 
suit,  la  fameuse  '•  Lettre  de  l'Elysée." 


170  JULIE,  OU 

LETTRE    XI 

DE   SAINT-PREUX   A    MYLORD    EDOUARD 

Non,  mylord,  je  ne  m'en  dédis  point,  on  ne  voit 
rien  dans  cette  maison  qui  n'associe  l'agréable  à 
l'utile,  mais  les  occupations  utiles  ne  se  bornent  pas 
aux  soins  qui  donnent  du  profit,  elles  comprennent 
encore  tout  amusement  innocent  et  simple  qui 
nourrit  le  goût  de  la  retraite,  du  travail,  de  la 
modération,  et  conserve  à  celui  qui  s'y  livre  une 
âme  saine,  un  cœur  libre  du  trouble  des  passions. 
Si  l'indolente  oisiveté  n'engendre  que  la  tristesse  et 
l'ennui,  le  charme  des  doux  loisirs  est  le  fruit  d'une 
vie  laborieuse.  On  ne  travaille  que  pour  jouir  ; 
cette  alternative  de  peine  et  de  jouissance  est  notre 
véritable  vocation.  Le  repos  qui  sert  de  délasse- 
ment aux  travaux  passés  et  d'encouragement  à 
d'autres  n'est  pas  moins  nécessaire  à  l'homme  que 
le  travail  même. 

Après  avoir  admiré  l'effet  de  la  vigilance  et  des 
soins  de  la  plus  respectable  mère  de  famille  dans 
l'ordre  de  sa  maison,  j'ai  vu  celui  de  ses  récréations 
dans  un  lieu  dont  elle  fait  sa  promenade  favorite,  et 
qu'elle  appelle  son  Elysée. 

Il  y  avait  plusieurs  jours  que  j'entendais  parler 
de  cet  Elysée  dont  on  me  faisait  une  espèce  de 
mystère.  Enfin,  hier  après  dîner,  l'extrême  chaleur 
rendant  le  dehors  et  le  dedans  de  la  maison  presque 
également  insupportables,  M.  de  Wolmar  proposa 
à  sa  femme  de  se  donner  congé  cette  après-midi  ; 
et,  au  lieu  de  se  retirer  comme  à  l'ordinaire  dans  la 
chambre  de  ses  enfants  jusque  vers  le  soir,  de  venir 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  171 

avec  nous  respirer  dans  le  verger  ;  elle  y  consentit, 
et  nous  nous  y  rendîmes  ensemble. 

Ce  lieu,  quoique  tout  proche  de  la  maison,  est 
tellement  caché  par  l'allée  couverte  qui  l'en  sépare, 
qu'on  ne  l'aperçoit  de  nulle  part.  L'épais  feuillage 
qui  l'environne  ne  permet  point  à  l'œil  d'y  pénétrer, 
et  il  est  toujours  soigneusement  fermé  à  la  clef. 
A  peine  fus-je  au  dedans,  que,  la  porte  étant  mas- 
quée par  des  aunes  et  des  coudriers  qui  ne  laissent 
que  deux  étroits  passages  sur  les  côtés,  je  ne  vis  plus 
en  me  retournant  par  où  j'étais  entré  ;  et,  n'aper- 
cevant point  de  porte,  je  me  trouvai  là  comme 
tombé  des  nues. 

En  entrant  dans  ce  prétendu  verger,  je  fus  frappé 
d'une  agréable  sensation  de  fraîcheur  que  d'obscurs 
ombrages,  une  verdure  animée  et  vive,  des  fleurs 
éparses  de  tous  côtés,  un  gazouillement  d'eau 
courante,  et  le  chant  de  mille  oiseaux,  portèrent  à 
mon  imagination  du  moins  autant  qu'à  mes  sens  ; 
mais  en  même  temps  je  crus  voir  le  lieu  le  plus 
sauvage,  le  plus  solitaire  de  la  nature,  et  il  me 
semblait  d'être  le  premier  mortel  qui  jamais  eût 
pénétré  dans  ce  désert.  Surpris,  saisi,  transporté 
d'un  spectacle  si  peu  prévu,  je  restai  un  moment 
immobile,  et  m'écriai  dans  un  enthousiasme  in- 
volontaire :  Oh  !  Tinian  !  ô  Juan-Fernandez  !  * 
Julie,  le  bout  du  monde  est  à  votre  porte  !  Beau- 
coup de  gens  le  trouvent  ici  comme  vous,  dit-elle 
avec  un  sourire  ;  mais  vingt  pas  de  plus  les  ramènent 
bien  vite  à  Clarens  :  voyons  si  le  charme  tiendra 
plus    longtemps    chez    vous.     C'est    ici    le    même 

1  Iles   désertes   de    la   mer    du    Sud,    célèbres    dans    le 
voyage  de  l'amiral  Anson. 


172  JULIE,  OU 

verger  où  vous  vous  êtes  promené  autrefois  et  où 
vous  vous  battiez  avec  ma  cousine  à  coups  de 
pêches.  Vous  savez  que  l'herbe  y  était  assez  aride, 
les  arbres  assez  clairsemés,  donnant  assez  peu 
d'ombre,  et  qu'il  n'y  avait  point  d'eau.  Le  voilà 
maintenant  frais,  vert,  habillé,  paré,  fleuri,  arrosé. 
Que  pensez-vous  qu'il  m'en  a  coûté  pour  le  mettre 
dans  l'état  où  il  est  ?  car  il  est  bon  de  vous  dire  que 
j'en  suis  la  surintendante,  et  que  mon  mari  m'en 
laisse  l'entière  disposition.  Ma  foi,  lui  dis-je,  il  ne 
vous  en  a  coûté  que  de  la  négligence.  Ce  lieu  est 
charmant,  il  est  vrai,  mais  agreste  et  abandonné  ; 
je  n'y  vois  point  de  travail  humain.  Vous  avez 
fermé  la  porte  ;  l'eau  est  venue  je  ne  sais  comment  ; 
la  nature  seule  a  fait  tout  le  reste  ;  et  vous-même 
n'eussiez  jamais  su  faire  aussi  bien  qu'elle.  Il  est 
vrai,  dit-elle,  que  la  nature  a  tout  fait,  mais  sous  ma 
direction,  et  il  n'y  a  rien  là  que  je  n'aie  ordonné. 
Encore  un  coup,  devinez.  Premièrement,  repris-je, 
je  ne  comprends  point  comment  avec  de  la  peine 
et  de  l'argent  on  a  pu  suppléer  au  temps.  Les 
arbres.  .  .  .  Quant  à  cela,  dit  M.  de  Wolmar,  vous 
remarquerez  qu'il  n'y  en  a  pas  beaucoup  de  fort 
grands,  et  ceux-là  y  étaient  déjà.  De  plus,  Julie  a 
commencé  ceci  longtemps  avant  son  mariage  et 
presque  d'abord  après  la  mort  de  sa  mère,  qu'elle 
vint  avec  son  père  chercher  ici  la  solitude.  Eh  bien  ! 
dis-je,  puisque  vous  voulez  que  tous  ces  massifs,  ces 
grands  berceaux,  ces  touffes  pendantes,  ces  bosquets 
si  bien  ombragés,  soient  venus  en  sept  ou  huit  ans, 
et  que  l'art  s'en  soit  mêlé,  j'estime  que,  si  dans  une 
enceinte  aussi  vaste  vous  avez  fait  tout  cela  pour 
deux  mille  écus,  vous  avez  bien  économisé.     Vous 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  173 

ne  surfaites  que  de  deux  mille  écus,  dit-elle  ;  il  ne 
m'en  a  rien  coûté.  Comment,  rien  ?  Non,  rien  ; 
à  moins  que  vous  ne  comptiez  une  douzaine  de 
journées  par  an  de  mon  jardinier,  autant  de  deux 
ou  trois  de  mes  gens,  et  quelques-unes  de  M.  de 
Wolmar  lui-même,  qui  n'a  pas  dédaigné  d'être 
quelquefois  mon  garçon  jardinier.  Je  ne  com- 
prenais rien  à  cette  énigme  ;  mais  Julie,  qui  jusque- 
là  m'avait  retenu,  me  dit  en  me  laissant  aller  : 
Avancez,  et  vous  comprendrez.  Adieu  Tinian, 
adieu  Juan-Fernandez,  adieu  tout  l'enchantement  ! 
Dans  un  moment  vous  allez  être  de  retour  du  bout 
du  monde. 

Je  me  mis  à  parcourir  avec  extase  ce  verger  ainsi 
métamorphosé  ;  et  si  je  ne  trouvai  point  de  plantes 
exotiques  et  de  productions  des  Indes,  je  trouvai 
celles  du  pays  disposées  et  réunies  de  manière  à 
produire  un  effet  plus  riant  et  plus  agréable.  Le 
gazon  verdoyant,  mais  court  et  serré,  était  mêlé  de 
serpolet,  de  baume,  de  thym,  de  marjolaine,  et 
d'autres  herbes  odorantes.  On  y  voyait  briller 
mille  fleurs  des  champs,  parmi  lesquelles  l'œil  en 
démêlait  avec  surprise  quelques-unes  de  jardin, 
qui  semblaient  croître  naturellement  avec  les 
autres.  Je  rencontrais  de  temps  en  temps  des 
touffes  obscures,  impénétrables  aux  rayons  du 
soleil,  comme  dans  la  plus  épaisse  forêt  ;  ces  touffes 
étaient  formées  des  arbres  du  bois  le  plus  flexible, 
dont  on  avait  fait  recourber  les  branches,  pendre 
en  terre,  et  prendre  racine,  par  un  art  semblable  à 
ce  que  font  naturellement  les  mangles  en  Amérique. 
Dans  les  lieux  plus  découverts  je  voyais  çà  et  là, 
sans  ordre  et  sans  symétrie,  des  broussailles  de  roses, 


i74  JULIE,  OU 

de  framboisiers,  de  groseilles,  des  fourrés  de  lilas, 
de  noisetier,  de  sureau,  de  seringat,  de  genêt,  de 
trifolium,  qui  paraient  la  terre  en  lui  donnant  l'air 
d'être  en  friche.  Je  suivais  des  allées  tortueuses  et 
irrégulières  bordées  de  ces  bocages  fleuris,  et  cou- 
vertes de  mille  guirlandes  de  vigne  de  Judée,  de 
vigne  vierge,  de  houblon,  de  liseron,  de  couleuvrée, 
de  clématite,  et  d'autres  plantes  de  cette  espèce, 
parmi  lesquelles  le  chèvrefeuille  et  le  jasmin  daig- 
naient se  confondre.  Ces  guirlandes  semblaient 
jetées  négligemment  d'un  arbre  à  l'autre,  comme 
j'en  avais  remarqué  quelquefois  dans  les  forêts,  et 
formaient  sur  nous  des  espèces  de  draperies  qui  nous 
garantissaient  du  soleil,  tandis  que  nous  avions  sous 
nos  pieds  un  marcher  doux,  commode  et  sec,  sur 
une  mousse  fine,  sans  sable,  sans  herbe,  et  sans 
rejetons  raboteux.  Alors  seulement  je  découvris, 
non  sans  surprise,  que  ces  ombrages  verts  et  touffus, 
qui  m'en  avaient  tant  imposé  de  loin,  n'étaient 
formés  que  de  ces  plantes  rampantes  et  parasites, 
qui,  guidées  le  long  des  arbres,  environnaient  leurs 
têtes  du  plus  épais  feuillage,  et  leurs  pieds  d'ombre 
et  de  fraîcheur.  J'observai  même  qu'au  moyen 
d'une  industrie  assez  simple  on  avait  fait  prendre 
racine  sur  les  troncs  des  arbres  à  plusieurs  de  ces 
plantes,  de  sorte  qu'elles  s'étendaient  davantage  en 
faisant  moins  de  chemin.  Vous  concevez  bien  que 
les  fruits  ne  s'en  trouvent  pas  mieux  de  toutes  ces 
additions  ;  mais  dans  ce  lieu  seul  on  a  sacrifié 
l'utile  à  l'agréable,  et  dans  le  reste  des  terres  on  a 
pris  un  tel  soin  des  plants  et  des  arbres,  qu'avec  ce 
verger  de  moins  la  récolte  en  fruits  ne  laisse  pas 
d'être  plus  forte  qu'auparavant.     Si  vous  songe?. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  175 

combien  au  fond  d'un  bois  on  est  charmé  quelque- 
fois de  voir  un  fruit  sauvage  et  même  de  s'en 
rafraîchir,  vous  comprendrez  le  plaisir  qu'on  a  de 
trouver  dans  ce  désert  artificiel  des  fruits  excellents 
et  mûrs,  quoique  clairsemés  et  de  mauvaise  mine  ; 
ce  qui  donne  encore  le  plaisir  de  la  recherche  et  du 
choix. 

Toutes  ces  petites  routes  étaient  bordées  et 
traversées  d'une  eau  limpide  et  claire,  tantôt  cir- 
culant parmi  l'herbe  et  les  fleurs  en  filets  presque 
imperceptibles,  tantôt  en  plus  grands  ruisseaux 
courant  sur  un  gravier  pur  et  marqueté  qui  rendait 
l'eau  plus  brillante.  On  voyait  des  sources  bouil- 
lonner et  sortir  de  la  terre,  et  quelquefois  des 
canaux  plus  profonds  dans  lesquels  l'eau  calme  et 
paisible  réfléchissait  à  l'œil  les  objets.  Je  com- 
prends à  présent  tout  le  reste,  dis-je  à  Julie  ;  mais 
ces  eaux  que  je  vois  de  toutes  parts.  .  .  .  Elles 
viennent  de  là,  reprit-elle  en  me  montrant  le  côté 
où  était  la  terrasse  de  son  jardin.  C'est  ce  même 
ruisseau  qui  fournit  à  grands  frais  dans  le  parterre 
un  jet  d'eau  dont  personne  ne  se  soucie.  M.  de 
Wolmar  ne  veut  pas  le  détruire,  par  respect  pour 
mon  père  qui  l'a  fait  faire  :  mais  avec  quel  plaisir 
nous  venons  tous  les  jours  voir  courir  dans  ce  verger 
cette  eau  dont  nous  n'approchons  guère  au  jardin  ! 
le  jet  d'eau  joue  pour  les  étrangers,  le  ruisseau 
coule  ici  pour  nous.  Il  est  vrai  que  j'y  ai  réuni 
l'eau  de  la  fontaine  publique,  qui  se  rendait  dans  le 
lac  par  le  grand  chemin,  qu'elle  dégradait  au  pré 
judice  des  passants  et  à  pure  perte  pour  tout  le 
monde.  Elle  faisait  un  coude  au  pied  du  verger 
entre  deux  rangs  de  saules  ;  je  les  ai  renfermés  dans 


176  JULIE,  OU 

mon   encL-intc,   et   j'y   conduis  la   même   eau   par 
d'autres  routes. 

Je  vis  alors  qu'il  n'avait  été  question  que  de  faire 
serpenter  ces  eaux  avec  économie  en  les  divisant  et 
réunissant  à  propos,  en  épargnant  la  pente  le  plus 
qu'il  était  possible,  pour  prolonger  le  circuit  et  se 
ménager  le  murmure  de  quelques  petites  chutes. 
Une  couche  de  glaise  couverte  d'un  pouce  de 
gravier  du  lac  et  parsemée  de  coquillages  formait 
le  lit  des  ruisseaux.  Ces  mêmes  ruisseaux,  courant 
par  intervalles  sous  quelques  larges  tuiles  recou- 
vertes de  terre  et  de  gazon  au  niveau  du  sol,  for- 
maient à  leur  issue  autant  de  sources  artificielles. 
Quelques  filets  s'en  élevaient  par  des  siphons  sur  des 
lieux  raboteux  et  bouillonnaient  en  retombant. 
Enfin  la  terre  ainsi  rafraîchie  et  humectée  donnait 
sans  cesse  de  nouvelles  fleurs  et  entretenait  l'herbe 
toujours  verdoyante  et  belle. 

Plus  je  parcourais  cet  agréable  asile,  plus  je 
sentais  augmenter  la  sensation  délicieuse  que  j'avais 
éprouvée  en  y  entrant  :  cependant  la  curiosité  me 
tenait  en  haleine.  J'étais  plus  empressé  de  voir 
les  objets  que  d'examiner  leurs  impressions,  et 
j'aimais  à  me  livrer  à  cette  charmante  contempla- 
tion sans  prendre  la  peine  de  penser.  Mais  madame 
de  Wolmar,  me  tirant  de  ma  rêverie,  me  dit  en  me 
prenant  sous  le  bras  :  Tout  ce  que  vous  voyez 
n'est  que  la  nature  végétale  et  inanimée  ;  et,  quoi 
qu'on  puisse  faire,  elle  laisse  toujours  une  idée  de 
solitude  qui  attriste.  Venez  la  voir  animée  et 
sensible,  c'est  là  qu'à  chaque  instant  du  jour  vous 
lui  trouverez  un  attrait  nouveau.  Vous  me  pré- 
venez, lui  dis-je  ;    j'entends  un  ramage  bruyant  et 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  177 

confus,  et  j'aperçois  assez  peu  d'oiseaux  :  je  com- 
prends que  vous  avez  une  volière.  Il  est  vrai,  dit- 
elle  ;  approchons-en.  Je  n'osai  dire  encore  ce  que 
je  pensais  de  la  volière  ;  mais  cette  idée  avait  quel- 
que chose  qui  me  déplaisait,  et  ne  me  semblait  point 
assortie  au  reste. 

Nous  descendîmes  par  mille  détours  au  bas  du 
verger,  où  je  trouvai  toute  l'eau  réunie  en  un  joli 
ruisseau  coulant  doucement  entre  deux  rangs  de 
vieux  saules  qu'on  avait  souvent  ébranchés.  Leurs 
têtes  creuses  et  demi-chauves  formaient  des  espèces 
de  vases  d'où  sortaient,  par  l'adresse  dont  j'ai  parlé, 
des  touffes  de  chèvrefeuille,  dont  une  partie  s'en- 
trelaçait autour  des  branches,  et  l'autre  tombait 
avec  grâce  le  long  du  ruisseau.  Presque  à  l'ex- 
trémité de  l'enceinte  était  un  petit  bassin  bordé 
d'herbes,  de  joncs,  de  roseaux,  servant  d'abreuvoir 
à  la  volière,  et  dernière  station  de  cette  eau  si 
précieuse  et  si  bien  ménagée. 

Au  delà  de  ce  bassin  était  un  terre-plein  terminé 
dans  l'angle  de  l'enclos  par  un  monticule  garni 
d'une  multitude  d'arbrisseaux  de  toute  espèce  ;  les 
plus  petits  vers  le  haut,  et  toujours  croissant  en 
grandeur  à  mesure  que  le  sol  s'abaissait  ;  ce  qui 
rendait  le  plan  des  têtes  presque  horizontal,  ou 
montrait  au  moins  qu'un  jour  il  le  devait  être. 
Sur  le  devant  étaient  une  douzaine  d'arbres  jeunes 
encore,  mais  faits  pour  devenir  fort  grands,  tels 
que  le  hêtre,  l'orme,  le  frêne,  l'acacia.  C'étaient 
les  bocages  de  ce  coteau  qui  servaient  d'asile  à  cette 
multitude  d'oiseaux  dont  j'avais  entendu  de  loin  le 
ramage  ;  et  c'était  à  l'ombre  de  ce  feuillage  comme 
sous  un  grand  parasol  qu'on  les  voyait  voltiger, 

M 


178  JULIE,  OU 

courir,  chanter,  s'agacer,  se  battre  comme  s'ils  ne 
nous  avaient  pas  aperçus.  Ils  s'enfuirent  si  peu  à 
notre  approche,  que,  selon  l'idée  dont  j'étais  pré- 
venu, je  les  crus  d'abord  enfermés  par  un  grillage  ; 
mais  comme  nous  fûmes  arrivés  au  bord  du  bassin, 
j'en  vis  plusieurs  descendre  et  s'approcher  de  nous 
sur  une  espèce  de  courte  allée  qui  séparait  en  deux 
le  terre-plein  et  communiquait  du  bassin  à  la 
volière.  M.  de  Wolmar,  faisant  le  tour  du  bassin, 
sema  sur  l'allée  deux  ou  trois  poignées  de  grains 
mélangés  qu'il  avait  dans  sa  poche  ;  et,  quand  il  se 
fut  retiré,  les  oiseaux  accoururent  et  se  mirent  à 
manger  comme  des  poules,  d'un  air  si  familier  que 
je  vis  bien  qu'ils  étaient  faits  à  ce  manège.  Cela 
est  charmant  !  m'écriai-je.  Ce  mot  de  volière 
m'avait  surpris  de  votre  part  ;  mais  je  l'entends 
maintenant  :  je  vois  que  vous  voulez  des  hôtes  et 
non  pas  des  prisonniers.  Qu'appelez-vous  des 
hôtes  ?  répondit  Julie  :  c'est  nous  qui  sommes  les 
leurs  ;  *  ils  sont  ici  les  maîtres,  et  nous  leur  payons 
tribut  pour  en  être  soufferts  quelquefois.  Fort 
bien,  repris-je  ;  mais  comment  ces  maîtres-là  se 
sont-ils  emparés  de  ce  lieu  ?  le  moyen  d'y  rassem- 
bler tant  d'habitants  volontaires  ?  je  n'ai  pas  ouï 
dire  qu'on  ait  jamais  rien  tenté  de  pareil  ;  et  je 
n'aurais  point  cru  qu'on  y  pût  réussir,  si  je  n'en 
avais  la  preuve  sous  mes  yeux. 

La  patience  et  le  temps,  dit  M.  de  Wolmar,  ont 
fait  ce  miracle.     Ce  sont  des  expédients  dont  les 

1  Cette  réponse  rrest  pas  exacte,  puisque  le  mot 
d'hôte  est  corrélatif  de  lui-même.  Sans  vouloir  relever 
toutes  les  fautes  de  langue,  je  dois  avertir  de  celles  qui 
peuvent  induire  en  erreur. 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  179 

gens  riches  ne  s'avisent  guère  dans  leurs  plaisirs. 
Toujours  pressés  de  jouir,  la  force  et  l'argent  sont 
les  seuls  moyens  qu'ils  connaissent  :  ils  ont  des 
oiseaux  dans  des  cages,  et  des  amis  à  tant  par  mois. 
Si  jamais  des  valets  approchaient  de  ce  lieu,  vous  en 
verriez  bientôt  les  oiseaux  disparaître  ;  et  s'ils  y 
sont  à  présent  en  grand  nombre,  c'est  qu'il  y  en  a 
toujours  eu.  On  ne  les  fait  pas  venir  quand  il  n'y 
en  a  point  ;  mais  il  est  aisé,  quand  il  y  en  a,  d'en 
attirer  davantage  en  prévenant  tous  leurs  besoins, 
en  ne  les  effrayant  jamais,  en  leur  laissant  faire  leur 
couvée  en  sûreté  et  ne  dénichant  point  les  petits  ; 
car  alors  ceux  qui  s'y  trouvent  restent,  et  ceux  qui 
surviennent  restent  encore.  Ce  bocage  existait, 
quoiqu'il  fût  séparé  du  verger  ;  Julie  n'a  fait  'que 
l'y  renfermer  par  une  haie  vive,  ôter  celle  qui  l'en 
séparait,  l'agrandir,  et  l'orner  de  nouveaux  plants. 
Vous  voyez,  à  droite  et  à  gauche  de  l'allée  qui  y 
conduit,  deux  espaces  remplis  d'un  mélange  confus 
d'herbes,  de  pailles  et  de  toutes  sortes  de  plantes. 
Elle  y  fait  semer  chaque  année  du  blé,  du  mil,  du 
tournesol,  du  chènevis,  des  pesettes,1  généralement 
de  tous  les  grains  que  les  oiseaux  aiment,  et  l'on 
n'en  moissonne  rien.  Outre  cela,  presque  tous  les 
jours,  été  et  hiver,  elle  ou  moi  leur  apportons  à 
manger  ;  et  quand  nous  y  manquons,  la  Fanchon  y 
supplée  d'ordinaire.  Ils  ont  l'eau  à  quatre  pas, 
comme  vous  voyez.  Madame  de  Wolmar  pousse 
l'attention  jusqu'à  les  pourvoir  tous  les  printemps 
de  petits  tas  de  crin,  de  paille,  de  laine,  de  mousse, 
et  d'autres  matières  propres  à  faire  des  nids.  Avec 
le  voisinage  des  matériaux,  l'abondance  des  vivres 
1   De  la  vesce, 


180  JULIE,  OU 

et  le  grand  soin  qu'on  prend  d'écarter  tous  les 
ennemis,1  l'éternelle  tranquillité  dont  ils  jouissent 
les  porte  à  pondre  en  un  lieu  commode  où  rien  ne 
leur  manque,  où  personne  ne  les  trouble.  Voilà 
comment  la  patrie  des  pères  est  encore  celle  des 
enfants,  et  comment  la  peuplade  se  soutient  et  se 
multiplie. 

Ah  !  dit  Julie,  vous  ne  voyez  plus  rien  !  chacun 
ne  songe  plus  qu'à  soi  :  mais  des  époux  inséparables, 
le  zèle  des  soins  domestiques,  la  tendresse  paternelle 
et  maternelle,  vous  avez  perdu  tout  cela.  Il  y  a 
deux  mois  qu'il  fallait  être  ici  pour  livrer  ses  yeux 
au  plus  charmant  spectacle  et  son  cœur  au  plus 
doux  sentiment  de  la  nature.  Madame,  repris-je 
assez  tristement,  vous  êtes  épouse  et  mère  ;  ce  sont 
des  plaisirs  qu'il  vous  appartient  de  connaître. 
Aussitôt  M.  de  Wolmar,  me  prenant  par  la  main, 
me  dit  en  la  serrant  :  Vous  avez  des  amis,  et  ces 
amis  ont  des  enfants  ;  comment  l'affection  pater- 
nelle vous  serait-elle  étrangère  ?  Je  le  regardai,  je 
regardai  Julie  ;  tous  deux  se  regardèrent,  et  me 
rendirent  un  regard  si  touchant,  que,  les  embrassant 
l'un  après  l'autre,  je  leur  dis  avec  attendrissement  : 
Ils  me  sont  aussi  chers  qu'à  vous.  Je  ne  sais  par 
quel  bizarre  effet  un  mot  peut  ainsi  changer  une 
âme  ;  mais,  depuis  ce  moment,  M.  de  Wolmar  me 
paraît  un  autre  homme,  et  je  vois  moins  en  lui  le 
mari  de  celle  que  j'ai  tant  aimée  que  le  père  de 
deux  enfants  pour  lesquels  je  donnerais  ma  vie.  .  .  . 

Je  n'ai  qu'un  seul  reproche  à  faire  à  votre  Elysée, 
ajoutai-je  en  regardant  Julie,  mais  qui  vous  paraîtra 

1  Les  loirs,  les  souris,  les  chouettes,  et  surtout  les 
enfants. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  181 

grave  ;  c'est  d'être  un  amusement  superflu.  A 
quoi  bon  vous  faire  une  nouvelle  promenade,  ayant 
de  l'autre  côté  de  la  maison  des  bosquets  si  char- 
mants et  si  négligés  ?  Il  est  vrai,  dit-elle  un  peu 
embarrassée  ;  mais  j'aime  mieux  ceci.  Si  vous 
aviez  bien  songé  à  votre  question  avant  que  de  la 
faire,  interrompit  M.  de  Wolmar,  elle  serait  plus 
qu'indiscrète.  Jamais  ma  femme  depuis  son 
mariage  n'a  mis  les  pieds  dans  les  bosquets  dont 
vous  parlez.  J'en  sais  la  raison  quoiqu'elle  me 
l'ait  toujours  tue.  Vous  qui  ne  l'ignorez  pas, 
apprenez  à  respecter  les  lieux  où  vous  êtes  ;  ils  sont 
plantés  par  les  mains  de  la  vertu.  .  .  . 

Enthousiasmé  d'un  séjour  si  charmant,  je  les 
priai  le  soir  de  trouver  bon  que,  durant  mon  séjour 
chez  eux,  la  Fanchon  me  confiât  sa  clef  et  le  soin  de 
nourrir  les  oiseaux.  Aussitôt  Julie  envoya  le  sac 
au  grain  dans  ma  chambre  et  me  donna  sa  propre 
clef.  Je  ne  sais  pourquoi  je  la  reçus  avec  une  sorte 
de  peine  :  il  me  sembla  que  j'aurais  mieux  aimé 
celle  de  M.  de  Wolmar. 

Ce  matin  je  me  suis  levé  de  bonne  heure,  et  avec 
l'empressement  d'un  enfant  je  suis  allé  m'enfermer 
dans  l'île  déserte.  Que  d'agréables  pensées  j'espé- 
rais porter  ce  lieu  solitaire,  où  le  doux  aspect  de  la 
seule  nature  devait  chasser  de  mon  souvenir  tout 
cet  ordre  social  et  factice  qui  m'a  rendu  si  mal- 
heureux !  Tout  ce  qui  va  m'environner  est  l'ou- 
vrage de  celle  qui  me  fut  si  chère.  Je  la  contem- 
plerai tout  autour  de  moi  ;  je  ne  verrai  rien  que  sa 
main  n'ait  touché  ;  je  baiserai  des  fleurs  que  ses 
pieds  auront  foulées  ;  je  respirerai  avec  la  rosée  un 
air  qu'elle  a  respiré  ;  son  goût  dans  ses  amusements 


i82  JULIE,  OU 

me  rendra  présents  tous  ses  charmes,  et  je  la  trou- 
verai partout  comme  elle  est  au  fond  de  mon  cœur. 
En  entrant  dans  l'Elysée  avec  ces  dispositions, 
je  me  suis  subitement  rappelé  le  dernier  mot  que 
me  dit  hier  M.  de  Wolmar  à  peu  près  dans  la  même 
place.  Le  souvenir  de  ce  seul  mot  a  changé  sur- 
le-champ  tout  l'état  de  mon  âme.  J'ai  cru  voir 
l'image  de  la  vertu  où  je  cherchais  celle  du  plaisir  ; 
cette  image  s'est  confondue  dans  mon  esprit  avec 
les  traits  de  madame  de  Wolmar  ;  et,  pour  la 
première  fois  depuis  mon  retour,  j'ai  vu  Julie  en 
son  absence,  non  telle  qu'elle  fut  pour  moi  et  que 
j'aime  encore  à  me  la  représenter,  mais  telle  qu'elle 
se  montre  à  mes  yeux  tous  les  jours.  Mylord,  j'ai 
cru  voir  cette  femme  si  charmante,  si  chaste  et  si 
vertueuse,  au  milieu  de  ce  même  cortège  qui 
l'entourait  hier.  Je  voyais  autour  d'elle  ses  trois 
aimables  enfants,  honorable  et  précieux  gage  de 
l'union  conjugale  et  de  la  tendre  amitié,  lui  faire  et 
recevoir  d'elle  mille  touchantes  caresses.  Je  voyais 
à  ses  côtés  le  grave  Wolmar,  cet  époux  si  chéri,  si 
heureux,  si  digne  de  l'être.  Je  croyais  voir  son  œil 
pénétrant  et  judicieux  percer  au  fond  de  mon 
cœur  et  m'en  faire  rougir  encore  ;  je  croyais  en- 
tendre sortir  de  sa  bouche  des  reproches  trop 
mérités  et  des  leçons  trop  mal  écoutées.  Je  voyais 
à  sa  suite  cette  même  Fanchon  Regard,  vivante 
preuve  du  triomphe  des  vertus  et  de  l'humanité 
sur  le  plus  ardent  amour.  Ah  !  quel  sentiment 
coupable  eût  pénétré  jusqu'à  elle  à  travers  cette 
inviolable  escorte  ?  Avec  quelle  indignation  j'eusse 
étouffé  les  vils  transports  d'une  passion  criminelle 
et  mal  éteinte  !    et  que  je  me  serais  méprisé  de 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE  183 

souiller  d'un  seul  soupir  un  aussi  ravissant  tableau 
d'innocence  et  d'honnêteté  !  Je  repassais  dans  ma 
mémoire  les  discours  qu'elle  m'avait  tenus  en 
sortant  ;  puis,  remontant  avec  elle  dans  un  avenir 
qu'elle  contemple  avec  tant  de  charmes,  je  voyais 
cette  tendre  mère  essuyer  la  sueur  du  front  de  ses 
enfants,  baiser  leurs  joues  enflammées,  et  livrer  ce 
cœur  fait  pour  aimer  au  plus  doux  sentiment  de  la 
nature.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  ce  nom  d'Elysée 
qui  ne  rectifiât  en  moi  les  écarts  de  l'imagination,  et 
ne  portât  dans  mon  âme  un  calme  préférable  au 
trouble  des  passions  les  plus  séduisantes.  Il  me 
peignait  en  quelque  sorte  l'intérieur  de  celle  qui 
l'avait  trouvé  ;  je  pensais  qu'avec  une  conscience 
agitée  on  n'aurait  jamais  choisi  ce  nom-là.  Je  me 
disais  :  La  paix  règne  au  fond  de  son  cœur  comme 
dans  l'asile  qu'elle  a  nommé. 

Je  m'étais  promis  une  rêverie  agréable  ;  j'ai  rêvé 
plus  agréablement  que  je  ne  m'y  étais  attendu. 
J'ai  passé  dans  l'Elysée  deux  heures  auxquelles 
je  ne  préfère  aucun  temps  de  ma  vie.  En  voyant 
avec  quel  charme  et  quelle  rapidité  elles  s'étaient 
écoulées,  j'ai  trouvé  qu'il  y  a  dans  la  méditation 
des  pensées  honnêtes  une  sorte  de  bien-être  que  les 
méchants  n'ont  jamais  connu  ;  c'est  celui  de  se 
plaire  avec  soi-même.  Si  l'on  y  songeait  sans 
prévention,  je  ne  sais  quel  autre  plaisir  on  pourrait 
égaler  à  celui-là.  .  .  . 

Comme  il  se  faisait  tard  sans  que  j'y  songeasse, 
M.  de  Wolmar  est  venu  me  joindre  et  m'avertir  que 
Julie  et  le  thé  m'attendaient.  C'est  vous,  leur 
ai-je  dit  en  m'excusant,  qui  m'empêchiez  d'être 
avec  vous  :    je  fus  si  charmé  de  ma  soirée  d'hier 


i84  JULIE,  OU 

que  j'en  suis  retourné  jouir  ce  matin  ;  mais,  puisque 
vous  m'avez  attendu,  ma  matinée  n'est  pas  perdue. 
C'est  fort  bien  dit,  a  répondu  madame  de 
Wolmar  ;  il  vaudrait  mieux  s'attendre  jusqu'à 
midi  que  de  perdre  le  plaisir  de  déjeuner  ensemble. 
Les  étrangers  ne  sont  jamais  admis  le  matin  dans 
ma  chambre,  et  déjeunent  dans  la  leur.  Le 
déjeuner  est  le  repas  des  amis  ;  les  valets  en  sont 
exclus,  les  importuns  ne  s'y  montrent  point,  on  y 
dit  tout  ce  qu'on  pense,  on  y  révèle  tous  ses  secrets  ; 
on  n'y  contraint  aucun  de  ses  sentiments  ;  on  peut 
s'y  livrer  sans  imprudence  aux  douceurs  de  la 
confiance  et  de  la  familiarité.  C'est  presque  le 
seul  moment  où  il  soit  permis  d'être  ce  qu'on  est  : 
que  ne  dure-t-ii  toute  la  journée  !  Ah  !  Julie, 
ai-je  été  prêt  à  dire,  voilà  un  vœu  bien  intéressé  ! 
mais  je  me  suis  tu.  La  première  chose  que  j'ai 
retranchée  avec  l'amour  a  été  la  louange.  Louer 
quelqu'un  en  face,  à  moins  que  ce  ne  soit  sa 
maîtresse,  qu'est-ce  faire  autre  chose  sinon  le  taxer 
de  vanité  ?  Vous  savez,  mylord,  si  c'est  à  madame 
de  Wolmar  qu'on  peut  faire  ce  reproche.  Non, 
non  ;  je  l'honore  trop  pour  ne  pas  l'honorer  en 
silence.  La  voir,  l'entendre,  observer  sa  conduite, 
n'est-ce  pas  assez  la  louer  ? 


M.  de  Wolmar  apprend  à  sa  femme  et  à  Saint-Preux 
qu'il  connaît  depuis  longtemps  l'histoire  de  leurs  amours. 
En  épousant  Julie  il  l'avait  trouvée  accablée  et  mal- 
heureuse; il  l'a  ramenée  au  bonheur  et  à  l'innocence. 
Il  veut  à  présent  entreprendre  la  guérison  de  Saint-Preux 
en  qui  il  a  toujours  reconnu  de  hautes  qualités  ;  car  il 
n'y  a  rien  de  bien  qu'on  n'obtienne  pas  des  belles  âmes 
avec  de  la  confiance  et  de  la  franchise. 


LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE  185 

Les  affaires  l'appellent  ailleurs  ;  il  part,  confiant  sa 
femme  à  la  garde  de  Saint-Preux.  Nous  citons  la  fin  d'une 
lettre  (XII.)  dans  laquelle  Julie  raconte  à  son  amie, 
Madame  d'Orbe,  la  bonté  et  la  confiance  de  son  mari. 

Plus  je  veux  sonder  l'état  présent  de  mon  âme, 
plus  j'y  trouve  de  quoi  me  rassurer.  Mon  cœur 
est  pur,  ma  conscience  est  tranquille,  je  ne  sens  ni 
trouble  ni  crainte  ;  et,  dans  tout  ce  qui  se  passe  en 
moi,  la  sincérité  vis-à-vis  de  mon  mari  ne  me 
coûte  aucun  effort.  Ce  n'est  pas  que  certains 
souvenirs  involontaires  ne  me  donnent  quelquefois 
un  attendrissement  dont  il  vaudrait  mieux  être 
exempte  ;  mais  bien  loin  que  ces  souvenirs  soient 
produits  par  la  vue  de  celui  qui  les  a  causés,  ils  me 
semblent  plus  rares  depuis  son  retour,  et  quelque 
doux  qu'il  me  soit  de  le  voir,  je  ne  sais  par  quelle 
bizarrerie  il  m'est  plus  doux  de  penser  à  lui  :  en  un 
mot,  je  trouve  que  je  n'ai  pas  même  besoin  du 
secours  de  la  vertu  pour  être  paisible  en  sa  présence, 
et  que,  quand  l'horreur  du  crime  n'existerait  pas, 
les  sentiments  qu'elle  a  détruits  auraient  bien  de  la 
peine  à  renaître. 

Mais,  mon  ange,  est-ce  assez  que  mon  cœur  me 
rassure  quand  la  raison  doit  m'alarmer  ?  J'ai  perdu 
le  droit  de  compter  sur  moi.  Qui  me  repondra  que 
ma  confiance  n'est  pas  encore  une  illusion  du  vice  ? 
Comment  me  fier  à  des  sentiments  qui  m'ont  tant 
de  fois  abusée  ?  Le  crime  ne  commence-t-il  pas 
toujours  par  l'orgueil  qui  fait  mépriser  la  tentation  ? 
et  braver  des  périls  où  l'on  a  succombé  n'est-ce  pas 
vouloir  succomber  encore  ? 

Pèse  toutes  ces  considérations,  ma  cousine  ;  tu 
verras  que  quand  elles  seraient   vaines  par  elles- 


i86  JULIE,  OU 

mêmes,  elles  sont  assez  graves  par  leur  objet  pour 
mériter  qu'on  y  songe.  Tire-moi  donc  de  l'incerti- 
tude où  elles  m'ont  mise.  Marque-moi  comment 
je  dois  me  comporter  dans  cette  occasion  délicate  ; 
car  mes  erreurs  passées  ont  altéré  mon  jugement 
et  me  rendent  timide  à  me  déterminer  sur  toutes 
choses.  Quoi  que  tu  penses  de  toi-même,  ton  âme 
est  calme  et  tranquille,  j'en  suis  sûre  ;  les  objets 
s'y  peignent  tels  qu'ils  sont  :  mais  la  mienne, 
toujours  émue  comme  une  onde  agitée,  les  confond 
et  les  défigure.  Je  n'ose  plus  me  fier  à  rien  de  ce 
que  je  vois  ni  de  ce  que  je  sens  ;  et,  malgré  de  si 
longs  repentirs,  j'éprouve  avec  douleur  que  le  poids 
d'une  ancienne  faute  est  un  fardeau  qu'il  faut  porter 
toute  sa  vie. 


LETTRE    XV 

DE    SAINT-PREUX   A    MYLORD    EDOUARD 

M.  de  Wolmar  partit  hier  pour  Étange,  et  j'ai 
peine  à  concevoir  l'état  de  tristesse  où  m'a  laissé  son 
départ.  Je  crois  que  l'éloignement  de  sa  femme 
m'affligerait  moins  que  le  sien.  Je  me  sens  plus 
contraint  qu'en  sa  présence  même  :  un  morne 
silence  règne  au  fond  de  mon  cœur  ;  un  effroi 
secret  en  étouffe  le  murmure  ;  et,  moins  troublé  de 
désirs  que  de  craintes,  j'éprouve  les  terreurs  du 
crime  sans  en  avoir  les  tentations. 

Savez-vous,  mylord,  où  mon  âme  se  rassure  et 
perd  ces  indignes  frayeurs  ?  auprès  de  madame  de 
Wolmar.     Sitôt  que  j'approche  d'elle,  sa  vue  apaise 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  187 

mon  trouble,  ses  regards  épurent  mon  cœur.  Tel 
est  l'ascendant  du  sien,  qu'il  semble  toujours 
inspirer  aux  autres  le  sentiment  de  son  innocence 
et  le  repos  qui  en  est  l'effet.  Malheureusement 
pour  moi,  sa  règle  de  vie  ne  la  livre  pas  toute  la 
journée  à  la  société  de  ses  amis,  et  dans  les  moments 
que  je  suis  forcé  de  passer  sans  la  voir  je  souffrirais 
moins  d'être  plus  loin  d'elle. 

Ce  qui  contribue  encore  à  nourrir  la  mélancolie 
dont  je  me  sens  accablé,  c'est  un  mot  qu'elle  me  dit 
hier  après  le  départ  de  son  mari.     Quoique  jusqu'à 
cet  instant  elle  eût  fait  assez  bonne  contenance, 
elle  le  suivit  longtemps  des  yeux  avec  un  air  attendri, 
que  j'attribuai  d'abord  au  seul  éloignement  de  cet 
heureux  époux  ;   mais  je  conçus  à  son  discours  que 
cet  attendrissement  avait  encore  une  autre  cause 
qui  ne  m'était  pas  connue.     Vous  voyez  comme 
nous  vivons,  me  dit-elle,  et  vous  savez  s'il  m'est 
cher.     Ne  croyez  pas  pourtant  que  le  sentiment 
qui  m'unit  à  lui,  aussi  tendre  et  plus  puissant  que 
l'amour,  en  ait  aussi  les  faiblesses.     S'il  nous  en 
coûte  quand  la  douce  habitude  de  vivre  ensemble 
est   interrompue,   l'espoir   assuré   de  la   reprendre 
bientôt  nous  console.     Un  état  aussi  permanent 
laisse  peu  de  vicissitudes  à  craindre  ;    et  dans  une 
absence  de  quelques  jours  nous  sentons  moins  la 
peine  d'un  si  court  intervalle  que  le  plaisir  d'en 
envisager  la  fin.     L'affliction  que  vous  lisez  dan= 
mes  yeux  vient  d'un  sujet  plus  grave  ;    et,  quoi- 
qu'elle soit  relative  à  M.  de  Wolmar,  ce  n'est  point 
son  éloignement  qui  la  cause. 

Mon  cher  ami,  ajouta-t-elle  d'un  ton  pénétré,  il 
n'y  a  point  de  vrai  bonheur  sur  la  terre.     J'ai  pour 


i88  JULIE,  OU 

mari  le  plus  honnête  et  le  plus  doux  des  hommes, 
un  penchant  mutuel  se  joint  au  devoir  qui  nous 
lie,  il  n'a  point  d'autres  désirs  que  les  miens  ;  j'ai 
des  enfants  qui  ne  donnent  et  ne  promettent  que 
des  plaisirs  à  leur  mère  :  il  n'y  eut  jamais  d'amie 
plus  tendre,  plus  vertueuse,  plus  aimable  que  celle 
dont  mon  cœur  est  idolâtre,  et  je  vais  passer  mes 
jours  avec  elle  ;  vous-même  contribuez  à  me  les 
rendre  chers  en  justifiant  si  bien  mon  estime  et  mes 
sentiments  pour  vous  ;  un  long  et  fâcheux  procès 
prêt  à  finir  va  ramener  dans  nos  bras  le  meilleur 
des  pères  ;  tout  nous  prospère  ;  l'ordre  et  la  paix 
régnent  dans  notre  maison  ;  nos  domestiques  sont 
zélés  et  fidèles  ;  nos  voisins  nous  marquent  toutes 
sortes  d'attachement  ;  nous  jouissons  de  la  bien- 
veillance publique.  Favorisée  en  toutes  choses  du 
ciel,  de  la  fortune,  et  des  hommes,  je  vois  tout 
concourir  à  mon  bonheur.  Un  chagrin  secret,  un 
seul  chagrin  l'empoisonne,  et  je  ne  suis  pas  heureuse. 
Elle  dit  ces  derniers  mots  avec  un  soupir  qui  me 
perça  l'âme,  et  auquel  je  vis  trop  que  je  n'avais 
aucune  part.  Elle  n'est  pas  heureuse,  me  dis-je 
en  soupirant  à  mon  tour,  et  ce  n'est  plus  moi  qui 
l'empêche  de  l'être  ! 

Cette  funeste  idée  bouleversa  dans  un  instant 
toutes  les  miennes,  et  troubla  le  repos  dont  je  com- 
mençais à  jouir.  Impatient  du  doute  insupport- 
able où  ce  discours  m'avait  jeté,  je  la  pressai  telle- 
ment d'achever  de  m'ouvrir  son  cœur,  qu'enfin 
elle  versa  dans  le  mien  ce  fatal  secret  et  me  permit 
de  vous  le  révéler.  Mais  voici  l'heure  de  la  pro- 
menade. Madame  de  Wolmar  sort  actuellement 
du  gynécée  pour  aller  se  promener  avec  ses  enfants  ; 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  189 

elle  vient  de  me  le  faire  dire.  J'y  cours,  mylord  : 
je  vous  quitte  pour  cette  fois,  et  remets  à  reprendre 
dans  une  autre  lettre  le  sujet  interrompu  dans 
celle-ci. 


LETTRE   XVI 

DE    MADAME    DE    WOLMAR    A   SON    MARI 

Je  vous  attends  mardi,  comme  vous  me  le  marquez, 
et  vous  trouverez  tout  arrangé  selon  vos  intentions. 
Voyez,  en  revenant,  madame  d'Orbe  ;  elle  vous 
dira  ce  qui  s'est  passé  durant  votre  absence  :  j'aime 
mieux  que  vous  l'appreniez  d'elle  que  de  moi. 

Wolmar,  il  est  vrai,  je  crois  mériter  votre  estime  ; 
mais  votre  conduite  n'en  est  pas  plus  convenable, 
et  vous  jouissez  durement  de  la  vertu  de  votre 
femme. 


LETTRE   XVII 

DE    SAINT  PREUX    A    MYLORD    EDOUARD 

Je  veux,  mylord,  vous  rendre  compte  d'un  danger 
que  nous  courûmes  ces  jours  passés,  et  dont  heur- 
eusement nous  avons  été  quittes  pour  la  peur  et  un 
peu  de  fatigue.  Ceci  vaut  bien  une  lettre  à  part  : 
en  la  lisant,  vous  sentirez  ce  qui  m'engage  à  vous 
l'écrire. 

Vous  savez  que  la  maison  de  madame  de  Wolmar 
n'est  pas  loin  du  lac,  et  qu'elle  aime  les  promenades 
sur  l'eau.     Il  y  a  trois  jours  que  le  désœuvrement 


190  JULIE,  OU 

où  l'absence  de  son  mari  nous  laisse  et  la  beauté 
de  la  soirée  nous  firent  projeter  une  de  ces  prome- 
nades pour  le  lendemain.  Au  lever  du  soleil  nous 
nous  rendîmes  au  rivage  ;  nous  prîmes  un  bateau 
avec  des  filets  pour  pêcher,  trois  rameurs,  un 
domestique,  et  nous  nous  embarquâmes  avec  quel- 
ques provisions  pour  le  dîner.  J'avais  pris  un  fusil 
pour  tirer  des  besolets  ;  *  mais  elle  me  fit  honte  de 
tuer  des  oiseaux  à  pure  perte  et  pour  le  seul  plaisir 
de  faire  du  mal.  Je  m'amusais  donc  à  rappeler  de 
temps  en  temps  des  gros  sifflets,  des  tiou-tious,  des 
crenets,  des  sifflassons  ;  2  et  je  ne  tirai  qu'un  seul 
coup  de  fort  loin  sur  une  grèbe  que  je  manquai. 

Nous  passâmes  une  heure  ou  deux  à  pêcher  à 
cinq  cents  pas  du  rivage.  La  pêche  fut  bonne  ; 
mais,  à  l'exception  d'une  truite  qui  avait  reçu 
un  coup  d'aviron,  Julie  fit  tout  rejeter  à  l'eau. 
Ce  sont,  dit-elle,  des  animaux  qui  souffrent  ;  déliv- 
rons-les ;  jouissons  du  plaisir  qu'ils  auront  d'être 
échappés  au  péril.  Cette  opération  se  fit  lente- 
ment, à  contre-cœur,  non  sans  quelques  représen- 
tations ;  et  je  vis  aisément  que  nos  gens  auraient 
mieux  goûté  le  poisson  qu'ils  avaient  pris  que  la 
morale  qui  lui  sauvait  la  vie. 

Nous  avançâmes  ensuite  en  pleine  eau  ;  puis,  par 
une  vivacité  de  jeune  homme  dont  il  serait  temps 
de  guérir,  m'étant  mis  à  nager?  je  dirigeai  tellement 
au  milieu  du  lac  que  nous  nous  trouvâmes  bientôt 

1  Oiseau  de  passage  sur  le  lac  de  Genève.  Le  besolet 
n'est  pas  bon  à  manger. 

2  Diverses  sortes  d'oiseaux  du  lac  de  Genève,  tous  très 
bons  à  manger. 

3  Terme  des  bateliers  du  lac  de  Genève;  c'est  tenir  la 
rame  qui  gouverne  les  autres. 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  191 

à  plus  d'une  lieue  du  rivage.  Là  j'expliquais  à 
Julie  toutes  les  parties  du  superbe  horizon  qui  nous 
entourait.  Je  lui  montrais  de  loin  les  embouchures 
du  Rhône,  dont  l'impétueux  cours  s'arrête  tout  à 
coup  au  bout  d'un  quart  de  lieue,  et  semble  craindre 
de  souiller  de  ses  eaux  bourbeuses  le  cristal  azuré  du 
lac.  Je  lui  faisais  observer  les  redans  des  mon- 
tagnes, dont  les  angles  correspondants  et  parallèles 
forment  dans  l'espace  qui  les  sépare  un  lit  digne 
du  fleuve  qui  le  remplit.  .  .  . 

Tandis  que  nous  nous  amusions  agréablement  à 
parcourir  ainsi  des  yeux  les  côtes  voisines,  un 
séchard,  qui  nous  poussait  de  biais  vers  la  rive 
opposée,  s'éleva,  fraîchit  considérablement  ;  et, 
quand  nous  songeâmes  à  revirer,  la  résistance  se 
trouva  si  forte  qu'il  ne  fut  plus  possible  à  notre 
frêle  bateau  de  la  vaincre.  Bientôt  les  ondes  de- 
vinrent terribles  :  il  fallut  regagner  la  rive  de 
Savoie,  et  tâcher  d'y  prendre  terre  au  village  de 
Meillerie  qui  était  vis-à-vis  de  nous,  et  qui  est 
presque  le  seul  lieu  de  cette  côte  où  la  grève  offre 
un  abord  commode.  Mais  le  vent  ayant  changé  se 
renforçait,  rendait  inutiles  les  efforts  de  nos 
bateliers,  et  nous  faisait  dériver  plus  bas  le  long 
d'une  file  de  rochers  escarpés  où  l'on  ne  trouve 
plus  d'asile. 

Nous  nous  mîmes  tous  aux  rames  ;  et  presque 
au  même  instant  j'eus  la  douleur  de  voir  Julie 
saisie  du  mal  de  cœur,  faible  et  défaillante  au  bord 
du  bateau.  Heureusement  elle  était  faite  à  l'eau 
et  cet  état  ne  dura  pas.  Cependant  nos  efforts 
croissaient  avec  le  danger  ;  le  soleil,  la  fatigue  et 
la  sueur  nous  mirent  tous  hors  d'haleine  et  dans  un 


192  JULIE,  OU 

épuisement  excessif  :  c'est  alors  que,  retrouvant 
tout  son  courage,  Julie  animait  le  nôtre  par  ses 
caresses  compatissantes  ;  elle  nous  essuyait  indis- 
tinctement à  tous  le  visage,  et  mêlant  dans  un  vase 
du  vin  avec  de  l'eau  de  peur  d'ivresse,  elle  en 
offrait  alternativement  aux  plus  épuisés.  Non, 
jamais  votre  adorable  amie  ne  brilla  d'un  si  vif 
éclat  que  dans  ce  moment  où  la  chaleur  et  l'agita- 
tion avaient  animé  son  teint  d'un  plus  grand  feu  ; 
et  ce  qui  ajoutait  le  plus  à  ses  charmes  était  qu'on 
voyait  si  bien  à  son  air  attendri  que  tous  ses  soins 
venaient  moins  de  frayeur  pour  elle  que  de  com- 
passion pour  nous.  Un  instant  seulement  deux 
planches  s'étant  entr'ouvertes,  dans  un  choc  qui 
nous  inonda  tous,  elle  crut  le  bateau  brisé  ;  et 
dans  une  exclamation  de  cette  tendre  mère  j'en- 
tendis distinctement  ces  mots  :  O  mes  enfants  ! 
faut-il  ne  vous  voir  plus  ?  Pour  moi,  dont  l'imagi- 
nation va  toujours  plus  loin  que  le  mal,  quoique  je 
connusse  au  vrai  l'état  du  péril,  je  croyais  voir 
de  moment  en  moment  le  bateau  englouti,  cette 
beauté  si  touchante  se  débattre  au  milieu  des  flots, 
et  la  pâleur  de  la  mort  ternir  les  roses  de  son  visage. 

Enfin  à  force  de  travail  nous  remontâmes  à 
Meillerie,  et,  après  avoir  lutté  plus  d'une  heure  à 
dix  pas  du  rivage,  nous  parvînmes  à  prendre  terre. 
En  abordant,  toutes  les  fatigues  furent  oubliées. 
Julie  prit  sur  soi  la  reconnaissance  de  tous  les  soins 
que  chacun  s'était  donnés  ;  et  comme  au  fort  du 
danger  elle  n'avait  songé  qu'à  nous,  à  terre  il  lui 
semblait  qu'on  n'avait  sauvé  qu'elle. 

Nous  dînâmes  avec  l'appétit  qu'on  gagne  dans 
un  violent  travail.     La  truite  fut  apprêtée.     Julie 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  193 

qui  l'aime  extrêmement  en  mangea  peu  ;  et  je 
compris  que,  pour  ôter  aux  bateliers  le  regret  de 
leur  sacrifice,  elle  ne  se  souciait  pas  que  j'en  man- 
geasse beaucoup  moi-même.  Mylord,  vous  l'avez 
dit  mille  fois,  dans  les  petites  choses  comme  dans 
les  grandes  cette  âme  aimante  se  peint  toujours. 

Après  le  dîner,  l'eau  continuant  d'être  forte  et 
le  bateau  ayant  besoin  d'être  raccommodé,  je 
proposai  un  tour  de  promenade.  Julie  m'opposa 
le  vent,  le  soleil,  et  songeait  à  ma  lassitude.  J'avais 
mes  vues  ;  ainsi  je  répondis  à  tout.  Je  suis,  lui 
dis-je,  accoutumé  dès  l'enfance  aux  exercices 
pénibles  ;  loin  de  nuire  à  ma  santé  ils  l'affermissent, 
et  mon  dernier  voyage  m'a  rendu  bien  plus  robuste 
encore.  A  l'égard  du  soleil  et  du  vent,  vous  avez 
votre  chapeau  de  paille  ;  nous  gagnerons  des  abris 
et  des  bois  ;  il  n'est  question  que  de  monter  entre 
quelques  rochers  ;  et  vous  qui  n'aimez  pas  la  plaine 
en  supporterez  volontiers  la  fatigue.  Elle  fit  ce 
que  je  voulais,  et  nous  partîmes  pendant  le  dîner 
de  nos  gens. 

Vous  savez  qu'après  mon  exil  du  Valais  je  revins 
il  y  a  dix  ans  à  Meillerie  attendre  la  permission  de 
mon  retour.  C'est  là  que  je  passai  des  jours  si 
tristes  et  si  délicieux,  uniquement  occupé  d'elle, 
et  c'est  de  là  que  je  lui  écrivis  une  lettre  dont  elle 
fut  si  touchée.  J'avais  toujours  désiré  de  revoir 
la  retraite  isolée  qui  me  servit  d'asile  au  milieu  des 
glaces,  et  où  mon  cœur  se  plaisait  à  converser  en 
lui-même  avec  ce  qu'il  eut  de  plus  cher  au  monde. 
L'occasion  de  visiter  ce  lieu  si  chéri  dans  une  saison 
plus  agréable,  et  avec  celle  dont  l'image  l'habitait 
jadis  avec  moi,  fut  le  motif  secret  de  ma  promenade. 

N 


194  JULIE,  OU 

Je  me  faisais  un  plaisir  de  lui  montrer  d'anciens 
monuments  d'une  passion  si  constante  et  si  mal- 
heureuse. 

Nous  y  parvînmes  après  une  heure  de  marche 
par  des  sentiers  tortueux  et  frais,  qui,  montant 
insensiblement  entre  les  arbres  et  les  rochers, 
n'avaient  rien  de  plus  incommode  que  la  longueur 
du  chemin.  En  approchant  et  reconnaissant  mes 
anciens  renseignements,  je  fus  prêt  à  me  trouver 
mal  ;  mais  je  me  surmontai,  je  cachai  mon  trouble, 
et  nous  arrivâmes.  Ce  lieu  solitaire  formait  un 
réduit  sauvage  et  désert,  mais  plein  de  ces  sortes  de 
beautés  qui  ne  plaisent  qu'aux  âmes  sensibles,  et 
paraissent  horribles  aux  autres.  Un  torrent  formé 
par  la  fonte  des  neiges  roulait  à  vingt  pas  de  nous 
une  eau  bourbeuse  et  charriait  avec  bruit  du  limon, 
du  sable  et  des  pierres.  Derrière  nous  une  chaîne 
de  roches  inaccessibles  séparait  l'esplanade  où  nous 
étions  de  cette  partie  des  Alpes  qu'on  nomme  les 
Glaciers,  parce  que  d'énormes  sommets  de  glaces 
qui  s'accroissent  incessamment  les  couvrent  depuis 
le  commencement  du  monde.  Des  forêts  de  noirs 
sapins  nous  ombrageaient  tristement  à  droite.  Un 
grand  bois  de  chênes  était  à  gauche  au  delà  du 
torrent  ;  et  au-dessous  de  nous  cette  immense 
plaine  d'eau  que  le  lac  forme  au  sein  des  Alpes  nous 
séparait  des  riches  côtes  du  pays  de  Vaud,  dont  la 
cime  du  majestueux  Jura  couronnait  le  tableau. 

Au  milieu  de  ces  grands  et  superbes  objets,  le 
petit  terrain  où  nous  étions  étalait  les  charmes  d'un 
séjour  riant  et  champêtre  ;  quelques  ruisseaux 
filtraient  à  travers  les  rochers,  et  roulaient  sur  la 
verdure    en    filets    de    cristal  ;     quelques    arbres 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE  195 

fruitiers  sauvages  penchaient  leurs  têtes  sur  les 
nôtres  ;  la  terre  humide  et  fraîche  était  couverte 
d'herbe  et  de  fleurs.  En  comparant  un  si  doux 
séjour  aux  objets  qui  l'environnaient,  il  semblait 
que  ce  lieu  dût  être  l'asile  de  deux  amants  échappés 
seuls  au  bouleversement  de  la  nature. 

Quand  nous  eûmes  atteint  ce  réduit  et  que  je 
l'eus  quelque  temps  contemplé  :  Quoi  !  dis-je  à 
Julie  en  la  regardant  avec  un  œil  humide,  votre 
cœur  ne  vous  dit-il  rien  ici,  et  ne  sentez-vous  point 
quelque  émotion  secrète  à  l'aspect  d'un  lieu  si 
plein  de  vous  ?  Alors,  sans  attendre  sa  réponse,  je 
la  conduisis  vers  le  rocher,  et  lui  montrai  son  chiffre 
gravé  dans  mille  endroits,  et  plusieurs  vers  de 
Pétrarque  et  du  Tasse  relatifs  à  la  situation  où 
j'étais  en  les  traçant.  En  les  revoyant  moi-même 
après  si  longtemps,  j'éprouvai  combien  la  présence 
des  objets  peut  ranimer  puissamment  les  senti- 
ments violents  dont  on  fut  agité  près  d'eux.  Je 
lui  dis  avec  un  peu  de  véhémence  :  O  Julie, 
éternel  charme  de  mon  cœur  !  voici  les  lieux  où 
soupira  jadis  pour  toi  le  plus  fidèle  amant  du  monde  ; 
voici  le  séjour  où  ta  chère  image  faisait  son  bonheur, 
et  préparait  celui  qu'il  reçut  enfin  de  toi-même. 
On  n'y  voyait  alors  ni  ces  fruits  ni  ces  ombrages  ; 
la  verdure  et  les  fleurs  ne  tapissaient  point  ces 
compartiments,  le  cours  de  ces  ruisseaux  n'en 
formait  point  les  divisions,  ces  oiseaux  n'y  faisaient 
point  entendre  leurs  ramages  ;  le  vorace  épervier, 
le  corbeau  funèbre,  et  l'aigle  terrible  des  Alpes, 
faisaient  seuls  retentir  de  leurs  cris  ces  cavernes  ; 
d'immenses  glaces  pendaient  à  tous  ces  rochers  ; 
des  festons  de  neige  étaient  le  seul  ornement  de  ces 


196  JULIE,  OU 

arbres  ;  tout  respirait  ici  les  rigueurs  de  l'hiver  et 
l'horreur  des  frimas  ;  les  feux  seuls  de  mon  cœur 
me  rendaient  ce  lieu  supportable,  et  les  jours  entiers 
s'y  passaient  à  penser  à  toi.  Voilà  la  pierre  où  je 
m'asseyais  pour  contempler  au  loin  ton  heureux 
séjour  ;  sur  celle-ci  fut  écrite  la  lettre  qui  toucha 
ton  cœur  ;  ces  cailloux  tranchants  me  servaient  de 
burin  pour  graver  ton  chiffre  ;  ici  je  passai  le 
torrent  glacé  pour  reprendre  une  de  tes  lettres 
qu'emportait  un  tourbillon  ;  là  je  vins  relire  et 
baiser  mille  fois  la  dernière  que  tu  m'écrivis  ;  voilà 
le  bord  où  d'un  œil  avide  et  sombre  je  mesurais  la 
profondeur  de  ces  abîmes  ;  enfin  ce  fut  ici  qu'avant 
mon  triste  départ  je  vins  te  pleurer  mourante  et 
jurer  de  ne  te  pas  survivre.  Fille  trop  constam- 
ment aimée,  ô  toi  pour  qui  j'étais  né,  faut-il  me 
retrouver  avec  toi  dans  les  mêmes  lieux,  et  regretter 
le  temps  que  j'y  passais  à  gémir  de  ton  absence  !  .  .  . 
J'allais  continuer  ;  mais  Julie,  qui,  me  voyant 
approcher  du  bord,  s'était  effrayée  et  m'avait  saisi 
la  main,  la  serra  sans  mot  dire  en  me  regardant  avec 
tendresse  et  retenant  avec  peine  un  soupir  ;  puis 
tout  à  coup  détournant  la  vue  et  me  tirant  par  le 
bras  :  Allons-nous-en,  mon  ami,  me  dit-elle  d'une 
voix  émue  ;  l'air  de  ce  lieu  n'est  pas  bon  pour  moi. 
Je  partis  avec  elle  en  gémissant,  mais  sans  lui 
répondre,  et  je  quittai  pour  jamais  ce  triste  réduit 
comme  j'aurais  quitté  Julie  elle-même. 

Revenus  lentement  au  port  après  quelques 
détours,  nous  nous  séparâmes.  Elle  voulut  rester 
seule,  et  je  continuai  de  me  promener  sans  trop 
savoir  où  j'allais.  A  mon  retour,  le  bateau  n'étant 
pas  encore  prêt  ni  l'eau  tranquille,  nous  soupâmes 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  197 

tristement,  les  yeux  baissés,  l'air  rêveur,  mangeant 

peu  et  parlant  encore  moins.     Après  le  souper,  nous 

fûmes  nous  asseoir  sur  la  grève  en  attendant  le 

moment   du    départ.     Insensiblement    la    lune    se 

leva,  l'eau  devint  plus  calme,  et  Julie  me  proposa  de 

partir.     Je  lui  donnai  la  main  pour  entrer  dans  le 

bateau  ;     et,   en   m'asseyant   à   côté   d'elle,   je   ne 

songeai  plus  à  quitter  sa  main.     Nous  gardions  un 

profond    silence.     Le    bruit    égal    et    mesuré    des 

rames  m'excitait  à  rêver.     Le  chant  assez  gai  des 

bécassines,1   me   retraçant   les   plaisirs   d'un  autre 

âge,  au  lieu  de  m'égayer,  m'attristait.     Peu  à  peu 

je    sentis    augmenter    la    mélancolie    dont    j'étais 

accablé.     Un  ciel  serein,  la  fraîcheur  de  l'air,  les 

doux  rayons  de  la  lune,  le  frémissement  argenté 

dont  l'eau  brillait  autour  de  nous,  le  concours  des 

plus  agréables  sensations,  la  présence  même  de  cet 

objet  chéri,  rien  ne  put  détourner  de  mon  cœur 

mille  réflexions  douloureuses. 

Je  commençai  par  me  rappeler  une  promenade 

semblable  faite  autrefois  avec  elle  durant  le  charme 

de   nos   premières   amours.     Tous   les    sentiments 

délicieux    qui    remplissaient    alors    mon    âme    s'y 

retracèrent  pour  l'affliger  ;   tous  les  événements  de 

notre    jeunesse,    nos    études,    nos    entretiens,    nos 

lettres,  nos  rendez-vous,  nos  plaisirs,  ces  foules  de 

petits  objets  qui  m'offraient  l'image  de  mon  bonheur 

passé  ;    tout  revenait,  pour  augmenter  ma  misère 

présente,  prendre  place  en  mon  souvenir.     C'en 

1  La  bécassine  du  lac  de  Genève  n'est  point  l'oiseau 
qu'on  appelle  en  France  du  même  nom.  Le  chant  plus 
vif  et  plus  animé  de  la  nôtre  donne  au  lac,  durant  les 
nuits  d'été,  un  air  de  vie  et  de  fraîcheur  qui  rend  ses 
rives  encore  plus  charmantes. 


198  JULIE,  OU 

est  fait,  disais-je  en  moi-même  ;    ces  temps,  ces 

temps  heureux  ne  sont  plus  ;    ils  ont  disparu  pour 

jamais.     Hélas  !    ils  ne  reviendront  plus  ;    et  nous 

vivons,  et  nous  sommes  ensemble,  et  nos  cœurs 

sont  toujours  unis  !     Il  me  semblait  que  j'aurais 

porté  plus  patiemment  sa  mort  ou  son  absence,  et 

que  j'avais  moins  souffert  tout  le  temps  que  j'avais 

passé  loin  d'elle.     Quand  je  gémissais  dans  l'éloigne- 

ment,  l'espoir  de  la  revoir  soulageait  mon  cœur  ; 

je  me  flattais  qu'un  instant  de  sa  présence  effacerait 

toutes  mes  peines  ;   j'envisageais  au  moins  dans  les 

possibles  un  état  moins  cruel  que  le  mien  :   mais  se 

trouver  auprès  d'elle,  niais  la  voir,  la  toucher,  lui 

parler,  l'aimer,  l'adorer,  et,  presque  en  la  possédant 

encore,  la  sentir  perdue  à  jamais  pour  moi  ;    voilà 

ce  qui  me  jetait  dans  des  accès  de  fureur  et  de  rage 

qui    m'agitèrent    par    degrés    jusqu'au    désespoir. 

Bientôt  je  commençai  de  rouler  dans  mon  esprit 

des  projets  funestes,  et,  dans  un  transport  dont  je 

frémis  en  y  pensant,  je  fus  violemment  tenté  de  la 

précipiter  avec  moi  dans  les  flots,  et  d'y  finir  dans 

ses  bras  ma  vie  et  mes  longs   tourments.     Cette 

horrible  tentation  devint  à  la  fin  si  forte,  que  je  fus 

obligé  de  quitter  brusquement  sa  main  pour  passer 

à  la  pointe  du  bateau. 

Là  mes  vives  agitations  commencèrent  à  prendre 
un  autre  cours  ;  un  sentiment  plus  doux  s'insinua 
peu  à  peu  dans  mon  âme,  l'attendrissement  sur- 
monta le  désespoir,  je  me  mis  à  verser  des  torrents 
de  larmes  ;  et  cet  état,  comparé  à  celui  dont  je 
sortais,  n'était  pas  sans  quelque  plaisir.  Je  pleurai 
fortement,  longtemps,  et  fus  soulagé.  Quand  je 
me  trouvai  bien  remis,  je  revins  auprès  de  Julie  ; 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  199 

je  repris  sa  main.  Elle  tenait  son  mouchoir  ;  je  le 
sentis  fort  mouillé.  Ah.  !  lui  dis-je  tout  bas,  je 
vois  que  nos  cœurs  n'ont  jamais  cessé  de  s'entendre  ! 
Il  est  vrai,  dit-elle  d'une  voix  altérée  ;  mais  que 
ce  soit  la  dernière  fois  qu'ils  auront  parlé  sur  ce  ton. 
Nous  recommençâmes  alors  à  causer  tranquille- 
ment, et  au  bout  d'une  heure  de  navigation  nous 
arrivâmes  sans  autre  accident.  Quand  nous  fûmes 
rentrés,  j'aperçus  à  la  lumière  qu'elle  avait  les  yeux 
rouges  et  fort  gonflés  ;  elle  ne  dut  pas  trouver  les 
miens  en  meilleur  état.  Après  les  fatigues  de  cette 
journée,  elle  avait  grand  besoin  de  repos  ;  elle  se 
retira,  et  je  fus  me  coucher. 

Voilà,  mon  ami,  le  détail  du  jour  de  ma  vie  où, 
sans  exception,  j'ai  senti  les  émotions  les  plus  vives. 
J'espère  qu'elles  seront  la  crise  qui  me  rendra  tout 
à  fait  à  moi.  Au  reste,  je  vous  dirai  que  cette 
aventure  m'a  plus  convaincu  que  tous  les  argu- 
ments de  la  liberté  de  l'homme  et  du  mérite  de  la 
vertu.  Combien  de  gens  sont  faiblement  tentés  et 
succombent  !  Pour  Julie,  mes  yeux  le  virent  et 
mon  cœur  le  sentit,  elle  soutint  ce  jour-là  le  plus 
grand  combat  qu'âme  humaine  ait  pu  soutenir  ; 
elle  vainquit  pourtant.  Mais  qu'ai-je  fait  pour 
rester  si  loin  d'elle  ?  O  Edouard  !  quand  séduit 
par  ta  maîtresse  tu  sus  triompher  à  la  fois  de  tes 
désirs  et  des  siens,  n'étais-tu  qu'un  homme  ?  Sans 
toi  j'étais  perdu  peut-être.  Cent  fois  dans  ce  jour 
périlleux,  le  souvenir  de  ta  vertu  m'a  rendu  la 
mienne. 


200  JULIE,  OU 

La  cinquième  partie  renferme  encore  des  lettres  de 
Saint-Preux  sur  le  ménage  des  Wolmar  et  devient  un 
vrai  traité  d'économie  domestique.  Rousseau  développe 
ses  idées  sur  la  question  des  terres,  sur  la  mendicité,  sur 
la  tempérance,  sur  l'éducation  des  enfants,  &c.  ;  son 
roman  est  quelquefois  un  supplément  au  Discours  sur 
l'Inégalité  et  quelquefois  un  prélude  à  Y  Emile. 

L'âme  de  Julie  est  à  présent  tranquille  ;  à  la  crise  sur- 
venue au  milieu  des  rochers  de  Meillerie  a  succédé  le  calme. 
Elle  n'a  qu'une  seule  tristesse:  son  mari  est  athée,  mais 
elle  espère  le  ramener  à  Dieu.  Un  autre  projet  la  pré- 
occupe; c'est  d'unir  les  deux  amis  qu'elle  aime  de  tout 
son  cœur.     A  cet  effet  elle  écrit  ainsi  à  Madame  d'Orbe  : — 

Je  soupçonne  que  tu  as  aimé,  sans  le  savoir,  bien 
plus  tôt  que  tu  ne  crois,  ou  du  moins  que  le  même 
penchant  qui  me  perdit  t'eût  séduite  si  je  ne  t'avais 
prévenue.  Conçois-tu  qu'un  sentiment  si  naturel 
et  si  doux  puisse  tarder  si  longtemps  à  naître  ? 
conçois-tu  qu'à  l'âge  où  nous  étions  on  puisse  im- 
punément se  familiariser  avec  un  jeune  homme 
aimable,  ou  qu'avec  tant  de  conformité  dans  tous 
nos  goûts  celui-ci  seul  ne  nous  eût  pas  été  commun  ? 
Non,  mon  ange  ;  tu  l'aurais  aimé,  j'en  suis  sûre, 
si  je  ne  l'eusse  aimé  la  première.  Moins  faible  et 
non  moins  sensible,  tu  aurais  été  plus  sage  que  moi 
sans  être  plus  heureuse.  Mais  quel  penchant  eût 
pu  vaincre  dans  ton  âme  honnête  l'horreur  de  la 
trahison  et  de  l'infidélité  ?  L'amitié  te  sauva  des 
pièges  de  l'amour  ;  tu  ne  vis  plus  qu'un  ami  dans 
l'amant  de  ton  amie,  et  tu  rachetas  ainsi  ton  cœur 
aux  dépens  du  mien. 

Ces  conjectures  ne  sont  pas  même  si  conjectures 
que  tu  penses  ;  et,  si  je  voulais  rappeler  des  temps 
qu'il  faut  oublier,  il  me  serait  aisé  de  trouver  dans 
l'intérêt  que  tu  croyais  ne  prendre  qu'à  moi  seule 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE  201 

un  intérêt  non  moins  vif  pour  ce  qui  m'était  cher. 
N'osant  l'aimer,  tu  voulais  que  je  l'aimasse  :  tu 
jugeas  chacun  de  nous  nécessaire  au  bonheur  de 
l'autre  ;  et  ce  cœur,  qui  n'a  point  d'égal  au  monde, 
nous  en  chérit  plus  tendrement  tous  les  deux. 
Sois  sûre  que,  sans  ta  propre  faiblesse,  tu  m'aurais 
été  moins  indulgente  ;  mais  tu  te  serais  reproché 
sous  le  nom  de  jalousie  une  juste  sévérité.  Tu  ne 
te  sentais  pas  en  droit  de  combattre  en  moi  le  pen- 
chant qu'il  eût  fallu  vaincre  ;  et,  craignant  d'être 
perfide  plutôt  que  sage,  en  immolant  ton  bonheur 
au  nôtre,  tu  crus  avoir  assez  fait  pour  la  vertu. 

Ma  Claire,  voilà  ton  histoire  ;  voilà  comment  ta 
tyrannique  amitié  me  force  à  te  savoir  gré  de  ma 
honte,  et  à  te  remercier  de  mes  torts.  Ne  crois 
pas  pourtant  que  je  veuille  t'imiter  en  cela  ;  je  ne 
suis  pas  plus  disposée  à  suivre  ton  exemple  que  toi 
le  mien  :  et  comme  tu  n'as  pas  à  craindre  mes  fautes, 
je  n'ai  plus,  grâce  au  ciel,  tes  raisons  d'indulgence. 
Quel  plus  digne  usage  ai-je  à  faire  de  la  vertu  que 
tu  m'as  rendue,  que  de  t'aider  à  la  conserver  ? 

Il  faut  donc  te  dire  encore  mon  avis  sur  ton  état 
présent.  La  longue  absence  de  notre  maître  n'a 
pas  changé  tes  dispositions  pour  lui  :  ta  liberté 
recouvrée  et  son  retour  ont  produit  une  nouvelle 
époque  dont  l'amour  a  su  profiter.  Un  nouveau 
sentiment  n'est  pas  né  dans  ton  cœur  ;  celui  qui 
s'y  cacha  si  longtemps  n'a  fait  que  se  mettre  plus 
à  l'aise.  Fière  d'oser  te  l'avouer  à  toi-même,  tu 
t'es  pressée  de  me  le  dire.  Cet  aveu  te  semblait 
presque  nécessaire  pour  le  rendre  tout  à  fait  inno- 
cent ;  en  devenant  un  crime  pour  ton  amie,  il 
cessait  d'en  être   un  pour  toi  ;    et  peut-être   ne 


202  JULIE,  OU 

t'es-tu  livrée  au  mal  que  tu  combattais  depuis  tant 
d'années,  que  pour  mieux  achever  de  m'en  guérir. 

J'ai  senti  tout  cela,  ma  chère  ;  je  me  suis  peu 
alarmée  d'un  penchant  qui  me  servait  de  sauve- 
garde, et  que  tu  n'avais  point  à  te  reprocher.  Cet 
hiver  que  nous  avons  passé  tous  ensemble  au  sein 
de  la  paix  et  de  l'amitié  m'a  donné  plus  de  con- 
fiance encore,  en  voyant  que,  loin  de  rien  perdre 
de  ta  gaieté,  tu  semblais  l'avoir  augmentée.  Je 
t'ai  vue  tendre,  empressée,  attentive,  mais  franche 
dans  tes  caresses,  naïve  dans  tes  jeux,  sans  mystère, 
sans  ruses  en  toutes  choses  ;  et  dans  tes  plus  vives 
agaceries  la  joie  de  l'innocence  réparait  tout. 

Depuis  notre  entretien  de  l'Elysée  je  ne  suis  plus 
contente  de  toi  :  je  te  trouve  triste  et  rêveuse  ; 
tu  te  plais  seule  autant  qu'avec  ton  amie  ;  tu  n'as 
pas  changé  de  langage,  mais  d'accent  ;  tes  plaisan- 
teries sont  plus  timides  :  tu  n'oses  plus  parler  de  lui 
si  souvent  :  on  dirait  que  tu  crains  toujours  qu'il  ne 
t'écoute;  et  l'on  voit  à  ton  inquiétude  que  tu  attends 
de  ses  nouvelles  plutôt  que  tu  n'en  demandes. 

Je  tremble,  bonne  cousine,  que  tu  ne  sentes  pas 
tout  ton  mal,  et  que  le  trait  ne  soit  enfoncé  plus 
avant  que  tu  n'as  paru  le  craindre.  Crois-moi, 
sonde  bien  ton  cœur  malade  ;  dis-toi  bien,  je  le 
répète,  si,  quelque  sage  qu'on  puisse  être,  on  peut 
sans  risque  demeurer  longtemps  avec  ce  qu'on  aime, 
et  si  la  confiance  qui  me  perdit  est  tout  à  fait  sans 
danger  pour  toi.  Vous  êtes  libres  tous  deux,  c'est 
précisément  ce  qui  rend  les  occasions  plus  suspectes. 
Il  n'y  a  point  dans  un  cœur  vertueux  de  faiblesse 
qui  cède  au  remords  ;  et  je  conviens  avec  toi  qu'on 
est  toujours  assez  forte  contre  le  crime  :    mais, 


LA  NOUVELLE  H  Ë  LOI  SE  203 

hélas  !  qui  peut  se  garantir  d'être  faible  ?  Cepen- 
dant regarde  les  suites,  songe  aux  effets  de  la  honte. 
Il  faut  s'honorer  pour  être  honorée.  Comment 
peut-on  mériter  le  respect  d'autrui  sans  en  avoir 
pour  soi-même  ?  et  où  s'arrêtera  dans  la  route  du 
vice  celle  qui  fait  le  premier  pas  sans  effroi  ?  Voilà 
ce  que  je  dirais  à  ces  femmes  du  monde  pour  qui 
la  morale  et  la  religion  ne  sont  rien,  et  qui  n'ont 
de  loi  que  l'opinion  d'autrui.  Mais  toi,  femme 
vertueuse  et  chrétienne,  toi  qui  vois  ton  devoir 
et  qui  l'aimes,  toi  qui  connais  et  suis  d'autres  règles 
que  les  jugements  publics,  ton  premier  honneur 
est  celui  que  te  rend  ta  conscience  ;  et  c'est  celui-là 
qu'il  s'agit  de  conserver. 

Veux-tu  savoir  quel  est  ton  tort  en  toute  cette 
affaire  ?  c'est,  je  te  le  redis,  de  rougir  d'un  senti- 
ment honnête  que  tu  n'as  qu'à  déclarer  pour  le 
rendre  innocent. 


Madame  d'Orbe  ne  nie  pas  les  soupçons  de  son  amie. 
Elle  sent  qu'elle  aime  Saint-Preux  mais  croit  que  le  cœur 
de  celui-ci  est  donné  tout  entier  à  la  mémoire  de  Julie 
d'Étanges.  Elle  s'en  remet  aux  conseils  de  Madame  de 
Wolmar  dans  une  lettre  (II.  de  la  sixième  partie)  dont 
nous  citons  quelques  pages  :— 

Je  fis  mon  frère  de  ton  ami,  tu  le  sais.  L'amant 
de  mon  amie  me  fut  comme  le  fils  de  ma  mère. 
Ce  ne  fut  point  ma  raison,  mais  mon  cœur  qui  fit 
ce  choix.  J'eusse  été  plus  sensible  encore,  que  je 
ne  l'aurais  pas  autrement  aimé.  Je  l'embrassais  tn 
embrassant  la  plus  chère  moitié  de  toi-même  ; 
j'avais  pour  garant  de  la  pureté  de  mes  caresses 
leur  propre  vivacité.     Une  fille  traite-t-elle  ainsi 


2o4  JULIE,  OU 

ce  qu'elle  aime  ?  le  traitais-tu  toi-même  ainsi  ? 
Non,  Julie  ;  l'amour  chez  nous  est  craintif  et 
timide  ;  la  réserve  et  la  honte  sont  ses  avances  ;  il 
s'annonce  par  ses  refus  ;  et  sitôt  qu'il  transforme 
en  faveurs  les  caresses,  il  en  sait  bien  distinguer  le 
prix.   L'amitié  est  prodigue,  mais  l'amour  est  avare. 

J'avoue  que  de  trop  étroites  liaisons  sont  tou- 
jours périlleuses  à  l'âge  où  nous  étions,  lui  et  moi  ; 
mais,  tous  deux  le  cœur  plein  du  même  objet,  nous 
nous  accoutumâmes  tellement  à  le  placer  entre 
nous,  qu'à  moins  de  t'anéantir  nous  ne  pouvions 
plus  arriver  l'un  à  l'autre  ;  la  familiarité  même 
dont  nous  avions  pris  la  douce  habitude,  cette 
familiarité,  dans  tout  autre  cas  si  dangereuse,  fut 
alors  ma  sauvegarde.  Nos  sentiments  dépendent 
de  nos  idées  ;  et  quand  elles  ont  pris  un  certain 
cours,  elles  en  changent  difficilement.  Nous  en 
avions  trop  dit  sur  un  ton  pour  recommencer  sur 
un  autre  ;  nous  étions  déjà  trop  loin  pour  revenir 
sur  nos  pas.  L'amour  veut  faire  tout  son  progrès 
lui-même  ;  il  n'aime  point  que  l'amitié  lui  épargne 
la  moitié  du  chemin.  Enfin,  je  l'ai  dit  autrefois, 
et  j'ai  lieu  de  le  croire  encore,  on  ne  prend  guère 
de  baiser  coupable  sur  la  même  bouche  où  l'on 
en  prit  d'innocents. 

A  l'appui  de  tout  cela  vint  celui  que  le  ciel 
destinait  à  faire  le  court  bonheur  de  ma  vie.  Tu 
le  sais,  cousine,  il  était  jeune,  bien  fait,  honnête, 
attentif,  complaisant  :  il  ne  savait  pas  aimer  comme 
ton  ami  ;  mais  c'était  moi  qu'il  aimait  ;  et  quand 
on  a  le  cœur  libre,  la  passion  qui  s'adresse  à  nous 
a  toujours  quelque  chose  de  contagieux.  Je  lui 
rendis  donc  du  mien   tout  ce  qu'il  en  restait  à 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  205 

prendre  ;  et  sa  part  fut  encore  assez  bonne  pour  ne 
lui  pas  laisser  de  regret  à  son  choix.  Avec  cela, 
qu'avais-je  à  redouter  ?  J'avoue  même  que  les 
droits  du  sexe,  joints  à  ceux  du  devoir,  portèrent 
un  moment  préjudice  aux  tiens,  et  que,  livrée  à 
mon  nouvel  état,  je  fus  d'abord  plus  épouse 
qu'amie  :  mais  en  revenant  à  toi  je  te  rapportai 
deux  cœurs  au  lieu  d'un  ;  et  je  n'ai  pas  oublié 
depuis  que  je  suis  restée  seule  chargée  de  cette 
double  dette.  .  .  . 

Oui,  chère  amie,  je  suis  tendre  et  sensible  aussi 
bien  que  toi  ;  mais  je  le  suis  d'une  autre  manière  : 
mes  affections  sont  plus  vives  ;  les  tiennes  sont 
plus  pénétrantes.  Peut-être  avec  des  sens  plus 
animés  ai-je  plus  de  ressources  pour  leur  donner  le 
change  ;  et  cette  même  gaieté  qui  coûte  l'inno- 
cence à  tant  d'autres  me  l'a  toujours  conservée. 
Ce  n'a  pas  toujours  été  sans  peine,  il  faut  l'avouer. 
Le  moyen  de  rester  veuve  à  mon  âge,  et  de  ne  pas 
sentir  quelquefois  que  les  jours  ne  sont  que  la 
moitié  de  la  vie  ?  Mais,  comme  tu  l'as  dit,  et 
comme  tu  l'éprouves,  la  sagesse  est  un  grand  moyen 
d'être  sage  ;  car,  avec  toute  ta  bonne  contenance, 
je  ne  te  crois  pas  dans  un  cas  fort  différent  du  mien. 
C'est  alors  que  l'enjouement  vient  à  mon  secours, 
et  fait  plus  peut-être  pour  la  vertu  que  n'eussent 
fait  les  graves  leçons  de  la  raison.  Combien  de  fois 
dans  le  silence  de  la  nuit,  où  l'on  ne  peut  s'échapper 
à  soi-même,  j'ai  chassé  des  idées  importunes  en 
méditant  des  tours  pour  le  lendemain  !  combien 
de  fois  j'ai  sauvé  les  dangers  d'un  tête-à-tête  par 
une  saillie  extravagante  !  Tiens,  ma  chère,  il  y  a 
toujours,    quand  on  est  faible,  un  moment  où  la 


2o6  JULIE,  OU 

gaieté  devient  sérieuse  ;  et  ce  moment  ne  viendra 
point  pour  moi  :  voilà  ce  que  je  crois  sentir,  et  de 
quoi  je  t'ose  répondre. 

Après  cela,  je  te  confirme  librement  tout  ce  que 
je  t'ai  dit  dans  l'Elysée  sur  l'attachement  que  j'ai 
senti  naître,  et  sur  tout  le  bonheur  dont  j'ai  joui 
cet  hiver.  Je  m'en  livrais  de  meilleur  cœur  au 
charme  de  vivre  avec  ce  que  j'aime,  en  sentant  que 
je  ne  désirais  rien  de  plus.  Si  ce  temps  eût  duré 
toujours,  je  n'en  aurais  jamais  souhaité  un  autre. 
Ma  gaieté  venait  de  contentement,  et  non  d'artifice. 
Je  tournais  en  espièglerie  le  plaisir  de  m'occuper 
de  lui  sans  cesse  ;  je  sentais  qu'en  me  bornant  à  rire 
je  ne  m'apprêtais  point  de  pleurs.   .  .   . 

Il  me  reste  à  te  déclarer  ma  résolution  sur  cette 
affaire.  Tu  connais  à  présent  mon  intérieur  aussi 
bien  et  peut-être  mieux  que  moi-même  :  mon 
honneur,  mon  bonheur,  te  sont  chers  autant  qu'à 
moi  ;  et  dans  le  calme  des  passions  la  raison  te  fera 
mieux  voir  où  je  dois  trouver  l'un  et  l'autre. 
Charge-toi  donc  de  ma  conduite  ;  je  t'en  remets 
l'entière  direction.  Rentrons  dans  notre  état 
naturel,  et  changeons  entre  nous  de  métier  ;  nous 
nous  en  tirerons  mieux  toutes  deux.  Gouverne  ; 
je  serai  docile  :  c'est  à  toi  de  vouloir  ce  que  je  dois 
faire,  à  moi  de  faire  ce  que  tu  voudras.  Tiens  mon 
âme  à  couvert  dans  la  tienne  ;  que  sert  aux  insépa- 
rables d'en  avoir  deux  ? 


Cependant,  Saint-Preux  est  avec  mylord  Bomston  en 
Italie.  L'Anglais  a  besoin  des  conseils  de  son  ami,  car  il 
s'est  engagé  dans  des  aventuras  amoureuses  (racontées 
dans    Les    Amours    Je    mylord    Bomston,     appendice    à    la 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  207 

Julie).  Il  a  eu  des  relations  avec  une  marquise  italienne 
et  avec  une  fille  infortunée,  Laure  Pisana.  Celle-ci, 
tirée  de  la  misère  et  élevée  dans  un  couvent  par  ses 
soins,  a  conçu  une  vraie  affection  pour  son  bienfaiteur. 
Bomston  pense  à  l'épouser.  Saint-Preux,  qui  voit  toutes 
les  conséquences  funestes  qui  pourraient  s'ensuivre  d'un 
tel  mariage,  obtient  de  Laure  de  prendre  le  voile.  Son 
ami  accepte  cette  solution  d'un  problème  difficile.  Il 
écrit  à  Wolmar  son  approbation  de  la  conduite  et  du 
caractère  de  Saint-Preux  ;  le  mari  de  Julie  pourra  lui 
confier  en  toute  sécurité  l'éducation  de  ses  enfants. 
Hélas!  tous  ces  projets  pour  l'avenir  sont  interrompus; 
la  lettre  suivante  de  Fanchon  Anet  a  Saint-Preux  ex- 
plique de  quelle  façon  tragique. 


LETTRE    IX 

DE   FANCHON    ANET   A   SAINT-PREUX 

Ah  !  monsieur,  ah  !  mon  bienfaiteur,  que  me 
charge-t-on  de  vous  apprendre  !  .  .  .  Madame  .  .  . 
ma  pauvre  maîtresse  ...  O  Dieu  !  je  vois  déjà 
votre  frayeur  .  .  .  mais  vous  ne  voyez  pas  notre 
désolation  ...  je  n'ai  pas  un  moment  à  perdre  ;  il 
faut  vous  dire  ...  il  faut  courir  ...  je  voudrais  déjà 
vous  avoir  tout  dit  .  .  .  Ah  !  que  deviendrez-vous 
quand  vous  saurez  notre  malheur  ? 

Toute  la  famille  alla  dîner  hier  à  Chillon.  M.  le 
baron,  qui  allait  en  Savoie  passer  quelques  jours  au 
château  de  Blonay,  partit  après  le  dîner.  On 
l'accompagna  quelques  pas  ;  puis  on  se  promena  le 
long  de  la  digue.  Madame  d'Orbe  et  madame  la 
baillive  marchaient  devant  avec  monsieur.  Madame 
suivait,  tenant  d'une  main  Henriette  et  de  l'autre 
Marcellin.  J'étais  derrière  avec  l'aîné.  Mon- 
seigneur le  bailli,  qui  s'était  arrêté  pour  parler  à 
quelqu'un,  vint  rejoindre  la  compagnie,  et  offrit 


208  JULIE,  OU 

le  bras  à  madame.  Pour  le  prendre  elle  me  renvoie 
Marcellin  :  il  court  à  moi,  j'accours  à  lui  ;  en 
courant  l'enfant  fait  un  faux  pas,  le  pied  lui  manque, 
il  tombe  dans  l'eau.  Je  pousse  un  cri  perçant  : 
madame  se  retourne,  voit  tomber  son  fils,  part 
comme  un  trait,  et  s'élance  après  lui. 

Ah  !  misérable,  que  n'en  fis-je  autant  !  que  n'y 
suis-je  restée  !  .  .  .  Hélas  !  je  retenais  l'aîné  qui 
voulait  sauter  après  sa  mère  .  .  .  elle  se  débattait 
en  serrant  l'autre  entre  ses  bras .  .  .  On  n'avait  là 
ni  gens  ni  bateau,  il  fallut  du  temps  pour  les  re- 
tirer .  .  .  L'enfant  est  remis  ;  mais  la  mère  ...  le 
saisissement,  la  chute,  l'état  où  elle  était .  .  .  Qui 
sait  mieux  que  moi  combien  cette  chute  est  dange- 
reuse !  .  .  .  Elle  resta  très  longtemps  sans  con- 
naissance. A  peine  l'eut-elle  reprise  qu'elle 
demanda  son  fils  .  .  .  Avec  quels  transports  de 
joie  elle  l'embrassa  !  Je  la  crus  sauvée  ;  mais  sa 
vivacité  ne  dura  qu'un  moment.  Elle  voulut  être 
ramenée  ici  ;  durant  la  route  elle  s'est  trouvée  mal 
plusieurs  fois.  Sur  quelques  ordres  qu'elle  m'a 
donnés,  je  vois  qu'elle  ne  croit  pas  en  revenir.  Je 
suis  trop  malheureuse,  elle  n'en  reviendra  pas. 
Madame  d'Orbe  est  plus  changée  qu'elle.  Tout  le 
monde  est  dans  une  agitation  ...  Je  suis  la  plus 
tranquille  de  toute  la  maison  .  .  .  De  quoi  m'in- 
quiéterais-je  ?  .  .  .  Ma  bonne  maîtresse  !  ah  !  si 
je  vous  perds,  je  n'aurai  plus  besoin  de  personne.  .  .  . 
O  mon  cher  monsieur,  que  le  bon  Dieu  vous  sou- 
tienne dans  cette  épreuve  !  .  .  .  Adieu.  ...  Le 
médecin  sort  de  la  chambre.  Je  cours  au-devant 
de  lui.  .  .  .  S'il  nous  donne  quelque  bonne  espé- 
rance, je  vous  le  marquerai.     Si  je  ne  dis  rien.  .  .  . 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  209 

LETTRE   X 

DE    MADAME    d'oRBE   A   SAINT-PREUX 

Mort  de  Julie 

C'en  est  fait,  homme  imprudent,  homme  infortuné, 
malheureux  visionnaire  !  Jamais  vous  ne  la  re- 
verrez ...  le  voile.  .  .  .     Julie  n'est.  .  .  . 

Elle  vous  a  écrit.  Attendez  sa  lettre  :  honorez 
ses  dernières  volontés.  Il  vous  reste  de  grands 
devoirs  à  remplir  sur  la  terre. 


LETTRE   XII 

DE    JULIE    A   SAINT-PREUX 

Cette  lettre  était  incluse  dans  la  précédente 

Il  faut  renoncer  à  nos  projets.  Tout  est  changé, 
mon  bon  ami  :  souffrons  ce  changement  sans 
murmure  ;  il  vient  d'une  main  plus  sage  que  nous. 
Nous  songions  à  nous  réunir  :  cette  réunion  n'était 
pas  bonne.  C'est  un  bienfait  du  ciel  de  l'avoir 
prévenue  ;   sans  doute  il  prévient  des  malheurs. 

Je  me  suis  longtemps  fait  illusion.  Cette  illu- 
sion me  fut  salutaire  ;  elle  se  détruit  au  moment 
que  je  n'en  ai  plus  besoin.  Vous  m'avez  crue 
gllilift  et  j'ai  cru  l'être.  Rendons  grâces  à  celui 
qui  fit  durer  cette  erreur  autant  qu'elle  était 
utile  :  qui  sait  si,  me  voyant  si  près  de  l'abîme,  la 
tête  ne  m'eût  point  tourné  ?  Oui,  j'eus  beau 
vouloir  étouffer  le  premier  sentiment  qui  m'a  fait 

o 


2io  JULIE,  OU 

vivre,  il  s'est  concentré  dans  mon  cœur.  Il  s'v 
réveille  au  moment  qu'il  n'est  plus  à  craindre  ;  il 
me  soutient  quand  mes  forces  m'abandonnent  ;  il 
me  ranime  quand  je  me  meurs.  Mon  ami,  je  fais 
cet  aveu  sans  honte  ;  ce  sentiment  resté  malgré 
moi  fut  involontaire  ;  il  n'a  rien  coûté  à  mon 
innocence  ;  tout  ce  qui  dépend  de  ma  volonté  fut 
pour  mon  devoir  :  si  le  cœur  qui  n'en  dépend  pas 
fut  pour  vous,  ce  fut  mon  tourment  et  non  pas 
mon  crime.  J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû  fairej_la  vertu 
me  reste  sans  tache,  et  l'amour  m'est  resté  sans 
remords; — " 

J'ose  m'honorer  du  passé  :  mais  qui  m'eût  pu 
répondre  de  l'avenir  ?  Un  jour  de  plus  peut-être, 
et  j'étais  coupable  !  Qu'était-ce  de  la  vie  entière 
passée  avec  vous  ?  Quels  dangers  j'ai  courus  sans 
le  savoir  !  à  quels  dangers  plus  grands  j'allais  être 
exposée  !  Sans  doute  je  sentais  pour  moi  les 
craintes  que  je  croyais  sentir  pour  vous.  Toutes 
les  épreuves  ont  été  faites  ;  mais  elles  pouvaient 
trop  revenir.  N'ai-je  pas  assez  vécu  pour  le  bon- 
heur et  pour  la  vertu  ?  Que  me  restait-il  d'utile 
à  tirer  de  la  vie  ?  En  me  l'ôtant,  le  ciel  ne  m'ôte 
plus  rien  de  regrettable,  et  met  mon  honneur  à 
couvert.  Mon  ami,  je  pars  au  moment  favorable, 
contente  de  vous  et  de  moi  ;  je  pars  avec  joie,  et 
ce  départ  n'a  rien  de  cruel.  Après  tant  de  sacri- 
fices, je  compte  pour  peu  celui  qui  me  reste  à  faire  : 
ce  n'est  que  mourir  une  fois  de  plus. 

Je  prévois  vos  douleurs,  je  les  sens  ;  vous  restez 
à  plaindre,  je  le  sais  trop  ;  et  le  sentiment  de  votre 
affliction  est  la  plus  grande  peine  que  j'emporte 
avec  moi.     Mais  voyez  aussi  que  de  consolations  je 


LA  NOUVELLE  H  Ê  LOI  SE  211 

vous  laisse  !  Que  de  soins  à  remplir  envers  celle 
qui  vous  fut  chère  vous  font  un  devoir  de  vous 
conserver  pour  elle  !  Il  vous  reste  à  la  servir  dans 
la  meilleure  partie  d'elle-même.  Vous  ne  perdez 
de  Julie  que  ce  que  vous  en  avez  perdu  depuis  long- 
temps. Tout  ce  qu'elle  eut  de  meilleur  vous 
reste.  Venez  vous  réunir  à  sa  famille.  Que  son 
cœur  demeure  au  milieu  de  vous.  Que  tout  ce 
qu'elle  aima  se  rassemble  pour  lui  donner  un  nouvel 
être.  Vos  soins,  vos  plaisirs,  votre  amitié,  tout  sera 
son  ouvrage.  Le  nœud  de  votre  union  formé  par 
elle  la  fera  revivre  ;  elle  ne  mourra  qu'avec  le 
dernier  de  tous. 

Songez  qu'il  vous  reste  une  autre  Julie,  et  n'oub- 
liez pas  ce  que  vous  lui  devez.  Chacun  de  vous  va 
perdre  la  moitié  de  sa  vie,  unissez-vous  pour  con- 
server l'autre  ;  c'est  le  seul  moyen  qui  vous  reste 
à  tous  deux  de  me  survivre,  en  servant  ma  famille 
et  mes  enfants.  Que  ne  puis-je  inventer  des  nœuds 
plus  étroits  encore  pour  unir  tout  ce  qui  m'est 
cher  !  Combien  vous  devez  l'être  l'un  à  l'autre  ! 
Combien  cette  idée  doit  renforcer  votre  attache- 
ment mutuel  !  Vos  objections  contre  cet  engage- 
ment vont  être  de  nouvelles  raisons  pour  le  former. 
Comment  pourrez-vous  jamais  vous  parler  de  moi 
sans  vous  attendrir  ensemble  !  Non,  Claire  et 
Julie  seront  si  bien  confondues,  qu'il  ne  sera  plus 
possible  à  votre  cœur  de  les  séparer.  Le  sien  vous 
rendra  tout  ce  que  vous  aurez  senti  pour  son  amie  ; 
elle  en  sera  la  confidente  et  l'objet  :  vous  serez 
heureux  par  celle  qui  vous  restera,  sans  cesser 
d'être  fidèle  à  celle  que  vous  aurez  perdue,  et  après 
tant  de  regrets  et  de  peines,  avant  que  l'âge  de 


212  JULIE,  OU 

vivre  et  d'aimer  se  passe,  vous  aurez  brûlé  d'un  feu 
légitime  et  joui  d'un  bonheur  innocent. 

C'est  dans  ce  chaste  lien  que  vous  pourrez  sans 
distractions  et  sans  craintes  vous  occuper  des  soins 
que  je  vous  laisse,  et  après  lesquels  vous  ne  serez 
plus  en  peine  de  dire  quel  bien  vous  aurez  fait 
ici-bas.  Vous  le  savez,  il  existe  un  homme  digne 
du  bonheur  auquel  il  ne  sait  pas  aspirer.  Cet 
homme  est  votre  libérateur,  le  mari  de  l'amie  qu'il 
vous  a  rendue.  Seul,  sans  intérêt  à  la  vie,  sans 
attente  de  celle  qui  la  suit,  sans  plaisir,  sans  consola- 
tion, sans  espoir,  il  sera  bientôt  le  plus  infortuné 
des  mortels.  Vous  lui  devez  les  soins  qu'il  a  pris 
de  vous  et  vous  savez  ce  qui  peut  les  rendre  utiles. 
Souvenez-vous  de  ma  lettre  précédente.  Passez 
vos  jours  avec  lui.  Que  rien  de  ce  qui  m'aima  ne 
le  quitte.  Il  vous  a  rendu  le  goût  et  la  vertu, 
montrez-lui-en  l'objet  et  le  prix.  Soyez  chrétien 
pour  l'engager  à  l'être.  Le  succès  est  plus  près 
que  vous  ne  pensez  :  il  a  fait  son  devoir,  je  ferai  le 
mien,  faites  le  vôtre.  Dieu  est  juste  :  ma  con- 
fiance ne  me  trompera  pas. 

Je  n'ai  qu'un  mot  à  vous  dire  sur  mes  enfants, 
e  sais  quels  soins  va  vous  coûter  leur  éducation  ; 
mais  je  sais  bien  aussi  que  ces  soins  ne  vous  seront 
pas  pénibles.  Dans  les  moments  de  dégoût  in- 
séparables de  cet  emploi,  dites-vous  :  Ils_sonxifiS 
enfants  de  Julie  ;  il  ne  vous  coûtera  plus  rien. 
M.  de  Wolmar  vous  remettra  les  observations  que 
j'ai  faites  sur  votre  mémoire  et  sur  le  caractère  de 
mes  deux  fils.  Cet  écrit  n'est  que  commencé  : 
je  ne  vous  le  donne  pas  pour  règle,  et  je  le  soumets 
à    vos    lumières.     N'en    faites    point    des    savants, 


Je 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  213 

faites-en  des  hommes  bienfaisants  et  justes. 
Parlez-leur  quelquefois  de  leur  mère  .  .  .  vous  savez 
s'ils  lui  étaient  chers.  .  .  .  Dites  à  Marcellin  qu'il 
ne  m'en  coûta  pas  de  mourir  pour  lui.  Dites  à 
son  frère  que  c'était  pour  lui  que  j'aimais  la  vie. 
Dites-leur.  ...  Je  me  sens  fatiguée.  Il  faut  finir 
cette  lettre.  En  vous  laissant  mes  enfants,  je 
m'en  sépare  avec  moins  de  peine  ;  je  crois  rester 
avec  eux. 

Adieu,  adieu,  mon  doux  ami.  .  .  .  Hélas  ! 
j'achève  de  vivre  comme  j'ai  commencé.  J'en  dis 
trop  peut-être  en  ce  moment  où  le  cœur  ne  déguise 
plus  rien.  .  .  .  Eh  !  pourquoi  craindrais-je  d'ex- 
primer tout  ce  que  je  sens  ?  Ce  n'est  plus  moi 
qui  te  parle  ;  je  suis  déjà  dans  les  bras  de  la  mort. 
Quand  tu  verras  cette  lettre,  les  vers  rongeront  le 
visage  de  ton  amante,  et  son  cœur  où  tu  ne  seras 
plus.  Mais  mon  âme  existerait-elle  sans  toi  ?  sans 
toi  quelle  félicité  goûterais-je  ?  Non,  je  ne  te 
quitte  pas,  je  vais  t'a.tiendre.  La  vertu  qui  nous 
sépara  sur  la  terre  nous  unira  dans  le  séjour  éternel. 
Je  meurs  dans  cette  douce  attente  :  trop  heureuse 
d'acheter  au  prix  de  ma  vie  le  droit^  de  t'aimer 
toujours  sans  crime,  et  de  te  le  dire  encore  une  fois  ; 


LETTRE    XIII 

DE    MADAME    d'oRBE    A    SAINT-PREUX 

J'apprends  que  vous  commencez  à  vous  remettre 
assez  pour  qu'on  puisse  espérer  de  vous  voir  bientôt 
ici.     Il  faut,  mon  ami,  faire  effort  sur  votre  faib- 


2i+  LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE 

lesse  ;  il  faut  tâcher  de  passer  les  monts  avant  que 
l'hiver  achève  de  vous  les  fermer.  Vous  trouverez 
en  ce  pays  l'air  qui  vous  convient  ;  vous  n'y  verrez 
que  douleur  et  tristesse,  et  peut-être  l'affliction 
commune  sera-t-elle  un  soulagement  pour  la  vôtre. 
La  mienne  pour  s'exhaler  a  besoin  de  vous  :  moi 
seule  je  ne  puis  ni  pleurer,  ni  parler,  ni  me  faire 
entendre.  Wolmar  m'entend,  et  ne  me  répond 
pas.  La  douleur  d'un  père  infortuné  se  concentre 
en  lui-même  ;  il  n'en  imagine  pas  une  plus  cruelle  ; 
il  ne  la  sait  ni  voir  ni  sentir  :  il  n'y  a  plus  d'épanche- 
ments  pour  les  vieillards.  Mes  enfants  m'atten- 
drissent et  ne  savent  pas  s'attendrir.  Je  suis  seule 
au  milieu  de  tout  le  monde  ;  un  morne  silence 
règne  autour  de  moi.  Dans  mon  stupide  abatte- 
ment je  n'ai  plus  de  commerce  avec  personne  ;  je 
n'ai  qu'assez  de  force  et  de  vie  pour  sentir  les 
horreurs  de  la  mort.  Oh  !  venez,  vous  qui  par- 
tagez ma  perte,  venez  partager  mes  douleurs  ; 
venez  nourrir  mon  cœur  de  vos  regrets,  venez 
l'abreuver  de  vos  larmes,  c'est  la  seule  consolation 
que  l'on  puisse  attendre,  c'est  le  seul  plaisir  qui 
me  reste  à  eoûter. 


FIN 


Jean- Jacques  Rousseau,  né  à  Genève,  17 12  ;   mort 
à  Ermenonville,  1778. 

Discours    sur  les    Arts,    1750. 

Discours    sur  l'Inégalité,    1755. 

Lettre  sur  les  Spectacles,   1758. 

La  Nouvelle  Héldise.  1761. 

L'Emile,  1762. 

Le  Contrat  Social,   1762. 

Les  Confessions,   1781-88. 

Correspondance  inédite,  publié  par  Bosscha,  1858;  par 
Streckeisen-Moultou,  1861  ;  par  H.  de  Roth- 
schild, 1892. 

Le  dictionnaire  de  la  musique  :     Le  Devin  du  Village. 

Les  Dialogues  ;   Rêveries  d'un  promeneur  solitaire,  &C. 


La  bibliographie  suivante  est  forcément  incomplète,  mais 
surfit  pour  indiquer  au  lecteur  quelques  livres  qui 
pourraient  lui  être  utiles. 

Madame  d'Épinay. — Mémoires. 

Grimm.  —  Correspondance  littéraire  ;    voir  Février,   1761. 

VOLTAIRE. — Lettres      sur      la       Nouvelle      Héloïse  ;       voir 

Mélanges,  éd.  Beuchot,  t.  xl. 
Bernardin  de  St.  Pierre. — Essai  sur  J.  J.  Rousseau. 
Madame     DE     STAËL. — Lettres     sur     le     caractère     et     les 

ouvrages  de  J.  J.  Rousseau. 
215 


2i6  BIBLIOGRAPHIE 

MusseT-PaTHAY. — Histoire  de    la    vie   et    des    ouvrages    de 

J,  J.  Rousseau,   1821. 
HoRNUNG. — Les  idées  politiques  de  Rousseau,    1878. 
H.  MoRLEY. — Rousseau,    I  873. 

A.  Chuquet. — J.  J.  Rousseau  (Collection  des  Grands 
Écrivains). 

RlTTER. — La  Famille  de  J.  J.  Rousseau,  1878.  Nou- 
velles Recherches  sur  les  Confessions,  1880.  La  Jeunesse 
de  J.  J.  Rousseau,   1896. 

A.  JaNSEN. — Documents  sur  J.    J.  Rousseau,   1885. 

Maugras.  —  Voltaire  et  J.  J.  Rousseau,   1886. 

Brunel. — La  Nouvelle  Héloïse  et  Madame  d'Houdetot, 
1888. 

Mugnier. — Madame  de  Warens  et  J.  J.  Rousseau,   1891. 

J.  Texte. — J.  J.  Rousseau  et  les  origines  du  cosmo- 
politisme au  XVIIIe  siècle,   1895. 

Sainte-Beuve. — Causeries  du  lundi,  ts.  ii.  iii.  xv. 
Nouveaux  lundis,  t.   ix. 

BruneTIÈre. — Études  critiques,  t,  iii. 

FAGUET.—  Le  X VIII«  sfofc 

H.  Beaudouin. — La  Vie  et  les  Œuvres  de  J.  J.  Rousseau, 
1891. 

J.  Nourisson. — J.  J.  Rousseau  et  le  Rousseauisme,   1903. 

P.  Lasserre. — Le  Romantisme  Français,   1906. 

Fkkderika  MaCDONALD. — J.  J.  Rousseau;  a  Neiv  Studi/ 
in  Criticism,  1906. 

F.  A.   H. 


Imprimerie  Ballantyne,  Hanson,  &>  Cie. 
Edimbourg  <5h  Londres 


LES    CLASSIQUES 
FRANÇAIS 

Pîtbliés  sotis  la  direction  de  H.  Warner  Allen 

ATALA,  RENÉ,  et  LE  DERNIER  ABENCÉ- 
RAGE.  Par  Chateaubriand.  Préface  du 
Vicomte  Melchior  de  Vogué,  de  l'Académie 
Française. 

CONTES  CHOISIS  DE  BALZAC.  Préface  de 
Paul  Bourget,  de  lAcadémie  Française. 

PAUL  ET  VIRGINIE.  Par  Bernardin  de  St. 
Pierre.  Préface  du  Vicomte  Melchior  de 
Vogué,  de  l'Académie  Française. 

COLOMBA.  Par  Prosper  Mérimée.  Préface 
dAuGUSTiN  Filon. 

ADOLPHE.  Par  Benjamin  Constant.  Préface 
de  Paul  Bourget,  de  l'Académie  Française. 

LE  ROMAN  D'UN  JEUNE  HOMME  PAUVRE. 
Par  Octave  Feuillet.  Préface  dAuGUSTiN 
Filon. 

LA  MARE  AU  DIABLE.  Par  George  Sand. 
Préface  de  Louis  Corniquet. 

PROFILS  ANGLAIS.  Par  C  A.  Sainte-Beuve. 
Préface  d André  Turquet. 

LES  MAXIMES  DU  DUC  DE  LA  ROCHE- 
FOUCAULD.    Préface  de  Paul  Souday. 

LA  TULIPE  NOIRE.  Par  Alexandre  Dumas, 
Préface  d'ÉMlLE  Faguet,  de  l'Académie  Fran- 
çaise. 


LETTRES  CHOISIES  DE  MADAME  DE 
SÉVIGNÉ.     Préface  de  Charles  Boreux. 

LE  BARBIER  DE  SÉVILLE  ET  LE  MARIAGE 
DE  FIGARO.  Par  Beaumarchais.  Préface 
de  Jules  Claretie,  de  l'Académie  Française. 

CARACTÈRES  (Pages  Choisies)  DE  LA 
BRUYÈRE.     Préface  d'AuGUSTiN  Filon. 

LETTRES    PERSANES    (Pages    Choisies).      Par 

Montesquieu.      Préface   d'ÉMiLE  Faguet,   de 

l'Académie  Française. 
CONTES    CHOISIS    DE    VOLTAIRE.      Préface 

de  Gustave  Lanson. 
ORAISONS  FUNÈBRES.    Par  Bossuet.    Préface 

de  René  Doumic. 
LES  ÉPÎTRES-LES  SATIRES  DE  BOILEAU. 

Préface  d' Augustin  Filon. 
POÈMES  (1822-65)  DE  VICTOR  HUGO.    Préface 

de  L.  Aguettant. 
JULIE;      OU     LA     NOUVELLE     HÉLOÏSE. 

Par  J.    J.    Rousseau.      Préface   de   Frank    A. 

Hedgcock. 

En  Préparation 

FABLES     CHOISIES     DE     LA     FONTAINE. 

Préface    de    Jules     Claretie,    de    l'Académie 

Française. 
CHANSONS     DE     BÉRANGER.       Préface    du 

Comte  Serge  Fleury. 
ESSAIS  CHOISIS  DE  MONTAIGNE.     Préface 

d'ÉMiLE  Faguet,  de  l'Académie  Française. 
PROSE  ET  VERS  DE  LAMARTINE.     Préface 

de  René  Doumic. 
LA  PRINCESSE  DE  CLÈVES.      Par  Madame 

de  La  Fayette. 
PENSÉES     DE     PASCAL.        Préface     d'ÉMiLE 

BOUTROUX. 

2 


ROUSSEAU,  JEAN  JACQUES, 
1712-1778 


Julie,  ou,  La  Nouvelle  Heloise, 


FQ 

2039 
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H3-